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Full text of "Oeuvres complètes de Pigault Lebrun"

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OEUVRES 


COHPLfiTBS 


DE   PIGAULT-LEBRUN 


TOATE   IV. 


MON  ONCLE  THOMAS. 


•r  1  a.i'.  i.'U  ) 


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.VA'.  V)V\  \     A  \   )f.y:   i'.d  .<. 


OEUVRES 


COMPLETES 


DE    PIGAULT-LEBRUN. 


TOME    QUATRIEME. 


A.  PARIS, 

CHEZ  J.-N.  BARBA,  LIBRAIRE, 

1    DKS     OEUVRES   DE    M.    PlClltD    ET   DE   M.    AI.E\-   t 
P*(.AlS-HOïÂL,    N°  5 


1823. 


3t  JUL1766 


.  :,  ^ 


^- 


\ 


MON  ONCLE 

THOMAS 


Nunc  est  ridenditm. 


PREMIÈRE    PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER- 

Ce  que  c'est  que  cet  oncle. 

Oi  on  se  choisissait  un  père,  disait-on,  en  1740, 
je  serais  le  fils  d'un  roi.  On  dit  probablement  au- 
jourd'hui :  je  serais  le  fils  d'un  fournisseur,  d'un 
agioteur,  d'un  spoliateur.  Quelques-uns  disent, 
peut-être  :  je  serais  le  fils  de  la  gloire  ;  mais  la 
gloire  est  une  belle  femme  qui  ne  cède  jamais  : 
elle  veut  qu'on  la  viole.  Bonaparte  ne  peut  pas 
être  le  père  de  tout  le  monde.  Au  reste ,  en  dépit 
de  ces  rêves  et  de  ces  vœux,  on  finit  toujours 
par  être  le  fils  de  son  père,  quel  qu'il  soit,  et  il 
faut  le  prendre  tel  qu'il  est. 
IF. 


MON*  O'IfCLt 


Mon  oncle  Thomas  était  incontestablement  le 
fils  du  sien.  Mais  quel  est  celui  qui  donna 
l'être  à  cet  homme  i«eoroparai)le  ?  C'est  ce  dont 
il  ne  s'est  jamais  iisquiété,  et  ce  qne  n''^  jamais 
pu  lui  dire  Rosalie-la-Brune y  fille  majeure,  usant 
de  ses  droits ,  rue  Froid*manteau ,  qui  devint  sa 
mère ,  sans  savoir  à  qui  accorder  les  honneurs 
de  la  paternité.  Ce  fut  le  1 8  mars  1 740. 

Mon  oncle  Thomas  eut  au  moins  cet  avantage, 
sur  bien  d'autres,  d'être  certain  de  ne  pas  se 
tromper  en  appelant  papa  le  mari  de  maman  ^ 
car  il  avait  six  ans ,  que  mademoiselle  Rosalie 
n'avait  encore  épousé  que  le  public. 

C'était  d'ailleurs  une  fille  assez  honnête  pour 
son  état,  et  très-propre  pour  sa  rue.  Elle  mettait 
la  chemise  blanche  tous  les  dimanches,  et  ses 
adorateurs  du  moment  sortii^ent  constamment  de 
chez  elle,  avec  leur  bourse  dans  leur  poche,  et 
leur  montre  à  leur  gousset. 

Par  dessus  tout  cela  ,  elle  se  piquait  d'être 
bonne  mère.  Elle. n'avait  pas  nourri  elle-même  le 
petit  Thomas,  parce  que  son  lait  était  échauffé; 
elle  ne  l'avait  pas  mis  en  nourrice,  faute  de  fonds  ; 
mais  nionsieur  BeHe-Pointe ,  maître  en  fait  d'ar- 
mes ,  et  racoleur  sur  le  quai  de  la  Ferraille ,  qui 
Taidaità  manger  les  produits  de  Y  état  y  monsieur 
Belle-Pointe  avait  été  faire  un  tour  sur  les  talus 
des  boulevards  neufs ,  et,  d'un  revers  de  main ,  il 
avait  fait  taire  une  petite  fille  qui  trouvait  mau- 
vais qu'il  prît  sa  chèvre  sous  son  bras,  quoiqu'il 


THOMAS.  3 

« 

lui  eût  répété  trois  fois  qu'il  fallait  une  nourrice 
au  pctjit  Thomas. 

Mademoiselle  Rosalie,  lorsqu'elle  déménageait  y 
faisait  son  paquet  dans  une  serviette,  ^t  il  ne  kri 
était  pas  aisé  d'arranger  une  layette  à  monsieur 
son  fils.  Monsieur  Belle-Pointe,  que  rien  n'eni^* 
barrassait,  fut  se  promener  au  Gros -Caillou,  et 
il  avait  déjà  décroché  quatre  à  cinq  chemises , 
lorsque  Margot  la  Tapageuse  y  blatiebisfieuse  de 
profession,  et  faible  d'inclination,  aeconrut  en 
criant  au  volettr.  Monsieur  Fretx/brtz ,  grenadier 
aux  gardes  suisses,  et  maître  d'espadon,  arriva 
tranquillement,  le  jarret  tendu,  retroussant  sa 
moustache  d'une  main ,  et  caressant ,  de  l'autFf^  y 
la  poignée  de  son  sabi^e.  Il  notifia  flegmatique- 
ment  à  monsieur  Beîle-Pointe  d'avoir  à  temettre 
les  chemises.  Bèlle-Pointe  lui  rit  au  nes&,  et  serra 
lies  chemises  d'ans  ses  poches.  «Monsfîfeur  Fratforta 
mit  flamberge  au  vent;  Belle -Pointe  ea  fit  de 
même ,  et  reçut ,  au  t/'avers  du  cm*ps,  uu  toup  si 
vigoureux ,  •  que  là  gtode  du  sabre  de  Fretzforfess 
lui  servit  d'emplâtre.  Il  tomba,  comme  c'est  assese 
l'orditiaire ,  et  il  respirait  encore  ;  mais,  comme  il 
est  toujours  prnderit  d'étouffer  ces-  sortes  d'af- 
faires, et  qu'on  était  masqué  par  le  Kiige  sua- 
pendu  aux  cordeaux,  le  garde  suisse  jugea  à 
propos  de  jefér  le  radoteur  dans  la  rivière,  après 
lui  avoir  préalablement  ôté  les  boucles  d'argent 
de  ses  souliers ,  et  les  chemises  de  ses  poches. 

Ce  petit  accident   fut  cause  que  mon  oncle 

I. 


4  MOK    OICCLE 

Thomas  se  passa  de.  layette.  Il  n'en  vint  pas 
moins  comme  un  champignon.  I/été,  il  se  roulait 
sur  le  carreau ,  et  Fhiver  il  se  traînait  entre  les 
cuisses  vduqs  de  sa  nourrice  encornée.  . 

Une  fruitière  de  la  rue  Jean-S. -Denis,  qui  avait 
eu  l'honneur  de  tenir  jnon  oncle  Thomas  sur  les 
fonts  de  baptême,  portait,  tous  les  soirs,  à  la 
nourrice ,  les  abattis  de  ses  carottes ,  de  ses  choux 
et  de  ses  laitues ,  et  quelquefois ,  au  filleul ,  le 
quart  de  boisseau  de  pommes  de  terre ,  que  Ro- 
salie faisait  cuire  dans  son  couveau,  et  mangeait 
les  jours  où  le  commerce  n'allait  point ,  ce  qui 
arrivait  quelquefois,  car  tout  ici -bas  est  chan- 
ceux, et  mêlé  de  bien  et  de  mal. 

En  récompense,  on  se  dédommageait  selon  le 
temps,  çt  on  partageait,  maternellement,  avec  le 
petit  Thomas ,  qui  ne  pouvait  pas  mâcher  encore  ; 
mais  qui  suçait  déjà  sa  côtelette  avec  une  grâce 
toute  particulière. 

N'anticipons  pas  sur  les.évènemens,  et,  en  his- 
torien exact,  suivons  scrupuleusement  Ja  chro- 
nologie. 

Une  fille  aussi  méritante  que  mademoiselle 
Rosalie,  devait  faire  plus  d'une  conquête,  et,  de- 
puis long-temps,  elle  était  lorgnée  par  ce  qu'il  y 
avait  d'hommes  délicats  dans  le  quartier.  Garçons 
perruquiers ,  commissionnaires ,  décrotteurs ,  por- 
teurs d'eau,  gens  de  tout  état  enfin,  et  qui  ne 
dégradent  point  l'amour,  en  stipendiant  l'objet  de 
leurs  tendres  feux,  brûlaient ,  pour  la  Brune,  d'une 


THOMAS.  5 

flamme  respectueuse,  que  i'épée,  sur  la  quarte 
de  Belle-Pointe,  rendait  extrêmement  circonspecte. 
Mais  à  peine  le  grenadier  suisse  eut-il  rendu 
Rosalie  maîtresse  absolue  de  ses  faits  et  gestes, 
que  la  foule  des  adorateurs  obstrua  son  cabinet 
garni,  au  point  que  ceux  qu'elle  appelait  ses 
amis  utiles^  n'osaient  plus  s'y  présenter. 

Une  veuve  doit  pleurer ,  au  moins  pour  la 
forme,  et  Rosalie  avait  fait  retentir  le  quartier 
de  ses  clameurs ,  quoique  intérieurement  elle  fut 
fort  aise  d'être  débarrassée  de  son  maître  d'armes, 
qui  buvait  tous  les  jours  à  ses  dépens,  et  qui, 
assez  ordinairement^  se  permettait  des  gestes 
d'une  énergie  tout  au  plus  supportable  par  des 
amours  de  la  rue  Froidmanteau.  Madame  Belle* 
Pointe  sentait  une  répugnance  invincible  à  lui 
donner  un  successeur  :  elle  commençait  à  goûter 
les  charmes  de  l'indépendance.  Cependant  elle 
sentait  la  nécessité  de  faire  \in  choix  qui  mit 
d'accord  la  multitude  de»  prétendans,  qui  le$ 
déterminât  à  évacuer  le* cabinet  garni,  et  à  ren- 
dre l'accès  facile  aux  amis  utiles.  Après  bien  des 
combats  et  des  réflexions,  elle  allait  prononcer, 
quand  monsieur  Riboulard  se  mit  sur  les  rangs. 

Monsieur  Riboulard  était  un  joli  homme  er^re 
deux  âges,  un  peu  louche,  un  peu  boiteux,  un 
peu  bossu,  sachant  un  peu  lire,  écrivant  même 
au  besoin,  et  &isant  l'important,  parce  que,  de- 
puis quinze  ans ,  il  était  caporal  dans  le  guet  à 
pied  ,  la  troupe  de  France  la  plus  malpropre ,  la 


6  MON   OJHCL£ 

plus  lâche ,  et  parfois  la  plus  finpoiifie ,  à  q«ieB- 
ques  exceptions  près.  11  y  a  de  braves  gens  par- 
tout* ' 
.  La  vefuve  Belle-Pomte  fit  ses  petits  calculs.  La 
première  idée  qui  lui  vint,  fut,  qu  avec  un  caporal 
du  guet  y  elle  n'aurait  point  à  craindre  les  Yoîes  d^ 
fait,  et  c'est  quelque  chose  que  cela.  £Ue  pré<^ 
'vioyait  que.  les  moyens  physiques  de  monsieur. 
Ribouijard  étaient  à  peu  près  nuls  ;   mais  elle 
comptait  sur  son  pavé.  Le  capi^ral  aimaît  passion^ 
ném^^tit   l'argient;   efile   pourrait  donc  faire  de^ 
économies ,  qui  tourneraient  aii  profit  de  inoyi 
oncle  Thomas.  Je  l'ai  déjà  {ht,  «lie  était  bonn^e 
mère,    et  cette  considération  était  d'un   granîl 
pcâds  sur  son  esprit.  L'ainourT propre,  satisfait 
d'ailleurs,  devait  entrauiCT  la  balance  ;  il  estflatî- 
teui^,  pour  une  fille,  de  fixer  l'attention  d'un  o£Ê- 
cier  de  police,  et  puis  i;;ela  finit  par  procurei* 
d'excellentes  recommandations  à  l'Hôpital  et  à 
Bicêire,  et  il  est  bon  d'avoir  dès  ^mîs  parto^iit: 
Il  fut  donc  décidé  que  Riboulard  prendrait  place 
dans  xih  cœur  qui  ne  ressemblait  pas  mal  à  des 
casernes.  On  eik  pu,  dans  un  momenlt  de  gène, 
y  loger  une  armée. 

Vous  sentez  bien,  lecteur  bénévole  ou  malé- 
vole,  qu'une  décision  de  cette  importance  ne 
pouvait  se  prononcer  qu'avec  une  sorte  de  so-* 
lennité.  Un  certain  dimanche  donc,  c'était,  je 
crois,  le  i8  mai  174^,  Rosalie  ^  la  -  Brunç  ci^n^ 
voqua  tous  ses  amans  à  la  Gmnde  -  Pinte ,  ca- 


THOMAS.  ^ 

baret  reupraraé  k  Yaugiraixl.  On  s'assk  autour 
(d'une  grande  table,  sur  laquelle  étaient  placés  un 
pot  d'eau-de-vie,  une  miche  de  douze  livres*,  et 
un  fromage  de  Jérôme,  qu'on  aurait  senti  de 
Saint-Sujpice.  . 

Bien  que  Rosalie  ne  se  piquât  point  d'amour- 
propre,  elle  était  convaincue  des  regrets  cuisaos 
de  ceux  qu'elle  allait  éconduire,  et,  pour  eft 
adoucir  l'amertume,  elle  était  restée  dans  son 
négligé  du  samedi  soir,  et  rien  n'était  moins  sé^ 
duisant.  Un  bonnet  de  travers ,  pour  donner  plus 
d'expression  à  la  harangue  qu'elle  allait  pronon- 
cer, et  dont  un  des  papillons  Avait  été  déchiré,  la 
veille,  par  un  soldat  aux  gardes;  du  rouge-briqu€>- 
aurore  qui  avait  sillomié  sa  figure ,  du  sourcil  aux 
bajoues;  pina  énorme  mouche  descendue  de  lia 
tempe  gauche  au  bout  de  l'oreille ,  et  laissant  un^ 
traînée  de  gomme  brun-foncé ,  qui ,  mêlée  aux 
nuances  de  rouge,  formait  une  maf qu:^ tqrie ,  ^ 
travers  laquelle  l'œil  le  plus  pénétraqt  n^  ppuvai:( 
distinguer  les  taches  de  roussenr  qui  couvraient 
l'épiderme  ;  enfin ,  un  fichu  de  gaze  assez  régii-j 
lièrjement  moucheté  par  les  éc^^abopssures  des 
fiacres ,  et-  un  jupon  de  damas  jonquilie ,  qui 
avait  balajé  les  ruisseaux,  tel  ql;ajt  l'objet  ^nchan^ 
teur  qui  n'avait  qu'un  mot  à  dire  pour  arniei; 
vingt-d,eux  rivajux  les  jjus  contre  les  autres,  et 
faire  joncher  le  pavé  de  dents,  de  cheveux,  et 
du  sa*ig  des  p^^  meurtris,  des  verras  et  des  hpu- 
teilles;çta^sée$..        ;   .  .  .    . 


'j^ 


8  MON    ONCLE 

Mais,  loin  de  Rosalie  ces  projets  de  dissentions 
et*  de  haines;  de  tout  temps  elle  fut  l'amie  des 
hommes,  et  on  l'appellerait  phitantrope  aujour- 
d'hui. Elle  emplit  vingt-deux  verres  d'eau-de-vie, 
elle  coupe  vingt-deux  quignons  de  pain,  vingt- 
deux  tranches  de  Jérôme.  Elle  invite  les  convives 
du  geste,  et  pendant  que  ces  messiem^s  boivent 
et  mangent,  ballottés  entre  la  crainte  et  l'espé- 
rance, et  toujours  en  extase  devant  Rosalie,  elle 
arrange ,  dans  sa  tête^  les  traits  saillans  de  l'éton- 
nant discours  qui  va  faire  vingt  un  infortunés. 
Exorde, narration,  confirmation,  péroraison,  tout 
s'y  trouve  ,  et  Rosalie  n'est  pas  rhétoricienne. 
Tant  il  est  vrai  que  de  tous  les  arts ,  la  rhétorique 
est  le  seul  où  on  puisse  se  distinguer  avec  le 
simple  secours  des .  lumières  naturelles.  Vous 
allez  en  juger  : 

Rosalie  se  lève,  elle  tousse,  elle  crache;  elle 
s'essuie  la  bouche  avec  le  dos  de  la  main  ;  elle 
étend  les  bras  en  avant;  elle  regarde  son  audi- 
toire d'un  air  qui  voulait  dire  :  écoutez-moi,  et 
elle  commence  ainsi  : 

«  Farauds ,  qui  voulez  avoir  du  plaisir  à  pouf^ 
ce  et  qui  m' sciez  depuis  un  mois,  le  moment  est 
(K  venu  où  je  vas  m'expliquer  sans  détour.  Ce  pauv' 
«  Relie-Pointe ,  Dieu  veuille  avoir  son  ame ,  était 
«  un  jeune  et  gentil  garçon,  quoiqu'i  m'  donnit, 
«  d'  temps  en  temps*,  la  ratapiole.  Vous  sentez 
«  ben  qu'on  n'  remplace  pas  aisément  un  luron 
«  com'  ça.   Ce  n'est  pas  que  j'  vous  méprisions; 


THOMàS.  9 

((  tout  au  contraire.  Y  en  a  ici  qui  valont  leux 
«  prix  comme  eV  défiint  ;  mais  tout  tant  qu'  vous 
«  êtes,  vous  n'avez  pas  de  c'qui  s' compte,  vous 
ff  aimez  la  ribotte,  et  je  n'  veux  pus  été  eune  vache 
«  à  lait.  9 

Ici ,  un  murmure  d'improbation  interrompt  l'o- 
ratrice ,  qui  reprend  avec  une  force,  nouvelle  : 
ce  Non,  je  n'  veux  pus  été  eune  vache  à  lait.  Mon 
«  cœur  saigne  à  l'idée  de  manger  mon  argent 
ce  comme  eune  dévergondée.  J'ons  de  l'honneur 
«  à  not'  manière ,  et  surtout  j'ons  d's  entrailles,  d 

Ici ,  elle  tire ,  de  dessous  son  vertugadin,  un  pa- 
quet qu'elle  avait  suspendu  à  ses  reins  avec  une 
bretelle,  et  qu'elle  réservait  pour  les  grands  ef- 
fets; elle  le  dépose  dans  le  plat  au  fromage. 

a  Voyez-vous,  conlinue-t-elle ,  voyez- vous  c't 
«  innocent  qui  n'  nous  a  pas  demandé  la  vie  9 
a  et  à  qui  j'  voulons  faire  un  sort?  L'entendez- 
«  vous  qui  m'  crie  :  Des  pratiques ,  ma  p'tile  ma- 
«  man,  des  pratiques,  et  plus  de  fstvori.  » 

Ici  l'auditoire  fond  en  larmes,  ici  mon  oncle 
Thomas  cxïe  en  efifet  ;  on  entend  un  certain  bruit, 
on  sent  certaine  exhalaison,  et  vous  vous  rap- 
pelez qu'il  n'a  pas  de  layette. 

«  C  n'est  rien,  messieurs,  c'  n'est  rien,  dit 
«  Bosalîe.,  »  Elle  tire  son  mouchoir  de  poche. 

«  Vous  voyez,  poursuit -elle,  en  essuyant,  de 
%  son  mieux,  le  fromage  et  le  postérieur  de  mon 
«  oncle ,  vous  voyez  que  l'enfant  a  parlé ,  et  que 


«  jç  n-  yçm^  e»  impp^PW  p»s.  N(m,  Ifeomas,  non 
«  i»n  ami^  ta  ioi^re  o'.^^a  p9^  aune  <inai*àtre.. 

ce  CçpejQuIinrit^  ixwiïii^  eiAW  lemme  d' Yiéûa  a 
«  touj^Wft  hefioâi  de  queuque^zun  cpii  coatioune 
«  les  tapageurs,  et  qui  écarte  les  mauvaûes  paies^ 
«  j'allam  tàcber  d' toidt  cosâlier..  V  faisons  phoix 
^  d'  niomieur  Riboulaf  d ,.  qu'est  un  hpmoae  en 
«  place  9  qwi  /vit  honorablement  de'^sa  soïde,  qu' 
<?  !est  ladre  eomme  l' land  jauuQ ,  et  qui  arrondira 
«  putôt  not'  magot  que  d'  Véo<H'ner,  » 

Ici  Eiboulard  &e  lève,  fait  œ. qu'il  |>ent  pour 
sourîire  agréablement  à  Bo&aiie ,  la  salue  d'un  air 
gauche  et  béte ,  et  va  s'as&eoîr  à  ses  c6tés* 

Ses  vingt  eit  un  rivaui^  humiliés  >,  décontenan- 
cés, dépités,  se  lèvent  aussi,  boivent  le  dernier 
coupde^rogonime,  et  6hni  tes  uns  ;  après  les  au- 
tres^ Certain  fort  de  la  halleavait  envie ,  avaiat  qua 
de  sortir ,  de  meUre  au  beurre  noûr  les  deux  yeux> 
du  préféré (ni^is^  comme  il  s'eniivmil;  tauis  les  di-r 
manches,  qu'il  était  oarâllpHnenr,  et  qu'aloos  o» 
le  faisait  ordinairement  coucher  mi  corps -de- 
garde^  il  jugea  de  son  iatévét  de  ne  pas  se  brouili- 
1er  avec  un  officier  du  guel. 

Monsieur  Riboulard,  demeuré  ^eul  avec  Rosa-f 
lie,  agit  aiissitôt  en  chef  de  communauté.  11  mit 
le  reste  du  fnomage  daicis  sa  giberne ,  une  des 
bouteilles  à  l'eau-de-vie  dans  une  poche  ^  et  les 
débris  de  la  miche  dans  l'autre.  Parlez*moi  d'un 
'homme  économe  et  rangé; 


Peudm%  t(^te  .çeue  xfmtxBé^ ,  moumm  Ribott- 

lard  n'éprouva  qu'un  moment:  désagréablf»  «  ^  ce 
fut  celui  du  départ.  Les  amans  réformés  s'étaient 
bien  gardés  de  payer  T^cot  :  on  ne  lâche  pas  cin- 
quante-deux sous  pour  un  congé.  II  n'était  pas 
dans  le^  omwçnîiuc^  de  X^sset  faire  ks  honneurs 
à  mademoiselle  &osalte,  «irtout  le  jour  d*un 
triomphe  éclatant  :  il  fallait  donc  que  Riboulard 
seicéucutât.  Déjà ,  il  tirait ,  eu  soupirant,  un  petit 
sac  de  peau ,  qui  renfermait  au  moins  trois  livres 
on  quatre  frana),  lorsque  le  diable,  qui  n'aban- 
donne jamais  ses  suppôts,  lira  celui-ci  d'afikire 
aux  dépens  du  cabaretier. 

il  60u£Qà  à  Riboulard  d'examiner  la  bouteille 
qu'ion  avait  vidée.  Pauvre  cabaretier  !  Le  poivre , 
qui  était  entré  dans  la  fabrication  de  l'eau-de-vie , 
déposait  encore  au  fond  du  flacon.  Riboulard  erie 
à  l'empoisonnement;  le  maître  arrtv^.  Le  caporal 
tonne,;  menace,  et  prononce  \e  pom  redouté  de 
monseigneur  le  lieutenant-général  de  police.  I/e 
cabaretier  frémit,  pâik,  tombe  à  genoux,  et  de^ 
mandakgrace.  La  sensible  Rosalie  intercède  pouf 
lui ,  «t  l'inflexible  Riboulard  ne  peut  pouitant 
refuser  la  première  faveur  que  sa  belle  sollicite. 
Tout .  ^'arcange^  aamo^eh  de  la  nappe  cnvinéç 
dans  laquielle  pu  enveloppe  mon  oncle  Thon^as, 
Riboulard  le  place  élégaimment  sur  son  bras  gau- 
dbe,  il  présente  le  droit  à  Rosalie ,  la  reconduit  à 
sa  rue  Froidmanteau ,  etja  laisse  à  ses  affaires 


la  MOK    ONCLE 

accoutumées,  avec  [nroaiesse  de  la  rejoindre  à 
onze  heures  du  soir. 

CHAPITRE    IL 

Mon  grand^père  Riboulard  et  ma  grand' maman 
Rosalie  s'épousent  tout  de  bon. 

Quelque  désir  que  j'aie  de  ne  vous  laisser 
ignorer  aucune  particularité  de  la  vie  privée  des 
{Personnages  recommandables  que  j'ai  eu  Thon- 
neur  de  vous  présenler ,  j'en  supprimerai  cepen- 
dant un  grand  nombre ,  et  vous  ne  m'en  saurez 
pas  mauvais  gré ,  quand  je  vous  aurai  dit  que  je 
crains  de  vous  fatiguer  par  une  ennuyeuse  uni* 
formité. 

En  effet ,  les  journées  se  ressemblaient  toutes , 
à  quelques  petits  incidens  près.  Riboulard  avait 
vingt  sous  de  paie  ;  le  pavé  valait  à  peu  près  le 
double  à  ma  grand-mère ,  et  voici  comme  on  vi- 
vait. Je  crois  devoir  ce  tableau  à  ceux  qui  dépen*^ 
sent  plus  qu'ils  ne  gagnent,  et  aux  espwts  do- 
ciles, pour  qui  une  leçon  d'ordre  n'est  jamais 
perdue. 

Une  livre  et  demie  de  vache  à  six  sous,  faisait 
le  pot-au-feu  de.  deux  jours  ;  ce  qui ,  par  réduc- 
tion, donne,  par  fois,  quatre  sous  six  deniers, 
ci .4  s.  6  d. 

Comme  on  ne.  mange  pas  de  soupe. 


THOMAS.  ]3 

Report  d*autre  part, 4  s.  6  d» 

sans  légumes,  on  se  permettait,  pour 
ks  deux  jours ,  six  sous  de  dépense  en 
carottes,  pommes  de  terre,  navets,  etc.  ; 
ce  qui  fait  bien   par  jour  trois  bons 

sous ,  ci. ....  i 3 

Un   pain   de   quatre  livres,   douze 

sous,  ci 11 

Et  la  demi- voie  d'eau ,  un  sou ,  ci. . .      i 
La  dépense  journalière  se  montait 
à  vingt  sous  six  deniers ,  ci i  1.  6  d. 

Ajoutons  ,à  cela  une  livre  de  savon , 
deux  falourdes ,  le  loyer  du  cabinet 
garni ,  plus  deux  goûters  économiques 
par  mois  ,  pris  à  la  Râpée  ou  à  la  Gre- 
nouillère ,  faisant  en  tout  neuf  francs. 
Cette  somme  ,  jointe  à  trente  livres 
quinze  sous  pour  la  dépense  de  la  ta- 
ble, donne,  par  mois,  un  total  de  trente- 
neuf  livres  quinze  sous,  ci Sg  1.  i5  s. 

Apprenez  à  vivre ,  grosses  petites  -  maîtresses , 
élégans ,  qui  ressemblez  à  des  chevaux  de  bras- 
seur, et  ne  vous  plaignez  plus  que  les  temps  sont 
durs.  Je  reviens. 

Or,  comme  la  recette  allait  à  quatre-vingt-dix 
livres,  il  se  trouvait  donc , à  la  fin  des  trente  jours, 
une  épargne  de  cinqiiante  livres  cinq  sous ,  et ,  au 
bout  de  l'année,  six  cent  trois  livres ,  si  je  ne 


L 


î4  MON    ON-CLE 

me  trompe  pas,  car  j'avoue  que  je  suis  un  pauvre 
calculateur. 

Où  l'ambition  va^telle  se  fourrer?  Ne  voilà-t-il 
pas  qu'à  l'expiration  de  la  seconde  année ,  Rosa- 
lie ,  propriétaire ,  pour  sa  part ,  de  douze  cent  six 
livres,  dédaigne  la  rue  Froidmanteau,  où  elle  les 
a  péniblement  ariiassées»  Ingrate  !  Ne  blesse-t-elle 
pas  les  oreilles  de  Riboulard  en  parlant  d'une 
bonne ,  d'une  chambre  rue  St.-Honoré ,  et  d'un  cha- 
peau à  la  bibù  Le  parcimonieux  caporal ,  qui  n'avait 
ptûs d'âmoUr ,  la  regarda  de  manière  à  dissiper, 
pour  quelque  temps,  les  fumées  de  grandeur  qui 
lui  offusquaient  le  cerveau.  ^ 

Ce  que  femme  veut.  Dieu  le  veut,  dit  le  pro- 
verbe. Au  bout  de  quelques  mois,  Rosalie  com- 
mença à  s'attifer  en  secret,  et  le  soîr,  vers  Theure 
où  le  caporal  arrivait,  elle  déposait  ses  pompons 
sous  un  vieux  boisseau  qui,  lofsijuîl  était  de- 
bout ,  servait  à  faire  la  lessive ,  et  de  siège  à  mon 
oncle  Thomas ,  lorsqu'il  était  renversé. 

Cependiarit  la  facette  baissait.  Riboolard,  après 
une  inspection  exacte  de  la  personne  de  Rosalie , 
Riboulard ,  bien  assuré  qtf  elle  n'avait  rien  perdu 
de  ses  chaïtoies,  Ri^boulard  jugea  qu'on  le  trom- 
pait. Rosalie  protesta,  jura  et  pleura;  mais  le  ca- 
poral, qui  fte  se  laissa(it  pas  aisément  persuader, 
ne  répondît  à  ces  simagrées  qu'en  feisant  per- 
qtfisifion  dans  le  cabitiet,  et  le  malheureux  bois- 
seau trahit  les  secïtits  de  ma  grand'mère. 


THOMAS.  l5 

Gramit*  et  vive  eitplicsAîon  ,  des  injures  ,  el 
même  une  taloche ,  à  ce  qu'on  m'a  assuré. 

Monsieur  Ribof^ilard  se  repentit  aussitôt  ^  non 
par  bonté  cPame ,  mais  par<^  que  n'ayant  pa»  de' 
droite  civils  sur  sa  Brufïe ,  elle  pouvait ,  en  cas 
de  séparation ,  tonteâter  la  propriété  du  magot. 
Riboulard  eut  bien  quelque  envie  de  le  mettre 
dans  sa  poche ,  et  de  disparaître  ;  mais  un  caporal 
du  guet ,  qui  prétendait  k  la  hallebarde ,  ne  pou- 
vait se  permettre  une  plaisanterie  de  cette  nature. 
D'ailleurs ,  il  préjt^eait  que  Rosalie  commercerait 
trois  ou  quatre  ans  encore.  Quelle  mine  à  exploi- 
ter, et  quelle  somipe  perdue  par  trop  de  préci- 
pitation !  Il  fit  donc  tous  les  frais  dn  raccomode- 
ment,  auquel  Rosalie,  fille  qui  n'avait  pas  plus 
de  fiel  que  de  fête,  se  prêta  de  la  meilleure  grâce 
du  monde. 

Quatre  ans  se  passèrent  encore ,  tant  bieto  que 
mal.  Des  menaces,  des  coups,  rarement  des  ca- 
resses; mais  de  l'argent ,  toujours  de  Fargent,  et 
Riboulard  Taimait  à  la  fureur. 

Nous  approchons  de  la  grande  époque  où  mon 
oncle  Thomas  va  sortir  de  l'obscurité,  et  com- 
mencer à  paraître  sur  le  théâtre  du  monde.  TTou- 
blions  aucune  circonstance  :  ceci  devient  intéres- 
sant. 

Il  était  question  d'une  promotion  considérable 
dans  le  gtiet ,  et  Riboulard  avait  la  perspective 
d'être  élevé  au  grade  éminent  de  seiçent.  Son 
ancienneté  lui  donnait  des  droits  ;  la  bienveil- 


l6  MOK  OlfCLE 

lance  de  son  commandant  semblait  autoriser  ses 
espérances:  Cependant,  comme  un  peu  de  re- 
commandation ne  gâte  rien  en  affaires,  Riboulard 
fit  agir  la  filleule  de  la  tante  de  la  cousine  de  la 
belle-sœur  du  valet  de  chambre  dû  commandant , 
et  le  commandant,  qui  n'avait  rien  à  refuser  à 
d'aussi  puissantes  protections ,  donna  la  halle- 
barde à  Riboulard. 

Riboulard,  admis  dans  le  corps  distingué  des 
sergens ,  sentit  qu'il  ne  pouvait  plus  vivre  avec 
une  fille  de  la  rue  Froidmanteau  :  une  liaison  de 
cette  espèce  eut  révolté  ses  nouveaux  camarades. 
Tout  le  monde  sait  que  messieurs  les  sergens  du 
guet  étaient  très- chatouilleux  sur  les  convenan- 
ces ,  et  qu'il  n'en  était  aucun  qui  ne  prétendît , 
au  moins,  à  la  cuisinière  d'un  chanoine  ou  d'un 
receveur  des  tailles. 

D'un  autre  côté,  Riboulard  aimait  trop  l'espèce 
pour  abandonner  cinq  mille  livres  entassées  dans 
le  cabinet  :  la  seule  idée  de  les  partager  lui  don- 
nait des  crispations.  Il  se  rappela  le  vieux  dicton  : 
Un  bon  mariage  efface  tout  y  et  il  se  décida  à 
épouser ,  pour  accorder  ses  intérêts  et  l'honneur 
du  corps. 

On  jette  par  la  fenêtre  le»rouge,  les  mouches, 
les  gazes  éraillées.  On  vend  le  jupon  et  la  robe 
de  soie.  Le  modeste  battant-l'oeil,  le  caraco  de 
siamoise ,  le  fichu  rayé  et  les  souhers  noirs  rem* 
placent  ces  objets  d'un  luxe  recherché.  On  paie 
le  cabinet  garni;  on  va  se  loger  à  un  septième , 


'^Tft  • 


THOMA.S.  17 

rue  (les  Prêtre»;  les  bans  sont  publiés  à  Saitit- 
Thomas -du-Louvre  et  à  Saint-Germain4'Auxer- 
rois.  Enfin  Riboulard  présente  sa  main  avide  à 
Rosalie ,  transformée  en  honnête  bourgeoise. 

Ce  fut  alors  que  monsieur  le  sergent,  maitre 
absolu  de  la  cassette ,  et  n'ayant  plus  de  ménage- 
mens  à  garder  avec  sa  pudique  moitié ,  dévoila 
ce  que  les  gens,  qui  ne  plaisantant  jamais ,  appel* 
leront  Tatrocité  de  son  caractère.  Il  commença 
par  exiger  que  ma  grand'mère  mangeât  peu  et 
travaillât  beaucoup.  La  donzelle  n'aimait  ni  le 
jeûne  ni  le  travail  ;  elle  regimbait.  Femmes , 
obéissez  à  vos  maris ,  disait  son  sergent ,  et  quand 
le  passage  sacré  n'opérait  pas  son  effet,  Ribou- 
lard joignait  le  geste  à  la  puissance  de  la  sainte 
écriture,  et  Rosalie  résignée,  et  non  persuadé^, 
se  mit  à  raccommoder  les  bas  et  les  guêtres  de 
la  compagnie ,  dont  son  époux  lui  avait  fait  ob- 
tenir Tenlreprlse. 

Comme  elle  avait  adopté  les  vertus  bourçeoises 
avec  leur  costume ,  elle  n'aurait  opposé  que  la 
patience  aux  procédés  révoltans  de  monsieur  Ri- 
boulard ,  si  elle  eût  été  son  unique  victime  ;  mais 
son  fils ,  son  cher  fils ,  son  Thomas  était  mal- 
traité à  la  journée ,  et  un  spectacle  de  cette  nature 
hache  et  broie  le  cœur  d'une  mère  comme  chair 
a  pâte. 

Le  pauvre'petit ,  qu'à  sa  gourmandise  on  aurait 
juré  Qtreje  fils  de  quelque  prébendier,  était  ré- 
duit à  une  abstinence  plus  rigoureuse  encore ,  et 
IK  a 


1$  M02C    ONCLE 

quoiqu'il  put  A  peine  se  souteaû'  »  Riboulard  , 
lQrM]U%l . était  dt  service,  lui  feiaait  Jbalayer  le 
Cor{)^clergarde,  pour  épargoi^k'  le  pour  chaire,  du 
tambour.  Il  chargeait  sa  pipe  ;  il  blanchissait  le 
ceifotufon  de  sa  àoU^h^marde  immaculée,  à  la 
garde  4escendazite.  U  avait  fait,,pendao!t  les  viogi? 
quatre  heures^  les  çomioiasioQs^u  pQSjtç  eatiec» 
Qt  s'il  regardait  trop,  attentivement  souper  ces 
messieurs^  Riboulard  l'eoyoydit^  d'un  cou^.de 
pied  dans  le  derrière,  »e  regtaui*^  dehbrii,  eu 
bninànt  le  ^and  air.  .. 

Le  bedeau  de .  Saîn  t  «  Germain  l'Auxerrois  :  éle-r 
vait  très-jpliment  les^  en£ains  du.quaiiti^r.,  moyen* 
nant  di^  sous  par  mois;  Ma  grand'mère,«qui^yait 
ouï  vanter  les:  avantages  d'une  bonne. éducation, 
vouLftit  envoyer. moa  pnde  à  l'école,, .et  mon 
gtand'-père  «jUt  la  cruauté  dé  s'y  opposa i^.  Hélas  \ 
si  l'esprit  de  mon  ond^  eût  été  culti^é^.il  fui  in- 
contestablement devenu  un  petit  Voltage. 

I^e  cbec  innocent  n'était  pas  mietix  vêtu  que 
le  héro&^du  Lutrin  vivant.,  U  pliait;  à  peu  près  nu 
quand  mojosi^^ar  JEiiboulai'd  ne  lui. posait  pas 
une  vieille  culotte,  ou  de^  giiétreâ  bars  de.sif^r- 
vicç ,  et  le  ladre  f ^nibncé  <ïe  les  lui  passadt  que 
IçMPsqu  elles  ne  pouvaient  plus  convenir  qu'à  la 
batte  du  phiffonnier.  - 

Pour  comble  d'indignité ,  Riboulard  vendit  •  la 
chèvre,  que  Rosalie  avait  toujours  conservée,  en 
commémoration  des  services  pai:  ell0  rei!i(lu%à  son 
fils,  et  ce  fiU  plein  de  naturel,,  qui  j0ta  les  hauts 


'THOMAS.  19 

criseti  voyant  livrer  sa  bonne  noomce,  fut  con- 
damné à  huit  jours  de  pain  sec ,  punition  qui 
tounisdl  au  ptoût  de  la  masse. 

Rien  de  si  aisé  que  de  pratiquer  la  probité,  à 
celtti  qui  ne  manque  de  rien.  Mon  oncle  Thomas, 
qui  manquait  de  tout ,  s'appMpriâ ,  k  la  dérobée, 
le  reste  d'un  cervelas  de  dtiuce  sous  ^  sur  lequdi 
on  avait  déjà  fait  deux  souperk  etun  dtner.  Mon 
grand^père  saisit  le  délinquant  sur  le  fait;  il  s'em- 
porta au  point  de  casser  un  bâtai  qui  pouvait 
servir  au  moins  huit  jours  encore ,  et  il  fessa  le 
pauvre  petit  diiible  jusqu'au  'sâÉng^  A  cet  aspect, 
ma' graixd'mère  exaspérée,  Redevint  Rosalie-la- 
Brûtie.  Elle  jura  ;  elle  mit  le  poing  sons  le  nez  du 
serg^t ,  qui,  prenant  la  banderôlle  de  sa  giberne, 
laât  saiuter  à  volonté  autour  de  la  chambi^e.     \ 

Rosalie  s'aguerrit  sous  les  coups;  elle  se  mit  sur 
la  défensive ,  et  s'oublia  au  point  de  casser  un 
pot  de  iiuit  écorhé  sur  l'auguste  face  de  son 
épotiitî  Râ>oulâtPd,  qui  tenait  à  son  muffle,  fut 
raœené  à  l'ordre  par  cette  petite  correption  con- 
jugale; tt  'fut  moins  violent  dans  sa  conduite; 
mais  il  ne  chaiigea  rien  à  son  système  parcimo- 
nieu*.  Non  ,•  il  n'y  changea  rien  ,  et  je  le  dis  à 
regret.,  car  il  élit  affreux ,  pour  un  homme  sensi- 
ble^ d'être  obligé  de  médire  de  ses  ancêtres. 

0  vous,  qui  êtes  assez  heureux  pour  être  dé* 
sœuvré,  et  à  qui  le  sort,  impitoyable  pour  tant 
d'autres,  permet  d'acheter  et  lire  les  fadaises 
d'autnii ,  au  lieu  de  vous  condamner  à  en  faire 


9,0  MON    ONCLK 


pour  votre  propre  compte ,  ô  vous ,  qui  que  vous 
soyez ,.  frémissez ,  mon  ami  !  ce  n'est  encore  rien 
que  ce  que  je  viens  de  vous  raconter.  Poursui- 
vez, sr  vous  en  avez  le  courage.  Mais,  non,  pas- 
sez ,  lecteur  humain ,  car  ce  qui  suit  est  à  faire 
trembler.  Quant  à  ipfioi,  je  continuerai  mon  récit  ^ 
que  vous  me. lisiez  ou  non,  car  il  faut  bien  que 
j'écrive  quelque  chose. 

L'inoculation  commençait  à  être  en  vogue,  et 
monsieur  Carabin ,  chirurgten*major  des  guets  à 
•pied  et  à  cheval,  grand  pratici^i,.à  ce  qu'il 
,croyait,  et  partisan  zélé  des  nouveautés,  mon- 
sieur Carabin  s'était  jeté ^  à  corps  perd»,  dans  le 
système  en  faveur.  Il  n'osait  prendre  son  virus 
aux  Enfans-Trouvés ,  ni  à  la  Pitié ,  parce  qu'il  y 
avait  là  des  petites  véroles  confluentes ,  qui  pour 
vaient  empoisonner  les  inoculés.  Il  fallait ,  pour 
propager  la  méthode ,  un  germe  bourgeois ,  aussi 
pur  et  aussi  bénin  que  peut  l'être  du  virus.  Sur 
un  mot  que  lui  entendit  prononcer  RibouJard.,  il 
prit  mon  petit  oncle  par  la  main ,  et ,  30US  le  pré- 
texte d'une  promenade,  il  le  conduisit  à  la  Pitié. 
O  tendre  mère!  ton  cœur  ne  te  disait  point  :  va  donc , 
suis  donc  ;  les  jours  de  Thomas  sont  compromis. 

Arrivés  à  la  maladrerie ,  Riboulard .  déshabille 
.  mon  oncle ,  ce  qui  n'était  pas  difficile  ;  il  le  roule 
et  le,frotte  dans  les  lits  de  cinq  à  six  de  ces  petits 
malheureux. 

Thomas,  de  retour,  conta  tout  à  sa  mère,  et 
sa  mère ,  dans  un  accès  de  rage  impossible  à  dé- 


THOMAS.  21 

crire ,  assomma  Ribôuiard  de  trois  coups  de  fer  à 
repasser.  li  tomba,  elle  le  crut  mort,  et,  pour 
s'assurer  de  ce  qui  en  était,  elle  courut  chercher 
monsieur  Carabin ,  qui  lut  promit  de  tirer  de  là 
mon  coquin  de  grand-père.  En  effet ,  il  le  saigna , 
le  trépana,  et  n'exigea  pour  son  salaire,  que  la 
permission  de  garnir  proprement  quelques  sétons 
du  produit  des  pustules  de  mon  onde,  lesquelles 
étaient  d'une  beauté  ravissante.  Tant  il  est  vrai 
de  dire  que  ce  que  le  ciel  garde  est  bien  g^dé. 

Riboulard ,  qui  n'était  bon  qu'à  faire  endiabler 
les  autres,  guérit  enfin,  au  grand  mécontentement 
de  ma  grand'mère  et  de  mon  oncle  Thomas,  qui 
s'étaient  flattés  de  l'enterrer.  Il  regretta  amère- 
ment douze  francs ,  au  moins^  que  lui  eût  valu  le 
virus ,  sans  l'aventure  du  trépan ,  et  il  jura  de  s'en 
dédommager  d'un  autre  côté. 

La  femme  de  chambre  de  la  maitçesse  d'un 
mouchard  en  chef  eût  passé  pour-  jolie,  si  elle 
avait  eu  des  dents.  Comme  il  ne  faut  à  Paris 
qu'une  figure  pour  faire  fortune,  elle  résolut  de 
réhabiliter  la  sienne,  et  comme  il  y  avait  des 
rapports  intimes  entre  le  guet,  les  mouchards, 
et  les  filles  de  toutes  les  classes ,  ladite  femme  de 
chambre  manda  monsieur  Carabin ,  qui  lui  avait 
déjà  épargné  une  hydropisie  de  neuf  mois.  Mon- 
sieur Carabin  tâta  le  père  Riboulard ,?  dont  il 
connaissait  l'kumeur  intéressée.  Monsieur  Ribou- 
lard  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  finir,  et,  en 
deux  minutes,  les   trente   deux   dents  A%  mon 


7,'A  MON    OWCLE 

oncte  Thomas  furent  vendues  à  douze  sous  pièce. 
Le  difficile  était  de  les(  prendre.  Ma  grand'mère 
veillait  sur  lui,  depuis  l'incident  du  virus,  ccNSime 
ce  dragon ,  tant  célébré^  veillait  sur  la  toison  d'or. 
Peu  s'en  fallut ,  hélas  !  que  Riboulard  ne  fut  aussi 
chanceux  que  les  Argonautes. 

Rosalie  était  devenue  dévote,  parce  qu'elle 
n'avait  rien  de  mieux  à  faire.  C'est  assez  la  res- 
source dé  toutes  les  femmes  qui  commencent  à 
vieillir.  C'était  le  jour  de  la  Fête-Dieu,  et  elle  éjtait 
allée  suivre,  les  main  jointes  et  les  yeux  baissés, 
son  créateur,  qui  se  laissait  promener  dans  une 
boite  de  vermeil.  A  peine  était-elle  sortie  du  ga- 
letas, que  Carabin,  qui  épiait  le  mopient,  chez 
un  marchand  de  vin  en  face,  se  présenta,  sa 
trousse  à  la  main.  Avec  l'aide  de  Riboulard,  il 
procéda  à  la  grande  opération.  Ici^  le  sergent  gri- 
mace pour  se  rendre  plus  terrible  ^  et  il  eommande 
la  manœuvre  : 

a.  Viens  iâ ,  petit  drôle  ! 

a  Le  cul  à  terre  ! 

«  La  tète  haute  ! 

«  hà  bouche  ouverte  ! 

ce  Plus  grande,  plus  grande. que •  cela  !» 

Mon  pauvre  oncle  Thomas,  qui  ne  se  doutait 
de  rien,  obéit  à  chacun  de  ces  commandemens. 
Monsieur  Carabin  écarte  les  lèvres  avec  le  pouce 
et  l'index  de  la  main  gauche  ;  de  1»  droite  il  in- 
troduit l'instrument  fatal.  Une  dent  part;  liioii 
oncle  se  relève,  en  poussant  un  cri  du  ^ble,  et, 


THOMAS.  ai 

pour  la  première  fois  de  to  vie^  il  jura  assez  dis^ 
tincteraent. 

Ribouiard^:  (faf  craint  que  la  proces^on  ne 
finisse  trop. tôt,  rempoigxie  le  patient,  le  rejette 
sur  le  eul,.e^  se  met  en  devoir  de  lui  rouYrîr  la 
bouche.  Mon  oncle  Thomas  lui  happe  un  doigt, 
prâîisément  à  la  seconde  phalange,  sçrre  de  toutes 
se»  forces,  le  eoppè  et  le  crache  au  nez  du  sergents 
Il  se  r^ève,  il  veut  s'évader;  mopsieur  Carabin 
le  saisit  par  un  bras,  le  jette  derrière  lui,  et  wm 
postérieur  se  trouvant  vis  à  vis  de  la  mâchoire  de 
mon  oncle,  le  petit  gars  s'attache  à  ses  fesses, 
mord,  màchotine,  et  ne  lâche  prise ^  que  lorsque 
la  culotte ,  le  caleçon  el  le  morc^u  lui  restent  à 
la  bouiehe. 

Pendant  que  le  Carabin  se  frotte  le  derrière 
dW  coté,  que  le  sergent  secoue  sa  main  de 
Tautre,  que  tous  deux  cher<dient, en  blasphémant, 
les  moyens  d'étancher  leur  sang,  mon  oncle  Tho- 
wàs  veut  enfiler  la  porte  :  le  prévoyant  Riboulard 
l'avait  fermée  à  double  tour.  Thomas .  ouvre  kt 
croisée  de  la  .maosarde.  Elle  donnait  précisément 
sor  la  couverture.  Toiste  issue  est  bonne  pour 
tin  martyr.  Afoa  otiele  profite  de  cellet-ci,  et ,  à 
sept  ans  deux  mois  et  un  jour,  il  commence  ses 
aventures  par  un  voyage  sur  les  toits  de^.  envi^ 
rons. 

A  propos,  je  ne  vous  ai  pas  appiris^  comment 
mon  onde  Thomas  est  mon  oqclé ,  comment  ma 
grand'roamann  Rosalie  et  mon  grand-père  Ribou- 


L 


24  MON    ONCLK 

lard  furent  mes  aïeux.  J'aime  autant  vous  le  dire 
à  présent  que  plus  tard. 

.  Malgré  les  orages  fréquens  qui  troublaient  le 
ménage,  la  nature  n'avait  rien  perdu  de  ses  droits, 
et  .au  bout  de  six  mois  de  mariage,  Rosalie  se 
trouva  grosse  des  faits ,  assura4-elle ,  de  monsieur 
Riboulard.  Quatre  mois  après  l'évasion. de  mon 
oncle ,  elle  accoucha  d'une  fille  qui  fut  nommée 
Suzanne,  et  qui  justifia  l'opinion  que  son  nom 
donnait  d'elle.  Elle  fut  sage ,  en  dépit  du  sang  qui 
coulait  dans  ses  veines,  et  se  ms^ria  honorablement 
à  un  écrivain  du  charnier  des  Innoçens,  qui  de- 
vint mon  père,  qui  nous  aima  beaucoup,  ma 
mère  et  moi ,  qui  soigna  mon  éducation ,  au  lieu 
d'aller  au  cabaret,  et  qui  me  mit  enfin  en  état 
d'écrire,  correctement  ces  mémoires  beaucoup  plus 
qu'intécessans. 

Mais  revenons  à  mon  oncle  Thomas ,  à  qui  la 
peur  a  donné  de^  ailes ,  et  qui  rivalise  de  légèreté 
et  d'adresse  avec  les  chats  du  quartier.  Il  saute, 
avec  eux,  d'un  toit  dans  [une  gouttière;  il  grimpe 
de  la  gouttière  le  long  du  talus  d'un  mur  «mitoyen  ; 
il  est  enfin  contraint  de  s'arrêter  pour  respirer  un 
moment  :  U  avait  adopté  une  manière  de  voyager 
à  mettre  hors  d'haleine,  en  cinq  minutes,  un 
Hercule  ou  un  Samson. 

Lorsqu'on  est  fortement  agité,  et  qu'on  s'ar- 
rête, on.  réfléchit  san$.  s'en  apercevoir.  Le  pre- 
mier sentiment  qu'éprouva  mon  onde,,  fut  la 
joie  d'être  échappé  aux  griifes  de  Riboulard;  le 


THOMAS.  a5 

second  fut  la  crainte  d'y  retomber ,  et  le  serment , 
aussi  énergiquement  prononcé  que  possible  à 
sept  ans,  de  ne  jamais  retourner  aux  foyers  ma- 
ternels. 

Cette  résolution  bien  prise,  le  voilà  de  nouveau 
montant,  descendant,  s'arrétant,  s'asseyant,  se 
chauffant  au  soleil,  et  se  consolant  de  sa  dent 
perdue,  en  pensant  qu'il  lui  en  restait  trente  et 
une,  plus  que  suffisantes  pour  manger  ce  qu'il 
plairait  au  ciel  ^e  lui  envoyer. 

CHAPITRE  IIL 
Ce  que  devient  mon  oncle  Thomas. 

Il  était  midi ,  et  mon  oncle  n'avait  pas  déjeuné. 
11  pensa  qu'il  pourrait  ne  pas  diner,  ne  pas  sou- 
per, et  il  regretta,  en  pleurant,  de  ne  s'être  pas 
laissé  démeubler  la  bouche.  Monsieur  Riboulard 
grondait,  battait,  mutilait;  mais  au  moins,  chez 
lui ,  mon  oncle  avait  du  pain.  Réflexions  pusilla- 
nimes, qui  aviliraient  un  homme  de  vingt  ans,  et 
qui  sont  pardonnables;  à  sept.  Ces  courages  pré- 
coces sont  bientôt  abattus.  Le  petit  Thomas  sur- 
monta pourtant  cette,  faiblesse  momentanée  ;  il 
persista,  malgré  le  besoin  pressant,  à  ne  pas  se 
remettre  au  pouvoir  de  monsieur  Riboulard ,  et 
vous  voudrez  bien  observer  que  ceci  annonce 
déjà  un  grand  caractère,  que  le  temps  ne  man- 
quera pas  de  développer. 


!ï6  MON  oir<s:i<£ 

Il  était  couché  sur .  un  toit  d'une  penitè  assez 
douci^f  €t  regardait'  autour  de  lui  avec  cette  at- 
tention avide  que  force  la  famine.  A  deuK  pas 
de  là,  était  une  lucarne,  dont  il  ne  voyait  que  le 
dessus,  (c  Ah  I  se  disait-il  ^  si  la  fenêtre  était  ou- 
«  verte  »  si  quelqu'un  deBieoi^ait  là^dedans  ^  si  on 
«  avait  qi^elques  bndes  de  troj! ,  si  on  vouliât  me 
«  les  donner  !  Mais  si  on  me  repowse  ,,mais.  si  on 
K  me  bat,  mais  si  on  me  reconduit  chem  mon- 
c(  sieur  Riboulard  !.  p  £n  aiprangeant  ses  si  et  ses 
mais^  mon  oncle  allonge  son  petit  cou.,  il  voit 
en  effet  le  châssis  ouvert,  et  il  s'approche  encore 
un  peu.  Des  sabots  fendus  ou  percés,  quelques 
genouillères  de  cuir,ép»rs€s  çàetlà,  des  paillasses 
contiguës  garnissent  le  pourtour  du  taudis...  Mais, 
o  surprise  !  ô  délices  1  une  grosse  table  ornée 
d'une  gamelle  bourrée  d'une  copieuse  sou  pe^  ^ux 
chpux,  dans  laquelle  douze  cuillers  tiennent  d'a- 
plomb conrme  les  pyramide»  d'Egypte  !  Mon  oneie 
dévore  ce  potage  des  3reux;  il  hésite,  il  se  consulte, 
non  qu'il  portât  respect  aux  propriétés,  mais  il 
redoutait  les  propriétaires. 

Pendant  qu'il  invoque  les  lumières  de  sa  rai. 
son ,  le  vent  lui  porte ,  en  droite  ligne,  le  fum;et  de 
la  gamelle  qu'il  convoite  ;  ce  parfum  ajoute  à4SOQ 
appétit,  et  termine  ses  irrésolutions.  Ses  meiïbttes 
s'accroobent  an  châssis  vermoulu,  il  paisse  ses 
petites  jambes,  il  se  laisse  glisser  sur  les  reins,  se 
les  écoFche  un  peu.^.  bagatelle!  Le  voilà  monté 
sur  la  table;  ses  genoux  et  ses  bras  pressent  et 


\ 


THOMAS  ay 

caressesQt  la  biepheureuse  gamelle;  il  s'arme  d'une 
cueUler,  et  commence  à  se  restaurer. 

Il  en  avait  à  peu  près  jusqu'à  la  gorge,  quand 
la  table  antique  ,  déjà  surchargée  du  potage  , 
chancelle  sur  ses  pieds  noueux.  Un  des  appuis 
crie  et  se  rompt  Le  malheureux  Thomas  roule 
sur  le  pavé  y  la  gamelle  roule  sur  lui,  la  table 
roule  sur  le  tout. 

Mon  pauvre  oncle  se  dépêtre  le  plus  vite  et  du 
mieux  qu'il  peut  ;  il  remonte  à  sa  lucarne ,  et  s'en- 
fuit sur  son  toit ,  l'estomac  et  ses  haillons  chargés 
de  la  moitié,  au  moins,  du  potage.  Comme  il  est 
à  présumer  que  personne  ne  s'exposera  à  se 
casser  le  cou  pour  le  venir  chercher  là,  il  se 
laisse  digérer  en  paix,  et  s'endort  d'un  profond 
sommeil,  sans  s'embarrasser  des  suites  de  son 
incursion. 

il  est  réveillé  en  sursaut  par  des  cris  aigus.  Il 
se  «let  sur  son  séant ,  il  observe ,  il  écoute ,  il  est 
tout  yeux  et  tout  oreilles.  Le  bruit  part  du  ga- 
letas où  il  a  fait  bombance.  C'est  une  femme  qui 
se  plaint,  qui  se  lamenjte,  et  Thomas  se  rassure 
un  peu  :  une  femme ,  quelle  qt^'elle  soit ,  inspire 
souvent  la  confiance,  et  repousse  au  moins  la 
terreur.  Mon  oncle  cependant  ne  s'exposa  point; 
il  laissa  crier  celle-*ci ,  et  elle  prit  enfin  le  seul 
pcoti  à  prendre ,  après  uq  désastre  aussi  accablant. 
Elle  se  calma  insensiblement,  et  commença  iin 
touchant  monologue  :  rien  ne  soulage  conmie 
cela.  On  a  d'ailleurs  l'avantage  de  n'être  pas  inter- 


aS  MOJîr    ONCLE 

rompu  par  ses  interlocuteurs  ;  on  peut  parler  jus- 
qu*à  satiété,  et  c'est  beaucoup  pour  une  femme 
affligée  ;  c'est  beaucoup  même  pour  bien  des 
femmes  en  belle  humeur. 

(c  Si  la  table  était  tombée  d'elle-même,  disait 
«  la  vieille  (  c'en  était  une  ) ,  je  trouverais  toute 
«  ma  soupe  à  terre.  Si  des  chats  l'avaient  man- 
«  gée ,  je  ne  verrais  pas  des  pieds  et  des  mains 
ce  imprimés  dans  tous  les  coins  de  la  chambre. 
«  C'est  un  chrétien  qui  a  mangé  ma  soupe;  mâts 
«  par  où  est-il  entré?  La  porte  était  bien  fermée. 
«  La  lucarne  est  ouverte;  mais  il  n'y  a  que  celle- 
«  là  sur  la  couverture,  et  je  ne  crois  pas  qu'on 
«  s'expose  à  se  tuer-poùr  déjeuner  à  mes  dépens. 
c(  Et  puis  on  ne  se  serait  pas  contenté  de  manger 
«ma  soupe;  on  m'aurait  pris  mes  chemises  de 
«  toile  écrue,  et  mon  sac  de  gros  sous...  Allons,  il 
<c  est  clair  que  c'est  le  diable  qui  m'a  hit  une 
«  niche.  Jetons  de  l'eau  bénite  partout,  pour  r«m- 
«  pécher  de  revenir ,  et  voyons  ce  que  nous  don- 
ce  nerons  à. ces  pauvres  petits.  » 

Mon  oncle  n'entendit  plus  rien  que  le  roule- 
ment du  loquet  qui  fermait  la  croisée ,  et  ce  son 
lui  serra  le  cœur:  il  était  clair  qu'on  venait  de 
lui  couper  les  vivres.  Cependant  comme  il  pou- 
vait attendre,  et  que  sa  prévoyance  ne  s'étendait 
pas  loin',  il  .ne  s'occupa  point  davantage  de  l'ave- 
nir, et  il  se  rendormit. 

La  matinée  s'écoula.  Ses  yeux  s'ouvrirent  etifiu 
par  l'effet  de  certains  tiraillemens  intérieurs  qui 


THOMAS.  29 

Tavertissaient  qu'il  fallait  s'occuper  au  moins  du 
présent.  Il  sentait  clairement  la  nécessité  de  dîner; 
mais  comment  faire  ? 

11  se  trsdne  sur  le  ventre ,  il  se  rapproche  de  la 
Incarne,  et  un  mélange  de  voix  atteste  la  pré* 
sence  des  propriétaires.  C'étaient  à  la  vérité  des 
voix  d'enfans  ;  mais  des  enfans  n'aiment  pas,  plus 
que  d'autres ,  qu'on  mange  leur  lard  dans  leur 
écaelle.  D'ailleurs  ils  étaient  douze  au  moins,  et 
douze  contre  un,  ma  foi ,  la  partie  n'est  pas  égale. 
(c  Je  serai  rossé,  disait  mon  oncle,  je  ne  mangerai 
«  pas ,  je  serai  peut-être  reconduit  chez  monsieur 
«  Biboulard ,  et  alors  mes  dents ,  mes  pauvres 
«  dents!...  il  faut  prendre, patience.  ». 

Pendant  la  plus  grande  partie  de  la  journée,  il 
entendit  constamment  tantôt  la  vieille  ,,tantdt 
deux,  trois,  quatre  enfans,  qui  chantaient,  qui 
riaient,  qui  grognaient,  qui  se  battaient.  Vers  ies 
cinq  heures  succède  un  silence  absolu.  L'estomac 
de  mon  oncle  se  mit  en  révolte  ouverte  contre 
ses  petits  raisonnemens;  ses  dents  acérées  s'ai- 
guisaient machinalement ,  et  à  tous  risques  il  faut 
manger.  Il  revient  à  la  luca?:*ne;  il  regarde  autant 
que  le  lui  permet  un  carreau  encroûté  de  pous- 
sière.La table  est  relevée  et  supporte  une  éclanche 
flanquée  de  carottes  et  de  pommes  de  terre.  Per- 
sonne dans  le  chenil;  mais  la  croisée,  la  maudite 
croisée  est  toujours  fermée.  Cet  excellentissime 
repas  est  à  quatre  pieds  de  lui ,  et  il  n'y  saurait 
toudier;  il  n'en  peut  pas  même  respirer  l'odeur. 


3o  MOW    ONCLE 

Mon  onde  Thomas  £aU  justement  le'  second  tome 
de  Tantale. 

Le  besoin  rend  industrieiix  à  tout  âge;  Il  eût 
été  téméraire  de  causer  un  carreau  :  la  vieille  pou- 
vait ètte  dans. une  chambre  voisine.  Il  était  plus 
sûr  dé  foire  .un  trou  dn  côté  du  loquet,  et  cela  ne 
devait  pas  être  difficile ,  parce  qu'à  travers  les  vides 
d'une  maçoanecie  délabrée,  il  voyait,  par  Tinté* 
rieiu",  une  partie  des  tuiles  qui  couvraient  la  lu^ 
qarne.  Il  en  attaque  une  ;  il  tire ,  il  '  pousse ,  il 
s'agite  9  il  se  démène;  ses  ongles  sont  en  éclats ,  les 
bouts  de  ses  doigts  usés  sont  ^aignàns  ;  il  ne  sent 
rie^n^  il  travaille  toujours;  il  ne  sent  rien,  il  jGlut 
qu'il  mange. 

Enfin  la  tâile  insensible ,  cette  tuile  qui  de|]iuis 
si  iong-tempis  résiste  aux  efforts  de  l'innocentée^ 
cette  tuile  cède  ,  se  détache ,  tombe  sur  le  toit , 
et  du  toit  sur  la  tête  du  chienJion  d'une  procu* 
reuseau  Châteletj qui  foit  un  vacarme  affreux,  qui 
pleure  soxi^èle,  qui  ameute  les  passans,  et  mon 
onde,^  habitant  des  airs*,  indifférent  à  ce  qui  se 
passe  ici* bas,  laisse  clabauder  mes  badauds,  et 
passe  son.  petit  bras  par  l'ouverture  qu'il  vient 
de  faire.  Déjà  il  a  la  main  sur  le  loquet;  déjà  il 
se  croit  maître  de  l'éclanche  et  des  acdessoires, 
lorsque  la  clef  foit  résonner  une  grosse  serrure 
de  bois  qui  ferme  le  grenier.,  et  force  mon  oncle 
à  la  retraite.  U  se  dépite ,  il  enrage ,  il  pleure  ; 
mais  il  se  retire,  et  comme  il  faut  qu'il  mange, 
il  ramai^se  de  son  mieux  les  parcelles  de  pain  et 


THOMAS.  3l 

(le  légumes,  dont  ses  guenilles  sont  ûnprégliéeB, 
et  il  amuse  aiimoins^  la  faim  qui  le  dévore. 

La  ;nuit  vint  ^  et  mon  oncle ,  poussé  enfin  au 
derni^  déS6s{>bk',  se  décide  à  frapper  à  la  lucarne^ 
à  se  mettre  à  la  merci  des  habitans  du  galetas^ 
à  leur  conter  sa  déplorable  histoii^e ,  et  à  tâcher 
d'intéresser  leur  pitié.  Il  a  le  nez  collé  aux  châs- 
sis, il  va  frapper... 

Il  démêle,  à  la  sombre  lueur  d'une  lampe,  dix 
à  douze  ramoneurs  de  cheminée ,  qui  finisisent  de 
souper^  qui  Se  déshabillent,  et  q^iti  vont,  pêle- 
mêle  ^  gag»»*  les  paillasses.  La  vieille  qiïi  a  soin 
d'eux ,  a  détaché  son  jupon  crasseux  ,  et  couvert 
sa  tête  pdée  d*un  vieux  bonnet  d'indienne  piqué. 
Sans  dotite  la  lampe  va  s'éteindre,  et  mon  oncle 
conçoit  un  projet  qui  déjà  décèle  le  héro6. 

Il  a  eii  Je  temps  d'examiner  le  local .  Le^  htibits 
bruns  so^nt  an  pied  des  paillasses,  les  sàes  à  la 
strié  sontr  dans  un  coin  derrière  la  porte ,  les  triâtes 
restes  du  souper  sont  abandonés  sur  la  table ,  et 
la  triboulette  est  auprès  de  la  cruche  à  l'eau,  La 
vieille  découvre  son  grabat,  elle  souffle  la  lampe. 
L'obscurité  favorisa  le  courage  et  l'adresse  ;  mais 
Morphée  retient  encore  ses  pavots,  ce  qui  veut 
dire,  en  sty|e  vidgaire,  que  personne  ne  dormait 
encore. 

Le  petit  Thomas,  soulehu  par  l'espérance  et 
par  l'espèce  d'oi^^ëil  qu'inspire  toujours  une 
conceptioin  sublime^  le  petit  Thomas  Se  modère, 
se  possède ,  et  prête  tmè  oreille  attentive ,  que 


3l^  MONONCLE 

vient  caresser  enfin  un  ronflement  général.  Le 
jeune  aventurier  se  dépouille  et  jette  les  reliques 
de  Riboulard  au  premier  gueux  qui  passera  dans 
la  rue.  Il  insinue  son  bras  dans,  le  trou  qu'il  a 
fait  le  jour;  il  cherche,  il  trouve  le  loquet;  il  le 
tire  doucement ,  bien  doucement  ;  la  lucarne 
s'ouvre.. 

Il  retient  son  haleine,  il  se  pelotonne  et  se 
laisse  rouler  dans  le  grenier.  Voilà  sans  doute  un 
grand  pas  de  fait.  Il  semble  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à 
poursuivre  ;,  mais  les  ténèbres,  la  proximité  des 
dormeurs ,  la  témérité  même  de  l'action ,  tout 
s'accorde  pour  troubler  la  faible  imagination  de 
mon  oncle.  Il  s'arrête,  il  se  repent  de  s'être  en- 
gagé si  avant;  il  éprouve  une  assez  forte  envie  de 
rétrograder  ;  mais  que  fera-t-il  sur  son  toit  ?  Il 
faudra  y  mourir  d'inanition,  ou  marcher  vers 
une  autre  croisée.  Est*il  sûr  d:e  trquver  ailleurs 
les  avantages  qu'il  a  sous  sa  main  ?  Ne  peut-il  'pas 
être  accueilli  ici,  et  battu  là*bas?  Ma  foi,  tout 
coup  vaille,  dit  mon  oncle,  et  il  s'approche  de  la 
table  en  tâtonnant;  il  allonge  le  bras,  il  rencon^ 
tre ,  culbute  et  casse  un  pot  qu'il  n'a  pas  remar- 
qué, en  faisant  de  l'œil  l'inventaire,  du  lieu.  Il  fris- 
sonne, il  s'arrête  encore,  il  se  croit  perdu;  il  ne 
sait  pas  qu'il  est  chez  des  gens  qui  dormiraient  aii 
bruit  du  canon.  Tout  est  calme,  tout  continue 
de  ronfler ,  et  le  courage  revient  à  mon  oncle. 

Il  se  met  à  dîner  et  à  souper  tout  ensemble , 
et  il  officie  aussi  long-temps  et  avec  autant  de 


1 


THOMAS.  33 

sécurité  que  s'il  eût  été  seul.  11  va  emplir  et  vider 
deux  ou  trois  triboulettes ,  et  il  continue  ses  opé* 
rations.  t 

Il  marche  droit  aux  sacs  à  la  suie  ;  il  en  ouvre 
un,  s'y  fourre  tout  entier,  s'y  frotte,  s'y  refrotte, 
s'y  barbouille  de  la  tête  aux  pieds,  et  va  se  jeter, 
à  croix  ou  pile ,  au  beau  milieu- des  dormeurs. 

On  était  dans  les  grands  jours  d'été ,  et ,  dés 
trois  heures ,  quelques-uns  des  commensaux  ou* 
vrent  les  yeux,  bâillent  et  étendent  les  bras.  Mon 
oncle ,  qui  n'a  pas  dormi ,  et  pour  cause ,  imite 
en  tout  ces  messieurs.  Ils  chaussent  les  guêtres, 
la  culotte  et  la  veste  de  bure;  mon  oncle  s'empare 
de  celles  d'un  paresseux ,  et  en  deux  tours  de 
main  il  a  fait  sa  toilette.  Ils  vident  chacun  leur 
sac,  prennent  leur  grattoir,  et  enfilent  l'escalier. 
Mon  oncle,  également  muni  des  ustensiles  du 
métier,  descend  avec  eux.  Chacun  s'achemine 
vers  le  quartier  qu'il  Vl  coutume  d'exploiter;  mon 
oncle  reste  seul,  enchanté  de  se  trouver  sur  le 
pavé, maître  absolu  de  ses  actions,  et  bien  cer- 
tain que  si  Riboulard  le  rencontre ,  il  lui  sera  im- 
possible de  le  reconnaître. 

Sans  doute  ce  début  est  d'un  maître;  mais  que 
faire ,  que  devenir  après  un  succès  aussi  brillant? 
Mon  digne  oncle  s'en  tiendra- 1 -il  à  ce  premier 
exploit,  ou  ne  fera-t-il  plus  un  pas  qui  ne  le 
conduise  à  la  gloire?  C'est  ce  que  développera  la 
suite  de  cette  remarquable ,  et  surtout  véridique 
histoire. 

IF.  3 


34  MOJV    OWCLE 

Il  avait  appris,  par  r^xpérience  de  la  veilk, 
qu'il  0st  bon  de  6'^ssurer  des  ressources ,  parqe 
q%e  l'estomac  le  mieux  garni  s'évacue  au  bout 
de /quelques  heutes.  U  majrcbait  en  rêvant  aux 
expédient  qu'il  emploierait  9  et  il  ii'ea  trouvait 
aucun ,  parce  qu'il  n'avait  enctoe  rien  vu.  Que 
de  gens  ont  vu  tout  ce  qu'il  e^%  possible  de 
voir  y  et  n'ont  pas  plus  d'idées  que  mon  oncle 
Thomas!  Et  combien  de  ces  automates  à  qui 
tout  réussit ,  sans  qu'ils  sachent  .  pou]:quoi ,  ni 
comment  !  O  fortune  !  femnie  capricieuse ,  oe 
cesseras-tu  jamais  de  te  prostituer  à  des  goujitt$  ! 

Mon  oncle  marchait^  rêvait  et  filait  le  long 
du  quai  de  la  Ferraille  ;  il  regardait  tout  avec*  cet 
air  étonné  si  naturel  à  un  enfant  qui  n'a  encore 
été  que  de  la  rue  des  Prêtres  nu  corps^e-gardje 
du  guet,  et  de  ce  sale  corps-dë-garde  k  la  rue 
des  Prêtres.  Ici,  de  la  quincaillerie;  là,  du  vieux 
fer;  plus  loin,  lé  Jardinier  fleuriste;  là-bas,  l'oi- 
seleur i  et  le  perroquet  qui  jure ,  et  la  guenon 
qui  ùàt  la  cabriole  dans  sa  cage,  et...  et...  une 
marchande...  est-ce  bien  cela?...  oui,  c'est  une 
marchande  de  pain^d'épice^  Mon  oncle  en  a  ren- 
contré vingt  fois,  et  n'en  a  jamais  goûté.  Qu'il  est 
séduisant  le  bien  qu'on  convoite ,  et  qu'on  ne 
peut  obtenir  !  Mon  oncle  est  immobile  auprès  de 
la  mardbande;  il  couvé  la  bannette  des  yeux;  il 
la  dévore  tout  entière  ;  l'eau  lui  en  vient  à  la 
bouche;  il  n'est  pas  de  puissance  capable  de  le 
détacher  du  pavé  où  il  est  Cloué. 


THOMàS  35 

Un  particulier ,  assez  bien  mis ,  s'était  aussi  ar* 
rété  ,  et  s'amusait  de  Timpertubable  attention 
du  petit  ramoneur.  U  prend  sa  calotte  de  feutre , 
IVmpUt  de  ces  bagatelles,  la  remet  à  Thomas, 
paie  la  marchande,  et  s'en  va.  Mon  oncle,  extasié 
d'im  procédé  dont  il  n'a  pas  l'habitude,  court 
après  le  monsieur,  qu'il  prend  au  moins  pour  un 
comte  ou  un  marquis,  à  en  juger  à  sa  munifi- 
cence, n  le  tire  par  le  pan  de  son  habit ,  lui  fait 
un  remercîtpent  bien  ou  mal  tourné ,  et  finit  en 
lui  déclarant  qu'il  voit  bien  qu'il  est  de  ses  amis, 
et  qu'il  lîie  le  quittera  plus.  U  ^ait  joli  mon 
onc}e,  a^ant  qu'un  anglais  lui  coupât  le  bout  du 
nez  et  la  moitié  d'une  joue ,  et  un  joli  enfant 
intéressé  toujours.  Le  monsieiu*  le  regarde  en 
souriant ,  et  lui  dit  de  le  suivre.  Le  petit  Tho- 
mas saute  derrière  lui ,  tantôt  sur  un  pied ,  tantôt 
sur  l'autrie.  Il  croit  sa  fortune  faite. 

Ils  tr^vers^t  Je  Pont-Neuf,  prennent  la  rue 
des, Saints-Pères ,  celle  de  Saint-Dominique,  et 
ils  entrent  d^ns  la  cour  d'un  hôtel  somptueux. 
Le  i|K>nsi<eur  ouvre  un  rez-de-chaussée,  et  fait 
parcourir  k  mon  oncle  une  enfilade*  de  douze  à 
quinze  pièces.  «  Tiens,  lui  dit -il,  balaie -moi 
«  toutes  ces  cheminées.  »  Et  il  disparaît. 

«  Les  balayer  !  c'est  bientôt  dit ,  reprenait  à 
«  part  lut  mon  petit  oncle  ;  mais  comment  m'y 
«  prendre  ?  »  Il  ignorait  les  pi'emîers  élémens  du 
métier;  il  ne  savait  pas  même  pousser  ce  cri 
aigre  et  prolongé  qui  donne  l'éveil  aux  cuisi-* 

3 


36  Moir  oircLE 

nières.  Il  avait ,  sar  l'épaule ,  son  sac  et  son  grat- 
toir; tnais  cela  lui  allait  comme  un  éventail  à 
madame  Angot.  Il  fallait  cependant  marquer  sa 
reconnaissance  à  son  bienftiiteur.  Il  ouvre  donc 
le  sac,  en  tire  son  instrument,  et  essaie  de  grim- 
per j  après  avoir  préalablement  caché,  sous  le 
coussin  d'un  fauteuil  à  crépines  d'or,  sa  calotte  et 
son  pain  d'épices. 

Il  mesure  le  tuyau  de  l'œil,  il  se 'baisse,  il  s'a- 
'  longe;  il  tourne  ,  il  retourne;  il  essaie  de  toutes 
les  manières.  Jamais* il  ne  peutdétacher  la  pointe 
des  pieds  du  haut  des  pommettes  des  chenets.  Il 
avait  déjà,  dans  le  caractère ,  ce  fond  d'opihiâtreté 
qui,  depuis,  lui  fit  surmonter  tant  d'obstacles ^  el 
il  jura,  par  son  pain  d'épices,  qu'il  ramonerait  la 
cheminée,  ou  qu'il  se  casserait  le  cou; 

Il  va  prendre  un  des  fauteuils,  le  traîne  dans 
la  cheminée;  monte  dessiijs,  sans  penser  que  des 
pieds  noirs  ne  s'accordent  point  avec  une  étoffe 
fond  blanc,  brochée  d'or.  Il  s'élance,  il  se  cnam- 
porme;  ses  genoux  et  ses  reins  vont  lui  donner 
un  point  d'appui  naturel,  lorsqu'un  grand  laquais, 
tout  chamatré  d'argent,  entre  dans  la  pièce  où 
était  mon  oncle.  Il  s'indigne  du  peu  de  respect 
que  porte  le  ramoneur  à  un  siège  sur  lequel  Mon- 
seigneur s'assied  tous  les  jours;  il  tire  brutale- 
ment mon  oncle  par  la  jambe,  et  le  jette  au  mi- 
lieu du  foyer ,  qui  heureusement  était  froid.  Mon 
oncle^  qui  n'était  pas  encore  dé  force  à  chercher 
noise  à  personne ,  mais  qui  avait  de  l'acrimonie 


THOMAS.  37 

dans  les  humeurs ,  prend  ube  poignée  de  cendres, 
et  aveugle  le  laquais.  Pendant  que  celui-ci  crie 
et  trépigne,  en  se  frottant  les  yeux,  mon  oncle 
liû  racle  le  nez  avec  son  grattoir,  et  le  lui  met 
tout  en  sang. 

Aux  clameurs  redoublées  du  laquais  arrivent 
trois  ou  quatre  de  ses  camarades,  qui  s'indignent, 
à  leur  tour ,  qu'un  ramoneur  ose  porter  la  main 
sur  quelqu'un  qui  a  l'honneur  de  porter  la  livrée 
de  Moû^igneur.  L'un  lui  applique  un  soufflet , 
l'autre  un  coup  de  poing;  un  troisième  lui  donne 
un  coup  de  pied  dans  le  derrière.  Mon  oncle, 
4tourdi  de  cette  surabondance  de  tapes,  court, 
en  chancelant ,  de  chambre  en  chambre  ;  ses  va- 
leureux advei'saiiîes  le  poursuivent  avec  célérité , 
non  plus  pour  le  battre,  mais  parce  qu'il  appro- 
chait du  cabinet  de  Monseigneur,  où  ils  croyaient 
bien  qu^il  n'y  avait  personnie;  mais  qu'un  ramo- 
neur indigne  ne  devait  pas  souiller  de  sa  présence. 

Mon  oncle,  qui  ne  sait,  pas  ce  que  c'est  qu'un 
seigneur ,  arrive ,  toujours  courant,  à  la  porte  de 
ce  cabinet;  il  toUrîie  le  bouton,  il  entre,  trouve 
uqe  jeune  et  jolie  dame  qui  retournait  tous  les 
carton^,  et  feuilletait  «toutes  les  paperasses.  Il  va  se 
blottir  dj^rrtèfe  elle,  et  s'enveloppe  dans  ses  jupons. 

Vous  pen&ôz  bien  que  si  la  dame  fut  étonnée 
de  c^te  brusque  apparition,  elle  ne  le  fut  pas 
moins  de$  manières  ai^ées:  du  diablotin»  Les.  lan 
quai»^  q[ui  s'étaient  resp^B^tueusement  arrêtés  dans 
la  pièceprécédente ,  sont  interpellés.  Us  racontent 


38  MOir    ONCLE 

l'aventure  à  leur  avantage ,  comme  cela  se  pratî-* 
^  que.  Mon  oncle  passe  la  tête  entre  les  jambes  de 
là  dame 9  et,  lui  levant  les  jupons  jusqu'aux  ge- 
noux, il  leur  donne  un  démenti  formel,  La  dame 
est  obligée  de  faire  un  saut  en  arrière  pour  se  dé* 
barrasser  du  tenace  ramoneur;  elle  s'assied  en 
riant  aux  éclats,  et  veut  éclaircir  les  faits.  Elle 
interroge  alternativement  mon  oncle  et  ses  la- 
quais. Ceux-ci ,  <Jui  ne  savent  que  trembler  de- 
vant leur  maîtresse,  se  troublent  et  balbutient. 
Mon  oncle,  encouragé  par  l'air  alfablé  et  riant 
de  la  dame ,  prend  la  parole ,  et  ne  la  qiiitté  pluà 
qu'il  n'ait  conté  comméttt  Riboulard  lui  a  donné 
la  petite  véi'ole  ;  comment  il  a  Voulu  lui  faire  ar- 
racher leà  dents;  comment  lui  Thomas  lui  a  coupé 
un  doigt  et  mordu  Carabin  à  la  fesse;  comméftt 
il  a  vécu  sur  son  tmt;  comment  il  s'est  procuré 
un  costume  de  ramoneur  ;  coniment  un  béati 
monsieur  l'a  régalé  de  pain  d'épices ,  qu'il  n'a  pki 
goûté  encore  ;  commet ,  poiir  le  gagner ,  il  s*est 
efforcé  de  ramoner  toutes  les  cheminées  du  ^â* 
teau  ;  comment  on  lui  a  fait  faire  la  culbutte ,  et 
comment  il  s't^n  est  vengé.  «  Je  suis  bieïi  fàcfaé^ 
<c  ajouta-t-il,  d'avoir  gâté  un  fauteuil;  mai6  vous 
a  voyez  bien ,  ina  belle  damé^  (Jûe  sans  tiidë  je  Âê 
a  pouvais  pas  monter  dattfe  cette  ëhclAlilfiéè.  » 

La  belle  dame,  qui  s'âmilsfait  de  cek  détails { 
absolument  neufs  pour  elle ,  rémarquait ,  autâlilt 
que  le  permettaient  les  intervalles  qn'aVàit  laitôët^ 
la  sUie,  la  vivacité  de  Tœil  et  le  teînt  fthimé  dii 


petit  orateur  i  «  Qu'où  débarbouille  cet  enfant^ 
((  dk-elle  qudnd  il  eut  fini,  et  qu^^n  me  l'amène 
tr  chez  lâoL  » 

Les  politesses  et  les  prévenances  succèdent  aux 
coups  de  pied  et  aux  coups  de  poing  :  il  est  clair 
quie  Hiadaitfô  prend  le  petit  tamôneur  sous  sa 
protection.  Un  de  messieurs  les  laquais  lui  pré- 
sente la  lùain  sans  répugnance ,  qué^ue  ce  fût 
un  propret ,  et  il  le  conduisait  à  la  chambre  de 
sa  fenitne,  qui  avait  aussi  l'hoïuieur  ii'étre  atta- 
chée à  inaddme ,  et  qui  était  mère  d'un  fils  à  peu 
près  de  Fâgé  de  mon  oncle  ,  atuquel  madame 
n'ayait  jamais  fait  atf éntton ,  palace  qu'avec  les 
grands,  comme  avec  les  petits,  c'est  le  moment 
qui  fdit  tout. 

«  A.f tendez  dit  mon  oncle,  en. passant  par  l'ap-^ 
<c  pairtement  blaric  et  or,  je  n'oublie  rien,  mot. 
«  Voyons  un  peu  mon  pain  d'épices. . .  Sous  le  cous- 
ce  sin  de  ce  fauteuil,  là-bas,  »  continua -t- il,  en 
s'adressant  à  un  second  valet  qui ,  dès  les  pre- 
miers mots,  faisait  l'empressé.  Un  troisième  cou- 
rut, prévint  son  camarafde,  et  marcha  en  avant, 
la  calotte  de  mon  oncle  sous  le  bras  ;  le  premier 
le  coilduisat^  toujours  poliment  par  là' main;  l'au- 
tre suivait  en  riàrit,  dans  sa  barbe,  des  fantaisies 
de  madame;  le  quatrième  était  allé  se  bassiner  le 
nez  avec  de  Teau  et  du  sel. 

Mon  oncle  entre  dbez  madame  Julie ,  au  milieu 
de  ce  cortège  iniposiatit.  Oh  lê  plonge  dans  une 
bassitïé  cféaW  tiède;  on  liri  met  tout  le  corps  à 


4o  V  MON    Q^GLE 

la  pâte  d'aniande  ;  on  le  repasse  au  laît  ;  oa  lui 
£gut  prendre  une  chemise  et  l'habit  neuf  du  petit 
laquais,  et  pendant  que  chacun  est  jaloux  de  con- 
tribuer à  sa  parure ,  mon  oncle  grignotte  son  pain 
d'épices ,  en  ^e  regardant ,  d'un  air  satisfait ,  dans 
toutes  les  glaces  où  sa  taille  lui  permettait  d'at* 
teindre. 

«  Je  ne  me  suis  pas  trompée ,  dit  la  belle  dame 
a  en  le  voyant  qnti'er;  il  est  fort  bien,  cet  enfant- 
ce  là,  il  a  de  l'esprit  naturel,  et  je  crois  qu'on  en 
rc  fera  quelque  chose.  Faites  vçpir  Ougnès.  » 

Dugaès  est  le  Jactotum  de  la  maison;  c'est  le 
monsieur  qui  a  rencontré  mon  oncle  sur  le  quai 
de  la  Ferraille. 

11  reçoit  l'ordre  de  faire  habiller  le  petit  sur- 
le-c|iamp,  et  l'injonction  précise  de  faire  en  sorte 
que  tout  soit  prêt  dans  la  journée.  Un  poète 
charmant  a  dit  : 

a    *  •  •  • 

Désir  de  fille  est  un  feu  qui  dévore  , 

4 

Désir  de  nonne  est  cent  fois  pis  encore. 

désir  de  femme  de  qualité  est  bien  plus  fort  q|ie 
tout  cela.    -  » 

Vous  voulez  savoir  sans  doute  qui  est  çett.ç 
femme  de  qualité  qui  s'iutéres^,e  si  fortement , à 
moii  oncle:  je  vais  vous  le  dire, 

C'est  la  duchesse  d'Alpaanz^  ,  qui  ne  sprtait 
du  lit  qu'à  deux  heures,  quand  certaii^i.  prélat, 
jeune  et  frais,  s'occupait  de  sa  conversiçn  a. sa 
ruelle.  Malgré  ses  progrès  rapides  ds^ns  le  themin 


n 


THOHAS.  4' 

du  ciel ,  madame  la  duchesse  était  pourtant  ja- 
louse de  sou  mari/  ambassadeur  d'Espagne.  Il 
était  alors  à  VersaUles.  Pour  éclaircir  des  soup- 
çons qui  n'étaient  pas  dénués  de  fondement,  ma- 
dame s'était  levée  ce  jour-là  à  six  heures  du 
matin ,  et  elle  bouleversait  le  cabinet  de  M.  lam- 
bassadeur,  dans  l'espérance  d'y  trouver  des 
lettres  qui  n'y  étaient  pas ,  lorsque  mon  oncle 
vint  se  réfugier  sous  ses  jupons. 

Jalouse  d'un  mari  qu'on  trompe ,  c'est  un  peu 
extraordinaire;  mais  M.  le  duc  était  aimable ,  et 
madame  était  bien  aise  de  le  trouver  quand  elle 
n'avait  pas  mieux. 

CHAPITRE   IV. 

Ce  que  fait  mon  Oncle  chez  Madame  VAmbas- 

sadrice. 

Nous  n'étions  pas  encore  attaqués  de  l'anglo- 
manie ;  il  ne  fut  donc  pas  question  de  faire  de 
mon  oncle  un  jockej.  Un  habit  habillé  complet , 
bleu  dfe  ciel ,  bordé  d'un  galon  d'argent ,  dans 
lequel  serpente,  en  losange;  un  liseré  ponceau ;  le 
derrière  des  cheveux  nenfermé  dans  une  bourse  ; 
le  toupet  et  le^Jaces  ;  papillotes  ,  crêpés,  pom- 
madés,  poudrés  ;  le  chapeau  à  plumet  là-dessus, 
et.  Thomas  se  ipavf ipie  dan§.  la*  couf* ,  en  attendant 
l'heure .  de  se  placer  derrière  madame ,  la  ser- 
viette  sur  le  bras.  '  ;.       » 

«Il  e$.t(4iarmAnt!  il  est,çl]\arn^ant!;dit  madaipe 


/ 


4^  MON    ONCLE 

K  la  duchesse  en  entrant  dans  sa  salle  à  ihanger. 
«  Je  ne  veux  pas  qu'il  serve  à  table  ;  je  le  réserve 
«  pour'  mon  petit  appartement.  »  Et  mon  onde 
est  installé  dans  une  espèce  de  boudoir,  où  il 
bâille  et  s'ennuie  magnifiquement  entre  une  pet*- 
ruche  et  un  sapajou.  Il  s'échappait  par  l'escalier 
dérobé,  quand  il  en  trouvait  l'occasion;  il  allait 
faire  un  tour  à  l'office^  et  de  là  palissonner  dans 
la  rue.  Mais  si  une  souveraine  de  deux  lieues  car- 
rées d'Allemagne  entrait  chez  madame  l'ambassa 
drice  9  on  le  rappelait  aussitôt  ;  on  le  faisait  msrr- 
cher,  tourner  par  devant ,  par  derrière ,  à  droite , 
à  gauche  ;  parler,  chanter  ;  il  fallait  que  là  prin- 
cesse admirât  son  esprit  et  ses  grâces  ;  puis  on 
le  laissait  là  pour  jouer  avec  la  perruche  ;  on  re- 
tournait à  lui,  on  lui  donnait  quelques  tapes  sur 
la  joue,  on  roulait  sa  tête  dans  ses  deux  mains  ; 
on  le  quittait  encore ,  et  on  allait  agacer  le  sapa- 
jou; on  se  replantait  devant  lui,  on  U<i  rélevait 
le  menton,  on  lui  faisait  ouvrir  là  bouché,  et  de 
l'autre  extrémité  du  t)oudoir  oh  s'exerçait  à  lui 
jeter  des  gimblettes,  des  pastilles,  des  dragées  ;  on 
riait  aux  éclats  qualnd  on  avait  âtfeîiit  lé  but  ;  on 
le  renvoyait  quand  on  avait  asiéz  ri;  oii  le  soufflet-»- 
tait  quand  on  avait  dé  Fhuméùr.  C'était  charnlant. 
'  L'habit  galonné,  les  gimblettes"  et  les  soùfflels 
déplurent  bientôt  à  mdri  oriéîe.  11  n'était  à  soii 
aise  qu'à  roffice ,  ou  chez  Julie.  11  ihàni^eâit  d'uh 
côté,  il  batifolait  de  l'autre,  et  il  eut  été  l'énfent 
du  mondé  le  pîui  hetiréiik,  si  6h' ^t^  feôt-né  ses 


THOMAS.  43 

devoirs  à  ces  éenx  articles  ;  mais  c'était  un  petit 
aotmal  de  plus  qu'on  avait  mis  dans  sa  ménagerie, 
et  il  fallait  qu'il  rivalisât  de  gentillesse  avec  la 
perroche  et  le  sapajou. 

Il  fallait  d'abord  ^ussl  qu'il  fut  aimable  avec 
monsieur  l'èvéque  ;  n'iais  après  ^ux  ou  trois  vi- 
sites d'un  jeune  mousquetaire,  madame  trouvait 
três-plaisant  qiiHl  détachât  la  croix  d*or  de  l'émi- 
nentissime,  et  qu'il  la  passât  au  cou  du  sapajou, 
ou  bien  qu'il  jetât  sa  calotte  par  la  fenêtre.  Le 
successeur  de  saint  Pierre  jugea  bientôt ,  aux 
espiègleries  du  valet,  des  dispositions  de  la  mai- 
tresse  ;  il  la  quitta ,  *  et  fut  exercer  l'apostolat 
ailleurs-  CW  ce  qu'elle  demandait. 

Au  mousquetaire  succéda  un  président  ;  à  ce- 
lui-ci deux  gardès-du-corps  ;  à  ceux-là  un  géno- 
véÉaiin ,  et ,  de  temps  à  autre ,  monsieur  l'ambassa-» 
deur  >  par  goût  pour  la  variété. 

Tant  d'affaires  otéupèrent  tous  les  momens  de 
madslnle ,  et  mon  oncle  fut  Considérablement  né- 
gligé. On  ie  relégua  bientôt  avec  le  sapajou  et  la 
pei^uChe,  dont  on  était  aussi  dégoûté ,  comme 
on  se  dégoûta  depuis  du  président^  des  gardes-du- 
cdrps  et  du  génovéfain.  Madame  avait  les  goûts 
très -'tifs.  Ils  changeaient  continuellement  d'ob- 
jets, et  elle  appelait  cela  jouir  de  la  vie. 

Elle  avait  tm  fils  unique  qu'elle  Voyait  un  mo- 
ïriérit  tous  lëë  jotirfe ,  et  d'u'ëlle  abandonnait,  te 
i^este  du  téftips,  à  ù¥i  gouverneur  très-'élégaiit,  qui 


44  MON    OWCLE. 

faisait  sa  cour  aux  femmes  de  chambre,  et  qui 
apprenait  à  son  élève  qu'il  était  le  fils  d'un  grand 
d'Espagne  de  la  premi^  classe. 

Monsieur  l'ambassadeur  se  mêlait  quelquefois 
de  ses  affaires.  Il  s'avisa  un  jour  d'interroger  mon- 
sieur son  fils,  et  fut  assez  étonné  dé  voir  qu'à 
i^euf  ans  il  ne  sut  pas  lire.  Il  ordonna  à  Dugnès 
de  mettre  mon  oncle  Thomas  à  l'école  ^  et  il  lui 
semblait  infaillible  que  les  progrès  d'un  roturier 
ne  manqueraient:  pas  d'inspirer  beaucoup  d'é- 
mulation à  un  jeune  duc. 

Dugnès  conduisit  donc  mon  oncle  chez  un  pé- 
dagogue renommé,  et  les  usager  locaux  lui  inspi- 
rèrent d'abord  un  violent  dégoût.  Il  était  persuadé 
de  l'inutilité  de  la  science  ;  il  he  concevait  pas 
qu'il  dût  rester  assis  quand  il  voulait  être  debout  ^ 
immobile  lorsqu'il  voulait  se  servir  de  ses  pieds 
ou  de  ses  mains  ;  il  n'entendait  pas  davantage 
qu'il  fallût  avoir  le  nez  collé  sur  du  blabc  et  du 
noir,  quand  il  avait  envie  de  voir  voler  les  mou- 
ches ;  qu'on  le  fît  matin  et  soir  parler  à  Dieu  qtii 
ne  lui  répondait  jamais;  enfin  qu'il  ne  pût  pas 
même  évacuer  le  smplus  de  la  boisson,  sans  une 
permission  expresse  du  maître  d'école.  Dès  le  sç- 
CQndjour,  il  envoya  le  pédant  au  diable,  déchira 
son  sfUabaireit  et  fit  des  piches  à  tous  ses  cama> 
rades.  Le  troisièrne,  jour  il  ^'ajla  p^o^iener  aux 
Invalides,  ^e  lia  intimement  avec  desdécrotteurii 
de  son  agf',  çt  passait,  a  jouer  à  \^  chique,  le 


THOMAS.  4^ 

temps  qu'il  devait  être  à  Técole.  Le  maître ,  par 
égard  pour  monsieur  l'ambassadeur,  n'osa  se 
permettre  la  petite  correction ,  ni  même  la  remon- 
trance. Il  autorisa  mon  oncle  à  faire  toutes  ses 
volontés,  et  ne  fut  exact  qu'à  percevoir  ses  ho-> 
noraires. 

Thomas  n'avait  plus  de  vœux  à  former,*  et  il 
menait  en  effet  un  genre  de  vie  tout-à-fait  satis- 
faisant ,  bien  vêtu,  bien  nourri,  et  rien  à  faire 
que  de  jouer  à  la  chique  ou  à  la  fossette  !  Comme 
il  n'est  pas  de  bonheur  durable,  un  désagrément 
inattendu  troubla  bientôt  ses  plaisirs.  Il  se  li- 
vrait, avec  ses  camarades,  aux  accès  d'une  joie 
bruyante,  lorsqu'on  le  tira  fortement  par  l'oreille. 
H  prit  une  sellette  qu'il  allait  jeter  à  la  tête  de 
l'assaillant...  O  stupéfaction!  ô  terreur  !  c'est  mou- 
sieur  Kiboulard. 

«  Ah,  ah!  vous  voilà  donc ,  mon  drôle»  Tudieu, 
«  comme  il  est  brave  !  Le  joli  habit  à  dégalonner  ! 
«  Allons,  qu'on  marche  avec  moi;  »  et  l'oreille 
restait  prise  comme  dans  un  étau.  Mon  oncle, 
un  peu  déniaisé  par  l'habitude  du  grand  monde, 
lui  fit  lâcher  prise  par  la  vertu  de  quelques 
coups  de  pieds  dans' les  os  des  jambes,  et  lui  dit 
succinctement  :  «  J'appartiens  à  madame  l'ambas- 
«  sadrice  d'Espagne;»  respectez -moi,  ou  je  vous 
a  ferai  pendre.  » 

Mon  grand-père  croyait  déjà  voir  le  galod  dans 
le  creuset  ;  il  croyait  d'ailleurs  que  ses  droits  sur 
le  fils  de  sa  femme ,  valaient  bien  ceux  d'une 


46  MON    ONGLE 

ambassadrice.  Il  ixe  tint  compta  d€s  menaces,  de 
mon  oncle.  Il  courut  aprèç  )ui;  l'attrapa;  le  mit 
sous  son  bras  comme  un  sac  de  nuit  qu'ob  porte 
à  la  diligence,  et  rentra  chez  lui. 

Mon  oncle,  en  s'éloignant,  criait  à  ses  çama* 
rades  :  «  Courez  à  Thôtel.  Demandez  monsieur 
«  Dugnès  ;  dites-lui  que  Riboulard  m'enlève  » ,  et 
ses  camarades ,  qu'il  bourrait  de  massepains  et  de 
confitures  sèches ,  firent  à  l'instant  sa  comqfiission. 

Cependant  mon  opcle  et  Riboulard  arrivent  ^ 
l'un  portant  l'autre ,  à  la  rue  des  Prêtres.  Le  petit , 
déposé  au  bas  de  l'escalier  étroit ,  sal^  et  obscur , 
compara  le  sort  dont  il  jouissait  à  celui  qui  lui 
était  probablement  réservé  au  galetas.  Il  regimba , 
il  se  défendit  ;  mais  Riboulard ,  qui  n'était  plus 
contenu  par  les  passans,  toujours  disposés  à  donner 
raison  au  plus  £aible,  Riboulard  prit  le  fourreau 
de  sa  rouillarde ,  et  commença  à  Êiire  le  beau- 
père.  Il  chassait  mon  oncle  devant  lui  ;  s'il  s'ar-' 
rétait  une  seconde,  les  coups  lui  pleuvaient  sur 
les  épaules,  sur  les  reins,  sur  les  gras  de  jambe, 
et  c'est  de  cette  manière  amicale  qu'il  fut  rendu 
à  ses  pénatfiSy  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  rein-» 
tégré  jdans  son  ancienne  habitation, 

Comme  tout  délit  entraîne  punition ,  ainsi  que 
le  prononcent  les  codes  criminels  de  tous  les 
peuples ,  Riboulard  s'érigea  en  président ,  con- 
seiller, rapporteur,  greffier  et  exécuteur  des  hau- 
tes œuvres.  Rosalie,  ma  sensible  grand'mère.^ 
ét^it  à  confesse.  Hélas  !  elle  eût  contenu  l'inflexible 


THOMAS.  47 

Riboulard;  elle  eût  défendu  le  sang  innocent,. • 
Mais  la  sentence  est  prononcéfe.  Dans  uu  instant 
mon  opcle .  est  réduit  à  l^état  où  il  était  quand 
madame  sa  mère  le  déposa  dans  le  plat  au  fro- 
mage  ,  et  il  est  attaché  à  un^  colonne  du  lit,  et 
Ribpulard  le  fustige  avec  son  ceinturon ,  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  fatigué  de  frapper,  parce  que,  di- 
sait41  y  avec  beaucoup  de  sagacité,  en  motivant  son 
arrêt,  parce  qu'il  est  affreux,  lorsqu'on  sort  de 
parens  honnêtes ,  de  les  déshonorer  en  ^e  faisant 
laquais.  «  Corbleu  !  j'étais  page ,  répliquait  mon 
<x  oncle  en  grinçant  des  dents  à  chaque  coup  » , 
et  la  douleur  provoque  certaine  évacuation  qui 
dcure  la  banderoUe  de  cuir,  et  dont  les  éclabous* 
sures  bouchent  l'œil  unique  que  conservait  Ri- 
boulard. 

Pour  qu'il  ne  restât  plus  de  traces  de  la  servi* 
tude  de  mon  oncle,  il  lui  jeta  une  vieille  culotte 
dont  le  petit  devait  faire  le  plus  grand  cas ,  parce 
que  c'était  le  drap  de  sa  majesté;  qu'il  avait  été 
porté  par  un  brave  militaire ,  et  il  sortit ,  le  pa- 
quet de  mon  oncle  à  la  main^  pour  aller  vendre 
le  galon  à  un  juif,  et  le  reste  à  la  friperie. 

Thomas  flagellé  et  resté  lié  à  son  pilier ,  maudit 
quelque  temps  Riboulard ,  en  pleurant  ;  mais 
Oiimme  on  ne.  peut  pas  toujours  maudire  et  pieu* 
rer,  il  s'apaisa,  et  jugea,  tcès  -  sainement  ,•  que  ce 
qu'il  avait  de  mieux  à  faire,  était  de  se  soustraire 
à  una  secQude ,  et  peut-^étre  à  une  troisième  fiis- 
tigalion.  Il  s'agita  dans  tous  les  sens  pour  se  dé- 


48  MON    ONGLE 

pétrer  de  sa  corde  ;  mais  Riboulard  savait  faire 
des  nœuds.  II  avait  long- temps  serré  tes  pouces 
aux  filoux  et  autres  geâs  du  même  acabit,  qu'on 
entassait  dans  des  fiacres ,  pour  les  enterrer  à  la 
Conciergerie  ou  au  £hâtelet. 

Nécessité  est  mère  de  l'industrie.  Quand  mon 
oncle  fut  convaincu  que  ses  mains,  faibles  en- 
core, ne  pouvaient  lui  rendre  la  liberté,  il  se 
servit  de  ses  dents,  dont  fort  heureusement  Ri- 
boulard n'avait  puie  priver.  Il  mâcha  la  corde,  et 
la  coupa  brin  à  brin.  Au  bout  d'une  demi  -  heure 
de  travail ,  il  se  trouva  maître  de  commencer  son 
second  voyage  aérien ,  car  le  vieux  sergent  ayant 
soigneusement  fermé  la  porte ,  il  ne  restait  d'issue 
que  la  croisée ,  et  de  diemin  que  les  toits. 

Mon  oncle  connaissait  parfaitement  celui  qui 
menait  au  grenier  des  ramoneurs.  C'était  même , 
loFS  de  sa  première  excursion-,  le  seul  endroit 
accessible  qu'il  eût  trouvé  en  route.  Mais  com- 
ment oser  retourner  là,  après  avoir  enlevé  le  cos- 
tume complet  d'un  de  ces  messieurs  ?  Si  du  moins 
il  n'eût  pas  dédaigné  de  le  renvoyer  après  avoir 
endossé  la  livrée  ;  s'il  avait  de  quoi  le  payer  en 
cas  de  difficulté...  Une  réflexion  en  amena  une 
autre.  Mon  oncle  pensa  qu'il  pouvait  très-légiti- 
mement s'approprier  une  petite  part  des  biens  de 
la  communauté.  Comme  on  aime  beaucoup  à  ga« 
gner  sdns  travail ,  cette  idée  lui  rif  singulièrement , 
et  sans  perdre  le  temps  à  calctder  le  plus  ou  le 
moins  de  droits  qu'il  avait  à  la  niasse,  il  prit  la 


hallebarde  du  sergent,  ^t  travailla  si  bien  de  U 
pointe ,  qu'il  fit  sauter  un  panneau  de  laraioire 
qqi  recelait  le  nifigpt.  ... 

Tout  était  d^ans  cette  armoire ,  la  seule  qu'il  Jr 
eut  dans  la  mansarde , .  et  rimaginatîoQ .  de  mon 
oncle  agit  sur  toutes  les  parties  du  mohtU^r  k  là 
fois.  Il  jugea  qu'un  habillement  complet  de  mon* 
sieur  Riboulard.  lui  ferait  mieux  qu'une  simple 
culotte  percée  au  derrière.  En  conséquence  il 
slaffubla  de  cç  qu'il  ^it  de  meilleur  et  de  plus, 
beau.  La  chemise  à  manchettes  festonnées;  la  cun 
lotte  neuve,  la  veste  pareille  qui  lui  tombait  aux^ 
genoux;  l'habit  qui  n'avait  encore  passé  qu'une 
revue,  et  qui  descendait  aux  talons;  le  chapeau 
bordé  d'argent ,  une  poignée  d'écus  dans  chaque 
poche ,  et  voilà  mon  oncle  sur  le  toit,  se  félici- 
tant intérieurement  du  désespoir  qu'éprouverait 
Ribôulard ,  et  se  croyant  bien  vengé  de  tou^  le» 
mauvais  traitemens  qu'il  en  avait  reçus.  , 

On  tient  à  ce  qu'on  a ,  sans  s'embarrasser  beau- 
coup deS  moyens  par  lesquels  on  a  acquis.  Mon 
oncle  sentait  de  la  répugnance  à  aller  faille  res- 
titution chez  la  vieille.  Il  ne  fallaitqu'un  raison^ 
nement,.  hou  ou  mauvais,. pour  le  faire  tourner 
d'un  autre  coté,  et  vous  pensez  bien  qu'il  s'ea 
présenta  un  aussitôt.  Mon  oncle  s'observa  qu'cm 
pourrait  ne  pas  se  contenter  de.  la  valeur  de  ce 
qu'il  avait  pris  ;  qu'on  .pourrait  le  roaltrailer  ,rel 
peut-être  le  dépouiller.  Il  n'en  fallut  pas  davan-. 
ir.  *  4 


5o  MON    ONCLE 


tage.  La  vieille  demeurait  à  gauche,  il  prit  à 
droite. 

Après  avoir  mis  ciaq  à  six  maisons  entre  Ri- 
boulard  et  lui ,  son  premier  soin  fut  de  s'asseoir , 
de  mettre  son  chapeau  bordé  sur  ses  genoux ,  et 
de  compter  ses  espèces  :  on  est  bien  aise  de  sa- 
voir ce  qu'on  a.  «  Trente-deux  écus  de  six  francs  ! 
a  combien  ça  fait -il,  se  demandait  mon  oncle? 
«  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien ,  se  répondit -il  ;  mais 
«  avec  trente- deux  écus  de  six  francs,  je  dois 
«  vivre  trente -deux  mois.  Dans  trente -deux  mois 
<f  je  serai  grand  garçon ,  et  je  rosserai  Biboutard, 
«  si  je  le  rencontre.  C'est  dit.  Allons ,  marchons.  » 

Après  avoir  marché  quelque  temps,  il  trouve 
une  petite,  fenêtre  ouverte ,  et  il  entre  sans  façon  : 
la  richesse  donne  de  la  confiance.  II  regarde ,  ré- 
solu à  pousser,  tout  d'une  haleine,  un  compliment 
assez  bien  arrangé  ;  personne  encore  dans  cette 
chambre.  D'assez  beau  linge  empilé  d^un  côté  ; 
de  l'autre  un  grand  panier  d^osier  ;  du  feu  au 
fond ,  et  des  surplis  qui  finissent  de  sécher  dessus 
et  autour  ;  un  réchaud  avec  du  charbon  allumé , 
et  des  fers  à  repasser  qui  chauffent.  A  ce  dernier 
article,  mon  oncle^  qui,  ainsi  que  bien  d'autres, 
devinait  ce  qu'il  voyait,;  conclut  qu'il  était  chez 
ime  repasseuse. 

Il  eût  volontiers  gagné  la  rue  à  l'instant  même  ; 
mais  la  repasseuse ,  aussi  prudente  que  Ribou- 
lard,  avait  aussi  fermé  sa  porte.  Mon  oncle,  qui 


THOM/IS.  5l 

n'était  pas  fâché  de  voir  venir ,  et  de  connsdtre  un 
peu  le  caractère  de  la  dame,  avant  que  de  se  ma- 
nifester à  elle ,  mon  oncle  ôta  le  feu  du  fond  du 
panier ,  et  s'y  inséra  tout  entier ,  après  avoir  fait 
une  visite  au  garde-manger ,  préliminaire  auquel 
il  ne  manquait  jamais. 

Il  s'était  à  peine  mis  en  cage,  qu'il  entendit 
quelque  bruit.  Il  finit  de  rétablir  les  surplis  dans 
leur  premier  état,  et  il  se  ménagea  un  petit  jour, 
pourvoir  à  quelle  espèce  de  femme  il  allait  avoir 
affaire. 

¥Àle  entra  en  chantant,  et  c'était  d'un  boii 
augure  :  les  personnes  gaies  sont  rarement  mé- 
chantes. Elle  s'approcha  ;  elle  parut  jolie  à  mon 
oncle.  Il  ne  savait  pas  encore  trop  quelle  diffé- 
rence réelle  existe  entre  une  femme  laide  et  une 
jolie  ;  mais  les  grâces  plaisent  à  tous  les  yeux ,  et 
à  tous  les  âges ,  et  la  repasseuse  plut  tellement 
à  mon  oncle,  qu'il  ouvrit  la  bouche  pour  lui  dire  : 
Mademoiselle...  et  puis  quelque  chose  encore  , 
lorsqu'on  frappa  doucement  à  la  porte.  Mon 
oiicle  ravala  son  discours. 

C'étaient  deux  cordeliers  de  la  plus  riche  en- 
colure. «  Mademoiselle  Louison  j  dit  le  premier 
rf  d'un  ton  papelard,  nos  aubes  sont-elles  prêtes? 
a  —  Hé  !  entre  donc ,  dit  le  second  d'un  air  dé- 
«  terminé  ;  ne  vois-tu  pas  qu'elle  est  seule  ?»  Ce 
second  prit  la  main  de  la  repasseuse,  l'embrassa 
avec  une  sorte  d'affection ,  et  cependant  il  avait, 
dans  son  regard  ardent  et  dans  sa  figure  enlu- 

4. 


Sî^  MOK    ONCLE 

mméç^  quelque  chose  qui  fit  peur  à  mon  oncle  ^ 
et  qui  le  déterrnina  à  garder  soii  poste  ^  et  le  si* 
tence.  Il  s'en  applaudit  bientôt ^  car  le  moine, 
sans  la  moindre .  explication  9  prit  Louison  par  le 
bras,  la  poussa  brusquement  vers  une  aleove, 
et  la  renversa  sous  lui.  «  Qh  !  le  vilain  homme  ^ 
«  disait  mon  oncle  en  lui-même  !  battre  une  aussi 
<x  jolie  fille  !  il  me  tuerait  donc,  moi  »,  et  il  se 
tint  coi.  Pendant  ce  temps-là,  Tautre  père  tirait, 
de  dessous  son  manteau ,  une  brioche,  deu!ii  boii-^ 
teilles  de  vin,  et  étendait  une  serviette  sur  la 
table.  Louison  revint  toute  chiffonnée ,  toute 
rouge,  et  elle  souriait  au  moine,  a  Tiens,  disait 
«t  mou  oncle,  à  part  lui,  elle  aime  à  être  battue  ; 
<c  c'est  singulier,  ça  !»  et  le  père  qui  avait  arrangé 
la  collation I  battit  Ix>uison  à  son  tour,  et  touç 
trois  se  mirent  à  table.  «  Ma  foi ,  disait  mon  oncle , 
«c  c'est  une  drôle  de  fille  que  cette  Louison  ;  e\\^ 
tf  n'a  pas  de.  rancune.  S'ils  m'en  avaient  fait  au- 
«c  tant,  je  ne  boirais  pas  avec  eux.  Ah!  peut-être 
«  n'ose-t-elle  pas  faire  autrement,  de  peur  d'être 
<c  battue  plus  fort.  Je  remarquerai  l'allée  en  sor- 
<c  tant.  Si  je  retourne  à  l'hôtel,  ce  qui  n'est  pas 
a  sûr ,  puisque  je  me  vois  à  la  tête  de  trente-deux 
«  écus  de  six  francs,  si  j'y  retourne,  je  conterai 
(c  cela  à  monsieur  l'ambassadeur,  et  il  fera  faire 
a  justice  de  ces  coquins-là...  qui...  que...  »  Ici, 
mon  oncle ,  pour  qui  la  collation  n'avait  riçp  de 
bien  récréatif,  puisqu'il  n'y  participait  pas^  mon 
oncle  bâilla  deux  fpis,  et  s'endormit  sous  son, 
panier. 


THOMAS.  53 

<  .11:11*»  jamaiâ  pu  me  dire  si  Loiiison  fiut  battue 
eneore  après  la  collation.  Il  Ta  présumé  depuis, 
et  moi  aiiasi.;  mais  comme  ou  ne  doit  pas  ris- 
quer de  calomnier  un  ordre  aussi  respectable  que 
côiui  des  cordeliers ,  nous  nous  garderons  bien  de 
donner  nos  présomptions  pour  des.  réalités^ 
.  Qupi  qu'il  en  soit ,  mon  oncle ,  qui  n*a .  pas 
d'idées  très- suivies  ^quand  U  dort»  ne  pensa  plus 
0»  il  était*  II-  s'étendit  tout  a  coup ,  comme  il  eût 
&it.dans  sou  Ut,  et  il  se  réveilla  au  se  sentant 
roulef  par  la  chambre ,  lui  et  son  panier.  Louison, 
que  ce  bruit ,  inusité  chez  elle ,  éveilla  aussi ,  de* 
maâda  d'une  voix  trembUinte  qui  était  là  ?  Vous 
juges,  de  cet  exposé,  quil  était  alors  nuit  .closes 
Mon  oncle,  ^'imagination  toujours  pleine  des 
deux  }>èrés  battant  Louison,  avec  une  sorte  de 
fdreur.,  ne  sachant  pas  s'ils  étaient  retirés  ou  non , 
craignant  d'être  battu  à  son  tour,  ne  répondit 
rien  à  t0tte  première  interpellatiou.  Il  lui  sembla 
qu'une  seconde  voix  la  répétait  d'une  autre  partie 
de  la  chambre ,  et  il  se  hâta  de  sortir  de  son  pa- 
nier. Il  chercha  l'aleove ,  décidé  à  se  tapir  sous 
le  lit;  il  y  arrivait,  il  se  croyait  en  sinreté,  au 
moins  pour  le  moment ,  lorsque  sa  tnain  porta 
sur  une  jambe  nue.  Cette  jambe  se  retire  aussitôt, 
et  ceiui^ou  cellf  à  qui  elle  appartient,  pousse  un 
cri  lamentable^  Mon  oncle ,  épouvanté ,  se  retire 
aussi,  et  s  enfuit  jusqu'à  la  muraille  opposée. 
C'est  de -là  qu'il  écoute,  quil  cherche  à  percer 


64  MOIf    ONGLE 

les  ténèbres  qui  renvironnent  :  il  n'entend  ni  ne 
voit  rien. 

Le  propriétaire  de  là  jarabe,  rassuré  par  un 
long  silence,  se  hasarde  à  aller  prendre  le  bri- 
quet et  des  allumettes ,  sur  un  coin  de  la  cherai* 
née,  près  de  laquelle  mon  oncle  était  sans  le  sa- 
voir. Les  deux  adversaires  se  trouvent  nez  à  nez^ 
et  se  soufflent  leur  haleine  au  visage.  Mon  oncle, 
que  cette  approximation  glace  jusqu'à  la  moelle 
des  os  ,  veut  se  sauver ,  et  porte  les  bras  en 
avant ,  de  peur  de  se  casser  la  tête.  Il  frappe,  d'un 
coup  sec ,  le  chien  de  briquet ,  le  paquet  d'allu- 
mettes, et  les  fait  sauter  des  mains  de  celui  ou 
de  celle  qu'il  veut  éviter.  L'autre,  qui  sent  échap- 
per ce  qu'il  croit  bien  tenir ,  est  de  nouveau  saisi 
de  frayeur ,  jette  tm  second  cri  plus  fort  que  le 
premier,  se  met  aussi  à  courir.  Mon  oncle  et  lui, 
ou  elle,  se  rencontrent,  s'accrochent  ;  ils  trébu* 
chent,  ils  tombent,  et  s'en  vont,  l'un  àMroite, 
et  l'autre  à  gauche. 

«  Ah  !  mon  dieu ,  mon  dieu  !  prononça  enfin  une 
a  troisième  voix,  à  ce  que  crut  mon  oncle,  ma 
a  voisine  m'avait  bien  dit  que  si  je  vivais  avec  des 
«  prêtres ,  le  diable  ne  manquerait  pas  de  me  ren- 
«  dre  visite...  Ah!  mon  dieu,  mon  dieu!...  au  nom 
«  de  la  très-sainte  vierge ,  je  te  conjure ,  esprit  ma- 
«  lin  :  réponds ,  que  veux-tû  de  moi  ?  Que  tu  m'ou- 
«  vres  les  portes ,  reprend  mon  oncle  j  déjà  habile 
a  à  saisir  les  circonstances.  Oh  !  bien  volontiers-, 


THOMAS.  55 

«  réplique  la  timorée  Louisitn»,et  !a  porte  s'ouvre 
en  effet  9  et  mon  oncle  décampe  à  petit  bruit.  Il 
s'attache  à  la  rampe»  il  dégringole  Fescalier  plutôt 
qu'il  ne  le  descend ,  cherche  le  pêne  de  la  porte 
de  la  rue,  le  trouve,  le  tire,  et  respire  en  liberté 
sur  le  pavé  du  roi. 

Si  mon  oncle  avait  eu  un  peu  plus  d'usage ,  il 
aurait  senti  que  des  cordeliers  qui  ont  battu  une 
repasseuse  tout  un  aprè^ dîner,. ne  sont  pas  fâ- 
chés d'aller  se  reposer  chez  eux;  que  la  règle 
d'ailleurs  leur  enjoint  de  rentrer  à  sept  heures  ; 
enfin  il  eût  profité  de  l'occasion ,  et  il  n'est  per- 
sonne, en  sa  place,  qui  ne  se  fut  empressé  de  battre 
Louison ,.  qui  en  valait  bien  la  peine.  Mais  loin 
d'avoir  de  semblables  pensées ,  il  se  Jélicitait  d'être 
sorti  de  là  sain  et  sauf  ;  il  ne  se  doutait  même 
pas  que  les  trois  voix  qu'il  avait  entendues  étaient 
toujours  celle  de  Louison ,  qui  changeait  de  place 
et  d'intonations ,  selon  que  la  peur  agissait  plus  ou 
moins  sur  elle. 

JMon  oncle,  enchanté  donc  d'être  dans  la  rue, 
tourna  ses  pas  vers  le  Pont -Neuf,  qu'il  connais- 
sait comme  sa  mère.  Il  se  proposait  de  passer  le 
reste  de  la  nuit  sous  la  Samaritaine ,  et  d'aviser  là 
à  la  manière  de  dépenser  agréablement  son  argent, 
sauf  ensuite  à  retourner  servir  monsieur  l'ambas- 
sadeur, ou  tel  autre  seigneur  à  qui  sa  petite  figure 
conviendrait. 

Il  allait  monter  le  trottoir ,  lorsqu'une  patrouille 
du  guet  à  pied  passa  près  de  lui.  Le  caporal  qui 


sa  MOH   ONCLE 

ia  coimnandait,  examina  sa  mise  hétérodire  à  lu 
lueur  du  réverbèi*e,  et  ne  concevant  pas  qu'on 
put  être  fagoté: ainsi,  sans  quelques  raisons  extra- 
ordinaires, qu'il  pouvait  être  important  à  la  police 
de  pénétrer,  il  arrêta  mon  oncle  de  par  le  Roi  ; 
il  le  somma  de  lui  déclarer  où  il  avait  pris  le  cos* 
iume  complet  d'un  sergent  de  son  corps,  et  pour- 
quoi il  osait  le  pprter.  Mon  oncle  raconta  les  faits» 
avec  ingénuité  ^  et  comfne  un  caporal  ne  doit  ja- 
mais rivé  soi|S  les  armes ,  celui  -  ci  garda  un  sérieuTt 
imperturbable ,  et  prononça  qu'il  fallait  coiiduire 
le  petit  bonhomme  chez  monsieur  l'ambassadeur , 
s'assurer  de  la  vérité  des  faits  par  lui  allégués ,  et 
qu'à  l'égard  de  l'argent  et  des  habits  pris  à  Ribou^ 
lard,  comme  il  n'avait  eu  la  hallebarde  que  par 
un  passe*droit  fait  à  lui  caporaU  tout  cela  devien- 
drait ce  quHl  plairait  au  ciel  et  à  mon  oncle. 

Le  caporal  et  sa  patrouille  se  présentèrent  ve^* 
pectueusement  à  la  porte  de  monsieur  le  duc.  Il 
était  minuit,  ou  environ,  et  l'officier  du  guet 
croyait  n'avoir  affaire  qu'au  suisse  2  il  eût  été  mi 
désespoir  de  déranger  monseigneur.  Mais  on  ce-* 
iébrait  à  l'hôtel  la  naissance  d'ime  infante,  et 
tout  y  était  dans  la  joie  et  le  tumulte.  Dugnès , 
qui  allait  et  venait  pour  donner  des  ordres,  tra- 
versait la  cour  quand  la  patrouille  se  présenta. 
Il  rieconnut.  mon  oncle ,  lui  fit  recommencer  son 
récit,  et  le  jugea  propre  à  divertir  \\n  moment 
l'honorable  assemblée.  En  conséquence ,  il  envoya 
l'officier  et  ses  gens,  qui  ne  demandaient  pas 


mieux  ^  se  restaurer  à  la  cimine ,  il  prit  Thoftias 
par  la  main ,  et  le  livra  k  moii&ieur  Tambassadeur. 

Cellii-ci ,  qui  aimait  a  rire  aux  dépens  des  au- 
tres, siTTtout  quand  il  avait  bien  soupe,  fait  &ire 
à  mon  oncle  le  tour  de  la  table.  Les  dames  et 
les  seigneui^  se  tournent  aussitôt  pour  considérer 
le  petit  animal  qu'on  leur  présente ,  et  un  prince 
décide  qu'il  ressemblé  parfaitement  à  ces  chiens 
habîHés  qtf on  fait  danser  dans  les  carrefours. 

Il  fallut  que  mon  oncle  racont&t,  pour  la  trcHh 
sième  fois ,  à  haute  et  intelKpble  voix ,  ce  qui 
lui  était  arrivé  pendant  cette  journée.  Entre  au- 
tres incidens ,  Tfalstoire  de  Louison ,  battue  par 
deu^  cordelters,  parut  délicieuse  à  la  plupart  des 
dames.  Trois  ou  quatre  d'entre  elles  demandèrent 
le  nom  du  tres^digne  père  qtii  l'avait  si  brutale^ 
ment  saisie  par  le  bras,  et  se  pincèrent  les  lèvres 
quand  mon  oncle  eut  déclaré  qu'il  he  l'avait  pas 
onï  nommer  ;  mais  que  c'était  un  terrible  batteur. 
Les  ris  redoublèrent  quand  mon  oncle  supplia,  à 
genoux,  l'ambassadeur  de  venger  cette  pauvre 
Louison,  et  de  faire  4>unir  les  deux  moines, 
<t  Parbleu ,  dit  l'ambassadeur  au  lieutenant  de 
a  police,  qui'étàîC  du  nondbré  de  ses  conviVes, 
«vous  devriez  porter  cette  cause  à  votre  au- 
«  dtence  ;  cela  serait  réjouissant.  —  Si  cela  peut 
<  amuser  votre  excellence ,  elle  en  aura  le  passe- 
«  temps.  Je  supposerai  seulement ,  par  égard  pou^ 
<i  le  clergé,  qae  ces  deux  drôles  se  sont  masqués 
«  en  cotdeliers ,  sans  tçpir  en  rien  à  cet  ordr^ 


58  MON  oi!rctE 

cf  respectable,  et  je  vous  réponds  que  leurs  su- 
er périeurs  ne  les  réclameront  pas.  »  On  parla 
ensuite  modes-,  politique  et  spectacle  tout  à  la 
fois.  Un  petit -maître  raconta  l'anecdote  scanda- 
leuse du  jour,  à  demi-voix;  mais  de  manière  à 
être  entendu  de  tout  le  monde.  Mon  oncle, 
qu'on  laissait  à  l'écart ,  puisqu'il  n'avait  plus  rieu 
à  conter ,  retourna  trouver  l'ami  Duguès.  Celui-ci 
le  mit  à  même  de  deux  ou  trois  plats  d'entre- 
mets 9  qu'il  vida  avec  beaucoup  de  dextérité  ; 
puis  il  l'envoya  coucher ,  et  lui  dit  de  faire  ce 
qu'il  voudrsdt  des  habits  du  sergent,  et  de  ce  qui 
était  dans  les  poches.  Cette  conclusion  flatta  sin- 
gulièrement mon  oncle,  et  l'aida  à  dormir  d'un 
bon  somme.  Fais -en  autant,  très -cher  lecteur, 
pour  peu  que  ce  livre  ait  de  vertu  soporative  :  il 
sera  au  moins  bon  à  quelque  chose. 

» 

CHAPITRE   V. 
Une  ^audience  de  police. 

• 

Rétrogradons  un  moment,  et  revenons  sur  ce 
qui,%e  passa  à  l'hôtel  pendant  que  mon  oncle  fut 
entre  les  mains  de  l'avare  et  impitoyable  Ribou- 
lard. 

Les  décrotteurs  ses  amis ,  étaient  restés  pétri- 
fiés de  son  enlèvement,  car  on  juge  des  choses 
les  plus  sérieuses,  comme  des  plus  futiles,  par 
l'analogie  qu'elles  ont  avec  nos  intérêts.  Ainsi , 


THOMAS.  5g 

par  exemple,  iiii  roi  trouve  mauvais  qu'on  vole 
use  province  au  roi  son  voisin  ,  dont  il  ne  se 
soucie  guère,  parce  que  l'usurpateur,  agrandi  et 
fortifié,  peut  lui  prendre  son  tout;  ainsi  un  mi- 
nistre veut  faire  de  son  mahre  le  prototype  des 
souverains ,  parce  qu'on  n'eût  jamais  parlé  de 
Mécène,  s'il  n'eût  été  qv^e  l'homme  d'âfiaires  du 
roi  d' Yvetot  ;  ainsi  un  officier,  sans  talens ,  ne  peut 
avancer  qu'à  son  tour,  et  il  crie  que  les  préfé- 
rences accordées  a  un  mérite  dont  il  ne  con- 
vient pas ,  découragent  les  vieux  militaires ,  et 
étouffent  l'émulation  ;  ainsi  un  prélat  défend  sa 
religion,  qu'il  a  presque  oubliée,  parce  qu'elle 
fournit  aux  gages  de  ses  maîtresses ,  de  ses  laquais, 
de  son  cuisinier,  et  à  Fentretien  de  ses  chevaux 
et  de  ses .  équipages  ;  ainsi  le  financier  atteste  la 
prc4>ité  de  ses  confrères  qu'on  attaque,  parce 
qu'il  sent  qu'on  ne  lui  fera  pas  plus  de  grâce  qu'à 
eux ,  et  qu'il  voudrait  que  les  initiés  seuls  con- 
nussent les  secrets  du  métier  ;  ainsi  un  autre 
voleur  plaint  sincèrement  son  camarade  qu'on 
va  pendre ,  parce  qu'il  peut  le  dénoncer  m  eittre- 
mis,  et  faire  à  ses  dépens  sa  paix  avec  la  justice; 
ainsi  une  petite  maîtresse  blâme  hautement  une 
jolie  femme  qui  souffle  un  ou  deux  amans  à  une 
autre ,  parce  qu'elle  est  bien  aise  de  conserver  les 
siens  ;  ainsi  un  auteur ,  qui  n'est  pas  bouffi  d'à- 
moiir^propre ,  compatit  à  la  chute  d'une  pièce , 
parce  que  demain  il  peut  lui  en  arriver  autant  ; 
ainsi  un  poète  ^nédiocre  préconise  des  littérateurs 


ignorés  ,^^«rcç  qu'où  les  sots  ^ont  quelque  choses 
la  médiocrité  est  tout;  ainsi  nos  décroitenrs' ven»* 
laient  ravoir  Thomas ,  parée  qu'avec  lui  revieii*' 
draieait  les  friandises  dont  il  les.  bourrait  réguliè«« 
remeut. 

Ils  furent  donc  trauvei:  monsieur  :Dugnès>7 
crièrent,  tous  à  la  fois^^  la  cruauté,  à  riafamié^ 
à  rmiiocen<%  persécutée!  Dugnes ,  qui  aiminik 
toujours  ïnon  oncle,  fut  raconter  le  fait  à  mam 
dame;  madame,  pour  qui  mon  oncle  n'avait  pu 
avoir  de  mérite  que  celui  de  la  nouveauté,  ^ 
qui,. depuis  long-temps  ne  s'occupait  plus  de  kû, 
madame  écouta  à  peine  Dugnès ,  et  lut  parla  dç 
$a  nouvelle  calèche  et  de  sa  loge  à  l'Opéra.  Du»* 
guès,  qui  connaissait  la  fibre  sensible  des. ccein*& 
tle  qualité ,. répliqua  qu un  malheureux,  un  drôle 
avait  osé  méconnaître  les  droits  des  ambassadeurs; 
L'ambassadnce ,  qui  tenait  d'autant  plus  à  ses 
prérogatives,  quelle  les  mentait-  moèns^  entra 
aussitôt,  dans  une  colère  :  épouvantable  ;  e}le.:se 
leva  pour  courir  à  son  secrétaire,  elle  renversa 
en  passant,  sfi^n  déjeuner  de  Sèvres,  et  marcha 
sur  la  queue  de  son  sapajou.  Elle  prit  dti  papier 
doré  sur  tranche ,  et  émvit ,  de  sa  propre'  main^^ 
ime  longue*  lettre  de  quatore  lignes  à  monsieur 
1$  lieutenant  de  police.  Elle  redemandait  mon 
oncl6  aiv  nom  du  roi  d'Espagne^. et  faisait,  de  son 
enlèvement,  une  affaire  de  potentat  à  potentat* 

Tbomus  était  fort  tranquille  dans  le  panier  de 
iiQiiisou,  pendant  qiie  deux  états  puissans  tout 


THOMA.^.  6t 

chaient ,  ponr  lui ,  à  nne  rupture  éclatante ,  que 
prévint  poortant  la  condescendance  du  magistrat, 
efe  tes  démarches  qu'il  fit  ^  dans  la  matinée ,  lui 
valurent  l'honneur  d'une  invitation  pour  le  soir. 

Dugnès  se  rendit  avec  la  lettre  chez  le  con-^ 
setller  d'état.  Celui-ci  protesta ,  dans  une  réponse, 
aussi  ^écrite  de  sa  propre  main,  qu'il  était  trop 
heureux  de  trouver  l'occasion  d'être  agréable  à 
madame  l'ambassadrice  qu'il  n'avait  jamais  vue, 
et  aussitôt  un  exempt  fut  dépéché  rue  des  Prê- 
tres ,  avec  l'ordre  de  mettre  Riboulard  au  cachot , 
sans  autre  information,  parce  qu'il  n'était  pas 
possible  que  l'ambassadrice  d'Espagne  n'eut  pas 
raison. 

Dugnès  fut  poliment  invité  à  accompagfter 
lexempt  qui  devait  lui  remettre  l'intéressant  per* 
sonnage ,  pour  lequel  madame  la  duchesse  faisait 
taqt  de  bruit. 

Le  mouchard  en  chef  et  Du^ès  passaient  de- 
vant les  piKers  des  halles.  L'œil  de  l'Espagnol  fut 
frappé  de  la  défroque  galonnée  de  mon  oncle, 
accrochée  à  un  clou.  Riboulard  avait  trouvé,  dans 
nn  seul  individu,  le  juif  et  le  fripier,  et  l'honnête 
acquéreur  s'était  empressé  d'étaler  le  tout,  parce 
que  cela  poiivait  convenir  au  petit  laquais  de 
quelque  gros  fabricant,  qui /voudrait  aller  tran- 
cher du  grand  seigneur  en  Italie  où  en  Angle- 
t^re. 

Dugnès ,  ea  qualité  d'bommé  d'afSaires.  de  mon* 
sieur  le  duc,  connaissait  parfaitement  les  lois.  Il 


6a  MON    ONCLE 

se  rappela  le  vieil  axiome  :  On  prend  son  bien 
où  on  le  trouve.  Il  prit  en  effet  la  parure  com- 
plète de  mon  oncle ,  et  la  jeta  sur  le  devant  de 
son  carrosse,  ce  Cinq  cents  francs  ^  mon  mattre, 
«  disait  le  fripier ,  en  le  suivant  le  bras  tendu  et 
«  la  main  ouverte ,  cinq  cents  francs ,  je  n'en  puis 
A  rien  rabattre.  Examinez ,  cela  n'a  pas  été  mis. 
a  C'est  une  livrée  qu'un  tailleur  a  manquée  à 
(c  un  postillon  du  cardiiial  de  Rofaan.  —  Prends 
tf  garde,  bavard,  interrompit  l'exempt,  que  je  ne 
<c  te  mène  à  Bicétre ,  pour  t'apprend  re  à  acheter 
a  des  effets  volés  à  un  ambassadeur  !  —  Mais ,  mon- 
«  sieur...  —  A  un  ducT —  J'ai  acheté...  —  A  une 
«  excellence!  — En  sûreté  de  conscience... —  Le 
«  dupUcata  du  roi  catholique!  —  C'est  un  officier 
«  du  guet ,  un  homme  respectable...  —  Fouettez , 
«  cocher ,  délivrez-nous  de  ces  criailleries  » ,  et  le 
cocher  fouette,  et  on  descend  chez  Riboulard. 

Il  était  dans  sa  chambre,  marchant  à  grands 
pas,  s'arrachant  d'une  main  le  peurde  cheveux 
dont  il  pouvait  disposer,  et  se  donnant  tantôt 
im  soufflet,  tantôt  un  coup  de  poing.  Il  s'arrêtait 
ensuite  devant  son  armoire,  enfoncée  et  pillée,  et- 
recommençait  à  trépigner  et  à  se  meurtrir.  '<  Fi- 
c(  nissons  ce  manège,  monsieur  Riboulard,  dit 
«  l'exempt,  et  dites*moi  ce  que  vous  avez  fait  de 
«  Thomas.  —  Oh  !  le  petit  coquin ,  voyez ,  voyez , 
ce  monsieur.  Mon  uniforme  des  dimanches,  mon 
«  sang,  mes  entrailles,  mon  argent,  il  m'a  tout 
«  volé ,  et  s'est  enfui  par  la  fenêtre ,  après  avoir 


THOMAS.  63 

a  rompu  cette  corde  avec  laquelle  je  l'avais  for^ 
«  tement  attaché.  —  Ce  n'est  pas  une  histoire  que 
«  je  vous  demande,  monsieur,  c'est  Thomas.  — 
«  Je  ne  vous  fais  pas  d'histoire,  monsieur,  et  vous 
«  voyez  bien ,  à  mon  désespoir ,  que  je  vous  dis  la 
a  vérité.  —  Vérité  tant  qu'il  vous  plaira;  au  ca- 
«  chot,  jusqu'à  ce  que  Thomas  se  trouve.  —  Mais 
a  monsieur ,  je  n'ai  pas  tort.  —  Tort  ou  raison , 
«  monsieur  le  lieutenant  de  police  l'a  ordonné 
a  ainsi,  et  cela  plaît  à  madame  l'ambassadrice.  » 

Riboulard  se  lamente,  il  fait  son  paquet,  et  se 
dispose  à  se  rendre,  sur  sa  parole  d'honneur, 
dans  les  souterrains  de  l'Abbaye.  Le  fripier 
avait  suivi  la  voiture  de  Dugnès,  sans  autre  in* 
tention  que  de  le  fléchir,  et  d'en  obtenir  quelque 
dédommagement.  Il  prit  des  informations  dans 
la  rue  des  Prêtres,  et  on  lui  indiqua  la  demeure 
de  son  vendeur.  Il  était  à  présumer  qu'il  en  ob- 
tiendrait meilleure  composition  que  de  l'exempt 
et  de  Dugnès;  il  arriva  donc  chez  lui,  et  com- 
mença, en  entrant,  le  second  acte  de  la  pièce, 
dont  le  premier  s'était  passé  sous  les  piliers  des 
halles. 

L'exempt  se  souciait  très-peu  que  le  fripier  fut 
satisÊut  ou  non,  et  il  ne  s'émut  pas  infiniment 
en  le  voyant  menacer  et  gourmer  Riboulard, 
parce  qu'on  peut  fort  bien  aller  au  cachot  avec 
le  nez  cassé ,  ou  une  côte  enfoncée  ;  mais  ce  qui 
alluma  sa  bile,  c'est  que  le  fripier  ne  gagnant 
rien  à  battre  le  sergent,  et  trouvant  l'armoire 


64  MOir    OIV.CLE 

ouverte .^ se  dédommagea  saos  compter,  et  prit  à 
poignées,  dans  la  cassette.  Riboulard  retrouva  des 
forces^  et  cria  au  voleur  h  tue -tête.  L'exempt 
ayant  une  occsision  de  prouver  à  Monseigneur 
de  la  police  9  son  zèle  et  sou  activité ,  voulut  ar- 
rêter le,  fripier  :  ces  coups  de  main  menaient  à 
une  inspection.  Dugnès  «  qui  ne  pouvait .  ravoir 
Thomas ,  se  contenta  «  pour  le  moment ,  de  ses 
habits,  et  laissa  les  battans  et  les  battus  s'arran- 
ger comme  Us  Tentendraient. 

L'Espagnol  était  dans  la  rue ,  et  il  cherchait 
scffii  cocher,  qui  buvait  en  l'attendant ,  ainsi  que 
cela  se  pratique ,  lorsqu'un  énorme  paqtiet ,  qui 
frisa  en  tombant  la  corne  de  son  chapeau ,  le  fit 
sauter  deux  toises  en  arrière.  C'est  beaucoup , 
deux  toises  ;  mais  on  saute  bien  quand  on  a  peur. 
Voilà  ce  qui  fit  sauter  Dugnès. 

L'exempt  n'était  brave  que  lui  sixième  contre 
un ,  et  il  ne  se  souciait  pas  d'approcher  le  fripier 
de  trop  près;  il  se  contentait  de  barrer  la  porte 
pour  Fempéchiâr  de  s'évader.  liC  fiûpier,  qjui  sen-i 
tait  que  tôt  ou  tard,  une  escouade  viendrait  as- 
surer la  victoire  à  l'exempt  ^  prit  aussitôt  soq 
parti  ;  ce  fut  de  sortir  par  le  chemin  familier  à 
mon  oncle,  se  proposant,  ^i  sa  qualité,  de  bour- 
geois de  Paris ,  de  plaider  ensuite ,  et  de  se  faire 
adjuger  les  espèces  da  Riboulard. 
*  Il  n'avait  pas  l'intrépidité  de  Thomas ,  et  la  tête 
lui  tourna  dès  qu  il  fut  siir  le  toit.  L'exempt,  qui 
le  regardait,  aller  cbe  la  Uicame  ^  se  trouva  fort  de 


'\ 


tHOMAS. 

la  faiblesse  de  son  adversaire.  Il  se  sentit,  en  ou* 
tre,  animé  par  la  présence  de  trente  commères , 
que  le  brouhaha  avait  attirées  aux  croisées.  Rien 
n  est  aussi  propre  à  inspirer  du  courage  que  l'at- 
tention d'un  certain  nombre  de  spectateurs.  Voilà, 
peut-être,  pourquoi  tel  qui  tremble,  lorsqu'il 
entend  une  souris  trotter  dans  sa.  chambre,  se 
laisse  gaiment  couper  le  cou  en  public. 

L'exempt  paraît  donc  sur  le  toit,  d'un  air  ré- 
solu, et  se  met  à  là  poursuite  du  fripier.  Il  af- 
fectait de  marcher  le  jarret  tendu ,  et  avait  soin , 
cependant ,  de  bien  établir  un  pied  avant  que  d'a- 
vancer l'autre.  Il  gagnait,  petit  à  petit ,  sur  le  fri- 
pier, qui  se  traînait,  de  son  mieux,  sur  ses  ge- 
noux et  sur  ses  coudes.  Il  l'aura  f  il  ne  l'atira 
pas ,  criait«-on  des  fenêtres  voisines. 

L'exempt  saisit  enfin  son  homme  par  un  pied. 
L'autre  lai  en  allonge  un  coup  qui  lui  fait  perdre 
l'éqmlibre.  La  violence  du  mouvement  le  fait 
perdre  aussi  au  fripier,  et  la  pente  leur  devierit 
fatale  à  tous  deux.  Us  roulent  ensemble  du  haut 
du  toit  en  bas,  et  de  là  dans  l'espace.  L'exempt 
tombe  sur  l'impériale  du  carosse  de  Dugnés ,  et 
se  casse  une  cuisse  ;  le  fripier  tombe  sur  le  siège, 
et  tue  le  chien  danois  de  monsieur  le  duc ,  qui 
regardait  tranquillement  les  passans,  assis  sur 
son  cul. 

Un  officier  du  guet  au  cachot ,  un  exempt  qui 
a  la  cuisse  cassée,   un  fripier  qui  a  failli  à  se 
IV.  5 


66  MON    ONCLE 

rompre  le  cou,  sont  une  satisfaction  qui  suffirait 
k  l'orgueil  même  d'une  reine  ;  aussi  madame 
Tambassadrice  en  témoigna-t-elle  sa  satisfaction 
au  conseiller  d'état,  et  elle  voulut  bien,  ainsi  que 
je  crois  l'avoir  dit  plus  haut ,  l'admettre  à  sa  fête 
du  soir. 

Cette  fête  tirait  à  sa  fin ,  et  le  magistrat ,  dont 
la  perruque  était  défrisée ,  l'habit  poudré ,  et  les 
manchettes  cbiffonriées ,  parce  qu'il  s'était  avisé 
de  batifoler  avec  les  dames-,  le  magistrat  jugea  à 
propos  de  se  retirer  avant  le  jour,  pour  ne  pas 
compromettre  la  dignité  du  costume.  Il  avait 
d'ailleurs  des  causes  importantes  à  juger  à  l'au- 
dience du  matin,  et  un  peu  de  repos  était  né- 
cessaire pour  lui  rafraîchir  le  cerveau. 

11  avait  promis,  à  monsieur  le  duc,  une  scène 
burlesque,  dont  Louison  devait  faire  les  frais. 
Dugnès ,  assez  philosophe  pour  un  Espagnol ,  ne 
voulait  pas  manquer  cette  audience ,  qui  pouvait 
fournir  un  chapitre  aux  bizarreries  de  l'esprit  hu- 
main. Il  se  rendit,  de  très-bonne  heure,  à  la  salle 
où  devait  siéger  Monseigneur.  Il  s'assit  derrière 
les  gradins  pour  tout  entendre,  et  n'être  pas 
dérangé.  C'est  là  qu'il  prit  des  notes,  sur  lesquelles 
il  rédigea  ce  que  vous  allez  lire,  et  ce  qu'il  se 
garda  bien  de  publier  alors  :  il  faut  toujours 
ménager  les  gens  en  place,  tant  qu'ils  y  sont. 

Deux  messieurs  entrent  dans  la  salle.  Habits 
de  velours,  vestes  de  brocart^  Vépée,  le  chapeau 


THOMAS.  67 

SOUS  le  brcts.    Ce  sont  sans  doute  des  gens  d'im- 
portance. Nous  allons  voir  cela  (i). 

BERTRAND. 

Déjà  à  l'audience ,  mon  cher  Michaud  ! 

MICHAUD. 

Vous  n'êtes  pas  moins  exact,  mon  cher  Ber- 
trand. 

BERTRAND. 

-  L'exactitude  ne  coûte  rien,  et  plaît  à  Monsei- 
gneur. 

MICHAUD. 

Il  est  vrai  qu'il  eSt  toujours  bon  de  se  mettre 
en  évidence. 

BERTRAND. 

Vous  pensez  comme  moi.  Nous  avons  toujours 
eu  les  mêmes  principes. 

MICHAUD. 

Et  nos  principes  sont  les  bons.  Aussi  la  fortune 
nous  favorise  ;  les  grands  nous  recherchent  ;  la  ca- 
naille nous  craint;  Monseigneur  nous  considère, 
et  nos  affaires  vont  leur  train. 

BERTRAND. 

Cette  canaille  est  cependant  loin  encore  de  la 
vénération  que  nous  devrions  lui  inspirer.  Elle 


(i)  Tous  les  faits  qui  suivent  sont  vrais.  Lés  noms  des 
personnages  seulement  sont  changés. 

5. 


68  MON    ONCLE 

se  permet  parfois  des  expressions ,  et  même  des 
gestes... 

MICHAUD. 

Quel  est  l'état  qui  n'a  pas  ses  désagrémens  ?  Le 
nôtre  n'en  est  pas  moins  un  des  plus  importans 
de  Paris. 

BERTRAND. 

Vous  ^tes  modeste.  Les  inspecteurs  de  police 
sont  les  premiers  hommes  du  royaume,  mon  ami. 
Le  roi  goutetne  la  France^  les  ministres  gou- 
vernent le  roi,  Monseigneur  gouverne  les  mi-^ 
nistres  ,  et  nous  gouvernons  Monseigneur.  Je 
conclus  de  là  que  nous  sommes  les  êtres  par  ex- 
cellence. 

MICBAUD. 

Je  trouve  un  grand  fonds  de  philosophie  dans 
ce  que  vous  venez  de  dire.  Il  y  a  cependant  Une 
conséquence  qui  vous  est  échappée. 

bi(rtranjd. 

« 

Laquelle  ? 

•  MIGHAUI>. 

C'est  que  Monseigneur  est  fort  heureux  de  nous 
avoir. 

BERTRAND. 

Parbleu,  je  le  crois.  Que  ferait-il  sans  nous? 
Dupont  est  un  maladroit;  Nicolas  vieillit,  et  Le- 
court... 

MICHAUD. 

Oh!  pour  celui-là  il  ira  au  grand.  Quelle  vigi- 


THOMAS.  69 

lance ,  quel  tact ,  quelle  finesse  !  Point  de  scrupu- 
les; ne  connaissant  ni  pareus,  ni  amis;  considé* 
rant  la  natiu*e  et  les  sentimens  du  cœur  comme 
des  préjugés  puérils.  Il  est  vraiment  né  avec  des 
qualités  rares. 

BERTRAND. 

Mais  je  ne  lui  vois  que  les  {qualités  nécessaires 
à  son  état,  Savez'vous,  mon  ami,  qu'il  y  a  peu 
d'hommes  dont  on  puisse  faire  un  bon  inspecteur 
de  police?  Quelle  réunion  de  talens  exige  notre 
profe^sio^!  A  pnopos,  vous  avez  sans  doute  fait 
quelque  découverte  ? 

MICHAUD. 

Je  ne  me  présente  jamais  à  la  poUce  sans  cela. 
Et  vous? 

BERTRAJNTD. 

Si  je  n'en  avais  pas,  j'en  imaginerais.  (  Ici  mon- 
sieur Bertrand  prend  un  ton  affectueux^)  Mon 
bon  ami,  j'ai  à  te  consulter  sur  une  affaire  qui 
m'embarrasse. 

MIGHAUD. 

Bertrand  embarrassé  !  c'est  un  peu  fort. 

B£RTRAKD. 

C'est  peut-être  la  première  fois  ;  mais  enfin  je 
le  suis.  Nous  sommes  seuls,  profitons  du  mo- 
ment. (  A  demi^voia^.  )  Je  veux  introduire ,  dans 
Paris ,  une  édition  de  la  yi^  privée  de  la  Pompa-*^ 
dôur. 


"JO  MON    ONCLE 

MIGHAUD. 

Ce  n'est  que  cela  !  11  faut  la  dénoncer  à  M  on* 
seigneur. 

BERTRANB 

Le  bel  expédient  !  : 

MIGHAUD. 

Admirable.  Tu  te  soucies  peu  de  ce  que  devien- 
dront tes  livres ,  pourvu  qu'on  te  les  paie. 

BERTRAND. 

Oh  !  cela  m'est  tout  à  fait  indifférent.  Je  n'écris 
pa3  pour  être  lu. 

MIGHAUD. 

Ces  ouvrages  font ,  sur  Monseigneur,  l'effet  de 
l'eau  sur  un  hydrophobe.  Il  frémira ,  nous  assem- 
blera, promettra  et  paiera.  Suivez  mon  plan, 
monsieur.  On  bat  la  générale  à  la  sourdine.  L'ar- 
mée grise  est  sous  les  armes;  les  barrières  sont 
gardées  ;  ta  voiture  entre  par  celle  où  tu  es  de 
poste;  tu  la  saisis,  tu  laisses  échapper  le  charre- 
tier ,  et  tu  conduis  ta  charrette  ici ,  avec  un  fracas 
d'enfer.  Monseigneur  te  loue ,  te  félicite ,  te  dé- 
livre un  bon  de  la  somme  promise,  et  envoie  ton 
ouvrage  moisir  dans  une  tour  de  la  Bastille,  ce  qui 
n'est  pas  un  grand  malheur  pour  le  public. 

BERTRAND. 

En  honneur,  avec  tout  mon  esprit,  je  n'au- 
rais pas  trouvé  celui-là.  Mon  ami,  je  m'humilie 
devant  toi. 


^ 


THOMA.S.  71 

MIGHAUD. 

Je  vais  à  mon  tour  te  faire  une  confidence. 

BERTRAIVD. 

Je  me  croirai  trop  heureux  de  te  prouver  ma 
reconnaissance.  As-tu  aussi  quelque  affaire  era- 
barrassante? 

MICHAUD. 

Je  suis  amoureux  d'une  charmante  petite  femme... 

BERTRAICD. 

Un  inspecteur  de  police  sérieusement  amou- 
reux! cela  me  passe. 

MICÛAUD. 

C'est  peut-être  une  fantaisie  plutôt  que  de 
l'amour.  Je  crois  même  que,  sans  les  difficultés 
que  j'éprouve,  cette  petite  bourgeoise  ne  m'eût 
pas  long-temps  captivé. 

BERTRAND. 

c'est-à-dire  que  la  dame  fait  la  réservée  ? 

MIGHAUB. 

Pas  du  tout,  et  nous  aurions  déjà  mis  cette 
aventure  à  fin ,  sans  la  jalousie  vigilante  du  plus 
intraitable  mari. . . 

BERTRAND. 

Je  Tenlève  ce  soir  ;  je  le  promène  toute  la  nuit , 
et  demain  matin ,  désespéré  d'une  méprise  bien 
involontaire ,  je  le  rends  à  sa  chaste  moitié ,  avec  ^ 
des  excuses ,  des  regrets ,  des  grimaces  dont  il 
sera  attendri. 


\ 


72  MO  ]V    ONCLE 

MIÇHAUD. 

Tu  m'as  deviné.  Les  grands  génies  n'ont  besoin 
que  d'un  mot  pour  s'entendre. 

BERTRAND. 

£t  on  ne  peut  pas  dire  que  nous  soyons  mé- 
chans ,  car  enfin ,  les  projets  que  nous  venons 
d'arrêter  ne  sont  que  des  ruses  bien  innocentes... 

MICHAUD. 

Et  qui  ne  font  dé  mal  à  personne.  Ton  expédi- 
tion de  ce  soir  doit  ressembler  à  un  tour  que  tu  as 
joué  il  y  a  quelques  années.  Je  n'en  ai  jamais 
bien  su  les  détails;* mais  il  t'a  fait  le  plus  grand 
honneur  dans  le  corps. 

BERTRAND. 

C'est  l'aventure  de  Leclerç.  Je  n'y  pense  jamais 
sans  m'admirer  moi-même. 

MIGHAUD. 

Oui,  je  me  rappelle...  c'est  Leclerc. 

BERTRAND. 

Il  n'y  a  pas  grand  mérite  à  faire  des  dupes  daps 
cette  classe  d'hommes  qui  ne  soupçonnent  aucun 
des  ressorts  que  nous  faisons  jouer  habituelle- 
ment ;  mais  faire  tomber  dans  le  piège  un  con- 
frère, un  homme  de  l'art,  c'est  la  suprématie  du 
talent. 

^ICHAUD. 

Sans  doute. 


THOM4^S.  73 

BEEXRAIfD. 

Leclerc  jcaa^ît  rimportant  avec  ses  camarades  ; 
il  se  Êdsait  va}iHr  à  leuirs  dépens;  c'était  un 
homme... 

MICOAUP. 

Dont  il  fallait  $e  défaire  pour  l'iqtérét  général. 

BERTRAITD. 

Et  qui  ne  devait  la  confiance  de  Monseigneur 
qu'à  une  très-jolie  femme  qu'il  avait  épousée 
pour...  car  c'était  bien  l'être  le  plus  nul... 

MICâAUD. 

Enfin?... 

BERTRAND. 

L'amour  perd  quelquefois  les  plus  grands  hom- 
mes ,  et  l'amour  a  perdu  Leclerc.  Amant  chéri  de 
madame  Dupin,  je  ne  sais  paç  trop  pourquoi ,  il 
fallait  se  débarrasser  d'un  mari  incommode,  et, 
selon  Fusage ,  heureusement  pratiqué  parmi  nous, 
une  lettre  de  cachet  est  lancée  contre  le  pauvre 
Dupin. 

MICHAUP. 

C'est  tout  simple. 

BERTRAND. 

Ami  de  la  maison ,  Leclerc  ne  pouvait  décem- 
ment mettre  lui-même  l'ordre  à  exécution.  Je  me 
présente;  il  me  le  confie:  Comme  une  bonne  ac- 
tion ne  me  coûte  rien ,  quand  elle  s'accorde  avec 
mes  intérêts ,  j'avertis  le  mari  ;  il  se  cache.  I^icclerc 
le  croit  enlevé ,  et  s'établit  dans  ses  droits  avec 


74  MON    ONCLE 

sécurité.  J'arrive  à  minuit ,  et  j'arrête  Lèclerc 
dans  iè  lit  de  madame  Dupin.  Elle  se  récrie  ;  elle 
proteste  'de  ma  méprise.  «  Je  ne  me  trompe  pas, 
«  madame.  Une  femme  aussi  respectable  que  vous, 
«  ne  peut  être  couchée  qu'avec  son  mari  ;  c'est 
«  donc  son  mari  que  j'arrête.  »  Je  conduis  le 
substitut  à  Vincennes;  je  compta  le  fait  à  Monsei- 
gneui:  qui  en  rit  un  mipment ,  et  qui  oublie  Xie- 
clerc  avec  d'autant  plus  de  facilité ,  que  sa  femme 
lui  reste. 

MIGHAui>. 

C'est  superbe. 

BERTRAND. 

N'est-il. pas  vrai? 

Ml  CHAUD. 

Cependant  ton  récit  donne  matière  à  d'amples 
réflexions. 

BERTRAND.* 

Comment  donc? 

MIGHAUD. 

Si  tù  allais  me  traiter  comme  Leclerc. 

BERTRAND. 

Incapable ,  foi  d'homme  d'honneur. 

MICHAUD. 

Foi  d'homme  d'houneur  !  Je  suis  pris. 

BERTRAND. 

Nous  sommes  entre  nous.  Eh  bien  !  mon  amt> 
foi  de  fripon. 


THOBIAS.  75 

TiriCHAUD. 

Tu  me  rassures.  D'ailleurs ,  aujourd'hui ,  nous 
avons  besoin  Tun  de  l'autre.  Âh  çà,  entendons- 
nous  de  manière  à  ce  que  Monseigneur  ignore 
nos  petits  arrangemens. 

BERTRAND. 

Toujours  timoré  !  Monseigneur  a  de  l'usage,  et 
il  sent  bien  que  ses  agens  peuvent  se  permettre 
quelques  peccadilles.  A-t-il  dit  un  mot  au  commis- 
saire Lefort ,  qui ,  pour  rendre  service  à  un  mari 
qui  plaidait  en  séparation  avec  sa  femme,  s'est 
transporté  avec  lui  chez  elle,  pour  donner  à 
l'époux  les  facilités  de  voler  à  sa  moitié  ses  con- 
trats ,  son  argent  et  ses  bijoux  ? 

MICHAUD. 

£t  le  commissaire  Mantel  a  fait  quelque  chose 
de  bien  plus  gai.  Une  orpheline  vient  se  plaindre 
à  lui  de  son  tuteur,  qui  lui  a  fait  perdre  son  in- 
nocence, et  le  commissaire  lui  fait  perdre  la  santé. 
Depuis  ce  moment ,  la  pupille  trouve  son  tuteur 
honnête  homme.  Vive  Mantel  pour  rétablir  la 
paix  dans  une  maison! 

BERTRAND. 

Hé  bien  y  Monseigneur  a^t-il  parlé  de  ces  esca- 
pades? Il  sait  vivre  et  laisser  vivre.  Ne  faut-il 
pas  que  tout  le  monde  fasse  ses  petites  affaires  ? 

En  cet  endroit  de  la  conversation ,  entrent  mes- 
sieurs Lecourty  Nicolas  et  Dupont.  Ils  marchent 
sur  la  pointe  du  pied  ;  se  donnent  des  airs  pen- 


']6  MOir   ONCLE 

chés,  et  saluent  leurs  camarades  avec  beaucoup 
de  grâces^  à  ce  qu'ils  croient. 

LECOURT  ,    NICOLAS  ,    DUPONT. 

Bonjour ,  messieurs. 

MICHAUD. 

Bonjour ,  Lecourt  ;  bonjour ,  Nicolas. 

BERTRAND* 

Bonjour ,  Dupont. 

MICIïAUD. 

Quelle  figure  heureuee  a  ce  petit  Lecourt  ! 

BERTRAND. 

Figure  faite  exprès.  Qui  ne  le  prendrait  pour  un 
honnête  homme? 

LECOURT. 

Finissez  donc ,  messieurs ,  vous  me  faites  rou- 
gir. 

BERTRAND. 

Rougis  y  rougis.  C'est  un  art  qui  nous  manque 
à  nous  ;  mais  on  né  peut  pas  tout  ayoir« 

NICOLAS. 

Monseigneur  ne  doit  pas  tarder  à  paraître. 

MICHAUD. 

Nous  l'attendons  depuis  une  heure. 

NICOLAS. 

Peine  perdue,  puisqu'il  n'en  saura  rien. 


THOMAS.  nn 

BKRTBàllD. 

Les  espions  de  ses  espions  ne  l'informent-ils  pas 
de  tout  ?  {Ces  messieurs  rient) 

DUPONT. 

Vous  riez  de  cela ,  messieurs  ?  Moi ,  je  ne  con- 
nais rien  d'aussi  heureusement  imaginé  que  l'es- 
pionnage. C'est  par  ce  moyen-là  que  personne 
n'est  en  suf été  chez  soi ,  et  qu^oh  se  défait,  quand 
on  le  teiit ,  d'un  homme  pour  un  mot  qu'on  lui 
fait  dite ,  s'il  né  l'a  paâ  dit. 

iSfiCOLAS. 

Rien  aussi  qui  ait  une  origine  aussi  respectable 
que  Tespionnage.  Je  parie  que  vous  ignorez  en- 
core que  nous  descendons  en  ligne  directe  d'An- 
toine de  MoDçhi ,  grand  pénitencier  de  Noyon , 
qui  faisait  la  chasse  aux  hérétiques,  et  qui  fîit 
l'un  des  juges  d'Anne  Dubourg.  Le  peuple  appe- 
lait ses  gens  des  mouches ,  et  depuis ,  par  cor- 
ruption, mouchards, 

BERTRAND. 

C'est  une  belle  chose  que  l'érudition.  Moi ,  je 
ne  m'embarrasse  pas  d'où  je  viens;  mais  de  ce  que 
je  suis.  Le  métier  est  bon  ;  voilà  l'essentiel. 

LECOURT. 

A  la  bonne  heure;  mais  les  espions  coûtent 
cher,  et... 

MICHAUD. 

Qu'importe?  c'est  le. peuple  qui  paie. 


^8  MOir    OICGLE 

LECdURT. 

Pauvre  peuple! 

MIGHAUD  et  ICICOLAS. 

Taisez-vous  donc,  monsieur.  Qu'est-ce  que  ces 
idées-là  ? 

BERTRAND. 

Allons,  allons ,  messieurs,  de  Findulgence.  C'est 
un  jeune  homme;  il  faut  lui  découvrir  le  £n  du 
métier  ..Pas  d'humanité  d'abord^  et  pas  plus  de 
scrupules  ;  ce  sont  des  sottises.  Faire  de  petites 
choses  ,  qu'on  présente  .  comme  des  merveilles  ; 
profiter  de  la  bêtise  du  patron ,  servir  ses  fantai- 
sies, caresser  son  amour-propre,  et  empocher, 
en  sûreté  de  conscience ,  le  prix  de  ses  flagorne- 
ries, voilà  ce  que  je  fais  depuis  vingt  ans,  et  ce 
que  tu  feras ,  si  tu  veux  te  maintenir.  Tu  convien- 
dras, Michaud ,  qu'on  ne  peut  donner  à  un  élève 
des  instructions  plus  sûres  et  plus  solides. 

NICOLAS. 

Voilà  Monseigneur. 

Le  lieutenant  de  -police  s^ avance  avec  toute  la 
gravité  dont  il  est  capable.  Il  ne  tourne  pas  la 
tête  y  de  peur  de  déranger  sa  perruque. 
LES  CINQ  INSPECTEURS,  suluont  jusqû*à  terre. 

Monseigneur  ! 

MONSEIGNEUR. 

Bonjour ,  bonjour.  Ah  !  vous  voilà  ,  Dupont , 
approchez.  C'est  donc  vous,  monsieur,  qui  me 
faites  mander  à  la  barre  du  parlement;  qui  m'ex- 


THOMAS  79 

posez  à  une  mercuriale  qui  compromet  ma  di- 
gnité, et  donne  à  rire  à  tous  les  bourgiUons  de 
Paris? 

DUPONT. 

Moi,  Monseigneur! 

MONSEIGNEUR. 

Vous,  monsieur.  On  me  reproche  de  ne  pas 
mettre  un  frein  au  jeu  ;  de  laisser  ruiner  les  plus 
respectables  familles ,  et  cela  parce  que  vous  avez 
la  maladresse  de  saisir  un  biribi  chez  la  maîtresse 
du  premier  président ,  qui ,  avant  votre  bévue , 
laissait  faire  chez  les  autres  ce  qu'on  faisait  chez 
sa  maîtresse. 

DUPONT. 

Tai  cru  devoir... 

MONSEIGNEUR 

Vous  avez  cru,;,  vous  avez  cru...  Qu'avez-vous 
cru,  voyons? 

DUPONT. 

Qu'il  fallait  faire  mon  devoir,  sans  égard  pour 
les  personnes. 

MONSEIGNEUR. 

Vous  êtes  un  sot.  Apprenez  qu'un  inspecteur , 
qui  sait  son  métier  ,  n'expose  pas  un  homme 
comme  moi,  et  n'ignore  point  qu'il  est  des  per- 
sonnes qui  ont  le  droit  de  tout  faire. 

.    DUPONT. 

Mais,  Monseigneur,  cette  dame  n'avait  obtenu 
un  privilège  que  pour  le  jour  de  sa  fête ,  et  elle  n'a 


8û  MON   ONCLE 

jamais  voulu  êtfe  un  jour  sans  donner  à  jouer, 
disant  qu'elle  s'appelle  toussaint. 

MONSEIGNEUR. 

Il  fallait  l'en  croire  sur  sa  parole,  monsieur. 
Est-ce  à  vous  à  lui  contester  son  nom  ?  Êtes-vous 
son  parrain  ? 

DUPONT. 

Monseigneur,  mes  intentions... 

MONSEIGNEUR. 

Que  .m'importent  vos  intentions?  C'est  du  fait 
qu'il  s'agit  Quand  ces  gens-là  ont  fait  une  sottise , 
ils  croient  tout  gagner  en  se  retranchant  derrière 
leurs  intentions.  Est-ce  aussi  par  pureté  d'inteii- 
tions  que  vous  avez  dit  partout  que ,  le  jour  de  la 
foire  de  St. -Germain,  j'ai  fait  distribuer  de  l'argent 
aux  poissardes,  pour  qu'elles  criassent  :  t^ive 
Monseigneur  le  lieutenant  de  police l  On  se  doule 
bien  que  les  gens  en  place  qui  veulent  être  ap- 
plaudis, paient  des  applaudissemens  ;  mais  est-ce 
à  vous  à  divulguer  les  secrets  du  cabinet  ?  imbécille  ! 

RERTRAND,  à  Mickaud. 

Il  n'en  fait  jamais  d'autres. 

DUPONT. 

Je  vous  jure,  Monseigneur... 

MONSEIGNEUR. 

3e  vous  jure  que  si  vous  ajoutez  un  mot ,  je 
vous  mets  à  Bicêtre. 


i 


THOMAS.  8l 

DUPONT. 

Je  me  tais. 

MONSEIGNEUR. 

Et  vous  faites  fort  bien.  Michaud,  Bertrand, 
avez-vous  quelque  chose  de  nouveau  ? 

LECOURT. 

Si  Monseigneur  veut  le  permettre... 

MONSEIGNEUR. 

Vous  répondrez  quand  je  vous  interrogerai. 
Sachez,  jeune  homme,  qu'il  faut  avoir  l'esprit 
du  moment ,  et  que,  dans  celui-ci ,  je  ne  suis  pas 
de  bodne  humeur.  Bertrand ,  Michaud  ? 

BERTRAND. 

Monseigneur,  les  malades  de  différens  hôpi- 
taux se  plaignent  de  ce  que  des  médecins  leur  tâ- 
tent  le  pouls  avec  des  gants ,  ou  avec  la  pomme 
de  leur  canne.  Ils  demandent  une  visite  à  Mon- 
seigneur. 

MONSEIGNEUR. 

I  • 

Ils  demandent  une  visite  !  ces  drôles  -  là  s'ima- 
ginent que  j'ai  4e  temps  de  penser  à  eux.  Je 
juge  cette  visite  révoltante  et  inutile  ;  révoltante 
parce  que  je  n'aime  pas  à  voir  des  malheureux , 
j'ai  le  cœur  trop  sensible  ;  inutile ,  parce  qu'il 
est  bon  qu'il  périsse  des  pauvres  :  il  y  en  a^trop; 
ils  sont  innombrables. 

IF.  6 


8a  MON    ONCLE 

AflCHâ^UD. 

Paris  est  inondé  de  libelles.  Quelques  soins 
qu'on  se  donne,  ils  se  multiplient  incroyablement. 

MONSEIGNEUR. 

Des  libelles!  ceci  est  sérieux,  par  exemple.  Oc- 
cupez-vous,  avec  le  zèle  le  plus  infatigable,  à  vous 
assurer  du  dernier  de  leurs  auteurs.  Point  de 
grâce  à  ces  coquins ,  qui  se  permettent  de  nous 
dire  des  vérités.  Qu'on  guette  les  auteurs ,  les 
imprimeurs,  les  colporteurs;  qu'on  ne  fasse  pas 
grâce  à  un  mot ,  qu'on  saisisse  la  pensée  au  pas- 
sage, et  qu'on  l'arrétç.  Nicolas,  il  faut  me  trou- 
ver quelques  gentilshommes  ruinés  pour  observei* 
l'intérieur  des  bonnes  maisons. 

NICOLA.S. 

En  voici  déjà  un. 

MONSEIGNEUR. 

Approchez,  mon  ami.  (Ze  gentilhomme  sort 
du  coin  ou  il  attendait,  patiemment ^  qu^on  lui 
adressât  la  parole.^  Etes-vous  gentilhomme? 

LE   GENTILHOMME. 

J'ai  cet  honneur-là. 

MONSEIGNEUR. 

Connu?   .  I 

LE  GENTILHOMME. 

De  tout  Paris.. 

MONSEIGNEUR. 

Sans  amitié,  sans  reconnaissance,  sans  délica- 
tesse? 


THOMAS;  83 

LE  GENTILHOMME. 

AbâoIuTnent. 

Nicolas  te  donnera  les  premiers  élémens,  et 
(le  quoi  te  faire  une  garde-robe ,  car  tu  as  l'air 
d'un  cuistre. 

BERTRAND. 

Monseigneur ,  je  connais  un  homme  intelli- 
gent ,  adroit ,  capable  de  pénétrer  par  tout  ;  mais 
c'est  un  homme  sans  extérieur ,  d'une  figure  plate 
et  commune.  H  faudrait  quelque  chose  qui  rele- 
vât cela. 

MONSEIGNEUR. 

Je  lui  ferai  donner  la  croix  de  Saint-Louis.  A 
vous,  Lecourt. 

LECOURT.  0 

J'ai  trouvé  cette  nuit  un  vicaire  de  Saint-Jo- 
seph chez  la  Dupont.  Je  l'ai  arrêté. 

MOIfSEIGNEUR. 

C'est  tout  simple.  Que  va-t41  faire  là?  N'y  a-t-il 
pas  des  femmes  mariées? 

LECOTTRT. 

Et  je  l'ai  conduit  à  l'officialîté. 

MONSEIGNEUR. 

« 

C'est  très-bien.  Gardez-vous  de  blesser  les  pré- 
rogatives du  clergé;  ménageons  ces  gens-là,  nous 
en  avons  besoin.  Nous  nous  soutenons  mutuelle- 
ment. 

6. 


84  MON    ONCLE 

iriCOLA.S. 

La  cherté  des  denrées  fait  murmurer  1^  peuple. 
Si  j'osais  conseiller  à  Monseigneur  de  chercher 
dans  sa  sagesse  des  moyens  de  répression... 

MONSEIGNEUR. 

Il  faut  que  la  populace  souffre  ;  mais  il  ne  faut 
pas  qu'elle  crié.  Tai  obtenu  de  monsieur  l'arche- 
vêque la  permission  de  faire  gras  ce  carême*  Il  a 
déjà  fait,  à  ce  sujet,  un  mandement  superbe  qu'il 
n'a  pas  encore  lu.  Cela  apaisera  tout.  A  propos , 
Lecourt ,  avez- vous  recueilli  quelque  chose  de 
drôle  pour  le  journal  libertin  de  sa  majesté  ? 

LECOURT  tire  un  papier^  et  lit. 

Durfort  la  cadette,  pour  dégoûter  du  mariage, 
a  donné  l'idée  d'un  tableau  où  deux  époux ,  en 
regard ,  bâillent  l'un  et  l'autre  d'une  manière  si 
naturelle  et  si  franche,  que  la  même  convulsion 
se  communique  à  ceux  qui  les  regardent. 

Mademoiselle  Dubois ,  malgré  l'œil  sévère  de 
ses  père  et  mère ,  a  cédé  sa  fleur  à  un  garçon 
limonadier.  Il  est  vrai  que  ce  garçon  est  le  duc 
de  Fronsac,  qui,  en  veste  et  en  tablier,  lui  porte 
tous  les  matins  du  chocolat. 

MONSEIGNEUR. 

C'est  fort  bon,  ceci,  c'est  fort  bon.  Continue, 
mon  cher,, et  du  plus  gai  encore,  s'il  est  possible. 
Ah!  messieurs,  il  y  a  deux  veuves  du  Parc-aux- 
Cerfs  à  marier.  On  donne  cinquante  ihille  livres 


THOMAS.  85 

et  une  compagnie  de  dragons,  et  il  n'y  en  a  qu'une 
de  grosse.  Cherchei^'  des  épouseurs. 

DUPONT. 

J'en  prends  une,  si  Monseigneur  le  trouve  bon. 

B£RTRA.irD,a  Michaud. 
Il  est  béte  à  faire  plaisir. 

MONSEIGNEUR  ,  à  DUpOfiL 

Faquin ,  sachez  vous  connaître ,  et  ne  prétendez 
pas  à  des  femmes  pour  qui  sa  majesté  a  eu  des 
boutés.  Ces  dames  sont  anoblies  par  le  fait ,  et  ne 
peuvent  convenir  qu'à  de  très-bons  gentilshoinmes. 
Il  faut  promptement  les  remplacer.  Lecourt,  je 
te  charge  de  ce  soin.  Un  physique  séduisant,  l'air 
effronté ,  le  geste  et  le  propos  libres  ;  point  de 
mœurs ,  on  n'en  veut  plus  à  la  cour. 

BERTR  A.ND,  à  MichaucL 

Et  mon  affaire  donc?  Tu  ne  penses  à  lien. 

MICHAUD. 

Ah  !  c'est  vrai.  Monseigneur ,  on  parle  d'une 
édttfon  de  la  vie  privée  de  madame  de  Pompa- 
dour. 

MONSEIGNEUR. 

Il  fiut  la  saisir  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Je 
donne  quinze  mille  livres  à  celui  qui  la  conduira 
ici.  Qu'on  veille  surtout  aux  envois  de  l'étranger  ; 
je  ne  me  lasse  pas  de  le  répéter,  •  La  correspon- 
dance des  auteurs  nous  sera  très-utile  pour  ces 
découvertes.  Le  directeur-général  des  postes,  qui 
n'est  pas  le  père  des  lettres  y  et  qui  ne  les  respecte 


86  MON    ONCLE 

point ,  ouvrira  toutes  celles  qui  viendront  de 
l'étranger.  Ah  !  pour  abréger  il  me  vient  une  idée 
excellente.  J'arrête  la  vente  de  tous  les  ouvrages 
quelconques,  jusqu'à  nouvel  ordre.  Je  veux,  j'en- 
tends et  j'ordonne  qu'on  n'imprime  et  qu'on  ne 
lise  que  l'almanach  royal.  Comment ,  je  gouverne 
despotiquement  quinze  cents  filles,  et  je  ne  con- 
tiendrais pas  neuf  muses^  qui  pourtant  ressemblent 
assez  à  des  filles ,  car  elles  se  prostituent  à  tout 
le  monde  ? 

Qu'on  ouvre  les  battans ,  l'audieoce  va  com- 
mencer. 

MIGHAUD. 

.  Monseigneur  n'a  plus  rien  à  m'ordonner? 

MONSEIGNEUR. 

Ah!  si  fait,  si  fait.  Une  etitrade  et  des  sièges  pour 
monsieur  l'ambassadeur  d'Espagne  et  sa  société. 
Ils  ont  la  fantaisie  de  voir  une  audience  de  police. 

Les  portes  s* ouvrent  en  effet.  Une  escouade  de 
guet  se  distribue  dans  le  parquet.  Les  particuliers 
assignés  approchent  de  la  barre.  Monseigneur 
monte  sur  son  siège;  le  greffier  est  devant  lui ^ 
les  inspecteurs  à  ses  côtés;  la  canaille  dans  le 
fond. 

MONSEIGNEUR. 

Greffier ,  appelez  les  causes. 

LE    GREFFIER. 

Marliù,  marchand  de  vin,  rue  Saint -Màur, 
assigné.  • 

.MONSEIGNEUR. 

Je  connais  son  affaire.  Martin ,  approchez. 


THOMAS.  87 

1IIARTII(. 

Me  v'ia ,  Monseigneur. 

MONSEIGNEUR. 

On  boit  chez  vous  ? 

MARTIN. 

Sans  ddute  ,  puisque  jVendons  du  vin. 

MONSEIGNEUR. 

Et  on  y  tient  des  assemblées  ? 

MARTIN. 

Oui,  des  assemblées  de  buveurs. 

MONSI^IGNEUR. 

Des  assemblées  de  penseurs. 

HARTIV. 

Queu  qu'  c'est  qu'çà ,  Monseigneur  ? 

MONSEIGNEUR. 

» 

Ah  !  tu  joues  l'imbéciJJe  !  N'avais-tu  pas ,  avaiit- 
liier ,  trente  marchands  chez  toi  ? 

MARTIN. 

Oui ,  Monseigneur. 

MONSEIGNEUR. 

N'étaient-ils  pas  dans  le  grand  salon  ? 

MARTIN. 

Oui ,  Monseigneur. 

MONSEIGNEUR. 

Et  ne  t'ont-ils  pas  défendu  d'y  introduire  per- 
sonne ? 


88  MON   ONCLE 

MARTIN. 

Oui ,  Monseigneur. 

MONSEIGNEUR. 

Tu  vois  bien  que  ces  gens-là  pensaient. 

MARTIN. 

Non  ,  Monseigneur ,  ils  buvaient. 

MONSEIGNEUR. 

Us  pensaient,  et  je  ne  veux  pas  qu'on  pense. 

MARTIN. 

Us  ont  bu  soixante  pintes ,  et  m'ont  bien  payé. 

MONSEIGNEUR. 

Us  ont  parlé  du  gouvernement.        « 

MARTIN. 

« 

Il  faut  bien  parler  de  quelque  chose. 

MONSEIGNEUR. 

Et  ils  en  ont  dit  du  mal  ? 

MARTIN. 

Parguenne  !  c'  sont  des  marchands.  V  s'  plai- 
gniont  des  impôts  qui  les  ruinent,  et  qui  nous 
font  payer  tout  si  cher. 

MONSEIGNEUR. 

U  avoue. 

MARTIN. 

J'avoue...  quoi,  Monseigneur? 


THOMAS.  89 

MONSEIGIVEUR. 

Qu'il  se  tient  chez  lui  des  conciliabules.  Écri- 
vez, greffier  :  et  ledit  jMartip,  pour  avoir  reçu 
chez  lui  des  gens  suspects,  est  condamné  en  sise 
cents  livres  d'amende. 

MARTIN. 

Ah  çà  ^  Monseigneur ,  n'badinez  pas.  C'est  mon 
gain  d' trois  mois. 

MONSEIGNEUR. 

Et  en  cas  de  récidive ,  sa  porte  murée ,  et  son 
vin  confisqué. 

MARTIN. 

Monseigneur,  vous  n'en  boiriez  pas. 

MONSEIGNEUR. 

Je  sais  être  indulgent  selon  les  circonstances. 
Je  ne  sévirais  pas  s'il  ne  s'agissait  que  d'une  -ba- 
gatelle ,  de  vin  falsifié ,  par  exemple.  Cela  est  dé- 
fendu ,  à  la  vérité  ;  mais  les  gens  comme  il  faut  ne 
vont  pas  au  cabaret.  Mais  des  assemblées!  des 
assemblées  !  !  ! 

MARTIN. 

Monseigneur ,  écoutez  donc  ? 

MONSEIGNEUR. 

Six  cents  francs. 

MARTIN. 

Je  ne  les  ai  pas. 

MONSEIGNEUR. 

On  vendra  tes  meubles. 


L 


9^  MO»    ONCLE 

MARTIN. 

Monseigneur  ! 

MONSEIGNEUR. 

A  Bicétre,  s'il  ajoute  un  mot. 

BERTRAND,  à  Martin. 
Paie,  et  tais-toi. 

« 

MARTIN ,  en  se  retirant. 
Voilà  une  justice  bien  injuste. 

I>E   GREFFIER. 

Le  cabriolet  du  marquis  de  Blinville  a  renversé 
un  homme,  et  l'a  tué.  Il  était  père  de  huit  en- 
fans,  et  la  veuve  dei;nande  une  indemnité. 

MONSEIGNEUR. 

Douze  cents  francs  à  la  veuve. 

« 

LE    GREFFIER. 

C'est  beaucoup  :  ce  sont  des  gens  du  peuple. 

MONSEIGNEUR. 

Cent  écus. 

LA   VEUVE. 

Cent  écus ,  et  j'  sommes  neuf!  c'est  trente-trois 
livres  par  tête. 

MONSEIGNEUR. 

Pourquoi  ton  mari  se  laisse-t-il  écraser  ? 

.  LA   VEUVE. 

Est-ce  sa  faute,  si  on  l'écrase? 


TUQMA.S.  9^ 

MONSEIGNEUR . 

On  se  range,  ma  mie. 

LA    VEUVE. 

£t  quand  on  n'en  a  pas  le  temps  ? 

MONSEIGltEUR. 

Voilà  bien  du  caquet.  Si  l'on  croyait  ces  gens- 
là,  nos  seigneurs  iraient  à  pied. 

h  A.   VEirVE. 

Et  j'y  allons  ben,  nous! 

MONSEIGNEUR. 

As-tu  des  talons  rouges ,  des  bas  de  soie  blancs , 
un  habit  brodé  ?  Met-on  tout  cela  dans  la  boue  ? 
En  vérité,  si  on  ne  maintenait  pas  soigneusement 
les  prérogatives  de  la  noblesse ,  la  canaille  se  croi- 
rait l'égale  de  tout  le  monde.  Finissons,  cent  écus, 
ou  rien. 

LA  VEUVE,  se  retirant. 

Allons,  allons,'  j'aurons  peut-être  ûa  carrosse 
qaeuque  jour ,  queu  qu'i'  sait ,  et  gare  aux  ^i&ns 
d'  monsieur  1'  marquis. 

« 

UNE  MARQUISE ,  en  minaudant. 

Hé,  bonjour,  mon  cher  lieutenant  de  police. 

MONSEIGNEUR,  Se  levant. 

La  marquise  d'Al lebou ville  !  Ouvrez  la  barrière; 
donnez  un  fauteuil.  Comment,  madame  la  mar- 


9^  MONOWCLE 

quise ,  vous  venez  à  une  audience  publique  !  Que 
ne  m'écriviez- vous  un  mot  ? 

^ 

LA   MARQUISE. 

Oh!  je  n'ai  jamais  eu  rien  de  caché  pour  per- 
sonne. D'ailleurs  je  suis  jeune  et  jolie,  et  je  dois 
avoir  gain  de  cause  partout. 

MONSEIGNEUR. 

Il  est  sans  doute  impossible  que  vous  n'ayez 
pas  raison. 

LA   MARQUISE. 

Vous  en  allez  juger.  Je  serai  concise,  car  je 
m'aperçois  que  vous  avez  une  populace  innom- 
brable à  expédier. 

MONSEIGNEUR. 

Que  voulez-vous?  c'est  un  désagrément  attaché 
à  ma  place. 

LA    MARQUISE. 

Et  qui  doit  vous  peiner  inBniment ,  jie  le  sens , 
mon  bon  ami.  Voici  le  fait.  J'étais  chanoinesse  à 
Maubeuge.  Je  m'y  amusai  d'abord  beaucoup ,  parce, 
que  nous  avions  Royal-Normandie ,  avec  qui  il  y 
avait  de  la  ressource.  Ce  régiment  partit,  et  je  me 
trouvai  seule  avec  nos  dames ,  qui  étaient  d'au- 
tant plus  désagréables ,  qu'on  commençait  à  voir 
parmi  nous  la  petite  noblesse.  Je  résolus  de  me 
marier,  n'importe  comment. . 

MONSEIGNEUR. 

J'ai  su  tout  cela,  madame  la  marquise. 


THOMAS.  93 

LA  MARQUISE. 

Le  marquis  d'Allebouville  se  présenta.  Il  est  à 
peine  marquis ,  il  est  vieux ,  il  est  laid ,  et  je  le 
haïssais....  un  peu  moins  qu'aujourd'hui;  mais  il 
avait  cinquante  mille  écus  de  rente,  et  je  me 
décidai. 

MONSEIGNEUR. 

On  ne  narre  pas  plus  agréablement. 

LA    MARQUISE. 

A  peine  fïimes-nous  mariés,  que  d'Allebouville, 
qui  se  croyait  mon  mari,  se  donna  des  airs  à 
mourir  de  rire.  Je  m'en  vengeai  en  mangeant  la 
moitié  de  son  bien.  Aujourd'hui  il  veut  régler  ma 
dépense ,  et  restreindre  mes  goûts.  Le  monsieur  a 
des  idées  qui  ont  vieilli  de  cent  ans.  Il  s'imagine 
que  je  lui  dois  le  sacrifice  de  rtia  jeunesse,  parce 
qu'il  m'a  fait  ^celui  de  sa  fortune.  Il  vent  que  j'aie 
des  moeurs ,  comme  une  femme  du  peuple.  Une 
bourgeoise  doit  en  avoir,  parce  qu'il  faut  bien 
qu'elle  ait  quelque  chose;  mais  moi... 

MONSEIGNEUR. 

Vous  ne  devez  avoir  que  des  fantaisies;  c'est 
clair,  madame  la  marquise. 

LA    MARQUISE. 

Je  n'ai  jamais  eu  que  cela.  J'aime  les  roués  à 
la  fureur ,  et  ceux  de  la.  cour  sont  reçus  chez  moi 
à  bras  ouverts.  Eh  bien ,  croiriez-vous  que  d'Aile- 


94  MON    ONGLE 

« 

bouville  se  permet  juscju'à  des  emportemens?  Il 
tient  aux  préjugés,  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  incon- 
cevable, à  sa  femme.  Aussi  je  ne  peux  plus  le 
supporter,  et  je  viens  vous  prier  de  le  mettre  à 
Pierre-en-Cise. 

MONSEIGNEUR. 

Je  suis  désespéré ,  madame  la  marquise ,  de  ne 
pouvoir  céder  à  vos  désirs. 

LA   MARQUISE. 

Oh!  vous  me  rendrez  ce  petit  service,  mon 
bon  ami ,  et  je  ne  mettrai  point  de  bornes  à  ma 
reconnaissance. 

*  MONSEIGTVEUR. 

Le  marqui*  d'Allebouville.  est  au  service,  et  je 
me  brouillerais  avec  le  ministre  de  la  guerre. 

LA   MARQUISE. 

C'est  donc  au'  ministre  de  la  guerre  qu'il  faut 
que  je  m'adresse  ? 

MONSEIGNEUR. 

♦  • 

Oui,  charmante  marquise. 

LA    MARQUISE. 

Je  vole  à  son  hôtel ,  sans  perdre  une  minute. 
Aussi  bien  je  ne  puis  rester  ici  davantage  ;  il  y 
règne  une  odeur  mortelle  pour  une  femme  comme 
moi  ;  on  y  sent  la  nature  à  pleine  bouche.  (  Elle 
sort  en  respirant  des  sels,)  Au  revoir,  mon  cher 
umi.  s 


THOMAS.  9$ 

MONSEIGNEUR  lui  présente  la  main^  et  la  conduit 

jusquà  la  barre. 

Je  vous  salue,  madame  la  marquise.  Qu'on  se 
range ,  qu'on  laisse  passer  madame.  Âh  !  monsieur 
l'ambassadeur  d'Espagne ,  et  ses  dames.  Voilà  les 
places  préparées  pour  votre  excellence.  Continuée, 
greffier. 

LE    GREFFIER. 

Un  gentilhomme  de  la  chambre,  malade...  par 
sa  faute.  .  dirai-je  son  nom  ? 

MONSEIGNEUR. 

Je  le  reconnais  à. sa  maladie.  De  quoi  s'agit-il  ? 

X'E    GREFFIER. 

« 

Il  demande  des  couches  de  iiimier  sur  deux 
cent  quatre-vingts  toises  qu'occupe  son  hôtel. 

MONSEIGNEUR. 

Sans  doute ,  sans  doute  ;  tout  ce  qui  sera 
agréable  à  monsieur  le  maréchal.  Officier  du  guet, 
dépêchez  une  ordonnance  qui  assure  de  mon  res- 
pect monsieur  le  maréchal  ;  qui  lui  dise  que  je 
suis  désespéré  qu'il  ait  attendu  mon  agrément  ; 
qu'il  n'en  avait  pas  besoin ,  et  que  je  suis  son 
très-humble  serviteur,  {^é  part,)  Gommait  donc  ! 
un  maréchal  de  France  de  la  façon  de  madame 
de  Pompadour  ! 

LE    GREFFIER. 

Jean-Jacques  Rousseau ,  qu'un  chien  danois  a 


96  MON    ONCLE 

jeté  SOUS  la  voiture  de  son  maître,  sollicite  la 
même  faveur. 

MONSEIGNEUR. 

Cet  homme  va  toujours  rêvassant,  et  s'occupe 
des  autres  au  lieu  dé  penser  à  lui.  D'aitleurs  il 
est  très-mal  noté  à  la  police.  Il  écrit  des  ouvrages 
d'un  style  assez  pur  ;  mais  que  personne  n'entend  : 
il  n'y  a  qu'à  voir  son  Contrat  social, 

LE    GREFFIER. 

Monseigneur  accorde-t-il  ? 

MONSEIGNEUR. 

Non,  Monseigneur  n'accorde  pas.  Je  ne  salirai 
pas  les  rues  de  Paris  pour  un  Jean-Jacques,  peut- 
être  ,  et  puis  il  est  logé  si  haut  que  le  bruit  des 
voitures  ne  peut,  l'incommoder. 

UN   LAQUAIS. 

Place ,  place  à  monsieur  le  duc. 

MONSEIGNEUR. 

Ah!  monsieur  le  duc,  je  suis  enchanté,  ravi... 

LE   DUC 

• 
Je  passais  devant  votre  hôtel ,  et  j'ai  fait  arrêter 
ma  voiture.  Je  suis  bien  aise  de  vous  dire ,  mon- 
sieur ,  que  je  suis  très-mécontent  de  vous  :  vous 
n'avez  pas  d'égards  pour  les  gens  de  la  cour. 

MONSEIGNEUR. 

Je  vous  proteste ,  monsieur  le  duc ,  que  je  fais 
l'incroyable  pour  mériter  leur  amitié. 


THOMAS.  97 

LE    DUC. 

Connaissez-vous  Gilbert  ? 

MONSEIGNEUR. 

Non ,  monsieur  le  duc. 

BERTRAND. 

Cest  un  poète ,  Monseigneur. 

LE   DUC. 

Et  un  poète  qui  n'est  pas  sans  talens.  Savez- 
vous  l'usage  qu'il  en  fait  ? 

MONSEIGNEUR. 

Non ,  monsieur  le  duc. 

LE    DUC. 

Ce  drôle-là  se  permet  de  donner  des  ridicules 
aux  plus  grands  seigneurs. 

MONSEIGNEUR 

Mais ,  c'est  afifreux  ! 

LE   DUC. 

Il  travaille  en  ce  moment  à  un  poème  sur  ma 
dernière  plaisanterie.  Je  suis  peint  de  façon  à 
n'avoir  pas  les  rieurs  de  mon  côté ,  et  vous  igno- 
rez cela ,  vous ,  monsieur ,  qui  devez  tout  savoir  ! 

MONSEIGNEUR. 

C'est  la  faute  de  mes  inspecteurs ,  monsieur  le 
duc. 

IV.  7 


C)8  MON    ONCLK 

LB    DUC. 

C'est  la  faute  de  qui  vous  voudrez  ;  mais  si 
cela  arrive  encore,  j'en  parlerai  au  roi. 

MONSEIGNEUR. 

Vous  m'effrayez ,  monsieur  le  duc.  Expliquez- 
moi  le  fait,  je  vous  en  conjure. 

LE   DUC 

Toute  la  France  sait  que  j'avais  une  fantaisie 
pour  une  lingère  de  la  rue  Saint-Denis.  Cette  fille, 
aux  inclinations  roturières,  fit  la  difficile,  et 
comme  j'aime  l'extraordinaire,  je  m'avisai  d'un 
moyen  tout  neuf:  je  fis  mettre  le  feu  à  sa  maison. 

MONSEIGNEUR. 

Et  vous  l'enlevâtes  au  milieu  du  tumulte? 

LE    DUC. 

n  paraît ,  monsieur ,  que  vous  ignoriez  l'essen- 
tiel ,  et  que  vous  êtes  instruit  de  ce  qui  ne  vous 
regarde  pas. 

MONSEIGNEUR. 

Monsieur  le  duc  me  permettra  de  lui  faire  ob- 
server que  les  incendies  sont  du  ressort  de  la  police. 

LE  DUC 

Celui-ci  est  d'une  classe  particulière,  monsieur. 
Aussi  sa  majesté  s'en  est  réservé  la  connaissance, 
après  avoir  eu  la  bonté  de  rire  beaucoup  du  récit 
que  je  lui  en  ai  fait. 


THOMAS.  C)() 

MONSEIGNEUR. 

Le  roi  en  a  ri,  monsieur  le  duc!  mais  cela  ne 
m'étonne  pas,  dans  le  fond.  Quoi  de  plus  plai- 
sant que  de  brûler  la  maison  de  sa  msutresse  pour 
avoir  un  prétexte  de  la  conduire  chez  soi  ;  de  la 
ruiner  pour  avoir  le  plaisir  de  lui  faire  du  bien? 
Cela  tient  à  la  fois  de  la  gaîté  française  et  de  la 
chevalerie  espagnole.  C'est  délicieux. 

LE  DUC. 

Vous  sentez,  monsieur,  que  ces  sortes  d'aven- 
tures sont  réservées  pour  les  petits  appartemens, 
et  qu'il  ne  convient  pas  à  un  faquin  comme 
Gilbert  de  les  imprimer. 

MONSEIGNEUR. 

Je  vous  proteste,  monsieur  le  duc,  que  je  ré- 
primerai son  audace. 

LE   DUC 

A  la  bonne  heure. 

MONSEIGNEUR. 

Bertrand ,  vous  irez  chez  Gilbert.  Vous  lui  or- 
donnerez de  brûler  son  manuscrit  devant  vous. 

LE  DUC 

Et  vous  lui  défendrez  d'en  garder  copie. 

MONSEIGNEUR. 

A  peine  d'être  jeté  dans  un  cul  de  basse  fosse. 
On  l'y  mettra  même  provisoirement,  si  monsieur 
le  duc  l'exige. 

7- 


lOO  MON    ONCLE 

LE  DUC,  je  levant. 

Non,  monsieur.  Je  lui  pardonne  cette  première 
faute.  Je  suis  satisfait  de  vos  procédés  ,  et  je 
vous  engage  à  recommander  à  vos  inspecteurs 
d'être  plus  vigilans  à  l'avenir. 

LE  LAQUAIS*. 

Place,  place  à  monsieur  le  duc! 

MONSEIGNEUR,  reconduisrant. 
Place  à  monsieur  le  duc! 

UN  HOMME  nu  PEUPLE, 

Brûler  une  maison!  Si  j'en  faisions  autant!... 

MICH  Aun . 

On  te  romprait,  coquin.  Es-tu  grand  seigneur, 
toi? 

LE  GREFFIER. 

Madeleine  Vaudreuil,  rue  Poissonnière,  accusée 
de  séduire  de  jeunes  personnes ,  et  d'attirer  chez 
elle  des  femmes  mariées. 

MONSEIGNEUR. 

Madeleine  Vaudreuil! 

l'entremetteuse  . 
Me  voilà.  Monseigneur. 

MONSEIGNEUR. 

Vous  savez  de  quoi  on  vous  accuse.  Qu'avez- 
vous  à  répondre? 


THOMAS.  lOI 


L  ENTREMETTEUSE. 


Je  n'ai  jamais  enrôlé  que  des  filles  du  peuple  « 
qui  n'ont  perdu  qu'une  misère,  lors  toutefois 
qu'elles  avaient  quelque  chose  à  perdre,  et  à  qui 
j'ai  fait  gagner  l'impossible.  ' 

MOirSEIGNEUR. 

£t  les  femmes  mariées? 

l'entremetteuse. 

Ce  sont  des  marquises,  des  procureuses,  des 
banquières,  à  qui  leurs  maris  ne  donnent  pas 
d épingles,  et  qui  viennent  en  gagner  chez  moi. 

MONSEIGNEUR. 

Mais  ce  sont  des  femmes  comme  il  faut. 

l'entremetteuse. 
Comme  il  en  faut.  Monseigneur.    ^ 

MONSEIGNEUR. 

Point  de  réflexions.  Elles  passent  pour  hon- 
nêtes. 

l'entremetteuse. 

Dans  leur  quartier ,  Monseigneur.  Chez  moi , 
elles  sont  ce  qu'elles  doivent  être. 

MONSEIGNEUR. 

Écoutez,  ma  bonne.  Vous  n'êtes  pas  faite  pour 
tenir  la  balance  des  mœurs.  Qu'une  fille  du  peu- 
ple ait  à  perdre  ou  à  gagner,  vous  devez  res- 
pecter les  bienséances.  Qu'une  femme ,  honnête 


Al 


I02  MON    ONCLE 

OU  non,  se  permette  des  écarts,  cela  ne  doit  pas 
vous  regarder,  et  jamais  on  n'a  vu  former  de 
semblables  spéculations. 

« 

l'entremetteuse  . 

Monseigneur  sait  bien  que  ce  commerce  se 
fait  dans  tous  les  quartiers,  et  que  les  magasins 
sont  tellement  multipliés ,  que  les  filles  publiques 
meurent  de  faim. 

MONSEIGNEUR. 

£t  quand  je^ saurais  tout  cela,  qu'en  résulte- 
t-41  ?  Que  rien  ne  se  faisant  à  Paris  sans  privilège , 
Madeleine  Yaudreuil,  qui  n'en  a  pas,  ira  passer 
six  mois  à  la  salpétrière« 

l'entremetteuse. 

Comment,  Monseigneur? 

MONSEIGNEUR . 

Oui,  madame,  à  la  Salpêtrière.  Souffrirai-je 
qu'on  enlève  une  fille  à  son  père,  une  femme  à 
son  mari?  Ne  suis-je  pas,  par  état,  le  gardien  des 
mœurs,  la  sauvegarde  des  vertus  conjugales? 

l'entremetteuse. 

Mais,  Monseigneur,  je  n'enlève  personne. Tout 
cela  rentre  le  soir. 

MONSEIGNEUR. 

Six  mois  à  la  Salpêtrière. 


THOMAS.  Io3 

l'£STR£M£TTEUS£. 

Puisqu'il  faut  parler  net ,  j'ai  vu  ce  matin  mon- 
sieur Gérard.' 

MONSEIGNEUR,  baissant  la  voix. 
Vous  ayez  vu  monsieur  Gérard. 

l'entremetteuse. 

Et  voilà  un  billet  qu*il  m'a  remis  pour  Mon- 
seigneur. 

MONSEIGNEUR ,  Usunt  à  paît. 

Ijà.  Yaudreuil  abonnée  à  mille  écus  par  mois... 
[A  demi'-voix).  Hé!  madame,  que  ne  vous  ex- 
pliquiez-vous!  Fallait-il  donner  de  l'éclat  à  cette 
affaire;  s'exposer  à  mettre  le  public  dans  la  con- 
fidence de  nos  petits  arrangemens? 

l'entremetteuse. 

Ma  foi,  Monseigneur,  quand  on  paie... 

monseigneur  ,  plus  bas  encore. 

Payer  n'est  rien ,  madame.  II  faut  encore  avoir 
Fair  d'avoir  raison.  (  Haut  ).  Écrivez ,  greffier  : 
D'après  Técrit  que  Madeleine  Vaudreuil  vient  de 
nous  remettre ,  lequel  écrit  semble  présenter  son 
affaire  sous  un  jour  tout  nouveau,  la  cause  est 
appointée  à  la  huitaine,  (^bas)  et  ne  sera  pas 
appelée. 

LE  greffier. 

A  la  huitaine. 


I04  MON    ONCLE 

LE    GREFFIER. 

LouisonChoupille,  repasseuse,  rue  des  Prêtres. 

MONSEIGNEUR. 

oh!  cette  afFaire-ci  ne  doit  avoir  aucune  pu- 
blicité.  Officier  du   guet ,  faites   retirer  l'audi- 
toire. Monsieur  Tambassadeur  d'Espagne  et  sa 
*  société  sont  seuls  nécessaires  ici. 

La  salle  se  vide.  Louison  Choupille  se  présente 
les  yeux  baissés  y  la  démarche  incertaine;  elle  a 
Voir  inquiet  y  naturel  à  ceux  qui  nontpa^  l'ha- 
bitude d'être  cités  à  la  police. 

MONSEIGNEUR. 

Approchez.  Approchez  donc,  mademoiselle. 
Vous  n'étiez  pas  si  embarrassée  hier  après-midi. 

LOUISON,  rougissant. 
Après-midi? 

MONSEIGNEUR. 

Oui,  après-midi.  Croyez -vous  que  j'ignore 
quelque  chose? 

LOUISON,  balbutiant. 
Monseigneur,  je  n'ai  rien  à  me  reprocher. 

MONSEIGNEUR. 

C'est  ce  que  nous  allons  voir.  Levez  les  yeux, 
mademoiselle;  plus  haut,  plus  haut  encore.  Com- 
ment donc?  de  la  fraîcheur,  de  la  taille,  des 
grace^! 


THOMAS.  Io5 

A  qui  la  nature  va-t-eile  prodiguer  ses  laveurs? 
murmurait  une  des  dames  de  la  société  de  Vc^m- 
bassadeur.  C'est  une  injustice  faite  à  la  qualité, 
chuchottait  sa  voisine ,  et  pendant  ce  court  col- 
loque ^  Monseigneur  aidait  attiré  Lvuison  tout 
contre  son  fauteuil^  et  lui  relevait  ie  menton  de 
la  main ,  en  lui  donnant  des  petites  tapes  sur  la 
Joue. 

Voilà,  s'écria-t-il  enfin,  des  coquins  de  fro- 
cards  bien  heureux. 

LOUisoN,  baissant  les  jeux  de  nouveau. 

Je  ne  vous  entends  pas ,  Monseigneur. 

MONSEIGNEUR. 

Oh!  que  si,  oh!  que  si,  tu  m'entends  à  mer- 
veilles. Deux  vauriens  ne  sont  pas,  hier,  entrés 
chez  toi  ? 

LOUISON. 

Deux  dignes  prêtres.  Monseigneur. 

MONSEIGNEUU. 

Oui,  et  qui  honorent  singulièrement  le  sacer- 
doce. Et  la  collation  eu  poche ,  petite  dissimulée , 
et  Talcove  où  on  t'a  conduite  à  différentes  re- 
prises, et  ton  combat  de  nuit  avec  un  diablotin. ;. 

LOUisoN,  stupéfaite. 

Ah!  Monseigneur,  vous  savez  tout.  Mais  dans 
ceci  il  n'y  a  pas  de  ma  faute.  Je  repasse  pour  le 
couvent,  et  il  faut  être  complaisante  si  on  veut 
conserver  ses  pratiques. 


ro6  MON    01fCLJ£ 

MONSEIGNEUR. 

£t  cette  complaisance  s'étend ,  indistinctement, 
sur  tous  les  membres  de  la  communauté? 

LOUISON. 

Non,  Monseigneur.  Je  n'en  connais  que  quatre. 
Le  prieur  et  le  procureur  ont  pris  des  dévotes , 
et  les  autres  n'ont  plus  besoin  de  rien. 

Quatre!  quatre!  répétait  une  dame  entre  ses 
dents.  Quatre  cordeliers  à  une  grisette  ^  lorsque 
nous  avons  tant  de  peine  à  fixer  un  malheureux 
petit-maître  ! 

l'ambass/ideur.    ^ 

Il  me  semble ,  monsieur  le  lieutenant  de  police, 
que  vous  deviez  nous  amuser  de  l'embarras  de 
ces  drôles-là? 

MONSEIGNEUR. 

Je  me  l'étais  promis,  monsieur  le  duc.  Je  m'é- 
tais même  procuré  les  renseignemens  nécessaires  ; 
mais  ils  se  sont  avisés  ce  matin ,  mal  à  propos  pour 
vos  plaisirs ,  de  chanter  une  grand'messe ,  et  vous 
sentez  qu'on  ne  pouvait  les  enlever  à  Tautel.  Le 
haut  clergé  aime  assez  qu'on  s'amuse  aux  dépens 
des  moines  ;  mais  il  ne  veut  pas  qu'on  attaque 
le  culte.  Au  reste,  vous  trouverez  peut-être  aussi 
plaisant  que  je  les  dénonce  à  monsieur  l'arche- 
vêque. 

TOUTES   LES   DAMES  Cl  la  fois. 

Non ,  non ,  cela  serait  trop  dur.  Il  faut  seule- 


THOMAS.  107 

ment  savoir  leurs  noms,  afin  de  se  mettre  sur 
ses  gardes,  si  par  hasard  on  les  rencontrait  ja- 
mais. 

MOicsEiGJNEUR ,  à  Louison. 

Allons ,  mademoiselle ,  les  noms  des  quatre 
cordeliers? 

LOUISON,  éplorée. 

Grâce,  Monseigneur,  grâce  pour  ces  bons  pères. 

MONSEIGNEUR. 

Voyez-vous,  la  friponne?  Elle  tient  à  ses  moi- 
nes. Leurs  noms,  vous  dis-je? 

LOUISON. 

^e  promettez -vous,  Monseigneur,  qu'ils  ne 
seront  pas  inquiétés? 

MONSElGNEUli. 

Non ,  ma  belle ,  il  ne  leur  arrivera  rien ,  puis- 
que ces  dames  le  veulent  ainsi.  Finissons,  leurs 
noms? 

LOUISON. 

Grégoire,  Bonaventure,  Poly carpe  ,  Hilarion. 

MONSEIGNEUR. 

Sa  déclaration  est  conforme  au  rapport  que 
j'ai  reçu.  Mes  gens  m'ont  bien  servi. 
.    Les  inspecteurs  font  une  profonde  révérence  y 
et  les  crayons  sont  tirés  ^  et  les  noms  des  quatre 
moines  inscrits  sur  les  tablettes  des  dames. 


I08  MON    ONCLE 

l'ambassadeur  ,  à  part. 

Et  ces  marauds  de  cordeliers  garderaient  cette 
jolie  créature!  non,  parbleu,  je  ne  la  leur  lais- 
serai pas.  Elle  est  digne  du  représentant  du  roi 
d'Espagne  et  des  deux  Indes. 

Ici  V ambassadeur  se  lève^  et  va  dire^un  mot  à 
V oreille  du  lieutemmt  de  police  j  qui  en  dit  un 
autre  à  f oreille  de  Bertrand  y  qui  présente  poli- 
ment la  main  à  Louison ,  qui  se  laisse  conduire. 

Les  dames  se  lèi^ent  à  leur  tour;  Monseigneur 
en  fait  autant.  On  cause  pendant  cinq  minutes , 
on  se  sépare^  et  on  retourne  y  les  uns  à  leurs 
affaires,  les  autres  à  leurs  plaisirs. 

Ainsi  se  termina  cette  audience  de  police  ^  dans 
laquelle ,  à  quelques  formes  près ,  des  magistrats , 
de  tous  lés  lieux  et  de  tous  les  temps ,  pourront 
se  reconnaître. 

CHAPITRE    VI. 

Mon  oncle  Thomas  sort  tout  à  fait  de  chez  son 

ambassadeur. 

O  vous,  qui  dédaignez  les  fadaises,  mais  qui 
lisez,  avec  attention,  et  par  conséquent  avec  fruit, 
les  ouvrages  instructifs  ,  tel  que  celui-ci ,  par 
exemple  ,  vous  vous  rappelez  sans  doute  que 
monsieur  l'ambassadeur  avait  fait  mettre  mon 
oncle  à  l'école,  afin  de  piquer  l'amour-propre  de 


THOMAS.  109 

monsieur  le  duc,  son  fils,  en  le  faisant  rougir  de- 
vant un  roturier,  un  ramoneur,  un  valet  plus 
savant  que  lui. 

Un  jour  donc  que  le  papa  duc  ne  savait  que 
faire  (par  indemnité  pour  la  canaille,  le  ciel  a 
voulu  qu  un  grand  s'ennuyât  quelquefois  tout 
comme  uii  autre),  un  jour  que  son  excellence 
bâillait  comme  un  çrocheteur  qui  se  promène 
en  long  et  en  large  en  attendant  pratique,  il  s'a- 
visa de  mander  l'auguste  et  unique  rejeton  de 
son  illustre  race  ;  il  lui  présenta  un  livre ,  et  l'in- 
vita à  lui  en  lire  quelques  pages. 

Le  petit  duc ,  qui  assemblait  à  peine  ses  lettres , 
commença  par  impatienter  son  cher  père ,  lequel 
se  fâcha  bientôt  sérieusement;  s'emporta  ensuite; 
entra  enfin  dans  une  telle  colère,  qu'un  Espa- 
gnol n'en  éprouve,  pas  deux  semblables  dans 
toute  sa  vie.  Plein  de  respect  pour  son  sang,  il 
assouvit  sa  fureur  sur  le  malheureux  et  bien  in- 
nocent Uvre.  En  un  instant,  les  feuillets  jonchè- 
rent le  parquet. 

Un  cordon  de  sonnette,  qui  n'était  pas  plus 
coupable  que  le  livre  de  l'ignorance  du  petit  duc , 
fut  tiré,  retiré,  arraché  et  jeté  au  feu.  Voilà 
comment  les  gens  du  haut  parage  rendent  souvent 
justice. 

Faites  donc  un  consul,  un  législateur,  un  mi- 
nistre, un  ambassadeur,  même  un  chef  de  bu- 
reau d'un  homme  orgueilleux,  entêté,  violent, 
et  voyez  à  quoi  vous  exposez  le  citoyen  paisible, 


I  lO  MOir    ONCLE 

le  mérite  modeste,  Tinnocent  qui  demande  jus- 
tice, le  sage,  les  mœurs,  Técônomie,  une  admi- 
nistration sage...  Mais  en  voilà  assez  à  propos 
d'un  cordon  de  sonnette. 

Celui-ci  ne  s'était  pas  arraché  sans  un  bruit 
qui  fit  sortir  de  leur  apathie  sept  à  huit  laquais 
qui  bâillaient  aussi  dans  une  antichambre.  Ils  se 
lèvent ,  ils  accourent,  ils  se  heurtent ,  ils  arrivent 
péle-méle  chez  monseigneur,  qui  leur  crie,  aussi 
haut  que  le  permet  sa  poitrine  usée ,  de  lui  ame- 
ner Thomas. 

Mon  digne  oncle,  qui  grandissait,  qui  ne  se 
souciait  plus  déjouer  à  la  chique,  et  qui  voulait 
pourtant  s'amuser  à  quelque  chose,  avait  troqué 
un  des  écus  de  Riboulard  contre  un  flageolet  sur 
lequel  il  avait  trouvé ,  sans  maître ,  le  menuet 
diEocaudet  et  la  musette  de- Desjardins.  Il  était 
tout  à  la  musique ,  plaisir  des  âmes  pures,  dit^-on , 
lorsqu'il  fiit  pris ,  enlevé  et  transporté  devant 
monseigneur ,  sans  avoir  eu  le  temps  de  se  re- 
connaître. 

Prends  ce  Cervantes ^  lis,  petit  drôle,  et  fais 
honte  à  un  duc  qui  connaît  à  peine  ses  lettres, 
dit  monsieur  l'ambassadeur  à  Thomas ,  qui  se  mit 
aussitôt  en  devoir  de  le  satisfaire,  sans  s'embar- 
rasser de  la  manière  dont  il  se  tirerait  de  là. 

Suivez  le  tableau,  s'il  vous  plaît. 

Le  papa,  enfoncé  dans  un  grand  fauteuil  à  oreil- 
lettes; les  laquais  derrière;  le  petit  duc  en  avant, 
debout,  les  yeux  baissés,  et  ne  sachant  que  faire 


THOMAS.  III 

de  ses  mains  ;  mcm  oncle ,  un  genou  en  terre  aux 
pieds  de  son  excellence,  ouvrant  et  feuilletant,  sur 
l'autre,  le  célèbre  espagnol  doré  sur  tranche,  et 
s'amusant  à  regarder  les  gravures;  l'ambassadeur 
répétant  son  commandement;  mon  oncle,  plus 
ignorant  encore  que  le  fils  du  patron,  cherchant 
tous  les  O  de  chaque  ligne ,  les  appelant  l?un 
après  l'autre,  et  n'appelant  que  les  Oy  parce  que 
c'était  la  seule  lettre  qu'il  connût;  son  excellence,, 
plus  furieuse  que  jamais,  faisant  rouler,  d'un  coup 
de  pied ,  et  mon  oncle  et  Cervantes  ;  mon  oncle 
se  relevant ,  se  sauvant ,  et  laissant  le  père  et  le  fils 
s'arranger  comme  ils  l'entendraient;  monseigneur 
faisant  un  signe  aux  valets  ;  ceux-ci  suivant  Tho- 
mas à  la  piste  ;  mon  oncle  courant  toujours ,  et 
jetant ,  aux  jambes  de  la  valetaille ,  les  tabourets 
et  les  chaises  qui  se  trouvent  sur  son  chemin  ;  les 
valets  cherchant  à  se  dépêtrer  ou  à  esquiver  les 
coups  ;  Thomas  gagnant  du  terrain  sur  eux ,  en- 
fonçant enfin  d'tiu  coup  de  tête  un  joli  panneau 
d'acajou  à  moulures  dorées  ,  qui  faisait  partie 
de  la  porte  du  boudoir  de  madame  l'ambassa- 
drice, qui  avait  eu  la  prudence  de  tourner  la  clé, 
et  qui  ne  devait  pas  s'attendre  qu'on  entrerait 
chez  elle  par  dessous  la  serrure. 

O  surprise  !  6  terreur  !  Thomas ,  qui  s'applau-* 
(lit  de  voir  la  livrée  arrêtée  devant  l'asyle  du  mys- 
tère, qui  se  flatte  de  devoir  ime  seconde  fois 
son  salut  à  madame ,  mon  oncle  aperçoit  très-- 
distinctement   le   père  Polycarpe   battant  à  ou- 


T  la  MO]»  ourcLE 

trance  sa  hienfaitricev  et  aussi  ardent  qu'in^per^ 
turbable^  sourd  au  bruit  des  tabourets.et  des  chai- 
se:s,  du  panneau  enfoncé,  et  des  exclamations  de 
ThomaSd 

Ce]ui-ci,  habile  à  saisir  l'avantage  du  moment, 
conçoit ,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  que  le  service 
qu'il  va  rendre  à  madame ,  le  remettra  infaillible- 
m«nt  en  grâce  avec  monseigneur.  Il  repasse  par 
3on  trou;  il  déclare  à  la  livrée  qu'il  se  rend  de 
lui-même  au  fatal  cabinet;  il  vole;  il  ouvre,  il 
entre  ;  il  raconte  avec  chaleur  et  ingénuité  ce 
qu'il  a  vu. 

Le  mari  le  plus  enclin  à  battre  la  femme  du 
prochain ,  ne  se  soucie  pas  du  tout  qu'on  batte 
la  sienne.  Son  excellence  ,  armée  d'une  âam- 
berge ,  marche  au  malencontreux  boudoir.  Il  ar- 
rive, il  a  le  bras  levé;  d'un  seul  coup,  il  croit 
châtier  deux  coupables...  Autre  surprise  !  Ma- 
dame est  à  genoux  devant  le  bon  père ,  et  ce- 
lui-ci ,  assis  sur  une  chaise  longue ,  le  coude  ap«- 
puyé  sur  le  bras  de  la  chaise,  la  tête  soutenue 
sur  sa  main ,  et  la  joue  couverte  d'un  mouchoir 
blanc ,  écoute ,  d'un  air  de  componction ,  les  pé- 
chés de  sa  pénitente. 

Que  peut  faire  un  mari,  et  surtout  un  mari 
espagnol,  en  semblable  circonstance?  Etre  sûr 
de  son  fait,  et  se  taire.  Cependant  monseigneur, 
qui  avait  la  bile  allumée,  et  qui  ne  craignait  pas, 
à  Paris,  les  bûchers  de  la  sainte  inquisition ,  mon- 
seigneur hasarda  quelques  mots ,  très-clairs  et  très- 


THOMAS.  I|3 

énergiques.  Madame  se  plaignit  qu'il  eût  plus  de 
confiance  aux  propos  d'un  valet  qu'à  sa  vertu. 
Monseigneur  insista  ;  madame  trouva  quelques 
larmes.  Le  bon  père  la  supplia  de  mettre  cette 
injure  au  pied  de  la  croix ,  et  d'offrir  ses  peiûes 
à  son  sauveur.  Il  adressa  ensuite  au  mari  un  dis- 
cours respectueusement  pathétique,  assaisonné 
de  roulemens  d'yeux  et  d'un  gonflement  de  poi- 
trine. Monseigneur,  fatigué  et  non  pas  convaincu, 
se  retira  en  grommelant.  Il  prit  mon  oncle  au 
toupet,  et  comme  il  fallait  qu'il  châtiât  quel- 
qu'un, il  lui  prouva,  à  grands  coups  de  plat  d'é- 
pée ,  qu'il  avait  eu  tort  de  lui  dire  la  vérité. 

Mon  oncle,  furieux  à  son  tour  de  la  manière 
dont  on  reconnaissait  ses  bons  offices ,  ne  pou- 
vant et  n'osant  se  venger,  fut  exhaler  sa  petite  co- 
lère dans  le  sein  de  l'ami  Dugnès.  Celui-ci ,  après, 
l'avoir  gravement  écouté,  lui  dit  qu'un  domes- 
tique adroit  ne  rapporte  jamais  chez  monsieur 
ce  qui  se  passé  chez  madame;  que  le  mari  le  plus 
jaloux  finit  toujours  par  maudire  celui  qui  l'a 
éclairé;  que  la  femme  la  plus  coquette  hait  in- 
vinciblement,  et  sans  retour,  celui  qui  l'a  prise  sur 
le  fait,  et  qu'enfin  lui,  Thomas,  serait,  pour 
prix  de  son  zèle,  ou  chassé,  ou  l'objet  des  mau- 
vais traitemens  qu'imagineraient  les  caprices  de 
monsieur  et  de  madame. 

Mon  oncle  n'entendait  rien  de  ce  que  disait 

Dugnès.  L'obscurité,  et,  par  suite,  Tabsurdité  de 

son  raisonnement,  le  faisait  donner  au  diable.. 

IF.  8  ' 


Tl4  MOW    ONCLE 

il  criait  à  tue- tête  que  lorsqu'on  battait  la  femme , 
ce  qu'on  pouvait  faire  de  mieux,  c'était  d'appeler 
le  mari,  et  il  lui  semblait  injuste,  atroce,  revoir 
tant ,  qu'on  lui  eût  meurtri  l'omoplate  ,  parce 
qu'il  avait  fait  son  devoir.  Il  éprouva  bientôt  que 
Dugnès  lui  avait  dit  vrai,  et,  sans  rien  entendre 
à  la  cause,  il  n'en  fut  pas  moins  sensible  aux 
effets. 

Madame  n'osa  pas  le  renvoyer.  Monseigneur 
eût  pu  croire  qu'elle  craignait  les  surveillans  ; 
mais  elle  le  traita  avec  un  mépris,  une  dureté 
qui  Téloignèrent  de  son  appartement  :  c'était  ce 
qu'elle  voulait. 

Monseigneur  s'aperçut  enfin  que  Thomaà  ne 
faisait  rien ,  n'était  propre  à  rien ,  et  comme ,  se- 
lon Sanchez,  il  faut  utiliser  les  hommes,  mon- 
seigneur s'avisa  d'un  moyen  tout-à-fait  nouveau 
pour  tirer  parti  de  Thomas. 

Il  fit  appeler  Dugnès  et  le  gouverneur  du  pe- 
tit duc.  Il  défendit  au  premier  de  payer  plus 
long-temps  le  maître  d'école.  Le  pédagogue  per- 
dit ,  avec  ses  honoraires ,  l'affection  qu'il  avait  jus- 
qu'alors marquée  à  mon  oncle.  Il  Jui  défendit 
nettement  de  se  présenter  sur  les  bancs  :  jusque-- 
là  c'était  au  mieux. 

Mais  monseigneur  avait  en  même  temp^  en- 
joint au  gouverneur  de  faire  assister  Thomas  à 
toutes  les  leçons ,  et  de  le  fustiger  jusqu'au  sang , 
quand  monseigneur  le  duc  ferait  mal.  Exemple 
frappant  qui  lui  rappellerait  qu'il  avait  un  cul 


THOMAS.  Il5 

comme  un  autre,  et  qui  devait  faire  un  grand 
effet  sur  son  esprit.  Le  gouverneur  ne  voyait 
pas  une  analogie  bien  marquée  entre  les  fesses 
de  Thomas  et  le  cerveau  de  son  élève;  il  était 
même  persuadé  que  le  disciple  ne  craindrait  ja- 
mais, pour  lui,  les  actes  de  rigueur  auxquels  on 
allait  soumettre  mon  oncle  ;  mais  comme  mon- 
sieur Fabbé  joignait  au  goût  de  la  toilette,  à  Tart 
de  chanter  agréablement,  au  talent  de  faire  de 
petits  vers,  beaucoup  d'adresse  à  démêler  et  à 
flatter  le  faible  des  patrons,  il  jugea  bientôt  que 
l'expédient  qu'avait  imaginé  monseigneur  était 
suggéré  par  la  vengegnce,  et  il  conclut  que  plus 
Jhomas  serait  macéré ,  et  mieux  il  ferait  la  cour. 

Cependant,  comme  ledit  Thomas  était  récal- 
citrant, et  qu'im  abbé  musqué,  pomponé,  qui 
tient  à  sa  figure,  à  sa  coiffure,  ne  peut  pas  se 
colleter  avec  un  petit  drôle  qui  mord,  qui  pince, 
qui  égratigne  ,  le  gouverneur  mit  deux  laquais 
de  planton  dans  la  salle  d'étude ,  et  à  la  moindre 
bévue  de  monsieur  le  duc ,  on  les  faisait  appro- 
cher. Ils  saisissaient  le  patient,  et  la  fustigation 
était  d'autant  plus  vive,  que  la  résistance  avait 
été  plus  vigoureuse. 

Dugnès  aurait  voulu  adoucir  son  sort;  mais 
Dugnès  avait  une  excellente  place ,  à  laquelle 
il  tenait  plus  qu'à  mon  oncle,  et,  pour  la  con- 
server, il  ne  fallait  pas  heurter  les  opinions  du 
maître.   Il  abandonna  donc  son  protégé  à  son 

Qalheureux  sort ,  et  tel  qui  blâme  Dugnès ,  s'il 

8. 


I  l6  MON    ONCLE 

s'examine  scrupuleusement,  conviendra,  dans  son 
for  intérieur,  qu'il  a  quelquefois  fait  pis.  Mais 
laissons  cela,  et  prenons  les  hommes  comme  ils 
sont.  Si  on  ne  voulait  vivre  qu'avec  des  gens  ri- 
goureusement probes ,  il  faudrait  vivre  seul ,  et 
encore  combien  mériteraient  les  honneurs  de  la 
retraite?  En  connaissez-vous? 

Revenons.  Il  y  avait  huit  jours  que  mon  oncle 
était  soumis  à  ce  genre  de  vie  infernal.  Sa  patience 
était  à  bout ,  et  son  postérieur  en  lambeaux.  Trop 
faible  pour  s'insurger,  il  se  borna  à  un  projet 
d'évasion;  mais  il  jura  qu'il  ne  quitterait  la  place 
qu'après  s'être  vengé  de  ses  bourreaux.  Opiniâtre 
dans  ses  résolutions ,  il  attendit  une  occasion  fa- 
vorable, et  se  laissa  fesser  jusqu'à  ce  qu'elle  se 
présentât. 

On  donnait  un  opéra  nouveau  ;  la  musique 
était  du  bon  faiseur  ;  tous  les  gens  à  prétentions 
devaient  entendre  cela,  et  comme  rien  n'est  si 
commun  que  des  prétentions ,  tout  Paris  tomba 
à  l'Opéra.  Madame  était  dans  sa  loge  avec  quel- 
ques complaisans;  monseigneur  était  dans  la 
sienne,  avec  une  de  ses  maîtresses;  l'abbé,  qui 
s'était  un  peu  fatigué  avec  une  femme  de  cham- 
bre, dormait  les  coudes  sur  la  table,  pour  ne  pas 
se  défriser;  le  petit  faisait  des  Anglais  avec  des 
capucins  de  carte,  et  en  renversait  dix  d'un  re- 
vers de  main;  les  valets,  qui  ont  aussi  leurs  af- 
faires ,  avaient  déserté  l'hôtel ,  dès  qu'ils  furent 
bien  certains  que  monsieur  et  madame  les  lais- 


THOMAS.  11^ 

saient  maîtres  de  leur  soirée  ;  il  ne  restait:  enfin  ; 
dans  une  immense  maison ,  que  le  suisse  dans  sa 
loge ,  quelques  palefreniers  à  l'écurie ,  et  mon 
oncle,  maître  absolu  du  local  et  de  ses  actions. 

Il  commença  par  tirer  d'un  bahut  son  équipage 
de  ramoneur ,  si  long-temps  oublié  dans  les  jours 
de  sa  gloire;  il  en  fit  un  paquet  qu'il  déposa 
dans  le  cofFre  au  bois,  au  pied  d^  l'escalier,  et 
il  monta,  enivré  de  plaisir,  impatient  de  traiter 
chacun  selon  ses  mérites,  et  de  rendre  en  gros,  à 
tous,  le  mal  qu'il  en  avait  reçu  en  détail. 

Il  passa  d'abord  chez  madame ,  et  commença 
cette  mémorable  soirée  en  tordant  le  cou  à  la 
perruche.  Il  pendit  le  sapajou  à  une  colofine  du 
lit,  avec  une  jarretière  couleur  de  rose,  qui  se 
trouva  sous  sa  main. 

c<  J'ai  vécu  avec  eux ,  dit-il  en  sortant  ;  tous 
(f  deux  même  étaient  mes  amis  ;  mais  leur  mort 
«  coûtera  des  larmes  à  leur  maîtresse.  Leur  mort 
(c  est  donc  légitime.  »  Que  de  gens  raisonnent 
ainsi  ! 

Il  entra  ensuite  chez  monseigneur ,  muni  d'une 
cniche  d'huile  qu'il  avait  été  prendre  à  l'office. 
Il  en  arrosa  indistinctement  feous  les  habits  de  son 
excellence  ,  et  s'attacha  de  préférence  aux  plus 
riches.  Il  cassa  sur  son  genou  la  flamberge  qui 
lui  avait  maltraité  les  épaules,  et  se  rendit  de-là 
chez  le  petit  duc. 

C'est  peu  de  chose  qu'un  duc  quand  il  est  seul , 


1  l8  MON    ONCLE 

et  qu'il  a  afifaire  à  uu  ennemi  yigQureux  ?t  dé^ 
terminé.  Celui-ci  trembla  en  voyant  l'air  terriblç 
de  mon  oncle.  Il  se  souvint  d'avoir  ri  des  dis- 
grâces du  malheureux  qu'on  hacbait  à  coups  de 
verges  ;  mon  oncle  ne  l'avait  pas  oublié  ^  et  c'é- 
tait le  motif  de  sa  visite.  Sans  égard  pour  la  quar 
lité ,  il  commença  l'explication  à  grands  coups  dç 
poing,  et  le^uc,  qui,  cinq  minute^  ayant,  se 
croyait  un  peut  héros  capable  d'exterminer*  k^  luf 
seul ,  toute  une.  am^ée  anglaise ,  le  duc  se  mit  à 
crier,  au  lieu  de  penser  ^  se  défendre.  Moi^  oncle 
lui  jura,  en  le  regardant  de  travers,  quç  s'il  ajou- 
tait un  mot,  ou,  s'il  faisait  uu  mouvement,  il  1^ 
jetterait  par  la  fenêtre,  et  l'excellence,  qui  tenait 
à  la  yie ,  se  soumit  à  tout  ce  qu'il  plairait  à  Tho- 
mas d'ordonner. 

Thomas  lui  ordonna  de  ipettre  cijLlptte  b^s ,  et 
de  lever  sa  chemise.  Il  tira ,  d'une  ariçtoire,  l'oMer 
si  souvent  teint  de  son  sang;  il  fouailla,  à  son  tour^ 
jusqu'à  extinction  de  forces ,  jeta  les  verges  au 
nez  de  Texcellence ,  sortit,  ferma  la  porte  à  doii.- 
}>le  tour,  et  p^it  la  clé  dans  sa  poche.  . 

Restait  à  châtier  monsieur  l'abbé,  à  qui  mçHi 
oncle  en  voulait  plus  qu'aux  autres ,  mais  qu'il 
n'était  pas  facile  d'étriller.  Thomas  Ip  trouva  dans 
la  même  attitude,  dormant  d'un  sommeil  volup»» 
tueux. 

L'argent  de  Riboulard  n'était  pas  entièremeiit 
dépensé,  et  ce  qui  l'était,  n'avait  pas  été  unique- 


THOMAS.  119 

meiU  employé  en  frûmcUsea.  Sntr'aulreâ  goûts, 
mon  oncle  en  avait  un  décidé  pour  les  £eux  d'ar- 
tiâce  j  et  suFtout  pour  ies  petits  soleils. 

Il  était  debout  devant  raU>é,  et  il  rêvait  le<}uel 
valait  mieux ,  ou  de  lui  casser  son  pot  à  l'eau  sur 
la  tonsure ,  ou  de  lui  piquer  les  gras  de  jambe 
avec  un  compas  qui  était  sur  la  table.  Aucun  de» 
deux  partis  ne  lui  convint ,  parce  qu'il  sentit  que 
l'abbé  prewbrait  sa  revanche,  s'il  ne  Le  met^ûfc 
hors  de; combat  Use  souvint  qu'il  avait  un  petit 
soleil  dans  sa  poche. 

Prendre  une  longue  épingle  aoive ,  sur  la  toi- 
lette du.  gouverpeur ,  la.  pass^  ^n  centre  de  l'ar*^ 
tifka,  en  replieil^le  bout,  se  glisser  aou^  là  tttble, 
accrocher  le^^au  rabat  de^  mouûeur  l'abbé» 
se  relever ,  saisir  avec  une  piocette  un  charbon 
aUujoaé,  et  m^tre  le  feu  à  la  mèche  r  ^^^  ^^ 
l'inspiration  qw  yifit  à  i^clti  oncle,  et  qu'il  exé^ 
cuta  aussitôt. 

L'explosion  se  iaît  ;  l'abbé  3e  ^réveille  en^  sui^* 
saut  ;  se  lève ,  égaré ,  éperdu.  Il  a  le  vi^e ,  les 
s^iiitcil^,  Les  cheveux  brûlés ,  avant  qu'il  spup- 
çowie:  la  cause  de  cet  étrange  accident.  Le  soleil 
tour^aa  et  jaillit  eucOre ,  que  déjà  mon  oncle  est 
au  bas  de  l'escalier,  soo  p^qiiet  sous  le  bras*  III 
traverse  la  cour  en  riant,  dç^  hurl.ç9^ens  dt}  prefih 
tfAet^^epii,  sort  ^n.  disauH  au  suisse  qu'il  .va  çh^r- 
cheti^l3^(âb«rurgi^n^pQurimoi^sieur  le  gouyfr^jijip^ 
qui  vient  de  se  donner  une  ;  entorse., 

O  vengeance  !  si  tes  préliminaires  sont  doux  , 


120  MOiy   ONCLK 

que  tes  fruits  sont  amers  !  Mon  oncle  fut  à  peine 
éftns  la  rue,  qu'il  frémit  à  l'idée  de  ses  hauts  faits. 
Ce  n'était  pas»  un  franc  et  salutaire  remords  qtii 
Fagitait.  Une  perruche  tuée,  un  sapajou  pendu, 
tt*ente  habits  huilés,  un  duc  cogné  et  fessé,  un 
joli  abbé  défiguré ,  tout  cela  lui  paraissait  fort 
simple  et  l'effet  d'une  récrimination  bien  natu- 
tél\è  ;  mais  le  patron  était  puissant ,  il  avait  l'o- 
i^lle  du  lieutenant  de  police ,  et  le  château  royal 
de  Bîcétre  se  présentait  dans  la  perspective.  Où 
se  cacher,  où  fuir? 

Comme  on  peut  très-bien  réfléchir  en  courant , 
mon  oncle  pensait  à  ses^  petites  affaires,  eh  trot* 
tant  le  long  des  boulevards  nmk.  Il  jugea  qu'il 
fallait  d'abord  qilittèr  la  livrée  de  monseigneur^ 
qui  n'était  bonne  qu'à  le  faire  remarquer  partout. 
Un  marais  mal  clos  se  "présenta.  Il  faisait  nuit. 
Mon  oncle  s'y  glissa;  il  y  reprit  l'humble  costume 
de  ramoneur;  et  il  se  remit  en  route,  en  faisant  des 
réflexions  philosophiques  sur  l'instabilité  des  cho- 
ses  humëirtes.        ■  . 

Des  réflexions  philosophiques  !  s'écrie  un  cen- 
seur rigoureux.  De  la  philosophie  dans  un  en- 
ftint  qui  ne  sait  pas  même  lire  !  Oui ,  monsietir 
le  caustique ,  des  réflexions  philosophiques  sor- 
tirent du  cerveau  de  mon  oncle. 

On  peut  être  philosophe  sans  le  savoir,'  par  la 
H?ême' raison  que  tel  qui  se  eroit  philosophe^ 
n'est  quelquefois  qu^un  sot. 


.ii-«  » 


THOMAS.  lai 

CHAPITRE    Vil. 
Mon  oncle  retrouve  des  gens  de  connaissance  y  etc. 

Il  était  huit  heures;  il  fallait  diœcher  un  asile. 
Thomas  était  dégoûté  de  la  Samaritaine  :  c'est  là 
qu'une  patrouille  du  guet  l'avait  arrêté.  Il  lui  res- 
tait beaucoup  au-delà  de  ce  que  pouvait  coûter 
un  bon  gjite  ;  mais  il  lui  semblait  voir  les  limiers 
de  la  police  courant  chez  tous  les  logeurs,  et 
trouvant  le  polisson  qui  avait  mis  en  combustion 
l'hôtel  de  monsieur  l'ambassadeur.  Les  nuits 
étaient  froides,  et  on  ne  pouvait  s'accommoder 
de  la  voûte  du  ciel.  Où  se  retirer  ?  Chez  Ribou- 
lard  ?  Il  s'af&iblissait  tous  les  jours ,  et  mon  oncle 
était  presqu'en  état  de  le  colleter  avec  avantage  ; 
mais  Riboulard  était  toujours ,  pour  lui ,  le  plus 
terrible  des  hommes.  Tel  est  l'efifat  des  premières 
impressions  ;  elles  ne  s'effacent  jamais  entièremcftit . 

Le  jeune  fugitif  se  souvint  de  la  vieille ,  à  qui 
il  avait  escroqué  un  souper ,  et  sa  part  d'une  pail- 
lasse* Il  ne  doutait  pas  qu'il  ne  fk  sa  paix  avec 
un  écu  ou  deux.  A  la  vérité ,  le  galetas  était  dé- 
goûtant pour  quelqu'un  qui  quitte  une  excellente 
table  et  des  lambris  dorés  ;  mais  ce  n'était  pas  le 
moment  de  faiire  le  difficile.  Les  grands  hommes, 
d'ailleurs,  se  ploient  fadlement  aux  circonstances. 
Mon  oncle  annonce  déjà  ce  qu'il  sera  un  jour, 
et  il  se  détermine  aussitqt. 


14^  MOIC    ONCtï: 

Il  part  donc  pour  la  rue  des  Prêtres.  Il  cherche , 
il  tâtonne ,  il  monte  ;  il  écoute ,  il  descend ,  il 
remonte  ;  les  voix  confuses  des  commensaux  de 
la  sçiansarde  le  guident  dans  l'obscurité  ;  il  amve 
précisément  pour  se  mettre  à  J:able. 

Ces  npL^ssiwrs  commençaient  à  festoyer  une 
v^Ule  o^,  Êtrçie  d0  pommes  dç  t^erre..  A  rasfiect 
du  nopye^u  venu,  on  s!arréte,  le  couteau,  ht 
fourchette  en  l'aii?  ;  l'inquiétude  se  peint  sur  nn 
y^^^  1  1a  crainte  sur  un  autre ,  la  gourmandise 
%ur  tpi)s,  et  tpus  semblaient  dire  à  mon  oncle: 
Tu  r^  tâteras  poîat  dç  l'oie.  Thomas  entejEidit  ce 
langage ,  çt  de  son  çpté  il  répondait  de  la  même 
niani^ère  :  Teix  ts^^erai,  corbleu  ! 

En  çfifet  çiprès  avoir  salué  les  convives,  aussi 
poliment  que  1^  permettait  son  caractère  bouil- 
lant, il  s'assit  sur  v^n  bout  die  bancelle^  tira  sa 
boursç,  çn  exhiba  le  contenu^  pour  di&poâer  £in 
vçrablement  s^a  auditoire.  Il  racouslia  en  hômoœte 
qui.yeut  souper,  c'çst  -  à  -  dire ,  très-biièvemeali  ^ 
çommen,!;  il  était  entré  2|u  gajl^tas  quin^^e;  ou  dix- 
huit  mpis^  av£^nt  ;  comipent.  U  y  avaît  eecajuoté  uju 
hal)it  complet;  con^m^nt  il  ^t^it  entré  dx^t  imm^ 
sieur  Vambassadeur ,  et  cominent  il  en  était  spi^tii 
^  ^jPMta  que  son  w^e^ttipa.  ^ait  de  piayar  sa  part 
de  ^diép^we,  d'ii^emnis^r  le  propriétaire  die 
],'habit,  et  il  conclul;  en  déclarant  que  si  onire-t 
jetait  d«&  offres  aussi  hpi^aétes ,  il  ôbtieadrait'  par 
la  force  ce  qu'o«  refuserait  à  la.  raison* 

La  conclusion  n'était  pai^'djat^.bcmme  prudent. 


THOMA.S.  123 

Elle  pouvait  compromettre  mon  oncle  de  toutes 
les  manières  ;  mais  mon  oncle  n'était  pas  encore 
im  homme.  Jamais  même  il  ne  se  piqua  de  pru- 
dence après  l'être  devenu. 

Mais  çonime  tout  s'arrange  avec  de  l'argent  ;, 
que  l'argent  donne  à  un  fripon  la  consistance  d'un 
honnête  homme ,  à  une  coquette  la  considération 
d'une  vestale ,  à  un  sot  les  honneurs  dus  au  mé* 
rite;  comme  l'argent  fait  pardonner  l'orgueil  à 
un  faquin 9  l'insuffisance  à  un  homme  en  place, 
h  cruauté  au  spoliateur  d'une  province ,  quelques 
écus  firent  pardonner  à  mon  oncle  l'impertinence 
de  sa  péroraison.  La  vieille  et  lui  convinrent  de 
leurs  faits. 

Quatre  livres  dix  sous  pour  l'habit -veste,  la 
culotte,  les  guêtres,  les  genouillères,  le  sac,  le 
grattoir  et  la  calotte  de  feutre  ;  dou^e  sous  par 
jour  pour  le  logement ,  la  table ,  le  feu  et  le  blan- 
chissage ;  plus ,  l'habit  payé  comptant ,  la  huitaine 
(l'avance,  et  mon  oncle  sera  admis  à  festoyer  l'oie. 
Pour  prouver  à  la  société  combien  il  était  digne 
de  l'honneur  qu'on  lui  faisait,  il  envoya  noble- 
ment chercher  deux  bouteilles  de  vin  à  douze, 
pour  payer  sa  bien-venue.  La  nuit  se  passa  tant 
bien  que  mal,  et,  dès  le  point  du  jour,  Thomas 
qui  ne  savait  que  faire,  et  qui  se  proposait  bie^i 
de  ne  pas  travailler,  tant  qu'il  lui  resterait  un 
sou ,  Thomas  se  mit  à  jouer  du  flageolet,  au  grand 
contentement  des  auditeurs ,  qui  allèrent  aussi 


1^4  MON    ONCLE 

faire  de  la  musique  de  leur  côté,  et  chanter  le 
RamoneZ'Ci  y  ramonez-là^  au  haut  des  cheminées. 
Deux  ou  trois  jours  s'écoulèrent  ainsi,  et  mon 
oncle  se  fatigua ,  à  la  fin ,  et  de  son  flageolet ,  et 
du  galetas  dans  lequel  il  ne  pouvait  faire  que  six 
pas  en  carré.  Il  déclara  à  Marguerite  quHl  allait 
se  promener,  au  hasard  de  ce  qui  en  arriverait. 

Marguerite,  à  qui  sa  mine  espiègle,  son  carac- 
tère décidé,  ses  talens  et  sa  générosité  plaisaient 
beaucoup ,  lui  fit  toutes  les  représentations  que 
lui  suggéra  son  imagination  bornée.  Mon  oncle 
n'en  tint  compte ,  et  lui  dit  que  s'il  fallait  >^vre  en 
prison ,  autant  valait  que  ce  fut  à  Bicêtre  que  dans 
son  grenier ,  et  il  descendit  son  grattoir  à  la  main , 
pour  faire  face  aux  assaillans ,  s'il  s'en  présentait. 

En  allant  et  venant,  il  s'entendit  appeler  de  la 
porte  d'un  hôtel,  situé  dans  je  ne  sais  quelle  rue, 
et  cela  ne  fait  rien  à  l'affaire.  On  lui  demande 
s'il  veut  rendre  une  lettre  sur  le  quai  de  la  Fer- 
raille ,  et  rapporter  la  réponse.  Mon  oncle ,  à 
qui  il  est  égal  de  se  promener  à  droite  ou  à  gauche , 
se  charge  de  la  missive.  Elle  était  adressée  à  un 
officier  qui  s'efforçait  de  persuader  aux  passans 
que  son  métier  était  le  métier  par  excellence ,  et 
son  uniforme,  le  plus  galant  de  l'armée  française. 
Il  est  vrai  qu'il  y  «avait  ajouté,  de  son  autorité,  quel- 
ques galons  qu'on  ne  connaissait  pas  au  régiment- 
U  fit  entrer  mon  oncle  dans  un  café  borgne ,  et 
lui  fit  boire  un  verre  d^anisette  pendant    qu'il 


THOMAS.  ISl5 

répondait  au  poulet  II  cacheté  le  sien,  et  ren- 
voie le  commissionnaire. 

Lorsqu'il  fut  de  retour  à  Thôtel,  le  valet  qui 
Tavait  expédié,  lui  présenta  six  sous ,  bien  décidé 
à  en  mettre  douze  sur  le  mémoire.  Mon  oncle, 
très-désintéressé  tant  qu  il  ne  manquait  de  rien , 
refusa  galamment  le  prix  de  sa  course ,  et  une 
jolie  dame  qui  prenait  l'air  à  sa  croisée,  fîit  cu- 
rieuse de  voir  de  plus  près  ce  ramoneur  d'une 
espèce  si  rare.  Le  laquais  introduisit  Thomas, 
qui ,  au  lieu  de  répondre  aux  questions  de  la 
dame ,  cherche  à  démêler  des  traits  qui  ne  lui 
sont  pas  inconnus.  Une  large  dentelle  garnissait 
le  bonnet  de  nuit,  et  couvrait  les  joues  et  le  sour- 
cil; le  peignoir  de  mousseline  brodée,  la  petite 
pantou£(le  rose ,  le  bas  de  soie  blanc  à  coins  verts , 
tout  cela  mettait  sa  mémoire  en  défaut.  Cepen- 
dant le  son  de  voix ,  quelques  rapports  dans  la 
taille,  le  mettent  sur  la  voie,  et  une  ou  deux 
expressions  triviales  Téclairent  tout-à-fait. 

«  Ck>rbleu!  madame^  s'écria  mon  oncle,  vous 
«  avez  demeuré  dans  la  rue  des  Prêtres  ! — Je  ne 
«(  crois  pas,  mon  ami.  (  Il  n'était  pas  décent  de  se 
«  souvenir  de  cela.  )  Oh  que  si!  oh  que  si!  re- 
«  prend  mon  oncle  Thomas;  à  telles  enseignes 
«  que  j'entrai  un  jour  chez  vous  par  la  fenêtre  ; 
a  que  je  m'y  cachai  sous  un  panier  au  linge  ;  que 
«  deux  cprdeliers...  —  C'est  assez ,  c'est  assez, 
ce  Sortez ,   Lafleur.  »  Et  Lafleur  sorti ,  la  belle 


ia6  MON    ONCI/E 

clame ,  forcée  par  l'évidence ,  veut  bien  redevetiir 
Louison. 

ce  C'est  donc  toi ,  espiègle ,  qui  m'as  fait  une  si 
«  belle  peur  la  nuit  ?  —  Bah  !  j'ai  fait  bien  mieux 
<c  que  cela.  J'ai  tout  conté  à  monsieur  l'ambassa- 
«  deur  d'Espagne,  qui  a  demandé  justice  pour 
«  vous  à  monsieur  le  lieutenant  de  police...  — 
«  £t  monsieur  l'ambassadeur  m'a  fait  conduire 
a  ici,  et  m'a  donné  des  meubles,  une  garde-robe, 
«  des  bijoux,  un  équipage...  Ah!  mon  ami^  je  te 
«  dois  ma  fortune.  —  J'en  suis  bien  aise.  Je  n'ai 
(c  plus  que  neuf  livres  quinze  sous ,  et  puisque 
ce  vous  me  devez  votre  fortune ,  vous  partagerez 
a  avec  moi.  -r-  Cela  se  pourrait ,  si  tu  avais  trois 
«  ou  quatre  ans  de  plus  :  tu  promets  d'être  fort 
«  bien.  Tout  ce  que  je  peux  maintenant ,  c'est  de 
a  t'aider  quand  tu  auras  besoin  de  secours.  » 

Ici  paraît  l'officier  recruteur.  Il  se  jette  sur  un 
sopiia ,  attire  Louison  sur  lui ,  cache  une  de  ses 
mains  je  ne  sais  où ,  et  sa  curiosité  piquée  par 
l'air  familier  du  ramoneur,  il  lui  demande  cer^ 
taines  explications  qui  amènent  naturellement  le 
récit  de  ses  aventures.  Le  conteur  voulait  glisser 
sur  la  vengeance  qu'il  avait  tirée  de  l'ambassadeur, 
parce  que  cela  devait  indisposer  madempiselle 
Louison ,  qui  tenait  tout  de  lui.  Ce  fut  précisé- 
ment ce  qui  l'amusa  davantage.  Elle  fit  entrer 
mon  oncle  dans  les  plus  grands  détails ,  et  rit  si 
franchement   et  si  fort,  que  l'orateur  en  resta 


THOMAS.  lû'J 

ébahu  II  lie  savait  pas  encore  qu'il  suffit  dé  jiayer , 
pour  être  trompé ,  bafoué ,  honni. 

a  Sais-tu  bien ,  d'Armence  (  il  ne  convenait  plus 
te  de  s'appeler  Louison  )  que  c'est  un  luron  que 
«  ce  petit  compère-là  ?  Tudieti  !  comme  il  agit  et 
«  comme  il  conte  !  Ce  serait  un  meurtre  de  le 
«  laisser  retomber  dans  les  mains  de  son  aiftbàs-^ 
a  sadeur.  Je  veux  lui  donner  les  moyens  de  le 
«  narguer,  lui,  la  police  et  ses  si^pots.  Écoute, 
((  mon  garçon ,  tu  sais  jouer  du  flageolet  ? — Comme 
«  un  dieu. — Tu  as  du  cœur? — Comme  un  diable. 
«  —  Je  t'engage,  je  te  mets  l'habit  sur  le  corps, 
a  le  sabré  au  côté ,  de  l'argent  dans  ta  poche.  Tu 
«  te  promèneras  sur  le  pavé  He  Paris  tant  que 
«  cela  t'amusera.  Je  te  ferai  partir  ensuite^  pour 
«  le  régiment,  où  tu  entreras  d'abord  en  qualité 
«  de  fifre,  parce  que  tu  n'as  encore  ni  l'âge,  ni 
a  la  taille  nécessaires.  Tu  grandiras,  tu  te  formeras. 
a  Ton  sabre  et  ton  étoile  feront  le  reste.  » 

Parler  vendange  à  un  ivrogne ,  dindes  aux 
truffes  à  un  gourmand,  mariage  à  une  jeune  fille, 
veuvage  à  une  jeune  femme,  bon  rôle  à  un  co- 
médien ,  banqueroute  à  son  directeur ,  combats 
et  ^oire  à  l'enfant  qui  recèle  le  héros ,  tous  éga- 
lement ouvriront  leà  oreilles. 

Mon  oncle  ne  répondait  rien  au  recruteur , 
tant  il  était  content,  satisfait,  enchanté.  Le  plaisir 
se  peignait  dans  tous  ses  traits  ;  son  œil  animé 
semblait  percer  l'avenir ,  et  y  lire  l'histoire  de 
ses  succès.  Un  mot  lui  échappe  enfin  r  «  Et  j'aurai 


ia8  THOMAS. 

«  mon  sabre  tout  à  Theure  ?  -^  Et  ton  habit  dans 
a  la  journée.  —  C'est  fait,  je  suis  à  vous,  » 

On  apporte  du  papier  et  du  bon  vin.  Le  rac- 
coleur  fait  IVngagement  ;  mon  oncle  y  appose  sa 
croix ,  faute  de  savoir  signer.  Il  boit  à  la  santé  du 
roi  ;  met  dans  sa  bourse  dix  écus  qu'on  lui  donne 
de  sa  part  ;  mademoiselle  d'Armence  y  en  ajoute 
dix  autres,  et  Thomas  suit  son  officier. 

Que  de  jeunes  gens  de  famille  qui  n'ont  pas 
eu  un  début  plus  brillant  !  Mais 

Rose  et  Fabert  ont  ainsi  commencé, 

à  ce  qu'assure  monsieur  de  Voltaire.  D'ailleurs, 
je  raconte  des  faits  antérieurs  à  la  révolution.  On 
était  alors  ce  qu'on  pouvait  ;  on  a  été  depuis  ce 
qu'on  a  voulu. 

Un  tailleur  obligeant,  comme  tous  les  ou- 
vriers de  Paris ,  quand  on  leur  paie  fort  cher  ce 
qui  vaut  très-peu,  arrangea  en  quatre  heures  un 
uniforme  complet ,  que  le  recruteur  abandonna 
à  mon  oncle  moyennant  quinze  francs ,  parce 
qu'il  ne  pouvait  plus  lui  servir.  Mon  oncle  observa 
que  le  roi  devait  l'habiller;  le  raccoleur  répliqua 
que  le  roi  n'habillait  qu'à  la  garnison,  et  qu'il 
faudrait  faire  la  route  en  costume  de  ramoneur, 
si  l'habit  ne  convenait  pas.  Thomas  ne  s'occupait 
pas  du  lendemain  ;  la  jouissance  du  moment  était 
tout  pour  lui  ;  il  lâcha  donc  ses  espèces. 

Un  sabre  à  lame  ébréchée,  à  poignée  rongée 
de  vert  de  gris ,  valait  encore  six  francs ,  à  ce 


THOMAS.  I2q 

qu'assurait  l'officier  ;  plus ,  trente  sous  aif  rémou- 
leur qui  rétablit  le  fil  et  efface  la  rouille  ;  trois 
livres  au  fourbisseur  qui  nettoie,  polit  là  monture, 
et  noircit  le  fourreau  ;  encore  dix  livres  dix  sous 
arrachés  à  mon  oncle.  Il  est  clair  que  cette  re- 
crue coûtait  très*peu  à  sa  majesté.:  c'était  made- 
moiselle d'Armence  qui  équipait  et  armait  ce  nou- 
veau défenseur  de  l'État.  Vous  voyez  que  le 
patriotisme  germait  déjà  dans  plus  d'un  cœur. 

Pendant  que  le  tailleur  et  ses  garçons ,  le  four- 
bisseur et  les  siens ,  le  •  rémouleur  et  sa  meule 
travaillent  à  l'enyi  à  transformer  un  ramoneur  en 
petit  Mars ,  Thomas  fait  un  saut  au  galetas  de 
Marguerite,  où  un  homme  aux  gages  du  roi  ne 
pouvait  plus  convenablement  loger.  Il  eu  retire 
les  chemises  de  toile  de  Hollande ,  les  bas  de  soie, 
les  escarpins  et  les  bpucles  d^argent,  que  mndame 
l'ambassadrice  a  payés  dans  des  jours  de  faveur 
et  qu'il  n'a  pas  eu  la  sottise  d'oiiblier  à  l'hôtel. 
En  amant  de  la  gloire,  qui  ne  connaît  plus  rien 
de  solide  que  la  fumée,  il  abandonne  à  la  vieille 
ce  qui  était  payé  d'avance  sur  le  reste  de  la  se- 
maine, y  \»i  serre  la  main ,  lui  promet  sa  protec- 
tion dans  tous  les  cas  ;  entre  chez  un  perruquier 
baignem" ,  étuyiste  ;  s'y  fait  décrasser  et  parfumer 
le  corps,  papilloter,  et  friser  la  tête;  reviettt  sur 
son  quai ,  trouve  prêtes  et  endosse  les  marques 
glorieuses  de  son  nouvel  état.  Joli  comme  l'a- 
mour, léger  comme  le  papillon,  il  rase  à  peine 


l3o  MÔK    ONCLE 

}e  pavé  ;  il  vole,  il  plane ,  il  s'admire,  et  âeiiible 
dire  à  tous  les  passans  :  Regardez-moi. 

Son  officier ,  enchanté  de  sa  gentillesse ,  le 
présente  successivement  à  tous  les  recruteurs  ses 
camarades.  Tous  l'accueillent,  le  félicitent  de  la 
noble  ambition  qui  le  dévore  ;  tous  le  font  boire  ; 
il  trinque  avec  tous ,  et  il  perd  enfin  ccmnaissance , 
en  poussant  ce  cri  fameux ,  interrompu  par  des 
hoquets  :  Five  le  Roi  ! 

Le  lendemain  à  son  réveil ,  il  se  trouva  singu* 
lièrement  avancé...  du  coté  des  dangers.  Son  of- 
ficier avait  reçu  l'ordre  de  faire  partir,  sans  délai, 
ses  recrues  pour*Nantes,  où  depuis  quelque  temps 
on  méditait  un  coup  de  tête.  Il  ne  s'agissait  de 
rien  moins  que  d'envahir  l'Angleterre,  et,  en  cas 
de  résistance ,  tle  jeter  l'île  et  ses  habitand  dans 
la  méi*.  A  la  vérité  ^leç  préparatifs  ne  répondaient 
pas  à  la  magnificence  des  résultats  qu'on  se  pro- 
mettait ;  mais  en  France ,  on  n'a  jamais  douté  de 
rien. 

Depuis  Guillaume  de  Normandie ,  ces  sortes 
d'entreprises  avaierit  constamment  échoué.  P#ilr 
battre  les  Anglais  chez  eux,  il  faut  Mé«Bssaire- 
ment  être  maître  de  la  mer,  et  ils  ont  acquis,  sur 
cet  élément ,  uiie  supériorité  que  balanceraient  à 
peitiè  les  forces  navales  réunies  du  reste  de  l'Eu- 
rope. La  raison  en  est  simple  :  les  Anglais  ont  un 
besoin  essentiel  de  la  mer,  dont  les  autres  nations 
peuvent  à  toute  force  se  passer,  et  un   peuple 


THOMA.S.  l3l 

laborieux  réussit  toujours  dans  les  choses  qui  lui 
sont  absolument  nécessaires.  La  Seine  ne  connaît 
que  ses  batelets.  Londres  est  un  port  de  mer 
considérable,  et  les  goûts  et  les  travaux  de  la 
capitale  influent  toujours  sur  ceux  du  reste  de 
l'empire.  Peut-être  enfin  le  climat  et  le  sol  anglais 
produisent-ils  des  hommes  d'un  corps  plus  vigou- 
reux et  d'un  esprit  plus  constant ,  comme  ils  pro- 
duisent de  meilleurs  chevaux  et  de  meilleurs  chiens 
de  chasse.  Au  reste ,  ce  qui  n'a  pas  été  fait  jus- 
qu'au jour  où  j'écris ,  n'est  pas  démontré  impos- 
sible. Il  suffit  d'aborder,  et  il  ne  fant,  pour  en 
finir,  que  beaucoup  de  bonheur,  et  Bonaparte. 

Mon  oncle,  à  la  première  nouvelle  d'une  inva- 
sion en  Angleterre,  se  leva  précipitamment,  cou- 
rut fair«  faire  sa  queue,  acheter  un  sac- à-peau, 
dans  lequel  il  enferma  son  butin ,  et  son  sabre 
d'une  main ,  et  son  flageolet  de  l'autre ,  il  vint 
prendre  les  ordres  de  son  officier. 

Cet  officier  était  attaché  au  régiment  irlandais, 
tommandé  alors  par  ce  malheureux  comte  de 
Lally,  qui  était  l'âme  de  l'entr'eprise ,  qui  depuis 
fut  lieutenant  -  général ,  et  qui  périt  d'utie*  itt^t 
tragique,  sur  les  bords  de  la  Seine,  pour  avoir  été 
pris  par  des  Anglais  dans  l'ancien  golfe  du  Gange. 
.  Ceci  n'est  pas  clair  pour*  tout  le  monde  :  il  faut 
s'expliquer  catégoriquement.  Il  s'agissait  de  réta- 
blir, isur  le  trône  de  ises  pères,  le  petit-fils  de  l'im- 
bécille  et  infortuné  Jacques  II,  que  Louis  XIV 
soutint  si  long-*temps ,  et  dont  Louis  XV  secourut 

9- 


l3a  MONOIMCLE 

la  postérité,  sans  trop  savoir  pourquoi  ;.car  que 
lui  importait ,  après  tout ,  que  le  palais  de  Saint- 
James  fût  occupé  par  Georges  ou  par  Edouard? 
Il  était  plus  essentiel  de  soutenir  notre  compagnie 
des  Indes  ;  de  reprendre ,  sur  les  Anglais ,  nos 
comptoirs  et  nos  colonies.  Mais  la  prospérité  du 
commerce  se  fait  sentir  à  tous  ,  n'éblouit,  per- 
sonne,  et  rien  n'est  beau  comme  renverser  et. 
doniier  des  couronnes. 

Si  quelque  chose  peut  rendre  Thomme  au  sen- 
timent de  sa  nullité  absolue  ;  si  l'exemple  peut  le 
cpnsoler  de  l'état  de  misère ,  d'anxiétés ,  de  vœux 
impuissans,  de  privations,  auquel  semble  le  con- 
damner la  nature ,  qu'il  ouvre  l'histoire ,  et  qu'il 
bénisse  son  sort  en  comparant  sa  famille,  quelle 
qu'elle  soit ,  à  cette  longue  suite  de  rois  d'Ecosse 
et  d'Angleterre,  dont  la  race,  poursuivie  par  une 
fatalité  insurmontable ,  épuisa ,  pendant  plus  de 
trois  cents  années ,  tous  les  malheurs  qui  peuvent  - 
accabler  la  triste. humanité. 

Le  premier  roi .  d!Écosse  de  cette  famille  est 
gardé  dix-huit  ans  prisonnier  en  Angleterre ,  et 
meurt  ayec  sa  femme,  assassinés  par  leurs  sujets^ 
Son  fils  Jacques  II  est  tué  àJ'âge  de  vingt -r  neuf 
ans ,  en  combattant  les  Anglais.  Jacques  III,  emr 
prisonpé  par  son  peuple,  s'échappe,  s'arme,  et 
périt  dans  un  combat  qa'il  livre  aux  révoltés. 
Jacques  IV  perd  à  la  fois  une  bataille  et  la, vie. 
Marie  Stuart ,  sa  petite-fille ,  chassée  de  son  trône , 
fugitive  en  Angleterre,  détenue  dix  r  huit  ans  par 


THOMAS.  l33 

Elisabeth,  est  condamaée  par  elle,  et  porte  sk 
tête  siir  un  échafaud.  Charles  V^ ,  petit -fils  cie 
Marie,  roi  d'Ecosse  et  d'Angleterre,  est  vendu, 
livré  à  Cromwdl  par  les  Ecossais ,  jugé  et  exécuté 
par  les  satellites  de  l'usurpateur.  Jacques  son  fils, 
septième,  du  nom,  et  deuxième  en  Angleterre  , 
est  détrôné  par  son  gendre,  obligé  de  fuir  de 
ses  trois  royaumes,  et^  pour  comble  de  malheur, 
on  lui  conteste  jusqu'à  la  légitimité  de  son  fils. 
Ce  fils  ne  tente  de  remçnter  sur  le  trône  de  ses 
pères,  que  pour  faire  périr  ses  amis  par  la  main 
des  bourreaux.  Enfin  le  prince  Charles  Edouard, 
dont  il  est  ici  question,  réunissant  à  toutes  les 
vertus,  le  courage  du  roi  Jean  Sobieski,  son  aïeul 
maternel ,  n'obtient  quelques  succès  passagers 
que  pour  éprouver  ensuite  les  plus  incroyables 
malheurs.  L'histoire  n'offre  aucun  exemple  d'une 
maison  si  constamment  infortunée. 

Mais  comme  c'est  l'histoire  de  mon  oncle  Tho* 
mas  que  j'écris ,  et  non  celle  d'Angleterre ,  je  re- 
viens à  mon  héros.  Il  fut  présenté  à  monsieur  dé 
Ijally,  à  qui  son  air  déterminé  plut  aussi  beau- 
coup. J^e  comte  lui  dit  qu'il  le  prendrait  avec 
lui ,  et  lui  ordonna  d'être  prêt  pour  le  lendemain. 

Bon  sang  ne  peut  mentir ^  dit  un  vieux  pro- 
verbe. Mon  oncle  était  sans  doute  issu  d'un  sang 
de  la  meilleure  espèce ,  car  il  se  souvint  de  sa 
mère ,  que  tant  de  beaux  messieurs  oublient  tousr 
les  jours.  Il  ne  crut  pas  devoir  affronter  l'océan 
et  la  mort,  sans  prendre  congé  d'elle  dans  les 


l34  MON    ONCLE 

formes.  Riboulard  le  qhiffonait  un  peu;  il  fçt 
même  sur  le  point  d'engager  son  recruteur  à. 
racx^ompagner  ;  mais  il  se  reprocha  bientôt  c^tte 
faiblesse ,  indigne  d'un  grand  cœur:  Il  pensa  qu'un  * 
fifre  du  régiment  de  Lally  ne  devait  avoir  peur 
de  rien/ll  comptait,  d'ailleurs,  sur  son  habit  qui 
en  impose  toujours,  et  sur  son  sabre  qui  avait, 
le  fil. 

Ces  idées  encourageantes  le  conduisirent  jus- 
qu'à la  porte  de  ses  foyers,  que  sa  sûreté  per- 
aonnelie  l'avait  détertnihé  à  fuir,  et  que  depuis  si 
lông-temps  il  n'avait  salués.  Mais  en  touchant  le 
loquet,  il  sentit  son  courage  faiblir;  la  main  lui 
trembla.  Il  pensa  que  Riboulard  était  homine  à 
l'échiner  avant  que  d'entrer  en  explication ,  et  si  la 
piété  filiale  le  poussait  dans  la  chambre,  l'amour, 
de  lui-même  le  repoussait  vers  l'escalier.  «  Non, 
«  sacrebleu  !  je  iie  descendrai  pas ,  reprit  -  il  après 
<f  un  moment  de  réflexion.  Il  ne  sera  pas  dit  qu'un 
(c  sergent  du  guet  aura  fait  reculer  un  soldat  de 
«  Lally.  Après  tout,  Riboulard  n'est  qu'un  homme  ; 
<f  il  n^st  pas  mon  père-,  et  au  premier  geste  dé-» 
«  placé ,  je  lui  passe  mon  sabre  au  travers  du 
a  corps  » ,  et  il  met  le  sabre  à  la  main ,  et  il  ouvre 
la  porte,  et  d'un  saut  il  tombe  d'à-plomb  au  mi- 
lieu du  taudis. 

Riboulard,  cloué  par  la  goutte  dans  un  mau- 
vais fauteuil ,  les  pieds  étendus  sur  un  vieux  paiU. 
lasson ,  la  tête  enveloppée  d'un  mouchoir  à  tabâc> 
les  épaules  couvertes  d'un  jupon  gras  et  déchiré, 


TilOMAS.  l35 

Riboulard,  appuyé  d'un^  maûi  sur  sa  béquille  ^ 
écumait  de  Tautre  son  pot-au-feu,  en  atteiHiai^t 
sa  €ha$t;e  moitié  qui  était  au  sermon  ,  lorsque  la 
bri^squci  eiitrée  du  fifre  lui  fait  tourner  la  tête.  La 
poiu^  du  s^hi^  se  présente  à  dix^hiiit  pouces  de 
sa  poitrine.  Jl  n'a  pas  le  temps  de  voir  à  qui  il 
a  affaire;  la  frayeur  s'empare  de  lui;  il  publie 
qu'il  a  la  goutte;  il  se  lève  pour  prepdre  sa  hal- 
lebarde, appuyée  contre  la  table.  La  douleur  qu'il 
sent  au:^:  pieds  le  fait  retomber  aussit9t ,  non  pas 
$ur  son  fautçuil,  mais  sur  le  chat  de  Rosalie,  qui 
se  dbauffait,  en  regardant,  les  tisons.  Minon  lui 
imprime  ses  quatre  griffes  dans  le  derrière  ;  Bi- 
boulard  fait  un  mouvement  pour  se  dégager,  et 
pousse  un  cri  afCr^ux  ;  mon  oncle  part  d'un  éclat 
de  rire.  Le  chat  en  liberté,  s'élance  au  liasard, 
retombe  dans  le  pot-au-feu,  le  renverse  en  s'élan- 
çaAt  de  nouveau  pour  échapper  à  la  brûlure, 
inonda  et  brûle  Bjboulard,  qui  n'échappe  lui- 
même  aux  hommes,  aux  animaux,  aux  élémens 
conjurés  contre  lui,  qu'en  se  roulant  tout  d'une 
pièce  vers  la  porte.  Un  de  ses  pieds  accroche 
celui  de  la  table,  qui  lui  tombe  sur  l'estomac; 
la  table  entraîne  la  hallebarde,  qui  lui  casse  sa 
dernière  dent  ;  il  heurle ,  le  chat  échaudé  miaule , 
et  le  fifre  continue  de  rire. 

Cependant  le  calme  se  rétablit;  les  douleur3 
de  Bihoulard  s'apaisent  ;  il  a  le  loisir  d'exaininer 
le  rieur ,  dont  la  gaîté  n'annonce  pas  des  iqleu-- 


l36  MON    ONCLE 

tioDs  hostiles.  Il  le  reconnaît ,  «t  la  scène  change 
smssitot 

Il  s'était  roulé  jusqu'à  la  porte,  probablement 
pour  appeler  les  voisins  à  son  secours.  Il  se  met 
sur  son  cul,  le  bout  du  bâton  de  la  hallebarde 
contre  sa  poitrine,  et  la  pointe  tournée  vers  mon 
oncle.  Mon  oncle ,  fâché  de  s'être  engagé  si  avant', 
fait  une  volte  vers  la  croisée,  qui  deux  fois  lui 
avait  été  si  propice.  Riboulard,  dont  l'argent 
s'était  envolé  par-là ,  l'avait  fait  griller  pour  parer 
à  un  second  accident ,  et  Thomas ,  qui  aurait 
voulu  être  à  cent  lieues ,  fut  forcé  de  combattre. 
Il  sautait  à  droite  et  à  gauche  pour  prendre  Ri- 
boulard en  flanc  ;  Riboulard ,  tournant  sur  son 
cul  comme  sur  un  pivot ,  faisait  face  de  tous 
cc^és ,  et  mon  oncle  trouvait  partout  la-  pointe  re- 
doutable de  la  hallebarde.  Il  voulut  parIeme^ter; 
.il  cria  qu'il  n'était  venu  que  pour  voir  sa  mère , 
et  qu'il  demandait  la  liberté  de  se  retirer.  Ribou- 
lard,  inébranlable  à  sa  porte,  jura  qu'il  châtierait 
le  petit  coquin  qui  lui  avait  manqué  de  respect. 
Mon  oncle  s'abaissa  jusqu'à  demander  grâce;  Ri- 
boulard refusa  d'entrer  en  composition ,  et  exigea 
que  l'assaillant  jetât  son  sabre ,  et  se  rendît  à 
discrétion. 

a  Rendre  mon  sabre!  s'écria  Thomas,  exaspéré 
tt  par  de  semblables  prétentions,  rendre  mon  sa- 
«  bre!  Me  prenez-vous  pour  un  sergent  du  guet? 
«  C'est  vous,  corbleu  !  qui  rendrez  la  hallebarde», 


THOMAS.  l37 

et  aussitôt  cette  guerre  d'observation  prend  une 
incroyable  activité.  La  poterie  et  les  menus  meu- 
bles volent  à  la  tête  du  sergent;  mais  la  fureur 
dérange  la  main  de  mon  héros.  Les  coups  portent 
à  faux,  et  Riboulard  conserve  sa  position.  Mon 
oncle ,  déterminé  à  vaincre ,  et  ne  trouvant  plus 
rien  à  cass^ ,  relève  la  table ,  la  charge  pénible- 
ment d'un  matelas,  y  monte  après ^  soulève  le 
matelas  aussi  haut  que  le  permettent  ses  petites 
forces  et  la  longueur  de  ses  bras ,  le  laisse  tom- 
ber en  long  sur  Riboulard ,  et  saute  de  la  table 
sur  tous  les  deux.  Il  frappe  des  pieds,  des  poings, 
de  la  monture  du  sabre  ;  il  s'alonge ,  il  se  rac- 
courcit ,  selon  que  Riboulard ,  qui  suffoque ,  di- 
rige  ses  efforts.  Le  vieux  sergent,  excédé  de 
fatigue  et  de  douleur,  perd  enfin  connaissance, 
et  lâche  la  hallebarde.  Thomas  s^n  saisit,  et, 
sorti  ^  avec  honneur,  de  son  premier  combat ,  il  se 
dit  que  s'il  est  beau  de  vaincre ,  il  est  plus  beau 
de  pardonner.  Il  enlève  le  matelas,  et  les  fumées 
qui  lui  chatouillaient  le  cerveau ,  se  dissipent  à 
l'instant. 

Riboulard  est  sans  mouvement,  et  Thomas  croit 
l'avoir  tué.  Il  rougit,  il  pâlit;  ses  genoux  ploient, 
il  s'afflige,  il  se  désole.  De  quelque  résolution 
qu'on  soit  armé  ,  on  ne  tue  pas  un  homme 
comme  une  mouche ,  et  ce  n'est  que  par  degrés 
qu'on  devient  féroce.  Mon  oncle  se  repent  sincè- 
rement ;  mais  ce  «sentiment  ne  dure  pas.  Il  s^^ 


l3B  ,  MON    ONCLJ£ 

rappelle  son  inoculation  forcée,  ses  dents  ven- 
dues ,  ses  épaules  déchirées  à  coups  de  verges  ;  il 
conclut  que  si  Riboulard  est  mort ,  il  F^  biea  iné- 
rite,  et  que  lui  Thomas  n'a  point  de  reproch^^  à 
se  faire. 

Comme  il  n'était  pa^  sur  que  les  témoins,  s'il 
s'çn  présentait ,  fussent  de  cet  avis ,  il  jugea  pru- 
dent  de  sortir  de  chez  sa  mère ,  dût-il  m  mettre 
en  route  sans  lui  faire  ses  adieux.  Il  n'y  avait 
qu'une  petite  difficulté:  Kiboulard  était  étepdu 
on  travers  de  la  porte  qui  ouvrait  en  dedans ,  et 
mou  oncle  s'épuisa  en  efforts  superflus  poui:  dér 
ranger  cette  masse. 

Vous  vous  étonnez  sans  doute  de  ce .  que  les 
voisins  ne  soient  pas  accourus  au  tÎRtainare  afr 
freux  qu'on  a  ^it  dans  cette  chambre.  Us  avaient 
de  bonnes  raisons  pour  cela,  et  je  vais  vous  1^$ 
dire ,  car  enfin  je  vous  dois. compte  de  tout, 

Sur  le  même  carré  logeaient  trois  ouvriers  qui 
étaient  allés  à  leur  ouvrage ,  et  lenrs  trois  femme^^, 
très-gentilles  et  très-accortes ,  étaient  allées  se 
faire  battre.  Au-dessus,  l'aimable  Zéphir  en  ^té, 
et  le  venteux  Borée  en  hiver.  Au-dessous,  une 
dévote  et  un  marchand  ;  la  première  au  sermon  , 
le  second  à  sa  boutique.  Les  étages  inférieurs  oc- 
cupés par  je  ne  sais  qui  ;  mais  comme  la  voix 
monte  toujours,  Riboulard  et  mon  oncle  ne, pou- 
vaient être  entendus  que  du  ciçl ,  qui  ne  se  mêle 
plus  de  nos  affaires ,  depuis  qjie  saint  Luc ,  saiat 


THOMAS.  l39 

Jean ,  saint  Mathieu  et  saint  Marc  ne  se  mêlent 
plus  d'écrire. 

Cependant  mon  oncle ,  qui  ne  perdait  jamais 
la  tête ,  voyant  l'impossibilité  de  s'évader  par  la 
porte  ou  la  fenefre ,  se  mit  courageusement  à  at- 
taquer ,  avec  la  hallebarde ,  le  plâtre  et  les  lattes 
qui  le  séparaient  de  l'escalier.  Il  ne  lui  restait 
plus  9  après  avoir  tout  brisé  dans  la  maison ,  qu'à 
démolir  la  maison  elle-même  ^  et  l'opération  allait 
grand  train ,  quand  le  génie  destructeur  de  mon 
oncle  est  arrêté  par  les  cris  d'une  femme  et  les 
juremens  d'un  homme,  qui  teus  deux  montent 
précipitamment.  Thomas  croit  avoir  tué  son  beau- 
père  ;  tout  l'inquiète ,  le  tourmente.  Il  prête  une 
oreille  attentive  ;  il  entend  distinctement  une 
lourde  chute;  une  seconde  plus  violente  encore 
succède  aussitôt ,  et  en  même  temps  un  coup  ter- 
rible fait  résonner  la  porte.  La  serrure  faible , 
les  gonds  rouilles  cèdent  y  la  porte  tombe ,  tombe 
encore  sur  Riboulard ,  et  pardessus  la  porte  tombe 
un  fort  de  la  halle,  que  le  diable  semble  pousser 
de  telle  sorte,  qu'il  glisse  sur  le  visage  jusqu'à  la 
chemifiée ,  et  s'écorche ,  en  glissant  sur  un  car- 
reau inégal ,  le  front ,  le  nez  et  le  menton.  Paraît 
ensuite  Rosalie,  le  bonnet  tombé,  les  cheveux 
gris-pommelés  en  désordre,  les  genoux  et  les  cou- 
des meurtris. 

Puisque  vous  vous  souvenez  '  de  tout ,  vous 
n'avez  pas  oublié  que  parmi  les  vingt  et  un  sou- 
pirans  congédiés  par  ma  grand'mère  à  Vaugirard , 


l4o  MON    ONClE 

9 

était  im  fort  de  la  halle,  amoureux  en  propor- 
tion de  sa  vigueur ,  et  capable  d^externiiner  d'un 
tour  de  main  le  vieux  Titon  de  eette  nouvelle  Au- 
rore. II  avait  conservé  une  velléité  pour  Rosalie;  il 
l'avait  constamment  convoitée,  et  constamment  il 
avait  étouffé  ses  soupirs,  pour  ne  pas  se  brouiller 
avec  un  homme  aussi  prépondérant  que  monsieur 
Riboulard. 

Ce  jour-là  (  qui  peut  répondre ,  en  se  levant , 
des  évènemens  de  la  journée?)  ce  jour-là,  Jean- 
le-Blanc ,  au  lieu  d'aller  aii  sermon ,  avait  copieu- 
sement- déjeuné  dtms  un  cabaret  voisin.  Il  sortait 
gaiement  du  temple  de  Bacchus,  et  ma  grand^mère 
de  celui  de  notre  divin  maître,  he  galant  l'aper- 
çoit, son  goût  se  réveille...  Que  dis-je  ?  ce  goût  se 
convertit  en  rage. 

H  l'accoste  d'un  air  décidé,  et  s'explique  sans 
périphrase  :  ces  messieurs  se  servent  toujours  du 
mot  technique.  A  des  propositions,  révoltantes 
sans  doute,  ma  grand'mère  répondit  par  un  signe 
de  croix ,  qui  chassé ,  dit-on ,  l'esprit  malin  ;  mais 
qui  ne  peut  rien  sur  un  fort  de  la  halle.  Celui-ci 
répéta  l'invitation  ;  ma  grand'mère  doubla  le  pas  ; 
le  satyre  prit  le  trot. 

Ils  arrivèrent  ensemble  dans  l'allée  qui'  con- 
duisait à  la  forteresse ,  que  Thomas  venait  de  ré- 
duire. Là,  le  drôle  ne  perdit  plus  le  temps  en 
vains  propos;  il  agit,  et  si  vertement,  que  ma 
grand'mère  fut  obligée  de  jouer  des  ongles  ;  jeu 
piquant,  qui  lui  valut  une  tape  sur  le  bras,  e^ 


THOMAS.  l4l 

une  autre  sur  le  toupet ,  qui  sépara  le  bonnet  du 
chef.  Elle  courut  vers  l'escalier,  l'enragé  courut 
après  elle,  en  jurant  que,  de  gré  ou  de  force,  il 
en  tâterait. 

Rosalie  violée  !  vous  ne  vous  y  attendiez  pas,  ni 
elle  non  plus ,  et  il  n'y  avait  qu'un  fort  de  la  halle 
qui  fut  capable  de  tenter  ce  grand  œuvre. 

La  menace  d'un  semblable  attentat  avait  rendu 
à  ma  grand'mère  toute  l'agilité  de  sa  première 
jeunesse  ;  mais  ses  forces  n'étant  plus  en  propor- 
tion de  la  grâce  suffisante,  elle  resta  pâmée  sur 
le  seuil  de  sa  porte  ;  c'est  ce  qui  s'appelle  périr 
au  port.  L'estalier  était  obscur  ;  l'audacieux  Jean- 
le-Blanc  perdant  de  vue  la  victime  qu'il  se  pro- 
posait d'immoler,  avait  doublé  de  vitesse.  Le  corps 
gissant  de  ma  grand'mère  avait  arrêté  net  l'action 
de  ses  jambes,  et  le  buste,  que  rien  ne  contenait, 
était  tombé  avec  violence  sur  la  porte ,  et  l'avait 
enfoncée. 

Pauvre  mari  !  tu  as  perdu  connaissance ,  pour 
ne  pas  voir  de  telles  horreurs  !  Cher  et  tendre  en- 
fant !  ton  innocence  ne  te  laisse  pas  même  soup- 
çonner qu'un  brigand  veut  poignarder  ta  mère  !  • 
Que  de  femmes  ont  dû  la  continuité  de  leurs 
plaisirs  clandestins  à  l'aveuglement  de  leurs  maris,- 
et  à  l'ignorance  de  leurs  bambins  !         . 

Les  extrêmes  se  touchent ,  et  l'ordre  est  quel- 
quefois sorti  du  sein  même  de  la  confusion.  Le 
dernier  coup ,  qu'avait  reçu  Riboulard ,  avait  ra- 
nimé ,  par.  l'effet  des  contraires ,  les  esprits  vitaux 


14^  MON    ONCLE 

qu'avaient  engourdis  les  premières  contusions;  le 
fort  de  la  halle  avait  été  subitement  dégrisé  par 
la  violence  de  sa  chute;  ma  grand'mère  oublia  ses 
infamies  en  pressant  dan$  ses  bras  un  fils  qu'elle 
ne  croyait  plus  revoir,  et  Timagination  ardente 
de  ce  fils  s'assoupit  sur  le  sein  matefnel. 

Tout  le  monde  était  à  peu  près  content,  hors 
Riboulard ,  qui  avait  sur  le  cœur  l'algarade  de  mon 
oncle  Thomas.  Sa  femme  lui  rappela  que  la  ven- 
geance est  un  des  sept  péchés  capitaux;  il  l'envoya 
faire  lanlaire.  Jean  -  le  -  Blanc ,  très- bon  garçon 
quand  il  n'était  pas  ivre ,  recolla  le  goutteux  dans 
son  fauteuil ,  lui  parla  raison  à  sa  manière ,  et  k 
force  de  tâtonner  il  trouva  enfin  le  faible  du  bon- 
homme. Il  lui  représenta  que  deux  militaires,  qui 
se  sont  bravement  battus ,  finissent  toujours  par 
boire  ensemble ,  et  il  offrit  de  payer  l'écot.  Cette 
dernière  proposition  fit  plus  que  tous  les  raison- 
nemens  possibles.  Riboulard  s'apaisa,  pardonna, 
et  consentit  à  embrasser  Thomas ,  tant  bien  que 
mal,  aux  conditions  suivantes,  qui  furent  accep- 
tées, après  quelques  difficultés  de  la  part  du  soldat 
'  de  Lally  : 

i^  Que  Jean -le -Blanc  ferait  raccommoder  la 
porte.  —  ^ccorrfe.  2°  Qu'il  paierait  trois  pintes 
de  viri  et  trois  livres  de  saucisses. — jéccoPdé. 
3*^  Que  Thomas  irait  acheter  un  autre  pot-au- 
feu  ,  et  qu'il  paierait  la  vaisselle  et  les  meubles 
cassés. 

Thomas  n'avait  pas  envie  de  payer  les  frais  de 


THOMA.S.  i0 

la  guerre.  Il  murmurait  tout  bas  que  cela  regar- 
dait les  vaincus.  Sa  mère  lui  glissa  deux  écus  de 
six  francs  qui  levèrent  tous  les  obstacles.  La  paix 
fut  conclue ,  et  jurée  entre  toutes  les  parties.  On 
dîna  sobrement,  parce  que  Hiboulard  était  bien 
aise  qu'il  lui  restât  de  quoi  souper;  mais  on  dîna 
en  famille,  et  la  cordialité  et  le  sot  orgueil  firent, 
selon  les  caractères,  les  frais  de  la  conversation. 
Rosalie  caressait  mon  oncle,  mon  oncle  caressait 
sa  mère.  Jean-le-Blanc  cita  ceux  de  ses  cama- 
rades qui  s'étaient  éreintés  en  voulant  porter  aussi 
lourd  que  lui, et  Riboulard nomma,  avec  emphase, 
les  filles,  les  filous,  les  auteurs,  les  colporteurs 
quïl  avait  logés  à  l'Hôpital ,  à  Bicêtre  ou  à  la  Bas- 
tille. Enfin  on  se  sépara,  assez  satisfaits  les  uns  des 
autres,  et  mon  oilcle,  enchanté  de  sa  journée,  se 
retira  sur  son  quai,  chargé  des  bénédictions  de 
madame  sa  mère.* 

Le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  il  se  rendit* 
chez  son  colonel ,  qui  lui  fit  croquer  le  marmot 
trois  ou  quatre  heures,  qui  parut  enfin,  le  fit  ju- 
cher sur  un  fourgon  chargé  d'armes,  de  poudre 
et  de  balles.  Il  le  recommanda  à  ses  gens,  et 
partit  en  poste  pour  Nantes. 

Mon  oncle  arriva  le  dixième  jour ,  sans  évène- 
mens,  et  sans  autre  occupation  que  de  boire, 
manger  et  dormir  à  l'auberge ,  avec  le  factotum 
de  monsieur  le  comte  ^  et  de  lui  jouer  du  fifre 
dans  le  fourgon. 

Sept  jours  après  son  arrivée,  tout  étant  dis- 


l44  MON   ONCLE 

posé  aussi  bien  qu'on  le  peut  avec  du  zèle  et  peu 
de  moyens,  mon  oncle  s'embarqua  en  très-bonne 
compagnie  pour  la  conquête  de  l'Angleterre. 

Je  n'ai  pas ,  je  le  répète ,  la  prétentiofi  d'écrire 
l'histoire;  je  laisse  cela  aux  compilateurs:  à  tous 
seigneurs ,  tous  honneurs.  Mais  je  ne  peux  me 
dispenser  de  parler  d'une  entreprise  où  mon 
oncle  fit  tant  de  bruit  avec  son  Jifre, 


THOMAS. 


145 


DEUXIÈME   PARTIR 


CHAPITRE   PREMIER. 


ExpédUionéhi prince  Charles^Édouard  Stuart  (i). 


L/E  tous  les  évènemens  d'éclat  dont  parle  Tbiî^ 
toire,  il  n'en  est  pas,  peut-être,  qu'on  puisse  com- 
parer à  la  tentative  du  prince  Edouard,  si  on 
considère  la  faiblesse  des  moyens,  l'éclat  des 
premiers  succès  ,  les  malheurs  romanesques  ^  et 
presqu'incroyables  qui  leur  succédèrent,  et  les 
changemens  qu'une  victoire  de  plus  pouvait  ap- 
porter dans  le  système  politique  de  l'Europe. 

En  effet,  la  bataille  de  CuUoden  gagnée,  le 
prince  Edouard  faisait  remonter  son  père  au 
trône ,  et  l'Angleterre  devenait ,  l'alliée  de  la 
France.  Ces  deux  puissances  se  liguaient  contre 


'     \\-  4\t      lï\    \i  t     fi  Un  Mil  il 


(i)  Épispde  eBlièrement  historique. 


10 


i46  MON    ONCLE 

la  Hollande ,  Louis  XV  pour  la  forcer  à  la  paix , 
Stuart  pour  la  punir  d'avoir  détrôné  son  aïeul. 
Le  commerce  des  Deux-Indes  prenait  une  forme 
nouvelle ,  et  il  est  à  présumer  que  le  pape  recou- 
vrait sur  l'Angleterre  les  droits  que  lui  avait  ôtés 
Henri  VIII. 

Charles-Edouard  était  fils  du  chevalier  de  Saint- 
Georges  ,  vulgairement  appelé  le  Prétendant ,  et 
petit -fils  de  Jacques  IL  II  vivait  à  Rome  auprès 
de  son  père ,  et  sa  jeunesse  s'écoulait  dans  une 
inaction ,  qui  ne  s'accordait  ni  avec  un  courage 
bouillant,  ni  avec  un  amour  extraordinaire  de  la 
gloire.  Ce  dernier  rejeton  de  tant  de  rois  et  de 
tant  d'infortunés ,  avait  été  appelé  en  France 
en  174^9  6t  on  avait  fait  alors  des  efiforts  aussi 
dispendieux  qu'inutiles  pour  le  porter,  avec  une 
armée ,  sur  les  côtes  d'Angleterre.  Il  attendait  à 
Paris  une  occasion  favorable  pour  déployer  ses 
talens  et  satisfaire  son  ambition.  La  guerre ,  que 
Louis  XV  soutenait  alors  contre  FAllemagne, 
l'Angleterre  et  la  Hollande ,  l'épuisait  d'hommes 
et  d'argent.  Trop  occupé  de  ses  propres  affaires 
pour  penser  alors  à  rétablir  celles  d'un  prince 
étranger,  le  roi  laissait  Edouard  dans  l'obscurité, 
et  même  dans -l'oubli. 

Ce  jeune  prince  s'entretenait  un  jour  de  ses 
malheurs  et  de  ses  espérances  avec  le  cardinal  de 
Tencin,  qui  devait  au  prétendant  sa  promotion 
à  la  pourpre  romaine ,  et  le  prélat  lui  adressa  ces 


THOMAS.  147 

propres  mots  :  «^Quë  ne  tentez -vous  de  pasiser 
«  sur  un.  vaisseau  vers  le  nord  de  l'Ecosse  ?  iVotre 
a  seule  présence  pourra  vous  donner  un  parti  et 
«  une  armée.  Alors  il  faudra  bien  que  la  France 
«  vous  secoure.  » 

Les  plus .  faibles  causes  amènent  souvent  de 
grands  évènemens.  Ces  mots  réveillèrent  l'ambi^ 
tion  du  prince.  Mais  où  trouver  ce  vaisseau ,  et 
comment  l'équiper  ?  Son  père  ne  pouvait  rien 
pour  lui ,  et  il  vivait,  en  France,  des  dons'de  quel- 
ques familles  réfugiées ,  attachées  à  sa  maison. 

Il  avait  vu  quelquefois  monsieur  de  Lally , 
Irlandais  de  nation.  Son  courage  ,  récompensé  * 
sur  le  champ  de  bataille  même  de  Fontenoi ,  et 
son  caractère  remuant,  le  lui  firent  juger  digne 
de,  le  seconder.  Il  s'ouvrit  à  lui ,  et  Lally  se  char- 
gea de  diriger  l'entreprise. 

Il  s'assura  d'abord  de  sept  officiers  irlandais  ou 
écossais,  qui  consentirent  à  courir  la  fortune  du 
prince.  Leurs  noms  méritent  d'être  connus.  C'é- 
taient le  marquis  de  Tullibardine,  frère  du  duc 
d'AthoU  nn  Makdonall,  Thomas  Shéridan,  Sul- 
livan, Kelli  et  Strikland.  Tous,  avant  le  départ, 
furent  promus  aux  premiers  grades  d'une  armée 
qu'on  pouvait  n'avoir  jamais. 

L'un  deux  s'adressa  à  un  négociant  de  Nantes , 
Irlandais,  nommé  fValsh^  qa'il  savait  afifectionné 
au  parti  du  prétendant.  Par  un  hasard  singulier , 
ce  Walsh ,  dont  on  n'espérait  que  quelqu'argent , 

10. 


l48  MON    ONCLE 

avait  un  corsaire  de  dix -huit  canons,  qu'il  o|Frit 
généreusement,  et  qu'on  équipa  en  secret.  L'a^ctif 
et  infatigable  Lalty  ramassa,  de  tous  côtés,  des 
armes,  des  munitions  de  guerre,  et  des  fonds. 
Enfin,  le  prince  s'embarqua  avec  ses  sept  offi- 
ciers ,  dix  -  huit  cents  sabres' ,  douze  cents  fusils , 
et  quarante  -  huit  mille  francs.  Telles  étaient  les 
ressources  qu'il  comptait  opposer  à  des  flottes ,  à 
des  troupes  réglées,  k  des  finances  considérables , 
et  à  l'opinion  publique,  généralement  prononcée 
en  faveur  d'un  roi  affermi  sur  le  trône. 

Par  une  suite  des  soins  du  comte  de  Lally ,  le 
corsaire  que  montait  le  prince  fut  escorté  par  un 
vaisseau  du  roi  de  soixante-quatre  canons  ,  tÉli- 
sabethj  que  le  ministre  de  la  lïiarine  avait  prêté 
à  un  armateur  de  Dunkerque.  Cette  espèce  de 
faveur  s'obtenait  alors,  moyennant  une  somme 
payée  au  Trésor  royal,  et  l'entretien  de  Téqui- 
^agp  était  à  la  charge  de  l'armateur.  Le  roi,  à 
qui  appartenait  le  vaisseau ,  et  le  ministre  qui 
lavait  prêté,  ignoraient  également  à  quel  usage 
on  devait  l'employer. 

Après  huit  jours  d'une  navigation  périlleuse, 
après  avoir  échappé  à  la  poursuite  d'uifie  escadre , 
le  prince  tomba  dans  une  flotte  marchande,  qu'esr 
Gortaient  trois  vaisseaux  de  guerre  anglais.  Le 
plus  fort,  portant  sois^ante-dix  cations,  se  détacha 
pour  combattre  ^Elisabeth.  Le  corsaire  que  moti»- 
tafît  le  prince,  inquiéta  le  convoi  par  de  fausses 


THOMAS.  149 

manoeuvres,  et  força  aiqst  les  deux  autres  vais- 
seaux à  ne  pas  s'en  écarter.  Insensiblement,  il 
gagna  le  vent ,  et  6t  force  de  voiles  vers  l'Ecosse , 
{tendant  que  r Elisabeth  soutenait,  contre  le  vaisr 
seau  anglais,  un  combat  long,  opiniâtre  et  meuri- 
trîer,  qui  fatigua  également  les  deux  partis,  et 
dans  lequel  aucun  n'eut  d'avantage  prononcé.    . 

A  la  faveur  de  la  nuit ,  le  prince  aborda  une 
petite  île  à  peu  près  déserte ,  au-delà  de  l'Irlande , 
v^%  le  cinquante -huitième  degré.  Il  attendit  le 
jour  pQur  cingler  vers  l'Ecosse ,  dans  la  craint^ 
d'être  enveloppé  au  milieu  des  ténèbres.  Enfin 
le  petit^fils  de  Jacques  II ,  roi  d'Ecosse ,  débarqua 
dans  un  petit  canton  de  ce  royaume  ,  appelé 
le  Moïdard.  Qu^ques  babîtans  auxquels  il  se 
nomma,  tombèrent  à  ses  genoux,  en  protestant 
de  leur  impuissance.  Ils  étaient  sans  armes ,  pau- 
vres ,  et  ne  mangeaient  que  du  pain  d'avoine , 
qu'ils  obtenaienjt ,  à  force  de  travail ,  d'un  tefirain 
pierreux  et  stérile.  «  Je  cultiverai  cette  terre  avec 
-«  vous ,  leur  dit  le  prince  ;  je  mangerai  de  <:fi 
«  pain;  Je  partagerai  votre  pauvreté,  et  je  vous 
Si  appwte  des  armes.  » 

De  tels  se&timens,  exprimé^  avec  la  chaleur  de 
la  vérité,  devaient  exciter  l'enthousiasme.  Ces 
faonaes  ^ns  furent  ses  premiers  soldats.  Le  brijît 
de  son  arrivée  se  répandit  dans  les  environs.  Les 
MakdonaU,  les  Ix)kil,  les  |C)ameron,  les  Fraser, 
ûiÊsh  d'autant  de  tribus  d'Éçosse ,  vinrent  ^^sitqt 
se  joindre  à  lui. 


l5o  MONOPfCLE. 

Les  peuples  qui  composent  ces  tribus,  habi- 
tent un  pays  montagneux,  et  couvert  de  forets 
d'une  étendue  de  deux  cents  milles.  Les  îles  Or- 
cades  et  celles  du  Zetland  suivent  les  mêmes 
usages ,  et  vivent  sous  les  mêmes  lois.  Ces  peuplés 
àont  les  seuls,  de  l'ancien  monde  connu ,  qui  aient 
conservé  Fhabit  de  guerre  des  Romains.  La  rigueur 
du  climat ,  le  travail  et  là  vie  '  sobre  auxquels  les 
condamne  la  nature,  les  rendent  agiles  et  vigou- 
reux. Ils  supportent,  avec  constance,  les  fatigues 
et  la  disette.  Ils  couchent  souvent  sur  la  terre , 
et  résistent  aux  marches  les  plus  pénibles,  au 
milieu  des  neiges  et  des  glaces.  Ils  sont  soumis  à 
leurs  seigneurs ,  qui  ont  conservé,  sur  eux,  les 
droits  féodaux  abolis  en  Angleterre  ;  ainsi  ils  sont 
nécessairement  du  parti  de  ceux  dont  ils  dépen- 
dent. 

Les  Irlandais ,  catholiques  romains  comme  le 
prétendant,  étaient  cependant  dans  des  disposi- 
tions toutes  différentes.  Le  pays  est  plus  fertile 
et  mieux  cultivé;  le  peuple  était  plus  favorable- 
ment traité  par  la  cour  de  Londres  ;  les  manu- 
fgictures  étaient  encouragées  ;  par  conséquent  le 
commerce  florissait ,  et  l'habitant  fortune  et  tran- 
quille tenait  plus  aux  douceiu*s  de  la  vie  ,*  qu'aux 
intérêts  des  Stuart.  Voilà  pourquoi  l'Irlande  ne 
prit  point  de  part  active  à  la  révolution  qui  se 
préparait,  lorsque  tout,  en  Ecosse,  concourait  à 
l'avancer  par  lés  armes,  ou  la  favorisait  en  secret. 


THOMAS.  l5i 

Une  autre  cause  dès  premiers  succès  du  prince, 
vint  du  mécontentement  de  beaucoup  de  lords 
écossais,  qui,  depuis  la  réunion  des  deux  royau- 
mes ,  n'avaient  pu  avoir  entrée  au  parlement 
d'Angleterre.  La  cour  avait  négligé  de  se  les  atta- 
cher par  des  pensions.  Ils  regardaient  donc 
*  comme  une  sorte  d'esclavage  cette'  réunion  qui 
ne  leur  assurait  aucun  avantage  à  eux,  ni  à  leurs 
tribus ,  et  ils  soulevèrent  les  contrées  septentrio- 
nales de  l'Ecosse. 

Quelques  autres,  que  le  ministère  croyait  avoir 
gagnés  par  des  largesses  ou  des  emplois,  cédèrent 
à  l'enthousiasme  général,  et  se  réunirent  à  leurs 
compatriotes,  en  faveur  d'ifii  prince  originaire  de 
leur  pays,  dont  le  courage,  les  talens  et  les  vertus 
étaient  encore  augmentés  par  la  renommée.  Les 
ducs  d'Argile,  d'Athol  et  de  Queensbury  resté-- 
rent  seuls  fidèles  au  gouvernement. 

Edouard  avait  à  peine  rassemblé  trois  Cents 
hommes  autour  de  sa  personne,  qu'on  leva  l'é- 
tendard royal.  C'était  un  morceau  de  taffetas  que 
StiUivan  avait  apporté,  et  qu'on  fixa  auh^ut  d'une 
perche.  Cette  poignée  d'hommes  se  mit  eh  marché, 
et  grossit  en  avançant,  au  point  que  le  prince, 
arrivant  au  bourg  de  Fenning ,  se  trouva  à  la  tête 
de  quinze  .cents  montagnards.  Il  leur  distribua 
les  fusils  et  les  sabres  dont  Lally  avait  chargé  le 
corsaire  nantais. 

Jamais  les  circonstances  n'avaient  été  plus  fa-* 


l5'2  MOU    ONChE 

yorables  pour  ^jSaqaer  et  ahatUre  le  gouverne- 
ment* Le  r^i  Oeoiiges  était  sur  k  continent  «  ,et 
il  ne  restait  pas  en  A^glet^re  six  mille  hôhunea 
de  troupes  r4glé6s.  La  petjite  armée  du  prioee, 
sls^Qientamt  de  jour  en  joiur,  était  pleine  d^ 
courage  et  de  bonne  volonté.  Édoi|i^r4  conçut 
les  plus  briltantes  espérances ,  et  prépara  toiit 
pour  seconder  sa  fortune.  Il  Vfissay^.  d'abord 
cojntr^  qu^lque^  scpoipagnies  du  régiment  de  SaSin-' 
clair,  qui  s'avancèrent,  contre  Iw^  diçs  ei^virOns 
d'Édin^ourg.  Il  les  défît  eAti^çineynt,  et  Xpente 
Écossais  priren):  .quatre-vingts  Aiaglais  avec  arnsi^s 
et  hi^igages. 

Il  renvoya  alors  le  vaisseau  qui  l'avait  apporté , 
poiu*  dqnner  ^vis,  aux  rois  de  France  et  d'Espagne^ 
de  son  d^arqyemept,  et  de  la  situation  de  ses 
affaires.  Les  deus^  souverains  lui  écrivirent  et  1^ 
traitèrent  de  frère ,  non  qu'ils  voulussent  encore 
le  |*eçonn£^itre  .publiquea^ent  ;  mais  ils  ne  pou- 
vaiçq,t  re^e^r  ce  titre  d'hpnneur  à  sa  naiss^^QC^ 
et  à  soncpurage. 

Us  GQipn^pncèrent  p.lors  à  >le  secourir  sérieiisei- 
mfS^t.  I)eis  convois  d'armes  et>  de  munitions  fur- 
rc^t  idxpéâié^  de  différei^s  ports.  Plusieurs  de  ces 
v2^sfse?ïifX  fuTsnt  pris  par  les  Anglais ,  ^qui  ne 
cess^if^)^,  de  croiser  <dfi^s  ces  mer^s  ;  d'^utr^s  abojr* 
d^r^Bt  ft  f^ncour^gèr^nt  Je  piarti  >  ^"i  W  douta 
plus  que  la  France  et  l'Espagnç^  ^ne  j&sieiit  les 
pfeis  grands  efforts  pQiv  rétablir  le  préteîwJwt 


THOMAS.  l53 

La  confiance  commençait  à  s'établir ,  et  attirait 
sans  cesse  des  soldats  à  Edouard.  Il  marchait  avec 
'rapidité.  Toujours  à  pied ,  k  la  tête  de  ses  mon- 
ta^ards ,  vêtu  et  nourri  comme  eux ,  il  leur 
donnait  en  tout  l'exemple.  Il  traversa  les  can- 
tons de  Badnoch,  d'Athol,  de  Perth-Shire.  Il 
s'empara  enfin  de  Perth ,  une  des  plus  considéra-» 
blés  villes  de  l'Ecosse. 

.  Ge  fut  là  qu'on  le  proclama  solennellement 
ragent  d'Angleterre ,  de  France ,  d'Ecosse  et  d'Ir- 
lande, pour  scAn  père  Jacques  III.  Il  est  assez 
extraordinaire  qu'il  acceptât  le  titre  de  régent  de 
France ,  au  moment  où  il  ne  pouvait  rien  •  que 
pg^  la  France  elle-même  ;  mais  c'était,  un  ancien 
ysage ,  auquel  peut-être  il  n'osa  déroger ,  de  peur 
d'indisposer  ses  troupes,  et  qui,  par  son  absur- 
dité même ,  ne  pouvait  inquiéter  le  roi  de  France. 

Le  duc  de  Perth ,  le  lord  Georges  Murrai  arri- 
vèrent alors  avec  de  nouvelles  troupes,  et  prê- 
tèrent serment  de  fidélité  au  prince.  Des  com- 
pagnies entières  désertèrent  pour  venir  ap  ranger 
sous  ses  drapeaux.  Dundee ,  Drumond ,  Newbourg 
l^ui  ouvrirent  leurs  portes. 

H  assembla  un  conseil  de  guerre ,  dans  lequel 
on  discuta  des  opérations  plus  importantes.  Les 
^vis  étaient  partagés.  Le  prince  voulait  marcher 
droit  à  Edimbourg,  et  déterminer^  par  la  prise 
dç  la  capitale,  la  conquête  4e  l'Ecosse.  Il  avait 
desr  intelligences  dans  la  ville;  mais  la  majorité 
des  habitaus  tenait  pour  le  roi  Georges.  La  placç 


l54  MON    ONCLE 

était. défendue  par  une  garnison,  et  Edouard  man- 
quait de  tout  ce  qui  assure  le  succès  d'un  siège, 
ce  II  ne  faut,  répondit- il  à  ces  objections,  que 
c(  me  montrer  pour  les  faire  déclarer  tous.  »  Son 
opinion  prévaut;  on  marche  sur  Edimbourg;  on 
s'empare  d'une  dés  portes,  avant  qu'on  ait  pensé, 
à  se  défendre.  Le  gouverneur  Guest,  surpris,  se 
retire  dans  le  château  avec  ses  troupes.  L'alarmfe 
se  répand  aussitôt  dans  tous  les  quartiers.  Les 
uns  veulent  recevoir  le  fils  de  leurs  anciens  rois  ; 
d'autres  veulent  conserver  la  ville  aU  gouverne- 
ment. Les  esprits  s'aigrissent,  les  têtes  fermen- 
tent ;  les  magistrats  redoutent  et  veulent  éviter  la 
guerre  civile.  Us  ne  trouvent  pas  d'autre  moyen 
que  de  se  rendre  à  la  porte  qu'occupaient  les 
montagnards ,  et  d'y  traiter  avec  Edouard.  Le  pré- 
vôt, nommé  aussi  Stuart,  porta  la  parole,  et  de- 
manda, avec  un  trouble  véritable  ou  apparent, 
ce  qu'il  fallait  faire  ;  «  Tomber  à  ses  pieds  et  le 
«  reconnaître ,  »  cria  quelqu'un  du  milieu  de  la 
foule.  Ce  cri  fut  répété  de  toutes  parts,  et  le  prince 
fut  reçu  et  proclamé  dans  la  capitale. 

Ce  premier  succès,  si  brillant  en  apparence,  était 
peu  de  chose  tant  qu'Edouard  n'était  pas  maître 
du  château.  C'était  la  seule  place  véritablement 
forte  où  il  pût  établir  des  magasins,  se  retirer  en 
cas  de  revers ,  et  d'où  il  pût  contenir  des  habitaus 
dont  les  dispositions  étaient  encore' incertaines. 

Le  château  d'Edimbourg  est  situé  sur  un  roc 
inaccessible.  Il  est  défendu  par  des  murailles  de 


/ 


THOMAS.  l55 

« 

douze  pie<ls  d'épaisseur,  revêtues  d'un  fossé  pro- 
fond taillé  dans  la  roche.  Cette  forteresse  antique, 
et  par  conséquent  irrégulière ,  exige  cependant  un 
siège  dans  les  formes,  et  le  prince  n'avait  point 
de  canons.  Il  fut  obligé  de  traiter  à  son  tonr  avec 
Guest.  On  convint  que  les  hostilités  seraient  sus- 
pendues ,  de  part  et  d'autre ,  et  que  la  ville  four- 
nirait dés  vivres  au  château. 

On  sut  bientôt  à  Londres  les  avantages  qu'avait 
obtenus  Edouard.  Ce  prince,  qu'on  y  regardait, 
lors  de  son  débarquement,  comme  un  aventurier 
qui  n'était  pas  à  redouter ,  inspirait  déjà  des 
craintes  sérieuses.  La  régence  établie  par  le  roi 
Georges,  avant  son  départ  d'Angleterre,  mit,  eh 
son  nom,  la  tête  du  jeune  prince  à  prix.  On  promit 
six  cent  soixante  mille  livres  de  notre  monnaie  à 
quiconque  le  livrerait.  L'importance  de  la  somme 
prouvait  •  combien  on  le  jugeait  dangereux ,  et , 
par  une  contradiction  singulière,  on  ne  prenait 
encore  aucune  mesure  efficace  pour  le  vaincre. 

Edouard,  maître  de  la  plus  grande  partie  de 
1  Ecosse ,  proclamé  partout  sur  son  passage ,  sem- 
blait autorisé  à  traiter ,  de  son  côté ,  Georges 
d'usurpateur.  On  s'attendait  qu'il  répondrait  aux 
proclamations  de  la  régence,  en  se  servant  des 
mêmes  arm^s.  Il  donna  un  exemple  de  modéra- 
tion bien  rare  dans  un  jeune  guerrier  que  ses 
premiers  succès  pouvaient  enivrer.  Il  n'opposa 
aux  proscriptions  sanguinaires  '  de  ses  ennemis , 
que  son  épée,  et  la  défense  rigoureuse  à  ses  ad- 


i56  MON   ON  c  Le 

I 

•hérens  d'attenter  à  la  vie  du  roi  régnant  et  des 
princes  de  sa  maison.  Une  telle  conduite  fortifia 
f&on  parti,  et  rendit  sa  cause  plus  respectable. 

Il  ne  négligea  rien  pour  la  faire  valoir  et  pour 
■profiter  de  cette  première  ardeur  du  soldat ,  qui 
-se  ralentit  si  aisément.  Il  apprit  que  le  général 
-Cope  s'avançait  contre  lui ,  avec  des  troupes  ré- 
glées, et  il  sortit  aussitôt  d'Edimbourg  pour  le 
combattre.  Il  conduisait  trois  mille  montagnards 
.qui  étaient  toute  son  armée,  et  qui  avaient  des 
xoraemuses  pour  trompettes.  Les  Anglais ,  au 
nombre  de  quatre  mille  hommes,  avaient  deux 
régimens  de  dragons ,  et  six  pièces  de  campagne. 
Edouard  était  déddé  à  tout  braver.  U  moixt^ 
quelques  hommes  sur  dés  chevaux  de  bagage  ;  il 
avance,  à  marches  forcées;  il  se  trouve  en  pré- 
sence des  Anglais  à  Preston  -  Pans ,  et  range  àus,- 
^tôt  sa  petite  armée  en  bataille.  Jl  n'avait  ni 
<?orps  de  réserve ,  ni  seconde  ligne  ;  il  n?qn  avait 
pas  besoin  :  ses  soldats  étaienit  disposés  k  se  battr/s 
en  furieux.  Il  tire  son  épée,  et  jetant  le  fourreau 
au  loin  :  «  Je  ne  la  remettrai ,  dit-il,  que  quançl 
«  vous  serez  libres  et  heureux.  » 

Ce  prince  était  né  général.  Il  avait  remarqué 
un  défilé ,  par  où  l'ennemi  battu ,  pouvait  fairie  s^ 
retraite.  U  détacha  cinq  cents  hommes  pour  s'ep 
emparer,  et  il  engagea  le  combat  avec  deux  millie 
cinq  cents  montagnards. 

Son  attaque  eàt  si  vive,  que  l'ennemi  n'a  pas  l^e 
temps  de  se  servir  de  son  artillerie.  Ses  mont^- 


THOMAS.  •  1 57 

goards  fondent  sur  les  Anglais;  tirent  à  vingt 
pas,  et  jetant  leurs  fîisils,  se  couvrent  de  leurs 
boucliers ,  se  précipitent  entre  les  chevaux ,  le» 
tuent  avec  le  poignard^  et  combattent  les  hommes 
le^sabre  à  la  main.  La  force  du  corps,  ioMitile 
aujourd'hui  dans  les  batailles ,  fit  tout  dans  celle* 
ci.  Lés  Anglais,  étonnés  d'une  manière  de  com- 
battre, nouvelle  pour  eux,  se  débandent  et  fuient 
de  tous  cotés.  On  leur  tue  huit  cents  hommes  ; 
le  reste,  ainsi  que  le  prince  l'avait  prévu,  cherche 
à  se  sauver  par  le  défilé.  Les  montagnards,  qui 
les  attendent,  en  font  quatorze  cents  prisonniers. 
L'artillerie ,  les  bagages ,  les  drapeaux  restent  au 
pouvoir  du  vainqueur.  Les  chevaux  des  morts  et 
des  fuyards  lui  font  à  l'instant  une  cavalerie. 
Cette  première  victoire  ne  lui  a  coûté  que  soixante 
hommes. 

Le  général  Cope  avait  fui  presque  seul.  La 
nation ,  indignée  de  sa  défaite ,  demanda  qu'il  fut 
traduit  devant  une  cour  martiale,  et  celle-ci, 
contre  l'ordinaire  de  ce  genre  de  tribunaux,  qu'é- 
garent souvent  la  passion  ou  l'intrigue ,  prononça 
que  la  présence ,  l'intrépidité  du  prince  et  la  ma- 
nière de  combatte  des  Écossais ,  avaient  seules 
décidé  la  perte  de  la  bataille. 
*  Cependant  ce  grand  nombre  de  prisonniers 
embarrassait  le  prince.  H  n'avait  point  de  place 
où  il  put  les  envoyer.  Il  n'était  pas  possible  de 
les  faire  garder  par  ses  soldats,  qu'ils  égalaient 
preàqu'en  nombre.  Il  se  détermina  à  les  renvoyer, 


l58  MOlf    OlfCLE 

après  leur  avoir  fait  jurer  de  ne  porter  d'un  an 
les  armes  contre  lui.  Il  garda  les  blessés,  les  fit 
soigner  comme  les  siens,  et  cette  générosité  lui 
attira  de  nouveaux  partisans. 

Deux  vaisseaux ,  l'un  français ,  l'autre  espagnol , 
chargés  d'armes  et  d'argent ,  arrivèrent  alors  sur 
les  côtes.  Ils  débarquèrent  un  certain  uom))re 
d'officiers  irlandais,  qui  étaient  au  service  de 
France ,  et  qui  brûlaient  de  se  distinguer  aux 
yeux  de  celui  qu'ils  regardaient  comme  leur  lé- 
gitime souverain.  Edouard  les  employa  à  disci- 
pliner ses  troupes. 

Le  même  vaisseau  français  revint,  quelquesi 
jours  après  la  victoire  de  Preston  -  Pans ,  au  port 
de  Mont-Rose.  Il  apportait  encore  de  l'argent  et 
des  armes,  et  le  frère  du  marquis  d'Argens,  si 
connu  par  ses  écrits,  était  à  bord,  en  qualité 
d'envoyé  du  roi  de  France  auprès  d'Edouard.  Ses 
affaires  prenaient  la  tournure  la^plus  avantageuse. 
Il  était  rentré  dans  Edimbourg,  où  son  armée 
s'augmenta  jusqu'au  nombre  de  six  mille  honuues. 
L'ordre  commença  à  s'établir  dans  toutes  les  par- 
ties. Il  avait  ude  cour,  des  secrétaires  d'état,  des 
hauts  officiers.  Le  pays  fournissait  des  subsides 
réglés  ;  les  Anglais  ne  le  menaçaient  d'aucun  côté  ; 
sa  sécurité  eût  été  entière  s'il  eût  été  maître  du 
château  d'Edimbourg.  Il  n'avait  pas  de  grosse 
artillerie,  il  ne  pouv^t  rien  entreprendre  contre- 
cette  forteresse. , 

A  la  valeur ,  à  la  modération ,  à  la  générosité 


/ 


THOMAS.  l5c) 

d'Edouard ,  la  régence  d'Angleterre  avait  d'abord 
opposé  la  proscription.  Elle  essaya  ensuite  la  ca- 
lomnie, et  enfin  l'arme  du  ridicule,  toujours 
sûre  en  France,  mais  impuissante  sur  le  flegme 
anglais.  On  imprima ,  et  on  afficha  partou,t  que  le 
prétendant  venait  renverser  la  religion  dominante, 
persécuter  les  anglicans,  et  substituer  le  despo- 
tisme aux  lois  du  pays.  Edouard  protestait  que 
jamais  il  n'attenterait  à  la  liberté  des  cultes,  et 
qu'il  respecterait  les  immunités  du  peuple.  La  ré- 
gence exigea,  des  fonctionnaires  publics,  une  nou- 
velle formule  de  serment ,  conçue  eu  ces  propres 
termes  :  J^ abhorre ,  je  déteste ,  je  rejette  comme 
un  sentiment  impie  cette  damnable  doctrine  ,  que 
des  princes  excommuniés  par  le  pape ,  peuvent 
être  déposés  ou  assassinés  par  leurs  sujets  j  etc. 
Edouard  répondait  que  si  quelqu'un  avait  à  crain- 
dre le  fer  des  assassins,  c'était  celui-là  seul  dont 
on  avait  proscrit  la  tête.  On  fit  sortir  de  Londres, 
et  de  ^on  territoire ,  tous  les  prêtres  catholiques , 
trop  peu  nombreux  pour  être  redoutables ,  et  on 
ne  redoutait  en  effet  que  le  courage  d'Edouard, 
et  une  armée  conduite  par  l'enthousiasme,  qu'é- 
chauffaient encore  des  succès  presque  prodigieux. 
Enfin ,  on  fit  paraître  un  journal  qu'on  distribuait 
gratuitement,  dans  lequel  on  comparait  les  choses 
importantes  faites  pendant  le  règne  de  Georges  II , 
aux.  changemens  qui  ne  devaient  pas  manquer 
d'arriver  sous  la  domination  d'un  prince  catho- 
lique -  romain  ;  les  moines  rétablis ,  les  édifices 


l6o  MON    OlfCLE 

publics  convertis  en  couyens ,  un  jésuite  confes- 
seur et  ministre ,  plusieurs  ports  livrés  aux  Fran- 
çais ,  etc.  Les  partisans  qu'avait  Edouard ,  dans 
Londres  même,  écrivaient  dans  le  sens  contraire, 
et  leur  style  ambigu ,  et  la  modération  qpn'ils  ob- 
servaient, ne  donnaient  aucune  prise  au  gouver- 
nement. 

Le  prince ,  à  qui  son  ardeur  ne  permettait  pas 
de  s'occuper  long-temps  d'une  guerre  de  plume , 
sortit  de  nouveau  d'Edimbourg ,  et  enleva ,  l'épée 
à  la  main.  Dundee,  Drumond  et  Mewbourg. 

Le  roi  Georges ,  de  son  côté ,  était  revenu  en 
Angleterre ,  poiy  arrêter  les  progrès  effrayans  de 
son  adversaire.  Il  s  en  alarma  au  point  de  ne 
pas  croire  les  forces  nationales  suffisantes.  Il 
fit  venir  six  mille  Hessois,  et  les  garnisons  hol- 
landaises de  Tournai  et  de  Dendermonde,  qui, 
par  la  plus  précise  des  capitulations ,  ne  devaient 
faire  aucun  service  pendant  dix-huit  mois.  U  mit 
sur  pied  les  milices;  il  engagea  plusieurs  seigneurs 
à  lever  des  régimens  à  leurs  frais  ;  il  en  fit  revenir 
plusieurs  de  Flandres;  il  mit  enfin ,  dans  ses  pré- 
paratifs, autant  d'activité  que  la  régence  avait 
marqué  de  lenteur. 

Ses  alarmes  augmentèrent,  et  la  fermentation 
s'empara  à  Londres  de  tous  les  esprits,  quand 
on  y  sut  qu'Edouard  avait  pris  Carlisle,  et  qu'il 
avait  poussé  jusqu'à  Derbi ,  à.  trente  heues  de 
cette  capitale.  Ceux  qui  n'avaient  osé  se  déclarer 
hautement  pourlui^  sur  des  espérances  incertaiiies, 


*»; 


THOMAS.  l6l 

cessèrent  de  se  contraindre.  On  buvait  dans  les 
tavernes  à  la  santé  du  roi  Jacques  ;  quelques  mir* 
nistres  prononcèrent  son  noni  dans  les  prières 
publiques;  le  comté  de  Lanças tre  lui  fournit  un 
régiment  entier.  Chaque  jour ,  à  chaque  inslant , 
on  apprenait  quelque  ïiouveau  succès  du  prince. 
La  consternation  grossisaait  ses  avantages  et  ses 
forces  ;  le  désordre  fut  porté  à  un  tel  point,  que 
la  banque  et  les  boutiques  de  Londres  furent 
fermées  pendant  vingt-quatre  heures. 

Depuis  qu^Édouard  était  descendu  en  Ecosse , 
ses  amis  pressaient,  sans  relâche,  la  cour  de  Fraise 
de  le  secourir  efficacement.  Ils  assuraient  qu'il 
était  facile  de  débarquer,  la  nuit ,  huit  ou  cUx  mille 
hommes  et  de  l'artillerie.  Ils  ne  voulaient  pas  de 
vaisseaux  de  guerre  ;  il  fallait  perdre  du  temps 
pour  les  équiper,  et  le  moindre  retard  pouvait 
être  funeste.  Ils  demandaient  les  bâtimens  de 
transport  qui  se  trouveraient  dans  les  ports  de 
Calais,  de  Boulogne  et  de  Dunkerque.  Ils  assu- 
raient que ,  d'une  marée  à  l'autre,  ces  troupes 
débarqueraient  à  la  côte  d'Angleterre,  ils  répon- 
daient que  dès  qu'elles  seraient  à  terre,  les  trois 
royaumes  se  déclareraient.  Ils  désignaient,  pour 
les  commander,  le  duc  de  Richelieu  dont  la  ré- 
putation était  déjà  faite  en  Europe.  Ils  deman^ 
daient  Lally  pour  diriger  les  détails ,  et  servir 
sous  Richelieu.  Enfin  leurs  sollicitations  furent 
si  vives ,  si  opiniâtres ,  et  les  probabilités  si  bien 


j6i  IION    ONCLE 

établies  par  eux ,  qu'on  leur  accorda  ce  qu'ils  de- 
mandaient 

Il  est  certain  que  si  le  pasage  eut  été  libre ,  la 
révolution  se  faisait  ;  mais  on  rencontrait  partout 
les  flottes  anglaises ,  et  cette  tentative  manqua 
comme  celles  qui  l'avaient  précédée.  On  ne  put 
faire  aborder  que  quelques  '  détachemens  ,  qui 
passèrent  par  la  mer  Germanique ,  et  tournèrent 
ensuite  à  l'Est  de  l'Ecosse.  Le  lord  Dromond, 
officier  au  service  de  France ,  débarqua  à  Mont- 
Rose,  avec  plusieurs  piquets  et  trois  compagnies 
du  régiment  Royàl-Ecôssais.  11  se  mit  aussitôt  en 
marche  avec  ces  troupes,  pour  se  réunir  à  l'armée 
du  prince.  Partout  où  ils  passaient ,  ils  étaient 
reçus  aux  acclamation^  des  habitans.  Les  femmes 
allaient  au-devant  d'eux ,  et  conduisaient  les  che- 
vaux des  officiers  par  la  bride.  Dans  chaque  mai- 
son, ils  trouvaient  des  rafraîchissemens  ;  c'était  à 
qui  les  logerait. 

Cependant  Edouard  touchait  au  moment  qui 
devait  décider  de  son  sort.  11  le  sentait ,  et  il  se 
servit  de  tous  les  moyens  qui  étaient  en  son  pou- 
voir. Il  répandit  des  manifestes  qui  pressaient  la 
nation  de  se  joindre  à  lui;  il  promettait  à  tous 
protection  et  justice;  il  protestait  qu'il  traiterait 
les  prisonniers  comme  on  traiterait  les  siens  ;  il 
renouvelait  la  défense  d'attenter  à  la  vie  du  roi 
Georges.  Ces  proclamations ,  remplies  d'ailleurs 
de  sentimens  d'humanité ,  furent  brûlées  à  Lon- 
dres ,  par  la  main  du  bourreau. 


THOMAS.  l63 

Déjà  les  avant  «-postes  des  deux  partis  s'étaient 
livré  de  ces  combats  partiels  qui  ne  décident  rien , 
mais  qui  mènent  à  une  affaire  décisive.  Edouard , 
trop  avancé  dans  un  pays  qui  ne  se  déclarait  pas 
pour  lui ,  craignait  que  les  milices  répandues 
dans  le  comté  de  Lancastre ,  ne  coupassent  ses 
communications ,  et  ne  le  forçassent  à  se  rendre 
faute  de  vivres.  Toujours  impatient  de  combattre , 
il  fut  cependant  contraint  de  reculer ,  et  de  ren- 
trer en  Ecosse.  Pendant  cette  marche,  son  armée 
s'augmentait  ou  diminuait ,  selon  les  besoins  des 
soldats,  à  qui  il  ne  pouvait  payer  de  solde  ré- 
glée, et  que,  par  cette  raison,  il  n'était  pas  pos- 
sible de  soumettre  à  un  service  régulier.  Il  lui 
restait  pourtant  environ  huit  mille  hommes ,  lors- 
qu'il sut  que  l'ennemi  était  à  six  milles  de  lui, 
près  des  marais  de  Falkirck,  et  en  nombre  infi- 
niment supérieur.  Il  n'en  marcha  pas  moins  à 
eux  ,  et  leur  présenta  aussitôt  la  bataille.  Ses 
montagnards  se  battirent  de  la  même  manière 
qu'à  Preston-Pans,  et  avec  le  même  avantage. 
Un  orage,  qui  soufflait  au  visage  des  Anglais,  les 
favorisa  encore  ;  mais  leur  impétuosité  leur  devint 
fatale.  Ils  se  trouvèrent  débandés ,  rompus  et 
mêlés  parmi  les  Anglais  ,  qui  gardaient  leurs 
rangs.  Le  prince  vit  le  danger,  et  les  fit  reculer. 
Six  piquets  de  troupes  françaises  les  couvrirent , 
soutinrent  et  rétablirent  le  combat ,  et  leur  don-^ 
nèrent  le  temps  de  se  rallier.  Ils  revinrent  à  la 
charge  avec  une  nouvelle  fureur,  et  enfoncèrent 

1 1. 


l64  MON    OJVCLE 

enfin  les  lignes  anglaises.  lies  cfa*agons  s'enfuirent 
les,  preimers ,  et  entraînèrent  Tinfanterie.  Les  gé* 
néraux,  les  officiers,  furent  contraints  de  suivre 
la  foule.  Ils  se  jetèrent ,  en  désordre ,  dans  leur 
camp,  entouré  de  marais,  et  défendu  par  des  re* 
tranchemens. 

Edouard ,  maître  du  champ  de  bataille ,  résolut 
d'achever  la  victoire,  et  de  forcer  le  camp ,  malgré 
les  ténèbres,  et  l'orage  dont  la  violence  redou-^ 
blait.  Il  ne  s'arrêta  que  pour  donner  le  temps  à 
ses  montagnards  de  chercha  et  de  retrouver  leurs 
fusils ,  que ,  selon  leur  méthode  ordinaire ,  ils 
avaient  jetés  au  commencement  de  l'action.  Il 
inarcha  aux  retranchemens  l'épée  à  la  main.  I^es 
Anglais,  déjà  vaincus  par  la  terreur,  se  disper* 
sèrent  et  fuirent  une  seconde  fois  du  côté  d'Édim* 
bourg.  Leurs  tentes  et  leurs  équipages  furent  les 
garans  de  cette  double  victoire. 

Ces  trophées,  qu'Edouard  devait  à  son  intelli- 
gence autant  qu'à  sa  valeur,  faisaient  beaucoup 
pour  sa  gloire,  et  rien  pour  la  décision  de  cette 
grande  affaire.  Ces  actions  fréquentes  l'affaiblis^^ 
saient  insensiblement,  et  le  duc  de  Cumberland 
s'avançait  en  Ecosse  avec  des  troupes  fraîches.  Il 
entra  à  Edimbourg,  et  se  réunit  aux  débris  de 
l'armée  vaincue  à  Falkirck,  et  à  la  garnison  du 
château.  Il  en  sortit  à  la  tête  de  toutes  ces  forces, 
pour  chercher  le  prince  Edouard. 

Celui-ci ,  convaincu  plus  que  jamais  de  la  né- 
cessité de  s'assurer  d'une  place  forte.,  assiégeait 


THOMAS.  l65 

le  dbàteaa  de  Sierikig.  L'approche  du  duc.  de 
Gfomberhoid  le  força  à  lever  le  siège ,  et  à  se  re^ 
tirer  dans  IiMrerness.  Le  cbic  neJui  donna  pas  de 
relàcbe;  il  passa  la  rivière  de  Spée,  et  se  pré^ 
senta  à  la  vue  dlny^mess.  Edouard,  qui  (Joutait 
des  dispositions  des  halntans ,  sortit  de  la  ville , 
et  se  prépara  à  une  bataille,  dont  le  résultat  le 
portait  sur  le  trône  d'Angleteire ,  ou  le  faisait 
déclarer  rebetie  et  battre  à  son  roi, 

NonsT  avons  vu  des  armées  de  cent  mille  hom^ 
mes^  en  AMem^ne,  en  Flandre,  en  Italie,  déci* 
der  àv  peine  de  la  prise  d'une  citadelle.  Ici  le 
destin  de  trots  royaumes  va  dépendre  de  onze 
mille  hommes  du  côté,  des  Anglais ,  et  de  sept  à 
huit  mille  de  celui  du  prétendant.  Si  Edouard 
est  battu,  son  parti  est  éteint  pour  jamais;  s'il 
est  vainqueur,  le  chemin  de  Londres  lui  est  ou* 
vert ,  et  la  couronne  l'attend. 

Les  deux  armées  se  trouvèrent  en  présence  à 
deux  heures  après  midi,  près  d'un  village  nommé 
CuHoden.  Le  duc,  de  Cumberland  avait  l'avantage 
du  nombre ,  une  forte  cavalerie ,  et  une  artillerie 
parfaitement  servie.  Les  Anglais  avaient  en  lui  la 
confiance  que  méritait  le  général  qui  avait  si  bien 
dirigé  leur  bataillon  carré  à  Fonteuoi.  Us  étaient 
encore  animés  par  le  désir  d'effacer  la  honte  des 
deux  défaites  de  Preston-Pans  et  de  Falkirck, 

Edouard,  au  contraire,  ne  livrait  bataille  que 
parce  qu'il  ne  pouvait  se  maintenir  dans  Inver- 
ness.  Celui  qu'on  force  au  combat,  a  rarement 


XK 


l66  MON    ONCLE 

l'avantage  de  la  position,  et  il  n'qst  jamais  poussé 
par  ces  pressentimens  intérieurs,  attribués,  je  ne 
sais  pourquoi ,  à  une  cause  surnaturelle  ;  mais 
qui  font  toujours  faire  de  graùdes  choses ,  parce 
qu'ils  exaltent  l'imagination.  C'est  ce  qui  arriva 
à  CuUoden.  Les  Écossais  se  présentèrent  mal  ;  ils 
n'attaquèrent  point  à  leur  manière  accoutumée. 
Cette  façon  de  combattre  n'étonnait  plus  les  An- 
glais; mais  ils  la  jugeaient  toujours  dangereuse. 
Les  premières  décharges  de  l'ennemi  mirent  le 
désordre  parmi  les  montagnards.  Les  Français 
firent  la  même  manœuvre  qu'à  Falkirck  ;  ils  se 
portèrent  en  avant;  mais  les  Écossais  ne  se*  ral- 
lièrent point ,  et  les  laissèrent  seuls  exposés  au 
feu.  I^es  Français  furent  forcés  de  plier  à  leur 
tour ,  et  la  déroute  devint  générale.  Edouard , 
blessé,  fut  entramé  par  la  multitude,  obligé  de 
fuir,  et  de  renoncer  à  toutes  ses  espérances,  ayant 
à  peine  perdu  neuf  cents  honmies.  Le  reste  se 
dispersa  du  côté  d'Inverness,  poursuivi,  sans  re- 
lâche ,  par  les  vainqueurs.  Le  prince  ,  suivi  de 
quelques  officiers,  fut  obligé  de  passer  une  rivière 
à  la  nage ,  et  de  l'autre  bord  il  vit  les  flammes , 
et  entendit  les  cris  de  cinq  à  six  cents  monta- 
gnards qui  s'étaient  réfugiés  dans  une  grange,  et 
que  les  Anglais  brûlèrent  impitoyablement.  Le 
gain  de  cette  bataille ,  qui  termina  cette  guerre , 
ne  leur  coula  que  cinquante  hommes  tués,  et 
deux  cent  cinquante  blessés. 

Pafmi  les  prisonniers  que  fit  le  duc  de  Cum- 


THOMAS.  167 

bedand,  étaient  tous  les  officiers  français.  L'en- 
voyé, du  roi  de  France  près  Edouard,  vînt  se 
rendre  lui-même  au  duc  dans  Inverness,  et  ce 
qu'il  y  eut  d'extraordinaire,  on  lui  amena  trois 
dames  écossaises  qui  avaient  combattu  avec  le 
prince  à  Preston-Pans,  à  Falkirck  et  à  GuUoden. 
Une  quatrième,  madame  Séford,  commandant 
un  corps  de  montagnards  qu'elle  avait  levés  elle- 
même^  fut  assez  heureuse  pour  échapper. 

Le  duc  de  Cun^berland  sentait  la  nécessité  de 
disperser  sans  retour  les  rebelles  (  ce  fut  ainsi 
qu'on  les  nomma  alors.  £n  politique,  le  malheur 
fait^  les  criminels  ).  Il  ne  leur  donna  pas  le  temps 
de  respirer.  Les  soldats ,  à  la  faveur  de  leur  obs- 
curité, se  cachaient  aisément,  ou  se  retiraient 
dans  leurs  montagnes.  Les  officiers  se  rendaient, 
dans  l'espoir  d'obtenir  grâce.  Plusieurs  furent 
livrés  par  ces  mêmes  Écossais,  qui,  la  veille,  com- 
battaient sous  eux,  ou  qui  foimaient  des  vœux 
secrets  pour  le  prétendant.  Edouard ,  Sullivan  , 
Shéridan  et  quelques  autres  se  réfugièrent,  d'a- 
bord dans  les  ruines  d'un  fort ,  dont  la  faim  les 
chassa  bientôt.  A  mesure  qu'ils  marchaient,  la 
misère  se  faisait  sentir  davantage.  Le  chagrin  les 
aigrit  ;  ils  en  vinrent  aux  reproches.  La  division 
suivit.  A  chaque  instant  il  s'en  détaèhait  quel- 
ques-uns. Edouard  resta  seul  enfin  avec  Shéridan 
et  Sullivan. 

.  Il  marcha ,  avec  ces  deux  amis ,  cinq  jours  et 
cinq   n^its  ,  sans  oser  s'arrêter  ,  eu  proie  à  ce 


-«ÙK 


^68  Moir  OKC1.K 

qu'ont  d'horrible  la  fatigue ,  la  lamiae;^  ei^urlout 
le  souvenir  des  espérances  les  mieux  fondées,  et 
si  complètement  évanouies.  I>es  détaehemens  an- 
glais étaient  répandus  partout,  et  les  soldats  dber- 
chaient  le  prince ,  avec  un  acharnement  que  soû- 
teiiait  la  somme  prcnnise  à  qui  le  livrerait.  Il  était 
à  pied ,  ses  habi^  étaient  en  lambeaux,  sa  blessure 
sans  appareil.  L'excès  des.uevers  même' aigrit  son 
courage,  et  jamais,  peut-être,  il  ne  fut  plus  gcaiïd 
quau  milieu  des  plus  àflfreusoi  calamité^.-. 

Je  vais  me  répéter  souvent,  sans  doute.  Une 
contiuiiité  de  malheurs  uniformes  ramènent  les 
mêmes  situations,  et  par  sjodte  les  i^êmes  exprès^ 
sions. 

Edouard  arriva  à  un  petit  port  nommé  Arizaig, 
abusé  par  l'espérance  de  pouvoir  s'y  embarquer. 
Deux  navires  de  Nantes,  qui  apportaient  de  l'ar- 
gent ,  des  soldats  et  des  vivres ,  faisaient  voile 
précisément  vers  ce  port,  et  soutinrent  un  mo- 
ment l'illusion.  Oa  lui  rapporte  qu'on  le  cherche 
dans  Arizaig  même;  il  est  forcé  de  s'éloigner, 
avant  que  ces  deux  bâtimens  aient  abordé.  Il 
n'a  pas  ÊiiJ;  deux  milles ,  qu'il  apprend  que  ces 
navires  ont  touché  au  port ,  et  qu'à  la  nouvelle 
de  la  défeiite  de  CuUoden ,  ils  sont  retournés  en 
France. 

O'Nél ,  officier  irlandais  au  service  d'Espagne , 
était  venu  dans  un  de  ces  vaisseaux.  Il  refuse  de 
se  rembarquer  ;  il  cherche  ,  il  trouve  le  prince 
n  attendant  plus  que  la  captivité  ou  la  mort.  Il 


%> 


/4^ 

THOMAS. 


ïui  lÉlit  que  l'Me  de  Stotnay;,  la  dernière  au  âoitl-est 
de  FÉcosse ,  est  une  retraite  à  peu  près  sûre  dans 
ces  premiers  momefns.  Edouard,  touché  du  dé- 
Youeinent  d'O'Nél ,  lui  accorde  aussitôt  sa  con- 
fiance, et  se  laisse  conduire.  O'Nel  détache  une 
barque  de  pêclieur  ;  Sullivan ,  Shéridan  et  lui 
rameât  tour  à  tour.  Ils  arrivent  dans  Hle.  A  peine 
débarqués ,  ils  aperçoivent  dans  Tâoignement  un 
gros  de  soldats.  Ils  reconnaissent  Tuniforme  de 
Tarnaée  anglaise.  Ils  n'ont  que  le  temps  de  se  je- 
ter -dans  un  marais.  Us  y  passent  la  nuit ,  cou- 
vorts  par  des  roseaux ,  et  dans  l'eau  jusqu'au^ 
reine.  Au  point  du  jour,  ils  remontrent  dans  leur 
petite  barque,  et  se  remettent  en  mer,  sans  pro- 
visions, et  sans  savoir  où  se  retirer.  Un  brouillard 
épais  les  rend  plus  incertains  encore.  Ce  brouil- 
lard tombe;  ils  se  trouvent  au  milieu  d'une  flotte 
anglaisé. 

Le  prince  alors  oublie  sa  blessure ,  et  prend 
un  aviron.  Tous  quatre  forcent  def âmes,  pour  ga- 
gnerune  petite  île  déserte,  bordée  de  A)chers,  inac- 
cessible aux  vaisseaux,  et  même  à  leurs  chaloupes. 
Ils  échappent  encore  à  ce  danger.  Us  passent  au 
milieu  des  enneitais ,  qui  ne  soupçonnent  pas  que 
c'est  le  fils  du  prétendant  qui  fuit  devant  eux. 
Ils  parviennent  aux  bas  fonds  qui  environnent 
l'île;  ils  se  jettent  à  la  mer,  et  tirent,  à  force  de 
bras,  leur  nacelle  derrière  un  rocher. 

il  ne  leur  restair  qu'un  peu  d'eau-de-vie.  Des 
coquillages  et  quelques  poissons  secs,  abandon- 


170  MON    OlfCLE 

nés  par  des  pécheurs  sur  la  plage,  soutiurent  leur 
déplorable  existence.  Xls  se  cachèrent  dans  le 
creux  d'une  roche ,  jusqu'à  ce  que  les  vaisseaux 
ennemis  fussent  hors  de  vue.  Ils  repartirent  alors; 
ils  raniièrent  d'île  en  île ,  cherchant  partout  un 
asile  qu'ils  ne  trouvaient  nulle  .part.  Ils  eurent 
cependant  quelques  momens  dé  repos  dans  Tîle 
de  Wight.  De  pauvres  gens  les  reçurent,  et  leur 
donnèrent  quelques  vivres.  Ils  se  proposaient  de 
se  refaire  de  tant  de  fatigues,  lorsque  des  mUîces 
anglaises  débarquèrent  dans  Tîle.  Ils  furent  ré- 
duits à  passer  trois  jours  et  trois  nuits  dans  une 
caverne,  abanoonnés  de  ceux  qui  les  avaient  d'a- 
bord secourus  :  on  aide  les  infortunés;  on  ne  se 
sacrifie  pas  pour  eux. 

Ils  se  crurent  trop  heureux  de  trouver  le  mo- 
ment de  se  rembarquer.  Ils  se  sauvèrent  encore 
dans  une  autre  île  déserte ,  où  ils  manquèrent  ab- 
solument de  tout.  Forcés  de  se  remettre  en  mer, 
et  n'osant  gagHer  le  large  avec  une  barque  aussi 
frêle ,  il  ne«*estait  qu'un  parti  à  prendre  :  c'était 
de  retourner  en  Ecosse ,  au  risque  d'être  pris  par 
les  Anglais ,  qui ,  sans  cesse ,  parcouraient  le  ri- 
vage. Il  fallait  mourir  de  faipi ,  ou  s'y  déterminer. 

Ils  rentrent  donc  dans  leur  nacelle,  presque 
sûrs  de  trouver  la  mort  sur  ces  côtes  où  Edouard 
avait  un  instant  donné  la  loi.  Ils  y  descendirent 
la  nuit,  et  marchèrent  à  l'aventure ,  couverts  de 
haillons  que  leur  avaient  donnée  des  monta- 
guards.  Au  point  du  jour,  ils  rencontrèrent  une 


TnoMAS.  171 

jeune  demoiselle  à  cheval,  suivie  d'un  domestique. 
La  jeunesse  et  ce  sexe  .font  naître  au  moins  la 
sécurité ,  et  il  fallait  s'ouvrir  à  quelqu'un.  Le 
prince  aborda  la  jeune  personne;  c'était  une  de- 
moiselle Makdonall ,  dont  la  famille  était  attaché'e 
au3c  Stuart.  Le  prince  l'avait  vue  pendant  le  cours 
de  ses  succès^  et  se  déclara  à  elle.  Mademoiselle 
Makdonall  fondît  en  larmes ,  en  le  retrouvant 
dans  cet  état.  Le  prince  et  ses  amis  s'attendrirent 
avec  elle  ;  ils  pleurèrent  tous  ensemble ,  et  la  dou- 
leur de  la  jeune  écossaise  s'accrnt  encore  en 
pensant  qu'elle  ne  pouvait  rien  pour  un  prince, 
exposé  aux  dangers  les  plus  cruels  et  les  plus 
certains.  £lle  lui  conseilla  de  s'enfoncer  dans  une 
caverne  profonde  quelle  lui  montra  au  pied 
d'une  montagne  voisine. «Non  loin  de  là  était  la 
cabane  d'un  montagnard  sur  la  fidélité  duquel 
il  pouvait  compter.  Elle  lui  promit  enfin  de  l'y 
venir  prendre,  ou  de  lui  envoyer  un  guide  sûr, 
si  la  fuite  devenait  possible. 

Edouard  et  ses  estimables  compagnons  se  réfu- 
gièrent dans  cette  autre  caverne.  Le  paysan  les 
secourut  autant  que  le  permettait  sa  pauvreté.  Il 
leur  donna  ce  qu'il  avait  de  farine  d'orge ,  dé- 
trempée dans  de  l'eau.  Deux  jours  passés  dans  un 
lieu  obscur  et  humide,  empirèrent  l'état  du  prince, 
déjà  malade.  Son  corps  se  couvrit  de  boutons  pu- 
rulens»  et  d'ulcères.  Les  provisions  du  montagnard 
étaient  épuisées ,  et  les  proscrits  ne  voyaient  pa- 
raître personne. 


l']2  MOW   OKCLE 

Ih  contunençaient  à  désespérer,  lorsqu'un  homme, 
(snvqyé  par  mademoiselle  MakdoDall,  se  présenta 
à  l'entrée  de  la  caverne.  Il  leyr  avoua  qu'il  était 
impossible  de  trouver  un  vaisseau  pour  les  passer 
^n  France;  que  la  seule  ressource  qui  leur  restait^ 
était  de  se  cacher  dons  la  petite  île  de  Benbécuhi , 
chez  un  pauvre  gentilhomme  qui  les  Recevrait  vo'- 
lontiei^s,  et  chez  qui  mademoiselle  Makdoùall  se 
trouverait  à  leur  arrivée. 

Us  attendent-  la  nuit  ;  ils  se  hasardent  k  des- 
cendre au  rivage;  ils  retrouvent  la  barque' qui  les 
a  apportés;  ils  passent  à  Benbécula.  Mademoiselle 
Makdonall  s'étaii  embarquée  à  quelques  miUes 
de  là,  pour  les  aller  joindre,  et  se  concerter,  avec 
eux,  sur  les  moyens  de  pourvoir  à  leur  sûreté. 

Us  arrivent  à  la  maison  du  gentilhomme ,  qu'on 
leur  a  indiquée.  Ib  apprennent  que  cette  nuit 
même  des  satellites  du  gouvernement  se  sont  em- 
parés de  lui  et  de  sa  famille.  Le  priticê  et  ses 
amis  se  sauvent  dans  des  marais,  et  y  passent  la 
journée.  Veris  le  déclin  du  jour,  O'Nel  s'eicpose  à 
tout,  et  sort  de  la  boue  et  des  joncs  pour  aller 
à  la  découverte.  Il  trouve  mademoiselle  Makdo- 
nall dans  une*  chaumière  ;  il  se  croit  hors  de 
danger,  lui  et  ses  compagnons.  Elle  lui  déclare 
qu'elle  espère  sauver  le  prince,  en  lui  faisant 
prendre  des  habits  de  femme  qu'elle  a  apportés 
avec  elle  ;  mais  elle  ajoute  qu'elle  ne  peut  sauver 
que  lui ,  et  qu'une  personne  de  plus  la  rendrait 
suspecte.  O'Nel,  Sullivan  et  Shéridan  ne  balancent 


THOMAS.  jy3 

point.  Ils  se  sacrifient  au  salut  d'Edouard,  Tein- 
brassent  en  pleurant,  s'éloignent,  et  s'abandonnent 
à  leur  fortune. 

Le  prince ,  sous  ses  habits  de  femme ,  suit  ma- 
deiQOÎselle  Makdonall.  Elle  le  conduit  dans  llle  de 
Skie.  La  maison  où  ils  sont  retirés ,  est  tout  à  coup 
investie  par  des  soldats.  Edouard,  sans  se  trou- 
bler ,  va  leiu*  ouvrir  lui-même ,  et  n'en  est  pas 
reconnu.  Cependant  le  bruit  se  répand  bientôt 
que  le  prince  est  dans  File.  Les  perquisitions  re- 
comn^encent  ;  il  faut  fuir  de  nouveau.  Il  se  sépare 
de  mademoiselle  Makdoaall.  Il  marche  dix  milles, 
sans  savoir  où  il  va,  et  toujours  sui^  le  point  d'être 
pris.  Près  de  succomber  de  lassitude  et  de  besoin , 
il  arrive  près  d'une  maison  d'assez  belle  appa- 
rence. 11  s'informe;  il  apprend  que  le  proprié- 
taire avait  constamment  tenu  pour  le  gouverne- 
ment. Trop  généreux  lui-même  pour  ne  pas  croire 
à  la  générosité ,  il  entre ,  il  se  nomme ,  et  adresse 
au  gentilhomme  ces  propres  paroles  :  ce  Le  fils  de 
«  votre  roi  vient  vous  demander  du  pain  et  un 
«  habit.  Je  sais  que  vous  êtes  mon  ennemi;  mais 
a  je  vous  crois  assez  de  vertu  pour  ne  pas  abuser 
«  de  ma  confiance  et  de  mon  malheur.  Prenez  les 
a  misérables  vêtement  qui  me  couvrent,  et  gar- 
«  dez-ies.  Vous  pourrez  me  les  apporter  un  jour 
a  dans  le  palais  des  rois  de  la  Orande-Bretagne.  » 
La  délation  n'entrait  pas  encore  dans  le  code  des 
nations  civilisées.  Legentilhomme  fit  ce  qu'Edouard 
devait  attendre  d'un  homme  d'honneur.  Il  le  vêtit, 


174  MOW    ONCLE 

le  noorrit,  le  logea,  et  lui  donna -les  moyens  de 
sortir  de  l'île. 

Arrêté  depuis  pour  l'avoir  reçu,  et  traduit  de-  . 
vant  la  cour ,  établie  à  Edimbourg ,  pour  juger  les 
rebelles,  ce  gentilhomme  répondit  avec  franchise 
aux  interrogations  de  ses  juges.  Il  leur  rendit  les 
paroles  que  lui  avait  adressées  le  prince ,  et  sa 
justification  se  réduisit  à  ces  mots.  «  Que  celui 
<c  de  vous  qui ,  dans  une  telle  circonstance ,  eût 
<f  pris  sur  lui  de  le  trahir,  prononce  le  premier 
«  mon  arrêt  de  mort.  »  Il  fut  renvoyé  absous. 

Edouard ,  sans  cesse  environné  d'ennemis ,  ne  , 
savait  plusr  où  traîner  sa  misère.  Il  pensa  que  la 
tribu  de  Morar,  qui  lui  était  généralement  atta- 
chée, l'accueillerait  dans  sa  détresse.  Il  repassa 
donc  en  Ecosse.  Il  erra  dans  le  Lokàber,  et  dans 
le  Badenoch.  Ce  fut  là  qu'il  apprit  que  sa  bien- 
faitrice mademoiselle  Makdonall  était  aussi  ar- 
rêtée; que  ses  partisans  qui  s'étaient  dérobés  aux 
recherches ,  étaient  condamnés  par  contumace  , 
et  enfin  que  deux  bâtimens  légers,  expédiés  de 
France ,  avaient  abordé  heureusement  sur  la  côte 
occidentale  de  l'Ecosse ,  à  l'endroit  où  ce  prince 
était  d'abord  descendu,  seize  mois  auparavant.  Ce 
qui  prouve  invinciblement  que  le. parti  n'était  que 
comprimé ,  c'est  que  ces  deux  vaisseaux  étaient 
mouillés  depuis  trois  mois  près  des  côtes,  sans 
que  personne  en  donnât  avis  au  gouvernement. 

Pendant  ce  temps  on  avait  inutilement  cherché 
le  prince.  Edouard ,  craignant  de  se  confier,  se  dé- 


THOMAS.  1^5 

robait  également  à  tous  les  yeux.  Trouvé  et  armé 
enfin  par  des  servkeurs,  que  l'inutilité  de  leurs 
premières  démarches  n'avait  point  rebutés^  il  ar- 
riva par  les  mohtagnes,  et  à  travers  mille  dan- 
gers, à  l'endroit  où  il  devait  s'embarquer.  Il  vogua 
heureusement  jusqu'à  la  vue  de  Brest,  et  il  en 
trouva  le  port  bloqué  par  une  escadre  anglaise. 
Il  fallut  changer  de  direction.  Il  regagna  la  haute 
mer ,  et  tourna  ensuite  du  côté  de  Morlaix.  Une 
division  anglaise  y  croisait.  Il  échappa  encore  à 
ce  nouveau  péril,  et  débarqua  enfin  au  port 
de  Saint-Paul -de-Léon ,  avec  quelques  amis  qui 
Fâvaient  rejoint  au  moment  de  son  embarque- 
ment. 

Pendant  qu'Edouard  errait,  poursuivi  d'île  en 
île ,  et  de  caverne  en  caverne ,  le  duc  de  Cumber- 
land  entrait  triomphant  dans  Londres,  et  le  roi 
Georges  effrayait,  par  l'appareil  de  la  justice, 
ceux  qui  tenaient  encore  intérieurement  pour  sou 
compétiteur  au  trône.  Il  commença  par  faire 
porter  dans  les  rues  de  Londres  les  drapeaux 
pris  à  CuUoden.  L'étendard  royal  du  prince  était 
entre  les  mains  du  bourreau;  les  autres  étaient 
traînés,  dans  la  boue,  par  des  ramoneurs  de  che- 
minées ,  et  tdus  fiu*ent  brûlés  par  le  bourreau. 

Cette  misérable  farce ,  qui  prouvait  seulement 
combien  Edouard  avait  paru  redoutable,  fut  le 
préliide  des  scènes  tragiques  qui  se  multiplièrent 
bientôt.  On  exécuta  d'abord  dix-sept  officiers, 
qu'on  x^traîna  sur  la  claie  au  lieu  du  supplice.  On 


176  MON    OMCLE 

les  pendu ,  on  leur  fen(}it.le  ventre,  on  leur  arra- 
chai le  cœur,  et  on  leur  en  battit  les  joues.  D;eiix 
jours  après  y  trois  pairs  écossais  furent  condamnés 
à  perdre  la  tête. 

Les  lords  anglais  Balmerino,  Kilmarnoch  et 
Cromarty ,  furent  jugés  par  les  pairs  d'Angleterire* 
Tous  trois,  convaincus  d'avoir  porté  les  arpiies 
pour  le  prétendant,  furent  condamnés  à  mort. 
Lady  Cromarty  enceinte,  et  déjà  mère  de  huit 
enfans,alla,  avec  eux,  se  jeter  aux  pieds  du  roi,  et 
obtint  la  grac^  de  son  mari.  Les  deux  autres  furent 
décapités.  Le  gouverneur  de  la  tour  ayant,  selon 
Fusage ,  crié  :  Vive  le  roi  Georges!  Balmerino  cria 
tout  haut  :  Fii^e  le  roi  Jacques  et  son  digne  fils  ! 
et  il  présenta  sa  tête. 

La  vengeance  s'étendit  sur  tous  ceux  qui 
avaient  pris  part  à  la  rébellion.  On  en  fit  n^ourir 
vingt  à  Carlisle ,  trente  à  Jorek ,  soixante-dix  à 
Penrith  et  à  Brumpton ,  et  cinquante-six  à  Lon- 
dres. Un  prêtre  anglican  avait  demandé  l'évêché 
de  Carlisle  à  Edouard,  pendant  qu'il  était  maître 
de  cette  ville.  Il  fut  condamné  à  mort ,  et  conduit 
au  gibet,  revêtu  des  habits  pontificaux.  Enfin,  on 
fit  tirer  au  sort  les  soldats  et  les  bas-offîciers  qu'on 
put  prendre.  On  en  supplicia  un  sur  vingt;  les 
autres  furent  déportés  aux  colonies. 

De  toutes  les  victimes  de  la  rigueur  de  (xeor- 
ges,  celle  que  plaignirent  également  les  deux 
partis,  fut  le  lord  Devenwater.  Son  frère  aîné,, 
qui  dès  1715  avait  pris  les  armes  pour  le  pré- 


THOMAS.  ly^ 

tendant,  avait  eu  la  tête  tranchée  à  Londres. 
Son  frère  cadet ,  employé  au  service  de  France , 
et  pris  par  les  Anglais ,  pendant  le  cours  de  cette 
dernière  révolution ,  avait  subi  le  même  sort.  De- 
venwater  voulut  que  son  fils ,  encore  enfant , 
montât  sur  l'écha&ud ,  et  il  lui  dit  :  oc  Soyez  cou- 
«  vert  de  mon  sang,  et  apprenez  à  mourir  pour 
«  vos  rois.  » 

Enfin  le  dernier  pair  qui  tomba  sous  la  hache 
du  bourreau ,  fut  le  lord  .Lovât ,  âgé  de  quatre- 
vingts  ans.  Il  marqua  la  plus  grande  fermeté, 
et ,  avant  que  de  recevoir  le  coup ,  il  répéta  ce 
vers  dHorace. 

Dulce  et  décorum  est  pro  patriâ  morL 

.  Il  semblait  qu'Edouard ,  rentré  en  France ,  n'a- 
vait plus  à  redouter  que  de  mener  une  vie  obscure, 
insupportable  aux  hommes  qui  se  sentent  nés 
pour  de  grandes  choses.  Un  dernier  coup  lui 
était  réservé ,  et  ce  fut ,  de  tous ,  celui  auquel  il  se 
montra  le  plus  sensible. 

Trois  ans  après  sa  triste  expédition ,  la  France 
et  les  puissances  alliées ,  également  épuisées  *  et 
lasses  de  la  guerre,  envoyèrent  des  ministres  à 
Aix-la-Chapelle  pour  traiter  de  la  paix.  La  pre- 
mière condition  qu'y  mirent  les  Anglais,  fut  que 
Louis  XV  renverrait  de  ses  états  le  fils  du  préten- 
dant. Les  plénipotentiaires  de  France  observèrent 
que  cette  paix  même  allait  mettre  le  prince  dan^ 
l'impossibilité  de  rien  entreprendre.  Les  ministres 

IF.  12 


178  MOir   ONGLE 

du  roi  Georges  insistèrent,  el  on  ne  crut  pas 
<le^r  reGommencer  la  guerre ,  uniquement  pour 
les  intérêts  d*Éâoi»rd*  Il  fut  saorifié  au  repos  de 
lu  France. 

Quand  on  lui  aniion^  ifu'il  feUait  softîr  du 
royaume ,  il  répondit  que  le  »ot  lui  avak  promis 
de  ne  jamais  i'ddandonner,  et  qu^'il  ne  partirait 
point*  Son  caractère ,  aigri  par  tant  de  revers ,  le 
fit  résista  aux  remontrances,  aux  prières,  et 
lenfin  aux  ordres  les  pluft  précâs.  On  se  -crut 
<^Mgé  alors  de  s'assurer  de  sa  personne,  et  on 
irinf  pour  Tairêter.  Il  se  défendit;  mais  il  Ait 
pris ,  chargé  de  fers ,  jeté  dans  un  fiacre ,  et  con- 
duit en  prison,  d'où  on  le  tira  bientôt,  pour  le 
mener  hors  des  frontières.  Depuis  ce  temps ,  ce 
prince,  qm,par  sa  jeunesse  et  ses  qusdités, mé- 
ritait un  meilleur  sort ,  Técut  ign<»é  de  toute  la 
terre ,  et  avec  lui  s'éteignit  cette  longue  suite  de 
rois ,  si  constamment  infortunés. 

CHAPITRE  II. 
Mon  oncle  Thomas  repamtt  sur  ta  scènes 

Qu'est-ce  qu'un  roman?  Un  ramas  d'évènemens 
imaginaires,  «qui  amuseol:  ou  ennuient,  et  qu'on 
oublie  après  les  aviDsr  ius«  Qu'est-ce  que  l'histoire? 
Des  fûts  réeis ,  défigurés,  tronqués,  mutilés  par 
rerreur  ou  la  passion  de  l'écriiraio.  L'hîs(orio* 
^aphe  d'un  roi  fait  des  hommes  libres  des  bri- 


gands  ;  l'hiètOFiographe  répdblicàin  vetfl  que  tous 
le^  rois  icÀt  des>  tigtw  ;  ieA  écrivaifift  qui  ne  tîen- 
îMDt  à  aucun  pâdrti  (fàbhé  de  Yertot,  pat  éitemple), 
adc^enl;  tet  héros,  ajoutent  à  ses  ^oaiilës,  et 
transforment  quelquefois  ses  vices  en  yertus.  Cet 
ly^bé  de  Yertol:  f  puisque  je  tiens  celuiJài ,  ëcritmt 
fhistQwe  dîe  Maltei  11  eu  ^ait  au  siège  de  Bhodes. 
Il  attendait,  sur  ce  siège,  des  mémoires  qui  n'arri- 
TaienI  pa&  Il  s'érige  en  gènèrabssime  du  grand- 
turc,  et  eu  grandHDQaître  de  Tordre  de  Malle.  Il 
attaque  la  place ,  il  la  défend ,  ii  la  prend  enfiu , 
et  les  fisémoires  arrivent ,  aii  moment  où  Tabbé 
finissait  de  conquérn^  ille  entière.  Les  mémoires 
ne  re^eiublaient  pas  du  tout  à  ce  qu'il  avait  mia- 
giné  :  «  J'en  suis  f&ché,  dit^il;  mon  siège  est  feit, 
«  je  ne  le  recommencwai  pas.  » 

Lequ^  vaut  mieux ,  à  votre  avi^ ,  ou  du  roman 
qui  s'oublie,  ou  de  l'histoire  qui  vous  burine 
l'erreur  sur  le  périoste  du  crâne  ?  L'un  et  faufre 
n'ont  de  valeur,  selon  moi,  c^  celle  que  veut 
bien  leur  accorder  le  lecteur,  et  tous  deux  res- 
sonblent  à  la  lanterne  magique,  où  on  voit  pa^ 
raitre,  tour  à  tour,  le  soleil  et  la  lune,  le  mitron, 
le  père  éternel,  et  madame  Gigogne.  Je  vous  ai 
longuement  entretenu  de  princes,  de  monta- 
gnards, de  rois,  de  palais,  de  cavernes,  de  succès 
et  de  dé&ites;  je  reviens  à  mon  oncle  Thomas , 
et  ce  que  je  vais  vous  racmiler  est  aussi  vrai  que 
le  siège  de  Bhodes  par  Fabbé  de  Yertot.  Tous  en 
retiendrez  ce  qu'il  vous  plaira.. 

12. 


'l8o  MON    ONCLE 

'  Le.r^i|ne.nl.deXaHy  était  en  garnison  à  Nantes 
lorsqu'Edouard  s'y  embarqua,  et  voilà  pourquoi 
le  comte  y  avait  fait  venir  mon  oncle.  Il  espérait 
obtenir  un  ordre  du  ministre  pour  faire  passer  le 
régîpieixt  avec  le. prince;  on  lui  refusa  Tordre ,  et 
voilà  pourquoi  le  régiment  resta  à  Nantes.  Mais 
comme .  monsieur  de  Lally  pensait  à  tout ,  il 
prévit  que ,  pendant  la  traversée,  sa  majesté  future 
aurait  besoin  d'un  garçon  de  chambre ,  et  d'un 
marmiton  pour  le  service  de  sa  personne  et  de  sa 
^table;  d'un  musicien  pour  l'amuser  à  bord,  et 
4'un  trompette  pour  rassembler  les  montagnards 
/i. terre.  Mon  oncle  n'é tait; pas  porté ^ur  les  con- 
irôles  du,  régiment,  et  .voilà  enfin  pourquoi  on  le 
fit.  psirtir  avec  le  royal  aventurier.'    ^  ,  „  •  : 

Thomas ,  qui  n'avait  jamais  respiré  l'àir  de  la 
jmer,  .eut  rpal,aù..cœur,  en  mettant  le  pied- sur  le 
vaisseau,  ce  qui  fut  cause  •  qu'on  l'eiivoy  à  »  dans 
rentr^-pont,'ôu  il  coucha  entre  lîn.sac  de  biscuit 
et  une  bouteille  de  rhum ,  rendant  sans  cesse,  et 
réparant  à  mesurie  qu'il  rendait.  Il  ne  guérit 
qu'en  descendant  en  Ecosse ,  ce  qui.  fut 'cause 
encore  que  le  prince  ne  s'occtça  point  de  lui, 
et  l'avait,  même  oublié.  Mais  dès  qu'Edouard  eût 
touché  la  terre  ferme ,  et  salué  le  sol  natal  de  ses 
pères,  Thomas  sortit  de  son  trou.  Dès  que' dix  à 
douze  montagiaards  se  furent  rassemblés  autour 
du  prince,  il.  tira  de  sa  poche  son  turlututUy  et, 
tantôt  fifre ,  tantôt*  jôùaht  de  la  cornemuse ,  quel- 
quefois tambour,  phis  souvent  soldat,  insensible 


THOMÂ^S.^  l8î 

au  péril,  et* sabrant  quelques  Anglais,  quand  il 
eu  trouvait  l'occasion,  il  avait  aidé  à  vaincre  à 
Préston-Pans ,  à  Falkirk,  et,  lors  de  la  déroute 
de  CuUoden,  il  avait  la  perspective  d'être  bientôt 
maître  de  musique  de  la  chapelle  du  roi  Jacques, 
ou  tambour-major  de  son  régiment  des  gardes , 
ou  page,  ou  aide  de  cuisine.  Mais  cette  chienne 
d'affaire,  en  ruinant  les  espérances  du  prince , 
envoya  les  siennes  au  diable.  Trop  heureux  de 
n'être  pas  sabré,  il  courait  avec  les  autres,  aussi 
vite  que  le  permettaient  ses  jambes,  court^îs  en- 
core, lorsque  trois  ou  quatre  dragons  anglais,  qui 
couraient  aussi ,  et  beaucoup  plus  vite  que  lui , 
parce  qu'ils  étaient  à  cheval ,  le  décidèrent ,  non 
pas  à  les  attendre, 

La  valeur  n'est  valeur  qu'autant  qu'elle  est  utile, 

mais  à  se  coucher  parmi  les  morts ,  pour  les 
laisser  passer. 

»  Le  dernier  qui  passa ,  j'entends  le  dernier  che- 
val, lui  pinça  l'oreille  avec  le  bout  de  son.  fer, 
et  la  pinça  si  bien  que  mon  oncle  en  sauta  deux 
pieds  de  haut,  et,  en  rétombant,  il  vit  qu'il  était 
seul  avec  des  morts ,-  et  par  conséquent  maître  de 
prendre  le  parti  qu'il  aviserait  dans  sa  sagesse.  Il 
commença  par  faire  de  son  uniforme  ce  qu'il 
avait  fait  à  Paris  de  la  livrée  de  monsieur  l'am- 
bassadeur. Il  le  quitta ,  parce  qu'il  sentait  que  ce 
ne  pouvait  pas  être  un  titre  de  recommandation 
dans  la  circonstance  actuelle  , .  et  par  suite  de 


iSa  HOir  ojschis, 

cette  idée,  il  peosa  qu'il  valait  mii^x,  ce  jômvlà^ 
ressembler  k  un  Asiglgis ,  qu'à  qui  que  ce  fut  an 
monde.  D'après  ce  raisonuement ,  il  cherclia  aï , 
parmi  çeim:  qui  venaient  d'avoir  U  complaisance 
de  se  faire  tuer  pour  une  a0aire  qui  ne  les  regar- 
dait pas,  il  n'en  tarouvei^it  pas  un  à  peu  prè$  de 
sa  taille.  ^ 

Un  jeune  enseigne  de  son  âge,  que  le  Iwd  son 
père  avait  envoyé  à  la  guerre,  au  lieu  de  l!en-* 
voyer  à  l'école ,  était  Aussi  parmi  les  morts.  Habit 
rouge,  paremens  et  revers  bleus,  agrémpns  en 
argent,  sabre  à  monture  du  même 'métal,  la 
montre  au  gousset,  et,  sans  doute,  une  bourse 
bien  founue  dans  la  |)Qcbe;  mon  onéle  trouysi 
très-convenable  de  s'accommoder  de  tout  oelii,  et 
il  se  mit  en  devoir  de  dépouiller  le  mort. 

Le  Jeune  enseigne ,  qui  avait ,  dé  paraître  tel , 
les  mêmes  raisons  que  mon  onclle ,  et  qui  se  por-* 
tait  aussi  bien  que  lui,  ne  vit  pas  plutôt  à  quel 
ennemi  il  avait  affaire ,  qu'il  se  mit  sur  son  séant , 
et  reprit  son  sabre.  Mon  onelç ,  étonné  d'abord 
d'un  mouyeinent  auquel  il  ne  s'attendait  pasj  se 
r^mit  bientôt ,  et  chargea  l'Anglais  ,  ^n  jurant 
qu'il,  aurait  sa  dépouille.  Voilà  mes  deux  lurpns 
attaquant ,  parant ,  avançant ,  reculi^t ,  jBt  s'alon-^ 
géant  parfois  des  coups  de  sabre  à  se  pouTr 
fendre  tous  deux.  La  Ijime  de  mQn  pncle  s'en-^ 
gage  dans  la  monture  de  son  adversaire  ;  il  fait 
un  s^ut  en  arrière ,  et  retire  son  fer  si  vivement, 
qu'il  tranche  ne)t  le  petit  doigt  dp  miWd  à  1^ 


THOMAS.  l83 

première  ph^iigc.  Milord,  qui  voit  son  saïag 
pour  la.  première  fois,  se  croît  mort  tout  de 
bon  ^  et  demande  quartier.  Mon  oncle  vainqueur , 
lui  dpmie  la  vie  ;  mais  il  le  déshabille  complè- 
tement. Il  ne  lui  fait  pas  même  grâce  de  sou 
caleçon. 

J'avais  envie  de  mettre  ce  grand  combai  son-- 
gkuU  en  grands  vers  bien  ronflans  ;  mais  j'ai  pensé 
qu'il  pouvait  fournir  un  épisode  à  quelque  poète 
épique^  et  je  Uii  en  ai  laissé  le  plaisir. 
.  Mon  oncle,  vêtu  en  officier  d'importance  j  prit 
tranquillement  le  chemin  d'Inverness.  Il  saluait 
de  la  main  les  Anglais  qu'il  rencontrait  ;  il  riait  ^ 
en  voyant  les  Écossais  fuir  devant  lui,  d'aussi  loin 
qu'ils  l'apercevaient.  Il  entra  enân  dans  la  ville 
per&uad^  de  sa  bonne  mine^  et  plus  encore  du 
besoin  de  dîner. 

Il  cherche  dans  le  gousset  de  l'enseigne ,  et  il 
y  trouve  une  trentaine  de  guinées,  Rassuré  sur 
son  existence ,  il  va  droit  à  la  meilleure  auberge  « 
qu'il  connaissait ,  parce  qu'Edouard  y  logeait  la 
veille.  Elle  était  occupée  alors  par  le  duc  de  Cum« 
berland  et  son  état-major. 

Le  tavernier,  très-poli,  ce  jour-là,  envers  le$ 
pffîciers  anglais ,  salue  resp^ectueusement  mon 
onde,  et  l'invite  k  le  suivre.  Mon  oncle ,  pendant 
sept  à  huit  mois,  passés  dans  les  montagnes,  avait 
appris  passablement  l'écossais.  Il  ne  se  fait  pas 
répéter  l'invitation;  il  marche  sur  les  pas  de  son 
guide.  Celui-ci  le  mène  à  une  chambre,  d'où  s'eï- 


l84  MON    ONCLE 

halait  une  odeur  délicieuse.  Il  ouvre  la  porte; 
Thomas  entre,  et  trouve  à  table  le  général  an- 
glais et  sa  suite. 

Sa  position  était  embarrassante.  S'enfuir ,  c'é- 
tait se  déceler,  et  il  eût  été  pris  à  quatre  pas. 
Rester  était  auçsi  dangereux.  Des  deux  partis,  il 
choisit  celui  qui  le  flattait  le  plus;  il  se  mijt  aussi 
à  table.  . 

Le  duc ,  choqué  d'une  familiarité  À  laquelle  il 
n'était  pas  accoutumé,  en  marqua  son  mécon- 
tentement à  ses  officiers.  Mon  oncle  ne  savait 
pas  un  mot  d'anglais  ;  il  ne  se  doutait  pas  qu'il 
fût  question  de  lui.  Il  mangeait  avec  avidité ,  et 
avait  grand  soin  de  se  servir  les  meilleurs  mor- 
ceaux. Il  réfléchit  cependant  qu'aussitôt  qu'on  lui 
adresserait  la  parole,  la  fourberie  serait  décou- 
verte ;  mais  il  pen3a ,  en  même  temps ,  qu'on  ne 
lui  ferait  pas  rendre  ce  qu'il  aurait  avalé ,  et  il  se 
décida  à  boire  et  à  manger  jusqu'à  ce  qu'on  le 
mît  à  la  porte. 

*  Le  duc  connaissait  l'uniforme.  Il  savait  que  le 
lord  un  tel  avait  son  fils  enseigne  dans  le  régi- 
ment ;  il  avait  vu  le  père  à  la  cour,  il  ne  con- 
naissait pas  le  fils  ,  et  par  égard  pour  le  premier, 
il  marqua  de  l'indulgence  au  second.  Il  s'amusa 
même  de  sa  voracité ,  ef ,  de  temps  en  temps ,  il 
lui  adressait  quelques  mots.  Mon  oncle  le  regar- 
dait d'un  air  bête ,  ne  répondait  rien ,  voyait  l'o- 
rage qui  se  formait;  mais  ne  perdait  pas  un  coup 
de  dent.    . 


THOMAS.  l85 

Le  duc,  étonné  du  silence  de  l'insatiable  man- 
geur, demanda  à  ses  officiers  ce  qu'ils  en  pen- 
saient. Ils  crurent  que  la^  frayeur,  naturelle  à  un 
enfant  de  cet  âge,  avait  dérangé  ses  organes.  Le 
duc  ajouta  qu'au  moins  elle  ne  lui  avait  pas  ôté 
l'appétit. 

On  n'est  pas  long -temps  à  table  après  une 
victoire ,  lorsqu'il  reste  des  ennemis  à  poursuivre. 
Déjà  la  générale  battait  dans  tous  les  quartiers 
de  la  ville,  et  le  colonçl  du  régiment  dont  mon 
oncle  portait  l'uniforme,  entra  pour  prendre  les 
ordres  de  son  général. 

Imaginez  -  vous  la  surprise  de  cet  officier,  en 
voyant  son  habit  sur  le  corps  âinn  inconnu. 
Figurez -vous  mon  oncle,  interdit  de  la  manière 
dont  lé  regarde  le  colonel ,  laissant  tomber  sa 
fourchette ,  et  n'ayant  pas  la  force  de  mâcher  son 
dernier  morceau.  Voyez  enfin  le  duc  de  Cumber- 
land ,  demandant  l'explication  d'un  tableau  muet 
auquel  il  n'entendait  rien  encore  ;  mais  qui  an- 
nonçait quelque  chose  d'extraordinaire. 

Le  colonel  répond  qu'un  drôle,  et  peut-être 
un  espion,  a  endossé  l'uniforme  de  son  régiment. 
Il  prend  mon  oncle  par  une  oreille.  C'était  juste- 
ment celle  qu'avait  foulée  le  cheval  du  dragon , 
et  la  douleur  qu'éprouve  le  patient ,  lui  fait  pousser 
un  god  dam,  qui  lui  vaut  un  soufflet  et  un  coup 
de  pied  au  cul.  Il  répond  encore  à  cela  par  de 
nouveaux  god  dam ,  et  c'est  tout  ce  qu'il  pouvait 
dire  :  c'était  le  seul  cri  qu'il  eût  entendu  des  An- 


l86  MON   OirGt£ 

glais  vainqueurs  ou  en  fuite  ^  et  ce  mi^ty  employé 
dans  tous  les  cas ,  lui  paraissait  le  fond  de  la 
langue,  «   •      ' 

Cependaot  le  eue  de  Cumberiand  faifc  cesser 
tes  voies  de  fût^  et  interroge  lui-même  Vesçiotk 
prétendu.  Â  chaque  interpellation ,  Thomas  ré«> 
pète  son  god  dam  du  ton  le  plus  humble.  Tout 
le  monde  se  regarde;  on  ne  sait  que  penser  4. 
lorsque  mon  oncle,  très-inqnîet  du  dénouement ^ 
s'écrie  en  français  :  «  Sacredieu!  où  me  suis -je 
«  fourré  !  • 

Le  duc  et  la  plupart  de  ses  officiers  savaient 
notre  hngue  ;  elle  fiiit  partie  1  en  Angleterre  9  de 
Téducatibn.  l^ès  lors  on  comm^iça  à  s'enteocke. 
Mon  oncle ,  interrogé  dans  son  idiome  naturel  » 
répond  avec  préctsian  et  or^;inaUté.  Il  raconte 
les  faits,  il  intéresse^  il  amuse.  Une  seule  chose 
tracassait  le  colonel  ;  c'était  de  savoir  o»  il  referwi^ 
verait  son  enseigne  ^  que  son  père  lui  avait  exr 
pressément  recommandé.  D'ailleurs  il  ne  croyait 
pas  que  mon  oncle  flit  coupable  poo*  s'être  battu 
bravement,  et  le  duc  lui  pardonna  volontiers  d'à- 
voir  iHné  à  ses  dépens. 

Les  Anglais  aiment  les  gens  de  ecsur,  parce 
qu'ils  en  ont,  et  sans  cela  nous  n'aurions  paa  de 
mérite  à  les  battre.  Ceux«-ci  demandèrent  i  mon 
oncle  s'il  voulait  servir  le  roi  d'Angleterre.  Il 
répondit  que  pourvu  qu'on  l'habillât  et  qu'on  le 
nourrît,  il  lui  était  égal  de  jouer  dti  fifre  p^ur 
Jacques  ou  pour  Georges.  Aussitôt  on  lui  fai^ 


tUomjls.  187 

quitter  l'habit  de  l'enseigne,  on  loi  en  donne  un 
de  trompette ,  on  lui  met  un  cheval  entre  les 
jambes ,  et  le  Toîlà ,  sonnant  la  charge  contre 
Edouard ,  pour  qui,  quatre  heures,  auparavant ^ 
il  sonnait  la  retraite.  Cette  conduite  n'était  pas 
très-régulière  ;  mais  mon  oncle  ne  se  piquait  pas 
de  régularité. 

Le  petit  lord ,  resté  nu  sur  le  champ  de  bataille , 
n'était  pas  si  madré  que  Thomas.  U  passa ,  à  ae 
désc^^  deux  heures  qu'il  pouv^  employer  plus 
utilement  II  finit  enfin  par  où  il  aurait  dû  com*' 
meneer.  H  s^enveloppa  le  doigt  dhm  mouchoir 
qu'il  trouva  dans  la  poche  d!un  vrai. mort;  il  en- 
dossa la  défroque  de  mon  onde,  et  prit  triste- 
ment, le  chMiin  d'Iuvemess.  Arrivé  aux  avant<- 
postes^  il  est  pris  pour  un  Français  qui  ne  sait  où 
donner  de  la  tête ,  et  qui  vient  se  rendre  prison* 
nier  met  les  autres.  Le  cervean  encore  édbau£Gé 
par  la  poudre  et  l'eau  «de*  vie,  deux  Anglais  le 
saisissent  brutalement  ;  il  veut  s'expliquer  ,  on 
ne  l'écoute  point  ;  il  résiste,  on  le  bourre,  et  on 
le  traîne  dans  une  cave  où  en  i'en&rme ,  an  pain 
et  à  l'eau,  avec  une  soixantaine  de  malheureux, 
que  le  dé&ut  d'espace  obligeait  à  se  tenir  debout. 

Deux  jours.  a{Hrès,  les  esprits  étant  calmés^  on 
commença  à  s'occuper  des  détails.  Le  duc  envoya 
un  c^cier-major  visiter  les  prisonniers,  avec 
injonction  particufière  de  traiter  les  Français  se- 
lon les  lois  de  la  guerre,  Il  était  temps.  Vingt- 
quatre  heures  encore,  et  ceux-ci  périssaient  de 


l88  MON    ONCLE 

misère  dans  leur  cave.  C'est  une  belle  chosç  quèi 
la  guerre!  .  :  *  t    .    i   '  ^  >   .-   '      •  -.t  i>  > 

Le  petit  lord  eut  à  peine,  aperçu  l'officier !an^ 
glais,  que  fendaot  la  presse  il  courut  embrasser 
ses  genoux,  et  lui  conter,  sa  déplorable  histoire/ 
L'officier  le  consola,  le  secourut ,  et  le  fit  conduire 
à  son  régiment.  Son  colonel  lui  rendit  les  effets 
dont  Thomas  l'avait! dépouillé;  lui  délivra  un  cer- 
tificat qui  attestait  qu'il  avait,  été  blessé  en  com-^ 
battant  glorieusement  pour  son  roi ,  et  le  renvoya 
à  Londres,  guérir  son  doigt  auprès  de- sa  maman; 
•  Mon  oncle,  eiïchanté 'd'être  à  cheval,  trottait, 
de  monts  en  monts  \  en  soufflant  dans  sa  trom- 
pette. Plus  il  soufflait;  moins  il  avançait !les  af- 
faires du.  roi  Georges,  parce  que  les  proscrits, 
avertis  par  le  son  aigii  de  la  trompette,'se  réfu- 
giaient dans  le  premier  trou,  et  laissaient  passer 
les  limiers  royaux.  Son  colonel ,  qui'  s'aperçut 
enfin  des  effets  nuisibles  de  l'instrument,  renvoya 
le  .musicien  à  Inverness,  d'où  on  l'envoya  à  Car- 
lisle,  delà  à  Durham,ret  de  Durham  à  Newcàstle, 
où  il  trouva,  le  ducrde  Cumberland,  occupé  des 
préparatifs  de  sa  pompe  triomphale.  Il  agrégea 
mon  oncle  à;la  niasse  dés  musiciens  qui  devaient 
ouvrir  la  marche ,  et  mon  oncle,  en  réconnais- 
sance de  cette  distinction,  pendit  à  l'arçon  de  sa 
selle  la  trompette  dont  il  sonnait  fort  mal ,  et  tira 
son  flageolet  de  sa  poche. 

Dès  le  premier  pas,  le  trompette  -  major  secoue 
les  oreilles,  et  bientôt  sa  canne  voltige  sur  les 


THOMAS.  189 

épaules  de  Thomas,  parce  qu'il  dérangeait  l'har- 
monie. En  effet,  il  jouait  un  air  français,  et  il 
était  permis  au  ménétrier  en  chef  d'être  choqué 
de  la  dissonnance  ;  mais  Thomas  n^en  savait  pas 
d'autre ,  et  il  trouvait  très-déplacées  les  manières 
du  troinpelte-major.   '    • 

Il  avait  appris  je  ne  sais  où,  qu'à. quelque  prix 
que  ce  soit,  il' faut  se  concilier  la  bienveillance 
des? gens  en  place,  surtout  de  ceux  à  qui  on  a 
directement  affaire.  Si  cette  bienveillance  n  est 
pas  toujours  profitablo^  au.moins  elle  les  empêche 
de  nuire,  et  c'est  beaucoup.  Mon. oncle  renonça 
donc  au  plaisir  d'enchanter  les  oreilles  des  .habi- 
tans,  qui  étaient  sur  leurs  portes  ,!:à  leurs  fenê- 
tres, ou  dans  la  rue,  et  il  ne.  douta  point  de  mé- 
riter les  bonnes  grâces  de  son  chef,  en  remettant 
dans  sa  poche  l'instrument ^qut  lui  avait  déplu. 
Pas  du  tout;  La  canne  roula  encore,  parte  qu'il 
rie  jouait  plus.  Il  y  avait  de .  quoi  se  dbnher  au 
diable,  et  mon  !  oncle  ;  qui  vn'etait  pas  endurant, 
sortit  de  la  file,!et  se  'disposait  à  piquer  des  deux. 
L'impitoyable  niajor  lui  barre  le  passiage.  Mon 
oncle  jure  et  crie  à  tue-tête  ;  on  n'entend  pas  un 
mot  de  ce  qu'il  dit.  On  comprend /seulement, 
ou.  on  croit  comprendre  qu'il'  ne  sait  pas  la 
marche  qu'on  joue,  et  on  la  lui  attache  notée 
k  la  batte  de  sa  selle.  Il  :né  connaissait  pas  une 
note;  mais  il  vit  bien  qu'à,  toute  force  il  Mlait 
jouer. .  Il  crut  qtf  il  suffirait ,  pour  avoir  la  paix , 
de  changer  l'air  qui  déplaisait  si  fort  au  trom- 


i. .. 


IgO  MOV   OKCLE 

pette- major,  et  qui  lui  avait  vala  la  première 
bastoaade.  Il  comment  au  hasaïd  un  Diqnmt, 
mon  ami  y  qu'ioterrompîl  knssîtôt  la  canne ,  6t 
mon  onde  9  oatré  de  rage^  ne  se  possédant  plus^ 
tante  de  son  cheyal,  saisit  une  botte  du  major  ^ 
l'enlève ,  lui  fait  perdre  les  arçons ,  ^  l'^ivoie 
roui»  dans  un  tas  de  boue.  Deux  mamans  se 
détachent  et  oourent  après  lui.  Il  se  |^se  entre 
les  chevaux,  il  court,  il  s'arrête,  il  laôt  dea>cro* 
cbets,  il  repari,  il  se  trouve  à  côté  du  duc  de 
Cumberland ,  et  saute  en  ccoupé  derrière  Im , 
bien  sur  qu'on  ne  viendra  point  le  bàtanoier  là. 
Deux  officiers  majors,  indignés  de  sa  témérité^ 
le  menacent  du  pkt  de  leur  sabre.  Le  duc  tourne 
la  tête ,  et  recouiisât  le  jeune  Français. 

Celui  qui  avait  balancé  à  Fontenoj  les  talens 
de  Sburice  de  Saxe,  et  qui  v^enait  de  pacâfier 
FAugleterre,  ne  pouvait  se  £àchet  sérieusement 
d'une  telle  escapade.  Un  grand  homme  ne  croit 
pas  qu'on  puisse  liii  manquer;  Il  n'est  d'insolens 
que  pour  ceux  qui  n'o»t  de  leur  place  que  Fhabit. 
Le  duc^  instruit  de  ce  qui  s'était  passé,  convint 
que  lui  seul  avait  tort  dans  cette  afiEûre  ^  et  qu'il 
aurait  du  inloErmer  le  trompette -maJOT  que  mon 
oncle  n'entendait  ips&  Fahglais.  11  le  fit  venir,  rit 
tui  peu  de  l'état  où  l'avait  mis  le  jeune  Français, 
lui  reQpnûnanda  de  le  ménager ,  et  de  lui  donn^ 
un  maître  de  marches  angiaîses.  Que  d'hommes 
puissans  font  tous  les  purs  des  sottises,  et  ne 
daignent  ni  les  réparer ,  ni  même  en  convenir  ? 


THOHAS.  191 

La  câaaille  de  tous  les  pays  est  insalante.  Gdle 
d'Ao^etenre,  qui  se  croit  libre ^  et  qui  l'est,  quoi 
^'oa  en  dise,  joint,  à  Knsoleooe,  le  sot  mgueil , 
et-  parfois  des  aotes  de  violence,  surtout  envers 
le$  Français ,  contre  qui  le  gouvernement  nounit, 
avec  soin ,  la  haine  la  plus  invétérée.  C'est  ainsi 
qu'on  eherdie  à  perBiUKler  ailleurs  que  tous  les 
Anglais  sont  des  lâches  et  des  £npon$ ,  ce  qui 
n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  en  Angleterre  et  en 
France  de  très^braves  et  de  très-estimables  gens  ; 
mais  partout,  les  gouvernés  ont  la  vue  basse, 
et  on  Jeur  ôte  leurs  lunettes.  U  faut  bien  qu'ils 
se  laissent  conduire  par  ceux  qui  les  portent. 

CHAPITRE   II L 

.. 

Thomas  soutioètdeson  mieux  la  digaiié  du  nom 

français, 

• 
Mon  opcle  ne  tarda,  pas  à  sentir  les  effets  de 

Sptte  antipathie  nationale ,  dont  j'avais  l'honneur 
e  vous  parler  à  Tinstant.  Il  fut  asseï^  tranquille 
jusqu'à  Londre$9  pariée  qu'on  savait  que  la  croupe 
Axi  cheva;!  du  duc  était  toujours  là  ;  ipais  quand 
le  r^iment  eut  laissé  >  dans  la  capitale,  le  prince 
assoupi  sur  ses  laiiners ,  il  r^touma  à  Oxford  9 
sa  garnison ,  et  c'est  là  que  Le  trompette  *  major 
et  les  autres  se  montrèrent  ce  qu'ils  étaient ,  c'est- 
à-dire,  des  Anglais  de  la  plus  détestable  espèce. 
Un  vieux  haut  -  bois ,  chargé  de  lui  enseigner  les 


iga  MON   ONCLE 

airs  anglais,  le  rudoyait,  le  bâtonnait,  et  trouvait 
qu'il  Élisait  tout  mal,  quoiqu'il  fit  tout  bien,  quand 
on  ne  lui  donnait  pas  trop  d'humeur.  Les  hommes 
faits  lui  prodiguaient  les  taloches  ;  ses  jeunes  ca- 
marades l'appelaient  ordinairementy?67icA  dog  (i)^ 
ce  qui  d'abord  ne  l'aflPectait  pas  infiniment,  parce 
qu'il  ne  savait  pas  l'anglais  ;  mais  ils  lui  volaient 
ce  qu'ils  pouvaient  de  sa  pitance  journalière,  ce 
qui  était  plus  sérieux,  et  le  trompette  -  major  le 
commandait  de  toutes  les  corvées. 

Il  eut  vingt  fois  envie  de  déserter.  La  difficulté 
n'était  pas  de  s'esquiver  de  la  ville  ;  mais  comment 
sortir  de  l'ile  ?  Mon  oncle  nageait  fort  bien  ;  mais 
il  n'est  pas  de  nageur  qui  passe  de  Douvres  à 
Calais.  Il  fallut  donc  prendre  patience.  Il  patienta, 
ou  plutôt  il  enragea  une  année  tout  entière, 
pendant  laquelle  il  souffirit  tout  ce  qui  peut  hu- 
milier un  Français ,  intérieurement  persuadé  qu'il 
vaut  un  autre  homme ,  quel  qu'il  soit. 

Il  était  brave  conmie  un  Romain,  vif  comme 
un  Gascon,  rancuneux  comme  une  vieille  dévot^p^ 
et  vigoureux  comn^e  on  l'est  à  quinze  ans,  quand 
on  a  reçu  de  la  nature  un  bon  tempérament. 
Avec  ces  avantages ,  on  ne  peut  pourtant  pas 
échiner  tout  un  régiment;  avec  tous  ces  avaur 
tages  aussi,  on  ne  peut  toute  sa  vie  s'abreuver 
de  dégoûts  et  d'opprobres.  Mon  oncle,  excédé. 


(t)  Chien  de.  français. 


THOMAS.  I  193 

poussé  à  bout  j  jura  de  mourir ,  s'il  le  fallait,  plutôt 
que  de  souffrir  davantage. 

Mais  Thomas  n'était  pas  un  garçon  à  mourir 
comme  un  sot,  c'est-à-dire,  à  s'expédier  lui- 
même,  n  voulait  au  moins  que  sa  mort  devînt 
fatale  à  ses  ennemis.  Il  commençait  à  très -bien 
savoir  l'anglais ,  et  un  jour  que  la  chambrée  était   ^ 
réunie  autour  de  la  gamelle ,  il  harangua  l'assem- 
blée en  ces  termes  :  «  Vous  êtes  des  gredins  qui 
»c  vous  prévalez  de  l'avantage  du  nombre  pour 
a  me  turlupiner.  Je  vous  préviens  que  cela  me 
<r  déplaît ,  qu'il  est  temps  que  cela  finisse ,  que  je 
«  suis  un  chien  à  vous  sabrer  tous ,  et  que  le 
«  premier  qui  m'appellera  yrewc/i  dog,  aura  af- 
<t  faire  à  moi.  » 

A  peine  a-t-il  fini  de  parler,  que  tous  répètent 
à  la  fois  le  mot  qui  lui  blessait  l'oreille.  Il  tire 
son  sabre,  et  défie  le  plus  adroit.  Le  plus  fort 
met  son  sabre  et  son  habit  à  terre ,  et  se  présente 
les  poings  croisés,  et  la  tête  inclinée  à  la  manière 
des  béliers.  Mon  oncle  répond  qu'il  est  soldat ,  et 
qu'il  ne  se  bat  pas  à  coups  de  poing.  On  lui  ré- 
plique qu'on  est  pendu  en  Angleterre,  quand  on 
met  l'épée  à  la  main;  mais  qu'on  peut  y  tuer 
son  homme  d'un  coup  de  tête,  sans  que  la  justice 
s'en  mêle. 

Dans  tous  les  pays  du  monde ,  les  hommes  sont 
plus  ou  moins  enragés ,  et  la  rage  varie  selon  le 
climat  et  l'usage.  Au  Japon ,  par  exemple ,  on 
s'ouvre  le  ventre  en  présence  de  son  adversaire , 


L 


194  MON   ONCLE 

et  i|  est  abligé  d'en  faire  autani,  k  peine  de  passer 
pour  un  lâche.  En  Italie,  on  (ait  poignardée  sop 
eiuH3«ii  ^  ce  qui  e^t;  plus  cOmmode.  £a  £spj^^ 
on  liH  aiionge  des  coups  d'épée  avec  une  cavité 
à  Caire  mourir  de  rire.  £n  France ,  on  monte  avec 
lui  dans  un  fiacre ,  on  le  comble  d'honnêtetés  «n 
route,  on  descetul  au  bois  de  Boulogne,  et  on 
lui  laisse  gaiment  le  choix  de  se  couper  la  ^CMCge , 
ou  de  se  brûler  la  cervelle.  £n  Angleterre,  on 
met  perruque  et  habit  bas  au  milieu  de  la  rue ,  et 
on  se  donne  des  coups  de  tête  et  des  «oups  de 
p<Hng  jusqu'à  satiété.  Ce  genre  de  rage,  le  moins 
fou  de  tous,  en  ce  qu'il  est  le  moins  dangereux ,  a 
se»  règles  particulières.^  auxquelles  jLes  combattant» 
ne  dérogent  jamais ,  et  que  maintiendrait  d'ailleurs 
la  galerie.  Il  est  défendu  d'empoigner  son  homme 
par  quelque  partie  que  ce  soit;  ce  serait  un  crime 
de  le  «prendre  aux  dieveux,  s'il  en  a,  ou  de  le 
frapper  à  terre  ;  on  le  tue  debout,  si  on  f^ut,  et 
le  vainqueur  est  reconduit  «en  triomphe  par  les 
assistans  émerveillés. 

Gela  me  rappelle  une  anecdote,  très* -vraie  et 
très -peu  connue,  du  maréohal  de  Saxe.  Il  était 
à  Londres,  dans  un  de  ces  intervalles  où  les  liom- 
mes,  las  de  s'égoxrger,  avaient  signé  un  de  ces 
traités  qui  n'obligent  qu'autant  qu'on  veut  bien 
les  tenir ,  ou  qu'on  n'a  pas  la  force  de  les  enfrein- 
dre. Le  maréchal  de  Saxe  donc  se  promenait  d^ns 
son.  carrosse ,  et  spn  cocher  se  prit  de  querelle 
avec  un  boueur  fortemebt  constitué*  Le  boueur 


THOMAS  195 

arEete  l'équipage ,  ouvre  la  portière ,  et  prie  le  . 
maître  de  lui  faire  raison  de  l'insoLence  de  son 
valet.  Le  maréchaT,  doué,  comme  vous  le  savez, 
ou  comme  vous  ne  le  savez  pas ,  d'une  force  de 
corps  extraordinaire ,  laisse  dans  son  carrosse  son 
épée  et  son  habit ,  et  saute  sur  le  pavé. 

Si  quelque  chose  peut  prouver  que  le  cœUr 
humain  n'est  qu^un  assemblage  bizarre  de  toutes 
les  passions ^et  de  tous  les  extrêmes,  c'est  de  voir 
aux  prises  avec  un  boueur  de  Londres^  le  fils 
d'un  xoi  de  Pologne,  élu  duc  souverain  de  Cour- 
lande  ,  vainqueur  à  Fontenoy  et  à  Lawfeld. 

Le  maréchal  reçoit  le  premier  coup ,  et  saisit 
son  boueur  par  la  nuque  du  col.  I^es  spectateurs 
se  récrient.  Il  l'enlève,  d'un  bras  nerveux,  et  le 
lance  dans  son  tombereau  plein  de  boue.  La  po- 
pulace^ que  séduit  toujours  l'extraordinaire,  crie 
bravo  f  détèle  les  chevaux ,  et  traîne  chez  lui 
Maurice  de  Saxe ,  qui  pouvait  s'applaudir  de  la 
seule  de  ses  victoires  qui  ne  cotitat  de  larmes  à 
personne. 

Depuis  quelques  années ,  les  lor<ls ,  qui  ne  se 
soucient  plus,  de  ressembler  au  petit  peuple,  ont 
adopté^l'usage,  plus:  noble,  de  se  casser  mutuelle- 
ment la  t3ête  avec  un  pistolet.  Cet  exemple  a  été 
suivi  par  quelques  officiers,  et  autres,  qui  sont 
bien  aises  de  singer  les  grands ,  et  le  pugilat  est 
abandomié  auxr  médecins ,  aux  procureurs ,  aux 
marchands,  aux  artissuis,  aux  porte -faix',  et  aux 
ivrognes  de  toutes  les  classes. 

i3. 


IQÔ  MON    ONCLE 

Mais  j'ai  laissé  mon  onde  aux  prises  avec  son 
camarade  le  trompette  :  voyons  ce  qu'il  en  ad- 
,vint.  Thomas  n'ayant  pu  convaincre  son  adver- 
saire qu'un  coup  de  sabre ,  au  travers  du  corps , 
était  plus  dans  la  bienséance  qu'un  coup  de 
poing  sur  l'oreille  ou  dans  les  dents,. et  voulant 
étonner  par  un  début  d'éclat ,  s'exposa  à  tous  les 
inconvéniens  d'un  combat  où  il  devait  avoir  le 
désavantage.  En  effet,  il  recevait  dix  coups  pour 
un  qu'il  donnait ,  et  le  poing  de  l'athlète  anglais 
tombait  toujours  d'à-plomb  sur  son  estomac  ou 
sur  sa  tête.  Mon  oncle ,  opiniâtre  à  soutenir  l'hon- 
neur national ,  ne  reculait  pas  d'une  semelle ,  et 
bientôt  le  sang  lui  sortit  en  abondance  par  la 
bouche.  «  Sacrebleu  !  s'écria  - 1  -  il ,  je  suis  bien 
«  dupe  de  me  laisser  assommer  comme  nà  bœuf, 
«  tandis  que  je  peux  hacher  tous  ces  maraud&-:là  ! 
«  En  garde,  tous  tant  que  vous  êtes,  ajoutait- il 
a  en  reprenant  son  sabre ,  et  s'il  faut  être  pendu , 
c(  nous  le  serons  tous  ensemble.  »         .    /        . 

Messieurs  ^les  Anglais  font  joliment  le  coup  de 
fusil;  mais  ils  n'aiment  pas  plus  Tanne;  blanche 
qu'ils,  n'accueillent  les  Français.  La  proposition 
de  mon  oncle  ne  leur  rit  pas  du  tout  ;  mais 
comme  il  se  disposait  à  tomber  sur  eux,  ils  fu- 
rent forcés  de  se  mettre  en  défense.  Les  lames 
ne  furcAt  pas  plutôt  à  l'air,  que  Thomas  faisant 
le  moulinet  avec  la  sienne,  et  décrivant  un  cercle 
autour  de  la  chambre,  attaquait,  parait,  et  frap- 
pait en  même  tempS'  En  trente  secondes ,  il  a  fait, 


THOMAS.  197 

h  cinq  à  six  ce  qu'il  a  depuis  appelé  des  abreu- 
voirs à  mouches.  Les  autres,  efifrayés,  se  sau- 
vent sous  les  lits  et  sous  la  table.  Mon  oncle  les 
eu  fait  sortir  l'un  après  Vautre,  en  leur  piquant 
les  jambes  avec  la  pointe  de  son  sabre,  et  les 
oblige  tous  à  crier  vivent  les  Français  !  Enchanté 
de  ses  prouesses ,  il  allait  donner  la  paix  à  ses 
ennemis,  moyennant  certaines  conditions  qui  se 
présentèrent  aussitôt  à  son  esprit  inventif.  Déjà 
il  avait  dicté  la  première  d'un  ton  emphatique  : 
c'était  qu'à  l'avenir  on  l'appellerait  brave  french- 
man.  Les  autres,  sans  doute,  étaient  de  la  même 
force  ;  mais  l'apparition  subite  de  son  maître  de 
musique  lui  coupa  la  parole.  Un  nez  d'un  côté , 
une  oreille  de  l'autre,  le  sang  qui  coulait  par- 
tout ,  et  l'air  de  supériorité  qu'affectait  mon  oncle 
sur  ses  camarades ,  mettent  le  soldat-musicien  au 
fait.  Il  lève  la  canne  sur  Thomas,  et  celui-ci,  dé- 
cidé à  en  finir ,  quoi  qu'il  dût  lui  en  coûter^  fait 
sauter,  d'un  coup  de  dessous,  la  canne  au  plan- 
cher. Le  musicien  crie  qu'il  a  le  rang  de  briga- 
dier; Thomas  riposte  qu'il  s'en  f...,  qu'il  se  bat- 
tra, ou  qu'il  recevra  des  coups  de  canne  à  son 
tour,  selon  la  loi  du  talion,  la  seule  qu'il  veut 
connaître  de  sa  vie.  Le  vieux  haut -bois,  animé 
par  l'esprit  de  corps ,  qui  domine  partout ,  peut- 
être  même  dans  les  troupes  de  Naples,  ne  peut 
consentir  à  payer  de  ses  épaules;  il  ne  se  souciait 
pas  non  plus  de  payer  de  sa  personne.  Cependant 
mon  oncle  s'est  emparé  jde  Ifi  porte;;  il  presse  ,  il 


ig8  MON    OKCLE 

faut  être  bàtonné,  ou  mettre  flamberge  au  vent. 
Le  bas -officier  se  décide  pour  le  parti  te  plus 
noble,  et  il  est  à  peine  en  garde,  que  Thomas 
lui  alonge  le  coup  de  manchette  y  et  lui  jette,  H  ses  * 
pieds,  son  poignet  et  son  sabre. 

Pendant  que  le  maître  de  musique  ramasse  sa 
main  droite  avec  la  gauche ,  et  que  les  autres 
lavent  leurs  blessures  avec  de  l'eau  fraidie,  en 
attendant  mieux ,  mon  oncle  jette  son  sabre  en- 
sanglanté, enfile  Tescalier,  et  sort  des  casernes. 
Les  vaincus ,  que  ne  contient  plus  la  présence  du 
vatinqueur ,  poussent  des  cris  du  diable  ;  on  sort 
des  chambres  voisines,  on  accourt,  on  s'informe, 
on  s'instruit ,  et  on  se  met  à  la  poursuite  de 
Thomas,  qui  était  déjà  loin. 

Mon  digne  oncle,  n'ayant  plus  d'ennemis  en 
face  ,  eut  le  loisir  de  penser  à  l'embarras  où  il 
s'était  jeté.  Il  avait  tiré  le  sabre ,  et  il  avait  coupé 
le  poignet  à  son  supérieur.  Il  y  avait  de  quoi  être 
pendu  deux  fois.  Selon  lui,  c'était  trop  d'une, 
et  il  courait  toujours,  sans  savoir  où  se  réfugier 
pour  éviter  le  fatal  cordon.  On  tient  malgré  soi 
à  la  vie,  et  en  quelque  èlat  qu'on  soit,  il  n'est 
rien  tel  que  tTétre.  C'est  le  en  dé  la  nature ,  et  la 
colère  ne  lui  impose  silence  qu'un  moment. 

Une  porte  cochère  se  présente,  le  fugitif  s'y 
précipite,  et  la  ferme  après  lui.  Il  est  arrêté  par 
le  concierge,  qu'il  renverse  d'un  coup  de  pied 
dans  le  ventre.  Il  traverse  uiie  grande  cour , 
monté  un  escalier ,  parcourt  un  corridor ,  dont 


THOMAS.  199 

toutes  les  chanibres  sà»t  fermées.  Une  seule^  est 
ouverte  ,^  il  enU*e.  Elle  est  h2â>itée  par  un  .jeune 
boinme  d'une  figure  douce ,  et  il  se  rassure.  I^e 
tiY>able  qui  Tagite  ne  lui  permet  pas  de  se  sou- 
venir qu'il  parle  à  un  Anglais.  Il  commence  le 
récit  de  son  aventure  dans  sa  langue  maternelle , 
et  il  n'a  pas  dit  vingt  mots^  que  le  jeune  homme 
a  6té  la  clé  de  sa  porte ,  et  mis  le  verrou  eh  de* 
dans* 

«<  Milord  et  moi,  nous  ne  partageons  pas  l'iu- 
a  justice  de  nos  compatriotes  envers  les  Français , 
«  dit  le  jeune  homme  à  mon  oncle  ,  quand  il 
K  eut  terminé  son  récit.  Nous  en  avons  plusieurs 
ff  dans  ce  cabinet  qui  font  nos  plus  chères  ç}éli- 
a  ces.  -^  Vous  avez  des  Français  enfermés  dans 
((  ce  cabinet  !  —  Et  que  vous  coimaisse;;  si^ns 
«  doute.  '■ —  Peut-être  bien ,  surtout  s'ils  étaient  à 
a  1^  bataille  de  CuUoden.  — Oh!  ils  étaient  moHs 
ce  Iong-4:emps  avant.  —  Et  vous  vous  amuses;  avec 
c(  des  cadavres! — Non,  avec  des  esprits,  répond 
a  le  jeune  homme  en  souriant.  —  Des  esprits! 
«  on  m'en  a  beaucoup  parlé  ;  mais  je  voudrais 
tt  bien  en  voir.  »  Aussitôt  le  jeune  homme  ouvre 
la  porte  du  cabinet ,  et  montre  à  mon  oncle 
des  rayons  chargés  de  livres.  «  Ce  sont  -  là  vos 
Mi  esprits,  dit  Thomas,  en  éclatant  de  rire? — Et 
<c  des  esprits  de  la  première  qualité ,  Bayla ,  Mo- 
<c  lière,  La  Fontaine,  Féneion,  Corneille^  Mon- 
«  tesquieu,  Chaulieu,  Racine... -r- La  belle  trou- 
ve vaille  que  vous  avez  faite  là  !  Mon  maître  d'école 


ÎÎOO  MON    ONCLE 

ce  avait  ime  grande  armoire  remplie  '  de  ces  es- 
te prits^là,  et  jamais  je  n'ai  voulu  les  regarder.  •. — 
tt  C'est  pourtant  à  ces  esprits,  que  vous  dédaignez, 
«  que  vous  êtes  redevable  de  l'accueil  que  je  vous 
i(  fais,  et  des  secours  que  je  vous  donnerai.  — 
a  Ma  foi  ? — ^Nous  ne  lisons  pas  une  de  ces  pages 
«  sans  contracter  une  dette  envers  la  France. 
«  Elle  se  monte  déjà  très-haut,  et  nous  en  acquit- 
«  terons  une  partie...  —  Envers  moi  ?  — .Sans 
ce  même  exiger  que  vous  rendiez  justice  à  ces 
-  ce  grands  hommes ,  vos  bienfaiteurs.  Etre  leur 
ce  malheureux  compatriote,  est  un  titre  suffisant 
ce  auprès  de  nous. — Et  je  suis  le  compatriote  de 
ce  Racine? — Certainement. — Malheureux,  je  n'en 
«  doute  pas,  et  vous  allez  m'aider  pour  l'amour 
ce  de  lui!  c'est  admirable,  ça!  —  Je  vais  d'abord 
ce  vous  donner  un  de  mes  habits.  —  C'est  très- 
ce  bien  vu.  —  Vous  êtes  jeune,  de  ma  taille,  il 
ce  vous  ira,  et  vous  rendra  méconnaissable,  »  et 
le  jeune  homme  tire,  d'une  armoire,  un  habille- 
ment de  femme  complet,  d'une  élégante  simpli- 
cité, et  mon  oncle,  ébahi,  le  regarde  avec.de 
grands  yeux  noirs  ,  que  la  surprise  rend. plus 
grands  encore,  ce  Ma  confiance  vous  étonne ,  lui 
ce  dit  le  jeune  homme;  mais  votre  infortune  et  le 
et  besoin  que  vous  avez  de  moi,  me  répondent 
ce  de  vous. — Ce  n'est  pas  votre  confiance  qui  me 
ce  surprend;  ce  sont  vos  goûts  qui  me  .paraissent 
te  extraordinaires.  Vous  aimez  à  lire ,  vous  aimez 
<c  à  vous  habiller  en  femme;. vous  êtes  \in  sin- 
ce  gulier  garçon.  » 


THOMAS.  ^  20I 

La  conversation  est  tout  à  coup  suspendue , 
parce  qu'on  a  frappé  à  la  porte.  Mon  oncle  croit 
que  c'est  le  concierge  qui  le  cherche,  et  qui  au- 
rait eu  beau  chercher  clans  une  maison,  où  il 
y  avait  cent  locataires ,  et  il  court  s'enfermer 
dans  le  cabinet  aux  espitts.  «  Ne  craignez  rien , 
«  lui  dit  le  jeune  homme;  c'est  milord;  je  le  re- 
(c  connais  à  sa  manière  de  frapper.  »  Il  ouvre, 
milord  entre,  lui  prend  une  main,  la  serre,  la 
baise ,  presse  de  ses  lèvres  celles  du  jeune  homme , 
s'assied,  et  l'attire  doucement  sur  ses  genoux: 
Tiens,  disait  mon  oncle,  à  part  lui,  encore  un 
goût  plus  singulier  que  les  autres.     ^ 

Le  cœur  a  besoin  de  repos  comme  autre  chose. 
Milord  plus  calme ,  aperçut  enfin  Thomas  ,  et  il 
était  naturel  qu'il  s'informât^ qui  il  était.  Il  est  des 
momens  où  la  satisfaction  intérieure  dispose  à 
tout  écouter  favorablement ,  et  le  jeune  lord , 
essentiellement  bon,  interrompit  souvent  son  joli 
compagnon  par  un  :  Fort  bien  y  Fanny;  à  mer'- 
veillesy  ma  tendre  amie^  et  mon  oncle  passait  d'un 
genre  de  stupéfaction  à  un  autre ,  et  de  la  stupé- 
faction il  passa  à  la  joie,  lorsque  milord  proposa 
ce  que  son  aimable-amie  n'eût  osé  faire. 

Il  arrête  avec  Thomas  qu'il  sortira  le  soir 
d'Oxford ,  habillé  en  femme  ;  qu'il  sera  suivi 
d'un  vieux  domestique  de  confiance ,.  qui  por- 
tera des  habits  d'homme,  enveloppés  dans  une 
serpillière  ;  qu'il  reprendra  dans  la  première 
prairie  le  costume  de  son  sexe;  qu'il  se  rendra, 


-  -      ■  ifTii 


V 


20a  MOiy   ONCIB 

à  pied,  au  village  où  la  diligence  rdaie^  qu'il  trou- 
vera sa  place  retenue  et  payée  pour  Londres  ^ 
sods  le  nom  de  Jeffris  ;  qu'à  Londres  il  prendra 
la  voiture  de  Douvres,  et  qu'à  Douvres  il  pré-^. 
sentera  une  lettre  de  recommandation  iau  ban« 
quiet  Feetor ,  qui  trouvera  le  moyen  de  le  faire 
end)arquer. 

Autant  mon  oncle  était  violent  quand  on  le 
chiffonnait ,  autant  il  avait  de  cordialité  pour 
ceux  qui  paraissaient  seulement  s'intéresser  à  kii. 
Jugez  des  transports  qu'excitèrent  les  offres  gé^ 
Aéreuses  de  milord.  Thomas ,  qui  pouvait  aimer 
comme  un  autre ,  mais  qui  ne  savait  pas  faire  d^ 
cérémonies ,  sauta  au  cou  du  jeune  lord  et  de  sa 
àéduisanfe  amie;  il  les  embrassa,  et  les  embrassa 
encore ,  en  les  pressant  à  les  faire  crier.  Cet  épan* 
ehemeM  épuisé,  il  revint  à  son  caractère,  «c  Peut*^ 
«être  un  jour,  leur  dit-il,  aurez^vous  besoin  de 
«  moi.  Je  ne  le  souhaite  pas  pour  Tamour  de 
«  vous  ;  mais ,  sacrd^leu  !  dans  tous  les  temps ,  le 
fc  bras ,  le  sabre  et  le  sang  de  Thomas  seront  à 
«  votre  service.  »  — ^  Voilà  comme  j'aime  les  re^ 
mercimens,  lui  répondit  mUord. 

Une  seule  chose  inquiétait  mon  oncle  :  c'ér 
tait  la  crainte  qu'on  lui  demandât  en  route  un 
passe-port  qu'il  ne  pourrait  exhiber.  «  Il  n'en  faut 
«  paS)  lui  dit  milord.  — Comment,  lorsque  vous 
«  êtes  en  guerre  avec  une  partie  de  l'Europe, 
«  que  les  troubles  intérieurs  sont  à  peine  ajpair 
«  sés.^.  —  Qu'a  de  commun  la  guerre  avec  la 


THOMAS.  ao3i 

c(  liberté  individuelle  d'un  Anglais  ?  —  Mais  les 
(c  troubles...  —  C'est  au  gouvernement  à  les  pré- 
«  vetiir  ou  à  les  arrêter.  Il  serait  plaisant  que, 
ce  dans  un  pays  libre,  on  ne  put  sortir  de  chez 
«  soi  sans  permission.  D'ailleurs  les  passe-ports 
ce  ne  servent  qu'à  gêner  les  honnêtes  gens,  et  ils 
et  sont  très- utiles  à  ceux  qui  ont  quelque  chose 
ce  à  craindre.  —  Bah  !  —  Sans  doute.  Daùs  les  dr- 
cc  constances  les  plus  difficiles ,  on  en  obtient  tant 
«i  qu'où  veut  avec  quatre  témoins ,  qu'on  ne  con- 
c<  naît  souvent  que  pour  leur  avoir  payé  à  dé- 
cc  jeûner ,  et ,  muni  de  cette  sauvegarde ,  on  va 
«  intriguer  où  on  veut.  » 

Cette  difficulté  levée ,  mon  oncle  se  disposa  à 
se  mettre  en  route  pour  la  France.  Il  soupirait 
pour  son  pays  natal ,  comme  tous  ceux  qui  s'en 
^nt  indiscrètement  éloignés ,  et  qui  se  trouvent 
plus  mal  ailleurs. 

Yous  désirez  savoir  quel  est  ce  jeune  lord ,  si 
obligeant ,  et  sa  jolie  compagne ,  si  douce  et  si 
compatissante.  Le  premier  est  le  fils  de  lord  Sey- 
mour  ;  la  seconde  est  la  fille  de  Henry  Thompson , 
marchand  aisé  de  la  cité  de  Londres.  Mais  par 
quelle  singularité  se  trouvent -ils  ensemble  à 
O^ord ,  allez- vous  me  demander  encore  ?  — Hé , 
que  diable ,  vous  êtes  bien  pressé  !  Donnez-moi 
le  temps  de  respirer  ;  respirez  vous-même ,  si  vous 
en  avez  besoin,  et  passez  au  chapitre  suivant. 


204  MON    ONCLE 

CHAPITRE  VI. 

Qui  vous  apprendra  ce  que  c'est  que  le  lord  Sey- 
mour^  et  Fanny  Thompson. 

Pendant  que  l'aimable  Fanny  arrangeait*  une 
valise  à  mon  oncle  ,  que  milord  cherchait  de 
l'encre  et  du  papier  pour  écrire  au  banquier  Fec- 
tor ,  que  le  vieux  domestique  était  allé  retenir^ 
à  la  voiture  du  lendemain,  une  place  pour  le  pré- 
tendu Jeffris ,  Thomas  cherchait  comment  il  s'ac- 
quitterait un  jour  envers  ses  hôtes.  Tout  grossier 
qu'il  était,  il  sentait  que  la  reconnaissance  est 
un  besoin  impérieux ,  et  il  lui  semblait  dur  de 
renoncer  à  le  satisfaire.  Il  sentait  bien  qu'il  ne 
pouvait  pas  grand'chose  pour  un  lord;  mais  il 
pensait  que  la  plus  faible  offrande  est  d'un  grand 
prix  pour  celui  dont  elle  acquitte  un  bienfait» 
Hé,  qui  sait  d'ailleurs  ce  que  peuvent  amener 
le  hazard ,  les  circonstances  !  On  nommerait  plus 
d'un  seigneur  qui  s'est  trouvé  heureux  d'avoir 
un  valet  reconnaissant. 

Mon  oncle  jugea  que  pour  profiter  d'un  mo- 
ment favorable ,  s'il  s'en  présentait  jamais ,  il  fal- 
lait savoir  d'abord  le  nom  de  ces  amis  de  la 
France.  Il  crut  nécessaire  aussi  d'être  un  peu  au 
courant  de  leurs  affaires.  Il  hasarda  donc  quel- 
ques questions,  non  pas  avec  cet  air  grivois  qu'il 
mettait  à  tout;  mais  avec  ce  ton  pénétré,  insi- 


THOIVDIS.  2o5 


nuant ,  qui  semble  dire  :  Ce  n'est  pas  la  curiosité 
qui  me  guide  ;  c'est  l'intérêt  que  vous  m'inspirez. 
Milord  aimait  beaucoup  cette  manière  fl'inter- 
roger.  Il  était  bien  aise  aussi  de  dissiper  les 
doutes  qu'avait  pu  concevoir  mon  oncle  sur  le 
compte  de  Fanny.  H  voulait  cependant  écrire 
sa  lettre  sans  être  interrompu.  Il  entra  dans  son 
cabinet;  il  en  rapporta  un  cahier  manuscrit,  et 
le  donna  à  lire  au  questionneur.  «  Qu'est-ce  que 
a  c'est  que  ça  ,  dit  mon  oncle  ?  Encore  un  esprit  ? 
«  Mademoiselle  ou  madame  vous  dira  que  je  n'ai 
«  pas  de  commerce  avec  eux.  »  Fanny  rit ,  parla 
à  l'oreille  de  milord,  et  reporta  le  cahier.  Après 
avoir  fermé  la  petite  valise  ,  elle  appela  mon  oncle 
à  l'extrémité  de  la  chambre,  et  pour  ne  pas  dé- 
ranger milord ,  elle  lui  raconta  bien  bas  ce  que 
vous  allez  lire,^non  pas  précisément  comme  je 
l'ai  rédigé  :  chacun  conte  à  sa  manière.  Fanny 
parla  comme  elle  voulut ,  et  moi ,  j'écris  comme 
il  me  plaît. 

Milord  Seymour  le  père ,  était  un  seigneur 
très-riçhe ,  très-considéré  à  la  cour ,  et  par  con- 
séquent très-infatué  de  sa  personne.  Il  prétendait 
descendre  d'Alzonde ,  reine  d'Ecosse  ,  quoique 
l'Ecosse  n'eût  jamais  eu  de  reine  qui  s'appelât 
Alzonde  ;  mais  cette  descendance  était  bien  aussi 
sûre  que  celle  de  la  maison  de  Lévi  en  France , 
qui  se  prétendait  issue,  en  droite  ligne,  de  la  vierge 
Marie ,  qui  était  en  effet ,  dit-on ,  de  la  tribu  de 
Lévi.  Heureusement  les  comtesses  et  les  marquises 


at>6  MOiX  .ONCLE 

de  Lévi  136  prétendirent  jamais  être  vierges  en 
relevant  de  couches,  car  il  eût  fallu  leis  en  croire. 
Au  reste,  comme  les  Seymour  et  les  Lévi  me- 
uaient  un  grand  train ,  et  tenaient  lune  bonne 
table ,  personne  ne  leur  contesta  l'existence  d'Âl* 
zonde ,  ni  de  Marie ,  et  moins  encore  4eur  pajrenté 
avec  ces  deux  dames. 

Le  vieux  Seymour,  général ,  ex-gouverneur  de 
la  Jamaïque,  vice-roi  dlrlande,  décoré  de  Tordre 
de  la  Jarretière ,  propriétaire  de  sept  à  huit  ter- 
res ,  et  de  cinq  à  six  châteaux ,  ne  pouvait  dé- 
cemment marier  son  £ds  qu'à  une  princesse  du 
sang  d'Angleterre ,  de  France ,  d'Espagne ,  ou 
même  du  Monomotapa.  Le  pays  n'y  faisait  rien , 
pourvu  qu'il  pût  dire  à  la  cour  :  Mon  fils  est 
allié  à  telle  couronne. 

Le  jeune  Seymour ,  beau  comme  un  ange, 
tendre  comme  l'amour,  et  moins  perfide  que  lui, 
ne  se  prévalait  ni  de  sa  fortune ,  ni  de  sa  nais- 
sance. Il  parlait  aux  femmes  d'elles-mêmes ,  aux 
hommes  de  ce  qui  flattait  leur  goût ,  et  il  était 
accueiUi,  fêté,  recherché.  C'était  à  qui  l'aurait. 

Au  milieu  des  plaisirs  qui  l'entouraient,  des 
empressemens  qu'on  lui  marquait ,  Seymour  sou- 
pirait quelquefois.  Il  lui  manquait  quelque  chose, 
ou  plutôt  il  lui  restait  quelque  chose  de  trop  ; 
c'était  son  cœur,  fardeau  bien  pesant  pour  un 
jeune  homme  de  seize  ans ,  qui  ne  sait  pas  encore 
qu'il  n'est  pas  beau  pour  lui  seul.  Il  devenait 
préocacipé,  rêveur,  mélancolique.  Quelques  da- 


THOMAS.  2H>7 

mes  au  nez  retroussé ,  à  Toeil  s^açant ,  ()0  cdieîs 
qui  aiment  à  former  les  jei^ues  gens ,  ^t  qui  épient 
le  moment  uidiqué  par  la  nature,  voulu rmt  ren- 
dre Seymour  i  la  gaîté  ;  mais  Seymour  voulaij: 
un  cœur  en  échange  du  sien,  et  depuis  long- 
temps ces  dames  n'en  avaient  plus  d'autre  à  prê- 
ter que  celui  du  chevalier  de  Boufl^rs. 

Seymour  promenait  sa  rêverie  dans  les  rues 
de  Londnes.  Il  était  à  pied  et  se^Ql,  pour  être 
dispensé  de  parler  ou  de  répondre.  Il  se  trouva., 
sans  .s'en  douter,  contre  Les  marches  de  l'église 
de  Saint-Paul ,  qu'il  ne  voyait  pas ,  quoiqu'on 
l'aperçoive  de  deux  lieues  à  la  ronde.  Il  se  hearta 
contre  le  premier  degré,  fit  un  faux  pas,  se  foula 
im  pied,  jeta  un  faible  cri,  et  s'assit  pour  laisser 
à  la  douleur  le  temps  de  se  dissiper. 

Ce  faible  cri  fit  lever  la  tête  à  Fanny  Thomp- 
son, qui  travaillait,  sur  un  banc,  à  la. porte  du 
^magasin  de  -son  père.  Ses  yeux  se  portèrent  sur 
'Seymour,  ceux  de  Seymour  sur  Fanny,  et  ils 
disaient  chacun  de  leur  côté  :  Qu'elle  est  jolie! 
Qu'il  est  bien  ! 

Un  jeune  homme  intéressant,  intéresse  davan- 
tage quand  11  souffre.  Fanny  n'avait  que  quinze 
ans;  elle  ne  connaissait  pas  le  monde;  elle  ne 
connaissait  pas  même  son  cœur.  £Ue  céda,  sans 
réflexion ,  à  l'impulsion  secrète  qui  la  guidait.  Elle 
se  leva ,  s'approcha  de  Sey moiu*,  les  yeux  baissés , 
-et  rouge  et  fraîche  comme  le  bouton  de  rose 
-qui  commence  à  s'ouvrir,  elle  proposa  au  beg|i 


'ao8     '  MÔK    ONCLE. 

jeune  homme  de  venir  se  reposer  sur  son  banc, 
où  il  serait  mieux  que  sur  la  pierre.  Elle  avança 
son  bras  mignon ,  en  faisant  une  petite  révérence. 
Seymour  s'appuya  sur  ce  bras  légèrement,  de 
peur  de  le  fatiguer,  mais  bien  assez  pour  le 
sentir.  Le  premier  effet  du  toucher  fut,  pour 
tous  deux ,  celui  du  coup  électrique.  Fanny  leva 
les  yeux  ;  mais  elle  les  baissa  aussitôt  :  ceux  de 
Seymour. la  brûlaient.  «  De  grâce,  lui  dit-elle, 
«  soutenez-moi  à  votre  tour  ;  je  me  sens  prête  à 
«  défaillir,  et  pourtant  je  crois  que  je  suis  bien 
«  aise.  »  ' 

Ils  traversèrent  en  silence  la  petite  place  qui 
sert  de  parvis  à  Saint-Paul,  et  ils  s'assirent  sur 
le  banc,  sans  se  regarder.  De  légers  soupirs,  que 
l'innocence  ne  pensait  pas  à  étouffer,  leur  fai- 
saient dire  bien  bas  :  Je  siUs  auprès  (Telle.  Il  est 
encore  là. 

Le  père  Thompson  avait  allumé  sa  pipe  de 
longueur,  et  se  disposait  'à  expectorer  pendant 
une  demi-heure  ,  en  regardant  les  passans  du 
seuil  de  sa  porte.  Il  voit  Seymour  à  côté  de  sa 
fille ,  et  demande  ce  qu'il  veut.  Seymour  embar- 
rassé se  tait.  Fanny  prend  la  parole  :  les  femmes , 
dans  tous  les  cas ,  conservent  une  sorte  de  pré- 
sence d'esprit.  Fanny  ne  savait  pas  mentir;  mais 
ce  n'est  pas  un  crime  d'ajouter  à  la  vérité.  Elle 
peint  l'accident  de  Seymour  avec  les  couleurs 
les  plus  fortes.  Thompson ,  plein  de  bonne  foi 
et  de  franchise,  lui  croit  le  pied  démis,  et  l'en- 


THOMAS.  Î^OC) 

gage  à  entrer.  On  ne  refuse  guère  ce  qu'on  dé- 
sire. Seymour ,  qui  a  eu  le  temps  de  se  remettre , 
seconde  la  ruse  innocente  de  Fanny.  Il  boite 
très- bas  ^  soutenu  sur  l'épaule  du  bon  père. 
Fanny  j  sans  y  penser ,  avance  sa  main  blancfa^tte  ; 
celle  de  Seymour  la  rencontre  ;  elles  se  pressent , 
et  rincamat  du  plaisir  les  embellit  tous  les  deux. 

On  passe  dans  l'arrière-'boutique.  Le  bon  père 
déchausse  le  jeune  homme ,  pendant  que  Fanny 
imbibe  des  compresses  d'eau -de -vie  camphrée. 
Thompson  pose  l'appareil ,  et  fait  prendre  un 
cordial  au  blessé  :  la  blessure  était  au  cœur ,  et 
les  cordiaux ,  ni  les  coinprei&ses  ne  peuvent  rien 
à  ce  mal-là. 

Pendant  et  après  le  pansement,  Seymour  et 
Fanny,  qui  ne  savaient  pas  feindre,  se  regardaient 
si  constamment,  et  avec  tant  d'iyressè,  que  le 
père  Thompson  s'eii  aperçut.  Comme  le  père 
d'une  jolie  fille  est  toujours  soupçonneux,  il  de- 
manda au  jeune  homme ,  à  qui  il  avait  eu  le  bon- 
heur de  rendre  service.  Au  nom  de  Seymour, 
il  fronça  le  sourcil,  et  envoya  chercher  un  car- 
rosse de  place.  Il  aida  le  blessé  à  y  monter ,  et 
lui  dit  en  lui  serrant  la  main  :  «  Ma  fille  ne  peut 
«  être  votre  femme  ;  elle  n'est  pas  faite  pour  être 
c<  Votre  maîtresse.  N'oubliez  pas  que  j'ai  exercé 
«  l'hospitalité  envers  vous.  Adieu.  » 

Hé  !  pourquoi  ne  serait-elle  pas  ma  femme , 
se  disait  Seymour  en  roulant  ?  Pourquoi  ne  serait- 
il  pas  mon  mari ,  pensait  Fanny  lorsqu'il  s'éloi* 


alO  M.Oir    ONCLE 

gna  ?  (c  Ma  fille ,  lui  dit  Thompson ,  vous  pouvez 
(c  faire  le  bonheur  d'un  honnête  bourgeois.  Soii- 
(c  gez  qu'une  fille  sans  réputation  ne  convient  à 
«  personne.  Le  bonheur  d'un  honnête  bourgeois, 
«  reprit  Fanny  d'un  ton  timide  !  Poiu'quoi  pas 
«  aussi  celui  d'un  lord?  — Vous  le  feriez  un  mo- 
<c  ment,  il  vous  tromperait  ensuite.  Oubliez-le, 
<€  je  le  veux.  »  faille  de  quinze  ans  ne  croit  pas 
qu'un  beau  jeune  homme  puisse  être  trompeur, 
et  Fanny  ne  crut  pas  un  mot  de  ce  que  lui  disait 
son  père. 

Elle  ne  dormit  pas  de  la  nuit.  Seymour  ne 
ferma  pas  l'œil ,  et  ils  se  levèrent  avec  l'éclat  de 
la  rosée,  que  brillantent  les  premiers  feux  du 
jour.  :  pensers  de  bonheur  valent  mieux  que  le 
sommeil. 

Le  matin  ,  Seymour  passa  devant  Saint-Paul. 
Le  banc  était  à  la  porte  ;  mais  Fanny  n'y  était  pas  : 
son  père  le  lui  avait  défendu.  La  défense  lui  pa- 
raissait injuste;  mais  elle  était  respectueuse  et 
soumise.  Du  fond  de  sa  boutique,  où  elle  tra- 
vaillait sans  voir  son  ouvrage,'  elle  aperçut  Sey- 
mour; elle  soupira,  et  ne  se  permit  rien  de  plus. 
Seymour  passe,  repasse;  chaque  fois  il  obtient 
un  soupir,  mais  Fanny  reste  sur  sa  chaise.  L'a- 
mour veut  l'en  arracher  ;  mais  la  piété  filiale  l'y 
retient.  Seymour  brûle  de  lui  parler  :  il  a  tant 
de  choses  à  lui  dire  !  Il  faut  au  moins  un  prétexte 
pour  entrer,  et  il  en  trouve  bientôt  un.  Il  était 
tout  simple  de  remercier  le  père  Thompson  des 


THOMAS.  ail 

attentions  de  la  veille,  et  Seymour  traverse  le 
parvis  en  tremblant.  Il  fait  deux  pas ,  il  s'arrête  ; 
il  recule ,  il  avance  ;  le  cœur  lui  bat  avec  force  ; 
il  est  beau  comme  le  désir.  Fanuy  ,  qui  n'a  pas 
perdu  un  mouvement ,  s'embellit  de  même  sans 
s'en  douter.  Elle  n'a  pas  quitté  sa  chaise;  mais 
elle  sourit  en  voyant  son  amant  à  ses  pieds. 

Le  père  Thompson  était  sorti  :  Seymour  pou- 
vait tout  dire ,  et  il  ne  trouvait  pas  un  mot.  C'est 
qu'il  n'en  est  pas  qui  peigne  l'amour,  et  l'amant 
qui  cherche  à  le  définir ,  sacrifie  à  l'esprit ,  aux 
dépens  de  son  cœur.  Leurs  doigts  étaient  entre- 
lacés; Fanny,  penchée  avec  intérêt,  vers  Seymour, 
respirait  son  haleine  brûlante;  ses  lèvres  rosées 
attendaient  le  baiser  ;  son  œil  humide  annonçait 
sa  défaite.  Sa  position,  un  fichu ,  innocent  et  per- 
fide ,  qui  trahissait  sa  confiance ,  tout  ajoutait  à  l'i- 
vresse de  Seymour:  sa  tête  se  perdait...  *f  Laissez- 
a  moi  fuir ,  dit-il ,  en  dégageant  sa  main  ;  vous 
«  n'êtes  pas  en  sûreté.  »  Il  se  tourne  pour  s'éloi- 
gner ,  le  père  Thompson  est  devant  lui  ;  c'est  la 
foudre.  Seymour  est  à  ses  genoux ,  il  les  mouille 
de  ses  larmes,  et  Fanny  interdite,  ne  comprend 
rien  à  ce  qui  se  passe. 

Le  père  Thompson  relève  Seymour  et  le  con- 
sole. <c  Ma  fille  vous  aime,  lui  dit-il,  c'est  un  mai- 
ce  heur.  Je  ne  lui  en  ferai  pas  de  reproches  : 
^<  vous  êtes  un  honnête  homme ,  et  cela  me  ras- 
«  sure.  Cependant  je  vous  conjure  de  ne  plus 
te  revenir  ici.  Promettez-le  moi  ^  par  cette  probité, 

14. 


Q19i  ^OV(    ONCLE 

•«<  à  qui  j'tfi  dû  une  fois  l'honneur  de  ma  fille.  Ne 

tt  plus  revenir!  ne  plu»  revenir!  répétait  Sejrmour. 

(c — Elle  est  perdue  6i  elle  vous  revoit.  Grâce 

«  pour  Fanny,  grâce  pour  son  vieux  père.»  Et 

Thompson  à  son  tour ,  embrassait  les  genoux  du 

«jeune  lord,  «c-^— Je  ne  reviendrai  pas,  je  le  jure 

c<  par  l'honneur.   Il   m'en  coûtera,  sans   doute; 

-«  niais  je  conserverai  votre  estime.  »  Il  dit,  et  dis- 

::parait. 

Deux  jours  s'écoulent...  Qu'ils  sont  longs  les 
jours  de  douleur!  Plus  de  gaîté  pour  Fanny, 
-plus  de  repos  pour  Seymour.  Incapable  de  man- 
«quer  à  sa  parole ,  il  cherche  à  accorder  son  amour 
;et  son  honneur. 

Tantôt  il  voulait  s'ouvrir  à  son  père,  et  lui  de- 
mander sou  aveu  ;  tantôt  il  se  proposait  de  fléchir 
la  sévérité  de  Thompson,  et  de  l'engager  à  rece- 
voir se^  visites  jusqu'au  temps  où  il  serait  maître 
de  lui  ;  mais ,  avec  un  peu  de  réflexion ,  il  sentait 
le  danger  du  premier  parti ,  et  la  solidité  des  rai- 
sons que  lui  opposerait  le  père  de  Fanqy.  Cepen- 
dant ,  il  ne  pouvait  vivre  sans  elle.  «  Elle  m'est 
«  nécessaire ,  disait-il ,  comme  l'air  que  je  respire , 
«  et  j'ai  promis!... J'ai  promis  de  ne  pas  retourner 
^(  chez  elle;  je  ne  me  suis  point  engagé  à  ne 
xc  plus  la  revoir  ,  à  ne  pas  lui  écrire ,  »  Et  le 
•voilà  à  son  secrétaire,. brûlant  le  papier,  fer- 
mant m  lettré  9  et  ne  sachant  comment  la  ^aire 
.parvenir. 

Il  sentait  que  sa  grande  jeunesse  empêcherait 


THOMAS.  %l'i 

les  domestiques  de  la  maiâôn  d'entrer  dans  cette 
intrigue.  Le  vieux  Dick  l'avait  élevé,  et  l'atiûait 
tendrement;  msds  par  cela  même  Dick  lui  semblait 
à  craindre ,  et  si  son  attachement  le  rendait  indis-i 

■ 

cret ,  rhonnéte  Thompson  devenait  l'objet  de  l'in- 
dignation d'une  famille  puissante.  Cependant  on 
n'écrit  point  pour  n'être  pas  lu  ;  on  n  écrit  point 
sans  con^ter  un  peu  sur  une  réponse  ^  et  il  est 
dur  de  renoncer  à  cet  espoir-là.  > 

Comment  faire  ?  Seymour  n'en  sait  rien;  mais 
il  sort ,  et  marche  au  hasard.  Il  trouve  un  com-^ 
missionnaire ,  il  le  charge  de  sa  lettre  ;  il  court 
après  lui ,  il  la  reprend  :  il  craint  que  Thompson 
ne  soit  dans  sa  boutique.  Il  se  dépite ,  il  soupire,  il 
marche  toujours,  et,  insensiblement ,  il  approche 
de  Saint-Paul  ;  il  y  entre  par  la  porte  opposée  au 
bienheureux  parvis;  il  est  auprès  d'elle,  et  déjà 
il  est  moins  malheureux;  mais  cela  ne  su0}t  pas. 
La  lettre  est  encore  dans  sa  poche. 

Si  Fanny  l'avait ,  on  la  supposerait  occupée  à  la 
lire,  à  y  répondre  ;  elle  la  baiserait  peujt-étre.  Oà 
ne  s'en  flatte  pas  ;  mais  on  caresse  oette  idée; 

Un  vieux  ministre  traverse  la  nef;. son  vêtCf- 
ment  annonce  une  extrême  médiocrité.  Sey*- 
mour  l'aborde  avec  confiance.  Pourquoi  ne  doute^ 
t-on  jamais  de  la  condescendance  du  pauvre  ? 
C'est  parce  qu'on  sent  qu'il  a'  besoin  de  tout  le 
monde ^  et  que  l'homme  nécessiteux  est  rarement 
délicat.  < 

L'imagination;  va  rapidement ,  et:  surtQut  eii 


!il4  MON    ONCL.E 

amour.  Les  désirs  du  jeune  homme  se  bornaient 
d'abord  à  faire  rendre  sa  lettre.  L'habit  du  mi- 
nistre fait  naître  un  dessein  plus  vaste.  La  reK- 
gion,  toujours  sévère,  peut  ici  favoriser  l'am'our. 
Seymour  vivait   à   la  cour  ,   il    avait   l'esprit 
avancé,  et  il  mit,  dans  ses  propositions , la  décence 
qui  pouvait  seule  les  rendre  supportables  à  un 
homme  de  cet  état.  «  J'aime  une  fille  charmante, 
<c  lui  dit-il;  mon  père,  ivre  d'or  et  de  grandeurs, 
«  me  la  refusera.  Je  ne  proposerai  point  à  Thomp- 
«  son  un  mariage  secret,  il  s'en  offenserait,  il  le 
«  doit  ;  mais  il  est  père ,  et  il  pardonnera  à  l'époux 
«  de  sa  fille.  J'attends  de  vous  un   service  qui 
«  n'eâj:  point  incompatible  avec  l'exacte  délica- 
«  tessé  :  assurez  à  Fanny  mon  rang  et  ma  for- 
ce tune,  à  tous  deux, le  bonheur,  et  comptez  sur 
«  la  reconnaissance  de  Seymour.  » 

A  ce  nom ,  le  bon  ministre  effrayé ,  représente 
au  jeune  homme  les  inconvéniens  d'une  union 
disproportionnée,  secrète,  et  méconnue  par  la  loi; 
le  dégoût  qui  pouvait  la  suivre;  l'état  humiliant 
où  Fanny  serait  réduite ,  si  son  époux  l'abandon- 
nait ;  les  regrets  qu'il  éprouverait  lui-même ,  si  sa 
condescendance  n'avait  servi  qu'à  faire  une  infor- 
tunée. Il  engagea  Seymour  à  se  vaincre,  et  il 
l'assura' que  bientôt  une  inclination  nouvelle,  et 
plus  convenable ,  lui  ferait  oublier  Fanny. 

Seymour  était  plein  d'honneur;  il  ne  put  souf- 
frir qu'on  le  crût  capable  de  trahir  ses  sermens. 
11  se  défendit  avec  l'éloquence  du  sentiment ,  et  il 


THOMAS.  aiD 

persuada  avec  la  ^facilité  que  donne  l'éloquence. 
Une  bourse  de  cent  pièces  acheva  de  lever  les 
scrupules;  le  mariage  fut  arrêté.  Il  ne  manquait 
que  le  consentement  de  Fanny. 

Pouvait-elle  rien  refuser  à  Seymour?  Pouvait- 
elle  rien  opposer  aux  raisonnemens  d'un  ministre 
des  autels?  Celui-ci  la  voyait  tous  les  jours,  et 
n'était  pas  suspect  à  Thompson.  Il  servait  Sey- 
mour avec  chaleur,  et  il  ne  fallait  plus  qu'indiquer 
le  moment  qui  devait  l'unir  à  Fanny. 

Un  jour,  à  cinq  heures  du  matin,  elle  se  dérobe 
de  la  maison  paternelle.  Elle  ne  pense  point 
qu'elle  manque  à  son  père,  et  peut-être  à  elle- 
même;  elle  ne  voit  que  Seymour,  il  est  tout  pour 
elle  ;  elle  lui  doit  une  nouvelle  vie. 

Fanny  se  glisse  dans  le  temple  ;  son  amant  l'at- 
tendait a  l'autel.  Deux  pauvres  entendent  le  ser- 
ment. Jamais  on  ne  le  prononça  avec  autant 
d'ivresse,  ni  avec  un  respect  plus  religieux. 

La  cérémonie  terminée,  Seymour  présente  la 
main  à  son  épouse;  il  la  conduit  à  un  carrosse  de 
louage  qui  attendait  derrière  Saint-Paul.  Ils  sor- 
tent de  la  ville,  et  descendent  à  une  simple  au- 
berge de  village.  Une  chambre  modeste,  un  repas 
fiiigal,  point  de  parens,  d'amis ,  l'amour  tient  lieu 
de  tout  cela;  il  fait  seul  les  frais  de  cette  déli- 
cieuse journée. 

Dans  un  de  ces  momens  d'intervalle,  où  le  cœur 
aime  à  se  reposer,  et  où  il  jouit  dans  le  recueil- 
lement, l'heureuse  Fanny  prononce  le  nom  de  sou 


ai6  nom  onox^s 

père.  Aussilot  Se^mour  écrit/  Sa  lettré  est  rétp- 
pectueuse,'  est   soumise;  eile  doit  éésknÊier  ïe, 
vieillard. 

La  voiture  qui  les  a  amenés,  t^part  pour  Lbnv 
dres  eh  diligence.  Lé  cocher  arrête  à  cent  pas  Au 
magasin  de  Thompson  ;  iï  se  présente  au  bon  pètè^ 
et  lui  remet  la  lettré.  • 

Thompson  avait  passé  tiné  partie  de  la  journée 
dans  les  plus  vives  Inquiétudes.  Il  avait  été  ch^ 
tous  ceux  ou  11  croy^t  pbttvolr  trouvi^r  Fahny  , 
et  il  n'avait  parlé  d'elle  à  personne  :  un  mot  in- 
considéré pouvait  nuire  à  sa  réputation.  Il  se  rsLp" 
pela  Seymour;  il  crut  sa  fiUé  déshonorée,  et 
rentra  la  mort  dans  Tame. 

La  lettre  du  jeuiiè  homme  mit  un  terme  à  ^és 
inquiétudes,  et  ne- calma  point  sa  douleur.  Il  sen- 
tait que  l'état  de  sa  fille  dépendait  uniquement 
d'un  jeune  homme  de  seiee  ans,  et  sait-ôn  à  cet 
âge  ce  qu'on  fera  le  lendemain  ?  L'Idée  de  Fanny  ; 
abandonnée  et  perdue,  lut  arrachait  des  lanâes. 
Il  pleurait  en  montant  en  carrosse  ;  il  pleurait  èn*^ 
core  ëh  entrant  dans  la  chambre  où  étalent  leé 
jeunet  épbux. 

.  «  Je  ne  vous  ferai  point  de  reproches,  leur  dit- 
ce  Il  ;  le  mal  est  sans  reitiède ,  et  les  pleurs  ,  que 
«  je  verse  sur  vous,  déiÈentlralèût  la  sévérilé  que 
«  je  voudrais  en  vain  affecter.  Puisse  Fanny  ne 
c<  pas  pleurer  à  son  tour  son  excesdive  Êicllité. 
«  Puissiez-vous ,  milord ,  ne  jamais  oublier  que 
«  vous  vous  êtes  chargé  du  bonheur  de  sa  vie? 


THOMAS.  317 

«'  Ym9^  9  wps  ^aÎEMas^  qi^  votr^  pè^e  you»  bér 
«  zii3^>9  et  ^113  Dieu  vous  bénisse  ayeciui  p       . 

Oa  s'e&treûiit  avec  assez  de  caloie,  et  on  cau^ 
vint  dts  niQMiii^  à  {^rej^drf.  pow  cafiher  ce  mar 
iia§^  à  .4;qu$  1^  loo^de,  et  surtout  au  vieux  iord 
Seymour.  ThQUipuoii  çbtiot ,  avec  peioe ,  .du  jeune 
homine^  impétueux,  ardent,  que  jamais  il  u'ap- 
proqb^rait  de  çh^^  lui.  Pour  1q  dédommager  .de 
s0s.jprivatiQii$9  il  lui  promit  4e  lui  amener  sa 
jeo^e  ^ousç  -k  la  campagoe ,  l^s  jours  de  dimaa* 
dbes  ^  de  £)tes;  il  lui,  perjçnit  de  lui  écrire  .tous 
le&vj^irs^  laaisilfut  eiiqore  arrêté  que.Fanny  ne 
r4pon4r4Ît4aniaiS|  de  peur  que  ses  lettres  ne  tom* 
basseûb  ^iti?e  des  mains  à  redouter. 
.  iA  nuit  approchait.  Seymour.  ne  pouvait. la 
p»S9er  horst  de  rhôtel,,3a0S  donn^,  sur  sa.ron^ 
duîtf  9  des.sQupçoos  qu  oq  ichf  rchçrait  à  éçlaircir» 
et  peut-être  avec  trop  de  succès.  Il  fallut  sacri- 
fier mie  parue  de  sou  bonheur,  pour  en  assurer 
la  durée. 

Alais  le  diman^^e  suivant^  Seymour  se  lève 
avec  Taurore;  il.mont^  son  m<?iH^ur  cheval,  il 
court  ^  il  vole  ;  il  est  à  Hamptoncoujct ,  et  les  mai* 
sons  ne  «ont  pas  encore  ouvertes.  Fa^ny ,  de  son 
coté,  ise  donne  à  peine  le  temps  de  s'bsibille;!*.  £4) 
se> laçant  elle  va  de  sa  diambre  à  celle  de  son  père; 
elfe  le  presse ,  elle  p^s^e  sa  cravate ,  elle  lui  pré- 
sente sa  perruque  ;  elk  revient  9  elle  attache  $01) 
petit  chapeau  4^  paille,  et  le  no.ue  sous  son  pçtit 
i^aenton  avec  un  ruban  moins  frais  qu  elle  ^  ellp 


ai8  MON    ONCLE 

rentre  che2  son  père  ;  il  n'est  pas,  prêt  encore , 
et  un  geste  d'impatience,  et  la  plus  jolie  petite 
mine...  Thompson  la  voit  dans  son  miroir;  il 
sourit,  il  se  hâte;  il  prend  son  chapeau  et  sa 
canne.  On  part ,  on  arrive  ;  Seymour  est  à  la  por- 
tière ;  il  reçoit  Fanny  dans  ses  bras, 

Le  père  Thompson  était  de  trop.  Il  avait  été 
jeune ,  et  il  s'en  souvint.  Ordinairement  occupé 
de  son  commerce ,  il  jugea  à  propos ,  ce  jour-là, 
de  s'ériger  en  politique,  pour  aller  lire  les  jour- 
naux ;  en  fleuriste  déterminé  pour  visiter  les  jar- 
dins. Il  sortait  à  chaque  instant,  restait  dehors 
des  heures  entières,  et  rentrait,  toujours  trop  tôt 
au  gré  des  jeunes  époux.  La  journée  s'écoula 
avec  rapidité  :  le  temps  vole  pour  les  amans  heu- 
reux. Ah  !  pensait  le  bon  Thompson ,  en  reve- 
nant à  la  ville ,  si  cette  ivresse  pouvait  toujours 
durer  ! 

Cependant  milord  Seymour  s'occupait  sérieuse- 
ment de  l'avancement  de  son  fils.  Milord  Chatam  > 
son  parent,  premier  ministre,  et  dispensateur  des 
grâces ,  avait  reconnu ,  dans  le  jeune  homme,  une 
probité  sévère ,  un  jugement  sain ,  un  esprit  so- 
lide et  capable  d'application,  et  il  le  destinait  à 
la  première  place  de  la  magistrature.  Le  grand 
chancelier  commençait  à  vieillir;  il  devait  dans 
quelques  années  ne  désirer  que  le  repos.  Il  avait 
une  fille  unique  ,  qui  n'était  pas  belle ,  qui  n'était 
pas  née  sur  le  trône  ;  mais  qui  avait  un  million 
de  revenu ,  et  milord  Chatam  avait  engagé  son 


THOMAS.  219 

parent  à  se  relâcher  de  ses  prétentions ,  et  à  con- 
sentir que  son  fils  devînt  simplement  un  des 
plus  éminens,  et  des  plus  riches  seigneurs  des 
trois  royaumes. 

Il  ét§it  indispensable,  pour  l'exécution  de  ce 
plan,  que  Seyraour  étudiât  le  droit  public.  Son 
père  lui  confia  ses  projets  ;  lui  annonça  qu'il  pas- 
serait deux  ans  à  l'université  d'Oxford ,  et  lui  fit 
préparer  un  train  conforme  à  son  rang  et  à  sa 
fortune.  Seymour  apprenait  à  dissimuler.  Il  parut 
entrer  dans  les  vues  de  son  père,  et  il  refusa 
seulement  cette  suite  de  valets,  qui  seraient  autant 
d'espions  de  ses  démarches  :  l'amour  n'aime  pas  les 
témoins.  Il  ne  voulut  que  le  vieux  Dick ,  et  il  fit 
observer  à  son  père  que  l'éclat  s'accorde  mal  avec 
l'étude.  Il  déclara  que  son  intention  était  de  loger 
et  de  vivre  avec  les  autres  pensionnaires ,  pour 
suivre  les  cours  avec  plus  de  facilité.  Confondu 
dans  la  foule,  il  était  sûr  de  n'être  pas  remarqué 
et  c'était  ce  qu'il  voulait. 

Il  parla  à  Thompson  et  à  sa  fille  de  la  place 
distinguée  où  on  se  proposait  de  l'élever.  Il  se  tut 
sur  le  mariage  qui  devait  la  lui  assurer,  pour  leur 
épargner  de  vaines  inquiétudes,  et  il  arrangea 
ainsi  ses  petits  plans  de  bonheur. 

Fanny  avait  une  tante  à  'Harford  ;  cette  tante 
était  infirme ,  et  il  était  assez  naturel  qu'elle  dési- 
rât avoir  sa  nièce  auprès  d'elle.  Thompson  aimait 
sa  fille;  mais  elle  était  l'unique  héritière  de  sa 
tante ,  et  il  était  tout  simple  que  Thompson  sacri- 


2'^Q  MON   ONGLE 

fiât  sa  satisfaction  personnelle  aux  intérêts  de 
Fanny.  On  persuafda  aux  amis  et  aux  voisins 
qu'elle  partait  pour  Harford ,  et  on  lui  faisait  des 
habits  d'homme,  pour  suivre  son  époux  à  Ox- 
ford. Thompson  avait  fortement  comb|tttu  ce 
projet,  qui  avait  aussi  ses  dangers;  mais  il  était 
plus  dangereux ,  peut-être ,  de  séparer  de  sa  fiUe , 
pour  un  terme  aussi  long ,  un  jeune  homme:  qui 
avait  les  passions  vives ,  et  qui  trouverait  à  Ox* 
ford  des  objets  et  des  plaisirs  nouveaux.  Le  bon 
Thompson  céda.  Sa  fille  partit  pour  Harford  ;  elle 
passa  quelques  jours  auprès  de  sa  tante,  et  rer 
partit,  sous  l'extérieur  du  plus  joli  garçon  des 
trois  royaumes,  pour  s'aller  réunir  à  ce  qu'elle 
aimait  uniquement. 

Seymour  l'avait  annoncée  à  Dick  cmnme  un 
pauvre  gentilhomme  ,  avec  qui  il  était  lié  dès  l'en^ 
fance ,  qui  voulait  étudier  pour  obtenir  un  héné^ 
fice  9  et  qui  venait  recevoir  de  lui  les  secours  que 
ses  parens  ne  pouvaient  lui  donner.  £n  consé»^ 
quencje ,  on  s'était  logé  un  peu  grandement ,  et  on 
s'était  fourni  de  ce  qui  peut  rendre  la  retraite 
agréable  à  deux  jeunes  gens,  qui  veulent  éviter 
la  dissipation  et  les  plaisirs  bruyans. 

Cependant  le  vieux  Dick  ne  fut  pas  long-temp 
dupe  de  cette  prétendue  amitié.  Des  mots  échap- 
pés ,  des  caresses  imprudentes ,  presque  toujours 
un  lit  commun ,  tout  cela  éveille  le  soupçon.  Dick 
observa,  épia.  Il  surprit  Fanny  à  demi-nue,  et 
Seymour  ne  trouva  d'autre  moyen  de  la  rétablir 


THOMAS.  221 

dans  Testime  du  vieillard ,  que  de  le  mettre  dans 
%2L  confidence. 

Dick  tenait  à  ses  devoirs ,  autant  qu'il  aimait 
son  jeune  maître.  Il  balança  entre  Tintérêl  qu'il 
lui  inspirait ,  et  ce  qu'il  devait  au  vieux  lord.  Il 
pensa  enfin  que  Seymour  était  incapable  de  trahir 
celle  à  qui  il  avait  donné  le  titre  d'épduse  ;  il  jugea 
qu'un  aveu  de  cette  nature  brouillerait  le  père  et 
le  fils,  sans  rien  changer  à  la  situation  des  affaires. 
Il  se  tut ,  et  attendit  tout  du  temps. 

Voilà  où  en  était  ce  couple  si  jeune ,  si  tendre, 
si  intéressant ,  lorsque  mon  oncle  en  obtint  plus 
qu'il  n'aurait  osé  espérer. 

<c  Corbleu!  dit  Thomas,  quand  lady  Seymour 
((  eut  cessé  de  parler ,  je  savais  bien  que  je  vous 
c(  serais  bon  à  quelque  chose.  Je  dois  passer  par 
xc  Londres.  JHrai  voir  milord  Seymour;  je  lui  dirai 
*«  que  sa  bni  est  digne  d'une  couronne  ;  que  je 
«  veux  qu'il  approuve  son  mariage ,  et  s'il  est  ré- 
«  calcitrant;  je  vous  débarrasse  de  ce  père-là.  » 

Ce  projet  fou  fit  jeter  les  hauts  cris  à  Fanny  et 
à  Seymour.  Mon  oncle ,  toujours  opiniâtre ,  n'en 
•voulait  pas  démordre.  Les  jeunes  gens  eurent 
beaucoup  de  peine  à  lui  faire  entendre  que  cette 
Violence  les  perdrait  sans  retour,  et  il  ne  se i*endit 
que  lorsque  Fanny  lui  eut  fait  observer  qu'un  ad- 
versaire de  soixante  ans  n'était  pas  digne  de  lui. 

Pour  reconnaître  sa  docilité ,  on  le  diargea 
d'une  lettre  popr  Thompson.  On  lui  rappela ,  ver- 
"balemei^t ,  mille  détails,  dont  il  aurait  à  lui  rendre 


uaa  MON    ONCLE 

compte.  Thomas  protesta  qu'il  embrasserait  le 
brave  homme  de  toute  son  ame,  et  que  s'il  oubliait 
une  partie  de  ce  qu'il  venait  d'entendre ,  il  y  sub- 
stituerait des  choses  de  son  cru ,  qui  ne  seraient 
pas  sans  mérite^ 

•  CHAPITRE   V. 
Incidensy  accidens ,  éi^ènemens, 

Dick  est  rentré ,  la  place  est  retenue ,  la  valise 
est  prête ,  les  lettres  cachetées.  Thomas  ressemble 
à  une  fille  assez  drôlette,  quand  il  a  les  yeux  bais- 
sés, et  les  mains  dans  les  poches  de  son  tablier 
de  mousseline.  Dans  une  de  ces  poches,  Fanny 
a  glissé  une  petite  bourse  qili  renferme  dix  gui- 
nées.  Le  soleil  est  allé  éclairer  les  antipodes ,  la 
lune  est  cachée  derrière  un  nuage  :  tout  semble 
favoriser  le  fugitif. 

Le  voilà  avec  Diçk ,  courant  les  rues  d'Oxford , 
et  s'acheminant  vers  la  porte  de  Morlow.  Pour  se 
donner  un  air  plus  intéressant,  il  avait  le  bras 
droit  appujié  ;ur  celui  du  domestique  ;  de  la  main 
gauche  il  retroussait  ses  jupons  jusqu'aux  jarre- 
tières ;  il  tortillait  le  derrière  en  marchant ,  et  il 
chantonnait  un  air  poissard ,  qui  avait  couru  la 
ville  et  les  faubourgs.  Il  approchait  de  la  porte , 
et  il  comptait  bien  sortir  d'Oxford  sans  malen- 
contre  ;  mais  sa  démarche  plus  que  hardie  y  son 
tortillement  de  derrière,  et  son  chant  équivoque 


THOMAS.  ^23 

l'avaient  fait  suivre  par  un  amateur,  à  qui  tout 
était  bon,  hors  les  petits  soins  et  les  plaisirs  du 
cœur.  Mon  oncle  entend  quelqu'un  sur  ses  talons; 
il  a  peur ,  et  double  le  pas.  L'amateur  presse 
aussi  sa  marche ,  et  prend  familièrement  sa  nym- 
phe par  le  bras  gauche.  Thomas  tourne  la  tête , 
reconnaît  son  lieutenant ,  et  frémit.  Dick ,  per- 
suadé que  le  trompette  est  reconnu  et  arrêté , 
s'enfuit  avec  sa  valise ,  et  laisse  mon  4>ncle  très- 
embarrassé  de  sa  personne ,  comme  vous  pouvez 
le  croire. 

L'officier,  plus  sûr  de  son  fait  par  la  retraite 
précipitée  du  grisou ,  commence  à  faire  l'amour 
militairement,  c'est-à-dire,  qu'il  parle  peu,  et 
agit  beaucoup.  Thomas  n'a  pas  trop  de  ses  deux 
mains  pour  le  contenir.  La  vivacité  de  l'attaque 
lui  prouve  l'erreur  complète  de  l'assaillant,  et  il 
retrouve  sa  présence  d'esprit  ordinaire.  Il  quitte 
la  défensive,  se  met  à  son  tour  à  jouer  des  mains, 
en  passe  une  entre  la  ceinture  de  la  culotte  et 
le  caleçon  de  l'officier;  il  fait  sauter,  d'un  coup 
de  poignet,  la  courroie  qui  serre  la  boucle;  il  tire 
des  deux  cotés;  la  culotte  tombe  sur  les  talons  du 
lieutenant,  et  mon  oncle  prend  sa  course,  en  écla- 
tant, de  rire. 

L'officier  joué ,  et  contraint  de  s'arrêter  au  beau 
roiheu  de  la  rue  ,  jure  et  tempête  entre  ses  dents  ; 
une  patrouille,  qui  le  trouve,  la  chemise  au  vent, 
s'arrête,  s'informe,  prend  vivement  son  parti.  Les 
soldats  se  dispersent,  et  se  mettent  à  la  poursuite 


a24  i       MON    ONCLE 

de  là  donzelle  qui  a  rinipertinence  de  déculotter 
un  ofEcier,  et  de  lui  rire  au  nez.  Thomas  ;  empêtré 
de  ses  jupons,  perd  considérablement  en  vitesse  ; 
déjà  il  entend  résonner  les  talons  des  boitas  sur 
le  pavé;  le  bruit  approche,  il  va  être  pris,  il  ne 
sait  plus  que  penser  ni  que  faire. 

Un  carrosse  élégant  attendait  à  la  porté  d'un 
hôtel  ;  mon  oncle  saute  dans  la  voiture.  Le  co- 
cher, endormi  sur  son  siège,  est  réveillé  par  le 
bruit  de  la  portière;  il  descend  précipitamment  y 
demande  pardon  à  milady  de  ne  Tavoir- pas  en^ 
tendue  sortir  de  chez  son  amie;  ferme  la  por- 
tière ,  remonte  sur  son  siège ,  et  fouette  ses  che- 
vaux. Mon  oncle  se  sent  emporter ,  il  ne  sait  pas 
où  on  le  mène;  mais  il  né  peut  courir  de  ^v^ 
grands  dangers  que  celui  auquel  il  vient  d'éobàp- 
per ,  et  il  se  résigne.  Quand  il  se  croit  assez  loin 
pour  ne  plus  rien  oraindre  du  lieutenant ,  il 
cherche  à  ouvrir  doucement  la  portière ,  pour  se 
laisser  couler  dans  la  rue  ;  le  ressort  e^t  arîêté 
par  un  bouton ,  qu'il  ne  connaît  pas ,  qu'il  ne 
trouve  pas.  Il  allait  baisser  la  glace ,  et  fairè^  un 
saut  assez  périlleux,  lorsqu'il  s'aperçut  que  la 
voiture  était  sortie  de  la  ville ,  et  roulait  sur  la 
route  même  de  Morlow. 

II  aurait  fallu  être  d'nn  bien  mauvais  caractère , 
pour  prendre  en  mauvaise  part  le  service  que 
lui  rendait  le  cocher  :  aussi  mon  oncle  le  lai^sa- 
t-il  faire.  Il  se  remit  sur  son  coussin,  et  sa  main 
tomba  sur  un  de  ces  voiles ,  que  les  femmes  por- 


^ 


THOMAS.  2a5 

tent  Tété  pour  se  garantir  du  soleil  ;  il  jugea  qu'il 
appartenait  à  milady ,  et ,  à  tout  hasard ,  il  s'eii  en- 
veloppa la  tête,  pour  rendre  la  ressemblance  plus 
frappante. 

Après  une  demi  -  heure  de  marche ,  le  carrosse 
arrête  devant  un  château.  La  porte  s'ouvre  à  l'in- 
stant; le  carrosse  entre  dans  la  cour;  la  porte  se 
referme,  et  cela  commence  à  tracasser  mon  oncle. 
Deux  femmes  de  chambre  se  présentent  pour  l'ai, 
der  à  descendre  ;  mon  oncle  perd  tout-à-fait  la 
trémontane ,  et  s'appuie  sur  elles  en  poussant  un 
gros  soupir.  Il  s'avance  machmalement ,  et  se 
trouve  nez  à  nez  avec  milord,  qui  venait  poli- 
ment au  -  devant  de  sa  chère  moitié  :  autre  acci- 
dent !  milord  est  son  colonel. 

Bien  que  mon  oncle  eût  le  voile  de  milady , 
qu'elle  fût,  comme  lui,  habillée  de  blanc  ce  jour- 
là,  et  que  la  scène  ne  fût  éclairée  que  par  une 
bougie ,  dont  le  vent  faisait  vaciller  la  flamme,  il  y 
avait  cependant ,  dans  la  tournure  et  les  mailières, 
des  différences  qui  auraient  frappé  milord,  si  un 
mari  y  regardait  de  si  près.  Celui-ci  présente  la 
main  à  mon  oncle ,  avec  assez  d'indifférence  ;  il  le 
conduit  à  la  salle  à  manger,  et  sort  pour  aller 
voir  ses  coqs,  ses  chiens  et  ses  chevaux. 

Mon  oncle ,  resté  seul ,  respire  plus  librement , 
et  examine  le  local.  La  lune  blanchissait  ]e  faite 
d'une  muraille  circulaire ,  qui  n'avait  de  sortie  que 
par  la  porte  qui  s'était  ouverte  au  bruit  du  car- 
rosse, et  le  portier  s'amusait,  bêtement,  à  caresser 
IV.  i5 


2^6  MON    ONCLE 

sa  femme  en  dehors  de  sa  loge.  Ija  salle  à  mai^er 
n'avait  de  vue  que  sur  la  çpur  :  il  était  difificile 
de  prendre  un  parti.  Cependant  l'heure  du  souper 
approchait,  il  faudrait  lever  le  voile,  se  déclara, 
et  le  déï^ouement  ne  promettait  rien  d'avantageux. 

Pendant  que  Thomas .  se  consulte ,  il  entend  la 
voix  de  milord;  sa.  frayeur  redouble;  il  sort  de 
la  salle  .pour  se  réfugier,  n'importe  où.  Il  passe , 
à  tâtons,  dans  un  office,  de  l'office  dans  un*  cabinet, 
et  du  cabinet  dans  une  chambre:  De  chambre  en 
chambre,  il  arrive  dans  une  basse -cour;  de  la 
basse* cour,  il  gagne  une  vacherie.  Dans  un  coin, 
était  un  tas  de  paille ,  et  mon  oncle  se  blottit  au 
milieu  des  gerbes ,  en  attendant  les  évènemens. 

La  vachère,  grosse  fille  réjouie  et  rebondie, 
avait  pour  amant  un  robuste  palfrenier,  à  qui 
elle  donnait  des  rendezi-vous  sur  le  tas  de  paille 
même  où  mon  oncle  était  caché  :  on  n'a  paa  tou- 
joursses  aises  dans  ce  monde.  L'amant  empressé, 
était  déjà  arrivé,  et  attendait  avec  impatience. 
Aux  premiers  pas  de  mon  oncle ,  le  cœur  lui  battit 
d'aise;  mais  quand  il  entendit  Thomas  qui  se  pre- 
nait les  jambes  dans  les  licols  des  vaches ,  et  qui 
renversait  les  pelles  et  les  fourches ,  il  jugea,  avec 
beaucoup  de  sagacité,  que  ce  ne  pouvait  être  6a 
chère  Mary^  qui  connaissait  trop  bien  les  êtres 
pour  se  fourvoyer  ainsi.  11  craignit  d'être  décou- 
vert, et  s'était  tapi  sous  les  bottes ,  lorsque  mon 
oncle  se  plaça  directement  sur  lui.  Le  palfrenier 
ne  concevait  pas  ce  que  voulait  faire  là  celui  ou 


THOMAS.  aay 

ceUe  qui  demeurait  inimobile  camme  lui ,  et  qui 
coTunie  lui  paraissait  retenir  son  haleirïe. 

La  fiUe  de  basse-cour ,  qu'amour  pressait  aussi , 
arrive  sur  la  pcnnte  du  pied ,  Tient  dtoit  au  tas 
de  paille,  trouve,  sous  une  main,  la  jambe  du  pal- 
frenter,  soos  l'autre  un  jupon  de  taffetas.  Elle  ne 
(toute  pas  que  miiady  ne  passe  une  fantaisie  avec 
son  amant  ;  elle  enrage,  mais  elle  se  tait,  et  se 
i^etire ,  parce  que,  dans  ces  sortes  de  cas,  les  expli- 
cations sont  au  moins  inutiles ,  et ,  qu'intérieure- 
ment, elle  ne  pouvait  se  dissimuler  que  madame 
ne  m^tàt  la  préférence  à  tous  égards. 

Le  pal%eiiier ,  fatigué  de  porter  mon  oncle,  et 
ne  pouvant  résister  plus  long -temps  à  la  gène 
horrible  qu'il  éprouve ,  et  à  l'incertitude  qui  le 
tQurmente,  veut  connaître  enfin  l'immobile  et 
taciturne  animal  qui  lui  brise  les  membres.  Il  dé* 
gage  un  bras  doucement ,  bien  doucement  ;  il 
avance  la  main,  et  le  moëleux  des  étoffes  le  frappe 
à  son  tour.  Comme  le  drôle  ne  manquait  pas  de 
bonne  opinion  de  lui-même,  il  se  persuade  que 
miiady  est  sensible  à  son  mérite;  qu'elle  a  décou- 
vert ses  rendez-vous ,  et  qu'elle  veut  prendre,  un 
moment,  la  place  de  la  vachère.  Il  agit  d'après 
cette  persuasion;  il  tâtonne,  il  fourrage  ;  la  cu- 
lotte de  peau  du  trompette  dérange  toutes  ses 
idées.  Il  partagQ  la  frayeur  qu'il  a  inspirée  à  mon 
oncle  ;  il  fait  un  effort  violent  ;  il  se  tire  de  des- 
sous les  bottes;  il  roule  d'un  côté,  Thomas  de 
l'autre  ;  tous  deux  se  relèvent,  et  se  sauvent,  le 

i5. 


2^8  MON    ONGLE 

palfrenier  par  la  porte  qu'il  connaissait,  Thomas 
par  une  croisée  qui  se  trouve  devant  lui.  I^e  dé- 
serteur saute  dans  un  potager;  gagne  un  mur 
garni  de  treillages,  et  grimpe,  le  plus  lestement 
<ju'il  peut.  Le  jardinier  s'imagine  qu'on  vient  voler 
ses  choux;  il  sort  de  sa  hutte,  suivi  de  deux 
chiens,  et  armé  d'un  fusil.  Il  court  du  côté  où  mon 
oncle,  en  montant,  brisait  le  treillage  sous  ses 
pieds  ;  il  ajuste,  il  lâche  son  coup,  à  l'instant  même 
où  Thomas  venait  de  se  laisser  couler  de  l'autre 
coté. 

Les  garçons  jardiniers ,  les  palfreniers  accou- 
rent à  l'explosion.  Le  jardinier  soutient  qu'il  a  tué 
le  voleur,  et  qu'il  l'a  vu  tomber.  On  le  cherche, 
on  ne  trouve  personne  ;  on  conclut  qu'il  n'est  que 
blessé ,  et  qu'il  s'est  traîné  dans  les  asperges ,  ou 
dans  les  artichauts.  Les  recherches  continuei^t ,  et 
mon  oncle,  débarrassé  pour  la  seconde  fois,  court 
il  travers  les  champs,  et  cherche  à  regagner  son 
chemin . 

Cependant  le  désordre  se  communiquait  du  po- 
tager au  grenier  à  foin ,  où  Mary  avait  joint  son 
palfrenier,  et  où  elle  s'expliquait  avec  les  pieds  et 
avec  les  ongles.  Du  grenier  à  foin  ,  le  tumulte 
commençait  à  s'insinuer  dans  le  château.  Milord 
avait  fait  sa  tournée  ;  il  était  rentré ,  on  avait 
servi,  et  milady  ne  se  trouvait  pas.  Ses  femmes 
la  cherchent  dans  sa  chambre  à  coucher ,  dans  sa 
bibliothèque  ,  dans  son  cabinet  de  toilette  ;  on 
l'appelle  à  grands  cris  ;  les  domestiques  se  rassem- 


THOMAS.  229 

blent,  bouleversent  inutilement  la  maison  et  les 
j^ordins  ;  Talarme  devient  générale.  On  descend  les 
lanternes  dans  les  puits ,  dans  les  privés;  on  sonde 
deux  étangs  :  milord  se  désole ,  ou  en  fait  sem- 
blant. 

On  sonne  à  tout  rompre  à  la  principale  entrée. 
On  court  ;  c'est  un  carrosse,  c'est  la  livrée  de  la 
dame  d'Oxford,  chez  qui  milady  a  passé  h,  soirée  ; 
c'est  miladj  elle-même ,  qui  descend  de  très-mau- 
vaise humeur,  qui  gronde  son  mari  stupéfait,  qui 
rudoie  son  cocher ,  qu'elle  a  fait  chercher  dans  la 
ville  une  partie  de  la  nuit  ;  c'est  le  malheureux 
cocher  qui  jure  qu'il  l'a  ramenée;  c'est  milord 
qui  l'atteste  ;  ce  sont  ses  femmes  qui  le  confir- 
ment ;  c'est  milady  qui  croit  qu'on  est  d'accord 
pour  se  moquer  d'elle ,  qui  souffleté  ses  femmes , 
qui  renverse  la  table ,  et  qui  va  s'enfermer  chez 
elle. 

Après  un  peu  de  réflexion ,  milord  vit  claire- 
ment qu'il  y  avait  du  quiproquo  y  et  qu'il  était 
certain  qu'on  avait  amené  deux  dames  tout-à-fait 
différentes.  Comme  il  s'expliquait  d'une  manière 
très-lumineuse ,  il  se  fit  aisément  comprendre  à 
ses  gens.  Ceux-ci,  persuadés  que  milady  était 
étrangère  au  hourvari  qui  venait  d'éclater ,  rap- 
prochèrent les  époques.  Les  uns  racontèrent  l'in- 
cident de  la  vacherie,  les  autres,  l'escalade  du 
mur  du  potager ,  et  milord,  toujours  conséquent , 
jugea  que  la  dame  qu'avait  amené  son  cocher , 
avait  eu  de  fortes  raisons  de  dispariaître  subite* 


c 


SiSo  MON    ONCLE 

ment.  Mais  pourquoi  était-elle  montée  dans  soit 
carrosse?  Pourquoi  s'était -elle  laissé  conduire 
chez  lui  ?  C'est  k  quoi  milord  rêva  jusqu'au  jour , 
et  ce  qu'il  ne  put  jamais  pénétrer ,  parce  que 
mon  oncle,  qui  pouvait  seul  l'instruire,  se  soucia 
fort  peu  de  lui  donner  de  ses  nouvelles. 

Cependant  le  cher  Thomas  approchait  du  vil- 
lage où  il  devait  prendre  la  diligence.  Son  voile 
chiffonné ,  son  jupon  déchiré ,  sa  robe  couverte 
de  plâtre  et  de  boue ,  le  replongèrent  dans  de 
nouvelles  anxiétés.  Comment  ^e  présenter  à  la  voi* 
tare ,  dans  ce  grotesque  équipage  ?  Comment  se 
procurer  des  habits  d'homme  sans  se  faire  moquer 
de  soi ,  et  piquer  la  curiosité ,  qui  pourrait  avoir 
des  suites  Âmestes  ?  Il  maudit  la  terreur  panique 
qui  avait  fait  disparaître  Dick  et  sa  valise ,  et  il 
marchait  toujours,  en  cherchant  quelqu'expédient^ 
que  son  cerveau  fatigué  lui  refusa  long-temps. 

Déjà  il  voyait  le  clocher  du  village  dont  l'au- 
rore naissante  dorait  la  flèche;  déjà  il  entendait 
le  bêlement  des  agneaux,  le  mugissement  des 
bêtes  à  cornes  ;  déjà  le  pavé  résonnait  au  loin 
sous  les  roues  pesantes  dés  rouliers  ;  il  était  jour 
ei^fin ,  et  mon  oncle  aperçut  plus  distinctement 
encore  le  délabrement  ridicule  de  ses  vêtemenisi 
Il  se  pressa  de  s'ea  dépouiller.  Les  jeta  dans  un 
foss^ ,  et  pousuivit  sa  route ,  ne  possédalit  au 
monde  que  sa  culotte  de  peau,  ses  bas^  ses  sou* 
liers ,  et  la  petite  bourse  de  Fanny. 

Il  entra  dans  le  village ,  pâle  et  défait ,  coimnè  v 


THOMA.S.  23i 

on  l'est  après  une  nuit  pénible ,  passée  sans  boire 
et  sans  manger.  Une  bonne  femme,  qui  l'aperçut 
(a  première,  s'écria  qu'on  l'avait  volé;  mon  oncle 
saisit  cette  idée ,  et  dit  aussitôt  comme  la  bonne 
fepime.  Les  badauds  de  l'endroit ,  car  il  y  en  a 
partout  j  se  rassemblèrent  autour  de  lui  ;  il  feUut 
leur  faire  une  histoire,  et  il  la  fit  si  naturelle-^ 
ment,  qu'on  le  conduisit  chez  te  juge  de  paix ,  qui 
reçut  sa  déposition,  et  qui  mit  ses  <vatch-men  en 
route,  après  des  voleurs  qui  n'existaient  pas. 

Mon  oQcle  ne  fut  pas  plutôt  débarrassé  du  juge 
de  paix,  qu'il  pensa  au  plus  preisé^  Il  se  rendit 
4  l'auberge  où  relayait  la  diligence;  ir mangea, 
au  coin  du  feu ,  la  tranche  de  roast'heefy  il  but  la 
mesure  de  strong-beer.  L'hôtelier  lui  abandonna, 
pour  Sa  guinée ,  une  rcdingotte  et  un  chapeau 
passable;  monsieur  JefFris  prit  sa  place  dans  la 
voitîire ,  «t  il  se  crut  à  la  fin  de  ses  épreuves ,  lors* 
qu'il  roula  sur  le  grand  chemin  de  Londres  :  le 
ciel  en  avait  autrement  ordonné. 

Il  arriva ,  le  soir,  dans  la  capitale ,  excédé  de  &- 
tigue ,  et  ayant  plus  d'envie  de  dormir  ^ue  d'aller 
voir  le  père  Thompson.  Il  avait,  d'ailleurs,^n  petit 
amour-propre,  et  il  était  bien  aise  de  s'arranger 
décemment  avant  que  de  se  présenter  devant 
lui.  Il  se  rendit  donc  à  une  taverne  de  modeste 
apparence,  soupa  de  bon  appétit,  et  lïioïita  à 
une  chambre  à  deux  lits ,  dont  l'un  lui  était  des-* 
tiné.  L'autre  était  pour  un  sergent  d'infanterie  j 
que  sa  mauvaise  étoile  avait  amené  dans  la  même 


aSa  MON  ONCLE 

auberge,  et  qui  commençait  à .  se  déshabiller. 
DeusL  voyageurs ,  commensaux  d'un  même  appar- 
tement^ ne  se  couchent  pas  sans  se  saluer ,  et 
cette  première  politesse  engage  nécessairement 
la  conversation.  On  parle  volontiers  de  ce  qui 
flatte ,  ou  de  ce  qui  intéresse  le  plus  ,  et  ces  mes- 
sieurs, eu  se  déculottant,  raisonnaient  combats 
et  tactique,  comme  s'ils  eussent  été  des  Bona- 
parte. 

Le  sergent  était  une  espèce  d'original  qui,  à 
Fen tendre,  avait  fait  des  choses  incroyables,  et 
mon  oncle,  à  qui  ses  hauts  faits  étaient  indiffé- 
rens,  l'écoutait  sans  répondre,  et  commençait  à 
bâiller.  Mais  le  sergent  s'avisa  de  mettre  les  An- 
glais au-dessus  des  Romains ,  et  les  Français  au- 
dessous  des  troupes  du  roi  de  Portugal,  qui  ne 
valent  pas  mieux  que  les  soldats  du  curé  de  Liège, 
ou  que  les  faquins  qqi  montaient  la  garde  avec 
des  parassols  à  la  porte  du  Vatican.  Mon  oncle 
secoua  vivement  les  oreilles,  et  cependant  il  se 
possédait  encore.  Son  caractère  bouillant  rem- 
porta sur  toute  espèce  de  considération ,  lorsque 
le  sergent,  en  éteignant  la  chandelle,  se  vanta, 
entre  autres  exploits ,  d'avoir  lui  seul  fait  fuir ,  à 
CuUoden,  tout  un  piquet  de  troupes  françaises. 
U  était  de  la  prudence  de  se  taire  ;  mais  mon 
oncle,  poussé  à  bout,  riposta  au  sergent  par  un 
tu  en  as  7726/2^2  fortement  prononcé,  et  il  ajouta  : 
«  Les  Français  se  sont  battus  comme  des  diables 
«  à  CuUoden ,  et  si  les  montagnards  nous  eussent 


THOMAS.  a33 

(c  secondés ,  nous  forcions  le  duc  de  Cumberland 
«  et  son  armée  à  se  jeter  dans  la  Ness.  —  Nous 
«  eussent  secondés  !...  nous  forcions  !...  Tu  es  donc 
«  un  Français,  toi?  —  Oui,  f...,  et  je  m'en  fais 
«  honneur.  — Je  t'arrête  de  par  le  roL  —  Et  moi, 
«  je  te  cogne.  »  Et  mon  oncle ,  déjà  hors  du  lit , 
avait  été  chercher  le  sergent  dans  le  sien  ;  il  le 
tenait  aux  cheveux  d'une  main,  et  le  frappait  de 
l'autre  où  il  pouvait  l'attraper.  Imprudent ,  mau- 
vaise tête  !  que  de  sottises  tu  feras  encore  ! 

Le  sergent  se  défendait  vigoureusement ,  et , 
au  bruit  des  tables  et  des  chaises  renversées ,  le 
cabaretier  et  son  aide  de  cuisine  accourent  et  s'in- 
forment de  la  cause  du  tumulte.  Le  sergent ,  qui 
était  dans  toute  sa  force ,  tenait  alors  mon  pauvre 
oncle  sous  lui,  et  l'aurait  assommé ,  si  on  ne  le  lui 
eût  ôté  des  mains.  Le  sergent  le  dénonça  au  ca- 
baretier comme  un  partisan  des  Stuart,  et  il  or- 
donna au  marmiton  d'aller  chercher  un  constable. 
Le  cabaretier ,  que  Thomas  intéressait ,  essaya  de 
fléchir  le  sergent.  Celui-ci,  outré  des  coups  qu'il 
avait  reçus ,  ne  voulut  rien  entendre.  Il  menaça 
l'hôtelier  de  le  dénoncer  lui-même ,  si  son  garçon 
n'obéissait  à  l'instant.  Il  fallut  céder ,  et  le  sergent 
impitoyable  tint  mon  oncle  en  respect  avec  la 
pointe  de  son  sabre ,  jusqu'à  ce  que  le  constable 
arrivât. 

Le  courage  ne  pouvait  rien  dans  cette  conjonc- 
ture :  pas  de  pelle ,  point  de  pincettes ,  rien  à 
jeter  à  la  tête  du  sergent.  Mon  oncle,  outré  de 


i34  MON    ONCLE 

rage ,  se  rongeait  les  poings ,  en  marchant  à  grami ji 
pas  dans  la  chambre  ;  il  s'arrachait  les  cheveux , 
se  frappait  le  crâne  contre  les  murs ,  et  n'en  était 
pas  plus  avancé.  Le  constabte  arriva  avec  deux 
watch-men.  Mon  oncle  interrogé  ,<  avoua  qu'il 
était  des  troupes  françaises  faites  prisonnières  à 
Invemess*  Il  se  garda  bien  de  parler  du  régiment 
anglais  dans  leqnel  il  avait  servi,  de  ses  cama* 
rades  qu'il  avait  échiiiés,  et  de  sa  désertion.  Il 
dit  que,  depuis  kIMéfaite  du  prince  Edouard,  il 
avait  erré  en  Ecosse  et  eu  Angleterre ,  cherchant 
toujcRirs ,  pour  repasser  en  France ,  ime  occasion 
qui  ne  6'était  jamais  présentée. 

Le  conBtaUé  le  fit  habiller^  le  mit  dans  un 
iiacre,  et  le  conduisit  à  la  prison  de  Newgate.  Il 
y.  pafcsa  le  reste  de  la  nuit ,  sur  la  paille ,  à  mau* 
dire  sa  destinée ,  ou  plutôt  sa  fatde  imprudence. 

Le  lendemain ,  un  commissaire  des  gueires 
vint  prendre  de  lui  les  renseignemeps  qui  de- 
vaient constater  la  vérité  de  sa  déclaration  ,  et  il 
fut  décidé  qu^il  irak  partager  le  sort  de  ses  com- 
patriotes pris  à  Ctdloden  ou  ailleurs.  En  consé- 
quence on  Fagrégea  à  l'équipage  d'un  navire  mar- 
chanda, qu'un  petit  corsaire  anglais  avait  pris  et 
conduit  dans  la  Tamise;  on  leur  attacha  à  tous 
les  n»aîns  derrière  le  dos,  et  leur  escorte  leur  fit 
prendre  le  chemin  d'Yarmouth. 

Les  grandes  infortunes  sont  faites  pour  les 
grands  hommes,  et  si  on  considère  Régulus,  Ju- 
gurtfaa,  Mithridate,  César,  Pompée,  Caton,  se 


THOMAS.  a35 

donnant  la  mort,  ou  la  recevant  de  leurs  entier" 
mis  ;  si  y  parmi  les  modernes ,  on  s'arrête  à  Bayard , 
à  Nemours,  à  Turenne,  à  Charles  XII,  à  Bellille , 
à  Dam  pierre ,  à  Marceau ,  tués  après  des  victoires , 
ou  ad  sein  de  la  victoire  même,  on  avouera  que 
le  fameux  Thomas  devait  s'afFecter  peu  d'un  re- 
vers qui  lui  laissait  au  moins  l'espérance.  Aussi 
prit-il  galamment  son  parti ,  dès  la  fiti  de  la  pre- 
mière journée. 

CHAPITRE    VI. 

Quiparaitra  incroyahle ,  et  qui  F  est  moins  que  la 

'surprise  de  Crémone. 

On  rit 9  on  chante,  on  boit  en  prison  comme 
ailleurs,  quand  on  a  de  l'argent.  Le  gousset  d<) 
mou  oncle  était  passablement  fourni.  Il  faisait 
régulièrement  ses  quatre  repas,  et  comme  il  ai- 
mait la  société ,  il  régalait  ,*  de  temps  en  temps , 
trois  ou  quatre  amis,  qu'il  avait  choisis  parmi  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  brave ,  et  de  plus  crapuleux 
dans  l'espèce  de  bagne  où  il  était  renfermé. 

Avec  les  dispositions  heureuses  qu'il  avait  reçues 
de  la  nature,  ces  messieurs  lui  firent  faire  du 
chemin  en  peu  de  temps.  Ce  fut  d'eux  qu'il  ap- 
prit que  la  morale  est  inutile ,  la  religion  un  pré- 
jugé, la  probité  une  duperie.  La  conséquence 
de.  cette  première  donnée  est  que  les  hommes 
n'ont  rien  en  propre,  que  la  terre  est  à  tous,,  et 


1 


2  36  MON    ONCLE 

que  tous  ont  un  droit  égal  à  ce  qu'elle  produit. 
Malheureusement,  il  ne  pouvait  mettre  en  pra- 
tique, à  Yarmouth,  ces  principes  sublimes;  mais 
ils  germaient  dans  son  ame,  Us  y  fructifiaient, 
et  il  n'attendait  que  le  moment  qui  le  rendrait  à 
lui-même,  pour  sortir  tout- à -fait  de  la  classe 
commune. 

Cependant  on  ne  va  pas  très -loin  avec  sept  à 
huit  guinées ,  quand  on  vit  bien ,  et  qu'on  se  per- 
met de  traiter.  Mon  oncle,  qui  n'avait  jamais  pos- 
sédé un  pareil  trésor,  l'avait  cru  inépuisable  ,  et 
comme  il  est  dur  de  renoncer  à  un  certain  bien- 
être,  il  prit  de  l'humeur  quand  il  en  fut  à  sa 
dernière  couronne.  Il  devint  brutal  et  querelleur, 
quand  il  se  vit  réduit  au  pain,  aux  fèves,  et  à 
l'eau  du  roi  Georges.  Mais  il  avait  pris  sur  ses  ca- 
marades un  ascendant  qu'il  avait  dû  d'abord  à  sa 
petite  opulence,  et  qu'avaient  augmenté  et  sou- 
tenu une  figure  martiale ,  un  caractère  énergique , 
et  un  esprit  capable  de  conceptions  hardies.  Ses 
compagnons  de  malheur  avaient  pris  insensible- 
ment l'habitude  de  lui  céder  en  tout;  ils  lui  par- 
donnaient ses  brusqueries ,  et  ils  étaient  disposés 
à  suivre  l'impulsion  qu'il  plairait  à  Thomas  de 
leur  donner.  Il  était  chef  de  parti  sans  le  savoir, 
et  sans  autre  droit  que  celui 

....Qu'un  esprit  vaste  et  ferme  en  ses  desseins , 
A  sur  Tesprit  grossier  des  vulgaires  humains. 

11  soupirait  pour  la  liberté,  sans  avoir  imaginé 


\ 


THOMikS.  237 

encore  que  la  force  ou  l'adresse  pût  la  lui  rendre. 
Des  murs  élevés,  des  portes  solides ,  des  geôliers 
actifs ,  et  une  garde  militaire  ne  lui  permettaient 
pas  de  se  livrer  à  un  espoir  chimérique.  Son 
imagination  même  ne  s'y  était  jamais  arrêtée ,  et 
pendant  cinq  à  six  mois,  il  avait  trompé  l'ennui 
qu'amène  l'oisiveté ,  en  apprenant  à  tirer  des  ar- 
mes, d'un  maître,  à  qui  il  enseignait  à  jouer  du 
flageolet. 

Un  événement,  très-faible  en  lui-même,  amena 
une  étrange  révolution  dans  les  prisons  d'Yar- 
mouth.  Les  guichetiers  avaient  apporté  la  pitance 
du  jour^  et  le  roi  Georges ,  ou  le  geôlier  en  chef, 
avait  jugé  à  propos  de  retrancher  la  livre  de 
beurre  qui  assaisonnait  ordinairement  trois  bois- 
seaux de  fèves ,  dures  et  noires.  Un  prisonnier  se 
permit  quelques  observations  assez  fortes ,  aux- 
quelles l'homme  de  garde  qui  accompagnait  la 
chaudière,  répondit  par  un  coup  de  bourrade 
qui  jeta  le  raisonneur  à  la  renverse.  C'était  jus- 
tement un  des  chenapans  que  mon  oncle  avait 
pris  en  affection. 

«  Sacredieu  !  s  ecria-t-il  en  français ,  il  faut  que 
«  nous  soyons  bien  bêtes  pour  nous  laisser  traiter 
•c  ainsi  par  une  vingtaine  d'hommes ,  parce  qu'ils 
«  ont  des  fusils.  Prenons  les  clés  de  ces  marâuds- 
«  là,  sortons.  La  garde  fera  feu;  mais  elle  n'en 
ff  tuera  que  vingt.  Les  autres  prendront  fusils  et 
«  cartouches ,  et  seront  hors  la  ville ,  avant  que  la 
«  garnison  ait  le  temps   de  se   mettre  sous  les 


Î238  MOBT    ONCtE 

«  armes.  On  gagnera  le  bord  de  la  mer,  on  se 
a  jettera  dans  cinq  à  six  bateaux  pécheurs,  et  on 
«  fera  voile  pour  la  France.  Allons ,  amis ,  à  moi  » , 
et  il  prend  ,  au  collet,  le  soldat  qui  a  terrassé  son 
camarade,  et  il  le  désarme,  et  les  autres  fouil- 
lent les  guichetiers ,  et  les  clés  sont  enlevées ,  et 
les  portes  ouvertes. 

Mon  oncle ,  eii  sa  qualité  de  chef,  sort  le  pre- 
mier; les  autres  se  précipitent  après  lui.  La  garde 
se  range  à  la  hâte;  les  Franç2|is  essuient  la  dé- 
charge; dix-huit  tombent,  Thomas  n'est  pas  tou- 
ché. Il  s'arme ,  il  charge  en  marchant,  ses  compa- 
gnons l'imitent,  et  les  voilà  sortis  de  l'enceinte, 
ayant  vipgt  coups  prêts  à  tirer. 

Ils  marchent  précipitamment;  mais  en  bon 
ordre.  Us  ne  connaissent  pas  la  ville ,  et,  au  détour 
d'une  rue,  ils  tombent  sur  un  poste  de  trente 
hommes,  qui  avaient  eu  le  temps  de  se  mettre  en 
défense.  £n  un  instant  la  baïonnette  a  décidé 
l'affaire.  Les  Anglais  sont  culbutés;  l'un  d'eux  est 
pris.  Thomas  le  force  à  lui  servir  de  guide,  et 
lui  ordonne  de  le  conduire  vers  la  mer. 

Le  soldat  troublé,  ou  capable  d'une  ruse  de 
guerre ,  obéit  ;  mais  il  fait  sortir  l^s  Français  par 
la  porte  du  port,  et  les  met  sous  une  redoute 
qui  en  défend  Tentrée.  Thomas ,  furieux ,  lui  casse 
les  reins  d'un  coup  de  fusil ,  et  au  même  instant 
la  batterie  du  port  tire  à  cartouches ,  et  jette  qua- 
rante de  ces  braves  sur  le  pavé.  La  générale  bat 
dans  la  ville;  déjà  les  compagnies  se  forment  et 


THOMAS.  289 

niarchenÊt.  Thomas  va  être  pris  entre  deux  feux. 
Il  n'espère  pas  de  quartier;  un  prodige  seul  peut 
le  sauver;  il  imagine  et  exécute  à  la  fois. 

La  redoute ,  qui  protège  le  fort ,  n'est  défendue 
du  coté  de  terre  que  par  un  épaulement ,  et 
n'est  gardée  que  par  quarante  hommes.  Thomas 
profite  du  moment  où  les  canonniers  rechargent 
leurs  pièces  ;  il  court  droit  au  fort.  Il  y  pénètre , 
k  travers  la  fusillade  ;  il  égorge  la  garde  ;  il  force 
les  portes  d'un  magasin  d'armes ,  et  il  arme  le 
reste  de  son  monde. 

Il  ne  perd  pas  une  minute,  et  fait  toutes  ses 
dispositions.  Il  range  ses  soldats  d'infanterie  le 
long  du  parapet;  il  met  ses  artilleurs  aux  pièces; 
il  les  fait  pointer  sur  la  ville.  Ses  matelots  ap- 
portent ce  qu'ils  trouvent  de  charbons  et  de  grils 
pour  faire  rougir  des  boulets. 

Cependant  le  régiment  de  milice  de  Midlesex 
s'avançait,  croyant  n'avoir  à  réduire  que  trois 
cents  prisonniers  sans  armes.  On  est  étonné  de 
les  voir  maîtres  du  fort.  Le  colonel  déploie  sa 
colonne  sur  les  quais,  et  combine  un  plan  d'at- 
taque avec  son  état-major.  Pendant  qu'il  délibère, 
le  général  Thomas  engage  l'affaire  à  coups  de  ca- 
non, et  son  infanterie  fait  un  feu  roulant  qui  met 
le  désordre  dans  les  rangs.  Les  Français,  encoura- 
gés, redoublent  d'efforts  et  de  prestesse.Les  enne- 
mis se  cachent  derrière  les  maisons.  Le  colonel 
et  ses  officiers-majors , restés  seuls,  tombent  enfin 
d'accord  sur  un  point  :  c'est  qu'il  faut  se  retirer. 


24^  MON    ONCLE 

Déjà  Thomas  se  croit  victorieux;  déjà  le  pavil- 
lon rouge  est  abattu ,  et  remplacé  par  un  pavillon 
français ,  que  mon  oncle  a  fait  avec  le  devant  de 
sa  chemise.  Le  charbon  est  allumé ,  les  boulets 
rougissent,  et  nos  Français  ne  doutent  pas  qu'en 
mettant  le  feu 'à  quelques  maisons  dTarmouth, 
ils  n'obtiennent  des  provisions  et  un  bâtiment 
pour  passer  en  France.  C'est  à  cela  que  se  borne 
leur  ambition. 

Mais  un  général  de  seize  ans  ne  peut  pas  tout 
prévoir.  L'attention  et  les  efforts  de  Thomas  se 
dirigeaient  contre  la  ville,  et  il  ne  s'apercevait 
pas  que  le  vice  amiral ,  commandant  la  marine , 
vieux  renard,  sachant  à  fond  son  métier,  se  dis- 
posait à  le  chauffer  de  près. 

Il  avait  fait  amarrer,  sous  le  fort,  les  vaisseaux 
dont  les  manœuvres  n'étaient  pas  en  état,  et  le 
canon  de  mon  oncle  ne  pouvant  plonger  perpen- 
diculairement,  ils  se  trouvaient  hors  d'atteinte. 
Il  avait  fait  conduire ,  au  milieu  du  port ,  deux  fré- 
gates de  cinquante  canons,  dont  les  hunes  étaient 
chargées  d'hommes  armés  de  pierriers  et  d'es- 
pingoles,  qui,  portant  la  balle  plus  loin  que  le 
fusil ,  devaient  faire  taire  la  mousqueterie  de  la 
redoute.  Derrière  les  frégates ,  étaient  deux  ga- 
liotes  à  bombes ,  destinées  à  écraser  ou  à  disper- 
ser ceux  qu'on  ne  pourrait  ajuster  du  haut  des 
hunes.  D'un  autre  côté,  le  régiment  de  Midlesex , 
qui  ne  pouvait  se  battre  à  découvert  devant  vingt 
pièces  en  batterie,  faisait  des  coupures  derrière 


THOMAS  241 

les  /Baisons ,  et  se  retranchait  avec  des  charrettes 
et  de. gros  meubles,  pour  repous3er  les  sorties, 
sUl  prenait  à  mon  oncle  la  fantaisie  d'en  tenter. 
Tout  cela  se  disposait  avec  ordre  et  diligence,  et 
le  général  Tbpmas  touchait  à  sa  ruine  totale , 
lorsqu'il  se  croyait  sur  du  plus  brillant  succès. 

Les  boulets  étaient  rouges  ;  les  canonniers 
commençaient  à  les  faire  rouler  dans  les  pièces; 
plusieurs  étaient  déjà'  tombés  sur  les  édifices 
d'Yarmouth ,  quand  un  carillon  d'enfer  fait  tour- 
ner mes  héros  français  du  côté  de  la  mer.  Les 
pierriers  des  hunes,  les  batteries  des  frégates  , 
les  mortiers  des  galiotes,  tout  fait  feu  à  la  fois; 
les  balles  et  les  bombes  pleuvent  dans  la  redoute. 
Le  plus  grand  nombre  est  tué  ou  mutilé,  avant 
qu'on  puisse  retourner  les  canons ,  et  les  pointer 
contre  le  port.  Le  sang  coule,  il  ruisselle,  et  les 
plus  hardis  pâlissent.  Thomas,  l'intrépide  Tho- 
mas, perd  lui-même  la  tramontane;  il  prononce 
le  cri  fatal  :  Sauve  qui  peut  \  cri  qui  déshonore 
un  général  fait ,  et  qu'on  peut  pardonner  à  un 
commandant  de  hasard  ,  âgé  de  seize  ans.  Au 
reste,  que  vous  pardonniez  ou  non,  il  n'en  sera 
ni  plus  ni  moins. 

A  ce  cri ,  le  désordre  est  porté  à  son  comble. 
On  jette  les  armes,  on  se  presse,  on  se  culbute, 
on  sort  de  la  redoute  ,  on  fuit  sans  avoir  où  l'on 
va.  Les  uns  se  précipitent  dans  la  mer;  d'autres 
vont  se  jeter  sur  les  baïonnettes  des  milices  an- 
glaises; quelques-uns  se  dispersent  dans  les  rues, 
IV,  16 


^4^  MON    ONCLK 

et  sont  tués ,  à  cottps  de  fusil.  Mon  oncle ,  après 
avoir  erré  à'*raveTiture  ;  se  trouve  sur  le  bord  de 
là  Hviéi*è  qui  se  jette  dans  le  port  ati  nord  de  la 
ville.  Huit  de  Ses  camarades  l'ont  suivi  machina- 
4èment;  six,  sachant  nager,  passent  avec  hii  à 
l'autre  bord.  Ils  courent,  ils  filent  le  long  delà 
•côte ,  en  tirant  sur  Wursted.  Ils  aperçoivent ,  à 
peu  de  distance ,  des  champs  de  houblon  ;  ils  se 
courbent ,  ils  se  traînent  sur  les  genoux  et  les 
'mains;  ils  y  entrent  sans  éti^e  aperçus. 

Le  vice-amifal  et  le  colonel  avaient  autre  chose 
•à  faire  que  de  s'occuper  de  sept  à  huit  fuyards. 
Il  fallait  détruire  le  gros  des  insurgés ,  sauf  à  se 
mettre  ensuite  à  la  recherche  de  ceux  qui* au- 
raient échappé.  Il  restait  à  peine  une  heure  de 
jour;  il  était  essentiel  d*en  profiter,  et  ce  fut  ce 
'qui  sauva  mon  oncle. 

La  nuit  vint.  Les  malheureux,  excédés  de  fa- 
tigué et  de  faim,  se  levèrent,  mangèrent  du  'hou- 
blon ,  et  reprirent  quelques  forces.  Ils  tinrent 
ensuite  conseil ,  et  tous  étaient  d^avis  diffécens. 
•On  -se  contredit ,  on  s'aigrit ,  on  reprocha  à  liion 
oncle  la  témérité  d'une  entreprise,  qu'on  ne  re- 
gardait plus  que  comme  une  folie.  Tel  est  le  sort 
de  ce  qu'on  appelle  un  gi'and  homme.  Le  sufccès 
seul  le  justifie;  • 

.  Mais  au  moindrç  revers  funeste. 
Le  i^asque  tombe,  rhomme  reste, 
Et  le  héros  s'évanouit. 


THOMAS.  2*3 

Il  fallait  pourtant  se  décider  à  quelque  chose. 
Se  rendre  à  Yarmouth,  c'était  le  moyen  le  plus 
sûr  d'être  pendu  promptement  ;  se  cacher,  et 
piller  la  nuit ,  cela  ne  pouvait  durer  long-temps. 
On  se  détermina  à  retourner  à  la  côte,  à  cher- 
éher  un  bateau,  et  s'embarquer,  dût-on  crever 
de  faim  en  route. 

Voilà  donc  le  général  sans  armée ,  et  ses  com- 
pagnons redevenus  ses  égaux,  allant  de  rochers 
en  rochers;  tâtonnant,  ne  trouvant  rien,  et  jurant 
en  proportion  de  leur  mauvaise  humeur.  Ils  arri- 
vent à  un  petit  village  bâti  sur  le  bord  de  la  mer. 
Lés  habitans,  laboureurs  et  pêcheurs,  selon  les 
saisons ,  avaient  leurs  bateaux  attachés  devant 
leurs  portes  ,  et  dormaient  tranquillement ,  les 
uns  avec  leurs  femmes ,  et  les  autres  tout  seuls. 

Les  bateaux  étaient  arrêtés  par  des  chaînes  de 
fer,  qui  s'enfilaient  les  unes  dans  les  autres ,  et 
dont  la  dernière  faisait ,  autour  d'un  poteau 
élevé,  plusieurs  tours,  terminés  par  un  fort  ca- 
denas. On  ne  brise  pas  cela  avec  les  mains ,  et 
âin  n'avait  pas  même  un  couteau.  Il  îi'y  avait 
d'autre  parti  que  d'arracher  la  pièce  de  bois. 
Mes  sept  lurons  poussent,  tirent,'  s'agitent,  se 
démèûèiit  ;  le  bruit  qu'ils  font  réveille  les  mâtins 
du  village  ;  ils  aboient  devant  les  portes,  ou  dans 
les  maisons.  Les  habitans  s'inquiètent  et  se  lèvent. 
Le  shériff  du  lieu,  qui  procédait  à  la  fabrication 
d'un  petit  magistrat,  s'arrête,  au  grand  mécon- 
^efttement  de  madame  la  shérive;  prend  sa  per- 

iG. 


a44  MOIV    ONCLE 

ruqiie,  son  long  bâton  blanc,  et  la  chenfiise  en 
avant ,  et  pour  cause ,  il  sort  pour  s'informer  de 
la  cause  du  vacarme  qui  l'a  dérangé  de  S6s  fonc- 
tions maritales. 

Pendant  qu'on  s'interroge  ,  qu'on  se  répond , 
qu'on  allume  les  lanternes ,  qu'on  se  met  en  état 
de  se  présenter'  plus  décemment ,  le  poteau  a 
cédé  aux  efforts  soutenus  de  mes  aventuriers;  ils 
ont  démêlé  les  chaînes;  ils  se  sont  emparés  du 
meilleur  bateau,  et  poussé  les  autres  à  la  dérive, 
pour  qu'on  ne  coure  pas  après  eux. 

La  mer  était  houleuse,  et  il  n'était  pas  possible 
de  gagner  le  large  dans  un  aussi  frêle  bateau, 
que  la  moindre  lame  devait  emplir  ou  renverser. 
Il  fallut  ramer  en  longeant  la  côte,  et  tâcher  de 
repasser  devant  le  port  d'Yarinouth ,  pour  entrer, 
dans  la  manche.  Les  ténèbres  favorisaient  les  fu- 
gitifs; ils  avaient  du  courage,  de  la  force ,  et  ils 
espéraient  avoir  dépassé  le  port,  avant  que  le 
jour  permît  à  la  garde  du  fort  de  les  signaler.  Si 
le  v^t  tombait ,  ils  se  proposaient  de  s'éloigner 
de  la  côtfe ,  et  ils  comptaient  rencontrer  quelque, 
bâtiment  français ,  qui  les  prendrait  à  son  bord. 

Le  succès  cependant  ne  répondait  point  à 
leurs  efforts.  D'abord  ils  avancèrent  peu;  bientôt 
le  bateau  demeura  immobile.  Ils  s'aperçurent 
enfin  qu'ils  rétrogradaient.  Ils  né  savaient  à  quoi 
attribuer  ce  prodige,  et  ils  se  donnaient  au  diable 
pour  en  démêler  la  cause;  elle  était  très-simple: 
ils  étaient  près  du  golfe  de  Boston  ;  la  mer  mon- 


THOMAS.  245 

tait,  et  les  flots,  qui  de  toutes  parts  se  réunis- 
saient, et  se  précipitaient  vers  remboucluire  du 
golfe,  entraînaient  le  bateau.  Hors  d'haleine  et 
découragés,  ils  abandonnèrent  les  avirons,  et  se 
livrèrent  à  la  merci  des  flots. 

Bientôt  ils  se  trouvèrent  à  l'entrée  du  golfe , 
dans  lequel  les  courans  les  portèrent  avec  rapi-- 
dite.  Ils  allaient  retoucher  cette  terre  qu'ils  avaient 
tant  d'intérêt  de  fuir,  et  leur  perte  paraissait  iné- 
vitable :  un  hasard  inespéré  les  sauva. 

Une  chaloupe  à  mât  et  à  voile  triangulaire 
sortait  de  Boston ,  vent  arrière.  Quatre  rameurs 
secondaient  le  vent ,  et  hâtaient  la  marche  , 
malgré  l'impétuosité  de  la  marée  contraire.  Le 
bateau  de  nos  Français ,  sans  gouvernail ,  sa^is 
manœuvres,  emporté  à  l'aventure,  allait  se  croi- 
ser avec  la  clialoupe,  ou  peut-être  l'accrocher, 
et  la  violence  du  choc  devait  submerger  le  plus 
petit  des  deux  bâtimens.  L'amour  de  la  vie  se 
réveille  dans  le  cœur  de  l'homme  le  plus  mal- 
heureux ,  à  l'aspect  d'un  danger  imminent.  Nos 
aventuriers  reprirent  leurs  rames ,  pour  éviter  la 
chaloupe  ;  mais  ils  n'avaient ,  parmi  eux ,  que  trois 
matelots.  Les  autres,  qui  pouvaient  les  aider  dans 
toute  autre  circonstance ,  leur  nuisaient  dans  cel- 
le-ci, et  rendirent  inutiles  leur  adresse  et  leurs  ef- 
forts. Des  contre-temps,  ou  des  coups  d'aviron, 
contraires  à  la  manœuvre  que  voulaient  faire  les 
trois  matelots,  mirent  le  bateau  en  travers.  L'a- 
vant de  la  chaloupe  lui  donna  dans  le  flanc,  et 


a46  MOBT  oifCi:.£ 

le  fit  aussitôt  chavirer.  A  l'instant  où  lé  batëait 
est  totalement  incliné,  où  la  mer  y  entre  en 
abondance ,  mes  sept  aventuriers ,  par  un  mour 
vement  madiinal ,  et  prompt  comme  la  pensée  ^ 
saisissent  le  bordage  de  la  chalonpe,  et  sautent 
dedans  9  Sjsins  autre  intention  que  d'échapper  à  la 
mer. 

Les  rameurs  tournent  le  dos  au  but  vers  lequel 
ils  se  dirigent.  Les  Anglais  qui  conduisaient  la 
chaloupe,  n'avaient  donc  pas  vu  le  bateau  qui 
venait  d'être  englouti.  Figurez-vous  leur  étonhe- 
ment ,  lorsqu'ils  voient ,   au  milieu  d'eux  ,  sept 
Français  qui  semblent  tombés  du  ciel.  La  frayeur 
s'empare  d'eux  ,  ils  tombent  à  genoux ,  et  de- 
mandent la  vie.  Nos  Français,  qui  allaient  la  leur 
demander ,  reprennent  courage ,  et  profitent  de 
l'occasion  que  la  fortune  leur  présente.  Ils  cou* 
fisquent  la  chaloupe  à  leur  profit ,  et  après  s'être 
assurés  que  les  quatre  Anglais  sont  sans  armes 
comme  eux ,  ils  leur  ordonnent  de  continuer  la 
manœuvre.  Les  trois  matelots  français  travaillent 
avec  eux  ;  les  autres  veillent  sur  les  prisonniers. 
Quel  changement  de  situation  !  cinq  minutés 
avant ,  tout  était  dése^éré ,  et  maintenant  nos 
aventuriers  sont  maîtres  d'une  grande  chaloupé 
bien  gréée,  bien  conduite,  et  qui  peut,  en  trcnté- 
six  heures,  les  mener  à  la  côte  de  France.  Mon 
oncle,  ravi,  enchanté,  oubliait  que^  depuis  seize 
heures,  il  n'avait  eu  pour  se  restaurer  qu'un  peA 
de  houblon,  qui  n'est  pas  très-restaurant.  Il  allait 


i 


•THOMAS.  ^47 

d^iantant  d'unbput  4^  la  çl^'aioupe  à  l'autre ,;  por-, 
tant  sur  Tépaule,  en  guise  de  fusil,  un  mauvais 
aviron ,  dont  il  se  proposait  de  casser  les  reins  au 
premier  Anglais  qui  ne  ramerait  pas  comme  il  faut. 

En  allant  et  venant,,  lorsque  Thomas  fut  las  de 
chanter ,  et  c^ue  le  silence  qui  régnait  sur  la  plaine, 
liquide  ne  fut  plus  interrompu  que  par  le  bruit 
mesuré  des  rames ,  il  crut  entendre  quelques  gé- 
missemens  partir  de  .  dessous  un  abri  formé ,  à 
l'arrière  de  la  chaloupe:,  ayec  un  morceau  de  tpile, 
soutenu  sur  deux  bâtons  croisées.  Il  s'approche, 
il. se  baisse,  il  alonge  le  bras;  c'est  une  femme 
qui  pleure...  Ce  n'est  rien  pour  mon  oncle;  mais, 
auprès  d'elle  est  un  sac ,  et  près  du  sac  un  petit 
baril.  0  surproit  de  bonheur  l  Le  sac  est  rempli 
de  pain  frais.,  et  le  baril  contient  du  rhum  d'ex- 
cellente qualité.  Thomas  jure,  rit  et  saute  d'aise  ;. 
il  distribuç  des  vivres  à  ses  compagnons  ,  leur 
fait  boire  un  grand  coup,  mais  rien  qu'un,  parce, 
qu'il  est  essentiel  de  conserver  sa  tête ,  et  il  va 
remettre  le  petit  l)aril  auprès  de  la  femme,  qui 
continue  à  se  lamenter  et  à  gémir. 

«  Qu'est-ce  donc  ,  demanda-t-iJ  à  un  matelot 
a  aoiglâis,  que  cette  guenon  qui  pleure  làrbas  au 
<c  bpiit  ?  —  C'est  une  malheureuse  que  nous  con- 
(c  duisions  à  Botany-Bay,  —  Vous  alliez  en  Amé- 
«  riqûe  dans  une  chaloupe! — Nous  allions  joindre 
«  notre  vaisseau ,  qui  est  mouillé  à  une  demi-lieu^ 
«  de  l'entrée  du  golfe.  —  Ah!  vous  avez  un  vais- 
ff  seau...  et  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  vaisseau-là? 


a48  MON   ONGLE 

ce  ■■ — ^^ C'est  un  bâtiment  de  trois  cents  tonneaux, 
t<  chargé  de  toilespour  les  colonies.  — ^Ah , diable! 
«  armé  en  guerre  ?  —  Non.  —  Et  de  combiem 
if  d'hommes? — 'Dix.  —  Il  n'en  reste  donc  que  six 
a  à  bord...  Mes  amis,  l'appétit  vient  en  mangeant; 
ce  il  faut  prendre  ce  vaisseau-là.  Il  faut  le  prendre , 
ce  répètent  les  six  autres.  Nous  le  vendrons .  à 
«  Dunkerque ,  poursuit  mon  oncle.  —  Nous  le 
ce  vendrcm$...  — Jusqu'à  la  quille,  et  nous  nous 
ce  divertirons  tant  que  nous  aurons  de  l'argent. 
ce  — Bravo ^  Thomas!  bravo,  mon  ami! 

i*  Ah  ça ,  coquin  !  reprit  mon  oncle ,  en  s'adres- 
ee  sant  au  matelot  anglais,  si  tu  nous  as  dit  vrai, 
ce  on  reconnaîtra  la  chaloupe ,  et  on  nous  laissera 
ce  aborder  sans  difficulté;  alors  nous  te  prouve- 
ce  rons  que  nous  sommes  de  bons  enfans.  Si ,  au 
ce  contraire ,  tu  nous  as  menti ,  si  ton  capitaine 
«  brûle  seulement  une  amorce,  nous  vous  jetons 
ce  toius  quatre  à  la  mer.  » 

Le  pauvre  Anglais  jura  ses  grands  dieux  qu'il 
avait  dit  l'exacte  vérité.  Mon  oncle .  lui  fit  boire 
un  coup ,  et  on  mit  le  cap  sur  le  vaisseau  qu'on 
voulait  enlever.  Quand  on  en  fut  à  la  portée  du 
mousquet ,  on  lia  fortement  les  quatre  Anglais  à 
leurs  bancs ,  et  on  aborda  comme  on  l'avait  prévu. 
Mon  oncle  et  trois  autres  sautèrent  après  les  ma- 
,  nœuvres ,  et  grimpèreilt  sur  le  tillac  comme  des 
écureuils.  Deux  hommes  faisaient  le  quart ,  et 
fumaient  tranquillement  leur  pipe,  en  attendant 
leur  chaloupe.  Avant  qu'ils  pussent  se  reconnaître. 


THOMAS.  249 

avant  même  qu'ils  eussent  jeté  uu  cri  *,  mon  onde 
et  un  de  ses  camarades  avaient  empoigné  le  pre- 
rAiet;  deux  autres  avaient  saisi  le  second,  et 
les  avaient  envoyés  avec  les  merlans  et  les  mar- 
souins. 

Armés  chacun  d'un  levier  du  cabestan ,  ils  des^ 
cendent  dmis  l'enti^epont ,  et  en  assomment  trois 
aùtr^  qui  dormaient  dans  leurs  hamacs,  et  qui 
passent ,  sans  s'en  douter ,  du  sommeil  à  la  mort. 
Après  cette  expédition ,  qui  assurait  la  victoire, 
nos  gens  entrent  dans  la  chambre  du  capitaine. 

Il  tenait  un  verre  de  punch ,  que  venait  de  lui 
verser  son  mmisse.  A  l'aspect  de  quatre  incomius, 
armés  de  leviers  teints  de  sang ,  le  verre  Itii  tombe 
des  mains.  Il  n'a  pas  ]a  force  de  se  lever  de  son 
fauteuil,  et  demande,  d'une  voix  tremblante ,  ce 
que  cela  signifie.  «  Rien,  lui  répond  mon  oncle, 
«  une  bagatelle.  Ton  vaisseau  a  changé  de  mai- 
«  très,  et  tu  vas  descendre  dans  la  cale  jusqu'à 
a  nouvel  ordre.  »  Le  capitaine  marche  sans  ré- 
pliquer un  mot,  saute,  sans  se  faire  prier,  sur 
les  ballots  de  toile ,  et  on  ferme  les  écoutilles  par- 
dessus lui. 

Ceux  qui  étaient  restés  dans  la  chaloupe ,  moU'- 
tèrent  alors  à  bord  avec  les  quatre  Anglais,  que  sept 
hommes  pouvaient  aisément  contenir ,  et  à  qui , 
par  cette  raison ,  on  ne  fit  aucun  mal.  Mon  oncle , 
rétabli,  par  ce  coup  de  maître,  dans  l'estime  de 
ses  compagnons,  fut  aussitôt  proclamé  capitaine. 

Il  ordonna  d'abord  de  mettre  le  vaisseau  sous 
voiles,  et  de  cingler  vers  Dunkerque.  Deux  ou 


aOCh  MOX    ONCLE 

trois  d^  se»  camarades  ne  voulaient  pas  qn'int 
pejxlit  la  chaloupe,  qui  valait  son  prix.;  mais  mon 
oncle  jugea  qu'il  ne  fallait  pas  s'afiiuser  à  la  bar 
gateile  ;  que  pour  conserver  le  vaisseau ,  il  n'y 
avait  pas  de  temps  à  perdre ,  et  il  en  fallait  pour 
hisser  la  chaloupe  sur  le  tillac.  On  se  rendit  à 
ces  raisons,  et  un. des  siens  dénouait  les  amarres 
qui  retenaient  l'esquif...  Thomas,  à  qui  une  boun« 
action  n'a  jamais  rien  coûté ,  tant  qu'elle  n'a  pas 
blessé  ses  intérêts ,  Thomas  arrêta  cet  homme ,  et 
fit  une  réflexion  qui  fut  généralement  approuvée  : 
a  A  propos ,  dit^il ,  et  cette  pleureuse  qui  est 
«  restée  la  dedans?  il  est  inutile  de  l'exposer  à 
(c  se  noyer.  Il  faut  la  mettre  dans  un  coin  de  TenT 
«  trepont;  nous  la  mènerons  en  France.  Si  elle 
«  sait  un  nrétier ,  elle  travaillera  ;  si  elle  n'e)^  a 
«  point,  et  quelle  soit  jolie,  elle  fera  comme 
«  tant  d'autres.  » 

Deux  hommes  descendirent  donc  dans  la  cha^ 
loupe,  prirent  cette  femme,  et  la  mirent  à  bordi 
Elle  s'évanouit  dès  qu'elle  fut  sur  le  vaisseau,  et 
mon  oncle ,  ennemi  des  petits  soins  y  et  plus  enr 
core  de  l'embarras ,  la  fit  descendre  dans  un  dés 
hamacs.  Les  porteurs ,  aussi  peu  galans  que  Tho- 
mas, la  jetèrent  au  hasard  auprès  d'un  des  «An^ 
glaiô  qu'ils  avaient  assommés,  et  revinrent  faire 
le  service. 

Le  jour  commençait  à  paraître  ;  les  côtés  de 
Franfee  se  montraient  dans  l'éloignement  y  et  lé 
faîte  de  la  tour  de  Dunkerque  semblait  sortir  du 
sein  des  eaux.  On  courait  trois  lieues  à  l'heure , 


THOMAS.  25 1 

avec  un  veut  de  côté  qui  enflait  toutes  ies  voiles; 
les  matelots  Aiiglais,  sans  défense  et  sans  res- 
sources ,  secondaient  franchement  nos  flibustier». 
Deux,  heures  au  plus  encore ,  et  ils  seront  dans  le 
port. 

Le  capitaine  Thomas  ,*  très-mauvais  marin ,  mais 
ofificier  très-actif,  avait  l'œil  à  tout.  En  exami- 
nant le  dehors  du  navire ,  il  s'aperçut  qu'un  des 
sabords  de  la  cale  était  entr'ouvert.  Il  soupçonnât 
celui  qu'il  avait  dépouillé  de  son  grade  et  de  son 
vaisseau,  de  chercher  à  se  jeter  à  la  nage,  ou  de 
tenter  à  introduire  l'eau  de  la  mer  dans  le  bâ- 
timent, et  d'envoyer  à  fond  les  vainqueurs  et  les 
vaincus.  Comme  sa  présence  n'était  pas  de  (we- 
mière  nécessité  sur  le  tiUac,  il  descendit  pour 
s'assurer  de  la  vérité.  Heureusement,  le  pauvre 
capitaine  ne  pensait  qu'à  déplorer  la  perte  de  sa 
fortune,' car  un  incident  assez  extraordinaire  lui 
eût  Jaissé  la  liberté  de  faire  ce  qu'il  aurait  voulu. 

Ep  traversant  l'entrepont ,  mon  oncle  passa 
près  du  hamac  où  l'on  avait  déposé  la  pleureuse, 
et  lui  trouva  une  partie  du  visage  baignée  dans 
la  cervelle  du  malheureux  auquel  on  l'avait  ac- 
coUée.Mon  oncle  qui  avait,  comme  un  autre,  une 
façon  d'honnêteté ,  jeta  le  défunt  en  bas  du 
hamac,  et  se  mit  en  devoir  de  débarbouiller, 
avec  la  couverture ,  l'inforlunée  dont  l'évanouis- 
sement durait  encore.  En  frottant ,  en  essuyant ,  il 
regardait,  il  s'arrêtait,  il  essuyait  encore;  il  s'éton*- 
nait,  il  croyait  reconnaître...  «Sacredieu!  c'est, 
«  elle  !  c'est  elle  !  s'écria«t-il  enfin  » ,  et  il  l'enlève 


a5a  MONONGLE 

et  il  la  porte,  diuis  la  chambre  du  capitaine.  Il  la 
met  sur  le  lit ,  il  force  toutes  les  armoires.  Il 
trouve  du  liuge  blanc  et  des  cordiaux  ;  il  en  fak 
avaler  quelques  gouttes ,  il  en  frotte  les  tempes , 
il  lave  le  joli  visage  avec  de  l'eau  et  du  vinaigre; 
il  a  enfin  la  satisfaction  de  rendre  les  Msen^  à  celle 
pour  qui  il  donnerait  sa  vie. 

(€  C'est  vous,  madame  !...  c'est  vous!...  Hél  par 
«  quel  diable  de  ha^rd  alliez-vous  à  Bolany^Bay^ 
tf  seule,  et  dans  cet  équif^ge?  Qu'avez^-vous  fait 
<c  de  milord  Seymour ?»  Et  sans  écouter  ce  que 
lui  répondait  Fanny ,  il  se  repentait ,  il  s'accusait, 
il  se  désespérait  de  l'avoir  laissée  si  long-temps 
sans  secours. 

La  jeune  dame ,  également  étonnée  de  retrou* 
ver  Thomas,  ne  parlait,  d'abord,  comme  lui, 
qu'en  mots  entrecoupés  et  sans  liaison.  Ils  se  re- 
mirent insensiblement  ;  la  conversation  prit  un 
tour  raisonnable ,  et  lorsque  Fanny  sut  qu'elle 
n'était  plus  au  pouvoir  des  Anglais,  elle  jeta  un 
cri  de  joie  y  et  s'évanouit  une  seconde  fois. 

Thomas  craignit  qu'elle  ne  fut  morte,  et  il 
perdit  la  tête  tout*à-fait.  «  Venejf  !  venez...  courez! 
c(  à  moi ,  criait-il  de  la  porte  de  la  chambre  ;  qu'on 
«  ne  la  touche  pas,  disait-il  à  ceux  qui  descen- 
c(  daient  à  la  hâte  ;  qu'on  me  donne  de  l'eau-de* 
t<  vie ,  du  rhum  ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort; 
«  mais  qu'on  ne  la  touche  pas  :  je  voudrais  pou- 
«  voir  ne  pas  la  toucher  moi-même...  C'est  la 
«  femme  la  plus  jolie ,  la  plus  respectable  y  la  plus 
«  bienfaisante  des  îles  britanniques.   Ma  part  de 


Ji 


THOMAS.  ^53 

«  prise,  mon  autorité,  mon  bfas,  mon  sang,  tout 
«c  est  à  elle  »;  et  il  était  à  genoux  devant  son  lit, 
et  il  lui  baisait  les  pieds ,  et  il  lui  entr'ouvrait  la 
bouche ,  avec  une  cuiller  d'argent ,  et  il  y  versait 
un  peu  de  rhum ,  et  il  prenait  le  bas  de  sa  rc^e , 
et  il  le  portait  siu*  son  cœur. 

Ses  camarades  le  croyaient  fou ,  et  il  en  avait 
tout -à- fait  l'air.  Extrême  en  tout,  Thomas  ne 
pouvait  rien  faire  comme  un  autre.  L'excès  de 
son  agitation  ne  l'empêcha  pourtant  pas  de  ré- 
fléchir que ,  si  elle  n'était  pas  morte ,  l'air  ferait 
peutrêtre  plus  d'effet  que  le  rhum.  Il  ouvrit  les 
fenêtres  de  la  chambre;  il  en  approcha  le  fauteuil 
du  capitaine  ;  il  enveloppa  avec  respect ,  dans  une 
pièce  de  voile ,  les  jambes  et  le  corps  de  Fanny , 
sur  laquelle  il  se  croyait  indigne  de  porter  la 
main,. et  il  l'assit  dans  le  fauteuil,  la  tête  appuyée 
sur  son  épaule ,  qu'il  avait  couverte  d'une  ser- 
viette blanche. 

Bientôt  une  légère  teinte  rose  perça  à  travers 
la  pâleur  ;  la  respiration  devint  sensible  ;  les  yeux 
se  rouvrirent ,  et  un  souris  obligeant  fut  la  récom- 
pense des  soins  de  Thomas.  Les  esprits  se  remi- 
rent tout- à-fait,  et  cet  évanouissement,  causé  par 
une  joie  immodérée ,  fut  le  dernier  accident 
qu'éprouva  cette  intéressante  victime.  Vous  allez 
juger  de  ce  qu'elle  avait  dû  soufîfrir  ! 

Les  deux  pauvres,  témoins  à  son  mariage, 
avaient  reçu  de  Seymour  une  gratification  qui  les 
avait  fait  exister  pendant  quelque  temps.  II  n'est 
pas  d'habitude  qui  se  contracte  aussi  aisément. 


/ 

/ 


a54  MON   ONCLE 

et  dont  on  se  défasse  avec  plus  de  peine',  que 
celle  de  l'aisance.  L'un  de  cefe  gueux  vit,'  areè  ef- 
froi, les  privations  qu'allait  lui  imposer  encore  le 
défaut  d'argent,  et  il  résolut  de  se  soustraire  une 
seconde  fois  à  la  misère.  Il  était  clair  que  le  jeune 
lord  s'était  marié  à  l'insu  de  ses  parèns  ;  iï  était 
donc  certain  qu'il  avait  fait  un  mariage  dispro- 
portionné ;  il  était  donc  évident  que  le  service  le 
plus  essentiel  qu'on  pût  rendre  à  son  père ,  c'était 
de  l'en  instruire,  et  il  n'était  pas  douteux  qu'il 
ne  payât  chèrement  un  tel  avis.  C'était  soiiffler 
le  chaud  et  le  froid  ;  c'était  crier  :  vive  le.  roi  ! 
vive  là  kguel  Mais  tant  de  gens  font  tous  les 
jours  ce  métier-là,  sans  qu'on  s^en  étonne,  que 
la  conduite  du  mendiant  ne  paraîtra  pas  du  tout 
extraordinaire. 

Il  se  rendit  à  l'hôtel  du  vieux  lord  Scymom*, 
dont  rentrée  lui  fiit  interdite  :  un  malheureux  de 
cette  espèce  n'approche  pas  d'un  vice-roi  d'Irlande. 
Celui-ci,  poussé  par  la  famine,  supportait  avec 
constance  les  rebuffades  des  valets,  et  revenait 
tous  les  jours  à  la«çharge.  Il  aborda  enfin  milord , 
au  moment  où  il.  montait  en  carrosse.  Il  s'étendit 
sur  son  respect  et  son  attachement  pour  la  famille 
des  Seymour;  il  s'apitoya  sur  le  sort  des  pères 
qui  ont  des  enfans  indignes  d'eux  ;  il  déclarc^^nfin 
au  vice-roi  que  son  fils  était  marié  à  la  fille  de 
p.obert  Thompson ,  marchand  de  la  cité.      ~ 

Il  aurait  parlé  deux  heures  encore ,  que  milord 
n'eût  pas  pensé  à  Tînterrompre.  Ce  qu*îl  venait 
d'apprendre   l'avait   frappé  à   Uendiroit  sensible. 


THOMAS.  u55 

Furieux ,  et  accablé  en  inéme  temps ,  il  rentra  à 
l'hôtel ,  se  renferma  dans  son  cabinet ,  et  laissa  à 
sa  misère  le  coquin  qui  ne  pouvait  plus  lui  être 
utile  :  ces  drôles-là  devraient  toujours  se  faire 
payer  d'avance. 

Ce  n'était  pas  le  mariage  de  Seymour  qui  exci- 
tait la  colère  du  vieux  lord.  Le  défaut  de  formes, 
légales  le  rassurait  entià:'ement  ;  mais  il  était  in- 
digné que  son  fils  eût  pensé  à  une  alliance  qui 
lui  semblait  nne  des  monstruosités  impossibles  à 
concevoir.  L'audace  de  Thompson  lui  paraissait 
plus  révoltante  encore.  Il  aurait  donné  la  moitié 
de  sa  fortune  pour  se  vengcîr  d'une  manière  écla- 
tante du  bonhomme  et  de  sa  famille.  Cependant, 
comme  en  Angleterre,  où  on  nous  assure  qu'on 
n'est  pas  libre ,  le  roi  lui-même  ne  peut  attenter  à 
la  sûreté  d'un  citoyen,  milord,  après  avoir  exhalé 
sa  fureur,  fut  contraint  de  chercher  des  moyens 
doux,  qui  le  conduisissent  au  but  qu'il  se  propo- 
sait :  c'était  de  détacher  son  fils  d'une  femme  qui 
n'aurait?  dû  être  pour  lui  que  l'objet  d'un  simple 
amusement. 

Il  fit  chercher  le  père  Thompson ,  qu'on  trouva 
facilement ,  et  il  le  manda  chez  lui.  Thompson  se 
présenta,  avec  la  simplicité  des  mœurs  antiques, 
et  la  confiance  que  donne  une  sévère  probité.  Il 
écouta  d'un  (roui  calme  les  reproches  de  milord , 
qui  l'accusait  d'avoir  donné  les  mains  à  ce  qu'il 
appelait  la  honte  des  Seymour;  mais  il  s'indigna 
de  la  proposition  que  lui  fit  ce  seigneur,  de  re- 
cevoir  dix  mille  guinées  pour  faire  passer  sa  fiUe 


5l56  MOJJî   OJXCLE 

«ur.  le  co&lineat  II  répondit,  avecfeiad^,  qw  le 
mariage  s'était  fait  à  son  in^u  ;  qu'il  avmt  J>]afné,  le 
premû^r,  l'impradeace  de^  jesunes  époux  ;  tom&  qne 
jamais  il  ne .  trafiqu^snaût  de  l'hoiMi^ur  de.  sa  filW. 
Milprd  chassa  durement  l'homme  qui  venait  de 
se  montre)?  digne  de  son  ^time  ^  et  il  se  rendit 
chez  milord  Chatam. 

Celui-ci  apprit, avec  peine,  la  nouvelle  d'un  en- 
gagement qui,  bien  que  frivole  en  apparence, 
pouvait  reinver&er  le  projet  d'étabiissemeat  con- 
certé entre  le  vieux  Seymour  et  lui.  Encore  un 
an,  et  le  jeune  homme  devait  jouir  du  bien  de  sâ 
mère ,  et  la  droiture  de  ses  principes  .était  assez 
connue  de  milord  Chatam ,  pour  lui  faire  craindre 
qu'il  ne  ratifiât  son  mariage  à  sa  majorité*  C'était 
ce  qu'il  fallait  prévenir  ;  mais  quel  bi^s  employer  ? 
Milord  Chatam  était  revêtu  de  toute  l'autorité 
que  peut  avoir  un  ministre  anglais;  mais  cette 
autorité  est  restreinte  par  la  loi ,  et  on  ne  peut , 
sans  danger ,  franchir  les  limites  qu'elle  a  posées. 
La  nation  entière  avait  les  yeux  sur  lui;  sa  con- 
duite était  sévèrement  scrutée.  Les  journaux  du 
parti  de  l'opposition  relevaient  ses  moindres 
fautes;  lui  en  attribuaient  quelquefois  qu'il  n'a- 
vait pas  commises,  et  il  n'osait  ni  saisir  les 
presses,  ni  faire  déporter  les  journalistes,  même 
en  se  servant  de  ces  grands  mots  dont  on  abuse 
encore  ailleurs  à  l'année ,  quand  on  veut  prendre 
quelqu'un  avec  des  apparences  légales  ;  mots  usés , 
qui  n'ont  plus  de  sens,  et  qui  n'en  imposent 
qu'aux  imbécilles. 


THOMAS.  257 

Les  seules  ressources  que  put  et  que  n^oûlut 
employer  le  ministre ,  furent  la  dissimulation ,  la 
ruse  et  l'adresse.  Il  convint, avecle  vieux  Seymour, 
qu'ils  resteraâeiit^  quelque  temps ,  dans  une  inac^ 
ftion  àbsc^ue ,  pour  détruire  la  défiance  qu'avait 
aspirée  à  Thompson  son  entrevue  avec  milord; 
qu'ensuite  on  attacherait  des  gens  a£Bdés  et 
adroits  à  tous  les  pas  de  Eanny;  qu'on  lui  ten- 
drait des  pièges;  qa'on  Teiatraînerait  à  des  dé«- 
i&aroh^s  hasardées  qui  la  perdraienit  dans  Fedprit 
4Ïe  SepEnour.  Si  cela  ne  réussissait  pas ,  on  Falti-^ 
recait  à  quelque  endroit  écaité  ;  on  la  ferait  enleiver 
par  quelques^ui^  de  ces  malheureux ,  prêts  à  tout 
tenter  pour  un  pem  d'or ,  et  à  qui  on  ne  laisse 
pas  connaître  la  main  qui  les  Êiit  agir.  On  rembar- 
querait; on  la  descendrait  en  Korwége  ou  en 
Suède;  on  la  vendrait  aux  directeurs  des  mines 
de  cuivre  9  qui  l'emploieraient  au  service  des  eu-* 
vriers;  enfin,  on  arrangerait,  pour  le  jeune  Sey- 
inour,  l?histoire  d'une  prétendue  infidélité  ^  moyen 
ée  roman  connu;  mais  qui  produit  toujours  sen 
^Gfet  sur  un  cerveau  de  vingt  ans. 

Dès  le  mois  suivant ,  on  mit  en  oeuvre  plusieurs 
de  ces  espions  insinuans^  ^  porteurs  de  ce  genre 
de  phymonomie  qui  inspire  d'abord  la  confiance. 
Us  se  Êmfilèrent  chez  les  voisins  de  Thompson, 
et  n'en  apprirent  rien  de  relatif  à  Fanny ,  si  ce 
ti'«st  que,  depuis  un  an  à  peu  près,  elle  vivait 
chez  une  tante  à  Harford.  Le  nom  et  l'adresse  de 
ir.  17 


a58  MON   ONCLE 

la  tante  connus,  les  mouchards  partirent  pour 
cette  ville. 

Arabella  Thompspn  était  une  fille  vieille  et 
infirme.  En  conséquence ,  en  sortant  du  lit ,  elle 
se  mettait  dans  son  fiiuteuil  à  roulettes,  et  se 
faisait  pousser  à  sa  croisée,  où  elle  passait  la 
journée  à  prendre  du  thé ,  et  à  regarder  les  pas- 
sans.  En  £ace  de  sa  maison  était  une  auberge,  et 
c^est  là  que  mes  coquins  se  logèrent.  Il  ébauchè- 
rent d'abord  la  connaissance ,  d'un  travers  de  la 
riie  à  Fautre,  par  des  révérences  qu' Arabella  ren- 
dait avec  beaucoup  d'exactitude*  Le  lendemain , 
OU; prit  la  liberté  de  lui  souhaiter  le  bonjour;  on 
hasarda  quelques  mots  honnêtes,  auxquels  la 
vieille  répondit  par  un  sourire  qu'elle  s'efforça 
de  rendre  agréable,  et  qui  ne  fut  qu'une  assez 
laide  grimace.  Le  troisième  jour,  Harris»  le  plus 
jeune  et  le  plus  insinuant  de  la  bande,  se  pré- 
senta chez  elle. 

Il  ç'apnonça  comme  un  mardiand  qui  allait  à  la 
foire  de  Cambridge,  et  qui  ne  voulait  pas  quitter 
Harford ,  sans  lui  faire  à^  complimens  de  son 
frère  ,  avec  qui  il  était  en  relation  de  commerce^ 
Il  l'entretint*  de  sa  faimille,  en  homme  qui  avait 
pris,  à  Londres,  tous  les  renseignemens  imagina- 
bles ;  il  paria  peu  de  Fanuy ,  sur  laquelle  il  ne 
savait  rien  ;  mais  il  en  dit  assez  pour  mettre  Ara* 
bella  sur  la  voie.  Une  fille  vieille  et  infirme  reçoit 
rarement  des  visites;  une  fille  vieille  et  infirme 


aime  passionnément  à  parler ,  c'est  le  seul  plaisîi^ 
qui.  lui  reste  ;  aussi  Arabetia  s'en  donna  pour  la 
veille,  le  jour  et  le  lendemain.  Elle  raconta,  beau- 

4 

coup  plus  longuement  que  moi ,  les  amours  de  sa 
nièce  ,  son  mariage,  son  départ  de*  Londres... 
Harris  savait  tout  cela.  Elle  entra  dans  le  détail 
de  son  voyage  et  de  son  séjour  auprès  d'elle  ;  de 
la  voiture  et  des  chevaux  qui  l'avaient  conduite 
à  Oxford...  Cela  commençait  à  devenir  intéres- 
sant. Elle  s'étendit  sur  la  vie  douce  qu'elle  comp- 
tait y  mener  auprès  de  son  mari ,  logée  sous  le 
même  toit,  et  trompant  tous  les  yeux  sous  des 
habits  d'homme,  qu'elle  portait  avec  une  grâce 
toute  particulière...  C'était  ce  qu'on  voulait  savoir. 
Elle  fit  rénumération  de  ses  fracs,  de  ses  gilets; 
elle  ne  fit  grâce  de  rien,  pas  même  d'une  cra- 
vate; enfin  elle  crut  faire  un  '  acte  de  discrétion 
marquée  en  taisant  le  nom  de  l'époux,  qui  pour- 
tant, disait-elle,  était  le  fils  d'un  des  plus  grands 
seigneurs  des  trois  royaumes. 

Harris,  enchanté  de  sa  découverte,  quitta  la 
tante  comme  on  quitte  ordinairement  les  vieilles 
dont  on  n'hérite  pas,  c'est-à-dire,  sans  beaucoup 
de  cérémonies.  Il  retourna  à  son  auberge ,  fit  ve- 
nir des  chevaux  de  poste;  mes  drôles  remontè- 
rent dans  leur  chaise ,  retournèrent  à  Londres , 
et  rendirent  compte ,  à  milôrd  Chatam ,  du  succès 
de  leur  mission. 

Le  ministre ,  certain  maintenant  de  né  pas  se 

^7- 


i 


260  «       MaK  ejfciiE 

compromettre,  écrivit  ai^sitot  au  dbërîff  cFOx-^ 

ford  : 

<c  Je  sais  qu'uae  fiJie  de  Londres ,  travestie  en 
a  homme ,  vit  dans  le  libertinage  av«e  les  ëèoliers 
«  de  rUniversité.  On  m'assitre  (qu'elle  s'attache 
a  particulièrement  au  jeune  lord  Sejrmour ,  dont 
«  l'opulence  est  ua  attrait  pour  les  femmes  de 
a  cette  espèce.  Il  est  du  devoir  d'im  magistrat  de 
«  flaire  cesser  ces  dé^ordre^. 

ce  Cependant^  po^r  ménager  les  mœuvs  puMi- 
«  ques ,  vous  ne  ferez  arrêter  cette  filie  que  la 
<c  nuit.  Vous  la  ferez  aussitôt  conduire  à  BosDon. 
«c  Le  sbériff  de  cette  ville  recevra  mes  ordres.  » 

£t  il  écrivit  à  celi  autre  magistrat  : 

a  On  vous  améaera>  d'Oxfend^  one  fiUe,  dont 
a  les  excès,  ont  mérité  la  déportation.  Comme  elle* 
«  tient  à  une  famille  honnête ,  vous  lai  ferez  em- 
(c  barquer  secrètement  sur  le  premier  vaisseau  qui 
(c  partira  pour  Botany-Bay.  Jusque-là  ,  vous  la 
«  tiendrez  en  prison ,  et  aur  secvet.» 

Milord  Cbatam  1  qpui  ue  voulait  pas  domiar  sur 
lui  la  moindre  prise,,  se  seraiA  bien,  gardé  de  fiiire 
embarquer  Fanny  à  Lon(kes,  Sa  &mille  eût  pu 
être  instruite  de  l'acte  de  iiiolenca  conunis  envers 
elle  ;  le  bon  Thompson  ,  ^^énérafemeal  estimé , 
eût  trouvé  des amis^ chauds,, et,  quoique  les  ap|^ 
renées  fussent  contre  sa  fille,  il  tàt,  été  difficile 
de  ne  pas  se  rendre  aux  instances,  et  peiit-^tre' 
aux  clameurs  de  ^qeux  4|i^i!etttee&t  pris  sa  défense. 


THOMAS.  aèf 

I 

/  « 

Cachée,  au  contraire,  dans  une  petite  ville  dont 
le  port  est  peu  fréquenté ,  il  n'était  pas  probable 
que  personne  la  réclamât. 

JLè  f hériff  d'Oxford ,  pour  prouver  son  respect 
et  soa  dévouement  aux  ordres  du  ministre,  se 
mit  Iw-méme  à  la  tête  de  ses  constables,  et  se 
rendit  la  nuit  k  la  maison  qu^habitait  Seymouri 
A  l'aspect  des  marques  de  sa  dignité  ;  toutes  les 
portes  lui  furent  ouvertes ,  et  il  alla  frapper  h  celle 
des  jeunes  époux ,  qui  goùtaîeni ,  avec  sécurité , 
des  plaisirs  purs,  toujours  nouveaux  pour  eux. 

Le  vieux  Dick  fut  étonné  d'entendre  frapper  à 
cette  heure  ;  mais  comme  il  était  sans  défiance , 
il  se  leva  tranquillement,  et  demanda  ce  qu^on 
voulait.  On  le  somma,  au  nom  du  roi,  d'ouvrir 
à  l'îxistatit  même.  Dick,  certain  que  son  maître 
n'avait  rien  à  se  r^rocher,  crut  que  le  magistrat 
se  trmnpattd^appartement.  Pour  l'en  convaincre , 
il  où.'vrit ,  et  il  commença  un  discours  tendant  à 
dissuader  le  shériff  :  on  ne  Técouta  point. 

Deux  hommes  s'assurèrent  de  lui;  les  autres 
pénétrèrent  dansia  chambre  cm  Fanny  reposait 
dans  les  bras  de  Seymour.  Ils  se  réveillent  en 
sursaut,  et  voient  leur  lit  entouré  d'étrangers. 
L'efFroi  glacé  d'abord  la  jeune  épouse,  et  une 
douleur  poignante  froisse  son  cœur,  quand  le 
shériif  lui  ordonne  de  se  lever  et  de  le  suivre.  Sey- 
mour, furieui ,  fait  de  vains  efforts  pour  la  défen- 
dre ;  il  est  nu ,  et  sans  armes.  On  le  remet  dans 
son  lit  ;  on  emploie  la  force  pour  l'y  retenir.  11  «e 


a62  MON  PKGLE 

^p^  en  rep^«,  en;  h„préc«»n.,  dennère 
et  inutile  ressource  de  rhonnae  désespéré  qui  n'a 
pas  la  feculté  d*agir/ 

On  ouvre  les  armoires  ;  on  oblige  Fanny  à  re- 
prendre les  habits  de  son  sexe.  On  laisse,  auprès 
de  Seymour  et  de  son  valet,  cinq  à  six  gardes^ 
pour  les  empêcher  de  sortir  de  la  nuit  ;  on  met 
dans  une  voiture  sa  jeune  épouse,  baignée  de 
larmes  et  suffoquée  de  sanglots. 

Ceux  qui  la  conduisaient,  la  jugeaient  d'après 
la  lettre  que  le  shériff  avait  reçue  du  ministre.  Ils 
raccablèrent  d'outrages  et  d^opprobres.  Propos 
obscènes ,  actions .  libres  ,  procédés  cruels  ,  elle 
éprouva  ce  qu'on  réserve  à  ces  malheureuses,  la 
honte  d'un  sexe  et  le  mépris  de  l'autre.  Elle  ap- 
pelait la  mort,  elle  l'appelait  à  grands  cris,  et. on 
insultait  à  sa  douleur,  qu'on  croyait  simulée. 

Arrivée  à  Boston ,  elle  eut  quelques  momens 
de  relâche.  Seule  dans  une  chambre,  où  il  n'y 
avait  pour  meubles  qu'un  peu  de  paille ,  pour 
alimens  que  du  pain  et  de  l'eau,  du  moins  ses 
oreilles  pureé  n'étaient  plus  blessées  dés  infamies 
qu'elle  avait  été  forcée  d'entendre.  Elle  n'était 
plus  que  malheureuse,  et  elle  avait  pour  conso*- 
latenrs  sa  vertu  et  l'espérance. 

Mais  le  lendemain,  le  shériff  de  Boston  brisa 
touNa-iait  son  cœur,  anéantit  toutes  les. facultés 
de  son  ame,  et  la  jeta  danç  le  dernier  désespcrir. 
Elle  apprit  qu'on  allait  la  transporter  aux  colo- 
nies; qu'elle  y  vivrait  avec  le  rebut  de  la  société; 


THOMAS.  a6^ 

que  la  fuite  lui  serait  impossible,  et  qu'il  fsdlàit 
renoncer  à  Seymour  et  à  l'estime  des  honnêtes' 
gens.  L'excès  même  de  sa  douleur  lui  rendit  des  - 
forces ,  et  lui  donna  le  courage  de  se  défendre: 
Elle  retrouva  une  suite  d'idées  ;  elle  entreprit  dé 
désabuser  lé  magistrat  ;  elle  lui  conta  sa  déplo- 
rable histoire;  elle  invoqua  sa  pitié  ;  elle  Taf  ten- 
drit.  Elle  crut  avoir  trouvé  un  protecteur. 

Le  shériff  était  humain.  La  jeunesse,  la  beauté, 
l'infortune  de  Fanny,  le  touchèrent  en  effet.  11 
la  plaignit  y  il  la  fit  loger  et  traiter  convenable- 
ment ;  mais  ce  fut  tout  ce  qu'il  osa  se  permettre.* 
Comment  désobéir  au  ministre  ?  Pourquoi  se  faire  ' 
im  ennemi  capital  d'un  homme  aussi  puissant 
que  le  lord  Seymout  ?  Qui  répoQdrait,.d^aiileurs, 
que  les  efforts  qu'on  tenterait  pour  sauver  Fin* 
fortunée ,  auraient  quelques  succès  ?  Voilà  les' 
réflexions  d'un  homme  du  monde ,  qui  n'a  pas  le 
cœur  gâté  ;  mais  que  l'intérêt  personnel  conduit. 

Le  vaisseau,  que  nos  Français  avaient  pris,  finis- 
sait son  chargement  ;  les  marées  étaient  de  midi  : 
il  devait  donc  sortir  de  Boston  en  plein  jour.  Le 
shéri£f  voulait  épargnet  à  Fanny  la  honte  d'être 
publiquement  conduite  à  bord.  Ce  procédé,  d'ail- 
leurs, s'accordait  avec  les  vues  et  l'ordre  du  mi- 
nistre. Il  convint,  en  conséquence,  avec  le  capitaine 
que  son  bâtiment  mouillerait  à  l'entrée  du  golfe  ; 
qu'il  enverrait  sa  chaloupe  à  minuit,  et  qu'il  ac- 
corderait à  Fanny  les  adoucissemens  qui  seraient 
en  son  ^  pouvoir. 


a64  MON    ONGLE 

I^qoceote  et  malheureiuse  femme  s'était  éva-^ 
uouie  quand  on  la  livra  aax  matelots  y  qu'on  Té* 
loigna  de  cette  terre ,  où  elle  laissait  son  bonheur 
et  sa  Tie.  La  vivacité  de  Tair ,  les  sels ,  dont  il 
est  chargé  sur  la  mer  >  l'avaient .  fait  revenir ,  e^ 
l'avaient  rendue  au  sentiment  de  son  af&ewe 
situatiiNQu  £lle  avait  pleuré,  gémi,  jusqu'au  mo- 
ment où  on  aborda  le  vaisseau,  £Ue  .s'était  éva- 
nouie  encore  lorsqu'on  l'y  transporta  ;  enfin  l'es- 
pérance l'avait  ranimée ,  quand  elle  s'était  vuQ 
délivrée  par  wjk  jeune  homme  qui  lui  avait  des 
obligations ,  et  les  premiers  {m>cédés  de  Thomas 
la  rendirent  presqu'à  la  certitude  de  revoir  son 
cher  Seymour. 

Vous  allez  me  demander  comment  Fanny  i^ 
su  ce  qui  avait  préparé  et  amené  son  arrestation^ 
Xe  vous  répondrai  que  c'est  ce  que  mon  onde  si 
oublié  de  me  dire.  Il  .s'est  contepté  de  zne  r^-* 
porter  les  faijts.,  et  vous  ne  serez  pas  plus  exigeant 
que  moi,  si  vous  le. voulez  bien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  mon  oncle,  enragé  contre 
le  lord  Chatam ,  le  shérifF  d'Oxford  et  les  autres , 
et  ne  po^ivant  rien  sur  eux ,  jugeai  très  -  conve- 
n^le  de  punir  au  moins  le  capitaine  qui  s'était 
chargé  de.  l'exécution  de;  leurs  ordres.  Il  le  fit 
monter;  liji  prononça  un  très -beau  discours  sur 
les  égards  dus, à  l'iunocei^ce  et  au  malheur;  il 
conclut  en  lui  déclarant  qu'il  allait  le  faire  pendre^ 
à  sa  grande  vergue ,  et  il  Tavertit  que  s'il  voulait , 
auparavant,  dire  deux  mots  au  Père-Éternel,  il 


THOMAS.  a65 

n avait  pus  dert^smps  à  perdre.  Le  capitaine,  coti- 
sl^né et  tranbluat,  s'excusa  sw  l'obéissafice  iforH 
devait  au  mimstreu  «  Coquin ,  reprit  mon  oncle ,  le 
«  roi^  l'empiareur,  le  diable  t'aurait  donné  de  pa-* 
ce  reils .  <mkes  ^  qu'il  fallait  t'en  moqti» ,  et  res- 
te pect^f  dans  BUidaiHe, la  beauté,  la  verta ^  l'amie 
a  du  capitaine  Thomas...  Pendu  sans  rémission  i 
«  ne  me  roqops  pas  la  tête  davantage.  » 

II  aUait  le  &dure  iK>mme  il  le  disait.  Fannjp^^, 
bomie  et  aimante^  incapable  de  goàter  l'afiËreux 
pjaâsir  de  la  vengeance  ^  Fannj  s'opposa  de  tout 
son  pou¥oir  à  l'exécution  d'un  pareil  jugement. 
Elle  encrassa  la  défense  du  capitaine;  elle  pkîda 
sa  cause  avec  le  charme  de  ]»  aen»bitité,  et  la 
gEace  que  met  à  tout  une  femme  accomplie.  Mon 
oncle*,  à  jdemi  vaincu,  était  debout  devant  elle  ; 
il  éecMitait  avec  i;espect,  en  se  grattant  Foreille  ^ 
en; faisant  une  grimace  qui  voulait  dire  :  Je  ne 
peux  rien  vous  refuser  ;  mais  pourtant  je  ne  veux 
point  pardonner  au  capitaine.  Elle  termina  ses 
irrésolutions.  «  Thomas ,  mon  cher  Thomas ,  mon 
«  véritable  ami,  lui  dit-elle,  vous  ne  me  t^fvt-^ 
«  serez  pas  la  première  grâce  que  je  vous  de- 
«  m;ande  » ,  et  •  elle  lui  prit  une  main  qu'elfe 
pressa  en  le  regardant  avec  un  sourire  si  doux!..& 
Thomas ,  désarmé ,  étonné  et  fâché  de  se  trouver 
sensible ,  se  tourna  vers  le  capitaine  :  a  Baise  la 
a  poussière  de  ses  pieds ,  lui  dit-il.  Vis,  puisqu'elle 
«  l'ordonne  ainsi ,  et  retourne  dans  ton  trou.  » 

Cependant  on  approchait  du  port  si  désiréi 


a66  MON    ONCLE 

Phis  d'ennemis,  plus  d'évènemens  à  craindre.  La 
gaieté  régnait  dans  tous  les  cœurs  ;  la  joie  se  pei- 
gnait, dans  tous  les  yeux.  Déjà  le  vaisseau  était 
sous  la  protection  des  forts  ;  déjà  un  pilote  de 
Dunkerque  était  venu  prendre  la  barre  du  gou- 
vernait Le  bâtiment  entre  à  pleines  voiles  dans 
le  chenal,  il  est  amarré  au  quai. 

C'est  partout  un  événement,  qu'une  prise  qui 
arrive.  Les  curieux  et  les  oisifs  aocouruMnt  de 
tous  les  coins  de  la  ville ,  et  félicitèrent  mon 
oncle  et  ses  compagnons.  Jusque-là  tout  allait 
fort  bien.  Le  capitaine  du  port,  un  caporal  et 
quatre  hommes  de  la  garde ,  passèrent  à  bord , 
selon  l'usage ,  et  «e  disposèrent  à  mener  les  An- 
glais en  prison.  Mon  oncle  trouva  cela  tout  sim-» 
pie  ;  mais  ils  voulurent  aussi  y  conduire  milady , 
parce  qu'elle  était  Anglaise,  et  ici  mon  oncle  se 
récria.  Ils  insistèrent  ;  il  commença  à  jurer  très- 
éoergiquement.  Il  couvrit  Fanny  de  son'  corps  ; 
il  dit  que .  le  rdî  de  France  ne  faisait  point  la 
guerre  aux  femmes ,  et  qu'en  le  tuerait  avant  d'at^ 
tenter  à  la  liberté  de  celle -r  ci.  Comme  on  ne  tue 
pas,  à  propos  de  bottes,  un  homme  qui  vient  de 
se  signaler,  le  capitaine  du  port. envoya  diercher 
le  commissaire  de  la  marine. 

Cet  officier  était  un  de  ces  Français  aimables 
qui  honorent  la  nation.  Il  écouta  mon  oncle  avec 
bienveillanœ  et  intérêt.  Le  premier  coup  d'œtl 
de  Fanny  le  rangea  de  son  parti;  il  ordonna  qu'où 
la  .laissât  libre,  et  Thomas,  en  reconnaissance  de 


TiTOMAS.'  267 

ce  bon  office,  colla  sa  figure  barbouillée  de  sang  y 
de  fumée  et  de  poudre ,  à  celle  du  oonmrissaire , 
qui  voulait  en  vain  s'en  défendre. 

Les  officiers  de  Famirauté  vinrent  à  leur  tour 
exercer  des  fonctions ,  très-lucratives  pour  eux ,  et 
très  à  charge  aux  autres.  Ik  examinèrent  les  pa- 
piers  du  capitaine;  déclarèrent  son  vaisseau  de 
bonne  prise ,  et,  pendant  qu'ils  verbalisaient  et 
qu'ils  apposaient- les  scellés,  Thomas,  qui  ne  s'oc- 
cupait que  de  Fanny,  avait  pris  >son  bras;  il  allait 
avec  elle  par  les  rues ,  cherchant  la  meilleure  a»* 
berge. 

Ils  arrivèrent  à  la  Conciergerie ,  dans  un  équi- 
page qui  ne  commandait  pas  la  confiance.  La 
jeune  dame  ne  possédait  que  la  robe  blanche 
qu'on  lui  avait  fait  prendre  lors  de  son  enlève- 
ment. Cette  robe  était  tachée  de  goudron;  son 
bonnet  était  chiffonné  ;  ses  bas  et  ses  souliers 
pleins  de  vase.  Mon  oncle  avait  un  habit  perCé 
aux  deux  coudes ,  une  culotte  usée  aux  deux  ge- 
noux, les  cheveux  gras,  et  un  chapeau  déchiré. 
A  eux  deux  ils  ne  pouvaient'  disposer  d'un  écu; 
Tout  cela  n'empêcha  point  Thomas  de  trancher 
du  grand  seigneur.  Il  demanda,  d'un  ton  de  maître, 
la  plus  belle  chambre  et  le  meilleur  dîner.  L'au- 
bergiste le  regarda  de  la  tête  aux  pieds,  et  lui 
tourna  le  dos  en  levant  les  épaules. 

Mon  oncle  n'a  jamais  été  endurant.  Il  réitéra 
l'ordre  en  élevant  le  ton ,  et  en  menaçant  le  crâne 
de  l'hôtelier,  d'un  large  et  lourd  couperet  .qu'il 


^68  Hoir  ONCLE 

• 

trouva  sous  sa  mam.  Celui-ci  s^iesquîva ,  et  mon 
ouc^  aioata  l'ej^calier,  tenant  toujours  sa  jeune 
lady  sous  le  bra^.  Il  ouvrit  toutes  le$  ehafl»t>res , 
choisit  en  e£Eet  ia  plus  belle ,  et  avaoça  un  fau- 
teuil à  Fan^y,  au  grand  étonnemeiit  ^'un  gros 
prébendier  qui»  occupait  rappartemeot»  Le  prcH 
priétaire  fit  à  mpn  onde  les  représentations  d'u- 
sage -;  mon  oocle  Im  répondit  qu'il  était  trop 
h^ureuic  que  milady  voulut  bien  accepter  sa 
chambre»  Le  prébendi^  répliqua  avec  humeor  ; 
mon  oncle  le  prit  par  les  épaules,  le  mit  debcH^s, 
et  lui  jeta,  sur  le  carré,  sa  valise,  sa  robe  de 
chambre  de  damas  brun ,  ^  des  papiers  qui 
étaient  sur  u^e  table. 

Fanny  lui  fit  des  c^servations  sur  la  bizarrerie 
de  aes  procédés;  il  ne  Técouta  poiiit^  et  se  mit 
en  devoir  de  prévenir  ses  autres  besoins.  Il  sortît^ 
ferma  la  porte ,  mît  la  clé  dans  sa  poche ,  rit ,  en 
passant  f  au  nez  du  prébendier ,  et  descendit  à  b 
cuisine ,  où  il  inspecta  les  casseroles  qui  bouiUotr 
taient  sur  les  fourneaux.  Le  cuisinier  venait  de 
rentrer.  Il  ne  savait  rien  de  ce  qui  Vêtait  passé 
entre  le  m^tre  et  mon  oncle ,  et  il  trouva  très- 
mauvais  qu'un  inconnu  découvrît  ses  casseroles 
les  unes  après  les  autres.  Mon  oncle  le  laissa  dir^, 
et  alla  son  train.  Une  chose  l'embarrassait  :  il  ne 
connaissait  pas  les  goûts  de  Fanny.  Il  né  voulait 
pas  l'engager  à  descendre ,  de  peur  qu'elle  ne 
voulût  plus  remonter.  Il  prit  le  parti  de  lui  poi^er 
toutes  les  casseroles.  Il  en  tenait  deux  de  chaqut? 


THOMAS.  2169 

main ,  et  il  allait  le&  monter.  Le  cuisinier  se  ficha 
tout  de  boa  7  et  ipoahit  reprendre  ses  fricas9éè^< 
Mon  onde  n'entendait  pas  perdre  de  temps  en 
expKcations.  il  lai  vida  suff  la  tête  une  maflelofe 
d'anguilles ,  et  pendant  que  le  cnisimer  heurlafîf 
et  se  débaitbouiUait,  mon  onete,  en  demc  ou  trois 
voyages,  rangea  dix  à  dou^e  casseroles  autour 
du  fauteuil  de*  Fanny..  La  jeiHie  femme  ne  pouvait 
tenir  à  taat  d'extravagances,  ^le  parla  raison  ; 
mai»  parler  raison  à  Thomas  ^c'était  vouloir  bkin« 
dsir  nn  nègre.  Il  répondait  k  tous  ses  raisonne^ 
mens  7  qu'il  fallait  qu'une  femme*  comme-  elle 
dinât ,  et  dînât  bien^ 

Elle  n'en  avait  nulle  envie.  Les  ctts  du  cuisi-^ 
nier,  les  plaintes  du  pr^bendier ,  et  le  désordre 
où  mon  oncle  mettait  la  maison,  étaient  bien 
fiaûits  pour  oter  l'appétit  à  quelqu'un  qui  n'a  pasr 
de  ^oi  payer  son  écot.  Quelques  services  que 
hii  eût  rendus  "Xhoma» ,  elle  pensait  série«»e-' 
ment  à  se  séparer  de  hii,  quand  un  nouvean 
petsottttage  vint  dissiper  la  plus  forte  de  ses  in- 
quiétudes. 

C!était  un  usurier  :  il  y  en  a  partout.  Il  avait 
appris,  que  le  capitaine  aurak  au  moins  trente 
mille  firancs.  pour  sa  part  de  prise,  et  il  venait 
Itti  oéfrir  sa  bourse  ,  parce  qu'il  savait  que  les 
mfflins  aiment  l'argent  frais  ^  et  le  paient  aussi 
cher  qu'an  vent 

il  s'annonça  à  mon  oncle ,  qui  lui  sourit  en  le' 
v<>yant  tirer  un*  petit  sac  plein  d'or  ;  qui  l'einbrassa 


a^O  MCW    ONCLE 

lorsqu'il  le  lui  of&it,  et  qui  fit  gaiement  sa  croix 
au  bas  d'un  effet  de  huit  mille  francs^  à  solder 
par  rfauissier-priseur  qui  ferait  la  vente  du  navire 
anglais.  Fanny  se  permit  encore  un  mot  sur  Fé- 
normité  des  intérêts  ;  Thomas  répondit  qu'il  ne 
pouvait  trop  acheter  une  somme  dont  elle  avait 
le  plus  pressant  besoin,  et  il  reconduisit  poli-* 
ment  son  préteur  jusqu'à  la  porte  de  la  rue. 

Il  était  à  peine  remonté ,  que  l'aubergiste  parut, 
suivi  d'un  commissaire,  qu'il  avait  été  prier  dé  lé 
débarrasser  d'un  gueux  qui  mettait  son  auberge 
en  combustion.  «  Le  voilà,  s'écria-t-il  en  entrant  y 
<c  le  voilà  ce  coquin  et  sa  prétendue  lady...  À  la 
a  porte,  canailles!  Apprends,  maraud,  répliqua 
«  Thomas,  qu'un  homme  qui  a  pris  un  fort,  ca- 
(t  nonné  une  ville,  enlevé  un  vaisseau ,  et  surtout 
<c  sauvé  milady,  a  droit  à  tés  respects,  et  en  voici 
«  une  dernière  preuve  à  laquelle  tu  ne  résisteras 
((  pas.  »  Il  prend  le  sac  par  le  fond,  et  arrose *le 
parquet  de  deux  cents  louis  qu'il  renferme.  «  £h 
<c  bien  !  reprit  Thomas ,  te  voilà  la  bouche  ouverte , 
«  le  chapeau  à'Ja  main ,  le  dos  ployé ,  et  l'air  aussi 
«  plat  que  tu  étais  insolent  tout  à  l'heure...  Allons, 
«  renvoie  ton  commissaire  ;  rappelle  tes  filles  de 
ce  chambre ,  qui  sont  allées  se  cacher  à  la  cave  ou 
«au  grenier.  Qu'on  mette  la  table,  qu'on  serve 
0  chaud,  et  pendant  que  milady  dînera,  qu'on 
a  aille  lui  chercher  une  couturière  et  une  lingère 
«  des  plus  expéditives  du  pays  :  il  faut  que  ce  soir 
«(  madame  soit  mise  comme  la  femme  du  bourg- 


V» 


THOMAS.  271 

ce  mestre.  »  Tout  cela  fut  fait  dans  un  tour  de 
main. 

On  avait  mis  deux  couverts  ;  mon  onde  en  ôta 
un.  Quelques  instances  que  lui  fit  milady ,  il  dîna 
à  une  petite  table  qu'il  plaça  en  face  de  la  sienne  ; 
mais  le  respect,  dont  la  jeune  femme  le  pénétrait, 
ne  Tempêcha  point  de  festoyer  tous  les  plats. 

Laissons  mon  oncle  et  milady  à  table  ,  et ,  pen- 
dant qu'ils  se  remettent  de  leurs  fatigues,  trouvez 
bon,  s'il  vous  plaît,  que  je  reprenne  haleine. 
Reposez -vous  vous-même,  et  je  rêverai  demain 
aitx  nouvelles  fadaises  qui  feront  le  sujet  de 
ma  troisième  partie. 


37*  Haïr  ONCLE 


TROISIÈME  PABLTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Prewàert  arrangeitieni  de  Milady  el  de  mon 

oncle. 

1:  ENDA.NT  le  dîner ,  dont  Fanny  avait  le  plus 
grand  besoin,  elle  s'arrêtait  de  temps  en  temps. 
Ses  jolis  yeux  se  fixaient  au  plafond  ;  elle  sou- 
pirait. Le  nom  de  Seymour  venait  mourir  sur  ses 
lèvres ,  et  elle  revenait  à  son  assiette ,  car  de  tous 
les  appétits  le  plus  impératif,  peut-être,  est  celui 
de  l'estomac. 

Cet  appétit  satisfait,  et  une  femme  sensible 
mange  peu,  milady  se  parlait,  pendant  que  mon 
oncle ,  sans  soins ,  sans  inquiétudes ,  se  livrait  au 
plaisir  de  la  table  ^  le  seul  à  peu  près  qu'il  eût 
connu  encore.  «  Où  est-il,  disait  la  Rendre  lady? 
«  A  Oxford ,  répondait  Thomas ,  en  déchirant ,  à 
«  belles  dents',  une  cuisse  de  dindon.  — Qu'y 
«  fait-il?  —  Il  s'y  désole.  — Comment  le  consoler? 


THOMAS.  273 

«  —  Il  faut  lui  écrire.  —  Et  comment ,  en  temps 
«  de  guerre,  faire  passer  ma  lettre? — Ma  foi,  je 
<c  n'en  sais  rien  » ,  et  mon  oncle  d'achever  sa 
cuisse  et  de  vider  sa  bouteille ,  et  Fanny  de  re- 
lever ses  yeux ,  et  dç  consulter  le  plafond. 

Le  commissaire  de  la  marine ,  je  crois  vons^ 
l'avoir  dit ,  était  un  homme  aimable.  C'était  aussi 
un  homme  aimant.  Il  n'avait  pas  donné  entière- 
ment dans  l'histoire  que  mon  oncle  lui  avait  faite 
des  malheurs  de  milady ,  et ,  en  effet ,  il  était  assez 
difficile  de  croire  à  la  qualité  d'une  femme ,  pro- 
tégée par  mon  oncle  ;  mais ,  nous  autres  Français , 
nous  tenons  singulièrement  aux  grâces,  et  celle 
qui  en  est  pourvue  a  fait  toutes  ses  preuves. 

Ce  commissaire  donc  avait  trouvé  la  petite 
anglaise  fort  jolie ,  et  il  avait  raison.  Il  était  bien 
aise  de  faire  valoir  le  service  qu'il  lui  avait  rendu , 
et  cela  est  assez  naturel.  Prenez  bien  garde ,  mes- 
dames; ne  vous  laissez  pas  obliger  indistincte- 
ment par  tous  les  hommes.  Défiez-vous  du  plus 
aimable,  et  n'oubliez  pas  qu'un  magot  est  quel- 
quefois aussi  exigeant  qu'un  autre. 

Mon  commissaire,  auquel  je  reviens,  se  pré- 
sente à  la  fin  du  dîner,  et  s'annonce,  non  avec 
ce  ton  de  fatuité  qui  répugne ,  moins  encore  avec 
cet  air  à  prétention  qui  avertit  du  danger  ;  mais 
avec  tme  physionomie  ouverte,  affable,  honnête; 
une  de  ces  physionomies  enfin  qui  font  dire  bien 
bas  à  la  femme  la  plus  décente  :  Je  l'aimerais, 
si  je  n'en  aimais  déjà  un  autre. 

IF.  18 


^74  MON,  ONGLE 

Il  ste  présenta  donc  en  homme  qui  compte  Isf 
joiûssance  pour  beaucoup  ;  mais  qui  met  avant 
tout  le  bonheur  de  plaire. 

Fanny  le  reçut  comme  quelqu'un  à  qui  on  a 

des  obligations  ;  elle  lui  paija  avec  cette  candeur 

'  ^ui  atteste  la  sagesse;  avec  ee  charme  qui  ajoute 

à  l'amour;  avec  cette  tendresse,  pour  son  époux, 

qui  désespère  un  amant. 

Le  commissaire ,  homipe  du  meilleur  ton ,  ne 
s'était  pas  indiscrètement  avancé  ;  il  ne  s'était  pas 
ménoe  permis  un  mot  qui  put  faire  froncer  le 
souircil  à  mon  oncle ,  très-chatouilleux  sur  ce.  qui 
concernait  milady.  Il  sentit  qu'il  fallait  se  borner 
à  prétendre  à  de  l'amitié,  et  il  se  décida  à  la  mé- 
riter. Un  Français  aimable  est  toujours  flatté 
d'inspirer  un  sentiment. 

Il  écouta,  avec  sensibilité ,  le  récit  des  infortu- 
nes de  l'aimable  anglaise;  il  la  plaignit  sincère- 
ment, et,  ce  qui  valait  mieux  pour  elle,  il  lui 
indiqua  l'adresse  d'un  négociant  de  Hambourg 
qui  recevrait ,  sous  double  enveloppe ,  et  ferait 
parvenir,  en  Angleterre,  les  lettres  de  la  jeune  et 
tendre  épouse. 

'  Femme  qui  aime  n'oublie  rien.  Celle-ci  jugea  que 
Tinaction  et  une  grande  douleur  ne  s'accordent 
jamais.  £Ue  en  conclut  que  son  cher  Seymour  ne 
se  serait  pas  borné  à  déplorer  sa  perte  dans  les  salles 
d'une  université;  qu'il  devait  être  parti  en  poste, 
être  tombé  aux  pieds  de  son  père,  à  ceux  du  lord 
Ghatam,  à  ceux  du  roi  peut-être ,  qui  ne  pouvait, 


THOMAS.  ^75 

selon  elle ,  se  dispenser  de  prendre  le  plus  vif  in^ 
térét  à  son  sott.  Pauvre  jeune  femme!  des  rois, 
des  courtisans  s'occuper  d'une  affaire  de  cœur  ! 

jElle  ne  doutait  pas  (|ue ,  dans  tous  les  cas ,  son 
digne  époUx  n'eut  été  voir  le  vieux  Thompson  : 
elle  écrivit  dond  à  son  père,  et  à  Oxford.  «  Et 
<x  de  l'argent,  disait-elle  en  pleurant.. «  avec  quoi 
«  YÎendr^t-il ,  éî  ses  parens ,  si  ses  amis  lui  en  re^ 
a  fusent  ?  »  Le  commissaire  ne  répondait  rien  : 
la  galanterie  et  la  bourse  n'ont  ordinairement 
rien  de  commun,  ce  En  Voilà ^  dit  mon  oncle,  et 
a  il  mit  son  petit  sac  devant  Fanity.  Bon  !  reprit 
«  le  commissaire;  je  vais  prendre  une  lettre  dé 
«c  change  sûr  Hambourg ,  dont  milord  touchera  le 
a  montant  par  toute  l'A^ngleterre.  Bravo,  s'écria 
Cl  mon  oncle ,  »  et  il  embrassa  encore  une  fois  le 
commissaire. 

Celui-ci  sort  avec  les  espèces  de  Thomas,  el  à 
peine  est-il  dehors ,  qu'on  introduit  la  couturière 
et  la  lingère.  Fanny  demande  les  choses  lès  plus 
simples,  et  en  très-petite  quantité.  Thomas  l'in- 
terrompt brusquement  :  «  Qu'est-ce  que  c'est , 
«  madame ,  qu'est-ce  que  c'est?  voulez-vous  res- 
a  sembler  à  une  grisette  ?  Lingère ,  je  veux  des 
tt  bonnets  et  des  fichus  en  dentelles;  des  chemises 
«  et  des  mouchoirs  de  batiste...  Otez  donc  votre 
«  main,  mvlady;  que  diable!  laissez-moi  la  parole 
«  libre  » ,  et ,  s'adressant  à  la  couturière ,  il  lui 
commande  trois  jupons  de  brocard  d'or,  et  six 
robes  de  velours  de  différentes  couleurs,  brodées 

18. 


1k'j6  MON   ONCLE 

en  argent  sur  les  tailles  et  le  pourtour  ;  le  tout 
pour  le  soir,  parce  qu'on  donnait  au  spectacle 
Toinon  et  Toinette  ,  et  que  l'hôtelier ,  depuis 
qu'il  était  devenu  poli,  lui  avait  assuré  qu'il  y 
avait  beaucoup  d'analogie  entre  lui  et  le  capitaine 
Sabord  y  ce  qu'il  était  bien  aise  de  vérifier. 

Toute  préoccupée  qu'était  Fanny,  elle  ne  put 
s'empêcher  de  rire  en  écoutant  les  ordres  que 
donnait  mon  oncle.  Elle  voulut  absolument  don- 
ner les  siens  à  son  tour ,  et  Thomas  fit  une  mine 
de  réprouvé,  quand  elle  eut  déclaré  nettement 
qu'elle  ne  voulait  pas  ressembler  à  la  reine  Eli- 
beth  ou  à  la  reine  Anne. 

«  Et  vous,  mon  brave  ami,  lui  dit-elle,  ne  vous 
a  arrangerez-vous  pas  un  peu  ?  —  Corbleu  !  ma- 
«  dame ,  cet  habit  est  mon  habit  d'honneur  ;  il 
ce  est  teint  du  sang  des  ennemis,  et  ces  déchi- 
«  rures  attestent  mes  travaux.  —  A  la  bonne 
a  heure;  mais...  —  Pas  de  mais,  milady.  Je  vous 
ce  conduis  ce  soir  à  la  comédie  comme  me  voilà, 
a  Je  me  place,  avec  vous ,  aux  premières  loges ,  et 
et  si  quelque  mirliflor  s'avise  de  me  regarder  de 
ce  travers ,  je  lui  ferai  voir  de  quel  bois  je  me 
<c  chauffe.  —  Non ,  Thomas ,  vous  ne  vous  dou- 
ce nerez  pas  ce  ridicule.  Mon  ami,  mon  bon  ami, 
ce  habillez  -  vous  convenablement  ;  faites  encore 
a  cela  pour  moi ,  je  vous  en  prie  »,  et  ce  sourire 
si  doux  et  si  persuasif  achève  de  vaincre  mon 
oncle,  ce  Allons  donc,  puisqu'il  faut  vouloir  tout 
«  ce  que  vous  voulez,  lui  dit-il.  Mais,  ventrebleu. 


THOMAS.  2177 

«  je  ne  changerai  ces  honorables  gueniUes  que 
«c  contre  un  habit  des  plus^  somptueux ,  et  puisque 
«  vous  voulez  du  luxe,  je  vous  jeterai  de  la  pou- 
ff  dre  aux  yeux.  Qu'on  m'aille  chercher  un  tail- 
«  leur.  Mon  mari  l'est,  monsieur,  reprend  la  cou- 
«  turière.  -^Hé  bien,  va  me  chercher  ton  mari. 
«  — Je  vous  prendrai  mesure  aussi  bien  que  lui,  et 
«  vous  n'avez  qu'à  me  dire  votre  goût  —  Habit , 
«  veste  et  culotte  de  drap  écarlate.  —  C'est  bien 
«  éclatant ,  murmurait  Fanny.  —  Oui ,  madame , 
«  de  l'écarlate,  et  de  la  première  qualité.  Ah! 
a  vous  voulez  que  je  me  pare...  Doublure  de  satin 
«  blanc... —Mais  nous  sommes  en  été. — Cest 
«  égal.  Un  galon  d'or  à  la  bou)*gogne,  de  quatre 
«  doigts  de  largeur.  — Cela  sera  d'un  poids  in- 
«  supportable.  —  C'est  égal,  milady.  De  l'or,  de 
«  l'or  partout.  Un  chapeau  à  plumet ,  bordé  du 
w  plus  beau  point  d'Espagne.  — Mais,  mon  ami, 
((  il  me  semble  avoir  lu  que  les  gentilshommes 
ce  seuls  ont  le  droit ,  en  France ,  de  porter  W  plu- 
«  met.  —  C'est  égal.  D'ailleurs,  comme  je  ne  con- 
cc  nais  pas  mon  père,  je  peux  me  supposer  noble 
«ainsi  que  roturier,  et  puis  j'aurai  une  épée,  je 
«  sais  m'en  servir,  et  je  prouverai  ma  noblesse  à 
«  quiconque  me  la  contestera,  en  lui  crevant  le 
«  ventre  à  la  minute. — Joli  moyen!  —  Il  n'en  est 
«  pas  de  plus  sûr.  Allons ,  voilà  qui  est  arrangé , 
«  dit -il  à  la  couturière.  Que  tout  cela  soit  prêt 
«  pour  six  heures. — Mais,  monsieur,  il  en  est  trois. 


«  —  Qup  tout  cela  soit  prêt  pour  six  heures/ — 
«  Mais,. monsieur... —  Pas  de  raisons,  et  qu'on 
«  se  ip-ette  à  l'ouvrjage.  Kéfléçhis^e^i;  donc ,  mon 
«  ami,  dit  la  jolie  anglaise.  Ce' que  vous  deman- 
«  dez  est  impossible. —^  Je  paieorai.  le  double,  le 
«  triple,  milady;  mais  je  veux  être  servi  au  corn- 
(4  mandement.  Qu'on  y  mette  trente  ouvriers  s'il 
c(  le  faut.  Vous  serez  obéi,  monsieur,  reprend  la 
(f  CQUtunère,  à  qui  i|ne  façon  payée  triple  faisait 
«  ouvrir  les  oreilles. —  A  six  heures  ^  donc? — A 
«  six  heures,  -r-  Et  le  trousseau  de  milady  au^i? 
(f  —  De  milady  aussi.  »  Mon  oncle ,  en  reconnais- 
sance, prend  un  énorme  gobelet ,  l'epiplit  d'eau-de- 
vie  ,  et  veut  faire  ftvaler  le  contenu ,  et  peut-être 
Iç  contenant,  à  la  couturière.  Elle  se.  défend,' il 
insista  ;  ellp  s'obstine ,  il  s'emporte.  Milady  lui 
l*eprésente  qu'il  ne  faut  pas  enivrer  les  gens,  quand 
on  veut  qu'ils  agissent  avec  célérité.  Thomas  se 
Fcqd  à.  cette  raison  ;  la  couturière  s'esquive,  et 
court  procéder  à  la  métamorphose  de  Fanny  et 
de  son  compagnon  d'aventures. 

Le  cpn^missaire  rentre  avec  un  effet  sur  Ham- 
l)ourg , ,  tiré  par  \xne  des  n^eiUeurs  maisons  de 
Dunkerque.  Cet  effet  rappeUp  à  Fanny  ce  qu'elle 
n'aurait  pas  o^blié  9  si  son.  imagination  n'avait 
été  travaillée  dans  tous  les  sens  à  1^  fois,  c'est 
qu'il  ne  restait  pas  un  écu ,  et  que  les  commandes 
faites  monteraient  à  plus  dé  cent  louis.  «  C'est 
«,  égal ,  dit  mon  Quçle.  Il  faut  que  milord  arrive. 


THOMAS.  279 

«  Envoyez-lui  ce  brinborion  de  papier,  et  pen- 
ce dant  qu'on  fait  nos  habits,  je  vais  courir  la  ville, 
<x  et  chercber  de  quoi  les  payer.  » 

Fanny  était  délicate.  Elle  souffrait  d'avance  des 
brusqueries  qu'il  faudrait  éprouver,  si  mon  oncle 
ne  trouvait  pas  de  fonds  ;  im  jour  perdu  pour 
l'amour  lui  semblait  plus  diur  encore.  Elle  se 
flattait  intérieurement  que  les  ouvriers  ne  résis- 
teraient pas  à  son  esprit  conciliant ,  et  qu'elle 
les  déterminerait  à  attendre  la  irente  du  vaisseau 
anglais.  Gela  était  assez  incertain  ;  mais ,  comme 
l'avait  très-bien  observé  mon  oncle ,  il  fallait  que 
le  cher  lord  arrivât ,  et  promptement.  La  lettre 
de  change  fat  donc  enfermée  dans  le  pacfkiet , 
et  le  paquet  porté  à  la  poste. 

Mon  oncle  sort,  et  cherche  son  préteur.  Il  ne 
savait  pas  son  nom,  et  il  avait  beau  demander 
un  usurier,  on  lui  répondait  toujours  :  Duquel 
parlez-vous?  il  y  en  a  tant  ici!  En  effet,  c'est 
une  espèce  de  petit  Paris  que  Duilkerque*  On  y 
trouve  tous  les  vices  de  la  capitale ,  avec  la  mor- 
gue stupide  de  l'opulence;  l'impudeur  d'une  ban- 
queroute qu'on  prépare;  un  luxe  au-dessus  de 
ses  facultés;  un  baragouin  mirfrançais,  mi-fla- 
mand ,  qui  rappelle  le  langage  du  £siubourg  Saint- 
Marceau;  des  grâces  épaisses;  que  sais-je  encore... 
et  tout  ceU  en  quantité...  On  y  trouve  aussi  des 
négocians  qui  honorent  leur  profession ,  quelques 
hommes  d'esprit,  quelques  autres  d'un  jugement 
solide ,  trois  ou  quatre  jolies  femmes ,  cinq  à  six 


aSp  Morr  oncle 

vraiment  aimables,  et  c'est  beaucoup  pour  une 
petite  ville. 

Revenons  à  mon  oncle.  Il  courait  donc,  cher- 
chant son  usurier  qu'il  ne  trouvait  pas.  Il  courut, 
cherchant  le  premier  huissier -priseur,  espèce 
d'animal  vorace  qu'on  trouve  facilement  partout. 
Habitué  à  £siire  les  choses  en  grand,  il  demanda 
à  celui-ci  dix  mille  francs,  qu'il  reprendrait,  avec 
les  intérêts ,  sur  le  produit  de  la  prise. 

Un' huissier  -  priseur  prête  facilement,  tout  le 
monde  le  sait;  mais  avec  connaissance  de  cause, 
et  l'extérieur  de  mon  oncle  ne  promettait  pas 
d'hypothèque  bien  solide.  On  n'ignorait  pas  qu'il 
fût  capitaine  de  prise  ;  mais  les  scellés  étaient  sur 
le  vaisseau  ;  les  marchandises  pouvaient  être  ava- 
riées ,  détériorées ,  et  un  homme  dont  tout  le  mé- 
rite est  en  spéculations ,  doit  spéculer  juste. 
Pour  cela .  il  faut  tout  prévoir ,  et  l'huissier  pré- 
vit qu'il  n'était  pas  prudent  d'exposer  ses  fonds. 
Il  éconduisit  très-poliment  mon  oncl^,  qui  sor- 
tit en  Tenvoy^int  au  diable,  et  qui  alla  répéter 
sa  demande  à  quatre  ou  cinq  négocians,  chez 
lesquels  il  reçut  aussi  des  politesses  et  des  refus 
très-positifs. 

Cependant  il  fallait  que  milady  fut  habillée ,  et 
qu'elle  eût  de  l'argent  à  sa  disposition.  Mon  on- 
cle avait  bien  dîntg ,  et  il  pouvait  coucher  sous 
le  portique  de  la  paroisse ,  ou  sur  le  fascinage 
de  la  jetée...  Mais  milady,  morbleu,  milady!... 
l'exposer  aux  brusqueries  d'un  maître  d'auberge , 


THOMAS.        '  aSr 

d'une  lingère,  d'une  couturière!  cette  idée  était 
révoltante ,  insoutenable. 

Il  y  avait  deux  heures  qu'il  vaguait  par  les 
rues,  en  se  rongeant  la  main  gauche,  se  froissant 
de  l'autre  le  sein  droit,  et  jurant,  ah!...  comme 
devait  jurer  mon  oncle.  Il  passa  devant  un  ca* 
baret,  d'où  partaient  des  éclats  de  rire,  et  les 
chants  aigreà  de  cinq  à  six  gosiers  éraillés.  C'é- 
taient ses  camarades ,  qui  n'avaient  pas  sauvé  de 
ladys,  qui  étaient  sans  soucis^  et  qui  déposaient 
gaiement ,  au  fond  d'un  broc  de  forte  bierre ,  l'ou- 
bli de  leurs  peines  passées. 

Mon  oncle  entre,  et  tout  le  monde  se  lève. 
On  lui  passe  la  cannette  d'étain ,  on  lui  présente 
la  tartine  de  beurre  salé,  et  la  tranche  de  fro- 
mage de  Hollande.  «  Ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
«  s'agit,  répond  Thomas.  Avez-vous  de  l'argent, 
<c  vous  autres? — Pas  le  sou ,  capitaine  ;  mais  nous 
a  avons  trouvé  un  brave  homme  qui  nous  hé- 
«  berge  à  crédit,  jusqu'à  ce  que  nous  touchions 
(c  nos  parts.  Veux-tu ,  dit  mon  oncle  au  cabare- 
<c  tier,  héberger  aussi  milady  et  moi  auiu  mêmes 
«  conditions?  —  Pourquoi  pas  ,  mon  officier?  — 
«  Voyons  où  tu  logeras  cette  femme  incompa- 
(c  rable.  »  C'était  un  taudis  en  mansarde ,  où  Ton 
entrait  en  se  ployant  en  deux  ;  où  il  n'y  avait 
qu'une  mauvaise  couchette ,  deux  matelas  plus 
mauvais  encore ,  un  poêle  de  fonte  sur  lequel  on 
faisait  le  gargotage,  et  une  odeur  de  fumée  de 
pipe  à  faire  reculer  un   allemand.   Mon   oncle 


u8'2  '  MON    ONCLE 

descend  sans  dire  un  mot,  il  vide  une  canette 
d'un  trait  (on  jure  avec  plus  d'aisance  quand  on 
a  le  gosier  humecté),  et  il  s'écrie  :  «  C'est  de 
<r  largent  qu'il  me  faut ,  il  m'en  faut  saarelj^leu ! 
«  il  m'en  faut  à  tx>Ht  prix  !  Nous  avons,  à  cent  toi^ 
a  ses  d'ici,  l'Océan  à  parcourir,  et  les  Anglais  à 
«  dépouiller:.  Venez  avec  moi.  Demandons  une 
a  barque  au  capitaine  de  port;  des  fusils  au  com- 
a  mandant  de  la  place.  Partons  pour  la  dune; 
<ç  enlevons  la  caisse  de  l'amiral  anglais  ;  parta* 
«  geons'là,  sans  que  l'amirauté  et  les  hu^ssiers-pri- 
«  seurs  s'en  mêlent ,  et  que  je  ne  ine  présente 
tf  devant  milady  que  les  poches  pleines  d'or.  »  Il 
parlait  à  des  héros  qui  ne  se  souciaient  pas  de  se 
faire  casser  la  gueule  sani.  nécessité ,  et  qui  trou 
vaient  fort  agréable  la  vie  qu'ils  menaient  à  Dun- 
kerque.  Ils  se  récrièrent  sur  Textravaganoe  dix  pro- 
jet, qui,  en  effet,  était  fou.  Us  entreprirent  d'en 
dissuader 'Thomas,  qui  trouva  leurs  raisons  dé- 
testables, leur  tourna  les  talons,  et  s'achemina 
vers  l'auberge  de  Fanny,  le  désespoir  dans  l'ame. 
Il  ouvre  d'un  coup  de  pied  la  porte  de  milady 
étonnée,  d  Madame,  lui  dit-il,  je  ne  peux  plus 
«  rien  pour  vous;  vous  êtes  sans  ressources^  et 
«  je  viens  vous  proposer  de  finir  à  l'anglaise.  Pre- 
«  nez  mon  bras;  je  vais  vous  mener  sur  le  quai 
«  de  la  Gorderie;  je. vous  jeterai  à  l'eau,  je  m'y 
'cjeterai  après  vous,  et  demain,  quand  on  ou- 
«'  vrira  l'écluse,  nous  irons  partager  la  sépulture 
«de   tant  de    grands    hommes    de  mer^  qu'ont 


THOMA.S.  283 

(c  mangés  des  merlans  que  nous  avons  peut-être 
«  mangés  à  notre  tour.  >> 

Tant  qu  on  aime  ^  on  tient  à  la  vie^  La  propo- 
sition de  se  noyer ,  de  compagnie ,  parut  aussi  dé- 
placée à  Fanny ,  que  celle  d'aller  enlever  la  caisse 
de  ramiral  anglais  avait  été  jugée  extravagante 
par  les  braves  dû  cabaret  à  bierre.  D'ailleurs , 
pendant  ra|)sence  ^  Thomas ,  les  affaires  avaient 
changé  de  face.  Be  commissaire  ne  prêtait,  pas 
d'argent;  cet  article  excepté,  tout  était  au  service 
de  Fanny.  U  avait  représenté  au  maître  d'auberge 
qu'il  était  de  son  intérêt  de  ne  pas  mécontenter 
ses  hôtes;  que  mon  oncle  jetait  tout  par  les  fe- 
nêtres ,  et  que  quand  il  palperait  ses  fonds , ,  il 
n'examinerait  seulement  par  son  mémoire.  Un 
commissaire  de  la  marine  est  un  personnage 
important  à  Dunkerque ,  et  il  a  nécessairement 
beaucoup  d'ascendant  sur  un  aubergiste.  Il  avait 
facilement  obtenu  de  celui-ci,  pour  le  capitaine 
Thomas  et  sa  compagne,  ce  que  le  gargotier  avait 
fait  de  lui-même  pour  l'équipage.  Il  ne  restait 
qu'à  composer  avec  la  couturière  et  la  lingère, 
et,  si  elles  ne  voulaient  pas  entendre  raison  , 
Fanny  se  décidait  à  garder  la  chambre ,  ce  qui 
était  plus  raisonnable  que  le  coup  de  tôte  qu'a- 
vait imaginé  mon  oncle. 

Rassuré  sur  les  premiers  besoins  de  milady.., 
Thomas  reprit  goût  à  la  vie,  et  il  se  fit  apporter 
un  bol  de  punch  :  il  fallait  passer  le  temps  à  quel- 
que chose,  en  attendant  le  linge  et  les  habits.  11 


2l84  MOlf    ONGLE 

eu  buvait  de  fréquentes  rasades ,  pour  éviter ,  di- 
sait-il,  Toisiveté.  Or,  comme  il  ne  savait  que  boire 
et  se  battre ,  il  fallait ,  pour  s'occuper ,  qu'il  but 
quand  il  ne  se  battait  pas. 

La  jeune  femme  ne  savait  qu'aimer;  elle  ne 
pouvait  parler  tendresse  à  Seymour  :  il  fallait 
donc  lui  écrire  pour  n'être  pas  désœuvrée.  Elle 
avait  rempli  deux,  trois,  quib'e  pages,  lorsque 
la  lingère  et  la  couturière  parurent. 

La  tendre  émotion  dont  Fanny  s'était  pénétrée 
en  écrivant,  avait  répandu  sur  sa  figure,  dans 
ses  manières.,  dans  son  ton  de  voix ,  un  charme , 
des  grâces  naïves,  une  expression  douce  auxquels 
rien  ne  pouvait  résister.  Dès  les  premiers  mots , 
les  ouvrières ,  sans  défense ,  déposèrent  leurs  pa- 
quets sur  des  fauteuils,  et  s'estimèrent  heureuses 
de  pouvoir  obliger  une  femme  aussi  intéressante. 

Mon  oncle  ébahi,  ouvrait  de  grands  yeux.  De- 
puis qu'il  connaissait  Fanny ,  il  éprouvait  que  le 
vrai  mérite ,  joint  aux  qualités  aimables ,  est  un 
aimant  qui  attire  tout,  et  il  ne  concevait  pas  que 
deux  femmes,  mieux  élevées  que  lui,  eussent 
autant  de  sensibilité.  Le  chien  d'amour-propre!... 
Il  n'est  pas  de  goujat  qui  ne  se  croie  intérieure- 
ment l'homme  par  exéellence...  Mon  porteur 
d'eau  accepterait  le  consulat....  j'espère  qu'on 
ne  le  lui  offrira  point. 


«k  -  % 


THOMAS.  385 

CHAPITRE    II. 


'jS6  mon  oncle 

«  Le  collet'  n'est  pas  monté.  —  J'irai  sans  collet. 
a  —  Vous  savez  que  je  ne  suis  pas  chapelière , 
<c  et...  —  rirai  sans  chapeau.  Vous  vous  montrez 
<c  notre  amie  ;  allez  me  chei*cher  Fhabit  tel  qu'il 
((  est ,  et  ne  vous  inquiétez  pas  du  reste.  »  La 
c(  couturière  balançait...  ce  Hé,  sacredieu!  je  vous 
a  en  prie.  »  Le  moyen  de  résister  à  cette  maniéré 
de  prier  !  La  couturière  part  pour  aller  cherche^ 
rhabit. 

«  Vous  ne  croyez  pas ,  monsieur ,  lui  dit  Fanny , 
(c  que  je  vous  accompagne  dans  le  costume  gro- 
«  tesque  que  vous  allez  prendre.  —  Aimez- vous 
«  mieux  celui  -  ci ,  milady  ?  —  Ni  l'un  ni  l'autre , 
a  en  vérité.  D'ailleurs  j'ai  un  violent  mal  de  tête, 
«  et  vous  permettrez  que  je  reste  ici.  — Qu'appe- 
c(  lez  -  vous  ,  permettre  !  ordonnez ,  aujourd'hui  ; 
«  demain,  dans  cent  ans.  Thomas  est,  et  ne  doit 
it  être  que  votre  très-humble  serviteur.  J'irai  seul 
«  à  la  comédie,  et  je  vais  vous  faire  monter  une 
«  rôtie  au  Tin,  avec  la  bigarade,  la  canelle,  la 
«  muscade... — Non,  non,  j'écrirai;  cela  vaudra 
a  mieux.  —  J'en  doute.  Je  n'ai  jamais  ouï-dire 
ff  qu'une  écritoire  guérit  le  mal  de  tête.  Au  reste, 
«  ce  sera  comme  il  vous  plaira.  » 

La  couturière ,  qui  demeurait  à  deux  pas ,  ar- 
rivé avec  l*habit  tant  désiré.  Mon  oncle  arrache 
ses  guenilles ,  ouvre  la  croisée ,  et  les  jette  dans 
la  rue.  Par  respect  pour  milady ,  il  passe  sur  le 
carré ,  il  enfourche  la  culotte  à  jarretières  d'or , 
et  il  n'a  pas  de  boucles  à  jarretières.  Il  boutonne 


THOMAS.    •  àS^* 

leg  côtiés  sur  ses  bas  noirs  drapés,  et  avec  la 
manche  de  sa  chemise  bleue,  il  essuie  ses  gros 
souliers  ferrés.  Il  endosse  la  veste ,  (qu'il  boutonne 
de  la  çeintuJre  au  menton,  pour  cacher  ladite 
chemise.  Il  a  enfin  Fhabit  sur  le  corps.  Il  gagne 
le  milieu  de  la  salle,  il  se  promène,  il  se  pavane, 
il  s'arrête  devant  une  glace.  Le  col  dé  la  chemise 
.  dépassait  le  haut  de  l'habit  ;  il  prend ,  par  le  bas, 
un  rideau  de  tafFetas  jonquille  ;  le  déchire  d'un 
bout  à  l'autre  ;  fait ,  du  morceau  ^  cinq  à  six  tours' 
qui  lui  masquent  le  menton  et  la  moitié  des  joues, 
ce  qui  est  très* joli  aujourd'hui,  ce  qui  était  et 
qui  sera  toujours  ridicule,  quand  les  hommes 
ne  voudront  pas  gâter  les  formes  que  leur  a  don- 
nées la  nature. 

Pendant  que  mon  oncle  faisait  sa  toilette  , 
Fanriy  continuait  avec  douceur  ses  observations  y 
et  mon  oncle  ne  répondait  pas,  buvait  toujours,' 
et  copieusement.  Il  n'était  pas  ivre  ;  mais  il  s6 
trouvait  au  point  où  l'on  veut  fortement ,  et  où 
l'on  est  sourd  aux  remontrances.  Il  refusa  même 
obstinément  de  se  laver  le  visage  et  les  mains , 
parce  qu'il  voulait,  disait-il,  conserver  au  moins 
ces  marques  glorieuses  de  ses  exploits.  Il  descend  / 
il  prend  une  fille-servante  pour  le  conduire.  En 
le  voyant  ainsi  fagoté ,  elle  part  d'un  éclat  de  rire* 
Mon  oncle  lui  alonge  un  coup  de  pied  au  cul ,  si 
bien  conditionné,  que  les  larmes  succèdent  aux 
ris,  et  il  la  fait  marcher  devant  lui. 

Ils  arrivent  à  la  porte  du  spectacle.  Mon  oncle 


u88  MON    ONCLE 

entre  comme  un  trait.  On  Farf'ête ,  et  on  lui  de- 
mande son  billet  :  il  ne  sait  ce  qu'on  veut  lui  dire. 
L'ambassadrice  d'Espagne ,  qu'U  avait  quelquefois 
conduite  à  l'Opéra  ou  ailleurs ,  entrait  partout 
sans  payer ,  parce  que  partout  elle  avait  des  loges 
à  l'année ,  et  mon  oncle  croyait  fermeinent  que 
les  comédiens  jouaient  la  comédie  pour  rien , 
ce  qui  est  assez  généralement  vrai  aujourd'hui. 

Mais  aussi,  pourquoi  vingt  théâtres  à  Paris, 
tandis  qu'il  y  en  avait  cinq,  lorsque  la  popula- 
tion était  plus  nombreuse  et  l'argent  plus  com- 
mun? Pourquoi  tels  ou  tels  théâtres  sont-ils  en 
faillite  régulièrement  deux  fois  chaque  année ,  si 
ce  n'est  parce  qu'il  y  en  a  deux  tiers  de  trop? 
Pourquoi  n'abroge  - 1  -  on  pas  une  loi  qui  paraît 
favoriser  l'industrie ,  et  qui  perd  totalement  l'art , 
en  ôtant ,  à  ceux  qui  le  cultivent ,  leurs  moyens 
d'existence?  Pourquoi  de  prétendus  artistes  ne 
reprendraient-ils  pas  l'art  mécanique  qui  les  fai- 
sait vivre  honnêtement,  au  lieu  de  faire  des 
dettes  et  d'inspirer  le  dégoût  ?  Pourquoi  la  classe 
laborieuse  continuerait-elle  à  se  démoraliser  de- 
vant des  trétaux,  si  pourtant  du  coté  du  moral 
il  reste  quelque  chose  à  perdre  ?  Pourquoi  le 
petit  nombre  de  gens  aisés  et  occupés  ne  se  con- 
centrerait-il pas  à  la  République ,  à  l'Opéra,  aux 
Italiens  et  à  Feydea^u  ?  Les  vrais  artistes ,  attachés 
à  ces  théâtres,  vivraient,  sinon  dans  l'opulence, 
du  moins  dans  une  aisance  indispensable  à  la 
culture  des  arts.  Pourquoi. * . 


THOMAS.  289 

Pourquoi  ? Hé , 

allez  voua  promener.  .On  ferait  Vingt  volumes 
du  chapitre  des  pourquoi. 

Mon  oncle  n'avait  pas  de  billet;  il  demande  où 
cela  se  trouve  ;  on  lui  moiltre  le  bureau.  Il  passe 
la  main  à  la  chatière  \  a  Quelle  place  veuf  mon^ 
«  sieur  ?  —  Une  première ,  motbleu  !  **^  La  voilà  : 
«  trente  sous.  —  Comment ,  trente  sous  !  — -  Voiis 
«'ri'avez  donc  pas  lu  l'affiche  ?  —  Je  ne  sais  paài 
«  lire.  Mon  billet ^  et  foi  de  corsaire,  je  paierai 
«  demain.  — :  Pas  de  crédit  ici,  monsieui^.  -^  Hé , 
«mille  tonnerres,  voilà  bien  des  simagrées.  Y 
«  a-t-il  un  orfèvre  sur  cette  place  ?  — '-  Oui ,  mon^ 
oc  sieur ,  à  deux  pas ,  la  troisième  porte  à  gauche,  h 
Et  voilà  Thomas  parti. 

Il  entre ,  il  arrive ,  il  trouve  le  bourgeois  :  «  Di- 
«  tes  donc^  p^p^^  coupez-moi  pour  trente  soiis 
«  de  galon ,  et  comptez-moi  ma  somme.  »  L'or- 
fèvre, étonné,  r^gasde  et  ne  répond  pas.  Mon 
oncle,  impatienté,  arrache  tout  le  galon  d'un  devant 
de  son  habit  ^  qui  ne  tient,  vous  le  savez,  qu'au 
premier  fil.  «  Finissons,  vieux  reître..  Je  n'ai  pas 
a  de  temps  à  perdre  icii.  Donnez-moi  la  valeui: 
«  de  ce  bout  de  dorure.  »  L'orfèvre  donne  douze 
francs  de  ce  qui  en  valait  quarante ,  et  mon  oncle^ 
enchanté,  revient  au  bureau,  prend  son  billet 
d'une  main,  sa  monnaie  de  l'autre,  monte,  fier 
comme  un  paon,  et  se  campe  au  balcon  avec 
un  sérieux  imperfui*bable.  .         .  ■    ' 

Son  habit  dégalonné  d'un   coté,   la  cioubliire 


'JX)0  |ION    ONCLE 

faufilée ,  qui,  au  moindre  mouvement,  faisait  ie 
soufflet  avec  le  dessus,  ses  cheveux  noirs,  gras  et 
méiés ,  sa  figure  barbouillée ,  ses  mains  crasseuses 
qu'il  étendait  sur  le  bord  de  sa  loge,  pour  qu'on 
vit  bien  la  richesse  de  ses  paremens,  tout  cel^ 
excitait  le  rire  général  et  les  huées  du  parterre , 
toujours  plus  insolent  ou  plus  juste  que  le  reste 
des  spectateurs.  Mon  oncle  persuadé ,  et  cela 
était  vrai,  que  personne  n  était  mis  aussi  riche- 
ment que  lui ,  ne  s'imagina  point  qu'il  pût  être 
l'objet  de  ce  tintamare.  Il  n'eût  pas  manqué  de 
sauter  dans  le  parterre,  et  de  cogner  nos  Fia* 
mands,  qui,  pour  être  aussi  railleurs  que  d'au- 
tres, ne  laissent  point,  parfois,  de  faire  rire,  par- 
tout ailleurs  qu'en  Flandres. 

On  commença  l'ouverture  de  X Amoureux 
de  quinze,  ans.  La  musique  a  vieilli;  mais  le 
poème  est  dicté  par  les  grâces ,  qui  sont  toujours 
jeunes.  Mon  oncle,  qui  n'a^t^ien  de  commun 
avec  les  grâces ,  ni  avec  l'esprit ,  s'ennuya  dès  la 
seconde  scène ,  et  lâcha  un  vigoureux  coup  de 
sifflet,  jà  bas  le  siffîeur^  cria  le  parterre,  qui  veut 
avoir  seul  le  droit  de  siffler,  et  qui  applaudit,  par 
habitude,  à  Dunkerque,  V Amoureux  de  quinze 
ans,  parce  qu'il  est  du  bon  ton  de  faire  partout 
ce  qu'on  fait  à  Paris. 

Mon  oncle,  révolté  de  l'apostrophe,  se  lève 
brusquement,  tourne  son  postérieur  vers  l'assem- 
blée, prend,  sous  chaque  main,. un  pan  de  son 
habit,  et  recommence  à  siffler  du  haut  et  du 


THOMAS.  agi 

bas.  Les  Flamands  (i) ,  qui  ne  diffèrent  des  autres 
hommes  que  par  les  goûts  et  les  habitudes ,  mais 
qui  sont  très-hommes  d'ailleurs ,  à  ce  qu'assurent 
leurs  femmes,  et  ceux  qui  peuvent  démêler  leurs 
qualités  sous  des  formes  qui  ne  sont  pas  tou- 
jours heureuses ,  les  Flamands  furent  indignés  'de 
la  double  explosion;  ils  sortirent  en  foule,  et 
marchèrent  droit  au  balcon.  Mon  oncle,  que 
rien  n'intimidait,  arracha  une  banquette,  et  jura 
qu'il  assommerait  le  premier  qui  l'approcherait. 

La  ville  était  commandée  alors  par  monsieur 
de  Chaulieu,  bon  ofBcier,  homme  aimable,  et 
généralement  aimé.  Il  sortit  de  sa  loge,  prévint 
la  tragédie  qui  allait  commencer,  calma  le»  esprits 
irrités ,  passa  au  foyer ,  et  envoya  chercher  mon 
oncle  par  son  capitaine  des  portes.  Thomas  ré- 
pondit qu'il  n'avait  rien  à  démêler  avec  le  com- 
mandant ;  qu'il  était  au  spectacle  pour  son  argent , 
et  qu'il  avait  acheté  à  la  porte  le  droit  de  siffler 
et  d'applaudir.  Le  capitaine  des  portes  appuya 
son  invitation  de  la  présence  de  six  grenadiers 
d'Auvergne,  qu'il  fit  entrer  au  balcon,  la  baïon- 
nette basse.  Mon  oncle  répliqua  que  le  r^iment 
d'Auvergne  n'assassinait  personne  ;  qu'il  verrait 
le  soir  les  six  grenadiers ,  l'épée  à  la  main ,  si  cela 


(i)  Je  peins  ici  les  Flamands  tels  qu'ils  étaient  il  y  a  qua- 
rante ou  cinquante  ^ns.  Il  est  aujourd'hui  peu  de  villes  aussi 
brillantes  et  d'une  société  aussi  agréable  que  Dunkerque ,  au 
petit  accent  près  ,  qui  perce  de  temps  en  temps. 

'9- 


L 


293  MO^    OlfCtE 

les  amusait;  mais  quil  ne  sortirait  poiot  qu'il 
n'eût  vu  le  capitaine  Sahord. 

La  Gibema^  caporal  à  deux  chevrons,  et  com- 
mandant de  la  troupe  ,  releva  3a  moustache  : 
«  Veux -tu  sortir,  dit*  il  à  mon  oncle?  Non,  f..,, 
(c  i*époud  fièrement  Thomas.  Feu!  reprend  la  Gi* 
cic  berne.  »  A  ce  mot,  les  femmes  si'envèloppent 
dans  leurs  capuchons ,  ou  dans  le  ridingHXMt  de 
leur  attentif»  Un  grand  nombre  de  ces  dames  se 
sauve  dans  les  corridors.  Une  d'elles,  froissée 
contre  un  mur ,  accouche  sur  la  place  ;  deux  au- 
tres sur  les  escaliers.  Les  maris,  les  amaus>  les 
frères ,  les  cousins ,  les  nouveaux*nés ,  les  accou- 
chées, tous  crient  à  la  fois;  on  se  plaint ,  on  jure 
en  finançais ,  en  flamand .  La  salle  de  spectacle  de 
Dunkerque  ressemble  à  la  fois  à  la  tour  de  Babel 
et  à  l'arche  de  Noé. 

:  La  Giberne,  qui  ne^ connaissait  que  sa  consi- 
gne ,  avait  répété  le  Êital  commandement.  Ses 
grenadiers ,  très-braves  gens  ;  répugnaient  à  tuer 
de  sang-froid  un  homme  aussi  brave  qu'eux. 
Monsieur  de  Chaulieu  avait  eu  le  temps  d'accoii* 
rir.  Il  entra  au  balcon ,  et  sans  employer  d'autre 
arme  que  cet  .esprit  conciliant .  auquel  on  n 'ôp* 
posait  rien,  il  détermina  mon  oncle  à  sortir  et  à 
le  suivre. 

Il  lui  parla  avec  une  raison  si  persuasive;  la 
sévérité  qu'il  fut  contraint  de  déployer  était  tem- 
pérée par  tant  d'amabilité,  que  le  grossier,  lin- 
domptable  Thomas  convint  qu'if, avait  eu   tort. 


■■H 


THOMAS.  293 

demanda  excuse  au  commandant ,  qui  lui  par- 
donna en  faveur,  de  ses  exploits  maritimes ,  et 
qui  lùi.cousefflta  de  retourner  de  suite  à  son  au- 
berge. C'est  ce  qu'ailait  faire  mon  oncle ,  sans 
une  nouvelle  ^cène  qui  se  préparait ,,  qu'il  qe 
prévoyait  pas ,  ni  vous  non  plus-. 

Ijè  mari  de  la  couturière  était  absent  lorsque 
sa:  fébime  vint  prendre  l'habit  poui^  le  porter  à 
Thomas  ;  il  '  étak  rentré  lorsqu'elle  rentra  à  son 
tour,  et  il  trouva  très-mauvais  quelle  ieùt  livré, 
sans  argent,  pour  dix'-huit  cents  francs  d'effets.  Sa 
femme  eut  beau  lui  représenter  que  le  capitaine 
Thomas  avait  voulu  absolument  aller  à  la  comé- 
die, et  qu'on  ne  pouvait  rien  refuser  à  raitady; 
le  tailleur,  qui  avait  une  mauvaise  tête,  on  qui , 
peut-être ,  avait  pris  lui-ftîême  les  marchandises  à 
crédit;  sortit  pour  aller  au  spectacle  recevoir  de 
l'argent,  ou  reprendre  l'habit.  Milady  avait  reçu 
des  robes  pour  cinq  à  six  cents  franCs;  ainsi  le 
drap  écarlate,  le  iatîn  blallc,  le  galon  à  la  bour- 
gogne étaient  l'objet  principal»  et  il  n'^st  pas  éton- 
nant que  le  tailleur  s'occupât  d'abord  de  celui-ci. 

Le  calme  était  à  peu  près  rétabli  au  spectacle. 
Monsieur  de  Chaulieu  avait  tout  prévu ,  ou  il 
avait  tout  tru  prévoir ,  et  on  attendait  la  conti- 
nuation de  V Amoureux  de  quinze  ans.  Il  est 
difficile  de  peindre  les  passions ,  et  de  n'en  pas  • 
ressentir  les  effets.  La  jeune  actrice  qui  jouait 
Lindor,  éprouvait  de»  besoins  secrets.  Elle  était 
lorgnée,  depuis  long-temps,  par  un  jeune  Flamand, 


«î^ .      •» 


29/1  MON   ONCLE 

dont  les  joues  rosées  et  Pembonpoint  faisaient 
plaisir  à  voir.  Une  raère  cruelle ,  ou  plutôt  avare, 
empêchait  les  jeunes  gens  de  s'approcher.  Leurs 
soupirs  battaient  l'air,  et  leur  unique  jouissance 
était  de  se  voir  de  quarante  pas. 

Dès  les  premiers  mom«n5  du  tumulte,  la  ma- 
man avait  perdu  connaissance  :  «les  vieilles  fem- 
mes veulent  toujours  se  rendre  intéressantes ,  di- 
ront les  médisans.  On  ne  prenait  pas  garde  à 
celle-ci,  et,  heureusement,  pour  son  âmour^pro- 
pre ,  elle  était  évanouie  tout  de  bon.  Le  jeune 
dunkerquois,  bien  tendre,  était  par  conséquent 
bien  timide.  Cependant  une  voix  intérieure  lui 
disait  :  Saute  sur  le  théâtre;  prends'  monsieur 
Lindor  sous  le  bras.  Il  résistera,  insiste;  il  cédera; 
conduis-le* alors...  où  tu  pourras. 

Mon  petit  Flamand  avait  obéi ,  à  la  lettre  ^  à  la 
voix  intérieure ,  et  au  moment  où  toutes  les  oreilles 
s'ouvraient,  où  tous  les  yeux  se  fixaient  sur  la 
scène,  monsieur  le  baron  ou  monsieur  le  mar- 
quis... ma  foi,  je  ne  sais  pas  trop  lequel...  l'un 
des  deux  vînt  annoncer  avec  les  trois  révérences 
d'usage ,  qu'on  ne  pourrait  continuer ,  parée  que 
monsieur  Lindor,  qui  devait  jouer  aussi,  dans 
la  seconde  pièce,  mademoiselle  Toiftette,  était 
morte ,  ou  disparue. 
•  La  maman  ne  pouvait  pas  être  éternellement 
évanouie,  quoique  personne  ne  la  secourut.  Elle 
revint  &  elle,  -quand  monsieur  le  baron  ou  mon- 
sieur le  marquis  annonça  la  disparution  de  sa 


tHOMAS.  295 

fille.  Elle  s'avança  sur  la  scènes,  enlaidie  et  vieillie 
par  les  gonflemens  d'une  poitrine  desséchée,  et 
par  les  pleurs  qui  coulaient  de  ses  yeux  éraillés  ; 
elle  adressa  au  public  un  discours  pathétique , 
souvent  interrompu  par  des  sanglots;  enfin,  elle 
déchira ,  avec  une  sorte  de  dignité ,  un  bonnet 
qu'elle  s'était  fait  d'un  lambeau  de  la  tunique  de 
Zacharie ,  plus  un  mantelet  coupé  dans  un  vieux 
jup6n  de  Chimène,  deux  rôles  que  sa  fille  jouait 
avec  distinction.  Monsieur  de  Chaulieu  craignit 
que  ce  nouveau  genre  de  ridicule  n'occasionât 
de  nouveaux  troubles,  et  il  ordonna  définitive- 
ment de  baisser  le.  rideau. 

Mon  oncle  avait  promis  de  ne  pas  rentrer  au 
spectacle.  Incapable  de  manquer  à  sa  parole ,  il 
se  promenait,  en  long  et  en  large,  en  dehors  de 
la  porte  battante*  11  voulait  payer  à  boire  aux 
grenadiers  qui  l'avaient  épargné,  et  percer  à  jour 
la  Giberne ,  qui  avait  ordonné  de  faire  feu  sur  lui. 
Voilà  où  en  étaient  les  choses,  lorsque  le  tailleur 
arriva. 

11  se  rencontra  nez  à  nez  avec  mon  oncle  : 
«  Mon  argent ,  ou  mon  habit  !  —  Ni  l'un  ni  l'autre. 
«  —  Hé  bien,  des  coups.  —  Tu  les  recevras  » ,  et 
mon  oncle  jette  son  tailleur  dans  un  baquet  de 
braise  allumée,  qui  servait  à  échauffer  les  bouts 
des  doigts  de  l'homme  de  confiance  qui  veillait 
à  la  recette.  Le  tailleiir  se  relève  avec  le  feu  au 
derrière  ;  mon  oncle  lui  applique  une  taloche  sur 
l'oreille,  qui  envoie  d'un  côté  le  chapeau  et  la 


perruque ,  et  <Jwi  ietle  le  propriétaire  en  txavera 
cl'une  porte  du  parterre.  Un  de  se3  pieds  s'ac* 
croche  ai|  seuil;  il  chancelé,  il  tombe,  il  roule 
au  milieu  des  spectateurs^  qui  se  pressent  pour 
éviter  le  feu  quç  le  tailleur  porte  avec  lui.  L'habit 
sec  d'un  huissier,  qui  ne  se  range. pas  assez*  vite, 
s'enflamme,;  l'incendie  se  communique  à  la  per- 
ruque de  laine  d'un  vieux  avocat,  et  de  proche  «n 
proche,  et  de  perruque  en  toupet,  de  toupe*  en 
perruque,  en  cinq  minutes  la  superficie  du  parterre 
offre  exactement  la.  perspective  d'un  superbe  feu 
d'artifice  chinois.  Les-j  mains,  les  basques  des  ha- 
bits ,  les  mouchoirs ,  couvrent ,.  pressent ,  compris 
ment  toutes  les  chevelures  naturelles,  ou  d'em- 
prunt :  vains  efforts  !  Deux  cents  Dunkeix[uois 
vont  être  rasés  jusqu'à  la  racine,  et  leurs  hurle- 
mens  attestent  leur  douleiu*  et  leurs  regrets. 

Monsieur  de  Chaulieu ,  étourdi  lui-même  de  ce 
nouvel  incident,  mais  conservant  toujours  une 
sorte  de  présence  ^'esprit,  fait  amener,  sur  l'a- 
vant-scène,  la  pompe,  qui, est  toujours  prête  der-^ 
rière  les  coulisses,  et  le  tuyau,  habilement  dirigé, 
arrose  successivement  les  chefs  brûlés,  dépouil- 
lés, pelés  des  bons  Dunkerqupis. 

Cependant  le  tailleur ,  publiant  qu'il  avait 
perdu  le  derrière  de  son  habit  et  les  fonds  de  sa 
Qutotte ,  ne  pensa ,  après  l'incendie ,  qu'à  son 
galon  à  la  bourgogne ,  et  il  demanda  justice  à 
monsieur  le  bourgmestre,  qui,  par  eapri^d'éco* 
nomie ,  laissait  sa  place  de  droit  à  sa  femme ,  et 


THOMAS.  H^ 

occupait  ordinairement  ijn  coin  au  parterre.  Ja* 
loux,  comme  touB  les  gens  de  robe,'  de  Tauiorité 
militaire  y  il  saisit ,  avec  empressement ,  Toccasion 
d'amener  un  conflit  de  jurisdiction.  Il  s'empara  dë^ 
TafÊiiré  pour  tracasser  le  commandant ,  et  fîirieux* 
contre  mon  oncle,  qui  était  cause  que  son  man- 
teau, sa  cravatte,  sa  perruque  à  trois  mlirteiâu^ 
étaient  en  charbons ,  que  sa  figure  et  sa  pbiTrine 
étaient  couvertes  de  cloches,  il  commença,  da)is( 
le  partorre  même,  à  informer  criminellement.  Il 
ordonna  que  Thomas  serait  constitué  prisonnier , 
et  son  procès  fait  et  parfait,  pour  avoir  ffompé 
un  honnête  ouvrier  ,  interrompu  le  spectacle  , 
£adt  accoucher  trois  femmes,  brûlé  le  cul  de  son 
créancier ,  et  par  suite  les  meilleures  tètes  de  la 
ville. 

Le  bailli ,  do^t  la  femme  avait  perdu ,  dans  là 
mêlée ,  son  faux  chignon ,  ses  fausses  dentls ,  ses 
fausses  hanches  et  ses  feux  tétons ,  dont  les  man- 
chette à  trois  rangs  et  les  falbalas  avaient  été  dé- 
chirés ,  qui  s'était  montrée  dans  son  état  naturel  ; 
et  qui  était  humiliée ,  désolée ,  désespérée ,  le 
batUi  s'unit  au  bourgmestre ,  et  il  fut  sirrêtë,  entre 
eux ,  que  Thomas  serait  ui^e  victime  immolée  à 
tant  d'amours^propres  blessés. 

Les  deux  magistrats  demandèrent  main-forte 
au  commandant.  Celuî^i ,  à  qui  leurs  petit€iS  tra- 
casseries les  avaient  rendus  désagréables,  se  re- 
tira avec  son  état-major ,  en  leur  répondant  que 


4 


298  MON    ONCLE 

la  partie  civile  wait  ses  Umrers  ordinaires,  et  que 
les  soldats  d'Auvergne  n'étaient  ^int  des  recors; 

Pendant  que  le  bouz^mestre  et  le  bailli  cher- 
chent cinq  à  six  de  leurs  gredins ,  \e>  tailleur 
ameute  trente,  ou  quarante  iêtes  brôlées  du  par- 
terre. Tous  tombent  sur  Thomas,  inébranlable  à 
sa  porte,  et  riant  du  mal  qu'il  avait  fait.  L'un 
tire  une  manche  de  l'habit  faufilé  ;  l'autre  ^n  de- 
vant de  veste  ;  un  troisième,  la  moitié  de  la  culotte; 
un  «quatrième ,  le  reste ,  et,  avant  qu'il  puisse  ^e 
reconnaître ,  mon  pauvre  encle ,  naguère  si-  bril- 
lant, se  trouve  réduit  à  ses  bas  drapés,  à  ses 
gros  souliers,  et  à  sa  chemise  bleue. 

C'est  peu  de  chose  qu'un  héros  en  chemise. 
Celui-ci,  très-embarrassé  de  sa  personne,  avan- 
çait, reculait,  balotté  par  la  foule  qui  sortait  de 
toutes  parts.  U  se  trouva  enfin  porté  au  milieu 
de  la  place  publique ,  où  bientôt  il  demeura  aban^ 
donné  à  ses  réflexions,  et  au  vent  du  nord,  qui 
soulevait,  alternativement  le  devant  et  le  detrière 
de  sa  chemise. 

On  le  cherchait  partout;  on  passait  à  peu  de 
distance  de  lui,  sans  se  douter  que  ce  pauvre 
matelot,  immobile  sur  un  pavé,  fut  l'homme 
brillant  qui  avait  causé  tant  de  tumulte.  Yous 
êtes  étonné  sans  doute  de  l'immobilité  de  mon 
oncle  :  je  vais  vous  en  dire  lé  motif.  Il  attendait 
de  pied  ferme  monsieur  de  la  Giberne ,  et  la  dis- 
grâce qu'il  venait   d'éprouver  avait   singulière- 


THOMAS.  209 

ment  ajouté  à  ràcriroonie  de  ses  humeurs.  Au 
défaut  de  la  Giberne,  il  se  fôt  battu  avec  le  pre- 
mier qu'il  aurait  rencontré. 

La  salle  de  spectacle  totalement  évacuée,  le 
caporal  s'en  retournait  avec  son  détachement.  Il 
traversait  la  place  sans  penser  davantage  à  mon 
oncle.  Celui-ci  s'avance  ,1e  jaret  tendu,  les  épaules 
hautes ,  la  chemise  en  l'air ,  et  défie  énergique- 
ment  le  caporal.  La  Giberne,  très  -  discipliné  , 
répond  froidement  qu'il  doit  reconduire  sa  troupe 
à  la  caserne ,  et  qu'il  verra  après.  Mon  oncle 
suit,  s'arrête  au  coin  de  la  rue  du  Sud,  et  dit  à 
son  homme  :  Je  t'attends. 

En  efFet,la  Giberne  arrive, cinq  minutes  après, 
son  sabre  au  côté,  et  uu  autre  sous  son  habit.  Il 
frappe  sur  l'épaule  de  «on  adversaire ,  ^  sans  lui 
dire  un  m6t;  ils  marchent  sur  la  même  ligne, 
ils  gagnent  l'esplanade ,  ils  se  mettent  en  garde. 

Thomas ,  très-habile  à  la  pointe ,  ne  connaissait 
pas  l'espadon.  Trop  loyal  pour  chercher  abn 
avantage,  et  disputer  sur  le  choix  des  armes,  il 
attaque  avec  impétuosité.  Il  lève  le  bras,  en  me- 
nace ,  d'un  coup  terrible ,  le  crâne  chauve  de  la 
Giberne;  la  Giberne  se  fend,  entre  droit,  et  lui 
passe  son  sabre  au  travers  dti.  corps.  Mon  oncle 
infortuné  tombe  ;  le  caporal  le  relève ,  le  charge 
sur  son  épaule ,  le  porte  à  l'hôpital  de  la  marine , 
le  laisse  entre  les  mains  des  infirmiers ,  et  revient 
ti^nquillemeut  se  mettrç  dans  son  lit. 

Voyez  un  peu  à  quoi  tiennent  les  plus  hautes 


dpO  MON    OIVCLE 

f 

destinées.  Une  ligne  plus  haut,  ou  plus  bas;  une 
ligne  à  droite ,  une  ligne  à  gauche ,  et  le  foie ,  le 
cœur,  la  poitrine,  ou  le  poumon  était  perforé. 
Thomas  perdait  la  vie ,  et  vous  .la  suite  de  cet 
ouvrage  inimitable:  Quel  malheur  pour  la  posté- 
rité !  Rassurez'Vous ,  lecteur ,  sur  le  sort  de  ce 
grand  homme  ;  sa  blessure  n'est  pas  mortelle ,  et 
nous  arriverons  à  la  fin  du'  quatrième  volume, 

si  vous  avez  le  courage  de  Ure  jusqu'au  bout. 

♦ 

CHAPITRE  III. 

« 

Mon  oncle  part  de  Dunkerque. 

Il  était  onze  heure©  du  soir,  et  Fanny  n'avait 
pas  cotnpté  les  momens*  Elle  avait  écrit,  écrit... 
écrit...  c'était  toujours  la  même  chose;  mais  se 
lasse-t-on  de  dire  faune  à  qui  ne  se  lasse  pas  de 
l'entendre  ? 

A  onze  heures  cependant ,  certaine  fatigue  dan!4 
les  doigts ,  sa  bougie  qui  finissait ,  et  un  bruit 
assez  fort  sur  l'escalier ,  lui  firent  remarquer  la 
longue  absence  de  mon  onele ,  et  la  déterminè- 
rent à  tirer  le  cordon  de  la  sonnette. 

Une  fille  monte,  et  après  elle  l'inexorable  tail- 
leur, qui  venait  reprendre  le  reste  des  effets  li- 
vrés. Après  le  tailleur,  paraît  l'usurier,  à  qui  ou 
a  dit  que  mon  oncte  est  tuê ,  et  qui  tremble  pour 
son  argent.  Après  l'usurier,  entre  lé  maître  d'au- 
berge,  qui  croit  aussi  Thomas  mort ,  qm  sait  que 


%• 


THOMAS.  3o'l 

Fanny  n'a  rien  à  prétendre  dans  sa  succession  ^ 
et  qui  vient  l'inviter  à  chercher  un  autre  gîte. 

Le  tailleur,  flamand  renfprcé ,  demande  bruta- 
lement ce  que  sa  femme  a  apporté.  Fanny  ne  ré- 
pond rien.  ;  elle  passe  derrière  ses  rideaux ,  sie 
déshabille ,  reprend  ses  misérables  habits ,  revient^ 
fait  un  paqtiet  du  reste ,  le  jM'ésente  au  tailleur 
en  lui  adressant  un  coup  d'œil  suppKant  et  don*- 
loureux.  Le  tailleur  la  fixe  ;  elle  est  belle ,  la  doiH 
leur  l'embellit  encore  ;  l'extrême  .  modératioii 
ajoute  à  ses  charmes.  Elle  tient  toujours  le  pa- 
quet: ;  elle  a  le  bras  étendu ,  le  tailleur  ne  pense 
pas  à  avancer  le  sien.  11  la  regarde  ;  il  ne  peut 
que  la  regarder.  Une  larme  de  Fanny  adhève  sa 
victoire.  —  «  Mais  vraiment ,  me  paierez-vous  ?  — 
<c  Je  ne  sais  pas ,  monsieur,  —  Que  vous  me  payiez^ 
«  ou  non,  je  ne  vous  laisserai  pas  nue..  Gardez. 
«  tout  cela ,  et  que  j'emporte  le  plaisir  d'une 
(c  bonne  action.  i>  Il  sort. 

L'usurier  prend  le  ton  patelin ,  familier  à  ces 
messieurs  ;  il  apprend  à  Fanny  racciden{;  arrivé 
à  mon  oncle  ;  il  exprime  ses  craintes  sur  les:  suites 
que  peut  avoir,  pour  lui,  cette  mort  prématurée. 
A  cette  nouvelle  inattendue,  la  jeune  femme 
verse  des  larmes  en  abondance.  Elle  av^it  démêlé 
les  qualités  de  mon  oncle ,  sous,  une  enveloppe 
grossière  et  ridicule  ; 'elle  tenait  à  lui  par  ces  qua^ 
lités  mêmes  et  par  la  reconnaissance;  sa  mort  b 
laissait  àe.vde ,  sur  une  terre  étrangère  9sanS)appui9 
sans  ressources.  Il  fallait  huit  jours  au   moins 


3o4  '  MON    OirCLE 

ces  dëmarcbes  n  étaient  pcûnt  dans  les  usages  de 
France,  que  la  reconnaissance  est  de  tous  ks 
pays  9  et  qu'elle  ne  pouvait  trop  faire  pour  un 
jeune  homme  à  qui  elle,  devait  l'espérance  de 
revoir  sou  cher  Seymour ,  et  tous  les.  services 
qu'il  avait  pu  lui  rendre. 

Quand  on  sut  qu'il  était  jeune ,  et ,  ce  qui  vant 
mieux,  joli  garçon,  on  s'intéressa  aussi  vivement 
à  luL  Ces  dames  ne  l'allaient  pas  voir.  Elles  te* 
naient  rigoureusement  aux  bienséances ,  et  la 
plupart  des  jolies  femmes  ne  tiennent  guère  qu'à 
cela  ;  mais  on  lui  envoyait  des  gelées ,  des  bis- 
cuits, des  confitures ,  du  vin  de  liqueur,  du  linge 
fin.  On  demanda ,  et  on  obtint  qu'il  fut  mis  et 
traité  dans  une  chambre  à  part. 

Cependant  le  commissaire,  dont  le  ooefur/Ct  la 
tête  se  refroidissaient  par  degrés ,  se  souvint  qu'il 
avait  répondu  de  la  dépense  de  Fanny,  et,  vous 
le  savez,  il  tenait  à  l'espèce  :  à  quelque  chose 
malheur  est  bon.  Il  ne  trouva  pas  de  moyen  plus 
honnête  pour  dégager  sa  parole ^  que  de  mettre 
mon  oncle  en  état  de  payer  lui-même.  Il  pressa 
donc  l'amirauté  de  vendre  la  prise  anglaise ,  et  la 
vente  fut  enfin  arrêtée  et  fixée  à  un  jour  très- 
prochain.  • 

Revenoms  au  jeune  Seymour,^  que  nous  lâvous 
laissé  à  Oxford,  livré  à  ce  que  le  désespoir  a 
d'affreux.  Séparé  de  Fanny ,  qui  seule  lui  faisait 
aimer  la  vie ,  il  voulut  au  moins  se  rapprocher  de 
quelqu'un  à  qui  il  pût  en  parler,  et  avec  qui  il 


THOMAS.  3o5 

put  confondre  ses  regrets  et  ses  laimes.  U  était 
retourné  à  Londres ,  et  tous  les  jours  il  voyait  le 
bon  père  Thompson.  Lç  vieux  lord  Seyraour  et 
le  ministre  employaient,  tour  à  tour ,  les  caresses 
et  l'autorité  pour  le  ployer  à  leurs  vues.  II  se 
montrait  inébranlable,  à  leurs  sollicitations  ;  il 
opposait  le  respect  à  leurs  menaces,  et,  le  soir, 
il  se  rendait ,  à  pied ,  à  .une  taverne  éloignée ,  où 
l'attendait  le  bon  père. 

Un  jour ,  Seymour  arrive  à  son  ordinaire.  Il 
trouve  Tompson  se  promenant  à  grands  pas  dans 
la  chambre;  il  se  frottait  les  mains,  son  visage 
rayonnait  de  joie  :  «  Elle  est  retrouvée,  elle  est 
«  retrouvée  »,  s'écrià-t-il ,  dès  qu'il  vit  le  jeune 
lord,  et  il  lui  jeta  les  bras  au  cou,  et  il  l'inonda 
de  ses  larmes.  Il  avait  reçu  le  matin  la  lettre  de 
sa  fille.  Il  la  tira  de  son  sein,  la  baisa,  et  la 
donna  à  lire  à  l'impatient  et  tendre  Seymour  : 
vous  en  savez  le  contenu. 

V  Je  pars  demain  pour  Hambourg,  dit  le  jeune 
a  lord ,  en  pleurant  de  joie  à  son  tour.  Je  vais 
«  rjejoindre ,  consoler ,  aimer  la  triste  Fanny  ; 
«  mais,  mon  père,  je  suis  mineur  encore ,  et  je 
c(  ne  saurais  abuser  de  la  générosité  d'un  jeune 
<c  homme,  à  qui  je  n'ai  rendu  qu'un  service  bien 
«  ordinaire.  »  Thompson  comptait»sur  le  cœur , 
sur  la  probité  de  Seymour.  Cependant  il  n'avait 
osé  se  flatter  qu'il  portât  l'attachement  jusqu'à 
s'expatrier  pour  se  réunir  à  sa  fille.  Il  pressa  son 
gendre    sur  son  sein.  «  J'ai  mille  livres  sterling 

IF,  9.0 


3o6  MON   OWCLE 

«Vn  argent  comptant,  lui  dit -il.  —  C'est  assez, 
^<  donnez- les -tnoi.  Je  vous  laissarai  des  lettres 
«  pour  les  fermiers  de  ma  mère  ;  vous  tes  leur 
«  ferez  parvenir  quand  je  ^rai  sur  le  continent. 
«  J'en  obtiendrai  des  avances ,  et  je  vous  rera- 
«  boitrserai.  —  Non,  milord,  non,  mon  fils,  vous 
«  ne  me  rendrez  rien.  C'est  la  dot  de  Fanny. 
«  Allez,  et  soyez  heureux  autant  que  vous  mé- 

«  ritez  de  l'être.  » 

.Toutes  les  dispositions  forent  faites  dans  la 
soirée  et  dans  la  nuit.  Seymour,  pour  écarter 
tont  soupçon ,  rentra  d'assez  bonne  heure  ;  mais 
le  vieux  Dick  courait  d'un  côté,  le  père  Thomp- 
son 4'un  autre.  Au  point  du  jour,  le  jeune  homme 
se  déroba  de  l'hôtel ,  se  rendit  -sur  le  bord  dé  la 
Tamise ,  et  monta  sur  lïn  vaisseau  hambom-geois 
qui  partait  à  la  marée  «uivante.  Le  •  bon  père 
resta  avec  lui  jusqu'au  moment  si  désiré  et  si 
craint  à  la  fois.  Les  adieux-  furent  déchirans  : 
Thompson  était  vieux  ;  il  ne  comptait  plus  revoir 
son  gendre  ,  ni  sa  611e.  «  Du-  moins,  dit-il ,  quand 
«  le  vaisseau  fot  sous  voiles ,  et  qu'il  fallut  en 
«  sortir ,  du  moins  je  laisse  ce  dépôt  entre  les 
«  mains  d'un  honnête  homme,  et  le  ciel  protège 

«  les  gens  de  bien.  » 

Le  peu  de  temps  qu'on  avait  mis  aux  préparatifs 
du  voyage ,  n'avait  pas  permis  de  penser  à  tout  : 
on  avait  oublié  l'article  essentiel.  Seymour  ne 
pouvait  entrer  en  France ,  sans  un  passeport  du 
cabinet  de  Versailles.  Il  s'exposait  à  être  vu  et 


THOMAS.  3o7 

ttsàt-é  cpm^ie  un /espion  du  gouyerne^^it  anglais. 
Il  en  fit  la  réflexic^,  quand  son  coeur,  un  peu  re- 
pos^ ,  permit  à  9a  .4iete  d'agir.  U  senjtit  le  danger 
auquel  il  allaiil;  sWxposer,  et  il  ne  vit  d'autre 
moyen  de  l'éviter ,  que  d'écrire  à  Fanny  de  venir 
le  joindre  à  Hambourg.  X^e  moyen  entr^oait  des 
inconvéniens  épouvantables ,  des  longueurs ,  de 
Fenqui  ;  ^t  puis  uiie  femme  jei^n^e,  belle,  dont  la 
saidé  pouvait  être  altérée  par  le  malheur ,  entre- 
prendre ^ule  ce  voyage  !,..  Seymour  ne  savait  à 
quoi  jse  déterminer. 

.Quand  il  ewt,  perdu  de  vue  les  côtes  d'Angle- 
terrse ,  il  se  confia  à  son  capitaine  qui  n'était  pas 
amoureux  9  et  qui  voyait  les  choses  de  sang-froid. 
Contre  tant  de  traverses  imaginaires,  il  indiqua 
un  parti  très -simple  :  c'était  de  prendre  la  poste 
à  Hambourg,  et  de  courir/ jour  et  nuit  jusqu'à 
Furnes,  dernière  place  des  états  autrichiens,  en 
firabant.  Cette  ville  n'est  qu'à  quatre  lieues  de 
Dunkerque  ;  en  deux  heures ,  Fanny  pouvait  y 
joindre  json  époux,  et  ils  iraient  delà...  où  ils 
voudraient. 

C'était  la  douzième  JQiurnée  depuis  que  la  jeune 
lady  avait  écrit,  et  elle  ne  recevait  point  de  non* 
velles.  Le  jour  où  sa  lettre  était  parvenue  à  son 
père ,  avait  été  employé  à  tant  de  choses ,  qu'on 
n'avait  pas  trouvé  le  moment  de  répondre.  Thomp- 
json  avait  écrit  le  lendemain  du  dépar4:  de  milord  ; 
mais  la  malle  de  Hambourg  avait  été  retenue  par 
le  vent  .contraire. 


SîO. 


3o8  MON    ON  CLE 

Fanny  se  désolait ,  et  ne  prévoyait  que  des 
malheurs;  son  père  mort,  son  époux  inconstant, 
ou  victime  de  Tautorité  paternelle...  Elle  pleurait 
auprès  du  lit  de  mon  oncle,  parce  qu'elle  pleu- 
rait là  plus  librement  qu'ailleurs,  lorsqu'on  vint 
lui  dire  qu'une  femme  de  campagne  demandait  à 
lui  parler. 

La  guerre  avec  l'Autriche  avait  rompu  les 
communications  entre  Furnes  et  Dunkerque.JLes 
femmes  seules  allaient  et  venaient  librement.  Sey- 
mour  s'était  arrêté  à  l'extrême  frontière ,  entre 
les  deux  villes,  et  il  avait  mis  dans  sa  chaise  de 
poste  une  paysanne,  qui  devait  en  descendre  à 
cent  pas  de  la  barrière,  entrer  à  Dunkerque  avec 
un  panier  d'œufs  à  son  bras,  et  remettre  im 
billet  et  un  paquet  à  l'aimable  et  sensible  épouse. 

Fanny  descend  avec  assez  d'indifférence  pour 
voir  ce  qu'on  lui  veut.  Elle  reçoit  le  billet;  elle 
ouvre,  elle  lit..  Sbn  œil  s'anime,  ses  joues  se 
colorent,  et  ses  mains  s'élèvent  vers  le  ciel.  Elle 
remonte, -embrasse  mon  oncle  étonné,  laisse  sur 
sa  table  de  nuit  le  paquet  que  lui  a  remis  la  vil- 
lageoise; elle  redescend,  elle  court,  elle  vole, 
elle  aperçoit  la  chaise  de  son  époux  ;  elle  redou- 
ble de  vitesse ,  elle  s'élance ,  elle  monte ,  les  che- 
vaux partent...  elle  est  dans  les  bras  de  Seymour. 

Les  malheurs  passés  ne  sont  plus  qu'un  vain 
songe ,  dont  le  souvenir  s'évanouit  aux  premiers 
rayons  du  soleiL  Nos  jeunes  gens  puisent  une 
nouvelle  vie  au  sein  de  la  paix  et  du  bonheur.  . 


THOMAS.  3og 

Mon  oncle  n'avait  rien  compris  à  la  précipita- 
tion ,  au  silence  ,  au  délire  de  Fanny.  Il  était 
resté  assis  sur  son  lit,  il  réfléchissait  à  tout  cela... 
autant  que  Thomas  pouvait  réfléchir,  et  il  con- 
clut qu'elle  était  devenue  folle.  «  Allons,- dit-il, 
«  on  vend  demain  mon  vaisseau;  je  paierai  à  la 
«  pauvre  femme  une  pension  dans  quelque  coin  : 
«  voilà  le  dernier  service  que  je  puisse  lui  rendre.  » 

Après  c# raisonnement,  qui  prouvait ,  sinon  sa 
pénétration ,  du  moins  son  bon  cœur ,  il  prend 
le  paquet  qui  était  sur  sa  table  de  nuit  ;  il  l'exa- 
mine dans  tous  les  sens  ;  il  rompt  le  cachet... 
c'est  de  l'or.  Il  compte...  précisément  la  somme 
qu'il  a  donnée  à  milady ,  et  qu'elle  a  envoyée  à 
Seymour.  <c  D'où  diable  lui  vient  cet  argent -là? 
«  Aurait-elle  feit  quelque  fblie  avec  ce  commis- 
«  saire,  ou  avec...  Fi  donc,  fi  donc,  Thomas  ! 
«  Point.de  semblables  idées...  Mais  d'où  diable 
«  lui  vient  cet  argent  ?»  » 

Il  appelle  son  infirmier  :  «  Tiens,  voilà  une  gui- 
«  née,  cours  toute  la  ville;  trouve -moi  milady, 
«  et  amène-la-moi  ici.  Je  suis  choqué  qu'elle  em- 
«  prunte  à  tout  autre  que  moi.  Ne  suis-je  pas  son 
«plus  ancien  ami  ?» 

L'infirmier  trotte  sans  s'arrêter  ;  il  va  dans  les 
meilleures  maisons  ;  il  se  met  tout  en  eau  pour 
gagner  sa  guinée,  et  il  ne  peut  rien  apprendre 
de  relatif  à  milafly  :  elle  était  sortie  de  la  ville 
par  le  chemin  le  plus  court,  et  sans  prendre 
congé  de  personne.  De  sa  disparution,  et  des  re- 


3lO  ua^    ONCLE 

cherches  de  l'infirmief ,  vinrèiit  les  hiductionâ  les 
(>Ias  absurdes.  Lé  cotnniissaire  de  laf  ntSÊtine  Vi- 
vait cachée  dans  sa  petite  nhfaisoA  dé  Rosenthistl , 
selon  les  unes  ;  leà  stutres  voulaient  que  lé  bo^g» 
mettre  Feut  retirée  dans  sa  brasserie , .  et  mille 
aiitres  sottises  du  mêrâie  genre  ;  ttiaiè  i!  fatit'i^e 
les  femmes  parlent,  et  la  plupart  dé  cè'îlèà-cî 
pâS*laient  avec  cotihaissance  de  Catfâè  dé  laf  petite 
maÎBdn  dii  cômfrfiâSjiire ,  et  dés  sacsllé  houblon 
du  feoiirgm'estre.  * 

<(  Allons^  dit  Thomas,  oliï  le  rapport  de  son 
«  infirmier ,  j'ai  deviné  juste  ;  elle  est  devenue 
«  folle ,  et  elle  est  allée  se  noyer.  Que  Dîeii  lui 
<t  fasse  paix  et  miséricorde  ,  û  toutefois  il  f  en 
«  à  un ,  comme  le  prétend-  ma  mère.  * 

Il  passa  la  plus  gra*nde  partie  de  la  journée  eh 
bommehtaires  et  en  regrets  sur  là  flri  tragique 
de  Fanny,  et  il  en  rëvëriait  toujours  à  ûe  diable 
d'argent.  Il  voyait  clairement  qu'elle  avait  voulu 
payer  ses  dettes  avant  que  de  môtirir  ;  mais  il  ne 
concevait  pas  comment  elle  avait  acquis  cfet  or. 
Une  lettré ,  qu'on  lui  apporta  sut*  le  èoif ,  termina 
ses  inquiétudes,  et  Son  infirmier,  qui  était  dèvéfau 
son  factotum  et  son  secrétaire ,  l'inàtrUiSlt  du 
«contenu. 

C'était  le  jeune  Seymour  qui  le  remerciait,  avec 
la  chaleur  du  sentiment ,  de  ce  qu'il  avait  fait 
pour  sa  femme ,  et  qui  lui  iraconfait,  en  deux  pagé^, 
te  que  vous  Venez  dé  lire  en  dôiizé.  Ce  n'est  pas 
ma  fauté;  n'est  pas  concis  qui  veut. 


THOMAS.  3lf 

Quand  Thomas  sut  que  Fanny  ét^it  réuaie  à 
Seymour ,  qu'ils  avaient  à  leur  disposition  une 
somiûe  assez  considérable,  et  qu'ils  attendaient 
d'Angleterre  des  remises  plus  fortes  encore,  il 
sauta  de  son  lit,  et  dansa  par  la  chambre,  en 
chantant,  et  en  battant  la  mesure  sur  ses  fesses. 
Il  rit ,  il  déraisonna  pendant  deux  heures ,  et 
quand  il  fut  las  de  rire,  de  bavarder,  de  danser 
et  de  chanter,  il  se  recoucha ,  et  s'occupa  sérieu- 
sement de  lui.  Il  pensa  qu'un  homme ,  possesseur 
de  quatre  mille  francs,  ne  devait  pas  coucher  à 
l'hôpital  comme  un  gredin;  il  fit  venir  un  fia- 
cre ,  et  •  ordonna  qu'on  le  conduisît  au  Chapeau- 
Rouge  ,  dont  le  maître  lui  avait ,  disait-^il ,  gagné 
le  cœur  par  se^  procédés  honnêtes  envers  milady. 

Son  premier  soin  fut  de  demander  Tétat  de  ce 
qu'elle  devait  t^  Seymour  avait  fait  payer  l'au- 
bergiste. Il  envoya  chercher  la  couturière  et  la 
lingère  :  elles  étaient  également  soldées.  ^  Quel 
<f  diable  d'homme  !  il  ne  m'a  pas  laissé  la  moindre 
«  jouissance.  Ah  çal  ma  mie,  dit-il  à  la  couturière, 
«  j'espère  au  moins  que  j'aurai  mon  habit,  puis- 
«  qu'il  est  payé  avec  le  reste.  Le  voilà,  monsieur, 
«  dit  la  couturière ,  en  dénouant  une  toile  verte. 
«  ^ — ^  A  la  bonne  heure  :  j'aime  qu'on  aille  drx^it 
«  en  affaires.  » 

Le  mari  avait  eu  du  temps  pour  coudre  et 
parfaire  ce  brillant  et  malencontreux  habit.  Il 
l'avait  pendu  dan^  sa  boutique ,  espérant  le  vcn- 
xlre.à  quelque  comédien;  mais  comme  ces  mes- 


3l!2  MON    ONCLE 

sieurs  ,  ainsi  que  les  auteurs  ,  sont  toujours 
brouillés  avec  l'argent  comptant,  et  que  le  seul 
mot  crédit  donnait  des  crispations  au  tailleur, 
l'habit  était  resté  pendu  dans  la  boutique,  et  c'est 
ce  qui  fit  que  mon  oncle  le  retrouva. 

Enchanté  des  évènemens  de  la  journée ,  et 
n'ayant  plus  à  penser  qu'à  lui,  Thomas  se  fit 
apporter  un  bouiilou ,  coupé  d'une  bouteille  de 
vin  de  Bordeaux;  il  fit  bassiner  son  lit  avec  du 
sucre  ;  il  se  coucha ,  et  ronfla  bientôt  du  sommeil 
des  simples  ou  des  justes. 

Le  lendemain,  et  c'était  le  grand  jour,  vers 
les  dix  heures  du  matin ,  Thomas  envoya  chercher 
son  carrosse ,  et  se  rendit  sur  le  port  pour  être 
présent  à  la  levée  des  scellés,  et  savoir,  à  peu 
près ,  à  quoi  monterait  sa  petite  fortune.  Sa  bles- 
sure n'était  pas  fermée  encore;  son  chirurgien, 
très-exact  depuis  qu'il  était  sorti  de  l'hôpital ,  et 
dans  une  passe  à  payer  de  bons  honoraires ,  son 
chirurgien  avait  im prouvé  cette  démarche.  Ce 
que  femme  veut^  Dieu  te  veut,  dit  le  proverbe. 
Ce  que  voulait  mon  oncle,  tout  TOlympe  le  vou- 
lait. Il  avait  répondu  que  personne  ,  comme  lui , 
ne  pouvait  juger  de  l'état  de  sa  santé  ;  qu'il  se 
trouvait  bien,  et  qu'il  voulait  être  à  la  vente.  Jje 
chirurgien  savait  déjà  qu'on  ne  gagnait  rien  à 
le  contredire;  peut-être,  en  le  laissant  partir, 
comptait-il  intérieurement  sur  une  rechute,  et 
quelle  moisson  si  cela  durait  seulement  six  mois! 
Un  chirurgien  à  réputation  prend  douze  sous  par 


THOMA.S.  3l3 

visite  à  Dunkerque,  et  deux  visites  par  jour, 
pendant  xent  quatre- vingt  deux  jours  et  demi, 
voyez  où  cela  mène. 

Les  camarades  de  mon  oncle  étaient,  pour  la 
première  fois  sortis,  de  leur  côté,  du  cabaret  à 
bierre.  Ils  y  avaient  passé  quinze  jours  à  table 
ou  sous  la  table,  étrangers  à  tout  ce  qui  se  pas* 
sait  hors  de  la  bienheureuse  enceinte.  Ils  igno-- 
raient  l'accident  arrivé  à  leur  chef,  et  son  habit 
galonné,  et  sa  pâleur,  et  les  bandes  qui  lui  ser- 
raient le  corps ,  donnèrent  lieu  à  des  explications, 
à  des  félicitations,  qui  se  prolongèrent  jusqu'à 
l'arrivée  de  messieurs  de  l'amirauté.  On  entra 
dans  le  vaisseau,  et  on  procéda  à  la  vente,  au 
comptant ,  de  cinq  mille  pièces'  de  toiles  très- 
belles,  très -bien  conservées,  et  du  bâtiment, 
qui  n'était  pas  très-mauvais. 

Pendant  cette  vente ,  qui  duca  deux  jours ,  et 
à  laquelle  mon  oncle  assista  constamment  dans 
son  carrosse,  il  prit  tant  de  bouillons  coupés,  et 
ses  camarades  tant  de  genièvre ,  qu'ils  ne  surent 
ni  les  uns,  ni  les  autres,  ce  qu'on  avait  fait.  Us 
n'en  crurent  pas  moins  avoir  veillé  de  très- près 
à  leurs  intérêts  :  c'est  ainsi  que  voient  la  plupart 
des  hommes. 

Malgré  la  négligence  des  propriétaires,  l'infi- 
délité du  garde  des  scellés ,  la  rapacité  de  l'huis- 
sier-priseur ,  les  frais  de  procès -verbaux  et  de 
vacations  des  juges  de  l'amirauté ,  et  le  gaspillage 
de  tous,  mon  oncle  eut,  pour  sa  part,  quarante- 


3l4  MON    ONGLE 

deux  mille  livres,  qui  lui  furent  délivrées  sur  sa 
décharge  par  devant  notaire ,  moins  le.  montant 
du  billet  fait  au  profit  de  Tusurier,  que  celui-ci 
avait  eu  grand  soin  de  faire  solder,  et  qui  le  fut, 
sans  réflexion  sur  Ténormité  de  l'intérêt,  parce 
qu'où  chacun  fait  ses  affaires,  on  ne  conteste 
jamais. 

Gomme  rien,  après  la  nature  et  la  jeunesse, 
n'influe  autant  sur  une  guérison  totale,  qu'une 
somme  bien  rondelette,  et  d'heureuses  disposi* 
tions  à  s'en  servir,  mon  oncle,  après  huit  jours 
de  propriété ,  se  trouva  assez  fort  pour  congédier 
son  chirurgien  et  sa  garde ,  et  après  avoir  com- 
plété sa  garde-robe,  s'être  coiffé  du  chapeau  à 
plumet,  avoir  ceint  l'épée  à  monture  d'argent,  il 
se  disposa  à  sortir  pour  aller  faire  l'agréable  à  la 
parade. 

Monsieur  de  Chaulieù  avait  pressenti  que  l'é- 
poque de  son  rétablissement  serait  celle  de  quelque 
nouvelle  sottise.  Ses  exploits,  à  Yarmouth,  étaient 
publiés  par  tous  les  journaux,  et  il  avait  débuté,  à 
Dunkerque,  à  peu  près  comme  en  pays  ennemi. 
Il  y  avait  tout  à  craindre  d'un  pareil  hôte,  et 
tout  à  gagner  à  se*défaire  de  lui;  mais  on  doit 
des  ménagements  à  un  brave  quel  qu'il  soit ,  et 
le  moyen  le  plus  sûr  de  faire  rester  celui-ci, 
c'était  de  lui  ordonner  de  partir. 

Monsieur  de  Chaulieù ,  instruit  à  la  minute  de 
ses  actions ,  et  même  de  ses  projets ,  qu'il  ne 
dissimulait  jamais,  se  rendit  au  Chapeau*Rouge , 


THOMiLS.  3l5 

au  mometit  où  Thoitias  allait  sortir  de  sa  cbfarn- 
bre.  Il  le  félicita  sur  son  retour  à  là  santé,  sur 
se^  richëé^es,  sur  sa  bonne  mine,  sur  son  air 
martial,  sur  la  manière  généreuse  doùt  il  en  avait 
usé  enrei^  milàdy  ;  il  ftatta^  il  caressa,  tour  à  tour, 
tous  les  genres  de  vanité  ;  vieux  moyen ,  mais 
qui  réussit  tckijoùrs  près  ^n  plus  sot ,  comme 
avec  le  plus  spirituel.  Hé!  tous  les  hommes  ne 
vivent-ils  pas  d'encens?  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  ma 
cuisinière  Pierrette  y  qui  ne  sourie  quand  je  lui 
dis  qu'elle  m'a  fait  une  bonne  sauce. 

Vous  sentez  que  moil  onde ,  flatté  de  la  visite 
d'un  maréchal  de  camp ,  cordon  rouge  ,  plus 
flatt-é  encore  des  chôsfes  obligeantes  qu^on  lui 
adressait ,  était  disposé  à  recevoir  favorablement 
toute  espèce  de  pt'ôfiosition.  L'adroit  comman- 
dàht  se  garda  bieii  d'en  faire  aucune  ;  il  se  con- 
tenta d'insinuer  qu'il  était  étonnant  qu'un  homme 
comme  mon  oncle  perdît  son  temps  dans  une 
petite  ville;  qu'il  était  fait  pour  briller  à  Paris, 
y  faire  Valoir  ses  services,  et  en  obtenir  la  ré- 
compense. 

Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  allumer 
l'imagination  dt  Thomas.  Il  achète ,  à  l'instant 
même ,  une  chaise  et  une  malle.  Il  met  dans  l'une 
ses  effets ,  il  monte  dans  l'autre ,  après  avoir  garni 
les  coffres  et  lefe  poches  de  son  argent ,  d'une 
bouteille  de  rhum ,  et  d'une  paire  de  pistolets  à 
deux  cbups,  et  le  voilà  sur  la  route  de  S?iint-Omer, 


3l6  MON    ONCLE 

savourant ,  ^par  avance ,  Timportance  du  rôle  qu'il 
va  jouer  à  Paris. 

Il  a  de  quoi  vivre  tranquille  et  heureux,  et  il 
cherche  ce  qui  ôte  à  jamais  tout  cela.  Il  est  igno- 
rant et  inepte ,  et  il  prétend  à  tout.  Pauvre  Tho- 
mas! il  ne  sait  pas  que  le  mérite  même  prépare 
sa  chute  par  son  élévation.  Que  de  Thomas  dans 
ce  monde! 

CHAPITRE  IV. 
Mon  oncle  tranche  dû  grand  seigneur. 


N 


Il  allait  jour  et  nuit  ;  il  payait  ses  guides  comme 
un  prince,  et,  en  trente-six  heures,  il  fut  rendu  à 
la  porte  Saint-Martin.  Là,  son  postillon  lui  de- 
mandaoù  il  descendait.  «  Où  tu  voudras,  pourvu 
«  que  je  sois  au  mieux.»  Les  maîlres-d'hôtels-garnis 
donnent  pour  boire  à  ceux  qui  leur  procurent 
certaines  pratiques  ;  le  postillon  de  mon  oncle  se 
trouvait  bien  d'en  mener  à  l'hôtel  Grange- Bate- 
lière ,  et ,  bonne  ou  mauvaise ,  ce  fut  à  cette  au- 
berge que  mon  oncle  descendit.  Heureusement 
pour  lui,  et  malheureusement  pour  sa  bourse , 
elle  était  digne  d'un  duc  et  pair. 

L'habit  galonné ,  le  chapeau  à  plumet ,  et  sept 
à  huit  sacs  pleins  d'or  et  d'argent ,  valurent  d'a- 
bord à  mon  oncle  la  plus  haute  considération. 
«  Quel  appartement  veut  monsieur  le  marquis. 


THOMAS.  3l7 

«  —  Le  plus  beau.  —  Quel  souper?  —  Le  meil- 
«  leur.  »  On  l'introduit  à  un  premier  de  cent 
écus  par  mois,  et  on  le  sert  à  un  louis  par  repas. 

Restait  à  remplir,  avant  que  de  se  coucher,  une 
formalité,  sur  laquelle  mon  oncle  ne  comptait  pas. 
La  police  de  Paris  a  la  manie  de  vouloir  con- 
naître tous  ceux  qui  arrivent,  et,  selon  Fusage, 
le  premier  garçon  se  présente,  le  registre  à  la 
main.  «  Monsieur  le  marquis  veut-il  bien  écrire 
a  son  nom  ?  —  Je  n'écris  jamais.  —  J'écrirai  pour 
«  lui ,  s'il  l'ordonne.  —  A  la  bonne  heure.  — 
ce  Quel  nom,  s'il  vous  plaît.^  —  Thomas.  —  Mais 
«  le  nom  de  famille...  »  Ici  mon  oncle  est  très- 
embarrassé;  il  se  mord  les  lèvres  un  moment... 
a  Hé ,  parbleu ,  Thomas ,  marquis  de  la  Thomas- 
•c  sière.  Ah...  à  propos  d'écrire...  tu  m'auras  un 
a  homme  intelligent,  qui  me  serve  à  la  fois  de 
<(  valet  de  chambre  et  de  secrétaire.  Je  n'aime 
ce  pas  à  me  mêler  de  mes  affaires;  cela  me  fatigue 
«  la  tête.  —  J'ai  ce  qu'il  vous  faut,  monsieur  le 
«  marquis. 

«  Allons,  dit  mon  oncle  en  se  couchant,  me 
«  voilà  marquis  sans  m'en  douter.  J'en  soutien- 
«  drai  la  dignité  du  mieux  qu'il  me  sera  possible. 
«  Après  tout,  je  ne  serai  pas  le  premier  faquin 
«  qu'on  aura  respecté  pour  son  argent.  » 

Le  lendemain ,  d'assez  bonne  heure,  on  lui  pré- 
sente un  jeune  homme  bien  tourné ,  d'une  figure 
agréable ,  d'un  caractère  franc  et  gai.  Il  plut 
d'abord  à  mon  oncle:  «  Combien  veux-tu  gagner? 


3l8  MON    ONCLE 

«  —  Ce  qu'il  vous  plaira',  maasieur  le  pmxfpns. 
ce  —  Voilà  ooinme  j'aîme  q^'ùa  me  réponde. 
«  Keste  avec  moi ,  et  tu  seras  conteoL  9  La  jeune 
honooie  fait  une  profonde  révérence,  a  Avance 
«  U9  fauteuil,  et  viens  t'asseoir  près  de  pnon  lit... 
a  plus  près  que  cela...  plus  près  encore...  point 
ce  de  cespect,  j.e  t'en  dispense...  bon...  écoute,  à 
<c  présent.  Je  ne  suis  marquis  q.ue  de  la  façon 
(c  du  garçon  d'a^uberge.  Je  suis  un  poivre  diable 
ce  qui  ai  rossé  les  Anglais ,  et  qui  veux  jooangex 
ce  agréablement  ma  part  de  djiq  nulle  pièces  de 
fit  toile  que  je  lour  ai  prises  ;  mais  puisque  je  me 
«  trouve  anobli,  sans  m'en  douter,  je  resterai 
(c  noble ,  et  je  continuerai  à  m'appeler  monsieur 
ce  de  la  Thomassière  pour  les  autres.  Pour  toi , 
a  je  serai  toujours  Thomas,  parce  qu'il  me  faut 
ce  xin  camarade ,  et  j'aime  autant  que  tu  le  sois 
ce  qu'un  autre.  Voilà  un  article  réglé.  Quant  à  la 
a  manière  de  jouar  mon  rôle  de  marquis,  et  de 
a  me  divertir ,  je  ferai  ce  que  tu  me  conseilleras , 
ce  parce  que  je  t'avoue  que  je  n'y  entends  ried. 
ce  Allons  parle  à  ton  tour.  » 

Le  jeune  homme  était  le  fils  d'un  huissier  de 
Pontoise ,  qui  avait  volé  son  père ,  qui  s'était  en- 
gagé, qui  avait  déserté,  qui  s'était  fait  mauvais 
comédien,  ensuite  plus  mauvais  auteur,  puis  rat- 
de*cave ,  puis  maître  à  danser,  puis  espion  de 
police ,  et  qui,  pour  dernière  ressource,  cherchait 
des  dupes  de  tous  .côtés.  U  était  entré  chez  mon 
oncle,  avec  l'intention  de  lui  voler  son  argent"  et 


TlfOMA.6.  SlQ 

de  disparailre.  Sa  franchise  lui  gagna  le  cœur,  et 
il  se  borna  à  Fintention ,  très-honnéte  poiu*  lui , 
de  l'aider  à  expédier  prompt^nent  son  magot. 
Yoilà  de  la  probité  pour  un  fripon.  H  a  la  parole: 

ce  Puisque  monsieur  le  marquis  me  permet... 
«. —  Thomas,  je  te  dis.  -*-  Puisque  monsieur 
cf  Thomas...  —  Thomas  tout  court.  —  Pufeque 
«  Thomas  veut  fcien  s'en  rapporter  à  moi...  —  A 
«  la  bonne  heure.  —  Je  lui  ferai  observer  que  le 
«  titre  de  son  camarade  qu'il  me  donne,  m'aufo- 
«  risant  à  l'accompagner  partout...  —C'est  comme 
«  je  l'entends.  —  Il  lui  faut  un  domestique  pour 
c(  &ire  l'appartement,  soigner  son  linge,  le  coif- 
<f  fer ,  l'habiller ,  et  répondre  en  notre  absence. 
«  — Bien.  —  Plus,  un  petit  laquais  joliment  ha- 
«  bille  pour  tes  commissions  du  matin ,  et  monter 
«  derrière  le  carrose.  —  Ken.  —  Un  carrosse  de 
tf  remise,  au  mois.  —  Bien.  —  Une  maîtresse.  — 
a  Je  n'aime  pas  les  femmes.  —  Il  faut  avoir  l'air 
a  de  les  aimer,  et  d'en  avoir  besoin  ;  c'est  le  bon 
«  ton.  —  Et  ça  coûte-t-il  cher  une  maîtresse?  — 
«  Mais...  ponr  trente  louis  par  mois,  je  vous  au- 
fc  rai  une  femme  que  vous  pourrez  avouer.  — 
«  Voilà  de  l'argent  bien  mal  employé,  et  jus- 
te que-là  je  ne  trouve  rien  de  bien  divertissant. 
«  Voyons  enfin  comment  tu  m'amusa:*as,  car  il 
«  faut  que  tu  m'amuses. 

a  Le  matin ,  nous  allons ,  dans  votre  carrosse 
«  aux  Champs-Elysées ,  ou  au  bois  de  Boulogne. 
«  Nous  nous  promenons  une  heure  à  pied 


3aO  MON    ONGLE 

«  Ah!  —  Nous  déjeunons...  —  Oui,  avecun  jani'* 
«  booeau,  ou  une  côte  de  bœuf.  —  Nous  reve- 
a  nous  chez  vous;  vous  faites  la  grande  toilette... 
«  — '•  C'est  fatiguant  cela.  —  Et  nous  allons  à 
«  rhôtel  d'Angleterre...  —  Quoi  faire  ?  —  Jouer 
«  jusqu'à  l'heure  du  dîner.  —  Ah,  oui ,  au  pan- 
<c  dotirj  par  exemple,  aux  petits  paquets.  —  Fi 
«  donc!  au  creps,  slu  pharaon ,  éii  trente  et  qua- 
«  rante.  —  Je  ne  sais  pas  ces  jeux-là.  —  Je  vous 
«  les  apprendrai.  C'est  une  science  très-utile,  et, 
«  si ,  par  hasard ,  on  se  ruine ,  on  a  la  ressource  de 
i(  se  faire  banquier,  et  de  ruiner  les  autres  à  son 
«  tour.  —  Je  n'entends  pas  trop  ce  que  tu  dis 
«  là...  Après  le  jeu,  voyons?  —  Nous  venons 
«  nous  raetlre  à  table...  —  Et  nous  dînons  bien. 
<c  —  Après  dîner ,  le  spectacle  ;  aprèi  le  spectacle 
«  vous  allez  souper  et  coucher  chez  madame.  — 
«  Madame  qui  ?  —  Votre  maitressse.  —  Ah  !  il  faut 
«  que  je  couche  avec  elle?  —  Sans  cela  elle  croi- 
«  rait  que  vous  la  méprisez.  —  Qu'importe  , 
a  pourvu  que  je  la  paie  ?  —  Maïs  alors  elle  vous 
((  donnerait  un  ridicule  dans  le  monde.  Elle  insi- 
«  nuerait  que  les  Anglais  vous  ont  privé...  vous 
a  savez  bien?  —  Non,  mais  c'est  égal.  Allons,  je 
«  coucherai  avec  madame  pour  éviter  lé  ridicule, 
a  Et  le  lendemain  ?  —  Variété  de  plaisirs.  Ver- 
ce  sailles ,  Fontainebleau ,  Saint-Cloud ,  vous  offri- 
ic  ront  des  jouissances  nouvelles.  —  Et  de  bonnes 
«  auberges?  —  Excellentes.  Ah  !  j'oubliais...  — 
a  Qu'est-ce  que  c'est? — Vous  ne  pouvez  vous 


I 


THOMAS.  3aT 

ce  montrer  deux  jours  de  suite  avec  votre  habit  ga- 
a  lonué.  — Il  est  tout  neuf. — U  sent  la  province, 
ce  II  vous,  faut  deux  robes  de  chambre  ici^  et  deux 
«  chez  madame;  quatre  déshabillés  du  matin; 
«  cinq  à  six  habits  complets,  brodés  en  argent 
«  ou  en  soie;  luie  montre  à  répétition  avec  une 
<K;poignée  de  breloques;  un  scflitaire  au  petit 
a  doigt;  une  boite  d'or...  —  Je  ne  prise  pas,  je 
«  fume.  —  Vous  y  mettrez  du  café  en  poudre  ; 
«  mais  il  faut  la  boîte  d'or.  Sur  le  dessus  un 
a  portrait  de  femme ,  que  vous  ne  connaîtrez  pas , 
a  que  vous  aurez  acheté  rue  Saint  -  Honoré ,  et 
«  qui  sera  entôui^é  de  brillans.  —  Ah  ça ,  du  train 
a  dont  tu  y  vas,  je  n'aurai  pas  d'argent  pour  six 
«  mois.  —  Je  ne  vous  propose  pourtant  que 
«  l'exact  nécessaire.  Que  diriez-vous  si  je  vous 
«c  parlais  d'un  hôtel,  de  chevaux  anglais ,  d'une 
«  meute ,  de  piqueurs  ,  d'ime  petite  maison , 
«  d'une...  —  Hé,  je  t'enverrais  au  diable.  —  Vous 
<K  voyez  que  je  suis  modéré,  et  si  vous  voulez  pa-^ 
«  raître  à  la  cour...  —  Si  je  le  veux?  je  le  crois.» 
<x  Ne  faut-il ,  pas  que  je  demande  le  commande- 
«  ment  d'un  vaisseau  de  ligne?.—  En  ce  cas,  je 
«  ne  puis  rien  rabattre.  —  A  la  vérité,  quand  on 
t<  a  mangé  son.  dernier  louis,  il  est  indifférent 
«  d'avoir  joui  six  mois  ou  six  ans^  comme  il  çst 
a  égal,  le  jout  qu'on  meurt,  d'avoir  vécu  ceat 
«  ans,  ou  de  n'en  avoir  vécu  que  trente.  —  D'ail- 
k  leurs ,  quand  on  veut  se  ruiner ,  il  est  avança- 
«  geux  de  le  faire  dans  sa  jeunesse.  —  Oui,  on-  a> 
IV.  ai 


3aa  MOi^  ôwciiE 

ce  le  tempe  4lé  recoitmiefiôer  sa  fortune.  iDéfiinti* 
«  yeiYvent  je  ^rois  qrre  tu  m  rcnison.  ÂlTonsy  prends 
a  dé  l'or  dans  les  pociies ,  et  vois  à  arranger  tout 
k  cela...  Ah!  encore  un  mot.  Il  faut  penser  à 
«  t<MYt  avant  que  de  se  ruiner.  Tu  iras  dans  la  rue 
ft  des  Prêtres  ;  tuf  demanderas  madiame  Riboulard^ 
«  la  femme  du  àergent  du  guet ,  et  tu  me  Famé- 
«  neras.  —  Et  que  voulez-tous  feîre  de  cette 
^  femme-là?  —  Écoute,  mon  ami;  je  ne  suis  pas 
ft  fiar,  quoique  je  sois  marquis.  Je  t'avoue  fout 
«  naturellement  qu^  cette  femme-là  est  ma  mère , 
Cl  et  je  veux  lui  hïte  du  hien  pendant  que  j*ai 
«  de  l'argent.  —  Mais,  monsieur,  il  n'esc  pas 
ce  du  bon  ton  d*avoue^  dé  tels  parens.  — Corn- 
et inent  t'appelles-tu?  —  Robîn,pour  vous  servir, 
•t  -^  Hé  bien ,  monsieur  Robin ,  quand  il  vou^  air- 
ce  rivera  de  me  donner  de  semblables  conseil,  je 
«  TOUS  f...  par  la  feofétrCi  —  Pardon,  monsieur; 
et  point  d'humeur  pour  une  bagatelle.  7e  vais 
«  vious  chereber  madame  Ribôulard ,  puisque  vous 
«  le  voulez  aifisi.  i> 

Robin  sort.  Mon  oncle  se  feit  apporter  des  pi- 
p0s  et  du  tabac  haché,  un  saucisson  et  du  vin 
Uano.  It  mange ,  il  fume ,  il  boit  pendant  trois 
heures  consécutites,  et,  ne  sachant  plus  qu^e faire, 
il  se  plante  d^ant  une  croisée  ouverte  ,  •  et  il 
éâRe  tous  les  airs  anglais  et  françms  qui  lui  pas- 
sent par  la  tête. 

•  Vn  jeune  seigneur  qui  logeait  au  dessous ,  et 
qfuii  avait  la  fibre  ôatoible  ^  se  trouva  inconHilddé 


THOMAS.  3a3 

du  sifflement  ptôlongé  de  mon  oncle ,  et  l'envoya 
prier  poliment  de  se  taire.  Mon  oncle  ne  répon- 
dit rien  au  Valet  de  chambré,  ne  se  tourna  seu- 
lement pas  de  son  côté ,  leva  les  épaules ,  et  con- 
tinua de  siffler. 

«  Apporte-moi  mon  cor,  Germain,  dit  le  jeune 
«  sSeigneur  ;  que  j'en  donne  à  tout  assourdir ,  et 
«  que  je  couvre  cet  ennuyeux  siffleur.  »  Germain 
ouvre  au^^  Une  croisée,  présente  l'instrument, 
qui  résonne  aussitôt,  et  d'un  faux  à  foire  fuir 
tous  les  chats  du  quartier.  Mon  oncle  se  hâte  de 
se  retirer;  il  se  sauve  dans  son  salon,  dans  son 
boudoir ,  dans  un  arrière-cabinet  ;  il  ferme  toutes 
les  portes  sur  lui ,  et  le  son  aigu  et  discordant  du 
cor  le  suit  et  le  fatigue  partout.  Vingt  fois  il  est 
sur  le  point  d'aller  étriller  le  corneur ,  et  vingt 
fois  il  est  retenu  par  la  crainte  de  compromettre 
sa  noblesse,  en  se  comportant  comme  un  goujat. 
Il  tire  toutes  les  sonnettes ,  et  sonne  à  tout  cas- 
ser. Trois  ou  quatre  garçons  arrivent  :  «  Allez 
«  dire  à  cet  homme  qui  corne  ici-dessous,  qu'il 
«  me  rompt  la  tête,  et  que  je  lui  conseille  de 
«  finir,  w  Les  garçons  rendent  le  message  sous 
des  formes  plus  honnêtes  ;  monsieur  le  comte 
leur  répond  flegmatiquement  :  «  Chacun  est  maî- 
«f  tre  chez  soi  »,  et  il  se  remet  à  corner. 

Mon  oncle  savait  qu'un  marquis  doit  repousser 
Finjure  par  l'épée  ;  mais  il  avait  ouï  dire  aussi 
qu'il  mettait  les  rieurs  de  son  côté ,  en  ripostant 
à  un  trait  piquant  par  un  trait  d'esprit  :  il  en  ima- 

2Ï. 


3a4  MON    ONGLE 

gina  un  à  sa  manière.  Il  ordonna  qu'on  fit  monter 
à  riijistant  trois  porteurs  d'eaa:  «Voilà  troislivres,. 
«  mes  amis  ;  laissez-moi  vos  sceaux  ;  vous  revien- 
ne drez  dans  une  heure.  »  Il  passe  dans  son  anti- 
chambre ,  prend  le  manche  d'un  long  houssoir, 
attache  à  un  bout  la  corde  de  sa  malle  ,  à  Tex- 
trémité  de  la  corde  une  épingle  noire  pliée  en 
deux,  et  à  la  pointe  de  l'épingle,  le  reste  de  son 
saucisson.  Il  vide  les  six  sceaux  par  la  chambre, 
s^assied  sur  son  lit,  et  y  reste,  avec  un  sérieux  im- 
perturbable, son  manche  de  houssoir  à  la  main. 
Monsieur  le  comte  cornait  toujours.  Bientôt, 
l'eau  filtra  à  travers  le  plafond;  quelques  gouttes 
qui  lui  tombèrent  sur  la  tête,  poudrée  à  blanc ,  lui 
firent  quitter  son  cor ,  et  attirèrent  son  attention. 
Il  voit  cette  pluie  artificielle  devenir  plus  forte; 
se  convertir  en  orage.  Au  bout  de  cinq  minutes, 
c'est  la  cascade  de  St-Cloud.  Le  comte,  étourdi 
de  cette  inondation  subite ,  ramassait  avec  Ger- 
main ses  plus  beaux  habits,  qu'on  avait  mis  à 
l'air  sur  des  fauteuils.  Trempé  jusqu'à  la  peau ,  il 
prenait  à  la  hâte  une  veste  d'une  façon ,  une  cu- 
lotte d'une  autre  ;  sur  sa  tête  un  chapeau  à  plu- 
met; sous  un  bras  l'épée  d'acier  d'Angleterre; 
sous  l'autre  la  robe  de  chambre  à  fleurs  d'argent , 
et  il  courait,  de  pièce  en  pièce,  pour  soustraire  ses 
effets  au  torrent  qui  s'étendait  partout.  Furieux , 
et  ne  sachant  plus  que  faire ,  il  prit  le  parti  de 
jeter  tout  par  les  fenêtres,  et  monta  chez  mon 
oncle,  pour  apprendre  la. cause  de  cet  étrange 
événement. 


THOMAS.  SaS 

Il  le  trouve  dans  la  même  position  :  «  Il  est 
«  bien  extraordinaire  ^  monsieur  le  marquis  ;,  bien 
«  inconcevable  qu'un  homme  de  qualité  se  per- 
ce mette.....  — Monsieur,  chacun  est  maître  chez 
«  soi:  Vous  donnez  du  cor;  moi,  je  pèche. 

«  Monsieur  le  marquis,  reprit  le  maître  de  l'hô- 
«  tel ,  que  Germain  venait  d'avertir ,  on  est  maître 
«  chez  soi ,  mais  à  certaines .  conditions.  Je  ne 
«  vous  ai  pas  donné  le  droit  de  pèche  dans  mes 
«  domaines,  et  vous  voudrez  bien  n'y  plus  pêcher 
c<  à  '  Tavenir.  Prenez  la  peine  de  descendre  ,  et 
«  voyez  dans  quel  état  vous  avez  mis  mes  meu- 
«  blés.  » 

C'était  comme  s'il  eût  parlé  à  un  'mnr.  Mon 
oncle ,  Toeil  constamment  fixé  sur  sa  ligne ,  n'a- 
vait pas  l'air  de  s'apercevoir  qu'il  y  eût  quelqu'un 
avec  lui.  Tout  à  coup  la  corde  de  cette  ligne  est 
entraînée  rapidement  dans  différens  coins  de  la 
chambre  :  Thomas,  étonné ,  tire  et  enlève.. ..quoi? 
une  alose,  un  saumon,  une  carpe?  c'est  un  rat. 
d'eau  qui  s'est  trouvé  pris  dans  un  des  seaux ,  jet 
que  l'odeur  du  saucisson  a  attiré.  A  la  viie  de  l'a; 
nimal,  le  rire  prend  à  mon  oncle;  il  se  commu- 
nique au  comte,  au  maître  d'auberge  ,  à  Ger- 
main. On  ne  boude  plus,  on  ne  s'eii  veut  plus. 
On  convient  gaiement  que  le  comte  reAoncera  à 
son  cor  ,  Thomas  à  la  pèche  ,  et  qu'il  paiera  le 
dégât,  s'il  s'en  trouve,  après  que  les  meubles  se- 
ront secs. 
*    Cette  historiette  courut  tout  l'hôtel.  Elle  passa 


326  MON  orrc^E 

dans  les  hôtels  voisins ,  sur  le  boulevard ,  au  ma- 
rais^ au  faubourg  Saint-Jacques.  La  Gazette  dç 
France,  toujours  remplie  de  présentations,  de 
deuils  de  cour,  et  d'autres  choses  aussi  impor- 
tantes ,  ne  dédaigna  point  de  la  recueillir.  On  I9 
chanta  sur  le  Pont-Neuf,  dans  les  carrefours  (  le 
théâtre  du  Vaudeville  n'existait  point  encore  )• 
Enfin,  pendant  vingt-quatre  heures,  tout  Paris  ne 
s'occupa  que  de  mon  oncle. 

Le  calme  était  à  peine  rétabli ,  que  monsieur 
Robin  parut  ^  suivi  d'un  cortège  nombreint.  1} 
voulait  paraître  laisser  à  mon  oncle  le  plaisir  du 
choix,  qu'il  était  bien  sur  de  diriger  à  son  gré,  et 
il  s'était  airangé  d'avance  avec  les  vendeurs ,  qui 
lui  abandonnaient  un  profit  honnête.  C'étaient 
des  tailleurs ,  des  bijoutiers ,  des  laquais ,  de^ 
loueurs  de  carrosses ,  des  marchands  de  dentelles, 
chargés  de  mille  choses  précieuses ,  et  enfin  une 
petite  fille  de  quinze  ans  environ,  trè§-dégue- 
nillée,  et  pourtant  très-jolie,  que  Robin  avait  eu 
beaucoup  de  peine  à  trouver.  Bien  que  mon  on^ 
n'aimât  pas  les  femmes ,  il  raodarqua  d'abord  cel- 
le-ci :  le  sexe  ne  perd  jamais  entièrement  ses 
droits ,  et  il  demanda  ce  que  c'était,  a  C'est  votre 
«  sœur,  lui  dit  Robin  à  l'oreille.  Ma  sœur!  re-» 
«  prend  mon  oncle  tout  haut  ;  je  ne  savais  pa^ 
ce  que  j'en  eusse  une  ;  mais  puisque  cela  est  ainsi, 
c(  qu'on  donne  un  fauteuil  à  ma  sœur.  «Vous  au- 
«  très ,  qui  venez  ici  me  gagner  ou  m'attraper 
a  mon  aident ,  vous  raterez  débout,  ç|t  dans  le 
ce  respect.  » 


Il  ^'eotretint  loui^temps  avec  ixi£|deinQi^Ile  Sun 
zaaae ,  qu'il  ne  conuaissait  pas ,  parce  que  Rosalie 
lavait  iDjîse  au  monde  à  la  campagne  ;  parce  qu'où 
l'avait  laissée  trois  aps  en  nourrice  ;  parce  qu'elle 
en  avait  passé  quatre  autres  à  l'Jbopital  d'Étampes^ 
où  sa  nourrice ,  qu'on  ne  payait  pas ,  l'avait  enfin 
placée  ;  parce  que  lui  Thoioas  était  sorti  très- 
jeune  des  foyers  maternels  ;  enfin ,  parce  que  la 
petite  ,  dont  madame  Riboulard  ne  voulait  pas 
faire  ime  Rosalie  ^  était  passée  de  Tbopital  ches 
une  couturière ,  à  qui  le  vieux  ladre  ne  voulait 
rien  donner,  et  envers  qui ,  par  cette  raison ,  on 
avait  engagé  Suzanne  à  douze  années  de  travail 
gratuit  Elle  apprit,  à  «on  frère  le  marquis,  la 
mort  de  madame  leur  mère;  la  prise  de  posses^ 
sion  du  mobilier  et  de  l'argent  comptant  par  Ri* 
boulard,  e);  sa  nomination  à  la  tutelle  de  sa  fille  ^ 
qui  9  par  cette  autre  raison ,  manquait  de  tout , 
et  s'en  retournait  avec  une  paire  de  soufflets  4 
quand  elle  allait  demamder  un  écu.  «  Suzanne ,  lui 
«  dit  mon  onde,  retourne  chez  ta  couturière.  Sûst 
a  lui  que  monsieur  de  la  Thotnassière  veut  lui 
«  parler  à  l'instant,  et  qu'elle  ait  à  te  suivre.  Va^ 
f(  mon  eni^mt ,  tu  sera^  contente  de  moi. 

fc  Âb  !  monsieur ,  reprit  un  jeune  homme  de 
(c  vingt  ans,  a  peu  près ,  elle  ne  vous  a  pas  tout  dit. 
«  $a  maîtressie  i^e  lui  apprend  presque  rien ,  la 
f<  traite  cQmiae  uiie  Servante ,  et  la  laisse  mourir 
«  de  faim,  —  Qela  est-il  vmi,. Suzanne?  —  Mon 
«  frère,  je  u'psais  vpu^  le  dire*  —  Rôste  itn ,  et 


3%B  MOX    OirCLE 

ce  que  ta  couturière  aille  au  diable. — Mais  je  suis 
«  engagée..... — Qu'elle  vienne  te  réclamer,'  et  je 
ce  lui  ferai  voir  le  cas  que  je  fais  de  pareils  énga- 
«  gémens.  Mais,  dis-moi  un  peu,  quel  est  ce  gentil 
<c  jeune  homme  qui  vient  de  prendre  ton  parti? 
«  — C'est  mon  amoureux,  mon.frçre. — Ah  !  c'est 
ce  ton  amoureux.  Pour  le  mariage,  ou  pour  au- 
«  trement  ? — Nous  nous  marierons  dès  que  nous 
«c  le  pourrons  ;  nous  en  avons  grande  envie ,  par- 
ce ce  que  nous  sommes  bien  sages. — Et  en  atten- 
«  dant?.... —  Il  me  nourrit  en  partie  de  ses  épar- 
tf  gnes. — Diable  !  c'est  donc  un  honnête  garçon? 
«  —  Oh  !  oui ,  bien  honnête.  — Et  que  fait-il  ?  ^ —  Il 
''«est  écrivain  public  sous  le  charnier  des  Inno- 
V  cens.  —  C'est  un  état ,  ça  !  Approche ,  luron.  On 
«  dit  qiie  tu  veux  être  mon  beau-fîpère  ?  —  Ah  ! 

«  monsieur,  si  j'osais —  Veux- tu  être  mon 

«  beau-frère? — S'il  m'était  permis  d'aspirer.... — 
ce  Oui ,  ou  non ,  veux-tu  être  mon  beau-frère  ?  — 
ce  Hé,  sans  doute,  monsieur.... — Touche  là  ,  c'est 
ex  une  affaire  finie.  —  Mais  mon  père ,  mais  le 
a  sien.... — Qu'est-ce  que  c'est , qu'est-ce  que  c'est? 
«  Sont-ce  vos  pères  qui  se  marient  ?  C'est  vous  ; 
ce  c'est  moi  qui  paie  la  dot,  et  qui  consens.  Que 
«  ces  pères-là  s'aillent  promener.  Robin,  va-t-en 
«  chez  Riboulard.  Dis-lui  que  je  suis  revenu  d' An- 
ce  gleterre ,  et  que  j'ai  onze  pouces  de  plus  que 
«  quand  je  Fai  si  bien  étrillé.  Dis-lui  que  je  lui 
«  pardonne  le  mal  qu'il  nous  a  fait,  à  Suzanne 
<c  et  à  moi ,  à  condition  qu'il  te  remettra ,  à  l'in- 


THOMAS.  329 

ce  stant ,  ce  qui  revient  à  la  future  du  bien  de  sa 
«  mère  ;  sinon ,  que  j'irai  lui  rendre  visite.  Tu  di- 
«  ras  à  Fautfe  père ,  que  je  donne  quatre  mille 
«  francs  à  son  fils ,  pour  faire  barbouiller  sa  bou- 
«  tique  à  neuf,  et  établir  sa  marmite ,  et  tu  letu* 
ce  enjoindras  à  tous  deux  de  ne  plus  se  mêler  de 
«  cette  affaire -là.  —  Mais,  monsieur,  vous  ou- 
«  bliez.... — Quoi? — Que  voilà  dix  personnes  qui 
ce  attendent. — ^Traite  avec  eux ,  qu'ils  fournissent , 
«  paie ,  et  qu'ils  me  laissent  en  repos.  Dis  donc , 
«  beau-frère ,  comment  t'appelles- tu? — Il  s'appelle 
ce  Vemier.  C'est  un  joli  nom ,  n'est-ce  pas ,  mon 
a  frère?  — Vernier,  voilà  vingt -cinq  louis.  Va 
a  acheter  quelque  chose  à  ta  femme ,  car  elle  est 
«  à  prendre  avec  des  pincettes ,  et  ne  faites  pas 
«  de  sottises  en  route.  Vous  reviendrez  tous  deux 
«  dîner  avec  moi.  »  Et  la  petite  Suzanne  prend 
le  bras  de  son  amoureux,  et  ils  s'en  vont  riant, 
s'embrassànt ,  sautant  et  chantant. 

Mon  oncle  resté  seul ,  et  fatigué  des  belles 
choses  qu'il  avait  conçues  et  dites ,  s'humecta  la 
bouche  d'une  seconde  bouteille  de  vin  blanc,  et 
d'un  petit  pain  d'une  livre.  Il  prit  ensuite  son 
épée  et  son  chapeau  à  plumet ,  et  fut  se  prome-' 
ner  deux  heures  sur  le  boulevard.  Malgré  son  air 
hétéroclite,  les  femmes  le  regardaient  en  des- 
sous; les  hommes  souriaient  de  sa  tournure,  et 
les  carrosses  se  rangeaient,  parce  qu'il  avait  pris 
le  milieu  du  pavé ,  et  qu'il  ne  se  détournait  ja- 


33o  MON    OirCLE 

mais,  en  défait  des  gare^  gare  ilonc,  miUe  fois 
répétés. 

En  rentrant  à  rhôtel ,  il  trouta ,  dans  la  cour , 
un  homme  de  très-mince  apparence ,  et  4|ui  atr 
tendait  là,  parce  <]ue  son  extérieur  lui  avait  fait 
interdire  l'entrée  des  appartemens»  Il  avait  de 
mauvais  souliers ,  des  bas  crottés ,  un  habit  noir 
complet ,  usé  et  jauni  par  les  ans ,  une  perruque 
à  boudins,  qui  paraissait  faite  avec  du  cbien-demt, 
et  la  moitié  d'un  chapeau  sous  le  bras.  Il  aborda, 
avec  vingt  révér^ices ,  mon  oncle ,  qui  lui  de-^ 
manda,  brusquement  ce  qu'il  voulait.  «  —  te  siui% 
(c  le  père  Vemier... — Qu'est-ce  que  cela. me £BÛt,  à 
«  moi? — Qui  viens.... — T'opposerau  mariage? — 
«  Y  donner  mon  consenteni&Qt  ;  vous  remercier 
^  et....  — Cherdbier  le  présent  de  noces?  Tiens, 
«  voilà  vingt  écus,  va  t'habilier,  et  que  je  ne  tç 
a  revoie  plus  :  ma  sœur  n'épouse  que  son  mari.  « 

Le  bon  homme  s'en  allait  en  essmyai^t  uoe 
lanne  arrachée  par  ce  propos  humiliant*  Mon 
oncle  lui  vit  passer  un  vieux  mouchoir  à  tabac 
sur  ses  yeux  éraillés,  et  il  sentit  certaine  émor 
tion....  «  Habit  noir,  reviens  ici.  Après  tout,  tu 
«<(  vas  être  le  beau-père  de  Suzanne.  J'ai  eu  tprt 
a  de  te  rudoyer ,  et  je  fen  demande  pardon.  Ai- 
«  Ions ,  entre ,  brave  homme ,  et  tu  te  mettras  à 
te  table  avec  nous.  Ah  !  te  voilà ,  Robin.  Hé  bien , 
«  que  ta  dit  le  vieux  Riboulard?  —  Il  m'a  remis 
«  ce  papier.  —  Lis-^moi  cela.  » 


THOMAS.  33l 

C'était  le  consentement ,  en  bonne  forme ,  du 
sergent,  qu'il  ne  donnait  pourtant  que  ^u&  la 
condition  esçpresse  qu'il  jouirait ,  9fi  vie  durant , 
des  biens  de  feue  sa  femme,  et  qui  n'oi&ait  en 
dot  à  Suzanne  que  ses  bénédictio33^.  ce  Ah!  Iç 
<c  vieux  coquin  \  il  l'a  échappé  il  y  a  .cinq  ou  six 
a  ans  ;  mais  je  vois  b^en  qu'il  £aut  en  finir,  et  je 
«  vais  l'expédier.  —  Mais  ,  «oo^sieur  ,  reprend 
^  Robin.,.. — Le  faire  périr  sous  le  bâtop. — Tuer 
«  de  s^flig^froîd....  —  Je  sui$  ^  cc^ère. — Un  vieil- 
et  lard  sans  défense!  —  Hé,  que  n'a<t-il  trente aps 
«.  de  moins  !  —  Tous ,  vainqueur  mxv  la  terre  et 
(i  sur  l'onde,  vous ,  souUl^  votre  gloire  par  une 
«  telle  action  !  —  Tu  te  moques  de  moi  !  où  se- 
«r  rait  l'avantage  de  la  force,  si  on  n'en  abusait 
«  pas  selon  se$  passions ,  ou  son  intérêt?  —  Les 
«  voies  juridiques,  continue  le  père  Vermer, 
a  5ont  plqi^  sûres  et  plus  douoes.  —  Ës^tu  procu- 
«  rei;ur ,  toi  ?  —  Je  ne  suis  que  clerc  d'buissier , 
«  monsieur  ;  mais  j'entends  le^  aiFaires. — Pi^jusque 
a  tu  les  entends ,  termine-moi  celle-ci  dans  les 
«  vingt-quatre  heures.  —  Ab!  m(Hi$ieur ,  que.de- 
«  mandez- vous  là?  Il  faut  présenter  requête  pour 
«  obtenir  permission  d'assigner  ;  délivrer  a$3igna- 
«  tion  pour  la  prochaine  audience  ;  voir  remettre 
«  ça  cause  deux  ou  trois  fois  au  moins  ;  recevoir 
«  signification  d'appel,  après  avoir  gagné  en  pre- 
çc  mière  instance ,  et  plaider  enfin  au  parlepoueut, 
«  —  Jusqu'à  la  mort  de  Ribçulard ,  n'est-ce  pas  ? 
«  Allons,  allons,  je  vais  terminer  ce  procès-^là 


332  MON    ONCLE 

«  dans  un  tour  de  main.  — *  Mais  songez  donc, 
«  monsieur ,  que  c'est  Ie«  père  &e  votre  soeur  !  — 
«  Pourquoi  un  Riboùlard  est-il  père?  —  Mais^ 
«  monsieur.... — Plus  de  raisons  ,  monsieur  Ro- 
«  bin.  Donne-moi  le  manche  de  ma  ligne  à  pê-' 
«  cher ,  et  partons.  » 

Il  partait  en  effet ,  armé  d'un  bâton  de  huit 
pieds  ,  quand  la  petite  sœur  rentra  avec  son 
amoureux.  Elle  était  si  jolie  avec  son  bonnet 
rond  et  son  ruban  rose,  son  déshabillé  de  cirsa- 
kas ,  et  ses  petits  souliers  jonquille ,  que  mon 
oncle  s'arrêta  un  instant  pour  la  regarder.  Ce 
n'était  point  la  nature  embellie  par  Tart  ;  c'était  la 
nature  dégagée  des  mauvaises  herbes  qui  l'étouf- 
fent,  et  parée  de  sa  propre  beauté.  Suzanne ,  mise 
au  fait  en  deux  mots  par  Robin ,  adressa  à  Tho- 
mas des  choses  si  tendres  et  si  persuasives;  elle 
pleura  de  si  bonne  grâce  ;  elle  l'em"brassa  si  à  pro- 
pos, que  mon  oncle  jeta  le  manche  de  sa  ligne  à 
trente  pas,  ordonna  qu'on  servît,  et  se  mit  à  table 
avec  tout  son  monde. 

On  y  régla  lés  préparatifs  du  mariage,  qui, 
avec  une  dispense  de  bans,  ne  pouvait  se  faire 
que  dans  dix  jours,  au  grand  mécontentement 
de  mon  oncle:  il' aurait  voulu  terminer  le  soir 
même.  Ne  pouvant  mieux  faire ,  il  arrêta  que  Su- 
zanne, qui  n'avait  plus  d'asile,  logerait  à  l'hôtel; 
que  le  jeune  Vernier  y  mangerait  jusqu'à  son 
mariage  ,  et  son  père  quand  on  l'inviterait.  On 
mangea  bien,  on  but  mieux,  on  ^t,  on  chanta. 


THOMAS.  333 

Suzanne  parla ,  au  hasard ,  de  TOpéra,  qu'elle  n'a*» 
vail  jamais  vu ,  et  elle  jsn  parla  avec  enthousiasme. 
Rien  de  si  be^iu  que  ce  qu  on  ne  connaît  pas ,  et 
Thomas ,  qui  s'attachait  véritablement  à  la  petite 
personne,  lui  promit  de  l'y  mener  le  soir  même, • 
et  Suzanne  de  se  frotter  les  menottes ,  en  riant , 
sous  sa  serviette,  et  Yernier  de  lui  dire  à  To- 
reille  qu'il  prendrait  un  pariisrre. 

«  Mais,  monsieur,  reprit  Robin ,  dont  les  plans, 
ce  se  trouvaient  dérangés,  madame  doit  aller  aux 
«  Italiens.  —  Qu'elle  vienne  à  l'Opéra.  —  Quelle 
«  dame,  poursuivit  Suzanne? — C'est. une  femme 
a  de.  louage  que  Robin  m'a  procurée ,  que  je  paie 
a  fort  cher,  et  qui  s'imagine  que  je  courrai  après 
«  elle.  Qu'elle  gagne  son  argent,  et. qu'elle  trotte. 

«  —  Mais,  monsieur  ,  dit  encore  Robin — 

«  Voyons ,  finiras-tu  ? — Mademoiselle ,  toute  jolie 
V  qu'elle  est ,  ne  peut  se  montrer  aux  premières 
«  loges  en  déshabillé.— rPourquoi  cela  ?  n'est-elle, 
ce  pas  ma,  sœur  ?  n'aura-t-elle . pas  payé  sa  place? 
«  ne  serai-je  pas  avec  elle?  qui  oserait  lui  dire 
a  quelque  chose  ?-r-MademoiseUe ,  interrompit  le 
«  jeune  Yernier,  n'est  pas  riche;  ses  habits  sont 
a  simples  ,  mais  propres,  et  on  ne  doit  rougir 
«  que  de  se.  mettre  aurdessus  de. son  état.  — 
c(  Bravo  /beau-frère,  tu  es  un  garçon  de  bon  sens, 
ce  et  je  vois  que  je  serai  toujours  ton  ami.  Allons, 
«  Robin  le  bavard ,  du  café ,  des  liqueurs ,  de 
ce  l'eau-de-vie ,  .mes  pipes ,  et  du  tabac.  »  * 

Pendant  que  mon  oncle  digérait,  en  fumant. 


334  HON   OUCLE 

que  le  père  Yemier  dormail  ^ur  la  table  y  et  que 
les  jeunes  gens  causaient  dbms  Teiidi^rasuirè  d'une 
croisée,  les  foontiss^sui^s  arrivèrent  à  la  file.  Dans 
six  heures  de  teitt|>s,  on  avait  procuré  à  mon 
oncle  tout  ce  qui  dcmne  Textérieur  d*un  homrne 
d'importance ,  et  quand  il  eut ,  5nr  le  corps ,  son 
habit  de  drap  d'argent  brodé  en  ôr  sur  toutes  les 
tailles,  il  ressembla  à  bieâ  d'autres ,  dont  tout  le 
mérite  est  dans  leur  couvei^turé. 

Ij  ensemble  des  empiètes  montait  k  dix.  mille 
francs  environ ,  sur  lesquels  le  modeste  Robin  ne 
gagnait  guère  que  cinquante  loùîis.  Mon  oncle, 
en  se  faisant  lire  les  articles,  se  récriait  sur  les 
prix  de  quelques-uns;  mais  son /actatum y  versé 
dans  la  connaissance  du  co&ur  humain ,  lui  ferma 
la  bouche  par  une  galanterie  à  laquelle  Thomas 
ne  s 'attendait  pas.  Il  lui  présenta  une  pipe  en  or , 
dans  un  étui  plal  de  galuchat  vert ,  sur  lequel 
était  un  camée,  fait  à  la  hâte,  représetitsuit  le 
château  forcé  par  mon  oncle ,  et ,  dans  Téloigne- 
ment ,  un  vaisseau  après  lequel  il  courait  dans 
sa  chaloupe.  Monsieur  le  marquis  jeta  les  bras 
an  cou  de  Robin,  l'embrassa  très-cordialement , 
et  ne  marchanda  plus.  . 

Mon  oncle,  enchanté  de  sa  pipe  d'or,  Femplit 
et  la  vida  deux  fois ,  après  quoi  il  présenta  à  Su- 
zanne son  poignet  couvert  d'un  gand  blanc  ;  de 
Fautre  main ,  il  soulevait  la  basque  gauche  de 
son  habit  d'argent,  et  il  traversa  la  cour  avec  sai 
sOBur ,  en  se  donnant  tous  les  grands  airs  que  sa 


THOHAS.  335 

ntémoire  ptrt  lui  fournir;  enfin,  il  lui  donna  la 
droite  dans  son  carrosse^  et  ordonna,  emphati- 
quement à  son  cochfer ,  de  toucher  à  FOpéra. 

Robin  qui  pensait  à  tout,  avait  pris  les  devants. 
Il  étàï!  allé  d'abord  prévenir  madame  que  mon- 
sieur ne  voulait  point  aller  aux  Italiens ,  et  que 
si  elle  avait  envie  d'avancer  ses  affaires ,  il  fallait , 
avec  un  homme  comme  mon  oncle ,  qu'elle  fît 
les  premiers  pas.  Il  était  venu ,  de^là ,  à  POpéra , 
louer  une  loge  très-étroite ,  bien  sûr  que  Suzanne 
feitisserait  le  devamt  à  son  frère  le  marquis.  Son 
intention  étsiî  de  Tempécher  de  se  mettre  en  évi- 
dente j  et,  dans  tous  les  cas,  il  comptait  lui  jeter 
sur  leii  épaules  un  riche  mantelet  noir  dont  il  s*é- 
tait  muni.  Quel  homme  précieux  que  ce  Robin , 
s'il  ^ûc  eu  des  mœurs  et  de  la  probité  !  Ah  !  on 
ne  peuft  pas  tout  avoir,  et,  aujourd'hui,  on  se 
passe  plus  aisément  de  ces  bagatelles  -  là  que 
d'autre  chose. 

Le  rèttnse  arrive  ;  le  nouveau  laquais  ouvre  la 
portière;  Robin  présente  la  main  au  marquis  et 
à  $a  Sœur.  Le  drôle  avait  endossé  l'habit  de  ve- 
lours aux  trois  couleurs.  «  Ah  !  ah  !  monteur  Ro- 
«  bin ,  vous  ne  vous  êtes  pas  oublié.  —  Ma  foi , 
«c  monsieur ,  vous  m'avez  élevé  au  rang  de  votre 
«  camarad'e,  et  si  je  suis  loin  de  vous  par  le  mé- 
«  rite ,  j'ai  voulu  m'en  rapprocher  un  peu  par  le 
ce  costurafe.  —  Allons,  je  te  passe  l'habit  de  ve- 
«  lours^.  Marche  devant,  et  conduis-nous. 

«  Quelle  diable  de  loge  as-tu  prise  là  ?  —  C'est 


336  MON    ONCLE 

<c  la  seule  qui  restât  à  louer.  —-  Hé  !  comment 
a  veux-tu  qu'on  voie  mon  bel  habit  ?  —  Vous 
«  vous  mettrez  sur  le  devant.  —  Et  ma  sœur , 
«  maître  faquin  ?  La  prends-tu  poyr  ma  servante  ? 
«  Passez  là,  mademoiselle;  vous,  monsieur  Ro- 
ti  bin,  mettez-vous  derrière  ,  et  moi,  je  vais  éta- 
«  1er  ma  broderie  au  balcon.  » 

Robin  se  hâta  de  tirer  de  sa  poche  le  mantelet 
noir ,  et  le  présenta  d'un  air  tout-à-fait  gracieux. 
«  Je  te  remercie  de  tes  attentions;  mais  made- 
a  moiselle  ne  mettra  pas  cela.  Les  manteaux  et 
<c  les  mantelets  ne  conviennent  qu'aux  bossus ,  et 
«  je  veux  que  la  petite  fille  paraisse  avec  tous 
«  ses  avantages.  —  Mais,  monsieur...  -7-  Paix!  — 
«  Permettez...  —  Paix  !  paix  donc!  »  £t  Robin  se 
tut ,  de  peur  que  mon  oncle  ne  donnât  un  spec- 
tacle dans  sa  loge,  avant  celui  qui  allait  com- 
mencer. 

L'occupation  du  parterre  qui  attend ,  est  d'exa- 
miner les  femmes.  Dès  que  Susanne ,  jolie  comme 
les  amours ,  faite  comme  les  grâces ,  parut  sur 
le  devant  de  la  loge ,  un  murmure  général  d'ap- 
probation se  fit  entendre.  Elle  rougit ,  et  baissa 
les  yeux.  On  avait  loué  ses  agrémens  ;  on  applau- 
dit à  sa  modestie.  Toutes  les  mains  partirent  à 
la  fois,  et  personne  ne  s'aperçut  qu'elle  eût  un. 
bonnet  rond  et  un  déshabillé  de  cirsakas.  Les 
craintes  de  Robin  se  dissipèrent,  et  mon  oncle , 
debout  au  balcon,  criait  à  tue-tête  :  «  C'est  ma 
«  sœur  ,   enfans.   Pas  vrai  ,  qu'elle  est  jolie  ?  » 


THOMAS.  337 

Malheureusement  ces  mots  heureux  se  perdirent 
dans  les  applaudissemens. 

Le  spectacle  commença.  Suzanne,  qui  n'avait 
pas  d'idée  de  l'Opéra,  était  tout' yeux,  et  tout 
oreilles  ;  mon  oncle  se  partageait  entre  Arraide  et 
Suzanne,  et  on  n'ouvrait  pas  une  porte  que  Ro- 
bin ne  cherchât  madame ,  qu'il  ne  découvrait 
nulle  part,  et  qui,  pourtant,  devait  être  arrivée. 
II  l'aperçut  enfin  aux  troisièmes,  dans  le  négligé 
le  plus  agaçant.  Il  fut  joindre  mon  oncle,  et  lui 
dit  qu'il  allait  le  présenter. 

En  montant  les  degrés ,  en  longeant  les  corri- 
dors, il  instruisait  le  marquis  de  la  manière  dont 
il  fallait  aborder  madame,  pour  se  conformer  à 
l'usage.  Il  lui  dicta  presque  le  compliment  qu'il 
fallait  lui  adresser,  pour  être  encore  selon  l'usage. 
Mon  oncle  ne  l'écoutait  pas,  et  chantonnait  en 
se  balançant  sur  la  pointe  du  pied  :  Malgré  la 
bataille  qu'on  donne  demain  j  ça  y  faisons  ripaille , 
charmante  Catin  ^  etc.  Robin,  humilié  du  peu  de 
cas  qu'on  faisait  de  ses  avis,  se  pinçait  les  lèvres. 
Il  mit  monsieur  auprès  de  madame,  et  se  retira. 

Mon  oncle  ne  savait  pas  faire  de  complimens; 
il  savait  moins  encore  faire  l'amour.  Il  s'assît, 
tout  rondement ,  à  côté  de  madame ,  qui ,  pour 
se  donner  le  temps  de  voir  venir,  jouait  de  la 
prunelle  et  de  l'éventail.  Il  lui  prit  le  menton, 
lui  fit  lever  la  tète,  et  la  regarda  un  moment;  il 
lui  ôta  ses  gants,  examina  ses  mains,  et  jeta  un 
coup  d'œil  sur  sa  gorge  à  peu  près  découverte. 
IF.  2% 


338  MON    ONCLE 

«  Voyons  la  jambe ,  à  présent. — Comment ,  mon- 
«  sieur,  le  premier  mot  que  vous  m'adressez, 
a  ^st  une  insulte  !  —  Je  l'insulte  ,  parce  que  je 
«  Veux  connaître  mes  propriétés?  Allons,  voyons 
«  cette  jambe.  — ^^Mais,  monsieur,  vous  êtes  d'une 
«  grossièreté...  — Je  me  suis  engagé  à  te  payer, 
«  et  pas  du  tout  à  être  poli;  tu  t'es  engagée,  toi, 
«  k  te  ployer  à  mes  fantaisies.  Je  suis  assez  con- 
<c  tent  de  ce  que  j'ai  vu;  voyons  le  reste.  —  Mais 
rt  quelle  horrible  manière  de  faire  l'amour?  — 
a  Je  ne  t'aime  pas ,  la  fille ,  et  je  ne  t'aimerai  ja- 
«  mais.  Je  te  prends,  parce  qu'un  marquis  doit 
ce  avoir  une  maîtresse,  et  je  veux  savoir  ce  que 
«j'ai  pris. — Mais  à  l'Opéra,  dans  une  loge!.- 
a  VOUS  êtes  d'une  pétulance,  d'une  tyrannie,  vous 
«  autres  seigneurs...  »,  et  madame  ,  qui  voulait 
affecter  un  reste  de  décence ,  enfila  une  kirielle 
de  grands  mots,  dont  l'effet  lui  parut  admirable, 
car  mon  oncle  l'écoutait  attentivement,  et  avait 
cessé  de  parler,  et  même  d'agir. 

Ce  n'étaient  pas  ces  grands  mots  qui  opéraient 
sur  la  raison  de  Thomas  ;  c'étaient  des  souvenirs 
éloignés,  des  idées  coiifuses ,  de  Fincertitude... 
Il  prit  encore  madame  par  le  menton,  Ini  fit  en- 
core lever  la  tête,  et  l'embrassa  sur  les  deux 
joues  :  a  Comment ,  c'est  toi,  ma  pauvre  Louison? 
«  — Je  tn'appelle  d'Armence,  monsieur. — Allons, 
«  pas  de  grimaces.  Que  diable ,  tu  n'as  pas  oublié 
a  tes  oordeliers  de  la  rue  des  Prêtres ,  ni  ton  dia- 
«  blôtin,  hi   ton  officier  recruteur,   ni  les  dix 


1 


V 


THOMAS.  339 

«  éeus  que  ta  as  donnés  au  fifre  qu'il  a  enrôlé 
«  ohez  toi.  2>  Louisoœi  fixe  -mon  oncle  à  son  tour  ; 
eUe  retrouve  les  premiers  traits  de  son  enfance  ; 
eUe*  applaudit  aux  changemens  heureux  que  scm 
physique  a  éprouvés.  Exclamations,  reconnais-» 
sance,  transports,  félicitations,  tout  ^est  prodi* 
gfzé;  eela  ne  finissait  point. 

«  Âh!  ça,  dts-4noi  un  peu  comment  tu  es  de«* 
«  venu  marquis? — Comme  toi  femme  de  qualité. 
»  —  Mais  c'est^que  tu  n'en  as  que  l'extérieur.  — 
«  Comme  toi,  celui  de  ta  décence.  — Au  reste,  je 
«  suis  bien*  aise  de  te  revoir.  —  Et  moi  a^ussi,  el 
«  puisqu'il  *£aiut  que  j'aie  une  maîtrise,  j'aime 
«  mieux  te  voir,  dans  mon  garde-meuble,  qu'une 
«  autre.  Je  te  trouvais  très -'bien  autrefois,  et  tu 
«  n'es  pas  encore  très-mal.  » 

En  e£fet ,  Louison  n'avait  que  vingt-six  ans  ; 
elle  était  moins  jolie ,  mais  plus  belle.  A  la  vérité , 
elle  devait  quelque  chose  à  l'art;  mais  c'était  su- 
perbe pour  un  marquis  de  hasard.  Elle  était  re*' 
venue  à  cette  classe  d'hommes,  parce  que  les 
filles  n'ont  qu'un  moment  pour  faire  fortune;  que 
Louison  ne  l'avait  pas  saisi,  et  qu'elle  était  trop 
heureuse  que  Robin,  qui  en  était  fatigué,  lui  pro-* 
curât  des  passades^  dont  elle  partageait  le  pro** 
dùit  avec  lui. 

Thomas,  très-neuf  en  amour,  éprouvait  cèr* 
tains  mouvemens  de  curiosité.  Il  n^écoutait  plus 
les  plaintes ,  ni  le  <lésespoir  d' Armide  ;  sa  vi vaéité 
fie  s^accordait  pas  avec  le 'maintien  qu'on  exigé 


34o  MOir   ONCLE 

au  théâtre;  ni  les  délais  avec  son  caractère.  Il 
proposa  à  Louison  d'aller  prendre  Tair;  il  or- 
donna à  Robin,  en  passant,  de  reconduire  sa 
sœur  à  l'hôtel,  de  la  respecter  comme  un  autre 
lui-même,  et  il  monta,  avec  sa  belle,  dans  le  pre- 
mier fiacre  qui  se  trouva. 

Madame  d'Armeuce  ,  qui  comptait  vraiment 
avoir  un  seigneur  provincial  à  plumer  y  avait 
tout  disposé  pour  donner  d'elle  une  certaine  idée. 
Sa  chambre^  la  seule  qu'elle  possédât ,  était  frottée 
à  neuf,  ses  fauteuils  battus ,  ses  flambeaux  '  de 
cuivre  passés  au  blanc  d'Espagne,  et.chàrgés  de 
bougies;  sa  bonne  avait  mis  le  tablier  blanc,  et 
le  traiteur  du  coin  avait  préparé  un  très-joli  sou- 
per ,  qu'on  lui  savait  payé  d* avance ,  avec  l'argent 
qu'avait  fourni  Robin.  ^ 

a  Sais-tu,  dit  mon  oncle  en  entrant,  que  tu 
<c  n'as  pas  l'air  de  la  veuve  d'un  ambassadeur  ? 
a  C'est  un  taudis  que  ça.  —  N'est-il  pas  vrai, 
«  mon  ami?  Mais  tu  me  logeras  convenablement, 
ce  — Bah!  — Tu  paieras  mes  dettes? — En  vérité! 
«  — ^Tu  m'avanceras  six  mois? — Compte  landessus. 
«  —  Et  je  te  serai  fidelle...  —  Comme  à  ton  am- 
ce  bassadeur.  —  Ah  !  mon  ami ,  mon  petit  ami , 
«  mon  bon  ami ,  que  penses- tu  là ,  que  me  dis-tu 
«  là?...  Il  y  a  de  quoi  me  faire  mourir. — Ce  sont 
<x  tes  affaires.  Allons  ,  pas  de  phrases ,  et  fais 
«  ihonter  le  souper.  »  * 

C'étaient  des  entremets,  des  fruits,  des  confi- 
tures, des  glaces ,  du  vin  de  liqueur...  «  Hé  !  d'Ar- 


W^  ~  r   -        1 1  ».       ms^tm^mim 


THOMAS.  341 

«r  mence ,  je  ne  commence  jamais  par  le  dessert. 
t(  - —  Mais,  mon  ami ,  je.  te  sers  un  ambigu  :  c'est 
«  un  souper  de  seigneur.  —  Oui  ?  hé!  bien  fais- 
«  moi  souper  en  matelot. — Quand  on  soupe  trop 
«  copieusement... — On  dort  mieux.  — Tu  comptes 
«  donc  dormir?  —  Parbleu,  n'est-ce  pas  pour  cela 
a  qu'on  se  couche  ?  —  Tu  es  bien  novice ,  ;  mon 
«  ami.  —  Je  ne*te  ferai  pas  le  même  reproche.  » 
Vous  voyez  qu'à  beaucoup  d'autres  talens,  mon 
oncle  joignait  quelquefois  celui  de  l'épigramme. 

.  En  décrotant  un  aloyau  et  une  longe  de  veau 
qu'il  s'était  fait  monter,  en  les  arrosant,  fré- 
quemment d'un  vieux  Vin  de  Bordeaux,  en  ré- 
pondant aux  agaceries  et  aux  caresses  de  Louison, 
la  curiosité  de  mon  oncle  se  changea  en  certaine 
velléité,  fortement  prononcée ,  et  comme  il  cé- 
dait à  ses;  appétits  de  tous  les  genres,  il  se  leva 
brusquement,  jeta  son  habit  sur  un  fauteuil,  et, 
dans  un  tour  de  main,  il  fut  déshabillé.  «  Allons, 
ce  la  fille,  à  moi.  Plus  vite  que  cela,  ou  je  dé- 
«  chire  robe  et  jupons.  Voyons  si  la  chose  vaut 
«  les  sottises  qu'elle  fait  faire  à  la  plupart  des 
ce  hommes.  Est-ce  là  tout ,  reprit  -  il  quand  il  eût 
«  fini? — Oui,  mon  ami.  — Ma  foi,  c'est  bien  bêtei 
<f. —  Et  le  plaisir  de  recommencer?...  —  Ah!  On 
«  recommence?  —  Oui  mon  ami. — ^Recommen- 
«  çons...  . 

:  a  Oh  ça,  mais  c'est  toujours  la  même  chose, 
a  —  Oui ,  mon  ami.  —  Et  ce  sera  la  même  chose 
<c  dans  six  mois,  dans  dix  ans? — -Oui,  mon  ami. 


3/p  MOW    ONCLI- 

ic  —  En  ce  cas,  restons^eu  où  nous  en  âommes^ 
ff  me  voilà  guéri  pour  la  vie.  C'est  un  singulier 
(c  corps  que  monsieur  Robin ,  ajoutait41  en*  se 
«  rhabillant.  Vous  verrez  que  pour  plaire  à  mon^ 
k  sieur  Robin  ^  je  jouerai  au  cheval  de  posie ,  et 
«  que  je  paierai  après  avoir  eu  toute  la  peine  ! 
«  Cela  serait  plaisant.  — Hé!  mon  ami^  que  fais-tu 
tt  là? — Tu  le  vois  bien. — Que  vas-tu  faire? — ^M'en 
*  aller.  - —  Voilà  la  première  fois  que  j'es&uie  un 
(t  un  pareil  afiront.  —  Il  y  a  commeneement  à 
4c  tout ,  »  et  mon  oncle  avait  pris  son  chapeau  et 
son  épée ,  et  il  avait  la  main  sur  le  loquet. 

D'Armenoe,  qui  voit  sa  proie  prête  à  lui 
échapper,  essaie  d'abord  le  désespoir  :  c'est  le 
cheval  de  bataille  des  femmes.  Celle-ci  crie ,  elle 
samglotte ,  elle  s'arrache  ks  cheveux ,  elle  prend 
un  couteau  pour  se  percer  le  sein.  Thomas  la 
regarde  faire ,  et  lui  rit  au  nez.  Furieuse ,  elle  re- 
devient Louison  ;  elle  tempête ,  elle  jure ,  elle 
prend  mon  oncle  au  collet,  et  proteste  qu'il 
paiera  le  souper  et  le  mois.  Mon  oncle  {n*étend 
qu'il  a  gagné  le  souper;  mais  il  convient  qu'il  a 
promis  salaire,  et  il  ajoute  qu'il  va  s'exécuter. 
«  Trente  louis  par  mois ,  font  bien  vingt-quatre 
«  livres  par  jour;  vîngt-qùatre  livres  par  jour, 
a  font  bien  vingt ^ous  par  heure.  Or,  j'en  ai  passé 
((  deux  et  demie  avec  toi,  voilà  six  francs;  rends» 
il  moi  mon  reste,  j»  A'-t-on  jamais  payé  une  fille 
de  pareilles  raisons  ?  Louison  ne  irépondit  à  celles- 
c» ,  qu'en  imprimant  ses  ongles  dans  les  deux  joues 


du  peraifleur.  Le  marc|uis ,  furieux  à  sou  tour ,. 
la  pi:ît  sous  son  bpas ,  lui  appliqua  vingt .  ou 
trente  claq:ue$  sur  Iqs  fesses,  la  j jeta,  sur  son  lit  y 
pxit  la.bonne  p^r  une  oreille ,  l'obligea  k  l'éclairer 
poliment  jusque  dans  la  i^uie,  et  regagna  sipn  hôtel 
à  pied ,  parce  qu'à,  une  heure  du  majtin ,  on  ne 
trouve  pkis  de  voitures 

Vous  conclurez  de  oipci  9  si>  vous  dai^e^  réflé-> 
cbir,  que  tout  homme  a  sa  portion  de  raison,  qui 
le  guide  toujours  bien,  quand  il  veut  l'écouter. 
Mon  oncle  s^enlaU:  qu'une,  fille  énerve  le  corps  et 
dégrade  l'ame  :  un  philosophe  l'eût  dit. 

CHAPITRE    V. 

Mon  oncle  trouve  un  ami. 

£n  rentrant  à  l'hôtel,  le  marquis  fut  étonné  de 
>^oir  encore  de  la  lumière  chez  lui  II  lui.  semblait 
que  sa  sœur  devait  être  couçhéç  depuis  long- 
temps, à  moins,  pourtant,  qu'elle  ne  fut  n;^alade, 
ou  qu'il  ne  lui  fût  arrivé  quelque  chose  d'extra- 
ordinaire. Il  s'imagina  d'abord  que  le-  souper 
avait  aussi  opéré  sur  Verrier,  et  qu'ij  cherchait 
à  anticiper  sur  les  droits  du  mariagf ,  «  auquel 
«  cas ,  disait  mon  oncle ,  je  n'ai  riien  ^  objecter , 
«  pourvu,  toutefois,  que  cela  plaise  à  S^i^uson,  ce 

■ 

<i  qui  m'étoni^rjiiit  1^  peu ,  et  ce  qu'il  faut  savoir  ; 
«  car  enfin ,  ajoutait-il ,  en  montant  sur  la  pointe 
a*  du  pied  9  qu'importe  qu'ils  commencent  huit 


v344  MON    OINGLE 

«  jours  plutôt ,  OU  huit  jours  plus  tard ,  puisqu'ab- 
«  solument  ils  veulent  voir  ce  que  c'est.  »  Il  ou- 
vrit bien  doucement  la  premièrç  porte  ;  il  écouta 
à  celle  de  la  seconde  chambre ,  et  il  entendit 
qu'on  discutait .  assez  vivement.  Il  prêta  l'oreille 
et  reconnut  la  voix  de  Robin. 

Monsieur  Robin  n'était-il  pas  devenu  amoureux 
de  Suzanne  ?  Ne  cherchaift-il  pas  à  insinuer  que 
son  futur  était  un  petit  sot,  dont  elle  ne  ferait 
jamais  rien  ?  Ne  prétendait-il  pas  être  infiniment 
plus  aimable  ?  Ne  croyait  -  il  pas  le  prouver  , 
en  prenant  certaines  libertés  que  Suzanne  re- 
primait autant  que  possible?  Enfin,  quand  mon 
oncle  commença  à  écouter ,  ne  lui  offrait-il  pas 
crûment  de  la  mettre  sur  le  grand  pied  avec  l'ar- 
gent même  de  son  frère,  qu'il  menait,  disait-il, 
par  le  nez. 

A  peine  l'expression  injurieuse  est-elle  lâchée , 
que  voilà  Thomas  qui  ouvre  la  porte,  qui  em- 
poigne les  pincettes,  qui  tombe  sur  monsieur 
Robin  y  qui  le  fait  sauter  sur  la  table,  de  la  table 
sur  les  chaises,  des  chaises  sur  le  lit,  et  du  lit 
par  terre,  où  il  se  met  à  genoux,  et  demande 
grâce;  voilà  la  sensible  Suzanne  qui  intercède 
pour  lui;  .voilà  monsieur  le  comte  qui  s'est  ré- 
veillé en  sursaut ,  qui  passe  sa  robe  de  chambre  , 
et  qui  monte  les  escaliers  quatre  à  quatre.  «  Quoi , 
ce  monsieur  le  marquis,  allez- vous  pêcher  encore? 
«  —  Non,  monsieur,  je  chasse  »,  et  mon  oncle 
entre  dans  le  détail  des  griefs  qu'il  a  contre  Ro- 


THOMAS.  345 

bin ,  et  Robin  se  tait ,  et  Siizon  tremble ,  et  le 
comte  rit. 

Thomas,  que  rien  ne  dérangeait  de  son  objet 
principal ,  ordonna  à  Robin ,  dès  que  le  comte 
fut  sorti,  de  mettre  bas  l'habit  de  velours,  et 
Robin  obéit.  Mon  oncle  fouilla  dans  les  poches , 
et  Robin  protesta  que  les  cinquante  louis  qui  s'y 
trouvaient,  étaient  le  fruit  de  ses  épargnes,  et 
mon  oncle  les  mit  dans  sa  cassette ,  et  Robin  in- 
sista, et  mon  oncle  jura  que  s'il  ajoutait  un  mot, 
il  allait  le  porter  chez  le  commissaire  du  quartier, 
dont  il  devait  être  connu ,  et  Robin  frisonna  de- 
puis les  pieds  jusqu'à  la  tête,  et  mon  oncle  lui 
fit  ses  derniers  adieux  avec  un  coup  de  pied  au 
cul ,  qui  le  poussa  jusqu'à  l'escalier. 

(c  Allons,  Suzanne,  couche-toi,  tu  as  besoin  de 
i<  te  reposer.  —  Et  vous ,  mon  frère  ?  — Je  vais  me 
a  mettre  dans  le  lit  destiné  à  ce  drôle.  —  Mais 
«  vous  serez  mal.  —  Cela  ne  te  regarde  pas.  — 
«  Mais  si... — Si  tu  raisonnes,  je  vais  coucher  sur 
«  ce  sopha.  —  Bonsoir  donc ,  mon  frère.  —  Bon- 
ft  soir,  ma  petite.  Ah!  combien  Vernier  gagne-t-il 
«  par  jour  avec  ses  écritures? — Mais,  trois  livres, 
«  quatre  francs.  —  Je  lui  en  donnerai  douze ,  et 
«  vous  resterez  avec  moi  jusqu'à  ce  que  je  sois 
a  ruiné.  Il  ne  me  trompera  pas,  il  ne  me  volera 
a  pas,  lui;  il  me  donnera  de  bons  conseils  que  je 
a  ne  sirivrai  point;  mais  il  n'y  aura  pas  de  sa 
«  faute ,  et  quelque  chose  qui  m'arrive,  je  ne  m'en 
«  prendrai  qu'à  moi.  » 


J 


346  MON    OWCLE 

En  effet ,  le  lendemain  Vernier  s'installa  à  rhô-^ 
tel,  et  tel  est  l'ascendant  de  la  probité,  qu'il  di- 
sait franchemeQt  ce  qu'il  pensait  à  nioi;i  onqle , 
sans  qu'il  s'en  fâphât  jamais.  Il  lui  représenta 
d'abord  qu'il  était  ridicule  de  s'être  fait  marquis^ 
et  Thomas  répondit  qu'il  s'en  prît  au  gaccoa 
d'aubei^e.  Vemier  ajoutait  qu'il  était,  plus  dé- 
raisonnable encore  d'afficher  up  luxe  qu'il  ne 
pouvait;  soutenb  long- temps,  et  Thocsas  répli- 
quait que  c'était  le  seul  moyen  qu'il  eût  de  se 
faire  v^loir.Yenûer  terminait  ses  observatioust  ep 
disant  qu'avec  ce  que  possédait  eucore  moja 
oncle ,  il  pouvait  apprendre  et  suivre  une-  prp'- 
fession  lucrative ,  qui  lui  assurerait,  un  avenijr 
heureux ,  et  mon  oncle  lui  protestait  qu'il  n'éUait 
point  de  métier  qui  valut  celui,  4e  corsaire  ;  qu'il 
savait  celui-là  à  fond ,  ^  qu'il  pouvait  facilement 
s'enrichir  et  se  ruiner  une  fois  tous,  lies  ans,  ce 
qui  ^tait  infiniment  préféi^able  à  une  vie  séden- 
taire et:  uniforme. 

Verniçr  gagna  pourtant  sur  lui  qu'il  congédie** 
rait  un  de  ses  domestiques;  qu'il  quitterait  l'ap- 
parteipent  de  cent  écus,  par  mois  ^  et  qu'il  ms^ge- 
rait  à  si^  francs  par  tête ,  ce  qui  fut  ex^cu^  à  1^ 
grand6  satisfaction  deSuzanue;  m^is  &e^  6ai?e&ses, 
et  les  sages  réflexions  de  Vei^nier^  ne  purent  déter- 
{tniner  Thomas  à  $e  défaire  de^  son  çarros^ ,  de  ses 
habits  brodés  et  de  ses  bijou?^.  Il  courait  tous 
les  coins  de  Par^S  >  pour  le  plaisir  de  coi^rir ,  ei  il 
recommandait  expressément  à  son  cocher  d'avoir 


THOMAS.  347 

lotijoiws  une  roiije  au  xnilieii  du  ruisseau.  «  On 
(c  m'a  assez  éclaboussé,  disait- il;  il  est  juste  q,tte 
«  j'éclabousse  à  mon  tour. .  » 

On  le  voyait ,  le  même  jour,  visiter  le  cbâteail 
de  Versailles ,  où  on  ne  prenait  pas  garde  à^  lui  ; 
la  machine  de  Marly,  à  laquelle  il  n'enlendait 
rien  ;  manger  une  matelotte  à  la  Grenouillère  ;  se 
promener  aux  tuileries  ;  bâiller  dans  les  salles  de 
la  bibliothèque  du  roi ,  et  dans  9es  cabinets  d'his- 
toire naturelle;  présenter  la  main  à  toutes  les 
femmes,  en  montant  et  en  descendant  les  esca-r 
tiers;  s'enfermer  dans  un  mécha^  cabaret  pour 
y  fumer  une  ou  deux  pipes;  diner  commit  s'il 
n'eût  pas  déjeuné;  dormir  au  spectacle,  el?  s'eni- 
vrer le  soir  en  famille,.  «  parce  que,  disait. -il, 
<c  je  fsiis  toute  la  journée  le  marquis  poui:  les 
te  autres,  et  il  est  juste  que  j'aie  au  moins  la  soi- 
«  rée  à  moi,  » 

Au  bont  de  huit  jours ,  il  s'eiuiuya  tout-àrfait 
de  son  marquisat.  Il  n'osait  pas  en  convenir. 
Vernier  le  voyait  aisément,  et  il  espérait  devoip 
au  dégoût  ce  qu'on  avait  refiisé  à  ses.  réflexions. 
Suzanne  et  lui  se  concertaient  là-dessus,  et  lors-? 
que  Thomas  ks  croyait  tout  à  leurs  amours , 
c'est  de  lui  seul  qu'ils  s'occupaient.  «  Il  fa«Lt  esr 
«  sayer  quelque  chose  de  nouveau,  dit  le  mar-r 
<c  quis  au  fiitur  beau-firère.  Ce  âripon  de  Elobin 
«  m'a  parlé  de  l'hôtel  d'Angleterre  ;  prenons  de 
«  l'argent ,  et  voyons  si  le  jeu  m'amusera.  »  Ver- 
nier lui  représenta  que  rien  de  ce  qu'avait  pror 


348  MON    OirCL£ 

posé  Robin,  ne  pouvait  être  bon,  ni  raisoniiable ; 
que  le  jeu  est  une  passion  basse  qui  enflamme 
la  tête  et  dessèche  le  cœur  ;  qu'un  honnête 
homme  ,  qui  a  la  faiblesse  de  fréquenter  ces 
sortes  de  maisons,  rougirait  d'y  être  reconnu... 
«  —  Personne  ne  m'y  reconnaîtra,  et  puis  je  ne 
«  suis  pas  fier,  moi;  je  ne  rougis  de  rien«  Allons 
«  jouer ,  je  le  veux.  » 

L'assemblée  était  brillante.  «  Tu  vois  biea  qu'il 
«  y  a  beaucoup  d'honnêtes  gens  ici.  — Vous  les 
te  connaîtrez  tout  à  l'heure.  —  Vois-tu  ces  piles 
«  d'or  en  face  du  banquier?  —  Elles  sont  là  pour 
«  amorcer  les  dupes.  Monsieur  le  marquis,  dit 
a  un  homme  galonné  à  mon  oncle ,  prêtez-moi 
c(  un  louis,  je  n'ai  pas  encore  dîné.  —  D'où  sais4u 
«  que  je  suis  marquis?  —  Peut-on  se  tromper  à 
«  votre  mise,  à  votre  bonne  mine,  à  votre  figure 
«  distinguée  r  Prêtez-moi  un  louis;  je  vous  le  re- 
«  mettrai  demain.  —  En  voilà  deux  ,.  mon  bon 
«  ami;  va  dîner,  et  bon  appétit.  —  Connaissez- 
«  vous  cet  honnête  homme-là,  reprit  Vemier?  — 
a  Non  ;  mais  c'est  un  aimable  garçon ,  qui  m'a 
K  dit  de  jolies  choses,  et  qui  n'a  pas  dîné.  —  Il 
«<  n'y  a  que  cela  de  vrai  dans  ce  qu'il  vous  a  dit. 
a  C'est  un  escroc  qui  a  vu  que  vous  n'êtes  pas 
«  au  courant ,  et  qui  va  se  moquer  de  vous  en 
ce  mangeant  votre  argent.  —  Tu  me  contredis 
«  dans  tout  ce  que  je  fais.  —  Vous  me  l'avez  per- 
«  mis.  —  Mais  tu  abuses  de  la  permission.  »  Ver-- 
nier  se  tut. 


THOMAS.  349 

Mon  oncle  regarda  quelque  temps,  suivit  les 
coups,  et  comprit  bientôt  la  marche  du  jeu.  Il 
tira  quelques  louis,  perdit,  gagna,  reperdit  en- 
core. Sa  tête  se  monta,  par  degrés;  il  joua  l'or  à 
poignées ,  et  vida  ses  poches  en  un  instant.  «  y  a 
«  me  chercher  de  l'argent  ;  dit-il  à  Vernier.  »  Ver- 
nier  sortit ,  et  ne  re wnt  pas.  Mon  oncle , .  fatigué 
d'attendre ,  se  promenait  en  long  et  en  large  ;  il 
frappait  du  pied ,  il  tempêtait  ;  chacun  était  oc- 
cupé, on  ne  l'écoutait  pas.  Un  garçon  de  cham- 
bre faisait,  la  ronde,  des  cartes  à  marquer  à  ,1a 
main,  et  des  épingles  sur  la  manche;  il  frappa 
sur  l'épaule  de  Thomas  :  «  Vous  avez  perdu  votre 
«  argent?  —  En  as -tu  à  me  prêter?  —  Oui ,  si 
«  vous  avez  des  gages.  — Parbleu  !  ma  montre  ^^ 
«  ma  bague,  ma  boîte  d'or.  — Venez  par  ici  »  , 
et  monsieur  de  la  chambre  fait  passer  mon  oncle 
dans  un  petit  cabinet. 

Thomas  tire  sa  montre  et  sa  bague.  Il  cherche 
en  vain  sa  tabatière  :  on  la  lui  a  volée.  Il  fait  un 
carrillon  infernal;  il  jure  qu'il  va  fouiller  dans 
toutes  les  poches,  et  que,  s'il  ne  retrouve  pas 
sa  tabatière,  il  se  paiera  sur  la  banque.  Il  allait 
le  faire  comme  il  le  disait  ;  mais  la  porte,  par  où 
il  est  entré  dans  le  cabinet,  est. fermée,  et  le  gar- 
çon est  disparu.  Il  veut  enfoncer  cette  porte; 
elle  est  en  chêne ,  et  de  trois  pouces  d'épaisseyr. 
Aux  coups  redoublés  de  mon  oncle , .  un  petit 
guichet  grillé  s'ouvre,  et  un  autre  monsieur  lui 
dit  flegmatiquement  :  «  Les  tapageurs  n'entrent 


35o  Morc  oircLE 

«  point  ici.  '■ —  Hé,  f...  les  voleurs  y  entrent  bien. 
«  —  Du  moins ,  ils  ne  dérangent  pas  la  partie.  » 
Le  guichet  se  referme  ;  mon  oncle  recommence 
à  jin^er,  et,  comme  il  voit  que  cela  ne  le  mène  à 
tien ,  il  reprend  sa  montre  et  sa  bague ,  descend 
un  escalier  dérobé  qu'il  rencontre  devant  lui; 
cherche  et  retrouve  celui  par  où  il  est  d'abord 
entré.  Il  monte ,  il  frappe ,  décidé  à  ravoir  isa  ta- 
batière, à  quelque  prix  que  ce  soit.  Encore  une 
porte  dé  chêne ,  encore  un  guichet ,  enGc»*e  même 
harangue  du  flegmatique  monsieur.  Mon  oncle 
soTt  en  se  donnant  des  soufflets;  il  monte  dans 
son  carrosse ,  et  arrive  chez  lui ,  violet  de  colère , 
et  blasphémant  à  faire  écrouler  l'hôtel. 

(c  Sacredieu ,  monsieur  Vernier ,  ce  n'est  pas 
'(  ainsi  qu'on  se  conduit!  Vous  me  laissez  ià 
«  comme  une  bouteille  vide,  au  lieu  de  m'ap* 
«  porter  de  l'argent  ?  —  Vous  l'auriez  perdu  , 
c<  monsieur.  —  Hé  !  n'est  -  il  pas  à  moi ,  monsieur  ? 
«  —  Sans  difficulté,  monsieur.  Vous  pouvez  le 
i(  jeter  par  la  fenêtre  ;  mais  je  ne  dois  pas  vous 
«  y  aider.  »  La  réponse  froide  de  Vernier  faisait 
impression.  Tantôt  Thomas  le  regardait  d'un  air 
assez  tranquille  ;  l'instant  d'après ,  sa  figure  s'^ni* 
mâit  de  nouveau  ;  il  rougissait ,  il  pàlissËÙt  alter^ 
Hâtivement...  Enfin ,  il  se  jeta  dans  ^ies  bras  :  et  Oui, 
«  sacrebleu,  tu  es  un  brave  garçon;  je  l'ai  dit,  et 
ce  je  le  répète,  tu  seras  toujours  mon  ami.  » 

Un  cahne  profond  succéda  à  Ja  tempête.  Su- 
zanne mêlait  à  la  conversation  quelques  mots  in*- 


THOMAS*  S5[ 

spires  pal?  l'intérêt  Ife  plus  vrai  ;  mon  oiïcie ,  sur 
qui  Vernier  preâait  toujours  plus  d'fempire ,  l'é- 
coûtait  avec  une  sorte  de  déférence.  11  était  de- 
bout, ses  mains  dans  ses  poeh^es,  et  il  en  tira  un 
papier  qu'il  ne  connaissait  pas  :  «  Qu'est -cfe  que 
«  c'est  que  ça,  dit -il  à  Vernier?  »  V^nier  Jiit  : 
Quand  on  ne  prend  pas  de  tabeic^^  oh  fCa  pas 
besûin'de'iabaiiè're.  <c  Je  crois  que  mon  voleur  se 
«  moque  encore  de  moi.  —  Ken  d'autres  s'en 
«  moqueront ,  monîsieur  :  c'est  toujours  ce  qui 
«  arrive  à  ceux  qui  répandent  sans  discernement. 
«  —  Sais-tu,  Vernier,  que  je  neme  suis  pas  amusé 
«  là  du  tout  ?  -^  Je  le  ét'ois.  —  J^vais  un  volcan 
a  dans  la  tête.  Tiens,  me  voilà* revenu  des  filles 
a  et  du  jeu,  et  toutes  réflexions  faittes,  il  n'est  qu'un 
«  plaisir  vrai  ;  c'fest  celui  de  la  table.  —  *Hë  bien^ 
a  itaonàieur ,  soupons.  —  Tope.  » 

Après  le  souper ,  mon  oncle  alluma  sa  pipe 
d'or,  et  fut  feire  un  tour  à  sa  ca?ss€itte.  Il  comp- 
tait ses  espèces  en  fumant  ;  elles  diminuaient 
d'une  manière  sensible,  et,  de  temps  en  temps,  il 
branlait  la  tête,  rr  Aprèâ  tout ,  dit  -  il ,  l'argent  est 
«  fait  pour  rouler.  A  tooi ,  Vernier.  Tu  te  maries 
«  demain ,  et  je  te  réponds  que  je  ne  'ferai  pas 
«  de  sottises  de  la  journée;  je  vous  la  donne 
«  tout  entière.  Voilà  les  quatre  mille  livres  que 
«  je  t^'ai  promises ,  à  toi ,  et  en  voilà  quatre  mille 
«  autres  pour  Suzanne.  — Je  lïe  tes  prendrai  pas , 
«  monsieur.  — Pourquoi  cela ,  monsieur  ?  —  Parce 
«  qu'avec  la  moitié  de  cette  sômn^e,  et  une  honnête 


35a  MON    ONCLE 

«  industrie,  nous  pouvons  vivre  commodémc^nl. 
«  — Et  moi,  monsieur,  je  veux  faire , du  bien  à 
«  ma  sœur.  —  Elle  pense  comme  moi ,  monsieur. 
«  —  Hé ,  où  diable  avez  -  vous  appris  à  penser 
«  comme  cela  ?  Savez-vous  que  vous  êtes  des  gens 
«  rares  ?  Écoute ,  Suzon  :  je  pouvais  jouer  une 
ce  seconde ,  une  troisième  fois ,  et ,  sans  les  con- 
«  seils  du  beau-frère,  je  l'aurais  fait  sans  doute, 
ce  Ces  coquins -là  m'auraient  gagné  bien  au-delà 
«  'de  ce  que  je  t'offre ,  et  je  place  si  bien  cet  arr 
«  gent  !  Ne  me  refuse  pas ,  ma  bonne  petite ,  ne 
(c  fais  pas  de  peine  à  ton  frère  Thomas.  »  Suzanne 
et  Vernier  se  défendaient  encore.  «  Prenez,  leur 
«  cria  mon  oncle',  ou  je  retourne  a  l'hôtel  d'An- 
«  gleterre  ;  et  puis ,  mes  amis ,  un  soldat  n'est 
«  pas  toujours  heureux.  J'aurai ,  peut-être ,  bci^oin 
ce  de  vous,  et  vous  m'aiderez  à  votre  tour.  »  Ces 
dernières  raisons  l'emportèrent  sur  la  délicatesse 
de  Vernier.  Sa  future  et  lui  embrassèrent  tendre- 
ment mon  oncle ,  qui  s'occupa  aussitôt  du  festin 
de  noces. 

Il  voulait  qu'il  fut  superbe  ;  qu'il  y  eût  quatre 
services  ;  qu'on  dînât  aux  bougies;  qu'on  eût  un 
orchestré  à  l'antichambre,  et  que,  faute  d'amijs 
ou  de  connaissances ,  ce  qui  revient  au  même 
aujourd'hui,  on  invitât  les  premiers  qu'on  ren- 
contrerait dans  la  rue.  Après  le  dîner,  il  voulait 
un  bal ,  un  buffet  magnifiquement  garni  ;  il  vou- 
lait... que  ne  voulait- il  pas  ?  Vernier  déclara  que 
cet  étalage  lui  paraissait  inutile  et  déplacé,  et 


n 


THOMAS.  353 

prouverait  seulement  sa  vanité  à  des  convives 
qui ,  ne  le  connaissant  point ,  ne  rendraient  pas 
justice  à  son  cœur.  Thomas  soutint  qu'il  ne  pou- 
vait marier  sa  sœur  sans  pompe,  et  il  protesta 
qu'il  n'en  démordrait  point.  Vernier  lui  promit 
d'ordonner  tout  dès  le  matin. 
. .  Dès  le  matin,  mon  oncle  mit  ce  qu'il  avait 
de  plus  beau ,  et  Suzanne  aussi  :  c'était  le  dés- 
habillé de  cirsakas.  «  Comment ,  beau  -  frère ,  tu 
c(  n'as  pas  fait  faire  une  robe  à  ta  femme  !  — 
a  Voilà ,  monsieur ,  la  plus  belle  parure  d'une 
A  mariée  quand  elle  est  digne  de  la  porter  j»,  et 
il  montrait  à  Thomas  la  fleur  blanche  attachée 
derrière  le  bonnet  de  Suzon.  «  Mais  cet  homme- 
fi  là  est  d'une  opiniâtreté...  ma  sœur  se  marier, 
«  mise  comme  une  couturière  !  —  Mais  vous  savez 
«  qu'elle  l'est,  monsieur.  —  Et  ce  qui  me  fait  en- 
«  rager,  c'est  qu'il  a  toujours  raison.  Ah  çà,  j'es- 
«  père,  au  moins,  que  tu  quitteras  ta  redingotte 
a  grise,  et  que  tu  prendras  cet  habit  que  je  n'ai 
ce  pas  mis  encore.  —  Non ,  monsieur.  —  Et  pour- 
«  quoi  cela,  monsieur?  —  Je  ne  mettrai  pas ,  au- 
«  jourd'hui ,  un  habit  que  je  n'oserais  pas  porter 
a  demain.  »  —  Allez  au  diable ,  l'un  et  l'autre ,  et 
«  mariez-vous  comme  vous  l'entendrez  !  » 

Alors  arrive  le  père  Vernier ,  qui  s'était  habillé 
assez  proprement  à  la  friperie ,  avec  l'argeot  de 
mon  oncle.  Il  était  accompagné  d'un  vieux  ser- 
gent de  marine,  et  du  premier  garçon  de  la  Bu- 
vette du  Châtelet.  Mon  oncle  demanda  ce  que 
JF.  23 


354  MON   ONGLK 

voulaient  les  deux  derniers.  On  lui  répondit  qu'il 
fallait  des  témoins,  et  qu'on  avait  invité  d'âhciens 
amis  de  la  famille.  Il  prit  la  main  au  sergent,  et 
lui  demanda  s'il  avait  fait  la  guerre.  «  Treize  cam* 
«  pagnes,  répondit  celui-ci.  —  Sur  terre  ?  —  Et 
«  sur  mer-  —  Tu  es  mon  homme.  Tu  te  mettras 
(c  à  table  à  côté  de  moi,  et  nous  parlerons  métier.  » 

On  partit  pour  l'église,  mon  oncle,  sa  soeur, 
le  père  Vernier  et  le  sergent ,  dans  le  remise  ;  le 
futur  et  le  garçon  buvetier  dans  un  fiacre.  Sur  la 
route ,  et  pendant  la  messe ,  on  commença  l'his- 
toire des  campagnes.  Le  sergent  était  un  brave 
homme  ;  il  contait  chaudement ,  et  mon  onicle 
Técoutait  avec  plaisir.  Il  l'interrompit ,  cependant , 
aU  moment*  du  conjungo.  L'air  satisfait  et  mo- 
deste des  époux ,  ce  que  cette  cérémonie  a  d'au- 
guste ,  quand  elle  consacre  les  désirs  du  cœur , 
l'exhortation  simple  et  touchante  du  prêtre  ^  re- 
muèrent le  cœur  de  Thomas.  Il  surprit  une 
larme  qu'il  se  hâta  d'essuyer,  en  détournant  la 
tête  :  il  eût  été  au  désespoir  que  son  sei^ettt  le 
vît  pleurer. 

En  remontant  en  carrosse ,  il  commença ,  à  son 
tour,  le  récit  de  ses  exploits  ;  il  continua  en  descen- 
dant; il  finit  pendant  le  déjeuner,  et  alors  les 
dissertations  sur  l'art  militaire  ;  les  fautes  des  gé- 
néraux relevées;  des  pyojets  sûrs  pour  améliorer 
notre  marine,  pour  abaisser  l'Angleterre;  des  ré- 
flexions sur  la  manie  des  gens  en  place  de  donner 
tout  à  l'intrigue,  et  de  négliger  le  mérite,  occu- 


THOMAS.  355 

pèrent  tellernent  le  sergent  et  mon  oncle,  que 
l'heure  du  dîner  vînt  sans  qu'ils  s'en  fussent  aper- 
çus. On  leur  annonça  qu'ils  étaient  servis. 

En  entrant  dans  la  salle  à  manger ,  Thomas  fit 
Une  mine  à  faire  trembler  tout  un  équipage  an* 
glais.  La  table  ordinaire ,  six  couverts ,  un  potage 
et  deux  entrées  !  Vernier  s'attendait  à  l'explosion  : 
elle  fut  terrible.  En  homme  habile ,  il  lui  laissa 
un  libre  cours,  et  ne  répliqua  pas  un  mot.  a  Que 
«  prétendiez- vous ,  monsieur,  quand  mon  oncle 
«  eut  fini  ?  Honorer  votre  sœur  ?  elle  trouve 
«  tout  dans  votre  amitié.  Vous  amuser?  je  vous 
fc  ai  procuré  la  compagnie  d'un  homme  qui  ne 
«  vous  a  pas  permis  encore  de  compter  les  momens. 
«  Faire  un  bon  repas  ?  vous  aurez  le  double  de 
«  ce  qu'il  nous  fallait.  Jouir,  enfin,  de  vous-même  ? 
<c  c'est  avec  de  vrais  aamis  qu'on  retrouve  son 
ce  cœur,  et  non  au  milieu  d'une  foule  d'inconnus 
«  qui  nous  eût  également  gênés.  Vous  voyez, 
ce  monsieur ,  que  j'ai  rempli  tous  vos  vœux ,  et 
c(  je  vous  ai  ménagé  cent  louis.  Je  ne  vois  pas 
«  qu'il  y  ait  là  de  quoi  vous  mettre  en  colère.  » 
Mon  oncle  tira  le  sergent  à  l'écart  :  «  Ne  va  pas 
<c  croire,  au  moins,  que  cet  homme-là  me  mène. 
«  Je  suis  le  maître ,  corbleu  \  et  je  le  serai  tou- 
te jours;  mais  je  suis  juste,  et  quand  il  n'a  pas 
«  tort,  il  faut  bien  que  je  lui  cède.  Allons ,  enfaûs, 
«  à  table.  » 

Tout  ce  qu'avait  prédit  Vernier  arriva.  Quand 
Thomas  ne  parlait  pas  bataille ^  il  parlait  vins  avec 

23. 


356  MON    ONCLE 

*  r  .  .... 

f  le  buvetier;  quand  il  n'avait  rien  à  dire,  il  rc- 

[  gardait  sa  sœur ,  et  s'applaudissait,  intérieurement, 

g  de  son  ouvrage.  En  mangeant  comme  un  ogre , 

•  en  buvant  comme  un  trou,  il  écoutait  les  deux 

Vernier,  qui  avaient  des  connaissances,  et  qui 
avaient  donné  à  la  conversation  un  tour  amusant 

f  et  instructif  :  «  Ma  foi ,  s'écria-t-il  tout  d'un  coup , 

«  je  crois  que  le  bonheur  est  au  milieu  des  hon- 
«  nétes  gens.  Et  surtout  auprès  d'une  épouse  ai- 

[  «  mable  ,  reprit  le  jeune  homme ,  en  embrassant 

a  la  sienne.  —  Ah,  par  exemple,  tu  ne  me  pren- 
«  dras  pas  par  là.  — ^  Vous  ne  croyez  donc  pas , 
«  mon  frère,  qu'il  y  ait  des  femmes  aimantes  et 
«  sages  ?  —  Je  n'en  ai  encore  trouvé  que  deux 
«  que  je  respecte  infiniment ,  milady  et  toi  ;  mais 
«  je  suis  jeune ,  et  j'en  pourrai  rencontrer  une 
«  troisième...  —  Que  vous  épouserez ,  mon  fi'ère  ? 

[  «  —  Non  ,  le  diable  m'emporte.  Ne  me  parlez 

«  pas  de  ce  métier-là.  » 

Mon  oncle  rumina',  toute  la  nuit ,  aux  scènes 
douces  qui  avaient  rempli  sa  journée,  ce  Si  ce  chien 
«  de  garçon  d'auberge  ne  s'était  pas  ingéré  de 

I  «  me  créer  marquis ,  disait-il  en  se  tournaqt  et  en 

«  se  retournant  dans  son  lit,  je  vivrais  paisible- 
ce  ment  comme  ces  gens-là,  et  je  m'enivrerais  sans 
ce  craindre  de  gâter  mes  habits.  Vivre  paisible- 
«  ment ,  reprenait-il  l'instant  d'après  !  je  crois  le 
«  repos  aussi  ennuyeux  que  mon  marquisat, 
a  Parlez -moi  d'un  vaisseau  qu'on  commande  , 
«  qu'on   dirige,  à  ison   gré,   sur  l'immensité  de 


THOMAS.  357 

«  rOcëkii  ;  d'une  place  qu'on  prend ,  d'une  gar- 
«  nison  au'on  passe  au  fil  de  l'épée  ;  d'une  ville 
«  qu'on  pille  ,  qu'on  brûle  ;  d'une  île  où  on  trans- 
«  porte  son  butin  et  ses  esclaves;  où  on  s'établit, 
«  où  on  se  fait  roi...  Ah  çà!  quand  je  serai  roi, 
«  qu'est-ce  que  je  ferai  ?  La  guerre  à  mes.  voisins. 
«  Je  les  détruirai,  je  les  soumettrai...  Et  quand 
«  j'aurai  tout  soumis  ?  Je  me  battrai  avec  les  san- 
«  gliers  et  avec  les  loups...  Et  quand  il  n'y  aura 
«  plus  de  sangliers  et  de  loups?...  Quand  il  n'y 
«  en  aura  plus  ?...  Oh  !  alors,  je  commencerai  à 
«  être  vieux ,  et  je  n'aurai  plus  besoin  que  de  ma 
a  bouteille.  Voilà  qui  est  décidé  :  aujourd'hui 
«  même ,  je  demande  un  vaisseau  au  ministre  de 
«  la  marine.  »    * 

Et  voilà  mon  oncle ,  fatigué  d'être  marquis , 
qui  veut  se  faire  roi,  et  qui  ne  voit  au  bout  de 
la  perspective  que  sa  bouteille  qu'il  tenait  déjà, 
et  qu'il  était  le  maître  de  ne  pas  quitter.  Que  de 
gens  ont  fait  de  ces  rêves-là ,  qui  n'ont  abouti  à 
rien  !  Combien  d'autres ,  après  avoir  été  tout  ^ 
sont  retombés  à  côté  de  leur  bouteille  !  Combien 
attendent  la  culbute ,  et  ne  savent  où  ils  tombe- 
ront ! 

Vernier  combattait  de  tout  son  pouvoir  ce 
nouveau  projet  de  mon  oncle.  Il  épuisa  ce  qu'il 
avait  d'éloquence  à  peindre  les  avantages  d'une 
vie  obscure  et  aisée.  Aux  douceurs  du  lien  con- 
jugal et  d'une  utile  activité,  Thomas  opposait  ses 
brillantes  et  sanglantes  chimères ,  et  aux  raison* 


358  MON    OWCLE 

nemeos  les  plus  convaiocans,  son  opiniâtreté. 
Pour  dernièce  ressource,  Yernier  fit  l'énuméra^ 
tion  des  difficultés  insurmontables  qui  s'oppo* 
saient  aux  vues  de  monsieur  le  marquis.  Il  fallait 
faire  des  preuves  rigoureuses  pour  être  admis 
dans  la  marine  royale  ;  on  ne  donnait  un  vaisseau 
qu'à  un  officier  consommé ,  et  il  était  aussi  im-* 
possible  à  mon  oncle  de  prouver  aia  noblesse , 
que  la  plus  simple  connaissance  en  marine.  D'ait* 
leurs,  les  grands,  de  ce  temps-là^  donnaient  tout 
^  la  faveur  ou  à  l'intrigue  ;  mon  oncle  était  in- 
connu, et  incapable  de  faire  sa  cour.  Il  l'était 
moins  encore  d'employer  cette  patience ,  cette 
adresse  qui  tenaient  lieu,  dans  ce  temps ^ là ^  de 
talens  et  de  probité.  Vemier  conclut  enfin  que, 
loin  d'accueillir  sa  demande ,  le  ministre  le  pren- 
drait pour  un  visionnaire ,  et  le  congédierait,  peut- 
être  ,  avec  mépris.  Piqué  de  ce  dernier  mot ,  et 
fatigué  de  la  longueur  du  sermon ,  mon  oncle  lui 
répliqua  sèchement  qu'il  n'entendait  rien  à  la 
partie  militaire,  et  il  lui  conseilla  d'aller  écrire 
ses  lettres  ef.  placets.  Vernier  le  remercia  de  ce 
qu'il  voulait  bien  le  rendre  à  lui-même  ;  il  l'as- 
sura qu'il  le  trouverait  toujours  prêt  à  lui  marquer 
sa  reconnaissance,  et  jamais  à  approuver  des  fo- 
lie$.  Il  prit  sa  femme  sous  le  bras,  embrassa  l'of- 
ficier de  marine  royale,  qui  s'y  prêta  d'assez 
mguv^ise  grâce ,  et  partit,  en  le  priant  de  ne  point 
oublier  qu'on  doit  des  ménagemens  au&  gens  en 
place,  lors  même  qu'on  croit  avoir  à  se  plaindre 
d'eux. 


( 


THOMAS.  359 

,  Mon  oncle  partit  aussi  de  son  coté ,  paré  comipe 
une  châsse j  et  poudré  à  blanc.  Son  laquais,  à 
qui  il  avait  fait  endosser  l'habit  rouge  galoniié, 
se  crut  aussitôt  un  personnage  >  se  rengorgea 
derrière  le  carrosse ,  regarda  les  piétons  avec  dé- 
dain, et  dit,  avec  insolencf^,  au  suisse  du  ministre, 
que  monsieur  le  marquis  voulait  voir  monseir 
gneiir.  Coipm^  un  valet  ifnpertir^ent  ne  peut  ap- 
psirtenir  qu'à  un  maîtr.e  de  la  plus  haute  impor^ 
tance,  le  suisse  laissa  passer,  quoiqu'il  ne  fut 
pas  l'heure  où  monseigneur  donnait  audience. 
Monseigneur,  qui  vit  un  incopun ,  brodé  de  la 
tète  aux  pieds,  traverser  sa  cour,  suivi  d'un  la- 
quais doré  comme  un  calice,  le  prit  pour  le  gour 
verneur  de  quelque  île  sous  le  vent  ;  il  s'avança 
jusqu'à  la  porte  de  son  cabinet,  rendit  à  mon 
oncle  une  de  ses  révérences,  et  lui  fit  avancer 
un  siège. 

Bien  que  Thomas  fiit  présomptueux  ^t  hardi , 
un  tête  à  tête  avec  le  substitut  du  roi,  Us  marques 
de  considération  qu'il  en  recevait,  l'embarrassè- 
rent, cependant,  jusqu'à  un  certain  point.  Le  mi- 
nistre le  fixa ,  et  semblait  l'inviter  à  parler.  Tho- 
mas perdit  contenance ,  et  ne  sonna  mot  :  il  ne 
savait  par  où  commencer.  Son  air  gauche  et  neuf 
confirma  n^onseigneur  dans  l'opinion  qu'il  avait 
d'abord  conçue  de  mon  oncle.  Il  crut  devpir 
mettre  à  son  aiçe  un  homme ,  étranger  aux  iisa- 
ges,  et  habitué  à  vivre  avec  des  Nègres.  Il  fit 
donc  le  premia:  pas.  «  A  qui,  monsieur,  ai -je 


36o  MON    O  JVC  LE 

a  l'honneur  de  parler  ?  —  Au  marquis  de  la  Tho- 
a  massière.  —  Au  marquis?...  — -  De  la  Thomas- 
«  sière,  je  vous  dis:  —  Je  ne  connais  point  votre 
a  maison.  —  Hôtel  Grange -BateUère.  —  Plaît -il, 
«  monsieur?  —  Etes- vous  sourd,  monseigneur? 
«  —  Non,  monsieur,  et...  —  Je  vous  ai  dit  mon 
«  nom  et  ma- demeure  ;  voilà  qui  est  fini.  —  Savez- 
«  vous  à  qui  vous  parlez?  —  Comment!  n'étes- 
«  vous  pas  le  ministre  de  la  marine?  —  Vous  pa- 
rc raissez  l'oublier.  —  Je  ne  vouar  entends  pas , 
«  monseigneur.  -^  Tant  pis  pour  vous ,  monsieur. 
«  Au  fait  :  tjue  voulez  -  vous  ?  —  Un  vaisseau  '  de 
«  cent  canons.  —  A  commander  ?  —  Parbleu  !  — 
a  Monsieur  est  donc  dans  la  marine?  —  Oh!  que 
«  de  questions!  »  Et  mon  oncle,  qui  s'est  parfai- 
tement remis ,  raconte  son  évasion  d'Yarmoutli , 
et  les  hauts  faits  que  vous  avez  lus.  Le  ministre , 
qui,  dès  le  commencement  de  la  narration,  voit 
à  quel  homme  il  a  affaire ,  prend ,  tout  à  coup,  un 
air  froid  et  distrait ,  écoute  à  peine  le  narrateur , 
et  joue  avec  son  épagnéul.  «  Savez-vous,  monsei- 
«  gneur,  qu'un  homme  comme  moi  mérite  votre 
«  attention  ,  et  que ,  lorsqu'il  Vous  parle  ,  vous 
«  pourriez  laisser  votre  chien  de  côté  ?  —  Savez- 
«  vous,  mon  ami,  que  l'argent  que  vous  avez 
a  gagné  est  fort  au-dessus  de  ce  que  vous  pou- 
ce viez  prétendre;  que  vous  n'avez  rien  à  atten- 
<f  dre  du  roi;  qu'il  ne  vous  convient  pas  de  dé- 
«  ranger  ses  ministres  pour  leur  débiter,  des 
<c  fadaises,  et  que  je  vous  conseille  de  vous  retirer 


I  THOMAS.  36l 

«doucement,  très-doucement ,  si  vous  voulez 
«  que  j'oublie  votre  impertinence.  —  Si  vous 
«  voulez  que  j'oublie  la  vôtre,  je  vous  conseille, 
<i  moi...  —  Faquin,  taisez* vous,  et  sortez.  —  Ni 
«  l'un ,  ni  l'autre.  —  Ah  !  c'est  trop  fort.  »  Le  mi- 
nistre appelle,. et  fait  mettre  mon  oncle  dehors 
par  dix  ou  douze  valets ,  qui  ne  lui  donnent  pas 
le  temps  de  se  reconnaître ,  qui  le  portent  dans 
sa  voiture ,  et  qui  le  consignent  à  la  porte. 

«  Hé  bien  !  disait  Thomas,  en  retournant  chez 
«  lui ,  ce  chien  de  Vernier  ne  m'a-t-il  pas  prédit 
«  tout  ce  qui  m'arrive  ?  C'est  un  homme  d'une 
«  grande  capacité  que  Vernier,  et,  ma  foi,  c'est 
-  «  lui  seu[  qu'il  faut  croire.  Au  diable  le  ministre, 
rt  mon  marquisat  et  ma  royauté.  Je  vais  me  faire 
«  bourgeois,  c'est  plus  facile.  »  Avec  mon  oncle, 
une  résolution  prise  était  aussitôt  exécutée.  Il 
congédie  son  valet  et  le  remise  ;  il  envoie  cher- 
cher un  fripier  et  un  bijoutier  ;  il  leur  vend  mille 
écus  ce  qui  lui  a  coûté  1.0,000  francs  ;  il  paie  son 
hôte,  fait  venir  un  fiacre,  y  porte  1 4,000  francs 
qui  lui  restent ,  et  va  dîner  chez  le  beau  -  frère , 
avec  qui  il  voulait ,  à  toute  force ,  se  raccommoder. 

Vernier  comptait  un. peu  sur  cette  visite.  Il 
avait  oublié  la  manière  dure  avec  laquelle  Tho- 
mas l'avait  éconduit;  il  le  reçut  avec  cordialité, 
et  applaudit  sincèrement  aux  résolutions  sensées 
qu'il  avait  prises.  Vous  pensez  bien  que  l'orgueil 
blessé  ne  permit  pas  à  mon, oncle  de  raconter 
exactement  ce  qui  s'était  passé  chez  le  ministre  : 


36a  MON   ONCLE 

bien  des  gens ,  plii^  modestes  que  mon  oncle ,  ne 
conviendraient  pas  qu'on  les  ait  mis  à  la  porte. 
Thomas  dit ,  vaguement,  qu'pn  avait  rejeté  sa  de- 
mande; que  ce  refus  le  dégoûtait  toutrà-fait  des 
grandeurs ,  et ,  devenu  docile  par  sa  disgrâce ,  il 
se  prêta  aveuglément  à  tout  ce  que  voulut  Ver- 
nier,.!!  consentit  à  prendre  des  leçons  d^  li^cture 
et  d'écriture  ;  il  promit  qu'il  irait  en  apprentissage 
chez  un  maître  bonnetier  vqisin ,  et  on  convint 
qu'on  arrêterait,  dansl'après-dîner,  un  logement 
convenable  et  en  bon  air,  c  est-à-dire,  très-élevé, 
où  on  vivrait  ensemble,  et  qu'on  paierait  en  com- 
mun. Rien  de  tout  .cela  n'éjait  du  goût  de  ^on 
pncle,  comme  vous  pouvez  le  croire.  Il  lui  ve- 
jnait  mille  objections  à  l'esprit  ;  mais  huipilié  de 
la  scène  du  matin,  et  p]:esque  converti  à  la  rai- 
son, il  se  contentait  de  soupirer.  Il  se  taisait,  et 
Yernier  et  sa  femme  se  regardaient  d'un  air  qui 
voulait  dire  ;  Enfin,  nous  en  ferons  quelque  chose. 
Le  logement  choisi ,  Yernier  y  mit  aussitôt  les 
ouvriers.  Il  ne  voulait  pa^  qu'il  fût  beau;  mai» 
il  fallait  qu'il  fut  propre.  Il  fallait  surtout  ne  pas 
perdre  de  temps  avac  un  h^miTie  i^mme  Thom^is , 
qui,  à  chaque  instant,  pouvait  lui  éch^f^er.  Il 
recommanda  donc  la  plus  grande  diligence ,  et , 
pendant  qu'on  se  mît  cm  devpir.de  le  satisfaire, 
il  mena  mon  oncle  à  sa  boutique  dies  Innocens,  et 
lui  donna  une  première  leçon.  Thomas ,  qui  ne 
se  souciait  pas  d'apprendre ,  et  qui  n'usait  pas  le 
dire ,  se  promettait  de  dégoûter  son  maître ,  en 


THOMAS.  363 

marquant  une  inaptitude  qu'il  n'avait  pas^  Le 
maître,  qui  le  devinait,  et  qui  voulait  qu'il  ap-^ 
prit,  opposait,  à  l'obstination  de  Thomas,  une  per- 
sévérance désespérante.  Ils  passèrent  deux  heures 
à  batailler  ainsi,  et  l'écolier,  après  avoir  bâillé 
soixante  et  quelques  fois,  prétexta  la  nécessité 
d'aller  prendre  à  l'hôtel  son  linge  et  deux  habits 
fort  propres  qu'il  s'était  réservés ,  afin ,  disait  -  il , 
de  ne  plus  retourner  là ,  et  d'être  tout^  à  -  fait  à 
ses  études.  Yernier  le  laissa  partir,  bien  certain 
qu'il  reviendrait  cette  fois.  Il  avait  confié  son  ar- 
gent à  sa  sœur,  et  Thomas,  comme  un  autre, 
ne  pouvait  rien  faire  sans  cela. 

Il  finissait  ses  paquets,  lorsqu'il  reçut  une  vi- 
site qu'il  n'attendait  pas,  et  qui  ne  l'inquiéta 
guère,  quoiqu'elle  £ùt  faite  pour  l'alarmer.  QueHe 
était  cette  visite?  C'est  ce  que  je  ne  vous  dirai 
qu'au  chapitre  suivant ,  parce  que  celut«^ci  me 
paraît  assez  long. 

CHAPITRE    VL 

Catastrophe. 

'   .    • . 

Louison  devait  en  vouloir  à  mon  oncle ,  qui 
l'avait  brusquée ,  dédaignée ,  cjàquée ,  quittée ,  et 
qui,  pis  est,  ne  l'avait  pas  payée.  Robin  avait 
sur  le  cœur  les  coups  de  pincette,  et  le  rogret 
de  n'avoir  pas  aidé  son  marquis  à  se  ruiner  jus- 
qu'au bout.  La  vengeance  est  le  plaisir  des  âmes 


364  MOW    ONCLE 

viles,  dit -on  :  je  crois  que  c'est  aussi  une  jouis- 
sance  '  pour  beaucoup  de  prétendus  honnêtes 
gens.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  deux  fripons  s'é- 
taient rapprochés  par  le  besoin  de  nuire  ,  et  ils 
avaient  arrangé  leur  plan.  A  force  de  courses  et 
de  peines ,  Robin  avait  déterré ,  je  ne  sais  où ,  le 
recruteur ,  qui  ne  recrutait  plus,  avec  qui  Louison, 
dans  les  jours  de  sa  gloire,  trompait  l'ambassa- 
deur d'Espagne.  L'officier ,  peu  délicat  sur  le  choix 
des* moyens,  entra  aussitôt  dans  les  vues  de  ma- 
dame d'Armence. 

Il  s'agissait  d'attraper,  à  Thomas,  une  somme 
assez  considérable ,  qui  devait  se  partager  loyale- 
ment entre  les  associés.  De  toutes  les  manières  de 
punir  un  homme ,  il  n'en  est  pas  de  plus  agréable, 
pour  ceux  qui  infligent  la  peine ,  que  de  le  mettre 
à  contribution. 

•  L'officier ,  instruit ,  par  Louison  et  Robin ,  de  la 
force  du  corps  et  de  la  violence  du  caractère  de 
l'homme  à  qui  il  allait  avoir  affaire,  prit  les  pré- 
cautions usitées  par  ceux  qui  cherchent  l'éclat  de 
l'uniforme ,  sans  avoir  les  qualités  qui.  rendent 
digne  de  le  porter.  Celdi-ci  mit  une  main  de  pa- 
pier entre  sa  chemise  et  sa  veste  ;  des  pistolets 
en  poche,  et  l'épée  au  côté,  il  entra  bravement 
où  était  mon  oncle ,  en  observant  cependant  de 
ne  pas  trop  s'éloigner  de  la  porte ,  afin  d'être 
toujours  à  portée  de  battre  en  retraite. 

Thomas ,  comme  je  vous  le  disais ,  nouait  son 
dernier  paquet ,  et  ne  s'occupait  pas  de  ce  qui  se 


THOMAS.  365 

passait  derrière  lui.  Tout  à  coup ,  il  entend  yn 
bornme  qui  tousse  en  grossissant  son  organe.  11 
se  retourne,  et  voit  un  quidam  y  le  chapeau  sur 
l'oreille,  le  sourcil  froncé,  le  jarret  droit  tendu, 
le  corps  effacé ,  une  main  sur  la  garde  de  son 
épée,  et  l'autre  sur  la  crosse  d'une  arme  à  feu, 
qui  sortait  du  gousset  de  la  culotte.  «  A  qui  en 
«  veut  cet  original,  dit  mon  oncle?  —  Vous, ne 
«  me  reconnaissez  pas,  luron? — Ma  foi,  si  je  t'ai 
«  connu ,  je  ne  crois  pas  avoir  eu  une  fameuse 
«  connaissance. — Vous  ne  remettez  pas  l'officier 
«  qui  vous  a  engagé  chez  madame  d'Armence?  — 
«  Hé  bien!  après.  —  Depuis  six  ans,  vous  avez 
«  constamment  servi  ;  depuis  un  an  ,  vous  êtes 
a  porté  sur  les  contrôles  du  régiment.  Je  sais 
a  moi,  que  vous  avez  déserté  à  l'ennemi,  et  porté 
a  les  armes  contre  la  France.  Cependant,  je  veux 
«  bien  vous  dispenser  d'être  pendu ,  et  même  de 
a  rejoindre  le  régiment  qui  est  à  Pondichéry, 
a  moyennant  9,000  francs  que  vous  allez  me 
«  compter.  Voilà,  monsieur  Thomas,  ce  que  je 
«  voulais  vous  dire. — ^Voilà  ce  que  je  te  réponds  : 
ft  J'ai  servi  qui  j'ai  voulu,  et  tant  que  cela  m'a 
«  plu;  je  me  torche  ce  que  tu  sais  bien  de  tes 
«  contrôles;  fais-en  autant  de  mon  engagement , 
«  il  n'est  bon  qu'à  cela ,  et  tu  le  sais  bien.  On 
«  ne  pend  que  des  coquins  de  ton  espèce.  Je 
«  n'irai  point  à  Pondichéry  ;  je  ne  te  donnerai 
«  pas  un  sou ,  et  comme  tu  m'as  volé  un  louis ,  au 
ti  moins ,  sur  un  mauvais  habit  et  un  vieux  sabre 


366  >ION    ONCLE 

«  ro^iUlé  9  ttp  vas  me  le  tendre  à  TinsUnt  méuie, 
«  sinon  je  ferme  la  porter  et  nous  allons  nous 
a  peigner  comme  ^eu&  joliâ  garçons.  » 
.  Le  recruteur  était  venu  pour  escroquer  de 
l'argent ,  et  non  pour  se  battre.  Déjà  il  regardait 
derrière  lui;  ce  jarret  droit,  si  bien  tendu,  com- 
mençait à  trembiotter;  cet  œil  menaçant  avait 
perdu  sa  vivacité;  cet  organe  arrondi  était  de- 
vehu  grêle  et  chevrotant.  <c  Allons,  dit  xùcm  oncle, 
«  le  louis ,  ou  choisis  les  armes,  et  dépéche-toi.... 
«  Parle ,  maraud ,  ou  je  pisse  dans  le  bassinet  de 
«  tes  pistolets  >  eC  je  fais  mieux  dans  Je  fourreau 
«  de  ton  épée.  »  Mon  oncle ,  en  terminant  sa  ha- 
rangue, av»t  tiré  ses  armes  de  ses  paquets;  sa 
flamberge  nue  et  ses  doubles  canons  étaient  éta- 
lés sur  une  table;  il  était  derrière,  et  attendait 
que  le  recruteur  décidât  ce  qu'il  préférait ,  de  se 
faire  creve^  le  ventre  ,•  ou  de  se  le  faire  brûler  : 
il  n'avait  qu'un  mot  à  dire. 

L'officier,  en  balbutiant,  en  tremblant,  reçu* 
lait  toujours  vers  la  porte.  11  la  sentit  enfin  der- 
rière lui,  et  retrouvant  de  l'agilité,  'en  s'éloignant 
du  danger ,  il  fit  une  volte ,  saisit  ta  clé ,  tira  la 
porte,  et  la  tenant  entre-bâillée :  ^  Je  t'appren- 
«  drai  ce  soir  comment  on  traite  leîîs  déserteurs 
«  qui  se  mettent  en  révolte  ouverte  contre  leurs 
<(  officiers  »,  et  en  deux*  sauts  il  est  en  bas  de  l'es- 
calier. «  Je  t'apprendrai  ^  moi ,  lui  cria  mon  oncle 
<c  par  la  fenêtre  ,  comment  on  arrange  un  plat 
«  b de  ton  espèce,  et  la  canaille  qui  lui  res- 


THOMAS.  367 

«  semble.  Je  devais  coucher  chez  le  beau*frère; 
K  niais,  sacreblén!  je  ne  reculerai. pas  d'une  se- 
«  melle.  Je  vous  attends  tous  de  pied  ferme,  et, 
ce  si  vous  avez  un  peu  d'ame ,  nous  verrons  beau 
«  jeu.  » 

Le  recruteur  fut  trouver  monsieur  Agobert^ 
ehef  suprême  de  la  clif}ue ,  qui  ne  servit  jamais 
dans  aucun  corps ,  qui  portait  Tilniforme  de  tous , 
et  qui  obtint  la  croix  de  Sàint-Louis  pour  s'être 
promené  trente  ans  sur  le  quai  de  la  Ferraille* 
Monsieur  Agobert ,  toujours  fort  aise  de  gagner 
un  homme  à  l'état ,  prononça  que  mon  oncle , 
en  raison  de  son  âge,  ne  pouvait  être  considéré 
comme  déserteur  ,•  mais  que ,  puisqu'il  avait  dix- 
sept  ans ,  il  fallait ,  de  gré  ou  de  force ,  lui  faire  ra- 
tifier son  engagement ,  à  moins  qu'il  n'aimât 
mieux  payer  la  somme  demandée,  sur  laqudle 
Louisou  et  Robin  ,  étrangers  au  service  du  roi , 
ne  devaient  avoir  aucune  prétention,  et  qui  se- 
rait partagée  entre  lui  Agobert ,  et  l'officier  re- 
cruteur. 

En  conséquence  de  ce  nouvel  arrangement, 
par  lequel  deux  fripons  en  volaient  deux  autres , 
monsifeur  Agobert  commanda,  pour  le  soir,  une 
escouade  du  guet.  Par  une  fatalité  singulière, 
monsieur  Riboulard  était  de  service  ce  jour-là. 
Il  reçut  l'ordre  d'enlever,  mort  ou  vif,  mon  oncle 
et  sa  caisse.  Quelle  journée  pour  Riboulard  !  il 
allait  être  à  l'abri  des  incursions  de  Thomas ,  qui 
pouvait ,   d'un   moment  à  l'autre ,  venir  >  ainsi 


368  MOK    O  ICC  LE 

quil  l'avait  promis,  terminer  le  procès  intenté 
sur  la  succession  de  Rosalie.  Il  comptait  bien, 
en  outre ,  se  payer,  par  ses  mains ,  du  sou  pour 
livre ,  au  moins ,  de  la  domme  confisquée. 

Pendant  que  Riboulard  arrangeait ,  avec  ses 
gens ,  un  plaii  d'attaque  ;  qu'ils  cherchaient  les 
moyens  de  se  saisir  du  proscrit ,  sans  exposer  leurs 
personnes  ;  qu'ils  dérouillaient  les  batteries  de 
leurs  fusils  ;  qu'ils  aiguisaient ,  sur  le  payé  ,le  bout 
de  leurs  baïonnettes;  qu'ils  garnissaient  leurs  gi- 
bernes de  cartouches,  et,  qu'enfin,  ils  mettaient 
des  pierres  neuves  à  leurs  armes ,  le  lieutenant 
de.  police  agissait  de  son  côté  contre  mon  oncle. 
H  avait  reçii  une  lettre  du  ministre  de  la  marine, 
qui  le  priait  de  mettre  à  Bieetre  un  homme  sahs 
aveu,  qui  était  venu  l'insulter  jusque  dans  son  ca- 
binet. L'épître  se  terminait  par  le  nom  et  l'adresse 
du  coupable. 

Lé  lieutenant  de  police,  jaloux  de  complaire 
au  ministre , avait  expédié  l'ordre , et,  l'inspecteur 
qui  en  était  chargé  ,  ayant  appris  que  Thomas 
était  homme  à  échiner  tous  les  mpuchards  de  Pa- 
ris ,  avait  jugé  à  propos  de  prendre  main-forte.  Il 
vint  aussi  commander  Riboulard,  car  il  faut  que 
vous  sachiez  que  le  guet  était  aux  ordres  de  tout 
le  monde. 

Appuyé  de  cette  seconde  autorité  ,  bien  plus 
respectable  que  la  première  ,  Riboulard  était 
rayonnant  de  joie.  Il  ne  doutait  pas  du  succès  : 
il  avait  yingt-cinq  braves  ,  dont  quatre  avaient 


THOMAS.  369 

^rvi  dans  les  ttoupes  du  pape ,  et  trois  dans 
celles  de  Tabbé  de  Stavelot. 

Mon  oncle,  qui  ne  manquait  pas  d'une  espèce 
de  jugement,  avait  conclu,  des  dernières  paroles 
du  recruteur,  qu'il  devait  s'attendre  à  quelque  al- 
garade pour  le  soir ,  et  il  se  sentait  l'imagination 
chatouillée.  «  Il  y  a  long-temps ,  disait-il ,  que  }^ 
«  ne  me  suis  battu.  U  est  bon  de  se  tenir  en  ha- 
cc  leine ,  et  châtier  des  fripons  est  un  exercice 
a  utile,  autant  qu'honorable.  Si,  pourtant,  je  suis 
m  tué....  hé  bien!  je  serai  dispensé  d'apprendre  à 
<c  lire ,  et  à  £stire  des  bas  ;  ainsi ,  de  toutes  façons , 
«  je  ne  peux  que  gagner  à  me  battre.  » 

Ses  premières  mesures  eurent  pour  objet  de  se 
soustraire  aux  sollicitations  de  Yernier ,  qui  n'eût 
pas  manqué  de  le  contrecarrer  dans  cette  circon- 
stance. Il  pria  donc  son  hôte  de  lui  dire ,  s'il  se 
présentait ,  que  monsieur  le  marquis  était  sorti 
avec  le  reste  de  ses  effets ,  et  qu'il  n'avait  pas  re- 
paru à  l'hôtel.  U  ajouta  que  son  intention  était 
d'y  coucher  encore  cette  nuit ,  pour  des  raisons 
particulières ,  et  il  procéda  dé  suite  à  des  dispo- 
sitions dignes  de  M arlborough ,  celui  qu'on  a  cru 
avilir  par  la  plus  stupide  des  chansons,  qui  n'a 
fait  tort  qu'à  ceux  qui  l'ont  chantée. 

L'argent  est  le  nerf  de  la  guerre.  Mon  oncle 
avait  encore  trente-six  francs  dans  sa  poche.  C'est 
plus  qu'il  n'en  fallait  pour  se  mettre  en  défense. 
La  première  chose  à  faire ,  quand  on  est  menacé 
d'un  siège ,  c'est  de  fournir  la  place  de  «punitions 
IF.  24 


370  HOlf   OlfGLK 

de  guerre  et  de  bouche  :  deqx  pains  de  six  livres, 
quatre  langues  fourrées,  douze  bouteilles  de  vius 
deux  livres  de  poudre ,  trois  livres  de  balles ,  des 
pierres  k  feu ,  un  tourne^» ,  un  tire-bourre ,  un 
vilebrequin ,  sont  achetés  et  elassés  dans  le  salon. 
La  seconde  chose  à  (dire ,  quand  la  place  est  avi- 
taillée ,  c'est  d'en  défendre  les  approches  :  mon 
oncle  traîne,  sur  les  matées  supérieures  de  l'esca- 
lier ,  un  secrétaire  et  un  buffet,  qu'il  piace  en  ma- 
nière de  chev^H3X"de-<lrise.  Il  perce,  avec  son  vile- 
brequin ,  plusieurs  trous  à  sa  porte  d'entre ,  et 
se  ménage  les  moyens  de  faire  feu  sur  les  assaii- 
lans,  sans  se  découvrir  encore.  Il  ferme  cette 
porte ,  et  la  barricade  avec  son  bois  de  lit.  Il  lève 
un  des  carreaux  de  sa  satle  à  mang»,  sur  la  li- 
gne qui  menait  droit  à  son  saion.  Il  enterre  les 
deux  tiers  de  sa  pou^e  bien  bourrée  dans  une 
boheàthé.  llenfaitune  traînée  qui  va  du  salon  à 
sa  mine.  Il  recharge  la  botte  de  fer-btanc  du  car- 
reau qu'il  a  enlevé;  le  canreau  de  quatre  psnres 
de  chenets  qu'il  trouve  clans  ses  différentes  piè- 
ces. Il  place  des  bougies  allumées  dans  tous  ses 
bras  de  cheminée ,  et ,  après  avoir  tout  prévu 
pour  la  d^ense ,  il  pense  aux  moyens  de  netraite. 
Il  ouvre  une  croisée  de  son  arrière^c^binetl,  qui 
donnait  sur  le  jardin  ;  il  noue  ses  draps  ensemble, 
attache  l'un  des  bouts  au  montant  du  ciiàssis, 
et  envoie  le  resté  flotter  dehors ,  au  gré  du  vent. 
Descendu  dans  le  jairdin ,  Thomas  ne  serait  plus 
embarrassé  :  les  murs  étaient  treiVagés ,  et  il  avait 


THOMAS.  371 

akppris ,  en  se  sauvant  de  chez  milord ,  son  colo- 
nel ,  à  grimper  et  à  sauter  comme  un  écureuil. 

Ces  préparatifs  ne  s'étaient  pas  faits  sans  un 
certain  bruit  ;  mais  depuis  que  mon  oncle  s'était 
p^êté  aux  vues  économiques  de  Yemier ,  il  n'avait 
plus  personne  au-dessus  de  lui.  Le  premier ,  qu'il 
avait  occupé ,  était  encore  vide  ;  monsieur  1^ 
comte  était. à  l'Opéra  ;  Germain  chez  sa  maîtresse, 
^t  le  maître  de  l'hôtel,  comme  chacun  le  ^ait^ 
a  son  k^ement  à  cent  cinquante  pas  du  corps- 
^e-logis.. 

Il  était  alors  dix  heures  du  soir,  et  mon  onc]e>, 
n'ayant^  plus  rien  à  faire ,  se  mit  à  table ,  et  soupa 
avec  la  pUis  grande  tranquillité,  uu  pistolet  à 
droite ,  et  l'autre  à  gauche  de  son  assiette. 

Il  en  était  à  sa  troifiième  bouteille  ,  loisqu'il 
entendit  frapper  doucement  à  la  porte  cochère.: 
il  était  bpn  qu  il  eût  l'oreille  à  tout.  La  légèreté 
du  coup ,.  à  ou2e  heures  et  demie  ^  le  lui  rendit 
suspect.  IL  mit  habit  bas ,  retroussa  les  manches 
de  sa  chemise  jusqu'aux  épauler,  prît  un  pistolet 
de  chaque  main ,  et  fuJt  coller  son  nez  aux  mear^ 
trières  qu'il  avait  faites  à  la  porte  de  sa  salle  à 
manger. 

Il  ne  s'était  pas  trompé:  c'étaient  monsieur  Ri- 
boulard  et  sa  suite  ,  qui ,  habitués  à  opérer  à  la 
sourdine ,  et  ne  voulant  pas  donner  l'éveil ,  avaient 
frappé  de  manière  à  n'être  entendus  que  du  por^ 
tier,  et  de  ceux  qui  avaient  intérêt  à  tout  e»teiûlre.: 
X  peine  la  porte  £ui-ejile  entr'ouverte,  que  ledé- 

a4. 


37^  HOK   ONCLB 

tachement  se  glissa  dans  la  cour  ^  et  monsieur  Ri* 
boulard  ordonna  ,  de  par  le  roi ,  au  concierge , 
étonné ,  de  le  conduire  à  l'appartement  de  mon- 
sieur de  la  Thomassière. 

Au  nom  de  Louis  le  Bien-jUmé,  on  ne  savait 
qu'obéir.  Le  portier,  le  bonnet  sous  le  bras ,  et  la 
lanterne  à  la  main ,  marche  en  avant  des  vingt- 
cinq  braves.  £n  traversant  la  cour  ,  Riboulard 
voit ,  à  fravers  les  jalousies ,  trente  bougies  allu- 
mées. Il  s'imagine  que  mon  oncle  a  rassemblé 
aussi  un  corps  d'armée ,  et  quelque  envie  qu'il  ait 
de  se  débarrasser  de  lui  pour  jamais ,  l'amour  de 
lui-même  parle  plus  haut  que  son  animosité.  Ar- 
rivé au  bas  de  l'escalier ,  il  invite  le  caporal  à 
prendre  la  tête  de  la  colonne ,  parce  qu'il  voulait , 
disait-il ,  contenir  les  fuyards  ,  s'il  pouvait  s'en 
rencontrer  dans  un  corps  aussi  distingué.  Le 
caporal,  qui  a  déjà  pris  la  queue  du  détache- 
ment ,  observe  qu'il  est  à  son  poste ,  et  qu'il  ne 
lui  conviendrait  pas  de  marcher  avant  son  com- 
mandant. «(  Je  vous  en  prie,  monsieur,  disait  Ri- 
«  boulard ,  je  connais  votre  capacité.  Je  n'en,  fe- 
<c  rai  rien ,  monsieur  ,  répondait  le  caporal  ;  la 
cc^place  d'honneur  vous  appartient  »,  et  mon  on- 
cle ,  l'oreille  au  trou ,  entendait  le  colloque  ,  et 
riait  dans  sa  barbe. 

Riboulard,  ne  pouvant  persuader  le  sous-com- 
mandant ,  se  fortifia  d'un  trait  copieux  de  bonne 
eau-de-vie ,  qu'il  portait  toujours  en  poche  dans 
les  grandes  occasions.  Il  s'arrêta  un  moment  pou^ 


THOMAS.  37S 

donner  aux  spiritueux  le  temps  de  £aire  leur  ef- 
fet ,  et  quand  il  se  sentit  la  tête  brouillée ,  et 
exaltée,  à  la  fois,  par  le  rogome  et  la  soif  du  bu- 
tin, il  poussa  devant  lui  le  portier ,  qui  ne  se  sou- 
ciait pas  de  se  mêler  de  cette  affaire ,  et  qu'il  fai- 
sait avancer ,  en  lui  piquant  les  fesses  avec,  le 
bout  de  sa  hallebarde. 

Déjà  on  a  monté  la  moitié  des  d^és;  déjà 
Riboulard,  toujours  placé,  en  serre-file,  derrière 
le  malheureux  concierge,  a  prêté  vingt  fois  l'a- 
reille,  et ,  à  peu  près  rassuré  par  le  profond  si- 
lence qui  règne  dans  ^appartement,  il  oublie  sea 
soixante-huit  ans,  et  il  ne  pense  plus  qu'aux  ri- 
chesses qu'il  croit  conquérir  sans  danger ,  et  dont 
il  rendra  compte...  comme  il  lui  plaira. 

Sa  sécurité  est  augmentée  encore  par  l'aspect 
des  gros  meubles  qui  obstruent  Fescalier.  Il  ose 
penser  que  mon  oncle  a  peur  „  et  il  ordonne,  d'un 
ton  ferme,  à  ses  gens  de  jeter  par-dessus  la  rampe, 
le  secrétaire  et  le  buffet.  A  peine  a-t-on  porté  la 
main  sur  les  chevaux-de-£rise  de  Thomas  ,  que 
quatre  coups  de  feu  partent  ensemble.  L'innocent 
portier  a  la^xuisse  cassée;  un  soldat  du  guet  est 
tué  sur  la  place  ;  Riboulard ,  que  l'explosion  inat- 
tendue a  subitement  dégrisé ,  se  renverse  sur  le 
soldat  qui  le  suit,  celui-ci  sur  un  autre,  et  tous 
roulent ,  pêle-mêle ,  jusqu'au  bas  des  degrés. 

Le  bruit  des  pistolets ,  celui  des  fusils  qui  s'en- 
tre-choquent ,  les  cris  du  portier  blessé,  ceux 
des  soldats  qui  cherchent  à  se  tirer  de  diessoua 


.*•■« 


^74  MOW    ONCLE 

leurs  camarades,  jettent  l'alarme  dans  l'hôtel.  Le 
maître ,  persuadé  que  tout  le  guet  rassemblé*  ne 
forcerait  pas  mon  oncle,  et  qu'il  mettrait  plutôt 
le  feu  à  la  maison  que  de  se  rendre,  court  au 
poste  le  plus  voisin  des  gardes-françaises.  Les 
locataires  se  mettent  à  leurs  croisées,  tous  des- 
cendent dans  la  cour.  On  s'informe ,  on  s'agite , 
on  consulte.  Riboulard,  sans  chapeau  et  sans 
perruque ,  monte  sur  un  banc ,  et  exhorte  les 
assistans  à  prêter  main  -  forte  à  l'exécution  des 
Ordres  du  roi.  A  cette  invitation ,  les  assistans  re- 
tournent chacun  chez  soi.  Thomas  a  rechargé  ses 
armes  ,  bu  trois  coups  ,  allumé  sa  pipe  ,  et  il  a 
repris  son  poste. 

Vernier,  le  bon  Vernier,  très-inquiet  de  ne  pas 
voir  son  beau-frère  rentré  à  minuit,  s'arrache 
péniblement  des  bras  de  sa  tendre  Suzanne.  Il 
arrive  à  l'hôtel  ;  il  trouve  tout  ouvert ,  il  avance, 
il  apprend  de  Riboulard  même  la  cause  de  ce 
tumulte  ;  il  voit  le  portier  gissant  provisoirement 
sur  un  tas  de  fumier,  à  coté  de  lui  le  soMat 
mort ,  et  il  s'éloigne  en  pleurant  sur  un  forcené , 
dont  la  perte  lui  paraît  inévitable. 

Alors  douze  gardes  -  françaises  entrent  dans  la 
cour  au  pas  redoublé.  Leur  commandant  demande 
à  Riboulard  l'exhibition  de  son  ordre.  Riboulard 
exhibe  celui  de  la  police.  Le  garde-française  ré- 
pond que  les  faits  de  police  ne  le  concernent 
point,  et  il  fait  faire  un  à  droite  à  sa  troupe.  Ri- 
boulard court  après  lui  ;  lut  raconte  prolixement 


THOMAS,  375 

I^eutrevue  de  mon  oncle  et  du  ministre ,  et  hii 
fait  ob&erver  que  l'ordre  est  donné  à  la  réquisi-^ 
tion  de  monseigneur  le  ministre  de  la  marine ,  ce 
qui  rend  ce  fait  compétent  de  toutes  les  troupes 
de  France.  Le  garde  -  française  fait  faire  un  à 
gauche  à  la  sienne,  et  la  met  en  bataille. 

Il  s'avance  ensuite  sous  les  croisées  de  m<m 
oncle ,  et  le  somme  fièrement  d'ouvrir  ses  portes, 
s'il  ne  veut  s'exposer  à  être  fusillé  sur  la  place, 
^u  lieu  de  la  porte ,  Thomas  ouvre  une  croisée  j 
qoiffe  l'orateur  du  contenu  d'un  pot...  très-ample- 
i;nent  fourni ,  et  se  retire  lestement.  «  Plus  de 
«  quai^iier ,  s'écrie  le  militaire  ,  outré  de  rage  t 
«  Goi'de  à  vous...  en  joue...  feu  !...  »  Et  voilà  les 
vitres  criblées  de  balles,  et  deux  glaces  magnifi- 
ques en  canelle.  «  Par  file  à  gauche  ^  en  avant ^ 
%  marche  !  reprend  le  garde  française  v  ,  et  il 
monte  l'escalier  avec  intrépidité.  Mon  oncle  fait 
une  seconde  décharge.  Trois  soldats  aux  gardes 
tombent  ;  les  autres  sautent  par-dessus  le  secré- 
taire et  le  buffet.  Ils  frappent  à  grands  coups  de 
crosse  sur  la  première  porte ,  et  Thomas  n'a  pas 
eu  le  temps  de  recharger. 

Dès  qu'il  voit  sa  porte  ébranlée  et  prête  à  cé- 
der, il  se  retire  dans  son  salon,  et,  armé  d'une 
pince  rouge,  il  attend,  avec  son  sang-froid  ordi- 
naire, le  moment  de  faire  jouer  sa  raine,  et  ce 
moment  n'a  que  la  durée  d'un  éclair  :  à  peine  un 
pAss^e  est  ouvert,  et  les  gardes  -  françaises  se 
précipitent  la  baïonnette  en  avant. 


376  MON   OirCLE 

Ribonlard,  qui  s'est  persuadé  que  mon  oncle 
cloit  infailliblement  succomber,  que  l'affaire  est 
finie,  et  qu'il  ne  reste  qu'à  mettre  la  main,  sur  le 
coÉfre-fort ,  Riboulard  s'est  coulé,  sur  les  coudes 
et  les  genoux ,  entre  les  jambes  des  gardes-fran- 
çaises, par  qui  il  craint  d'être  prévenu  ;  il  a  pris 
la  tête  du  détachement;  il  se  dispose  à  invento- 
rier, à  son  profit,  les  effets  de  Thomas,  pendant 
que  les  autres  vont  l'expédier  ;  il  cherche,  de  l'œil, 
les  armoires.  Mon  oncle  le  reconnaît  :  «  A  toi , 
<r  vieux  coquin ,  lui  crie-t-il  !»  et  il  met  le  feu  à 
^  la  traînée.  Les  chenets  volent  ;  ils  brisent  les 
hommes  et  les  meubles  ;  la  porte ,  son  chambranle 
et  une  partie  du  mur,  s'écroulent  sur  les  assail- 
lans.  Riboulard ,  qui  enjambait  la  mine  à  l'instant 
de  l'explosion ,  est  perpendiculairement  coupé 
en  deux ,  depuis  le  scrotum  jusqu'à  V occiput;  tons 
les  gardes-françaises  sont  blessés  grièvement ,  et 
Thomas  recharge  ses  pistolets,  en  continuant  de 
frimer  sa  pipe. 

Cependant,  ce  vacarme  épouvantable  attirait ^ 
de  toutes  parts,  une  fr^ule  de  curieux,  et  de  pa- 
trouilles du  guet,  et  de  troupes  réglées.  Celles 
du  guet  voulaient  entourer  la  maison ,  pour  que 
le  coupable  ne  pût  s'évader,  et  conseillaient  amt 
autres  de  recommencer  l'assaut.  Les  gardes-snis^ 
ses  et  françaises  demandaient  des  échelles  pour 
monter  à  toutes  les  croisées  à  la  fois,  bien  sûrs 
de  prendre  ainsi  ou  de  tuer  un  homme  qui  n^ 
pourrait  faire  face  de  tous  les  côtés.  On  court  au 


THOMAS.  377 

dépôt  pour  les  incendies ,  et  monsieur  le  comte , 
qui ,  après  le  spectacle ,  a  été  souper  diez  certaine  ' 
femme  de  robe,  dont  le  mari  est  en  vacances, 
rentre  avec  son  grison  Germain. 

Il  s'étonne ,  il  s'informe  à  son  tour.  Il  apprend 
les  évènemens  incroyables  de  la  nuit.  Il  était 
lieutenant  desf||ousquetaire$,  et  les  hommes  de 
courage  aiment  ceux  qui  leur  ressemblent.  Le 
comte  se  décide  aussitôt.  Il  entre  chez  lui ,  {U'end 
un  bonnet  blanc,  une  serviette  et  im  couteau  à 
gaine;  il  monte  chez  mon  oncle,  lui  parle,  dès  la 
la  première  porte,  pour  éviter  un  quiproquo, 
arrive  jusqu'à  lui ,  déclare  que ,  dans  dix  minutes, 
vingt  échelles  vont  être  plantées,  et  sa  superbe 
défense  inutile.  Il  le  presse,  il  le  conjure  de 
sauver  un  brave,  doiit  la  valeur  ne  devait  être 
funeste  qu'aux  ennemis  de  l'état.  Thomas  voulait , 
disait-il,  brûler  encore  quelques  amorces  avant 
de  penser  à  la  retraite ,  qu'il  convenait  pourtant , 
avoir  préparée.  Le  comte  lui  réplique  qu'il  est 
beau  d'avoir  résisté  seul  à  quarante  hommes; 
mais  qu'il  y  en  a  deux  cents  dans  la  cour ,  qu'il 
est  encore  une  sorte  d'honneur  à  leur  échapper , 
et  qu'il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre.  Thomas 
se  rend  enfin.  Il  enfonce  le  bonnet  sur  ses  oreil-^ 
les  ;  fait  un  tablier  de  sa  serviette  ;  passe  le  cou-' 
teau  dans  la  ceinture ,  y  fourre  aussi  ses  pistolets, 
marche  vers  l'arrière  cabinet,  et  le  comte  des- 
cend chez  lui. 

A  peine  mon  oncle  est*il  accroché  à  ses  draps, 


378  MOlf    UlfCLE 

qu'un  piquet  de  soixante  hommes  défile ,  et  se 
range  dans  le  jardin.  Thomas  ^  toujours  maître 
de  sa  tête  9  tiref  ses  quatre  coups  en  Tair,  jette 
ses  pistolets  dans  le  cabinet ,  et  se  labse  glisser  k 
ferre.  11  court  au  commandant,  il  joue  la  frayeur^ 
il  s'applaudit  d'être  échappé  à  la  décharge  qu'il 
vient  d'essuyer  à  bout  portant.  Il  Vigage  fesi  troupe, 
d'un  ton  patelin,  k  être  sur  ses  gardes  «  parce  que 
l'enragé  de  là-^haut  a  encore  quarante  coups  à 
tirer.  £n  se  plaignant ,  en  se  félicitadt ,  en  con- 
seillant, il  file  le  kmg  de  la  ligne,  il  gag^e  la 
cour.  Un  grenadier  suisse  lui  allonge  un  coup 
de  bourrade,  en  lui  disant  :  «  Eaocfae^toi  de  là, 
«  fouti  carcotier  \  pas  de  pourcfaois  ici.  »  Mon^ 
oncle  se  le  tient  pour  bien  dit;  il  se  retire  au 
milieu  des  curieux  qu'où  tenait  stir  les  derrières  ; 
il  ponsse,  il  se  fait  jour  du  coté  de  la  rue  ;  il  se 
dégage  de  la  foule,  marche  au  petit  pas  jusqu'au 
boulevard ,  tourne  le  coin ,  prend;  sa  course  y  ai'- 
rive  chez  Vemicry  qui  croit  voir  un  £asitOfDe^ 
qui  le  tâte  de  la  tête  aux  pieds ,  et  qui  donile  des 
larmes  de  joie  à  cette  espèce  de  résurrection. 

Cependant  les  échelles  sont  plantées  là-bas,  et 
les  grenadiers  montent  de  toutes  parts,  le  ftistl 
en  bandoulière,  et  la  haebe  à  la  main.  Les  jalou- 
sies ,  les  châ^is  vofent  en  éclats ,  et  les  assiég^m^ 
entrent  en  fouie.  Ils  commencent  un  feu  roulant 
sur  les  armoires,  sur  le  oofire  au  bois,  sur  les 
alcôves,  sur  tout  ce  que  mon  oncle  peut  avoir 
tr^usformé  en  citadelle.  Ils   percent ,  de  leurs 


THOMASw  379 

baïonnettes,  les  courte-pointes  et  les  matelas; 
ils  courent  dé  chambre  en  chambre ,  et  portent 
la  destruction  avec  eux.  Ils  furètent  enfin  le  ca- 
binet :  les  draps,  attachés  à  la  fenêtre,  constatent 
rémigration.  On  se  répand  dans  l'hôtel;  on  fait 
ouvrir  toutes  les  portes;  on  commence  des  per- 
quisitions rigoureuses ,  et  bientôt  on  perd  de  vue 
l'objet  principal.  Les  Suisses,. qui  se  sont  chargés 
de  visiter  les  caves,  s'y  enivrent  et  s*y  endorment. 
Les  gardes  -  françaises  houspillent  ^hôtelière,  les 
filles  d'anberge,  Jes  locatriceSy  qui  toutes  crient 
au  viol,  de  manière  à  n'être  entendues  de  per- 
sonne«  Les  soldats  du  guet  se  garnissent  les  po- 
dies.  Le  temps  s'écoule,  les  corps-de-garde  restent 
vides,  les  filous  et  les  amans  s'emparent  du  pavé  ; 
enfin,  le  résultat  de  cette  nuit  étonnante,  c'est, 
qu'à  l'exception  des  nu>rts,  des  battus  et  des  vo- 
lés, chacun  a  eu  du  plaisir,  chacun  a  fait  ses 
affaires ,  ce  qui  arrive ,  parfois ,  dans  les  petites 
révolutions,  ainsi  que  daiis  les  grandes. 

CHAPITRE    VII. 
Mon  Oncle  se /ait  capucin. 

La  surprise  dissipée,  la  joie  calmée,  il  fallut 
parler  raison.  «  Hé  bien,  monsieur,  dit  Yernier 
«  à  mou  oncle ,  quel  p^rti  allez  vous  prendre  ?  ~r-> 
«  Ma  foi,  je  n'en  sai^  rien.  —  Si  vous  m  avie£ 
«  confié  votre  démêlé  avec  le  recruteur,  ce  qui 


38o*  MOH    OHCLE 

«  s'est  pas^  entre  vous  et  le  ministre ,  je  tous 
«  aurais  donné  des  conseils;  je  vous  aurais  soustrait 
41  aux  recherches,  et  on  aurait,  peut-être,  trouvé 
4c  des  protecteurs  faits  pour  arranger  cette  affaire, 
a  ' —  Je  l'ai  arrangée  tout  seul.  —  Mais,  pensez 
«  donc  à  ce  que  vous  dites.  Vous  avez  résisté 
«  aux  ordres  du  roi...  —  Pourquoi  en  donne-t-il 
«  de  semblables  ?  — :  Vous  avez  tué  votre  beau* 
«  père...  —  C'était  un  vieux  coquin.  —  Et  vingt 
«  autres...  —  Qui  n'avaient  que  faire  de  se  mêler 
«  de  cela.  —  Et  savez- vous  où  cela  mène? —  Je 
«  ne  m'en  inquiète  guère.  —  A  être  rompu  vif.  » 

Un  homme  courageux  brave  la-  mort  les  armes 
à  la  main;  mais  l'idée  de  la  roue  est  faite  pour 
glacer  les  plus  déterminés,  et  Thomas  pâlit  aux 
derniers  mots  de  Yernier.  Celui-ci. profita. de 
l'impression  qu'il  venait  de  produire.  Il  peignit 
ce  supplice  avec  des  couleurs  si  fortes  et  si  vraies ,. 
que  la  constance  de  mon  oncle  l'abandonna  tout- 
à-fait.  Ce  n'est  plus  cet  homme  terrible  qui,,  deux, 
heures  avant,  faisait  tout  trembler;  c'est  un  fai- 
ble enfant ,  aussi  incapable  de  se  déterminer  que 
de  résister  à  l'impulsion  qu'on  voudra  lui  donner. 

Vemier  lui  représenta  que  le  maître,  dont 
l'hôtel  avait  servi  de  théâtre  à  la  guerre,  savait 
qu'il  avait  de  l'argent;  qu'il  ne  manquerait  pas 
de  chercher  un  dédommagement  aux  pertes» 
énormes  qu'il  venait  d'essuyer  ;  qu'à  cet  effet ,  il 
donnerait  à  la  police  tous  les  renseignemens  né- 
cessaires ;  qu'il  indiquerait  tous  les  parens  et  les 


THOMAS.  38l 

amis  qui  pourraient  donner  retraite  au  dévasta- 
teur de  sa  maison,  et,  qu'en  conséquence,  il  lui 
était  impossible  de  garder  moù  oncle  chez  lui. 
Mon  oncle,  assis  sur  ses  talons,  les  coudes  sur 
ses  genoux,  et  le  menton  sur  ses  deux  mains ^ 
écoutait  tout ,  et  ne  répondait  plus.  Yernier  pro- 
posa diÔërens  moyens  ^  que  mon  oncle  n'admit 
ni  ne  rejeta.  Yernier  le  laissa  à  ses  réflexions, 
et  discuta ,  avec  sa  jolie  femme ,  les  avantages  et 
les  inconvéniens  des  différens  partis  qui  s'offraient 
à  son  imagination. 

Il  voulait  envoyer  Thomas  en  Hollande ,  à 
Dantzick ,  à  Saint-Domingue ,  où  son  aident ,  qu'il 
avait  heureusement  exporté  de  l'hôtel ,  lui  don- 
nerait des  moyens  d'existence,  et  où  le  souvenir 
de  ses  fautes  passées  le  rendrait,  peut-être  ,^  éco- 
nome et  laborieux.  Suzanne ,  qui  avait  autant  de 

* 

jugen;ient  que  de  gentillesse,  prévoyait  que  toutes 
les  autorités  se  ligueraient  contre  son  frère;  qu'il 
serait  proscrit  partout  ;  que  partout  ses  manières 
et  son  langage  le  feraient  remarquer,  et  qu'il 
serait  arrêté  avant  que  d'être  aux  frontières.  Elle 
conclut,  qu'il  fallait  le  cacher  pendant  la  vivacité 
des  premières  recherches,  sauf  à  se  déterminer 
ensuite,  selon  les  circonstances. 

Vernier  se  rendit  à  l'avis  de  sa  femme,  et  il 
ne  resta  plus  qu'une  difficulté  :  c'était  de  savoir 
où  on  le  cacherait.  Le  père  Vernier  et  le  vieux 
sergent  étaient  des  amis  sûrs;  mais  ils  avaient 


paru  à  l'hotel,  et  leur  condescendance  pouvftid 
les  compromettre  I  et  hâter  la  perte  de  Thomas. 

Le  grand  sérieux  avec  lequel  les  jeuaes  époux 
cherchaient  des.  moyens  rassurans,  ajouta  au  dér 
couragement  du  vainqueur ,  désespéré  de  l'être. 
Le  jour  commençait  à  pointer.,  et  déjà  il  croyait 
voir  entrer,  chez  sa  sœur,  ceux  qui  avaient  échappé 
à  sa  furie  ;  il  voyait ,  plus  loin ,  un  .cachot  noir  et 
infect,  la  mine  rébarbative  des  juges,  et^au  fond 
du  tableau,  la  redoutable  barre  de  fer«  Cette  ef- 
frayante perspective  rendit  .quelque  ressort  à 
son  imagination  éteinte  ;  il  s'occupa  enfin  de  lui , 
et  nomma ,  d'une  voix  faible ,  sa  marraine  de  la 
rue  Jean-Saint-Denis ,  celle  qui  lui  donnait ,  dans 
son  en&nce ,  des  pommes  de  terre  ,  qu'il  ne  man» 
geait  pas  toujours. 

Vemier,  qui  aimait  beaucoup  mon  oncle,  mais 
qui  tenait  singulièrement  aux  douceurs  dont  il 
jouissait  près  de  sa  petite  femme,  Yernier,  dont 
l'inquiétude  augmentait  à  chaque  instant,  saisit 
aussitôt  œlte  idée.  Mon  onde  avait  encore  k 
bonnet  blanc,  le  tablier  et  le  couteau  à  gaine. 
Suzanne  lui  couvre  le  visage  de  poudre;  lui  met 
une  tourtière  sous  le  bras;  l'embrasse ^  et  respire 
enfin  en  liberté,  en  le  voyant,  de  sa  iîmétre, 
marcher  vers  un  asile  sûr,  et  s'éloigner  de  son 
paisible  domicile. 

La  mère  Madeleine  vivait  taneore.  EHe  était 
vieille  et  piailleuse;  mais  bonne  diablesse  au  fond. 


THOMAft.  MS 

Elle  avait  déjà  ouvert  sa  boutique,  et  étalé,  aux 
amateurs  ;  une  fak>upde  et  trois  clioux  ,  lorsque 
Veroier  et  mon  oncle  l'abordèrent.  Elle  pleura , 
quand  elle  sut  que  ce  grand  jeune  homme  était 
son  filleul  ;  die  ouvrit  ses  yeux  éraillés ,  quand 
il  lut  demanda  tin  coin  de  son  grenier  ;  elle  rit , 
quand  il  lui  mit  un  double  louis  dans  la  main. 

Pour  empêcher  dame  Madeleine  de  parler  dti 
filleul  aux  commères  du  voisinage ,  il  fallait  né- 
cessairement ia  mettre  dans  la  confidence.  Yer- 
nier  lui  parla  de  manière  à  s'assurer  de  sa  dis- 
crétion ,  et  il  la  quitta ,  persuadée  qu'un  mot 
pouvait  isâre  rompre  mon  oncle,  et  que  le  bon 
Dieu  la  punirait ,  tôt  ou  tard ,  de  l'avoir  dit. 

Madeleine  logeait ,  en  efiFet ,  dans  un  petit  gre- 
nîer,  qu'il  fallait  que  Thomas  partageât  avec  elle; 
loaîs ,  d'après  son  indifférence  pour  les  femmes , 
et  i'âge  beaiak^oup  plus  que  canonique  de  la  mar- 
raine, il  ne  pouvait  rien  résulter  du  voisinage. 
Les  méchans  esprits  n'auraient  même  pu  en  mé- 
dire. 

Dans  le  courant  de  la  journée ,  Yernier  porta , 
petit  à  petit ,  dans  le  galetas ,  ce  qui  pouvait  en 
rendre  le  séjour  supportable ,  un  peu  de  vin,  un 
peu  d'eau->de-vie ,  un  peu  de  tabac.  A  chaque 
voyage,  il  renouvelait^  à  Madeleine,  Tin  jonction 
ile  se  taire ,  et  à  Thomas ,  celle  ^le  ne  pas  sortir 
du  taudis.  Quand  l'ordre  des  journées  y  fut,  à  peu 
pues ,  étabh  ,  il  oessa  d'y  venir ,  de  peiir  de  se 
laine  remarquer. 


384  ^o^  oircLE 

Cependant ,  le  combat  de  mon  oncle  faisait  un 
bruit  de  tous  les  diables  ;  on  en  parla  même  à  la 
cour.  Le  ministre  était  furieux  de  son  évasion; 
le  lieutenant  de  police,  du  mépris  de  son  auto^ 
rite;  le  maréchal  de  JUron,  de  la  mort  de  ses 
gardes-françaises  ;  le  chatelet ,  de  ne  pas  tenir  le 
délinquant  ;  les  colporteurs ,  de  ne  pouvoir  crier 
son  arrêt  de  mort;  maître  Samson,  de  ne  pou- 
voir faire  son  office. 

Ainsi  que  l'avait  pensé  Suzanne ,  le  signalement 
de  Thomas  fut  envoyé  à  tous  les  procureurs  du 
roi ,  à  toutes  les  maréchaussées ,  à  tous  les  com- 
missaires de  la  marine,  à  tous  les  commiandans 
de  place ,  à  tous  les  pousse-culs ,  à  tous  les  gou- 
verneurs des  colonies ,  à  tous  les  ambassadeurs 
près  les  puissances  étrangères ,  et  même  à  nos 
consub  en  Barbarie.  Le  roi,  qui  ne  se  mêlait  ja- 
mais de  ses  affaires ,  et  qui  attachait  une  grande 
importance  à  celle-ci ,  parce  qu'on  lui  avait  monté 
la  tête ,  le  roi  de  France ,  parbleu ,  jura ,  la  main, 
non  pas  sur  l'évangile ,  mais  sur  le  sein  de  ma- 
dame de  Pompadour,  qu'il  aurait  raison  de  Thomas. 

Thomas  bravait ,  de  son  grenier ,  les  rois ,  les 
ministres  et  les  agens  subalternes.  Couché,  la 
nuit,  sur  la  paille,  fumant,  le  jour,  quand  il  était 
seul,  buvant  avec  Madeleine,  quand  elle  pouvait 
quitter  la  boutique ,  perdant  insensiblement  les 
impressions  sinistres  qui  l'avaient  d'abord  agité , 
il  ne  faisait  des  vœux  que  pour  obtenir,  de  Yer- 
nier,  un  supplément  de  liquides  proportionné  à 


THOMAS.  ,  385 

son  estomac  et  à  ses  habitudes.  Vernïer ,  qui 
n'était  pas  très -sûr  du  beau-frère  quand  ir  était 
de  sang-froid ,  résistait  à  ses  instances  ;  il  lui  re- 
frisait  même  de  l'argent,  et  Thomas,  que  la  soif 
rendait  industrieux ,  imagina  de  déterminer  Ma- 
deleine à  mettre  son  casaquin  des  dimanches  au 
Mont-de-Piété  ,  <c  afin  ,  disait-il ,  que  je  puisse 
<c  boire,  puisqu'il  ne  me  reste  que  ce  plaisir-là.  » 
Il  était  bien  sûr  que  Vernier  finirait  par  payer 
l'écot ,  et  Madeleine ,  qui  aimait  à  siroter ,  trouva 
aussi  son  compte  à  complaire  au  filleul. 

Il  but  donc,  le  cher  filleul,  et  si  bien,  qu'il 
sentit  un  violent  désir  de  humer  le  grand  air  ,* 
et  d'exercer  ses  jambes  engourdies.  Madeleine, 
à  quj  le  vin  avait  donné  de  l'esprit ,  lui  parla ,  à 
peu  près ,  comme  l'avait  fait  la  gouvernante  des 
savoyards ,  à  une  époque  moins  grave  à  la  vérité. 
Il  avait  répondu ,  à  Marguerite ,  qu'il  aimait  autant 
être  enfermé  à  Bicêtre  que  dans  son  galetas  ; 
qu'il  aimait  autant  être  rompu  une  heure  en 
public ,  que  de  l'être  toute  sa  vie  dans  une 
mansarde,  où  il  ne  pouvait  se  tenir  debout.  Il 
enfila  l'escalier ,  et  Madeleine  ,  dont  l'esprit  ne 
pouvait  le  suivre,  et  dont  le  corps  aviné  était 
devenu  immobile ,  le  regarda  aller ,  en  poussant 
un  profond  soupir. 

Les  Champs-Elysées  sont  à  deux  pas  de  la  rue 

Jean-Saint-Denis.  C'était  un  dimanche,  il  faisait 

beau;  cette  promenade  devait  être  couverte  de 

monde,  et  ce  fut  celle  que  mon  oncle  choisit, 

IF,  25 


386  p  MONONCLE 

d'après  le  proverbe  :  Plus  on  est  de  Jous ,  plus 
on  rit. 

Il  n'avait  pas  fait  deux  tours ,  qu'une  pente 
irrésistible  l'entraîna  du  coté  des  cafés,  et  il  se 
trouva,  nez  à  nez,  avec  Vernier  et  Suzanne,  qui 
se  régalaient  conjugalement  de  la  bouteille  de 
bierre  et  de  la  douzaine  d'échaudés. 

A  son  aspect,  Suzanne  jeta  un  cri  perçant; 
Vernier  demeura  pétrifié.  Thomas  prit  un  ta- 
bouret,  s'assit,  vida  la  bouteille  d'un  trait,  e 
demanda  un  bol  de  punch.  Suzanne  prétendait 
qu'il  n'avait  que  trop  bu  ;  Vernier  prétendit  qu'il 
Fallait  l'achever,  le  mettre  dans  un  fiacre,  et  le 
porter  chez  lui.  Le  bol  fut  servi  ;  mais,  cette  fois, 
la  prévoyance  de  Vernier  se  trouva  en  dé&ut. 
Thomas  après  avoir  bu  le  punch ,  à  peu  près  à  lui 
seul ,  se  leva ,  et  alla  se  perdre  dans  la  foule ,  d'un 
pas  ferme  et  assuré. 

On  ne  voit  pas ,  avec  indifférence ,  un  frère ,  un 
bienfaiteur  chercher^  de  gaité  de  cœur,  des  dangers 
dont  on  a  pris  tant  de  peine  à  le  garantir.  On  ne 
pense  pas,  sans  effroi,  aux  suites  que  peut  avoir 
sa  folle  imprudence,  et  au  déshonneur  qui  doit 
en  rejaillir  sur  une  famille  innocente.  Les  pauvres 
jeunes  gens  ne  fermèrent  pas  l'œil  de  la  nuit; 
ils  se  parlèrent  peu ,  et  ils  pensèrent ,  chacun  de 
son  coté ,  à  ce  qu'on  pourrait  fair^  pour  contenir 
un  horûme  qui  voulait  absolument  être  rompu. 

Suzanne  se  lève  de  grand  matin,  et  sans  s'ou- 
vrir à  son  mari,  qui  n'était  pas  dévot,  elle  fut 


THOMAS.  1    387 

consulter  son  confesseur,  en  qui  sa  mère,  de 
pieuse  mémoire  ,  lui  avait  toujours  dit  qu'elle 
devait  avoir  une  confiance  sans  bornes. 

Ce  confesseur  ,  le  révérend  père  Esprit  de 
Tinchebrai,  capucin  indigne  (t),  de  la  rue  Saint- 
Honoré ,  jouissait  de  la  plus  haute  considération 
auprès  du  sexe,  et,  sans  doute,  il  la  méritait.  Il 
ne  s'informait  jamais  de  ce  que  les  petites  filles 
faisaient  quand  elles  étaient  seules;  il  ne  deman- 
dait pas  même  aux  petites  femmes  si  leurs  maris 
ne  semaient  pas  le  bon  grain  sur  la  pierre.  Il 
était  un  des  flambeaux  de  Tordre ,  lisant  couram- 
ment son  bréviaire ,  sachant  à  merveille  que  pa- 
nis  veut  dire  du  pain ,  vinum  du  vin,  Deus  Dieu , 
et  c'est  tout  ce  qu'il  faut  savoir  pour  opérer  une 
consécration.  C'était,  en  outre,  un  théologien  er- 
goté ,  qui  embarrassait  les  plus  subtils  par  la 
manière  adroite  dont  il  se  rendait  inintelligible  , 
et,  quant  à  l'éloquence  de  la  chaire ,  personne  ne 
pouvait  lui  en  t^montrer^  témoin  ce  sermon  fa- 
meux qu'il  composa  pour  les  capucines  de  la 
place  Vendôme,  qui  fit  tant  de  bruit  dans  le 
temps,  et  dont,  peut-être,  vous  ne  connaissez  pas 
seulement  l'exorde,  que  je  vais  vous  transcrire, 
pour  vous  donner  une  idée  du  tout. 


(i)  Les  capucins  prennent  humblement  la  qualité  à' indigne, 
comme  les  papes  s'intitulent  serviteurs  des  serviteurs  de  Dieu. 
Ces  serviteurs- là  étaient  souveraitis,  et  les  indignes  ont  con- 
fessé des  rois,  et,  par  conséquent ,  gouverné  des  royaumes. 

a5. 


388  *  MON    ONCLE. 

«  Tant  et  tant  de  fois  vous  m'avez  demandé, 
c<  illustres  amazones,  que  je  vinsse  dans  votre 
«  bénin  couvent,  flanqué  de  toutes  parts  de  bas- 
«  tions  et  de  guérites,  comme  une  Sion  inexpu- 
«  gnable,  pour  alimenter  vos  âmes  virginales  du 
«  pain  doucereux  de  la  parole  évàngélique,  qu'en- 
«  fin  je  suis  venu,  j'ai  vu^fai  vaincu.  Je  suis 
«  venu  combattre ,  avec  le  glaive  spirituel ,  les  sa- 
«  trapes  infernaux  et  le  père  frauduleux  du  men- 
«  songe;  j'ai  vu  l'excellence  de  vos  esprits,  qui 
«  découvrent  le  talon  des  pensées  les  plus  sublimes 
«  avant  qu'elles  aient  montré  le  nez,  et  j'ai  vaincu 
«  ma  modestie,  qui  m'empêchait  de  paraître  de- 
«  vaut  le  parlement  voilé  de  vos  révérences  cloî- 
cc  trées.  Puissai-je  surgir ,  sans  naufrage ,  au  port 
«  désiré  de  vos  flamboyantes  approbations! 

«  Avant  d'entrer  en  matière ,  faisons  un  petit 
a  compliment  à  Marie,  l'étoile  poussinière  du  ciel, 
(c  le  protocole  de  toutes  perfections ,  cet  océan 
«  de  grâces ,  cette  vertu  sainte'  et  flottante  sur  la 
«  mer  du  monde,  dont  le  Saint-Esprit  fut  le  pi- 
«  lote,  et  l'ange  Gabriel  le  garde-marine,  quand 
«  il  lui  dit  :  Ave  Maria.  » 

Le  reste  du  discours  est  au  moins  de  la  même 
force ,  et  les  talens  du  père  Esprit  ne  se  bornaient 
pas  à  la  prédication.  Il  était  auteur  de  deux  ou- 
vrages dont  nous  ne  pouvons  trop  recommander 
la  méditation  aux  fidèles  :  la  Tabatière  de  la 
grâce  y  pour  faire  éternuer  vers  le  sauveur ,  et  la 
Seringue  spirituelle,  pont  Vante  constipée  en  dé^ 
votion. 


THOMAS.  389 

Le  révérend  père  n'eut  pas  plutôt  entendu  le 
récit  de  sa  pénitente ,  que  touché  de  ses  anxiétés , 
il  forma  le  projet  d'attirer  à  Dieu  un  pécheur 
enfoncé  dans  la  sentine  du  vice.  Il  dit  à  Suzanne , 
dans  son  style  séraphique ,  qu'il  ne  m'appartient 
pas  de  vouloir  imiter,  qu'aucune  des  actions  de 
mon  oncle  ne  portant  l'empreinte  de  la  bassesse , 
et  n'étant  que  Teffet  des  passions,  il  ne  fallait, 
peut-être,  pour  eu  faire  un  second  saint  Augus- 
tin, qne  lui  mettre  sous  les  yeux  des  exemples 
salutaires  ;  que  puisqu'il  avait  la  force  requise 
pour  porter  la  sainte  besace,  il  se  chargeait  de 
le  faire  admettre  au  noviciat  ;  que  la  règle  lui 
défendant  de  sortir  de  l'année,  et  nul  profane 
n'ayant  le  droit  de  souiller ,  de  ses  perquisitions , 
l'intériçur  d'un  monastère,  il  y  serait  en  sûreté; 
que  si ,  au  bout  de  l'an ,  le  bienheureux  saint  Fran- 
çois lui  refusait  ses  grâces,  il  serait  le  maître  de 
rentrer  dans  le  monde,  qui  l'aurait  peut-être 
oublié  ;  qu'enfin ,  pour  peu,  qu'il  eût  de  raisqn  , 
il  sentirait  que ,  quand  on  est  brouillé  avec  le  roi 
et  la  justice ,  il  qe  reste  d'asile  que  dans  les  bras 
de  Dieu. 

Suzanne  tombait  d'accord  de  tout  cela.  Mais 
comment  proposer  à  im  homme  comme  Thomas 
de  se  faire  capucin?  Il  eût  été  plus  facile  de  lui 
persuader  d'aller  attaquer  seul  et  prendre  Gil- 
braltar.  Sa  révérence  répliqua  que  le  Ç>ieu  des 
miséricordes  autorisait,  quelquefois,  une  sainte  vio- 
lence. «  Compelle  intrarCy  dit  le  psalmiste;yar- 


390  MON    ONCLE 

«  cez^le  d'entrer.  Qu'il  entre  donc,  et  je  me  charge 
a  du  reste.  » 

•Suzanne  rendit  compte  à  Vernier  de  sa  conver- 
sation avec  le  père  Esprit ,  et  Vernier  trouva  son 
idée  excellente.  Il  n'entrait  pas  dans  ses  projets 
de  mettre  son  beau<*frère  dans  un  cloître,  pour 
hériter  de  son  vivant;  il  était  même  persuadé 
que  jamais  il  ne  prononcerait  ses  vœux  ;  mais  ne 
fît -on  que  le  dérober  aux  rçpherches,  pendant 
quelques  mois,  c'était  gagner  beaucoup.  La  dif- 
ficulté se  bornait  'à  savoir  comment  on  forcerait 
Thomas  d'entrer. 

Vernier  était  sage,  prudent;  mais  il  n'avait  pas 
l'esprit   inventif.   Suzanne ,  modeste  ,  candide  , 
était  femme  pourtant,  et  vive  ce  sexe  pour  les 
expédiens  !  Elle  ne  dit  que  deux  mots,  et  Vernier 
court  chez  cinq  à  six  apothicaires.  Il  rapporte 
six  grains  d'opium;  les  fait  dissoudre  dans  deux 
bouteilles  de  bon  Bordeaux.  Il  en  met  une  dans 
chaque  poche ,  et  va  rendre  visite  au  beau-frère. 
Il  lui  fait  une  légère  réprimande  sur  son  escapade 
de  la  veille  ;  il  lui  propose  de  faire  venir  à  dîner. 
Thomas  accepte,  on  se  met  à  table.  Vernier  se 
ménage,  Thomas  se  livre;  l'opium  fait  son  effet. 
Un  fiacre  attendait  à  la  porte;  on  y  couche  mon 
oncle ,  on  part ,  on  arrive  aux  Capucins.  On  des- 
cend le  néophite  ;  on  le  déshabille  ;  on  lui  coupe 
les  cheveux;  on  le  passe  dans  la  robe  de  bure; 
on  le  ceint  du  fameux  cordon;  on  lui  chausse 
les  sandales  ;  on  le  porte  dans  une  cellule  écartée  ; 


THOMAS  39J 

an  l'enferme  à  deux  verroux ,  et  on  se  retire. 
Les  vapeurs  de  l'opium  se  dissipent.  Thomas 
étend  les  bras;  il  ouvre  les  yeux.  Uu  prie^^dieu 
en  chêne,  un  grand  crucifix  d'érable ,  une  tête 
de  mort  frappent  ses  premiers  regards;  il  se  met 
sur  son  séant.  Sa  robe ,  son  cordon ,  ses  sandales , 
sa  tête  rasée  ajoutent  à  son  étonnement.  Il  saute 
de  son  grabat,  empoigne  le  dieu  de  bois,  et 
£rBp^e  à  grands  coups  à  la  porte.  La  porte  s'ou-^ 
vre;  vingt  religieux,  un  cierge  allumé  à  la  main, 
entrent  en  silence ,  environnent  Thomas  interdit , 
et  psalmodient  un  Miserere.  On  lui  présente  la  tête 
de  mort  ^  on  la  lui  fait  baiser  ;  on  le  remet  sur 
son  lit,  on  le  couvre  du  drap  mcH'tuaire ,  et  on 
psalmodie  un  De  profundis.  L'imagination  de 
Thomas  se  frappe;  il  regarde  avec  des  yeux  éga- 
rés ;  il  écoute  sans  rien  entendre.  Le  père  gardien 
l'engage ,  en  nasillant ,  à  se  recommander  au 
Très-Haut;  il  lui  annonce  que,  depuis  huit  jours, 
il  est  condamné ,  et  que  la  léthargie ,  dont  il  sort , 
vient  de  l'effet  terrible  qu'à  produit  sur  lui  V au- 
dition de  son  jugement.  Thomas  proteste,  avec 
bonhomie ,  qu'il  ne  se  souvient  de  rien  de  tout 
cela.  Preuve  nouvelle  de  la  violence  du  choc ,  à 
ce  qu'assure  sa  révérence,  et  elle  ajoute  qu'fl 
sera  exécuté  dans  la  journée^  à  moins  qu'il  n'ac- 
cepte la  condition  à  laquelle  le  roi,  dans  sa  clé- 
mence, a  attaché  sa  grâce  :  c'est  de  se  faire 
capucin ,  et  d'édifier  le  monde,  après  l'avoir  scan-r 


392  MON    ONGLE 

dalisé  par  ses  excès,  et  on  a  tellement  compté 
sur  sa  vocation,  qu'on  a  répondu  de  lui  au  roi, 
et  qu'on  l'a  revêtu  d'avance  du  saint  habit  de 
l'ordre.. tt  Allons. donc,  dit  Thomas,  en  soupirant, 
(c  soyons  capucin  puisqu'il  le  faut;  mais  sacredieu, 
(ç  je  ne  croyais  pas  finir  par  là.  y>    . 

L»es  pères  indignes  se  recrutaient  déjà  difficile- 
ment ,  et  le  fils  du  moindre  bourgeois  eût  rougi 
de  s'aggréger  à  un  corps  sale,  puant  et  ignare. 
£n  conséquence ,  le  serviteur  des  serviteurs  avait 
accordé  aux  capucins ,  dans  sa  sollicitude  pater-. 
nelle,  un  bref,  qui  dispensait  des  épreuves  du 
noviciat  les  sujets  dont  la  ferveur  ne  pourrait 
supporter  un  an  d'attente.  Comme  la  réponse  de 
mon  oncle  annonçait  une  ferveur  extraordinaire, 
le  père  Esprit  lui  proposa  de  se  faire  l'appUca- 
tion  du  bref,  et ,  à  l'instant  même ,  le  père  gardien 
reçut  les  vœux  de  Thomas ,  sous  le  nom  de  Jrère 
u^nge,  de  Paris. 

Ce  n'était  pas  précisément  ainsi  que  la  chose 
avait  été  arrangée  entre  Suzanne  et  son  confes- 
seur; mais  on  n'a  qu'un  moment  pour  ramener  la 
brebis  égarée,  et  quand  il  s'offre,  il  faut  le  saisir. 
Quel  est  le  chrétien ,  attaché  à  l'honneur  de  la 
religion,  qui  condamnerait  cette  fraude  pieuse? 

On  caressa  beaucoup  le  frère  Ange  ;  on  lé  flatta  ; 
on  le  fit  bien  manger  et  bien  boire  ;  on  le  laissa 
jiu:er  le  reste  de  la  journée,  et  le  lendemain,  à 
l'issue  des  matines ,  on  le  mit  en  route ,  avec  un 


THOMAS.  393 

compagnon 9  le  bâton  à  la  main,  le  capuchon  sur 
les  yeux ,  et  la  robe  retroussée  sur  les  côtés ,  avec 
des  bretelles  de  cuir. 

.  Vernier,  curieux  d'apprendre  le  résultat  du 
stratagème ,  avait  fait  semblant,  d'écouter  une 
messe ^  pour  se  glisser  de  l'église  chez  le  gardien. 
Il  apprend  que  son  beau-frère  se  rend  au  couvent 
d'Arras ,  sous  la  conduite  d'un  père  pieux  et 
adroit,  et  que  la  famille  peut  disposer  des  biens 
de  celui  qui  vient  de  mourir  au  monde ,  après , 
toutefois ,  avoir  fait  une  aumône  au  couvent.  A 
quoi  eussent  servi  les  représentations  de  Vernier? 
Thomas  était  encapucinaillé ,  et,  comme  l'observa, . 
très  -  spirituellement ,  Pilate,  de  patibulaire  mé- 
moire., ce  qui  est  dit,  est  dit.  ♦ 

Robin  avait  appris  à  Thomas  à  faire  le  mar- 
quis ;  le  père  Séraphin  apprenait  au  frère  Ange 
à  faire  le  capucin.  Le  long  de  la  grande  route , 
il  le  faisait  parler  du  nez;  il  lui  montrait  les  rou- 
lemens  d'yeux,  les  révérences  avec  les  mains  croi- 
sées sur  la  poitrine  ;  il  lui  enseignait  l'usage  du 
chapelet;  il  lui  répétait  plusieurs  mots  mystiques, 
qui  ont  la  vertu  d'arracher  aux  paysans  la  miche 
de  pain ,  le  quartier  de  lard ,  et ,  quelquefois ,  la 
poularde  fine;  enfin,  quand  on  rencontrait  une 
chapelle ,  le  père  Séraphin  y  disait  une  messe 
blanche,  c'est-à-dire,  une  messe  pour  rire,  et  la 
faisait  servir  par  le  frère  Ange ,  auquel  il  soufflait 
Ijçs  répons. 
i^.Le   frère   Ange   s'impatientait,  bâillait,  trépi- 


394  MON    ONGLK 

gnait ,  et ,  de  temps  en  temps  s'écriait ,  :  «  Hé  !  y» 
«  te  faire  f...,  père  Séraphin  »,  et  le  père  Séraphin 
ne  faisait  pas  semblant  de  l'entendre. 

On  logeait  dans  toutes  les  capucinières  de  la 
route,  et  les  pères  indignes,  prévenus,  par  Taco- 
lyte  de  mon  oncle,  de  la  bizarrerie  de  son  carac- 
tère, et  de  la  nécessité  de  l'amadouer  encore,  le 
fêtaient  à  Tenvi,  l'abreuvaient  à  gogo,  et  priaient 
pour  qu'il  persévérât  dans  le  chemin  de  la  grâce. 

Mais ,  à  Arras,  les  choses  changèrent  tout-à-fait. 
Le  père  Séraphin  avait  étudié ,  à  fond ,  le  nouveau 
frère ,  et  il  conseilla  au  gardien  de  prendre  d'a- 
bord sur  lui  un  empire  absolu,  s'il  voulait  l'em- 
pêcher de  compromettre  la  digniié  de  l'ordre. 
Le  gaf  dien ,  profond  observateur ,  s'aperçut ,  dans 
la  journée  même,  que  le  père  Séraphin  ne  l'avait 
pas  trompé,  et  que  le  frère  Ange  n'avait  du  ca- 
pucin que  l'habit.  Il  essaya  d'abord  la  voie  des 
remontrances ,  dont  le  frère  Ange  se  moqua  com- 
plètement^ 

£n  servant  la  messe,  il  faisait  des  mines  au 
célébrant ,  qui  se  tournait  au  dominus  vobiscum  ; 
aux  vêpres,  il  chantait  le  verset  quand  on  en- 
tonnait l'antienne  ;  il  dérobait ,  au  réfectoire ,  les 
rations  de  vin  qu'il  pouvait  attraper  ;  il  manquait 
à  toutes  les  révérences;  il  jurait  toujours  par-ci, 
par -là,  et,  quand  on  l'envoyait  à  la  quête  pour 
vingt-quatre  heures,  il  restait  huit  jours  dehors, 
parce  qu'il  n'aimait  pas  le  couvent ,  et  les  paysans 
le  choyaient ,  parce  qu  il  était  luron ,  et  qu'il  ne 


THOMAS.  395 

cajolait  pas  leurs  femmes  ;  aussi  rentrait  •*  il  à  la 
capucinièrey  chargé  de  denrées  de  toute  espèce. 
Souvent  la  besace  ne  suffisait  pas,  et  il  se  faisait 
alors ,  pompeusement ,  précéder  de  deux  ou  trois 
ânes  qui  ployaient  sous  le  faix ,  et  qu'il  chassait 
devant  lui  avec  une  grâce  toute  particulière. 

Ces  récoltes  abondantes  adoucissaient  l'acri- 
monie des  humeurs  des  bons  pères.  On  ne  pou- 
vait, sans  outrager  la  Providence,  sévir  contre 
l'organe  dont  Dieu  se  servait  pour  faire  pleuvoir 
sa  manne;  on  ne  pouvait  non  plus  tolérer  abso- 
lument les  déportemens  du  frère.  Pour  tout  con- 
cilier, on  lui  infligeait  des  pénitences  douces, 
comme  de  l'envoyer  à  genoux ,  les  bras  en  croix, 
au  milieu  du  jardin ,  pendant  que  les  autres  dî- 
naient, et  frère  Ange  allait  faire  diète  au  cabaret, 
avec  l'argent  que  Vernier  lui  envoyait,  quand  il 
en  avait  besoin ,  et  les  bons  pères  n'avaient  pas 
l'air  de  s'en  apercevoir. 

Un  événement  remarquable,  un  très -grand 
événement ,  un  événement  de  la  plus  haute  im- 
portance précipita  la  perte  du  frère  Ange  :  le 
père  provincial  de  la  province  d'Artois  était  mort , 
et  il  était  question  de  lui  donner  un  successeur. 
Déjà  les  gros  bonnets  de  l'ordre  se  rassemblaient 
de  trente  lieues  à  la  ronde  ;  déjà  le  jour  de  la 
tenue  du  chapitre  était  fixé;  la  salle  des  élections 
préparée;  les  intrigues,  les  cabales  en  activité. 
Mais,  mon  très-cher  frère  et  très -patient  lec- 


396  MON    ONCLE 

teur,  ces  intrigues.,  ces  cabales  ne  ressemblent 
pas  à  celles  des  gens  du  monde,  qui  sollicitent 
ouvertement,  et  qui  chercbent  à  nuire  à  leurs  ri- 
vaux. Ici,  le  hasard,  ou  plutôt  la  sainte  Providence 
décide  seule  en  faveur  du  candidat ,  et  c'est  cette 
Providence  avec  qui  on  cherchait  à  s'entendre. 

Tâchons  de  nous  entendre  nous-mêmes;  et 
expliquons  ,  dans  toute  son  étendue ,  le  mode 
d'élection,  que  mon  pauvre  oncle  ne  connais- 
sait pas  plus  que  vous ,  et  dont  il  eut  le  malheur 
de  rire.  Peut-être,  hélas!  rirez-vous  vous-mêmç, 
quand  je  vous  dirai  que  tout  tenait  à  un  pou... 
Oui,  monsieur  ou  madame ,  peut-être  bien  ma- 
demoiselle, tout  tenait  à  un  pou  qui  s'appelle 
le  pou  séraphique. 

La  cloche  a  sonné.  Tous  les  pères  sont  ras- 
semblés autour  d'une  grande  table,  couverte  de 
papier  blanc.  Les  frères ,  qui  n'ont  droit  à  aucune 
dignité,  sont  humblement,  rangés  en  cercle  der- 
rière les  révérences.  On  chante  le  Feni  creator. 
On  s'assied. 

Chaque  père  tire  un  peigne  de  sa  manche; 
chacun  se  peigne  la  barbe  sur  la  table  ;  une  nuée 
de  poux  couvre  le  papier. 

Aussitôt  toutes  les  lunettes  sont  braquées;  ou 
cherche ,  on  examine ,  on  conteste ,  on  commente 
longuement,  gravement,  et  quand  le  pou  le  plus 
gros,  le  plus  gras,  le  plus  appétissant  est  tiré  de 
la  multitude,  et  proclamé  pou  séraphique^  les 


THOMAS.  3g7 

autres ,  soigneusement  enveloppés  dans  le  papier, 
sont  brûlés  dans  l'encensoir,  et  la  fumée  de  leur 
graisse  offerte  en  holocauste  au  seigneur. 

Celui  dont  la  barbe  a  eu  l'honneur  de  produire 
et  d'élever  le  saint  pou ,  est  nommé  pl^éditeury 
ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  président  du  chapitre, 
et,  comme  il  est  de  la  faible  humanité  de  cou- 
rir après  les  grandeurs ,  aucun  père  ne  s'était 
peigné  depuis  le  commencement  de  la  maladie 
du  provincial  indigne;  aucun  ne  s'était  même 
gratté,  et,  au  contraire,  chacun  avait  soigné,  ali- 
menté ,  engraissé  les  insectes  aimables  à  qui  il 
pouvait  devoir  la  prééminence  d'un  moment  :  pre- 
mière cabale. 

La  cérémonie  préliminaire  terminée ,  on  pro- 
cède à  l'élection.  On  marque,  scrupuleusement, 
le  milieu ,  le  juste  milieu  de  la  table.  On  y  place , 
avec  respect ,  le  pou  séraphique ,  qui  va  manifester 
les  décrets  célestes.  Tous  les  pères  ont  le  menton 
appuyé  sur  les  bords  de  la  table,  et  la  barbe 
étendue  en  éventail.  On  attend,  dans  le  silence 
et  le  recueillement ,  qu'il  plaise  au  pou  de  se  choi- 
sir une  retraite,  et  le  prédestiné,  dont  la  barbe  a 
recueilli  ce  trésor ,  est  à  l'instant  promu,  au  grade 
éminent  de  provincial.  Que  d'efforts  pour  l'atti- 
rer ,  ce  pou  bénévole  !  Ij'huile  de  poisson ,  le 
cambouis,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  odorant,  a,  dès 
le  matin ,  humecté ,  parfumé,  graissé  les  barbes 
des  bons  pères  :  seconde  cabale. 


398  MON    ONCLE 

Le  nouveau  provincial  entonne  un  Te  Deum, 
les  subordonnés  font  chorus  j  et  le  tout  se  ter- 
mine par  un  grand  dîner,  où  on  boit,  à  la  santé 
des  bienfaiteurs  de  l'ordre,  les  vins  excellens 
qu'ils  on#  envoyés  pour  la  fête. 

Dès  le  commencement  des  opérations  mysti- 
ques, frère  Ange  avait  ri  de  ce  rire  qui  annonce 
le  mépris  des  choses  les  plus  respectables.  On 
lui  avait  passé  les  juremens,  le  cabaret,  l'ivresse, 
le  défaut  de  soumission;  mais  rire  du  pou  sera- 
phique  !  c'est  ce  que  capucin  n'a  jamais  pardonné , 
c'est  ce  qu'il  ne  pardonnera  jamais.  Comme  la 
dissimulation  est  une  des  vertus  du  cloître,  on 
ne  laissa  rien  percer  de  l'indignation  générale 
qu'avait  excitée  le  frère  Ange. 

Il  était  à  peine  endormi,  qu'il  fut  réveillé  en 
sursaut.  On  le  saisit  par  les  quatre  membres  ;  on 
le  lie  malgré  ses  efforts;  on  le  bâillonne  pour 
étouffer  ses  cris;  on  le  prend,  on  le  transporte 
dans  une  partie  du  couvent,  où  il  n'a  jamais  pé- 
nétré; on  lève  une  grande  pierre;  on  lui  passe 
une  longue  corde  sous  les  bras  ;  on  dit,  sur  lui,  les 
prières  des  agonisans  ;  on  le  descend  dans  un 
trou  de  çoixante  pieds  de  profondeur ,  et  on  re- 
met la  pierre  en  lui  disant  :  Fade  in  pace ,  c'est- 
à  dire,  allez  en  paix,  à  un  homme  qu'on  envoie 
au  diable. 

Le  frère  Chrysostôme  fut  chargé  d'avoir  soin 
de  lui,  et  ces  soins  devaient  se  borner,  tous  les 


THOMAS.  399 

jours ,  à  une  demi  -  livre  de  pain  et  une  pinte 
d'eau,  jusqu'à  ce  qu'il  plût  au  Seigneur  d'appe- 
ler le  frère  Ange  à  lui.  On  écrivit  à  Vemier  qu'il 
était  mort  subitement ,  ce  qui  était  vrai  dans  un 
certain  sens,  appelé  par  les  moines  restriction 
mentale. 

Cependant  Chrysostôme ,  hypocrite  consommé, 
n'était  pas  au  fond  plus  capucin  que  mon  oncle. 
Il  avait  été  flibustier ,  hussard ,  et  la  conformité 
de  goûts  et  d'habitudes  lui  avait  donné  de  l'a- 
mitié pour  Thomas.  Il  lui  faisait  faire  bonne 
chère,  lui  fournissait  du  tabac  à  fumer,  de  la 
paille  fraîche ,  de  temps  en  temps ,  et  une  robe 
neuve  quand  la  sienne  était  usée.  Il  aurait  pu 
instruire  Vernier  de  la  position  désagréable  de 
son  ami;  mais  ils  n'étaient  pas  plus  savans  l'un 
que  l'autre.  Il  eût  fallu  que  Chrysostôme  se  con- 
fiât à  quelqu'un;  la  moindre  indiscrétion  le  per- 
dait lui-même,  et  il  craignait  le  vade  inpcice.  Il 
aurait  pu  faciliter  l'évasion  du  pauvre  captif; 
mais  il  eût  fallu  fuir  avec  lui,  et  il  se  trouvait 
bien  d'être  capucin.  Il  se  berna  donc  à  de  bons 
offices ,  qui  ne  pouvaient  le  compromettre ,  et  à 
tromper  l'ennui  du  patient,  en  lui  faisant  espé- 
rer que  les  bons  pères  se  relâcheraient  tôt  ou 
tard.  Il  savait,  de  reste,  que  les  dévots  sont  per- 
sévérans  dans  la  vengeance ,  comme  dans  l'igno- 
rance, l'intolérance,  l'arrogance,  la  bombance  et 
la  concupiscence. 


\ 


i 


400  MOW   ONCLE 

Laissons  mon  oncle  dans  son  trou,  dont  il  ne 
peut  sortir  sans  ma  permission.  Pour  diversi- 
fier vos  plaisirs ,  allez  oublier  sa  tristesse  aux  ge- 
noux de  votre  maîtresse,  et  puisse,  enfin,  l'en- 
chanteresse, souriant,  avec  gentillesse,  à  votre 
noble  hardiesse,  encourager  votre  tendresse ,  pas- 
ser d'amour  à  la  faiblesse  ,  et  perpétuer  votre 


ivresse  ! 


THOMAS.  4oi 


QUATRIÈME    PARTIE. 


CHAPITRE   PREMIER. 

* 

Un  mot  sur  votre  sen^iteur, 

JLIepuis  assez  long- temps,  très -respectable  lec- 
teur, je  vous  parle  de  mon  oncle.  Il  est  temps 
que  je  surmonte  la  modestie  qui,  jusqu'à  présent, 
m'a  tenu  derrière  le  rideau.  Je  vais  me  mettre  en 
évidence ,  et  vous  entretenir  de  moi. 

Vernier,  époux  attentif ,  complaisant,  et,  qui 
plus  est ,  amoureux ,  quittait  rarement  sa  femme, 
parce  qu'il  était  jaloux.  Pardonnez-lui  ce  défaut: 
il  n'eut  jamais  que  celui-là.  Suzanne ,  très-sage , 
avant  et  après  son  mariage,  était  passionnée  pour 
son  mari.  C'était  un  petit  démon,  qu'il  trouvait 
sans  cesse  sur  son  chemin,  qui  l'agaçait,  le  luti- 
nait,  le  violentait  le  jour,  et  qui  recommençait 
la  nuit  :  c'est  une  terrible  chose  qu'une  femme 
sage  pour  un  mari.  Monsieur  Vernier  était  sur 
les  dents;  mais  au  bout  de  quelques  années,  il 
recueillit  le  fruit  de  tant  de  travaux.  Je  fus  remis 
IF.  26 


4oa  MON    OKCLE 

dans  ses  bras  par  dame  Catherine ,  sage-femme 
experte ,  qui  venait  d'estropier  ma  mère ,  ce  qui 
fut  cause  que  je  suis  fils  unique ,  à  moins  pour- 
tant que  mon  père  ne  m'ait  fait,  p^r-ci,  par-là, 
quelque  petit  firère ,  ce  que  je  ne  crois  pas ,  ni 
vous  non  plus ,  d'après  la  connaissajnce  que  nous 
avons  de  son  caractère  et  de  sa  moralité. 

Suzanne,  femme  d'un  homme  de  lettres j  pos- 
sédait son  Jeaq-'Jacquep.  Elle  ne  nie  confia  point 
à  des  mains  mercenaires.  J'eus  le  bonheur  de 
sucer  son  joli  sein ,  et  comme  le  Bien-être  de  la 
maison  avait  été  considérablement  augmenté  par 
la  prise  d'habit  de  mon  oncle,  et  par  la  succes- 
sion que  Riboulard  avait  cessé  de  contester  après 
sa  mort ,  Tordinaire  était  bon ,  le  lait  de  ma  mère 
excellent,  e|t  je  poussais  comme  un  champignon: 

A  peine  eus-je  l'âge  de  la  parole,  qu'on  s'oc- 
cupa sérieusement  à  développer  mon  intelligence, 
et  les  trois  premi^s  volumes  de  cet  incomparable 
ouvrage  vous  ont  sans  doute  convaincu  qu'on  n'a 
pas  perdu  ses  peines.  On  ne  me  fit,  dans  ma 
première  enfance,  aucun  de  ces  contes  de  sor- 
ciers, de  revenans,  qui  affectent  des  cerveaux 
faibles  encore,  et  qui  laissent  des  traces  qui  du- 
rent quelquefois  toute  la  vie.  Cependant ,  comme 
il  fallait  m'cndormir  avec  quelque  chose  ,  ma 
mère  me  racontait  les  hauts  faits  de  mon  oncle , 
qu'elle  appelait  des  extravagances  ,  et  qui  me 
paraissaient,  à  moi,  des  choses  merveilleuses  ; 
aussi ,   pendant  quelques  années ,  je  ne  jouais 


THOMAS.  4o3 

qu'à  nion  oncle  Thomas.  J'avais  des  sabres  de 
})ois ,  de$  pistolets  de  paille  ;  j^abattais  des  châ- 
teaux de  cartes  ;  je  prenais  des  vaisseaux ,  faits 
av^c  des  coquilles  de  noix  ;  j'avais  une  poupée 
que  j'appelais  ladjr  Sejrmour,  que  j'habillais ,  que 
je  déshabillais  9  que  je  baisais,  et  à  qui  je  faisais 
manger  de  ma  bouillie. 

A  six  ans  je  savais  lire  ;  à  douze  ans  j'étais  un 
petit  monsieur  présentable  partout ,  et  mon  père 
me  conduisait  partout  avec  lui.  Depuis  long«- 
ternp3  il  avait  quitté  son  charnier.  L'état  de  sa 
fortune  lui  avait  permis  de  se  produire  dans  le 
mondo  9  et  il  était  d'abord  devenu  secrétaire  d'un 
conseiller  au  parlement,  qu'il  quitta,  parce  qu'il 
devint  amoureux  de  ma  mère.  II  entra  successi- 
vement chez  un  président,  chez  l'archevêque, 
chez  le  chancelier,  qu'il  quitta  encore  pour  la 
méipe  raison.  Il  se  fit  marchand  épicier ,  et  il 
yçndil:  spn  fonds,  parce  qu'en  achetant  pour  deux 
sous  de  fromage,  on  avait  le  droit  de  dire  des 
douceurs  à  l'épicière.  Il  acheta  une  bonne  ferme , 
qu'il  revendit  encore,  parce  que  le  seigneur  du 
village  prétendait  au  droit  de  cuissage ,  de  mar- 
kette,  ou  de  prélibation.  C'était  un  droit  char- 
mant ,  imaginé  dans  le  temps  des  croisades ,  qui 
autorisait  le  seigneur  à  coucher,  la  première  nuit 
des  noces ,  avec  leurs  vassales*  roturières.  II  y 
avait  Ipug-temps  que  ma  mère  n'avait  plus  de 
prémices  à  of&ir  au  seigneur;  mais  enfin,  elle 
s'établissait  sur  ses  domaines,  et  une  première 

26. 


/|04  MON    ONGLE 

nuit  est  toujours  jolie  avec  une  jolie  femme. 
Pour  terminer  des  contestations  désagréables , 
très-désagréables  pour  un  mari,  mon  père  s'es* 
quiva,  avec  sa  tourterelle,  de  cette  pépinière  à 
cocus ,  et  il  se  pourvut ,  à  Paris ,  d'un  office 
d'huissier,  qu'il  garda,  parce  qu'il  n'avait  que 
moi  de  clerc ,  et  que  la  clientélle  ne  pénétrait 
pas  au-delà  de  l'étude. 

J'avais  dix-huit  ans ,  et  ma  mère  commençait 
à  ne  plus  donner  d'inquiétude  à  mon  père,  lors- 
qu'on pensa  à  mon  avancement.  Le  fils  d'un  re- 
cors peut  se  borner  à  être  huissier;  celui  d'un 
huissier  doit  être  au  moins  procureur.  On  me 
mit  chez  le  plus  habile  et  le  plus  renommé  de 
ces  messieurs,  et,  au  bout  de  deux  ans,  mes 
chers  parens  se  flattaient  que  la  fille  de  quel- 
que tanneur  ou  de  quelque  marchand  de  vin , 
serait  enchantée  de  s'aggréger  à  la  robe ,  et  trop 
heureuse  de   payer  ma  charge.  Ces  espérances 
étaient  fondées  :  j'entendais  les  affaires ,  j'avais 
de  la  figure ,  et  les  dimanches  on  rassemblait ,  à 
la  maison  paternelle ,  les  demoiselles  sur  qui  on 
pouvait  avoir  des  vues.  J'étais  au  mieux  avec  elles 
toutes.  On  jouait  aux  petits  jeux  innocens  ;  on 
se  donnait  des  gages  ;  on  s'embrassait,  et  la  soirée 
se  terminait ,  ordinairement ,  par  le  récit  de  <|uel- 
ques-unes  des  aventures  de  mon  oncle,  que  je 
contais  avec  un  «harme   qui  forçait  l'attention. 
Quelquefois  on  riait ,  quelquefois  on  s'apitoyait  ; 
souvent  une  larme  était  accordée  à  la  mémoire 


'  THOMAS.  4o5 

du  défunt,  par  ma  mère^  par  moi,  et  même  par 
mon  «luditoire. 

Le  résultat  de  ces  soirées ,  fut  une  convention 
formelle,  entre  mon  père  et  celui  de  mademoi- 
selle Félicité ,  de  nous  marier  quand  j'aurais  l'âge 
requis  pour  enfiler  la  robe ,  moyennant  soixaitte 
mille  francs  que  paierait  le  papa  de  la  future , 
pour  le  petit  plaisir  de  voir  sa  fille  procureùse. 
Le  i4  juillet  1789,  qui  n'arriva  qu'à  son  tour, 
mais  d'une  manière  assez  étourdissante ,  dérangea 
singulièrement  tous  ces  projets:  Le  parlement 
tomba ,  et  entraîna  dans  sa  chute  les  procureurs 
et  les  procureuses.  Mademoiselle  Félicité ,  qui 
était  née  pour  un  état  brillant ,  fut  mariée  au 
président  de  son  district  ^  et  comme  ils  avaient 
cinquante  mille  écus  à  eux  deux ,  ils  furent  guil- 
lotinés trois  ans  après ,  sous  le  prétexte  qu'ils 
entretenaient  des  intelligences  avec  Pitt  et  Co- 
bourgj  qu'ils  ne  connaissaient  pas  plus  que  vous, 
si,  toutefois,  vous  ne  les  connaissez  point. 

Pour  moi ,  qui  n'étais  pas  fou  de  la  demoiselle, 
je  me  consolai  facilement  de  sa  perte ,  et  je  sui- 
vis l'exemple  des  habitués  du  palais.  Tous  les 
clercs,  sans  exception,  devinrent  avoués,  défen- 
seurs officieux ,  pu  juges  aux  dépens  de  qui  il 
appartiendrait,  ce  qui  fait  que  les  pauvres  plai- 
deurs perdent,  tous  les  jours,  des  causes  excellen- 
tes. A  la  vérité  ,  ils  en  gagnent  quelquefois  de 
détestables ,  et  c'est  une  compensation.  Au  reste, 


4o6  MON   OTTGLE 

nous  allons  avoir  un  code  ciril,  et  qui  sera  bon, 
car  il  y  a  douze  ans  qu'on  en  parle. 

J'allais  donc  tous  les  jours  plaidcf  ^  en  frac 
gris  et  en  queue,  ce  qui  ne  donne  pafif  une  grande 
majesté  saix  tribunaux  ;  mais  ce  qui  é^t  très^ 
commode  pour  ceux  de  mes  confrères  qui'  ne  ga- 
gnent pas  de  quoi  s'acheter  une  rdbe.  Gomme  je 
n'étais  pas  un  Chaupeau^  un  JutlieMie^  uti  Bel'- 
lari,  mes  honoraires  ne  montaient  pas  bien  haut 
En  récoïnpense,  l'étude  de  mon  père  ëtalt  de- 
Tenue  excell^te,  parce  qu'où  là  plupart  des 
procureurs  et  des  avocats  sont  des  ânes ,  il  faut 
l»en  qtie  les  huiissiers  fessent  les  écritufes. 

'  Nous  vivions  dans  la  plus  grande  aisance.  Mon 
père  faisait  souvent  des  placelnens  considérables. 
La  guerre ,  qui  venait  de  s'allumer,  dans  presque 
toute  l'Europe,  la  suppression  de  là  noblesse, 
des  moines ,  des  rois ,  du  bon  dieu  ^  de  là  pro* 
Inté ,  de  la  piété  filiale ,  de  la  fidélité  dés  époux  ; 
l'établissement  de  la  liberté ,  de  l'égalité ,  de  l'i- 
gilorance,  du  vandalisme,  de  l'agidtage,  dé  l'ûsUre, 
dé  l'impudence ,  du  cyuisme  ^t  de  la  iUisèi'e  pu- 
blique, n'empêchaient  pas  les  honlmes  de  plaider, 
et  nous  les  aidions  à  Se  ruiner  tout-à-fait ,  eb 
faisant,  pour  un  nouvel  ordi^e  d^  choses^  des 
voeux  qui  commencent  à  se  réalisei*. 

Un  soir ,  je  lisais  les  lois  anciennes ,  en  atten- 
dant lès  nouvelles  ;  mon  père  tninùtait  un  exploit, 
et  ma  rtère  trempait  la  soupe  poui»  dix  Ou  douze 


THOMAS.  4^7 

de  ses  ^aux  qui  mouraient^  àe.faim,  et  i^  lui 
baisaient  les  fûeds,  en  reœvanf  son  potage^  lors* 
qu'on  sonna  fonement  à  la  p<nte«  Ma  vaèr^  y  ti-* 
morée ,  trembla  pour  sa  tête  :  la  meilleure  ^  alors, 
ne  tenait  à  rien.  La  mode  de  mourir  dans  soiql  lit 
était  p^tssée  ;  c^le  de  finir  en  public  avait  é%é 
reçue  avec  beaucoup  de  facilité,  et  pacais^att  ne 
déplaire  à  personne ,  car  personne  ne  disail  i*ien. 
Les  craintes  de  ma  mère ,  qui  ite  se  piquait  plus 
de  suivre  les  modes  ^  augmentèrent ,  en  voyant 
entrer  un  chenapan  de  cinq  pieds  dix  pcNOce», 
taillé  en  Herdule,  basané,  sale,  ^i  guenilles, 
portant  un  grand  sabre,  attaché  pardessus  ^on 
épaule ,  avec  une  corde,  garnie ,  devant  et  der- 
rière ,  de  deux  ou  trois  douzaines  d'oreilles 
d'hommes.  Il  sauta  sur  la  soupe  ^  en  mangea  la 
moitié,  et  nous  le  laissâmes  faire,  parce  que  nous 
avions  peur.  A  boire!  dit-il  d'une  voix  terrible,, 
et  mon  père  se  hâta  de  lui  présenter  une  bon* 
teille  de  vm.  Il  vida  la  bouteille  d'un  trait ,  s'es^ 
suya  la  bouche,  et  embrassa  vigoureusement  ma 
mère.  Mon  père ,  mù  par  un  reste  de  jalousie  f  avait 
envie  d'édatar.  Il  se  contînt  cependant,  parce 
qu'on  rendait  tous  les  jours  beaucoup,  mais  beau- 
coup de  lois;  qu'on  pouvait,  patriotiquement , 
avoir  décrété ,  ce  soir^là,  la  communauté  des  fem* 
mes  avec  celle  des  autres  propriétés ,  et  que  son 
égal  paraissait  ifn  homme  à  lui  rompre  les  bras , 
s'il  faisait  le  récalcitrant.  Kous  le  regardions  avec 
des  yeux  effarés ,  et  nous  ne  sonnions  mot.  «  Sa» 


4oft  MOU  oirctE 

«  crediett  !  s'écria-t41  ^  vous  ne  voulez  pas-  me  re^ 
ce  oonnaitre  !  je  suis  donc  bien  diangé.  »  On  s'ap- 
proche ,  on  regarde ,  on  doute  ;  l'homme  basané 
termine  nos  incertitudes',  en  déchirant  sa  (Re- 
mise du  col  à  la  ceinture,  et  en  nous.. montrant 
la  cicatrice  de  la  botte  de  longueur  que  lui  avait 
poussée  la  Giberne.  C'est  Thomas ,  dit  ma  mère  y 
et  elle  tombe  en  faiblesse  ;  c'est  Thomas ,  reprend 
mon  père ,  et  il  s'évanouit  ;  c'est  mon  onde  ,  re- 
prens-je  à  mon  tour,  et  je  perds  connaissance  ^  et 
revenant  à  nous  :  a  Hé  !  par  ^lelle  aventure,  mon 
(c  frère  ?..:  Par  quel  heureux  hasard  ,  monsieur?.. 

tf  Gomment  se  peut-il,  oncle  fameux? Parlez, 

c(  expliquez,  racontez...  criâmes-nous  tous  trois 
«  ensemble  » ,  et  Thomas  raconta  sommairement 
ce  que  vous  allez  lire. 

Le  frère  Chrysostôme  ne  fut  pas  plutôt  informé 
de  la  suppression  des  moines,  qu'il  crut  devoir 
gagner ,  du  coté  du  patriotisme ,  ce  qu'il  perdait 
de  celui  de  la  besace.  Il  jette  le  froc  aux  orties, 
court  à  la  commune  renier  Jésus-Christ ,  et  dér 
noncer  les  pères  indignes  qui  violaient  quelque- 
fois le  vœu  de  pauvreté ,  assez  souvent  celui  de 
chasteté,  et  qui  se  permettaient  d'enterrer  les 
gens  tout  vife^  Aussitôt,  un  savetier  somme  le 
conseil  de  la  commune  d'arrêter  que  le  frère 
Chrysostôme  a  bien  mérité  de  la  patrie,  et  l'ar- 
rêté est  consigné  sur  le  registre.  Le  savetier 
somme  la  commune  d'aller,  à  l'instant  même,  dé- 
livrer le  frère  Ange,  et  la  commune  se  met  en 


THOMAS.  4^9 

branle ,  suivie  du  savetier ,  de  ses  confrères  ,  des 
aboyeurs  de  l'assemblée  populacière ,  des  garçons^ 
bouchers  ,  et  de  leurs  chieos.  On  déterre  mon 
oncle,  étonné  de  revoir  le  grand  jour.  On  lui 
rend  les  honneurs  dus  à  vgie  victime  du  despo-. 
tisme  ;  on  chasse  une  partie  des  bons  pères ,  peu-r 
dant  que  le  vindicatif  Thomas  assomme  l'autre , 
et  le  procureur -syndic  s'installe,  préalablement, 
dans  là  maison ,  avec  une  femme  qu'il  avait  volée 
à  un  gentilhomme ,  et  qu'il  tenait  en  réquisition 
pour  ses  menus  plaisirs. 

La  Saplio  d'Arras,  car  il  y  a  une  Sapho  par- 
tout ,  fit  dans  la  journée  un  poème  en  vers ,  in<» 
titulé  :  Les  infortunes  de  Thomas.  Il  fut  lu  le  soir 
au  spectacle  ,  et  couvert  d'appkudissemens.  11 
était ,  en  effet ,  très-bien  écrit.  Sapho  en  devint 
plus  chère  à  ses  coteries,  et  s'éloigna  un  peu  dar 
vantage  de  son  mari,  de  ses.  enfans  et  de  sou 
ménage  ,  dont  elle  ne  se  souciait  guère  ,  selon 
l'usage  des  femmes  auteurs. 

Sapho  fut  couronnée  pour  avoir  fait  des  vers  ; 
le  savetier  pour  sa  motion  patriotique  ;  Thomas 
pour  avoir  assommé  cinq  à  six  capucins,  dont 
l'aristocratie  monacale  ne  pouvait  paraître  dou- 
teuse ,  et ,  comme  il  déclara  vouloir  revenir  à  Pa- 
ris ,  la  commune  lui  donna  un  bon  de  dix  louis  à 
prendre  sur  un  certain  baron  qui  se  tenait  fort 
tranquille;  qui  avait  repris  son  nom  de  famille, 
supprimé  sa  livrée;  qui  régalait  la  canaille,  spn 


4lO  MON   OUCLE 

égale,  mais  qui  tievait  payar,  parce  qu'il. était 
barofi^ 

Le  premier  6oin  de  Thomas ,  en  aonivant  duos 
la  capitale  ^  avait  été  de  chercher  son  beftu-fipère , 
qu'il  ne  trouvait  nuU«  part ,  et  qu'il  aurait  ren- 
contré ,  sans  le  connaître ,  car ,  trente  ans.  de 
plus  sur  la  figure  d'un  homme,  ne  laissent  pas 
de  la  changer  un  peu*  11  se  décida  à  prendte  la 
piste  de  Verniér ,  et  à  le  suivre  jusqu'en  Améri- 
que ,  ou  en  Laponie,  s'il  le  fallait.  Il  passa  donc, 
de  rhumble  boutique  d'écrivain,  chea  l'exHZon^ 
seiller,  qui  l'envoya  chez  rex-^^présideft  ^  qui  ne 
put  rien  lui  dire  de  Yernier  ,  parce  qu'on  lui 
avait  coupé  le  cou  la  veille  ;  mais  un  domestique , 
qui  avait  dénoncé  son  maître,  pour  avoir  sa 
montre  et  sa  bague  ,  renvoya  Thomas  à  l'ex^ar- 
chetéque,  qui  était  émigré,  dont  la  femme  de 
charge  indiqua  Tex-chancelier,  qui  était  mort, 
dont  le  portier ,  président  de  son  comité  révolu-^ 
tionnaire ,  donna  l'adresse  du  magasin  d'épiceries, 
dont  le  propriétaire  venait  d'être  lanterné ,  pour 
avoir  accaparé  de  l'eau-de-vie  ,  que  les  lanier- 
neurs  aiment  beaucoup ,  ce  qui  fiit  cause  que 
mon  oncle  s'adressa  à  la  finoitière  du  coin. 

Celle-'ci  avait  conservé  une  idée  confuse  du  do^ 
maine  qu'avait  acheté  Yernier.  Elle  nomma  Isignjr 
au  lieu  de  Savignjr ,  ce  qui  fut  cause  encore  que 
mon  oncle  voyagea  en  Normandie ,  où  il  parcou- 
rut tous  les  villages  en  i ,  d'où  il  revint  à  Paris , 


et  de  là  à  Passj^y  Poissij  Neuilli^  ChilU,  bondi j 
Suci ,  Baubigny  ,  Ckei^ilii  ,  Issi^  Grignly  Bôissi, 
GîÉij  OentllU,  et  etifih  Savigny,  où  il  apprît  ce 
que  je  tous  ai  déjat  dit. 

'  Il  tiéét  pàâ  difficile  dé  trouver  un  huissier  a  Pa- 
riai** aUâsi  inoti  oncle  vint-îl  chez  nous  en  droite 
ligne.  Il  ne  paraissait  pas  aussi  aisé  de  vivre  pen- 
dâùt  Un  an  que  durèrent  ces  recherches  ;  mais 
comme  le  bièu  dés  conspiràteurà  y  des  suspects ^ 
des  rtiodèrêSj  était  devenu  le  patrimoine  des  pa- 
triotes purs  y  mon  oncle  entrait  dans  toutes  les 
iilaisotis  d'ap|)àrence ,  et  lés  propriétaires  étaient 
conspirateurs  ou  modérés ,  selon  que  leur  table 
était  plus  ou  moins  bonne ,  leur  bourse  plus  ou 
moins  garnie. 

Après  lei  premiers  épanchemens ,  mon  père, 
qui  û'était  ni  tanierHèury  ni  sabrèurj  tii  guilloti- 
rieur  f  ni  dénonciateur  ^  ni  voleur ,  lii  même  agio- 
teur, et  qui  avait  la  plus  forte  envie  d'éloigner  de 
chez  lui^  le  baudrier  garni  d'oreill^ ,  et  le  grand 
hoïïime  qui  le  portait ,  mon  père  se  tnit  aussitôt  à 
éôû  secrétaire ,  et  rédigea  le  compte  des  sommes 
qu'il  devait  à  mon  oncle ,  avec  les  intérêts  des  in- 
téîrêtà  de  trente  ans.  Le  résultat  de  ce  compte  était 
notre  i^ulue  absolue.  Mon  père  J)ouvàit  profiter  du 
dWit  de  prescriptioh  ;  il  pouvait ,  au  moins ,  rem- 
bourset*  en  assignats  ,  comme  tant  de  fripons  ; 
niais  il  était  resté  pUr  au  milieu  de  la  corruption 
générale. 

Pendant  qu'il  calculait ,  ma  mère  faisait  ses  ef- 


4l2  MON    ONCLE 

forts  pour  dégoûter  mon  oncle  dé  son  costume 
et  de  son  baudrier  ;  mais  sa  longue  captivité  l'a- 
vait aigri  ;  les  années  avaient  roidi  son  caractère , 
et  il  n'était  plus  possible  de  lui  rien  faire  changer 
à  ce  qu'il  avait  résolu.  Ces  oreilles  étaient  celles 
des  moines  qu'il  avait  rencontrés ,  et  autant  il^  en 
rencontrait,  autant  d'oreilles  à  bas.  Il  en  av;|^t 
fait  le  vœu ,  et  corbleu ,  il  se  promettait  de  tenir 
celui-là.  Pour  le  costume,  c'était  celui  des  pa- 
triotes par  excellence.  C'est  à  ce  costume  qu'il 
devait  l'amitié  de  Marat ,  de  Robespierre ,  et  de 
tant  d'autres  qui  lui  prenaient  familièrement  la 
main.  «  Mais ,  mon  frère ,  vous  croyez  donc  que 
«  ces  gens-là  vous  aiment  ?  — Pas  du  tout.  Ils  n'ai- 
(c  ment  personne;  mais  ils  ont  besoin  de  moi,  et 
«  je  les  flatte ,  parce  que  j'ai  besoin  d'eux.  C'est 
ce  cela ,  reprit  mon  père.  En  révolution ,  chacun 
«  travaille  pour  son  compte ,  et  brise  ensuite  l'in- 
«  strument  dont  il  s'est  servi.  —  J'entends  bien 
ce  aussi  ne  travailler  que  pour  moi ,  et  sacrebleu , 
a  OU  ne  me  brisera  point.  —  Je  le  désire ,  mon- 
cc  sieur.  —  Moi,  j'en  suis  sûr.  J'irai  à  la  fortune 
ce  par  un  chemin  où  ces  plats  coquins-là  ne  me 
<c  suivront  pas. — Et  lequel ,  monsieur  ? — Celui  de 
a  l'honneur.  Je  suis  toujours  Thomas,  et  j'ai  en- 
ce  core  du  courage  et  des  bras. — Hé ,  monsieur , 
a  pourquoi  vous  exposer  de  gaieté  de  cœur ,  pour^ 
«  suivit  mon  père ,  en  présentant  son  bordereau 
«  à  mon  oncle  ?  voilà  plus  qu'il  ne  vous  faut , 
«  pour  vivre  dans  l'abondance.  —  Qu'est-ce  que 


THOMAS.  4l3 

«  c'est  que  cela  ? — ^L'état  des  sommes  que  je  vous 
«  dois.  —  A  combien  cela  monte-t-il  ?  —  A  cin- 
«  quante-deux  mille  livres.  —  Et  que  te  restera- 
«  t-il? — Rien. — Rien,  £....  f»  et  Thomas  déchire 
le  bordereau ,  et  'en  jette  les  morceaux  au  nez 
de  mon  père.  «  Apprends ,  beau  -  frère ,  qu'on 
w  peut  couper  les  oreilles  des  moines ,  dévaliser 
rc  les  Anglais ,  et  laisser  de  quoi  vivre  à  sa  sœur 
«  et  à  son  mari.  Tu  me  donneras  douze  mille 
«  francs  dans  les  vingt-quatre  heures  ;  c'est  plus 
a  qu'il  ne  me  faut  pour  me  faire  tuer ,  ou  gagner 
«  un  million.  Je  t'abandonne  le  reste ,  et  grand 
«  bien  te  fasse,  m  Mon  père  ne  répondit  rien. 
Mon  oncle  l'entraîna  chez  un  notaire ,  à  qui ,  d'a- 
bord ,  il  fit  peut  aussi  ;  mais  qui  l'embrassa  cor- 
dialement ,  quand  il  eût  démêlé  l'ame  de  la  fange 
qui  l'obstruait.  L'acte  de  renonciation  fut  dressé 
et  signé  aussitôt,  à  la  grande  satisfaction  des 
parties. 

J'avais  contracté ,  dès  ma  naissance ,  l'habitude 
d'admirer  Thomas.  Ce  désintéressement,  mêlé 
d'une  sorte  de  grandeur  burlesque ,  me  subjugua 
tout-à-fait.  Peut-être  l'extraordinaire  a-t-il  le  droit 
de  plaire  à  la  jeunesse;  peut-être  y  avait-il  entre 
nous  des  rapports  que  l'éducation  avait  adoucis 
en  moi.  Quoi  qu'il  en  fut,  je  commençai  à  négli- 
ger le  palais ,  et  je  vouai ,  à  mon  oncle ,  un  atta- 
chement à  toute  épreuve ,  parce  que  je  trouvais 
un  plaisir  indicible  à  l'entendre ,  et  que  son  lan- 
gage héroïco-barbare  m'inspirait ,  en  m'échauffant 


4l4  AfOIf   ONCLE 

la  tpte,  une  ftort^  de  mépm  pour  Je  pgpi^r- 
marqué. 

Ainisi  sont  faits  les  hoipine^.  On  quitte  une 
feipme  aiinablp  poux^le  premî^  minai3  chifE^nné 
qui  vovis  trompa,  et  se  mpque  (iç  vous;  Un  ^taS 
paisible  et  sûr ,  pour  h  gloire ,  qu'an  iji'abpTde 
qu'à  coups  de  ç^ppq  ;  ou  réalisa  une  fprtuœ  sof^ 
lide ,  et  pn  ^  ruine  eu  prétaut.sop  argent  à  tren- 
te-six pour  cent  par  an  ;  ou  dédaigne  la  maison 
de  ses  pères,  e(  ou  en  sprt  sans  savoir  si  ou  trou*^ 
vera  un  abri. 

CHAPITRE  IL 

Je  deviens  aussi  un  piefU  héros* 

Mon  oncle  dînait  che^  nous  pour  la  dernière 
fois.  Il  avait  reçu  son  argent ,  et  il  partait  le  len- 
demain. Lorsqu'il  entra ,  mon  père  était  à  ses  af- 
faires y  et  ma  mère  à  la  cuisine.  Thonias  me  par- 
lait de  ses  grandes  yues ,  avec  cet  enthousiasme 
que  donne  le  pressentiment  des  succès.  £u  Té- 
coutaut  y  ma  figure  s'animait ,  mon  sang  bouillon- 
nait ,  çt,  dans  un  moment  4pn(  je  ne  fus  pas  maî^ 
tre ,  je  tirai  sojj  graud  sâbrç.  U  cessa  de  parler, 
me  regarda  fixement ,  et  me  tâta  le  ppuk.:  «  Tu 
«  es  né  pour  la  guerre ,  reprit-il ,  et  non  pour  moi- 
ce  sir  dans  uu  cabinet.  ]J'es^tu  pas  bonteus:  de  te 
«  battre ,  à  coups  de  plume ,  pour  un  peu  de  mau- 
«  vais  papier ,  tandis  qu'il  ne  faut  qu'une  campa- 


THOMAS.  4lS 

«  gne  pour  t'enrîchir  et  te  rendre  fameux  ?  Il  efit 
(c  temps  de  quitter  les  jupons  de  ta  mère.  Ënvote 
«  au  diable  Fécritoire  et  l'écriture ,  et  prends*>mDi 
«  un  sabre  et  une  paire  de  pistolets  :  votlà  ce  qui 
c<  sied  à  un  jeune  homme.  Mais  une  écritoire^ 
«  corbleu  !  une  écritoire  !  fi  donc  !  » 

Cette  ouverture  était  trop  de  mon  goût  pour 
que  je  n'y  répondisse  p^s  comme  mon  oncle  le 
désirait.  Il  fut  arrêté ,  entre  nxms  ,  que  je  serais 
aussi  un  grand  homme  ;  qu'il  me  f(^*ait  inscrire 
sur  son  passa-port  ;  que  j'irais  le  joindre  à  la  dili- 
gence  ;  que  nous  partirions  ensemble,  et  que 
nous  aurions  grand  soin ,  pendant  la  journée ,  de 
ne  pas  nous  laisser  pénétrer  par  mon  père,  qui 
n'eut  pas  manqué  de  mettre  obstacle  à  ma  célé- 
brité. 

Quand  je  ne  fus  plus  soutenu  par  la  présence 
de  mon  oncle,  je  sentis  des  remords.  [J'allais 
quitter,  en  fugitif,  de  bons  parens,  qui  ne  respi- 
raient que  pour  moi;  je  les  livrais  à  de  conti^ 
nuelles  inquiétudes;  si  «'étais  tué,  ce  qui  ne  me 
paraissait  pas  impossible,  ils  finiraient  leur  car- 
rière dans  la  douleur  et  Fabandon.  Mais  aussi  si 
je  me  distinguais  ^  si  je  parvenais  aip^  premiers 
grades ,  si  ma  réputation  et  mes  richesses  embel- 
lissaient Lçurs  derniers  jours,  combien  ils  s'ap- 
plaudiraient que  je  ne  les  eusse  pas  consultés! 
Cette  considération  Fem porta  sur  les  autres ,  et 
cela  devait  être  :  elle  s'apcordait  avec  mon  pen- 
chant. Je  passai  une  partie  de  la  nuit  à  écrire,  à 


4l6  MOV   ONCLE 

mon  père ,  une  lettre  bien  tendre ,  bien  respec- 
tueuse ,  que  je  laissai  sur  ma  table ,  et  je  m'amu- 
sai à  bâtir  des  châteaux  en  Espagne  jusqu'au  le- 
ver du  soleil,  dont  mon  impatience  hâtait  le 
retour. 

Je  me  levai;  je  sortis  sans  bruit.  Je  joignis  mon 
oncle  à  l'heure  indiquée ,  et  nous  montâmes  dans 
la  diligence.  Nos  compagnons  de  route  regar- 
daient Thomas  avec  un  étonnement  mêlé  de  ter- 
reur ;  personne  ne  parlait.  Thomas  seul  faisait  les 
frais  de  la  conversation.  Il  interrogeait  tout  le 
monde  d'un  ton  tranchant  ;  on  ne  lui  répondait 
que  oui  ou  non ,  prononcé  d'un  air  de  déférence. 
Il  se  jetait  ensuite  dans  la  politique;  il  débitait, 
là-dessus ,  toutes  les  billevesées  qui  lui  passaient 
par  la  tête ,  et  plus  il  disait  d'extravagances ,  plus 
on  lui  témoignait  d'égards:  on  le  prenait  pour 
un  agent  du  gouvernement. 

Nous  arrivâmes  à  Calais  le  troisième  jour ,  et 
nous  nous  établîmes  chez  monsieur  Meurice ,  qui 
tient  une  auberge  très-joiie ,  très-propre ,  qui  est 
plein  de  complaisance  pour  les  voyageurs,  qui 
les  sert  bien ,  et  ne  les  rançonne  pas. 

Comme ,  pendant  la  guerre ,  personne ,  à  Calais , 
n'a  rien  à  faire ,  pas  même  du  hareng ,  on  s'y 
promène  sur  une  grande  place,  où  on  gobe,  à  la 
fois ,  les  nouvelles  et  les  trente-deux  airs  de  vent. 
L'arrivée  de  mon  oncle,  dont  les  goutteux  du 
pays  se  rappelaient  les  premières  aventures  ,  fit 
sur  cette  place  autant  de  bruit  que  la  bise ,  et  les 


j 


THOMAS.  4^7 

armateurs ,  les  coDstracteurs,  les  matelots  et  les 
cyrieux  vinrent  en  foule  nous  faire  des  proposi- 
tions. Mon  oncle  leur  répondit  qu^il  savait  arran- 
ger ses  affaires  lui-même ,  et  qu'il  les  priait  de  le 
laisser  tranquille. 

Dès  raprès-<diner ,  il  s'occupa  de  sou  armement. 
Il  me  mena  sur  le  port.  Pendant  que  j'admirais 
la  mer ,  que  je  voyais  pour  la  première  fois;  que 
je  faisais,  sur  l'instabilité  de  l'onde, des  réflexions 
que  je  me  gardais  bien  de  communiquer  à  mon 
oncle , il  courait  partout , et  examinait  tout,  depuis 
le  long-pont  jusqu'à  la  portelette.  «  J'ai  notre  af- 
<<  faire  ,  me  dit-il.  i>  C'était  ime  longue  barque, 
mince,  légèrp ,  titillée  pour  la  course  ,  et  danê  la- 
quelle soi:(aqte  hommes  pouvaient  tenir  debout 
et  serrés.  Mou  oncle  parla,  marchanda,  jura-, 
acheta  et  paya  la  barque.  Il  y  fit  mettre  un.  mât , 
une  voile  et  des  avirons ,  et  il  pensa  à  faire  son 
équipage. 

Comme  une  dévote  est. difficile  sur  le  choix 
d'un  directeur  ;  une  prude,  sur  celui  d'un  amant  ; 
un  petit-maître,  sur  celui  d'un  tailleur;  un  protégé, 
sur  celui  d'une  place  ;  un  agioteur  ,  sur  le  poids  des 
louis  ;  tel  mou  oncle  observait ,  scrutait ,  éplu- 
chait, les.  su  jets  qu'il  se  proposait  d'associer  à  sa 
gloire.  Il  courait  les  cabarets  avec  un  sac  de  laioo 
francs  dans  son  chapeau  ;  il  faisait  boire ,  il  don- 
nait de  l'argent ,  il  enrôlait  ceux  qui  lui  conve- 
naient, et  il  n'enrôlait  que  des  jeunes  gens., Il 
ne  voulait  pas  d'hommes  mariés  ,  parce  qu'il  pré- 
IV.  27 


^iH  MON    ONCLE 

le^idmt  quotise  bat  mal  quand  on  pensé  à  sa 
i'^qfiHie  et  à  668  eti£ans  \  et  je  orois  qu'il  àVàit  rai- 
sou.  Il  refusait  encore  les  jeunes  gens  qui  avaient 
qiielqde  *  aisance ,  patce  que  raisânce,  disait-il, 
fait  tenir  à  la  vie ,  et  qu'au  contraire,  un  gueux , 
à  *qui  elle  est  à  charge ,  l'expo^  volontiers ,  et  il 
avait  encore  rai$on. 

'  .' Avec  sa  façon  dé  voir,  il  n'avait  trouvé  que 
vingt  hommes  ^  *  et  cela  ne  suffisait  point  ;  mais  , 
avec  son  génie  inventif ,  il  se  mit  bientôt  au  com- 
plet. Il  embaucha  quarante  soldats  des  plus  braves 
de  la  garnison ,  à  qui  il  persuada  que  le  suivre  ce 
n'était  pas  déserter  :.  en  effet  ,  servir  sur  terre , 
setvir  sur  mer,  c'est  toujours  servir.  Cependant , 
comme  les  chefs  auraient  fort  bien  pu  n'être  pas  de 
cet  avis ,  on  prit  une  petite  précaution  pour  trom- 
per leur  vigilance.  On  convint ,  que  le  jour  du  dé- 
part, ces  soldats  sortiraient  de  la  ville,  sous  le 
prétexte  d'aller  manger  del  cren  bouli  (t)  ,  au 
petit  Courgain  ;  qu'ils  fileraient  de  là  vers  le  ri- 
vage de  la  mer ,  où  on  les  prendrait  à  bord. 

Il  fut  question  ensuite  de  trouver  un  capitaine 
qui  voulût  bien  se  borner  à  commander  la  ma- 
nœuvre ,  pendant  que  mon  oncle  dirigerait  les 
opérations.  Chacun  a  son  petit  amour-  propre , 
et  aucun  des  capitaines  de  Calais  ne  voulait  ser- 


»  (i)  Excelkni  laitage  qu'on  ne  sait  préparer  qu'à  Calais.  On 
ei^  vient  manger  de  Londres,  de  Pétersbourg  et  de  Pékin. 


'THOMAS.  /|ig 

Vir  en  sous  -  ordre.  M.  Menrioe ,  toujours'  obli- 
geant^ nous. tira  d'embarras.  Il  nous  amena  un 
certain.  MiailrDuboc  ,  qui  n'était  pas  capitaine , 
qui  n'était  pa&noin  plus  simple  matelot,  qui  savait 
le  usiétier  à  fond ,  qui  était  brave ,  qui  buvait  sec , 
qui  psiraissait  digne ,  à  tous  égards  ,  de  seconder 
mon  oncle ,  el  qui  consentit  à  n'être  que  l'instru- 
ment de  sa  gloire ,  moyennant  vingt  louis  comp- 
'  tant ,  et  quatre  parts  de  matelot  dans  les  prises. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  s'occuper  des  munitions 
dé  guerre  et  de  bouche ,  et  ces  deux  articles  fu- 
rent bientôt  réglés.  Comme  on  trouve  à  bord  dés 
vaisseaux  anglais  ,  des  canons  ,  des  fusils ,  de  la 
poudre ,  des  boulets  et  des  balles ,  mon  oncle  ju- 
gea inutile  de  se  munir  de  tout  cela.  Soixante 
^o^ts  de  fleurets  bien  affîlés^  et  de  vingt  pouces 
de  langueur^,  monJtés  de  manches  de  bois/compo- 
sèrent  tout  notre  arsenal.  Comme  les  vaisseaux 
anglais  sont. encore  abondamment  pourvus  de  vi- 
vres ,  les  emplettes ,  en  ce  genre ,  se  bornèrent  à 
un  baril  d'eau-dcrvie  de  soixante  pintes,  et  à  un 
sac  de  soixante  livres  de  biscuit.  Le  bâtiment  de 
mon  oncle,  tout  équipé  et  prêt  à  meUre  eu  mer 
lui  revenait  à  quatre,  mille  francs.  .  . 

On  commença  par  rire  beaucovtp,  à  Calais,  de 
ces.  préparatifs,  et  quand  on  fut  las.de  rire,  oii 
finit  par  murmurer.  Les  gens  qui  ont  la  manie 
de  se  mêler, de  tout,  représentèrent  au  comman- 
dant de  la  place  qu'il  était  de  son  devoir-  d'em- 
pêcher la  jeunesse  calésienne  de  suivre  un  fôu  à 

27. 


4aO  MOif   OHCLE 

la  boucherie.  Bienlot  toute. la  ville  ût  chorus,  k 
Texception  de;3  vingt  jeunes  gens  y  que  mon  oncle 
tenait  toujours  entre  deux  vins  ou  entre  deux 
bières  j  et  qui  ne  .doutaient  de  rien. 

Cependant  le  citoyen  commandant  se  crut 
obligé  de  céder  à  ces  clameurs  générales  ,  et  il 
vint  voir  mon  oncle.  Ce  n'est  pas  qu'il  s'embar- 
rassât beaucoup  de  ce  que  deviendrait  cette  bril- 
lante jeunesse  ;  mais  on  est  bien  aise  de  com- 
plaire à  ses  concitoyens.  Aux  premiers  mots  du 
commandant ,  mon  oncle  tira ,  d'une  moitié  de 
mouchoir  bleu,  un  papier ,  dont  il  n'avait  pas  en- 
core parlé.  «  Tiens ,  frère  et  ami ,  dit-il  à  l'ofii-. 
ce  cier ,  voilà  de  quoi  te  casser  le  nez.  »  C'était  uu 
ordre  en  bonne  forme ,  à  toutes  les  autorité^  ci- 
viles et  militaires,  de  laisser  le  citoyen  Thomas ^ 
sans-culotte  éprouvé,  maître  absolu  de  diriger 
s^s  entreprises  contre  les  ennemis  de  l'État,  et  de 
lui  fournir,  à  sa  première  réquisition ,  les  secours 
de  tout  genre  dont  il  aurait  besoin,  et  ce,  à 
peine.de  destitution  pour  les  contre venans ,  et 
signé  Robespierre. 

Mon  oncle  ne  s'était  pas  fait  lire  ce  papier ,  et 
il  n'en  connaissait  le  contenu  qu'en  général.  Le 
commandant  avait  prétendu  le  mener,  et  ce  fut 
lui  qui  mena  le  commandant.  Il  me  fit  écrire  les 
noms  des  quarante  soldats  que  nous  avions,  em-- 
bauchés  ,  et  il  requit  qu'ils  lui  fussent  envoyés  à 
l'instant.  L'officier  salua  profondément  le  protégé 
du  citoyen  Robespierre  ,    et  sortit.    Un   quart- 


THOMAS.  4^^ 

d'heure  après ,  les  quarante  braves  entrèrent. 
Thomas  les  établit  à  discrétion  chez  monsieur 
Meurice,  et  il  ne  fut  plus  question  de  dren  bouk\ 

Je"*  n'aurais  pas  été  fâché  que  le  commandant 
fût  parvenu  à  déjouer  les  projets  de  mon  oncle.  Il 
me  paraissait  difficile,  autant  que  dangereux,  d'at- 
taquer'et  de  prendre  des  vaisseaux  avec  dès  bouts 
de  fleuret.  Je  crois  même  que  je  n'ain-ais  JDas  été 
fâché  de  rester  à  terre  tout-à-fâit  :  l'approche  du 
moment  critique  avait  singulièrement  affaibli  ma 
passion  pour  la  gloire.  Mais  ,  comment  déclarer 
cela  à  mon  oncle  !  Le  neveu  de  Thomas  avoir 
peur  !  Il  était  homme  à  me  faire  sauter  la  tête 
d'un  coup  dé  pistolet,  et  j'aimai  autant  courir  le 
risque  de  le  recevoir  de  la^main  d'un  Anglais. 

Depuis  huit  jours  que  nous  étions  à  Calais, 
mon  oncle  allait  régulièrement,  matin  et  soir, 
examiner  ,  du  rempart ,  les  bâtimens  anglais  qui 
croisaient  à  la  rade,  pour  enlever,  au  passage, 
deux  pauvres  corsaires  qu'on  équipait  dans  le 
port.  Jusque  alors ,  il  n'avait  découvert ,  avec  sa 
longue-vue,  que  quelques  cutters ,'  quelques  sloops 
de  dix  à  douze  canons^  et  il  retournait  à  son  au- 
berge  avec  humeur.  Ce  jour-là  ,*  c'était  tin  ven- 
dredi matin ,  les  bâtimens  légers  étaient  disparus , 
et  remplacés  par  une  frégate  de  trente  canons. 
Mon  oncle  fit  un  saut ,  se  frotta  les  mains ,  m'em- 
brassa ,  et  me  passa  sa  lunette  :  a  Hé  bien  !  qu'en 
«  dis-tu?  —  Superbe  vaisseau ,  mon  oncle!  — Il 
a  est  à  nous.  Allons,  abord.  » 


42a  MON    ONCLE 

Je  tremblais  de  tous  mes  meinbres'.  Heureuse- 
ment la  joie  très-active  de  Tidûmas  ne  lui  permit 
pas  de  s'en  apercevoir.  Il  court,  il  requiert  lé 
tambour  du  poste  du  Havre  de  le  suivre  ;  il 'par- 
court les  rues  au  son  de  la  caisse ,  et  ordonne,  «à 
ses  enrôlés,  de  se  rassembler  à  l'instant  chez 
M.  Meurice.  Il  ouvre  le  garde -manger;  il  porte 
sur  la  table  de  la  cuisine  un  pâté  d'Amiens ,  une 
dinde  de  Péngueux,  un  quartier  de  veau  rôti,  et 
un  fromage  de  HpllandCb  II  tire  de  la  broche  un 
gigot  et  six  poulets  ;  de  dessus  les  fourneaux ,  un 
haricot  de  mouton  et  douze  pigeons  en  compote. 
Il  fait  monter,  de  la  cave',  une  feuillette  de  Bor- 
deaux eC  un  panier  de  cinquante  bouteilles  de 
Champagne.  On  met  le  couteau  dans  les  viandes; 
on  dressa  la  feuillette  ;  on  la  défonce  ;  on  y  puise 
à  plein  verre  ;  on  fait  sauter  les  bouchons  d0 
Champagne;  on  fait  sauter  les  bouteilles  vides; 
on  attaque  les  pleines;  on  boit,  on  mange  tout 
en  riant,  en  chantant,  en  jurant,  en  gambadant. 

Pour  le  dessert ,  Thomas  fait  apporter  un  chau- 
dron ,  dans  lequel  il  verse  vingt  pintes  d'eau-de- 
vie;  il  y  mêle  deux  livres  de  poudre  à  canon, 
qu'il  délaie  avec  ses  mains  noires  et  décharnées. 
On  avale  ce  breuvage  infernal ,  on  s'en  barbouille 
la  figure  aux  cris  de  viue  la  république  !  les  têtes 
se  vulcanisent;  mon  oncle  saisit  le  moment,  il 
paie ,  prend  le  reste  de  son  argent ,  et  on  part 
bras  dessus,  bras  dessous,  pour  aller  soutenir 
l'honneur  du  pavillon  finançais. 


THOMAS.  4^3 

J'avais  rôJliaFqué,  a^eb  étoimement^  que  tuoii 
oncle  ne  buvait  pas,  on  qu'il  buvait  peu.  Jere*-- 
Toarquài,  avec  plus  .  d*étonnemcat  encco'e^  «qu'il 
p^aissait  calme  et  réfléchi.  Je  jugeai  dès  lors 
qu'ii  avait  lès  quâlitqs  uécessafires  pour  bien  eoai» 
mander.  Pour  moi ,  qui  avais  senti  le  besoin  de 
me  vulcaniser  eomme  les  autres,  je  m'étais  donhé 
le  cQup  de  toupet ^  et  je  me  -crus  digne  alors  de 
marcher  sur  les  traces  du  grand  homme. 

Fanckon-  la  ^Poussière  f  la  femme  du  port  la 
plus  laide  .  et  la  plus  connue ,  nous  suivait  e» 
tournant  ses  petits  yeux  et  en  disant  danser  ses 
grosses  mamelles  :  a  Hé ,  mé  Diu ,  monsieur  Tho- 
«  mas ,  où  qu'ous  allez  ?  —  Guerroyer,  f...  -— » 
«  Est-ce  qu  ous  ne  yoyea  pon  c'te  frégate  ?  -«-  Je 
c<  vais  la  prendre.  —  S'embarquer  un  vkiderdi  I 
«  —  Je  m'en  £...-:-  Ous  serez  coulé  bas,  monsieur 
ce  Thomas.  —  Je  m'en  f...  laisse -moi  tranquille, 
«  et  va  au  diable.  »  ?   .  - 

Nous,  descendons,  dans  notre  barque,  la  voile 
est  tendue,  les  rames  secondent  le  vent.,  nous 
sortons  du  port  à  la  vue  des  habitans  étonnés , 
qui,  de  la  jetée,  nous  disent  le  dernier  adieu. 
Nous  étions  4ebout,  pressés  ,  pouvant  à  peine 
résister  au  roulis ,  et  portant  chacun  notre  fleuret 
à  la  ceinture.  Mimi-Duboc  tenait  la  barre  dû 
gouvernail  ;  mon  oncle  était  à  l'avant ,  presque 
nu^  le  corps  et  la  figure  couverts  de  poil,  la  télé 
chargée  d'un  éporme  bonnet >  de  peau  d'ourson , 
l'air  terrible,  et  le  porte-voix  à  la  main. 


4'^4  MOir    ONCLE 

'  Qtiaiul  nous  eànies  dépassé  le  Fort -Rouge, 
ThoQuis  fitcarguer  laToile,  et  donna i'ordre.  «  On 
ce  va  nous  héier.de  le  frégate,  je  répondrai.  Nous 
«c  essutérons/le  feu  des  batteries  de  bas^bord  ;  on 
ne  nous  manquera.  Pendant  qu'on  rechargera,-  ou 
oc  que  ta  frégate  vir^a; pour  nous  envoyer^a  vo* 
<t  lée  de  tribord,,  nous  aborderons,  nous  entre- 
ce  rons  par  les  sabords;  vous  poignarderez  tout, 
ff  Mon  neveu,  Duboc  et  inoi,  nous  courrons  à  la 
ce  sainte-barbe,  et  nous  verrons  après.  Allons,  f... , 
<K  hisse  la  voile,  et  en  avant.  En  avant  !  répé- 
«  tâmes-nous  tous  à  la  f^s.  »  £t  au  bout  d'un 
quart -d'heure,  nous  nous  trouvâmes  à  la  portée 
du  cahoir. 

Les  Anglais  avaient  braqué  leurs  lunettes  siu* 
nous^  et  nous  baissaient  approcher.  Il  y  avait  si 
peu  d'apparence  que  soixante  hommes ,  sans  ar- 
mes ,  «  osassent  attaquer  un  bâtiment  de  cette 
force ,  que ,  peut  -  être ,  ils  nous  prirent  d'abbrd 
pour  une  barque  de  cartel.  Cependant  ils  étaient 
sur. leurs  gardes,  et  nous  apercevions  distincte- 
ment les  canonniers  à  leurs  pièces,  fn  Qui  vweî 
c<  nous  crie  un  officier  anglais.  />a/2ce/ répond 
c<  Thomas ,  d'une  voix  de  Stentor.  —  Que  voulez- 
«  vous  ?  —  Vous  prendre.  »  A  l'instant ,  la  volée 
de  bas^bord  part,  et  ne  nous  manque  pas,  comme 
se  l'était  persuadé  mon  oncle.  Le  mât ,  la  voile , 
et  une  partie  de  l'avant  soiit*  emportés  ;  neuf 
hommes  coupés  en  deux,  et  un  boulet  de  sept 
nous  a  percés  à  Teau.  «  A  bord,  Duboc,  à  bord 


THOMA9.  4^^ 

te  de  TAuglais»,  criait  mon  oacle,  et  il  bouchait 
le  trou  du  i^ioulet  avec  une  jambe  qui  se  trouva 
sous  sa  main ,  et  nous  jetions  les  morts  à  la  mer , 
et  nous  ;  vidions  l'eau  avec  nos  bonnets. 

La  frégate  était  en  panne  ^  elle  avait  peu  de 
voiles  ictebors^  la  manoeuvre  n'était  pas  facile.  Ce- 
pendant nous  avancions  à  force  de  rames  ^  et  elle 
voulut  virer  de  bord,  pour  faire  feu  de  ses  autres 
batteries.  Duboc  fit  la  même  manœuvre ,  et  se 
tint  constamment  à  bas -bord  de  Tenneipi.  Ses 
cànonniers  rechargeaient  à  la  hâte ,  mais  nous 
étions  déjà  à  demi-portée  du  pistolet.  Nous  es- 
suyâmes encore  une  décharge  de  mbusqueterie , 
qui  nous  tua  trois  hommes ,  et  en  blessa  six  légè- 
rement. Nous  nous  trouvâmes  alors  sous  la  courbe 
du  vaisseau,  par  conséquent  hors  d'atteinte,  et 
nous  sautâmes  à  l'abordage.  Thomas  entra  le 
premier  par  un  sabord ,  et  reçut  un  coujp  de  hache 
d'armes,  qui  lui  abattit  le  nez  et  la  moitié  d'une 
joue  :  il  n'en  fut  que  plus  terrible.  Il  renversait 
tout  avec  son  poignard  ;  Duboc  faisait  des  mer- 
veilles ,  et,  tout  en  jouant  de  mon  fleuret,  je  les 
suivais  de  très-près ,  car  je  ne  savais  pas  où  était 
la  sainte-barbe. 

Elle  était  gardée  par  quatre  hommes,  qui  n'a- 
vaient, selon  l'usage,  qu'un  sabre  à  la  main.  Ils 
demandèrent  la. vie.  Le  sang  de  Thomas  coulait; 
il  les  poignarda  tous  les  quatre.  Nos  gens  avaient 
balayé  les  entreponts ,  et  il  se  crut  maître  du  vais- 
seau :  il  était  loin  de  son  compte.  On  n'avait  tué 


4^6  MOir    ONCLE 

que  les  canonniers ,  quelques  cbaspenliérs  ,  le 
cuisiaier  et  le  chirurgien ,  car  on  tuait  tout«  oe 
qui  36  présentait.  Il  restait  sur  le  pont,  et  dans 
les  manœuvres ,  cent  cinquante  homoies  au  moins* 
Us  avaient  f«rraé  les  écoutilles  sur  nous ,  et  pa- 
raissaient se  disposer  à  £aiire  voile  pour  l'Angle- 
terre. Nous  nous  trouvions  prisonniers  sous  les 
ponts,  au  sein  même  de -la  victoire.  Thomas, 
enragé. de  ce  contre-temps,  cria  au  capitaine  an- 
glais qu'il  voulait  parlementer.  On. parlementai 
comme  on  le  peut ,  à  travers  iles  planches  de  trois 
pouces,  ic  Apprends ,  chien  d'anglais  y  dit  mon 
«  oncle ,  que  des  gens  comme  nous  ne  se  laissent 
a  pas  mener  en  prison.  Je  te  donne  cinq  minutes 
«  pour  ibettre  bas  les  armes.  Si  tu  refuses,  je 
«  mets  le  feu  aux  poudres,  et  nous  sautons  tous 
«  ensemble.  »  L'Anglais,  aussi  brave  que  mon 
oncle  ,  lui  cria,  à  son  tour,  qu'il  s'en  f...tait. 
Thdma^ ,  exaspéré  par  cette  réponse ,  enfonça ,  à 
coups  de  hache ,  la  porte  de  la  sainte-barbe ,  dé* 
fonça  un  baril  de  poudre ,  et  courut  prendre  une 
mèche  aux  batteries. 

Notre  héroïsme ,  à  nous  subalternes ,  n'était  pas 
tout-à-fait  si  vigoureux  que  le  sien.  Nous  trou-r 
vions  qu'il  n'y  avait  pas  de  comparaison  entre  les 
désagrémens  de  la  prison  et  les  inconvéniens  du 
saut  qu'il  voulait  nous  faire  faire.  Moi ,  je  n'osais 
rien  dire;  mais  nos^gens  se  jetèrent  sur  lui,  lui 
arrachèrent  la  mèche,  et  l'un  d'eux  fat  la  jeter 
à  l'extrémité  de  l'entrepont.  Thomas  né  se  con- 


THOMAS.  4^7 

naissait  plus; il  les  traita  de  lâches,  et  tomba  silf 
eux  \à  grands  coups  de  fleuret.  Il  en  avait  tué 
deux V  et  coiitinuait  de  manière  à  pouvoir,  dans 
peu  de  momens ,  sauter  en  liberté.  On  le  saisit , 
on  le  désarma ,  et  on  le  lia  fortement  à  la  tige  du 
grand  mât.  J'avais  Fair  de  le  défendre ,  et  )e  recom- 
mandais tout  bas ,  à  nos  gens  ,  de  bien  serrer  les 
nœuds  :  je  me  entais ,  -pour  le  saut ,  une  aver- 
sion: de  tous  lés  diables.  A  présent  que  je  pense, 
de  sang  froid ,  à  la  fureur  de  mon  oncle ,  je  Are 
conçois  point,  comment  elle  ne  l'a  pas  suffoqué , 
ou  comment  ses.  blasphèmes  n'ont  pas  fait  abîmer 
le  vaisseau. 

La  confusion,  le  bruit,  inséparable  de  pareils 
évènemens ,  n'avaient  pas  permis  d'entendre  les 
cris  de  quelques  malheureux  renfermés  dans  la 
cale.  Duboç  crut,  le  premier,  distinguer  quelques 
mots;  il  prêta  l'oreille.  On  luii parla  français,  et 
il  ouvrit  aussitôt.  C'était  quinze  de  nos  compa- 
triotes qui  avaient  entendu  la  contestation  de  mon 
oncle  avec  son  équipage ,  et  que  la  peur  de  sauter 
avait  rendus  blêmes ,  comme  des  clercs  au  sortir 
du  carême. . 

Us  nous  racontèrent  qu'ils  étaient  partis  du 
Havre ,  avec  soixante-trois  mille  livres  écus ,  pour 
aller  prendre,  à  Hambourg,  un  chargement  en 
blé.  C'était  dans  le  bon  temps  où  on  nous  ôàs- 
trihuzit  ^  patriotiquement  y  deux  onces  de  pain  de 
fèves  ou  de  chenevis  par  jour ,  qu'il  fallait  atten- 
dre, à  la  porte  du  boulanger ,  depuis  onze  heures' 


4^8  MOBT    OirCLE 

du  soir  jasqn'à  sept  heures  du  matin  :  c'était  de 
l'ordare  bien  achetée»  Le  farinier  du  Havre  ayatt 
été  pris  la  veille  par  la  frégate;  les  Ânghiis  avaient 
fait  passer,'  à  leur  bord,  les  hommes  et  les  espèces, 
et  avaient  coulé  le  bâtiment ,  qui  n'était  bon  qu'à 
les  embarrasiier  dans  leur  croisière.  À  la  vérité, 
les  négocians  du  Havre  auraient  pu  ne  pas  ha- 
sarder leur  métal,  et  prendre  des  lettres  de  change 
sur  Hambourg;  mais  comment  faire  connaître 
aux  espions  du  citoyen  Robespierre,  qu'on  avait 
soixante  -  trois  mille  livres  écm ,  sans  s'exposer  à 
perdre  soixante  -  troismille  têtes,  si  on  les  avait 
eues? 

Pendaût  qu'ils  nous  faisaient  ce  récit,  qui  ne 
nous  mtéressaît  «guère,  un  autre  incident  renou- 
vela mes  terreurs.  On  avait  jeté,  sans  réflexion,  la 
mèche  qu'oit  avait  ôtée  à  mon  onde ,  sur  les  fa- 
gots souffres  qu'on  lance  allumés  dans  les  ma- 
nœuvres de  l'enùemi ,  pour  faciliter  les  abordages. 
Une  fumée  épaise,  et  jaune,  remplit  tout  à  coup 
l'entrepont,  et  la  flamme  se  manifesta  à  la  proue 
du  bâtiment.  Il  était  facile  encore  de  l'éteindre  ; 
mais  il  fallait  de  l'eau,  et  comment  en  puiser 
sans  se  mettre  à  découvert,  et  recevoir,  d'en  haut, 
des  coups  de  fusil  à  bout  portant?  Nous  étions 
tous  dans  la  désolation ,  et  je  viis  Thomas  sourire. 
-  Nous  délibérions  en  désordre ,  et  ùnè  autre 
scène  se  jouait  sur  le  pont.  Dès  que  les  Anglais 
se  virent  enveloppés  par  la  ftimée ,  qui  sortait  des 
$abords ,  ils  ne  doutèrent  plus  que  mon  oncle 


THOMAS.  4^() 

n'eût  ^exécuté,  en  partie,  la  Boenace  qu'il  leur 
avait  faite*  Ils  n'atiuai^it  pas  la  grillade  plus  que 
nom  ;  ils  frânirent  à  leur  tour ,  et  sommèrent , 
brusquement,  leur  capitaine  de  se  rendre.  Le  mon- 
sieur s'entêta  aussi,  et  on  fit  en  haut  ce  que  nous 
avions  fait  en  bas  :  on  lia  le  capitaine  anglais ,  on 
ouvrit  les  écoutilles ,  et  on  nous  cria  qu  on  se 
rendait.      « 

Nous  étioGES  bien  surs  que  mon  oncle,  que  le 
hasard  rendait  vainqueur ,  ne  penserait  plus  à 
faire  le  saut  périlleux. 

On  le  détacha  avec  des  marques  de  respect , 
et  on  lui  demanda  pardon  d'avoir  voulu  le  sauver 
malgré  lui.  Il  avait  a^tre  chose  à  &ire  que  de  ré- 
pondre à  des  complimens.  Il  ordonna  aux  An- 
glais de  descendre  l'un  après  l'autre,  et  de  dé- 
poser leurs  fusils  à  ses  pieds.  A  mesure  qu'ils 
obéissaient ,  nos  gens  s'armaient.  Duboc  faisait 
prendre  aux  prisonniers  des  sceaux  et  des  màps. 
En  cinq  minutes ,  il  ne  reste  plus  de  traces  de 
feu,  et  les  Anglais  allèrent  dans  la  cale  remplacer 
ceux  que  nous  avions  délivrés;  un  clou  chasse 
Vautre.  Ce  fut  alors  que,  passant  de  l'extrême 
inquiétude  à  l'excès  de  la  joie ,  nous  montâmes 
sur  ce  pont,  où  nous  ne  devions  paraître  que 
pour  y. recevoir  de§  fers. 

Le  premier  soin  de  mon  oncle  fut  de  couper 
les  cordes  qui  retenaient  le  capitaine  anglais.  Il 
lui  serra  la  m^in,  et  lui  fil;  prendre  un  verre  de 
rhum  :  «  Tu  es  un  homme ,  toi ,  et  j'aime  les  bra- 


430  MON    ONGLE 

tf  ves  gens.  Prends  ta .  chaloupe ,  quatre  ^e  tes 
*c  matelot^ ,  et  retourne  en  Angleterre.  J'espère 
«  que  nous  nous  rencontrerbâs  quelque  jour /à 
ce  forces  égales ,  et ,  sacrédieu ,  nous  aurons  le 
a  plaisir  de  brûler  quelques  anoorces  ensemble.  » 
Après  le  départ  du  capitaine,  Duboc  mit  le 
c^p  sur. Calais.  Nous  en  étions  éloignés,  de  deux 
lieues  au  moins ,  et  nous  ne  restions  plu»que  trente- 
neuf  eu  état  d'agir.  Les  quinze  que  nous  avions 
délivrés,  faisaient  un  total  de  cinquante -quatre 
hommes.  Il  en  fallait  cent  vingt,  au  moins,  pour 
le  seul  service  des  batteries,  et  nous  avions  plus 
de  cent  prisonniers  à  garder.  Mon^  oncle  sentit 
bien  que  ce  n'était  pas  le  moment  de  faire  le 
gentil,  et  il  fit  laisser  le  pavillon  britannique, 
pour  ne  pas  attirer  sur  nous  les  croiseurs  anglais 
qui  étaient  dans  la  Manche.  S'il  aimait  à  se  battre , 
il  aimait  bien  autant  à  garder  ce  qu'il  avait  pris. 
.  Pendant  que  nous  marchions ,  à  pleines  voiles , 
Thomas  fit  apporter*,  sur  le  pont^  la  caisse  aux 
soixante-trois* mille  livres,  pour  éviter,  disait-il, 
l'entremise  du  juge  de  paix.  En  effet  ,•  les  vingt- 
quatre  heures  n'étaient  pas  révolues ,  depuis  que 
le  vaisseau  Normand  avait  été  pris  par  la  frégate , 
et  les  premiers  propriétaires  étaient  fondés  à  ré- 
clamer leurs  fonds.  J'en  fis  l'observation  ^  moi 
homme  de  loi,  et,  pour  prévenir  toutes  diffi- 
cultés ,  il  fut  résolu  qu'en  arrivant  à  Calais ,  j'é- 
crirais au  nom  de  mon  oncle,  au  citoyen^  Robes- 
pierre, que  des  gens  qui  ne  savent  pas  manger 


THOMAS.  43l 

du  pain  de  fèves  et  de  chenevis ,  sont  infaillible- 
ment des  aristocrates,  et  que  leur  argent  était 
partagé  entre  les  bons  sans-culottes  qui  l'avaient 
repris  aux  Anglais. 

En  conséquence,  chaque  hqmme  reçut  comp- 
tant quinze  cents  francs  en  belles  espèces  son- 
nantes. Duboc  en  palpa  six  mille;  et  moi,  en 
qualité  d'écrivain  et  de  conseil  privé  du  capitaine, 
les  trois  mille  qui  testaient.  Nos  quinze  Nor- 
mands ,  qui  ne  s'étaient  point  battus ,  eurent , 
pont  leur  part ,  la  permission  de  se  faire  tuer 
avec  nous  à  la  première  occasion ,  et  mon  oncle, 
d'un  désintéressement  tout  particulier,  se  con- 
tenta ,  pour  la  sienne ,  de  la  frégate  toute  équi- 
pée, et  pourvue  de  vivres  pour  trois  mois  :  ce  . 
qui  ne  valait  guère  que  cinq  cent  mille  livres. 
On  murmura  un  peu  ;  mais  il  répondit  que  son 
vaisseau  serait  toujours  ouvert  aux  braves  qui 
voudraient  voguer,  avec  lui,  à  la  fortune,  et  il 
proposa  de  se  brûler  la  cervelle ,  sur  l'heure ,  avec 
ceux  à  qui  ses  arrangemens  ne  conviendraient 
pas.  Un  matelot ,  un  soldat ,  qui  gagne  quinze 
cents  livres  en  deux  heures,  n'y  regarde  pas  d^ 
si  près.  Tout  le  monde  se  tut,  et  nous  mouillâmes 
sous  le  canon  du  Fort-Rouge,  le  pavillon  anglais 
renversé  ,  et  le  tricolor  flottant  glorieusement  à 
la  vue  du  port.  La  jetée  était  couverte  de  ces 
mêmes  habitans  qui,  quatre  heures  avant,  nous 
traitaient  d'insensés.  Les  chapeaux  étaient  en 
l'air  ;  on  nous  saluait  ;  on  nous  tendait  les  bras  : 


43a  MOIf    ONGLE 

voiljà  les  hommes  !   toujours   tomrnéfi  au  soleil 
levant.  • 

CHAPITRE   m. 
Grandes  tentatii^es. 

• 

Duboc  fit  les  signaux  d'usage  pour  faire  arriver 
les  lamaneurs.  Mon  oncle  mit  ses  prisonniers 
dans  les  barques  ;  il  y  descendit  avec  moi ,  et  l'é- 
lite de  son  monde  ;  il  ne  laissa ,  pour  veiller  sur 
le  bâtiment,  que  Duboc  et  les  quinze  matelots, 
qui ,  n'ayant  rien  partagé ,  auraient  pu  jaser,  sur 
l'irrégularité  de  la  confiscation  et  du  partage. 
Nous  fîmes  notre  entrée  triomphante  aux  accla- 
mations générales.  Fanchon -la -Poussière  nous 
embrassa,  monsieur  Meurice  nous  embrassa,  de 
jolies  dames  même  nous  embrassèrent  ;  c'était  à 
qui  nous  embrasserait.  Nous  reçûmes  les  félicita: 
tions  des  autorités  constituées,  de  la  garnison, 
des  affiliés  aux  jacobins,  et  des  comédiens,  ou 
soi-disant  tels ,  les  unes  en  prose ,  les  autres  en 
mauvais  vers.  Le  juge  de  paix  témoigna  quelque 
envie  d'aller  inventoriser  notre  prise.  Mon  oncle 
lui  dit  sèchement  qu'il  ne  lui  croyait  pas  le  pied 
marirf;  qu'il  pourrait  tomber  à  l'eau,  et  qu'il  lui 
conseillait  dé  renoncer  à  la  fantaisie  de  faire  le 
juge  en  pleirfe  mer.  L'homme  de  plume  se  tint 
pour  bien  averti. 

En  réjouissance  de  sa  victoire  ,   Thomas  or* 


\ 

T  HO  M  à  s.  433 

donna  les  apprêts  d'une  fête  magnifique.  Deux 
cents  couverts  sur  la  place ,  servis  par  monsieur 
Meurîce  ;  un  amphithéâtre  pour  un  orchestre 
conduit  par  monsieur  Senlis  ;  un  bal ,  non  paré  y 
dirigé  par  monsieur  Ventrouillac  ;  tout  te  monde 
admis,  indistinctement,  à  sauter  sur  le  pavé,  à 
boire  et  à  manger  une  partie  des  huit  mille  livres 
que  mon  oncle  portait  dans  sa  ceinture  ,  et  si  nos 
convives  ne  furent  pas  composés  de  la  meilleure 
compagnie  de  Calais,  c'était  au  moins  la  plus 
sautante  et  la  mieux  mangeante.  Il  en  coûta  mille 
écus  à  mon  oncle  ;  mais  cette  prodigalité  appa-* 
rente  favorisait  dé  vastes  projets ,  dont  il  s'occu- 
pait déjà ,  et ,  le  soir  même ,  il  enrôla  cinqpaiate 
soldats  et  vingt-deux  matelots,  dont  les  soeurs  et 
les  maîtresses  se  seraient,  je  crois,  enrôlées  aussi; 
mais  Thomas  n'était  pas  amateur. 

Le  lendemain  il  fit  imprimer,  par  monsieur 
Mauri,  des  affiches  dont  il  me  dicta  la  minute 
dans  son  style  ordinaire,  et  dont  il  m'ordonna 
d'aller  tapisser  les  murs  de  Dunkerque  et  de 
Boulogne.  C'était  une  invitation  à  la  belle. jeu- 
nesse de  se  joindre  dm  fameux  Thomas,  exter- 
minateur  des  AngUiis  et  des  moines.  Tel  fut  le 
titre  qu'il  prit  dès  lors,  et  que  la  postérité,  tou- 
jours juste,  lui  conservera  sans  doute. 

Sa  grande  réputation,  ses  écus  lâchés  à  propos, 
et  l'espoir  d'une  fortune  brillante,  me  procurè- 
rent beaucoup  plus  de  monde  que  je  n'en  voulais. 
Fidèle  aux  instructions  de  mon  oncle,  je  ne  pris 
IF.  d8 


434  MON   ONGLE 

que  âes:h6ibmes  éprouvés,  célibataires /et  .dans 
la  misère  jusqu'aux,  oreilles.'  En  moins  de  dix 
jours  9  nous  eûmes  une  collection  précieuse,  des 
plus  grands  vauriens  du  pays  y  composée  de  cent 
matelots,  de  cent  cinquante  canonniers  de  terre 
ou  de  marine,  et  de  cent  cinquante  fusiliers. 
C'était  beaucoup  trop  pour  une  frégate  de  trente 
canons  ;  mais  mon  oncle  avait  une  façon  de  com- 
battre qui  éclaircissait  diablement  les  rangs. .  . 

Pendant  que  je  lui  organisais  une  armée ,  il 
s'occupait  des  moyens  de  la  faire  exister,  et  de 
la  vêtir  à  peu  de  frais.   Comme  il  n'avait  plus 
d'argent,  il  mit  en  réquisition  les  lits,  les  garde- 
mangers'  et  les  caves  des  meilleures  .maisons, 
parce  qu'il  voulait  que  ses  hommes  fussent  bien. 
Comme  ils  étaient  déguenillés,  il  mit  en  réquisi- 
tion tous  les  draps  qui  se  trouvèrent  dans  la  viUe. 
Il  requit  tous  les  manchons  et  toutes  les  peaux 
de  mademoiselle  Lecat ,  pour  faire  des  bonnets  ; 
toutes  les  toiles  de  monsieur  BruUé,  pour  faire 
des  chemises  ,  et  tous  les  cuirs  de  monsieur  Du- 
puis ,  pour  faire  des  souliers.  Comme  le  citoyen 
Robespierre  avait  persuadé  à  ses   égaux  qu'ils 
étaient  'trop  heureux  de  donner  ce  qu'ils  avaient , 
et  ce  qu'ils  n'avaient  pas ,  à  ceux  qui  se  battaient 
pour  lui ,  les  réquisitions  de  mon  oncle  n'éprou- 
vc^rent  pas  la  moindre  contradiction. 

Mais,  comme  il  li'ya  que  deux  marchands  de 
drap  à  Calais ,  et  qu'ils  ne .  sont  pas  infiniàient 
fournis ,  mon  oncle  fut  obligé  de  donner ,  à  ses 


.    THOMAS.  435 

différens  corps,  des  uniformes  diflPérens.  Il  mit  ses 
canonniers  en  blanc ,  ses  matelots  en  rose ,  et  ses 
fusiliers  en  citron.  Pour  lui,  il  se  fit  habiller  d  une 
carmagnole  noire  complète ,  parsemée  de  têtes  de 
molt  blanches,  et  d'os  en  sautoir  ;  avec  cela,  une 
moustache  qui  prenait  des  bajoues  et  qui  mon- 
tait jusqu'à  l'œil  ;  un  large  emplâtre  noir  qui  lui 
couvrait  le  nez  et  l'autre  moitié  de  la  figure,  et 
il  ne  ressemblait  pas  mal  au  devant  d'autel  d'une 
messe  de  requiem. 

Pendant  que  les  tailleurs ,  les  cordonniers ,  les 
fourreurs ,  les  lingères  travaillaient  pour  le  grand 
réquisiteur  y  monsieur  Lavaquerie  lui  faisait,  à 
coups  de  hache,  une  figure  de  la  liberté,  qui  lui 
ressemblait  parfaitement,  car  la  liberté  d'alors 
•n'était  pas  belle  ,*et  une  jolie ,  mais  très-jolie  mar- 
chande de  modes  lui  brodait,  sur  un  superbe 
pavillon.  Égalité ^  Fraternité ^  en  caractères  de 
quatorze  pouces.  Elle  avait  senti  quelque  répu- 
gnance à  travailler  pour  mon  oncle;  mais  elle 
s'était  bien  gardée  d'en  rien  laisser  paraître ,  parce 
qu'elle  craignait  qu'après  avoir  requis  son  taffetas, 
il  ne  la  mît  elle-même  en  réquisition  ,  et  franche- 
ment, en  sa  place,  je  n'y  aurais  pas  manqué. 

Quand  tout  fut  prêt ,  mon  oncle  me  fit  écrire 
et  porter ,  à  tous  ses  fournisseurs ,  des  bons  paya- 
bles par  le  receveur  du  district ,  qui  paya  ou  ne 
paya  point.  Il  assembla  sa  troupe  en  grand  cos- 
tume ;  il  lui  fit  une  harangue ,  dans  laquelle  il 
s'embrouilla ,  et  où  personne  ne  comprit  rien ,  ni 

28. 


436  Mow  t)ircLE 

lui  non  plus  ;  mais  sa  péroraison  fit  un  effet  du 
diable.  Il  gesticula,  il  hurla,  il  fit  tournoyer  son 
sabre  sur  sa  tête ,  et  il  répéta  trente  on  quarante 
fois  la  kirielle  de  ses  gros  jurons,  qui  valaient 
mieux  que  les  meilleures  phrases.  On  se  mit  en 
marche  ;  on  défila  devant  les  habitans ,  enchantés , 
malgré  leur  patriotisme ,  d'être  débarrassés  de 
nous  et  de  nos  réquisitions  ;  on  prit  le  pavillon 
chez  mademoiselle  Roubier ,  qui  le  présenta  d'une 
main  timide.  Pour  n'être  pas  requise ,  elle  était 
restée  en  bonnet  de  nuit ,  et  n'en  était  pas  moins 
jolie. 

On  enleva  tous  les  rubans  qui  se  trouvèrent 
chez  madame  Hede  ;  on  eh  chamarra  la  statue  de 
la  liberté  ;  on  la  porta ,  en  chantant  la  Marseil- 
laise ,  à  bord  d'une  chaloupe  ;  l'armée  s'embarqua 
dans  vingt  autres,  et  oh  vogua  vers  la  &égate. 
•Les  charpentiers  détachèrent  et  jetèrent  à  l'eau 
une  Diane  fort  bien  faite ,  et  on  jucha  en  sa  ptsce 
la  Liberté ,  qui,  dès  ce  moment,  dontia  son  nom 
à  la  frégate. 

Ceux  qui  nous  avaient  amenés,  marquèrent  la 
plus  grande  envie  de  faire ,  à  bord ,  l'inauguration 
de  la  nouvelle  sainte  ;  mais  mon  oncle  ne  con- 
naissait phis  les  gens  dont  il  n'avait  plus  besoin  : 
il  fit  déployer  les  voiles ,  et  renvoya  lés  Calaisiens 
à  Calais. 

Un  enragé ,  qui  en  commande  cinq  cents  j  a  des 
précautions  à  prendre ,  si  to^tefois  il  en  est  de 
rassurantes  contre  de  pareils  hommes.  Mon  oncle 


THOMAS.  4^7 

fit  ce  qu'il  put  pour  .assuriçr  l'inyiolabilité  de  sa* 
peraoune  et  l'exactitude  du  service.  Il  procéda, 
d'abord,  aux  promotions. 

«(  If ous  sommes  tous  libres  et  égaux;  mais 
«vous  m'obéirez,  dit -il,  parce  que  je  le  veux 
a  ainsi.  »  Il  se  nomma  donc  général  des  troupes 
fHrésentes  et  à  venir.;  il  nomma  Duboc  amiral 
des  vaisseaux  pris  et  à  prendre,  et  moi,  agent 
général  de  plume  de  la  flatte  et  de  l'armée  de 
teire.  Ges  premières  nominations  passèrent  sans 
difficulté.  Mon  oncle  voulut  nommer  SLUSsi  lea 
officiers  subalternes  ;  l'équipage  jeta  les  hauts 
cris ,  et  prétendit ,  à  l'instar  des  troupes  de  U 
république ,  choisir  ses  capitaines ,  ses  lieutenans , 
ses  sergens  et  ses  caporaux.  Tout  ne  va  pas  tour 
jours  au  gré  d'un  commandant,  et  le  plus  opi^. 
niàtre^  quand  il  est  seul  de  son  avis,  est  obligé 
de  céder.  Mon  oncle  céda  donc,  et  l'équipage  fit 
des  choix  assez  mauvais ,  selon  l'usage  ;  mais 
Thomas  trouva,  sur-le-champ,  un  moyen  qui  re- 
médiait à  cela.  Voyez  l'article  3  du  règlement 
qui  suit. 

Les  officiers  reçus,  les  escouades  formées,  et 
les  postes  assignés ,  le  serment  d'obéissance ,  le 
serment  de  vaincre  .ou  mourir ,  le  seripent  de  nq 
rien  détourner  du  butin ,  tous  les  sermens  possi- 
bles qui  ne  coûtent  rien  à  des  brigands,  et  que^ 
parfois  ,  les  gens  timides  prêtent  assez  facile- 
ment ,  furent  proférés  à  haute,  et  intelligible  vpix,^ 
et  on  s'occupa  de  la  confection  d'un  règlement 


438  MOU    ONCLE 

eu  vingt  articles  y  que  j'écrivais  sur  le  bas  du 
beaupré,  à  mesure  que  le  génie  créateur  de  mon 
oncle  les  enfantait.  Les  voici  tels  qu'ils  sortirent 
de  son  cerveau,  à  quelques  mots  près,  que  je 
jugeai  convenable  de  rectifier. 

i^  Le  général  Thomas  a  'seul  le  droit  d'ima- 
giner et  d'ordonner  les  expéditions. 

a^  Le  conseil  de  guerre,  composé  de  l'amiral, 
de  l'agent  de  plume  et  des  capitaines,  a  le  droit 
de  représentation  ;  mais  le  général  Thomas  n'en 
fera  toujours  qu'à  sa  tête. 

3^  Le  général  cassera  les  officiers  qui  feront 
mal  leur  devoir,  et  il  nommera  à  leur  place* 

4^  Quiconque  refusera  d'obéir,  ou  portera  la 
main  sur  un  de  ses  supérieurs,  sera  fusillé  aus- 
sitôt. Hors  le  service,  les  injures  sont  tolérées. 

5*  Quiconque ,  au  cri  de  branlebas,  ne  se  ren- 
dra pas  à  son  poste,  sera  fusillé. 

6**  Quiconque  reculera  au  feu ,  ou  à  l'arme 
blanche,  sera  abandonné  sur  la  prochaine  côte, 
avec  un  jupon  au  derrière  et  une  quenouille  au 
côté. 

7®  Mais  comme  la  loi  doit  également 'récom- 
penser et  punir,  celui  qui  sautera  le  premier  à 
l'abordage,  aura  double  part. 

8®  Celui  qui  arrachera  le  pavillon  ennemi ,  aura 
triple  part. 

9^  Celui  qui  tuera  le  commandant  ennemi , 
aura  quadruple  part. 

lo^  L'amiralr  aura  le  cinquantième  net  dans 
toutes  les  prises. 


TKOMkS,  4^9 

11°  L'agent. de  plume  aura  le. centième. 

12**  Le. général. ne  veut  rien  pour  lui;  mais  il 
prélèvera  ce  qu'il  jugera  nécessaire  à  Tentretién 
des  vaisseaux  et  aux  frais  dies  entreprise^. 

Pour  Texécution  des  six  précédens  articles ,  le 
butin  sera  fidèlement  déposé ,  par  chacun ,  au  pied 
du  grand  mât. 

1 3^  Les  blessés  curables  seront  soignés  et.  trai- 
tés aux  frais  de.  l'équipage.  Les  blessés  à  mort, 
seront  jetés  à  l'eau. 

i4^  Et,  comme  il  est  dû  une  indemnité  aux 
estropiés^  on  recevra ^  savoir  :  pour  deux  jambes 
emportées,  mille  écus. 

1 5®  Pour  les  deux  bras ,  six  mille  francs. 

1 6°  Pour  la  tête,  rien. 

17®  Quand  les  prisonniers  seront  en  trop  grand 
nombre  ^  et  le  vaisseau  trop  loin  des  côtes ,  ils 
seront  décimés,  et  sur  dix  on  en  jettera  neuf  à 
la  mer. 

..  18°  Il  faut  penser  à  tout.  Quand,  parmi  les 
prisonniers ,  il  se  trouvera  une  femme  qui  con- 
viendra à  l'équipage ,  on  s'arrangera  à  l'amiable 
avec  elle,  et  par  tour. 

19°  Si  elle  accorde  des  préférences,  injurieuse^ 
aux  autres  braves,  il  leur  sera  permis  de  violer. 

ao°  Si ,  enfin ,  elle  excité  des  différends  dans 
le  vaisseau ,  on  la  noiera  pour  en  finir.  ' 

Ce  joli  petit  code ,  propre  à  nous  faire  ,toûs 
pendre,  si  nous  tombions  au  pouvoir  de  quelque 
peuple  civilisé  que  ce  fût ,  causa  un  enthousiasme 


44o  MO]^    OirCJLE 

général ,  et  là  joie  fiit  portée  à  son  comble,  quand 
mon  oncle  eut  déclaré  qu'il  allait  faire  voile  pour 
l'Amérique.  «  Chacun ,  '  dit  -  il ,  travaille  pour  son 
«  compte  particulier,  en  ayant  Pair  de  ne  s'oc-r 
«  cuper  que  des  autres.  Nous  ferons,  ouverte- 
a  ment,  ce  tju'on  fait  ailleurs  sous  le  manteau 
<c  de  la  fourberie.  Soyons  indépendans  ;  pillons 
«  toutes  les  nations ,  puisque  toutes  les  nations , 
(c  sont  liguées  contre  la  nôtre  ;  pillons  encore 
«c  quand  la  paix  sera  faite  ;  pillons ,  firères  et  amis , 
«  jusqu'à  ce  que  nou»  soyons  tous  gorgés  d'or.  » 
Jug^  combien  ce  discours  devait  plaire  à  des 
hommes  grossiers,  pleins  d'ardeur,  à  qui  de  fortes 
passions  donnaient  des  désirs  effrénés  j  qui  ne 
s'effrayaient  ni  des  dangers ,  ni  des  hasards,  ni 
des  travaux ,  lorsqu'ils  voyaient  pour  issue  la  for- 
tune ou>  la  mort,  et  qui  ne  connaissaient  que 
deux  extrêmes ,  l'opulence  et  la  misère  I  J'avoue 
que  j'étais,. quelquefois,  honteux  de  me  trouvet 
en  pareille  compagnie  ;  mais  le  sort  en  était  jeté. 
Nous  rencontrâmes ,  vers  Cherbourg,  deux  cor- 
saires nantais  de  dix-huit  et  de  vingt  canons.  On 
se  parla  selon  l'usage,  et  nous  ne  pensions  à  rien, 
lorsque  mon  oncle  invita  les  capitaines  à  venir  à 
son  bord.  Il  leur  fit  d'abord  servir  des  rafraîchis- 
semens;  il  leur  fit  voir  notre  bâtiment  dans  tous 
les  détails;  il  leur  fit  passer  la  troupe  en  revue; 
il  fit  briller  l'argent  déjà  pris  sur  les  Anglais;  il 
fit  sonner,  plus  haut  encore,  des  espérances  qui 
n'étaient  pas  tout-à-fait  chimériques;  enfin ,  il  dé- 


THOMAS.  44^ 

clara  qu'il  ne  concevait  point  «comment  d'honnê- 
tes gens,  comme  eux,  se  battaient  pour  enrichir 
des  armateurs  qui  recueillaient  et  dissipaient,  dans 
la  mollesse,  led  fruits  de  leurs  exploits.  Les  capi^ 
laines  convenaient  de  cette  vérité.  Ils  paraissaient 
envier  le  sort  de  mon  oncle^  mais  ils  ne  se  déci- 
daient à  rien.  Le  punch,  adroitement  employé, 
fut  le  rïégociateur  qui  termina  l'affairç. 

Les  caipitaines  étaient  rendus  ;  mais  cela  ne 
suffisait  pas.  Ils  ne.  pouvaient  rien  que  de  Tas- 
sentiment  de  leurs  équipages,  et  la  majorité  n'est 
pas  disposée ,  partout ,  au  vol  et  au  brigandage.  Ils 
retournèrent  sur  leur  bord  ;  ils  vantèrent  la  bra- 
voure, l'intelligence,  les  forces  et  la  sagesse  des 
projets  de  Thomas;  ils  s'étendirent  sur  les  avan- 
tages qu'il  y  aurait  à  faire ,  avec  lui ,  cause  com- 
mune; ils  appuyèrent  sur  la  facilité  d'échapper 
au^  poursuites  dans  des  parages ,  où  la  métropole 
ne  pouvait  pas  même  calmer  la  guerre  civile ,  qui 
dévorait  nos  colonies.  Il  n'était  pas  nécessaire 
de  se  mettre  eri  frais  d'éloquence  avec  des  gens 
dignes ,  à  tous  égards ,  du  titre  de  corsaires ,  et  qui 
ne  demandaient  pas  mieux  que  de  •se  laisser  per- 
suader. En  une  demi.- heure  le  traité  fut  conclu, 
et  mon  oncle  se  trouva  chef  d'une  escadre   de 
trois  vaisseaux  neufs,  bons  voiliers,  qui  portaient 
soixante  huit-pièces  d'artillerie ,  et  mille  hommes 
en  état  de  faire  tête  à  une  armée. 

Le  pavillon  amiral  arboré  sur  la  Liberté ,  nous 
sortîmes  de  la  Manche,  et  nous  marchâmes  dt? 


44^  MOIC   ONCLE 

conserve  jusqu'à  la  hauteur  de  Lisbonne,  tou- 
jours sous  pavillon  anglais,  pour  éviter,  avec  les 
coalisés ,  des  affaires  meurtrières  e\  inutiles  :  un 
des  principes  de  mon  oncle,  était  qu'il  ne  faut 
jamais  se  battre  où  il  n'y  a  que  des  coups  à.  gagner. 

En  entrant  dans  le  grand  océan ,  nous  essuya- 
mes^une  bourrasque,  dont  je  ferais  une  tempête 
horrible  si  je  icoulsûs,  et  que  je  vous  décrirais 
tout  comme  un  autre  ;  mais  vous  savez,  parxœur 
toutes  les  tempêtes  possibles,,  et  je  vous '  dirai, 
simplement,  que  le  Phénix  et  YUirondelle^  nos 
deux  vaisseaux 'nantais,  se  trouvèrent  tellement 
écartés,  qUe  mon  oncle  ordonna  de  f^ire  voile 
vers  les  Açores ,  rendez-vous  convenu  en  cas  d'é- 
vénement. 

Ces  îles  appartiennent  au  Portugal ,  devenu 
province  d'Angleterre,  et  avec  qui,  par  consé- 
quent, nous  étions  en  guerre  aussi.  Il  n'était  pas 
prudent  d'en  approcher  de  trop  près;  mais  mon 
oncle,  persuadé  que  les  Portugais  d'aujourd'hui 
sont  les  cadets  indignes  des  Portugais  d'AIbu- 
querque,  osa,  mouiller  à  demi  r  portée  du  canon 
de  Tercèrè ,  la  plus  considérable  de  ces  îles ,  où 
le  gouverneur  général  fait  sa  résidence.  Duhoc 
et  lui  parlaient  fort  bien  anglais.  Ils  eurent  l'ef- 
fronterie de  descendre  à  terre,  après  avoir  pris 
des  miiformes  de  marine  anglaise ,  et  lès  papiers 
de  l'ex-capitaine ,  qui  étaient  restés  dans  les  ar- 
moires.. Je  fis  ce  que  je  pus  pour  détourner:  mon 
oncle  de  ce  dessein  :  c<  Tais- toi,  morveux,  me 


THOMAS.  443 

«  dit-il.  Si  tu  continues  ainsi,  tu  ne  feras  jamais 
«  rien  de  grand ,  et ,  pour  Thonneur  de  la  famille , 
«  je  serai  obUgé  de  te  lâcher  dans  quelqu'îledé- 
(c  serte,  où  tu  ne  feras  la  guerre  qu'aux  tortues 
a  et  aux  pigeons  ramiess.  »  Il  était  homme  à  le 
faire  comme  il  le  disait.  Je  ne  répliquai  point ,  et 
je  l'abandpnnai  à  sa  bonne  .ou  mauvaise  fortune. 
Ils  entrèrent  à  Angra ,  capitale  de  Tîle ,  en  faisant 
les  agréables.  Les  factionnaires  portèrent  les  ar- 
mes k  l'uniforme  anglais,  et  le  sergent,  comman- 
dant le  poste,  se  chargea  de  conduire  ces  mes- 
sieurs chez  le  gouverneur.  C'était  un  bdn  homme 
que  ce  gouverneur ,  à  qui  on  avait  donné  le  com- 
mandement des  Açorés,  comme  oli  donnait  au- 
trefois en  France  ,  un  bénéfice  simple  ou  une 
compagnie  d'invalides.  Tout  le  monde  sait  que 
ces  emplois  n'obligeaient  à  rien ,  qu'à  en  manger 
les  émolumens,  ce  qui  n'est  pas  difQcile,  et  le 
gouvesnement  des  Açores ,  assez  négligées  par  la 
cour  de  Lisbonne ,  parce  que  leur  proximité  de 
l'Europe  les  garantit  de  toute  insulte,  pouvait 
être  considéré  comme  une  honorable  retraite. 

La  figure  du  seigneur  Almagrida,  le  gouver- 
heur  en  question,  se  dérida  à  la  vue  de  deux 
des  protecteurs  du  Portugal-  Cependant,  comme 
un  homme  en  place  ne  doit  pas  se  livrer  incour 
sidéréinent,  les  papiers  furent  scrupuleUSjement 
examinés,  et,  à  la  suite  de  l'examen,  les  préten^ 
dus  officiers  anglais  furent  coipblés  de  careiàses. 
Une  bagatelle  avait  pourtant  éinbarraissé .  mon- 


444  MOK   O^CL£ 

sieur  Almagrida  :  c'est  que  la  coonnissîou  du  roi 
Georges  ordonnait,  au  capitaine  Hunter ,  de  passer 
trois  mois  en  croisière  dans  la  Manche ,  et  il  y  a 
un  peu  loin  de  la  Manche  aux  Açores.  Mon  oncle 
répondit  à  cette  ohsenpation  ^  que  la'  tempête , 
qu'on  avait  sentie  à  Tercère ,  soufflait  nord- 
nord-est,  depuis  six  semaines^  dans  le  Pas-de-Ca- 
lais; que,  malgré  l'habileté  de  ses  manœuvres,  ses 
vaisseaux  avaient  oédé  à  l'impulsion  «du  vent; 
qu'il  avait  été  forcé  de  se  jeter  d;ms  la  grande 
mer  à  la  vue  d'une  flotte  de  cent  soixante  vais-* 
seaux  de  gtterre  français,  sortis. du  port  de  Sainte 
Valéry,  et  qu'il  rendait  grâce  à  la  tourmente  qui 
lui  procurais  l'honneur  de  1^  connaissance  du 
seigneur  Almagrida,  dont  la.  réputation  s'étend 
au-delà  des  tropiques. 

Quand  mon  oncle  parla  de  cent  soixante  vais^ 
seaux  de  ligne  sortis  de  Saint-Valcry,-  d'où  il  ne 
sort  que  des  pécheurs ,  Duboc  donna  un  grand 
coup  de  talon  sur  un  cor  aigu  et  calleux  que  portait 
le  narrateur  depuis  vingt  ans.  Thomas  fit  un  saut 
de  trente  pouces  de  haut;  Almagrida  lui  approcha 
un  fauteuil ,  et ,  ignorant  en  géographie ,  ignorant 
en  marine ,  ignorant  même  en  tactique  ,  mais 
grand  connaisseur  en  chocolat,  grand  aiûaUeur 
de  pain  béni,  grand  partisan  des  dominicains, 
du  rosaire ,  de  la  sainte  inquisition  et  du  roi  d' An^ 
gleterre ,  il  écouta ,  la  bouche  béante  et  d'un  air 
d'admiration,  toutes  les  niaiseries  qu'il  plut  à 
mon  oncle  de  lui  débiter. . 


THOMAS  445 

Après  les  explications  préliminaires ,  vinrent 
les  épaachemens ,  les  élans  d'amitié,  les  confiden- 
ces réciproques,  très-sincères  de  la  part  du  Por- 
tugais. Il  ofjfrit  à  mon  oncle  des  r^raîchissemens 
et  du  béfail  qui  furent  acceptés  sans  façon ,  por- 
tés à  bord,  et  reçus  par  ceux  de  nos  matelots  de 
Calais  et  de  Boulogne,  qui  baragouinaient  uki  peu 
d'anglais,  et  qui  trompèrent  aisément  des  Portu- 
gais ,  qui  ne  connaissaient  que  le  gôd  dam  qu'on 
leur  répétait  à  tort  et  à  travers. 

Le  seigneur  Abnagrida  fit ,  aux  officiers  anglais , 
l'honneur  de  les  prier  à  dîner  ;  madame  la  gou- 
vernante .leur  fit  l'honneur  de  leur  présenter  sa 
main  à  baiser;  mademoiselle  Almagrida  leur  fit 
l'honneur  de  jouer  des  castagnettes  ;  ils  eurent 
l'honneur  de  boire  et  de  manger  de  tout,  et,  à  la 
fin  de  tous  ces  honneurs,  mon  oncle  renvoya 
Duboc  à  bord ,  après  lui  avoir  fait  sa  leçon. 

A  l'issue  du  dîner,  Thomas  proposa  au  gouver- 
neur un  petit  tour  de  promenade  dans  sa  ville 
d'Augrà,  parce  que,  disait-il,  l'exercice  lui  était 
indispensable  pour  la  digestion;  mais  parce  qu'au 
fait ,  il  était  bien  aise  de  reconnaître  le  fort  et  le 
faible  de  la  place.  Le  vieux  seigneur  portugais , 
qui  eût  été  au  désespoir  qu'un  officier  de  marine 
anglaise  eût  une  indigestion  à  Angra,  lui  fit  faite 
trois  ou  quatre  fois  le  tour  des  remparts.  Des  forti- 
fications démantelées,  ime  garnison  de  cinq  cents 
hommes,  à  qui  dix  ans  de  séjour  avait  donné  le 
droit  de  bourgeoisie ,  et  qui  vivaient  très-bour- 


4^6  MON   OKGLE 

geoisement,  un  arsenal  k  peu  près  vide,  mais  un 
bon  fort,  défendu  par  une  batterie  formidable, 
voilà  ce  que  vit  mon  oncle. 

On  ne  se  promène  pas  sans- causer,  et  Aima- 
grida  s'arrêtait  à  chaque  instant,  et  expliquait, 
dans  tous  leurs  détails,  les  projets  qu'il  avait 
formés  pour  mettre  sa  place  sur  un  pied  respec- 
table. Ici  il  devait  élever  un  bastion;  là  une  re- 
doute; plus  loin  une  demi -lune,  et  les  bras  ne 
lui  manqueraient  pas ,  parce  qu'il  avait  cinq  cents 
prisonniers  français.  L'amiral  Nelson  les  avait  dé- 
posés à  l^rcère,  lorsqu'il  reçut  l'ordre  de  se  ren- 
dre en  diligence  dans  la  Méditerranée,  et  il  est 
tout  simple  que  des  prisonniers  gagnent  le  pain 
qu'on  leur  donne.  La  difficulté  était  de.  garnir 
d'artillerie  les  ouvrages  qu'on  allait  élever ,  et  en 
tirer  du  Portugal,  et  convertir  le  grand  turc, 
étaient  aussi  aisés  l'un  que  l'autre. 

Quel  trait  de  lumière  que  cette  ouverture,, 
poiu*  un  homme  qui  tirait  parti  de  tout!  Mon 
oncle  offrit ,  avec  empressement  et  cordialité ,  au 
seigneiu*  Almagrida,  douze  pièces  de  canon  et 
deux  cents  mousquets  qu'il  avait  pris  à  bord  d'un 
corsaire  français,  qu'il  avait  coulé  bas,  parce  qu'il 
l'embarrassait.  Monsieur  Almagrida  parut  com- 
blé de  cette  offre ,'  et  mon  oncle  n'en  remit  l'exé- 
cution que  jusqu'à  l'arrivée  de  deux  vaisseaux 
qm  composaient  le  reste  de  sa  flotille,  que  le 
dernier  coup  de  vent  avait  réparés  dé  lui ,  et  qui 
portaient  le  cadeau  dont  il  comptait  faire  hom* 


THOMAS.  44? 

mage  à  la  couronne  de. Portugal.  La  vérité,  c'est 
que  maître  Thomas  voulait,  rassembler  toutes  ses 
forces  avant  que  de  rien  entreprendre. 
'  U Hirondelle  et  le  Phénix  ïxkvent  deux  jours 
sans .  paraître ,  et  Thomas  fut  hébergé  et  logé  au 
gouvernement.  On  le  régala ,  le  premier  jour,  d'une 
grand'messe,  chantée  par  le  père  inquisiteur;  d'une 
excommunication  fulminée  contre  les  Français 
qui  font  la  guerre  au  pape;  d'un  sermon  d'une 
heure  et  demie,  et  d'une  procession  pour  attirer 
la  bénédiction  du  ciel  sur  les  armes  portugaises. 
Aux  talens  que  vous  reconnaissez  déjà  à  mon 
oncle ,  il  en  réunit  un  dont  vous  ne  l'auriez  pas 
cru.  capable,  celui  de  prendre  l'esprit  du  mo- 
ment. Il  se  mit  à  genoux  à  l'élévation;  il  n'arra- 
cha point  de  la  chaire  le  bon  moine  qui'  l'ex- 
communiait; il  ne  dormit  point  pendant  la  pré- 
dication, et  il  suivit,  sans  rire  et  sans  jurer,  le 
bon. Dieu  qu'on  promena  dans  tous  les  recoins 
de  la  ville;  mais  il  se  promettait,  intérieurement, 
de  prendre  sa  revanche  de  l'ennui  auquel  il  vou- 
lait bien  se  soumettre ,  et,  surtout,  d'apprendre  à 
vivre  au  père  inquisiteur. 

Le  lendemain,  il  y  eut  gala  au  gouvernement. 
Madame  la:  gouvernante  y  parut  décorée  d'une 
garniture  de  diamans ,  que  son  cousin ,  vice-roi 
du  Brésil,  lui  avait  envoyée.  Mon  oncle,  placé  à 
côté  d'elle,  ne  s'aperçut  plus  qu'elle  était  vieille, 
borgne  et  boîteuse;  il  ne  vit  que  ses  bijoux,  qu'il 
convoitait  avec  ardeur.  La  dame  fit  honneur  à 


448  MON    ONCLE 

■s. 

ses  charmes  du  feu  qu'elle  remarqua*  dans  les 
yeux  de  son  convive.  Il  lui  manquait ,  à  la  vérité , 
la  moitié  du  visage  ;  il  n'était  pas  très-poli  ;  mais 
il  était  très-vigoureux,  et  madame  Almagrida  ne 
trouvait  pas ,  quand  elle  voulait ,  l'occasion  de 
tromper  son  époux.  Celle-ci  lui  parut  précieuse, 
et  elle  crut  devoir  encourager  la  timidité  .de  l'of- 
ficier anglais.  Elle  lui  appliqua  cinq  à  six  coups 
de  genoux  des  plus  énergiques,  que  Th<!»ifàs  lui 
rendit  très-exactement;  eUe  se  plaignit  de  l'ex* 
cessive  chaleur;  elle  se  leva  de  table;  regarda 
tendrement  mon  oncle  de  l'oeil  qui  lui  restait ,  et 
sortit.  Thomas  s'éclipsa  à  son  tour  :  il  ne  voulait 
pas  perdre  de  vue. la  garniture  de  diamans.  Le 
seigneur  Almagrida  parlait  du  jugement  dernier 
avec  le  père  inquisiteur  ;  la  signora,  sa  fille,  écou* 
tait  un  jeune  dominicain  qui  lui  expliquait  le 
mystère  de  l'immaculée  conception;  les  autres 
n'avaient  pas  d'intérêt  à  voir  ce  qui  se  passait , 
et  mon  oncle  arriva  au  cabinet  de  toilette  de 
madame  la  gouvernante,  sans  que  personne  eût 
remarqué  sa  disparution. 

Madame  avait  déjà  détaché  une  partie  de  ses 
diamans ,  qui  faisaient  un  très-bel  effet  à  table  ; 
mais  qui  devaient  être  très  -  incommodes  à  un 
certain  jeu  que  vous  connaissez  bien.  Moif  oncle 
Faida  à  se  débarrasser  de  la  pièce  d^estomac ,  et 
la  serra,*  avec  le  reste,  dans  une  armoire  qu'il 
remarqua  parfaitement.  Madame  continua  à  se 
plaindre  de  la  chaleur,  et  Thomas  lui  coUpa  ses 


THOMAS.  4^g 

lacets;  msi^sm^i  prétendit  qu'ua.  maiwgQuia  lui 
pîqwit  le. dos,  et  Thomas,  f^i^  U  ^béi^obwt  par 
^^ymt  et.  par  d^irière,  4éçpuym.il$i$  rq io«§  q^i 
aiurawat  feit  requler  un  amateur  4§ter|nK)é  ;  waiç , 
j^  vpus  l'ai  dit>  U jayait  lesprit  <Ju  moioient,  et 
il  baisa  teqdrçipent  ces  v^iqU^j  ^P.  pemant  à 
la  bieobeureuse  armoibre.  Péjji.ipgidaaio  comptait 
s»r  «^n  dâS9art>;  te coçra. lui  battait,  ^on  œil  ua»- 
qp^e  soQurail;^  ^t  elle  ^e  laû^sail;  aller  si»*  sa  chaite 
Ippg^e,  Iwsqu'oji  appela  te.capiteiae  Hunter  de 
tou^.  l^s  coins  de  la  maison.  Le,  capitaine,  enr 
chanté  de  se  voir  tiré  d'affaire,  laissa  madame  à 
son  désordre  et  à  ses  regrejts.  Il  entra  dans  la 
salle  à  ïQanger,  ou  il  trouva  l'amiral  Duboc,  qui 
veaait  lui  annoncer  qu'on  avait  signalé  le  Phé- 
nùv.  et  VffîrQndeUe.^ 

Aussitôt  mon  oncle  prit  congé  de  monsieur  le 
gouverneur;  il  le.  remercia  des  marques  d'amiJié 
dont  ^  l'avait  comblé  ;^  il  l'engagea,  à  se  dé&dv  des 
corsaires  français  qui,  disait-<)n,  croisaient  .dans 
ces  parages,  et  ils  se  séparèrent  les  meilleur;» 
amis  du  monde. 

Thomas  revint  à  bord;  attendit  nos  d«ux  Nan- 
tais ;  assembla  tous  les  qfficiers  ;  convint  avec  eujc 
de  la  marche  et  djesdé-tails. des.  opérations^  et  les 
trois  bâtimeris  en^iirent.daaa  Je  port^  après  av/oir 
salué,  de  trois  décharges  d'artillerie ,  le  roi  de  Poih 
tugal  et  l'ami  Almagrida.        .    . 

L'affaire  était  engagée,  et  il  n'y  avait  plus 
moyen  de  reculer.  Il  fallait,  pour  réussir,  du  cou- 


"450  MON    OWCLE 

rage,  et  on  n^eii  manqùail:  pas;  il 'fallait  y  join- 
dre beaucoup  d'adresse  et  d'accord. 'La  moindre 
gaucherie  dévoilait  nos  aventuriers;  la  batterie 
portugaise  les  coulait  bas ,  presqu'à  bout  portant , 
et  le  dangeir  de  l'entreprise  les  rendit  souples  et 
soumis  au  moindre  commandement jr 

On  débarqua^  àeV Hirondelle ^  douze  pièces  de 
fort  calibre,  une  certaine  quantité  de  gargousâes, 
de  boulets  et  de  mitraille;  deux  cents  hommes, 
les  pochés  pleities  dé  cartouches ,  descendirent , 
portant  chacun  un  fusil;  deux  cents  autres^  ai'- 
mes  de  poignards  cachés,  devaient  suivre  en  dé- 
sordre, avec  l'air  seulement  de  la  curiosité. 

Dès  que  monsieur  Almagrida  eut  aperçu  ces 
premières  dispositions  des  croisées  de  la  salle, 
où  il  faisait  la  sieste,  il  envoya  poliment^  à  mou 
oncle ,  cinquante  Portugais  pour  traîner  le  canon. 
Les  affûts  de  marine  ne  sont  pas  très-roulans  ^  et 
monsieur  le  gouverneur  n'entendait  pas  que  ses 
bons  amis ,  les  Anglais ,  se  fatiguassent  en  lui  ren- 
dant un  bon  office. 

Les  Portugais  eurent  la  bonté  de  tirer  eux- 
mêmes  les  pièces.  En  avant,  marchaient  mon 
oncle  et  l'amiral  Duboc.  Derrière,  les  deux  cents, 
fusiliers  ;  enfin  les  curieux,  aux  poignards,  se  ré- 
pandirent dans  toutes  les  rues,  en  gagnant  vers 
les  différentes  portes  de  la  ville.  Trente  de  ces 
messieurs  entrèrent,  avec  un  air  béte,  dans  la  re- 
doute même  qui  commandait  le  port. 

Ils  demandèrent,  d'un  ton  de  bonhomie ,  la  per- 


THOMAS.  45l 

misi^ion  de  jouir  du  point  de  vue,  qui,  en  effet, 
iest  superbe,  et  cette  permission  leur  fut  accordée 
avec  plus  de  bonhomie  encore. 

Cependant  le  cortège  s'avançait  vers  la  grande 
place  où  est  situé  l'arsenal.  L'àmi  Almagrida  ne" 
prévoyait  pas  que  mon  oncle  mettrait  autant  de 
pompe  à  ime  chose  aussi  simple;  mais,  iûcapable 
de  demeurer  en  reste  d'honnêtetés  envers  les  su- . 
jets  de  sa  majesté  britannique,  il  fit  battre  la 
générale ,  et  mit  en  bataille ,  sur  la  place ,  toute  sa 
troupe ,  que  Thomas  croyait  surprendre  dans  ses 
casernes.  De  toutes  les  politesses  d' Almagrida, 
celle-ci  fut  la  seule  qui  lui  déplût.  Il  regardait 
Duboc  d'un  air  qui  voulait  dire  :  Qu'est  -  ce  que 
tout  ceci  va  devenir  ? 

En  effet ,  sa  position  était  critique.  Il  se  trou- 
vait, à  la  vérité,  au  cœur  de  la  place,  avec  du 
canon  et  deux  cents  hommes  bien  armés;  mais 
il  allait. avoir  en  tête  cinq  cents  Portugais  qui 
pouvaient  diablement  l'embarrasser,  pour  peu 
qu'ils  voulussent  se  défendre.  Il  résolut  aussitôt 
de  les  étonner,  et  de  les  battre  avant  qu'ils  pus- 
sent  se  reconnaître. 

Pendant  que  sa  troupe  défilait  et  se  mettait  en 
bataille,  le  drapeau  portugais  se  courbait  devant 
le  pavillon  britannique;  les  tambours  battaient 
aux  champs  ;  Almagrida  s'avançait  d'un  air  ami- 
cal ;  la  sécurité  était  entière  :  «  Garde  à  vous ,  en 
«  joue,  feu,  crie  mon  oncle!  »  Les  canons,  les 
mousquets ,   tout  part   de  •  trente   pas.    Chacun 

^9- 


452  MOK    ONCLE 

a  ajusté  son  homme  ;  la  n^oîtié  dçs  Portugais 
tombe  ;  la  baïonnette  disperse  Je  reste.  Us  jettent: 
leurs  armes,  ils  fuient,  pt  vont;  se  faire  poignar- 
der par  les  curieux^  à  qui  la  majesti^epse  lenteur 
de  la  marche  a  donné  le  tenàps  de  se  n^ettte  en 
mesure.  Au  bruit  de  la  décharge  géQénile,  ceux 
qui  s'étaient  introduits  dans  la  tçdout^,  expé- 
dient les  caponniers  i^ans  défense,  et  «enclouent 
1^  canons.  Almagrida  est  arrêté  par  ipon  oncle 
lui-même,  qui,  en  reconnaissai^cie  de  la  âianière 
noble  dqpt  il  exerçait  Thospitalité,  se  contente 
de  le  faire  garder ,  aux  arrêts ,  ches;  lui. 

C'est  beaucoup  pour  1^  gloire ,. que  dé  prendre 
une  ville  sans  perdre  un  seuj  homme;  mais  ce 
n'est  rien  pour  la  fortune,  et  c'est  de  ce  der- 
nier article  qu'on  s'occupa  sérieusement  pendant 
quatre  heures  consécutives.  Les  Portugais ,  ne 
prévoyant  aucun  péril,  n'avaient  caché  ni  leur 
or,  ni  Ipurs  bijoux,  et  la  récolte  fut  aussi  abon* 
dante  qu'on  pouvait  l'espérer  d^ne  île  qui  ne 
produit  que  du  blé ,  du  y^n  et  dii  bétail  ;  m^ 
qui  vend  ses  denrées,  fort  cher,  aux  Antilies,  qui 
en  manquent.  Les  palais ,  les  maisons ,  les  cou- 
vents ,  les  sacristies ,  les  huttes  même  furent  scru- 
puleusement visitées,  et  on  n'y  laissa  que  le 
linge  ^  les  meubles  et  les  batteries  d^  cuisine , 
dont  pn  n'avait  que  faire.  Les  objets  précieux 
furent  portés^  an^oncelés  sur  la  grande  pl^ice,  et 
confiés  aux  soins  d'une  garde  de  cinquante  hom- 
me^. Tout  se  passa  avec  uq  ordre  étonnant  de 


THOMAS.  4^3 

la  part  de  eo^saires.  On  ne  brûla  que  vingt-deux 
maisons,  et  encore  ful-ce  pktce  qit'il  fallait  d'a- 
bord occuper  les  Portugais;  on  ne  viola  que 
quinze  filles^  parce  que  led  autres  se  prêtèrent 
de  bonne  grâce;  on  tie  tua  plus  personne ,  parce 
que  c'était  inutile;  inais  tnoii  oncle,  incapable 
de  manquer  à  son  vœu,  se  fit  amener  le  père 
inquisiteur  et  dix-hûit  dbiliinicàins  à  qui  il  coupa 
les  oreilles  avec  beaucoup  de  dextérité.  Il  garera 
1^  priebr  pour  eh  faire  son  cuisinier  ;  il  donna  le 
procureàt  à  Duboc;  il  les  envoya  à  bord,  avec 
dit -neuf  religieuses,  tx>utes  neuves  ^  qu'il  avait 
fait  mettre  à  part  pour  l'usage  de  ceux  qui  n'a- 
vaient paà  pai^Hcipé  à  la  fête  ;  enfin ,  il  renvoya  les 
autres  au  couvent  chanter  des  grand'me^ses ,  et 
excommunier  les  Fradçais  tant  que  bon  leur  sem- 
blerait. 

Quand  ces  premiers  soins  furent  remplis,  et 
qu'on  put  s'occuper  des  autres ,  ob  délivra ,  avec 
appareil,  les  prisonniers  que  Pami  Al^agrida 
comptait  employer  à  la  construction  de  ses  ëpau- 
lemens  et  de  sa  demi-lune;  on  força  les  prisons 
de  l'inquisition  et  celles  de  la  justice  séculière  ; 
on  proposa  à  ciiiq  cents  cinquante  hommes ,  ren- 
dus au  grand  air,  de  courir  la  fortune  et  la  gloire 
de  leurs  libérateurs,  en  se  soumettant  aux  ré- 
glemens  de  la  société.  Le  plus  grand  nombre  s'y 
décida  avec  joie;  la  minorité  n'osa  pas  dire  ilon, 
et  ils  furent,  à  l'instant,  agrégés  au  corps,  et 
armés  avec  les  fusils  des  Poi'tugais. 


4^  BZDUV    ONGLE 

.   Comme  il  n'était  pas  prudient.de.  séjourner  long-; 
temps  à  Aagra ,  on.  embarqua ,  avec  précipitation, 
un  demi-milliou  en  lingots  ,  vaisselle  ,  or  mon- 
nayé ,  diamans  et  marchandises.  Dubo&iut  chargé 
de  surveiller  l'opération,  et  mon  onde,  qui  n'ou-? 
bliait  rien,  alla  faire  une  dernière  visite  à  l'ami 
Almagrida.   Il  en  reçut  des  reproches  sanglans 
qu'il  n'écouta  point ,  et  il  fut  droit  à  certaine  arr 
moire,  que  vous  n'avez  probablement  pas  oubliée 
non  plus.  Les  bijoux  étaient  disparus  ;  mais  mon 
oncle  pria  si  poliment  madame  la  gouvernante 
de  lui  faire  l'honneur  de  lui  dire  ce  qu'ils  étaient 
devenus;  il  ajouta,  d'une  manière  si  engageante, 
qu'il  serait  au  désespoir  d'avoir  l'honneur  de  lui 
donner  la  torture  ,  pour  la.  faire  parler ,  qu'elle 
lui  présenta  l'écrin  tant  désiré,  les  larmes  aux 
yeux ,  et  les  quatre  membres  agités  d'un  tremble- 
ment épouvantable.   Thomas  le  vida  ,  garnit  ses 
poches ,  l'intérieur  de  son  pantalon  et  de  sa  che- 
mise ,  et ,  en  rentrant  à  son  bprd ,  il  déclara  que 
la  flotille  étant  abondamment  pourvue  de  tout , 
il  ne  réclamait  rien  du  butin,  et  il  me  fit  cacher, 
sous  une  planche  que  je  levM  adroitement  dans 
sa  chambre ,  les  j3ijoux  de  madame  Almagrida , 
qui  valaient  au  moins  deux  cent  mille  francs.  Lç 
trait  n'était  pas  honnête ,  et  je  le  lui  dis  :  «  Va , 
«  me  répondit-il,  les  bénéfices  doivent  être  en 
«  proportion   du  grade  et  de  la  capacité.  Top 
«  Alexandre ,  dont  tu  me  parles  tant ,  partageait- 
«  il  avec  ses  soldats  les  royaumes  qu'il  volait?  ^ib 


I 


THOMAS.  455 

(X  trompe  les  luiepâ , .  parce,  que  j£  n'en  suis  pas. 
«.  sur ,  et  je  ne^vciis  pas  d'autre  différence  de  ton 

«  graiid  b^mme  à.moi.  » 

•'•.•■  ... 

CHAPITRE   lY. 

Suite  de  succès. 

Un  gr£^nd  homme  ^  quel  qu'il  soit ,  n^  pense  pas 
à  tout,  et  voilà  en  quoi  il  i^essen^ble  aux  $ot$.» 
que  la  ressemblance  dédompiaige.  Mon  onele  n'a- 
vait pas  pensé  qu'à  peu  de  di^ançe  de  Terçère, 
sont  les  îles  Saint-Michel,  Flçres,  du  Vio^etcfe^ 
^era;  que  ces  îles,  saqs  être  très -pourvues  de 
trpupes  ,  pouvaient  ras&emblep.  en  un  jo^r,  et 
mettre  en  mer  assez  d^  monde  pour  lui  donner 
di^  ^1  ^  retordre.  ^  ne  sayait  pas  que  les  vais- 
seaux anglais  vont,  communément,  faire  de  rea.u 
à  Saint-Michel  ;  il  n'avait  pas  prévu  davantage 
que  sa  triple  décljarge ,  dont  les  sujets  de  sa  ma- 
jesté britanpique  n'hoporent  jamais  personne, 
ne  manquerait  pas  de  donner  l'éveil.  Trèsrheu- 
reusement  pn  avait  mis  la  villç  d'Angra  dans  l'im- 
possibilité (Je  seconder  les  ennemis  extérieurs.  . 

L'armée  de  mon  oncle  étant  augmentée  d'un 
tiers  ,  il  était  tout  simple  d'augmenter  aussi  le 
nombre  de  ses  vaisseaux.  Il  trouva,  dans  le  port, 
deux  pirogues  qu'il  confisqua  encore  à  son  pro* 
fit.  Indépendamment  de  l'avantage  de  monter, 
sans  fixais,  et  de  pouvoir  ainsi  employer  utile* 


456  MON   ON€li£ 

ment  tout  son  monde ,  ce  genre  de  biitiment  lui 
convenait  singulièrement,  pour  tftËf  ènirepHses 
qui  exigent  de  l'adresse'  et  des-  fH^éeautioils^.  Us^ 
sont  propres ,  surtout ,  à  des  surprises  :  vous  en  ju- 
gerez quand  je  vous  aurai  dit  ce  que  c'est  qu'une 
pirogue. 

C'est  une  demi-galère ,  longue  de  quatre-vingt- 
di^  pieds ,  et  large  de  seize  à  dix-huit  vers  le  mi- 
lieu. Elle  porte ,  ordinairement ,  cetit  vmgt  hom- 
ntés ,  et  nage  à  voiles ,  et  à  trente-six ,  quarante , 
et  quarante -quatre  avirons.  Quand  le  vent  est 
contraire ,  ou  qu'on  craint  d'étrè  aperçu  dé  l'én^' 
tiettii ,  on  couche  les  deux  mâts  Sut  des  chan- 
deliers, ou  fourches  de  fer,  plantées  àii  iiiiliéU 
du  bâtiment.  Il  ne  tire  qtié  deut  pieds  d'eaiu ,  c^ 
qui  permet  de  longer  les  côtes ,  et  même  de  titèr 
lat  pirogue  à  terre,  si  l'on  est  poursuivi  trop  vî- 
Vetoeût. 

Comme  la  valeur  des  nouveaux  engagés  n'était 
pas  éprouvée  encore,  mon  onde  les  incorpora, 
par  tiers ,  dans  ses  vieilles  bandes ,  et  il  commit 
une  autre  imprudence;  ce  fut  de  procéder,  dans 
le  port  même  d'Angra  ,  à*  cette  organisation, 
qu'on  pouvait  faire',  en  pleine  rtier ,  avec  plus  de 
temps  9  à  la  Vérité ,  maiSr  sans  le  moindre  incon- 
vénient. Cette  opération  prit  une  partie  de  la 
liuit,  et  quand  on  voulut  appareiller,  on  fut 
frappé  de  la  vue  de  deux  fanaux ,  qui  parurent 
à  très-peu  de  di'staiice  du  port.  On  prit  les  lunet- 
tes de  nuit ,  et  on  reconnut ,  aux  signaux ,  des 


tHOMAS.  4^7 

vaisàièaux  ^nnémift.  On  ^  repentît  -  alors  d'avoir 
endetté  la  batterie  de  là  redoute  ;  oii  proposa  d'y 
monter  du  canon  de  nos  frégates ,  et  nous  étions 
en  état  de  Soutenir  un  siégé  long  et  tiieortrier  ; 
mais  on  obsérVa  que  l'opiniâtreté  même  de  la 
défense  j  né  servirait  qu'à  nous  attirer  de  nou- 
viaaiii^  ennemis  sur  les  bi^is ,  (dl  que  l'issUe  ne 
pouvait  être  qiie  funeste.  Une  garnison  égorgée, 
une  ville  pillée ,  des  maisons  brûlées ,  des  reli-* 
gieûses  violées ,  des  oreilles  coupées ,  c'était  plus 
qu'il  li'en  allait  pour  àutôHseï^  dés  représailles, 
qui  né  nous  promettaient  riéii  d'amusant.  Mbn 
ënclé  ne  cbàngea  donc  rien  à  ses  premières  dis- 
posiiidui^.  U  s6  cofiitenta  de  Aiéttfe  tous  i^es  vais^ 
sesfux  éU  travers,  pour  défendre  l'entrée  du  port, 
^  ûiï  essayait  de  la  forcer,  lîifous  passâmes  le  reste 
de  la  nuit ,  sous  les  armes ,  et  Thomas  attendit 
le  put,  pour  voir  à  qui  il  avait  affaire  ,  et  sàVoir 
à  quoi  se  déterminer. 

Lé  toléil  parut  enfin  ,  et  nous  vîmes  ,  avec 
une  forte  inquiétude ,  deux  vaisseaux  anglais  de 
soixante-quatorze  ,  et  cinq  pirogues  portugaises. 
Le  cas  était  épineux.  Mon  oncle  assembla  son  con- 
seil de  guerre ,  et  demanda  ce  qu'on  croyait  de- 
vt($ir  feire.  Les  uns  votllaieht  parlementer,  et  tâ- 
che!* dé  àurpteâére  un  des  deux  vaisseaux  pen- 
dant là  conférence;  d'àuti^efe  voulaient  qu'on  pro- 
posât de  f etfdrè  le  butin  fait  à  Tel'cère ,  à  condi- 
tion qttjà/a  âous  laisserait  là  libei^té  de  sortir  du 
port ,  et  de  gagner  îa  haute  mer  ;  pouf^  moi  ,  je 


458  MOir    ONCL£ 

pensais  que  nous 'serions  trop,  heureux  qu'on 
voulût  bien  nous  recevoir  pidsonniers  de  guêtre , 
et  nous  traiter  en  conséquence.  Mon  oncle  rom* 
pit  brusquement  la  séance,  en  disant  qûele  pre? 
mier  avis  serait  bon ,  s'il  était  praticable ,  et  «,  en 
effet,  on  ne  parlemente  pas  avec  une  flotte.  On 
fait  venir  le  chef  ,à  son  bprd ,  et  le»  bàtimens 
restent  bloqués  ,  jusqu'à  l'acceptation. ou  le  rejet 
de  la  c^pitulatioii  proposée.  Mon  oncle  ajouta, 
que  la  seconde  proposition  était  indigne  de  bra- 
ves .  gens.  «  J'aime  mieux ,  poursuit^il ,  rendre 
<c  Famé,  que  le  butin  que  nous  avons  fait.  Que 
(c  chacun  se  rende  à  son  poste ,  et  se  prépare  à 
<c  parlementer  à  coups  de  fusil.  Je  ne  me  dissi- 
«  mule  pas  le  péril  ;  mais  redoute:^  l'ignominie, et 
«  la' misère  ;  redoutez  les  traitemens  barbares  qiïe 
«  vous  réservent  les  ennemis ,  et ,  pour  y  échap- 
<<  per ,  combattons.  Du  courage ,  et  un  feu  d'en- 
<c  fer,  f.....;  je  ne  connais,  je  ne  veux  connaître 
ce  que  cela.  »  Aussitôt ,  le  rhum  circule  à  pleins 
brocs,  les  coeurs  se  raniment ,  et  on  sort  du  port 
d'Angra ,  résigné  à  tous  les  évèneraens. 

La.  frégate  la-  Liberté  marchait  entre  l'Hiron- 
delle, et  le  Phénix ,  et  une  pirogue  était  à  chaque 
aile.. Nous  formions  une  ligne  serrée,  et  nous  pa- 
raissions présenter  à  l'ennemi  un  combat  réglé , 
où  la  supériorité  de  son  artillerie  lui  assurait  da- 
vantage. Les  Anglais  imitèrent  notre  manoeuvre. 
Les  deux  vaisseaux  se  serrèrent ,  les  pirogues  por- 
tugaises s'étendirent  circulairement  sur  les  côt^s  , 


*  * 


THOMAS.  459 

pour  qu  aucun  de  nous  ne  pût  échapper.  Cha- 
cun gardait  son  feu,  et  attendait  le -nKHnent. 
Nous  avançâmes  ainsi  jus<{ii'àdemi-pGprtée  du  ca- 
non, sans  que ,  de  part  ni  d'autre,  on  eût  brûlé 
une  amorce. 

Tout  à  coup,  mon  oncle  change  de  direction. 
Il  présente  Tavant ,  et  cingle  droit  .entre  les  deux 
vaisseaux  anglais.  Le  Phéniic  et  \ Hirondelle  font 
le  même  mouvement ,  pour  passer  en  dehors., 
l'un  à  droite ,  l'autre  à  gauche  des  deux  bàtimens 
ennemis  ,  et  nos  •  pirogues  s'accoUent  chacune  à 
un  nantais,  dont  l'élévation  les  garantissait  de 
l'artillerie. 
-  Les  Anglais  jugèrent  notre  dessein ,  etr  ils  ne 
purent  s'y  opposer,  parce  que  nous  avions  le 
vent.  Ils  se  rapprochèrent  davantage,  espérant 
nous  couler  tous  les  trois.  Nous  avions  toutes 
nos  voiles  dehors;  notre  monde  était. disposé  su? 
les  deux  côtés  de  la  Liherté,~V^&  un  homme  au 
canon;  tout  était  sur  les  ponts,  sur  les  gaillard^, 
dans  les  hunes ,  le  fusil  à  la  main ,  et  deux  forts 
pistolets  à  la  ceinture.  Mon  oncle,  au  pied  de 
son  grand  mât ,  encourageait  ses  gens ,  et  leiu^ 
recommandait  de  tirer  juste. 

Nous  passâmes  enfin ,  et  nous  essuyâmes ,  de 
bas-bord  et  de  tribord ,  deux  décharges  terribles 
qui  emportèrent  notre  beaupré  et  notre  mât  de 
misaine.  Nous  reçûmes  cinq  boulets  à  l'eau  ;  mais 
notre  . mousqueterie  joua  si  vivement,  et  avec 
tant  de  bonheur  ;  les  équipages  de  V Hirondelle  et 


l^So  MOK   ONGLE 

àxi Phénix  nous  secondèrent  û  bien,  en  longeant 
Iqs  flancs  extérieurs  des  deux  vaisseaux  ennemis  ^ 
que  leurs  ponts  furent,  en  un  instant,  jonchés 
de  morts.  Nqus  les  avions  dépassés  d'une  portée 
de  mousquet ,  qu'ils  n'avaient  fait  aucun  mouve- 
ment pour  nous  suivre.  Nous  étions  cependant 
dans  un  état  déplorable.  h'Hirondellé  avait  perdU 
son  grand  mât  ;  le  Phénix  atait  ses  manoeuvres 
hachées  ;  deux  cents  de  nos  gens  étaient  tiiés  ou 
hors  de  combat  ;  mais  les  Anglais  avaient  perdu 
la  moitié  de  leur  monde.  Nôtre  intrépidité  les 
avait  découragés ,  notre  bonheur  fit  le  reste. 

Nous  vîmes  les  deux  vaisseaux  entrer  dans  le 
port  d'Angra.  Les  pirogues  portugaises  n'avaièjit 
pris  aucune  part  au  combat ,  et  s'y  étaient  réfu- 
giées les  premières.  Maîtres ,  alors ,  de  la  route 
que  nous  voudrions  tenir ,  nous  tournâmes  vers 
les  Antilles ,  et  nous  avançâmes  lentement ,  en  ré* 
parant,  de  notre  inieux,  nos  gréemetis  et  la  car- 
casse de  la  Libertés  On  travailla ,  pendant  trente* 
six  heures ,  à  pomper ,  siir  cette  frégate ,  l'eau 
qui  nous  gagnait  sensiblement.  Nous  en  eûmes 
jusqu'à  trente-deux  pouces  dans  la  cale.  Nos  reli-' 
gieuses  y  étaient  descendues,  et  priaient  Dieu 
de  les  soustraire ,  par  une  prompte  noyade ,  aux 
plaisirs  illicites  qui  leur  étaient  réservés.  Leui* 
ferveur  n^  fit  ni  chaud ,  ni  froid.  Les  trous  des 
boulets  furent  enfin  bouchés,  et,  dès  le  troisième 
jour,  nous  voguâmes ,  avec  assez  de  facilité. 

Quand  ceux  qui  se  portaient  bien  furent  rassu- 


THOMAS.  4^1 

rés  sur  leur  existence,  on  s'occupa  des  blessés. 
Mon  oncle  n'avait  pas  de  chirurgien  à  son  bord , 
parce  qu'il  l'avait  oublié ,  ou  parce  qu'il  se  croyait 
invulnérable.  C'est  moi  qui ,  le  Pharmacien  fran- 
çais à  la  main ,  exerçais  la  médecine ,  comme  tant 
d'autres,  aux  dépens  de  qui  il  appartenait.  En 
récompense ,  les  Nantais  avaient  d^ux  jeunes 
gens  qui  coupaient  très-joliment  un  bras  et  une 
jambe.  Ils  coupèrent  tant ,  et  je  médicamentai  si 
bien  nos  blessés ,  qu'il  n'en  guérit  aucun.  Ils  lais- 
sèrent leur  part  à  des  camarades  qui  les  regret- 
tèrent peu ,  qui  oublièrent  promptement  les  dan- 
gers qu'ils  avaient  courus ,  et  on  ne  pensa  plus 
qu'à  se  divertir.  Nos  nonnettes  furent  fêtées  am- 
plement ,  et  trouvèrent  fort  bon  ,  ce  qui  leur 
causait  tant  d'efirpi.  £lles  se  plaignaient  seule- 
ment de  la  quantité,  et  on  leur  répondait  :  Abon- 
dance de  biens  ne  nmt  pas;  ce  qui  n'est  pas  tou- 
jours yrai. 

Mon  oncle  avait  dessein  de  gagner  Sain t-Do* 
mingue  ou  la  Martinique  ,  afin  d'y  mettre  ses 
vaisseaux  en  carène ,  et  d'y  faire  rafraîchir  ses 
équipages  ;  mais ,  l'homme  propose  ,  et  Dieu  dis- 
pose, dit  le  proverbe.  Un  petit  navire,  chargé 
de  sucre ,  que  nous  primes  à  soixante  lieues  des 
Antilles ,  dérangea  ce  projet.  Le  capitaine  nous 
apprit  que  tqut  était  en  combustion  dans  les  iles 
françaises  ;  que  les  habitations  étaient  détruites  ; 
que  les  noirs  et  les  blancs  s'y  égorgeaient.  Il  était 
fort  égal  à  mon  oncle  que  les  nègres  fussent  li- 


46^  MON   ONCLE 

bres  ou  esclaves ,  et  qu'ils  rendissent  ou  non  à 
jëurs  maîti^es  le  mal  qu'ils  en  avaient  reçu  ;  .mais 
il  voulait  quelques  semaines  de  repos,  et  il  n'en 
pouvait  attendre  dans  des  lieux ,  où  il  faudrait 
nécessairement  épouser  un  des  deux  partis.  Il  ré- 
solut donc  d'aller  à  Saint-Thomas ,  où  il  se  -pro- 
posait de  jouir  de  tous  les  avantages  de  la  neu- 
tralité. 

Cette  île ,  une  des  dernières  au  nord  des  An- 
tilles, appartient  aux  Danois.  Son  teirain  sablon- 
neux est  peu  propre  à  la  culture ,  et  elle  ne.  doit 
son  opulence  qu'à  un  port  excellent ,  qui  peut 
contenir  cinquante  gros  vaisseaux.  Il  est  très- 
fréquenté  par  les  corsaires ,  qui ,  pour  éviter  les 
<ljroits  exorbitans  qu'on  exige  d'eux  dans  les  éta- 
blis^emens  anglais  et  français  j  viennent  y  vendre 
leurs. marchandises.  U  sert  aussi  d'asile ,  en. temps 
de  guerre ,  à  tous  les  bâtimens  marchands  ;  il  est , 
enfin ,  l'entrepôt  d'une  foule  d'échanges ,  qu'on 
ne  peut  faire  ailleurs  avec  autant  de  bénéfice  et 
de  facilité. 

L'indiscrétion  d'un  des  matelots,  pris  à  bord 
du  petit  sucrier,  changea  encore  «une  partie  de 
ce  plan.  Cet  homme  parla  d'une  flotte  de  trente 
voiles  qui  devait  sortir,  au  premier  jour,  de  Port- 
Boyal  de  la  Jamaïque ,  sous  l'escorte  de  quatre 
vaisseaux  de  ligne  et  de  deux  frégates.  Tout  le 
monde  connaît  la  richesse  des  cargaisons  de  la 
compagnie  des  Indes  anglaises.  Celles  de  la  Ja- 
maïque sont  composées  d'indigo ,  de  sucre ,  de 


THOMAS.  4^5 

tàfé ,  dé  cdchenille ,  et  des  denrées  les  plus  pré- 
cieuses d'Amérique.  II  n'en  fallait  pas  tant  pour 
allumer. la  cupidité  de  mon  oncle  et  de  ses  gens; 
mais ,  comment  attaquer  des  forces  aussi  supé- 
rieures ?  Les  vaisseaux  de  la  compagnie  seuls ,  du 
port  de  huit  cents  tonneaux,  et  de  quarante  à 
cinquante  pièces  de  canon ,  étaient  plus  que  sut 
fisans  pour  écraser  notre  flotille.  La  ruse  pouvait 
réussir,  et  c'est  à  quoi  mon  oncle  se  détermina.  Il 
mit  nos  trois  vaisseaux  en  sûreté  dans  le  port  de 
Saint-Thomas;  il  laissa  le  soin  des  affaires  géné- 
rales à  un  conseil  d'administration,  composé  de 
Duboc  tout  seul  ;  il  me  recommanda  particulière- 
ment ses  diamans  ;  il  mit  sur  nos  deux  pirogues 
des  vivres ,  trois  cents  hommes  choisis  et  bien  ar- 
més ,  et  il  partit ,  en  nous  disant  que ,  s'il  ne  re- 
paraissait pas  dans  quinze  jours ,  nous  pouvions 
le  croire  tué ,  et  agir  en  conséquence. 
*  Je  n'étais  pas  fâché  de  faire  trêve  à  mes  ex- 
ploits ;  nos  gens  en  étaient  plus  aises  encore.  Il 
fallut  rendre ,  en  pays  neutre ,  la  liberté  à  nos  re- 
ligieuses ;  mais  cela  coûta  peu  :  elles  rechignaient 
toujours ,  et  puis ,  on  en  était  las.  On  se  jeta  à 
corps  perdu  dans  les  négresses  et  dans  les  ca- 
barets. Une  partie  du  butin  ,  fait  .à  Tercère  , 
cirùula  parmi  les  Danois  ;  mais  tout  le  monde 
était  Épais  ,  gaillard ,  dispos ,  et  prêt  à  rentrer  en 
danse. 

Pour  moi ,  qui  préfère  le  blanc  au  noir,  et  qui 
ne  trouve  aucun  plaisir  à  laisser  ma  raison  au 


464  MON    ONCLE 

fond  d'une  bouteille ,  j'avais,  distingué  la  petite 
sqeur  Léouojw,  bruHQ  de  dii^-huit  ans,  ai»  for-r 
mes  séduisantes ,  d'une  figure  ang^iqu^ ,  et  d'un 
caractère  excellent*  £lle  avait  subi  le  sort  ccm- 
mun,  et  je  ne  pouvais  lui  eu  foire  uaxriiue  :  Lur 
crèce,  elle-même,  y  eût  passé.  Je  n'avais  ps^  même 
osé  essayer  de  la  soustraire  à  ces  atteutajts  miil* 
tipliés  :  le  réglemeni;  était  formel ,  et ,  à  la  moinr 
dre  altercation ,  entre  l'équipage  et  moi ,  mon 
oncle  L'eût  fait  noyer  impitoyablem^^nt..  Je  souf- 
frais beaucoup  ;  mais  je  tenais  à  ss^  conservation, 
£n6n,  je  lui  fis ,  à  Saint-Thomas ,  des  proposUions 
qu'elle  écouta  favorablement.  Elle  n'avait  jamais 
aimé;  mes  moeurs  douces  la  déterminèrent.  Je 
m'assurai ,  par  serment ,  qu'on  m'en  laisserait  la 
propriété  absolue 9  et  je  la  pris,  con^me  on  prend 
tous  l^s  jours ,  une  veuve  de  plusieurs  iparis. 

Dubourg)  le  capitaine  de  V Hirondelle,  se.  dé- 
goûta encore  des  négresses,  et  se  qiaria^  publi- 
quement à  une  anglaise,  qui  aya^t  eu  s^ussî,.  mais 
très -volontairement,  un  très'-grand  nombre,  de 
maris.  Ce  qu'il,  bii  dit ,  en  sortant  du  temple  ^  mé- 
rita d'être  rapporté,  a  Je  ne  den^ande  ps^s  qe^mpte 
(c  du  passé,  vous  n'étiez  pas  à  moi;  nuiis  si  vcius 
«  me  manquez  à  Taveuir,  celui-ci  (eu, frappant 
«  sur  le  canon  de  son  fusil  )  nei  vous  manquera 
«  pas.  >x 

Onze  jours  s'étaient  écoulés  depuis  le  départ 
de  mou  oncle.  Le  douzième ,  deux  vaisseaux  an- 
glais vinrent  amarrer  à  côté  des  nôtres.  Amis  et 


THOMAS.  465 

ennemis  vivent  à  Saint-Thomas,  en  assez  bonne 
intelligence ,  parce  que  le  goùyernement  sait  faire 
respecter  sa  neutralité.  Nous  étions  fort  insou- 
ciàns  sur  le  compte  de  ces  nouveaux  voisins,  et 
lious  continuions  à  fumer  et  à  rire ,  lorsque  nous 
vîmes  sortir,  de  ces  bâtimens,  mon  oncle  et  tous 
ses  gens.  «  Bonne  nouvelle,  bonne  nouvelle,' 
a  nous  cfia-t-il  ;  deux  millions ,  au  moins  !  »  Ce 
fut  là  son  bonjour.  * 

Aussitôt  des  cris  de  joie  s'élèvent  de  toutes 
parts.  On  court,  on  s'empresse ,  c'est  à  qui  embras- 
sera le  premier*  le  général  Thomas.  On  l'enlève, 
on  le  porte  au  cabaret,  on  fait  servir  un  magni- 
fique festin,  on  boit,  -on  s'enivre,  et  Thomas, 
en  faisant  raison  à  tous,  raconte  les  détails  de 
son  expédition. 

Il  était  parti  avec  un  vent  frais;  il  avait  laissé, 
à  sa  droite ,  l'île  des  Crabes ,  et  courait  trois 
lieues  à  fheure  à  la  vue  de  Porto-Ricco.  Le  len- 
demain, il  se  trouva  à  une  lieue  de  Saonà,  petite 
île,  au  sud  des  possessions  espagnoles  de  àaint- 
Domingue.  Il  comptait  arriver,  à  la  fin  du  jour, 
à  la  hauteur'  de  la  partie  *  française  de  cette  île; 
mais  une  escadrille  espagnole,  qui  croisait  con- 
tinuellement dans  ces  parages ,  pour  intercepter 
les  contrebandiers,  se  montra  tout  à  coup  der- 
rière lui,  à  la  pointe  de  l'Espâda,  et  lui  donna 
la  chasse.  Thomas  n'était  pas  en  foi'ce,  et' la  vic- 
toire ne  lui  aurait  pas  valu  une  piastre.  Il  fdrça 
donc  de  voiles  et  de  rames;  mais  l'ennemi  ga- 
JF.  3o 


466  MON  ONGLE 

gnait  considérablement  sur  lui,  et  il  ne  lui  resta 
d'autre  ressource,  que  de  ^se  jeter  sur  la  cote 
espagnole  même. 

'  .Cou? ert  '  par  l'île  de  Saona ,  il  entra  dans  la 
rivière  de  Quibo ,  ploya  ses  voiles ,  baissa  ses 
mâts,  tira  ses  pirogues  dans  des  mangles ,  plantes 
mannes  assez  élevées ,  qui  croissent  en  abondance 
aux  deux  côtés  de  l'embouchure  de  cette  rivière, 
il  en  fit  arracher  une  certaine  quantité,  dont  il 
couvrit  les  pirogues  et  les  hommes  qui  les  mon- 
taient, et  on  attendit  en  silence,  et  en  enrageant, 
qu'il  fût-  nuit  pour  se  remettre  en  mer. 

On  avait  passé  ainsi  une  partie  dé  la  journée, 
lorsqu'une  des  vedettes ,  qu'on  avait  placées  dans 
l'eau  et  les  mangles  jusqu'au  cou,  se  replia,  et 
dit  avoir  vu  une  pirogue,  qui  venait  <le  s'arrêter 
pour  pai4er  à'Un  homme  à  cheval,  et  qui  parais- 
sait descendre  la  rivière.  Thomas  fit  rentrer  ses 
vedettes  à  bord ,  jeta  à  l'eau  les  mangles  qui  les 
couvraient,  et  que  le  soleil  avait  déjà  desséchées; 
il  en  arracha  de  fraîches,  se  renfonça  avec  son 
monde  dans  ses  pirogues  ,  et  continua  d'observer 
le  plus  profond  silence. 

li  était  à  présumer  que  le  bâtiment  espagnol 
passerait  debout ,  et  mon  oncle  n'avait  nulle  en- 
vie de  l'inquiéter.  Pas  du  tout  ;  cette  chienne 
de  pirogue  aborda,  à  vingt  pas  au-dessus  des 
nôtres;  l'équipage  la  tira  à  terre,  et  se  couvrit 
de  mangles  à  son  tour. .  Thomas ,  qui  se  trou- 
vait, par  hasard,  le  plus  près  de  l'ennemi,  exa- 


j 


THOMAS.  467 

minait  tout  à  travers  sa  feiiillée,  et  ne  savait 
que  penser  de  cette  manœuvre.  Oh  parlait  haut  ; 
mais  il  ne  savait  pas  un  mot  d'espagnol.  Un  grand 
vaurien  de  moine,  renégat,  qu'il  avait  tiré  des 
prisons  de  l'inquisition  de  Tercère,  et  à  qui  il 
avait  laissé  les  oreilles,  en  faveur  dé  son  arpos- 
tasie ,  se  glissa  à  côté  de  lui ,  et  lui  servit  d'in- 
terprète. 

.  «  S'ils  entrent  dans  cette  rivière ,  disait  un 
«  espagnol,  il  est  impossible  qu'ils  nous  décou- 
«  vrent.  Il  est  fort  heureux ,  continuait  un  autr^ , 
«  qu'ils  aient  été  vus  par  notre  flottille. — Et  plus 
a  heureux  encore  qu'elle  ait  détaché  un  canot 
(c  pour  en  donner  avis.  Par  saint  Jacques,  re- 
«  prit  un  troisième,  tout  cela  n'était  rien,  si  on 
«  n'eût,  à  l'instant,  expédié  d^s  courriers  potir  les 
<e  rivières  voisines.  —  Il  était  temps  que  celui-ci 
(c  nous  joignit  ;  une  heure  plus  tard  ,  et  nous 
a  étions  en  pleine  mer.  —  Où  nous  aurions  peul- 
«  être  été  rencontrés  par  ces  enragés-là.  —  Je  Je 
(X  crois.  Aussi' le  parti  le  plus  sage  est  d'attendre 
«  ici  la  nuit.  Alors  nous  remonterons  la  rivière , 
«  et ,  pour  ne  rien  donner  au  hasard ,  j'enverrai 
(€  l'or  à  Samana.  » 

«  Ah!  coquins,  vous  avez  de  l'or!  dit  tout  bas 
«  mon  oncle;  il  n'ira  point  à  Samana.  »  Rien  n'é-* 
tait  plus  aisé  que  de  réduire  ces  Espagnols  k 
force  ouverte.  Il  n'était  pas  même  probable, 
qu'en  les  attaquant  brusquement,  ils  opposassent 
de  résistance;  mais  il  pouvait  s'en  échapper  \\n 

3o, 


468.  MON    ONCLE 

certain  nombre  qui  se  répandrait  de  tous  côtés, 
et  qui  donnerait  l'alarme.  La  flottille  pouvait  ne 
s'être  pas  éloignée  de  la  côte ,  et  alors  on  se  trou- 
verait entre  deux  feux.  Il  fallait  donc ,  pour  avoir 
For  sans  s'exposer  inconsidérément,  surprendre 
et  détruire  jusqu'au  dernier  des  ennemis. 

Mon  oncle  était  trop  près  des  Espagnols ,  pour 
que  l'équipage  de  sa  pirogue  pût  faire  le  moindre 
mouvement  sans  être  vu  ou  entendu.  Son  second 
bâtiment  était  à  trente  pas  au-dessous.  Il  passa 
à  l'autre  bord  du  sien,  se  dégagea  doucement 
d'entre  ses  branchages,  se  laissa  glisser  à  terre, 
et  se  traîna  sur  les  mains  et  les  genoux,  caché 
par  les  mangles  qui  l'environnaient. 

Les  Espagnols  avaient  ausssi  placé  une  senti- 
nelle sur  le  bord  d^  l'eau  ,  et  comme  on  ne  voit 
pas  tout  à  travers  les  feuilles,  moil  oncle  ne  se 
doutait  de  rien.  Il  n'était  pas  à  dix  pas  de  sa 
pirogue  5  qu'un  chien  vint  tourner  autour  de  lui, 
le  nez  au  vent  et  la  queue  en  trompette.  Tho- 
mas ,  alors ,  soupçonna  quelque  chose ,  et  l'ennemi 
le  plus  dangereux  dans  le  moment ,  c'était  le 
chien,  qui  pouvait  aboyer.  Heureusement  pour 
mon  oncle ,  il  ne  sentait  ni  le  nègre-marron ,  ni 
l'habitant  originaire  de  l'Amérique ,  que  les  chiens 
espagnols  chassent ,  comme  les  nôtres  le  sanglier 
ou  le  cerf.  Il  présenta  à  celui-ci  un  morceau  de 
biscuit ,  l'animal  s'approcha.  Thomas  le  saisit 
par  le  cou ,  et  l'étrangla  sans  qu'il  pût  jeter  un  cri. 

Il  était  clair  que  la  voie  que  le  chien  avait 


THOMAS.  469 

tracée  dans  les  mangles,  le  mènerait  droit  à  la 
vedette.  Il  suivit  cette  route ,  en  agitant  les 
branches  à  droite  et  à  gaucte,  pour  imiter  le 
mouvement  de  la  queue  du  chien.  Bientôt  il  dis- 
tingua les  deux  jambes  de  l'Espagnol,  qui  était 
assis,  son  fusil  à  son  côté.  Thomas  se  détourna 
alors  pour  le  prendre  par  derrière,  et,  le  saisis^ 
sant  aux  cheveux ,  il  l'assomma  sur  la  place  avec 
le  pommeau  de  son  pistolet. 

Après  cette  expédition ,  il  parvint  à  sa  seconde 
pirogue.  Il  en  fit  descendre  l'équipage  avec  pré- 
caution, et  dans  le  plus  grand  silence.  Toujours 
courbé  sous  les  mangles,  on  se  coula  lentement , 
et  avec  ordre,  sur  le  haut  du  rivage,  on  fila  der- 
rière les  rochers ,  et  on  remonta  à  cinquante  pas 
au-dessus  des  Espagnols,  qui  comptaient  sur  la 
vigilance  de  leur  sentinelle,  et  qui  continuaient 
de  causer  assez  librement. 

Des  réflexions  très-simples  avaient  décidé  le 
plan  d'attaque  de  mon  oncle.  Il  avait  jugé  que 
s*il  était  vu  de  l'ennemi ,  les  fuyards  remonte- 
raient infailliblement  la  rivière,  et  il  avait  voulu 
leur  couper  la  retraite.  Si,  contre  toute  appa- 
rence, ils  fuyaient  vers  la  mer,  ils  tombaient 
dans  les  mains  de  ceux  qui  étaient  dans  sa  pre- 
mière pirogue ,  et  il  était  difficile  qu'il  en  échap- 
pât aiicun. 

Un  obstacle  imprévu ,  et  impossible  à  prévoir , 
arrêta  mon  oncle  net.  La  nature  du  terrain  n'était 
plus  la  même.  Il  fallait  marcher  vingt  pas  à  décou- 


47^  MON   ONCLE^ 

vert,  avant  que  de  redescendre  dans  les  mangles, 
et  des  habits  rouges,  blancs  et  noirs  devaient  frap- 
per l'œil  le  moins  attentif.  Il  fit  faire  halle  à  son 
monde;  il  rétrograda  avec  trente  des  plus  vigou- 
reux; retourna  plus  bas  encore  que  le  lieu  d'où 
il  était  parti;  fit  arracher  une  quantité  considé- 
rable de  plantes,  en  fit  faire  trente  fagots  qu'on 
apporta  à  l'endroit  où  les  autres  attendaient.  On 
délia  les  bottes,  on  les  étendit,  on  en  forma  une 
espèce  de  haie,  que  quinze  hommes  de  front 
portaient  devant  çux ,  et  qui  masquait  la  totalité 
de  la  troupe. 

Si  les  Espagnols  avaient  été  à  découvert,  ils 
auraient  sans  doute  remarqué  cette  verdure  qui 
semblait  marcher;  mais,  enveloppés  eux-mêmes 
de  branchages ,  et  environnés  d*objets  de  la 
même  couleur,  qui,  tous,  se  fondaient  ensemble 
dans  l'éloignement ,  ils  ne  pouvaient  s'apercevoir 
du  stratagème  sans  line  extrême  attention ,  qu'ils 
n'auraient ,  d'ailleurs ,  donnée  qu'à  ce  qui  se  pas- 
sait au-dessous  d'eux  :  ils  n'attendaient  pas  d'en- 
nemis au-dessus. 

Mon  onde  et  les  siens  descendirent  donc  ainsi 
jusqu'au  bord  de  la  rivière,  et  il  fallut ,  de  nou- 
veau, avancer  sur  les  mains  et  les  genoux.  Plus 
on  approchait  des  Espagnols,  plus  on  avait  d'ar- 
deur, et  plus  aussi  on  prenait  de  précautions.  On 
se  traînait  sur  le  ventre;  à  peine  osait -on  écarter 
les  mangles  ;  on  retenait  son  haleine ,  on  s'arrê- 
tait, on  prêtait  l'oreille ,  on  avançait  encore ,  on 


THOMAS.  47^ 

était  trempé  de  sueur,  excédé  de  fatigue,  hale- 
tant de  soif.  La  plupart  avaient  les  genoux  et  les 
mains  déchirées  ;  mais  il  y  avait  de  For  à  dix  pas  ^ 
et  on  ne  sentait  ni  la  douleur,  ni  le  besoin. 

La  pirogue  fut,  enfin,  enveloppée  de  toutes 
parts,  sans  que  les  Espagnols  pussent  avoir  le 
moindre  soupçon  :  ils  dormaient.  Le  signal  con- 
venu était  un  coup  de  sifflet  que  devait  donner 
mon  oncle.  Quand  il  croit  ses  gens  en  mesure, 
le  coup  de  sifflet  part.  Tous  se  lèvent  à  la  fois  ; 
les  branchages  sont  arrachés;  les  poignards  jouent  ; 
le  sang  ruissdle  ;  tout  meurt ,  et  l'or  est  conquis; 

C'étaient  des  lingots  pour  la  valeur  de  3oo,ooo 
francs,  qu'on  portait  à  Samana.  Depuis  que  les 
Espagnols  étaient  en  guerre  avec  la  France,  ils 
n'expédiaient. plus  de  galions  du  continent.  L'or 
s'embarquait,  par  parties,  sur  de  petites  barques 
qui  échappaient  aisément  aux  corsaires.  On  le 
rassemblait  à  Samana,  à  Porto  -  Ricco ,  à  l'île  de 
Cuba ,  et  on  attendait  le  départ  de  la  flotte  de  la 
Jamaïque,  pour  le  faire  convoyer  en  Europe. 

Celui  que  mon  oncle  venait  de  gagner  fut 
porté  à  son  bord;  les  cadavres  des  Espagnols  fu- 
rent recouverts  de  mangles,  et  les  Français  ne 
pensèrent  plus  qu'à  s'éloigner.  Le  jour  était  à 
son  déclin;  ils  remirent  leurs  pirogues  à  flot,  et 
hissèrent  leurs  voiles.  Ils  sortirent  de  la  rivière 
de  Quibo,  à  l'entrée  de  la  nuit,  ainsi  qu'ils  l'a- 
vaient projeté  ;  mais  avec  des  richesses  qu'ils 
n'attendaient  pas ,  et  ils  avaient  vengé  ,  sans  le 


47^  MOlC   ONCLE 

savoir ,- le  sang  indien ,  sacrifié  par  flots  à  la  soif 
de  ce  métal. 

Pour  éviter  Fescadrille  espagnole ,  qui  ^  proba- 
blement,  cherchait  mon  oncle  sur  la  direction 
qu'il  avait  paru  suivre ,  il  jugea  k  propos  de  re- 
tourner à  la  pointe  de  FËspada.  Il  repassa  devant 
Porto -Ricco,  et  longea  l'île  de  Saint-Domingue 
par  Samana,  le  port  Plata,  le  cap  Français ,  et 
l'île  de  la  Tortue;  enfin,  il  arriva^  sans  faire  de 
rencontres  fâcheuses,  à  la  pointe  du  cap  de 
IMbyesi,  la  partie  de  l'île  de  Cuba  la  plus  voisine 
de  Saint-Domingue ,  où  la  flotte  de  la  Jamîaque 
devait  nécessairement  passer.  Le  bras  de  mer, 
qui  sépare  les  deux  îles ,  est  large  d'environ  vingt 
lieues;  mais  les  Anglais,  ennemis  de  la  France, 
alliés  alors  de  l'Espagne,  je  ne  sais  pas  pourquoi, 
devaient  s'éloigner,  dans  le  passage  de  ce  détroit, 
de  l'île  de  Saint-Domingue,  et  se  rapprocher  de 
celle  de  Cuba. 

Pour  ne  pas  se  faire  de  querelles  avec  les  insu- 
laires espagnols ,  mon  oncle  avait  arboré  leur 
pavillon ,  en  se  rangeant  sous  ce  cap  de  Mayesi. 
Tenant  la  mer  le  jour,  pour  observer  ce  qui  pas^ 
sait  dans  le  canal,  revenant  la  nuit  dormir  en 
paix  sous  une  cote  escarpée ,  il  attendit  que  la 
fortujoe ,  dont  il  était  l'enfant  gâté ,  je  ne  sais  pas 
enool^e  pourquoi ,  le  comblât  de  nouvelles  fa* 
veurs. 

Le  sixième  jour ,  cette  flotte ,  si  ardemment 
attendue,  parut  comme  une  foret  qni  couvrait 


THOMAS.  473 

j^'Qcéaii.  Les  quatre,  vaisseaux  de  ligne.inarchaieot 
sur  la  droite  9  pour  défendre  le  convoi  du  coté 
de  Saint-Domingue;  une  frégate  faisait  l'ayant- 
garde,  et  la  seconde  se  tenait  à  l'arrière  pour 
veiller  sur  les  bâjtimens  qui,  plus  pesamment 
chargés,  ou  moins  bons  voiliers  que  les  autres, 
auraient  peine  à  sqivre  le  corps  de  la  flotte.  Mon 
oncL$  cingla  droit  ^u  milieu  des  ennemis  9  comme 
s'il  fut  parti»  de  Cuba  pour  Porta-Ilicco.  Quand 
il  approcha  du  centi»  de  ces  châteausr.flpttaQS, 
dont  le  moindre  avait  vingt  piedsde  bord  au- 
dessus  de  ses  pirogues ,  il  fut  hélé  selon  l'usage. 
Le  moine  renégat  répondit  qu'ils  étaient  Espa- 
gnols ,  et  qu'ils  allaient  charger  du  coton  à  Portor 
Ricco.  On  leur  demanda  pourquoi  leurs  équipa? 
g^s  étaient  si  noo^reux?  Le  moine  répondit  que 
c'était  pour  se  défendre  contre  des  corsaires  fran- 
çais, qui  avaient  pillé  les  Portugais  et  les  £^a«o 
gnols  de  Saint-Domingue,  et  qui  s'étaient,  disait- 
on,  retirés  à  la  Tortue. 

L'offîcier  qui  commandait  le  oonVoi,  avait,  en 
effets  .rencontré  l'escadrille  espagnole,  qui  avait 
donné  la  chasse  à  mon  oftcle.  Il  en  avait  appris 
les  détails  du  coup  de  main  de  Quibo,  et,  comme 
il  laissait  peu  de  forces  maritimes  dans  les  pos^ 
sessions  anglaises,  il  crut  de  l'intérêt  du  com-^ 
merce  ^  de  détruire ,  en  passant ,  un  ennemi  qui 
pouvait  se  fortifier  chaque  jour.  Il  fit  signal  à  la 
frégate  de  l'arrière  de  se  porter  sur  la  Tortue ,  de 
chercher,  de  combattre  les  corsaires,  et  de  re- 


474  MON  oarcLE 

joindre ,  dans  la  grande  mer;»  le  convoi  ,^  qui  ne 
marobait  pas ,  à  beaucoup  près ,  comme  un  bâti- 
ment- léger. 

Cette  réponse  du  renégat ,  faite  au  hasard ,  ser- 
vit singulièrement  mon  oncle.  Si  cette  frégate 
eut  conservé  sa  position ,  il  lui  eût  été  impossible 
de  rien  entreprcindre.  Son  éloignemerit  lui  ren- 
dit l'espérance.  Cependant,  il  ne  pouvait  rien  ten- 
ter que  la  nuit  :  cette  quantité  de  ^il«s  marche 
à  la  vérité  à  une  certaine  distance;  mais  elles  ne 
se  perdent  pas  de  vue ,  et  sont  toujours  à  portée 
de  se  secourir. 

ir fallait  un  prétexte  à  mon  oncle  pour  passer 
le  reste  du  jour  au  cetitre  des  Anglais,  et  il  n'en 
avait  pas.  Il  ralentit  donc  sa  marche;  il  se  laissai 
gagner  par  la  quen^  du  convoi,  et,  au  risque  de 
se  faire  chavirer ,  il  embarrassa  les  mâts  de  ses 
deux  pirogues  dans  les  beauprés  de  deux  des 
derniers  vaisseaux  dé  la  compagnie.  Les  pilotes 
anglais,  en  riant  de  la  mal  adresse  des  prétendus 
Espagnols,  changèrent  la  barre  du  gouvernail, 
et,  malgré  cette  attention  dictée  par  l'humanité, 
les  mâts  des  pirogues  furent  emportés  net  :  c'était 
tout  ce  qu'on  désirait.  Aussitôt  on  quitte  les 
avirons,  et  on  se  porte ,  en  foule ,  avec  l'empres- 
sement de  gens  intéressés  à  réparer  le  dommage  ; 
on  se  presse ,  on  s'embarrasse  ;  on  fait  tomber 
une  partie  des  rames  à  la  mer;  on  rattache  un 
mât;  on  l'attache  mal;- on  le  démonte  pour  le 
remonter  encore.  On  gagne  du  temps,  la  nuit 


THOMAS.  475 

approche,  et,  après  deux  heures  employées  à 
mettre  les  pirogues  hors  d'état  de  se  mouvoir, 
on  a  réussi  au  point  d'avoir  véritablement  besoin 
de  secours.  La  loyauté  et  la  valeur  sont  insépa- 
rables. Les  Anglais  jettent,  d'eux-mêmes,  des 
cordes  pour  amarrer  les  pirogueë,  et  les' remor- 
quer jusqu'à  la  sortie  du  canal  de  Saint-Do- 
mingue. * 

Déjà  la  nuit  est  close.  Mon  oncle  distribue, 
dans  toutes  les  poches ,  les  lingots  pris  à  Quibo , 
et  il  fait  percer  ses  pirogues  par  le  fond.  L'eau 
entre  en  abondance.  «  Nous  périssons,  crie  le 
<c  renégat;  le  choc  que  nos  bâtiiHens  ont  reçu  , 
a  en  a  disjoint  toutes  les  parties.  »  Aussitôt  les  An- 
glais tirent  les  pirogues  sous  leur  bord ,  nos  aven- 
turiers sautent  après  les  manoeuvres ,  avec  les  cris 
et  le  désordre  de  gens  qui  paraissaient  trembler 
pour  leur  vie.  Les  Anglais ,  dé  bonne  foi ,  leur 
prêtent  la  main;  les  pirogues  coulent  bas;  mais 
cent  cinquante  Français  sont  sur  chacun  dés. 
ponts  ennemis,  et,  bien  supérieurs  en  nombre, 
ils  s'emparent  des  deux  vàissealux  sans  répandre 
ime  goutte  de  sang. 

Les  Anglais,  ni  personne,  n'auraient  imaginé 
que  trois  cents  hommes,  montés  sur  deux  misé- 
rables barques ,  osassent  attaquer  une  flotte  qui 
portait  cinq  mille  matelots  ou  soldats,  et  quinze 
cents  pièces  d'artillerie.  TjC  genre  dés  barques, 
d'ailleurs ,  avait  ajouté  à  leur  sécurité  :  les  Espa- 
gnols et  les  Portugais  sont  les  seuls  qui  se  servent 


476  MON.  ONCI.E 

de  pirogues»  Aussi ,  quand  on  leur  mit  le  pis-* 
tolet  sur  la  goiqge ,  leur  siïrprise  fut  telle  qu'ils 
ne  pensèrent  pas  à  se  défendre. 

Le  premier  soin  de  mon  oncle,  après  avoir 
mis  ses  Anglais  aux  fers ,  fut  de  carguer  ses  voiles 
pour  rester  en-  place ,  et  domier ,  au  gros  de  la 
flotte,  le  temps  de  s'éloigner.  Il  passa  la  nidt' ainsi, 
et,  au  point  du  jour,  ne  voyant  plus  d'ennemis, 
il  prit  la  route  la  plus  droite  pour  Saint*»Thomas  y 
fier  de  deux  prises  qui  assuraient  douze  mille 
francs,  au  moins ,  au  dernier  de  ses  gens. 

Mon  oncle  avait  des  signaux  à  lui,  inintelligi- 
bles même  pour  la  marine  républicaine.  De  son 
côté,  il  n'entendait  rien  à  ceux  des  Anglais,  et  il 
ne  se  doutait  pas  de  la  destination  de  la  frégate 
qui  s'était  détachée  de  la  flotte.  Cependant  il 
fallait  qu'il  repassât  devant  la  Tortue,  et,  à  la 
hauteur  de  cette  île,  il  rencontra  cette  frégate, 
qui,  n'ayant  pu  joindre  les  corsaires  français, 
faisait  force  de  voiles  pour  rejoindre  son  convoi. 
Mon  oncle  n'avait  pas  la  moindre  envie  de  perdre 
le  temps  à  brûler  de  la  poudre  :  il  £ïUut  pourtant 
en  passer  par-là. 

La  frégate  recoimut  bientôt  les  deux  bâtimens 
.  de  la  Jamaïque ,  et,  ne  concevant  rien  à  la  route 
qu'elle  leur  voyait  tenir,  elle  s'approcha  de  très- 
près.  Mon  oncle  l'avertit,  par  une  volée  de  ca- 
ne»! ,  que  l'indigo  et  la  cochenille  avaient  changé 
de  maîtres.  L'Anglais  riposta  bravement ,  et  mon 
oncle  fit  signal  de  la  mettre  entre  deux  feux,  et 


THOMAS.  477 

de  Taborder.  On  se  canonna  long-temps  avant  que 
de  pouvoir  jeter  les  grappins.  Les  deux  prises  de 
mon  oncle  étaient  peircées  pour  quarante  canons, 
et  n'en  portaient  que  trente;  mais  notre  artillerie 
était  bien  •  supérieure  à  celle  de  la  frégate ,  et 
quoiqu'assez  mal  servie,  parce  que  presque  tous 
nos  canonniers  étaient  restés  à  Saint-Thoinas ,  on 
se  battait  de  si  près ,  que  la  plupart  de  nos  bou- 
lets portaient  dans  le  corps  du  bâtiment  ennemi. 
Il  était  aussi  fort ,  en  hommes ,  que  nos  deux  vais- 
seaux, et  il  se  défendait  en  désespéré;  màià  un 
tiers  de  son  équipage  était  employé  au  canon , 
ce  qni  donnait  encore ,  à  notre  mousqueterie  , 
un  avantage  réel.  L'anglais  perdait  beaucoup  de 
monde;  ses  manœuvres  étaient  ^endommagées , 
et  il  ne  pensait  pas  à  se  rendre.  Cependant,  son 
feu  faiblissait,  et  Thomas,  Topiniàtre  Thomas, 
écumant  de  fureur,  Qt  un  dernier  effort  pour 
aborder ,  et  il  réussit.  Il  sauta,  le  premier,  à  bord, 
la  hache  au  poing,  et  courut  au  capitaine  qui, 
d'un  front  calme ,  attendait  la  mort  à  son  poste. 
Il  allait  frapper...  Quelle  fut  sa  surprise!  il  re- 
connut ce  même  officier  qu'il  avait  pris  à  la  vue 
de  Calais ,  à  qui  il  avait  rendu  la  liberté,  et  dont 
le  nom  et  les  papiers  l'avaient  aidé  à  surprendre 
Angra.  Aussitôt  il  lui  fait  un  rempart  de  son 
corps ,  et  il  ordonne  à  ses  gens ,  enragés  d'une 
aussi  longue  résistance ,  mais  toujours  dociles  à 
sa  voix ,  de  cesser  le  carnage.  Hunter  est  vaincu 


47^  ^ON   ONGLE 

une  seconde  fois  ;  mais  il  a  succombé .  en  héros , 
et  sa  défaite  même  Thonore. 

Il  ne  pouvait  s'empêcha  d'être  sensible  aux 
procédés  de  mon  oncle.  Cependant  rhumeur  in- 
séparable d'un  événement  aussi  triste,  une  sorte 
d'orgueil  national,  qui  n'abandonne  jamais  les  An- 
glais ,  lui  arrachèrent  des  propos  piquans.  Il  donna 
à  entendre  que  Thomas  ne  devait  la  victoire , 
qu'à  la  supériorité  de  ses  forces,  a  Rècommen- 
<f  çons,  lui  dit,  fièrement,  celui-^i.  Je  Vous  donne 
tf  ma  parole  d^honneur  qu'un  seul  de  mes  vais- 
«  seaux  combattra,  et  que  je  n'y  mettrai  pas  plus 
ce  de  monde  qu'il  ne  vous  en  reste.  Vous  venez 
<c  de  me  sauver  la  vie,  lui  répondit  Hunter  en 
a  s'adoucissant ,  et  je  serais  un  lâche  d'attenter  à 
a  la  vôtre.  —  Allez  donc,  vous  êtes  libre  une  se- 
cc  coude  fois.  Prenez  avec  vous^  les  Anglais  que 
«  je  tiens  prisonniers  ;  réparez  votre  6*égate ,  et 
ce  retrouvez- moi  un  jour  où  vous  ne  me  devrez 
«  rien. 

«  J'aime  beaucoup  cet  homme-là ,  ajouta  mon 
«  oncle  en  se  tournant  vers  les  siens.  Il  se  bat 
«c  aussi  bien  que  moi;  mais  il  n'est  pas  heureux.  » 

Il  faut  vous  faire  faire  connaissance  avec  ce 
capitaine  Hunter.  Trente  ans ,  la  beauté  d'Adonis, 
la  force  d'Hercule ,  la  valeur ,  l'expérience  de 
Ruiter,  de  Duguai-Trouin,  et  une  fortune  con- 
stante ,  quand  il  n'avait  pas  affaire  à  mon  oncle , 
lui  avaient  valu  l'estime  de  sa  nation ,  qui  ne  la 


THOMAS.  479 

prodigue  point ,  et  le  cœur  et  la  main  d'une  feiKnoe 
charmante ,  qui  s'était  mariée  ^  à  peu  près ,  comme 
Seymour  et  Fanny.  Nous  y  reviendrons ,  je  vous 
le  promets. 

De  la  Tortue  à  Saint  -  Thomas ,  il  n'arriva  rien 
qui  méritât  l'attention  d'un  auditoire  aussi  res- 
pectable que  celui  devant  lequel  parlait  mon 
oncle.  Aussi  abrégea-t-il  so|i  récit,  qui  fut  suivi 
d'applaudissemens ,  dont  la  vivacité  alla  jusqu'à  la 
frénésie.  Dans  le  premier  enthousiasme ,  on  le 
pria ,  on  le  supplia  de  garder  l'or  qu'il  avait  pria  h 
Quibo.  Il  accepta  tout  bêtement,  en  s'eugageant 
à  ne  rien  prendre  pour  les  frais  de  sa  première 
expédition.  Je  le  crois  bien ,  parbleu  :  nous  avions 
de  quoi  tenir  la  mer  trois  mois ,  sans  compter  les 
provisions  de  guerre  et  de  bouche ,  prises  à  bord 
des  deux  vaisseaux  anglais, 

CHAPITRE   Y. 
Établissement  à  Vile  de  Femandès. 

Pendant  qu'on  vendait  nos  marchandises  à 
Saint -Thomas,  moins  cher  qu'en  Europe  sans 
doute,  mais  avec  célérité  et  au  comptant,  je  di- 
sais à  mon  oncle,  sur  qui  je  n'avais  pas  autant 
d'ascendant  que  mon  père,  mais  qui  m'écoutait 
parfois,  que  les  cinq  cent  mille  francs  qu'il  pos- 
sédait devaient  suffire  aux  vœux  d'un  homme  de 
cinquante  ans;  qu'en  y  ajoutant  le  produit  de  la 


48o  MOir   ONCLE 

venCe  de  la  Léberté,  bi«n  réparée  et  abondam- 
ment pourvue  de  tout,  il  se  trouverait  ttn  dés 
riches  particuliers  de  France.  J'avais  bien  mes 
raisons  pour  lui  parler  ainsi.  J'étais  possesseur 
d'environ  cinquante  mille  francs  ;  je  m'attachais 
tous  les  jours  davantage  à  la  petite  sœur  Léonbre , 
et  l'amour  éteint  le  goût  des  aventures. 

Mon  oncle ,  qui  n'était  pas  amotjureux ,  oppo- 
sait à  mes  raisonnemens ,  qu'on  n'a  qu'une  veine 
avec  la  fortune ,  et  qu'il  fallait  la  pousser  quand 
elle  se  présentait.  Il  assurait  que  sa  veine ,  à  lui, 
ne  faisait  que  commencer.  Il  ne  visait  à  rien 
moins  qu'à  sept  à  huit  millions,  et  voilà  comment 
il  comptait  en  disposer  :  «  Comme  je  bois  et  que 
«  je  £aitigue  beaucoup ,  il  ne  me  reste  guère  que 
«  dix  ans  à  vivre.  Je  dépenserai  cinq  cent  mUIe 
«  francs  par  an ,  et  je  mourrai  à  la  fin-de  la  dixième 
a  année,  sans  soucis  et  sans  regrets.  Tu  ajouteras 
ce  le  fond  de  mon  co£(re*fort  à- ce  qui  se  trouvera 
ce  dans  le  tien,  et...  —  Mais,  mon  oncle,  si  vous 
a  vivez  quinze  ans  encore  ?  —  Cela  ne  se  peut 
«  pas.  —  Mais  si  cela  arrive  ?  —  Quand  je  n'aurai 
«  plus  d'argent ,  je  me  brûlerai  la  cervelle.  — 
(c  Quel  raisonnement  insensé  \  —  Mais  je  croîs , 
a  le  diable  me  brûle,  que  ce  petit  drôle -là  veut 
«  faire  le  docteur  comme  son  père  !  Qu'on  se 
«  taise ,  morbleu  !  —  Encore  un  mot ,  par  grâce  ! 
«  —  Allons ,  voyons  ce  mot.  —  Vous  •  ne  vous 
«  souciez  pas  de  retourner  en  FranceJ  —  Non. 
a  L'air  de  ce  pays-là  ne  vaut  rien  à  ceux  qui  -ont 


THOMA3.  4^1 

ce  de  l'argent.  —  Vous  ne  Toulez  pas  non  plus 
«  aborder  aux  colomes  françaises  ?  -*^  Non.  Je  ne 
a  me  soude  pas  de  me  battre  pour  des  mots.  — <*^ 
«Les  établissemens  anglais,  espagnols,  pcM*tu- 
a  gais  et  hollandais  nous  sont  fermés  i  vous  n'a* 
c(  vez  de  port  libre  ijue  celui  de  Saint  «Thomas,, 
(c  et  vous  n'y  reviendrez  pas  trois  fois.  -^  Pom> 
«  quoi  cela ,  monsieur  ?  —  Parce  que  le  mal  que 
«  vous  avez  fait,  et. que  vous  allez  faire  encore 
a  aux  nations  ennemies,  les  liguera  toutes  coptre 
a  vous.  —  Tant  mieux.  — Tant  pis.  Des  flottes 
<c  formidables  vous  attendront  quand  vous  croirez 
ff  entrer  ici,  ou  vous  y  bloqueront  quand  vous  y 
(c  sere2!t  Ne  serait -il  pas  plus  simple  ,  puisque 
fc  vous  êtes  possédé  du  démon  des  combats ,  de 
^  vous  établir  dans  quelque  île,  de  vous  y  for- 
ce tifier,  et  d'y  vivre,  dans  les  temps  de  crise, 
ce  avec  les  magasins  que  vous  aurez  formés?  — 
ic  Tu  as  raison ,  pardieu  !  Tu  me  rappelles  un  rêve 
et  que  je  fis  la  veille  d'un  certain  jour  où  j'allai 
a  demander ,  aiy  ministre  de  la  marine ,  le  com- 
<c  mandement  d'un  vaisseau  qu'il  me  refusa  :  tu 
ce  n'étais  pas  au  monde  alors*  Je  m'imaginais  être 
<(  roi ,  et  pendant  les  trente  ans  que  j'ai  vécu 
a  comme  une  taupe ,  enterré  dans  une  capuci-- 
ic-nière,  rien  n'était,  en  e£fet,  plus  songe  que  ce 
c(  songe-là.  Je  peux  le  réaliser  aujourd'hui.  Je  me 
(c  ferai  roi-  de  mon  île.  Qu'en  dis-tu  ?  —  Un  mo- 
a  ment ,  mon  oncle  ;  il  faudra  changer  le  mot.  — <- 
«  Il  sonne  pourtant  bien.  -^  Mais  il  blesse  furieu- 
ir.  3i 


tfi%  MOA    ONCLE 

«  Sèment  Toreille  de  nos  Français.  —  Il  est  vrai 
ce  qu'il: a  yiettli,  et  ces  gens* là  aiment  beaucoup 
a  la  nouveauté.  Comment  m'appellerai-je  donc  ? 
«  —  Mais  je  ne  sais  pas  trop...  —  Protecteur  ?  — 
«  C'est  usé  conune  le  papier -monnaie.  —  Dicta- 
«  teur  ?  —  On  dit  que  Robespierre  prétend  l'être, 
a  et  je  ne  veux  pas  ressembler  à  cet  bomme-là  : 
«  il  ne  doit  un  moment  de  célébrité ,  qu'à  la  stu- 
«  peur  des  Parisiens  et  à  la  nullité  absolue  de 
«  àes  collègues.  —  Grand  Gouvernant  ?  —  Fi  donc! 
«  ça  n'a  pas  d'harmonie.  —  Grand  Régulateur  ?  — 
«  Oui ,  celui  -  là  remplit  assez  bien  la  bouche. 
«  Voyons  à  présent  quelle  ile  je  régulariserai.  » 
J'ouvre  l'Histoire  générale  des  Voyages.  Je 
cherche ,  je  compulse ,  j'examine ,  je  réfléchis. 
Voilà  l'agent  de  plume  arbitre  du  royaume  qu'on 
va  fonder,  et  émule  d'Idomenée ,  fondateur  de 
Salente  ;  de  Didon ,  fondatrice  de  Carthage  ;  de 
Romulus ,  de  Théodore  de  Corse ,  et  de  tous  les 
fondateurs  qui  n'ont  dû  leur  réputation  qu'aux 
succès  de  leur  postérité.  Je  trouve  beaucoup 
d'îles  désertes  dans  les  Bermudes;  plus  encore 
parmi  celles  de  Bahama;yen  trouvais  même  entre 
la  Jamaïque  et  Saint-Domingue,  entre  Saint-Do- 
mingue et  Porto -Ricco  ;  mais  tout  cela  est  situé 
sur  le' retour  ordinaire  d'Amérique  en  Europe, 
et  je  voulais  nicher  mon  oncle  dans  un  coin  du 
globe ,  où  il  fallut  le  venir  chercher  de  très-lcûn, 
et  faire ,  par  conséquent,  des  frais  d'armement  con- 
sidérables qu'on  ne  renouvelle  pas  tous  les  jours* 


THO-MAS.     '  483 

Je  voulais  encore  une  situation  telle ,  que  les  en- 
nemis ne  pussent  trouver,  dans  les  environs,  de 
secours  d'aucun  genre ,  et  qu'ils  s'en  retournas- 
sent ,  après  avoir  brûlé  leur  poudre  et  mangé  la 
moitié  de  leur  biscuit ,  ou  qu'ils  finissent  par  se 
manger  eux-mêmes.  Les  îles  de  la  mer  du  Sud 
me  parurent  réunir  tous  ces  avantages ,  et ,  après 
avoir  balancé  entre  celles  des  Amis  y  de  la  So- 
ciété  et  de  Fernandès  ,  je  me  décidai  pour  la  der- 
nière, moins  éloignée  que  les  autres,  à  la  vérité, 
mais  plus  convenable  sous  tous  les  rapports ,  parce 
qu'elle  est  placée  à  deux  cents  lieues  du  Chili  y 
et  à  une  distance  considérable  du  centre  du  com- 
merce de  l'Amérique. 

L'île  de  Fernandès  appartient  aux  Anglais ,  à 
ce  qu'ils  disent ,  et  ils  n'y  ont  pas  plus  de  droits 
que  sur  cinquante  autres ,  où  ils  n'ont  point  d'éta- 
blissemens ,  et  où  ils  n'entendent  pas  que  per- 
sonne s'établisse  :  semblables;  en  cela ,  au  cbieti  du 
jardinier,  qui  garde  les  choux  dont  il  ne  mange 
pas.  Cette  île  est  très-petite  ;  elle  convenait  donc 
à  un  très-petit  roi  et  à  une  très-petite  population. 
Le  terrain  en  est  très -mauvais.  Hé!  que  faisait 
cela  à  de  très-honnêtes  gens  qui  ne  comptaient 
y  vivre  que  de  l'industrie  d'autrui.  Elle  rfa  qu'une 
rivière.  Il  ne  la  fallait  pas  si  large  pour  contenir 
nos  vaisseaux.  Elle  est  partout  bordée  de  rochers  ; 
elle  en  est  plus  facile  à  défendre.  Il  fut  donc  ré- 
solu que  mon  oncle  serait  grand  régulateur  de 
l'ile  de  Fernandès. 


3r. 


484  MON    ONCLE 

Comme  il  fallait  couvrir  l'ambition  du  nouveau 
potentat  de  motifs  d'utilité  générale  je  passai 
deux  jours  à  composer  un  discours  raisonné  qui 
aurait  fait  honneur  même  à  Gerbier.  Deux  autres 
jours,  je  me  cassai  la  tête  pour  le  faire  entrer  dans 
celle  de  mon  oncle;  mais  il  avait  la  mémoire 
ingrate  et  le  débit  d'un  président  d'assemblée 
populacière.  Semblable  aux  souverains  du  plus 
haut  parage ,  il  prit  le  parti  d'expliquer  ses  vues 
par  l'organe  de  son  chancelier.  Je  lus,  et  je  lus 
bien  ;  je  fis  valoir  ma  marchandise,  et,  à  la  fin  de 
ma  péroraison,  tout  le  monde  cria  :  AFemandès] 
à  Femandèsl  ' 

La  petite  sœur  Léonore  était  enchantée  de  cet 
arrangement.  Il  était  clair  que ,  lorsque  nous  au- 
rions pris  une  certaine  assiette ,  la  partie  des 
écritures  s'étendrait;  qu'il  ne  serait  plus  question 
pour  moi  de  voyages;  que  je  toucherais  égale- 
ment mes  parts,  sans  être  exposé  aux  vicissitudes 
de  Tonde  et  de  la  fortune.  C'était  charmant  pour 
la  petite  sœur  et  pour  moi.  Notre  boùheur  com- 
mun ne  pouvait  être  traversé  que  par  un  siège; 
mais  celui  de  Troie  a  duré  dix  ans;  celui  de  Candie 
autant ,  et ,  dans  dix  ans ,  on  a  le  temps  de  se 
retourner.  D'ailleurs,  on  a  bienjevé  le  siège  de 
Malte  en  i565,  et  celui  de  Gibraltar  en  1778. 
Pourquoi  ne  leverait-on  pas  aussi  celui  de  Tîle  de 
Fernandès  ?       . 

Il  n'y  avait  plus  qu'une  difficulté ,  c'était  de 
faire  approuver  à  mon  oncle  notre  association. 


THOMAS.  ^85 

Dubourg  était  dans  le  même  embarras.  Ehibar* 
quer  nos  femmes ,  sans  prévenir  le  général ,  c'était 
les  exposer  :  il  pouvait  leur  faire  un  mauvais  parti 
en  mer.  Les  cacher  à  bord  était  impossible  :  on 
ne  met  pas  une  femme  dans  sa  poche.  Le  plus 
court  était  de  s'expliquer  avant  le  départ,  et  il 
n'y  avait  plus  de  temps  à  perdre  :  nos  vaisseaux 
allaient  appareiller. 

Je  connaissais  mon  digne  oncle.  Le  heiurter  était 
le  moyen  le  plus  sûr  de  ne  pas  réussir  :  j'usai  donc 
d'adresse.  Je  le  conduisis  à  l'auberge  où.  j'avais 
logé  ma  bonne  petite  sœur.  Elle  était  plus  jolie 
encore  sous  les  habits  mondains  que  je  lui  avais 
donnés  ;  mais  mon  oncle  ne  prit  pas  garde  à  cela. 
On  ne  faisait  riqn  de  lui  que  le  verre  à  la  main , 
et  je  fis  monter  quelques  bouteilles  de  Madère. 
Léonore  lui  versait  souvent  ;  elle  lui  marquait  du 
respect  et  de  l'estime  ;  elle  avait  soin  de  charger 
sa  pipe;  elle  lui  présentait  l'alumette,  et  Tho- 
mas, à  la  fin,  parut  flatté  de  ses  attentions.  «  Elle 
«  a  l'air  bonne  enfant ,  ta  nonnette  ?  —  Oui ,  mon 
€<  oncle  ;  ce  serait  dommage  de  la  laisser  ici.  — 
«  Il  faut  payer  son  passage  à  Tercère  par  le  pre- 
«  mier  vsûsseau.  —  Vous  voulez  donc  qu'elle  ren- 
te tre  dans  son  couvent ,  vous  qui  détestez  les 
<c  moines? — Tu  as  raison.  Qu'elle  reste  ici,  et  qu'elle 
«  y  vive  de  l'argent  que  tu  lui  laisseras  —  Mais , 
^  mon  oncle,  mon  cher  oncle,  quand  cet  argent 
«  sera  mangé  ?  —  Monsieur  le  drôle ,  vous  m'a- 
«  vez  l'air  d'être  amoureux.  —  C'est  bien  pardon- 


486  MON    ONCLE 

a  nable,  mon  cher  oncle.  —  Fi  !  Tamour  gâte  un 
et  homme  de  guerre.  —  Mais  je  ne  suis  que  votre 
«  homme  de  plume.  —  Tu  as  encore  raison, 
ce  Voyons,  raisonnons.  Si  tu  embarques  cette  mor- 
<c  veuse-là,  elle  sera  encore  plus  exposée  en  mer 
a  qu'ici  sans  le  sou,  et  tu  connais  le  règlement, 
a  puisque  c'est  toi  qui  l'as  fait.  —  Oh  !  Us  m'ont 
«  tous  promis,  par  serment,  de  la  respecter.  — 
<c  Sermens  d'ivrognes  que  cela ,  mon  garçon.  Â 
«  la  première  velléité  ils  ne  s'en  souviendront 
«  plus...  Ah  !  sacredieu ,  il  me  vient  une  idée.  — 
a  Voyons-là,  mon  cher  oncle.  —  Achètcrmoi  un 
il  demi  -  quarteron  de  négresses  bien  condition- 
<cnées,  et  jette -les  à  bord.  Tu  les  mettras  en 
«  avant  de  ta  Léonore,  à  peu  près,  comme  on 
«  oppose  un  paravent  au  vent  de  bise ,  qui  se 
a  glisse  partout.  —  Vous  me  permettez  doue  d'em- 
«  barquer.ma  petite  aussi  ?  —  Il  le  faut  bien,  co- 
te quin ,  puisque  cela  vous  fait  plaisir.  » 

Monsieur  Dubourg  s'y  prit,  lui,  d'une  toute 
autre  manière.  Il  déclara,  brusquement,  à  mon 
oncle  qu'il  était  marié ,  et  qu'il  entendait  que  sa 
femme  le  suivit.  «  C'est  juste;  dit  Thomas;  mais 
ce  si  nos  lurons  en  ont  envie  ?  —  Je  casserai  la 
a  tête  au  premier  qui  l'approchera.  —  Alors  je 
«  ferai  noyer  madameDubourg.  —  Je  la  défendrai, 
«  corbleu  !  —  Contre  moi  ?  —  Contre  le  diable  ! 
a  — Monsieur  Dubourg  !  — monsieur  Thomas  !  t— 
«  D'un  ton  plus  bas ,  s'il  vous  plaît.  —  C'est  le 
«  mien ,  sacredieu  ,  et  je  me  moque  de  quiconque 


THOMAS.  487 

«  y  trouve  à  dire.  »  Mon  oncle  saute  sur  ses  pis- 
tolets; Dubourg  sur  les  siens.  On  se  jette  entre 
eux,  on  les  sépare.  On  idolâtrait  mon  oncle,  et 
on  allait  faire  un  mauvais  parti  à  son  adversaire. 
Thomas,  incapable  de  le  souffrir,  prend  brjave- 
ment  sa  défense  ;  l'adversaire ,  que  rien  ne  tou- 
che, sort  en  jurant  qu'il  n'en  fera  qu'à  sa  tête, 
et  qu'il  aura  raison  du  général  à  la  première 
occasion  :  heureusement  madame  Dubourg  arran- 
gea l'affaire. 

.  Elle  aimait  passionnément  son  mari  le  jour 
des  épousailles  ;  mais ,  fidelie  à  son  goût  pour  la 
variété,  elle  avait  offert,  au  bout  de  la  quin- 
zaine, son  cœur  et  ses  charmes  à  un  jeune  com- 
mis de  la  douane.  On  ne  part  pas  pour  la  terre 
de  Feu ,  sans  se  faire  de  longs  et  tendres  adieux. 
Ceux-ci  furent  tellement  prolongés ,  que  Dubourg, 
qui  cherchait  madame  pour  la  conduire  à  bord , 
la  surprit  avec  son  commis  dans  une  position  qui 
n'était  pas  équivoque.  Aussi  fidèle  à  ses  pro- 
messes /ju'elle  était  légère  dans  les  siennes ,  il 
lui  fit  sauter  la  cervelle,  et'  vint  s'embarquer  avec 
le  plus  grand  sang-froid. 

Il  est  loisible ,  par  tout  pays ,  à  un  époux  de 
tuer  sa  femme  surprise ^agrante  délie to.  On  in- 
forme pourtant,  ne  fut-ce  que  pour  s'assurer 
des  circonstances.  Le  gouverneur  pouvait  donc 
faire  arrêter  monsieur  Dubourg  ;  mais  il  connais- 
sait tant  de  cocus  en  Amérique ,  ainsi  qu'en 
Europe,  qui  vivent  parfaitement  bien  avec  leurs 


/|88  MON   ONCLE 

femmes  et  leurs  amis,  qu'il  crut  la  vivacité  du 
cocu  Dubourg  tout -à- fait  particulière  aux  cocus 
corsaires.  ^Or,  comme  les  corsaires  ont  peu  de 
rapports  avec  les  cocus  de  la  bonne  société ,  le 
gouverneur  ne  craignit  pas  que  Texemple  gagnât. 
Il  se  contenta ,  pour  la  forme ,  de  faire  barbouiller 
quelques  cartrés  de  papier ,  quand  nous  fâmes  ^i 
pleine  mer. 

Dubourg  ne  pensait  plus  à  son  altercation  avec 
mon  oncle;  mais  mon  oncle  ne  l'avait  pas  ou* 
bliée  :  il  était  devenu  rancuneux  chez  les  capu- 
cins. Dès  le  second  jour  de  navigation ,  il  trouva 
que  le  capitaine  n'avait  pas  obéi  assez  prompte- 
ment  à  certains  signaux.  £n  vertu  de  l'artide  3 
du  règlement ,  il  le  destitua  ;  donna  à  son  second 
le  commandement  de  son  vaisseau,  et  le  laissa 
dans  une  des  îles  des  Vierges ,  avec  un  Aisit ,  un 
quarteron  de  poudre  et  une  livre  de  plomb.  Yoilà 
qui  vous  prouve  que ,  parmi  les  corsaires ,  ainsi 
que  dans  les  États  civilisés,  il  ne  faut  jamais  se 
brouiller  avec  ses  supérieurs ,  fusent-ils  bétes ,  ou 
taquins  comme  un  Thomas ,  un  baourd ,  et  tant 
de  gens  en  place,  que  je  nommerai ,  peut-être... 
quand  ils  n'y  seront  plus. 

Pour  moi ,  je  m'aperçus ,  le  troisième  jour ,  que 
mon  oncle  avait  eu  raison  de  me  dire  que  les 
sermens  de  notre  équipage  étaient  des  sermens 
d'ivrognes.  Ces  messieurs  se  ruèrent  sur  mes  né- 
gresses ,  qui ,  heureusement ,  étaient  d'une  com-t 
plexion  et  d'une  encolure  à  tenir  tête  à  une  ar-r 


THOMAS.  4B9 

mée.  Ma  petite  sœar  dut,  à  cet  expédient ,  la  plus 
entière  tranquillité.  Cependant ,  elle  garda  ma 
chambre  de  peur  d'accident.  J'avais  tout  son 
amour ,  mon  oncle  tous  ses  soins  ;  nous  étions 
tous  contens. 

Le  général  Thomas  n'était  pas  homme  à  tra- 
▼ersar ,  sans  faire  des  siennes  »  la  moitié  des  mers 
connues.  Cependant ,  comme  tous  pouvez  être  né 
avec  des  inclinations  pacifiques ,  ce  qui  ne  prouve 
rien  contre  vous ,  même  en  temps  de  révolution , 
car,  enfin,  a  le  diable  au  corps  qui  peut;  comme 
donc  il  «st  po^nUe  que  vous  n'ayez  pas  lesr  incli- 
nations guerrières ,  je  vous  ferai  grâce  des  mille 
et  un  combats  que  nous  soutînmes  des  Antilles 
à  la  mer  du  Sud ,  et  qui ,  véritablement ,  se  ressem- 
blent tous  :  c'est  toujours  de  la  poudre  brûlée, 
des  hommes  égorgés ,  et,  pour  dernier  résultat, 
des  vainqueurs  et  des  vaincus,  à  peu  près  aussi 
à  plaindre  les  uns  que  les  autres.  <  Je  vous  dirai 
sommairement  que  nous  forçâmes ,  en  passant , 
111e  de  la  Barbade,  colonie  anglaise,  dont  tous 
les  f<»t5  furent  emportés  en  cinq  jours ,  Tépée  à  la 
main  ;  que  nous  chargeâmes  un  de  nos  vaisseaux 
de  la  Jamaïque ,  de  cent  pièces  de  canon ,  d'une 
portion  convenable' de  poudre  et  de  boulets;  du 
produit  du  pillage,  de  trois  cent  cinquante  An- 
glais de  tous  métiers,  et  de  deux  cent  soixante 
Anglaises  des  plus  jolies.  Vous  trouverez ,  peut- 
être  ,  étrange  que  mon  oncle ,  qui  n'aimait>pas  les 
femmes ,  en  fît  une  aussi  ample  provision  ;  mais 


490  MON    ONGLE 

il  voulait  que  ses  gens  s^amusassent  à  Feroandés , 
et  il  était  bien  aise  de  favoriser  le  goût  le  plus 
général. 

•  Après  avoir  pourvu  à  l'agréable ,  il  pensa  à 
Tutile.  Dès  que  nous  eûmes  doublé  le  cap  de 
Hom,  il  fit  ses  dispositions  pour  attaquer  le  Chili. 
Sur  une  immense  étendue  de  côtes,  les  Espagnols 
n'ont  de  peuplades  que  Baldivia,  la  Conception, 
Valparayso  et  la  Sérena.  Ces  habitations ,  défen- 
dues par  cinq  cents  soldats  seulement ,  sont  sé- 
parées des  autres  colonies  par  un  désert  de  quatre- 
vingts  lieues  ;  par  conséquent,  rien  de  plus  facile 
que  de  fournir ,  abondamment ,  Fernandès  du 
bétail,  des  grains,  et  des  vins  excellens  que  ce 
fertile  pays  produit  presque  sans  culture.  Il  a 
aussi  des  -  mines ,  qui  n'étaient  pas  à  dédaigner 
pour  des  corsaires ,  quoiqu'elles  ne  rendent  guère 
que  cinq  millions  par  an.  Mais  cet  or  se  travaille 
à  Saint -Jago,  situé  à  quarante  lieues  dans  les 
terres,  d'où  le  bruit  de  notre  débarquement  le 
ferait  sans  doute  exporter  à  travers  les  Cordillières, 
où  il  serait  impossible  de  le  suivre.  On  remit 
donc  les  expéditions  purement  métalliques  à  un 
autre  temps.  Chacun  de  nous ,  d'ailleurs ,  avait  au- 
tant d'or  qu'il  en  pouvait  porter. 

De  douze  cents  hommes  qui  restaient  à  mon 
oncle,  il  en  descendit  onze  cents  à  la  Conception, 
vers  le  centre  des  bourgades  espagnoles.  Il  divisa 
son  armée  en  six  petits  corps ,  qui  se  répandirent 
de  difiérens  côtés,  que   la  terreur  précéda,  et 


THOMAS.  49' 

derant  qui  tout  prit  la  fuite.  Les  Espagnols  se 
réfugiaient  dans  rintérieur,  avec  ce  qu'ils  avaient 
de  plus  précieux  y  et  ils  abandonnaient  à  nos 
gens  9  ce  qu'ils  avaient  ordre  de  prendre  et  de 
conduire  à  bord.  Dès  le  septième  jour,  des  con- 
vois considérables  arrivèrent  sans  interruption, 
conduits ,  traînés  ou  portés  par  les  Espagnols 
qu'on  avait  pu  prendre.  Us  tombaient  de  lassi- 
tude, ou  succombaient  à  la  violence  des  mauvais 
traitemens.  Ils  demandaient  grâce  :  on  fut  impi- 
toyable pour  eux ,  comme  ils  l'avaient  été  envers 
les  Indiens,  dont  ils  ont  exterminé  la  race. 

Le  vingtième  jour,  nous  partîmes  avec  nos 
cinq  vaisseaux  tellement  chargés,  que  le  moindre 
coup  ^de  vent  devait  les  submerger  :  depuis  long- 
temps Thomas  nous  avait  appris  à  ne  rien  crain- 
dre. Le  trentième  jour,  nous  mouillâmes,  enfin, 
à  l'entrée  de  cette  rivière  de  l'île  de  Fernandès 
que  nous  allions  vivifier.  Mon  oncle  se  jeta  à  la 
nage  pour  aborder  plutôt,  et  contempla,  avec  une 
joie  avide  toutes  les  parties  de  ses  nouveaux  do- 
maines. •  * 

Les  relations  des  voyageurs  sont  souvent  infi- 
delles ,  ou  du  moins  inexactes.  Nous  reconnûmes, 
avec  satisfaction,  que  loin  d'avoir  été  trompés 
par  nos  livres ,  la  réalité  passait  nos  espérances. 
La  rivière,  dont  le  mouillage  est  excellent,  tra- 
verse les  deux  tiers  de  l'île,  du  levant  au  cou- 
chant. Elle  est  très -poissonneuse ,  et  c'est  une 
ressource  pour  les  jours  maigres.  Les  monticules, 


49^  MOH   ONCLE 

dont  le  pays  est  couvert,  sont  peuplés  de  chèvres 
sauvages  ;  autre  ressource  pour  ceux  qui  aiment 
la  chasse.  La  température  du  climat  est  délicieuse  ; 
avantage  réel  pour  celles  de  nos  dames  qui  avaient 
la  poitrine  délicate.  Pas  un  animal  dangereux  , 
hors  nous;  enfin,  deux  rochers  isolés,  l'uh  au 
nord,  Tautre  au  midi,  couronnés  chacun  par  une 
assez  vaste  plate-lbrme ,  placés  exprès  sur  le  bord 
de  la  met ,  et  dominant  les  parties  accessibles  de 
nie,  offraient  des  forteresses,  toutes  faites ,\à  des 
gens ,  dont  pas  un ,  n'était  en  état  de  tracer  Une 
parallèle.  La  difficulté  était  d'y  monter  du  canon  ; 
mais  mon  oncle  avait  pris  trois  cent  cinquante 
Anglais  pour  quelque  chose. 

Après  deux  jours  de  repos ,  passés  k  bord  ou 
à  terre,  on  s'occupa  avec  ardeur  de  tous  les  ob- 
jets qui  devaient  assurer  la  consistance,  la  durée 
et  l'agrément  de  l'honnête  société.  Chacun  tra- 
vailla, d'après  les  connaissances  qu'il  avait  ou*qu'iI 
n'avait  pas  ;  mais ,  enfin ,  chacun  mit  la  main  à 
îa pâte,  depuis  le  grand  régulateur  jusqu'au  der- 
nier soldat.  Tel  l'empereur  de  la  Chine  ne  dédai- 
gne pas,  pour  encourager  l'agriculture,  de  tracer 
lui-même  un  sillon. 


THOMAS.  493 

V 

CHAPITRE  VI. 

Magnifique  ville  bâtie.  Constitution  sublime  de 

la  composition  de  mon  oncle. 

«I» 

Nous  commençâmes  par  débarquer  le  bétail, 
tellement  entassé  qu'il  était  menacé  d'une  suffo- 
cation générale*  Je  prétendais ,  moi ,  qui  me  mêlais 
un  peu  de  tout ,  qu'il  fallait  parquer  nos  vaches , 
nos  moutons  et  nos  bœufs.  Il  me  semblait  qu'ils 
fumeraient  ainsi,  alternativement,  les  pâtiu*ages 
qui  sont  dans  les  vallées  ;  qu'ainsi  ils  trouveraient , 
dans  tous  les  temps ,  une  nourriture  abondante  ; 
que  les  ayant  toujours  à  notre  portée ,  on  ferait 
des  élèves  ;  on  métamorphoserait,  à  volonté,  les 
jeunes  taureaux  en  boeufs,  et  qu'il  serait  facile, 
dans  tous  les  temps,  de  choisir  les  plus  gras  pour 
la  table  de  son  excellence  le  grand  régulateur, 
et  celle  de  son  neveu,  qui  avait  droit  de  faire 
bombance,  parce  que,  partout,  les  souverains 
bourrent  leur  famille ,  d'autant  plus  aisément  que 
c'est  toujours  le  public  qui  paie.  Mon  cher  oncle 
me  demanda  si  je  comptais  transformer  des  hé- 
ros en  garçons  bouchers.  Il  m'objecta  que  la  mer 
formait  un  parc  naturel,  autour  de  l'île,  et  que, 
sans  se  donner  tant  de  peines  inutiles,  quand  il 
aurait  besoin  d'un  bouillon,  il  prendrait  son  fu- 
sil ,  et  jeterait  bas  le  premier  animal  qui  se  pré- 
senterait. Je  répliquai  que  si  une  cinquantaine 


r 


494  MON    OirCLE 

(le  nos  messieurs  avaient  envie  d'un  bouillon  le 
même  jour,  et  se  le  procuraient  de  la  même  ma- 
nière, l'île  serait  dépeuplée  en  moins  d'une  dé- 
cade. Ce  raisonnement  valait  bien  mes  premières 
observations  ;  mais  les  grands  hommes  tiennent 
d'autant  plus  à  leurs  idées,  qu'elles  doivent  être 
meilleures ,  et  nos  bêtes  allèrent  paître  et  fumer 
où  bon  leur  sembla. 

A  tous  seigneurs  tous  honneurs.  Ce  que  nous 
avions  de  charpentiers,  de  menuisiers  et  de  ma- 
çons ,  s'occupa  d'abord  du  palais  du  grand  régu- 
lateur. On  choisit  un  endroit  riant,  sur  le  bord 
de  la  rivière ,  précisément  entre  les  deux  rochers , 
dont  on  comptait  faire  deux  forteresses,  et,  comme 
les  grands  tiennent  au  chef,  les  subalternes  aux 
grands ,  et  les  petits  aux  subalternes ,  chacun  choi- 
sit autour  des  jalons,  qui  indiquaient  déjà  le  sanc- 
tuaire de  la  puissance ,  un  emplacement  plus  ou 
'moins  près  et  plus  ou  moins  grand ,  selon  le  de- 
gré d'élévation  ou  de  faveur  du  personnage.  Un 
jardinier  traça  des  rues ,  non  de  ces  vilaines  rues 
droites  qui  permettent  de  découvrir  d'un  bout  à 
l'autre  d'une  ville  ;  mais  de  ces  jolies  petites  rues 
tortueuses,  où  on  ne  voit  pas  à  trente  pas;  où 
l'œil  n'est  pas  fatigué  par  l'uniformité  régulière 
des  objets,  et  où  on  marche  deux  heures,  sur 
soi-même,  sans  jamais  s'en  apercevoir.  A  présent 
qu'on  perfectionne  tout,  j'espère  qu'on  rebâtira 
Paris  sur  le  modèle  des  jardins  anglais.  Alors  les 
rues  Saint  -  Honoré ,  de  Richelieu,  du  Cherche- 


THOMAS.  49^ 

Midi,  de  la  Chaussée  -  d'Antin ,  du  Temple  et  au- 
tres j  offriront  chacune  cinq  à  six  culs-de-sac ,  ce 
qui  sera  fort  agréable  aux  rouliers,  aux  cochers 
de  fiacre ,  aux  piétons  qui  craignent  les  cabrio- 
lets ;  ce  qui  facilitera  la  circulation  de  l'air  et  la 
propreté  du  sol;  ce  qui  ajoutera  à  l'obscurité, 
que  les  beautés  sur  le  retour  aiment  tant;  à  la 
sûreté  de  nuit,  etc.,  etc.  Si  cette  idée  est  adop- 
tée ,  je  demande  le  brevet  d'invention. 

La  ville  nouvelle  fut  commencée  et  finie  en 
quinze  jours.  Vous  jugerez  de  sa  magnificence 
par  la  description  du  palais  du  grand  régulateur , 
qui  dominait  sur  les  autres  édifices  9  comme  le 
Capitole  sur  Rome.  Quatre  gros  arbres ,  de  trente 
pieds  de  tronc,  formaient  quatre  angles  égaux, 
et  représentaient  autant  de  colonnes  de  je  ne 
sais  quel  ordre.  A  la  naissance  des  grosses  bran- 
ches, coupées  en  fourches,  étaient  appuyées  quatre 
pièces  de  bois  ;  sur  ces  pièces  de  bois,  des  perches 
légères  qui  traversaient  tout  l'édifice  à  six  pouces 
de  distance  ;  pardessus  le  tout ,  des  feuilles  de 
palmier,  attachées  ensemble  avec  des  lianes  ;  voilà 
pour  la  couverture.  Les  intervalles ,  d'une  colonne 
à  l'autre,  étaient  remplis  par  de  mêmes  branches, 
proprement  recrépies  en  terre  grasse  ;  voilà  pour 
les  murailles.  Du  côté  du  midi,  une  porte  faite  à 
coups  de  hache  ;  voilà  pour  la  sûreté.  Nous  avions 
parmi  nos  Anglais  un  architecte  qui  ne  manquait 
pas  de  goût  ;  je  voulais  qu'il  ornât  Tédifice  de 
pilastres ,  de   corniches ,  de  compartimens ,  de 


I 

496  NOIT   ONCLE 

culs-de-lampe  :  a  Tais-toi ,  me  dit  mon  oncle ,  qui 
a  avait  du  bon  ^ns.  Je  commanderai  à  ces  gens- 
«  là,  parce  que  je  suis  le  seul  capable  de  les  con- 
a  duire  ;  mais  je  ne  veux  pas  qu'ils,  m'accusent 
«  d'un  vain  orgueil  que  je  n'ai  pas.  » 

£n  conséquence,  l'ameublement  fut  analogue 
au  reste.  Au  milieu  du  palais  était  suspendu  le 
hamac,  qu'on  montait  et  descendait  à  volonté, 
avec  des  poulies  attachées  aux  quatre  colonnes  ; 
sous  te  hamac ,  une  table  grossière ,  et  deux 
bancs  ;  enfin,  une  armoire  assez  grande  pour  con- 
tenir trois  chemises  bleues ,  trois  mouchoirs  de 
poche,  une  paire  de  pistolets ,  et  une  livre  de  tabac 
haché. 

Les  magasins  publics  où  on  serra  les  blés ,  les 
vins,  les 'sucres,  les  cafés,  les  rums,  les  viandes 
salées ,  le  biscuit ,  n'étaient  pas  tout-à«fait  si  re- 
cherchés ;  mais  tout  y  était  rangé  dans  un  désordre 
pittoresque,  et,  à  peu  près,  à  l'abri  de  Thumidité. 

Le  bâtiment  nommé  le  grand  Sérail ^  fut  celui 
qui  demanda  le  plus  de  temps,  parce  que  la  dé- 
cence et  l'agrément  particulier  de  chacun  exi- 
geaient que  chacune  de  ces  dames  eût  une  cham- 
bre de  six  pieds  de  long  au  moins,  sur  quatre 
de  large.  Or,  comme  elles  étaient  deux  cent 
soixante,  il  fallut  faire  deux  cent  soixante  cloi- 
sons. Heureusement  le  bâtiment ,  long  de  mille 
quarante  pieds ,  n'en  avait  que  six  de  profondeur, 
sans  quoi  il  y  aurait  eu  de  quoi  faire  reculer  les 
architectes  les  plus  opiniâtres  du  monde  policé. 


THOMAS.  497 

Eclairés  par  rexpérience,  nous  ajoutâmes  quel- 
ques mois  plus  tard ,  au  grand  sérail ,  une  vaste 
maison  qui  fut  nomméeVlnattaquableypRrce qu'il 
était  défendu  aux  hommes  d'y  entrer.  Elle  ser- 
vait de  retraite  aux  femmes  grosses  de  huit  mois, 
aux  femmes  en  couches  et  aux  nourrices.  Vous 
voyez  qu'on  favorisait  la  population  à  Fernandès 
ainsi  qu'ailleurs.  * 

Comme  nous  n'avions  que  le  nombre  de  ha- 
macs nécessaires  pour  nous ,  maîtres  et  seigneurs , 
ces  dames  eurent  la  bonté  de  se  faire  de  jolis  pe- 
tits lits  de  feuilles  de  palmier ,  assez  larges  pour 
recevoir  un  amateur.  Elles  se  prêtèrent  même  à 
cueillir  de  ces  feuilles,  autant  qu'il  en  fallait, 
pour  les  couvertures.  Il  est  vrai  qu'elles  en  fu- 
rent priées ,  de  manière  à  ne  pouvoir  refuser ,  et , 
en  reconnaissance  de  leur  docilité  et  de  leur  pa- 
tience, on  leur  attacha,  aux  pieds,  des  pointes 
de  fer,  qui  leur  donnaiçnt  la  facilité  de  grimper 
aux  arbres ,  comme  des  écureuils. 

Elles  cueillirent  tant  et  tant  de  ces  feuilles, 
qu'il  n'en  resta  pas  une  sur  les  arbres  ,  ni  le 
moindre  ombrage  dans  l'île.  Restaient  cependant 
à  couvrir  les  cuisines  publiques  ,  les  maisons 
communes  où  oi;i  devait  manger ,  celles  T)ù  on 
devait  prendre  le  café ,  celles  où  on  devait  boire 
hors  les  heures  de  repas  ,  et ,  enfin  ,  l'espèce  de 
bagne ,  où  on  devait  renfermer  ,  le  soir,  les  es- 
claves anglais.  Comme  le  génie  ne  connaît  pas 
IF.  3sè 


f\C^  MON   ONCLE 

d^c^bstacles  ,  on  imagina  .fineinçiit  de  suppléer 
les  feuilles  par  du  gazon ,  par  des  .voiles ,  perdes 
chaloupes  renversées ,  ce  qui  fais;af t  ^e  .viariété 
très-agréable  à  l'œil. 

On  avait  fait  beaucoup,  saf^s  doute  ;  ,mai3  ies- 
sentiel  était  ,à  faire.  Notre  véritable  richesse  con- 
sistait en  dix  mille  quintaux  de  poLi^re,  qu'il  fallait 
serrer,  dans  des  lieux  très -secs,  .^t  qvii  nie  lais- 
sassent rien  à  craindre  des  fuipeyrs  ,  ni  des  gar- 
gottiers.  On  .fit  creuser  de  vastes  xasigasins ,  daps 
le  roc  vif ,  par  les  esclaves  anglais.  On  leur  fit 
monter  ensuite  trente  pièces  de  gros  .calibre ,  5ur 
les  deux  rochers  dçnt  je  vous  ai  parlé-  Point  d'é- 
chafaudages ,  de  grues ,  de  cbèvres ,  rien  ^  ce 
qui  facilite  te  travail  :  les  bras ,  rien  que  les  bras 
des  vaincus.  Ils  étaient  destinés  à  servïjr ,  s'user , 
mourir,  et  il  v  en  avait  d'autres,  à  la  Grenade, 
à  la  Dominique ,  à  Saint- Christophe. 

|lia  dernière  opération  à  fairç,  était  d'empê- 
cher qu'on  ne  vînt,  inopinénient ,  nous  rendre 
visite.  Un  petit  fprt ,  sui:  chaqu^  rive  dç  la  ri- 
vière, à  son  ernboucjiure ,  ajiir^i^  si|igq|ièren|eDt 
plu  à  mon  oncle;  mais  cela  demancfait  du  temp3i 
de  la  c^ipacité ,  et  Thomas  était  pressé  d^  jouir, 
et  ne  savait  rien  faire.  Qn  fixa  les  deux  v^ssçaux 
de  la  lam^ïquiç ,  sur  quatre  ancres ,  au^  deux  en- 
droits qu'on  voulait  fortifier  ;  op  les  iiasa  de  leiji^ 
m^ts  et  de  leurs  agrès  ;  op  npit  le§  batteries  sur 
les  ponts  ,  les  corps-de-garde  dessous,  et  en  moins 


*' 


THOMAS.  4QQ 

irune  journée  de  travail,  on  eut  (|eii^x.j^edo,ytes, 
qui  pouvaient  durer  deux  ans  :  la  prévoyance  de 
nos.  messieurs  ne  s'étendait  pas  si  loin,   . 

L  mauffuration  de  la  ville  se  fit  au.  bruit  des  ver- 
res  et  de  toute  notre  artillerie.  Cette  superbe  cité 
fut  nommée  Thomassine  ;  le  rocher  du.. nord- 
Thomasson:  celui  du  mi(Ji ,  7%o/naj^an/.:  Ip  vais- 
seaii  de  la  rive  gauche ,  Thomassin ,  et  celui  de 
la  rive  droite,  Thomasseau, 

Tant  que  l'activité  avait  été  soutenue,  dans  tou- 
tes les  classes ,  par  le  besoin  de  se  loger ,  de 
pourvoir  à  la  vie  animale  ,  au  superflu  ,  à  la  sû- 
reté générale  ^  l'ordre  et  l'harmonie  n'avaient  pas 
été  troublés.  Le  moment  de  l'oisiveté  était  venu , 
et  c'est  ce  que  je  redoutais.  Nos  gens  ne  pou- 
vaient toujours  boire ,  et  faire  ce  qu'ils  appelaient 
\ amour,  et  ils  me  faisaient  trembler,  quand  ie 
les  voyais  les  bras  croises.  Je  proposai  a  mon 
oncle  dé  faire  (les  lois ,  courtes  ,  simples ,  et  for- 
tes  surtout^  Je  më  rappelai  ce  que  j'avais  trouvé 
de  mieux  (dans  Justinien  ,  Cujas  et  Bartole;  j'éloi- 
gnai ce  qui  mê  déplut;  je  fis  un  petit  code  qui  me 
parut  très -clair,  j'allai  aussitôt  le  lire  à  mon  on- 
cle ,  qui  n'y  comprit  rien  ,  et  les  bras  me  tombè- 
rent, quand  il  me  dit  qu'il  voulait  faire  lui-même 
une  constitution,  k  Vous,  mon  oncle,  vous  ferez 
fc  une  constitution  !  —  Parbleu  !  tout  comme  un 
«  autre.  — Je  crains  qu'elle  ne  vaille  rien.  — Hé 
«  bien  !  j'en  ferai  une  seconde. — Qui  ne  vaudra 
«  pas  mieux.  — J'essaierai  d'une  troisième.  —  Qui 

32. 


\ 


5oO  MON    ONCLE 

«  ne  durera  pas  davantage.  —  SstVez-vous ,  mon- 
«  sieur  mon  neveu,  que  vous  êtes  un  imperti- 
«  nent?  — Je  suis  vrai,  mon  cher  oncle. — ^Non,  je 
«  dis,  je  n'ai  pas  d'esprit ,  c'est  le  chat.  Allez, 
a  monsieur,  allez  tailler  vos  plumes,  et ,  quand 
«  j'aurai  rêvé  deux  heures  à  cela ,  vous  viendrez 
a  écrire  ce  que  je  vous  dicterai.  » 

Il  me  rappela  ,  en  effet ,  deux  heures  après. 
J'entrai  dans  son  palais  ,  je  m'assis ,  je  tirai  mon 
écritoire ,  et  j'écrivis. 

Droits  de  VHomme. 

Chacun ,  ici ,  a  le  droit  de  vivre  dans  Tabon- 
<lance ,  et  sans  rien  faire. 

Du  Gouvernement 

Le  général  Thomas ,  étant  proclamé  grand  Ré- 
gulateur ,  réglera ,  et  déréglera  tout  à  volonté. 

«  Tu  vois  qu'en  quatre  traits  de  plume  voilà 
a  mes  bases  posées.  —  Oh  !  c'est  charmant ,  mon 
«  oncle.  —  Souvenez-vous  ,  monsieur ,  que  vous 
a  n'êtes  que  mon  secrétaire  :  écrivez,  sans  ré- 
«  flexions  ,  comme  le  journal  du  soir.  » 

Code  civil  et  crimineL 

Comme  les  hommes  n'ont  de  différens  ,  entre 
eux,  que  parce  que  l'un  veut  avoir  ce  que  lautre 
possède ,  personne ,  ici ,  n'aura  rien  en  propre. 


THOMAS. 


5or 


Comme  les  magistrats  sont  mutiles ,  où  il  n'y 
a  pas  de  contestations ,  il  n'y  aura  pas  de  magis- 
trats ici. 

Comme  il  ne  faut  ni  prison  ,  ni  geôliers  ,  ni 
procureurs,  ni  avocats,  ni  bourreaux,  où  il  n'y 
a  pas  de  magistrats  ,  il  n'y  aura ,  non  plus ,  ici , 
ni  bourreaux  ,  ni  avocats  ,  ni  procureurs  ,  ni  geô- 
liers ,  ni  prisons. 

«  Nous  voilà  débarrassés  y  tout  d'un  coup ,  de 
a  ce  qui  embarrasse  le  monde  connu,  depuis  qu'on 
«  le  connaît.  Poursuivez ,  Monsieur. 

Mais ,  comme  il  est  du  devoir  d'un  législateur 
éclairé ,  de  tout  prévoir ,  et  que  je  prévois  tout , 
si ,  dans  l'ivresse ,  ou  de  sang-froid ,  on  s'injurie  , 
ou  on  se  frappe ,  les  parties  iront  vider  leur  que- 
relle ,  à  coups  de  fusil ,  dans  un  coin  de  l'île  *,  et 
le  grand  Régulateur  nommera  quatre  témoins , 
qui  veilleront  à  ce  que  tout  se  passe  dans  les 
règles.* 

Si  quelqu'un  assassine  ,  il  sera  assassiné  parle 
meilleur  ami  du  défunt ,  et  les  assassinats  ne  s'é- 
tendront pas  plus  loin. 

«  Voilà ,  je  l'espère ,  un  code  civil  et  criminel , 
«  aussi  court ,  et  aussi  complet  que  possible  ,  et 
«  tel  qu'on  n'en  a  point  imaginé  encore.  Passons 
«  aux  finances.  » 

^  Des  Finances, 

Comme  le  grand  Régulateur  n'a  aucun  revenu 


J02  MOfi    ONCLE 

assuré ,  et  que  des  circonstances  imprévues  peu- 
vent îiécéssttèr  des  siacrifices ,  '  U  seVa  étaBll^.par 
moi,' dans  léS  cas  extraordinaires  seulement , 'un 
impôt  unique  et  volontaire. 

'  à  Tû  Sens  bien  i[uè  si  je  voulais,  j'imposerais, 
«  comme   un   aiitre','  la  terre  ,  les  maisons  ','  lès 


«p6Heà',"les  fenêti'es,  les  chertiinees,'les  ânes, 
a  léà  hommes',  lèè  femmes,  les  meubles,  les  vbi-' 
«  tiures,  le  blé,  la  viande,  le  poissori,  IVâu-de-vie, 
«lés  cboux,  lé  pap\er,  l'industrie  ,' les*' grancls 
«  chétnitis,  la' pensée*,  et  tous  lès  oBièts  coiiiius; 
«  mais  cela  fatiguerait  les  cérvëaiïx  de  notre  l>on 
tf  pènpile,  qui -criaîndràit  toujours  'Jétre  en  con- 
«  trâvëntlon  ;  et  puis  il'faudràii;  une  riueé  dé  /iài- 
«  seut^  de  rôles',  de  percepteurs ,  d'exécuteurs , 
«  de  Cbtûiiiis ,  cle  sous-cômmis  :  la  moitié  de  la  co- 
«  lonie'^ètâit  sans  cessé  ôccupiée  à  vider  les  po- 
«  ches  de  TaiitrèV  Non',  pas  dé  ça,  Lisette.  Un 
«  tittpôt  Unique  et  volontaire. — Voyons, "mou 
<c  oncle,  sur  quoi  vous  l'établissez.  —  Écris.  » 

Sur  la  respiration. 

«  •^— Sur'la  respiration  ?  — ^Ah  !  ah  !  ah  !  tu  ne  t'at- 
«  tendais  pas  à  celui-là ,  hem  ?  C'est  uii  véritable 
a  don  gt^tùit  que  tiiùh  iihpôt',  car,  enfin  ',  celui 
«  qui  lie  voudra  pas  respirer,  né  paiera  rien. 

à  —Mâts  il  me'àëniblé ,  iiion  diiclè ,  que  vous  êtes 
«  déjà  en  contradiction  avec  vous  -  m'éine.  —  Âl- 
«  Ions  donc  !  Cela  se  pourrait ,  au  plus ,  si  j'avais 
«  fait  dix.  mille  et  quelques  lois.  —  Vous  dîtes, 
a  dans  un  article,  que  personne  n'aura  rien   eu 


Tiib'MAS.  5o3 

<(  propre ,  et.,  maintenant ,  vous  demandez  des 
«  sacrifices.  —  An  !  sacredieu \  tù  as  raison.  Il 
ce  n'est  pas  aisé  d'être  législateur ,  et  je  suis 
«  étonné  que  tant  de  gens  s'en  mêlent.  Tâchons 
«  d'accoucher  d'un  petit  article  supplémentaire 
c(  que  tu  saveteras,  avec  le  reste  ^  du  mieux  que 
«  tu  pourras.  »  • 

AHûilé  supplémentaire' 

Le  gouvernement  s'obligeant  à  fournir  à  tous 
le  nécessaire  et  le  superflu ,  For  et  les  bijoux  se- 
ront emmagasinés,  et  chaque  lot  marqué  du  nom 
du  propriétaire ,  qui  sera  maître  de  le  retirer  \ 
quand  il  voudra  aller  vivre  ailleurs. 

«  L'article  est  bien ,  pas  vrai?  —  Ah  !  encore 
a  incohérent  avec  l'autre.  —  Va,  va,  nos  gens  n'y 
«  regarderont  pas  de  si  près.  Voyons  maihf enaiit 
ce  les  articles  réglementaires  :  ceci  exige  du  dévê- 
te loppement.  » 

Des  Expéditions. 

Si  votis  Voulez  que  le  grand  Ré^'rilàtéùr  voiis 
entretienne  ,  vous  nourrisc ,  et  vous  enivré  de 
vin  et  d'aiûôur,  il  faut  lui  eii  faciliter  leô  moyens. 

cr  Vois-tu!  je  fais'' aussi  îles  préambules,  moi.  » 

T'rois  cents  hoTiimès'serôiit  constamment  en 
course,  et  seront  remplacés ,  au  retour,  par  trois 
ceiîti'  autres.  * 

Ils  irowt' prendre  chez  les  autres' ce  qui  man- 
quera chez  tious. 


5o4  MON    ONGLE 

De  la  Force  armée. 

Il  y  aura  tous  les  jours  cent  trente  hommes  de 
garde. 

Quatre-vingt-dix  seront  employés  à  la  garde  de 
ma  personne  et  des  forts  ;  le  reste  fera  des  pa- 
trouilles ,  et  veillera  à  ce  que  nos  esclaves  ne  cou- 
pent pas  les  oreilles,  ou  mieux  que  cela,  à  ceux 
de  nos  messieurs  qui  seront  tombés  sous  les  ta- 
bles et  sous  les  bancs. 

A  cet  effet ,  chaque  homme  de  garde  sera  tenu 
de  conserver  sa  raison ,  et,  pour  cela,  il  ne  lui  sera 
alloué  qu'une  bouteille  de  vin  pour  ses  vingt- 
quatre  heures. 

Mais  comme  il  n  est  pas  de  sacrifice  qui  ne  mé- 
rite une  indemnité,  la  garde  descendante  vivra, 
à  discrétion ,  pendant  les  deux  jours  suivaiis. 

De  la  Répartition  des  £sclai^es. 

Des  gens  comme  nous  ne  devant  rien  faire, 
tous  les  travaux  publics  et  domestiques  seront  à 
la  charge  des  esclaves. 

Le  grand  Régulateur  en  aura  quatre  pour  son 
service  particulier,  l'amiral  trois,  chaque  officier 
deux.  Il  en  sera  attaché  un  à  six  soldats  ou  ma- 
telots. 

Soixante-dix  eu ti^ tiendront  les  forts,  les  armes, 
déblaieront,  arroseront  les  rues,  et,  pour  se  re- 
poser, feront  la  chasse  aux  maringouins. 


THOMAS.  5o5 

Les  quarante  restans  feront  la  cuisine ,  mal  d'a- 
bord, et  bien  au  bout  de  quelques  joifrs,  parce 
qu'ils  seront  battus  jusqu'à  ce  que  leurs  ragoûts 
soient  mangeables. 

Gomme  il  n'est  pas  de  bon  gouvernement  sans 
économie,  et  qu'il  faut,  en  même  temps,  que  les 
esclaves  vivent  pour  continuer  à  servir,  il  leur 
sera  accordé  une  demi -livre  de  biscuit  par  jour, 
une  heure  pour  pécher  ou  chercher  des  coquil- 
lages ,  et  l'eau  de  la  rivière ,  tant  qu'elle  en  pourra 
fournir. 

a  Ceci  me  conduit  naturellement  à  traiter  de 
<c  la  bonne  chère ,  qui  n'est  pas  l'article  le  moins 
(c  important  pour  moi.  » 

De  la  Table, 

Le  grande  Régulateur  sera  servi  dans  son  pa- 
lais ,  et ,  comme  il  doit  représenter  et  traiter  sou- 
vent ses  hauts  -  officiers ,  ses  rations  solides  et 
liquides  ne  sont  pas  fixées. 

L'amiral  aura,  par  jour,  trois  livres  de  bœuf, 
trois  livres  de  porc ,  la  moitié  d'un  mouton ,  six 
livres  de  pain,  douze  bouteilles  de  vin,  et  deux  de 
rum. 

Les  capitaines  auront  moitié  de  cette  ration. 

Les  autres  officiers ,  le  tiers. 

Les  soldats  et  matelots  auront  deux  livres  de 
viande ,  deux  livres  de  pain ,  deux  bouteilles  de 
yin,  et  une  demi -bouteille  de  rum. 


5o6  MOff  ancLE 

On  se  ra5seinbIerB>  au  son  de  la  cloche,  dans 
les  maisons  indiquées  pour  les  repa»^  s^ioa  *le 
grade.de  chaouo.,  et  on  sera  «exact,  p&rce  qu'on* 
n'attendra  personne. 

Les  dames  mangeront  chez  elle»  4  parée' qu'il 
est  bon  qu'on,  les  trouve  à  toute 'heure. 

Des  Cafès  et  Estaminets. 

Après  le  ëîner,  ira  prendre  dil  café  ijui  Voudra , 
et  autant  qu'il  en  voudra.' 

Deux  fois  par  décade,  il  sera  délivré,  ppûr  les 
estaminets,  huit  pièces' de  vih  de  deuix  téhCà' ppts, 
qui  seront  btis  par  'les  matelots  et  soldait'  qui 
voudront  s'amuser  honnêtement.*  Là,  ils*  trouve- 
ront des  pipes  et  du  tabac ,  et  pourront  en  em- 
porter ce  qu'ils  jugeront  nécessaire  à  leur  con- 
sommation. 

Lès  officiers  qui  ne  seront  pas  de  service , 
pourront  s'enivrer^  tous  les  jour«,  dans  un  estami- 
net ,  qui  ne  sera  ouvert  que  pour  eux. 

Dés  Fétemens.  ^ 

Quiconque  aurai  son  babit  usé^,  en  irâ<  prendre 
un  neuf  au  magasin. 

Quiconque idura  une^chéinise;  sale  ^  l'ii'a  troquer 
contre  une  blanche..: 

Commet  il  la'estjpasifde'bôH  gouvernement'  qui 
ne  cherche*  à  touJtiUtilisèl*?,  les  habits  >ét>k  linge' 
seront   faits ,  r acoonHiioéés  >  »et  >  blanchis*  ^  <par  ^  les 


THOMAS.  5p7 

nourrices,  et  celles  de  nos  dames  ;dont  la  sqçié|Lé 
ne  se  souciera  plus. 

De  la  Population, 

Le  mariage  étant  insupportable  où  il  est  indis- 
soluble, et  ne  signjfianl  riop,  où, le,  divorce,  est 
admis,  on  ne.  se.pjar^çra.  pas  df^^tqul:,- 

M^is  œiïii^^  il  fai|f,  des.^nf^ns.pwr  ,pejçpétueç  . 
une  coJo.q jçî.,.  et .  q^Ul  est  trèsramuça^  fi^r^i! 

quand  jOn,n'eçes|:,, pas  charge,, on  ei;i  fepça  ta^vt. 
qu'on  p^urra.^  et  le&  inè?[es  s^^iles  en.aiiron^;  soiçi^, 
selon  la  ^çstination  que  leur  a  donnée  la  nati^re^f 

La  nature  les  d^i^inant^égaleTient  pour  l'homme, 
ces  daines  n'en  poui^ont ^refuser  aucun.  M^is  pour;, 
le  in^ai|^tiep  de^  mœurs  pvbliqqjÇS.,  et  afin  4'l^viter.. 
tout  jCanflit„  lej  premier  qui^ei^trer^a  che?^  une,, 
femme  ^qçrochera  sonboiui^t  en  dehors,  de  la 
porte  j  ce  qui  . vqudraj  ^\fe. ,  à  ;Çelui,  ^  qui  sujryien-, , . 
drait  :  Paç^ez  à  uiji  ^^^i  P^WI^ro. . 

La  faiblesse  paternelle  étan]t;  .çontraii^e  ^ux  pro- 
grès des  enfans ,  les  nôtres  se  développeront  de 
bonne  heure ,  parqç  qu'aucun  ,ne  connaîtra  son 
père. 

Aussi,  dès  l'âge  de  di?(  ans,  les  garçons  seront, 
mousses  ou  tambours. 

Dès  l'âgç,  de  huit  ans ,  les  ^lles  sauront,  fak'.q 
des  minfi^.et  joi^pr  de  Ja.prunçUe;,  et  à  quîpï^ç 
ans.,  on  en  %ra  ^e  petites .  m9.ip(ia^i^ 


5o8  MON    ONCLE 

Ceux  qui  violeront  un  des  articles  de  la  pré- 
sente constitution ,  librement  acceptée ,  seront  dé- 
portés sur  les  côtes  du  Chili,  et  leur  or  et  leurs 
bijoux  confisqués  au  profit  du  grand  Régulateur. 


Après  avoir  fini  de  me  dicter  cette  admirable 
production,  mon  oncle,  enchanté  de  lui-même, 
fit  battre  la  générale,  rassembla  toute  l'armée, 
me  fit  hisser  en  haut  d'un  palmier ,  pour  qu'on 
m'entendit  de  plus  loin ,  et  m'ordonna  de  lire  à 
haute  et  intelligible  voix.  Je  tirai  mon  cahier  de 
ma  poche,  je  criai  à  tue-tête,  et  je  ne  dus  être 
entendu  que  de  la  très-faible  pai:tie  de  mon  au- 
ditoire :  Aures  habent,  et  non  audient.  Au  reste, 
qu'on  ait  entendu  ou  non ,  qu'on  ait  compris  ou 
non ,  la  constitution  de  mon  oncle  fut  reçue  à 
l'unanimité,  parce  qu'elle  convenait  à  beaucoup, 
que  le  mode  de  gouvernement  était  indifférent 
au  plus  grand  nombre,  et  que  les  autres  n'au- 
raient rien  gagné  à  dire  :  Non. 

CHAPITRE    V. 
Désastres. 

Les  choses  allèrent  assez  bien  pendant  quel- 
ques mois.  On  crevait  des  esclaves  qu'on  remplaça 
facilement;  on  exCTçait  si  vivement,  et  si  conlf- 
nuellement  les  dames ,  qu'il  en  mourut  vingt  des 


THOMAS.  5o9 

plus  jolies ,  parce  que  les  plus  jolies  étaient  les 
plus  exercées;  on  buvait  du  matin  au  soir,  ou 
on  chassait,  ou  on  se  baignait,  ou  on  jouait  à  la 
boule  ou  aii  ballon,  ou  on  fumait,  ou  on  dor- 
mait :  c'était  charmant. 

Tout  annonçait  que  cette  vie  délicieuse  dure- 
rait. V  Hirondelle  y  toujours  en  mer,  et  volant  sur 
la  surface  de  Teau,  évitait  ou  atteignait  les  meil- 
leurs voiliers ,  à  son  choix.  Les  magasins  regor- 
gaient ,  Fabondance  était  partout ,  et  tant  que 
les  Anglais  et  les  Espagnols  prendraient  la  peine 
de  cultiver  la  terre,  il  ne  paraissait  pas  possible 
que  la  colonie  manquât  de  rien. 

Pour  moi,  dont  les  goûts  différaient  singuliè- 
ment  de  ceux  de  ces  messieurs,  et  qui  évitais 
toute  communication  trop  directe  avec  eux,  je 
m'étais  fait  une  jolie  habitation,  vers  la  source  de 
la  rivière.  Ma  maisonnette,  ornée  de  mille  jolis 
petits  riens ,  que  j'avais  trouvés  à  bord  de  diffé- 
reptes  prises ,  était  adossée  à  un  rocher  couronné 
de  verdure.  En  avant,  j'avais  un  bocage  frais, 
que  la  nature  semblait  avoir  fait  croître  pour 
moi.  Je  n'avais  eu  qu'une  cinquantaine  d'arbustes 
à  arracher,  pour  pratiquer  des  allées  couvertes  et 
solitaires.  Au  bout  de  mon  bosquet  coulait  la  ri- 
vière ,  étroite ,  peu  profonde  et  limpide.  Des  pois- 
sons des  plus  délicats  de  la  mer  du  Sud  rem  ontaient 
jusqu'à  ma  porte,  et  venaient  mourir  dans  les  bras 
de  ma  jolie  petite  sœur.  Avec  des  semences  d'Eu- 


5lP  MON    ONCLE 

rope,  j*avaîs*falt  un  potager  d*iih  côté  de  mon 
bôcàge;  iih  pàrtéfrélde  râùire,  et  ifaiis  mes  jar- 
diriSf'sUr  le  bord ' de i*eaù  /dans  nioifi  petit  tois, 
dans  ma  màisonniette,  je  trouvais  Léohôre  qui 
embellissait  tout,  et  qui  vivait  cachée  à  tous  lés 
yeux. 

J*à vais  été  aidé,  dans  mes  exMoitatidns ,  par  les 
deux  eâclftves  qu'on  m*avaît  donnés.  L^un  était 
péiîAre,  l'autre  médecin,  par  conséquent  incapa- 
bles de  sùppfortër  dès  travaiix  viôtens  ;  maïs  je 
les  Inéhageais,  je  lès  èhconragèais ;  je  partageais, 
avec  eux ,  mes  raïiôris ,  plus  'que  sufiBsantes  pour 
ma  compagne  et  moi.  Éne  leà  consolait;  elle  Teiir 
accordait  ces  soins  délicats ,  ces  attentions  fines, 
sieuls  moyens  d*ùn  sexe  faible ,  qu'ils  finissent 
par  i*endre  le  plus  fort  ;  Léonore,  enfin,  acteva 
d'en  faire  nos  amis,  et  n'èii  a  pas  qiiî  veut. 

J'avais  trouvé  et  accumulé  des  trésors  qui  n  a- 
vâient  tenté  que  moi.  Deis  instriimêns  de  musique, 
dte  ihâthématiquès ,  de  bons  livres,  cent  choses 
uiil'eé  aux  arts,  âvàieiit  été  jetés  sur  la  plage.  Je 
lés  recueillais  soigneusement,  et  ori  fiait  du  cas 
que  je  |)araissâis  en  faire.  C'est  avec  ces  ressour- 
ces que  nous  charmions  nbs  loisirs.  Le  peintre, 
nàturéllèmeiit  gai,  avait  retrouve  sa  belle  tu- 
meur; le  médecin,  grave...  comme  un  médecin, 
parlait  toujours  raison,  et  la  raisori  plaît,  assai- 
sonnée d'un  grain  de  folie.  En  riafnt  avec  le 
peintre,  en  raisonnant  avec  le  docteur,  en  cares- 


i 


xnoMAs.  5ii 

sant  ma  Léonore ,  je  m'occupais  du  bien-être  et 
c^e  r^^gnéip^pt  de^toos.  J'en  étaisaîmé  et  héni  :je 
ne  désiriiis  pas  .d'autre  sort. 

^M^i^r Hirondelle,  à  iforoe  de  prendre,  prit 
bieptôt  moins,  «t. bientôt  oe  'prit -rien. 

,]\Iais'le>g9spillage  ^uisa,  en  peu  de  >  temps ,  les 
;purpyision3  qui  étaient  dans  Tile. 

Mais  qu^que3-unes  des ^ dames,  qui  remplacè- 
rent les  défuntes,  apportèrent  certaine  incommo- 
dité qui  .cii;cula  en  peu  de  temps,  et  qui  donna 
de  rpccupsition  dt  de  l'importance  k  mon  docteur. 

JM[2^3  ria  disette  et  la  :maladie  donnent  de  lliu- 
meur. 

« 

Mais  rhimietfr  porte  à  faire  des  sottises. 

Mais  4}uand  les  sottises  ^sont  d'une  certaine 
forCjÇ,  elle^  yiolenl:  le  contrat  social. 

Mais  Qipii  oncle,  qui  tenait  à  l'article  des  coii- 
fiscatipQs ,  «(importait  exactement  les  coupables. 

Mais ,  enfin ,  on  se  mit  çn  insurrection  ouverte 
contre  lui 

Quand  les  ressorts  d'un  gouveruement ,  bon  ou 
mauvais,  sont  rompus,  il  se  forme  autant  de 
ps^rti^  qu'il  y  a  d'intérêts  différens. 

Quand  ^uçuo  des  partis  n'entend  raison ,  tous 
crient  à  la  fois. 

Quand  il^  ue  persuadent  pas  avec  des  cris,  ils 
entrent  en  fureur. 

Qi^and  ih  sont  en  fiireur,  ils  prennent  les 
armes. 

Quand  ils  ont  pris  les  armes ,  ils  se  battent. 


V. 


5l'i  MON    ONCLK 

Quand,  enfin,  ils  voient  que  le  sang  répandu 
n'améliore  pas  leur  sort,  ils  se  rapprochent;  ils 
s'accordent  :  autant  vaudrait  commencer  par-là. 

On  se  battit  toute  une  journée  à  Fernandès. 
Cent  cinquante  hommes  furent  tués  ou  blessés, 
sans  que  personne  sût,  bien  précisément,  pour- 
quoi. Vingt  fois ,  je  m'étais  jeté  au  milieu  des 
combattans;  vingt  fois,  j'avais  fait  l'orateur,  et 
épuisé  tous  les  lieux  communs ,  sans  y  rien  ga- 
gner. Le  soir  on  eut  faim;  il  n'y  avait  pas  de 
quoi  souper ,  et  je  gliss.ii  encore  mon  mot.  «  Ce 
«  n'est  pas  en  se  tuant  qu'on  fait  tourner  la  bro- 
che. »  Ce  mot  fit  tomber  les  armes  des  mains. 
On  se  demanda  pardon,  on  s'embrassa,  on  se  ré- 
concilia. Mon  oncle,  excédé  de  fatigue  et  couvert 
de  blessures ,  me  consulta  modestement  sur  ce 
qu'il  fallait  faire,  et  parla,  pour  la  première  fois, 
au  nom  de  la  société.  «  Ce  soir^  répondis -je,  il 
"  faut  s'aller  coucher.  Qui  dort  soupe ,  et  demain 
«  nous  verrons.  »  On  me  crut,  on  se  sépara,  et 
je  regagnai  ma  maisonnette. 

J'avais  travaillé,  et  j'en  reçus  le  prix.  Des  pe- 
tits poids  et  des  haricots,  préparés  parLéonore, 
un  melon  cueilli  par  elle,  réparèrent  mes  forces. 
ISous  soupâmes;  nous  dormîmes  assez  bien,  pour 
des  gens  qui  avaient  l'esprit  agité,  et,  le  lende- 
main au  point  du  jour,  je  me  rendis  devant  le 
palais  du  grand  Régulateur ,  qui  avait  tout  déré- 
glé, et  qui  ne  réglait  plus  rien. 

Tous  ceux  qui  pouvaient  se  soutenir,  se  ras- 


THOMAS.  5l3 

semblèrent  autour  de  moi.  Je  les  menai  à  ma 
mais<»inette ,  et  je  leur  fis  voir  mon  jardin.  «  Si 
«  vous  aviez  fait  comme  moi,  leur  dis^-je,  vous 
(X  auriez  soupe  hier,  et  vous  déjeuneriez,  au  jour- 
«  d'hui.  L'homme  est  né  pour  travailler  ; .  voilà 
«  qui  le  prouve.  Voyons  maintenant,  à  vous  tirer 
ff  d'embarras.  Vous  êtes  environ  six  cents.  Prenez 
«  vos  fusils;  formez  une  ligne  qui  coupe  l'île  sur 
«  sa  largeur;  avançons  en  chassant,  tuons  ce  qui 
ce  reste  de  ces  chèvres ,  dont  vous  ne  preniez  que 
«  la  peau,  et  dont  la  viande  va  vous  paraître  dé- 
i<  licieuse.  Qu'on  en  fasse  cuire,  trente  ou  qua* 
«  rante ,  pour  le  besoin  du  moment;  qu'on  sale 
«  le  reste.  Qu'on  s'embarque  ;  qu'on  fasse  une 
ce  dernière  tentative  sur  le  Chili.  Puisque  vous 
<c  voulez  vivre  indépendans ,  transportez  ce  que 
«  vous  aurez  pris,  aux  îles  Galapes,  dçnt  le  sol 
<c  est  excellent.  Cultivez-le,  et,  en  attendant  que 
a  tout  cela  soit  fait ,  mangez  de  la  chèvre ,  et  bu- 
ce  vez  de  l'eau.  Noé  en  buvait  bien  avant  qu'il 
ce  s'avisât  de  planter  la  vigne.  » 

^1  n'y  avait  pas  de  réplique  à  cela;  aussi  ne 
répliqua  •  t  -  on  rien.  On  partit  pour  cette  battue 
générale,  qui  rendit  beaucoup  au-delà  de  ce  que 
j'avais  espéré,  et  on  ne  chercha  pas  les  cuisiniers 
anglais.  Les  uns  écorchaient  le  bétail,  d'autres 
le  mettaient  en  pièces;  ceux-ci  allumaient  des 
feux,  ceux-là  couraient  prendre  des  chaudières, 
du  sel ,  du  piment.  Deux  heures  après ,  ces  mds-* 
sieurs  qui ,  trois  jours  avant ,  ne  voulaient ,  du 
ir.  33 


5l4  MON    ONCLE 

mouton,  que  les  gigots,  à  qui  il  fallait  tous  les 
jour&du  pain  fiais,  des  vins  de  Cauarie,  ou  de 
Madère ,  déchirèrent ,  à  belles  dents  ^  ce&  chèvres 
dont  ridée  seule  leur  soulevait  le  cosur ,  et  fnrent 
trop  heureux  d'aller  se  désaltérer  à  la  rivière. 
'  J'avais  penté,  la  veille,  à  faire,  dans  cette  rivière, 
ce  que  je  venais  de  finre  dans  les  montagnes  ;  mais 
on  ne  s'était  pas  doxmé  la  peine  d'arranger  un 
filet.  On  n'avait  que  quelques  lignes^  et  la  pèche 
n'eut  rien  rendu. 

Le  jour  suivant ,  on  sala  sept  cents  chèvres , 
oQ  environ  ;  on  emplit  des  futailles  d'eau ,  hélas  ! 
rien  que  d'eau.  On  embau^qua  les  provisions^  avec 
cinq  cents  hommes ,  sur  la  Lièerêé  et  V Hirondelle  ; 
on  en  laissa  cent,  pour  défendre  nie  d'un  coup 
de  main  ;  on  renvoya,  sur  le  Phénix  ^  les  esclaves 
qui  pouvaient  se  soulever  et  se  veng^  ;  on  garda  les 
femmes  en  santé  pour  soigner  les  malades  et  les 
blessés,  dont  le  nombre  était  efiOrayaut;  on  mit, 
sur  tous  les  forts,  des  chapeaux  et  des  bonnets 
fichés  sur  des  bâtons,  pour  ôter  à  l'ennemi,  s'il 
se  prés^itait,  la  connaissance  de  notre  faiblesse. 
Les  équipages  des  deux  vaisseaux  nous  promi- 
rent ,  solennellement ,  de  nous  venir  prendre 
pour  nous  porter  aux  îles  de  Galapes.  Pour  gages 
de  leur  sincérité,  ils  norus  laissèrent  leur  part  des 
richesses  déposées  dans  les  m^asins  ;  enfin ,  ils 
partirent  sous  les  ocdres  de  Duboc,  qui  n'avait 
pas  encore  commandé  en  chef  ^  et  qui  brûlait  de 
se  signaler. 


THOMAS.  5{5 

Mon  oncle ,  blessé ,  se  désolait  de  n'être  pas  à 
la  tête  de  l'expédition;  j'étais  attristé  du  départ 
de  mon  médecin  et  de  mon  peintre  ;  Léonore 
s'attristait  de  me  voir  triste  ;  nos  malades  n'étaient 
pas  plus  gais  ;  nos  cent  hommes  d'armes  avaient 
l'air  sombre  et  préoccupé;  les  femmes  soupi- 
raient ,  les  unes  de  ce  qui  leur  était  arrivé ,  les 
autres  de  ce  qui  ne  leur  arrivait  plus.  L'iie  était 
rembrunie  comme  la  salle  de  fantasmagorie  de 
Robertson. 

Je  trouvai  pourtant  le  moyen  d'éclaircir,  petit 
à  petit ,  les  visages ,  et  de  dissiper  le  décourage- 
ment. J'avais  perdu  mon  cher  docteur,  et  je 
me  retrouvai  le  médecin  en  chef  de  la  colonie. 
Je  suivis  les  erremens  de  mon  ami,  et,  ce  qui 
produisit  autant  d'effet  que  les  médicamens,  j'é- 
tablis une  sorte  d'abondance  dans  la  colonie.  Je 
fis  faire  des  filets  par  les  femmes ,  par  la  mienne , 
par  ceux  de  Aos  soldats  à  qui  j'inspirais ,  insensi- 
blanent,  le  goût  du  travail.  On  eut  du  poisson  en 
quantité  ;  on  en  eut  de  mer  et  d'eau  douce.  A 
la  vérité,  on  manquait  d'assaisonnemens ,  mais 
l'appétit  est  le  meilleur  de  tous.  A  la  pointe  mé- 
ridionale de  l'île,  nos  pécheurs  trouvèrent  quel- 
ques tortues;  dès  lotrs  mes  malades  eurent  du 
bouillon ,  et  on  connaît  la  vertu  de  celui  de  tor- 
tue, pour  la  maladie  que  je  traitais.  Un  régime 
doux ,  une  vie  frugale  opérèrent  des  prodiges. 
On  guérissait  rapidement.  Mes  raisonnemens ,  djB 
tout  genre,  étaient  écoutés,  et  mes  conseils  suivis. 

33. 


5l6  MON    ONCLE 

On  défricha  le  peu  de  terrain  qui  était  susceptible 
de  produire.  Je  donnais  des  graines,  je  dirigeais 
les  travaux ,  et  quarante  à  cinquante  jardins,  se 
formèrent  sous  mes  yeux.  L'occupation  ramenait 
la  gaieté ,  et  adoucissait .  des  mœurs  féroces.  On 
se  rassemblait  tous  les  soirs  ;  on  s'amusait ,  sans 
emportement  et  sans  aigreur;  on  revenait  aux 
jouissances  de  la  nature.  On  m'entendait,  avec 
plaisir,  peindre  les  douceurs  d'une  union  chaste, 
et  les  charmes  de  la  paternité.  Les  jeunes  gens 
trouvaient  le  bonheur  présent  dans  mes  tableaux; 
les  hommes  mûrs  y  devinaient  des  appuis  pour 
leur  vieillesse.  Tous  regardaient  Léonore,  et  son 
air  décent  et  satisfait  achevait  de  persuader. 

A  la  quantité  de  fonctions,  dont  la  raison  seule 
m'avait  investi ,  je  joignis  bientôt  celles  du  sacer- 
doce. Je  ne  préchais  pas  de  dogmes  :  je  n'aurais 
parlé  que  le  langage  des  hommes.  J'annonçais 
une  morale  simple  et  pure;  c'est  à  cela  que 
se  borne  la  révélation ,  et  nos  cœurs  ne  vont  pas 
plus  loin.  Mes  efforts  furent  couronnés  d'un  suc- 
cès flatteur;  je  fis  onze  mariages.  L'île  n'était 
plus  un  repaire  de  brigands;  ses  habitans,  ren- 
dus à  la  sociabilité,  devenaient  des  hommes  esti- 
mables, et  chacun  était  heureux,  autant  quon 
peut  l'être ,  quand  on  manque  de  plusieurs  choses 
essentielles,  que  Eèstime  de  soi-même  ne  fait. pas 
toujours  oublier. 

J'avais  conçu  le  projet  de  nous  réconcilier  avec 
nos  voisins,  et  d'acheter  d'eux. ce  qui  aous  était 


THOMAS.  5f7 

nécessaire.  Les  richesses  immenses,  que  nous  pos- 
sédions, pouvaient  déterminer  Tennemi  à  traiter, 
et,  s'il  préférait  la  guerre ,  nous  étions  encore  assez 
forts  pour  l'inquiéter. 

Mon  oncle  avait  été  forcé  de  convenir  que  sa 
constitution  ne  valait  pas  le  diable.  Il  avouait 
que  j'entendais- mieux  que  lui  l'art  de  gouverner; 
mais  il  ajoutait  que  je  ne  savais  pas  me  battre  : 
il  fallait  bien  qu'il  eût  sur  moi  quelque  avantage, 
et  je  lui  laissais  volontiers  celui-là.  Cependant, 
comme  le  chien  d'amour-propre  perce  toujours, 
il  me  contrecarrait  souvent  en  législature ,  en 
morale,  et  même  en  médecine.  Je  défendais  mes 
opinions  ;  il  s'emportait  ;  je  le  laissais  dire.  Il 
jurait  ;  je  ne  l'écouf ais  plus^  car  des  juremens 
ne  sont  pas  des  raisons.  Il  me  semblait ,  à  moi 
observateur  v  que  la  médecine  ne  doit  tendre 
qu'à  aider  une  nature  affaiblie  ;  que  partout  la 
morale  est  une  et  inaltérable,  et  que  les  meil- 
leures lois  ne  sont  pas  les  plus  sages  ^  mais  celles 
qui  conviennent  le  mieux  au  peuple  à  qui  oh 
les  destine.  Une  première,  mais  terrible  attaque 
de  goutte ,  confina  mon  critique  dans  son  hamac , 
et  me  laissa  la  Uberté  d'opérer  tout  le  bien  que 
je  pourrais  faire. 

Il  y  avait  trois  mois  que  nos  comp^^ons 
étaient  partis;  nous  ne  cdlmptions  plus  les  revoir. 
Personne  ne,  disait  clairement  ce  qu'il  en  pensait; 
mais  je  crois  qu'au  fond,  chacun  en  était  bien 
gise.  La  saison  était  favorable,  et  je  pensai  sérieu*- 


5l6  MOK    ONCLE 

sèment  à  députer  plusieurs  de  nos  gens  vers  le 
gouverneur  du  Chili.  Je  choisis  les  plus  modérés 
et  les  plus  intelligens;  je  fis  équiper  la  plus 
grande  des  chaloupes ,  et  j'écrivis  au  gouverneur 
une  lettre  que  je  crus  propre  à  calmer  les  res- 
sentimens.  Mes  ambassadeurs  allaient  partir ,  lors- 
qu'une flotte,  de  huit  à  neuf  voiles,  parut  à  la 
vue  de  Uile.  On  courut  aux  armes;  on  se  mit  en 
défense  ;  mon  oncle  se  fit  porter,  dans  un  fauteuil, 
8ur  le  fort  Thomasseau.  J'étais  né  pour  tout  faire, 
et,  ce  jour-là,  je  fis  Faide-de-camp.  Je  portais, 
partout,  les  ordres  que  le  général  me  donnait 
avec  son  sang-froid  ordinaire.  Il  éprouva,  enfin, 
que  des  hommes  mariés,  sont  plus  braves  que 
d'autres,  quand  ils  aiment  leïirs  femmes,  et  qu'ils 
tremblent  pour  elles  :  mes  onze  maris  ne  parlaient 
de  rien  moins  que  de  faire  sauter  l'Ile ,  plutôt 
que  de  se  rendre.  Fort  heureusement ,  on  ne  fut 
pas  contraint  d'en  venir  à  cette  extrémité.  On 
reconnut  la  Liberté  et  V Hirondelle;  on  rit  du 
danger  imaginaire  et  des  préparatifs  de  défense  ; 
on  mit  armes  bas,  et  on  fut  recevoir  l'amiral 
Duboc,  qui  entrait,  à  pleines  voiles,  dans  la  rivière. 
Ce  drôle-là  était  vraiment  né  avec  des  qualités. 
Il  s'était  formé  sous  mon  oncle.  Il  avait  voulu 
surpasser,  dans  une  seule  expédition,  ce  que  son 
chef  avait  fait  dans  toute  sa  vie ,  et  il  avait  réussi. 
Il  revenait  avec  six  grands  vaisseaux  chaînés  de 
toutes  sortes  de  provisions.  Il  avait  augmenté 
l'armée  de  six  cents  Français,  délivrés  en  différens 


THOMAS.  5l9 

lieux ,  çt  U  apportait  cinq  milUoiis  en  or.  Voilà  ^ 
en  dix  lignes,  le  journal  de  son  expédition. 

«  Abordé,  de  nuit,  à  Valparayso.  Surpris  les  ha* 
«  bitans;  tout  passé  au  fil  de  Tépée. 

«  Marché  de  suite  sur  Saint-Jago.  fiencontré 
<c  et  pris,  sur  la  route,  cinq  millions  qu'on  allait 
«  embarquer  pour  Quito. 

«  Chargé  <les  vivres  et  des  vins  en  rentrant  à 
<c  Valparayso.  Pris ,  dans  le  port,  deux  vaisseaux 
t(  sur  leur  lest. 

«  Doublé  la  terre  de  feu.  Rentré  dans  l'océan 
fc  méridional.  Fait  trois  descentes  au  BrésiL 
«c  Chargé  les  vaisseaux  pris  à  Valparayso.  Délivré 
a  soixante  Français. 

ce  Remonté  vers  les  Antilles.  Forcé  Saint-£us«- 
«  tache  ;  délivré  cent  cinquante  Français.  Pris 
«  deux  vaisseaux  chargés  de  comestibles ,  arrivant 
«  d'Europe. 

«  Attaqué  Saint  -  Vincent.  Emporté  l'ile  après 
«  huit  jours  de  siège  régulier.  Délivré  trois  cent 
«  quatre-vingt-dix  Français.  Chargé,  autant  que 
«  possible ,  quatre  vaisseaux  trouvés  dans  le  port 
<c  de  Boucama  :  deux  ont  coulé  bas  au  retour. 

«  Revenu ,  enfin ,  après  trois  mois  de  course , 
«  vainqueur  des  Espagnols,  des  Portugais,  des 
i<  Hollandais  et  des  Anglais.  » 

La  lecture  de  ce  journal ,  fit  faire  à  mon  oncle 
une  grimace ,  qu'il  s'efforça ,  en  vain ,  de  cacher. 
Il  regarda  Duboc  d'un  air  sévère  :  «  Amiral ,  lui 
«  dit  -  il ,  vous  avez  opéré   en  brave  et  habile 


5aO  MON    ONCLE 

ce  homme;  mais  votre  mission  ne  s'étendait  pas 
a  plus  loin  que  le  Chili,  où  tous  deviez  prendre 
«  des  vivres.  Vous  avez  exposé  à  mourir  de  £ûm 
ce  ceux  qui  vous  attendaient  ici ,  pendant  que 
<c  vous  couriez  la  prétentaine ,  et  je  vous  destitue, 
«c  Destituer  un.  homme  comme  moi ,  reprit  Duboc 
<c  en  fureur!  Destituer  un  homme  comme  lui, 
«  reprit  tout  son  monde!  »  £t  Tanarchie  qu'avait 
causée  la  disette ,  fut  ramenée  par  l'abondance. 
Plus  d'ordre,  plus  de  subordination.  On  propo- 
sait, tout  haut,  de  déporter  mon  oncle,  ou  de  lui 
fsiire  pis.  J'avais  mes  bons  colons  sur  qui  je  pou- 
vais compter;  mais  ils  formaient  une  très-petite  mi- 
norité. Je  ne  savais  pas  trop  me  battre,  comme 
me  l'avait  bien  dit  Thomas,  et  sa  goutte  l'empê- 
chait de  se  mettre  à  leur  tête. 

Cependant ,  le  tumulte  iallait toujours  croissant; 
l'outrage  était  au  comble.  Il  ne  restait  rien  à  mon 
oncle  de  sa  considération,  ni  dé  son  autorité.  Il 
n'était  plus  qu'un  vil  envieux  qu'il  fallait  immoler. 
Ainsi  périrent  *les  Gracques ,  au  sein  de  la  plus 
grande  popularité.  Ainsi  périt  Mazaniel,  des  mains 
du  peuple  même  qui  lavait  adoré.  Ainsi  finira 
celui  qui  doit  à  des  orages  un  moment  de  faveur  ^ 
qui  finit  avec  eux.    , 

Le  moment  de  mon  oncle  n'était  pas.  arrivé 
encore.  La  goutte  ne  lui  avait  ôté  ni  le  courage, 
ni  la  présence  d'esprit.  Ce  fut  ce  qui  le  sauva. 
Il  demanda  la  parole;  elle  lui  fut  refusée.  Nos 
colons,  répandus  dans  la  foule,  et,  jusqu'alors. 


THOMA.S.  5ai 

spectateurs  de  la  scène ,  s'écrièrent  qu'on  ne  pou- 
vait se  dispenser  d'entendre  Thomas.  Ils  criè« 
rent  tant,  qu'enfin  les  autres  se  turent.  «  Jusqu'à 
«  ce  que  vous  ayez  fait  de  nouvelles  lois,  dit 
ce  mon  oncle,  je  ne  connais  que  celles  que  vous 
«  avez  librement  acceptées.  Y  est-il  dit  que ,  lors- 
cc  qu'il  surviendra  une  querelle,  toute  la  colonie 
<c  tombera  sur  celui  qui  aura  le  malheur  de  dér 
«  plaire?  Il  est  dit  que  le  différend  sera  vidé  à 
c<  coups  de  fusil  :  je  défie  l'amiral.  S'il  a  fait  ce 
«  qu'il  dit,  il  acceptera  en  brave  homme,  et  ne 
«  souffrira  pas  qu'on  m'assassine  comme  un  chien, 
ce  Allons,  sacredieu,  acceptes-tu,  amiral?  »  Aus- 
sitôt le  bouillant  Duboc  lui  frappe  dans  la  main 
en  signe  d'adhésion.  Le  champ  est  marqué.  Les 
champions  sont  à  quarante  pas  ;  mon  oncle  charge 
son  arme ,  assis  dans  son  fauteuil ,  la  jambe  ap- 
puyée sur  un  tas  de  feuilles  sèches.  L'armée 
forme  la  haie  des  deux  côtés  des  combattans. 

Quel  spectacle ,  pour  la  multitude ,  que  celui 
de  deux  autorités  supérieures  aux  prises!  Il  en 
doit  résulter  un  changement,  et  tout  changement 
doit  être  un  pas  vers  le  mieux...  Pauvres  hu- 
mains!... hélas!... 

Les  deux  tiers  des  spectateurs  font  des  vœux 
pour  Duboc;  mes  amis  en  forment  pour  mon 
oncle,  et  tous  tombent  d'accord  de  s'en  tenir  à 
l'issue  du  combat,  et  d'oublier  absolument  le 
passé. 

Duboc  était  1  offensé,  il  tira  le  premier.  Son 


i 


5-12  MOIf    ONGLE 

ress^timent,  sa  vivacité,  hii  perinireni, à  peine, 
d'ajhsier.  La  balle  siffla  à  Toreilie  de  ihon  oncle, 
qui  ne  fit  pas  le  moindre  mouvement.  Il  ajusta 
à  son  tour;  il  ajusta  long  •  temps  ;  mais  il  ajusta 
mieux.  Il  cassa  une  cuisse  à  l'amiral,  qui  tomba, 
mais  sans  manifester  aucun  signe  de  douleur. 

On  reporta  mon  oncle  dans  son  palais  ;  on  le 
rétablit  dans  ses  honneurs  ;  on  remit  en  vigueur 
sa  pitoyable  constitution.  Tous  les  jardins  exis* 
tans  furent  foulés  aux  pieds;  le  grand  sérail  lut 
repeuplé  ;  le  gaspillage  recommença ,  et  mes  co- 
lons, entraînés  par  lexemple,  se  démoralisèrent 
en  peu  de  temps. 

Obligé  moi-même  de  céder  au  torrent,  je  ron- 
geais mon  frein;  mais  je  me  tus.  Je  conduisis  ma 
bonne  petite  soeur  tout-à-fait  à  Textrémité  de 
nie  ;  je  rebâtis  une  maisonnette ,  dans  des  rochers 
escarpés,  aussi  bien  que  je  pouvais  bâtir  seul.  Où 
je  trouvai  quelques  pouces  de  terre,  je  jetai,  au 
hasard,  quelques  semences ,  incertain  d'en  recueil- 
lir les  fruits.  J'étais  mal  logé,  assez  mal  nourri, 
quand  la  distance  et  mes  travaux  m'empêchaient 
d'aller  prendre  mes  rations  ;  mais  j'avais  mis 
LéoDore  en  sûreté.  Une  autre  raison  m'avait  dé- 
terminé à  me  retirer  dans  un  lieu ,  à  peu  près , 
inaccessible. 

En  déchargeant  les  vaisseaux  ,  en  entassant 
les  denrées  dans  les  magasins  ,  en  partageant  les 
cinq  millions,  on  avait  perdu  de  vue  une  femme 
qu'on   avait,  embarquée  à    Saint  -  Vincent    avec 


THOMAS.  5îi3 

quelques  autres.  Cette  infortunée,  digne  d'un 
meilleur  sort ,  s'était  éloignée  de  ses  ravisseurs. 
Elle  s'était  avancée  dans  l'île ,  et  le  hasard  l'avait 
conduite  devant  ma  première  habitation.  Léonore 
était  à  sa  porte;  les  deux  femmes  se  fixèrent. 
L'inconnue  était  belle  comme  un  beau  jour ,  mo- 
deste comme  la  vertu ,  et  Léonore  lui  sourit.  Ce 
sourire  Fencouragea  ;  elle  entra.  Le  langage  de  ma 
bonne  petite  lui  inspira  de  la  confiance  ;  elles  se 
lièrent  à  l'instant. 

Je  rentrai;  je  vis  la  belle  inconnue.  Elle  ne 
me  donna  pas  d'amour;  mais  elle  m'inspira  le 
plus  vif  intérêt.  Je  lui  proposai  de  la  soustraire 
aux  infamies  qui  lui  étaient  réservées  :  elle  ne 
me  remercia  point ,  elle  tomba  à  mes  pieds. 

Il  est  étonnant ,  sans  doute ,  qu'elle  eût  échappé , 
jusque  alors,  aux  affronts  dont  l'idée  seule  la  faisait 
frissonner.  Les  équipages  de  la  Liberté  et  de  V Hi- 
rondelle avaient  été  répartis  sur  les  huit  vais- 
seaux. Ils  étaient  chargés  au  point  qu'on  avait 
eu  une  peiné  infinie  à  les  tenir  siu*  Teau,  et  le 
travail  continuel,  auquel  on  était  contraint,  n'a- 
vait pas  permis  de  penser  à  autre  chose. 

Je  la  cachai  au  fond  de  ma  cabane,,  dans  un 
réduit  pratiqué  sous  la  roche ,  et  Léonore  lui  pror 
digua  ses  soins.  Elle  nous  aima  bientôt,  comme 
nous  avaient  aimés  mon  peintre  et  mon  médecin , 
et  die  nous  confia  ce  qu'elle  avait  soigneuse- 
ment caché  pendant  la  traversée ,  de  peur  qu'on 
ajoutât ,  s'il  était  possible ,  aux  désagrémens  de 


5a4  MON   ONCLE 

sa  position.  Elle  était  la  femme,  de  ee  cafûtaine 
Hunter  qui  se  battait  si  bien,  et  quç  mou  oncle 
estimait  tant.  Une  grande  dbproportion  de  for- 
tune et  de  naissance ,  avait  long-temps  empêché 
leur  union  ;  mais ,  enfin ,  elle  n'avait  écouté  que 
l'amour ,  et  elle  avait  donné  sa  main  sans  l'aveu 
de  ses  parens.  Hunter  l'avait  conduite  de  la  Ja- 
maïque, où  il  l'avait  épousée,  à  Saint -Vincent, 
où  demeurait  sa  mère ,  auprès  de  qui  il  l'avait 
mise.  Elle  avait  écrit  à  son  père  les  lettres  les 
plus  soumises  ;  il  y  répondait  enfin ,  et  elle  avait 
l'espoir  de  le  fléchir,  lorsque  Saint-Vincent  fut 
attaqué  et  pris  par  nos  gens. 

Elle  pleurait  en  finissant  son  récit  ;  nous  pleu- 
rions en  l'écoutant  :  la  beauté  malheureuse  tou- 
che  si  aisément  !  C'est  pour  elle ,  en  partie ,  que 
j'avais  transporté  mon  domicile  dans  un  lieu  où 
j'espérais  qu'elle  pourrait,  au  moins,  respirer  eu 
liberté. 

Nos  gens  ne  s'écartaient  jamais  de  la  partie  de 
rile  où  régnaient  la  bonne  chère  et  la  licence. 
Madame  Hunter  et  Léonore  se  promenaient  quel- 
quefois sur  la  cime  de  nos  rochers.  Insensible- 
ment elles  en  contractèrent  l'habitude ,  et  nul 
objet  encore  ne  leur  avait  inspiré  d'alarmes.  Un 
jour ,  elles  furent  tout  à  coup  frappées  de  l'aspect 
de  deux  hommes,  qui  les  observaient  de  ia  val- 
lée. Madame  Hunter  rentra  épouvantée ,  et  je 
conçus  le  danger  qui  la  menaçait.  Je  sortis;  je  vis 
les  deux  hommes  qui  s'éloignaient,  en  se  parlant 


THOMAS.  fias 

avec  chaleur,  et  en  se  tournant,  parfois,  de  notre 
côté.  Je  pris  aussitôt  mon  parti.  Je  conduisis  ma- 
dame Hunter,  par  des  détours,  dans  une  grotte 
que  j'avais  reconnue ,  précédemment,  à  cinq  cents 
pas  de  notre  habitation  ;  je  l'engageai  à  n'en  pas 
sortir.  Je  lui  dis  que  je  la  viendrais  prendre  dès 
qu'il  serait  nuit,  et  que  je  croyais  avoir  trouvé 
le  moyen  de  la  garantir  de  toute  insulte. 

Je  n'étais  pas  trop  sûr  de  mon  fait.  On  m'avait 
promis  de  ménager  Léonore ,  et  on  lavait  fait 
d'abord,  parce  qu'on  avait  de  quoi  se  satisfaire 
d'ailleurs.  J^es  services,  que  j'avais  généralement 
rendus ,  m'avaient  ensuite  concilié  les  esprits. 
Notre  éloignement  et  la  retraite  où  vivait  la  bonne 
petite  sœur,  assuraient  notre  tranquillité  ;  mais 
il  n'y  avait  pas  de  traité  qui  assurât  celle  d'une 
seconde  femme,  belle  surtout,  la  plus  belle  que 
j'aie  vue  de  ma  vie.  L'autorité  de  mon  onde  pou- 
vait être  méprisée  :  je  n'avais  pourtant  de  res- 
sources qu'en  lui. 

CHAPITRE    VIII. 

Conclusion. 

Une  heure  après  que  je  fus  rentré,  une  ving- 
taine de  ces  messieurs  montèrent  les  degrés  que 
j'avais  grossièrement  taillés  dans  Je  roc,  pour 
arriver  à  mon  habitation.  Je  crus  reconnaître, 
parmi  eux ,  ceux  qui  avaient  vu  madame  Hunter  ; 
cependant  je  ne  me  déconcertai  point.  Je  leur 


5a6  MOMONCLÈ 

fis  accueil,  et  j'attendis  qu'ils  expliquassent  le  sujet 
de  leur  visite.  Us  prirent ,  pour  prétexte ,  le  désir 
de  voir  ma  nouvelle  demeure  ^  et ,  en  louant  ma 
persévérance,  mon  industrie,  ils  examinaient  tout 
jusqu'au  moindre  coin.  J'avoue  qu'à  la  fin  je 
n'étais  pas  à  mon  aise.  Léohore  était  plus  fine  que 
moi.  Elle  fit  tomber,  adroitement,  la  conversation 
sur  les  magasins  de  vétemens;  elle  se  plaignit 
du  peu  de  soin  qu'on  en  avait  ;  elle  ajouta  qu'elle 
avait  fait ,  à  cet  égard  ,  des  reproches  très  *  vifs  à 
une  nourrice  qui  était  venue  le  matin  lui  apporter 
du  linge  blanc.  La  ruse  était  heureuse;  elle  pro- 
duisit l'effet  attendu  :  ces  messnteurs  se  retirèrent 
assez  honnêtement ,  et  nous  crûmes  avoir  détruit 
jusqu'à  l'ombre  du  soupçon. 

J'eus  envie,  alors,  de  ramener  madame  Hunter 
chez  moi,  et  de  l'y  tenir  cachée;  mais  je  pensai 
à  ce  que  ce  genre  de  vie  a  de  désagrémens.  Il 
était  possible ,  d'ailleurs ,  que  nos  gens  reparus- 
sent un  autre  jour,  et  la  surprissent.  Toutes  ré- 
flexions faites,  je  revins  à  mon  premier  plan. 
Vers  minuit,  j'allai  prendre  l'infortunée,  et  je  la 
conduisis  chez  mon  oncle.  Il  était  guéri  de  sa 
goutte,  et  irbxivait ,  gaiement,  avec  deux  hommes 
de  sa  garde.  «  Ah!  la  belle  femme,  s'écrièrent 
(c  ceux-ci.  Ëh!  d'où  diable  sort -elle?  »  Madame 
Hunter  frémit.  «  Vous  avez  fait  de  belles  actions, 
«  dis-je  à  mon  oncle,  et  je  viens  vous  oStir  un 
<ic  moyen  d'effacer  celles  qui  ne  vous  font  pas 
«  d'honneur.  —  Pas  de  phrases ,  monsieur  le  phi- 


THOMAS.  Say 

a  losophe.  Voyons ,  de  quoi  s  agit-il  —  De  pro- 
«  léger,  de  secourir  madame. — Hé  !  que  me  fait 
c(  madame,,  à  moi?  £s-tu  eucore  amoureux  de 
«  celle-ci?  —  Je  l'honore^  je  la  respecte,  et  vous 
ce  partagerez  ces  sentimens  quand  je  vous  l'aurai 
a  nommée  :  vous  voyez  madame  Hunter.  —  Ma- 
<c  dame  Hunter!  brave  homme,  son  mari.  Je  lui 
<c  ai  sauvé  la  vie;  que  veux-tu  que  je  sauve  à  sa 
<f  femme?  —  L'honneur.  » 

lia  touchante  créature  se  jeta  aux  pieds  de  mon 
oncle.  Elle  lui  fit  le  récit  de  ses  malheurs  avec 
tant  de  chaleur  et  de  grâce ,  que  Thomas ,  penché 
vers  elle ,  l'œil  mouillé ,  ne  pensait  pas  à  la  re- 
lever. Elle  avait  cessé  de  parler;  il  écoutait  en- 
core, te  Sacredieu!  madame,  vous  me  rappelez 
<^  unelady,  que  j'ai  connue  aussi  malheureuse  que 
c<  vous,  et  à  qui  j'ai  rendu  quelques  petits  ser- 
a  vices*  ' — Je  ne  connais  que  ma  mère ,  monsieur, 
a  dont  les  anciennes  infortunes,  soient  compa- 
«  râbles  aux  miennes.  —  Son  nom?  —  Lady  Sey- 
«  mour! — Vous  êtes  la  fille  de  lady  Seymour,  la 
«  femme  de  Hunter  !  Corbleu  !  tant  qu'il  restera  une 
a  goutte  de  sang  à  Thomas ,  personne  ne  portera 
«  sur  vous  une  main  profane  ;  je  le  jure  par  mon 
«  sabre...  par  votre  mère.  » 

Thomas  m'embrassait,  me  remerciait.  Il  offrit 
à  madame  Hunter  son  palais,  la  souveraineté  de 
l'île.  Elle  bornait  ses  vœux  à  en  sortir.  Les  deux 
soldats  murmuraient,  e^  je  n'étais  pas  rassuré 
encore. 


5^8  MOH   ONCLE 

Dans  rincertitude  qui  m'agitait ,  je  saisis  le  mo- 
ment où  mon  oncle  était  attendri.  Je  lai  propo- 
sai un  parti  qui  arrangeait  tout,  à  Finstant,  à 
notre  satisfaction  commune.  Tavais  cent  mille 
ëcus;  mon  oncle  avait  près  d'un  million.  La  ré- 
sistance ,  que  lui  avait  opposée  Duboc ,  était  d'un 
exemple  dangereux,  et  il  n'était  paûs  à  présumer 
qu'il  ajoutât,  désormais,  à  sa  fortune  par  la  voie 
des  confiscations.  Il  ne  devait  donc  désirer  que^ 
de  jouir  de  celle  qu'il  avait  acquise.  Je  le  pressai 
de  quitter  l'île  avec  moi,  Léonore,  et  madame 
Hunter  ;  de  faire ,  du  salut  de  cette  dernière ,  la 
condition  positive ,  sous  laquelle  il  abandonnerait 
le  commandement  à  Duboc  ;  je  le  flattai,  enfin, 
de  l'espoir  de  se  rétablir  dans  l'opinion  des  hon- 
nêtes gens ,  en  rendant  une  femme  à  son  mari , 
une  fille  à  sa  mère.  Mon  oncle  accéda  à  toutes 
ces  propositions ,  et  il  envoya  chercher  l'amiral. 
Madame  Hunter  sourit  pour  la  première  fois  y  et 
je  courus  dire  à  ma  bonne  petite ,  de  se  préparer 
au  départ. 

Les  extrêmes  se  touchent ,  je  l'ai  déjà  dit.  Ma- 
dame Hunter,  Léonore  et  moi,  nous  étions  au 
comble  de  la  joie,  et  une  scène  horrible  se  pré- 
parait. Ceux  de  nos  gens  qui  étaient  venus  chez 
moi,  ne  s'en  étaient  pas  tenus  à  ce  que  leur  avait 
dit  la  petite  sœur.  Us  avaient  été  au  magasin ,  et 
le  résultat  de  leurs  informations ,  fut  qu'aucune 
femme,  n'avait  porté  de  linge  à  Léonore.  Au 
point  du  jour,  ils  se  répandirent  dans  les  diffé- 


tentes  habitations  ^  et  travaillèrent  des  esprits 
trop  faciles  à  échauffer.  Ces  deux  soldats,  épris 
des  chamles  de  madame  Hunter,  les  vantaient 
partout,  et   indiquèrent  le  lieu   de  sa  retraite. 
La. foule,  indignée  de  ce  que  le  chef  lui-même 
violait  la  constitution,  se  porta  devant  sa  mai* 
son.  Ils  demandèrent,  à  grands  cris,  la  femme 
qu'on    leur  dérobait.   J'étais   près   d'elle  alors; 
elle  tomba  mourante  dans  mes  bras.  Mon  oncle 
ne  prit  point  ses  armes  :  à  quoi    eussent- elles 
servi?  Il  se  jeta  en  avant  de  madame  Hunter, 
les  bras  étendus  vers  ces  énergumènes,  priant, 
caressant,  menaçant  tour   à    tour.   Les  àccens 
de  la  fureur,   et  d'une  palssion  effirénée,  furent 
la .  seule    réponse    qu'il    obtint.  «  Vous   voulez 
«qu'elle  meure  de  l'excès,  de  la  multiplicité  des 
«  infamies!  Eh  bien!  sacredieu,  elle  mourra  pure, 
€c  et  je  mourrai  avec  elle,  puisque  je  ne  peux  la 
«  sauver.  »  Il  saute  sur  ses  pistolets;  il  met  un 
dés  canons  dans  sa  bouche  ;  il  s'avance  sur  ma- 
dame Hunter,  le  second  pistolet  levé;  les  deux 
coups  vont  partir  à  la. fois...  «  Aux  armes!  laissez 
«  cette  femme  !  aux  armes  !  »  répèterit  mille  voix 
en  dehors  de  la  maison.  La  multitude  s'écoule , 
la  porte  est  libre;  je  sors...;  deux  vaisseaux  de 
guerre,  quatre  frégates,  six  galiotes  à  bombes... 
Ce  n'est  pas  une  illusion,  cette  fois;  les  pavillons 
anglais  et  espagnols  flottent  de  toutes  patts.  Ma- 
dame Hunter  respire ,  les  brigands  l'oublient ,  et 
pensent  à  se  défendre. 

IV.  34 


53o  MOU   ONGLE 

ReveiMms  à  miloixl  Seymour,  que  nous  avons 
oublié,  depuis  long^  teinps.  11  s'était  retiré,  avec 
sa  jeune  é[k)use ,  à  Bruxelles  ^  lorsque  Fanny 
quitta ,  si  brusquetnènt ,  mon  onde  blessé  à  Dan- 
kerque.  Fait  pour  plaire  i  tous  ceux  qu'il  ap-r 
proohaît ,  il  pint  au  gouverneur  des  Pays^as.  On 
n'aime  pas  les  femmes  àvee  pasaÊosi,  sans  aimer 
un  peu  la  gloire  :  Seymour  ne  voulait  point  pas- 
ser sa  jeunesse  dans  Tobscurîté.  Il  obtint  du  ser^ 
vice  dans  les  tnocipes  impériates.  il  se  fit  un  nom 
dans  la  guerre  d'Hanovre,  et  soti  père,  vainca 
par  sa  constance,  séduk  par  féelaï:  de  sa  r^uta- 
tion,  6mt,  comme  tous  les  j^res,  |Mnp  pardonner. 
Seymour  repassa  en  Angleterre.  Miiord  Chatam 
lui  donna  œi  régiment.  Il  se  distiogua  à  la  bai* 
taille  de  Minden  ,  et  monta ,  rapidement ,  aux 
grades  supérieurs;  Il  n'avait  pas  d'enfnos.  Le 
J^on  Thompson ,  demandait ,  tous  les  jours ,  au 
ciel,  de  se  voir  renaître  encore ,  et  ses  voeux  fu* 
rent  exaucés.  Après  quinze  ans  de  Tunion  la  plus 
heureuse,  le  bonheur  de  Fanny  s'accrut  par  la 
naissance  d'une  fille.  Le  poi  voulut  ajouter  ses 
faveurs  à  celles  de  la  nature  :  Seymonir  fut  nommé 
au  gouvernement  de  la  Jamaïque. 

Les  deux  époux  conmiençaient  ii  vieilUr  ;  mais 
la  jeune  lady  leur  rappelait  les  grâces  de  leur 
jeunesse.  Elle  atait  apporté,  en  naàssant,  cette 
disposittcm  à  aimer,  qui  avait  troublé  la  première 
moitié  de  la>  vie  de  ses  parens  :  Huater  lui  piut. 
Il  n'était  pas  qualifié,  sa  fortune  était  modique; 


\. 


tHOMÀS.  '  53l 

maïs  ii  avait  l'estime  de  l'armée  navale.  Lucy 
exipfima  sei  désirs  à  son  père,  et  son  père  obb^a 
qu'U  avait  été  jeune  et  amoureux.  Il  était  à  Tâge 
où  l'on  considère,  comme  des  illusions^  tout  ce  qui 
n'est  pas  ricbesses  ou  grandeurs ,  et  il  condamna 
le  choix  de  sa  fiUe.  Sa  fille  déposa  ses  larmei» 
dans  le  seîû  de  sa  mère.  Fanny  ne  lui  donna  au-* 
cun  GOQseâl  ;  mais  die  lui  cbnta  comment  elle  s^était 
mariée.  Faire  cet  aveu  à  sa  fille ,  c'était  l'autoriser 
indirectement  à  l'imiter,  et  la  jeune  personne 
l'imita. 

•  Sey  mour  fut  .outré  de  ce  mariage ,  et  de  la  fuite 
de  sa  fiJie  à  Saint-Vincent  ;  mais  il  avait  des  en- 
trailles. Lucy  lui  écrivait  souvent  ;  sa  mère  oppo- 
sait, sans  cesse,  la  modération  à  l'emportement,  les 
prière  à  l'opiniâtreté.  Chaque  jour  Seymour  fai- 
blissait. Il  pensait,  sans  répugnance ,  à  feire,  pour  sa 
fille,  ce  que  son  père  avait  fait  pour  lui.  Il  était 
prêt  à  se  rendre,  lorsque  Hunter  débarqua  à  là 
Jamaïque,  vint  se  jeter  à  ses  pîeds,  et  lui  apprit, 
avec  les  accens  du  désespoir,  Tenlèvement  de  sa 
femme. 

Le  même  coup  les  frappait  tous  deux;  il  les 
rapprocha  à  l'instant.  Le  passé  disparut  devant 
les  craintes  qu'inspirait  l'avenir.  On  ne  pensa  qu'à 
délivrer  la  jeune  femme. 

Toutes  les  colonies  des  puissances  alliées  se 
plaignaient,  depuis  long -temps,  du  brigandage 
que  les  corsaires  français  exerçaient ,  impuné- 
ment ,  sur  toutes  les  côtes.  On  avait  souvefit  pro- 

34. 


53a  *    'mon  oncle 

posé  de  faire ,  à  frais  communs ,  un  armement 
assez  considérable  pour  purger  tout -à -fait  les 
mers  d'Amérique  ;  mais  il  fallait  le  concours  du 
gouverneur  de  la  Jamaïque  :  les  forces  réunies 
de  cette  puissante  Colonie  pouvaient  seules  assu- 
rer le  succès.  Jusque  alors  Seymour  avait  refusé 
de  dégarnir  son  ile,  parce  que  les  Français  de 
Saint-Domingue,  et  de  la  Martinique,  auraient  pu 
profiter  de  son  état  de  dénuement  pour  Tattaquer. 
Le  danger  de  sa  fille  l'emporta  sur  toutes  les  con- 
sidérations :  l'expédition  fut  résolue.  Les  Portu- 
gais ,  les  Espagnols ,  les  Hollandais  donnèrent  ce 
qu'ils  purent  rassembler  d'hommes  et  de  muni- 
tions. Seymour  fit  le  reste.     . 

Il  monta  lui-même  sur  la  flotte,  impatient  de 
combattre  et  de  punir  un  homme ,  dont  il  avait 
entendu  vanter  le  courage,  et  qu'il  était  loin  de 
soupçonner  d'être  ce  même  Thomas  à  qui  Faimy 
devait  tant.  Il  prit ,  à  la  Barbade,  plusieurs  de  ces 
prisonniers  anglais  que  nous  avions .  relâchés , 
qui ,  connaissant  nos  forces  et  nos  localités ,  de- 
vaient lui  servir  de  guides.  Il  se  proposait  de 
commander  les  troupes  de  débarquement.  Hunter 
faisait  les  fonctions  d'amiral. 

Mon  bon  médecin  s'était  empressé  de  se  faire 
admettre  au  nombre  de  ceux  qu'où  embarqua  à 
la  Barbade.  Seymour  et  Hunter  avaient  juré  de 
tout  exterminer  dans  notre  île,  et  mon  docteur 
m'aitnait  sincèrement.  Il  s'attacha,  pendant  la 
traversée,  à  gagner  les  bonnes  grâces  de  milord. 


THOMAS.  533 

Il  lui  peignit ,  sous  des  couleurs  si  favorables , 
mon  humanité,  ma  douceur,  les  services  que  je 
lui  avais  rendus,  que  j'étais  seul  excepté  de  la 
proscription  générale ,  quand  la  flotte  mouilla 
devant  l'île. 

Hunter  et  Seymour  voulaient  attaquer  à  l'in- 
stant. Mon  docteur  sentit  bien  que  si  nous  étions 
forcés ,  Tépée  à  la  main ,  il  n'y  aurait  de  quartier 
pour  personne.  En  effet ,  comment  veiller  sur 
la  vie  d'un  seul  homme  confondu  avec  quinze 
cents  autres?  Il  parla,  il  raisonna,  il  pressa.  Ses 
raisonnemens  et  ses  prières  ne  pouvaient  rien 
sur  l'impatience,  l'indignation  d'un  père,  et  la 
jalouse  fureur  d'un  époux.  Le  médecin  alors  les 
attaqua  avec  leurs  propres  armes.  «  Il  n'est  rien , 
a  leur  dit-il,  dont  ces  gens-là  ne  «oient  capables. 
«  Qui  vous  répond  qu'ils  ne  détourneront  point 
«  vos  coups ,  en  y  exposant  madame  Hunter  la 
«  première  ?  Qui  sait  si ,  prévoyant  l'instant  de 
c<  leur  destruction,  ils  ne  vengeront  pas  leur  mort 
«  dans  son  sang  ?  C'est  pour  elle  particulièrement 
«  que  vous  avez  pris  les  armes ,  et ,  pour  la  dé- 
«  livrer  sûrement,  il  faut  négocier.  »  Seymour  et 
Hunter  trouvaient  indigne  d'eux  de  traiter  avec 
des  ennemis  du  droit  public  et  particulier;  mais 
ils  tremblaient  pour  ce  qu'ils  avaient  de  plus 
cher ,  et  la  crainte  prévalut  sur  la  répugnance. 
Le  médecin  fut  député  vers  nous  pour  proposer 
la  capitulation. 

Son  premier  soin  fut  de  venir  embrasser  ce- 


534  MOBT    OirCLE 

lui  qu'il  appelait  son  bon  maître ,  et  il  me  dit  que 
je  ne  le  quitterais  plus.  Mon  oncle,  grossier, 
brutal,  intempérant,  avait  Le  meilleur  coeur  ;  il 
m'aimait,  et  j'étais. incapable  de  l'abandonner.  Je 
répondis,  à  mon  ami,  que  la  reconnaissance  e( 
l'honneur  m'empêchaient,  d'accepter  ses  o&es ,  à 
moins  qu'elles  ne  fussent  communes  à  mon  oncle 
et  à  moi.  Il  m'assura  qu'il  ne  pouvait  rien  de 
particulier  pour  lui;  je  répliquai,  en  soupirant 
que  mon  sort  était  inséparable  du  sien. 

Le  docteur  me  quitta^  les  larmes  aui^  yeux,  et 
^  présenta  devant  nos  chefs  assemblés.  t<  Je  viens, 
u  leur  dit 'il,  vous  offrir  la  vie  ;.  c'est  tout  ce  que 
a  je  puis  vous  offrir.  Et  nos  richesses ,  interrom- 
«  pi^  Th(Hna3  î  —  Ceux  que  vous  avez  dépouillés 
«  sont  là ,  déteirminés  à  les  reprendre.  —  Nous 
«  les  avons  acquises  au  prix  de  notre  sang ,  pour- 
«  suivit  moa  oncle;  nous  les  conserverons  de 
<c  même.  Allez  dire  à  ceux  qui  vous  envoient , 
a  que  des  gens  comme  nous  se  battent ,  et  ne 
«  capitulent  jamais.  Bravo ,  Thomas  !  bravo  ^  cria 
flc  t^ute  l'armée  !  »  Et  chacun  se  rendit  à  son 
poste . 

«  Viens  avec  moi,  docteur,  dit  mon  oncle  à 
«c  n^on  ami.  »  Il  le  mena  chez  lui ,  le  fit  asseoir , 
fBt  le  força  de  trinquer  avec  lui.  «  Écoute ,  pour- 
ce  suivit-il,  )e  viens  de  faire  le  général ,  et,  sacre- 
«  bleu,  je  le  ferai  jusqu'au  bout;  mais  je  suis  bien 
a  aise  de  faire  l'homme  un  moment,  cela  repose. 
«  Approchez,  madame.  >^  La  fille  de  Seymour  vint. 


\ 


THOMAS.  535 

a  Toi^  no6  gens  sont  occupés.  Outrés  ée  votre 
a  départ ,  Us  m'assassineront  peut  -  étve  ;  maïs  je 
«.  m'en  f...  Profitez  du  moment;  suivez  le  niéde^ 
«  cio  ;  retournez  parmi  les  vôtres ,  et  qu'il  leur 
«  diset  que  je  vous  rends  à  eux,  toujours  digne 
<c  de  leurs  respects.  Dites  à  Seymour  qu'il  m'en 
«  coûtera  de  w^  battve  contre  lui  ;  dites  à  Hunter 
«  que  son  beau -père  et  lui  sont  les.  lionuxies  du 
«  monde  que  j.'aîme  le  plus ,  et ,  sacredieu ,  je  vais 
«  leur  &ir6  voûr  que  j.e  mérite  leur  estime...  Point 
a  de  rembereâemens.  Allez ,  partez ,  et  mette&vous 
«  du  cotoQ  dans  les  oreilles:  )» 

ha.  irecommandation  n'étaîl:  pas  inutile.  Deux 
heures  après  que  madame  Hunter  eût  embrassé 
son  père  et  son  époux,  le  feu  commença  de  part 
et  d'autre.  Hunter  et  Seymour  n'étaient  plus  ex- 
cités que  par  k  gloire  ;  mais  ce  motif  est  suffisant 
pour  de  grands  cœurs.  Les  deux  braves  Anglais 
admiraîent  la  bizarre  générosité  de  mon  oncle; 
mais  ils  prétendaient  à  l'honneur  de  vaincre 
l'homme,  jusque  alors  invincible.  Seymour  avait  à 
justifier  les  fsiveurs  de  son  roi,  et  Hunter  deux 
défaites  à  effacer.  Pendant  vingt -quatre  heures, 
sept  cents  bouches  à  feu  tirèrent  des  deux  côtés , 
sans  interruption.  Notre  île  offrait  à  l'œil  ta  sur- 
face d'un  volcan.  Le  jour  et  la  nuit  s'écoulèrent , 
sans  autre  perte  pour  nous,  que  cinquante  hommes 
tués  ou  blessés  par  les  bombes.  Les  ennemis,  ent- 
rent une  frégate  totalement  désemparée. 

Le  lendemain,  la  face  des  affaires  changea.  Ijes 


536  MON    ONGL£ 

deux  vaisseaux  de  ligne  se  pcMrtèrent  à  Tembou- 
chure  de  la  rivière ,  et  attaquèrent  nos  vaisseaux 
de  la  Jamaïque,  qui  en  défendaient  l'entrée.  Tho- 
mas y  oourut  aussitôt ,  et  le  combat  devint  terri- 
ble. L'artillerie  des  Anglais  était  bien  supérieure  ; 
mais  elle  était  sur  des  masses  mobiles,  et  une 
multitude  de  coups  frappaient  l'air ,  ou  se  per- 
daient dans  l'eau.  Nos  deux  vaisseaux  étaient  fixés 
sur  quatre  ancres ,  et  presque  toutes  nos  volées 
portaient.  A  chaque  instant,  Thomas  traversait  la 
rivière  en  chaloupe,  ou  à  la  nage,  selon  le  mo- 
ment ;  il  allait  d'un  bâtiment  à  l'autre  ;  il'  donnait 
ses  ordres;  il  soutenait  les  braves;  il  encourageait 
les  faibles  :  il  y  en  a  partout. 

Hunter  n'obtenait  pas  de  succès  déterminés 
par  la  force  ;  il  employa  la  ruse.  Il  fit  tirer ,  à 
boulets  rames,  sur  nos  cables,  ne  fit  plus  tirer 
que  sur  eux,'  et  il  parvint  à  les  couper  tous.  La 
marée  montait  alors.  Nos  deux  vaisseaux  rasés 
ne  purent  résister  à  la  force  de  la  barre  >  ils  fu- 
rent emportés  dans  l'intérieur  -de  la  rivière ,  et 
échouèrent  sur  ses  bords.  Ils  se  trouvèrent  tel- 
lement penchés ,  que  l'un  d'eux  avait  une  partie 
de  sa  quille  à  découvert.  Ces  deux  postes  cessè- 
rent d'être  tenables.  Thomas  en  fit  descendre  tout 
son  monde ,  et  se  hâta  d'y  mettre  le  feu  :  cette 
manœuvre  nous  donna  le  temps  de  respirer  un 
moment. 

Hunter  ne  voulut  pas  rétrogader.  Il  détacha 
toutes  ses  chaloupes  pour  éteindre  le  feu  :  ses 


Ik^ 


THOMAS.  537 

vaisseaux  pouvaient  sauter  avec  les  nôtres.  11  entra 
dans  la  rivière,  soutint  ses  travailleurs,  et  pro- 
tégea la  descente ,  qui  se  fit  sans  difficultés.  Les 
bâtimens  légers  débarquèrent,  derrière  lui,  environ 
quatre  mille  soldats  :  c'était  presque  trois  contre 
un.  Ces  différentes  opérations  prirent  trois  heu- 
res au  moins,  et  mon  oncle  en  profita. 

Il  jugea  que  sa  gloire  et  sa  vie  allaient  dépen- 
dre du  destin  d'une  bataille,  et  il  fit  tout  pour 
la  gagner.  Il  rangea  treize  cents  hommes  qui  lui 
restaient,  et  appuya  ses  ailes  à' chacun  de  nos 
rochers ,  devenus  des  forts.  Il  en  fit  descendre 
toutes  les  pièces  qu'on  ne  pouvait  tourner  du 
côté  de  l'ennemi  ;  il  en  fit  une  forte  batterie  qu'il 
plaça  à  son  centre  ;  enfin ,  il  fit  abattre  les  huttes 
de  nos  gens ,  et  des  pieux  qui  les  formaient ,  il 
fit  un  retranchement  tout  le  long  âe  sa  ligne. 

Vous  vous  rappelez  que  ces  forts  étaient ,  cha- 
cun, à  une  extrémité  de  l'île,* en  la  prenant  sur 
sa  largeur.  Elle  n'était  accessible  que  par  la  ri- 
vière; nous  ne  pouvions  donc  être  tournés,  et 
il  était  difficile  qu'on  nous  battit  de  front.  Nos 
magasins  en  tout  genre,  nos  trésors  étaient  der- 
rière nous.  ' 

Les  ennemis  s'avancèrent  bravement,  quoi- 
qu'ils n'eussent  pas  de  pièces  de  campagne ,  et 
que  notre  artillerie  fît  un  grand  ravage  dans  leurs 
rangs.  Ils  perdirent  plus  de  trois  cents  hommes 
avant  que  d'arriver  à  la  portée  du  mousquet;  cepen- 
dant ,  animés  par  Seymour  et  Hunter ,  ils  appro- 


538  MON    OHCLE 

chaîent,  en  bon  ordre,  de  nos  retranchemens , 
d'où  il  n'était  pas  parti  un  coup  de  fusil  encore. 
Une  décharge  générale,  commandée  à  propos 
par  Thomas,  arrêta  les  plus  intrépides;  les  au- 
tres parurent  déconcertés.  Us  répondirent  cepen- 
dant à  notre  feu  ;  mais  une  seconde  salve ,  d'uu 
efifet  prodigieux ,  les  débanda  entièrement.  Il  fal- 
lait simplement  recharger  et  le&  attendre*  Ils  se 
seraient  rembarques,  ou  ils  seraient  venus  sç 
Élire  tuer,  jusqu'au  dernier,  devant  nos  retranche- 
mens  ;  la  bataille  était  gagnée  enfin ,  si  nos  gens 
eussent  conservé  leur  sang  -  froid ,  et  obéi  à  leur 
chef.  Mais  ils  crurent  n'avoir  plus  qu'à  poursuivre 
et  à  exterminer  des  fuyards.  Us  sortirent  en  dé- 
.sordre,  la  baïonnette  en  avant,  et  furent  arrêtés, 
à  leur  tour,  par  mille  Anglais,  ralliés  à  àem 
cents  pas ,  ef  formidables  par  leur  discipline.  A 
la  droite  des  Anglais  se  ralliaient  les  Espagnols. 
Les  Portugais  et  tes  Hollandais  coururent  se  re- 
former sur  le  terrain  même  que  nous  venions 
d'abandonner;  nos  gens  se  trouvèrent  enveloppés 
de  toutes  parts.  Ceux  qui  défondaient  les  fotts  " 
ne  pouvaient  plus  tirer  ;  leurs  coups  eussent  pcurté 
sur  nous  comme  sur  l'ennemi. 

La  fortune  changea  tout* à- fait  en  ce  mo- 
ment. Ce  ne  fut  plus  un  combat,  ce  fut  un  hor- 
rible massacre.  Aucun  des  nôtres  ne  demanda 
quartier;  tous  voulaient  mourir  les  armes  à  la 
main.  L'intrépide  Thomas ,  percé  de  coups  ;  se 
défendait  toujours,  et  paraissait  encore  redoii- 


THOMAS.  539 

table.  Seyraour  et  Hunter  le  cherchaient ,  Tappe* 
laient,  conduits  par  le  bon  médecin,  qui  exposait 
sa  vi;e  par  attachement  pour  moi.  Ils  trouvèrent 
mon  oncle,  affaibli  par  la  perte  de  son  sang,. un 
genou  en  terre ,  et  pouvant  à  peine  soutenir  son 
sabre  de  ses  deux  mains.  On  allait  l'achever  lors* 
qu'ils  arrivèrent  ;  il  le  voulait ,  il  appelait  la  mort  ; 
ils  le  sauvèrent  malgré  lui.  Pouvaient  ^  ils  moins 
pour  un  hofoxme  à  qui  chacun  d'eux  devait  une 
épouse.^ 

*Pour  moi,  au  moment  où  nos  gens  sortirent 
des  retrafichemens ,  j'avais  cru  >  comme  eux,  la  ba^ 
taille  gagnée ,  et  j'étais  allé  caresser ,  rassurer  ma 
bonne  petite  sœur.  Quelle  fut  ma  surprise,  lors- 
que je  vis  entrer,  che2&  moi,  les  deux  Anglais  et 
mon  médecin,  portant,  eux-mêmes,  mou  oncle 
sans  connai«sancej  Je  leiu*  demandai  s'ils  étaient 
prisonniers.  «  C'est  voys  qui  le  seriez  ,  me  ré- 
«  pondit  Seymour,  si  vous  étiez  moins  estima- 
a  ble  » ,  et  il  me  présenta  la  :main. 

Pendant  qu'on  détruisait,  de  fond  en  comble , 
tous  nos  établissemens  dans  l'île,  qu'on  faisait 
sauter ,  à  force  de  poudre ,  jusqu'aux  rochers  que 
nous  avions  «transformés  en  citadelles,  le  bon 
médecin,  Léonore  et  moi,  nous  donnions  à  mon 
pauvre  oncle  des  soins  bien  affectueux  et  bien 
inutiles.  Aucune  de  ses  blessures  n'était  mortelle , 
par  elle-même  ;  mais  les  excès  avaient  détruit,  en 
lui ,  les  sources  de  la  vie.  Il  expira,  le  second  jour, 
dans  nos  bras,  et  Seymour  et  Hunter  regretté- 


54o  MON   OWCLE 

rent  sincèrement  un  homme  dont  la  valeur  ra- 
chetait les  défauts. 

Sa  perte  me  fut  très  *  sensible ,  et  elle  n'était 
pas  la  seule  qui  m'affligeât.  Je  m'étais  flatté,  un 
moment ,  de  procurer  à  Léonore  un  sort  digne 
d'elle,  et  il  ne  me  restait  rien  de  cette  immense 
fortune  que  nous  possédions,  mon  oncle  et  moi. 
Les  vainqueurs  la  partageaient  presque  sous  nos 
yeux,  et  la  misère  semblait  nous  attendre  pour 
nous  punir  d'avoir  goûté  une  illusion  passagère. 
Autre  surprise  !  La  part  de  Seymour  et  de  Hunter 
était,  à  peu  près,  égale  à  ce  que  nous  avions 
perdu;  le  docteur  leur  dit  un  mot,  et  ils  m'of- 
frirent le  tout  avec  une  amabilité  qui  donnait 
uu  nouveau  prix  au  bienfait. 

J'acceptai  leurs  offres ,  je  m'embarquai  avec 
eux  pour  la  Jamaïque.  J'y  vis  i^ette  Fanny,  dont 
mon  malheureux  oncle  m'avait  tant  parlé.  Elle 
n'était  plus  jolie;  mais  elle  était  belle  encore. 
Elle  avait  conservé  le  souvenir  de  Thomas ,  et 
elle  accueillit  son  neveu.  Madame  Hunter  se  joi- 
gnait à  sa  mère  pour  me  combler  de  marques 
d'amitié.  «  Oh!  me  disais -je,  que  la  vertu  doit 
«  être  douce ,  qu'elle  doit  être  satisfaisante  !  Je 
«  trouve  des  *amis  partout ,  uniquement  parce 
a  que  je  n'ai  pas  été  un  barbare.  » 

Je  sentis,  en  respirant  un  air  pur,  qu'il  man- 
quait quelque  chose  à  mon  union  avec  Léonore. 
Je  lui  proposai  ma  main  :  elle  n  osait  me  la  de- 
mander, elle  l'accepta  avec  transport.  La  noce 


THOMAS.  54ï 

se  fit  chez  Seymour.  Il  voulait  nous  retenir  à  la 
Jamaïque  ;  mais  l'amour  de  la  patrie  ne  s'éteint 
jamais  entièrement.  Je  voulais,  d'ailleurs,  revoir 
de  bons  parens,  que  j'avais  cruellement  abandon* 
nés.  Nous  nous  embarquâmes,  avec  nos  richesses, 
sur  un  vaisseau  neutre ,  et  nous  arrivâmes  heu- 
reusement en  France. 

J'avais  laissé  mon  père  et  ma  mère  dans  une 
certaine  aisance ,  et  depuis  quatre  ou  cinq  ans , 
ils  gémissaient  dans  l'indigence.  Il  semble  que 
tout  ce  qui  était  honnête  devait  se  dépouiller 
sous  la  verge  de  l'anarchie ,  et  racheter  sa  vie 
par  le  sacrifice  de  sa  fortune.  Je  gémis  sur  mon 
père  et  sur  ma  mère  ;  je  partageai ,  avec  eux ,  ce 
que  je  possédais.  Mais  combien  je  fus  satisfait  des 
changemens  heureux  qui  s'étaient  opérés  dans 
ma  triste  patrie  !  Je  l'avais  laissée  dans  un  état 
déplorable.  Un  peuple  trompé  se  battait  pour  le 
choix  de  tyrans  obscurs  ;  des  ambitieux  pour  op- 
primer ;  des  brigands  pour  partager  des  dépouilles. 
Des  criminels  étaient  à  la  place  des  juges  qui  les 
avaient  flétris  ;  des  hommes ,  ruinés  par  leurs  pro- 
fusions et  leurs  débauches ,  proscrivaient  le  ci- 
toyen paisible  dont  ils  voulaient  envahir  le  patri- 
moine. L'avidité  s'enrichissait  sans  travail;  les 
vengeances  s'exerçaient  sans  crainte  ;  la  licence 
écartait  tout  frein ,  et  la  fureur  brutale  de  la  mul- 
titude détruisait  ce  dont  elle  ne  savait  pas  jouir. 
A  mon  retour,  un  soleil  nébuleux  encore,  mais 
déjà  actif  et  chaud,  animait  l'horizon.  Les  misé- 


54^1  MOU    OBTCLS 

râbles  y  qui  avaient  souillé  nia  patrie,  étaient  re- 
tombés dans  l'obscurité  et  le  mépris.  L'habitude 
du  crime  et  de  la  violation  des  lois  s'était  éva- 
nouie devant  l'honuoe  rare,  deveim  le  premier 
par  sa  seule  énergie.  Toutes  les  factions  étaient 
courbées  devant  lui  ;  on  pouvait  traVaiiler  avec 
la  certitude  de  jouir;  on  pouvait  devenir  père 
sans  craindre  d'être  arraché  à  ses  enfans  ;  l'asile 
du  citoyen  n'était  plus  violé.  Si  la  misère^  effet 
inévitable  d'une  guerre  longue  et  sanglante,  se 
fait  encore  sentir ,  le  nom  d'un  héros  semble  com-^ 
mander  la  paix.  Son  gouvernement  sera  durable , 
car  où  le  chef  s'entoure  d'hommes  probes  et  éclai- 
rés ,  le  contrat  social  a  uiie  garantie. 


FIN    DK  MOBT   ONCLE    THOMAS. 


TABLE 


DES    CHAPITRES  COirrENUS   BANS   CE   VOLUME. 


PREMIÈRE  PARTIE. 

Chapitjie  l^.  Ce  que  c'est  que  mon  oncle . .  Page       i 
CfiCAPiTRE  IL   Mon  grand-p^e  Riboidard   et  ma 

grand'maman  Rosalie  s'épousent  tout  de  bon .      1 2 
Châpitas  IIL  Ce  que  devient  mon  oncle  Thomas.     a5 
Chapitre  IV.  Ce  que  fait  mon   oncle  chez  ma- 
dame l'ambassadrice 4' 

Chapitre  V.  Une  audience  de  police 58 

Chapitre  VL  Mon  oncle  Thomas  sort  tout-à-fait 

de  chez  son  ambassadeur 108 

Chapitre  VIL  Mon  oncle  retrouve  des  gens  de 

connaissance  y  etc 121 

DEUXIÈME  PARTIE. 

Chapitre  1**^.     Expédition     du     prince    Charies 

'•    Edouard i45 

Chapitre  IL  Mon   oncle  Thomas  reparait  sur  la 

scène 

Chapitre  IIL  Thomas  soutient  de  son  mieux,  la 

dignité  du  nom  français 291 

Chapitre  IV.  Qui  vous   apprendra  ce  que  c'est 

que  lord  Seymour  et  Fanny  Thompson. . . .    204 


• 


544  TABLE. 

Chapitrb  V.  Incidens,acciden5,éyènemens. Page  222 
Chapitrb  VI.  Qui  paraîtra  incroyable,  et  qui  Test 

moins  que  la  surprise  de  Crémone ^35 

TROISIÈME  PARTIE. 

Chapitrb  F'.  Premiers  arrangemens  de  milady  et 

de  mon  oncle 272 

Chapitre  II.  Mon  oncle  va  à  la  comédie 285 

Chapitrb  III.  Mon  oncle  part  de  Dunkerque..  • .   3oo 
Chapitrb  IV.  Mon  oncle  tranche  du  grand  sei- 
gneur  *   3i6 

Chapitre  V.  Mon  oncle  trouve  un  ami ........   343 

Chapitrb  VI.  Catastrophe. . .  « 363 

Chapitre  VII.  Mon  oncle  se  fait  capucin 'Sjg 

»  * 

N  QUATRIÈME  PARTIE- 

Chapitre  I   .  Un  mot  sur  votre  serviteur 4<^t 

Chapitre  II.  Je  deviens  aussi  un  petit  héros. ...  4^4 

Chapitre  III.  Grandes  tentatives.. .»...» 43^ 

Chapitre  IV.  Suite  du  succès 4^^ 

Chapitre  V.  Etablissement  à  l'île  dé  Femandès. .  479 
Chapitre  VL  Magnifique  ville  bâtie.  Constitution 

sublime  de  la  composition  de  mon  oncle . . .  49^ 

Chapitre  VII.  Désastres 5o8 

Chapitre  VIII.  Conclusion •  535 


fin  de  la  table. 


iWi     ©^     ^^ 


5665893