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OEUVRES
COHPLfiTBS
DE PIGAULT-LEBRUN
TOATE IV.
MON ONCLE THOMAS.
•r 1 a.i'. i.'U )
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.VA'. V)V\ \ A \ )f.y: i'.d .<.
OEUVRES
COMPLETES
DE PIGAULT-LEBRUN.
TOME QUATRIEME.
A. PARIS,
CHEZ J.-N. BARBA, LIBRAIRE,
1 DKS OEUVRES DE M. PlClltD ET DE M. AI.E\- t
P*(.AlS-HOïÂL, N° 5
1823.
3t JUL1766
. :, ^
^-
\
MON ONCLE
THOMAS
Nunc est ridenditm.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER-
Ce que c'est que cet oncle.
Oi on se choisissait un père, disait-on, en 1740,
je serais le fils d'un roi. On dit probablement au-
jourd'hui : je serais le fils d'un fournisseur, d'un
agioteur, d'un spoliateur. Quelques-uns disent,
peut-être : je serais le fils de la gloire ; mais la
gloire est une belle femme qui ne cède jamais :
elle veut qu'on la viole. Bonaparte ne peut pas
être le père de tout le monde. Au reste , en dépit
de ces rêves et de ces vœux, on finit toujours
par être le fils de son père, quel qu'il soit, et il
faut le prendre tel qu'il est.
IF.
MON* O'IfCLt
Mon oncle Thomas était incontestablement le
fils du sien. Mais quel est celui qui donna
l'être à cet homme i«eoroparai)le ? C'est ce dont
il ne s'est jamais iisquiété, et ce qne n''^ jamais
pu lui dire Rosalie-la-Brune y fille majeure, usant
de ses droits , rue Froid*manteau , qui devint sa
mère , sans savoir à qui accorder les honneurs
de la paternité. Ce fut le 1 8 mars 1 740.
Mon oncle Thomas eut au moins cet avantage,
sur bien d'autres, d'être certain de ne pas se
tromper en appelant papa le mari de maman ^
car il avait six ans , que mademoiselle Rosalie
n'avait encore épousé que le public.
C'était d'ailleurs une fille assez honnête pour
son état, et très-propre pour sa rue. Elle mettait
la chemise blanche tous les dimanches, et ses
adorateurs du moment sortii^ent constamment de
chez elle, avec leur bourse dans leur poche, et
leur montre à leur gousset.
Par dessus tout cela , elle se piquait d'être
bonne mère. Elle. n'avait pas nourri elle-même le
petit Thomas, parce que son lait était échauffé;
elle ne l'avait pas mis en nourrice, faute de fonds ;
mais nionsieur BeHe-Pointe , maître en fait d'ar-
mes , et racoleur sur le quai de la Ferraille , qui
Taidaità manger les produits de Y état y monsieur
Belle-Pointe avait été faire un tour sur les talus
des boulevards neufs , et, d'un revers de main , il
avait fait taire une petite fille qui trouvait mau-
vais qu'il prît sa chèvre sous son bras, quoiqu'il
THOMAS. 3
«
lui eût répété trois fois qu'il fallait une nourrice
au pctjit Thomas.
Mademoiselle Rosalie, lorsqu'elle déménageait y
faisait son paquet dans une serviette, ^t il ne kri
était pas aisé d'arranger une layette à monsieur
son fils. Monsieur Belle-Pointe, que rien n'eni^*
barrassait, fut se promener au Gros -Caillou, et
il avait déjà décroché quatre à cinq chemises ,
lorsque Margot la Tapageuse y blatiebisfieuse de
profession, et faible d'inclination, aeconrut en
criant au volettr. Monsieur Fretx/brtz , grenadier
aux gardes suisses, et maître d'espadon, arriva
tranquillement, le jarret tendu, retroussant sa
moustache d'une main , et caressant , de l'autFf^ y
la poignée de son sabi^e. Il notifia flegmatique-
ment à monsieur Beîle-Pointe d'avoir à temettre
les chemises. Bèlle-Pointe lui rit au nes&, et serra
lies chemises d'ans ses poches. «Monsfîfeur Fratforta
mit flamberge au vent; Belle -Pointe ea fit de
même , et reçut , au t/'avers du cm*ps, uu toup si
vigoureux , • que là gtode du sabre de Fretzforfess
lui servit d'emplâtre. Il tomba, comme c'est assese
l'orditiaire , et il respirait encore ; mais, comme il
est toujours prnderit d'étouffer ces- sortes d'af-
faires, et qu'on était masqué par le Kiige sua-
pendu aux cordeaux, le garde suisse jugea à
propos de jefér le radoteur dans la rivière, après
lui avoir préalablement ôté les boucles d'argent
de ses souliers , et les chemises de ses poches.
Ce petit accident fut cause que mon oncle
I.
4 MOK OICCLE
Thomas se passa de. layette. Il n'en vint pas
moins comme un champignon. I/été, il se roulait
sur le carreau , et Fhiver il se traînait entre les
cuisses vduqs de sa nourrice encornée. .
Une fruitière de la rue Jean-S. -Denis, qui avait
eu l'honneur de tenir jnon oncle Thomas sur les
fonts de baptême, portait, tous les soirs, à la
nourrice , les abattis de ses carottes , de ses choux
et de ses laitues , et quelquefois , au filleul , le
quart de boisseau de pommes de terre , que Ro-
salie faisait cuire dans son couveau, et mangeait
les jours où le commerce n'allait point , ce qui
arrivait quelquefois, car tout ici -bas est chan-
ceux, et mêlé de bien et de mal.
En récompense, on se dédommageait selon le
temps, çt on partageait, maternellement, avec le
petit Thomas , qui ne pouvait pas mâcher encore ;
mais qui suçait déjà sa côtelette avec une grâce
toute particulière.
N'anticipons pas sur les.évènemens, et, en his-
torien exact, suivons scrupuleusement Ja chro-
nologie.
Une fille aussi méritante que mademoiselle
Rosalie, devait faire plus d'une conquête, et, de-
puis long-temps, elle était lorgnée par ce qu'il y
avait d'hommes délicats dans le quartier. Garçons
perruquiers , commissionnaires , décrotteurs , por-
teurs d'eau, gens de tout état enfin, et qui ne
dégradent point l'amour, en stipendiant l'objet de
leurs tendres feux, brûlaient , pour la Brune, d'une
THOMAS. 5
flamme respectueuse, que i'épée, sur la quarte
de Belle-Pointe, rendait extrêmement circonspecte.
Mais à peine le grenadier suisse eut-il rendu
Rosalie maîtresse absolue de ses faits et gestes,
que la foule des adorateurs obstrua son cabinet
garni, au point que ceux qu'elle appelait ses
amis utiles^ n'osaient plus s'y présenter.
Une veuve doit pleurer , au moins pour la
forme, et Rosalie avait fait retentir le quartier
de ses clameurs , quoique intérieurement elle fut
fort aise d'être débarrassée de son maître d'armes,
qui buvait tous les jours à ses dépens, et qui,
assez ordinairement^ se permettait des gestes
d'une énergie tout au plus supportable par des
amours de la rue Froidmanteau. Madame Belle*
Pointe sentait une répugnance invincible à lui
donner un successeur : elle commençait à goûter
les charmes de l'indépendance. Cependant elle
sentait la nécessité de faire \in choix qui mit
d'accord la multitude de» prétendans, qui le$
déterminât à évacuer le* cabinet garni, et à ren-
dre l'accès facile aux amis utiles. Après bien des
combats et des réflexions, elle allait prononcer,
quand monsieur Riboulard se mit sur les rangs.
Monsieur Riboulard était un joli homme er^re
deux âges, un peu louche, un peu boiteux, un
peu bossu, sachant un peu lire, écrivant même
au besoin, et &isant l'important, parce que, de-
puis quinze ans , il était caporal dans le guet à
pied , la troupe de France la plus malpropre , la
6 MON OJHCL£
plus lâche , et parfois la plus finpoiifie , à q«ieB-
ques exceptions près. 11 y a de braves gens par-
tout* '
. La vefuve Belle-Pomte fit ses petits calculs. La
première idée qui lui vint, fut, qu avec un caporal
du guet y elle n'aurait point à craindre les Yoîes d^
fait, et c'est quelque chose que cela. £Ue pré<^
'vioyait que. les moyens physiques de monsieur.
Ribouijard étaient à peu près nuls ; mais elle
comptait sur son pavé. Le capi^ral aimaît passion^
ném^^tit l'argient; efile pourrait donc faire de^
économies , qui tourneraient aii profit de inoyi
oncle Thomas. Je l'ai déjà {ht, «lie était bonn^e
mère, et cette considération était d'un granîl
pcâds sur son esprit. L'ainourT propre, satisfait
d'ailleurs, devait entrauiCT la balance ; il estflatî-
teui^, pour une fille, de fixer l'attention d'un o£Ê-
cier de police, et puis i;;ela finit par procurei*
d'excellentes recommandations à l'Hôpital et à
Bicêire, et il est bon d'avoir dès ^mîs parto^iit:
Il fut donc décidé que Riboulard prendrait place
dans xih cœur qui ne ressemblait pas mal à des
casernes. On eik pu, dans un momenlt de gène,
y loger une armée.
Vous sentez bien, lecteur bénévole ou malé-
vole, qu'une décision de cette importance ne
pouvait se prononcer qu'avec une sorte de so-*
lennité. Un certain dimanche donc, c'était, je
crois, le i8 mai 174^, Rosalie ^ la - Brunç ci^n^
voqua tous ses amans à la Gmnde - Pinte , ca-
THOMAS. ^
baret reupraraé k Yaugiraixl. On s'assk autour
(d'une grande table, sur laquelle étaient placés un
pot d'eau-de-vie, une miche de douze livres*, et
un fromage de Jérôme, qu'on aurait senti de
Saint-Sujpice. .
Bien que Rosalie ne se piquât point d'amour-
propre, elle était convaincue des regrets cuisaos
de ceux qu'elle allait éconduire, et, pour eft
adoucir l'amertume, elle était restée dans son
négligé du samedi soir, et rien n'était moins sé^
duisant. Un bonnet de travers , pour donner plus
d'expression à la harangue qu'elle allait pronon-
cer, et dont un des papillons Avait été déchiré, la
veille, par un soldat aux gardes; du rouge-briqu€>-
aurore qui avait sillomié sa figure , du sourcil aux
bajoues; pina énorme mouche descendue de lia
tempe gauche au bout de l'oreille , et laissant un^
traînée de gomme brun-foncé , qui , mêlée aux
nuances de rouge, formait une maf qu:^ tqrie , ^
travers laquelle l'œil le plus pénétraqt n^ ppuvai:(
distinguer les taches de roussenr qui couvraient
l'épiderme ; enfin , un fichu de gaze assez régii-j
lièrjement moucheté par les éc^^abopssures des
fiacres , et- un jupon de damas jonquilie , qui
avait balajé les ruisseaux, tel ql;ajt l'objet ^nchan^
teur qui n'avait qu'un mot à dire pour arniei;
vingt-d,eux rivajux les jjus contre les autres, et
faire joncher le pavé de dents, de cheveux, et
du sa*ig des p^^ meurtris, des verras et des hpu-
teilles;çta^sée$.. ; . . . .
'j^
8 MON ONCLE
Mais, loin de Rosalie ces projets de dissentions
et* de haines; de tout temps elle fut l'amie des
hommes, et on l'appellerait phitantrope aujour-
d'hui. Elle emplit vingt-deux verres d'eau-de-vie,
elle coupe vingt-deux quignons de pain, vingt-
deux tranches de Jérôme. Elle invite les convives
du geste, et pendant que ces messiem^s boivent
et mangent, ballottés entre la crainte et l'espé-
rance, et toujours en extase devant Rosalie, elle
arrange , dans sa tête^ les traits saillans de l'éton-
nant discours qui va faire vingt un infortunés.
Exorde, narration, confirmation, péroraison, tout
s'y trouve , et Rosalie n'est pas rhétoricienne.
Tant il est vrai que de tous les arts , la rhétorique
est le seul où on puisse se distinguer avec le
simple secours des . lumières naturelles. Vous
allez en juger :
Rosalie se lève, elle tousse, elle crache; elle
s'essuie la bouche avec le dos de la main ; elle
étend les bras en avant; elle regarde son audi-
toire d'un air qui voulait dire : écoutez-moi, et
elle commence ainsi :
« Farauds , qui voulez avoir du plaisir à pouf^
ce et qui m' sciez depuis un mois, le moment est
(K venu où je vas m'expliquer sans détour. Ce pauv'
« Relie-Pointe , Dieu veuille avoir son ame , était
« un jeune et gentil garçon, quoiqu'i m' donnit,
« d' temps en temps*, la ratapiole. Vous sentez
« ben qu'on n' remplace pas aisément un luron
« com' ça. Ce n'est pas que j' vous méprisions;
THOMàS. 9
(( tout au contraire. Y en a ici qui valont leux
« prix comme eV défiint ; mais tout tant qu' vous
« êtes, vous n'avez pas de c'qui s' compte, vous
ff aimez la ribotte, et je n' veux pus été eune vache
« à lait. 9
Ici , un murmure d'improbation interrompt l'o-
ratrice , qui reprend avec une force, nouvelle :
ce Non, je n' veux pus été eune vache à lait. Mon
« cœur saigne à l'idée de manger mon argent
ce comme eune dévergondée. J'ons de l'honneur
« à not' manière , et surtout j'ons d's entrailles, d
Ici , elle tire , de dessous son vertugadin, un pa-
quet qu'elle avait suspendu à ses reins avec une
bretelle, et qu'elle réservait pour les grands ef-
fets; elle le dépose dans le plat au fromage.
a Voyez-vous, conlinue-t-elle , voyez- vous c't
« innocent qui n' nous a pas demandé la vie 9
a et à qui j' voulons faire un sort? L'entendez-
« vous qui m' crie : Des pratiques , ma p'tile ma-
« man, des pratiques, et plus de fstvori. »
Ici l'auditoire fond en larmes, ici mon oncle
Thomas cxïe en efifet ; on entend un certain bruit,
on sent certaine exhalaison, et vous vous rap-
pelez qu'il n'a pas de layette.
« C n'est rien, messieurs, c' n'est rien, dit
« Bosalîe., » Elle tire son mouchoir de poche.
« Vous voyez, poursuit -elle, en essuyant, de
% son mieux, le fromage et le postérieur de mon
« oncle , vous voyez que l'enfant a parlé , et que
« jç n- yçm^ e» impp^PW p»s. N(m, Ifeomas, non
« i»n ami^ ta ioi^re o'.^^a p9^ aune <inai*àtre..
ce CçpejQuIinrit^ ixwiïii^ eiAW lemme d' Yiéûa a
« touj^Wft hefioâi de queuque^zun cpii coatioune
« les tapageurs, et qui écarte les mauvaûes paies^
« j'allam tàcber d' toidt cosâlier.. V faisons phoix
^ d' niomieur Riboulaf d ,. qu'est un hpmoae en
« place 9 qwi /vit honorablement de'^sa soïde, qu'
<? !est ladre eomme l' land jauuQ , et qui arrondira
« putôt not' magot que d' Véo<H'ner, »
Ici Eiboulard &e lève, fait œ. qu'il |>ent pour
sourîire agréablement à Bo&aiie , la salue d'un air
gauche et béte , et va s'as&eoîr à ses c6tés*
Ses vingt eit un rivaui^ humiliés >, décontenan-
cés, dépités, se lèvent aussi, boivent le dernier
coupde^rogonime, et 6hni tes uns ; après les au-
tres^ Certain fort de la halleavait envie , avaiat qua
de sortir , de meUre au beurre noûr les deux yeux>
du préféré (ni^is^ comme il s'eniivmil; tauis les di-r
manches, qu'il était oarâllpHnenr, et qu'aloos o»
le faisait ordinairement coucher mi corps -de-
garde^ il jugea de son iatévét de ne pas se brouili-
1er avec un officier du guel.
Monsieur Riboulard, demeuré ^eul avec Rosa-f
lie, agit aiissitôt en chef de communauté. 11 mit
le reste du fnomage daicis sa giberne , une des
bouteilles à l'eau-de-vie dans une poche ^ et les
débris de la miche dans l'autre. Parlez*moi d'un
'homme économe et rangé;
Peudm% t(^te .çeue xfmtxBé^ , moumm Ribott-
lard n'éprouva qu'un moment: désagréablf» « ^ ce
fut celui du départ. Les amans réformés s'étaient
bien gardés de payer T^cot : on ne lâche pas cin-
quante-deux sous pour un congé. II n'était pas
dans le^ omwçnîiuc^ de X^sset faire ks honneurs
à mademoiselle &osalte, «irtout le jour d*un
triomphe éclatant : il fallait donc que Riboulard
seicéucutât. Déjà , il tirait , eu soupirant, un petit
sac de peau , qui renfermait au moins trois livres
on quatre frana), lorsque le diable, qui n'aban-
donne jamais ses suppôts, lira celui-ci d'afikire
aux dépens du cabaretier.
il 60u£Qà à Riboulard d'examiner la bouteille
qu'ion avait vidée. Pauvre cabaretier ! Le poivre ,
qui était entré dans la fabrication de l'eau-de-vie ,
déposait encore au fond du flacon. Riboulard erie
à l'empoisonnement; le maître arrtv^. Le caporal
tonne,; menace, et prononce \e pom redouté de
monseigneur le lieutenant-général de police. I/e
cabaretier frémit, pâik, tombe à genoux, et de^
mandakgrace. La sensible Rosalie intercède pouf
lui , «t l'inflexible Riboulard ne peut pouitant
refuser la première faveur que sa belle sollicite.
Tout . ^'arcange^ aamo^eh de la nappe cnvinéç
dans laquielle pu enveloppe mon oncle Thon^as,
Riboulard le place élégaimment sur son bras gau-
dbe, il présente le droit à Rosalie , la reconduit à
sa rue Froidmanteau , etja laisse à ses affaires
la MOK ONCLE
accoutumées, avec [nroaiesse de la rejoindre à
onze heures du soir.
CHAPITRE IL
Mon grand^père Riboulard et ma grand' maman
Rosalie s'épousent tout de bon.
Quelque désir que j'aie de ne vous laisser
ignorer aucune particularité de la vie privée des
{Personnages recommandables que j'ai eu Thon-
neur de vous présenler , j'en supprimerai cepen-
dant un grand nombre , et vous ne m'en saurez
pas mauvais gré , quand je vous aurai dit que je
crains de vous fatiguer par une ennuyeuse uni*
formité.
En effet , les journées se ressemblaient toutes ,
à quelques petits incidens près. Riboulard avait
vingt sous de paie ; le pavé valait à peu près le
double à ma grand-mère , et voici comme on vi-
vait. Je crois devoir ce tableau à ceux qui dépen*^
sent plus qu'ils ne gagnent, et aux espwts do-
ciles, pour qui une leçon d'ordre n'est jamais
perdue.
Une livre et demie de vache à six sous, faisait
le pot-au-feu de. deux jours ; ce qui , par réduc-
tion, donne, par fois, quatre sous six deniers,
ci .4 s. 6 d.
Comme on ne. mange pas de soupe.
THOMAS. ]3
Report d*autre part, 4 s. 6 d»
sans légumes, on se permettait, pour
ks deux jours , six sous de dépense en
carottes, pommes de terre, navets, etc. ;
ce qui fait bien par jour trois bons
sous , ci. .... i 3
Un pain de quatre livres, douze
sous, ci 11
Et la demi- voie d'eau , un sou , ci. . . i
La dépense journalière se montait
à vingt sous six deniers , ci i 1. 6 d.
Ajoutons ,à cela une livre de savon ,
deux falourdes , le loyer du cabinet
garni , plus deux goûters économiques
par mois , pris à la Râpée ou à la Gre-
nouillère , faisant en tout neuf francs.
Cette somme , jointe à trente livres
quinze sous pour la dépense de la ta-
ble, donne, par mois, un total de trente-
neuf livres quinze sous, ci Sg 1. i5 s.
Apprenez à vivre , grosses petites - maîtresses ,
élégans , qui ressemblez à des chevaux de bras-
seur, et ne vous plaignez plus que les temps sont
durs. Je reviens.
Or, comme la recette allait à quatre-vingt-dix
livres, il se trouvait donc , à la fin des trente jours,
une épargne de cinqiiante livres cinq sous , et , au
bout de l'année, six cent trois livres , si je ne
L
î4 MON ON-CLE
me trompe pas, car j'avoue que je suis un pauvre
calculateur.
Où l'ambition va^telle se fourrer? Ne voilà-t-il
pas qu'à l'expiration de la seconde année , Rosa-
lie , propriétaire , pour sa part , de douze cent six
livres, dédaigne la rue Froidmanteau, où elle les
a péniblement ariiassées» Ingrate ! Ne blesse-t-elle
pas les oreilles de Riboulard en parlant d'une
bonne , d'une chambre rue St.-Honoré , et d'un cha-
peau à la bibù Le parcimonieux caporal , qui n'avait
ptûs d'âmoUr , la regarda de manière à dissiper,
pour quelque temps, les fumées de grandeur qui
lui offusquaient le cerveau. ^
Ce que femme veut. Dieu le veut, dit le pro-
verbe. Au bout de quelques mois, Rosalie com-
mença à s'attifer en secret, et le soîr, vers Theure
où le caporal arrivait, elle déposait ses pompons
sous un vieux boisseau qui, lofsijuîl était de-
bout , servait à faire la lessive , et de siège à mon
oncle Thomas , lorsqu'il était renversé.
Cependiarit la facette baissait. Riboolard, après
une inspection exacte de la personne de Rosalie ,
Riboulard , bien assuré qtf elle n'avait rien perdu
de ses chaïtoies, Ri^boulard jugea qu'on le trom-
pait. Rosalie protesta, jura et pleura; mais le ca-
poral, qui fte se laissa(it pas aisément persuader,
ne répondît à ces simagrées qu'en feisant per-
qtfisifion dans le cabitiet, et le malheureux bois-
seau trahit les secïtits de ma grand'mère.
THOMAS. l5
Gramit* et vive eitplicsAîon , des injures , el
même une taloche , à ce qu'on m'a assuré.
Monsieur Ribof^ilard se repentit aussitôt ^ non
par bonté cPame , mais par<^ que n'ayant pa» de'
droite civils sur sa Brufïe , elle pouvait , en cas
de séparation , tonteâter la propriété du magot.
Riboulard eut bien quelque envie de le mettre
dans sa poche , et de disparaître ; mais un caporal
du guet , qui prétendait k la hallebarde , ne pou-
vait se permettre une plaisanterie de cette nature.
D'ailleurs , il préjt^eait que Rosalie commercerait
trois ou quatre ans encore. Quelle mine à exploi-
ter, et quelle somipe perdue par trop de préci-
pitation ! Il fit donc tous les frais dn raccomode-
ment, auquel Rosalie, fille qui n'avait pas plus
de fiel que de fête, se prêta de la meilleure grâce
du monde.
Quatre ans se passèrent encore , tant bieto que
mal. Des menaces, des coups, rarement des ca-
resses; mais de l'argent , toujours de Fargent, et
Riboulard Taimait à la fureur.
Nous approchons de la grande époque où mon
oncle Thomas va sortir de l'obscurité, et com-
mencer à paraître sur le théâtre du monde. TTou-
blions aucune circonstance : ceci devient intéres-
sant.
Il était question d'une promotion considérable
dans le gtiet , et Riboulard avait la perspective
d'être élevé au grade éminent de seiçent. Son
ancienneté lui donnait des droits ; la bienveil-
l6 MOK OlfCLE
lance de son commandant semblait autoriser ses
espérances: Cependant, comme un peu de re-
commandation ne gâte rien en affaires, Riboulard
fit agir la filleule de la tante de la cousine de la
belle-sœur du valet de chambre dû commandant ,
et le commandant, qui n'avait rien à refuser à
d'aussi puissantes protections , donna la halle-
barde à Riboulard.
Riboulard, admis dans le corps distingué des
sergens , sentit qu'il ne pouvait plus vivre avec
une fille de la rue Froidmanteau : une liaison de
cette espèce eut révolté ses nouveaux camarades.
Tout le monde sait que messieurs les sergens du
guet étaient très- chatouilleux sur les convenan-
ces , et qu'il n'en était aucun qui ne prétendît ,
au moins, à la cuisinière d'un chanoine ou d'un
receveur des tailles.
D'un autre côté, Riboulard aimait trop l'espèce
pour abandonner cinq mille livres entassées dans
le cabinet : la seule idée de les partager lui don-
nait des crispations. Il se rappela le vieux dicton :
Un bon mariage efface tout y et il se décida à
épouser , pour accorder ses intérêts et l'honneur
du corps.
On jette par la fenêtre le»rouge, les mouches,
les gazes éraillées. On vend le jupon et la robe
de soie. Le modeste battant-l'oeil, le caraco de
siamoise , le fichu rayé et les souhers noirs rem*
placent ces objets d'un luxe recherché. On paie
le cabinet garni; on va se loger à un septième ,
'^Tft •
THOMA.S. 17
rue (les Prêtre»; les bans sont publiés à Saitit-
Thomas -du-Louvre et à Saint-Germain4'Auxer-
rois. Enfin Riboulard présente sa main avide à
Rosalie , transformée en honnête bourgeoise.
Ce fut alors que monsieur le sergent, maitre
absolu de la cassette , et n'ayant plus de ménage-
mens à garder avec sa pudique moitié , dévoila
ce que les gens, qui ne plaisantant jamais , appel*
leront Tatrocité de son caractère. Il commença
par exiger que ma grand'mère mangeât peu et
travaillât beaucoup. La donzelle n'aimait ni le
jeûne ni le travail ; elle regimbait. Femmes ,
obéissez à vos maris , disait son sergent , et quand
le passage sacré n'opérait pas son effet, Ribou-
lard joignait le geste à la puissance de la sainte
écriture, et Rosalie résignée, et non persuadé^,
se mit à raccommoder les bas et les guêtres de
la compagnie , dont son époux lui avait fait ob-
tenir Tenlreprlse.
Comme elle avait adopté les vertus bourçeoises
avec leur costume , elle n'aurait opposé que la
patience aux procédés révoltans de monsieur Ri-
boulard , si elle eût été son unique victime ; mais
son fils , son cher fils , son Thomas était mal-
traité à la journée , et un spectacle de cette nature
hache et broie le cœur d'une mère comme chair
a pâte.
Le pauvre'petit , qu'à sa gourmandise on aurait
juré Qtreje fils de quelque prébendier, était ré-
duit à une abstinence plus rigoureuse encore , et
IK a
1$ M02C ONCLE
quoiqu'il put A peine se souteaû' » Riboulard ,
lQrM]U%l . était dt service, lui feiaait Jbalayer le
Cor{)^clergarde, pour épargoi^k' le pour chaire, du
tambour. Il chargeait sa pipe ; il blanchissait le
ceifotufon de sa àoU^h^marde immaculée, à la
garde 4escendazite. U avait fait,,pendao!t les viogi?
quatre heures^ les çomioiasioQs^u pQSjtç eatiec»
Qt s'il regardait trop, attentivement souper ces
messieurs^ Riboulard l'eoyoydit^ d'un cou^.de
pied dans le derrière, »e regtaui*^ dehbrii, eu
bninànt le ^and air. ..
Le bedeau de . Saîn t « Germain l'Auxerrois : éle-r
vait très-jpliment les^ en£ains du.quaiiti^r., moyen*
nant di^ sous par mois; Ma grand'mère,«qui^yait
ouï vanter les: avantages d'une bonne. éducation,
vouLftit envoyer. moa pnde à l'école,, .et mon
gtand'-père «jUt la cruauté dé s'y opposa i^. Hélas \
si l'esprit de mon ond^ eût été culti^é^.il fui in-
contestablement devenu un petit Voltage.
I^e cbec innocent n'était pas mietix vêtu que
le héro&^du Lutrin vivant., U pliait; à peu près nu
quand mojosi^^ar JEiiboulai'd ne lui. posait pas
une vieille culotte, ou de^ giiétreâ bars de.sif^r-
vicç , et le ladre f ^nibncé <ïe les lui passadt que
IçMPsqu elles ne pouvaient plus convenir qu'à la
batte du phiffonnier. -
Pour comble d'indignité , Riboulard vendit • la
chèvre, que Rosalie avait toujours conservée, en
commémoration des services pai: ell0 rei!i(lu%à son
fils, et ce fiU plein de naturel,, qui j0ta les hauts
'THOMAS. 19
criseti voyant livrer sa bonne noomce, fut con-
damné à huit jours de pain sec , punition qui
tounisdl au ptoût de la masse.
Rien de si aisé que de pratiquer la probité, à
celtti qui ne manque de rien. Mon oncle Thomas,
qui manquait de tout , s'appMpriâ , k la dérobée,
le reste d'un cervelas de dtiuce sous ^ sur lequdi
on avait déjà fait deux souperk etun dtner. Mon
grand^père saisit le délinquant sur le fait; il s'em-
porta au point de casser un bâtai qui pouvait
servir au moins huit jours encore , et il fessa le
pauvre petit diiible jusqu'au 'sâÉng^ A cet aspect,
ma' graixd'mère exaspérée, Redevint Rosalie-la-
Brûtie. Elle jura ; elle mit le poing sons le nez du
serg^t , qui, prenant la banderôlle de sa giberne,
laât saiuter à volonté autour de la chambi^e. \
Rosalie s'aguerrit sous les coups; elle se mit sur
la défensive , et s'oublia au point de casser un
pot de iiuit écorhé sur l'auguste face de son
épotiitî Râ>oulâtPd, qui tenait à son muffle, fut
raœené à l'ordre par cette petite correption con-
jugale; tt 'fut moins violent dans sa conduite;
mais il ne chaiigea rien à son système parcimo-
nieu*. Non ,• il n'y changea rien , et je le dis à
regret., car il élit affreux , pour un homme sensi-
ble^ d'être obligé de médire de ses ancêtres.
0 vous, qui êtes assez heureux pour être dé*
sœuvré, et à qui le sort, impitoyable pour tant
d'autres, permet d'acheter et lire les fadaises
d'autnii , au lieu de vous condamner à en faire
9,0 MON ONCLK
pour votre propre compte , ô vous , qui que vous
soyez ,. frémissez , mon ami ! ce n'est encore rien
que ce que je viens de vous raconter. Poursui-
vez, sr vous en avez le courage. Mais, non, pas-
sez , lecteur humain , car ce qui suit est à faire
trembler. Quant à ipfioi, je continuerai mon récit ^
que vous me. lisiez ou non, car il faut bien que
j'écrive quelque chose.
L'inoculation commençait à être en vogue, et
monsieur Carabin , chirurgten*major des guets à
•pied et à cheval, grand pratici^i,.à ce qu'il
,croyait, et partisan zélé des nouveautés, mon-
sieur Carabin s'était jeté ^ à corps perd», dans le
système en faveur. Il n'osait prendre son virus
aux Enfans-Trouvés , ni à la Pitié , parce qu'il y
avait là des petites véroles confluentes , qui pour
vaient empoisonner les inoculés. Il fallait , pour
propager la méthode , un germe bourgeois , aussi
pur et aussi bénin que peut l'être du virus. Sur
un mot que lui entendit prononcer RibouJard., il
prit mon petit oncle par la main , et , 30US le pré-
texte d'une promenade, il le conduisit à la Pitié.
O tendre mère! ton cœur ne te disait point : va donc ,
suis donc ; les jours de Thomas sont compromis.
Arrivés à la maladrerie , Riboulard . déshabille
. mon oncle , ce qui n'était pas difficile ; il le roule
et le,frotte dans les lits de cinq à six de ces petits
malheureux.
Thomas, de retour, conta tout à sa mère, et
sa mère , dans un accès de rage impossible à dé-
THOMAS. 21
crire , assomma Ribôuiard de trois coups de fer à
repasser. li tomba, elle le crut mort, et, pour
s'assurer de ce qui en était, elle courut chercher
monsieur Carabin , qui lut promit de tirer de là
mon coquin de grand-père. En effet , il le saigna ,
le trépana, et n'exigea pour son salaire, que la
permission de garnir proprement quelques sétons
du produit des pustules de mon onde, lesquelles
étaient d'une beauté ravissante. Tant il est vrai
de dire que ce que le ciel garde est bien g^dé.
Riboulard , qui n'était bon qu'à faire endiabler
les autres, guérit enfin, au grand mécontentement
de ma grand'mère et de mon oncle Thomas, qui
s'étaient flattés de l'enterrer. Il regretta amère-
ment douze francs , au moins^ que lui eût valu le
virus , sans l'aventure du trépan , et il jura de s'en
dédommager d'un autre côté.
La femme de chambre de la maitçesse d'un
mouchard en chef eût passé pour- jolie, si elle
avait eu des dents. Comme il ne faut à Paris
qu'une figure pour faire fortune, elle résolut de
réhabiliter la sienne, et comme il y avait des
rapports intimes entre le guet, les mouchards,
et les filles de toutes les classes , ladite femme de
chambre manda monsieur Carabin , qui lui avait
déjà épargné une hydropisie de neuf mois. Mon-
sieur Carabin tâta le père Riboulard ,? dont il
connaissait l'kumeur intéressée. Monsieur Ribou-
lard ne lui laissa pas le temps de finir, et, en
deux minutes, les trente deux dents A% mon
7,'A MON OWCLE
oncte Thomas furent vendues à douze sous pièce.
Le difficile était de les( prendre. Ma grand'mère
veillait sur lui, depuis l'incident du virus, ccNSime
ce dragon , tant célébré^ veillait sur la toison d'or.
Peu s'en fallut , hélas ! que Riboulard ne fut aussi
chanceux que les Argonautes.
Rosalie était devenue dévote, parce qu'elle
n'avait rien de mieux à faire. C'est assez la res-
source dé toutes les femmes qui commencent à
vieillir. C'était le jour de la Fête-Dieu, et elle éjtait
allée suivre, les main jointes et les yeux baissés,
son créateur, qui se laissait promener dans une
boite de vermeil. A peine était-elle sortie du ga-
letas, que Carabin, qui épiait le mopient, chez
un marchand de vin en face, se présenta, sa
trousse à la main. Avec l'aide de Riboulard, il
procéda à la grande opération. Ici^ le sergent gri-
mace pour se rendre plus terrible ^ et il eommande
la manœuvre :
a. Viens iâ , petit drôle !
a Le cul à terre !
« La tète haute !
« hà bouche ouverte !
ce Plus grande, plus grande. que • cela !»
Mon pauvre oncle Thomas, qui ne se doutait
de rien, obéit à chacun de ces commandemens.
Monsieur Carabin écarte les lèvres avec le pouce
et l'index de la main gauche ; de 1» droite il in-
troduit l'instrument fatal. Une dent part; liioii
oncle se relève, en poussant un cri du ^ble, et,
THOMAS. ai
pour la première fois de to vie^ il jura assez dis^
tincteraent.
Ribouiard^: (faf craint que la proces^on ne
finisse trop. tôt, rempoigxie le patient, le rejette
sur le eul,.e^ se met en devoir de lui rouYrîr la
bouche. Mon oncle Thomas lui happe un doigt,
prâîisément à la seconde phalange, sçrre de toutes
se» forces, le eoppè et le crache au nez du sergents
Il se r^ève, il veut s'évader; mopsieur Carabin
le saisit par un bras, le jette derrière lui, et wm
postérieur se trouvant vis à vis de la mâchoire de
mon oncle, le petit gars s'attache à ses fesses,
mord, màchotine, et ne lâche prise ^ que lorsque
la culotte , le caleçon el le morc^u lui restent à
la bouiehe.
Pendant que le Carabin se frotte le derrière
dW coté, que le sergent secoue sa main de
Tautre, que tous deux cher<dient, en blasphémant,
les moyens d'étancher leur sang, mon oncle Tho-
wàs veut enfiler la porte : le prévoyant Riboulard
l'avait fermée à double tour. Thomas . ouvre kt
croisée de la .maosarde. Elle donnait précisément
sor la couverture. Toiste issue est bonne pour
tin martyr. Afoa otiele profite de cellet-ci, et , à
sept ans deux mois et un jour, il commence ses
aventures par un voyage sur les toits de^. envi^
rons.
A propos, je ne vous ai pas appiris^ comment
mon onde Thomas est mon oqclé , comment ma
grand'roamann Rosalie et mon grand-père Ribou-
L
24 MON ONCLK
lard furent mes aïeux. J'aime autant vous le dire
à présent que plus tard.
. Malgré les orages fréquens qui troublaient le
ménage, la nature n'avait rien perdu de ses droits,
et .au bout de six mois de mariage, Rosalie se
trouva grosse des faits , assura4-elle , de monsieur
Riboulard. Quatre mois après l'évasion. de mon
oncle , elle accoucha d'une fille qui fut nommée
Suzanne, et qui justifia l'opinion que son nom
donnait d'elle. Elle fut sage , en dépit du sang qui
coulait dans ses veines, et se ms^ria honorablement
à un écrivain du charnier des Innoçens, qui de-
vint mon père, qui nous aima beaucoup, ma
mère et moi , qui soigna mon éducation , au lieu
d'aller au cabaret, et qui me mit enfin en état
d'écrire, correctement ces mémoires beaucoup plus
qu'intécessans.
Mais revenons à mon oncle Thomas , à qui la
peur a donné de^ ailes , et qui rivalise de légèreté
et d'adresse avec les chats du quartier. Il saute,
avec eux, d'un toit dans [une gouttière; il grimpe
de la gouttière le long du talus d'un mur «mitoyen ;
il est enfin contraint de s'arrêter pour respirer un
moment : U avait adopté une manière de voyager
à mettre hors d'haleine, en cinq minutes, un
Hercule ou un Samson.
Lorsqu'on est fortement agité, et qu'on s'ar-
rête, on. réfléchit san$. s'en apercevoir. Le pre-
mier sentiment qu'éprouva mon onde,, fut la
joie d'être échappé aux griifes de Riboulard; le
THOMAS. a5
second fut la crainte d'y retomber , et le serment ,
aussi énergiquement prononcé que possible à
sept ans, de ne jamais retourner aux foyers ma-
ternels.
Cette résolution bien prise, le voilà de nouveau
montant, descendant, s'arrétant, s'asseyant, se
chauffant au soleil, et se consolant de sa dent
perdue, en pensant qu'il lui en restait trente et
une, plus que suffisantes pour manger ce qu'il
plairait au ciel ^e lui envoyer.
CHAPITRE IIL
Ce que devient mon oncle Thomas.
Il était midi , et mon oncle n'avait pas déjeuné.
11 pensa qu'il pourrait ne pas diner, ne pas sou-
per, et il regretta, en pleurant, de ne s'être pas
laissé démeubler la bouche. Monsieur Riboulard
grondait, battait, mutilait; mais au moins, chez
lui , mon oncle avait du pain. Réflexions pusilla-
nimes, qui aviliraient un homme de vingt ans, et
qui sont pardonnables; à sept. Ces courages pré-
coces sont bientôt abattus. Le petit Thomas sur-
monta pourtant cette, faiblesse momentanée ; il
persista, malgré le besoin pressant, à ne pas se
remettre au pouvoir de monsieur Riboulard , et
vous voudrez bien observer que ceci annonce
déjà un grand caractère, que le temps ne man-
quera pas de développer.
!ï6 MON oir<s:i<£
Il était couché sur . un toit d'une penitè assez
douci^f €t regardait' autour de lui avec cette at-
tention avide que force la famine. A deuK pas
de là, était une lucarne, dont il ne voyait que le
dessus, (c Ah I se disait-il ^ si la fenêtre était ou-
« verte » si quelqu'un deBieoi^ait là^dedans ^ si on
« avait qi^elques bndes de troj! , si on vouliât me
« les donner ! Mais si on me repowse ,,mais. si on
K me bat, mais si on me reconduit chem mon-
c( sieur Riboulard !. p £n aiprangeant ses si et ses
mais^ mon oncle allonge son petit cou., il voit
en effet le châssis ouvert, et il s'approche encore
un peu. Des sabots fendus ou percés, quelques
genouillères de cuir,ép»rs€s çàetlà, des paillasses
contiguës garnissent le pourtour du taudis... Mais,
o surprise ! ô délices 1 une grosse table ornée
d'une gamelle bourrée d'une copieuse sou pe^ ^ux
chpux, dans laquelle douze cuillers tiennent d'a-
plomb conrme les pyramide» d'Egypte ! Mon oneie
dévore ce potage des 3reux; il hésite, il se consulte,
non qu'il portât respect aux propriétés, mais il
redoutait les propriétaires.
Pendant qu'il invoque les lumières de sa rai.
son , le vent lui porte , en droite ligne, le fum;et de
la gamelle qu'il convoite ; ce parfum ajoute à4SOQ
appétit, et termine ses irrésolutions. Ses meiïbttes
s'accroobent an châssis vermoulu, il paisse ses
petites jambes, il se laisse glisser sur les reins, se
les écoFche un peu.^. bagatelle! Le voilà monté
sur la table; ses genoux et ses bras pressent et
\
THOMAS ay
caressesQt la biepheureuse gamelle; il s'arme d'une
cueUler, et commence à se restaurer.
Il en avait à peu près jusqu'à la gorge, quand
la table antique , déjà surchargée du potage ,
chancelle sur ses pieds noueux. Un des appuis
crie et se rompt Le malheureux Thomas roule
sur le pavé y la gamelle roule sur lui, la table
roule sur le tout.
Mon pauvre oncle se dépêtre le plus vite et du
mieux qu'il peut ; il remonte à sa lucarne , et s'en-
fuit sur son toit , l'estomac et ses haillons chargés
de la moitié, au moins, du potage. Comme il est
à présumer que personne ne s'exposera à se
casser le cou pour le venir chercher là, il se
laisse digérer en paix, et s'endort d'un profond
sommeil, sans s'embarrasser des suites de son
incursion.
il est réveillé en sursaut par des cris aigus. Il
se «let sur son séant , il observe , il écoute , il est
tout yeux et tout oreilles. Le bruit part du ga-
letas où il a fait bombance. C'est une femme qui
se plaint, qui se lamenjte, et Thomas se rassure
un peu : une femme , quelle qt^'elle soit , inspire
souvent la confiance, et repousse au moins la
terreur. Mon oncle cependant ne s'exposa point;
il laissa crier celle-*ci , et elle prit enfin le seul
pcoti à prendre , après uq désastre aussi accablant.
Elle se calma insensiblement, et commença iin
touchant monologue : rien ne soulage conmie
cela. On a d'ailleurs l'avantage de n'être pas inter-
aS MOJîr ONCLE
rompu par ses interlocuteurs ; on peut parler jus-
qu*à satiété, et c'est beaucoup pour une femme
affligée ; c'est beaucoup même pour bien des
femmes en belle humeur.
(c Si la table était tombée d'elle-même, disait
« la vieille ( c'en était une ) , je trouverais toute
« ma soupe à terre. Si des chats l'avaient man-
« gée , je ne verrais pas des pieds et des mains
ce imprimés dans tous les coins de la chambre.
« C'est un chrétien qui a mangé ma soupe; mâts
« par où est-il entré? La porte était bien fermée.
« La lucarne est ouverte; mais il n'y a que celle-
« là sur la couverture, et je ne crois pas qu'on
« s'expose à se tuer-poùr déjeuner à mes dépens.
c( Et puis on ne se serait pas contenté de manger
«ma soupe; on m'aurait pris mes chemises de
« toile écrue, et mon sac de gros sous... Allons, il
<c est clair que c'est le diable qui m'a hit une
« niche. Jetons de l'eau bénite partout, pour r«m-
« pécher de revenir , et voyons ce que nous don-
ce nerons à. ces pauvres petits. »
Mon oncle n'entendit plus rien que le roule-
ment du loquet qui fermait la croisée , et ce son
lui serra le cœur: il était clair qu'on venait de
lui couper les vivres. Cependant comme il pou-
vait attendre, et que sa prévoyance ne s'étendait
pas loin', il .ne s'occupa point davantage de l'ave-
nir, et il se rendormit.
La matinée s'écoula. Ses yeux s'ouvrirent etifiu
par l'effet de certains tiraillemens intérieurs qui
THOMAS. 29
Tavertissaient qu'il fallait s'occuper au moins du
présent. Il sentait clairement la nécessité de dîner;
mais comment faire ?
11 se trsdne sur le ventre , il se rapproche de la
Incarne, et un mélange de voix atteste la pré*
sence des propriétaires. C'étaient à la vérité des
voix d'enfans ; mais des enfans n'aiment pas, plus
que d'autres , qu'on mange leur lard dans leur
écaelle. D'ailleurs ils étaient douze au moins, et
douze contre un, ma foi , la partie n'est pas égale.
(c Je serai rossé, disait mon oncle, je ne mangerai
« pas , je serai peut-être reconduit chez monsieur
« Biboulard , et alors mes dents , mes pauvres
« dents!... il faut prendre, patience. ».
Pendant la plus grande partie de la journée, il
entendit constamment tantôt la vieille ,,tantdt
deux, trois, quatre enfans, qui chantaient, qui
riaient, qui grognaient, qui se battaient. Vers ies
cinq heures succède un silence absolu. L'estomac
de mon oncle se mit en révolte ouverte contre
ses petits raisonnemens; ses dents acérées s'ai-
guisaient machinalement , et à tous risques il faut
manger. Il revient à la luca?:*ne; il regarde autant
que le lui permet un carreau encroûté de pous-
sière.La table est relevée et supporte une éclanche
flanquée de carottes et de pommes de terre. Per-
sonne dans le chenil; mais la croisée, la maudite
croisée est toujours fermée. Cet excellentissime
repas est à quatre pieds de lui , et il n'y saurait
toudier; il n'en peut pas même respirer l'odeur.
3o MOW ONCLE
Mon onde Thomas £aU justement le' second tome
de Tantale.
Le besoin rend industrieiix à tout âge; Il eût
été téméraire de causer un carreau : la vieille pou-
vait ètte dans. une chambre voisine. Il était plus
sûr dé foire .un trou dn côté du loquet, et cela ne
devait pas être difficile , parce qu'à travers les vides
d'une maçoanecie délabrée, il voyait, par Tinté*
rieiu", une partie des tuiles qui couvraient la lu^
qarne. Il en attaque une ; il tire , il ' pousse , il
s'agite 9 il se démène; ses ongles sont en éclats , les
bouts de ses doigts usés sont ^aignàns ; il ne sent
rie^n^ il travaille toujours; il ne sent rien, il jGlut
qu'il mange.
Enfin la tâile insensible , cette tuile qui de|]iuis
si iong-tempis résiste aux efforts de l'innocentée^
cette tuile cède , se détache , tombe sur le toit ,
et du toit sur la tête du chienJion d'une procu*
reuseau Châteletj qui foit un vacarme affreux, qui
pleure soxi^èle, qui ameute les passans, et mon
onde,^ habitant des airs*, indifférent à ce qui se
passe ici* bas, laisse clabauder mes badauds, et
passe son. petit bras par l'ouverture qu'il vient
de faire. Déjà il a la main sur le loquet; déjà il
se croit maître de l'éclanche et des acdessoires,
lorsque la clef foit résonner une grosse serrure
de bois qui ferme le grenier., et force mon oncle
à la retraite. U se dépite , il enrage , il pleure ;
mais il se retire, et comme il faut qu'il mange,
il ramai^se de son mieux les parcelles de pain et
THOMAS. 3l
(le légumes, dont ses guenilles sont ûnprégliéeB,
et il amuse aiimoins^ la faim qui le dévore.
La ;nuit vint ^ et mon oncle , poussé enfin au
derni^ déS6s{>bk', se décide à frapper à la lucarne^
à se mettre à la merci des habitans du galetas^
à leur conter sa déplorable histoii^e , et à tâcher
d'intéresser leur pitié. Il a le nez collé aux châs-
sis, il va frapper...
Il démêle, à la sombre lueur d'une lampe, dix
à douze ramoneurs de cheminée , qui finisisent de
souper^ qui Se déshabillent, et q^iti vont, pêle-
mêle ^ gag»»* les paillasses. La vieille qiïi a soin
d'eux , a détaché son jupon crasseux , et couvert
sa tête pdée d*un vieux bonnet d'indienne piqué.
Sans dotite la lampe va s'éteindre, et mon oncle
conçoit un projet qui déjà décèle le héro6.
Il a eii Je temps d'examiner le local . Le^ htibits
bruns so^nt an pied des paillasses, les sàes à la
strié sontr dans un coin derrière la porte , les triâtes
restes du souper sont abandonés sur la table , et
la triboulette est auprès de la cruche à l'eau, La
vieille découvre son grabat, elle souffle la lampe.
L'obscurité favorisa le courage et l'adresse ; mais
Morphée retient encore ses pavots, ce qui veut
dire, en sty|e vidgaire, que personne ne dormait
encore.
Le petit Thomas, soulehu par l'espérance et
par l'espèce d'oi^^ëil qu'inspire toujours une
conceptioin sublime^ le petit Thomas Se modère,
se possède , et prête tmè oreille attentive , que
3l^ MONONCLE
vient caresser enfin un ronflement général. Le
jeune aventurier se dépouille et jette les reliques
de Riboulard au premier gueux qui passera dans
la rue. Il insinue son bras dans, le trou qu'il a
fait le jour; il cherche, il trouve le loquet; il le
tire doucement , bien doucement ; la lucarne
s'ouvre..
Il retient son haleine, il se pelotonne et se
laisse rouler dans le grenier. Voilà sans doute un
grand pas de fait. Il semble qu'il n'y ait plus qu'à
poursuivre ;, mais les ténèbres, la proximité des
dormeurs , la témérité même de l'action , tout
s'accorde pour troubler la faible imagination de
mon oncle. Il s'arrête, il se repent de s'être en-
gagé si avant; il éprouve une assez forte envie de
rétrograder ; mais que fera-t-il sur son toit ? Il
faudra y mourir d'inanition, ou marcher vers
une autre croisée. Est*il sûr d:e trquver ailleurs
les avantages qu'il a sous sa main ? Ne peut-il 'pas
être accueilli ici, et battu là*bas? Ma foi, tout
coup vaille, dit mon oncle, et il s'approche de la
table en tâtonnant; il allonge le bras, il rencon^
tre , culbute et casse un pot qu'il n'a pas remar-
qué, en faisant de l'œil l'inventaire, du lieu. Il fris-
sonne, il s'arrête encore, il se croit perdu; il ne
sait pas qu'il est chez des gens qui dormiraient aii
bruit du canon. Tout est calme, tout continue
de ronfler , et le courage revient à mon oncle.
Il se met à dîner et à souper tout ensemble ,
et il officie aussi long-temps et avec autant de
1
THOMAS. 33
sécurité que s'il eût été seul. 11 va emplir et vider
deux ou trois triboulettes , et il continue ses opé*
rations. t
Il marche droit aux sacs à la suie ; il en ouvre
un, s'y fourre tout entier, s'y frotte, s'y refrotte,
s'y barbouille de la tête aux pieds, et va se jeter,
à croix ou pile , au beau milieu- des dormeurs.
On était dans les grands jours d'été , et , dés
trois heures , quelques-uns des commensaux ou*
vrent les yeux, bâillent et étendent les bras. Mon
oncle , qui n'a pas dormi , et pour cause , imite
en tout ces messieurs. Ils chaussent les guêtres,
la culotte et la veste de bure; mon oncle s'empare
de celles d'un paresseux , et en deux tours de
main il a fait sa toilette. Ils vident chacun leur
sac, prennent leur grattoir, et enfilent l'escalier.
Mon oncle, également muni des ustensiles du
métier, descend avec eux. Chacun s'achemine
vers le quartier qu'il Vl coutume d'exploiter; mon
oncle reste seul, enchanté de se trouver sur le
pavé, maître absolu de ses actions, et bien cer-
tain que si Riboulard le rencontre , il lui sera im-
possible de le reconnaître.
Sans doute ce début est d'un maître; mais que
faire , que devenir après un succès aussi brillant?
Mon digne oncle s'en tiendra- 1 -il à ce premier
exploit, ou ne fera-t-il plus un pas qui ne le
conduise à la gloire? C'est ce que développera la
suite de cette remarquable , et surtout véridique
histoire.
IF. 3
34 MOJV OWCLE
Il avait appris, par r^xpérience de la veilk,
qu'il 0st bon de 6'^ssurer des ressources , parqe
q%e l'estomac le mieux garni s'évacue au bout
de /quelques heutes. U majrcbait en rêvant aux
expédient qu'il emploierait 9 et il ii'ea trouvait
aucun , parce qu'il n'avait enctoe rien vu. Que
de gens ont vu tout ce qu'il e^% possible de
voir y et n'ont pas plus d'idées que mon oncle
Thomas! Et combien de ces automates à qui
tout réussit , sans qu'ils sachent . pou]:quoi , ni
comment ! O fortune ! femnie capricieuse , oe
cesseras-tu jamais de te prostituer à des goujitt$ !
Mon oncle marchait^ rêvait et filait le long
du quai de la Ferraille ; il regardait tout avec* cet
air étonné si naturel à un enfant qui n'a encore
été que de la rue des Prêtres nu corps^e-gardje
du guet, et de ce sale corps-dë-garde k la rue
des Prêtres. Ici, de la quincaillerie; là, du vieux
fer; plus loin, lé Jardinier fleuriste; là-bas, l'oi-
seleur i et le perroquet qui jure , et la guenon
qui ùàt la cabriole dans sa cage, et... et... une
marchande... est-ce bien cela?... oui, c'est une
marchande de pain^d'épice^ Mon oncle en a ren-
contré vingt fois, et n'en a jamais goûté. Qu'il est
séduisant le bien qu'on convoite , et qu'on ne
peut obtenir ! Mon oncle est immobile auprès de
la mardbande; il couvé la bannette des yeux; il
la dévore tout entière ; l'eau lui en vient à la
bouche; il n'est pas de puissance capable de le
détacher du pavé où il est Cloué.
THOMàS 35
Un particulier , assez bien mis , s'était aussi ar*
rété , et s'amusait de Timpertubable attention
du petit ramoneur. U prend sa calotte de feutre ,
IVmpUt de ces bagatelles, la remet à Thomas,
paie la marchande, et s'en va. Mon oncle, extasié
d'im procédé dont il n'a pas l'habitude, court
après le monsieur, qu'il prend au moins pour un
comte ou un marquis, à en juger à sa munifi-
cence, n le tire par le pan de son habit , lui fait
un remercîtpent bien ou mal tourné , et finit en
lui déclarant qu'il voit bien qu'il est de ses amis,
et qu'il lîie le quittera plus. U ^ait joli mon
onc}e, a^ant qu'un anglais lui coupât le bout du
nez et la moitié d'une joue , et un joli enfant
intéressé toujours. Le monsieiu* le regarde en
souriant , et lui dit de le suivre. Le petit Tho-
mas saute derrière lui , tantôt sur un pied , tantôt
sur l'autrie. Il croit sa fortune faite.
Ils tr^vers^t Je Pont-Neuf, prennent la rue
des, Saints-Pères , celle de Saint-Dominique, et
ils entrent d^ns la cour d'un hôtel somptueux.
Le i|K>nsi<eur ouvre un rez-de-chaussée, et fait
parcourir k mon oncle une enfilade* de douze à
quinze pièces. « Tiens, lui dit -il, balaie -moi
« toutes ces cheminées. » Et il disparaît.
« Les balayer ! c'est bientôt dit , reprenait à
« part lut mon petit oncle ; mais comment m'y
« prendre ? » Il ignorait les pi'emîers élémens du
métier; il ne savait pas même pousser ce cri
aigre et prolongé qui donne l'éveil aux cuisi-*
3
36 Moir oircLE
nières. Il avait , sar l'épaule , son sac et son grat-
toir; tnais cela lui allait comme un éventail à
madame Angot. Il fallait cependant marquer sa
reconnaissance à son bienftiiteur. Il ouvre donc
le sac, en tire son instrument, et essaie de grim-
per j après avoir préalablement caché, sous le
coussin d'un fauteuil à crépines d'or, sa calotte et
son pain d'épices.
Il mesure le tuyau de l'œil, il se 'baisse, il s'a-
' longe; il tourne , il retourne; il essaie de toutes
les manières. Jamais* il ne peutdétacher la pointe
des pieds du haut des pommettes des chenets. Il
avait déjà, dans le caractère , ce fond d'opihiâtreté
qui, depuis, lui fit surmonter tant d'obstacles ^ el
il jura, par son pain d'épices, qu'il ramonerait la
cheminée, ou qu'il se casserait le cou;
Il va prendre un des fauteuils, le traîne dans
la cheminée; monte dessiijs, sans penser que des
pieds noirs ne s'accordent point avec une étoffe
fond blanc, brochée d'or. Il s'élance, il se cnam-
porme; ses genoux et ses reins vont lui donner
un point d'appui naturel, lorsqu'un grand laquais,
tout chamatré d'argent, entre dans la pièce où
était mon oncle. Il s'indigne du peu de respect
que porte le ramoneur à un siège sur lequel Mon-
seigneur s'assied tous les jours; il tire brutale-
ment mon oncle par la jambe, et le jette au mi-
lieu du foyer , qui heureusement était froid. Mon
oncle^ qui n'était pas encore dé force à chercher
noise à personne , mais qui avait de l'acrimonie
THOMAS. 37
dans les humeurs , prend ube poignée de cendres,
et aveugle le laquais. Pendant que celui-ci crie
et trépigne, en se frottant les yeux, mon oncle
liû racle le nez avec son grattoir, et le lui met
tout en sang.
Aux clameurs redoublées du laquais arrivent
trois ou quatre de ses camarades, qui s'indignent,
à leur tour , qu'un ramoneur ose porter la main
sur quelqu'un qui a l'honneur de porter la livrée
de Moû^igneur. L'un lui applique un soufflet ,
l'autre un coup de poing; un troisième lui donne
un coup de pied dans le derrière. Mon oncle,
4tourdi de cette surabondance de tapes, court,
en chancelant , de chambre en chambre ; ses va-
leureux advei'saiiîes le poursuivent avec célérité ,
non plus pour le battre, mais parce qu'il appro-
chait du cabinet de Monseigneur, où ils croyaient
bien qu^il n'y avait personnie; mais qu'un ramo-
neur indigne ne devait pas souiller de sa présence.
Mon oncle, qui ne sait, pas ce que c'est qu'un
seigneur , arrive , toujours courant, à la porte de
ce cabinet; il toUrîie le bouton, il entre, trouve
uqe jeune et jolie dame qui retournait tous les
carton^, et feuilletait «toutes les paperasses. Il va se
blottir dj^rrtèfe elle, et s'enveloppe dans ses jupons.
Vous pen&ôz bien que si la dame fut étonnée
de c^te brusque apparition, elle ne le fut pas
moins de$ manières ai^ées: du diablotin» Les. lan
quai»^ q[ui s'étaient resp^B^tueusement arrêtés dans
la pièceprécédente , sont interpellés. Us racontent
38 MOir ONCLE
l'aventure à leur avantage , comme cela se pratî-*
^ que. Mon oncle passe la tête entre les jambes de
là dame 9 et, lui levant les jupons jusqu'aux ge-
noux, il leur donne un démenti formel, La dame
est obligée de faire un saut en arrière pour se dé*
barrasser du tenace ramoneur; elle s'assied en
riant aux éclats, et veut éclaircir les faits. Elle
interroge alternativement mon oncle et ses la-
quais. Ceux-ci , <Jui ne savent que trembler de-
vant leur maîtresse, se troublent et balbutient.
Mon oncle, encouragé par l'air alfablé et riant
de la dame , prend la parole , et ne la qiiitté pluà
qu'il n'ait conté comméttt Riboulard lui a donné
la petite véi'ole ; comment il a Voulu lui faire ar-
racher leà dents; comment lui Thomas lui a coupé
un doigt et mordu Carabin à la fesse; comméftt
il a vécu sur son tmt; comment il s'est procuré
un costume de ramoneur ; coniment un béati
monsieur l'a régalé de pain d'épices , qu'il n'a pki
goûté encore ; commet , poiir le gagner , il s*est
efforcé de ramoner toutes les cheminées du ^â*
teau ; comment on lui a fait faire la culbutte , et
comment il s't^n est vengé. « Je suis bieïi fàcfaé^
<c ajouta-t-il, d'avoir gâté un fauteuil; mai6 vous
a voyez bien , ina belle damé^ (Jûe sans tiidë je Âê
a pouvais pas monter dattfe cette ëhclAlilfiéè. »
La belle dame, qui s'âmilsfait de cek détails {
absolument neufs pour elle , rémarquait , autâlilt
que le permettaient les intervalles qn'aVàit laitôët^
la sUie, la vivacité de Tœil et le teînt fthimé dii
petit orateur i « Qu'où débarbouille cet enfant^
(( dk-elle qudnd il eut fini, et qu^^n me l'amène
tr chez lâoL »
Les politesses et les prévenances succèdent aux
coups de pied et aux coups de poing : il est clair
quie Hiadaitfô prend le petit tamôneur sous sa
protection. Un de messieurs les laquais lui pré-
sente la lùain sans répugnance , qué^ue ce fût
un propret , et il le conduisait à la chambre de
sa fenitne, qui avait aussi l'hoïuieur ii'étre atta-
chée à inaddme , et qui était mère d'un fils à peu
près de Fâgé de mon oncle , atuquel madame
n'ayait jamais fait atf éntton , palace qu'avec les
grands, comme avec les petits, c'est le moment
qui fdit tout.
« A.f tendez dit mon oncle, en. passant par l'ap-^
<c pairtement blaric et or, je n'oublie rien, mot.
« Voyons un peu mon pain d'épices. . . Sous le cous-
ce sin de ce fauteuil, là-bas, » continua -t- il, en
s'adressant à un second valet qui , dès les pre-
miers mots, faisait l'empressé. Un troisième cou-
rut, prévint son camarafde, et marcha en avant,
la calotte de mon oncle sous le bras ; le premier
le coilduisat^ toujours poliment par là' main; l'au-
tre suivait en riàrit, dans sa barbe, des fantaisies
de madame; le quatrième était allé se bassiner le
nez avec de Teau et du sel.
Mon oncle entre dbez madame Julie , au milieu
de ce cortège iniposiatit. Oh lê plonge dans une
bassitïé cféaW tiède; on liri met tout le corps à
4o V MON Q^GLE
la pâte d'aniande ; on le repasse au laît ; oa lui
£gut prendre une chemise et l'habit neuf du petit
laquais, et pendant que chacun est jaloux de con-
tribuer à sa parure , mon oncle grignotte son pain
d'épices , en ^e regardant , d'un air satisfait , dans
toutes les glaces où sa taille lui permettait d'at*
teindre.
« Je ne me suis pas trompée , dit la belle dame
a en le voyant qnti'er; il est fort bien, cet enfant-
ce là, il a de l'esprit naturel, et je crois qu'on en
rc fera quelque chose. Faites vçpir Ougnès. »
Dugaès est le Jactotum de la maison; c'est le
monsieur qui a rencontré mon oncle sur le quai
de la Ferraille.
11 reçoit l'ordre de faire habiller le petit sur-
le-c|iamp, et l'injonction précise de faire en sorte
que tout soit prêt dans la journée. Un poète
charmant a dit :
a * • • •
Désir de fille est un feu qui dévore ,
4
Désir de nonne est cent fois pis encore.
désir de femme de qualité est bien plus fort q|ie
tout cela. - »
Vous voulez savoir sans doute qui est çett.ç
femme de qualité qui s'iutéres^,e si fortement , à
moii oncle: je vais vous le dire,
C'est la duchesse d'Alpaanz^ , qui ne sprtait
du lit qu'à deux heures, quand certaii^i. prélat,
jeune et frais, s'occupait de sa conversiçn a. sa
ruelle. Malgré ses progrès rapides ds^ns le themin
n
THOHAS. 4'
du ciel , madame la duchesse était pourtant ja-
louse de sou mari/ ambassadeur d'Espagne. Il
était alors à VersaUles. Pour éclaircir des soup-
çons qui n'étaient pas dénués de fondement, ma-
dame s'était levée ce jour-là à six heures du
matin , et elle bouleversait le cabinet de M. lam-
bassadeur, dans l'espérance d'y trouver des
lettres qui n'y étaient pas , lorsque mon oncle
vint se réfugier sous ses jupons.
Jalouse d'un mari qu'on trompe , c'est un peu
extraordinaire; mais M. le duc était aimable , et
madame était bien aise de le trouver quand elle
n'avait pas mieux.
CHAPITRE IV.
Ce que fait mon Oncle chez Madame VAmbas-
sadrice.
Nous n'étions pas encore attaqués de l'anglo-
manie ; il ne fut donc pas question de faire de
mon oncle un jockej. Un habit habillé complet ,
bleu dfe ciel , bordé d'un galon d'argent , dans
lequel serpente, en losange; un liseré ponceau ; le
derrière des cheveux nenfermé dans une bourse ;
le toupet et le^Jaces ; papillotes , crêpés, pom-
madés, poudrés ; le chapeau à plumet là-dessus,
et. Thomas se ipavf ipie dan§. la* couf* , en attendant
l'heure . de se placer derrière madame , la ser-
viette sur le bras. ' ;. »
«Il e$.t(4iarmAnt! il est,çl]\arn^ant!;dit madaipe
/
4^ MON ONCLE
K la duchesse en entrant dans sa salle à ihanger.
« Je ne veux pas qu'il serve à table ; je le réserve
« pour' mon petit appartement. » Et mon onde
est installé dans une espèce de boudoir, où il
bâille et s'ennuie magnifiquement entre une pet*-
ruche et un sapajou. Il s'échappait par l'escalier
dérobé, quand il en trouvait l'occasion; il allait
faire un tour à l'office^ et de là palissonner dans
la rue. Mais si une souveraine de deux lieues car-
rées d'Allemagne entrait chez madame l'ambassa
drice 9 on le rappelait aussitôt ; on le faisait msrr-
cher, tourner par devant , par derrière , à droite ,
à gauche ; parler, chanter ; il fallait que là prin-
cesse admirât son esprit et ses grâces ; puis on
le laissait là pour jouer avec la perruche ; on re-
tournait à lui, on lui donnait quelques tapes sur
la joue, on roulait sa tête dans ses deux mains ;
on le quittait encore , et on allait agacer le sapa-
jou; on se replantait devant lui, on U<i rélevait
le menton, on lui faisait ouvrir là bouché, et de
l'autre extrémité du t)oudoir oh s'exerçait à lui
jeter des gimblettes, des pastilles, des dragées ; on
riait aux éclats qualnd on avait âtfeîiit lé but ; on
le renvoyait quand on avait asiéz ri; oii le soufflet-»-
tait quand on avait dé Fhuméùr. C'était charnlant.
' L'habit galonné, les gimblettes" et les soùfflels
déplurent bientôt à mdri oriéîe. 11 n'était à soii
aise qu'à roffice , ou chez Julie. 11 ihàni^eâit d'uh
côté, il batifolait de l'autre, et il eut été l'énfent
du mondé le pîui hetiréiik, si 6h' ^t^ feôt-né ses
THOMAS. 43
devoirs à ces éenx articles ; mais c'était un petit
aotmal de plus qu'on avait mis dans sa ménagerie,
et il fallait qu'il rivalisât de gentillesse avec la
perroche et le sapajou.
Il fallait d'abord ^ussl qu'il fut aimable avec
monsieur l'èvéque ; n'iais après ^ux ou trois vi-
sites d'un jeune mousquetaire, madame trouvait
três-plaisant qiiHl détachât la croix d*or de l'émi-
nentissime, et qu'il la passât au cou du sapajou,
ou bien qu'il jetât sa calotte par la fenêtre. Le
successeur de saint Pierre jugea bientôt , aux
espiègleries du valet, des dispositions de la mai-
tresse ; il la quitta , * et fut exercer l'apostolat
ailleurs- CW ce qu'elle demandait.
Au mousquetaire succéda un président ; à ce-
lui-ci deux gardès-du-corps ; à ceux-là un géno-
véÉaiin , et , de temps à autre , monsieur l'ambassa-»
deur > par goût pour la variété.
Tant d'affaires otéupèrent tous les momens de
madslnle , et mon oncle fut Considérablement né-
gligé. On ie relégua bientôt avec le sapajou et la
pei^uChe, dont on était aussi dégoûté , comme
on se dégoûta depuis du président^ des gardes-du-
cdrps et du génovéfain. Madame avait les goûts
très -'tifs. Ils changeaient continuellement d'ob-
jets, et elle appelait cela jouir de la vie.
Elle avait tm fils unique qu'elle Voyait un mo-
ïriérit tous lëë jotirfe , et d'u'ëlle abandonnait, te
i^este du téftips, à ù¥i gouverneur très-'élégaiit, qui
44 MON OWCLE.
faisait sa cour aux femmes de chambre, et qui
apprenait à son élève qu'il était le fils d'un grand
d'Espagne de la premi^ classe.
Monsieur l'ambassadeur se mêlait quelquefois
de ses affaires. Il s'avisa un jour d'interroger mon-
sieur son fils, et fut assez étonné dé voir qu'à
i^euf ans il ne sut pas lire. Il ordonna à Dugnès
de mettre mon oncle Thomas à l'école ^ et il lui
semblait infaillible que les progrès d'un roturier
ne manqueraient: pas d'inspirer beaucoup d'é-
mulation à un jeune duc.
Dugnès conduisit donc mon oncle chez un pé-
dagogue renommé, et les usager locaux lui inspi-
rèrent d'abord un violent dégoût. Il était persuadé
de l'inutilité de la science ; il he concevait pas
qu'il dût rester assis quand il voulait être debout ^
immobile lorsqu'il voulait se servir de ses pieds
ou de ses mains ; il n'entendait pas davantage
qu'il fallût avoir le nez collé sur du blabc et du
noir, quand il avait envie de voir voler les mou-
ches ; qu'on le fît matin et soir parler à Dieu qtii
ne lui répondait jamais; enfin qu'il ne pût pas
même évacuer le smplus de la boisson, sans une
permission expresse du maître d'école. Dès le sç-
CQndjour, il envoya le pédant au diable, déchira
son sfUabaireit et fit des piches à tous ses cama>
rades. Le troisièrne, jour il ^'ajla p^o^iener aux
Invalides, ^e lia intimement avec desdécrotteurii
de son agf', çt passait, a jouer à \^ chique, le
THOMAS. 4^
temps qu'il devait être à Técole. Le maître , par
égard pour monsieur l'ambassadeur, n'osa se
permettre la petite correction , ni même la remon-
trance. Il autorisa mon oncle à faire toutes ses
volontés, et ne fut exact qu'à percevoir ses ho->
noraires.
Thomas n'avait plus de vœux à former,* et il
menait en effet un genre de vie tout-à-fait satis-
faisant , bien vêtu, bien nourri, et rien à faire
que de jouer à la chique ou à la fossette ! Comme
il n'est pas de bonheur durable, un désagrément
inattendu troubla bientôt ses plaisirs. Il se li-
vrait, avec ses camarades, aux accès d'une joie
bruyante, lorsqu'on le tira fortement par l'oreille.
H prit une sellette qu'il allait jeter à la tête de
l'assaillant... O stupéfaction! ô terreur ! c'est mou-
sieur Kiboulard.
« Ah, ah! vous voilà donc , mon drôle» Tudieu,
« comme il est brave ! Le joli habit à dégalonner !
« Allons, qu'on marche avec moi; » et l'oreille
restait prise comme dans un étau. Mon oncle,
un peu déniaisé par l'habitude du grand monde,
lui fit lâcher prise par la vertu de quelques
coups de pieds dans' les os des jambes, et lui dit
succinctement : « J'appartiens à madame l'ambas-
« sadrice d'Espagne;» respectez -moi, ou je vous
a ferai pendre. »
Mon grand-père croyait déjà voir le galod dans
le creuset ; il croyait d'ailleurs que ses droits sur
le fils de sa femme , valaient bien ceux d'une
46 MON ONGLE
ambassadrice. Il ixe tint compta d€s menaces, de
mon oncle. Il courut aprèç )ui; l'attrapa; le mit
sous son bras comme un sac de nuit qu'ob porte
à la diligence, et rentra chez lui.
Mon oncle, en s'éloignant, criait à ses çama*
rades : « Courez à Thôtel. Demandez monsieur
« Dugnès ; dites-lui que Riboulard m'enlève » , et
ses camarades , qu'il bourrait de massepains et de
confitures sèches , firent à l'instant sa comqfiission.
Cependant mon opcle et Riboulard arrivent ^
l'un portant l'autre , à la rue des Prêtres. Le petit ,
déposé au bas de l'escalier étroit , sal^ et obscur ,
compara le sort dont il jouissait à celui qui lui
était probablement réservé au galetas. Il regimba ,
il se défendit ; mais Riboulard , qui n'était plus
contenu par les passans, toujours disposés à donner
raison au plus £aible, Riboulard prit le fourreau
de sa rouillarde , et commença à Êiire le beau-
père. Il chassait mon oncle devant lui ; s'il s'ar-'
rétait une seconde, les coups lui pleuvaient sur
les épaules, sur les reins, sur les gras de jambe,
et c'est de cette manière amicale qu'il fut rendu
à ses pénatfiSy ou, si vous l'aimez mieux, rein-»
tégré jdans son ancienne habitation,
Comme tout délit entraîne punition , ainsi que
le prononcent les codes criminels de tous les
peuples , Riboulard s'érigea en président , con-
seiller, rapporteur, greffier et exécuteur des hau-
tes œuvres. Rosalie, ma sensible grand'mère.^
ét^it à confesse. Hélas ! elle eût contenu l'inflexible
THOMAS. 47
Riboulard; elle eût défendu le sang innocent,. •
Mais la sentence est prononcéfe. Dans uu instant
mon opcle . est réduit à l^état où il était quand
madame sa mère le déposa dans le plat au fro-
mage , et il est attaché à un^ colonne du lit, et
Ribpulard le fustige avec son ceinturon , jusqu'à
ce qu'il soit fatigué de frapper, parce que, di-
sait41 y avec beaucoup de sagacité, en motivant son
arrêt, parce qu'il est affreux, lorsqu'on sort de
parens honnêtes , de les déshonorer en ^e faisant
laquais. « Corbleu ! j'étais page , répliquait mon
<x oncle en grinçant des dents à chaque coup » ,
et la douleur provoque certaine évacuation qui
dcure la banderoUe de cuir, et dont les éclabous*
sures bouchent l'œil unique que conservait Ri-
boulard.
Pour qu'il ne restât plus de traces de la servi*
tude de mon oncle, il lui jeta une vieille culotte
dont le petit devait faire le plus grand cas , parce
que c'était le drap de sa majesté; qu'il avait été
porté par un brave militaire , et il sortit , le pa-
quet de mon oncle à la main^ pour aller vendre
le galon à un juif, et le reste à la friperie.
Thomas flagellé et resté lié à son pilier , maudit
quelque temps Riboulard , en pleurant ; mais
Oiimme on ne. peut pas toujours maudire et pieu*
rer, il s'apaisa, et jugea, tcès - sainement ,• que ce
qu'il avait de mieux à faire, était de se soustraire
à una secQude , et peut-^étre à une troisième fiis-
tigalion. Il s'agita dans tous les sens pour se dé-
48 MON ONGLE
pétrer de sa corde ; mais Riboulard savait faire
des nœuds. II avait long- temps serré tes pouces
aux filoux et autres geâs du même acabit, qu'on
entassait dans des fiacres , pour les enterrer à la
Conciergerie ou au £hâtelet.
Nécessité est mère de l'industrie. Quand mon
oncle fut convaincu que ses mains, faibles en-
core, ne pouvaient lui rendre la liberté, il se
servit de ses dents, dont fort heureusement Ri-
boulard n'avait puie priver. Il mâcha la corde, et
la coupa brin à brin. Au bout d'une demi - heure
de travail , il se trouva maître de commencer son
second voyage aérien , car le vieux sergent ayant
soigneusement fermé la porte , il ne restait d'issue
que la croisée , et de diemin que les toits.
Mon oncle connaissait parfaitement celui qui
menait au grenier des ramoneurs. C'était même ,
loFS de sa première excursion-, le seul endroit
accessible qu'il eût trouvé en route. Mais com-
ment oser retourner là, après avoir enlevé le cos-
tume complet d'un de ces messieurs ? Si du moins
il n'eût pas dédaigné de le renvoyer après avoir
endossé la livrée ; s'il avait de quoi le payer en
cas de difficulté... Une réflexion en amena une
autre. Mon oncle pensa qu'il pouvait très-légiti-
mement s'approprier une petite part des biens de
la communauté. Comme on aime beaucoup à ga«
gner sdns travail , cette idée lui rif singulièrement ,
et sans perdre le temps à calctder le plus ou le
moins de droits qu'il avait à la niasse, il prit la
hallebarde du sergent, ^t travailla si bien de U
pointe , qu'il fit sauter un panneau de laraioire
qqi recelait le nifigpt. ...
Tout était d^ans cette armoire , la seule qu'il Jr
eut dans la mansarde , . et rimaginatîoQ . de mon
oncle agit sur toutes les parties du mohtU^r k là
fois. Il jugea qu'un habillement complet de mon*
sieur Riboulard. lui ferait mieux qu'une simple
culotte percée au derrière. En conséquence il
slaffubla de cç qu'il ^it de meilleur et de plus,
beau. La chemise à manchettes festonnées; la cun
lotte neuve, la veste pareille qui lui tombait aux^
genoux; l'habit qui n'avait encore passé qu'une
revue, et qui descendait aux talons; le chapeau
bordé d'argent , une poignée d'écus dans chaque
poche , et voilà mon oncle sur le toit, se félici-
tant intérieurement du désespoir qu'éprouverait
Ribôulard , et se croyant bien vengé de tou^ le»
mauvais traitemens qu'il en avait reçus. ,
On tient à ce qu'on a , sans s'embarrasser beau-
coup deS moyens par lesquels on a acquis. Mon
oncle sentait de la répugnance à aller faille res-
titution chez la vieille. Il ne fallaitqu'un raison^
nement,. hou ou mauvais,. pour le faire tourner
d'un autre coté, et vous pensez bien qu'il s'ea
présenta un aussitôt. Mon oncle s'observa qu'cm
pourrait ne pas se contenter de. la valeur de ce
qu'il avait pris ; qu'on .pourrait le roaltrailer ,rel
peut-être le dépouiller. Il n'en fallut pas davan-.
ir. * 4
5o MON ONCLE
tage. La vieille demeurait à gauche, il prit à
droite.
Après avoir mis ciaq à six maisons entre Ri-
boulard et lui , son premier soin fut de s'asseoir ,
de mettre son chapeau bordé sur ses genoux , et
de compter ses espèces : on est bien aise de sa-
voir ce qu'on a. « Trente-deux écus de six francs !
a combien ça fait -il, se demandait mon oncle?
« Ma foi, je n'en sais rien , se répondit -il ; mais
« avec trente- deux écus de six francs, je dois
« vivre trente -deux mois. Dans trente -deux mois
<f je serai grand garçon , et je rosserai Biboutard,
« si je le rencontre. C'est dit. Allons , marchons. »
Après avoir marché quelque temps, il trouve
une petite, fenêtre ouverte , et il entre sans façon :
la richesse donne de la confiance. II regarde , ré-
solu à pousser, tout d'une haleine, un compliment
assez bien arrangé ; personne encore dans cette
chambre. D'assez beau linge empilé d^un côté ;
de l'autre un grand panier d^osier ; du feu au
fond , et des surplis qui finissent de sécher dessus
et autour ; un réchaud avec du charbon allumé ,
et des fers à repasser qui chauffent. A ce dernier
article, mon oncle^ qui, ainsi que bien d'autres,
devinait ce qu'il voyait,; conclut qu'il était chez
ime repasseuse.
Il eût volontiers gagné la rue à l'instant même ;
mais la repasseuse , aussi prudente que Ribou-
lard, avait aussi fermé sa porte. Mon oncle, qui
THOM/IS. 5l
n'était pas fâché de voir venir , et de connsdtre un
peu le caractère de la dame, avant que de se ma-
nifester à elle , mon oncle ôta le feu du fond du
panier , et s'y inséra tout entier , après avoir fait
une visite au garde-manger , préliminaire auquel
il ne manquait jamais.
Il s'était à peine mis en cage, qu'il entendit
quelque bruit. Il finit de rétablir les surplis dans
leur premier état, et il se ménagea un petit jour,
pourvoir à quelle espèce de femme il allait avoir
affaire.
¥Àle entra en chantant, et c'était d'un boii
augure : les personnes gaies sont rarement mé-
chantes. Elle s'approcha ; elle parut jolie à mon
oncle. Il ne savait pas encore trop quelle diffé-
rence réelle existe entre une femme laide et une
jolie ; mais les grâces plaisent à tous les yeux , et
à tous les âges , et la repasseuse plut tellement
à mon oncle, qu'il ouvrit la bouche pour lui dire :
Mademoiselle... et puis quelque chose encore ,
lorsqu'on frappa doucement à la porte. Mon
oiicle ravala son discours.
C'étaient deux cordeliers de la plus riche en-
colure. « Mademoiselle Louison j dit le premier
rf d'un ton papelard, nos aubes sont-elles prêtes?
a — Hé ! entre donc , dit le second d'un air dé-
« terminé ; ne vois-tu pas qu'elle est seule ?» Ce
second prit la main de la repasseuse, l'embrassa
avec une sorte d'affection , et cependant il avait,
dans son regard ardent et dans sa figure enlu-
4.
Sî^ MOK ONCLE
mméç^ quelque chose qui fit peur à mon oncle ^
et qui le déterrnina à garder soii poste ^ et le si*
tence. Il s'en applaudit bientôt ^ car le moine,
sans la moindre . explication 9 prit Louison par le
bras, la poussa brusquement vers une aleove,
et la renversa sous lui. « Qh ! le vilain homme ^
« disait mon oncle en lui-même ! battre une aussi
<x jolie fille ! il me tuerait donc, moi », et il se
tint coi. Pendant ce temps-là, Tautre père tirait,
de dessous son manteau , une brioche, deu!ii boii-^
teilles de vin, et étendait une serviette sur la
table. Louison revint toute chiffonnée , toute
rouge, et elle souriait au moine, a Tiens, disait
«t mou oncle, à part lui, elle aime à être battue ;
<c c'est singulier, ça !» et le père qui avait arrangé
la collation I battit Ix>uison à son tour, et touç
trois se mirent à table. « Ma foi , disait mon oncle ,
«c c'est une drôle de fille que cette Louison ; e\\^
tf n'a pas de. rancune. S'ils m'en avaient fait au-
«c tant, je ne boirais pas avec eux. Ah! peut-être
« n'ose-t-elle pas faire autrement, de peur d'être
<c battue plus fort. Je remarquerai l'allée en sor-
<c tant. Si je retourne à l'hôtel, ce qui n'est pas
a sûr , puisque je me vois à la tête de trente-deux
« écus de six francs, si j'y retourne, je conterai
(c cela à monsieur l'ambassadeur, et il fera faire
a justice de ces coquins-là... qui... que... » Ici,
mon oncle , pour qui la collation n'avait riçp de
bien récréatif, puisqu'il n'y participait pas^ mon
oncle bâilla deux fpis, et s'endormit sous son,
panier.
THOMAS. 53
< .11:11*» jamaiâ pu me dire si Loiiison fiut battue
eneore après la collation. Il Ta présumé depuis,
et moi aiiasi.; mais comme ou ne doit pas ris-
quer de calomnier un ordre aussi respectable que
côiui des cordeliers , nous nous garderons bien de
donner nos présomptions pour des. réalités^
. Qupi qu'il en soit , mon oncle , qui n*a . pas
d'idées très- suivies ^quand U dort» ne pensa plus
0» il était* II- s'étendit tout a coup , comme il eût
&it.dans sou Ut, et il se réveilla au se sentant
roulef par la chambre , lui et son panier. Louison,
que ce bruit , inusité chez elle , éveilla aussi , de*
maâda d'une voix trembUinte qui était là ? Vous
juges, de cet exposé, quil était alors nuit .closes
Mon oncle, ^'imagination toujours pleine des
deux }>èrés battant Louison, avec une sorte de
fdreur., ne sachant pas s'ils étaient retirés ou non ,
craignant d'être battu à son tour, ne répondit
rien à t0tte première interpellatiou. Il lui sembla
qu'une seconde voix la répétait d'une autre partie
de la chambre , et il se hâta de sortir de son pa-
nier. Il chercha l'aleove , décidé à se tapir sous
le lit; il y arrivait, il se croyait en sinreté, au
moins pour le moment , lorsque sa tnain porta
sur une jambe nue. Cette jambe se retire aussitôt,
et ceiui^ou cellf à qui elle appartient, pousse un
cri lamentable^ Mon oncle , épouvanté , se retire
aussi, et s enfuit jusqu'à la muraille opposée.
C'est de -là qu'il écoute, quil cherche à percer
64 MOIf ONGLE
les ténèbres qui renvironnent : il n'entend ni ne
voit rien.
Le propriétaire de là jarabe, rassuré par un
long silence, se hasarde à aller prendre le bri-
quet et des allumettes , sur un coin de la cherai*
née, près de laquelle mon oncle était sans le sa-
voir. Les deux adversaires se trouvent nez à nez^
et se soufflent leur haleine au visage. Mon oncle,
que cette approximation glace jusqu'à la moelle
des os , veut se sauver , et porte les bras en
avant , de peur de se casser la tête. Il frappe, d'un
coup sec , le chien de briquet , le paquet d'allu-
mettes, et les fait sauter des mains de celui ou
de celle qu'il veut éviter. L'autre, qui sent échap-
per ce qu'il croit bien tenir , est de nouveau saisi
de frayeur , jette tm second cri plus fort que le
premier, se met aussi à courir. Mon oncle et lui,
ou elle, se rencontrent, s'accrochent ; ils trébu*
chent, ils tombent, et s'en vont, l'un àMroite,
et l'autre à gauche.
« Ah ! mon dieu , mon dieu ! prononça enfin une
a troisième voix, à ce que crut mon oncle, ma
a voisine m'avait bien dit que si je vivais avec des
« prêtres , le diable ne manquerait pas de me ren-
« dre visite... Ah! mon dieu, mon dieu!... au nom
« de la très-sainte vierge , je te conjure , esprit ma-
« lin : réponds , que veux-tû de moi ? Que tu m'ou-
« vres les portes , reprend mon oncle j déjà habile
a à saisir les circonstances. Oh ! bien volontiers-,
THOMAS. 55
« réplique la timorée Louisitn»,et !a porte s'ouvre
en effet 9 et mon oncle décampe à petit bruit. Il
s'attache à la rampe» il dégringole Fescalier plutôt
qu'il ne le descend , cherche le pêne de la porte
de la rue, le trouve, le tire, et respire en liberté
sur le pavé du roi.
Si mon oncle avait eu un peu plus d'usage , il
aurait senti que des cordeliers qui ont battu une
repasseuse tout un aprè^ dîner,. ne sont pas fâ-
chés d'aller se reposer chez eux; que la règle
d'ailleurs leur enjoint de rentrer à sept heures ;
enfin il eût profité de l'occasion , et il n'est per-
sonne, en sa place, qui ne se fut empressé de battre
Louison ,. qui en valait bien la peine. Mais loin
d'avoir de semblables pensées , il se Jélicitait d'être
sorti de là sain et sauf ; il ne se doutait même
pas que les trois voix qu'il avait entendues étaient
toujours celle de Louison , qui changeait de place
et d'intonations , selon que la peur agissait plus ou
moins sur elle.
JMon oncle, enchanté donc d'être dans la rue,
tourna ses pas vers le Pont -Neuf, qu'il connais-
sait comme sa mère. Il se proposait de passer le
reste de la nuit sous la Samaritaine , et d'aviser là
à la manière de dépenser agréablement son argent,
sauf ensuite à retourner servir monsieur l'ambas-
sadeur, ou tel autre seigneur à qui sa petite figure
conviendrait.
Il allait monter le trottoir , lorsqu'une patrouille
du guet à pied passa près de lui. Le caporal qui
sa MOH ONCLE
ia coimnandait, examina sa mise hétérodire à lu
lueur du réverbèi*e, et ne concevant pas qu'on
put être fagoté: ainsi, sans quelques raisons extra-
ordinaires, qu'il pouvait être important à la police
de pénétrer, il arrêta mon oncle de par le Roi ;
il le somma de lui déclarer où il avait pris le cos*
iume complet d'un sergent de son corps, et pour-
quoi il osait le pprter. Mon oncle raconta les faits»
avec ingénuité ^ et comfne un caporal ne doit ja-
mais rivé soi|S les armes , celui - ci garda un sérieuTt
imperturbable , et prononça qu'il fallait coiiduire
le petit bonhomme chez monsieur l'ambassadeur ,
s'assurer de la vérité des faits par lui allégués , et
qu'à l'égard de l'argent et des habits pris à Ribou^
lard, comme il n'avait eu la hallebarde que par
un passe*droit fait à lui caporaU tout cela devien-
drait ce quHl plairait au ciel et à mon oncle.
Le caporal et sa patrouille se présentèrent ve^*
pectueusement à la porte de monsieur le duc. Il
était minuit, ou environ, et l'officier du guet
croyait n'avoir affaire qu'au suisse 2 il eût été mi
désespoir de déranger monseigneur. Mais on ce-*
iébrait à l'hôtel la naissance d'ime infante, et
tout y était dans la joie et le tumulte. Dugnès ,
qui allait et venait pour donner des ordres, tra-
versait la cour quand la patrouille se présenta.
Il rieconnut. mon oncle , lui fit recommencer son
récit, et le jugea propre à divertir \\n moment
l'honorable assemblée. En conséquence , il envoya
l'officier et ses gens, qui ne demandaient pas
mieux ^ se restaurer à la cimine , il prit Thoftias
par la main , et le livra k moii&ieur Tambassadeur.
Cellii-ci , qui aimait a rire aux dépens des au-
tres, siTTtout quand il avait bien soupe, fait &ire
à mon oncle le tour de la table. Les dames et
les seigneui^ se tournent aussitôt pour considérer
le petit animal qu'on leur présente , et un prince
décide qu'il ressemblé parfaitement à ces chiens
habîHés qtf on fait danser dans les carrefours.
Il fallut que mon oncle racont&t, pour la trcHh
sième fois , à haute et intelKpble voix , ce qui
lui était arrivé pendant cette journée. Entre au-
tres incidens , Tfalstoire de Louison , battue par
deu^ cordelters, parut délicieuse à la plupart des
dames. Trois ou quatre d'entre elles demandèrent
le nom du tres^digne père qtii l'avait si brutale^
ment saisie par le bras, et se pincèrent les lèvres
quand mon oncle eut déclaré qu'il he l'avait pas
onï nommer ; mais que c'était un terrible batteur.
Les ris redoublèrent quand mon oncle supplia, à
genoux, l'ambassadeur de venger cette pauvre
Louison, et de faire 4>unir les deux moines,
<t Parbleu , dit l'ambassadeur au lieutenant de
a police, qui'étàîC du nondbré de ses conviVes,
«vous devriez porter cette cause à votre au-
« dtence ; cela serait réjouissant. — Si cela peut
< amuser votre excellence , elle en aura le passe-
« temps. Je supposerai seulement , par égard pou^
<i le clergé, qae ces deux drôles se sont masqués
« en cotdeliers , sans tçpir en rien à cet ordr^
58 MON oi!rctE
cf respectable, et je vous réponds que leurs su-
er périeurs ne les réclameront pas. » On parla
ensuite modes-, politique et spectacle tout à la
fois. Un petit -maître raconta l'anecdote scanda-
leuse du jour, à demi-voix; mais de manière à
être entendu de tout le monde. Mon oncle,
qu'on laissait à l'écart , puisqu'il n'avait plus rieu
à conter , retourna trouver l'ami Duguès. Celui-ci
le mit à même de deux ou trois plats d'entre-
mets 9 qu'il vida avec beaucoup de dextérité ;
puis il l'envoya coucher , et lui dit de faire ce
qu'il voudrsdt des habits du sergent, et de ce qui
était dans les poches. Cette conclusion flatta sin-
gulièrement mon oncle, et l'aida à dormir d'un
bon somme. Fais -en autant, très -cher lecteur,
pour peu que ce livre ait de vertu soporative : il
sera au moins bon à quelque chose.
»
CHAPITRE V.
Une ^audience de police.
•
Rétrogradons un moment, et revenons sur ce
qui,%e passa à l'hôtel pendant que mon oncle fut
entre les mains de l'avare et impitoyable Ribou-
lard.
Les décrotteurs ses amis , étaient restés pétri-
fiés de son enlèvement, car on juge des choses
les plus sérieuses, comme des plus futiles, par
l'analogie qu'elles ont avec nos intérêts. Ainsi ,
THOMAS. 5g
par exemple, iiii roi trouve mauvais qu'on vole
use province au roi son voisin , dont il ne se
soucie guère, parce que l'usurpateur, agrandi et
fortifié, peut lui prendre son tout; ainsi un mi-
nistre veut faire de son mahre le prototype des
souverains , parce qu'on n'eût jamais parlé de
Mécène, s'il n'eût été qv^e l'homme d'âfiaires du
roi d' Yvetot ; ainsi un officier, sans talens , ne peut
avancer qu'à son tour, et il crie que les préfé-
rences accordées a un mérite dont il ne con-
vient pas , découragent les vieux militaires , et
étouffent l'émulation ; ainsi un prélat défend sa
religion, qu'il a presque oubliée, parce qu'elle
fournit aux gages de ses maîtresses , de ses laquais,
de son cuisinier, et à Fentretien de ses chevaux
et de ses . équipages ; ainsi le financier atteste la
prc4>ité de ses confrères qu'on attaque, parce
qu'il sent qu'on ne lui fera pas plus de grâce qu'à
eux , et qu'il voudrait que les initiés seuls con-
nussent les secrets du métier ; ainsi un autre
voleur plaint sincèrement son camarade qu'on
va pendre , parce qu'il peut le dénoncer m eittre-
mis, et faire à ses dépens sa paix avec la justice;
ainsi une petite maîtresse blâme hautement une
jolie femme qui souffle un ou deux amans à une
autre , parce qu'elle est bien aise de conserver les
siens ; ainsi un auteur , qui n'est pas bouffi d'à-
moiir^propre , compatit à la chute d'une pièce ,
parce que demain il peut lui en arriver autant ;
ainsi un poète ^nédiocre préconise des littérateurs
ignorés ,^^«rcç qu'où les sots ^ont quelque choses
la médiocrité est tout; ainsi nos décroitenrs' ven»*
laient ravoir Thomas , parée qu'avec lui revieii*'
draieait les friandises dont il les. bourrait réguliè««
remeut.
Ils furent donc trauvei: monsieur :Dugnès>7
crièrent, tous à la fois^^ la cruauté, à riafamié^
à rmiiocen<% persécutée! Dugnes , qui aiminik
toujours ïnon oncle, fut raconter le fait à mam
dame; madame, pour qui mon oncle n'avait pu
avoir de mérite que celui de la nouveauté, ^
qui,. depuis long-temps ne s'occupait plus de kû,
madame écouta à peine Dugnès , et lut parla dç
$a nouvelle calèche et de sa loge à l'Opéra. Du»*
guès, qui connaissait la fibre sensible des. ccein*&
tle qualité ,. répliqua qu un malheureux, un drôle
avait osé méconnaître les droits des ambassadeurs;
L'ambassadnce , qui tenait d'autant plus à ses
prérogatives, quelle les mentait- moèns^ entra
aussitôt, dans une colère : épouvantable ; e}le.:se
leva pour courir à son secrétaire, elle renversa
en passant, sfi^n déjeuner de Sèvres, et marcha
sur la queue de son sapajou. Elle prit dti papier
doré sur tranche , et émvit , de sa propre' main^^
ime longue* lettre de quatore lignes à monsieur
1$ lieutenant de police. Elle redemandait mon
oncl6 aiv nom du roi d'Espagne^. et faisait, de son
enlèvement, une affaire de potentat à potentat*
Tbomus était fort tranquille dans le panier de
iiQiiisou, pendant qiie deux états puissans tout
THOMA.^. 6t
chaient , ponr lui , à nne rupture éclatante , que
prévint poortant la condescendance du magistrat,
efe tes démarches qu'il fit ^ dans la matinée , lui
valurent l'honneur d'une invitation pour le soir.
Dugnès se rendit avec la lettre chez le con-^
setller d'état. Celui-ci protesta , dans une réponse,
aussi ^écrite de sa propre main, qu'il était trop
heureux de trouver l'occasion d'être agréable à
madame l'ambassadrice qu'il n'avait jamais vue,
et aussitôt un exempt fut dépéché rue des Prê-
tres , avec l'ordre de mettre Riboulard au cachot ,
sans autre information, parce qu'il n'était pas
possible que l'ambassadrice d'Espagne n'eut pas
raison.
Dugnès fut poliment invité à accompagfter
lexempt qui devait lui remettre l'intéressant per*
sonnage , pour lequel madame la duchesse faisait
taqt de bruit.
Le mouchard en chef et Du^ès passaient de-
vant les piKers des halles. L'œil de l'Espagnol fut
frappé de la défroque galonnée de mon oncle,
accrochée à un clou. Riboulard avait trouvé, dans
nn seul individu, le juif et le fripier, et l'honnête
acquéreur s'était empressé d'étaler le tout, parce
que cela poiivait convenir au petit laquais de
quelque gros fabricant, qui /voudrait aller tran-
cher du grand seigneur en Italie où en Angle-
t^re.
Dugnès , ea qualité d'bommé d'afSaires. de mon*
sieur le duc, connaissait parfaitement les lois. Il
6a MON ONCLE
se rappela le vieil axiome : On prend son bien
où on le trouve. Il prit en effet la parure com-
plète de mon oncle , et la jeta sur le devant de
son carrosse, ce Cinq cents francs ^ mon mattre,
« disait le fripier , en le suivant le bras tendu et
« la main ouverte , cinq cents francs , je n'en puis
A rien rabattre. Examinez , cela n'a pas été mis.
a C'est une livrée qu'un tailleur a manquée à
(c un postillon du cardiiial de Rofaan. — Prends
tf garde, bavard, interrompit l'exempt, que je ne
<c te mène à Bicétre , pour t'apprend re à acheter
a des effets volés à un ambassadeur ! — Mais , mon-
« sieur... — A un ducT — J'ai acheté... — A une
« excellence! — En sûreté de conscience... — Le
« dupUcata du roi catholique! — C'est un officier
« du guet , un homme respectable... — Fouettez ,
« cocher , délivrez-nous de ces criailleries » , et le
cocher fouette, et on descend chez Riboulard.
Il était dans sa chambre, marchant à grands
pas, s'arrachant d'une main le peurde cheveux
dont il pouvait disposer, et se donnant tantôt
im soufflet, tantôt un coup de poing. Il s'arrêtait
ensuite devant son armoire, enfoncée et pillée, et-
recommençait à trépigner et à se meurtrir. '< Fi-
c( nissons ce manège, monsieur Riboulard, dit
« l'exempt, et dites*moi ce que vous avez fait de
« Thomas. — Oh ! le petit coquin , voyez , voyez ,
ce monsieur. Mon uniforme des dimanches, mon
« sang, mes entrailles, mon argent, il m'a tout
« volé , et s'est enfui par la fenêtre , après avoir
THOMAS. 63
a rompu cette corde avec laquelle je l'avais for^
« tement attaché. — Ce n'est pas une histoire que
« je vous demande, monsieur, c'est Thomas. —
« Je ne vous fais pas d'histoire, monsieur, et vous
« voyez bien , à mon désespoir , que je vous dis la
a vérité. — Vérité tant qu'il vous plaira; au ca-
« chot, jusqu'à ce que Thomas se trouve. — Mais
a monsieur , je n'ai pas tort. — Tort ou raison ,
« monsieur le lieutenant de police l'a ordonné
a ainsi, et cela plaît à madame l'ambassadrice. »
Riboulard se lamente, il fait son paquet, et se
dispose à se rendre, sur sa parole d'honneur,
dans les souterrains de l'Abbaye. Le fripier
avait suivi la voiture de Dugnès, sans autre in*
tention que de le fléchir, et d'en obtenir quelque
dédommagement. Il prit des informations dans
la rue des Prêtres, et on lui indiqua la demeure
de son vendeur. Il était à présumer qu'il en ob-
tiendrait meilleure composition que de l'exempt
et de Dugnès; il arriva donc chez lui, et com-
mença, en entrant, le second acte de la pièce,
dont le premier s'était passé sous les piliers des
halles.
L'exempt se souciait très-peu que le fripier fut
satisÊut ou non, et il ne s'émut pas infiniment
en le voyant menacer et gourmer Riboulard,
parce qu'on peut fort bien aller au cachot avec
le nez cassé , ou une côte enfoncée ; mais ce qui
alluma sa bile, c'est que le fripier ne gagnant
rien à battre le sergent, et trouvant l'armoire
64 MOir OIV.CLE
ouverte .^ se dédommagea saos compter, et prit à
poignées, dans la cassette. Riboulard retrouva des
forces^ et cria au voleur h tue -tête. L'exempt
ayant une occsision de prouver à Monseigneur
de la police 9 son zèle et sou activité , voulut ar-
rêter le, fripier : ces coups de main menaient à
une inspection. Dugnès « qui ne pouvait . ravoir
Thomas , se contenta « pour le moment , de ses
habits, et laissa les battans et les battus s'arran-
ger comme Us Tentendraient.
L'Espagnol était dans la rue , et il cherchait
scffii cocher, qui buvait en l'attendant , ainsi que
cela se pratique , lorsqu'un énorme paqtiet , qui
frisa en tombant la corne de son chapeau , le fit
sauter deux toises en arrière. C'est beaucoup ,
deux toises ; mais on saute bien quand on a peur.
Voilà ce qui fit sauter Dugnès.
L'exempt n'était brave que lui sixième contre
un , et il ne se souciait pas d'approcher le fripier
de trop près; il se contentait de barrer la porte
pour Fempéchiâr de s'évader. liC fiûpier, qjui sen-i
tait que tôt ou tard, une escouade viendrait as-
surer la victoire à l'exempt ^ prit aussitôt soq
parti ; ce fut de sortir par le chemin familier à
mon oncle, se proposant, ^i sa qualité, de bour-
geois de Paris , de plaider ensuite , et de se faire
adjuger les espèces da Riboulard.
* Il n'avait pas l'intrépidité de Thomas , et la tête
lui tourna dès qu il fut siir le toit. L'exempt, qui
le regardait, aller cbe la Uicame ^ se trouva fort de
'\
tHOMAS.
la faiblesse de son adversaire. Il se sentit, en ou*
tre, animé par la présence de trente commères ,
que le brouhaha avait attirées aux croisées. Rien
n est aussi propre à inspirer du courage que l'at-
tention d'un certain nombre de spectateurs. Voilà,
peut-être, pourquoi tel qui tremble, lorsqu'il
entend une souris trotter dans sa. chambre, se
laisse gaiment couper le cou en public.
L'exempt paraît donc sur le toit, d'un air ré-
solu, et se met à là poursuite du fripier. Il af-
fectait de marcher le jarret tendu , et avait soin ,
cependant , de bien établir un pied avant que d'a-
vancer l'autre. Il gagnait, petit à petit , sur le fri-
pier, qui se traînait, de son mieux, sur ses ge-
noux et sur ses coudes. Il l'aura f il ne l'atira
pas , criait«-on des fenêtres voisines.
L'exempt saisit enfin son homme par un pied.
L'autre lai en allonge un coup qui lui fait perdre
l'éqmlibre. La violence du mouvement le fait
perdre aussi au fripier, et la pente leur devierit
fatale à tous deux. Us roulent ensemble du haut
du toit en bas, et de là dans l'espace. L'exempt
tombe sur l'impériale du carosse de Dugnés , et
se casse une cuisse ; le fripier tombe sur le siège,
et tue le chien danois de monsieur le duc , qui
regardait tranquillement les passans, assis sur
son cul.
Un officier du guet au cachot , un exempt qui
a la cuisse cassée, un fripier qui a failli à se
IV. 5
66 MON ONCLE
rompre le cou, sont une satisfaction qui suffirait
k l'orgueil même d'une reine ; aussi madame
Tambassadrice en témoigna-t-elle sa satisfaction
au conseiller d'état, et elle voulut bien, ainsi que
je crois l'avoir dit plus haut , l'admettre à sa fête
du soir.
Cette fête tirait à sa fin , et le magistrat , dont
la perruque était défrisée , l'habit poudré , et les
manchettes cbiffonriées , parce qu'il s'était avisé
de batifoler avec les dames-, le magistrat jugea à
propos de se retirer avant le jour, pour ne pas
compromettre la dignité du costume. Il avait
d'ailleurs des causes importantes à juger à l'au-
dience du matin, et un peu de repos était né-
cessaire pour lui rafraîchir le cerveau.
11 avait promis, à monsieur le duc, une scène
burlesque, dont Louison devait faire les frais.
Dugnès , assez philosophe pour un Espagnol , ne
voulait pas manquer cette audience , qui pouvait
fournir un chapitre aux bizarreries de l'esprit hu-
main. Il se rendit, de très-bonne heure, à la salle
où devait siéger Monseigneur. Il s'assit derrière
les gradins pour tout entendre, et n'être pas
dérangé. C'est là qu'il prit des notes, sur lesquelles
il rédigea ce que vous allez lire, et ce qu'il se
garda bien de publier alors : il faut toujours
ménager les gens en place, tant qu'ils y sont.
Deux messieurs entrent dans la salle. Habits
de velours, vestes de brocart^ Vépée, le chapeau
THOMAS. 67
SOUS le brcts. Ce sont sans doute des gens d'im-
portance. Nous allons voir cela (i).
BERTRAND.
Déjà à l'audience , mon cher Michaud !
MICHAUD.
Vous n'êtes pas moins exact, mon cher Ber-
trand.
BERTRAND.
- L'exactitude ne coûte rien, et plaît à Monsei-
gneur.
MICHAUD.
Il est vrai qu'il eSt toujours bon de se mettre
en évidence.
BERTRAND.
Vous pensez comme moi. Nous avons toujours
eu les mêmes principes.
MICHAUD.
Et nos principes sont les bons. Aussi la fortune
nous favorise ; les grands nous recherchent ; la ca-
naille nous craint; Monseigneur nous considère,
et nos affaires vont leur train.
BERTRAND.
Cette canaille est cependant loin encore de la
vénération que nous devrions lui inspirer. Elle
(i) Tous les faits qui suivent sont vrais. Lés noms des
personnages seulement sont changés.
5.
68 MON ONCLE
se permet parfois des expressions , et même des
gestes...
MICHAUD.
Quel est l'état qui n'a pas ses désagrémens ? Le
nôtre n'en est pas moins un des plus importans
de Paris.
BERTRAND.
Vous ^tes modeste. Les inspecteurs de police
sont les premiers hommes du royaume, mon ami.
Le roi goutetne la France^ les ministres gou-
vernent le roi, Monseigneur gouverne les mi-^
nistres , et nous gouvernons Monseigneur. Je
conclus de là que nous sommes les êtres par ex-
cellence.
MICBAUD.
Je trouve un grand fonds de philosophie dans
ce que vous venez de dire. Il y a cependant Une
conséquence qui vous est échappée.
bi(rtranjd.
«
Laquelle ?
• MIGHAUI>.
C'est que Monseigneur est fort heureux de nous
avoir.
BERTRAND.
Parbleu, je le crois. Que ferait-il sans nous?
Dupont est un maladroit; Nicolas vieillit, et Le-
court...
MICHAUD.
Oh! pour celui-là il ira au grand. Quelle vigi-
THOMAS. 69
lance , quel tact , quelle finesse ! Point de scrupu-
les; ne connaissant ni pareus, ni amis; considé*
rant la natiu*e et les sentimens du cœur comme
des préjugés puérils. Il est vraiment né avec des
qualités rares.
BERTRAND.
Mais je ne lui vois que les {qualités nécessaires
à son état, Savez'vous, mon ami, qu'il y a peu
d'hommes dont on puisse faire un bon inspecteur
de police? Quelle réunion de talens exige notre
profe^sio^! A pnopos, vous avez sans doute fait
quelque découverte ?
MICHAUD.
Je ne me présente jamais à la poUce sans cela.
Et vous?
BERTRAJNTD.
Si je n'en avais pas, j'en imaginerais. ( Ici mon-
sieur Bertrand prend un ton affectueux^) Mon
bon ami, j'ai à te consulter sur une affaire qui
m'embarrasse.
MIGHAUD.
Bertrand embarrassé ! c'est un peu fort.
B£RTRAKD.
C'est peut-être la première fois ; mais enfin je
le suis. Nous sommes seuls, profitons du mo-
ment. ( A demi^voia^. ) Je veux introduire , dans
Paris , une édition de la yi^ privée de la Pompa-*^
dôur.
"JO MON ONCLE
MIGHAUD.
Ce n'est que cela ! 11 faut la dénoncer à M on*
seigneur.
BERTRANB
Le bel expédient ! :
MIGHAUD.
Admirable. Tu te soucies peu de ce que devien-
dront tes livres , pourvu qu'on te les paie.
BERTRAND.
Oh ! cela m'est tout à fait indifférent. Je n'écris
pa3 pour être lu.
MIGHAUD.
Ces ouvrages font , sur Monseigneur, l'effet de
l'eau sur un hydrophobe. Il frémira , nous assem-
blera, promettra et paiera. Suivez mon plan,
monsieur. On bat la générale à la sourdine. L'ar-
mée grise est sous les armes; les barrières sont
gardées ; ta voiture entre par celle où tu es de
poste; tu la saisis, tu laisses échapper le charre-
tier , et tu conduis ta charrette ici , avec un fracas
d'enfer. Monseigneur te loue , te félicite , te dé-
livre un bon de la somme promise, et envoie ton
ouvrage moisir dans une tour de la Bastille, ce qui
n'est pas un grand malheur pour le public.
BERTRAND.
En honneur, avec tout mon esprit, je n'au-
rais pas trouvé celui-là. Mon ami, je m'humilie
devant toi.
^
THOMA.S. 71
MIGHAUD.
Je vais à mon tour te faire une confidence.
BERTRAIVD.
Je me croirai trop heureux de te prouver ma
reconnaissance. As-tu aussi quelque affaire era-
barrassante?
MICHAUD.
Je suis amoureux d'une charmante petite femme...
BERTRAICD.
Un inspecteur de police sérieusement amou-
reux! cela me passe.
MICÛAUD.
C'est peut-être une fantaisie plutôt que de
l'amour. Je crois même que, sans les difficultés
que j'éprouve, cette petite bourgeoise ne m'eût
pas long-temps captivé.
BERTRAND.
c'est-à-dire que la dame fait la réservée ?
MIGHAUB.
Pas du tout, et nous aurions déjà mis cette
aventure à fin , sans la jalousie vigilante du plus
intraitable mari. . .
BERTRAND.
Je Tenlève ce soir ; je le promène toute la nuit ,
et demain matin , désespéré d'une méprise bien
involontaire , je le rends à sa chaste moitié , avec ^
des excuses , des regrets , des grimaces dont il
sera attendri.
\
72 MO ]V ONCLE
MIÇHAUD.
Tu m'as deviné. Les grands génies n'ont besoin
que d'un mot pour s'entendre.
BERTRAND.
£t on ne peut pas dire que nous soyons mé-
chans , car enfin , les projets que nous venons
d'arrêter ne sont que des ruses bien innocentes...
MICHAUD.
Et qui ne font dé mal à personne. Ton expédi-
tion de ce soir doit ressembler à un tour que tu as
joué il y a quelques années. Je n'en ai jamais
bien su les détails;* mais il t'a fait le plus grand
honneur dans le corps.
BERTRAND.
C'est l'aventure de Leclerç. Je n'y pense jamais
sans m'admirer moi-même.
MIGHAUD.
Oui, je me rappelle... c'est Leclerc.
BERTRAND.
Il n'y a pas grand mérite à faire des dupes daps
cette classe d'hommes qui ne soupçonnent aucun
des ressorts que nous faisons jouer habituelle-
ment ; mais faire tomber dans le piège un con-
frère, un homme de l'art, c'est la suprématie du
talent.
^ICHAUD.
Sans doute.
THOM4^S. 73
BEEXRAIfD.
Leclerc jcaa^ît rimportant avec ses camarades ;
il se Êdsait va}iHr à leuirs dépens; c'était un
homme...
MICOAUP.
Dont il fallait $e défaire pour l'iqtérét général.
BERTRAITD.
Et qui ne devait la confiance de Monseigneur
qu'à une très-jolie femme qu'il avait épousée
pour... car c'était bien l'être le plus nul...
MICâAUD.
Enfin?...
BERTRAND.
L'amour perd quelquefois les plus grands hom-
mes , et l'amour a perdu Leclerc. Amant chéri de
madame Dupin, je ne sais paç trop pourquoi , il
fallait se débarrasser d'un mari incommode, et,
selon Fusage , heureusement pratiqué parmi nous,
une lettre de cachet est lancée contre le pauvre
Dupin.
MICHAUP.
C'est tout simple.
BERTRAND.
Ami de la maison , Leclerc ne pouvait décem-
ment mettre lui-même l'ordre à exécution. Je me
présente; il me le confie: Comme une bonne ac-
tion ne me coûte rien , quand elle s'accorde avec
mes intérêts , j'avertis le mari ; il se cache. I^icclerc
le croit enlevé , et s'établit dans ses droits avec
74 MON ONCLE
sécurité. J'arrive à minuit , et j'arrête Lèclerc
dans iè lit de madame Dupin. Elle se récrie ; elle
proteste 'de ma méprise. « Je ne me trompe pas,
« madame. Une femme aussi respectable que vous,
« ne peut être couchée qu'avec son mari ; c'est
« donc son mari que j'arrête. » Je conduis le
substitut à Vincennes; je compta le fait à Monsei-
gneui: qui en rit un mipment , et qui oublie Xie-
clerc avec d'autant plus de facilité , que sa femme
lui reste.
MIGHAui>.
C'est superbe.
BERTRAND.
N'est-il. pas vrai?
Ml CHAUD.
Cependant ton récit donne matière à d'amples
réflexions.
BERTRAND.*
Comment donc?
MIGHAUD.
Si tù allais me traiter comme Leclerc.
BERTRAND.
Incapable , foi d'homme d'honneur.
MICHAUD.
Foi d'homme d'houneur ! Je suis pris.
BERTRAND.
Nous sommes entre nous. Eh bien ! mon amt>
foi de fripon.
THOBIAS. 75
TiriCHAUD.
Tu me rassures. D'ailleurs , aujourd'hui , nous
avons besoin Tun de l'autre. Âh çà, entendons-
nous de manière à ce que Monseigneur ignore
nos petits arrangemens.
BERTRAND.
Toujours timoré ! Monseigneur a de l'usage, et
il sent bien que ses agens peuvent se permettre
quelques peccadilles. A-t-il dit un mot au commis-
saire Lefort , qui , pour rendre service à un mari
qui plaidait en séparation avec sa femme, s'est
transporté avec lui chez elle, pour donner à
l'époux les facilités de voler à sa moitié ses con-
trats , son argent et ses bijoux ?
MICHAUD.
£t le commissaire Mantel a fait quelque chose
de bien plus gai. Une orpheline vient se plaindre
à lui de son tuteur, qui lui a fait perdre son in-
nocence, et le commissaire lui fait perdre la santé.
Depuis ce moment , la pupille trouve son tuteur
honnête homme. Vive Mantel pour rétablir la
paix dans une maison!
BERTRAND.
Hé bien y Monseigneur a^t-il parlé de ces esca-
pades? Il sait vivre et laisser vivre. Ne faut-il
pas que tout le monde fasse ses petites affaires ?
En cet endroit de la conversation , entrent mes-
sieurs Lecourty Nicolas et Dupont. Ils marchent
sur la pointe du pied ; se donnent des airs pen-
']6 MOir ONCLE
chés, et saluent leurs camarades avec beaucoup
de grâces^ à ce qu'ils croient.
LECOURT , NICOLAS , DUPONT.
Bonjour , messieurs.
MICHAUD.
Bonjour , Lecourt ; bonjour , Nicolas.
BERTRAND*
Bonjour , Dupont.
MICIïAUD.
Quelle figure heureuee a ce petit Lecourt !
BERTRAND.
Figure faite exprès. Qui ne le prendrait pour un
honnête homme?
LECOURT.
Finissez donc , messieurs , vous me faites rou-
gir.
BERTRAND.
Rougis y rougis. C'est un art qui nous manque
à nous ; mais on né peut pas tout ayoir«
NICOLAS.
Monseigneur ne doit pas tarder à paraître.
MICHAUD.
Nous l'attendons depuis une heure.
NICOLAS.
Peine perdue, puisqu'il n'en saura rien.
THOMAS. nn
BKRTBàllD.
Les espions de ses espions ne l'informent-ils pas
de tout ? {Ces messieurs rient)
DUPONT.
Vous riez de cela , messieurs ? Moi , je ne con-
nais rien d'aussi heureusement imaginé que l'es-
pionnage. C'est par ce moyen-là que personne
n'est en suf été chez soi , et qu^oh se défait, quand
on le teiit , d'un homme pour un mot qu'on lui
fait dite , s'il né l'a paâ dit.
iSfiCOLAS.
Rien aussi qui ait une origine aussi respectable
que Tespionnage. Je parie que vous ignorez en-
core que nous descendons en ligne directe d'An-
toine de MoDçhi , grand pénitencier de Noyon ,
qui faisait la chasse aux hérétiques, et qui fîit
l'un des juges d'Anne Dubourg. Le peuple appe-
lait ses gens des mouches , et depuis , par cor-
ruption, mouchards,
BERTRAND.
C'est une belle chose que l'érudition. Moi , je
ne m'embarrasse pas d'où je viens; mais de ce que
je suis. Le métier est bon ; voilà l'essentiel.
LECOURT.
A la bonne heure; mais les espions coûtent
cher, et...
MICHAUD.
Qu'importe? c'est le. peuple qui paie.
^8 MOir OICGLE
LECdURT.
Pauvre peuple!
MIGHAUD et ICICOLAS.
Taisez-vous donc, monsieur. Qu'est-ce que ces
idées-là ?
BERTRAND.
Allons, allons , messieurs, de Findulgence. C'est
un jeune homme; il faut lui découvrir le £n du
métier ..Pas d'humanité d'abord^ et pas plus de
scrupules ; ce sont des sottises. Faire de petites
choses , qu'on présente . comme des merveilles ;
profiter de la bêtise du patron , servir ses fantai-
sies, caresser son amour-propre, et empocher,
en sûreté de conscience , le prix de ses flagorne-
ries, voilà ce que je fais depuis vingt ans, et ce
que tu feras , si tu veux te maintenir. Tu convien-
dras, Michaud , qu'on ne peut donner à un élève
des instructions plus sûres et plus solides.
NICOLAS.
Voilà Monseigneur.
Le lieutenant de -police s^ avance avec toute la
gravité dont il est capable. Il ne tourne pas la
tête y de peur de déranger sa perruque.
LES CINQ INSPECTEURS, suluont jusqû*à terre.
Monseigneur !
MONSEIGNEUR.
Bonjour , bonjour. Ah ! vous voilà , Dupont ,
approchez. C'est donc vous, monsieur, qui me
faites mander à la barre du parlement; qui m'ex-
THOMAS 79
posez à une mercuriale qui compromet ma di-
gnité, et donne à rire à tous les bourgiUons de
Paris?
DUPONT.
Moi, Monseigneur!
MONSEIGNEUR.
Vous, monsieur. On me reproche de ne pas
mettre un frein au jeu ; de laisser ruiner les plus
respectables familles , et cela parce que vous avez
la maladresse de saisir un biribi chez la maîtresse
du premier président , qui , avant votre bévue ,
laissait faire chez les autres ce qu'on faisait chez
sa maîtresse.
DUPONT.
Tai cru devoir...
MONSEIGNEUR
Vous avez cru,;, vous avez cru... Qu'avez-vous
cru, voyons?
DUPONT.
Qu'il fallait faire mon devoir, sans égard pour
les personnes.
MONSEIGNEUR.
Vous êtes un sot. Apprenez qu'un inspecteur ,
qui sait son métier , n'expose pas un homme
comme moi, et n'ignore point qu'il est des per-
sonnes qui ont le droit de tout faire.
. DUPONT.
Mais, Monseigneur, cette dame n'avait obtenu
un privilège que pour le jour de sa fête , et elle n'a
8û MON ONCLE
jamais voulu êtfe un jour sans donner à jouer,
disant qu'elle s'appelle toussaint.
MONSEIGNEUR.
Il fallait l'en croire sur sa parole, monsieur.
Est-ce à vous à lui contester son nom ? Êtes-vous
son parrain ?
DUPONT.
Monseigneur, mes intentions...
MONSEIGNEUR.
Que .m'importent vos intentions? C'est du fait
qu'il s'agit Quand ces gens-là ont fait une sottise ,
ils croient tout gagner en se retranchant derrière
leurs intentions. Est-ce aussi par pureté d'inteii-
tions que vous avez dit partout que , le jour de la
foire de St. -Germain, j'ai fait distribuer de l'argent
aux poissardes, pour qu'elles criassent : t^ive
Monseigneur le lieutenant de police l On se doule
bien que les gens en place qui veulent être ap-
plaudis, paient des applaudissemens ; mais est-ce
à vous à divulguer les secrets du cabinet ? imbécille !
RERTRAND, à Mickaud.
Il n'en fait jamais d'autres.
DUPONT.
Je vous jure, Monseigneur...
MONSEIGNEUR.
3e vous jure que si vous ajoutez un mot , je
vous mets à Bicêtre.
i
THOMAS. 8l
DUPONT.
Je me tais.
MONSEIGNEUR.
Et vous faites fort bien. Michaud, Bertrand,
avez-vous quelque chose de nouveau ?
LECOURT.
Si Monseigneur veut le permettre...
MONSEIGNEUR.
Vous répondrez quand je vous interrogerai.
Sachez, jeune homme, qu'il faut avoir l'esprit
du moment , et que, dans celui-ci , je ne suis pas
de bodne humeur. Bertrand , Michaud ?
BERTRAND.
Monseigneur, les malades de différens hôpi-
taux se plaignent de ce que des médecins leur tâ-
tent le pouls avec des gants , ou avec la pomme
de leur canne. Ils demandent une visite à Mon-
seigneur.
MONSEIGNEUR.
I •
Ils demandent une visite ! ces drôles - là s'ima-
ginent que j'ai 4e temps de penser à eux. Je
juge cette visite révoltante et inutile ; révoltante
parce que je n'aime pas à voir des malheureux ,
j'ai le cœur trop sensible ; inutile , parce qu'il
est bon qu'il périsse des pauvres : il y en a^trop;
ils sont innombrables.
IF. 6
8a MON ONCLE
AflCHâ^UD.
Paris est inondé de libelles. Quelques soins
qu'on se donne, ils se multiplient incroyablement.
MONSEIGNEUR.
Des libelles! ceci est sérieux, par exemple. Oc-
cupez-vous, avec le zèle le plus infatigable, à vous
assurer du dernier de leurs auteurs. Point de
grâce à ces coquins , qui se permettent de nous
dire des vérités. Qu'on guette les auteurs , les
imprimeurs, les colporteurs; qu'on ne fasse pas
grâce à un mot , qu'on saisisse la pensée au pas-
sage, et qu'on l'arrétç. Nicolas, il faut me trou-
ver quelques gentilshommes ruinés pour observei*
l'intérieur des bonnes maisons.
NICOLA.S.
En voici déjà un.
MONSEIGNEUR.
Approchez, mon ami. (Ze gentilhomme sort
du coin ou il attendait, patiemment ^ qu^on lui
adressât la parole.^ Etes-vous gentilhomme?
LE GENTILHOMME.
J'ai cet honneur-là.
MONSEIGNEUR.
Connu? . I
LE GENTILHOMME.
De tout Paris..
MONSEIGNEUR.
Sans amitié, sans reconnaissance, sans délica-
tesse?
THOMAS; 83
LE GENTILHOMME.
AbâoIuTnent.
Nicolas te donnera les premiers élémens, et
(le quoi te faire une garde-robe , car tu as l'air
d'un cuistre.
BERTRAND.
Monseigneur , je connais un homme intelli-
gent , adroit , capable de pénétrer par tout ; mais
c'est un homme sans extérieur , d'une figure plate
et commune. H faudrait quelque chose qui rele-
vât cela.
MONSEIGNEUR.
Je lui ferai donner la croix de Saint-Louis. A
vous, Lecourt.
LECOURT. 0
J'ai trouvé cette nuit un vicaire de Saint-Jo-
seph chez la Dupont. Je l'ai arrêté.
MOIfSEIGNEUR.
C'est tout simple. Que va-t41 faire là? N'y a-t-il
pas des femmes mariées?
LECOTTRT.
Et je l'ai conduit à l'officialîté.
MONSEIGNEUR.
«
C'est très-bien. Gardez-vous de blesser les pré-
rogatives du clergé; ménageons ces gens-là, nous
en avons besoin. Nous nous soutenons mutuelle-
ment.
6.
84 MON ONCLE
iriCOLA.S.
La cherté des denrées fait murmurer 1^ peuple.
Si j'osais conseiller à Monseigneur de chercher
dans sa sagesse des moyens de répression...
MONSEIGNEUR.
Il faut que la populace souffre ; mais il ne faut
pas qu'elle crié. Tai obtenu de monsieur l'arche-
vêque la permission de faire gras ce carême* Il a
déjà fait, à ce sujet, un mandement superbe qu'il
n'a pas encore lu. Cela apaisera tout. A propos ,
Lecourt , avez- vous recueilli quelque chose de
drôle pour le journal libertin de sa majesté ?
LECOURT tire un papier^ et lit.
Durfort la cadette, pour dégoûter du mariage,
a donné l'idée d'un tableau où deux époux , en
regard , bâillent l'un et l'autre d'une manière si
naturelle et si franche, que la même convulsion
se communique à ceux qui les regardent.
Mademoiselle Dubois , malgré l'œil sévère de
ses père et mère , a cédé sa fleur à un garçon
limonadier. Il est vrai que ce garçon est le duc
de Fronsac, qui, en veste et en tablier, lui porte
tous les matins du chocolat.
MONSEIGNEUR.
C'est fort bon, ceci, c'est fort bon. Continue,
mon cher,, et du plus gai encore, s'il est possible.
Ah! messieurs, il y a deux veuves du Parc-aux-
Cerfs à marier. On donne cinquante ihille livres
THOMAS. 85
et une compagnie de dragons, et il n'y en a qu'une
de grosse. Cherchei^' des épouseurs.
DUPONT.
J'en prends une, si Monseigneur le trouve bon.
B£RTRA.irD,a Michaud.
Il est béte à faire plaisir.
MONSEIGNEUR , à DUpOfiL
Faquin , sachez vous connaître , et ne prétendez
pas à des femmes pour qui sa majesté a eu des
boutés. Ces dames sont anoblies par le fait , et ne
peuvent convenir qu'à de très-bons gentilshoinmes.
Il faut promptement les remplacer. Lecourt, je
te charge de ce soin. Un physique séduisant, l'air
effronté , le geste et le propos libres ; point de
mœurs , on n'en veut plus à la cour.
BERTR A.ND, à MichaucL
Et mon affaire donc? Tu ne penses à lien.
MICHAUD.
Ah ! c'est vrai. Monseigneur , on parle d'une
édttfon de la vie privée de madame de Pompa-
dour.
MONSEIGNEUR.
Il fiut la saisir à quelque prix que ce soit. Je
donne quinze mille livres à celui qui la conduira
ici. Qu'on veille surtout aux envois de l'étranger ;
je ne me lasse pas de le répéter, • La correspon-
dance des auteurs nous sera très-utile pour ces
découvertes. Le directeur-général des postes, qui
n'est pas le père des lettres y et qui ne les respecte
86 MON ONCLE
point , ouvrira toutes celles qui viendront de
l'étranger. Ah ! pour abréger il me vient une idée
excellente. J'arrête la vente de tous les ouvrages
quelconques, jusqu'à nouvel ordre. Je veux, j'en-
tends et j'ordonne qu'on n'imprime et qu'on ne
lise que l'almanach royal. Comment , je gouverne
despotiquement quinze cents filles, et je ne con-
tiendrais pas neuf muses^ qui pourtant ressemblent
assez à des filles , car elles se prostituent à tout
le monde ?
Qu'on ouvre les battans , l'audieoce va com-
mencer.
MIGHAUD.
. Monseigneur n'a plus rien à m'ordonner?
MONSEIGNEUR.
Ah! si fait, si fait. Une etitrade et des sièges pour
monsieur l'ambassadeur d'Espagne et sa société.
Ils ont la fantaisie de voir une audience de police.
Les portes s* ouvrent en effet. Une escouade de
guet se distribue dans le parquet. Les particuliers
assignés approchent de la barre. Monseigneur
monte sur son siège; le greffier est devant lui ^
les inspecteurs à ses côtés; la canaille dans le
fond.
MONSEIGNEUR.
Greffier , appelez les causes.
LE GREFFIER.
Marliù, marchand de vin, rue Saint -Màur,
assigné. •
.MONSEIGNEUR.
Je connais son affaire. Martin , approchez.
THOMAS. 87
1IIARTII(.
Me v'ia , Monseigneur.
MONSEIGNEUR.
On boit chez vous ?
MARTIN.
Sans ddute , puisque jVendons du vin.
MONSEIGNEUR.
Et on y tient des assemblées ?
MARTIN.
Oui, des assemblées de buveurs.
MONSI^IGNEUR.
Des assemblées de penseurs.
HARTIV.
Queu qu' c'est qu'çà , Monseigneur ?
MONSEIGNEUR.
»
Ah ! tu joues l'imbéciJJe ! N'avais-tu pas , avaiit-
liier , trente marchands chez toi ?
MARTIN.
Oui , Monseigneur.
MONSEIGNEUR.
N'étaient-ils pas dans le grand salon ?
MARTIN.
Oui , Monseigneur.
MONSEIGNEUR.
Et ne t'ont-ils pas défendu d'y introduire per-
sonne ?
88 MON ONCLE
MARTIN.
Oui , Monseigneur.
MONSEIGNEUR.
Tu vois bien que ces gens-là pensaient.
MARTIN.
Non , Monseigneur , ils buvaient.
MONSEIGNEUR.
Us pensaient, et je ne veux pas qu'on pense.
MARTIN.
Us ont bu soixante pintes , et m'ont bien payé.
MONSEIGNEUR.
Us ont parlé du gouvernement. «
MARTIN.
«
Il faut bien parler de quelque chose.
MONSEIGNEUR.
Et ils en ont dit du mal ?
MARTIN.
Parguenne ! c' sont des marchands. V s' plai-
gniont des impôts qui les ruinent, et qui nous
font payer tout si cher.
MONSEIGNEUR.
U avoue.
MARTIN.
J'avoue... quoi, Monseigneur?
THOMAS. 89
MONSEIGIVEUR.
Qu'il se tient chez lui des conciliabules. Écri-
vez, greffier : et ledit jMartip, pour avoir reçu
chez lui des gens suspects, est condamné en sise
cents livres d'amende.
MARTIN.
Ah çà ^ Monseigneur , n'badinez pas. C'est mon
gain d' trois mois.
MONSEIGNEUR.
Et en cas de récidive , sa porte murée , et son
vin confisqué.
MARTIN.
Monseigneur, vous n'en boiriez pas.
MONSEIGNEUR.
Je sais être indulgent selon les circonstances.
Je ne sévirais pas s'il ne s'agissait que d'une -ba-
gatelle , de vin falsifié , par exemple. Cela est dé-
fendu , à la vérité ; mais les gens comme il faut ne
vont pas au cabaret. Mais des assemblées! des
assemblées ! ! !
MARTIN.
Monseigneur , écoutez donc ?
MONSEIGNEUR.
Six cents francs.
MARTIN.
Je ne les ai pas.
MONSEIGNEUR.
On vendra tes meubles.
L
9^ MO» ONCLE
MARTIN.
Monseigneur !
MONSEIGNEUR.
A Bicétre, s'il ajoute un mot.
BERTRAND, à Martin.
Paie, et tais-toi.
«
MARTIN , en se retirant.
Voilà une justice bien injuste.
I>E GREFFIER.
Le cabriolet du marquis de Blinville a renversé
un homme, et l'a tué. Il était père de huit en-
fans, et la veuve dei;nande une indemnité.
MONSEIGNEUR.
Douze cents francs à la veuve.
«
LE GREFFIER.
C'est beaucoup : ce sont des gens du peuple.
MONSEIGNEUR.
Cent écus.
LA VEUVE.
Cent écus , et j' sommes neuf! c'est trente-trois
livres par tête.
MONSEIGNEUR.
Pourquoi ton mari se laisse-t-il écraser ?
. LA VEUVE.
Est-ce sa faute, si on l'écrase?
TUQMA.S. 9^
MONSEIGNEUR .
On se range, ma mie.
LA VEUVE.
£t quand on n'en a pas le temps ?
MONSEIGltEUR.
Voilà bien du caquet. Si l'on croyait ces gens-
là, nos seigneurs iraient à pied.
h A. VEirVE.
Et j'y allons ben, nous!
MONSEIGNEUR.
As-tu des talons rouges , des bas de soie blancs ,
un habit brodé ? Met-on tout cela dans la boue ?
En vérité, si on ne maintenait pas soigneusement
les prérogatives de la noblesse , la canaille se croi-
rait l'égale de tout le monde. Finissons, cent écus,
ou rien.
LA VEUVE, se retirant.
Allons, allons,' j'aurons peut-être ûa carrosse
qaeuque jour , queu qu'i' sait , et gare aux ^i&ns
d' monsieur 1' marquis.
«
UNE MARQUISE , en minaudant.
Hé, bonjour, mon cher lieutenant de police.
MONSEIGNEUR, Se levant.
La marquise d'Al lebou ville ! Ouvrez la barrière;
donnez un fauteuil. Comment, madame la mar-
9^ MONOWCLE
quise , vous venez à une audience publique ! Que
ne m'écriviez- vous un mot ?
^
LA MARQUISE.
Oh! je n'ai jamais eu rien de caché pour per-
sonne. D'ailleurs je suis jeune et jolie, et je dois
avoir gain de cause partout.
MONSEIGNEUR.
Il est sans doute impossible que vous n'ayez
pas raison.
LA MARQUISE.
Vous en allez juger. Je serai concise, car je
m'aperçois que vous avez une populace innom-
brable à expédier.
MONSEIGNEUR.
Que voulez-vous? c'est un désagrément attaché
à ma place.
LA MARQUISE.
Et qui doit vous peiner inBniment , jie le sens ,
mon bon ami. Voici le fait. J'étais chanoinesse à
Maubeuge. Je m'y amusai d'abord beaucoup , parce,
que nous avions Royal-Normandie , avec qui il y
avait de la ressource. Ce régiment partit, et je me
trouvai seule avec nos dames , qui étaient d'au-
tant plus désagréables , qu'on commençait à voir
parmi nous la petite noblesse. Je résolus de me
marier, n'importe comment. .
MONSEIGNEUR.
J'ai su tout cela, madame la marquise.
THOMAS. 93
LA MARQUISE.
Le marquis d'Allebouville se présenta. Il est à
peine marquis , il est vieux , il est laid , et je le
haïssais.... un peu moins qu'aujourd'hui; mais il
avait cinquante mille écus de rente, et je me
décidai.
MONSEIGNEUR.
On ne narre pas plus agréablement.
LA MARQUISE.
A peine fïimes-nous mariés, que d'Allebouville,
qui se croyait mon mari, se donna des airs à
mourir de rire. Je m'en vengeai en mangeant la
moitié de son bien. Aujourd'hui il veut régler ma
dépense , et restreindre mes goûts. Le monsieur a
des idées qui ont vieilli de cent ans. Il s'imagine
que je lui dois le sacrifice de rtia jeunesse, parce
qu'il m'a fait ^celui de sa fortune. Il vent que j'aie
des moeurs , comme une femme du peuple. Une
bourgeoise doit en avoir, parce qu'il faut bien
qu'elle ait quelque chose; mais moi...
MONSEIGNEUR.
Vous ne devez avoir que des fantaisies; c'est
clair, madame la marquise.
LA MARQUISE.
Je n'ai jamais eu que cela. J'aime les roués à
la fureur , et ceux de la. cour sont reçus chez moi
à bras ouverts. Eh bien , croiriez-vous que d'Aile-
94 MON ONGLE
«
bouville se permet juscju'à des emportemens? Il
tient aux préjugés, et, ce qu'il y a de plus incon-
cevable, à sa femme. Aussi je ne peux plus le
supporter, et je viens vous prier de le mettre à
Pierre-en-Cise.
MONSEIGNEUR.
Je suis désespéré , madame la marquise , de ne
pouvoir céder à vos désirs.
LA MARQUISE.
Oh! vous me rendrez ce petit service, mon
bon ami , et je ne mettrai point de bornes à ma
reconnaissance.
* MONSEIGTVEUR.
Le marqui* d'Allebouville. est au service, et je
me brouillerais avec le ministre de la guerre.
LA MARQUISE.
C'est donc au' ministre de la guerre qu'il faut
que je m'adresse ?
MONSEIGNEUR.
♦ •
Oui, charmante marquise.
LA MARQUISE.
Je vole à son hôtel , sans perdre une minute.
Aussi bien je ne puis rester ici davantage ; il y
règne une odeur mortelle pour une femme comme
moi ; on y sent la nature à pleine bouche. ( Elle
sort en respirant des sels,) Au revoir, mon cher
umi. s
THOMAS. 9$
MONSEIGNEUR lui présente la main^ et la conduit
jusquà la barre.
Je vous salue, madame la marquise. Qu'on se
range , qu'on laisse passer madame. Âh ! monsieur
l'ambassadeur d'Espagne , et ses dames. Voilà les
places préparées pour votre excellence. Continuée,
greffier.
LE GREFFIER.
Un gentilhomme de la chambre, malade... par
sa faute. . dirai-je son nom ?
MONSEIGNEUR.
Je le reconnais à. sa maladie. De quoi s'agit-il ?
X'E GREFFIER.
«
Il demande des couches de iiimier sur deux
cent quatre-vingts toises qu'occupe son hôtel.
MONSEIGNEUR.
Sans doute , sans doute ; tout ce qui sera
agréable à monsieur le maréchal. Officier du guet,
dépêchez une ordonnance qui assure de mon res-
pect monsieur le maréchal ; qui lui dise que je
suis désespéré qu'il ait attendu mon agrément ;
qu'il n'en avait pas besoin , et que je suis son
très-humble serviteur, {^é part,) Gommait donc !
un maréchal de France de la façon de madame
de Pompadour !
LE GREFFIER.
Jean-Jacques Rousseau , qu'un chien danois a
96 MON ONCLE
jeté SOUS la voiture de son maître, sollicite la
même faveur.
MONSEIGNEUR.
Cet homme va toujours rêvassant, et s'occupe
des autres au lieu dé penser à lui. D'aitleurs il
est très-mal noté à la police. Il écrit des ouvrages
d'un style assez pur ; mais que personne n'entend :
il n'y a qu'à voir son Contrat social,
LE GREFFIER.
Monseigneur accorde-t-il ?
MONSEIGNEUR.
Non, Monseigneur n'accorde pas. Je ne salirai
pas les rues de Paris pour un Jean-Jacques, peut-
être , et puis il est logé si haut que le bruit des
voitures ne peut, l'incommoder.
UN LAQUAIS.
Place , place à monsieur le duc.
MONSEIGNEUR.
Ah! monsieur le duc, je suis enchanté, ravi...
LE DUC
•
Je passais devant votre hôtel , et j'ai fait arrêter
ma voiture. Je suis bien aise de vous dire , mon-
sieur , que je suis très-mécontent de vous : vous
n'avez pas d'égards pour les gens de la cour.
MONSEIGNEUR.
Je vous proteste , monsieur le duc , que je fais
l'incroyable pour mériter leur amitié.
THOMAS. 97
LE DUC.
Connaissez-vous Gilbert ?
MONSEIGNEUR.
Non , monsieur le duc.
BERTRAND.
Cest un poète , Monseigneur.
LE DUC.
Et un poète qui n'est pas sans talens. Savez-
vous l'usage qu'il en fait ?
MONSEIGNEUR.
Non , monsieur le duc.
LE DUC.
Ce drôle-là se permet de donner des ridicules
aux plus grands seigneurs.
MONSEIGNEUR
Mais , c'est afifreux !
LE DUC.
Il travaille en ce moment à un poème sur ma
dernière plaisanterie. Je suis peint de façon à
n'avoir pas les rieurs de mon côté , et vous igno-
rez cela , vous , monsieur , qui devez tout savoir !
MONSEIGNEUR.
C'est la faute de mes inspecteurs , monsieur le
duc.
IV. 7
C)8 MON ONCLK
LB DUC.
C'est la faute de qui vous voudrez ; mais si
cela arrive encore, j'en parlerai au roi.
MONSEIGNEUR.
Vous m'effrayez , monsieur le duc. Expliquez-
moi le fait, je vous en conjure.
LE DUC
Toute la France sait que j'avais une fantaisie
pour une lingère de la rue Saint-Denis. Cette fille,
aux inclinations roturières, fit la difficile, et
comme j'aime l'extraordinaire, je m'avisai d'un
moyen tout neuf: je fis mettre le feu à sa maison.
MONSEIGNEUR.
Et vous l'enlevâtes au milieu du tumulte?
LE DUC.
n paraît , monsieur , que vous ignoriez l'essen-
tiel , et que vous êtes instruit de ce qui ne vous
regarde pas.
MONSEIGNEUR.
Monsieur le duc me permettra de lui faire ob-
server que les incendies sont du ressort de la police.
LE DUC
Celui-ci est d'une classe particulière, monsieur.
Aussi sa majesté s'en est réservé la connaissance,
après avoir eu la bonté de rire beaucoup du récit
que je lui en ai fait.
THOMAS. C)()
MONSEIGNEUR.
Le roi en a ri, monsieur le duc! mais cela ne
m'étonne pas, dans le fond. Quoi de plus plai-
sant que de brûler la maison de sa msutresse pour
avoir un prétexte de la conduire chez soi ; de la
ruiner pour avoir le plaisir de lui faire du bien?
Cela tient à la fois de la gaîté française et de la
chevalerie espagnole. C'est délicieux.
LE DUC.
Vous sentez, monsieur, que ces sortes d'aven-
tures sont réservées pour les petits appartemens,
et qu'il ne convient pas à un faquin comme
Gilbert de les imprimer.
MONSEIGNEUR.
Je vous proteste, monsieur le duc, que je ré-
primerai son audace.
LE DUC
A la bonne heure.
MONSEIGNEUR.
Bertrand , vous irez chez Gilbert. Vous lui or-
donnerez de brûler son manuscrit devant vous.
LE DUC
Et vous lui défendrez d'en garder copie.
MONSEIGNEUR.
A peine d'être jeté dans un cul de basse fosse.
On l'y mettra même provisoirement, si monsieur
le duc l'exige.
7-
lOO MON ONCLE
LE DUC, je levant.
Non, monsieur. Je lui pardonne cette première
faute. Je suis satisfait de vos procédés , et je
vous engage à recommander à vos inspecteurs
d'être plus vigilans à l'avenir.
LE LAQUAIS*.
Place, place à monsieur le duc!
MONSEIGNEUR, reconduisrant.
Place à monsieur le duc!
UN HOMME nu PEUPLE,
Brûler une maison! Si j'en faisions autant!...
MICH Aun .
On te romprait, coquin. Es-tu grand seigneur,
toi?
LE GREFFIER.
Madeleine Vaudreuil, rue Poissonnière, accusée
de séduire de jeunes personnes , et d'attirer chez
elle des femmes mariées.
MONSEIGNEUR.
Madeleine Vaudreuil!
l'entremetteuse .
Me voilà. Monseigneur.
MONSEIGNEUR.
Vous savez de quoi on vous accuse. Qu'avez-
vous à répondre?
THOMAS. lOI
L ENTREMETTEUSE.
Je n'ai jamais enrôlé que des filles du peuple «
qui n'ont perdu qu'une misère, lors toutefois
qu'elles avaient quelque chose à perdre, et à qui
j'ai fait gagner l'impossible. '
MOirSEIGNEUR.
£t les femmes mariées?
l'entremetteuse.
Ce sont des marquises, des procureuses, des
banquières, à qui leurs maris ne donnent pas
d épingles, et qui viennent en gagner chez moi.
MONSEIGNEUR.
Mais ce sont des femmes comme il faut.
l'entremetteuse.
Comme il en faut. Monseigneur. ^
MONSEIGNEUR.
Point de réflexions. Elles passent pour hon-
nêtes.
l'entremetteuse.
Dans leur quartier , Monseigneur. Chez moi ,
elles sont ce qu'elles doivent être.
MONSEIGNEUR.
Écoutez, ma bonne. Vous n'êtes pas faite pour
tenir la balance des mœurs. Qu'une fille du peu-
ple ait à perdre ou à gagner, vous devez res-
pecter les bienséances. Qu'une femme , honnête
Al
I02 MON ONCLE
OU non, se permette des écarts, cela ne doit pas
vous regarder, et jamais on n'a vu former de
semblables spéculations.
«
l'entremetteuse .
Monseigneur sait bien que ce commerce se
fait dans tous les quartiers, et que les magasins
sont tellement multipliés , que les filles publiques
meurent de faim.
MONSEIGNEUR.
£t quand je^ saurais tout cela, qu'en résulte-
t-41 ? Que rien ne se faisant à Paris sans privilège ,
Madeleine Yaudreuil, qui n'en a pas, ira passer
six mois à la salpétrière«
l'entremetteuse.
Comment, Monseigneur?
MONSEIGNEUR .
Oui, madame, à la Salpêtrière. Souffrirai-je
qu'on enlève une fille à son père, une femme à
son mari? Ne suis-je pas, par état, le gardien des
mœurs, la sauvegarde des vertus conjugales?
l'entremetteuse.
Mais, Monseigneur, je n'enlève personne. Tout
cela rentre le soir.
MONSEIGNEUR.
Six mois à la Salpêtrière.
THOMAS. Io3
l'£STR£M£TTEUS£.
Puisqu'il faut parler net , j'ai vu ce matin mon-
sieur Gérard.'
MONSEIGNEUR, baissant la voix.
Vous ayez vu monsieur Gérard.
l'entremetteuse.
Et voilà un billet qu*il m'a remis pour Mon-
seigneur.
MONSEIGNEUR , Usunt à paît.
Ijà. Yaudreuil abonnée à mille écus par mois...
[A demi'-voix). Hé! madame, que ne vous ex-
pliquiez-vous! Fallait-il donner de l'éclat à cette
affaire; s'exposer à mettre le public dans la con-
fidence de nos petits arrangemens?
l'entremetteuse.
Ma foi, Monseigneur, quand on paie...
monseigneur , plus bas encore.
Payer n'est rien , madame. II faut encore avoir
Fair d'avoir raison. ( Haut ). Écrivez , greffier :
D'après Técrit que Madeleine Vaudreuil vient de
nous remettre , lequel écrit semble présenter son
affaire sous un jour tout nouveau, la cause est
appointée à la huitaine, (^bas) et ne sera pas
appelée.
LE greffier.
A la huitaine.
I04 MON ONCLE
LE GREFFIER.
LouisonChoupille, repasseuse, rue des Prêtres.
MONSEIGNEUR.
oh! cette afFaire-ci ne doit avoir aucune pu-
blicité. Officier du guet , faites retirer l'audi-
toire. Monsieur Tambassadeur d'Espagne et sa
* société sont seuls nécessaires ici.
La salle se vide. Louison Choupille se présente
les yeux baissés y la démarche incertaine; elle a
Voir inquiet y naturel à ceux qui nontpa^ l'ha-
bitude d'être cités à la police.
MONSEIGNEUR.
Approchez. Approchez donc, mademoiselle.
Vous n'étiez pas si embarrassée hier après-midi.
LOUISON, rougissant.
Après-midi?
MONSEIGNEUR.
Oui, après-midi. Croyez -vous que j'ignore
quelque chose?
LOUISON, balbutiant.
Monseigneur, je n'ai rien à me reprocher.
MONSEIGNEUR.
C'est ce que nous allons voir. Levez les yeux,
mademoiselle; plus haut, plus haut encore. Com-
ment donc? de la fraîcheur, de la taille, des
grace^!
THOMAS. Io5
A qui la nature va-t-eile prodiguer ses laveurs?
murmurait une des dames de la société de Vc^m-
bassadeur. C'est une injustice faite à la qualité,
chuchottait sa voisine , et pendant ce court col-
loque ^ Monseigneur aidait attiré Lvuison tout
contre son fauteuil^ et lui relevait ie menton de
la main , en lui donnant des petites tapes sur la
Joue.
Voilà, s'écria-t-il enfin, des coquins de fro-
cards bien heureux.
LOUisoN, baissant les jeux de nouveau.
Je ne vous entends pas , Monseigneur.
MONSEIGNEUR.
Oh! que si, oh! que si, tu m'entends à mer-
veilles. Deux vauriens ne sont pas, hier, entrés
chez toi ?
LOUISON.
Deux dignes prêtres. Monseigneur.
MONSEIGNEUU.
Oui, et qui honorent singulièrement le sacer-
doce. Et la collation eu poche , petite dissimulée ,
et Talcove où on t'a conduite à différentes re-
prises, et ton combat de nuit avec un diablotin. ;.
LOUisoN, stupéfaite.
Ah! Monseigneur, vous savez tout. Mais dans
ceci il n'y a pas de ma faute. Je repasse pour le
couvent, et il faut être complaisante si on veut
conserver ses pratiques.
ro6 MON 01fCLJ£
MONSEIGNEUR.
£t cette complaisance s'étend , indistinctement,
sur tous les membres de la communauté?
LOUISON.
Non, Monseigneur. Je n'en connais que quatre.
Le prieur et le procureur ont pris des dévotes ,
et les autres n'ont plus besoin de rien.
Quatre! quatre! répétait une dame entre ses
dents. Quatre cordeliers à une grisette ^ lorsque
nous avons tant de peine à fixer un malheureux
petit-maître !
l'ambass/ideur. ^
Il me semble , monsieur le lieutenant de police,
que vous deviez nous amuser de l'embarras de
ces drôles-là?
MONSEIGNEUR.
Je me l'étais promis, monsieur le duc. Je m'é-
tais même procuré les renseignemens nécessaires ;
mais ils se sont avisés ce matin , mal à propos pour
vos plaisirs , de chanter une grand'messe , et vous
sentez qu'on ne pouvait les enlever à Tautel. Le
haut clergé aime assez qu'on s'amuse aux dépens
des moines ; mais il ne veut pas qu'on attaque
le culte. Au reste, vous trouverez peut-être aussi
plaisant que je les dénonce à monsieur l'arche-
vêque.
TOUTES LES DAMES Cl la fois.
Non , non , cela serait trop dur. Il faut seule-
THOMAS. 107
ment savoir leurs noms, afin de se mettre sur
ses gardes, si par hasard on les rencontrait ja-
mais.
MOicsEiGJNEUR , à Louison.
Allons , mademoiselle , les noms des quatre
cordeliers?
LOUISON, éplorée.
Grâce, Monseigneur, grâce pour ces bons pères.
MONSEIGNEUR.
Voyez-vous, la friponne? Elle tient à ses moi-
nes. Leurs noms, vous dis-je?
LOUISON.
^e promettez -vous, Monseigneur, qu'ils ne
seront pas inquiétés?
MONSElGNEUli.
Non , ma belle , il ne leur arrivera rien , puis-
que ces dames le veulent ainsi. Finissons, leurs
noms?
LOUISON.
Grégoire, Bonaventure, Poly carpe , Hilarion.
MONSEIGNEUR.
Sa déclaration est conforme au rapport que
j'ai reçu. Mes gens m'ont bien servi.
. Les inspecteurs font une profonde révérence y
et les crayons sont tirés ^ et les noms des quatre
moines inscrits sur les tablettes des dames.
I08 MON ONCLE
l'ambassadeur , à part.
Et ces marauds de cordeliers garderaient cette
jolie créature! non, parbleu, je ne la leur lais-
serai pas. Elle est digne du représentant du roi
d'Espagne et des deux Indes.
Ici V ambassadeur se lève^ et va dire^un mot à
V oreille du lieutemmt de police j qui en dit un
autre à f oreille de Bertrand y qui présente poli-
ment la main à Louison , qui se laisse conduire.
Les dames se lèi^ent à leur tour; Monseigneur
en fait autant. On cause pendant cinq minutes ,
on se sépare^ et on retourne y les uns à leurs
affaires, les autres à leurs plaisirs.
Ainsi se termina cette audience de police ^ dans
laquelle , à quelques formes près , des magistrats ,
de tous lés lieux et de tous les temps , pourront
se reconnaître.
CHAPITRE VI.
Mon oncle Thomas sort tout à fait de chez son
ambassadeur.
O vous, qui dédaignez les fadaises, mais qui
lisez, avec attention, et par conséquent avec fruit,
les ouvrages instructifs , tel que celui-ci , par
exemple , vous vous rappelez sans doute que
monsieur l'ambassadeur avait fait mettre mon
oncle à l'école, afin de piquer l'amour-propre de
THOMAS. 109
monsieur le duc, son fils, en le faisant rougir de-
vant un roturier, un ramoneur, un valet plus
savant que lui.
Un jour donc que le papa duc ne savait que
faire (par indemnité pour la canaille, le ciel a
voulu qu un grand s'ennuyât quelquefois tout
comme uii autre), un jour que son excellence
bâillait comme un çrocheteur qui se promène
en long et en large en attendant pratique, il s'a-
visa de mander l'auguste et unique rejeton de
son illustre race ; il lui présenta un livre , et l'in-
vita à lui en lire quelques pages.
Le petit duc , qui assemblait à peine ses lettres ,
commença par impatienter son cher père , lequel
se fâcha bientôt sérieusement; s'emporta ensuite;
entra enfin dans une telle colère, qu'un Espa-
gnol n'en éprouve, pas deux semblables dans
toute sa vie. Plein de respect pour son sang, il
assouvit sa fureur sur le malheureux et bien in-
nocent Uvre. En un instant, les feuillets jonchè-
rent le parquet.
Un cordon de sonnette, qui n'était pas plus
coupable que le livre de l'ignorance du petit duc ,
fut tiré, retiré, arraché et jeté au feu. Voilà
comment les gens du haut parage rendent souvent
justice.
Faites donc un consul, un législateur, un mi-
nistre, un ambassadeur, même un chef de bu-
reau d'un homme orgueilleux, entêté, violent,
et voyez à quoi vous exposez le citoyen paisible,
I lO MOir ONCLE
le mérite modeste, Tinnocent qui demande jus-
tice, le sage, les mœurs, Técônomie, une admi-
nistration sage... Mais en voilà assez à propos
d'un cordon de sonnette.
Celui-ci ne s'était pas arraché sans un bruit
qui fit sortir de leur apathie sept à huit laquais
qui bâillaient aussi dans une antichambre. Ils se
lèvent , ils accourent, ils se heurtent , ils arrivent
péle-méle chez monseigneur, qui leur crie, aussi
haut que le permet sa poitrine usée , de lui ame-
ner Thomas.
Mon digne oncle, qui grandissait, qui ne se
souciait plus déjouer à la chique, et qui voulait
pourtant s'amuser à quelque chose, avait troqué
un des écus de Riboulard contre un flageolet sur
lequel il avait trouvé , sans maître , le menuet
diEocaudet et la musette de- Desjardins. Il était
tout à la musique , plaisir des âmes pures, dit^-on ,
lorsqu'il fiit pris , enlevé et transporté devant
monseigneur , sans avoir eu le temps de se re-
connaître.
Prends ce Cervantes ^ lis, petit drôle, et fais
honte à un duc qui connaît à peine ses lettres,
dit monsieur l'ambassadeur à Thomas , qui se mit
aussitôt en devoir de le satisfaire, sans s'embar-
rasser de la manière dont il se tirerait de là.
Suivez le tableau, s'il vous plaît.
Le papa, enfoncé dans un grand fauteuil à oreil-
lettes; les laquais derrière; le petit duc en avant,
debout, les yeux baissés, et ne sachant que faire
THOMAS. III
de ses mains ; mcm oncle , un genou en terre aux
pieds de son excellence, ouvrant et feuilletant, sur
l'autre, le célèbre espagnol doré sur tranche, et
s'amusant à regarder les gravures; l'ambassadeur
répétant son commandement; mon oncle, plus
ignorant encore que le fils du patron, cherchant
tous les O de chaque ligne , les appelant l?un
après l'autre, et n'appelant que les Oy parce que
c'était la seule lettre qu'il connût; son excellence,,
plus furieuse que jamais, faisant rouler, d'un coup
de pied , et mon oncle et Cervantes ; mon oncle
se relevant , se sauvant , et laissant le père et le fils
s'arranger comme ils l'entendraient; monseigneur
faisant un signe aux valets ; ceux-ci suivant Tho-
mas à la piste ; mon oncle courant toujours , et
jetant , aux jambes de la valetaille , les tabourets
et les chaises qui se trouvent sur son chemin ; les
valets cherchant à se dépêtrer ou à esquiver les
coups ; Thomas gagnant du terrain sur eux , en-
fonçant enfin d'tiu coup de tête un joli panneau
d'acajou à moulures dorées , qui faisait partie
de la porte du boudoir de madame l'ambassa-
drice, qui avait eu la prudence de tourner la clé,
et qui ne devait pas s'attendre qu'on entrerait
chez elle par dessous la serrure.
O surprise ! 6 terreur ! Thomas , qui s'applau-*
(lit de voir la livrée arrêtée devant l'asyle du mys-
tère, qui se flatte de devoir ime seconde fois
son salut à madame , mon oncle aperçoit très--
distinctement le père Polycarpe battant à ou-
T la MO]» ourcLE
trance sa hienfaitricev et aussi ardent qu'in^per^
turbable^ sourd au bruit des tabourets.et des chai-
se:s, du panneau enfoncé, et des exclamations de
ThomaSd
Ce]ui-ci, habile à saisir l'avantage du moment,
conçoit , avec la rapidité de l'éclair, que le service
qu'il va rendre à madame , le remettra infaillible-
m«nt en grâce avec monseigneur. Il repasse par
3on trou; il déclare à la livrée qu'il se rend de
lui-même au fatal cabinet; il vole; il ouvre, il
entre ; il raconte avec chaleur et ingénuité ce
qu'il a vu.
Le mari le plus enclin à battre la femme du
prochain , ne se soucie pas du tout qu'on batte
la sienne. Son excellence , armée d'une âam-
berge , marche au malencontreux boudoir. Il ar-
rive, il a le bras levé; d'un seul coup, il croit
châtier deux coupables... Autre surprise ! Ma-
dame est à genoux devant le bon père , et ce-
lui-ci , assis sur une chaise longue , le coude ap«-
puyé sur le bras de la chaise, la tête soutenue
sur sa main , et la joue couverte d'un mouchoir
blanc , écoute , d'un air de componction , les pé-
chés de sa pénitente.
Que peut faire un mari, et surtout un mari
espagnol, en semblable circonstance? Etre sûr
de son fait, et se taire. Cependant monseigneur,
qui avait la bile allumée, et qui ne craignait pas,
à Paris, les bûchers de la sainte inquisition , mon-
seigneur hasarda quelques mots , très-clairs et très-
THOMAS. I|3
énergiques. Madame se plaignit qu'il eût plus de
confiance aux propos d'un valet qu'à sa vertu.
Monseigneur insista ; madame trouva quelques
larmes. Le bon père la supplia de mettre cette
injure au pied de la croix , et d'offrir ses peiûes
à son sauveur. Il adressa ensuite au mari un dis-
cours respectueusement pathétique, assaisonné
de roulemens d'yeux et d'un gonflement de poi-
trine. Monseigneur, fatigué et non pas convaincu,
se retira en grommelant. Il prit mon oncle au
toupet, et comme il fallait qu'il châtiât quel-
qu'un, il lui prouva, à grands coups de plat d'é-
pée , qu'il avait eu tort de lui dire la vérité.
Mon oncle, furieux à son tour de la manière
dont on reconnaissait ses bons offices , ne pou-
vant et n'osant se venger, fut exhaler sa petite co-
lère dans le sein de l'ami Dugnès. Celui-ci , après,
l'avoir gravement écouté, lui dit qu'un domes-
tique adroit ne rapporte jamais chez monsieur
ce qui se passé chez madame; que le mari le plus
jaloux finit toujours par maudire celui qui l'a
éclairé; que la femme la plus coquette hait in-
vinciblement, et sans retour, celui qui l'a prise sur
le fait, et qu'enfin lui, Thomas, serait, pour
prix de son zèle, ou chassé, ou l'objet des mau-
vais traitemens qu'imagineraient les caprices de
monsieur et de madame.
Mon oncle n'entendait rien de ce que disait
Dugnès. L'obscurité, et, par suite, Tabsurdité de
son raisonnement, le faisait donner au diable..
IF. 8 '
Tl4 MOW ONCLE
il criait à tue- tête que lorsqu'on battait la femme ,
ce qu'on pouvait faire de mieux, c'était d'appeler
le mari, et il lui semblait injuste, atroce, revoir
tant , qu'on lui eût meurtri l'omoplate , parce
qu'il avait fait son devoir. Il éprouva bientôt que
Dugnès lui avait dit vrai, et, sans rien entendre
à la cause, il n'en fut pas moins sensible aux
effets.
Madame n'osa pas le renvoyer. Monseigneur
eût pu croire qu'elle craignait les surveillans ;
mais elle le traita avec un mépris, une dureté
qui Téloignèrent de son appartement : c'était ce
qu'elle voulait.
Monseigneur s'aperçut enfin que Thomaà ne
faisait rien , n'était propre à rien , et comme , se-
lon Sanchez, il faut utiliser les hommes, mon-
seigneur s'avisa d'un moyen tout-à-fait nouveau
pour tirer parti de Thomas.
Il fit appeler Dugnès et le gouverneur du pe-
tit duc. Il défendit au premier de payer plus
long-temps le maître d'école. Le pédagogue per-
dit , avec ses honoraires , l'affection qu'il avait jus-
qu'alors marquée à mon oncle. Il Jui défendit
nettement de se présenter sur les bancs : jusque--
là c'était au mieux.
Mais monseigneur avait en même temp^ en-
joint au gouverneur de faire assister Thomas à
toutes les leçons , et de le fustiger jusqu'au sang ,
quand monseigneur le duc ferait mal. Exemple
frappant qui lui rappellerait qu'il avait un cul
THOMAS. Il5
comme un autre, et qui devait faire un grand
effet sur son esprit. Le gouverneur ne voyait
pas une analogie bien marquée entre les fesses
de Thomas et le cerveau de son élève; il était
même persuadé que le disciple ne craindrait ja-
mais, pour lui, les actes de rigueur auxquels on
allait soumettre mon oncle ; mais comme mon-
sieur Fabbé joignait au goût de la toilette, à Tart
de chanter agréablement, au talent de faire de
petits vers, beaucoup d'adresse à démêler et à
flatter le faible des patrons, il jugea bientôt que
l'expédient qu'avait imaginé monseigneur était
suggéré par la vengegnce, et il conclut que plus
Jhomas serait macéré , et mieux il ferait la cour.
Cependant, comme ledit Thomas était récal-
citrant, et qu'im abbé musqué, pomponé, qui
tient à sa figure, à sa coiffure, ne peut pas se
colleter avec un petit drôle qui mord, qui pince,
qui égratigne , le gouverneur mit deux laquais
de planton dans la salle d'étude , et à la moindre
bévue de monsieur le duc , on les faisait appro-
cher. Ils saisissaient le patient, et la fustigation
était d'autant plus vive, que la résistance avait
été plus vigoureuse.
Dugnès aurait voulu adoucir son sort; mais
Dugnès avait une excellente place , à laquelle
il tenait plus qu'à mon oncle, et, pour la con-
server, il ne fallait pas heurter les opinions du
maître. Il abandonna donc son protégé à son
Qalheureux sort , et tel qui blâme Dugnès , s'il
8.
I l6 MON ONCLE
s'examine scrupuleusement, conviendra, dans son
for intérieur, qu'il a quelquefois fait pis. Mais
laissons cela, et prenons les hommes comme ils
sont. Si on ne voulait vivre qu'avec des gens ri-
goureusement probes , il faudrait vivre seul , et
encore combien mériteraient les honneurs de la
retraite? En connaissez-vous?
Revenons. Il y avait huit jours que mon oncle
était soumis à ce genre de vie infernal. Sa patience
était à bout , et son postérieur en lambeaux. Trop
faible pour s'insurger, il se borna à un projet
d'évasion; mais il jura qu'il ne quitterait la place
qu'après s'être vengé de ses bourreaux. Opiniâtre
dans ses résolutions , il attendit une occasion fa-
vorable, et se laissa fesser jusqu'à ce qu'elle se
présentât.
On donnait un opéra nouveau ; la musique
était du bon faiseur ; tous les gens à prétentions
devaient entendre cela, et comme rien n'est si
commun que des prétentions , tout Paris tomba
à l'Opéra. Madame était dans sa loge avec quel-
ques complaisans; monseigneur était dans la
sienne, avec une de ses maîtresses; l'abbé, qui
s'était un peu fatigué avec une femme de cham-
bre, dormait les coudes sur la table, pour ne pas
se défriser; le petit faisait des Anglais avec des
capucins de carte, et en renversait dix d'un re-
vers de main; les valets, qui ont aussi leurs af-
faires , avaient déserté l'hôtel , dès qu'ils furent
bien certains que monsieur et madame les lais-
THOMAS. 11^
saient maîtres de leur soirée ; il ne restait: enfin ;
dans une immense maison , que le suisse dans sa
loge , quelques palefreniers à l'écurie , et mon
oncle, maître absolu du local et de ses actions.
Il commença par tirer d'un bahut son équipage
de ramoneur , si long-temps oublié dans les jours
de sa gloire; il en fit un paquet qu'il déposa
dans le cofFre au bois, au pied d^ l'escalier, et
il monta, enivré de plaisir, impatient de traiter
chacun selon ses mérites, et de rendre en gros, à
tous, le mal qu'il en avait reçu en détail.
Il passa d'abord chez madame , et commença
cette mémorable soirée en tordant le cou à la
perruche. Il pendit le sapajou à une colofine du
lit, avec une jarretière couleur de rose, qui se
trouva sous sa main.
c< J'ai vécu avec eux , dit-il en sortant ; tous
(f deux même étaient mes amis ; mais leur mort
« coûtera des larmes à leur maîtresse. Leur mort
(c est donc légitime. » Que de gens raisonnent
ainsi !
Il entra ensuite chez monseigneur , muni d'une
cniche d'huile qu'il avait été prendre à l'office.
Il en arrosa indistinctement feous les habits de son
excellence , et s'attacha de préférence aux plus
riches. Il cassa sur son genou la flamberge qui
lui avait maltraité les épaules, et se rendit de-là
chez le petit duc.
C'est peu de chose qu'un duc quand il est seul ,
1 l8 MON ONCLE
et qu'il a afifaire à uu ennemi yigQureux ?t dé^
terminé. Celui-ci trembla en voyant l'air terriblç
de mon oncle. Il se souvint d'avoir ri des dis-
grâces du malheureux qu'on hacbait à coups de
verges ; mon oncle ne l'avait pas oublié ^ et c'é-
tait le motif de sa visite. Sans égard pour la quar
lité , il commença l'explication à grands coups dç
poing, et le^uc, qui, cinq minute^ ayant, se
croyait un peut héros capable d'exterminer* k^ luf
seul , toute une. am^ée anglaise , le duc se mit à
crier, au lieu de penser ^ se défendre. Moi^ oncle
lui jura, en le regardant de travers, quç s'il ajou-
tait un mot, ou, s'il faisait uu mouvement, il 1^
jetterait par la fenêtre, et l'excellence, qui tenait
à la yie , se soumit à tout ce qu'il plairait à Tho-
mas d'ordonner.
Thomas lui ordonna de ipettre cijLlptte b^s , et
de lever sa chemise. Il tira , d'une ariçtoire, l'oMer
si souvent teint de son sang; il fouailla, à son tour^
jusqu'à extinction de forces , jeta les verges au
nez de Texcellence , sortit, ferma la porte à doii.-
}>le tour, et p^it la clé dans sa poche. .
Restait à châtier monsieur l'abbé, à qui mçHi
oncle en voulait plus qu'aux autres , mais qu'il
n'était pas facile d'étriller. Thomas Ip trouva dans
la même attitude, dormant d'un sommeil volup»»
tueux.
L'argent de Riboulard n'était pas entièremeiit
dépensé, et ce qui l'était, n'avait pas été unique-
THOMAS. 119
meiU employé en frûmcUsea. Sntr'aulreâ goûts,
mon oncle en avait un décidé pour les £eux d'ar-
tiâce j et suFtout pour ies petits soleils.
Il était debout devant raU>é, et il rêvait le<}uel
valait mieux , ou de lui casser son pot à l'eau sur
la tonsure , ou de lui piquer les gras de jambe
avec un compas qui était sur la table. Aucun de»
deux partis ne lui convint , parce qu'il sentit que
l'abbé prewbrait sa revanche, s'il ne Le met^ûfc
hors de; combat Use souvint qu'il avait un petit
soleil dans sa poche.
Prendre une longue épingle aoive , sur la toi-
lette du. gouverpeur , la. pass^ ^n centre de l'ar*^
tifka, en replieil^le bout, se glisser aou^ là tttble,
accrocher le^^au rabat de^ mouûeur l'abbé»
se relever , saisir avec une piocette un charbon
aUujoaé, et m^tre le feu à la mèche r ^^^ ^^
l'inspiration qw yifit à i^clti oncle, et qu'il exé^
cuta aussitôt.
L'explosion se iaît ; l'abbé 3e ^réveille en^ sui^*
saut ; se lève , égaré , éperdu. Il a le vi^e , les
s^iiitcil^, Les cheveux brûlés , avant qu'il spup-
çowie: la cause de cet étrange accident. Le soleil
tour^aa et jaillit eucOre , que déjà mon oncle est
au bas de l'escalier, soo p^qiiet sous le bras* III
traverse la cour en riant, dç^ hurl.ç9^ens dt} prefih
tfAet^^epii, sort ^n. disauH au suisse qu'il .va çh^r-
cheti^l3^(âb«rurgi^n^pQurimoi^sieur le gouyfr^jijip^
qui vient de se donner une ; entorse.,
O vengeance ! si tes préliminaires sont doux ,
120 MOiy ONCLK
que tes fruits sont amers ! Mon oncle fut à peine
éftns la rue, qu'il frémit à l'idée de ses hauts faits.
Ce n'était pas» un franc et salutaire remords qtii
Fagitait. Une perruche tuée, un sapajou pendu,
tt*ente habits huilés, un duc cogné et fessé, un
joli abbé défiguré , tout cela lui paraissait fort
simple et l'effet d'une récrimination bien natu-
tél\è ; mais le patron était puissant , il avait l'o-
i^lle du lieutenant de police , et le château royal
de Bîcétre se présentait dans la perspective. Où
se cacher, où fuir?
Comme on peut très-bien réfléchir en courant ,
mon oncle pensait à ses^ petites affaires, eh trot*
tant le long des boulevards nmk. Il jugea qu'il
fallait d'abord qilittèr la livrée de monseigneur^
qui n'était bonne qu'à le faire remarquer partout.
Un marais mal clos se "présenta. Il faisait nuit.
Mon oncle s'y glissa; il y reprit l'humble costume
de ramoneur; et il se remit en route, en faisant des
réflexions philosophiques sur l'instabilité des cho-
ses humëirtes. ■ .
Des réflexions philosophiques ! s'écrie un cen-
seur rigoureux. De la philosophie dans un en-
ftint qui ne sait pas même lire ! Oui , monsietir
le caustique , des réflexions philosophiques sor-
tirent du cerveau de mon oncle.
On peut être philosophe sans le savoir,' par la
H?ême' raison que tel qui se eroit philosophe^
n'est quelquefois qu^un sot.
.ii-« »
THOMAS. lai
CHAPITRE Vil.
Mon oncle retrouve des gens de connaissance y etc.
Il était huit heures; il fallait diœcher un asile.
Thomas était dégoûté de la Samaritaine : c'est là
qu'une patrouille du guet l'avait arrêté. Il lui res-
tait beaucoup au-delà de ce que pouvait coûter
un bon gjite ; mais il lui semblait voir les limiers
de la police courant chez tous les logeurs, et
trouvant le polisson qui avait mis en combustion
l'hôtel de monsieur l'ambassadeur. Les nuits
étaient froides, et on ne pouvait s'accommoder
de la voûte du ciel. Où se retirer ? Chez Ribou-
lard ? Il s'af&iblissait tous les jours , et mon oncle
était presqu'en état de le colleter avec avantage ;
mais Riboulard était toujours , pour lui , le plus
terrible des hommes. Tel est l'efifat des premières
impressions ; elles ne s'effacent jamais entièremcftit .
Le jeune fugitif se souvint de la vieille , à qui
il avait escroqué un souper , et sa part d'une pail-
lasse* Il ne doutait pas qu'il ne fk sa paix avec
un écu ou deux. A la vérité , le galetas était dé-
goûtant pour quelqu'un qui quitte une excellente
table et des lambris dorés ; mais ce n'était pas le
moment de faiire le difficile. Les grands hommes,
d'ailleurs, se ploient fadlement aux circonstances.
Mon oncle annonce déjà ce qu'il sera un jour,
et il se détermine aussitqt.
14^ MOIC ONCtï:
Il part donc pour la rue des Prêtres. Il cherche ,
il tâtonne , il monte ; il écoute , il descend , il
remonte ; les voix confuses des commensaux de
la sçiansarde le guident dans l'obscurité ; il amve
précisément pour se mettre à J:able.
Ces npL^ssiwrs commençaient à festoyer une
v^Ule o^, Êtrçie d0 pommes dç t^erre.. A rasfiect
du nopye^u venu, on s!arréte, le couteau, ht
fourchette en l'aii? ; l'inquiétude se peint sur nn
y^^^ 1 1a crainte sur un autre , la gourmandise
%ur tpi)s, et tpus semblaient dire à mon oncle:
Tu r^ tâteras poîat dç l'oie. Thomas entejEidit ce
langage , çt de son çpté il répondait de la même
niani^ère : Teix ts^^erai, corbleu !
En çfifet çiprès avoir salué les convives, aussi
poliment que 1^ permettait son caractère bouil-
lant, il s'assit sur v^n bout die bancelle^ tira sa
boursç, çn exhiba le contenu^ pour di&poâer £in
vçrablement s^a auditoire. Il racouslia en hômoœte
qui.yeut souper, c'çst - à - dire , très-biièvemeali ^
çommen,!; il était entré 2|u gajl^tas quin^^e; ou dix-
huit mpis^ av£^nt ; comipent. U y avaît eecajuoté uju
hal)it complet; con^m^nt il ^t^it entré dx^t imm^
sieur Vambassadeur , et cominent il en était spi^tii
^ ^jPMta que son w^e^ttipa. ^ait de piayar sa part
de ^diép^we, d'ii^emnis^r le propriétaire die
],'habit, et il conclul; en déclarant que si onire-t
jetait d«& offres aussi hpi^aétes , il ôbtieadrait' par
la force ce qu'o« refuserait à la. raison*
La conclusion n'était pai^'djat^.bcmme prudent.
THOMA.S. 123
Elle pouvait compromettre mon oncle de toutes
les manières ; mais mon oncle n'était pas encore
im homme. Jamais même il ne se piqua de pru-
dence après l'être devenu.
Mais çonime tout s'arrange avec de l'argent ;,
que l'argent donne à un fripon la consistance d'un
honnête homme , à une coquette la considération
d'une vestale , à un sot les honneurs dus au mé*
rite; comme l'argent fait pardonner l'orgueil à
un faquin 9 l'insuffisance à un homme en place,
h cruauté au spoliateur d'une province , quelques
écus firent pardonner à mon oncle l'impertinence
de sa péroraison. La vieille et lui convinrent de
leurs faits.
Quatre livres dix sous pour l'habit -veste, la
culotte, les guêtres, les genouillères, le sac, le
grattoir et la calotte de feutre ; dou^e sous par
jour pour le logement , la table , le feu et le blan-
chissage ; plus , l'habit payé comptant , la huitaine
(l'avance, et mon oncle sera admis à festoyer l'oie.
Pour prouver à la société combien il était digne
de l'honneur qu'on lui faisait, il envoya noble-
ment chercher deux bouteilles de vin à douze,
pour payer sa bien-venue. La nuit se passa tant
bien que mal, et, dès le point du jour, Thomas
qui ne savait que faire, et qui se proposait bie^i
de ne pas travailler, tant qu'il lui resterait un
sou , Thomas se mit à jouer du flageolet, au grand
contentement des auditeurs , qui allèrent aussi
1^4 MON ONCLE
faire de la musique de leur côté, et chanter le
RamoneZ'Ci y ramonez-là^ au haut des cheminées.
Deux ou trois jours s'écoulèrent ainsi, et mon
oncle se fatigua , à la fin , et de son flageolet , et
du galetas dans lequel il ne pouvait faire que six
pas en carré. Il déclara à Marguerite quHl allait
se promener, au hasard de ce qui en arriverait.
Marguerite, à qui sa mine espiègle, son carac-
tère décidé, ses talens et sa générosité plaisaient
beaucoup , lui fit toutes les représentations que
lui suggéra son imagination bornée. Mon oncle
n'en tint compte , et lui dit que s'il fallait >^vre en
prison , autant valait que ce fut à Bicêtre que dans
son grenier , et il descendit son grattoir à la main ,
pour faire face aux assaillans , s'il s'en présentait.
En allant et venant, il s'entendit appeler de la
porte d'un hôtel, situé dans je ne sais quelle rue,
et cela ne fait rien à l'affaire. On lui demande
s'il veut rendre une lettre sur le quai de la Fer-
raille , et rapporter la réponse. Mon oncle , à
qui il est égal de se promener à droite ou à gauche ,
se charge de la missive. Elle était adressée à un
officier qui s'efforçait de persuader aux passans
que son métier était le métier par excellence , et
son uniforme, le plus galant de l'armée française.
Il est vrai qu'il y «avait ajouté, de son autorité, quel-
ques galons qu'on ne connaissait pas au régiment-
U fit entrer mon oncle dans un café borgne , et
lui fit boire un verre d^anisette pendant qu'il
THOMAS. ISl5
répondait au poulet II cacheté le sien, et ren-
voie le commissionnaire.
Lorsqu'il fut de retour à Thôtel, le valet qui
Tavait expédié, lui présenta six sous , bien décidé
à en mettre douze sur le mémoire. Mon oncle,
très-désintéressé tant qu il ne manquait de rien ,
refusa galamment le prix de sa course , et une
jolie dame qui prenait l'air à sa croisée, fîit cu-
rieuse de voir de plus près ce ramoneur d'une
espèce si rare. Le laquais introduisit Thomas,
qui , au lieu de répondre aux questions de la
dame , cherche à démêler des traits qui ne lui
sont pas inconnus. Une large dentelle garnissait
le bonnet de nuit, et couvrait les joues et le sour-
cil; le peignoir de mousseline brodée, la petite
pantou£(le rose , le bas de soie blanc à coins verts ,
tout cela mettait sa mémoire en défaut. Cepen-
dant le son de voix , quelques rapports dans la
taille, le mettent sur la voie, et une ou deux
expressions triviales Téclairent tout-à-fait.
« Ck>rbleu! madame^ s'écria mon oncle, vous
« avez demeuré dans la rue des Prêtres ! — Je ne
«( crois pas, mon ami. ( Il n'était pas décent de se
« souvenir de cela. ) Oh que si! oh que si! re-
« prend mon oncle Thomas; à telles enseignes
« que j'entrai un jour chez vous par la fenêtre ;
a que je m'y cachai sous un panier au linge ; que
« deux cprdeliers... — C'est assez , c'est assez,
ce Sortez , Lafleur. » Et Lafleur sorti , la belle
ia6 MON ONCI/E
clame , forcée par l'évidence , veut bien redevetiir
Louison.
ce C'est donc toi , espiègle , qui m'as fait une si
« belle peur la nuit ? — Bah ! j'ai fait bien mieux
<c que cela. J'ai tout conté à monsieur l'ambassa-
« deur d'Espagne, qui a demandé justice pour
« vous à monsieur le lieutenant de police... —
« £t monsieur l'ambassadeur m'a fait conduire
a ici, et m'a donné des meubles, une garde-robe,
« des bijoux, un équipage... Ah! mon ami^ je te
« dois ma fortune. — J'en suis bien aise. Je n'ai
(c plus que neuf livres quinze sous , et puisque
ce vous me devez votre fortune , vous partagerez
a avec moi. -r- Cela se pourrait , si tu avais trois
« ou quatre ans de plus : tu promets d'être fort
« bien. Tout ce que je peux maintenant , c'est de
a t'aider quand tu auras besoin de secours. »
Ici paraît l'officier recruteur. Il se jette sur un
sopiia , attire Louison sur lui , cache une de ses
mains je ne sais où , et sa curiosité piquée par
l'air familier du ramoneur, il lui demande cer^
taines explications qui amènent naturellement le
récit de ses aventures. Le conteur voulait glisser
sur la vengeance qu'il avait tirée de l'ambassadeur,
parce que cela devait indisposer madempiselle
Louison , qui tenait tout de lui. Ce fut précisé-
ment ce qui l'amusa davantage. Elle fit entrer
mon oncle dans les plus grands détails , et rit si
franchement et si fort, que l'orateur en resta
THOMAS. lû'J
ébahu II lie savait pas encore qu'il suffit dé jiayer ,
pour être trompé , bafoué , honni.
a Sais-tu bien , d'Armence ( il ne convenait plus
te de s'appeler Louison ) que c'est un luron que
« ce petit compère-là ? Tudieti ! comme il agit et
« comme il conte ! Ce serait un meurtre de le
« laisser retomber dans les mains de son aiftbàs-^
a sadeur. Je veux lui donner les moyens de le
« narguer, lui, la police et ses si^pots. Écoute,
(( mon garçon , tu sais jouer du flageolet ? — Comme
« un dieu. — Tu as du cœur? — Comme un diable.
« — Je t'engage, je te mets l'habit sur le corps,
a le sabré au côté , de l'argent dans ta poche. Tu
« te promèneras sur le pavé He Paris tant que
« cela t'amusera. Je te ferai partir ensuite^ pour
« le régiment, où tu entreras d'abord en qualité
« de fifre, parce que tu n'as encore ni l'âge, ni
a la taille nécessaires. Tu grandiras, tu te formeras.
a Ton sabre et ton étoile feront le reste. »
Parler vendange à un ivrogne , dindes aux
truffes à un gourmand, mariage à une jeune fille,
veuvage à une jeune femme, bon rôle à un co-
médien , banqueroute à son directeur , combats
et ^oire à l'enfant qui recèle le héros , tous éga-
lement ouvriront leà oreilles.
Mon oncle ne répondait rien au recruteur ,
tant il était content, satisfait, enchanté. Le plaisir
se peignait dans tous ses traits ; son œil animé
semblait percer l'avenir , et y lire l'histoire de
ses succès. Un mot lui échappe enfin r « Et j'aurai
ia8 THOMAS.
« mon sabre tout à Theure ? -^ Et ton habit dans
a la journée. — C'est fait, je suis à vous, »
On apporte du papier et du bon vin. Le rac-
coleur fait IVngagement ; mon oncle y appose sa
croix , faute de savoir signer. Il boit à la santé du
roi ; met dans sa bourse dix écus qu'on lui donne
de sa part ; mademoiselle d'Armence y en ajoute
dix autres, et Thomas suit son officier.
Que de jeunes gens de famille qui n'ont pas
eu un début plus brillant ! Mais
Rose et Fabert ont ainsi commencé,
à ce qu'assure monsieur de Voltaire. D'ailleurs,
je raconte des faits antérieurs à la révolution. On
était alors ce qu'on pouvait ; on a été depuis ce
qu'on a voulu.
Un tailleur obligeant, comme tous les ou-
vriers de Paris , quand on leur paie fort cher ce
qui vaut très-peu, arrangea en quatre heures un
uniforme complet , que le recruteur abandonna
à mon oncle moyennant quinze francs , parce
qu'il ne pouvait plus lui servir. Mon oncle observa
que le roi devait l'habiller; le raccoleur répliqua
que le roi n'habillait qu'à la garnison, et qu'il
faudrait faire la route en costume de ramoneur,
si l'habit ne convenait pas. Thomas ne s'occupait
pas du lendemain ; la jouissance du moment était
tout pour lui ; il lâcha donc ses espèces.
Un sabre à lame ébréchée, à poignée rongée
de vert de gris , valait encore six francs , à ce
THOMAS. I2q
qu'assurait l'officier ; plus , trente sous aif rémou-
leur qui rétablit le fil et efface la rouille ; trois
livres au fourbisseur qui nettoie, polit là monture,
et noircit le fourreau ; encore dix livres dix sous
arrachés à mon oncle. Il est clair que cette re-
crue coûtait très*peu à sa majesté.: c'était made-
moiselle d'Armence qui équipait et armait ce nou-
veau défenseur de l'État. Vous voyez que le
patriotisme germait déjà dans plus d'un cœur.
Pendant que le tailleur et ses garçons , le four-
bisseur et les siens , le • rémouleur et sa meule
travaillent à l'enyi à transformer un ramoneur en
petit Mars , Thomas fait un saut au galetas de
Marguerite, où un homme aux gages du roi ne
pouvait plus convenablement loger. Il eu retire
les chemises de toile de Hollande , les bas de soie,
les escarpins et les bpucles d^argent, que mndame
l'ambassadrice a payés dans des jours de faveur
et qu'il n'a pas eu la sottise d'oiiblier à l'hôtel.
En amant de la gloire, qui ne connaît plus rien
de solide que la fumée, il abandonne à la vieille
ce qui était payé d'avance sur le reste de la se-
maine, y \»i serre la main , lui promet sa protec-
tion dans tous les cas ; entre chez un perruquier
baignem" , étuyiste ; s'y fait décrasser et parfumer
le corps, papilloter, et friser la tête; reviettt sur
son quai , trouve prêtes et endosse les marques
glorieuses de son nouvel état. Joli comme l'a-
mour, léger comme le papillon, il rase à peine
l3o MÔK ONCLE
}e pavé ; il vole, il plane , il s'admire, et âeiiible
dire à tous les passans : Regardez-moi.
Son officier , enchanté de sa gentillesse , le
présente successivement à tous les recruteurs ses
camarades. Tous l'accueillent, le félicitent de la
noble ambition qui le dévore ; tous le font boire ;
il trinque avec tous , et il perd enfin ccmnaissance ,
en poussant ce cri fameux , interrompu par des
hoquets : Five le Roi !
Le lendemain à son réveil , il se trouva singu*
lièrement avancé... du coté des dangers. Son of-
ficier avait reçu l'ordre de faire partir, sans délai,
ses recrues pour*Nantes, où depuis quelque temps
on méditait un coup de tête. Il ne s'agissait de
rien moins que d'envahir l'Angleterre, et, en cas
de résistance , tle jeter l'île et ses habitand dans
la méi*. A la vérité ^leç préparatifs ne répondaient
pas à la magnificence des résultats qu'on se pro-
mettait ; mais en France , on n'a jamais douté de
rien.
Depuis Guillaume de Normandie , ces sortes
d'entreprises avaierit constamment échoué. P#ilr
battre les Anglais chez eux, il faut Mé«Bssaire-
ment être maître de la mer, et ils ont acquis, sur
cet élément , uiie supériorité que balanceraient à
peitiè les forces navales réunies du reste de l'Eu-
rope. La raison en est simple : les Anglais ont un
besoin essentiel de la mer, dont les autres nations
peuvent à toute force se passer, et un peuple
THOMA.S. l3l
laborieux réussit toujours dans les choses qui lui
sont absolument nécessaires. La Seine ne connaît
que ses batelets. Londres est un port de mer
considérable, et les goûts et les travaux de la
capitale influent toujours sur ceux du reste de
l'empire. Peut-être enfin le climat et le sol anglais
produisent-ils des hommes d'un corps plus vigou-
reux et d'un esprit plus constant , comme ils pro-
duisent de meilleurs chevaux et de meilleurs chiens
de chasse. Au reste , ce qui n'a pas été fait jus-
qu'au jour où j'écris , n'est pas démontré impos-
sible. Il suffit d'aborder, et il ne fant, pour en
finir, que beaucoup de bonheur, et Bonaparte.
Mon oncle, à la première nouvelle d'une inva-
sion en Angleterre, se leva précipitamment, cou-
rut fair« faire sa queue, acheter un sac- à-peau,
dans lequel il enferma son butin , et son sabre
d'une main , et son flageolet de l'autre , il vint
prendre les ordres de son officier.
Cet officier était attaché au régiment irlandais,
tommandé alors par ce malheureux comte de
Lally, qui était l'âme de l'entr'eprise , qui depuis
fut lieutenant - général , et qui périt d'utie* itt^t
tragique, sur les bords de la Seine, pour avoir été
pris par des Anglais dans l'ancien golfe du Gange.
. Ceci n'est pas clair pour* tout le monde : il faut
s'expliquer catégoriquement. Il s'agissait de réta-
blir, isur le trône de ises pères, le petit-fils de l'im-
bécille et infortuné Jacques II, que Louis XIV
soutint si long-*temps , et dont Louis XV secourut
9-
l3a MONOIMCLE
la postérité, sans trop savoir pourquoi ;.car que
lui importait , après tout , que le palais de Saint-
James fût occupé par Georges ou par Edouard?
Il était plus essentiel de soutenir notre compagnie
des Indes ; de reprendre , sur les Anglais , nos
comptoirs et nos colonies. Mais la prospérité du
commerce se fait sentir à tous , n'éblouit, per-
sonne, et rien n'est beau comme renverser et.
doniier des couronnes.
Si quelque chose peut rendre Thomme au sen-
timent de sa nullité absolue ; si l'exemple peut le
cpnsoler de l'état de misère , d'anxiétés , de vœux
impuissans, de privations, auquel semble le con-
damner la nature , qu'il ouvre l'histoire , et qu'il
bénisse son sort en comparant sa famille, quelle
qu'elle soit , à cette longue suite de rois d'Ecosse
et d'Angleterre, dont la race, poursuivie par une
fatalité insurmontable , épuisa , pendant plus de
trois cents années , tous les malheurs qui peuvent -
accabler la triste. humanité.
Le premier roi . d!Écosse de cette famille est
gardé dix-huit ans prisonnier en Angleterre , et
meurt ayec sa femme, assassinés par leurs sujets^
Son fils Jacques II est tué àJ'âge de vingt -r neuf
ans , en combattant les Anglais. Jacques III, emr
prisonpé par son peuple, s'échappe, s'arme, et
périt dans un combat qa'il livre aux révoltés.
Jacques IV perd à la fois une bataille et la, vie.
Marie Stuart , sa petite-fille , chassée de son trône ,
fugitive en Angleterre, détenue dix r huit ans par
THOMAS. l33
Elisabeth, est condamaée par elle, et porte sk
tête siir un échafaud. Charles V^ , petit -fils cie
Marie, roi d'Ecosse et d'Angleterre, est vendu,
livré à Cromwdl par les Ecossais , jugé et exécuté
par les satellites de l'usurpateur. Jacques son fils,
septième, du nom, et deuxième en Angleterre ,
est détrôné par son gendre, obligé de fuir de
ses trois royaumes, et^ pour comble de malheur,
on lui conteste jusqu'à la légitimité de son fils.
Ce fils ne tente de remçnter sur le trône de ses
pères, que pour faire périr ses amis par la main
des bourreaux. Enfin le prince Charles Edouard,
dont il est ici question, réunissant à toutes les
vertus, le courage du roi Jean Sobieski, son aïeul
maternel , n'obtient quelques succès passagers
que pour éprouver ensuite les plus incroyables
malheurs. L'histoire n'offre aucun exemple d'une
maison si constamment infortunée.
Mais comme c'est l'histoire de mon oncle Tho*
mas que j'écris , et non celle d'Angleterre , je re-
viens à mon héros. Il fut présenté à monsieur dé
Ijally, à qui son air déterminé plut aussi beau-
coup. J^e comte lui dit qu'il le prendrait avec
lui , et lui ordonna d'être prêt pour le lendemain.
Bon sang ne peut mentir ^ dit un vieux pro-
verbe. Mon oncle était sans doute issu d'un sang
de la meilleure espèce , car il se souvint de sa
mère , que tant de beaux messieurs oublient tousr
les jours. Il ne crut pas devoir affronter l'océan
et la mort, sans prendre congé d'elle dans les
l34 MON ONCLE
formes. Riboulard le qhiffonait un peu; il fçt
même sur le point d'engager son recruteur à.
racx^ompagner ; mais il se reprocha bientôt c^tte
faiblesse , indigne d'un grand cœur: Il pensa qu'un *
fifre du régiment de Lally ne devait avoir peur
de rien/ll comptait, d'ailleurs, sur son habit qui
en impose toujours, et sur son sabre qui avait,
le fil.
Ces idées encourageantes le conduisirent jus-
qu'à la porte de ses foyers, que sa sûreté per-
aonnelie l'avait détertnihé à fuir, et que depuis si
lông-temps il n'avait salués. Mais en touchant le
loquet, il sentit son courage faiblir; la main lui
trembla. Il pensa que Riboulard était homine à
l'échiner avant que d'entrer en explication , et si la
piété filiale le poussait dans la chambre, l'amour,
de lui-même le repoussait vers l'escalier. « Non,
« sacrebleu ! je iie descendrai pas , reprit - il après
<f un moment de réflexion. Il ne sera pas dit qu'un
(c sergent du guet aura fait reculer un soldat de
« Lally. Après tout, Riboulard n'est qu'un homme ;
<f il n^st pas mon père-, et au premier geste dé-»
« placé , je lui passe mon sabre au travers du
a corps » , et il met le sabre à la main , et il ouvre
la porte, et d'un saut il tombe d'à-plomb au mi-
lieu du taudis.
Riboulard, cloué par la goutte dans un mau-
vais fauteuil , les pieds étendus sur un vieux paiU.
lasson , la tête enveloppée d'un mouchoir à tabâc>
les épaules couvertes d'un jupon gras et déchiré,
TilOMAS. l35
Riboulard, appuyé d'un^ maûi sur sa béquille ^
écumait de Tautre son pot-au-feu, en atteiHiai^t
sa €ha$t;e moitié qui était au sermon , lorsque la
bri^squci eiitrée du fifre lui fait tourner la tête. La
poiu^ du s^hi^ se présente à dix^hiiit pouces de
sa poitrine. Jl n'a pas le temps de voir à qui il
a affaire; la frayeur s'empare de lui; il publie
qu'il a la goutte; il se lève pour prepdre sa hal-
lebarde, appuyée contre la table. La douleur qu'il
sent au:^: pieds le fait retomber aussit9t , non pas
$ur son fautçuil, mais sur le chat de Rosalie, qui
se dbauffait, en regardant, les tisons. Minon lui
imprime ses quatre griffes dans le derrière ; Bi-
boulard fait un mouvement pour se dégager, et
pousse un cri afCr^ux ; mon oncle part d'un éclat
de rire. Le chat en liberté, s'élance au liasard,
retombe dans le pot-au-feu, le renverse en s'élan-
çaAt de nouveau pour échapper à la brûlure,
inonda et brûle Bjboulard, qui n'échappe lui-
même aux hommes, aux animaux, aux élémens
conjurés contre lui, qu'en se roulant tout d'une
pièce vers la porte. Un de ses pieds accroche
celui de la table, qui lui tombe sur l'estomac;
la table entraîne la hallebarde, qui lui casse sa
dernière dent ; il heurle , le chat échaudé miaule ,
et le fifre continue de rire.
Cependant le calme se rétablit; les douleur3
de Bihoulard s'apaisent ; il a le loisir d'exaininer
le rieur , dont la gaîté n'annonce pas des iqleu--
l36 MON ONCLE
tioDs hostiles. Il le reconnaît , «t la scène change
smssitot
Il s'était roulé jusqu'à la porte, probablement
pour appeler les voisins à son secours. Il se met
sur son cul, le bout du bâton de la hallebarde
contre sa poitrine, et la pointe tournée vers mon
oncle. Mon oncle , fâché de s'être engagé si avant',
fait une volte vers la croisée, qui deux fois lui
avait été si propice. Riboulard, dont l'argent
s'était envolé par-là , l'avait fait griller pour parer
à un second accident , et Thomas , qui aurait
voulu être à cent lieues , fut forcé de combattre.
Il sautait à droite et à gauche pour prendre Ri-
boulard en flanc ; Riboulard , tournant sur son
cul comme sur un pivot , faisait face de tous
cc^és , et mon oncle trouvait partout la- pointe re-
doutable de la hallebarde. Il voulut parIeme^ter;
.il cria qu'il n'était venu que pour voir sa mère ,
et qu'il demandait la liberté de se retirer. Ribou-
lard, inébranlable à sa porte, jura qu'il châtierait
le petit coquin qui lui avait manqué de respect.
Mon oncle s'abaissa jusqu'à demander grâce; Ri-
boulard refusa d'entrer en composition , et exigea
que l'assaillant jetât son sabre , et se rendît à
discrétion.
a Rendre mon sabre! s'écria Thomas, exaspéré
tt par de semblables prétentions, rendre mon sa-
« bre! Me prenez-vous pour un sergent du guet?
« C'est vous, corbleu ! qui rendrez la hallebarde»,
THOMAS. l37
et aussitôt cette guerre d'observation prend une
incroyable activité. La poterie et les menus meu-
bles volent à la tête du sergent; mais la fureur
dérange la main de mon héros. Les coups portent
à faux, et Riboulard conserve sa position. Mon
oncle , déterminé à vaincre , et ne trouvant plus
rien à cass^ , relève la table , la charge pénible-
ment d'un matelas, y monte après ^ soulève le
matelas aussi haut que le permettent ses petites
forces et la longueur de ses bras , le laisse tom-
ber en long sur Riboulard , et saute de la table
sur tous les deux. Il frappe des pieds, des poings,
de la monture du sabre ; il s'alonge , il se rac-
courcit , selon que Riboulard , qui suffoque , di-
rige ses efforts. Le vieux sergent, excédé de
fatigue et de douleur, perd enfin connaissance,
et lâche la hallebarde. Thomas s^n saisit, et,
sorti ^ avec honneur, de son premier combat , il se
dit que s'il est beau de vaincre , il est plus beau
de pardonner. Il enlève le matelas, et les fumées
qui lui chatouillaient le cerveau , se dissipent à
l'instant.
Riboulard est sans mouvement, et Thomas croit
l'avoir tué. Il rougit, il pâlit; ses genoux ploient,
il s'afflige, il se désole. De quelque résolution
qu'on soit armé , on ne tue pas un homme
comme une mouche , et ce n'est que par degrés
qu'on devient féroce. Mon oncle se repent sincè-
rement ; mais ce «sentiment ne dure pas. Il s^^
l3B , MON ONCLJ£
rappelle son inoculation forcée, ses dents ven-
dues , ses épaules déchirées à coups de verges ; il
conclut que si Riboulard est mort , il F^ biea iné-
rite, et que lui Thomas n'a point de reproch^^ à
se faire.
Comme il n'était pa^ sur que les témoins, s'il
s'çn présentait , fussent de cet avis , il jugea pru-
dent de sortir de chez sa mère , dût-il m mettre
en route sans lui faire ses adieux. Il n'y avait
qu'une petite difficulté: Kiboulard était étepdu
on travers de la porte qui ouvrait en dedans , et
mou oncle s'épuisa en efforts superflus poui: dér
ranger cette masse.
Vous vous étonnez sans doute de ce . que les
voisins ne soient pas accourus au tÎRtainare afr
freux qu'on a ^it dans cette chambre. Us avaient
de bonnes raisons pour cela, et je vais vous 1^$
dire , car enfin je vous dois. compte de tout,
Sur le même carré logeaient trois ouvriers qui
étaient allés à leur ouvrage , et lenrs trois femme^^,
très-gentilles et très-accortes , étaient allées se
faire battre. Au-dessus, l'aimable Zéphir en ^té,
et le venteux Borée en hiver. Au-dessous, une
dévote et un marchand ; la première au sermon ,
le second à sa boutique. Les étages inférieurs oc-
cupés par je ne sais qui ; mais comme la voix
monte toujours, Riboulard et mon oncle ne, pou-
vaient être entendus que du ciçl , qui ne se mêle
plus de nos affaires , depuis qjie saint Luc , saiat
THOMAS. l39
Jean , saint Mathieu et saint Marc ne se mêlent
plus d'écrire.
Cependant mon oncle , qui ne perdait jamais
la tête , voyant l'impossibilité de s'évader par la
porte ou la fenefre , se mit courageusement à at-
taquer , avec la hallebarde , le plâtre et les lattes
qui le séparaient de l'escalier. Il ne lui restait
plus 9 après avoir tout brisé dans la maison , qu'à
démolir la maison elle-même ^ et l'opération allait
grand train , quand le génie destructeur de mon
oncle est arrêté par les cris d'une femme et les
juremens d'un homme, qui teus deux montent
précipitamment. Thomas croit avoir tué son beau-
père ; tout l'inquiète , le tourmente. Il prête une
oreille attentive ; il entend distinctement une
lourde chute; une seconde plus violente encore
succède aussitôt , et en même temps un coup ter-
rible fait résonner la porte. La serrure faible ,
les gonds rouilles cèdent y la porte tombe , tombe
encore sur Riboulard , et pardessus la porte tombe
un fort de la halle, que le diable semble pousser
de telle sorte, qu'il glisse sur le visage jusqu'à la
chemifiée , et s'écorche , en glissant sur un car-
reau inégal , le front , le nez et le menton. Paraît
ensuite Rosalie, le bonnet tombé, les cheveux
gris-pommelés en désordre, les genoux et les cou-
des meurtris.
Puisque vous vous souvenez ' de tout , vous
n'avez pas oublié que parmi les vingt et un sou-
pirans congédiés par ma grand'mère à Vaugirard ,
l4o MON ONClE
9
était im fort de la halle, amoureux en propor-
tion de sa vigueur , et capable d^externiiner d'un
tour de main le vieux Titon de eette nouvelle Au-
rore. II avait conservé une velléité pour Rosalie; il
l'avait constamment convoitée, et constamment il
avait étouffé ses soupirs, pour ne pas se brouiller
avec un homme aussi prépondérant que monsieur
Riboulard.
Ce jour-là ( qui peut répondre , en se levant ,
des évènemens de la journée?) ce jour-là, Jean-
le-Blanc , au lieu d'aller aii sermon , avait copieu-
sement- déjeuné dtms un cabaret voisin. Il sortait
gaiement du temple de Bacchus, et ma grand^mère
de celui de notre divin maître, he galant l'aper-
çoit, son goût se réveille... Que dis-je ? ce goût se
convertit en rage.
H l'accoste d'un air décidé, et s'explique sans
périphrase : ces messieurs se servent toujours du
mot technique. A des propositions, révoltantes
sans doute, ma grand'mère répondit par un signe
de croix , qui chassé , dit-on , l'esprit malin ; mais
qui ne peut rien sur un fort de la halle. Celui-ci
répéta l'invitation ; ma grand'mère doubla le pas ;
le satyre prit le trot.
Ils arrivèrent ensemble dans l'allée qui' con-
duisait à la forteresse , que Thomas venait de ré-
duire. Là, le drôle ne perdit plus le temps en
vains propos; il agit, et si vertement, que ma
grand'mère fut obligée de jouer des ongles ; jeu
piquant, qui lui valut une tape sur le bras, e^
THOMAS. l4l
une autre sur le toupet , qui sépara le bonnet du
chef. Elle courut vers l'escalier, l'enragé courut
après elle, en jurant que, de gré ou de force, il
en tâterait.
Rosalie violée ! vous ne vous y attendiez pas, ni
elle non plus , et il n'y avait qu'un fort de la halle
qui fut capable de tenter ce grand œuvre.
La menace d'un semblable attentat avait rendu
à ma grand'mère toute l'agilité de sa première
jeunesse ; mais ses forces n'étant plus en propor-
tion de la grâce suffisante, elle resta pâmée sur
le seuil de sa porte ; c'est ce qui s'appelle périr
au port. L'estalier était obscur ; l'audacieux Jean-
le-Blanc perdant de vue la victime qu'il se pro-
posait d'immoler, avait doublé de vitesse. Le corps
gissant de ma grand'mère avait arrêté net l'action
de ses jambes, et le buste, que rien ne contenait,
était tombé avec violence sur la porte , et l'avait
enfoncée.
Pauvre mari ! tu as perdu connaissance , pour
ne pas voir de telles horreurs ! Cher et tendre en-
fant ! ton innocence ne te laisse pas même soup-
çonner qu'un brigand veut poignarder ta mère ! •
Que de femmes ont dû la continuité de leurs
plaisirs clandestins à l'aveuglement de leurs maris,-
et à l'ignorance de leurs bambins ! .
Les extrêmes se touchent , et l'ordre est quel-
quefois sorti du sein même de la confusion. Le
dernier coup , qu'avait reçu Riboulard , avait ra-
nimé , par. l'effet des contraires , les esprits vitaux
14^ MON ONCLE
qu'avaient engourdis les premières contusions; le
fort de la halle avait été subitement dégrisé par
la violence de sa chute; ma grand'mère oublia ses
infamies en pressant dan$ ses bras un fils qu'elle
ne croyait plus revoir, et Timagination ardente
de ce fils s'assoupit sur le sein matefnel.
Tout le monde était à peu près content, hors
Riboulard , qui avait sur le cœur l'algarade de mon
oncle Thomas. Sa femme lui rappela que la ven-
geance est un des sept péchés capitaux; il l'envoya
faire lanlaire. Jean - le - Blanc , très- bon garçon
quand il n'était pas ivre , recolla le goutteux dans
son fauteuil , lui parla raison à sa manière , et k
force de tâtonner il trouva enfin le faible du bon-
homme. Il lui représenta que deux militaires, qui
se sont bravement battus , finissent toujours par
boire ensemble , et il offrit de payer l'écot. Cette
dernière proposition fit plus que tous les raison-
nemens possibles. Riboulard s'apaisa, pardonna,
et consentit à embrasser Thomas , tant bien que
mal, aux conditions suivantes, qui furent accep-
tées, après quelques difficultés de la part du soldat
' de Lally :
i^ Que Jean -le -Blanc ferait raccommoder la
porte. — ^ccorrfe. 2° Qu'il paierait trois pintes
de viri et trois livres de saucisses. — jéccoPdé.
3*^ Que Thomas irait acheter un autre pot-au-
feu , et qu'il paierait la vaisselle et les meubles
cassés.
Thomas n'avait pas envie de payer les frais de
THOMA.S. i0
la guerre. Il murmurait tout bas que cela regar-
dait les vaincus. Sa mère lui glissa deux écus de
six francs qui levèrent tous les obstacles. La paix
fut conclue , et jurée entre toutes les parties. On
dîna sobrement, parce que Hiboulard était bien
aise qu'il lui restât de quoi souper; mais on dîna
en famille, et la cordialité et le sot orgueil firent,
selon les caractères, les frais de la conversation.
Rosalie caressait mon oncle, mon oncle caressait
sa mère. Jean-le-Blanc cita ceux de ses cama-
rades qui s'étaient éreintés en voulant porter aussi
lourd que lui, et Riboulard nomma, avec emphase,
les filles, les filous, les auteurs, les colporteurs
quïl avait logés à l'Hôpital , à Bicêtre ou à la Bas-
tille. Enfin on se sépara, assez satisfaits les uns des
autres, et mon oilcle, enchanté de sa journée, se
retira sur son quai, chargé des bénédictions de
madame sa mère.*
Le lendemain, à la pointe du jour, il se rendit*
chez son colonel , qui lui fit croquer le marmot
trois ou quatre heures, qui parut enfin, le fit ju-
cher sur un fourgon chargé d'armes, de poudre
et de balles. Il le recommanda à ses gens, et
partit en poste pour Nantes.
Mon oncle arriva le dixième jour , sans évène-
mens, et sans autre occupation que de boire,
manger et dormir à l'auberge , avec le factotum
de monsieur le comte ^ et de lui jouer du fifre
dans le fourgon.
Sept jours après son arrivée, tout étant dis-
l44 MON ONCLE
posé aussi bien qu'on le peut avec du zèle et peu
de moyens, mon oncle s'embarqua en très-bonne
compagnie pour la conquête de l'Angleterre.
Je n'ai pas , je le répète , la prétentiofi d'écrire
l'histoire; je laisse cela aux compilateurs: à tous
seigneurs , tous honneurs. Mais je ne peux me
dispenser de parler d'une entreprise où mon
oncle fit tant de bruit avec son Jifre,
THOMAS.
145
DEUXIÈME PARTIR
CHAPITRE PREMIER.
ExpédUionéhi prince Charles^Édouard Stuart (i).
L/E tous les évènemens d'éclat dont parle Tbiî^
toire, il n'en est pas, peut-être, qu'on puisse com-
parer à la tentative du prince Edouard, si on
considère la faiblesse des moyens, l'éclat des
premiers succès , les malheurs romanesques ^ et
presqu'incroyables qui leur succédèrent, et les
changemens qu'une victoire de plus pouvait ap-
porter dans le système politique de l'Europe.
En effet, la bataille de CuUoden gagnée, le
prince Edouard faisait remonter son père au
trône , et l'Angleterre devenait , l'alliée de la
France. Ces deux puissances se liguaient contre
' \\- 4\t lï\ \i t fi Un Mil il
(i) Épispde eBlièrement historique.
10
i46 MON ONCLE
la Hollande , Louis XV pour la forcer à la paix ,
Stuart pour la punir d'avoir détrôné son aïeul.
Le commerce des Deux-Indes prenait une forme
nouvelle , et il est à présumer que le pape recou-
vrait sur l'Angleterre les droits que lui avait ôtés
Henri VIII.
Charles-Edouard était fils du chevalier de Saint-
Georges , vulgairement appelé le Prétendant , et
petit -fils de Jacques IL II vivait à Rome auprès
de son père , et sa jeunesse s'écoulait dans une
inaction , qui ne s'accordait ni avec un courage
bouillant, ni avec un amour extraordinaire de la
gloire. Ce dernier rejeton de tant de rois et de
tant d'infortunés , avait été appelé en France
en 174^9 6t on avait fait alors des efiforts aussi
dispendieux qu'inutiles pour le porter, avec une
armée , sur les côtes d'Angleterre. Il attendait à
Paris une occasion favorable pour déployer ses
talens et satisfaire son ambition. La guerre , que
Louis XV soutenait alors contre FAllemagne,
l'Angleterre et la Hollande , l'épuisait d'hommes
et d'argent. Trop occupé de ses propres affaires
pour penser alors à rétablir celles d'un prince
étranger, le roi laissait Edouard dans l'obscurité,
et même dans -l'oubli.
Ce jeune prince s'entretenait un jour de ses
malheurs et de ses espérances avec le cardinal de
Tencin, qui devait au prétendant sa promotion
à la pourpre romaine , et le prélat lui adressa ces
THOMAS. 147
propres mots : «^Quë ne tentez -vous de pasiser
« sur un. vaisseau vers le nord de l'Ecosse ? iVotre
a seule présence pourra vous donner un parti et
« une armée. Alors il faudra bien que la France
« vous secoure. »
Les plus . faibles causes amènent souvent de
grands évènemens. Ces mots réveillèrent l'ambi^
tion du prince. Mais où trouver ce vaisseau , et
comment l'équiper ? Son père ne pouvait rien
pour lui , et il vivait, en France, des dons'de quel-
ques familles réfugiées , attachées à sa maison.
Il avait vu quelquefois monsieur de Lally ,
Irlandais de nation. Son courage , récompensé *
sur le champ de bataille même de Fontenoi , et
son caractère remuant, le lui firent juger digne
de, le seconder. Il s'ouvrit à lui , et Lally se char-
gea de diriger l'entreprise.
Il s'assura d'abord de sept officiers irlandais ou
écossais, qui consentirent à courir la fortune du
prince. Leurs noms méritent d'être connus. C'é-
taient le marquis de Tullibardine, frère du duc
d'AthoU nn Makdonall, Thomas Shéridan, Sul-
livan, Kelli et Strikland. Tous, avant le départ,
furent promus aux premiers grades d'une armée
qu'on pouvait n'avoir jamais.
L'un deux s'adressa à un négociant de Nantes ,
Irlandais, nommé fValsh^ qa'il savait afifectionné
au parti du prétendant. Par un hasard singulier ,
ce Walsh , dont on n'espérait que quelqu'argent ,
10.
l48 MON ONCLE
avait un corsaire de dix -huit canons, qu'il o|Frit
généreusement, et qu'on équipa en secret. L'a^ctif
et infatigable Lalty ramassa, de tous côtés, des
armes, des munitions de guerre, et des fonds.
Enfin, le prince s'embarqua avec ses sept offi-
ciers , dix - huit cents sabres' , douze cents fusils ,
et quarante - huit mille francs. Telles étaient les
ressources qu'il comptait opposer à des flottes , à
des troupes réglées, k des finances considérables ,
et à l'opinion publique, généralement prononcée
en faveur d'un roi affermi sur le trône.
Par une suite des soins du comte de Lally , le
corsaire que montait le prince fut escorté par un
vaisseau du roi de soixante-quatre canons , tÉli-
sabethj que le ministre de la lïiarine avait prêté
à un armateur de Dunkerque. Cette espèce de
faveur s'obtenait alors, moyennant une somme
payée au Trésor royal, et l'entretien de Téqui-
^agp était à la charge de l'armateur. Le roi, à
qui appartenait le vaisseau , et le ministre qui
lavait prêté, ignoraient également à quel usage
on devait l'employer.
Après huit jours d'une navigation périlleuse,
après avoir échappé à la poursuite d'uifie escadre ,
le prince tomba dans une flotte marchande, qu'esr
Gortaient trois vaisseaux de guerre anglais. Le
plus fort, portant sois^ante-dix cations, se détacha
pour combattre ^Elisabeth. Le corsaire que moti»-
tafît le prince, inquiéta le convoi par de fausses
THOMAS. 149
manoeuvres, et força aiqst les deux autres vais-
seaux à ne pas s'en écarter. Insensiblement, il
gagna le vent , et 6t force de voiles vers l'Ecosse ,
{tendant que r Elisabeth soutenait, contre le vaisr
seau anglais, un combat long, opiniâtre et meuri-
trîer, qui fatigua également les deux partis, et
dans lequel aucun n'eut d'avantage prononcé. .
A la faveur de la nuit , le prince aborda une
petite île à peu près déserte , au-delà de l'Irlande ,
v^% le cinquante -huitième degré. Il attendit le
jour pQur cingler vers l'Ecosse , dans la craint^
d'être enveloppé au milieu des ténèbres. Enfin
le petit^fils de Jacques II , roi d'Ecosse , débarqua
dans un petit canton de ce royaume , appelé
le Moïdard. Qu^ques babîtans auxquels il se
nomma, tombèrent à ses genoux, en protestant
de leur impuissance. Ils étaient sans armes , pau-
vres , et ne mangeaient que du pain d'avoine ,
qu'ils obtenaienjt , à force de travail , d'un tefirain
pierreux et stérile. « Je cultiverai cette terre avec
-« vous , leur dit le prince ; je mangerai de <:fi
« pain; Je partagerai votre pauvreté, et je vous
Si appwte des armes. »
De tels se&timens, exprimé^ avec la chaleur de
la vérité, devaient exciter l'enthousiasme. Ces
faonaes ^ns furent ses premiers soldats. Le brijît
de son arrivée se répandit dans les environs. Les
MakdonaU, les Ix)kil, les |C)ameron, les Fraser,
ûiÊsh d'autant de tribus d'Éçosse , vinrent ^^sitqt
se joindre à lui.
l5o MONOPfCLE.
Les peuples qui composent ces tribus, habi-
tent un pays montagneux, et couvert de forets
d'une étendue de deux cents milles. Les îles Or-
cades et celles du Zetland suivent les mêmes
usages , et vivent sous les mêmes lois. Ces peuplés
àont les seuls, de l'ancien monde connu , qui aient
conservé Fhabit de guerre des Romains. La rigueur
du climat , le travail et là vie ' sobre auxquels les
condamne la nature, les rendent agiles et vigou-
reux. Ils supportent, avec constance, les fatigues
et la disette. Ils couchent souvent sur la terre ,
et résistent aux marches les plus pénibles, au
milieu des neiges et des glaces. Ils sont soumis à
leurs seigneurs , qui ont conservé, sur eux, les
droits féodaux abolis en Angleterre ; ainsi ils sont
nécessairement du parti de ceux dont ils dépen-
dent.
Les Irlandais , catholiques romains comme le
prétendant, étaient cependant dans des disposi-
tions toutes différentes. Le pays est plus fertile
et mieux cultivé; le peuple était plus favorable-
ment traité par la cour de Londres ; les manu-
fgictures étaient encouragées ; par conséquent le
commerce florissait , et l'habitant fortune et tran-
quille tenait plus aux douceiu*s de la vie ,* qu'aux
intérêts des Stuart. Voilà pourquoi l'Irlande ne
prit point de part active à la révolution qui se
préparait, lorsque tout, en Ecosse, concourait à
l'avancer par lés armes, ou la favorisait en secret.
THOMAS. l5i
Une autre cause dès premiers succès du prince,
vint du mécontentement de beaucoup de lords
écossais, qui, depuis la réunion des deux royau-
mes , n'avaient pu avoir entrée au parlement
d'Angleterre. La cour avait négligé de se les atta-
cher par des pensions. Ils regardaient donc
* comme une sorte d'esclavage cette' réunion qui
ne leur assurait aucun avantage à eux, ni à leurs
tribus , et ils soulevèrent les contrées septentrio-
nales de l'Ecosse.
Quelques autres, que le ministère croyait avoir
gagnés par des largesses ou des emplois, cédèrent
à l'enthousiasme général, et se réunirent à leurs
compatriotes, en faveur d'ifii prince originaire de
leur pays, dont le courage, les talens et les vertus
étaient encore augmentés par la renommée. Les
ducs d'Argile, d'Athol et de Queensbury resté--
rent seuls fidèles au gouvernement.
Edouard avait à peine rassemblé trois Cents
hommes autour de sa personne, qu'on leva l'é-
tendard royal. C'était un morceau de taffetas que
StiUivan avait apporté, et qu'on fixa auh^ut d'une
perche. Cette poignée d'hommes se mit eh marché,
et grossit en avançant, au point que le prince,
arrivant au bourg de Fenning , se trouva à la tête
de quinze .cents montagnards. Il leur distribua
les fusils et les sabres dont Lally avait chargé le
corsaire nantais.
Jamais les circonstances n'avaient été plus fa-*
l5'2 MOU ONChE
yorables pour ^jSaqaer et ahatUre le gouverne-
ment* Le r^i Oeoiiges était sur k continent « ,et
il ne restait pas en A^glet^re six mille hôhunea
de troupes r4glé6s. La petjite armée du prioee,
sls^Qientamt de jour en joiur, était pleine d^
courage et de bonne volonté. Édoi|i^r4 conçut
les plus briltantes espérances , et prépara toiit
pour seconder sa fortune. Il Vfissay^. d'abord
cojntr^ qu^lque^ scpoipagnies du régiment de SaSin-'
clair, qui s'avancèrent, contre Iw^ diçs ei^virOns
d'Édin^ourg. Il les défît eAti^çineynt, et Xpente
Écossais priren): .quatre-vingts Aiaglais avec arnsi^s
et hi^igages.
Il renvoya alors le vaisseau qui l'avait apporté ,
poiu* dqnner ^vis, aux rois de France et d'Espagne^
de son d^arqyemept, et de la situation de ses
affaires. Les deus^ souverains lui écrivirent et 1^
traitèrent de frère , non qu'ils voulussent encore
le |*eçonn£^itre .publiquea^ent ; mais ils ne pou-
vaiçq,t re^e^r ce titre d'hpnneur à sa naiss^^QC^
et à soncpurage.
Us GQipn^pncèrent p.lors à >le secourir sérieiisei-
mfS^t. I)eis convois d'armes et> de munitions fur-
rc^t idxpéâié^ de différei^s ports. Plusieurs de ces
v2^sfse?ïifX fuTsnt pris par les Anglais , ^qui ne
cess^if^)^, de croiser <dfi^s ces mer^s ; d'^utr^s abojr*
d^r^Bt ft f^ncour^gèr^nt Je piarti > ^"i W douta
plus que la France et l'Espagnç^ ^ne j&sieiit les
pfeis grands efforts pQiv rétablir le préteîwJwt
THOMAS. l53
La confiance commençait à s'établir , et attirait
sans cesse des soldats à Edouard. Il marchait avec
'rapidité. Toujours à pied , k la tête de ses mon-
ta^ards , vêtu et nourri comme eux , il leur
donnait en tout l'exemple. Il traversa les can-
tons de Badnoch, d'Athol, de Perth-Shire. Il
s'empara enfin de Perth , une des plus considéra-»
blés villes de l'Ecosse.
. Ge fut là qu'on le proclama solennellement
ragent d'Angleterre , de France , d'Ecosse et d'Ir-
lande, pour scAn père Jacques III. Il est assez
extraordinaire qu'il acceptât le titre de régent de
France , au moment où il ne pouvait rien • que
pg^ la France elle-même ; mais c'était, un ancien
ysage , auquel peut-être il n'osa déroger , de peur
d'indisposer ses troupes, et qui, par son absur-
dité même , ne pouvait inquiéter le roi de France.
Le duc de Perth , le lord Georges Murrai arri-
vèrent alors avec de nouvelles troupes, et prê-
tèrent serment de fidélité au prince. Des com-
pagnies entières désertèrent pour venir ap ranger
sous ses drapeaux. Dundee , Drumond , Newbourg
l^ui ouvrirent leurs portes.
H assembla un conseil de guerre , dans lequel
on discuta des opérations plus importantes. Les
^vis étaient partagés. Le prince voulait marcher
droit à Edimbourg, et déterminer^ par la prise
dç la capitale, la conquête 4e l'Ecosse. Il avait
desr intelligences dans la ville; mais la majorité
des habitaus tenait pour le roi Georges. La placç
l54 MON ONCLE
était. défendue par une garnison, et Edouard man-
quait de tout ce qui assure le succès d'un siège,
ce II ne faut, répondit- il à ces objections, que
c( me montrer pour les faire déclarer tous. » Son
opinion prévaut; on marche sur Edimbourg; on
s'empare d'une dés portes, avant qu'on ait pensé,
à se défendre. Le gouverneur Guest, surpris, se
retire dans le château avec ses troupes. L'alarmfe
se répand aussitôt dans tous les quartiers. Les
uns veulent recevoir le fils de leurs anciens rois ;
d'autres veulent conserver la ville aU gouverne-
ment. Les esprits s'aigrissent, les têtes fermen-
tent ; les magistrats redoutent et veulent éviter la
guerre civile. Us ne trouvent pas d'autre moyen
que de se rendre à la porte qu'occupaient les
montagnards , et d'y traiter avec Edouard. Le pré-
vôt, nommé aussi Stuart, porta la parole, et de-
manda, avec un trouble véritable ou apparent,
ce qu'il fallait faire ; « Tomber à ses pieds et le
« reconnaître , » cria quelqu'un du milieu de la
foule. Ce cri fut répété de toutes parts, et le prince
fut reçu et proclamé dans la capitale.
Ce premier succès, si brillant en apparence, était
peu de chose tant qu'Edouard n'était pas maître
du château. C'était la seule place véritablement
forte où il pût établir des magasins, se retirer en
cas de revers , et d'où il pût contenir des habitaus
dont les dispositions étaient encore' incertaines.
Le château d'Edimbourg est situé sur un roc
inaccessible. Il est défendu par des murailles de
/
THOMAS. l55
«
douze pie<ls d'épaisseur, revêtues d'un fossé pro-
fond taillé dans la roche. Cette forteresse antique,
et par conséquent irrégulière , exige cependant un
siège dans les formes, et le prince n'avait point
de canons. Il fut obligé de traiter à son tonr avec
Guest. On convint que les hostilités seraient sus-
pendues , de part et d'autre , et que la ville four-
nirait dés vivres au château.
On sut bientôt à Londres les avantages qu'avait
obtenus Edouard. Ce prince, qu'on y regardait,
lors de son débarquement, comme un aventurier
qui n'était pas à redouter , inspirait déjà des
craintes sérieuses. La régence établie par le roi
Georges, avant son départ d'Angleterre, mit, eh
son nom, la tête du jeune prince à prix. On promit
six cent soixante mille livres de notre monnaie à
quiconque le livrerait. L'importance de la somme
prouvait • combien on le jugeait dangereux , et ,
par une contradiction singulière, on ne prenait
encore aucune mesure efficace pour le vaincre.
Edouard, maître de la plus grande partie de
1 Ecosse , proclamé partout sur son passage , sem-
blait autorisé à traiter , de son côté , Georges
d'usurpateur. On s'attendait qu'il répondrait aux
proclamations de la régence, en se servant des
mêmes arm^s. Il donna un exemple de modéra-
tion bien rare dans un jeune guerrier que ses
premiers succès pouvaient enivrer. Il n'opposa
aux proscriptions sanguinaires ' de ses ennemis ,
que son épée, et la défense rigoureuse à ses ad-
i56 MON ON c Le
I
•hérens d'attenter à la vie du roi régnant et des
princes de sa maison. Une telle conduite fortifia
f&on parti, et rendit sa cause plus respectable.
Il ne négligea rien pour la faire valoir et pour
■profiter de cette première ardeur du soldat , qui
-se ralentit si aisément. Il apprit que le général
-Cope s'avançait contre lui , avec des troupes ré-
glées, et il sortit aussitôt d'Edimbourg pour le
combattre. Il conduisait trois mille montagnards
.qui étaient toute son armée, et qui avaient des
xoraemuses pour trompettes. Les Anglais , au
nombre de quatre mille hommes, avaient deux
régimens de dragons , et six pièces de campagne.
Edouard était déddé à tout braver. U moixt^
quelques hommes sur dés chevaux de bagage ; il
avance, à marches forcées; il se trouve en pré-
sence des Anglais à Preston - Pans , et range àus,-
^tôt sa petite armée en bataille. Jl n'avait ni
<?orps de réserve , ni seconde ligne ; il n?qn avait
pas besoin : ses soldats étaienit disposés k se battr/s
en furieux. Il tire son épée, et jetant le fourreau
au loin : « Je ne la remettrai , dit-il, que quançl
« vous serez libres et heureux. »
Ce prince était né général. Il avait remarqué
un défilé , par où l'ennemi battu , pouvait fairie s^
retraite. U détacha cinq cents hommes pour s'ep
emparer, et il engagea le combat avec deux millie
cinq cents montagnards.
Son attaque eàt si vive, que l'ennemi n'a pas l^e
temps de se servir de son artillerie. Ses mont^-
THOMAS. • 1 57
goards fondent sur les Anglais; tirent à vingt
pas, et jetant leurs fîisils, se couvrent de leurs
boucliers , se précipitent entre les chevaux , le»
tuent avec le poignard^ et combattent les hommes
le^sabre à la main. La force du corps, ioMitile
aujourd'hui dans les batailles , fit tout dans celle*
ci. Lés Anglais, étonnés d'une manière de com-
battre, nouvelle pour eux, se débandent et fuient
de tous cotés. On leur tue huit cents hommes ;
le reste, ainsi que le prince l'avait prévu, cherche
à se sauver par le défilé. Les montagnards, qui
les attendent, en font quatorze cents prisonniers.
L'artillerie , les bagages , les drapeaux restent au
pouvoir du vainqueur. Les chevaux des morts et
des fuyards lui font à l'instant une cavalerie.
Cette première victoire ne lui a coûté que soixante
hommes.
Le général Cope avait fui presque seul. La
nation , indignée de sa défaite , demanda qu'il fut
traduit devant une cour martiale, et celle-ci,
contre l'ordinaire de ce genre de tribunaux, qu'é-
garent souvent la passion ou l'intrigue , prononça
que la présence , l'intrépidité du prince et la ma-
nière de combatte des Écossais , avaient seules
décidé la perte de la bataille.
* Cependant ce grand nombre de prisonniers
embarrassait le prince. H n'avait point de place
où il put les envoyer. Il n'était pas possible de
les faire garder par ses soldats, qu'ils égalaient
preàqu'en nombre. Il se détermina à les renvoyer,
l58 MOlf OlfCLE
après leur avoir fait jurer de ne porter d'un an
les armes contre lui. Il garda les blessés, les fit
soigner comme les siens, et cette générosité lui
attira de nouveaux partisans.
Deux vaisseaux , l'un français , l'autre espagnol ,
chargés d'armes et d'argent , arrivèrent alors sur
les côtes. Ils débarquèrent un certain uom))re
d'officiers irlandais, qui étaient au service de
France , et qui brûlaient de se distinguer aux
yeux de celui qu'ils regardaient comme leur lé-
gitime souverain. Edouard les employa à disci-
pliner ses troupes.
Le même vaisseau français revint, quelquesi
jours après la victoire de Preston - Pans , au port
de Mont-Rose. Il apportait encore de l'argent et
des armes, et le frère du marquis d'Argens, si
connu par ses écrits, était à bord, en qualité
d'envoyé du roi de France auprès d'Edouard. Ses
affaires prenaient la tournure la^plus avantageuse.
Il était rentré dans Edimbourg, où son armée
s'augmenta jusqu'au nombre de six mille honuues.
L'ordre commença à s'établir dans toutes les par-
ties. Il avait ude cour, des secrétaires d'état, des
hauts officiers. Le pays fournissait des subsides
réglés ; les Anglais ne le menaçaient d'aucun côté ;
sa sécurité eût été entière s'il eût été maître du
château d'Edimbourg. Il n'avait pas de grosse
artillerie, il ne pouv^t rien entreprendre contre-
cette forteresse. ,
A la valeur , à la modération , à la générosité
/
THOMAS. l5c)
d'Edouard , la régence d'Angleterre avait d'abord
opposé la proscription. Elle essaya ensuite la ca-
lomnie, et enfin l'arme du ridicule, toujours
sûre en France, mais impuissante sur le flegme
anglais. On imprima , et on afficha partou,t que le
prétendant venait renverser la religion dominante,
persécuter les anglicans, et substituer le despo-
tisme aux lois du pays. Edouard protestait que
jamais il n'attenterait à la liberté des cultes, et
qu'il respecterait les immunités du peuple. La ré-
gence exigea, des fonctionnaires publics, une nou-
velle formule de serment , conçue eu ces propres
termes : J^ abhorre , je déteste , je rejette comme
un sentiment impie cette damnable doctrine , que
des princes excommuniés par le pape , peuvent
être déposés ou assassinés par leurs sujets j etc.
Edouard répondait que si quelqu'un avait à crain-
dre le fer des assassins, c'était celui-là seul dont
on avait proscrit la tête. On fit sortir de Londres,
et de ^on territoire , tous les prêtres catholiques ,
trop peu nombreux pour être redoutables , et on
ne redoutait en effet que le courage d'Edouard,
et une armée conduite par l'enthousiasme, qu'é-
chauffaient encore des succès presque prodigieux.
Enfin , on fit paraître un journal qu'on distribuait
gratuitement, dans lequel on comparait les choses
importantes faites pendant le règne de Georges II ,
aux. changemens qui ne devaient pas manquer
d'arriver sous la domination d'un prince catho-
lique - romain ; les moines rétablis , les édifices
l6o MON OlfCLE
publics convertis en couyens , un jésuite confes-
seur et ministre , plusieurs ports livrés aux Fran-
çais , etc. Les partisans qu'avait Edouard , dans
Londres même, écrivaient dans le sens contraire,
et leur style ambigu , et la modération qpn'ils ob-
servaient, ne donnaient aucune prise au gouver-
nement.
Le prince , à qui son ardeur ne permettait pas
de s'occuper long-temps d'une guerre de plume ,
sortit de nouveau d'Edimbourg , et enleva , l'épée
à la main. Dundee, Drumond et Mewbourg.
Le roi Georges , de son côté , était revenu en
Angleterre , poiy arrêter les progrès effrayans de
son adversaire. Il s en alarma au point de ne
pas croire les forces nationales suffisantes. Il
fit venir six mille Hessois, et les garnisons hol-
landaises de Tournai et de Dendermonde, qui,
par la plus précise des capitulations , ne devaient
faire aucun service pendant dix-huit mois. U mit
sur pied les milices; il engagea plusieurs seigneurs
à lever des régimens à leurs frais ; il en fit revenir
plusieurs de Flandres; il mit enfin , dans ses pré-
paratifs, autant d'activité que la régence avait
marqué de lenteur.
Ses alarmes augmentèrent, et la fermentation
s'empara à Londres de tous les esprits, quand
on y sut qu'Edouard avait pris Carlisle, et qu'il
avait poussé jusqu'à Derbi , à. trente heues de
cette capitale. Ceux qui n'avaient osé se déclarer
hautement pourlui^ sur des espérances incertaiiies,
*»;
THOMAS. l6l
cessèrent de se contraindre. On buvait dans les
tavernes à la santé du roi Jacques ; quelques mir*
nistres prononcèrent son noni dans les prières
publiques; le comté de Lanças tre lui fournit un
régiment entier. Chaque jour , à chaque inslant ,
on apprenait quelque ïiouveau succès du prince.
La consternation grossisaait ses avantages et ses
forces ; le désordre fut porté à un tel point, que
la banque et les boutiques de Londres furent
fermées pendant vingt-quatre heures.
Depuis qu^Édouard était descendu en Ecosse ,
ses amis pressaient, sans relâche, la cour de Fraise
de le secourir efficacement. Ils assuraient qu'il
était facile de débarquer, la nuit , huit ou cUx mille
hommes et de l'artillerie. Ils ne voulaient pas de
vaisseaux de guerre ; il fallait perdre du temps
pour les équiper, et le moindre retard pouvait
être funeste. Ils demandaient les bâtimens de
transport qui se trouveraient dans les ports de
Calais, de Boulogne et de Dunkerque. Ils assu-
raient que , d'une marée à l'autre, ces troupes
débarqueraient à la côte d'Angleterre, ils répon-
daient que dès qu'elles seraient à terre, les trois
royaumes se déclareraient. Ils désignaient, pour
les commander, le duc de Richelieu dont la ré-
putation était déjà faite en Europe. Ils deman^
daient Lally pour diriger les détails , et servir
sous Richelieu. Enfin leurs sollicitations furent
si vives , si opiniâtres , et les probabilités si bien
j6i IION ONCLE
établies par eux , qu'on leur accorda ce qu'ils de-
mandaient
Il est certain que si le pasage eut été libre , la
révolution se faisait ; mais on rencontrait partout
les flottes anglaises , et cette tentative manqua
comme celles qui l'avaient précédée. On ne put
faire aborder que quelques ' détachemens , qui
passèrent par la mer Germanique , et tournèrent
ensuite à l'Est de l'Ecosse. Le lord Dromond,
officier au service de France , débarqua à Mont-
Rose, avec plusieurs piquets et trois compagnies
du régiment Royàl-Ecôssais. 11 se mit aussitôt en
marche avec ces troupes, pour se réunir à l'armée
du prince. Partout où ils passaient , ils étaient
reçus aux acclamation^ des habitans. Les femmes
allaient au-devant d'eux , et conduisaient les che-
vaux des officiers par la bride. Dans chaque mai-
son, ils trouvaient des rafraîchissemens ; c'était à
qui les logerait.
Cependant Edouard touchait au moment qui
devait décider de son sort. 11 le sentait , et il se
servit de tous les moyens qui étaient en son pou-
voir. Il répandit des manifestes qui pressaient la
nation de se joindre à lui; il promettait à tous
protection et justice; il protestait qu'il traiterait
les prisonniers comme on traiterait les siens ; il
renouvelait la défense d'attenter à la vie du roi
Georges. Ces proclamations , remplies d'ailleurs
de sentimens d'humanité , furent brûlées à Lon-
dres , par la main du bourreau.
THOMAS. l63
Déjà les avant «-postes des deux partis s'étaient
livré de ces combats partiels qui ne décident rien ,
mais qui mènent à une affaire décisive. Edouard ,
trop avancé dans un pays qui ne se déclarait pas
pour lui , craignait que les milices répandues
dans le comté de Lancastre , ne coupassent ses
communications , et ne le forçassent à se rendre
faute de vivres. Toujours impatient de combattre ,
il fut cependant contraint de reculer , et de ren-
trer en Ecosse. Pendant cette marche, son armée
s'augmentait ou diminuait , selon les besoins des
soldats, à qui il ne pouvait payer de solde ré-
glée, et que, par cette raison, il n'était pas pos-
sible de soumettre à un service régulier. Il lui
restait pourtant environ huit mille hommes , lors-
qu'il sut que l'ennemi était à six milles de lui,
près des marais de Falkirck, et en nombre infi-
niment supérieur. Il n'en marcha pas moins à
eux , et leur présenta aussitôt la bataille. Ses
montagnards se battirent de la même manière
qu'à Preston-Pans, et avec le même avantage.
Un orage, qui soufflait au visage des Anglais, les
favorisa encore ; mais leur impétuosité leur devint
fatale. Ils se trouvèrent débandés , rompus et
mêlés parmi les Anglais , qui gardaient leurs
rangs. Le prince vit le danger, et les fit reculer.
Six piquets de troupes françaises les couvrirent ,
soutinrent et rétablirent le combat , et leur don-^
nèrent le temps de se rallier. Ils revinrent à la
charge avec une nouvelle fureur, et enfoncèrent
1 1.
l64 MON OJVCLE
enfin les lignes anglaises. lies cfa*agons s'enfuirent
les, preimers , et entraînèrent Tinfanterie. Les gé*
néraux, les officiers, furent contraints de suivre
la foule. Ils se jetèrent , en désordre , dans leur
camp, entouré de marais, et défendu par des re*
tranchemens.
Edouard , maître du champ de bataille , résolut
d'achever la victoire, et de forcer le camp , malgré
les ténèbres, et l'orage dont la violence redou-^
blait. Il ne s'arrêta que pour donner le temps à
ses montagnards de chercha et de retrouver leurs
fusils , que , selon leur méthode ordinaire , ils
avaient jetés au commencement de l'action. Il
inarcha aux retranchemens l'épée à la main. I^es
Anglais, déjà vaincus par la terreur, se disper*
sèrent et fuirent une seconde fois du côté d'Édim*
bourg. Leurs tentes et leurs équipages furent les
garans de cette double victoire.
Ces trophées, qu'Edouard devait à son intelli-
gence autant qu'à sa valeur, faisaient beaucoup
pour sa gloire, et rien pour la décision de cette
grande affaire. Ces actions fréquentes l'affaiblis^^
saient insensiblement, et le duc de Cumberland
s'avançait en Ecosse avec des troupes fraîches. Il
entra à Edimbourg, et se réunit aux débris de
l'armée vaincue à Falkirck, et à la garnison du
château. Il en sortit à la tête de toutes ces forces,
pour chercher le prince Edouard.
Celui-ci , convaincu plus que jamais de la né-
cessité de s'assurer d'une place forte., assiégeait
THOMAS. l65
le dbàteaa de Sierikig. L'approche du duc. de
Gfomberhoid le força à lever le siège , et à se re^
tirer dans IiMrerness. Le cbic neJui donna pas de
relàcbe; il passa la rivière de Spée, et se pré^
senta à la vue dlny^mess. Edouard, qui (Joutait
des dispositions des halntans , sortit de la ville ,
et se prépara à une bataille, dont le résultat le
portait sur le trône d'Angleteire , ou le faisait
déclarer rebetie et battre à son roi,
NonsT avons vu des armées de cent mille hom^
mes^ en AMem^ne, en Flandre, en Italie, déci*
der àv peine de la prise d'une citadelle. Ici le
destin de trots royaumes va dépendre de onze
mille hommes du côté, des Anglais , et de sept à
huit mille de celui du prétendant. Si Edouard
est battu, son parti est éteint pour jamais; s'il
est vainqueur, le chemin de Londres lui est ou*
vert , et la couronne l'attend.
Les deux armées se trouvèrent en présence à
deux heures après midi, près d'un village nommé
CuHoden. Le duc, de Cumberland avait l'avantage
du nombre , une forte cavalerie , et une artillerie
parfaitement servie. Les Anglais avaient en lui la
confiance que méritait le général qui avait si bien
dirigé leur bataillon carré à Fonteuoi. Us étaient
encore animés par le désir d'effacer la honte des
deux défaites de Preston-Pans et de Falkirck,
Edouard, au contraire, ne livrait bataille que
parce qu'il ne pouvait se maintenir dans Inver-
ness. Celui qu'on force au combat, a rarement
XK
l66 MON ONCLE
l'avantage de la position, et il n'qst jamais poussé
par ces pressentimens intérieurs, attribués, je ne
sais pourquoi , à une cause surnaturelle ; mais
qui font toujours faire de graùdes choses , parce
qu'ils exaltent l'imagination. C'est ce qui arriva
à CuUoden. Les Écossais se présentèrent mal ; ils
n'attaquèrent point à leur manière accoutumée.
Cette façon de combattre n'étonnait plus les An-
glais; mais ils la jugeaient toujours dangereuse.
Les premières décharges de l'ennemi mirent le
désordre parmi les montagnards. Les Français
firent la même manœuvre qu'à Falkirck ; ils se
portèrent en avant; mais les Écossais ne se* ral-
lièrent point , et les laissèrent seuls exposés au
feu. I^es Français furent forcés de plier à leur
tour , et la déroute devint générale. Edouard ,
blessé, fut entramé par la multitude, obligé de
fuir, et de renoncer à toutes ses espérances, ayant
à peine perdu neuf cents honmies. Le reste se
dispersa du côté d'Inverness, poursuivi, sans re-
lâche , par les vainqueurs. Le prince , suivi de
quelques officiers, fut obligé de passer une rivière
à la nage , et de l'autre bord il vit les flammes ,
et entendit les cris de cinq à six cents monta-
gnards qui s'étaient réfugiés dans une grange, et
que les Anglais brûlèrent impitoyablement. Le
gain de cette bataille , qui termina cette guerre ,
ne leur coula que cinquante hommes tués, et
deux cent cinquante blessés.
Pafmi les prisonniers que fit le duc de Cum-
THOMAS. 167
bedand, étaient tous les officiers français. L'en-
voyé, du roi de France près Edouard, vînt se
rendre lui-même au duc dans Inverness, et ce
qu'il y eut d'extraordinaire, on lui amena trois
dames écossaises qui avaient combattu avec le
prince à Preston-Pans, à Falkirck et à GuUoden.
Une quatrième, madame Séford, commandant
un corps de montagnards qu'elle avait levés elle-
même^ fut assez heureuse pour échapper.
Le duc de Cun^berland sentait la nécessité de
disperser sans retour les rebelles ( ce fut ainsi
qu'on les nomma alors. £n politique, le malheur
fait^ les criminels ). Il ne leur donna pas le temps
de respirer. Les soldats , à la faveur de leur obs-
curité, se cachaient aisément, ou se retiraient
dans leurs montagnes. Les officiers se rendaient,
dans l'espoir d'obtenir grâce. Plusieurs furent
livrés par ces mêmes Écossais, qui, la veille, com-
battaient sous eux, ou qui foimaient des vœux
secrets pour le prétendant. Edouard , Sullivan ,
Shéridan et quelques autres se réfugièrent, d'a-
bord dans les ruines d'un fort , dont la faim les
chassa bientôt. A mesure qu'ils marchaient, la
misère se faisait sentir davantage. Le chagrin les
aigrit ; ils en vinrent aux reproches. La division
suivit. A chaque instant il s'en détaèhait quel-
ques-uns. Edouard resta seul enfin avec Shéridan
et Sullivan.
. Il marcha , avec ces deux amis , cinq jours et
cinq n^its , sans oser s'arrêter , eu proie à ce
-«ÙK
^68 Moir OKC1.K
qu'ont d'horrible la fatigue , la lamiae;^ ei^urlout
le souvenir des espérances les mieux fondées, et
si complètement évanouies. I>es détaehemens an-
glais étaient répandus partout, et les soldats dber-
chaient le prince , avec un acharnement que soû-
teiiait la somme prcnnise à qui le livrerait. Il était
à pied , ses habi^ étaient en lambeaux, sa blessure
sans appareil. L'excès des.uevers même' aigrit son
courage, et jamais, peut-être, il ne fut plus gcaiïd
quau milieu des plus àflfreusoi calamité^.-.
Je vais me répéter souvent, sans doute. Une
contiuiiité de malheurs uniformes ramènent les
mêmes situations, et par sjodte les i^êmes exprès^
sions.
Edouard arriva à un petit port nommé Arizaig,
abusé par l'espérance de pouvoir s'y embarquer.
Deux navires de Nantes, qui apportaient de l'ar-
gent , des soldats et des vivres , faisaient voile
précisément vers ce port, et soutinrent un mo-
ment l'illusion. Oa lui rapporte qu'on le cherche
dans Arizaig même; il est forcé de s'éloigner,
avant que ces deux bâtimens aient abordé. Il
n'a pas ÊiiJ; deux milles , qu'il apprend que ces
navires ont touché au port , et qu'à la nouvelle
de la défeiite de CuUoden , ils sont retournés en
France.
O'Nél , officier irlandais au service d'Espagne ,
était venu dans un de ces vaisseaux. Il refuse de
se rembarquer ; il cherche , il trouve le prince
n attendant plus que la captivité ou la mort. Il
%>
/4^
THOMAS.
ïui lÉlit que l'Me de Stotnay;, la dernière au âoitl-est
de FÉcosse , est une retraite à peu près sûre dans
ces premiers momefns. Edouard, touché du dé-
Youeinent d'O'Nél , lui accorde aussitôt sa con-
fiance, et se laisse conduire. O'Nel détache une
barque de pêclieur ; Sullivan , Shéridan et lui
rameât tour à tour. Ils arrivent dans Hle. A peine
débarqués , ils aperçoivent dans Tâoignement un
gros de soldats. Ils reconnaissent Tuniforme de
Tarnaée anglaise. Ils n'ont que le temps de se je-
ter -dans un marais. Us y passent la nuit , cou-
vorts par des roseaux , et dans l'eau jusqu'au^
reine. Au point du jour, ils remontrent dans leur
petite barque, et se remettent en mer, sans pro-
visions, et sans savoir où se retirer. Un brouillard
épais les rend plus incertains encore. Ce brouil-
lard tombe; ils se trouvent au milieu d'une flotte
anglaisé.
Le prince alors oublie sa blessure , et prend
un aviron. Tous quatre forcent def âmes, pour ga-
gnerune petite île déserte, bordée de A)chers, inac-
cessible aux vaisseaux, et même à leurs chaloupes.
Ils échappent encore à ce danger. Us passent au
milieu des enneitais , qui ne soupçonnent pas que
c'est le fils du prétendant qui fuit devant eux.
Ils parviennent aux bas fonds qui environnent
l'île; ils se jettent à la mer, et tirent, à force de
bras, leur nacelle derrière un rocher.
il ne leur restair qu'un peu d'eau-de-vie. Des
coquillages et quelques poissons secs, abandon-
170 MON OlfCLE
nés par des pécheurs sur la plage, soutiurent leur
déplorable existence. Xls se cachèrent dans le
creux d'une roche , jusqu'à ce que les vaisseaux
ennemis fussent hors de vue. Ils repartirent alors;
ils raniièrent d'île en île , cherchant partout un
asile qu'ils ne trouvaient nulle .part. Ils eurent
cependant quelques momens dé repos dans Tîle
de Wight. De pauvres gens les reçurent, et leur
donnèrent quelques vivres. Ils se proposaient de
se refaire de tant de fatigues, lorsque des mUîces
anglaises débarquèrent dans Tîle. Ils furent ré-
duits à passer trois jours et trois nuits dans une
caverne, abanoonnés de ceux qui les avaient d'a-
bord secourus : on aide les infortunés; on ne se
sacrifie pas pour eux.
Ils se crurent trop heureux de trouver le mo-
ment de se rembarquer. Ils se sauvèrent encore
dans une autre île déserte , où ils manquèrent ab-
solument de tout. Forcés de se remettre en mer,
et n'osant gagHer le large avec une barque aussi
frêle , il ne«*estait qu'un parti à prendre : c'était
de retourner en Ecosse , au risque d'être pris par
les Anglais , qui , sans cesse , parcouraient le ri-
vage. Il fallait mourir de faipi , ou s'y déterminer.
Ils rentrent donc dans leur nacelle, presque
sûrs de trouver la mort sur ces côtes où Edouard
avait un instant donné la loi. Ils y descendirent
la nuit, et marchèrent à l'aventure , couverts de
haillons que leur avaient donnée des monta-
guards. Au point du jour, ils rencontrèrent une
TnoMAS. 171
jeune demoiselle à cheval, suivie d'un domestique.
La jeunesse et ce sexe .font naître au moins la
sécurité , et il fallait s'ouvrir à quelqu'un. Le
prince aborda la jeune personne; c'était une de-
moiselle Makdonall , dont la famille était attaché'e
au3c Stuart. Le prince l'avait vue pendant le cours
de ses succès^ et se déclara à elle. Mademoiselle
Makdonall fondît en larmes , en le retrouvant
dans cet état. Le prince et ses amis s'attendrirent
avec elle ; ils pleurèrent tous ensemble , et la dou-
leur de la jeune écossaise s'accrnt encore en
pensant qu'elle ne pouvait rien pour un prince,
exposé aux dangers les plus cruels et les plus
certains. £lle lui conseilla de s'enfoncer dans une
caverne profonde quelle lui montra au pied
d'une montagne voisine. «Non loin de là était la
cabane d'un montagnard sur la fidélité duquel
il pouvait compter. Elle lui promit enfin de l'y
venir prendre, ou de lui envoyer un guide sûr,
si la fuite devenait possible.
Edouard et ses estimables compagnons se réfu-
gièrent dans cette autre caverne. Le paysan les
secourut autant que le permettait sa pauvreté. Il
leur donna ce qu'il avait de farine d'orge , dé-
trempée dans de l'eau. Deux jours passés dans un
lieu obscur et humide, empirèrent l'état du prince,
déjà malade. Son corps se couvrit de boutons pu-
rulens» et d'ulcères. Les provisions du montagnard
étaient épuisées , et les proscrits ne voyaient pa-
raître personne.
l']2 MOW OKCLE
Ih contunençaient à désespérer, lorsqu'un homme,
(snvqyé par mademoiselle MakdoDall, se présenta
à l'entrée de la caverne. Il leyr avoua qu'il était
impossible de trouver un vaisseau pour les passer
^n France; que la seule ressource qui leur restait^
était de se cacher dons la petite île de Benbécuhi ,
chez un pauvre gentilhomme qui les Recevrait vo'-
lontiei^s, et chez qui mademoiselle Makdoùall se
trouverait à leur arrivée.
Us attendent- la nuit ; ils se hasardent k des-
cendre au rivage; ils retrouvent la barque' qui les
a apportés; ils passent à Benbécula. Mademoiselle
Makdonall s'étaii embarquée à quelques miUes
de là, pour les aller joindre, et se concerter, avec
eux, sur les moyens de pourvoir à leur sûreté.
Us arrivent à la maison du gentilhomme , qu'on
leur a indiquée. Ib apprennent que cette nuit
même des satellites du gouvernement se sont em-
parés de lui et de sa famille. Le priticê et ses
amis se sauvent dans des marais, et y passent la
journée. Veris le déclin du jour, O'Nel s'eicpose à
tout, et sort de la boue et des joncs pour aller
à la découverte. Il trouve mademoiselle Makdo-
nall dans une* chaumière ; il se croit hors de
danger, lui et ses compagnons. Elle lui déclare
qu'elle espère sauver le prince, en lui faisant
prendre des habits de femme qu'elle a apportés
avec elle ; mais elle ajoute qu'elle ne peut sauver
que lui , et qu'une personne de plus la rendrait
suspecte. O'Nel, Sullivan et Shéridan ne balancent
THOMAS. jy3
point. Ils se sacrifient au salut d'Edouard, Tein-
brassent en pleurant, s'éloignent, et s'abandonnent
à leur fortune.
Le prince , sous ses habits de femme , suit ma-
deiQOÎselle Makdonall. Elle le conduit dans llle de
Skie. La maison où ils sont retirés , est tout à coup
investie par des soldats. Edouard, sans se trou-
bler , va leiu* ouvrir lui-même , et n'en est pas
reconnu. Cependant le bruit se répand bientôt
que le prince est dans File. Les perquisitions re-
comn^encent ; il faut fuir de nouveau. Il se sépare
de mademoiselle Makdoaall. Il marche dix milles,
sans savoir où il va, et toujours sui^ le point d'être
pris. Près de succomber de lassitude et de besoin ,
il arrive près d'une maison d'assez belle appa-
rence. 11 s'informe; il apprend que le proprié-
taire avait constamment tenu pour le gouverne-
ment. Trop généreux lui-même pour ne pas croire
à la générosité , il entre , il se nomme , et adresse
au gentilhomme ces propres paroles : ce Le fils de
« votre roi vient vous demander du pain et un
« habit. Je sais que vous êtes mon ennemi; mais
a je vous crois assez de vertu pour ne pas abuser
« de ma confiance et de mon malheur. Prenez les
a misérables vêtement qui me couvrent, et gar-
« dez-ies. Vous pourrez me les apporter un jour
a dans le palais des rois de la Orande-Bretagne. »
La délation n'entrait pas encore dans le code des
nations civilisées. Legentilhomme fit ce qu'Edouard
devait attendre d'un homme d'honneur. Il le vêtit,
174 MOW ONCLE
le noorrit, le logea, et lui donna -les moyens de
sortir de l'île.
Arrêté depuis pour l'avoir reçu, et traduit de- .
vant la cour , établie à Edimbourg , pour juger les
rebelles, ce gentilhomme répondit avec franchise
aux interrogations de ses juges. Il leur rendit les
paroles que lui avait adressées le prince , et sa
justification se réduisit à ces mots. « Que celui
<c de vous qui , dans une telle circonstance , eût
<f pris sur lui de le trahir, prononce le premier
« mon arrêt de mort. » Il fut renvoyé absous.
Edouard , sans cesse environné d'ennemis , ne ,
savait plusr où traîner sa misère. Il pensa que la
tribu de Morar, qui lui était généralement atta-
chée, l'accueillerait dans sa détresse. Il repassa
donc en Ecosse. Il erra dans le Lokàber, et dans
le Badenoch. Ce fut là qu'il apprit que sa bien-
faitrice mademoiselle Makdonall était aussi ar-
rêtée; que ses partisans qui s'étaient dérobés aux
recherches , étaient condamnés par contumace ,
et enfin que deux bâtimens légers, expédiés de
France , avaient abordé heureusement sur la côte
occidentale de l'Ecosse , à l'endroit où ce prince
était d'abord descendu, seize mois auparavant. Ce
qui prouve invinciblement que le. parti n'était que
comprimé , c'est que ces deux vaisseaux étaient
mouillés depuis trois mois près des côtes, sans
que personne en donnât avis au gouvernement.
Pendant ce temps on avait inutilement cherché
le prince. Edouard , craignant de se confier, se dé-
THOMAS. 1^5
robait également à tous les yeux. Trouvé et armé
enfin par des servkeurs, que l'inutilité de leurs
premières démarches n'avait point rebutés^ il ar-
riva par les mohtagnes, et à travers mille dan-
gers, à l'endroit où il devait s'embarquer. Il vogua
heureusement jusqu'à la vue de Brest, et il en
trouva le port bloqué par une escadre anglaise.
Il fallut changer de direction. Il regagna la haute
mer , et tourna ensuite du côté de Morlaix. Une
division anglaise y croisait. Il échappa encore à
ce nouveau péril, et débarqua enfin au port
de Saint-Paul -de-Léon , avec quelques amis qui
Fâvaient rejoint au moment de son embarque-
ment.
Pendant qu'Edouard errait, poursuivi d'île en
île , et de caverne en caverne , le duc de Cumber-
land entrait triomphant dans Londres, et le roi
Georges effrayait, par l'appareil de la justice,
ceux qui tenaient encore intérieurement pour sou
compétiteur au trône. Il commença par faire
porter dans les rues de Londres les drapeaux
pris à CuUoden. L'étendard royal du prince était
entre les mains du bourreau; les autres étaient
traînés, dans la boue, par des ramoneurs de che-
minées , et tdus fiu*ent brûlés par le bourreau.
Cette misérable farce , qui prouvait seulement
combien Edouard avait paru redoutable, fut le
préliide des scènes tragiques qui se multiplièrent
bientôt. On exécuta d'abord dix-sept officiers,
qu'on x^traîna sur la claie au lieu du supplice. On
176 MON OMCLE
les pendu , on leur fen(}it.le ventre, on leur arra-
chai le cœur, et on leur en battit les joues. D;eiix
jours après y trois pairs écossais furent condamnés
à perdre la tête.
Les lords anglais Balmerino, Kilmarnoch et
Cromarty , furent jugés par les pairs d'Angleterire*
Tous trois, convaincus d'avoir porté les arpiies
pour le prétendant, furent condamnés à mort.
Lady Cromarty enceinte, et déjà mère de huit
enfans,alla, avec eux, se jeter aux pieds du roi, et
obtint la grac^ de son mari. Les deux autres furent
décapités. Le gouverneur de la tour ayant, selon
Fusage , crié : Vive le roi Georges! Balmerino cria
tout haut : Fii^e le roi Jacques et son digne fils !
et il présenta sa tête.
La vengeance s'étendit sur tous ceux qui
avaient pris part à la rébellion. On en fit n^ourir
vingt à Carlisle , trente à Jorek , soixante-dix à
Penrith et à Brumpton , et cinquante-six à Lon-
dres. Un prêtre anglican avait demandé l'évêché
de Carlisle à Edouard, pendant qu'il était maître
de cette ville. Il fut condamné à mort , et conduit
au gibet, revêtu des habits pontificaux. Enfin, on
fit tirer au sort les soldats et les bas-offîciers qu'on
put prendre. On en supplicia un sur vingt; les
autres furent déportés aux colonies.
De toutes les victimes de la rigueur de (xeor-
ges, celle que plaignirent également les deux
partis, fut le lord Devenwater. Son frère aîné,,
qui dès 1715 avait pris les armes pour le pré-
THOMAS. ly^
tendant, avait eu la tête tranchée à Londres.
Son frère cadet , employé au service de France ,
et pris par les Anglais , pendant le cours de cette
dernière révolution , avait subi le même sort. De-
venwater voulut que son fils , encore enfant ,
montât sur l'écha&ud , et il lui dit : oc Soyez cou-
« vert de mon sang, et apprenez à mourir pour
« vos rois. »
Enfin le dernier pair qui tomba sous la hache
du bourreau , fut le lord .Lovât , âgé de quatre-
vingts ans. Il marqua la plus grande fermeté,
et , avant que de recevoir le coup , il répéta ce
vers dHorace.
Dulce et décorum est pro patriâ morL
. Il semblait qu'Edouard , rentré en France , n'a-
vait plus à redouter que de mener une vie obscure,
insupportable aux hommes qui se sentent nés
pour de grandes choses. Un dernier coup lui
était réservé , et ce fut , de tous , celui auquel il se
montra le plus sensible.
Trois ans après sa triste expédition , la France
et les puissances alliées , également épuisées * et
lasses de la guerre, envoyèrent des ministres à
Aix-la-Chapelle pour traiter de la paix. La pre-
mière condition qu'y mirent les Anglais, fut que
Louis XV renverrait de ses états le fils du préten-
dant. Les plénipotentiaires de France observèrent
que cette paix même allait mettre le prince dan^
l'impossibilité de rien entreprendre. Les ministres
IF. 12
178 MOir ONGLE
du roi Georges insistèrent, el on ne crut pas
<le^r reGommencer la guerre , uniquement pour
les intérêts d*Éâoi»rd* Il fut saorifié au repos de
lu France.
Quand on lui aniion^ ifu'il feUait softîr du
royaume , il répondit que le »ot lui avak promis
de ne jamais i'ddandonner, et qu^'il ne partirait
point* Son caractère , aigri par tant de revers , le
fit résista aux remontrances, aux prières, et
lenfin aux ordres les pluft précâs. On se -crut
<^Mgé alors de s'assurer de sa personne, et on
irinf pour Tairêter. Il se défendit; mais il Ait
pris , chargé de fers , jeté dans un fiacre , et con-
duit en prison, d'où on le tira bientôt, pour le
mener hors des frontières. Depuis ce temps , ce
prince, qm,par sa jeunesse et ses qusdités, mé-
ritait un meilleur sort , Técut ign<»é de toute la
terre , et avec lui s'éteignit cette longue suite de
rois , si constamment infortunés.
CHAPITRE II.
Mon oncle Thomas repamtt sur ta scènes
Qu'est-ce qu'un roman? Un ramas d'évènemens
imaginaires, «qui amuseol: ou ennuient, et qu'on
oublie après les aviDsr ius« Qu'est-ce que l'histoire?
Des fûts réeis , défigurés, tronqués, mutilés par
rerreur ou la passion de l'écriiraio. L'hîs(orio*
^aphe d'un roi fait des hommes libres des bri-
gands ; l'hiètOFiographe répdblicàin vetfl que tous
le^ rois icÀt des> tigtw ; ieA écrivaifift qui ne tîen-
îMDt à aucun pâdrti (fàbhé de Yertot, pat éitemple),
adc^enl; tet héros, ajoutent à ses ^oaiilës, et
transforment quelquefois ses vices en yertus. Cet
ly^bé de Yertol: f puisque je tiens celuiJài , ëcritmt
fhistQwe dîe Maltei 11 eu ^ait au siège de Bhodes.
Il attendait, sur ce siège, des mémoires qui n'arri-
TaienI pa& Il s'érige en gènèrabssime du grand-
turc, et eu grandHDQaître de Tordre de Malle. Il
attaque la place , il la défend , ii la prend enfiu ,
et les fisémoires arrivent , aii moment où Tabbé
finissait de conquérn^ ille entière. Les mémoires
ne re^eiublaient pas du tout à ce qu'il avait mia-
giné : « J'en suis f&ché, dit^il; mon siège est feit,
« je ne le recommencwai pas. »
Lequ^ vaut mieux , à votre avi^ , ou du roman
qui s'oublie, ou de l'histoire qui vous burine
l'erreur sur le périoste du crâne ? L'un et faufre
n'ont de valeur, selon moi, c^ celle que veut
bien leur accorder le lecteur, et tous deux res-
sonblent à la lanterne magique, où on voit pa^
raitre, tour à tour, le soleil et la lune, le mitron,
le père éternel, et madame Gigogne. Je vous ai
longuement entretenu de princes, de monta-
gnards, de rois, de palais, de cavernes, de succès
et de dé&ites; je reviens à mon oncle Thomas ,
et ce que je vais vous racmiler est aussi vrai que
le siège de Bhodes par Fabbé de Yertot. Tous en
retiendrez ce qu'il vous plaira..
12.
'l8o MON ONCLE
' Le.r^i|ne.nl.deXaHy était en garnison à Nantes
lorsqu'Edouard s'y embarqua, et voilà pourquoi
le comte y avait fait venir mon oncle. Il espérait
obtenir un ordre du ministre pour faire passer le
régîpieixt avec le. prince; on lui refusa Tordre , et
voilà pourquoi le régiment resta à Nantes. Mais
comme . monsieur de Lally pensait à tout , il
prévit que , pendant la traversée, sa majesté future
aurait besoin d'un garçon de chambre , et d'un
marmiton pour le service de sa personne et de sa
^table; d'un musicien pour l'amuser à bord, et
4'un trompette pour rassembler les montagnards
/i. terre. Mon oncle n'é tait; pas porté ^ur les con-
irôles du, régiment, et .voilà enfin pourquoi on le
fit. psirtir avec le royal aventurier.' ^ , „ • :
Thomas , qui n'avait jamais respiré l'àir de la
jmer, .eut rpal,aù..cœur, en mettant le pied- sur le
vaisseau, ce qui fut cause • qu'on l'eiivoy à » dans
rentr^-pont,'ôu il coucha entre lîn.sac de biscuit
et une bouteille de rhum , rendant sans cesse, et
réparant à mesurie qu'il rendait. Il ne guérit
qu'en descendant en Ecosse , ce qui. fut 'cause
encore que le prince ne s'occtça point de lui,
et l'avait, même oublié. Mais dès qu'Edouard eût
touché la terre ferme , et salué le sol natal de ses
pères, Thomas sortit de son trou. Dès que' dix à
douze montagiaards se furent rassemblés autour
du prince, il. tira de sa poche son turlututUy et,
tantôt fifre , tantôt* jôùaht de la cornemuse , quel-
quefois tambour, phis souvent soldat, insensible
THOMÂ^S.^ l8î
au péril, et* sabrant quelques Anglais, quand il
eu trouvait l'occasion, il avait aidé à vaincre à
Préston-Pans , à Falkirk, et, lors de la déroute
de CuUoden, il avait la perspective d'être bientôt
maître de musique de la chapelle du roi Jacques,
ou tambour-major de son régiment des gardes ,
ou page, ou aide de cuisine. Mais cette chienne
d'affaire, en ruinant les espérances du prince ,
envoya les siennes au diable. Trop heureux de
n'être pas sabré, il courait avec les autres, aussi
vite que le permettaient ses jambes, court^îs en-
core, lorsque trois ou quatre dragons anglais, qui
couraient aussi , et beaucoup plus vite que lui ,
parce qu'ils étaient à cheval , le décidèrent , non
pas à les attendre,
La valeur n'est valeur qu'autant qu'elle est utile,
mais à se coucher parmi les morts , pour les
laisser passer.
» Le dernier qui passa , j'entends le dernier che-
val, lui pinça l'oreille avec le bout de son. fer,
et la pinça si bien que mon oncle en sauta deux
pieds de haut, et, en rétombant, il vit qu'il était
seul avec des morts ,- et par conséquent maître de
prendre le parti qu'il aviserait dans sa sagesse. Il
commença par faire de son uniforme ce qu'il
avait fait à Paris de la livrée de monsieur l'am-
bassadeur. Il le quitta , parce qu'il sentait que ce
ne pouvait pas être un titre de recommandation
dans la circonstance actuelle , . et par suite de
iSa HOir ojschis,
cette idée, il peosa qu'il valait mii^x, ce jômvlà^
ressembler k un Asiglgis , qu'à qui que ce fut an
monde. D'après ce raisonuement , il cherclia aï ,
parmi çeim: qui venaient d'avoir U complaisance
de se faire tuer pour une a0aire qui ne les regar-
dait pas, il n'en tarouvei^it pas un à peu prè$ de
sa taille. ^
Un jeune enseigne de son âge, que le Iwd son
père avait envoyé à la guerre, au lieu de l!en-*
voyer à l'école , était Aussi parmi les morts. Habit
rouge, paremens et revers bleus, agrémpns en
argent, sabre à monture du même 'métal, la
montre au gousset, et, sans doute, une bourse
bien founue dans la |)Qcbe; mon onéle trouysi
très-convenable de s'accommoder de tout oelii, et
il se mit en devoir de dépouiller le mort.
Le Jeune enseigne , qui avait , dé paraître tel ,
les mêmes raisons que mon onclle , et qui se por-*
tait aussi bien que lui, ne vit pas plutôt à quel
ennemi il avait affaire , qu'il se mit sur son séant ,
et reprit son sabre. Mon onelç , étonné d'abord
d'un mouyeinent auquel il ne s'attendait pasj se
r^mit bientôt , et chargea l'Anglais , ^n jurant
qu'il, aurait sa dépouille. Voilà mes deux lurpns
attaquant , parant , avançant , reculi^t , jBt s'alon-^
géant parfois des coups de sabre à se pouTr
fendre tous deux. La Ijime de mQn pncle s'en-^
gage dans la monture de son adversaire ; il fait
un s^ut en arrière , et retire son fer si vivement,
qu'il tranche ne)t le petit doigt dp miWd à 1^
THOMAS. l83
première ph^iigc. Milord, qui voit son saïag
pour la. première fois, se croît mort tout de
bon ^ et demande quartier. Mon oncle vainqueur ,
lui dpmie la vie ; mais il le déshabille complè-
tement. Il ne lui fait pas même grâce de sou
caleçon.
J'avais envie de mettre ce grand combai son--
gkuU en grands vers bien ronflans ; mais j'ai pensé
qu'il pouvait fournir un épisode à quelque poète
épique^ et je Uii en ai laissé le plaisir.
. Mon oncle, vêtu en officier d'importance j prit
tranquillement le chemin d'Inverness. Il saluait
de la main les Anglais qu'il rencontrait ; il riait ^
en voyant les Écossais fuir devant lui, d'aussi loin
qu'ils l'apercevaient. Il entra enân dans la ville
per&uad^ de sa bonne mine^ et plus encore du
besoin de dîner.
Il cherche dans le gousset de l'enseigne , et il
y trouve une trentaine de guinées, Rassuré sur
son existence , il va droit à la meilleure auberge «
qu'il connaissait , parce qu'Edouard y logeait la
veille. Elle était occupée alors par le duc de Cum«
berland et son état-major.
Le tavernier, très-poli, ce jour-là, envers le$
pffîciers anglais , salue resp^ectueusement mon
onde, et l'invite k le suivre. Mon oncle , pendant
sept à huit mois, passés dans les montagnes, avait
appris passablement l'écossais. Il ne se fait pas
répéter l'invitation; il marche sur les pas de son
guide. Celui-ci le mène à une chambre, d'où s'eï-
l84 MON ONCLE
halait une odeur délicieuse. Il ouvre la porte;
Thomas entre, et trouve à table le général an-
glais et sa suite.
Sa position était embarrassante. S'enfuir , c'é-
tait se déceler, et il eût été pris à quatre pas.
Rester était auçsi dangereux. Des deux partis, il
choisit celui qui le flattait le plus; il se mijt aussi
à table. .
Le duc , choqué d'une familiarité À laquelle il
n'était pas accoutumé, en marqua son mécon-
tentement à ses officiers. Mon oncle ne savait
pas un mot d'anglais ; il ne se doutait pas qu'il
fût question de lui. Il mangeait avec avidité , et
avait grand soin de se servir les meilleurs mor-
ceaux. Il réfléchit cependant qu'aussitôt qu'on lui
adresserait la parole, la fourberie serait décou-
verte ; mais il pen3a , en même temps , qu'on ne
lui ferait pas rendre ce qu'il aurait avalé , et il se
décida à boire et à manger jusqu'à ce qu'on le
mît à la porte.
* Le duc connaissait l'uniforme. Il savait que le
lord un tel avait son fils enseigne dans le régi-
ment ; il avait vu le père à la cour, il ne con-
naissait pas le fils , et par égard pour le premier,
il marqua de l'indulgence au second. Il s'amusa
même de sa voracité , ef , de temps en temps , il
lui adressait quelques mots. Mon oncle le regar-
dait d'un air bête , ne répondait rien , voyait l'o-
rage qui se formait; mais ne perdait pas un coup
de dent. .
THOMAS. l85
Le duc, étonné du silence de l'insatiable man-
geur, demanda à ses officiers ce qu'ils en pen-
saient. Ils crurent que la^ frayeur, naturelle à un
enfant de cet âge, avait dérangé ses organes. Le
duc ajouta qu'au moins elle ne lui avait pas ôté
l'appétit.
On n'est pas long -temps à table après une
victoire , lorsqu'il reste des ennemis à poursuivre.
Déjà la générale battait dans tous les quartiers
de la ville, et le colonçl du régiment dont mon
oncle portait l'uniforme, entra pour prendre les
ordres de son général.
Imaginez - vous la surprise de cet officier, en
voyant son habit sur le corps âinn inconnu.
Figurez -vous mon oncle, interdit de la manière
dont lé regarde le colonel , laissant tomber sa
fourchette , et n'ayant pas la force de mâcher son
dernier morceau. Voyez enfin le duc de Cumber-
land , demandant l'explication d'un tableau muet
auquel il n'entendait rien encore ; mais qui an-
nonçait quelque chose d'extraordinaire.
Le colonel répond qu'un drôle, et peut-être
un espion, a endossé l'uniforme de son régiment.
Il prend mon oncle par une oreille. C'était juste-
ment celle qu'avait foulée le cheval du dragon ,
et la douleur qu'éprouve le patient , lui fait pousser
un god dam, qui lui vaut un soufflet et un coup
de pied au cul. Il répond encore à cela par de
nouveaux god dam , et c'est tout ce qu'il pouvait
dire : c'était le seul cri qu'il eût entendu des An-
l86 MON OirGt£
glais vainqueurs ou en fuite ^ et ce mi^ty employé
dans tous les cas , lui paraissait le fond de la
langue, « • '
Cependaot le eue de Cumberiand faifc cesser
tes voies de fût^ et interroge lui-même Vesçiotk
prétendu. Â chaque interpellation , Thomas ré«>
pète son god dam du ton le plus humble. Tout
le monde se regarde; on ne sait que penser 4.
lorsque mon oncle, très-inqnîet du dénouement ^
s'écrie en français : « Sacredieu! où me suis -je
« fourré ! •
Le duc et la plupart de ses officiers savaient
notre hngue ; elle fiiit partie 1 en Angleterre 9 de
Téducatibn. l^ès lors on comm^iça à s'enteocke.
Mon oncle , interrogé dans son idiome naturel »
répond avec préctsian et or^;inaUté. Il raconte
les faits, il intéresse^ il amuse. Une seule chose
tracassait le colonel ; c'était de savoir o» il referwi^
verait son enseigne ^ que son père lui avait exr
pressément recommandé. D'ailleurs il ne croyait
pas que mon oncle flit coupable poo* s'être battu
bravement, et le duc lui pardonna volontiers d'à-
voir iHné à ses dépens.
Les Anglais aiment les gens de ecsur, parce
qu'ils en ont, et sans cela nous n'aurions paa de
mérite à les battre. Ceux«-ci demandèrent i mon
oncle s'il voulait servir le roi d'Angleterre. Il
répondit que pourvu qu'on l'habillât et qu'on le
nourrît, il lui était égal de jouer dti fifre p^ur
Jacques ou pour Georges. Aussitôt on lui fai^
tUomjls. 187
quitter l'habit de l'enseigne, on loi en donne un
de trompette , on lui met un cheval entre les
jambes , et le Toîlà , sonnant la charge contre
Edouard , pour qui, quatre heures, auparavant ^
il sonnait la retraite. Cette conduite n'était pas
très-régulière ; mais mon oncle ne se piquait pas
de régularité.
Le petit lord , resté nu sur le champ de bataille ,
n'était pas si madré que Thomas. U passa , à ae
désc^^ deux heures qu'il pouv^ employer plus
utilement II finit enfin par où il aurait dû com*'
meneer. H s^enveloppa le doigt dhm mouchoir
qu'il trouva dans la poche d!un vrai. mort; il en-
dossa la défroque de mon onde, et prit triste-
ment, le chMiin d'Iuvemess. Arrivé aux avant<-
postes^ il est pris pour un Français qui ne sait où
donner de la tête , et qui vient se rendre prison*
nier met les autres. Le cervean encore édbau£Gé
par la poudre et l'eau «de* vie, deux Anglais le
saisissent brutalement ; il veut s'expliquer , on
ne l'écoute point ; il résiste, on le bourre, et on
le traîne dans une cave où en i'en&rme , an pain
et à l'eau, avec une soixantaine de malheureux,
que le dé&ut d'espace obligeait à se tenir debout.
Deux jours. a{Hrès, les esprits étant calmés^ on
commença à s'occuper des détails. Le duc envoya
un c^cier-major visiter les prisonniers, avec
injonction particufière de traiter les Français se-
lon les lois de la guerre, Il était temps. Vingt-
quatre heures encore, et ceux-ci périssaient de
l88 MON ONCLE
misère dans leur cave. C'est une belle chosç quèi
la guerre! . : * t . i ' ^ > .- ' • -.t i> >
Le petit lord eut à peine, aperçu l'officier !an^
glais, que fendaot la presse il courut embrasser
ses genoux, et lui conter, sa déplorable histoire/
L'officier le consola, le secourut , et le fit conduire
à son régiment. Son colonel lui rendit les effets
dont Thomas l'avait! dépouillé; lui délivra un cer-
tificat qui attestait qu'il avait, été blessé en com-^
battant glorieusement pour son roi , et le renvoya
à Londres, guérir son doigt auprès de- sa maman;
• Mon oncle, eiïchanté 'd'être à cheval, trottait,
de monts en monts \ en soufflant dans sa trom-
pette. Plus il soufflait; moins il avançait !les af-
faires du. roi Georges, parce que les proscrits,
avertis par le son aigii de la trompette,'se réfu-
giaient dans le premier trou, et laissaient passer
les limiers royaux. Son colonel , qui' s'aperçut
enfin des effets nuisibles de l'instrument, renvoya
le .musicien à Inverness, d'où on l'envoya à Car-
lisle, delà à Durham,ret de Durham à Newcàstle,
où il trouva, le ducrde Cumberland, occupé des
préparatifs de sa pompe triomphale. Il agrégea
mon oncle à;la niasse dés musiciens qui devaient
ouvrir la marche , et mon oncle, en réconnais-
sance de cette distinction, pendit à l'arçon de sa
selle la trompette dont il sonnait fort mal , et tira
son flageolet de sa poche.
Dès le premier pas, le trompette - major secoue
les oreilles, et bientôt sa canne voltige sur les
THOMAS. 189
épaules de Thomas, parce qu'il dérangeait l'har-
monie. En effet, il jouait un air français, et il
était permis au ménétrier en chef d'être choqué
de la dissonnance ; mais Thomas n^en savait pas
d'autre , et il trouvait très-déplacées les manières
du troinpelte-major. ' •
Il avait appris je ne sais où, qu'à. quelque prix
que ce soit, il' faut se concilier la bienveillance
des? gens en place, surtout de ceux à qui on a
directement affaire. Si cette bienveillance n est
pas toujours profitablo^ au.moins elle les empêche
de nuire, et c'est beaucoup. Mon. oncle renonça
donc au plaisir d'enchanter les oreilles des .habi-
tans, qui étaient sur leurs portes ,!:à leurs fenê-
tres, ou dans la rue, et il ne. douta point de mé-
riter les bonnes grâces de son chef, en remettant
dans sa poche l'instrument ^qut lui avait déplu.
Pas du tout; La canne roula encore, parte qu'il
rie jouait plus. Il y avait de . quoi se dbnher au
diable, et mon ! oncle ; qui vn'etait pas endurant,
sortit de la file,!et se 'disposait à piquer des deux.
L'impitoyable niajor lui barre le passiage. Mon
oncle jure et crie à tue-tête ; on n'entend pas un
mot de ce qu'il dit. On comprend /seulement,
ou. on croit comprendre qu'il' ne sait pas la
marche qu'on joue, et on la lui attache notée
k la batte de sa selle. Il :né connaissait pas une
note; mais il vit bien qu'à, toute force il Mlait
jouer. . Il crut qtf il suffirait , pour avoir la paix ,
de changer l'air qui déplaisait si fort au trom-
i. ..
IgO MOV OKCLE
pette- major, et qui lui avait vala la première
bastoaade. Il comment au hasaïd un Diqnmt,
mon ami y qu'ioterrompîl knssîtôt la canne , 6t
mon onde 9 oatré de rage^ ne se possédant plus^
tante de son cheyal, saisit une botte du major ^
l'enlève , lui fait perdre les arçons , ^ l'^ivoie
roui» dans un tas de boue. Deux mamans se
détachent et oourent après lui. Il se |^se entre
les chevaux, il court, il s'arrête, il laôt dea>cro*
cbets, il repari, il se trouve à côté du duc de
Cumberland , et saute en ccoupé derrière Im ,
bien sur qu'on ne viendra point le bàtanoier là.
Deux officiers majors, indignés de sa témérité^
le menacent du pkt de leur sabre. Le duc tourne
la tête , et recouiisât le jeune Français.
Celui qui avait balancé à Fontenoj les talens
de Sburice de Saxe, et qui v^enait de pacâfier
FAugleterre, ne pouvait se £àchet sérieusement
d'une telle escapade. Un grand homme ne croit
pas qu'on puisse liii manquer; Il n'est d'insolens
que pour ceux qui n'o»t de leur place que Fhabit.
Le duc^ instruit de ce qui s'était passé, convint
que lui seul avait tort dans cette afiEûre ^ et qu'il
aurait du inloErmer le trompette -maJOT que mon
oncle n'entendait ips& Fahglais. 11 le fit venir, rit
tui peu de l'état où l'avait mis le jeune Français,
lui reQpnûnanda de le ménager , et de lui donn^
un maître de marches angiaîses. Que d'hommes
puissans font tous les purs des sottises, et ne
daignent ni les réparer , ni même en convenir ?
THOHAS. 191
La câaaille de tous les pays est insalante. Gdle
d'Ao^etenre, qui se croit libre ^ et qui l'est, quoi
^'oa en dise, joint, à Knsoleooe, le sot mgueil ,
et- parfois des aotes de violence, surtout envers
le$ Français , contre qui le gouvernement nounit,
avec soin , la haine la plus invétérée. C'est ainsi
qu'on eherdie à perBiUKler ailleurs que tous les
Anglais sont des lâches et des £npon$ , ce qui
n'empêche pas qu'il n'y ait en Angleterre et en
France de très^braves et de très-estimables gens ;
mais partout, les gouvernés ont la vue basse,
et on Jeur ôte leurs lunettes. U faut bien qu'ils
se laissent conduire par ceux qui les portent.
CHAPITRE II L
..
Thomas soutioètdeson mieux la digaiié du nom
français,
•
Mon opcle ne tarda, pas à sentir les effets de
Sptte antipathie nationale , dont j'avais l'honneur
e vous parler à Tinstant. Il fut asseï^ tranquille
jusqu'à Londre$9 pariée qu'on savait que la croupe
Axi cheva;! du duc était toujours là ; ipais quand
le r^iment eut laissé > dans la capitale, le prince
assoupi sur ses laiiners , il r^touma à Oxford 9
sa garnison , et c'est là que Le trompette * major
et les autres se montrèrent ce qu'ils étaient , c'est-
à-dire, des Anglais de la plus détestable espèce.
Un vieux haut - bois , chargé de lui enseigner les
iga MON ONCLE
airs anglais, le rudoyait, le bâtonnait, et trouvait
qu'il Élisait tout mal, quoiqu'il fit tout bien, quand
on ne lui donnait pas trop d'humeur. Les hommes
faits lui prodiguaient les taloches ; ses jeunes ca-
marades l'appelaient ordinairementy?67icA dog (i)^
ce qui d'abord ne l'aflPectait pas infiniment, parce
qu'il ne savait pas l'anglais ; mais ils lui volaient
ce qu'ils pouvaient de sa pitance journalière, ce
qui était plus sérieux, et le trompette - major le
commandait de toutes les corvées.
Il eut vingt fois envie de déserter. La difficulté
n'était pas de s'esquiver de la ville ; mais comment
sortir de l'ile ? Mon oncle nageait fort bien ; mais
il n'est pas de nageur qui passe de Douvres à
Calais. Il fallut donc prendre patience. Il patienta,
ou plutôt il enragea une année tout entière,
pendant laquelle il souffirit tout ce qui peut hu-
milier un Français , intérieurement persuadé qu'il
vaut un autre homme , quel qu'il soit.
Il était brave conmie un Romain, vif comme
un Gascon, rancuneux comme une vieille dévot^p^
et vigoureux comn^e on l'est à quinze ans, quand
on a reçu de la nature un bon tempérament.
Avec ces avantages , on ne peut pourtant pas
échiner tout un régiment; avec tous ces avaur
tages aussi, on ne peut toute sa vie s'abreuver
de dégoûts et d'opprobres. Mon oncle, excédé.
(t) Chien de. français.
THOMAS. I 193
poussé à bout j jura de mourir , s'il le fallait, plutôt
que de souffrir davantage.
Mais Thomas n'était pas un garçon à mourir
comme un sot, c'est-à-dire, à s'expédier lui-
même, n voulait au moins que sa mort devînt
fatale à ses ennemis. Il commençait à très -bien
savoir l'anglais , et un jour que la chambrée était ^
réunie autour de la gamelle , il harangua l'assem-
blée en ces termes : « Vous êtes des gredins qui
»c vous prévalez de l'avantage du nombre pour
a me turlupiner. Je vous préviens que cela me
<r déplaît , qu'il est temps que cela finisse , que je
« suis un chien à vous sabrer tous , et que le
« premier qui m'appellera yrewc/i dog, aura af-
<t faire à moi. »
A peine a-t-il fini de parler, que tous répètent
à la fois le mot qui lui blessait l'oreille. Il tire
son sabre, et défie le plus adroit. Le plus fort
met son sabre et son habit à terre , et se présente
les poings croisés, et la tête inclinée à la manière
des béliers. Mon oncle répond qu'il est soldat , et
qu'il ne se bat pas à coups de poing. On lui ré-
plique qu'on est pendu en Angleterre, quand on
met l'épée à la main; mais qu'on peut y tuer
son homme d'un coup de tête, sans que la justice
s'en mêle.
Dans tous les pays du monde , les hommes sont
plus ou moins enragés , et la rage varie selon le
climat et l'usage. Au Japon , par exemple , on
s'ouvre le ventre en présence de son adversaire ,
L
194 MON ONCLE
et i| est abligé d'en faire autani, k peine de passer
pour un lâche. En Italie, on (ait poignardée sop
eiuH3«ii ^ ce qui e^t; plus cOmmode. £a £spj^^
on liH aiionge des coups d'épée avec une cavité
à Caire mourir de rire. £n France , on monte avec
lui dans un fiacre , on le comble d'honnêtetés «n
route, on descetul au bois de Boulogne, et on
lui laisse gaiment le choix de se couper la ^CMCge ,
ou de se brûler la cervelle. £n Angleterre, on
met perruque et habit bas au milieu de la rue , et
on se donne des coups de tête et des «oups de
p<Hng jusqu'à satiété. Ce genre de rage, le moins
fou de tous, en ce qu'il est le moins dangereux , a
se» règles particulières.^ auxquelles jLes combattant»
ne dérogent jamais , et que maintiendrait d'ailleurs
la galerie. Il est défendu d'empoigner son homme
par quelque partie que ce soit; ce serait un crime
de le «prendre aux dieveux, s'il en a, ou de le
frapper à terre ; on le tue debout, si on f^ut, et
le vainqueur est reconduit «en triomphe par les
assistans émerveillés.
Gela me rappelle une anecdote, très* -vraie et
très -peu connue, du maréohal de Saxe. Il était
à Londres, dans un de ces intervalles où les liom-
mes, las de s'égoxrger, avaient signé un de ces
traités qui n'obligent qu'autant qu'on veut bien
les tenir , ou qu'on n'a pas la force de les enfrein-
dre. Le maréchal de Saxe donc se promenait d^ns
son. carrosse , et spn cocher se prit de querelle
avec un boueur fortemebt constitué* Le boueur
THOMAS 195
arEete l'équipage , ouvre la portière , et prie le .
maître de lui faire raison de l'insoLence de son
valet. Le maréchaT, doué, comme vous le savez,
ou comme vous ne le savez pas , d'une force de
corps extraordinaire , laisse dans son carrosse son
épée et son habit , et saute sur le pavé.
Si quelque chose peut prouver que le cœUr
humain n'est qu^un assemblage bizarre de toutes
les passions ^et de tous les extrêmes, c'est de voir
aux prises avec un boueur de Londres^ le fils
d'un xoi de Pologne, élu duc souverain de Cour-
lande , vainqueur à Fontenoy et à Lawfeld.
Le maréchal reçoit le premier coup , et saisit
son boueur par la nuque du col. I^es spectateurs
se récrient. Il l'enlève, d'un bras nerveux, et le
lance dans son tombereau plein de boue. La po-
pulace^ que séduit toujours l'extraordinaire, crie
bravo f détèle les chevaux , et traîne chez lui
Maurice de Saxe , qui pouvait s'applaudir de la
seule de ses victoires qui ne cotitat de larmes à
personne.
Depuis quelques années , les lor<ls , qui ne se
soucient plus, de ressembler au petit peuple, ont
adopté^l'usage, plus: noble, de se casser mutuelle-
ment la t3ête avec un pistolet. Cet exemple a été
suivi par quelques officiers, et autres, qui sont
bien aises de singer les grands , et le pugilat est
abandomié auxr médecins , aux procureurs , aux
marchands, aux artissuis, aux porte -faix', et aux
ivrognes de toutes les classes.
i3.
IQÔ MON ONCLE
Mais j'ai laissé mon onde aux prises avec son
camarade le trompette : voyons ce qu'il en ad-
,vint. Thomas n'ayant pu convaincre son adver-
saire qu'un coup de sabre , au travers du corps ,
était plus dans la bienséance qu'un coup de
poing sur l'oreille ou dans les dents,. et voulant
étonner par un début d'éclat , s'exposa à tous les
inconvéniens d'un combat où il devait avoir le
désavantage. En effet, il recevait dix coups pour
un qu'il donnait , et le poing de l'athlète anglais
tombait toujours d'à-plomb sur son estomac ou
sur sa tête. Mon oncle , opiniâtre à soutenir l'hon-
neur national , ne reculait pas d'une semelle , et
bientôt le sang lui sortit en abondance par la
bouche. « Sacrebleu ! s'écria - 1 - il , je suis bien
« dupe de me laisser assommer comme nà bœuf,
« tandis que je peux hacher tous ces maraud&-:là !
« En garde, tous tant que vous êtes, ajoutait- il
a en reprenant son sabre , et s'il faut être pendu ,
c( nous le serons tous ensemble. » . / .
Messieurs ^les Anglais font joliment le coup de
fusil; mais ils n'aiment pas plus Tanne; blanche
qu'ils, n'accueillent les Français. La proposition
de mon oncle ne leur rit pas du tout ; mais
comme il se disposait à tomber sur eux, ils fu-
rent forcés de se mettre en défense. Les lames
ne furcAt pas plutôt à l'air, que Thomas faisant
le moulinet avec la sienne, et décrivant un cercle
autour de la chambre, attaquait, parait, et frap-
pait en même tempS' En trente secondes , il a fait,
THOMAS. 197
h cinq à six ce qu'il a depuis appelé des abreu-
voirs à mouches. Les autres, efifrayés, se sau-
vent sous les lits et sous la table. Mon oncle les
eu fait sortir l'un après Vautre, en leur piquant
les jambes avec la pointe de son sabre, et les
oblige tous à crier vivent les Français ! Enchanté
de ses prouesses , il allait donner la paix à ses
ennemis, moyennant certaines conditions qui se
présentèrent aussitôt à son esprit inventif. Déjà
il avait dicté la première d'un ton emphatique :
c'était qu'à l'avenir on l'appellerait brave french-
man. Les autres, sans doute, étaient de la même
force ; mais l'apparition subite de son maître de
musique lui coupa la parole. Un nez d'un côté ,
une oreille de l'autre, le sang qui coulait par-
tout , et l'air de supériorité qu'affectait mon oncle
sur ses camarades , mettent le soldat-musicien au
fait. Il lève la canne sur Thomas, et celui-ci, dé-
cidé à en finir , quoi qu'il dût lui en coûter^ fait
sauter, d'un coup de dessous, la canne au plan-
cher. Le musicien crie qu'il a le rang de briga-
dier; Thomas riposte qu'il s'en f..., qu'il se bat-
tra, ou qu'il recevra des coups de canne à son
tour, selon la loi du talion, la seule qu'il veut
connaître de sa vie. Le vieux haut -bois, animé
par l'esprit de corps , qui domine partout , peut-
être même dans les troupes de Naples, ne peut
consentir à payer de ses épaules; il ne se souciait
pas non plus de payer de sa personne. Cependant
mon oncle s'est emparé jde Ifi porte;; il presse , il
ig8 MON OKCLE
faut être bàtonné, ou mettre flamberge au vent.
Le bas -officier se décide pour le parti te plus
noble, et il est à peine en garde, que Thomas
lui alonge le coup de manchette y et lui jette, H ses *
pieds, son poignet et son sabre.
Pendant que le maître de musique ramasse sa
main droite avec la gauche , et que les autres
lavent leurs blessures avec de l'eau fraidie, en
attendant mieux , mon oncle jette son sabre en-
sanglanté, enfile Tescalier, et sort des casernes.
Les vaincus , que ne contient plus la présence du
vatinqueur , poussent des cris du diable ; on sort
des chambres voisines, on accourt, on s'informe,
on s'instruit , et on se met à la poursuite de
Thomas, qui était déjà loin.
Mon digne oncle, n'ayant plus d'ennemis en
face , eut le loisir de penser à l'embarras où il
s'était jeté. Il avait tiré le sabre , et il avait coupé
le poignet à son supérieur. Il y avait de quoi être
pendu deux fois. Selon lui, c'était trop d'une,
et il courait toujours, sans savoir où se réfugier
pour éviter le fatal cordon. On tient malgré soi
à la vie, et en quelque èlat qu'on soit, il n'est
rien tel que tTétre. C'est le en dé la nature , et la
colère ne lui impose silence qu'un moment.
Une porte cochère se présente, le fugitif s'y
précipite, et la ferme après lui. Il est arrêté par
le concierge, qu'il renverse d'un coup de pied
dans le ventre. Il traverse uiie grande cour ,
monté un escalier , parcourt un corridor , dont
THOMAS. 199
toutes les chanibres sà»t fermées. Une seule^ est
ouverte ,^ il enU*e. Elle est h2â>itée par un .jeune
boinme d'une figure douce , et il se rassure. I^e
tiY>able qui Tagite ne lui permet pas de se sou-
venir qu'il parle à un Anglais. Il commence le
récit de son aventure dans sa langue maternelle ,
et il n'a pas dit vingt mots^ que le jeune homme
a 6té la clé de sa porte , et mis le verrou eh de*
dans*
«< Milord et moi, nous ne partageons pas l'iu-
a justice de nos compatriotes envers les Français ,
« dit le jeune homme à mon oncle , quand il
K eut terminé son récit. Nous en avons plusieurs
ff dans ce cabinet qui font nos plus chères ç}éli-
a ces. -^ Vous avez des Français enfermés dans
(( ce cabinet ! — Et que vous coimaisse;; si^ns
« doute. '■ — Peut-être bien , surtout s'ils étaient à
a 1^ bataille de CuUoden. — Oh! ils étaient moHs
ce Iong-4:emps avant. — Et vous vous amuses; avec
c( des cadavres! — Non, avec des esprits, répond
a le jeune homme en souriant. — Des esprits!
« on m'en a beaucoup parlé ; mais je voudrais
tt bien en voir. » Aussitôt le jeune homme ouvre
la porte du cabinet , et montre à mon oncle
des rayons chargés de livres. « Ce sont - là vos
Mi esprits, dit Thomas, en éclatant de rire? — Et
<c des esprits de la première qualité , Bayla , Mo-
<c lière, La Fontaine, Féneion, Corneille^ Mon-
« tesquieu, Chaulieu, Racine... -r- La belle trou-
ve vaille que vous avez faite là ! Mon maître d'école
ÎÎOO MON ONCLE
ce avait ime grande armoire remplie ' de ces es-
te prits^là, et jamais je n'ai voulu les regarder. •. —
tt C'est pourtant à ces esprits, que vous dédaignez,
« que vous êtes redevable de l'accueil que je vous
i( fais, et des secours que je vous donnerai. —
a Ma foi ? — ^Nous ne lisons pas une de ces pages
« sans contracter une dette envers la France.
« Elle se monte déjà très-haut, et nous en acquit-
« terons une partie... — Envers moi ? — .Sans
ce même exiger que vous rendiez justice à ces
- ce grands hommes , vos bienfaiteurs. Etre leur
ce malheureux compatriote, est un titre suffisant
ce auprès de nous. — Et je suis le compatriote de
ce Racine? — Certainement. — Malheureux, je n'en
« doute pas, et vous allez m'aider pour l'amour
ce de lui! c'est admirable, ça! — Je vais d'abord
ce vous donner un de mes habits. — C'est très-
ce bien vu. — Vous êtes jeune, de ma taille, il
ce vous ira, et vous rendra méconnaissable, » et
le jeune homme tire, d'une armoire, un habille-
ment de femme complet, d'une élégante simpli-
cité, et mon oncle, ébahi, le regarde avec.de
grands yeux noirs , que la surprise rend. plus
grands encore, ce Ma confiance vous étonne , lui
ce dit le jeune homme; mais votre infortune et le
et besoin que vous avez de moi, me répondent
ce de vous. — Ce n'est pas votre confiance qui me
ce surprend; ce sont vos goûts qui me .paraissent
te extraordinaires. Vous aimez à lire , vous aimez
<c à vous habiller en femme;. vous êtes \in sin-
ce gulier garçon. »
THOMAS. ^ 20I
La conversation est tout à coup suspendue ,
parce qu'on a frappé à la porte. Mon oncle croit
que c'est le concierge qui le cherche, et qui au-
rait eu beau chercher clans une maison, où il
y avait cent locataires , et il court s'enfermer
dans le cabinet aux espitts. « Ne craignez rien ,
« lui dit le jeune homme; c'est milord; je le re-
(c connais à sa manière de frapper. » Il ouvre,
milord entre, lui prend une main, la serre, la
baise , presse de ses lèvres celles du jeune homme ,
s'assied, et l'attire doucement sur ses genoux:
Tiens, disait mon oncle, à part lui, encore un
goût plus singulier que les autres. ^
Le cœur a besoin de repos comme autre chose.
Milord plus calme , aperçut enfin Thomas , et il
était naturel qu'il s'informât^ qui il était. Il est des
momens où la satisfaction intérieure dispose à
tout écouter favorablement , et le jeune lord ,
essentiellement bon, interrompit souvent son joli
compagnon par un : Fort bien y Fanny; à mer'-
veillesy ma tendre amie^ et mon oncle passait d'un
genre de stupéfaction à un autre , et de la stupé-
faction il passa à la joie, lorsque milord proposa
ce que son aimable-amie n'eût osé faire.
Il arrête avec Thomas qu'il sortira le soir
d'Oxford , habillé en femme ; qu'il sera suivi
d'un vieux domestique de confiance ,. qui por-
tera des habits d'homme, enveloppés dans une
serpillière ; qu'il reprendra dans la première
prairie le costume de son sexe; qu'il se rendra,
- - ■ ifTii
V
20a MOiy ONCIB
à pied, au village où la diligence rdaie^ qu'il trou-
vera sa place retenue et payée pour Londres ^
sods le nom de Jeffris ; qu'à Londres il prendra
la voiture de Douvres, et qu'à Douvres il pré-^.
sentera une lettre de recommandation iau ban«
quiet Feetor , qui trouvera le moyen de le faire
end)arquer.
Autant mon oncle était violent quand on le
chiffonnait , autant il avait de cordialité pour
ceux qui paraissaient seulement s'intéresser à kii.
Jugez des transports qu'excitèrent les offres gé^
Aéreuses de milord. Thomas , qui pouvait aimer
comme un autre , mais qui ne savait pas faire d^
cérémonies , sauta au cou du jeune lord et de sa
àéduisanfe amie; il les embrassa, et les embrassa
encore , en les pressant à les faire crier. Cet épan*
ehemeM épuisé, il revint à son caractère, «c Peut*^
«être un jour, leur dit-il, aurez^vous besoin de
« moi. Je ne le souhaite pas pour Tamour de
« vous ; mais , sacrd^leu ! dans tous les temps , le
fc bras , le sabre et le sang de Thomas seront à
« votre service. » — ^ Voilà comme j'aime les re^
mercimens, lui répondit mUord.
Une seule chose inquiétait mon oncle : c'ér
tait la crainte qu'on lui demandât en route un
passe-port qu'il ne pourrait exhiber. « Il n'en faut
« paS) lui dit milord. — Comment, lorsque vous
« êtes en guerre avec une partie de l'Europe,
« que les troubles intérieurs sont à peine ajpair
« sés.^. — Qu'a de commun la guerre avec la
THOMAS. ao3i
c( liberté individuelle d'un Anglais ? — Mais les
(c troubles... — C'est au gouvernement à les pré-
« vetiir ou à les arrêter. Il serait plaisant que,
ce dans un pays libre, on ne put sortir de chez
« soi sans permission. D'ailleurs les passe-ports
ce ne servent qu'à gêner les honnêtes gens, et ils
et sont très- utiles à ceux qui ont quelque chose
ce à craindre. — Bah ! — Sans doute. Daùs les dr-
cc constances les plus difficiles , on en obtient tant
«i qu'où veut avec quatre témoins , qu'on ne con-
c< naît souvent que pour leur avoir payé à dé-
cc jeûner , et , muni de cette sauvegarde , on va
« intriguer où on veut. »
Cette difficulté levée , mon oncle se disposa à
se mettre en route pour la France. Il soupirait
pour son pays natal , comme tous ceux qui s'en
^nt indiscrètement éloignés , et qui se trouvent
plus mal ailleurs.
Yous désirez savoir quel est ce jeune lord , si
obligeant , et sa jolie compagne , si douce et si
compatissante. Le premier est le fils de lord Sey-
mour ; la seconde est la fille de Henry Thompson ,
marchand aisé de la cité de Londres. Mais par
quelle singularité se trouvent -ils ensemble à
O^ord , allez- vous me demander encore ? — Hé ,
que diable , vous êtes bien pressé ! Donnez-moi
le temps de respirer ; respirez vous-même , si vous
en avez besoin, et passez au chapitre suivant.
204 MON ONCLE
CHAPITRE VI.
Qui vous apprendra ce que c'est que le lord Sey-
mour^ et Fanny Thompson.
Pendant que l'aimable Fanny arrangeait* une
valise à mon oncle , que milord cherchait de
l'encre et du papier pour écrire au banquier Fec-
tor , que le vieux domestique était allé retenir^
à la voiture du lendemain, une place pour le pré-
tendu Jeffris , Thomas cherchait comment il s'ac-
quitterait un jour envers ses hôtes. Tout grossier
qu'il était, il sentait que la reconnaissance est
un besoin impérieux , et il lui semblait dur de
renoncer à le satisfaire. Il sentait bien qu'il ne
pouvait pas grand'chose pour un lord; mais il
pensait que la plus faible offrande est d'un grand
prix pour celui dont elle acquitte un bienfait»
Hé, qui sait d'ailleurs ce que peuvent amener
le hazard , les circonstances ! On nommerait plus
d'un seigneur qui s'est trouvé heureux d'avoir
un valet reconnaissant.
Mon oncle jugea que pour profiter d'un mo-
ment favorable , s'il s'en présentait jamais , il fal-
lait savoir d'abord le nom de ces amis de la
France. Il crut nécessaire aussi d'être un peu au
courant de leurs affaires. Il hasarda donc quel-
ques questions, non pas avec cet air grivois qu'il
mettait à tout; mais avec ce ton pénétré, insi-
THOIVDIS. 2o5
nuant , qui semble dire : Ce n'est pas la curiosité
qui me guide ; c'est l'intérêt que vous m'inspirez.
Milord aimait beaucoup cette manière fl'inter-
roger. Il était bien aise aussi de dissiper les
doutes qu'avait pu concevoir mon oncle sur le
compte de Fanny. H voulait cependant écrire
sa lettre sans être interrompu. Il entra dans son
cabinet; il en rapporta un cahier manuscrit, et
le donna à lire au questionneur. « Qu'est-ce que
a c'est que ça , dit mon oncle ? Encore un esprit ?
« Mademoiselle ou madame vous dira que je n'ai
« pas de commerce avec eux. » Fanny rit , parla
à l'oreille de milord, et reporta le cahier. Après
avoir fermé la petite valise , elle appela mon oncle
à l'extrémité de la chambre, et pour ne pas dé-
ranger milord , elle lui raconta bien bas ce que
vous allez lire,^non pas précisément comme je
l'ai rédigé : chacun conte à sa manière. Fanny
parla comme elle voulut , et moi , j'écris comme
il me plaît.
Milord Seymour le père , était un seigneur
très-riçhe , très-considéré à la cour , et par con-
séquent très-infatué de sa personne. Il prétendait
descendre d'Alzonde , reine d'Ecosse , quoique
l'Ecosse n'eût jamais eu de reine qui s'appelât
Alzonde ; mais cette descendance était bien aussi
sûre que celle de la maison de Lévi en France ,
qui se prétendait issue, en droite ligne, de la vierge
Marie , qui était en effet , dit-on , de la tribu de
Lévi. Heureusement les comtesses et les marquises
at>6 MOiX .ONCLE
de Lévi 136 prétendirent jamais être vierges en
relevant de couches, car il eût fallu leis en croire.
Au reste, comme les Seymour et les Lévi me-
uaient un grand train , et tenaient lune bonne
table , personne ne leur contesta l'existence d'Âl*
zonde , ni de Marie , et moins encore 4eur pajrenté
avec ces deux dames.
Le vieux Seymour, général , ex-gouverneur de
la Jamaïque, vice-roi dlrlande, décoré de Tordre
de la Jarretière , propriétaire de sept à huit ter-
res , et de cinq à six châteaux , ne pouvait dé-
cemment marier son £ds qu'à une princesse du
sang d'Angleterre , de France , d'Espagne , ou
même du Monomotapa. Le pays n'y faisait rien ,
pourvu qu'il pût dire à la cour : Mon fils est
allié à telle couronne.
Le jeune Seymour , beau comme un ange,
tendre comme l'amour, et moins perfide que lui,
ne se prévalait ni de sa fortune , ni de sa nais-
sance. Il parlait aux femmes d'elles-mêmes , aux
hommes de ce qui flattait leur goût , et il était
accueiUi, fêté, recherché. C'était à qui l'aurait.
Au milieu des plaisirs qui l'entouraient, des
empressemens qu'on lui marquait , Seymour sou-
pirait quelquefois. Il lui manquait quelque chose,
ou plutôt il lui restait quelque chose de trop ;
c'était son cœur, fardeau bien pesant pour un
jeune homme de seize ans , qui ne sait pas encore
qu'il n'est pas beau pour lui seul. Il devenait
préocacipé, rêveur, mélancolique. Quelques da-
THOMAS. 2H>7
mes au nez retroussé , à Toeil s^açant , ()0 cdieîs
qui aiment à former les jei^ues gens , ^t qui épient
le moment uidiqué par la nature, voulu rmt ren-
dre Seymour i la gaîté ; mais Seymour voulaij:
un cœur en échange du sien, et depuis long-
temps ces dames n'en avaient plus d'autre à prê-
ter que celui du chevalier de Boufl^rs.
Seymour promenait sa rêverie dans les rues
de Londnes. Il était à pied et se^Ql, pour être
dispensé de parler ou de répondre. Il se trouva.,
sans .s'en douter, contre Les marches de l'église
de Saint-Paul , qu'il ne voyait pas , quoiqu'on
l'aperçoive de deux lieues à la ronde. Il se hearta
contre le premier degré, fit un faux pas, se foula
im pied, jeta un faible cri, et s'assit pour laisser
à la douleur le temps de se dissiper.
Ce faible cri fit lever la tête à Fanny Thomp-
son, qui travaillait, sur un banc, à la. porte du
^magasin de -son père. Ses yeux se portèrent sur
'Seymour, ceux de Seymour sur Fanny, et ils
disaient chacun de leur côté : Qu'elle est jolie!
Qu'il est bien !
Un jeune homme intéressant, intéresse davan-
tage quand 11 souffre. Fanny n'avait que quinze
ans; elle ne connaissait pas le monde; elle ne
connaissait pas même son cœur. £Ue céda, sans
réflexion , à l'impulsion secrète qui la guidait. Elle
se leva , s'approcha de Sey moiu*, les yeux baissés ,
-et rouge et fraîche comme le bouton de rose
-qui commence à s'ouvrir, elle proposa au beg|i
'ao8 ' MÔK ONCLE.
jeune homme de venir se reposer sur son banc,
où il serait mieux que sur la pierre. Elle avança
son bras mignon , en faisant une petite révérence.
Seymour s'appuya sur ce bras légèrement, de
peur de le fatiguer, mais bien assez pour le
sentir. Le premier effet du toucher fut, pour
tous deux , celui du coup électrique. Fanny leva
les yeux ; mais elle les baissa aussitôt : ceux de
Seymour. la brûlaient. « De grâce, lui dit-elle,
« soutenez-moi à votre tour ; je me sens prête à
« défaillir, et pourtant je crois que je suis bien
« aise. » '
Ils traversèrent en silence la petite place qui
sert de parvis à Saint-Paul, et ils s'assirent sur
le banc, sans se regarder. De légers soupirs, que
l'innocence ne pensait pas à étouffer, leur fai-
saient dire bien bas : Je siUs auprès (Telle. Il est
encore là.
Le père Thompson avait allumé sa pipe de
longueur, et se disposait 'à expectorer pendant
une demi-heure , en regardant les passans du
seuil de sa porte. Il voit Seymour à côté de sa
fille , et demande ce qu'il veut. Seymour embar-
rassé se tait. Fanny prend la parole : les femmes ,
dans tous les cas , conservent une sorte de pré-
sence d'esprit. Fanny ne savait pas mentir; mais
ce n'est pas un crime d'ajouter à la vérité. Elle
peint l'accident de Seymour avec les couleurs
les plus fortes. Thompson , plein de bonne foi
et de franchise, lui croit le pied démis, et l'en-
THOMAS. Î^OC)
gage à entrer. On ne refuse guère ce qu'on dé-
sire. Seymour , qui a eu le temps de se remettre ,
seconde la ruse innocente de Fanny. Il boite
très- bas ^ soutenu sur l'épaule du bon père.
Fanny j sans y penser , avance sa main blancfa^tte ;
celle de Seymour la rencontre ; elles se pressent ,
et rincamat du plaisir les embellit tous les deux.
On passe dans l'arrière-'boutique. Le bon père
déchausse le jeune homme , pendant que Fanny
imbibe des compresses d'eau -de -vie camphrée.
Thompson pose l'appareil , et fait prendre un
cordial au blessé : la blessure était au cœur , et
les cordiaux , ni les coinprei&ses ne peuvent rien
à ce mal-là.
Pendant et après le pansement, Seymour et
Fanny, qui ne savaient pas feindre, se regardaient
si constamment, et avec tant d'iyressè, que le
père Thompson s'eii aperçut. Comme le père
d'une jolie fille est toujours soupçonneux, il de-
manda au jeune homme , à qui il avait eu le bon-
heur de rendre service. Au nom de Seymour,
il fronça le sourcil, et envoya chercher un car-
rosse de place. Il aida le blessé à y monter , et
lui dit en lui serrant la main : « Ma fille ne peut
« être votre femme ; elle n'est pas faite pour être
c< Votre maîtresse. N'oubliez pas que j'ai exercé
« l'hospitalité envers vous. Adieu. »
Hé ! pourquoi ne serait-elle pas ma femme ,
se disait Seymour en roulant ? Pourquoi ne serait-
il pas mon mari , pensait Fanny lorsqu'il s'éloi*
alO M.Oir ONCLE
gna ? (c Ma fille , lui dit Thompson , vous pouvez
(c faire le bonheur d'un honnête bourgeois. Soii-
(c gez qu'une fille sans réputation ne convient à
« personne. Le bonheur d'un honnête bourgeois,
« reprit Fanny d'un ton timide ! Poiu'quoi pas
« aussi celui d'un lord? — Vous le feriez un mo-
<c ment, il vous tromperait ensuite. Oubliez-le,
<€ je le veux. » faille de quinze ans ne croit pas
qu'un beau jeune homme puisse être trompeur,
et Fanny ne crut pas un mot de ce que lui disait
son père.
Elle ne dormit pas de la nuit. Seymour ne
ferma pas l'œil , et ils se levèrent avec l'éclat de
la rosée, que brillantent les premiers feux du
jour. : pensers de bonheur valent mieux que le
sommeil.
Le matin , Seymour passa devant Saint-Paul.
Le banc était à la porte ; mais Fanny n'y était pas :
son père le lui avait défendu. La défense lui pa-
raissait injuste; mais elle était respectueuse et
soumise. Du fond de sa boutique, où elle tra-
vaillait sans voir son ouvrage,' elle aperçut Sey-
mour; elle soupira, et ne se permit rien de plus.
Seymour passe, repasse; chaque fois il obtient
un soupir, mais Fanny reste sur sa chaise. L'a-
mour veut l'en arracher ; mais la piété filiale l'y
retient. Seymour brûle de lui parler : il a tant
de choses à lui dire ! Il faut au moins un prétexte
pour entrer, et il en trouve bientôt un. Il était
tout simple de remercier le père Thompson des
THOMAS. ail
attentions de la veille, et Seymour traverse le
parvis en tremblant. Il fait deux pas , il s'arrête ;
il recule , il avance ; le cœur lui bat avec force ;
il est beau comme le désir. Fanuy , qui n'a pas
perdu un mouvement , s'embellit de même sans
s'en douter. Elle n'a pas quitté sa chaise; mais
elle sourit en voyant son amant à ses pieds.
Le père Thompson était sorti : Seymour pou-
vait tout dire , et il ne trouvait pas un mot. C'est
qu'il n'en est pas qui peigne l'amour, et l'amant
qui cherche à le définir , sacrifie à l'esprit , aux
dépens de son cœur. Leurs doigts étaient entre-
lacés; Fanny, penchée avec intérêt, vers Seymour,
respirait son haleine brûlante; ses lèvres rosées
attendaient le baiser ; son œil humide annonçait
sa défaite. Sa position, un fichu , innocent et per-
fide , qui trahissait sa confiance , tout ajoutait à l'i-
vresse de Seymour: sa tête se perdait... *f Laissez-
a moi fuir , dit-il , en dégageant sa main ; vous
« n'êtes pas en sûreté. » Il se tourne pour s'éloi-
gner , le père Thompson est devant lui ; c'est la
foudre. Seymour est à ses genoux , il les mouille
de ses larmes, et Fanny interdite, ne comprend
rien à ce qui se passe.
Le père Thompson relève Seymour et le con-
sole. <c Ma fille vous aime, lui dit-il, c'est un mai-
ce heur. Je ne lui en ferai pas de reproches :
^< vous êtes un honnête homme , et cela me ras-
« sure. Cependant je vous conjure de ne plus
te revenir ici. Promettez-le moi ^ par cette probité,
14.
Q19i ^OV( ONCLE
•«< à qui j'tfi dû une fois l'honneur de ma fille. Ne
tt plus revenir! ne plu» revenir! répétait Sejrmour.
(c — Elle est perdue 6i elle vous revoit. Grâce
« pour Fanny, grâce pour son vieux père.» Et
Thompson à son tour , embrassait les genoux du
«jeune lord, «c-^— Je ne reviendrai pas, je le jure
c< par l'honneur. Il m'en coûtera, sans doute;
-« niais je conserverai votre estime. » Il dit, et dis-
::parait.
Deux jours s'écoulent... Qu'ils sont longs les
jours de douleur! Plus de gaîté pour Fanny,
-plus de repos pour Seymour. Incapable de man-
«quer à sa parole , il cherche à accorder son amour
;et son honneur.
Tantôt il voulait s'ouvrir à son père, et lui de-
mander sou aveu ; tantôt il se proposait de fléchir
la sévérité de Thompson, et de l'engager à rece-
voir se^ visites jusqu'au temps où il serait maître
de lui ; mais , avec un peu de réflexion , il sentait
le danger du premier parti , et la solidité des rai-
sons que lui opposerait le père de Fanqy. Cepen-
dant , il ne pouvait vivre sans elle. « Elle m'est
« nécessaire , disait-il , comme l'air que je respire ,
« et j'ai promis!... J'ai promis de ne pas retourner
^( chez elle; je ne me suis point engagé à ne
xc plus la revoir , à ne pas lui écrire , » Et le
•voilà à son secrétaire,. brûlant le papier, fer-
mant m lettré 9 et ne sachant comment la ^aire
.parvenir.
Il sentait que sa grande jeunesse empêcherait
THOMAS. %l'i
les domestiques de la maiâôn d'entrer dans cette
intrigue. Le vieux Dick l'avait élevé, et l'atiûait
tendrement; msds par cela même Dick lui semblait
à craindre , et si son attachement le rendait indis-i
■
cret , rhonnéte Thompson devenait l'objet de l'in-
dignation d'une famille puissante. Cependant on
n'écrit point pour n'être pas lu ; on n écrit point
sans con^ter un peu sur une réponse ^ et il est
dur de renoncer à cet espoir-là. >
Comment faire ? Seymour n'en sait rien; mais
il sort , et marche au hasard. Il trouve un com-^
missionnaire , il le charge de sa lettre ; il court
après lui , il la reprend : il craint que Thompson
ne soit dans sa boutique. Il se dépite , il soupire, il
marche toujours, et, insensiblement , il approche
de Saint-Paul ; il y entre par la porte opposée au
bienheureux parvis; il est auprès d'elle, et déjà
il est moins malheureux; mais cela ne su0}t pas.
La lettre est encore dans sa poche.
Si Fanny l'avait , on la supposerait occupée à la
lire, à y répondre ; elle la baiserait peujt-étre. Oà
ne s'en flatte pas ; mais on caresse oette idée;
Un vieux ministre traverse la nef;. son vêtCf-
ment annonce une extrême médiocrité. Sey*-
mour l'aborde avec confiance. Pourquoi ne doute^
t-on jamais de la condescendance du pauvre ?
C'est parce qu'on sent qu'il a' besoin de tout le
monde ^ et que l'homme nécessiteux est rarement
délicat. <
L'imagination; va rapidement , et: surtQut eii
!il4 MON ONCL.E
amour. Les désirs du jeune homme se bornaient
d'abord à faire rendre sa lettre. L'habit du mi-
nistre fait naître un dessein plus vaste. La reK-
gion, toujours sévère, peut ici favoriser l'am'our.
Seymour vivait à la cour , il avait l'esprit
avancé, et il mit, dans ses propositions , la décence
qui pouvait seule les rendre supportables à un
homme de cet état. « J'aime une fille charmante,
<c lui dit-il; mon père, ivre d'or et de grandeurs,
« me la refusera. Je ne proposerai point à Thomp-
« son un mariage secret, il s'en offenserait, il le
« doit ; mais il est père , et il pardonnera à l'époux
« de sa fille. J'attends de vous un service qui
« n'eâj: point incompatible avec l'exacte délica-
« tessé : assurez à Fanny mon rang et ma for-
ce tune, à tous deux, le bonheur, et comptez sur
« la reconnaissance de Seymour. »
A ce nom , le bon ministre effrayé , représente
au jeune homme les inconvéniens d'une union
disproportionnée, secrète, et méconnue par la loi;
le dégoût qui pouvait la suivre; l'état humiliant
où Fanny serait réduite , si son époux l'abandon-
nait ; les regrets qu'il éprouverait lui-même , si sa
condescendance n'avait servi qu'à faire une infor-
tunée. Il engagea Seymour à se vaincre, et il
l'assura' que bientôt une inclination nouvelle, et
plus convenable , lui ferait oublier Fanny.
Seymour était plein d'honneur; il ne put souf-
frir qu'on le crût capable de trahir ses sermens.
11 se défendit avec l'éloquence du sentiment , et il
THOMAS. aiD
persuada avec la ^facilité que donne l'éloquence.
Une bourse de cent pièces acheva de lever les
scrupules; le mariage fut arrêté. Il ne manquait
que le consentement de Fanny.
Pouvait-elle rien refuser à Seymour? Pouvait-
elle rien opposer aux raisonnemens d'un ministre
des autels? Celui-ci la voyait tous les jours, et
n'était pas suspect à Thompson. Il servait Sey-
mour avec chaleur, et il ne fallait plus qu'indiquer
le moment qui devait l'unir à Fanny.
Un jour, à cinq heures du matin, elle se dérobe
de la maison paternelle. Elle ne pense point
qu'elle manque à son père, et peut-être à elle-
même; elle ne voit que Seymour, il est tout pour
elle ; elle lui doit une nouvelle vie.
Fanny se glisse dans le temple ; son amant l'at-
tendait a l'autel. Deux pauvres entendent le ser-
ment. Jamais on ne le prononça avec autant
d'ivresse, ni avec un respect plus religieux.
La cérémonie terminée, Seymour présente la
main à son épouse; il la conduit à un carrosse de
louage qui attendait derrière Saint-Paul. Ils sor-
tent de la ville, et descendent à une simple au-
berge de village. Une chambre modeste, un repas
fiiigal, point de parens, d'amis , l'amour tient lieu
de tout cela; il fait seul les frais de cette déli-
cieuse journée.
Dans un de ces momens d'intervalle, où le cœur
aime à se reposer, et où il jouit dans le recueil-
lement, l'heureuse Fanny prononce le nom de sou
ai6 nom onox^s
père. Aussilot Se^mour écrit/ Sa lettré est rétp-
pectueuse,' est soumise; eile doit éésknÊier ïe,
vieillard.
La voiture qui les a amenés, t^part pour Lbnv
dres eh diligence. Lé cocher arrête à cent pas Au
magasin de Thompson ; iï se présente au bon pètè^
et lui remet la lettré. •
Thompson avait passé tiné partie de la journée
dans les plus vives Inquiétudes. Il avait été ch^
tous ceux ou 11 croy^t pbttvolr trouvi^r Fahny ,
et il n'avait parlé d'elle à personne : un mot in-
considéré pouvait nuire à sa réputation. Il se rsLp"
pela Seymour; il crut sa fiUé déshonorée, et
rentra la mort dans Tame.
La lettre du jeuiiè homme mit un terme à ^és
inquiétudes, et ne- calma point sa douleur. Il sen-
tait que l'état de sa fille dépendait uniquement
d'un jeune homme de seiee ans, et sait-ôn à cet
âge ce qu'on fera le lendemain ? L'Idée de Fanny ;
abandonnée et perdue, lut arrachait des lanâes.
Il pleurait en montant en carrosse ; il pleurait èn*^
core ëh entrant dans la chambre où étalent leé
jeunet épbux.
. « Je ne vous ferai point de reproches, leur dit-
ce Il ; le mal est sans reitiède , et les pleurs , que
« je verse sur vous, déiÈentlralèût la sévérilé que
« je voudrais en vain affecter. Puisse Fanny ne
c< pas pleurer à son tour son excesdive Êicllité.
« Puissiez-vous , milord , ne jamais oublier que
« vous vous êtes chargé du bonheur de sa vie?
THOMAS. 317
«' Ym9^ 9 wps ^aÎEMas^ qi^ votr^ pè^e you» bér
« zii3^>9 et ^113 Dieu vous bénisse ayeciui p .
Oa s'e&treûiit avec assez de caloie, et on cau^
vint dts niQMiii^ à {^rej^drf. pow cafiher ce mar
iia§^ à .4;qu$ 1^ loo^de, et surtout au vieux iord
Seymour. ThQUipuoii çbtiot , avec peioe , .du jeune
homine^ impétueux, ardent, que jamais il u'ap-
proqb^rait de çh^^ lui. Pour 1q dédommager .de
s0s.jprivatiQii$9 il lui promit 4e lui amener sa
jeo^e ^ousç -k la campagoe , l^s jours de dimaa*
dbes ^ de £)tes; il lui, perjçnit de lui écrire .tous
le&vj^irs^ laaisilfut eiiqore arrêté que.Fanny ne
r4pon4r4Ît4aniaiS| de peur que ses lettres ne tom*
basseûb ^iti?e des mains à redouter.
. iA nuit approchait. Seymour. ne pouvait. la
p»S9er horst de rhôtel,,3a0S donn^, sur sa.ron^
duîtf 9 des.sQupçoos qu oq ichf rchçrait à éçlaircir»
et peut-être avec trop de succès. Il fallut sacri-
fier mie parue de sou bonheur, pour en assurer
la durée.
Alais le diman^^e suivant^ Seymour se lève
avec Taurore; il.mont^ son m<?iH^ur cheval, il
court ^ il vole ; il est à Hamptoncoujct , et les mai*
sons ne «ont pas encore ouvertes. Fa^ny , de son
coté, ise donne à peine le temps de s'bsibille;!*. £4)
se> laçant elle va de sa diambre à celle de son père;
elfe le presse , elle p^s^e sa cravate , elle lui pré-
sente sa perruque ; elk revient 9 elle attache $01)
petit chapeau 4^ paille, et le no.ue sous son pçtit
i^aenton avec un ruban moins frais qu elle ^ ellp
ai8 MON ONCLE
rentre che2 son père ; il n'est pas, prêt encore ,
et un geste d'impatience, et la plus jolie petite
mine... Thompson la voit dans son miroir; il
sourit, il se hâte; il prend son chapeau et sa
canne. On part , on arrive ; Seymour est à la por-
tière ; il reçoit Fanny dans ses bras,
Le père Thompson était de trop. Il avait été
jeune , et il s'en souvint. Ordinairement occupé
de son commerce , il jugea à propos , ce jour-là,
de s'ériger en politique, pour aller lire les jour-
naux ; en fleuriste déterminé pour visiter les jar-
dins. Il sortait à chaque instant, restait dehors
des heures entières, et rentrait, toujours trop tôt
au gré des jeunes époux. La journée s'écoula
avec rapidité : le temps vole pour les amans heu-
reux. Ah ! pensait le bon Thompson , en reve-
nant à la ville , si cette ivresse pouvait toujours
durer !
Cependant milord Seymour s'occupait sérieuse-
ment de l'avancement de son fils. Milord Chatam >
son parent, premier ministre, et dispensateur des
grâces , avait reconnu , dans le jeune homme, une
probité sévère , un jugement sain , un esprit so-
lide et capable d'application, et il le destinait à
la première place de la magistrature. Le grand
chancelier commençait à vieillir; il devait dans
quelques années ne désirer que le repos. Il avait
une fille unique , qui n'était pas belle , qui n'était
pas née sur le trône ; mais qui avait un million
de revenu , et milord Chatam avait engagé son
THOMAS. 219
parent à se relâcher de ses prétentions , et à con-
sentir que son fils devînt simplement un des
plus éminens, et des plus riches seigneurs des
trois royaumes.
Il ét§it indispensable, pour l'exécution de ce
plan, que Seyraour étudiât le droit public. Son
père lui confia ses projets ; lui annonça qu'il pas-
serait deux ans à l'université d'Oxford , et lui fit
préparer un train conforme à son rang et à sa
fortune. Seymour apprenait à dissimuler. Il parut
entrer dans les vues de son père, et il refusa
seulement cette suite de valets, qui seraient autant
d'espions de ses démarches : l'amour n'aime pas les
témoins. Il ne voulut que le vieux Dick , et il fit
observer à son père que l'éclat s'accorde mal avec
l'étude. Il déclara que son intention était de loger
et de vivre avec les autres pensionnaires , pour
suivre les cours avec plus de facilité. Confondu
dans la foule, il était sûr de n'être pas remarqué
et c'était ce qu'il voulait.
Il parla à Thompson et à sa fille de la place
distinguée où on se proposait de l'élever. Il se tut
sur le mariage qui devait la lui assurer, pour leur
épargner de vaines inquiétudes, et il arrangea
ainsi ses petits plans de bonheur.
Fanny avait une tante à 'Harford ; cette tante
était infirme , et il était assez naturel qu'elle dési-
rât avoir sa nièce auprès d'elle. Thompson aimait
sa fille; mais elle était l'unique héritière de sa
tante , et il était tout simple que Thompson sacri-
2'^Q MON ONGLE
fiât sa satisfaction personnelle aux intérêts de
Fanny. On persuafda aux amis et aux voisins
qu'elle partait pour Harford , et on lui faisait des
habits d'homme, pour suivre son époux à Ox-
ford. Thompson avait fortement comb|tttu ce
projet, qui avait aussi ses dangers; mais il était
plus dangereux , peut-être , de séparer de sa fiUe ,
pour un terme aussi long , un jeune homme: qui
avait les passions vives , et qui trouverait à Ox*
ford des objets et des plaisirs nouveaux. Le bon
Thompson céda. Sa fille partit pour Harford ; elle
passa quelques jours auprès de sa tante, et rer
partit, sous l'extérieur du plus joli garçon des
trois royaumes, pour s'aller réunir à ce qu'elle
aimait uniquement.
Seymour l'avait annoncée à Dick cmnme un
pauvre gentilhomme , avec qui il était lié dès l'en^
fance , qui voulait étudier pour obtenir un héné^
fice 9 et qui venait recevoir de lui les secours que
ses parens ne pouvaient lui donner. £n consé»^
quencje , on s'était logé un peu grandement , et on
s'était fourni de ce qui peut rendre la retraite
agréable à deux jeunes gens, qui veulent éviter
la dissipation et les plaisirs bruyans.
Cependant le vieux Dick ne fut pas long-temp
dupe de cette prétendue amitié. Des mots échap-
pés , des caresses imprudentes , presque toujours
un lit commun , tout cela éveille le soupçon. Dick
observa, épia. Il surprit Fanny à demi-nue, et
Seymour ne trouva d'autre moyen de la rétablir
THOMAS. 221
dans Testime du vieillard , que de le mettre dans
%2L confidence.
Dick tenait à ses devoirs , autant qu'il aimait
son jeune maître. Il balança entre Tintérêl qu'il
lui inspirait , et ce qu'il devait au vieux lord. Il
pensa enfin que Seymour était incapable de trahir
celle à qui il avait donné le titre d'épduse ; il jugea
qu'un aveu de cette nature brouillerait le père et
le fils, sans rien changer à la situation des affaires.
Il se tut , et attendit tout du temps.
Voilà où en était ce couple si jeune , si tendre,
si intéressant , lorsque mon oncle en obtint plus
qu'il n'aurait osé espérer.
<c Corbleu! dit Thomas, quand lady Seymour
(( eut cessé de parler , je savais bien que je vous
c( serais bon à quelque chose. Je dois passer par
xc Londres. JHrai voir milord Seymour; je lui dirai
*« que sa bni est digne d'une couronne ; que je
« veux qu'il approuve son mariage , et s'il est ré-
« calcitrant; je vous débarrasse de ce père-là. »
Ce projet fou fit jeter les hauts cris à Fanny et
à Seymour. Mon oncle , toujours opiniâtre , n'en
•voulait pas démordre. Les jeunes gens eurent
beaucoup de peine à lui faire entendre que cette
Violence les perdrait sans retour, et il ne se i*endit
que lorsque Fanny lui eut fait observer qu'un ad-
versaire de soixante ans n'était pas digne de lui.
Pour reconnaître sa docilité , on le diargea
d'une lettre popr Thompson. On lui rappela , ver-
"balemei^t , mille détails, dont il aurait à lui rendre
uaa MON ONCLE
compte. Thomas protesta qu'il embrasserait le
brave homme de toute son ame, et que s'il oubliait
une partie de ce qu'il venait d'entendre , il y sub-
stituerait des choses de son cru , qui ne seraient
pas sans mérite^
• CHAPITRE V.
Incidensy accidens , éi^ènemens,
Dick est rentré , la place est retenue , la valise
est prête , les lettres cachetées. Thomas ressemble
à une fille assez drôlette, quand il a les yeux bais-
sés, et les mains dans les poches de son tablier
de mousseline. Dans une de ces poches, Fanny
a glissé une petite bourse qili renferme dix gui-
nées. Le soleil est allé éclairer les antipodes , la
lune est cachée derrière un nuage : tout semble
favoriser le fugitif.
Le voilà avec Diçk , courant les rues d'Oxford ,
et s'acheminant vers la porte de Morlow. Pour se
donner un air plus intéressant, il avait le bras
droit appujié ;ur celui du domestique ; de la main
gauche il retroussait ses jupons jusqu'aux jarre-
tières ; il tortillait le derrière en marchant , et il
chantonnait un air poissard , qui avait couru la
ville et les faubourgs. Il approchait de la porte ,
et il comptait bien sortir d'Oxford sans malen-
contre ; mais sa démarche plus que hardie y son
tortillement de derrière, et son chant équivoque
THOMAS. ^23
l'avaient fait suivre par un amateur, à qui tout
était bon, hors les petits soins et les plaisirs du
cœur. Mon oncle entend quelqu'un sur ses talons;
il a peur , et double le pas. L'amateur presse
aussi sa marche , et prend familièrement sa nym-
phe par le bras gauche. Thomas tourne la tête ,
reconnaît son lieutenant , et frémit. Dick , per-
suadé que le trompette est reconnu et arrêté ,
s'enfuit avec sa valise , et laisse mon 4>ncle très-
embarrassé de sa personne , comme vous pouvez
le croire.
L'officier, plus sûr de son fait par la retraite
précipitée du grisou , commence à faire l'amour
militairement, c'est-à-dire, qu'il parle peu, et
agit beaucoup. Thomas n'a pas trop de ses deux
mains pour le contenir. La vivacité de l'attaque
lui prouve l'erreur complète de l'assaillant, et il
retrouve sa présence d'esprit ordinaire. Il quitte
la défensive, se met à son tour à jouer des mains,
en passe une entre la ceinture de la culotte et
le caleçon de l'officier; il fait sauter, d'un coup
de poignet, la courroie qui serre la boucle; il tire
des deux cotés; la culotte tombe sur les talons du
lieutenant, et mon oncle prend sa course, en écla-
tant, de rire.
L'officier joué , et contraint de s'arrêter au beau
roiheu de la rue , jure et tempête entre ses dents ;
une patrouille, qui le trouve, la chemise au vent,
s'arrête, s'informe, prend vivement son parti. Les
soldats se dispersent, et se mettent à la poursuite
a24 i MON ONCLE
de là donzelle qui a rinipertinence de déculotter
un ofEcier, et de lui rire au nez. Thomas ; empêtré
de ses jupons, perd considérablement en vitesse ;
déjà il entend résonner les talons des boitas sur
le pavé; le bruit approche, il va être pris, il ne
sait plus que penser ni que faire.
Un carrosse élégant attendait à la porté d'un
hôtel ; mon oncle saute dans la voiture. Le co-
cher, endormi sur son siège, est réveillé par le
bruit de la portière; il descend précipitamment y
demande pardon à milady de ne Tavoir- pas en^
tendue sortir de chez son amie; ferme la por-
tière , remonte sur son siège , et fouette ses che-
vaux. Mon oncle se sent emporter , il ne sait pas
où on le mène; mais il né peut courir de ^v^
grands dangers que celui auquel il vient d'éobàp-
per , et il se résigne. Quand il se croit assez loin
pour ne plus rien oraindre du lieutenant , il
cherche à ouvrir doucement la portière , pour se
laisser couler dans la rue ; le ressort e^t arîêté
par un bouton , qu'il ne connaît pas , qu'il ne
trouve pas. Il allait baisser la glace , et fairè^ un
saut assez périlleux, lorsqu'il s'aperçut que la
voiture était sortie de la ville , et roulait sur la
route même de Morlow.
II aurait fallu être d'nn bien mauvais caractère ,
pour prendre en mauvaise part le service que
lui rendait le cocher : aussi mon oncle le lai^sa-
t-il faire. Il se remit sur son coussin, et sa main
tomba sur un de ces voiles , que les femmes por-
^
THOMAS. 2a5
tent Tété pour se garantir du soleil ; il jugea qu'il
appartenait à milady , et , à tout hasard , il s'eii en-
veloppa la tête, pour rendre la ressemblance plus
frappante.
Après une demi - heure de marche , le carrosse
arrête devant un château. La porte s'ouvre à l'in-
stant; le carrosse entre dans la cour; la porte se
referme, et cela commence à tracasser mon oncle.
Deux femmes de chambre se présentent pour l'ai,
der à descendre ; mon oncle perd tout-à-fait la
trémontane , et s'appuie sur elles en poussant un
gros soupir. Il s'avance machmalement , et se
trouve nez à nez avec milord, qui venait poli-
ment au - devant de sa chère moitié : autre acci-
dent ! milord est son colonel.
Bien que mon oncle eût le voile de milady ,
qu'elle fût, comme lui, habillée de blanc ce jour-
là, et que la scène ne fût éclairée que par une
bougie , dont le vent faisait vaciller la flamme, il y
avait cependant , dans la tournure et les mailières,
des différences qui auraient frappé milord, si un
mari y regardait de si près. Celui-ci présente la
main à mon oncle , avec assez d'indifférence ; il le
conduit à la salle à manger, et sort pour aller
voir ses coqs, ses chiens et ses chevaux.
Mon oncle , resté seul , respire plus librement ,
et examine le local. La lune blanchissait ]e faite
d'une muraille circulaire , qui n'avait de sortie que
par la porte qui s'était ouverte au bruit du car-
rosse, et le portier s'amusait, bêtement, à caresser
IV. i5
2^6 MON ONCLE
sa femme en dehors de sa loge. Ija salle à mai^er
n'avait de vue que sur la çpur : il était difificile
de prendre un parti. Cependant l'heure du souper
approchait, il faudrait lever le voile, se déclara,
et le déï^ouement ne promettait rien d'avantageux.
Pendant que Thomas . se consulte , il entend la
voix de milord; sa. frayeur redouble; il sort de
la salle .pour se réfugier, n'importe où. Il passe ,
à tâtons, dans un office, de l'office dans un* cabinet,
et du cabinet dans une chambre: De chambre en
chambre, il arrive dans une basse -cour; de la
basse* cour, il gagne une vacherie. Dans un coin,
était un tas de paille , et mon oncle se blottit au
milieu des gerbes , en attendant les évènemens.
La vachère, grosse fille réjouie et rebondie,
avait pour amant un robuste palfrenier, à qui
elle donnait des rendezi-vous sur le tas de paille
même où mon oncle était caché : on n'a paa tou-
joursses aises dans ce monde. L'amant empressé,
était déjà arrivé, et attendait avec impatience.
Aux premiers pas de mon oncle , le cœur lui battit
d'aise; mais quand il entendit Thomas qui se pre-
nait les jambes dans les licols des vaches , et qui
renversait les pelles et les fourches , il jugea, avec
beaucoup de sagacité, que ce ne pouvait être 6a
chère Mary^ qui connaissait trop bien les êtres
pour se fourvoyer ainsi. 11 craignit d'être décou-
vert, et s'était tapi sous les bottes , lorsque mon
oncle se plaça directement sur lui. Le palfrenier
ne concevait pas ce que voulait faire là celui ou
THOMAS. aay
ceUe qui demeurait inimobile camme lui , et qui
coTunie lui paraissait retenir son haleirïe.
La fiUe de basse-cour , qu'amour pressait aussi ,
arrive sur la pcnnte du pied , Tient dtoit au tas
de paille, trouve, sous une main, la jambe du pal-
frenter, soos l'autre un jupon de taffetas. Elle ne
(toute pas que miiady ne passe une fantaisie avec
son amant ; elle enrage, mais elle se tait, et se
i^etire , parce que, dans ces sortes de cas, les expli-
cations sont au moins inutiles , et , qu'intérieure-
ment, elle ne pouvait se dissimuler que madame
ne m^tàt la préférence à tous égards.
Le pal%eiiier , fatigué de porter mon oncle, et
ne pouvant résister plus long -temps à la gène
horrible qu'il éprouve , et à l'incertitude qui le
tQurmente, veut connaître enfin l'immobile et
taciturne animal qui lui brise les membres. Il dé*
gage un bras doucement , bien doucement ; il
avance la main, et le moëleux des étoffes le frappe
à son tour. Comme le drôle ne manquait pas de
bonne opinion de lui-même, il se persuade que
miiady est sensible à son mérite; qu'elle a décou-
vert ses rendez-vous , et qu'elle veut prendre, un
moment, la place de la vachère. Il agit d'après
cette persuasion; il tâtonne, il fourrage ; la cu-
lotte de peau du trompette dérange toutes ses
idées. Il partagQ la frayeur qu'il a inspirée à mon
oncle ; il fait un effort violent ; il se tire de des-
sous les bottes; il roule d'un côté, Thomas de
l'autre ; tous deux se relèvent, et se sauvent, le
i5.
2^8 MON ONGLE
palfrenier par la porte qu'il connaissait, Thomas
par une croisée qui se trouve devant lui. I^e dé-
serteur saute dans un potager; gagne un mur
garni de treillages, et grimpe, le plus lestement
<ju'il peut. Le jardinier s'imagine qu'on vient voler
ses choux; il sort de sa hutte, suivi de deux
chiens, et armé d'un fusil. Il court du côté où mon
oncle, en montant, brisait le treillage sous ses
pieds ; il ajuste, il lâche son coup, à l'instant même
où Thomas venait de se laisser couler de l'autre
coté.
Les garçons jardiniers , les palfreniers accou-
rent à l'explosion. Le jardinier soutient qu'il a tué
le voleur, et qu'il l'a vu tomber. On le cherche,
on ne trouve personne ; on conclut qu'il n'est que
blessé , et qu'il s'est traîné dans les asperges , ou
dans les artichauts. Les recherches continuei^t , et
mon oncle, débarrassé pour la seconde fois, court
il travers les champs, et cherche à regagner son
chemin .
Cependant le désordre se communiquait du po-
tager au grenier à foin , où Mary avait joint son
palfrenier, et où elle s'expliquait avec les pieds et
avec les ongles. Du grenier à foin , le tumulte
commençait à s'insinuer dans le château. Milord
avait fait sa tournée ; il était rentré , on avait
servi, et milady ne se trouvait pas. Ses femmes
la cherchent dans sa chambre à coucher , dans sa
bibliothèque , dans son cabinet de toilette ; on
l'appelle à grands cris ; les domestiques se rassem-
THOMAS. 229
blent, bouleversent inutilement la maison et les
j^ordins ; Talarme devient générale. On descend les
lanternes dans les puits , dans les privés; on sonde
deux étangs : milord se désole , ou en fait sem-
blant.
On sonne à tout rompre à la principale entrée.
On court ; c'est un carrosse, c'est la livrée de la
dame d'Oxford, chez qui milady a passé h, soirée ;
c'est miladj elle-même , qui descend de très-mau-
vaise humeur, qui gronde son mari stupéfait, qui
rudoie son cocher , qu'elle a fait chercher dans la
ville une partie de la nuit ; c'est le malheureux
cocher qui jure qu'il l'a ramenée; c'est milord
qui l'atteste ; ce sont ses femmes qui le confir-
ment ; c'est milady qui croit qu'on est d'accord
pour se moquer d'elle , qui souffleté ses femmes ,
qui renverse la table , et qui va s'enfermer chez
elle.
Après un peu de réflexion , milord vit claire-
ment qu'il y avait du quiproquo y et qu'il était
certain qu'on avait amené deux dames tout-à-fait
différentes. Comme il s'expliquait d'une manière
très-lumineuse , il se fit aisément comprendre à
ses gens. Ceux-ci, persuadés que milady était
étrangère au hourvari qui venait d'éclater , rap-
prochèrent les époques. Les uns racontèrent l'in-
cident de la vacherie, les autres, l'escalade du
mur du potager , et milord, toujours conséquent ,
jugea que la dame qu'avait amené son cocher ,
avait eu de fortes raisons de dispariaître subite*
c
SiSo MON ONCLE
ment. Mais pourquoi était-elle montée dans soit
carrosse? Pourquoi s'était -elle laissé conduire
chez lui ? C'est k quoi milord rêva jusqu'au jour ,
et ce qu'il ne put jamais pénétrer , parce que
mon oncle, qui pouvait seul l'instruire, se soucia
fort peu de lui donner de ses nouvelles.
Cependant le cher Thomas approchait du vil-
lage où il devait prendre la diligence. Son voile
chiffonné , son jupon déchiré , sa robe couverte
de plâtre et de boue , le replongèrent dans de
nouvelles anxiétés. Comment ^e présenter à la voi*
tare , dans ce grotesque équipage ? Comment se
procurer des habits d'homme sans se faire moquer
de soi , et piquer la curiosité , qui pourrait avoir
des suites Âmestes ? Il maudit la terreur panique
qui avait fait disparaître Dick et sa valise , et il
marchait toujours, en cherchant quelqu'expédient^
que son cerveau fatigué lui refusa long-temps.
Déjà il voyait le clocher du village dont l'au-
rore naissante dorait la flèche; déjà il entendait
le bêlement des agneaux, le mugissement des
bêtes à cornes ; déjà le pavé résonnait au loin
sous les roues pesantes dés rouliers ; il était jour
ei^fin , et mon oncle aperçut plus distinctement
encore le délabrement ridicule de ses vêtemenisi
Il se pressa de s'ea dépouiller. Les jeta dans un
foss^ , et pousuivit sa route , ne possédalit au
monde que sa culotte de peau, ses bas^ ses sou*
liers , et la petite bourse de Fanny.
Il entra dans le village , pâle et défait , coimnè v
THOMA.S. 23i
on l'est après une nuit pénible , passée sans boire
et sans manger. Une bonne femme, qui l'aperçut
(a première, s'écria qu'on l'avait volé; mon oncle
saisit cette idée , et dit aussitôt comme la bonne
fepime. Les badauds de l'endroit , car il y en a
partout j se rassemblèrent autour de lui ; il feUut
leur faire une histoire, et il la fit si naturelle-^
ment, qu'on le conduisit chez te juge de paix , qui
reçut sa déposition, et qui mit ses <vatch-men en
route, après des voleurs qui n'existaient pas.
Mon oQcle ne fut pas plutôt débarrassé du juge
de paix, qu'il pensa au plus preisé^ Il se rendit
4 l'auberge où relayait la diligence; ir mangea,
au coin du feu , la tranche de roast'heefy il but la
mesure de strong-beer. L'hôtelier lui abandonna,
pour Sa guinée , une rcdingotte et un chapeau
passable; monsieur JefFris prit sa place dans la
voitîire , «t il se crut à la fin de ses épreuves , lors*
qu'il roula sur le grand chemin de Londres : le
ciel en avait autrement ordonné.
Il arriva , le soir, dans la capitale , excédé de &-
tigue , et ayant plus d'envie de dormir ^ue d'aller
voir le père Thompson. Il avait, d'ailleurs,^n petit
amour-propre, et il était bien aise de s'arranger
décemment avant que de se présenter devant
lui. Il se rendit donc à une taverne de modeste
apparence, soupa de bon appétit, et lïioïita à
une chambre à deux lits , dont l'un lui était des-*
tiné. L'autre était pour un sergent d'infanterie j
que sa mauvaise étoile avait amené dans la même
aSa MON ONCLE
auberge, et qui commençait à . se déshabiller.
DeusL voyageurs , commensaux d'un même appar-
tement^ ne se couchent pas sans se saluer , et
cette première politesse engage nécessairement
la conversation. On parle volontiers de ce qui
flatte , ou de ce qui intéresse le plus , et ces mes-
sieurs, eu se déculottant, raisonnaient combats
et tactique, comme s'ils eussent été des Bona-
parte.
Le sergent était une espèce d'original qui, à
Fen tendre, avait fait des choses incroyables, et
mon oncle, à qui ses hauts faits étaient indiffé-
rens, l'écoutait sans répondre, et commençait à
bâiller. Mais le sergent s'avisa de mettre les An-
glais au-dessus des Romains , et les Français au-
dessous des troupes du roi de Portugal, qui ne
valent pas mieux que les soldats du curé de Liège,
ou que les faquins qqi montaient la garde avec
des parassols à la porte du Vatican. Mon oncle
secoua vivement les oreilles, et cependant il se
possédait encore. Son caractère bouillant rem-
porta sur toute espèce de considération , lorsque
le sergent, en éteignant la chandelle, se vanta,
entre autres exploits , d'avoir lui seul fait fuir , à
CuUoden, tout un piquet de troupes françaises.
U était de la prudence de se taire ; mais mon
oncle, poussé à bout, riposta au sergent par un
tu en as 7726/2^2 fortement prononcé, et il ajouta :
« Les Français se sont battus comme des diables
« à CuUoden , et si les montagnards nous eussent
THOMAS. a33
(c secondés , nous forcions le duc de Cumberland
« et son armée à se jeter dans la Ness. — Nous
« eussent secondés !... nous forcions !... Tu es donc
« un Français, toi? — Oui, f..., et je m'en fais
« honneur. — Je t'arrête de par le roL — Et moi,
« je te cogne. » Et mon oncle , déjà hors du lit ,
avait été chercher le sergent dans le sien ; il le
tenait aux cheveux d'une main, et le frappait de
l'autre où il pouvait l'attraper. Imprudent , mau-
vaise tête ! que de sottises tu feras encore !
Le sergent se défendait vigoureusement , et ,
au bruit des tables et des chaises renversées , le
cabaretier et son aide de cuisine accourent et s'in-
forment de la cause du tumulte. Le sergent , qui
était dans toute sa force , tenait alors mon pauvre
oncle sous lui, et l'aurait assommé , si on ne le lui
eût ôté des mains. Le sergent le dénonça au ca-
baretier comme un partisan des Stuart, et il or-
donna au marmiton d'aller chercher un constable.
Le cabaretier , que Thomas intéressait , essaya de
fléchir le sergent. Celui-ci, outré des coups qu'il
avait reçus , ne voulut rien entendre. Il menaça
l'hôtelier de le dénoncer lui-même , si son garçon
n'obéissait à l'instant. Il fallut céder , et le sergent
impitoyable tint mon oncle en respect avec la
pointe de son sabre , jusqu'à ce que le constable
arrivât.
Le courage ne pouvait rien dans cette conjonc-
ture : pas de pelle , point de pincettes , rien à
jeter à la tête du sergent. Mon oncle, outré de
i34 MON ONCLE
rage , se rongeait les poings , en marchant à grami ji
pas dans la chambre ; il s'arrachait les cheveux ,
se frappait le crâne contre les murs , et n'en était
pas plus avancé. Le constabte arriva avec deux
watch-men. Mon oncle interrogé ,< avoua qu'il
était des troupes françaises faites prisonnières à
Invemess* Il se garda bien de parler du régiment
anglais dans leqnel il avait servi, de ses cama*
rades qu'il avait échiiiés, et de sa désertion. Il
dit que, depuis kIMéfaite du prince Edouard, il
avait erré en Ecosse et eu Angleterre , cherchant
toujcRirs , pour repasser en France , ime occasion
qui ne 6'était jamais présentée.
Le conBtaUé le fit habiller^ le mit dans un
iiacre, et le conduisit à la prison de Newgate. Il
y. pafcsa le reste de la nuit , sur la paille , à mau*
dire sa destinée , ou plutôt sa fatde imprudence.
Le lendemain , un commissaire des gueires
vint prendre de lui les renseignemeps qui de-
vaient constater la vérité de sa déclaration , et il
fut décidé qu^il irak partager le sort de ses com-
patriotes pris à Ctdloden ou ailleurs. En consé-
quence on Fagrégea à l'équipage d'un navire mar-
chanda, qu'un petit corsaire anglais avait pris et
conduit dans la Tamise; on leur attacha à tous
les n»aîns derrière le dos, et leur escorte leur fit
prendre le chemin d'Yarmouth.
Les grandes infortunes sont faites pour les
grands hommes, et si on considère Régulus, Ju-
gurtfaa, Mithridate, César, Pompée, Caton, se
THOMAS. a35
donnant la mort, ou la recevant de leurs entier"
mis ; si y parmi les modernes , on s'arrête à Bayard ,
à Nemours, à Turenne, à Charles XII, à Bellille ,
à Dam pierre , à Marceau , tués après des victoires ,
ou ad sein de la victoire même, on avouera que
le fameux Thomas devait s'afFecter peu d'un re-
vers qui lui laissait au moins l'espérance. Aussi
prit-il galamment son parti , dès la fiti de la pre-
mière journée.
CHAPITRE VI.
Quiparaitra incroyahle , et qui F est moins que la
'surprise de Crémone.
On rit 9 on chante, on boit en prison comme
ailleurs, quand on a de l'argent. Le gousset d<)
mou oncle était passablement fourni. Il faisait
régulièrement ses quatre repas, et comme il ai-
mait la société , il régalait ,* de temps en temps ,
trois ou quatre amis, qu'il avait choisis parmi ce
qu'il y avait de plus brave , et de plus crapuleux
dans l'espèce de bagne où il était renfermé.
Avec les dispositions heureuses qu'il avait reçues
de la nature, ces messieurs lui firent faire du
chemin en peu de temps. Ce fut d'eux qu'il ap-
prit que la morale est inutile , la religion un pré-
jugé, la probité une duperie. La conséquence
de. cette première donnée est que les hommes
n'ont rien en propre, que la terre est à tous,, et
1
2 36 MON ONCLE
que tous ont un droit égal à ce qu'elle produit.
Malheureusement, il ne pouvait mettre en pra-
tique, à Yarmouth, ces principes sublimes; mais
ils germaient dans son ame, Us y fructifiaient,
et il n'attendait que le moment qui le rendrait à
lui-même, pour sortir tout- à -fait de la classe
commune.
Cependant on ne va pas très -loin avec sept à
huit guinées , quand on vit bien , et qu'on se per-
met de traiter. Mon oncle, qui n'avait jamais pos-
sédé un pareil trésor, l'avait cru inépuisable , et
comme il est dur de renoncer à un certain bien-
être, il prit de l'humeur quand il en fut à sa
dernière couronne. Il devint brutal et querelleur,
quand il se vit réduit au pain, aux fèves, et à
l'eau du roi Georges. Mais il avait pris sur ses ca-
marades un ascendant qu'il avait dû d'abord à sa
petite opulence, et qu'avaient augmenté et sou-
tenu une figure martiale , un caractère énergique ,
et un esprit capable de conceptions hardies. Ses
compagnons de malheur avaient pris insensible-
ment l'habitude de lui céder en tout; ils lui par-
donnaient ses brusqueries , et ils étaient disposés
à suivre l'impulsion qu'il plairait à Thomas de
leur donner. Il était chef de parti sans le savoir,
et sans autre droit que celui
....Qu'un esprit vaste et ferme en ses desseins ,
A sur Tesprit grossier des vulgaires humains.
11 soupirait pour la liberté, sans avoir imaginé
\
THOMikS. 237
encore que la force ou l'adresse pût la lui rendre.
Des murs élevés, des portes solides , des geôliers
actifs , et une garde militaire ne lui permettaient
pas de se livrer à un espoir chimérique. Son
imagination même ne s'y était jamais arrêtée , et
pendant cinq à six mois, il avait trompé l'ennui
qu'amène l'oisiveté , en apprenant à tirer des ar-
mes, d'un maître, à qui il enseignait à jouer du
flageolet.
Un événement, très-faible en lui-même, amena
une étrange révolution dans les prisons d'Yar-
mouth. Les guichetiers avaient apporté la pitance
du jour^ et le roi Georges , ou le geôlier en chef,
avait jugé à propos de retrancher la livre de
beurre qui assaisonnait ordinairement trois bois-
seaux de fèves , dures et noires. Un prisonnier se
permit quelques observations assez fortes , aux-
quelles l'homme de garde qui accompagnait la
chaudière, répondit par un coup de bourrade
qui jeta le raisonneur à la renverse. C'était jus-
tement un des chenapans que mon oncle avait
pris en affection.
« Sacredieu ! s ecria-t-il en français , il faut que
« nous soyons bien bêtes pour nous laisser traiter
•c ainsi par une vingtaine d'hommes , parce qu'ils
« ont des fusils. Prenons les clés de ces marâuds-
« là, sortons. La garde fera feu; mais elle n'en
ff tuera que vingt. Les autres prendront fusils et
« cartouches , et seront hors la ville , avant que la
« garnison ait le temps de se mettre sous les
Î238 MOBT ONCtE
« armes. On gagnera le bord de la mer, on se
a jettera dans cinq à six bateaux pécheurs, et on
« fera voile pour la France. Allons , amis , à moi » ,
et il prend , au collet, le soldat qui a terrassé son
camarade, et il le désarme, et les autres fouil-
lent les guichetiers , et les clés sont enlevées , et
les portes ouvertes.
Mon oncle , eii sa qualité de chef, sort le pre-
mier; les autres se précipitent après lui. La garde
se range à la hâte; les Franç2|is essuient la dé-
charge; dix-huit tombent, Thomas n'est pas tou-
ché. Il s'arme , il charge en marchant, ses compa-
gnons l'imitent, et les voilà sortis de l'enceinte,
ayant vipgt coups prêts à tirer.
Ils marchent précipitamment; mais en bon
ordre. Us ne connaissent pas la ville , et, au détour
d'une rue, ils tombent sur un poste de trente
hommes, qui avaient eu le temps de se mettre en
défense. £n un instant la baïonnette a décidé
l'affaire. Les Anglais sont culbutés; l'un d'eux est
pris. Thomas le force à lui servir de guide, et
lui ordonne de le conduire vers la mer.
Le soldat troublé, ou capable d'une ruse de
guerre , obéit ; mais il fait sortir l^s Français par
la porte du port, et les met sous une redoute
qui en défend Tentrée. Thomas , furieux , lui casse
les reins d'un coup de fusil , et au même instant
la batterie du port tire à cartouches , et jette qua-
rante de ces braves sur le pavé. La générale bat
dans la ville; déjà les compagnies se forment et
THOMAS. 289
niarchenÊt. Thomas va être pris entre deux feux.
Il n'espère pas de quartier; un prodige seul peut
le sauver; il imagine et exécute à la fois.
La redoute , qui protège le fort , n'est défendue
du coté de terre que par un épaulement , et
n'est gardée que par quarante hommes. Thomas
profite du moment où les canonniers rechargent
leurs pièces ; il court droit au fort. Il y pénètre ,
k travers la fusillade ; il égorge la garde ; il force
les portes d'un magasin d'armes , et il arme le
reste de son monde.
Il ne perd pas une minute, et fait toutes ses
dispositions. Il range ses soldats d'infanterie le
long du parapet; il met ses artilleurs aux pièces;
il les fait pointer sur la ville. Ses matelots ap-
portent ce qu'ils trouvent de charbons et de grils
pour faire rougir des boulets.
Cependant le régiment de milice de Midlesex
s'avançait, croyant n'avoir à réduire que trois
cents prisonniers sans armes. On est étonné de
les voir maîtres du fort. Le colonel déploie sa
colonne sur les quais, et combine un plan d'at-
taque avec son état-major. Pendant qu'il délibère,
le général Thomas engage l'affaire à coups de ca-
non, et son infanterie fait un feu roulant qui met
le désordre dans les rangs. Les Français, encoura-
gés, redoublent d'efforts et de prestesse.Les enne-
mis se cachent derrière les maisons. Le colonel
et ses officiers-majors , restés seuls, tombent enfin
d'accord sur un point : c'est qu'il faut se retirer.
24^ MON ONCLE
Déjà Thomas se croit victorieux; déjà le pavil-
lon rouge est abattu , et remplacé par un pavillon
français , que mon oncle a fait avec le devant de
sa chemise. Le charbon est allumé , les boulets
rougissent, et nos Français ne doutent pas qu'en
mettant le feu 'à quelques maisons dTarmouth,
ils n'obtiennent des provisions et un bâtiment
pour passer en France. C'est à cela que se borne
leur ambition.
Mais un général de seize ans ne peut pas tout
prévoir. L'attention et les efforts de Thomas se
dirigeaient contre la ville, et il ne s'apercevait
pas que le vice amiral , commandant la marine ,
vieux renard, sachant à fond son métier, se dis-
posait à le chauffer de près.
Il avait fait amarrer, sous le fort, les vaisseaux
dont les manœuvres n'étaient pas en état, et le
canon de mon oncle ne pouvant plonger perpen-
diculairement, ils se trouvaient hors d'atteinte.
Il avait fait conduire , au milieu du port , deux fré-
gates de cinquante canons, dont les hunes étaient
chargées d'hommes armés de pierriers et d'es-
pingoles, qui, portant la balle plus loin que le
fusil , devaient faire taire la mousqueterie de la
redoute. Derrière les frégates , étaient deux ga-
liotes à bombes , destinées à écraser ou à disper-
ser ceux qu'on ne pourrait ajuster du haut des
hunes. D'un autre côté, le régiment de Midlesex ,
qui ne pouvait se battre à découvert devant vingt
pièces en batterie, faisait des coupures derrière
THOMAS 241
les /Baisons , et se retranchait avec des charrettes
et de. gros meubles, pour repous3er les sorties,
sUl prenait à mon oncle la fantaisie d'en tenter.
Tout cela se disposait avec ordre et diligence, et
le général Tbpmas touchait à sa ruine totale ,
lorsqu'il se croyait sur du plus brillant succès.
Les boulets étaient rouges ; les canonniers
commençaient à les faire rouler dans les pièces;
plusieurs étaient déjà' tombés sur les édifices
d'Yarmouth , quand un carillon d'enfer fait tour-
ner mes héros français du côté de la mer. Les
pierriers des hunes, les batteries des frégates ,
les mortiers des galiotes, tout fait feu à la fois;
les balles et les bombes pleuvent dans la redoute.
Le plus grand nombre est tué ou mutilé, avant
qu'on puisse retourner les canons , et les pointer
contre le port. Le sang coule, il ruisselle, et les
plus hardis pâlissent. Thomas, l'intrépide Tho-
mas, perd lui-même la tramontane; il prononce
le cri fatal : Sauve qui peut \ cri qui déshonore
un général fait , et qu'on peut pardonner à un
commandant de hasard , âgé de seize ans. Au
reste, que vous pardonniez ou non, il n'en sera
ni plus ni moins.
A ce cri , le désordre est porté à son comble.
On jette les armes, on se presse, on se culbute,
on sort de la redoute , on fuit sans avoir où l'on
va. Les uns se précipitent dans la mer; d'autres
vont se jeter sur les baïonnettes des milices an-
glaises; quelques-uns se dispersent dans les rues,
IV, 16
^4^ MON ONCLK
et sont tués , à cottps de fusil. Mon oncle , après
avoir erré à'*raveTiture ; se trouve sur le bord de
là Hviéi*è qui se jette dans le port ati nord de la
ville. Huit de Ses camarades l'ont suivi machina-
4èment; six, sachant nager, passent avec hii à
l'autre bord. Ils courent, ils filent le long delà
•côte , en tirant sur Wursted. Ils aperçoivent , à
peu de distance , des champs de houblon ; ils se
courbent , ils se traînent sur les genoux et les
'mains; ils y entrent sans éti^e aperçus.
Le vice-amifal et le colonel avaient autre chose
•à faire que de s'occuper de sept à huit fuyards.
Il fallait détruire le gros des insurgés , sauf à se
mettre ensuite à la recherche de ceux qui* au-
raient échappé. Il restait à peine une heure de
jour; il était essentiel d*en profiter, et ce fut ce
'qui sauva mon oncle.
La nuit vint. Les malheureux, excédés de fa-
tigué et de faim, se levèrent, mangèrent du 'hou-
blon , et reprirent quelques forces. Ils tinrent
ensuite conseil , et tous étaient d^avis diffécens.
•On -se contredit , on s'aigrit , on reprocha à liion
oncle la témérité d'une entreprise, qu'on ne re-
gardait plus que comme une folie. Tel est le sort
de ce qu'on appelle un gi'and homme. Le sufccès
seul le justifie; •
. Mais au moindrç revers funeste.
Le i^asque tombe, rhomme reste,
Et le héros s'évanouit.
THOMAS. 2*3
Il fallait pourtant se décider à quelque chose.
Se rendre à Yarmouth, c'était le moyen le plus
sûr d'être pendu promptement ; se cacher, et
piller la nuit , cela ne pouvait durer long-temps.
On se détermina à retourner à la côte, à cher-
éher un bateau, et s'embarquer, dût-on crever
de faim en route.
Voilà donc le général sans armée , et ses com-
pagnons redevenus ses égaux, allant de rochers
en rochers; tâtonnant, ne trouvant rien, et jurant
en proportion de leur mauvaise humeur. Ils arri-
vent à un petit village bâti sur le bord de la mer.
Lés habitans, laboureurs et pêcheurs, selon les
saisons , avaient leurs bateaux attachés devant
leurs portes , et dormaient tranquillement , les
uns avec leurs femmes , et les autres tout seuls.
Les bateaux étaient arrêtés par des chaînes de
fer, qui s'enfilaient les unes dans les autres , et
dont la dernière faisait , autour d'un poteau
élevé, plusieurs tours, terminés par un fort ca-
denas. On ne brise pas cela avec les mains , et
âin n'avait pas même un couteau. Il îi'y avait
d'autre parti que d'arracher la pièce de bois.
Mes sept lurons poussent, tirent,' s'agitent, se
démèûèiit ; le bruit qu'ils font réveille les mâtins
du village ; ils aboient devant les portes, ou dans
les maisons. Les habitans s'inquiètent et se lèvent.
Le shériff du lieu, qui procédait à la fabrication
d'un petit magistrat, s'arrête, au grand mécon-
^efttement de madame la shérive; prend sa per-
iG.
a44 MOIV ONCLE
ruqiie, son long bâton blanc, et la chenfiise en
avant , et pour cause , il sort pour s'informer de
la cause du vacarme qui l'a dérangé de S6s fonc-
tions maritales.
Pendant qu'on s'interroge , qu'on se répond ,
qu'on allume les lanternes , qu'on se met en état
de se présenter' plus décemment , le poteau a
cédé aux efforts soutenus de mes aventuriers; ils
ont démêlé les chaînes; ils se sont emparés du
meilleur bateau, et poussé les autres à la dérive,
pour qu'on ne coure pas après eux.
La mer était houleuse, et il n'était pas possible
de gagner le large dans un aussi frêle bateau,
que la moindre lame devait emplir ou renverser.
Il fallut ramer en longeant la côte, et tâcher de
repasser devant le port d'Yarinouth , pour entrer,
dans la manche. Les ténèbres favorisaient les fu-
gitifs; ils avaient du courage, de la force , et ils
espéraient avoir dépassé le port, avant que le
jour permît à la garde du fort de les signaler. Si
le v^t tombait , ils se proposaient de s'éloigner
de la côtfe , et ils comptaient rencontrer quelque,
bâtiment français , qui les prendrait à son bord.
Le succès cependant ne répondait point à
leurs efforts. D'abord ils avancèrent peu; bientôt
le bateau demeura immobile. Ils s'aperçurent
enfin qu'ils rétrogradaient. Ils né savaient à quoi
attribuer ce prodige, et ils se donnaient au diable
pour en démêler la cause; elle était très-simple:
ils étaient près du golfe de Boston ; la mer mon-
THOMAS. 245
tait, et les flots, qui de toutes parts se réunis-
saient, et se précipitaient vers remboucluire du
golfe, entraînaient le bateau. Hors d'haleine et
découragés, ils abandonnèrent les avirons, et se
livrèrent à la merci des flots.
Bientôt ils se trouvèrent à l'entrée du golfe ,
dans lequel les courans les portèrent avec rapi--
dite. Ils allaient retoucher cette terre qu'ils avaient
tant d'intérêt de fuir, et leur perte paraissait iné-
vitable : un hasard inespéré les sauva.
Une chaloupe à mât et à voile triangulaire
sortait de Boston , vent arrière. Quatre rameurs
secondaient le vent , et hâtaient la marche ,
malgré l'impétuosité de la marée contraire. Le
bateau de nos Français , sans gouvernail , sa^is
manœuvres, emporté à l'aventure, allait se croi-
ser avec la clialoupe, ou peut-être l'accrocher,
et la violence du choc devait submerger le plus
petit des deux bâtimens. L'amour de la vie se
réveille dans le cœur de l'homme le plus mal-
heureux , à l'aspect d'un danger imminent. Nos
aventuriers reprirent leurs rames , pour éviter la
chaloupe ; mais ils n'avaient , parmi eux , que trois
matelots. Les autres, qui pouvaient les aider dans
toute autre circonstance , leur nuisaient dans cel-
le-ci, et rendirent inutiles leur adresse et leurs ef-
forts. Des contre-temps, ou des coups d'aviron,
contraires à la manœuvre que voulaient faire les
trois matelots, mirent le bateau en travers. L'a-
vant de la chaloupe lui donna dans le flanc, et
a46 MOBT oifCi:.£
le fit aussitôt chavirer. A l'instant où lé batëait
est totalement incliné, où la mer y entre en
abondance , mes sept aventuriers , par un mour
vement madiinal , et prompt comme la pensée ^
saisissent le bordage de la chalonpe, et sautent
dedans 9 Sjsins autre intention que d'échapper à la
mer.
Les rameurs tournent le dos au but vers lequel
ils se dirigent. Les Anglais qui conduisaient la
chaloupe, n'avaient donc pas vu le bateau qui
venait d'être englouti. Figurez-vous leur étonhe-
ment , lorsqu'ils voient , au milieu d'eux , sept
Français qui semblent tombés du ciel. La frayeur
s'empare d'eux , ils tombent à genoux , et de-
mandent la vie. Nos Français, qui allaient la leur
demander , reprennent courage , et profitent de
l'occasion que la fortune leur présente. Ils cou*
fisquent la chaloupe à leur profit , et après s'être
assurés que les quatre Anglais sont sans armes
comme eux , ils leur ordonnent de continuer la
manœuvre. Les trois matelots français travaillent
avec eux ; les autres veillent sur les prisonniers.
Quel changement de situation ! cinq minutés
avant , tout était dése^éré , et maintenant nos
aventuriers sont maîtres d'une grande chaloupé
bien gréée, bien conduite, et qui peut, en trcnté-
six heures, les mener à la côte de France. Mon
oncle, ravi, enchanté, oubliait que^ depuis seize
heures, il n'avait eu pour se restaurer qu'un peA
de houblon, qui n'est pas très-restaurant. Il allait
i
•THOMAS. ^47
d^iantant d'unbput 4^ la çl^'aioupe à l'autre ,; por-,
tant sur Tépaule, en guise de fusil, un mauvais
aviron , dont il se proposait de casser les reins au
premier Anglais qui ne ramerait pas comme il faut.
En allant et venant,, lorsque Thomas fut las de
chanter , et c^ue le silence qui régnait sur la plaine,
liquide ne fut plus interrompu que par le bruit
mesuré des rames , il crut entendre quelques gé-
missemens partir de . dessous un abri formé , à
l'arrière de la chaloupe:, ayec un morceau de tpile,
soutenu sur deux bâtons croisées. Il s'approche,
il. se baisse, il alonge le bras; c'est une femme
qui pleure... Ce n'est rien pour mon oncle; mais,
auprès d'elle est un sac , et près du sac un petit
baril. 0 surproit de bonheur l Le sac est rempli
de pain frais., et le baril contient du rhum d'ex-
cellente qualité. Thomas jure, rit et saute d'aise ;.
il distribuç des vivres à ses compagnons , leur
fait boire un grand coup, mais rien qu'un, parce,
qu'il est essentiel de conserver sa tête , et il va
remettre le petit l)aril auprès de la femme, qui
continue à se lamenter et à gémir.
« Qu'est-ce donc , demanda-t-iJ à un matelot
a aoiglâis, que cette guenon qui pleure làrbas au
<c bpiit ? — C'est une malheureuse que nous con-
(c duisions à Botany-Bay, — Vous alliez en Amé-
« riqûe dans une chaloupe! — Nous allions joindre
« notre vaisseau , qui est mouillé à une demi-lieu^
« de l'entrée du golfe. — Ah! vous avez un vais-
ff seau... et qu'est-ce que c'est que ce vaisseau-là?
a48 MON ONGLE
ce ■■ — ^^ C'est un bâtiment de trois cents tonneaux,
t< chargé de toilespour les colonies. — ^Ah , diable!
« armé en guerre ? — Non. — Et de combiem
if d'hommes? — 'Dix. — Il n'en reste donc que six
a à bord... Mes amis, l'appétit vient en mangeant;
ce il faut prendre ce vaisseau-là. Il faut le prendre ,
ce répètent les six autres. Nous le vendrons . à
« Dunkerque , poursuit mon oncle. — Nous le
ce vendrcm$... — Jusqu'à la quille, et nous nous
ce divertirons tant que nous aurons de l'argent.
ce — Bravo ^ Thomas! bravo, mon ami!
i* Ah ça , coquin ! reprit mon oncle , en s'adres-
ee sant au matelot anglais, si tu nous as dit vrai,
ce on reconnaîtra la chaloupe , et on nous laissera
ce aborder sans difficulté; alors nous te prouve-
ce rons que nous sommes de bons enfans. Si , au
ce contraire , tu nous as menti , si ton capitaine
« brûle seulement une amorce, nous vous jetons
ce toius quatre à la mer. »
Le pauvre Anglais jura ses grands dieux qu'il
avait dit l'exacte vérité. Mon oncle . lui fit boire
un coup , et on mit le cap sur le vaisseau qu'on
voulait enlever. Quand on en fut à la portée du
mousquet , on lia fortement les quatre Anglais à
leurs bancs , et on aborda comme on l'avait prévu.
Mon oncle et trois autres sautèrent après les ma-
, nœuvres , et grimpèreilt sur le tillac comme des
écureuils. Deux hommes faisaient le quart , et
fumaient tranquillement leur pipe, en attendant
leur chaloupe. Avant qu'ils pussent se reconnaître.
THOMAS. 249
avant même qu'ils eussent jeté uu cri *, mon onde
et un de ses camarades avaient empoigné le pre-
rAiet; deux autres avaient saisi le second, et
les avaient envoyés avec les merlans et les mar-
souins.
Armés chacun d'un levier du cabestan , ils des^
cendent dmis l'enti^epont , et en assomment trois
aùtr^ qui dormaient dans leurs hamacs, et qui
passent , sans s'en douter , du sommeil à la mort.
Après cette expédition , qui assurait la victoire,
nos gens entrent dans la chambre du capitaine.
Il tenait un verre de punch , que venait de lui
verser son mmisse. A l'aspect de quatre incomius,
armés de leviers teints de sang , le verre Itii tombe
des mains. Il n'a pas ]a force de se lever de son
fauteuil, et demande, d'une voix tremblante , ce
que cela signifie. « Rien, lui répond mon oncle,
« une bagatelle. Ton vaisseau a changé de mai-
« très, et tu vas descendre dans la cale jusqu'à
a nouvel ordre. » Le capitaine marche sans ré-
pliquer un mot, saute, sans se faire prier, sur
les ballots de toile , et on ferme les écoutilles par-
dessus lui.
Ceux qui étaient restés dans la chaloupe , moU'-
tèrent alors à bord avec les quatre Anglais, que sept
hommes pouvaient aisément contenir , et à qui ,
par cette raison , on ne fit aucun mal. Mon oncle ,
rétabli, par ce coup de maître, dans l'estime de
ses compagnons, fut aussitôt proclamé capitaine.
Il ordonna d'abord de mettre le vaisseau sous
voiles, et de cingler vers Dunkerque. Deux ou
aOCh MOX ONCLE
trois d^ se» camarades ne voulaient pas qn'int
pejxlit la chaloupe, qui valait son prix.; mais mon
oncle jugea qu'il ne fallait pas s'afiiuser à la bar
gateile ; que pour conserver le vaisseau , il n'y
avait pas de temps à perdre , et il en fallait pour
hisser la chaloupe sur le tillac. On se rendit à
ces raisons, et un. des siens dénouait les amarres
qui retenaient l'esquif... Thomas, à qui une boun«
action n'a jamais rien coûté , tant qu'elle n'a pas
blessé ses intérêts , Thomas arrêta cet homme , et
fit une réflexion qui fut généralement approuvée :
a A propos , dit^il , et cette pleureuse qui est
« restée la dedans? il est inutile de l'exposer à
(c se noyer. Il faut la mettre dans un coin de TenT
« trepont; nous la mènerons en France. Si elle
« sait un nrétier , elle travaillera ; si elle n'e)^ a
« point, et quelle soit jolie, elle fera comme
« tant d'autres. »
Deux hommes descendirent donc dans la cha^
loupe, prirent cette femme, et la mirent à bordi
Elle s'évanouit dès qu'elle fut sur le vaisseau, et
mon oncle , ennemi des petits soins y et plus enr
core de l'embarras , la fit descendre dans un dés
hamacs. Les porteurs , aussi peu galans que Tho-
mas, la jetèrent au hasard auprès d'un des «An^
glaiô qu'ils avaient assommés, et revinrent faire
le service.
Le jour commençait à paraître ; les côtés de
Franfee se montraient dans l'éloignement y et lé
faîte de la tour de Dunkerque semblait sortir du
sein des eaux. On courait trois lieues à l'heure ,
THOMAS. 25 1
avec un veut de côté qui enflait toutes ies voiles;
les matelots Aiiglais, sans défense et sans res-
sources , secondaient franchement nos flibustier».
Deux, heures au plus encore , et ils seront dans le
port.
Le capitaine Thomas ,* très-mauvais marin , mais
ofificier très-actif, avait l'œil à tout. En exami-
nant le dehors du navire , il s'aperçut qu'un des
sabords de la cale était entr'ouvert. Il soupçonnât
celui qu'il avait dépouillé de son grade et de son
vaisseau, de chercher à se jeter à la nage, ou de
tenter à introduire l'eau de la mer dans le bâ-
timent, et d'envoyer à fond les vainqueurs et les
vaincus. Comme sa présence n'était pas de (we-
mière nécessité sur le tiUac, il descendit pour
s'assurer de la vérité. Heureusement, le pauvre
capitaine ne pensait qu'à déplorer la perte de sa
fortune,' car un incident assez extraordinaire lui
eût Jaissé la liberté de faire ce qu'il aurait voulu.
Ep traversant l'entrepont , mon oncle passa
près du hamac où l'on avait déposé la pleureuse,
et lui trouva une partie du visage baignée dans
la cervelle du malheureux auquel on l'avait ac-
coUée.Mon oncle qui avait, comme un autre, une
façon d'honnêteté , jeta le défunt en bas du
hamac, et se mit en devoir de débarbouiller,
avec la couverture , l'inforlunée dont l'évanouis-
sement durait encore. En frottant , en essuyant , il
regardait, il s'arrêtait, il essuyait encore; il s'éton*-
nait, il croyait reconnaître... «Sacredieu! c'est,
« elle ! c'est elle ! s'écria«t-il enfin » , et il l'enlève
a5a MONONGLE
et il la porte, diuis la chambre du capitaine. Il la
met sur le lit , il force toutes les armoires. Il
trouve du liuge blanc et des cordiaux ; il en fak
avaler quelques gouttes , il en frotte les tempes ,
il lave le joli visage avec de l'eau et du vinaigre;
il a enfin la satisfaction de rendre les Msen^ à celle
pour qui il donnerait sa vie.
(€ C'est vous, madame !... c'est vous!... Hél par
« quel diable de ha^rd alliez-vous à Bolany^Bay^
tf seule, et dans cet équif^ge? Qu'avez^-vous fait
<c de milord Seymour ?» Et sans écouter ce que
lui répondait Fanny , il se repentait , il s'accusait,
il se désespérait de l'avoir laissée si long-temps
sans secours.
La jeune dame , également étonnée de retrou*
ver Thomas, ne parlait, d'abord, comme lui,
qu'en mots entrecoupés et sans liaison. Ils se re-
mirent insensiblement ; la conversation prit un
tour raisonnable , et lorsque Fanny sut qu'elle
n'était plus au pouvoir des Anglais, elle jeta un
cri de joie y et s'évanouit une seconde fois.
Thomas craignit qu'elle ne fut morte, et il
perdit la tête tout*à-fait. « Venejf ! venez... courez!
c( à moi , criait-il de la porte de la chambre ; qu'on
« ne la touche pas, disait-il à ceux qui descen-
c( daient à la hâte ; qu'on me donne de l'eau-de*
t< vie , du rhum , tout ce qu'il y a de plus fort;
« mais qu'on ne la touche pas : je voudrais pou-
« voir ne pas la toucher moi-même... C'est la
« femme la plus jolie , la plus respectable y la plus
« bienfaisante des îles britanniques. Ma part de
Ji
THOMAS. ^53
« prise, mon autorité, mon bfas, mon sang, tout
«c est à elle »; et il était à genoux devant son lit,
et il lui baisait les pieds , et il lui entr'ouvrait la
bouche , avec une cuiller d'argent , et il y versait
un peu de rhum , et il prenait le bas de sa rc^e ,
et il le portait siu* son cœur.
Ses camarades le croyaient fou , et il en avait
tout -à- fait l'air. Extrême en tout, Thomas ne
pouvait rien faire comme un autre. L'excès de
son agitation ne l'empêcha pourtant pas de ré-
fléchir que , si elle n'était pas morte , l'air ferait
peutrêtre plus d'effet que le rhum. Il ouvrit les
fenêtres de la chambre; il en approcha le fauteuil
du capitaine ; il enveloppa avec respect , dans une
pièce de voile , les jambes et le corps de Fanny ,
sur laquelle il se croyait indigne de porter la
main,. et il l'assit dans le fauteuil, la tête appuyée
sur son épaule , qu'il avait couverte d'une ser-
viette blanche.
Bientôt une légère teinte rose perça à travers
la pâleur ; la respiration devint sensible ; les yeux
se rouvrirent , et un souris obligeant fut la récom-
pense des soins de Thomas. Les esprits se remi-
rent tout- à-fait, et cet évanouissement, causé par
une joie immodérée , fut le dernier accident
qu'éprouva cette intéressante victime. Vous allez
juger de ce qu'elle avait dû soufîfrir !
Les deux pauvres, témoins à son mariage,
avaient reçu de Seymour une gratification qui les
avait fait exister pendant quelque temps. II n'est
pas d'habitude qui se contracte aussi aisément.
/
/
a54 MON ONCLE
et dont on se défasse avec plus de peine', que
celle de l'aisance. L'un de cefe gueux vit,' areè ef-
froi, les privations qu'allait lui imposer encore le
défaut d'argent, et il résolut de se soustraire une
seconde fois à la misère. Il était clair que le jeune
lord s'était marié à l'insu de ses parèns ; iï était
donc certain qu'il avait fait un mariage dispro-
portionné ; il était donc évident que le service le
plus essentiel qu'on pût rendre à son père , c'était
de l'en instruire, et il n'était pas douteux qu'il
ne payât chèrement un tel avis. C'était soiiffler
le chaud et le froid ; c'était crier : vive le. roi !
vive là kguel Mais tant de gens font tous les
jours ce métier-là, sans qu'on s^en étonne, que
la conduite du mendiant ne paraîtra pas du tout
extraordinaire.
Il se rendit à l'hôtel du vieux lord Scymom*,
dont rentrée lui fiit interdite : un malheureux de
cette espèce n'approche pas d'un vice-roi d'Irlande.
Celui-ci, poussé par la famine, supportait avec
constance les rebuffades des valets, et revenait
tous les jours à la«çharge. Il aborda enfin milord ,
au moment où il. montait en carrosse. Il s'étendit
sur son respect et son attachement pour la famille
des Seymour; il s'apitoya sur le sort des pères
qui ont des enfans indignes d'eux ; il déclarc^^nfin
au vice-roi que son fils était marié à la fille de
p.obert Thompson , marchand de la cité. ~
Il aurait parlé deux heures encore , que milord
n'eût pas pensé à Tînterrompre. Ce qu*îl venait
d'apprendre l'avait frappé à Uendiroit sensible.
THOMAS. u55
Furieux , et accablé en inéme temps , il rentra à
l'hôtel , se renferma dans son cabinet , et laissa à
sa misère le coquin qui ne pouvait plus lui être
utile : ces drôles-là devraient toujours se faire
payer d'avance.
Ce n'était pas le mariage de Seymour qui exci-
tait la colère du vieux lord. Le défaut de formes,
légales le rassurait entià:'ement ; mais il était in-
digné que son fils eût pensé à une alliance qui
lui semblait nne des monstruosités impossibles à
concevoir. L'audace de Thompson lui paraissait
plus révoltante encore. Il aurait donné la moitié
de sa fortune pour se vengcîr d'une manière écla-
tante du bonhomme et de sa famille. Cependant,
comme en Angleterre, où on nous assure qu'on
n'est pas libre , le roi lui-même ne peut attenter à
la sûreté d'un citoyen, milord, après avoir exhalé
sa fureur, fut contraint de chercher des moyens
doux, qui le conduisissent au but qu'il se propo-
sait : c'était de détacher son fils d'une femme qui
n'aurait? dû être pour lui que l'objet d'un simple
amusement.
Il fit chercher le père Thompson , qu'on trouva
facilement , et il le manda chez lui. Thompson se
présenta, avec la simplicité des mœurs antiques,
et la confiance que donne une sévère probité. Il
écouta d'un (roui calme les reproches de milord ,
qui l'accusait d'avoir donné les mains à ce qu'il
appelait la honte des Seymour; mais il s'indigna
de la proposition que lui fit ce seigneur, de re-
cevoir dix mille guinées pour faire passer sa fiUe
5l56 MOJJî OJXCLE
«ur. le co&lineat II répondit, avecfeiad^, qw le
mariage s'était fait à son in^u ; qu'il avmt J>]afné, le
premû^r, l'impradeace de^ jesunes époux ; tom& qne
jamais il ne . trafiqu^snaût de l'hoiMi^ur de. sa filW.
Milprd chassa durement l'homme qui venait de
se montre)? digne de son ^time ^ et il se rendit
chez milord Chatam.
Celui-ci apprit, avec peine, la nouvelle d'un en-
gagement qui, bien que frivole en apparence,
pouvait reinver&er le projet d'étabiissemeat con-
certé entre le vieux Seymour et lui. Encore un
an, et le jeune homme devait jouir du bien de sâ
mère , et la droiture de ses principes .était assez
connue de milord Chatam , pour lui faire craindre
qu'il ne ratifiât son mariage à sa majorité* C'était
ce qu'il fallait prévenir ; mais quel bi^s employer ?
Milord Chatam était revêtu de toute l'autorité
que peut avoir un ministre anglais; mais cette
autorité est restreinte par la loi , et on ne peut ,
sans danger , franchir les limites qu'elle a posées.
La nation entière avait les yeux sur lui; sa con-
duite était sévèrement scrutée. Les journaux du
parti de l'opposition relevaient ses moindres
fautes; lui en attribuaient quelquefois qu'il n'a-
vait pas commises, et il n'osait ni saisir les
presses, ni faire déporter les journalistes, même
en se servant de ces grands mots dont on abuse
encore ailleurs à l'année , quand on veut prendre
quelqu'un avec des apparences légales ; mots usés ,
qui n'ont plus de sens, et qui n'en imposent
qu'aux imbécilles.
THOMAS. 257
Les seules ressources que put et que n^oûlut
employer le ministre , furent la dissimulation , la
ruse et l'adresse. Il convint, avecle vieux Seymour,
qu'ils resteraâeiit^ quelque temps , dans une inac^
ftion àbsc^ue , pour détruire la défiance qu'avait
aspirée à Thompson son entrevue avec milord;
qu'ensuite on attacherait des gens a£Bdés et
adroits à tous les pas de Eanny; qu'on lui ten-
drait des pièges; qa'on Teiatraînerait à des dé«-
i&aroh^s hasardées qui la perdraienit dans Fedprit
4Ïe SepEnour. Si cela ne réussissait pas , on Falti-^
recait à quelque endroit écaité ; on la ferait enleiver
par quelques^ui^ de ces malheureux , prêts à tout
tenter pour un pem d'or , et à qui on ne laisse
pas connaître la main qui les Êiit agir. On rembar-
querait; on la descendrait en Korwége ou en
Suède; on la vendrait aux directeurs des mines
de cuivre 9 qui l'emploieraient au service des eu-*
vriers; enfin, on arrangerait, pour le jeune Sey-
inour, l?histoire d'une prétendue infidélité ^ moyen
ée roman connu; mais qui produit toujours sen
^Gfet sur un cerveau de vingt ans.
Dès le mois suivant , on mit en oeuvre plusieurs
de ces espions insinuans^ ^ porteurs de ce genre
de phymonomie qui inspire d'abord la confiance.
Us se Êmfilèrent chez les voisins de Thompson,
et n'en apprirent rien de relatif à Fanny , si ce
ti'«st que, depuis un an à peu près, elle vivait
chez une tante à Harford. Le nom et l'adresse de
ir. 17
a58 MON ONCLE
la tante connus, les mouchards partirent pour
cette ville.
Arabella Thompspn était une fille vieille et
infirme. En conséquence , en sortant du lit , elle
se mettait dans son fiiuteuil à roulettes, et se
faisait pousser à sa croisée, où elle passait la
journée à prendre du thé , et à regarder les pas-
sans. En £ace de sa maison était une auberge, et
c^est là que mes coquins se logèrent. Il ébauchè-
rent d'abord la connaissance , d'un travers de la
riie à Fautre, par des révérences qu' Arabella ren-
dait avec beaucoup d'exactitude* Le lendemain ,
OU; prit la liberté de lui souhaiter le bonjour; on
hasarda quelques mots honnêtes, auxquels la
vieille répondit par un sourire qu'elle s'efforça
de rendre agréable, et qui ne fut qu'une assez
laide grimace. Le troisième jour, Harris» le plus
jeune et le plus insinuant de la bande, se pré-
senta chez elle.
Il ç'apnonça comme un mardiand qui allait à la
foire de Cambridge, et qui ne voulait pas quitter
Harford , sans lui faire à^ complimens de son
frère , avec qui il était en relation de commerce^
Il l'entretint* de sa faimille, en homme qui avait
pris, à Londres, tous les renseignemens imagina-
bles ; il paria peu de Fanuy , sur laquelle il ne
savait rien ; mais il en dit assez pour mettre Ara*
bella sur la voie. Une fille vieille et infirme reçoit
rarement des visites; une fille vieille et infirme
aime passionnément à parler , c'est le seul plaisîi^
qui. lui reste ; aussi Arabetia s'en donna pour la
veille, le jour et le lendemain. Elle raconta, beau-
4
coup plus longuement que moi , les amours de sa
nièce , son mariage, son départ de* Londres...
Harris savait tout cela. Elle entra dans le détail
de son voyage et de son séjour auprès d'elle ; de
la voiture et des chevaux qui l'avaient conduite
à Oxford... Cela commençait à devenir intéres-
sant. Elle s'étendit sur la vie douce qu'elle comp-
tait y mener auprès de son mari , logée sous le
même toit, et trompant tous les yeux sous des
habits d'homme, qu'elle portait avec une grâce
toute particulière... C'était ce qu'on voulait savoir.
Elle fit rénumération de ses fracs, de ses gilets;
elle ne fit grâce de rien, pas même d'une cra-
vate; enfin elle crut faire un ' acte de discrétion
marquée en taisant le nom de l'époux, qui pour-
tant, disait-elle, était le fils d'un des plus grands
seigneurs des trois royaumes.
Harris, enchanté de sa découverte, quitta la
tante comme on quitte ordinairement les vieilles
dont on n'hérite pas, c'est-à-dire, sans beaucoup
de cérémonies. Il retourna à son auberge , fit ve-
nir des chevaux de poste; mes drôles remontè-
rent dans leur chaise , retournèrent à Londres ,
et rendirent compte , à milôrd Chatam , du succès
de leur mission.
Le ministre , certain maintenant de né pas se
^7-
i
260 « MaK ejfciiE
compromettre, écrivit ai^sitot au dbërîff cFOx-^
ford :
<c Je sais qu'uae fiJie de Londres , travestie en
a homme , vit dans le libertinage av«e les ëèoliers
« de rUniversité. On m'assitre (qu'elle s'attache
a particulièrement au jeune lord Sejrmour , dont
« l'opulence est ua attrait pour les femmes de
a cette espèce. Il est du devoir d'im magistrat de
« flaire cesser ces dé^ordre^.
ce Cependant^ po^r ménager les mœuvs puMi-
« ques , vous ne ferez arrêter cette filie que la
<c nuit. Vous la ferez aussitôt conduire à BosDon.
«c Le sbériff de cette ville recevra mes ordres. »
£t il écrivit à celi autre magistrat :
a On vous améaera> d'Oxfend^ one fiUe, dont
a les excès, ont mérité la déportation. Comme elle*
« tient à une famille honnête , vous lai ferez em-
(c barquer secrètement sur le premier vaisseau qui
(c partira pour Botany-Bay. Jusque-là , vous la
« tiendrez en prison , et aur secvet.»
Milord Cbatam 1 qpui ue voulait pas domiar sur
lui la moindre prise,, se seraiA bien, gardé de fiiire
embarquer Fanny à Lon(kes, Sa &mille eût pu
être instruite de l'acte de iiiolenca conunis envers
elle ; le bon Thompson , ^^énérafemeal estimé ,
eût trouvé des amis^ chauds,, et, quoique les ap|^
renées fussent contre sa fille, il tàt, été difficile
de ne pas se rendre aux instances, et peiit-^tre'
aux clameurs de ^qeux 4|i^i!etttee&t pris sa défense.
THOMAS. aèf
I
/ «
Cachée, au contraire, dans une petite ville dont
le port est peu fréquenté , il n'était pas probable
que personne la réclamât.
JLè f hériff d'Oxford , pour prouver son respect
et soa dévouement aux ordres du ministre, se
mit Iw-méme à la tête de ses constables, et se
rendit la nuit k la maison qu^habitait Seymouri
A l'aspect des marques de sa dignité ; toutes les
portes lui furent ouvertes , et il alla frapper h celle
des jeunes époux , qui goùtaîeni , avec sécurité ,
des plaisirs purs, toujours nouveaux pour eux.
Le vieux Dick fut étonné d'entendre frapper à
cette heure ; mais comme il était sans défiance ,
il se leva tranquillement, et demanda ce qu^on
voulait. On le somma, au nom du roi, d'ouvrir
à l'îxistatit même. Dick, certain que son maître
n'avait rien à se r^rocher, crut que le magistrat
se trmnpattd^appartement. Pour l'en convaincre ,
il où.'vrit , et il commença un discours tendant à
dissuader le shériff : on ne Técouta point.
Deux hommes s'assurèrent de lui; les autres
pénétrèrent dansia chambre cm Fanny reposait
dans les bras de Seymour. Ils se réveillent en
sursaut, et voient leur lit entouré d'étrangers.
L'efFroi glacé d'abord la jeune épouse, et une
douleur poignante froisse son cœur, quand le
shériif lui ordonne de se lever et de le suivre. Sey-
mour, furieui , fait de vains efforts pour la défen-
dre ; il est nu , et sans armes. On le remet dans
son lit ; on emploie la force pour l'y retenir. 11 «e
a62 MON PKGLE
^p^ en rep^«, en; h„préc«»n., dennère
et inutile ressource de rhonnae désespéré qui n'a
pas la feculté d*agir/
On ouvre les armoires ; on oblige Fanny à re-
prendre les habits de son sexe. On laisse, auprès
de Seymour et de son valet, cinq à six gardes^
pour les empêcher de sortir de la nuit ; on met
dans une voiture sa jeune épouse, baignée de
larmes et suffoquée de sanglots.
Ceux qui la conduisaient, la jugeaient d'après
la lettre que le shériff avait reçue du ministre. Ils
raccablèrent d'outrages et d^opprobres. Propos
obscènes , actions . libres , procédés cruels , elle
éprouva ce qu'on réserve à ces malheureuses, la
honte d'un sexe et le mépris de l'autre. Elle ap-
pelait la mort, elle l'appelait à grands cris, et. on
insultait à sa douleur, qu'on croyait simulée.
Arrivée à Boston , elle eut quelques momens
de relâche. Seule dans une chambre, où il n'y
avait pour meubles qu'un peu de paille , pour
alimens que du pain et de l'eau, du moins ses
oreilles pureé n'étaient plus blessées dés infamies
qu'elle avait été forcée d'entendre. Elle n'était
plus que malheureuse, et elle avait pour conso*-
latenrs sa vertu et l'espérance.
Mais le lendemain, le shériff de Boston brisa
touNa-iait son cœur, anéantit toutes les. facultés
de son ame, et la jeta danç le dernier désespcrir.
Elle apprit qu'on allait la transporter aux colo-
nies; qu'elle y vivrait avec le rebut de la société;
THOMAS. a6^
que la fuite lui serait impossible, et qu'il fsdlàit
renoncer à Seymour et à l'estime des honnêtes'
gens. L'excès même de sa douleur lui rendit des -
forces , et lui donna le courage de se défendre:
Elle retrouva une suite d'idées ; elle entreprit dé
désabuser lé magistrat ; elle lui conta sa déplo-
rable histoire; elle invoqua sa pitié ; elle Taf ten-
drit. Elle crut avoir trouvé un protecteur.
Le shériff était humain. La jeunesse, la beauté,
l'infortune de Fanny, le touchèrent en effet. 11
la plaignit y il la fit loger et traiter convenable-
ment ; mais ce fut tout ce qu'il osa se permettre.*
Comment désobéir au ministre ? Pourquoi se faire '
im ennemi capital d'un homme aussi puissant
que le lord Seymout ? Qui répoQdrait,.d^aiileurs,
que les efforts qu'on tenterait pour sauver Fin*
fortunée , auraient quelques succès ? Voilà les'
réflexions d'un homme du monde , qui n'a pas le
cœur gâté ; mais que l'intérêt personnel conduit.
Le vaisseau, que nos Français avaient pris, finis-
sait son chargement ; les marées étaient de midi :
il devait donc sortir de Boston en plein jour. Le
shéri£f voulait épargnet à Fanny la honte d'être
publiquement conduite à bord. Ce procédé, d'ail-
leurs, s'accordait avec les vues et l'ordre du mi-
nistre. Il convint, en conséquence, avec le capitaine
que son bâtiment mouillerait à l'entrée du golfe ;
qu'il enverrait sa chaloupe à minuit, et qu'il ac-
corderait à Fanny les adoucissemens qui seraient
en son ^ pouvoir.
a64 MON ONGLE
I^qoceote et malheureiuse femme s'était éva-^
uouie quand on la livra aax matelots y qu'on Té*
loigna de cette terre , où elle laissait son bonheur
et sa Tie. La vivacité de Tair , les sels , dont il
est chargé sur la mer > l'avaient . fait revenir , e^
l'avaient rendue au sentiment de son af&ewe
situatiiNQu £lle avait pleuré, gémi, jusqu'au mo-
ment où on aborda le vaisseau, £Ue .s'était éva-
nouie encore lorsqu'on l'y transporta ; enfin l'es-
pérance l'avait ranimée , quand elle s'était vuQ
délivrée par wjk jeune homme qui lui avait des
obligations , et les premiers {m>cédés de Thomas
la rendirent presqu'à la certitude de revoir son
cher Seymour.
Vous allez me demander comment Fanny i^
su ce qui avait préparé et amené son arrestation^
Xe vous répondrai que c'est ce que mon onde si
oublié de me dire. Il .s'est contepté de zne r^-*
porter les faijts., et vous ne serez pas plus exigeant
que moi, si vous le. voulez bien.
Quoi qu'il en soit, mon oncle, enragé contre
le lord Chatam , le shérifF d'Oxford et les autres ,
et ne po^ivant rien sur eux , jugeai très - conve-
n^le de punir au moins le capitaine qui s'était
chargé de. l'exécution de; leurs ordres. Il le fit
monter; liji prononça un très -beau discours sur
les égards dus, à l'iunocei^ce et au malheur; il
conclut en lui déclarant qu'il allait le faire pendre^
à sa grande vergue , et il Tavertit que s'il voulait ,
auparavant, dire deux mots au Père-Éternel, il
THOMAS. a65
n avait pus dert^smps à perdre. Le capitaine, coti-
sl^né et tranbluat, s'excusa sw l'obéissafice iforH
devait au mimstreu « Coquin , reprit mon oncle , le
« roi^ l'empiareur, le diable t'aurait donné de pa-*
ce reils . <mkes ^ qu'il fallait t'en moqti» , et res-
te pect^f dans BUidaiHe, la beauté, la verta ^ l'amie
a du capitaine Thomas... Pendu sans rémission i
« ne me roqops pas la tête davantage. »
II aUait le &dure iK>mme il le disait. Fannjp^^,
bomie et aimante^ incapable de goàter l'afiËreux
pjaâsir de la vengeance ^ Fannj s'opposa de tout
son pou¥oir à l'exécution d'un pareil jugement.
Elle encrassa la défense du capitaine; elle pkîda
sa cause avec le charme de ]» aen»bitité, et la
gEace que met à tout une femme accomplie. Mon
oncle*, à jdemi vaincu, était debout devant elle ;
il éecMitait avec i;espect, en se grattant Foreille ^
en; faisant une grimace qui voulait dire : Je ne
peux rien vous refuser ; mais pourtant je ne veux
point pardonner au capitaine. Elle termina ses
irrésolutions. « Thomas , mon cher Thomas , mon
« véritable ami, lui dit-elle, vous ne me t^fvt-^
« serez pas la première grâce que je vous de-
« m;ande » , et • elle lui prit une main qu'elfe
pressa en le regardant avec un sourire si doux!..&
Thomas , désarmé , étonné et fâché de se trouver
sensible , se tourna vers le capitaine : a Baise la
a poussière de ses pieds , lui dit-il. Vis, puisqu'elle
« l'ordonne ainsi , et retourne dans ton trou. »
Cependant on approchait du port si désiréi
a66 MON ONCLE
Phis d'ennemis, plus d'évènemens à craindre. La
gaieté régnait dans tous les cœurs ; la joie se pei-
gnait, dans tous les yeux. Déjà le vaisseau était
sous la protection des forts ; déjà un pilote de
Dunkerque était venu prendre la barre du gou-
vernait Le bâtiment entre à pleines voiles dans
le chenal, il est amarré au quai.
C'est partout un événement, qu'une prise qui
arrive. Les curieux et les oisifs aocouruMnt de
tous les coins de la ville , et félicitèrent mon
oncle et ses compagnons. Jusque-là tout allait
fort bien. Le capitaine du port, un caporal et
quatre hommes de la garde , passèrent à bord ,
selon l'usage , et «e disposèrent à mener les An-
glais en prison. Mon oncle trouva cela tout sim-»
pie ; mais ils voulurent aussi y conduire milady ,
parce qu'elle était Anglaise, et ici mon oncle se
récria. Ils insistèrent ; il commença à jurer très-
éoergiquement. Il couvrit Fanny de son' corps ;
il dit que . le rdî de France ne faisait point la
guerre aux femmes , et qu'en le tuerait avant d'at^
tenter à la liberté de celle -r ci. Comme on ne tue
pas, à propos de bottes, un homme qui vient de
se signaler, le capitaine du port. envoya diercher
le commissaire de la marine.
Cet officier était un de ces Français aimables
qui honorent la nation. Il écouta mon oncle avec
bienveillanœ et intérêt. Le premier coup d'œtl
de Fanny le rangea de son parti; il ordonna qu'où
la .laissât libre, et Thomas, en reconnaissance de
TiTOMAS.' 267
ce bon office, colla sa figure barbouillée de sang y
de fumée et de poudre , à celle du oonmrissaire ,
qui voulait en vain s'en défendre.
Les officiers de Famirauté vinrent à leur tour
exercer des fonctions , très-lucratives pour eux , et
très à charge aux autres. Ik examinèrent les pa-
piers du capitaine; déclarèrent son vaisseau de
bonne prise , et, pendant qu'ils verbalisaient et
qu'ils apposaient- les scellés, Thomas, qui ne s'oc-
cupait que de Fanny, avait pris >son bras; il allait
avec elle par les rues , cherchant la meilleure a»*
berge.
Ils arrivèrent à la Conciergerie , dans un équi-
page qui ne commandait pas la confiance. La
jeune dame ne possédait que la robe blanche
qu'on lui avait fait prendre lors de son enlève-
ment. Cette robe était tachée de goudron; son
bonnet était chiffonné ; ses bas et ses souliers
pleins de vase. Mon oncle avait un habit perCé
aux deux coudes , une culotte usée aux deux ge-
noux, les cheveux gras, et un chapeau déchiré.
A eux deux ils ne pouvaient' disposer d'un écu;
Tout cela n'empêcha point Thomas de trancher
du grand seigneur. Il demanda, d'un ton de maître,
la plus belle chambre et le meilleur dîner. L'au-
bergiste le regarda de la tête aux pieds, et lui
tourna le dos en levant les épaules.
Mon oncle n'a jamais été endurant. Il réitéra
l'ordre en élevant le ton , et en menaçant le crâne
de l'hôtelier, d'un large et lourd couperet .qu'il
^68 Hoir ONCLE
•
trouva sous sa mam. Celui-ci s^iesquîva , et mon
ouc^ aioata l'ej^calier, tenant toujours sa jeune
lady sous le bra^. Il ouvrit toutes le$ ehafl»t>res ,
choisit en e£Eet ia plus belle , et avaoça un fau-
teuil à Fan^y, au grand étonnemeiit ^'un gros
prébendier qui» occupait rappartemeot» Le prcH
priétaire fit à mpn onde les représentations d'u-
sage -; mon oocle Im répondit qu'il était trop
h^ureuic que milady voulut bien accepter sa
chambre» Le prébendi^ répliqua avec humeor ;
mon oncle le prit par les épaules, le mit debcH^s,
et lui jeta, sur le carré, sa valise, sa robe de
chambre de damas brun , ^ des papiers qui
étaient sur u^e table.
Fanny lui fit des c^servations sur la bizarrerie
de aes procédés; il ne Técouta poiiit^ et se mit
en devoir de prévenir ses autres besoins. Il sortît^
ferma la porte , mît la clé dans sa poche , rit , en
passant f au nez du prébendier , et descendit à b
cuisine , où il inspecta les casseroles qui bouiUotr
taient sur les fourneaux. Le cuisinier venait de
rentrer. Il ne savait rien de ce qui Vêtait passé
entre le m^tre et mon oncle , et il trouva très-
mauvais qu'un inconnu découvrît ses casseroles
les unes après les autres. Mon oncle le laissa dir^,
et alla son train. Une chose l'embarrassait : il ne
connaissait pas les goûts de Fanny. Il né voulait
pas l'engager à descendre , de peur qu'elle ne
voulût plus remonter. Il prit le parti de lui poi^er
toutes les casseroles. Il en tenait deux de chaqut?
THOMAS. 2169
main , et il allait le& monter. Le cuisinier se ficha
tout de boa 7 et ipoahit reprendre ses fricas9éè^<
Mon onde n'entendait pas perdre de temps en
expKcations. il lai vida suff la tête une maflelofe
d'anguilles , et pendant que le cnisimer heurlafîf
et se débaitbouiUait, mon onete, en demc ou trois
voyages, rangea dix à dou^e casseroles autour
du fauteuil de* Fanny.. La jeiHie femme ne pouvait
tenir à taat d'extravagances, ^le parla raison ;
mai» parler raison à Thomas ^c'était vouloir bkin«
dsir nn nègre. Il répondait k tous ses raisonne^
mens 7 qu'il fallait qu'une femme* comme- elle
dinât , et dînât bien^
Elle n'en avait nulle envie. Les ctts du cuisi-^
nier, les plaintes du pr^bendier , et le désordre
où mon oncle mettait la maison, étaient bien
fiaûits pour oter l'appétit à quelqu'un qui n'a pasr
de ^oi payer son écot. Quelques services que
hii eût rendus "Xhoma» , elle pensait série«»e-'
ment à se séparer de hii, quand un nouvean
petsottttage vint dissiper la plus forte de ses in-
quiétudes.
C!était un usurier : il y en a partout. Il avait
appris, que le capitaine aurak au moins trente
mille firancs. pour sa part de prise, et il venait
Itti oéfrir sa bourse , parce qu'il savait que les
mfflins aiment l'argent frais ^ et le paient aussi
cher qu'an vent
il s'annonça à mon oncle , qui lui sourit en le'
v<>yant tirer un* petit sac plein d'or ; qui l'einbrassa
a^O MCW ONCLE
lorsqu'il le lui of&it, et qui fit gaiement sa croix
au bas d'un effet de huit mille francs^ à solder
par rfauissier-priseur qui ferait la vente du navire
anglais. Fanny se permit encore un mot sur Fé-
normité des intérêts ; Thomas répondit qu'il ne
pouvait trop acheter une somme dont elle avait
le plus pressant besoin, et il reconduisit poli-*
ment son préteur jusqu'à la porte de la rue.
Il était à peine remonté , que l'aubergiste parut,
suivi d'un commissaire, qu'il avait été prier dé lé
débarrasser d'un gueux qui mettait son auberge
en combustion. « Le voilà, s'écria-t-il en entrant y
<c le voilà ce coquin et sa prétendue lady... À la
a porte, canailles! Apprends, maraud, répliqua
« Thomas, qu'un homme qui a pris un fort, ca-
(t nonné une ville, enlevé un vaisseau , et surtout
<c sauvé milady, a droit à tés respects, et en voici
« une dernière preuve à laquelle tu ne résisteras
(( pas. » Il prend le sac par le fond, et arrose *le
parquet de deux cents louis qu'il renferme. « £h
<c bien ! reprit Thomas , te voilà la bouche ouverte ,
« le chapeau à'Ja main , le dos ployé , et l'air aussi
« plat que tu étais insolent tout à l'heure... Allons,
« renvoie ton commissaire ; rappelle tes filles de
ce chambre , qui sont allées se cacher à la cave ou
«au grenier. Qu'on mette la table, qu'on serve
0 chaud, et pendant que milady dînera, qu'on
a aille lui chercher une couturière et une lingère
« des plus expéditives du pays : il faut que ce soir
«( madame soit mise comme la femme du bourg-
V»
THOMAS. 271
ce mestre. » Tout cela fut fait dans un tour de
main.
On avait mis deux couverts ; mon onde en ôta
un. Quelques instances que lui fit milady , il dîna
à une petite table qu'il plaça en face de la sienne ;
mais le respect, dont la jeune femme le pénétrait,
ne Tempêcha point de festoyer tous les plats.
Laissons mon oncle et milady à table , et , pen-
dant qu'ils se remettent de leurs fatigues, trouvez
bon, s'il vous plaît, que je reprenne haleine.
Reposez -vous vous-même, et je rêverai demain
aitx nouvelles fadaises qui feront le sujet de
ma troisième partie.
37* Haïr ONCLE
TROISIÈME PABLTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Prewàert arrangeitieni de Milady el de mon
oncle.
1: ENDA.NT le dîner , dont Fanny avait le plus
grand besoin, elle s'arrêtait de temps en temps.
Ses jolis yeux se fixaient au plafond ; elle sou-
pirait. Le nom de Seymour venait mourir sur ses
lèvres , et elle revenait à son assiette , car de tous
les appétits le plus impératif, peut-être, est celui
de l'estomac.
Cet appétit satisfait, et une femme sensible
mange peu, milady se parlait, pendant que mon
oncle , sans soins , sans inquiétudes , se livrait au
plaisir de la table ^ le seul à peu près qu'il eût
connu encore. « Où est-il, disait la Rendre lady?
« A Oxford , répondait Thomas , en déchirant , à
« belles dents', une cuisse de dindon. — Qu'y
« fait-il? — Il s'y désole. — Comment le consoler?
THOMAS. 273
« — Il faut lui écrire. — Et comment , en temps
« de guerre, faire passer ma lettre? — Ma foi, je
<c n'en sais rien » , et mon oncle d'achever sa
cuisse et de vider sa bouteille , et Fanny de re-
lever ses yeux , et dç consulter le plafond.
Le commissaire de la marine , je crois vons^
l'avoir dit , était un homme aimable. C'était aussi
un homme aimant. Il n'avait pas donné entière-
ment dans l'histoire que mon oncle lui avait faite
des malheurs de milady , et , en effet , il était assez
difficile de croire à la qualité d'une femme , pro-
tégée par mon oncle ; mais , nous autres Français ,
nous tenons singulièrement aux grâces, et celle
qui en est pourvue a fait toutes ses preuves.
Ce commissaire donc avait trouvé la petite
anglaise fort jolie , et il avait raison. Il était bien
aise de faire valoir le service qu'il lui avait rendu ,
et cela est assez naturel. Prenez bien garde , mes-
dames; ne vous laissez pas obliger indistincte-
ment par tous les hommes. Défiez-vous du plus
aimable, et n'oubliez pas qu'un magot est quel-
quefois aussi exigeant qu'un autre.
Mon commissaire, auquel je reviens, se pré-
sente à la fin du dîner, et s'annonce, non avec
ce ton de fatuité qui répugne , moins encore avec
cet air à prétention qui avertit du danger ; mais
avec tme physionomie ouverte, affable, honnête;
une de ces physionomies enfin qui font dire bien
bas à la femme la plus décente : Je l'aimerais,
si je n'en aimais déjà un autre.
IF. 18
^74 MON, ONGLE
Il ste présenta donc en homme qui compte Isf
joiûssance pour beaucoup ; mais qui met avant
tout le bonheur de plaire.
Fanny le reçut comme quelqu'un à qui on a
des obligations ; elle lui paija avec cette candeur
' ^ui atteste la sagesse; avec ee charme qui ajoute
à l'amour; avec cette tendresse, pour son époux,
qui désespère un amant.
Le commissaire , homipe du meilleur ton , ne
s'était pas indiscrètement avancé ; il ne s'était pas
ménoe permis un mot qui put faire froncer le
souircil à mon oncle , très-chatouilleux sur ce. qui
concernait milady. Il sentit qu'il fallait se borner
à prétendre à de l'amitié, et il se décida à la mé-
riter. Un Français aimable est toujours flatté
d'inspirer un sentiment.
Il écouta, avec sensibilité , le récit des infortu-
nes de l'aimable anglaise; il la plaignit sincère-
ment, et, ce qui valait mieux pour elle, il lui
indiqua l'adresse d'un négociant de Hambourg
qui recevrait , sous double enveloppe , et ferait
parvenir, en Angleterre, les lettres de la jeune et
tendre épouse.
' Femme qui aime n'oublie rien. Celle-ci jugea que
Tinaction et une grande douleur ne s'accordent
jamais. £Ue en conclut que son cher Seymour ne
se serait pas borné à déplorer sa perte dans les salles
d'une université; qu'il devait être parti en poste,
être tombé aux pieds de son père, à ceux du lord
Ghatam, à ceux du roi peut-être , qui ne pouvait,
THOMAS. ^75
selon elle , se dispenser de prendre le plus vif in^
térét à son sott. Pauvre jeune femme! des rois,
des courtisans s'occuper d'une affaire de cœur !
jElle ne doutait pas (|ue , dans tous les cas , son
digne époUx n'eut été voir le vieux Thompson :
elle écrivit dond à son père, et à Oxford. « Et
<x de l'argent, disait-elle en pleurant.. « avec quoi
« YÎendr^t-il , éî ses parens , si ses amis lui en re^
a fusent ? » Le commissaire ne répondait rien :
la galanterie et la bourse n'ont ordinairement
rien de commun, ce En Voilà ^ dit mon oncle, et
a il mit son petit sac devant Fanity. Bon ! reprit
« le commissaire; je vais prendre une lettre dé
«c change sûr Hambourg , dont milord touchera le
a montant par toute l'A^ngleterre. Bravo, s'écria
Cl mon oncle , » et il embrassa encore une fois le
commissaire.
Celui-ci sort avec les espèces de Thomas, el à
peine est-il dehors , qu'on introduit la couturière
et la lingère. Fanny demande les choses lès plus
simples, et en très-petite quantité. Thomas l'in-
terrompt brusquement : « Qu'est-ce que c'est ,
« madame , qu'est-ce que c'est? voulez-vous res-
a sembler à une grisette ? Lingère , je veux des
tt bonnets et des fichus en dentelles; des chemises
« et des mouchoirs de batiste... Otez donc votre
« main, mvlady; que diable! laissez-moi la parole
« libre » , et , s'adressant à la couturière , il lui
commande trois jupons de brocard d'or, et six
robes de velours de différentes couleurs, brodées
18.
1k'j6 MON ONCLE
en argent sur les tailles et le pourtour ; le tout
pour le soir, parce qu'on donnait au spectacle
Toinon et Toinette , et que l'hôtelier , depuis
qu'il était devenu poli, lui avait assuré qu'il y
avait beaucoup d'analogie entre lui et le capitaine
Sabord y ce qu'il était bien aise de vérifier.
Toute préoccupée qu'était Fanny, elle ne put
s'empêcher de rire en écoutant les ordres que
donnait mon oncle. Elle voulut absolument don-
ner les siens à son tour , et Thomas fit une mine
de réprouvé, quand elle eut déclaré nettement
qu'elle ne voulait pas ressembler à la reine Eli-
beth ou à la reine Anne.
« Et vous, mon brave ami, lui dit-elle, ne vous
a arrangerez-vous pas un peu ? — Corbleu ! ma-
« dame , cet habit est mon habit d'honneur ; il
ce est teint du sang des ennemis, et ces déchi-
« rures attestent mes travaux. — A la bonne
a heure; mais... — Pas de mais, milady. Je vous
ce conduis ce soir à la comédie comme me voilà,
a Je me place, avec vous , aux premières loges , et
et si quelque mirliflor s'avise de me regarder de
ce travers , je lui ferai voir de quel bois je me
<c chauffe. — Non , Thomas , vous ne vous dou-
ce nerez pas ce ridicule. Mon ami, mon bon ami,
ce habillez - vous convenablement ; faites encore
a cela pour moi , je vous en prie », et ce sourire
si doux et si persuasif achève de vaincre mon
oncle, ce Allons donc, puisqu'il faut vouloir tout
« ce que vous voulez, lui dit-il. Mais, ventrebleu.
THOMAS. 2177
« je ne changerai ces honorables gueniUes que
«c contre un habit des plus^ somptueux , et puisque
« vous voulez du luxe, je vous jeterai de la pou-
ff dre aux yeux. Qu'on m'aille chercher un tail-
« leur. Mon mari l'est, monsieur, reprend la cou-
« turière. -^Hé bien, va me chercher ton mari.
« — Je vous prendrai mesure aussi bien que lui, et
« vous n'avez qu'à me dire votre goût — Habit ,
« veste et culotte de drap écarlate. — C'est bien
« éclatant , murmurait Fanny. — Oui , madame ,
« de l'écarlate, et de la première qualité. Ah!
a vous voulez que je me pare... Doublure de satin
« blanc... —Mais nous sommes en été. — Cest
« égal. Un galon d'or à la bou)*gogne, de quatre
« doigts de largeur. — Cela sera d'un poids in-
« supportable. — C'est égal, milady. De l'or, de
« l'or partout. Un chapeau à plumet , bordé du
w plus beau point d'Espagne. — Mais, mon ami,
(( il me semble avoir lu que les gentilshommes
ce seuls ont le droit , en France , de porter W plu-
« met. — C'est égal. D'ailleurs, comme je ne con-
cc nais pas mon père, je peux me supposer noble
«ainsi que roturier, et puis j'aurai une épée, je
« sais m'en servir, et je prouverai ma noblesse à
« quiconque me la contestera, en lui crevant le
« ventre à la minute. — Joli moyen! — Il n'en est
« pas de plus sûr. Allons , voilà qui est arrangé ,
« dit -il à la couturière. Que tout cela soit prêt
« pour six heures. — Mais, monsieur, il en est trois.
« — Qup tout cela soit prêt pour six heures/ —
« Mais,. monsieur... — Pas de raisons, et qu'on
« se ip-ette à l'ouvrjage. Kéfléçhis^e^i; donc , mon
« ami, dit la jolie anglaise. Ce' que vous deman-
« dez est impossible. —^ Je paieorai. le double, le
« triple, milady; mais je veux être servi au corn-
(4 mandement. Qu'on y mette trente ouvriers s'il
c( le faut. Vous serez obéi, monsieur, reprend la
(f CQUtunère, à qui i|ne façon payée triple faisait
« ouvrir les oreilles. — A six heures ^ donc? — A
« six heures, -r- Et le trousseau de milady au^i?
(f — De milady aussi. » Mon oncle , en reconnais-
sance, prend un énorme gobelet , l'epiplit d'eau-de-
vie , et veut faire ftvaler le contenu , et peut-être
Iç contenant, à la couturière. Elle se. défend,' il
insista ; ellp s'obstine , il s'emporte. Milady lui
l*eprésente qu'il ne faut pas enivrer les gens, quand
on veut qu'ils agissent avec célérité. Thomas se
Fcqd à. cette raison ; la couturière s'esquive, et
court procéder à la métamorphose de Fanny et
de son compagnon d'aventures.
Le cpn^missaire rentre avec un effet sur Ham-
l)ourg , , tiré par \xne des n^eiUeurs maisons de
Dunkerque. Cet effet rappeUp à Fanny ce qu'elle
n'aurait pas o^blié 9 si son. imagination n'avait
été travaillée dans tous les sens à 1^ fois, c'est
qu'il ne restait pas un écu , et que les commandes
faites monteraient à plus dé cent louis. « C'est
«, égal , dit mon Quçle. Il faut que milord arrive.
THOMAS. 279
« Envoyez-lui ce brinborion de papier, et pen-
ce dant qu'on fait nos habits, je vais courir la ville,
<x et chercber de quoi les payer. »
Fanny était délicate. Elle souffrait d'avance des
brusqueries qu'il faudrait éprouver, si mon oncle
ne trouvait pas de fonds ; im jour perdu pour
l'amour lui semblait plus diur encore. Elle se
flattait intérieurement que les ouvriers ne résis-
teraient pas à son esprit conciliant , et qu'elle
les déterminerait à attendre la irente du vaisseau
anglais. Gela était assez incertain ; mais , comme
l'avait très-bien observé mon oncle , il fallait que
le cher lord arrivât , et promptement. La lettre
de change fat donc enfermée dans le pacfkiet ,
et le paquet porté à la poste.
Mon oncle sort, et cherche son préteur. Il ne
savait pas son nom, et il avait beau demander
un usurier, on lui répondait toujours : Duquel
parlez-vous? il y en a tant ici! En effet, c'est
une espèce de petit Paris que Duilkerque* On y
trouve tous les vices de la capitale , avec la mor-
gue stupide de l'opulence; l'impudeur d'une ban-
queroute qu'on prépare; un luxe au-dessus de
ses facultés; un baragouin mirfrançais, mi-fla-
mand , qui rappelle le langage du £siubourg Saint-
Marceau; des grâces épaisses; que sais-je encore...
et tout ceU en quantité... On y trouve aussi des
négocians qui honorent leur profession , quelques
hommes d'esprit, quelques autres d'un jugement
solide , trois ou quatre jolies femmes , cinq à six
aSp Morr oncle
vraiment aimables, et c'est beaucoup pour une
petite ville.
Revenons à mon oncle. Il courait donc, cher-
chant son usurier qu'il ne trouvait pas. Il courut,
cherchant le premier huissier -priseur, espèce
d'animal vorace qu'on trouve facilement partout.
Habitué à £siire les choses en grand, il demanda
à celui-ci dix mille francs, qu'il reprendrait, avec
les intérêts , sur le produit de la prise.
Un' huissier - priseur prête facilement, tout le
monde le sait; mais avec connaissance de cause,
et l'extérieur de mon oncle ne promettait pas
d'hypothèque bien solide. On n'ignorait pas qu'il
fût capitaine de prise ; mais les scellés étaient sur
le vaisseau ; les marchandises pouvaient être ava-
riées , détériorées , et un homme dont tout le mé-
rite est en spéculations , doit spéculer juste.
Pour cela . il faut tout prévoir , et l'huissier pré-
vit qu'il n'était pas prudent d'exposer ses fonds.
Il éconduisit très-poliment mon oncl^, qui sor-
tit en Tenvoy^int au diable, et qui alla répéter
sa demande à quatre ou cinq négocians, chez
lesquels il reçut aussi des politesses et des refus
très-positifs.
Cependant il fallait que milady fut habillée , et
qu'elle eût de l'argent à sa disposition. Mon on-
cle avait bien dîntg , et il pouvait coucher sous
le portique de la paroisse , ou sur le fascinage
de la jetée... Mais milady, morbleu, milady!...
l'exposer aux brusqueries d'un maître d'auberge ,
THOMAS. ' aSr
d'une lingère, d'une couturière! cette idée était
révoltante , insoutenable.
Il y avait deux heures qu'il vaguait par les
rues, en se rongeant la main gauche, se froissant
de l'autre le sein droit, et jurant, ah!... comme
devait jurer mon oncle. Il passa devant un ca*
baret, d'où partaient des éclats de rire, et les
chants aigreà de cinq à six gosiers éraillés. C'é-
taient ses camarades , qui n'avaient pas sauvé de
ladys, qui étaient sans soucis^ et qui déposaient
gaiement , au fond d'un broc de forte bierre , l'ou-
bli de leurs peines passées.
Mon oncle entre, et tout le monde se lève.
On lui passe la cannette d'étain , on lui présente
la tartine de beurre salé, et la tranche de fro-
mage de Hollande. « Ce n'est pas de cela qu'il
« s'agit, répond Thomas. Avez-vous de l'argent,
<c vous autres? — Pas le sou , capitaine ; mais nous
a avons trouvé un brave homme qui nous hé-
« berge à crédit, jusqu'à ce que nous touchions
(c nos parts. Veux-tu , dit mon oncle au cabare-
<c tier, héberger aussi milady et moi auiu mêmes
« conditions? — Pourquoi pas , mon officier? —
« Voyons où tu logeras cette femme incompa-
(c rable. » C'était un taudis en mansarde , où Ton
entrait en se ployant en deux ; où il n'y avait
qu'une mauvaise couchette , deux matelas plus
mauvais encore , un poêle de fonte sur lequel on
faisait le gargotage, et une odeur de fumée de
pipe à faire reculer un allemand. Mon oncle
u8'2 ' MON ONCLE
descend sans dire un mot, il vide une canette
d'un trait (on jure avec plus d'aisance quand on
a le gosier humecté), et il s'écrie : « C'est de
<r largent qu'il me faut , il m'en faut saarelj^leu !
« il m'en faut à tx>Ht prix ! Nous avons, à cent toi^
a ses d'ici, l'Océan à parcourir, et les Anglais à
« dépouiller:. Venez avec moi. Demandons une
a barque au capitaine de port; des fusils au com-
a mandant de la place. Partons pour la dune;
<ç enlevons la caisse de l'amiral anglais ; parta*
« geons'là, sans que l'amirauté et les hu^ssiers-pri-
« seurs s'en mêlent , et que je ne ine présente
tf devant milady que les poches pleines d'or. » Il
parlait à des héros qui ne se souciaient pas de se
faire casser la gueule sani. nécessité , et qui trou
vaient fort agréable la vie qu'ils menaient à Dun-
kerque. Ils se récrièrent sur Textravaganoe dix pro-
jet, qui, en effet, était fou. Us entreprirent d'en
dissuader 'Thomas, qui trouva leurs raisons dé-
testables, leur tourna les talons, et s'achemina
vers l'auberge de Fanny, le désespoir dans l'ame.
Il ouvre d'un coup de pied la porte de milady
étonnée, d Madame, lui dit-il, je ne peux plus
« rien pour vous; vous êtes sans ressources^ et
« je viens vous proposer de finir à l'anglaise. Pre-
« nez mon bras; je vais vous mener sur le quai
« de la Gorderie; je. vous jeterai à l'eau, je m'y
'cjeterai après vous, et demain, quand on ou-
«' vrira l'écluse, nous irons partager la sépulture
«de tant de grands hommes de mer^ qu'ont
THOMA.S. 283
(c mangés des merlans que nous avons peut-être
« mangés à notre tour. >>
Tant qu on aime ^ on tient à la vie^ La propo-
sition de se noyer , de compagnie , parut aussi dé-
placée à Fanny , que celle d'aller enlever la caisse
de ramiral anglais avait été jugée extravagante
par les braves dû cabaret à bierre. D'ailleurs ,
pendant ra|)sence ^ Thomas , les affaires avaient
changé de face. Be commissaire ne prêtait, pas
d'argent; cet article excepté, tout était au service
de Fanny. U avait représenté au maître d'auberge
qu'il était de son intérêt de ne pas mécontenter
ses hôtes; que mon oncle jetait tout par les fe-
nêtres , et que quand il palperait ses fonds , , il
n'examinerait seulement par son mémoire. Un
commissaire de la marine est un personnage
important à Dunkerque , et il a nécessairement
beaucoup d'ascendant sur un aubergiste. Il avait
facilement obtenu de celui-ci, pour le capitaine
Thomas et sa compagne, ce que le gargotier avait
fait de lui-même pour l'équipage. Il ne restait
qu'à composer avec la couturière et la lingère,
et, si elles ne voulaient pas entendre raison ,
Fanny se décidait à garder la chambre , ce qui
était plus raisonnable que le coup de tôte qu'a-
vait imaginé mon oncle.
Rassuré sur les premiers besoins de milady..,
Thomas reprit goût à la vie, et il se fit apporter
un bol de punch : il fallait passer le temps à quel-
que chose, en attendant le linge et les habits. 11
2l84 MOlf ONGLE
eu buvait de fréquentes rasades , pour éviter , di-
sait-il, Toisiveté. Or, comme il ne savait que boire
et se battre , il fallait , pour s'occuper , qu'il but
quand il ne se battait pas.
La jeune femme ne savait qu'aimer; elle ne
pouvait parler tendresse à Seymour : il fallait
donc lui écrire pour n'être pas désœuvrée. Elle
avait rempli deux, trois, quib'e pages, lorsque
la lingère et la couturière parurent.
La tendre émotion dont Fanny s'était pénétrée
en écrivant, avait répandu sur sa figure, dans
ses manières., dans son ton de voix , un charme ,
des grâces naïves, une expression douce auxquels
rien ne pouvait résister. Dès les premiers mots ,
les ouvrières , sans défense , déposèrent leurs pa-
quets sur des fauteuils, et s'estimèrent heureuses
de pouvoir obliger une femme aussi intéressante.
Mon oncle ébahi, ouvrait de grands yeux. De-
puis qu'il connaissait Fanny , il éprouvait que le
vrai mérite , joint aux qualités aimables , est un
aimant qui attire tout, et il ne concevait pas que
deux femmes, mieux élevées que lui, eussent
autant de sensibilité. Le chien d'amour-propre!...
Il n'est pas de goujat qui ne se croie intérieure-
ment l'homme par exéellence... Mon porteur
d'eau accepterait le consulat.... j'espère qu'on
ne le lui offrira point.
«k - %
THOMAS. 385
CHAPITRE II.
'jS6 mon oncle
« Le collet' n'est pas monté. — J'irai sans collet.
a — Vous savez que je ne suis pas chapelière ,
<c et... — rirai sans chapeau. Vous vous montrez
<c notre amie ; allez me chei*cher Fhabit tel qu'il
(( est , et ne vous inquiétez pas du reste. » La
c( couturière balançait... ce Hé, sacredieu! je vous
a en prie. » Le moyen de résister à cette maniéré
de prier ! La couturière part pour aller cherche^
rhabit.
« Vous ne croyez pas , monsieur , lui dit Fanny ,
(c que je vous accompagne dans le costume gro-
« tesque que vous allez prendre. — Aimez- vous
« mieux celui - ci , milady ? — Ni l'un ni l'autre ,
a en vérité. D'ailleurs j'ai un violent mal de tête,
« et vous permettrez que je reste ici. — Qu'appe-
c( lez - vous , permettre ! ordonnez , aujourd'hui ;
« demain, dans cent ans. Thomas est, et ne doit
it être que votre très-humble serviteur. J'irai seul
« à la comédie, et je vais vous faire monter une
« rôtie au Tin, avec la bigarade, la canelle, la
« muscade... — Non, non, j'écrirai; cela vaudra
a mieux. — J'en doute. Je n'ai jamais ouï-dire
ff qu'une écritoire guérit le mal de tête. Au reste,
« ce sera comme il vous plaira. »
La couturière , qui demeurait à deux pas , ar-
rivé avec l*habit tant désiré. Mon oncle arrache
ses guenilles , ouvre la croisée , et les jette dans
la rue. Par respect pour milady , il passe sur le
carré , il enfourche la culotte à jarretières d'or ,
et il n'a pas de boucles à jarretières. Il boutonne
THOMAS. • àS^*
leg côtiés sur ses bas noirs drapés, et avec la
manche de sa chemise bleue, il essuie ses gros
souliers ferrés. Il endosse la veste , (qu'il boutonne
de la çeintuJre au menton, pour cacher ladite
chemise. Il a enfin Fhabit sur le corps. Il gagne
le milieu de la salle, il se promène, il se pavane,
il s'arrête devant une glace. Le col dé la chemise
. dépassait le haut de l'habit ; il prend , par le bas,
un rideau de tafFetas jonquille ; le déchire d'un
bout à l'autre ; fait , du morceau ^ cinq à six tours'
qui lui masquent le menton et la moitié des joues,
ce qui est très* joli aujourd'hui, ce qui était et
qui sera toujours ridicule, quand les hommes
ne voudront pas gâter les formes que leur a don-
nées la nature.
Pendant que mon oncle faisait sa toilette ,
Fanriy continuait avec douceur ses observations y
et mon oncle ne répondait pas, buvait toujours,'
et copieusement. Il n'était pas ivre ; mais il s6
trouvait au point où l'on veut fortement , et où
l'on est sourd aux remontrances. Il refusa même
obstinément de se laver le visage et les mains ,
parce qu'il voulait, disait-il, conserver au moins
ces marques glorieuses de ses exploits. Il descend /
il prend une fille-servante pour le conduire. En
le voyant ainsi fagoté , elle part d'un éclat de rire*
Mon oncle lui alonge un coup de pied au cul , si
bien conditionné, que les larmes succèdent aux
ris, et il la fait marcher devant lui.
Ils arrivent à la porte du spectacle. Mon oncle
u88 MON ONCLE
entre comme un trait. On Farf'ête , et on lui de-
mande son billet : il ne sait ce qu'on veut lui dire.
L'ambassadrice d'Espagne , qu'U avait quelquefois
conduite à l'Opéra ou ailleurs , entrait partout
sans payer , parce que partout elle avait des loges
à l'année , et mon oncle croyait fermeinent que
les comédiens jouaient la comédie pour rien ,
ce qui est assez généralement vrai aujourd'hui.
Mais aussi, pourquoi vingt théâtres à Paris,
tandis qu'il y en avait cinq, lorsque la popula-
tion était plus nombreuse et l'argent plus com-
mun? Pourquoi tels ou tels théâtres sont-ils en
faillite régulièrement deux fois chaque année , si
ce n'est parce qu'il y en a deux tiers de trop?
Pourquoi n'abroge - 1 - on pas une loi qui paraît
favoriser l'industrie , et qui perd totalement l'art ,
en ôtant , à ceux qui le cultivent , leurs moyens
d'existence? Pourquoi de prétendus artistes ne
reprendraient-ils pas l'art mécanique qui les fai-
sait vivre honnêtement, au lieu de faire des
dettes et d'inspirer le dégoût ? Pourquoi la classe
laborieuse continuerait-elle à se démoraliser de-
vant des trétaux, si pourtant du coté du moral
il reste quelque chose à perdre ? Pourquoi le
petit nombre de gens aisés et occupés ne se con-
centrerait-il pas à la République , à l'Opéra, aux
Italiens et à Feydea^u ? Les vrais artistes , attachés
à ces théâtres, vivraient, sinon dans l'opulence,
du moins dans une aisance indispensable à la
culture des arts. Pourquoi. * .
THOMAS. 289
Pourquoi ? Hé ,
allez voua promener. .On ferait Vingt volumes
du chapitre des pourquoi.
Mon oncle n'avait pas de billet; il demande où
cela se trouve ; on lui moiltre le bureau. Il passe
la main à la chatière \ a Quelle place veuf mon^
« sieur ? — Une première , motbleu ! **^ La voilà :
« trente sous. — Comment , trente sous ! — - Voiis
«'ri'avez donc pas lu l'affiche ? — Je ne sais paài
« lire. Mon billet ^ et foi de corsaire, je paierai
« demain. — : Pas de crédit ici, monsieui^. -^ Hé ,
«mille tonnerres, voilà bien des simagrées. Y
« a-t-il un orfèvre sur cette place ? — '- Oui , mon^
oc sieur , à deux pas , la troisième porte à gauche, h
Et voilà Thomas parti.
Il entre , il arrive , il trouve le bourgeois : « Di-
« tes donc^ p^p^^ coupez-moi pour trente soiis
« de galon , et comptez-moi ma somme. » L'or-
fèvre, étonné, r^gasde et ne répond pas. Mon
oncle, impatienté, arrache tout le galon d'un devant
de son habit ^ qui ne tient, vous le savez, qu'au
premier fil. « Finissons, vieux reître.. Je n'ai pas
a de temps à perdre icii. Donnez-moi la valeui:
« de ce bout de dorure. » L'orfèvre donne douze
francs de ce qui en valait quarante , et mon oncle^
enchanté, revient au bureau, prend son billet
d'une main, sa monnaie de l'autre, monte, fier
comme un paon, et se campe au balcon avec
un sérieux imperfui*bable. . . ■ '
Son habit dégalonné d'un coté, la cioubliire
'JX)0 |ION ONCLE
faufilée , qui, au moindre mouvement, faisait ie
soufflet avec le dessus, ses cheveux noirs, gras et
méiés , sa figure barbouillée , ses mains crasseuses
qu'il étendait sur le bord de sa loge, pour qu'on
vit bien la richesse de ses paremens, tout cel^
excitait le rire général et les huées du parterre ,
toujours plus insolent ou plus juste que le reste
des spectateurs. Mon oncle persuadé , et cela
était vrai, que personne n était mis aussi riche-
ment que lui , ne s'imagina point qu'il pût être
l'objet de ce tintamare. Il n'eût pas manqué de
sauter dans le parterre, et de cogner nos Fia*
mands, qui, pour être aussi railleurs que d'au-
tres, ne laissent point, parfois, de faire rire, par-
tout ailleurs qu'en Flandres.
On commença l'ouverture de X Amoureux
de quinze, ans. La musique a vieilli; mais le
poème est dicté par les grâces , qui sont toujours
jeunes. Mon oncle, qui n'a^t^ien de commun
avec les grâces , ni avec l'esprit , s'ennuya dès la
seconde scène , et lâcha un vigoureux coup de
sifflet, jà bas le siffîeur^ cria le parterre, qui veut
avoir seul le droit de siffler, et qui applaudit, par
habitude, à Dunkerque, V Amoureux de quinze
ans, parce qu'il est du bon ton de faire partout
ce qu'on fait à Paris.
Mon oncle, révolté de l'apostrophe, se lève
brusquement, tourne son postérieur vers l'assem-
blée, prend, sous chaque main,. un pan de son
habit, et recommence à siffler du haut et du
THOMAS. agi
bas. Les Flamands (i) , qui ne diffèrent des autres
hommes que par les goûts et les habitudes , mais
qui sont très-hommes d'ailleurs , à ce qu'assurent
leurs femmes, et ceux qui peuvent démêler leurs
qualités sous des formes qui ne sont pas tou-
jours heureuses , les Flamands furent indignés 'de
la double explosion; ils sortirent en foule, et
marchèrent droit au balcon. Mon oncle, que
rien n'intimidait, arracha une banquette, et jura
qu'il assommerait le premier qui l'approcherait.
La ville était commandée alors par monsieur
de Chaulieu, bon ofBcier, homme aimable, et
généralement aimé. Il sortit de sa loge, prévint
la tragédie qui allait commencer, calma le» esprits
irrités , passa au foyer , et envoya chercher mon
oncle par son capitaine des portes. Thomas ré-
pondit qu'il n'avait rien à démêler avec le com-
mandant ; qu'il était au spectacle pour son argent ,
et qu'il avait acheté à la porte le droit de siffler
et d'applaudir. Le capitaine des portes appuya
son invitation de la présence de six grenadiers
d'Auvergne, qu'il fit entrer au balcon, la baïon-
nette basse. Mon oncle répliqua que le r^iment
d'Auvergne n'assassinait personne ; qu'il verrait
le soir les six grenadiers , l'épée à la main , si cela
(i) Je peins ici les Flamands tels qu'ils étaient il y a qua-
rante ou cinquante ^ns. Il est aujourd'hui peu de villes aussi
brillantes et d'une société aussi agréable que Dunkerque , au
petit accent près , qui perce de temps en temps.
'9-
L
293 MO^ OlfCtE
les amusait; mais quil ne sortirait poiot qu'il
n'eût vu le capitaine Sahord.
La Gibema^ caporal à deux chevrons, et com-
mandant de la troupe , releva 3a moustache :
« Veux -tu sortir, dit* il à mon oncle? Non, f..,,
(c i*époud fièrement Thomas. Feu! reprend la Gi*
cic berne. » A ce mot, les femmes si'envèloppent
dans leurs capuchons , ou dans le ridingHXMt de
leur attentif» Un grand nombre de ces dames se
sauve dans les corridors. Une d'elles, froissée
contre un mur , accouche sur la place ; deux au-
tres sur les escaliers. Les maris, les amaus> les
frères , les cousins , les nouveaux*nés , les accou-
chées, tous crient à la fois; on se plaint , on jure
en finançais , en flamand . La salle de spectacle de
Dunkerque ressemble à la fois à la tour de Babel
et à l'arche de Noé.
: La Giberne, qui ne^ connaissait que sa consi-
gne , avait répété le Êital commandement. Ses
grenadiers , très-braves gens ; répugnaient à tuer
de sang-froid un homme aussi brave qu'eux.
Monsieur de Chaulieu avait eu le temps d'accoii*
rir. Il entra au balcon , et sans employer d'autre
arme que cet .esprit conciliant . auquel on n 'ôp*
posait rien, il détermina mon oncle à sortir et à
le suivre.
Il lui parla avec une raison si persuasive; la
sévérité qu'il fut contraint de déployer était tem-
pérée par tant d'amabilité, que le grossier, lin-
domptable Thomas convint qu'if, avait eu tort.
■■H
THOMAS. 293
demanda excuse au commandant , qui lui par-
donna en faveur, de ses exploits maritimes , et
qui lùi.cousefflta de retourner de suite à son au-
berge. C'est ce qu'ailait faire mon oncle , sans
une nouvelle ^cène qui se préparait ,, qu'il qe
prévoyait pas , ni vous non plus-.
Ijè mari de la couturière était absent lorsque
sa: fébime vint prendre l'habit poui^ le porter à
Thomas ; il ' étak rentré lorsqu'elle rentra à son
tour, et il trouva très-mauvais quelle ieùt livré,
sans argent, pour dix'-huit cents francs d'effets. Sa
femme eut beau lui représenter que le capitaine
Thomas avait voulu absolument aller à la comé-
die, et qu'on ne pouvait rien refuser à raitady;
le tailleur, qui avait une mauvaise tête, on qui ,
peut-être , avait pris lui-ftîême les marchandises à
crédit; sortit pour aller au spectacle recevoir de
l'argent, ou reprendre l'habit. Milady avait reçu
des robes pour cinq à six cents franCs; ainsi le
drap écarlate, le iatîn blallc, le galon à la bour-
gogne étaient l'objet principal» et il n'^st pas éton-
nant que le tailleur s'occupât d'abord de celui-ci.
Le calme était à peu près rétabli au spectacle.
Monsieur de Chaulieu avait tout prévu , ou il
avait tout tru prévoir , et on attendait la conti-
nuation de V Amoureux de quinze ans. Il est
difficile de peindre les passions , et de n'en pas •
ressentir les effets. La jeune actrice qui jouait
Lindor, éprouvait de» besoins secrets. Elle était
lorgnée, depuis long-temps, par un jeune Flamand,
«î^ . •»
29/1 MON ONCLE
dont les joues rosées et Pembonpoint faisaient
plaisir à voir. Une raère cruelle , ou plutôt avare,
empêchait les jeunes gens de s'approcher. Leurs
soupirs battaient l'air, et leur unique jouissance
était de se voir de quarante pas.
Dès les premiers mom«n5 du tumulte, la ma-
man avait perdu connaissance : «les vieilles fem-
mes veulent toujours se rendre intéressantes , di-
ront les médisans. On ne prenait pas garde à
celle-ci, et, heureusement, pour son âmour^pro-
pre , elle était évanouie tout de bon. Le jeune
dunkerquois, bien tendre, était par conséquent
bien timide. Cependant une voix intérieure lui
disait : Saute sur le théâtre; prends' monsieur
Lindor sous le bras. Il résistera, insiste; il cédera;
conduis-le* alors... où tu pourras.
Mon petit Flamand avait obéi , à la lettre ^ à la
voix intérieure , et au moment où toutes les oreilles
s'ouvraient, où tous les yeux se fixaient sur la
scène, monsieur le baron ou monsieur le mar-
quis... ma foi, je ne sais pas trop lequel... l'un
des deux vînt annoncer avec les trois révérences
d'usage , qu'on ne pourrait continuer , parée que
monsieur Lindor, qui devait jouer aussi, dans
la seconde pièce, mademoiselle Toiftette, était
morte , ou disparue.
• La maman ne pouvait pas être éternellement
évanouie, quoique personne ne la secourut. Elle
revint & elle, -quand monsieur le baron ou mon-
sieur le marquis annonça la disparution de sa
tHOMAS. 295
fille. Elle s'avança sur la scènes, enlaidie et vieillie
par les gonflemens d'une poitrine desséchée, et
par les pleurs qui coulaient de ses yeux éraillés ;
elle adressa au public un discours pathétique ,
souvent interrompu par des sanglots; enfin, elle
déchira , avec une sorte de dignité , un bonnet
qu'elle s'était fait d'un lambeau de la tunique de
Zacharie , plus un mantelet coupé dans un vieux
jup6n de Chimène, deux rôles que sa fille jouait
avec distinction. Monsieur de Chaulieu craignit
que ce nouveau genre de ridicule n'occasionât
de nouveaux troubles, et il ordonna définitive-
ment de baisser le. rideau.
Mon oncle avait promis de ne pas rentrer au
spectacle. Incapable de manquer à sa parole , il
se promenait, en long et en large, en dehors de
la porte battante* 11 voulait payer à boire aux
grenadiers qui l'avaient épargné, et percer à jour
la Giberne , qui avait ordonné de faire feu sur lui.
Voilà où en étaient les choses, lorsque le tailleur
arriva.
11 se rencontra nez à nez avec mon oncle :
« Mon argent , ou mon habit ! — Ni l'un ni l'autre.
« — Hé bien, des coups. — Tu les recevras » , et
mon oncle jette son tailleur dans un baquet de
braise allumée, qui servait à échauffer les bouts
des doigts de l'homme de confiance qui veillait
à la recette. Le tailleiir se relève avec le feu au
derrière ; mon oncle lui applique une taloche sur
l'oreille, qui envoie d'un côté le chapeau et la
perruque , et <Jwi ietle le propriétaire en txavera
cl'une porte du parterre. Un de se3 pieds s'ac*
croche ai| seuil; il chancelé, il tombe, il roule
au milieu des spectateurs^ qui se pressent pour
éviter le feu quç le tailleur porte avec lui. L'habit
sec d'un huissier, qui ne se range. pas assez* vite,
s'enflamme,; l'incendie se communique à la per-
ruque de laine d'un vieux avocat, et de proche «n
proche, et de perruque en toupet, de toupe* en
perruque, en cinq minutes la superficie du parterre
offre exactement la. perspective d'un superbe feu
d'artifice chinois. Les-j mains, les basques des ha-
bits , les mouchoirs , couvrent ,. pressent , compris
ment toutes les chevelures naturelles, ou d'em-
prunt : vains efforts ! Deux cents Dunkeix[uois
vont être rasés jusqu'à la racine, et leurs hurle-
mens attestent leur douleiu* et leurs regrets.
Monsieur de Chaulieu , étourdi lui-même de ce
nouvel incident, mais conservant toujours une
sorte de présence ^'esprit, fait amener, sur l'a-
vant-scène, la pompe, qui, est toujours prête der-^
rière les coulisses, et le tuyau, habilement dirigé,
arrose successivement les chefs brûlés, dépouil-
lés, pelés des bons Dunkerqupis.
Cependant le tailleur , publiant qu'il avait
perdu le derrière de son habit et les fonds de sa
Qutotte , ne pensa , après l'incendie , qu'à son
galon à la bourgogne , et il demanda justice à
monsieur le bourgmestre, qui, par eapri^d'éco*
nomie , laissait sa place de droit à sa femme , et
THOMAS. H^
occupait ordinairement ijn coin au parterre. Ja*
loux, comme touB les gens de robe,' de Tauiorité
militaire y il saisit , avec empressement , Toccasion
d'amener un conflit de jurisdiction. Il s'empara dë^
TafÊiiré pour tracasser le commandant , et fîirieux*
contre mon oncle, qui était cause que son man-
teau, sa cravatte, sa perruque à trois mlirteiâu^
étaient en charbons , que sa figure et sa pbiTrine
étaient couvertes de cloches, il commença, da)is(
le partorre même, à informer criminellement. Il
ordonna que Thomas serait constitué prisonnier ,
et son procès fait et parfait, pour avoir ffompé
un honnête ouvrier , interrompu le spectacle ,
£adt accoucher trois femmes, brûlé le cul de son
créancier , et par suite les meilleures tètes de la
ville.
Le bailli , do^t la femme avait perdu , dans là
mêlée , son faux chignon , ses fausses dentls , ses
fausses hanches et ses feux tétons , dont les man-
chette à trois rangs et les falbalas avaient été dé-
chirés , qui s'était montrée dans son état naturel ;
et qui était humiliée , désolée , désespérée , le
batUi s'unit au bourgmestre , et il fut sirrêtë, entre
eux , que Thomas serait ui^e victime immolée à
tant d'amours^propres blessés.
Les deux magistrats demandèrent main-forte
au commandant. Celuî^i , à qui leurs petit€iS tra-
casseries les avaient rendus désagréables, se re-
tira avec son état-major , en leur répondant que
4
298 MON ONCLE
la partie civile wait ses Umrers ordinaires, et que
les soldats d'Auvergne n'étaient ^int des recors;
Pendant que le bouz^mestre et le bailli cher-
chent cinq à six de leurs gredins , \e> tailleur
ameute trente, ou quarante iêtes brôlées du par-
terre. Tous tombent sur Thomas, inébranlable à
sa porte, et riant du mal qu'il avait fait. L'un
tire une manche de l'habit faufilé ; l'autre ^n de-
vant de veste ; un troisième, la moitié de la culotte;
un «quatrième , le reste , et, avant qu'il puisse ^e
reconnaître , mon pauvre encle , naguère si- bril-
lant, se trouve réduit à ses bas drapés, à ses
gros souliers, et à sa chemise bleue.
C'est peu de chose qu'un héros en chemise.
Celui-ci, très-embarrassé de sa personne, avan-
çait, reculait, balotté par la foule qui sortait de
toutes parts. U se trouva enfin porté au milieu
de la place publique , où bientôt il demeura aban^
donné à ses réflexions, et au vent du nord, qui
soulevait, alternativement le devant et le detrière
de sa chemise.
On le cherchait partout; on passait à peu de
distance de lui, sans se douter que ce pauvre
matelot, immobile sur un pavé, fut l'homme
brillant qui avait causé tant de tumulte. Yous
êtes étonné sans doute de l'immobilité de mon
oncle : je vais vous en dire lé motif. Il attendait
de pied ferme monsieur de la Giberne , et la dis-
grâce qu'il venait d'éprouver avait singulière-
THOMAS. 209
ment ajouté à ràcriroonie de ses humeurs. Au
défaut de la Giberne, il se fôt battu avec le pre-
mier qu'il aurait rencontré.
La salle de spectacle totalement évacuée, le
caporal s'en retournait avec son détachement. Il
traversait la place sans penser davantage à mon
oncle. Celui-ci s'avance ,1e jaret tendu, les épaules
hautes , la chemise en l'air , et défie énergique-
ment le caporal. La Giberne, très - discipliné ,
répond froidement qu'il doit reconduire sa troupe
à la caserne , et qu'il verra après. Mon oncle
suit, s'arrête au coin de la rue du Sud, et dit à
son homme : Je t'attends.
En efFet,la Giberne arrive, cinq minutes après,
son sabre au côté, et uu autre sous son habit. Il
frappe sur l'épaule de «on adversaire , ^ sans lui
dire un m6t; ils marchent sur la même ligne,
ils gagnent l'esplanade , ils se mettent en garde.
Thomas , très-habile à la pointe , ne connaissait
pas l'espadon. Trop loyal pour chercher abn
avantage, et disputer sur le choix des armes, il
attaque avec impétuosité. Il lève le bras, en me-
nace , d'un coup terrible , le crâne chauve de la
Giberne; la Giberne se fend, entre droit, et lui
passe son sabre au travers dti. corps. Mon oncle
infortuné tombe ; le caporal le relève , le charge
sur son épaule , le porte à l'hôpital de la marine ,
le laisse entre les mains des infirmiers , et revient
ti^nquillemeut se mettrç dans son lit.
Voyez un peu à quoi tiennent les plus hautes
dpO MON OIVCLE
f
destinées. Une ligne plus haut, ou plus bas; une
ligne à droite , une ligne à gauche , et le foie , le
cœur, la poitrine, ou le poumon était perforé.
Thomas perdait la vie , et vous .la suite de cet
ouvrage inimitable: Quel malheur pour la posté-
rité ! Rassurez'Vous , lecteur , sur le sort de ce
grand homme ; sa blessure n'est pas mortelle , et
nous arriverons à la fin du' quatrième volume,
si vous avez le courage de Ure jusqu'au bout.
♦
CHAPITRE III.
«
Mon oncle part de Dunkerque.
Il était onze heure© du soir, et Fanny n'avait
pas cotnpté les momens* Elle avait écrit, écrit...
écrit... c'était toujours la même chose; mais se
lasse-t-on de dire faune à qui ne se lasse pas de
l'entendre ?
A onze heures cependant , certaine fatigue dan!4
les doigts , sa bougie qui finissait , et un bruit
assez fort sur l'escalier , lui firent remarquer la
longue absence de mon onele , et la déterminè-
rent à tirer le cordon de la sonnette.
Une fille monte, et après elle l'inexorable tail-
leur, qui venait reprendre le reste des effets li-
vrés. Après le tailleur, paraît l'usurier, à qui ou
a dit que mon oncte est tuê , et qui tremble pour
son argent. Après l'usurier, entre lé maître d'au-
berge, qui croit aussi Thomas mort , qm sait que
%•
THOMAS. 3o'l
Fanny n'a rien à prétendre dans sa succession ^
et qui vient l'inviter à chercher un autre gîte.
Le tailleur, flamand renfprcé , demande bruta-
lement ce que sa femme a apporté. Fanny ne ré-
pond rien. ; elle passe derrière ses rideaux , sie
déshabille , reprend ses misérables habits , revient^
fait un paqtiet du reste , le jM'ésente au tailleur
en lui adressant un coup d'œil suppKant et don*-
loureux. Le tailleur la fixe ; elle est belle , la doiH
leur l'embellit encore ; l'extrême . modératioii
ajoute à ses charmes. Elle tient toujours le pa-
quet: ; elle a le bras étendu , le tailleur ne pense
pas à avancer le sien. 11 la regarde ; il ne peut
que la regarder. Une larme de Fanny adhève sa
victoire. — « Mais vraiment , me paierez-vous ? —
<c Je ne sais pas , monsieur, — Que vous me payiez^
« ou non, je ne vous laisserai pas nue.. Gardez.
« tout cela , et que j'emporte le plaisir d'une
(c bonne action. i> Il sort.
L'usurier prend le ton patelin , familier à ces
messieurs ; il apprend à Fanny racciden{; arrivé
à mon oncle ; il exprime ses craintes sur les: suites
que peut avoir, pour lui, cette mort prématurée.
A cette nouvelle inattendue, la jeune femme
verse des larmes en abondance. Elle av^it démêlé
les qualités de mon oncle , sous, une enveloppe
grossière et ridicule ; 'elle tenait à lui par ces qua^
lités mêmes et par la reconnaissance; sa mort b
laissait àe.vde , sur une terre étrangère 9sanS)appui9
sans ressources. Il fallait huit jours au moins
3o4 ' MON OirCLE
ces dëmarcbes n étaient pcûnt dans les usages de
France, que la reconnaissance est de tous ks
pays 9 et qu'elle ne pouvait trop faire pour un
jeune homme à qui elle, devait l'espérance de
revoir sou cher Seymour , et tous les. services
qu'il avait pu lui rendre.
Quand on sut qu'il était jeune , et , ce qui vant
mieux, joli garçon, on s'intéressa aussi vivement
à luL Ces dames ne l'allaient pas voir. Elles te*
naient rigoureusement aux bienséances , et la
plupart des jolies femmes ne tiennent guère qu'à
cela ; mais on lui envoyait des gelées , des bis-
cuits, des confitures , du vin de liqueur, du linge
fin. On demanda , et on obtint qu'il fut mis et
traité dans une chambre à part.
Cependant le commissaire, dont le ooefur/Ct la
tête se refroidissaient par degrés , se souvint qu'il
avait répondu de la dépense de Fanny, et, vous
le savez, il tenait à l'espèce : à quelque chose
malheur est bon. Il ne trouva pas de moyen plus
honnête pour dégager sa parole ^ que de mettre
mon oncle en état de payer lui-même. Il pressa
donc l'amirauté de vendre la prise anglaise , et la
vente fut enfin arrêtée et fixée à un jour très-
prochain. •
Revenoms au jeune Seymour,^ que nous lâvous
laissé à Oxford, livré à ce que le désespoir a
d'affreux. Séparé de Fanny , qui seule lui faisait
aimer la vie , il voulut au moins se rapprocher de
quelqu'un à qui il pût en parler, et avec qui il
THOMAS. 3o5
put confondre ses regrets et ses laimes. U était
retourné à Londres , et tous les jours il voyait le
bon père Thompson. Lç vieux lord Seyraour et
le ministre employaient, tour à tour , les caresses
et l'autorité pour le ployer à leurs vues. II se
montrait inébranlable, à leurs sollicitations ; il
opposait le respect à leurs menaces, et, le soir,
il se rendait , à pied , à .une taverne éloignée , où
l'attendait le bon père.
Un jour , Seymour arrive à son ordinaire. Il
trouve Tompson se promenant à grands pas dans
la chambre; il se frottait les mains, son visage
rayonnait de joie : « Elle est retrouvée, elle est
« retrouvée », s'écrià-t-il , dès qu'il vit le jeune
lord, et il lui jeta les bras au cou, et il l'inonda
de ses larmes. Il avait reçu le matin la lettre de
sa fille. Il la tira de son sein, la baisa, et la
donna à lire à l'impatient et tendre Seymour :
vous en savez le contenu.
V Je pars demain pour Hambourg, dit le jeune
a lord , en pleurant de joie à son tour. Je vais
« rjejoindre , consoler , aimer la triste Fanny ;
« mais, mon père, je suis mineur encore , et je
c( ne saurais abuser de la générosité d'un jeune
<c homme, à qui je n'ai rendu qu'un service bien
« ordinaire. » Thompson comptait»sur le cœur ,
sur la probité de Seymour. Cependant il n'avait
osé se flatter qu'il portât l'attachement jusqu'à
s'expatrier pour se réunir à sa fille. Il pressa son
gendre sur son sein. « J'ai mille livres sterling
IF, 9.0
3o6 MON OWCLE
«Vn argent comptant, lui dit -il. — C'est assez,
^< donnez- les -tnoi. Je vous laissarai des lettres
« pour les fermiers de ma mère ; vous tes leur
« ferez parvenir quand je ^rai sur le continent.
« J'en obtiendrai des avances , et je vous rera-
« boitrserai. — Non, milord, non, mon fils, vous
« ne me rendrez rien. C'est la dot de Fanny.
« Allez, et soyez heureux autant que vous mé-
« ritez de l'être. »
.Toutes les dispositions forent faites dans la
soirée et dans la nuit. Seymour, pour écarter
tont soupçon , rentra d'assez bonne heure ; mais
le vieux Dick courait d'un côté, le père Thomp-
son 4'un autre. Au point du jour, le jeune homme
se déroba de l'hôtel , se rendit -sur le bord dé la
Tamise , et monta sur lïn vaisseau hambom-geois
qui partait à la marée «uivante. Le • bon père
resta avec lui jusqu'au moment si désiré et si
craint à la fois. Les adieux- furent déchirans :
Thompson était vieux ; il ne comptait plus revoir
son gendre , ni sa 611e. « Du- moins, dit-il , quand
« le vaisseau fot sous voiles , et qu'il fallut en
« sortir , du moins je laisse ce dépôt entre les
« mains d'un honnête homme, et le ciel protège
« les gens de bien. »
Le peu de temps qu'on avait mis aux préparatifs
du voyage , n'avait pas permis de penser à tout :
on avait oublié l'article essentiel. Seymour ne
pouvait entrer en France , sans un passeport du
cabinet de Versailles. Il s'exposait à être vu et
THOMAS. 3o7
ttsàt-é cpm^ie un /espion du gouyerne^^it anglais.
Il en fit la réflexic^, quand son coeur, un peu re-
pos^ , permit à 9a .4iete d'agir. U senjtit le danger
auquel il allaiil; sWxposer, et il ne vit d'autre
moyen de l'éviter , que d'écrire à Fanny de venir
le joindre à Hambourg. X^e moyen entr^oait des
inconvéniens épouvantables , des longueurs , de
Fenqui ; ^t puis uiie femme jei^n^e, belle, dont la
saidé pouvait être altérée par le malheur , entre-
prendre ^ule ce voyage !,.. Seymour ne savait à
quoi jse déterminer.
.Quand il ewt, perdu de vue les côtes d'Angle-
terrse , il se confia à son capitaine qui n'était pas
amoureux 9 et qui voyait les choses de sang-froid.
Contre tant de traverses imaginaires, il indiqua
un parti très -simple : c'était de prendre la poste
à Hambourg, et de courir/ jour et nuit jusqu'à
Furnes, dernière place des états autrichiens, en
firabant. Cette ville n'est qu'à quatre lieues de
Dunkerque ; en deux heures , Fanny pouvait y
joindre json époux, et ils iraient delà... où ils
voudraient.
C'était la douzième JQiurnée depuis que la jeune
lady avait écrit, et elle ne recevait point de non*
velles. Le jour où sa lettre était parvenue à son
père , avait été employé à tant de choses , qu'on
n'avait pas trouvé le moment de répondre. Thomp-
json avait écrit le lendemain du dépar4: de milord ;
mais la malle de Hambourg avait été retenue par
le vent .contraire.
SîO.
3o8 MON ON CLE
Fanny se désolait , et ne prévoyait que des
malheurs; son père mort, son époux inconstant,
ou victime de Tautorité paternelle... Elle pleurait
auprès du lit de mon oncle, parce qu'elle pleu-
rait là plus librement qu'ailleurs, lorsqu'on vint
lui dire qu'une femme de campagne demandait à
lui parler.
La guerre avec l'Autriche avait rompu les
communications entre Furnes et Dunkerque.JLes
femmes seules allaient et venaient librement. Sey-
mour s'était arrêté à l'extrême frontière , entre
les deux villes, et il avait mis dans sa chaise de
poste une paysanne, qui devait en descendre à
cent pas de la barrière, entrer à Dunkerque avec
un panier d'œufs à son bras, et remettre im
billet et un paquet à l'aimable et sensible épouse.
Fanny descend avec assez d'indifférence pour
voir ce qu'on lui veut. Elle reçoit le billet; elle
ouvre, elle lit.. Sbn œil s'anime, ses joues se
colorent, et ses mains s'élèvent vers le ciel. Elle
remonte, -embrasse mon oncle étonné, laisse sur
sa table de nuit le paquet que lui a remis la vil-
lageoise; elle redescend, elle court, elle vole,
elle aperçoit la chaise de son époux ; elle redou-
ble de vitesse , elle s'élance , elle monte , les che-
vaux partent... elle est dans les bras de Seymour.
Les malheurs passés ne sont plus qu'un vain
songe , dont le souvenir s'évanouit aux premiers
rayons du soleiL Nos jeunes gens puisent une
nouvelle vie au sein de la paix et du bonheur. .
THOMAS. 3og
Mon oncle n'avait rien compris à la précipita-
tion , au silence , au délire de Fanny. Il était
resté assis sur son lit, il réfléchissait à tout cela...
autant que Thomas pouvait réfléchir, et il con-
clut qu'elle était devenue folle. « Allons,- dit-il,
« on vend demain mon vaisseau; je paierai à la
« pauvre femme une pension dans quelque coin :
« voilà le dernier service que je puisse lui rendre. »
Après c# raisonnement, qui prouvait , sinon sa
pénétration , du moins son bon cœur , il prend
le paquet qui était sur sa table de nuit ; il l'exa-
mine dans tous les sens ; il rompt le cachet...
c'est de l'or. Il compte... précisément la somme
qu'il a donnée à milady , et qu'elle a envoyée à
Seymour. <c D'où diable lui vient cet argent -là?
« Aurait-elle feit quelque fblie avec ce commis-
« saire, ou avec... Fi donc, fi donc, Thomas !
« Point.de semblables idées... Mais d'où diable
« lui vient cet argent ?» »
Il appelle son infirmier : « Tiens, voilà une gui-
« née, cours toute la ville; trouve -moi milady,
« et amène-la-moi ici. Je suis choqué qu'elle em-
« prunte à tout autre que moi. Ne suis-je pas son
«plus ancien ami ?»
L'infirmier trotte sans s'arrêter ; il va dans les
meilleures maisons ; il se met tout en eau pour
gagner sa guinée, et il ne peut rien apprendre
de relatif à milafly : elle était sortie de la ville
par le chemin le plus court, et sans prendre
congé de personne. De sa disparution, et des re-
3lO ua^ ONCLE
cherches de l'infirmief , vinrèiit les hiductionâ les
(>Ias absurdes. Lé cotnniissaire de laf ntSÊtine Vi-
vait cachée dans sa petite nhfaisoA dé Rosenthistl ,
selon les unes ; leà stutres voulaient que lé bo^g»
mettre Feut retirée dans sa brasserie , . et mille
aiitres sottises du mêrâie genre ; ttiaiè i! fatit'i^e
les femmes parlent, et la plupart dé cè'îlèà-cî
pâS*laient avec cotihaissance de Catfâè dé laf petite
maÎBdn dii cômfrfiâSjiire , et dés sacsllé houblon
du feoiirgm'estre. *
<( Allons^ dit Thomas, oliï le rapport de son
« infirmier , j'ai deviné juste ; elle est devenue
« folle , et elle est allée se noyer. Que Dîeii lui
<t fasse paix et miséricorde , û toutefois il f en
« à un , comme le prétend- ma mère. *
Il passa la plus gra*nde partie de la journée eh
bommehtaires et en regrets sur là flri tragique
de Fanny, et il en rëvëriait toujours à ûe diable
d'argent. Il voyait clairement qu'elle avait voulu
payer ses dettes avant que de môtirir ; mais il ne
concevait pas comment elle avait acquis cfet or.
Une lettré , qu'on lui apporta sut* le èoif , termina
ses inquiétudes, et Son infirmier, qui était dèvéfau
son factotum et son secrétaire , l'inàtrUiSlt du
«contenu.
C'était le jeune Seymour qui le remerciait, avec
la chaleur du sentiment , de ce qu'il avait fait
pour sa femme , et qui lui iraconfait, en deux pagé^,
te que vous Venez dé lire en dôiizé. Ce n'est pas
ma fauté; n'est pas concis qui veut.
THOMAS. 3lf
Quand Thomas sut que Fanny ét^it réuaie à
Seymour , qu'ils avaient à leur disposition une
somiûe assez considérable, et qu'ils attendaient
d'Angleterre des remises plus fortes encore, il
sauta de son lit, et dansa par la chambre, en
chantant, et en battant la mesure sur ses fesses.
Il rit , il déraisonna pendant deux heures , et
quand il fut las de rire, de bavarder, de danser
et de chanter, il se recoucha , et s'occupa sérieu-
sement de lui. Il pensa qu'un homme , possesseur
de quatre mille francs, ne devait pas coucher à
l'hôpital comme un gredin; il fit venir un fia-
cre , et • ordonna qu'on le conduisît au Chapeau-
Rouge , dont le maître lui avait , disait-^il , gagné
le cœur par se^ procédés honnêtes envers milady.
Son premier soin fut de demander Tétat de ce
qu'elle devait t^ Seymour avait fait payer l'au-
bergiste. Il envoya chercher la couturière et la
lingère : elles étaient également soldées. ^ Quel
<f diable d'homme ! il ne m'a pas laissé la moindre
« jouissance. Ah çal ma mie, dit-il à la couturière,
« j'espère au moins que j'aurai mon habit, puis-
« qu'il est payé avec le reste. Le voilà, monsieur,
« dit la couturière , en dénouant une toile verte.
« ^ — ^ A la bonne heure : j'aime qu'on aille drx^it
« en affaires. »
Le mari avait eu du temps pour coudre et
parfaire ce brillant et malencontreux habit. Il
l'avait pendu dan^ sa boutique , espérant le vcn-
xlre.à quelque comédien; mais comme ces mes-
3l!2 MON ONCLE
sieurs , ainsi que les auteurs , sont toujours
brouillés avec l'argent comptant, et que le seul
mot crédit donnait des crispations au tailleur,
l'habit était resté pendu dans la boutique, et c'est
ce qui fit que mon oncle le retrouva.
Enchanté des évènemens de la journée , et
n'ayant plus à penser qu'à lui, Thomas se fit
apporter un bouiilou , coupé d'une bouteille de
vin de Bordeaux; il fit bassiner son lit avec du
sucre ; il se coucha , et ronfla bientôt du sommeil
des simples ou des justes.
Le lendemain, et c'était le grand jour, vers
les dix heures du matin , Thomas envoya chercher
son carrosse , et se rendit sur le port pour être
présent à la levée des scellés, et savoir, à peu
près , à quoi monterait sa petite fortune. Sa bles-
sure n'était pas fermée encore; son chirurgien,
très-exact depuis qu'il était sorti de l'hôpital , et
dans une passe à payer de bons honoraires , son
chirurgien avait im prouvé cette démarche. Ce
que femme veut^ Dieu te veut, dit le proverbe.
Ce que voulait mon oncle, tout TOlympe le vou-
lait. Il avait répondu que personne , comme lui ,
ne pouvait juger de l'état de sa santé ; qu'il se
trouvait bien, et qu'il voulait être à la vente. Jje
chirurgien savait déjà qu'on ne gagnait rien à
le contredire; peut-être, en le laissant partir,
comptait-il intérieurement sur une rechute, et
quelle moisson si cela durait seulement six mois!
Un chirurgien à réputation prend douze sous par
THOMA.S. 3l3
visite à Dunkerque, et deux visites par jour,
pendant xent quatre- vingt deux jours et demi,
voyez où cela mène.
Les camarades de mon oncle étaient, pour la
première fois sortis, de leur côté, du cabaret à
bierre. Ils y avaient passé quinze jours à table
ou sous la table, étrangers à tout ce qui se pas*
sait hors de la bienheureuse enceinte. Ils igno--
raient l'accident arrivé à leur chef, et son habit
galonné, et sa pâleur, et les bandes qui lui ser-
raient le corps , donnèrent lieu à des explications,
à des félicitations, qui se prolongèrent jusqu'à
l'arrivée de messieurs de l'amirauté. On entra
dans le vaisseau, et on procéda à la vente, au
comptant , de cinq mille pièces' de toiles très-
belles, très -bien conservées, et du bâtiment,
qui n'était pas très-mauvais.
Pendant cette vente , qui duca deux jours , et
à laquelle mon oncle assista constamment dans
son carrosse, il prit tant de bouillons coupés, et
ses camarades tant de genièvre , qu'ils ne surent
ni les uns, ni les autres, ce qu'on avait fait. Us
n'en crurent pas moins avoir veillé de très- près
à leurs intérêts : c'est ainsi que voient la plupart
des hommes.
Malgré la négligence des propriétaires, l'infi-
délité du garde des scellés , la rapacité de l'huis-
sier-priseur , les frais de procès -verbaux et de
vacations des juges de l'amirauté , et le gaspillage
de tous, mon oncle eut, pour sa part, quarante-
3l4 MON ONGLE
deux mille livres, qui lui furent délivrées sur sa
décharge par devant notaire , moins le. montant
du billet fait au profit de Tusurier, que celui-ci
avait eu grand soin de faire solder, et qui le fut,
sans réflexion sur Ténormité de l'intérêt, parce
qu'où chacun fait ses affaires, on ne conteste
jamais.
Gomme rien, après la nature et la jeunesse,
n'influe autant sur une guérison totale, qu'une
somme bien rondelette, et d'heureuses disposi*
tions à s'en servir, mon oncle, après huit jours
de propriété , se trouva assez fort pour congédier
son chirurgien et sa garde , et après avoir com-
plété sa garde-robe, s'être coiffé du chapeau à
plumet, avoir ceint l'épée à monture d'argent, il
se disposa à sortir pour aller faire l'agréable à la
parade.
Monsieur de Chaulieù avait pressenti que l'é-
poque de son rétablissement serait celle de quelque
nouvelle sottise. Ses exploits, à Yarmouth, étaient
publiés par tous les journaux, et il avait débuté, à
Dunkerque, à peu près comme en pays ennemi.
Il y avait tout à craindre d'un pareil hôte, et
tout à gagner à se*défaire de lui; mais on doit
des ménagements à un brave quel qu'il soit , et
le moyen le plus sûr de faire rester celui-ci,
c'était de lui ordonner de partir.
Monsieur de Chaulieù , instruit à la minute de
ses actions , et même de ses projets , qu'il ne
dissimulait jamais, se rendit au Chapeau*Rouge ,
THOMiLS. 3l5
au mometit où Thoitias allait sortir de sa cbfarn-
bre. Il le félicita sur son retour à là santé, sur
se^ richëé^es, sur sa bonne mine, sur son air
martial, sur la manière généreuse doùt il en avait
usé enrei^ milàdy ; il ftatta^ il caressa, tour à tour,
tous les genres de vanité ; vieux moyen , mais
qui réussit tckijoùrs près ^n plus sot , comme
avec le plus spirituel. Hé! tous les hommes ne
vivent-ils pas d'encens? Il n'y a pas jusqu'à ma
cuisinière Pierrette y qui ne sourie quand je lui
dis qu'elle m'a fait une bonne sauce.
Vous sentez que moil onde , flatté de la visite
d'un maréchal de camp , cordon rouge , plus
flatt-é encore des chôsfes obligeantes qu^on lui
adressait , était disposé à recevoir favorablement
toute espèce de pt'ôfiosition. L'adroit comman-
dàht se garda bieii d'en faire aucune ; il se con-
tenta d'insinuer qu'il était étonnant qu'un homme
comme mon oncle perdît son temps dans une
petite ville; qu'il était fait pour briller à Paris,
y faire Valoir ses services, et en obtenir la ré-
compense.
Il n'en fallait pas davantage pour allumer
l'imagination dt Thomas. Il achète , à l'instant
même , une chaise et une malle. Il met dans l'une
ses effets , il monte dans l'autre , après avoir garni
les coffres et lefe poches de son argent , d'une
bouteille de rhum , et d'une paire de pistolets à
deux cbups, et le voilà sur la route de S?iint-Omer,
3l6 MON ONCLE
savourant , ^par avance , Timportance du rôle qu'il
va jouer à Paris.
Il a de quoi vivre tranquille et heureux, et il
cherche ce qui ôte à jamais tout cela. Il est igno-
rant et inepte , et il prétend à tout. Pauvre Tho-
mas! il ne sait pas que le mérite même prépare
sa chute par son élévation. Que de Thomas dans
ce monde!
CHAPITRE IV.
Mon oncle tranche dû grand seigneur.
N
Il allait jour et nuit ; il payait ses guides comme
un prince, et, en trente-six heures, il fut rendu à
la porte Saint-Martin. Là, son postillon lui de-
mandaoù il descendait. « Où tu voudras, pourvu
« que je sois au mieux.» Les maîlres-d'hôtels-garnis
donnent pour boire à ceux qui leur procurent
certaines pratiques ; le postillon de mon oncle se
trouvait bien d'en mener à l'hôtel Grange- Bate-
lière , et , bonne ou mauvaise , ce fut à cette au-
berge que mon oncle descendit. Heureusement
pour lui, et malheureusement pour sa bourse ,
elle était digne d'un duc et pair.
L'habit galonné , le chapeau à plumet , et sept
à huit sacs pleins d'or et d'argent , valurent d'a-
bord à mon oncle la plus haute considération.
« Quel appartement veut monsieur le marquis.
THOMAS. 3l7
« — Le plus beau. — Quel souper? — Le meil-
« leur. » On l'introduit à un premier de cent
écus par mois, et on le sert à un louis par repas.
Restait à remplir, avant que de se coucher, une
formalité, sur laquelle mon oncle ne comptait pas.
La police de Paris a la manie de vouloir con-
naître tous ceux qui arrivent, et, selon Fusage,
le premier garçon se présente, le registre à la
main. « Monsieur le marquis veut-il bien écrire
a son nom ? — Je n'écris jamais. — J'écrirai pour
« lui , s'il l'ordonne. — A la bonne heure. —
ce Quel nom, s'il vous plaît.^ — Thomas. — Mais
« le nom de famille... » Ici mon oncle est très-
embarrassé; il se mord les lèvres un moment...
a Hé , parbleu , Thomas , marquis de la Thomas-
•c sière. Ah... à propos d'écrire... tu m'auras un
a homme intelligent, qui me serve à la fois de
<( valet de chambre et de secrétaire. Je n'aime
ce pas à me mêler de mes affaires; cela me fatigue
« la tête. — J'ai ce qu'il vous faut, monsieur le
« marquis.
« Allons, dit mon oncle en se couchant, me
« voilà marquis sans m'en douter. J'en soutien-
« drai la dignité du mieux qu'il me sera possible.
« Après tout, je ne serai pas le premier faquin
« qu'on aura respecté pour son argent. »
Le lendemain , d'assez bonne heure, on lui pré-
sente un jeune homme bien tourné , d'une figure
agréable , d'un caractère franc et gai. Il plut
d'abord à mon oncle: « Combien veux-tu gagner?
3l8 MON ONCLE
« — Ce qu'il vous plaira', maasieur le pmxfpns.
ce — Voilà ooinme j'aîme q^'ùa me réponde.
« Keste avec moi , et tu seras conteoL 9 La jeune
honooie fait une profonde révérence, a Avance
« U9 fauteuil, et viens t'asseoir près de pnon lit...
a plus près que cela... plus près encore... point
ce de cespect, j.e t'en dispense... bon... écoute, à
<c présent. Je ne suis marquis q.ue de la façon
(c du garçon d'a^uberge. Je suis un poivre diable
ce qui ai rossé les Anglais , et qui veux jooangex
ce agréablement ma part de djiq nulle pièces de
fit toile que je lour ai prises ; mais puisque je me
« trouve anobli, sans m'en douter, je resterai
(c noble , et je continuerai à m'appeler monsieur
ce de la Thomassière pour les autres. Pour toi ,
a je serai toujours Thomas, parce qu'il me faut
ce xin camarade , et j'aime autant que tu le sois
ce qu'un autre. Voilà un article réglé. Quant à la
a manière de jouar mon rôle de marquis, et de
a me divertir , je ferai ce que tu me conseilleras ,
ce parce que je t'avoue que je n'y entends ried.
ce Allons parle à ton tour. »
Le jeune homme était le fils d'un huissier de
Pontoise , qui avait volé son père , qui s'était en-
gagé, qui avait déserté, qui s'était fait mauvais
comédien, ensuite plus mauvais auteur, puis rat-
de*cave , puis maître à danser, puis espion de
police , et qui, pour dernière ressource, cherchait
des dupes de tous .côtés. U était entré chez mon
oncle, avec l'intention de lui voler son argent" et
TlfOMA.6. SlQ
de disparailre. Sa franchise lui gagna le cœur, et
il se borna à Fintention , très-honnéte poiu* lui ,
de l'aider à expédier prompt^nent son magot.
Yoilà de la probité pour un fripon. H a la parole:
ce Puisque monsieur le marquis me permet...
«. — Thomas, je te dis. -*- Puisque monsieur
cf Thomas... — Thomas tout court. — Pufeque
« Thomas veut fcien s'en rapporter à moi... — A
« la bonne heure. — Je lui ferai observer que le
« titre de son camarade qu'il me donne, m'aufo-
« risant à l'accompagner partout... —C'est comme
« je l'entends. — Il lui faut un domestique pour
c( &ire l'appartement, soigner son linge, le coif-
<f fer , l'habiller , et répondre en notre absence.
« — Bien. — Plus, un petit laquais joliment ha-
« bille pour tes commissions du matin , et monter
« derrière le carrose. — Ken. — Un carrosse de
tf remise, au mois. — Bien. — Une maîtresse. —
a Je n'aime pas les femmes. — Il faut avoir l'air
a de les aimer, et d'en avoir besoin ; c'est le bon
« ton. — Et ça coûte-t-il cher une maîtresse? —
« Mais... ponr trente louis par mois, je vous au-
fc rai une femme que vous pourrez avouer. —
« Voilà de l'argent bien mal employé, et jus-
te que-là je ne trouve rien de bien divertissant.
« Voyons enfin comment tu m'amusa:*as, car il
« faut que tu m'amuses.
a Le matin , nous allons , dans votre carrosse
« aux Champs-Elysées , ou au bois de Boulogne.
« Nous nous promenons une heure à pied
3aO MON ONGLE
« Ah! — Nous déjeunons... — Oui, avecun jani'*
« booeau, ou une côte de bœuf. — Nous reve-
a nous chez vous; vous faites la grande toilette...
« — '• C'est fatiguant cela. — Et nous allons à
« rhôtel d'Angleterre... — Quoi faire ? — Jouer
« jusqu'à l'heure du dîner. — Ah, oui , au pan-
<c dotirj par exemple, aux petits paquets. — Fi
« donc! au creps, slu pharaon , éii trente et qua-
« rante. — Je ne sais pas ces jeux-là. — Je vous
« les apprendrai. C'est une science très-utile, et,
« si , par hasard , on se ruine , on a la ressource de
i( se faire banquier, et de ruiner les autres à son
« tour. — Je n'entends pas trop ce que tu dis
« là... Après le jeu, voyons? — Nous venons
« nous raetlre à table... — Et nous dînons bien.
<c — Après dîner , le spectacle ; aprèi le spectacle
« vous allez souper et coucher chez madame. —
« Madame qui ? — Votre maitressse. — Ah ! il faut
« que je couche avec elle? — Sans cela elle croi-
« rait que vous la méprisez. — Qu'importe ,
a pourvu que je la paie ? — Maïs alors elle vous
(( donnerait un ridicule dans le monde. Elle insi-
« nuerait que les Anglais vous ont privé... vous
a savez bien? — Non, mais c'est égal. Allons, je
« coucherai avec madame pour éviter lé ridicule,
a Et le lendemain ? — Variété de plaisirs. Ver-
ce sailles , Fontainebleau , Saint-Cloud , vous offri-
ic ront des jouissances nouvelles. — Et de bonnes
« auberges? — Excellentes. Ah ! j'oubliais... —
a Qu'est-ce que c'est? — Vous ne pouvez vous
I
THOMAS. 3aT
ce montrer deux jours de suite avec votre habit ga-
a lonué. — Il est tout neuf. — U sent la province,
ce II vous, faut deux robes de chambre ici^ et deux
« chez madame; quatre déshabillés du matin;
« cinq à six habits complets, brodés en argent
« ou en soie; luie montre à répétition avec une
<K;poignée de breloques; un scflitaire au petit
a doigt; une boite d'or... — Je ne prise pas, je
« fume. — Vous y mettrez du café en poudre ;
« mais il faut la boîte d'or. Sur le dessus un
a portrait de femme , que vous ne connaîtrez pas ,
a que vous aurez acheté rue Saint - Honoré , et
« qui sera entôui^é de brillans. — Ah ça , du train
a dont tu y vas, je n'aurai pas d'argent pour six
« mois. — Je ne vous propose pourtant que
« l'exact nécessaire. Que diriez-vous si je vous
«c parlais d'un hôtel, de chevaux anglais , d'une
« meute , de piqueurs , d'ime petite maison ,
« d'une... — Hé, je t'enverrais au diable. — Vous
<K voyez que je suis modéré, et si vous voulez pa-^
« raître à la cour... — Si je le veux? je le crois.»
<x Ne faut-il , pas que je demande le commande-
« ment d'un vaisseau de ligne?.— En ce cas, je
« ne puis rien rabattre. — A la vérité, quand on
t< a mangé son. dernier louis, il est indifférent
« d'avoir joui six mois ou six ans^ comme il çst
a égal, le jout qu'on meurt, d'avoir vécu ceat
« ans, ou de n'en avoir vécu que trente. — D'ail-
k leurs , quand on veut se ruiner , il est avança-
« geux de le faire dans sa jeunesse. — Oui, on- a>
IV. ai
3aa MOi^ ôwciiE
ce le tempe 4lé recoitmiefiôer sa fortune. iDéfiinti*
« yeiYvent je ^rois qrre tu m rcnison. ÂlTonsy prends
a dé l'or dans les pociies , et vois à arranger tout
k cela... Ah! encore un mot. Il faut penser à
« t<MYt avant que de se ruiner. Tu iras dans la rue
ft des Prêtres ; tuf demanderas madiame Riboulard^
« la femme du àergent du guet , et tu me Famé-
« neras. — Et que voulez-tous feîre de cette
^ femme-là? — Écoute, mon ami; je ne suis pas
ft fiar, quoique je sois marquis. Je t'avoue fout
« naturellement qu^ cette femme-là est ma mère ,
Cl et je veux lui hïte du hien pendant que j*ai
« de l'argent. — Mais, monsieur, il n'esc pas
ce du bon ton d*avoue^ dé tels parens. — Corn-
et inent t'appelles-tu? — Robîn,pour vous servir,
•t -^ Hé bien , monsieur Robin , quand il vou^ air-
ce rivera de me donner de semblables conseil, je
« TOUS f... par la feofétrCi — Pardon, monsieur;
et point d'humeur pour une bagatelle. 7e vais
« vious chereber madame Ribôulard , puisque vous
« le voulez aifisi. i>
Robin sort. Mon oncle se feit apporter des pi-
p0s et du tabac haché, un saucisson et du vin
Uano. It mange , il fume , il boit pendant trois
heures consécutites, et, ne sachant plus qu^e faire,
il se plante d^ant une croisée ouverte , • et il
éâRe tous les airs anglais et françms qui lui pas-
sent par la tête.
• Vn jeune seigneur qui logeait au dessous , et
qfuii avait la fibre ôatoible ^ se trouva inconHilddé
THOMAS. 3a3
du sifflement ptôlongé de mon oncle , et l'envoya
prier poliment de se taire. Mon oncle ne répon-
dit rien au Valet de chambré, ne se tourna seu-
lement pas de son côté , leva les épaules , et con-
tinua de siffler.
« Apporte-moi mon cor, Germain, dit le jeune
« sSeigneur ; que j'en donne à tout assourdir , et
« que je couvre cet ennuyeux siffleur. » Germain
ouvre au^^ Une croisée, présente l'instrument,
qui résonne aussitôt, et d'un faux à foire fuir
tous les chats du quartier. Mon oncle se hâte de
se retirer; il se sauve dans son salon, dans son
boudoir , dans un arrière-cabinet ; il ferme toutes
les portes sur lui , et le son aigu et discordant du
cor le suit et le fatigue partout. Vingt fois il est
sur le point d'aller étriller le corneur , et vingt
fois il est retenu par la crainte de compromettre
sa noblesse, en se comportant comme un goujat.
Il tire toutes les sonnettes , et sonne à tout cas-
ser. Trois ou quatre garçons arrivent : « Allez
« dire à cet homme qui corne ici-dessous, qu'il
« me rompt la tête, et que je lui conseille de
« finir, w Les garçons rendent le message sous
des formes plus honnêtes ; monsieur le comte
leur répond flegmatiquement : « Chacun est maî-
«f tre chez soi », et il se remet à corner.
Mon oncle savait qu'un marquis doit repousser
Finjure par l'épée ; mais il avait ouï dire aussi
qu'il mettait les rieurs de son côté , en ripostant
à un trait piquant par un trait d'esprit : il en ima-
2Ï.
3a4 MON ONGLE
gina un à sa manière. Il ordonna qu'on fit monter
à riijistant trois porteurs d'eaa: «Voilà troislivres,.
« mes amis ; laissez-moi vos sceaux ; vous revien-
ne drez dans une heure. » Il passe dans son anti-
chambre , prend le manche d'un long houssoir,
attache à un bout la corde de sa malle , à Tex-
trémité de la corde une épingle noire pliée en
deux, et à la pointe de l'épingle, le reste de son
saucisson. Il vide les six sceaux par la chambre,
s^assied sur son lit, et y reste, avec un sérieux im-
perturbable, son manche de houssoir à la main.
Monsieur le comte cornait toujours. Bientôt,
l'eau filtra à travers le plafond; quelques gouttes
qui lui tombèrent sur la tête, poudrée à blanc , lui
firent quitter son cor , et attirèrent son attention.
Il voit cette pluie artificielle devenir plus forte;
se convertir en orage. Au bout de cinq minutes,
c'est la cascade de St-Cloud. Le comte, étourdi
de cette inondation subite , ramassait avec Ger-
main ses plus beaux habits, qu'on avait mis à
l'air sur des fauteuils. Trempé jusqu'à la peau , il
prenait à la hâte une veste d'une façon , une cu-
lotte d'une autre ; sur sa tête un chapeau à plu-
met; sous un bras l'épée d'acier d'Angleterre;
sous l'autre la robe de chambre à fleurs d'argent ,
et il courait, de pièce en pièce, pour soustraire ses
effets au torrent qui s'étendait partout. Furieux ,
et ne sachant plus que faire , il prit le parti de
jeter tout par les fenêtres, et monta chez mon
oncle, pour apprendre la. cause de cet étrange
événement.
THOMAS. SaS
Il le trouve dans la même position : « Il est
« bien extraordinaire ^ monsieur le marquis ;, bien
« inconcevable qu'un homme de qualité se per-
ce mette..... — Monsieur, chacun est maître chez
« soi: Vous donnez du cor; moi, je pèche.
« Monsieur le marquis, reprit le maître de l'hô-
« tel , que Germain venait d'avertir , on est maître
« chez soi , mais à certaines . conditions. Je ne
« vous ai pas donné le droit de pèche dans mes
« domaines, et vous voudrez bien n'y plus pêcher
c< à ' Tavenir. Prenez la peine de descendre , et
« voyez dans quel état vous avez mis mes meu-
« blés. »
C'était comme s'il eût parlé à un 'mnr. Mon
oncle , Toeil constamment fixé sur sa ligne , n'a-
vait pas l'air de s'apercevoir qu'il y eût quelqu'un
avec lui. Tout à coup la corde de cette ligne est
entraînée rapidement dans différens coins de la
chambre : Thomas, étonné , tire et enlève.. ..quoi?
une alose, un saumon, une carpe? c'est un rat.
d'eau qui s'est trouvé pris dans un des seaux , jet
que l'odeur du saucisson a attiré. A la viie de l'a;
nimal, le rire prend à mon oncle; il se commu-
nique au comte, au maître d'auberge , à Ger-
main. On ne boude plus, on ne s'eii veut plus.
On convient gaiement que le comte reAoncera à
son cor , Thomas à la pèche , et qu'il paiera le
dégât, s'il s'en trouve, après que les meubles se-
ront secs.
* Cette historiette courut tout l'hôtel. Elle passa
326 MON orrc^E
dans les hôtels voisins , sur le boulevard , au ma-
rais^ au faubourg Saint-Jacques. La Gazette dç
France, toujours remplie de présentations, de
deuils de cour, et d'autres choses aussi impor-
tantes , ne dédaigna point de la recueillir. On I9
chanta sur le Pont-Neuf, dans les carrefours ( le
théâtre du Vaudeville n'existait point encore )•
Enfin, pendant vingt-quatre heures, tout Paris ne
s'occupa que de mon oncle.
Le calme était à peine rétabli , que monsieur
Robin parut ^ suivi d'un cortège nombreint. 1}
voulait paraître laisser à mon oncle le plaisir du
choix, qu'il était bien sur de diriger à son gré, et
il s'était airangé d'avance avec les vendeurs , qui
lui abandonnaient un profit honnête. C'étaient
des tailleurs , des bijoutiers , des laquais , de^
loueurs de carrosses , des marchands de dentelles,
chargés de mille choses précieuses , et enfin une
petite fille de quinze ans environ, trè§-dégue-
nillée, et pourtant très-jolie, que Robin avait eu
beaucoup de peine à trouver. Bien que mon on^
n'aimât pas les femmes , il raodarqua d'abord cel-
le-ci : le sexe ne perd jamais entièrement ses
droits , et il demanda ce que c'était, a C'est votre
« sœur, lui dit Robin à l'oreille. Ma sœur! re-»
« prend mon oncle tout haut ; je ne savais pa^
ce que j'en eusse une ; mais puisque cela est ainsi,
c( qu'on donne un fauteuil à ma sœur. «Vous au-
« très , qui venez ici me gagner ou m'attraper
a mon aident , vous raterez débout, ç|t dans le
ce respect. »
Il ^'eotretint loui^temps avec ixi£|deinQi^Ile Sun
zaaae , qu'il ne conuaissait pas , parce que Rosalie
lavait iDjîse au monde à la campagne ; parce qu'où
l'avait laissée trois aps en nourrice ; parce qu'elle
en avait passé quatre autres à l'Jbopital d'Étampes^
où sa nourrice , qu'on ne payait pas , l'avait enfin
placée ; parce que lui Thoioas était sorti très-
jeune des foyers maternels ; enfin , parce que la
petite , dont madame Riboulard ne voulait pas
faire ime Rosalie ^ était passée de Tbopital ches
une couturière , à qui le vieux ladre ne voulait
rien donner, et envers qui , par cette raison , on
avait engagé Suzanne à douze années de travail
gratuit Elle apprit, à «on frère le marquis, la
mort de madame leur mère; la prise de posses^
sion du mobilier et de l'argent comptant par Ri*
boulard, e); sa nomination à la tutelle de sa fille ^
qui 9 par cette autre raison , manquait de tout ,
et s'en retournait avec une paire de soufflets 4
quand elle allait demamder un écu. « Suzanne , lui
« dit mon onde, retourne chez ta couturière. Sûst
a lui que monsieur de la Thotnassière veut lui
« parler à l'instant, et qu'elle ait à te suivre. Va^
f( mon eni^mt , tu sera^ contente de moi.
fc Âb ! monsieur , reprit un jeune homme de
(c vingt ans, a peu près , elle ne vous a pas tout dit.
« $a maîtressie i^e lui apprend presque rien , la
f< traite cQmiae uiie Servante , et la laisse mourir
« de faim, — Qela est-il vmi,. Suzanne? — Mon
« frère, je u'psais vpu^ le dire* — Rôste itn , et
3%B MOX OirCLE
ce que ta couturière aille au diable. — Mais je suis
« engagée..... — Qu'elle vienne te réclamer,' et je
ce lui ferai voir le cas que je fais de pareils énga-
« gémens. Mais, dis-moi un peu, quel est ce gentil
<c jeune homme qui vient de prendre ton parti?
« — C'est mon amoureux, mon.frçre. — Ah ! c'est
ce ton amoureux. Pour le mariage, ou pour au-
« trement ? — Nous nous marierons dès que nous
«c le pourrons ; nous en avons grande envie , par-
ce ce que nous sommes bien sages. — Et en atten-
« dant?.... — Il me nourrit en partie de ses épar-
tf gnes. — Diable ! c'est donc un honnête garçon?
« — Oh ! oui , bien honnête. — Et que fait-il ? ^ — Il
''«est écrivain public sous le charnier des Inno-
V cens. — C'est un état , ça ! Approche , luron. On
« dit qiie tu veux être mon beau-fîpère ? — Ah !
« monsieur, si j'osais — Veux- tu être mon
« beau-frère? — S'il m'était permis d'aspirer.... —
ce Oui , ou non , veux-tu être mon beau-frère ? —
ce Hé, sans doute, monsieur.... — Touche là , c'est
ex une affaire finie. — Mais mon père , mais le
a sien.... — Qu'est-ce que c'est , qu'est-ce que c'est?
« Sont-ce vos pères qui se marient ? C'est vous ;
ce c'est moi qui paie la dot, et qui consens. Que
« ces pères-là s'aillent promener. Robin, va-t-en
« chez Riboulard. Dis-lui que je suis revenu d' An-
ce gleterre , et que j'ai onze pouces de plus que
« quand je Fai si bien étrillé. Dis-lui que je lui
« pardonne le mal qu'il nous a fait, à Suzanne
<c et à moi , à condition qu'il te remettra , à l'in-
THOMAS. 329
ce stant , ce qui revient à la future du bien de sa
« mère ; sinon , que j'irai lui rendre visite. Tu di-
« ras à Fautfe père , que je donne quatre mille
« francs à son fils , pour faire barbouiller sa bou-
« tique à neuf, et établir sa marmite , et tu letu*
ce enjoindras à tous deux de ne plus se mêler de
« cette affaire -là. — Mais, monsieur, vous ou-
« bliez.... — Quoi? — Que voilà dix personnes qui
ce attendent. — ^Traite avec eux , qu'ils fournissent ,
« paie , et qu'ils me laissent en repos. Dis donc ,
« beau-frère , comment t'appelles- tu? — Il s'appelle
ce Vemier. C'est un joli nom , n'est-ce pas , mon
a frère? — Vernier, voilà vingt -cinq louis. Va
a acheter quelque chose à ta femme , car elle est
« à prendre avec des pincettes , et ne faites pas
« de sottises en route. Vous reviendrez tous deux
« dîner avec moi. » Et la petite Suzanne prend
le bras de son amoureux, et ils s'en vont riant,
s'embrassànt , sautant et chantant.
Mon oncle resté seul , et fatigué des belles
choses qu'il avait conçues et dites , s'humecta la
bouche d'une seconde bouteille de vin blanc, et
d'un petit pain d'une livre. Il prit ensuite son
épée et son chapeau à plumet , et fut se prome-'
ner deux heures sur le boulevard. Malgré son air
hétéroclite, les femmes le regardaient en des-
sous; les hommes souriaient de sa tournure, et
les carrosses se rangeaient, parce qu'il avait pris
le milieu du pavé , et qu'il ne se détournait ja-
33o MON OirCLE
mais, en défait des gare^ gare ilonc, miUe fois
répétés.
En rentrant à rhôtel , il trouta , dans la cour ,
un homme de très-mince apparence , et 4|ui atr
tendait là, parce <]ue son extérieur lui avait fait
interdire l'entrée des appartemens» Il avait de
mauvais souliers , des bas crottés , un habit noir
complet , usé et jauni par les ans , une perruque
à boudins, qui paraissait faite avec du cbien-demt,
et la moitié d'un chapeau sous le bras. Il aborda,
avec vingt révér^ices , mon oncle , qui lui de-^
manda, brusquement ce qu'il voulait. « — te siui%
(c le père Vemier... — Qu'est-ce que cela. me £BÛt, à
« moi? — Qui viens.... — T'opposerau mariage? —
« Y donner mon consenteni&Qt ; vous remercier
^ et.... — Cherdbier le présent de noces? Tiens,
« voilà vingt écus, va t'habilier, et que je ne tç
a revoie plus : ma sœur n'épouse que son mari. «
Le bon homme s'en allait en essmyai^t uoe
lanne arrachée par ce propos humiliant* Mon
oncle lui vit passer un vieux mouchoir à tabac
sur ses yeux éraillés, et il sentit certaine émor
tion.... « Habit noir, reviens ici. Après tout, tu
«<( vas être le beau-père de Suzanne. J'ai eu tprt
a de te rudoyer , et je fen demande pardon. Ai-
« Ions , entre , brave homme , et tu te mettras à
te table avec nous. Ah ! te voilà , Robin. Hé bien ,
« que ta dit le vieux Riboulard? — Il m'a remis
« ce papier. — Lis-^moi cela. »
THOMAS. 33l
C'était le consentement , en bonne forme , du
sergent, qu'il ne donnait pourtant que ^u& la
condition esçpresse qu'il jouirait , 9fi vie durant ,
des biens de feue sa femme, et qui n'oi&ait en
dot à Suzanne que ses bénédictio33^. ce Ah! Iç
<c vieux coquin \ il l'a échappé il y a .cinq ou six
a ans ; mais je vois b^en qu'il £aut en finir, et je
« vais l'expédier. — Mais , «oo^sieur , reprend
^ Robin.,.. — Le faire périr sous le bâtop. — Tuer
« de s^flig^froîd.... — Je sui$ ^ cc^ère. — Un vieil-
et lard sans défense! — Hé, que n'a<t-il trente aps
«. de moins ! — Tous , vainqueur mxv la terre et
(i sur l'onde, vous , souUl^ votre gloire par une
« telle action ! — Tu te moques de moi ! où se-
«r rait l'avantage de la force, si on n'en abusait
« pas selon se$ passions , ou son intérêt? — Les
« voies juridiques, continue le père Vermer,
a 5ont plqi^ sûres et plus douoes. — Ës^tu procu-
« rei;ur , toi ? — Je ne suis que clerc d'buissier ,
« monsieur ; mais j'entends le^ aiFaires. — Pi^jusque
a tu les entends , termine-moi celle-ci dans les
« vingt-quatre heures. — Ab! m(Hi$ieur , que.de-
« mandez- vous là? Il faut présenter requête pour
« obtenir permission d'assigner ; délivrer a$3igna-
« tion pour la prochaine audience ; voir remettre
« ça cause deux ou trois fois au moins ; recevoir
« signification d'appel, après avoir gagné en pre-
çc mière instance , et plaider enfin au parlepoueut,
« — Jusqu'à la mort de Ribçulard , n'est-ce pas ?
« Allons, allons, je vais terminer ce procès-^là
332 MON ONCLE
« dans un tour de main. — * Mais songez donc,
« monsieur , que c'est Ie« père &e votre soeur ! —
« Pourquoi un Riboùlard est-il père? — Mais^
« monsieur.... — Plus de raisons , monsieur Ro-
« bin. Donne-moi le manche de ma ligne à pê-'
« cher , et partons. »
Il partait en effet , armé d'un bâton de huit
pieds , quand la petite sœur rentra avec son
amoureux. Elle était si jolie avec son bonnet
rond et son ruban rose, son déshabillé de cirsa-
kas , et ses petits souliers jonquille , que mon
oncle s'arrêta un instant pour la regarder. Ce
n'était point la nature embellie par Tart ; c'était la
nature dégagée des mauvaises herbes qui l'étouf-
fent, et parée de sa propre beauté. Suzanne , mise
au fait en deux mots par Robin , adressa à Tho-
mas des choses si tendres et si persuasives; elle
pleura de si bonne grâce ; elle l'em"brassa si à pro-
pos, que mon oncle jeta le manche de sa ligne à
trente pas, ordonna qu'on servît, et se mit à table
avec tout son monde.
On y régla lés préparatifs du mariage, qui,
avec une dispense de bans, ne pouvait se faire
que dans dix jours, au grand mécontentement
de mon oncle: il' aurait voulu terminer le soir
même. Ne pouvant mieux faire , il arrêta que Su-
zanne, qui n'avait plus d'asile, logerait à l'hôtel;
que le jeune Vernier y mangerait jusqu'à son
mariage , et son père quand on l'inviterait. On
mangea bien, on but mieux, on ^t, on chanta.
THOMAS. 333
Suzanne parla , au hasard , de TOpéra, qu'elle n'a*»
vail jamais vu , et elle jsn parla avec enthousiasme.
Rien de si be^iu que ce qu on ne connaît pas , et
Thomas , qui s'attachait véritablement à la petite
personne, lui promit de l'y mener le soir même, •
et Suzanne de se frotter les menottes , en riant ,
sous sa serviette, et Yernier de lui dire à To-
reille qu'il prendrait un pariisrre.
« Mais, monsieur, reprit Robin , dont les plans,
ce se trouvaient dérangés, madame doit aller aux
« Italiens. — Qu'elle vienne à l'Opéra. — Quelle
« dame, poursuivit Suzanne? — C'est. une femme
a de. louage que Robin m'a procurée , que je paie
a fort cher, et qui s'imagine que je courrai après
« elle. Qu'elle gagne son argent, et. qu'elle trotte.
« — Mais, monsieur , dit encore Robin —
« Voyons , finiras-tu ? — Mademoiselle , toute jolie
V qu'elle est , ne peut se montrer aux premières
« loges en déshabillé.— rPourquoi cela ? n'est-elle,
ce pas ma, sœur ? n'aura-t-elle . pas payé sa place?
« ne serai-je pas avec elle? qui oserait lui dire
a quelque chose ?-r-MademoiseUe , interrompit le
« jeune Yernier, n'est pas riche; ses habits sont
a simples , mais propres, et on ne doit rougir
« que de se. mettre aurdessus de. son état. —
c( Bravo /beau-frère, tu es un garçon de bon sens,
ce et je vois que je serai toujours ton ami. Allons,
« Robin le bavard , du café , des liqueurs , de
ce l'eau-de-vie , .mes pipes , et du tabac. » *
Pendant que mon oncle digérait, en fumant.
334 HON OUCLE
que le père Yemier dormail ^ur la table y et que
les jeunes gens causaient dbms Teiidi^rasuirè d'une
croisée, les foontiss^sui^s arrivèrent à la file. Dans
six heures de teitt|>s, on avait procuré à mon
oncle tout ce qui dcmne Textérieur d*un homrne
d'importance , et quand il eut , 5nr le corps , son
habit de drap d'argent brodé en ôr sur toutes les
tailles, il ressembla à bieâ d'autres , dont tout le
mérite est dans leur couvei^turé.
Ij ensemble des empiètes montait k dix. mille
francs environ , sur lesquels le modeste Robin ne
gagnait guère que cinquante loùîis. Mon oncle,
en se faisant lire les articles, se récriait sur les
prix de quelques-uns; mais son /actatum y versé
dans la connaissance du co&ur humain , lui ferma
la bouche par une galanterie à laquelle Thomas
ne s 'attendait pas. Il lui présenta une pipe en or ,
dans un étui plal de galuchat vert , sur lequel
était un camée, fait à la hâte, représetitsuit le
château forcé par mon oncle , et , dans Téloigne-
ment , un vaisseau après lequel il courait dans
sa chaloupe. Monsieur le marquis jeta les bras
an cou de Robin, l'embrassa très-cordialement ,
et ne marchanda plus. .
Mon oncle, enchanté de sa pipe d'or, Femplit
et la vida deux fois , après quoi il présenta à Su-
zanne son poignet couvert d'un gand blanc ; de
Fautre main , il soulevait la basque gauche de
son habit d'argent, et il traversa la cour avec sai
sOBur , en se donnant tous les grands airs que sa
THOHAS. 335
ntémoire ptrt lui fournir; enfin, il lui donna la
droite dans son carrosse^ et ordonna, emphati-
quement à son cochfer , de toucher à FOpéra.
Robin qui pensait à tout, avait pris les devants.
Il étàï! allé d'abord prévenir madame que mon-
sieur ne voulait point aller aux Italiens , et que
si elle avait envie d'avancer ses affaires , il fallait ,
avec un homme comme mon oncle , qu'elle fît
les premiers pas. Il était venu , de^là , à POpéra ,
louer une loge très-étroite , bien sûr que Suzanne
feitisserait le devamt à son frère le marquis. Son
intention étsiî de Tempécher de se mettre en évi-
dente j et, dans tous les cas, il comptait lui jeter
sur leii épaules un riche mantelet noir dont il s*é-
tait muni. Quel homme précieux que ce Robin ,
s'il ^ûc eu des mœurs et de la probité ! Ah ! on
ne peuft pas tout avoir, et, aujourd'hui, on se
passe plus aisément de ces bagatelles - là que
d'autre chose.
Le rèttnse arrive ; le nouveau laquais ouvre la
portière; Robin présente la main au marquis et
à $a Sœur. Le drôle avait endossé l'habit de ve-
lours aux trois couleurs. « Ah ! ah ! monteur Ro-
« bin , vous ne vous êtes pas oublié. — Ma foi ,
«c monsieur , vous m'avez élevé au rang de votre
« camarad'e, et si je suis loin de vous par le mé-
« rite , j'ai voulu m'en rapprocher un peu par le
ce costurafe. — Allons, je te passe l'habit de ve-
« lours^. Marche devant, et conduis-nous.
« Quelle diable de loge as-tu prise là ? — C'est
336 MON ONCLE
<c la seule qui restât à louer. —- Hé ! comment
a veux-tu qu'on voie mon bel habit ? — Vous
« vous mettrez sur le devant. — Et ma sœur ,
« maître faquin ? La prends-tu poyr ma servante ?
« Passez là, mademoiselle; vous, monsieur Ro-
ti bin, mettez-vous derrière , et moi, je vais éta-
« 1er ma broderie au balcon. »
Robin se hâta de tirer de sa poche le mantelet
noir , et le présenta d'un air tout-à-fait gracieux.
« Je te remercie de tes attentions; mais made-
a moiselle ne mettra pas cela. Les manteaux et
<c les mantelets ne conviennent qu'aux bossus , et
« je veux que la petite fille paraisse avec tous
« ses avantages. — Mais, monsieur... -7- Paix! —
« Permettez... — Paix ! paix donc! » £t Robin se
tut , de peur que mon oncle ne donnât un spec-
tacle dans sa loge, avant celui qui allait com-
mencer.
L'occupation du parterre qui attend , est d'exa-
miner les femmes. Dès que Susanne , jolie comme
les amours , faite comme les grâces , parut sur
le devant de la loge , un murmure général d'ap-
probation se fit entendre. Elle rougit , et baissa
les yeux. On avait loué ses agrémens ; on applau-
dit à sa modestie. Toutes les mains partirent à
la fois, et personne ne s'aperçut qu'elle eût un.
bonnet rond et un déshabillé de cirsakas. Les
craintes de Robin se dissipèrent, et mon oncle ,
debout au balcon, criait à tue-tête : « C'est ma
« sœur , enfans. Pas vrai , qu'elle est jolie ? »
THOMAS. 337
Malheureusement ces mots heureux se perdirent
dans les applaudissemens.
Le spectacle commença. Suzanne, qui n'avait
pas d'idée de l'Opéra, était tout' yeux, et tout
oreilles ; mon oncle se partageait entre Arraide et
Suzanne, et on n'ouvrait pas une porte que Ro-
bin ne cherchât madame , qu'il ne découvrait
nulle part, et qui, pourtant, devait être arrivée.
II l'aperçut enfin aux troisièmes, dans le négligé
le plus agaçant. Il fut joindre mon oncle, et lui
dit qu'il allait le présenter.
En montant les degrés , en longeant les corri-
dors, il instruisait le marquis de la manière dont
il fallait aborder madame, pour se conformer à
l'usage. Il lui dicta presque le compliment qu'il
fallait lui adresser, pour être encore selon l'usage.
Mon oncle ne l'écoutait pas, et chantonnait en
se balançant sur la pointe du pied : Malgré la
bataille qu'on donne demain j ça y faisons ripaille ,
charmante Catin ^ etc. Robin, humilié du peu de
cas qu'on faisait de ses avis, se pinçait les lèvres.
Il mit monsieur auprès de madame, et se retira.
Mon oncle ne savait pas faire de complimens;
il savait moins encore faire l'amour. Il s'assît,
tout rondement , à côté de madame , qui , pour
se donner le temps de voir venir, jouait de la
prunelle et de l'éventail. Il lui prit le menton,
lui fit lever la tète, et la regarda un moment; il
lui ôta ses gants, examina ses mains, et jeta un
coup d'œil sur sa gorge à peu près découverte.
IF. 2%
338 MON ONCLE
« Voyons la jambe , à présent. — Comment , mon-
« sieur, le premier mot que vous m'adressez,
a ^st une insulte ! — Je l'insulte , parce que je
« Veux connaître mes propriétés? Allons, voyons
« cette jambe. — ^^Mais, monsieur, vous êtes d'une
« grossièreté... — Je me suis engagé à te payer,
« et pas du tout à être poli; tu t'es engagée, toi,
« k te ployer à mes fantaisies. Je suis assez con-
<c tent de ce que j'ai vu; voyons le reste. — Mais
rt quelle horrible manière de faire l'amour? —
a Je ne t'aime pas , la fille , et je ne t'aimerai ja-
« mais. Je te prends, parce qu'un marquis doit
ce avoir une maîtresse, et je veux savoir ce que
«j'ai pris. — Mais à l'Opéra, dans une loge!.-
a VOUS êtes d'une pétulance, d'une tyrannie, vous
« autres seigneurs... », et madame , qui voulait
affecter un reste de décence , enfila une kirielle
de grands mots, dont l'effet lui parut admirable,
car mon oncle l'écoutait attentivement, et avait
cessé de parler, et même d'agir.
Ce n'étaient pas ces grands mots qui opéraient
sur la raison de Thomas ; c'étaient des souvenirs
éloignés, des idées coiifuses , de Fincertitude...
Il prit encore madame par le menton, Ini fit en-
core lever la tête, et l'embrassa sur les deux
joues : a Comment , c'est toi, ma pauvre Louison?
« — Je tn'appelle d'Armence, monsieur. — Allons,
« pas de grimaces. Que diable , tu n'as pas oublié
a tes oordeliers de la rue des Prêtres , ni ton dia-
« blôtin, hi ton officier recruteur, ni les dix
1
V
THOMAS. 339
« éeus que ta as donnés au fifre qu'il a enrôlé
« ohez toi. 2> Louisoœi fixe -mon oncle à son tour ;
eUe retrouve les premiers traits de son enfance ;
eUe* applaudit aux changemens heureux que scm
physique a éprouvés. Exclamations, reconnais-»
sance, transports, félicitations, tout ^est prodi*
gfzé; eela ne finissait point.
« Âh! ça, dts-4noi un peu comment tu es de«*
« venu marquis? — Comme toi femme de qualité.
» — Mais c'est^que tu n'en as que l'extérieur. —
« Comme toi, celui de ta décence. — Au reste, je
« suis bien* aise de te revoir. — Et moi a^ussi, el
« puisqu'il *£aiut que j'aie une maîtrise, j'aime
« mieux te voir, dans mon garde-meuble, qu'une
« autre. Je te trouvais très -'bien autrefois, et tu
« n'es pas encore très-mal. »
En e£fet , Louison n'avait que vingt-six ans ;
elle était moins jolie , mais plus belle. A la vérité ,
elle devait quelque chose à l'art; mais c'était su-
perbe pour un marquis de hasard. Elle était re*'
venue à cette classe d'hommes, parce que les
filles n'ont qu'un moment pour faire fortune; que
Louison ne l'avait pas saisi, et qu'elle était trop
heureuse que Robin, qui en était fatigué, lui pro-*
curât des passades^ dont elle partageait le pro**
dùit avec lui.
Thomas, très-neuf en amour, éprouvait cèr*
tains mouvemens de curiosité. Il n^écoutait plus
les plaintes , ni le <lésespoir d' Armide ; sa vi vaéité
fie s^accordait pas avec le 'maintien qu'on exigé
34o MOir ONCLE
au théâtre; ni les délais avec son caractère. Il
proposa à Louison d'aller prendre Tair; il or-
donna à Robin, en passant, de reconduire sa
sœur à l'hôtel, de la respecter comme un autre
lui-même, et il monta, avec sa belle, dans le pre-
mier fiacre qui se trouva.
Madame d'Armeuce , qui comptait vraiment
avoir un seigneur provincial à plumer y avait
tout disposé pour donner d'elle une certaine idée.
Sa chambre^ la seule qu'elle possédât , était frottée
à neuf, ses fauteuils battus , ses flambeaux ' de
cuivre passés au blanc d'Espagne, et.chàrgés de
bougies; sa bonne avait mis le tablier blanc, et
le traiteur du coin avait préparé un très-joli sou-
per , qu'on lui savait payé d* avance , avec l'argent
qu'avait fourni Robin. ^
a Sais-tu, dit mon oncle en entrant, que tu
<c n'as pas l'air de la veuve d'un ambassadeur ?
a C'est un taudis que ça. — N'est-il pas vrai,
« mon ami? Mais tu me logeras convenablement,
ce — Bah! — Tu paieras mes dettes? — En vérité!
« — ^Tu m'avanceras six mois? — Compte landessus.
« — Et je te serai fidelle... — Comme à ton am-
ce bassadeur. — Ah ! mon ami , mon petit ami ,
« mon bon ami , que penses- tu là , que me dis-tu
« là?... Il y a de quoi me faire mourir. — Ce sont
<x tes affaires. Allons , pas de phrases , et fais
« ihonter le souper. » *
C'étaient des entremets, des fruits, des confi-
tures, des glaces , du vin de liqueur... « Hé ! d'Ar-
W^ ~ r - 1 1 ». ms^tm^mim
THOMAS. 341
«r mence , je ne commence jamais par le dessert.
t( - — Mais, mon ami , je. te sers un ambigu : c'est
« un souper de seigneur. — Oui ? hé! bien fais-
« moi souper en matelot. — Quand on soupe trop
« copieusement... — On dort mieux. — Tu comptes
« donc dormir? — Parbleu, n'est-ce pas pour cela
a qu'on se couche ? — Tu es bien novice , ; mon
« ami. — Je ne*te ferai pas le même reproche. »
Vous voyez qu'à beaucoup d'autres talens, mon
oncle joignait quelquefois celui de l'épigramme.
. En décrotant un aloyau et une longe de veau
qu'il s'était fait monter, en les arrosant, fré-
quemment d'un vieux Vin de Bordeaux, en ré-
pondant aux agaceries et aux caresses de Louison,
la curiosité de mon oncle se changea en certaine
velléité, fortement prononcée , et comme il cé-
dait à ses; appétits de tous les genres, il se leva
brusquement, jeta son habit sur un fauteuil, et,
dans un tour de main, il fut déshabillé. « Allons,
ce la fille, à moi. Plus vite que cela, ou je dé-
« chire robe et jupons. Voyons si la chose vaut
« les sottises qu'elle fait faire à la plupart des
ce hommes. Est-ce là tout , reprit - il quand il eût
« fini? — Oui, mon ami. — Ma foi, c'est bien bêtei
<f. — Et le plaisir de recommencer?... — Ah! On
« recommence? — Oui mon ami. — ^Recommen-
« çons... .
: a Oh ça, mais c'est toujours la même chose,
a — Oui , mon ami. — Et ce sera la même chose
<c dans six mois, dans dix ans? — -Oui, mon ami.
3/p MOW ONCLI-
ic — En ce cas, restons^eu où nous en âommes^
ff me voilà guéri pour la vie. C'est un singulier
(c corps que monsieur Robin , ajoutait41 en* se
« rhabillant. Vous verrez que pour plaire à mon^
k sieur Robin ^ je jouerai au cheval de posie , et
« que je paierai après avoir eu toute la peine !
« Cela serait plaisant. — Hé! mon ami^ que fais-tu
tt là? — Tu le vois bien. — Que vas-tu faire? — ^M'en
* aller. - — Voilà la première fois que j'es&uie un
(t un pareil afiront. — Il y a commeneement à
4c tout , » et mon oncle avait pris son chapeau et
son épée , et il avait la main sur le loquet.
D'Armenoe, qui voit sa proie prête à lui
échapper, essaie d'abord le désespoir : c'est le
cheval de bataille des femmes. Celle-ci crie , elle
samglotte , elle s'arrache ks cheveux , elle prend
un couteau pour se percer le sein. Thomas la
regarde faire , et lui rit au nez. Furieuse , elle re-
devient Louison ; elle tempête , elle jure , elle
prend mon oncle au collet, et proteste qu'il
paiera le souper et le mois. Mon oncle {n*étend
qu'il a gagné le souper; mais il convient qu'il a
promis salaire, et il ajoute qu'il va s'exécuter.
« Trente louis par mois , font bien vingt-quatre
« livres par jour; vîngt-qùatre livres par jour,
a font bien vingt ^ous par heure. Or, j'en ai passé
(( deux et demie avec toi, voilà six francs; rends»
il moi mon reste, j» A'-t-on jamais payé une fille
de pareilles raisons ? Louison ne irépondit à celles-
c» , qu'en imprimant ses ongles dans les deux joues
du peraifleur. Le marc|uis , furieux à sou tour ,.
la pi:ît sous son bpas , lui appliqua vingt . ou
trente claq:ue$ sur Iqs fesses, la j jeta, sur son lit y
pxit la.bonne p^r une oreille , l'obligea k l'éclairer
poliment jusque dans la i^uie, et regagna sipn hôtel
à pied , parce qu'à, une heure du majtin , on ne
trouve pkis de voitures
Vous conclurez de oipci 9 si> vous dai^e^ réflé->
cbir, que tout homme a sa portion de raison, qui
le guide toujours bien, quand il veut l'écouter.
Mon oncle s^enlaU: qu'une, fille énerve le corps et
dégrade l'ame : un philosophe l'eût dit.
CHAPITRE V.
Mon oncle trouve un ami.
£n rentrant à l'hôtel, le marquis fut étonné de
>^oir encore de la lumière chez lui II lui. semblait
que sa sœur devait être couçhéç depuis long-
temps, à moins, pourtant, qu'elle ne fut n;^alade,
ou qu'il ne lui fût arrivé quelque chose d'extra-
ordinaire. Il s'imagina d'abord que le- souper
avait aussi opéré sur Verrier, et qu'ij cherchait
à anticiper sur les droits du mariagf , « auquel
« cas , disait mon oncle , je n'ai riien ^ objecter ,
« pourvu, toutefois, que cela plaise à S^i^uson, ce
■
<i qui m'étoni^rjiiit 1^ peu , et ce qu'il faut savoir ;
« car enfin , ajoutait-il , en montant sur la pointe
a* du pied 9 qu'importe qu'ils commencent huit
v344 MON OINGLE
« jours plutôt , OU huit jours plus tard , puisqu'ab-
« solument ils veulent voir ce que c'est. » Il ou-
vrit bien doucement la premièrç porte ; il écouta
à celle de la seconde chambre , et il entendit
qu'on discutait . assez vivement. Il prêta l'oreille
et reconnut la voix de Robin.
Monsieur Robin n'était-il pas devenu amoureux
de Suzanne ? Ne cherchaift-il pas à insinuer que
son futur était un petit sot, dont elle ne ferait
jamais rien ? Ne prétendait-il pas être infiniment
plus aimable ? Ne croyait - il pas le prouver ,
en prenant certaines libertés que Suzanne re-
primait autant que possible? Enfin, quand mon
oncle commença à écouter , ne lui offrait-il pas
crûment de la mettre sur le grand pied avec l'ar-
gent même de son frère, qu'il menait, disait-il,
par le nez.
A peine l'expression injurieuse est-elle lâchée ,
que voilà Thomas qui ouvre la porte, qui em-
poigne les pincettes, qui tombe sur monsieur
Robin y qui le fait sauter sur la table, de la table
sur les chaises, des chaises sur le lit, et du lit
par terre, où il se met à genoux, et demande
grâce; voilà la sensible Suzanne qui intercède
pour lui; .voilà monsieur le comte qui s'est ré-
veillé en sursaut , qui passe sa robe de chambre ,
et qui monte les escaliers quatre à quatre. « Quoi ,
ce monsieur le marquis, allez- vous pêcher encore?
« — Non, monsieur, je chasse », et mon oncle
entre dans le détail des griefs qu'il a contre Ro-
THOMAS. 345
bin , et Robin se tait , et Siizon tremble , et le
comte rit.
Thomas, que rien ne dérangeait de son objet
principal , ordonna à Robin , dès que le comte
fut sorti, de mettre bas l'habit de velours, et
Robin obéit. Mon oncle fouilla dans les poches ,
et Robin protesta que les cinquante louis qui s'y
trouvaient, étaient le fruit de ses épargnes, et
mon oncle les mit dans sa cassette , et Robin in-
sista, et mon oncle jura que s'il ajoutait un mot,
il allait le porter chez le commissaire du quartier,
dont il devait être connu , et Robin frisonna de-
puis les pieds jusqu'à la tête, et mon oncle lui
fit ses derniers adieux avec un coup de pied au
cul , qui le poussa jusqu'à l'escalier.
(c Allons, Suzanne, couche-toi, tu as besoin de
i< te reposer. — Et vous , mon frère ? — Je vais me
a mettre dans le lit destiné à ce drôle. — Mais
« vous serez mal. — Cela ne te regarde pas. —
« Mais si... — Si tu raisonnes, je vais coucher sur
« ce sopha. — Bonsoir donc , mon frère. — Bon-
ft soir, ma petite. Ah! combien Vernier gagne-t-il
« par jour avec ses écritures? — Mais, trois livres,
« quatre francs. — Je lui en donnerai douze , et
« vous resterez avec moi jusqu'à ce que je sois
a ruiné. Il ne me trompera pas, il ne me volera
a pas, lui; il me donnera de bons conseils que je
a ne sirivrai point; mais il n'y aura pas de sa
« faute , et quelque chose qui m'arrive, je ne m'en
« prendrai qu'à moi. »
J
346 MON OWCLE
En effet , le lendemain Vernier s'installa à rhô-^
tel, et tel est l'ascendant de la probité, qu'il di-
sait franchemeQt ce qu'il pensait à nioi;i onqle ,
sans qu'il s'en fâphât jamais. Il lui représenta
d'abord qu'il était ridicule de s'être fait marquis^
et Thomas répondit qu'il s'en prît au gaccoa
d'aubei^e. Vemier ajoutait qu'il était, plus dé-
raisonnable encore d'afficher up luxe qu'il ne
pouvait; soutenb long- temps, et Thocsas répli-
quait que c'était le seul moyen qu'il eût de se
faire v^loir.Yenûer terminait ses observatioust ep
disant qu'avec ce que possédait eucore moja
oncle , il pouvait apprendre et suivre une- prp'-
fession lucrative , qui lui assurerait, un avenijr
heureux , et mon oncle lui protestait qu'il n'éUait
point de métier qui valut celui, 4e corsaire ; qu'il
savait celui-là à fond , ^ qu'il pouvait facilement
s'enrichir et se ruiner une fois tous, lies ans, ce
qui ^tait infiniment préféi^able à une vie séden-
taire et: uniforme.
Verniçr gagna pourtant sur lui qu'il congédie**
rait un de ses domestiques; qu'il quitterait l'ap-
parteipent de cent écus, par mois ^ et qu'il ms^ge-
rait à si^ francs par tête , ce qui fut ex^cu^ à 1^
grand6 satisfaction deSuzanue; m^is &e^ 6ai?e&ses,
et les sages réflexions de Vei^nier^ ne purent déter-
{tniner Thomas à $e défaire de^ son çarros^ , de ses
habits brodés et de ses bijou?^. Il courait tous
les coins de Par^S > pour le plaisir de coi^rir , ei il
recommandait expressément à son cocher d'avoir
THOMAS. 347
lotijoiws une roiije au xnilieii du ruisseau. « On
(c m'a assez éclaboussé, disait- il; il est juste q,tte
« j'éclabousse à mon tour. . »
On le voyait , le même jour, visiter le cbâteail
de Versailles , où on ne prenait pas garde à^ lui ;
la machine de Marly, à laquelle il n'enlendait
rien ; manger une matelotte à la Grenouillère ; se
promener aux tuileries ; bâiller dans les salles de
la bibliothèque du roi , et dans 9es cabinets d'his-
toire naturelle; présenter la main à toutes les
femmes, en montant et en descendant les esca-r
tiers; s'enfermer dans un mécha^ cabaret pour
y fumer une ou deux pipes; diner commit s'il
n'eût pas déjeuné; dormir au spectacle, el? s'eni-
vrer le soir en famille,. « parce que, disait. -il,
<c je fsiis toute la journée le marquis poui: les
te autres, et il est juste que j'aie au moins la soi-
« rée à moi, »
Au bont de huit jours , il s'eiuiuya tout-àrfait
de son marquisat. Il n'osait pas en convenir.
Vernier le voyait aisément, et il espérait devoip
au dégoût ce qu'on avait refiisé à ses. réflexions.
Suzanne et lui se concertaient là-dessus, et lors-?
que Thomas ks croyait tout à leurs amours ,
c'est de lui seul qu'ils s'occupaient. « Il fa«Lt esr
« sayer quelque chose de nouveau, dit le mar-r
<c quis au fiitur beau-firère. Ce âripon de Elobin
« m'a parlé de l'hôtel d'Angleterre ; prenons de
« l'argent , et voyons si le jeu m'amusera. » Ver-
nier lui représenta que rien de ce qu'avait pror
348 MON OirCL£
posé Robin, ne pouvait être bon, ni raisoniiable ;
que le jeu est une passion basse qui enflamme
la tête et dessèche le cœur ; qu'un honnête
homme , qui a la faiblesse de fréquenter ces
sortes de maisons, rougirait d'y être reconnu...
« — Personne ne m'y reconnaîtra, et puis je ne
« suis pas fier, moi; je ne rougis de rien« Allons
« jouer , je le veux. »
L'assemblée était brillante. « Tu vois biea qu'il
« y a beaucoup d'honnêtes gens ici. — Vous les
te connaîtrez tout à l'heure. — Vois-tu ces piles
« d'or en face du banquier? — Elles sont là pour
« amorcer les dupes. Monsieur le marquis, dit
a un homme galonné à mon oncle , prêtez-moi
c( un louis, je n'ai pas encore dîné. — D'où sais4u
« que je suis marquis? — Peut-on se tromper à
« votre mise, à votre bonne mine, à votre figure
« distinguée r Prêtez-moi un louis; je vous le re-
« mettrai demain. — En voilà deux ,. mon bon
« ami; va dîner, et bon appétit. — Connaissez-
« vous cet honnête homme-là, reprit Vemier? —
a Non ; mais c'est un aimable garçon , qui m'a
K dit de jolies choses, et qui n'a pas dîné. — Il
«< n'y a que cela de vrai dans ce qu'il vous a dit.
a C'est un escroc qui a vu que vous n'êtes pas
« au courant , et qui va se moquer de vous en
ce mangeant votre argent. — Tu me contredis
« dans tout ce que je fais. — Vous me l'avez per-
« mis. — Mais tu abuses de la permission. » Ver--
nier se tut.
THOMAS. 349
Mon oncle regarda quelque temps, suivit les
coups, et comprit bientôt la marche du jeu. Il
tira quelques louis, perdit, gagna, reperdit en-
core. Sa tête se monta, par degrés; il joua l'or à
poignées , et vida ses poches en un instant. « y a
« me chercher de l'argent ; dit-il à Vernier. » Ver-
nier sortit , et ne re wnt pas. Mon oncle , . fatigué
d'attendre , se promenait en long et en large ; il
frappait du pied , il tempêtait ; chacun était oc-
cupé, on ne l'écoutait pas. Un garçon de cham-
bre faisait, la ronde, des cartes à marquer à ,1a
main, et des épingles sur la manche; il frappa
sur l'épaule de Thomas : « Vous avez perdu votre
« argent? — En as -tu à me prêter? — Oui , si
« vous avez des gages. — Parbleu ! ma montre ^^
« ma bague, ma boîte d'or. — Venez par ici » ,
et monsieur de la chambre fait passer mon oncle
dans un petit cabinet.
Thomas tire sa montre et sa bague. Il cherche
en vain sa tabatière : on la lui a volée. Il fait un
carrillon infernal; il jure qu'il va fouiller dans
toutes les poches, et que, s'il ne retrouve pas
sa tabatière, il se paiera sur la banque. Il allait
le faire comme il le disait ; mais la porte, par où
il est entré dans le cabinet, est. fermée, et le gar-
çon est disparu. Il veut enfoncer cette porte;
elle est en chêne , et de trois pouces d'épaisseyr.
Aux coups redoublés de mon oncle , . un petit
guichet grillé s'ouvre, et un autre monsieur lui
dit flegmatiquement : « Les tapageurs n'entrent
35o Morc oircLE
« point ici. '■ — Hé, f... les voleurs y entrent bien.
« — Du moins , ils ne dérangent pas la partie. »
Le guichet se referme ; mon oncle recommence
à jin^er, et, comme il voit que cela ne le mène à
tien , il reprend sa montre et sa bague , descend
un escalier dérobé qu'il rencontre devant lui;
cherche et retrouve celui par où il est d'abord
entré. Il monte , il frappe , décidé à ravoir isa ta-
batière, à quelque prix que ce soit. Encore une
porte dé chêne , encore un guichet , enGc»*e même
harangue du flegmatique monsieur. Mon oncle
soTt en se donnant des soufflets; il monte dans
son carrosse , et arrive chez lui , violet de colère ,
et blasphémant à faire écrouler l'hôtel.
(c Sacredieu , monsieur Vernier , ce n'est pas
'( ainsi qu'on se conduit! Vous me laissez ià
« comme une bouteille vide, au lieu de m'ap*
« porter de l'argent ? — Vous l'auriez perdu ,
c< monsieur. — Hé ! n'est - il pas à moi , monsieur ?
« — Sans difficulté, monsieur. Vous pouvez le
i( jeter par la fenêtre ; mais je ne dois pas vous
« y aider. » La réponse froide de Vernier faisait
impression. Tantôt Thomas le regardait d'un air
assez tranquille ; l'instant d'après , sa figure s'^ni*
mâit de nouveau ; il rougissait , il pàlissËÙt alter^
Hâtivement... Enfin , il se jeta dans ^ies bras : et Oui,
« sacrebleu, tu es un brave garçon; je l'ai dit, et
ce je le répète, tu seras toujours mon ami. »
Un cahne profond succéda à Ja tempête. Su-
zanne mêlait à la conversation quelques mots in*-
THOMAS* S5[
spires pal? l'intérêt Ife plus vrai ; mon oiïcie , sur
qui Vernier preâait toujours plus d'fempire , l'é-
coûtait avec une sorte de déférence. 11 était de-
bout, ses mains dans ses poeh^es, et il en tira un
papier qu'il ne connaissait pas : « Qu'est -cfe que
« c'est que ça, dit -il à Vernier? » V^nier Jiit :
Quand on ne prend pas de tabeic^^ oh fCa pas
besûin'de'iabaiiè're. <c Je crois que mon voleur se
« moque encore de moi. — Ken d'autres s'en
« moqueront , monîsieur : c'est toujours ce qui
« arrive à ceux qui répandent sans discernement.
« — Sais-tu, Vernier, que je neme suis pas amusé
« là du tout ? -^ Je le ét'ois. — J^vais un volcan
a dans la tête. Tiens, me voilà* revenu des filles
a et du jeu, et toutes réflexions faittes, il n'est qu'un
« plaisir vrai ; c'fest celui de la table. — *Hë bien^
a itaonàieur , soupons. — Tope. »
Après le souper , mon oncle alluma sa pipe
d'or, et fut feire un tour à sa ca?ss€itte. Il comp-
tait ses espèces en fumant ; elles diminuaient
d'une manière sensible, et, de temps en temps, il
branlait la tête, rr Aprèâ tout , dit - il , l'argent est
« fait pour rouler. A tooi , Vernier. Tu te maries
« demain , et je te réponds que je ne 'ferai pas
« de sottises de la journée; je vous la donne
« tout entière. Voilà les quatre mille livres que
« je t^'ai promises , à toi , et en voilà quatre mille
« autres pour Suzanne. — Je lïe tes prendrai pas ,
« monsieur. — Pourquoi cela , monsieur ? — Parce
« qu'avec la moitié de cette sômn^e, et une honnête
35a MON ONCLE
« industrie, nous pouvons vivre commodémc^nl.
« — Et moi, monsieur, je veux faire , du bien à
« ma sœur. — Elle pense comme moi , monsieur.
« — Hé , où diable avez - vous appris à penser
« comme cela ? Savez-vous que vous êtes des gens
« rares ? Écoute , Suzon : je pouvais jouer une
ce seconde , une troisième fois , et , sans les con-
« seils du beau-frère, je l'aurais fait sans doute,
ce Ces coquins -là m'auraient gagné bien au-delà
« 'de ce que je t'offre , et je place si bien cet arr
« gent ! Ne me refuse pas , ma bonne petite , ne
(c fais pas de peine à ton frère Thomas. » Suzanne
et Vernier se défendaient encore. « Prenez, leur
« cria mon oncle', ou je retourne a l'hôtel d'An-
« gleterre ; et puis , mes amis , un soldat n'est
« pas toujours heureux. J'aurai , peut-être , bci^oin
ce de vous, et vous m'aiderez à votre tour. » Ces
dernières raisons l'emportèrent sur la délicatesse
de Vernier. Sa future et lui embrassèrent tendre-
ment mon oncle , qui s'occupa aussitôt du festin
de noces.
Il voulait qu'il fut superbe ; qu'il y eût quatre
services ; qu'on dînât aux bougies; qu'on eût un
orchestré à l'antichambre, et que, faute d'amijs
ou de connaissances , ce qui revient au même
aujourd'hui, on invitât les premiers qu'on ren-
contrerait dans la rue. Après le dîner, il voulait
un bal , un buffet magnifiquement garni ; il vou-
lait... que ne voulait- il pas ? Vernier déclara que
cet étalage lui paraissait inutile et déplacé, et
n
THOMAS. 353
prouverait seulement sa vanité à des convives
qui , ne le connaissant point , ne rendraient pas
justice à son cœur. Thomas soutint qu'il ne pou-
vait marier sa sœur sans pompe, et il protesta
qu'il n'en démordrait point. Vernier lui promit
d'ordonner tout dès le matin.
. . Dès le matin, mon oncle mit ce qu'il avait
de plus beau , et Suzanne aussi : c'était le dés-
habillé de cirsakas. « Comment , beau - frère , tu
c( n'as pas fait faire une robe à ta femme ! —
a Voilà , monsieur , la plus belle parure d'une
A mariée quand elle est digne de la porter j», et
il montrait à Thomas la fleur blanche attachée
derrière le bonnet de Suzon. « Mais cet homme-
fi là est d'une opiniâtreté... ma sœur se marier,
« mise comme une couturière ! — Mais vous savez
« qu'elle l'est, monsieur. — Et ce qui me fait en-
« rager, c'est qu'il a toujours raison. Ah çà, j'es-
« père, au moins, que tu quitteras ta redingotte
a grise, et que tu prendras cet habit que je n'ai
ce pas mis encore. — Non , monsieur. — Et pour-
« quoi cela, monsieur? — Je ne mettrai pas , au-
« jourd'hui , un habit que je n'oserais pas porter
a demain. » — Allez au diable , l'un et l'autre , et
« mariez-vous comme vous l'entendrez ! »
Alors arrive le père Vernier , qui s'était habillé
assez proprement à la friperie , avec l'argeot de
mon oncle. Il était accompagné d'un vieux ser-
gent de marine, et du premier garçon de la Bu-
vette du Châtelet. Mon oncle demanda ce que
JF. 23
354 MON ONGLK
voulaient les deux derniers. On lui répondit qu'il
fallait des témoins, et qu'on avait invité d'âhciens
amis de la famille. Il prit la main au sergent, et
lui demanda s'il avait fait la guerre. « Treize cam*
« pagnes, répondit celui-ci. — Sur terre ? — Et
« sur mer- — Tu es mon homme. Tu te mettras
(c à table à côté de moi, et nous parlerons métier. »
On partit pour l'église, mon oncle, sa soeur,
le père Vernier et le sergent , dans le remise ; le
futur et le garçon buvetier dans un fiacre. Sur la
route , et pendant la messe , on commença l'his-
toire des campagnes. Le sergent était un brave
homme ; il contait chaudement , et mon onicle
Técoutait avec plaisir. Il l'interrompit , cependant ,
aU moment* du conjungo. L'air satisfait et mo-
deste des époux , ce que cette cérémonie a d'au-
guste , quand elle consacre les désirs du cœur ,
l'exhortation simple et touchante du prêtre ^ re-
muèrent le cœur de Thomas. Il surprit une
larme qu'il se hâta d'essuyer, en détournant la
tête : il eût été au désespoir que son sei^ettt le
vît pleurer.
En remontant en carrosse , il commença , à son
tour, le récit de ses exploits ; il continua en descen-
dant; il finit pendant le déjeuner, et alors les
dissertations sur l'art militaire ; les fautes des gé-
néraux relevées; des pyojets sûrs pour améliorer
notre marine, pour abaisser l'Angleterre; des ré-
flexions sur la manie des gens en place de donner
tout à l'intrigue, et de négliger le mérite, occu-
THOMAS. 355
pèrent tellernent le sergent et mon oncle, que
l'heure du dîner vînt sans qu'ils s'en fussent aper-
çus. On leur annonça qu'ils étaient servis.
En entrant dans la salle à manger , Thomas fit
Une mine à faire trembler tout un équipage an*
glais. La table ordinaire , six couverts , un potage
et deux entrées ! Vernier s'attendait à l'explosion :
elle fut terrible. En homme habile , il lui laissa
un libre cours, et ne répliqua pas un mot. a Que
« prétendiez- vous , monsieur, quand mon oncle
« eut fini ? Honorer votre sœur ? elle trouve
« tout dans votre amitié. Vous amuser? je vous
fc ai procuré la compagnie d'un homme qui ne
« vous a pas permis encore de compter les momens.
« Faire un bon repas ? vous aurez le double de
« ce qu'il nous fallait. Jouir, enfin, de vous-même ?
<c c'est avec de vrais aamis qu'on retrouve son
ce cœur, et non au milieu d'une foule d'inconnus
« qui nous eût également gênés. Vous voyez,
ce monsieur , que j'ai rempli tous vos vœux , et
c( je vous ai ménagé cent louis. Je ne vois pas
« qu'il y ait là de quoi vous mettre en colère. »
Mon oncle tira le sergent à l'écart : « Ne va pas
<c croire, au moins, que cet homme-là me mène.
« Je suis le maître , corbleu \ et je le serai tou-
te jours; mais je suis juste, et quand il n'a pas
« tort, il faut bien que je lui cède. Allons , enfaûs,
« à table. »
Tout ce qu'avait prédit Vernier arriva. Quand
Thomas ne parlait pas bataille ^ il parlait vins avec
23.
356 MON ONCLE
* r . ....
f le buvetier; quand il n'avait rien à dire, il rc-
[ gardait sa sœur , et s'applaudissait, intérieurement,
g de son ouvrage. En mangeant comme un ogre ,
• en buvant comme un trou, il écoutait les deux
Vernier, qui avaient des connaissances, et qui
avaient donné à la conversation un tour amusant
f et instructif : « Ma foi , s'écria-t-il tout d'un coup ,
« je crois que le bonheur est au milieu des hon-
« nétes gens. Et surtout auprès d'une épouse ai-
[ « mable , reprit le jeune homme , en embrassant
a la sienne. — Ah, par exemple, tu ne me pren-
« dras pas par là. — ^ Vous ne croyez donc pas ,
« mon frère, qu'il y ait des femmes aimantes et
« sages ? — Je n'en ai encore trouvé que deux
« que je respecte infiniment , milady et toi ; mais
« je suis jeune , et j'en pourrai rencontrer une
« troisième... — Que vous épouserez , mon fi'ère ?
[ « — Non , le diable m'emporte. Ne me parlez
« pas de ce métier-là. »
Mon oncle rumina', toute la nuit , aux scènes
douces qui avaient rempli sa journée, ce Si ce chien
« de garçon d'auberge ne s'était pas ingéré de
I « me créer marquis , disait-il en se tournaqt et en
« se retournant dans son lit, je vivrais paisible-
ce ment comme ces gens-là, et je m'enivrerais sans
ce craindre de gâter mes habits. Vivre paisible-
« ment , reprenait-il l'instant d'après ! je crois le
« repos aussi ennuyeux que mon marquisat,
a Parlez -moi d'un vaisseau qu'on commande ,
« qu'on dirige, à ison gré, sur l'immensité de
THOMAS. 357
« rOcëkii ; d'une place qu'on prend , d'une gar-
« nison au'on passe au fil de l'épée ; d'une ville
« qu'on pille , qu'on brûle ; d'une île où on trans-
« porte son butin et ses esclaves; où on s'établit,
« où on se fait roi... Ah çà! quand je serai roi,
« qu'est-ce que je ferai ? La guerre à mes. voisins.
« Je les détruirai, je les soumettrai... Et quand
« j'aurai tout soumis ? Je me battrai avec les san-
« gliers et avec les loups... Et quand il n'y aura
« plus de sangliers et de loups?... Quand il n'y
« en aura plus ?... Oh ! alors, je commencerai à
« être vieux , et je n'aurai plus besoin que de ma
a bouteille. Voilà qui est décidé : aujourd'hui
« même , je demande un vaisseau au ministre de
« la marine. » *
Et voilà mon oncle , fatigué d'être marquis ,
qui veut se faire roi, et qui ne voit au bout de
la perspective que sa bouteille qu'il tenait déjà,
et qu'il était le maître de ne pas quitter. Que de
gens ont fait de ces rêves-là , qui n'ont abouti à
rien ! Combien d'autres , après avoir été tout ^
sont retombés à côté de leur bouteille ! Combien
attendent la culbute , et ne savent où ils tombe-
ront !
Vernier combattait de tout son pouvoir ce
nouveau projet de mon oncle. Il épuisa ce qu'il
avait d'éloquence à peindre les avantages d'une
vie obscure et aisée. Aux douceurs du lien con-
jugal et d'une utile activité, Thomas opposait ses
brillantes et sanglantes chimères , et aux raison*
358 MON OWCLE
nemeos les plus convaiocans, son opiniâtreté.
Pour dernièce ressource, Yernier fit l'énuméra^
tion des difficultés insurmontables qui s'oppo*
saient aux vues de monsieur le marquis. Il fallait
faire des preuves rigoureuses pour être admis
dans la marine royale ; on ne donnait un vaisseau
qu'à un officier consommé , et il était aussi im-*
possible à mon oncle de prouver aia noblesse ,
que la plus simple connaissance en marine. D'ait*
leurs, les grands, de ce temps-là^ donnaient tout
^ la faveur ou à l'intrigue ; mon oncle était in-
connu, et incapable de faire sa cour. Il l'était
moins encore d'employer cette patience , cette
adresse qui tenaient lieu, dans ce temps ^ là ^ de
talens et de probité. Vemier conclut enfin que,
loin d'accueillir sa demande , le ministre le pren-
drait pour un visionnaire , et le congédierait, peut-
être , avec mépris. Piqué de ce dernier mot , et
fatigué de la longueur du sermon , mon oncle lui
répliqua sèchement qu'il n'entendait rien à la
partie militaire, et il lui conseilla d'aller écrire
ses lettres ef. placets. Vernier le remercia de ce
qu'il voulait bien le rendre à lui-même ; il l'as-
sura qu'il le trouverait toujours prêt à lui marquer
sa reconnaissance, et jamais à approuver des fo-
lie$. Il prit sa femme sous le bras, embrassa l'of-
ficier de marine royale, qui s'y prêta d'assez
mguv^ise grâce , et partit, en le priant de ne point
oublier qu'on doit des ménagemens au& gens en
place, lors même qu'on croit avoir à se plaindre
d'eux.
(
THOMAS. 359
, Mon oncle partit aussi de son coté , paré comipe
une châsse j et poudré à blanc. Son laquais, à
qui il avait fait endosser l'habit rouge galoniié,
se crut aussitôt un personnage > se rengorgea
derrière le carrosse , regarda les piétons avec dé-
dain, et dit, avec insolencf^, au suisse du ministre,
que monsieur le marquis voulait voir monseir
gneiir. Coipm^ un valet ifnpertir^ent ne peut ap-
psirtenir qu'à un maîtr.e de la plus haute impor^
tance, le suisse laissa passer, quoiqu'il ne fut
pas l'heure où monseigneur donnait audience.
Monseigneur, qui vit un incopun , brodé de la
tète aux pieds, traverser sa cour, suivi d'un la-
quais doré comme un calice, le prit pour le gour
verneur de quelque île sous le vent ; il s'avança
jusqu'à la porte de son cabinet, rendit à mon
oncle une de ses révérences, et lui fit avancer
un siège.
Bien que Thomas fiit présomptueux ^t hardi ,
un tête à tête avec le substitut du roi, Us marques
de considération qu'il en recevait, l'embarrassè-
rent, cependant, jusqu'à un certain point. Le mi-
nistre le fixa , et semblait l'inviter à parler. Tho-
mas perdit contenance , et ne sonna mot : il ne
savait par où commencer. Son air gauche et neuf
confirma n^onseigneur dans l'opinion qu'il avait
d'abord conçue de mon oncle. Il crut devpir
mettre à son aiçe un homme , étranger aux iisa-
ges, et habitué à vivre avec des Nègres. Il fit
donc le premia: pas. « A qui, monsieur, ai -je
36o MON O JVC LE
a l'honneur de parler ? — Au marquis de la Tho-
a massière. — Au marquis?... — - De la Thomas-
« sière, je vous dis: — Je ne connais point votre
a maison. — Hôtel Grange -BateUère. — Plaît -il,
« monsieur? — Etes- vous sourd, monseigneur?
« — Non, monsieur, et... — Je vous ai dit mon
« nom et ma- demeure ; voilà qui est fini. — Savez-
« vous à qui vous parlez? — Comment! n'étes-
« vous pas le ministre de la marine? — Vous pa-
rc raissez l'oublier. — Je ne vouar entends pas ,
« monseigneur. -^ Tant pis pour vous , monsieur.
« Au fait : tjue voulez - vous ? — Un vaisseau ' de
« cent canons. — A commander ? — Parbleu ! —
a Monsieur est donc dans la marine? — Oh! que
« de questions! » Et mon oncle, qui s'est parfai-
tement remis , raconte son évasion d'Yarmoutli ,
et les hauts faits que vous avez lus. Le ministre ,
qui, dès le commencement de la narration, voit
à quel homme il a affaire , prend , tout à coup, un
air froid et distrait , écoute à peine le narrateur ,
et joue avec son épagnéul. « Savez-vous, monsei-
« gneur, qu'un homme comme moi mérite votre
« attention , et que , lorsqu'il Vous parle , vous
« pourriez laisser votre chien de côté ? — Savez-
« vous, mon ami, que l'argent que vous avez
a gagné est fort au-dessus de ce que vous pou-
ce viez prétendre; que vous n'avez rien à atten-
<f dre du roi; qu'il ne vous convient pas de dé-
« ranger ses ministres pour leur débiter, des
<c fadaises, et que je vous conseille de vous retirer
I THOMAS. 36l
«doucement, très-doucement , si vous voulez
« que j'oublie votre impertinence. — Si vous
« voulez que j'oublie la vôtre, je vous conseille,
<i moi... — Faquin, taisez* vous, et sortez. — Ni
« l'un , ni l'autre. — Ah ! c'est trop fort. » Le mi-
nistre appelle,. et fait mettre mon oncle dehors
par dix ou douze valets , qui ne lui donnent pas
le temps de se reconnaître , qui le portent dans
sa voiture , et qui le consignent à la porte.
« Hé bien ! disait Thomas, en retournant chez
« lui , ce chien de Vernier ne m'a-t-il pas prédit
« tout ce qui m'arrive ? C'est un homme d'une
« grande capacité que Vernier, et, ma foi, c'est
- « lui seu[ qu'il faut croire. Au diable le ministre,
rt mon marquisat et ma royauté. Je vais me faire
« bourgeois, c'est plus facile. » Avec mon oncle,
une résolution prise était aussitôt exécutée. Il
congédie son valet et le remise ; il envoie cher-
cher un fripier et un bijoutier ; il leur vend mille
écus ce qui lui a coûté 1.0,000 francs ; il paie son
hôte, fait venir un fiacre, y porte 1 4,000 francs
qui lui restent , et va dîner chez le beau - frère ,
avec qui il voulait , à toute force , se raccommoder.
Vernier comptait un. peu sur cette visite. Il
avait oublié la manière dure avec laquelle Tho-
mas l'avait éconduit; il le reçut avec cordialité,
et applaudit sincèrement aux résolutions sensées
qu'il avait prises. Vous pensez bien que l'orgueil
blessé ne permit pas à mon, oncle de raconter
exactement ce qui s'était passé chez le ministre :
36a MON ONCLE
bien des gens , plii^ modestes que mon oncle , ne
conviendraient pas qu'on les ait mis à la porte.
Thomas dit , vaguement, qu'pn avait rejeté sa de-
mande; que ce refus le dégoûtait toutrà-fait des
grandeurs , et , devenu docile par sa disgrâce , il
se prêta aveuglément à tout ce que voulut Ver-
nier,.!! consentit à prendre des leçons d^ li^cture
et d'écriture ; il promit qu'il irait en apprentissage
chez un maître bonnetier vqisin , et on convint
qu'on arrêterait, dansl'après-dîner, un logement
convenable et en bon air, c est-à-dire, très-élevé,
où on vivrait ensemble, et qu'on paierait en com-
mun. Rien de tout .cela n'éjait du goût de ^on
pncle, comme vous pouvez le croire. Il lui ve-
jnait mille objections à l'esprit ; mais huipilié de
la scène du matin, et p]:esque converti à la rai-
son, il se contentait de soupirer. Il se taisait, et
Yernier et sa femme se regardaient d'un air qui
voulait dire ; Enfin, nous en ferons quelque chose.
Le logement choisi , Yernier y mit aussitôt les
ouvriers. Il ne voulait pa^ qu'il fût beau; mai»
il fallait qu'il fut propre. Il fallait surtout ne pas
perdre de temps avac un h^miTie i^mme Thom^is ,
qui, à chaque instant, pouvait lui éch^f^er. Il
recommanda donc la plus grande diligence , et ,
pendant qu'on se mît cm devpir.de le satisfaire,
il mena mon oncle à sa boutique dies Innocens, et
lui donna une première leçon. Thomas , qui ne
se souciait pas d'apprendre , et qui n'usait pas le
dire , se promettait de dégoûter son maître , en
THOMAS. 363
marquant une inaptitude qu'il n'avait pas^ Le
maître, qui le devinait, et qui voulait qu'il ap-^
prit, opposait, à l'obstination de Thomas, une per-
sévérance désespérante. Ils passèrent deux heures
à batailler ainsi, et l'écolier, après avoir bâillé
soixante et quelques fois, prétexta la nécessité
d'aller prendre à l'hôtel son linge et deux habits
fort propres qu'il s'était réservés , afin , disait - il ,
de ne plus retourner là , et d'être tout^ à - fait à
ses études. Yernier le laissa partir, bien certain
qu'il reviendrait cette fois. Il avait confié son ar-
gent à sa sœur, et Thomas, comme un autre,
ne pouvait rien faire sans cela.
Il finissait ses paquets, lorsqu'il reçut une vi-
site qu'il n'attendait pas, et qui ne l'inquiéta
guère, quoiqu'elle £ùt faite pour l'alarmer. QueHe
était cette visite? C'est ce que je ne vous dirai
qu'au chapitre suivant , parce que celut«^ci me
paraît assez long.
CHAPITRE VL
Catastrophe.
' . • .
Louison devait en vouloir à mon oncle , qui
l'avait brusquée , dédaignée , cjàquée , quittée , et
qui, pis est, ne l'avait pas payée. Robin avait
sur le cœur les coups de pincette, et le rogret
de n'avoir pas aidé son marquis à se ruiner jus-
qu'au bout. La vengeance est le plaisir des âmes
364 MOW ONCLE
viles, dit -on : je crois que c'est aussi une jouis-
sance ' pour beaucoup de prétendus honnêtes
gens. Quoi qu'il en soit, ces deux fripons s'é-
taient rapprochés par le besoin de nuire , et ils
avaient arrangé leur plan. A force de courses et
de peines , Robin avait déterré , je ne sais où , le
recruteur , qui ne recrutait plus, avec qui Louison,
dans les jours de sa gloire, trompait l'ambassa-
deur d'Espagne. L'officier , peu délicat sur le choix
des* moyens, entra aussitôt dans les vues de ma-
dame d'Armence.
Il s'agissait d'attraper, à Thomas, une somme
assez considérable , qui devait se partager loyale-
ment entre les associés. De toutes les manières de
punir un homme , il n'en est pas de plus agréable,
pour ceux qui infligent la peine , que de le mettre
à contribution.
• L'officier , instruit , par Louison et Robin , de la
force du corps et de la violence du caractère de
l'homme à qui il allait avoir affaire, prit les pré-
cautions usitées par ceux qui cherchent l'éclat de
l'uniforme , sans avoir les qualités qui. rendent
digne de le porter. Celdi-ci mit une main de pa-
pier entre sa chemise et sa veste ; des pistolets
en poche, et l'épée au côté, il entra bravement
où était mon oncle , en observant cependant de
ne pas trop s'éloigner de la porte , afin d'être
toujours à portée de battre en retraite.
Thomas , comme je vous le disais , nouait son
dernier paquet , et ne s'occupait pas de ce qui se
THOMAS. 365
passait derrière lui. Tout à coup , il entend yn
bornme qui tousse en grossissant son organe. 11
se retourne, et voit un quidam y le chapeau sur
l'oreille, le sourcil froncé, le jarret droit tendu,
le corps effacé , une main sur la garde de son
épée, et l'autre sur la crosse d'une arme à feu,
qui sortait du gousset de la culotte. « A qui en
« veut cet original, dit mon oncle? — Vous, ne
« me reconnaissez pas, luron? — Ma foi, si je t'ai
« connu , je ne crois pas avoir eu une fameuse
« connaissance. — Vous ne remettez pas l'officier
« qui vous a engagé chez madame d'Armence? —
« Hé bien! après. — Depuis six ans, vous avez
« constamment servi ; depuis un an , vous êtes
a porté sur les contrôles du régiment. Je sais
a moi, que vous avez déserté à l'ennemi, et porté
a les armes contre la France. Cependant, je veux
« bien vous dispenser d'être pendu , et même de
a rejoindre le régiment qui est à Pondichéry,
a moyennant 9,000 francs que vous allez me
« compter. Voilà, monsieur Thomas, ce que je
« voulais vous dire. — ^Voilà ce que je te réponds :
ft J'ai servi qui j'ai voulu, et tant que cela m'a
« plu; je me torche ce que tu sais bien de tes
« contrôles; fais-en autant de mon engagement ,
« il n'est bon qu'à cela , et tu le sais bien. On
« ne pend que des coquins de ton espèce. Je
« n'irai point à Pondichéry ; je ne te donnerai
« pas un sou , et comme tu m'as volé un louis , au
ti moins , sur un mauvais habit et un vieux sabre
366 >ION ONCLE
« ro^iUlé 9 ttp vas me le tendre à TinsUnt méuie,
« sinon je ferme la porter et nous allons nous
a peigner comme ^eu& joliâ garçons. »
. Le recruteur était venu pour escroquer de
l'argent , et non pour se battre. Déjà il regardait
derrière lui; ce jarret droit, si bien tendu, com-
mençait à trembiotter; cet œil menaçant avait
perdu sa vivacité; cet organe arrondi était de-
vehu grêle et chevrotant. <c Allons, dit xùcm oncle,
« le louis , ou choisis les armes, et dépéche-toi....
« Parle , maraud , ou je pisse dans le bassinet de
« tes pistolets > eC je fais mieux dans Je fourreau
« de ton épée. » Mon oncle , en terminant sa ha-
rangue, av»t tiré ses armes de ses paquets; sa
flamberge nue et ses doubles canons étaient éta-
lés sur une table; il était derrière, et attendait
que le recruteur décidât ce qu'il préférait , de se
faire creve^ le ventre ,• ou de se le faire brûler :
il n'avait qu'un mot à dire.
L'officier, en balbutiant, en tremblant, reçu*
lait toujours vers la porte. 11 la sentit enfin der-
rière lui, et retrouvant de l'agilité, 'en s'éloignant
du danger , il fit une volte , saisit ta clé , tira la
porte, et la tenant entre-bâillée : ^ Je t'appren-
« drai ce soir comment on traite leîîs déserteurs
« qui se mettent en révolte ouverte contre leurs
<( officiers », et en deux* sauts il est en bas de l'es-
calier. « Je t'apprendrai ^ moi , lui cria mon oncle
<c par la fenêtre , comment on arrange un plat
« b de ton espèce, et la canaille qui lui res-
THOMAS. 367
« semble. Je devais coucher chez le beau*frère;
K niais, sacreblén! je ne reculerai. pas d'une se-
« melle. Je vous attends tous de pied ferme, et,
ce si vous avez un peu d'ame , nous verrons beau
« jeu. »
Le recruteur fut trouver monsieur Agobert^
ehef suprême de la clif}ue , qui ne servit jamais
dans aucun corps , qui portait Tilniforme de tous ,
et qui obtint la croix de Sàint-Louis pour s'être
promené trente ans sur le quai de la Ferraille*
Monsieur Agobert , toujours fort aise de gagner
un homme à l'état , prononça que mon oncle ,
en raison de son âge, ne pouvait être considéré
comme déserteur ,• mais que , puisqu'il avait dix-
sept ans , il fallait , de gré ou de force , lui faire ra-
tifier son engagement , à moins qu'il n'aimât
mieux payer la somme demandée, sur laqudle
Louisou et Robin , étrangers au service du roi ,
ne devaient avoir aucune prétention, et qui se-
rait partagée entre lui Agobert , et l'officier re-
cruteur.
En conséquence de ce nouvel arrangement,
par lequel deux fripons en volaient deux autres ,
monsifeur Agobert commanda, pour le soir, une
escouade du guet. Par une fatalité singulière,
monsieur Riboulard était de service ce jour-là.
Il reçut l'ordre d'enlever, mort ou vif, mon oncle
et sa caisse. Quelle journée pour Riboulard ! il
allait être à l'abri des incursions de Thomas , qui
pouvait , d'un moment à l'autre , venir > ainsi
368 MOK O ICC LE
quil l'avait promis, terminer le procès intenté
sur la succession de Rosalie. Il comptait bien,
en outre , se payer, par ses mains , du sou pour
livre , au moins , de la domme confisquée.
Pendant que Riboulard arrangeait , avec ses
gens , un plaii d'attaque ; qu'ils cherchaient les
moyens de se saisir du proscrit , sans exposer leurs
personnes ; qu'ils dérouillaient les batteries de
leurs fusils ; qu'ils aiguisaient , sur le payé ,le bout
de leurs baïonnettes; qu'ils garnissaient leurs gi-
bernes de cartouches, et, qu'enfin, ils mettaient
des pierres neuves à leurs armes , le lieutenant
de. police agissait de son côté contre mon oncle.
H avait reçii une lettre du ministre de la marine,
qui le priait de mettre à Bieetre un homme sahs
aveu, qui était venu l'insulter jusque dans son ca-
binet. L'épître se terminait par le nom et l'adresse
du coupable.
Lé lieutenant de police, jaloux de complaire
au ministre , avait expédié l'ordre , et, l'inspecteur
qui en était chargé , ayant appris que Thomas
était homme à échiner tous les mpuchards de Pa-
ris , avait jugé à propos de prendre main-forte. Il
vint aussi commander Riboulard, car il faut que
vous sachiez que le guet était aux ordres de tout
le monde.
Appuyé de cette seconde autorité , bien plus
respectable que la première , Riboulard était
rayonnant de joie. Il ne doutait pas du succès :
il avait yingt-cinq braves , dont quatre avaient
THOMAS. 369
^rvi dans les ttoupes du pape , et trois dans
celles de Tabbé de Stavelot.
Mon oncle, qui ne manquait pas d'une espèce
de jugement, avait conclu, des dernières paroles
du recruteur, qu'il devait s'attendre à quelque al-
garade pour le soir , et il se sentait l'imagination
chatouillée. « Il y a long-temps , disait-il , que }^
« ne me suis battu. U est bon de se tenir en ha-
cc leine , et châtier des fripons est un exercice
a utile, autant qu'honorable. Si, pourtant, je suis
m tué.... hé bien! je serai dispensé d'apprendre à
<c lire , et à £stire des bas ; ainsi , de toutes façons ,
« je ne peux que gagner à me battre. »
Ses premières mesures eurent pour objet de se
soustraire aux sollicitations de Yernier , qui n'eût
pas manqué de le contrecarrer dans cette circon-
stance. Il pria donc son hôte de lui dire , s'il se
présentait , que monsieur le marquis était sorti
avec le reste de ses effets , et qu'il n'avait pas re-
paru à l'hôtel. U ajouta que son intention était
d'y coucher encore cette nuit , pour des raisons
particulières , et il procéda dé suite à des dispo-
sitions dignes de M arlborough , celui qu'on a cru
avilir par la plus stupide des chansons, qui n'a
fait tort qu'à ceux qui l'ont chantée.
L'argent est le nerf de la guerre. Mon oncle
avait encore trente-six francs dans sa poche. C'est
plus qu'il n'en fallait pour se mettre en défense.
La première chose à faire , quand on est menacé
d'un siège , c'est de fournir la place de «punitions
IF. 24
370 HOlf OlfGLK
de guerre et de bouche : deqx pains de six livres,
quatre langues fourrées, douze bouteilles de vius
deux livres de poudre , trois livres de balles , des
pierres k feu , un tourne^» , un tire-bourre , un
vilebrequin , sont achetés et elassés dans le salon.
La seconde chose à (dire , quand la place est avi-
taillée , c'est d'en défendre les approches : mon
oncle traîne, sur les matées supérieures de l'esca-
lier , un secrétaire et un buffet, qu'il piace en ma-
nière de chev^H3X"de-<lrise. Il perce, avec son vile-
brequin , plusieurs trous à sa porte d'entre , et
se ménage les moyens de faire feu sur les assaii-
lans, sans se découvrir encore. Il ferme cette
porte , et la barricade avec son bois de lit. Il lève
un des carreaux de sa satle à mang», sur la li-
gne qui menait droit à son saion. Il enterre les
deux tiers de sa pou^e bien bourrée dans une
boheàthé. llenfaitune traînée qui va du salon à
sa mine. Il recharge la botte de fer-btanc du car-
reau qu'il a enlevé; le canreau de quatre psnres
de chenets qu'il trouve clans ses différentes piè-
ces. Il place des bougies allumées dans tous ses
bras de cheminée , et , après avoir tout prévu
pour la d^ense , il pense aux moyens de netraite.
Il ouvre une croisée de son arrière^c^binetl, qui
donnait sur le jardin ; il noue ses draps ensemble,
attache l'un des bouts au montant du ciiàssis,
et envoie le resté flotter dehors , au gré du vent.
Descendu dans le jairdin , Thomas ne serait plus
embarrassé : les murs étaient treiVagés , et il avait
THOMAS. 371
akppris , en se sauvant de chez milord , son colo-
nel , à grimper et à sauter comme un écureuil.
Ces préparatifs ne s'étaient pas faits sans un
certain bruit ; mais depuis que mon oncle s'était
p^êté aux vues économiques de Yemier , il n'avait
plus personne au-dessus de lui. Le premier , qu'il
avait occupé , était encore vide ; monsieur 1^
comte était. à l'Opéra ; Germain chez sa maîtresse,
^t le maître de l'hôtel, comme chacun le ^ait^
a son k^ement à cent cinquante pas du corps-
^e-logis..
Il était alors dix heures du soir, et mon onc]e>,
n'ayant^ plus rien à faire , se mit à table , et soupa
avec la pUis grande tranquillité, uu pistolet à
droite , et l'autre à gauche de son assiette.
Il en était à sa troifiième bouteille , loisqu'il
entendit frapper doucement à la porte cochère.:
il était bpn qu il eût l'oreille à tout. La légèreté
du coup ,. à ou2e heures et demie ^ le lui rendit
suspect. IL mit habit bas , retroussa les manches
de sa chemise jusqu'aux épauler, prît un pistolet
de chaque main , et fuJt coller son nez aux mear^
trières qu'il avait faites à la porte de sa salle à
manger.
Il ne s'était pas trompé: c'étaient monsieur Ri-
boulard et sa suite , qui , habitués à opérer à la
sourdine , et ne voulant pas donner l'éveil , avaient
frappé de manière à n'être entendus que du por^
tier, et de ceux qui avaient intérêt à tout e»teiûlre.:
X peine la porte £ui-ejile entr'ouverte, que ledé-
a4.
37^ HOK ONCLB
tachement se glissa dans la cour ^ et monsieur Ri*
boulard ordonna , de par le roi , au concierge ,
étonné , de le conduire à l'appartement de mon-
sieur de la Thomassière.
Au nom de Louis le Bien-jUmé, on ne savait
qu'obéir. Le portier, le bonnet sous le bras , et la
lanterne à la main , marche en avant des vingt-
cinq braves. £n traversant la cour , Riboulard
voit , à fravers les jalousies , trente bougies allu-
mées. Il s'imagine que mon oncle a rassemblé
aussi un corps d'armée , et quelque envie qu'il ait
de se débarrasser de lui pour jamais , l'amour de
lui-même parle plus haut que son animosité. Ar-
rivé au bas de l'escalier , il invite le caporal à
prendre la tête de la colonne , parce qu'il voulait ,
disait-il , contenir les fuyards , s'il pouvait s'en
rencontrer dans un corps aussi distingué. Le
caporal, qui a déjà pris la queue du détache-
ment , observe qu'il est à son poste , et qu'il ne
lui conviendrait pas de marcher avant son com-
mandant. «( Je vous en prie, monsieur, disait Ri-
« boulard , je connais votre capacité. Je n'en, fe-
<c rai rien , monsieur , répondait le caporal ; la
cc^place d'honneur vous appartient », et mon on-
cle , l'oreille au trou , entendait le colloque , et
riait dans sa barbe.
Riboulard, ne pouvant persuader le sous-com-
mandant , se fortifia d'un trait copieux de bonne
eau-de-vie , qu'il portait toujours en poche dans
les grandes occasions. Il s'arrêta un moment pou^
THOMAS. 37S
donner aux spiritueux le temps de £aire leur ef-
fet , et quand il se sentit la tête brouillée , et
exaltée, à la fois, par le rogome et la soif du bu-
tin, il poussa devant lui le portier , qui ne se sou-
ciait pas de se mêler de cette affaire , et qu'il fai-
sait avancer , en lui piquant les fesses avec, le
bout de sa hallebarde.
Déjà on a monté la moitié des d^és; déjà
Riboulard, toujours placé, en serre-file, derrière
le malheureux concierge, a prêté vingt fois l'a-
reille, et , à peu près rassuré par le profond si-
lence qui règne dans ^appartement, il oublie sea
soixante-huit ans, et il ne pense plus qu'aux ri-
chesses qu'il croit conquérir sans danger , et dont
il rendra compte... comme il lui plaira.
Sa sécurité est augmentée encore par l'aspect
des gros meubles qui obstruent Fescalier. Il ose
penser que mon oncle a peur „ et il ordonne, d'un
ton ferme, à ses gens de jeter par-dessus la rampe,
le secrétaire et le buffet. A peine a-t-on porté la
main sur les chevaux-de-£rise de Thomas , que
quatre coups de feu partent ensemble. L'innocent
portier a la^xuisse cassée; un soldat du guet est
tué sur la place ; Riboulard , que l'explosion inat-
tendue a subitement dégrisé , se renverse sur le
soldat qui le suit, celui-ci sur un autre, et tous
roulent , pêle-mêle , jusqu'au bas des degrés.
Le bruit des pistolets , celui des fusils qui s'en-
tre-choquent , les cris du portier blessé, ceux
des soldats qui cherchent à se tirer de diessoua
.*•■«
^74 MOW ONCLE
leurs camarades, jettent l'alarme dans l'hôtel. Le
maître , persuadé que tout le guet rassemblé* ne
forcerait pas mon oncle, et qu'il mettrait plutôt
le feu à la maison que de se rendre, court au
poste le plus voisin des gardes-françaises. Les
locataires se mettent à leurs croisées, tous des-
cendent dans la cour. On s'informe , on s'agite ,
on consulte. Riboulard, sans chapeau et sans
perruque , monte sur un banc , et exhorte les
assistans à prêter main - forte à l'exécution des
Ordres du roi. A cette invitation , les assistans re-
tournent chacun chez soi. Thomas a rechargé ses
armes , bu trois coups , allumé sa pipe , et il a
repris son poste.
Vernier, le bon Vernier, très-inquiet de ne pas
voir son beau-frère rentré à minuit, s'arrache
péniblement des bras de sa tendre Suzanne. Il
arrive à l'hôtel ; il trouve tout ouvert , il avance,
il apprend de Riboulard même la cause de ce
tumulte ; il voit le portier gissant provisoirement
sur un tas de fumier, à coté de lui le soMat
mort , et il s'éloigne en pleurant sur un forcené ,
dont la perte lui paraît inévitable.
Alors douze gardes - françaises entrent dans la
cour au pas redoublé. Leur commandant demande
à Riboulard l'exhibition de son ordre. Riboulard
exhibe celui de la police. Le garde-française ré-
pond que les faits de police ne le concernent
point, et il fait faire un à droite à sa troupe. Ri-
boulard court après lui ; lut raconte prolixement
THOMAS, 375
I^eutrevue de mon oncle et du ministre , et hii
fait ob&erver que l'ordre est donné à la réquisi-^
tion de monseigneur le ministre de la marine , ce
qui rend ce fait compétent de toutes les troupes
de France. Le garde - française fait faire un à
gauche à la sienne, et la met en bataille.
Il s'avance ensuite sous les croisées de m<m
oncle , et le somme fièrement d'ouvrir ses portes,
s'il ne veut s'exposer à être fusillé sur la place,
^u lieu de la porte , Thomas ouvre une croisée j
qoiffe l'orateur du contenu d'un pot... très-ample-
i;nent fourni , et se retire lestement. « Plus de
« quai^iier , s'écrie le militaire , outré de rage t
« Goi'de à vous... en joue... feu !... » Et voilà les
vitres criblées de balles, et deux glaces magnifi-
ques en canelle. « Par file à gauche ^ en avant ^
% marche ! reprend le garde française v , et il
monte l'escalier avec intrépidité. Mon oncle fait
une seconde décharge. Trois soldats aux gardes
tombent ; les autres sautent par-dessus le secré-
taire et le buffet. Ils frappent à grands coups de
crosse sur la première porte , et Thomas n'a pas
eu le temps de recharger.
Dès qu'il voit sa porte ébranlée et prête à cé-
der, il se retire dans son salon, et, armé d'une
pince rouge, il attend, avec son sang-froid ordi-
naire, le moment de faire jouer sa raine, et ce
moment n'a que la durée d'un éclair : à peine un
pAss^e est ouvert, et les gardes - françaises se
précipitent la baïonnette en avant.
376 MON OirCLE
Ribonlard, qui s'est persuadé que mon oncle
cloit infailliblement succomber, que l'affaire est
finie, et qu'il ne reste qu'à mettre la main, sur le
coÉfre-fort , Riboulard s'est coulé, sur les coudes
et les genoux , entre les jambes des gardes-fran-
çaises, par qui il craint d'être prévenu ; il a pris
la tête du détachement; il se dispose à invento-
rier, à son profit, les effets de Thomas, pendant
que les autres vont l'expédier ; il cherche, de l'œil,
les armoires. Mon oncle le reconnaît : « A toi ,
<r vieux coquin , lui crie-t-il !» et il met le feu à
^ la traînée. Les chenets volent ; ils brisent les
hommes et les meubles ; la porte , son chambranle
et une partie du mur, s'écroulent sur les assail-
lans. Riboulard , qui enjambait la mine à l'instant
de l'explosion , est perpendiculairement coupé
en deux , depuis le scrotum jusqu'à V occiput; tons
les gardes-françaises sont blessés grièvement , et
Thomas recharge ses pistolets, en continuant de
frimer sa pipe.
Cependant, ce vacarme épouvantable attirait ^
de toutes parts, une fr^ule de curieux, et de pa-
trouilles du guet, et de troupes réglées. Celles
du guet voulaient entourer la maison , pour que
le coupable ne pût s'évader, et conseillaient amt
autres de recommencer l'assaut. Les gardes-snis^
ses et françaises demandaient des échelles pour
monter à toutes les croisées à la fois, bien sûrs
de prendre ainsi ou de tuer un homme qui n^
pourrait faire face de tous les côtés. On court au
THOMAS. 377
dépôt pour les incendies , et monsieur le comte ,
qui , après le spectacle , a été souper diez certaine '
femme de robe, dont le mari est en vacances,
rentre avec son grison Germain.
Il s'étonne , il s'informe à son tour. Il apprend
les évènemens incroyables de la nuit. Il était
lieutenant desf||ousquetaire$, et les hommes de
courage aiment ceux qui leur ressemblent. Le
comte se décide aussitôt. Il entre chez lui , {U'end
un bonnet blanc, une serviette et im couteau à
gaine; il monte chez mon oncle, lui parle, dès la
la première porte, pour éviter un quiproquo,
arrive jusqu'à lui , déclare que , dans dix minutes,
vingt échelles vont être plantées, et sa superbe
défense inutile. Il le presse, il le conjure de
sauver un brave, doiit la valeur ne devait être
funeste qu'aux ennemis de l'état. Thomas voulait ,
disait-il, brûler encore quelques amorces avant
de penser à la retraite , qu'il convenait pourtant ,
avoir préparée. Le comte lui réplique qu'il est
beau d'avoir résisté seul à quarante hommes;
mais qu'il y en a deux cents dans la cour , qu'il
est encore une sorte d'honneur à leur échapper ,
et qu'il n'y a pas un moment à perdre. Thomas
se rend enfin. Il enfonce le bonnet sur ses oreil-^
les ; fait un tablier de sa serviette ; passe le cou-'
teau dans la ceinture , y fourre aussi ses pistolets,
marche vers l'arrière cabinet, et le comte des-
cend chez lui.
A peine mon oncle est*il accroché à ses draps,
378 MOlf UlfCLE
qu'un piquet de soixante hommes défile , et se
range dans le jardin. Thomas ^ toujours maître
de sa tête 9 tiref ses quatre coups en Tair, jette
ses pistolets dans le cabinet , et se labse glisser k
ferre. 11 court au commandant, il joue la frayeur^
il s'applaudit d'être échappé à la décharge qu'il
vient d'essuyer à bout portant. Il Vigage fesi troupe,
d'un ton patelin, k être sur ses gardes « parce que
l'enragé de là-^haut a encore quarante coups à
tirer. £n se plaignant , en se félicitadt , en con-
seillant, il file le kmg de la ligne, il gag^e la
cour. Un grenadier suisse lui allonge un coup
de bourrade, en lui disant : « Eaocfae^toi de là,
« fouti carcotier \ pas de pourcfaois ici. » Mon^
oncle se le tient pour bien dit; il se retire au
milieu des curieux qu'où tenait stir les derrières ;
il ponsse, il se fait jour du coté de la rue ; il se
dégage de la foule, marche au petit pas jusqu'au
boulevard , tourne le coin , prend; sa course y ai'-
rive chez Vemicry qui croit voir un £asitOfDe^
qui le tâte de la tête aux pieds , et qui donile des
larmes de joie à cette espèce de résurrection.
Cependant les échelles sont plantées là-bas, et
les grenadiers montent de toutes parts, le ftistl
en bandoulière, et la haebe à la main. Les jalou-
sies , les châ^is vofent en éclats , et les assiég^m^
entrent en fouie. Ils commencent un feu roulant
sur les armoires, sur le oofire au bois, sur les
alcôves, sur tout ce que mon oncle peut avoir
tr^usformé en citadelle. Ils percent , de leurs
THOMASw 379
baïonnettes, les courte-pointes et les matelas;
ils courent dé chambre en chambre , et portent
la destruction avec eux. Ils furètent enfin le ca-
binet : les draps, attachés à la fenêtre, constatent
rémigration. On se répand dans l'hôtel; on fait
ouvrir toutes les portes; on commence des per-
quisitions rigoureuses , et bientôt on perd de vue
l'objet principal. Les Suisses,. qui se sont chargés
de visiter les caves, s'y enivrent et s*y endorment.
Les gardes - françaises houspillent ^hôtelière, les
filles d'anberge, Jes locatriceSy qui toutes crient
au viol, de manière à n'être entendues de per-
sonne« Les soldats du guet se garnissent les po-
dies. Le temps s'écoule, les corps-de-garde restent
vides, les filous et les amans s'emparent du pavé ;
enfin, le résultat de cette nuit étonnante, c'est,
qu'à l'exception des nu>rts, des battus et des vo-
lés, chacun a eu du plaisir, chacun a fait ses
affaires , ce qui arrive , parfois , dans les petites
révolutions, ainsi que daiis les grandes.
CHAPITRE VII.
Mon Oncle se /ait capucin.
La surprise dissipée, la joie calmée, il fallut
parler raison. « Hé bien, monsieur, dit Yernier
« à mou oncle , quel p^rti allez vous prendre ? ~r->
« Ma foi, je n'en sai^ rien. — Si vous m avie£
« confié votre démêlé avec le recruteur, ce qui
38o* MOH OHCLE
« s'est pas^ entre vous et le ministre , je tous
« aurais donné des conseils; je vous aurais soustrait
41 aux recherches, et on aurait, peut-être, trouvé
4c des protecteurs faits pour arranger cette affaire,
a ' — Je l'ai arrangée tout seul. — Mais, pensez
« donc à ce que vous dites. Vous avez résisté
« aux ordres du roi... — Pourquoi en donne-t-il
« de semblables ? — : Vous avez tué votre beau*
« père... — C'était un vieux coquin. — Et vingt
« autres... — Qui n'avaient que faire de se mêler
« de cela. — Et savez- vous où cela mène? — Je
« ne m'en inquiète guère. — A être rompu vif. »
Un homme courageux brave la- mort les armes
à la main; mais l'idée de la roue est faite pour
glacer les plus déterminés, et Thomas pâlit aux
derniers mots de Yernier. Celui-ci. profita. de
l'impression qu'il venait de produire. Il peignit
ce supplice avec des couleurs si fortes et si vraies ,.
que la constance de mon oncle l'abandonna tout-
à-fait. Ce n'est plus cet homme terrible qui,, deux,
heures avant, faisait tout trembler; c'est un fai-
ble enfant , aussi incapable de se déterminer que
de résister à l'impulsion qu'on voudra lui donner.
Vemier lui représenta que le maître, dont
l'hôtel avait servi de théâtre à la guerre, savait
qu'il avait de l'argent; qu'il ne manquerait pas
de chercher un dédommagement aux pertes»
énormes qu'il venait d'essuyer ; qu'à cet effet , il
donnerait à la police tous les renseignemens né-
cessaires ; qu'il indiquerait tous les parens et les
THOMAS. 38l
amis qui pourraient donner retraite au dévasta-
teur de sa maison, et, qu'en conséquence, il lui
était impossible de garder moù oncle chez lui.
Mon oncle, assis sur ses talons, les coudes sur
ses genoux, et le menton sur ses deux mains ^
écoutait tout , et ne répondait plus. Yernier pro-
posa diÔërens moyens ^ que mon oncle n'admit
ni ne rejeta. Yernier le laissa à ses réflexions,
et discuta , avec sa jolie femme , les avantages et
les inconvéniens des différens partis qui s'offraient
à son imagination.
Il voulait envoyer Thomas en Hollande , à
Dantzick , à Saint-Domingue , où son aident , qu'il
avait heureusement exporté de l'hôtel , lui don-
nerait des moyens d'existence, et où le souvenir
de ses fautes passées le rendrait, peut-être ,^ éco-
nome et laborieux. Suzanne , qui avait autant de
*
jugen;ient que de gentillesse, prévoyait que toutes
les autorités se ligueraient contre son frère; qu'il
serait proscrit partout ; que partout ses manières
et son langage le feraient remarquer, et qu'il
serait arrêté avant que d'être aux frontières. Elle
conclut, qu'il fallait le cacher pendant la vivacité
des premières recherches, sauf à se déterminer
ensuite, selon les circonstances.
Vernier se rendit à l'avis de sa femme, et il
ne resta plus qu'une difficulté : c'était de savoir
où on le cacherait. Le père Vernier et le vieux
sergent étaient des amis sûrs; mais ils avaient
paru à l'hotel, et leur condescendance pouvftid
les compromettre I et hâter la perte de Thomas.
Le grand sérieux avec lequel les jeuaes époux
cherchaient des. moyens rassurans, ajouta au dér
couragement du vainqueur , désespéré de l'être.
Le jour commençait à pointer., et déjà il croyait
voir entrer, chez sa sœur, ceux qui avaient échappé
à sa furie ; il voyait , plus loin , un .cachot noir et
infect, la mine rébarbative des juges, et^au fond
du tableau, la redoutable barre de fer« Cette ef-
frayante perspective rendit .quelque ressort à
son imagination éteinte ; il s'occupa enfin de lui ,
et nomma , d'une voix faible , sa marraine de la
rue Jean-Saint-Denis , celle qui lui donnait , dans
son en&nce , des pommes de terre , qu'il ne man»
geait pas toujours.
Vemier, qui aimait beaucoup mon oncle, mais
qui tenait singulièrement aux douceurs dont il
jouissait près de sa petite femme, Yernier, dont
l'inquiétude augmentait à chaque instant, saisit
aussitôt œlte idée. Mon onde avait encore k
bonnet blanc, le tablier et le couteau à gaine.
Suzanne lui couvre le visage de poudre; lui met
une tourtière sous le bras; l'embrasse ^ et respire
enfin en liberté, en le voyant, de sa iîmétre,
marcher vers un asile sûr, et s'éloigner de son
paisible domicile.
La mère Madeleine vivait taneore. EHe était
vieille et piailleuse; mais bonne diablesse au fond.
THOMAft. MS
Elle avait déjà ouvert sa boutique, et étalé, aux
amateurs ; une fak>upde et trois clioux , lorsque
Veroier et mon oncle l'abordèrent. Elle pleura ,
quand elle sut que ce grand jeune homme était
son filleul ; die ouvrit ses yeux éraillés , quand
il lut demanda tin coin de son grenier ; elle rit ,
quand il lui mit un double louis dans la main.
Pour empêcher dame Madeleine de parler dti
filleul aux commères du voisinage , il fallait né-
cessairement ia mettre dans la confidence. Yer-
nier lui parla de manière à s'assurer de sa dis-
crétion , et il la quitta , persuadée qu'un mot
pouvait isâre rompre mon oncle, et que le bon
Dieu la punirait , tôt ou tard , de l'avoir dit.
Madeleine logeait , en efiFet , dans un petit gre-
nîer, qu'il fallait que Thomas partageât avec elle;
loaîs , d'après son indifférence pour les femmes ,
et i'âge beaiak^oup plus que canonique de la mar-
raine, il ne pouvait rien résulter du voisinage.
Les méchans esprits n'auraient même pu en mé-
dire.
Dans le courant de la journée , Yernier porta ,
petit à petit , dans le galetas , ce qui pouvait en
rendre le séjour supportable , un peu de vin, un
peu d'eau->de-vie , un peu de tabac. A chaque
voyage, il renouvelait^ à Madeleine, Tin jonction
ile se taire , et à Thomas , celle ^le ne pas sortir
du taudis. Quand l'ordre des journées y fut, à peu
pues , étabh , il oessa d'y venir , de peiir de se
laine remarquer.
384 ^o^ oircLE
Cependant , le combat de mon oncle faisait un
bruit de tous les diables ; on en parla même à la
cour. Le ministre était furieux de son évasion;
le lieutenant de police, du mépris de son auto^
rite; le maréchal de JUron, de la mort de ses
gardes-françaises ; le chatelet , de ne pas tenir le
délinquant ; les colporteurs , de ne pouvoir crier
son arrêt de mort; maître Samson, de ne pou-
voir faire son office.
Ainsi que l'avait pensé Suzanne , le signalement
de Thomas fut envoyé à tous les procureurs du
roi , à toutes les maréchaussées , à tous les com-
missaires de la marine, à tous les commiandans
de place , à tous les pousse-culs , à tous les gou-
verneurs des colonies , à tous les ambassadeurs
près les puissances étrangères , et même à nos
consub en Barbarie. Le roi, qui ne se mêlait ja-
mais de ses affaires , et qui attachait une grande
importance à celle-ci , parce qu'on lui avait monté
la tête , le roi de France , parbleu , jura , la main,
non pas sur l'évangile , mais sur le sein de ma-
dame de Pompadour, qu'il aurait raison de Thomas.
Thomas bravait , de son grenier , les rois , les
ministres et les agens subalternes. Couché, la
nuit, sur la paille, fumant, le jour, quand il était
seul, buvant avec Madeleine, quand elle pouvait
quitter la boutique , perdant insensiblement les
impressions sinistres qui l'avaient d'abord agité ,
il ne faisait des vœux que pour obtenir, de Yer-
nier, un supplément de liquides proportionné à
THOMAS. , 385
son estomac et à ses habitudes. Vernïer , qui
n'était pas très -sûr du beau-frère quand ir était
de sang-froid , résistait à ses instances ; il lui re-
frisait même de l'argent, et Thomas, que la soif
rendait industrieux , imagina de déterminer Ma-
deleine à mettre son casaquin des dimanches au
Mont-de-Piété , <c afin , disait-il , que je puisse
<c boire, puisqu'il ne me reste que ce plaisir-là. »
Il était bien sûr que Vernier finirait par payer
l'écot , et Madeleine , qui aimait à siroter , trouva
aussi son compte à complaire au filleul.
Il but donc, le cher filleul, et si bien, qu'il
sentit un violent désir de humer le grand air ,*
et d'exercer ses jambes engourdies. Madeleine,
à quj le vin avait donné de l'esprit , lui parla , à
peu près , comme l'avait fait la gouvernante des
savoyards , à une époque moins grave à la vérité.
Il avait répondu , à Marguerite , qu'il aimait autant
être enfermé à Bicêtre que dans son galetas ;
qu'il aimait autant être rompu une heure en
public , que de l'être toute sa vie dans une
mansarde, où il ne pouvait se tenir debout. Il
enfila l'escalier , et Madeleine , dont l'esprit ne
pouvait le suivre, et dont le corps aviné était
devenu immobile , le regarda aller , en poussant
un profond soupir.
Les Champs-Elysées sont à deux pas de la rue
Jean-Saint-Denis. C'était un dimanche, il faisait
beau; cette promenade devait être couverte de
monde, et ce fut celle que mon oncle choisit,
IF, 25
386 p MONONCLE
d'après le proverbe : Plus on est de Jous , plus
on rit.
Il n'avait pas fait deux tours , qu'une pente
irrésistible l'entraîna du coté des cafés, et il se
trouva, nez à nez, avec Vernier et Suzanne, qui
se régalaient conjugalement de la bouteille de
bierre et de la douzaine d'échaudés.
A son aspect, Suzanne jeta un cri perçant;
Vernier demeura pétrifié. Thomas prit un ta-
bouret, s'assit, vida la bouteille d'un trait, e
demanda un bol de punch. Suzanne prétendait
qu'il n'avait que trop bu ; Vernier prétendit qu'il
Fallait l'achever, le mettre dans un fiacre, et le
porter chez lui. Le bol fut servi ; mais, cette fois,
la prévoyance de Vernier se trouva en dé&ut.
Thomas après avoir bu le punch , à peu près à lui
seul , se leva , et alla se perdre dans la foule , d'un
pas ferme et assuré.
On ne voit pas , avec indifférence , un frère , un
bienfaiteur chercher^ de gaité de cœur, des dangers
dont on a pris tant de peine à le garantir. On ne
pense pas, sans effroi, aux suites que peut avoir
sa folle imprudence, et au déshonneur qui doit
en rejaillir sur une famille innocente. Les pauvres
jeunes gens ne fermèrent pas l'œil de la nuit;
ils se parlèrent peu , et ils pensèrent , chacun de
son coté , à ce qu'on pourrait fair^ pour contenir
un horûme qui voulait absolument être rompu.
Suzanne se lève de grand matin, et sans s'ou-
vrir à son mari, qui n'était pas dévot, elle fut
THOMAS. 1 387
consulter son confesseur, en qui sa mère, de
pieuse mémoire , lui avait toujours dit qu'elle
devait avoir une confiance sans bornes.
Ce confesseur , le révérend père Esprit de
Tinchebrai, capucin indigne (t), de la rue Saint-
Honoré , jouissait de la plus haute considération
auprès du sexe, et, sans doute, il la méritait. Il
ne s'informait jamais de ce que les petites filles
faisaient quand elles étaient seules; il ne deman-
dait pas même aux petites femmes si leurs maris
ne semaient pas le bon grain sur la pierre. Il
était un des flambeaux de Tordre , lisant couram-
ment son bréviaire , sachant à merveille que pa-
nis veut dire du pain , vinum du vin, Deus Dieu ,
et c'est tout ce qu'il faut savoir pour opérer une
consécration. C'était, en outre, un théologien er-
goté , qui embarrassait les plus subtils par la
manière adroite dont il se rendait inintelligible ,
et, quant à l'éloquence de la chaire , personne ne
pouvait lui en t^montrer^ témoin ce sermon fa-
meux qu'il composa pour les capucines de la
place Vendôme, qui fit tant de bruit dans le
temps, et dont, peut-être, vous ne connaissez pas
seulement l'exorde, que je vais vous transcrire,
pour vous donner une idée du tout.
(i) Les capucins prennent humblement la qualité à' indigne,
comme les papes s'intitulent serviteurs des serviteurs de Dieu.
Ces serviteurs- là étaient souveraitis, et les indignes ont con-
fessé des rois, et, par conséquent , gouverné des royaumes.
a5.
388 * MON ONCLE.
« Tant et tant de fois vous m'avez demandé,
c< illustres amazones, que je vinsse dans votre
« bénin couvent, flanqué de toutes parts de bas-
« tions et de guérites, comme une Sion inexpu-
« gnable, pour alimenter vos âmes virginales du
« pain doucereux de la parole évàngélique, qu'en-
« fin je suis venu, j'ai vu^fai vaincu. Je suis
« venu combattre , avec le glaive spirituel , les sa-
« trapes infernaux et le père frauduleux du men-
« songe; j'ai vu l'excellence de vos esprits, qui
« découvrent le talon des pensées les plus sublimes
« avant qu'elles aient montré le nez, et j'ai vaincu
« ma modestie, qui m'empêchait de paraître de-
« vaut le parlement voilé de vos révérences cloî-
cc trées. Puissai-je surgir , sans naufrage , au port
« désiré de vos flamboyantes approbations!
« Avant d'entrer en matière , faisons un petit
a compliment à Marie, l'étoile poussinière du ciel,
(c le protocole de toutes perfections , cet océan
« de grâces , cette vertu sainte' et flottante sur la
« mer du monde, dont le Saint-Esprit fut le pi-
« lote, et l'ange Gabriel le garde-marine, quand
« il lui dit : Ave Maria. »
Le reste du discours est au moins de la même
force , et les talens du père Esprit ne se bornaient
pas à la prédication. Il était auteur de deux ou-
vrages dont nous ne pouvons trop recommander
la méditation aux fidèles : la Tabatière de la
grâce y pour faire éternuer vers le sauveur , et la
Seringue spirituelle, pont Vante constipée en dé^
votion.
THOMAS. 389
Le révérend père n'eut pas plutôt entendu le
récit de sa pénitente , que touché de ses anxiétés ,
il forma le projet d'attirer à Dieu un pécheur
enfoncé dans la sentine du vice. Il dit à Suzanne ,
dans son style séraphique , qu'il ne m'appartient
pas de vouloir imiter, qu'aucune des actions de
mon oncle ne portant l'empreinte de la bassesse ,
et n'étant que Teffet des passions, il ne fallait,
peut-être, pour eu faire un second saint Augus-
tin, qne lui mettre sous les yeux des exemples
salutaires ; que puisqu'il avait la force requise
pour porter la sainte besace, il se chargeait de
le faire admettre au noviciat ; que la règle lui
défendant de sortir de l'année, et nul profane
n'ayant le droit de souiller , de ses perquisitions ,
l'intériçur d'un monastère, il y serait en sûreté;
que si , au bout de l'an , le bienheureux saint Fran-
çois lui refusait ses grâces, il serait le maître de
rentrer dans le monde, qui l'aurait peut-être
oublié ; qu'enfin , pour peu, qu'il eût de raisqn ,
il sentirait que , quand on est brouillé avec le roi
et la justice , il qe reste d'asile que dans les bras
de Dieu.
Suzanne tombait d'accord de tout cela. Mais
comment proposer à im homme comme Thomas
de se faire capucin? Il eût été plus facile de lui
persuader d'aller attaquer seul et prendre Gil-
braltar. Sa révérence répliqua que le Ç>ieu des
miséricordes autorisait, quelquefois, une sainte vio-
lence. « Compelle intrarCy dit le psalmiste;yar-
390 MON ONCLE
« cez^le d'entrer. Qu'il entre donc, et je me charge
a du reste. »
•Suzanne rendit compte à Vernier de sa conver-
sation avec le père Esprit , et Vernier trouva son
idée excellente. Il n'entrait pas dans ses projets
de mettre son beau<*frère dans un cloître, pour
hériter de son vivant; il était même persuadé
que jamais il ne prononcerait ses vœux ; mais ne
fît -on que le dérober aux rçpherches, pendant
quelques mois, c'était gagner beaucoup. La dif-
ficulté se bornait 'à savoir comment on forcerait
Thomas d'entrer.
Vernier était sage, prudent; mais il n'avait pas
l'esprit inventif. Suzanne , modeste , candide ,
était femme pourtant, et vive ce sexe pour les
expédiens ! Elle ne dit que deux mots, et Vernier
court chez cinq à six apothicaires. Il rapporte
six grains d'opium; les fait dissoudre dans deux
bouteilles de bon Bordeaux. Il en met une dans
chaque poche , et va rendre visite au beau-frère.
Il lui fait une légère réprimande sur son escapade
de la veille ; il lui propose de faire venir à dîner.
Thomas accepte, on se met à table. Vernier se
ménage, Thomas se livre; l'opium fait son effet.
Un fiacre attendait à la porte; on y couche mon
oncle , on part , on arrive aux Capucins. On des-
cend le néophite ; on le déshabille ; on lui coupe
les cheveux; on le passe dans la robe de bure;
on le ceint du fameux cordon; on lui chausse
les sandales ; on le porte dans une cellule écartée ;
THOMAS 39J
an l'enferme à deux verroux , et on se retire.
Les vapeurs de l'opium se dissipent. Thomas
étend les bras; il ouvre les yeux. Uu prie^^dieu
en chêne, un grand crucifix d'érable , une tête
de mort frappent ses premiers regards; il se met
sur son séant. Sa robe , son cordon , ses sandales ,
sa tête rasée ajoutent à son étonnement. Il saute
de son grabat, empoigne le dieu de bois, et
£rBp^e à grands coups à la porte. La porte s'ou-^
vre; vingt religieux, un cierge allumé à la main,
entrent en silence , environnent Thomas interdit ,
et psalmodient un Miserere. On lui présente la tête
de mort ^ on la lui fait baiser ; on le remet sur
son lit, on le couvre du drap mcH'tuaire , et on
psalmodie un De profundis. L'imagination de
Thomas se frappe; il regarde avec des yeux éga-
rés ; il écoute sans rien entendre. Le père gardien
l'engage , en nasillant , à se recommander au
Très-Haut; il lui annonce que, depuis huit jours,
il est condamné , et que la léthargie , dont il sort ,
vient de l'effet terrible qu'à produit sur lui V au-
dition de son jugement. Thomas proteste, avec
bonhomie , qu'il ne se souvient de rien de tout
cela. Preuve nouvelle de la violence du choc , à
ce qu'assure sa révérence, et elle ajoute qu'fl
sera exécuté dans la journée^ à moins qu'il n'ac-
cepte la condition à laquelle le roi, dans sa clé-
mence, a attaché sa grâce : c'est de se faire
capucin , et d'édifier le monde, après l'avoir scan-r
392 MON ONGLE
dalisé par ses excès, et on a tellement compté
sur sa vocation, qu'on a répondu de lui au roi,
et qu'on l'a revêtu d'avance du saint habit de
l'ordre.. tt Allons. donc, dit Thomas, en soupirant,
(c soyons capucin puisqu'il le faut; mais sacredieu,
(ç je ne croyais pas finir par là. y> .
L»es pères indignes se recrutaient déjà difficile-
ment , et le fils du moindre bourgeois eût rougi
de s'aggréger à un corps sale, puant et ignare.
£n conséquence , le serviteur des serviteurs avait
accordé aux capucins , dans sa sollicitude pater-.
nelle, un bref, qui dispensait des épreuves du
noviciat les sujets dont la ferveur ne pourrait
supporter un an d'attente. Comme la réponse de
mon oncle annonçait une ferveur extraordinaire,
le père Esprit lui proposa de se faire l'appUca-
tion du bref, et , à l'instant même , le père gardien
reçut les vœux de Thomas , sous le nom de Jrère
u^nge, de Paris.
Ce n'était pas précisément ainsi que la chose
avait été arrangée entre Suzanne et son confes-
seur; mais on n'a qu'un moment pour ramener la
brebis égarée, et quand il s'offre, il faut le saisir.
Quel est le chrétien , attaché à l'honneur de la
religion, qui condamnerait cette fraude pieuse?
On caressa beaucoup le frère Ange ; on lé flatta ;
on le fit bien manger et bien boire ; on le laissa
jiu:er le reste de la journée, et le lendemain, à
l'issue des matines , on le mit en route , avec un
THOMAS. 393
compagnon 9 le bâton à la main, le capuchon sur
les yeux , et la robe retroussée sur les côtés , avec
des bretelles de cuir.
. Vernier, curieux d'apprendre le résultat du
stratagème , avait fait semblant, d'écouter une
messe ^ pour se glisser de l'église chez le gardien.
Il apprend que son beau-frère se rend au couvent
d'Arras , sous la conduite d'un père pieux et
adroit, et que la famille peut disposer des biens
de celui qui vient de mourir au monde , après ,
toutefois , avoir fait une aumône au couvent. A
quoi eussent servi les représentations de Vernier?
Thomas était encapucinaillé , et, comme l'observa, .
très - spirituellement , Pilate, de patibulaire mé-
moire., ce qui est dit, est dit. ♦
Robin avait appris à Thomas à faire le mar-
quis ; le père Séraphin apprenait au frère Ange
à faire le capucin. Le long de la grande route ,
il le faisait parler du nez; il lui montrait les rou-
lemens d'yeux, les révérences avec les mains croi-
sées sur la poitrine ; il lui enseignait l'usage du
chapelet; il lui répétait plusieurs mots mystiques,
qui ont la vertu d'arracher aux paysans la miche
de pain , le quartier de lard , et , quelquefois , la
poularde fine; enfin, quand on rencontrait une
chapelle , le père Séraphin y disait une messe
blanche, c'est-à-dire, une messe pour rire, et la
faisait servir par le frère Ange , auquel il soufflait
Ijçs répons.
i^.Le frère Ange s'impatientait, bâillait, trépi-
394 MON ONGLK
gnait , et , de temps en temps s'écriait , : « Hé ! y»
« te faire f..., père Séraphin », et le père Séraphin
ne faisait pas semblant de l'entendre.
On logeait dans toutes les capucinières de la
route, et les pères indignes, prévenus, par Taco-
lyte de mon oncle, de la bizarrerie de son carac-
tère, et de la nécessité de l'amadouer encore, le
fêtaient à Tenvi, l'abreuvaient à gogo, et priaient
pour qu'il persévérât dans le chemin de la grâce.
Mais , à Arras, les choses changèrent tout-à-fait.
Le père Séraphin avait étudié , à fond , le nouveau
frère , et il conseilla au gardien de prendre d'a-
bord sur lui un empire absolu, s'il voulait l'em-
pêcher de compromettre la digniié de l'ordre.
Le gaf dien , profond observateur , s'aperçut , dans
la journée même, que le père Séraphin ne l'avait
pas trompé, et que le frère Ange n'avait du ca-
pucin que l'habit. Il essaya d'abord la voie des
remontrances , dont le frère Ange se moqua com-
plètement^
£n servant la messe, il faisait des mines au
célébrant , qui se tournait au dominus vobiscum ;
aux vêpres, il chantait le verset quand on en-
tonnait l'antienne ; il dérobait , au réfectoire , les
rations de vin qu'il pouvait attraper ; il manquait
à toutes les révérences; il jurait toujours par-ci,
par -là, et, quand on l'envoyait à la quête pour
vingt-quatre heures, il restait huit jours dehors,
parce qu'il n'aimait pas le couvent , et les paysans
le choyaient , parce qu il était luron , et qu'il ne
THOMAS. 395
cajolait pas leurs femmes ; aussi rentrait •* il à la
capucinièrey chargé de denrées de toute espèce.
Souvent la besace ne suffisait pas, et il se faisait
alors , pompeusement , précéder de deux ou trois
ânes qui ployaient sous le faix , et qu'il chassait
devant lui avec une grâce toute particulière.
Ces récoltes abondantes adoucissaient l'acri-
monie des humeurs des bons pères. On ne pou-
vait, sans outrager la Providence, sévir contre
l'organe dont Dieu se servait pour faire pleuvoir
sa manne; on ne pouvait non plus tolérer abso-
lument les déportemens du frère. Pour tout con-
cilier, on lui infligeait des pénitences douces,
comme de l'envoyer à genoux , les bras en croix,
au milieu du jardin , pendant que les autres dî-
naient, et frère Ange allait faire diète au cabaret,
avec l'argent que Vernier lui envoyait, quand il
en avait besoin , et les bons pères n'avaient pas
l'air de s'en apercevoir.
Un événement remarquable, un très -grand
événement , un événement de la plus haute im-
portance précipita la perte du frère Ange : le
père provincial de la province d'Artois était mort ,
et il était question de lui donner un successeur.
Déjà les gros bonnets de l'ordre se rassemblaient
de trente lieues à la ronde ; déjà le jour de la
tenue du chapitre était fixé; la salle des élections
préparée; les intrigues, les cabales en activité.
Mais, mon très-cher frère et très -patient lec-
396 MON ONCLE
teur, ces intrigues., ces cabales ne ressemblent
pas à celles des gens du monde, qui sollicitent
ouvertement, et qui chercbent à nuire à leurs ri-
vaux. Ici, le hasard, ou plutôt la sainte Providence
décide seule en faveur du candidat , et c'est cette
Providence avec qui on cherchait à s'entendre.
Tâchons de nous entendre nous-mêmes; et
expliquons , dans toute son étendue , le mode
d'élection, que mon pauvre oncle ne connais-
sait pas plus que vous , et dont il eut le malheur
de rire. Peut-être, hélas! rirez-vous vous-mêmç,
quand je vous dirai que tout tenait à un pou...
Oui, monsieur ou madame , peut-être bien ma-
demoiselle, tout tenait à un pou qui s'appelle
le pou séraphique.
La cloche a sonné. Tous les pères sont ras-
semblés autour d'une grande table, couverte de
papier blanc. Les frères , qui n'ont droit à aucune
dignité, sont humblement, rangés en cercle der-
rière les révérences. On chante le Feni creator.
On s'assied.
Chaque père tire un peigne de sa manche;
chacun se peigne la barbe sur la table ; une nuée
de poux couvre le papier.
Aussitôt toutes les lunettes sont braquées; ou
cherche , on examine , on conteste , on commente
longuement, gravement, et quand le pou le plus
gros, le plus gras, le plus appétissant est tiré de
la multitude, et proclamé pou séraphique^ les
THOMAS. 3g7
autres , soigneusement enveloppés dans le papier,
sont brûlés dans l'encensoir, et la fumée de leur
graisse offerte en holocauste au seigneur.
Celui dont la barbe a eu l'honneur de produire
et d'élever le saint pou , est nommé pl^éditeury
ou, si vous l'aimez mieux, président du chapitre,
et, comme il est de la faible humanité de cou-
rir après les grandeurs , aucun père ne s'était
peigné depuis le commencement de la maladie
du provincial indigne; aucun ne s'était même
gratté, et, au contraire, chacun avait soigné, ali-
menté , engraissé les insectes aimables à qui il
pouvait devoir la prééminence d'un moment : pre-
mière cabale.
La cérémonie préliminaire terminée , on pro-
cède à l'élection. On marque, scrupuleusement,
le milieu , le juste milieu de la table. On y place ,
avec respect , le pou séraphique , qui va manifester
les décrets célestes. Tous les pères ont le menton
appuyé sur les bords de la table, et la barbe
étendue en éventail. On attend, dans le silence
et le recueillement , qu'il plaise au pou de se choi-
sir une retraite, et le prédestiné, dont la barbe a
recueilli ce trésor , est à l'instant promu, au grade
éminent de provincial. Que d'efforts pour l'atti-
rer , ce pou bénévole ! Ij'huile de poisson , le
cambouis, et ce qu'il y a de plus odorant, a, dès
le matin , humecté , parfumé, graissé les barbes
des bons pères : seconde cabale.
398 MON ONCLE
Le nouveau provincial entonne un Te Deum,
les subordonnés font chorus j et le tout se ter-
mine par un grand dîner, où on boit, à la santé
des bienfaiteurs de l'ordre, les vins excellens
qu'ils on# envoyés pour la fête.
Dès le commencement des opérations mysti-
ques, frère Ange avait ri de ce rire qui annonce
le mépris des choses les plus respectables. On
lui avait passé les juremens, le cabaret, l'ivresse,
le défaut de soumission; mais rire du pou sera-
phique ! c'est ce que capucin n'a jamais pardonné ,
c'est ce qu'il ne pardonnera jamais. Comme la
dissimulation est une des vertus du cloître, on
ne laissa rien percer de l'indignation générale
qu'avait excitée le frère Ange.
Il était à peine endormi, qu'il fut réveillé en
sursaut. On le saisit par les quatre membres ; on
le lie malgré ses efforts; on le bâillonne pour
étouffer ses cris; on le prend, on le transporte
dans une partie du couvent, où il n'a jamais pé-
nétré; on lève une grande pierre; on lui passe
une longue corde sous les bras ; on dit, sur lui, les
prières des agonisans ; on le descend dans un
trou de çoixante pieds de profondeur , et on re-
met la pierre en lui disant : Fade in pace , c'est-
à dire, allez en paix, à un homme qu'on envoie
au diable.
Le frère Chrysostôme fut chargé d'avoir soin
de lui, et ces soins devaient se borner, tous les
THOMAS. 399
jours , à une demi - livre de pain et une pinte
d'eau, jusqu'à ce qu'il plût au Seigneur d'appe-
ler le frère Ange à lui. On écrivit à Vemier qu'il
était mort subitement , ce qui était vrai dans un
certain sens, appelé par les moines restriction
mentale.
Cependant Chrysostôme , hypocrite consommé,
n'était pas au fond plus capucin que mon oncle.
Il avait été flibustier , hussard , et la conformité
de goûts et d'habitudes lui avait donné de l'a-
mitié pour Thomas. Il lui faisait faire bonne
chère, lui fournissait du tabac à fumer, de la
paille fraîche , de temps en temps , et une robe
neuve quand la sienne était usée. Il aurait pu
instruire Vernier de la position désagréable de
son ami; mais ils n'étaient pas plus savans l'un
que l'autre. Il eût fallu que Chrysostôme se con-
fiât à quelqu'un; la moindre indiscrétion le per-
dait lui-même, et il craignait le vade inpcice. Il
aurait pu faciliter l'évasion du pauvre captif;
mais il eût fallu fuir avec lui, et il se trouvait
bien d'être capucin. Il se berna donc à de bons
offices , qui ne pouvaient le compromettre , et à
tromper l'ennui du patient, en lui faisant espé-
rer que les bons pères se relâcheraient tôt ou
tard. Il savait, de reste, que les dévots sont per-
sévérans dans la vengeance , comme dans l'igno-
rance, l'intolérance, l'arrogance, la bombance et
la concupiscence.
\
i
400 MOW ONCLE
Laissons mon oncle dans son trou, dont il ne
peut sortir sans ma permission. Pour diversi-
fier vos plaisirs , allez oublier sa tristesse aux ge-
noux de votre maîtresse, et puisse, enfin, l'en-
chanteresse, souriant, avec gentillesse, à votre
noble hardiesse, encourager votre tendresse , pas-
ser d'amour à la faiblesse , et perpétuer votre
ivresse !
THOMAS. 4oi
QUATRIÈME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
*
Un mot sur votre sen^iteur,
JLIepuis assez long- temps, très -respectable lec-
teur, je vous parle de mon oncle. Il est temps
que je surmonte la modestie qui, jusqu'à présent,
m'a tenu derrière le rideau. Je vais me mettre en
évidence , et vous entretenir de moi.
Vernier, époux attentif , complaisant, et, qui
plus est , amoureux , quittait rarement sa femme,
parce qu'il était jaloux. Pardonnez-lui ce défaut:
il n'eut jamais que celui-là. Suzanne , très-sage ,
avant et après son mariage, était passionnée pour
son mari. C'était un petit démon, qu'il trouvait
sans cesse sur son chemin, qui l'agaçait, le luti-
nait, le violentait le jour, et qui recommençait
la nuit : c'est une terrible chose qu'une femme
sage pour un mari. Monsieur Vernier était sur
les dents; mais au bout de quelques années, il
recueillit le fruit de tant de travaux. Je fus remis
IF. 26
4oa MON OKCLE
dans ses bras par dame Catherine , sage-femme
experte , qui venait d'estropier ma mère , ce qui
fut cause que je suis fils unique , à moins pour-
tant que mon père ne m'ait fait, p^r-ci, par-là,
quelque petit firère , ce que je ne crois pas , ni
vous non plus , d'après la connaissajnce que nous
avons de son caractère et de sa moralité.
Suzanne, femme d'un homme de lettres j pos-
sédait son Jeaq-'Jacquep. Elle ne nie confia point
à des mains mercenaires. J'eus le bonheur de
sucer son joli sein , et comme le Bien-être de la
maison avait été considérablement augmenté par
la prise d'habit de mon oncle, et par la succes-
sion que Riboulard avait cessé de contester après
sa mort , Tordinaire était bon , le lait de ma mère
excellent, e|t je poussais comme un champignon:
A peine eus-je l'âge de la parole, qu'on s'oc-
cupa sérieusement à développer mon intelligence,
et les trois premi^s volumes de cet incomparable
ouvrage vous ont sans doute convaincu qu'on n'a
pas perdu ses peines. On ne me fit, dans ma
première enfance, aucun de ces contes de sor-
ciers, de revenans, qui affectent des cerveaux
faibles encore, et qui laissent des traces qui du-
rent quelquefois toute la vie. Cependant , comme
il fallait m'cndormir avec quelque chose , ma
mère me racontait les hauts faits de mon oncle ,
qu'elle appelait des extravagances , et qui me
paraissaient, à moi, des choses merveilleuses ;
aussi , pendant quelques années , je ne jouais
THOMAS. 4o3
qu'à nion oncle Thomas. J'avais des sabres de
})ois , de$ pistolets de paille ; j^abattais des châ-
teaux de cartes ; je prenais des vaisseaux , faits
av^c des coquilles de noix ; j'avais une poupée
que j'appelais ladjr Sejrmour, que j'habillais , que
je déshabillais 9 que je baisais, et à qui je faisais
manger de ma bouillie.
A six ans je savais lire ; à douze ans j'étais un
petit monsieur présentable partout , et mon père
me conduisait partout avec lui. Depuis long«-
ternp3 il avait quitté son charnier. L'état de sa
fortune lui avait permis de se produire dans le
mondo 9 et il était d'abord devenu secrétaire d'un
conseiller au parlement, qu'il quitta, parce qu'il
devint amoureux de ma mère. II entra successi-
vement chez un président, chez l'archevêque,
chez le chancelier, qu'il quitta encore pour la
méipe raison. Il se fit marchand épicier , et il
yçndil: spn fonds, parce qu'en achetant pour deux
sous de fromage, on avait le droit de dire des
douceurs à l'épicière. Il acheta une bonne ferme ,
qu'il revendit encore, parce que le seigneur du
village prétendait au droit de cuissage , de mar-
kette, ou de prélibation. C'était un droit char-
mant , imaginé dans le temps des croisades , qui
autorisait le seigneur à coucher, la première nuit
des noces , avec leurs vassales* roturières. II y
avait Ipug-temps que ma mère n'avait plus de
prémices à of&ir au seigneur; mais enfin, elle
s'établissait sur ses domaines, et une première
26.
/|04 MON ONGLE
nuit est toujours jolie avec une jolie femme.
Pour terminer des contestations désagréables ,
très-désagréables pour un mari, mon père s'es*
quiva, avec sa tourterelle, de cette pépinière à
cocus , et il se pourvut , à Paris , d'un office
d'huissier, qu'il garda, parce qu'il n'avait que
moi de clerc , et que la clientélle ne pénétrait
pas au-delà de l'étude.
J'avais dix-huit ans , et ma mère commençait
à ne plus donner d'inquiétude à mon père, lors-
qu'on pensa à mon avancement. Le fils d'un re-
cors peut se borner à être huissier; celui d'un
huissier doit être au moins procureur. On me
mit chez le plus habile et le plus renommé de
ces messieurs, et, au bout de deux ans, mes
chers parens se flattaient que la fille de quel-
que tanneur ou de quelque marchand de vin ,
serait enchantée de s'aggréger à la robe , et trop
heureuse de payer ma charge. Ces espérances
étaient fondées : j'entendais les affaires , j'avais
de la figure , et les dimanches on rassemblait , à
la maison paternelle , les demoiselles sur qui on
pouvait avoir des vues. J'étais au mieux avec elles
toutes. On jouait aux petits jeux innocens ; on
se donnait des gages ; on s'embrassait, et la soirée
se terminait , ordinairement , par le récit de <|uel-
ques-unes des aventures de mon oncle, que je
contais avec un «harme qui forçait l'attention.
Quelquefois on riait , quelquefois on s'apitoyait ;
souvent une larme était accordée à la mémoire
' THOMAS. 4o5
du défunt, par ma mère^ par moi, et même par
mon «luditoire.
Le résultat de ces soirées , fut une convention
formelle, entre mon père et celui de mademoi-
selle Félicité , de nous marier quand j'aurais l'âge
requis pour enfiler la robe , moyennant soixaitte
mille francs que paierait le papa de la future ,
pour le petit plaisir de voir sa fille procureùse.
Le i4 juillet 1789, qui n'arriva qu'à son tour,
mais d'une manière assez étourdissante , dérangea
singulièrement tous ces projets: Le parlement
tomba , et entraîna dans sa chute les procureurs
et les procureuses. Mademoiselle Félicité , qui
était née pour un état brillant , fut mariée au
président de son district ^ et comme ils avaient
cinquante mille écus à eux deux , ils furent guil-
lotinés trois ans après , sous le prétexte qu'ils
entretenaient des intelligences avec Pitt et Co-
bourgj qu'ils ne connaissaient pas plus que vous,
si, toutefois, vous ne les connaissez point.
Pour moi , qui n'étais pas fou de la demoiselle,
je me consolai facilement de sa perte , et je sui-
vis l'exemple des habitués du palais. Tous les
clercs, sans exception, devinrent avoués, défen-
seurs officieux , pu juges aux dépens de qui il
appartiendrait, ce qui fait que les pauvres plai-
deurs perdent, tous les jours, des causes excellen-
tes. A la vérité , ils en gagnent quelquefois de
détestables , et c'est une compensation. Au reste,
4o6 MON OTTGLE
nous allons avoir un code ciril, et qui sera bon,
car il y a douze ans qu'on en parle.
J'allais donc tous les jours plaidcf ^ en frac
gris et en queue, ce qui ne donne pafif une grande
majesté saix tribunaux ; mais ce qui é^t très^
commode pour ceux de mes confrères qui' ne ga-
gnent pas de quoi s'acheter une rdbe. Gomme je
n'étais pas un Chaupeau^ un JutlieMie^ uti Bel'-
lari, mes honoraires ne montaient pas bien haut
En récoïnpense, l'étude de mon père ëtalt de-
Tenue excell^te, parce qu'où là plupart des
procureurs et des avocats sont des ânes , il faut
l»en qtie les huiissiers fessent les écritufes.
' Nous vivions dans la plus grande aisance. Mon
père faisait souvent des placelnens considérables.
La guerre , qui venait de s'allumer, dans presque
toute l'Europe, la suppression de là noblesse,
des moines , des rois , du bon dieu ^ de là pro*
Inté , de la piété filiale , de la fidélité dés époux ;
l'établissement de la liberté , de l'égalité , de l'i-
gilorance, du vandalisme, de l'agidtage, dé l'ûsUre,
dé l'impudence , du cyuisme ^t de la iUisèi'e pu-
blique, n'empêchaient pas les honlmes de plaider,
et nous les aidions à Se ruiner tout-à-fait , eb
faisant, pour un nouvel ordi^e d^ choses^ des
voeux qui commencent à se réalisei*.
Un soir , je lisais les lois anciennes , en atten-
dant lès nouvelles ; mon père tninùtait un exploit,
et ma rtère trempait la soupe poui» dix Ou douze
THOMAS. 4^7
de ses ^aux qui mouraient^ àe.faim, et i^ lui
baisaient les fûeds, en reœvanf son potage^ lors*
qu'on sonna fonement à la p<nte« Ma vaèr^ y ti-*
morée , trembla pour sa tête : la meilleure ^ alors,
ne tenait à rien. La mode de mourir dans soiql lit
était p^tssée ; c^le de finir en public avait é%é
reçue avec beaucoup de facilité, et pacais^att ne
déplaire à personne , car personne ne disail i*ien.
Les craintes de ma mère , qui ite se piquait plus
de suivre les modes ^ augmentèrent , en voyant
entrer un chenapan de cinq pieds dix pcNOce»,
taillé en Herdule, basané, sale, ^i guenilles,
portant un grand sabre, attaché pardessus ^on
épaule , avec une corde, garnie , devant et der-
rière , de deux ou trois douzaines d'oreilles
d'hommes. Il sauta sur la soupe ^ en mangea la
moitié, et nous le laissâmes faire, parce que nous
avions peur. A boire! dit-il d'une voix terrible,,
et mon père se hâta de lui présenter une bon*
teille de vm. Il vida la bouteille d'un trait , s'es^
suya la bouche, et embrassa vigoureusement ma
mère. Mon père , mù par un reste de jalousie f avait
envie d'édatar. Il se contînt cependant, parce
qu'on rendait tous les jours beaucoup, mais beau-
coup de lois; qu'on pouvait, patriotiquement ,
avoir décrété , ce soir^là, la communauté des fem*
mes avec celle des autres propriétés , et que son
égal paraissait ifn homme à lui rompre les bras ,
s'il faisait le récalcitrant. Kous le regardions avec
des yeux effarés , et nous ne sonnions mot. « Sa»
4oft MOU oirctE
« crediett ! s'écria-t41 ^ vous ne voulez pas- me re^
ce oonnaitre ! je suis donc bien diangé. » On s'ap-
proche , on regarde , on doute ; l'homme basané
termine nos incertitudes', en déchirant sa (Re-
mise du col à la ceinture, et en nous.. montrant
la cicatrice de la botte de longueur que lui avait
poussée la Giberne. C'est Thomas , dit ma mère y
et elle tombe en faiblesse ; c'est Thomas , reprend
mon père , et il s'évanouit ; c'est mon onde , re-
prens-je à mon tour, et je perds connaissance ^ et
revenant à nous : a Hé ! par ^lelle aventure, mon
(c frère ?..: Par quel heureux hasard , monsieur?..
tf Gomment se peut-il, oncle fameux? Parlez,
c( expliquez, racontez... criâmes-nous tous trois
« ensemble » , et Thomas raconta sommairement
ce que vous allez lire.
Le frère Chrysostôme ne fut pas plutôt informé
de la suppression des moines, qu'il crut devoir
gagner , du coté du patriotisme , ce qu'il perdait
de celui de la besace. Il jette le froc aux orties,
court à la commune renier Jésus-Christ , et dér
noncer les pères indignes qui violaient quelque-
fois le vœu de pauvreté , assez souvent celui de
chasteté, et qui se permettaient d'enterrer les
gens tout vife^ Aussitôt, un savetier somme le
conseil de la commune d'arrêter que le frère
Chrysostôme a bien mérité de la patrie, et l'ar-
rêté est consigné sur le registre. Le savetier
somme la commune d'aller, à l'instant même, dé-
livrer le frère Ange, et la commune se met en
THOMAS. 4^9
branle , suivie du savetier , de ses confrères , des
aboyeurs de l'assemblée populacière , des garçons^
bouchers , et de leurs chieos. On déterre mon
oncle, étonné de revoir le grand jour. On lui
rend les honneurs dus à vgie victime du despo-.
tisme ; on chasse une partie des bons pères , peu-r
dant que le vindicatif Thomas assomme l'autre ,
et le procureur -syndic s'installe, préalablement,
dans là maison , avec une femme qu'il avait volée
à un gentilhomme , et qu'il tenait en réquisition
pour ses menus plaisirs.
La Saplio d'Arras, car il y a une Sapho par-
tout , fit dans la journée un poème en vers , in<»
titulé : Les infortunes de Thomas. Il fut lu le soir
au spectacle , et couvert d'appkudissemens. 11
était , en effet , très-bien écrit. Sapho en devint
plus chère à ses coteries, et s'éloigna un peu dar
vantage de son mari, de ses. enfans et de sou
ménage , dont elle ne se souciait guère , selon
l'usage des femmes auteurs.
Sapho fut couronnée pour avoir fait des vers ;
le savetier pour sa motion patriotique ; Thomas
pour avoir assommé cinq à six capucins, dont
l'aristocratie monacale ne pouvait paraître dou-
teuse , et , comme il déclara vouloir revenir à Pa-
ris , la commune lui donna un bon de dix louis à
prendre sur un certain baron qui se tenait fort
tranquille; qui avait repris son nom de famille,
supprimé sa livrée; qui régalait la canaille, spn
4lO MON OUCLE
égale, mais qui tievait payar, parce qu'il. était
barofi^
Le premier 6oin de Thomas , en aonivant duos
la capitale ^ avait été de chercher son beftu-fipère ,
qu'il ne trouvait nuU« part , et qu'il aurait ren-
contré , sans le connaître , car , trente ans. de
plus sur la figure d'un homme, ne laissent pas
de la changer un peu* 11 se décida à prendte la
piste de Verniér , et à le suivre jusqu'en Améri-
que , ou en Laponie, s'il le fallait. Il passa donc,
de rhumble boutique d'écrivain, chea l'exHZon^
seiller, qui l'envoya chez rex-^^présideft ^ qui ne
put rien lui dire de Yernier , parce qu'on lui
avait coupé le cou la veille ; mais un domestique ,
qui avait dénoncé son maître, pour avoir sa
montre et sa bague , renvoya Thomas à l'ex^ar-
chetéque, qui était émigré, dont la femme de
charge indiqua Tex-chancelier, qui était mort,
dont le portier , président de son comité révolu-^
tionnaire , donna l'adresse du magasin d'épiceries,
dont le propriétaire venait d'être lanterné , pour
avoir accaparé de l'eau-de-vie , que les lanier-
neurs aiment beaucoup , ce qui fiit cause que
mon oncle s'adressa à la finoitière du coin.
Celle-'ci avait conservé une idée confuse du do^
maine qu'avait acheté Yernier. Elle nomma Isignjr
au lieu de Savignjr , ce qui fut cause encore que
mon oncle voyagea en Normandie , où il parcou-
rut tous les villages en i , d'où il revint à Paris ,
et de là à Passj^y Poissij Neuilli^ ChilU, bondi j
Suci , Baubigny , Ckei^ilii , Issi^ Grignly Bôissi,
GîÉij OentllU, et etifih Savigny, où il apprît ce
que je tous ai déjat dit.
' Il tiéét pàâ difficile dé trouver un huissier a Pa-
riai** aUâsi inoti oncle vint-îl chez nous en droite
ligne. Il ne paraissait pas aussi aisé de vivre pen-
dâùt Un an que durèrent ces recherches ; mais
comme le bièu dés conspiràteurà y des suspects ^
des rtiodèrêSj était devenu le patrimoine des pa-
triotes purs y mon oncle entrait dans toutes les
iilaisotis d'ap|)àrence , et lés propriétaires étaient
conspirateurs ou modérés , selon que leur table
était plus ou moins bonne , leur bourse plus ou
moins garnie.
Après lei premiers épanchemens , mon père,
qui û'était ni tanierHèury ni sabrèurj tii guilloti-
rieur f ni dénonciateur ^ ni voleur , lii même agio-
teur, et qui avait la plus forte envie d'éloigner de
chez lui^ le baudrier garni d'oreill^ , et le grand
hoïïime qui le portait , mon père se tnit aussitôt à
éôû secrétaire , et rédigea le compte des sommes
qu'il devait à mon oncle , avec les intérêts des in-
téîrêtà de trente ans. Le résultat de ce compte était
notre i^ulue absolue. Mon père J)ouvàit profiter du
dWit de prescriptioh ; il pouvait , au moins , rem-
bourset* en assignats , comme tant de fripons ;
niais il était resté pUr au milieu de la corruption
générale.
Pendant qu'il calculait , ma mère faisait ses ef-
4l2 MON ONCLE
forts pour dégoûter mon oncle dé son costume
et de son baudrier ; mais sa longue captivité l'a-
vait aigri ; les années avaient roidi son caractère ,
et il n'était plus possible de lui rien faire changer
à ce qu'il avait résolu. Ces oreilles étaient celles
des moines qu'il avait rencontrés , et autant il^ en
rencontrait, autant d'oreilles à bas. Il en av;|^t
fait le vœu , et corbleu , il se promettait de tenir
celui-là. Pour le costume, c'était celui des pa-
triotes par excellence. C'est à ce costume qu'il
devait l'amitié de Marat , de Robespierre , et de
tant d'autres qui lui prenaient familièrement la
main. « Mais , mon frère , vous croyez donc que
« ces gens-là vous aiment ? — Pas du tout. Ils n'ai-
(c ment personne; mais ils ont besoin de moi, et
« je les flatte , parce que j'ai besoin d'eux. C'est
ce cela , reprit mon père. En révolution , chacun
« travaille pour son compte , et brise ensuite l'in-
« strument dont il s'est servi. — J'entends bien
ce aussi ne travailler que pour moi , et sacrebleu ,
a OU ne me brisera point. — Je le désire , mon-
cc sieur. — Moi, j'en suis sûr. J'irai à la fortune
ce par un chemin où ces plats coquins-là ne me
<c suivront pas. — Et lequel , monsieur ? — Celui de
a l'honneur. Je suis toujours Thomas, et j'ai en-
ce core du courage et des bras. — Hé , monsieur ,
a pourquoi vous exposer de gaieté de cœur , pour^
« suivit mon père , en présentant son bordereau
« à mon oncle ? voilà plus qu'il ne vous faut ,
« pour vivre dans l'abondance. — Qu'est-ce que
THOMAS. 4l3
« c'est que cela ? — ^L'état des sommes que je vous
« dois. — A combien cela monte-t-il ? — A cin-
« quante-deux mille livres. — Et que te restera-
« t-il? — Rien. — Rien, £.... f» et Thomas déchire
le bordereau , et 'en jette les morceaux au nez
de mon père. « Apprends , beau - frère , qu'on
w peut couper les oreilles des moines , dévaliser
rc les Anglais , et laisser de quoi vivre à sa sœur
« et à son mari. Tu me donneras douze mille
« francs dans les vingt-quatre heures ; c'est plus
a qu'il ne me faut pour me faire tuer , ou gagner
« un million. Je t'abandonne le reste , et grand
« bien te fasse, m Mon père ne répondit rien.
Mon oncle l'entraîna chez un notaire , à qui , d'a-
bord , il fit peut aussi ; mais qui l'embrassa cor-
dialement , quand il eût démêlé l'ame de la fange
qui l'obstruait. L'acte de renonciation fut dressé
et signé aussitôt, à la grande satisfaction des
parties.
J'avais contracté , dès ma naissance , l'habitude
d'admirer Thomas. Ce désintéressement, mêlé
d'une sorte de grandeur burlesque , me subjugua
tout-à-fait. Peut-être l'extraordinaire a-t-il le droit
de plaire à la jeunesse; peut-être y avait-il entre
nous des rapports que l'éducation avait adoucis
en moi. Quoi qu'il en fut, je commençai à négli-
ger le palais , et je vouai , à mon oncle , un atta-
chement à toute épreuve , parce que je trouvais
un plaisir indicible à l'entendre , et que son lan-
gage héroïco-barbare m'inspirait , en m'échauffant
4l4 AfOIf ONCLE
la tpte, une ftort^ de mépm pour Je pgpi^r-
marqué.
Ainisi sont faits les hoipine^. On quitte une
feipme aiinablp poux^le premî^ minai3 chifE^nné
qui vovis trompa, et se mpque (iç vous; Un ^taS
paisible et sûr , pour h gloire , qu'an iji'abpTde
qu'à coups de ç^ppq ; ou réalisa une fprtuœ sof^
lide , et pn ^ ruine eu prétaut.sop argent à tren-
te-six pour cent par an ; ou dédaigne la maison
de ses pères, e( ou en sprt sans savoir si ou trou*^
vera un abri.
CHAPITRE IL
Je deviens aussi un piefU héros*
Mon oncle dînait che^ nous pour la dernière
fois. Il avait reçu son argent , et il partait le len-
demain. Lorsqu'il entra , mon père était à ses af-
faires y et ma mère à la cuisine. Thonias me par-
lait de ses grandes yues , avec cet enthousiasme
que donne le pressentiment des succès. £u Té-
coutaut y ma figure s'animait , mon sang bouillon-
nait , çt, dans un moment 4pn( je ne fus pas maî^
tre , je tirai sojj graud sâbrç. U cessa de parler,
me regarda fixement , et me tâta le ppuk.: « Tu
« es né pour la guerre , reprit-il , et non pour moi-
ce sir dans uu cabinet. ]J'es^tu pas bonteus: de te
« battre , à coups de plume , pour un peu de mau-
« vais papier , tandis qu'il ne faut qu'une campa-
THOMAS. 4lS
« gne pour t'enrîchir et te rendre fameux ? Il efit
(c temps de quitter les jupons de ta mère. Ënvote
« au diable Fécritoire et l'écriture , et prends*>mDi
« un sabre et une paire de pistolets : votlà ce qui
c< sied à un jeune homme. Mais une écritoire^
« corbleu ! une écritoire ! fi donc ! »
Cette ouverture était trop de mon goût pour
que je n'y répondisse p^s comme mon oncle le
désirait. Il fut arrêté , entre nxms , que je serais
aussi un grand homme ; qu'il me f(^*ait inscrire
sur son passa-port ; que j'irais le joindre à la dili-
gence ; que nous partirions ensemble, et que
nous aurions grand soin , pendant la journée , de
ne pas nous laisser pénétrer par mon père, qui
n'eut pas manqué de mettre obstacle à ma célé-
brité.
Quand je ne fus plus soutenu par la présence
de mon oncle, je sentis des remords. [J'allais
quitter, en fugitif, de bons parens, qui ne respi-
raient que pour moi; je les livrais à de conti^
nuelles inquiétudes; si «'étais tué, ce qui ne me
paraissait pas impossible, ils finiraient leur car-
rière dans la douleur et Fabandon. Mais aussi si
je me distinguais ^ si je parvenais aip^ premiers
grades , si ma réputation et mes richesses embel-
lissaient Lçurs derniers jours, combien ils s'ap-
plaudiraient que je ne les eusse pas consultés!
Cette considération Fem porta sur les autres , et
cela devait être : elle s'apcordait avec mon pen-
chant. Je passai une partie de la nuit à écrire, à
4l6 MOV ONCLE
mon père , une lettre bien tendre , bien respec-
tueuse , que je laissai sur ma table , et je m'amu-
sai à bâtir des châteaux en Espagne jusqu'au le-
ver du soleil, dont mon impatience hâtait le
retour.
Je me levai; je sortis sans bruit. Je joignis mon
oncle à l'heure indiquée , et nous montâmes dans
la diligence. Nos compagnons de route regar-
daient Thomas avec un étonnement mêlé de ter-
reur ; personne ne parlait. Thomas seul faisait les
frais de la conversation. Il interrogeait tout le
monde d'un ton tranchant ; on ne lui répondait
que oui ou non , prononcé d'un air de déférence.
Il se jetait ensuite dans la politique; il débitait,
là-dessus , toutes les billevesées qui lui passaient
par la tête , et plus il disait d'extravagances , plus
on lui témoignait d'égards: on le prenait pour
un agent du gouvernement.
Nous arrivâmes à Calais le troisième jour , et
nous nous établîmes chez monsieur Meurice , qui
tient une auberge très-joiie , très-propre , qui est
plein de complaisance pour les voyageurs, qui
les sert bien , et ne les rançonne pas.
Comme , pendant la guerre , personne , à Calais ,
n'a rien à faire , pas même du hareng , on s'y
promène sur une grande place, où on gobe, à la
fois , les nouvelles et les trente-deux airs de vent.
L'arrivée de mon oncle, dont les goutteux du
pays se rappelaient les premières aventures , fit
sur cette place autant de bruit que la bise , et les
j
THOMAS. 4^7
armateurs , les coDstracteurs, les matelots et les
cyrieux vinrent en foule nous faire des proposi-
tions. Mon oncle leur répondit qu^il savait arran-
ger ses affaires lui-même , et qu'il les priait de le
laisser tranquille.
Dès raprès-<diner , il s'occupa de sou armement.
Il me mena sur le port. Pendant que j'admirais
la mer , que je voyais pour la première fois; que
je faisais, sur l'instabilité de l'onde, des réflexions
que je me gardais bien de communiquer à mon
oncle , il courait partout , et examinait tout, depuis
le long-pont jusqu'à la portelette. « J'ai notre af-
<< faire , me dit-il. i> C'était ime longue barque,
mince, légèrp , titillée pour la course , et danê la-
quelle soi:(aqte hommes pouvaient tenir debout
et serrés. Mou oncle parla, marchanda, jura-,
acheta et paya la barque. Il y fit mettre un. mât ,
une voile et des avirons , et il pensa à faire son
équipage.
Comme une dévote est. difficile sur le choix
d'un directeur ; une prude, sur celui d'un amant ;
un petit-maître, sur celui d'un tailleur; un protégé,
sur celui d'une place ; un agioteur , sur le poids des
louis ; tel mou oncle observait , scrutait , éplu-
chait, les. su jets qu'il se proposait d'associer à sa
gloire. Il courait les cabarets avec un sac de laioo
francs dans son chapeau ; il faisait boire , il don-
nait de l'argent , il enrôlait ceux qui lui conve-
naient, et il n'enrôlait que des jeunes gens., Il
ne voulait pas d'hommes mariés , parce qu'il pré-
IV. 27
^iH MON ONCLE
le^idmt quotise bat mal quand on pensé à sa
i'^qfiHie et à 668 eti£ans \ et je orois qu'il àVàit rai-
sou. Il refusait encore les jeunes gens qui avaient
qiielqde * aisance , patce que raisânce, disait-il,
fait tenir à la vie , et qu'au contraire, un gueux ,
à *qui elle est à charge , l'expo^ volontiers , et il
avait encore rai$on.
' .' Avec sa façon dé voir, il n'avait trouvé que
vingt hommes ^ * et cela ne suffisait point ; mais ,
avec son génie inventif , il se mit bientôt au com-
plet. Il embaucha quarante soldats des plus braves
de la garnison , à qui il persuada que le suivre ce
n'était pas déserter :. en effet , servir sur terre ,
setvir sur mer, c'est toujours servir. Cependant ,
comme les chefs auraient fort bien pu n'être pas de
cet avis , on prit une petite précaution pour trom-
per leur vigilance. On convint , que le jour du dé-
part, ces soldats sortiraient de la ville, sous le
prétexte d'aller manger del cren bouli (t) , au
petit Courgain ; qu'ils fileraient de là vers le ri-
vage de la mer , où on les prendrait à bord.
Il fut question ensuite de trouver un capitaine
qui voulût bien se borner à commander la ma-
nœuvre , pendant que mon oncle dirigerait les
opérations. Chacun a son petit amour- propre ,
et aucun des capitaines de Calais ne voulait ser-
» (i) Excelkni laitage qu'on ne sait préparer qu'à Calais. On
ei^ vient manger de Londres, de Pétersbourg et de Pékin.
'THOMAS. /|ig
Vir en sous - ordre. M. Menrioe , toujours' obli-
geant^ nous. tira d'embarras. Il nous amena un
certain. MiailrDuboc , qui n'était pas capitaine ,
qui n'était pa&noin plus simple matelot, qui savait
le usiétier à fond , qui était brave , qui buvait sec ,
qui psiraissait digne , à tous égards , de seconder
mon oncle , el qui consentit à n'être que l'instru-
ment de sa gloire , moyennant vingt louis comp-
' tant , et quatre parts de matelot dans les prises.
Il ne restait plus qu'à s'occuper des munitions
dé guerre et de bouche , et ces deux articles fu-
rent bientôt réglés. Comme on trouve à bord dés
vaisseaux anglais , des canons , des fusils , de la
poudre , des boulets et des balles , mon oncle ju-
gea inutile de se munir de tout cela. Soixante
^o^ts de fleurets bien affîlés^ et de vingt pouces
de langueur^, monJtés de manches de bois/compo-
sèrent tout notre arsenal. Comme les vaisseaux
anglais sont. encore abondamment pourvus de vi-
vres , les emplettes , en ce genre , se bornèrent à
un baril d'eau-dcrvie de soixante pintes, et à un
sac de soixante livres de biscuit. Le bâtiment de
mon oncle, tout équipé et prêt à meUre eu mer
lui revenait à quatre, mille francs. . .
On commença par rire beaucovtp, à Calais, de
ces. préparatifs, et quand on fut las.de rire, oii
finit par murmurer. Les gens qui ont la manie
de se mêler, de tout, représentèrent au comman-
dant de la place qu'il était de son devoir- d'em-
pêcher la jeunesse calésienne de suivre un fôu à
27.
4aO MOif OHCLE
la boucherie. Bienlot toute. la ville ût chorus, k
Texception de;3 vingt jeunes gens y que mon oncle
tenait toujours entre deux vins ou entre deux
bières j et qui ne .doutaient de rien.
Cependant le citoyen commandant se crut
obligé de céder à ces clameurs générales , et il
vint voir mon oncle. Ce n'est pas qu'il s'embar-
rassât beaucoup de ce que deviendrait cette bril-
lante jeunesse ; mais on est bien aise de com-
plaire à ses concitoyens. Aux premiers mots du
commandant , mon oncle tira , d'une moitié de
mouchoir bleu, un papier , dont il n'avait pas en-
core parlé. « Tiens , frère et ami , dit-il à l'ofii-.
ce cier , voilà de quoi te casser le nez. » C'était uu
ordre en bonne forme , à toutes les autorité^ ci-
viles et militaires, de laisser le citoyen Thomas ^
sans-culotte éprouvé, maître absolu de diriger
s^s entreprises contre les ennemis de l'État, et de
lui fournir, à sa première réquisition , les secours
de tout genre dont il aurait besoin, et ce, à
peine.de destitution pour les contre venans , et
signé Robespierre.
Mon oncle ne s'était pas fait lire ce papier , et
il n'en connaissait le contenu qu'en général. Le
commandant avait prétendu le mener, et ce fut
lui qui mena le commandant. Il me fit écrire les
noms des quarante soldats que nous avions, em--
bauchés , et il requit qu'ils lui fussent envoyés à
l'instant. L'officier salua profondément le protégé
du citoyen Robespierre , et sortit. Un quart-
THOMAS. 4^^
d'heure après , les quarante braves entrèrent.
Thomas les établit à discrétion chez monsieur
Meurice, et il ne fut plus question de dren bouk\
Je"* n'aurais pas été fâché que le commandant
fût parvenu à déjouer les projets de mon oncle. Il
me paraissait difficile, autant que dangereux, d'at-
taquer'et de prendre des vaisseaux avec dès bouts
de fleuret. Je crois même que je n'ain-ais JDas été
fâché de rester à terre tout-à-fâit : l'approche du
moment critique avait singulièrement affaibli ma
passion pour la gloire. Mais , comment déclarer
cela à mon oncle ! Le neveu de Thomas avoir
peur ! Il était homme à me faire sauter la tête
d'un coup dé pistolet, et j'aimai autant courir le
risque de le recevoir de la^main d'un Anglais.
Depuis huit jours que nous étions à Calais,
mon oncle allait régulièrement, matin et soir,
examiner , du rempart , les bâtimens anglais qui
croisaient à la rade, pour enlever, au passage,
deux pauvres corsaires qu'on équipait dans le
port. Jusque alors , il n'avait découvert , avec sa
longue-vue, que quelques cutters ,' quelques sloops
de dix à douze canons^ et il retournait à son au-
berge avec humeur. Ce jour-là ,* c'était tin ven-
dredi matin , les bâtimens légers étaient disparus ,
et remplacés par une frégate de trente canons.
Mon oncle fit un saut , se frotta les mains , m'em-
brassa , et me passa sa lunette : a Hé bien ! qu'en
« dis-tu? — Superbe vaisseau , mon oncle! — Il
a est à nous. Allons, abord. »
42a MON ONCLE
Je tremblais de tous mes meinbres'. Heureuse-
ment la joie très-active de Tidûmas ne lui permit
pas de s'en apercevoir. Il court, il requiert lé
tambour du poste du Havre de le suivre ; il 'par-
court les rues au son de la caisse , et ordonne, «à
ses enrôlés, de se rassembler à l'instant chez
M. Meurice. Il ouvre le garde -manger; il porte
sur la table de la cuisine un pâté d'Amiens , une
dinde de Péngueux, un quartier de veau rôti, et
un fromage de HpllandCb II tire de la broche un
gigot et six poulets ; de dessus les fourneaux , un
haricot de mouton et douze pigeons en compote.
Il fait monter, de la cave', une feuillette de Bor-
deaux eC un panier de cinquante bouteilles de
Champagne. On met le couteau dans les viandes;
on dressa la feuillette ; on la défonce ; on y puise
à plein verre ; on fait sauter les bouchons d0
Champagne; on fait sauter les bouteilles vides;
on attaque les pleines; on boit, on mange tout
en riant, en chantant, en jurant, en gambadant.
Pour le dessert , Thomas fait apporter un chau-
dron , dans lequel il verse vingt pintes d'eau-de-
vie; il y mêle deux livres de poudre à canon,
qu'il délaie avec ses mains noires et décharnées.
On avale ce breuvage infernal , on s'en barbouille
la figure aux cris de viue la république ! les têtes
se vulcanisent; mon oncle saisit le moment, il
paie , prend le reste de son argent , et on part
bras dessus, bras dessous, pour aller soutenir
l'honneur du pavillon finançais.
THOMAS. 4^3
J'avais rôJliaFqué, a^eb étoimement^ que tuoii
oncle ne buvait pas, on qu'il buvait peu. Jere*--
Toarquài, avec plus . d*étonnemcat encco'e^ «qu'il
p^aissait calme et réfléchi. Je jugeai dès lors
qu'ii avait lès quâlitqs uécessafires pour bien eoai»
mander. Pour moi , qui avais senti le besoin de
me vulcaniser eomme les autres, je m'étais donhé
le cQup de toupet ^ et je me -crus digne alors de
marcher sur les traces du grand homme.
Fanckon- la ^Poussière f la femme du port la
plus laide . et la plus connue , nous suivait e»
tournant ses petits yeux et en disant danser ses
grosses mamelles : a Hé , mé Diu , monsieur Tho-
« mas , où qu'ous allez ? — Guerroyer, f... -— »
« Est-ce qu ous ne yoyea pon c'te frégate ? -«- Je
c< vais la prendre. — S'embarquer un vkiderdi I
« — Je m'en £...-:- Ous serez coulé bas, monsieur
ce Thomas. — Je m'en f... laisse -moi tranquille,
« et va au diable. » ? . -
Nous, descendons, dans notre barque, la voile
est tendue, les rames secondent le vent., nous
sortons du port à la vue des habitans étonnés ,
qui, de la jetée, nous disent le dernier adieu.
Nous étions 4ebout, pressés , pouvant à peine
résister au roulis , et portant chacun notre fleuret
à la ceinture. Mimi-Duboc tenait la barre dû
gouvernail ; mon oncle était à l'avant , presque
nu^ le corps et la figure couverts de poil, la télé
chargée d'un éporme bonnet > de peau d'ourson ,
l'air terrible, et le porte-voix à la main.
4'^4 MOir ONCLE
' Qtiaiul nous eànies dépassé le Fort -Rouge,
ThoQuis fitcarguer laToile, et donna i'ordre. « On
ce va nous héier.de le frégate, je répondrai. Nous
«c essutérons/le feu des batteries de bas^bord ; on
ne nous manquera. Pendant qu'on rechargera,- ou
oc que ta frégate vir^a; pour nous envoyer^a vo*
<t lée de tribord,, nous aborderons, nous entre-
ce rons par les sabords; vous poignarderez tout,
ff Mon neveu, Duboc et inoi, nous courrons à la
ce sainte-barbe, et nous verrons après. Allons, f... ,
<K hisse la voile, et en avant. En avant ! répé-
« tâmes-nous tous à la f^s. » £t au bout d'un
quart -d'heure, nous nous trouvâmes à la portée
du cahoir.
Les Anglais avaient braqué leurs lunettes siu*
nous^ et nous baissaient approcher. Il y avait si
peu d'apparence que soixante hommes , sans ar-
mes , « osassent attaquer un bâtiment de cette
force , que , peut - être , ils nous prirent d'abbrd
pour une barque de cartel. Cependant ils étaient
sur. leurs gardes, et nous apercevions distincte-
ment les canonniers à leurs pièces, fn Qui vweî
c< nous crie un officier anglais. />a/2ce/ répond
c< Thomas , d'une voix de Stentor. — Que voulez-
« vous ? — Vous prendre. » A l'instant , la volée
de bas^bord part, et ne nous manque pas, comme
se l'était persuadé mon oncle. Le mât , la voile ,
et une partie de l'avant soiit* emportés ; neuf
hommes coupés en deux, et un boulet de sept
nous a percés à Teau. « A bord, Duboc, à bord
THOMA9. 4^^
te de TAuglais», criait mon oacle, et il bouchait
le trou du i^ioulet avec une jambe qui se trouva
sous sa main , et nous jetions les morts à la mer ,
et nous ; vidions l'eau avec nos bonnets.
La frégate était en panne ^ elle avait peu de
voiles ictebors^ la manoeuvre n'était pas facile. Ce-
pendant nous avancions à force de rames ^ et elle
voulut virer de bord, pour faire feu de ses autres
batteries. Duboc fit la même manœuvre , et se
tint constamment à bas -bord de Tenneipi. Ses
cànonniers rechargeaient à la hâte , mais nous
étions déjà à demi-portée du pistolet. Nous es-
suyâmes encore une décharge de mbusqueterie ,
qui nous tua trois hommes , et en blessa six légè-
rement. Nous nous trouvâmes alors sous la courbe
du vaisseau, par conséquent hors d'atteinte, et
nous sautâmes à l'abordage. Thomas entra le
premier par un sabord , et reçut un coujp de hache
d'armes, qui lui abattit le nez et la moitié d'une
joue : il n'en fut que plus terrible. Il renversait
tout avec son poignard ; Duboc faisait des mer-
veilles , et, tout en jouant de mon fleuret, je les
suivais de très-près , car je ne savais pas où était
la sainte-barbe.
Elle était gardée par quatre hommes, qui n'a-
vaient, selon l'usage, qu'un sabre à la main. Ils
demandèrent la. vie. Le sang de Thomas coulait;
il les poignarda tous les quatre. Nos gens avaient
balayé les entreponts , et il se crut maître du vais-
seau : il était loin de son compte. On n'avait tué
4^6 MOir ONCLE
que les canonniers , quelques cbaspenliérs , le
cuisiaier et le chirurgien , car on tuait tout« oe
qui 36 présentait. Il restait sur le pont, et dans
les manœuvres , cent cinquante homoies au moins*
Us avaient f«rraé les écoutilles sur nous , et pa-
raissaient se disposer à £aiire voile pour l'Angle-
terre. Nous nous trouvions prisonniers sous les
ponts, au sein même de -la victoire. Thomas,
enragé. de ce contre-temps, cria au capitaine an-
glais qu'il voulait parlementer. On. parlementai
comme on le peut , à travers iles planches de trois
pouces, ic Apprends , chien d'anglais y dit mon
« oncle , que des gens comme nous ne se laissent
a pas mener en prison. Je te donne cinq minutes
« pour ibettre bas les armes. Si tu refuses, je
« mets le feu aux poudres, et nous sautons tous
« ensemble. » L'Anglais, aussi brave que mon
oncle , lui cria, à son tour, qu'il s'en f...tait.
Thdma^ , exaspéré par cette réponse , enfonça , à
coups de hache , la porte de la sainte-barbe , dé*
fonça un baril de poudre , et courut prendre une
mèche aux batteries.
Notre héroïsme , à nous subalternes , n'était pas
tout-à-fait si vigoureux que le sien. Nous trou-r
vions qu'il n'y avait pas de comparaison entre les
désagrémens de la prison et les inconvéniens du
saut qu'il voulait nous faire faire. Moi , je n'osais
rien dire; mais nos^gens se jetèrent sur lui, lui
arrachèrent la mèche, et l'un d'eux fat la jeter
à l'extrémité de l'entrepont. Thomas né se con-
THOMAS. 4^7
naissait plus; il les traita de lâches, et tomba silf
eux \à grands coups de fleuret. Il en avait tué
deux V et coiitinuait de manière à pouvoir, dans
peu de momens , sauter en liberté. On le saisit ,
on le désarma , et on le lia fortement à la tige du
grand mât. J'avais Fair de le défendre , et )e recom-
mandais tout bas , à nos gens , de bien serrer les
nœuds : je me entais , -pour le saut , une aver-
sion: de tous lés diables. A présent que je pense,
de sang froid , à la fureur de mon oncle , je Are
conçois point, comment elle ne l'a pas suffoqué ,
ou comment ses. blasphèmes n'ont pas fait abîmer
le vaisseau.
La confusion, le bruit, inséparable de pareils
évènemens , n'avaient pas permis d'entendre les
cris de quelques malheureux renfermés dans la
cale. Duboç crut, le premier, distinguer quelques
mots; il prêta l'oreille. On luii parla français, et
il ouvrit aussitôt. C'était quinze de nos compa-
triotes qui avaient entendu la contestation de mon
oncle avec son équipage , et que la peur de sauter
avait rendus blêmes , comme des clercs au sortir
du carême. .
Us nous racontèrent qu'ils étaient partis du
Havre , avec soixante-trois mille livres écus , pour
aller prendre, à Hambourg, un chargement en
blé. C'était dans le bon temps où on nous ôàs-
trihuzit ^ patriotiquement y deux onces de pain de
fèves ou de chenevis par jour , qu'il fallait atten-
dre, à la porte du boulanger , depuis onze heures'
4^8 MOBT OirCLE
du soir jasqn'à sept heures du matin : c'était de
l'ordare bien achetée» Le farinier du Havre ayatt
été pris la veille par la frégate; les Ânghiis avaient
fait passer,' à leur bord, les hommes et les espèces,
et avaient coulé le bâtiment , qui n'était bon qu'à
les embarrasiier dans leur croisière. À la vérité,
les négocians du Havre auraient pu ne pas ha-
sarder leur métal, et prendre des lettres de change
sur Hambourg; mais comment faire connaître
aux espions du citoyen Robespierre, qu'on avait
soixante - trois mille livres écm , sans s'exposer à
perdre soixante - troismille têtes, si on les avait
eues?
Pendaût qu'ils nous faisaient ce récit, qui ne
nous mtéressaît «guère, un autre incident renou-
vela mes terreurs. On avait jeté, sans réflexion, la
mèche qu'oit avait ôtée à mon onde , sur les fa-
gots souffres qu'on lance allumés dans les ma-
nœuvres de l'enùemi , pour faciliter les abordages.
Une fumée épaise, et jaune, remplit tout à coup
l'entrepont, et la flamme se manifesta à la proue
du bâtiment. Il était facile encore de l'éteindre ;
mais il fallait de l'eau, et comment en puiser
sans se mettre à découvert, et recevoir, d'en haut,
des coups de fusil à bout portant? Nous étions
tous dans la désolation , et je viis Thomas sourire.
- Nous délibérions en désordre , et ùnè autre
scène se jouait sur le pont. Dès que les Anglais
se virent enveloppés par la ftimée , qui sortait des
$abords , ils ne doutèrent plus que mon oncle
THOMAS. 4^()
n'eût ^exécuté, en partie, la Boenace qu'il leur
avait faite* Ils n'atiuai^it pas la grillade plus que
nom ; ils frânirent à leur tour , et sommèrent ,
brusquement, leur capitaine de se rendre. Le mon-
sieur s'entêta aussi, et on fit en haut ce que nous
avions fait en bas : on lia le capitaine anglais , on
ouvrit les écoutilles , et on nous cria qu on se
rendait. «
Nous étioGES bien surs que mon oncle, que le
hasard rendait vainqueur , ne penserait plus à
faire le saut périlleux.
On le détacha avec des marques de respect ,
et on lui demanda pardon d'avoir voulu le sauver
malgré lui. Il avait a^tre chose à &ire que de ré-
pondre à des complimens. Il ordonna aux An-
glais de descendre l'un après l'autre, et de dé-
poser leurs fusils à ses pieds. A mesure qu'ils
obéissaient , nos gens s'armaient. Duboc faisait
prendre aux prisonniers des sceaux et des màps.
En cinq minutes , il ne reste plus de traces de
feu, et les Anglais allèrent dans la cale remplacer
ceux que nous avions délivrés; un clou chasse
Vautre. Ce fut alors que, passant de l'extrême
inquiétude à l'excès de la joie , nous montâmes
sur ce pont, où nous ne devions paraître que
pour y. recevoir de§ fers.
Le premier soin de mon oncle fut de couper
les cordes qui retenaient le capitaine anglais. Il
lui serra la m^in, et lui fil; prendre un verre de
rhum : « Tu es un homme , toi , et j'aime les bra-
430 MON ONGLE
tf ves gens. Prends ta . chaloupe , quatre ^e tes
*c matelot^ , et retourne en Angleterre. J'espère
« que nous nous rencontrerbâs quelque jour /à
ce forces égales , et , sacrédieu , nous aurons le
a plaisir de brûler quelques anoorces ensemble. »
Après le départ du capitaine, Duboc mit le
c^p sur. Calais. Nous en étions éloignés, de deux
lieues au moins , et nous ne restions plu»que trente-
neuf eu état d'agir. Les quinze que nous avions
délivrés, faisaient un total de cinquante -quatre
hommes. Il en fallait cent vingt, au moins, pour
le seul service des batteries, et nous avions plus
de cent prisonniers à garder. Mon^ oncle sentit
bien que ce n'était pas le moment de faire le
gentil, et il fit laisser le pavillon britannique,
pour ne pas attirer sur nous les croiseurs anglais
qui étaient dans la Manche. S'il aimait à se battre ,
il aimait bien autant à garder ce qu'il avait pris.
. Pendant que nous marchions , à pleines voiles ,
Thomas fit apporter*, sur le pont^ la caisse aux
soixante-trois* mille livres, pour éviter, disait-il,
l'entremise du juge de paix. En effet ,• les vingt-
quatre heures n'étaient pas révolues , depuis que
le vaisseau Normand avait été pris par la frégate ,
et les premiers propriétaires étaient fondés à ré-
clamer leurs fonds. J'en fis l'observation ^ moi
homme de loi, et, pour prévenir toutes diffi-
cultés , il fut résolu qu'en arrivant à Calais , j'é-
crirais au nom de mon oncle, au citoyen^ Robes-
pierre, que des gens qui ne savent pas manger
THOMAS. 43l
du pain de fèves et de chenevis , sont infaillible-
ment des aristocrates, et que leur argent était
partagé entre les bons sans-culottes qui l'avaient
repris aux Anglais.
En conséquence, chaque hqmme reçut comp-
tant quinze cents francs en belles espèces son-
nantes. Duboc en palpa six mille; et moi, en
qualité d'écrivain et de conseil privé du capitaine,
les trois mille qui testaient. Nos quinze Nor-
mands , qui ne s'étaient point battus , eurent ,
pont leur part , la permission de se faire tuer
avec nous à la première occasion , et mon oncle,
d'un désintéressement tout particulier, se con-
tenta , pour la sienne , de la frégate toute équi-
pée, et pourvue de vivres pour trois mois : ce .
qui ne valait guère que cinq cent mille livres.
On murmura un peu ; mais il répondit que son
vaisseau serait toujours ouvert aux braves qui
voudraient voguer, avec lui, à la fortune, et il
proposa de se brûler la cervelle , sur l'heure , avec
ceux à qui ses arrangemens ne conviendraient
pas. Un matelot , un soldat , qui gagne quinze
cents livres en deux heures, n'y regarde pas d^
si près. Tout le monde se tut, et nous mouillâmes
sous le canon du Fort-Rouge, le pavillon anglais
renversé , et le tricolor flottant glorieusement à
la vue du port. La jetée était couverte de ces
mêmes habitans qui, quatre heures avant, nous
traitaient d'insensés. Les chapeaux étaient en
l'air ; on nous saluait ; on nous tendait les bras :
43a MOIf ONGLE
voiljà les hommes ! toujours tomrnéfi au soleil
levant. •
CHAPITRE m.
Grandes tentatii^es.
•
Duboc fit les signaux d'usage pour faire arriver
les lamaneurs. Mon oncle mit ses prisonniers
dans les barques ; il y descendit avec moi , et l'é-
lite de son monde ; il ne laissa , pour veiller sur
le bâtiment, que Duboc et les quinze matelots,
qui , n'ayant rien partagé , auraient pu jaser, sur
l'irrégularité de la confiscation et du partage.
Nous fîmes notre entrée triomphante aux accla-
mations générales. Fanchon -la -Poussière nous
embrassa, monsieur Meurice nous embrassa, de
jolies dames même nous embrassèrent ; c'était à
qui nous embrasserait. Nous reçûmes les félicita:
tions des autorités constituées, de la garnison,
des affiliés aux jacobins, et des comédiens, ou
soi-disant tels , les unes en prose , les autres en
mauvais vers. Le juge de paix témoigna quelque
envie d'aller inventoriser notre prise. Mon oncle
lui dit sèchement qu'il ne lui croyait pas le pied
marirf; qu'il pourrait tomber à l'eau, et qu'il lui
conseillait dé renoncer à la fantaisie de faire le
juge en pleirfe mer. L'homme de plume se tint
pour bien averti.
En réjouissance de sa victoire , Thomas or*
\
T HO M à s. 433
donna les apprêts d'une fête magnifique. Deux
cents couverts sur la place , servis par monsieur
Meurîce ; un amphithéâtre pour un orchestre
conduit par monsieur Senlis ; un bal , non paré y
dirigé par monsieur Ventrouillac ; tout te monde
admis, indistinctement, à sauter sur le pavé, à
boire et à manger une partie des huit mille livres
que mon oncle portait dans sa ceinture , et si nos
convives ne furent pas composés de la meilleure
compagnie de Calais, c'était au moins la plus
sautante et la mieux mangeante. Il en coûta mille
écus à mon oncle ; mais cette prodigalité appa-*
rente favorisait dé vastes projets , dont il s'occu-
pait déjà , et , le soir même , il enrôla cinqpaiate
soldats et vingt-deux matelots, dont les soeurs et
les maîtresses se seraient, je crois, enrôlées aussi;
mais Thomas n'était pas amateur.
Le lendemain il fit imprimer, par monsieur
Mauri, des affiches dont il me dicta la minute
dans son style ordinaire, et dont il m'ordonna
d'aller tapisser les murs de Dunkerque et de
Boulogne. C'était une invitation à la belle. jeu-
nesse de se joindre dm fameux Thomas, exter-
minateur des AngUiis et des moines. Tel fut le
titre qu'il prit dès lors, et que la postérité, tou-
jours juste, lui conservera sans doute.
Sa grande réputation, ses écus lâchés à propos,
et l'espoir d'une fortune brillante, me procurè-
rent beaucoup plus de monde que je n'en voulais.
Fidèle aux instructions de mon oncle, je ne pris
IF. d8
434 MON ONGLE
que âes:h6ibmes éprouvés, célibataires /et .dans
la misère jusqu'aux, oreilles.' En moins de dix
jours 9 nous eûmes une collection précieuse, des
plus grands vauriens du pays y composée de cent
matelots, de cent cinquante canonniers de terre
ou de marine, et de cent cinquante fusiliers.
C'était beaucoup trop pour une frégate de trente
canons ; mais mon oncle avait une façon de com-
battre qui éclaircissait diablement les rangs. . .
Pendant que je lui organisais une armée , il
s'occupait des moyens de la faire exister, et de
la vêtir à peu de frais. Comme il n'avait plus
d'argent, il mit en réquisition les lits, les garde-
mangers' et les caves des meilleures .maisons,
parce qu'il voulait que ses hommes fussent bien.
Comme ils étaient déguenillés, il mit en réquisi-
tion tous les draps qui se trouvèrent dans la viUe.
Il requit tous les manchons et toutes les peaux
de mademoiselle Lecat , pour faire des bonnets ;
toutes les toiles de monsieur BruUé, pour faire
des chemises , et tous les cuirs de monsieur Du-
puis , pour faire des souliers. Comme le citoyen
Robespierre avait persuadé à ses égaux qu'ils
étaient 'trop heureux de donner ce qu'ils avaient ,
et ce qu'ils n'avaient pas , à ceux qui se battaient
pour lui , les réquisitions de mon oncle n'éprou-
vc^rent pas la moindre contradiction.
Mais, comme il li'ya que deux marchands de
drap à Calais , et qu'ils ne . sont pas infiniàient
fournis , mon oncle fut obligé de donner , à ses
. THOMAS. 435
différens corps, des uniformes diflPérens. Il mit ses
canonniers en blanc , ses matelots en rose , et ses
fusiliers en citron. Pour lui, il se fit habiller d une
carmagnole noire complète , parsemée de têtes de
molt blanches, et d'os en sautoir ; avec cela, une
moustache qui prenait des bajoues et qui mon-
tait jusqu'à l'œil ; un large emplâtre noir qui lui
couvrait le nez et l'autre moitié de la figure, et
il ne ressemblait pas mal au devant d'autel d'une
messe de requiem.
Pendant que les tailleurs , les cordonniers , les
fourreurs , les lingères travaillaient pour le grand
réquisiteur y monsieur Lavaquerie lui faisait, à
coups de hache, une figure de la liberté, qui lui
ressemblait parfaitement, car la liberté d'alors
•n'était pas belle ,*et une jolie , mais très-jolie mar-
chande de modes lui brodait, sur un superbe
pavillon. Égalité ^ Fraternité ^ en caractères de
quatorze pouces. Elle avait senti quelque répu-
gnance à travailler pour mon oncle; mais elle
s'était bien gardée d'en rien laisser paraître , parce
qu'elle craignait qu'après avoir requis son taffetas,
il ne la mît elle-même en réquisition , et franche-
ment, en sa place, je n'y aurais pas manqué.
Quand tout fut prêt , mon oncle me fit écrire
et porter , à tous ses fournisseurs , des bons paya-
bles par le receveur du district , qui paya ou ne
paya point. Il assembla sa troupe en grand cos-
tume ; il lui fit une harangue , dans laquelle il
s'embrouilla , et où personne ne comprit rien , ni
28.
436 Mow t)ircLE
lui non plus ; mais sa péroraison fit un effet du
diable. Il gesticula, il hurla, il fit tournoyer son
sabre sur sa tête , et il répéta trente on quarante
fois la kirielle de ses gros jurons, qui valaient
mieux que les meilleures phrases. On se mit en
marche ; on défila devant les habitans , enchantés ,
malgré leur patriotisme , d'être débarrassés de
nous et de nos réquisitions ; on prit le pavillon
chez mademoiselle Roubier , qui le présenta d'une
main timide. Pour n'être pas requise , elle était
restée en bonnet de nuit , et n'en était pas moins
jolie.
On enleva tous les rubans qui se trouvèrent
chez madame Hede ; on eh chamarra la statue de
la liberté ; on la porta , en chantant la Marseil-
laise , à bord d'une chaloupe ; l'armée s'embarqua
dans vingt autres, et oh vogua vers la &égate.
•Les charpentiers détachèrent et jetèrent à l'eau
une Diane fort bien faite , et on jucha en sa ptsce
la Liberté , qui, dès ce moment, dontia son nom
à la frégate.
Ceux qui nous avaient amenés, marquèrent la
plus grande envie de faire , à bord , l'inauguration
de la nouvelle sainte ; mais mon oncle ne con-
naissait phis les gens dont il n'avait plus besoin :
il fit déployer les voiles , et renvoya lés Calaisiens
à Calais.
Un enragé , qui en commande cinq cents j a des
précautions à prendre , si to^tefois il en est de
rassurantes contre de pareils hommes. Mon oncle
THOMAS. 4^7
fit ce qu'il put pour .assuriçr l'inyiolabilité de sa*
peraoune et l'exactitude du service. Il procéda,
d'abord, aux promotions.
«( If ous sommes tous libres et égaux; mais
«vous m'obéirez, dit -il, parce que je le veux
a ainsi. » Il se nomma donc général des troupes
fHrésentes et à venir.; il nomma Duboc amiral
des vaisseaux pris et à prendre, et moi, agent
général de plume de la flatte et de l'armée de
teire. Ges premières nominations passèrent sans
difficulté. Mon oncle voulut nommer SLUSsi lea
officiers subalternes ; l'équipage jeta les hauts
cris , et prétendit , à l'instar des troupes de U
république , choisir ses capitaines , ses lieutenans ,
ses sergens et ses caporaux. Tout ne va pas tour
jours au gré d'un commandant, et le plus opi^.
niàtre^ quand il est seul de son avis, est obligé
de céder. Mon oncle céda donc, et l'équipage fit
des choix assez mauvais , selon l'usage ; mais
Thomas trouva, sur-le-champ, un moyen qui re-
médiait à cela. Voyez l'article 3 du règlement
qui suit.
Les officiers reçus, les escouades formées, et
les postes assignés , le serment d'obéissance , le
serment de vaincre .ou mourir , le seripent de nq
rien détourner du butin , tous les sermens possi-
bles qui ne coûtent rien à des brigands, et que^
parfois , les gens timides prêtent assez facile-
ment , furent proférés à haute, et intelligible vpix,^
et on s'occupa de la confection d'un règlement
438 MOU ONCLE
eu vingt articles y que j'écrivais sur le bas du
beaupré, à mesure que le génie créateur de mon
oncle les enfantait. Les voici tels qu'ils sortirent
de son cerveau, à quelques mots près, que je
jugeai convenable de rectifier.
i^ Le général Thomas a 'seul le droit d'ima-
giner et d'ordonner les expéditions.
a^ Le conseil de guerre, composé de l'amiral,
de l'agent de plume et des capitaines, a le droit
de représentation ; mais le général Thomas n'en
fera toujours qu'à sa tête.
3^ Le général cassera les officiers qui feront
mal leur devoir, et il nommera à leur place*
4^ Quiconque refusera d'obéir, ou portera la
main sur un de ses supérieurs, sera fusillé aus-
sitôt. Hors le service, les injures sont tolérées.
5* Quiconque , au cri de branlebas, ne se ren-
dra pas à son poste, sera fusillé.
6** Quiconque reculera au feu , ou à l'arme
blanche, sera abandonné sur la prochaine côte,
avec un jupon au derrière et une quenouille au
côté.
7® Mais comme la loi doit également 'récom-
penser et punir, celui qui sautera le premier à
l'abordage, aura double part.
8® Celui qui arrachera le pavillon ennemi , aura
triple part.
9^ Celui qui tuera le commandant ennemi ,
aura quadruple part.
lo^ L'amiralr aura le cinquantième net dans
toutes les prises.
TKOMkS, 4^9
11° L'agent. de plume aura le. centième.
12** Le. général. ne veut rien pour lui; mais il
prélèvera ce qu'il jugera nécessaire à Tentretién
des vaisseaux et aux frais dies entreprise^.
Pour Texécution des six précédens articles , le
butin sera fidèlement déposé , par chacun , au pied
du grand mât.
1 3^ Les blessés curables seront soignés et. trai-
tés aux frais de. l'équipage. Les blessés à mort,
seront jetés à l'eau.
i4^ Et, comme il est dû une indemnité aux
estropiés^ on recevra ^ savoir : pour deux jambes
emportées, mille écus.
1 5® Pour les deux bras , six mille francs.
1 6° Pour la tête, rien.
17® Quand les prisonniers seront en trop grand
nombre ^ et le vaisseau trop loin des côtes , ils
seront décimés, et sur dix on en jettera neuf à
la mer.
.. 18° Il faut penser à tout. Quand, parmi les
prisonniers , il se trouvera une femme qui con-
viendra à l'équipage , on s'arrangera à l'amiable
avec elle, et par tour.
19° Si elle accorde des préférences, injurieuse^
aux autres braves, il leur sera permis de violer.
ao° Si , enfin , elle excité des différends dans
le vaisseau , on la noiera pour en finir. '
Ce joli petit code , propre à nous faire ,toûs
pendre, si nous tombions au pouvoir de quelque
peuple civilisé que ce fût , causa un enthousiasme
44o MO]^ OirCJLE
général , et là joie fiit portée à son comble, quand
mon oncle eut déclaré qu'il allait faire voile pour
l'Amérique. « Chacun , ' dit - il , travaille pour son
« compte particulier, en ayant Pair de ne s'oc-r
« cuper que des autres. Nous ferons, ouverte-
a ment, ce tju'on fait ailleurs sous le manteau
<c de la fourberie. Soyons indépendans ; pillons
« toutes les nations , puisque toutes les nations ,
(c sont liguées contre la nôtre ; pillons encore
«c quand la paix sera faite ; pillons , firères et amis ,
« jusqu'à ce que nou» soyons tous gorgés d'or. »
Jug^ combien ce discours devait plaire à des
hommes grossiers, pleins d'ardeur, à qui de fortes
passions donnaient des désirs effrénés j qui ne
s'effrayaient ni des dangers , ni des hasards, ni
des travaux , lorsqu'ils voyaient pour issue la for-
tune ou> la mort, et qui ne connaissaient que
deux extrêmes , l'opulence et la misère I J'avoue
que j'étais,. quelquefois, honteux de me trouvet
en pareille compagnie ; mais le sort en était jeté.
Nous rencontrâmes , vers Cherbourg, deux cor-
saires nantais de dix-huit et de vingt canons. On
se parla selon l'usage, et nous ne pensions à rien,
lorsque mon oncle invita les capitaines à venir à
son bord. Il leur fit d'abord servir des rafraîchis-
semens; il leur fit voir notre bâtiment dans tous
les détails; il leur fit passer la troupe en revue;
il fit briller l'argent déjà pris sur les Anglais; il
fit sonner, plus haut encore, des espérances qui
n'étaient pas tout-à-fait chimériques; enfin , il dé-
THOMAS. 44^
clara qu'il ne concevait point «comment d'honnê-
tes gens, comme eux, se battaient pour enrichir
des armateurs qui recueillaient et dissipaient, dans
la mollesse, led fruits de leurs exploits. Les capi^
laines convenaient de cette vérité. Ils paraissaient
envier le sort de mon oncle^ mais ils ne se déci-
daient à rien. Le punch, adroitement employé,
fut le rïégociateur qui termina l'affairç.
Les caipitaines étaient rendus ; mais cela ne
suffisait pas. Ils ne. pouvaient rien que de Tas-
sentiment de leurs équipages, et la majorité n'est
pas disposée , partout , au vol et au brigandage. Ils
retournèrent sur leur bord ; ils vantèrent la bra-
voure, l'intelligence, les forces et la sagesse des
projets de Thomas; ils s'étendirent sur les avan-
tages qu'il y aurait à faire , avec lui , cause com-
mune; ils appuyèrent sur la facilité d'échapper
au^ poursuites dans des parages , où la métropole
ne pouvait pas même calmer la guerre civile , qui
dévorait nos colonies. Il n'était pas nécessaire
de se mettre eri frais d'éloquence avec des gens
dignes , à tous égards , du titre de corsaires , et qui
ne demandaient pas mieux que de •se laisser per-
suader. En une demi.- heure le traité fut conclu,
et mon oncle se trouva chef d'une escadre de
trois vaisseaux neufs, bons voiliers, qui portaient
soixante huit-pièces d'artillerie , et mille hommes
en état de faire tête à une armée.
Le pavillon amiral arboré sur la Liberté , nous
sortîmes de la Manche, et nous marchâmes dt?
44^ MOIC ONCLE
conserve jusqu'à la hauteur de Lisbonne, tou-
jours sous pavillon anglais, pour éviter, avec les
coalisés , des affaires meurtrières e\ inutiles : un
des principes de mon oncle, était qu'il ne faut
jamais se battre où il n'y a que des coups à. gagner.
En entrant dans le grand océan , nous essuya-
mes^une bourrasque, dont je ferais une tempête
horrible si je icoulsûs, et que je vous décrirais
tout comme un autre ; mais vous savez, parxœur
toutes les tempêtes possibles,, et je vous ' dirai,
simplement, que le Phénix et YUirondelle^ nos
deux vaisseaux 'nantais, se trouvèrent tellement
écartés, qUe mon oncle ordonna de f^ire voile
vers les Açores , rendez-vous convenu en cas d'é-
vénement.
Ces îles appartiennent au Portugal , devenu
province d'Angleterre, et avec qui, par consé-
quent, nous étions en guerre aussi. Il n'était pas
prudent d'en approcher de trop près; mais mon
oncle, persuadé que les Portugais d'aujourd'hui
sont les cadets indignes des Portugais d'AIbu-
querque, osa, mouiller à demi r portée du canon
de Tercèrè , la plus considérable de ces îles , où
le gouverneur général fait sa résidence. Duhoc
et lui parlaient fort bien anglais. Ils eurent l'ef-
fronterie de descendre à terre, après avoir pris
des miiformes de marine anglaise , et lès papiers
de l'ex-capitaine , qui étaient restés dans les ar-
moires.. Je fis ce que je pus pour détourner: mon
oncle de ce dessein : c< Tais- toi, morveux, me
THOMAS. 443
« dit-il. Si tu continues ainsi, tu ne feras jamais
« rien de grand , et , pour Thonneur de la famille ,
« je serai obUgé de te lâcher dans quelqu'îledé-
(c serte, où tu ne feras la guerre qu'aux tortues
a et aux pigeons ramiess. » Il était homme à le
faire comme il le disait. Je ne répliquai point , et
je l'abandpnnai à sa bonne .ou mauvaise fortune.
Ils entrèrent à Angra , capitale de Tîle , en faisant
les agréables. Les factionnaires portèrent les ar-
mes k l'uniforme anglais, et le sergent, comman-
dant le poste, se chargea de conduire ces mes-
sieurs chez le gouverneur. C'était un bdn homme
que ce gouverneur , à qui on avait donné le com-
mandement des Açorés, comme oli donnait au-
trefois en France , un bénéfice simple ou une
compagnie d'invalides. Tout le monde sait que
ces emplois n'obligeaient à rien , qu'à en manger
les émolumens, ce qui n'est pas difQcile, et le
gouvesnement des Açores , assez négligées par la
cour de Lisbonne , parce que leur proximité de
l'Europe les garantit de toute insulte, pouvait
être considéré comme une honorable retraite.
La figure du seigneur Almagrida, le gouver-
heur en question, se dérida à la vue de deux
des protecteurs du Portugal- Cependant, comme
un homme en place ne doit pas se livrer incour
sidéréinent, les papiers furent scrupuleUSjement
examinés, et, à la suite de l'examen, les préten^
dus officiers anglais furent coipblés de careiàses.
Une bagatelle avait pourtant éinbarraissé . mon-
444 MOK O^CL£
sieur Almagrida : c'est que la coonnissîou du roi
Georges ordonnait, au capitaine Hunter , de passer
trois mois en croisière dans la Manche , et il y a
un peu loin de la Manche aux Açores. Mon oncle
répondit à cette ohsenpation ^ que la' tempête ,
qu'on avait sentie à Tercère , soufflait nord-
nord-est, depuis six semaines^ dans le Pas-de-Ca-
lais; que, malgré l'habileté de ses manœuvres, ses
vaisseaux avaient oédé à l'impulsion «du vent;
qu'il avait été forcé de se jeter d;ms la grande
mer à la vue d'une flotte de cent soixante vais-*
seaux de gtterre français, sortis. du port de Sainte
Valéry, et qu'il rendait grâce à la tourmente qui
lui procurais l'honneur de 1^ connaissance du
seigneur Almagrida, dont la. réputation s'étend
au-delà des tropiques.
Quand mon oncle parla de cent soixante vais^
seaux de ligne sortis de Saint-Valcry,- d'où il ne
sort que des pécheurs , Duboc donna un grand
coup de talon sur un cor aigu et calleux que portait
le narrateur depuis vingt ans. Thomas fit un saut
de trente pouces de haut; Almagrida lui approcha
un fauteuil , et , ignorant en géographie , ignorant
en marine , ignorant même en tactique , mais
grand connaisseur en chocolat, grand aiûaUeur
de pain béni, grand partisan des dominicains,
du rosaire , de la sainte inquisition et du roi d' An^
gleterre , il écouta , la bouche béante et d'un air
d'admiration, toutes les niaiseries qu'il plut à
mon oncle de lui débiter. .
THOMAS 445
Après les explications préliminaires , vinrent
les épaachemens , les élans d'amitié, les confiden-
ces réciproques, très-sincères de la part du Por-
tugais. Il ofjfrit à mon oncle des r^raîchissemens
et du béfail qui furent acceptés sans façon , por-
tés à bord, et reçus par ceux de nos matelots de
Calais et de Boulogne, qui baragouinaient uki peu
d'anglais, et qui trompèrent aisément des Portu-
gais , qui ne connaissaient que le gôd dam qu'on
leur répétait à tort et à travers.
Le seigneur Abnagrida fit , aux officiers anglais ,
l'honneur de les prier à dîner ; madame la gou-
vernante .leur fit l'honneur de leur présenter sa
main à baiser; mademoiselle Almagrida leur fit
l'honneur de jouer des castagnettes ; ils eurent
l'honneur de boire et de manger de tout, et, à la
fin de tous ces honneurs, mon oncle renvoya
Duboc à bord , après lui avoir fait sa leçon.
A l'issue du dîner, Thomas proposa au gouver-
neur un petit tour de promenade dans sa ville
d'Augrà, parce que, disait-il, l'exercice lui était
indispensable pour la digestion; mais parce qu'au
fait , il était bien aise de reconnaître le fort et le
faible de la place. Le vieux seigneur portugais ,
qui eût été au désespoir qu'un officier de marine
anglaise eût une indigestion à Angra, lui fit faite
trois ou quatre fois le tour des remparts. Des forti-
fications démantelées, ime garnison de cinq cents
hommes, à qui dix ans de séjour avait donné le
droit de bourgeoisie , et qui vivaient très-bour-
4^6 MON OKGLE
geoisement, un arsenal k peu près vide, mais un
bon fort, défendu par une batterie formidable,
voilà ce que vit mon oncle.
On ne se promène pas sans- causer, et Aima-
grida s'arrêtait à chaque instant, et expliquait,
dans tous leurs détails, les projets qu'il avait
formés pour mettre sa place sur un pied respec-
table. Ici il devait élever un bastion; là une re-
doute; plus loin une demi -lune, et les bras ne
lui manqueraient pas , parce qu'il avait cinq cents
prisonniers français. L'amiral Nelson les avait dé-
posés à l^rcère, lorsqu'il reçut l'ordre de se ren-
dre en diligence dans la Méditerranée, et il est
tout simple que des prisonniers gagnent le pain
qu'on leur donne. La difficulté était de. garnir
d'artillerie les ouvrages qu'on allait élever , et en
tirer du Portugal, et convertir le grand turc,
étaient aussi aisés l'un que l'autre.
Quel trait de lumière que cette ouverture,,
poiu* un homme qui tirait parti de tout! Mon
oncle offrit , avec empressement et cordialité , au
seigneiu* Almagrida, douze pièces de canon et
deux cents mousquets qu'il avait pris à bord d'un
corsaire français, qu'il avait coulé bas, parce qu'il
l'embarrassait. Monsieur Almagrida parut com-
blé de cette offre ,' et mon oncle n'en remit l'exé-
cution que jusqu'à l'arrivée de deux vaisseaux
qm composaient le reste de sa flotille, que le
dernier coup de vent avait réparés dé lui , et qui
portaient le cadeau dont il comptait faire hom*
THOMAS. 44?
mage à la couronne de. Portugal. La vérité, c'est
que maître Thomas voulait, rassembler toutes ses
forces avant que de rien entreprendre.
' U Hirondelle et le Phénix ïxkvent deux jours
sans . paraître , et Thomas fut hébergé et logé au
gouvernement. On le régala , le premier jour, d'une
grand'messe, chantée par le père inquisiteur; d'une
excommunication fulminée contre les Français
qui font la guerre au pape; d'un sermon d'une
heure et demie, et d'une procession pour attirer
la bénédiction du ciel sur les armes portugaises.
Aux talens que vous reconnaissez déjà à mon
oncle , il en réunit un dont vous ne l'auriez pas
cru. capable, celui de prendre l'esprit du mo-
ment. Il se mit à genoux à l'élévation; il n'arra-
cha point de la chaire le bon moine qui' l'ex-
communiait; il ne dormit point pendant la pré-
dication, et il suivit, sans rire et sans jurer, le
bon. Dieu qu'on promena dans tous les recoins
de la ville; mais il se promettait, intérieurement,
de prendre sa revanche de l'ennui auquel il vou-
lait bien se soumettre , et, surtout, d'apprendre à
vivre au père inquisiteur.
Le lendemain, il y eut gala au gouvernement.
Madame la: gouvernante y parut décorée d'une
garniture de diamans , que son cousin , vice-roi
du Brésil, lui avait envoyée. Mon oncle, placé à
côté d'elle, ne s'aperçut plus qu'elle était vieille,
borgne et boîteuse; il ne vit que ses bijoux, qu'il
convoitait avec ardeur. La dame fit honneur à
448 MON ONCLE
■s.
ses charmes du feu qu'elle remarqua* dans les
yeux de son convive. Il lui manquait , à la vérité ,
la moitié du visage ; il n'était pas très-poli ; mais
il était très-vigoureux, et madame Almagrida ne
trouvait pas , quand elle voulait , l'occasion de
tromper son époux. Celle-ci lui parut précieuse,
et elle crut devoir encourager la timidité .de l'of-
ficier anglais. Elle lui appliqua cinq à six coups
de genoux des plus énergiques, que Th<!»ifàs lui
rendit très-exactement; eUe se plaignit de l'ex*
cessive chaleur; elle se leva de table; regarda
tendrement mon oncle de l'oeil qui lui restait , et
sortit. Thomas s'éclipsa à son tour : il ne voulait
pas perdre de vue. la garniture de diamans. Le
seigneur Almagrida parlait du jugement dernier
avec le père inquisiteur ; la signora, sa fille, écou*
tait un jeune dominicain qui lui expliquait le
mystère de l'immaculée conception; les autres
n'avaient pas d'intérêt à voir ce qui se passait ,
et mon oncle arriva au cabinet de toilette de
madame la gouvernante, sans que personne eût
remarqué sa disparution.
Madame avait déjà détaché une partie de ses
diamans , qui faisaient un très-bel effet à table ;
mais qui devaient être très - incommodes à un
certain jeu que vous connaissez bien. Moif oncle
Faida à se débarrasser de la pièce d^estomac , et
la serra,* avec le reste, dans une armoire qu'il
remarqua parfaitement. Madame continua à se
plaindre de la chaleur, et Thomas lui coUpa ses
THOMAS. 4^g
lacets; msi^sm^i prétendit qu'ua. maiwgQuia lui
pîqwit le. dos, et Thomas, f^i^ U ^béi^obwt par
^^ymt et. par d^irière, 4éçpuym.il$i$ rq io«§ q^i
aiurawat feit requler un amateur 4§ter|nK)é ; waiç ,
j^ vpus l'ai dit> U jayait lesprit <Ju moioient, et
il baisa teqdrçipent ces v^iqU^j ^P. pemant à
la bieobeureuse armoibre. Péjji.ipgidaaio comptait
s»r «^n dâS9art>; te coçra. lui battait, ^on œil ua»-
qp^e soQurail;^ ^t elle ^e laû^sail; aller si»* sa chaite
Ippg^e, Iwsqu'oji appela te.capiteiae Hunter de
tou^. l^s coins de la maison. Le, capitaine, enr
chanté de se voir tiré d'affaire, laissa madame à
son désordre et à ses regrejts. Il entra dans la
salle à ïQanger, ou il trouva l'amiral Duboc, qui
veaait lui annoncer qu'on avait signalé le Phé-
nùv. et VffîrQndeUe.^
Aussitôt mon oncle prit congé de monsieur le
gouverneur; il le. remercia des marques d'amiJié
dont ^ l'avait comblé ;^ il l'engagea, à se dé&dv des
corsaires français qui, disait-<)n, croisaient .dans
ces parages, et ils se séparèrent les meilleur;»
amis du monde.
Thomas revint à bord; attendit nos d«ux Nan-
tais ; assembla tous les qfficiers ; convint avec eujc
de la marche et djesdé-tails. des. opérations^ et les
trois bâtimeris en^iirent.daaa Je port^ après av/oir
salué, de trois décharges d'artillerie , le roi de Poih
tugal et l'ami Almagrida. . .
L'affaire était engagée, et il n'y avait plus
moyen de reculer. Il fallait, pour réussir, du cou-
"450 MON OWCLE
rage, et on n^eii manqùail: pas; il 'fallait y join-
dre beaucoup d'adresse et d'accord. 'La moindre
gaucherie dévoilait nos aventuriers; la batterie
portugaise les coulait bas , presqu'à bout portant ,
et le dangeir de l'entreprise les rendit souples et
soumis au moindre commandement jr
On débarqua^ àeV Hirondelle ^ douze pièces de
fort calibre, une certaine quantité de gargousâes,
de boulets et de mitraille; deux cents hommes,
les pochés pleities dé cartouches , descendirent ,
portant chacun un fusil; deux cents autres^ ai'-
mes de poignards cachés, devaient suivre en dé-
sordre, avec l'air seulement de la curiosité.
Dès que monsieur Almagrida eut aperçu ces
premières dispositions des croisées de la salle,
où il faisait la sieste, il envoya poliment^ à mou
oncle , cinquante Portugais pour traîner le canon.
Les affûts de marine ne sont pas très-roulans ^ et
monsieur le gouverneur n'entendait pas que ses
bons amis , les Anglais , se fatiguassent en lui ren-
dant un bon office.
Les Portugais eurent la bonté de tirer eux-
mêmes les pièces. En avant, marchaient mon
oncle et l'amiral Duboc. Derrière, les deux cents,
fusiliers ; enfin les curieux, aux poignards, se ré-
pandirent dans toutes les rues, en gagnant vers
les différentes portes de la ville. Trente de ces
messieurs entrèrent, avec un air béte, dans la re-
doute même qui commandait le port.
Ils demandèrent, d'un ton de bonhomie , la per-
THOMAS. 45l
misi^ion de jouir du point de vue, qui, en effet,
iest superbe, et cette permission leur fut accordée
avec plus de bonhomie encore.
Cependant le cortège s'avançait vers la grande
place où est situé l'arsenal. L'àmi Almagrida ne"
prévoyait pas que mon oncle mettrait autant de
pompe à ime chose aussi simple; mais, iûcapable
de demeurer en reste d'honnêtetés envers les su- .
jets de sa majesté britannique, il fit battre la
générale , et mit en bataille , sur la place , toute sa
troupe , que Thomas croyait surprendre dans ses
casernes. De toutes les politesses d' Almagrida,
celle-ci fut la seule qui lui déplût. Il regardait
Duboc d'un air qui voulait dire : Qu'est - ce que
tout ceci va devenir ?
En effet , sa position était critique. Il se trou-
vait, à la vérité, au cœur de la place, avec du
canon et deux cents hommes bien armés; mais
il allait. avoir en tête cinq cents Portugais qui
pouvaient diablement l'embarrasser, pour peu
qu'ils voulussent se défendre. Il résolut aussitôt
de les étonner, et de les battre avant qu'ils pus-
sent se reconnaître.
Pendant que sa troupe défilait et se mettait en
bataille, le drapeau portugais se courbait devant
le pavillon britannique; les tambours battaient
aux champs ; Almagrida s'avançait d'un air ami-
cal ; la sécurité était entière : « Garde à vous , en
« joue, feu, crie mon oncle! » Les canons, les
mousquets , tout part de • trente pas. Chacun
^9-
452 MOK ONCLE
a ajusté son homme ; la n^oîtié dçs Portugais
tombe ; la baïonnette disperse Je reste. Us jettent:
leurs armes, ils fuient, pt vont; se faire poignar-
der par les curieux^ à qui la majesti^epse lenteur
de la marche a donné le tenàps de se n^ettte en
mesure. Au bruit de la décharge géQénile, ceux
qui s'étaient introduits dans la tçdout^, expé-
dient les caponniers i^ans défense, et «enclouent
1^ canons. Almagrida est arrêté par ipon oncle
lui-même, qui, en reconnaissai^cie de la âianière
noble dqpt il exerçait Thospitalité, se contente
de le faire garder , aux arrêts , ches; lui.
C'est beaucoup pour 1^ gloire ,. que dé prendre
une ville sans perdre un seuj homme; mais ce
n'est rien pour la fortune, et c'est de ce der-
nier article qu'on s'occupa sérieusement pendant
quatre heures consécutives. Les Portugais , ne
prévoyant aucun péril, n'avaient caché ni leur
or, ni Ipurs bijoux, et la récolte fut aussi abon*
dante qu'on pouvait l'espérer d^ne île qui ne
produit que du blé , du y^n et dii bétail ; m^
qui vend ses denrées, fort cher, aux Antilies, qui
en manquent. Les palais , les maisons , les cou-
vents , les sacristies , les huttes même furent scru-
puleusement visitées, et on n'y laissa que le
linge ^ les meubles et les batteries d^ cuisine ,
dont pn n'avait que faire. Les objets précieux
furent portés^ an^oncelés sur la grande pl^ice, et
confiés aux soins d'une garde de cinquante hom-
me^. Tout se passa avec uq ordre étonnant de
THOMAS. 4^3
la part de eo^saires. On ne brûla que vingt-deux
maisons, et encore ful-ce pktce qit'il fallait d'a-
bord occuper les Portugais; on ne viola que
quinze filles^ parce que led autres se prêtèrent
de bonne grâce; on tie tua plus personne , parce
que c'était inutile; inais tnoii oncle, incapable
de manquer à son vœu, se fit amener le père
inquisiteur et dix-hûit dbiliinicàins à qui il coupa
les oreilles avec beaucoup de dextérité. Il garera
1^ priebr pour eh faire son cuisinier ; il donna le
procureàt à Duboc; il les envoya à bord, avec
dit -neuf religieuses, tx>utes neuves ^ qu'il avait
fait mettre à part pour l'usage de ceux qui n'a-
vaient paà pai^Hcipé à la fête ; enfin , il renvoya les
autres au couvent chanter des grand'me^ses , et
excommunier les Fradçais tant que bon leur sem-
blerait.
Quand ces premiers soins furent remplis, et
qu'on put s'occuper des autres , ob délivra , avec
appareil, les prisonniers que Pami Al^agrida
comptait employer à la construction de ses ëpau-
lemens et de sa demi-lune; on força les prisons
de l'inquisition et celles de la justice séculière ;
on proposa à ciiiq cents cinquante hommes , ren-
dus au grand air, de courir la fortune et la gloire
de leurs libérateurs, en se soumettant aux ré-
glemens de la société. Le plus grand nombre s'y
décida avec joie; la minorité n'osa pas dire ilon,
et ils furent, à l'instant, agrégés au corps, et
armés avec les fusils des Poi'tugais.
4^ BZDUV ONGLE
. Comme il n'était pas prudient.de. séjourner long-;
temps à Aagra , on. embarqua , avec précipitation,
un demi-milliou en lingots , vaisselle , or mon-
nayé , diamans et marchandises. Dubo&iut chargé
de surveiller l'opération, et mon onde, qui n'ou-?
bliait rien, alla faire une dernière visite à l'ami
Almagrida. Il en reçut des reproches sanglans
qu'il n'écouta point , et il fut droit à certaine arr
moire, que vous n'avez probablement pas oubliée
non plus. Les bijoux étaient disparus ; mais mon
oncle pria si poliment madame la gouvernante
de lui faire l'honneur de lui dire ce qu'ils étaient
devenus; il ajouta, d'une manière si engageante,
qu'il serait au désespoir d'avoir l'honneur de lui
donner la torture , pour la. faire parler , qu'elle
lui présenta l'écrin tant désiré, les larmes aux
yeux , et les quatre membres agités d'un tremble-
ment épouvantable. Thomas le vida , garnit ses
poches , l'intérieur de son pantalon et de sa che-
mise , et , en rentrant à son bprd , il déclara que
la flotille étant abondamment pourvue de tout ,
il ne réclamait rien du butin, et il me fit cacher,
sous une planche que je levM adroitement dans
sa chambre , les j3ijoux de madame Almagrida ,
qui valaient au moins deux cent mille francs. Lç
trait n'était pas honnête , et je le lui dis : « Va ,
« me répondit-il, les bénéfices doivent être en
« proportion du grade et de la capacité. Top
« Alexandre , dont tu me parles tant , partageait-
« il avec ses soldats les royaumes qu'il volait? ^ib
I
THOMAS. 455
(X trompe les luiepâ , . parce, que j£ n'en suis pas.
«. sur , et je ne^vciis pas d'autre différence de ton
« graiid b^mme à.moi. »
•'•.•■ ...
CHAPITRE lY.
Suite de succès.
Un gr£^nd homme ^ quel qu'il soit , n^ pense pas
à tout, et voilà en quoi il i^essen^ble aux $ot$.»
que la ressemblance dédompiaige. Mon onele n'a-
vait pas pensé qu'à peu de di^ançe de Terçère,
sont les îles Saint-Michel, Flçres, du Vio^etcfe^
^era; que ces îles, saqs être très -pourvues de
trpupes , pouvaient ras&emblep. en un jo^r, et
mettre en mer assez d^ monde pour lui donner
di^ ^1 ^ retordre. ^ ne sayait pas que les vais-
seaux anglais vont, communément, faire de rea.u
à Saint-Michel ; il n'avait pas prévu davantage
que sa triple décljarge , dont les sujets de sa ma-
jesté britanpique n'hoporent jamais personne,
ne manquerait pas de donner l'éveil. Trèsrheu-
reusement pn avait mis la villç d'Angra dans l'im-
possibilité (Je seconder les ennemis extérieurs. .
L'armée de mon oncle étant augmentée d'un
tiers , il était tout simple d'augmenter aussi le
nombre de ses vaisseaux. Il trouva, dans le port,
deux pirogues qu'il confisqua encore à son pro*
fit. Indépendamment de l'avantage de monter,
sans fixais, et de pouvoir ainsi employer utile*
456 MON ON€li£
ment tout son monde , ce genre de biitiment lui
convenait singulièrement, pour tftËf ènirepHses
qui exigent de l'adresse' et des- fH^éeautioils^. Us^
sont propres , surtout , à des surprises : vous en ju-
gerez quand je vous aurai dit ce que c'est qu'une
pirogue.
C'est une demi-galère , longue de quatre-vingt-
di^ pieds , et large de seize à dix-huit vers le mi-
lieu. Elle porte , ordinairement , cetit vmgt hom-
ntés , et nage à voiles , et à trente-six , quarante ,
et quarante -quatre avirons. Quand le vent est
contraire , ou qu'on craint d'étrè aperçu dé l'én^'
tiettii , on couche les deux mâts Sut des chan-
deliers, ou fourches de fer, plantées àii iiiiliéU
du bâtiment. Il ne tire qtié deut pieds d'eaiu , c^
qui permet de longer les côtes , et même de titèr
lat pirogue à terre, si l'on est poursuivi trop vî-
Vetoeût.
Comme la valeur des nouveaux engagés n'était
pas éprouvée encore, mon onde les incorpora,
par tiers , dans ses vieilles bandes , et il commit
une autre imprudence; ce fut de procéder, dans
le port même d'Angra , à* cette organisation,
qu'on pouvait faire', en pleine rtier , avec plus de
temps 9 à la Vérité , maiSr sans le moindre incon-
vénient. Cette opération prit une partie de la
liuit, et quand on voulut appareiller, on fut
frappé de la vue de deux fanaux , qui parurent
à très-peu de di'staiice du port. On prit les lunet-
tes de nuit , et on reconnut , aux signaux , des
tHOMAS. 4^7
vaisàièaux ^nnémift. On ^ repentît - alors d'avoir
endetté la batterie de là redoute ; oii proposa d'y
monter du canon de nos frégates , et nous étions
en état de Soutenir un siégé long et tiieortrier ;
mais on obsérVa que l'opiniâtreté même de la
défense j né servirait qu'à nous attirer de nou-
viaaiii^ ennemis sur les bi^is , (dl que l'issUe ne
pouvait être qiie funeste. Une garnison égorgée,
une ville pillée , des maisons brûlées , des reli-*
gieûses violées , des oreilles coupées , c'était plus
qu'il li'en allait pour àutôHseï^ dés représailles,
qui né nous promettaient riéii d'amusant. Mbn
ënclé ne cbàngea donc rien à ses premières dis-
posiiidui^. U s6 cofiitenta de Aiéttfe tous i^es vais^
sesfux éU travers, pour défendre l'entrée du port,
^ ûiï essayait de la forcer, lîifous passâmes le reste
de la nuit , sous les armes , et Thomas attendit
le put, pour voir à qui il avait affaire , et sàVoir
à quoi se déterminer.
Lé toléil parut enfin , et nous vîmes , avec
une forte inquiétude , deux vaisseaux anglais de
soixante-quatorze , et cinq pirogues portugaises.
Le cas était épineux. Mon oncle assembla son con-
seil de guerre , et demanda ce qu'on croyait de-
vt($ir feire. Les uns votllaieht parlementer, et tâ-
che!* dé àurpteâére un des deux vaisseaux pen-
dant là conférence; d'àuti^efe voulaient qu'on pro-
posât de f etfdrè le butin fait à Tel'cère , à condi-
tion qttjà/a âous laisserait là libei^té de sortir du
port , et de gagner îa haute mer ; pouf^ moi , je
458 MOir ONCL£
pensais que nous 'serions trop, heureux qu'on
voulût bien nous recevoir pidsonniers de guêtre ,
et nous traiter en conséquence. Mon oncle rom*
pit brusquement la séance, en disant qûele pre?
mier avis serait bon , s'il était praticable , et «, en
effet, on ne parlemente pas avec une flotte. On
fait venir le chef ,à son bprd , et le» bàtimens
restent bloqués , jusqu'à l'acceptation. ou le rejet
de la c^pitulatioii proposée. Mon oncle ajouta,
que la seconde proposition était indigne de bra-
ves . gens. « J'aime mieux , poursuit^il , rendre
<c Famé, que le butin que nous avons fait. Que
(c chacun se rende à son poste , et se prépare à
<c parlementer à coups de fusil. Je ne me dissi-
« mule pas le péril ; mais redoute:^ l'ignominie, et
« la' misère ; redoutez les traitemens barbares qiïe
« vous réservent les ennemis , et , pour y échap-
<< per , combattons. Du courage , et un feu d'en-
<c fer, f.....; je ne connais, je ne veux connaître
ce que cela. » Aussitôt , le rhum circule à pleins
brocs, les coeurs se raniment , et on sort du port
d'Angra , résigné à tous les évèneraens.
La. frégate la- Liberté marchait entre l'Hiron-
delle, et le Phénix , et une pirogue était à chaque
aile.. Nous formions une ligne serrée, et nous pa-
raissions présenter à l'ennemi un combat réglé ,
où la supériorité de son artillerie lui assurait da-
vantage. Les Anglais imitèrent notre manoeuvre.
Les deux vaisseaux se serrèrent , les pirogues por-
tugaises s'étendirent circulairement sur les côt^s ,
* *
THOMAS. 459
pour qu aucun de nous ne pût échapper. Cha-
cun gardait son feu, et attendait le -nKHnent.
Nous avançâmes ainsi jus<{ii'àdemi-pGprtée du ca-
non, sans que , de part ni d'autre, on eût brûlé
une amorce.
Tout à coup, mon oncle change de direction.
Il présente Tavant , et cingle droit .entre les deux
vaisseaux anglais. Le Phéniic et \ Hirondelle font
le même mouvement , pour passer en dehors.,
l'un à droite , l'autre à gauche des deux bàtimens
ennemis , et nos • pirogues s'accoUent chacune à
un nantais, dont l'élévation les garantissait de
l'artillerie.
- Les Anglais jugèrent notre dessein , etr ils ne
purent s'y opposer, parce que nous avions le
vent. Ils se rapprochèrent davantage, espérant
nous couler tous les trois. Nous avions toutes
nos voiles dehors; notre monde était. disposé su?
les deux côtés de la Liherté,~V^& un homme au
canon; tout était sur les ponts, sur les gaillard^,
dans les hunes , le fusil à la main , et deux forts
pistolets à la ceinture. Mon oncle, au pied de
son grand mât , encourageait ses gens , et leiu^
recommandait de tirer juste.
Nous passâmes enfin , et nous essuyâmes , de
bas-bord et de tribord , deux décharges terribles
qui emportèrent notre beaupré et notre mât de
misaine. Nous reçûmes cinq boulets à l'eau ; mais
notre . mousqueterie joua si vivement, et avec
tant de bonheur ; les équipages de V Hirondelle et
l^So MOK ONGLE
àxi Phénix nous secondèrent û bien, en longeant
Iqs flancs extérieurs des deux vaisseaux ennemis ^
que leurs ponts furent, en un instant, jonchés
de morts. Nqus les avions dépassés d'une portée
de mousquet , qu'ils n'avaient fait aucun mouve-
ment pour nous suivre. Nous étions cependant
dans un état déplorable. h'Hirondellé avait perdU
son grand mât ; le Phénix atait ses manoeuvres
hachées ; deux cents de nos gens étaient tiiés ou
hors de combat ; mais les Anglais avaient perdu
la moitié de leur monde. Nôtre intrépidité les
avait découragés , notre bonheur fit le reste.
Nous vîmes les deux vaisseaux entrer dans le
port d'Angra. Les pirogues portugaises n'avaièjit
pris aucune part au combat , et s'y étaient réfu-
giées les premières. Maîtres , alors , de la route
que nous voudrions tenir , nous tournâmes vers
les Antilles , et nous avançâmes lentement , en ré*
parant, de notre inieux, nos gréemetis et la car-
casse de la Libertés On travailla , pendant trente*
six heures , à pomper , siir cette frégate , l'eau
qui nous gagnait sensiblement. Nous en eûmes
jusqu'à trente-deux pouces dans la cale. Nos reli-'
gieuses y étaient descendues, et priaient Dieu
de les soustraire , par une prompte noyade , aux
plaisirs illicites qui leur étaient réservés. Leui*
ferveur n^ fit ni chaud , ni froid. Les trous des
boulets furent enfin bouchés, et, dès le troisième
jour, nous voguâmes , avec assez de facilité.
Quand ceux qui se portaient bien furent rassu-
THOMAS. 4^1
rés sur leur existence, on s'occupa des blessés.
Mon oncle n'avait pas de chirurgien à son bord ,
parce qu'il l'avait oublié , ou parce qu'il se croyait
invulnérable. C'est moi qui , le Pharmacien fran-
çais à la main , exerçais la médecine , comme tant
d'autres, aux dépens de qui il appartenait. En
récompense , les Nantais avaient d^ux jeunes
gens qui coupaient très-joliment un bras et une
jambe. Ils coupèrent tant , et je médicamentai si
bien nos blessés , qu'il n'en guérit aucun. Ils lais-
sèrent leur part à des camarades qui les regret-
tèrent peu , qui oublièrent promptement les dan-
gers qu'ils avaient courus , et on ne pensa plus
qu'à se divertir. Nos nonnettes furent fêtées am-
plement , et trouvèrent fort bon , ce qui leur
causait tant d'efirpi. £lles se plaignaient seule-
ment de la quantité, et on leur répondait : Abon-
dance de biens ne nmt pas; ce qui n'est pas tou-
jours yrai.
Mon oncle avait dessein de gagner Sain t-Do*
mingue ou la Martinique , afin d'y mettre ses
vaisseaux en carène , et d'y faire rafraîchir ses
équipages ; mais , l'homme propose , et Dieu dis-
pose, dit le proverbe. Un petit navire, chargé
de sucre , que nous primes à soixante lieues des
Antilles , dérangea ce projet. Le capitaine nous
apprit que tqut était en combustion dans les iles
françaises ; que les habitations étaient détruites ;
que les noirs et les blancs s'y égorgeaient. Il était
fort égal à mon oncle que les nègres fussent li-
46^ MON ONCLE
bres ou esclaves , et qu'ils rendissent ou non à
jëurs maîti^es le mal qu'ils en avaient reçu ; .mais
il voulait quelques semaines de repos, et il n'en
pouvait attendre dans des lieux , où il faudrait
nécessairement épouser un des deux partis. Il ré-
solut donc d'aller à Saint-Thomas , où il se -pro-
posait de jouir de tous les avantages de la neu-
tralité.
Cette île , une des dernières au nord des An-
tilles, appartient aux Danois. Son teirain sablon-
neux est peu propre à la culture , et elle ne. doit
son opulence qu'à un port excellent , qui peut
contenir cinquante gros vaisseaux. Il est très-
fréquenté par les corsaires , qui , pour éviter les
<ljroits exorbitans qu'on exige d'eux dans les éta-
blis^emens anglais et français j viennent y vendre
leurs. marchandises. U sert aussi d'asile , en. temps
de guerre , à tous les bâtimens marchands ; il est ,
enfin , l'entrepôt d'une foule d'échanges , qu'on
ne peut faire ailleurs avec autant de bénéfice et
de facilité.
L'indiscrétion d'un des matelots, pris à bord
du petit sucrier, changea encore «une partie de
ce plan. Cet homme parla d'une flotte de trente
voiles qui devait sortir, au premier jour, de Port-
Boyal de la Jamaïque , sous l'escorte de quatre
vaisseaux de ligne et de deux frégates. Tout le
monde connaît la richesse des cargaisons de la
compagnie des Indes anglaises. Celles de la Ja-
maïque sont composées d'indigo , de sucre , de
THOMAS. 4^5
tàfé , dé cdchenille , et des denrées les plus pré-
cieuses d'Amérique. II n'en fallait pas tant pour
allumer. la cupidité de mon oncle et de ses gens;
mais , comment attaquer des forces aussi supé-
rieures ? Les vaisseaux de la compagnie seuls , du
port de huit cents tonneaux, et de quarante à
cinquante pièces de canon , étaient plus que sut
fisans pour écraser notre flotille. La ruse pouvait
réussir, et c'est à quoi mon oncle se détermina. Il
mit nos trois vaisseaux en sûreté dans le port de
Saint-Thomas; il laissa le soin des affaires géné-
rales à un conseil d'administration, composé de
Duboc tout seul ; il me recommanda particulière-
ment ses diamans ; il mit sur nos deux pirogues
des vivres , trois cents hommes choisis et bien ar-
més , et il partit , en nous disant que , s'il ne re-
paraissait pas dans quinze jours , nous pouvions
le croire tué , et agir en conséquence.
* Je n'étais pas fâché de faire trêve à mes ex-
ploits ; nos gens en étaient plus aises encore. Il
fallut rendre , en pays neutre , la liberté à nos re-
ligieuses ; mais cela coûta peu : elles rechignaient
toujours , et puis , on en était las. On se jeta à
corps perdu dans les négresses et dans les ca-
barets. Une partie du butin , fait .à Tercère ,
cirùula parmi les Danois ; mais tout le monde
était Épais , gaillard , dispos , et prêt à rentrer en
danse.
Pour moi , qui préfère le blanc au noir, et qui
ne trouve aucun plaisir à laisser ma raison au
464 MON ONCLE
fond d'une bouteille , j'avais, distingué la petite
sqeur Léouojw, bruHQ de dii^-huit ans, ai» for-r
mes séduisantes , d'une figure ang^iqu^ , et d'un
caractère excellent* £lle avait subi le sort ccm-
mun, et je ne pouvais lui eu foire uaxriiue : Lur
crèce, elle-même, y eût passé. Je n'avais ps^ même
osé essayer de la soustraire à ces atteutajts miil*
tipliés : le réglemeni; était formel , et , à la moinr
dre altercation , entre l'équipage et moi , mon
oncle L'eût fait noyer impitoyablem^^nt.. Je souf-
frais beaucoup ; mais je tenais à ss^ conservation,
£n6n, je lui fis , à Saint-Thomas , des proposUions
qu'elle écouta favorablement. Elle n'avait jamais
aimé; mes moeurs douces la déterminèrent. Je
m'assurai , par serment , qu'on m'en laisserait la
propriété absolue 9 et je la pris, con^me on prend
tous l^s jours , une veuve de plusieurs iparis.
Dubourg) le capitaine de V Hirondelle, se. dé-
goûta encore des négresses, et se qiaria^ publi-
quement à une anglaise, qui aya^t eu s^ussî,. mais
très -volontairement, un très'-grand nombre, de
maris. Ce qu'il, bii dit , en sortant du temple ^ mé-
rita d'être rapporté, a Je ne den^ande ps^s qe^mpte
(c du passé, vous n'étiez pas à moi; nuiis si vcius
« me manquez à Taveuir, celui-ci (eu, frappant
« sur le canon de son fusil ) nei vous manquera
« pas. >x
Onze jours s'étaient écoulés depuis le départ
de mou oncle. Le douzième , deux vaisseaux an-
glais vinrent amarrer à côté des nôtres. Amis et
THOMAS. 465
ennemis vivent à Saint-Thomas, en assez bonne
intelligence , parce que le goùyernement sait faire
respecter sa neutralité. Nous étions fort insou-
ciàns sur le compte de ces nouveaux voisins, et
lious continuions à fumer et à rire , lorsque nous
vîmes sortir, de ces bâtimens, mon oncle et tous
ses gens. « Bonne nouvelle, bonne nouvelle,'
a nous cfia-t-il ; deux millions , au moins ! » Ce
fut là son bonjour. *
Aussitôt des cris de joie s'élèvent de toutes
parts. On court, on s'empresse , c'est à qui embras-
sera le premier* le général Thomas. On l'enlève,
on le porte au cabaret, on fait servir un magni-
fique festin, on boit, -on s'enivre, et Thomas,
en faisant raison à tous, raconte les détails de
son expédition.
Il était parti avec un vent frais; il avait laissé,
à sa droite , l'île des Crabes , et courait trois
lieues à fheure à la vue de Porto-Ricco. Le len-
demain, il se trouva à une lieue de Saonà, petite
île, au sud des possessions espagnoles de àaint-
Domingue. Il comptait arriver, à la fin du jour,
à la hauteur' de la partie * française de cette île;
mais une escadrille espagnole, qui croisait con-
tinuellement dans ces parages , pour intercepter
les contrebandiers, se montra tout à coup der-
rière lui, à la pointe de l'Espâda, et lui donna
la chasse. Thomas n'était pas en foi'ce, et' la vic-
toire ne lui aurait pas valu une piastre. Il fdrça
donc de voiles et de rames; mais l'ennemi ga-
JF. 3o
466 MON ONGLE
gnait considérablement sur lui, et il ne lui resta
d'autre ressource, que de ^se jeter sur la cote
espagnole même.
' .Cou? ert ' par l'île de Saona , il entra dans la
rivière de Quibo , ploya ses voiles , baissa ses
mâts, tira ses pirogues dans des mangles , plantes
mannes assez élevées , qui croissent en abondance
aux deux côtés de l'embouchure de cette rivière,
il en fit arracher une certaine quantité, dont il
couvrit les pirogues et les hommes qui les mon-
taient, et on attendit en silence, et en enrageant,
qu'il fût- nuit pour se remettre en mer.
On avait passé ainsi une partie dé la journée,
lorsqu'une des vedettes , qu'on avait placées dans
l'eau et les mangles jusqu'au cou, se replia, et
dit avoir vu une pirogue, qui venait <le s'arrêter
pour pai4er à'Un homme à cheval, et qui parais-
sait descendre la rivière. Thomas fit rentrer ses
vedettes à bord , jeta à l'eau les mangles qui les
couvraient, et que le soleil avait déjà desséchées;
il en arracha de fraîches, se renfonça avec son
monde dans ses pirogues , et continua d'observer
le plus profond silence.
li était à présumer que le bâtiment espagnol
passerait debout , et mon oncle n'avait nulle en-
vie de l'inquiéter. Pas du tout ; cette chienne
de pirogue aborda, à vingt pas au-dessus des
nôtres; l'équipage la tira à terre, et se couvrit
de mangles à son tour. . Thomas , qui se trou-
vait, par hasard, le plus près de l'ennemi, exa-
j
THOMAS. 467
minait tout à travers sa feiiillée, et ne savait
que penser de cette manœuvre. Oh parlait haut ;
mais il ne savait pas un mot d'espagnol. Un grand
vaurien de moine, renégat, qu'il avait tiré des
prisons de l'inquisition de Tercère, et à qui il
avait laissé les oreilles, en faveur dé son arpos-
tasie , se glissa à côté de lui , et lui servit d'in-
terprète.
. « S'ils entrent dans cette rivière , disait un
« espagnol, il est impossible qu'ils nous décou-
« vrent. Il est fort heureux , continuait un autr^ ,
« qu'ils aient été vus par notre flottille. — Et plus
a heureux encore qu'elle ait détaché un canot
(c pour en donner avis. Par saint Jacques, re-
« prit un troisième, tout cela n'était rien, si on
« n'eût, à l'instant, expédié d^s courriers potir les
<e rivières voisines. — Il était temps que celui-ci
(c nous joignit ; une heure plus tard , et nous
a étions en pleine mer. — Où nous aurions peul-
« être été rencontrés par ces enragés-là. — Je Je
(X crois. Aussi' le parti le plus sage est d'attendre
« ici la nuit. Alors nous remonterons la rivière ,
« et , pour ne rien donner au hasard , j'enverrai
(€ l'or à Samana. »
« Ah! coquins, vous avez de l'or! dit tout bas
« mon oncle; il n'ira point à Samana. » Rien n'é-*
tait plus aisé que de réduire ces Espagnols k
force ouverte. Il n'était pas même probable,
qu'en les attaquant brusquement, ils opposassent
de résistance; mais il pouvait s'en échapper \\n
3o,
468. MON ONCLE
certain nombre qui se répandrait de tous côtés,
et qui donnerait l'alarme. La flottille pouvait ne
s'être pas éloignée de la côte , et alors on se trou-
verait entre deux feux. Il fallait donc , pour avoir
For sans s'exposer inconsidérément, surprendre
et détruire jusqu'au dernier des ennemis.
Mon oncle était trop près des Espagnols , pour
que l'équipage de sa pirogue pût faire le moindre
mouvement sans être vu ou entendu. Son second
bâtiment était à trente pas au-dessous. Il passa
à l'autre bord du sien, se dégagea doucement
d'entre ses branchages, se laissa glisser à terre,
et se traîna sur les mains et les genoux, caché
par les mangles qui l'environnaient.
Les Espagnols avaient ausssi placé une senti-
nelle sur le bord d^ l'eau , et comme on ne voit
pas tout à travers les feuilles, moil oncle ne se
doutait de rien. Il n'était pas à dix pas de sa
pirogue 5 qu'un chien vint tourner autour de lui,
le nez au vent et la queue en trompette. Tho-
mas , alors , soupçonna quelque chose , et l'ennemi
le plus dangereux dans le moment , c'était le
chien, qui pouvait aboyer. Heureusement pour
mon oncle , il ne sentait ni le nègre-marron , ni
l'habitant originaire de l'Amérique , que les chiens
espagnols chassent , comme les nôtres le sanglier
ou le cerf. Il présenta à celui-ci un morceau de
biscuit , l'animal s'approcha. Thomas le saisit
par le cou , et l'étrangla sans qu'il pût jeter un cri.
Il était clair que la voie que le chien avait
THOMAS. 469
tracée dans les mangles, le mènerait droit à la
vedette. Il suivit cette route , en agitant les
branches à droite et à gaucte, pour imiter le
mouvement de la queue du chien. Bientôt il dis-
tingua les deux jambes de l'Espagnol, qui était
assis, son fusil à son côté. Thomas se détourna
alors pour le prendre par derrière, et, le saisis^
sant aux cheveux , il l'assomma sur la place avec
le pommeau de son pistolet.
Après cette expédition , il parvint à sa seconde
pirogue. Il en fit descendre l'équipage avec pré-
caution, et dans le plus grand silence. Toujours
courbé sous les mangles, on se coula lentement ,
et avec ordre, sur le haut du rivage, on fila der-
rière les rochers , et on remonta à cinquante pas
au-dessus des Espagnols, qui comptaient sur la
vigilance de leur sentinelle, et qui continuaient
de causer assez librement.
Des réflexions très-simples avaient décidé le
plan d'attaque de mon oncle. Il avait jugé que
s*il était vu de l'ennemi , les fuyards remonte-
raient infailliblement la rivière, et il avait voulu
leur couper la retraite. Si, contre toute appa-
rence, ils fuyaient vers la mer, ils tombaient
dans les mains de ceux qui étaient dans sa pre-
mière pirogue , et il était difficile qu'il en échap-
pât aiicun.
Un obstacle imprévu , et impossible à prévoir ,
arrêta mon oncle net. La nature du terrain n'était
plus la même. Il fallait marcher vingt pas à décou-
47^ MON ONCLE^
vert, avant que de redescendre dans les mangles,
et des habits rouges, blancs et noirs devaient frap-
per l'œil le moins attentif. Il fit faire halle à son
monde; il rétrograda avec trente des plus vigou-
reux; retourna plus bas encore que le lieu d'où
il était parti; fit arracher une quantité considé-
rable de plantes, en fit faire trente fagots qu'on
apporta à l'endroit où les autres attendaient. On
délia les bottes, on les étendit, on en forma une
espèce de haie, que quinze hommes de front
portaient devant çux , et qui masquait la totalité
de la troupe.
Si les Espagnols avaient été à découvert, ils
auraient sans doute remarqué cette verdure qui
semblait marcher; mais, enveloppés eux-mêmes
de branchages , et environnés d*objets de la
même couleur, qui, tous, se fondaient ensemble
dans l'éloignement , ils ne pouvaient s'apercevoir
du stratagème sans line extrême attention , qu'ils
n'auraient , d'ailleurs , donnée qu'à ce qui se pas-
sait au-dessous d'eux : ils n'attendaient pas d'en-
nemis au-dessus.
Mon onde et les siens descendirent donc ainsi
jusqu'au bord de la rivière, et il fallut , de nou-
veau, avancer sur les mains et les genoux. Plus
on approchait des Espagnols, plus on avait d'ar-
deur, et plus aussi on prenait de précautions. On
se traînait sur le ventre; à peine osait -on écarter
les mangles ; on retenait son haleine , on s'arrê-
tait, on prêtait l'oreille , on avançait encore , on
THOMAS. 47^
était trempé de sueur, excédé de fatigue, hale-
tant de soif. La plupart avaient les genoux et les
mains déchirées ; mais il y avait de For à dix pas ^
et on ne sentait ni la douleur, ni le besoin.
La pirogue fut, enfin, enveloppée de toutes
parts, sans que les Espagnols pussent avoir le
moindre soupçon : ils dormaient. Le signal con-
venu était un coup de sifflet que devait donner
mon oncle. Quand il croit ses gens en mesure,
le coup de sifflet part. Tous se lèvent à la fois ;
les branchages sont arrachés; les poignards jouent ;
le sang ruissdle ; tout meurt , et l'or est conquis;
C'étaient des lingots pour la valeur de 3oo,ooo
francs, qu'on portait à Samana. Depuis que les
Espagnols étaient en guerre avec la France, ils
n'expédiaient. plus de galions du continent. L'or
s'embarquait, par parties, sur de petites barques
qui échappaient aisément aux corsaires. On le
rassemblait à Samana, à Porto - Ricco , à l'île de
Cuba , et on attendait le départ de la flotte de la
Jamaïque, pour le faire convoyer en Europe.
Celui que mon oncle venait de gagner fut
porté à son bord; les cadavres des Espagnols fu-
rent recouverts de mangles, et les Français ne
pensèrent plus qu'à s'éloigner. Le jour était à
son déclin; ils remirent leurs pirogues à flot, et
hissèrent leurs voiles. Ils sortirent de la rivière
de Quibo, à l'entrée de la nuit, ainsi qu'ils l'a-
vaient projeté ; mais avec des richesses qu'ils
n'attendaient pas , et ils avaient vengé , sans le
47^ MOlC ONCLE
savoir ,- le sang indien , sacrifié par flots à la soif
de ce métal.
Pour éviter Fescadrille espagnole , qui ^ proba-
blement, cherchait mon oncle sur la direction
qu'il avait paru suivre , il jugea k propos de re-
tourner à la pointe de FËspada. Il repassa devant
Porto -Ricco, et longea l'île de Saint-Domingue
par Samana, le port Plata, le cap Français , et
l'île de la Tortue; enfin, il arriva^ sans faire de
rencontres fâcheuses, à la pointe du cap de
IMbyesi, la partie de l'île de Cuba la plus voisine
de Saint-Domingue , où la flotte de la Jamîaque
devait nécessairement passer. Le bras de mer,
qui sépare les deux îles , est large d'environ vingt
lieues; mais les Anglais, ennemis de la France,
alliés alors de l'Espagne, je ne sais pas pourquoi,
devaient s'éloigner, dans le passage de ce détroit,
de l'île de Saint-Domingue, et se rapprocher de
celle de Cuba.
Pour ne pas se faire de querelles avec les insu-
laires espagnols , mon oncle avait arboré leur
pavillon , en se rangeant sous ce cap de Mayesi.
Tenant la mer le jour, pour observer ce qui pas^
sait dans le canal, revenant la nuit dormir en
paix sous une cote escarpée , il attendit que la
fortujoe , dont il était l'enfant gâté , je ne sais pas
enool^e pourquoi , le comblât de nouvelles fa*
veurs.
Le sixième jour , cette flotte , si ardemment
attendue, parut comme une foret qni couvrait
THOMAS. 473
j^'Qcéaii. Les quatre, vaisseaux de ligne.inarchaieot
sur la droite 9 pour défendre le convoi du coté
de Saint-Domingue; une frégate faisait l'ayant-
garde, et la seconde se tenait à l'arrière pour
veiller sur les bâjtimens qui, plus pesamment
chargés, ou moins bons voiliers que les autres,
auraient peine à sqivre le corps de la flotte. Mon
oncL$ cingla droit ^u milieu des ennemis 9 comme
s'il fut parti» de Cuba pour Porta-Ilicco. Quand
il approcha du centi» de ces châteausr.flpttaQS,
dont le moindre avait vingt piedsde bord au-
dessus de ses pirogues , il fut hélé selon l'usage.
Le moine renégat répondit qu'ils étaient Espa-
gnols , et qu'ils allaient charger du coton à Portor
Ricco. On leur demanda pourquoi leurs équipa?
g^s étaient si noo^reux? Le moine répondit que
c'était pour se défendre contre des corsaires fran-
çais, qui avaient pillé les Portugais et les £^a«o
gnols de Saint-Domingue, et qui s'étaient, disait-
on, retirés à la Tortue.
L'offîcier qui commandait le oonVoi, avait, en
effets .rencontré l'escadrille espagnole, qui avait
donné la chasse à mon oftcle. Il en avait appris
les détails du coup de main de Quibo, et, comme
il laissait peu de forces maritimes dans les pos^
sessions anglaises, il crut de l'intérêt du com-^
merce ^ de détruire , en passant , un ennemi qui
pouvait se fortifier chaque jour. Il fit signal à la
frégate de l'arrière de se porter sur la Tortue , de
chercher, de combattre les corsaires, et de re-
474 MON oarcLE
joindre , dans la grande mer;» le convoi ,^ qui ne
marobait pas , à beaucoup près , comme un bâti-
ment- léger.
Cette réponse du renégat , faite au hasard , ser-
vit singulièrement mon oncle. Si cette frégate
eut conservé sa position , il lui eût été impossible
de rien entreprcindre. Son éloignemerit lui ren-
dit l'espérance. Cependant, il ne pouvait rien ten-
ter que la nuit : cette quantité de ^il«s marche
à la vérité à une certaine distance; mais elles ne
se perdent pas de vue , et sont toujours à portée
de se secourir.
ir fallait un prétexte à mon oncle pour passer
le reste du jour au cetitre des Anglais, et il n'en
avait pas. Il ralentit donc sa marche; il se laissai
gagner par la quen^ du convoi, et, au risque de
se faire chavirer , il embarrassa les mâts de ses
deux pirogues dans les beauprés de deux des
derniers vaisseaux dé la compagnie. Les pilotes
anglais, en riant de la mal adresse des prétendus
Espagnols, changèrent la barre du gouvernail,
et, malgré cette attention dictée par l'humanité,
les mâts des pirogues furent emportés net : c'était
tout ce qu'on désirait. Aussitôt on quitte les
avirons, et on se porte , en foule , avec l'empres-
sement de gens intéressés à réparer le dommage ;
on se presse , on s'embarrasse ; on fait tomber
une partie des rames à la mer; on rattache un
mât; on l'attache mal;- on le démonte pour le
remonter encore. On gagne du temps, la nuit
THOMAS. 475
approche, et, après deux heures employées à
mettre les pirogues hors d'état de se mouvoir,
on a réussi au point d'avoir véritablement besoin
de secours. La loyauté et la valeur sont insépa-
rables. Les Anglais jettent, d'eux-mêmes, des
cordes pour amarrer les pirogueë, et les' remor-
quer jusqu'à la sortie du canal de Saint-Do-
mingue. *
Déjà la nuit est close. Mon oncle distribue,
dans toutes les poches , les lingots pris à Quibo ,
et il fait percer ses pirogues par le fond. L'eau
entre en abondance. « Nous périssons, crie le
<c renégat; le choc que nos bâtiiHens ont reçu ,
a en a disjoint toutes les parties. » Aussitôt les An-
glais tirent les pirogues sous leur bord , nos aven-
turiers sautent après les manoeuvres , avec les cris
et le désordre de gens qui paraissaient trembler
pour leur vie. Les Anglais , dé bonne foi , leur
prêtent la main; les pirogues coulent bas; mais
cent cinquante Français sont sur chacun dés.
ponts ennemis, et, bien supérieurs en nombre,
ils s'emparent des deux vàissealux sans répandre
ime goutte de sang.
Les Anglais, ni personne, n'auraient imaginé
que trois cents hommes, montés sur deux misé-
rables barques , osassent attaquer une flotte qui
portait cinq mille matelots ou soldats, et quinze
cents pièces d'artillerie. TjC genre dés barques,
d'ailleurs , avait ajouté à leur sécurité : les Espa-
gnols et les Portugais sont les seuls qui se servent
476 MON. ONCI.E
de pirogues» Aussi , quand on leur mit le pis-*
tolet sur la goiqge , leur siïrprise fut telle qu'ils
ne pensèrent pas à se défendre.
Le premier soin de mon oncle, après avoir
mis ses Anglais aux fers , fut de carguer ses voiles
pour rester en- place , et domier , au gros de la
flotte, le temps de s'éloigner. Il passa la nidt' ainsi,
et, au point du jour, ne voyant plus d'ennemis,
il prit la route la plus droite pour Saint*»Thomas y
fier de deux prises qui assuraient douze mille
francs, au moins , au dernier de ses gens.
Mon oncle avait des signaux à lui, inintelligi-
bles même pour la marine républicaine. De son
côté, il n'entendait rien à ceux des Anglais, et il
ne se doutait pas de la destination de la frégate
qui s'était détachée de la flotte. Cependant il
fallait qu'il repassât devant la Tortue, et, à la
hauteur de cette île, il rencontra cette frégate,
qui, n'ayant pu joindre les corsaires français,
faisait force de voiles pour rejoindre son convoi.
Mon oncle n'avait pas la moindre envie de perdre
le temps à brûler de la poudre : il £ïUut pourtant
en passer par-là.
La frégate recoimut bientôt les deux bâtimens
. de la Jamaïque , et, ne concevant rien à la route
qu'elle leur voyait tenir, elle s'approcha de très-
près. Mon oncle l'avertit, par une volée de ca-
ne»! , que l'indigo et la cochenille avaient changé
de maîtres. L'Anglais riposta bravement , et mon
oncle fit signal de la mettre entre deux feux, et
THOMAS. 477
de Taborder. On se canonna long-temps avant que
de pouvoir jeter les grappins. Les deux prises de
mon oncle étaient peircées pour quarante canons,
et n'en portaient que trente; mais notre artillerie
était bien • supérieure à celle de la frégate , et
quoiqu'assez mal servie, parce que presque tous
nos canonniers étaient restés à Saint-Thoinas , on
se battait de si près , que la plupart de nos bou-
lets portaient dans le corps du bâtiment ennemi.
Il était aussi fort , en hommes , que nos deux vais-
seaux, et il se défendait en désespéré; màià un
tiers de son équipage était employé au canon ,
ce qni donnait encore , à notre mousqueterie ,
un avantage réel. L'anglais perdait beaucoup de
monde; ses manœuvres étaient ^endommagées ,
et il ne pensait pas à se rendre. Cependant, son
feu faiblissait, et Thomas, Topiniàtre Thomas,
écumant de fureur, Qt un dernier effort pour
aborder , et il réussit. Il sauta, le premier, à bord,
la hache au poing, et courut au capitaine qui,
d'un front calme , attendait la mort à son poste.
Il allait frapper... Quelle fut sa surprise! il re-
connut ce même officier qu'il avait pris à la vue
de Calais , à qui il avait rendu la liberté, et dont
le nom et les papiers l'avaient aidé à surprendre
Angra. Aussitôt il lui fait un rempart de son
corps , et il ordonne à ses gens , enragés d'une
aussi longue résistance , mais toujours dociles à
sa voix , de cesser le carnage. Hunter est vaincu
47^ ^ON ONGLE
une seconde fois ; mais il a succombé . en héros ,
et sa défaite même Thonore.
Il ne pouvait s'empêcha d'être sensible aux
procédés de mon oncle. Cependant rhumeur in-
séparable d'un événement aussi triste, une sorte
d'orgueil national, qui n'abandonne jamais les An-
glais , lui arrachèrent des propos piquans. Il donna
à entendre que Thomas ne devait la victoire ,
qu'à la supériorité de ses forces, a Rècommen-
<f çons, lui dit, fièrement, celui-^i. Je Vous donne
tf ma parole d^honneur qu'un seul de mes vais-
« seaux combattra, et que je n'y mettrai pas plus
ce de monde qu'il ne vous en reste. Vous venez
<c de me sauver la vie, lui répondit Hunter en
a s'adoucissant , et je serais un lâche d'attenter à
a la vôtre. — Allez donc, vous êtes libre une se-
cc coude fois. Prenez avec vous^ les Anglais que
« je tiens prisonniers ; réparez votre 6*égate , et
ce retrouvez- moi un jour où vous ne me devrez
« rien.
« J'aime beaucoup cet homme-là , ajouta mon
« oncle en se tournant vers les siens. Il se bat
«c aussi bien que moi; mais il n'est pas heureux. »
Il faut vous faire faire connaissance avec ce
capitaine Hunter. Trente ans , la beauté d'Adonis,
la force d'Hercule , la valeur , l'expérience de
Ruiter, de Duguai-Trouin, et une fortune con-
stante , quand il n'avait pas affaire à mon oncle ,
lui avaient valu l'estime de sa nation , qui ne la
THOMAS. 479
prodigue point , et le cœur et la main d'une feiKnoe
charmante , qui s'était mariée ^ à peu près , comme
Seymour et Fanny. Nous y reviendrons , je vous
le promets.
De la Tortue à Saint - Thomas , il n'arriva rien
qui méritât l'attention d'un auditoire aussi res-
pectable que celui devant lequel parlait mon
oncle. Aussi abrégea-t-il so|i récit, qui fut suivi
d'applaudissemens , dont la vivacité alla jusqu'à la
frénésie. Dans le premier enthousiasme , on le
pria , on le supplia de garder l'or qu'il avait pria h
Quibo. Il accepta tout bêtement, en s'eugageant
à ne rien prendre pour les frais de sa première
expédition. Je le crois bien , parbleu : nous avions
de quoi tenir la mer trois mois , sans compter les
provisions de guerre et de bouche , prises à bord
des deux vaisseaux anglais,
CHAPITRE Y.
Établissement à Vile de Femandès.
Pendant qu'on vendait nos marchandises à
Saint -Thomas, moins cher qu'en Europe sans
doute, mais avec célérité et au comptant, je di-
sais à mon oncle, sur qui je n'avais pas autant
d'ascendant que mon père, mais qui m'écoutait
parfois, que les cinq cent mille francs qu'il pos-
sédait devaient suffire aux vœux d'un homme de
cinquante ans; qu'en y ajoutant le produit de la
48o MOir ONCLE
venCe de la Léberté, bi«n réparée et abondam-
ment pourvue de tout, il se trouverait ttn dés
riches particuliers de France. J'avais bien mes
raisons pour lui parler ainsi. J'étais possesseur
d'environ cinquante mille francs ; je m'attachais
tous les jours davantage à la petite sœur Léonbre ,
et l'amour éteint le goût des aventures.
Mon oncle , qui n'était pas amotjureux , oppo-
sait à mes raisonnemens , qu'on n'a qu'une veine
avec la fortune , et qu'il fallait la pousser quand
elle se présentait. Il assurait que sa veine , à lui,
ne faisait que commencer. Il ne visait à rien
moins qu'à sept à huit millions, et voilà comment
il comptait en disposer : « Comme je bois et que
« je £aitigue beaucoup , il ne me reste guère que
« dix ans à vivre. Je dépenserai cinq cent mUIe
« francs par an , et je mourrai à la fin-de la dixième
a année, sans soucis et sans regrets. Tu ajouteras
ce le fond de mon co£(re*fort à- ce qui se trouvera
ce dans le tien, et... — Mais, mon oncle, si vous
a vivez quinze ans encore ? — Cela ne se peut
« pas. — Mais si cela arrive ? — Quand je n'aurai
« plus d'argent , je me brûlerai la cervelle. —
(c Quel raisonnement insensé \ — Mais je croîs ,
a le diable me brûle, que ce petit drôle -là veut
« faire le docteur comme son père ! Qu'on se
« taise , morbleu ! — Encore un mot , par grâce !
« — Allons , voyons ce mot. — Vous • ne vous
« souciez pas de retourner en FranceJ — Non.
a L'air de ce pays-là ne vaut rien à ceux qui -ont
THOMA3. 4^1
ce de l'argent. — Vous ne Toulez pas non plus
« aborder aux colomes françaises ? -*^ Non. Je ne
a me soude pas de me battre pour des mots. — <*^
«Les établissemens anglais, espagnols, pcM*tu-
a gais et hollandais nous sont fermés i vous n'a*
c( vez de port libre ijue celui de Saint «Thomas,,
(c et vous n'y reviendrez pas trois fois. -^ Pom>
« quoi cela , monsieur ? — Parce que le mal que
« vous avez fait, et. que vous allez faire encore
a aux nations ennemies, les liguera toutes coptre
a vous. — Tant mieux. — Tant pis. Des flottes
<c formidables vous attendront quand vous croirez
ff entrer ici, ou vous y bloqueront quand vous y
(c sere2!t Ne serait -il pas plus simple , puisque
fc vous êtes possédé du démon des combats , de
^ vous établir dans quelque île, de vous y for-
ce tifier, et d'y vivre, dans les temps de crise,
ce avec les magasins que vous aurez formés? —
ic Tu as raison , pardieu ! Tu me rappelles un rêve
et que je fis la veille d'un certain jour où j'allai
a demander , aiy ministre de la marine , le com-
<c mandement d'un vaisseau qu'il me refusa : tu
ce n'étais pas au monde alors* Je m'imaginais être
<( roi , et pendant les trente ans que j'ai vécu
a comme une taupe , enterré dans une capuci--
ic-nière, rien n'était, en e£fet, plus songe que ce
c( songe-là. Je peux le réaliser aujourd'hui. Je me
(c ferai roi- de mon île. Qu'en dis-tu ? — Un mo-
a ment , mon oncle ; il faudra changer le mot. — <-
« Il sonne pourtant bien. -^ Mais il blesse furieu-
ir. 3i
tfi% MOA ONCLE
« Sèment Toreille de nos Français. — Il est vrai
ce qu'il: a yiettli, et ces gens* là aiment beaucoup
a la nouveauté. Comment m'appellerai-je donc ?
« — Mais je ne sais pas trop... — Protecteur ? —
« C'est usé conune le papier -monnaie. — Dicta-
« teur ? — On dit que Robespierre prétend l'être,
a et je ne veux pas ressembler à cet bomme-là :
« il ne doit un moment de célébrité , qu'à la stu-
« peur des Parisiens et à la nullité absolue de
« àes collègues. — Grand Gouvernant ? — Fi donc!
« ça n'a pas d'harmonie. — Grand Régulateur ? —
« Oui , celui - là remplit assez bien la bouche.
« Voyons à présent quelle ile je régulariserai. »
J'ouvre l'Histoire générale des Voyages. Je
cherche , je compulse , j'examine , je réfléchis.
Voilà l'agent de plume arbitre du royaume qu'on
va fonder, et émule d'Idomenée , fondateur de
Salente ; de Didon , fondatrice de Carthage ; de
Romulus , de Théodore de Corse , et de tous les
fondateurs qui n'ont dû leur réputation qu'aux
succès de leur postérité. Je trouve beaucoup
d'îles désertes dans les Bermudes; plus encore
parmi celles de Bahama;yen trouvais même entre
la Jamaïque et Saint-Domingue, entre Saint-Do-
mingue et Porto -Ricco ; mais tout cela est situé
sur le' retour ordinaire d'Amérique en Europe,
et je voulais nicher mon oncle dans un coin du
globe , où il fallut le venir chercher de très-lcûn,
et faire , par conséquent, des frais d'armement con-
sidérables qu'on ne renouvelle pas tous les jours*
THO-MAS. ' 483
Je voulais encore une situation telle , que les en-
nemis ne pussent trouver, dans les environs, de
secours d'aucun genre , et qu'ils s'en retournas-
sent , après avoir brûlé leur poudre et mangé la
moitié de leur biscuit , ou qu'ils finissent par se
manger eux-mêmes. Les îles de la mer du Sud
me parurent réunir tous ces avantages , et , après
avoir balancé entre celles des Amis y de la So-
ciété et de Fernandès , je me décidai pour la der-
nière, moins éloignée que les autres, à la vérité,
mais plus convenable sous tous les rapports , parce
qu'elle est placée à deux cents lieues du Chili y
et à une distance considérable du centre du com-
merce de l'Amérique.
L'île de Fernandès appartient aux Anglais , à
ce qu'ils disent , et ils n'y ont pas plus de droits
que sur cinquante autres , où ils n'ont point d'éta-
blissemens , et où ils n'entendent pas que per-
sonne s'établisse : semblables; en cela , au cbieti du
jardinier, qui garde les choux dont il ne mange
pas. Cette île est très-petite ; elle convenait donc
à un très-petit roi et à une très-petite population.
Le terrain en est très -mauvais. Hé! que faisait
cela à de très-honnêtes gens qui ne comptaient
y vivre que de l'industrie d'autrui. Elle rfa qu'une
rivière. Il ne la fallait pas si large pour contenir
nos vaisseaux. Elle est partout bordée de rochers ;
elle en est plus facile à défendre. Il fut donc ré-
solu que mon oncle serait grand régulateur de
l'ile de Fernandès.
3r.
484 MON ONCLE
Comme il fallait couvrir l'ambition du nouveau
potentat de motifs d'utilité générale je passai
deux jours à composer un discours raisonné qui
aurait fait honneur même à Gerbier. Deux autres
jours, je me cassai la tête pour le faire entrer dans
celle de mon oncle; mais il avait la mémoire
ingrate et le débit d'un président d'assemblée
populacière. Semblable aux souverains du plus
haut parage , il prit le parti d'expliquer ses vues
par l'organe de son chancelier. Je lus, et je lus
bien ; je fis valoir ma marchandise, et, à la fin de
ma péroraison, tout le monde cria : AFemandès]
à Femandèsl '
La petite sœur Léonore était enchantée de cet
arrangement. Il était clair que , lorsque nous au-
rions pris une certaine assiette , la partie des
écritures s'étendrait; qu'il ne serait plus question
pour moi de voyages; que je toucherais égale-
ment mes parts, sans être exposé aux vicissitudes
de Tonde et de la fortune. C'était charmant pour
la petite sœur et pour moi. Notre boùheur com-
mun ne pouvait être traversé que par un siège;
mais celui de Troie a duré dix ans; celui de Candie
autant , et , dans dix ans , on a le temps de se
retourner. D'ailleurs, on a bienjevé le siège de
Malte en i565, et celui de Gibraltar en 1778.
Pourquoi ne leverait-on pas aussi celui de Tîle de
Fernandès ? .
Il n'y avait plus qu'une difficulté , c'était de
faire approuver à mon oncle notre association.
THOMAS. ^85
Dubourg était dans le même embarras. Ehibar*
quer nos femmes , sans prévenir le général , c'était
les exposer : il pouvait leur faire un mauvais parti
en mer. Les cacher à bord était impossible : on
ne met pas une femme dans sa poche. Le plus
court était de s'expliquer avant le départ, et il
n'y avait plus de temps à perdre : nos vaisseaux
allaient appareiller.
Je connaissais mon digne oncle. Le heiurter était
le moyen le plus sûr de ne pas réussir : j'usai donc
d'adresse. Je le conduisis à l'auberge où. j'avais
logé ma bonne petite sœur. Elle était plus jolie
encore sous les habits mondains que je lui avais
donnés ; mais mon oncle ne prit pas garde à cela.
On ne faisait riqn de lui que le verre à la main ,
et je fis monter quelques bouteilles de Madère.
Léonore lui versait souvent ; elle lui marquait du
respect et de l'estime ; elle avait soin de charger
sa pipe; elle lui présentait l'alumette, et Tho-
mas, à la fin, parut flatté de ses attentions. « Elle
« a l'air bonne enfant , ta nonnette ? — Oui , mon
€< oncle ; ce serait dommage de la laisser ici. —
« Il faut payer son passage à Tercère par le pre-
« mier vsûsseau. — Vous voulez donc qu'elle ren-
te tre dans son couvent , vous qui détestez les
<c moines? — Tu as raison. Qu'elle reste ici, et qu'elle
« y vive de l'argent que tu lui laisseras — Mais ,
^ mon oncle, mon cher oncle, quand cet argent
« sera mangé ? — Monsieur le drôle , vous m'a-
« vez l'air d'être amoureux. — C'est bien pardon-
486 MON ONCLE
a nable, mon cher oncle. — Fi ! Tamour gâte un
et homme de guerre. — Mais je ne suis que votre
« homme de plume. — Tu as encore raison,
ce Voyons, raisonnons. Si tu embarques cette mor-
<c veuse-là, elle sera encore plus exposée en mer
a qu'ici sans le sou, et tu connais le règlement,
a puisque c'est toi qui l'as fait. — Oh ! Us m'ont
« tous promis, par serment, de la respecter. —
<c Sermens d'ivrognes que cela , mon garçon. Â
« la première velléité ils ne s'en souviendront
« plus... Ah ! sacredieu , il me vient une idée. —
a Voyons-là, mon cher oncle. — Achètcrmoi un
il demi - quarteron de négresses bien condition-
<cnées, et jette -les à bord. Tu les mettras en
« avant de ta Léonore, à peu près, comme on
« oppose un paravent au vent de bise , qui se
a glisse partout. — Vous me permettez doue d'em-
« barquer.ma petite aussi ? — Il le faut bien, co-
te quin , puisque cela vous fait plaisir. »
Monsieur Dubourg s'y prit, lui, d'une toute
autre manière. Il déclara, brusquement, à mon
oncle qu'il était marié , et qu'il entendait que sa
femme le suivit. « C'est juste; dit Thomas; mais
ce si nos lurons en ont envie ? — Je casserai la
a tête au premier qui l'approchera. — Alors je
« ferai noyer madameDubourg. — Je la défendrai,
« corbleu ! — Contre moi ? — Contre le diable !
a — Monsieur Dubourg ! — monsieur Thomas ! t—
« D'un ton plus bas , s'il vous plaît. — C'est le
« mien , sacredieu , et je me moque de quiconque
THOMAS. 487
« y trouve à dire. » Mon oncle saute sur ses pis-
tolets; Dubourg sur les siens. On se jette entre
eux, on les sépare. On idolâtrait mon oncle, et
on allait faire un mauvais parti à son adversaire.
Thomas, incapable de le souffrir, prend brjave-
ment sa défense ; l'adversaire , que rien ne tou-
che, sort en jurant qu'il n'en fera qu'à sa tête,
et qu'il aura raison du général à la première
occasion : heureusement madame Dubourg arran-
gea l'affaire.
. Elle aimait passionnément son mari le jour
des épousailles ; mais , fidelie à son goût pour la
variété, elle avait offert, au bout de la quin-
zaine, son cœur et ses charmes à un jeune com-
mis de la douane. On ne part pas pour la terre
de Feu , sans se faire de longs et tendres adieux.
Ceux-ci furent tellement prolongés , que Dubourg,
qui cherchait madame pour la conduire à bord ,
la surprit avec son commis dans une position qui
n'était pas équivoque. Aussi fidèle à ses pro-
messes /ju'elle était légère dans les siennes , il
lui fit sauter la cervelle, et' vint s'embarquer avec
le plus grand sang-froid.
Il est loisible , par tout pays , à un époux de
tuer sa femme surprise ^agrante délie to. On in-
forme pourtant, ne fut-ce que pour s'assurer
des circonstances. Le gouverneur pouvait donc
faire arrêter monsieur Dubourg ; mais il connais-
sait tant de cocus en Amérique , ainsi qu'en
Europe, qui vivent parfaitement bien avec leurs
/|88 MON ONCLE
femmes et leurs amis, qu'il crut la vivacité du
cocu Dubourg tout -à- fait particulière aux cocus
corsaires. ^Or, comme les corsaires ont peu de
rapports avec les cocus de la bonne société , le
gouverneur ne craignit pas que Texemple gagnât.
Il se contenta , pour la forme , de faire barbouiller
quelques cartrés de papier , quand nous fâmes ^i
pleine mer.
Dubourg ne pensait plus à son altercation avec
mon oncle; mais mon oncle ne l'avait pas ou*
bliée : il était devenu rancuneux chez les capu-
cins. Dès le second jour de navigation , il trouva
que le capitaine n'avait pas obéi assez prompte-
ment à certains signaux. £n vertu de l'artide 3
du règlement , il le destitua ; donna à son second
le commandement de son vaisseau, et le laissa
dans une des îles des Vierges , avec un Aisit , un
quarteron de poudre et une livre de plomb. Yoilà
qui vous prouve que , parmi les corsaires , ainsi
que dans les États civilisés, il ne faut jamais se
brouiller avec ses supérieurs , fusent-ils bétes , ou
taquins comme un Thomas , un baourd , et tant
de gens en place, que je nommerai , peut-être...
quand ils n'y seront plus.
Pour moi , je m'aperçus , le troisième jour , que
mon oncle avait eu raison de me dire que les
sermens de notre équipage étaient des sermens
d'ivrognes. Ces messieurs se ruèrent sur mes né-
gresses , qui , heureusement , étaient d'une com-t
plexion et d'une encolure à tenir tête à une ar-r
THOMAS. 4B9
mée. Ma petite sœar dut, à cet expédient , la plus
entière tranquillité. Cependant , elle garda ma
chambre de peur d'accident. J'avais tout son
amour , mon oncle tous ses soins ; nous étions
tous contens.
Le général Thomas n'était pas homme à tra-
▼ersar , sans faire des siennes » la moitié des mers
connues. Cependant , comme tous pouvez être né
avec des inclinations pacifiques , ce qui ne prouve
rien contre vous , même en temps de révolution ,
car, enfin, a le diable au corps qui peut; comme
donc il «st po^nUe que vous n'ayez pas lesr incli-
nations guerrières , je vous ferai grâce des mille
et un combats que nous soutînmes des Antilles
à la mer du Sud , et qui , véritablement , se ressem-
blent tous : c'est toujours de la poudre brûlée,
des hommes égorgés , et, pour dernier résultat,
des vainqueurs et des vaincus, à peu près aussi
à plaindre les uns que les autres. < Je vous dirai
sommairement que nous forçâmes , en passant ,
111e de la Barbade, colonie anglaise, dont tous
les f<»t5 furent emportés en cinq jours , Tépée à la
main ; que nous chargeâmes un de nos vaisseaux
de la Jamaïque , de cent pièces de canon , d'une
portion convenable' de poudre et de boulets; du
produit du pillage, de trois cent cinquante An-
glais de tous métiers, et de deux cent soixante
Anglaises des plus jolies. Vous trouverez , peut-
être , étrange que mon oncle , qui n'aimait>pas les
femmes , en fît une aussi ample provision ; mais
490 MON ONGLE
il voulait que ses gens s^amusassent à Feroandés ,
et il était bien aise de favoriser le goût le plus
général.
• Après avoir pourvu à l'agréable , il pensa à
Tutile. Dès que nous eûmes doublé le cap de
Hom, il fit ses dispositions pour attaquer le Chili.
Sur une immense étendue de côtes, les Espagnols
n'ont de peuplades que Baldivia, la Conception,
Valparayso et la Sérena. Ces habitations , défen-
dues par cinq cents soldats seulement , sont sé-
parées des autres colonies par un désert de quatre-
vingts lieues ; par conséquent, rien de plus facile
que de fournir , abondamment , Fernandès du
bétail, des grains, et des vins excellens que ce
fertile pays produit presque sans culture. Il a
aussi des - mines , qui n'étaient pas à dédaigner
pour des corsaires , quoiqu'elles ne rendent guère
que cinq millions par an. Mais cet or se travaille
à Saint -Jago, situé à quarante lieues dans les
terres, d'où le bruit de notre débarquement le
ferait sans doute exporter à travers les Cordillières,
où il serait impossible de le suivre. On remit
donc les expéditions purement métalliques à un
autre temps. Chacun de nous , d'ailleurs , avait au-
tant d'or qu'il en pouvait porter.
De douze cents hommes qui restaient à mon
oncle, il en descendit onze cents à la Conception,
vers le centre des bourgades espagnoles. Il divisa
son armée en six petits corps , qui se répandirent
de difiérens côtés, que la terreur précéda, et
THOMAS. 49'
derant qui tout prit la fuite. Les Espagnols se
réfugiaient dans rintérieur, avec ce qu'ils avaient
de plus précieux y et ils abandonnaient à nos
gens 9 ce qu'ils avaient ordre de prendre et de
conduire à bord. Dès le septième jour, des con-
vois considérables arrivèrent sans interruption,
conduits , traînés ou portés par les Espagnols
qu'on avait pu prendre. Us tombaient de lassi-
tude, ou succombaient à la violence des mauvais
traitemens. Ils demandaient grâce : on fut impi-
toyable pour eux , comme ils l'avaient été envers
les Indiens, dont ils ont exterminé la race.
Le vingtième jour, nous partîmes avec nos
cinq vaisseaux tellement chargés, que le moindre
coup ^de vent devait les submerger : depuis long-
temps Thomas nous avait appris à ne rien crain-
dre. Le trentième jour, nous mouillâmes, enfin,
à l'entrée de cette rivière de l'île de Fernandès
que nous allions vivifier. Mon oncle se jeta à la
nage pour aborder plutôt, et contempla, avec une
joie avide toutes les parties de ses nouveaux do-
maines. • *
Les relations des voyageurs sont souvent infi-
delles , ou du moins inexactes. Nous reconnûmes,
avec satisfaction, que loin d'avoir été trompés
par nos livres , la réalité passait nos espérances.
La rivière, dont le mouillage est excellent, tra-
verse les deux tiers de l'île, du levant au cou-
chant. Elle est très -poissonneuse , et c'est une
ressource pour les jours maigres. Les monticules,
49^ MOH ONCLE
dont le pays est couvert, sont peuplés de chèvres
sauvages ; autre ressource pour ceux qui aiment
la chasse. La température du climat est délicieuse ;
avantage réel pour celles de nos dames qui avaient
la poitrine délicate. Pas un animal dangereux ,
hors nous; enfin, deux rochers isolés, l'uh au
nord, Tautre au midi, couronnés chacun par une
assez vaste plate-lbrme , placés exprès sur le bord
de la met , et dominant les parties accessibles de
nie, offraient des forteresses, toutes faites ,\à des
gens , dont pas un , n'était en état de tracer Une
parallèle. La difficulté était d'y monter du canon ;
mais mon oncle avait pris trois cent cinquante
Anglais pour quelque chose.
Après deux jours de repos , passés k bord ou
à terre, on s'occupa avec ardeur de tous les ob-
jets qui devaient assurer la consistance, la durée
et l'agrément de l'honnête société. Chacun tra-
vailla, d'après les connaissances qu'il avait ou*qu'iI
n'avait pas ; mais , enfin , chacun mit la main à
îa pâte, depuis le grand régulateur jusqu'au der-
nier soldat. Tel l'empereur de la Chine ne dédai-
gne pas, pour encourager l'agriculture, de tracer
lui-même un sillon.
THOMAS. 493
V
CHAPITRE VI.
Magnifique ville bâtie. Constitution sublime de
la composition de mon oncle.
«I»
Nous commençâmes par débarquer le bétail,
tellement entassé qu'il était menacé d'une suffo-
cation générale* Je prétendais , moi , qui me mêlais
un peu de tout , qu'il fallait parquer nos vaches ,
nos moutons et nos bœufs. Il me semblait qu'ils
fumeraient ainsi, alternativement, les pâtiu*ages
qui sont dans les vallées ; qu'ainsi ils trouveraient ,
dans tous les temps , une nourriture abondante ;
que les ayant toujours à notre portée , on ferait
des élèves ; on métamorphoserait, à volonté, les
jeunes taureaux en boeufs, et qu'il serait facile,
dans tous les temps, de choisir les plus gras pour
la table de son excellence le grand régulateur,
et celle de son neveu, qui avait droit de faire
bombance, parce que, partout, les souverains
bourrent leur famille , d'autant plus aisément que
c'est toujours le public qui paie. Mon cher oncle
me demanda si je comptais transformer des hé-
ros en garçons bouchers. Il m'objecta que la mer
formait un parc naturel, autour de l'île, et que,
sans se donner tant de peines inutiles, quand il
aurait besoin d'un bouillon, il prendrait son fu-
sil , et jeterait bas le premier animal qui se pré-
senterait. Je répliquai que si une cinquantaine
r
494 MON OirCLE
(le nos messieurs avaient envie d'un bouillon le
même jour, et se le procuraient de la même ma-
nière, l'île serait dépeuplée en moins d'une dé-
cade. Ce raisonnement valait bien mes premières
observations ; mais les grands hommes tiennent
d'autant plus à leurs idées, qu'elles doivent être
meilleures , et nos bêtes allèrent paître et fumer
où bon leur sembla.
A tous seigneurs tous honneurs. Ce que nous
avions de charpentiers, de menuisiers et de ma-
çons , s'occupa d'abord du palais du grand régu-
lateur. On choisit un endroit riant, sur le bord
de la rivière , précisément entre les deux rochers ,
dont on comptait faire deux forteresses, et, comme
les grands tiennent au chef, les subalternes aux
grands , et les petits aux subalternes , chacun choi-
sit autour des jalons, qui indiquaient déjà le sanc-
tuaire de la puissance , un emplacement plus ou
'moins près et plus ou moins grand , selon le de-
gré d'élévation ou de faveur du personnage. Un
jardinier traça des rues , non de ces vilaines rues
droites qui permettent de découvrir d'un bout à
l'autre d'une ville ; mais de ces jolies petites rues
tortueuses, où on ne voit pas à trente pas; où
l'œil n'est pas fatigué par l'uniformité régulière
des objets, et où on marche deux heures, sur
soi-même, sans jamais s'en apercevoir. A présent
qu'on perfectionne tout, j'espère qu'on rebâtira
Paris sur le modèle des jardins anglais. Alors les
rues Saint - Honoré , de Richelieu, du Cherche-
THOMAS. 49^
Midi, de la Chaussée - d'Antin , du Temple et au-
tres j offriront chacune cinq à six culs-de-sac , ce
qui sera fort agréable aux rouliers, aux cochers
de fiacre , aux piétons qui craignent les cabrio-
lets ; ce qui facilitera la circulation de l'air et la
propreté du sol; ce qui ajoutera à l'obscurité,
que les beautés sur le retour aiment tant; à la
sûreté de nuit, etc., etc. Si cette idée est adop-
tée , je demande le brevet d'invention.
La ville nouvelle fut commencée et finie en
quinze jours. Vous jugerez de sa magnificence
par la description du palais du grand régulateur ,
qui dominait sur les autres édifices 9 comme le
Capitole sur Rome. Quatre gros arbres , de trente
pieds de tronc, formaient quatre angles égaux,
et représentaient autant de colonnes de je ne
sais quel ordre. A la naissance des grosses bran-
ches, coupées en fourches, étaient appuyées quatre
pièces de bois ; sur ces pièces de bois, des perches
légères qui traversaient tout l'édifice à six pouces
de distance ; pardessus le tout , des feuilles de
palmier, attachées ensemble avec des lianes ; voilà
pour la couverture. Les intervalles , d'une colonne
à l'autre, étaient remplis par de mêmes branches,
proprement recrépies en terre grasse ; voilà pour
les murailles. Du côté du midi, une porte faite à
coups de hache ; voilà pour la sûreté. Nous avions
parmi nos Anglais un architecte qui ne manquait
pas de goût ; je voulais qu'il ornât Tédifice de
pilastres , de corniches , de compartimens , de
I
496 NOIT ONCLE
culs-de-lampe : a Tais-toi , me dit mon oncle , qui
a avait du bon ^ns. Je commanderai à ces gens-
« là, parce que je suis le seul capable de les con-
a duire ; mais je ne veux pas qu'ils, m'accusent
« d'un vain orgueil que je n'ai pas. »
£n conséquence, l'ameublement fut analogue
au reste. Au milieu du palais était suspendu le
hamac, qu'on montait et descendait à volonté,
avec des poulies attachées aux quatre colonnes ;
sous te hamac , une table grossière , et deux
bancs ; enfin, une armoire assez grande pour con-
tenir trois chemises bleues , trois mouchoirs de
poche, une paire de pistolets , et une livre de tabac
haché.
Les magasins publics où on serra les blés , les
vins, les 'sucres, les cafés, les rums, les viandes
salées , le biscuit , n'étaient pas tout-à«fait si re-
cherchés ; mais tout y était rangé dans un désordre
pittoresque, et, à peu près, à l'abri de Thumidité.
Le bâtiment nommé le grand Sérail ^ fut celui
qui demanda le plus de temps, parce que la dé-
cence et l'agrément particulier de chacun exi-
geaient que chacune de ces dames eût une cham-
bre de six pieds de long au moins, sur quatre
de large. Or, comme elles étaient deux cent
soixante, il fallut faire deux cent soixante cloi-
sons. Heureusement le bâtiment , long de mille
quarante pieds , n'en avait que six de profondeur,
sans quoi il y aurait eu de quoi faire reculer les
architectes les plus opiniâtres du monde policé.
THOMAS. 497
Eclairés par rexpérience, nous ajoutâmes quel-
ques mois plus tard , au grand sérail , une vaste
maison qui fut nomméeVlnattaquableypRrce qu'il
était défendu aux hommes d'y entrer. Elle ser-
vait de retraite aux femmes grosses de huit mois,
aux femmes en couches et aux nourrices. Vous
voyez qu'on favorisait la population à Fernandès
ainsi qu'ailleurs. *
Comme nous n'avions que le nombre de ha-
macs nécessaires pour nous , maîtres et seigneurs ,
ces dames eurent la bonté de se faire de jolis pe-
tits lits de feuilles de palmier , assez larges pour
recevoir un amateur. Elles se prêtèrent même à
cueillir de ces feuilles, autant qu'il en fallait,
pour les couvertures. Il est vrai qu'elles en fu-
rent priées , de manière à ne pouvoir refuser , et ,
en reconnaissance de leur docilité et de leur pa-
tience, on leur attacha, aux pieds, des pointes
de fer, qui leur donnaiçnt la facilité de grimper
aux arbres , comme des écureuils.
Elles cueillirent tant et tant de ces feuilles,
qu'il n'en resta pas une sur les arbres , ni le
moindre ombrage dans l'île. Restaient cependant
à couvrir les cuisines publiques , les maisons
communes où oi;i devait manger , celles T)ù on
devait prendre le café , celles où on devait boire
hors les heures de repas , et , enfin , l'espèce de
bagne , où on devait renfermer , le soir, les es-
claves anglais. Comme le génie ne connaît pas
IF. 3sè
f\C^ MON ONCLE
d^c^bstacles , on imagina .fineinçiit de suppléer
les feuilles par du gazon , par des .voiles , perdes
chaloupes renversées , ce qui fais;af t ^e .viariété
très-agréable à l'œil.
On avait fait beaucoup, saf^s doute ; ,mai3 ies-
sentiel était ,à faire. Notre véritable richesse con-
sistait en dix mille quintaux de poLi^re, qu'il fallait
serrer, dans des lieux très -secs, .^t qvii nie lais-
sassent rien à craindre des fuipeyrs , ni des gar-
gottiers. On .fit creuser de vastes xasigasins , daps
le roc vif , par les esclaves anglais. On leur fit
monter ensuite trente pièces de gros .calibre , 5ur
les deux rochers dçnt je vous ai parlé- Point d'é-
chafaudages , de grues , de cbèvres , rien ^ ce
qui facilite te travail : les bras , rien que les bras
des vaincus. Ils étaient destinés à servïjr , s'user ,
mourir, et il v en avait d'autres, à la Grenade,
à la Dominique , à Saint- Christophe.
|lia dernière opération à fairç, était d'empê-
cher qu'on ne vînt, inopinénient , nous rendre
visite. Un petit fprt , sui: chaqu^ rive dç la ri-
vière, à son ernboucjiure , ajiir^i^ si|igq|ièren|eDt
plu à mon oncle; mais cela demancfait du temp3i
de la c^ipacité , et Thomas était pressé d^ jouir,
et ne savait rien faire. Qn fixa les deux v^ssçaux
de la lam^ïquiç , sur quatre ancres , au^ deux en-
droits qu'on voulait fortifier ; op les iiasa de leiji^
m^ts et de leurs agrès ; op npit le§ batteries sur
les ponts , les corps-de-garde dessous, et en moins
*'
THOMAS. 4QQ
irune journée de travail, on eut (|eii^x.j^edo,ytes,
qui pouvaient durer deux ans : la prévoyance de
nos. messieurs ne s'étendait pas si loin, .
L mauffuration de la ville se fit au. bruit des ver-
res et de toute notre artillerie. Cette superbe cité
fut nommée Thomassine ; le rocher du.. nord-
Thomasson: celui du mi(Ji , 7%o/naj^an/.: Ip vais-
seaii de la rive gauche , Thomassin , et celui de
la rive droite, Thomasseau,
Tant que l'activité avait été soutenue, dans tou-
tes les classes , par le besoin de se loger , de
pourvoir à la vie animale , au superflu , à la sû-
reté générale ^ l'ordre et l'harmonie n'avaient pas
été troublés. Le moment de l'oisiveté était venu ,
et c'est ce que je redoutais. Nos gens ne pou-
vaient toujours boire , et faire ce qu'ils appelaient
\ amour, et ils me faisaient trembler, quand ie
les voyais les bras croises. Je proposai a mon
oncle dé faire (les lois , courtes , simples , et for-
tes surtout^ Je më rappelai ce que j'avais trouvé
de mieux (dans Justinien , Cujas et Bartole; j'éloi-
gnai ce qui mê déplut; je fis un petit code qui me
parut très -clair, j'allai aussitôt le lire à mon on-
cle , qui n'y comprit rien , et les bras me tombè-
rent, quand il me dit qu'il voulait faire lui-même
une constitution, k Vous, mon oncle, vous ferez
fc une constitution ! — Parbleu ! tout comme un
« autre. — Je crains qu'elle ne vaille rien. — Hé
« bien ! j'en ferai une seconde. — Qui ne vaudra
« pas mieux. — J'essaierai d'une troisième. — Qui
32.
\
5oO MON ONCLE
« ne durera pas davantage. — SstVez-vous , mon-
« sieur mon neveu, que vous êtes un imperti-
« nent? — Je suis vrai, mon cher oncle. — ^Non, je
« dis, je n'ai pas d'esprit , c'est le chat. Allez,
a monsieur, allez tailler vos plumes, et , quand
« j'aurai rêvé deux heures à cela , vous viendrez
a écrire ce que je vous dicterai. »
Il me rappela , en effet , deux heures après.
J'entrai dans son palais , je m'assis , je tirai mon
écritoire , et j'écrivis.
Droits de VHomme.
Chacun , ici , a le droit de vivre dans Tabon-
<lance , et sans rien faire.
Du Gouvernement
Le général Thomas , étant proclamé grand Ré-
gulateur , réglera , et déréglera tout à volonté.
« Tu vois qu'en quatre traits de plume voilà
a mes bases posées. — Oh ! c'est charmant , mon
« oncle. — Souvenez-vous , monsieur , que vous
a n'êtes que mon secrétaire : écrivez, sans ré-
« flexions , comme le journal du soir. »
Code civil et crimineL
Comme les hommes n'ont de différens , entre
eux, que parce que l'un veut avoir ce que lautre
possède , personne , ici , n'aura rien en propre.
THOMAS.
5or
Comme les magistrats sont mutiles , où il n'y
a pas de contestations , il n'y aura pas de magis-
trats ici.
Comme il ne faut ni prison , ni geôliers , ni
procureurs, ni avocats, ni bourreaux, où il n'y
a pas de magistrats , il n'y aura , non plus , ici ,
ni bourreaux , ni avocats , ni procureurs , ni geô-
liers , ni prisons.
« Nous voilà débarrassés y tout d'un coup , de
a ce qui embarrasse le monde connu, depuis qu'on
« le connaît. Poursuivez , Monsieur.
Mais , comme il est du devoir d'un législateur
éclairé , de tout prévoir , et que je prévois tout ,
si , dans l'ivresse , ou de sang-froid , on s'injurie ,
ou on se frappe , les parties iront vider leur que-
relle , à coups de fusil , dans un coin de l'île *, et
le grand Régulateur nommera quatre témoins ,
qui veilleront à ce que tout se passe dans les
règles.*
Si quelqu'un assassine , il sera assassiné parle
meilleur ami du défunt , et les assassinats ne s'é-
tendront pas plus loin.
« Voilà , je l'espère , un code civil et criminel ,
« aussi court , et aussi complet que possible , et
« tel qu'on n'en a point imaginé encore. Passons
« aux finances. »
^ Des Finances,
Comme le grand Régulateur n'a aucun revenu
J02 MOfi ONCLE
assuré , et que des circonstances imprévues peu-
vent îiécéssttèr des siacrifices , ' U seVa étaBll^.par
moi,' dans léS cas extraordinaires seulement , 'un
impôt unique et volontaire.
' à Tû Sens bien i[uè si je voulais, j'imposerais,
« comme un aiitre',' la terre , les maisons ',' lès
«p6Heà',"les fenêti'es, les chertiinees,'les ânes,
a léà hommes', lèè femmes, les meubles, les vbi-'
« tiures, le blé, la viande, le poissori, IVâu-de-vie,
«lés cboux, lé pap\er, l'industrie ,' les*' grancls
« chétnitis, la' pensée*, et tous lès oBièts coiiiius;
« mais cela fatiguerait les cérvëaiïx de notre l>on
tf pènpile, qui -criaîndràit toujours 'Jétre en con-
« trâvëntlon ; et puis il'faudràii; une riueé dé /iài-
« seut^ de rôles', de percepteurs , d'exécuteurs ,
« de Cbtûiiiis , cle sous-cômmis : la moitié de la co-
« lonie'^ètâit sans cessé ôccupiée à vider les po-
« ches de TaiitrèV Non', pas dé ça, Lisette. Un
« tittpôt Unique et volontaire. — Voyons, "mou
<c oncle, sur quoi vous l'établissez. — Écris. »
Sur la respiration.
« •^— Sur'la respiration ? — ^Ah ! ah ! ah ! tu ne t'at-
« tendais pas à celui-là , hem ? C'est uii véritable
a don gt^tùit que tiiùh iihpôt', car, enfin ', celui
« qui lie voudra pas respirer, né paiera rien.
à —Mâts il me'àëniblé , iiion diiclè , que vous êtes
« déjà en contradiction avec vous - m'éine. — Âl-
« Ions donc ! Cela se pourrait , au plus , si j'avais
« fait dix. mille et quelques lois. — Vous dîtes,
a dans un article, que personne n'aura rien eu
Tiib'MAS. 5o3
<( propre , et., maintenant , vous demandez des
« sacrifices. — An ! sacredieu \ tù as raison. Il
ce n'est pas aisé d'être législateur , et je suis
« étonné que tant de gens s'en mêlent. Tâchons
« d'accoucher d'un petit article supplémentaire
c( que tu saveteras, avec le reste ^ du mieux que
« tu pourras. » •
AHûilé supplémentaire'
Le gouvernement s'obligeant à fournir à tous
le nécessaire et le superflu , For et les bijoux se-
ront emmagasinés, et chaque lot marqué du nom
du propriétaire , qui sera maître de le retirer \
quand il voudra aller vivre ailleurs.
« L'article est bien , pas vrai? — Ah ! encore
a incohérent avec l'autre. — Va, va, nos gens n'y
« regarderont pas de si près. Voyons maihf enaiit
ce les articles réglementaires : ceci exige du dévê-
te loppement. »
Des Expéditions.
Si votis Voulez que le grand Ré^'rilàtéùr voiis
entretienne , vous nourrisc , et vous enivré de
vin et d'aiûôur, il faut lui eii faciliter leô moyens.
cr Vois-tu! je fais'' aussi îles préambules, moi. »
T'rois cents hoTiimès'serôiit constamment en
course, et seront remplacés , au retour, par trois
ceiîti' autres. *
Ils irowt' prendre chez les autres' ce qui man-
quera chez tious.
5o4 MON ONGLE
De la Force armée.
Il y aura tous les jours cent trente hommes de
garde.
Quatre-vingt-dix seront employés à la garde de
ma personne et des forts ; le reste fera des pa-
trouilles , et veillera à ce que nos esclaves ne cou-
pent pas les oreilles, ou mieux que cela, à ceux
de nos messieurs qui seront tombés sous les ta-
bles et sous les bancs.
A cet effet , chaque homme de garde sera tenu
de conserver sa raison , et, pour cela, il ne lui sera
alloué qu'une bouteille de vin pour ses vingt-
quatre heures.
Mais comme il n est pas de sacrifice qui ne mé-
rite une indemnité, la garde descendante vivra,
à discrétion , pendant les deux jours suivaiis.
De la Répartition des £sclai^es.
Des gens comme nous ne devant rien faire,
tous les travaux publics et domestiques seront à
la charge des esclaves.
Le grand Régulateur en aura quatre pour son
service particulier, l'amiral trois, chaque officier
deux. Il en sera attaché un à six soldats ou ma-
telots.
Soixante-dix eu ti^ tiendront les forts, les armes,
déblaieront, arroseront les rues, et, pour se re-
poser, feront la chasse aux maringouins.
THOMAS. 5o5
Les quarante restans feront la cuisine , mal d'a-
bord, et bien au bout de quelques joifrs, parce
qu'ils seront battus jusqu'à ce que leurs ragoûts
soient mangeables.
Gomme il n'est pas de bon gouvernement sans
économie, et qu'il faut, en même temps, que les
esclaves vivent pour continuer à servir, il leur
sera accordé une demi -livre de biscuit par jour,
une heure pour pécher ou chercher des coquil-
lages , et l'eau de la rivière , tant qu'elle en pourra
fournir.
a Ceci me conduit naturellement à traiter de
<c la bonne chère , qui n'est pas l'article le moins
(c important pour moi. »
De la Table,
Le grande Régulateur sera servi dans son pa-
lais , et , comme il doit représenter et traiter sou-
vent ses hauts - officiers , ses rations solides et
liquides ne sont pas fixées.
L'amiral aura, par jour, trois livres de bœuf,
trois livres de porc , la moitié d'un mouton , six
livres de pain, douze bouteilles de vin, et deux de
rum.
Les capitaines auront moitié de cette ration.
Les autres officiers , le tiers.
Les soldats et matelots auront deux livres de
viande , deux livres de pain , deux bouteilles de
yin, et une demi -bouteille de rum.
5o6 MOff ancLE
On se ra5seinbIerB> au son de la cloche, dans
les maisons indiquées pour les repa»^ s^ioa *le
grade.de chaouo., et on sera «exact, p&rce qu'on*
n'attendra personne.
Les dames mangeront chez elle» 4 parée' qu'il
est bon qu'on, les trouve à toute 'heure.
Des Cafès et Estaminets.
Après le ëîner, ira prendre dil café ijui Voudra ,
et autant qu'il en voudra.'
Deux fois par décade, il sera délivré, ppûr les
estaminets, huit pièces' de vih de deuix téhCà' ppts,
qui seront btis par 'les matelots et soldait' qui
voudront s'amuser honnêtement.* Là, ils* trouve-
ront des pipes et du tabac , et pourront en em-
porter ce qu'ils jugeront nécessaire à leur con-
sommation.
Lès officiers qui ne seront pas de service ,
pourront s'enivrer^ tous les jour«, dans un estami-
net , qui ne sera ouvert que pour eux.
Dés Fétemens. ^
Quiconque aurai son babit usé^, en irâ< prendre
un neuf au magasin.
Quiconque idura une^chéinise; sale ^ l'ii'a troquer
contre une blanche..:
Commet il la'estjpasifde'bôH gouvernement' qui
ne cherche* à touJtiUtilisèl*?, les habits >ét>k linge'
seront faits , r acoonHiioéés > »et > blanchis* ^ <par ^ les
THOMAS. 5p7
nourrices, et celles de nos dames ;dont la sqçié|Lé
ne se souciera plus.
De la Population,
Le mariage étant insupportable où il est indis-
soluble, et ne signjfianl riop, où, le, divorce, est
admis, on ne. se.pjar^çra. pas df^^tqul:,-
M^is œiïii^^ il fai|f, des.^nf^ns.pwr ,pejçpétueç .
une coJo.q jçî.,. et . q^Ul est trèsramuça^ fi^r^i!
quand jOn,n'eçes|:,, pas charge,, on ei;i fepça ta^vt.
qu'on p^urra.^ et le& inè?[es s^^iles en.aiiron^; soiçi^,
selon la ^çstination que leur a donnée la nati^re^f
La nature les d^i^inant^égaleTient pour l'homme,
ces daines n'en poui^ont ^refuser aucun. M^is pour;,
le in^ai|^tiep de^ mœurs pvbliqqjÇS., et afin 4'l^viter..
tout jCanflit„ lej premier qui^ei^trer^a che?^ une,,
femme ^qçrochera sonboiui^t en dehors, de la
porte j ce qui . vqudraj ^\fe. , à ;Çelui, ^ qui sujryien-, , .
drait : Paç^ez à uiji ^^^i P^WI^ro. .
La faiblesse paternelle étan]t; .çontraii^e ^ux pro-
grès des enfans , les nôtres se développeront de
bonne heure , parqç qu'aucun ,ne connaîtra son
père.
Aussi, dès l'âge de di?( ans, les garçons seront,
mousses ou tambours.
Dès l'âgç, de huit ans , les ^lles sauront, fak'.q
des minfi^.et joi^pr de Ja.prunçUe;, et à quîpï^ç
ans., on en %ra ^e petites . m9.ip(ia^i^
5o8 MON ONCLE
Ceux qui violeront un des articles de la pré-
sente constitution , librement acceptée , seront dé-
portés sur les côtes du Chili, et leur or et leurs
bijoux confisqués au profit du grand Régulateur.
Après avoir fini de me dicter cette admirable
production, mon oncle, enchanté de lui-même,
fit battre la générale, rassembla toute l'armée,
me fit hisser en haut d'un palmier , pour qu'on
m'entendit de plus loin , et m'ordonna de lire à
haute et intelligible voix. Je tirai mon cahier de
ma poche, je criai à tue-tête, et je ne dus être
entendu que de la très-faible pai:tie de mon au-
ditoire : Aures habent, et non audient. Au reste,
qu'on ait entendu ou non , qu'on ait compris ou
non , la constitution de mon oncle fut reçue à
l'unanimité, parce qu'elle convenait à beaucoup,
que le mode de gouvernement était indifférent
au plus grand nombre, et que les autres n'au-
raient rien gagné à dire : Non.
CHAPITRE V.
Désastres.
Les choses allèrent assez bien pendant quel-
ques mois. On crevait des esclaves qu'on remplaça
facilement; on exCTçait si vivement, et si conlf-
nuellement les dames , qu'il en mourut vingt des
THOMAS. 5o9
plus jolies , parce que les plus jolies étaient les
plus exercées; on buvait du matin au soir, ou
on chassait, ou on se baignait, ou on jouait à la
boule ou aii ballon, ou on fumait, ou on dor-
mait : c'était charmant.
Tout annonçait que cette vie délicieuse dure-
rait. V Hirondelle y toujours en mer, et volant sur
la surface de Teau, évitait ou atteignait les meil-
leurs voiliers , à son choix. Les magasins regor-
gaient , Fabondance était partout , et tant que
les Anglais et les Espagnols prendraient la peine
de cultiver la terre, il ne paraissait pas possible
que la colonie manquât de rien.
Pour moi, dont les goûts différaient singuliè-
ment de ceux de ces messieurs, et qui évitais
toute communication trop directe avec eux, je
m'étais fait une jolie habitation, vers la source de
la rivière. Ma maisonnette, ornée de mille jolis
petits riens , que j'avais trouvés à bord de diffé-
reptes prises , était adossée à un rocher couronné
de verdure. En avant, j'avais un bocage frais,
que la nature semblait avoir fait croître pour
moi. Je n'avais eu qu'une cinquantaine d'arbustes
à arracher, pour pratiquer des allées couvertes et
solitaires. Au bout de mon bosquet coulait la ri-
vière , étroite , peu profonde et limpide. Des pois-
sons des plus délicats de la mer du Sud rem ontaient
jusqu'à ma porte, et venaient mourir dans les bras
de ma jolie petite sœur. Avec des semences d'Eu-
5lP MON ONCLE
rope, j*avaîs*falt un potager d*iih côté de mon
bôcàge; iih pàrtéfrélde râùire, et ifaiis mes jar-
diriSf'sUr le bord ' de i*eaù /dans nioifi petit tois,
dans ma màisonniette, je trouvais Léohôre qui
embellissait tout, et qui vivait cachée à tous lés
yeux.
J*à vais été aidé, dans mes exMoitatidns , par les
deux eâclftves qu'on m*avaît donnés. L^un était
péiîAre, l'autre médecin, par conséquent incapa-
bles de sùppfortër dès travaiix viôtens ; maïs je
les Inéhageais, je lès èhconragèais ; je partageais,
avec eux , mes raïiôris , plus 'que sufiBsantes pour
ma compagne et moi. Éne leà consolait; elle Teiir
accordait ces soins délicats , ces attentions fines,
sieuls moyens d*ùn sexe faible , qu'ils finissent
par i*endre le plus fort ; Léonore, enfin, acteva
d'en faire nos amis, et n'èii a pas qiiî veut.
J'avais trouvé et accumulé des trésors qui n a-
vâient tenté que moi. Deis instriimêns de musique,
dte ihâthématiquès , de bons livres, cent choses
uiil'eé aux arts, âvàieiit été jetés sur la plage. Je
lés recueillais soigneusement, et ori fiait du cas
que je |)araissâis en faire. C'est avec ces ressour-
ces que nous charmions nbs loisirs. Le peintre,
nàturéllèmeiit gai, avait retrouve sa belle tu-
meur; le médecin, grave... comme un médecin,
parlait toujours raison, et la raisori plaît, assai-
sonnée d'un grain de folie. En riafnt avec le
peintre, en raisonnant avec le docteur, en cares-
i
xnoMAs. 5ii
sant ma Léonore , je m'occupais du bien-être et
c^e r^^gnéip^pt de^toos. J'en étaisaîmé et héni :je
ne désiriiis pas .d'autre sort.
^M^i^r Hirondelle, à iforoe de prendre, prit
bieptôt moins, «t. bientôt oe 'prit -rien.
,]\Iais'le>g9spillage ^uisa, en peu de > temps , les
;purpyision3 qui étaient dans Tile.
Mais qu^que3-unes des ^ dames, qui remplacè-
rent les défuntes, apportèrent certaine incommo-
dité qui .cii;cula en peu de temps, et qui donna
de rpccupsition dt de l'importance k mon docteur.
JM[2^3 ria disette et la :maladie donnent de lliu-
meur.
«
Mais rhimietfr porte à faire des sottises.
Mais 4}uand les sottises ^sont d'une certaine
forCjÇ, elle^ yiolenl: le contrat social.
Mais Qipii oncle, qui tenait à l'article des coii-
fiscatipQs , «(importait exactement les coupables.
Mais , enfin , on se mit çn insurrection ouverte
contre lui
Quand les ressorts d'un gouveruement , bon ou
mauvais, sont rompus, il se forme autant de
ps^rti^ qu'il y a d'intérêts différens.
Quand ^uçuo des partis n'entend raison , tous
crient à la fois.
Quand il^ ue persuadent pas avec des cris, ils
entrent en fureur.
Qi^and ih sont en fiireur, ils prennent les
armes.
Quand ils ont pris les armes , ils se battent.
V.
5l'i MON ONCLK
Quand, enfin, ils voient que le sang répandu
n'améliore pas leur sort, ils se rapprochent; ils
s'accordent : autant vaudrait commencer par-là.
On se battit toute une journée à Fernandès.
Cent cinquante hommes furent tués ou blessés,
sans que personne sût, bien précisément, pour-
quoi. Vingt fois , je m'étais jeté au milieu des
combattans; vingt fois, j'avais fait l'orateur, et
épuisé tous les lieux communs , sans y rien ga-
gner. Le soir on eut faim; il n'y avait pas de
quoi souper , et je gliss.ii encore mon mot. « Ce
« n'est pas en se tuant qu'on fait tourner la bro-
che. » Ce mot fit tomber les armes des mains.
On se demanda pardon, on s'embrassa, on se ré-
concilia. Mon oncle, excédé de fatigue et couvert
de blessures , me consulta modestement sur ce
qu'il fallait faire, et parla, pour la première fois,
au nom de la société. « Ce soir^ répondis -je, il
" faut s'aller coucher. Qui dort soupe , et demain
« nous verrons. » On me crut, on se sépara, et
je regagnai ma maisonnette.
J'avais travaillé, et j'en reçus le prix. Des pe-
tits poids et des haricots, préparés parLéonore,
un melon cueilli par elle, réparèrent mes forces.
ISous soupâmes; nous dormîmes assez bien, pour
des gens qui avaient l'esprit agité, et, le lende-
main au point du jour, je me rendis devant le
palais du grand Régulateur , qui avait tout déré-
glé, et qui ne réglait plus rien.
Tous ceux qui pouvaient se soutenir, se ras-
THOMAS. 5l3
semblèrent autour de moi. Je les menai à ma
mais<»inette , et je leur fis voir mon jardin. « Si
« vous aviez fait comme moi, leur dis^-je, vous
(X auriez soupe hier, et vous déjeuneriez, au jour-
« d'hui. L'homme est né pour travailler ; . voilà
« qui le prouve. Voyons maintenant, à vous tirer
ff d'embarras. Vous êtes environ six cents. Prenez
« vos fusils; formez une ligne qui coupe l'île sur
« sa largeur; avançons en chassant, tuons ce qui
ce reste de ces chèvres , dont vous ne preniez que
« la peau, et dont la viande va vous paraître dé-
i< licieuse. Qu'on en fasse cuire, trente ou qua*
« rante , pour le besoin du moment; qu'on sale
« le reste. Qu'on s'embarque ; qu'on fasse une
ce dernière tentative sur le Chili. Puisque vous
<c voulez vivre indépendans , transportez ce que
« vous aurez pris, aux îles Galapes, dçnt le sol
<c est excellent. Cultivez-le, et, en attendant que
a tout cela soit fait , mangez de la chèvre , et bu-
ce vez de l'eau. Noé en buvait bien avant qu'il
ce s'avisât de planter la vigne. »
^1 n'y avait pas de réplique à cela; aussi ne
répliqua • t - on rien. On partit pour cette battue
générale, qui rendit beaucoup au-delà de ce que
j'avais espéré, et on ne chercha pas les cuisiniers
anglais. Les uns écorchaient le bétail, d'autres
le mettaient en pièces; ceux-ci allumaient des
feux, ceux-là couraient prendre des chaudières,
du sel , du piment. Deux heures après , ces mds-*
sieurs qui , trois jours avant , ne voulaient , du
ir. 33
5l4 MON ONCLE
mouton, que les gigots, à qui il fallait tous les
jour&du pain fiais, des vins de Cauarie, ou de
Madère , déchirèrent , à belles dents ^ ce& chèvres
dont ridée seule leur soulevait le cosur , et fnrent
trop heureux d'aller se désaltérer à la rivière.
' J'avais penté, la veille, à faire, dans cette rivière,
ce que je venais de finre dans les montagnes ; mais
on ne s'était pas doxmé la peine d'arranger un
filet. On n'avait que quelques lignes^ et la pèche
n'eut rien rendu.
Le jour suivant , on sala sept cents chèvres ,
oQ environ ; on emplit des futailles d'eau , hélas !
rien que d'eau. On embau^qua les provisions^ avec
cinq cents hommes , sur la Lièerêé et V Hirondelle ;
on en laissa cent, pour défendre nie d'un coup
de main ; on renvoya, sur le Phénix ^ les esclaves
qui pouvaient se soulever et se veng^ ; on garda les
femmes en santé pour soigner les malades et les
blessés, dont le nombre était efiOrayaut; on mit,
sur tous les forts, des chapeaux et des bonnets
fichés sur des bâtons, pour ôter à l'ennemi, s'il
se prés^itait, la connaissance de notre faiblesse.
Les équipages des deux vaisseaux nous promi-
rent , solennellement , de nous venir prendre
pour nous porter aux îles de Galapes. Pour gages
de leur sincérité, ils norus laissèrent leur part des
richesses déposées dans les m^asins ; enfin , ils
partirent sous les ocdres de Duboc, qui n'avait
pas encore commandé en chef ^ et qui brûlait de
se signaler.
THOMAS. 5{5
Mon oncle , blessé , se désolait de n'être pas à
la tête de l'expédition; j'étais attristé du départ
de mon médecin et de mon peintre ; Léonore
s'attristait de me voir triste ; nos malades n'étaient
pas plus gais ; nos cent hommes d'armes avaient
l'air sombre et préoccupé; les femmes soupi-
raient , les unes de ce qui leur était arrivé , les
autres de ce qui ne leur arrivait plus. L'iie était
rembrunie comme la salle de fantasmagorie de
Robertson.
Je trouvai pourtant le moyen d'éclaircir, petit
à petit , les visages , et de dissiper le décourage-
ment. J'avais perdu mon cher docteur, et je
me retrouvai le médecin en chef de la colonie.
Je suivis les erremens de mon ami, et, ce qui
produisit autant d'effet que les médicamens, j'é-
tablis une sorte d'abondance dans la colonie. Je
fis faire des filets par les femmes , par la mienne ,
par ceux de Aos soldats à qui j'inspirais , insensi-
blanent, le goût du travail. On eut du poisson en
quantité ; on en eut de mer et d'eau douce. A
la vérité, on manquait d'assaisonnemens , mais
l'appétit est le meilleur de tous. A la pointe mé-
ridionale de l'île, nos pécheurs trouvèrent quel-
ques tortues; dès lotrs mes malades eurent du
bouillon , et on connaît la vertu de celui de tor-
tue, pour la maladie que je traitais. Un régime
doux , une vie frugale opérèrent des prodiges.
On guérissait rapidement. Mes raisonnemens , djB
tout genre, étaient écoutés, et mes conseils suivis.
33.
5l6 MON ONCLE
On défricha le peu de terrain qui était susceptible
de produire. Je donnais des graines, je dirigeais
les travaux , et quarante à cinquante jardins, se
formèrent sous mes yeux. L'occupation ramenait
la gaieté , et adoucissait . des mœurs féroces. On
se rassemblait tous les soirs ; on s'amusait , sans
emportement et sans aigreur; on revenait aux
jouissances de la nature. On m'entendait, avec
plaisir, peindre les douceurs d'une union chaste,
et les charmes de la paternité. Les jeunes gens
trouvaient le bonheur présent dans mes tableaux;
les hommes mûrs y devinaient des appuis pour
leur vieillesse. Tous regardaient Léonore, et son
air décent et satisfait achevait de persuader.
A la quantité de fonctions, dont la raison seule
m'avait investi , je joignis bientôt celles du sacer-
doce. Je ne préchais pas de dogmes : je n'aurais
parlé que le langage des hommes. J'annonçais
une morale simple et pure; c'est à cela que
se borne la révélation , et nos cœurs ne vont pas
plus loin. Mes efforts furent couronnés d'un suc-
cès flatteur; je fis onze mariages. L'île n'était
plus un repaire de brigands; ses habitans, ren-
dus à la sociabilité, devenaient des hommes esti-
mables, et chacun était heureux, autant quon
peut l'être , quand on manque de plusieurs choses
essentielles, que Eèstime de soi-même ne fait. pas
toujours oublier.
J'avais conçu le projet de nous réconcilier avec
nos voisins, et d'acheter d'eux. ce qui aous était
THOMAS. 5f7
nécessaire. Les richesses immenses, que nous pos-
sédions, pouvaient déterminer Tennemi à traiter,
et, s'il préférait la guerre , nous étions encore assez
forts pour l'inquiéter.
Mon oncle avait été forcé de convenir que sa
constitution ne valait pas le diable. Il avouait
que j'entendais- mieux que lui l'art de gouverner;
mais il ajoutait que je ne savais pas me battre :
il fallait bien qu'il eût sur moi quelque avantage,
et je lui laissais volontiers celui-là. Cependant,
comme le chien d'amour-propre perce toujours,
il me contrecarrait souvent en législature , en
morale, et même en médecine. Je défendais mes
opinions ; il s'emportait ; je le laissais dire. Il
jurait ; je ne l'écouf ais plus^ car des juremens
ne sont pas des raisons. Il me semblait , à moi
observateur v que la médecine ne doit tendre
qu'à aider une nature affaiblie ; que partout la
morale est une et inaltérable, et que les meil-
leures lois ne sont pas les plus sages ^ mais celles
qui conviennent le mieux au peuple à qui oh
les destine. Une première, mais terrible attaque
de goutte , confina mon critique dans son hamac ,
et me laissa la Uberté d'opérer tout le bien que
je pourrais faire.
Il y avait trois mois que nos comp^^ons
étaient partis; nous ne cdlmptions plus les revoir.
Personne ne, disait clairement ce qu'il en pensait;
mais je crois qu'au fond, chacun en était bien
gise. La saison était favorable, et je pensai sérieu*-
5l6 MOK ONCLE
sèment à députer plusieurs de nos gens vers le
gouverneur du Chili. Je choisis les plus modérés
et les plus intelligens; je fis équiper la plus
grande des chaloupes , et j'écrivis au gouverneur
une lettre que je crus propre à calmer les res-
sentimens. Mes ambassadeurs allaient partir , lors-
qu'une flotte, de huit à neuf voiles, parut à la
vue de Uile. On courut aux armes; on se mit en
défense ; mon oncle se fit porter, dans un fauteuil,
8ur le fort Thomasseau. J'étais né pour tout faire,
et, ce jour-là, je fis Faide-de-camp. Je portais,
partout, les ordres que le général me donnait
avec son sang-froid ordinaire. Il éprouva, enfin,
que des hommes mariés, sont plus braves que
d'autres, quand ils aiment leïirs femmes, et qu'ils
tremblent pour elles : mes onze maris ne parlaient
de rien moins que de faire sauter l'Ile , plutôt
que de se rendre. Fort heureusement , on ne fut
pas contraint d'en venir à cette extrémité. On
reconnut la Liberté et V Hirondelle; on rit du
danger imaginaire et des préparatifs de défense ;
on mit armes bas, et on fut recevoir l'amiral
Duboc, qui entrait, à pleines voiles, dans la rivière.
Ce drôle-là était vraiment né avec des qualités.
Il s'était formé sous mon oncle. Il avait voulu
surpasser, dans une seule expédition, ce que son
chef avait fait dans toute sa vie , et il avait réussi.
Il revenait avec six grands vaisseaux chaînés de
toutes sortes de provisions. Il avait augmenté
l'armée de six cents Français, délivrés en différens
THOMAS. 5l9
lieux , çt U apportait cinq milUoiis en or. Voilà ^
en dix lignes, le journal de son expédition.
« Abordé, de nuit, à Valparayso. Surpris les ha*
« bitans; tout passé au fil de Tépée.
« Marché de suite sur Saint-Jago. fiencontré
<c et pris, sur la route, cinq millions qu'on allait
« embarquer pour Quito.
« Chargé <les vivres et des vins en rentrant à
<c Valparayso. Pris , dans le port, deux vaisseaux
t( sur leur lest.
« Doublé la terre de feu. Rentré dans l'océan
fc méridional. Fait trois descentes au BrésiL
«c Chargé les vaisseaux pris à Valparayso. Délivré
a soixante Français.
ce Remonté vers les Antilles. Forcé Saint-£us«-
« tache ; délivré cent cinquante Français. Pris
« deux vaisseaux chargés de comestibles , arrivant
« d'Europe.
« Attaqué Saint - Vincent. Emporté l'ile après
« huit jours de siège régulier. Délivré trois cent
« quatre-vingt-dix Français. Chargé, autant que
« possible , quatre vaisseaux trouvés dans le port
<c de Boucama : deux ont coulé bas au retour.
« Revenu , enfin , après trois mois de course ,
« vainqueur des Espagnols, des Portugais, des
i< Hollandais et des Anglais. »
La lecture de ce journal , fit faire à mon oncle
une grimace , qu'il s'efforça , en vain , de cacher.
Il regarda Duboc d'un air sévère : « Amiral , lui
« dit - il , vous avez opéré en brave et habile
5aO MON ONCLE
ce homme; mais votre mission ne s'étendait pas
a plus loin que le Chili, où tous deviez prendre
« des vivres. Vous avez exposé à mourir de £ûm
ce ceux qui vous attendaient ici , pendant que
<c vous couriez la prétentaine , et je vous destitue,
«c Destituer un. homme comme moi , reprit Duboc
<c en fureur! Destituer un homme comme lui,
« reprit tout son monde! » £t Tanarchie qu'avait
causée la disette , fut ramenée par l'abondance.
Plus d'ordre, plus de subordination. On propo-
sait, tout haut, de déporter mon oncle, ou de lui
fsiire pis. J'avais mes bons colons sur qui je pou-
vais compter; mais ils formaient une très-petite mi-
norité. Je ne savais pas trop me battre, comme
me l'avait bien dit Thomas, et sa goutte l'empê-
chait de se mettre à leur tête.
Cependant , le tumulte iallait toujours croissant;
l'outrage était au comble. Il ne restait rien à mon
oncle de sa considération, ni dé son autorité. Il
n'était plus qu'un vil envieux qu'il fallait immoler.
Ainsi périrent *les Gracques , au sein de la plus
grande popularité. Ainsi périt Mazaniel, des mains
du peuple même qui lavait adoré. Ainsi finira
celui qui doit à des orages un moment de faveur ^
qui finit avec eux. ,
Le moment de mon oncle n'était pas. arrivé
encore. La goutte ne lui avait ôté ni le courage,
ni la présence d'esprit. Ce fut ce qui le sauva.
Il demanda la parole; elle lui fut refusée. Nos
colons, répandus dans la foule, et, jusqu'alors.
THOMA.S. 5ai
spectateurs de la scène , s'écrièrent qu'on ne pou-
vait se dispenser d'entendre Thomas. Ils criè«
rent tant, qu'enfin les autres se turent. « Jusqu'à
« ce que vous ayez fait de nouvelles lois, dit
ce mon oncle, je ne connais que celles que vous
« avez librement acceptées. Y est-il dit que , lors-
cc qu'il surviendra une querelle, toute la colonie
<c tombera sur celui qui aura le malheur de dér
« plaire? Il est dit que le différend sera vidé à
c< coups de fusil : je défie l'amiral. S'il a fait ce
« qu'il dit, il acceptera en brave homme, et ne
« souffrira pas qu'on m'assassine comme un chien,
ce Allons, sacredieu, acceptes-tu, amiral? » Aus-
sitôt le bouillant Duboc lui frappe dans la main
en signe d'adhésion. Le champ est marqué. Les
champions sont à quarante pas ; mon oncle charge
son arme , assis dans son fauteuil , la jambe ap-
puyée sur un tas de feuilles sèches. L'armée
forme la haie des deux côtés des combattans.
Quel spectacle , pour la multitude , que celui
de deux autorités supérieures aux prises! Il en
doit résulter un changement, et tout changement
doit être un pas vers le mieux... Pauvres hu-
mains!... hélas!...
Les deux tiers des spectateurs font des vœux
pour Duboc; mes amis en forment pour mon
oncle, et tous tombent d'accord de s'en tenir à
l'issue du combat, et d'oublier absolument le
passé.
Duboc était 1 offensé, il tira le premier. Son
i
5-12 MOIf ONGLE
ress^timent, sa vivacité, hii perinireni, à peine,
d'ajhsier. La balle siffla à Toreilie de ihon oncle,
qui ne fit pas le moindre mouvement. Il ajusta
à son tour; il ajusta long • temps ; mais il ajusta
mieux. Il cassa une cuisse à l'amiral, qui tomba,
mais sans manifester aucun signe de douleur.
On reporta mon oncle dans son palais ; on le
rétablit dans ses honneurs ; on remit en vigueur
sa pitoyable constitution. Tous les jardins exis*
tans furent foulés aux pieds; le grand sérail lut
repeuplé ; le gaspillage recommença , et mes co-
lons, entraînés par lexemple, se démoralisèrent
en peu de temps.
Obligé moi-même de céder au torrent, je ron-
geais mon frein; mais je me tus. Je conduisis ma
bonne petite soeur tout-à-fait à Textrémité de
nie ; je rebâtis une maisonnette , dans des rochers
escarpés, aussi bien que je pouvais bâtir seul. Où
je trouvai quelques pouces de terre, je jetai, au
hasard, quelques semences , incertain d'en recueil-
lir les fruits. J'étais mal logé, assez mal nourri,
quand la distance et mes travaux m'empêchaient
d'aller prendre mes rations ; mais j'avais mis
LéoDore en sûreté. Une autre raison m'avait dé-
terminé à me retirer dans un lieu , à peu près ,
inaccessible.
En déchargeant les vaisseaux , en entassant
les denrées dans les magasins , en partageant les
cinq millions, on avait perdu de vue une femme
qu'on avait, embarquée à Saint - Vincent avec
THOMAS. 5îi3
quelques autres. Cette infortunée, digne d'un
meilleur sort , s'était éloignée de ses ravisseurs.
Elle s'était avancée dans l'île , et le hasard l'avait
conduite devant ma première habitation. Léonore
était à sa porte; les deux femmes se fixèrent.
L'inconnue était belle comme un beau jour , mo-
deste comme la vertu , et Léonore lui sourit. Ce
sourire Fencouragea ; elle entra. Le langage de ma
bonne petite lui inspira de la confiance ; elles se
lièrent à l'instant.
Je rentrai; je vis la belle inconnue. Elle ne
me donna pas d'amour; mais elle m'inspira le
plus vif intérêt. Je lui proposai de la soustraire
aux infamies qui lui étaient réservées : elle ne
me remercia point , elle tomba à mes pieds.
Il est étonnant , sans doute , qu'elle eût échappé ,
jusque alors, aux affronts dont l'idée seule la faisait
frissonner. Les équipages de la Liberté et de V Hi-
rondelle avaient été répartis sur les huit vais-
seaux. Ils étaient chargés au point qu'on avait
eu une peiné infinie à les tenir siu* Teau, et le
travail continuel, auquel on était contraint, n'a-
vait pas permis de penser à autre chose.
Je la cachai au fond de ma cabane,, dans un
réduit pratiqué sous la roche , et Léonore lui pror
digua ses soins. Elle nous aima bientôt, comme
nous avaient aimés mon peintre et mon médecin ,
et die nous confia ce qu'elle avait soigneuse-
ment caché pendant la traversée , de peur qu'on
ajoutât , s'il était possible , aux désagrémens de
5a4 MON ONCLE
sa position. Elle était la femme, de ee cafûtaine
Hunter qui se battait si bien, et quç mou oncle
estimait tant. Une grande dbproportion de for-
tune et de naissance , avait long-temps empêché
leur union ; mais , enfin , elle n'avait écouté que
l'amour , et elle avait donné sa main sans l'aveu
de ses parens. Hunter l'avait conduite de la Ja-
maïque, où il l'avait épousée, à Saint -Vincent,
où demeurait sa mère , auprès de qui il l'avait
mise. Elle avait écrit à son père les lettres les
plus soumises ; il y répondait enfin , et elle avait
l'espoir de le fléchir, lorsque Saint-Vincent fut
attaqué et pris par nos gens.
Elle pleurait en finissant son récit ; nous pleu-
rions en l'écoutant : la beauté malheureuse tou-
che si aisément ! C'est pour elle , en partie , que
j'avais transporté mon domicile dans un lieu où
j'espérais qu'elle pourrait, au moins, respirer eu
liberté.
Nos gens ne s'écartaient jamais de la partie de
rile où régnaient la bonne chère et la licence.
Madame Hunter et Léonore se promenaient quel-
quefois sur la cime de nos rochers. Insensible-
ment elles en contractèrent l'habitude , et nul
objet encore ne leur avait inspiré d'alarmes. Un
jour , elles furent tout à coup frappées de l'aspect
de deux hommes, qui les observaient de ia val-
lée. Madame Hunter rentra épouvantée , et je
conçus le danger qui la menaçait. Je sortis; je vis
les deux hommes qui s'éloignaient, en se parlant
THOMAS. fias
avec chaleur, et en se tournant, parfois, de notre
côté. Je pris aussitôt mon parti. Je conduisis ma-
dame Hunter, par des détours, dans une grotte
que j'avais reconnue , précédemment, à cinq cents
pas de notre habitation ; je l'engageai à n'en pas
sortir. Je lui dis que je la viendrais prendre dès
qu'il serait nuit, et que je croyais avoir trouvé
le moyen de la garantir de toute insulte.
Je n'étais pas trop sûr de mon fait. On m'avait
promis de ménager Léonore , et on lavait fait
d'abord, parce qu'on avait de quoi se satisfaire
d'ailleurs. J^es services, que j'avais généralement
rendus , m'avaient ensuite concilié les esprits.
Notre éloignement et la retraite où vivait la bonne
petite sœur, assuraient notre tranquillité ; mais
il n'y avait pas de traité qui assurât celle d'une
seconde femme, belle surtout, la plus belle que
j'aie vue de ma vie. L'autorité de mon onde pou-
vait être méprisée : je n'avais pourtant de res-
sources qu'en lui.
CHAPITRE VIII.
Conclusion.
Une heure après que je fus rentré, une ving-
taine de ces messieurs montèrent les degrés que
j'avais grossièrement taillés dans Je roc, pour
arriver à mon habitation. Je crus reconnaître,
parmi eux , ceux qui avaient vu madame Hunter ;
cependant je ne me déconcertai point. Je leur
5a6 MOMONCLÈ
fis accueil, et j'attendis qu'ils expliquassent le sujet
de leur visite. Us prirent , pour prétexte , le désir
de voir ma nouvelle demeure ^ et , en louant ma
persévérance, mon industrie, ils examinaient tout
jusqu'au moindre coin. J'avoue qu'à la fin je
n'étais pas à mon aise. Léohore était plus fine que
moi. Elle fit tomber, adroitement, la conversation
sur les magasins de vétemens; elle se plaignit
du peu de soin qu'on en avait ; elle ajouta qu'elle
avait fait , à cet égard , des reproches très * vifs à
une nourrice qui était venue le matin lui apporter
du linge blanc. La ruse était heureuse; elle pro-
duisit l'effet attendu : ces messnteurs se retirèrent
assez honnêtement , et nous crûmes avoir détruit
jusqu'à l'ombre du soupçon.
J'eus envie, alors, de ramener madame Hunter
chez moi, et de l'y tenir cachée; mais je pensai
à ce que ce genre de vie a de désagrémens. Il
était possible , d'ailleurs , que nos gens reparus-
sent un autre jour, et la surprissent. Toutes ré-
flexions faites, je revins à mon premier plan.
Vers minuit, j'allai prendre l'infortunée, et je la
conduisis chez mon oncle. Il était guéri de sa
goutte, et irbxivait , gaiement, avec deux hommes
de sa garde. « Ah! la belle femme, s'écrièrent
(c ceux-ci. Ëh! d'où diable sort -elle? » Madame
Hunter frémit. « Vous avez fait de belles actions,
« dis-je à mon oncle, et je viens vous oStir un
<ic moyen d'effacer celles qui ne vous font pas
« d'honneur. — Pas de phrases , monsieur le phi-
THOMAS. Say
a losophe. Voyons , de quoi s agit-il — De pro-
« léger, de secourir madame. — Hé ! que me fait
c( madame,, à moi? £s-tu eucore amoureux de
« celle-ci? — Je l'honore^ je la respecte, et vous
ce partagerez ces sentimens quand je vous l'aurai
a nommée : vous voyez madame Hunter. — Ma-
<c dame Hunter! brave homme, son mari. Je lui
<c ai sauvé la vie; que veux-tu que je sauve à sa
<f femme? — L'honneur. »
lia touchante créature se jeta aux pieds de mon
oncle. Elle lui fit le récit de ses malheurs avec
tant de chaleur et de grâce , que Thomas , penché
vers elle , l'œil mouillé , ne pensait pas à la re-
lever. Elle avait cessé de parler; il écoutait en-
core, te Sacredieu! madame, vous me rappelez
<^ unelady, que j'ai connue aussi malheureuse que
c< vous, et à qui j'ai rendu quelques petits ser-
a vices* ' — Je ne connais que ma mère , monsieur,
a dont les anciennes infortunes, soient compa-
« râbles aux miennes. — Son nom? — Lady Sey-
« mour! — Vous êtes la fille de lady Seymour, la
« femme de Hunter ! Corbleu ! tant qu'il restera une
a goutte de sang à Thomas , personne ne portera
« sur vous une main profane ; je le jure par mon
« sabre... par votre mère. »
Thomas m'embrassait, me remerciait. Il offrit
à madame Hunter son palais, la souveraineté de
l'île. Elle bornait ses vœux à en sortir. Les deux
soldats murmuraient, e^ je n'étais pas rassuré
encore.
5^8 MOH ONCLE
Dans rincertitude qui m'agitait , je saisis le mo-
ment où mon oncle était attendri. Je lai propo-
sai un parti qui arrangeait tout, à Finstant, à
notre satisfaction commune. Tavais cent mille
ëcus; mon oncle avait près d'un million. La ré-
sistance , que lui avait opposée Duboc , était d'un
exemple dangereux, et il n'était paûs à présumer
qu'il ajoutât, désormais, à sa fortune par la voie
des confiscations. Il ne devait donc désirer que^
de jouir de celle qu'il avait acquise. Je le pressai
de quitter l'île avec moi, Léonore, et madame
Hunter ; de faire , du salut de cette dernière , la
condition positive , sous laquelle il abandonnerait
le commandement à Duboc ; je le flattai, enfin,
de l'espoir de se rétablir dans l'opinion des hon-
nêtes gens , en rendant une femme à son mari ,
une fille à sa mère. Mon oncle accéda à toutes
ces propositions , et il envoya chercher l'amiral.
Madame Hunter sourit pour la première fois y et
je courus dire à ma bonne petite , de se préparer
au départ.
Les extrêmes se touchent , je l'ai déjà dit. Ma-
dame Hunter, Léonore et moi, nous étions au
comble de la joie, et une scène horrible se pré-
parait. Ceux de nos gens qui étaient venus chez
moi, ne s'en étaient pas tenus à ce que leur avait
dit la petite sœur. Us avaient été au magasin , et
le résultat de leurs informations , fut qu'aucune
femme, n'avait porté de linge à Léonore. Au
point du jour, ils se répandirent dans les diffé-
tentes habitations ^ et travaillèrent des esprits
trop faciles à échauffer. Ces deux soldats, épris
des chamles de madame Hunter, les vantaient
partout, et indiquèrent le lieu de sa retraite.
La. foule, indignée de ce que le chef lui-même
violait la constitution, se porta devant sa mai*
son. Ils demandèrent, à grands cris, la femme
qu'on leur dérobait. J'étais près d'elle alors;
elle tomba mourante dans mes bras. Mon oncle
ne prit point ses armes : à quoi eussent- elles
servi? Il se jeta en avant de madame Hunter,
les bras étendus vers ces énergumènes, priant,
caressant, menaçant tour à tour. Les àccens
de la fureur, et d'une palssion effirénée, furent
la . seule réponse qu'il obtint. « Vous voulez
«qu'elle meure de l'excès, de la multiplicité des
« infamies! Eh bien! sacredieu, elle mourra pure,
€c et je mourrai avec elle, puisque je ne peux la
« sauver. » Il saute sur ses pistolets; il met un
dés canons dans sa bouche ; il s'avance sur ma-
dame Hunter, le second pistolet levé; les deux
coups vont partir à la. fois... « Aux armes! laissez
« cette femme ! aux armes ! » répèterit mille voix
en dehors de la maison. La multitude s'écoule ,
la porte est libre; je sors...; deux vaisseaux de
guerre, quatre frégates, six galiotes à bombes...
Ce n'est pas une illusion, cette fois; les pavillons
anglais et espagnols flottent de toutes patts. Ma-
dame Hunter respire , les brigands l'oublient , et
pensent à se défendre.
IV. 34
53o MOU ONGLE
ReveiMms à miloixl Seymour, que nous avons
oublié, depuis long^ teinps. 11 s'était retiré, avec
sa jeune é[k)use , à Bruxelles ^ lorsque Fanny
quitta , si brusquetnènt , mon onde blessé à Dan-
kerque. Fait pour plaire i tous ceux qu'il ap-r
proohaît , il pint au gouverneur des Pays^as. On
n'aime pas les femmes àvee pasaÊosi, sans aimer
un peu la gloire : Seymour ne voulait point pas-
ser sa jeunesse dans Tobscurîté. Il obtint du ser^
vice dans les tnocipes impériates. il se fit un nom
dans la guerre d'Hanovre, et soti père, vainca
par sa constance, séduk par féelaï: de sa r^uta-
tion, 6mt, comme tous les j^res, |Mnp pardonner.
Seymour repassa en Angleterre. Miiord Chatam
lui donna œi régiment. Il se distiogua à la bai*
taille de Minden , et monta , rapidement , aux
grades supérieurs; Il n'avait pas d'enfnos. Le
J^on Thompson , demandait , tous les jours , au
ciel, de se voir renaître encore , et ses voeux fu*
rent exaucés. Après quinze ans de Tunion la plus
heureuse, le bonheur de Fanny s'accrut par la
naissance d'une fille. Le poi voulut ajouter ses
faveurs à celles de la nature : Seymonir fut nommé
au gouvernement de la Jamaïque.
Les deux époux conmiençaient ii vieilUr ; mais
la jeune lady leur rappelait les grâces de leur
jeunesse. Elle atait apporté, en naàssant, cette
disposittcm à aimer, qui avait troublé la première
moitié de la> vie de ses parens : Huater lui piut.
Il n'était pas qualifié, sa fortune était modique;
\.
tHOMÀS. ' 53l
maïs ii avait l'estime de l'armée navale. Lucy
exipfima sei désirs à son père, et son père obb^a
qu'U avait été jeune et amoureux. Il était à Tâge
où l'on considère, comme des illusions^ tout ce qui
n'est pas ricbesses ou grandeurs , et il condamna
le choix de sa fiUe. Sa fille déposa ses larmei»
dans le seîû de sa mère. Fanny ne lui donna au-*
cun GOQseâl ; mais die lui cbnta comment elle s^était
mariée. Faire cet aveu à sa fille , c'était l'autoriser
indirectement à l'imiter, et la jeune personne
l'imita.
• Sey mour fut .outré de ce mariage , et de la fuite
de sa fiJie à Saint-Vincent ; mais il avait des en-
trailles. Lucy lui écrivait souvent ; sa mère oppo-
sait, sans cesse, la modération à l'emportement, les
prière à l'opiniâtreté. Chaque jour Seymour fai-
blissait. Il pensait, sans répugnance , à feire, pour sa
fille, ce que son père avait fait pour lui. Il était
prêt à se rendre, lorsque Hunter débarqua à là
Jamaïque, vint se jeter à ses pîeds, et lui apprit,
avec les accens du désespoir, Tenlèvement de sa
femme.
Le même coup les frappait tous deux; il les
rapprocha à l'instant. Le passé disparut devant
les craintes qu'inspirait l'avenir. On ne pensa qu'à
délivrer la jeune femme.
Toutes les colonies des puissances alliées se
plaignaient, depuis long -temps, du brigandage
que les corsaires français exerçaient , impuné-
ment , sur toutes les côtes. On avait souvefit pro-
34.
53a * 'mon oncle
posé de faire , à frais communs , un armement
assez considérable pour purger tout -à -fait les
mers d'Amérique ; mais il fallait le concours du
gouverneur de la Jamaïque : les forces réunies
de cette puissante Colonie pouvaient seules assu-
rer le succès. Jusque alors Seymour avait refusé
de dégarnir son ile, parce que les Français de
Saint-Domingue, et de la Martinique, auraient pu
profiter de son état de dénuement pour Tattaquer.
Le danger de sa fille l'emporta sur toutes les con-
sidérations : l'expédition fut résolue. Les Portu-
gais , les Espagnols , les Hollandais donnèrent ce
qu'ils purent rassembler d'hommes et de muni-
tions. Seymour fit le reste. .
Il monta lui-même sur la flotte, impatient de
combattre et de punir un homme , dont il avait
entendu vanter le courage, et qu'il était loin de
soupçonner d'être ce même Thomas à qui Faimy
devait tant. Il prit , à la Barbade, plusieurs de ces
prisonniers anglais que nous avions . relâchés ,
qui , connaissant nos forces et nos localités , de-
vaient lui servir de guides. Il se proposait de
commander les troupes de débarquement. Hunter
faisait les fonctions d'amiral.
Mon bon médecin s'était empressé de se faire
admettre au nombre de ceux qu'où embarqua à
la Barbade. Seymour et Hunter avaient juré de
tout exterminer dans notre île, et mon docteur
m'aitnait sincèrement. Il s'attacha, pendant la
traversée, à gagner les bonnes grâces de milord.
THOMAS. 533
Il lui peignit , sous des couleurs si favorables ,
mon humanité, ma douceur, les services que je
lui avais rendus, que j'étais seul excepté de la
proscription générale , quand la flotte mouilla
devant l'île.
Hunter et Seymour voulaient attaquer à l'in-
stant. Mon docteur sentit bien que si nous étions
forcés , Tépée à la main , il n'y aurait de quartier
pour personne. En effet , comment veiller sur
la vie d'un seul homme confondu avec quinze
cents autres? Il parla, il raisonna, il pressa. Ses
raisonnemens et ses prières ne pouvaient rien
sur l'impatience, l'indignation d'un père, et la
jalouse fureur d'un époux. Le médecin alors les
attaqua avec leurs propres armes. « Il n'est rien ,
a leur dit-il, dont ces gens-là ne «oient capables.
« Qui vous répond qu'ils ne détourneront point
« vos coups , en y exposant madame Hunter la
« première ? Qui sait si , prévoyant l'instant de
c< leur destruction, ils ne vengeront pas leur mort
« dans son sang ? C'est pour elle particulièrement
« que vous avez pris les armes , et , pour la dé-
« livrer sûrement, il faut négocier. » Seymour et
Hunter trouvaient indigne d'eux de traiter avec
des ennemis du droit public et particulier; mais
ils tremblaient pour ce qu'ils avaient de plus
cher , et la crainte prévalut sur la répugnance.
Le médecin fut député vers nous pour proposer
la capitulation.
Son premier soin fut de venir embrasser ce-
534 MOBT OirCLE
lui qu'il appelait son bon maître , et il me dit que
je ne le quitterais plus. Mon oncle, grossier,
brutal, intempérant, avait Le meilleur coeur ; il
m'aimait, et j'étais. incapable de l'abandonner. Je
répondis, à mon ami, que la reconnaissance e(
l'honneur m'empêchaient, d'accepter ses o&es , à
moins qu'elles ne fussent communes à mon oncle
et à moi. Il m'assura qu'il ne pouvait rien de
particulier pour lui; je répliquai, en soupirant
que mon sort était inséparable du sien.
Le docteur me quitta^ les larmes aui^ yeux, et
^ présenta devant nos chefs assemblés. t< Je viens,
u leur dit 'il, vous offrir la vie ;. c'est tout ce que
a je puis vous offrir. Et nos richesses , interrom-
« pi^ Th(Hna3 î — Ceux que vous avez dépouillés
« sont là , déteirminés à les reprendre. — Nous
« les avons acquises au prix de notre sang , pour-
« suivit moa oncle; nous les conserverons de
<c même. Allez dire à ceux qui vous envoient ,
a que des gens comme nous se battent , et ne
« capitulent jamais. Bravo , Thomas ! bravo ^ cria
flc t^ute l'armée ! » Et chacun se rendit à son
poste .
« Viens avec moi, docteur, dit mon oncle à
«c n^on ami. » Il le mena chez lui , le fit asseoir ,
fBt le força de trinquer avec lui. « Écoute , pour-
ce suivit-il, )e viens de faire le général , et, sacre-
« bleu, je le ferai jusqu'au bout; mais je suis bien
a aise de faire l'homme un moment, cela repose.
« Approchez, madame. >^ La fille de Seymour vint.
\
THOMAS. 535
a Toi^ no6 gens sont occupés. Outrés ée votre
a départ , Us m'assassineront peut - étve ; maïs je
«. m'en f... Profitez du moment; suivez le niéde^
« cio ; retournez parmi les vôtres , et qu'il leur
« diset que je vous rends à eux, toujours digne
<c de leurs respects. Dites à Seymour qu'il m'en
« coûtera de w^ battve contre lui ; dites à Hunter
« que son beau -père et lui sont les. lionuxies du
« monde que j.'aîme le plus , et , sacredieu , je vais
« leur &ir6 voûr que j.e mérite leur estime... Point
a de rembereâemens. Allez , partez , et mette&vous
« du cotoQ dans les oreilles: )»
ha. irecommandation n'étaîl: pas inutile. Deux
heures après que madame Hunter eût embrassé
son père et son époux, le feu commença de part
et d'autre. Hunter et Seymour n'étaient plus ex-
cités que par k gloire ; mais ce motif est suffisant
pour de grands cœurs. Les deux braves Anglais
admiraîent la bizarre générosité de mon oncle;
mais ils prétendaient à l'honneur de vaincre
l'homme, jusque alors invincible. Seymour avait à
justifier les fsiveurs de son roi, et Hunter deux
défaites à effacer. Pendant vingt -quatre heures,
sept cents bouches à feu tirèrent des deux côtés ,
sans interruption. Notre île offrait à l'œil ta sur-
face d'un volcan. Le jour et la nuit s'écoulèrent ,
sans autre perte pour nous, que cinquante hommes
tués ou blessés par les bombes. Les ennemis, ent-
rent une frégate totalement désemparée.
Le lendemain, la face des affaires changea. Ijes
536 MON ONGL£
deux vaisseaux de ligne se pcMrtèrent à Tembou-
chure de la rivière , et attaquèrent nos vaisseaux
de la Jamaïque, qui en défendaient l'entrée. Tho-
mas y oourut aussitôt , et le combat devint terri-
ble. L'artillerie des Anglais était bien supérieure ;
mais elle était sur des masses mobiles, et une
multitude de coups frappaient l'air , ou se per-
daient dans l'eau. Nos deux vaisseaux étaient fixés
sur quatre ancres , et presque toutes nos volées
portaient. A chaque instant, Thomas traversait la
rivière en chaloupe, ou à la nage, selon le mo-
ment ; il allait d'un bâtiment à l'autre ; il' donnait
ses ordres; il soutenait les braves; il encourageait
les faibles : il y en a partout.
Hunter n'obtenait pas de succès déterminés
par la force ; il employa la ruse. Il fit tirer , à
boulets rames, sur nos cables, ne fit plus tirer
que sur eux,' et il parvint à les couper tous. La
marée montait alors. Nos deux vaisseaux rasés
ne purent résister à la force de la barre > ils fu-
rent emportés dans l'intérieur -de la rivière , et
échouèrent sur ses bords. Ils se trouvèrent tel-
lement penchés , que l'un d'eux avait une partie
de sa quille à découvert. Ces deux postes cessè-
rent d'être tenables. Thomas en fit descendre tout
son monde , et se hâta d'y mettre le feu : cette
manœuvre nous donna le temps de respirer un
moment.
Hunter ne voulut pas rétrogader. Il détacha
toutes ses chaloupes pour éteindre le feu : ses
Ik^
THOMAS. 537
vaisseaux pouvaient sauter avec les nôtres. 11 entra
dans la rivière, soutint ses travailleurs, et pro-
tégea la descente , qui se fit sans difficultés. Les
bâtimens légers débarquèrent, derrière lui, environ
quatre mille soldats : c'était presque trois contre
un. Ces différentes opérations prirent trois heu-
res au moins, et mon oncle en profita.
Il jugea que sa gloire et sa vie allaient dépen-
dre du destin d'une bataille, et il fit tout pour
la gagner. Il rangea treize cents hommes qui lui
restaient, et appuya ses ailes à' chacun de nos
rochers , devenus des forts. Il en fit descendre
toutes les pièces qu'on ne pouvait tourner du
côté de l'ennemi ; il en fit une forte batterie qu'il
plaça à son centre ; enfin , il fit abattre les huttes
de nos gens , et des pieux qui les formaient , il
fit un retranchement tout le long âe sa ligne.
Vous vous rappelez que ces forts étaient , cha-
cun, à une extrémité de l'île,* en la prenant sur
sa largeur. Elle n'était accessible que par la ri-
vière; nous ne pouvions donc être tournés, et
il était difficile qu'on nous battit de front. Nos
magasins en tout genre, nos trésors étaient der-
rière nous. '
Les ennemis s'avancèrent bravement, quoi-
qu'ils n'eussent pas de pièces de campagne , et
que notre artillerie fît un grand ravage dans leurs
rangs. Ils perdirent plus de trois cents hommes
avant que d'arriver à la portée du mousquet; cepen-
dant , animés par Seymour et Hunter , ils appro-
538 MON OHCLE
chaîent, en bon ordre, de nos retranchemens ,
d'où il n'était pas parti un coup de fusil encore.
Une décharge générale, commandée à propos
par Thomas, arrêta les plus intrépides; les au-
tres parurent déconcertés. Us répondirent cepen-
dant à notre feu ; mais une seconde salve , d'uu
efifet prodigieux , les débanda entièrement. Il fal-
lait simplement recharger et le& attendre* Ils se
seraient rembarques, ou ils seraient venus sç
Élire tuer, jusqu'au dernier, devant nos retranche-
mens ; la bataille était gagnée enfin , si nos gens
eussent conservé leur sang - froid , et obéi à leur
chef. Mais ils crurent n'avoir plus qu'à poursuivre
et à exterminer des fuyards. Us sortirent en dé-
.sordre, la baïonnette en avant, et furent arrêtés,
à leur tour, par mille Anglais, ralliés à àem
cents pas , ef formidables par leur discipline. A
la droite des Anglais se ralliaient les Espagnols.
Les Portugais et tes Hollandais coururent se re-
former sur le terrain même que nous venions
d'abandonner; nos gens se trouvèrent enveloppés
de toutes parts. Ceux qui défondaient les fotts "
ne pouvaient plus tirer ; leurs coups eussent pcurté
sur nous comme sur l'ennemi.
La fortune changea tout* à- fait en ce mo-
ment. Ce ne fut plus un combat, ce fut un hor-
rible massacre. Aucun des nôtres ne demanda
quartier; tous voulaient mourir les armes à la
main. L'intrépide Thomas , percé de coups ; se
défendait toujours, et paraissait encore redoii-
THOMAS. 539
table. Seyraour et Hunter le cherchaient , Tappe*
laient, conduits par le bon médecin, qui exposait
sa vi;e par attachement pour moi. Ils trouvèrent
mon oncle, affaibli par la perte de son sang,. un
genou en terre , et pouvant à peine soutenir son
sabre de ses deux mains. On allait l'achever lors*
qu'ils arrivèrent ; il le voulait , il appelait la mort ;
ils le sauvèrent malgré lui. Pouvaient ^ ils moins
pour un hofoxme à qui chacun d'eux devait une
épouse.^
*Pour moi, au moment où nos gens sortirent
des retrafichemens , j'avais cru > comme eux, la ba^
taille gagnée , et j'étais allé caresser , rassurer ma
bonne petite sœur. Quelle fut ma surprise, lors-
que je vis entrer, che2& moi, les deux Anglais et
mon médecin, portant, eux-mêmes, mou oncle
sans connai«sancej Je leiu* demandai s'ils étaient
prisonniers. « C'est voys qui le seriez , me ré-
« pondit Seymour, si vous étiez moins estima-
a ble » , et il me présenta la :main.
Pendant qu'on détruisait, de fond en comble ,
tous nos établissemens dans l'île, qu'on faisait
sauter , à force de poudre , jusqu'aux rochers que
nous avions «transformés en citadelles, le bon
médecin, Léonore et moi, nous donnions à mon
pauvre oncle des soins bien affectueux et bien
inutiles. Aucune de ses blessures n'était mortelle ,
par elle-même ; mais les excès avaient détruit, en
lui , les sources de la vie. Il expira, le second jour,
dans nos bras, et Seymour et Hunter regretté-
54o MON OWCLE
rent sincèrement un homme dont la valeur ra-
chetait les défauts.
Sa perte me fut très * sensible , et elle n'était
pas la seule qui m'affligeât. Je m'étais flatté, un
moment , de procurer à Léonore un sort digne
d'elle, et il ne me restait rien de cette immense
fortune que nous possédions, mon oncle et moi.
Les vainqueurs la partageaient presque sous nos
yeux, et la misère semblait nous attendre pour
nous punir d'avoir goûté une illusion passagère.
Autre surprise ! La part de Seymour et de Hunter
était, à peu près, égale à ce que nous avions
perdu; le docteur leur dit un mot, et ils m'of-
frirent le tout avec une amabilité qui donnait
uu nouveau prix au bienfait.
J'acceptai leurs offres , je m'embarquai avec
eux pour la Jamaïque. J'y vis i^ette Fanny, dont
mon malheureux oncle m'avait tant parlé. Elle
n'était plus jolie; mais elle était belle encore.
Elle avait conservé le souvenir de Thomas , et
elle accueillit son neveu. Madame Hunter se joi-
gnait à sa mère pour me combler de marques
d'amitié. « Oh! me disais -je, que la vertu doit
« être douce , qu'elle doit être satisfaisante ! Je
« trouve des *amis partout , uniquement parce
a que je n'ai pas été un barbare. »
Je sentis, en respirant un air pur, qu'il man-
quait quelque chose à mon union avec Léonore.
Je lui proposai ma main : elle n osait me la de-
mander, elle l'accepta avec transport. La noce
THOMAS. 54ï
se fit chez Seymour. Il voulait nous retenir à la
Jamaïque ; mais l'amour de la patrie ne s'éteint
jamais entièrement. Je voulais, d'ailleurs, revoir
de bons parens, que j'avais cruellement abandon*
nés. Nous nous embarquâmes, avec nos richesses,
sur un vaisseau neutre , et nous arrivâmes heu-
reusement en France.
J'avais laissé mon père et ma mère dans une
certaine aisance , et depuis quatre ou cinq ans ,
ils gémissaient dans l'indigence. Il semble que
tout ce qui était honnête devait se dépouiller
sous la verge de l'anarchie , et racheter sa vie
par le sacrifice de sa fortune. Je gémis sur mon
père et sur ma mère ; je partageai , avec eux , ce
que je possédais. Mais combien je fus satisfait des
changemens heureux qui s'étaient opérés dans
ma triste patrie ! Je l'avais laissée dans un état
déplorable. Un peuple trompé se battait pour le
choix de tyrans obscurs ; des ambitieux pour op-
primer ; des brigands pour partager des dépouilles.
Des criminels étaient à la place des juges qui les
avaient flétris ; des hommes , ruinés par leurs pro-
fusions et leurs débauches , proscrivaient le ci-
toyen paisible dont ils voulaient envahir le patri-
moine. L'avidité s'enrichissait sans travail; les
vengeances s'exerçaient sans crainte ; la licence
écartait tout frein , et la fureur brutale de la mul-
titude détruisait ce dont elle ne savait pas jouir.
A mon retour, un soleil nébuleux encore, mais
déjà actif et chaud, animait l'horizon. Les misé-
54^1 MOU OBTCLS
râbles y qui avaient souillé nia patrie, étaient re-
tombés dans l'obscurité et le mépris. L'habitude
du crime et de la violation des lois s'était éva-
nouie devant l'honuoe rare, deveim le premier
par sa seule énergie. Toutes les factions étaient
courbées devant lui ; on pouvait traVaiiler avec
la certitude de jouir; on pouvait devenir père
sans craindre d'être arraché à ses enfans ; l'asile
du citoyen n'était plus violé. Si la misère^ effet
inévitable d'une guerre longue et sanglante, se
fait encore sentir , le nom d'un héros semble com-^
mander la paix. Son gouvernement sera durable ,
car où le chef s'entoure d'hommes probes et éclai-
rés , le contrat social a uiie garantie.
FIN DK MOBT ONCLE THOMAS.
TABLE
DES CHAPITRES COirrENUS BANS CE VOLUME.
PREMIÈRE PARTIE.
Chapitjie l^. Ce que c'est que mon oncle . . Page i
CfiCAPiTRE IL Mon grand-p^e Riboidard et ma
grand'maman Rosalie s'épousent tout de bon . 1 2
Châpitas IIL Ce que devient mon oncle Thomas. a5
Chapitre IV. Ce que fait mon oncle chez ma-
dame l'ambassadrice 4'
Chapitre V. Une audience de police 58
Chapitre VL Mon oncle Thomas sort tout-à-fait
de chez son ambassadeur 108
Chapitre VIL Mon oncle retrouve des gens de
connaissance y etc 121
DEUXIÈME PARTIE.
Chapitre 1**^. Expédition du prince Charies
'• Edouard i45
Chapitre IL Mon oncle Thomas reparait sur la
scène
Chapitre IIL Thomas soutient de son mieux, la
dignité du nom français 291
Chapitre IV. Qui vous apprendra ce que c'est
que lord Seymour et Fanny Thompson. . . . 204
•
544 TABLE.
Chapitrb V. Incidens,acciden5,éyènemens. Page 222
Chapitrb VI. Qui paraîtra incroyable, et qui Test
moins que la surprise de Crémone ^35
TROISIÈME PARTIE.
Chapitrb F'. Premiers arrangemens de milady et
de mon oncle 272
Chapitre II. Mon oncle va à la comédie 285
Chapitrb III. Mon oncle part de Dunkerque.. • . 3oo
Chapitrb IV. Mon oncle tranche du grand sei-
gneur * 3i6
Chapitre V. Mon oncle trouve un ami ........ 343
Chapitrb VI. Catastrophe. . . « 363
Chapitre VII. Mon oncle se fait capucin 'Sjg
» *
N QUATRIÈME PARTIE-
Chapitre I . Un mot sur votre serviteur 4<^t
Chapitre II. Je deviens aussi un petit héros. ... 4^4
Chapitre III. Grandes tentatives.. .»...» 43^
Chapitre IV. Suite du succès 4^^
Chapitre V. Etablissement à l'île dé Femandès. . 479
Chapitre VL Magnifique ville bâtie. Constitution
sublime de la composition de mon oncle . . . 49^
Chapitre VII. Désastres 5o8
Chapitre VIII. Conclusion • 535
fin de la table.
iWi ©^ ^^
5665893