OEUVRES
CHOISIES
DE PARNY
TARIS, IMPRIMERIE DE E. POCHARD,
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NOTICE
SUR
I
M. DE PARNY
Parny (Evariste- Désiré -Desforges, chevalier
et puis vicomte de) est né à l'IIe-Bourbon en
1753. Dès l'âge de neuf ans, sa famille l'en-
voya en France. Il fit ses premières études au
collège de Rennes. C'est là qu'il s'est lié intime-
ment avec M. Ginguené, le noble ami de toute sa
vie , et un écrivain mort de très bonne heure ,
Savary. Lorsqu'il atteignit à la jeunesse, les
leçons de ses maîtres ne purent plus suffire à l'ac-
tivité de sa tête et de son cœur : elles étaient trop
arides. Il lui fallut d'aulres émotions : il épousa
des croyances religieuses exaltées, et porta ses
sentiraens jusqu'au mysticisme: sa tête^se monta
à ce point qu'on fut forcé de lui interdire tout
exercice de piété, même la lecture de la Bible,
parce qu'elle exagérait trop ses idées. Sa sensi-
bilité, cette source encore inconnue de son beau
énie , l'égarait, comme on voit, dans une suite
II NOTICE.
(i'affections peu réfléchies; mais cela n'eut heu-
reusement que peu de durée.
Il quitta le collège après y être resté huit ans
et vint à Paris. Le but de son voyage était de se
faire recevoir dans les ordres : il avait déjà choisi
celui de la Trappe , parce que c'était le plus sé-
vère, et il allait y entrer lorsqu'on s'opposa effica-
cement à cette résolution. Quelques mois après il
vit lui-même qu'il aurait cédé à une vocation op-
posée à son caractère. Alors les plaisirs de son
âge et les séductions du monde commencèrent à
lui sourire , et c'est définitivement leur voix qu'il
écouta. Au lieu de se faire prêtre , il sollicita les
épaulettes d'officier et les obtint. Deux années
plus tard , il demanda un congé et retraversa les
mers pour revoir sa famille : c'était une des plus
distinguées de la colonie de Bourbon.
Parny avait alors vingt ans. C'est l'âge ou se
manifestent les vives passions ; et le ciel des Tro-
piques allait encore échauffer son ame ardente,
et y allumer, sous l'influence d'un sentiment pro-
fond, le feu du plus touchant talent qui ait re-
tracé les plaisirs et les chagrins de l'amour : in-
fluence heureuse qui nous a donné ce talent
original et un nouveau genre de poésie , l'élégie ,
cette expression simple et rapide des émotions
du cœur.
NOTICE. m
C'est presque en arrivant de France qu'il ren-
contra cette jeune Éléonore B**". Elle avait qua-
torze ans ; sa taille était svelte et légère ; sa figure
n'était pas précisément belle, mais elle était pleine
de douceur, et animée par une grâce naïve et un
jeu fin dans les traits; une sensibilité délicate
était jointe à tous ces dons. C'était ( et nous ré-
pétons presque les expressions de Parny ) une
femme comme il est donné à un poète de la
rêver : un être gracieux, fragile, et plein d'ima-
gination. Notre jeune officier l'aima en la voyant,
et ce sentiment fut bientôt partagé.
Parny a toujours gardé un vif souvenir de cette
liaison : il touchait déjà à la vieillesse , qu'il se
plaisait encore à se la rappeler, avec cette foule de
détails précieux pour le cœur : il retrouvait tout
dans sa mémoire; ses récits reprenaient du feu en
revenant sur ses jours, que les regrets et le temps
avaient embellis dans ses souvenirs. Trente années
après leur séparation , Éléonore B*** étant devenue
veuve, écrivit à M. de Parny et lui fit l'offre de finir
ensemble les années que le ciel leur compterait
encore. Le poète, presque vieux , était retenu par
d'autres liens : il ne put accepter , mais cette
offre, cette lettre si inattendue, l'attendrirent
jusqu'aux larmes. Cette femme , dont le nom
est immortel , a survécu à celui qui l'a chantée ,
IV NOTICE.
et elle habite actuellement la Bretagne, où, après
de longues infortunes , sa vieillesse sera attristée
par les rigueurs de l'indigence.
Cette liaison , comme on sait , fut malheureuse.
Le père de M. de Parny s'opposa positivement à
l'union des jeunes gens , et rompit leur attache-
ment.Éléonore B***fut mariée quelque temps après
à un jeune médecin de la colonie. L'ame de Parny
se remplit d'une amère tristesse; il crut avoir tout
perdu dans ce monde , embrassa sa famille et ses
amis, et repassa en France pour s'y distraire dans
l'étude et le tumulte de la vie militaire .
Il revint à Paris. C'est ici qu'il écrivit le récit
touchant et impérissable de ses amours retracés
dans leurs phases différentes et que l'on peut com-
parer pour le charme, la vérité et le feu de la
poésie aux plus belles élégies de Tibulle , sur-tout
le quatrième livre , composé sous l'inspiration im-
médiate de ses chagrins. Ce beau quatrième livre
rappelle le Simplex munditis^ le Mollis flamma du
maître de l'élégie romaine. Tout y est exprimé ,
sentimens, détails, avec une juste mesure, avec
une délicatesse et une admirable variété de formes,
et dans des proportions en rapport avec l'intérêt
léger et bref de ce genre de poésie. Le style est
NOTICE. V
celui de l'ame; simple, éloquent et toujours heu-
reusement inspiré ; il a toute la vivacité et toute
la fraîcheur des premières impressions de la vie.
Les poésies de M. de Parny parurent en 1775,
trois années avant la mort de Voltaire , qui en
loua la vérité et la grâce. Elles obtinrent le plus
grand succès. Le bruit de sa douce gloire franchit
l'Océan, etalla attendrir à Bourbon tous les cœurs
sensibles aux charmes des sentimens aimables et
des beaux vers.
Plusieurs années après, des affaires de famille
ramenèrent le jeune Parny dans la colonie. Éléo-
nore l'habitait toujours. Mais il ne la revit point ,
et ne resta que peu de temps dans l'Ile. Il a raconté
à un ami que lorsqu'il descendit sur le rivage ,
son premier mouvement fut de gravir un mont
assez élevé , au sommet duquel était située la mai-
son de la jeune femme qu'il avait tant aimée. Il
désirait en saluer le seuil avant de presser la main
de personne Mais à peine eut-il atteint à la
moitié de ce mont que les forces lui manquèrent,
et il s'évanouit. Il ne put jamais continuer ce che-
min; il redescendit la côte et entra dans la ville.
Lorsque ses affaires furent arrangées, il se dé-
cida à entreprendre une suite de longs voyages
sur la mer. Il avait besoin des fortes impressions
VI NOTICE,
qu'elle donne , pour détruire celles qui minaient
sa santé. Il alla donc parcourir des contrées éloi-
gnées; il suivit les côtes de l'Afrique, descendit
à Buenos- Ayres , et remonta ensuite jusque dans
l'Inde. Il y continua son service, et devint aide-
de-camp du gouverneur français. Mais peu de
temps après , sa santé plus altérée que jamais le
ramena en France , où la campagne et la poésie
devaient la rétablir.
Son frère, M. le vicomte de Parny, alors l'un des
gentilshommes les plus polis et les plus brillans
de Versailles , venait de faire confirmer la noblesse
de leur famille en montant dans les carosses de la
Cour ; mais cet honneur , dont Evariste pouvait
prendre une part, lui fut assez peu sensible. Ce
qui le prouve , c'est qu'il écrivit presqu'aussitôt
son arrivée (1778) son épître àMM. les Insurgens,
morceau spirituel et hardi qui promit à l'opposition
philosophique un poète très distingué de plus.
M. de Parny, qui avait renoncé à la profession
des armes, se retira à Feuillancour , joli vallon
qui est situé auprès de Marly , et baigné par les
eaux de la Seine.
Cette retraite paisible, à la porte de Paris, lui
fut favorable sous tous les rapports. Sa santé s'y
NOTICE. VII
ranima ; son talent s'y enrichit de couleurs encore
plus vraies et plus vives. C'est que la solitude des
bois et des champs donne seule les sentimens et
les images qui composent une poésie simple et
belle ; c'est qu'elle seule éveille ces émotions inti-
mes de l'ame dont la peinture est toujours la par-
tie vivante et originale d'un livre. Ces émotions ,
vous les retrouvez , elles font vos délices, dans les
ouvrages de Virgile : sa jeunesse s'était écoulée
dans les prés et les bois de Mantoue; dans ceux
de Tibulle que Délie suivait à Tibur, dès que repa-
raissaient les premiers beaux jours, et ces douces
pluies de mai dont il a rappelé le bruit dans des
vers légers comme elles. Ces impressions rêveuses
animent les morceaux les plus admirés de Lafon-
taine; elles forment la partie touchante du génie
de Gray, de celui de Fontanes, dans ses élégies
du Jour des Morts et de la Chartreuse, Elles in-
spirèrent à Bernardin de St.-Pierre et à M. de
*
Chateaubriand , ces pages vraies , naïves , ou pro-
fondes que nous relisons souvent dans leurs écrits.
Ces émotions colorent encore de ce charme rê-
veur les belles compositions de MM. Beranger et
Lamartine.
C'est au milieu des loisirs de Feuillancour que
M. de Parny écrivit son poème sur les Fleurs y
VIII NOTICE,
composition délicieuse , d'une extrême fraîcheur
d'imagination, pleine de détails heureux, diffi-
ciles à rendre et rendus admirablement. Il y a
composé aussi la Journée Champêtre^ morceau
suave , d'une poésie variée et où un coloris vif
recouvre un fond d'idées aimables et riantes. Il y
a des longueurs et des vers négligés dans ce poème,
mais plusieurs fragmens ont une couleur antique.
M. de Fontanes en a célébré les fictions et la grâce
dans une épitre charmante. Les notes qui me ser-
vent pour la rédaction de cette notice me font
croire que c'est dans le même vallon que l'auteur
a écrit sa touchante élégie ai Emma et les Tableaux
dont le charme et la facile élégance se rapprochent
tant du quatrième livre des Élégies.
L'auteur de X Épitre aux FnsurgenSy comme
tous les esprits éminens de son époque, avait
invoqué dès 1789 le secours de réformes utiles
pour la société, d'institutions conformes aux mœurs
du tems et des lumières. Mais lorsqu'il vit ses es-
pérances détruites, et la Révolution ivre de sa
force écraser dans le sang les premiers essais de
la liberté limitée , il s'éloigna avec douleur de cette
scène , et alla demander des consolations à la re-
traite. M. de Parny avait espéré des lois appropriées
aux nécessités sociales; aussi détestait il avec éner-
I
NOTICE. IX
gie l'ignoble tyrannie qui s'était élevée à leur place.
Le caractère de son esprit était la justesse : mûri
alors par l'âge et des études étendues, il avait très
bien vu dans la question de nos réformes , ce qui
le rendait passionné pour la liberté possible. Sa
conviction était, au fond, cette espèce de spiritua-
lismepolitique,réalisé enfin, dans l'administration
du consulat qui releva la dignité de la France et
justifia la liberté.
Mais cette même modération d'opinion fesait
que tout en exécrant le républicanisme des rues,
il songeait encore avec une vive colère à la longue
oppression du sacerdoce ; et comme il pensait
qu'un tel ennemi ne serait jamais assez écrasé, il
reprit en silence ces hostilités, ces foudres du gé-
nie contre les superstitions et le fanatisme, que lan-
cèrent pendant tant d'années les mains de Voltaire.
Il composa ce poème de la Guerre des Dieux ,
publié d'abord en dix chants , et auquel il en a
ajouté quinze autres avant sa mort : ceux-ci sont
inédits. Il a remplacé le premier titre de l'ouvrage
par celui de la Christianide. La beauté poétique
des nouveaux chants est, d'après l'opinion de quel-
ques juges excellens, supérieure à celle des dix
premiers; et à aucune époque, M.deParny n'aurait
été plus spirituel et plus poète. Mais je ne puis
X NOTICE,
m arrêter plus long-temps sur cette production.
Sans doute, elle étincelle d'esprit, de grâce, de
vives images: on y trouve plusieurs épisodes char-
mans , tels que le Voyage des Hennîtes. Mais tout
en admirant l'exécution et le merveilleux de cette
épopée impie, il faut regretter l'emploi du rare
talent qui y a présidé, car enfin il a confondu
sous le feu des mêmes sarcasmes les erreurs des
hommes et les vérités les plus touchantes ; il a
puni la religion des abus que des sages ont re-
prochés aux prêtres.
Mais si M. de Parny attaqua sans relâche les
croyances, il respecta toujours les hommes et même
la puissance détruite, et il a donné une preuve bien
rare de ce respect. C'était sous le régime que l'on
a appelé la Terreur; une visite domiciliaire était
attendue dans la maison qu'il habitait; à cette
nouvelle il s'alarme , parce que son portefeuille
renferme un poème inédit sur les Amours des
Reines et Régentes. Il craint que l'autorité ne le
trouve et ne le lui enlève pour le livrer à une
publication alors peu généreuse. Dans cette per-
plexité, il jette le manuscrit au feu. On l'a en-
tendu souvent regretter les peintures qu'il avait
répandues dans cet ouvrage, dont le sujet con-
venait à son talent spirituel et gracieux.
NOTICE. XI
M. de Parny fut ruiné par les assignats, et sa
ruine fut telle qu'elle l'obligea de vendre ses livres
pour subsister. Quelque temps après , il obtint un
très mince emploi dans Finstruction publique et la
place peu rétribuée, à ce qu'il paraît, d'adminis-
trateur du théâtre des arts. Mais tout cela le lais*
sait dans le besoin , et il y aurait long-temps souf-
fert sans la vive et discrète obligeance d'un illus-
tre ami, M. Macdonald, aujourd'hui maréchal de
France.
En 1799, sous le consulat, M. de Parny rom-
pit le silence et chanta la France replacée par une
main puissante sous la protection des lois et de
la liberté. Ce morceau ii^t un Hymne pour la fête
de la jeunesse : il a été inséré dans le Moniteur.
La Guerre des Dieux parut à la fin de cette même
année.
En 1801 , Lucien Bonaparte, ministre de l'in-
térieur, inscrivit Parny sur la liste des candidats
à la place vacante de bibliothécaire de l'Hôtel des
Invalides. Mais le premier consul raya le nom du
poète. Cet acte de sévérité était une concession
faite au reste de l'ancien parti religieux qu'il avait
rallié tout récemment pour rétablir le culte. On
a dit que Bonaparte avait été frappé du milieu
même de ses vastes préoccupations , par le talent
XII noticï:.
charmant et supérieur de Fauteur des Élégies.
Malgré cela, il lui a tenu rigueur durant tout son
règne, ou il l'a oublié.
M. de Parny fut affligé de cette espèce de pros-
cription des emplois les plus modestes, mais il
n'éleva aucune plainte et se résigna. Il ne put
même point haïr son ennemi officiel , mais il ne
célébra pas non plus sa fortune et son génie ; car
ses vers lui eussent rendu la faveur, et il ne vou-
lait point celle du nouveau César au prix d'une
bassesse. Sa voix se tut devant la gloire ! Certes ,
il l'aima pour son pays, elle éblouit ses yeux,
mais il ne vint jamais l'adorer : il ne fit point fu-
mer à ses pieds Tencens d'une poésie adulatrice.
Sa conduite fut constamment ferme et digne: son
visage n'eût jamais pu prendre le masque d'une
humilité enthousiaste; et ses opinions étant de
conscience , il ne dut pas les laisser fléchir. Con-
tent de peu , il est juste de penser que sa modeste
ambition n'allait point au-delà du lot que les phi-
losophes et les moralistes accordent au bonheur
du sage.
M. de Parny, fut admis à l'Institut (classe de
la littérature française, en 1808) pour remplacer
M. Devaines; son discours de réception renferme
quelques lignes d'éloges pour le chef de la France.
NOTICE. xiir
Ces lignes, écrites avec une mesure pleine de di-
gnité , semblent avoir été tracées pour l'histoire.
Ce n'est point pour flatter qu'il les écrivit, mais
pour être juste.
Il publia encore, plusieurs années après, sous le
titre de Portefeuille volé^ deux nouveaux poèmes :
le Paradis perdu et les Galanteries de la Bible. Il
y joignit les Déguisemens de Vénus , composition
gracieuse, terminée depuis long-temps. Les deux
premiers poèmes sont remplis de détails agréables
et voluptueux plutôt que libres, sur-tout le Pa-
radis perdu , où revit dans une foule d'épisodes
la fraîcheur des morceaux tendres de Milton. Ce-
pendant la police en interdit la vente.
Je touche à une époque où cessa la position
précaire de M. de Parny, c'est à l'année 1810.
M. Français de Nantes , homme de beaucoup d'es-
prit et passionné pour les lettres, placé à la tête
d'une administration très vaste, celle des con-
tributions indirectes , venait de lui faire accep-
ter une sinécure assez belle dans ses bureaux.
Ce secours annuel du Mécène a détruit pour lui
les ennuis de la vie positive , et orné son intérieur
des agrémens de l'aisance.
M. de Parny a eu le bonheur de conserver sa
vivacité d'esprit et son imagination jusqnes aux
XIV NOTICE,
premières années de la vieillesse. Ses productions
de cette époque se distinguent par une poésie
aussi naturelle, aussi vive, aussi élégante que celle
des ouvrages qui ont commencé sa réputation :
elles réfléchissent même une perfection plus mûrie
et un goût plus élevé. C'est ce qu'on remarquera
en lisant Isnel et Asléga , imitation originale de
l'épopée Scandinave , où se trouvent de très beaux
épisodes, celui à^Olbrown, le morceau sur le som-
meil des chasseurs , la complainte d' Asléga, espèce
d'élégie qui respire la douceur des premières
plaintes de l'amour. Il écrivit aussi cette élégie si
touchante et si brève sur la mort d'une jeune fille
que l'on peut comparer pour la simplicité mélo-
dieuse des vers, pour la tristesse de l'ensemble,
aux morceaux les plus attendrissans que la fra-
gilité de la vie naissante ait inspirés à Horace et à
yirgile.
Il publia ensuite le poème intitulé XesRoses-Croix^
composition trop rapidement exécutée, et dont
plusieurs parties sont longues et obscures. L'au-
teur y change sa manière , on le voit facilement :
il y vise davantage à l'effet isolé du vers, ce qu'il
ne cherchait point jusque là, et ce qui lui retire
souvent la clarté et la facilité élégante de cette pre-
mière manière ; mais il se relève dans vingt beaux
NOTICE. XV
passages. Il a laissé encore quelques épîtres très
courtes, adressées à plusieurs écrivains distingués
de ce temps.Elles se font remarquer par une poésie
pleine de sens et de justesse , . par un tour précis
et spirituel. Je ne m'arrêterai pas non plus sur
une Ode à la Providence ; elle est dans la mé-
moire de tous ceux qui aiment les vers.
Parny mettait toujours un intervalle assez long
entre l'exécution de deux ouvrages. Pendant cet
intervalle sa tête se reposait. Il pouvait ensuite
tracer plus fortement une composition nouvelle.
Lorsque la passion du travail reparaissait en lui ,
elle le dominait exclusivement : tous ses momens ,
la nuit même, lui étaient consacrés. Rarement il
commençait un poème sans l'achever d'une seule
haleine. Sans doute , il s'était préparé d'avance.
La première idée et le plan l'arrêtaient assez
long-temps ; mais la rédaction des vers lui était
extrêmement facile. Il revenait rarement sur un
travail qu'il avait regardé comme achevé, par
cette raison très simple, qu'il ne pouvait re-
trouver l'émotion qui le lui avait dicté. Avec une
raison élevée et le goiit le plus pur , il avait
les impressions profondes: il s'en rendait jus-
tement compte. Ces impressions passaient dans
son style et le rendaient naturel et vivant. Une
XVI NOTICE,
fois qu'il avait terminé un poème, aucune trace
n'en restait plus dans son esprit. Il se délassait du
travail par une complète oisiveté.
La vie de M. de Parny fut assez paisible,
malgré des vicissitudes de fortune. Cette paix , il
la dut à ses goûts simples. Son caractère était
plein de modération : aussi pour lui personnelle-
ment, le malheur lui laissa toujours assez. Mais
il a dû souffrir souvent en voyant sa compagne
adorée soumise au même sort. Cette femme
excellente * était très distinguée. Depuis long-
temps , elle embellissait l'existence de Parny par
le charme de sa bonté et de son attachement:
elle avait été fort belle et en conservait des tra-
ces. A cette grâce des manières qui ne périt point
aux approches de la vieillesse , elle unissait beau-
coup d'esprit, et cet esprit était fin et cultivé.
Ses soins et son entretien donnèrent de bonne
heure à Parny le goût du foyer domestique ; aussi
ne le quittait-il que fort rarement durant ses der-
nières années. Chaque jour son humble demeure
était visitée par quelques amis , vieux et jeunes ,
mais également chers à son cœur : et cette société
* Madame de Parny n'a survécu que cinq ou six ans à son mari; la
douleur de l'avoir perdu , qu'elle ne put jamais complètement distraire, ||
la conduisit au tombeau vers l'automne de 1819.
NOTICE. XVII
le réchauffait. On parlait de poésie , de philoso-
phie, de nobles sentimens, et ces divers sujets,
qui avaient occupé sa vie , savaient l'animer :
mais passé l'enceinte du cabinet , cet homme si
prompt à sentir et si aimable ne jetai* plus qu'un,
triste regard sur le monde. ^
Ses relations dans la société étaient peu nom-
breuses , mais choisies. Ce qui l'y distinguait,
c'était la sincérité , la mesure du langage et de la
dignité; mais cette sincérité;, cette dignité per-
sonnelle, il les demandait aux autres; sinon, il se
retirait sans bruit, mais à jamais.
Dans le monde , la conversation de M. de Parny
était simple et juste plutôt que spirituelle et caus-
tique comme on a pu le croire. Elle manquait de
cç qu'on appelle le trait : il n'y visait point d'ail-
leurs; mais elle avait une netteté élégante, et on
y recueillait une foule d'aperçus exacts et pro-
fonds.
Deux de mes meilleurs amis se souviennent de
l'avoir trouvé plusieurs fois très éloquent dans
l'intimité du tête à tête. Et en effet , toutes les
organisations éminemment nerveuses et sensibles
comme l'était la sienne , possèdent, par momens ,
xviii NOTICE.
ce genre de supériorité : il ne leur faut pour cela
qu'une émotion vive.
Au premier abord , la figure de M. de Parny
était presque sévère ; ses lèvres assez fortes se pres-
saient , et rappelaient par un mouvement léger
le rire sardonique de Voltaire; mais cette pre-
mière expression était bien fugitive et s'effaçait
vite dans le jeu doux et aimable des traits. Il
était bègue et prononçait presque toujours en sif-
flant les premiers mots d'une phrase. Mais l'at-
tention et le mouvement des lèvres rendaient
sa prononciation distincte. ,
M. de Parny avait eu la figure très agréable
dans sa jeunesse : il était brun : sa tête était grosse,
sa taille presque élevée. A cinquante huit ans, il
conservait encore ses cheveux. Sa politesse et ses
manières étaient parfaites : c'étaient celles de la
meilleure société. Il y avait aussi quelque chose
d'élégant dans sa tournure et dans sa manière de
porter la tête.
Durant les dernières années, M. de Parny parut
perdre entièrement le goût de la campagne : il
vécut presque constamment à Paris et dans son
cabinet. Cette solitude trop absolue peut avoir
influé sur la maladie qui l'a conduit au tombeau.
NOTICE. XIX
Les approches de la mort ont été longues et
douloureuses pour lui : elle s'est fait attendre au
prix de souffrances effroyables. Il a senti près de
trois années les atteintes progressives de la mala-
die qui l'a enlevé : enfin il a expiré le 5 décembre
1814. Les médecins n'ont pu caractériser cette
maladie , qui paraît avoir été un anévrisme. Tout
son corps s'était enflé ; il a vu la vie se retirer
lentement de sa fragile organisation , et il a vu ce
spectacle sans aucune crainte , avec cette résigna-
tion simple qui se puise dans une conscience
pure , et dans la contemplation des vérités immor-
telles auxquelles il a dû croire, comme tous les
esprits élevés.
M. de Jouy , écrivain distingué par un talent
spirituel , fle?cible et élevé , a remplacé M. de Parny
à l'Académie-Française. Ses mains étaient dignes de
recueillir ce bel héritage.
Alfred FAYOT.
ÉLÉGIES.
J
ÉLÉGIES
LIVRE PREMIER
I.
LE LENDEMAIN.
A ELEONORE.
JliNFiN , ma chère Élëonore ,
Tu l'as connu ce péchë si charmant ,
Que tu craignais même en le désirant;
En le goûtant, tu le craignais encore.
Ehhien! dis -moi, qu'a-t-il donc d'effrayant?
Que laisse-t-il après lui dans ton ame ?
Un léger trouble, un tendre souvenir,
L'étonnement de sa nouvelle flamme ,
Un doux regret , et sur-tout un désir.
Déjà la rose aux lis de ton visage
Mêle ses brillantes couleurs ;
Dans tes beaux yeux , à la pudeur sauvage
ÉLÉGIES.
Succèdent les molies langueurs ,
Qui de nos plaisirs enchanteurs
Sont à la fois la suite et le présage.
Ton sein doucement agité ,
Avec moins de timidité ,
Repousse la gaze légère
Qu'arrangea la main d'une mère,
Et que la main du. tendre amour ,
Moins discrète et plus familière ,
Saura déranger à son tour.
Une agréable rêverie
Remplace enfin cet enjoûmcnt ,
Cette piquante étourderie ,
Qui désespéraient ton amant ;
Et ton ame plus attendrie
S'abandonne nonchalamment
Au délicieux sentiment
D'une douce mélancolie.
^ Ah ! laissons nos tristes censeurs
\ Traiter de crime impardonnable
; Le seul baume pour nos douleurs ,
Ce plaisir pur , dont un dieu favorable
Mit le germe dans tous les cœurs.
Ne crois pas à leur imposture :
Leur zèle hypocrite et jaloux
V Fait un outrage à la nature ;
Non , le crime n'est pas si doux.
I
LIVRE I.
IL
LA DISCRÉTION.
O la plus belle des maîtresses !
Fuyons dans nos plaisirs la lumière et le bruit ;
Ne disons point au jour les secrets de la nuit ;
Aux regards inquiets dérobons nos caresses.
L'amour heureux se trahit aisément.
Je crains pour toi les yeux d''une mère attentive ;
Je crains ce vieil Argus , au cœur de diamant ,
Dont la vertu brusque et rétive
Ne s'adoucit qu'à prix d'argent.
Durant le jour tu n'es plus mon amante.
Si je m'offre à tes yeux , garde-toi de rougir ;
Défends à ton amour le plus léger soupir ;
Affecte un air distrait ; que ta voix séduisante
Evite de frapper mon oreille et mon cœur ;
Ne mets dans tes regards ni trouble ni langueur.
Hélas! de mes conseils je me repens d'avance.
Ma chère Eléonore , au nom de nos amours ,
N'imite pas trop bien cet air d'indifférence :
Je dirais : c'est un jeu ; mais je craindrais toujours.
6 ELEGIES.
m.
BILLET.
Dès que la Nuit sur nos demeures
Planera plus obscurément ,
Dès que sur IVirain gémissant
Le marteau frappera douze heures ,
Sur les pas du fidèle Amour ,
Alors les Plaisirs par centaine
Voleront chez ma souveraine ;
Et les Voluptés tour-à-tour
Prendront soin d'amuser leur reine.
Ils y resteront jusqu'au jour :
Et si la matineuse Aurore
Oubliait d'ouvrir au Soleil
Ses larges portes de vermeil ,
l^e soir ils y seraient encore.
LIVRE I.
IV.
LA FRAYEUR.
Te souvient-il , ma charmante maîtresse ,
De cette nuit où mon heureuse adresse
Trompa l'Argus qui garde tes appas?
Furtivement j'arrivai dans tes bras.
Tu résistais; mais ta bouche vermeille
A mes baisers se dérobait en vain ;
Chaque refus amenait un larcin.
Un bruit subit effraya ton oreille ,
Et d'un flambeau tu vis l'éclat lointain :
Des voluptés tu passas à la crainte ;
L'étonnement viut resserrer soudain
Ton faible cœur palpitant sous ma main ;
Tu murmurais , je riais de ta plainte :
Je savais trop que le dieu des amans
Sur nos plaisirs veillait dans ces momeus.
11 vit tes pleurs : Morphée , h sa prière ,
Du vieil Argus que réveillaient nos jeux
Ferma bientôt et l'oreille et les yeux,
Et de son aile enveloppa ta mère.
L'Aurore vint plus tôt qu'à l'ordinaire
De nos baisers interrompre le cours ;
^ ÉLÉGIES.
Elle chassa les timides Amours :
Mais ton souris, peut-être involontaire,
Leur accorda le rendez-vous du soir.
Ah ! si les dieux me laissaient le pouvoir
De dispenser la nuit et la lumière ,
Du jour naissant la jeune avant-courrière
Viendrait bien tard annoncer le Soleil ;
Et celui-ci dans sa course légère
Ne ferait voir au haut de l'hémisphère
Qu'une heure ou deux son visage vermeil.
L'ombre des nuits durerait davantage ,
Et les Amours auraient plus de loisir.
De mes instans l'agréable partage
Serait toujours au profit du plaiâir.
Dans un accord réglé par la sagesse ,
A mes amis j'en donnerais un quart ,
Le doux sommeil aurait semblable part ;
Et la moitié serait pour ma maîtresse.
LIVRE I.
V.
VERS GRAVÉS SUR UN ORANGER.
Oranger , dont la voûte épaisse
Servit à cacher nos amours ,
Reçois et conserve toujours
Ces vers, enfans de ma tendresse ;
Et dis à ceux qu'un doux loisir
Amènera dans ce bocage ,
Que si l'on mourait de plaisir ,
Je serais mort sous ton ombrage.
ÉLÉGIES.
VI.
LE REMÈDE DANGEREUX.
O toi , qui fus mon écolière
En musique, et même en amour,
Viens dans mou paisible séjour
Exercer ton talent de plaire.
Viens voir ce qu'il m'en coûte à moi.
Pour avoir été trop bon maître.
Je serais mieux portant , peut-être ,
Si, moins assidu près de toi ,
Si , moins empressé , moins fidèle ,
Et moins tendre dans mes chansons ,
J'avais ménagé des leçons
Où mon cœur mettait trop de zèle.
Ah ! viens du moins , viens apaiser
Les maux que tu m'as faits , cruelle !
Ranime ma langueur mortelle ;
Viens me plaindre , et qu'un seul baiser
Me rende une santé nouvelle.
Fidèle à mon premier penchant ,
Amour, je te fais le serment
De la perdre encore avec elle.
LIVRE I. II
VIL
DEMAIN.
Vous m'amusez par des caresses,
Vous promettez incessamment ,
Et vous reculez le moment
Qui doit accomplir vos promesses.
Demain y dites-vous tous les jours.
L'impatience me dévore ;
L'heure qu'attendent les amours
Sonne enfin, près de vous j'accours.
Demain , répëtez-vous encore.
Rendez grâce au dieu bienfaisant
Qui vous donna jusqu'à présent
L'art d'être tous les jours nouvelle :
Mais le Temps , du bout de son aile ,
Touchera vos traits en passant ;
Dès demain vous serez moins belle ,
Et moi peut-être moins pressant.
12 ELEGIES.
VIII.
LE REVENANT.
Ma santé fuit ; cette infidèle
Ne promet pas de revenir ,
Et la nature qui chancelle
A déjà su tne prévenir
De ne pas trop compter sur elle.
Au second acte brusquement
Finira donc ma comédie ;
Vite je passe au dénoûment ;
La toile* tombe, et l'on m'oubite.
J'ignore ce qu'on fait là-bas.
Si du sein de la nuit profonde
On peut révenir en ce monde ^
Je reviendrai , n'en doutez pas.
Mais je n'aurai jamais l'allure
De ces revenans indiscrets ,
Qui , précédés d'un long murmure ,
Se plaisent à pâlir leurs traits ,
Et dont la funèbre parure ,
Inspirant toujours la frayeur ,
Ajoute encore à la laideur
I
LIVRE I. i3
Qu'oïl reçoit dans la sépulture.
De vous plaire je suis jaloux ,
Et je veux rester invisible.
Souvent du zéphyr le plus doux
Je prendrai l'haleine insensible ;
Tous mes soupirs seront poiir vous.
Ils feront vaciller la plume
Sur vos cheveux noués sans art ,
Et disperseront au hasard
La faible odeur qui les parfume.
Si la rose que vous aimez
Renaît sur son trône de verre ,
Si de vos flambeaux rallumés
Sort une plus vive lumière ,
Si l'éclat d'un nouveau carmin
Colore soudain votre joue ,
Et si souvent d'un joli sein
Le nœud trop serré se dénoue ,
Si le sofa plus mollement
Cède au poids de votre paresse ,
Donnez un souris seulement
A tous ces soins de ma tendresse.
Quand je reverrai les attraits
Qu'effleura ma main caressante ,
Ma voix amoureuse et touchante
Pourra murmurer des regrets ;
Et vous croirez alors entendre
i4 ÉLÉGIES.
Cette harpe qui sous mes doigts
Sut vous redire quelquefois
Ce que mon cœur savait m apprendre.
Aux douceurs de votre sommeil
Je joindrai celles du mensonge;
Moi-même, sous les traits d'un songe ,
Je causerai votre réveil.
Charmes nus , fraîcheur du bel âge ,
Contours parfaits, grâce, embonpoint,
Je verrai tout : mais quel dommage !
Les morts ne ressuscitent point.
LIVRE I.
I
IX.
FRAGMENT D'ALCÉE
POÈTE GREC.
Quel est donc ce devoir, cette fête nouvelle
Qui pour dix jours entiers t'ëloigne de mes yeux ?
Qu'importe à nos plaisirs l'Olympe et tous les dieux?
Et qu'est-il de commun entre nous et Cybèle ?
De quel droit ose-t-on m'arracher de tes bras?
Se peut-il que du ciel la bonté paternelle
Ait choisi pour encens les malheurs d'ici-bas ?
Reviens de ton erreur , crédule Éléonore :
Si tous deux égarés dans l'épaisseur du bois ,
Au doux bruit des ruisseaux mêlant nos douces voix ,
Nous nous disions sans fin : Je t'aime, je t'adore;
Quel mal ferait aux dieux notre innocente ardeur ?
Sur le gazon fleuri si , près de moi couchée,
Tu remplissais tes yeux d'une molle langueur ;
Si ta bouche brûlante à la mienne attachée
Jetait dans tous mes sens une vive chaleur ;
Si , mourant sous l'excès d'un bonheur sans mesure,
Nous renaissions encor , pour encore expirer ;
Quel mal ferait aux dieux cette volupté pure ?
i6 • ÉLÉGIES.
La voix du sentiment ne peut nous égarer ,
Et l'on n est point coupable en suivant la nature.
Ce Jupiter qu'on peint si fier et si cruel ,
Plongé dans les douceurs d'un repos éternel ,
De ce que nous faisons ne s'embarrasse guère.
Ses regards , étendus sur la nature entière ,
Ne se fixent jamais sur un faible mortel.
Va , crois-moi ; le plaisir est toujours légitime ;
L'amour est un devoir, et l'inconstance un crime.
Laissons la vanité , riche dans ses projets ,
Se créer sans effort une seconde vie ;
Laissons-la promener ses regards satisfaits
Sur l'immortalité ; rions de sa folie.
Cet abyme sans fond où la mort nous conduit
Garde éternellement tout ce qu'il engloutit.
Tandis que nous vivons , faisons notre Elysée.
L'autre n'est qu'un beau rêve inventé par les rois ,
Pour tenir leurs sujets sous la verge des lois ;
Et cet épouvantail de la foule abusée ,
Ce Tartare , ces fouets , cette urne , ces serpens ,
Font moins de mal aux morts que de peur aux vivans.
LIVRE I. 17
X.
BILLET.
Apprenez , ma belle ,
Qu'à minuit sonnant ,
Une main fidèle ,
Une main d'amant
Ira doucement,
Se glissant dans l'ombre,
Tourner les verroux
Qui, dès la nuit sombre,
Sont tirés sur vous.
Apprenez encore
Qu'un amant abliorre
Tout voile jaloux.
Pour être plus tendre ,
Soyez sans atours,
Et songez à prendre
T/habit des Amours.
LIVRE SECOND
•tf.
I.
LE REFROIDISSEMENT.
Ils ne sont plus ces jours délicieux,
Où mon amour respectueux et tendre
A votre cœur savait se faire entendre ,
Où vous m'aimiez , où nous étions heureux !
Vous adorer, vous le dire , et vous plaire , *
Sur vos désirs régler tous mes désirs ,
C'était mon sort ; j'y bornais mes plaisirs.
Aimé dç- vous , quels vœux pouvais-je faire?
Tout est changé : quand je suis près de vous ,
Triste et sans voix , vous n'avez rien à dire ;
Si quelquefois je tombe à vos genoux,
Vous m'arrêtez avec un froid sourire ,
Et dans vos yeux s'allume le courroux.
11 fut un temps , vous l'oubliez peut-être !
Où j'y trouvais cette molle langueur.
Ce tendre feu que le désir fait naître ,
Et qui survit au moment du bonheur.
Tout est changé , tout , excepté mon cœur.
ÉLÉGIES.
IL
A LA NUIT.
Toujours le malheureux t'appelle ,
O Nuit , favorable aux chagrins !
Viens donc , et porte sur ton aile
L'oubli des perfides humains.
Voile ma douleur solitaire;
Et lorsque la main du Sommeil
Fermera ma triste paupière ,
O dieux ! reculez mon réveil ;
Qu'à pas lents l'Aurore s'avance
Pour ouvrir les portes du jour :
Importuns, gardez le silence,
Et laissez dormir mon amour.
l
LIVRE II.
III.
LA RECHUTE.
C'en est fait; j'ai brisé mes chaînes,
Amis, je reviens dans vos bras :
Les belles ne vous valent pas ,
Leurs faveurs coûtent trop de peines.
Jouet de leur volage humeur,
J'ai rougi de ma dépendance :
Je reprends mon indifférence , ^||p:
Et je retrouve le bonheur.
Le dieu joufflu de la vendange
Va m'inspirer d'autres chansons;
C'est le seul plaisir sans mélange ;
Il est de toutes les saisons ;
Lui seul nous console et nous venge
Des maîtresses que nous perdons.
Que dis-je , malheureux ! ah ! qu'il est difficile
De feindre la gaîté dans le sein des douleurs !
La bouche sourit mal quand les yeux sont en pleurs.
Repoussons loin de nous ce nectar inutile.
Et toi , tendre Amitié , plaisir pur et divin ,
22 ÉLÉGIES.
Non, tu ne suffis plus à mon ame égarée ;
Au cri des passions qui grondent dans mon sein
En vain tu veux mêler ta voix douce et sacrée ;
Tu gémis de mes maux qu'il fallait prévenir;
Tu m'offres ton appui lorsque la chute est faite ,
Et tu sondes ma plaie au lieu de la guérir.
Va, ne m'apporte plus ta prudence inquiète :
Laisse-moi m'étourdir sur la réalité ;
Laisse-moi m'enfoncer dans le sein dès chimères ,
Tout courbé sous les fers chanter la liberté ,
Saisir avec transport des ombres passagères ,
Et parler de félicité
En versant des larmes amères.
Ils viendront ces paisibles jours ,
Ces momens du réveil , où la raison sévère
Dans la nuit des erreurs fait briller sa lumière ,
Et dissipe à nos yeux le songe des Amours.
Le Temps , qui d'une aile légère
Emporte en se jouant nos goûts et nos penchans y
Mettra bientôt le terme à mes égaremens.
O mes amis î alors , échappé de ses chaînes ,
Et guéri de ses longues peines ,
Ce cœur qui vous trahit revolera vers vous.
Sur votre expérience appuyant ma faiblesse,
Peut-être je pourrai d'une folle tendresse
Prévenir les retours jaloux.
LIVRE IL 23
Sur les plaisirs de mon aurore
Vous me verrez tourner des yeux mouillés de pleurs ,
Soupirer malgré moi , rougir de mes erreurs ,
Et même en rougissant les regretter encore.
a4 ELEGIES.
IV.
REPROCHES A ÉLÉONORE.
Oui, sans regret, du flambeau' de mes jours
Jp vois déjà la lumière éclipsée.
Tu vas bientôt sortir de ma pensée ,
Cruel objet des plus tendres amours!
Ce triste espoir fait mon unique joie.
Soins importuns , ne me retenez pas.
Eléonore a juré mon trépas ,
Je veux aller où sa rigueur m'envoie ;
Dans cet asile ouvert à tout mortel ,
Où du malheur on dépose la chaîne ,
Où l'on s'endort d'un sommeil éternel,
Où tout finit, et l'amour et la haine.
Tu gémiras, trop sensible Amitié !
De mes chagrins conserve au moins l'histoire ,
Et que mon nom sur la terre oublié
Vienne par fois s'offrir à ta mémoire.
Peut-être alors tu gémiras aussi ,
Et tes regards se tourneront encore
Sur ma demeure, ingrate Eléonore ,
Premier objet que mon cœur a choisi.
LIVRE IL 25
Trop tard , hélas ! tu répandras des larmes.
Oui, tes beaux yeux se rempliront de pleurs.
Je te connais , et malgré tes rigueurs ,
Dans mon amour tu trouves quelques charmes.
Lorsque la Mort, favorable à mes vœux ,
De mes instans aura coupé la trame ,
Lorsqu'un tombeau triste et silencieux
Renfermera ma douleur et ma flamme,
O mes amis ! vous que j'aurai perdus ,
Allez trouver cette beauté cruelle,
Et dites-lui : C'en est fait, il n'est plus.
Puissent les pleurs que j'ai versés pour elle
M'être rendus !... Mais non ; dieu des Amours,
Je lui pardonne; ajoutez à ses jours
Les jours heureux que m'ôta l'infidèle.
26 , ÉLÉGIES.
V.
DÉPIT.
Oui , pour jamais
Chassons l'image
De la volage
Que j'adorais.
A l'infidèle
Cachons nos pleurs ;
Aimons ailleurs ;
Trompons comme elle.
De sa beauté
Qui vient d'ëclore
Son cœur encore
Est trop flatté.
Vaine et coquette,
Elle rejette
Mes simples vœux;
Fausse et légère ,
Elle veut plaire
A d'autres yeux.
Qu'elle jouisse
De mes regrets ;
LIVRE II. 27
A ses attraits
Qu'elle applaudisse.
L'âge viendra ;
L'essaim des Grâces
S'envolera ,
Et sur leurs traces
L'Amour fuira.
Fuite cruelle !
Adieu l'espoir
Et le pouvoir
D'être infidèle.
Dans cet instant ,
Libre et content ,
Passant près d'elle
Je sourirai ,
Et je dirai :
Elle fut belle.
28 ÉLÉGIES.
VI.
A UN AMI
TRAHI PAR SA MAITRESSE.
'Quoi ! tu gémis d'une inconstance ?
Tu pleures , nouveau Céladon ?
Ah ! le trouble de ta raison
Fait honte à ton expérience.
Es-tu donc assez imprudent
Pour vouloir fixer une femme ?
Trop simple et trop crédule amant ,
Quelle erreur aveugle ton ame !
Plus aisément tu fixerais
Des arbres le tremblant feuillage ,
Les flots agités par l'orage ,
Et l'or ondoyant des guérets
Que balance un zéphyr volage.
Elle t'aimait de bonne foi ;
Mais pouvait-elle aimer sans cesse ?
Un rival obtient sa tendresse ;
Un autre l'avait avant toi ;
Et dès demain , je le parie ,
LIVRE II. , 29
Un troisième, plus insensé,
Remplacera dans sa folie
L'imprudent qui t'a remplacé.
Il faut au pays de Cythère
A fripon fripon et demi
Trahis pour n'être point trahi ;
Préviens même la plus légère ;
Que ta tendresse passagère
S'arrête où commence l'ennui.
Mais que fais-je ? et dans ta faiblesse
Devrais-je ainsi te secourir?
Ami , garde-toi d'en guérir :
L'erreur sied bien à la jeunesse.
Va, l'on se console aisément
De ses disgrâces amoureuses.
Les amours sont un jeu d'enfant;
Et, crois-moi, dans ce jeu charmant ,
Les dupes même sont heureuses.
3o ÉLÉGIES.
VIL
IL EST TROP TARD.
Rappelez-vous ces jours heureux ,
Oïl mon cœur crédule et sincère
Vous présenta ses premiers vœux.
Combien alors vous m'étiez chère !
Quels transports! quel égarement!
Jamais on ne parut si belle
Aux yeux enchantés d'un amant ;
Jamais un objet infidèle
Ne fut aimé plus tendrement.
Le temps sut vous rendre volage ;
Le temps a su m'en consoler.
Pour jamais j'ai vu s'envoler
Cet amour qui fut votre ouvrage : '
Cessez donc de le rappeler.
De mon silence en vain surprise ,
Vous semblez revenir à moi ;
Vous réclamez en vain la foi
Qu'à la vôtre j'avais promise :
Grâce à votre légèreté ,
J'ai perdu la crédulité
Qui pouvait seule vous la rendre.
I
LIVRE IL
L'on n'est bien trompé qu'une fois.
De l'illusion , je le vois ,
Le bandeau ne peut se reprendre.
Echappé d'un piège menteur ,
L'habitant ailé du bocage
Reconnaît et fuit l'esclavage
Que lui présente l'oiseleur.
3i
32 ÉLÉGIES.
VIII.
A MES AMIS.
Rions, chantons , 6 mes amis !
Occupons-nous à ne rien faire.
Laissons murmurer le vulgaire ;
Le plaisir est toujours permis.
Que notre existence légère
S'évanouisse dans les jeux.
Vivons pour nous , soyons heureux ,
N'importe de quelle manière.
Un jour il faudra nous courher
Sous la main du Temps qui nous presse ;
Mais jouissons dans la jeunesse ,
Et dérobons à la vieillesse
Tout ce qu'on peut lui dérober.
LIVRE IL 33
IX.
AUX INFIDÈLES.
A vous qui savez être belles ,
Favorites du dieu d'amour ,
A vous, maîtresses infidèles ,
Qu'on cherche et qu'on fuit tour-à-tour ,
Salut, tendre hommage , heureux jour ,
Et sur-tout voluptés nouvelles !
Ecoutez. Chacun à l'envi
Vous craint, vous adore, et vous gronde ;
Pour moi, je vous dis grand merci.
Vous seules de ce triste monde
Avez l'art d'égayer l'ennui ;
Vous seules variez la scène
De nos goûts et de nos erreurs ;
Vous piquez au jeu les acteurs ;
Vous agacez les spectateurs
Que la nouveauté vous amène ;
Le tourbillon qui vous entraîne
Vous prête des appas plus doux ;
Le lendemain d'un rendez-vous
L'amant vous reconnaît à peine ;
Tous les yeux sont fixés sur vous ,
34 ÉLÉGIES.
Et n'aperçoivent que vos charmes ;
Près de vous naissent les alarmes ,
Les plaintes , jamais les dégoûts :
En passant Caton vous encense ;
Heureux même par vos rigueurs ,
Chacun poursuit votre inconstance ;
Et s'il n'obtient pas des faveurs ,
Il obtient toujours l'espérance.
I
LIVRE IL .. 35
X.
RETOUR A ÉLÉONORE.
Ah! si jamais on aima sur la terre f ^
Si d'un mortel on vit les dieux jaloux ,
C'est dans le temps où crédule et sincère
J'étais heureux, et l'étais avec vous.
Ce doux lien n'avait point de modèle:
Moins tendrement le frère aime sa sœur ,
Le jeune époux son épouse nouvelle *,
L'ami sensible un ami de son cœur. ^
O toi qui fus ma maîtresse fidèle,
Tu ne l'es plus ! Voilà donc ces amours
Que ta promesse éternisait d'avance 1
Ils sont passés ; déjà ton inconstance
En tristes nuits a changé mes beaux jours.
N'est-ce pas moi de qui l'heureuse adresse
Aux voluptés instruisit ta jeunesse ?
Pour le donner, ton cœur est-il à toi ?
De ses soupirs le premier fut pour moi ,
Et je reçus ta première promesse.
Tu me disais : « Le devoir et l'honneur
Ne veulent point que je sois votre amante.
N'espérez rien ; si je donnais mon cœur ,
3*
3G ÉLÉGIES.
Vous tromperiez ma jeunesse imprudente :
On me Ta dit, votre sexe est trompeur. »
Ainsi pariait ta sagesse craintive ;
Et cependant tu ne me fuyais pas,
Et cependant une rougeur plus vive
Embellissait tes modestes appas ,
Et cependant tu prononçais sans cesse
Le mot d'amour qui causait ton effroi ,
Et d%ns ma main la tienne avec mollesse
Venait tomber pour demander ma foi.
Je la donnai, je te la donne encore,
.l'en fais serment au seul dieu qiie j'adore ,
Au dieu cliéri par toi-même adore ;
De tes erreurs j'ai causé la première ;
De mes erreurs tu seras la dernière ;
Et si jamais ton amant égaré
Pouvait changer ; s'il voyait sur la terre
D'autre bonheur que celui de te plaire ;
Ah ! puisse alors le ciel, pour me punir ,
De tes faveurs m'oter le souvenir !
Bientôt après dans ta paisible couche
Par le plaisir conduit furtivement ,
J'ai, malgré toi, recueilli de ta bouche
Ce premier, cri, si doux pour un amant !
Tu combattais, timide Eléonore ;
Mais le combat fut bientôt terminé :
I
LIVRE 11.
Ton cœur ainsi te l'avait ordonne.
Ta main pourtant me refusait encore
Ce que ton cœur m'avait déjà donné.
Tu sais alors combien je fus coupable !
Tu sais comment j'ëtonnai ta pudeur !
Avec quels soins au terme du bonheur
Je conduisis ton ignorance aimable !
Tu souriais, tu pleurais à la fois ,
Tu m'arrêtais dans mon impatience ,
Tu me nommais, tu gardais le silence :
Dans les baisers mourut ta faible voix.
Rappelle-toi nps heureuses folies.
Tu me disais en tombant dans mes bras :
« Aimons toujours, aimons jusqu'au trépas, »
Tu le disais; je t'aime, et tu m'oublies!
H8 ÉLÉGIES. LIVRE IL
XL
LE RACCOMMODEMENT.
Nous renaissons, ma chère Éléonore ;
Car c'est mourir que de cesser d'aimer.
Puisse le nœud qui vient de se former
Avec le temps se resserrer encore î
Devions-nous croire à ce bruit imposteur,
Qui nous peignit l'un à l'autre infidèle ?
Notre imprudence a fait notre malheur.
Je te revois plus constante et plus belle.
Règne sur moi, mais règne pour toujours.
Jouis en paix de l'heureux don de plaire.
Que notre vie obscure et solitaire
Coule en secret sous l'aile des Amours ,
Comme un ruisseau qui, murmurant à peine ,
Et dans son lit resserrant tous ses flots ,
Cherche avec soin l'ombre des arbrisseaux ,
Et n'ose pas se montrer dans la plaine.
Du vrai bonheur les sentiers peu connus
Nous cacheront aux regards de l'envie ;
Et l'on dira, quand nous ne serons plus :
« Ils ont aimé , voilà toute leur vie. »
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LIVRE TROISIÈME
I.
LES SERMENS.
Oui, j'en atteste la nuit sombre ,
Confidente de nos plaisirs ,
Et qui verra toujours son ombre
Disparaître avant mes désirs ;
J'atteste l'étoile amoureuse ,
Qui pour voler au rendez-vous
Me prête sa clarté douteuse ;
Je prends à témoins ces verroux
Qui souvent réveillaient ta mère ,
Et cette parure étrangère ,
Qui trompe les regards jaloux ;
Enfin, j'en jure par toi-même ,
Je veux dire par tous mes dieux ;
Taimer est le bonheur suprême ;
Il n'en est point d'autre à mes yeux.
Viens donc , ô ma belle maîtresse.
Perdre tes soupçons dans mes bras ;
4o ÉLÉGIES.
Viens t'assiirer de ma tendresse,
Et du pouvoir de tes appas.
Aimons , ma chère Eléonore ,
Aimons au moment du réveil ,
Aimons au lever de l'aurore ,
Aimons au coucher du soleil ,
Durant la nuit aimons encore,
LIVRE m. . Ai
^«'^««««^ W»^ V».»
IL
SOUVENIR.
Déjà la nuit s'avance, et du sombre orient
Ses voiles par degrés dans les airs se déploient.
Sommeil , doux abandon , image du néant ,
Des maux de l'existence heureux délassement ,
Tranquille oubli des soins où les hommes se noient ;
Et vous , qui nous rendez à nos plaisirs passés , .
Touchante Illusion , déesse des mensonges ,
Venez dans mon asile , et sur mes yeux lassés
Secouez les pavots et les aimables songes.
Voici l'heure où , trompant les surveillans jaloux ,
Je pressais dans mes bras ma maîtresse timide ;
Voici l'alcove sombre où d'une aile rapide
L'essaim des Voluptés volait au rendez-vous ;
Voici le lit commode où l'heureuse licence
Remplaçait par degrés la mourante pudeur.
Importune vertu, fable de notre enfance ,
Et toi, vain préjugé, fantôme de l'honneur.
Combien peu votre voix se fait entendre au cœur !
La nature aisément vous réduit au silence ;
Et vous vous dissipez au flambeau de l'Amour ,
Comme un léger brouillard aux premiers feux du jour.
42 ÉLÉGIES.
Momens délicieux, où nos baisers de flamme ,
Mollement égarés, se cherchent pour s'unir.
Où de douces fureurs , s'emparant de notre ame ,
Laissent un libre cours au bizarre désir;
Momens plus enchanteurs, mais prompts à disparaître,
Où l'esprit échauffé , les sens , et tout notre être ,
Semblent se concentrer pour hâter le plaisir.
Vous portez avec vous trop de fougue et d'ivresse ;
Vous fatiguez mon cœur qui ne peut vous saisir ;
Et vous fuyez sur-tout avec trop de vitesse :
Hélas ! on vous regrette avant de vous sentir.
Mais non, l'instant qui suit est bien plus doux encore;
Un long calme succède au tumulte des sens ;
Le feu qui nous brûlait par degrés s'évapore ;
La volupté survit aux pénibles élans ;
L'ame sur son bonheur se repose en silence ;
Et la réflexion , fixant la jouissance ,
S'amuse à lui prêter un charme plus flatteur.
Amour , à ces plaisirs l'effort de ta puissance
Ne saurait ajouter qu'un peu plus de lenteur.
LIVRE III. 43
m.
LE SONGE.
A M. DE F....
Corrigé par tes beaux discours ,
J'avais résolu d'être sage ;
Et , dans un accès de courage,
Je congédiais les Amours
Et les chimères du bel âge.
La nuit vint; un profond sommeil
Ferma mes paupières tranquilles ;
Tous mes songes purs et faciles ,
Promettaient un sage réveil.
Mais quand l'Aurore impatiente ,
Blanchissant l'ombre de la nuit,
A la nature renaissante
Annonça le jour qui la suit,
L'Amour vint s'offrir à ma vue.
Le sourire le plus charmant
Errait sur sa bouche ingénue ;
Je le reconnus aisément.
11 s'approcha de mon oreille :
« Tu dors , me dit-il doucement ,
44 ELEGIES.
Et tandis que ton cœur sommeille ,
L'heure s'ëcoulc incessamment.
Ici-bas tout se renouvelle ,
L'homme seul vieillit sans retour ;
Son existence n'est qu'un jour
Suivi d'une nuit éternelle,
Mais encor trop long sans amour. »
A ces mots j'ouvris la paupière.
Adieu sagesse , adieu ])rojets.
Revenez , enfans de Cylhère ;
Je suis plus faible que jamais.
i
LIVRE III. 45
IV.
MA RETRAITE.
Solitude heureuse et champêtre ,
Séjour du repos le plus doux ,
La raison me ramène à vous ;
Recevez enfin votre maître.
Je suis libre ; j'échappe à ces soins fatigans ,
A ces devoirs jaloux qui surchargent la vie.
Aux tyranniques lois d'un monde que j'oublie
Je ne soumettrai plus mes goûts indépendans.
^Superbes orangers qui croissez sans culture ,
[Versez sur moi vos fleurs , votre ombre et vos parfums ;
[Mais sur-tout dérobez aux regards importuns
[es plaisirs , comme vous enfans de la nature.
In ne voit point chez moi ces superbes tapis
lue là Perse à grands frais teignit pour notre usage ,
\g ne repose point sous un dais de rubis ,
Mon lit n'est qu'un simple feuillage.
Qu'importe ! le sommeil est-il moins consolant ?
Les rêves qu'il nous donne en sont-ilsmoins aimables?
Le baiser d'une amante en est-il moins brrdant,
Et les voluptés moins durables?
Pendant la nuit, lorsque je peux
46 ' ÉLÉGIES.
Entendre dégoutter la pluie ,
Et les fils bruyans d'Orythie
Ébranler mon toit dans leurs jeux ;
Alors si mes bras amoureux
Entourent ma craintive amie
Puis-je encor former d'autres vœux ?
Qu'irais-je demander aux dieux ,
A qui mon bonheur fait envie?
Je suis au port, et je me ris
De ces écueils où l'homme échoue.
Je regarde avec un souris
Cette Fortune qui se joue
En tourmentant ses favoris ;
Et j'abaisse un œil de mépris
Sur l'inconstance de sa roue:
La scène des plaisirs va changer à mes yeux.
Moins avide aujourd'hui , mais plus voluptueux ,
Disciple du sage Épicure ,
Je veux que la raison préside à tous mes jeux.
De rien avec excès , de tout avec mesure ,
Voilà le secret d'être heureux.
Trahi par ma jeune maîtresse ,
J'irai me plaindre à l'Amitié ,
Et confier à sa tendresse
Un malheur bientôt oublié ;
LIVRE III. 47
Bientôt? oui , la raison guérira ma faiblesse.
Si l'ingrate Amitié me trahit à son tour ,
Mon cœur navré long-temps détestera la vie ;
Mais enfin, consolé par la philosophie,
Je reviendrai peut-être aux autels de l'Amour.
La haine est pour moi trop pénible ;
La sensibilité n'est qu'un tourment de plus :
Une indifférence paisible
Est la plus sage des vertus.
48 ÉLÉGIES.
V.
AU GAZON FOULÉ PAR ÉLÉONORE,
Trône de fleurs , lit de verdure ,
Gazon planté par les Amours,
Recevez l'onde fraîche et pure
Que ma main vous doit tous les jours.
Couronnez-vous d'herbes nouvelles ,
Croissez , gazons voluptueux ;
Qu'à midi Zéphire amoureux
Vous porte le frais sur ses ailes.
Que ces lilas entrelacés
Dont la fleur s'arrondit en voûte ,
Sur vous mollement renversés ,
Laissent échapper goutte à goutte
Les pleurs que l'Aurore a versés.
Sous les appas de ma maîtresse
Ployez toujours avec souplesse ;
Mais sur-le-champ relevez-vous :
De notre amoureux badinage
Ne gardez point le témoignage ;
Vous me feriez trop de jaloux.
«
LIVRE III.
49
VL
LE VOYAGE MANQUÉ.
A M. DE F....
Abjurant ma douce paresse ,
J'allais voyager avec toi ;
Mais mon cœur reprends a faiblesse ;
Adieu , tu partiras sans moi.
Les baisers de ma jeune amante
Ont dérange tous mes projets.
Ses yeux sont plus beaux que jamais ,
Sa douleur la rend plus touchante.
Elle me serre entre ses bras ,
Des dieux implore la puissance ,
Pleure déjà mon inconstance ,
Se plaint et ne m'écoute pas.
A ses reproches , à ses charmes ,
Mon cœur ne sait pas résister.
Qui ? moi , je pourrais la quitter !
Moi, j'aurais vu couler ses larmes ,
Et je ne les essuîrais pas !
Périssent les lointains climats
Dont le nom causa ses alarmes!
5o ÉLÉGIES.
Et toi, qui ne peux concevoir
Ni les amans , ni leur ivresse ;
Toi, qui des pleurs d'une maîtresse
N'as jamais connu le pouvoir ,
Pars ; mes vœux te suivront sans cesse.
Mais crains d'oublier ta sagesse
Aux lieux que tu vas parcourir ;
Et défends-toi d'une faiblesse
Dont je ne veux jamais guérir.
I
LIVRE III.
VIL
LE CABINET DE TOILETTE.
Voici le cabinet charmant
Où les Grâces font leur toilette.
Dans cette amoureuse retraite
J'éprouve un doux saisissement.
Tout m'y rappelle ma maîtresse ,
Tout m'y parle de ses attraits ;
Je crois l'entendre ; et mon ivresse
La revoit dans tous les objets.
Ce bouquet, dont l'éclat s'efface,
Toucha l'albâtre de son sein ;
Il se dérangea sous ma main ,
Et mes lèvres prirent sa place.
Ce chapeau , ces rubans , ces fleurs ,
Qui formaient hier sa parure,
De sa flottante chevelure
Conservent les douces odeurs.
Voici l'inutile baleine
Où ses charmes sont en prison.
J'aperçois le soulier mignon
Que son pied remplira sans peine.
Ce lin, ce dernier vêtement....
4*
5a ÉLÉGIES.
Il a couvert tout ce que j'aime ;
Ma bouche s'y colle ardemment ,
Et croit baiser dans ce moment
Les attraits qu'il baisa lui-même.
Cet asile mystérieux
De Vénus sans doute est l'empire.
Le jour n'y blesse point mes yeux;
Plus tendrement mon cœur soupire ;
L'air et les parfums qu'on respire
De l'amour allument les feux.
Parais, 6 maîtresse adorée!
J'entends sonner l'heure sacrée
Qui nous ramène les plaisirs ;
Du temps viens connaître l'usage,
Et redoubler tous les désirs
Qu'a fait naître ta seule image.
LIVRE III. 53
^/%/%«/^.X ^^^■»/»^'«/»^^^»»%*^% l%^>»%^/%<V» '«>»>«
VIII.
L'ABSENCE.
Huit jours sont écoules , depuis que dans ces plaines
Un devoir importun a retenu mes pas.
Croyez à ma douleur, mais ne l'éprouvez pas.
Puissiez -vous de l'amour ne point sentir les peines !
Le bonheur m'environne en ce riant séjour.
De mes jeunes amis la bruyante allégresse
Ne peut un seul moment distraire ma tristesse ;
Et mon cœur aux plaisirs est fermé sans retour.
Mêlant à leur gaîté ma voix plaintive et tendre ,
Je demande à la nuit, je redemande au jour
Cet objet adoré qui ne peut plus m'entendre.
Loin de vous autrefois je supportais l'ennui ;
L'espoir me consolait, mon amour aujourd'hui
Ne sait plus endurer les plus courtes absences.
Tout ce qui n'est pas vous me devient odieux.
Ah ! vous m'avez ôté toutes mes jouissances ;
J'ai perdu tous les goûts qui me rendaient heureux.
Vous seule me restez , 6 mon Eléonore !
Mais vous me suffirez, j'en atteste les dieux ;
Et je n'ai rien perdu si vous m'aimez encore»
Ô4 ÉLÉGIES.
IX.
MA MORT.
De mes pensers confidente chérie, i
Toi dont les chants faciles et flatteurs ^i
Viennent par fois suspendre les douleurs
Dont les Amours ont parsemé ma vie ,
Lyre fidèle, où mes doigts paresseux
Trouvent sans art des sons mélodieux ,
Prends aujourd'hui ta voix la plus touchante ,
Et parle-moi de ma maîtresse absente.
Objet chéri , pourvu que dans tes bras
De mes accords j'amuse ton oreille ,
Et qu'animé par le jus de la treille ,
En les chantant, je bais'e tes appas;
Si tes regards, dans un tendre délire ,
Sur ton ami tombent languissamment ;
A mes accents si tu daignes sourire ;
Si tu fais plus , et si mon humble lyre
Sur tes genoux repose mollement ;
Qu'importe à moi le reste de la terre?
Des beaux esprits qu'importe la rumeur ,
Et du public la sentence sévère ?
LIVRE III. 55
Je suis amant, et ne suis point auteur.
Je ne veux point d'une gloire pénible ;
Trop de clarté fait peur au doux Plaisir.
Je ne suis rien , et ma muse paisible
Brave en riant son siècle et l'avenir.
Je n'irai pas sacrifier ma vie
Au fol espoir de vivre après ma mort.
O ma maîtresse ! un jour l'arrêt du sort
Viendra fermer ma paupière affaiblie.
Lorsque tes bras, entourant ton ami ,
Soulageront sa tête languissante,
Et que ses yeux soulevés à demi
Seront remplis d une flamme mourante ;
Lorsque mes doigts tâcheront d'essuyer
Tes yeux fixés sur ma paisible couche,
Et que mon cœur , s'échappant sur ma bouche ,
De tes baisers recevra le dernier ;
Je ne veux point qu'une pompe indiscrète
Vienne trahir ma douce obscurité ,
Ni qu'un airain à grand bruit agité
Annonce à tous le convoi qui s'apprête.
Dans mon asile , heureux et méconnu ,
Indifférent au reste de la terre ,
De mes plaisirs je lui fais un mystère :
Je veux mourir comme j'aurai vécu.
56 ELEGIES
X.
L'IMPATIENCE.
O ciel î après huit jours d'absence y
Après huit siècles de désirs ,
J'arrive , et ta froide prudence
Recule l'instant des plaisirs
Promis à mon impatience !
« D'une mère je crains les yeux ;
Les nuits ne sont pas assez sombres ;
Attendons plutôt qu'à leurs ombres
Phëbé ne mêle plus ses feux.
Ah ! si l'on allait nous surprendre î
Remets à demain ton bonheur ;
Crois-en l'amante la plus tendre ,
Crois-en ses yeux et sa rougeur ,
Tu ne perdras rien pour attendre ; »
Voilà les vains raisonnemens
Dont tu veux payer ma tendresse ;
Et tu feins d'oublier sans cesse
Qu'il est un dieu pour les amans.
Laisse à ce dieu qui nous appelle
Le soin d'assoupir les jaloux ,
LIVRE III. 57
Et de conduire au rendez-vous
Le mortel sensible et fidèle
Qui n'est heureux qu'à tes genoux.
N'oppose plus un vain scrupule
A l'ordre pressant de l'Amour :
Quand le feu du désir nous brûle.
Hélas ! on vieillit dans un jour.
ÉLÉGIES.
XL
DÉLIRE.
11 est passé ce moment des plaisirs
Dont la vitesse a trompé mes désirs ;
Il est passé; ma jeune et tendre amie ,
ïa jouissance a doublé mon bonheur.
Ouvre tes yeux noyés dans la langueur ,
Et qu'un baiser te rappelle à la vie.
Celui-là seul connaît la volupté,
Celui-là seul sentira son ivresse ,
Qui peut enfin avec sécurité
Sur le duvet posséder sa maîtresse.
Le souvenir des obstacles passés
Donne au présent une douceur nouvelle ;
A ses regards son amante est plus belle;
Tous les attraits sont vus et caressés.
Avec lenteur sa main voluptueuse
D'un sein de neige entrouvre la prison,
Et de la rose il baise le bouton
Qui se durcit sous sa bouche amoureuse.
Lorsque ses doigts égarés sur les lis
Viennent enfin au temple de Cypris ,
LIVilE III. 59
De la pudeur prévenant la défense,
Par un baiser il la force au silence.
Il donne un frein aux aveugles désirs;
La jouissance est long-temps différée;
Il la prolonge, et son ame enivrée
Boit lentement la coupe des plaisirs.
Eléonore , amante fortunée ,
Reste à jamais dans mes bras enchaînée.
Trouble charmant! le bonheur qui n'est plus
D'un nouveau rouge a coloré ta joue ;
De tes cheveux le ruban se dénoue ,
Et du corset les liens sont rompus.
Ah ! garde-toi de ressaisir encore
Ce vêtement qu'ont dérangé nos jeux ;
Ne m'ôte point ces charmes que j'adore ,
Et qu'à la fois tous mes sens soient heureux?
Nous sommes seuls ; je désire, et tu m'aimes;
Reste sans voile, ô fille des Amours!
Ne rougis point, les Grâces elles-mêmes
' De ce beau corps ont formé les contours.
Par-tout mes yeux reconnaissent l'albâtre ,
Par-tout mes doigts effleurent le satin.
Faible pudeur tu résistes en vain ,
Des voluptés je baise le théâtre.
Pardonne tout , et ne refuse rien ,
Eléonore; Amour est mon complice.
6o ÉLÉGIES.
Mon corps frissonne en s'approchant du tien.
Plus près encor, je sens avec délice
Ton sein brûlant palpiter sous le mien.
Ah ! laisse-moi, dans mes transports avides ,
Boire l'amour sur tes lèvres humides.
Oui , ton haleine a coulé dans mon cœur,
Des voluptés elle y porte la flamme ;
Objet charmant de ma tendre fureur ,
Dans ce baiser reçois toute mon ame.
A ces transports succède la douceur
D*un long repos. Délicieux silence ,
Calme des sens, nouvelle jouissance ,
Vous donnez seuls le suprême bonheur 1
Puissent ainsi s'écouler nos journées
Aux voluptés en secret destinées !
Qu'un long amour m'assure tes attraits ;
Qu'un long baiser nous unisse à jamais.
Laisse gronder la sagesse ennemie;
Le plaisir seul donne un prix à la vie.
Plaisirs, transports, doux présens de Vénus !
Il faut mourir quand a vous a perdus!
LIVRE III.
XII.
LES ADIEUX.
Séjour triste , asile champêtre ,
Qu'un charme embeHit à mes yeux ,
Je vous fuis pour jamais peut-être!
Recevez mes derniers adieux.
En vous quittant mon cœur soupire.
Ah! plus de chansons, plus d'amours.
Elëonore , oui , pour toujours
Près de toi je suspends ma lyre.
LIVRE QUATRIÈME
Du plus malheureux des amans
Elle avait essuyé les larmes ,
Sur la foi des nouveaux sermens
Ma tendresse était sans alarmes ;
J'en ai cru son dernier baiser ;
Mon aveuglement fut extrême.
Qu'il est facile d'abuser
L'amant qui s'abuse lui-même!
Des yeux timides et baisses,
Une voix naïve et qui touche,
Des bras autour du cou passes ,
Un baiser donne sur la bouche ,
Tout cela n'est point de l'amour.
Ty fus trompé jusqu'à ce jour.
Je divinisais les faiblesses ;
Et ma sotte crédulité
N'osait des plus folles promesses
Soupçonner la sincérité ;
Je croyais sur-tout aux caresses.
64 ÉLÉGIES.
Hélas ! en perdant mon erreur ,
Je perds le charme de la vie.
J'ai par-tout cherche la candeur ,
Par-tout j'ai vu la perfidie.
Le dégoût a flétri mon cœur.
Je renonce au plaisir trompeur,
Je renonce à mon infidèle ;
Et, dans ma tristesse mortelle,
Je me repens de mon bonheur.
LIVRE IV.
IL
C'en est donc fait! par des tyrans cruels
Maigre ses pleurs à l'autel entraînée ,
Elle a subi le joug de l'hymënëe.
Elle a détruit par des nœuds solennels
Les nœuds secrets qui l'avaient enchaînée.
Et moi long-temps exilé de ces lieux ,
Pour adoucir cette absence cruelle
Je me disais : Elle sera fidèle ,
J'en crois son cœur et ses derniers adieux.
Dans cet espoir, j'arrivais sans alarmes.
Je tressaillis , en arrêtant mes yeux
Sur le séjour qui cachait tant de? charmes;
Et le plaisir faisait couler mes larmes.
Je payai cher ce plaisir imposteur !
Prêt à voler aux pieds de mon amante ,
Dans un billet tracé par l'inconstante
Je lis son crime , et je lis mon malheur.
Un coup de foudre eût été moins terrible.
Eléonore ! 6 dieux ! est-il possible !
Il est donc fait et prononcé par toi
L'affreux serment de n'être plus à moi ?
Eléonore autrefois si timide ,
66 ÉLÉGIES.
Éléonore aujourd'hui si perfide,
De tant de soins voilà donc le retour !
Voilà le prix d'un éternel amour !
Car ne crois pas que jamais je t'oublie :
Il n'est plus temps, je le voudrais en vain ;
Et maigre toi tu feras mon destin ;
Je te devrai le malheur de ma vie.
En avouant ta noire trahison ,
Tu veux encor m'arracher ton pardon :
Pour l'obtenir , tu dis que mon absence
A tes tyrans te livra sans défense.
Ah ! si les miens , abusant de leurs droits ,
Avaient voulu me contraindre au parjure,
Et m'enchaîner sans consulter mon choix ,
L'amour plus saint, plus fort que la nature ,
Aurait bravé leur injuste pouvoir ,
De la constance il m'eût fait un devoir.
Mais ta prière est un ordre suprême :
Trompé par toi , rejeté de tes bras ,
Je te pardonne, et je ne me plains pas :
Puisse ton cœur te pardonner de même !
LIVRE IV. Gy
^ V%«<^V%'^^%-%^%^ %.-%^/%%^^%^V%'*lk^%-%'
m.
Bel arbre, pourquoi conserver
Ces deux noms qu'une main trop chère
Sur ton écorce solitaire
Voulut elle-même graver?
Ne parle plus d'Éléonore ;
Rejette ces chiffrés menteurs :
Le temps a désuni les cœurs
Que ton écorce unit encore.
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6cS ÉLÉGIES.
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IV.
A L'AMOUR.
Dieu des amours , le plus puissant des dieux ,
Le seul du moins qu adora ma jeunesse,
11 m'en souvient, dans ce moment heureux
Où je fléchis mon ingrate maîtresse ,
Mon cœur crédule et trompé par vous deux ,
Mon faible cœur jura d'aimer sans cesse.
Mais je révoque un serment indiscret.
Assez long-temps tu tourmentas ma vie ,
Amour, amour, séduisante folie.
Je t'abandonne ^ et même sans regret.
Loin de Paphos la raison me rappelle ;
Je veux la suivre et ne plus suivre qu'elle.
Pour t'obéir je semblais être né :
Vers tes autels dès l'enfance entraîné,
Je me soumis sans peine à ta puissance
Ton injustice a lassé ma constance :
Tu m'as puni de ma fidélité.
Ah ! j'aurais dû , moins tendre et plus volage ,
User des droits accordés au jeune âge :
Oui, moins soumis, tu m'aurais mieux traité.
I
LIVRE IV.
Bien insensé celui qui près des belles
Perd en soupirs de précieux instans!
Tous les chagrins sont pour les cœurs fidèles ;
Tous les plaisirs sont pour les inconstans.
70 ÉLÉGIES.
V%'V« v-»'»» fc^^r* «
Y.
D'un long sommeil j'ai goûté la douceur:
Sous un ciel pur, qu'elle embellit encore,
. A mon réveil je vois briller l'aurore;
Le dieu du jour la suit avec lenteur.
Moment heureux! la nature est tranquille,
Zëphire dort sur la fleur immobile ,
L'air plus serein a repris sa fraîcheur,
Et le silence habite mon asile.
Mais quoi ! le calme est aussi dans mon cœur.
Je ne vois plus la triste et chère image
Qui s'offrait seule à ce cœur tourmenté ;
Et la raison par sa douce clarté
De mes ennuis dissipe le nuage.
Toi que ma voix implorait chaque jour,
Tranquillité si long-temps attendue ,
Des cieux enfin te voilà descendue ,
Pour remplacer l'impitoyable Amour.
J'allais périr ; au milieu de l'orage
Un sûr abri me sauve du naufrage ;
De l'aquilon j'ai trompé la fureur,
Et je contemple, assis sur le rivage.
Des flots grondans la vaste profondeur.
Fatal objet, dont j'adorais les charmes.
LIVRE IV.
A ton oubli je vais m'accoutumer.
Je t'obëis enfin ; sois sans alarmes ;
Je sens pour toi mon ame se fermer.
Je pleure encor ; mais j'ai cessé d'aimer ,
Et mon bonheur fait seul couler mes larmes.
ÉLÉGIES.
YI.
J ai cherché dans l'absence un remède à mes maux;
J'ai fui les lieux charmans qu'embellit l'infidèle.
Cache dans ces forêts dont l'ombre est éternelle ,
«
J'ai trouvé le silence , et jamais le repos.
Par les sombres détours d'une route inconnue
J'arrive sur ces monts qui divisent la nue :
De quel étonnement tous mes sens sont frappés !
Quel calme! quels objets! quelle immense étendue!
La mer paraît sans borne à mes regards trompés,
Et dans l'azur des cieux est au loin confondue.
Le zéphir en ce lieu tempère les chaleurs ;
De l'aquilon par fois on y sent les rigueurs ;
Et tandis que l'hiver habite ces montagnes ,
Plus bas l'été brûlant dessèche les campagnes.
Le volcan dans sa course a dévoré ces champs ;
La pierre calcinée atteste son passage :
L'arbre y croît avec peine; et l'oiseau par ses chants
N'a jamais égayé ce lieu triste et sauvage.
Tout se tait, tout est mort; mourez, honteux soupirs,
Mourez , importuns souvenirs
Qui me retracez l'infidèle ,
Mourez , tunudtueux désirs ,
i
LIVRE IV. 7^
Ou soyez volages comme elle.
Ces bois ne peuvent me cacher ;
Ici même, avec tous ses charmes ,
L'ingrate encor me vient chercher ;
Et son nom fait couler des larmes
Que le temps aurait dû sécher.
O dieux ! 6 rendez-moi ma raison égarée ;
Arrachez de mon cœur cette image adorée ;
Eteignez cet amour qu'elle vient rallumer ,
Et qui remplit encor mon ame tout entière.
Ah ! l'on devrait cesser d'aimer
Au moment qu'on cesse de plaire.
Tandis qu'avec mes pleurs la plainte et les regrets
Coulent de mon ame attendrie ,
J'avance, et de nouveaux objets
Interrompent ma rêverie.
Je vois naître à mes pieds ces ruisseaux différens
Qui, changés tout-à-coup en rapides torrens ,
Traversent à grand bruit les ravines profondes ,
Roulent avec leurs flots le ravage et l'horreur ,
Fondent sur le rivage, et vont avec fureur
Dans l'Océan troublé précipiter leurs ondes.
Je vois des rocs noircis, dont le front orgueilleux
S'élève et va frapper les cieux.
Le Temps a gravé sur leurs cimes
L'empreinte de la vétusté.
74 ÉLÉGIES.
Mon œil rapidement porté
De torrens en torrens, d'abîmes en abîmes ,
S'arrête épouvanté.
O nature! qu'ici je ressens ton empire!
J'aime de ce désert la sauvage âpreté ;
De tes travaux hardis j'aime la majesté ;
Oui, ton horreur me plaît, je frissonne et j'admire.
Dans ce séjour tranquille , aux regards des humains
Que ne puis-je cacher le reste de ma vie !
Que ne puis-jc du moins y laisser mes chagrins î
Je venais oublier l'ingrate qui m'oublie ,
Et ma bouche indiscrète a prononcé son nom ;
Je l'ai redit cent fois, et l'écho solitaire
De ma voix douloureuse a prolongé le son ;
Ma main l'a gravé sur la pierre;
Au mien il est entrelacé.
Un jour le voyageur, sous la mousse légère ,
De ces noms connus à Cythère
Verra quelque reste effacé.
Soudain il s'écrira : Son amour fut extrême ,
11 chanta sa maîtresse au fond de ces déserts.
Pleurons sur ses malheurs , et relisons les vers
Qu'il soupira dans ce lieu même.
LIVRE ly. 75
VIL
Il faut tout perdre, il faut vous obéir.
Je vous les rends ces lettres indiscrètes ,
De votre cœur ëloquens interprètes ,
Et que le mien eût voulu retenir ;
Je vous les rends. Vos yeux à chaque page
Reconnaîtront l'amour et son langage ,
Nos doux projets, vos sermens oubliés ,
Et tous mes droits par vous sacrifiés.
C'était trop peu, cruelle Eléonore,
De m'arracher ces traces d'un amour
Payé par moi d'un éternel retour;
Vous ordonnez que je vous rende encore^
Ces traits chéris dont l'aspect enchanteur
Adoucissait et trompait ma douleur.
Pourquoi chercher une excuse inutile,
En reprenant ces gages adorés
Qu'aux plus grands biens j'ai toujours préférés ?
De vos rigueurs le prétexte est futile.
Non , la prudence et le devoir jaloux
N'exigent pas ce double sacrifice.
Mais ces écrits qu'un sentiment propice
Vous inspira dans des momens plus doux ,
Mais ce portrait, ce prix de ma constance,
7^ ÉLÉGIES.
Que sur mon cœur attacha votre main ,
En le trompant, consolaient mon chagrin :
Et vous craignez d'adoucir ma souffrance ;
Et vous voulez que mes yeux désormais
Ne puissent plus s'ouvrir sur vos attraits ;
Et vous voulez , pour combler ma disgrâce,
De mon bonheur m'oter jusqu'à la trace.
Ah! j'obéis, je vous rends vos bienfaits.
Un seul me reste, il me reste à jamais.
Oui, malgré vous , qui causez ma faiblesse,
Oui , malgré moi , ce cœur infortuné
Retient encore et gardera sans cesse
Le fol amour que vous m'avez donné.
LIVRE IV. 77
VIIT.
Aimer est un destin charmant;
C'est un bonheur qui nous enivre ,
Et qui produit l'enchantement.
Avoir aimé , c'est ne pkis vivre ;
Hélas ! c'est avoir acheté
Cette accablante vérité ,
Que les sermens sont un mensonge,
Que l'Amour trompe tôt ou tard >
Que l'innocence n'est qu'un art ,
Et que le bonheur n'est qu'un songe.
78 ÉLÉGIES.
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IX.
Toi , qu importune ma présence ,
A tes nouveaux plaisirs je laisse un libre cours;
Je ne troublerai plus tes nouvelles amours ;
Je remets à ton cœur le soin de ma vengeance.
Ne crois pas m'oublier; tout t'accuse en ces lieux;
Ils savent tessermens, ils sont pleins de mes feux,
Ils sont pleins de ton inconstance.
Là , je te vis pour mon malheur :
Belle de ta seule candeur ,
Tu semblais une fleur nouvelle,
Qui , loin du zéphir corrupteur ,
Sous l'ombrage qui la recèle
S'épanouit avec lenteur.
C'est ici qu'un sourire approuva ma tendresse ;
Plus loin, quand le trépas menaçait ta jeunesse,
Je promis à l'Amour, de te suivre au tombeau.
Ta pudeur, en ce lieu, se montra moins farouche.
Et le premier baiser fut donné par ta bouche ;
Des jours de mon bonheur ce jour fut le plus beau.
Ici , je bravai la colère
D'un père indigné contre moi ;
Renonçant à tout sur la terre ,
Je jurai de n'être qu'a toi.
I
LIVRE IV, ' 'jcy
Dans cette alcôve obscure... ô touchantes alarmes!
O transports! 6 langueur qui fait couler mes larmes!
Oubli de l'univers! ivresse de l'amour!
O plaisirs passes sans retour!
De ces premiers plaisirs l'image séduisante
Incessamment te poursuivra;
Et, loin de l'effacer, le temps l'embellira.
Toujours plus pure et plus touchante
Elle empoisonnera ton coupable bonheur ,
Et punira tes sens du crime de ton cœur : -
Oui, tes yeux prévenue me reverront encore,
Non plus comme un amant tremblant à tes genoux,
Qui se plaint sans aigreur, menace sans courroux ,
Qui te pardonne et qui t'adore ;
Mais comme un amant irrite.
Comme un amant jaloux qui tourmente le crime,
Qui ne pardonne plus, qui poursuit sa victime.
Et punit l'infidélité.
Par-tout je te suivrai, dans l'enceinte des villes.
Au milieu des plaisirs, sous les forêts tranquilles,
Dans l'ombre de la nuit, dans les bras d'un rival.
Mon nom de tes remords deviendra le signal.
Eloigné pour jamais de cette île odieuse ,
J'apprendrai ton destin , je saurai ta douleur ;
Je dirai : Qu'elle soit heureuse !
Et ce vœu ne pourra te donner le bonheur.
8o
ELEGIES.
Par cet air de sérénité ,
Par cet enjoûment affecté ,
D'autres seront trompés peut-être ,
Mais mon cœur vous devine mieux ;
Et vous n'abusez point des yeux
Accoutumés à vous connaître.
L'esprit vole à votre secours,
Et, malgré vos soins, son adresse
Ne peut égayer vos discours ;
Vous souriez, mais c'est toujours
Le sourire de la tristesse.
Vous cachez en vain vos douleurs ;
Vos soupirs se font un passage ;
Les roses de votre visage
Ont perdu leurs vives couleurs ;
Déjà vous négligez vos charmes,
Ma voix fait naître vos alarmes ,
Vous abrégez nos entretiens ,
Et vos yeux noyés dans les larmes
Evitent constamment les miens.
Ainsi donc mes peines cruelles
Vont s'augmenter de vos chagrins !
Malgré les dieux et les humains,
LIVRE IV. 8i
Je le vois, nos cœurs sont fidèles.
Objet du plus parfait amour ,
Unique charme de ma vie ,
O maîtresse toujours chérie ,
Faut-il te perdre sans retour !
Ah ! faut-il que ton inconstance
Ne te donne que des tourmens!
Si du plus tendre des amans
La prière a quelque puissance,
Trahis mieux tes premiers sermens ;
Que ton cœur me plaigne et m'oublie.
Permets à de nouveaux plaisirs
D'effacer les vains souvenirs
Qui causent ta mélancolie.
J'ai bien assez de mes malheurs.
J'ai pu supporter tes rigueurs,
Ton inconstance , tes froideurs ,
Et tout le poids de ma tristesse ;
Mais je succombe , et ma tendresse
Ne peut soutenir tes douleurs.
8a ÉLÉGIES.
XL
Que le bonheur arrive lentement !
Que le bonheur s'éloigne avec vitesse!
Durant le cours de ma triste jeunesse ,
Si j'ai vécu , ce ne fut qu'un moment.
Je suis puni de ce moment d'ivresse.
L'espoir qui trompe a toujours sa douceur ,
Et dans nos maux du moins il nous console ;
Mais loin de moi l'illusion s'envole ,
Et l'espérance est morte dans mon cœur.
Ce cœur, hélas! que le chagrin dévore,
Ce cœur malade et surchargé d'ennui
Dans le passé veut ressaisir encore
De son bonheur la fugitive aurore,
Et tous les biens qu'il n'a plus aujourd'hui ;
Mais du présent l'image trop fidèle
Me suit toujours dans ces rêves trompeurs ,
Et sans pitié la vérité cruelle
Vient m'avertir de répandre des pleurs.
J'ai tout perdu ; délire , jouissance ,
Transports brûlans , paisible volupté ,
Douces erreurs , consolante espérance ,
J'ai tout perdu ; l'amour seul est resté.
LIVRE IV. 83
XII.
Calme des sens, paisible Indifférence ,
Léger sommeil d'un cœur tranquillisé ,
Descends du ciel ; éprouve ta puissance
Sur un amant trop long-temps abusé.
Mène avec toi l'heureuse Insouciance ,
Les plaisirs purs qu'autrefois j'ai connus ,
Et le repos que je ne trouve plus ;
Mène sur-tout l'Amitié consolante
Qui s'enfuyait à l'aspect des Amours ,
Et des beaux-arts la famille brillante ,
Et la raison que je craignais toujours.
Des passions j'ai trop senti l'ivresse ;
Porte la paix dans le fond de mon cœur :
Ton air serein ressemble à la sagesse ,
Et ton repos est presque le bonheur*
Il est donc vrai, l'amour n'est qu'un délire !
Le mien fut long ; mais enfin je respire ,
Je vais renaître ; et mes chagrins passés ,
Mon fol amour, les pleurs que j'ai versés ,
Seront pour moi comme un songe pénible
Et douloureux à nos sens éperdus ,
Mais qui, suivi d'un réveil plus paisible ,
Nous laisse à peine un souvenir confus.
84
ELEGIES.
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xni.
Il est temps , mon Éléonore ,
De mettre un terme à nos erreurs,
Il est temps d'arrêter les pleurs
Que l'amour nous dérobe encore.
Il disparaît l'âge si doux ,
L'âge brillant de la folie ;
Lorsque tout change autour de nous ,
Changeons , 6 mon unique amie !
D'un bonheur qui fuit sans retour
Cessons de rappeler l'image ;
Et des pertes du tendre Amour
Que l'Amitié nous dédommage.
Je quitte enfin ces tristes lieux
Où me ramena l'espérance ,
Et l'Océan entre nous deux
Va mettre un intervalle immense.
11 faut même qu'à mes adieux
Succède une éternelle absence ;
Le devoir m'en fait une loi.
Sur mon destin sois plus tranquille ,
Mon nom passera jusqu'à toi :
Quel que soit mon nouvel asilo,
LIVRE IV. 85
Le tien parviendra jnsqu'à moi.
Trop heureux , si tu vis heureuse î
A cette absence douloureuse
Mon cœur pourra s'accoutumer.
Mais ton image va me suivre ;
Et si je cesse de t'aimer ,
Crois que j'aurai cesse de vivre.
86 ELEGIES.
XIV.
Cesse de in'affliger, importune Amitié.
C'est en vain que tu me rappelles
Dans ce monde frivole où je suis oublié :
Ma raison se refuse à des erreurs nouvelles.
Oses-tu me parler d'amour et de plaisirs ?
Ai-je encor des projets , ai-je encor des désirs ?
Ne me console point : ma tristesse m'est chère ;
Laisse gémir en paix ma douleur solitaire.
Hélas ! cette injuste douleur
De tes soins en secret murmure ;
Elle aigrit même la douceur
De ce baume consolateur
Que tu verses sur ma blessure.
Du tronc qui nourrit sa vigueur
La branche une fois détachée
Ne reprend jamais sa fraîcheur ;
Et l'on arrose en vain la fleur ,
Quand la racine est desséchée.
De mes jours le fil est usé ,
Le chagrin dévorant a flétri ma jeunesse ,
Je suis mort au plaisir , et mort à la tendresse.
Hélas ! j'ai trop aimé ; dans mon cœur épuisé
Le sentiment ne peut renaître.
LIVRE IV. 87
Non, non ; vous avez fui pour ne plus reparaître,
Première illusion de mes premiers beaux jours ,
Céleste enchantement des premières amours ,
O fraîcheur du plaisir ! ô volupté suprême !
Je vous connus jadis , et dans ma douce erreur ,
J'osai croire que le bonheur
Durait autant que l'amour même.
Mais le bonheur fut court, et l'amour me trompait.
L'amour n'est plus , l'amour est éteint pour la vie ;
Il laisse un vide affreux dans mon ame affaiblie ;
Et la place qu'il occupait
Ne peut être jamais remplie.
FIJV DES ELEGIES.
LA JOURNÉE
CHAMPÊTRE.
IW
LA JOURNEE
CHAMPÊTRE.
Un m'a conté qu'autrefois dans Palerme ,
Ville où l'Amour eut toujours des autels ,
L'amitié sut d'un nœud durable et ferme
Unir entre eux quatre jeunes mortels.
Egalité de biens et de naissance ,
Conformité d'humeur et de penchans ,
Tout s'y trouvait; l'habitude et le temps
De ces liens assuraient la puissance.
L'aîné d'entrê^eux ne comptait i)as vingt ans:
C'était Volmon , de qui l'air doux et sage
Montrait un cœur naïf et sans détour ,
Et qui jamais des erreurs du bel âge
N'avait connu que celles de l'amour.
Loin du fracas et d'un monde frivole,
Dans un réduit préparé de leurs mains,
Nos jeunes gens venaient tous les matins
De l'amitié tenir la douce école.
Ovide un jour occupait leurs loisirs.
Florval lisait d'une voix attendrie
Ces vers touchans où l'amant de Julie
De l'âge d'or a chanté les plaisirs.
92 LA JOURNÉE
« Cet âge heureux ne serait-il qu'un songe?»
Reprit Talcis , quand Florvaicut fini.
«N'en doutez point, lui répondit Volny ;
Tant de bonheur est toujours un mensonge. »
FLORVAL.
Et pourquoi donc ? toute l'antiquité ,
Plus près que nous de cet âge vanté,
En a transmis et pleuré la mémoire.
VOLWY.
L'antiquité ment un peu, comme on sait;
Il faut plutôt l'admirer que la croire.
Ouvre les yeux , vois fliomme ; et ce qu il est
De ce qu il fut te donnera l'histoire.
TALCIS.
L'enfant qui plut par ses jeunes attraits
A soixante ans conserve- t-il ses traits ?
L'homme a vieilli; sans doute en son enfance
Il ne fut point ce qu'il est aujourd'hui.
Si l'univers a jamais pris naissance.
Ces jours si beaux ont dû naître avec lui.
VOLNY.
Rien ne vieillit...»
Volmon alors se lève :
« Mes chers amis', tous trois vous parlez d'or ;
Mais je prétends qu'il vaudrait mieux encor
Réaliser entre nous ce beau rêve.
Loin de Palerme, à l'ombre des vergers ,
CHAMPÊTRE. 9^
Pour un seul jour devenons tous bergers.
Mais gardons-nous d'oublier nos bergères.
De l'innocence elles ont tous les goûts :
Parons leurs mains de houlettes légères ;
L'amour champêtre est, dit-on, le plus doux.»
Avec transport cette offre est écoutée ;
On la répète , et chacun d'applaudir :
Laure et Zulmis voudraient déjà partir ,
Églé sourit, Nais est enchantée;
On fixe un jour; et ce jour attendu
Commence à peine , on part, on est rendu.
Sur le penchant d'une haute montagne
La main du Goût construisit un château ,
D'où l'œil au loin se perd dans la campagne.
De ses côtés part un double coteau.
L'un est couvert d'un antique feuillage
Que la cognée a toujours respecté ;
Du voyageur il est peu fréquenté.
Et n'offre aux yeux qu'une beauté sauvage.
L'autre présente un tableau plus riant :
L'épi jaunit ; Zéphire en s'égayant
Aime à glisser sur la moisson dorée ;
Et tout auprès la grappe colorée
Fait succomber le rameau chancelant.
Ces deux coteaux , arrondis en ovale ,
Forment au loin un vallon spacieux,
94 LA JOURNÉE
Dont la nature, admirable en ses jeux,
A bigarré la surface inégale.
Ici s'élève un groupe d'orangers
Dont les fruits d'or pendent sur des fontaines ;
Plus loin fleurit , sous l'abri des vieux chênes ,
Le noisetier si chéri des bergers ;
A quelques pas se forme Une éminence ,
D'où le pasteur appelle son troupeau ;
De là son œil suit avec complaisance
Tous les détours d'un paisible ruisseau :
En serpentant, il baigne la prairie ,
Il fuit , revient dans la plaine fleurie
Oii tour-à-tour il murmure et se tait ,
Se rétrécit et coule avec vitesse ,
Puis s'élargit et reprend sa paresse, *
Pour faire encor le chemin qu'il a fait :
Mais un rocher barre son onde pure ;
Triste, il paraît étranger dans ces lieux;
Son ombre au loin s'étend sur la verdure ,
Et l'herbe croît sur son front sourcilleux.
L'onde, à ses pieds, revient sur elle-même.
Ouvre deux bras pour baigner ses contours ,
S'unit encore , et dans ces champs qu'elle aime
Va sous les fleurs recommencer son cours.
Voilà l'asile oîi la troupe amoureuse
Vient accomplir le projet de Volmon.
CHAMPÊTRE. gS
Là n'entrent point l'ëtiquette orgueilleuse ,
Et les ennuis attachés au bon ton.
La liberté doit régner au village.
Un jupon court, parsemé de feuillage ,
A remplacé Tenflure des paniers;
Le pied mignon sort des riches souliers
Pour mieux fouler la verdure fleurie;
La robe tombe et la jambe arrondie
A l'œil charmé se découvre à moitié ;
De la toilette on renverse l'ouvrage ;
Dans sa longueur le chignon déployé
Flotte affranchi de son triste esclavage ;
La propreté succède aux ornemens ;
Du corps étroit on a brisé la chaîne ,
Le sein se gonfle et s'arrondit sans peine ^
Dans un corset noué par les amans;
Le front , caché sous un chapeau de roses,
Ne soutient plus le poids des diamans ;
La beauté gagne à ces métamorphoses ;
Et nos amis, dans leur fidélité,
Du changement goûtent la volupté.
Dans la vallée on descend au plus vite ,
Et des témoins on fuit l'œil indiscret;
La liberté , l'amour et le secret ,
De nos bergers forment toute la suite.
Déjà du ciel l'azur était voilé ,
96 LA JOURNÉE
Déjà la Nuit de son char étoile
Sur ces beaux lieux laissait tomber son ombre ;
D'un pied léger on franchit le coteau ,
Et ces chansons vont réveiller l'écho
Qui repos^iit dans la caverne sombre:
« Couvre le muet univers ,
Parais, Nuit propice et tranquille,
Et fais tomber sur cet asile
La paix qui règne dans les airs.
«. Ton sceptre impose à là nature
Un silence majestueux ;
On n'entend plus que le murmurie
Du ruisseau qui coule en ces lieux.
« Sois désormais moins diligente ,
Belle avant-courrière du jour;
La Volupté douce et tremblante
Fuit et se cache à ton retour.
« Tu viens dissiper les mensonges
Qui berçaient les tristes mortels ;
Et la foule des jolis songes
S'enfuit devant les maux réels.
« Pour nous , réveillons-nous sans cesse ,
CHA.MPÊTRE. 97
Et sacrifions à Venus.
Il vient un temps , 6 ma maîtresse ,
Où l'on ne se reveille plus. »
Le long du bois , quatre toits de feuillage
Sont élevés sur les bords du ruisseau ;
Et le sommeil , qui se plaît au village ,
N'oublia point cet asile nouveau.
L'ombre s'enfuit; l'amante de Céphale
De la lumière annonçait le retour,
Et, s'appuyant sur les portes du jour,
Laissait tomber le rubis et l'opale.
Les habitans des paisibles hameaux
Se répandaient au loin dans la campagne ;
La cornemuse éveillait les troupeaux ;
En bondissant les folâtres agneaux
Allaient blanchir le flanc de la montagne ;
De mille oiseaux le ramage éclatant
De ce beau jour saluait la naissance.
Volmon se lève , et Zulmis le devance :
Leurs yeux charmés avec étonnement
A son réveil contemplent la nature.
Ce doux spectacle était nouveau pour eux ;
Et des cités habitans paresseux ,
Ils s'étonnaient de fouler la verdure,
A l'instant même oîi tant d'êtres oisifs ,
Pour échapper à l'ennui qui les presse ,
7
98 LA JOURINÉE
Sur des carreaux dresses par la mollesse
Cherchent en vain quelques pavots tardifs.
Reine un moment, déjà la jeune Aurore
Abandonnait l'horizon moins vermeil ;
V^olny soupire, et détourne sur Laure
Des yeux chargés d'amour et de sommeil.
A ses côtés la belle demi-nue
Dormait encore ; une jambe étendue
Semble chercher l'aisance et la fraîcheur ,
Et laisse voir ces charmes dont la vue
Est pour l'amant la dernière faveur.
Sur une main sa tête se repose ;
L'autre s'alonge, et, pendant hors du lit ,
A chaque doigt fait descendre une rose.
Sa bouche encore et s'entrouvre et sourit.
Mais tout-à-coup son paisible visage
S'est coloré d'un vermillon brillant.
Sans doute alors un songe caressant
Des voluptés lui retraçait l'image.
Volny , qui voit son sourire naissant ,
Parmi les fleurs qui parfument sa couche
Prend une rose , et près d'elle à genoux ,
Avec lenteur la passe sur sa bouche ,
En y joignant le baiser le plus doux.
Pour consacrer la nouvelle journée ,
CHAMPETRE. 99
On dut choisir un cantique à l'Amour.
Il exauça l'oraison fortunée,
Et descendit dans ce riant séjour.
Voici les vers qu'on chantait tour-à-tour :
« Divinités que je regrette ,
Hâtez-vous d'animer ces lieux.
Etres charmans et fabuleux ,
Sans vous la nature est muette.
« Jeune épouse du vieux Tithon ,
Pleure sur la rose naissante ;
Echo, redeviens une- amante;
Soleil, sois encore Apollon.
« Tendre lo , paissez la verdure ,
Naïades , habitez ces eaux,
Et de ces modestes ruisseaux
Ennoblissez la source pure.
« Nymphes, courez au fond des bois,
Et craignez les feux du Satyre.
Que Philomèle une autre fois.
A Progné conte son martyre.
« Renaissez , Amours ingénus ;
Reviens, volage époux de Flore;
o LA JQURNÉE
Ressuscitez, Grâces, Vénus;
Sur des payens régnez encore.
« C'est aux champs que l'Amour naquit;
L'Amour se déplaît à la ville.
Un bocage fut son asile,
Un gazon fut son premier lit;
Et les bergers et les bergères
Accoururent à son berceau ;
Ij'azur des cieux devint plus beau ;
Les vents de leurs ailes légères
Osaient à peine raser l'eau ;
Tout se taisait, jusqu'à Zéphire;
Et dans ce moment enchanteur,
La nature sembla sourire.
Et rendre hommage à son auteur. »
Zulmis alors ouvre la bergerie ,
Et le troupeau qui s'échappe soudain
Co\irt deux à deux sur l'herbe rajeunie.
Volmon le suit, la houlette à la main.
Un peu plus loin , Florval et son amante
Gardent aussi les dociles moutons.
Ils souriaient, quand leur bouche ignorante
Sur le pipeau cherchait en vain des sons.
Dans un verger planté par la nature.
Où tous les fruits mûrissent sans culture ,
La jeune Eglé porte déjà ses pas.
CHAMPÊTRE. loi
Quand les rameaux s'éloignent de ses bras ,
L'heureux Talcis Fenlève avec mollesse ;
Il la soutient , et ses doigts délicats
Vont dégarnir la branche qu elle abaisse.
A d'autres soins Volny s'est arrêté :
Entre ses mains le lait coule et ruisselle,
Et près de lui son amante fidèle
Durcit ce lait en fromage apprêté.
Aimables soins! travaux doux et faciles 1
Vous occupez en donnant le repos ;
Bien différens du tumulte des villes,
Où les plaisirs deviennent des travaux.
Le dieu du jour , poursuivant sa carrière ,
Règne en tyran sur l'univers soumis.
Son char de feu brûle autant qu'il éclaire,
Et ses rayons , en faisceaux réunis ,
D'un pôle à l'autre embrasent l'hémisphère.
Heureux alors, heureux le voyageur
Qui sur sa route aperçoit un bocage
Où le Zéphir , soupirant la fraîcheur ,
Fait tressaillir le mobile feuillage !
Un bassin pur s'étendait sous l'ombrage :
Je vois tomber les jaloux vêtemens ,'
Qui, dénoués par la main des amans,
VOIS tomoer les jaloux vêtemens ,
li, dénoués parla main des amans
I02 LA JOURNÉE
Restent épars sur l'herbe du rivage.
Un voile seul s'ëtend sur les appas :
Mais il les couvre et ne les cache pas.
Des vêtemens tel fut jadis l'usage.
Laure et Talcis , en dépit des chaleurs ,
A la prairie ont dérobé ses fleurs,
Et du bassin ils couvrent la surface.
L'onde gémit ; tous les bras dépouillés
Glissent déjà sur les flots émaillés,
Et le nageur laisse après lui sa trace.
En vain mes vers voudraient peindre leurs jeux.
Bientôt du corps la toile obéissante
Suit la rondeur et les contours moelleux.
L'amant sourit et dévore des yeux
De mille attraits la forme séduisante.
Lorsque Zulmis s'élança hors du bain ,
L'heureux Volmon l'essuya de sa main.
Qu'avec douceur cette main téméraire
Se promenait sur la jeune bergère ,
Qui la laissa recommencer trois fois !
Qu'avec transport il pressait sous ses doigts
Et la rondeur d'une cuisse d'ivoire ,
Et ce beau sein dont le bouton naissant
Cherche à percer le voile transparent !
Ce doux travail fut long, comme on peut croire ;
Mais il finit : bientôt de toutes parts
La modestie élève des remparts
4
CHAMPETRE. io3
Entre ramante et l'amant qui soupire.
Volmon les voit , et je l'entends maudire
Cet art heureux de cacher la laideur,
Qu'on décora du beau nom de pudeur.
Volny s'avance; et prenant la parole :
« Par la chaleur retenus dans ces lieux ,
Trompons du moins le temps par quelques jeux,
Par des récits , par un conte frivole.
« On sait qu'Hercule aima le jeune Hylas.
Dans ses travaux, dans ses courses pénibles,
Ce bel enfant suivait toujours ses pas ;
Il le prenait dans ses mains invincibles ;
Ses yeux alors se montraient moins terribles ,
Le fer cruel ne couvrait plus son bras ,
Et l'univers, et Vénus et la gloire,
Etaient déjà bien loin de sa mémoire.
Tous deux un jour arrivent dans un bois
Où la chaleur ne pouvait s'introduire.
En attendant le retour de Zéphire,
Le voyageur y dormait quelquefois.
Notre héros sur l'herbe fleurissante
Laisse tomber son armure pesante ,
Et puis s'alonge et respire le frais ,
Tandis qu'Hylas d'une main diligente
D'un dîné simple ayant fait les apprêts ,
io4 LA JOURNÉE
Dans le vallon qui s'étendait auprès
S'en va puiser une eau rafraîchissante.
Il voit de loin un bosquet d'orangers ,
Et d'une source il entend le murmure;
Il court , il vole où cette source pure
Dans un bassin conduit ses flots légers.
De ce bassin les jeunes souveraines
Quittaient alors leurs grottes souterraines ;
Sur le cristal leurs membres déployés
S'entrelaçaient et jouaient avec grâce ;
Ils fendaient l'onde, et leurs jeux variés
Sans la troubler agitaient la surface.
Hylas arrive , une cruche à la main ,
Ne songeant guère aux Nymphes qui l'admirent ;
Il s'agenouille, il la plonge, et soudain
Au fond des eaux les Naïades l'attirent.
Sous un beau ciel , lorsque la nuit paraît ,
Avez -vous vu l'étoile étincelante
Se détacher de sa voûte brillante ,
Et dans les flots s'élancer comme un trait ?
Dans un verger, sur la fin de l'automne.
Avez -vous vu le fruit , dès qu'il mûrit ,
Quitter la branche où long-temps il pendit,
Pour se plonger dans l'onde qui bouillonne ?
Soudain il part, et l'œil en vain le suit.
Tel disparaît le favori d'Alcide.
Entre leurs bras les Nymphes l'ont reçu;
I
CHAMPÊTRE. io5
Et réchauffant sur leur sein demi-nu ,
L'ont fait entrer dans le palais humide.
Bientôt Hercule, inquiet et troublé,
Accuse Hylas dans son impatience;
Il craint , il tremble , et son cœur désolé
Connaît alors le chagrin de l'absence.
Il se relève , il appelle trois fois ,
Et par trois fois , comme un souffle insensible ,
Du sein des flots sort une faible voix.
Il rentre et court dans la forêt paisible ,
Il cherche Hylas ; ô tourment du désir !
Le jour déjà commençait à s'enfuir;
Son ame alors s'ouvre toute à la rage ,
La terre au loin retentit sous ses pas.
Des pleurs brûlans sillonnent son visage ,
Terrible , il crie : « Hylas ! Hylas ! Hylas ! »
Du fond des bois Echo répond ; Hylas !
Et cependant les folâtres déesses
Sur leurs genoux tenaient l'aimable enfant ,
Lui prodiguaient les plus douces caresses ,
Et rassuraient son cœur toujours tremblant. »
Volny se tut ; les naïves bergères
Ecoutaient bien, mais ne comprenaient guères.
L'antiquité , si charmante d'ailleurs ,
Dans ses plaisirs n'était pas scrupuleuse,
De ses amours la peinture odieuse
io6 LA JOURNÉE
Dépare un peu ses écrits enchanteurs.
Lorsque ennuyé des baisers de sa belle ,
Anacréon, dans son égarement,
Porte à Bathyle un encens fait pour elle ,
Sa voix afflige et n'a rien de touchant.
Combien de fois , vif et léger Catulle ,
En vous lisant je rougissais pour vous !
Combien de fois , voluptueux Tibulle ,
J'ai repoussé dans mes justes dégoûts
Ces vers heureux qui devenaient moins doux !
Et vous encore , 6 modeste Virgile !
Votre ame simple, et naïve, et tranquille,
A donc connu la fureur de ces goûts ?
Pour Cupidon quand vous quittez les Grâces ,
Cessez vos chants , et rougissez du moins.
On suit encor vos leçons efficaces ;
Mais , pour les suivre , on prend de justes soins ,
Et Ton se cache en marchant sur vos traces.
Vous m'entendez , prêtresses de Lesbos ,
Vous, de Sapho disciples renaissantes?
Ah ! croyez-moi , retournez à Paphos ,
Et choisissez des erreurs plus touchantes.
De votre cœur écoutez mieux la voix ,
Ne cherchez point des voluptés nouvelles.
Malgré vos vœux la nature a ses lois ,
Et c'est pour nous que sa main vous fit belles.
CHAMPÊTRE. 107
Mais revenons à nos premiers plaisirs ,
Tournons les yeux sur la troupe amoureuse
Qui dans un bois, refuge des zéphirs,
Et qu'arrosait une onde paresseuse ,
Vient d'apprêter le rustique repas.
La propreté veillait sur tous les plats.
La jeune Flore , avec ses doigts de rose,
Avait de fleurs tapisse le gazon:
Le dieu du vin dans le ruisseau dépose
Ce doux nectar qui trouble la raison ;
A son aspect l'appétit se réveille ;
Le fruit paraît ; de feuilles couronné ,
En pyramide il remplit la corbeille ;
Et dans l'osier le lait emprisonné
I Blanchit auprès de la pêche vermeille.
De ce repas on bannit avec soin
Les froids bons mots toujours prévus de loin ,
Les longs détails de l'intrigue nouvelle ,
Les calembourgs si goûtés dans Paris ,
Des complimens la routine éternelle ,
Et les fadeurs et les demi-souris.
La liberté n'y voulut introduire
Que les plaisirs en usage à Paphos ;
Le sentiment dictait tous les propos ,
Et l'on riait sans projeter de rire.
On termina le festin par des chants.
[(,8 LA JOURNÉE
La voix d'Églé, molle et voluptueuse,
Fit retentir ses timides accens ;
Et les soupirs de la flûte amoureuse , ^
Mêles aux siens, paraissaient plus touchans.
L'eau qui fuyait, pour la voir et l'entendre
Comme autrefois n'arrêta point son cours ;
Le chêne altier n'en devint pas plus tendre ,
Et les rochers n'en étaient pas moins sourds ;
Rien ne changea : mais l'oreille attentive
Jusques au cœur transmettait tous ses sons;
En les peignant , sa voix douce et naïve
Faisait germer les tendres passions.
L'heureux Volny , placé vis-à-vis d'elle ,
Volny , charmé de sa grâce nouvelle ,
Et de ses chants fidèle admirateur ,
Applaudissait avec trop de chaleur.
Eglé se tait , Volny l'écoute encore ,
Et tient fixés ses regards attendris
Sur cette houche où voltigent les ris ,
Et d'oii sortait une voix si sonore.
Laure voit tout ; que ne voit point l'amour î
De cet oubli son ame est offensée ;
Et pour venger sa vanité blessée.
Elle prétend l'imiter à son tour.
Au seul ïalcis elle affecte de prendre
Un intérêt qu'elle ne prenait pas ;
Sa voix pour lui voulait devenir tendre ;
CHAMPÊTRE. 109
Ses yeux distraits voulaient suivre ses pas ;
Et quand Volny revint h sa maîtresse ,
Un froid accueil affligea sa tendresse.
Il nomme Laure , elle ne l'entend plus ;
Il veut parler , on lui répond à peine.
C'en est assez ; mille soupçons confus
Ont pénètre dans son ame incertaine.
Amans, amans, voilà votre portrait !
Un sort malin vous promène sans cesse
Des pleurs aux ris , des ris à la tristesse ;
Un rien vous choque, un rien vous satisfait;
Un rien détruit ce qu'un rien a fait naître ;
Tous vos plaisirs sont voisins d'un tourment ,
Et vos tourmens sont des plaisirs peut-être.
Ah ! l'on dit vrai, l'Amour n'est quun.enfant.
Volny rêvait , à sa douleur en proie ;
Et ses amis égayés par le vin
Remarquaient peu son trouble et son chagrin.
Pour modérer les excès de leur joie,
Zulmis s'assied , et leur fait ce récit ;
Amour dictait. Amour me l'a redit:
« Dans ces beaux lieux où paisible et fidèle
L'heureux Ladon coule parmi les fleurs ,
Du dieu de Gnide une jeune immortelle
Fuyait, dit-on , les trompeuses douceurs ;
iio LA JOURNÉE
C'était Syrinx. Pan soupira près d'elle ,
Et pour ses soins n'obtint que des rigueurs.
Au bord du fleuve, un jour que l'inhumaine
Se promenait au milieu de ses sœurs ,
Pan l'aperçoit, et vole dans la plaine,
Bien résolu d'arracher ces faveurs
Que l'amour donne et ne veut pas qu'on prenne.
A cet aspect, tremblant pour ses appas ,
La Nymphe fuit , et ses pieds délicats ,
Sans la blesser, glissent sur la verdure.
Déjà la fleur qui formait sa parure
Tombe du front qu'elle crut embellir;
Et balancés sur l'aile du Zépliir
Ses longs cheveux flottent à l'aventure.
Tremblez , Syrinx : vos charmes demi-nus
Vont se faner sous une main profane ,
Et vous allez des autels de Diane
Passer enfin aux autels de Vénus.
« Dieu de ces bords , sauve-moi d'un outrage ! »
Elle avait dit; sur l'humide rivage
Son pied léger s'arrête et ne fuit plus ;
Au fond des eaux l'un et l'autre se plongent;
Sa voix expire ; et dans l'air étendus
Déjà ses bras en feuilles se prolongent;
Son sein caché sous un voile nouveau
Palpite encore en changeant de nature ;
Ses cheveux noirs se couvrent de verdure ;
1
CHAMPETRE. m
Et sur son corps qui s'effile en roseau
Les nœuds pareils, arrondis en anneau,
Des membres nus laissent voir la jointure.
Le dieu, saisi d'une soudaine horreur,
S'est arrêté. Sous la feuille tremblante
Ses yeux séduits et trompés par son cœur
Cherchent encor sa fugitive amante.
Mais tout-à-coup le Zéphire empressé
Vient se poser sur la tige naissante ,
Et par ses jeux le roseau balancé
Forme dans l'air une plainte mourante.
« Ah ! dit le dieu , ce soupir est pour moi ;
Trop tard , hélas ! son cœur devient sensible.
Nymphe chérie et toujours inflexible ,
J'aurai du moins ce qui reste de toi. »
Parlant ainsi , du roseau qu'il embrasse
Ses doigts tremblans détachent les tuyaux ;
Il les polit, et la cire tenace
Unit entre eux les différens morceaux.
Bientôt sept trous de largeur inégale
Des tons divers ont fixé l'intervalle.
Sa bouche alors s'y colle avec ardeur.
Des sons nouveaux l'heureuse mélodie ,
De ses soupirs imitant la douceur ,
Retentissait dans son ame attendrie.
« Reste adoré de ce que j'aimais tant,
S'écria-t-il , résonne dans ces plaines;
112 LA JOURNEE
Soir et matin tu rediras mes peines,
Et des amours tu seras l'instrument. »
« Je le vois trop , reprit la jeune Laure,
On ne saurait commander aux amours.
Apollon même , et tous ses beaux discours ,
Ne touchent point la Nymphe qu'il adore. »
— «Non, dit Florval , et sur le Pinde encore
Ses nourrissons, de lauriers couronnés.
Trouvent souvent de nouvelles Daphnës.
La vanité sourit à leur hommage ;
On leur prodigue un éloge flatteur ;
Mais rarement de l'amour de l'ouvrage
La beauté passe à l'amour de l'auteur.
Lorsque Sapho prenait sa lyre ,
Et lui confiait ses douleurs ,
Tous les yeux répandaient des pleurs,
Tous les cœurs sentaient son martyre.
Mais ses chants aimés d'Apollon ,
Ses chants heureux, pleins de sa flamme
Et du désordre de son ame.
Ne pouvaient attendrir Phaon.
Gallus, dont la muse touchante
Peignait si bien la volupté ,
Gallus n'en fut pas moins quitté ;
Et sa Lycoris inconstante
Suivit , en dépit des hivers ,
Un soldat robuste et sauvage
CHAMPÊTRE.
Qui faisait de moins jolis vers ,
Et n'en plaisait que mieux, je gage.
Pétrarque (à ce mot un soupir
Echappe à tous les cœurs sensibles) ,
Pétrarque , dont les chants flexibles
Inspiraient par-tout le plaisir,
N'inspira jamais rien à Laure ;
Elle fut sourde à ses accens.
Et Vaucluse répète encore
Sa plainte et ses gémissemens>
ii3
«Waller soupira pour sa belle
Les sons les plus mélodieux ;
Il parlait 1^ langue des dieux,
Et Sacharissa fut cruelle.
« Ainsi ces peintres enchanteurs ,
Qui des amours tiennent l'école,
De l'Amour qui fut leur idole
N'éprouvèrent que les rigueurs.
Mais leur voix touchante et sonore
S'est fait entendre à l'univers ;
Les Grâces ont appris leurs vers ,
Et Paphos les redit encore.
I^urs peines, leurs chagrins d'un jour
Laissent une longue mémoire ;
Et leur muse, en cherchant l'amour.
i/, LA JOURNÉE
A du moins rencontre la gloire. »
Florval ainsi critique les erreurs
Dont il ne peut garantir sa jeunesse;
Car trop souvent, aux rives du Permesse ,
Pour le laurier il néglige les fleurs.
De ces récits renchaînement paisible
Du triste amant redoublait le chagrin;
11 observait un silence pénible.
De sa maîtresse il se, rapproche enfin :
«Rassurez -vous, je vais par mon absence
Favoriser vos innocens projets.
— Il n'est plus temps d'éviter ma présence ;
J'ai pénétré vos sentimens secrets.
— ^Un autre plaît, et Laure est infidèle.
— A vos regards une autre est la plus belle.
— En lui parlant , vous avez soupiré.
— Vous l'écoutiez, et vous n'écoutiez qu'elle.
— Aimez en paix ce rival adoré.
— Soyez heureux dans votre amour nouvelle.
— Oubliez-moi. — Je vous imiterai. »
Volny s'éloigne , et pour cacher ses larmes
Du bois voisin il cherche l'épaisseur.
Laure en gémit ; les plus vives alarmes
Vont la punir d'un moment de rigueur.
La vanité se trouvant satisfaite ,
CHAMPÊTRE. iiS
Bientôt l'Amour parle en maître à son cœur :
Elle maudit sa colère indiscrète ,
S'accuse seule, et cache de sa main
Les pleurs naissans qui mouillent son beau sein.
Le regard morne et ûxé sur la terre ,
Volny déjà , seul avec son ennui ,
Etait entre dans la même chaumière
Que sa maîtresse habitait avec lui.
Faible , il s'assied sur ce lit de feuillage
Si bien connu par un plus doux usage.
Là tout-à-coup , au milieu des sanglots ,
Son cœur trop plein s'ouvre , et laisse un passage
A la douleur qui s'exhale en ces mots :
« Ah ! je lirais d'un œil sec et tranquille
De mon trépas l'arrêt inattendu ;
Mais je succombe à ce coup imprévu ,
Et sous son poids je demeure immobile.
Oui , pour jamais je renonce aux amours ,
A l'amitié cent fois plus criminelle,
Et dans un bois cachant mes tristes jours ,
Je haïrai ; la haine est moins cruelle. »
Tous ses amis entrent dans ce moment.
Le cœur rempli de crainte et d'espérance ,
Laure suivait; elle voit son amant,
Et dans ses bras soudain elle s'élance.
L'ingrat Volny , pressé de toutes parts ,
8*
ii6 LA JOURNÉE
Ne voulut point se retourner vers Laure;
Il savait trop qu'un seul de ses regards
Eût obtenu ce pardon qu'elle implore.
« Ah ! dans tes yeux mets au moins tes refus.
« — Je suis trahi , non , vous ne m'aimez plus. »
Sa main alors repousse cette amante
Qui d'un seul mot attendait son bonheur ;
Mais aussitôt condamnant sa rigueur ,
Il se retourne et la voit expirante.
A cet aspect, quelle fut sa douleur !
Il la saisit, dans ses bras il la presse,
Étend ses doigts pour réchauffer son cœur ,
Lui parle en vam , la nomme sa maîtresse,
Et de baisers la couvre avec ardeur.
De ces baisers l'amoureuse chaleur
Rappelle enfin la bergère à la vie ;
Elle renaît, et se voit dans ses bras.
Quel doux moment ! son ame trop ravie
Retourne encore aux portes du trépas ;
Mais son ami par de vives caresses
Lui rend encor l'usage de ses sens.
Qui peut compter leurs nouvelles promesses ,
Leurs doux regrets , leurs transports renaissans?
Chaque témoin en devient plus fidèle.
Églé sur-tout regardait son amant ,
Et soupirait après une querelle ,
Pour le plaisir du raccommodement.
CHAMPETRE. 117
La troupe sort , et chacun dans la plaine
S'en va tresser des guirlandes de fleurs.
Avec plus d'art mariant les couleurs,
Déjà Talcis avait fini la sienne,
Quand sa maîtresse , épiant le moment ,
D'entre ses doigts l'arrache adroitement ,
La jette au loin , sourit , et prend la fuite ;
Puis en arrière elle tourne des yeux
Qui lui disaient: Viens donc à ma poursuite.
Il la comprit , et n'en courait que mieux.
Mais un faux pas fit tomber la bergère ,
Et du zéphir le souffle téméraire
Vint dévoiler ce qu'on voile si bien.
On vit, Eglé !... mais non , l'on ne vit rien ;
Car ton amant, réparant toutes choses ,
Jeta sur toi des fleurs à pleines mains ,
Et dans l'instant tous ces charmes divins
Furent cachés sous un monceau de roses.
De ses deux bras le berger qui sourit
Entoure Eglé , pour mieux cacher sa honte ;
Et ce faux pas rappelle à son esprit
Ce récit court et qui n'est point un conte. -
« Symbole heureux de la candeur ,
Jadis plus modeste et moins belle ,
Du lis qui naissait auprès d'elle
La rose eut , dit-on , la blancheur.
ii8 LA JOURNÉE
Elle était alors sans épine ,
C'est un fait. Écoutez comment
Lui vint la ç ouleur purpurine ;
J'aurai conté dans un moment.
« Dans ce siècle de l'innocence
Où les dieux , un peu plus humains,
Regardaient avec complaisance
L'univers sortant de leurs mains ,
Où l'homme sans aucune étude
Savait tout ce qu'il faut savoir ,
Où l'amour était un devoir ,
Et le plaisir une habitude ,
Au temps où Saturne régna ,
Une belle, au matin de l'âge ,
Une seule , notez cela ,
Fut cruelle , malgré l'usage.
L'histoire ne dit pas pourquoi ;
Mais elle avait rêvé , je gage ,
Et crut après de bonne foi
Qu'être vierge c'est être sage.
Je ne veux point vous raconter
Par quel art l'enfant de Cythère
Conduisit la simple bergère
A ce pas si doux à sauter :
Dans une aventure amoureuse ,
Pour le conteur et pour l'amant
1
CHAMPÊTRE.
Toute préface est ennuyeuse ;
Venons bien vite au dénoûment.
Elle y vint donc , et la verdure
Reçut ses charmes faits au tour
Qu'avait arrondis la Nature
Exprès pour les doigts de l'Amour.
Alors une bouche brûlante
Effleure et rebaise à loisir
Ces appas voués au plaisir ,
Mais qu'une volupté naissante
N'avait jamais fait tressaillir.
La Pudeur voit , et prend la fuite ;
Le berger fait ce qu'il lui plaît ;
La bergère tout interdite
Ne conçoit rien à ce qu'il fait :
11 saisit sa timide proie ;
Elle redoute son bonheur ,
Et commence un cri de douleur •
Qui se termine en cri de joie.
« Cependant du gazon naissant
Que foulait le couple folâtre ,
Une rose était l'ornement :
Une goutte du plus beau sang
Rougit tout-à-coup son albâtre.
Dans un coin le fripon d'Amour
S'applaudissait de sa victoire ,
'9
120 LA JOURNÉE
Et voulant de cet heureux jour
Laisser parmi nous la mémoire :
« Conserve à jamais ta couleur , »
Dit-il à la rose nouvelle ;
« De tes sœurs deviens la plus belle ;
« D'Hëbé sois désormais la fleur ;
« Ne croîs qu'au mois où la nature
« Renaît au souffle du printemps ,
« Et d'une beauté de quinze ans
« Sois le symbole et la peinture.
« Ne te laisse donc plus cueillir
« Sans faire éprouver ton épine ;
« Et qu'en te voyant on devine
« Qu'il faut acheter le plaisir. »
« Ce récit n'est point mon ouvrage ^
Et mes yeux l'ont lu da^ns Paphos^
A mon dernier pèlerinage.
En apostille étaient ces mots :
« Tendres amans , si d'aventure
«Vous trouvez un bouton naissant j
« Cueillez ; le bouton en s'ouvrant
« Vous guérira de la piqûre. )>
Florval alors s'assied contre un ormeau.
Sur ses genoux ses deux mains rapprochées
Tiennent d'Eglé les paupières cachées ,
CHAMPÊTRE. ' 121
Et de son front portent le doux fardeau.
Tous à la fois entourent la bergère
Qui leur présente une main faite au tour ,
Et les invite à frapper tour-à-tour.
Nais approche et frappe la première ;
Pour mieux tromper, elle écarte les doigts ,
Et sur le coup fortement elle appuie.
La main d'albâtre en fut un peu rougie.
Eglé se tourne , examine trois fois ,
Et sur Volmon laisse tomber son choix.
« Ce n'est pas lui ; replacez-vous encore. »
Elle obéit, et soudain son amant
Avec deux doigts la touche obliquement.
«Oh! pour le coup, j'ai bien reconnu Laure.
« Vous vous trompez , » lui dit-on sur-le-champ j
Et l'on sourit de sa plainte naïve,
oe'jà Zulmis lève une main furtive ;
Mais le joueur , moins juste que galant,
Ouvre ses doigts, et permet à la belle
De l'entrevoir du coin de la prunelle
Cette fois donc Églé devine enfin.
L'autre à son tour prend la place , et soudain
Sur ses beaux doigts qui viennent de s'étendre
Est déposé le baiser le plus tendre.
« Oh ! c'est Volmon , je le reconnais là. »
Volmon se tut , mais son souris parla.
122 LA JOURNÉE
Sur le gazon la troupe dispersée
Goûtait le frais qui tombait des rameaux.
Volmon rêvait à des plaisirs nouveaux ,
Et ce discours dévoila sa pensée :
« L'histoire dit qu'à la cour de Cypris
On célébrait une fête annuelle ,
Où du baiser l'on disputait le prix.
On choisissait des belles la plus belle ,
Jeune toujours, et n'ayant point d'amant.
Devant l'autel sa main prêtait serment ;
Puis sous un dais de myrte et de feuillage
Des combattans elle animait l'ardeur ,
Et dans ses doigts elle tenait la fleur
Qui du succès devait être le gage.
Tous les rivaux , inquiets et jaloux ,
Formant des vœux , arrivaient à la file ;
Devant leur juge ils ployaient les genoux ;
Et chacun d'eux sur sa bouche docile
De ses baisers imprimait le plus doux.
Heureux celui dont la lèvre brûlante
Plus mollement avait su se poser !
Heureux celui dont le simple baiser
Du tendre juge avait fait une amante !
Soudain sur lui les regards se fixaient ,
Et tous peignaient le désir et l'envie ;
A ses cotés les fleurs tombaient en pluie ;
CHAMPÊTRE. i23
Les cris joyeux qui dans l'air s'élançaient
Le faisaient roi de l'amoureux empire ;
Son nom chéri , mille fois répété ,
De bouche en bouche était bientôt porté ,
Et chaque belle aimait à le redire.
Le lendemain, les filles à leur tour
Recommençaient le combat de la veille.
Que de baisers prodigués en ce jour !
L'heureux vainqueur sur sa bouche vermeille
De ces baisers comparait la douceur ;
Plusieurs d'entr eux surpassaient son attente ;
Ses yeux , remplis d'une flamme mourante ,
Laissaient alors deviner son bonheur ;
Ses sens noyés dans une longue ivresse
Sous le plaisir languissaient abattus :
Aussi le soir sa bouche avec mollesse
S'ouvrait encore , et ne se fermait plus.
Renouvelons la fête de Cythère ;
De nos baisers essayons le pouvoir ;
Dans l'art heureux de jouir et de plaire
On a toujours quelque chose à savoir. »
« Non , dit Églé , ce galant badinage
Ne convient plus dès qu'on a fait un choix ;
Le tendre amour ne veut point de partage ;
Et tout ou rien est une de ses lois. »
124 LA JOURNÉE
Zéphire alors commençant à renaître
Vient modérer les feux brûlans du jour ;
Chacun retourne à son travail champêtre ;
Disons plutôt à celui de l'amour.
Bois favorable , et qui jamais peut-être
N'avais prêté ton ombre à des heureux ,
Tu fus alors consacré par leurs jeux.
Couché sur l'herbe entre les bras de Laure,
Volny mourait et renaissait encore ;
Et sous ses doigts la pointe du couteau
Grava ces vers sur le plus bel ormeau :
« Vous qui venez dans ce bocage ,
A mes rameaux qui vont fleurir
Gardez-vous bien de faire outrage :
Respectez mon jeune feuillage ;
Il a protégé le plaisir. »
Un lit de fleurs s'étendait sous l'ombrage ;
Ce peu de mots en expliquait l'usage :
« Confident de mon ardeur ,
Bosquet , temple du bonheur ,
Sois toujours tranquille et sombre :
Et puisse souvent ton ombre
Cacher aux yeux des jaloux
Une maîtresse aussi belle ,
Un amant aussi fidèle ,
Et des plaisirs aussi doux ! »
CHAMPÊTRE. laS
De ses rayons précipitant le reste ,
Phébus touchait aux bornes de son cours ,
Et s'en allait dans le sein des Amours
Se consoler de la grandeur céleste ;
Son disque d'or qui rougit l'horizon
Ne se voit plus qu'à travers le feuillage ;
Et du coteau s'éloignant davantage ,
L'ombre s'alonge et court dans le vallon.
Enfin la troupe au château retournée
De la cité prend le chemin poudreux ;
Mais tous les ans elle vient dans ces lieux
Renouveler la champêtre journée.
ÉPILOGUE.
C'était ainsi que ma muse autrefois ,
Fuyant la ville et cherchant la nature ,
De l'âge d'or retraçait la peinture ,
Et s'égarait sous l'ombrage des bois.
Pour y chanter , je reprenais encore
Ce luth facile, oublié de nos jours,
Et qui jadis dans la main des Amours
Fit résonner le nom d'Éléonore.
Mon cœur naïf, mon cœur simple et trompé,
N'ayant alors que les goûts de l'enfance ,
A tous les cœurs prêtait son innocence :
Ce rêve heureux s'est bientôt dissipé.
196 LA JOURNÉE CHAMPÊTRE.
D'un doigt léger pour moi la Parque file
Depuis vingt ans de cinq autres suivis ;
La raison vient ; j'entrevois les ennuis
Qui sur ses pas arrivent à la file ;
Mes plus beaux jours sont donc évanouis !
Illusions, qui trompez la jeunesse,
Amours naïfs , transports , première ivresse ,
Ah ! revenez. Mais , hélas ! je vous perds :
Et sur le luth mes mains appesanties
Veulent en vain former de nouveaux airs.
Il n'est qu'un temps pour les douces folies ;
Il n'est qu'un temps pour les aimables vers.
i
ISNEL ET ASLÉGA
POÈME.
ISNEL ET ASLÉGA,
POÈME.
CHANT PREMIER.
JuE noble Égill, ce roi de riiarmonie,
Dont la valeur égala le génie ,
Long-temps pressé par de jeunes héros,
Cède à regret, et leur parle en ces mots :
Braves guerriers , qui poursuivez la gloire,
Pourquoi d'Égill troubler le long repos ,
Et l'inviter à des hymnes nouveaux ?
Des temps passéa le Scalde est la mémoire ;
Mais sous les ans je succombe , et ma voix
Ressemble au vent qui survit à l'orage ;
Son souffle à peine incline le feuillage ,
Et son murmure expire au fond des bois.
De vos aïeux , qu'admira mon enfance ,
Le souvenir occupe mon silence.
Plus fiers que vous , ils affrontaient les mers.
Leur pied foula ces rivages déserts.
9
i3o ISNEL ET ASLÉGA.
Levez les yeux ^ voyez sur ces collines
Ces murs détruits , ces pendantes ruines ,
Et ces tombeaux que la ronce a couverts.
Un seul , formé de pierres entassées ,
Fut par mes mains élevé : jour fatal !
Ami d'Égill, digne fils d'Ingisfal,
Sur toi toujours s'arrêtent mes pensées.
Vaillant Isnel , sous la tombe tu dors
Près d'Asléga; couple sensible et tendre,
Contre l'oubli je saurai vous défendre ,
Et l'avenir entendra mes accords.
Isnel un jour dit à sa jeune amie :
« Chère Asléga , fille de la beauté ,
Ton regard sei^l à mon cœur attristé
Rend le bonheur ; ta présence est ma vie :
Mais ton amant sera-t-il ton époux?
Malgré nos vœux, quel obstacle entre nous!
Dans un palais où brille la richesse
Ton heureux père élève ta jeunesse ,
Et chaque jour des messages nouveaux
A ses festins invitent les héros.
Du mien , hélas ! je n'eus pour héritage
Qu'un toit de chaume, un glaive , et son courage
Par des exploits il faut te mériter.
Quoi ! tes beaux yeux se remplissent de larmes !
Chère Asléga , tremble de m'arrêter.
CHANT I. i3£
Mes compagnons ont aiguisé leurs armes ;
Impatiens , avides de dangers ,
Ainsi que moi , sur des bords étrangers
Ils vont chercher la gloire et les richesses.
Au fond du cœur j'emporte tes promesses ,
Et sous la tombe elles suivront Isnel :
Mais quelquefois dans une longue absence
L'espoir s'éteint ; qu'un gage mutuel
De ton amant confirme l'espérance ;
Que tes cheveux sur mon casque attachés ,
Dans les périls soutiennent ma vaillance ,
Et que les miens , garans de ma constance ,
Soient quelquefois par tes lèvres touchés. »
Elle approuva cet imprudent échange ;
Et d'un baiser y joignant la douceur ,
Elle rougit d'amour et de pudeur.
Isnel s'éloigne : autour de lui se range
De ses guerriers la brillante phalange ;
Tous à grands cris appellent les combats ,
Et leurs regards promettent le trépas.
Leur jeune chef à leur tête se place ,
Et par ces mots enflamme leur audace :
« Braves amis , nos pères ont vaincu ;
De leur acier l'éclair a disparu ;
Brillons comme eux au milieu du carnage.
i32 ISNEL ET ASLÉGA.
Leur front jamais n'a connu la pâleur,
Jamais la mort n'étonna leur courage ,
Ils l'insultaient par un souris moqueur y
La craindrez-vous ? le faible qui l'évite ,
Par la frayeur à demi désarmé ,
D'un coup plus sûr est percé dans sa fuite ;
Pour lui d'Odin le palais est fermé,
Du Valhalla les charmantes déesses
Ne versent point au lâche l'hydromel.
Quels droits a-t-il au banquet solennel ?
Du froid Niflheim les ténèbres épaisses
Engloutiront l'esclave de la peur
Qui recula dans le champ de l'honneur*
Marchons , amis ; le brave doit me suivre ,
Le brave seul : si la mort nous surprend ,
Du Valhalla le festin nous attend :
Mourir ainsi , c'est commencer à vivre. »
A ce héros j'attachai mon destin.
Je parcourus la vaste Biarmie ,
La riche Uplande, et ma robuste main
D'un noble sang fut quelquefois rougie.
Le nom d'Isnel répandait la terreur ,
Et l'étranger à ce nom tremble encore :
Un incendie avec moins de fureur
Court et s'étend sur les champs qu'il dévore.
Mais des combats la sanglante rigueur
CHANT I. i33
A la pitié ne fermait point son cœur.
Avec la mort son bras allait descendre
Sur un guerrier qu'il avait terrassé ;
Ce guerrier dit : « Malheureuse Ingelsé ,
Sur le chemin pourquoi viens-tu m'attendre ?
Tes yeux en pleurs me cherchent vainement ,
En vain tes pieds parcourent le rivage ,
Plus de retour , sur ce lit de carnage
Un long sommeil retiendra ton amant. »
Isnel s'arrête , à cette voix touchante ,
Le souvenir de sa maîtresse absente
[I S'est réveillé dans son cœur attendri ,
Et le pardon termine sa menace :
Sur le rocher telle se fond la glace
Que vient frapper le rayon du midi.
Dans les momens où le cri de la guerre
N'éveillait plus sa bouillante valeur,
L'amour charmait son repos solitaire ;
Sa voix alors chantait avec douceur :
« Belle Asléga , quand l'aube matinale
Lève sa tête au milieu des brouillards ,
Sur tes cheveux j'attache mes regards.
Lorsque du jour la tranquille rivale
Jette sur nous son voile ténébreux ,
Chère Asléga , je baise tes cheveux..
i3/» ISNEL ET ASLÉGA.
« Un roi m'a dit : Ma fille doit te plaire ;
De nos climats sa beauté fait l'orgueil ,
Sa flèche atteint le timide chevreuil ,
Sa lyre est douce , et sa voix est légère ;
De ses amans sois le rival heureux.
IVI^ais d'Asléga j'ai baisé les cheveux.
« J'ai vu Rismé : d'une gorge arrondie
Ses cheveux noirs relèvent la blancheur ,
D'un frais bouton sa bouche a la couleur,
Ses longs soupirs et sa mélancolie
Parlent d'amour , l'amour est dans ses yeux.
Mais d'Asléga j'ai baisé les cheveux.*
« Je sommeillais : une fille charmante
Sur mon cjievet se penche avec douceur;
Sa puf-e haleine est celle de la fleur :
Jeune étranger, c'est moi , c'est une amante
Qui de son cœur t'offre les premiers feux.
Mais d'Asléga je baisai les cheveux. »
Pendant neuf mois sur des rives lointaines
Il promena son glaive destructeur;
De l'Océan les orageuses plaines
Ne firent point reculer sa valeur.
Les rois tremblans l'invitaient à des fêtes.
Et leurs trésors achetaient son oubli.
CHANT I. i35
De ses succès son cœur enorgueilli
Se proposait de nouvelles conquêtes.
Un soir assis près d'un chêne enflammé^
Il me disait : « Ami de mon enfance ,
Roi des concerts, pourquoi ce long silence?
Parle , retrace à mon esprit charmé
Des temps passés les nobles aventures.
Le nom d'OIbrown que tout bas tu murmures,
Pour mon oreille est encore nouveau.
— A quelques pas s'élève son tombeau.
Lui dis-je; il dort auprès de son amie.
Dans les forêts qui couvrent la Scanie
Par son adresse Olbrown était connu :
Vingt fois de l'ours à ses pieds abattu
Son bras nerveux sut dompter la furie ;
Frappé par lui d'un trait inattendu ,
Vingt fois des cieux l'aigle tomba sans vie.
Dans l'âge heureux d'aimer et d'être aimé ,
Aux doux désirs son cœur long-temps fermé
De la beauté méconnaissait l'empire :
11 voit Rusla , se détourne et soupire.
A ses genoux il portait chaque jour
D'un sanglier la hure menaçante ,
Et d'un chevreuil la dépouille sanglante.
11 méritait, il obtint son amour.
« A mes regards tu seras toujours belle,»
Répète Olbrown ; un sourire charmant
i36 ISNEL ET ASLÉGA.
Dit que Rusla sera toujours fidèle,
jEt pour sceller cette union nouvelle,
Chacun toucha la pierre du Serment.
« La nuit descend ; l'étoile pacifique
S'assied au nord sur un lit de frimas.
Près d'un torrent qui roule avec fracas
Ses flots bourbeux , s'élève un toit rustique ;
De vieux sapins le couvrent de leurs bras :
C'est là qu'Olbrown a dirigé ses pas.
Trois fois il frappe , et trois fois il écoute
Si l'on répond à ses vœux empressés.
Il n'entend rien , et dit : « Ses yeux lassés
« Au doux sommeil ont succombé sans doute. »
Il frappe encore, et soudain il ajoute :
« Belle Rusla, c'est moi, c'est ton amant
« Qui vient chercher le prix de sa tendresse.
« Quoi ! du sommeil est-ce là le moment ?
« Réveille-toi , Rusla , tiens ta promesse ,
« Ne tarde plus : un vent impétueux ,
« Un vent glacé siffle dans mes cheveux;
« Sous un ciel pur l'étoile scintillante
«Du froid naissant atteste la rigueur;
« Ne tarde plus, et que ma voix tremblante y
« Belle Rusla , passe jusqu'à ton cœur. »
« Un long soupir échappé de sa bouche
CHANT I. i37
Suivit ces mots : il frappe, et cette fois
La porte cède à la main qui la touche.
De la pudeur il ménagea les droits.
Rusla honteuse a voile son visage;
Elle rougit de ses premiers désirs ,
Elle rougit de ses premiers plaisirs.
Son jeune sein du cygne offre l'image,
Quand sur un lac balancé mollement
Il suit des flots le léger mouvement.
Dans sa tendresse elle est timide et douce :
Tantôt ses bras entourent son amant,
Tantôt sa main faiblement le repousse ,
Et son bonheur fut un enchantement.
Il dura peu, la trompette éclatante
Le lendemain rappela les guerriers.
Rusla frémit , et sa voix gémissante
Maudit en vain les combats rneurtriers.
Olbrown y court. Seule avec sa tristesse
Vécut alors l'inquiète Rusla.
De noirs pensers affligeaient sa tendresse.
Combien de fois de pleurs elle mouilla
Ce lit témoin de sa première ivresse !
Combien de fois sa plaintive douleur
Redit ces mots échappés à son cœur!
« Dans les combats ne sois point téméraire ;
a Crains d'exposer une tête si chère,
i38 ISNEL ET ASLÉGA.
« Crains pour mes jours , et du guerrier puissant
« Ne brave point le glaive menaçant.
« Mais il te cherche au milieu du carnage;
« Tu l'attendras, je connais ton courage,
« Tu l'attendras; que de pleurs vont couler!
« Le trépas seul pourra me consoler. '
« Jeune héros, des amans le modèle,
« Dans le sentier où la gloire t'appelle,
« Tes premiers pas rencontrent le tombeau.
« Astre charmant , astre doux et nouveau,
« Tu n'as pas lui long-temps sur la colline ;
« De ton lever que ta chute est voisine !
c( Tu disparais; que de pleurs vont couler !
a Le trépas seul pourra me consoler. »
« A chaque instant inquiète , éperdue ,
Sur un rocher que la mousse a couvert
Elle s'assied , et du vallon désert
Ses yeux en vain parcourent l'étendue.
Si tout-à-coup sur le chemin poudreux
Le vent élève une épaisse poussière ,
Son cœur palpite, elle craint, elle espère,
Sa bouche au ciel adresse mille vœux ,
Et le plaisir brille sur son visage
Comme l'éclair qui sillonne un nuage.
Le vent s'appaise, elle voit son erreur.
CHANT. I. i39
Baisse les yeux , se plaint de son martyre ,
Laisse échapper une larme , soupire ,
Et du rocher descend avec lenteur.
« Après six mois un sinistre murmure ,
Un bruit perfide et trop accrédité
Peignit Olbrown victorieux, parjure,
Sur d'autres bords par l'hymen arrêté.
« Par le trépas si l'on perd ce qu'on aime ,
On croit tout perdre, un voile de douleurs
S'étend sur nous , le chagrin est extrême ,
Et cependant il n'est pas sans douceurs ;
Mais regretter un objet infidèle ,
Pleurer sa vie, et rougir de nos pleurs,
C'est pour l'amour le plus grand des malheurs.
Belle Rusla , cette atteinte cruelle
Perça ton ame , et depuis ce moment
Vers le tombeau tu marchas lentement.
Dans les ennuis se flétrirent ses charmes, •
Ses yeux éteints ne trouvaient plus de larmes.
« O toi qu'ici rappellent mes soupirs ,
« Dit-elle enfin , ô toi qui m'as trahie ,
« Que le remords n'attriste point ta vie !
«Tandis qu'ailleurs tu trouves des plaisirs,
(( Moi , je succombe à ma douleur mortelle ;
« D'un long sommeil je m'endors en ces lieux,
i4o ISNEL ET ASLÉGA.
« Et le rayon de l'aurore nouvelle
« Sans les ouvrir tombera sur mes yeux. »
(( L'infortune qui ne pouvait l'entendre
Quittait alors les rivages lointains ;
Il espérait, toujours fidèle et tendre,
Avec l'amour couler des jours sereins.
« Rusla , mon cœur a gardé ton image ;
a Ton nom sacré , dans l'horreur des combats ,
« A fait ma force ; et bientôt dans tes bras
a Je recevrai le prix de mon courage. »
Disant ces mots , d'un pas précipité
11 traversait la plaine et le village.
Un doux espoir brillait sur son visage.
Il voit enfin cet asile écarté ,
Ce simple toit qu'il croyait habité ;
Mais à l'entour règne un profond silence.
Il entre , il cherche , et cherche vainement.
Que fera-t-il? inquiet, il balance,
Et sur le seuil il s'arrête un moment. .
Déjà son air devient rêveur et sombre. I
A quelques pas , sur le bord d'un ruisseau ,
Ses yeux enfin découvrept un tombeau
Qu'un chêne épais protégeait de son ombre.
A cet aspect de crainte il recula.
D'un pied tremblant sur l'aride bruyère
Il marche, approche, et, penché sur la pierre,
I
CHANT I. i4i
Il lit : Tombeau de la jeune Rusla. »
Isnel écoute , et son ame se trouble ;
A chaque mot sa tristesse redouble ;
Mille pensers tourmentaient son esprit.
Mais le sommeil sur ses yeux descendit,
Et dans un songe il vit sa bien-aimée
Pâle , mourante et d'ennuis consumée,
Le lendemain il dit à ses héros :
« Amis, la gloire a suivi nos drapeaux.
Et nos succès passent notre espérance ;
Arrêtons-nous, et que notre imprudence
Ne risque point le fruit de nos travaux. »
Avec transport les guerriers obéissent.
Au champ natal ils retournent joyeux;
Et , déposant l'acier victorieux ,
Devant l'amour leurs courages fléchissent.
Alors pour moi commença le bonheur;
Chère Aïna, des belles la plus belle,
A mes regrets je suis encor fidèle, *"
Et ton image est toujours dans mon cœur.
■
CHANT SECOND.
Égill pleurait, pour consoler ses larmes,
ChacuTi redit cet hymne des amours
Oîi d'Aïna lui-même en ses beaux jours
A consacre les vertus et les charmes.
Ce chant heureux par degrés ëclaircit
Son front charge d'une sombre tristesse :
En souriant, il reprend son récit.
Et des héros il instruit la jeunesse :
C'est Isnel seul que cherchent tous les yeux.
Il se dérobe à ces soins curieux ;
De sa maîtresse il aborde le père ,
Et d'une voix ensemble douce et fîère
Par ce discours il explique ses vœux :
(c La pauvreté fut mon seul héritage.
Et du besoin j'ai senti la rigueur;
Mais des trésors ont payé mon courage.
Et d'Asléga je mérite le cœur.
« Trente guerriers avaient juré ma perte ,
CHANT II. 145
Et contre moi dirigeaient leur fureur;
Mais de leur sang la bruyère est couverte,
Et d'Asléga je mérite le cœur.
« Souvent la foudre éclata sur ma tête;
Le front levé, je l'attendais sans peur.
Et je criais au dieu de la tempête :
Vois , d'Asléga je mérite le cœur.
« Sous mon vaisseau que fracassait l'orage
Tai vu des mers s'ouvrir la profondeur ;
Mais je sifflais à Taspect du naufrage,
Et d'Asléga je méritais le cœur.
« D'un roi puissant j'arrachai la couronne ,
Il la laissait aux pieds de son vainqueur :
Règne', lui dis-je , Asléga te pardonne.
Belle Asléga, j'ai mérité ton cœur. »
« Vaillant Isnel, ta demande est tardive,
Dit le vieillard; ma fille pour jamais
Du brave Eric habite le palais.
— Que m'apprends-tu ? quoi ! ta fille captive
Est au pouvoir d'un lâche ravisseur ?
— A l'hymen seul Éric doit son bonheur.
— Elle aurait pu...! Dieux! quel hymen pour elle.
Et quel bonheur! d'Éric l'ame est cruelle,
■
i44 ISNEL ET ASLÉGA.
Les noirs soupçons y renaissent toujours;
Son œil est faux ; l'injure ouvre sa bouche;
Ses longs sourcils, son air dur et farouche,
Sa voix sinistre effrayaient les amours.
— Mon amitié protégea son enfance;
Dans son palais il fixe l'abondance ;
Trois cents guerriers à ses ordres soumis
Lèvent leurs bras contre ses ennemis.
Qu'un autre hymen, Isnel, te dédommage;
Mille beautés appellent ton hommage. »
A ce discours une sombre douleur
Charge son front et passe dans son cœur.
Long-temps il marche , errant et solitaire :
Dans le vallon , sur les coteaux voisins ,
Sans but il court , et la sèche bruyère
Retentissait sous ses pieds incertains.
Ce n'était plus cette voix douce et tendre
Qui de l'amour exprime le tourment;
Son désespoir murmure tristement
Des mots sans suite , et l'on croyait entendre
Des flots lointains le sourd mugissement.
Puis il s'arrête ; appuyé sur sa lance ,
Morne et terrible, il garde le silence,
Et sur la terre il fixe ses regards;
Les vents sifflaient dans ses cheveux épars.
Tel un rocher qu'assiègent les nuages ,
Triste, s'élève au milieu des déserts;
CHANT IL 145
Ses flancs noircis repoussent les e'clairs;
Et de son front descendent les orages.
Il nomme Eric ; à ce nom détesté
Son œil s'enflamme, et sa main d'elle-même
Saisit le fer qui brille à son coté.
Il nomme aussi l'infidèle qu'il aime ,
Et des soupirs s'échappent de son sein ,
Et quelques pleurs soulagent son chagrin.
Dans les ennuis d'un hymen qu'elle abhorre ,
Son Asléga, plus malheureuse encore,
Gémit aussi, répand aussi des pleurs,
Et dans ces mots exhale $es douleurs :
« Pardonne , Isnel ; un père inexorable
Donna ma main sans écouter mon cœur.
Ils sont passés les jours de mon bonheur;
Ils sont passés , et le chagrin m'accable.
Console-toi, seule je dois souffrir,
T'aimer encor, te pleurer et mourir.
« Pardonne, hélas! Quand la rose nouvelle
De son calice échappe en rougissant ,
Elle demande un souffle caressant :
Si tout-à-coup l'ouragan fond sur elle,
A peine éclose on la voit se flétrir ,
Languissamment se pencher , et mourir.
I
i/|6 ISNEL ET ASLÉGA.
«Pardonne, Isnel : sur l'arbre solitaire
Une colombe attendait son ami ;
Sa douce voix se plaignait à demi :
Un aigle étend sa redoutable serre :
Faible, sous l'ongle on la voit tressaillir,
Aimer encor, palpiter, et mourir.»
Disant ces mots , de la tour élevée
Ou la retient un époux odieux,
Sur le vallon elle porte les yeux.
Mais du soleil la course est achevée;
Sur l'hémisphère un noir manteau s'étend.
Le ciel est froid, orageux, inconstant.
Au haut des monts le brouillard s'amoncèle ,
Des vastes mers le bruit sourd est mêlé
Au bruit des vents , au fracas de Ja grêle
Qui rebondit sur le toit ébranlé.
Bientôt du nord les subites rafales
Chassent au loin, dispersent les brouillards,
Et du milieu des nuages épars
L'azur des cieux brille par intervalles.
Transi de froid, incertain et troublé,
Le Voyageur s'égare dans sa route ;
A chaque pas il s'arrête , il écoute ;
Mais d'un torrent que la pluie a gonflé
Le malheureux touche enfin le rivage :
D'un pied timide il sonde Iç passage,
CHANT II. 147
Un cri s'échappe, il meurt; les loups errans,
L'ours indomptable , et les chiens dëvorans ,
A ce cri seul , qu'un triste écho renvoie ,
Couvrent la rive et demandent leur proie ;
Tous, en hurlant, suivent ce corps glacé,
Jusqu'à la mer par le courant poussé,
Pour Aslcga cette nuit menaçante
A des attraits; elle aime son horreur.
Mais tout-à-coup une voix gémissante,
La voix d'Isnel , fait tressaillir son cœur ;
« Belle Asléga , belle, mais trop coupable,
Pour arriver jusqu'à toi, du guerrier
J'ai déposé l'étincelant acier.
Je t'ai perdue , et le chagrin m'accable.
En d'autres lieux Isnel ira souffrir ,
T'aimer encore, et combattre, et mourir,
« Jouis en paix de ta flamme nouvelle;
Que le remords , ce poison des plaisirs ,
N'attriste point tes volages désirs !
Seul je serai malheureux et fidèle.
Tu me trahis : je ne sais point trahir;
Je sais aimer, et combattre, et mourir.
« Mais le bonheur est-il fait pour le crime ?
i48 ISNEL ET ASLÉGA.
Jeune Asléga, crains ton nouvel amour,
Crains sa douceur, crains la glace d'un jour
Fragile encore, elle cache un abîme.
Adieu , perfide , adieu ; je vais te fuir ,
T'aimer encore, et combattre, et mourir. »
A ce reproche Aslëga trop sensible
Voulait répondre ; un bruit inattendu
Porte l'effroi dans son cœur éperdu.
C'est son époux ; menaçant et terrible ,
Il fait un signe, et sa garde soudain
Saisit Isnel qui répétait en vain :
« Faible ennemi, tu m'as vu sans défense;
D'acier couvert, entouré de soldats.
Tu fonds sur moi ; lâche , ose armer mon bras ,
Et cherche au moins une noble vengeance. »
Ce fier discours est à peine écouté.
Dans un cachot Isnel précipité
Garde long-temps un silence farouche ,
Le désespoir enfin ouvre sa bouche :
a Le jour bientôt va reparaître; et moi
Je vais passer dans la nuit éternelle.
La nuit ! que dis-je? Isnel , reviens à toi :
Du Valhalla le grand festin t'appelle ;
C'est là qu'on boit la vie et le bonheur.
En m'approchant de ce palais auguste
Dois-je trembler? non: je fus brave et juste,
CHANT ïî. 149
Aux yeux d'Odin je paraîtrai sans peur.
Mais sous la tombe emporter une offense ,
Dans un cachot en esclave périr ,
Expirer seul , sans gloire et sans vengeance !
A ce penser, de rage on peut pâlir. »
Au dësesp oir tandis qu'il s'abandonne ,
Sur ses deux gonds la porte avec effort
Tourne et s'entrouvre ; il écoute , il frissonne ,
Et puis il dit : « Frappe , enfant de la mort. »
Mais une main caressante et timide
Saisit la sienne, et doucement le guide
Hors du cachot. « Pourquoi diffères-tu ,
Soldat d'Eric ? frappe, j'ai trop vécu. »
Une autre main sur ses lèvres s'avance.
Et par ce geste ordonne le silence.
Il obéit, et sort de la prison.
L'astre des nuits montait sur l'horizon ,
Et lui prêtait sa lumière propice :
Il reconnaît sa jeune conductrice.
« Ciel ! Asléga ? — Moi-même , hâte-toi ,
Fuis , que ton pied touche à peine la terre ;
Franchis ce mur , un sentier solitaire
Jusqu'au vallon... — M'échapper? et pourquoi ?
Il fut un temps où j'ai chéri la vie ,
Je la déteste après ta perfidie.
De l'amour seul on accepte un bienfait ,
l5o ISNEL Et ASLÉGA.
Pour me l'offrir, quels sont tes droits? Je reste.
— Jamais mon cœur de cet hymen funeste
Ne fut complice, et mon père a tout fait.
Sauve tes jours : mes craintes sont extrêmes.
Un seul instant peut nous perdre tous deux;
Fuis sans retard. — Je fuirai si tu m'aimes.
— Eh bien, fuis donc— Moment délicieux!
Chère Aslëga ! tu détournes les yeXix ;
Ta main s'oppose à ma bouche égarée.
Viens dans mes bras, 6 maîtresse adorée!-
Viens sur ce cœur que seule tu remplis.
— Eloigne-toi. — ^Tu m'aimes , j'obéis. »
Il part ; le ciel favorisait sa fuite ;
Des assassins il trompe la poursuite.
Je réunis ses guerriers généreux ,
Tous font serment de véiiger son outrage
La haine encore enflamme leur courage ,
Souvent Eric fut injuste pour eux.
Bientôt Isnel, comme un chêne orgueilleux y
Lève son front; sa troupe l'environne.
Et des combats l'hymne bruyant résonne :
« Frappez eiïsemble , intrépides guerriers ;
Et d'un seul coup brisez les boucliers.
« Malheur à vous , si vos glaives s'émoussent !
Malheur à ceux dont le pied sans vigueur
CHANT IL ^5i
Quitte un moment le sentier de l'honneur !
L'herbe et la ronce aussitôt y repoussent.
« Frappez ensemble , intrépides guerriers ,
Et d'un seul coup brisez les boucliers.
« Dans les combats la mort n'est qu'une esclave
Obéissante au bras qui la conduit :
Elle atteindra le lâche qui la fuit,
Elle fuira devant le fer du brave.
«Frappez ensemble, intrépides guerriers,
Et d'un seul coup brisez les boucliers.
«Le brave meurt; sa tombe est honorée,
Des chants de gloire éternisent son nom :
Le lâche meurt; l'habitant du vallon
Marche en sifflant sur sa tombe ignorée.
«Frappez ensemble, intrépides guerriers,
Et d'un seul coup brisez les boucliers. »
CHANT TROISIÈME.
La voix d'Égill allumait le courage,
A son récit, dans un transport soudain,
Chacun répond par le cri du carnage ,
Et sur le fer porte aussitôt sa main.
Nos bataillons s'étendaient dans la plaine ,
Reprend Egill ; et le roi du destin ,
Le dieu des dieux, le redoutable Odin,
Était assis sous cet antique frêne ,
Arbre sacré dont le front immortel
S'élève et touche à la voûte du ciel.
Sur le sommet un aigle aux yeux avides ,
Aux yeux perçans , aux yeux toujours ouverts ,
D'un seul regard embrasse l'univers.
Odin reçoit ses messages rapides.
Incessamment un léger écureuil
Part et revient, la voix du dieu l'anime;
Soudain du tronc il s'élance à la cime ,
Et de la cime au tronc en un clin d'œil
Il redescend : Odin , lorsqu'il arrive ,
Penche vers lui son oreille attentive.
CHANT III. i53
Roi des combats, tu réglais notre sort,
Et des héros tu prononçais la mort.
« Allez , dit-il , charmantes Valkyries ;
De leur trépas adoucissez l'horreur ,
Et conduisez leurs âmes rajeunies
Dans ce palais ouvert à la valeur. »
Du sombre Eric les phalanges guerrières
Se rassemblaient sur les noires bruyères.
Ses bataillons réunis et serrés ,
En avançant déployaient par degrés
Un large front : tels on voit des nuages ,
Qui dans leurs flancs recèlent les orages.
S'amonceler sur l'horizon obscur.
Croître , s'étendre et varier leur forme ,
S'étendre encore , et sous leur masse énorme
Des vastes cieux envelopper l'azur.
Auprès d'Eric sont trois chefs intrépides ,
Athol, Evind, Ornof, tous renommés
Pour leur adresse , à vaincre accoutumés.
Et des forêts dévastateurs rapides.
Son jeune fils , l'aimable et beau Slérin ,
Joignant la force aux grâces de l'enfance ,
Au premier rang impatient s'élance ;
La voix d'Éric le rappelait en vain.
Le fier Athol à ses cotés se place ,
Et par ces mots pense nous arrêter :
54 ISNEL ET ASLÉGA.
« Guerriers d'un jour, d'où vient donc votre audace?
Faibles roseaux qu'un vent léger terrasse ,
A l'ouragan osez-vous insulter ? »
Il poursuivait avec plus d'insolence ;
Mais un caillou qu'Isnel saisit et lance
L'atteint au front : il recule trois pas ,
Ses yeux troubles se couvrent d'un nuage,
Un sang épais coule sur son visage ,
Et son ami le soutient dans ses bras.
De loin d'abord les guerriers se provoquent;
Bientôt leurs fers se croisent et se choquent;
De tous cotes le casque retentit ,
L'acier tranchant sur l'acier rebondit,
Des traits brisés sur l'herbe s'amoncèlent^
Du bouclier jaillissent mille éclairs ,
La flèche vole et siffle dans les airs,
Des flots de sang sur les armes ruissellent ,
L'affreuse Mort élève ses cent voix .
Et cent échos gémissent à la fois.
Quel est ce lâche au front pâle et timide ?
Espère-t-il , par sa fuite rapide,
Se dérober à la lance d'Isnel ?
Est-ce en fuyant qu'on échappe au tonnerre ?
Sans gloire il tombe; et tourné vers la terre ,
Son œil mourant ne revoit pas le ciel.
I
CHANT III. i55
D'un cri terrible effrayant sa faiblesse.
Du noir Niflheim la farouche déesse ,
Hella sur lui «élance avec fureur : »
Contre ce monstre il lutte ; un bras vainqueur ,
Un bras d'airain le saisit et l'entraîne;
Sur des glaçons un triple nœud l'enchaîne ,
Rynsga le frappe, et prolonge sans fin
Sa soif ardente et son horrible faim.
Du Valhalla les belles messagères
Planaient sur nous brillantes et légères :
Un casque blanc couvre leurs fronts divins,
Des lances d'or arment leurs jeunes mains ,
Et leurs coursiers ont l'éclat de la neige.
Du brave Ornof préparez le cortège,
Filles d'Odin. Cet enfant des combats,
Foulant les corps des guerriers qu'il terrasse ,
D'une aile à l'autre, et sans choix et sans place ,
Porte le trouble et sème le trépas ;
Ces feux subits , qui dans la nuit profonde
Fendent les airs et traversent les cieux ,
vSemblent moins prompts : Ornof s'éteint comme eux.
Isnel a Vu sa fureur vagabonde ,
Et fond sur lui léger comme l'oiseau :
Scaldes sacrés , élevez son tombeau.
En brave il meurt; les belles Valkyries ,
Du grand Odin confidentes chéries ,
En les touchant rouvrent soudain ses yeux;
i56 ISNEL ET ASLÉGA.
Un sang plus pur dëjà gonfle ses veines ;
Du firmament il traverse les plaines ,
Et prend son vol vers le séjour des dieux.
Du Valhalla les cent portes brillantes
S'ouvrent ; il voit des campagnes riantes ,
De frais vallons , des coteaux fortunés ,
D'arbres, de fleurs et de fruits couronnés :
Là , des héros à la lutte s'exercent ,
D'un pied léger franchissent les torrens ,
Chassent les daims sous le feuillage errans ,
Croisent leurs fers, se frappent, se renversent;
Mais leurs combats ne sont plus que des jeux ,
La pâle Mort n'entre point dans ces lieux.
D'autres, plus loin, sont assis sous l'ombrage;
Des temps passés ils écoutent la voix :
Le Scalde chante , et chante leurs exploits ,
Un noble orgueil colore leur visage.
L'heure s'écoule, et celle du festin
Les réunit à la table d'Odin.
Sur des plats d'or Vérista leur présente
Du sanglier la chair appétissante ;
Leur voix commande, et les filles du ciel ,
Qui du palais gardent les avenues ,
Belles toujours et toujours demi-nues ,
Versent pour eux la bière et l'hydromel.
Isnel dédaigne une gloire nouvelle,
Du seul Eric il demande le sang.
CHANT III. i57
Le glaive en main trois fois de rang en rang
Il cherche Eric, trois fois son cri l'appelle;
Mais le désordre , et la foule , et le bruit ,
Sauvent trois fois le rival qu'il poursuit.
Du jour enfin les derniers feux expirent,
L'ombre sur nous s'épaissit par degrés ,
Les combattans , à regret séparés ,
Sur les coteaux à pas lents se retirent.
De toutes parts des chênes enflammés
D'un nouveau jour nous prêtent la lumière ;
De toutes parts les soldats désarmés
Font les apprêts de leur fête guerrière ;
Par mes accens ils étaient animés.
« Buvez , chantez , valeureux Scandinaves ,
Et triomphez dans ces combats nouveaux ;
Buvez , chantez ; la gaîté sied aux braves ,
Et le festin délasse les héros.
« L'homme souvent accuse la nature ,
De son partage il s'afflige et murmure.
Que veut encor ce favori du ciel ?
Il a le fer, l'amour et l'hydromel.
« Buvez , chantez , valeureux Scandinaves ,
Et triomphez dans ces combats nouveaux ;
i58 ISNEL ET ASLÉGA.
Buvez, chantez; la gaîté sied aux braves,
Et le festin délasse les héros.
«Buvons sur-tout à nos jeunes maîtresses ,,
A leurs attraits, à leurs douces promesses ,
A ces refus que suivront les faveurs ;
Mais que leur nom reste au fond de nos cœurs.
<c Buvez , chantez , valeureux Scandinaves ,
Et triomphez dans ces combats nouveaux ;
Buvez , chantez ; la gaîté sied aux braves ,
Et le festin délasse les héros.
« Buvons encore à nos généreux frères
Qu'ont moissonnés les lances meurtrières ;
Gloire à leurs noms ! dans le palais d'Odin
Ils sont assis à l'éternel festin.
«Buvez, chantez, valeureux Scandinaves,
Et triomphez dans ces combats nouveaux ;
Buvez , chantez ; la gaîté sied aux braves ,
Et le festin délasse les héros. »
Les yeux d'Isnel avec inquiétude
Semblaient chercher et compter ses amis.
« A mes festins Evral était admis.
Dit-il ensuite, et la douce habitude
I
CHANT m. i59
Auprès de moi le ramenait toujours.
Où donc est-il ? dans le champ du carnage
Mes yeux ont vu sa force et son courage ;
Un aigle ainsi disperse les vautours :
Où donc est-il ? vous gardez le silence !
Vous soupirez ! l'ami de mon enfance
Dans le tombeau disparaît et s'endort.
O du guerrier inévitable sort !
C'est un torrent qui ravage et qui passe;
Le Scalde seul en reconnaît la trace.
Repose en paix, toi qui ne m'entends plus !
Approche , Egill , puissante est ta parole ,
Viens relever nos esprits abattus;
Et loin de nous que le chagrin s'envole. »
J'approche, et dis : «Le redoutable Odin
Parut un jour aux yeux du jeune El vin.
Tremblant alors, le guerrier intrépide
Tombe à ses pieds , et courbe un front timide.
« Ne tremble point, dit le dieu; ta valeur
« Dans les combats est terrible et tranquille ,
«De la pitié tu connais la douceur,
«De l'orphehn ton palais est l'asile, ilnjctf 'j.l
« Au voyageur avec empressement
«Tu fais. verser l'hydromel et la bière,
« Jamais ta bouche , au mensonge étrangère,
« Ne profana la pierre du Serment ,
i6o ISNEL ET ASLÉGA.
a Sur l'homme nu qu'a saisi la froidure
« Ta main étend une épaisse fourrure ;
« A tes vertus, Elvin , je dois un prix:
«Forme un souhait, soudain je l'accomplis.
« — L'homme est aveugle, hélas ! son ignorance
« N'adresse au ciel que des vœux indiscrets ;
«Choisis pour moi. — J'approuve ta prudence.
« Tu recevras le plus grand des bienfaits. »
Le même jour il vit sur la colline
L'acier briller; au combat il courut.
Le premier trait atteignit sa poitrine;
Il fut percé, tomba, rit, et mourut. »
Isnel répond : «Enfant de l'harilionie.
Tu rends la force à notre ame affaiblie ;
En nous charmant ta bouche nous instruit.
Que le sommeil , dont l'heure passe et fuit ,
Tienne un moment nos paupières fermées.
Toi , brave Eysler , entre les deux armées
Veille , attentif aux dangers de la nuit. »
Eysler s'avance au milieu de la plaine;
Le bouclier agité par son bras
Brillait dans l'ombre; il murmurait tout bas
Ce triste chant qu'on entendit à peine :
« Soufflez sur moi , vents orageux des mers ,
CHANT III. i6i
Sur rennemi tenez mes yeux ouverts.
« Loups affamés , hurlez dans les ténèbres ;
Autour de moi grondez, fougueux torrens;
Fendez les airs, météores brillans;
Sombres hiboux , joignez vos cris ftinèbres.
« Soufflez sur moi, vents orageux des mers,
Sur l'ennemi tenez mes yeux ouverts.
«Belle Gidda, tu soupires dans l'ombre;
Tes charme^ nus attendent les amours,
Et sur le seuil au moindre bruit tu cours :
Retire-toi , la nuit est froide et sombre.
« Soufflez sur moi , vents orageux des mers,
Sur l'ennemi tenez mes yeux ouverts.
« Le givre tombe et blanchit le feuillage ,
L'épais brouillard humecte tes^ cheveux j^
Retire-toi ; dors , un songe amoureux
Entre tes bras placera mon image.
VJS» HkJ
« Soufflez sur moi, vents orageux des mers
Sur l'ennemi tenez mes yeux ouverts. »
Les feux mourans décroissent et pâlissent,
II
62 ISNEL ET ASLÉGA.
Et de la nuit les voiles s'épaississent.
Viens , doux Sommeil , descends sur les héros.
Des songes vains agitent leur repos.
L'un, sur un arbre, attend à leur passage
Les daims errans , qui tombent sous ses coups ;
L'autre des mers affronte le courroux.
Et son esquif est brisé par l'orage. -
L'un dans les bois est surpris par un ours.
Il veut frapper et ses mains s'engourdissent,
Il voudrait fuir et ses genoux flébbissent,
Il se relève et retombe toujours.
Sur le torrent un autre s'abandonne,
Ses bras d'abord nagent légèrement ,
Contre le flot qui s'élève et bouillonne
Bientôt il lutte , et lutte vainement ;
Le flot rapide et le couvre et l'entraîne ;
Sur le rivage il voit ses compagnons.
Et veut crier; mais sans voix, sans haleine,
A peine il peut former de faibles sons.
Un autre enfin sur l'arène sanglante
Combat encore, et sa hache tranchante
Ne descend point sans donner le trépas ;
Mais tout-à-coup son invincible bras
Reste enchaîné dans l'air , et son armure
Tombe à ses pieds; le fer de l'ennemi
L'atteint alors; il s'éveille à demi,
Et sur son flanc il cherche la blessure;
CLHANT III. I6•^
Il reconnaît son erreur , et sourit.
Dans le sommeil tandis qu'il se replonge ,
Le sombre Eric murmure avec dépit
Ce chant sinistre , et l'ëcho le prolonge :
« Je suis assis sur le bord du torrent.
Autour de moi tout dort, et seul je veille;
Je veille, en proie au soupçon dévorant;
Les vents du nord sifflent à mon oreille ,
Et mon épée effleure le torrent,
(( Je suis assis sur le bord du torrent.
Fuis , jeune Isnel , ou retarde l'aurore.
Ton glaive heureux, redoutable un moment,
Vainquit Ornof; mais Eric vit encore,
Et son épée effleure le torrent.
« Je suis assis sur le bord du torrent.
Sera-t-il plaint de ma coupable épouse ?
Est-il aimé ce rival insolent?
Tremble, Asléga, ma fureur est jalouse.
Et mon épée effleure le torrent. »
CHANT QUATRIÈME
« Illustre Égill, dit Latmor^ dans mon ame
Ta voix enfin porte un trouble fatal.
J'aime, et l'hymen est promis à ma flamme;
Dois-je aussi craindre un odieux rival ?
Je hais Eric , et si le ciel est juste ,
De la beauté cet oppresseur cruel
Sera puni. Mais dis-moi , chantre auguste ,
Le jeune Oldulf combattait près d'Isnel ;
De mon aïeul Oldulf était le frère,
A ce guerrier dont la gloire m'est chère
Quel bras puissant porta le coup mortel ?«
Égill répond : «Ami, je vais t'instruire.
O des héros tyran capricieux !
O de l'amour inévitable empire î
Les temps passés revivent à mes yeux.
Lève-toi donc, Eric; l'aube naissante
Vers l'orient a blanchi l'horizon ;
De tes soldats la troupe menaçante
S'ébranle, marche et couvre le vallon.
I
CHANT IV. ,<
Isiiel sourit au danger qui s'approche;
D'un œil rapide il compte ses guerriers,
S'étonne et dit : « Pénible est le reproche;
Mais au combat viendront-ils les derniers,
Ces deux chasseurs qui devançaient l'aurore?
Oldulf, Asgar, dorment àans doute encore,
Et sous leur main leur arc est détendu :
Paraîtront-ils quand nous aurons vaincu ? »
Je lui réponds : « Ces enfans de l'épée
N'ont jamais fui dans le champ de l'honneur.
D'ici tu vois cette roche escarpée
Qui du coteau domine la hauteur :
Son flanc creusé forme une grotte obscure ,
D'épais buissons en cachent l'ouverture :
C'est là qu'Elveige attendait son amant.
De là sa voix s'exhalait doucement :
» Viens, jeune Oldulf, l'ombre te favorise;
Viens , me voilà sur le feuillage assise ; ■'>
Par mes soupirs je compte les momens;
a Pour te presser mes bras déjà s'étendent ,
«Mon cœur t'appelle et mes lèvres t'attendent;: ^
« Viens, mes baisers seront doux et brûlans.
« Cruel Asgar, je hais ton œil farouche;
î( Le mot d'amour est triste sur ta bouchejotV »
« Va , porte ailleurs cet amour insolente j /ilio /
i66 ISNEL ET ASLÉGA.
ce Un autre enfin à mes cotés sommeille,
« A mes cotes un autre se réveille ,
« Et son baiser est humide et brûlant.
« Mais qui peut donc arrêter sa tendresse ?
« Pour lui je veille, et pour lui ma faiblesse
« Vient d'écarter les jaloux vêtemens.
« J'entends du bruit ; c'est lui , de sa présence
«Mon cœur m'assure , et mon bonheur commence.
« Baisers d'amour , soyez longs et brûlans. »
« DW pas rapide il arrive à la grotte
Ce jeune Oldulf ; mais d'un autre guerrier
Il voit dans l'ombre étinceler l'acier.
Soupçon cruel ! son ame hésite et flotte;
Il dit enfin : « Quel projet te conduit?
« Que cherches-tu? parle, enfant de la nuit.
« — Faible rival, que cherches-tu toi-même?
« Réplique Asgar : de la beauté que j'aime
« Je suis jaloux ; c'est un astre nouveau
« Qui pour moi seul brille sur le coteau. »
Le fer en main , l'un sur l'autre ils s'élancent.
D'Elveige alors le cœur est alarmé;
Elle frémit, et ses pieds nus s'avancent
A la lueur d'un tison enflammé.
« Viens , dit Oldulf, de tes vœux infidèles
« Voilà l'objet : perfide , tu l'appelles ;
CHANT IV.
« Mais dans la mort il ira te chercher. »
Terrible il frappe, et la tremblante El veige
Tombe à ses pieds comme un flocon de neige
Qu'un tourbillon détache du rocher.
Les deux rivaux avec un cri farouche
Lèvent soudain leurs bras désespères;
D'un coup pareil leurs flancs sont déchirés;
Sur la bruyère ils roulent séparés :
Le nom d'Elveige expire sur leur bouche,
Et de leur sein s'échappent sans retour
Le sang, la vie, et la haine et l'amour. »
Isnel troublé répond avec tristesse i
« Gloire éternelle à ces jeunes héros !
Gloire éternelle à leur belle maîtresse ,
Et que la paix habite leurs tombeaux !
Faibles humains , la guerre inexorable
Autour de nous répand assez d'horreurs;
Le tendre amour, l'amour impitoyable
Doit-il encor surpasser ses fureurs?»
Contre un rocher l'Océan se courrouce ,
Pour l'ébranler il roule tous ses flots ;
Mais le rocher les brise et les repousse :
Tel est Isnel , en butte à mille assauts.
On voit Eric lever sa lourde lance.
Puis s'arrêter , incertain et rêveur.
i68 ISNEL ET ASLÉGA.
Un noir dessein se formait dans son cœur ;
Il méditait le crime et la vengeance.
Au fier Évind il dit : « Combats toujours ;
Défends mon fils, et veille sur sa gloire.
Odin m'inspire, à mon palais je cours,
Et je reviens; commence ma victoire.»
Folle espérance ! Evind à ses soldats
Prête un moment son courage intrépide :
Il ressemblait à l'ouragan rapide
Qui dans un bois s'engouffre avec fracas;
Mais du destin l'ordre est irrévocable,
Et pour Evind le Valhalla s'ouvrait.
11 voit Isnel , et se dit en secret :
«Voilà, voilà le danger véritable.
Faut-il braver ce glaive redoutable?
Faut-il cbercher un immortel honneur ?
Oui , le destin le livre à ma valeur. »
Il dit et frappe , et la lame tranchante
Du bouclier entame l'épaisseur ;
Mais sur son bras descend le fer vengeur ;
L'acier échappe à sa main défaillante.
— «Rends-toi, guerrier, cède à l'arrêt du sort.
Ton bras sanglant ne saurait te défendre.
— Fier ennemi , moi céder et me rendre !
Jamais; Evind sera vainqueur, ou mort. »
De l'autre main il reprend son épée ;
Mais sa valeur est de nouveau trompée.
CHANT IV. 169
Sur le coteau que dévastaient ses traits
Les daims joyeux peuvent errer en paix ;
Sous le rocher la charmante Erisfaie
N'entendra plus ses chants accoutumes ,
Et de ses pas sur la neige imprimes
Ne suivra plus la trace matinale.
Le beau Slërin accourt pour le venger.
«Jeune imprudent , cherche un moindre danger,
Lui dit Isnel ; ton bras est faible encore ;
Crois-moi , résiste à ce précoce orgueil ;
Fuis , et demain au lever de l'aurore
Tu chasseras le timide chevreuil.
— Je suis nourri dans le fracas des lances ,
Répond Slérin , et lorsque tu m'offenses ,
Pour te punir mon bras est assez fort.
Vois-tu ce trait ? il a donné la mort. »
La flèche siffle, et dans son vol s'égare.
La main d'Isnel aussitôt s'en empare ,
Et cherche un but ; un aigle en ce moment
Au haut des airs passe rapidement ;
Le trait l'atteint au milieu de la nue.
Loin de céder , Slérin à cette vue
Saisit le fer , s'élance furieux,
Et trouve au moins un trépas glorieux.
Eric alors revenait au carnage.
170 ISNEL ET ASLÉGA.
L'infortuné pousse des cris perçans ,
Et de ses yeux coulent des pleurs de rage.
Il lève enfin sa hache à deux tranchans ,
Sa lourde hache autrefois invincible ;
A son rival il porte un coup terrible ,
Et de son casque il brise le cimier:
Nous frissonnons ; notre jeune guerrier
Courbe sa tête, et pâlit , et chancelle ;
Mais reprenant une vigueur nouvelle,
Il jette au loin son pesant bouclier.
Le sombre Eric à ses pieds croit Tëtendre ;
Isnel prévient .son bras prêt à descendre.
Et dans son flanc plonge le froid acier.
Sur l'herbe il roule, et son sang la colore.
En expirant il se débat encore ,
Et dit ces mots : « Tu triomphes , Isnel ;
Ma mort du moins suffît-elle à ta haine ?
De mon palais la jeune souveraine
Craint pour tes jours, va, le doute est cruel ;
Rends le bonheur à son ame incertaine ;
Soyez unis ; et ne maudissez pas
L'infortuné qui vous doit son trépas. »
Isnel , ému par cette voix perfide ,
Vers moi se tourne: « Adoucis son destin.
Dans les combats il n'était pas timide;
Avec honneur il périt sous ma main,;
I
CHANT ly. 171
Dans le tombeau que la gloire le suive.
Au ciel assis , son oreille attentive
Ecoutera tes chants harmonieux ,
Et le plaisir brillera dans ses yeux. »
Vers le palais à ces mots il s'avance :
Son front levé rayonnait d'espérance ,
D'orgueil , d'amour , de gloire et de bonheur ;
Son pied rapide effleurait la bruyère.
Du large pont il franchit la barrière ;
Il ouvre , il entre , et recule d'horreur. : muî
Son Aslëga sur le seuil étendue, T
Froide et sans vie , épouvante sa vue.
11 reconnaît ces funestes cheveux
Qu'elle reçut pour un plus doux usage ;
Ce don fatal , ce cher et triste gage
Fut de sa mort l'instrument douloureux ;
Son cou d'albâtre en conserve l'empreinte.
Désespère , sans larmes et sans plainte ,
Isnel saisit le présent des amours
Que sur son casque il attachait toujours ;
Avec effort dans sa bouche il le presse ,
L'air n'entre plus dans son sein expirant :
Sur nous il jette un regard déchirant ,
Chancelle , tombe auprès de sa maîtresse ,
L'embrasse et meurt... Pourquoi soupires-tu,
Chantre d'Isnel ? pourquoi verser des larmes ?
172 ISNEL ET ASLÉGA. CHANT lY
Il est tombé, mais il avait vaincu;
Il est tombé , mais couvert de ses armes.
Pleure sur toi , pleure sur le guerrier
Dont le destin prolonge l'existence.
Il se survit , il s'éclipse en silence ;
Son bras succombe au poids du bouclier ,
Ses pas sont lents, et l'altière jeunesse
Par un sourire insulte à sa faiblesse.
Dans l'univers , qui ne le connaît plus y
Indifférent , il ne veut rien connaître.
L'un après l'autre il a vu disparaître
Tous ses amis au tombeau descendus :
Après leur mort il reste sur la terre
Pour les pleurer, de deuil enveloppé,
Morne et pensif, lugubre et solitaire ,
Comme un cyprès que la foudre a frappé.
FIN d'iSNEL et ASL^GA.
ji il orùijoci
I
pGODDAM!
POÈME EN QUATRE CHANTS.
i8o3.
I
PROLOGUE
Pour une orange
L'Angleterre entière est debout.
Je plains cette imprudence étrange.
Peut- on faire ainsi son va- tout
Pour une orange ?
La fleur d'orange
Vous plaît trop , messieurs les Anglais.
Le plus froid cerveau se dérange
Quand on respire avec excès
La fleur d'orange.
Le jus d'orange
Pour vos estomacs n'est pas bon.
Vous l'altérez par le mélange;
Et le pointer change en poison
Le jus d'orange.
Dans une orange
Les sorciers lisent l'avenir :
Un devin des rives du Gange
i-;6 PROLOGUE.
Vous a vus décroître et finir
Dans une orange.
D'autres oranges
Aux maltaises succéderont :
Bientôt nos guerrières phalanges,
Sans les compter, vous enverront
D autres oranges.
I
GODDAM!
POÈME.
»^%V%»»%V»»%W*^%'V»>»'»»'*%^»^'<<»VV^^%/^»»%V»'«^V>>V^V%^^V«'%^»^>*^V««*>l<V%'»%V<-V»*'%'»%
CHANT PREMIER
Je vais chanter... Non, messieurs , je me trompe;
Ce vieux début a pour moi trop de pompe;
Je vais siffler , sur un air de Handel ,
Quelques héros de l'antique Angleterre ,
Leur souverain, son audace guerrière ,
Et de ses fils le laurier immortel.
Approchez donc, déesse de mémoire,
Vous en manquez souvent, et de l'histoire
En maint endroit le texte est effacé;
Mais le présent nous dira le passé.
Vous qui savez qu'un long sommeil paisil)le
Rend à l'amour une heureuse vigueur,
Et qu'au réveil l'époux le moins sensible
Des doux désirs retrouve la chaleur.
178 GODDAM!
Plaignez Harold, sur-tout plaignez Gizène.
Ouvrant les yeux , ce roi dit à sa reine :
« Goddam ! » Tout bas la reine dit au roi :
« Pourquoi jurer ? Il vaudrait mieux... — Pourquoi
C'est qu'en jurant la bile s'évapore.
— Vous en avez? — Beaucoup; j'ai mal dormi.
— Et moi trop bien : il fallait, mon ami...
— Guerre aux Français ! guerre mortelle ! — Encon
Et les traités? — Nous les avons rompus.
— Déjà ? — Trop tard. — A peine ils sont conclus.
On va d'impôts écraser le royaume.
— John Bull * paîra. — Que nous ont fait Guillaui
Et ses Normands ? — Ne sont-ils pas Français ?
— Et nous, monsieur, nous sommes trop Anglais-
Au loin notre or va soudoyer les crimes,
Les vils complots et la rébellion ;
Nos alliés deviennent nos victimes ,
Rien n'est sacré pour notre ambition....
— Je veux les mers ; je les veux sans partage.
— ^Vous battrez-vous? — Fi donc ! j'ai du courage ,
Mais je suis roi : je compte sur mes fils.
Ils laisseront la taverne et la chasse ;
Et je prendrai , si j'en crois leur audace,
Bordeaux , Dijon , Reims et même Paris.
— Tâchons plutôt de rester oîi nous sommes.
Guillaume est jeune , intrépide. — Il ne peut
* Jean Bœuf, le peuple.
CHANT I. 179
Franchir nos mers. — Il peut tout ce qu'il veut.
— J'en conviendrai ; ces Français sont des hommes
Expéditifs ; point de momens perdus.
— Vous étiez homme aussi. — N'en parlons plus. »
Après ces mots, qu'en bâillant il achève ,
Le grand Harold pompeusement se lève ,
Signe trois bils , rit avec ses valets,
Et d'une chasse ordonne les apprêts.
Mais Inepton son chancelier fidèle ,
Triste, s'avance. «Eh bien! quelle nouvelle ?
Lui dit le roi. — Sire, un conseil secret
Est convoque. — Qu'il attende , je chasse.
— Il est urgent; Guillaume vous menace,
Et d'une attaque il montre le projet;
Ses ports sont pleins. — Quel excès d'insolence !
Vite au conseil exterminons la France. »
Pâle de peur, et de jactance enflé.
L'aréopage est déjà rassemblé.
Environnés de nuages humides ,
Sur lui planaient les Gnomes et Gnomides
Dont il chérit le pouvoir protecteur ;
L'adroit Robbing * , Cheat ** sa fidèle sœur ,
L'insolent Pride ***, et Flight **** prompte et légère,
Souvent utile aux braves d'Angleterre ,
* Vol. ** Fourberie. *** Orgueil. **** Fuite.
i8o GODDAM!
D'autres encor chargés d'emplois divers ,
Et dont les noms fatigueraient mes vers.
Les fils du roi, Cambrid, Erland, Ansclare,
Tenck et Dolpha , de ce conseil bizarre
Sont les Sully : Ryor , l'aîné de tous ,
Ambitieux sous un air sage et doux,
Partit la veille et rassemble l'armée.
Sa majesté, de courroux enflammée.
Entre au conseil en s'écriant : « Je veux....
Je ne veux rien; délibérez, j'écoute. »
ANSCLARE.
Vos ennemis vous menacent : chez eux
Il faut porter le ravage.
LE ROI.
Sans doute.
ANSCLARE.
Confiez-moi deux cents vaisseaux.
LE ROI.
Prends-les.
ANSCLARE.
J'embarquerai , j'armerai ces Français
De leur pays bannis par l'injustice.
Et que nourrit votre bonté propice.
LE ROI.
Oui; leur aspect fatigue mes sujets.
CAMRRID.
A mes talens confiez la milice.
CHANT I. i8i
LE ROI.
Va l'inspecter , et que Dieu la bénisse.
TENR.
Sire , il est temps que je sois général.
LE ROI.
Rien de plus juste.
ERLAND.
Et moi , contre-amiral.
LE ROI.
Très volontiers.
DOLPHA.
Je mérite et demande
Un régiment.
LE ROI.
La faveur n'est pas grande.
INEPTON.
Pour acheter les voix du parlement ,
Sire, il faudra deux cent mille guinées.
LE ROI.
C'est trop payer, goddam !
INEPTON.
Dans ce moment
Tout renchérit; et les autres années
Coûteront moins.
LE ROI,
Soit ; venons aux Français.
i8a GODDAM!
INEPTON.
L'heureux Guillaume a de vastes projets.
Si de l'Irlande il touche le rivage,
Vous la perdez. Il peut après
LE ROI.
J'enrage.
De l'arrêter trouvez donc le moyen.
A.LMOSTHALL.
L'assassinat.
WANDYM.
Moi, j'en propose un autre
Moins hasardeux, le poison.
LE ROI.
Et le vôtre,
Lord Georgepit ?
GEORGEPIT.
C'est l'incendie.
LE ROI.
Eh bien !
Délibérez encore ; je vous laisse ,
Et veux les mers; écrivez ce mot-là.
Messieurs mes fils , il faut à la princesse
Un prompt hymen : le plus brave l'aura. »
Cette princesse était la jeune Enide,
Belle , et de plus seul rejeton des rois
A qui l'Irlande obéit autrefois ,
1
CHANT I. i83
Et qu'a frappés le poignard homicide.
Les fils d'Harold sollicitent son choix;
Mais de Guillaume elle chérit le frère ^
Le jeune Ernest, et lui promit sa main.
Vaine promesse; à Londres prisonnière,
Le seul Harold réglera son destin.
Loin d'elle Ernest entraîné par la guerre
Peut l'oublier; une autre pourra plaire;
Et ce penser redouble son chagrin.
La bonne Alix , qui soigna son enfance ,
Veut dans son cœur ramener l'espérance :
a Le ciel est juste ; il vous doit sou secours.
Vous le savez ; le roi, trompé toujours,
A pour ses fils une aveugle tendresse :
Ils briguent tous votre hymen ; sa faiblesse
Craindra long-temps de prononcer entre eux.
La guerre éclate , et Guillaume peut-être
Bientôt ici pourra parler en maître.
Espérez donc un destin plus heureux. »
Guillaume alors préparait sa vengeance.
11 réunit l'audace et la prudence :
Infatigable , ennemi du repos ,
11 est par-tout , et par-tout sa présence
Porte la vie : il presse les travaux;
De ses soldats il fait des matelots ;
Son regard seul punit ou récompense,
i84 GODDAMr
Et ce regard enfante les héros.
Au haut des airs dans un brillant nuage ^
Sont réunis ces premiers paladins,
Francs et loyaux , terreur des Sarrasins ,
Toujours armés contre le brigandage ,
Le fier Roland, Othon, Astolphe, Ogier^
Roger, Renaud, Bradamante, Olivier,
Dans les combats prodigues de leur vie ^
Et dont le sang coula pour leur patrie.
Ils souriaient à leur postérité.
Au milieu d'eux, la Sylphide Hilarine
Levait son front éclatant de beauté.
Connaissez-vous son heureuse origine?
Devant le dieu qu'adoraient les guerriers ,
Dans un vallon où la Seine serpente ,
Vénus fuyait : à ses yeux se présente
Un lit de fleurs , de pampre et de lauriers.
Ce lit champêtre, un amant qui la presse.
Le demi-jour qui précède la nuit ,
A s'arrêter invitaient la déesse :
De cet amour Hilarine est le fruit.
Elle promet le plaisir et la gloire.
Elle est debout , une lance à la main ;
Un demi-casque orne son front serein ;
Et les Français la nomment la Victoire.
CHANT I. i85
Dans l'ombre assis , froid et silencieux ,
Le Gnome Spleen , noir enfant de la terre ^
Dont le pouvoir asservit l'Angleterre,
Voit la Sylphide , et détourne les yeux.
L'imprudent Pride en jurant le rassure ,
Dans tous les cœurs il souffle un fol espoir,
A chaque bouche il commande l'injure,
Et de la haine il a fait un devoir.
Des gentlemen la troupe enorgueillie ,
Dans la débauche et loin des camps nourrie ,
Reçoit du Gnome un courage imprévu ,
Achète un sabre , et croit avoir vaincu.
Dans la taverne ils entrent en tumulte.
Les fils d'Harold arrivent triomphans.
Noble triomphe! A nos guerriers absens
Ils prodiguaient les défis et l'insulte.
Pour augmenter le bruit et le fracas ,
Triste plaisir des gens qui n'en ont pas ,
Viennent alors quelques nymphes galantes ,
D'un brusque amour victimes indolentes.
Le lourd pudding et le sanglant rost-beef,
Les froids bons mots, la licence grossière,
Quelques éclats d'un rire convulsif
Toujours suivi du silence , la bière
Qu'à chaque bouche offre le même verre ,
De ce banquet , aux assiettes fatal ,
Font un dîner vraiment national.
i86 GODDAM! CHANT I.
Puis au dessert coulent en abondance
Le jus d'Aï , le nectar bordelais ;
Et ces messieurs, ivres des vins de France,
Hurlent un toast à la mort des Français.
*i
>W«/%V««/»%'V»«>*
CHANT SECOND.
Deux cents vaisseaux fendent l'humide plaine.
Le prince Ansclare, à la gloire volant,
A nos pêcheurs livre un combat brillant ;
Puis près de Dieppe il aborde sans peine.
Tous ses Français bravent la mort certaine ,
Et sur la rive ils sautent les premiers.
Quelques Anglais descendent les derniers.
Ceux là bientôt dans le pays s'avancent ,
Du villageois rassurent la frayeur;
Mais par la haine emportes , ils s'élancent
Sur le soldat que cherche leur fureur.
L'Anglais, moins prompt, et qui toujours calcule ,
Visite au loin maisons , fermes , châteaux ,
Taxe le pauvre, et pille sans scrupule ,
Saisit l'argent , les bons vins , les troupeaux ,
Et , qui mieux est , des femmes et fillettes ,
De tous états , soit nobles, soit grisettes:
De ce butin il charge ses vaisseaux.
Mais les Français , dont l'aveugle courage
Voulait cueillir un laurier criminel ,
Bientôt vaincus regagnent le rivage.
Que fait alors l'Anglais lâche et cruel?
ï88 GODDAM!
De ses vaisseaux il leur défend l'approche ,
A ce refus ajoute le reproche ,
Les rend aux flots , sur eux lance des traits ,
Et part , tout fier de ce double succès.
Dans Albion cette nouvelle heureuse
Bientôt circule. Une fête pompeuse
Au Ranelagh se prépare à grands frais :
Le mois passé l'on y fêta la paix ;
Chacun y va promener sa tristesse.
Voyez entrer cette riche duchesse ;
Belle toujours dans une élection ,
Heureux qui peut l'avoir pour champion !
Dans les cafés, dans les clubs, sur la place,
Elle se montre et pérore avec grâce ;
Chez les votans passe , repasse encor ,
Et le nommant d'une voix familière.
Au savetier elle offre un pot de bière.
Ses blanches mains , et sa bouche et son or.
Voyez plus loin cette nymphe galante ,
Dans son maintien si grave et si décente.
Elle connaît comme un ambassadeur
La politique et ses profonds mystères,
Et vit tramer le complot qui naguères
Fit chez les morts descendre un empereur.
Remarquez -vous ces beautés ? Rien n'égale
CHANT IL 189
K De leurs yeux bleus la douceur virginale.
Mais ces yeux bleus dévorent les romans.
Ces vierges donc, et leurs jeunes amans.
Devers l'Ecosse ont préparé leur fuite ;
Et là , malgré le refus paternel ,
Ils s'uniront d'un lien solennel.
Tranquillement ils reviendront ensuite.
En France , hélas ! cette mode est proscrite.
Ces beaux salons, ces lustres, ces concerts,
Des diamans le brillant étalage.
Ce grand concours, ces costumes divers
Plaisent d'abord ; mais sur chaque visage
On voit empreint l'ennui silencieux.
Le Gnome Spleen a soufflé sur ces lieux.
Pour le souper la foule se partage ;
Et tout-à-coup circule un bruit fâcheux :
(f La sombre nuit , et les vents , et l'orage ,
Ont protégé Guillaume et ses soldats :
Deux corps nombreux, après quelques combats,
De l'Angleterre ont touché le rivage. »
A ce récit , se lèvent à la fois
Tous les soupeurs , et muette est leur crainte.
Le Gnome Pride, errant dans cette enceinte.
Du lord Mora prend les traits et la voix :
«Eh bien! Guillaume enfin va nous connaître.
Dit-il; soupons; Ryor s'est avancé
I
igo GODDAM!
Pour le combattre ; et par Cambrid peut-être
Le jeune Ernest est déjà repoussé;
Soupons. )) Chacun se rassied sans mot dire,
Et l'appétit sur les lèvres expire.
Loin d'eux Ryor appelle nos regards.
De tous cotés ses phalanges guerrières
Livrent aux vents ses jeunes étendards.
Vous le savez , ces flottantes bannières
Au temps jadis , au lieu des léopards,
Offraient aux yeux l'emblème des renards.
Au premier rang sont les auxiliaires ,
Les Ecossais , dans les rochers nourris ,
Qu'Albion paie , et voit avec mépris.
A ses héros ce rempart est utile.
Au premier choc il résiste immobile ,
Et des Français il repousse l'ardeur.
Guillaume vole , et se place à leur tête :
Contre une digue avec moins de fureur
Fondent les flots qu'irrite la tempête.
De toutes parts le glaive ouvre les rangs.
Au bruit confus des casques qui gémissent ,
Des traits lancés qui soudain rebondissent,
Des fers brisés , des javelots sifïlans ,
Se mêle alors le long cri des mourans.
Entendez -vous la fanfare guerrière?
Vainqueurs , vaincus , par ces sons excités ,
CHANT IL 191
Bravent la lance , et la flèche et la pierre ;
Et du coursier les pieds ensanglantés
Les couvrent tous d'une épaisse poussière.
Planant dans l'air , les paladins français
Chez leurs neveux retrouvent leur vaillance
Et leurs exploits : des Gnomes inquiets
Vers eux le groupe avec crainte s'avance.
Cheat leur demande et leur offre la paix :
Son air est faux , sa voix trompeuse est douce.
Robbing la suit , et son avidité
Veut du commerce obtenir un traité.
Un rire amer aussitôt les repousse.
Pride indigné lève en jurant son bras.
Nos chevaliers l'attendent ; il s'arrête ,
Menace encor, fait en arrière un pas ,
Puis deux , et fuit sans retourner la tête.
Les Ecossais , de tous cotés rompus ,
De sang couverts, avec gloire vaincus,
En reculant conservent leur courage.
L'Anglais soudain les repousse au carnage.
«Lâches, dit-il, pourquoi donc fuyez-vous?
Nous vous payons , ainsi mourez pour nous, »
Ces bras levés, ce barbare langage.
Des Ecossais ont allumé la rage :
Sur leurs tyrans ils courent furieux. ;, >
Ceux-ci, malgré leur dépit orgueilleux.
■
192 GODDAM!
En combattant méditent leur retraite ;
Et les Français achèvent leur défaite.
Sur un coursier qu'on nomme King Pépin"
Kyor s'enfuit, vole, et sur son chemin
Aux laboureurs laisse des ordres sages.
« Abandonnez vos champêtres travaux ,
Leur disait-il ; égorgez vos troupeaux ,
Brûlez vos bois, vos granges, vos villages;
Et que vos champs de richesses couverts ,
Pour l'ennemi se changent en déserts. »
Chacun riait de ces ordres étranges.
Chez lui demeure, et conserve ses granges.
« Vils Ecossais ! j'aurais vaincu sans eux ,
Disait Ryor fuyant avec vitesse;
Avec dépit, moins brave et plus heureux,
Cambrid sans doute obtiendra la princesse. »
Cambrid, tout fier de ses nombreux soldats,
Du jeune Ernest a juré le trépas.
Et prodiguait les paroles altières.
Stonhap survient, et lui dit : «De la paix
Vous auriez dû conserver les bienfaits :
A mon pays ils étaient nécessaires.
Mais nos dangers doivent nous réunir.
J'ai donc armé ces braves volontaires ;
* Le roi Pépin.
CHANT II. 193
Comme leur chef ils sauront obéir. »
Le noble duc, après un long silence,
Répond enfin avec indifférence :
« Le roi pour lui vous permet de mourir. »
Il voit alors l'ennemi qui s'avance;
Son front pâlit, et pourtant sa jactance
A ses guerriers répète ce discours :
« Amis , mon bras protégera vos jours ;
Du premier coup je briguerai la gloire ;
Au premier rang vous me verrez toujours. ^
Suivez-moi donc ; je marche à la victoire. »
Il dit, et Flight, qu'il appelle en secret,
De son coursier tourne aussitôt la bride ,
Pique les flancs ; le vent est moins rapide :
Comme un éclair il passe et disparaît.
Vous concevez des soldats la surprise :
« Quoi ! disait-on , ils évitent les coups,
Ces beaux messieurs ! Le combat est pour nous ,
Et le succès pour eux ! Quelle sottise ! »
Après ces mots on doit fuir , et l'on fuit ,
Et faiblement le Français les poursuit.
Le seul Stonhap , intrépide et fidèle ,
A nos guerriers oppose sa valeur ,
Soutient leur choc, recule sans frayeur,
Sauve sa troupe et s'éloigne avec elle.
Le prince Ansclare à Londres conduisait
194 GODDAM!
Tous ses forbans et son heureuse proie.
Dans ses regards sont l'orgueil et la joie.
Amant d'Énide, en lui-même il disait :
Elle est à moi ! Mais l'espoir l'abuisait.
L'or et les vins tentent sa troupe avide.
Lâche au combat, au pillage intrépide ,
A ce désir elle succombe enfin.
Mais le moyen de régler le partage ?
Sur le convoi chacun porte la main.
Rapidement une rixe s'engage,
Et tous alors boxent avec courage.
Leur général crie et menace en vain ;
En vain il frappe , il assomme , il renverse.
Ainsi des chiens l'acharnement glouton
Brave les cris, les fouets et le bâton ;
Mais un seau d'eau tout-à-coup les disperse.
Le jeune Ernest , suivi d'un escadron ,
^ Chassait alors la fuyante milice ;
Et son aspect fut le seau d'eau propice
Qui dispersa les brigands d'Albion.
CHANT TROISIÈME.
« Vous perdez donc l'Irlande? dit la reine.
— Mon chancelier me l'avait bien prédit ;
Répond Harold. Quel homme ! que d'esprit î
— Pourtant l'Irlande a secoué sa chaîne.
Prédire est bon, mais prévenir vaut mieux.
Il faut du moins qu'au mal on r-emédie.
Le pourra-t-on? L'Angleterre envahie
Veut tous vos soins, et les séditieux....
— Heureux, my dear* ^ heureux le gentillatre
Qui , sans rival sur son étroit théâtre ,
Fouette son lièvrie et parfois ses vassaux ,
Et du village est ai«si le héros !
Lorsque la pluie au gibier favorable
Trouble sa chassç, il revient en sifflant.
Dîne et s'enivre, et renversant la table,
Il bat sa femme et lui fait un enfant.
— Votre discours a du bon, dit Gizène,
Et du mauvais. » Harold ne l'entend pas.
Les yeux baissés, rêveur il se promène;
Puis il ajoute avec un long hélas !
« Heureux encor le marchand pacifique
Ma chère.
i3*
'#
19^ GODDAM!
Fumant sa pipe au fond de sa boutique !
Il craint sa femme et son ton arrogant;
De la maison il lui laisse l'empire ,
k^. Au moindre signe obéit sans mot dire,
Et vit ainsi cocu , battu , content.
— Bien, dit la reine, et jamais la sagesse
N'a mieux parlé ; mais l'Irlande ? — Ma foi ,
Je l'abandonne. — Il vaudrait mieux, je crois ,
Régler enfin l'hymen de la princesse.
— Oui , mais nos fils sont rivaux et jaloux ;
Lequel choisir ? — Laissez parler Enide.
— Non; sa fierté les refuserait tous.
— Il faut pourtant... — -Qu'une course en décide. »
Enide apprend cet arrêt, et ses pleurs
Semblent au ciel reprocher ses malheurs.
Elle disait : « Pour moi plus d'espérance.
Dès le berceau j'ai connu le chagrin ,
Et d'un seul mot on fixe mon destin :
Je dois souffrir et souffrir en silence.
Mais cet hymen pourra-t-il s'accomplir ?
Quoi ! dans ces lieux je traînerais ma vie !
Aux oppresseurs de ma triste patrie
Je m'unirais ! non , non , plutôt mourir.
Sensible Ernest, dans le fracas des armes,
De ton amie on te dira le sort.
•En vain sur moi tu verseras des larmes ;.
CHANT III. 197
Je dormirai dans le sein de la mort. » '
Sur ce héros l'invisible Sylphide
Veille avec soin. A l'Anglais trop avide
Il enleva le convoi précieux,
L'or et les vins , et ces filles jolies
Traîtreusement près de Dieppe ravies.
Un bois épais se présente à ses yeux
L'oiseau fuyait son feuillage immobile :
Du Gnome Spleen c'est l'ordinaire asile.
Plusieurs Français de leur route écartés ,
D'autres cherchant quelque douce aventure,
Etaient entrés dans la forêt obscure ,
Et par un charme ils y sont arrêtés.
Non sans dessein, la Sylphide guerrière
Du jeune Ernest y conduisait les pas.
Il marche donc suivi de ses soldats.
Leurs chants joyeux du Gnome solitaire
Frappent l'oreille : il se lève à ce bruit ,
D'un noir manteau se couvre , écoute encore ,
Ouvre ses yeux qu'importune l'aurore ,
Voit Hilarine , et plus triste s'enfuit.
Ernest alors dans la forêt s'avance.
Avec surprise il contemple un Anglais
Chargé d'honneurs , nageant dans l'opulence :
Titres , cordons, pouvoirs , nombreux valets,
Adroits flatteurs, bons repas , femme aimable ,
iqH GODDAMî
Il avait tout : un lacet secourable
De tant de maux le délivre à jamais.
Un jeune amant plus loin avec tristesse.
Dans un bosquet aborde sa maîtresse ,
Et pour sourire il fait un vain effort.
Sans dire un mot il promène la belle;
Sans dire un mot il s'assied auprès d'elle ;
Sans dire un mot il boit , fume et s'endort.
Passe un mari qui , froid et sans colère ,
Tient par la main celle qui lui fut chère
Et qui long-temps fit seule son bonheur :
Tout en vantant sa vertu , sa douceur ,
Pour deux schelings et quatre pots de bière
Il veut la vendre : arrive un acheteur
Qui la marchande , et la trouve un i)©^ chère.
Un autre dit : «Enfin elle est à moi.
O doux délire ! 6 volupté suprême !
f^lle est à moi. Mais le bonheur extrême
Ne peut durer; tout change; cette loi
Seule est constante ; enfin la jouissance
Refroidira nos cœurs et nos désirs ,
Et le dégoût suivra l'indifférence ;
Comment alors supporter l'existem^e ?
Mourons, mourons au comble des plaisirs. »
CHANT IIÏ. 199
Du Gnome Spleen la maligne influence
Sur les Français agit moins puissamment.
Point de lacets, de poignards; seulement
De noirs pensers , de l'ennui , du silence.
Ils écrivaient; mais, hëla,s ! quels écrits !
Ils entassaient dans leurs tristes récits
Les vieux donjons et les nones sanglantes ,
Les sots geôliers, les grilles, les cachots ,
Des ravisseurs de Lucrèces galantes ,
De grands malheurs et des çrimejs nouveaux,
Des clairs de lune , et puis les crépuscules ,
Et puis les nuits , des diables , des cellules ,
De longs sermons , des amans sans amour ,
Des spectres blancs , des tombeaux , une église ,
Tout le fatras enfin et la sottise
Renouvelés dans les romans du jour.
Les chants galans mêlés aux chants de guerre ,
Les vins mousseux, les normandes beautés ,
A ces Français par le Gnome enchantés
Rendent soudain leur premier caractère.
Le romancier rit de ses grands hélas ,
Et tous ensemble ils volent aux combats.
D'un fort château placé sur leur passage
La résistance irrite leur courage.
Les assiégés , du haut de leurs créneaux ,
200 GODDAM!
Lancent la mort, la mort inévitable;
Mais le Français, de frayeur incapable.
Brave gaîment le vol des javelots.
Contre le mur sa main impatiente
Déjà dressait l'échelle menaçante ;
, L'Anglais se rend pour conserver ses jours.
Livre le fort , et s'éloigne avec crainte.
Du noir cachot creusé dans cette enceinte
Sortent alors des gémissemens sourds :
On ouvre , on voit sous cette voûte impure
Deux cents Français enchaînés, presque nus,
Que tourmentaient la faim et la froidure.
Pâles , mourans , dans la fange étendus.
A cet aspect d'abord même silence ,
Puis même cri : « Poursuivons-les ! Vengeance ! »
Dans Londre alors les six princes rivaux,
Jockeys légers, pour disputer Enide
Ont préparé leurs rapides chevaux.
Le roi lui-même à la course préside.
Sur des gradins se placent les seigneurs,
Des gentlemen la brigade si fîère ,
Marchands, courtiers, et filous et boxeurs,
Femmes , enfans , enfin la ville entière.
Mais du combat le prix noble et charmant ,
La belle Enide en son appartement
Voulut riester :^ lamort résolue.
i
CHANT III. 20I
De ce tournois elle craint peu l'issue.
De tous côtés s'arrangent les paris.
L'espoir, le doute, agitent les esprits.
Les six rivaux s'élancent dans l'arène ,
Et de la voix animant leurs coursiers ,
Souples, debout sur leurs courts étriers,
Le cou tendu, touchant la selle à peine,
Au même instant ils arrivent au but.
L'heureux Harold sourit à leur adresse;
Le courtisan enviant leur vitesse
Claqua des mains, et le peuple se tut.
Tous sont vainqueurs , et le prix est unique :
Quel embarras ! Le roi leur dit : «Boxez. »
Ils rechignaient; la course est pacifique.
Mais non la boxe, a Eh quoi ! vous balancez ? »
Ajoute Harold. Enfin donc ils se placent.
De loin toujours s'observent, se menacent.
Parent les coups qu'on ne leur porte pas ,
Frappent l'air seul, et long-temps divertissent
Les gens grossiers qui riaient aux éclats.
Les courtisans derechef applaudissent.
« Vous boxez tous avec même talent ,
Leur dit Harold ; il faut finir pourtant :
Les coqs î les coqs ! » On les cherche, ils paraissent.
Armés soudain de piquans éperons ,
Des six héros ils reçoivent les noms ,
Et fièrement sur leurs ergots se dressent.
%
202
GODDAM!
Mais tout-à-coup ces dignes champions
Baissent la queue, et légers ils s'échappent.
Sous les gradins les princes les rattrappent.
Au bruit du fifre et des aigres clairons ,
On les ramène au combat : plus poltrons ,
Leur fuite prompte excite un nouveau rire.
Qu avaient-ils donc ? Puisqu'il faut vous le dire ,
Ces coqs , messieurs , n'étaient que des chapons.
Des cris de peur alors se font entendre :
«Un revenant ! un démon ! un Français!
— Où donc, où donc? — Là bas, dans le palais.
— Est-il seul? — Oui. — Tout vif il faut le ])rendre.)
De ce tumulte, impatient lecteur.
Dans l'autre chant vous connaîtrez l'auteur.
1^.
CHANT QUATRIÈME
Tandis qu'Ernest à la troupe ennemie
Fait expier son lâche assassinat ,
Passe un guerrier étranger au combat
Et dont la voix fièrement le défie.
Il lui répond plus fièrement encor ,
Vers lui s'avance , et sur son casque d'or
Au même instant reçoit un coup terrible.
Le feu jaillit du cimier fracassé ,
Et sur la croupe Ernest est renversé.
Il se relève, et dans le bois paisible
Poursuit l'Anglais qui fuit rapidement.
« Attends , dit-il , attends donc un moment.
Quoi ce coup seul suffit à ton courage ? yy
Il parle, il vole, et sous l'obscur ombrage
Il s'enfonçait. L'Anglais subitement
Vers lui se tourne : Ernest frappé chancelle ;
La bride fuit ses doigts ; son front pâlit ,
Et va toucher le pommeau de la selle.
Sur l'étrier bientôt il s'affermit;
Mais l'inconnu que son glaive menace
Etait bien loin : il suit toujours sa trace ,
Et sa surprise égale son dépit.
204 GODDAMf
L'autre pourtant a ralenti sa fuite.
Ernest arrive ; un vaste souterrain
Reçoit l'Anglais; Ernest s'y précipite;
Le coursier meurt ; le cavalier soudain
Se relevant , sur l'Anglais qui l'évite
Lève le bras et le levait en vain :
A son costume , à sa beauté divine ,
Il reconnaît la Sylphide Hilarine.
Elle sourit , et disparaît enfin.
Comment sortir ? Où trouver une issue ?
Une clarté de loin s'offre à sa vue ;
Puis il entend le bruit des balanciers
Que font mouvoir d'habiles ouvriers.
Souvent, lecteur, l'ordre du ministère
Faisait frapper dans ces noirs souterrains
De faux écus pour les états voisins.
Voyant d'Ernest la cocarde étrangère ,
Ces gens ont peur, et courent; le Français
Monte avec eux par de sombres passages.
Sort, et d'Harold reconnaît le palais;
Il est désert: valets, nobles et pages
Sont du tournois tranquilles spectateur^.
Des fugitifs les subites clameurs
Troublent la fête et sèment les alarmes.
Vers le palais s'avancent des gendarmes.
Mais d'autres cris causent d'autres frayeurs :
«Guillaume approche, et nos troupes nombreuses
1
CHANT IV. 2o5
N'arrêtent point ses troupes valeureuses. »
Tout s'arme alors : dans ce commun danger
Le roi lui-même a saisi son épée
Qui dans le sang ne fut jamais trempée ;
Jusqu'à combattre il veut bien déroger.
Pour arrêter celui que rien n'arrête ,
Le jaloux Spleen épaissit sur sa tête
Les froids brouillards que chassait l'aquilon ,
Des vallons creux l'infecte exhalaison ,
Et les vapeurs de l'humide charbon
Que dans ses flancs recèle en vain la terre.
Le peuple Gnome autour de lui se serre.
Mais la Sylphide et ses fiers paladins
Au haut des cieux montrent leurs fronts sereins.
Pride excitait sa troupe malfaisante,
Et de nos preux la lance menaçante
La fait pâlir, la poursuit dans les airs,
Et pour jamais, la replonge aux enfers.
Spleen reste seul : en vain Renaud le chasse,
Roland en vain le frappe et le terrasse ;
D'un ton funèbre il leur criait : « Plus fort !
Vous le savez , je n'aime que la mort. »
Avant le choc , tous les guerriers paisibles ,
L'yeomanry, volontaires, fensibles,
Sont ébranlés, et regrettent leurs toits.
2o5 GODDAM!
Les uns (lisaient : « A quoi bon cette guerre ?
Qui la veut seul , seul aussi doit la faire. »
A ces cris sourds se mêlent d'autres voix:
« Sur nos vaisseaux nous aurons du courage.
Ils marchent bien ; nous sommes trois contre un ;
Nous évitons le grapin importun;
Du vent toujours nous prenons l'avantage ;
Enfin le rhum échauffe le combat.
Mais de trop près sur terre l'on se bat. »
Lorsqu'un gros loup à la prunelle ardente
Au bord du bois tout-à-coup se présente ,
Moutons , agneaux , qui dans la plaine épars
Broutaient les fleurs , en groupe se rassemblent ,
L'un contre l'autre ils se pressent , ils tremblent ,
Et sur le loup attachent leurs regards :
S'il fait un pas , sauve qui peut ! leur trouble ,
Que du berger la voix même redouble ,
Peint assez bien celui des villagepis
Impatiens de regagner leurs toits.
Dans le palais , seul avec la princesse ,
Que fait Ernest ? Sa courageuse adresse
Y soutenait un siège irrégulier.
La porte il ferme, et puis la barricade;
En quatre pas il monte l'escalier ;
De la fenêtre , il ose défier
n
m
CHANT IV. 207
Des assiëgeans la nombreuse brigade.
Leurs cris , leurs traits ne peuvent l'effrayer.
Plusieurs, armés de la tranchante hache,
Sur le perron s'élancent , et leurs coups
Vont de la porte ébranler les verroux.
La main d'Alix adroitement arrache
Les marbres durs qui pavent le salon;
La main d'Ernest adroitement les lance :
Tombent alors le pesant Thorthrenthron ,
Le froid Cranncraft , le triste AVhirwherwhon.
D'autres guerriers une troupe s'avance.
Sur eux pleuvaient les sofas et les lits,
Puis les portraits d'Harold et de ses fils ,
Des livres même à la tranche dorée,
La grande charte en lambeaux déchirée ,
Les lourds fauteuils, les barils de porter,
Et le fromage arrondi dans Chester.
Du brave Ernest la belle et tendre amie
Craint pour lui seul , modère sa valeur ,
Aide son bras, et doucement essuie
Ce front brûlant que mouille la sueur.
Mais des Anglais la rage renaissante
Sur le palais lance la torche ardente.
Le toit s'embrase , et les frais aquilons
Portent au loin la flamme dévorante
Qui dans les airs s'élève en tourbillons.
L'effroi pâlit le visage d'Enide.
i
2o8 GODDAM!
« Venez , lui dit son amant intrépide ,
Ne craignez rien , suivez-moi , descendons. )>
Elle descend et :yeut cacher ses larmes ;
Ernest avance , et couvert de ses armes ,
La porte il ouvre en criant : «Me voilà !»
A cet aspect , à cette voix terrible ,
Tel qui se crut jusqu'alors invincible
Connut la peur, et bien loin recula.
. Guillaume alors dans le champ du carnage ,
De ses soldats dirigeait le courage :
Harold le voit ; de ses fils entouré ,
Sur le héros il court d'un pas rapide ,
Et croit déjà son triomphe assuré.
Mais ce héros sur le groupe timide
Tourne les yeux, et ce regard vainqueur
Calme soudain la royale fureur.
Le septuor dans les rangs se retire :
Là , par degrés il reprend sa valeur.
« Quoi ! sept contre un , nous fuyons? Que va dire
L'armée entière ? Allons , morbleu , du cœur ! »
De rechef donc sur Guillaume on s'élance,
En répétant : Goddam ! Tranquille et fier ,
Il lève alors sa redoutable lance ,
Et sur sa bouche est le sourire amer.
Nouvel effroi pour eux, fuite nouvelle,
Fuite complète : ils ne s'arrêtent plus :
1
I
CHANT IV. 20()
Et sourds au cri qui de loin les rappelle
A travers champs ils courent éperdus.
Pour les venger aussitôt se présente ,
Sur des chevaux à la course dressés,
Des gentlemen la hrigade élégante.
Par nos hussards siffles , battus , chassés ,
Ils répétaient dans leur noble colère :
French dogsl * Eh oui ces dogues belliqueux:
Faisaient courir les lièvres d'Angleterre ,
Et dans le gîte ils entrent avec eux.
Du triste Harold la majesté fuyante
Traverse Londre : il essuie en chemin
Force brocards , et la pomme insolente
Tombait sur lui sans respect et sans fin.
pi passe donc , applaudi de la sorte ,
devant Bedlam , d'un saut franchit la porte ,
*uis la referme , en s'écriant : « Goddam !
.u diable soit mon fidèle royaume !
[Pour pénitence acceptez-le, Guillaume.
'aime les fous, et je reste à Bedlam. »
■Voyez ses fils et leur galop rapide.
j'un d'eux disait : « Dans ce trouble commun,
[Nous pouvons fuir ; mais enlevons Énide ,
^t donnons-lui six maris au lieu d'un. »
Cliiens de Français l|||
o GODDAM!
Les lourds turncps, lancés avec adresse,
De tous cotés pleuvent sur chaque altesse.
Droit au palais ils courent : le héros ,
Qui défendait sa charmante maîtresse ,
En souriant reconnaît ses rivaux ,
Et d'un coup-d'œil rassure la princesse.
Voyant Ernest , ils se disent entre eux :
« Ils nous faudrait combattre ; le temps presse ;
Au diable donc envoyons-les tous deux. »
Sans pérorer, le groupe des ministres
Passe et s'enfuit; et mille cris sinistres
Fendent les airs : a Pendons , pendons ceux-là ! »
Des gentlemen la brigade effarée ,
Aux ris moqueurs sans doute préparée ,
'Le front baissé , promptement défila.
Stonhap encor , dans un étroit passage ,
Se défendait avec quelques soldats.
Mais la fatigue appesantit son bras ,
Et la sueur inonde son visage.
Guillaume arrive , et dit avec douceur :
« D'un lâche roi généreux déftînseur ,
Ne cherche plus un trépas inutile ;
Rends-toi. » Soudain l'Anglais , fier et docile ,
Remet son glaive à ce noble vainqueur.
CHANT IV.
Facilement s'échappent de la ville
Les fils d'Harold en jockeys travestis.
L'oreille basse , et sous d'autres habits ,
Au même instant le ministère file.
Au port voisin ils trouvent deux vaisseaux
Qu'avait armés leur sage prévoyance.
Mais où porter leurs talens , leur vaillance?
Long-temps en vain ils fatiguent les flots ;
Chassés partout, ils n'ont plus d'espérance.
Par les courans et par les aquilons
Us sont poussés vers le pôle Antarctique ;
Et loin , bien loin , dans la mer Pacifique,
Us vont peupler les îles des Larrons.
FIN DE GODDAM !
lA'
1
LES DÉGUISEMENS
DE VÉNUS,
T.iBLEAUX IMITES DU GREC.
1
I
LES DÉGUISEMENS
DE VÉNUS.
TABLEAU I.
Aux bergers la naissante aurore
Annonçait l'heure des travaux ;
Mais Myrtis sommeillait encore;
Un songe agitait son repos.
Il se croit aux champs de Cythère ;
Vénus, en habit de bergère,
A ses yeux apparaît soudain :
Elle balance dans sa main
De myrte une branche légère.
Surpris , il fléchit les genoux ,
Et contemple cette immortelle
Que Paris jugea la plus belle ,
Et dont les bienfaits sont si doux.
Long-temps il Fadmire , et sa bouche
Pour l'implorer en vain s'ouvrait;
Du myrte heureux Vénus le touche.
Sourit ensuite et disparaît.
LES DEGUISEMENS
TABLEAU IL
Myrtis dans la forêt obscure
Cherchait le frais et le repos.
Zéphire lui porte ces mots
Que chante une voix douce et pure
« Dans ma main je tiens une fleur ;
Fl-e^r aussi , je suis moins éclose :
Dieu des filles et du bonheur,
Je t'offre quinze ans et la rose.
« Mon sein se gonfle , et quelquefois
Je rêve et soupire sans cause.
Jeune Myjrtis , c'est dans ce bois
Qu'on trouve quinze ans et la rose.
« J'affaisse à peine le gazon
Où seule encore je repose :
Si tu viens , rapide Aquilon ,
Ménage quinze ans et la rose. »
Il parait , elle fuit soudain ,
Légère et long-temps poursuivie;
Le berger l'implorait en vain.
DE VÉNUS. 217
Mais à la fleur elle confie
Le premier baiser de ramour ;
Puis sa main à Myrtis la jette ;
Il la reçoit faible et muette ,
L'autre fleur se donne à son tour.
Ménage quinze ans et la rose,
Calme-toi , fougueux Aquilon.
Un cri s'échappe, et le gazon....
Viens , doux Zéphire , elle est éclose.
TABLEAU IIL
« Dryades , pourquoi fuyez- vous ?
Des bois protectrices fidèles ,
Soyez sans crainte et sans courroux.
A mes regards vous êtes belles ;
Mais un moment tournez les yeux :
Je n'ai du Satyre odieux
Ni les traits ni l'audace impie.
Arrêtez donc, troupe chérie,
Au nom du plus puissant des dieux. »
De Myrtis la prière est vaine.
D'un pas rapide vers la plaine
Les Dryades fuyaient toujours.
Une seule un moment s'arrête,
Fuit encore en tournant la tête ,
1.
2i8 LES DÉGUISEMENS
Et du bois cherche les détours.
Seize printemps forment son âge;
Un simple feston de feuillage
Couronne et retient ses cheveux ;
Des Eurus le souffle amoureux
Soulève et rejette en arrière
Sa tunique verte et légère;
Et déjà Myrtis est heureux.
11 atteint la nymphe timide
Sur le bord d'un torrent rapide,
Au milieu des rochers déserts
De mousse et d'écume couverts.
Un espace étroit se présente :
L'un contre l'autre ils sont pressés ;
Et bientôt l'onde mugissante
Mouille leurs pieds entrelacés.
TABLEAU IV.
Dans sa cabane solitaire
Myrtis attendait le sommeil.
Arrive une jeune étrangère:
Le teint de Flore est moins vermeil.
Du voile éclatant des princesses
Sa beauté s'embellit encor ;
Sur sa tête le réseau d'or
DE VÉNUS. 219
De ses cheveux fixe les tresses;
L'or entoure son cou de lis
Et ^erre ses bras arrondis ;
La pourpre forme sa ceinture ;
Et sur le cothurne brillant ,
De ses pieds utile parure ,
Sa tunique à longs plis descend.
Myrtis en silence l'admire.
« Je fuis un tyran déteste,
Lui dit-elle avec un sourire ,
Donne-moi l'hospitalité.
— Embellissez mon toit modeste.
Des joncs tressés forment mon lit ;
Il est pour vous. — Où vas-tu ? Reste ;
Du lit la moitié me suffît. »
Sur cet humble et nouveau théâtre
Elle s'assied ; un long soupir
De son sein soulève l'albâtre :
C'était le signal du plaisir.
Sur la cabane hospitalière
Passe en vain le dieu du repos ;
Myrtis et la belle étrangère
Échappent à ses lourds pavots.
Leur impatiente jeunesse
Jouit et désire sans cesse.
Ivres de baisers et d'amour ,
D'amour ils soupirent encore ;
LES DÉGUISEMENS
Et pourtant la riante Aurore
Entr ouvrait les portes du jour.
TABLEAU V.
« Nymphe de ce riant bocage ,
Venus même sous votre ombrage
Sans doute dirigea mes pas.
Elle a ralenti votre fuite,
Elle accéléra ma poursuite
Et vous fît tomber dans mes bras.
Des mortels souvent les déesses
Reçurent les tendres caresses;
Imitez et craignez Vénus ;
Elle punirait vos refus. »
Malgré cette voix suppliante ,
Et malgré ses désirs secrets ,
La nymphe défend ses attraits.
Et toujours sa bouche riante
Echappe aux baisers indiscrets.
A quelques pas , dans la prairie ,
Un fleuve promenait ses flots.
Le front couronné de roseaux,
Des Naïades la plus jolie
Se jouait au milieu des eaux.
Tantôt sous le cristal humide
DE VÉNUS.
Elle descend, remonte encor;
Et présente au regard avide
De son sein le jeune trésor ;
Tantôt glissant avec souplesse
Elle étend ses bras arrondis,
Et sur l'onde qui la caresse
Elève deux globes de lis.
Bientôt mollement renversée ,
Par le flot elle est balancée ;
Son pied frappe l'eau qui jaillit.
Invisible dans le bocage,
Myrtis écartant le feuillage
Voit tout et de plaisir sourit.
Alors la champêtre déesse
Que dans ses bras toujours il presse
Rapproche les rameaux touffus ,
D'un voile en rougissant se couvre,
Et sur sa bouche qui s'entrouvre
Expire le dernier refus.
TABLEAU VI.
Sous des ombrages solitaires,
Devant un Satyre effronté
Fuyait avec rapidité
La plus timide des bergères.
222 LES DÉGUJSEMENS
Au loin elle aperçoit Myrtis :
«A mon secours le ciel t'envoie,
Jeune inconnu, défends Nais. »
Le Satyre lâche sa proie.
La bergère à son protecteur
Sourit , mais conserve sa peur.
«Bannis tes injustes alarmes,
Dit-il, je respecte tes charmes.
Viens donc ; du village voisin
Je vais t'indiquer le chemin. »
Elle rougit , et moins timide ,
A pas lents elle suit son guide.
Mais elle entend un bruit lointain :
Du berger elle prend la main
Et dans ses bras cherche un asile.
Discret , il demeure immobile
Et n'ose presser ses appas.
Elle voyait son doux martyre.
Le bruit cesse; Myrtis soupire,
Et Naïs reste dans ses bras.
TABLEAU VIL
Phébus achevait sa carrière ;
Dans les cieux l'ombre s'étendait ;
Myrtis à pas lents descendait
DE VÉNUS. 223
De la montagne solitaire.
Une femme sur son chemin
Se place et doucement l'arrête.
Au croissant que porte sa tête ,
A sa taille , à son port divin ,
Il a reconnu l'Immortelle.
« Cher Endymion , viens , dit-elle.
Un moment pour toi j'ai quitte
Le ciel et mon trône argenté;
Viens , sois heureux et sois fidèle. »
Le berger suit ses pas discrets.
De cette méprise apparente
Il profite , et la nuit naissante
Protège ses baisers muets.
Il trouve dans la jouissance
L'abandon et la résistance ,
L'embarras de la nudité ,
Les murmures de la tendresse ,
Les refus et la douce ivresse ,
La pudeur et la volupté.
TABLEAU VIIL
« Berger j'appartiens à Diane :
Pourquoi toujours suis-tu mes pas ?
Je hais Vénus : fuis donc, profane;
224 LES DÉGUISEMENS
Crains cette flèche et le trépas. »
Elle dit , et sa main cruelle
Sur l'arc pose le trait léger :
Mais Myrtis qui la voit si belle ,
Sourit et brave le danger.
Un fossé profond les sépare;
Avec audace il est franchi.
Imprudent ! d'un regret suivi ,
Le trait vole , siffle et s'égare.
La nymphe de nouveau s'enfuit ;
Le berger toujours la poursuit.
Dans une grotte solitaire ,
De Diane asile ordinaire ,
Elle entre; et sa main aussitôt
Saisit et lève un javelot.
Sa fierté , sa grâce pudique
Irritent le désir naissant,
D'un côté sa blanche tunique
Tombe et sur le genou descend;
De l'autre une agathe polie
La relève, livrant aux yeux
Les lis d'une cuisse arrondie
^ Et des contours plus précieux.
De son sein qui s'enfle et palpite.
Et dont ce combat précipite
Le voluptueux mouvement ,
Un globe est nu : le jeune amant
DE VÉNUS.
S'arrête , et des yeux il dévore ,
Maigre le javelot fatal ,
L'albâtre pur et virginal
Qu'au sommet la rose colore.
Il saisit la Nymphe , et sa voix
Pour l'implorer devient plus tendre.
Des cris alors se font entendre ;
Le cor résonne dans les bois.
«Malheureux! laisse-moi, dit-elle;
Diane est jalouse et cruelle :
Si je l'invoque , tu péris. »
Malgré sa nouvelle menace ,
Le berger fortement l'embrasse :
Des baisers préviennent ses cris.
Diane approche, arrive, passe;
Au loin elle conduit la chasse ,
Et laisse la Nymphe à Myrtis.
TABLEAU IX.
D'Érigone c'était la fête.
Des bacchantes sur les coteaux
Couraient sans ordre et sans repos.
La plus jeune pourtant s'arrête,
Nomme Myrtis, et fuit soudain
Sous l'ombrage du bois voisin.
I
i5
126 LES DÉGUISEMENS
Le lierre couronne sa tête;
Ses cheveux flottent au hasard;
Le voile qui la couvre à peine,
Et que des vents enfle l'haleine,
Sur son corps est jeté sans art;
Le pampre forme sa ceinture
Et de ses hras fait la parure;
Sa main tient un thyrse léger.
Sa bouche riante et vermeille
Présente à celle du berger
Le fruit coloré de la treille.
Son abandon, sa nudité.
Ses yeux lascifs et son sourire
Promettent l'amoureux délire
Et l'excès de la volupté.
Au loin , ses bruyantes compagnes
De cymbales et de clairons
Fatiguent l'écho des montagnes ,
Mêlant à leurs libres chansons
La danse qui peint avec grâce
L'embarras naissant du désir.
Et celle ensuite qui retrace
Tous les mouvemens du plaisir. .
DE VENUS. 227
TABLEAU X.
« Jeune berger, respecte Égine.
La Terre me donna le jour;
Jadis je suivais Proserpine ;
Et de Cërès j'orne la cour. »
En disant ces mots, dans la plaine
Elle fuyait devant Myrtis,
Et déjà du berger l'haleine
Vient humecter son cou de lis.
Elle échappe à sa main ardente. •
Plus rapide il vole , et deux fois
Saisit la tunique flottante
Qui se déchire entre ses doigts.
« Préviens son triomphe , 6 ma mère ! »
Elle dit : aussitôt la terre
S'entrouvre avec un bruit affreux ,
Vomit le bitume et la pierre ,
Et présente un gouffre de feux.
Myrtis épouvanté s'arrête :
La Nymphe retourne la tête,
Et de loin lui tendant la main ,
L'appelle avec un ris malin.
Le berger un moment balance;
Vénus le rassure en secret;
i5'
228 LES DÉGUISEMENS
Éginc, qu'il poursuit, s'élance,
Et dans les flammes disparaît.
Il s'y jette ; imprudence heureuse !
Sur un lit de mousse et de fleurs
Il tombe , et la Nymphe amoureuse
Sourit entre ses bras vainqueurs.
TABLEAU XL
Le ciel est pur , mais sans lumière;
L'ombre enveloppe l'hémisphère.
Myrtis, égaré dans les bois.
Trouble en vain leur vaste silence,
L'écho seul répond à sa voix.
Du rendez- vous l'heure s'avance ;
Adieu l'amoureuse espérance,
Adieu tous les baisers promis.
« Des nuits malfaisante Déesse ,
Disait-il, je hais ta tristesse;
Je hais tes voiles ennemis. »
Il parle encore, et l'Immortelle,
Comme Vénus riante et belle,
Se présente à ses yeux surpris.
Recouverts de crêpes humides ,
Son char et ses coursiers rapides
De l'ébène offrent la couleur.
DE. VÉNUS. !i2g
A Tenfour voltigent les Songes,
Les Spectre et les vains Mensonges
Fils du Sommeil et de l'Erreur.
De son trône elle est descendue.
Le berger se trouble à sa vue ,
Et la crainte saisit son cœur ;
Mais la Déesse avec douceur :
« Jeune imprudent, je te pardonne.
Je ferai plus ; oui , mon secours
Est souvent utile aux Amours.
Que veux-tu? parle, je l'ordonne. »
Myrtis, que charme sa beauté,
Garde le silence et l'admire;
L'Immortelle par un sourire
Enhardit sa timidité.
Elle a déposé sur la terre
Le pâle flambeau qui l'éclairé.
A ses cheveux bruns et tressés
Des pavots sont entrelacés ;
Une légère draperie ,
Noire et d'étoiles enrichie ,
Trahit l'albâtre de son corps ,
Et de l'amour les doux trésors.
Sur l'herbe s'assied la Déesse;
Le berger s'y place a son tour*.
Il voit et baise avec ivresse
Des charmes inconnus au jour.
23o LES DÉGUlSrEMENS
Un feu renaissant le dévore.
«Encore, disait-il, encore;
Que nos plaisirs soient éternels ! »
Elle sourit, et de l'Aurore y
Le retard surprit les mortels.
TABLEAU XIL
l^/W^W^V»
Myrtis sur le fleuve rapide
Voit un esquif abandonné,
Qui, par le courant entraîné,
Vogue sans rames et sans guide.
Au milieu des flots le berger
S'élance, et dans l'esquif léger
Il trouve une fille jolie
Sur un lit de joncs endormie.
Elle sourit dans son sommeil ,
Et sa bouche alors demi-close
Montre l'ivoire sous la rose.
Un baiser produit son réveil ,
Un baiser étouffe ses plaintes ,
Un baiser adoucit ses craintes ,
Un autre cause un long soupir,
Un autre allume le désir ,
Un autre achève le plaisir
Et lentement la fait mourir.
DE VÉNU3. a5i
Elle renaît soumise et tendre ,
Ne voile point ses charmes nus ,
Et sans peine consent à rendre
Tous les baisers qu elle a reçus.
Soudain les flots sont plus tranquilles ;
Et le bateau légèrement
Glisse sur les vagues dociles
Qui le balancent mollement.
TABLEAU XIII.
Caché dans une grotte humide
Où vient mourir le flot amer,
Myrtis , l'œil fixé sur la mer ,
Epiait une Néréide.
Tout-à-coup se montre Téthys ;
Et sous sa conque blanchissante,
Que traînent ses dauphins chéris,
S'affaisse l'onde obéissante.
A l'entour nagent les Tritons :
Leur barbe est d'écume imbibée,
Des coquilles ornent leur front ,
Et de leur trompe recourbée
Au loin retentissent les sons.
Près du char , les Océanides
Et les charmantes Néréides
a32 LES DÉGUISEMENS
Variant leurs jeux et leurs chants ,
Glissent sur les flots caressans.
Téthys vers la grotte s'aivance ,
Entre seule , voit le berger ,
Rit de son trouble passager
Et lui commande le silence.
La perle dans ses blonds cheveux
En guirlandes brille et serpente;
La perle rend plus précieux
L'azur de sa robe élégante.
Le sable reçoit son manteau ,
Et lui présente un lit nouveau.
Aimez , jeunes Océanides ;
Aimez , rapides Aquilons ;
Et vous , charmantes Néréides ,
Tombez dans les bras des Tritons.
TABLEAU XIV.
« Qu ordonnez-vous , chaste Déesse ?
— Rien : Vesta trompant tous les yeux
Pour toi seul a quitté les cieux.
Je t'aime. — Vous! — De ma sagesse
Tu triomphes , heureux Myrtis !
J'ai des attraits; mais, trop sévère,
J'effrayais les Jeux et les Ris :
I
DE VÉNUS. a33
Hëlas! j'aurais mieux fait de plaire. »
De ce triomphe inattendu
Myrtis jouit en espérance.
Vesta , sans voile et sans défense ,
Oubliait sa longue vertu.
Au jeune berger qui l'embrasse
Elle se livre gauchement ;
Ses baisers mêmes sont sans grâce.
De son aigre sévérité
Punition juste et cruelle !
Triste et honteuse , l'Immortelle
Remporte au ciel sa chasteté.
TABLEAU XV.
Dans l'onde fraîche une bergère
Se baignait durant la chaleur.
Sur le rivage solitaire
Myrtis passe; au cri de frayeur
Il répond avec un sourire :
«Ne craignez rien; sous ces berceaux
Sage et discret, je mè retire.
Mais quand vous sortirez des eaux ,
Je vous habillerai moi-même.
— Sois généreux , jeune Myrtis ,
Et n'emporte pas mes habits.
234 LES DÉGUISEMÈNS
Peut-être la Nymphe qui t'aime
Saura te. . . » Discours superflus !
Le berger ne l'entendait plus.
De l'onde elle sort, et tremblante
Elle arrive sous le bosquet.
Malgré sa prière touchante ,
Myrtis poursuit son doux projet.
En plaçant la courte tunique
Sur ce corps de rose et de lis,
Il touche une gorge élastique
Et d'autres charmes arrondis.
Sa main rattache la ceinture ,
Trop haut d'abord et puis trop bas :
La bergère en riant murmure,
Et cependant ne l'instruit pas.
A son humide chevelure
On rend le feston de bluets
Qui toujours forme sa parure.
Les brodequins viennent après ;
Long-temps incertaine et craintive ,
Elle rougit , enfin s'assied , •
A Myrtis présente son pied ,
Et sa rougeur devient plus vive.
Dans ce moment heureux , Phébus
Était au haut de sa carrière ;
Le jour finit , et la bergère
Avait encore les pieds nuds.
DE VÉNU5. aî5
TABLEAU XVI.
Du midi s'élance Forage.
Dans son frêle bateau , Myrtis ,
Jouet des vents et de Téthys ,
Ne peut regagner le rivage.
« Appaise tes fougueux enfans ,
Belle Orithye ; et sur la rive
Pour toi je brûlerai l'encens. »
Au ciel monte sa voix plaintive.
Soudain un nuage léger
Sur les flots mugissans s'abaisse ;
H s'entrouvre ; et d'une déesse
Les bras enlèvent le berger.
Tremblant, il garde le silence;
Un baiser dissipe sa peur.
Neptune jusqu'aux cieux s'élance;
Les vents redoublent leur fureur ;
Myrtis caché dans le nuage
S'élève au milieu de l'orage ,
Avec sécurité fend l'air ,
Voit partir le rapide éclair
Que suit la foudre vengeresse,
Et sur le sein de sa maîtresse,
Il brave Eole et Jupiter.
236 LES DEGUISEMENS
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TABLEAU XVII.
« De Myrtis que la voix est tendre !
Il approche , et n'a pu me voir :
Sous cet arbre il viendra s'asseoir ;
Je veux me cacher et l'entendre. »
La jeune bergère, à ces mots,
Sur l'arbre monte avec, adresse ,
Et disparaît dans les rameaux.
Le berger sous leur voûte épaisse
Bientôt arrive , et les échos
Répètent ses accens nouveaux :
« Un oiseau venu de Cy thère
Se cache , dit-on , dans ce bois.
Sa voix est touchante et légère ,
Et son bec embellit sa voix.
« Les chasseurs sont à sa poursuite.
Mille fois heureux son vainqueur !
Mais il craint la cage et l'évite ;
Et c'est lui qui prend l'oiseleur.
« Jeune oiseau , ton joli plumage
Fait naître l'amoureux désir ;
DE VÉNUS. a37
Et pour moi , dans l'épais feuillage ,
Tu seras l'oiseau du plaisir. »
Il dit , et sur l'arbre s'élance :
La bergère ne pouvait fuir ,
Et le rire était sa défense :
x\u vainqueur il faut obéir.
Quelques nymphes de ce bocage
Du même arbre cherchent l'ombrage^
Mais le bruit des baisers nouveaux
Se perd dans le confus ramage
Des fauvettes et des moineaux.
TABLEAU XVIIL
«Ma fidélité conjugale
Trop long-temps regretta Tithon ;
Trop long-temps j'ai pleuré Géphale ,
Egis et le jeune Orion.
La douleur flétrirait mes charmes....
Revenez , amoureux désirs !
Les roses naissent de mes larmes ;
Elles naîtront de mes plaisirs. »
A ces mots , la galante Aurore
De Myrtis , qui sommeille encore ,
Hâte le paresseux réveil.
238 LES DEGUISEMENS
Elle a quitté son char vermeil.
Sur sa tête brille une étoile ;
Un safran pur et précieux
Colora sa robe et son voile.
L'amour est peint dans ses beaux yeux.
L'humble lit du berger timide
La reçoit; 6 douces faveurs!
Sous elle le feuillage aride
Renaît et la couvre de fleurs.
TABLEAU XIX.
L'amour ne connaît point la crainte.
Du bois Myrtis franchit l'enceinte;
Il s'y cache , et voit s'approcher
Celle qu'il ose ainsi chercher.
Ses traits sont purs ; la violette
S'entrelace à la bandelette
Qui couronne son front serein.
Sur sa longue robe de lin
Descend une courte tunique ;
Son regard est doux et pudique.
Myrtis paraît, elle rougit;
Il prévient sa fuite , et lui dit :
«. De Minerve jeune prêtresse,
Mes yeux te suivaient à l'autel.
DE VÉNUS. 239
J'ai vu tes mains à la Déesse
Offrir un encens solennel...
— Fuis. — Ne sois pas inexorable.
— Fuis donc! — Avec toi je fuirai.
— Des fers attendent le coupable
Qui profane ce bois sacre.
— Ta bouche menace et soupire.
— Imprudent ! je plains ton délire:
Crains le trépas, retire-toi.
— Non. — Minerve , protège-moi. »
Mot fatal ! son ame alarmée
Le rétracte , mais vainement;
Entre les bras de son amant
Elle est en myrte transformée.
Il recule , saisi d'horreur ;
Il doute encor de son malheur;
D'une voix éteinte il appelle
La jeune vierge ; avec frayeur
Il touche l'écorce nouvelle ;
Ses pleurs coulent, et sa douleur
Maudit la Déesse inflexible.
Dans le bois il entend du bruit;
Il embrasse l'arbre insensible ,
S'éloigne, revient, et s'enfuit.
24o LES DÉGUISEMENS
TABLEAU XX.
De la jeune et belle prêtresse
L'image poursuivait Myrtis.
Il fuit les autels de Cypris ,
Il fuit la brillante jeunesse ,
Et chaque jour aigrit son mal.
Un soir enfin , du bois fatal
Il franchit de nouveau l'enceinte.
Il baise les rameaux chéris ;
Au ciel il adresse sa plainte :
Le ciel paraît sourd à ses cris.
Éole entasse les nuages ,
De leurs flancs sortent les orages;
Les éclairs suivent les éclairs ;
La foudre sillonne les airs.
Le berger brave la tempête
Et les feux roulans sur sa tête.
Le myrte arrosé de ses pleurs
Par un faible et naissant murmure
Semble répondre à ses douleurs.
Prodige heureux ! L'écorce dure
Se soulève , et prend sous sa main
L'albâtre et les contours du sein.
Une bouche naît sous la sienne ,
DE VÉNUS. 2/,i
Et soudain une fraîche haleine
Se mêle à ses soupirs brûlans.
Les rameaux qu'en ses bras il presse
Transformés en bras ronds et blancs ,
Lui rendent sa douce caresse.
Plus de combats, plus de refus;
Et de Minerve la prêtresse
Est déjà celle de Vénus.
TABLEAU XXL
Des dieux la prompte messagère
Part , vole , se montre à Myrtis ,
Et dit : « La reine de Cythère
Parut la plus belle à Paris ;
L'heureuse pomme fut pour elle :
Mais entre Junon et Pallas
Toujours subsiste la querelle,
Et c'est toi qui les jugeras. »
En parlant ainsi, la Déesse
Est debout sur son arc brillant.
Myrtis contemple sa jeunesse ,
Ses yeux d'azur, son front riant.
L'or de sa baguette divine ,
Les perles de ses bracelets ,
Et l'écharpe flottante et fine
16
a42 LES DÉGUISEMENS
Qui voile à demi ses attraits.
« Pourquoi gardes-tu le silence ?
Reprend-elle : réponds, Myrtis ;
Le refus serait une offense.
— Disputez -vous aussi le prix?
— Je le pourrais ; j'ai quelques charmes.
— Voyons. — -Promets-tu le secret?
— Oui. — Je crains.... — Soyez sans alarmes.
— Eh bien, juge; mais sois discret.
— Ce voile à vos pieds doit descendre.
Ce n'est pas tout; la volupté
Embellit encor la beauté ,
Et le prix est pour la plus tendre. »
L'Immortelle baisse les yeux ,
Repousse la main qui la touche,
Aux baisers dérobe sa bouche ,
Et tombe sur l'arc radieux.
TABLEAU XXIL
Assise sur un faisceau d'armes
Recouvert d'un léger tapis ,
Aux regards de l'heureux Myrtis
Pallas abandonne ses charmes.
Le berger hésite, et pourtant
Ecarte d'une main timide
DE VENUS. 243
Son casque à panache flottant,
Sa lance d'or et son égide.
La cuirasse tombe à son tour,
Et même la blanche tunique.
De Pallas la beauté pudique
Vainement éveille l'Amour;
Jamais il n'obtient de retour.
Le berger étonné l'admire ,
Mais affecte un calme trompeur.
La Déesse voit sa froideur,
Prend sa main , doucement l'attire ,
Le reçoit dans ses bras , soupire ,
Et prudente elle répétait :
« On me croit sage, sois discret. »
TABLEAU XXIIL
« Viens, jeune et charmante Théone.
— Non; Junon peut-être t'attend :
Jamais son orgueil ne pardonne.
— Qu'importe? — Fuis. — Un seul instant!
— Demain je tiendrai mes promesses.
— Je brûle des feux du désir;
Viens; la beauté fait les déesses.
— Et qui fait les dieux? — Le plaisir. »
244 LES DÉGUISEMENS
TABLEAU XXIV.
Myrtis devant Junon s'incline.
Un diadème radieux,
De pourpre un manteau précieux.
Un sceptre dans sa main divine,
Annoncent la reine des cieux.
Au juge que sa voix rassure
Elle abandonne sa ceinture
Et s^es superbes vêtemens :
Sans voiles et sans ornemens,
La nudité fait sa parure.
Alors sur des coussins épais
Que l'or et la perle enrichissent ,
Et qui légèrement fléchissent,
Le berger place ses attraits.
Ses regards troublent la Déesse.
Elle soupçonne de Pallas
La ruse et la douce faiblesse ;
A Myrtis elle ouvre ses bras,
Sourit de sa vive caresse ,
Et prudente elle répétait :
« On me croit sage , sois discret, w
DE VÉNUS. 245
TABLEAU XXV.
Du haut des airs qu elle colore
La jeune Iris descend encore,
Myrtis la reçoit dans ses bras.
Elle se livre à ses caresses ,
Et pourtant elle dit tout bas :
« Si je tarde , les deux déesses
Pourront croire.... Séparons-nous. »
Suivent des baisers longs et doux.
« Je ne puis prononcer entre elles ,
Dit enfin le berger. — Pourquoi ?
— Également elles sont belles ;
Et la plus aimable , c'est toi. »
TABLEAU XXVL
Rêveuse et doucement émue ,
Elle arrive dans le bosquet
Où de Vénus est la statue,,
A ses pieds dépose un bouquet ,
Et dit : « O Gypris, je t'implore;
Protège-moi contre ton fils ,
Pour lui je suis trop jeune encore'.
Je ne veux point aimer Myrtis. »
Quelques jours après , sa jeunesse
246 LES DÉGUISEMENS
De l'amour craint moins les douceurs.
D'un feston de myrte et de fleurs
Elle couronne la déesse,
Disant : « Vois mon trouble secret :
J'aime, apprends-moi comment on plaît. »
Elle revient, et le sourire
Ouvre sa bouche qui soupire :
« Il m'aime , ô propice Venus !
Seule à ses regards je suis belle ;
Mais je veux par quelques refus
Irriter sa flamme nouvelle. »
Une guirlande sous sa main
Se déploie; et de la statue.
Que le ciseau fit belle et nue ,
Elle couvrait.... Myrtis soudain
Du feuillage sort et s'ëcrie :
- « Ne couvre rien , ma jeune amie ;
Crains Vénus. » Sans force et sans voix ,
Elle rougit , chancelle , glisse ;
Et la guirlande protectrice
Reste inutile entre ses doigts.
TABLEAU XXVII.
Le sombre Pluton sur la terre
Etait monté furtivement.
DÉ VÉNUS. 347
De quelque nymphe solitaire
Il méditait renlèvement.
De loin le suivait son épouse :
Son indifférence est jalouse;
Sa main encor cueillait la fleur
Qui jadis causa son malheur :
Il renaissait dans sa pensée.
Myrtis passe ; il voit ses attraits ,
Et la couronne de cyprès
A ses cheveux entrelacée.
Il se prosterne; d'une main
Elle fait un signe, et soudain
Remonte sur son char d'ébène.
Près d'elle est assis le berger.
Les coursiers noirs, d'un saut léger.
Ont déjà traversé la plaine.
Ils volent ; des sentiers déserts
Les conduisent dans les enfers.
Du Styx ils franchissent les ondes :
Caron murmurait vainement;
Et Cerbère sans aboîment
Ouvrait ses trois gueules profondes.
Le berger ne voit point Minos,
Du Destin l'urne redoutable,
D'Alecton le fouet implacable ,
Ni l'affreux ciseau d'Atropos.
Avec prudence Proserpine
248 LES DÉGUISEMENS
Le conduit dans un lieu secret
Oîi Plu ton admis à regret
Partage sa couche divine.
Myrtis baise ses blanches mains ,
La presse d'une voix émue ,
Et la Déesse demi-nue
Se penche sur de noirs coussins.
Elle craint un époux barbare :
Le berger quitte le Tartare ;
Par de longs sentiers ténébreux
Il remonte , et sa main profane
Ouvre la porte diaphane
D'où sortent les Songes heureux.
TABLEAU XXVIIL
Morphée a touché sa paupière ;
Elle dort sous l'ombrage frais.
Des Zéphirs l'aile familière
Dévoile ses charmes secrets.
Myrtis vient , ô douce surprise !
« Hier au temple de Vénus ,
Dit-il , j'ai fléchi ses refus ;
Dérobons la faveur promise....
Non , je respecte son sommeil ;
J'aurai le baiser du réveil. »
DE VÉNUS. 249
Il voit un bouquet auprès d'elle;
Des roses il prend la plus belle;
Avec adresse, avec lenteur,
Sa main la place sur Tébène ,
Et sa bouche baise la fleur.
Il s'éloigne alors , non sans peine ,
Et se cache dans un buisson
D'où sort un léger papillon.
L'insecte léger voit la rose ,
Un moment sur elle se pose ,
Puis s'envole , et fuit sans retour.
Myrtis dit tout bas : « C'est l'Amour. »
TABLEAU XXIX.
« Arrêtez , charmante déesse !
Votre main , au banquet des cieux ,
Verse le nectar , et des dieux
Vous éternisez la jeunesse.
— Il est vrai : dans ma coupe d'or
Tes lèvres trouveront encor
De ce breuvage quelque reste :
Bois donc. — J'ai bu. Quelle chaleur
Pénètre mes sens et mon cœur !
Restez , ô déesse ! — Je reste. »
Il est heureux , et ses désirs
'25o LES DÉGUISEMENS
Demandent de nouveaux plaisirs.
En riant , la jeune Immortelle
S'échappe , fuit et disparaît.
Le berger en vain la rappelle.
Seul il marche, de la forêt
Il suit les routes ténébreuses ;
Et là dans ses bras tour-à-tour
Tombent les maîtresses nombreuses
Qu'un moment lui donna l'amour.
Un moment , bergères , princesses ,
Nymphes , bacchantes et déesses
Reçoivent ses baisers nouveaux ,
Puis s'échappent : point de repos ;
Du nectar la douce puissance
Soutient sa rapide inconstance.
Ses vœux n'appelaient point Vesta ,
Et dans son temple elle resta.
Las enfin , sous le frais ombrage
Il s'assied , et sa faible voix
Implore uAe seconde fois
L'échansonne au divin breuvage.
Elle vient ; à Myrtis encor
Sa main offre la coupe d'or,
Et déjà les désirs renaissent.
De son bienfait Hébé jouit ;
Sous ses attraits les fleurs s'affaissent;
Plus belle ensuite elle s'enfuit.
DE VÉNUS. aSi
Le berger, dont la douce plainte
La poursuit jusque dans les cieux ,
Sur le gazon voluptueux
De ses charmes baise Fempreinte ,
Et le sommeil ferme ses yeux.
TABLEAU XXX.
Il dort ; un baiser le réveille,
O surprise ! 6 douce merveille !
D'Amours légers environné ,
Un char par des cygnes traîné
Dans l'air l'emporte avec vitesse.
La crainte agite ses esprits ;
Mais la belle et tendre Déesse
Le rassure par un souris.
Sur des coussins de pourpre fine,
Près de sa maîtresse divine
Il s'assied , d'amour éperdu.
Aussitôt un voile étendu
Forme pour eux un dais utile.
Myrtis , de surprise immobile ,
Dans Vénus revoit les appas
Des déesses et des mortelles
Que ses yeux trouvèrent si belles ,
Et qui tombèrent dans ses bras.
52 LES DEGUISEMENS DE VÉNUS.
Elle répond à son silence :
« Je t'aimai long-temps en secret.
Tout est facile à ma puissance ;
Et Venus de ton inconstance
Fut toujours la cause et l'objet. »
A ces mots , au berger timide
Ses bras d'albâtre sont tendus ;
Par degrés à sa bouche avide
Elle livre ses charmes nus ,
Sous les baisers devient plus belle ,
Enfin permet tout à Myrtis ,
Et lui dit : « Sois aussi fidèle
Et moins malheureux qu'Adonis. »
Consume d'amour et d'ivresse ,
Sur les lèvres de sa maîtresse
Myrtis boit le nectar divin ;
Il meurt et renaît sur son sein ;
Et cependant le char rapide ,
Glissant avec légèreté
Dans l'air doucement agité ,
Descend vers les bosquets de Gnide.
FIN DES DEGUISEMENS DE VENUS.
LES TABLEAUX
LES TABLEAUX
L
LA ROSE.
(j'est l'âge qui touche à l'enfance ,
C'est Justine, c'est la candeur.
Déjà l'amour parle à son cœur :
Crédule comme l'innocence ,
Elle écoute avec complaisance
Son langage souvent trompeur.
Son œil satisfait se repose
Sur un jeune homme à ses genoux,
Qui, d'un air suppliant et doux,
Lui présente une simple rose.
De cet amant passionné ,
Justine , refusez l'offrande ;
Lorsqu'un amant donne , il demande ,
Et beaucoup plus qu'il n'a donné.
256 LES TABLEAUX.
II.
LA MAIN.
Quand on aime bien , l'on oublie
Ces frivoles ménagemens
Que la raison ou la folie
Oppose au bonheur des amans.
On ne dit point : « La résistance
(c Enflamme et fixe les désirs ;
(c Reculons l'instant des plaisirs
« Que suit trop souvent l'inconstance. »
Ainsi parle un amour trompeur ,
Et la coquette ainsi raisonne.
La tendre amante s'abandonne
A l'objet qui toucha son cœur ;
Et dans sa passion nouvelle ,
Trop heureuse pour raisonner ,
Elle est bien loin de soupçonner
Qu'un jour il peut être infidèle.
Justine avait reçu la fleur.
On exige alors de sa bouche
Cet aveu qui flatte et qui touche ,
Alors même qu'il est menteur.
Elle répond par sa rougeur ;
Puis avec un souris céleste
LES TABLEAUX. 257
Aux baisers de l'heureux Valsin
Justine abandonne sa main ,
Et la main promet tout le reste.
m.
LE SONGE.
Le sommeil a touché ses yeux ;
Sous des pavots délicieux
Ils se ferment, et son cœur veille.
A l'erreur ses sens sont livrés.
Sur son visage par degrés
La rose devient plus vermeille;
Sa main semble éloigner quelqu'un ;
Sur le duvet elle s'agite;
Son sein impatient palpite ,
Et repousse un voile importun.
Enfin. , plus calme et plus paisible j
Elle retombe mollement ;
Et de sa bouche lentement
S'échappe un murmure insensible.
Ce murmure plein de douceur
Ressemble au souffle de Zéphire,
Quand il passe de fleur en fleur;
C'est la volupté qui soupire ;
Oui , ce sont les gémissemens
^1
258 LES TABLEAUX.
D'une vierge de quatorze ans,
Qui dans un songe involontaire
Voit une bouche téméraire
Effleurer ses apj^s naissans ,
Et qui dans ses bras caressans
Presse un époux imaginaire.
Le sommeil doit être charmant,
Justine, avec un tel mensonge;
Mais plus heureux encor l'amant
Qui peut causer un pareil songe !
IV.
LE SEIN.
Justine reçoit son ami
Dans un cabinet solitaire.
Sans doute il sera téméraire ?
Oui , mais seulement à demi :
On jouit alors qu'on diffère.
11 voit , il compte mille appas ,
Et Justine était sans alarmes ;
Son ignorance ne sait pas
A quoi serviront tant de charmes.
Il soupire et lui tend les bras ,
Elle y vole avec confiance ;
Simple encore et sans prévoyance ,
t
LES TABLEAUX. aôç)
Elle est aussi sans embarras.
Modérant l'ardeur qui le presse ,
Valsin dévoile avec lenteur
Un sein dont l'aimable jeunesse
Venait d'achever la rondeur ;
Sur des lis il y voit la rose ;
Il en suit le léger contour ;
Sa bouche avide s'y repose ;
Il l'échauffé de son amour ;
Et tout-à-coup sa main folâtre
Enveloppe un globe charmant ,
Dont jamais les yeux d'un amant
N'avaient même entrevu l'albâtre.
C'est ainsi qu'à la volupté
Valsin préparait la beauté
Qui par lui se laissait conduire ;
Il savait prendre un long détour.
Heureux qui s'instruit en amour ,
Et plus heureux qui peut instruire !
V.
LE BAISER.
Ah ! Justine , qu'avez-vous fait ?
Quel nouveau trouble et quelle ivresse !
Quoi ! cette extase enchanteresse
17.
j.6o LES TABLEAUX.
D'un simple baiser est l'effet ?
Le baiser de celui qu'on aime
A son attrait et sa douceur ;
Mais le prélude du bonheur
Peut-il être le bonheur même ?
Oui , sans doute , ce baiser-là
Est le premier , belle Justine ;
Sa puissance est toujours divine ,
Et votre cœur s'en souviendra.
Votre ami murmure et s'étonne
Qu'il ait sur lui moins de pouvoir ;
Mais il jouit de ce qu'il donne;
C'est beaucoup plus que recevoir.
VI.
LES RIDEAUX.
Dans cette alcôve solitaire
Sans doute habite le repos ;
Voyons. Mais ces doubles rideaux
Semblent fermés par le mystère ;
Et ces vêtemens étrangers
Mêlés aux vêtemens légers
Qui couvraient Justine et ses charmes ,
Et ce chapeau sur un sofa ,
Ce manteau plus loin , et ces armes,
LES TABLEAUX. i6i
Disent assez qu'Amour est là.
C'est lui-même ; je crois entendre
Le premier cri de la douleur ,
Suivi d'un murmure plus tendre
Et des soupirs de la langueur.
Yalsin, jamais ton inconstance
N'avait connu la volupté ;
Savoure-la dans le silence.
Tu trompas toujours la beauté ;
Mais sois fidèle à l'innocence.
VII.
LE LENDEMAIN.
D'un air languissant et rêveur
Justine a repris son ouvrage ;
Elle brode ; mais le bonheur
Laissa sur son joli visage
L'étonnement et la pâleur.
Ses yeux qui se couvrent d'un voile
Au sommeil résistent en vain ;
Sa main s'arrête sur la toile ,
Et son front tombe sur sa main.
Dors et fuis un monde malin ;
Ta voix plus douce et moins sonore ,
Ta bouche qui s'en tr ouvre encore ^
26a LES TABLEAUX.
Tes regards honteux ou distraits ,
Ta démarche faible et gênée ,
De cette nuit trop fortunée
Révéleraient tous les secrets.
VIIL
L'INFIDÉLITÉ.
Un bosquet, une jeune femme ;
A ses genoux un séducteur
Qui jure une éternelle flamme ,
Et qu'elle écoute sans rigueur ;
C'est Valsin. Dans le même asile
Justine crédule et tranquille ,
Venait rêver à son amant ;
Elle entre : que le peintre habile
Rende ce triple étonnement.
IX.
LES REGRETS.
Justine est seule et gémissante ,
Et mes yeux avec intérêt
La suivent dans ce lieu secret
Oii sa chute fut si touchante.
i
LES TABLEAUX. 263
D'abord son tranquille chagrin
Garde un morne et profond silence :
Mais des pleurs s'échappent enfin
Et coulent avec abondance
De son visage sur son sein ;
Et ce sein formé par les Grâces ,
Dont le voluptueux satin
Du baiser conserve les traces ,
Palpite encore pour Valsin.
Dans sa douleur elle contemple
Ce réduit ignoré du jour ,
Cette alcôve , qui fut un temple ,
Et redit : « Voilà donc l'amour ! »
X.
LE RETOUR.
Cependant Valsin infidèle
Ne cessa point d'être constant ;
Justine , aussi douce que belle ,
Pardonna l'erreur d'un instant.
Elle est dans les bras du coupable.
Il lui parle de ses remords ;
Par un silence favorable
Elle répond à ses transports ;
Elle sourit à sa tendresse ,
264 LES TABLEAUX.
Et permet tout à ses désirs :
Mais pour lui seul sont les plaisirs ,
Elle conserve sa tristesse ;
Son amour n'est plus une ivresse :
Elle abandonne ses attraits ,
Mais cependant elle soupire ;
Et ses yeux alors semblent dire :
Le charme est détruit pour jamais.
FIN DES TABLEAUX.
MÉLANGES
i
1
i
LES FLEURS
Vous trompiez donc un amant empressé ,
Et c'est en vain que vous m'aviez laissé
D'un prompt retour l'espérance flatteuse !
De nouveaux soins vous fixent dans vos bois.
De cette absence , hélas ! trop douloureuse ,
Vos écrits seuls me consolent parfois :
Je les relis , c'est ma plus douce étude.
N'en doutez point ; dès les premiers beaux jours ,
Porté soudain sur l'aile des Amours,
Je paraîtrai dans votre solitude.
Seule et tranquille à l'ombre des berceaux ,
Vous me vantez les charmes du repos
Et les douceurs d'une sage mollesse ;
Vous les goûtez ; aussi votre paresse
Du soin des fleurs s'occupe uniquement.
Ce doux travail plairait à votre amant ;
Flore est si belle , et sur-tout au village !
Fixez chez vous cette beauté volage.
Mais ses faveurs ne se donnent jamais;
Achetez donc , c^t payez ses bienfaits.
Des Aquilons connaissez l'influence ,
a68 LES FLEURS
Et de Phœbé méprisez la puissance.
On vit jadis nos timides aïeux
L'interroger d'un regard curieux ;
Mais aujourd'hui la sage expérience
A détrompé le crédule mortel.
Sur nos jardins Phœbé n'a plus d'empire.
De son rival l'empire est plus réel ;
C'est par lui seul que tout vit et respire,
Et le parterre où vont naître vos fleurs
Doit recevoir ses rayons créateurs.
Du triste hiver Flore craint la présence ;
C'est au printemps que son règne commence.
Voyez- vous naître un jour calme et serein ?
Semez alors , et soyez attentpe';
Car du Zéphir le souffle à votre main
_ Peut dérober la graine fugitive.
De sa bonté l'eau doit vous assurer.
En la noyant , celle qui , trop légère ,
Dans le cristal ne pourra pénétrer ,
Sans y germer , vieillirait sous la terre.
L'oignon préfère un sol épais et gras ;
Un sol léger suffit à la semence ;
Confiez-lui votre douce espérance,
Et de vos fleurs les germes délicats.
Mais n'allez point sur la graine étouffée
LES FLEURS. ^69
Accumuler un trop pesant fardeau ;
Et, sans tarder , arrosez-la d'une eau
Par le soleil constamment échauffée.
Craignez sur-tout que Tonde en un moment
N'entraîne au loin la graine submergée.
Pour l'arrêter qu'une paille alongée
D'un nouveau toit la couvre également.
Par ce moyen vous pourrez aisément
Tromper l'effort des Aquilons rapides,
Et de l'oiseau les recherches avides.
N'osez jamais d'une indiscrète main
Toucher la fleur, ni profaner le sein
Que chaque aurore humecte de ses larmes ;
Le doigt ternit la fraîcheur de ses charmes ,
Et leur fait perdre un tendre velouté ,
Signe chéri de la virginité.
Au souffle heureux du jeune époux de Flore
Le bouton frais s'empressera d'éclore ,
Et d'exhaler ses plus douces odeurs :
Zéphire seul doit caresser les fleurs.
Le tendre amant embellit ce qu'il touche.
Témoin ce jour où le premier baiser
Fut toutrà-coup déposé sur ta bouche.
Un feu qu'en vain tu voulais appaiser
Te colora d'une rougeur nouvelle ;
Mes yeux jamais ne te virent si belle.
270 LES FLEURS.
Mais qu'ai-je dit? devi*ais-je à mes leçons
Des voluptés entremêler l'image?
Réservons-la pour de simples chansons ,
Et que mon vers désormais soit plus sage.
De chaque fleur connaissez les besoins.
Il est des plants dont la délicatesse
De jour en jour exige plus de soins.
Aux vents cruels dérobez leur faiblesse ;
Un froid léger leur donnerait la mort.
Qu'un mur épais les défende du nord ;
Et de terreau qu'une couche dressée
Sous cet abri soit pour eux engraissée.
Obtenez-leur les regards bienfaisans
Du dieu chéri qui verse la lumière.
J'aime sur-tout que ses rayons naissans
Tombent sur eux ; mais par un toit de verre
De ces rayons modérez la chaleur ;
Un seul suffit pour dessécher la fleur.
Dans ces prisons retenez son enfance
Jusqu'au moment de son adolescence.
Quand vous verrez la tige s'élever
Et se couvrir d'une feuille nouvelle ,
Permettez-lui quelquefois de braver
Les Aquilons moins à craindre pour elle.
Mais couvrez-la quand le soleil s'enfuit.
Craignez toujours le souffle de la nuit ,
LES FLEURS. 271
Et les vapeurs de la terre exhalées ;
Craignez le froid tout-à-coup reproduit ,
Et du printemps les tardives gelées.
Malgré ces soins, parfois l'on voit jaunir
Des jeunes fleurs la tige languissante.
Un mal secret sans doute la tourmente ;
La mort va suivre , il faut la prévenir.
D'un doigt prudent découvrez la racine ;
De sa langueur recherchez l'origine ;
Et , sans pitié , coupez avec le fer
L'endroit malade ou blessé par le ver.
De cette fleur l'enfance passagère
De notre enfance est le vivant tableau.
J'y vois les soins qu'un fils coûte à sa mère ,
Et les dangers qui souvent du berceau
Le font passer dans la nuit du tombeau.
Mais quelquefois la plus sage culture
Ne peut changer ce qu'a fait la nature ,
Ni triompher d'un vice enraciné.
Ce fils ingrat , en avançant en âge ,
Trompe souvent l'espoir qu'il a donné ;
Ou , par la mort tout-à-coup moissonné ,
Avant le temps il voit le noir rivage.
Souvent aussi l'objet de votre amour,
La tendre fleur se flétrit sans retour.
Parfois les flots versés pendant l'orage
Dans vos jardins porteront le ravage ,
272 LES FLEURS.
Et sans pitié l'Aquilon furieux
Renversera leurs trésors à vos yeux;
Mais quand d'Iris l'écharpe colorée
S'arrondira sous la voûte des cieux j
Quand vous verrez près de Flore éplorée
Le papillon recommencer ses jeux ,
Sur leurs besoins interrogez vos plantes ,
Et réparez le ravage des eaux.
Avec un fil , sur de légers rameaux ,
Vous soutiendrez leurs^ tiges chancelantes.
Ces nouveaux soins, partagés avec vous,
Amuseront mon oisive paresse.
Mais ces travaux, ô ma jeune maîtresse,
Seront mêlés à des travaux plus doux.
Vous m'entendez , et rougissez peut-être.
Le jour approche où nos jeux vont renaître.
Hâtez ce jour désiré si long-temps ,
Dieu du repos , dieu des plaisirs tranquilles ,
Dieu méconnu dans l'enceinte des villes ;
Fixez enfin mes désirs inconstans ,
Et terminez ma recherche imprudente.
Pour être heureux, il ne faut qu'une amante ,
L'ombre des bois , les fleurs et le printemps.
Printemps chéri , doux matin de l'année,
Console-nous de l'ennui des hivers ;
LES FLEURS. 273
Reviens enfin, et Flore emprisonnée
Va de nouveau s'élever dans les airs.
Qu'avec plaisir je compte tes richesses !
Que ta présence a de charmes pour moi !
Puissent mes vers , aimables comme toi ,
En les chantant te payer tes largesses !
Déjà Zéphire annonce ton retour.
De ce retour modeste avant-courrière ,
Sur le gazon la tendre primevère
S'ouvre , et jaunit dès le premier beau jour,
A ses cotés la blanche pâquerette
Fleurit sous l'herbe , et craint de s'élever.
Vous vous cachez , timide violette ,
Mais c'est en vain , le doigt sait vous trouver ;
Il vous arrache à l'obscure retraite
Qui recelait vos appas inconnus;
Et destinée aux boudoirs de Cythère ,
Vous renaissez sur un trône de verre
Ou vous mourez sur le sein de Vénus.
L'Inde autrefois nous donna l'anémone ,
De nos jardins ornement printanier.
Que tous les ans, au retour de l'automne,
Un sol nouveau remplace le premier ,
Et tous les ans , la fleur reconnaissante
Reparaîtra plus belle et plus brillante.
Elle naquit des larmes que jadis
18
274 LES FLEURS.
Sur un amant Venus a répandues.
Larmes d'amour, vous n'êtes point perdues-,
Dans cette fleur je revois Adonis.
Dans la jacinthe un bel enfant respire ;
J'y reconnais le fils de Piérus :
Il cherche encor les regards de Phëbus ;
Il craint encor le souffle de Zëphire.
Des feux du jour évitant la chaleur ,
Ici fleurit l'infortuné Narcisse.
Il a toujours conservé la pâleur
Que sur ses traits répandit la douleiir :
Il aime l'ombre à ses ennuis propice ;
Mais il craint l'eau qui causa son malheur.
N'oubliez pas la brillante auricule ;
Soignez aussi la riche renoncule ,
Et la tulipe, honneur de nos jardins:
Si leurs parfums répondaient à leurs charmes ,
La rose alors , prévoyant nos dédains ,
Pour son empire aurait quelques alarmes.
Que la houlette enlève leurs oignons
Vers le déclin de la troisième année ;
Puis détachez les nouveaux rejetons
Dont vous verrez la tige environnée ;
Ces rejetons fleuriront à leur tour ;
LES FLEURS. 275
Donnez vos soins à leur timide enfance ;
De vos jardins elle fait l'espërance,
Et vos bienfaits seront payes un jour.
Voyez ici la jalouse Clytie
Durant la nuit se pencher tristement ,
Puis relever sa tête appesantie ,
Pour regarder son infidèle amant.
Le lis , plus noble et plus brillant encore ,
Lève sans crainte un front majestueux;
Roi des jardins, c^ favori de Flore
Charme à la fois l'odorat et les yeux.
Mais quelques fleurs chérissent l'esclavage.
L'humble genêt , le jasmin plus aimé,
Le chèvre-feuille, et le pois parfumé, ii T
tCherchent toujours à couvrir un treillage.
Le jonc pliant sur ces appuis nouveaux
Doit enchaîner leurs flexibles rameaux.
[L'iris demande un abri solitaire';^ aodciJ/l i. id
L'ombre entretient sa fraîcheur passagère. >i?'
Le tendre œillet est faible et délicat ; i^ =
Veillez sur lui; que sa fleur élargie ^
Sur le carton soit en voûte arrondielrj -h A v
Coupez les jets autour de lui pressés;
N'en laissez qu'un ; la tige en est plus belle.
Ces autres brins, dans la terre enfoncés,
18.
f itOi'
27« LES FLEURS.
Vous donneront une tige nouvelle ;
Et quelque jour ces rejetons naissans
Remplaceront leurs pères vieillissans.
Aimables fruits des larmes de FAurore,
De votre nom j'embellirai mes vers ;
Mais quels parfums s'exhalent dans les airs ?
Disparaissez , les roses vont éclore.
Lorsque Vénus, sortant du sein des mers.
Sourit aux dieux charmés de sa présence ,
Un nouveau jour éclaira l'univers :
Dans ce moment la rose prit naissance.
D'un jeune lis elle avait la blancheur;
Mais aussitôt le père de la treille
De ce nectar dont il fut l'inventeur
Laissa tomber une goutte vermeille ,
Et pour toujours il changea sa couleur.
De Cythérée elle est la fleur chérie,
Et de Paphos elle orne les bosquets ;
Sa douce odeur , aux célestes banquets ,
Fait oublier celle de l'ambroisie ;
Son vermillon doit parer la beauté ;
C'est le seul fard que met la volupté ;
A cette bouche où le sourire joue
Son coloris prête un charme divin;
Elle se mêle aux lis d'un joli sein ;
LES FLEURS. 277
De la pudeur elle couvre la joue;
Et de l'Aurore elle roueit la main.
'»'
Cultivez-la cette rose si belle ;
Vos plus doux soins doivent être pour elle.
Que le ciseau dirigé par vos doigts
Légèrement la blesse quelquefois.
Noyez souvent ses racines dans Tonde.
Des plants divers faisant un heureux choix ,
Préférez ceux dont la tige féconde
Renaît sans cesse , et fleurit tous les mois.
Songez sur-tout à ce bosquet tranquille
Où notre amour fuyait les importuns ;
Conservez-lui son ombre et ses parfums :
A mes desseins il est encore utile.
Ce doux espoir , dans mon cœur attristé ,
Vient se mêler aux chagrins de Tabsence.
Ah! mes ennuis sont en réalité ,
Et mon bonheur est tout en espérance!
■
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JAMSEL.
ANECDOTE HISTORIQUE.
Jeune , sensible et né pour les vertus ,
Jamsel aimait comme l'on n'aime plus ,
Et d'Euphrosine il fixa la tendresse.
D'un prompt hymen ils nourrissaient l'espoir^
Et chaque jour ils pouvaient se revoir.
Seuls une fois , dans un instant d'ivresse ,
Troubles tous deux , éperdus , entraînés ,
Par le bonheur ils se sont enchaînés.
Ton souvenir fera couler des larmes ,
Premier baiser , délice d'un moment ,
Et dans leur cœur où pénètrent tes charmes
Tu laisseras un long embrasement !
Souvent leur bouche implora l'hyménée ;
Mais sans pitié l'on repoussa leurs vœux.
Belle Euphrosine , une mère obstinée ,
Pour enrichir un fils ambitieux ,
T'avait d'avance au cloître condamnée.
Les lois voyaient, et n'osaient prévenir
Ces attentats ; il fallut obéir.
De son amant à jamais séparée ,
JAMSEL. 279
Dans ces tombeaux creusés au nom du ciel
Vivante encore elle fut enterrée,
Tomba sans force aux marches de l'autel ,
Et prononça son malheur éternel.
A son ami plongé dans la tristesse
Le monde en vain offrait tous les secours ,
Tous les plaisirs que cherche la jeunesse ;
Les jeux, les arts, de nouvelles amours,
Rien ne distrait sa morne inquiétude;
Pour lui le monde est une solitude.
Moins misérable on peint le voyageur , ^
Sur des rochers poussé par le naufrage :
Privé des siens , seul dans ce lieu sauvage ,
Il s'épouvante et pâlit de frayeur ;
Des pas de l'homme il cherche et craint la trace ,
Et sur le roc il monte avec effort ;
11 ne voit rien , n'entend rien , tout est mort ;
Silence affreux ! d'effroi son cœur se glace.
Vers le rivage il revient promptement ;
Son œil encor parcourt avidement
Des flots calmés la lointaine surface ;
Mais le rivage et les flots sont déserts ,
Et ses longs cris se perdent dans les airs.
Jamsel enfin en pleuraint se rappelle
Qu'un tendre père et qu'un ami fidèle,
a8o JAMSEL.
Sacrifies jusqu'alors à l'amour ,
Depuis long-temps demandent son retour.
« J'irai , dit-il ; peut-être que leur vue
Adoucira le poison qui me tue;
De ma faiblesse ils seront le soutien ,
Et dans leur cœur j'épancherai le mien:
Comme un torrent au lugubre murmure ,
Qui , tout-à-coup enflé par l'aquilon ,
Dans le bassin où dort une onde pure
Va de ses flots verser le noir limon. »
Jamsel retourne aux lieux qui l'ont vu naître.
Il croit en vain dans ce séjour champêtre
Calmer son ame , et respirer la paix ;
La solitude augmente ses regrets.
Ni le printemps, ni les parfums de Flore,
Ni la douceur du baiser paternel ,
Ni l'amitié plus consolante encore,
Rien n'effaçait un souvenir cruel.
Un noir chagrin lentement le dévore.
De temps en temps son orgueil abattu
Se relevait; honteux de sa faiblesse,
Dans les écrits où parle la sagesse
Il veut puiser la force et la vertu.
Hélas ! son œil en parcourait les pages ;
Mais son esprit inattentif, errant ,
Volait ailleurs, et de tendres images
JAMSEL. 281
Le replongeaient dans un trouble plus grand.
Si quelquefois un ami lui rappelle
De ses aïeux le rang et la valeur ,
Aux mots sacrés de patrie et d'honneur
Il se réveille ; une fierté nouvelle
Dans ses regards remplace la langueur
Et peint son front d'une heureuse rougeur.
D'un joug honteux ce moment le délivre.
Il a vaincu sans doute, et va revivre
Pour l'honneur seul ? Non , ce noble transport
De sa faiblesse est le dernier effort ;
Et l'amitié , qui ne peut se résoudre
A délaisser l'insensé qui la fuit ,
Voit succéder le silence et la nuit
A cet éclair qui promettait la foudre.
Se trouve-t-il dans un cercle nombreux?
Seul il conserve un air morne et farouche ;
Des mots sans suite échappent de sa bouche
Enjtrecoupés de soupirs douloureux.
Les entretiens l'obsèdent ; rien ne frappe
Ses yeux distraits; sans voix et sans couleur
Long-temps il garde un silence rêveur;
Puis tout-à-coup il frissonne , il s'échappe ,
Et va des bois chercher la profondeur.
Infortuné! si l'amour t'abandonne,
D'autres plaisirs peuvent te consoler.
Vois-tu les fleurs dont l'arbre se couronne ?
282 JAMSEL.
Sur ces près verts vois-tu l'onde couler ?
Des vastes champs observe la culture ,
Du jeune pâtre écoute les chansons ,
Suis la vendange et les riches moissons;
Homme égaré, reviens à la nature.
Mais la nature est muette à ses yeux.
Aux prés fleuris sa tristesse préfère
Un sol aride , un rocher solitaire ,
Et des cyprès le deuil silencieux.
L'ombre survient ; la lune renaissante
Lui prête en vain sa lueur bienfaisante
Pour retourner au toit accoutumé ;,
Sur le rocher pensif il se promène ;
Puis sur la pierre il s'étend avec peine ^
Pâle , sans force , et d'amour consumé.
Si du sommeil la douceur étrangère
Vient un moment assoupir ses douleurs ,
Un songe affreux le saisit , et des pleurs ,
Des pleurs brûlans entrouvrent sa paupière.
Le jour paraît , il déteste le jour ;
La nuit revient , il maudit son retour.
a J'ai tout perdu , tout , jusqu'à l'espérance ,
Dit-il enfin; pleurer, voilà mon sort.
Oh ! malheureux ! à ma longue souffrance
Je ne vois plus de terme que la mort.
Pourquoi l'attendre? y courir est-ce un crime?
Non , sur mes jours mo/i droit est légitime.
JAMSEL. 283
Faible sophiste, insensé discoureur,
Peùx-tu défendre au triste voyageur,
Qu'un ciel brûlant dessèche dans la plaine.
De chercher l'ombre et la forêt prochaine ?
Qu'un soldat reste au poste désigné ;
Sa main tranquille a signé l'esclavage
Et de ses droits il a vendu l'usage ;
Moi , je suis libre , et je n'ai rien signé ;
Mourons. » Il dit, et sa main intrépide.
Sans hésiter , prend le tube homicide ;
Le plomb s'échappe et finit ses tourmens.
Son ami vient ; 6 douloureux momens !
Mais de son cœur étouffant le murmure ,
D'un blanc mouchoir il couvre la blessure.
Soin superflu ! Jamsel en soupirant ,
Sur cet ami soulève un œil mourant
Qui se referme , et d'une voix éteinte :
« Je meurs , dit-il , sans remords et sans crainte.
Assez long-temps j'ai supporté le jour.
Pardonne-moi ; je ne pouvais plus vivre.
Donne à l'objet de mon funeste amour
Ce voile teint d'un sang... » Il veut poursuivre ;
Sa bouche à peine exhale un son confus :
«Chère Euphrosine !... » Il soupire, et n'est plus.
Loin de ces lieux , sa malheureuse amie ,
Que fatiguait le fardeau de la vie,
284 JAMSEL.
Au ciel en vain se plaignait de son sort ,
Et demandait le repos ou la mort.
De ses chagrins son air trahit la cause.
Ce n'était plus la beautë dans sa fleur.
Les longs ennuis , l'amour et la langueur ,
Sur son visage avaient pâli la rose :
En la peignant , on eût peint la douleur.
De sa tristesse on ose faire un crime.
Loin de la plaindre , on hâte le moment
Oïl du malheur cette faible victime
Dans le trépas rejoindra son amant.
Entre ses mains un messager fidèle
Vient déposer le voile ensanglanté.
Elle frissonne , et recule , et chancelle.
«Il ne vit plus.... mon arrêt est porté! »
Dit-elle ensuite ; et sa plainte touchante ,
Et ses regards se tournent vers le ciel ;
Et tout-à-coup sa bouche impatiente
De cent baisers couvre ce don cruel.
Tous ses malheurs vivement se retracent
A son esprit ; des pleurs chargent ses yeux ;
Mais elle craint que ses larmes n'effacent
D'un sang chéri le reste précieux.
« Sans moi , Jamsel , pourquoi quitter la vie?
Dit-elle enfin d'une voix affaiblie.
Mais attends-moi, je ne tarderai pas :
On aime encore au-delà du trépas. »
JA.MSEL.
Ce dernier coup , et de si longues peines
O nt épuise ses forces ; par degrés
Le froid mortel se glisse dans ses veines ;
La clarté fuit de ses yeux égarés,
ce Dieu de bonté, fais grâce à ma faiblesse! »
Après ces mots , sur sa bouche elle presse
Le lin sanglant , nomme encore Jamsel ,
Tombe, et s'endort du sommeil éternel.
LE VOYAGE
DE CÉLINE.
« La nuit s'écoule , et vainement
J'attends l'ingrat qui me délaisse.
Quelle froideur dans un amant ! .]^]|^
Quel outrage pour ma tendresse !
Hélas ! l'hymen fit mon malheur ;
Libre enfin , jeune encore et belle ,
J'aimai , je connus le bonheur ;
Et voilà Dorval infidèle !
Chez un peuple sensible et bon ,
Si noble et si galant , dit-on ,
Combien les femmes sont à plaindre !
286 LE VOYAGE
L'hymen , l'amour , l'opinion ,
IjCs lois même, il leur faut tout craindre.
Trop heureux ce monde lointain ,
Fidèle encore à la nature ,
Où Tamour est sans imposture,
Sans froideur, sans trouble et sans fin ! »
Pendant cette plainte chagrine ,
Du jour tombe le vêtement ,
Et sur le duvet tristement
Se penche la jeune Céline.
Un propice habitant du ciel
Connu de la Grèce païenne ,
Une substance aérienne
Que là-haut on nomme Morphel ,
Descend , l'emporte et la dépose
Dans ce désert si bien chanté ,
Sur ces joncs si fameux qu'arrose
Le Mississipi tant vanté.
Des vrais amours c'est le théâtre.
Heureuse Céline ! en marchant ,
La ronce et le caillou tranchant
Ensanglantent tes pieds d'albâtre ;
Mais ils sont vierges ces cailloux ,
Vierges ces ronces ; quel délice !
Vierge encore est ce précipice :
Pourquoi fuir un danger si doux?
DE CÉLINE. 287
Dans ce moment vers notre belle
Un homme accourt; noir, sale et nu,
Debout il reste devant elle ,
Et regarde : cet inconnu
Est un sauvage véritable,
Etranger aux grands sentimens,
Bien indigène, et peu semblable
Aux sauvages de nos romans.
« Je t'ëpouse , mais rien ne presse ;
En attendant , prends sur ton dos
Ces outils , ces pieux et ces peaux ;
Double ta force et ton adresse.
Au pied de ce coteau lointain
Cours vite , choisis bien la place ,
Et bâtis ma hutte; demain
Je te rejoins, et de ma chasse
Pour moi tu feras un festin :
Je pourrai t'en livrer les restes.
Bon soir; bannis cet air chagrin-^ ^î^'j^
Et relève ces yeux modestes :
Tu le vois , ton maître est humain. » _ v i
Qu'en dites-vous, jeune Céline ?'f'*j^^] '^■'
Rien, elle pleure, et de Morphel
Fort à propos l'aile divine »^i<>^ f>^ '
L'emporte sous un autre ciel.
La voilà planant sur les îles
288 LE VOYAGE
De ce pacifique océan
Qui ne l'est plus quand l'ouragan
Vient fondre sur les flots tranquilles,
Ce qu'il fait souvent comme ailleurs.
De vingt peuplades solitaires
Elle observe les lois, les mœurs,
Et sur-tout les galans mystères ;
Mystères ? non pas ; leur amour
A la nuit préfère le jour.
Céline, en détournant la vue :
« L'innocence est aussi trop nue ,
Trop cynique; ces bonnes gens.
Moins naturels, seraient plus sages.
A l'amour quels tristes hommages !
Les malheureux n'ont que des sens.
Quoi! jamais de jalouses craintes?
Jamais de refus ni de plaintes ?
Point d'obstacles , point d'importuns ?
La rose est ici sans piqûre ,
Mais sans couleur et sans parfums.
Un peu d'art sied à la nature ;
Oui , sur l'étoffe de l'amour
Elle permet la broderie.
Adieu donc , adieu sans retour
A toute la sauvagerie ,
Bonne dans les romans du jour. »
DE CÉLINE. itSg
Hélas ! elle n'en est pas quitte,
Et se trouve, non sans regrets,
Parmi les nouveaux Zélandais.
La peuplade qu'elle visite
D'une zagaie arme sa main ,
Y joint une hache pesante
Et marche fîère et menaçante
Contre le repaire voisin.
Femmes , enfans , et leurs chiens même ,
Tout combat, l'ardeur est extrême,
Chez Céline extrême la peur.
Les siens sont battus ; le vainqueur
Saisit sa belle et douce proie;
Il touche, en grimaçant de joie,
La jambe , les mains et les bras;
Il touche aussi la gorge nue ,
Et dit : « Elle est jeune et dodue;
Pour nous quel bonheur, quel repas î >»
Elle frémit, et sur sa tête
Ses cheveux se dressent; Morphel
Dérange ce festin cruel :
En Chine elle fuit et s'arrête.
■■ ;^' -
Près d'elle passe un Mandarin ,
Qui la voit, l'emmené et l'épouse.
Il n'aimait pas; mais dans Pékin
L'indifférence est très jalouse.
»9
a9o LE VOYAGE
Céline d'un brillant palais
Devient la reine ; hélas ! que faire ,
Dans un grand palais solitaire ,
D'une royauté sans sujets ?
D'honneurs lointains on l'environne ^
A ses beaux yeux à peine on donne
Du jour quelques faibles rayons,
Et dans le fer on emprisonne
La blancheur de ses pieds mignons.
L'époux du moins est-il fidèle ?
Touche-t-il à ce doux trésor,
Et sait-il que sa femme est belle ?
Point ; il achète au poids de l'or
Une guenon , et pis encor.
Bon Morphel, hâtez-vous; Céline
Jamais n'habitera la Chine.
Il est sans doute moins jaloux,
Et plus brave il sera plus doux ,
Le fier et vagabond Tartare,
Vainqueur des Chinois si rusés,
Si nombreux, et nommé barbare
Par ces fripons civilisés.
D'une cabane solitaire
S'approche la belle étrangère;
Elle entre: quoi î point d'habitans?
Vient un jeune homme ^ en trois instans
DE CÉLINE. 291
Elle est amante, épouse, mère :
En voyage on abrège tout.
Plaignons cette mère nouvelle.
« Du ménage le soin t'appelle,
Dit son Tartare ; allons , debout ! »
Elle se lève , il prend sa place ,
Hume le julep efficace ,
Avale un bouillon succulent ,
Puis un autre, craint la froidure.
Dans les replis d'une fourrure , -ï^ Ji.
S'enfonce, parle d'un ton lent, - •'^.
Tient sur sa poitrine velue
Et berce dans sa large main
L'enfant que sa mère éperdue
Abandonne et reprend soudain ,
Reçoit la bruyante visite ,1 /
De l'ami qui le félicite ,
Des parens et des alentours,
Et pendant tous ces longs discours, ^
La jeune épouse qu'on délaisse >
S'occupe , malgré sa faiblesse , . )'b oC
De l'accouché qui boit toujours. an M
« A ce sot usage , dit-elle , . m'n lïf
Il faudra bien s'accoutumer. * ^" ■■
Mon époux du reste est fidèle ,
Point négligent ; on peut l'aimer. »
Tout en aimant , dans leur chaumière >
2()2 LE VOYAGE
Leur bienveillance hospitalière
Admet un soir deux voyageurs,
L'un vieux, l'autre jeune : on devine
Qu'avec grâce et gaîté Céline
Du soupe leur fait les honneurs.
Sa curiosité naïve
Les écoute et devient plus vive.
Mais pendant les récits divers ,
Sur leurs yeux les pavots descendent ,
Et séparément ils s'étendent
Sur des joncs de peaux recouverts.
La Tartarie est peu jalouse.
« Va , dit-elle à la jeune épouse ;
Offre tes attraits au plus vieux.
— Y pensez -vous? — Un rien t'étonne.
Va, l'hospitalité l'ordonne.
— Vous y consentez ? — Je fais mieux.
Je l'exige. — Mais il faut plaire ,
Pour être aimé ; sans le désir ,
Comment peut naître le plaisir ?
Je n'en ai point. — • Tant pis, ma chère;
Il en aura , lui , je l'espère.
S'il n'en avait pas ! sur mon front
Quel injuste et cruel affront ! »
Elle obéit , non sans scrupule ,
Et revient un moment après,
a Déjà ? dit l'époux; tes attraits...
1
DE CÉLINE 293
— Votre coutume est ridicule,
Et Yous en êtes pour vos frais.
— L'insolent ! — S'il paraît coupable ,
Son âge est une excuse. — Non.
— La fatigue... — Belle raison !
— Cependant le sommeil l'accable.
— J'y mettrai bon ordre ; un bâton ! »
A grands coups il frappe , réveille ,
Chasse , poursuit le voyageur ,
Et venge son étrange honneur.
Puis il dit : « L'autre aussi sommeille ;
Mais avant tout il voudra bien
Faire son devoir et le mien.
Va. — Peux-tu... — Point de remontrance.
J'ai cru qu'on savait vivre en France. »
Tout s'apprend; à vivre elle apprit.
L'étranger poursuit son voyage ;
A sa femme docile et sage
Le mari satisfait sourit ,
Et dit d'une voix amicale :
« Ecoute ; la foi conjugale
A l'usage doit obéir;
Mais à présent il faut , ma chère ,
Expier ta nuit , et subir
Une pénitence légère. »
Le houx piquant arme sa main ;
Son épouse répand des larmes ,
294 lE VOYAGE
Et les larmes coulaient en vain ;
Aux fouets Morphel soustrait ses charmes.
Voici rinde ; spectacle affreux !
Que veulent ces coquins de Brames
D'un bûcher excitant les flammes ,
Et ce peuple abruti par eux?
«La victime est jeune et jolie ,
Répète Céline attendrie :
Je la plains , et l'usage a tort.
On doit pleurer un mari mort,
Et sans lui , détester la vie ;
Mais le suivre ? c'est par trop fort. »
Vers Ceilan l'orage la pousse.
La loi dans cette île est très douce ,
Et deux maris y sont permis.
Céline plaît à deux amis.
Entre eux ils disent: «Femme entière
Pour chacun de nous est trop chère ;
Partageons ; à son entretien
Alors suffira notre bien.
Si l'épouse est active et sage ,
Les soins, les comptes du ménage,
Par elle seront mieux réglés :
Les garçons toujours sont volés. »
Que fait Céline ? Une folie.
DE CÉLINE, 295
Mais Tari \our jamais en Asie
Ne se file ; point de délais ;
Et voilà nos deux Chingulais
Mariés par économie.
La beauté par-tout a des droits :
Pour Céline le premier mois
Fut neuf et vraiment admirable , ^
Le second seulement passable ,
Le troisième assez misérable, *
Le quatrième insupportable.
« J'aurais dû prévoir ces dégoûts , ?
Dit-elle ; quel sot mariage !
L'homme qui consent au partage
N'est point amant , pas même époux.
Au public je parais heureuse :
J'ai de beaux schalls , un bel écrin ,
Et dans mon léger palanquin
Je sors brillante et radieuse;
Je suis maîtresse à la maison ,
Mais toujours seule : ma raison
Sait juger les lois politiques
Et les abus enracinés ;
Dans les états bien gouvernés,
Il n'est point de filles publiques. » ^
Passons-lui cet arrêt léger ,
Ne fût-ce que pour abréger.
Jeune femme que l'on offense «
2^6 LE VOYAGE
Trouve aisément à se venger ;
Mais quoique juste , la vengeance
Pour elle n'est pas sans danger.
Chez leur épouse avec mystère
Les deux amis entrent un soir.
Que veulent-ils? Le froid devoir
A la beauté pourrait-il plaira ?
Au devoir ils ne pensent guère.
. A quoi donc? Vous Fallez savoir.
L'un d'opium tient un plein verre.
L'autre un lacet ; il faut choisir.
« Non, répond-elle, il faut partir. »
Elle part, vole, voit l'Afrique,,
Passe le brûlant équateur.
Et chez un peuple pacifique
Trouve l'amour et le bonheur.
Est-il de bonheur sans nuage ?
Son amant l'observe de près;
Il craint ; et fidèle à l'usage ,
Il s'adresse à l'aréopage
Composé de vieillards discrets.
En pompe on vient prendre Céline,
Et dans le temple on la conduit.
Blanche et triste y sera sa nuit :
De l'inconstance féminine
L'ange correcteur descendra.
DE CÉLINE. 297
Et Céline s'en souviendra.
En effet , il vient ; notre belle ,
Tombant sous sa robuste main,
Frissonne , et la verge cruelle
Va punir un crime incertain :
Du pays c'est l'usage étrange.
Mais par un miracle imprévu,
Un éclat soudain répandu
Remplit le temple; voilà l'ange
Qui s'échappe sans dire un mot ;
Et Céline crie aussitôt :
« Quoi , c'est mon amant ! Quel outrage!
Quelle ruse ! quoique sauvage ,
Ma foi, ce peuple n'est point sot. »
Fuyez , le danger peut renaître.
On parle d'un peuple voisin;
Chez ce peuple la loi peut-être
Vous accorde un plus doux destin :
Il faut tout voir et tout connaître.
Elle arrive, et sourit d'abord.
Point de princes , mais des princesses
Dont les refus ou les caresses
De leurs époux règlent le sort.
L'époux n'a qu'un mince partage.
De sa femme empruntant l'éclat,
Prince sans cour et sans état.
9-98 LE VOYAGE
Il plaît, c'est son seul apanage;
Amour éternel et soumis ,
C'est sa dette; de par l'usage,
A l'ëpouse tout est permis ,
A l'époux rien; veillé par elle,
S'il s'avise d'être infidèle ,
Le voilà déprincipisé ,
Battu , proscrit et méprisé.
Vous soupirez , belle Céline !
Qu'avez-vous donc ? Je le devine.
Il faut un trône à la beauté ;
Qu'elle règne , c'est son partage;
Mais ce principe clair et sage ,
Par les poètes adopté,
Et dans les chansons répété ,
N'a point encor changé l'usage;
L'usage est un vieil entêté,
et Ce pays, si j'étais princesse ,
Dit Céline, me plairait fort;
Mais des autres femmes le sort ,
Comme ailleurs , m'afflige et me blesse.
Que je hais la loi du plus fort ! »
Si la force , frondeuse aimable ,
Est par fois injuste pour vous ,
La loi du plus faible, entre nous.
Serait-elle bien équitable ?
Sur ce point on disputera ,
DE CÉLINE. 29^
Et jamais on ne s'entendra.
Femme jolie est difficile.
Morphel, toujours preste et docile,
La transporte plus loin, plus près,
Je ne sais où : dans cet asile
Ses vœux seront-ils satisfaits?
Un peuple immense l'environne ;
D'or et de myrte on la couronne ;
Avec pompe sur un autel
Un groupe amoureux la dépose;
A ses pieds qui foulent la rose
On brûle un encens solennel;
Les hymnes montent jusqu'au ciel :
« Jadis dans ses plus beaux ouvrages
L'homme adora le Créateur ;
Mais du jour l'astre bienfaiteur
Avait-il droit à tant d'hommages ?
Femmes , nos vœux reconnaissans
Réparent cette longue injure;
Doux chef-d'œuvre de la nature , /
Reçois notre éternel encens.
Messieurs, dit-elle, quel prodige!
Chez les plus forts tant de raison ,
Tant de justice ! Mais où suis-je ?
De ce pays quel est le nom ? »
Une voix lui répond : « Princesse ,
3oo LE VOYAGE
Reine, impératrice, déesse.
Régnez sur un peuple d'amans.
Pour les hommes sont la tristesse ,
L'espoir timide, les tourmens,
' La folle et jalouse tendresse.
Et l'esclavage des sermens ;
Pour vous toujours nouvelle ivresse.
Toujours nouveaux enchantemens ,
Mêmes attraits , même jeunesse ;
Et les plaisirs pour votre altesse
En jours changeront leurs momens. »
Elle est au pays des romans.
Tout disparaît, et c'est dommage.
Cet épisode du voyage
Goûte à Céline quelques pleurs.
Pour la distraire , au loin son guide
La promène d'un vol rapide.
Dans un bois d'orangers en fleurs
Qu'un vent doux rafraîchit sans cesse,
Elle entre, et dit: « Lieux enchanteurs.
Où sont vos heureux possesseurs ? »
Passent un Cafre et sa maîtresse.
Quelle maîtresse ! Pour cheveux ,
L'épaisseur d'une courte laine ;
Pour habit , des signes nombreux
Imprimés sur la peau d'ébène ;
DE CÉLINE. _ 3o£
Le front et le nez aplatis ,
Des deux lèvres la boursoufflure ,
Bouche grande et les yeux petits ,
Un sein flottant sur la ceinture ;
Bref, le fumet de la nature.
Et ses gestes trop ingénus;
Chez les Gafres telle est Venus.
L'orgueil est par fois raisonnable :
Céline donc de sa beauté
Prévoit l'effet inévitable ,
Et craint un viol effronté.
Touchantes , mais vaines alarmes !
A l'aspect de ces nouveaux charmes ,
L'Africain recule surpris ,
De la surprise passe aux ris,
Et dit : a O l'étrange figure !
D'où vient cette caricature ?
Ils sont plaisans ces cheveux bloîids,
Flottant presque jusqu'aux talons.
Quelle bouche ! on la voit à peine.
Jamais sein, chez l'espèce humaine.
D'une orange eût-il la rondeur?
Vive une molle négligence !
Des yeux bleus ! Quelle extravagance !
Blanche et rose ! Quelle fadeur !
Va , guenon , cache ta laideur. »
Céline, étouffant de colère ,
3o2 LE VOYAGE
S'enfuit et ne pouvait mieux faire.
« Ce pays, malgré son beau ciel,
Malgré son printemps éternel ,
De tous est 1^ moins habitable. »
Elle dit : l'ange secourable
De ces mots devine le sens;
Il l'enlève , et tandis qu'il vole ,
Par quelques grains d'un doux encens
Sa bienveillance la console.
Céline moins timide alors
Regarde son guide, soupire,
Et son trouble en vain semble dire :
Pourquoi n'avez-vous pas un corps?
Dans les plaines de la Syrie
Enfin la dépose Morphel.
Par-tout on rencontre Israël ;
Israël la trouve jolie,
La mène au marché de Damas ,
Et met en vente ses appas.
Auriez-vous donc un prix, Céline?
Un gros Turc arrive en fumant ,
De la tête aux pieds l'examine ,
Toujours fume , et dit froidement :
« Est-elle vierge? — Non, Française.
— Combien? — Mille piastres. — Ah, juif!
— Grâce et gentillesse. — Fadaise.
DE CELINE. 3o3
— Le regard doux et fin. — Trop vif.
J'aimerais mieux une maîtresse
D'esprit et de corps plus épaisse.
Mais passons sur ce dernier point :
Du repos , un mois d'épinettes ,
Et de baume force boulettes ,
Doubleront ce mince embonpoint.
Trois cents piastres. — Par le prophète,
Je suis des juifs le plus honnête,
Et je veux au fond des enfers
Tomber vivant... — Point de blasphème;
Adieu. — Cinq cents? — Trois cents, et même..
— Allons, prenez-la; mais j'y perds. »
L'autre paye, à regret peut-être,
Et lentement s'éloigne ; en maître
A sa porte il frappe trois coups :
Aussitôt se meuvent et crient
Serrures , barres et verroux.
Pauvre Céline 5^ où tombez-vous !
Trois rivales ! elles sourient ,
Mais de dépit, et le courroux
S'allume dans leurs yeux jaloux.
L'injure peut-être allait suivre ; . ^
Le Mustapha , sans s'émouvoir ,
D'un mot les rend à leur devoir :
a Paix et concorde , ou je vous livre
Aux fouets du vieil eunuque noir, n
3o4 LE VOYAGE
En vain leur fierté mécontente
Fit valoir ses droits au mouchoir ;
Il fallut à la débutante
Céder le rôle et le boudoir.
Point de premier acte en Turquie ;
La Française y tenait un peu ;
Le Musulman siffle son jeu
Et se fâche ; la comédie
Devient drame , et puis tragédie.
Céline donc, pour dénoûment,
Prend un stylet de diamant ,
Le laisse échapper, le relève ,
S'éveille avant le coup fatal ,
Et s'écrie : « Ah ! c'est toi , Dorval ?
Après je te dirai mon rêve. »
Malgré quelques légers dégoûts ,
Mesdames, demeurez en France.
Le pays de la tolérance
Est-il sans agrémens pour vous ?
Trop souvent un épais nuage
Obscurcit le ciel des amours,
Et sur l'hymen gronde l'orage ;
Mais si vous donnez les beaux jours ,
Convenez-en, presque toujours
Les tempêtes sont votre ouvrage :
Quelle imprévoyance , et parfois
DE CÉLINE. 3o5
Quelle erreur dans vos premiers choix !
L'ennui peut paraître incommode :
Le mot de mœurs est à la mode ,
La moralité vous poursuit ;
En prose , en vers , même en musique ,
Sans goût , sans cause , on vous critique ;
Sans fin , sans trêve , on vous instruit ;
Maint vieux libertin émërite ,
Maint petit rimeur hypocrite,
Maint abonne dans maint journal y
De vos plaisirs, de vos parures , -
De vos talens, de vos lectures ^
Se fait contrôleur général :
Eh bien ! à tout cela quel mal ?
De vous ces gens n'approchent guère ;
Et vous ne lisez pas , j'espère ,
Un sot qui croit être moral.
Cessez donc vos plaintes , Mesdames.
L'infaillible Eglise jadis
A vos corps si bien arrondis
Dureipent refusa des âmes;
De ce Concile injurieux
Subsiste encor l'arrêt suprême ; ^
Qu'importe ? Vous charmez les yeux ,
Le cœur , les sens , et l'esprit même ;
Des âmes ne feraient pas mieux.
20
3o6
I
ÉGLOGUE.
Hier Nicette
Sous des bosquets
Sombres et frais
Marchait seulette ;
Elle s'assit
Au bord de l'onde
Claire et profonde,
Deux fois s'y vit
Jeune et mignonne,
Et la friponne
Deux fois sourit.
De l'imprudente
La voix brillante
Osait chanter
Et répéter
Chanson menteuse
Contre l'amour ,
Contre l'amour
Qui doit un }our
La rendre heureuse.
Le long du bois
Je fais silence ,
Et je m'avance
I
ÉGLOGUE. 3o7
En tapinois;
Puis je m'arrête;
Et sur sa tête
Faisant soudain
Pleuvoir les roses ,
Qui sous ma main
S'offraient ëcloses :
a Salut à vous ,
Mon inhumaine;
N'ayez courroux
Qu'on vous surprenne.
A vos chansons
Nous vous prenons
Pour Philomèle.
Aussi bien qu'elle
Vous cadenciez ,
Ma toute belle ;
Mais mieux feriez,
Si vous aimiez
Aussi bien qu'elle.
— J'ai quatorze ans,
Répond Nicette;
Suis trop jeunette
Pour les ^ amans.
— Crois-moi, ma chère.
Quand on sait plaire ,
On peut aimer.
20
3o8 ÉGLOGUE.
Plaire, charmer,
Sur-tout aimer,
C'est le partage ,
C'est le savoir
Et le devoir
Du premier âge.
— Oui, mais cet âge.
Du moins chez vous,
Est dans ses goûts
Toujours volage.
Sur un buisson
Le papillon
Voit-il la rose ?
Il s'y repose.
Est-il heureux?
Amant frivole ,
Soudain il vole
A d'autres jeux.
Mais la pauvrette.
Seule et muette.
Ne peut voler...»
Ici la bell^
^ Voulait parler,
Pour désoler
Mon cœur fidèle ;
Mais un soupir
Vint la trahir.
ÉGLOGUE. 3o9
Et du plaisir
Fut le présage.
Le lieu, le temps,
L'ëpais feuillage ,
Gazons naissans
A notre usage.
Doux embarras
D'une pucelle
Qui ne sait pas
Ce qu'on veut d'elle ,
Et dont le cœur
Tous bas implore
Certain bonheur
Que sa pudeur
Redoute encore;
Tout en secret
Pressait Nicette;
A sa défaite
Tout conspirait.
Elle s'offense,
Gronde et rougit,
Puis s'adoucit.
Puis recommence, Jf^
Pleure et gémit,
Se tait, succombe,
Chancelle et tombe....
En rougissant
I
3io ENVOI A ÉLÉONORE.
Elle se lève,
Sur moi soulève
Un œil mourant.
Et me serrant
Avec tendresse,
Dit : « Fais serment
D'aimer sans cesse.
Que nos amours
Ne s'affaiblissent
Et ne finissent
Qu'avec nos jours. »
ENVOI A ELEONORE.
I
De cette idylle
J'ai pris le style
Chez les Gaulois ;
Sa négligence
De la cadence
Brave les lois;
% Mais à Nicette
Simple et jeunette
On passera
Ce défaut là.
Céder comme elle ,
DIEU VOUS BENISSE. 3ii
Ma toute belle ,
Fut ton destin :
Sois donc fidèle
Aussi bien quelle;
C'est mon refrain.
DIEU VOUS BENISSE.
Quand je vous dis : Dieu vous bénisse ;
Je n'entends pas le Créateur
Dont la main féconde et propice
Vous donna tout pour mon bonheur ;
Encor moins le dieu d'hymënëe,
Dont l'eau bénite infortunée
Change le plaisir en devoir :
S'il fait des heureux , l'on peut dire
Qu'ils ne sont pas sous son empire,
Et qu'il les fait sans le savoir.
Mais j'entends ce dieu du bel âge ,
Qui sans vous serait à Paphos.
Or apprenez en peu de mots
Comme il bénit , ce dieu volage.
Le Désir, dont l'air éveillé
Annonce assez l'impatience ,
Lui présente un bouquet mouillé
3i2 LES PARADIS.
Dans la fontaine de Jouvence ;
Les yeux s'umhectent de langueur ,
Le rouge monte au front des belles ,
Et l'eau bénite avec douceur
Tombe dans l'ame des fidèles.
Soyez dévote à ce dieu-là ,
Vous, qui nous prouvez sa puissance;
Eternuez en assurance;
Le tendre Amour vous bénira.
LES PARADIS.
Croyez-moi , l'autre monde est un monde inconnu
Où s'égare notre pensée.
D'y voyager sans fruit la mienne s'est lassée :
Pour toujours j'en suis revenu.
J'ai vu dans ce pays des fables
Les divers paradis qu'imagina l'erreur,
Il en est bien peu d'agréables :
Aucun n'a satisfait mon esprit et mon cœur.
« Vous mourez , nous dit Py tbagore ,
Mais sous un autre nom vous renaissez encore.
Et ce globe à jamais par vous est habité. »
Crois-tu nous consoler par ce triste mensonge ,
Philosophe imprudent et jadis trop vanté?
LES PARADIS. 3i3
Dans un nouvel ennui ta fable nous replonge.
Ments à notre avantage , ou dis la vérité.
Celui-là mentit avec grâce
Qui créa l'Elysëe et les eaux du Léthë.
Mais dans cet asile enchanté
Pourquoi l'amour heureux n'a-t-il pas une place ?
Aux douces voluptés pourquoi l'a-t-on fermé ?
Du calme et du repos quelquefois on se lasse ;
On ne se lasse point d'aimer et d'être aimé.
Le dieu de la Scandinavie,
Odin, pour plaire à ses guerriers,
Leur promettait dans l'autre vie
Des armes , des combats , et de nouveaux lauriers.
Attaché dès l'enfance aux drapeaux de Bellone ,
J'honore la valeur , aux braves j'applaudis ;
Mais je pense qu'en paradis
Il ne faut plus tuer personne.
Un autre espoir séduit le Nègre infortuné
Qu'un marchand arracha des déserts de l'Afrique ;
Courbé sous un joug despotique,
Dans un long esclavage il languit enchaîné :
Mais quand la mort propice a fini ses misères ,
Il revole joyeux au pays de ses pères,
Et cet heureux retour est suivi d'un repas.
3i4 LES PARADIS.
Pour moi, vivant ou mort, je reste sur vos pas.
Esclave fortune , même après mon trépas ,
Je ne veux plus quitter mon maître.
Mon paradis ne saurait être
Aux lieux où vous ne serez pas.
Jadis au milieu des nuages
L'habitant de l'Ecosse avait place le sien.
11 donnait à son grë le calme ou les orages ;
Des mortels vertueux il cherchait l'entretien ;
Entouré de vapeurs brillantes,
Couvert d'une robe d'azur,
Il aimait à glisser sous le ciel le plus pur ,
Et se montrait souvent sous des formes riantes.
Ce passe-temps est assez doux ;
Mais de ces Sylphes , entre nous ,
Je ne veux point grossir le nombre.
J'ai quelque répugnance à n'être plus qu'une ombre.
Une ombre est peu de chose, et les corps valent mieux;
Gardons-les. Mahomet eut grand soin de nous dire
Que dans son paradis l'on entrait avec eux.
Des Houris c'est l'heureux empire.
Là les attraits sont immortels ;
Hébé n'y vieillit point; la belle Cythérée,
D'un hommage plus doux constamment honorée ,
Y prodigue aux élus des plaisirs éternels.
PLAN D'ETUDE. 3i5
Mais je voudrais y voir un maître que j'adore ,
L'Amour, qui donne seul un charme à nos désirs,
L'Amour , qui donne seul de la grâce aux plaisirs.
• Pour le rendre parfait , j'y conduirais encore
La tranquille et pure Amitié ,
Et d'un cœur trop sensible elle aurait la moitié.
Asile d'une paix profonde ,
Ce lieu serait alors le plus beau des séjours;
Et ce paradis des Amours ,
Auprès d'Eléonore on le trouve en ce monde.
PLAN D'ETUDE.
De vos projets je blâme l'imprudence ;
Trop de savoir dépare la beauté.
Ne perdez point votre aimable ignorance ,
Et conservez cette naïveté
Qui vous ramène aux jeux de votre enfance.
Le dieu du goût vous donna des leçons
Dans l'art chéri qu'inventa Terpsichore;
Un tendre amant vous apprit les chansons
Qu'on chante à Gnide ; et vous savez encore
Aux doux accens de votre voix sonore
De la guitare entremêler les sons.
3i6 PLAN D'ETUDE.
Des préjugés repoussant l'esclavage,
Conformez-vous à ma religion;
Soyez païenne; on doit l'être à votre âge.
Croyez au dieu qu'on nommait Gupidon.
Ce dieu charmant prêche la tolérance ,
Et permet tout , excepté l'inconstance.
N'apprenez point ce qu'il faut oublier ,
Et des erreurs de la moderne histoire
Ne chargez point votre faible mémoire.
Mais dans Ovide il faut étudier
Des premiers temps l'histoire fabuleuse,
Et de Paphos la chronique amoureuse.
Sur cette carte où l'habile graveur
Du monde entier resserra l'étendue ,
Ne cherchez point quelle rive inconnue
Voit l'Ottoman fuir devant son vainqueur :
Mais connaissez Amathonte , Idalie ,
Les tristes bords par Léandre habités ,
Ceux où Didon a terminé sa vie,
Et de Tempe les vallons enchantés.
Egarez-vous dans le pays des fables;
N'ignorez point les divers changemens
Qu'ont éprouvés ces lieux jadis aimables :
Leur nom toujours sera cher a^ux amans.
PROJET DE SOLITUDE. 817
Voilà l'ëtude amusante et facile
Qui doit par fois occuper vos loisirs,
Et précéder l'heure de nos plaisirs.
Mais la science est pour vous inutile.
Vous possédez le talent de charmer ;
Vous saurez tout, quand vous saurez aimer.
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PROJET DE SOLITUDE.
Fuyons ces tristes lieux, 6 maîtresse adorée!
Nous perdons en espoir la moitié de nos jours,
Et la crainte importune y trouble nos amours.
Non loin de ce rivage est une île ignorée ,
Interdite aux vaisseaux, et d'écueils entourée.
Un zéphir éternel y rafraîchit les airs.
Libre et nouvelle encor, la prodigue nature
Embellit de ses dons ce point de l'univers :
Des ruisseaux argentés roulent sur la verdure ,
Et vont en serpentant se perdre au sein des mers ;
Une main favorable y reproduit sans cesse
L'ananas parfumé des plus douces odeurs ;
Et l'oranger touffu , courbé sous sa richesse ,
Se couvre en même temps et de fruits et de fleurs.
Que nous faut-il de plus? cette île fortunée
Semble par la nature aux amans destinée.
3i8 PALINODIE.
L'Océan la resserre , et deux fois en un jour
De cet asile étroit on achève le tour.
Là je ne craindrai plus un père inexorable.
C'est là qu'en liberté tu pourras être aimable ,
Et couronner l'amant qui t'a donné son cœur.
Vous coulerez alors, mes paisibles journées,
Par les nœuds du plaisir l'une à l'autre enchaînées;
Laissez-moi peu de gloire et beaucoup de bonheur.
Viens ; la nuit est obscure et le ciel sans nuage ;
D'un éternel adieu saluons ce rivage,
Où par toi seule encor mes pas sont retenus.
Je vois à l'horizon l'étoile de Vénus ;
Vénus dirigera notre course incertaine.
Eole exprès pour nous vient d'enchaîner les vents ;
Sur les flots applanis Zéphire souffle à peine ;
Viens; l'Amour jusqu'au port conduira deux amans.
PALINODIE.
Jadis, trahi par ma maîtresse,
J'osai calomnier l'Amour;
J'ai dit qu'à ses plaisirs d'un jour
Succède un siècle de tristesse.
Alors , dans un accès d'humeur ,
Je voulus prêcher l'inconstance.
PALINODIE. 3i9
J étais dëmenti par mon cœur ;
L'esprit seul a commis l'offense.
Une amante m'avait quitté ;
Ma douleur s'en prit aux amantes.
Pour consoler ma vanité ,
Je les crus toutes inconstantes :
Le dépit m'avait égaré.
Loin de moi le plus grand des crimes,
Celui de noircir par mes rimes
Un sexe toujours adoré
Que l'amour a fait notre maître ,
Qui seul peut donner le bonheur ,
Qui sans notre exemple peut-être
N'aurait jamais été trompeur.
Malheur à toi , lyre fidèle , '
Où j'ai modulé tous mes airs,
Si jamais un seul de mes vers
Avait offensé quelque belle !
Sexe léger, sexe charmant.
Vos défauts sont votre parure.
Remerciez bien la nature
Qui vous ébaucha seulement.
Sa main bizarre et favorable
Vous orne mieux que tous vos soins,
Et vous plairiez peut-être moins
Si vous étiez toujours aimable.
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REFLEXION AMOU REUSE.
Je vais la voir , la presser dans mes bras.
Mon cœur ému palpite avec vitesse;
Des voluptés je sens déjà l'ivresse ;
Et le désir précipite mes pas.
Sachons pourtant, près de celle que j*aime,
Donner un frein aux transports du désir ;
Sa folle ardeur abrège le plaisir ,
Et trop d'amour peut nuire à l'amour même.
LE BOUQUET DE L'AMOUR.
Dans ce moment les politesses,
Les souhaits vingt fois répétés ,
Et les ennuyeuses caresses ,
Pleuvent sans doute à tes cotés.
Après ces complimens sans nombre,
L'amour fidèle aura son tour;
Car dès qu'il verra la nuit sombre
Remplacer la clarté du jour ,
Il s'en ira, sans autre escorte
Que le Plaisir tendre et discret ,
ÉPITRE AUX INSURGENS. Sai
Frappant doucement à ta porte,
T 'offrir ses vœux et son bouquet.
Quand l'âge aura blanchi ma tête ,
Réduit tristement à glaner ,
J'irai te souhaiter ta fête ,
Ne pouvant plus te la donner.
ÉPITRE AUX INSURGENS,
1777.
Parlez donc, messieurs de Boston;
Se peut-il qu'au siècle où nous sommes ,
Du monde troublaùt l'unisson ,
Vous vous donniez les airs d'être hommes?
On prétend que plus d'une fois
Vous avez refusé de lire
Les billets doux que Georges trois
Eut la bonté de vous écrire.
On voit bien , mes pauvres amis ,
Que vous n'avez jamais appris
La politesse européenne ,
Et que jamais l'air de Paris
Ne fît couler dans vos esprits
21
3a2 ÉPITRE
Cette tolérance chrétienne
Dont vous ignorez tout le prix.
Pour moi , je vous vois avec peine
Afficher, malgré les plaisans,
Cette brutalité romaine
Qui vous vieillit de deux mille ans.
Raisonnons un peu , je vous prie.
Quel droit avez-vous plus que nous
A cette liberté chérie
Dont vous paraissez si jaloux?
L'inexorable Tyrannie
Parcourt le docile univers ;
Ce monstre, sous des noms divers,
Écrase l'Europe asservie ;
,Et vous, peuple injuste et mutin,
Sans pape , sans rois et sans reines ,
Vous danseriez au bruit des chaînes
Qui pèsent sur le genre humain !
Et vous , d'un si bel équilibre
Dérangeant le- plan régulier,
Vous auriez le front d'être libre
A la barbe du monde entier !
L'Europe demande vengeance ;
Armez-vous, héros d'Albion.
Rome ressuscite à Boston ;
DIALOGUE. 323
Étouffez-la dès son enfance.
De la naissante Liberté
Brisez le berceau redoute :
Qu'elle expire, et que son nom même ,
Presque ignore chez nos neveux,
Ne soit plus qu'un vain mot pour eux ,
Et son existence un problême.
DIALOGUE
ENTRE UN POÈTE ET SA MUSE.
LE POETE.
Oui, le reproche est juste, et je sens qu'à mes vers
La rime vient toujours se coudre de travers.
Ma Muse vainement du nom de négligence
A voulu décorer sa honteuse indigence ;
La critique a blâmé son mince accoutrement.
Travaillez , a-t-on dit , et rimez autrement.
Docile à ces leçons, corrigez-vous, ma Muse,
Et changez en travail ce talent qui m'amuse.
LA MUSE.
De l'éclat des lauriers subitement épris.
Vous n'abaissez donc plus qu'un regard de mépris
Sur ces fleurs que jadis votre goût solitaire
21*
3^4 DIALOGUE.
Cueillait obscurément dans les bois de Cythère?
LE POÈTE.
Non, je reste à Cylhère, et je ne prétends pas
Vers le sacré coteau tourner mes faibles pas.
Dans cet étroit passage où la foule s'empresse
Dois-je aller augmenter l'embarras et la presse?
Ma vanité n'a point ce projet insensé.
A l'autel de l'Amour, par moi trop encensé.
Je veux porter encor mes vers et mon hommage;
Des refus d'Apollon l'Amour me dédommage.
LA MUSE.
Eh! faut-il tant de soin pour chanter ses plaisirs?
Déjà je vous prêtais de plus sages désirs.
J'ai cru qu'abandonnant votre lyre amoureuse.
Vous preniez de Boileau la plume vigoureuse.
C'est alors que l'on doit, par un style précis ,
Fixer l'attention du lecteur indécis,
Et par deux vers ornés d'une chute pareille
Satisfaire à la fois et l'esprit et l'oreille.
Mais pour parler d'amour il faut parler sans art;
Qu'importe que la rime alors tombe au hasard ,
Pourvu que tous vos vers brûlent de votre flamme.
Et de l'ame échappés arrivent jusqu'à l'ame?
LE POÈTE.
Quel fruit de vos conseils ai-je enfin recueilli?
LA MUSE.
Je vois que dans Paris assez bien accueilli,
DIALOGUE. 'i
Yous avez du lecteur obtenu le sourire.
LE POÈTE.
Le Pinde à c«t arrêt n'a pas voulu souscrire.
Peut-être on a loué la douceur de mes sons ,
Et d'un luth paresseux les faciles chansons :
L'indulgente beauté^ dont l'heureuse ignorance
N'a pas du bel esprit la dure intolérance,
A dit en me lisant : Au moins , il sait aimer !
Le connaisseur a dit : Il ne sait pas rimer.
LA MUSE.
Te fît-on ce reproche, aimable Deshoulière,
Quand un poète obscur, d'une main familière,
Parcourait à la fois ta lyre et tes appas ,
Et te faisait jouir d'un renom qu'il n'a pas ?
Chaulieu rimait-il bien, quand sa molle paresse
Prêchait à ses amis les dogmes de Lucrèce ?
A-t-on vu du Marais le voyageur charmant
De la précision se donner le tourment?
La Muse de Gresset, élégante et facile,
A ce joug importun fut parfois indocile ;
Et Voltaire, en un mot , cygne mélodieux ,
Qui varia si bien le langage des dieux ,
Ne mit point dans ses chants la froide exactitude
Dont la stérilité fait son unique étude.
LE POÈTE.
Il est vrai ; mais la mode a changé de nos jours ;
On pense rarement, et l'on rime toujours.
326 DIALOGUE.
En vain vous disputez; il faut être, vous dis-je,
Amant quand on écrit, auteur quand on corrige.
LA MUSE.
Soit; je veux désormais , dans mes vers bien limes.
Que les Ris et les Jeux soient fortement rimes ;
Je veux, en fredonnant la moindre chansonnette,
Au bout de chaque ligne attacher ma sonnette.
Mais ne vous plaignez point si quelquefois le sens
Oublie pour la rime...
LE POÈTE.
Oubliez , j'y consens.
D'un scrupule si vain l'on vous ferait un crime.
Appauvrissez le sens pour enrichir la rime.
Trésorier si connu dans le sacré vallon ,
Approche, Richelet, complaisant Apollon,
Et de vers à venir magasin poétique ,
Donne-moi de l'esprit par ordre alphabétique.
Quoi ! vous riez?
LA MUSE.
/ Je ris de vos transports nouveaux.
Courage , poursuivez ces aimables travaux.
LE POÈTE.
Ce rire impertinent vient de glacer ma verve.
LA MUSE.
Qu'importe? Richelet tiendra lieu de Minerve.
LE POÈTE.
Rimez mieux.
EPITAPHE. 327
^ LA MUSE.
Je ne puis.
LE POÈTE.
Ne rimez donc jamais.
LA MUSE.
Je le puis encor moins.
LE POÈTE.
Taisez-vous.
LA MUSE.
Je me tais.
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EPITAPHE.
Ici gît qui toujours douta.
Dieu par lui fut mis en problème ;
Il douta de son être même ;
Mais de douter il s'ennuya;
Et las de cette nuit profonde,
Hier au soir il est parti
Pour aller voir dans l'autre monde
Ce qu'il faut croire en celui-ci.
3:^8
A GHLOE.
Selon vous mon sexe est léger;
Le vôtre nous paraît volage;
Ce procès , qu'on ne peut juger, *
Est renouvelé d'âge en âge.
Vous prononcez dans ce moment;
JMais j'appelle de la sentence.
Croyez-moi , c'est injustement
Que l'on s'accuse d'inconstance.
Il n'est point de longues amours ,
J'en conviens ; mais presque toujours
Votre ame s'abuse elle-même.
Dans sa douce crédulité ,
Souvent de sa propre beauté
Elle embellit celui qu'elle aime.
Il a tout du moment qu'il plaît.
Grâce au désir qu'il a fait naître ,
Vous voyez ce qu'il devait être ,
Vous ne voyez plus ce qu'il est.
Oui, vous placez sur son visage
Un masque façonné par vous ;
Et séduites par cette image,
Vous divinisez votre ouvrage,
A CHLOÉ. 3^9
Et vous tombez à ses genoux.
Mais le temps et rexpérience ,
Ecartant ce masque emprunté,
De l'idole que Ton encense
Montrent bientôt la nudité.
On se relève avec surprise ;
On doute encor de sa méprise ;
On cherche d'un œil affligé
Ce qu'on aimait, ce que l'on aime;
L'illusion n'est plus la même.
Et l'on dit : Vous avez changé.
Du reproche, suivant l'ttsage,
On passe au refroidissement;
Et tandis qu'on paraît volage.
On est détrompé seulement.
Des amantes voilà l'histoire,
Chloé; mais vous pouvez m'en croire,
C'est aussi celle des amans.
En vain votre cœur en murmure ;
C'est la bonne et vieille Nature
Qui fit tout ces arrangemens.
Quant au remède, je l'ignore;
Sans doute il n'en existe aucun ;
Car le votre n'en est pas un :
Ne point aimer, c'est pis encore.
33o
LE TOMBEAU D'EUGHARIS
Elle n'est déjà plus , et de ses heureux jours
J'ai vu s'évanouir l'aurore passagère.
Ainsi s'éclipse pour toujours
Tout ce qui brille sur la terre !
Toi que son cœur connut , toi qui fis son bonheur ,
Amitié consolante et tendre,
De cet objet chéri viens recueillir la cendre.
Loin d'un monde froid et trompeur
Choisissons à sa tombe un abri solitaire;
Entourons de cyprès son urne funéraire.
Que la jeunesse en deuil y porte avec ses pleurs
Des roses à demi-fanées;
Que les Grâces plus loin , tristes et consternées ,
S'enveloppent du voile emblème des douleurs^
Représentons l'Amour, l'Amour inconsolable
Appuyé sur le monument ;
Ses pénibles soupirs s'échappent sourdement;
Ses pleurs ne coulent pas ; le désespoir l'accable.
L'instant du bonheur est passé ;
Fuyez, plaisirs bruyans, importune allégresse.
Eucharis ne nous a laissé
Que la triste douceur de la pleurer sans cesse.
33i
DIALOGUE.
Quel est ton nom , bizarre enfant ? — l'Amour.
— Toi l'Amour? — Oui, c'est ainsi qu'on m'appelle.
— Qui t'a donné cette forme nouvelle ?
— Le temps, la mode , et la ville, et la cour.
— Quel front cynique ! et quel air d'impudence !
— On les préfère aux grâces de l'enfance.
— Oîi sont tes traits , ton arc et ton flambeau ?
— Je n'en ai plus; je triomphe sans armes.
— Triste victoire ! Et l'utile bandeau
Que tes beaux yeux mouillaient souvent de larmes ?
— Il est tombe. — -Pauvre Amour , je te plains !
Mais qu'apereois-je, un masque dans tes mains,
Des pieds de chèvre , et le poil d'un Satyre ?
Quel changement ! — Je lui dois mon empire.
— Tu règnes donc? — Je suis encore un dieu.
— Non pas pour moi. — Pour tout Paris. — Adieu.
?>^1
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EPITRE
A MESSIEURS DU CAMP DE SAINT-ROCH.
1782.
Messieurs de Saint-Roch, entre nous ,
Ceci passe la raillerie ;
En avez-vous là pour la vie ,
Ou quelque jour finirez-vous ?
Ne pouvez-vous à la vaillance
Joindre le talent d'abréger ?
Votre éternelle patience
Ne se lasse point d'assiëger ;
Mais vous mettez à bout la notre.
Soyez donc battans ou battus ;
Messieurs du camp et du blocus ,
Terminez de façon ou d'autre ;
Terminez , car on n'y tient plus.
Fréquentes sont vos canonnades;
Mais , bêlas ! qu ont-elles produit ?
Le tranquille Anglais dort au bruit
De vos nocturnes pétarades;
Ou s'il répond de temps en temps
A votre prudente furie ,
PORTRAIT D'UNE RELIGIEUSE. 333
C'est par égard, je le parie,
Et pour dire : Je vous entends.
Quatre ans ont dû vous rendre sages ;
Laissez donc là vos vieux ouvrages ,
Quittez vos vieux retranchemens ,
Retirez-vous , vieux assiëgeans :
Un jour ce mémorable siège
Sera fini par vos enfans ,
Si toutefois Dieu les protège.
Mes amis , vous le voyez bien ,
Vos bombes ne bombardent rien ; ^
Vos bélandres et vos corvettes,
Et vos travaux et vos mineurs
N'épouvantent que les lecteurs
De vos redoutables gazettes;
Votre blocus ne bloque point;
Et grâce à votre heureuse adresse,
Ceux que vous affamez sans cesse
Ne périront que d'embonpoint.
► X^<i%»%^«»%.^^V%%i%%%%%V»%^
PORTRAIT D'UNE RELIGIEUSE,
Peintre , qu'Hébé soit ton modèle.
Adoucis encor chaque trait;
334 A M. DE FONTANES.
Donne-leur ce charme secret
Qui souvent manque à la plus belle.
Ton pinceau doit emprisonner
Ces cheveux flottans sous un voile;
Couvre aussi d'une simple toile
Ce front qu'il faudrait couronner.
Cache sous la noire étamine
Un sein parfait dans sa rondeur;
Et si tu voiles sa blancheur,
Que l'œil aisément la devine.
Sur les lèvres mets la candeur,
,♦ Et dans les yeux qu'elle s'allie
A la douce mélancolie
Que donne le tourment du cœur.
Peins-nous la tristesse tranquille;
Peins les soupirs du sentiment ;
Au bas de ce portrait charmant
J'écrirai le nom de....
A M. DE FONTANES.
Jeune favori d'Apollon,
Vous vous ressouvenez peut-être
Que dans l'harmonieux vallon
Le même jour nous vit paraître.
CONFESSION D'UNE JOLIE FEMME. 335
Vous preniez un chemin pénible et dangereux ;
Je n'osai m'engager dans cet étroit passage ;
Je vous souhaitai bon voyage,
Et le voyage fut heureux.
Pour moi, prêt à choisir une route nouvelle,
Sous des bosquets de fleurs j'aperçus Erato ;
Je la trouvai jolie; elle fut peu cruelle;
Tandis que vous montiez sur le double coteau ,
Je perdais mon temps avec elle.
Votre choix est meilleur ; vos hommages naissans
Ont déjà pour objet la muse de la Gloire ,
Et dans le livre de mémoire
Sa main notera tous vos chants.
A de moindres succès mes vers doivent prétendre.
Les belles quelquefois les liront en secret;
Et l'amante sensible à son amant distrait
Indiquera du doigt le morceau le plus tendre.
CONFESSION D'UNE JOLIE FEMME.
Mon sexe est , dit-on , peu sincère ,
Sur-tout quand il parle de lui.
Je n'en sais rien ; mais sans mystère
Je veux m'expliquer aujourd'hui.
336 CONFESSION D'UNE JOLIE FEMME.
J'ai réfléchi dès mon enfance.
Ma vive curiosité ,
Que l'on condamnait au silence,
Augmentait par la résistance ;
Et malgré ma frivolité ,
Ma timide inexpérience
Cherchait toujours la vérité.
J'écoutais, malgré la défense;
Mes yeux ne se fermaient sur rien ;
Et ma petite intelligence
Me servait parfois assez bien.
A la toilette de ma mère
J'allais recevoir des leçons.
Je pris des airs et des façons ,
Et dès sept ans je voulus plaire.
Si quelqu'un de moi s'occupait,
Si quelqu'un me trouvait jolie ,
Ma petite ame enorgueillie
Aussitôt vers lui s'échappait.
Si quelqu'un goûtait mon ramage,
Je déraisonnais encor mieux.
Si quelqu'un disait : Soyez sage ,
Il devenait laid à mes yeux ,
Et ma haine était son partage.
A douze ans le couvent s'ouvrit ,
D'UNE JOLIE FEMME. 337
A quatorze ans je savais lire,
Danser, et chanter, et médire.
Ah ! que de choses l'on m'apprit î
Pour ajouter à ma science ,
Je dévorai quelques romans.
Dans le beau pays des amans
Je m'égarai sans défiance.
Que ce pays plut à mon cœur !
Que de chimères insensées
Dont je savourais la douceur!
Combien de nuits trop tôt passées !
Que de jours trop tôt disparus !
Que d'instans alors j'ai perdus !
Dans ce pays imaginaire,
L'Amour était toujours sincère ,
Soumis jusque dans son ardeur.
Tendre et fleuri dans son langage,
Jamais ingrat , jamais volage ,
Et toujours le dieu du bonheur.
Hélas ! de ce monde factice ,
Charmant ouvrage du caprice ,
Dans le vrai monde je passai.
Quel changement ! quelle surprise !
O combien je m'étais méprise !
L'Amour m'y paraissait glacé,
Faible ou trompeur dans ses tendresses ,
338 CONFESSION
Fade et commun dans ses propos,
Trop gai , trop ami du repos.
Et trop mesquin dans ses promesses.
Quoi ! m'écriai-je , voilà tout !
L'ennui me rendit indolente.
Mon cœur , trompé dans son attente ,
Fut indifférent par dégoût.
Bientôt avec obéissance
J'acceptai le joug de l'hymen ;
Et , docile par ignorance ,
A son arbitraire puissance
Je me soumis sans examen.
Mais enhardi par ma faiblesse ,
Et rassuré par ma sagesse ,
Il devint un tyran jaloux,
Dès ce jour il cessa de l'être;
Mes yeux s'ouvrirent sur ce maître
Qui me laissait à ses genoux.
Quoi ! me dis-je tout étonnée ,
Ils ont les fleurs de l'hyménée,
Et les épines sont pour nous !
Pourquoi de la chaîne commune
Nous laissent-ils porter le poids !
Et pourquoi nous donner des lois,
Quand ils n'en reçoivent aucune ?
D'UNE JOLIE FEMME. 3^9
D'un aussi bon raisonnement
Dangereuse est la conséquence ;
Et si par malheur un amant
Paraît dans cette circonstance,
Au pouvoir de son éloquence
On résiste bien faiblement.
Le mien parut ; il était tendre ;
La grâce animait ses discours ;
Je sus combattre et me défendre;
Mais peut- on combattre toujours ?
De l'amour je connus l'ivresse,
Je connus son enchantement;
3 'étais fîère de ma faiblesse;
J'immolais tout à mon amant.
Mais cet amant devint parjure ;
Le chagrin accabla mon cœur ;
Je ne vis rien dans la nature
Qui pût réparer ce malheur;
Je crus mourir de ma douleur.
Le temps , ce grand consolateur ,
Le temps sut guérir ma blessure.
J'oubliai mes éga remens,
J'oubUai que je fus sensible,
Et je revis d'un œil paisible
Celui qui causa mes tourmens.
Dans sa tranquillité nouvelle
Mon cœur désormais affermi
22*
3/,o COMPLAINTE.
De l'amant le plus infidèle
A fait le plus fidèle ami.
Son exemple me rendit sage.
De système alors je changeai ,
Et sur un sexe trop volage
Sans scrupule je me vengeai.
Je m'instruisis dans l'art de plaire ,
Je devins coquette et légère,
Et m'entourai d'adorateurs ;
Je ne suis pas toujours cruelle,
Mais je suis toujours infidèle,
Et je sais tromper les trompeurs.
Tout bas sans doute l'on m'accuse
D'artifice et de trahison.
Messieurs , le reproche est fort bon ;
Mais votre exemple est mon excuse.
COMPLAINTE.
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs.
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
Voici d'Emma la tombe solitaire ,
Voici l'asile où dorment les vertus.
i
m
COMPLAINTE. 34i
Charmante Emma ! tu passas sur la terre
Comme un éclair qui brille et qui n'est plus.
J'ai vu la Mort dans une ombre soudaine
Envelopper l'aurore de tes jours.
Et tes beaux yeux se fermant pour toujours
A la clarté renoncer avec peine.
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs.
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
Ce jeune essaim , cette foule frivole
D'adorateurs qu'enchaînait sa beauté ,
Ze monde vain dont elle fut l'idole
Vit son trépas avec tranquillité,
ues malheureux que sa main bienfaisante
i fait passer de la peine au bonheur
iS^'ont pu trouver un soupir dans leur cœur
Pour consoler son ombre gémissante.
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs,
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
L'Amitié même , oui , l'Amitié volage
A rappelé les ris et l'enjoûment ;
D'Emma mourante elle a chassé l'image ,
Son deuil trompeur n'a duré qu'un moment.
Sensible Emma , douce et constante amie ,
Ton souvenir ne vit plus dans ces lieux :
342 LEDA.
De ce tombeau Ton détourne les yeux ;
Ton nom s'efface, et le monde t'oublie.
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs,
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
Malgré le temps, fidèle à sa tristesse,
Le seul Amour ne se console pas,
Et ses soupirs renouvelés sans cesse
Vont te chercher dans l'ombre du trépas.
Pour te pleurer je devance l'aurore;
L'éclat du jour augmente mes ennuis;
Je gémis seul dans le calme des nuits;
La nuit s'envole et je gémis encore.
Vous n'avez point soulagé mes douleurs;
Laissez, mes vers, laissez couler mes pleurs.
LEDA,
Vous ordonnez donc , jeune Hélène ,
Que ma muse enfin vous apprenne
Pourquoi ces cygnes orgueilleux ,
Dont vous aimez le beau plumage ,
Des simples hôtes du bocage
m
LÉDA. 343
N'ont point léchant mélodieux?
Aux jeux frivoles de la fable
J'avais dit adieu sans retour ,
Et ma lyre plus raisonnable
Était muette pour l'amour :
Obéir est une folie ;
Mais le moyen de refuser
Une bouche fraîche et jolie
Qui demande par un baiser !
Dans la forêt silencieuse
Où l'Eurotas parmi les fleurs
Roule son onde paresseuse ,
Léda , tranquille mais rêveuse ,
Du fleuve suivait les erreurs.
Bientôt une eau fraîche et limpide
Va recevoir tous ses appas ,
Et déjà ses pieds délicats
Effleurent le cristal humide. ''
Imprudente ! sous les roseaux
Un dieu se dérobe à ta vue ;
Tremble , te voilà presque nue ,
Et l'Amour a touché ces eaux.
Léda, dans cette solitude
Ne craignait rien pour sa pudeur :
Qui peut donc causer sa rougeur ?
Et d'où vient son inquiétude?
344 LÉDA.
Mais de son dernier vêtei
Enfin elle se débarrasse ,
Et sur le liquide élément
Ses bras étendus avec grâce
La font glisser légèrement.
Un cygne aussitôt se présente ;
Et sa blancheur éblouissante,
Et son cou dressé fièrement ,
A l'imprudente qui l'admire
Causent un doux étonnement
Qu elle exprime par un sourire.
Les cygnes chantaient autrefois,
Virgile a daigné nous l'apprendre;
Le notre à Léda fît entendre
Les accens flûtes de sa voix.
Tantôt, nageant avec vitesse.
Il s'égare en un long circuit ;
Tantôt sur le flot qui s'enfuit
Il se balance avec mollesse.
Souvent il plonge comme un trait;
Caché sous l'onde il nage encore ,
Et tout-à-coup il reparaît
Plus près de celle qu'il adore.
Léda , conduite par l'Amour ,
S'assied sur les fleurs du rivage , i
Et le cygne y vole à son tour. v
Elle ose sur son beau plumage
LÉDA. 345
Passer et repasser la main ,
Et de ce fréquent badinage
Toujours un baiser est la fin.
Le chant devient alors plus tendre.
Chaque baiser devient plus doux;
De plus près on cherche à l'entendre ,
Et le voilà sur les genoux.
Ce succès le rend téméraire ;
Léda se penche sur son bras ;
Un mouvement involontaire
Vient d'exposer tous ses appas ;
Le dieu soudain change de place.
Elle murmure faiblement ;
A son cou penché mollement
Le cou du cygne s'entrelace ;
Sa bouche s'ouvre par degrés
Au bec amoureux qui la presse ;
Ses doigts lentement égarés
Flattent l'oiseau qui la caresse ;
L'aile qui cache ses attraits
Sous sa main aussitôt frissonne ,
Et des charmes qu'elle abandonne
L'albâtre est touché de plus près.
Bientôt ses baisers moins timides
Sont échauffés par le désir;
Et précédé d'un long soupir ,
Le gémissement du plaisir
X\6 LÉDA.
Échappe à ses lèvres humides.
Si vous trouvez de ce tableau
La couleur quelquefois trop vive ,
Songez que la fable est naïve ,
Et qu'elle conduit mon pinceau ;
Ce qu'elle a dit, je le répète.
Mais elle oublia d'ajouter
Que la médisance indiscrète
Se mit soudain à raconter
De Léda l'étrange défaite.
Vous pensez bien que ce récit
Enorgueillit le peuple cygne ;
Du même honneur il se crut digne,
Et plus d'un succès l'enhardit.
Les femmes sont capricieuses ;
Il n'était fleuve ni ruisseau
Où le chant du galant oiseau
N'attirât les jeunes baigneuses.
L'exemple était venu des cieux ;
A mal faire l'exemple invite :
Mais ces vauriens qu'on nomme dieux
Ne veulent pas qu'on les imite.
Jupiter prévit d'un tel goût
La dangereuse conséquence;
Au cygne il ota l'éloquence ;
En la perdant, il perdit tout.
347
A. BERTIN.
Tu connais la jeune Constance
Dont l'orgueil et l'indifférence
Intimidaient l'Amour, les Grâces, et les Jeux:
Sa pudeur semblait trop farouche ;
Rarement le sourire embellissait sa bouche ;
Rarement la douceur se peignait dans ses yeux.
Les uns admiraient sa sagesse :
Tant de réserve à dix-neuf ans !
D'autres disaient : L'Amour est fait pour la jeunesse;
La nature à Constance a refusé des sens.
Mais l'autre jour cette Lucrèce
D'un mal nouveau pour elle éprouva les douleurs.
On dit que malgré sa faiblesse
Elle sut retenir et ses cris et ses pleurs.
Ce dangereux effort épuisa son courage ;
De ses sens un moment elle perdit l'usage;
Puis en ouvrant des yeux plus calmes et plus doux ,
Elle trouva l'Amour couché sur ses genoux.
Pénétrer ce mystère est chose difficile.
Les uns, sur la foi de Virgile,
Disent que ce petit Amour
Au souffle du Zéphir doit peut-être le jour.
Mais d'autres avec éloquence
348 COUP-D'OEIL
Nous vantent le pouvoir de cette fleur sans nom
Qui servit autrefois à la chaste Junon ,
Lorsqu'au dieu des combats elle donna naissance.
Décide si tu peux. Hier j'ai vu Constance ;
Constance a perdu sa fierté.
Le chagrin sur son front laisse un léger nuage,
Et la pâleur de son visage
Donne un charme à ses traits plus doux que la beauté.
Sa contenance est incertaine ;
Ses yeux se lèvent rarement;
Elle rougit au mot d'amant,
Soupire quelquefois, et ne parle qu'à peine.
COUP-D'ŒIL SUR CYTHÈRE.
1787.
Salut , ô mes jeunes amis !
Je bénis l'heureuse journée
Et la rencontre fortunée
Qui chez moi vous ont réunis.
De vos amours quelles nouvelles ?
Car je m'intéresse aux amours.
Avez-vous trouvé des cruelles ?
Vénus vous rit-elle toujours?
J'ai pris congé de tous ses charmes ,
SUR CYTHÈRE. . 349
Et je ressemble au vieux guerrier
Qui rencontre ses frères d'armes ,
Et leur parle encor du métier.
Amant de la belle Onésie,
Est-il passé son règne heureux ?.
Non, ta volage fantaisie
Ne pense plus à trouver mieux,
Et pour toi j'en rends grâce aux dieux.
Messieurs , peut-être à sa paresse
Doit-il l'honneur d'être constant;
N'importe , il garde sa maîtresse ;
Par indolence ou par tendresse
Je doute qu'on en fasse autant.
Toi sur-tout, qui souris d'avance ,
Vaurien échappé des dragons,
Tu n'as pas expié , je pense ,
Tes intrigues de garnisons ,
Ni les coupables trahisons
Dont j'ai reçu la confidence.
Tu trompes l'Hymen et l'Amour :
Mais l'un et l'autre auront leur tour,
Et je rirai de la vengeance.
Tu ne ris pas , toi , dont la voix
Prêche incessamment la constance.
35o COUP-D*OEIL
Est-il vrai que depuis trois mois
Tu sais aimer sans récompense ?
Je m'intéresse à ton malheur :
Ton ame est tendre et délicate ;
Et je veux faire à ton ingrate
Une semonce en ta faveur.
Ecoutez-moi , prudente Elvire :
Vous désolez par vos lenteurs
L'amant qui brûle , qui soupire ,
Et qui mourra de vos rigueurs.
Votre défense courageuse
Est un vrai chef-d'œuvre de l'art ,
Et de la tactique amoureuse
Vous allez être le Folard.
Chacun a son rôle ; et du vôtre
Si vous vous acquittez très bien ,
Lui, qui connaît aussi le sien ,
Prend patience avec une autre.
Approche , ami sage et discret.
Quoi ! tu rougis ? mauvais présage.
Achève , et sois sûr du secret ;
Quelle est la beauté qui t'engage?...
Biblis ! ai-je bien entendu ?
Ton goût a craint de se méprendre ,
Et des fruits qu'on veut nous défendre
Il choisit le plus défendu.
SUR CYTHÈRE. 35i
Pa^ un excès de tolérance
Je pardonne à ton imprudence ;
Mais il vaudrait mieux imiter v
Ce fou dont l'ardeur assidue
Se fait un jeu de tourmenter
Nos Laïs qu'il passe en revue.
Il choisit peu ; tous les plaisirs
Amusent son insouciance ;
Et jusqu'ici la Providence
L'a préservé des souvenirs
Que mérite son inconstance.
Il me semble voir des hussards
Toujours armés , toujours en guerre,
Dont le courage téméraire
Brave les amoureux hasards.
Moi qui suis chevalier des belles,
Je vous crîrai : Soyez fidèles ;
L'inconstance ne mène à rien ;
Mais vous n'aurez point pitié d'elles,
Et peut-être ferez- vous bien.
On vous le rendra, je l'espère ;
Ne vous plaignez donc point alors ,
Et pardonnez à la première
Qui vengera l'honneur du corps.
La plainte est toujours inutile.
Suivez l'exemple d'un amant
Qui , trahi , même injustement,
352 COUP-D'OEIL
Lut son arrêt d'un œil tranquille,
Et fît au Journal de Paris
Insérer ce plaisant avis :
« J'avais hier une maîtresse
De celles que l'on a souvent;
Mais je reçois en m'ëveillant
Un congé plein de politesse.
Venez, monsieur mon successeur,
Prendre les effets au porteur
Que m'avait confiés la belle ;
Je vous remettrai ses cheveux,
Ses traits, ses billets amoureux.
Et son serment d'être fidèle. »
De votre siècle ayez les mœurs.
La loyauté n'est plus de mode ;
L'amour nous paraît incommode ,
Et nous évitons ses langueurs.
Voici la nouvelle méthode :
N'aimez pas , mais feignez toujours ,
C'est le vrai moyen d'être aimable.
Sachez d'un vernis agréable
Couvrir vos frivoles discours.
Soyez humble avant la conquête.
Aux fers présentez votre tête ,
Et ployez un peu les genoux;
SUR CYTHERE. 353
Mais tyran après la victoire.
Vantez, affichez votre gloire,
Et soyez froidement jaloux.
Frondez le sexe qui vous aime ,
C'est l'usage ; ayez de vous même
Une excellente opinion ;
Négligez souvent la décence ,
Et joignez un peu d'impudence
A beaucoup d'indiscrétion.
Il ne faut pas qu'on vous prévienne;
Avant que le dégoût survienne
Quittez , et quittez brusquement ;
L'éclat d'une prompte rupture
Vous tire de la classe obscure
Où végète le peuple amant.
Soudain votre gloire nouvelle
Passe de la ville à la cour ;
On vous cite; plus d'une belle
Vient solliciter à son tour
L'honneur de vous rendre infidèle ;
Et vous voilà l'homme du jour.
De ces travers épidémiques
Chloris a su se garantir ,
Ghloris dont les attraits magiques
Ont le talent de rajeunir.
Sa bouche innocente et naïve
23
354 COUP-D'OEIL
Chérit le mot de sentiment^
Et sa voix quelquefois plaintive
Persuade ce mot charmant.
Du ciel la sagesse profonde
De bien aimer lui fît le don ;
Dans ce siècle de trahison
Elle est fidèle à tout le monde.
Après Chloris ayez Anna,
Et, s'il se peut, conservez-la.
Dans ses missives indiscrètes
Vos yeux satisfaits et surpris
Liront ses sermens bien écrits
Sur de beau papier à vignettes.
Il faut tout dire ; les billets
Que trace sa main fortunée
Deviennent un quart-d'heure après
Des almanachs de l'autre année.
N'importe , un quart-d'heure a son prix.
Mais à vos soins je recommande ,
Messieurs, la discrète INœris;
Ses vingt ans sont bien accomplis ,
Et son impatience est grande.
Elle soupire quelquefois.
Soumise au pouvoir d'une mère ,
Elle attend qu'à ces tristes lois
■> L'Hymen vienne enfin la soustraire.
Sa voix appelle tous les jours
1
SUR CYTHERE, 355
Cet Hymen qui la fuit sans cesse :
Que faire donc ? dans sa détresse
Au Plaisir Nœris a recours.
Ce dieu, pour voler auprès d'elle,
A pris une forme nouvelle.
Son air est timide et discret ;
Ses yeux redoutent la lumière ;
Toujours pensif et solitaire,
Il cherche l'ombre et le secret.
Il ne connaît point le partage ;
Il ne satisfait pas le cœur;
Mais il laisse le nom de sage ,
Et s'accommode avec l'honneur.
A son culte sûr et facile
Nœris se livre sans frayeur,
Et d'une volupté tranquille
Elle savoure la douceur.
Mais la rose sur son visage
Par degrés a fait place au lis:
Adieu ce brillant coloris ,
Le premier charme du jeune âge;
L'embonpoint manque à ses attraits;
Ses yeux dont la flamme est éteinte
Sont toujours baissés ou distraits;
Et déjà, malgré sa contrainte,
Sur son front on lit ses secrets,
23*
356 COUP-D'OEIL SUR CYTHÈRE.
Un amant prudent et fidèle,
Nœris, convient mieux à vos goûts :
Vos jeux en deviendront plus doux,
Et vous n'en serez pas moins belle.
S'il s'en présente un , dès ce jour
Ecoutez-le , fût-il volage ;
L'Hymen ensuite aura son tour,
Et viendra suivant son usage
Réparer les torts de l'Amour.
Aurais-tu bien la fantaisie
De renoncer au doux repos ,
Pour tenter ces exploits nouveaux ,
Chantre brillant de Catilie?
Nous avons aimé tous les deux ;
Sur les bords fleuris du Permesse
L'Amour poussa notre jeunesse ,
Et l'heureux nom d'une maîtresse
Embellit nos vers paresseux.
Mais tout s'use , même au Parnasse.
De la première illusion
Le charme s'affaiblit et passe,
Et nous laisse avec la raison.
Brisons la lyre qui publie
Nos caprices et nos travers;
Crois-moi , c'est assez de folie ,
Assez d'amour , assez de vers.
COUP D'OEIL SUR CYTHÈRE. 'iSy
Vois Nelson dans les bras de Lise ;
Il y médite les fadeurs
Qui vont ennuyer Cydalise
Et fléchir ses longues rigueurs.
Cydalise compatissante
A Nelson donne un rendez-vous
Pour se venger du froid Clëante ;
Mais Cléante n'est plus jaloux ;
Près d'une amante belle et sage
Il se croit heureux , sans rival ,
Et fait confidence à Dorval
D'un bonheur que Dorval partage ;
Celui-ci, volage à son tour,
Poursuit la jeune Célimène,
Et sa poursuite sera vaine ;
Cécik nuit à son amour.
De Venus ainsi va l'empire. ,
Nous avons trop aimé Vénus ;
Rions-en ; il est doux de rire
Des faiblesses que l'on n'a plus.
a3'
358
UN MIRACLE.
1795.
Riez, riez, mauvais plaisans,
Des coureurs de messes nouvelles ,
Des gens à culte , des marchands
Au dimanche toujours fidèles !
Par un seul mot on vous répond ;
Par un miracle on vous confond ;
Miracle des plus authentiques ,
Des mieux faits, tout frais advenu,
Et que cent témoins vëridiques
En plein jour de leurs yeux ont vu.
Déjà dans Paris il circule ;
De saints prêtres Font raconté ,
Des amateurs l'ont colporté ,
Et la vieille la moins crédule
A son voisin l'a répété.
Par ses cochons Troye est fameuse :
Dans cette ville trop heureuse ,
Les Apôtres, depuis les Goths,
Possesseurs de la cathédrale ,
Taillés en pierre, grands et beaux,
Edifiaient l'œil des dévots
I
UN MIRACLE. 3^9
Par leur stature colossale.
Ce digne ouvrage des chrétiens
Aux savans rappelait sans cesse
Le cheval de bois dont la Grèce
Fit présent à d'autres Troyens.
Un fou, notre France en est pleine,
De la République acheta
Cette apostolique douzaine
Qu'il eût mieux fait de laisser là.
Il répétait : « Vous êtes pierre ,
Et ce sera sur cette pierre
Que je bâtirai ma maison. »
En effet cet homme peu sage
Sur nos saints bâtit sans façon
Un édifice à triple étage.
Aucun revers il ne prévoit.
Dans une confiance entière
Sa main coupable sur le toit
Attachait l'ardoise dernière ;
Alors arrive le décret
Qui des messes long-temps bannies ,
Du salut, et des litanies,
Tolère le retour discret.
Cent bouches soudain le répandent ,
Et nos saints enfouis l'entendent.
« Ma patience était à bout ,
Dit Pierre; allons, debout, debout! »
36o VERS SUR LA MORT D'UNE JEUNE FILLE.
Sa voix leur donne du courage,
Du ciment chacun se dégage ,
Cherche ses jambes et ses bras ,
Son front carré , ses cheveux plats ,
Sur-tout sa mitre ëpiscopale ,
Reprend ses membres et son bien ,
Laisse la maison sans soutien,
Et retourne à la cathédrale.
L'édifice croulfe aussitôt.
Voilà notre acquéreur bien sot,
Bien ruiné , disant à d'autres
Qui sur l'Eglise ont des projets ;
« Hélas! croyez aux douze apôtres,
Et ne les achetez jamais. »
VERS
SUR LA MORT DUNE JEUNE FILLE.
Son âge échappait à l'enfance.
Riante comme l'innocence ,
Elle avait les traits de l'Amour.
Quelques mois , quelques jours encore ,
Dans ce cœur pur et sans détour
COUPLETS. 36i
Le sentiment allait éclore.
Mais le ciel avait au trépas
Condamne ses jeunes appas.
Au ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s'est endormie ,
Sans murmurer contre ses lois.
Ainsi le sourire s'efface ; .
Ainsi meurt , sans laisser de trace ,
Le chant d'un oiseau dans les bois.
COUPLETS
POUR LE MARIAGE DE MADAME DE MACDONALD.
1802.
AiMEZ-vous les divers talens ,
Une voix flexible et sonore ,
Sur le clavier des doigts brillans ,
Les pas légers de Terpsichore ?
Aimez-vous un esprit sans art
Où toujours la grâce domine ?
Aimez-vous la beauté sans fard?
Choisissez une Zéphirine.
362 COUPLETS.
Cet ensemble est rare , dit-oti.
Quand il se trouve, l'on assure
5 Que souvent l'affectation
Gâte ces dons de la nature.
Alors ils perdent tout leur prix ;
Alors les fleurs ont des épines.
Croyez-moi , messieurs , dans Paris
On voit bien peu de Zéphirines.
Il est beau durant l'âpre hiver
D'aller conquérir un royaume ",
De terrasser l'Anglais si fier **,
De vaincre Mack , et Naple , et Rome ''**,
D'arrêt-er le Russe trois fois ****,
Et d'effrayer au loin Messine ***** :
Mais il manquait à ces exploits
La conquête de Zëphirine.
Conquête de la Hollande sous les ordres du général Pichegru.
** Cauipagne en Flandre et dans la Belgique.
**• Campagne d'Italie, reprise de Rome, et défaite de la nombreuse
armée commandée par le roi de Naples et par le général Mack.
**** B.itaillesdelaTrebbia.
***** Le roi de Naples s'était réfugié en Sicile.
INSCRIPTION. 3d5
INSCRIPTION
Pour une fontaine qui remplaçait la statue de saint Dominiqae.
L'image du grand Dominique,
Brûleur de la gent hérétique,
Trop long-temps attrista ces lieux.
A ce terrible saint succède une onde pure.
C'est prévoyance ; il faut lijifeser à nos neveux
Des remèdes pour la brûlure.
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LE RÉVEIL D'UNE MÈRK
Un sommeil calme et pur comme sa vie ,
Un long sommeil a rafraîchi ses sens.
Elle sourit , et nomme ses enfans :
Adèle accourt de son frère suivie.
Tous deux du lit assiègent le chevet ;
Leurs petits bras étendus vers leur mère,
Leurs yeux naïfs , leur touchante prière ,
D'un seul baiser implorent le bienfait.
Céline alors d'une main caressante
Contre son sein les presse tour-à-tour ,
Et de son cœur la Voix reconnaissante
Bénit le ciel , et rend grâce à l'amour ;
364 LE RÉVEIL
Non cet amour que le caprice allume,
Ce fol amour qui par un doux poison
Enivre l'ame et trouble la raison ,
Et dont le miel est suivi d'amertume ;
Mais ce penchant par l'estime ëpurë ,
Qui ne connaît ni transports ni délire ,
Qui sur le cœur exerce un juste empire,
Et donne seul un bonheur assuré.
Bientôt Adèle au travail occupée
Orne avec soin sa docile poupée ,
Sur ses devoirs lui fait un long discours ,
L'écoute ensuite , et répondant toujours
A son silence , elle gronde et pardonne,
La gronde encore, et sagement lui donne
Tous les avis qu elle-même a reçus ,
En ajoutant : Sur-tout ne mentez plus.
Un bruit soudain la trouble et l'intimide.
Son jeune frère , écuyer intrépide ,
Caracolant sur un léger bâton ,
Avec fracas traverse le salon
Qui retentit de sa course rapide.
A cet aspect , dans les yeux de sa sœur
L'étonnement se mêle à la tendresse.
Du cavalier elle admire l'adresse,
Et sa raison condamne avec douceur
Ce jeu nouveau qui peut être funeste.
Vaine leçon ! il rit de sa frayeur ;
D'UNE MÈRE. 365
Des pieds , des mains , de la voix et du geste ,
De son coursier il hâte la lenteur.
Mais le tambour au loin s'est fait entendre ;
D'un cri de joie il ne peut se défendre.
Il voit passer les poudreux escadrons ;
De la trompette et des aigres clairons
Le son guerrier l'anime; il veut descendre,
11 veut combattre ; il s'arme , il est armé.
Un chapeau rond surmonté d'un panache
Couvre à demi son front plus enflammé;
A son côté fièrement il attache
Le buis paisible en sabre transformé ;
IV va partir ; mais Adèle tremblante
Courant à lui , le retient dans ses bras , ,
Verse des pleurs , et ne lui permet pas
De se ranger sous l'enseigne flottante.
De l'amitié le langage touchant
Fléchit enfin ce courage rebelle; *
Il se désarme , il s'assied auprès d'elle ,
Et pour lui plaire il redevient enfant.
A tous leurs jeux Céline est attentive ,
Et lit déjà dans leur ame naïve
Les passions, les goûts et le destin
Que. leur réserve un avenir lointain.
366
BOUTADE.
DÉCEMBRE l8o5.
Jupiter un jour dit ces mots :
«Les mortels aiment trop la gloire;
Il est trop doux d'être héros ;
Punissons un peu la victoire ;
Et, fidèle à mes deux tonneaux ,
Mélangeons les biens et les maux. »
Dans les cieux cette voix divine
Retentit , et tombant des airs ,
Au laurier brillant , pour épine ,
Elle attacha les mauvais vers.
RETRACTATION.
Grande alarme au bas du Parnasse 1
Pour les poètes quel revers !
Ils chantent ; le dieu de la Thrace ,
Vainqueur rapide , échappe aux vers
Qui volent en vain sur sa trace ;
Vénus même , se ravisant ,
»**%* w» ♦%»*^ «/w«
RÉPONSE. 367
Refuse un encens inodore ;
Le tumulte au Pinde croissant
Gagne l'Olympe et croît encore ;
L'ignorante et fîère Junon
Élève une voix indiscrète ;
Jupiter prend un autre ton :
« Eh bien donc , au peuple-poète
Passons un peu de déraison ;
Mais pour lui point de préférence ;
J'étends plus loin mon indulgence.
Dans les combats , chez Apollon ,
Même à Paphos , l'intention
Pour le fait sera réputée. »
Le bon Vulcain cria bras^o ,
Sur notre terre on fit l'écho ,
Et ma boutade est rétractée
» W^^ %^'»»% »V%. W »%^ V^.^>% V»^»» <<V^<W»^r^«
REPONSE.
Comme un autre je suis Français ;
Mais toujours on doit au Parnasse
Craindre les conseils de l'audace
Et le poids des vastes sujets.
Mes rimes sont chose légère;
Quoique Français, je sais me taire.
368 RÉPONSE.
Sans doute de Napoléon
Il est sonore le grand nom ;
Mais il faut la voix d'un Homère ,
Il faut une Iliade entière
Aux combats, aux lauriers ëpars
De ce favori de la gloire,
Qui donnant des ailes à Mars ,
De pleurs exempte la Victoire;
Qui , sur des monceaux d'étendards
Debout et promettant l'olive.
Aux yeux de l'Europe craintive
Devient le César des Césars.
D'un héros que l'œil suit à peine ,
Quel poète , sans perdre haleine ,
Peut prendre le vol menaçant ,
Et de Boulogne s'élançant,
Comme un foudre tomber sur Vienne ?
Elle enivre l'eau d'Hippocrène ;
Buvons avec sobriété :
La poétique vanité
Des vanités est la plus vaine.
Mes amis, l'aigle audacieux
Souriant au faible ramage
Des faibles chantres du bocage ,
S'élève et plane dans les cieux.
I
369
A M. FRANÇAIS,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DES DROITS RÉUNIS»
l" JANVIER 1806,
Il rentre l'ëmigré Janus ;
De nouveau la France l'implore
Et sa clef profane ouvre encore
Le calendrier de Jéçus.
C'était lui dans Rome payenne
Qui semait les couplets flatteurs ,
Les vœux sincères ou menteurs ,
Les saluts et bonbons d'ëtrenne.
Autant il en fait dans Paris. x.
Tout passe, dit-on; faux système!
Nous rebrodons de vieux habits
Dont l'étoffe est toujours la même.
Rome avait ses droits réunis:
Un homme intègre, franc , affable ,
Bon citoyen, bon orateur,
De morgue et d'intrigue incapable.
De ces droits était directeur :
Il savait Horace par cœur.
Il lisait Térence et Catulle,
a4
37© A M. Ï'RANÇAIS.
Et certain cadet de Tibulle
Dans ses bureaux fut rédacteur.
Trop souvent la reconnaissance
Parle et s'épanche en mauvais vers ,
Et souvent aussi l'indulgence
Pardonne ce léger travers;
Tibullinus , faible de tête ,
Au nouvel an devient poète ,
Enfle une ode, et joyeux la lit
A son directeur c[ui sourit ,
Puis répond : « J'accepte un hommage
Que votre cœur vous a dicté;
Mais le cœur veut la vérité.
Chez Apollon , point dé partage ;
Les cadets au Parnasse ont tort.
A cette injuste loi du sort
De bonne grâce il faut souscrire.
Laissez donc la flûte et la lyre;
Et pour* étrenne , une autre fois ,
A ma santé qui vous est chère
De Falerne buvez un verre
Pourvu qu'il ait payé les droits. »
371
A M. TISSOT,
SUR SA TRADUCTION DES BAISERS DE JEAN SECOND.
D'autres tentèrent sans succès
De donner au Pinde français
Ces chants brillantes, mais aimables,
Que trois siècles ont applaudis ,
Ces baisers brùlans et coupables
Par Dorât si bien refroidis.
Les Dorats sont communs en France ;
Et Jean second traduit par eux ,
Ferait de ses pêches heureux
Une trop longue pénitence.
Elle cesse enfin , grâce à vous.
Après cette œuvre méritoire
Qui pour nous rajeunit sa gloire ,
Vous péchez aussi ; vif et doux ,
Orné sans fard , à la nature
Vous empruntez votre parure.
Le bon goût ainsi vous apprit
Qu'au Parnasse, conime à Cythère,
Une amante ne répond guère
Aux baisers que donne l'esprit.
14'
372
AU MEME.
C'en est fait, vous voilà lancé
Dans ce vallon où la jeunesse
M'avait imprudemment poussé ;
Dans cette arène où le Permesse
Roule son limon courroucé.
Des conscrits ainsi le courage
Va remplacer les vieux soldats
Qui dans la paix de leur village
Rêvent encore les combats.
Pour vous commence la mêlée ;
Déjà les pandours en passant
De votre muse harcelée
Insultent le laurier naissant ;
Un petit pédant ridicule ,
Qui veut régenter Hélicon ,
Sur vos vers a levé, dit-on ,
Le poids de sa docte férule;
Bien ! de la médiocrité
J'ahme la plaisante colère ;
J'aime ce poète avorté
Dont la sournoise vanité
Aux talens heureux fait la guerre ;
ÉPHIMÉCIDE.
Qui du nom de moralité
Colore sa triste impuissance ,
Et de sa propre main encense
Son envieuse nullité.
373
> »««^ v»^»^«%%% •
EPHIMECIDE,
IMITATION DU GREC.
« Combien l'homme est infortuné!
Le sort maîtrise sa faiblesse ,
Et de l'enfance à la vieillesse
D'écueils il marche environne ;
Le temps l'entraîne avec vitesse ;
Il est mécontent du passé ;
Le présent l'afflige et le presse;
Dans l'avenir toujours placé ,
Son bonheur recule sans cesse ;
Il meurt en rêvant le repos.
Si quelque douceur passagère
Un moment console ses maux ,
C'est une rose solitaire
Qui fleurit parmi des tombeaux.
Toi , dont la puissance ennemie
Sans choix nous condamne à la vie,
374 ÉPHIMÉCIDE
Et proscrit l'homme en le créant ^
Jupiter , rends-moi le néant ! »
Aux bords lointains de la Tauride ,
Et seul sur des rochers déserts
Qui repoussent les flots amers,
Ainsi parlait Ephirfécide.
Absorbé dans ce noir penser
Il contemple l'onde orageuse;
Puis d'une course impétueuse
Dans l'abîme il veut s'élancer.
Tout-à-coup une voix divine
Lui dit : «Quel transport te domine?
L'homme est le favori des cieux ;
1V[ais du bonheur la source est pure.
Va, par un injuste murmure.
Ingrat , n'offense plus les dieux. »
Surpris et long-temps immobile ,
Il baisse un œil respectueux.
Soumis enfin efc plus tranquille ,
A pas lents il quitte ces lieux.
Deux mois sont écoulés à peine ;
Il retourne sur le rocher.
« Grands dieux ! votre voix souveraine
Au trépas daigna m'arracher ;
Bientôt votre main secourable
EPHIMÉCI.DE. 375
A mon cœur offrit un ami.
J'abjure un murmure coupable;
Sur mon destin j'ai trop gémi.
Vous ouvrez un port dans l'orage ;
Souvent votre bras protecteur
S'étend sur l'homme , et le malheur
N'est pas son unique héritage. »
Il se tait. Par les vents ployé , /
Faible , sur son frère appuyé ,
Un jeune pin frappe sa vue :
Auprès il place une statue ,
Et la consacre à l'Amitié.
Il revient après une année.
Le plaisir brille dans ses yeux ;
La guirlande de l'hyménée
Couronne son front radieux.
« J'osai dans ma sombre folie
Blâmer les décrets éternels ,
Dit-il ; mais j'ai vu Glycérie ,
J'aime, et du bienfait de la vie
Je rends grâce aux dieux immortels. »
Son ame doucement étnue
Soupire ; et dès le même jour
Sa main non loin de la statue >
Élève un autel à l'Amour.
37G ÉPHIMÉCIDE.
Deux ans après, la fraîche Aurore
Sur le rocher le voit encore.
Ses regards sont doux et sereins ;
Vers le ciel il lève ses mains : .
«Je t'adore, 6 bonté suprême !
L'amitié , l'amour enchanteur ,
Avaient commencé mon bonheur ;
Mais j'ai trouvé le bonheur même.
Périssent les mots odieux
Que prononça ma bouche impie !
Oui , l'homme dans sa courte vie
Peut encore égaler les dieux. »
Il dit; sa piété s'empresse
De construire un temple en ces lieux.
Il en bannit avec sagesse
L'or et le marbre ambitieux ,
Et les arts, enfans de la Grèce.
Le bois , le chaume et le gazon ,
Remplacent leur vaine opulence ,
Et sur le modeste fronton
Il écrit : A la Bienfaisance.
377
VERS
ÉCRITS SUR l'album DE MADAME LAMBERT.
J'ai vu , j'ai suivi son enfance
Chère encore à mon souvenir;
Dans sa brillante adolescence
J'ai lu son heureux avenir.
La nature la fit pour plaire.
Au doux charme de la bonté
Elle unit cette égalité ,
Et ces grâces que rien n'altère.
Son esprit ainsi que ses traits
Méconnaît l'art et l'imposture.
Les talens , voilà sa parure :
Les plus belles ont moins d'attraits.
Une autre , de ces dons trop vaine ,
Voudrait tout , et n'obtiendrait rien ;
Alexandrine sait à peine
Ce qu'une autre saurait trop bien.
Le portrait qu'ici je dessine
Est loin encor d'être flatté ;
Il faut à cette Alexandrine ,
Que l'encens étonne et chagrine ,
Dire moins que la vérité.
I
3:8
CANTATE
POUR LA LOGE DES NEUF SOEURS.
Loin de nous formaient les tempêtes :
Dans ce temple , à d'heureuses fêtes
Les Muses invitaient leurs disciples épars.
Ici naissait entre eux une amitié touchante.
Ils s'unissaient pour plaire ; et la Beauté présente
' Les animait de ses regards.
» Qu oses-tu , profane ignorance ?
Que veut ton aveugle imprudence?
Des Muses respecte l'autel :
Là fume un encens légitime.
Arrête ; tu serais victime
De ton triomphe criminel.
Mais sur la démence et l'ivresse
Que peut la voix de la sagesse ?
Telles par fois , dans la saison
Qui rend l'ahondance à nos plaines.
Du nord les subites haleines
Brûlent la naissante moisson.
■| A QUELQUES POETES. 379
^Kous ne gronderez plus , tempêtes passagères,
^^insi que le repos , les arts sont nécessaires :
Qu'ils renaissent toujours chéris.
La France à leurs }3ienfaits est encore sensible ;
Et nos fidèles mains de leur temple paisible
Relèvent les nobles débris.
Amans des arts et de la lyre ,
L'Orient reprend sa clarté ;
Venez tous , et de la Beauté
Méritons ençor le sourire.
Ici se plaisent confondus ,
Les talens, la douce indulgence,
Les dignités et la puissance,
Et les grâces et les vertus.
Amans des arts et de la lyre,
L'Orient reprend sa clarté ;
Venez tous, et de la Beauté
Méritons encor le sourire.
A QUELQUES POETES.
Les vers sont la langue des dieux.
Dites-vous ; toujours libre et fière ,
38o A QUELQUES POÈTES.
Loin de l'idiome vulgaire
Elle s'élance dans les cieux.
Eh bien , soit ; comme vous sans doute
Là haut Ton parle et l'on écoute.
Mais sur la terre descendus ,
Les dieux, quand leur esprit est sage ,
Désenflent pour nous leur langage ,
Et veulent bien être entendus.
Toujours sur la plage homérique
On voit rOlympe, ainsi qu'Argos,
Ennemi franc et très épique
Des murs troyens et du pathos;
Jupiter, dont la voix suprême
D'un mot ébranle l'univers ,
Dans Virgile adoucit ses vers ;
Eole , Mars , Alecton même ,
Y sont purs , élégans et clairs.
Daignez n'être pas plus sublimes ,
Comme eux humanisez vos rimes ;
A leurs prêtres échevelés
Laissez le style des miracles
Et l'obscurité des oracles
Sur le trépied menteur hurlés :
L'énigme, permise aux prophètes,
Ne Test pas encore aux poètes.
Le génie a d'antiques droits,
A QUELQUES POÈTES. 38i
D'accord; mais la langue a des lois.
Vous accusez son indigence ,
Sa faiblesse ; et malgré ses torts ,
Des peuples la reconnaissance
Adopte et répand ses trésors.
Par vos témérités nouvelles
Prétendez-vous de nos modèles
Vieillir les vers et les leçons ?
Qu'à leurs pieds tout orgueil fléchisse ;
Devant eux calmez les frissons
De votre fièvre créatrice ;
De grâce, messieurs, moins d'effets.
Moins de fracas, moins de merveilles;
Et par pitié pour les oreilles,
Parlez français à des Français.
Trop divin , si votre délire
Ne peut ainsi s'humilier;
Si cette plume et ce papier
Que vous appelez votre lyre,
Brûlans et célestes pour vous,
Sont bizarres et froids pour nous;
Partez , abandonnez la terre ;
Dans vos poétiques ballons,
Sur l'aile de vos Aquilons ,
Volez par-delà le tonnerre,
Et restez-y ; car ici-bas
L'excès du grand est ridicule,
Sa A QUELQUES POÈTES.
Et l'homme sans trop de scrupule
Siffle des dieux qu'il n'entend pas.
Racine, ce roi du Parnasse ,
Est toujours vrai dans son audace ,
Et dans sa force toujours pur.
Anathême au poète obscur 1
S'il est bouffi, double anathême !
Que sont les sulfureux éclairs
Pour la raison , juge suprême
De notre prose et de nos vers?
Ses arrêts que le goût proclame ,
P'abord faiblement écoutés ,
l^ar le temps sont exécutés :
Elle annulle et flétrit du blâme
L'hymen brusque et forcé des mots
Dont l'éclat , cher à l'ignorance ,
Aux yeux du bon sens qu'il offense
N'est qu'un jour importun et faux ,
Une pénible extravagance,
Un vain effort de l'impuissance.
Et le crime des vers nouveaux.
383
LES SUCCES LITTERAIRES.
Toujours il faut payer la gloire.
Jadis chez les Romains jaloux ,
Pour les enfans de la victoire
Le triomphe avait ses dégoûts.
A leur char s'attachait l'offense.
En pompe la reconnaissance
Couronnait leur front radieux;
Mais l'insolence et la bassesse
Aux chants de la publique ivresse
Mêlaient des cris injurieux.
Ce vil et consolant usage
Au Pinde renaît d'âge en âge.
Là toujours un pouvoir ingrat
Du triomphe punit l'éclat.
Dans le cortège il pousse et guide
L'envieux dont la voix perfide
Commence les sourdes rumeurs,
Et tous les brigands littéraires
Vendant aux haines étrangères
Leurs indifférentes clameurs.
Mais en vain l'audace impunie
Croit vaincre; de la vérité
384
REPONSES
L'hymne s'élève , et le génie
Entend son immortalité.
»*/V»« »*«<%«
REPONSES DIVERSES.
I.
Crois-moi , la brillante couronne
Dont tu flattes ma vanité ,
C'est l'Amitié qui me la donne
Sans l'aveu de la vérité.
Fruits légers de ma faible veine,
Cet honneur n'est point fait pour vous ;
Modestes et connus à peine ,
Vous me ferez peu de jaloux.
Il est vrai qu'à la noble envie
D'être célèbre après ma mort
Je ne me sens pas assez fort
Pour sacrifier cette vie.
Dans les sentiers d'Anacréon
Egarant ma jeunesse obscure.
Je n'ai point la démangeaison
D'entremêler une chanson
Aux écrits pompeux du Mercure ,
Et je renonce sans murmure
DIVERSES.
A la trompeuse ambition
D'une célébrité future.
J'irai tout entier aux enfers.
En vain ta voix douce et propice
Promet plus de gloire à mes vers;
Ma nullité se rend justice;
Nos neveux, moins polis que toi,
Flétriront bientôt ma couronne :
Peu jaloux de vivre après moi,
Je les approuve et leur pardonne.
385
IL
A LA HARPE,
SUR SA COMÉDIE DES MUSES RIVALES.
Enfin , grâce à ma diligence ,
J'ai vu des Nœuf Sœurs que j'encense
La charmante Rivalité;
J'ai vu l'hommage mérité
Que sur la scène de Thalie
Le goût vient de rendre au génie.
Sans doute ce succès flatteur
Et pour le mort et pour l'auteur
Attriste doublement l'Envie ;
a5
386 RÉPONSES
Mais dût-elle se courroucer ,
J'ai dit , et ma bouche est sincère :
Quand on chante aussi bien Voltaire,
On commence à le remplacer.
m.
Non , mon portrait n'est pas fidèle ,
Vos jolis vers en ont menti ;
Et si j'étais moins votre ami ,
Je vous ferais une querelle.
Pour se croire un autre Apollon ,
Il faudrait ne jamais vous lire.
Traître, vous me donnez son nom ,
Et vous avez gardé sa lyre.
Votre missive charmante m'oblige de convenir
qu'elle est mieux entre vos mains que dans les
miennes. Vous me louez comme Horace , et je n'ai
d'autre ressemblance avec Virgile que de m'étre
exposé sur les flots , et de vous avoir donné le su-
jet de vos vers agréables.
Croyez-moi, ne guérissez jamais de cette mé-
tromanie dont vous vous plaignez, et dont vous
êtes le seul à vous apercevoir.
DIVERSES. 387
Pour vos amis et pour vous-même
Ayez toujours auprès de vous
Ce joli démon qui vous aime ,
Et dont je suis un peu jaloux.
Autrefois avec moins de grâce
Il inspirait Anacréon;
A Rome il allait sans façon
S'asseoir sur les genoux d'Horace ;
Chaulieu soupirait avec lui
Dès vers moins Heureux que les vôtres ;
Vous êtes son nouvel ami ,
Et vous lui rendez tous les autres.
IV.
AU COMTE DE SCHOWALOW.
De la science et des beaux-arts
Juge délicat et sévère ,
Quoi ! sur ma muse un peu légère
Vous tournez aussi vos regards ?
Quoi ! l'heureux disciple d'Horace ,
Que l'on vit avec tant de grâce
Ecrire à l'aimable Ninon ,
Se plaît aux accords de ma lyre ,
Et prend même pour me le dire
a5.
388 RÉPONSES
Le doux langage d'Apollon !
Ma Muse que devait surprendre
Un encens trop peu mérité ,
D'un mouvement de vanité
A. peine encore à se défendre.
De cet éloge inattendu
Je présume un peu trop peut-être ;
Mais on veut, quand on vous a lu,
Et vous entendre et vous connaître.
V.
AU MÊME.
Je l'avais juré , mais en vain ,
De chercher Théocrite aux champs de la Sicile ,
De mouiller de mes pleurs le tombeau de Virgile ,
Et dkller à Tibur , un Horace à la main ,
Boire à la source fortunée
Qui coulait autrefois sous le nom d'Albunée.
J'ai relu cet écrit par la raison dicté ,
Où des nouveaux Romains vous peignez la folie ,
Et du voyage d'Italie
Vos vers heureux m'ont dégoûté.
Que verrais-je en effet sur ce Tibre vanté ?
i
1
DIVERSES. 389
Les temples du Sénat transformes en conclaves ,
Des marbres dispersés l'antique majesté ,
Monumens de la liberté
Au milieu d'un peuple d'esclaves.
De ce peuple avili détournons nos regards ;
Fuyons aussi Paris , tributaire de Rome ;
Allons , volons plutôt vers ces nouveaux remparts
Oii déjà la raison rend tous ses droits à l'homme.
Je les verrai ces lieux que font aimer vos vers;
Oui , je veux avec vous traverser les déserts
De la froide Scandinavie.
Par le sauvage aspect de ces sombres beautés
Mes regards long-temps attristés
Se fixeront enfin sur les champs de Russie.
De Catherine alors vous direz les travaux,
Les travaux créateurs, les bienfaits, le génie,
Et vous la placerez au-dessus des héros. "^
A ces discours de politique •
Mêlant de plus joyeux propos.
Vous répandrez le sel attique,
Le sel de la raison , mortel pour les cagots.
«Voltaire vous légua ce secret que j'ignore.
Nous rirons avec lui du pape et des enfers ,
Sur les Romains bénis vous redirez vos vers ,
Et je croirai l'entendre encore.
390 RÉPONSES
«■V^»»**^V«'« ■%»%<!■» W>»»
VI.
Jeune La M.... j'ai relu
Vos jolis vers dates de Nantes ,
Et de ces rimes élégantes
Le tour aisé m'a beaucoup plu.
Mais vous montrez peu d'indulgence.
Avec malice profitant
De quelques mots sans canséquence ,
Vous m'accusez d'être inconstant,
Et d'avoir prêché l'inconstance.
C'est beaucoup, c'est trop, entre nous.
De ma confession sincère
^^ Devenez le dépositaire ,
Et je serai bientôt absous..
Mon cœur s'en ressouvient encore ;.
A la sensible Eléonore
Je dois les plus beaux de mes jours.
Jours heureux! maîtresse charmante l
O combien fut douce et brillante
La jeunesse de nos amours !
Alors d'une flamme éternelle
Je nourris le crédule espoir ,
Et j'avais peine à concevoi r
DIVERSES. 391
Qu'on pût jamais être infidèle.
« Heureux , disais-je , trop heureux
Celui qui , dans les mêmes lieux ,
Toujours épris des mêmes charmes ,
Toujours sûr des mêmes plaisirs ,
Ignore les jalouses larmes ,
Et l'inconstance des désirs !
Une conquête passagère
Peut amuser la vanité ;
Mais le paradis sur la terre
N'est que pour la fidélité. »
Je le croyais; la raison même
Semblait approuver mon erreur.
Hélas ! en perdant ce qu'on aime,
On cesse de croire au bonheur.
«Projet d'une longue tendresse,
Dis-je alors, projet insensé.
Vous avez trompé ma jeunesse ;
Et le serment d'une maîtresse
Sur le sable est toujours tracé.
Les femmes ont l'humeur légère ;:
La notre doit s'y conformer.
Si c'est un bonheur de leur plaire,.
C'est un malheur de les aimer. »
Avais-je tort? parlez sans feindre:
Amant fidèle, amant quitté,
392 RÉPONSES
INTavais-je pas bien acheté
JLe droit frivole de me plaindi;^^
Un homme sage en pareil cas
Se console et ne se plaint pas.
Je n'en fis rien , malgré l'absence :
Mes pleurs ont coulé constamment.
Et d'un amour sans espérance
J'ai gardé six ans le tourment.
Je suis guéri; de ma faiblesse
Le temps n'a laissé dans mon cœur
Qu'un souvenir plein de douceur
Et mêlé d'un peu de tristesse.
Je n'ai ni chagrins ni plaisirs.
Je répète avec complaisance :
«Les dégoûts suivent l'inconstance,
La constance fait des martyrs;
Heureux qui borne ses désirs
Au repos de l'indifférence ! »
Mais quand je revois les attraits
De ce sexe aimable et volage ,
Dans mon cœur je sens des regrets.
Et je dis : C'est pourtant dommage 1
DIVERSES. 39^
t.%%»»*^ ».%.%^ fc^*»» </«»^^^^ii>»%.*'*% »
VII.
A M. DE FONTANES,
SUR SA TRADUCTION DE l'eSSAI SUR LHOMME.
DuRESNEL dans ses longues rimes
De l'optimiste d'Albion
A délaye les vers sublimes,
Et l'heureuse précision : '
Sa timide et faible copie
Nous voile de l'original
La raison nerveuse et hardie,
Et pour son lecteur tout est mal ;
Mais Pope vou§ prêta sa lyre,
Son chant rapide, harmonieux;
Et les Frérons auront beau dire,
Aujourd'hui tout est pour le mieux.
VIII.
Du plus grand paresseux de France
Je reçois enfin quelques mots ;
Et sa plume avec négligence
394 RÉPONSES
Me donne le détail de ses galans travaux.
Sous quel astre propice avez-vous pris naissance ,
O le plus heureux des amis?
Vous me rendez les jours de mon adolescence ;
En vous lisant , je rajeunis.
Un cœur tout neuf, une aimable maîtresse ;
Durant le jour mille désirs;
Durant la nuit mille plaisirs;
Peu de prudence, et beaucoup de tendresse;
Un Argus à séduire , une mère à tromper ;
L'heure du rendez-vous toujours lente à frapper;
De tous ces malheurs de jeunesse
Autrefois je fus affligé.
Hélas ! que mon sort est changé !
Des passions je n'ai plus le délire ;
L'air de Paris a desséché mon cœur;
Ma voix a perdu sa fraîcheur ;
De dépit j'ai brisé ma lyre.
La douce volupté fuit ce bruyant séjour;
Ici l'on plaît par l'artifice ,
Les désirs meurent en un jour ,
Le trompeur est dupe à son tour ,
Et dans cette amoureuse lice
On fait tout , excepté l'amour.
Je pars, je vais chercher loin des bords de la Senne
DIVERSES. 395
Une beauté naïve et prête à s'enflammer;
Et je vole avec vous au fond de la Lorraine,
Puisqu'on y sait encore aimer.
IX.
NÉ parlons plus d'Élëonore :
J'ai passé le mois des amours.
Le mois? c'est beaucoup dire encore.
S'ils revenaient ces heureux jours ,
Et si j'avais à quelque belle
Consacré mon cœur et mes chants ,
Combien je craindrais auprès d'elle
Vos jolis vers et vos seize ans !
X.
A M. FÉLIX NOGARET,
SUR SA. TRADUCTION d'aRISTENÈTE.
Le véritable Aristenète
Esquissa de maigres tableaux.
Vos heureux et libres pinceaux
Achèvent son œuvre imparfaite.
:^(>6 RÉPONSES
On assure qu'aux sombres bords
Il profite de cette aubaine ;
Car des auteurs la troupe vaine
Cherche encor l'encens chez les morts ;
Et votre Grec , je le parie ,
Sur vos dons gardant le secret,
D'un air modeste s'approprie
Les complimens que l'on vous fait.
XI.
A M. VICTORIN FABRE.
Le bourg lointain qui vous vit naître ,
Aux Muses inconnu peut-être ,
Est par Hippocrate vanté :
On y boit , dit-on , la santë.
Près de son onde salutaire
Naîtra le laurier d'Apollon :
Oui , sur la carte littéraire
Vais un jour vous devra son nom.
Vos vers ont le feu de votre âge ,
Du premier âge des amours ;
Et bravant le moderne usage
Votre prose facile et sage
DIVERSES. 397
A la raison parle toujours.
Ainsi sous la zone brûlante
Un jeune arbre aux vives couleurs
Devance la saison trop lente,
Et mêle des fruits à ses fleurs.
XII.
Salut au poète amoureux
Qui chante une autre Eléonore !
Ce nom favorable et sonore
Embellit quelques vers heureux
Qu'au Parnasse on répète encore.
Que dis-je, heureux ? Est-ce un hjonheur
De faire pleurer l'élégie ?
Et le sourire du lecteur
Peut-il dédommager l'auteur
Qui perd une amante chérie ?
Votre succès sera plus doux.
L'Amour est sans ailes pour vous :
Dans vos vers point de longue absence,
Point d'hymen forcé , d'inconstance ,
D'exil ni d'adieux éternels.
Combien ces adieux sont cruels !
Votre muse heureuse et féconde
Chante des amours sans regrets ;
398 REPONSES
Et d'Éléonore seconde
J'en félicite les attraits.
■*'»'«^ »■%'*% ^^•v%»»%^
XIII.
A M. MILLE VOYE,
AUTEUR DU POÈME DE l' AMOUR MATERNEL.
Il est vrai, j'ai dans mes beaux jours
Chanté de profanes amours.
Du rigorisme qui me damne
Partagez-vous l'arrêt cruel ?
Cet amour que l'on dit profane
Commence l'amour maternel ;
Vous achevez donc mon ouvrage :
Mais honneur à votre Apollon ,
Et que l'humble fleur du vallon
Au lis des jardins rende hommage.
Votre verve est brillante et sage.
Aux petits charlatans moraux,
Qui viennent au pied du Parnasse
Etablir d'ennuyeux tréteaux.
Vous laissez leur risible échasse,
Et leur vieux baume inefficace ,
Et le vide pompeux des mots.
DIVERSES.
Un sentiment vrai vous inspire ,
Et vos chants sont purs comme lui.
D'autres feront crier la lyre :
Combien de beaux vers aujourd'hui
Que sans fatigue on ne peut lire !
Poursuivez donc, et laissez dire
Ces graves et doctes élus ,
Si bien payes et si peu lus ,
Dont la muse tout emphatique
Préfère à l'élégance antique,
A la justesse, à la clarté ,
Parures du chant didactique ,
D'un nouveau pathos poétique
L'ambitieuse obscurité.
399
■ v%^w<, vv/^^^-v-»^ %'W«
XIV.
A CES MESSIEURS.
Ces messieurs m'ordonnent toujours
De retourner à mes amours.
Mais auxquels ? Une Eléonorc
De la vie embellit l'aurore ;
A l'aurore laissons les fleurs.
J'ai payé mon tribut de pleurs
/ioo RÉPONSES DIVERSES.
A la beauté même infidèle ,
Et les vers que j'ai faits pour elle
Pour moi sont toujours les meilleurs.
Retournerai-je à Geneviève,
Aux mœurs du couvent féminin ,
Au tendre et dévot Elinin ,
A Panther, à la première Eve ,
A son époux trop peu malin ,
Aux licences patriarchales ,
Aux aventures virginales ,
Aux anges , aux diables enfin ?
Si c'est là , messieurs , qu'on m'exile ,
J'obéirai , je suis docile.
Peut-être ces champs moissonnés
M'offriront quelque fleur nouvelle ,
J)igne encore de votre nez :
L'odeur mystique vous plaît-elle ?
Sans doute , et ce point arrêté
Sera la base du traité.
Mais vous , qui venez au Parnasse
Remettre chacun à sa place,
Vous devez l'exemple ; il faut bien
Vous renvoyer à quelque chose;
Point de. traité sans cette clause:
A quoi retournez- vous? A rien.
DISCOURS
DE RÉCEPTION
A L'ACADÉMIE FRAINÇAISE,
PRONONCÉ DANS LA SEANCE PUBLIQUE DE l'iNSTITUT
DE FRANCE ,
LE 6 NIVOSE AN Xlf.
Citoyens ,
L'honneur de s'asseoir parmi vous est la plus
douce comme la plus brillante récompense de
l'homme de lettres. Sans doute il ne peut s'en
croire indigne lorsqu'il l'obtient; mais il n'y at-
tachera aucune idée de supériorité sur ses con-
currens. Je dois la préférence que vous m'accor-
dez au désir de réunir dans votre sein les divers
genres de poésie. Il en est qui exigent une force
de talent dont la nature est avare; où les succès
deviennent des triomphes, et où les efforts même
sont honorables : aucun n'est sans mérite , puis-
que dans aucun on ne réussit sans l'aveu de la
nature , et sans le secours d'un long travail. Le.
'J.6
/,02 DISCOURS.
moins important offre des difficultés réelles. Sa
facilité apparente est déjà un écueil; elle séduit
et trompe.
La poésie élégiaque a des règles assez sévères,
La première de toutes est la vérité des sentimens
et de l'expression. Comme elle prend sa source
dans le cœur, et qu'elle veut arriver au cœur, elle
proscrit jusqu'à l'apparence de la recherche et de
l'affectation. Mais, en évitant ce défaut, on tombe
quelquefois dans une simplicité trop nue. Le poète
doit se faire oublier, et non pas s'oublier lui-
même. L'élégance du style est nécessaire, et ne
suffit pas : il faut encore un choix délicat de dé-
tails et d'images , de l'abandon sans négligence ,
du coloris sans aucun fard , et le degré de pré-
cision qui peut s'allier avec la facilité. Les mo-
dèles sont chez les anciens , auxquels on remonte
toujours quand on veut trouver la nature et le
vrai goût.
Nous ne connaissons que le nom des élégiaques
grecs, et nous ignorons si les Latins, qui furent
leurs imitateurs , les ont égalés ; il serait difficile
de croire à l'infériorité de Properce, et sur-tout de
Tibulle: celle d'Ovide est plus que vraisemblable.
Il commença la décadence chez les Latins. On
admire dans ses élégies une extrême facilité , une
foule d'idées ingénieuses et piquantes , de ta-
DISCOURS. 4<>3
bleaux gracieux et brillans de fraîcheur , une
grande variété de tours et d'expressions ; mais
elles offrent aussi des répétitions fréquentes, de
froids jeux de mots, des pensées fausses , la re-
cherche et Texcès de la parure. S'il ne peint que
faiblement un sentiment qu'il n'éprouve qu'à de-
mi , du moins met-il autant d'esprit que de grâce
dans l'aveu de ses goûts inconstans. Ses défauts
mêmes sont séduisans; et il aura toujours des
imitateurs chez les Français.
Properce n'aime et ne chante que Gynthie. Il
est sensible et passionné; son style a autant de
force que de chaleur. Né pour la haute poésie ,
il a peine à se renfermer dajis les bornes du genre
élégiaque : son imagination l'entraîne et l'égaré.
H met trop souvent entre Gynthie et lui tous les
dieux et tous les héros de. la Fable. Ge luxe d'é-
rudition a de l'éclat; mais il fatigue et refroidit,
parce qu'il manque de vérité. L'ame fortement
occupée d'un seul objet se refuse à tant de sour
venirs étrangers : la passion ne conserve de mér
moire que pour elle.
Tibulle, avec moins d'emportement et de feu,
est plus profondément sensible , plus tendre ,
plus délicat : il intéresse davantage à son bon-
heur et à ses peines. Mais pourquoi Délie ne
fut-elle pas l'unique inspiratrice de ses chants ?
/,o/, DISCOURS.
Devait-il retrouver sa lyre pour Nçmésis et Néœra?
Cîette tache , que même on ne lui a jamais repro-
chée, est la seule dans ses élégies. Chez lui, c'est
toujours le cœur qui éveille l'imagination; son
goût exquis donne à la parure l'air de la simpli-
cité ; il arrive à l'ame sans détours , et sa douce
mélaticolie répand dans ses vers un charme qu'on
ne retrouve point ailleurs au même degré. Il l'em-
porte encore sur ses rivaux par la perfection de
son style, comparable à celui de Virgile pour la
pureté , l'élégance et la précision.
Anacréon , Catulle, Horace dans quelques-unes
de ses odes , et sur-tout Ovide , sont les chantres
du plaisir : Properce et Tibulle sont les poètes de
l'amour , les modèles de l'élégie tendre et pas-
sionnée. Celui qui reçoit de la nature quelque
germe du même talent doit se borner à les étu-
dier ; car on n'emprunte pas le sentiment et les
grâces. Il est difficile sans doute , peut-être im-
possible de les égaler , mais au-dessous d'eux , les
places sont encore honorables. Le genre qu'ils
ont consacré procure un délassement de bon
goût , et entretient les affections douces. Comme
il est à la portée d'un grand nombre de lecteurs ,
il peut prétendre à quelque utilité en contribuant
au maintien de la langue , dont la pureté s'altère
de jour en jour.
DISCOURS. /,or>
Le respect constant pour cette langue, deve-
nue presque universelle , sera toujours, citoyens ,
un titre à vos suffrages. Les chefs-d'œuvre qu elle
a produits ont répondu d'avance aux reproches
qu'on ne cesse de lui faire. Malheur à ceux qui
la trouvent indigente et rebelle ! Elle est docile ,
puisqu'elle a pris sous la plume des grands écri-
vains les différens caractères , la précision , la
force, la douceur, la pompe, la naïveté; elle est
riche , puisque chez le peuple de la terre le plus
civilisé , elle peut rendre toutes les finesses de la
pensée, toutes les nuances du sentiment; elle est
poétique même , puisque les hardiesses du style
doivent toujours être avouées par la raison , et
qu'elle a suffi au génie de Despréaux, de Racine,
et du lyrique Rousseau.
Votre indulgence et votre choix deviendront
aussi la récompense de la fidélité aux principes
d'une saine littérature et de la soumission aux
règles , qui ne sont autre chose que la nature et
le bon sens rédigés en lois.
Vous le savez : on se plaint de la décadence des
lettres, et on la reproche à ceux qui les cultivent.
Les vrais takns sont rares sans doute; ils le se-
raient moins, si le public savait encore les con-
naître, encourager leurs efforts, et s'intéresser à
leurs progrès. Mais le public manque à la Httéra-
/,o6 DISCOURS,
ture. Il existe une lacune dans l'édiioation ; les
études classiques ont été suspendues, on a même
révoqué en doute leur utilité. L'homme instruit
qui aima les lettres, s'étonne de son indifférence
actuelle. Après de grands troubles politiques, on
revient difficilement aux jouissances paisibles: et
le commerce tranquille des Muses a peu d'attraits
pour des esprits dont l'agitation survit aux causes
qui la firent naître. C'est presque toujours l'igno-
rance ou l'insouciance qui juge ; c'est presque tou-
jours la partialité qui distribue l'éloge et le blâme.
Le théâtre devient le rendez-vous de la mali-
gnité. L'auteur qui s'y hasarde n'obtient plus ,
pour prix de ses longues veilles, cette attention
indulgente que commande la justice. Il semble
que l'annonce d'un nouvel ouvrage soit regardée
comme un défi. Les uns l'acceptent avec l'inten-
tion de punir l'audacieux qui le propose, les au-
tres avec la résolution de garder une froide neu-
tralité. L'intérêt du spectacle n'est plus dans là
pièce , mais dans les fluctuations d'une représen-
tation orageuse. On se tient en garde contre l'at-
tendrissement et le plaisir; on se refuse à nilil-
sion de la scène ; l'impatience épie les fautes; un
mot sert de prétexte aux improbations bruyantes,
aux cris tumultueux etindécens;et l'on s'applaudit
d'une chùte,souvent préparée parla malveillance,
DISCOURS. /407
comme d'une victoire remportée sur un ennemi.
Le découragement n'est pas moindre dans les
autres genres de littérature. L'oisiveté n'accueille
que les productions bizarres ou puériles. On peut
lui présenter les mêmes ouvrages sous diverses
formes , les mêmes évènemens en des lieux dif-
férens, les mêmes personnages avec des noms
nouveaux : elle veut des distractions sans but,
des lectures sans souvenirs. Aussi c'est sur-tout
pour elle que les presses gémissent. Le désir de
se montrer devient si général, et la médiocrité
si facile , que le nombre des auteurs égalera bien-
tôt celui des lecteurs mêmes auxquels la médio-
crité suffit. Cette intempérance d'écrits, cette pro-
fusion indigente nuit sans doute à l'éclat des let-
tres; mais il faut le redire, la décadence est sur-
tout dans le public.
Notre supériorité littéraire a été reconnue par
les nations étrangères, à l'exception d'une seule,
dont la politique et l'orgueil contestent tout. Pour*
rions-nous perdre cette supériorité sans quelque
honte? Le triomphe du mauvais goût, après tant
de chefs-d'œuvre, ne serait-il pas plus humiliant
que le silence absolu des Muses ? N'aurait-il pas
une influence fâcheuse sur l'élégance et l'urba-
nité des mœurs ? Le bon ton peut-il survivre au
bon esprit?
4o8 DISCOURS.
Les sociétés littéraires peuvent seules s'opposer
efficacement à la décadence dont nous sommes
menacés : c'est le but de leur institution. Elles
doivent être encore ce qu'elles furent dans tous
les temps. Les écoles d'Athènes créèrent et con-
servèrent l'éloquence et la philosophie. Après l'as-
servissement de la Grèce, ces écoles devinrent
celles des vainqueurs ; et Rome y puisa l'instruc-
tion et le goût qui adoucirent la rudesse de ses
mœurs. Dans les siècles de barbarie , les souve-
rains qui méritèrent le nom de grands essayèrent
de réunir dans un centre les lumières et les talens
épars. Charlemagne attira près de lui des gram-
mairiens et des poètes, et ouvrit son palais à des
assemblées littéraires qu'il présidait lui-même. Ses
connaissances lui en donnaient le droit autant que
son rang. Alfred l'imita : il dirigeait les travaux
des savans qu'il avait appelés de France et d'Ita-
lie; il traduisit les fables d'Ésope, et composa
d'autres poésies dont la morale lui parut propor-
tionnée à l'intelligence d'un peuple grossier. Mais
Charlemagne et Alfred furent trop supérieurs à
leur siècle : ces astres brillans et passagers ne pu-
rent dissiper la nuit profonde qui les environnait.
Long-temps après , Clémence Isaure institua les
Jeux-Floraux, et eut ainsi la gloire de fonder en
Europe la première académie. D'autres se formé-
DISCOURS. A09
rent bientôt dans les principales villes d'Italie.
Leur zèle hâta la renaissance des lettres , épura
le langage , et rendit à l'esprit humain les chefs-
d'œuvre de la Grèce et de Rome , inconnus pen-
dant plusieurs siècles. Florence, sous les Médicis ,
devint le rendez-vous des talens, et leur dut
sa splendeur. François I ^^ , plus grand par son
amour pour les arts que par ses vertus politi-
ques, s'entoura d'hommes instruits et les réunit
par la fondation du Collège royal. Ils rassemblè-
rent de toutes parts des livres et des manuscrits;
et c'est à leurs soins qu'on doit la naissance de
cette bibliothèque , devenue le plus riche dépôt
des connaissances et des erreurs humaines. L'éta-
biissement de l'Académie française suffirait seul
pour immortaliser le nom de Richelieu. Les ser-
vices importans qu'elle a rendus ne peuvent être
contestés que par l'irréflexion ou la mauvaise foi.
Sur ce modèle , des sociétés littéraires se multi-
plièrent dans les provinces. Toutes firent naître
l'émulation , répandirent le goût des bonnes étu-
des, ajoutèrent à la masse des idées utiles, et po-
lirent les mœurs en dissipant l'ignorance. Le dé-
lire révolutionnaire ferma ces temples des Muses.
Alors on sentit mieux combien ils étaient néces-
saires; alors on craignait avec raison le retour
des ténèbres et de la barbarie. La création de
4io mscouRs.
rinstitut rassura la France et l'Europe savante.
La sagesse du gouvernement a perfectionné cet
édifice majestueux. Il a pensé que la langue et la
litte'rature françaises n'étaient pas la partie la
moins brillante , la moins solide , de la gloire na-
tionale, et qu'elles méritaient une surveillance
particulière. C'est à vous , citoyens , qu'il confie
ce dépôt précieux , que vous enrichissez encore.
Le faux goût peut obtenir ou distribuer des suc-
cès; mais vous lui opposez une dernière barrière,
et il ne la renversera pas. Votre réunion offre au
talent qui veut s'instruire, et au talent qui s'égare,
des modèles et des juges. Les bons juges sont
presque aussi rares que les bons modèles. Peu
d'hommes joignent à une instruction solide et va-
riée ce goût sur et délicat , qui est un don de la
nature. Devaines les réunissait, et fut digne de
s'associer à vos travaux.
Il avait fait ses études au collège des Jésuites de
Paris. Il s'y était distingué par la vivacité de son
esprit et une grande facilité de conception ; il en
rapporta un goût très vif pour la littérature , et
stir-tout pour le théâtre. Le vœu de ses parens le
détermina pourtant à entrer dans une carrière
qui mène à la fortune; et des circonstances favo-
rables lui promettaient un prompt avancement. Il
se livra donc à ces épreuves avec l'application qu'il
DISCOURS. 4ii
aurait mise aux occupations les plus agréables.
Mais il étudia la finance sans renoncer aux let-
tres : l'activité de son esprit et la force de son or-
ganisation suffisaient à tout.
La circonstance de sa vie qui influa le plus
heureusement sur sa destinée^ c'est sa liaison avec
Turgot , alors intendant de Limoges. Devaines
avait la direction des domaines de cette ville : il
vit Turgot qui fut étonné de trouver dans un
jeune commis beaucoup d'instruction , l'amour
des lettres , et une grande capacité dans les af-
faires. Une telle conformité de goûts ne pou-
vait manquer de les attacher l'un à l'autre; et
cette union fut le principe, non-seulement de la
fortune de Devaines, mais peut-être de la direc-
tion que prit son esprit.
Turgot avait quelque chose de si profond dans
ses sentimens , de si imposant dans son carac-
tère , de si réfléchi dans ses opinions , de si sincère
dans son langage, qu'il était difficile de n'être pas
entraîné jusqu'à un certain point dans le cercle
de ses idées. 11^ aimait par-dessus tout les sciences
et la littérature. De toutes les connaissances, celle
qu'il avait le plus cultivée , c'était l'économie po-
litique. Devaines trouva dans l'habitude de vivre
avec cet homme rare de nouveaux motifs de for-
tifier son goût pour les lettres, et une occasion
4i» DISCOURS,
d'acqaérir des idées générales d'administration,
que n'avaient pu lui foire naître les détails des
emplois subalternes.
La nature l'avait doné d'une disposition singu-
lière à réunir des qualités qui paraissent peu com-
patibles : c'était un des traits distinctifs de son
caractère. Il joignait une grande force de volonté
à nne grande flexibilité d'opinion, l'amour du
plaisir à l'amour du travail , un esprit droit et
une raison calme à une imagination vive et mo-
bile, de la légèreté dans certaines affections à
beaucoup de fidélité dans l'amitié. Laborieux et
dissipé , avide d'amusemens et attaché à ses de-
voirs , il se donnait à la société comme s'il eut
été absolument désœuvré ; et lorsque les affaires
réclamaient son temps, il s'y livrait de même sans
effort et sans distraction. On peut lui appliquer
ce que Velleius Paterculus dit de Lucius Pison :
« Son caractère était un heureux mélange de
« douceur et de fermeté. Personne n'aimait au-
« tant le loisir, ne revenait aussi volontiers au
« travail, et ne faisait avec plus de soin tout ce
« qu'il avait à faire , sans jamais paraître affairé. »
Les opuscules anonymes échappés à la plume
de Devaines font regretter qu'il n'ait pas écrit da-
vantage. Son style y est à la fois facile et précis ,
élégant et correct. La raison y parle toujours,
DISCOUmS. 4i3
sans jamais prendre le ton magistral et dc^^mati-
que. Il a £ût quelques synonymes , et il a réussi
dans ce genre difficile qui exige autant de saga-
cité que de justesse dans Fesprit. Il peint a^ec
finesse des ridicules liés aux circonstances poli-
tiques ; mais le sel qu'il répand est sans âcreté. Le
goût même dicta ses réflexions sur un petit nom-
bre d'ouvrages nouveaux : ce sont des modelés
d'une critique ingénieuse. On aime à y retrouver
cet excellent ton de plaisanterie , ce tact délicat
des convenances qu'il possédait au plus haut de-
gré , et qui chaque jour acquièrent plus de prix
par leur rareté.
Sans doute que celui que vous regrettez joi-
gnait aux agrémens de l'esprit la solidité du ca-
ractère , puisqu'il eut pour amis tant d'hommes
d'un mérite supérieur. Quelques-uns lui survi-
vent et le pleurent- Parmi ceux qui l'ont précédé
dans la tombe , on distingue Tuiçot , d'Alembert ,
BufFon , Diderot , 3Iarmontel , Beanvean , Saint-
Lambert et Malesherbes. Ces noms illustres ré-
veillent l'idée de tous les talens et de toutes les
vertus, et il suffisait d'y rattacher celui de De-
vaines pour rendre à sa mémoire un digne hom-
mage : l'amitié des grands hommes est un é\oge
et un titre de gloire.
Sa carrière administrative fut brillante et heu-
I
/,i4 DISCOURS,
reuse. On l'a vu successivement premier commis
des finances , administrateur des domaines , rece-
veur-général, et commissaire de la trésorerie. Il
porta dans toutes ces places l'amour de l'ordre ,
une fermeté sage, le talent de la conciliation , et
il les remplit avec la supériorité que donneront
toujours un esprit cultivé et des connaissances
générales.
On a dit que la culture des arts de l'imagina-
tion était incompatible avec les occupations gra-
ves , et qu'elle ayait des inconvéniens dans l'exer-
cice des emplois. Athènes et Rome en firent un
devoir à la jeunesse , une condition pour l'aclr
mission aux fonctions publiques; elle y fut sou-
vent un titre aux premiers honneurs et toujours un
délassement pour les hommes qui surent le mieux
gouverner ; enfin son utilité sur le trône même
est prouvée par l'exemple de Marc-Aurèle , de
Julien, de Gharlemagne, d'Alfred et de Frédé-
ric II. Cependant l'ignorance et la sottise s'effor-
çaient de faire adopter une opinion si favorable
à leurs intérêts, et souvent elles y réussirent. Les
temps sont changés. On apprécie maintenant les
avantages attachés à la culture des lettres; on
voit qu'elles élèvent l'ame , et qu'elles ornent
l'esprit sans nuire à sa solidité , on reconnaît que
dans plusieurs fonctions publiques elles sont in-
I
DISCOURS. 4i5
dispensables, que dans tous les emplois elles
donnent la facilité du travail , et que dans aucun
la précision et la clarté du style ne peuvent avoir
d'inconvéniens.
Devaines , qui depuis sa jeunesse n'avait cessé
d'être utile à son pays , reçut la plus brillante ré-
compense de ses longs travaux. Le chef suprême
de la république l'appela au conseil d'état. Ce
choix ne laisse aucun doute sur ses lumières, ses
talens et son zèle pour la prospérité de sa pa-
trie. Le spectacle de cette prospérité renaissante
rendit heureux ses derniers jours, et consola sa
mort. Plaignons ceux pour qui la tombe fut un
refuge , et dont les yeux se sont fermés avant d'a-
voir vu l'aurore brillante qui succède enfin aux
tempêtes. L'ambition et la jalousie voudraient
en vain l'obscurcir. Celui dont la main sage et vi-
goureuse a raffermi sur ses fondemens l'Europe
ébranlée, saura maintenir son ouvrage. Les ap-
prêts militaires ne troubleront point la tranquil-
lité intérieure qu'il nous a rendue; le signal des
combats ne sera point pour les Muses celui du
silence ; et leur sécurité n'est qu'un juste hom-
mage au génie guerrier et pacificateur qui préside
aux destinées de la France.
LE PROMONTOIRE
DE LEUGADE.
Je suis né dans une ville d'Étolie , sur les bords
du fleuve Achéloûs. J'avais seize ans , quand je vis
pour la première fois la jeune Myrthé. Mes yeux
furent charmés, et mon cœur se donna pour tou-
jours. Dès ce moment j'oubliai les jeux paisibles
de l'enfance. J'allais souvent rêver dans un bois
voisin du village et peu fréquenté. Mes pas s'ar-
rêtaient toujours devant une petite statue de l'A-
mour; je nommais Myrthé, et je soupirais. Un
soir je déposai une rose aux pieds de la statue.
Je revins le lendemain , je retrouvai la fleur; mais
elle était attachée à un bouton de rose fraîche-
ment cueilli. Une agréable surprise me fit tres-
saillir , mille idées confuses se succédèrent dans
mon esprit , et l'espérance descendit dans mon
cœur comme la rosée sur une fleur altérée. J'en,
trelaçai d'une guirlande les pieds de la statue , et
je rentrai dans le village. Déjà la nuit avait bruni
l'azur des cieux; elle apportait le sommeil et les
songes légers ; mais l'inquiétude qui m'agitait éloi-
LE PROMONTOIRE DE LEUCADE. 417
gna le sommeil , et les songes , passèrent sur mon
asile sans s'arrêter. Le jour parut enfin; je m'ap-
prochai plusieurs fois de la cabane de Myrthé ;
je voulais la voir, tomber à ses genoux, et lui
jurer un amour digne de sa beauté; mais je ne
vis qu'une femme dont l'air froid et sévère inspi-
rait la crainte. Je gagnai le bois tristement, et je
me retrouvai, sans y penser, devant la statue. J'a-
perçus une jeune fille qui attachait une guir-
lande à celle que j'avais déposée la veille aux
pieds de l'Amour. Je m'approche sans bruit, et
je mets ma main sur la sienne : elle fait un cri ,
se retourne, baisse les yeux, et rougit. J'étais à
ses genoux, et je lui disais : « Je t'aime, belle Myr-
thé; il y a long-temps que je t'aime; j'en jure par
le dieu qui nous voit et qui nous entend , je t'ai-
merai toujours. «Myrthé entr'ouvre sa bouche ver-
meille , et d'une voix douce comme Thaleine du
Zéphir : «je reçois ton serment, et j'en jure par le
dieu qui nous voit et qui nous entend ; mon seul
désir sera de te plaire toujours. »
Je la voyais presque tous les jours au même en-
droit ; je lui parlais de ma tendresse; elle m'écou-
tait; je lui en reparlais encore, et elle m'écoutait
avec un nouveau plaisir. Je pressais sa main sur
mon cœur; mes lèvres effleuraient quelquefois ses
lèvres de rose ; je respirais son haleine parfumée;
27
4i8 LE PROMONTOIRE,
plus d'audace aurait offensé Myrthé; son cour-
roux m'eût repoussé loin d'elle , et je serais mort
de ma douleur.
Un jour je vis la tristesse dans ses yeux. Elle
me dit : « Le ciel m'a donné une mère impérieuse ;
je crains que sa sévérité ne cause notre malheur;
je crains... » Un baiser l'empêcha de poursuivre.
« Crois-moi , jeune amie, la prévoyance est cruelle :
ne perdons pas le présent à nous affliger d'un
avenir incertain. »
Le lendemain on m'apprend que Myrthé s'u-
nira dans trois jours à un riche citoyen de Ther-
mus. La foudre m'aurait frappé d'un coup moins
terrible. Revenu à moi, je m'obstinais à douter
de mon malheur. Je vole chez Myrthé ; je vois la
porte de sa cabane ornée de festons et de guir-
landes, signe trop certain de l'hymen qui s'ap-
prête. La rage s'empare de mon cœur : j'arrache
les guirlandes et les festons, je les foule aux pieds ;
je cours ensuite au bois témoin de nos premières
caresses; je brise la statue de l'Amour, et je m'é-
loigne en maudissant le lieu de ma naissance.
L'éloignement et l'absence n'éteignirent point
mon amour. Je retrouvais par-tout l'image de celle
que je fuyais. « Je veux l'oublier, dis-je alors avec
dépit ; je veux l'oublier, ou mourir. » Et je pris
DE LEUCADE. 4ic)
aussitôt le chemin qui conduisait au Promontoire
de Leucade.
J'arrive; un peuple nombreux couvrait le ri-
vage. Les sacrificateurs , après les libations accou-
tumées, immolent deux tourterelles, invoquent
Neptune, et descendent ensuite dans les bateaux
destinés à secourir les amans qui cherchent dans
les flots la fin de leurs souffrances.
Un jeune homme, nommé Myrtil, se présente;
la tristesse est empreinte sur son front. La belle
Céphise paraît au même instant, et s'avance au
doux bruit des louanges prodiguées à ses char-
mes. Ces acclamations répétées tirent enfin Myr-
til de sa rêverie. « Quoi ! s'écrie-t-il , si jeune et si
jolie , vous avez pu trouver un amant volage ?
— En est-il qui ne soit pas volage ? — Hélas ! j'en
connais un du moins. — Son exemple ne sera pas
imité. — Je le souhaite ; voyez où conduit la con-
stance. — Pourquoi fites-vous un mauvais choix ?
— Le vôtre était-il meilleur ? — Je me suis trom-
pée , et je vais m'en punir. — J'ai le même pro-
jet; mais avouez que cela n'est pas raisonnable.
— J'avoue que mon inconstant seul devrait être
puni. — C'est mon infidèle qu'il faudrait noyer.
— Et, loin de le punir, je prépare à sa vanité un
nouveau triomphe. — Il serait plus sage et plus
doux de se venger. — J'en conviens. — Ce n'est
27*
/,'20 LE PROMONTOIRE
pas assez d'en convenir. — Eh bien, je le veux.
— Serai-je de moitié dans la vengeance? »
Céphise ne répondit rien , mais elle prit la main
de Myrtil , et tous deux s'éloignèrent.
Nous vîmes arriver un habitant de l'Èbadie. Il
venait de perdre une épouse adorée , il détestait
la vie, et criait à ceux qui conduisaient les ba-
teaux: «Si votre ame connaît la pitié, ne me se-
courez pas; laissez-moi rejoindre celle que j'aime;
au nom des dieux , ne me secourez pas. » Il dit, et
se précipite dans les flots. Mais à peine les a-t-il
touchés , qu'il étend les bras , et nage avec force
jusqu'au rivage.
Un jeune Athénien prit sa place. Il tenait dans
ses mains un portrait et une boucle de cheveux.
L'or et les perles brillaient sur ses habits ; sa
chevelure était parfumée; son air et sa démarche
respiraient la mollesse. « Cynisca m'adore , dit-il ,
et je sens que je commence à l'aimer; il est temps
de la quitter. » A ces mots , il jette dans la mer le
portrait et la boucle , et s'en retourne en fredon-
nant une chanson bachique. Il souriait à toutes
les femmes qu'il trouvait sur son passage.
Il vint ensuite deux femmes de Syracuse, d'une
naissance illustre. L'aimable rougeur ne colorait
pas leur front : leur regard était hardi comme ce-
lui des athlètes. Elles prennent un détour , et des-
DE LEUCADE. 421
cendent sur le sable du rivage. Là, elles déchaus-
sent leurs brodequins, effleurent du pied la
surface des eaux , et remercient Neptune de leur
guérison. Revenues dans la foule , l'une saisit par
la main un histrion d'Athènes , et l'autre un riche
marchand de l'île de Samos.
Tous les regards se fixèrent sur deux amans qui
s'avançaient en se tenant par la main. Ils sor-
taient à peine de l'enfance. Des larmes inondaient
leur visage ; ils s'embrassaient avec tendresse , et
s'approchaient des bords du Promontoire, lors-
qu'un vieillard les arrêta : « Mes enfans , que
faites-vous ? quels sont donc vos chagrins ? — Nous
nous aimons, dit le jeune homme, voilà notre
malheur. L'amour est pour nous un tourment;
une seule idée nous occupe ; le sommeil s'éloigne
de nos paupières; le sourire n'est plus sur nos
lèvres ; une langueur secrète nous consume ; l'ab-
sence nous paraît affreuse , c'est une mort lente ;
quand nous nous revoyons , nous sommes plus
agités encore ; des larmes se mêlent à nos bai-
sers ; nous craignons l'avenir , nous craignons
d'être séparés un jour; la jalousie nous tour-
mente : enfin l'amour fait notre malheur ; nous
voulons guérir de notre amour.» Le vieillard
sourit et leur répond: «Tournez les yeux sur cette
colline ; le temple que vous voyez est celui de
422 LE PROMONTOIRE
l'Hymen ; entrez dans ce temple , et vos tour-
mens finiront. »
Les deux amans suivirent le conseil du vieil-
lard, et furent remplacés par une jeune veuve.
Ses vétemens et sa contenance annonçaient la dou-
leur. Elle soupira , s'avança sur le bord du pré-
cipice, et jeta un coup-d'œil sur les flots. «Je suis
guérie, dit-elle aussitôt, je rends grâces aux dieux
immortels. »
La célèbre Sapho parut ensuite. La foule des
spectateurs se pressait autour d'elle; mille voix
confuses s'élevaient pour la louer et pour la plain-
dre. Dans sa première jeunesse elle avait ou-
tragé la nature et l'Amour. L'Amour est terrible
quand il se venge. Il mit son flambeau dans l'ame
de Sapho, et laissa l'indifférence dans celle de
Phaon. Cette fille infortunée tenait dans ses mains
la lyre qu'elle avait perfectionnée ; une guirlande
de myrte et de lauriers couronnait son front.
Elle s'avança d'un pas assuré sur le rocher, et
chanta une ode, en s 'accompagnant de sa lyre.
L'éloignement ne me permit pas de l'entendre;
mais je la vis s'élancer courageusement dans les
flots. Les uns assurent que dans sa chute elle fut
métamorphosée en cygne; d'autres prétendent
qu'on a vu les nymphes de la mer s'approcher
pour la recevoir.
DE LEUCADE. 4^3
La foule s'écoula insensiblement , et j'arrivai sur
le Promontoire. Là , je balançai pendant quelque
temps. Je ne craignais point la mort ; je craignais
l'indifférence. Cesser d'aimer ! cette idée m'acca-
blait, et je fus tenté de garder mes tourmens. Ma
raison fut enfin la plus forte, et je m'élançais,
quand je me sentis retenu par ma tunique. Je me
retourne , je vois Myrthé , et je la reçois évanouie
dans mes bras. « O Myrthé! fille volage et toujours
chérie ! que viens-tu chercher dans ces lieux ?» A
ces mots, elle ouvre ses beaux yeux, et dit : « Peux-
tu me soupçonner? devais-tu partir sans m'enten-
dre ? Hélas ! le jour où une mère cruelle me pro-
nonça l'arrêt de mon malheur, le jour où tu quit-
tas le village, je te cherchai au rendez-vous ac-
coutumé; je ne trouvai que les marques de ton
désespoir. Je voulais te proposer de fuir avec moi,
de partager mon sort , de ne plus vivre que pour
l'amour. A la faveur de la nuit je rentrai dans le
village , et je m'approchai de ta cabane. Ton père
pleurait , assis sur le seuil de la porte ; il appelait
son fils , son fils bien-aimé , et ses larmes redou-
blaient. Je m'éloignai , je te cherchai long-temps ;
et te croyant perdu pour jamais , je venais de-
mander à Neptune la fin de mon amour. »
Il faudrait avoir senti mes peines, pour con-
cevoir mon bonheur. Ce bonheur dure encore ; il
424 LES AILES DE L'AMOUR,
ne finira qu'avec ma vie. Je n'ai pas oublié les
paroles du vieillard , et j'ai promis à l'amour de
ne point entrer dans le temple de l'Hymen.
LES AILES DE L'AMOUR,
IMITATION DE GREC.
Un jour Alpaïs et moi, nous rencontrâmes
l'Amour dormant sur un lit de fleurs. «Enchaî-
nons-le , dit tout bas Alpaïs , et portons-le dans
notre hermitage ; nous nous amuserons de sa
peine, et puis nous lui rendrons la liberté; mais
nous volerons son carquois, et nous couperons ses
ailes. — Il faut lui laisser son carquois , répondis-
je; pour les ailes, nous ferons bien de les couper. »
Nous nous mettons à l'ouvrage , nous tressons
des guirlandes de roses , nous lions les pieds et les
mains à l'Amour, et nous le portons sur nos bras
jusque dans notre asile. Il se réveille , et veut
briser ses liens ; mais ils étaient tissus des mains
de ma maîtresse. Ne pouvant y réussir, il se met
à pleurer, ce Ah! rendez-moi la liberté, s'écrie-t-il.
Si vous me laissez long-temps enchaîné , je vais
ressembler à l'Hymen. — Eh bien , nous allons vous
LES AILES DE L'AMOUR. 4*^
dégager; mais nous voulons auparavant couper
vos ailes. — Quoi ! vous seriez assez cruels ? — Oui \
vous en deviendrez plus aimable, et lunivers y
gagnera beaucoup. — Que je suis malheureux !
Puisque mes prières ni mes larmes ne sauraient
vous attendrir,laissez-moi les détacher moi-même.»
Alors il détacha ses ailes, et les mit en soupirant
aux pieds d'Alpaïs. J'étais étonné de voir TAmour
si obéissant.
Nous le prenons tour-à-tour sur nos genoux.
Imprudent ! j'osais jouer avec le plus puissant et
le pins perfide des dieux. Une chaleur nouvelle
s'insinuait dans tous mes sens. Les yeux d'Alpaïs
me disaient qu'elle éprouvait la douceur du même
tourment. Elle se pencha sur le gazon ; je m'assis
auprès d'elle; je soupirai; elle me regarda lan-
guissamment , je la compris... O miracle étonnant !
au premier baiser, les ailes de l'Amour commen-
cèrent à renaître. Elles croissaient à vue d'oeil , à
mesure que nous avancions vers le terme du
plaisir. Après le moment du bonheur, elles avaient
leur grandeur ordinaire.
Alors il nous regarda tous les deux avec un
sourire malin. « Apprenez , dit-il , que l'Amour ne
peut exister sans ailes. On a beau me les couper ;
la jouissance me les rend; et vous verrez bientôt
qu'elles sont aussi bonnes que jamais. »
426 LE TORRENT.
Hélas ! sa prédiction n est que trop accomplie.
Mais sa vengeance tomba sur moi seul. Alpaïs est
infidèle, et je la pleure au lieu de l'oublier. En
vain je veux aimer ailleurs ; je sens trop qu'on
ne peut aimer qu'une fois.
LE TORRENT,
IDYLLE P2RSANE.
L'orage a grondé sur ces montagnes. Les flots
échappés des nuages ont tout-à-coup enflé le
torrent: il descend rapide et fangeux, et son mu-
gissement va frapper les échos des cavernes loin-
taines. Viens , Zaphné ; il est doux de s'asseoir
après l'orage sur le bord du torrent qui précipite
avec fracas ses flots écumeux.
Ce lieu sauvage me plaît; j'y suis seul avec toi ,
près de toi. Ton corps délicat s'appuie sur mon
bras étendu, et ton front se penche sur mon sein.
Belle Zaphné, répète le chant d'amour que ta
bouche rend si mélodieux. Ta voix est douce
comme le souffle du matin glissant sur les fleurs ;
mais je l'entendrai, oui, je l'entendrai malgré le
torrent qui précipite avec fracasses flots écumeux.
i
LE TORRENT. 4^7
Tes accens pénètrent jusqu'au cœur ; mais le
sourire qui les remplace est plus délicieux encore.
Oui, le sourire appelle et promet le baiser... Ange
d'amour et de plaisir, la rose et le miel sont sur
tes lèvres. Sois discret , ô torrent , qui précipites
avec fracas tes flots écumeux.
Le baiser d'une maîtresse allume tous les désirs.
Quoi ! ta tendresse hésite l elle voudrait retarder
l'instant du bonheur ! Regarde; je jette une fleur
sur les ondes rapides; elle fuit, elle a disparu. O
ma jeune amie ! tu ressembles à cette fleur ; et le
temps est plus rapide encore que ce torrent qui
précipite avec fracas ses flots écumeux.'
Belle Zaphné , un second sourire m'enhardit ;
tes refus expirent dans un nouveau baiser : mais
tes regards semblent inquiets ; que peux-tu crain-
dre ? ce lieu solitaire n'est connu que des tourte-
relles amoureuses; les rameaux entrelacés for-
ment une voûte sur nos têtes ; et les soupirs de
la volupté se perdent dans le fracas du torrent
qui précipite ses flots écumeux.
I
CHANSONS MADECASSES.
AVERTISSEMENT.
■ L'île de Madagascar est divisée en unein-
nnité de petits territoires qui appartiennent
à autant de princes. Ces princes sont toujours
armes les uns contre les autres, et le but de
toutes ces guerres est de faire des prisonniers
pour les vendre aux Européens. Ainsi, sans
nous, ce peuple serait tranquille et heureux.
Il joint l'adresse à l'intelligence. Il est bon
et hospitalier. Ceux qui habitent les côtes se
méfient avec raison des étrangers , et prennent
dans leurs traités toutes les précautions que
dicte la prudence, et même la finesse. Les
Madécasses sont naturellement gais. Les hom-
* Nous avons conservé cette traduction de quelques chan-
sons madécasses , recueillies par Parny dans le cours de ses
voyages. Elles respirent un air de simplicité et de liberté
que donne la nature seule. Le traducteur a su leur conserver
le caractère d'originalité qui les distingue.
43o AVERTISSEMENT.
mes vivent dans l'oisiveté, et les femmes tra-
vaillent. Ils aiment avec passion la musique
et la danse. J ai recueilli et traduit quelques
chansons qui peuvent donner une idée de
leurs usages et de leurs mœurs. Ils n'ont point
de vers ; leur poésie n'est qu'une prose soi-
gnée: leur musique est simple, douce, et
toujours mélancolique.
CHANSONS MADÉCASSES. 43i
CHANSON PREMIERE.
Quel est le roi de cette terre? — Ampanani.
— Où est-il? — Dans la case royale. — Conduis-
moi devant lui. — Viens-tu la main ouverte ? —
Oui, je viens en ami. — Tu peux entrer.
Salut au chef Ampanani. — Homme blanc, je
te rends ton salut, et je te prépare un bon ac-
cueil : Que cherches-tu ? — Je viens visiter cette
terre. — Tes pas et tes regards sont libres. Mais
l'ombre descend , l'heure du souper approche.
Esclaves , posez une natte sur la terre, et couvrez-
la des larges feuilles du bananier. Apportez du
riz , du lait et des fruits mûris sur l'arbre. Avance ,
Nélahé ; que la plus belle de mes filles serve cet
étranger. Et vous , ses jeunes sœurs, égayez le
souper par vos danses et vos chansons.
CHANSON II.
Belle Nélahé , conduis cet étranger dans la case
voisine ; étends une natte sur la terre , et qu'un
43» CHANSONS
lit de feuilles s'élève sur cette natte ; laisse tomber
ensuite la pagne * qui entoure tes jeunes attraits.
Si tu vois dans ses yeux un amoureux désir ; si sa
main cherche la tienne, et t'attire doucement vers
lui ; s'il te dit ; Viens , belle Nélahé , passons la nuit
ensemble ; alors assieds-toi sur ses genoux. Que
sa nuit soit heureuse , que la tienne soit charman-
te; et ne reviens qu'au moment où le jour re-
naissant te permettra de lire dans ses yeux tout
le plaisir qu'il aura goûté.
CHANSON III.
QuFx imprudent ose appeler aux combats Ara-
panani? Il prend sa zagaie armée d'un os pointu,
et traverse à grands pas la plaine. Son fils marche
à ses côtés; il s'élève comme un jeune palmier
sur la montagne. Vents orageux, respectez le
jeune palmier de la montagne.
Les ennemis sont nombreux. Ampanani n'en
cherche qu'un seul, et le trouve. Brave ennemi,
ta gloire est brillante : le premier coup de ta za-
gaie a versé le sang d'Ampanani. Mais ce sang n'a
* Pièce d'étoffe faite avec les feuilles d'un aibre.
MADÉCASSES. 433
jamais coulé sans vengeance; tu tombes, et ta
chute est pour tes soldats le signal de l'épouvante ;
ils regagnent en fuyant leurs cabanes; la mort
les y poursuit encore : les torches enflammées ont
déjà réduit en cendres le village entier.
Le vainqueur s'en retourne paisiblement, et
chasse devant lui les troupeaux mugissans , les
prisonniers enchaînés, et les femmes éplorées.
Enfans innocens , vous souriez , et vous avez un
maître !
CHANSON IV.
AMPAiyANI.
Mow fils a péri dans le combat.... O mes amis !
pleurez le fils de votre chef; portez son corps
dans l'enceinte habitée par les morts. Un mur ^
élevé la protège ; et sur ce mur sont rangées des
têtes de bœufs aux cornes menaçantes. Respectez
la demeure des morts ; leur courroux est terri-
ble, et leur vengeance est cruelk. Pleurez mon fils.
LES HOMMES.
Le sang des ennemis ne rougira plus son bras.
LES FEMMES.
Ses lèvres ne baiseront plus d'autres lèvres.
28
434 CHANSONS
LES HOMMES.
Les fruits ne mûrissent plus pour lui.
LES FEMMES.
Ses mains ne presseront plus un sein élastique
et brûlant.
LES HOMMES.
Il ne chantera plus étendu sous un arbre à
lepais feuillage.
LES FEMMES.
Il ne dira plus à l'oreille de sa maîtresse : Re-
commençons , ma bien-aimée î
AMPANANI.
C'est assez pleurer mon fils ; que la gaîté suc-
cède à la tristesse : demain peut-être nous irons
où il est allé.
CHANSON V.
MÉFIEZ-VOUS des blancs, habitans du rivage.
Du temps de nos pères , des blancs descendirent
dans cette île; on leur dit : Voilà des terres ; que
vos femmes les cultivent. Soyez justes, soyez bons,
et devenez nos frères.
Les blancs promirent , et cependant ils faisaient
des retranchemens. Un fort menaçant s'éleva ; le
tonnerre fut renfermé dans des bouches d'airain;
MADÉCaSSES. 455
leurs prêtres voulurent nous donner un Dieu que
nous ne connaissons pas; ils parlèrent enfin d'o-
béissance et d'esclavage : plutôt la mort! le car-
nage fut long et terrible; mais, malgré la foudre
qu'ils vomissaient, et qui écrasait des armées en-
tières , ils furent tous exterminés. Méfiez-vous des
blancs.
Nous avons vu de nouveaux tyrans , plus forts
et plus nombreux , planter leur pavillon sur le
rivage : le ciel a combattu pour nous; il a fait
tomber sur eux les pluies , les tempêtes et les
vents empoisonnés. Ils ne sont plus , et nous vi-
vons, et nous vivons libres. Méfiez-vous des blancs,
habitan^du rivage.
CHANSON VI.
AMPANANI.
Jeune prisonnière, quel est ton nom?
VAÏNA.
Je m'appelle Vaïna.
AMPAWANI.
Vaïna, tu es belle comme le premier rayon du
jour. Mais pourquoi tes longues paupières lais-
sent-elles échapper des larmes ?
28*
436 CHANSONS
VAÏNA.
O roi ! j'avais un amant.
AMPANANI.
Où est-il ?
VAÏNA.
Peut-être a-t-il péri dans le combat , peut-être
a-t-il dû son salut à la fuite.
AMPANANI.
Laisse le fuir ou mourir ; je serai ton amant.
VAÏNA.
O roi! prends pitié des pleurs qui mouillent
tes pieds !
AMPANANI.
Que veux-tu ? ^
VAÏNA.
Cet infortuné a baisé mes yeux , il a baisé ma
bouche , il a dormi sur mon sein ; il est dans mon
cœur, rien ne peut l'en arracher...
AMPA]?fA]>fI.
Prends ce voile et couvre tes charmes. Achève.
VAÏNA.
Permets que j'aille le chercher parmi les morts,
ou parmi les fugitifs.
AMPANANI.
Va , belle Yaïna; périsse le barbare qui se plaît
à ravir des baisers mêlés à des larmes !
MADÉCASSES. 4^7
CHANSON VII.
Zaivhar et Niang ont fait le monde. O Zanhar !
nous ne t'adressons pas nos prières : à quoi servi-
rait de prier un Dieu bon ? C'est Niang qu'il faut
apaiser. Niang, esprit malin et puissant, ne fais
point rouler le tonnerre sur nos têtes ; ne dis plus
à la mer de franchir ses bornes ; épargne les fruits
naissans; ne dessèche pas le riz dans sa fleur;
n'ouvre plus le sein de nos femmes pendant les
jours malheureux, et ne force point une mère à
noyer ainsi l'espoir de ses vieux ans. O Niang! ne
détruis pas tous les bienfaits de Zanhar. Tu règnes
sur les méchans; ils sont assez nombreux : ne
tourmente plus les bons.
k «»«»»%%*%««« ^-^^^
CHANSON VIII.
Il est doux de se coucher durant la chaleur
sous un arbre touffu, et d'attendre que le vent
du soir amène la fraîcheur.
Femmes, approchez. Tandis que je mejepose
f^^1^ CHANSONS
ici sous un arbre touffu, occupez mon oreille par
vos accens prolongés , répétez la chanson de la
jeune fille, lorsque ses doigts tressent la natte , ou
lorsqu'assise auprès du riz, elle chasse les oiseaux
avides.
Le chant plaît à mon ame; la danse est pour
moi presque aussi douce qu'un baiser. Que vos
pas soient lents, qu'ils imitent les attitudes du
plaisir et l'abandon de la volupté.
Le vent du soir se lève ; la lune commence à
briller au travers des arbres de la montagne. Allez ,
et préparez le repas:
CHANSON IX.
Une mère traînait sur le rivage sa fille unique ,
pour la vendre aux blancs.
ccO ma mère! ton sein m'a portée ; je suis le pre-
mier fruit de tes amours : qu'ai-je fait pour mériter
l'esclavage? J'ai soulagé ta vieillesse; pour toi j'ai
cultivé la terre ; pour toi j'ai cueilli des fruits ;
pour toi j'ai fait la guerre aux poissons du fleuve;
je t'ai garantie de la froidure; je t'ai portée du-
rant la chaleur sous des ombrages parfumés ; je
veillaiîv sur ton sommeil, et j'écartais de ton visage
MADÉCASSES. 439
les insectes importuns. O ma mère, que devien-'
dras-tu sans moi ? L'argent que tu vas recevoir ne
te donnera pas une autre fille ; tu périras dans la
misère, et ma plus grande douleur sera de ne
pouvoir te secourir. O ma mère 1 ne vends point
ta fille unique. «
Prières infructueuses! elle fiit vendue, chargée
de fers , conduite sur le vaisseau , et elle quitta
pour jamais la chère et douce patrie.
CHANSON X.
Ou es-tu , belle Yaouna ? le roi s'éveille , sa main
amoureuse s'étend pour caresser tes charmes : où
es-tu, coupable Yaouna? Dans les bras d'un nou-
vel amant , tu goûtes des plaisirs tranquilles , des
plaisirs délicieux. Ah! presse-toi de les goûter; ce
sont les derniers de ta vie.
La colère du roi est terrible. « Gardes, volez,
trouvez Yaouna et l'insolent qui reçoit ses ca-
resses. »
Ils arrivent nus et enchaînés : un reste de volupté
se mêle dans leurs yeux à la frayeur.
« Vous avez tous deux mérité la mort, vous ];i
A4o CHANSO]\S
recevrez tons deux. Jewne audacieux, prends cette
zagaie , et frappe ta maîtresse. »
Le jeune homme frémit; il recula trois "pas,
et couvrit ses yeux avec ses mains. Cependant
la tendre Yaouna tournait sur lui des regards
plus doux que le miel du printemps, des regards
où l'amour brillait au travers des larmes. Le roi
furieux saisit la zagaie redoutable , et la lance avec
vigueur. Yaouna frappée chancelle; ses beaux
yeux se ferment , et le dernier soupir entrouvre
sa bouche mourante. Son malheureux amant jette
un cri d'horreur. J'ai entendu ce cri; il a retenti
dans mon ame, et son souvenir me fait frissonner.
Il reçoit en même temps le coup funeste, et
tombe sur le corps de son amante.
Infortunés! dormez ensemble , dormez en paix
dans le silence du tombeau.
CHANSON XI
Redoutable Niang! pourquoi ouvres-tu mon
sein dan^un jour malheureux?
Qu'il est doux le sourire d'une mère lorsqu'elle
se penche sur le visage de son premier-né! Qu'il
est cruel l'instant où cette mère jette dans le
MADÉCASSES. 44i
fleuve son premier-né, pour reprendre la vie
qu'elle vient de lui donner! Innocente créature!
le jour que tu vois est malheureux ; il menace d'une
maligne influence tous ceux qui le suivront. Si
je t'épargne, la laideur flétrira tes joues; une lièvre
ardente brûlera tes veines, tu croîtras au milieu
des souffrances; le jus de l'orange s'aigrira sur tes
lèvres; un souffle empoisonné desséchera le riz
que tes mains auront planté; les poissons recon-
naîtront et fuiront tes filets ; le baiser de ton
amante sera froid et sans douceur; une triste im-
puissance te poursuivra dans ses bras; meurs,
ô mon fils! meurs une fois, pour éviter mille
morts. Nécessité cruelle ! redoutable Niang!
CHANSON XIL
Nahandove , ô belle Nahandove ! l'oiseau noc-
turne a commencé ses cris , la pleine lune brille
sur ma tête, et la rosée naissante humecte mes
cheveux. Voici l'heure : qui peut t'arréter, Nahan-
dove, ô belle Nahandove? Le lit de feuilles est
préparé; je l'ai parsemé de fleurs et d'herbes odo-
riférantes , il est digne de tes charmes , Nahandove,
ô belle Nahandove !
44a CHANSONS MADÉCASSES.
Elle vient. J'ai reconnu la respiration précipitée
que donne une marche rapide ; j'entends le frois-
sement de la pagne qui l'enveloppe : c'est elle ,
c'est Nahandove, la belle Nahandove !
Reprends haleine, ma jeune amie: repose-toi
sur mes genoux. Que ton regard est enchanteur !
que le mouvement de ton sein est vif et délicieux
sous la main qui le presse! Tu souris, Nahan-
dove, ô belle Nahandove!
Tes baisers pénètrent jusqu'à l'ame; tes ca-
resses brûlent tous mes sens : arrête , ou je vais
mourir. Meurt-on de volupté, Nahandove, ô belle
Nahandove ?
Le plaisir passe comme un éclair; ta douce
haleine s'affaiblit, tes yeux humides se referment,
ta tête se penche mollement, et tes transports
s'éteignent dans la langueur. Jamais tu ne fus si
belle , Nahandove , ô belle Nahandove !
Que le sommeil est délicieux dans les bras d'une
maîtresse! moins délicieux pourtant que le réveil.
Tu pars, et je vais languir dans les regrets et les
désirs; je languirai jusqu'au soir; tu reviendras
ce soir, Nahandove, ô belle Nahandove !
FIN DES CHANSONS MADJÉCASSES.
LETTRES
LETTRE PREMIERE.
A MON FRÈRE.
Rio- Janeiro , septembre 1773.
Tu seras sans doute étonné de recevoir une
lettre de moi datée de Rio-Janéiro. Depuis notre
départ de Lorient les vents nous ont été absolu-
ment contraires; ils nous ont poussés d'abord sur
la côte d'Afrique , que nous devions éviter. Le
3 juillet, nous nous croyions encore à soixante-
quinze lieues de cette côte. La nuit, par un bon-
heur des plus marqués, fut très belle ; aucun
nuage ne nous dérobait la clarté de la lune , et
nous en avions grand besoin. A deux heures et
demie du matin, un soldat qui fumait sur le pont
découvre la terre à une petite demi-lieue devant
nous. Il ventait beaucoup , et le navire, contre son
ordinaire , s'avisait de faire deux lieues par heure.
Cette terre est la côte de Maniguette, située sous
le cinquième degré de latitude septentrionale ;
c'est un pays plat, et qui ne peut être aperçu
I
A44 LETTRES,
qu a une très petite distance : on distinguait sans
peine des cabanes , des hameaux et des rivières.
Tu penses bien que le premier soin fut de virer de
bord; un moment après on jeta la sonde, et l'on
ne trouva que sept brasses de fond. Reconnais-
sance éternelle à la pipe du soldat ! Si le vaisseau
avait encore parcouru quatre fois sa longueur,
c'en était fait de nous, et j'aurais servi de déjeû-
ner à quelque requin affamé. Di melioral
Nous avons ensuite traversé avec une rapidité
singulière le canal de neuf cents lieues qui sé-
pare les côtes d'Afrique de celles du Brésil, et
nous sommes venus à pleines voiles mouiller sur
le banc des Abrolhos, Nous avions tout auprès de
nous des rochers fameux par plus d'un naufrage ,
sur lesquels les courans nous entraînaient. Cette
position était critique, et nous commencions à
perdre l'espérance , lorsque des pécheurs portu-
gais , qui se trouvaient par hasard dans ces para-
ges, nous indiquèrent la véritable route.
Nous manquions d'eau, et une grande partie de
l'équipage était attaquée du scorbut : il fut décidé
que nous relâcherions à Rio-Janéiro. Nous décou-
vrîmes le soir même la petite île du Repos, qui
n'est qu'à quatre lieues de la terre-ferme. L'île du
Repos ! que ce nom flatte agréablement l'oreille
et le cœur ! bonheur , aimable tranquillité , s'il
LETTRES. 445
était vrai que vous fussiez renfermés dans ce point
de notre globe , il serait le terme de ma course ;
j'irais y ensevelir pour jamais mon existence ; in-
connu à l'univers , que j'aurais oublié , j'y coule-
rais des jours aussi sereins que le ciel qui les ver-
rait naître; je vivrais sans désirs, et je mourrais
sans regrets.
C'est ainsi que je m'abandonnais aux charmes
de la rêverie , et mon ame se plaisait dans ces
idées mélancoliques , lorsque , reprenant tout-à-
coup leur cours naturel, mes pensées se tournè-
rent vers Paris. Adieu tous mes projets de re-
traite ; l'ile du Repos ne me parut plus que l'île
de l'Ennui; mon cœur m'avertit que le bonheur
n'est pas dans la solitude; et l'Espérance vint me
dire à l'oreille ; Tu les reverras ces Épicuriens
aimables qui portent en écharpe le ruban gris-
de-lin , et la grappe de raisin couronnée de
myrte; tu la reverras cette maison, non pas de
plaisance, mais de plaisir, où l'œil des profanes
ne pénètre jamais ; tu la reverras
Cette caserne , heureux séjour . .
Oii l'Amitié , par prévoyance ,
Ne reçoit le fripon d'Amour
Que sous serment d'obéissance ;
Oii la paisible Egalité,
/,/,5 LETTRES.
Passant son niveau favorable
Sur les droits de la vanité ,
Ne permet de rivalité
Que dans les combats de la table ;
Où Ton ne connaît d'ennemis
Que la raison toujours cruelle ;
Où Jeux et Ris font sentinelle
, Pour mettre en fuite les ennuis ;
Où Ton porte , au lieu de cocarde ,
Un feston de myrte naissant,
Un thyrse au lieu de hallebarde ,
Un verre au lieu de fourniment ;
Où l'on ne fait jamais la guerre
Que par d'agréables bons mots
Lancés et rendus à propos ;
Où le vaincu , dans sa colère ,
Du nectar fait couler les flots,
Et vide insolemment son verre
A la barbe de ses rivaux.
Cette ordonnance salutaire
Est écrite en lettres de fleurs
Sur la porte du sanctuaire ,
Et mieux encor d^ns tous les cœurs :
« De par nous , l'Amitié fidèle ,
Et plus bas, Bacchus et l'Amour;
Ordonnons qu'ici chaque jour
LETTRES. 447
Amène une fête nouvelle ;
Que l'on y pense rarement,
De peur de la mélancolie ;
Qu'on y préfère sagement
A la sagesse la folie ,
A la raison le sentiment;
Et qu'on y donne à la paresse ,
A l'art peu connu de jouir,
Tous les momens de la jeunesse :
Car tel est notre bon plaisir. »
Le lendemain le vent augmenta; le ciel était
sombre; tout annonçait un gros temps. Pendant
la nuit le tonnerre se fit entendre de trois côtés
différens , et les lames couvraient quelquefois le
vaisseau dans toute sa longueur. Réveillé par le
bruit de la tempête , je monte sur le pont. Nous
n'avions pas une seule voile, et cependant le na-
vire faisait trois lieues par heure. Peins-toi réunis
le sifflement du vent et de la pluie , les éclats du
tonnerre, le mugissement des flots qui venaient
se briser avec impétuosité contre le vaisseau , et
un bourdonnement sourd et continuel dans les
cordages ; ajoute à tout cela l'obscurité la plus
profonde, et un brouillard presque solide que
l'ouragan chassait avec violence ; et tu auras une
légère idée de ce que j'observais alors tout à mon
448 LETTRES,
aise. Je' t'avoue que dans ce moment je me suis
dit tout bas ; Illi robur et œs triplex.., \ ers les trois
heures la tempête fut dans toute sa force; de
longs éclairs tombaient sur le gaillard, et y lais-
saient une odeur insupportable ; la mer paraissait
de feu; un silence effrayant régnait sur le pont;
on n'entendait que la voix de l'officier de quart
qui criait par intervalles, Stribord, bâbord. Ce
grain dura une demi-heure , et il fut tout-à-coup
terminé par un grand calme.
Nous gagnâmes enfin la rade de Rio-Janéiro, et
nous envoyâmes demander au vice-roi la permis-
sion d'y entrer : cette précaution est nécessaire à
tous les vaisseaux étrangers qui veulent y relâ-
cher. Ces gens-ci se ressouviennent de Duguay-
Trouin.
L'entrée de cette rade offre le spectacle le plus
imposant et le plus agréable ; des forts , des re-
tranchemens , des batteries , des montagnes et *J
des collines couvertes de bananiers et d'oran-
gers, et de jolies maisons de campagne disper-
sées sur ces collines.
Nous eûmes dans la matinée une audience pu-
blique du vice-roi. Le palais est vaste ; mais l'exté-
rieur et ce que j'ai vu de l'intérieur ne répondent
pas à la richesse de la colonie. On nous reçut d'a^
bord avec cérémonie dans une grande avant-
LETTRES. 449
salle ; puis un rideau se leva , et nous laissa voir
le vice-roi environné de toute sa cour. Il nous
reçut poliment, accorda au capitaine la relâche,
et aux passagers la permission de se promener
dans la ville. Après l'audience nous fîmes des vi-
sites militaires, et nous revînmes dîner à bord.
Il nous est défendu de manger à terre, et encore
plus d'y coucher.
La ville est grande , les maisons sont basses
et mal bâties, les rues bien alignées, mais fort
étroites.
Après-midi nous descendîmes à terre; trois offi-
ciers vinrent nous recevoir sur le rivage ; c'est Tu-
sage ici, les étrangers sont toujours accompagnés.
Nous allâmes à une foire qui se tient à une demi-
lieue de la ville. Chemin faisant, j'eus le plaisir
de voir plusieurs Portugaises qui soulevaient leurs
jalousies pour nous examiner. Il y en avait très
peu de jolies ; mais une navigation de trois mois ,
et la difficulté de les voir, les rendaient charman-
tes à mes yeux.
On ne trouvait à cette foire que des pierreries
mal taillées, mal montées, et d'un prix excessif.
Pendant que nous portions de tous côtés nos re-
gards, un esclave vint prier nos conducteurs de
nous faire entrer dans un jardin voisin. Nous y
trouvâmes quatre tentes bien dressées.^ La pre-
2iJ
A5o lettres.
inière renfermait une chapelle dont tous les meu-
bles étaient d'or et d'argent massifs , et travaillés
avec un goût ei^quis. La seconde contenait quatre
lits : les rideaux étaient d'une étoffe précieuse de
Chine peinte dans le pays, les couvertures de
damas enrichi de franges et de glands d'or , et les
draps d'une mousseline brodée garnie de den-
telle. La troisième servait de cuisine, et tout y
était d'argent. Quand j'entrai dans la quatrième ,
je me crus transporté dans un de ces palais de
fée bâtis par les romanciers. Dans les quatre an-
gles étaient quatre buffets chargés de vaisselle
d'or , et de grands vases de cristal qui contenaient
les vins les plus rares; la table était couverte d'un
magnifique surtout, et des fruits d'Europe et
d'Amérique. La gaîté qui régnait parmi nous ajou-
tait encore à l'illusion. Tout ce que je mangeai me
parut délicieux et apprêté par la main des génies ;
je croyais avaler le nectar; et pour achever l'en-
chantement il ne manquait plus qu'une Hébé.
Nous sortîmes de ce lieu de délices en remer-
ciant le dieu qui les faisait naître. Ce dieu est un
seigneur âgé d'environ cinquante ans. Il est puis-
samment riche, mais il doit plus qu'il ne possède.
Sa seule passion est de manger son bien et celui
des autres dans les plaisirs et la bonne chère. Il
fait transporter ses tentes partout où il croit pou-
LETTRES. 45i
voir s'amuser , et il décampe aussitôt qu'il s'en-
nuie. Cet homme-là est un charmant Épicurien ;
il est digne de porter le ruban gris-de-lin.
Même fête le lendemain , mais beaucoup plus
brillante, parce qu'il avait eu le temps de la pré-
parer; cependant pas un seul minois féminin.
Nous fîmes aussi plusieurs visites qui rempli-
rent agréablement la soirée. Les femmes nous
reçoivent on ne peut mieux, et comme des ani-
maux curieux qu'on voit avec plaisir. Elles sont
toutes très brunes; elles ont de beaux cheveux
relevés négligemment , un habillement qui plaît
par sa simplicité , de grands yeux noirs et volup-
tueux ; et leur caractère, naturellement enclin à
- l'amour, se peint dans leur regard.
Nous eûmes hier un joli concert suivi d'un bal :
on ne connaît ici que le menuet. J'eus le plaisir
d'en danser plusieurs avec une Portugaise char-
mante, de seize ans et demi : elle a une taille de
nymphe, une physionomie piquante, et la grâce
plus belle encor que la beauté : on la nomme Dona
Theresa.
^ Je ne te dirai rien des églises , les Portugais sont
partout les mêmes ; elles sont d'une richesse
étonnante; il n'y manque que des sièges.
J'aurais été charmé de connaître l'opéra de Rio-
45a LETTRES.
Janeiro; mais le vice-roi n'a jamais voulu nous
permettre d'y aller.
Ce pays-ci est un paradis terrestre; la terre y
produit abondamment les fruits de tous les cli-
mats; l'air y est sain; les mines d'or et de pier-
reries y sont très nombreuses : mais à tous ces
avantages il en manque un , qui seul peut donner
du prix aux autres , c'est la liberté : tout est ici
dans l'esclavage ; on y peut entrer , mais on n'en
sort guère. En général les colons sont mécontens
et fatigués de leur sort.
Nous quittons demain cette rade ^ et nous fai-
sons voile pour l'île de Bourbon ; nous relâche-
rons peut-être au cap de Bonne-Espérance.
Adieu , mon frère et mon ami : aime-moi tou-
jours, et ne voyage jamais par mer.
LETTRE IL
 BERTIN.
Du Cap de Bonne-Espérance, octobre 1777.
C'est ici que l'on voit deux choses bien cruelles ,
Des maris ennuyeux et des femmes fidèles ,
Car l'Amour , tu le sais , n'est pas luthérien.
LETTRES. ^ 453
C'est ici qu'alentour d'une vaste théière ,
Près d'un large fromage et d'un grand pot à bière,
L'on digère, l'on fume, et Ton ne pense à rien.*
C'est ici que l'on a santë toujours fleurie ,
Yisage de chanoine, et panse rebondie.
C'est dans ces lieux enfin qu'on nous fait aujourd'hui
Avaler à longs traits le Constance et l'ennui.
On a bien raison de dire , chaque pays , cha-
que mode. En France , les filles ne s'observent
c|ue dans l'extérieur; l'amant est toujours celui
que l'on reçoit avec le plus de froideur; c'est ccr
lui auquel on veut faire le moins d'attention; et
de l'air le plus décent et le plus réservé on lui
donne un rendez-vous pour la nuit : ici tout au
rebours , vous êtes accueilli avec un air d'intelh-
gence et d'amitié qui parmi nous signifierait beau-
coup; vos yeux peuvent s'expliquer en toute assu-
rance , on leur répond sur le même ton ; on vous
passe le baiser sur la main , sur la joue , même
celui qui semble le plus expressif; enfin on vous
accorde tout, excepté la seule chose qui s'accorde
parmi nous.
Que faire donc? je ne fume jamais; la fidélité
matrimoniale est bien ennuyeuse; dans une intri-
gue où le cœur n'est que chatouillé on ne vise
qu'au dénoûment : la promenade est mon unique
454 LETTRES,
plaisir ; triste plaisir à vingt ans ! Je la trouve dans
un jardin magnifique, qui n'est fréquenté que
par les oiseaux , les Dryades et les Faunes : les di-
vinités de ces lieux s'étonnent de me voir sans
pipe et un livre à la main. C'est là que je jouis
encore par le souvenir de ces momens passés avec
toi , des douceurs de notre amitié , de nos folies ,
et des charmes de la Caserne; c'est là que je t'é-
cris , tandis que tu m'oublies peut-être dans Paris;
Tandis qu'entouré de plaisirs,
Toujours aimé , toujours aimable ,
Tu sais partager tes loisirs
Entre les Muses et la table.
Adieu ; conserve tous ces goûts ;
Vole toujours de belle en belle ,
Au parnasse fais des jaloux,
A l'amitié reste fidèle.
Puisses-tu dans soixante hivers ,
Cueillir les fleurs de la jeunesse ,
Caresser encor ta maîtresse ,
Et la chanter en jolis vers !
LETTRES. • 455
LETTRE III.
iVU MEME
De l'île Bourbon , janvier 1773.
Tu veux donc , mon ami , que je te fasse con-
naître ta patrie ? tu veux que je te parle de ce
pays ignoré , que tu chéris encore parce que tu
n'y es plus ? je vais tâcher de te satisfaire en peu
de mots.
L'air est ici très sain ; la plupart des maladies y
sont totalement inconnues ; la vie est douce , uni-
forme , et par conséquent fort ennuyeuse; la
nourriture est peu variée; nous n'avons qu'un
petit nombre de fruits, mais ils sont excellens.
Ici ma main dérobe à l'oranger fleuri
Ces pommes dont l'éclat séduisit Atalante ;
Ici l'ananas plus chéri
Élève avec orgueil sa couronne brillante ;
De tous les fruits ensemble il réunit l'odeur.
Sur ce coteau l'atte pierreuse
Livre à mon appétit une crème flatteuse ;
A56 LETTRES.
La grenade plus loin s'entrouvre avec lenteur ;
La banane jaunit sous sa feuille élargie ;
La mangue me prépare une chair adoucie ;
Un miel solide et dur pend au haut du dattier ;
La pêche croît aussi sur ce lointain rivage ;
Et plus propice encor , l'utile cocotier
Me prodigue à la fois" le mets et le breuvage.
Voilà tous les présens que nous fait Pomone:
pour l'amante de Zéphire , elle ne visite qu'à re-
gret ces cUmats brûlans.
Je ne sais pourquoi les poètes ne manquent ja-
mais d'introduire un printemps éternel dans les
pays qu'ils veulent rendre agréables : rien de plus
maladroit ; la variété est la source de tous nos
plaisirs , et le plaisir cesse de l'être quand il de-
vient habitude. Vous ne voyez jamais ici la nature
rajeunie ; elle est toujours la même; un verd triste
et sombre vous donne toujours la même sensa-
tion. Ces orangers, couverts en même temps de
fruits et de fleurs , n'ont pour moi rien d'intéres-
sant, parce que jamais leurs branches dépouillées
ne furent blanchies par les frimas. J'aime à voir
la feuille naissante briser son enveloppe légère;
j'aime à la voir croître , se développer , jaunir et
tomber. Le printemps plairait beaucoup moins,
s'il ne venait après l'hiver.
LETTRES. 557
O mon ami! lorsque mon exil sera fini, avec
quel plaisir je reverrai Feuillancour au mois de
mai ! avec quelle avidité je jouirai de la nature î
avec quelles délices je respirerai les parfums de
la campagne ! avec quelle volupté je foulerai le
gazon fleuri ! les plaisirs perdus sont toujours les
mieux sentis. Combien de fois n'ai-je pas regretté
le chant du rossignol et de la fauvette 1 Nous n'a-
vons ici que des oiseaux braillards, dont le cri
importun attriste à la fois l'oreille et le cœur. En
comparant ta situation à la mienne, apprends,
mon ami , à jouir de ce que tu possèdes.
Nous avons, il est vrai, un ciel toujours pur et
serein, mais nous payons trop cher cet avantage.
L'esprit et le corps sont anéantis par la chaleur ;
tous leurs ressorts se relâchent; l'ame est dans un
assoupissement continuel ; l'énergie et la vigueur
intérieures se dissipent par les pores. Il faut atten-
dre le soir pour respirer; mais vous cherchez en
vain des promenades.
D'un coté mes yeux affligés
N'ont pour se reposer qu'un vaste amphithéâtre
De rochers escarpés que le temps a rongés ;
De rares arbrisseaux, par les vents outragés,
Y croissent tristement sur la pierre rougeâtre ;
Et des lataniers aloiigés
458 LETTRES.
Y montrent loin à loin leur feuillage grisâtre.
Trouvant leur sûreté dans leur peu de valeur ,
Là d'étiques perdreaux de leurs ailes bruyantes
Rasent impunément les herbes jaunissantes ,
Et s'exposent sans crainte au canon du chasseur.
Du sommet des remparts dans les airs élancée,
La cascade à grand bruit pcécipite ses flots ,
Et, roulant chez Thétis son onde courroucée,
Du Nègre infortuné renverse les travaux.
Ici , sur les confins des états de Neptune ,
Où jour et nuit son épouse importune
Afïlige les échos de longs mugissemens ,
Du milieu des sables brûlans
Sortent quelques toits de feuillage.
Rarement le Zéphir volage
Y rafraîchit l'air enflammé ;
Sous les feux du soleil le corps inanimé
Reste sans force et sans courage.
Quelquefois l'Aquilon bruyant ,
Sur ses ailes portant l'orage ,
S'élance du sombre orient ;
Dans ses antres l'onde profonde
S'émeut , s'enfle , mugit , et gronde ;
Au loin sur la voûte des mers
On voit des montagnes liquides
S'élever , s'approcher , s'élancer dans les airs ,
Retomber et courir sur les sables humides ;
LETTRES. 459
Les flammes du volcan brillent dans le lointain :
L'Océan franchit ses entraves ,
Inonde nos jardins, et porte dans nos caves
Des poissons étonnés de nager dans le vin.
Le bonheur il est vrai, ne dépend pas des lieux
qu'on habite; la société, pour peu qu'elle soit
douce et amusante, dédommage bien des incom-
modités du climat. Je vais essayer de te faire con-
naître celle qu'on trouve ici.
Le caractère du Créole est généralement bon ;
c'est dommage qu'il ne soit pas à même de le
polir par l'éducation. Il est franc, généreux,
brave et téméraire. Il ne sait pas couvrir ses vé-
ritables sentimens du masque de la bienséance;
si vous déplaisez, vous n'aurez pas de peine à
vous en apercevoir ; il ouvre aisément sa bourse
à ceux qu'il croit ses amis; n'étant jamais instruit
des détours de la chicane, ni de ce qu'on nomme
les affaires , il se laisse souvent tromper. Le pré-
jugé du point d'honneur est respecté chez lui
plus que partout ailleurs. Il est ombrageux ,
inquiet et susceptible à l'excès ; il se prévient
facilement, et ne pardonne guère. Il a une adresse
peu commune pour tous les arts mécaniques ou
d'agrément; il ne lui manque que de s'éloigner
de sa patrie , et d'apprendre. Son génie indolent
4fio LETTRES
et léger n'est pas propre aux sciences ni aux étu-
des sérieuses; il n'est pas capable d'application;
et ce qu'il sait , il le sait superficiellement et par
routine.
On ne se doute pas dans notre île de ce que
c'est que l'éducation. L'enfance est l'âge qui de-
mande de la part des parens le plus de prudence
et le plus de soin : ici l'on abandonne les enfans
aux mains des esclaves ; ils prennent insensible-
ment les goûts et les mœurs de ceux avec qui ils
vivent : aussi à la couleur près, très souvent le
maître ressemble parfaitement à l'esclave. A sept
ans quelque soldat ivrogne leur apprend à lire ,
à écrire, et leur enseigne les quatre premières
régies d'arithmétique ; alors l'éducation est com-
plète.
Le Créole est bon ami, amant inquiet, et mari
jaloux ; ( ce qu'il y a d'impayable, c'est que les fem-
mes partagent ce dernier ridicule avec leurs
époux , et que la foi conjugale n'en est pas mieux
gardée de part et d'autre ). Il est vain et entêté ;
il méprise ce qu'il ne connaît pas , et il connaît
peu de chose ; il est plein de lui-même , et vide
de tout le reste. Ici, dès qu'un homme peut avoir
six pieds de maïs, deux cafiers, et un Négrillon,
il se croit sorti de la côte de S. Louis: tel qui
galope à cru dans la plaine , une pipe à la bouche ,
i
LETTRES. 461
en grand caleçon , et les pieds nus , s'imagine que
le soleil ne se lève que pour lui. Ce fonds d'or-
gueil et de suffisance vient de l'ignorance et de
la mauvaise éducation.
D'ailleurs , accoutumé comme on l'est ici depuis
l'enfance à parler en maître à des esclaves, on
n'apprend guère , ou l'on oublie aisément ce
qu'exigent un égal et un supérieur. Il est diffi-
cile de ne pas rapporter de l'intérieur de son
domestique un ton décisif; et cet esprit impérieux
que révolte la plus légère contradiction. C'est
aussi ce qui entretient cette paresse naturelle au
Créole, qui prend sa source dans la chaleur du
climat.
Le sexe dans ce pays n'a pas à se plaindre de
la nature : nous avons peu de belles femmes ,
mais presque toutes sont jolies ; et l'extrême pro-
preté, si rare en France, embellit jusqu'aux lai-
des. Elles ont en général une taille avantageuse
et de beaux yeux. La chaleur excessive empêche
les lis et les roses d'éclore sur leur visage ; cette
chaleur flétrit encore avant le temps d'autres
attraits plus précieux , ici une femme de vingt-
cinq ans en a déjà quarante. Il existe un proverbe
exclusif en faveur des petits pieds ; pour l'honneur
de nos dames, je m'inscris en faux contre ce pro-
verbe. Il leur faut de la parure, et j'ose dire que
A6a LETTRES,
le goût ne préside pas toujours à leur toilette:
la nature , quelque négligée qu'elle puisse être ,
est plus agréable qu'un art mal-adroit. Ce prin-
cipe devrait aussi les guider dans les manières
étrangères qu'elles copient, et dans toutes ces
grâces prétendues où l'on s'efforce de n'être plus
soi-même.
Les jalousies secrètes et les tracasseries éter-
nelles régnent ici plus que dans aucun village de
province ; aussi nos dames se voient peu entre
elles : on ne sort que pour les visites indispensa-
bles, car l'étiquette est ici singulièrement res-
pectée : nous commençons à avoir une cérémonie,
une mode , un bon ton.
L'enfance de cette colonie a été Semblable à
l'âge d'or; d'excellentes tortues couvraient la sur-
face de nie ; le gibier venait de lui-même s'offrir
au fusil ; la bonne foi tenait lieu de code. Le
commerce des Européens a tout gâté. Le Créole
s'est dénaturé insensiblement; il a substitué à ses
mœurs simples et vertueuses des mœurs polies et
corrompues; l'intérêt a désuni les familles; la
chicane est devenue nécessaire ; le chabouc a dé-
chiré le Nègre infortuné ; l'avidité a produit la
fourberie; et nous en sommes maintenant au
siècle d'airain.
Je te sais bon gré, mon ami, de ne pas oublier
LETTRES. 463
les Nègres dans les instructions que tu me deman-
des; ils sont hommes, ils sont malheureux; c'est
avoir bien des droits sur une ame sensible. Non y
je ne saurais me plaire dans un pays où mes
regards ne peuvent tomber que sur le spectacle
de la servitude , où le bruit des fouets et des chaî-
nes étourdit mon oreille et retentit dans mon
cœur. Je ne vois que des tyrans et des esclaves ,
et je ne vois pas mon semblable. On troque tous
les jours un homme contre un cheval ; il est
impossible que je m'accoutume à une bizarrerie
si révoltante. Il faut avouer que les Nègres sont
moins maltraités ici que dans nos autres colonies ;
ils sont vêtus; leur nourriture est saine et assez
abondante : mais ils ont la pioche à la main depuis
quatre heures du matin jusqu'au coucher du
soleil ; mais leur maître , en revenant d'examiner
leur ouvrage , répète tous les soirs : « Ces gueux-
là ne travaillent point ; » mais ils sont esclaves ,
mon ami ; cette idée doit bien empoisonner le
maïs qu'ils dévorent et qu'ils détrempent de leur
sueur. Leur patrie est à deux cents lieues d'ici ;
ils s'imaginent cependant entendre le chant des
coqs et reconnaître la fumée des pipes de leurs
camarades. Ils s'échappent quelquefois au nom-
bre de douze ou quinze, enlèvent une pirogue,
et s'abandonnent sur les flots. Ils y laissent près-
A64 LETTRES.
tjLie toujours la vie; et c'est peu de chose, lors-
qu'on a perdu la liberté. Quelques-uns cependant
sont arrivés à Madagascar; mais leurs compatriotes
les ont tous massacrés , disant qu'ils revenaient
d'avec les blancs , et qu'ils avaient trop d'esprit, j
Malheureux ! ce sont plutôt ces mêmes blancs '
qu'il faut repousser de vos paisibles rivages. Mais
il n'est plus temps, vous avez déjà pris nos vices
avec nos piastres. Ces misérables vendent leurs
enfans pour un fusil ou pour quelques bouteilles
d'eau-de-vie.
Dans les premiers temps de la colonie , les Nè-
gres se retiraient dans les bois , et de là ils fai-
saient des incursions fréquentes dans les habita-
tions éloignées. Aujourd'hui les colons sont en
sûreté. On a détruit presque tous les murons ; des
gens payés par la commune en font leur métier ,
et ils vont à la chasse des hommes aussi gaiement
qu'à celle des merles.
Ils reconnaissent un Être suprême. On leur
apprend le catéchisme; on prétend leur expli-
quer l'évangile ; Dieu sait s'ils en comprennent le
premier mot ! on les baptise pourtant bon gré ,
malgré, après quelques jours d'instruction qui
n'instruit point. J'en vis un dernièrement qu'on
avait arraché de sa patrie depuis sept mois; il se
laissait mourir de faim. Gomme il était sur le
LETTRES. 465
point d'expirer, et très éloigné de la paroisse, on
me pria de lui conférer le baptême. Il me regarda
en souriant, et me demanda pourquoi je lui jetais
de l'eau sur la tête : je lui expliquai de mon mieux
la chose ; mais il se retourna d'un autre côté ,
disant en mauvais français : « Après la mort tout
est fini, du moins pour nous autres Nègres; je
ne veux point d'une autre vie, car peut-être y
serais-je encore votre esclave. »
Mais sur cet affligeant tableau
Qu'à regret ma main continue ,
Ami, n'arrêtons point la vue.
Et tirons un épais rideau ;
Dégageons mon ame oppressée
Sous le fardeau de ses ennuis :
Sur les ailes de la pensée
Dirigeons mon vol à Paris ,
Et revenons à la Caserne ^
Aux gens aimables, au Falerne ,
A toi le meilleur des amis ,
A toi , qui du sein de la France
M'écris encor dans ces déserts.
Et que je vois bâiller d'avance
En lisant ma prose et mes vers.
Que fais- tu maintenant dans Paris.? tandis que
3o
466 LETTRES.
le soleil est à notre zénith , l'hiver vous porte à
vous autres la neige et les frimas. Réahses-tu ces
projets cVorgie auxquels on répond par de jolis
vers et par de bons vins? Peut-être qu'entouré
de tes amis et des miens, amusé par eux, tu les
amuses à ton tour par tes congés charmans.
Peut-être , hélas ! dans ce moment
Oîi ma plume , trop paresseuse ,
Te griffonne rapidement
Une rime souvent douteuse ,
Assiégeant un large pâté ,
D'Alsace arrivé tout-à-l'heure ,
Vous buvez frais à ma santé ,
Qui pourtant n'en est pas meilleure.
Dans ce pays le Temps ne vole pas , il se traîne ; .
l'Ennui lui a coupé les ailes. Le matin ressemble
au soir, le soir ressemble au matin; et je me
couche avec la triste certitude que le jour qui
suit sera semblable en tout au précédent. Mais il
n'est pas éloigné cet heureux moment où le vais-
seau qui me rapportera vers la France sillonnera
légèrement la surface des flots. Soufflez alors ,
enfans impétueux de Borée, enflez la voile tendue.
Et vous, aimables Néréides, poussez de vos mains
bienfaisantes mon rapide gaillard. Vous rendîtes
LETTRES. 467
autrefois ce service aux galères d'Énée , qui le
méritait moins que moi. Je ne suis pas tout-à-fait
si pieux; mais je n'ai pas trahi ma Didon. Et vous ,
6 mes amis ! lorsque l'Aurore, prenant une robe
plus éclatante, vous annoncera l'heureux jour qui
doit me ramener dans vos bras , qu'une sainte
ivresse s'empare de vos âmes :
D'une guirlande nouvelle
Ombragez vos jeunes fronts ;
Et qu'au milieu des flacons
Brille le myrte fidèle.
Qu'auprès d'un autel fleuri
Chacun d'une voix légère
Chante pour toute prière •
Regina potens Cjpri\
Puis venant à l'accolade
D'un ami ressuscité, .
Par une triple rasade
Vous saluerez ma santé.
3o*
468 LETTRES.
LETTRE IV.
A M. DE P... DU S...
Paris, 1777.
Tu dis bien vrai, Du S..., quand une heureuse aubaine
De nos pères joyeux couronna les ébats,
Ils faisaient deux amis , et ne s'en doutaient pas.
Le même astre a réglé ta naissance et la mienne.
Nous reçûmes le jour dans ces climats brûlans.
Ou deux fois le soleil repassant sur nos têtes
Féconde là nature, et fixe dans nos champs
Ce printemps éternel chanté par les poètes. ^
Là , comme on fait ailleurs , je végétai neuf ans.
Qu'on chante, si l'on veut, les beaux jours de l'enfance;
Je n'en regrette aucun ; cette aimable ignorance
Est un bonheur bien fade aux yeux de la raison ,
Et la saison de l'innocence
Est une aSvSez triste saison.
Transplantés tous les deux sur le bord de la France ,
Le hasard nous unit dans un de ces cachots ,
Où , la férule en main , des enfileurs de mots
Nous montrent comme on parle, et jamais comme on pense.
Arbrisseaux étrangers , peu connus dans ces lieux ,
LETTRES. A69
S'il nous fallut souffrir la commune culture ,
Des mains qui nous soignaient les secours dangereux
N'ont pu gâter en nous ce que fit la nature.
A peine délivrés de la docte prison,
L'honneur nous fît ramper sous le dieu des batailles ,
Tu volas aussitôt aux murs de Besançon ;
Un destin moins heureux me poussa dans Versailles.
•
Réunis sur les flots , nous bénissons le sort ;
Mais il nous attendait aux rivages d'Afrique.
Sans doute il te souvient de cette nuit critique
Où nous allions passer du sommeil à la mort!
Un soldat qui fumait nous retint à la vie.
Nous étions réservés à des dangers nouveaux.
J'entends encor d'ici les rochers ^Abrolhos
Retentir sous les coups des vagues en furie ;
Je vois notre vaisseau , dans un calme trompeur ,
Céder au courant qui l'entraîne ;
Je vois régner par-tout une morne frayeur,
Je lis dans tous les yeux que ma perte est certaine ,
Je revois le trépas et toute son horreur.
O toi, de mes pensers dépositaire utile,
Toi qui connais mon cœur, tu sais s'il fut ému;
Voyant tout , mais d'un œil tranquille ,
J'écrivais , presque sûr de n'être jamais lu.
470 LETTRES.
Te souvient-il encor de l'homme aux quatre tentes,
De ce couvent peuplé d'Ursulines galantes,
Des maris portugais, de Dona Theresa,
Belle comme l'Amour, plus friponne peut-être.
Infidèle d'avance à l'époux qu'elle aura ,
Et nous jetant le soir des fleurs par la fenêtre ?
Le port des Hollandais nous reçut à son tour.
Tu soupires, sans doute, et ta bouche chrétienne
Nomme la tendre Bergh , jeune luthérienne.
Que ton zèle avait su convertir à l'amour.
Nous arrivons enfin. Pardonne , ô ma patrie !
Mais je ne connus point ce doux saisissement
Qu'on éprouve en te revoyant;
Mon ame à ton aspect ne s'est pas attendrie.
La patrie est un mot , et le proverbe ment.
Toi seule, d mon Eléonore,
As rendu ce séjour agréable à mes yeux.
Tendre et fidèle objet d'un amour malheureux,
Peut-être tu ressens des peines que j'ignore;
Va , mon cœur les partage , et te rend tes soupirs.
En vain le sort jaloux termina nos plaisirs;
De mon bonheur passé je suis heureux encore.
Enfin, après quatre ans d'inconstance et d'erreur,
Je te suis dans Paris. Là ^ maître de moi-même ,
Sans désirs , sans amour , paresseux par système ,
LETTRES. 471
Sur la scène du monde assez mauvais acteur ,
Je déchire mon rôle , et deviens spectateur.
Mon vaisseau battu par l'orage
A regagné le port, et n'en sortira plus.
Que dis-je ? dès demain , ennuyé du rivage,
Peut-être irai-je encor l'exposer au naufrage
Sur ces mêmes écueils qu'il n'a que trop connus.
C'est le travers de tous les hommes
De chercher le repos et de s'en dégoûter;
Ce bien si désiré n'est doux qu'à souhaiter.
Nous ne vivons point où nous sommes ;
L'esprit vole plus loin, il voit d'autres climats,
Il en fait la peinture à notre ame séduite ,
Et ce qu'il embellit a toujours plus d^appas.
La peine est aux lieux qu'on habite ,
Et le bonheur où l'on n'est pas.
LETTRE V ET DERNIERE.
A MON FRÈRE.
« Pondichéry, septembre X 78 5.
Le ciel, qui voulait mon bonheur,
Avait mis au fond de mon cœur
472 • LETTRES.
La paresse et Finsouciance;
Je ne sais quel démon jaloux
Joignit à ces aimables goûts
L'inquiétude et Finconstance.
Après un exil de vingt mois ,
Je quittai la brûlante Afrique ,
J'allais pour la dernière fois
Repasser le double tropique ;
Mais un désir impérieux
Me pousse aux indiens rivages.
Toujours errant et paresseux ,
J'aime et je maudis les voyages;
En aide-de-camp transformé,
J'ai vu la mer Asiatique,
Et de la Taprobane antique
Le ciel constamment enflammé :
Sa rive, aujourd'hui pacifique,
N'offre ni vaisseau ni canon ;
Suffren n'y laissa que son nom.
C'est là son unique défense ;
Et la hollandaise prudence.
Qui du sort prévoit peu les coups ,
Se repose avec indolence
Sur les lauriers cueillis pan nous.
J'ai parcouru d'un pas rapide
Des bois tristes et sans échos.
LETTRES. • 473
Une main adroite et perfide
Y transplanta quelques moineaux ;
Comme ancienne connaissance,
J'ai salué ce peuple aile,
Du lieu chéri de sa naissance
A regret sans doute exilé.
Poussé par un vent favorable ,
J'arrive dans Pondichéry.
Montrez-moi ce fameux Bussy
Aux Indiens si redoutable.
La mort l'a frappé, mais trop tard;
Aisément vaincu par Stuard ,
Par la goutte et par la vieillesse ,
Il va rejoindre nos guerriers.
Dépouillé de tous les lauriers
Qu'il usurpa dans sa jeunesse.
Ce monde si souvent troublé
Par la politique étrangère , '
Ce monde toujours désolé
Par l'Européen sanguinaire ,
Sous les maux qu'y laissa la guerre
Gémira long-temps accablé.
Unie au glaive inexorable ,
La famine , plus implacable,
En a fait un vaste tombeau.
Les champs regrettent leur parure ;
lM\ LETTRES.
Le coton languit sans culture.
Et ne charge plus le fuseau.
L'avarice tourne ses voiles
Vers ce lieu jadis florissant ,
Arrive, et se plaint froidement
Qu'on a hausse le prix des toiles.
Pour ne pas l'entendre , je fuis
Le brûlant séjour de la ville ;
Contre la ville et ses ennuis
Oulgarey sera mon asile.
O Printemps ! réponds à mes vœux.
Si ma voix, jadis plus brillante ,
Célébra ta beauté riante
Et fit aimer ton règne heureux ,
Demande )\ Flore ta parure,
Et viens, escorté du Zéphir,
Donner ta robe de verdure
Aux champs que je vais parcourir.
Jeune et mélodieuse encore,
Ma lyre a protégé les fleuri :
Charmantes filles de l'Aurore ,
Pour mes yeux hâtez-vous d'éclore,
Rendez-moi vos douces odeurs.
Arbres chéris , dont le feuillage
Plaisait à mon cœur attristé,
Prêtez-moi cet utile ombrage
LETTRES. 475
Que mes vers ont souvent chanté.
Que dis-je ? ce climat vanté
Ne connaît ni Zéphir ni Flore ;
Un long et redoutable été
Flétrit ces champs et les dévore ;
Mon cœur, mes yeux sont mécontens;
Et je redemande sans cesse
Mes amis avec le printemps;
J'aurais dit dans un autre temps
Le printemps avec ma maîtresse.
Mais hélas ! ce nouveau séjour
Me commande un nouveau langage ;
Tout y fait oublier l'amour ,
Et c'est l'ennui qui me rend sage.
Vaincu par les feux du soleil ,
Je me couche sur l'herbe rare;
Je cède aux pavots du sommeil ;
La douce Illusion m'égare.
Tout-à-coup je suis introduit
Dans un bois épaissi par elle ,
Dont la fraîcheur est éternelle ,
Et qui change le jour en nuit.
J'aperçois des perles liquides
Sur le feuillage vacillant ;
J'ordonne , et les rameaux humides
Viennent toucher mon front brûlant.
47r> LETTRES.
Mais un cri frappe mon oreille ;
Ce cri propice me réveille ,
Et je m'éloigne avec effroi
De la couleuvre venimeuse ,
Qui dans sa marche tortueuse
Glissait en rampant jusqu'à moi.
Le jour fuit , l'Indien fidèle
Va prier Rutren et Brama ,
Et l'habitude me rappelle
Que c'est l'heure de l'opéra.
Venez , charmantes Bayadères ,
Venez avec tous ces appas
Et ces parures étrangères
Que mes yeux ne connaissent pas.
Je veux voir ce sein élastique
Enfermé dans un bois léger.
Et cette grâce asiatique
Dont X Histoire philosophique
Se plaît à peindre le danger.
Venez , courtisanes fameuses ,
Répétez ces jeux séduisans ,
Ces pantomimes amoureuses,
Et ces danses voluptueuses
Qui portent le feu dans les sens.
Raynal vous a trop embellies ,
LETTRES. 477
Et vous trompez mon fol espoir.
Hëlas ! mes yeux n'ont pu vous voir
Ni séduisantes ni jolies.
Le goût proscrit leurs ornemens ,
L'amour n'échauffe point leur danse,
Leur regard est sans éloquence ,
Et leurs charmes font peu d'amans. '
N'en déplaise aux voix mensongères,
N'en déplaise aux brillans écrits.
On ne rencontre qu'à Paris
Les véritables Bayadères.
J'y serai bientôt de retour ;
Et puisse enfin la destinée
Dans cette ville fortunée
Fixer désormais mon séjour !
Je suis fatigué des voyages.
J'ai vu sur les lointains rivages
Ce qu'en Europe tu peux voir ,
Le constant abus du pouvoir.
A l'intérêt d'un sot en place
Par-tout les hommes sont vendus ;
Par-tout les fripons reconnus
Lèvent le front avec audace ;
Par-tout la force fait les lois :
La probité paisible et douce
478 LETTRES.
Réclame en vain ses justes droits;
Par-tout la grand'chambre est un bois
Funeste au passant qu'on détrousse.
L'amour est bien un bois aussi ,
Et le plus fin s'y laisse prendre ;
Mais dans celui-là, Dieu merci,
L'on peut crier et se défendre.
Heureux donc qui dans vos climats ,
Maître de lui, sans embarras.
S'amuse des erreurs publiques,
Lit nos gazettes , rit tout bas
De nos sottises politiques ;
Donne à l'amour quelques soupirs ,
A l'amitié tous ses loisirs,
De son toit rarement s'écarte.
Et qui, prudemment paresseux.
Ne te fait jamais ses adieux
Que pour voyager sur la carte !
Fm.
TABLE.
Notice. pyrr,
ÉLÉGIES.
LIVRE PREMIER.
iLF.GiE. I. Le Lendemain.
3
IL La Discrétion
5
III. Billet.
6
IV. La Frayeur.
7
V. Vers gravés sur un Oranger.
9
VI. Remède dangereux.
lO
VIL Demain. .
II
Vm. Le Revenant.
12
IX. Fragment d'Alcée, poète grec.
i5
X. Billet.
17
LIVRE SECOND.
I. Le Refroidissement.
*9
II. La Nuit.
20
III. La Rechute. *
21
IV. Reproches à Éléonore.
24
V. Dépit.
26
VI. A un Ami trahi par sa maîtresse.
28
VIL II est trop tard.
3o
VIII. A mes Amis.
. 32
IX. Aux Infidèles.
33
• X. Retour à Éléonore.
35
XL Le Raccommodement.
38
LIVRE TROISIÈME.
I. Les Sermens.
3q
II
TABLE.
Elégie IL Souvenir. Pag. /,i
IIL Le Songe.
43
IV. Ma Retraite.
45
V. Au gazon foulé par Éléonore.
48
VI. Le Voyage manqué.
49
VIL Le Cabinet de toilette.
5i
VIIL L'Absence.
53
IX. Ma Mort.
54
X. L'Impatience.
56
XL Délire.
58
XII. Les Adieux.
61
LIVRE QUATRIÈME.
I.
63
IL
65
m.
67
IV. A l'Amour.
68
V.
70
VI.
72
VIL
75
VIIL
77
IX.
78
X,
80
XL
82
XIL
83
XIIL
84
XIV.
86
LA JOURNÉE CHAMPÊTRE.
91
ISNEL ET ASLÉGA.
Chant I.
129
IL
142
m.
l52
IV.
164
GODDAM !
Prologue.
-.^K
TABLE.
III
Chant I.
IL
IIL
IV.
Pag. 177
187
195
2o3
l
LES DEGUISEMENS DE VENUS ,
tableaux imites du grec.
Tableau L
IL
IIL
IV.
V.
VI.
VIL
VIIL
IX.
X.
XL
XII.
XIII.
XIV.
XV.
XVI.
XVII.
XVIIL
XIX.
XX.
XXI.
XXII.
XXIIL
XXIV.
XXV. , .
XXVL
XXVII.
xxvm.
ai5
ai6
ii'j
218
220
221
222
223
225
227
228
280
23l
232
233
235
236
287
238
240
241
242
243
244
245
Ibid,
246
248
3i
TABLE.
Tableau XXIX.
Pag. 249
XXX.
25l
LES TABLEAUX.
I. La Rose.
255
II. La Main.
256
m. Le Songe.
a57
IV. Le Sein.
258
V. Le Baiser.
259
VL Les Rideaux.
260
VII. Le Lendemain.
261
VIII. Llnfidélité.
262
IX. Les Regrets.
Ihid.
X. Le Retour.
263
MÉLANGES.
Les Fleurs.
267
Jamsel, anecdote historique.
278
Le Voyage de Céline.
285
Églogue.
3o6
Envoi à Éléonore.
3io
Dieu vous bénisse.
3ii
Les Paradis.
312
Plan d'Étude.
3i5
Projet de Solitude.
3i7
Palinodie.
3i8
Réflexion amoureuse.
320
Le Bouquet de l'Amour.
Thid.
Épître aux Insurgens.
321
Dialogue entre un poète et sa Muse.
323
Épitaphe.
327
A Chloé.
328
Le Tombeau d'Eucharis.
33o
Dialogue.
33i
Épître à Messieurs du Camp de St.-Roch.
332
Portrait d'une religieuse.
333
TABLE.
A M. de Fontanes.
Pag
534
Confession d'une jolie femme.
335
Complainte.
340
Léda.
342
A Berlin.
347
Coup-d'œil sur Cythère.
348
Un Miracle.
358
Vers sur la mort d'une jeune fille.
36o
Couplets pour le mariage de M" Macdonald.
36i
Inscription.
363
Le Réveil d'une mère.
Ibid.
Boutade.
366
Rétractation.
Ibid.
Réponse.
367
A M. Français.
369
A M. Tissot, sur sa traduction des baisers de Jean IL
371
Au même. '
372
Ephimécide , imitation du grec.
373
Vers écrits sur l'album de M« Lambert.
377
Cantate pour la loge des Neuf Sœurs.
378
A quelques Poètes.
379
Les Succès littéraires.
383
REPONSES DIVERSES.
RÉPONSE I. 384
IL A La Harpe , sur sa comédie des muses
rivales. 385
m. . 386
IV. Au Comte de Schowalow. 387
V. Au même. 388
VI. 390
VIL A M. de Fontanes sur sa traduction de
l'Essai sur l'homme. 393
VIII. Ibid.
IX. 395
VI TABLE.
RÉPONSE X. A M. Félix Nogaret, sur sa traduction
d'Aristenète. Ibid.
XI. A M. Victorin Fabre. 3g6
XII. 397
XIII. A M. Millevoye, auteur du poème de
TAmour maternel. 3g8
XIV. A ces Messieurs. Pag. 3gq
Discours de réception à l'Académie française 401
Le Promontoire de Leucade. 416
Les Ailes de l'Amour, imitation du grec. 424
Le Torrent, idylle persane. 426
Chanson I.
Li-Li»jv^xiu iTjiiiJJiiiVj/\.oorjC5.
43i
IL
Ibid,
III.
432
IV.
'
433
V.
434
VI.
435
VIL
437
VIII.
Ibid,
IX.
438
X.
^
439
XL
440
XIL
LETTRES.
441
Lettre I. A mon
frère
443
IL A Bertin.
452
III. Au même.
455
IV. A M.
de P du S
468
V et dernière. A mon frère.
471
FIN DE LA TABLE.
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PQ Pamy, Evariste Désire de
2019 Forges, vicomte de
P33^6 Oeuvres choisies de PsrnT
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