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Full text of "Oeuvres completes de Chamfort"

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ŒUVRES 



COMPLETES 



DE CHAMFORT 



DE L'IMPRIMERIE DE FAIN. 



ŒUVRES 



COMPLETES 



DE CHAMFORT, 

DE L'ACADÉMIE FHANÇAISE. 



TROISIÈME ÉDITION. 



TOME PREMIER. 



A PARIS, 

Chez Maradan^ Libraire , rue des Grands-Âagustins^ N^ g. 
^ M. Dccc. xn. 



r 



V.l 



1 •■ 



NOTICE 

SUR CHAMFORT. 

oÉBASTîEN-RocH- Nicolas Chamfort naquit en 1741 , Auls 
un village près de Clermont en Auvergne. Il n'eut pas le bon* 
heur de connaître son père ; mais sa tendresse se reporta toute 
sur sa mëre , et, dans le délire d'une jeunesse ardente, il eut 
pour elle les soins d'un bon fils et l'amour le plus respectueux. 
Les préjugés du temps refîisoient donc à Chamfort une place 
dans le monde et même un nom ; louons-le d'avoir su honorer 
celui qu'il avoit pris , et d'avoir occupé dans la société un rang 
qu'il ne dut qu'à lui-même. , 

Il annonça des son enfance les plus heureuses dispositions 
pour l'étude. Il savoit passablement le latin , le grec , l'anglais 
et l'italien , dans un âge oii la plupart des honunes connoiisent 
à peine les principes de leur langue maternelle. Il fit ses pre- 
mières études au collège des Grassins , 011 il avoit été assez heu- 
reux pour obtenir une bourse^ mais il ne commença à se dis- 
tinguer de ses condisciples qu'en troisième , et ce ne fat qu'en 
rhétorique qu'il annonça tout ce qu'il devoit être un jour. L'u- 
niversité décemoit cinq premiers prix et cinq seconds pour cette 
classe. Le seul qu'il n'obtint pas fat celui de vers latins; il rem- 
porta les quatre autres premiers prix, et l'année suivante il les 
obtint tous les cinq. C'est de cette manière brillante qu'il ter- 
mina ses études. 

C'est alors que, sans fortune, sans appui, Cbamfort fat 
obligé de travailler pour vivre; et cette position, qui étouffe 
presque toujours le génie naissant, rendit sa jeunesse extrême- 
ment malheureuse. Il entreprit successivement plusieurs édu- 
cations ; mais il fut bientôt obligé de renoncer à un état qui ne 
pouvoit convenir à la fougue de son caractère , et que son 
anoiour pour l'indépendance lui avoit rendu insupportable. 



Vi NOTICE 

Un riche Liégeois, qui se picpoit d'aiiuer les lettres et qui 
retournoit dans sa patrie , ofiSrit à Çh^mfoFt de l'emmener en 
qualité de secrétaire , espérant s'attribuer une partie des tra- 
vaux du jeune poëte. Chamfort , qu'aucun lien ne retenoit à 
Paris, et que le désir de voyager tourmentoit , accepta la pro- 
position; mais , arrivé à Liège , il découvrit bientôt les vues de 
Son prétendu protecteur , et le quitta. Apres avoir été à Spa , à 
Cologne» il revint à Paris aussi pauvre que lorsqu'il l'avoit 
quitté. 

Il j vécut environ deux ans du fruit de divers travaux litté- 
raires; c'est pendant ce li^ps de temps qu'il coopéra à la rédac- 
tion du journal encyclopédique. Ce journal avoit peu d'abon^- 
nés et ne fournissoit que de médiocres ressources à ses auteurs. 

Le succès delà Jeune Indienne fit connoître Chamfort; il fu); 
alors recherché et fêté dans le grand nau>nde. Sa réputation de- 
vint plus brillante encore après la représentation du Marchand 
de Smyme et la publication de plusieurs autres ouvrages, en^ 
tr 'autres de VÈpître d'un père à son fils sur la naissance d'uip 
petitrfiU ,et des Éloges de Molière et de La Fontaine. 

Le premier de ces deux éloges remporta le prix proposé pafr 
l'Académie française en 1 769 , et le second celui proposé par 
l'Académie de Marseille , en 1774*. L'un et l'autre méritoient cet 
honneur. 

La tragédie de Mustapha et Zéangir^ dans laquelle la reine 
crut voir des allusions flatteuses , valut à son auteur quelques 
faveurs de la cour; et Chamfort, auquel ses autres ouvrages 
avoient déjà procuré un bien-être , eût été heureux si les souf- 
frances d'une maladie incurable, dont il étoit dës-lors attaqué, 
n'eussent empoisonné ses jours. 

Le prince de Coudé le nomma son secrétaire des comman- 
demens , et peu de temps après Chamfort vit s'ouvrir devant 
lui les portes de l'Académie française. Il y fut reçu le 9 juillet 
j 781 , à la place de M. de la Curne de Sainte-Palaye. 

La vie de l'auteur de Mustapha et Zéan^ir n'ofire rien de 



SUR CHAMFORT. vij 

remarquable jusqu'à l'époque où tous les vicet de radministra- 
tion qui pesoit sur la France , amenèrent l'horrible catastrophe 
dont nous avons été les témoins et les victimes. 

On a beaucoup calomnié Chamfort sur cette époque de sa 
vie. Nous oserons démentir ses accusateurs, et, pour atteindre 
ce but) nous nous bornerons à répondre par des &its à leurs 
déclamations mensongères. 

Chamfort , comme tout ce que la France possédoit , en 1 7899 
dlioknBies sages et éclairés, embrassa avec enthousiasme la 
transe qui vouloit la répression des abus. Qu'on ne suppose pas 
qu'un intérêt personnel quelconque ait porté notre auteur à 
prendre le parti de la réforme ^ lui -même devbit en souffrir : 
les premiers actes de l'assemblée constituante le privèrent du 
.. pen qu'il avoit, en lui enlevant ses pensions et sa place à l'Aca- 
démie. Il fit ces sacrifices avec joie, et n'en fut pas moins in-> 
violablement attaché aux principes que professoiént encore lea 
représentanis de la nation frmçaise. Au moment oh quelques 
&ctieux s'emparèrent des rênes dé l'état pour le renverser, 
Chamfort déploya contré eux un courage égal à la chaleur qùé 
naguère û avoit mis à plaider la cause du peuple^ il dénonça les 
iànarchistes k l'opinioh puMiqne et les frappa des traits les plus 
langlans. Xjsl fraternité de ces gens -là, disoit-il, est celle de 
Cmn<m celle d*Ètéocle et de PoUnice. U traduisoit ces mots , 
fraternité ou la mort , qui étoient alors inscrits sur tous les édt- 
fices , par cenx-ci : Sois mon frère , oujè te tue. Chamfort fut 
enfin victime de son dévouement : dénoncé à l'un des' mille co- 
mité»- qui couvr oient la France de deuil, il fut incarcéré. Pende 
temps après, avec le secours de quelques amis, il recouvra sa 
Hberté; alors il jura de ne jamais retombervivant au pouvoir des 
bourreaux de son pays. Utintson serment: au moment ou. l'on ve- 
noitpour l'arrêter une seconde fiMs , « il passe dans son cabinet, 
sy enferme , charge un pistolet , veut le tirer sur son firont , se fra- 
casse le haut du nez et s'enfonce l'oeil droit. Étonné de vivre , et 
résolu de mourir, il saisit un rasoir, essaie de se couper la gorge. 



• •• 



TUJ NOTICE SUR CHAMFORT. 

y revient à plusieurs fôis et se met en lambeaux toutes 1er 
cliairsj l'impuissance de sa main ne change rien aux résolutions 
de son âme; il se porte plusieurs coups vers le cœur , et com^ 
mençant à défaillir, il tâche , par un dernier effort , de se cou- 
per les deux jarrets et de s'ouvrir toujtet les veines. Enfin vain^ 
eu par la douleur, il pousse un cri çt se jette sur un siège , oii il 
reste presque sans vie. Le sang couloit à flots sous la porte. Sa 
gouvernante entend ce cri , voit ce sang ; elle aj^Jle , on vient , 
elle frappe à coups redoublés : on eôfoQce la porte; le spect^* 
de qui s'offre aux yeux interdit toute question. Chacun s'emr 
presse à.étancher le sang avec des mouchoirs, des linges, des 
bandages. On transporte le mourant sur son lit. Des gens de 
l'art et des officiers civils sont appelés. Tandis que les uns pré- 
parent l'appareil nécessaire à tant de blessures , Chàmfort., d'une 
^oix ferme.y dicta aux autres ime déclaration ainsi conçue : 
Moiy SébasUèn^Rodii^Wicolas Chamfoia , déclare avoir vùtdu 
.mourir en homme libre, phtlôt'fuâ d'éire reconduit en esclave 
dans une maison darrét; déclare- que ^ stpar violence ons'obs" 
tinoit àn^X traîner dans Tétai oà je :âuis y il me reste avisez de 
force poiÂT acheyer ce que fai commencé. Je suis un homme 
libre; jamais on ne me fera r&Urer ^.iv^ant dans utie prison. U 
ngna cette déclaration romaine ; et, -sand daigner s'apercevoir 
que la pièce voisine du cabinet ou étoÂt son Ht se rempltssoit de 
gens envoyés près de lui par la section, il continua, de s'expli*^ 
quer. librement sur les moU& de l'action qu'il venoît de .com^ 
mettre, * » . ., : [., ; 

. Chàmfort ,. après avoir souffert pendant long;- temps j^s dour 
leurs les plus crueUes, expira le i3 avril 17949 laissant à, tous 
ceux qui.lçrconnurent des regrets qui dureront autant qu'eux. ' 

■ 

■ Ces détaik sont extraite dé h Noticb placée en tête de la prefiii^ ddi- 
tion des OEut^res de Chàmfort, pobltéb peu de temps après sa mmii - 

FIN DE LA NOTICE SUR CHAMFORT. 



^»##^»y^^#^^'#<'<'^^ rr !■ ■ •^^m^.mmmm,^, ^.a^^^i» ^r^^^^^^^^^^^^^»^^^»»^^^ 



• t 



ÉLOGE 

DE MOLIÈRE. 



Discours qui a remporté le prix de V Académie 

française en 1769. 



ii*Maaii«^H*BMBritÉM*^M*i 



Qui mores bominnm inspexit.. 

Horace. 



9 • 

Lje nom de Molière mânquoît aux fastes de l'acadé- 
mie. Cette ibule d'étrangers, que nos arts. attirent par* 
mi nous, en voyant dans ce sanctuaire des lettres les 
portraits de tant d'écrivains célèbres, a souvent deman* 
dé : Oii est Molière? Une de ces convenances que la 
multitude révère, et que le sage respecte, l'a voit privé 
pendant sa vie des honneurs littéraires, et ne lui avoit 
laissé que les applaudissemeùs de rEiu*ope. L'adoption 
éclatante que vous faites aujourd'hui , messieurs /de ce 
grand homme, venge sa mémoire, et honore l'académie. 
Tant qu'il vécut, on vit dans sa personne un exemple 
frappant de la bizarrerie de nos usages \ on vit un citoyen 
vertueux, réformateur de sa patrie, désavoué par sa 
patiie , et privé des droits de citoyen \ l'honneur véri- 
table séparé de tous les lionneurs de convention \ le 
génie dans l'avilissement , et l'infamie associée à la 
gloire : mélange inexplicable à qui ne connoîtroit point 



2 ÉLOGE 

nos contradictions 9 à qui ne sauroît point que le 
théâtre, respecté chez les Grecs , avili chez les Romains , 
ressuscité dans les états du souverain pontife \ redeva^ 
ble de la première tragédie à un archevê(}ue ', de la 
première comédie à un cardinal ', protégé en France 
par deux cardinaux ^^ y fut à la fois anathématisé dans 
les daaires, autorise par un privilège du roi, et proscrit 
dans les tribunaux. Je n'entrerai point à ce sujet dans 
une discussion où je serois à coup sûr contredit, quel- 
que parti que je prisse. D'ailleurs Molière est si grand, 
que cette quesdon lui devient étrangère. Toutefois je 
n'oublierai pas.que je pade de comédie ; je ne cacherai 
point la simplicité de mon sujet sous l'emphase mo- 
notone du panégyriqne, et je n'imiterai pas les comé- 
diens français, qui ont fait peindre Molière sous i^habit 
d'Auguste. 

Le théâtre et la société ont une (liaison intime et né- 
cessaire. Les poètes comiques ont toujours^ peint » 
même involontairement, quelques traits du caractère 
de leur nation; des maximes utiles, répandues dans 
leurs. ouvrage», ont corrigé peut-eCve quelques particu** 
liers9 les poMcpies ont mèipe conçu que 'la scène pou- 
voitsei'vir'à leurs desseins; Je loteinquîNe Chinois, le pa- 
' cifique Péruvien alloient prendre au théâtre Testime de 
l'iagricultupe, tandb que les despotes de la Russie, pour 
arviliri^ux yeux de leurs. esclaves le patriarche dont ils 

* Léon x. 

* La Sophùmsbe de Farchévêquc Trissino. 
^ £a 6!QriafM?nz du-cardinal Bîbîena. 

'4 X.fs car<imatt&de.Bâcli^iea et Mazarin. 



t)E MOLIÈRE. 5 

vouloieût Saisir lautorité, le feisoient insulter dans des 
fsrces grotesques : mais que la comédie dût être uu jour 
récole des lUioeurs, le tableau le plus fidèle de la nature 
humaine, et la meilleure histoire ^morale de la société) 
qu elle dût détruire certains ridicules , et que pour en 
retrouver 1^ trace U fallût recourir à Fouvrage piême 
qui les a pour jamais anéantb : voilà ce qui auroit sem- 
blé impossible avant que Af oliére Teût exécuté. 

Jamais ppëte comique ne rencontra des circonstances 
â heureuses : on coromençoît à sortir de Tignorance ^ 
Corneille avoit élevé les idées des François ; il y avoit 
dans les esprits une force nationale , effet ordinaire des 
guerres civiles, et qui peut-être n avoit pas peu contri- 
bué à former CorneiDe lui-même : on n'avoit point, à 
la vérité, senti encore Finfluence du génie de Des- 
cartes, et jusque-là sa patrie n'avoit eu que le temps de 
le persécuter; mais elle respectoit un peu moins des 
préjugés combattus avec succès , à peu près comme le 
superstitieux qui, malgré lui, sent dbaiinuér sa vénéra- 
tion pour l-idole qu'il voit outrager im:punément : le 
goût des connoissances raypprochoit des condition» 
jusqu'alors séparées. Dans cette crise, les mœurs et les 
manières anciennes contrastoient avec ks lumières 
nouvelles ; et le caractère national , formé par des 
siècles de barbarie, cessoit de s'assortir avec l'esprit 
nouveau qui se répandoit de jour en jour. Molière 
s'efforça de concilier Fun et Fautre. L'humeur sauvage 
des pères et des époux, la vertu des femmes qui tenoit 
un peu de la pruderie, le savoir défiguré par le pédan- 
tisme , gênoient Fesprit de société qui devenoit celui 



4 ÉLOGE 

de la Dation; les mëdecins, également attachés à leurs 
robes 9 à leur latin, et aux principes d'Aristole, méri- 
toient presque tous 1 éloge, que M. Diafoiru* donne à 
son fils, de combattre les vérités les plus démontrées; 
le mélange ridicule de Fancienne barbarie et du faux 
l>el-esprit moderne avoit produit le jargon des pré- 
cieuses; l'ascendant prodigieux de la cour sur la ville 
avoit multiplié les airs, les prétentions , la fausse im- 
portance dans tous les ordres de letat , et jusque dans 
la bourgeoisie : tous ces travers et plusieurs autres se 
présentoient avec une franchise et une bonne foi très- 
commode pour le poëte comique : la société n'étoit 
point encore une arène où l'on se mesurât des yeux 
avec une défiance déguisée en politesse ; l'arme du ri- 
dicule n'étoit point aussi affilée qu'elle l'est devenue de- 
puis, et n'inspiroit point une crainte pusillanime, digne 
elle-même d'être jouée sur le théâtre : c'est dans un 
moment si favorable que fut placée la jeunesse de Mo- 
lière. Né en 1620, d'une famille attachée au service do- 
mestique du roi, l'état de ses parens lui assuroit une 
fortune aisée. Il eut des préjugés à vaincre, des repré- 
sentations à repousser, pour embrasser la profession 
de comédien; et cet homme, qui a obtenu une place 
distinguée parmi les sages, parut faire une folie de jeu- 
nesse en obéissant à l'attrait de son talent. Son éduca- 
tion ne fut pas indigne de son génie. Ce siècle mémora- 
ble réunissoit alors sous un maître célèbre trois disci- 
ples singuliers : Bernier, qui devoit observer les mœurs 
étrangères ; Chapelle , fameux pour avoir porté la phi- 
losophie dans une vie licencieuse; et Molière, qui a 



DE MOLIÈRE. 5 

reudu la raison aimable^ le plaisir honnéle et lëvice 
ridicule. Ce maître , si heureux en disciples, «tok 
Gassendi, vrai sage, philosophe pratique, immortd 
pour avoir soupçonné quelques vérités prouvées depuis 
par Newton. Cet ordre detconnoissances, pour les- 
quelles IVlolière n'eut point l'aversion que lagrément 
des lettres inspire quelquefois, dévelof^a dans lui cette 
supériorité d'iutelligence , qui peut le distinguer même 
des grands hommes ses contemporains. U eut L'avanta- 
ge de voir de près son maître combattre des ei^eurs 
accréditées .dans l'Europe, et il apprit de bonne- H^ure 
ce qu'un esprit sage ne- sait jamais trop tôt,'qa't») setd 
homme peut quelquefois avoir raison coottè loui&<le6 
peuples qt contre tous les siècles. La force deeètt^ édÇ" 
cation philosophique ânflua sur. sa vie entière^ «t- lors- 
que dans la suite il fut entra^aé vsrs ]ethéâtre'i*pàr un 
penchant auqiiel il. sacrifier- même> la protpfctipn'iramé** 
diate d'un prinœ, U; mêla J^- études rd'im^sage^ à lai* vie 
tumultueuse d'un acteur^ et sft passion pour >• jouer la 
comédie tourna encore au i profit de son étalent pour 
l'écrire.. rToutefoisi il ne > se ^ pressa point, dé > panotirei^iil 
remonta. aux prjbcipes elà l'origine de' sdn arti U Vft 
la comédie.. naître dans la Grèce, et demeûrertitrop 
long-temps dans l'enfance. La tragédie i'avsôit devancée'^ 
et l'art de représenter \e^[ héros avoit paru plni infepoF-^ 
tant que celui de ridiculisât* les hommes, i > t > . * ; » '» ^ i 
Les magistrat», en réservant la; protection du gORven- 
nement à la trsigédie, dont l'éclat leur avoit imposé,'^ 
qu'ils CF^orent seule capable, de. seconder leurs vues, ne 
prévoyoietti; pas qu Aristophane, aunoit un ;}oury;{$ur.fia 



6 ÉLOGE 

patrie, plus d'influence que les trois illustres tragiques 
d'Athènes. Molière étudia ses écrits, monument le plus 
jpÎQguUer de l'aiitiquilé grecque. 11 vit avec étonnement 
les traits les plus opposes se confondre dans le caractère 
de ce poêle. Satire cyoîquè, censure iùgéuieuse, har- 
<îie , vrai comique , super^tion , blasphème , saillie 
brillante, bbufTonnerié froide : Rabelais sur la scène; 
tel est Aristophane. Il attaque le vice avec le courage 
de la vertu, la vertu avec Faudace du vice. Travestisse- 
ment ridicules ou affreux =, personnages métaphysiques , 
allégories révoltati tes ^ rien ne lai coûte y mais de cet 
bma& d'àbsurdhés naissent iqûelquefois des beautés inàt* 
tendues. D'une seule scène partant mille tirait^ de satire 
^oi se. dispersent et fra[^pent à la fois : eii mi nicnnent 
jl a démasqué unlrattre, insulté un magièirat, flétri uh 
délateur^' calikniÂé un sageîIJiie certalbe verve comi- 
ce > et quelquefois uàe mptâîté <M3tratntoté , voilà ^n 
^ul mérite théâte*al^et c-esti^ifôsi ie'seu) qiié Molière 
«it daigné, s'approprier, (^ooibiett i^ dtlt^il pas regretter 
la perte des ouvrages de M énâtidrél là bomédie avoit 
]>ris sans hii. une forme plu» iltUé. Lès {idëtes, que la 
loi {rivoit:de la satire personXidIte, fuiieht ^tis là né- 
cessité diWoû^ dut génie, è^ cette idée sûMinlé de gêné- 
^rifisec^la peinture des vices, fut me Fessoûi^de foréée 
GW jh furent réchiits pair ■• Timpulssaneç de > médire. 
Une intrigue, trop souvent ibîble ,mais pn§^ ^tts des 
•mcBfcip^ (Véritables, attaqua, non les torts pa^gëirs du 
citoyen , m^ds les ridicules plus durable^ de l'hîâhime. 
Des jeunes gens épris d^amour pour des courtisanes , 
des e^uva» fripons aids^nt l^turs jeuties ml^îtres à trom- 



DE MOLIÈRE. î^ 

per leurs pères, on les précipitant dans rembarbs^ eî 
les ^ù tirant paff kcùr âdreàcie ^ Vûâà oe qu'on tît sur tt 
scène comme dans le inotide« Qtsànd les poëta» lâtim 
peigtârênt ces i)ioeUrs,ils renôn<$èreffit an droit 41111 fit 
depuis la gloire iAârMolière, céx d'être les réformateurs 
de leurs concitoyens. Sims compiler ici k» îngemens 
portés sttr Planté et sur Térence, (^servons que la 
difTérencê dé leurs talens n'en met arucune dans le génie 
de leur théâti^. On ne voit point qu'une grande idée 
philosophique, liùe vérité mâle, utile à la société, ^t 
présidé à rordoànànée de leurs plans. Mais où Molière 
auroit41 cherché de pareils pointj» de vue? Des esquisses 
grossières déshonoroient la scène dans toute l'Italie. La 
Caiandm du càtdiual Bibiéna et la Mnndragorê de 
Machiavel n'atôientpu effacer cette hentei Ces ouvi^ages^ 
par lesquels de grands hommes^ téchfmoietit contre la 
barbarie de létH" ^dlé, n'étoiénft représélïtéb que dans 
les fêtes qui télif Àvôiéfft donné iiàiëtotioé. Le peuple 
redemandoit avec transport tséé' farces monstrueuses-^ 
assemblage l^arré dé sbèë^ ^Iquèfois comiques, ja« 
mais vrâ&sémblkblés , dont rauteur abandonnoit le diakn 
gue au caprice dés comédlené, et qui sembloient n*éti% 
destinée^ qii'à ftire valoir la pantomime italienne. Tow- 
tetda quelques-unes de ces sccines , admises d^uis dani 
lés chefs^'e^tré âe Molière, ramenées à un but mo* 
liai, et surtout enJ)eHies du style d'Horace et de B<n^ 
leau , monif'csit «ivec ^el succès b génie peut devenir 
imitateur. 

Lé théâtre espagnol ki offrit quel^adbis une intri* 
gue pleine <lc vivacité et d'esprit 5 et s'il y c^Hidamna 



8 ÉLOGE 

le mélaDge du sacré et du profane, de la grandeur et de 
la bouffonnerie, les fous, les astrologues, 1^ scènes de 
nuit, les méprises, les travestissemens, Tovibli des vrai- 
semblances, au moins vitril que la plupart des intrigues 
rouloient sur le point d'honneur el S4^1a jalousie, vrai 
caractère de la nation. Le titre de plusieurs ouvrages 
annonçoit même des pièces de caractère •,' mais ce titre 
donnok de fausses espérances, et n étoit qu'un point de 
ralliement où se réunissoient plusieurs intrigues : genre 
inférieur dans lequel Molière composa. ï Étourdi^ et 
dont le Menteur est le chef-d'œuvre, Tdles étoient les 
sourcesoù puisoient Scarron , Thomas Corneille , et leurs 
contemporains. La nation n'avoit produit d'elle-même 
"que des farces tnéprisables-, et, sans quelques traits. de 
\ Avocat Patelin y (c^r pourquoi citerois-je les comé- 
dies de P. Corneille?) ce peuple si enjoué, si enclin 
à la plaisanterie, n'auroit pu se gloiiûer; dbne seule 
scène de bon comique. Alais, pour un homme tel que 
Molière, la comédie existoit dans. des ouvi^es d'un 
autre genre. Tout ce -qui peut donner l'idée d'uue si- 
tuation, développer un caractère, mettre jdn. ridicule en 
évidence , en un mot , toutes les ressourçç^ide là; plaisan- 
terie, lui parurent du ressort de sou;.âtt*f>X»V9nie de 
Socrate, si.bien conservée daos le$ dialogues de Platon, 
cette adresse captieuse avec laquelle il:dé^oboit l'ayeii 
«aïf d'un travers, étoit une figure yrainpient théfitral^; 
et dans ce sens le sage de la Grèce étoi|t >l^,ftQëte comi- 
que des honnêtes gens^ Aristophane n'étoit que le 
bouffon du peuple.: rCpinbien de traits dignes de la 
scène dans Hor£K^ ^p: ^aus Lucien! Et jPéMrone, lorsr 



DE MOLIÈRE. g 

qu'il représente FopuleDt et voluptueux Trimalcon en- 
tendant parler d'un pauvre, et demandant Qu'est-ce 
qu'un pauvre? n'est-il pas en eflfet un excellent poêle 
comique? La comédie, au moins celle d'intrigue, exis- 
toit dans Bocace; et Molière en donna la preuve aux 
Italiens. Elle existoit dans Michel Cèrvante, qui eut la 
gloire de combattre et de vaincre un ridicule dont le 
diéâtre espagnol auroit dû faire justice. ¥l\e existoit dans 
la gaieté souvent grossière, mais toujours naïve, de Ra* 
bêlais et de Verville, dans quelques traits piquans de la 
Satire Ménipée^ et surtout dans les Lettres prouin'* 
ciales. Parvenu a connoitre toutes les ressources de 
son art, Molière conçut quel pouvoit en être le chef- 
d'œuvre. Qu'est-ce en eflfet qu'une bonne comédie ? 
C'est la représentation naïve d'une action plaisante, où 
le poêle, sous l'apparence d'un arrangement facile et 
naturel, cache les combinaisons les plus profondes; fait 
marcher de frcmt, d'une manière comique, le dévelop- 
pement de son sujet et celui de ses caractères mis dans 
tout leur jour par leur mélange, et par leur contraste 
avec les situations; pœmenant le spectateur de surprise 
en surprise;, lui donnant beaucoup et lui promettant dà- 
vantage; faisant servir chaque incident , quelquefois 
chaque mot, à nouer ou' à dénouer; produisant avec un 
seul moyen plusieurs cfflfèts tous préparés et non prévus, 
jusqu'à ce qu'enfin ie idénoûment décèle par ses résul- 
tats une utilité .morale, et laisse voir le philosophe ca- 
ché ideï'rière le pôëte. Que ne puis-je montrer Tapplica* 
tion de ce3 principes k toutes les comédies de Molière! 
On Y^rroit qiiel artîfice^{)articulier a présidé à chacun 



10 ÉLOGE 

de ses ouvrages ; avec quelle hardiesse il élève dans 1^ 
premières scènes son comique au plus haut degœ, et 
présente au spectateur un vaste lointain, comme dans 
ï École des femmes j comment il se contente quelque-^ 
fois d'une intrigue simple afin de ne laisser paroitre que 
lescaractères, comme dans le Misanthrope j avec quelle 
adresse il prend son comique dans les rôles accessoires, 
ne pouvant le faire naître du rôle prini^ipal : c'est Tar- 
tifîce du Tartufe y avec quel art un seul personnage , 
presque détaché de la scène , mais àùimant tout le ta- 
bleau 9 forme par un contraste piquant les groupes ini-* 
mitables du Misanthrope et des Femmes sai^antes ; 
avec quelle différence il traite le comique noble et 
le comique bourgeois , et Je parti qu'il tire de leur 
mélange dans le Bourgeois-Gentilhomme; dans quel 
moment il oâre ses personnages au spectateur , nous 
montrant Harpagon dans le plus beau moment de sa 
vie , le jour qu'il marie ses enfâns ^ qu'il se marie lui<^ 
même, le jour qu'il donne à dtnér. Enfin on verroit 
chaque pièce présenter, des résultats intéressans sur ce 
grand art •, ouvrir toutes les sources du comique et de 
f ensemble de ses ouvrages <sèf former une poétique 
eomplète de Ja comédie. ' 

. Forcés d'sdxkndonner ce teirain trop vaste ^^ s&i^ons 
du moins le génie de ce graûd homme ^ et le buft phi- 
losc^hique de son théâtre. Jevbis MlDfiére , après deu:| 
essais que 9g% cliiefs-d'œuvrë mêmes n'oint pu faire 
oublier , changer la forme de la comédie. Le comique 
ancien naissoit d'un tissu d'événemens romanesques , 
qui sembloient produits par le tias&rd ^ comme le tra- 



DE MOLIERE. II 

^que naissoit d'une fatalité aveugle : Corneille , par un 
effort de géqie , avolt pris Tintérét dans les passions ^ 
Molière , a son exemple , renversa Tancien système ; 
et , tirant le comique du fond des caractères , il mit sur 
la scène la morale en action , et devint le plus aimable 
précepteur de Thumanité qu'on eût vu depuis Socrate. 
Il trpuvâ , pour j iréussir , des ressources qui ilianquoient 
à ses prédécesseurs : les difierens états de la société ^ 
leurs préjugés , leurs préventions ^ leur admiration ei^clu«- 
sive pour eux-mêmes , leur méprii mutuel et inexora*^ 
ble , sont des puérilités réservées aux peuples modernes. 
Les Grecs et les Romains , n étant point pour leur vie 
emprisonnés dans un seul état de la société, ne cber«- 
cboient point à accréditer des préjugés en faveur d'une 
condition qu'ils pouvoient quitter le lendemain i ni à 
jeter sur les autres un ridicule qui les expdsoit à jouer 
un jour fe rôle de ces marb; honteux de leurs an* 
ciens traits satiriques isontre un joug qu'ils viennent de 
subir. 

La vie retirée dés feihmes pritoit le liiéâtre d'une 
autre source de comique. Partout elles sont le ressort 
de la comédie. Sont-elles enfermées , il faut parvenir 
jusqu'à elles; et voilà le comique d'îmtrigue : sbnt^eHes 
libres 9 leur caractère, devenu plus actif, développe le 
nôtre; et .voilà te comique de caractère. Du oomm^ce 
des deux sexi^ natt cette foule de situations ]dîqmintéSoà 
les placent mutuellement famour, la jalouiÂe^ le dépit ^ 
les rupture^, les réconciliations, enfin Tintéfét mêlé de 
défiance que les deux sexes prennent iûvolonttiit^Étnent 
l'un à faùtre. Ne seroil-il pas possible d'aiJleuri^ 4^ les 



12 \ ÉLOGE 

femmes eussent des ridicules particuliers, et que le 
théâtre trouvât sa plus grande richesse dans la peinture 
des travers aimables dont la nature les a favorisées ? 
Celui que Molière attaqua dans les Précieuses fut 
anéanti; mais l'ouvrage survécut à l'ennemi qu'il com- 
battoit. Plut à Dieu que la comédie du- Tartufe ehx eu 
le même honneur! C'est une gloire tqne Molière eut 
encore dans les Femmes savantes* C'est qu'il ne s'est 
pas contenté de peindre les travers passagers de la so- 
ciété : il a peint l'homme de tous les temps; et s'il 
n'a pas négligé les mœurs locales, c'est une draperie 
légère qu'il jette hardiment sur le nu, et qui laisse 
sentL* la justesse des proportions et la netteté des con- 
tours. 

Le prodigieux succès des Précieuses, en apprenant 
à Molière le secret de ses forces, lui montra l'usage 
qu'il en devoit faire. Il conçut qu'il auroit pkis d'avan- 
tage à combattre le ridicule qu'à s'attaquer au vice. C'est 
que le ridicule est une forme extérieure qu'il est possi- 
ble d'anéantir^mais le vice, plus inhérent à noire âme, 
est un protée, qui, après avoir pris plusieurs formes, 
finit toujours par être le. vice. Le théâtre devint donc 
en général une école de bienséance plutôt- que de ver^ 
tu, et Molière borna quelque temps son empire^ pour 
y être plus, puissant. Mais combien de reproches ne 
s'est-il point attirés, en se proposant ce but si: utile, le 
seul convenable à un poète comique, qui n'apas, edmme 
4ç fraids moralistes , le droit d'ennuyer les hommes , et 
qui ne prend sa mission que dans l'art de plaire! U 
n'imn^ola. point tout à la vertu ; donc il immola la vertu 



DE MOLIÈRE. l3 

même : telle fut la logique de la prévention ou de la 
mauvaise foi. On se prévalut de quelques détails néces- 
saires à la constitution de ses pièces, pour Taccuser 
d'avoir négligé les mœurs : comme si des personnages 
de comédie dévoient être des modèles de perfection ! 
comme si l'austérité , qui ne doit pas même être le fon- 
dement de la morale, pouvoit devenir la base du théâtre ! 
Eh! que résulle-t-il de ses pièces les plus libres, de 
V École des Maris et de ï École des Femmes? Que 
ce sexe n'est point fait pour une gêne excessive ; que la 
défiance l'irrite contre des tuteurs et des maris jaloux. 
Cette morale est-elle nuisible? n'est-elle pas fondée- sur 
la nature et sur la raison ? Pourquoi prêter à Molière 
l'odieux dessein de ridiculiser la vieillesse? Est-ce sa 
faute , si un jeune homme amoureux est plus intéressant 
qu'un vieillard ^ si l'avarice est le défaut d'un âge avancé 
plutôt que de la jeunesse? Peut-il changer la nature et 
renverser les vrais rapports des choses? Il est l'homme 
de la vérité. S'il a peint des mœurs vicieuses , c'est 
qu'elles existent; et quand l'esprit général de sa pièce 
emporte leur condamnation , il a rempli sa tâche : il est 
un vrai philosophe et un homme vertueux. Si le jeune 
Cléante, à qui son père donne sa malédiction, sort en 
disant : Je n*ai que faire de pos dons^ a-t-on pu se 
méprendre à l'intention du pOëte? Il eût pu sans doute 
représenter ce fils toujours respectueux envers un père 
barbare : il eût édifié davantage en associant un tyran 
et une victime; mais la vérité, mais la force de la leçon 
que le poêle veut donner aux pères avares, que devc- 
noient-elles? L'Harpagon placé au parterre eût pu dire 



l4 ÉLOGE 

à son fils : y ois le respect de ce jeune homme : quel 
exemple pour toi! Voilà comme il faut être, Molière 
maoquoit son objet, et, pour donner mal à propos une 
froide leçon, peignoit à faux la nature. Si le fils est 
blâmable, comme il Test en effet, croit-on que son 
emportement, aussi-bien que la conduite plus con- 
damnable encoie de la femme de George Dandin , 
soient d'un exemple bien pernicieux? Et fera-t-on cet 
outrage à rhumanité, de penser que le vice n'ait besoin 
que de se montrer pour entraîner tous les cœurs? Ceux 
que Clêante a scandalisés veulent-ils un exemple du 
respect et de la tendresse filiale 3 qu'ils contemplent 
dans le Malade imaginaire la douleur touchante 
d'Angélique aux pieds de son père qu'elle croit mort , 
et les transports de sa joie quand il ressuscite pour l'em- 
brasser. Chaque sujet n'emporte avec lui qu'un certain 
nombre de sentimens à produire, dé vérités à dévelop- 
per; et Molière ne peut donner toutes les leçons à la 
fois. Se plaint-on d'un médecin qui sépare les maladies 
compliquées, et les traite Tune après l'autre? 

Ce sont donc les résultats qui constituent la bonté 
des mœurs théâtrales ; et la même pièce pourroit pré- 
senter des mœurs odieuses , et être d'une excellente 
moralité. On reproche avec raison à l'un des imitateurs 
de Molière d'avoir mis sur le théâtre un neveu mal- 
honnête homme , qui , secondé par un valet fripon , 
trompe un oncle crédule , le vole , fabrique un faux 
testament , et s'empare de sa succession au préjudice 
des autres héritiers. Voilà sans doute le comble des 
mauvaises mçpurs : mais que Molière eût traité ce sujet , 



DE MOLIÈRE. .l5 

il leût dirigé vers jon iml philosophique -, il eût peint 
la destiDee d'uo vieux garçon , qui , n inspirant un vé- 
ritable intérêt à personne , est dépouUlé tout vivant par 
ses collatéraux et ses valets. Il eut intitulé sa pièce le 
Célibataire j et enrichi notre théâtre d*un ouvrage 
plus nécessaire ^jourd'hui qu'il ne le fut le siècle passé. 
C'est ce désir delre utile qui décèle un poëte philo- 
sophe. Heureu2( s'il conçoit quels services il peut ren- 
dre ! il est le pkis puissant des moralistes. Veut-il faire 
aimer la ^ertu. ; une maxime honnête , Hée à une situa- 
tion forte de ses personnages , devient pour les spec- 
tateurs une v^itté de sentiment. Veut -il proscrire le 
vice ; il a dans, ses mains Tarme du ridicule , arme ter- 
rible , jdt^ec laquelle Pascal a combattu une morale dan- 
gereuse y Boîleau le mauvais goût , et dont Molière a 
&ît voir sur la scène ^es eikxs plus prompts et plus 
infailUfales. Mais à quelles conditions cette arme lui 
sera-t-elle confiée ? Avoir à la fois un cœur honnête , 
un esprit juste ; se pkcer à la hauteur nécessaire pour^ 
juger la société ^ savoir la valeur réeUe des choses , leur 
valeur arbitraire dans le monde , celle qu'il importè- 
rent dé leur donner ; ne point accréditer les vices que 
f on attaque , en les associant à des qua&tés aimables 
( méprise devenue trop commune che^ les successeurs 
de Molière ) , qui renforcent ainsi les mœurs , au lieu 
de les corriger ; connc^tre les maladies de son siècle ; 
prévoir les.effets de la-destruction d'un ridicule : tels sont 
dans tous les temps les devoirs d-un poêle comique. 
Et ne peut-il pas quelquefois s'élever à des vues d'uti- 
lité (dus prochaine ? Ce iut un assez beau spectacle 



l6 ÉLOGE 

de voir Molière seconder le gouTemement dans le des* 
$em d'abolir la coutume barbare d'égorger son ami 
pour un mot ëquiVoque , et , tandis que Fétal multi* 
plioit les ëdits contre les duels , les proscrire sur la 
scène , en plaçant dans la comédie des Fâcheux un 
homme d'une valeur reconnue , qui a le courage de 
refuser un duel. Cet usage n apprendra-t-il point aux 
poêles quel emploi ils peuvent faire de leurs talens, 
et à l'autorité quel usage elle peut faire du génie ? 

Si jamais auteur comique a fait voir comment il avoit 
conçu le système de la société , c'est Molière dans le 
Misanthrope : c'est là que , montrant les abus qu'elle 
entraine nécessairement , il enseigne à quel prix le sage 
doit acheter les avantages qu'elle procure \ que , dans 
un système d'union fondé sur l'indulgence mutuelle , 
une vertu parfaite est déplacœ parmi les hommes , et 
se tourmente elle-même sans les corriger : c'est un or 
qui a besoin d alliage pour prendre de la consistance , 
et servir aux divers usages de la société. Mais en même 
temps Fauteur montre , par la supériorité constante 
d' Alceste sur tous les autres personnages , que la vertu , 
malgré les ridicules où son austérité l'expose, éclipse 
tout ce qui l'environne ; et l'or qui a reçu l'alliage n'en 
est pas moins le plus précieux des métaux. 

Molière,- après le Misanthrope, d'abord mal appré- 
cié , mais bientôt mis à sa place , fut sans contredit 
le premier écrivain de la nation \ lui seul réveilloit sans 
cesse l'admiration publique. Corneille n'étoit plus le 
Corneille et du Cid et d'Horace : les apparitions du 
lutin qui , selon l'expression de Molière même , lui die- 



DE MOLIÈRE. Xj 

toit ses beaux vers , devenoient tous les jours moins 
fréquentes; Racine, encouragé parles conseils et même 
par les bienfaits de Molière , qui par-là donnoit un 
grand homme à la France , n'avoit encore produit qu'un 
seul chef-d'œuvre. Ce fut dans ce moment qu on attaqua 
fauteur du Misanthrope* 11 avoit déjà éprouvé une dis*- 
grâce au théâtre : Cotin , le protégé de l'hôtel de Ram- 
bouillet , comblé des grâces de la cour ; Boursault , 
qui força Molière de faire la seule action blâmable de 
sa vie , en nommant ses ennemis sur la scène ; Mont- 
fleuri , qui de son temps eut des succès prodigieux , qui 
se crut égal , peut-être supérieur à Molière , et mourut 
sans être détrompé 5 tous ces hommes et la foule de 
leurs protecteurs avoient triomphé de la chute de D. 
Garde de Navarre j et peut-être la moitié de la 
France s'étoit flattée que fauteur n'honoreroit point 
sa patrie. Forcés de renoncer à celte espérance , ses 
ennemis voulurent lui ôter Fhonneur de ses plus belles 
scènes , en les attribuant à son ami Chapelle : artiflce 
d'autant plus, dangereux , que l'amitié même , en com- 
battant ces bruits , craint quelquefois d'en triompher 
trop complètement. Et comment un homme que la 
considération attachée aux succès vient chercher dans 
le sein de la paresse ne seroit-il pas tenté d'en profi- 
ter ? Et s'il désavoue ces rumeurs , ne ressemble-t-il 
pas toujours un peu à ces jeunes gens qui , soupçon- 
nés d'être bien reçus par une jolie femme , paroissent , 
dans leur désaveu même , vous remercier d'une opi* 
nion si flatteuse , et n'aspirer &x effet qu'au mérite de 

la discrétion? • 

I. a 



l8 ÉLOGE 

Au milieu tïe ces Vaines initîgues , MoHère , s'éfevant 
«u comble ^ son art et aiHiessus de Im-mem^ , kdû- 
f^irt à immoler les vices sur la scène , et commença 
par le {^us odieux. U avoit -d^k signalé sa teiin^ pour 
rhypocrisie : la chaire n'a rien de supérieur à la |!)ein- 
ture <les faux dévots dans te JF^stin de PietTè. Enfin , 
il rassembla toutes ses forces , et donna le Tartufe* 
C'est là qu'il montré Thypocrisie dans toute -soti hor- 
reur , la fafusseté ^ la perfidie , ta bassesse , Fingra- 
titude qui Faccompagoent; rimbéâliité , la crédulité 
ridicule de ceux qu'un Tai'iufe a séduits ; leur pen- 
dbant à voir partout ^ l'impiété et du Qi)eft)ndge , 
leur insensibilité cruelle, enfin l'ouUi ;des ticiefttds les 
{dus «sacrés. Ici le sublime est sanis cesse à cÔté dtt ]p)ai- 
sant. Femmes , enfans , domestiques , tout devient Siô- 
quent contre le tiK)n8%tie -, et l'itidignaftion qu^il excite 
m'étoufife jamais le cotoiqïie. Qudte cittronspfecti^n , 
quelle justesse dans la manière dont Pauteur sépare rhy- 
pocrisie delà vraie piété 1 C'^st à cet nsaige qu'il a des- 
' tkié le rôle du frère. C'est te persontiagë honnête de 
presque toutes ses pièces ; et la réunion tte «e^ Jrôtes 
de frère formeroitpeutMètre tiii cours dé ttiortilè à fuàage 
de la sodété. Oft art ^ qiii tiianqûé aux satires de Bôi- 
leau vde tracek* *unè lijgâ^ nette èïitre le vice et la vertu , 
la misonet te ridicute , est te gi^and mérite de Molière. 
Quelle oonnoi^ni^je dti 'tiasar l^ud choix dans l'a^âssem- 
blage des ^ees >èl ^s travers dont il compose te cor- 
tège d'un ^ce («laicipfal ! avec quéHe adresse il tes fait 
sekw à te méftlre en •évidènoè ! Quelle ^eisse sans 
subtilité ! quelle précision sans métaphysique dans les 



s 



DË^ MOLIÈRE. :i^ 

naances d'un même vice I Qadle difierence entre in 
;dureté du superstitieux Orgon attendri malgré lui fat 
4es pleurs de sa fille , et la dureté d'Harpagfon insensible 
•auK larmes de la sienne ! 

C'est ce même sentiment des con?enanoes , cette sû- 
j*elé de dîsœmement qui ont guidé Molière , lorsque , 
mettant isur la scène des vices odieux , CGatoiexxsoaL de 
Tartufe et d'Harpagon , c'-est xta homme et tion |ias 
une femme qu'il offi-e à Tindignation publique. Serok- 
Kse qoeles ^soids vioes , ainsi que les|<raiides passions , 
iussent réservés à notre 9e%e ^ ou <{ue la -neoesské de ha'àr 
nne femme §àl un seBttment trop peoil:^ , et dût pa- 
Toître contre ;nature P S'il est ainsi , pourquoi , malgré 
4e f>enchant «minèl des deux sexeis ^ eetoe indulgence 
n^est*«lle pas rédproqvie ? C'est que les femmes fmn 
cause cottunune ; e est <qu dles sont Jiécss par vn espiàt 
de coupa ^ par nne espèce de confédération facile, qm , 
oommie les ligues secret» d un <état , ^prou^ ^pem-^èire 
Ja foUesse du parti qui se croit obMgé d'y avoir recomis. 

Molière se o^lassoit de tous ises chefs -d'cenvre ^dds 
^Ott?rages d'un oidre inférieur, niais ^uî , loujonns niar>- 
iquës an coin du génie, suffiroient pour Ja gloîire d'un 
autne. Ce genre de comiqne on l'on admttl des inVKÎ- 
gués de valets^ des |>ersonnages d'un rîdibule OttCi« , iui 
4&ninoit des ressources dont H'auteur du MùMin^r^ 
avait dà se ptiver. Ramené dans ia aplière oit les <ai- 
ciens avoient été Tessetrés , il les Naquit aur kfOk- 
. propre termn. Quel fen 1 «quel esprit l <qu^e «verve ! 
Celui qui appeloit Téi>enoe un detin-Miésatediie , eMioît 
aans doate «ppelé Méiandus !ua demi-Molièiis. QmA 



âo X ÉLOGE 

parti ne tire-t-il pas de ce genre pour peindre la nature 
avec plus d'énergie ! Cette mesure précise qui réunit 
la vérité de la peinture et l'exagération théâtrale , Mo- 
lière la passe alors volontairement , et la sacrifie à la 
force de ses tableaux. Mais quelle heureuse licence ! 
avec quelle candeur comique un personnage grossier , 
dévoilant des idées ou dessentimens que les autres hom- 
mes dissimulent , ne trahit-il pas d'un seul mot la foule 
de ses* complices ! naïveté d'un effet toujours sûr au 
théâtre , mais que le poëte ne rencontre que dans les 
états subalternes, et jamais dans la bonne compagnie, 
où chacun laisse deviner tous ses ridicules avant que de 
convenir d'un seul. Aussi est-ce le comique bourgeois 
qui produit le plus de ces mots que leur vérité fait pas- 
ser de bouche en bouche. On sait, par exemple , que les 
hommes n'ont guère pour but que leur intérêt dans 
les conseils qu'ils donnent. Cette vérité , exprimée no- 
blement, eût pu ne pas laisser de traces. Mais qu'un 
bourgeois, voyant la fille de son voisin attaquée de mé- 
lancolie, conseille au père de lui acheter une garniture 
de diamans pour hâter sa guérison; le mot qu'il s'at- 
tire : J^ous êtes orféi^rey monsieur Josse! ne peut 
plus s'oublier, et devient proverbe dans l'Europe. Telle 
est la fécondité de ces proverbes, telle est l'étendue de 
leur application , qu'elle leur tient lieu de noblesse aux 
yeux des esprits les plus élevés, chez lesquels ils ne sont 
pas moins d'usage que parmi le peuple» 

Mais si Molière a renforcé les traits de ses figures , 
jamais il n'a peint à faux ni la nature, ni la société. Chez 
Jui jamais de ces marquis burlesques , de ces vieilles 



DE MOLIÈRE. 21 

amoureuses, de ces Aramiutes folles à dessein : person* 
nages de convention parmi ses successeurs, et dont le 
ridicule forcé, ne peignant rien, ne corrige personne. 
Point de ces supercheries sans vraisemblance , de ces 
iàux contrats qui concluent les mariages dans nos cô-* 
médies, et qui nous feront regarder par la postérité 
comme un peuple de dupes et dé faussaires. S'il a mis. 
sur la scène des intrigues avec de jeunes personnes , 
cest qu'alors on s'adressoit à elles plutôt qu'à leurs 
mères, qui avoient rarement la prétention d'être les 
sœurs atnées de leurs filles. Jamais il ne montre ses 
personnages corrigés par la leçon qu'ils ont reçue. Il 
envoie le Misanthrope dans un désert , le Tartufe au ca- 
chot; ses jaloux n'imaginent qu'un moyen de ne plus 
letre, c'est de renoncer aux femmes; le superstitieux 
Orgon , trompé par un hypocrite , ne croira plus aux 
honnêtes gens : il croit abjurer son caractère, et Fau- 
teur le lui conserve par un trait de génie. Enfin , son 
pinceau a si bien réuni la force et la fidélité, que, s'il 
existoit un être isolé, qui ne connût ni l'homme de la 
nature , ni l'homme de la société, la lecture réfléchie de 
ce ppëte pourroit lui tenir lieu de tous les livres de 
morale et du commerce de ses semblables. 

Telle est la richesse de mon sujet, qu'on imputera 
sans doute à l'oubU les sacrifices que je fais à la préci-< 
sion. Je m'entends reprocher de n'avoir point dévelop- 
pé l'âme de Molière; de ne l'avoir point montré tou- 
jours sensible et compatissant , assignant aux pauvres 
un revenu annuel sur ses revenus, immolant aux be- 
soins de sa troupe les nombreux avantages qu'on lui 



2^ ÉLOGE 

faîsok emmgev en qxâttaot le: tèéâtre^ sacriSant même 
sa vie k la pitié q«i il eut pour de& malheureux, en jouant 
la comecïe ht veille de sa mort. O^Molièrel tes vertus 
te rendent plus cher à ceux qui t^admirrait; mais, c'est 
ton génie qui imécesse rbusianité, eft c'est hii sajh 
Uniit que j*iii âxi peindre. Ce génie si élevé étoit accom- 
pagné d'une raisoa toujours sûre, calme ed sans ea*- 
thonimaHne, jugeant sshqs passion les hommes et les 
choses : cest par elle qu ilavoit deviné Raeisiev Baron ^' 
£^précié La Fontaine, et connu sa propre place. Il pa* 
roit qu!il rpéprisoit, sônsi que fe grand Comeille, cette 
modestie aiïeeléé, ce mensonge des âmes, communes, 
. manège ordinaire à la médiocrité, qui appelle de fausses 
vertus au sec<mrs d*un petit talent. Aussi déploya-t-^S 
toujours une hauteur infleiibie à Tégardde ces hommes 
qui, fiera de quelques avm3tage& frivoles, veulent que 
le génie ne le soû pas des siens ^ exigent qa'il renonce 
pour jamais au sentiment de ce cpi lui estdu^ et s'im* 
mole sa^as rdiâche à leur vanité. A cette raison impar- 
tiale, il joigttoit l'esprit le plus observateur (pii fut ja- 
mais. Il étudient Thomme dans toutes les situations; il 
épioit surtout ce premier sentiment si précieux, ce 
mouvement mvoltmtaire qui échappe à Eâme dans sa 
surprise, qui révèle le secret du caractère, et qu'on 
pourroit appeler le mot du cœur. La manière dont il 
excusoit les torts de sa femme, se bornant à la plaindre, 
si eHe éioit ^itraînée vers la coquetterie par un charme 
aussi invincible qu'il étoit lui-même entraîné vers l'a- 
mour, décèle à la fois bien de la tendresse, de la force 
d'esprit , et un^ grande habitude de réflexion. Mais sa 



DE MOLIÈRE. ai 

philosophie, ni Fascendant de son esprii sur scft passions, 
ne; purent enoipêcher t'homine qui a le plus fait rire la 
France,, de succomba à h mélancolie : destinée qui lui 
fut commune ^'vec jJusiçurs poètes comiques; soit que 
la mélancolie accompagne naturellement le génie de la 
réflexion, soit que l'obfiiervateur trop attentif du cœur 
Imm^n enspit puni p^r le malheur de le connoitre. Que 
ceu^ qui s^yent lire dans le cœur des grands hommes 
çCMiIçoivenl. encore qu^e dut être soa indignation con- 
tre les pi^éjugés dont il fut la victime! L'homme le plus 
eji;tr^Qrdinaire de son temps, comme Boileau le dit de- 
puis à ï^ouis XIV, celui chez qui tous les ordres de la so- 
ciété alIoû^Eit prendre dios leçoqs de vertu et de bieiK 
séance, se vçyoit retr^^iché de la société. Ah! du moins, 
s'il eut pres^ei^ti quelle justice on devoit lui rendre ! s A 
^ùt pu prévoir qu'im jour dans ce temple des arts!.... 
Mais non, il n^eurt^et tandis que Paris est inondé, à 
foccasiop de sia mort , d'é^rammes folles et cruelles , 
se^ apiûs sao^ forcés de cahaler pour lui obtenir an peu 
4ç ûrr^ 09 la lui refuse longrtenips ; on déclare sa 
œpdre ipdigRO 4e se mêler à la cendre des Harpagons 
et des Tartufes dont il a vengé son pays ; et il faut qu'un 
çpipa iUus^ atjtende cent années pour apprendre à 
f^j^i^pe <j^^ nous 1^ somnies pas tous des barbares. 
Ak^i fut Vi^é^ p^ 1^ Fvauçab leerivain le {Jus utile à 
te]firai3i^, 

SSulgrvé s^ dé&uts, malgré les r^roches qu on f<ât à 
qu^cfbie^ruw de ses déa(OÛme«â, à quelques négligen* 
ces de style et à quelques expressions licencieuses, il 
fut avec ïlaciAe celui, qui marcha le plus ropidemasit 



^4 ÉLOGE 

vers la perfection de son art. Mais Racine a été rempla- 
cé : Molièi'e ne le fut pas, et même, à génie égal, ne 
pou voit guère l'être. C'est qu'il réunit des avantages et 
des moyens presque toujours séparés. Homme de let-- 
très, il connut le monde et la cour; ornement de son 
siècle, il fut protégé; philosophe, il fut comédien. De- 
puis sa mort , tout ce que peut faire l'esprit venant après? 
le génie, on Ta vu exécuté : mais ni Regnard, toujours 
bon plaisant, toujours comique par son style , souvent 
par la sitituation, dans ses pièces privées de. moralité; 
ni Dancourt, soutenant par un dialogue vif; facile et 
gai, une intrigue agréable, quoique licencieuse gra- 
tuitement; ni Dufresni, toujours plein d'esprit, philoso- 
phe dans les détails, très-peu dans l'ensemble , faisant 
sortir son comique ou du mélange de plusieurs carac- 
tères inférieurs, ou du jeu de deux passions contrariées 
l'une par l'autre dans le même personnage; ni quel- 
ques auteurs célèbres par un ou deux bons ouvrages 
dans le genre où Molière en a tant donné: rien n'a 
dédommagé la qation , forcée enfin- d'apprécier ce 
grand homme, en voyant Sa place vacante pendant un 
siècle. '.•"■' 

La trempe vigoureuse de Soû' génie le mit sans effort 
au-dessus de deux genres qui ont depuis occîupé la scène. 
L'un est le comique attendrissant, trop admiré, trop 
décrié; genre inférieur qui n'est pas sans beauté, mais 
qui , se proposant de- tracer des modèles de perfection , 
manque souvent de vraisemblance , et est peut-être sorti 
des bornes de l'art en voulant les reculer. L'autre est ce 
genre plus foible encore, qui, substituante l'imitatioa. 



DE MOLIÈRE. aS 

éclairée de la nature, à cette vérité toujours intéressan- 
te, seul but de tous les beaux-arts , une imitation pué- 
rile, une vérité minutieuse, fait de la scène un miroir 
QÙ se répètent froidement et sans choix les détails les 
plus frivoles; exclut du théâtre ce bel assortiment de 
parties heureusement combinées, sans lequel il n'y a 
point de vraie création , et renouvellera parmi nous ce 
qu'on a vu chez les Romains, la comédie changée en 
simple pantomime, dont il ne restera rien à la postérité 
que. le nom des acteurs qui, par leurs talens, auront ca- 
ché la misère et la nullité des poètes. 

Tous ces drames, mis à la place de la vraie comédie, 
ont fait penser qu elle étoit anéantie pour jamais. Là ré- 
volution des mœurs a semblé autoriser cette crainte. Le 
précepte dlétre comme tout le monde ^ ayant fait de la 
société un bal masqué où nous sommes tous cachés sous 
le même déguisement, ne laisse percer que des nuan- 
ces, sur desquelles le microscc^ théâtral dédaigne de 
s'arrêter; et le» caractères, semblables à ces monnoies 
dont, le trop grand usage a effacé l'empreinte, ont été 
détruits par. l'abus de la société poussée à Texcès. Cest 
peu :d'ayoir semé d'épines la carrière, on s'est plu en- 
core à la borner. Des conditions entières, qui autrefois 
payoient .fidèlement un tribut de ridicules à la scène,* 
sont, parvenues à se soustraire à la justice dramatique : 
privil^e que ne leur eût point accordé le siècle précé- 
dent , qui qe consultoit point en pareil cas les intéressés , 
et n'écoutoit.pas la laideur déclamant contre l'art de 
peindre. Certains vices ont formé les mêinés préten- 
tions, et ont trouvé une faveur générale. Ce sont des 



26 ÉLOGE 

vices proiégcs fu»: le puiiUc^ dans la possessioa desquels 
on De veut point étre< inquiété; et la poëDe est fbrcé de 
les ménager comme de& coupables puîssMifr que ki mul- 
titude de leurs compliîees met à l'abri des recherches. 
S'il c^t ainsi ^ la vrai^ oomtédie n^enstera bicntôl plu9 
que dans ces drames de aoeiéié que leur extrême Mcen-» 
ce (car ils peignemi noamo^uirs) bannii à jamiôs de tom 
les théâtres publû^ 

Qui pourra vaincre taat dobstades^ mul^i^? Le 
génie. On a répété que, silMoItère donnmt ses ouvrar 
ges de nos jours, la plupart ne réussiroient pcmit. On a 
dit une chose absurde* Eh ! ccMnment peindroit-il des 
mœurs qui n'eiûst^al pkis? Il peindrait les nôtres : il 
^rracheroit le voile qui dérc^ ces ninaees à né» yeuT. 
C'est le propire du génie de rendre digne des beaux-? 
arfs la nature commune. Ce qu'il toîs existoit, mab 
n'existpit que pour bai. Ce paysage sur lequel vous aves 
promené vos yeux y le paatre qui le oooaîdéroit avee 
voua, kretrace sAir la imle, et votas ne favea vu que 
daps.ca moment : Molière est ce peintre^ Le caractère 
est-il fûible , piu veutrU se cacher, renforces la qpLtuation i 
c'est une espèce de torture qui arrache au personnage 
le secret qp'il veut cacher. Tout devient théâttial dans 
les mains» dua honvne de génie. Quoi de plus odKeux 
que, le Tartufe? de plus arkJe en apparence que le sujet 
dc& Femmes àaiMiHea? Et ce sont les chefe-d'œuvre 
du théâtre. Quoi de phia triste qp'un pédant pyrrhonien 
incertain 4o SOQ existence ? Molière le ncitl; eô scène 
avec un vieillard prêt à se marier, qui le consulte sur 
le danger de cet engagement. On conçoit dès-lors tout 



DE MOLIÈRE, 27 

le comique d'ua pyrrhouisme qui s exe^ree sur là fidélité 
d'une jolie femme> 

Qui ne croirdit, à nous entendre, que tou^ les vices, 
ont dis^ro de la société? Ceui^ mêmes eonU'e lesquels 
IVdblière^ s est élevé, croit-on quijs scâent anéantis?- 
]>rest-il plus de Tartufes? €^, s'il ea existe encore ^ 
pense-l-on qu en renoi^nt au n^antean noir et au jar*^ 
g/ùa m^siufmyïh aient renoncé à la perfidie el à la sé^ 
ductÂcm? Ce sont des criminels dont Molière a, donné 
le^ signalement au public , et q^i sont eacl^és sous une 
^^jOse, ibrme. Les ridicules ns^nnes qu'il a détruits n'ei» 
auroîeni^ils pas produit de not»(eaiiK? Ne ressemble^ 
roient-ils pas à ces végétaux dont la dbsjbruction en fait 
naître d'autres sur la terre qu'ils ont couverte de leursp 
débris ? Tel est le maUbeur die la nature b»n^iné. Gar«- 
dons*nous d'en conclura qu'on ne doive point com^ 
battre les ridicules : l'intervalle <|Lii sépare la destruo* 
tion des uns et la naissance des autres, est.lè prix de U 
rictoire qu'on remporte suit eux. Q<te diroit-on d'un, 
hompie qui ne smihaitercHt pas la ftn d'une guerre rui- 
neuse, sous prétexte que la: paix est raremeal dç longue 
durée? 

N'existeroît-il pas un point de vue d'où Molière dé- 
cou vriroit une nouvelle carrière dramatique? Répandre 
l'esprit de société fut le but qu'il se proposa : arrêter ses 
funestes efiets seroit-il un dessein moins digne d'un 
sage? Verroit-il, sans porter la main sur ses crayons, 
l'abus que nous avons fait de la société et de la philo- 
sophie; le mélange ridicule des conditions; cette jeu- 
nesse quia perdu toute morale à quinze ans, toute sen^ 



a8 ÉLOGE DE MOLIÈRE. 

sibiKté à vingt, cette habitude malheureuse de vivre en- 
semble sans avoir besoin de s'estimer ; la difficulté de se 
déshonorer, et, quand on y est enfin parvenu, la facilité 
de recouvrer son honneur et de rentrer dans cette île 
autrefois escarpée et .sans bords? Les découvertes 
nouvelles faites sur le cœur humain par La Bruyère et 
d'autres moralistes, le comique original d'un peuple 
voisin qui fut inconnu à Molière, ne donneroient-ils 
pas.de nouvelles leçons à un poëte comique? D'ailleurs 
est- il certain que nos mœurs, dont la peinture nouis 
amuse dans des romans agréables et dans des contes 
charmans, seront toujours ridicules en pure perte pour 
le théâtre? Rendons-nous plus de justice, augurons 
mieux de nos travers, et ne désespérons pas de pouvoir 
rire un jour à nos dépens. Après une déroute aussi com^ 
plète des ridicules qu'on la vit au temps de Molière, 
peut-être avoient-ils besoin d'une longue paix pour se 
mettre en état de reparoître. De bons esprits ont pensé 
quil falloit la révolution d'tin siècle pour renouvrfer le 
champ dd la comédie. Le terme est expiré : la nation 
demande un poëte comique : qu'il paroisse-, le trôile est 
vacant. 



FIN DE LÉLOGE DE MOLIÈRE. 



*^^^^*^^^^^^^>*^^^^*^^^^*^.^^-*^^^^^^^^^^^^^^t 



*>^^^»^'^*^^*-0^>^^ 



ÉLOGE 

DE LA FONTAINE. 

Discours qui a remporté le prix de V Académie de 

Marseille en ^']']^* 



AEsopo iogentcm statuam posu^re Aciici. 
Phed. L. II , Epilog. 



lj£ plus modeste des écii vains , La Fontaine , a lui- 
même , sans le savoir , fait son éloge , et presque son 
apothéose , lorsqu'il a dit que , 

Si l'apologue est un présent des hommes , 
Celui qui nous l'a fait mérite des autels. 

C'est lui qui a fait ce présent à l'Europe ; et c'est 
vous, messieurs , qui , dans ce concours solennel y allez , 
pour ainsi dire , élever en son honneur l'autel que lui 
doit noire reconnoissance. 11 semble qu'il vous soit ré- 
servé d'acquitter la nation envers deux de ses plus grands 
poètes , ses deux poêles les plus aimables. Celui que 
TOUS associez aujourd'hui à Racine , non moins admi- 
rable par ses écrits , encore plus intéressant par sa per- 
sonne, plus simple , plus près de nous, compagnon de 
notre enfance , est devenu pour nous un ami de tous 
les momens. Mais , s'il est doux de louer La Fontaine ; 
d^avoir à peindre le charme de cette morale indulgente 



5o ELOGE 

qui pénètre dans le cœur sans le blesser , amuse Fen- 
fànt pour en faire un homme , Fliomme pour en faire 
un sage , et nous meneroit à la vertu en nous rendant 
à la nature *, comment découvrir le secret de oe style 
enchanteur , de ce style inimitable et sans modèle , qui 
réunit tous les tons sans blesser Tuoité ? Ckmimeiit 
parler de cet heureux instinct qui sembla le diriger 
dans sa conduite comme dans ses ouvrages ; qui se 
fait également sentir dans la douce facilité de ses mœurs 
et de ses écrits , et forma d'une âme si naïve et d'un 
esprit si fin un ens e mble si piquant et si original ? 
Faudra-t-il raisonner sur le sentiment , disserter sur les 
grâces , et ennuyer nos lecteurs pour montrer comment 
La Fontaine a charmé les siens ? Pourmoi , mtôsieurs, 
évitant de discuter ce qui Joit être senti , et de vous 
ofirir Fanalise de la naïveté , je tâcherai seulement de 
fixer vos regards sur le charme de sa morale , sur la 
finesse exquise de son goût , sur l'accord singulier que 
Fun et Fautre eurent toujours avec la simplicité de ses 
mœurs 5 et dans ces différens points de vue , je saisie 
rai rapidement les principaux traits qui le ^carftctérisetit. 

PREMIÈRE PARTIE. 

L'apologue remonte à là phis haute amtiqtrité ; car 
il commença dès qu'il y eut des tyrans et des esclaves. 
On offre de face la vérité à son égal : on la laisse entre- 
voir de profil à son maître. Maïs , quelle que soit Fépo- 
que de ce bel art , la philosophie s'empara bientôt tte 
celte invetition de la servitude , et en fit un instrumeoi 



DE LA FONTAINE. 5l 

de ia morek. Ldcnam ti Pilpay dans rOiient , Ésope 
et Gaiwîas dans ia Grèce , revêtîretit la Viérité du voilé 
transpareût de Târpoiogue ; I9âais le récit d'une petite 
acuxm rédle ou aUégorique , aussi dHTus dans les deux 
premi»^ que serre et concis dans les deax autres , 
déaué des cbarmiM du «Sentiment et de la poésie , dé- 
eouvroit itn^ Froidement , qwcâque «rec esprit , la mo- 
ralité qu'il présen^t. Phèdre , né dans îescHavage com- 
me ses trois premiers prédécesseuris , nWectant ni le 
lacoilisme excessif de Gabrias , ni même k brièveté 
d'Ésope , plus élégant , plus orné , parlant à la cour 
d' Augusie le liingage de Térenoe ; Paërne , car j'omets 
Avîenus trop infêriewi so%i detander ; Faërne qui dans 
sa btinièé d>n se^éme siècle isembleroit avoir imité 
Phèdre , i^il avott pu ^ànnotire des ouvrages ignorés 
de son temps , ont droit de plaire à tous les esprits cul- 
tivés , et leurs bonnes fables donneroient même l'idée 
de la perfection dans ce genre , si la France n'eut piT)duit . 
un homme unique dans l'histoire des lettres , qui dcvoit 
porter la peinture des mœurs dans l'apologue , et l'apo- 
logue ^dans le tdiiffiâp de ta poésie. Ces»; ^ors que ta 
fable devient ina ouvrage de ^éûie , et qtf on pem s^é- 
crier , coiMne aotre fabviiîste , dstns f enthousiasme que 
kd inspire ce bel lart : ij^i proptement un charme'^. 
Oai , c'en est tfti ^sttis dout» v ttisds tm tie féprouve 
qu'en lisaffiit La Fimtsâne , et t:'est à hri que le <4iaTme 
a <eoiâfftieQfeé. 

* Chamfort , clans cet Eloge , se platt souvent à emprunter à 
La T'oritaitie ses prôpriefs exjpressions : on a eu soin cle les flîs- 
^agtter par «n caracH^fè 9XétenX. ( Note de VÉâkeur. ) 



Sa ÉLOGE 

L'art de reudre la morale aimable existoit à peine 
parmi nous. De tous les écrivains profanes , Montaigne 
seul ( car pourquoi citerois-je ceux qu'on ne lit plus ? ) 
avoit approfondi avec agrément cette science si com* 
pliquée , qui , pour Thonneur du genre humain , ne 
devroit pas même être une science. Mais , outre l'incon- 
vénient d'un langage déjà vieux , sa philosophie auda- 
cieuse , souvent libre jusqu'au cynisme , ne pouvoit 
convenir ni à tous les âges , ni à tous les esprits ; et son 
ouvrage , précieux à tant d'égards , semble plutôt une 
peinture fidèle des inconséquences de l'esprit humain , 
qu'un traité de philosophie pratique. Il nous falloit un 
livre xi'une morale douce , aimable , facile , appUcable 
à toutes les circonstances , faite pour tous les états , 
pour tous les âges , et qui pût remplacer enfin , dans 
l'éducation de la jeunesse , / 

Les quatrains de Pibrac et les doctes sentences 
Du conseiller Mathieu : 

Molière. 

car c'étoient là les livres de l'éducation ordinaire. La 
Fontaine cherche ou rencontre le genre de la fable que 
Quintilien regardoit comme consacré à l'instruction de 
l'ignorance. Notre fabuliste , si profond aux yeux éclai- 
rés , semble avoir adopté l'idée de Quintilien : écartant 
tout appareil d'instruction , toute notion trop compli- 
quée , il prend sa philosophie dans les sentimens uni- 
versels^ dans les idées généralement reçues, et, pour 
ainsi dire , dans la morale des proverbes qui , après tout , 
sont le produit de l'expérience de tous les siècles. C'étoit 



DE LA FONTAINE. 55 

le seul moyeu d'être à jamais l'homme de toutes les 
nations ; car la morale , si simple en elle-même , de- 
vient contentieuse au point de former des sectes , lors- 
qu'elle veut remonter aux principes d'où dérivent ses 
maximes, principes presque toujours contestés. Mais 
La Fontaine , en partant des notions communes et des 
sentimens ncs avec nous , ne voit point dans l'apologue 
un simple récit qui mène à une froide moralité \ il fait 
de son livre 

Une ample comédie à cent acteurs divers. 

C'est en efifet comme de vrais personnages dramatiques 
qu'il faut les considérer 5 et , s'il n'a point la gloire d'a- 
voir eu le premier cette idée si heureuse d'emprunter 
aux différentes espèces d'animaux l'image des différens 
vices que réunit la nôtre ; s'ils ont pu se dire comme 
lui : 

Le roi de ces gens-là n'a pas moins de dé£siuts 
Que ses sujets , 

lui seul a peint les défauts que les autres n'ont fait 
qu'indiquer. Ce sont des sages qui nous conseillent de 
nous étudier ^ La Fontaine nous dispense de cptte étu- 
de , en nous montrant à nous-mêmes : différence qui 
laisse le moraliste à une si grande distance du poëte, 
La bonhomie réelle ou apparente qui lui fait donner 
des noms , des surnoms , des métiers aux individus de 
chaque espèce -, qui lui fait envisager lés espèces mêmes 
comme des républiques , des royaumes , des empires , 
est une sorte de prestige qui rend leur feinte existence 
I. Si.3 

' ".V 



54 ÉLOGE 

réelle aux yeux de ses lecteurs. Ratopolls devient une 
grande capitale -, etTillusion où il nous amène ,^est le 
iruit de l'illusion parfaite où il a su se placer Jui-même. 
Ce genre de talent si nouveau , dont ses devanciers 
n'avoient pas eu besoin pour peindre les premiers traits 
de nos passions , devient nécessaire à La Fontaine , qui 
doit en exposer à nos yeux les nuances les plus délica- 
tes ; autre caractère eésentiel , né de ce génie d'obser-. 
yation dont Molière étoit si frappé dans notre fabuliste. 
Je pourrois, messieurs, saisir une multitude de rap- 
ports entre plusieurs personnages de Molière et d'autres 
de La Fontaine ; montrer entre eux des ressemblances 
frappantes dans la marche et dans le langage des pas- 
sions^ ^ mais, négligeant lès détails de ce genre, jose 
considérer Tautwr des fables d'un point de vue plus 
élevé. Je ne cède point au vain désir d'exagérer mon 

* Qui peint le mieux , par exemple , les effets de la préven- 
tion , ou M. de Sotenville repoussant un homme à jeun , et lui 
disant : Retirez-^vous , vous puez le vin ; ou Tours qui , s'écar- 
tant d'un corps qu'il prend pour un cadavre , se dit à lui-même : 
Otons-nous; car il sent? Et le chien , dont le raisonnement se- 
roit fort bon dans la bouche d'un maître , mais qui , n'étant que 
d'un simple chien f fut trouvé fort mauvais, ne rappelle-t-il 
pas Sosie? 

Toas mes discours sont des sottises , 
Partant d'un homme sans éclat : 
Ce seroient paroles exquises y 
Si c'ëtoit un grand qui parlât. 

On pourroit rapprocher plusieurs traits de cette espèce^ mais 
il suffit d'en citer quelques exemples. La Fontaine est , après la 
nature et Molière; h wûkurç étudç d'un poëte comique. 



DE LA FONTAINE. 55 

sujet, maladie trop commune de nos jours; mais, sans 
mécQnnoîlre l'intervalle immense qui sépare l'art si 
simple de l'apologue, et l'art si compliqué de la comé- 
die, j'observerai, pour être j'uste envers La Fontaine, 
que la gloire d'avoir été avec Molière le peintre le plus 
fidèle de la nature et de la société, doit rapprocher ici 
ces deux grands hommes. Molière , dans chacune de ses 
pièces , ramenant la peinture des mœurs à un objet phi- 
losophique, donne à la comédie la moralité de l'apo- 
logue ; La Fontaine , transportant dai;is ses fables la 
peinture des mœurs , donne à l'apologue une des grandes 
beautés de la comédie, les caractères. Doué$, tous les 
les deux, au plus haut degré, du génie d'observation, 
génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé 
dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils des- 
cendent dans le plus profond seiiret de nos travers et de 
nos foiblessesj mais chacun, selon la double différence 
de son genre et de son caractère , les exprime différem- 
ment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique 
et plus ferme ; celui de La Fontaine plus délicat et plus 
fin : l'un rend les grands traits avec une force qui le 
montre comme supérieur aux nuances ; l'autre saisit les 
nuances avec une «agacité qui suppose la science des 
grands traits. Le poëte comique semble s'être plus atta- 
ché aux ridicules , et a peint quelquefois les formes pas- 
sagères de la société ; le fabuliste semUe s'adresser da- 
vantage aux vices , et a peint une nature encore plus 
générale.' Le premier me fait plus rire 4e mon voisin ; 
le second me ramène plus à moi-même. Celui- ci me 
venge davantage des sottises d'autrui-, celiii-là me faii 



56 ÉLOGE 

mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu le9 
ridicules comme un défaut de bienséance, choquant 
pour la sociélé; l'aulre, avoir vu les vices comme un 
défaut de raison , fâcheux pour nous-mêmes. Après la 
lecture du premier, je crains l'opinion publique*, dprès 
la lecture du second , je crains ma conscience. Enfin 
l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule , 
pourroit demeurer vicieux : corrigé par La Fontaine , il 
ne seroit plus ni vicieux ni ridicule , il seroit raisonna- 
ble et bon ; et nous nous trouverions vertueux , comme 
La Fontaine étoit philosophe, sans nous en douter. 
■ Tels sont les principaux traits qui caractérisent cha- 
cun de ces grands hommes , et si l'intérêt qu'inspirent 
de tels noms me permet de joindre à ce parallèle quel- 
ques circonstances étrangères à leur mérite, j'observerai 
que , nés l'un et l'autre précisément à la même époque, 
tous deux sans modèle parmi nous , sans rivaux , sans 
successeurs, liés pendant leur vie d'une amitié cons- 
tante, la même tombe les réunit après leur mort , et que 
la même poussière couvre les deux écrivains les plus 
originaux que la France ait jamais produits *. 

Mais ce qui distingue La Fontaine de tous les mora- 
listes , c'est la facilité insinuante de sa morale 5 c'est 
cette sagesse, naturelle comme lui-même, qui paroîc 
n'être qu'un heureux développement de son instinct. 
Chez lui , la vertu ne se présente point environnée du 
cortège effrayant qui Taccompagne d'ordinaire : rien 
d'affligeant, rien de pénible. Ofire-t-il quelque exemple 

' Us ont été enterrés dans l'église Saint-Josepli , rue Mont- 
Qiartre^ 



DE LA FONTAINE. 5j 

de générosité, quelque sacrifice : U'ie fait naître de l'a- 
mour, de l'amitié, d'un sentiment si simple, si doûx> 
que:çe sacrifice même a du paroître un bonheur. Mais , 
s'il écarte en général les idées tristes d'eflforts, de .priva- 
tions , de dévouement» il setmble qu'ils cesseroient 
d'être nécessaires, et que la société n'en auroit plus 
besoin. Il ne vous parle que de vous-même ou pour 
vousrmême; et de ses leçons, ou plutôt de ses conseils, 
naîtrôit le bonheur général. Combien cette morale est 
supérieure à celle de tant de philosophes qui paroissent 
n'avoir point écrit pour des hommes, et qui taillent y 
comme dit Montaigne, tzo^ obligations à la raison 
<Pun autre être ! Telles sont en effet la misère et la va- 
nité de fhomme , qu'après s'être mis au-dessous de Un- 
même par ses vices, il veut ensuite s'élever au-dessus 
de sa nature parle simulacre imposant des vertus, auxr 
quelles il se condamne , et qu'il deviendroit , en réali- 
sant les chimères de son orgueil , aussi méconnoissable 
à luirmêmé.par':sa sagesse, qu'il l'est. en' effet par sa 
fo}îe. Mais, après tous ces vains-efforts , rendu àsa mé- 
diocrité naturelle , son cœur lui répèle ce mot d'un vrai 
sage :'q«e c'est une cruauté de vouloir élever l'homme à 
tant de perfection. Aussi tout ce faste philosophique 
lombe-t-il devant la raison simple, mais lumineuse , de 
La, Fontaine. Un ancien ôsoit dire qu'il faut combattre 
souvent les lois par la nature : c'est par la nature que La 
Fontaine combat les maximes outrées de la philosophie. 
Son livre est la joi naturelle ;en action : c'est la morale 
de Montaigne épurée dans une syne plus douce ^rectifiée 
par un. se;is, encore plus droit, embellie des couIeunsL 



58 ÉLOGE 

d'une imagination plus aimable, moins forte peut-être, 
«nais non pas moins brillante. 

N'attendez point de lui ce fastueux mépris de la 
mort , qui , parmi quelques leçons d'un courage trop 
souvent nécessaire à l'homme, a fait débiter aux philo- 
sophes tant d'orgueilleuses absurdités. Tout sentiment 
exagéré n'avoit point de prise sur son âme, s'en écar- 
toit naturellement; et la facilité même de son caractère 
sembloit l'en avoir préservé. La Fontaine n'est point le 
poète de Théroïstoe : il est celui de la vie commfpne , 
de la raison vulgaire. Le travail , la vigilance , l'écono- 
mie ,* la prudemoe sans inquiétude , l'avantage de vivre 
avec ses égaux, le besoin qu'on peut avoir de ses infé- 
rieurs, la modération, la retraite; voilà ce qu'il aime et 
ce qu'il fait aimer. L'amour, cet objet de tant de décla- 
mations , 

Ce mal qui peut-être est un bien , 

dit La Fontaine , il le montre comme une foiblesse na- 
turelle et intéressante:»Il n'affecle point ce mépris pour 
l'espèce humaine, qui aiguise la satire mordante de 
Lucien, qui s'annonce hardiment dans les écrits de 
Montaigne, se découvre dans la folie de Rabelais, et 
perce quelquefois même dans l'enjouement d'Horace. 
Ce n'est point cette austérité qui appelle, comme dans 
Boileau, la plaisanterie au secours d'une raison sévère, 
ni cette dureté misanthropique de La Bruyère et de 
Pascal, qui, portant le flambeau dans l'abîme du cœur 
humain, jette une lueur effrayante sur ses tristes pro*- 
fondeurs. Le mal qu'il peint, il le rencontre ; les autres 



DE LA FONTAINE. 5g 

Font cherché. Pour eux , nos ridicules sont des ennemis 
dont ils se vengent: pour La Fontaine , ce sont des 
pas^ns incommodes dont il songe à se garantir : il rit 
et ne hait point \ Censeur assez indulgent de nos foi- 
blesses, Tavarice est de tous nos travers celui qui paroit 
le plus révolter son bon sens naturel. Mais, s'il n éprouve- 
et n'inspire point 

Ces haines vigoureuses 
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses , 

au moins préserve-t-il ses lecteurs du poison de la mi- 
santhropie, effet ordinaire de cçshainea. L amjB, après la 
lecture de ses ouvrages, calme, reposée, et, pour ainsi 
dire, rafraîchie comme au retour d'une promenade ^9- 
litaireet champêtre, trpuve en soi-même une con^pas- 
sion douce pour l'humai^ité , une résignation tranquille 
à la providence, à la nécessité, aux lois de l'ordre éta- 
bU 5 enfin l'heureuse disposition de supporter patiem- 
ment les défauts, d'autrui, et même les siens, leçon qui 
n'est peut-être pas une d«s moindres que puisse ^oî^ftiçr 
la philosophie. ^ .,j 

Ici, messieurs, je réclame pour La Fontaipe l'indul- 
gence dont il a fait l'âme jdç 3a içiorale; et déjà l'autjçfir 
des fables a sans doute obtenu la g^â^je 4^ J'jjH^eur .(j(es 
contes : grâce que ses dernier^ . jçqmeps • Qfjt encore 
mieux sollicitée. Je le vois^ d?jQ6 ,?Qn repentir, irritant 
en quelque sorte ce héros ^Qttt il fut estimé/*, qu'un 
peintre ingénieux nous représente déchirant de son 

* Ridet et odit, Juvénal. 
^ Le grand Condé. 



4o ÉLOGE 

histoire le récit des exploits que sa vertu condamnoit ; 
et , si le zèle d'une pieuse sévérilé reprochoit encore à 
La Fontaine une erreur qu'il a pleurée lui-même, 
j'observerois quelle prit sa source dans Textrême sim- 
plicité de son caractère 5 car c'est lui qui, plus que 
Boileau , 

Fit , sans être malin , ses plus grandes malices; 

Boileau. 

• 

je remarquerois que les écrits de ce genre ne passèrent 
long-temps que pour des jeux d'esprit, des Jojéusetés 
folâtres j comme le dit Rabelais dans un livre plus li- 
cencieux, devenu la lecture favorite, et publiquement 
avouée , des hommes les plus graves de la nation ; j'ajou- 
terois que la reine de Navarre, princesse d'une con- 
duite irréprochable et même de mœurs austères, publia 
des contes beaucoup pins libres, sinon par le fond, du' 
moins par la forme, sans que la médisance se permît, 
même à la cour, de soupçonner sa vertu. Mais, en 'aban- 
donnant une justification trop difficile de nos joiVrs, s'il 
es^vrai que la décence dans les écrits augmente avec la 
ficence des mœurs, bornons-nous à rappeler que La 
Fontaine donna dans ses contes le modèle de la narra- 
tion badiné; et, puîsqtie je me permets d'anticiper ici 
sur ce que je dois dire de son style et de son goût,' 
observons qu'il eut strr Pétrone , Machiavel et Bocace,' 
malgré leur élégance et la'jiùreté de leur langage, cette 
même supériorité que Boileau , dans sa dissertation sur 
Joconde,lui donne sur l'Arioste lui-même. Et parmi 
ses successeurs, qui pourroit-on lui comparer? Seroit-ce 



DE LA FONTAINE. * 4l 

OU Vergîer, ou Grécourt , qui dans la fôiblesse de leur 
style, négligeant de racheter la liberté du genre par la^ 
décence de rexpression , oublient que les Grâces , pour 
être sans voile , ne sont pourtant pas sans pudeur ? ou 
Sénecé, estimable pour ne s'être pas traîné sur les 
traces de La Fontaine en lui demeurant inférieur Pou 
Tauteur de la Métromaniey dont l'originalité, souvent 
heureuse, paroît quelquefois trop bizarre? Non sans 
doute, et il faut remonter jusqu'au plus grand poëte de 
notre âge*, exception glorieuse à La Fontaine lui-même , 
et pour laquelle il désatoueroit le sentiment qui lui . 
dicta l'un de ses plus jolis vers : 

L'or se peut partager , mais non pas la louange. 

Où existoit avant lui, du moins au même degré, cet art 
de préparer, de fonder', comme sans dessein , les inci- 
dens; de généraliser des peintures locales; de ménager 
au lecteur ces surprises qui font l'âme de la comédie ; 
d'animer ses récits par cette gaieté de style , qui est une 
nuance du style comique, relevée par lès grâces d'une 
poésie légère qui se montre etdisparoît tour à tour? Que 
ciiraî-je de cet art charmant de s'entretenir avec son lec- 
teur, de se jouer de son sujet , de changer ses défauts en 
beautés, de plaisanter sur les objections, sur les invrai- 
semblances ; talent d'un esprit supérieur à ses ouvrages, 
et sans lequel on demeuré trop souvent au-dessous? 
Telle est la portion de sa gloire que La Fontaine vou- 
lôit sacrifier ; et j'aurois essayé moi-même d'en dérober 
le souvenir à mes juges, s'ils n'admiroient en hommes 
de goût ce qu'Us réprouvent par des motifs respectables ^ 



42 ÉLOGE 

et si je n'étois forcé d'associer ses contes à ses apo- 
logues eu m'arrétant sur le style de cet immortel 
écrivain. 

SECONDE PARTIE. 

Si jamais on a senti à quelle hauteur le mérite du 
style et l'art de la composition pouvoient élever un 
écrivain , c'est par l'exemple de La Fontaine. H règne 
dans la littérature une sorte de convention qui assigne 
les rangs d'après la distance reconnue entre les difierens 
genres, à peu près comme l'ordre civil marque les places 
d'ans la société d'après la difierenice des conditions; et^ 
quoique la considération d'un mérite supérieur puisse 
faire déroger à cette loi , quoiqu'un écrivain parfait dans 
un genre subalterne soit souvent préféré à d'autres écri-* 
vains d'un genre plus élevé, et qu'on néglige Stace 
pour Tibulle, ce mendie Tibulle n'est point mis à côté 
de Virgile. La Fontaine seul, environné d'écrivains dont 
les ouvrages présentent tout ce qui peut réveiller l'idée 
de rtgénie, l'invention, la combinaison des plans, la 
force et |a nobjbsse du style; La Fontaine parpît avec 
des ouvrages de peu d'étenduç , dont le fond est rare- 
ment à lui, et dont le style est ordinairement familier.; 
le bonhomme se place parmi tous ce^^ grands écrivains, 
comme l'avoit prévu Molière, et conserve au milieu 
d'eux le surnom d'inimitable. C'est une révolution qu'il 
9 opérée dans les idées reçues, et qui n'aura peut-être 
d'effet que pour lui; mais elle prouve au moins que, 
quelles que soient les conventions littéraires qui dis- 
tribuent les rangs , le génie garde une place distinguée à 



DE LA FONTAINE. 45 

quiconque viendra , dans quelque genre que ce puisse 
être, instruire et enchanter les hommes. Qu'importe 
en effet de quel ordre soient les ouvrages, quand ils 
offrent des beautés du premier ordre? D'autres auront 
atteint la perfection de leur genre, le fabuliste aura éle- 
vé le sien jusqu à lui. 

Le style de La Fontaine est peut-être ce que l'his- 
toire littéraire de tous les siècles offre de plus éton- 
nant. C'est à lui seul qu'il étoit réservé de faire admirer, 
dans la brièveté d'un apologue., l'accord des nuances 
les plus ^tranchantes et l'harmonie des couleurs les plus 
opposées. Souvent une seule fable réunit la naïveté de 
Marot,le badinage et l'esprit de Voiture, des traits de 
la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la 
force du sens grave à jamais dans la mémoit^. Kul au- 
teur n'a mieux possédé cette souplesse <le l'âme et de 
l'imagination qui suit tous les mouvemens de soa sujet. 
Le plus familier des écrivains devient tout à coup et 
naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce ; 
et les objets de la vie commune sont relevés chez lui 
par ces tovr^ nobles et icet heureux choix d'expres- 
sions qui^ les rendent <$gnes du poëme épique. Tel 
e^t l'artifice de sop style ^ q\ie toutes ces beautés sem- 
blent se placer d'elles-mfémes ^ax^s sa narration, sans 
interrompre ni retai^der sa marche. Sauvent même la 
description la plus iriçhe, la plus briUptnte y devient 
nécessaire, et ne paroît,.conuaie dansla fable^^^e^ Chêne 
et du Roseau^ dans c^lle du Soleil et de Barée, que 
Texposé même du feit qu'il raconte. Ici, messieurs, le 
poëte des Grâces m'arrête et m'interdit, en leur nom, 



44 ÉLOGE 

les détails et *la sécheresse de Tanalise. Si Ton a dit de 
Moniaigne qu'il faut le montrer etnon le peindre, le 
transcrire et non le décrire, ce jugement n'est-il pas 
plus applicable à La Fontaine? Et combien de fois en 
effet n'a-t-il pas été transcrit? Mes juges me pardonne^ 
roient-ilsd'ofirir à leur admiration cette foule de traits 
présens au souvenir de tous ses lecteurs, et répétés 
dans tous ces livres consacrés à notre éducation, comme 
le livre qui les a fait naître ? Je suppose en eflfet- que 
mes rivaux relèvent : l'un l'heureuse alliance de ses 
expressions, la hardiesse et la nouveauté de ses figures 
d autant plus étonnantes quelles paroissent plus sim^ 
pies; que l'autre fasse valoir ce charme continu du style 
qui réveille une foule dé sentimens, embellit de cou- 
leurs si riches et si varices tous les contrastes que lui 
présente son sujet , m'intéresse à des bourgeons gâtés 
par un écolier, m'attendrit sur le sort de l'aigle qui vient 
de perdre 

Ses œufs, ses tendres œufs , sa plus douce espérance 5 

' .■ ■ » • î -j • é. 

qu'un troisième vous vante Tagrémènt et le sel de sa 
plaisanterie qui rapproche si naturellement les grands 
et les petits objets , voit tour à tour dans un renard , 
Patrocle , Ajax , Annibal ; Alexandre dans un chat 5 
rappelle ', dans le combat de deux coqs pour une poule, 
la guerre dé Troie pour Hélène ; met de niveau Pyrrhus 
et la laitière ; se représente dans' la querelle de deux 
chèvres qui se disputent le pas , fières de leur généa^»- 
logiesi poétique et si plaisante , Phili()pe i v et Louis xi v 
s'avançant dans l'île de la Conférence : que prouveront-» 



DE LA FONTAIINE. 45 

îJs ceux qui vous offriront tous ces traits , sinon que 
des remarques devenues communes peuvent être plus 
ou moins heureusement rajeunies par le mérile de 
Texpression ? Et d'ailleurs , comment peindre un 

9 

poëte qui souvent semble s'abandonner comme dans 
ime conversation facile ; qui , citant Ulysse à propos 
des voyages d'une tortue, s'étonne lui-même de le 
trouver là 5 dont, les beautés paroissent quelquefois une 
heureuse rencontre , et possèdent ainsi , pour me servir 
d'un mot qu'il aimoit , la grâce de la soudaineté; qui 
s'est fait une langue et une poélique particulières \ dont 
le tour est naïf quand sa pensée est ingénieuse, l'expres- 
sion simple quand son idée est forte ; relevant ses grâ- 
ces naturelles par cet attrait piquant qui leur prête ce 
que la physionomie ajoute à la beauté ; qui se joue sans 
cesse de son art ; qui , à propos de la tardive maternité 
d'une alouette , me peint les délices du printemps , les 
plaisirs , les amours de tous les êtres , et met fenchan- 
lement de la nature en contraste avec le veuvage d'un 
oiseau ? 

Pour moi , sans insister sur ces beautés différentes , 
je mécontenterai d'indiquer les sources principales d'où 
le poëte les a vues naître 5 je remarquerai que son carac- 
tère distinclif est cette étonnante aptitude à se rendre 
présent à l'action qu'il nous montre \ de donner à clia- 
cun de ses personnages un caractère particulier dont 
l'unité se conserve dans la variété de ses fables , et le 
fait reconnoîire partout. Mais une autre source de 
beautés bien supérieures , c'est cet art de savqir , en 
paroissant vous occuper de bagatelles , vous placer dua 



46 ÉLOGE 

mot dans un grand ordre de choses. Quand le loup , 
par exemple, accusant, auprès du lion malade, Findif» 
férence du renard sur une santé si précieuse , 

Daube , au coucher du roi , son camarade absent , 

suis-je dans l'antre du lion ? suis-je à la cour ? Combien 
de fois l'auteur ne fait-il pas naîti-e du fond de ses su- 
jets , si frivoles en apparence , des détails qui se lient 
comme d'eux-mêmes aux objets les plus importans de 
la morale , et aux plus grands intérêts de la société ? 
Ce n'est pas une plaisanterie d'affirmer que la dispute 
du lapin et de la belette , qui s'est emparée d'un ter- 
rier dans l'absence du maître : l'une faisant valoir la 
raison du premier occupant , et se moquant des pré- 
tendus droits de Jean Lapin ; l'autre réclamant les droits 
de succession transmis au susdit Jean par Pierre et 
Simon ses aïeux , nous offi-e précisément le résultat de 
tant de gros ouvrages sur la propriété. Et La Fontaine 
faisant dire à la belette : 

Et quand ce seroit un royaume? 

Disant lui-même ailleurs : 

Mon sujet est petit , cet accessoire est grand, 

«e me force«t-il point d'admirer avec quelle adresse il 
me montre les applications générales de son sujet dans 
le badinage même de son style ? Yoilà sans doute un 
de ses secrets ; voilà ce qui rend sa lecture si attachante , 
même pour les esprits les plus élevés : c'est qu'à propos 
du dernier insecte , il se trouve ^ plus naturellement 



DE LA FONTAINW 47 

<ju'on ne croît , près d'une grande idée , et qu'en elïet 
il touche au sublime en parlant de la fourmi. Et crain- 
drais- je d'être égaré par mon admiration pour La Fon- 
taine , si j'osois dire que le système abstrait , tout est 
bien^psiToit peut-être plus vraisemblable, et surtout 
plus clair, après le discours de Garo dans la fable de la 
Citrouille et du Gland ^ qu'après la lecture da Leib- 
;iiitz et de Pope lui-même ? 

S'il sait quelquefois simplifier ainsi les questions les 
plus compliquées, avec quelle facilité la morale ordi- 
naire doit -elle se placer dans ses écrits ? Elle y naît 
«ans effort , comme elle s'y montre sans faste \ car La 
Fontaine ne se donne point pour un philosophe : 
il semble même avoir craint de le paroître. C'est en 
effet ce qu'un poë te doit le plus dissimuler. C'est , pour 
ainsi dire , son secret ; et il ne doit le laisser svirpren- 
dre qu'à ses lecteurs les plus assidus et admis à sa con- 
fiance intime. Aussi La Fontaine ne veut-il être qu'un, 
homme , et même un homme ordinaire. Peint- il les 
charmes de la beauté ; 

Un philosoplie , un marbre , une statue , 
Auroient senti comme nous ces plaisirs. 

C'est surtout quand il vient de reprendre quelques-utis 
de nos travers, qu'il se plaît à faire cause commune 
avec nous , et à devenir le discijplè des animaux qu'il a 
fait parler. Veut-il faire la satire d'un >'ice^iil raconte 
simplement ce que ce vice fait faire au personnage qui 
en est atteint 5 et voilà la satire faite. C'est du dialogue, 
c'est desaclions, c'est des passionsdes animaux que sortent 



48 ^ ÉLOGE 

les leçons qu'il nous donne. Nous en adresse-l-il direc- 
tement : c'est la raison qui parle avec une dignité mo- 
deste et tranquille. Getle bonté naïve qui jette tant d'in- 
térêt sur la plupart de ses ouvrages, le ramène sans 
cesse au genre d'une poésie simple qui adoucit l'éclat 
d'une grande idée, la fait descendre jusqu'au vulgaire 
par la familiarité de l'expression , et rend la sagesse plus 
persuasive en la rendant plus accessible. Pénétré lui- 
même de tout ce qu'il dit , sa bonne foi devient son élo- 
quence , et produit cette vérité de style qui communique 
tous les mouvemens de l'écrivain. Son sujet le conduit 
à répandre la plénitude de ses pensées , comme il épan- 
cbe l'abondance de ses sentimens , dans cette fable char- 
mante où la peinture du bonheur de deux pigeons at- 
tendrit par degrés son âme , lui rappelle les souvenirs 
les plus chers, et lui inspire le regret des illusions qu'il 
a perdues. 

Je n'ignore pas qu'un préjugé vulgaire croit ajouter 
à la gloire du fabuliste, en le représentant comme un 
poëte qui, dominé par un instinct aveugle et involon- 
taire , fut dispensé par la nature du soin d'ajouter à ses 
dons, et de qui l'heureuse indolence cueilloit noncha- 
lamment des fleurs qu'il n'avoit point fait naître. Sans 
doute La Fontaine dut beaucoup à la nature qui lui pro- 
digua la sensibilité la plus aimable , et tous les trésors 
de l'imagination; sans doute \e fablier étoit né pour 
porter des fables : mais par combien de soins cet arbre 
si précieux n'avoit-il pas été cultivé ? Qu'on se rappelle 
cette foule de préceptes du goût le plus fin et le plus 
exquis, répandus dans ses préfaces et dans ses ouvrageii; 



W^ 



bE LA f ONtAINE. 49 

qft'oû se rappelle ce vers si heureux , qu'il met âam la 
fcouche d' Apollon lui-«-même: . . . 

Il me faut du nouveau , n^en fût-il plus au mônclë ) ^ 

, .... 

doulera-t-on que La Fontaine ne Fait cherché , «t qù0 
h gloire, ainsi que la fortuné, ne vende ce qu^on'ctoit 
^u^ elle donne? Si ses lecteurs, séduits par la facilité de 
ses vers , refusent d y reconnoître les soins d*ùn art at- 
tentif, c'est précisément ce qu'il a désiré. Nier son tra- 
vail, c'est lui en assurer la pllis belle récompense. O Lèi- 
Foaiaine! ta gloilre en est plus grande : le triomphe de 
l'art est d'être ainsi méconnu. 

Et comment ne pas apercevoir ses progi'ès et ses études 
dans la marche même de son esprit ? Je vois cet homme 
extraordinaire , doué d'un talent qu'à la vérité il ignore 
lui-même jusqu'à vingt-deux ans, s'enflammer tout à 
coup à la lecture d'une ode de Malherbe , comme M^W 
febranché à celle d'un livre de Descartes, et sentir cet* 
enthousiasme d'une âme qui, voyant de pluis près la 
gloire, seionne d'être née pour elle. Mais pourquoi 
Malherbe opéra-t-il le prodige refusé à la lecture d'Ho-^ 
race et de Virgile ? C'est que La ("ontaidé les voyoit à une 
trop grande distance ; c'est qu'ils ne lui montroient pàs^ 
comme le poëte françois, quel usage on pouvoit fàirfe 
de cette langue qu'il devoit lui-même illustrer' ua^ 
jour. Dans son admiration pour Malherbe, auquel il> 
devoit, si je puis parler ainsi, sa naissance poétique y il; 
le prit d^abord pour son modèle^ mais, bientôt revenu ' 
au ton qui lui appartenoit ^ il s'aperçut qu'une naïveté 
fine et piquante étoi( le vrai caractère de son esprit i 



♦ 



ÉLOGE 

Garaclère qu'il cultiva, par la lecture de Rabelais , de 
Marot , et de quelques - uds de leurs contemporaias. Il 
parut ainsi faire rétrograder la langue, quand les 
Bossuet , Ijis Racine, les Boileau en avançoient le pro- 
grès p^r l^lévalioil et la noblesse de leur style : mais 
file ne s'enrichissoit pas moins dans les mains de La 
Fontaine', qui lui rendoit les biens quelle avoit laisse, 
perdre, et qui, comme certains curipux, rassemblant 
ayec soin des monnoies antiques , se composoit un ve-* 
vitable trésor. C'est dans notre langue ancienne qu'il 
puisa ces expressions imitalives ou pittoresques, qui 
présentent sa pensée avec toutes les nuances acces- 
^ires ^ car nul auteur n a mieux senti le besoin de ren^ 
di^e^n âme visible : c'est le terme dont il se sert pour 
^primer un des attributs de la poésie. Voilà toute sa 
poétiqpe , à laq(uelle il paroit avoir sacrifié tous les pré- 
ceptes de la poétique ordinaire et de notre versification, 
dont ses écrits sont un modèle , souvent même parce 
qu'il en brave les règles. Eh ! le goût ne peùtril pas 
leSf enfreindre, comme l'équité s'élève au-dessus des 

Ipi^? 

'^ Cependant La Fontaine étoit né poëte , et cette par- 
tie de s^ talens ne pouvoit se dévelop|ier dans les ou- 
vrages dont il s'étoit occupé jusqu'alors^ Il la cultivoit 
par la lecture des modèles de l'Italie ancienne et mo- 
derne , par l'étude de la nature et de ceux qui^ l'ont su 
{ieindre. Je ne dois point dissimuler le reproche fait à 
œ.rare écrivain par le plus grand poëte de nos jours, 
qui refuse ce titre de peintre à Lçf Fontaine. Je sens , 
comme il convient , le poids du^ telle autorité ^ 




DE LA FONTAINE. 5l 

mais celui qui loue La Fouiaine seroit^adigae d'ad- 
mirer son critique , s'il ne se permettoit d'observer que 
l'auteur des fables, sans multiplier ces tableaux où la 
poëte s'annonce à dessein comme peintre , n'a pas laissé 
d'eu mériter le nom. Il peint rapidement et d'un trait : 
il peint par le mouvement de- ses vers, par la variété de 
ses mesures et de ses repos , et surtout par l'harmonie 
imilalive. Des figures vraies et frappantes ; mais peu de 
bordure et point de cadre : voilà La Fontaine. Sa muse 
admable et nonchalante rappelle ce riant tableau de 
l'Aurore dans un de ses poëmes, où il représeqte cette 
jeune déesse , qui , se balançant dans les airs, 

La tête sur son bras , et son bras sur la nue , 
Laisse tomber des fleurs , et ne les répand pas. 

Cette description charmante est à la fois une réponse à 
ses censeurs, et l'image de sa poésie. 

Ainsi se formèrent par degrés les divers talens de La 
Fontaine , qui tous se réunirent enfin dans ses fables* 
Bfaîs elles ne purent être que le fruit de sa matuiité : 
c'est qu'il feut du temps à de certains esprits pour con- 
noitre les qualités différentes dont l'assemblage forme 
leur vrai caractère, les combiner, les assortir, fortifier 
ces traits primitifs par l'imitation des écrivains qui ont 
avec eux quelque ressemblance , et pour se montrer 
enfin tout entiers dans un genre propre à déployer la 
variété de leurs talens. Jusqu'alors Tauteiu*, ne faisant 
pas usage de tous ses moyens , ne se présente point 
avec tous ses avai&ages. C'est un athlète doué dumç 
force réelle, mab qui u'a point encore appris à se pla- 



5j éloge 

cer dans une altitude qui puisse la développer toute en-' 
tière. D'ailleurs, les ouvrages qui, tels que les fables de 
La Fontaine , demandent une grande connoissance du 
cœur humain et du système de la société, exigent un 
esprit mûri par l'étude et par Texpérience 5 mais aussi , 
devenus une source féconde de réflexions , ils rappellent 
sans cesse le lecteur, auquel ils ofFrentde nouvelles beau- 
tés et une plus grande richesse de sens, à mesure qu'il 
a lui-même par sa propre expérience étendu la sphère 
de ses idées : et c'est ce qui nous ramène si souvent à 
Montaigne, à Molière et à La Fontaine. 

Tels sont les principaux mérites de ces écrits 

Toujours plus beaux , plus ils sont regardés , 

BOILEAU. 

et qui, mettant l'auteur des fables au-dessus de sou 
genre même, me dispensent de rappeler ici la foule de 
ses imitateurs étrangers ou français : tous se déclarent 
trop honorés de le suivre de loin ; et, s'il eut la bêtise , 
suivant l'expression de M, de Fontenelle, de se mettre 
au-dessous de Phèdre, ils ont* l'esprit de se mettre au- 
dessous de La Fontaine , et d'être aussi modestes que ce 
grand homme. Un seul, plus confiant, s'est permis l'es- 
pérance de lutter avec lui 5 et cette hardiesse, non moius 
que son mérite réel, demande peut-être une exception. 
Lamotte, qui conduisit son esprit partout, parce que 
son génie ne l'emporta nulle part; Lamotte fît des fa- 
bles O La Fontaine! la révolution d'un siècle n'avoit 

point encore appiîs à la France combien tu étois un 
Itomme rare 3 mais ^ après un moment d'illusion , il fallut 



DE LA FONTAINE. 55 

hien voir qu'un philosophe froidement ingâxieux, ne 
joignant à la finesse ni le naturel, 

Ni la grâce plus belle encor que la beauté ; 

ne possédant point ce qui plaît plus c^unjour; disser- 
;tant sur son art et sur la morale ; laissant percer l'orgueil 
de descendre jusqua nous, tandis que son devancier 
paroît se trouver naturellement à notre niveau ; tachant 
d'être naïf, et prouvant qu'il a dû plaire; foible avec 
recherché, quand La Fontaine ne Test jamais que par 
négligence; ne pouvoit être le rival d'un poète simple, 
souvent sublime, toujours vrai , qui laisse dans le cœur 
le souvenir.de tout ce qoB dit à la raison, joint à Vart 
de plaire celui de n^y pensev pas^ et dont les fautes 
quelquefois heureuses font appliquer à son talent Cd 
^u'il a dit d'une femme aimable : 

La négligence , à mon gré , si requise , 
Pouip cette fois fut^ dame d'atours. 

Aussi tous les reproches qu'on a pu lui faire sur 
quelques longueurs, sur quelques incorrections, n'ont 
point affoibli le charme qui ramène sans cesse à lùi^ 
qui le rend aimable pour toutes les nations, et pour 
tous les âges sans en excepter l'enfance. Quel prestige 
peut fixer ainsi tous les esprits et tous les goûts? qui 
peut frapper les enfans , d'ailleurs si incapables de sen- 
tir tant de beautés? C'est la simplicité de ces formules 
où ils retrouvent la langue de la conversation; c'est le 
jeu presque théâtral de ces scènes si courtes et si ani- 
wée^ i c'est l'intérêt qu'il leur fait prendre à ses persou-» 



54 ÉLOGE 

nages en les mettant sous leurs yeux : illusion qu'on ne 
retrouve plus chez ses imitateurs, qui ont beau appeler 
un singe Bertrand et un chat Raton, ne montrent ja- 
mais ni un chat ni un singe. Qui peut frapper tous les 
peuples? C'est 6e fond de raison universelle répandu 
dans ses fables ;c est ce tissu de leçons convenables & 
tous les états de la vie ; c est cette intime liaison de pe^ 
tits objets à de grandes vérités : car nous n osOns penser 
que tous lés esprits puissent sentir les grâces de ce style 
qui s évanouissent dans une traduction ; et, si on lit La 
Fontaine dans la latigue originale, n est-il pas vraisem- 
blable .qu'eu supposant aux étrangers la plus grande 
codtiôissance de cette langue, les grâoes de son stylé 
doivent toujours être mieux senties chez un peuple où 
l'esprit de société, vrai caractère de la nation, rappro* 
che les rangs sans les confondre; où, le supérieur vou-^ 
lantse rendre agréable sans trop descendre, l'inférieur 
plaire sans s'avilir, l'habitude de traiter avec tant d'es- 
pèces différentes d'amom^-propre , de ne point les heun* 
ter dans la crainte d'en être blessés nous-mêmes, don- 
Éie à l'esprit ce tact rapide, cette sagacité prompte, qUi 
saisit les nuances les J)Ius fines des idées d* autrui, pré*- 
àetitfe les sienneis drtns le jour le plus convenable , et lui 
fait apprécier dans les ouvrages d'agrément les ÉoéSseè de 
la langue, les bienséances du style , et ces convaaances 
générales , dont le sentiment se perfectionné -par le 
grand usage de la société. S'il est ainsi, comment les 
étrangers , supérieurs à nous sur tant d'objets et si res- 
pectables d'ailleurs, pourroienl-iJs?.... Mais quoi! puis-je 
hasarder cette opinion , lorsqu'elle est refutée d'avance 



DE LA FONTAINE. $5 

fMr feifeniple d'an étranger qui signale aux jéux>de 
rËurope son admiration pour La Fontaine? Sana doute 
eei éliaDger illustre , si bien naturalisé parmi nous, sent 
tontes les grâces de ce style enchanteur. Lia préférence 
qu'il accorde à notre fabuliste sur tant de grands 
hommes, dans le zèle qu il montre pour sa n^ei^oire, 
en est elle-même une preuve ; à moins qu'on ne l'attri- 
bue en partie à l'intérêt qu'inspirent sa pa'sonhe et s(m 
caractère'. 

TROISIÈME PARTIE. ': 

I 

• • ' .. . 

XJn homme oixlinaire, qui auroit dans le cœur )e$ 
^entimens aimables dont l'expression est si intéressante 
dans les écrits de La Fontaine, seroit dier à toiïs çeUK 
qui le coonoitroient.^ mais le. fabuliste avcit pour eu¥ 
.(et ce charme n'est point tout à fait perdu pou^ ^o^s), 
un attrait encore plus piquant : c'estdetre l'homme tel 
qu'il parott être sorti des mains de la nature. Il sçmble 
qu elle l'ait fait naître pour l'opposer à rbomme tel 
qu il se compose dans la société , et qu elle lui ait donné 
dOQ esprit et 6oa talent pour augmenter le phénôri»ène 
€% ie rendre plus remarquable par h singulame du <^oi)- 
tnaivie. H conserva jusqu'au dernier moment tous lès 
^goùts simples, qui supposent l'innocence des mœurs et 
la doueeur de fâme. II ' a liii- même -essayé de se pesndre 
^em partie' dèîns son fk)md«i de ^Psyctié, où il représente 
la variété de ses goûts, sous le nom de Polyphile, qui 

» 

' On sait qu'un étranger cjemanda à l'académie ie Marseille 
la permission de joindre la somme de deiix mille livres à la 



. I 



56 ÉLOGE 

aime les jardins^ les fleurs, les ombrages, la musv^ 
que, les vers, et réunit toutes ces passions douces 
qui remplissent le cœur d'une certaine tendresse^ 
Onjoé peut assez admirer ce fond de bienveillance gé- 
nérale qui l'intéresse à tous les êtres vivans 5 

fi(ptés de rùnivers , sous le nom d^animaux: 

' '■ ' ' . •. . ■ » 

pesV-soH3 ce point de vue qu'il les considère. Cette 
habitude de voir dans les animaux des membres de la 
société universelle , enPans d'un menue père , disposi- 
tion si étrange dans uos mœurs , mais commune dans 
les siècles reculés , comme on peut le voir par Ho- 
iriére^'àè^ retrouve encore chez plusieure Orientaux. Là 
Fontaine est-il bien éloigné de cette disposition , lors- 
qu^attendri par le malheur des animaux qui périssent 
ilans'ùae inondation , châtiment des crimes d^s hom- 
mes',^ 'il s'écrie par la bouché d'un vieillard : 



«^♦■' ' M 



Les animaux périr ! car encor les humains , 
Tous devoîenlt succomber sous les célestes armes. 

jft: éleild même cette sensibilité jusqu'auii plantea, 
.qu'il anime non - seulement p^r ces traits hardis ]qiû 
jtQonjtrent toute la. nature vivante sot^s les yéujt d'un 
poëte , et qui ne sont que de:s figures d'expression , mais 
par le ton affectueux d un yif intérêt qti'iLd^are luir 
inême , lorsque , voyant le cerf brouter la. vigne qui 
l'a sauvé , il s'indigne 

. . . , Que de si doux ombrages 
Soient exposés à ces outrages, 

Seroit-il impossible qu'il eût senti lui-même le prix de 



DE LA FONtAINE. 5j 

celte partie de son caractère , et qu'averti par ses pre- 
miers succès, il Feût soigneusement cultivée ? Non 
«ans doute ; car cet homme , qu'on a cru ^ inconnu à 
'lui-même/ déclare formellement qu'il étudioit sans 
•cessé le goût du public , c'est-à-dire , tous les moyens 
de plaire; Il est vrai que , quoiqu'il se soit ' formé sur 
son art une. théorie très-fine et très-profonde , quoiqu'il 
■eût reçu; de la nature ce coup d'œil qui fit donner à 
Molière le nom de contemplateur y sa philosophie, 
^i admirable dans les dével(^prpemens du cœur humain , 
ne s'éleva point jjusqu'a\ix généralités qui forment les 
sy^èmes : de là quelques incertitudes dans ses prind* 
pest, quelques Ëibles dont le résultat n'est pcânt irré« 
.prébensible- , et ou la morale paroit trop sacrifiée à la 
pru^nce \ de là quelques contradictions sur différens 
.oi^jets de- politique et de philosophie. C'est qu'il laisse 
indécises, Içs questions épineuses, et prononce rare- 
ment* sur !0€S problèmes dont la solution n'est point 
.dans le-cceur et dans un fond de raison univeilsielle. 
^fnr^usiles objets de ce genre qui sont absolument hors 
delut^^s'ea^rapporte vc^ontiers à Plutarque èt.à Pla- 
.Xmr^J^fsjMte point dans lès disputes des philosophes ; 
Tom i K^te^ \^ fois qu'il a véritablement une manière 
f<k ^^i^r: pé^^^onnelle , il ne consulte que son cœur^ 
dt p^ijai'^ laisse impolser nâ par de grands mots ni par 
dis gffapd^ noms. Sénè^e^^jen nous conservant le mot 
dQiMié^pa^ q^d veuxvivi'e; é^ dùl-il vivre 

'c};r>i "-/îij.it»:» .,. ,'-*#.»;..:.;;* • *.* - 

. • r i - . : !l A; La JF<0Qtaiiii9 ,< à liii seul iDconnn. 



58 ÉLOGE 

goutteux , in^teot , perdus , a beau iovectÎTer contre 
œt opprobre ; La Fontaiiie oe prend point le change, 
il admire ce trait arec une bonne foi plaisante ; il le 
juge digne de la postérité. Selon lui , Mécènas fut 
un galant homme > et je reconnois cdui qui dédsgû 
plus d'une ftâs Youloir vivre un siècle tout an moins^ 
Cette même incertitude de principes , il faut en con- 
venir , passa même quelquefois dans sa conduite : ton* 
jours dnût, toujours bon sans effiHt, il n a pmnt à lutter 
contre luirméme ; mais >4-il un mouvement UfimaUe, 
il succombe et cède sans conJ^iat. CTest ce qu'on pal 
remarquer dans sa qoerelie avec Fnretière et avec Lidfi , 
par lequel il setoit vu trompe , ef , comme il dit, enquir 
nauâé ; car on ne peut dissimuler que Fauteiir de( 
iaUes n ait fait des opéras peu connus : le resseatimeni 
qu il conçut contre la mauvaise foi de cet Italien , Jm 
fit trouver dans le peu qu*U (WoU de bile, de qttâi 
Êdre une satire violente , et sa ^^re est qu'on puisse 
en être si étonné ; mais , après ce prennernionveraenr, 
j^evenu La Fontaine, il r^rit son caractère véftt^ 
ble , qui élmt celui dW enfint /dont en effet) ^ t«nok 
de montrer la colère. Ce n'est pas unspeotad[«^to64ii* 
téret que d'observer les mouvemens dWe ^^e qtti'^ 
.ccMiservant même dans le monde les preoaîers traits de 
son 'Caractère , semUa toujours n'diiéir qu'àl'îitsdMt de 
k nature. Il connut et sentit tes passions \ «t ,''4Baii^ 
que la impart des n^oraliste^ les conskiét*oîelirtiémÉbè 
des ennemis de Tbomme , il les regai^a comme les res* 
sorts de notre âne , et' en devint mênie fâjpologiste. 
Cette idée , que les plûlosophes ennranis des stoicien& 



DE LA FONTAINE. S^ 

dvolent rendue familière à lantiquilé, paroissoitde son 
temps une idée nouvelle -, et si fauteur des fables la 
développa quelquefois avec plaisir, c'est qu'elle étoit 
pour lui une vérité de sentiment , c'est que des pas* 
«ions modérées étoient les instramens de son bonheur. 
Sans doute le philosophe , dont la rigide sévérité vou« 
lut les anéantir en sôi-méme , s'indignoit d'être eotrat- 
lié par elles, et les redoUtoit comme Fin tempérant 
craint quelquefois les festins. La Fontaine , défendu par 
la nature contre le danger d'abuser de ses dons, se laissa 
guider sans crainte à des penohans qui Tégarèrent quel-^ 
quefois, mais sans le conduire au précipice. L'amonr» 
cette passion qui parmi bous se compose de tant d'atb- 
Ires ,ïeprit ()éins son âme sa simplicité naturelle : fidèle 
à Tobjet de son goût , mais inconstant dans ses goûts , il 
jiaroît, que ce qu'il aima, le plus dans les fenmies, fut 
celui de leurs avantages dont elles sont elles-mêmes le 
plus éprises, leur beauté. Mais le sentiment qu'elle lui 
inspira, doux comme l'âme qui l'éprouvoit, s'embellit 
des grâces de «on esprity<;( la plus aimable sensibilité 
prit le ton de Id galanterii^ Ja fihis tendre Qui a jamais 
rien dit de: |>lus. .f)at teur . pour le sexe que le sentiment 
e3^rÙP(iëjd9t2S ces vers? 



Ce n'est point près clcs rois que Ton tait sa fortune : 
Qnel'qfd'itigraie teàub? qiii nous donne des lois , 
Encor tti tîï-è-'t-^n un tàuth quelquefois. 

« r ■ 

■ ■■•'••■•■ . 

CTest ce goût pour les femmes, dont il parle sans cesse, 
comme TAriostC) en bien et en mal ^ qui lui dicta ses 
contes, se reproAût «ans danger et avec tant de grâces 



66 ÉLOGE 

dans ses fables mêmes, et conduisit sa plume dans son 
roman de Psyché. Cette déesse nouvelle, que le conte 
ingénieux d'Apulée n avoit pu associer aux anciennes 
divinités de la poésie , reçut de la brillante imagination' 
de La Fontaine une existence égale à celle des dieux 
d'Hésiode et d'Homère, et il eut Thonneur de créer 
comme eux une divinité. H sef plut à réunir en elle 
seule toutes les foiblesses des femmes , et, comme il le 
£t^ leurs trois plus grands défauts : la vanité, la curio* 
àié et le trop d'esprit ; mais il Tembellit en même temps 
de toutes les grâces de ce sexe enchanteur. Il la place 
ainsi au milieu des prodiges de la nature et de Fart , qui 
s'éclipsent tous auprès d'elle. Ce triomphe de la beauté, 
qu'il a pris tant de plaisir à peindre , dematide et obtient 
grâce pour les satires qu'il se permet contre les femmes, 
satires toujours générales : et, dans cette Psyché mêmev 
il place au Tartare 



■- • f 



Ceux dont les vers ont noirci (juelque belle. 

Aussi ses vers et sa personne furent -ils également ac^ 
cueilfis de ce sexe mmable-, d'aiUeurs si bien vengé de la 
médisance par-le sentiment qui en fait médire. On à 
remarqué que trois femmes furent seà Mèèftétrices, 
parmi lesquelles il faut compter cette famemse duchesse 
de Bouillon qui , séduite par cet esprit de parti, fléau 
de la littérature , se déclara si hautement contre Racine ; 
car ce grand tragique , qu'on a depuis appelé le poëte 
des femmes, ne put obtenir .le suffrage des femmes les 
plus célèbres de son siècle, qui. toutes s'intéressoient à 
la gloire de La Fontaine. La gloire fut une de ses pas* 



DE LA FONTAINE. 6t 

sîons les plus constantes; il nous lapprend lui-même : 
Un vain bruit et Tamour ont occupé mes ànsj 

et, dans les illusions de Tamour même , cet autre senti- 
ment conservoit des droits sur son cœiu*. 

Adieu, plaisirs, honneurs, louange bien-aimëe! 

s'écrioit-il dans le regret que lui laissoient les momens 
perdus pour sa réputadou. Ce ne fut pas sans doute une 
pssion malheureuse : il jouit de cette cloire si cbère , 
et ses succès le mirent au nombre dp ces hommes 
rares à qui le sujQTrage public donne le <lroit de se louer 
eux-mêmes sans affliger lamour-propre d autrui. Il faut 
convenir qu'il usa quelquefois de cet avantage; car, tout 
étonnant que paroitLa Fontaine, il ne fut pourtant pas 
un poëte sans vanité. Mais, ne se louant que pour pro- 
mettre à ses amis 

Un temple daiis ses vers , 

pour rendre son encens plus digne d'eux : sa vanité 
même devint intéressante , et ne parut que laimable 
épanchement d'une âme naïve, qui veut associer ses' 
amis à sa renommée. Ne croiroit-on pas encore qu'il a 
voulu réclamer contre les portraits qu'on s'est permis 
de faire de sa personne , lorsqu'il ose dire : 

Qui n'admettroit Anacrëon chez soi ? 
Qui banniroit Waller et La Fontaine? 

Est-il vraisemblable , en effet , qu'un homme admis 
chez les Conti, les Vendôme , et parmi tant de sociétés 



62 ÉLOGE 

illustres, fût tel que nous le reprësente une exagération 
ridicule , sur la foi de quelques réponses naïves échap- 
pées à ses distractions ? La grandeur encourage , l'or- 
gueil protège , la vanité cite un auteur illustre , mais la 
société n'appelle ou n'admet que celui qui sait plaire; 
et les Chaulieu , les Lafare , avec lesquels il vivoit fa- 
milièrement, n'ignoroient pas fancienne méthode de 
négliger la personne en estimant les écrits. Leur société, 
leur amitié , les bienfaits des princes de Conii et de Ven- 
dôme, et dans la suite ceux de l'auguste élève de Féné- 
lon, récompensèrent le mérite de La Fontaine, et le 
consolèrent de Foubli de la cour , s'il y pensa. 

C'est une singularité bien frappante de voir un écri- 
vain tel que lui , né sous un roi dont les bienfaits allè- 
rent étonner les savans du nord, vivre négligé, mourir 
pauvre , et près d'aller dans sa caducité chercher loin 
de sa patrie, les secours nécessaires à la simple exis- 
tence : c'est qu'il porta toute sa vie la peine de son atta- 
chement à Fouquet , ennemi du grand Colbert. Peut- 
être n'eût-il pas été indigne de ce ministre célèbre de 
ne pas punir une reconnoissance et un courage qu'il 
devoit estimer. Peut-être , parmi les écrivains dont il 
présentoit les noms à la bienfaisance du roi , le nom de 
La Fontaine n'eût-il pas été déplacé^ et la postérité ne 
reprocheroit point à sa mémoire d'avoir abandonné au 
zèle bienfaisant de l'amitié, un homme qui fut un des 
ornemens de son siècle, qui devint le successeur immé- 
diat de Colbert lui-même à l'académie , et le loua d'avoir 
protégé les lettres. Une fois négligé , ce fut une raison 
de l'être toujours , suivant l'usage 5 et le mérite de La 



DE LA FONTAINE. 63 

Fonlaine u!étoit pas d'un genre à toucher vivement 
Louis xiy. Peut-être les rois et les héros sont-ils trop 
loin de la nature pour apprécier un tel écrivain : il leur 
Êiut des tableaux d'histoire plutôt que des paysages ; et 
Louis XIV, mêlant à la grandeur natureUe de son âme 
quelques nuances de la fierté espagnole qu'il sembloit 
tenir de sa mère ^ Louis xiv, shsensible au méiite des 
Corneille , des Racine y des Boileau , ne se retrouvoit 
point dans des fables. C'étoit un grand défaut , dans un 
siècle où Despréaux fit un précepte de fart poétique 
de former tous les héros de la tragédie sur le monarque 
françois ^ ^ et la description du passage du Rhin impor- 
toit plus au roi que les débats du lapin et de la belette. 
Malgré cet abandon 'du maître , qui retarda même 
la réception de lauteur des fables à Facadémie fran- 
çaise ^ malgré la médiocrité de sa fortune, l^ j^ontaine 
(et Ton aime à s'en convaincre), La Fontaine fut heu- 
reux ; il le fut même plus qu'aucun des grands poètes 
ses contemporains. S'il n'eut point cet éclat imposant 
attaché aux noms des Racine , des Corneille , des Mo- 
lière , il ne fut point exposé au déchaînement de l'en- 
vie, toujours plus irritée par les succès de théâtre. Son 
caractère pacifique le préserva de ces querelles litté- 
raires qui tourmentèrent la vie de Despréaux. Cher au 
public , cher aux plus grands génies de son siècle , il 
vécut en paix avec les écrivains médiocres ^ ce qui pa^ 
roit un peu plus diflicile , pauvre , mais sans hiuneur ^ 

* Que Racine, enfantant des miracles nouveaux, 
De ses héros sur lui forme tous les tableaux. 

BoîiEAVy ArtjpoéA 



64 ÉLOGE 

et comme à son insu ; libre de chagrins (ïoiliedtî(|aés i 
d'inquiétude sur son sort , possédant le repos , de dou-^ 
ces rêveries et le vrai dormir dont il fait de grands 
éloges : ses jours parurent couler négligemment comme 
ses vers. Aussi , malgré son amour pour la solitude , 
malgré son goût pour la campagne , ce goût si ami des* 
arts auiquels il offre de plus près leur modèle , il sel 
trouvoit bien partout. Il s'écrie , dans l'ivresse des plus 
doux sentimens , qu'il aime à la fois la ville , la cam- 
pagne 5 que tout est pour lui le souverain bien : 

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancoKque y 
Les chimères, le rien, tout est bon. 

11 retrouve en tout lieu le bonheur qu'il porte en lui- 
même , et dont les sources intarissables sont l'innocente 
simplicité t4e son âme et le sentiment d'une imagina- 
tion souple et légère. Les yeux s'arrêtent , se reposent 
avec délices sur le spectacle d'im homme , qui , dans 
un monde trompeur , soupçonneux , agité de passions» 
et d'intérêts divers , marche avec l'abandon d'une pai- 
sible sécurité y trouve sa sûreté daus sa confiance mê- 
me , et s'ouvre un accès dans tous les cœurs , sans autre 
artifice que d'ouvrir le sien , d'en laisser échapper tous 
les mouvemens , d'y laisser Ure même ses foiblesses , 
garans d'une aimable indulgence pour les foiblesses d'au- 
Irui. Aussi La Fontaine inspira-t-il toujours cet intérêt 
quoQ accorde involontairement à FenËuice. L'un se 
charge de l'éducation et de la fortune de son fils ; car 
il avoit cédé aux désirs de sa famille , et un soùr il se 
trouva marié : fautre lui donne un asile dans sa mai- 



DE LA FONtAINÉ. ' 65 

feOn -, il se Croit parini des frères ; ils vont lé devenir eiï 
effet , et la société reprend les vertus de fâge d'or pour 
celui qui en a la candeur et la bonne foi. H reçoit des 
bienfaits : il en a le droit , car il rendroit tout sans 
croire s'être acquitté; Peut-être il est des âmes qu'une' 
simplicité noble élève naturellement au-dessus de la' 
fierté 5 et j sans blâmer le philosophe , qui écarte uiï 
bienfaiteur dans la crainte de se donner un tyran , sait 
se priver, souffrir et se taire, n'est -il pas plus beau 
peut-être , n'est-il pas du moins plus doux de voir Lsr 
Fontaine montrer à son ami ses besoins comme ses 
pensées j abandonner généreusement à lamitié le droit 
précieux qu'elle réclame , et lui rendre homntiage par 
le bien qu'il reçoit d'elle ? Il aimoit, c'étoit sa recon- 
noissance , et ce fut celle qu'il fit éclater envers le 
malheureux Fouquel. J'admirerai sans doute , il le faut 
bieni , un chef*d'œuvre de poésie et de sentiment dans 
sa touchante élégie sur cette fameuse disgrâce ; mais , 
si je le vois , deux ans après la chute de soii bienfai- 
teur, pleurer à l'aspect du château où M. Fouquet avoit 
été détenu 5 s'il s'arrête involontairement autour de 
cette fatale prison dont il ne s'arrache qu'avec peine ; 
si je trouve l'expression de cette sensibilité j non dans 
un écrit public j monument d'une reconnoissauce au- 
vent fastueuse , mais dans l'épanchemeiït d'un com- 
merce secret ^ je partagerai sa douleur : j'aimerai Fécri- 
vain que j'admire. O La Fontaine! essuie tes larmes y 
écris cette fable charmauie des Deux Amis; et je sais où 
tu trouves l'éloquence du cœur et le sublime de senti- 
inent : je reconnois le maître de cette vertu qu'il nom^ 
I. 5 



G6 ÉLOGE 

me , par une expression nouvelle , le don éPétre ami. 
Qui lavoit raieui reçu de la nature ce don sk rare ? 
Qui a mieux éprouvé les illusions du sentiment ? Avec 
quel intérêt , avec quelle bonne foi naïve , associant 
dans un même recueil [Jusiews de ses immortels écrit» 
à la traduction de quelques harangues anciennes^ ou- 
vrage de son ami Maucroix , ne se livre-t-il pas à Fespé- 
rance d*une commune immortalité ? Que mettre au- 
dessus de son dévouement à ses amis , si ce n*est b 
noble confiance qu il avmt lui-même en eux ? O vous l 
messieurs , vous qui savez si bien , puisque vous ché- 
rissez sa mémoire , sentir et apprécier ce charme inex- 
primaUe de la facilité dans les vertus , partage des 
mœurs antiques ^ qui de vous , allant offiîr à son ami 
Ihospice de sa maison , n'éprouveroit Témotiott la plus 
douce, et même le transport de )e joie , s il e» rece- 
voit cette réponse aussi attendrisssuite qu'inattendue : 
Jy alloia? Ce mot si simjde , cette e:3q)resâoB si naïve 
d'un abandon sans réserve , est le plus digne hooeunage 
rendu à Thumanité généreuse ] et jamais bienfaiteur , 
digne de l'être y n a reçu une si beUe récompense de 
son bienfait. 

Telle est l'image que mes foibles yeux ont pu saisir 
de ce grand homme , d'après ses ouvrages mêmes , plus 
encore que d'après une tradition récente, mais qui, 
trop souvent infidèle , s'est plu , sur la foi de quelques 
plaisanteries de société, à montrer, comme un jeu 
bizarre de la nature , un homme qui en fut véritable- 
ment uu prodige ; qui ofFrit le singulier contraste d'un 
conteur trop libre et d'un excellent moraliste ; reçut en 



DE LA FONTAINE. 67 

partage Fesprît le plus fin qui fût jamais $ et devint en 
tout le modèle de la simplicité 5 posséda le génie de Tob- 
servation, même de la satire, et ne passa jamais que 
pour un bon homme ; déroba , sous Fair d'une négli- 
gence quelquefois réelle , les artifices de la composition 
la plus savante; fit ressembler l'art au naturel-, souvent 
même à Finstinct ; cacha son génie par son génie njême ; 
tourna au profit de son talent Fopposiiion de son esprit 
et de son âme , et fut dans le siècle des grands écrivains , 
sinon le premier, du moins le plus étonnant. Malgré 
ses défauts , observés même dans son éloge, il sera tou* 
jours le plus relu de tous les auteurs; et Fintérêt qu'ins- 
pirent ses ouvrages s'étendra toujours sur sa personne* 
C'est que plusieurs de ses défauts même participent 
quelquefois des qualités aimables qui les avoient fait 
naître ; c'est qu'on juge Fhomme et Fauteur par Fassem- 
blage de ses quaUtés habituellement dominantes; et La 
Fontaine , désigné de son vivant par Fépithète de bon , 
ressemblance remarquable avec Virgile, conservera, 
comme écrivain , le surnom d'inimitable , titre qu'il 
obtint avant même d'être tout à fait apprécié, titre 
confirmé par Fadmiralion d'un siècle , et devenu, pour 
ainsi dire, inséparable de son nom. 



FIN DE UÉLOGE DE LA FONTAINE. 



DISCOURS 

Qui a remporté le prix à V Académie de Marseille 

en 1767. 

Combien le génie des grands Écrivains influe sur l'esprit 

de leur siècle. 



Si forte Tirom quem 
Conspexére , silent. 

ViRG. Mneid. t. 



1 L n'est point d'espèce dans l'univers dont le» deux 
extrêmes soient séparés par un aussi grand intervalle 
que celui qu'a jeté la nature entre les deux extrémité^ 
de l'espèce humaine. Quelle distance immense entre un 
sauvage grossier qui peut à peine combiner deux ou 
trois idées, et un génie tel que Descartes et Newton! 
L'un semble toucher encore par quelques points à la 
classe des animaux, et ramper avec eux à la lueur d'un 
instinct stupide et borné ^ l'autre paroît avoir reçu dans 
son âme un rayon de la divinité même , et lire à sa 
clarté les mystères de la nature et de notre être. Ici c'est 
un bloc informe et brut, retombant dans l'abime tel 
qu'il en avoit été tiré -, là s'élève une statue colossale 
qu'un Phidias a fait respirer et vivre. Par quel étonnant 
prodige l'homme diffère-t-il ainsi de l'homme ? Pour- 
quoi la raison paroît-elle dans les uns un astre éclipsé , 
tandis que dans les autres il éclaire des mondes ? 



no INTLUENCt: 

m 

Qui pourra nous révéJer la nature de ces âmes privi- 
légiées c|ui renferment elles seules les lumières de plu- 
sieurs f»énératlous -, dont Faclive pensée devance dans 
son vol la course des siècles et va saisir Tavenir dans le 
néant où il est encore ; remonte à l'origine des sociétés 
et semble avoir assisté à la créaiion de l'univers, à la for- 
mation de l'homme, et à la naissance des gouverne- 
mens? En lisant leurs pensées, je crois m'entretenir 
avec le [M'emicT d<^ mot^tek^ Je crois l'entendre retra- 
çant a ses nombreux enfans les objets de la nature dans 
la simpliriié sublime où il les vit, où il les conçut, et 
avec le senliment énergique et profond qu'il éprouva , 
lorsqu'éveillé du néant à la voix du créateur, il s'assix 
seul au ujilieu du monde. 

Le génie est un phénomène que l'éducation , le cK- 
mat, ni le gouvernement ne peuvent expliquer. Est-ce 
a son siècle que l'immortel Bacon dut cette âme sublime 
dont le souffle puissant ralluma le flambeau presque 
éleint de la philosophie? Non : ce ne sont point des 
hommes qui forment les grands hommes. Ils n'appar- 
tiennent à aucune famille, à aucun siècle, à aucune 
nalicm; ils n'ont ni ancêtres ni postérité. C'est Dieu qui 
par piiié les envoie tout formés sur la ten^e pour renou- 
veler l'homme et sa raison dégénérée : semblables à ces 
astres qui descendent près de notre sphère après une 
longue révolution de siècles; qui, dérobant à la vue lé 
point d'où ils sont partis , raniment , dit-on, la vigueur 
des mondes et rajeunissent la nature: mais, après que 
la nature s'est plu à s'épuiser pour former ces masses 
étonnantes de lumière , elle semble se reposer ensiûte , 



DES GRANDS ÉCRIVAINS. 71 

«t laisser tomber de sa main, sans autre dessein que la 
profusion^ la multitude des hommes, comme une foule 
d atomes intelligens, destinés à être agités, entraînés 
dans la sphère de l'activité des autres. La grande por- 
tion du genre humain reste comme abandonnée sous 
la main de ceux qui sauront s'en servir pour b gouver- 
ner ; elle ne reçoit que la portion d'intelligence néces^ 
saire pour obéir à ses maîtres. 

Deux forces souvei^aines commandent à l'espèce hu- 
maine , et règlent partout les destinées : le pouvoir et le 
génie. Assis sur un trône, tenant d'une main le livre des 
lois, et de l'autre le glaive delà force, le pouvoir pré- 
side aux grandes révolutions; il subjugue les hommes 
par les hommes; il maîtrise par les forces qui lui sont 
confiées les forces qui lui résistent. Il dispose de la forme 
extérieure des sociétés qu'il varie à son gré. Les passions 
vulgaires environnent son trône et sont à ses ordres. 
Maître des biens et des personnes, il contient l'homme 
par ses besoins et par ses désirs; il l'enchaîne encore par 
J'horreur de sa destruction et par l'amour de sa tranquil- 
lité. Mais sa force n'a point de mesure fixe et constante: 
^Ue est asservie à mille hasards, à mille circonstances 
étrangères, qui peuvent ou la rendre immense ou la 
iTaire évanouir; après avoir surmonté les plus grands 
obstacles., elle se trouve quelquefois arrêtée parles plus 
petits : elle peut échouer contre une opinion, un pré- 
jugé, une mode. Le pouvoir peut employer tous les 
instrumens, tous les moyens actuellement existans; 
mais il n'en invente point de nouveaux et ne peut prépa- 
rer l'avenir. Il rend au siècle suivant l'espèce humaine 



72 INFLUENCE 

telle qu'il Ta reçue du siècle précédent, sans l'avoir 
perfectionnée. II est plus puissant pour l'avilir ou pour 
la d(^truire : encore commande-tril en vain à qui ne 
veut plus obéir Homme furieux , arrêtez ; ses droiis 
sont sacrés! Mais que deviennent - ils dans le fait, 
au temps de ces révolutions fatales où les peuples, 
las de tyrannie et d'oppressions, reprennent dans ses 
mains leur force et leur volonté, tranchent leurs liens 
avec le fer, et redeviennent barbares, croyant se rendre 
libres? 

L'action du génie est plus lente , mais plus forte et 
plus sûre; le mouvement qu'il aune fois imprimé ne 
meurt point avec lui ; il tend vers l'avenir et s'accélère 
par l'espace même qu'il parcourt; 11 subjugue Thomme 
pour l'ennoblir ; il dompte sa volonté par sa raison, par 
les plus nobles de ses passions et de ses facultés ; comme 
Dieu, il jouit de l'étonnant privilège de régner sur elle 
sans gêner sa force et sans lui ôter le sentiment précieux 
de sa liberté. 

Comme son action n'a point de bornes dans sa du- 
rée, elle n'en a point dans la sphère de son étendue. 
Elément invisible, subtil , dont nul obstacle ne peut inr 
tercepter l'eflFet , il pénètre de l'homme à l'homme 
comme l'aimant pénètre les corps : il parcourt extérieur 
rement toute l'espèce humaine, et change sans violence 
la direction des volontés. La cause de ce changement est 
souvent ignorée du pilote qui conduit le vaisseau ; mais 
plie est aperçue du philosophe qui l'observe. 

Et comment les esprits pourroient-il résister à l'in- 
fluence du génie ? Nos sentimens , nqs goûts , nos pasr 



DES GRANDS ÉCRIVAINS. jZ 

aioQS, nos vertus, nos vices mêmes lui offrent autant 
de chaînes par lesquelles il nous saisit et nous entraine 
à sa volonté. Ce penchant naturel et invisible pour tout 
ce qui est grand, extraordinaire et nouveau, nous 
appelle vers lui : l'ascendant nécessaire de l'esprit vaste 
sur l'esprit borné, de l'âme forte sur l'âme foible, tout 
nous entraine sous ses lois. 

Cette souveraineté que l'homme de génie exerce sur 
la foule des hommes, n'est ddtic pas de notre institu- 
tion : c'est une loi de la nature aussi ancienne que la Jpi 
du plus fort, souvent plus puissante et toujours plus 
respectable. En vain l'amour-propre se révolte contre 
une supériorité qui l'humilie! nous naissons les sujets 
du grand homme : c'est dans nos cœurs qu'il prend les 
titres de sa puissance. 

Il ne manquoit plus au génie qu'un art ingénieux qui 
pût conserver et transmettre à tous les âges ce dépôt 
de son autorité, réfléchir dans le même instant les 
rayons de sa lumière devant toutes les âmes qui existent 
avec lui, et marquer d'une couleur durable la trace im- 
mense de son vol vers la véiité; Ccil. art est né, et FeA- 
pire du génie sur les esprits est éternel. ^ 

Quand on jette sur l'univers uq coup d'<tiil superfi- 
ciel, on n'aperçoit d'abord que les conquén^s , les rois 
et les ministres du pouvoir : mais, si on laisse à la 
raison éblouie le temps de distinguer les objets ; si l'on 
remonte, à travers le mouvement de l'espèce humaine, 
jusqu'aux ressorts qui en sont le principe, bientôt l'on 
conçoit que chaque siècle emprunte sa force et son 
Piaractère d'un petit nombre d'hommes qu'on peut appeler 



74 INFLUENCE 

les maîtres du genre humain , et qui n'ont que le géni^ 
et la pensée pour Je gouverner. 

Homère créa peut-être, ou du moins développa, le 
génie des Grecs. Au nom de ce peuple, les idées de patrie, 
de gloire, de beaux-arts, s éveillent et se pressent en 
foule dans nos esprits. C'est Homère qui les fit naître 
parmi ses compatriotes^ c est lui qui, en célébrant leurs 
victoires sur les ïroyens , traça pour des sièdes une ligne 
de séparation entre la Grèce et TAsie : Tune se crut 
destinée dans l'ordre étemel des choses à être pour ja- 
mais Tasile de la liberté et le temple de la victoire, tandis 
que l'autre gémiroit tour à tour sous le joug de ses ty- 
rans ou de ses vainqueurs. Le feu qui respire dans les 
•peintures de ce grand poète ralluma partout l'enthou- 
siasme de la liberté, et éveilla le génie martial des Grecs. 
Telle est l'idée qu'en avoit Lygurgue. Ce grand 4égisla- 
teur retournant dans sa patrie, après avoir recueilli le 
ilépôt précieux des lois de Crète et de l'Egjqpte, y 
transporta les ouvrages d'Homère. Il le crut capable 
d'élever l'âme des Spartiates, et digne de les préparer 
atix sacrifices pénibles et continuels que ses lois alloient 
lui imposer. 11 leur commit, pour ainsi dire, le soin 
de former les mœurs, et l'associa en quelque seq;te à 
la législation. Homère ébaucha par le caractère d'Achille 
l'idée de l'héroïsme qui fut le modèle d' Alexandre-le* 
Grand. Ce prince eut mAme le malheur de l'imiter 
jusque dans sa férocité : il fit traîner Bétis autour des 
murs de Damas, comme Achille traîne Hector autour 
des murs de Troye. 

Com})ien il importe aux écrivains d'avoir des no- 



DES GKAWDS ÉCHIVAINS. yS 

lions -jdstes de la vraie grandeur et du véritable courage! 
L'ambition d'imiter Alexandre fut Famé des actions de 
César, comme il lavoua involontairement par les larmes 
héroïques qu'il répandit au pied desa^latne. Ces deux 
grands hommes enflammèrent d'émulation Mahomet it 
et Charles xii. C'est Fâme du seul Homère qui enfanta 
cette suite de héros. Plusieurs savans l'ont regardé 
(X)mme l'auteur^ l'anoîenne théologie. Admettre celte 
supposition , c'est étendre à tous le& siècles l'asc^sdast 
qu'il prit sur le sien : nous ne pouvons plus faire uh 
^pas, sans que nos arts, nos allégories, nos plaisirs 
même ne nous montrent partout l'empreinte -du géaie 
d'Homère. 

C'est lui qui, en traçant les caractères des héros, 
prépara de loin l'art sublime qui les représente agissant 
sur la soéne, nous donnant d'involontaires leçons, et 
portant au fond de notre cœiu* l'énergie de leurs sendh 
mens. Ce gracr art donne à l'homme de génie une ia- 
Huence immédiate et rapide sur son siècle. C'est aa 
théâtre i^u'il exerce l'empire le -plus absolu^ c'est là qu'il 
-fra{^ à ia fols sur tous les esprits d'une nation ; c'est 
de là qu'il jette une foule d'idées nouvelles parmi un 
peuple. La vive peinture des passions fortes auxquelles 
ces idées sont associées , les met en fermentation et 
ieur donne un nouveau degré d'activité. Avec quel 
iivantage les tragiques grecs n'ont-il pas employé ce res- 
sort? ils faisoient adorer la liberté par l'expérience des 
sentimens qu'elle inspire^ ils représentoient sans cesse 
les tyrans odieux ; souvent des allusions secrètes et d'un 
e£fet infaillible avertissoient le peuple des pièges que 



r 



^6 INFLUENCE 

lui tendoîent des magistrats infidèles ou des orateurs 
mercenaires. 

Si le théâtre n'a plus parmi nous cette influence po- 
litique , son influence morale est peut-élre encore plus 
forte et plus sûre. Qui doute que Corneille n'ait élevé 
les idées de sa nation ? Notre esprit se monte naturel^ 
lement au niveau des grandes pensées qu'on lui pré" 
sente. Qui n'a senti son âme s'agrandir à Texpression 
d'un beau sentiment , comme à la vue d'une mer vaste, 
d'un horizon immense , d'une montagne dont le som- 
met fuit dans les airs ? On sait que Louis xiv , après 
avoir assisté à une représentation de Cinna, fut telle- 
ment frappé de la clémence d'Auguste , qu'il l'auroit 
imitée a l'égard du chevalier de Rohsoi , si l'intérêt de 
l'état n'eût pas exigé la punition du coupble. Le mê- 
me monarque cessa de monter sur le théâtre après avoir 
entendu les beaux vers où Narcisse , au nom des Ro- 
mains , reproche à Néron de venir prodiguer sur la scène 
sa personne et sa voix. Et qui sait combien d'hommes 
inconnus ont pris dans cette école des mœurs le germe 
de plusieurs actions honnêtes et de leurs vertus enseve- 
lies avec eux dans l'obscurité ? 

Le théâtre comique n'en impose point par ce faste 
qui accompagne la tragédie , il ne bat point l'imagi^ 
nation par d'aussi grandes machines. 11 n'enlève point 
l'âme hors d'elle-même ; mais il s'y insinue , et la gou- 
verne par une persuasion douce et pénétrante. Il l'épure 
et l'adoucit \ il inspire le goût de la société en nous 
apprenant l'art d'intéresser nos semblables , ou du moins 
d'en être soufferts. Les fruits de la société sont doux ^ 



DES GRANDS ÉGRIVAmS. 77 

msôs il faut souvent les cueillir sur un terrain couvert 
de ronceâ et d'épines , le poêle comique arrache ou 
écarte ces ronces. C'est ce qu'a fait Molière parmi 
nous. Il a purgé le champ de la société des insectes 
incommodes qui Tinfestoient. Que de services n'auroit- 
il pas rendu à la France , si la mort n'eût interrompu 
le cours de ses travaux ? que de fausses notions , que 
d^opinions absurdes et populaires n auroit-il pas détrui- 
tes ? de combien de préjugés épidémiques ne nous eût- 
il pas guéris ? il auroit corrigé les grands sans négliger 
le peuple. Le théâtre chez une nation policée doit res- 
sembler à ces pharmacies complètes , où , auprès d'une 
composition précieuse , destinée à Fusage des citoyens 
opulens , se trouvent ces spécifiques vulgaires que la 
généro^té daigne consacrer aux maladies de l'indigence. 
Qu'il seroit à souhaiter que les grands écrivains n'eussent 
jamais employé leurs talens qu'au pro6t de la société ! 
mais souvent , au lieu d'adoucir les mœurs , ils les ont 
affoiblies ; et d'habiles tyrans ont fait servir quelquefois 
l'homme de génie à leurs desseins secrets , et l'ont rendu 
complice de leur tyrannie. 

L'univers se repose et se corrompt sous Auguste , 
qui ferme à la fois le temple de la guerre et celui de la 
liberté romaine. Caton , Cassius , Brutus ont expiré 
avec elle ; msôs leurs ombres erroient encore devant 
l'imagination des Romains. Il falloit étouffer les senti- 
mcns qui auroient pu reproduire les âmes républicaines. 
lie maître du monde sent qu'il ne l'est pas des esprits. 
Il s'adresse au génie , plus fort que lui ; il appelle autour 
de son trône , encore mal affermi , les rois de Féloquea- 



7& IKFLUEKCE 

ce , de la po^ie et des arts ; il les intéresse à sâ'gidvei. 
Iferace , Virgile , Ovide y Tibulle célèbrent les ehermeà 
de son empire. Bientôt les fiers Romains sent change 
Ils baisent leurs fer» avec respect , et chantent les louan- 
ges de leur maître. Le goût du luxe et des plaisirs passe 
de leurs écrits dans les mœurs y et les champs , encore 
sanglons de la lutte terrible des tyrans et de b liberté ^ 
se couronnent de fleurs , s'embellissent de spectacles^ 
de jeux et de fêtes. Quelle étonnante révoluûoin ! qtid^ 
ques années auparavant , mille Romains s-écrioieni enn 
core avec Gaton : l/n tyran peut-^U vipre tandis que 
je respire ? Et je vois , sous Auguste j le fils de La^ 
béon appelé insensé pour avoir osé ^ (kins le sénat ^ 
donner son suffirage à un ennemi de Fempereur ! el 
) entends tous les Romains répéter d après leur miâtre : 
Qu^est-ce que cette couronne de lauriers , qu'usn 
amtMs defeuiUes inutiles ? eux qui, pôw^ obtenir ces 
feuilles , avoient renversé Garthage , et conquis Tuoir* 
vers ! Ce fut ainsi que les grands écrivains du siède 
d'Auguste amenèrent les Romains à traiter de. fobe 1# 
noble enthousiasme de la liberté. Plus près de nos jours , 
et dans nne île voisine , le génie n Vt^il pas opéré «ne 
révolution non moins rapide et plus heureuse ? Char* 
lesn", dont le trône touchoit presque h Téchafaud dé 
son- père , vit sa nation perdre en un moment toute 
sa férocité. Les Wallér , les Rochester , et quelque^ 
autres génies* semblables adoucirent ces âmes cruelles 
qui y depuis trente années , s'étoient nourries de haine , 
die fanatisme et de carnage. 

Mais (piel speetacle étrange me rappelle- encore dans 



DES GRANDS ÉCRIVAINS. 79 

Rome y au milieu des tyraos qui la tourmentent ! ua 
Senèque mêlant tranquIM^n^^^t son sang au sang de 
son épouse qui l'accompagne au tombeau^ un Thraséas 
recevant au milieu de ses jardins larrét de sa mort , du 
même visage dont il venoit de s en entretenir avec ses 
amis ; et la fille de l'illustre Arrie implorant , de la tei^ 
dresse de son époux , la liberté de le suivre. Mille Ro-- 
mains quittent la vie sans tristesse et sans jote , après 
un festin , une conversation, une lecture ; il semble que 
les fiens de lame et du corps soient usés pour euiç ^ 
et que Fun et l'autre se séparent à leur gré sans dou-; 
kur. Est-ce donc le siècle des Décius, et celui des 
Tibère et des Néron qui se confondent ensemble à 
mes yeux ? ou Rome va-t-elle renaître encore ? Non : 
Rome est foulée sous les pieds des tyrans. Que dis-je ? 
ib voudroient anéantir la verm avec la liberté ; mais la 
vertu rit de leurs vaines fureurs. Quand elle ne peut 
plus habiter le siècle qu'ils ont souiHé , le génie la re-r 
eoit dans ses écrits , et la rend à l'umvers quand le» 
monstres en ont disparu. 

Ce furent Sénèque , Lucain el d'autres écrivains iqi- 
bus des dogmes de Zenon , qui répandirent cet e^rit 
stOKjue y dont l'inflexible roideur fit faire à la vertu ces 
efforts excessifs , la porta à se détrcure pour se conser^* 
ver , et lui fit passer les bornes de la nature pour échap-f 
per aux tyrans qui franchissoient les bornes» ordinaires 
de l'inhumanité. Les Romains excédés da ^ctacle de 
leur misère , appelèrent àleur secours le slOTCÎsme,.eette 
philosophie de Fhomme maU^ureux y qm leur ôtoît le 
sentiment quand ils n'avoient plus que des maux à 



8o INFLUENCÉ 

sentir , et qui leur apprenoit à mépriser une vie qu'il 
falioit craiudre de perdre à 4laque instant , ou qu'il 
falloit avilir. Pardonnons à Sénèque 5 à Lucain , d'avoir 
altéré la pureté du goût des Horace et des Virgile/ 
Us ne furent pas ^ comme eux , toujours occupes à van- 
ter les faveurs d'Auguste : il leur falloit s'exhorter sana 
cesse à mourir. Si le goût doit se livrer avec réserve 
aux éclairs de leur génie ^ la force de leur âme , déposée 
dans leurs pensées , ennoblit et fortifie la nôtre, hes 
deux plus nobles emplois du génie j c'est d^encourager 
à la vertu par ses écrits , et de remettre dans la roule 
de la vérité la raison humaine toujours prête à s'en 
écarter. 

Elle étoit plongée , depuis A ristolCj dans un sommeil 
léthargique , voisin de la mort : il sembloit que la peu-* 
sée eût perdu son mouvement , et que Fentendement 
humain se fût arrêté. Une longue suite de siècles in- 
formes avoil passé dans l'ombre de la nuit sans traits 
et sans couleurs. Nul génie n'avoit paru pour les mar-^ 
quer de l'empreinte de son âme. Enfin la raison se ré*^ 
veille ; elle saisit quelques lueurs éparses dans cette soli- 
tude immense. A leur clarté douteuse , elle n'embrasse 
que des fantômes : ne voyant autour d elle aucun génie 
capable de la guider , elle court vers Arlstote qu'elle 
découvre dans le lointain ^ mais il ne la retira de ïdht* 
me de l'ignorance que pour la re[>longer dans celui de 
l'erreur : elle s'y enfonce avec lui. Là , enchaînée à ses 
pieds , elle y contracte , comme un vil esclave , le ca-* 
ractère , la forme , et jusqu'aux attitudes de son aveu* 
gle ms^tre : elle y perd cette audace salutaire et celicr 



DES GKANDS ÊCftIVAINS. 8l 

• * " 

Hberté d'intelligence qui voient toujours la vérité au-' 
dessus du grand homme , et osent le quitter pour elle. 
Rien n'est si fécond que Terreur : Tâme la produit sans 
culture. Déjà ses racines funestes se sont étendues de 
toutes parts ] elles menacent d'étouffer la raison hu** 
maine ^ et , aux premiers efforts que le génie hasarde y 
la superstition accourt et Tépouvante. 

C'est ainsi que nous abusons de tout , même du 
génie des grands hommes. Aristote a parlé , et pendant 
deux mille ans la vérité n ose le démentir. Dès que la 
célébrité d'un grand écrivain ou d'un philosophe hardi 
en impose à l'imagination , les esprits médiocres s'attrou-i 
pent sous ses étendards , s'empressent d'adopter ses idées 
sans choix et sans discernement ^ et croient s'associer à 
sa gloire. La paresse se reposé bientôt sur la force de 
ses décrets , et achève de nous priver du seul remède 
qui nous reste : la réflexion est un état violent pouf 
nous. Une sorte de sentiment confus de la brièveté de 
notre vie , qui nous presse d'agir et de jouir , nous fait 
regretter les instans que nous perdons à connoître avant 
de vouloir , à douter avant de chdisir. L'incertitude 
devient un tourment dont notre âme se délivre par une 
erreur ; si elle ne le peut par Une vérité. Cette liberté 
si noble de nos jugemens et de nos pensées , nous l'a-" 
bandonnons honteusement au premier usurpateur, s'il 
ne se trouve quelque sage bienfaisant qui la réclame 
pour nous là rendre 5 et ce' sajge même peut-il obte- 
nir de nous que nous en retenions dans nos mains ïti 
domaine précieux ? Nous passons témérairement leii 

bornes où sa sagesse avoit voulu nous arrêter -, son 
I. 6 



8a îfîFLUEriCîc 

aiobiiiw éioit <fe r?g9fir'6^»' <Jes homtnm libres» et 
nqp^ U f^mm ffcqïQ*^ malgré lui ; le grand homme 
indigw 4^ nous voir l^i d^«i«iwd^ de âouyeaux fer» , 
après que «^ n\^r\ gépéreu^e vîeot de briser les aaoieos» 
ppvirrpit ..^'éçri^r qveo plw* d'humanité que Tihare ; 
O homviie^ nés pour /« servitude ! 

Quel sera donc ]ô g^ie biçqfm^aut qm bri^ena, qui 
^ulevera du ipoin^ çfj^ îim^s de chaînes anus lequel 
l'honm^e resioit gncç^hlé Yolon^airemem ? Lève -toi, 
Pescaries! ce^ toi que rEternel a uomme pour opér 
rer ce prodige ^ etçpd^ ton bra$, saisis Tbomme, et fuis 
îivec ]\\i v^^ J|a lumière \ lais^ cet être aveugle et iur 
graf sje débattre d^ns tes r^^us comme dans eelles d'un) 
ftnnep^ij spuyienH^ qu'il <e§t malbeureuit et sob aon 
libérateur : un jour viendra qu'il ira pleuner de recon- 
poi^apce sur ta tomba* Qui pourrait mesurer fétèndue 
de rinfluence que [)esçart^ a eue sur l'esprit humam? 
el^e n aura d'autres borner que celles du monde. C'est 
4ç lui que l'avenir mêm^ reçeyni sa forage. Combien 
d'événemeus dput le ge;^:»^ repose dans des idées que 
^n âme a produit^ , o« quelle a Êiit éclpre dans hs 
autres? L'bopimKi futur croira agir seul et se doniiiera 
tout rhouapur d? rfsvf^ement : il ne sera pourtant qcie 
l'agent presque nécessaire d'un grand homme. Ici lea 
détails sont imposf^e^ et superflus. Les sciences, les 
arts, et même les bett^pttres sont occupés à d^ri** 
cher le moude nouveau iQÙ Deseartes les a fait aborder : 
l'univers, tel qu'il paro& in^qourd'hui , est en partie son 
içuvr^eî il ^ r^aiw àssk^ nos m^ôns les^instrumeos qui 
9g^en^ 1<M gr«mdâs dbâises} il a fait plus : il nous a 



DES GRANDS ÉCRIVAINS. 85 

rendu fiiistrument universel qui les invente tons , la 
raison. Il a dit à Thonime : Commencé ta tâche , la mienne 
est finie ^ je t'ai donné le secret et l'exemple de te dér 
livrer de tes erreurs, de celles des grands hommes, et 
des miennes. 

Descartes fut entendu- d'un philosophé que le siècle 
passé Tit naître, et qui, par l'adresse et la séduction de 
son esprit, perfectionna l'espèce humaine, peut-être 
autant qu^cun homme de génie. Ami-de la vérité, 
mais jaloux de son repos, il fut l'apétre dé la raisotf', 
sans vouloir en être le martyr; il aimoit les hconmes, 
car il étoit un vrai sage, mais il les cràig^t encore 
plus; il les regardoît comme ces enfans indociles qui' 
dmsent souvent de la confismce qu'on leur montre; il 
|)easoit que la véiîté ne doit point se hâter de paroître , 
qoe le sage doit (Kstrihuer son action ave6 une prtH 
dente économie, cacher adroitement le but qu'il ne faut 
pas miontrer , déposer dans un endroit incotmu un ger- 
me, que la géoératioû suivante verta édôre, frapper 
dans le silence et dans la racine l'arbre nmsiMe, au 
^OQc duquel il serok dangereux d'attacher la cognée. 
Aus^ ménagea-t-il noire foiblesse : il commença par 
î&troduire la philosophie auprès de eette moitié du 
genre humain qui gouverne Tautre, et lui 'prêta toutes 
les grâces de ce sexe. Il ne h^irta point de fj^ont les 
pr^ugés réunis, mais i$ les combattit en dêiaSi :îl dé- 
Ka le fàisoeau au lie» dé le rompre; aiaf Heu de saper 
iNivertement l'édifice de Ferreur , il cacha dèms ses foiï- 
deiMns k mine dont TespositioB Ta renversé (ferns la 
siiile^ U fit efitrer dans nos yeux à pemé ouverts une 



84 INFLUENCE 

lumière douce, un jour tempéré, mais sans ombi^e; on, 
s'il répandit quelque nuage sur:ce ciel si pur, ce fut afin 
qu'il servît d asile à la vérité, et que son défenseur pût 
au besoin s'y réfugier auprès d'elle. 

Quiconque a délruit un préjugé , un seul préjugé^ 
est Un bienfaiteur du genre humain. Quelle recounoîs- 
sance n'auroit^ou: pas due à celui qui auroit anéanti 
l'usage absurde des épreuves. Je ridicule entêtement de 
l'astrologie, la manie des possessions? Que.n'auroit-on 
pas dû à celui qui auroit éteint les bùcbers où éloient 
consumés des malbeqreux, accusés d'être magiciens et 
qui ciîoyoient l'être? Combien de préjugés, moins bar- 
bares. €;n apparence , non moins funestes en effet! Qui 
sait.combien de siècles la superstition qui défendoitl'ou'. 
yerture des cadavres a borné les connoissanœs anato- 
miques? CçMiibien d'autres sièi:^les , l'avilissement atta- 
ché à la çu}ture de l'esprit a .retardé les progrès des 
sciences et des arts? Que ne do^i^-on pas surtout à celui 
qui le premier a détruit les préjugés politiques,' et jeté 
les fondemens de l'immense édifice des lois? 

O toi! citoyen législateur d^ rois^ sublime et^pror 
fond Montesquieu, qui.ajsi fait remonter la philosophie 
vers le trône des soi^verains., et qui fus le Descartes, dé 
la législation, sera-t-il vrai. que l'ouvrage immortel^ 
que ton gépie mit vingt, années à produire, ne< ser-* 
vira qu'à nçurrir la vaine gloire de la patrie?, Les 
hommes, toujours aveugles, tiendront-ils dans leurs 
mains le code sacré delà raison publique, sans le Ure^ 
sans le concevoir^ et, après Ta voir stérilement admiré ,( 
finiront-ib par le déposer^ comme un vain ornen^nty 



DES GRANDS ÉCRIVAINS. JBS 

dans le temple des beaux^rts, au lieîi de le faire servir 
à leur bonheur? Non : le temps viendra que les préju- 
gés, des rois se dissiperont à ta lumière*, les hommes 
d'état méditeront les grands principes que tu as révélés; 
la législation sera simplifiée, perfectionnée-, les siècles 
ignorans ne dicteront plus leurs lois aux siècles ins- 
truits, et rheureux instinct des bons rois sera changé 
en une raison éclairée. Nous apercevons déjà quelques 
présages favorables : l'attention des Français commence 
a se tourner vers les grands objets. La frivole Athènes 
n'est plus occupée tout le jour de ses spectacles et de 
ses jeux ; le nom de patrie est prononcé avec respect : 
f amour nen est point éteint dans les cœurs; il implore 
les moyens de se ranimer, et de renouveler ses anciens^ 
miracles. Déjà le commerce se sent avec joie dégagé 
des entraves où des préjugés gothiques le tenaient en- 
chaîné. L'agriculture ranimée ofire ses bras, et ne de-* 
mande que sa subsistance pour enrichir l'état, au lieu 
de se borner à le nourrir languissamment ; et , après avoir 
été barbares et ignorans, superstitieux et fanatiques, 
philosophes et frivoles, peut-être finirons-nous par de- 
venir des hommes et des citoyens» Alors les Française se 
demanderont, dans les transports de leur reconnois* 
sance : Où est le tombeau de Montesquieu? 

Mon âme frappée de respect s'arrête auprès 5 et , je- 
tant de cette Iiauteur un regard sur la chaîne des lois , je 
la vois remonter, par des détours vastes et divers, de 
nous aux Romains, .des Romains aux Grecs, de la 
Grèce à l'Egypte. Là elle se perd à mes yeux , qui njont 
peut-être embrassé que la plus courte portion de son 



86 INFLUENCE 

étendue. Le grand homme qui en a forme les premiers 
anneaux , .dont Fesprit immortel respire parmi nous , dé- 
cide encore aujourd'hui de nos fortunes et de notr^ 
sort , et influe tous les jours sur les biens et sur les maux 
civils des sociétés actuelles : tant le pouvoir du génie est 
invisible , tant son empreinte sur luniversestineffaçable! 
Rois, gardez-vous de croire que vous régnez seuU 
sur les nations , et que vos sujets n'obéissent qu'à vous. 
Tout la^pareil du pouvoir se rassemble et^lMÎlle autour 
de votre trône; vous tenez dans vos mains le gouver-* 
Bail de Tétat : mais c'est un vaisseau porté sur une mer 
inconstante et mc^ile, sur l'esprit national , et sur la vo- 
lonté defhomme : à vous ne savez vous rendre matir^s 
de la force et de la direction de ce courant inévitable et 
insensible , il entraînera le vaisseau loin du but que le 
pilote se propose. Ce courant a^t dans la calme cottime 
dans la tempête, et l'on aperçoit trop tard, près de l'é* 
cudl , la grandeur de son effet imperceptiUe dans cha- 
que instant. £t s'il se meut dans un sens coDtrsftre au 
mouvement que vous imprimez au gouvernemebt , qui 
pourra rarrêter ou le changer? Est-ce la force? Pourra- 
t-elle, armée de la verge du despotisme ou de l'appa- 
reil des supplices , rétablir l'iiarmonie politique , et 
changer Pesprit général <f un peuple ? L'histoire atteste 
partout rinsujffisance de ce moyen cruel; et un roi gé- 
néreux peut-il se plaire à avilir ses sujets, qtii font sa 
gloire et sa puissance-, à briser sons pitié tous les resjforts 
de rfaonneur et de la vertu , et à muûler, pour ainsi (fire, 
l'âme humaine, pour régner ensuite tristement sur ses 
restes défigurés*? Non : il ny a q»e le génie qui puisse. 



DES GRANDS ÉCRIVAINS. 87 

sans convulsion et sans douleur , rapprocher, réunir les 
membres séparés du corps politique. Cest par lui que 
le sceptre deviendra , dans vos mains , un levier^ d'une 
force infinie , avec lequel vous pourrez soulever une na- 
tion entière -, renverser en peu de temps , dans les volon- 
tés de plusieurs millions d'hommes, l'édifice antique de 
leui's préjugés 5 et détruire jusqu'aux sentimens qui sem- 
bloient ne pouvoir être anéantis qu'avec l'homme. 
Mais si la nature , pour un trône qu'elle vous donne ^ 
vous a refusé le génie, osez du moins le chercher dans 
ceux de vos sujets qui ont reçu d'elle ce partage su- 
blime; achetez d'eux par des honneurs légitimes cet 
instrument puissant de la souveraineté 5 encouragez, 
favorisez dans les grands écrivains son influence bien- 
faisante sur l'esprit de vos peuples. Vous avez soin d'é- 
carter de leurs mains les écrits dangereux, qui peuvent 
corrompre l'homme et le citoyen : pour remplir la se- 
conde partie de vos devoirs , multipliez dans leurs mains 
ceux qui éclairent et ennoblissent l'homme et le ci- 
toyen. Faites servir votre force à protéger le génie qui 
doit l'augmenter ] délivrez des fureurs de l'envie et du 
préjugé barbare ces législateurs paisibles de la raison, 
qui ne parlent que pour votre gloire et pour le bonheur 
jdu genre humain; et souvenez-vous qu'il n'est pas en 
votre pouvoir de forcer vos sujets à leur désobéir. 



FIN DU DISCOURS SUR L'INFLUENCE DES GRANDS 

ÉCRIVAINS. 



r Kj ^ rrrrr rrrrr i i^^^^^^^^i.-.^ . ^--- .-»-■»».,-.-,»» ..> -,^.^.,_ , ->-» 



DISCOURS DE RÉCEPTION 

DE GHAMFORT, 

A L'ACADÉMIE FRANÇAISE, 

Lorsqu'il y fut admis ^ le i^ juillet ijSijd la place 
de M. DE La Cujrnb de Sainte-Pjljye* 

JVLessieurs, 

U y a des bienfaits qui ne trouvent point d'ingrats; 
mais il est des bienfaiteurs qui craignent Feffusion de la 
reconnoissance. Ce sont ceux qui , rassasies d'homma- 
ges , ne peuvent plus être honorés que par eux-mêmes : 
et c'est le terme où vous êtes parvenus. Aussi ai -je cru 
«n'apercevoir qu'après la variété non moins ingénieuse 
qu'inépuisable des remercîmens qui vous ont été adres- 
sés, vous supprimeriez avec plaisir ceux que l'avenir 
vous réserve. Oui, messieurs, vous remettriez géné- 
reusement une dette qu'on vous paiera toujours avec 
transport, et dont il est si doux de s'acquitter; mais 
cet usage, d'ailleurs ancien , rappelle des noms cher^ et 
précieux, et dès lors il vous devient sacré. Le tribut que 
vous négligeriez pour vous-mêmes, vous l'exigez pour 
ces grands noms. Vous le réclamez pour votre illustre 
fondateur, ce ministre qui ^ parmi ses titres à l'immor- 
talité , compte l'honneur d'avoir suffi à tant d'éloges qui 
la lui assurent. Vous le réclamez pour ce chef célèbrç 



90 DISCOURS 

de la magistrature , dont la vie entière se partagea entre 
les lois et les lettres , et dont la gloire vous devient en 
quelque sorte plus personnelle , en se reproduisant sous 
vos yeux dans l'héritier de son notn et de ses talens, ' 
qui le représente constamment parmi vous, et qui, 
dans cet instant, par un choix du sort déclaf é en ma 
faveur, vous représente encore vous-mêmes. 

Enfin, messieurs, un intérêt d'un ordre supérieur 
qui vous attache encore plus à cet usage et vous le rend 
à jamais inviolable, c'est la mémoire de votre véritable 
bienfaiteur, de ce monarque auguste qu'on vous accuse 
d'avoir trop loué; mais qui, pour votre justification, 
n'a pas été moins célébré par l'Europe entière; de ce 
roi que la fidèle peinture de son âme, tracée de sa 
main dans ses lettres, a rendu de nos jours plus dierà 
}a nation : monumens précieux , inconnus pendant sa 
vie, échappés à l'éloge de ses contemporains, pou^ lui 
assurer la louange qui honore lé plus les rois , la louangi^ 
qu'ils ne peuvent entendre. 

Tels sont, messieurs, les devoirs respectables qui 
assurent la perpétuité d'un tribut dont le retour, plus 
fréquent depuis quelques années , a cependant pris entre 
vos mains un nouveau degré d'intérêt. C'est que l'éloge 
de ceux qui ont illustré la littérature est devenu par 
vous l'instrUcCion de ceux qui la cultivent^ c'est que, 
bannissant toute exagération , et proportionnant la 
louange au mérite, vous saisissez dans chaque écrivain le 
caractère inarqué ,- le trait juste et précis, les nuances 
principales qiui le distinguent et qui déterminent sa 
place. Passionnés, comme il est juste, pour ce qui eisi 



DE RÉCEPTION. ^1 

unique ou du premier ordre, vous ne scJIicitez plus 
ladmiration pour ce qui n'est qu'estimable , l'enthour 
siasme pour ce qui n'est qu'intéressant ; et , sans vous 
écarter de cette bienveillance indulgente, qui pour 
TOUS est souvent un f^isir, toujours un devoir, une 
convenance ou un sentiment , vous avez dessiné d'une 
main sûre les proportions et les contours dune statue ^ 
d'uti buste, d'un portrait : attention désormais iodis-* 
pensable , utile aux lettres , utile même à la tuéttolrè de 
ceux dont la place paroit moins brillanle; car quicon-^ 
que exagère n'a rien dit , et celui qa od ne croit pas n a 
point loué. 

C'est ce que je n'ai point à craindre dansr le tribtit 
que je dois k la mémoire de M. de Sainte-Palaye. On 
peut le louer aivec la simplicité, et, pour ainsi dire, la 
modestie qui ftit l'ornement de son caractère. La vé^ 
rite suffit à sa mémoire* 

Lorsque l'académicien que j'iâ l'honneur de rempla^ 

cer vint prendre séance parmi vous , il vous entretint du 

projet d'un otivrage utile ou.pldtôt nécessait^, ipi'il re« 

gardoit comme soti priticipal titre à vos suffrage*, et du 

moins persotme avant lui ne vous en avoit offert de plus 

analogue a l'objet de vos occupations habituelles. G'é-^ 

toil le :p}an presqu'emièrement exéctiié d'un ^ossaire 

de notre ancien idiome, ouvrage d'un^ étendue prodi- 

^euse , dont lés matériaux étCHent déjà nii». cto oïdr^, et 

^ue l'auteur crùjmt préti à pirottre : mais^ bientôt, en 

Waiat parmi vous, mes^urs, il vit le preaiief les dé* 

fauts de son plam , et en continuant d'y vivre il en vit le 

reniède. Il eut la sagesse de s'effirayer du grand nottlbre 



9« DISCOURS 

de volumes quil alloit offrir au public. Il apprit de vousr 
Fart de disposer ses idées , Fart d'abréger- pour être clair^ 
et de se borner pour être lu. Une ordonnance plus heu- 
reuse bannit d'abord les inutilités, sauva les redites, en- 
richit l'ouvrage par ses pertes, enfin sut épargner au lec- 
teur le détail de tous les petits objets , en plaçant au mi- 
lieu d'eux le flambeau qui les éclaire tous à la fois : 
heureux effets de l'esprit philosophique, qui, conduis 
sant l'érudition , Téforme un vain luxe dont elle se Êdt 
trop souvent un besoin , et change son faste , quelque- 
fois emlxarrassant, en opulence commode et utile. 

C'est donc à vous principalement , messieurs , que le 
public sera redevable de la perfection d'un ouvrage im- 
portant qui deviendra la clef de notre ancienne littéra- 
ture , et qui met sous les yeux l'histoire de notre langue, 
depuis son origine jusqu'au moment où cette histoire 
devient la vôtre. On y verra un idiome barbare , assem^ 
blage grossier des idiomes de nos provinces , se former 
lentement et par degrés presque insensibles; lutter, 
pour ainsi dire , contre lui-même; indiquer l'accroisse- 
ment et le progrès des idées nationales par les termes 
nouveaux ^ parles changemensque subissent les anciens, 
par les tours, les figures, les métaphores qu'amènent 
successivement les arts, les inventions nouvelles ; enfin, 
par les conquêtes que notre langue fait de siècle en 
siècle sur les langues étrangères. On observera, non 
sans surprise , le caractère primitif de la nation consi-* 
gné dans les éléraens mêmes de son langage. On recon- 
poitra le Français défini en Europe, dès le huitième 
siècle, gai, brave et amoureux. On verra les idées 



DE RÉCEPTION. gî 

meurtrières de duel, de guerre, de combats, associées 
souvent dans la même expression aux idées de fêtes , de 
jeux, de passe-temps, de rendez-vous. Et quelle auti-e- 
nation que la nôtre eût désigné, sous le nom de 
joyeuse y Fépée que Charlemagne rendit si redoutable' 
à l'Europe ! . 

Ce travail de M. de Sainte-Palaye , quelque immense 
qu'il puisse paroître, n'étoit toutefois qu'un démembre- 
ment d'une entreprise encore, plus considérable, nou- 
veau prodige de sa constance et de sa laborieuse activité. 
C'ëtoit un dictionnaire de nos antiquités françsâses , où 
l'auteur embrassoit à la (bis géographie , chronologie, 
mœurs, usages, législation : ouvrage au-dessus des* 
forces d'un seul homme , et que M. de Sainte - PiJaye; 
ne put conduire à sa fin -, mais dont les matériaux pré^' 
eieux sont -devenus, par les soins d'une administration 
aussi éclairée que bienfaisante, une des richesses de ht 
Bibliothèque du roi. 11 compose le même nombre de 
volumes qu'auroit formé sans vous le dictionnaire de: 
l'ancienne langue, quarante volumes in-folio. Je n'ai 
pu être à portée de les lire ^ msâs qui peut méconnottre- 
le mérite et le prix de ses savantes recherches? qui ne 
voudroit mesurer, au moins des yeux, le champ nou-^ 
veau qu'elles ouvrent à la critique et à l'histoire? Et 
pourquoi faut-il que la philosophie, trop souvent- inti- 
midée à la vue de ces vastes dépôts , s'en écarte avec uù 
res})çct mêlé de crainte , et s'abstienne un peu trpp scru- ; 
puleusçment des trésors qu'ils renferment? Pourquoi* 
&ut-il que ^ satisfaite de quelques résultats principaux 
qu elle a rapidçiaejat isaisb, elle néglige une foule de vé-, . 



g4 DISCOURS 

rites secondaires qui, pour être d'un ordre inférieur, 
n'en seroient peut-être que d'un usage plus habituel et 
plus étendu? Que n'ose -t- elle, ep réunissant sous un 
même point de vue le double objet des travaux de M. de 
Sainte-Palaye, notre ancienne langue et nos antiquité^, 
l'histoire des faits et celle des mots, se placer entre elles 
deux, les éclairer l'une par l'autre, et poser un double 
fanal^ l'un sur les matériaux informes de notre ancien 
~idiôme,rautre sur l'amas non moins grossierde nos pre-^ 
miersusages! Là qu'elle s^arréte et qu'elle examine : elle 
verra , comme de depx sources inépuisables, sepréeipi* 
ter et descendr^ede siècle ensiède jusqu'à nous, le vice 
primitif de notre ancienne barbarie, dont elle pourra 
suivre de l'œil le décroissement, les teintes diverses et 
les i^uances variées dans toutes leurs dégradations suc- 
oessives. Elle verra Terreur, mère de l'erreur, entrer 
eomme élément dans nos idées , par la lapgue même el 
par les mots ; le mal, auteur du mal , se perpétuer àsixks 
nos mœurs par nos idées*, la perfection philosophique 
do langage, aus» impossible que )a perfection nM>raIe 
de la société; et l^ra^o» se convaincra que la langue 
philos^bique projetée par Leibnitz , ne a/e seroit pariée, 
a'il e&t pu la créei^ en çiFet , que dans^ la république ima^ 
ginair« de Platon , ou (Jansla dièœ européentie de f abbé 
de Saint-Pierre. 

< Tdis soni les trafvaux „ encore inconnus du pubËç , 
qui reqiplirent presqu'^itièrement la vie ds M. é^ 
Saiqte-Palaye. Mais il me semble, mes^eurs , vous^ 
entendre ine den^nder compte do l'ouvrage aiaquel 
il dut sa célébrité: ; 4e cet ouvrage êoeA sa présence. 



DE RÉCEPTION. gS 

oa même son nom seul , rappeloit constamment Fidée: 
je parle de ses travaux sur Fapcienne chevalerie. U en 
avoît fait Fobjet de ses ëtudes favorites. Ces mœurs 
brillantes et célèbres , ces hauts fails , ces aventures , 
ces tournois , ces f^tef galantes et guerrières , ces chif- 
fres , ce§ devises ; ces couleurs , présens de la beauté , 
parure d'une jeum^^e militaire ^ ces an^philhéatres or- 
BÀ d^ princes , de princesses ] ces pfix donnés à l'a^ 
idr^sse ou au courfige ; ce second prix , plus recherché 
€|ue le premier , npptmié prix de pâleur j et décerné 
par les dames quand le chevallier leur étoit a^éable ; ee% 
jeunes pa^sonnes dont Iq naissance relevoicia beauté , 
ou ptiitot dont la beauté nelevoit la naissance , ^t qid 
ouvroient la fête en rçeitant <ks vers } ce$ dames qui 
d'un mot arrétoient , à l'entrée de la lice ^ le di&courlois 
dbevaUer dont une seule avoit j^ ^ plaincfee s ces idées, 
ces tableaux Q^ttoieat Fîmagination (fe M. de Sainter 
Palaye. Elles avcnent été Fune d^ illusions de son jeune 
Hge ^ ^ elles sourioient encore à sa vî^Iksse. Il en pap- 
\(M k ^es amis ; il en entretenoît les femmcjis , car il 
aimoit beaucoup leur société. Il citoit fréquemment 
cette devise : Ihuies sipr^ir , toutes honorer pour 
tamtoi^r dt une j et répétoit , diaprés lecélèt>pe Louis i|i 
de ]^ear]Mm , que tout Fhonneiu* de ce moufle vient des 
dames^^ Il avouoit même que dans sa constance infati* 
gaèle à lire les contes , ohanspns , febUaux du douzième 
et du tpeisdème siècles ^ il avoit tiré un grand secours 
du plaisir secret de s'occuper d'elles /genre d'in- 
térât qui contry>ue parlent à former des érudits : 
ce fut sans doute Fiutérét principal qni }e soutint 



96 BISCOURÇ 

dans ses recherches sur notre ancienne chevalerie^ 
L'honneur et l'amour , la devise des chevaliers , c est 
' leur histoire et celle de France. Mais comment traiter 
, un tel sujet ? L'honneur toujours sérieux , l'amour sé- 
rieux quelquefois , souvent trop peu , même jadis I 
Pourrai-je accorder des tons trop difiërens , et peut-être 
opposés ? Non , sans doute. Eaut-il les séparer ? faut-il 
choisir ? mais lequel abandonner ? L'honneur ? parmi 
vous , messieurs , devant le pince qui vous voit , qui 
m'écoute, et dont le nom seul rappelle aux Français 
toutes les idées de l'honneur ^ ! L'amour ? qui l'ose- 
roil, . lorsque, celles dont la présence eût honoré les 
tournois , s'empressent d'assister à vos.assemblées? Que 
résoudre?, quel parti prendre ? Question embarrassante , 
épineuse ; du nombre de celles qui s'agitoient autrefois 
dans ces tribunaux appelés cours d'amour y où l'on 
portoit le» cas de conscience de cette espèce. La cour 
eût décidé^ je crois, que l'ancienne chevalerie ayant 
uni très-bien l'honneur et l'amour, je dois , quoi qu'il 
arrive \ je dois^ en parlant de l'ancienne chevalerie, 
unir , bien ou mal^ l'anioùr et l'honneur. 

Etrange institVLtipn :qui , se prêtant au caractère , aux 
goûts , aux: pênchans communs à tous ces peuples du 
nord , conquéranset déprédateurs de l'Europe , lesf>as>« 
^sionnà tous .à; la fois , en attachant à l'idée de chevafr 
Jerie Tidée de toutes Jes perfections du corps , de, l'e^- 
«prit et de. Tanie , et' en plaçant dans l'amour^ dans l'a? 
jnoqr seul , l'objet , le mobile *çt la. récompense de tou- 
rtes ces perfections réunies ! Jamais législation neut ua 
. ' M. le jprince d« Coudé. .' 



t)Ê feÉCEttlON- Qf 

effet t>1uâ prompt , plus rapide , plus gédéral : cW 
(Ju'elle armoit les hommes nés pour les armes , et quà 
lexemple de la religion nouvelle de Mahomet, elle 
offroit la beauté pour récompense de la valeur. Mais ^ 
par un singulier renversement des idées naturelles j Ma- 
homet mit les plus grands plaisirs de Tamour dans l'autre 
monde , etFinstituteur de la chevalerie offrit en ce monde 
sr ses prosélytes fattrait d'un amour pur et intellectueL 
Etoit-<;e bien celui qui convenoit aux vainqueurs de» 
Romains et des Gaulois ? Oui , sans doute $ si l'on con*- 
sidère le succès qu'obtint en Europe la théorie de ce 
système ; mais cette opinion devient douteuse , quand 
on consulte l'histoire et les faits : car ^ malgré cette loi 
du plus profcHid respect pour les dames ^ on voit , par 
le nombre même de leurs défenseurs ^ combien eiles 
avoient d'agresseurs et d'ennemis ; et il existe des chan- 
sons du douzième siède qui regrettent l'amour du bon 
vieux temps. 

L'instant ah' naquit la dbévâléite dut la faire regar- 
der comme un bienfait de la divinités C'étoit lepoque 
la plus effrayante de notre histoire : motnent affreux ^ 
où , dans Texcès des maux , des désordres y des brigan« 
dages , fruits de l'anarchie' féodale ^ une terreur ■ um«» 
verselle , plus encore que la superstition ; faitoit attisi»*' 
dre aux peuples ^ de mométit ed t^omelft,^ la £ti da 
monde, dont ce cahos "étoifr l'image. Dans cet ins- 
tant s'élève une institutiob qui ^ réitoissam* une nom^ 
brense classe d'hommes armés et puissans ) les associer 
contrée les destructeurs de la société générale , et 
les lie , entrera du moins , par tous les nceuds d0 

L 7 



g8 DISGOUAS 

la politique , de la morale et de la religion ; de la re*- 
ligion même dont elle empruntoit les rites les plus au- 
gustes , les emblèmes les plus sacrés , enfin tout ce saint 
appareil qui parle aux yeux , frappant ainsi à la fois Fâme, 
l'esprit et les sens , et s'emparaut de Thonmie par toutes 
9es facultés. 

Sous ce point de vue , quoi de plus imposant , de 
plus respectable même que la chevalerie ? Combattre » 
mourir , s'il le falloit , pour son Dieu , pour son souve- 
rain y pour ses frères d'armes , pour le service des da- 
mes: car, dans l'institution même , elles n'occupent, 
contre l'opinion commune , que la quatrième place ; 
et le changement; , soit abus , soit réforme , qui les mit 
immédiatement après Dieu , fut sans doute l'ouvrage des 
chevaliers finançais \ enfin secouiir les opprimés , les or- 
phelins , les foibles : tel fut Tordre dies devoirs de tout 
chevalier. . Et que dire encore de cette autre idée si 
noble 9 si grande , ou créée ou adoptée par la cheva- 
lerie 9 de cet honneur iadépendant des rois, en leur 
vouant fidélité ; de cet honneur , puissance du foible , 
trésor de l'homme dépouillé 5 de cet honneur , ce sen- 
timent .de soi invincible , ipdpmptable dès qu'il existe , 
sacré dès.c|u'il.SfS montre ,1 seul arbitre dans sa cause , 
seul juge de lui-même, et du noioins ne relevant que du 
ciel et .d&> l'opinion publique ? Idée sublime , digne d'un 
autre siècle, digne de;natlre dans un temps où la 
nature bum^ône eût mérité cet hommage , où l'opinion 
publique eût pris des mains de la morale , sous les yeux 
de la vertu et de la raison , les traits qui dévoient ccun<* 
poser le pur, le véritable I^onneur, l'honneur véné-. 



t)È JlÈCÈPtiON. 99 

fable ; dont le fantôme, même dépure, est resté en*' 
core si respectable , ou du moins si paissant ! 

Vous n attendez pas^ messieurs, ou plutôt vous ne 
craignez pas que je rappelle cette multitude d'exploité 
guerriers, prodiges de la chevalerie en Europe , et dan!s 
r ÀMe même où FËurope se trouva transplantée à l'épo- 
que des croisades : émigration qui fut l'ouvrage de la 
chevalerie autant que de la foi ; triomphe de l'une et de 
l'autre, mais encore plus de la chevalerie ^ qui vit des 
guenîers sarrasins , saiâs d'enthousiasme pour leurs ri-** 
vaux, passer dans le camp d^ croisés, et se fidre armer 
chevaliers par nos hâros les plus célèbres. 

^ Ce genre particulier d'histoire que l'on nOmme anec- 
dote , et qui se charge de réparer les omissions de Hiis-^ 
toire principale, raconte que tous ces chevaliers chrétiens 
'et sarrasins , rivaux en amour comme en guerre , firent les 
uns sur les autres plus d'une espèce de conquête : mais 
si ces historiens sont vérîdiques, si les beautés dont il» 
parlent ont en effet mérité ces soupçons, au moins est-il 
certain que, loin de leur patrie, entre des adversaires si 
formidables, elles n'avoient pcnnt à craindre le reproché 
qu'on leur fit depuis en Europe, celui de préférer le^ 
eheValiers des tournois aux chevaliers des batailles : mé* 
prise qui surprendroit dans un sexe si bon juge de là 
gloire. Mais qui peut croire à cette méprise, et de quel 
poids doivent être ces vains reproclies et des plaintes^ 
de mécontens^ si on leur oppose l'hommage rendu sait 
femmes par un guerrier telque le grand DuguescHn? 
Prisonnier des Anglais, et amené devant lé fameux 
Prince-Noir son vainqueur, le prince- le laisse maître 



lOO DISCOURS 

de fixer le prix de sa rançon. Le prisonnier croit s6 
devoir à Iqi-méme Thonneur de la porter à une somme 
immense. Un mouvement involontaire trahit la sur- 
prise du prince. « Je suis pauvre, continue le cheva*- 
» lier^ mais appreuez qu'il n'est point de femme en 
» France qui refuse de filer une année entière pour la 
» rançon de Duguesclin. » Telle étoit alors la galante- 
rie française, et cependant, disoit-on, elle étoit déjà 
bien tombée. La chevalerie même dégénéroit de jour 
en jour. Pour la valeur, non : ce n'est point ainsi que 
dégénèrent des chevaliers français. Pour famour, oui, 
si l'infidèle dégénère. Us n'étoient plus ces temps où 
des héros scrupuleux, timorés, distinguoient l'amour 
faux, l'amour vrai : l'amour faux, péché mortel, di- 
soient-ils^ l'amour trai, péché véniel. Que sont-ils de- 
venus ces rigoristes qui, regardant la chevalerie comme 
une espèce de sacerdoce, se vouoient au célibat, rappe^ 
loient sans cesse l'austérité de l'institution primitive 
qui défendoit le mariage, et ne permettoit que l'amour? 
Où étoit-il ce digne Boucicaut, qui n'osoit révéler son 
amour à sa dame qu'à ^ la troisième année , qualifioit 
d'étourdis les audacieux qui s'expliquoient dès la pre-» 
mière? Hélas! cette sorte d'étourdis commencoit à de- 
venir bien rare , si l'on en croit M. de Sainte- Palaye , et il 
faut bien Ten croire. Il avoue, en gémissant, que la 
licence des mœurs étoit au comble. Mais, ce qui l'affli- 
ge encore plus, c'est d'entrevoir les reproches bien plus 
graves que Ton peut faire à l'ancienne ch^'valerie. 11 con-i 
tient que, chargée dès sa naîssauce du principl vice 
delaféodahté, elle reproduisit bientôt tous les désor- 



DE RÉCEPTION. lOI 

dres qu*e1Ie avoit réprimés d'abord. 11 regrette que ces 
chevaliers si redoutables aux ennemis pendant la 
guerre, le fussent encore plus aux citoyens, et pendant 
la guerre et pendant la paix : il se plaint qu'un préjuge 
barbare, admis et adopté par les lois de la chevalerie, 
eût semblé ne vouer leurs vertus même qu'au service 
et à r usage de leurs seuls égaux, ou de ceux au moins 
que la naissance approchoit plus près d'eux : vertus dès- 
lors presqu'inutiles à la patrie, et qui se faisoient à elles- 
mêmes rinjure de borner le plus beau, le plus sacré 
de tous les empires. U voudroit trouver plus souvent 
dans les âmes de ces guerriers quelques traits de cet hé* 
roïsme patriotique, noblement populaire, qui seul pu- 
rifie, éternise la gloire des grands hommes, en la ren- 
dant précieuse à tout un peuple, et fait de leur nom 
pendant leur vie, et de leur mémoire après eux, une ri- 
chesse publique, et comme un patrimoine national. O 
Duguesclin! ce fut ta vraie gloire, ta gloire la plus 
belle! O toi! qui, à ton dernier moment, recommandes 
le peuple aux chefs de ton armée, ah! qu'un ennemi, 
qu'un Anglais vienae déposer sur ton cercueil les clefs 
d'une ville que ton nom seul continuoit d'assiéger; 
qu'il ne veuille les remettre qu'à ce grand nom, et, 
pour ainsi dire, à ton ombre, j'admire l'éclat, lés talens, 
la renommée d'un général habile : mais si j'apprends 
que ce même Duguesclin, malade et sur son lit de 
mort, entendit , à travers les gémissemensde ses soldats 
et des peuples, retentir dans la ville ennemie, assiégea 
par lui-même , le signal des prières publiques adressées 
au ciel pour sa guérison -y sSl je vois ensuite la France 



103 DISCOURS 

entière y je dis le peuple, arrêter de ville en ville et 
suivre, consternée, ce cercueil augu3te baigné des lar» 
mes du pauvre.... Votre émotion prononce, messieurs; 
élié atteste combien la véritable vertu , l'humanité , laisse 
encore loin derrière «oi tous les triomphes, et que 
le ciel n'a mis la vraie gloire que dans l'hommage volon- 
taire de tout un peuple attendri. 

Ne nous plaignons plus, messieurs, après un pareil 
trait, digne d'honorer les annales des Grecs et des Ro-^ 
mains; ne nous plaignons plus de ne pas rencontrer 
J)lus souveut dans notre histoire des exemples d'un 
héroïsme si pur et si touchant. Ah ! loin d'en être sur^ 
pris, admirons plutôt que dansées temps déplorables de 
tyrannie et de servitude, toutes deux dégradantes même 
pour* les maîtres , un guerrier du quatorzième siècle ait 
trouvé dans la grandeur de son âme ce sentiment d'hu-» 
mânité universelle, source du bonheur de toute société. 
Qui ne s'étonneroit qu'un soldat , étranger à toute cul- 
ture de l'esprit, même aux plus foibles notions qui le 
préparent, mt ainsi devancé le génie de Fénélon qui, 
trois siècles après, empruntoit à la morale ce sentiment 
d'humanité, pour le transporter dans la politique occu- 
pée enfin du bonheur des peuples? Heureux progrès 
de la raison perfectionnée, qui, pour diriger avec sa^ 
gesse ce noble sentiment, lui associé un principe non 
moins noble, l'amour de l'ordre ; principe seul digne 
de gouverner les hommes, et si supérieur a cet esprit 
de chevalerie qu'on a vainement regretté de nos jours! 
Eh! qui oseroit les comparer , soit dans leur source, soit 
dap§ leurs effets ? L'un , l'esprit de chevalerie , ne portoit 



DE RÉCEPTION. Io5 

ses r^rds que sur un point de la sociale; l'autre, cet 
esprit d'ordre et de raison publique, embrasse la société 
entière : le premier ne formoit, ne demandoit que des 
soldats^ le second sait former des soldais, des citoyens, 
des magistrats , des législateurs , des rois : Fun , déployant 
une énergie impétueuse, mais inégale, ne remodioit 
qu'à des abus dont il laissoit subsister les germes sans 
cesse renaissans; lautre, développant une énergie plus 
calme, plus lente, mais plus sûre, extirpe en nlence la 
racine de ces abus : le premier^ influant sur les mœurs, 
demeuroit étranger aux lois^ le second, épurant par de- 
grés les idées et les opinions, influe en même temps 
et sur les lois et sur les moeurs : enfin Tun séparant , di- 
visant même les citoyens, diminuoit la force publique; 
l'autre , les rapprochant, accroît cette force par leur 
union. 

C'est cet amour de Tordre qui, mêlé parmi nous à 
Tamour naturel des François pour leurs rois , a produit, 
pour ainsi dire, composé ces grandes âmes des Tu- 
renne, des Montausier, des Catinat, l'honneur à la fois 
et de la France et de l'humanité : caractères imposans 
où respire, à travers les mœurs et les idées françaises, je 
ne sais quoi d'antique qui semble transporter Rome 
et la Grèce dans le sein d'une monarchie-, mélange heu-^ 
reux de vertus étrangères et nationales qui, semblables 
en quelque sorte à ces fruits nés de deuxarbresdifférens, 
adoptés l'im par l'autre, réunissant la force et la dou- 
ceur, conservent les avantages de leur double origine. 
Que ceux qui regrettent les siècles passés , cherchent de 
pareils caractères dans notre ancienne chevalerie I 



Ï04 DISCOURS 

Quoi qu'il en soit , on convient qu en gênerai elle 
jeta dans les âmes une énergie nouvelle, moins dure ^ 
moius féroce que celle dont l'Europe avait senti les effets 
*à répoque de Churlemagne : on convient qu elle mar* 
qua d'une empreinte de grandeur imposante la plupart 
des évéuemens qui suivirent sa naissance ; qu'elle forma 
de grands caractères; qu'elle prépara même l'adoucis- 
sement des mœurs , en portant la générosité dans la 
guerre, le platonisme dans l'amour, la galanterie dans la 
férocité. De là ces contrastes qui nous frappent si vive» 
ment aujourd'hui , qui mêlent et confondent les idées 
les plus disparates , Dieu et les dames , le catéchisme 
et l'art d'aimer ; qui placent la licence près de la dévo- 
tion , la grandeur d'âme près de la cruauté, le scrupule 
près du meurtre ; qui excitent à la fois l'enthousiasme , 
rindignatipn et le sourire ; qui montrent souvent , dans 
le même homme , un héros et un insensé , un soldat , 
un anachorète et un amanl ; enfin qui multiplient , dans 
les aqnales de cette époque , des exploits dignes de la 
fable , des vertus ornemens de l'hbtoire , et surtout les 
crimes de toutes les deux ; mœurs vicieuses , mais pi- 
quantes, mais pittoresques; mœurs féroces, raaisfières, 
maïs poétiques. Aussi l'Europe moderne ne doit- elle 
qu'à la chevalerie les deux grands ouvrages d'imagination 
qui signalèrent la renaissance des lettres. Depuis les beaux 
jours de la Grèce et de Rome, la poésie, fugitive, er- 
rante loip de l'Europe , avoit , comme l'enchanteresse 
du Tasse, disparu de son palais éclipsé : elle altendoit, 
depuis quinze siècles, que le temps y ramenâtdes mœurs 
Qouvelle^, fécondes ea tableaux , en images dignes d ar« 



DE RÉCEPTION. lo5 

réter ses regards ; elle attendoit finstant , ooo de la bar- 
barie , non de rignorance , mais l'instant qui leur suc^ 
cède , celui de l'erreur , de la crédule erreur , de l'illu- 
sion facile qui met entre ses mains le ressort du merveil- 
leux , mobile surnaturel de ses fictions embellies. Ce 
moment est venu^ les triomphes des chevaliers ont pré- 
paré les siens, leurs mains victorieuses ont de leurs lau- 
riers tressé la couronne qui doit orner sa tête. A leurs 
voix, accourent de l'orient les esprits invisibles, moteurs 
des <^eux et des enfers, les fées, les génies , désormais 
$es minisires; ils accourent , et déposent à ses pieds les 
talismans divers , les attributs variés, emblèmes ingé- 
nieux de leur puissance , de leur puissance soumise à la 
poésie , souveraine légitime des enchantemens et des 
prestiges. Elle règne : quelle foule d'images se presse , 
se succède sous ses yeux ! Ces batailles où triomphent 
l'impétuosité, la force, le courage, plus que l'ordre 
et la discipline ; ces harangues des chefs ; ces femmes 
guerrières 5 ces dépouilles des vaincus , trophées de la 
victoire; ces vœux terribles de l'amitié vengeresse de la- 
mitié; ces cadavres rendus aux larmes des parens, des 
amis; ces armes des chevaliers fameux, objet, après 
leur mort, de dispute et de rivalité : tout vous rappelle 
Homère ; et c'est la patrie de l'Arioste, du Tasse, c'est 
l'Italie qui a mérité cette gloire ; tandis que la France , 
depuis quatre siècles, languit, foible et malheureuse , 
sous une autorité incertaine , avilie ou combattue, sans 
lois, sans mœurs, sans lettres, ces lettres tant recom- 
mandées parla chevalerie !... Ici , messieurs , vous pour- 
riez éprouver quelque surprise ; vous pourriez penser , 



X 



lo6 DISCOURS 

sur la foi d'une opinion trop répandue , qu'il éloit rései> 
vé à nos jours de voir la noblesse française unir les armes 
et les lettres, et associer la gloire à la gloire : cette réu-* 
nion remonte à l'origine de la chevalerie 5 c'étoit le de-* 
voir de tout'chevalier, et une suite delà perfection à 
laquelle étoient appelés ses prosélyles. Et qui croiroit 
qu'exigeant la culture de l'esprit, même dans les amuse* 
mens les plus ordinaires , la chevalerie n'allioit aux exer-» 
cices du corps que les jeux qui occupent ou développent 
l'intelligence , et proscrivoit surtout ces jeux d'où l'es^ 
prit s'absente , pour laisser régner le hasard? Quelle est 
donc l'époque qui devint le terme de cette estime pour 
les lettres, et la changea même en mépris? Ce fut le 
moment où les subtilités épineuses de l'école hérissèrent 
toutes les branches de la littérature •, et vous convien* 
drez , messieurs , que l'instant du dédain ne pouvoit être 
mieux choisi. Encore se trouvoit-il plusieurs chevaliers 
fervens qui s'élevoient avec force contre cette orgueil- 
leuse négligence des anciennes lois. C'étoit Wrtout un 
vrai scandale pour le zélé et discret Boucicaut, comme 
on le voit par le recueil de ses vers , virelais, ballades, 
alors chantés par toute la France, auxquels il attachoil 
un grand prix, et qu'il composoit lui-même. Ainsi, 
messieurs , lorsqu'avant l'époque où l'on vit tous les 
genres de gloire environner le trône de Louis xiv^ 
lorsque François i". , ce prince si passionné pour la 
chevalerie, ressuscitoitde ses regards la culture des let- 
tres en France , il renouveloit seulement l'antique es- 
prit de cette brillante institution. C'est ainsi que notre 
^u<^$te monarque ^ en conds^mnant des jeux autrefois 



DE RÉCEPTION. ÏO7 

înterdîts, rappelle aai descendans des anciens chevaliers 
une loi respectée par leurs premiers ancêtres : loi i)ater- 
nelie , inviolable déjà sans doute par la seule sanction du 
prince , mais que Forgueil du ranâ[ protégera peut-être 
encore ; désobéir, c'est déroger. 

Seroit-il possible, messieurs, de voir ces grands 
noms unis et rapprochés sans nous rappeler à la fois ^ 
et les bienfaits de la puissance royale , et les vertus de 
notre auguste monarque ? Qu'il soit béni plus encore 
que célébré, ce roi qu'il est permis de ne louer que paf 
des faits , seul éloge digne d'un cœur qui rejette tout 
autre éloge; ce roi qui efface, autant qu'il est en lui, les 
vestiges de l'antique opprobre féodal; qui^ en rendant 
la liberté à des hommes, a reconquis des sujets : oui, 
reconquis ; l'esclave est un bien perdu , qui n'appartient 
à personne! Qu'il soit béni, et par finfortuné moins 
indigent dans l'asile même de findigence , et par fin-* 
nocent soustrait k la cruelle méprise des lois , et par un 
peuple qui sait aimer ses maitres , le seul peut-être qui 
les ait constamment chéris , et dont famour , justifié 
maintenant , devança plus d'une fois et leurs bienfaits 
et leur- naissance ! A ce mot.... puisse- 1 -il être un pré^ 
sage !.,., puisse bientôt un monarque chéri presser entre 
ses bras paternels le précieux gage de la félicité de nos 
neveux ! puisse -t-^ il verser sur ce royal enfant, non 
moins en roi qu'en père, les douces larmes de la tenr 
dresse et de la joie ! et , si j'osois mêler au vœu de la patrie, 
non pas l'expression , mais du moins l'accent respectueux 
de la reconnoissance, j'ajouterois : Puisse le premier 
sourire d'un fils payer les vertus de son auguste mère ! 



108 DISCOURS 

C'est ici , messieurs , que je voudroîs pouvoir ter- 
miner ce discours : et par où le finir plus convenable- 
ment que par 1 éloge de la vertu sur le trône? Mais, 
après avoir eiposé les vues pnncipales que rassemblent, 
ou du moins que font naître les ouvrages de M. de 
Sainte-Palaye, il me semble que j*ai presque oublié de 
louer M. de Sainle-Palaye lui-même. Ce n'est pas lui 
qu'on aura fait connoître, en ne parlant que de ses 
livres 5 et c'est dans son caractère que réside une grande 
partie de son éloge. Ses mœurs , vous le savez , unis» 
soient à l'aménité de notre siècle la simplicité , la can- 
deur , la naïveté qu'on suppose à nos pères. Epris de nos 
anciens chevaliers , il sembloit avoir emprunté d'eux et 
adopté, dans les proportions convenables, les qualités 
qui distinguent en effet plusieurs de ces guerriers cé- 
lèbres, honneur, désintéressement, galanterie, loyauté; 
et , s'il m'est permis de pousser plus loin le parallèle , on 
voit par l'étendue de ses travaux , qu'à l'exemple des an* 
ciens chevaliers, il ne s'effrayoil pas des grandes entre- 
prises. C'est par cette constance et par cette passion 
pour l'étude , qu'il avbit réparé si promptement le désa- 
vantage d'une jeunesse débile et languissante, qu'une 
santé trop foible |ivoit rendue presqu'entièrement étran- 
gère aux lettres, 

Croira-t-on qu'un homme placé de si bonne heure 
au rang des savans les plus distingués, admis à vingt-six 
ans dans une compagnie célèbre par l'érudition, ait 
passé les vingt premières années de sa vie sous les yeux 
de sa mère, partageant auprès d'elle ces occupations fa« 
ciles qui mêlent l'amusement au travail des femn^cs ? 



DE tlÉCEPTION. 109 

Peui-élre cette singularité d'une éducation purement 
maternelle, bornée pour d autres à Tépoque de la pre- 
mière enfance, et qui se prolongea pour lui jusqu'à la 
jeunesse , fut pour M. de Sainte-Palaye une des sources 
de cette douceiir insinuante, de cette indulgence ai- 
mable, dont le cœur d'une mère est sans doute le plus 
parfait modèle. Peut-être l'austérité précoce d'une édu- 
cation trop dure ou moins facile a plus d'une fois res<^ / 
serré le germe , ou flétri du moins la fleur d'une sensi- 
bilité naissante. M. de Sainte-Palaye, plus heureux... • , 
destinée unique d'un être né pour le bonheur , qui passe 
sans intervalle de l'asile maternel sous la sauvegarde 
de l'amitié ! Dès ce moment, messieurs , je ne puis que 
vous rappeler des faits connus de la plupart d'entre vous; 
et si j'ose vous en occuper, si je m'arrête un moment 
sur la peinture de cette union fraternelle, c'est que le 
nom seul de M. de Sainte-Palaye m'en fait un devoir 
indispensable : c'est l'hommage le plus digne de sa mé- 
moire ; et vous-même vous pensez que le sanctuaire des 
lettres ouvert aux talens ne s'honore pas moins des ver- 
tus qui les embellissent. 

La tendresse des deux frères commença des leur 
nmssanee ; car ils étoient jumeaux : circonstance pré- 
cieuse qu'ils rappeloient toujours avec plaisir. Ce titre 
de jumeaux leur paroissoit le présent le -plus heureux 
que leur eût fait la nature , et la poi^tion la plus chère 
de l'héritage paternel : il avoit le mérite de reculer pour 
eux l'époque d'une amitié si tendre ; ou plutôt ils lui 
dévoient le bonheur inestimable de ne pouvoir trouver 
dans leur vie entière un moment où 'ûs ne se fussent 



UÔ biscouns 

point aimes. M. de Sainte-Palaye n a fait que six vers 
dans sa vie, et c'est la traduction d'une épigranuue 
grecque sur deux jumeaux. Le testament des deux 
frères, car ils u en firent qu'un, et celui qui mourut le 
premier disposa des biens de l'autre -, leur testament dis' 
tingua par un legs considérable deux parentes éloignées 
.qui avoient l'avantage , inappréciable à leurs jeux ^ d'être 
sœurs, et nées comme eux au même instant. C'esl^ 
avec le même intérêt qu'ils se plaisoient à raconter que y 
dans leur jeunesse, leur parfaite ressemblance trompoit 
l'œil de leurs parens : douce méprise $ dont les deux 
frères s'applaudissoient ! On auroit pu les désigner dès-r 
lors, comme le fit depuis M. de Voltaire par une allu« 
sion très-heureuse : 

Ofraircs Helenœ, lucida sjrdera ! 

consécration poétique qui leur ^ssigùoit parmi nousry 
le rang que tiennent dans la fable ces deux jumeaux cé« 
Jèbres, jadis les protecteurs, et maintenant les symbole» 
de l'amitié fraternelle. Mais, plus heureux que lesfrèi*es 
d'Hélène privés par une éterqelle séparation du plus 
grand charme de l'amitié, une même demeure, un 
même appartement^ une même table , les mêmes so^ 
ciétés , réunirent constamment MM. de La Curne } 
peines et plaisirs , sentimens et pensées, tout leur fui 
commun^ et je m'aperçois que cet éloge ne peut les sé-r 
parer. Et pourquoi m'en ferois-je un devoir ? pourquoi 
M. de La^ Curne ne seroit^il pas associé a l'éloge de son 
frèi;e ? C'étoit lui qui secondoit le plus les travaux de 
M. de Sainte-Palaje, en veillant sur sa personne^ sur 



DE KÉCEPTION. 1 1 1 

ses besoins , sur sa santé ^ en se chargeant de tous ces 
soins domestiques , qu'un sentiment rend si nobles et si 
précieux. Heureux les deux frères sans doute ! mais plus 
encore celui des deux qui, voué aux lettres, et plus 
souvent solitaire , arraché à ses livres par son ami , reçoit 
tle Famitié ses distractions et ses plaisirs \ qui tous les 
jours épanche dans un commerce chéri les sentimens 
de tous les jours ^ qui ne voit aucun moment de sa vie 
tromper les besoins de son cœur; enfin qui n'a jamais 
connu ce tourment d'une sensilùlité conU'ainte , aigrie 
ou combattue , ce poison des âmes tendres, qui change 
en amertume secrète la douceur des plus aimables a£fec- 
tions ! De là sans doute dans M. de Sainte-Palaye ce 
calme intérieur, cette tranquille égalité de son âme, 
qui , manifestée dans les traits et dans la sérénité de son 
visage, in téressoit d'abord en sa faveur, devenoit en lui 
une sorte de séduction, et faisoit de son bonheur 
même un de ses moyens de plaire. Ainsi s'écouloit 
cette vie fortunée , sous les auspices d'un sentiment qui 
par sa durée devint enfin l'objet d'un intérêt général. 
Combien de fois a*t-on vu les deux frères , surtout dans 
leur vieillesse , paroissant aux assemblées publiques, aux 
promenades, aux concerts , .attirer tous les regards , l'at- 
tention du respect , même les applaudissemens ! avec 
quel plaisir, avec quel empressement on les aidoit à 
prendre place, on leurmontroit, on leur cédoit la plus 
commode ou la plus distinguée ! triomphe dont leurs 
cœurs jouissoient avec délices ; triomphe si doux à voir, 
à doux à peindre î car, api es la vertu, le spectacle le 
plus touchant est celui de l'hommage que lui rendent le& 



tIS DlSCOtJSS 

hommes assemblés-, et, dans les rencontres ordinaires de 
la société, on n'aperçut jamais un des deux frères , sans 
croire qu'il cherchoit l'autre. A force de les voir presque 
inséparables^ on disoit, on aflirmoit qu'ils ne s'étoieut 
jamais séparés, même un seul jour* Il falloit bien ajou- 
ter au prodige ; et leur union étoit mise , dès leur vivant,*^ 
au rang de ces amitiés antiques et fameuses qui pas* 
sionnent les âmes ardentes, et dont on se permet d'ac-^ 
croître l'intérêt par les embellissemens de la fiction. 
Ëh ! qu'en est-il besoin, lorsqu'ils se sont fait mutuelle- 
ment tous les sacrifices, et enfin celui d'un sentiment 
qui, pour l'ordinaire, triomphe de tous les autrtô? 
M. de La Curne est près de se marier : M. de Sainte* 
Palaye ne voit que le bonheur de son frère ; il s'en ap- 
plaudit ; il est heureux ; il croit aimer lui-même : mais^ 
la veille du jour fixé pour le mariage , M. de La Curne 
aperçoit dans les yeux de son frère les signes d'une dou- 
leur inquiète , mêlée de tendresse et d'agitation. C'est 
que M. de Sainte-Palaye, au moment de quitter son 
frère, redoutoit pour leur amitié les suites de ce nouvel 
engagement. Il laisse entrevoir sa crainte ; elle est par- 
tagée. Le trouble s'accroît , les larmes coulent. « Non, 
» dit M. de La Curne , je ne me marierai jamais. » Les 
sermens furent réciproques ; et jamais ils ne songèrent 
à les violer. C'est ainsi que M. de Sainte-Palaye vit -exé- 
cuter , et lui-même exécuta une des lois de la chevalerie 
qui lui plaisoit sans doute davantage , la fraternité pré- 
férée à tout, même au service des dames. 

O charmesimpleet naïf d'une scène intérieure et do* 
mestique ! Combien d'autres non moins douces^ non 



DE RÉCEPTION. Il5 

moin$ touchantes, oubliées et ensevelies dans le secret 
de cette heureuse demeure , asile de Famitié ! Pourquoi 
faut-il que lage et le teinps lui en offrent de plus affli- 
geantes et de plusdouloureuses f Ah ! la vieillesse avance ; 
elle amène Tidée d'une séparation : la mort leur est af- 
freuse. Us frémissent : leurs cœurs se précipitent Tua 
Ters l'autre -, ils se serrent, se pressent avec terreur ; ils me-» 
lent et confondent leurs pleurs, leurs craintes, dirai -je 
leurs espérances ? U en est une qu'ils saisissent , qu'ils 
«nbrassent avec tendresse : ils sont nés à la même heure ;' 
si la même heure , si la mort les unissoit ? Cette idée les 
<;oDSoIe , les rassure. Où ils ne voient plus de séparation, 
la mort a disparu; l'illusion s'achève; ils osent -s'en Aatt*' 
ter \ et, dans l'égarement de leur douleur, ils sepromet-v 
Xenl un miracle, n'en connoissani pas de plus impossi- 
ble que de vivre séparés. Il approche toutefois cet ins- 
tant redoutable : c'est M. de La Curne dont la santé 
chancelante annonce la fîn prochaine. On tremble, on 
s'attendrit pour M. de Sainte-Palaye : c'est à lui que 
l'on court , dans le danger de son frère. Tous les cœurs 
sont émus; leurs amis, leurs connoissances, quiconque 
les a vus , tous en parlent , tous s'en occupent : le feu roi, 
car nne telle amitié de voit parvenir jusqu'au trône, 
montra quelqu'intérêt pour l'infortuné menacé de sur- 
vivre. C'est lui que plaint surtout le mourant même. 
« Hélas! dit -il, que deviendra mon frère? Je m'étois 
» toujours flatté qu'il mourroit avant moi. » O regret 
peut-être sans exemple! ô vœu sublime du sentiment, 
qui, dans ce partage de douleurs, s'emparoit de la plus 
amère , pour en sauver l'objet de sa tendresse ! Vous le» 

r. a 



4i4 DISCOURS 

avez sus, messieurs, ces détails que des récits fidèles 
TOUS apportaient tous les jours ^ vous ayez frémi sur le 
$prt d un vieillard . . • , j Vlpis dire abandonné , c'est 
presque lepithète ^ pet âge : mais nqq, ses amis se 
x^emblent , Fenvironaent, se succèdent ; des femmes, 
jeunes, aimables, s'arrachent^ux dissipations du monde, 
pour seconder des soins si touchans. U a vécu pour Ta- 
JOgdtié : il est sous la tutelle de tous les cœurs sensibles, 
^h ! qu il est doux de voir démentir ces tristes exemples 
d^un abandon cruel et trop fréquent, ces crimes de 1^ 
^ciété qui consternent Fâme, en lui rappelant ^s bles-, 
s^^ , en lui présageant celles qui laltendent ! Avec 
quel ^ujagement, avec quel plaisir le cœur abjure ces 
pi^nsées austères , ces sombres réflexions, qui npus pré* 
^ntent Thumanité Sious un aspect lugubre ^ qui antiçi^ 
pçnt sur la mort, en piontçant Thomme isolé daps In 
jGç^le, et séparé de ce qui Fentoure ! Un bonheiu* cons- 
ent avoit épargné à M. de Sainte-Palaje ces id^es affli^ 
géantes, et en préserva sa vieillesse. C'étoit le prix de 
Sfis vertus , sans doute , mais surtout de cette indulgeQoç 
ixiépuisable, universelle, qui passoit dansi tou^ s^esi dis- 
cours, et que promettoit encore la doujceur de soa 
mainiien. Né pour aimer, il ne peut haïr, même Je 
"vicieux, même le méchant. Ce nest pour lui qu un être 
qui nest pas ^n semblable, dont il s'écarte sans cofôre 
^presque sans chagrin : douce facilité, qui, sans alté- 
rer la pureté d^ se^ mç^i^rs , ^ssuroit à la fois la trai^^quilr 
liié d^ spa âme, et ie.repps de sa vie ; et qui, lui épar- 
gnant la peine de halfr h vice , épargnoit au vice Le soin 
i}e se venger I JlejivQiix ç^ractèrQ qui ( à mpins detre 



DE RÉCEPTION. Il 5 

i'efifbrt d'uûe raison mûrie, paisible et calme, aprè^. 
avoir tout jugé) n'est quun présent de la. nature, et 
n'est point la vertu sans doute , mais que la vertu même 
pourroit envier. C'est cette douceur de M. de Sainte- 
Palaye, c'est cet intérêt universel , accru par son âge et 
par son malheur , qui calma la violence de son premier 
desespoir, qui en modéra les accès, et les changea en 
une tendre mélancolie qu'il porta jusqu'au tombeau* 
Hélas! on s'étonnoit qu'il s'y tratnât^si lentement : qq, 
reprochoit à la nature de le laisser vivre après son frère» 
Ah ! c'est qu'il vivoit cncorie ayec lui 5 il l'entendent , ^ 
le voyoit sans cesse. Vous en fûtes témoins , u^e^eur»),, 
lorsqu'à l'une de vos assemblées particulières, chanGi^ 
lant , prêt à tomber, il est secouru par l'un de vous qu'U 
connoisjioit à peine : c'éloit un de vos choix les pliis r4^ 
cens ^; « Monsieur, dit le vieillard , vous avez si^rerœms; 
» un frère? » Un frère , un secours ! ces deux idées SsOp^^ 
pour lui inséparables à jamais. Toutes les autres s'alteK 
vent 9 s'effacent par degrés; la^ doiiletU!,!^^ vieillesse, l^ 
iafîriiiités affoiblissent ses organes, disons tout , sa rai,: 
9on : mais cette idée chêne survit à sa laisôu, Ie^ut|t^ 
partout , et consacre à vos yeu^ les tristes débris de li(î^ 
même. Il n'est plus qu une ombre, il aime epQpi^^ lefl 
«embiable à ces mânes, babitans de l'ÉIysée, à quijj^ 
£ah\e conservoit et leurs passions et leur^ habitudes, U; 
xieiat à vos séances, U vom parle de son frère, et voiji/s 
respectez , daps la dégradaitiou de la Datiive , le sentim^i^ 
dont elle s'honore davantage. 

• Je m'aperçois» me^ieur«, que l'intérél, s^os 4ottt». 

- ,* Ai.'Ducîs« 



Ir6 DISCOURS 

ctDseparable de ce sentiment , m'attire quelque indul- 
gence; maïs où finit cet intérêt, Finduigence cesse et 
ïn'ordonne de m'arrêter. Et que vous dirois- je qui pût 
soutenir votre attention PRappellerois- je quelques trait» 
tioù moins précieux du caractère deM.de Sainte-Palaye, 
$a bonté bienfaisante , sa générosité , d'autres vertus ? . . . 
Ah! Famitié les appose. Les vertus! c'est son cortège 
naturel ; et celles qui ne la précèdent pas, la suivent 
pour l'ordinaire. Qu'importe que j'oublie encore quel*» 
ques traits intéressans et curieux de sa vie privée, de ses 
voyages, les honneurs littéraires qu'il reçut en France 
et en Italie.^ Eh ! que sont, auprès d'un sentiment , les 
titrés, les honneurs littéraires?... Je ne vous offense 
pas, messieurs : qui d'entre vous, au milieu de ses tra- 
vaux , de ses succès , dans la jouissance d'une juste célé- 
brité, n'a point envié plus d'une fois peut-être les dou— 
ceitrs habituelles qu'une telle union répandit sur une vie 
si longue et si heureuse ? Prestige de la gloire, éclat de 
la renommée, illusions si brillantes et si vaines , si re- 
cherchées et si trompeuses , auriez-vous rempli ses jours 
d'une félicité si pure et si durable? Ah! l'amitié, plus*, 
fidèle , ne' trompa point M. de Sainte-Palaye ; et fut le 
bonheur de sa vie entière , et non le mensonge d'un 
moment. Son ami lui peut échapper, comme tous les 
biens nous échappent; mais l'amitié lui reste, et n'ac- 
cuse point l'erreur de ses plaisirs passés. Elle lui coûte 
dcfs^ i^grets, mais non celui d'avoir vécu poivrelle; et 
ses regrets encore , mêlés à fimage qui les rend èhers à 
soti oœur ^ reçoivent dcJ cette image même le charme se- 
cret qui les tempère , les adoucit, et les égare en quel- 



DE RÉCEPTION. 11^ 

^e sorte dans rattendrissemeat des souvenirs. Que dis- 
je? ô coDsblation! ô bonheur d'une destinée si rare! 
c'est Famitié qui veille encore sur ses derniers jours. U 
pleure un frère, il est vrai ; mais il le pleure dans le sein 
d'un ami qui partage cette perte, qui la remplace autant 
qu'il est en lui , qui lui prodigue jusqu'au dernier mo« 
ment les soins les plus attentifs, les plus tendres; ajou- 
tons , pour flatter sa mémoire, les plus fraternels. 
C'est parmi vous, messieurs, qu^il devoit se trouver, 
cet ami si respectable * , ce bienfaiteur de tous les ins- 
tans, qui, chaque jour, abandonne ses études, ses plai- 
sirs, pour aller secourir l'enfance de la vieillesse. Vos 
yeux le cherchent, son trouble le trahit : nouveau ga- 
rant de sa sensibilité , nouvel hommage à la mémoire de 
lami qu'il honore et qu'il pleure ! 

^ M. de Bréquigay. 



Il8 RÉPONSE 

RÉPONSE 

"De M. SÈàtiëk^ directeur dé V Académie ffdnçaisê^ 
àû discbuts de M. de Champoet- 



M 



ONStEUR, 



tiepuis iôtig- temps on accuse Facadémie française 
â'élrè vdùeë à là louange : cie reproche est-îl injuste ou 
jbnde ? Ce Serbît peut-éU'e la matière dun long exa- 
xnen; ihais ëètte justification seroit encore exposée à 
être regardée comme un éloge , et ne Ferbit qu'aggraver 
Fknputation que j'aurois voulu détruire. Cependant , 
puisque le sort m'a nommé pour répondre aux témoi- 
gnages de la vive reconnoissance que vous venez de 
faire éclater , qu'il me soit permis de repousser l'es- 
pèce de ridicule que l'envie et la malignité cherchent 
à répandre sur la solennité de nos adoptions. 

Pourquoi cette diflférence entre Fusage de cette 
compagnie et celui des autres sociétés littéraires ? 
Pourquoi ces réceptions décorées d'une sorte d'appa- 
reil ? Quel est le motif de ces séances qu'honore en ce 
moment im prince qui , joignant aux vertus guerrières 
le talent de la parole , semble fait pour intimider Félo- 
quence même ; de ces séances où s'empressent d'assis- 
ter ce que la capitale renferme de plus instruit dans tous 
les ordres , les étrangers les plus distingués , et Félite 



AU DISCOURS DE RÉCEPTION. iig 

' même d*uû seie en qui les grâces n'excldetlt poiût k» 
lumières, dont la seule présence est un encouragement 
pour les lettres , comme elle Fëtoit auti^efois pour lés 
armes , et dont le suffrage est d'autant plus flatteur ^ 
qu'il est dans notre siècle des muses parmi les fem- 
mes qui , ne se bornant point à un goût stérile pour 
les lettres , savent quelquefois les enrichir çlles-mê- 
mes , sans afficher la prétention du bel-esprit , et sans 
encourir le ridicule de la pédanterie ? 

C'est à ce public respectable et choisi que Façade*^ 
inîe se fait un devoir de rendre compte de ses élec- 
tions ; et , quoiqu'il soit censé avoir en quelque sortd 
prévenu son choix , peut-^lle se dispenser de le justi- 
cier dans la personne de l'académicien qu'elle adopté y 
et dans celle de l'académicien qu'eDe regrette ? Elle éher- 
<5he à honorer la mémoire de l'un , en retracatit lé 
mérite de ses travaux littéraires , louange non suspecte ^ 
puisqu'il n'est plus à portée de l'entendre -, elle rappelle 
-de même les travaux de l'autre , pour l'exciter à de nott- 
Teaux efforts : la gloire dont il doit se couvrir un jour 
<levient alors l'ouvrage de l'académie et une propriété 
pour chacun de ses membres. 

Quelle louange d'ailleurs peut être traitée de flatterie , 
lorsqu'elle sert d'aiguillon , non-seulement à ceux qui la 
méritent pour ta mériter encore à l'avenir ; mais même 
à tous ceux quiauroient l'ambition d'obtenir un jour ce$ 
hommages publics rendus au talent couronné , et que 
justifient Taffluence et l'applaudissement des témoins ? 
Les acclamatioiis qu'excite à son passage celui qui tra- 
verse la fotile de ses admirateurs , pour venir prendra 



120 RÉPONSE 

place parmi nous , ne couvrent-elles pas les vains bour- 
donnemens des détracteurs jaloux , qui voudroient , 
comme autrefois dans Rome y insulter au triomphateur, 
et à la voix qui se glorifie de l'honorer ? 

Sans craindre qu'on me soupçonne d'adulation , je 
commencerai donc par vous , monsieur , à remplir la 
tâche honorable que Féquité m'impose. 

L'académie , intéressée à sa propre gloire , a recon- 
nu , dans une assemblée particulière , vos droits à la 
place que vous occupez ; elle les reconnoît encore au- 
jourd'hui d'une manière plus solennelle ; et le concours 
du public éclairé qui nous environne , est une confir- 
mation de notre choix. 11 se souvient avec plaisir de 
vous avoir vu au rang des athlètes que nous couron- 
nons chaque année. Vos premiers essais annoncèrent 
vos talens 5 les suffrages qui vous ont décerné une dou- 
ble palme , éioient de notre part une première adop- 
don. Dès l'entrée de la carrière , votre jeunesse s'est dis- 
tinguée par deux ouvrages que vos juges eux-mêmes 
n'auroient peut-être pas désavoués. C'est dans de pareils 
candidats que l'académie se plaît à envisager d'avance le 
mérite qui doit un jour réparer ses pertes : les couron- 
nes qu'elle distribue sont pour elle une espèce d'enga- 
gement d'admettre dans son sein ceux qui les ont 
obtenues : engagement conditionnel néanmoins , et qui 
n'a de validité qu autant que la main qui moissonne les 
lauriers académiques , a le courage et la force d'en 
cueillir de nouveaux. Uacadémie reconnoît ses élèves 
à ces auréoles de gloire dont leur front est environ- 
né : pourroit-elle rejeter en marâtre ceux qu elle a pro- 



AU DISCOURS DE RÉCEPTION. I2t 

doits dans le public par ses suffrages ? Et si elle paroît 
négliger un grand nombre de ses enfans adoptifs , ceux 
qu elle abandonne n'ont point répondu à Thonneur de 
son adoption \ elles les oublie , parce qu ils se sont 
oubliés eux-mêmes : c est reculer dans la carrière , que 
de n y pas avancer. 

Les ouvrages qui vous ont mérité la double couronne, 
dont les fleurs font partie de celle que vous recevez 
aujourd'hui ; ces éloges de deux génies créateurs étoient 
Je fruit d'une méditation profonde -, et la justesse de vos 
réflexions sufEsoit seule pour donner l'opinion la plus 
favorable de vos talens. La première idée que le pu- 
blic conçoit du mérite naissant , est la base de la ré- 
putation : l'édifice s'élève avec plus ou moins de len- 
teur \ mais sa durée dépend de la solidité des fondemens , 
iien plus que de la régularité de l'architecture ou de la 
beauté des omemens. Que ne deviez-vous donc pas es- 
pérer de l'accueil flatteur que vous avez reçu de l'aca- 
démie et du public ! L'expérience nous apprend que 
dans un siècle de lumières , dans un pays où Ton peut 
dire que l'esprit est une production du sol , où il abonde 
de toutes parts , où l'habitude d'en montrer en éclipse 
le plus souvent l'éclat , ce n'est pas un avantage médio- 
cre de se donner de bonne heure une célébrité réelle , 
et de faire distinguer sa fortune au milieu de la richesse 
publique. 

Le talent de l'analyse , un coup d'œil aussi juste que 
pénétrant , un tact aussi sûr que délicat , vous ont fait 
saisir le caractère du premier de nos poètes comiques. 
Vous avez développé , avec une sagacité peu commune, 



132 RÉPONSE 

les beautés originales de ce grand peintre des ridicules 
et des vices : homme extraordinaire qui a su donner à 
ses couleurs de 1 éclat et de^ la vivacité , du mouvement 
et de la vie pour tous les temps , qui n'aura jamab 
rien à redouter des vicissitudes ordinaires chez ua 
peuple changeant , où il y a tant de goûts fugitifs , tant 
de modes pour les idées comme pour les vêtemens : 
esprit inventif et fécond , qui seul a connu fart d'at- 
tacher également et d'amuser le spectateur par un fond 
de gaité intarissable , réunie à un but moral , et tou- 
jours résultante de l'ordonnance de ses plans \ en sorte 
que par la seule situation où il met ses personnages y 
les expressions les plus simples deviennent comiques , 
tout prend la teinture du fond ; et les iis , qui ne font 
que suivre ordinairement les plaisanteries, précèdent 
le dialogue des acteurs et commencent à l'ouverture 
même de la scène : génie robuste qui , au milieu des 
variations de plus d'un siècle , n'a dû sa consistance 
inaltérable qu'au soin particulier qu'il a pris de peindre 
toujours plutôt la nature qui reste que le moment qui 
passe , l'homme dans ses mœurs plutôt que dans ses 
manières : génie inimitable enfin , qui n'a son égal ni 
dans l'antiquité , ni dans les nations étrangères , et dont 
les dessins sont si corrects et si vrais , qu'on en a peut- 
être moins approché que des chefs-d'œuvre de nos 
plus grands poëtes tragiques. 

Si l'éloge de cet auteur immortel vous attira dans ce 
lieu même de si justes applaudissemens , vous avez en-^ 
core renchéri sur ce premier ouvrage 5 vous avez obtenu 
pne nouvelle préférence sur vos rivaux , en dressant un 



AU DISCOURS DE KÉCEPTION. 12? 

piédestal à ud autre génie qui sait créer ce qu'il em- 
Jprunte, et s'approprier ce qu'il adopte : supérieur peut- 
(êtrè, comme poëte, aux plus grands maîtres de Fart , 
fet qu'on peut ranger dans la classe des auteurs dramati- 
ques, puisque ses apologues sont autant de petites scè- 
nes où la morale , mise en action , est toujours revêtue 
des grâces dé la nature et animée d'une gatté , je diroîs 
aussi simple qu'inimitable , si je n'apercevois au milieu 
de nous son successeur et son rival. 

Je n'ajouterai rien après vOus, monsieur, au portrait 
de ces deux grands phénomènes die la littérature fran- 
çaise ; j'observerai seulement que la sagacité que vous 
• àVez mise à tracer le caractère de La Fontaine est un 
objet digne de remarque dans là république des lettres. 
Le mérite distinctif de cet auteur est dans sa naïveté : 
vous l'avez loué d'une manière digne de lui, sans être là 
^^iiennè ; et de même que dans la science des mixtes , 
4 pour opérer certains effets , on allie souvent les contrai- 
res , il falloit sans doute , pour l'analyser avec succès , 
une 'trempe d'esprit tout à fait diflférente de telle du fa- 
buliste Irancais. 

Lès talens séparés de poëte et d'orateur sont deux titres 
sùffisans, chacun en particulier, pour mériter là placé 
où vous venez voiis asseoir : mais vous réunissez au 
même degré ces deux mérites; vous avez déiix apanages 
isur le Parnasse, et un doufeïe'dfoit aux honneurs que 
Vous recevez. Vous avez embeÛi du charme d'une veipsi- 
£cation facile la Jeune Indienne* Lesapplaudissemens 
<jue vous ariez reçus a l'académie vous ont suivi au théâ- 
tre 5 vous avez fait voir que l'art de la scène comique né 



I!24 RÉPONS 

VOUS éiolt pas moins familier que la discussion sous les 
traits de l'éloquence. Dans ce premier drame , vous avez 
voulu développer les senlimens d'une jeune âme , que 
l'ignorance des inslitutions sociales^aisse intacte et dans 
toute sa candeur , qui ne suit que l'impulsion de sa pen- 
sée, qui ne connoit point de vertus locales , et n'a pour 
loi et pour règle que les lumières naturelles , ou un ins- 
tinct peut-être aussi sûr que la raison. Ce tableau avoit 
déjà été présenté au Théâtre Français dans Plsle dé" 
série : mais vos pinceaux l'ont rajeuni , et un succès de- 
venoit difficile après un autre. 

Par un contraste , sans doute réfléchi, vous avez of- 
fert au public , dans le Marchand de Smyrney l'image 
piquante d'une traite d'esclaves , échange aussi odieux 
pour un Français que le mol d'esclavage paroît dur à 
son oreille ; mais le génie de la nation , qui sait tout 
égayer , vous a heureusement inspiré. L'auiéuité qui 
vous est naturelle, a semé ce petit ouvrage de plusieurs 
traits de galanterie, faits pour adoucir ce qu'il y avoit de 
révoltant dans ce sujet pour des hommes libres , et en- 
qui l'obéissance même porte le caractère de la liberté. 

Le brodequin de Thalie ne suffisoit pas à votre ambi- 
tion; vous avez encore essayé de chausser le cothurne de 
Melpomène , et les premiers applaudissemens étoient 
dus au choix du sujet. L'amitié , si rare entre les hommes 
du même rang, plus rare encore entre un prince et un 
sujet , incompréhensible surtout au milieu du despo- 
tisme asiatique , entre deux princes qui ont un droit 
égal à la couronne \ l'amitié, ce sentiment si doux, si 
naturel , si oublié; l'amitié entre les deux fils d'un sultan j 



AO DISCOURS DE RÉCEPTION. I25 

l'amitié dans le sérail : voilà le sentiment que vous avez 
présenté sur la scène. C'étoit, sous des noms emprun- 
tés, rendre un juste hommage à Tunion intime qu'on' 
voit régner enlre notre jeune monarque et ses augustes^ 
frères. L'allusion a été saisie : deux frères qui veulent se 
- sacrifier l'un pour l'autre, qui se sacrifient l'un à l'autre 5* 
ce combat généreux et touchant étoit fait pour arracher^ 
des larmes, et pour intéresser les âmes les moins Sensibles. 

Celte amitié fraternelle , que vous avez peinte dans 
Je cours de votre tragédie, nous rappelle ici bien natu-* 
Tellement l'amitié que M. de Sainte-Palaye portoit à son- 
frère : sentiment délicieux pour les cœurs qui savent en 
jouir, et qui doit être le premier trait de son éloge. J»*» 
mais on ne poussa plus loin cette afiection qui , à la 
honte de l'humanité , n'est pas universelle : tant la na- 
ture et riniérèt sont souvent en concurrence, et l'une 
presque toujours indignement sacrifiée à l'autre! M. de 
lia Curne rendoit à son frère ce sentiment dans toute sa 
force; mais, quoique partagé, il n'en resta pas liioins' 
tout entier aux deux frères : ils furent si unis, qu'il fau- 
droitles confondre dans cette partie de leur éloge. L'un: 
étoit l'autre: ils n'a voient qu'une même âme. 

La nature, en les formant ensemble dans le même 
sein , en les faisant naître au même instant, sembla vou-^ 
loir doubler entre eux la fraternité; ils s'aimoient par 
cette douce sympathie si naturelle à deux êtres qui en- 
trent et qui marchent d'un pas égal dans le chemin de 
. la vie, qui accumulent sur leurs têtes le même nombre 
d'années, qui ne changent point à leurs yeux parce 
qu'ils changent ensemble ; parce que la main du temp9 



V 



laô KÉPONSE 

n'imprime sur leurs fronts que les mêmes traces, et que 
leurs existences sont , pour ainsi dire , parallèles. Mais 
(Cette ressemblance , jusque dans les traits du visage y qui 
fbrmoitpeu de différence entre les frères dans leur en-« 
iance lorsqu'on les voyoit epsemble , et qui les faisoit 
confondre sitôt qu'on les separoit^ celte conformité phy- 
sique ne suppôt pas toujours une conformité morale. 
Autrement , quel mérite auroient-ils à se chérir ? leur ten- 
dresse ne seroit peut-être que de l'amour - propre ; elle 
seroit plutôt personnelle que réciproque^ ils s'aime- 
roient eux -mêmes dansf chacun d'eux , et la nécessité 
de leur union en diȈnuei*oit le prix , puisqu'elle en 
ôieroit la nioralité. 

M. de Sainte-Palaye et son frère différoient absolu- 
ment de caractères et de goûts, et néanmoins ils s'ai- 
mèrent d'une amitié dont les sacrifices ont été jusqu'à 
f héroïsme. SIM- dç Ss^nte-Palaye survécut au compa- 
gnon de sa nai^s^Qçe, on peut dire que ses regrets l'a- 
voient d';ivance rejoint à un frère qu'il a chéri jusqu'au 
tombeau. Depuis cette séparation fatale qu'ils avoient 
anticipée par la crainte mutuelle de se survivre l'un à 
l'autre , M. de Sainte-P^aye n'a fait que traîner ses c^* 
nières soinées dans une langueur qui teooît plqs^ la- 
Béantissema:xt que dte la vie. Son corps habitoit. encore 
sur la terre, son âmè erroit autour de la tombe de cette 
moitié de lui-même qui ne pouvoit entretenir l'exis- 
tence de l'autre. Heureux, encore dans cet état intermé- 
diaire entre la vie et la mort , trop heureux de n'avoir 
point eu à se plaindre d'être resté seul avec lui-même! 
L'amitié devait un pro(Uge à M» de^oiate-Palaye} elle 



AU DISCOURS DE RÉCEPTION. ja/ 

le fit : et , pour le dédoioma^er de sa perte , elle lui avoU 
ménagé d'avance un^econd frère dans un ami commun^ 
Ce vieillard épuisé retrouva dans les soins de cet ami 
véritable, dans sa complaisance, dans son assiduité, tout 
ce qu'il étoit en droil d'attendre, de l'autre lui-même qui 
n'existoit plus. M,, de Sainte-Palaye avpit reçu les der- 
niers soupirs de ce frère si tendcemient. chéri ^ il devolt 
lui-même expirer çntre les bras de FflUDgiitié : elle eut la 
consola lion de lui fermer les yeux. Q amitié sainte, tu 
n'habites que daps les cœurs vertueux,! 

Cet héroïsme de la tendi:esse fraternelle, qu'on admi- 
roit dans M. de Sainte^Palaye , devoit naturellement 
tourner son esprit vers des occupations aussi nobles qua 
désintéressées. Il employa le plus grand nombre de s^ 
veilles à élever lame de ses concitoyens*, il fît les re- 
cherche^ les. plus profondes sur Ja chjevalerie*, il enrichit 
de ses réflexions le catéchisme de l'honneur, genre de 
travail aussi élevé quet préqicux , qui décèle la nob(iess^ 
d^ son âme et donne la. me^urie de sa vertu.. 

Qn ne peut se di§§imuler que l'espri^ de chçvaleria 
ne tint à l'tiéroji^p^ , ejt qu'il n,'ait éjl,é.l^ source d'ua^ 
foule de grapdçs actions» Ce riçspect pour le ^ejçe^; çett^ 
fidélité à l'épreuve du teoips ^ cette oblig^tiio^ sacrée de^ 
pe jaipaji^ manquer à sa parole^ eesi ç^loit^^ ces eptre^ 
prises hardies soutenue^ de^ regards de la beauté doni; 
on fait choix } ces cirques, de.l^ Franis^ ^aus^i poqipeux , 
Qciais moins barbares. que ceux de Vs^ienue Roxpe.^ çc;^ 
tounaoi^ solennels, où l'adresse et la force, l^vip^eu/s^-* 
ment combinées, attachoieut tous les yei;», d'f^ç cour 
briUanV^ et ugmbireu^; les ddPgejCS. qqi £(çç9ffilp^Qioi$jQ^ 



128 RÉPONSE 

ces défis, images de combats plus meurtriers ; ces héros 
armés chevaliers par leurs souverains 5 ces souverains 
armés eux-mêmes quelquefois par un simple chevalier j 
ces héroïnes, dont la main délicate ceîgnoit 1 epée au 
nouveau chevalier; cette parité de privilèges entre les 
belles et les rois 5 ces guerriers qui , loin de s'amollir au 
milieu des fêtes et dans le sein des plaisirs , puisoient 
dans les yeux de la beauté le courage et Tespérance de 
revenir Tainqueurs; ce gagé de bataille enfin, qui étoit 
toujours celui de l'honneur, et qu'on ne relevoit ja- 
mais impunément : quels spectacles étoient plus faits 
pour élever l'âme des citoyeris témoins de ces scènes na- 
tionales et de ces joutes militaires, où l'état monarchi- 
que sembloit atteindre jusqu'aux vertus des anciennes 
républiques? 

Lacédémône , malgré la rudesse de ses mœurs, n'of- 
frit-èllë pas le même spectacle à la Grèce? La Spartiate 
austère attachoit elle-même le glaive de son fils: elle le 
couvroit de sa cuirasse ; elle l'armoit de son bouclier ; 
et, après l'avoir embrassé avec tendresse, mais avec 
courage, elle exigeoit , ou qu'il revînt couronné de lau- 
riers, ou qu'on le rapportât mort sur ce même bou- 
clier qui devoit lui servir de premier cercueil. Les 
femmes avoient dans Sparte , comme mères , le même 
empire qu'elles ont exercé comme amantes dans nos 
temps héroïques. Toutefois, s'il y avoit quelque préfé- 
rence à donner à un temps sur un autre , j'en atteste ici 
toute la noblesse française, ne seroit-elle pas due aux 
siècles de chevalerie ? Eh ! quel respect que celui 
que nos ancêtres portoient à des^ femmes qui n'a- 



AU DISCOURS DE RÉCEPTION. 129 

voient que la qualité damantes sans en avoir les foi- 
Uesses! respect moins naturel, moins sacré sans .douta 
que celui qu'inspire la maternité ; mais plus méritoire ^ 
plus sublime peut-*- être dans ses effets, en ce qu'il éloit 
la source d'une obéissance volontaire, et le principe da 
fbonneur qui sera toujours l'idole de la nation. ' 

Pourquoi faut* il que cet esprit se soit àffoibli au 
point où il paroit l'être aujourd'hui? Seroit-il donc 
vrai que les Français se fussent trop détachés xf un sen- 
timent dont l'excès même avoit quelque chose de loua- 
ble? Seroit-il vrai qu'ils se fussent jetés dans l'extrémité 
contraire ; qu'ils eussent abandonné toutes les décences , 
et que , prostituant leurs affections à des objets indignes, 
de leurs sentimens, oubliant ce qu'ils doivent auzfem^ 
mes , contens de leur rendre quelques soins frivoles ^ 
se dispensant des égards les plus essentiels, ils se fussent 
accoutumés à n'estimer dans leur conquête que la saûs- 
^tion d'un vil égoïsme, et à se faire gloire de les ren- 
dre tour, à tour les jouets de leur vanité, les dupes de 
leurs artifices et les victimes de leur indiscrétion ? 

C'est à cet oubli des bieosçançes, à cette dégradation 
des âmes , à cette çorruptiou de mœurs que ]\I. de 
Sain te-Palaye opposoit une réclamation aussi éclatante 
que le désordre*, et il se flattpit de réussir, en retraçant, 
a un peuple généreux l'imagç des temps de la chevalerie 
tournés en ridicule par le célèbre ron^n de Michel 
Çerv^intes j et qui ayoit i)çsoin qu'une plume sage et 
citoyeAne .élevât un çoide d'honneur, pour servir de 
XK)nire-poids aux sailhes et au caractère agréable , mais 
^ngereuit , de l'ouvrage espagnol : enti^prise 4i$pil^^ 

9 



y 



i5o RÉPONSE 

quand les esprits sont poussés dans une autre route. Le5l 
hommes ne sont que trop sujets à confondre la nature 
des choses avec l'abus qu'on «n a fait, comme si la 
rouille qui s attache au métal étoit le métal même. Ils 
proscrivent sans réflexion et sans retour les usages les 
plus louables, quand les bizarreries qui y étoient mêlée» 
ont donné prise au ridicule; et sa puissance estasses 
topie peur dénaturer jusqu'au sentiment. 

M. de Sainte-Palaye unisàoit un cœur droit «t sen* 
sùÀe à une imagination vive et ardente : ces deux qua« 
Ktés influoient tour à tour sur ^es idées comme sur «es 
soibmens. Poorroit-on s'étonner de la prédilection qu'il 
a toujours marquée pour la chevalerie ? Semblable à ces 
végétaux transportés des pays lointains, qui se natura- 
Usent avec peinedans nos cUmats , et finissent par prendre 
b saveur du soi où ils sont transplantés, ce goût s'étoit 
formé insensiblement ; il étoit devenu comme naturel 
en lui par l'hsdbitude d'avoir continuellement sous les 
yeux les hauts faits d'armes, les actions éclatantes, les 
prodiges de valeur et de générosité des plus grands 
hommep. Livré , dès son jeune âge , à l'étude particuUère 
de l'histoire de France, il en avoit approfondi tous les 
détails^ et, dans la chaleur de -son premier projet, il 
avoit osé •concevoir le plan le plus étendu : géographie,' 
chronologie, généalogies, antiquités, mœurs, usages , 
législation ; il avoit embraissé tous ces objets^ qui^ pris 
chacun séparément , semblent exiger un esprit différent, 
Une méthode particulière, et souvent un genre de tra- 
vail absolument contrâre. C'^t en réunissant tous les 
matériaux nécesssdres pour élever ce colosse d'a*udition ; 



AU DISCOURS DE RÉCEPTION. iSt 

e^est en rapprochant tout ce qu il trouvoit de plus pré*- 
cieux , soit dans les historiens , soit dans les ancienne 
po&ies françaises , soit dans les ouvrages des troid»- 
dours , qu'il prit une espèce d enthousiasme pour nos 
anciens chevaliers. II devoit cependant y avoir un ou* 
vrage préliminaire de tout ce qu'il avoit projeté 5 Flm- 
toire de la chevalerie Revoit être précédée du glossaire 
complet de Fancienne langue française depuis son ori** 
gine :^ ouvrage immense qui demandoit, pour êu-e 
achevé , plutôt la durée des siècles qu'il repferme y que 
le court espace de la vie d'un seul homme, quelque la-* 
borieux qu'il puisse être. M. de Sainte-Palaye, endurcâ 
au travail par l'excès même du travail, entreprit coura- 
geusement un recueil aussi désiré pour son importance 
qu effrayant par son étendue , et auquel il ne pouvoit pa$ 
se flatter de mettre la dernière main. ^ \. ■ 

L'amour de l'étude étoit héréditaire dans sa fanûlle ; 
il y é toit invinciblement appelé par. une heureuse filiar 
tion. S'il honora les lettres par ses veilles , combien ne 
les honora-t-il pas encore plus par ses mœurs ! Il avoit 
vécu, par ses recherches, avec nos anciens chevaliers j 
il en eut la franchise et la loyauté , la noUesse et la ga- 
lanterie , la douceur et la sensibilité. A leur exemple > sa 
vie entière fut un dévouement continuel à sa patrie ; 
comme eux, il servit l'humanité ; comme eux^ il tenta , 
dans un genre plus paisible , les entreprises les plus dijf^ 
ficiles. Il fit consister l'honneur à faire le bien , et compta 
pour rien la fortune -, il crut même devoir le ^GrijSee 
d'une partie de la sienne aux dépenses que ses\ trayaij^ 
littéraire exigeoient : mais ce fut un échange, glorieui^^ 



l3:i REPONSE: ^: . 

<:e qu'il avoit sacrifie de tieliesses, le public le lui rendit 
en estime et en considénoion; 

Làfonolion dont je Tiens de m'acquitter ici, mon* 
ûéùr, étoit subordonnée à la vôtre. Vous avez pris lâ 
fleur du sujets tfiï ^)aH9nt lé premier de M. de Sainte^ 
Pàlaye ; je ne ^uv^ [guère intéresser qu en parlant 
ée vous , en faisant valoir vos titres , en réparant les torts 
de votre modestie. Passer de votre éloge à celui de 
Votre prédécesseur V c'étCHt refroidir les attentions^ je 
ne pouvois que répéta ce que vous aviez dit ayant moi 
et mieux que moi. Les formes ne sufiSsent pas pour 
varier le fond, et l'avantage doit nécessairement voui 
rester : mms j'ose me flatter d'avoir répondu aux vœux 
de la compagnie au nom de laquelle je me suis expli- 
que. On ne m'accusera pas d'avoir prodigué l'encens. 
Nous n'avons pcnnt à juger nos confrères comme 
l'Egypte jugeoit ses rois après leur trépas; nous n'avons 
que des fleurs à répandre sur leur tdmbeau. M. de 
Sainte-Palaye avoit été d'avance jugé digne de faire la 
gloire de la compagme;dont il emporte les regrets : il 
les mérite par sa simplicité, sa candeur, sa modestie et 
son érudition ; le puUic lui-même les partage avec nous. 
La postérité retrouvera ses mœurs et ses goûts, sa no- 
blesse et son désintéressement, son âme enfin et tout 
son esprit^ dans ces collections immenses que la sagesse 
. diu gouvernement a revendiquées, et dans ses écrits 
^multipliés qui ne respirent que le patriotisme. 

Le favori de Mécène se vantoit de ne pas mourir 
tout entier ; il annonçoit à ses contemporains que la 
ptu£f précieuse partie de lui-même échapperoit au dseau 



AU DISCOURS DE RÉCEPTION. i55 

de la Parque \ Ce que le poëte romain se disoit à lui- 
même, dans un de ses élans de Pamour-propre poéd- 
que, justifié depuis par Tadmiradon de tous les sièéles^ 
l'académie, sans crainte d'être désavouée, le répèle par 
ma bouche à llllustre confrère qu'elle a perdu. Mai& 
les ouvrages de M. de Sainte-Palaye, bien mieux que 
mes éloges, feront revivre sa mémoire, et son nom 
subsistera autant que la langue qu'il a fait sortir des té- 
nèbres de sa première origine. 

' Non omms moriar, rmdtaquepars met vetabit Libitinam» 

UaR. 



FIN DU DISCOURS DE RÉCEPTION ET DE LA RÉPONSE. 



DES ACADÉMIES. 

Ouvrage que Mirabbju devoit lire d Vasseniblée 
nationale, sous le nom de Rapport sur les Acadér 
mîesy en 1791* 



M 



ESSIEUKS , 



L'assemblée nationale a invité les différens corps, 
connus sous le nom d'académies, à lui présenter le plan 
de constitution que chacun d'eux }ugeroit à propos de 
se donner. Elle avoit si^posé, comme la convenance 
fexigeoit , que les académies chercheroient à mettre 
l'esprit de leur constitution particulière en accord avec 
l'esprit de la constitution générale. Je n'examinerai pas 
comment cette intention de l'assemblée a été remplie 
par chacun de ces corps : je me bornerai à vous présen- 
ter quelques idées sur l'académie française, dont la 
constitution plus connue, plus simple, plus facile à sai- 
sir, donne lieu à des rapprochemens assez étendus , qui 
s'appliquent comme d'eux-mêmes à presque toutes les 
corporations littéraires, surtoiU dans les gouvernemens 
libres. Qu'est^-ce que P académie française? d quoi 
sert-elle ? C'est ce qu'on demandoit fî-équemment , 
même sous l'ancien régime;, et cette seule observation 
paroît indiquer la réponse qu'on doit hive à ces ques- 
tions sous le régime nouveau. Mais, avsuat de pronon- 
cer une réponse définitive, rappelons les priacipau:i 



l36 DES ACADÉMIES. 

faits. Ds sont notoires, ils sont avérés; ils ont été re^ 
cueillis religieusement par les historiens de cette compa- 
gnie : ils ne seront pas contestés ; on ne récuse pas pour 
témoins ses panégyristes. 

Quelques gens de lettres , plus ou moins estimés de 
leur temps, s^assembloient librement et par goût chez 
un de leurs amis, qu'ils élurent leur secrétaire. Cette 
société, composée seulement de neuf ou dix hommes, 
subsista inconnue pendant quatre ou cinq ans, et ser- 
vit à faire naître difierens ouvrages que plusieurs d'entre 
eux donnèrent au public. Richelieu, alors tout-puis- 
sant, eut connoissancede cette association. Cet homme, 
qu'un instinct rare éclairoit sur tous les moyens d'é- 
tendre ou de perfectionner le despotisme , voulut in- 
fluer sur cette société naissante : il lui oflTiit sa protec- 
tion et lui proposa de la constituer sous autorité pu- 
blique. Ces offres , qui affligèrent les associés, étoient à 
peu près des ordres : il fallut fléchir. Placés entre sa 
protection et sa haine , leur choix pouvoit-il être dou- 
teux? Après d'assez vives oppositions du parlement, 
toujours inquiet, toujours en garde contre tout ce qui 
venoit de Richelieu ; après plusieurs débats sur les li- 
ïnites de la compétence académique (que le parlement , 
dans ses alarmes, bornoit avec soin aux mots, à la 
langue; enfin, mais avec beaucoup de peine, à Télô- 
quence), l'académie fut constituée légalement sous la 
protection du cardinal, à peu près telle qu'elle l'a été 
depuis sous celle du roi. Cette nécessité de remplir le 
nombre de quarante fit entrer dans la compagnie plu- 
sieurs gens de lettres obscurs, dont le pubKc n'apprit 



DES ACADÉMIES. iS/ 

les noms que par leur admission dans ce corps, ridi- 
cule qui depuis s'est renouvelé plus d'une fois. Il fallut 
même, pour compléter le nombre académique, recou- 
rir à l'adoption de quelques gens en place , et d'un assez 
grand nombre de gens de la cour. Où admira , on 
vanta , et on a trop vanté depuis, ce mélange de courti- 
sans et de gens de lettres , cette prétendue égalité aca- 
démique qui, dans l'inégalité politique et civile, ne 
pouvoit être qu'une vraie dérision. Et qui ne voit que 
mettre alors Racine à côté d'un cardinal étoit aussi im- 
possible qu'il le seroit aujourd'hui de mettre un cardi- 
nal à coté de Racine? Quoi qu'il en soit, il est certain 
que cet étrange amalgame fut regardé alors comme un 
service rendu aux lettres : c'étoit peut-être en effet hâ- 
ter de quelques momens l'opinion publique, que le 
progrès des idées et le cours naturel des choses auroiéût 
-sûrement formée quelques années plus tard; mais enfiki 
la nation ^ déj^ disposée à sentir le mérite, ne l'étoit pas 
encore à le mettre à sa place. Elle estima davantage 
Patru en voyant à coté de lui un homme décoré; et 
cependant Patru, philosophe quoique avocat, feisoit sa 
jolie fable ai Apollon^ qui, après avoir rompu une dés 
cordes de sa lyre, y substitua un fil d'or : le dieu s'aper- 
çut que la lyre n'y gdgnoit pas; il y remit une cordia 
vulgaire, et Finst rumen t redevînt la lyre d'Apollon. 

Cette idée de Patru étoit ceHe des pretiilers acadé- 
miciens, qui tous regrettoient le temps Qu'ils appeloietit 
leur âge d'or; ce temps où, inconnus et volontaire- 
ment assemblés, ils se commuiiiquoient leurs pensées, 
leurs ouvrages et leurs projets, dans la simplicité d'un 



:i38 DES ACADÉMIES. 

commerce vraiment philosophique et littéraire. Ces 
regrets subsistèrent pendant toute la vie de ces premiers 
fondateurs, et même dans le plus grand éclat de Taca- 
démie française. N'en soyons pas surpris : c'est qu'ils 
étoient alors ce qu'ils dévoient être, des hommes 
libres, librement réunis pour s'éclairer 9 avantages 
qu'ils ne retrouvoient pas dans une association plus 
brillante. 

C'est pourtant de cet éclat que les partisans de Taca-» 
demie (ils sont en petit nombre) tirent les argumens 
qu'ils rebattent pour sa défense. Tous leurs sophisme» 
roulent sur une seule supposition. Us commencent par 
admettre que la gloire de tous les écrivains célèbres du 
siècle de Louis xiv, honorés du titre d'académiciens, 
forme la splendem* académique et le patrimoine de 
Tacadémie. En partant de cette supposition , voici conmie 
ils raisonnent : Un éciivain célèbre a été de l'académie, 
ou il n'en a pas été. S'il en a été, tout va bien : il n'a 
composé ses ouvrages que pour en être ; sans l'existence 
de l'académie, il ne les eût pas faits, du moins il n'en 
eût fait que de médiocres : cela est démontré. Si aucon* 
traire il n'a pas été de l'académie, rien de plus simple 
encore : il briiloit du désir d'en être 5 tout ce qu'il a fait 
de bon , il l'a fait pour en être : c'est un malheur qu'il 
n'en ait pas été; mais sans ce but il n'eût rien fait du 
.tout , ou du moins il n'eût rien fait que de mauvais. Heu- 
reusement on n'ajoute point que, sans l'académie, cet 
écrivain ne seroit jamais né. La conclusion de ce puis- 
sant dilemme est que les lettres et les académies sont 
une seule et même chose ; que détruire les académies ^ 



DES ACADÉMIES. 1S9 

;V»t détruire Fespérance de voir renaître les grands écri- 
"^^ains ; c'est se montrer ennemi des lettres ; en un mot» 
^'est être un barbare, un vandale. 

Certes ^ si on leur passe que , sans cette institution , 

Sa nation n eût point possédé les hommes prodigieux 

f^ont les noms décorent la liste de lacadémie -, si leurs 

écrits forment, non pas une gloire nationale, mais une 

[loire académique , on n'a point assez vanté Tacadémie 

rançaise, on est trop ingrat envers elle. 11! immortalité, 

c^tte devise du génie, qui pouvoit paroitre Xtoç êis« 

tueuse pour une corporation , n'est plus alors qu'une dé- 

siomination juste , un honneur mérité , une dette qu6 

l'académie acquittoit envers elle-même. 

Mais qui peut admettre, de nos jours et dans l'assem* 
I)lée nationale , que la gloire de tous ces grands hpmmes 
soit une propriété académique ? Qui croira que Cor- 
neille, composant le Cid près du berceau de l'académie 
naissante, n'ait écrit ensuite Horace y Cirmaj Po^ 
lyeucte^ que pour obtenir l'honneur d'être assis entre 
messieurs Granier, Salomon, Porchères, Colomby, 
£oissat , Bardin , Baudouin , Balesdens : noms obscurs , 
inconnus aux plus lettrés d'entre vous, et même échap- 
pés à la satire contemporaine? On rougiroit d'insister sur 
UQe si absurde prétention. 

Mais pour confondre, par le détail des faits, ceux 

qui lisent sans réfléchir, revenons à ce siècle de 

Louis XIV, cette époque si brillante de la littérature 

française , dont on confond mal à propos la gloire avec 

celle de l'académie. 

Est-ce pour entrer à l'académie française qu'il fit ses 



\ 



î40 DES ACADÉMIES. 

chefs-d'œuvre^ ce Racine, provoque, excité dès sa 
première jeunesse par les bienfaits immédiats de 
Louis XIV ; ce Racine qui, après' avoir composé Andrch 
moque , Britannicus y Bérénice ^ Bajazet, Mithri" 
date, n'étoit pas encore de Facadémie , et u y fut sàùm 
que par la volonté connue de Louis xiv, par un mot 
du roi équivalent à une lettre dé cachet : Je peux que 
vous en soyez. D en fut. 

£spérôit-il être de Facadémie, ce Bôileau, dont les 
premiers ouvrages furent la satire dé tant d'académi-^ 
ciens^qui croyoit s'être fermé les portes de tette com- 
pagnie, ainsi qu'il le fait entendre dans son discours ât 
réception; et qui, comme Racine, n'y fut admis que 
par le développement de l'influence royale ? 

Étoit-il emté par un tel mobile, ce M^Uère, que 
son état de comédien empêchoit même ^d^ prétendre, 
et qui n'en iliultiplia pas moins d^née en année les 
chefs-d'œuvre de son théâtre devenu presque lesetil 
théâtre comique de la natioù? 

Pense-t-on que l'académie ait été ausâ l'ambition du 
bon La Fontaine ,. que la }U3erté de ses contes , et sur- 
tout son attachement à Fouqiiet , sembloiént exclure de 
ce corps, qui n'y fut admis quà soixante-trois ans, 
après la mort de Colbert * , persécuteur de Fouquet ? et 
pense-t-on que , sans l'académie , le fablier n'eut point 
porté de fgfcles? 

Faut-il parler d'un homme moins illustre, znsôs dis- 
tingué par un talent nouveau? Qui croira que l'auteur 

^ La Fontaine fut reçu en i684) après la mort de Colbert 
en i683. {Note de l'Êdùeur. ) 



DES ACADÉMIES. l4l 

iAiys et ^Armide , comblé des bienfaits de Louis xi v, 
ueùt point, sans la perspective académique, fait des 
ppéras pour un roi qui en payoit si bien les prologues ' ? 
: Voilà pour les. poêles ; et quant aux grands écrivains 
en prose, est-il vrai que Bossuet, Flécbier, Fénélon, 
Massillon , «appelés par leurs talens aux premières digni* 
tés de l'église, avcMent besoin de ce foible aigiiillon pour 
remplir la destinée de leur génie ? Dans cette liste de$ 
seuls vrais grands écrivains du siècle de Louis xiv, nous 
n avons oinis que le philosophe La Bruyère , qui sans 
doute qe pensa pas plus à Tacadémie, en. composant 
ses Caractères, que La Rochefou^ult en écrivant se$ 
Maximes* Nous ne p^rlpfis pas âfi ceuf à qui^ cette idée 
fut toujours étrangère ; Pascal, Nicole, Arnaud) Bour^ 
daloue , Mallebranche , <|ue leurs habitudes ou leur état 
en écartoieat absolument.il est inutile d'ajouter à cette 
liste de noms si respéqtablaç plusieurs noms profanes, 
mais célèbres, tds que cem de. JDufrésiiy, Lesage et 
quelques autres ppë$e% comiques qui.ii'ont jamais jprer 
tandu àjQe singulier honneur, ne l'ayant pas vi^ d^ côté 
flaisapt, quoiqu'il&enf^^ts^entbien le^maitre^^ 
• Après avoir éclw'ci des. idée$ dont la confusion &i«- 
soit attribuer à Texistepoe . d'upt icprps. la .gloire de se^ 
plus illustres membres» ejcaimaoos F^acadéipie dans ce 
qui la constitue comme corporation,, c'est-à-dire, dans 
ses travaux, dans ses onctions, et dan^ l'esprit générlil 
qui en résulte. . . • ; ' . 

^ Quinaut fut admis à Pacadémie en 1670, et jusqu*a1ôrs il 
n'ayoit fait que des tragédies : son premier opéra est d^e 16721 
{Noie dcVÉdUesur.) ; 



ï4d DES ACADÉMIES. 

Le premier et le plus important de ses travaux est 
son dictionnaire. On sait combien il est médiocre^ in* 
complet, insuffisant; combien il indigne tous les gens 
dégoût; combien il révoltoit surtout Voltaire qui, dans 
le court espace qu'il passa dans la capitale avant sa môrt^ 
ne put venir à Tacadémie sans proposer un nouveau 
plan, préliminaire indispensable, et sans lequel il est 
impossible de rien faire de bon. On sait qu'à dessein dé 
triompher de la lenteur Oktlinaire aux ccHrporatioBS> il 
profita de l'ascendant qu'il exerçait à l'académie, pou^ 
exiger qu'on mit sur-le-champ la main à l'œuvre, prit 
lui-même la première lettre, distribua les autres à ses 
confrères, et s'excéda d'un travaeii qui peut-être hâta 
sa fin. U vouloit apporter le pretnier sa tache à Tacàdé- 
mie, et obtenir de l'émulatiQn particulière ce que lui 
eût refusé rindifférence génépàle^ Il mourut, et avec M 
tomba l'effervescence momentanée qu'il avoit commua 
niquée à l'académie. H résulta seulement de ses critiquer 
sévères et âpres, que les dernières lettres du dictionnaii^e 
furent travaillées avec plus de soin ;'qu'en revenant en* 
suite avec plus d'attention sUr le^ premières, les acadér 
xniciens, étonnés des fautes^ des omissions , des n^li- 
gences de leurs devanciers, sentirent que le dictionnaire 
fie pouvoit , eik cet état^ être livré au public, sans expo- 
ser l'académie aux plus grands reproches/ et surtout au 
ridicule : châtiment qu'elle redoute toujours, maigre 
l'habitude. Voilà ce qui reculera de plusieurs années 
encore la nouvelle édition d'un ouvrage qui paroissoit 
à peu près tous les vingt ans, et qui se trouve en re- 
tard précisément à l'époque actuelle, comme pour 



DES ACADÉMIES. l45 

attester victorieusement rinutilite de cette compagnie. 
Vingt ans, trente ans pour un dictionnaire! Et au- 
trefois un seul homme 9 même un académicien» Fure- 
lîère, en un moindre espace de temps, devança Façade- 
mie dans la publication d'un dictionnaire qu'il avoit faic 
iui seul, ce qui occasionna entre f académie et l'auteur 
"HO procès fort divertissant, où le public ne fut pas pour 
^lle. 11 existé un dictionnaire anglais, le meilleur do, 
%ous : c'est le travail du célèbre Jonhson , qui n'en a 
pas moins publié, avant et après ce dictionnaire, quel- 
^pues ouvrages estimés en Europe. Plusieurs autres 
exemples, choisis parmi nos littérateurs, montrent 
assez ce que peut, en ce genre, le travail obstiné d'uni 
seul homme, Moréri, mort à vingt-neuf ans, après la^ 
première écfition du dictionnaire qui porte son nom; 
Thomas Corneille, épuisé de travaux, commençant et 
finissant, ^ns sa vieillesse, deux grands ouvrages de ce 
genre, le Dictionnaire des Sciences et des Arts^ en 
trois volumes in-fol., un Dictionnaire géographie 
que^ en trois autres volumes in-fol. ; La Martinière, 
auteur d'un Dictiontiaît^ de Géographie, en dix vo- 
lâmes toujours in-fôl. ; enfin Bayle , auteur d'un Dio 
Uonnaire en qtiàtre volumes in-fol., où se trouvent 
cent articles pleins de génie , luxe dont les in-fol. Boat 
absolument dispensés, et dont s'est préservé surtout le 
Dictionnaire de P Académie. 

Et pourtant là se bornent tous ses travaux. Les statuts 
de- ce corps, enregistrés au parlement, lui permettbient 
(c'étoit presque lui commander) de donner au public 
une grammaire et une rhétorique j voilà tout : csa* pour 



X44 ^^^ ACADÉMIES. 

une logique , les parlemens ne Feussent pas permis. E^ 
hien! où sont cette grammaire et cette rhétorique? 
Elles a'oat jamais paru. Cependant auprès de la capitale, 
aux portes de lacadémie, un petit nonibre de solitaires ,. 
MM. de Port-rRoyal, indépendamment de la traduction 
de plusieurs auteurs anciens,, travail qui ne sort point 
4u départen^ent dçâ.mots, et qui par conséquent étoit 
pern^is à lacadémie française ; MM. de Port-Royal pu- 
blièrent une Grammaire universelle raisonnée^là 
meilleure qui ait existé pendant cent ans ; ils publièrent 
non pas une rhétorique, mais une logique : car, pour 
oew^ci) le parlement, un peu complice de leur jansé- 
pisme, Youloit bien leur permettre de raisonner, et 
Xjirt de Raisonner fut même le titre qu'ils donnèrent 
à leur logique. Observons qu en même temps ces auteura 
solitaires donnoient , sous leur nom particulier , diffé* 
reas ouvrages . qui ne sont point encore tombés dans 
l'oubli. 

. Passons au second devoir académique;, Jes discours 
de réception. Je ne vqms^ présenterai pas , messieurs, W 
ts^e^u d'un ridicule usé. Sur ce point j les amis, les en* 
nenûs de ce corps parlent absolument le même langage. 
Uu hopmie loué, en sa présence, par un, autre hooime 
qu'il vient de louer lui-même, en préseioice dii public 
qVii s'-^muse de tous les (Jeux; un éloge trivial de lacadé- 
mie et de ses protecteurs.: voilà le malheureux canevas. 
OÙ, dans ces derniers temps, quelques hommes célèbres, 
quelques littérateurs distingués ont semé des fleurs, 
édoses non de leur sujet, mais de leur talent. D autres, 
u^nt delà ressource de Simdnide, et se jetant à côté^ 



DES ACADÉMIES. l45 

y ODt joiat quelques dissertations de philosophie ou .de 
littérature, qui seroient ailleurs mieux placées. Sana 
doute quelque main amie des lettres , séparant et ras- 
semblant ces morceaux , prendra soin de les soustraire 
à Foubli dans lequel le recueil académique va s'enfou*. 
çant de tout le poids de son immortalité. 

Nous avons vu des étrangers illustres, confondant, 
ainsi que tant de Français, les ouvrages des académiciens 
célèbres et les travaux de la corporation appelée acadé^ 
mie française , se procurer avec empressement le re- 
cueil académique, seule propriété véritable de ce corps, 
outre son dictionnaire; et, après avoir parcouru ^te 
volumineux verbiage, cédant à la colère qui suit Tespé- 
rance trompée, rejeter avec mépris cette insipide col- 
lection. 

Ici se présente, messieurs,! une objection dojit on, 

croira vous embarrasser. On. vous dira que oes homsùe» 

célèbres ont déclaré dans leur discom> de réception 

qu'ils ont désiré vivement lacadémie, et que ce piix, 

glorieux étoit en secret Tame de leurs travaux. Il est 

Trai qu'ils le disent presque tous : et comment s'en (^s- 

penseroient'ils, puisque Corneille et Racine l'ont dit? 

Corneille, qui ne connut d'abord l'académie que. par, 

la critique qu'elle fit d'un de ses chefs-d'œuyrej Ra-^ 

cine, admis chez elle en dépit d'elle, comme on 9six\ 

Qui ne voit d'ailleurs que cette misérable formule est 

une ressource contre la pauvreté du sujet, et trop sout 

vent. contre la nullité du prédécesseur auquel on doit 

un tribut d'éloges? 

A l'égard de l'empressement réel que de grands 

I. ' lO 



l46 DES ACADÉMIES. 

hommes ont quelquefcns montré pour le fanieuîl acade* 
mique, il faut savoir que Topinion, qui sous le despo-^ 
tisme se pervertit si facilement, avoit fait une sorte de 
devoir aux gens de lettres un peu distingués , d'être 
ad&ùs dans ce corps; et la mode, souveraine abscJue 
chez une nation sans principes, la mode, ajoutant son 
prestige anx illusions d'une vanité qu elle aiguillcmnoit 
encore, perpétuoit Fégarement de Topinion pubUque»^ 
Le gouvernement le sa voit bien , et savoit bien aussi 
Fart de s'en prévaloir. Avec quelle adresse habile, éclairé 
par Tin^inct des tyrans, n'entretenoit-il pas les préju» 
gés qui, en sut^guant les gens de lettres, les encbaî- 
noient sous sa main! Une absurde prévention avoic 
réglé, avoit établi que les- places^ académiques donnoienc 
seules aux lettrés ce que l'orgueil d'alors appeloit utu 
état : et vous savez quelle terrible existence c'étoit que 
dette d'un homme sans état ; autant vouloit dire pres^ 
que un bom^me sans aveu : tant les idées sociales étoienf 
jlTsfes et saines! Ajoutons qu'être un homme sans état 
cxposoit, il vous en sowvlent, messieurs, à d'assez gran? 
dés* vexations. Il falloit donc tenir à des corps, à de» 
compagnies : car là où la société générale ne vous pro- 
tège point,' il faut bien être protégé par des sociétés par- 
tielles; là où l'on n'a pas de concitoyens , ii faut bien 
avoir des confrères; là où la force publique n'étoit 
souvent qu'une violence légale, il convenoit de se 
mettre eil force pour la repousser. Quand les voyageur» 
redoutent les grands chemins , ils se réunissent en ca^ 
ravane. 

Tels étoient les principaux motifs qui faisoient re- 



DES ACADÉMIES. l^^ 

diiercher Tadmissioa dans ces corps ; cl le gouvernement 
refusant quelquefois cet iionneur à des hommes celè^ 
bres dont les principes Finquiétoient, ces écrivains , ai- 
gris d'un reflis qui exagéroit un moment à leurs yeux 
Fimportance du fauteuil , mettoient leur amour-propre 
à triompher du gouvernement. On en a vu plusieurs 
exemples; et voilà ce qui explique des contradictions 
inexplicables pour quiconque n en a pas la clef. 

Qui jamsôs s'est plus moqué, surtout s'est mieux mc^ 
que de l'académie française que le président de Mon- 
tesquieu dans ses Lettres Persanes ? Et cependant , 
révolté des difficultés que la cour opposoit à sa récep- 
tion académique , pour des plaisanteries sur des objets 
plus sérieux , il fît faire une édition tronquée de ces 
mêmes lettres où ces^ plaisanteries étoient supprimées : 
ainsi , pour pouvoir accuser ses ennemis d'être des ca- 
lomniateurs, il le devint lui-même , il commit un faux. 
Il est vrai qu'en récompense il eut l'honneur de s'as^ 
seoir dans cette académie à laquelle il avoit insulté ; et le 
souvenir de ses railleries , approuvées de ses confrères 
comme du public, n'empêcha pas que , dans sa harangue 
de compHment, le récipiendaire n'attribuât tous ses 
travaux à la sublime ambition dêtre membre de l'aca- 
démie. 

On voit par les lettres de Voltaire, publiées depuii 
sa mort , le mépris dont il étoit pénétré pour celte ins- 
titution ; mais il n'en fut pas moins forcé de subir le jottg 
d'une opinion dépravée , et de solliciter plusieurs annéefe 
ce fauteuil , qui lui fut refusé plus d'une fois par le gou- 
vernement. C%st un des moyens dont se servoit la cour 



l48 DES ACADÉMIES. 

pour réprimer l'essor du génie , et pour lui couper les 
ailes y suivant l'expression decemême Voltaire, qui re* 
prochoit à d' Alembert de se les être laissé arracher. De 
là vint que tous ceux qui depuis voulurent garder leurs 
ailes , et à qui leur caractère , leur fortune , leur position 
permit de prendre un parti courageux , renoncèrent aux 
prétentions académiques; et ce sont ceux qui ont le 
plus préparé la révolution , en prononçant nettement ce 
,qu'on ne dit qu'à moitié dans les académies : tels sont 
Helvélius, Rousseau, Diderot, Mably , Raynal et quel- 
ques autres. Tous ont montré hardiment leur mépris 
pour ce corps, qui n'a point fait grands ceux qui hono- 
rent sa liste ; mais qui les a reçus grands ,. et les a .rape- 
tisses quelquefois. 

Qu'on ne nous oppose donc plus, comme un objet 
d'émulation pour les gens de lettres , le désir d'être ad- 
mis dans ce corps, dont les membres les plus célèbres 
se sont toujours moqués ; et croyez ce qu'ils en ont dit 
dans tous les temps , hors le jour de leur réception. 

Nous arrivons à la troisième fonction académique : 
.les complimens aux rois, reines, princes, princesses; 
aux cardinaux quand ils sont ministres, etc. Vous voyez, 
messieurs , par ce seul énoncé, que cette partie des de- 
voirs académiques est diminuée considérablement, vos 
décrets ne laissant plus en France que des citoyens. 

Quatrième et dernière fonction de l'académie : la 
distribution des prix d'éloquence, de poésie et de quel^ 
ques autres fondés dans ces derniers temps. 
- Cette fonction au premier coup d'œil paroît plus in- 
téressante que celle des complimens , et au fond elle ne 



DES ACADÉMIES. l^g 

T'est guère davantage. Cependant, comme il est des 
hommes, ou malveillans ou peu éclairés, qui nous 
supposeroient ennemis de la poésie , de Féloquence , de 
la littérature, si nous supprimions ces prix, ainsi que; 
ceux d'encouragement et d'utilité, nous vous propose- 
rons un moyen facile d'assurer cette distribution. On ne 
prétendra pas sans doute qu'une salle du Louvre soit la 
seule enceinte où l'on puisse réciter des vers bons, mé- 
diocres ou mauvais. On ne prétendra pas que pour cette 
fonction seule il faille, contre vos principes, soutenir 
un établissement public , quelque peu coûteux qu'il 
puisse être ; car nous rendons cette justice à l'académie 
française, qu'elle entre pour très-peu dans le déficit, et 
qu'elle est la moins dispendieuse de toutes les inuti-» 
lités. 

Puisque personne ne se permettra donc les objec- 
tions absurdes que leur seul énoncé réfute suffisam- 
ment, nous avons d'avance répondu à ceux qui croient 
ou feignent de croire que le maintien de ces prix im- 
porte à l'encouragement de la poésie et de féloquence. 
Mais qui ne sait ce qu'on doit penser de l'éloquence, 
académique? Et puisqu'elle étoit mise à sa place mémo 
sous le despotisme, queparoîtra-t-elle bientôt auprès de- 
l'éloquence vivante et animée dont vous avez misfécole 
dans le sanctuaire de la liberté publique ? C'est ici, c'est 
parmi vous , messieurs , que se formei'ont les vrais ora- 
teurs ; c'est de ce foyer que jailliront quelques étincelles 
qui même animeront plus d'un grand poêle. Leur ambi- 
tion ne se bornera plus à quelques mal lieu reux. prix aca-? 
démiques, qui à peine depuis cent ans ont fait naître 



l5o DES ACADÉMIES. 

quelques ouvrages au-dessus du médiocre. II ne faut 
point appliquer aux temps de la liberté les idées étroites 
connues aux jours de la servitude. Vous avez assuré au 
génie le libre exercice et l'utile emploi de ses facultés : 
vous lui avez fait le plus beau des présens; vous l'avez 
rendu à lui; vous l'avez mis , comme le peuple, en état 
de se protéger lui-même. Indépendamment de ces prix 
que vous laisserez subsister, la poésie ne deviendra pas 
muette, et la France peut encore entendre de beaux 
vers , même après messieurs de l'académie française. 

Il est un autre prix plus respectable, décerné tous les 
ans par le même corps d'après une fondation particu- 
lière, prix dont la conservation paroît d'abord recom- 
mandée par sa dénomination même , la plus auguste de 
toutes les dénominations, le prix de la vertu» 

Tel est l'intérêt attaché à l'objet de cette fondation , 
qu'au premier aperçu des inconvenances morales qui en 
résultent , on hésite , on s'efforce de repousser ce senti- 
ment pénible ; on s'afflige de la réflexion qui le confirme ; 
on se fait une peine de le communiquer et d'ébranler 
dans autrui les préventions favorables, mais peu réflé- 
chies, qui protègent cette institution. Il le faut néan- 
moins; car ce qui dans un régime absurde en toutes ses 
parties paroissoit moins choquant ,» présente tout-à-coup 
une difformité révoltante dans un système opposé, qui, 
ayant fondé sur la raison tout l'édifice social , doit le for- 
tifier par elle , et Fenceindre , eu quelque sorte, du rem- 
part de toutes les considérations morales capables de 
l'aficrmir et de le protéger. Ne craignons donc pas 
d'examiner sons cet aspect l'clablisscnjient de ce prix d« 



DES ACADÉMIES. i5l 

rertu , bien sûrs que, si celte fondationest utile et conw^' 
Dable, elle peut, comme la vertu ^ soutenir le coupd'orâl 
(le la raison. ' 

Et d'abord , laissant à part cette alSiche, ce concours 
périodique, ce programme d'un prix de vertu pour 
l'année prochaine j je lis les term^es de la fondation, et 
je vois ce prix destiné aux vertus des citoyens dans la 
classe indigente. Quoi donc ! Qu est-ce à dire? La classe 
opulente a-t-elle relégué la vertu dans la classe des pau- 
vres? Non sans doute. Elle prétend Inen, comme 
l'autre , pouvdur faire éclater des vertus. Elle ne veut 
donc pas du prix? Non certes : ce prix est de l'or; le 
riche en l'acceptant se croiroit avili. J'entends : il n'j 
en a point assez ; il ne le prendroit pas. Le riche J'ose 
dire! Et pourquoi ne le prendroit -il pas? le pauvre le 
prend bien! Payez -vous la vertu? ou Inen l'honorez- 
vous ? Vous ne la payez pas : qp n'est ni votre préten- 
tion , ni votre espérance. Vous l'hooorezdonc ! eh bien ! 
commencez par ne pas l'avilir en mettant la richesse au- 
dessus de la vertu indigente. 

O renvei'sement de toutes les idées morales, né de 
l'excès de la corruption publique et fait pour l'accrc^re 
encore ! Mesurons de l'œil l'abîme d'où nous sortons : 
dans quel corps , dans quelle conapagnie eiU-il été admis , 
le ci-devant gentilhomme qui eût accepté le prix de 
vertu dans une assemblée puUique? H y avoit parmi 
nous la roture de la vertu ! Retirez donc votre or , qui 
ne peut récompenser une belle action du riche. Ren- 
dez à la venu cet hommage, de croire que le pauvre 
aussi peut être payé par elle ^ qu'il a , comme le riche. 



\ 



iSa DES ACADÉMIES. 

tine conscience opulente et solvable; qu'enfin il peut; 
comme le riche , placer une bonne action entre le ciel 
et lui. Législateur, ne décrétez pas la divinité de For, 
en le donnant pour salaire à ces mouvemens sublimes, 
à ces grands sacrifices, qui semblent mettre l'homme 
eh commerce avec son éternel Auteur. Il seroit annulé 
votre décret; il l'est d'avance dans Fâme du pauvre.... 
oui, du pauvre, au moment où il vient de s'honorer par 
un acte généreux. 

11 est commun, il est partout , le sentiment qui atteste 
cette vérité. Eh! n'avez-vous pas vu, dans ces désastres 
qui provoquent le secours général, n'avez-vous pas vu 
quelqu un de ces pauvres, lorsqu'au risque de s^s jours 
et par un grand acte de courage il a sauvé l'un de ses 
semblables, je veux dire le riche, l'opulent, l'heureux 
(car il les prend pour ses semblables dès qu'il faut les 
secourir); lorsqu'après le péril et dans le reste des effu- 
sions de sa reconnoissance, le riche sauvé présente l'or à 
son bienfaiteur, à cet indigent, à cet homme dénué ; re- 
gardez celui-ci : comme il s'indigne! il recule, il s'éton- 
ne, il rougit.... une heure auparavant il eût mendié. 
D'où lui vient ce noble mouvement? C'est que vous 
profanez son bienfait, ingrat que vous êtes! vous cor- 
rompez votre reconnoissance : il a fait du bien, il vient 
de s'enrichir; et vous le traitez en pauvre! Au plaisir 
céleste d'avoir satisfait le plus beau besoin de son ame, 
vous substituez la pensée d'un besoin matériel; vous 
le ramenez du ciel où il est quelque chose , sur la terre 
où il n'est rien. O nature humaine! voilà comme on 
t'honore! quand la vertu t'élève à la plus grande hauteur ^^ 



DES ACADÉMIES. l55 

cesl de l'or qu'on vient l'offrir, c'est l'aumône qu'on le 
présente! 

Mais, dira- t-on, celle aumône, elle a pourtant été 
reçue dans des séances publiques et solennelles. Eh ! 
qui ne sait,. messieurs, ce qui arrive en ces occasions ? 
Le pauvre a ses amis qui le servent à leur manière et 
non pas à la sienne; qui, ne pouvant sans doute lui 
donner des secours, le conduisent où l'on en donne; 
et, avant ces derniers temps, quétoit-ce que l'honneur 
du pauvre ? Et puis on lui parle de fêtes , d'accueils , 
d applaudissemens. Etonné d'occuper un moment ceux 
qu'il croit plus grands que lui , il a la foiblesse de se le*» 
iiir pour honoré : qu'il attende. 

Plusieurs de vous , messieurs , ont assisté à quelqu'une 
de ces assemblées où, parmi des hommes étrangers à la 
classe indigente, se présente l'indigence vertueuse, cou^ 
ronnée, dit-on : elle attire les regards ; ils la cherchent, 
ils s'arrêtent sur elle.... Je ne les peindrai pas; mais ce 
n'est point là l'hommage que mérite la vertu. U est vrai 
que le récit détaillé de l'acte généreux que l'on cou- 
fioune, excite des applaudissemens, des battemens de 
mains.... J'ignore si j'ai mal vu -, mais, secrètement blessé 
de toutes ces inconvenances, et observant les traits et 
le maintien de la personne ainsi couronnée, j'ai cru y 
voir, d'autres l'ont cru comme moi, l'impression mar- 
quée d'une secrète et involontaire tristesse, non l'em- 
barras de la modestie, mais la gêne du déplacement. 

O vous qu'on amenoit ainsi sur la scène , âmes no- 
bles et honnêtes, mais simples et ignorantes, savez- 
vous d'où vient ce mal-être intérieur qui affecte même 



|54 DES ACADÉMIES. 

votre maintien ? C'est que vous portez le poids (futi 
grand contraste , celui de la vertu et du reg2u:*d des 
hommes. Laissons -là, messieurs, toute cette pompe 
puérile , tout cet appareil dramatique qui montre Tim- 
morale prétention d'agrandir la vertu. Une constitution , 
de sages lois , le perfectionnement de la raison , une 
, éducation vraiment politique, voilà les sources pures , 
fécondes, intarissables, des mœurs, des vertus, des 
bonnes actions. L'estime , la confiance, l'amour de vos 
frères etde vos concitoyens... : hommes libres, hommes 
raisonnables , recevez ces prix ; tout le reste, jouet d'en- 
ÛDt ou salaire d'esclave. 

J'ai arrêté vos regards , messieurs , sur chacune des 
fonctions académiques , dont la réunion montre , sous 
son vrai jour, l'utilité de cette compagnie considérée 
comme corporation. C'est à quoi je pourrois m'en tenir; 
mais, pour rendre sensible l'esprit général qui résulte 
de ces établissemens , j'observe que Ton peut , que l'on 
doit même regarder comme un monument académique 
un ouvrage avoué par l'académie , et composé presque 
<^ciellement par un de ses membres les plus célèbres, 
d'Alembert , son secrétaire perpétuel : je parle du re- 
cueil des éloges académiques. 

Si l'on veut s'amuser, philosopher, s'affliger des ridi- 
cules attachés non pas aux lettres ( que nous respec- 
tons ) , mais aux corps littéraires (que nous ne révéï'ons 
pas), il faut lire cette singulière cdlection , qui de l'é- 
loge des membres fait naître la plus sanglante satire de 
cette compagnie. C'est là , c'est dans ce recueil qu'on 
peut en contempler^ en déplorer les misères, et remar- 



DES ACADÉMIES. l55 

quer tous les effets vicieux d'une vicieuse institution ; 
la lutte des petits intérêts , le combat des passions hai- 
neuses, le lïianége des rivalités mesquines, le jeu de 
toutes ces vanités disparates et désassorties entre lettrés , 
titrés , mitres ; enfin toutes les évolutions de ces amours* 
propres hétérogènes, s'observant, se caressant, se heur- 
tant tour à tour, mais constamment réunis dans l'ado-» 
ration d'un maître invisible et toujours présent. 

Tels sont , à la longue , les effets de cette dégradante 
disposition, que si l'on veut chercher l'exemple de la 
plus vive flatterie où des hommes puissent descendre ^ 
on la trouvera ( qui le croiroit?) non dans la ck>ur de 
Louis XIV, mais dans l'académie française. Tém<Hn le 
fameux sujet du prix proposé par ce corps : Laquelle 
des vertus du roi est la plus digne d^ admiration ? 
On sait que ce pri^ranune , présenté officiellement au 
monarque , lui fit baisser les yeux et couvrir son vissée 
<l'une rougeur subite et involontaire. Ainsi un roi , que 
cinquante ans de règne , vingt ans de succès et la cons- 
tante idolâtrie de sa cour avoient exercé et en quelque 
«orte aguerri à soutenir les plus grands excès de la 
louange , une fois du moins s'avoua vaincu! et c'est à 
Tacadémie française qu'étoit réservé l'honneur de ce 
Triomphe. Se flattèrent - on que ce fut-là le dernier 
terme d'un coupable avilissement? On se tromperoit. 
U faut voir, après la mort de Louis xiv, la servitude 
\ obstinée de cette compagnie punir, dans un de se» 
membres les plus distingués , le crime d'avoir osé juger 
sur les principes de la justice et de la raison la glcnre de 
ce règne fastueux ; il dut voir l'académie , pour venger 



l56 DES ACADÉMIES. ^ 

ce prétendu outrage à la mémoire du roi , effacer de la 
liste académique le nom du seul écrivain patriote qu elle 
y eût jamais placé , le respectable abbé de Saint-Pierre ; 
lâcheté gratuite , qui semble n'avoir eu d autre objet que 
de protester d'avance contre les tentatives futures ou 
possibles de la liberté française , et de voter solennelle-* 
ment pour l'éternité de l'esclavage national. 

Je sais que le nouvel ordre de choses rend désor-* 
inais impossibles de pareils scandales , et qu'il sauve* 
roit même à l'académie une partie de ses ridicules ac- 
coutumés. On ne verroit plu» l'avantage du rang tenir 
lieu de mérite , ni la faveur de la cour influer , du 
moins au même degré, sur les nominations. Non, cesi 
abus et quelques autres ont disparu pour jamais ; mais 
ce qui restera, ce qui même est inévitable , c'est la per- 
pétuité de l'esprit qui anime ces compagnies. En vain 
tenteriez-vous d'organiser pour la liberté des corps créés 
pour la servitude : toujours ils chercheront, par le re- 
nouvellement de leurs membres successifs, à conserver, 
à propager les principes auxquels ils doivent leur exis- 
tence^ à prolonger les espérances insensées du despo- 
tisme , en lui offrant sans cesse des auxiliaires et des aSi*- 
dés. Dévoués par leur nature aux agens de l'autorité, 
seuls arbitres et dispensateurs des petites grâces dans un 
ordre de choses où les législatures ne peuvent distinguer 
que les grands talens, il existe entre ces corps et les dé- 
positaires du pouvoir exécutif une bienveillance mu- 
tuelle , une faveur réciproque , garant tacite de leur al- 
liance secrète, et, si les circonstances le permettoient, 
de leur complicité future. En voulez- vous la preuve? 



DES ACADÉMIES. iS/ 

Je puis la produire, je puis mettre sous vos yeux les 
bases de ce irailé , et pour ainsi dire les articles prélimi- 
naires. Ecoutez ce même d'Alembert dans la préface du 
recueil de ces mêmes éloges, révélant le honteux secret 
des académies, et enseignant aux rois Tusage qu'ils peu* 
vent faire de ces corporations, pour perpétuer lescla- 
vage des peuples. 

Celui qui se marie, dit Bacon ( c'est d'Alembert 
qui parle ), donne des otages à la fortune. U homme 
de lettres qui tient à V académie ( qui tient , c'est-à- 
.dire, est tenu, enchaîné ), Vhomjne de lettres donne des 
otages à la décence- (Vous allez savoir ce que c'est 
que cette décence académicienne. ) Cette chaîne (cette 
fois il l'appelle par son nom); cette chaîne , d^ autant 
plus forte quelle sera volontaire ( la pire de toutes 
les servitudes est en effet la servitude volontaire : on sa- 
vait cela ) ; cette chaîne le retiendra sans effort dans 
les bornes qu'il seroit tenté de franchir. ( On pouvoit 
•en effet, sous l'ancien régime , être tenté de franchir les 
bornes. ) L écrivain isolé et qui veut toujours Vêtre 
est une espèce de célibataire ( un vaurien qu'il faut 
ranger en le mariant à l'académie ) : célibataire qui, 
ayant moins à ménager y est par là plus sujet ou 
plus exposé aux écarts ^ (Aux écarts! par exemple, 
d'écrire des vérités utiles aux hommes et nuisibles à leurs 
oppresseurs ). 

Parmi les vérités importantes que les gouverne^ 
mens ont besoin d* accréditer (pour les travestir, les 

* Préface des Éloges de V Académie, lus. dans les séance* 
publiques de racadémie. française , tome i, page.xvj. 



■i 



l58 DES ACADÉMIES* 

défigurer, quand on ne peut plus les dissimuler entière* 
ment ), il en est quil leur importe de ne répandre 
que peu à peu >, comme par transpiration insensible 
( Tacadémie laissoit peu transpirer ) : un pareil corps , 
également instruit et sage (sage, messieurs!), or- 
gane de la raison par deifoir^ et de la prudence par 
état ( quel état et quelle prudence! ), ne fera entrer 
de lumière dans les yeux des peuples que ce quHl en 
faudra pour les éclairer peu à peu ( l'académie éco- 
nomisoit la lumière. )• L'auteur ajoute , il est vrai , sans 
blesser les yeupc des peuples; et l'on entend cette 
tournure vraiment académique. 

Ah ! messieurs, c'en est trop : qui de vous n'est sui*- 
pris , indigné , révolté? Certes, on ne sait qu'admirer le 
plus dans Tavocat des académies, ou la hardiesse ou 
l'impudence qui présente les gens de lettres sous un 
pareil aspect; qui, les plaçant entre les peuples etl^s 
rois, dit à ces derniers, dans une attitude à la fois ser- 
vile et menaçante : Nous pouvons à notre choix 
éclaircir ou doubler sur les yeux de vos sujets le 
bandeau des préjugés* Payez nos paroles ou notre 
silence; achetez une alliance utile ou une neutralité 
nécessaire* Odieuse transaction , commerce coupaUe, 
cil l'on sacrifie le bonheur des hommes à des places 
académiques, à des faveurs de cour; prime honteuse 
dansie plus infâme des trafics, celui de la liberté des na- 
tions! Vous concevez maintenant, messieurs, ce qu'exi- 
gent des académies la décence y la sagesse ^\3i prudence 
^état: d'état! hélas oui, c'est le mot. Vous en faut -il 
une seconde preuve également frappante ? Cherchez-fe 



DES ACADÉMIES. l5g 

dans cette autre académie, sœar puînée, ou plutôt fille 
de l'académie française, et fille digne de sa mère par le 
même esprit d'abjection. 

On sait que , d'après une idée de madame de Mon- 
tespian ( ce mot seul dit tout ) , l'académie des inscrip- 
tions et belles-lettres, instituée authentiquement pour 
la gloire du roi , chargée d'éterniser par les médailles 
la gloire du roi , d'examiner les dessins des peintures , 
sculptures consacrées à la gloire du roi, se soutint avee 
éclat près de trente ans ; mais que vers la fin du règne , 
la gloire du roi venant tout-à-coup à manquer, il fallut 
songer à s'étayer de quelqu'autre secours. Ce fut alors 
que , sous un nouveau régime qui la soumit à la hiérar- 
chie des rangs ,. tache dont l'académie française parut da 
moins exempte, l'académie des belles-lettres chercha 
les moyens de se montrer ntiie. Elle eut recours aux at>- 
tiquités judaïques , grecques et romaines, dont e;lle fit 
l'objet de ses recherc^ies et de ses travaux. Eh! que ne 
s^ bornoit-elle ! Nous étions si reconnoissans d'avoir 
appris par elle ce qu étoient dans la Grrèce les dieux ca^- 
bires; quels étoient les noms de tous les ustensiles 
composant la batterie de cuisine de Marc Antoine! 
Nous applaudissions à la décoi^verte d'un vieux roi de 
Jérusalem» perdu depuis dix-huit cents ans dans un re- 
coin de la chronologie : on sourit malgré soi de Voir des 
esprits graves et sérieux s'occuper de ces bagatelles. 

Certes , il valoit mieux en faire son étemelle occupa- 
tion que d'étudier nos antiquités françaises pour les dé- 
naturer , que d'empoisonner les sources de notre hi^ 
toire , que de mettre aux ordres du despotisme une 



l6o DES ACADÉMIES. 

^érudition faussaire, que de combattre et condamner 
d'avance rassemblée nationale, en déchrani fausse et 
dangej'euse l'opinion qui conteste au roi le pouvoir 
législatif pour le donner à la nation : c est Tavis de 
MM. Secousse, Foncemagne, et de plusieurs autres 
membres de cette compagnie. Tel est l'esprit de ces 
.corps; ils en font trophéq : telle est leur profession 
de foi publique. La principale occupation de Vaca^ 
demie des belles-lettres y dit l'un de ses membres les 
plus célèbres, Mabillon, doit être la gloire du roi. ... 

Qu'elles soient fermées pour jamais ces écoles de 
.flatterie et de servilité ! Vous le devez à vous-mêmes , à 
vos invariables principes. Eh! quelle protestation plus 
noble et plus solennelle contre d'avilissans souvenirs , 
contre de méprisables habitudes, dont il faut effacer 
jusqu'aux vestiges *, enfin contre l'infatigable adulation, 
dont, au scandale de l'Europe, ces deux compagnies 
ont fatigué vos deux derniers rois? Eh! messieurs, 
l'extinction de ces corps n est que la conséquence né- 
cessaire du décret qui a détaché les esclaves enchaînés 
dans Paris à la statue de Louis xiv. 

Vous avez tout affranchi : faites pour les talens ce 
que vous ayez fait pour tout autre genre d'industrie. 
Point d'intermédiaire; personne entre les talens et la 
nation. Range -toi de mon soleil^ disoit Diogène à 
Alexandre, et Alexandre se rangea; mais les compa* 
. gnies ne se rangent point : il faut les anéantir. Une cor- 
poration pour les arts de génie! c'est ce que les Anglais 
n'ont jamais conçu : et, en fait de raison , vous ne saves 
plus reslctf* en arrière des Anglais. Homère ni Virgile 



DES ACADÉMIES. t6l 

Ifte lurent d'aucune académie, non plas que Pope et 
Drydea , leurs immortels traducteurSé Corneille , criti- 
qué par Facadémie française, s'écrioit : JHmite Pan de 
mes trois HorctceSy j^en appelle au peuple* Croyea» 
en Corneille s appelez au peuple comme lui. 

Eh! qui réclameroit contre votre jugement? Parmi 

les gens de lettres eux-mêmes^ les académies navoient 

^ére pour défenseurs que les ennemis de la évolution» 

Encore , au nombre de ces défenseurs ^ s'en trouve-t-il 

quelques-uns d'une espèce assez étrange. A quoi boa 

détruire, disent-ils, des établissemens prêts à tomber 

d'eux-mêmes à la naissance de la liberté ? En vous lais^ 

sant ^ messieurs, apprécier ce moyen de défense^ je crois 

pouvoir applaudir à la conjecture : et n'a*t-on pas vu ^ 

dans ces dernières années , l'accroissement de l'opinion 

publique ^rvir de mesure à la décroissance proportion** 

nelle de ces corps, jusqu'au moment où , toute propor* 

don venant à cesser tout-à-coup , il n'est resté entre ces 

compagnies et la nation que l'intervalle inmiense qui se* 

pare la servitude et la liberté. 

Eh ! comment lacadéime , conservant sa mâJadive et 
incurable petitesse , au milieu des objets qui s'agrandis^ 
sent autour d'elle; comment Facadémie seroit-elle apei*- 
çue? Qui recherchera désormais ses honneurs, obscurcie 
devant une gloire à la fois littéraire et ptriotiqué? 
Pense-t-on que ceux de vos orateurs qui auront discuta 
dans la tribune , avec l'applaudissement de la natioti , les 
grands intérêts de la France, ambitionneront beaucoup 
une frivole distinction à laquelle le despotisme bomoit, 
ou plutôt condamnoit les plus rares talens? Qui ne sent 
I. II 



l63 DES ACADÉMIES, 

que si Corneille et Racine ont daigné apporter dans une 
si étroite enceinte les lauriers du théâtre y cette bizar* 
rerie tenoit à plusieurs vices d'un système social quL 
' n'est f4us : au prestige d une vanité qui ne peut plus 
être; à la tyrannie d'un usage établi, comme un impôt, 
sur les talens ] enfin à de petites convenances fugitives, 
maintenant disparues devant la liberté , et englouties dans 
régalité civile et politique , comme un ruisseau dans 
rOcéau ? 

Epargnez donc, messieurs, à Facadémie une mort 
naturelle ; donnez à ses partisans , s'il en reste , la con- 
solation de croire que sans vous elle étoit immortelle : 
qu'elle ait du moins l'honneur de succomber dans une 
époque mémorable , et d'être ensevelie avec de plus 
puissantes corporations. Pour cette fois , vous avez peu 
de clameurs à craindi'e ; car c'est une chose remarquable 
que l'académie , quoique si peu onéreuse au public , 
n'ait jamais joui de la faveur populaire. Quant au cha- 
grin que vous causerez à ses membres par leur sépara- 
tion , croyez qu'il se contiendra dans les bornes d'une 
hypocrite et facile décence. Déployez donc à la fois et 
votre fidélité à vos principes sur les corporations , et 
votre estime pour les lettres , en détruisant ces corps et 
en traitant les membres avec une libérale équité. Celle 
dont vous userez envers des hommes d'un mérite re- 
connu , plus ou moins distingué , membres de sociétés 
littéraires peu nombreuses , où l'on n'est admis que dans 
l'âge de la maturité , ne peut fatiguer la générosité de la 
nation. Plût au ciel qu'en des occasions plus importantes 
vous eussiez pu réparer, par des dédonunagemens aussi 



DES ACADÉMIES. ï65 

faciles , les maux mdividuds opérés pour le bonheur gé- 
néral! Plût au ciel qu'il vous eut été permis de placer 
aussi aisément à côté de vos devoirs publics la preuve 
consolante de votre commisération pour les infortunes 
particulières ! 



FIN DU DISCOURS SUR LES ACADÉMIES. 



i^^i»» #o»^<»##i» 0m ^ i* '*k 



DISSERTATION 



SUR 



L'IMITATION DE LA NATURE, 

Relatiuement aux Caractères dans les Oupragea 

dramatiques» 

\J N parle sans cesse de la nécessité d'imiter la nature, 
sans que personne daigne fixer le vrai sens de ce tenue, 
qui devient presqu'une abstraction , par le petit nombre 
d'idées claires et distinctes qu'on y attache. Ordinaire- 
ment la philosophie , pour mériter ce nom , a besoin de 
•voir en grand : ici, elle doit descendre dans quelques 
détails, sous peine d'être absolument iUusoire. Toute- 
fois il est nécessaire de remonter d'abord à des vues gé- 
nérales. 

Les grandes et sublimes proportions que la nature a 
mises dans ses ouvrages, échappant à nos foiblesyeux,^ 
les arts se sont proposé de créer pour nous un monde 
nouveau, plus parfait en apparetice parce que nous em- 
brassons plus aisément les rapports de ses difierentes 
parties. Us nous placent dans un ordre de choses d'un 
choix plus exquis ; ils embellissent notre séjour ; ils doi- 
vent orner l'édifice, plutôt que d'^en élever un sem- 
blable. L'homme étant ce qui! y a dans le monde de 
plus intéressant pour Thomme, a été le principal objet 
de l'étude des artistes. Us l'ont considéré sous toutes le» 



l66 SUR L'IMITATION 

£ice$, sous tous les rapports qui le Kent Si ses sembla* 
bles; ils Font observé dans presque toutes ces circons- 
tances si nombreuses qui opposent l'homme de la nature 
à l'homme de la société; qm mettent aux prises ses 
goûts et ses intérêts , ses passions et ses devoirs. Enfin, 
ils l'ont placé dans les attitudes les plus pénibles, et lui 
ont fait subir une espèce de torture, pour arracher de 
saQ.^àvqQ l'expression véritable d'un sentiment profond. 

Quelle a dû être la marche de leur esprit dans cette 
opération? qu'a dû faire le peintre? qu'a dû &ire le 
ppëte ? Ils ont regardé autour d'eux : l'un a vu que lea 
nommes bien proportionnés éloient en petit nombre ; 
I autre que la plupart d'entre eux avoient une âme foible 
et froide, indigne et incapable dlntéresser. Le peintre 
aperçoit un hoixtme d'une stature plus haute que celle 
des autres; il l'arrête; il lui dit : Vous serez mon mo- 
dèle. Le poëte , à travers une foule méprisable , distingue 
un homme qui mérite son attention ; son âme est à la 
fois sensible et forte, ardente et inébranlable : Voilà, 
dit le poëte, l'homme que je veux peindre. 

XiVtiste doit m'ofifrir sans cesse le sentiment de mon 
excellence ; et ce sentiment, je serai bien loin de l'éprou- 
ver, .si vous peignez les hommes exactement comme ils 
«ont dans la nature. Agrandissez -nous à nos propres 
yeux : c'est une flatterie indirecte et d'autant plus ingé- 
nieuse, par laquelle vous séduirez à coup sûr notre ju- 
gement. Corneille a dit : L'homme s'admirera en m'é- 
coutant, en me lisant. Je lui montrerai Rodrigue tuant 
par honneur le père d'une maîtresse qu'il adore \ Au- 
guste pardonnant à son assassin ; César vengeant la mort 



DE LA NATURE, 167 

de son ennemi. Je peindrai de grands criminels, et on 
s'intéressera à leur sort , parce que le crime, si je le ris- 
que sur le théâtre, peut attacher; il a'y a que la bassesse 
qui soit tout à fait révoltante : un vil intrigant qui sa- 
crifie son gendre à de lâches espérances de grandeur, je 
lui donnerai des remords qui feront au moins tolérer 
son caractère. 

Au reste , il seroit à souhaiter que Corneille eut pu 
, placer Pauline et Sévère dans Tadmirable situation où 
il les a nus , sans exposer aux yeux un caractère aussi 
vil que celui de Félix. De ce qu^on a^ose plus en hasar- 
der de semblables , qudques personnes infèrent la mé- 
diocrité des successeurs de Corneille : Lui seul , dit-on , 
pouvoit mettre un Félix ^ un Prusias sur la scène. Il 
falloit conclure au contraire que depaîsucegrand homme 
on a fait des progrès âsns fart qull a créé. On a senti 
qu'il falloit des raisons invincibles pour autoriser un 
poëte à peindre de si vils criminels. L'admirable rôle 
de Narcisse , dans Britannicus ^ contient une des plus 
belles leçons qu'on ait jamais données aux rois ; et ce- 
pendant cette considération n'empêche pas que le par- 
terre ne voie ce personnage avec peine; et f on sait que 
le public donna, aux premières représentations de c^ 
chef-d'œuvre, des marques d'un mécontentement peu 
équivoque. 

Plus on sonde ce principe, plus on le trouve fécond. 
Il explique, d'une manière sad^aisanle, Téxtréme dé- 
plaisir qu'on éprouve à voir des caractères nobles s'avi- 
lir et se dégrader. Je sais pourquoi mon âme est affectée 
désagréablement, lorsque le vainqueur des Curiaces 



l6S SDR L'IMITATION 

enfonce le poignard dans le sein de sa sœur, dont le 
seul crime est de pleurer la mort de son amant. Eu 
lisant rhistoire même, ne sommes-nous pas sensible- 
ment .affligés, lorsqu'un des principaux personnages 
s'avilit par quelqu action qui Oetrit une âme à laquelle 
la nôu-e s'inléressoil ? Cette nécessite de maintenir 
l'énergie du caractère est si reconnue, que les poètes 
tragiques ont ^attention de ne jamais laisser entendre 
aux héros de leurs poèmes rien d'humiliant pour eux, 
même dans la bouche d'un ennemi. Voyez si les mena- 
ces d'Assur', dans Sémiramis, ont rien d'avilissant pour 
Arsace! Ce secret de l'art, qui consiste à faire tomber 
l'odieux d'un crime sur un confident, e&t ime des dé- 
couvertes les plus utiles à la tragédie. Racine Fa mis le 
premier en usage dans Phèdre. L'auteur de Mahomet 
en a profilé habilement , quand il s'est servi d'Omar 
pour donner à Mahomet l'idée de faire immoler Zopire 
par Séïde. 

Quoique les anciens aient négligé plus d^une fois de 
soutenir les caractères dans toute leur force, ils ne lais- 
soient pas d'en sentir la nécessité. Lorsqu'ils étoient 
d^ligés d'avilir un héros , un dieu ou une déesse venoît 
partager le crime avec lui , ou même s'en chargeoît ep- 
tièrçment. Les hommes aimoient mieux qu'on leur 
montrât un dieu vindicatif, ou une déesse jalouse^ 
qu'un être de leur espèce vil est dégradé. C'est ainsi 
que , dans Homère , Minerve , la déesse de la sagesse , 
conduit Ulysse et Etiomède aux tentes de Rhésus. Elle 
ne se montre ni plus juste , ni plus généreuse dans' XAjaoc^ 
fuvim^r où elle trqmpe ce malheureux prince, en fei- 



DE LA NAT13KE. 169 

jgnant de le servir, tandis qu'elle sert en effet son rival. L'u- 
sage que les anciens faisoient , à cet égard , de leurs divini- 
tés , paroit plus condamnable encore que la manière dont 
ils s'en servoient pour le dénouement de leurs pièces. 
Il est à peu près reconnu que les modernes sont très- 
sup>éneurs aux anciens dans Fart de tracer les caractères. 
Je ne doute pas que ceux-ci n aient bien peint les mœurs 
existantes sous leurs yeux ; je dis seulement que les ca- 
ractères des bons ouvrages anciens ne sont pas aussi fcHr- 
tenrient dessinés que ceux des bons ouvrages modernes. 
Je crois pouvoir en assigner plusieurs raisons. Ce n*est 
que depuis la renaissance de la philosophie , qu'on a pro- 
fondément réfléchi sur la théorie des beaux-arts. Les 
Grecs paroissent avoir peu médité sur ce sujet. Dominés 
par une âme sensible et une imagination ardente , ils 
se laissoient entraîner par ces guides qui conduisent ra- 
pidement celui qui marche à Idfar suite , mais qui quel- 
quefois r^arent. En eflFet, le génie ne préserve pas des' 
écarts du génie. 11 a besoin d'être dirigé par des réflexions 
qu'il ne fait or^nairement qu'après s'être trompé plus 
d'une fois. Plus le goût de la société s'étend, plus les 
objets des méditations du philosophe se multiplient. 
Les idées de la vraie grandeur et de la vraie vertu de- 
viennent plus justes et plus précises. La corruption des 
mœurs qui , selon quelques sages , est le fruit de ce 
goût excessif pour la société , est poiu* le poëte une rai- 
son de plus de multiplier les caractères vertueux. On a 
dit que , plus les mœurs s'altèrent , plus on devient déli- 
cat sur les décences. Par cette raison, plus les hommes 
deviennent vicieux , plus ils applaudissent à la peinturé 



lyo SUR LIMITATION 

des vertus. Fatigués de voir des âmes communes , der 
bassesses, des trahisons, leur cœur se réfugie, pour 
ainsi dire, dans ces monumens précieux, où il retrouve 
quelques traits d'une grandeur pour laquelle il étoit né. 

Mais telle est la foiblesse de la nature humaine^ 
même dans ses vertus , que pour nous rendre intéressant 
a nos propres yeux , le poète a presque toujours besoin 
de nous embellir. Quel est le terme auquel il doit s'ar* 
réter ? Je crois qu'il peut nous agrandir tant qu'il vou-» 
dra, pourvu que l'illusion ne disparoisse point, pourvu 
que nous nous reconnoissions encore. L'intérêt cesse 
avec la vraisemblance ; mais ce qui est vraisemblsJ^le pour 
l'un , ne Test pas pour l'autre. Nous jugeons les hommes 
vertueux, suivant les moyens que nous avons de les 
égaler. La décision de ce procès appartient exclusive* 
ment au très-petit nombre d'hommes qui y nés avec un 
§ens droit et une âme élevée, peuvent trouver l'appré- 
ciation vraie de chaque chose , peuvent dire i Ce senti- 
ment est juste et noble \ celui-ci est vrai 5 celui-là est 
faux ou exagéré. L'un doit naître dans un cœur hon- 
nête j l'autre n'existe que dans la tête d'un poëte qui s'ef- 
force de créer, des vertus. Croyons qu'il est des hommes 
dignes de porter un tel jugement. ••> 

Souvent un seul sentiment faux détruit une illusion 
délicieuse, et la détruit plus désagréablement qu'une 
invraisemblance. Qu'une mère, réduite à la dernière in- 
fortune par l'erreur d'un juge , se retire dans un cloître 
avec sa fille; qu'elle passe pour la gouvernante de son 
eni^nt; qu'appdée ensuite, par un concours de circons- 
tances^ dans la maison de son juge, elle y vienne avec 



DE LA NATURE. 171 

sa fille; que le fils de ce juge devienne amourem de la 

jeune personne ; que la tendre gouvernante se défie de 

cet amour , et veille sur sa fille avec toutes les inquié* 

tudes et toutes les transes de la maternité : voilà ce qui 

doit intéresser tous les cœurs. Je veux bien passer au 

poëte la combinaison dlncidens divers dont il doit ré-* 

stdter de si grands mouvemens : mais que cette mère 

dans Tindigence , souffirant dans dle-mème et dans sa 

fille y refuse la restitution de ses biens, c'est-a-dire , ne 

permette pas que son juge s^acquitte Jun devoir rigou-* 

reux ; alors je vois un être imaginaire , produit par un 

auteur qui, dans ce moment, n^avoit pas le sentiment 

juste des convenances Téritables. 

Une autre raison pour laquelle un auteur doit s'atta^ 
cher à n'exprimer que dds sentimens vrais , c'est que plu- 
sieurs bons esprits ayant vu , dans la pluprt des ouvrages 
de théâtre , ime fausse grandeur, rient de tout ce vain 
étalage dramatique dont rien n'est à leur usage ; au lieu 
qu'un sentiment noble et juste passe rapidement dans 
une âme J)ien faite , qui Tadopte avec avidité. 

Il faut un sens très-exqnis pour s'arrêter, à cet égard» 
dans les justes bornes; et ce n'est que depuis Racine 
qu'on les a fi:i^ées. Pompée implore le secours du roi 
d'Egypte; il a mis en sûreté la moitié de lui-même ;U 
n'a plus rien à craindre que pour sa vie ; il prévoit le 
traitement qu'on va lui. faire, il s'abandonne à sa desti- 
née sans se plaindre : voilà un grand homme* Mais U dé- 
daigne de lever les yeux au ciel , 

De peur que , d'un coup d'œil, contre une telle offense 
Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance : 



1J2 SUR L'IMITATION 

Voilà un Capitan impie. Les princesses de Corneille me 
paroissent quelquefois avoir pour la vie un mépii» 
féroce et peu intéressant. Iphigënie dit naturelle- 
ment : 

Peut-être assez d'honneurs environnoient ma vie 
Pour ne pas souhaiter qu'elle me fut ravie y 
ISi qu'en me Tarrachant, un sëvëre destin 
Si près de ma naissance en eût marque la fin. 

Encore plusieurs gens de goût ont -ils blâmé Racine 
de n'avoir pas donné à celte jeune princesse une plus 
grande frayeur de la mort. Aménaïde avoue aussi un 
sentiment semblable : 

Je ne me vante point du fastueux effort 

De voir, sans m'alarmer, les apprêts de ma mort : 

Je regrette la vie; elle doit m'être chère. 

• Puisque les hommes du plus grand courage ne doi- 
vent mépriser la vie que lorsqu'ils ne peuvent la conser- 
ver qu'en trahissant leur devoir, à plus forte raison, de 
jeunes princesses innocentes ne doivent point la quitter 
sans regret, quoique prêtes à la sacrifier, si leur devoir 
l'exige. 

Mais s'il est vrai qu'il n'y ait point de grande action dont 
rhumanité ne soit capable, il est impossible que toutes les 
vertus se réunissent sur un seiJ être. Les poètes traj^ques 
ont su éviter ce défaut, dans lequel sont tombés plu- 
sieurs romanciers excellens. Ceux-ci ont d'avance afibi- 
bli l'intérêt qu'Us font naître dans la suite. C'est ce qu a 
fait l'auteur de Grandissons en prenant soin d'accu- 
muler sur son héros toutes les vertus et tous les avan- 



DE LA SATURE. lyS 

tages que la nature et la fortune n'ont jamais réunis dans 
im seul homme. 

Quelques auteurs célèbres, las de voir dans la plupart 
des caractères une empreinte romanesque, se sont avi« 
ses d'avilir tout-à-coup un personnage qu'ils avoient 
rendu intéressant par la réunion des sentimens les plus 
délicats. Ils se fondent sur ce que nul n'est parfait dans 
la nature, et qu'il faut, en présentant au lecteur de 
grands écarts ainsi (pie de grandes vertus, lui persuader 
qu il ne lit point un roman. On répond que Fart con- 
siste à obtenir cet effet , sans employer de pareils moyens. 
Un graud intérêt pris fortement dans nos mœurs véri- 
tables, quelques taches volontairement répandues dans 
les caractères principaui[, quelques circonstances com- 
mi lues dans les événemens, soutiendront parfaitement 
rillusion. Le poëte et le romancier doivent imiter, en 
ce point , lartifice de ces menteurs adroits, qui assurent 
la croyance à leurs récits , en y mêlant des détails fri« 
voles. Au reste , le peu d'effet qu'ont produit ces res- 
sorts daasdes mains habiles et vigoureuses, empêchera, 
sans doute, que des mains plus foibles osent jamais 
essayer de s'en servir. 

Si ridée de grandeur que nous attachons à'notre na- 
ture est une source d'intérêt, le sentiment de notre foi- 
blesse contre certains coups de la fortune, Iel)esoin 
d'appui et de consolaiiou , en ouvrent une autre non 
moins abondante ; et souvent ces deux sensations se réu- 
nissent. La simple vue d'une action de générosité nous 
transporte. En sommes-nous les objets ] elle arrache de 
nos yeux des larmes de reconnoissance et d'adniiration« 



174 SUR L'IMITATION 

Quand nons Bimus le bonheur de la faire nous-mêmes ^ 
elle excite dans nous un doux tressaillement qui, se 
confondant par degrés avec le calme d'une joie pure et 
concentrée , forme la jouissance la plus voluptueuse que' 
là nature ait accordée à l'homme. Oreste et Pylade se 
disputant Thonneur de mourir Tun pour Tautre , que de 
sentimens'délicieux s'élèvent à la fois dans votre âme ? 
Vous jouissez de la générosité de Pylade -, il vous semble 
que vous Timiteriez : l'infortune d'Oreste vous attache 
et vous attendrit. Une identification qui , pour être ra- 
pide y n'en est pas moins réelle , nous transforme dans 
l'homme que rinf(»*tune accable , et dans l'ami généreux 
qui veut mourir pour lui. Nons jouissons des deux sen- 
timens qui nous sont les plus chers : du sentiment de 
notre grandeur qm nous flatte , et de celui de notre foi- 
blesse qu'on soulage. 

Ce seroit peut-être ici la place d'examiner pourquoi 
les grands crimes ne sont intéressans au théâtre , que 
quand ils sont commis par des hommes à peu près ver- 
tueux. Si Œdipe étoit un scélérat, il ne seroit que ré- 
voltant. Qu'un monstre , pour remplir une vengeance 
méditée depuis plus de vingt ans , fasse boire à un mal- 
heureux père le sang de son fils , c'est une horreur qui 
n'est point intéressante. On répond que l'intérêt porte 
sur Thyesle. J'insiste , et je dis que lliyeste n'inspire 
point un intérêt déchirant tel qu'on devoit l'attendi^e 
d'une pareille situation , si elle eût été adoucie. On a 
seulement pour lui cette pidé qu'on accorde à tous les 
malheureux. Un écrivain célèbre , dans une lettre élo- 
quente contre les spectacles, fait un grand mérite à l'au-^ 



DE LA NATURE. lyS 

teur SAirée^ d'avoir intéressé tous les spectateurs pour 
la simjJe humanité. Ce point de yue, sans doute, est 
phUosopbique : mais qu'on examine s'il en falloit faire 
un mérite à l'auteur. Thyeste est jeté par la tempête 
dans un port soumis au cruel Atrée. Il faut échapper à 
sa vengeance ; il cache sa qualité de prince : quoi qu'il 
Êisse, il faut bien qu'il reste homme ; il ne peut renon- 
cer à ce titre. Il est évident que la force du sujet a tout 
&it, et qu'il n'a point un si grand mérite dans cette 
disposition, qui d'ailleurs appartient tout à fait à Se- 
nèque. Mais qu'un amant sensible et généreux tue sa 
maîtresse vertueuse , et qu'il croit infidèle 5 qu'Oreste, 
que Ninias massacrent leur coupable mère avec le pro-^ 
jet de ne jamais cesser de la respecter : voilà un genre 
de tragédie qui aura toujours des droits sur tous les 
hommes. L'événement tragique est le même, sans qu'il 
soit besoin d'offrir des monstres aux yeux des specta- 
teurs. L'erreur commet le crime, Thonnue reste ver- 
tueux : l'effet théâtral n'y perd rien. 

Le dogme de la fatalité , répandu chez les anciens , 
les amena par degrés à concevoir ainsi la tragédie. D'a- 
bord le besoin que les hommes ont d'être ébranlés for- 
tement 9 fit qu'on se contenta d'une émotion vive , de 
quelque manière qu'elle fllkt produite : Oreste tour- 
menté par les furies \ Prométhée attaché sur le Caucase, 
tandis que des vautours lui déchiroient le cœur : ces 
affîreux spectacles suffirent. Ensuite on s'efforça de 
rendre intéressant le héros du poème : le poëte ménagea 
tellement son action qu'on ne pouvoit imputer les 
crimes de son héros qu'à une fatalité tyrannîque \ c'est 



IjÔ SUR L'IMITATION 

ce qui rend Œdipe et Phèdre si attachails. Depuis » 
Gorueille y aidé de Guillen de Castro et de son génie ^ 
inventa la tragédie fondée sur les passions : enfin on est 
revenu depuis à un genre de tragédie fondé en même 
temps sur les passions et sur cette dépendance où nous 
sommes d'une cause supérieure : telle est Sémiramis, 
et telles sont les pièces dont les sujets sont tirés du 
théâtre des Grecs. Quelque admiration que j'aie pour 
ce genre , dans lequel on peut offrir aux hommes de 
grandes leçons et de gtands tableaux, j'avoue que je lui 
préfère la tnsigédie qui fait couler des larmes de pur at-» 
tendrissement : telles sont Andromaque, Zàire^ AU 
zircy elc. 

Les différens peuples policés ont suivi des procédés 
différens^ dans l'imitation de la nature. Les Grecs ont 
prodigué les grands traits, mais s'en sont souvent per- 
mis plusieurs qui avilissoient leurs héros. Ce défaut ve« 
noit de ce que , dans ces siècles héroïques et grossiers, 
on n'avoit point fixé les véritables notions des vertus 
morales. Les Romains, nés moios heureusement^ mais 
ayant plus d'idées sur les décences , tracèrent des carac-^ 
tères moins forts, mais plus soutenus. Les deux ou trois 
siècles qui précédèrent la renaissance des lettres, doi- 
vent être comptés pour rien. Une imitation servile des 
anciens, tant Grecs que Romains, tint lieu de tout mé- 
rite dansFEurope littéraire. Les Anglais, les Italiens et 
les Français prirent des roules différentes. Les deux 
premiers de ces peuples, surtout les Anglais, se piqué*- 
rent d'imiter la nature avec une vériié souvent grossière 
et rebutante. La preuve qu'ils n'étoient point dirigés 



DE LA NATURE. I77 

dans cette marche par le désir d'opérer une Olusion par- 
faite, mais seulement par une rusticité qui n'est point 
incompatible avec les élans du génie, c'est qu'en même 
temps qu'ils copioient la nature commune, ils cho» 
quoient . toutes les vraisemblances, en resserrant dans 
l'espace d'un jour des événemens qui avoient rempli 
trente années. Les Italiens imitèrent la nature dans des 
détails moins odieux, mais peu intéressans. Dans la 
Mérope de Maffey, le vieillard qui vient chercher le 
jeune Ègiste, se permet de parler beaucoup, et de dire 
plusieurs choses inutiles à l'action. Blâmez, en Italie^ 
cette absurdité, on vous répondra : Telle est la nature. 
En France, nous pensons qu'il pourroit exister un vieil- 
lard qui, ayant élevé le fils de son roi, et l'ayant laissé 
échapper de ses bras , viendroit le réclamer sans ba- 
vardage. 

Combien cette imitation servile de la nature est peu 
intéressante ! Dès lors , le goût , ce conducteur du gé- 
nie , est banni de l'empire des arts ; des lors , plus de 
nécessité de porter du choix dans les parties , pour en 
former im ensemble intéressant : une vérité, souvent 
désagréable, tiendra lieu de tout mérite. Plus de ces 
nuances, de ces adoucissemens que la perfection du 
goût a introduits dans le langage et dans la peinture des 
passions , et dont Racine a le premier donné l'idée. Si 
vous peignez les anciens exactement tels qu'ils sont , 
vous présentez le tableau de mœurs grossières à des 
hommes dont les mœurs se sont épurées parle temps; 
vous rappelez à un nouveau noble le souvenir de sa 
roture. 



IjS SUR L'IMITATION 

Exiger toujours cette froide ressemblance, cVst re- 
luser d accéder au traité secret , mais réel , en vertu du- 
quel Fartiste dit au public : Admettez telle et telle sup- 
position f et je m'engage à a0ecter votre âme de t^e 
et telle manière. Ces conventions étant au diéâtre en 
plus grand nombre que partout ailleurs , vous proscri- 
rez toute représentation dramatique; la tragédie en 
musique vous deviendra tout à fait insupportable ; vous 
if aurez guère plus d'indulgence ppur la tragédie par- 
lée ) vous demanderez pourquoi Pulchérie insulte 
Phocas en vers alexandrins , et la perfection même de 
l'art va devenir un défaut pour vous. Dans un chef- 
d'œuvre où de grands événemens sont représentés et 
réunis d'une manière attachante , vous serez en droit 
de remarquer que la nature ne place pas ainsi l'un au- 
près de l'autre plusieurs événemens extraordinaires. Si 
vous continuez à vous tenir rigueur, vous demanderez 
pourquoi César parle français ; vous serez le plus cruel 
ennemi de vos plaisirs : vous aurez vu Mérope ^ et 
n'aurez pas pleuré. 

Voulei-vous voir combien la nature a besoin d'être 
embellie? jetez les yeux sur la pastorale. Il est à croire 
que les guerres civiles d'Auguste et d'Antoine, les 
troubles de l'Italie dans le siècle du Guarini et du 
Tasse , l'abrutissement où les paysans ont toujours été 
plongés en France , n'ont pas permis que la patrie des 
Tityres, des Amyntes , des Tyrcis , des Céladons ait'élé 
le séjour du parfait bonheur. Toutefois nous sqptons 
que les habitans de la campagne , libres des travaux trop 
pénibles de leur état, abandonnés à la simplicité de 



DE LA NATURB;. 279 

leurs goût$ , seroiènt plus [h*^ du bonheur que nous 
Xie le ^mmes dans nos villes 3 où toutes les passion^ 
^allées au plus b^ut degré se livrent sans cesse , dan^ 
notre âme , up combat qui Faccable et qui la déchire^ 
JLe poëte » traçant à notre ina^gination le tableau de^ 
plaisii^ champêtres , fait pour nous les frais d'une agréa*- 
l>le maison de campagne , où nous pourrons qous reti- 
rer quand nous serons fatigués des plaisirs bruyant de 
la ville» Qu il prenne garde seulement de détruire le 
prestige , en donnant à se^ personnages des sçpûn^DS 
ou des idées étrangers à leur état ; mais qu'il ne cr^*- 
gne pas de me les niqntrer plus aimfiJ:>les qu'ils ne le 
fK>nt en effet. Ses bergers sont-ils de beauK esprits .; je 
^e suis point à la campagne, ni Fontenelle non plus : 
^nt-ils grossiers ; je m'y déplais , fut-ce avec Théocritç* 

Un philosophe a dit que , hors Dieu , rien n est beau 
dans la nature que ce qui n'existe pas. On ne peut pa^ 
condamner plus fortement la représentation de la n^r 
ture commune. Parmi nous, quelques a<jt^urs, pre* 
nant pour guide cette philosophie froide et fausse qui;^ 
pour mieux mesurer le chaqip des beaux•^èlrts, com*> 
mence par en arracher les fleurs et les fruits, ont cru, 
comme nos voisins, qu'il falloir wluire les arts à cette 
vérité rigoureuse qui fait de la re^semblahce la chose 
même qu'on a voulu imit^.F. JSÎ l'artiste qiti, cherche $1 
la peindre, se propose de tromper to'Ut i^ f^if le spec- 
tateur, il méconnoît l'objet de son art. Il faut donner 
h l'âme le phâsir de s'exeit^r; et les copistes, en que)^ 
que genre que ce soit, ne donnent. jaiP^s ce plaisir. 
[Qq tableau du Poussin iiu»/ «mit :d'iKJlinii9iÛÂo i toui^ 



l8o SUR L'IMITATION 

fois rfllusion n'opère pas sûr moi, au point de me faird 
adresser la pai'ole aux êtres qui paroissént animés sur là 
toile ; ce n'est pas même ce plaisir que -je cherche. Cette 
statue dont j'admire la beauté , essayez de la peindre 
des véritables couleurs de la nature , que la carnation 
soit exactement semblable à celle d'un homme , assu- 
rez l'efifet du prestige en le couvrant d'habits semblables 
aux nôtres , mon plaisir est évanoui -, une ridicule su]>- 
prise prend la place de l'admiration ; je vois qu'on a 
voulu créer un homme , et qu'on n'a pas réussi. Je me 
demande pourqiloi cette figure ressemble à un homme, 
et n'en est point un. Je souhaite avec Pygmalion que 
la statue soit animée ; je sens l'insuffisance de l'artiste : 
^Ue me rappelle la mienne ; et c'est cette idée qu'il doit 
toujours écarter. Il est à croire que le sentiment de la 
difficulté vaincue est un charme secret et toujours 
agissant , qui se mêle au plaisir que nous éprouvons a 
la vue d'une belle imitation de la nature. 

D'après ces considérations, on est en état de déci- 
der si la philosophie peut faire autant de tort à la poésie 
que le prétendent la plupart des gens de lettres. Il est 
vrai que quelques écrivains en ont abusé en la faisant 
dégénérer en une vaine métaphysique. Mais observez 
les avantages qu'elle peut produire en éclairant la mar- 
che d'un tàletit véritable. Un auteur célèbre a dit que 
lout ouvrage dramatique est une expérience faite sur 
le cœur humain. C'est le philosophe qui la dirige $ le 
poëte ne fait que passionner le langage de ses acteurs. 
L'un place lefiftodele, l'autre dessine avec feu. Je sais 
que le géniie pënt à graades touches et dédaigne les 



DE LA NATURE. l8l 

nuances ; mais je ne puis croire qu'il soit toujours em- 
porté par une impulsion vicJente : il peut laisser 
échapper subitement un morceau plein de sensibilité ; 
il peut même concevoir un plan rempli de chaleur; 
mais il a besoin de la méditation pour présider à Tor- 
donnance des parties j et les diriger à un but moral : 
il a pu fournir à Molière Tidée de la cassette ; mais il 
a été secondé par de profondes réflexions lorsqu'il a 
compromis un père avare et usurier avec un fils liber- 
tin qui emprunte à un intérêt ruineux. Je vcôs le doigt 
de la philosophie empreint sur chaque vers du Tartufe 
et du Misanthrope» Ne croyons pas que cette habitude 
de réfléchir puisse jamais refroidir un poëte. Elle trace 
au contraire , dans son imagination , Fimage d'un beau 
idéal qui le cËrige à son insu ^ même dans la chaleur 
de sa composition^ Un philosophe pourroit donc com- 
poser un nouvel Art Poétique y dans lequel il remon- 
teroit aux sources de l'intérêt et du comique, où il 
approfondiroit l'art de tracer les caractères , où il feroit 
voir les progrès que cet art a faits, et où il pourroit 
donner la solution de plusieurs problèmes littéraires. Od 
peut assurer à celui qui exécuteroit bien cet ouvrage , un 
très-grand succès , dont Fauteur ne sermt jamais témoin» 
Mais s'il se trouvoit un homme digne de l'entrepren- 
dre , il est à croire que cette dernière réflexion ne se- 
roit pas capable de l'arrêter. 

FIN DE LA DISSERTATION SUR UIMITATÏaN DE 

LA NATURE. 



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DIALOGUE 

Entre Saint -Real, Èpicure ^ Sénèque ^ Julien 

et Louis-le-'Grand. 

ÉPICURE. 

J E sors d'une illustre assemblée de morts, où Ton m'a 
parlé du dessein que vous aviez eu de donner un ou- 
vrage sur la bizarrerie de quelques réputations ancien- 
nes et modernes. Jaurois pu vous fournir im exemple.... 

SAINT-RÉAL. 

Ces exemples sont innombrables. Combien cette 
journée m en a-t-elle offert ! Tantôt c'est un aûto'ônier 
qui m'apprend qu'on hii doit le succès d'uti siège qui 
immortalise tel général. Tantôt c'est un poëtequi më 
]^e de revendiquer pour lui une comédie , qii'il a cé- 
dée pour quatre louis à un comédien.: Cest un autetU^ 
inconnu du troisième siècle , qui se plaint que quel-* 
^ues écrivains modernes se font un nom , à seis dé- 
pens , en s'appropriant et en développant ses idées. Jef 
viens d'entendre un maréchal de France, revenu des 
vanités du siècle , qui s'avoue redevable du bâton à uti 
mouvement savant d'un officier subalterne qui ne put 
(^tenir la croix de Saint-Louis. 

ÉPICURE. 

Je n*ose me comparer , beaucoup moins me préférer 
à personne. Mais j'espère que vou& ne me eonfoodres 



î84 DIALOGUE. 

point avec ces morts , dont la réputation est moins bi- 
zarre que la mienne. Êpicure doit croire 

SAINT-RÉAL. 

Quoi ! vous êtes ce philosophe sévère , sage adora- 
teur d'un dieu dont le nom est le mot de ralliement 
pour les voluptueux et les esprits forts ? 

ÉPICUREi 

Oui y c'est moi-même. Je suis né dans un petit bourg 
de TAtlique. Je fis quelque séjour dans Athènes , où 
je fus absolument inconnu. Je m'aperçus que les ri- 
chesses étoient le fléau de la plupart de ceux qui les 
possédoient, grâce à leur imprudence^ que quelques- 
uns dévoient dire : j'ai des richesses , comme on dit : 
l'ai la fièvre , j'ai la colique ^ je conçus que le seul 
moyen d'être heureux étoit de se conformer à la na- 
ture; je me retirai dans mon petit bourg. J'y vivois de 
pain et d'eau ; je jouissois de la santé y de l'égalité d'es- 
prit , de la tranquillité d'âme *, j'allai à Athènes remer- 
cier Jupiter de m'avoir conduit au bonheur par une 
route si simple : il plut à un citoyen de s'étonner de 
me voir dans le temple , et me voilà devenu le patron 
de l'impiété. Je retournai dans ma retraite, bien résolu 
de cacher ma vie : c'étoit mon principal axiome. Ma 
morale éioit celle d'Epictète , si ce n'est que j'avoîs le 
ridicule de prétendre qu'il vaut mieux jouir d'une santé 
parfaite, que d'être toiirmenté des douleurs de la gra- 
v«Ue. Je n'avois qu'un disciple, nommé Métrodore, à 
4|ui je reprodioi&sa somptuosité, parce qu'il dépensent 



DIALOGUE. l85 

un sou et demi par jour ; je lui éciivois : Non tota 
nsse quotidiè pîpo ( ma dépense ne monte pas à un 
sou par jour). Nous étions heureux, et nous disions 
que nous avions trouvé la volupté. Je mourus sans que 
personne se doutât que j'eusse vécu : mon disciple fit 
part aux siens de quelques-unes de mies lettres , où je 
prêchoîs la volupté, c'est-à-dire, la sobriété et le désinté-' 
ressèment. D'après mes idées , les fermiers de la répu- 
blique donnèrent aux Laïs et aux Phrynées des souper» 
où ils dépensoîent vingt -cinq mines : ils dirent qu'Us 
etoient épicuriens , et on les crut. 

SAINT-RÉAL. 

«Tai souvent déploré l'injustice du sort à votre ^ard : 
j'avois quelques matériaux ; je me proposois de donner 
un précis de votre doctrine, de votre morale et de vos 
écrits. Mais qu'auriez-vous pu y gagner? Jaurois , tout 
au plus, réhabilité votre réputation dans l'esprit de quel- 
ques hommes sensés ; mais le vulgaire sera toujoura 
pour vous le vulgaire. Le poids de vingt siècles pèsera 
ëternellement sur votre renommée 5 et , quoique voire 
morale soit aussi pure que sensée , on dira toujours le 
poison d^Epicure. Mais quel est celui qui vient troubler 
une conversation si intéressante? » 

ÉPICURE. 

C'est un philosophe qui a, presque autant que moi, 
à se plaindre de la renommée. C'est un des plus fermes > 
appuis du portique, un sage qui m'a rendu justice en- 
rapprochant ma doctrine de celle de Zenon , et dont lé 



l86 DIALOGUE. 

suffi-age n*a pas beaucoup influé sûr l'idée qu'on a câoz 
jue de moi : c'eat Séuèque. 

SÉNÈQUE. 

Oui , c'est moi , qui ai été le collègue de Burrhus 
dans réducatiou du fils d'Éuobarbus ^ c'est moi qu'on a 
accusé , sans aucun fondement , d'avoir souillé la couche 
de mon maître et de mon bienfaiteur. On m'a soupçon- 
né d'avarice y parce que la fastueuse reconnoissance de 
mon disciple m'environna de richesses qui n'approchè- 
rent jamais de mon cœur. Je fus quelque temps gou- 
verneur de la Bretagne , où j'arrêtai les brigandages de 
mes subalternes dans l'administration des deniers pu- 
blics :'on me supposa des raisons qui n'avoient rien de 
comman avec Fintéret de Tétat. Qudiques beaux esprits 
dirent que j'écrtvois> sur une taUe d'or, mes invectives 
contre les richesses ; mes emiemis Agréèrent cette idée. 
La vérité est pourtant que jévivois, comMe les poëtes 
du temps ^ c est^à-dire, que je paséois la journée dans 
mon lit à lire et à composer, en me contentant d'un peu 
de pain et d'eau. On siait que j'ai refusé le trône , où le$ 
vœux de tout Fempire'm'appeloient, refus que ma mort 
a suivi de près. Cependant ma réputation de philosophe 
est fort équivoque , et celle d'homme de lettres n'est pas 
infiniment respectée. 

SAINT-RÉAL. 

J'avois déjà vu l'absurdité de ces accusations , et Sé- 
nèque auroit joué , dans l'ouvrage que je méditois , un 
rôleîixtéressaat« Vos écrits sont votre éloge, et vous vous 



DIALOGUE. itêf 

y êtes peint sans vous flatter. Vos lettres sont un cours 
complet de morale stoïcienne , où l'homme , Forateur et 
le philosophe sont réunis. Quoi qu'en disent vos enne- 
mis, votre philosophie ne s'est pas répandue en paroles )^ 
eOe a passé dans vos actions. On croiroit que vous fûtes 
insensible à votre exil , si le Traité de la Consolation^ 
adressé à votre mère , ne prouvoit que vous eûtes besoin 
de votre philosophie pour supporter son absence. Vous 
prouvâtes que la plupart des malheurs ne sont guère 
qu'une nécessité de faire plus d'usage de sa raison que 
n'en font les autres hommes. Votre ouvrage est animé 
de la double chaleur de l'imagination et du sentiment. 
L'île de Corse attendoit un exilé , et ce triste séjour vit 
un contemplateur de la nature. Vous tournâtes autour 
de plusieurs vérités, et vous connûtes l'équilibre des li- 
queurs. Malgré vos vertus et vos talens , vous passez 
pour un philosophe dont la conduite et les principes 
sont peu conséqiiens , pour un physicien médiocre ; et 
quelques littérateurs vous ont traité comme un àcadé- 
xnîciea de province de mauvais goût. 

SÉNÈQUE. 

Avoir ou n'avoir point de réputation est une chose 
bien indifférente ; mais en avoir une mauvaise , est un 
malheur que j'avois tâché d'éviter. 

SAINT-RÉAL. 

Voici , ce me semble , la cause de l'injustice de 
votre siècle et de la postérité : trop d'emphase dans 
votre morale , trop de faste ( pardonnez , je parle à 



l88 DIALOGUE» 

un philosophe ) , trop d'apprêt dans votre éloquence , 
trop de mépris pour les hommes , ont révolté quel- 
ques-uns de vos contemporains. Vous ne les avez 
pas assez intéressés à dire de vous ; Sénèque est un 
grand homme. Ils ont cherché dans vos vertus la 
semence des vices opposés : cette ressource est pré- 
cieuse et nécessaire à la plupart des hommes* Mais 
vous eûtes des admirateurs , quoique vous vécussiez 
sous Néron ; Rome recueillit et adora vos dernières 
paroles , et les sages de tous les siècles vous regarderont 
comme un vrai philosophe , comme un homme élo- 
quent y dont lame fut sensible, Tesprit vaste et étendu , 
et dont les écrits nous of&ent une forêt inunense d'ar- 
bres élevés , où aucun n'est remarquable , parce qu'ils 
sont tous d'une égale hauteur. 

SÉNÈQUE. 

Cette réputation est plus que suffisante ; il y. a long- 
temps que j'écrivois à mon anii Lucilius , d'après Epi- 
cure : Satis magnum aller alteri theatrum, sumus 
( nous sommes l'un pour l'autre un théâtre assez étendu). 
Mais j'aperçois une ombre qui m'est tout à fait incon- 
nue. Elle vient, sans doute, pour le même sujet qui 
nous amène. Ali ! je la. reconnois : c'est Julien le phi- 
losophe. 

SAINT-RÉAL. 

Qui , Julien le philosophe ? N*enseigna-t-îl pas la 
grammaire à Alexandrie ? 

SÉNÈQUE. 

Non ; c'est Julien que , panni vous autres modernes , 
on appelle vulgairement Julien-l'Apostat, 



DIALOGUE. l89 

SAINT-RÉAL. 

Ce fut un philosophe , sans doule 9 mais j^igaorois 
qu'il en portât le nom. 

JULIEN. 

Je supporterois patiemment le nom d* A postai, si, 
dans Tesprit de la plupart des hommes , il n*emportoit 
l'idée d'apostat de toutes les vertus. L'on sait que je 
ne fus pas insensible à la gloire : c'est la dernière pas- 
sion du sage 5 c'est la chemise de l'âme , m'a dit tout 
à l'heure un philosophe aimable , né parmi mes chers 
Gaulois. 

SAINT-RÉAL. 

Ah ! je reconnois Montaigne. 

JULIEN. 

Je me flatte que ce n'est point sous ce nom odieux 
que vous m'eussiez fait connoître , si j'avois eu quelque 
place dans votre ouvrage. On me força d'embrasser la 
religion de mes persécuteurs , et j'abjurai , dès que je 
fus le maître , une religion que j'ai eu le malheur de 
ne pas croire. Voici ma vie : je fus gouverneur des 
Gaules , où je fus adoré des peuples. Les Gaulois m'ai- 
dèrent à chasser les Germains des terres de l'empire. 
Je les vainquis dans une grande bataille \ je fis beau- 
coup de prisonniers , et je ne traitai point les vaincus 
comme fit , avant moi , votre grand Constantin : je ne 
les fis point égorger dans le cirque. Devenu empereur > 
je tâchai de régner comme eût fait Platon. D fallut faire 
la guerre aux Perses j je passai par Antioche : ce vil 



tgo DIALOGUE. 

peuple me prodigua les insultes et les railleries ; je vou- 
lus croire que Julien seul étoit offensé , et non l'empe- 
reur 5 je ne punis point mes sujets , comme fit , après 
moi , votre grand Théodose ; je ne les fis pas égorger 
dans le cirque. Je fus blessé à mort dans une action , 
et Ton me prête un discours dont rougiroient Fimbécile 
Caligula et le gladiateur G>mmode. 

SAINÏ-RÉAL. 

Vous devez vous consoler que mon projet n ait pas 
en lieu : une maia halile a tracé votre portrait ^ il me 
semble bien saisi. On vous rend justice 5 on répand sur 
votre héroïsme philosophique un soupçon de singularité, 
dont vous parûtes n'avoir pas été toujoyrs exempt; si la 
postérité eût eu quelque égard pour mon suffrage, vous 
porteriez désormais , sur la terre , le nom dont on vous 
honore ici ; et pour vous le donner , je l'eusse ôté k un 
de vos successeurs nommé Léou-le-PhiIôsophe j prince 
estimable, à la vérité, mais qui fut un dialectici^eQ et 
non pas un sage. Montrez-vous tout-à-fait digne de ce 
dernier titre, en méprisant le nom d'Apostat qui pourm 
bien vous rester , parce qu'on ne renonce pas aisânent 
AUX anciennes habitudes. 

Voici une ombre que je n'ai point encore vue dans 
ces lieux , et je lis dans vos yeux que personne de vous 
ne la connott. 

LOUIS-LE-GRAND. 

Oui, Louis-le-Grand est ignoré dans ces lieux, ^C 
son titre ne le sarantit pas d'une éteruelle obscurité. 



DIALOGUE. 191 

SAINTRÉAL. 

Louls-le-Grand ignoré ! Ce roi qui fut son propre 
ouvrage ! Ce roi qui écrivoit au comte d'Estrades , du 
vivant même de Mazarin : Ècrivez-mpi sous Vadresse 
de Lionne, je veux tout faire par moi-même; qui, 
le premier , montra à l'Europe des armées innombrables ; 
qui créa , en deux ans, une flotte de cent vaisseaux -, qui . 
soutint la guerre contre toute l'Europe ; qui fit fleurir 
les arts et le commerce -, qui pensionna tous les savans ^ 
excepté moi pourtant \ ce roi enfin, qui fut grand par 
la guerre, par la paix, par le bonheur et par l'ad- 
versité. 

LOUIS-LE-GRAND. 

Je n'ai point écrit au comte d'Estrades; je n'ai point 
couvert la mer de vaisseaux; je n'ai point soutenu la 
guerre contre toute l'Europe; je l'ai faite, malgré moi, 
à quelques voisins ambitieux; j'ai conçu, malgré l'igno- 
rance de mon siècle , qu'il y avoit quelque grandeur à 
encourager les arts ; j'ai fait des pensions à quelques pro- 
fesseurs de grec et de latin ; j'ai fait le bonheur de mes 
peuples : je suis Louis-le-Grand, roi de Hongrie et de 
Pologne. 

SAINT-&ÉAL. 

Je l'avoue, à ma honte : votre nom tfétoit pas présent 
à mon esprit. Votre récit me le rappelle : vous viviez à 
la fin du quatorzième siècle. 

LOUIS-LE-GRAND. 

Il m'honora du nom de grand. Plusieurs hommes 
respectables sont ignorés; mais la renommée ne leur 



tga DIALOGUE. 

avoit point accordé un surnom capable de les arrachera 
Foubli ; il n'appartenoit qu a moi d'éu*e appelé grand, et 
dTétre inconnu. 

SAINT-RÉAL. 

Vous avez mérité votre nom. Votre mémoire a pu 
être célèbre quelque temps après votre mort ; mais les 
siècles suivans n^ont pas regardé votre siècle comm^ dé- 
positaire de la grandeur. Peut-être les hommes parvien- 
dront-ils à se faire une autre idée delà gloire ; et, dans 
ce cas, combien de héros dégradés ! ^injustice des 
hommes les confrontera avec des préjugés contraires à 
ceux d'après lesquels ils ont vécu. Tel est le sort des 
héros de la gloire : son théâtre est immense et fragile ; 
le théâtre de la vertu est borné , mais inébranlable. 

Je parle à des philosophes et à des rois. Vous con- 
noissez le néant des idées et des grandeurs humaines. 
Mon dessein fut de juger les réputations et le hasard 
qui y préside. Quelle a été la bizarrerie de la mienne! 
mes ouvrages furent estimés : ma personne fut incon- 
nue. Je vécus pauvre , sous un grand prince ami des 
arts. On ignore mon véritable nom, l'âge, le temps et 
lieu où j'ai terminé ma destinée. Mais quelle foule 
d'ombres accourt vers nous ! Retirons-nous à Técart # 
et sauvons nos réflexions de leur importunité. 



FIN DU DIALOGUE,^ 



QUESTION. 

Si y dans la société y un homme doit ou peut laisser 
prendre sur lui ces droits qui souvent humilient 
ï amour-propre ? 

Cette question est plus difficile à r&otidrè qu'elle 
ne le paroît d'abord. Ceux qui sont pour Taffirmative 
prétendent que Tamitié véritable est un contrat par le- 
quel chacune des parties consacre à l'autre toute sôu 
existence. Us disent que , si l'amitié ne laisse pas le droit 
de donner des secours à son ami , ou d'en recevoir , 
elle est une chimère ridicule 5 que son principal bonheur 
consiste à lever ou déchirer ce voile de décence ((Jue le^ 
hommes ont jeté sur leurs besoins , pour se dispenser 
de se secourir ^ en continuant de se prodiguer les mar- 
ques de l'affection la plus vive ; que c'est celui qui 
donne ^ qui est honoi é et obligé , etc. 

Ceux qui sont pour la négative me paroissent appuyer 
leur opinion par des raisons plus solides. Us disent que 
l'amitié , étant une union pure des âmes , elle ne doit 
pas se laisser soupçonner d'un autre motif. On peut 
appliquer cette réflexion à l'amour même. En tout état 
de cause , on fait toujours très-bien de ne donner que 
le moins qu'on peut atteinte à cette règle. Celui qui 
i-eçoit n'accepte sûrement que parce qu'il respecte l'âme 
de celui qui donne : mais d'où sait-il que celle âme ne 
se dégradera point ? et alors quel désespoir de lui avoir 
obligation ! D'où sait-il que cette âme , en supposant 
I. iS 



ig4 QUESTION. 

qu elle reste noble , ne cessera point de l'aimer , vou- 
dra bien ne jamais se prévaloir de ses avantages ? Quelle 
ame il faut avoir pour laisser à celle d'un autre la li- 
berié de tous ses mouvemens , tandis que je pourrois 
les contraindre et les diriger vers mon bonheur appa- 
rent ! Ce sacrifice continuel de mon intérêt est peut- 
être plus difficile que le sacrifice momentané de ma 
personne ) et h bienfaiteur qui en est capable a né- 
cessairement l'avantage sur celui qu'il a obligé , en leur 
supposant d'ailleurs une égale élévation dans le carac* 
tère. Or , j'ai peine à croire que l'homme puisse sup-. 
porter l'idée de la supériorité d'une âme sur la sienne. 
J'en juge par la peine avec laquelle les âmes les plus 
fortes voient une supériorité fondée sur des choses 
moins essentielles. Il suit , au moins , de tout ceci que 
dès que je reçois un bienfait , je m'engage , pour mon 
bienfaiteur , qu'il sera toujours vertueux , qu'il n'aura 
jamais tort avec moi ; qu'il ne cessera point de m'ai- 
mer , ni moi de lui être attaché. Si les deux premières 
de ces conditions n ont pas lieu , c'est au bienfaiteur 
à rougir *, mais celui qui a reçu le bienfait doit pleurer. 



FIN DE LA QUESTION. 



^^^»^<%^/%l^»^M>^^fc^ 



OBSERVATIONS 

Sur la Proclamation des Lieutenans , Gouverneurs 
et Capitaines généraux des Pays-Bas , en 1 792. 

il^i quelque chose peut prouver à quel point les gou- 
vememens sont condamnes à rester en arrière des na- 
tions , c'est le genre des principes et des idées que 
celui des Pays-Bas ose reproduire dans cette étrange 
pièce. On n'est nullement surpris d'y trouver les asser- 
tions les plus fausses , les imputations les plus calom- 
nieuses , la dénégation des faits les plus notoires , tels 
que la protection ou la tolérance accordée aux ras- 
semblemens hostiles des émigrés français , l'impunité 
des attentats commis contre les habitans ou voyageurs 
français attachés à la cause nationale , ou seulement 
soupçonnés de Têtre , etc. Cette hardiesse à nier des 
faits connus de toute l'Europe n est pas nouvelle en 
politique : aussi ne sera-t-elle particulièrement remar- 
quée que par les Brabançons , témoins oculaires des 
faits contradictoires à ceux qu'on avance dans cet écrit. 
Ce qui étonnera un plus gi-and nombre de lecteurs ^ 
c'est la candeur avec laquelle le despotisme y fait sa 
profession de foi , et présente ses anciens dogmes dans 
toute leur simpUciié primitive , sans restriction , sans 
modification , comme il l'eût fait il y a trente ans ; le 
nom de Dieu consacrant tous les abus des gouverne- 
mens gothiques ; la perpétuité , l'éternité des insliiu- 
llons les plus absurdes , érigées en principes immor- 



196 SUR UNE PROCLAMATION 

tels, sous le nom de respect du aux lois fondamen- 
tales -, la nullité des droits des hommes qui ont renoncé 
tacitement à ces droits pour vivre en société sous le 
despotisme qui s'en est emparé authentiquement , et 
qui ne renonce à rien : ce sont là les idées qu'on pré- 
sente comme des principes incontestables aux Braban- 
çons et à l'Europe , vers la fin du dix-huitième siècle. 

11 est probable que , si Léopold eût vécu , la pro- 
clamation eût été conçue d'une manière plus appro- 
priée aux circonstances. 11 eût pu , dans sa .qualité de 
despote , dire beaucoup de mal de la liberté , en fai- 
sant une peinture exagérée des désordres momentanés 
qu'elle entraîne , dans un pays qui passe violemment 
d'un régime à un régime contraire. 11 eût pu appeler 
la nation légalement représentée , et l'immense majo- 
rité des Français , une poignée de factieux , même de 
jacobins ; la noblesse française , les différentes espèces 
d'aristocraties , qu'il appeloit la partie saine et prin- 
cipale de la nation , il pouvoit les rehausser encore , 
et , par une promotion nouvelle , les qualifier de classes 
les plus révérées , comme fait la proclamation : mais 
il se fût bien gardé de parler des obligations que y 
sous tous les rapports ^ la société française apoit 
à ces classes révérées. 11 eût craint de rappeler aux 
Français que leurs obligations envers ces classes se bor- 
noient au souvenir d'en avoir été opprimés pendant 
plusieurs siècles , et d'avoir, grâces à elles , gémi, sans 
droits civils ni politiques , sous le poids de toutes les 
servitudes féodales , sacerdotales , etc. 

Léopold n'eût parlé non plus qu'avec réserve de» 



FAITE DANS LES PAYS-BAS. 197 

moines, des prêtres ^ de leurs biens devenus nationaux. 
Il eût craint de rappeler au souvenir des Belges la con- 
duite de Marie- Thérèse à cet égard, et surtout celle 
de Joseph 11 , qui chassa prêtres et moines de leurs 
églises , de leurs couvens ; et , les réduisant à des pen- 
sions beaucoup moindres que les pensions allouées aux 
prêtres français, s'empara de leurs propriétés, de leurs 
revenus, pour en mettre le produit dans une prétendife 
caisse de religion , c'est-à-dire , dans sa caisse particu- 
lière. Quant à la suppression du costume des moines et 
à l'attentat qui les prive de leurs capuchons, cet ar- 
ticle «st très-bien traité dans la proclamation actuelle ; 
c'est ce qu'il y a de mieux, vu qu'il peut faire effet sur 
une nombreuse classe de Belges dévots à sainte Gu- 
dule : s'il est ainsi , Léopbld même auroit pu ne pas 
négliger ce texte. Ce sont là de ces considérations aux- 
quelles la politique moderne ne manque jamais de 
déférer. 

Il est encore un point sur lequel il faut rendre jus- 
tice à la proclamation , et qui prouve que , malgré soi , 
on se rapproche toujours un peu de la philosophie de 
son siècle : c'est que le gouvernement y raisonne avec 
le peuple, ou, du moins, essaie de raisonner. Il s'ef- 
force de prémunir les Brabançons contre cette fantai- 
sie française , cette égalité chimérique , nulle dans 
le fait y et détruite ^ dans V instant même où elle 
pourvoit exister , par cette variété dont le Créateur 
imprime le caractère aux hommes ^ dès le moment 
de leur naissance y en les partageant inégalement 
en facultés morales^ génie ^ industrie ^ patience, etc. 



J98 «UR UNE PROCLAMATION 

De cette inégalité naturelle et nécessaire (qui, dans 
1 elat de nature , ne peut que produire les violences et 
les injustices dont la répression est le but de toute so- 
ciété politique), le philosophe , auteur de la procla- 
mation, infère qu'il faut reporter et maintenir dans la 
société ce bienfait de la nature , cette inégalité pré- 
cieuse ] et c'est à quoi sont merveilleusement propres 
les piiviléges tyranniques, les avantages et les honneurs 
exdusifs affectés à de certaines classes ; sans compter 
les autres bons effets qu'elles produisent , comme le sa- 
vent très -bien tous les privilégiés. Voilà comment le 
gouvernement raisonne avec le peuple brabançon. 

Tout cela peut n'être que. ridicule; mais ce qui est 
affligeant pour l'humanité entière , c'est que , après la 
lecture de cette proclamation, il ne reste plus guère de 
doute sur la ligue des despotes cootre la liberté* Il pa« 
roit certain qu'appelés à choisir entre- /^^ gentilshom^ 
mes et les hommes , les princes ont pris parti contre 
\e& honmies* Cette cause est donc la cause de tous Ceux 
qui ne s'honorent ou ne daignent s'honorer que de ce 
(feroier nom. Cette guerre est la discussion du plus 
grand procès qui ait jamais intéressé l'humanité \ c'est 
le combat de la raison contre tous les préjugés , de tou^ 
tes les passions généreuses contre les passions basses , 
de l'enthousiasme pour la liberté contre le fanatisme 
servile de l'orgueil et de la superstition. Du soit de 
cette guerre dépend le progrès rapide ou la marche ré- 
trograde de la civilisation. Les annales d'aucun peuple 
connu n'ont ouvert une pareille perspective. Français, 
votre nom est tracé aux premières pages de celte his- 



FAITE DANS LES PAÏS-BAS. IÇ9 

toire du genre humain qui se renouvelle : c'est à vous 
de soutenir el d étendre cette gloire. Placés presque au 
milieu de l'Europe , c'est chez vous que s'est élevé ce 
fanal , comme pour répandre sa lumière dans une plus 
grande circonférence. Vous combattrez , vous mourrez 
plutôt que de le laisser éteindre. Le serment que vous 
avez fait à votre constitution , assure le bonheur de la 
postérité , non chez vous seulement, mais dans les pays 
même d'où les despotes enlèvent maintenant les es- 
claves aveugles et armés qu'ils soudoient pour vous 
combattre. 

On pourroit ajouter que ces soldats sont soudoyés 
aussi pour tuer les bourgeois et paysans brabançons : 
témoin la seconde proclamation publiée par le général 
Bender, d'après laquelle il paroît que le sabre et la 
baïonnette seront revêtus du pouvoir judiciaire aux 
Pays-Bas , pendant toute la guerre. On y déclare qu'où 
est en état de détacher de l'aribée des corps suffisans 
contre les malintentionnés , villes ^ bourgs ^ et vih 
lages. Peut- on dire plus clairement qu'on est en 
guerre ouverte avec le peuple? C'est poser la question, 
comme l'eussent posée ceux qu'on appelle , à Bruxelles, 
des factieux, des jacobins. A cela près , la proclamation 
du général Bender peut avoir son utilité : combien de 
temps ? c'est ce qu'il faudra voir. 



FIN DES OBSERVATIONS SUR UNE PROCLAMATION FAITE 

DANS LES PAYS-BAS. 



1 • 

MÉLANGES 

Tirés de la partie littéraire du Mercure 
de France , année 1790; 

Sur les quatre premiers volumes des Mémoires 
du Maréchal de Rjcheuev* 

OssT un de ces livres à qui Fempressement public as* 
sure un débit rapide et prompt. Ici le succès du libraire 
devance celui de Fauteur, et la curiosité chercbe à se sa- 
tisfaire avant que le gôùt ait besoin de prononcer sur le 
mérite de l'ouvrage. C'est, ce qu'on éprouve en lisant les 
Mémoires du maréchal de Richelieu. La singularité 
de son caractère et de sa destinée \ ses sucdès en diffé* 
rens genres , son courage , l'agrément de son esprit , l'é- 
clat de ses galanteries dans un temps où cette sorte de 
célébrité conduisoit quelquefois à des succès d'une es- 
pèce {JusribEiporiante \ la réputation que lui donna , dès 
sa jeunesse, sa liaison avec lepoëte le plus célèbre de 
son siècle , qui le chanta sur tous les tons \ ses ambas- 
sades , sa conduite à Fontenoi , à Gènes ; la prise de 
Minorque , la capitulation de Closter-Seven ; la longue 
vie d'un homame qui a vu Louis xiy , et le dauphin, fils 
de Louis xvi , c'est-à-dire , une succession de sept rois 
ou princes héréditaires ; ses trois mariages sous trois dif- 
férens règnes ; la faveur , et quelquefois la familiarité de 
Louis. XV; le rôle qu'il joua dans les affaires publiques 
et privées ; étrangères et intérieures , dans les négocia- 



302 SUR LES MÉMOIRES 

lions et dans les intrigues; ses places, ses emplois; la 
moisson de faits curieux , d'anecdotes intéressantes que 
promettoient ses liaisons et ses correspondances avec 
un grand nombre d'hommes célèbres : voilà ce cfii au- 
roit fait recliercher les Mémoires du maréchal de 
Richelieu y indépendamment des circonstances ac- 
tuelles. Mais on sent combien ces circonstances ajon- 
tent d'intérêt à leur lecture ^ par les idées que font nm- 
tre des changemens survenus comme tout-à-coup daos 
les opiuioos et dans les mœurs : contraste toujouis 
frappant ^ qui donne lieu à des réflexions dé plus d'un 
genre* 

Parmi les singularités que présente le caractère da 
maréchal de Richelieu , on pdut compter pout une des 
plus remarquables , la franchise hardie de ^e con- 
fesser au public et à la postérité : ce sotil ém pro- 
pres expressions. 11 a lui-même voulu que lie rédacteur 
de ses mémoires parlât de lui avec sincérité > eC qu'U ustt 
de la liberté qu'on se permet toit à Londres cent iabs après 
leS'événemens. C'est aimi qu'il en use lui-métte ; caà* , à 
l'exemple de tons ceux qui publient leurs ooûfeBSions, 
il fait en même temps celle des autres, surtout celie des 
femmes , dont il a conservé très-exactement les lettres 
et les billets , quelques-uns même sans les ouvrir. CTest 
un plaisir quil réservoit à son historien : traôt de oarac* 
tère qui, de plus, représente assez bien les raœurd de h 
jeunesse au temps où ces billets furent écrits. "'«^ 

Autre bizarrerie non moins étrange ; les méoioires 
de Richelieu se trouvent écrits sur les maximes les plus 
contraires au despotisme. Il est probable que le nfitré- 



DE RICHELIEU. 2o5 

chai , déjà très- vieux, après avoir choisi son historien, 
«ans s'informer de ses opinions politiques , après lui 
«voir ouvert sa bibliothèque , après avoir donné ordre 
à son secrétaire de communiquer tous ses portefeuilles 
et ses manuscrits, se contenta d entendre les premier^ 
chapitriez de son histoire; que, Tâge ayant ensuite affoi- 
Ui sa raison ^ et n^ilui laissant. ver$ la fin que desr inter- 
valles lucides, le rédaflteur, délivré. de toute «irveil- 
Jnuce et eatièrement à sq^ dise, s'est cru le droit d'é- 
crire selon ses principes particuliers, plutôt que d'après 
ceux du mài^bal, quoiqu'il le fasse parler à la pre- 
mière personne, conformément à Tintentiou de, M* de 
Richelieu. 

Nous ne chercherons poipt, à cet égard , des éclair- 
cissemens qui ne peuvent être donnés que par des per- 
sonnes instruites de ces détails, et intéressées àle& pu- 
blier. Le public veut des faits, des anecdotes, de ïa* 
musement, de Titistruction ^ il en trouve dans ces 
mémoires rédigés à la haie , et trop^ négli^m^pc^t 
éorits. Il lui importe peu de savoir comment il^ lui 
^ennent ; il pardonnera même au rédactei^ de; faire 
parler le maréchal de Richelieu comité M.. Turgot, 
quelquefois même comme Algeron Sydney. C'est au 
moins une inc^mvaoance, un défaut de goût : NotancU 
sunt tibi mon^*. VetiOps à l'ouvrage même. 

Le maréchal de Richelieu , nommé d'abord le duc 
de Fronsac , ne sut jamais le jour de sa naissance ^ mai^ 
il fut ondoyé à Versailles, le i5 mars 1696^ Sa fuèrele 
mit au monde , après cinq mois de grossesse seulement. 
U lutta quelque temps contre la xaov\y et fut enveloppé 



204 SUR LES MÉMOIRES 

et conservé dans une botte de coton. II fut présenté 
à la cour en ly lo , et traité avec une bonté remarqua- 
ble par Louis xiv, qui aimoit comme de raison, le 
nom de Richelieu. Madame de Maintenon ^ qui avoit 
d anciennes liaisons avec toute sa famiUe, l'appeloit son 
cher fils. Les grâces de son âge et de sa personne , la 
vivacité de son esprit, quelques saillies heureuses, des 
réponses hardies , le firent bien vite distinguer , et le 
mirent à la mode dans une cour qui se souvenoit d'a- 
voir été galante. 

Le jeune Fronsac égaya les tristes plaisirs que la 
dévotion du monarque y permettoit. Bientôt de bon- 
nes raisons engagèrent sa famille à le marier. On par- 
loit des préférences marquées que lui donnoit madame 
la duchesse de Bourgogne ; ces enfantillages , comme 
on les appeloit à la cour , furent niai interprétés ^ et la 
jolie créature , Taimable poupée , c'est ainsi qu'on nom- 
moit le duc de Fronsac , fut mise à la Bastille : on y 
avoii, sous ce règne , été mis pour moins. 11 fait de 
cette prison une peinture qu'il croyoit effrayante 5 mais 
depuis sa mort nous avons eu mieux , et l'intérieur de 
la Bastille est plus connu. J^eua , dit-il , tout le temps 
de maudire les services que m.on grand-oncle avoit 
rendus au despotisme : réflexion qu'il eut lieu de 
renouveleUr dans la suite , puisqu'il y fut mis trois fois. 

11 eût été à désirer , pour le bonheur des peuples , 
qu'il s'en fût souvenu dans ses gouvememens , pour sV 
interdire l'usage des lettres de cachet et des actes arbi* 
traires ; mais trop d'hommes ont maudit les abus de 
Taulorité jusqu'au moment qui le^ en a rendus les dé- 



D£ RICHELIEU. 3o5 

positaires , et leur a donné les moyens d'en abuser à 
leur tour.' 

Après une assez longue détention , on lui envoya à 
la Bastille sa femme ^ fille du marquis de Noailles , nièce 
du cardinal. Elle fut reçue avec la vénération due à 
l'envoyée du plus grand roi du monde; mais elle 
retourna à la cour comme elle en éloit sortie. Louis xiv 
vouloit régner sur les sentimens de ses sujets , comme 
il s'efForçoit de régner sur leurs opinions ; et le séjour 
du duc de Fronsac à la Bastille se trouva prolongé. 
Mais enfin il obtint sa délivrance , grâces aux cris des 
femmes de Paris et de la cour , surtout, dit-il , de celles 
qui sauoient, par expérience, quel deuoit être dans 
ma prison mon plus grand supplice- 

11 partit de la Bastille pour aller à l'armée de Flandre , 
où le maréchal de Villars le prit pour son aide-de-camp. 
On sent combien le jeune Fronsac fut agréable au gç^ 
lierai , dont il a reproduit plus d'une fois les manières 
libres et hardies , la vivacité brillante et une certaine 
audace fanfaronne. M. de RicheUeu raconte un trait 
tjui montre combien ce général savoit, malgré son âge, 
se prêter aux goûts de la jeunesse française. Il y avoit 
dans Marchiennes , qu'il assiégeoit , une Italienne d'une 
Leauté rare et célèbre. Le maréchal jugea cette conquête 
digne d'exciter l'émulation des assiégeans , et de dou- 
l)ler le zèle de ses aides-de-camp , et des jeunes colo- 
nels pour le service : c'est en effet à quoi il réussit. 
Cette idée du maréchal de Villars pouvoit effaroucher 
la dévotion d'une vieille cour où l'on se faisoit une peine 
d'employer Catinat , parce qu'il oublioit quelquefois la 



2o6 SOR LES MÉMOIRES 

messe ; mais YiUars courut le risque de déplaire : le 
salut de Tétat passe avant tout. Au surplus y Marchiennes 
fut prise sans qu'il arrivât d^accident à la belle Italienne 
qui s'ëtoit sauvée la veille. Ce fut un grand chagrm 
chez les vainqueurs. On connoit tout le succès de cette 
campagne qui sauvoit Tétat ; mais il est remarquable 
que la cour fut quelque temps sans en vouloir sentir 
Fimportance : tous les récits qui venoient de larniée 
s*appeloient des forfanteries de Villars. Cest ce dont le 
duc de Fronsac fut témoin 5 car ce fut lui qui fut chargé 
de porter ces agréables nouvelles à Fontain^leau : c e- 
toit reparpttre à la cour d'une manière brillante. De- 
puis sa sortie de la Bastille , il n avoit point été admis 
à voir le roi et à le remercier suivant l'usage ; il se 
montroit devant lui , après avoir réparé quelques fautes 
de jeunesse par une belle conduite à Farmce , blessé 
et le bras en écharpe. 

U retourna ensuite h l'armée ; il raconte la suite des 
événemens jusqu'à la signature du traité de Rastadt ; 
et , revenant sur ce qui s'étoit passé à Gertruydemberg, 
il assure que de toutes les humiliations que Louis xiv 
y reçut , une de celles qu'il ressentit le plus douloureu- 
sement 9 ce fut la publication d'un mémoire , que les 
ennemis répandirent en France avec profusion. Dans 
ce mémoire , les alliés invitoient les Français à deman- 
der leurs anciens états généraux. Ils disoient que l'orgueil 
et l'ambition du roi étoient les seules causes des guerres 
de son règne (en quoi certes ils avoient raison ) 5 et que, 
pour s'assurer d'une paix durable , il falloit ne point 
poser les armes que les états généraux ne fussent assem- 



DE RICHELIEU. 207 

blés. Croirou<on que , malgré remprisonnement , Fexil , 
la fuite ou les supplices de deux millions de Français , 
ce mémoire ne fit presque aucune espèce d'effet ea 
France ? Cependant Louis en conçut un vrai chagrin 
et prit soin dy faire répondre. C'est cette réponse qu'il 
faut lire. On y trouve des raisons qu'on a répétées de 
nos jours , quelques-unes qui ont été réfutées , quel- 
ques autres que le mépris a laissées sans réponse ^ enfin , 
îj y en a qui n'ont pas même osé se reproduire. L'oubli, 
quelquefois même le dédain des gens en place pour 
l'observation de ces nuances qui marquent si bien là 
différence des diverses époques , est une des grandes 
causes de leurs fautes et de leurs méprises. 

Les mémoires de M. de Richelieu contiennent plu- 
sieurs de ces pièces vraiment curieuses. On peut citer 
entr'auu^es , une lettre du maréchal de Villars au P. de 
La Chaise , écrite des Cévennes , où le maréchal , alors 
si nécessaire en Allemagne , faisoit la guerre aux Co'- 
misards et à M. Cavalier. On s'étonne , et c'est bien 
le moins, de voir un général célèbre faisant sa cour 
a un jésuite par le détail militaire de ses exploits , où 
les roues et les gibets ne sont pas oubliés. U falloit se 
mettre en règle et avoir pour soi la compagnie de 
«Jésus 9 qui étoit celle du maître. Au roi la liste des 
<;onversions , au confesseur celle des supplices : rien de 
mieux conçu ; et tout étoit en règle sous ce règne si 
Aranté. Observons , sur ces complaisances de Villars pour 
le jésuite La Chaise , que cet art des ménagemens 
Iiabiles s'appeloit alors bonne conduite , et tenoit à une 
science long-temps fort respectée , connue sous le nom 



âo8 SUR LES MÉl^OIkES 

de science du courtisan. Elle baisse un peu ; mais 
les rois ny perdent pas autant qu'on voudroit le leur 
persuader. 

Le rédacteur des mémoires de Richelieu consacre; 
quelques cbapitres à peindre fintérieur de la cour^ 
dans les quinze ou vingt dernières années de son règne; 
Les mémoires de Saint-Simon , récemment publia « 
du moins par extraits , avoient déjà fait connoitre cet in-^ 
térieur. Ceux de Richelieu ajoutent plusieurs traits à 
cette peinture. A la vérité , ce ne sont que des anec-^ 
dotes 9 mais elles sont souvent liées à de grands évé^ 
nemens , à de grands intérêts ^ à des noms célèbres 
ou imposans. C'est en vain que la philosophie semble 
dédaigner les détails anecdoliques , ou du moins ré- 
clame contre le plaisir qu'elle trouve à s'y arrêter. Un 
intérêt involontaire nous attache malgré nous à ces 
contrastes de la grandeur des clioses et de la petitesse 
des personnes, du bonheur apparent et du malheur 
réel. Tant de moyens de gloire véiîtable réduits en va- 
nité de cour , tant de sources de vrais plaisirs ne pro- 
duisant que des amusemens futiles , et quelquefois des 
amertumes douloureuses : voilà les idées qui , plus puis- 
santes , quoi qu'on en dise , que cette malignité hu- 
maine si souvent rebattue , ramènent les regards sur les 
foiblesses des cours. Le philosophe et l'homme du peu-^ 
pie trouvent presque également à penser , du moins à 
sentir , en voyant un dauphin de France , âgé de qua-' 
raute ans , honoré de quelques succès à la guerre , élever 
de Bossuet et de Montauzîer , né avec d'heureuses dis-^ 
positions , mais d'un caractère foible , conduit par de-' 



»ï: RicttELiÊiî. Mg 

gtes^ et retenu dans une sorte d anéantissement à la 
cour -, un fils du roi de France , père d'un roi d'Espagne , 
n'osanl prétendre à la plus petite grâce pour lui ni pour 
les autres ; et découragé par le sévère despotisme du 
roi , passant des journées entières , appuyé sUr ses cou^ 
des , se bouchant les oreilles, les yeux fixés sur une table 
nue , ou assis sur une chaise . frappant ses pieds dvi 
bout d'une canne pendant toute une après-dinée^ enfin 
mourant à Meudon , presque oublié de la cour , aban-» 
donné de ses officiers , enseveli même sans le cérémo- 
nial de son rang , et recouvert , après sa mort, du poêle 
banal qui servoit aux paysans du village. 

En lisant le rédacteur des Mémoires de Richelieu, 
ce n'est pas Tacite qu'on lit ; mais les yeux s'arrêtent 
fréquemment sur des personnages et sur des objets qui 
semblent appeler ses pinceaux : un vieux despote, cou-* 
yert loog*temps d'une gloire mensongère , maintenant 
«clipsée, payée des larmes et du sang de ses peuples ; 
triste, languissant entre sa favorite et son confesseur, 
qui l'applaudissent d'expier les égaremens de sa jeu-» 
nesse en tourmentant la conscience de ses sujets •, envi- 
ronné de ses enfans naturels, qui font de lui le jouet de 
leurs intrigues et l'instrument de leur ambition ; haïssant 
presque dans son fils légitime son héritier nécessaire j 
aimant trop peu son petit-fils, dans lequel il ne voit 
qu'un élève de Fénélon , un prince qui pense que les 
rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour 
les rois, espèce de blasphème alors-, détestant sa capitale, 
qui feint d'ignorer une grande maladie de son roi, tandis 
qu'elle a regardé celle du dauphin comme une calamité 
I. i4 



2IO SUR LES MÉMOIRES 

publique ^ accablé d'enuuis dans une cour où Ton amuse 
son orgueil par des suppositions absurdes, par la ré* 
ceptioQ d'un prétendu ambassadeur de Perse , aventu- 
rier portugais , payé par les jésuites pour jouer cette co- 
médie , et instruit par eux pour se charger du rôle; les 
mêmes honneurs de Tamba^^sade publique accordés au 
général des minimes, à celui des capucins, arrivés 
de Rome sous prétexte de visiter leur ordre, mais en 
effet mandés par la favorite , pour occuper le désœu^ 
vrement du roi 5 enfin la mort du despote , livré pen- 
dant trois jours aux soins de quelques domestiques su- 
balternes 9 abandonné de son confesseur , qui vient 
intriguer à Paris pour la régence ; de sa femnàe qui 
s'enfuit à Saint-Cyr , et qu'il ra[^lle d*autorité ; la ca- 
pitale célébrant sa joie par des fêtes, des fanfares, des 
bals étaMis de Paris jusqu'au lieu de la sépulture, où 
lie convoi arrive à travers champs , et^ par des routes 
inconnues , pour échapper à l'indignation d'im peuple 
qui mêle à des applaudissemens d'allégresse le nom de 
mauvais roi ! quel mot dans la bouche d'un peuple alors 
si connu par son amour pour ses monarques , si pressé 
de les aimer y pour me servir d'un mot cité par le ma- 
réchal de Richelieu lui-même ! Qu'on ne s'étonne plus 
si Louis XIV n'a point conservé , dans le langage or- 
dinaire , le nom de grand que lui donna la flatterie , 
et qui parut presque adopté par TEurope un moment 
séduite. Le peuple a prosiesté contre l'adulation de la 
cour; le peuple, c'est-à-dire, le fond de la nation si 
malheureuse sous ce règne , a triomphé des panégy- 
ïisles , des orateurs , des poètes , de tous les dispensa^- 



DE RICHELIEU. i2ll 

teurs de la gloire : lui seul di&p03e des surooins^ doa- 
nés au rois j lui seul fait leur reoomméç api^s Içur 
mort, comme il fait leur puissauce peodaot hw yi^. 

L'historien de M. de Richelieu , ayant troi^vé dans 
la bibliothèque du maréchal ua grand nombre de ma-? 
nuscrits précieux et de pièces originales sur le siècle 
de Louis XIV, a cédé à la tentation de considérer ce 
prince comme roi. Il examine son gouyemement dans 
le plus beau temps de sa gloire , et alors cette gloire 
paroi t un peu trop achetée. Ici Thistoire , il faut la^^ 
vouer , ressemble en quelque sorte à la satire. Mais les 
faits étant incontestables, comme ils le sont, que peu-* 
vent répondre les panégyristes de Louis xiv ? qu'op* 
poseront-ils à cette longue liste d'impôts, de vexations^ 
de violences, à ce tableau d'infortunes publiques et par* 
iiculiéres ? 11 senHt trop long d eiqKiser comment ce 
prince , ayant réuni dans sa personne tous les pouvoir^ 
publics , fît peser à la fois tout son despotisme sur tous 
les corps de l'état , et sur tous les particuliers, divisant 
les uns, isolant les autres, dominant sur tous parla 
force, parla ruse, par la corruption. Il seroit curieux 
d'observer comment, malgré l'emploi habituel de ces 
moyens odieux , il parvint à inspirer une sorte dexk-' 
thousiasme pour sa personne ^ et à faire de sa gloire 
particulière la principale pensée , et en quelque sorte 
la fin dernière de tout ce qui se fit ou même s'écrivit 
sous son règne. On sait qu'il étoit dev^Mi une espèce 
de divinité. On lit parmi cent traits qui en présentent 
la preuve^ on lit, dans une lettre de Raoine^ciite i 
madame de Maintenon , ces propres termes ; Dieu m'a 



21^ SUR LES MÉMOIRES 

fait la grâce , madame , en quelque compagnie que 
je me sois trouvé y de ne jamais rougir de Vévangile 
ni'du roi» Eufin Tidée que Louis xiv conçut de lui- 
même, parut plus d'une fois s'accorder avec celle de ses 
sujets. 11 lui arriva de dire un jour au cardinal, dont il 
approuvoit la conduite , dans une de ces querelles théo- 
logiques ( ces tracasseries s'appeloient aloi^ les troubles 
de l't^glise) : M. le cardinal ^ j^ ignore si Dieu vous 
tiendra compte de la conduite que vous avez tenue; 
mais y quant à moi^ je vous assure que je ne t ou- 
blierai jamais. 

On ne peut s'empêcher d'admirer la fatalité qui pré- 
side aux destinées des nations , en voyant la réunion 
des circonstances antérieures ou contemporaines , qui 
préparèrent et servirent le despotisme de ce prince; 
l'assemblage de ses quaUtés et de ses défauts, de ses 
goûts , de ses habitudes , de ses penchans assortis conmie 
à dessein et mis en accord pour le conduire à ce terme 
fatal*, la longueur de ce règne, pendant lequel s'affer- 
mirent et s'enracinèrent tous les préjugés politiques, 
nuisibles à la société -, où toutes les institutions , tous 
les établissemens portèrent l'empreinte d'une semiude 
plus ou moins ornée, plus ou moins embellie; où l'es- 
clavage public, rehaussé par l'éclat du souverain, sem- 
bloit s'enorgueillir de jour en jour à mesure qu'il deve- 
noit un culte religieux , et préludoit à l'apothéose du 
monarque; enfin, le résultat de cette illusion affoibUe, 
mais non détruite, qui vers les derniers temps laissoit 
XiOuis XIV avec son orgueil et ses chagrins, la France 
avec ses .disgrâces , sa misère et son avihssement, livrée 



DE RICHELIEU. 2l3 

a des arts agréables ou à des goûts futiles, sans con- 
noissance sur les principes de la société ni du gouver^ 
nement, sur les moyens de réparer ses' maux et d'eu 
prévenir la renaissance ; en un mot, abandonnée à 
tous les hasards d'un avenir incertain, et aux caprices 
d'un despotisme qu'elle avoit déifié soixante ans dans 
la personne du prince qui en avoit le plus long-temps 
et le plus constamment abusé. 

Le rédacteur des mémoires a très -bien senti que 
cette peinture du siècle de Louis xiv , quoiqu appuyée 
de faits, révolteroit les partisans du système despotique; 
qu'ils vanteroient le bonheur de la France , au moins 
dans l'époque des succès du roi, n'imputant qu'aux 
malheurs de la guerre de la succession , les désastres qui 
accablèrent les peuples. L'historien, pour forcer ses 
adversaires dans leurs derniers retranchemens, prouve 
que la France étoit dans la détresse aux temps les plus 
marqués par la gloire du monarque *, et dès l'année 
1671. Il pouvoit même remonter plus haut, puisque» 
dès l'année 1664 s Louis xiv avoit fait banqueroute 
aux créanciers de l'état. C'est ce qu'on voit par les vers 
de Boileau, imprimés l'année suivante : 

Plus pâle qu'un rentier 
A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier. . 

Ainsi les conquêtes de Louis xiv furent précédées 

' Voltaire cite et fait valoir les quatre années de tailles ar- 
riérées que le roi remit au peuple ; mais on sait que le peuple 
ne doit quatre années de tailles que lorsqu'il est hors d'état d'en 
payer une. , 



Ql4 SUA LES MÉMOIKES 

pêiT xtne tiolatîcm de la foi publique, dont rougîsseDt 
maititeviaDt les ministères les plus avilis. Ainsi le méxné 
poëte, destiné à chanter ensuite les victoires du roi, 
fournit la preuve et indique la date d'une banqueroute 
odieuse , dont la honte préludoit à des victoires inuûles. 
On voit que dès lors la France avoit phis besoin de 
guérir ses blessures, que de conquérir la Franche- 
Comté qu'il fallut rendre bientôt après , et d envahir lâ 
Hollande qn on évacua presque aussitôt. Un autre fait 
rapporté ailleurs par Thistorien , montre (toujours dans 
cette brillante époque) à quel point la France étoit 
malheureuse , puisqu'un grand nombre de terres 
éloient tout-à-fait abandonnées, et que Colbert défen- 
dit par une loi eirpresse aux propriétaires d'abandonner 
une terre, à moins qu'ils ne renonçassent à toutes leurs 
autres possessions : loi absurde et déshonorante pour la 
mémoire de ce ministre; mais qu'on ne cite ici que 
comme une preuve du triste état où la France étoit déjà 
réduite. 

Nous nous arrêterions à ces preuves de feit suffi- 
•santes pour qui veut réflécliir , si quelques mémoires 
de Colbert , mârg^nés par le rcn , et formant une espèce 
de correspondance entre Louis xiv et son ministre , ne 
confirmoient ces tristes vérités , et n achevoient de met- 
tre sous les yeux du lecteur la situation réeUe du royau- 
me. C'est d'ailleurs , comme on va le voir , un monu- 
ment trop curieux à plusieurs égards. 

Dans le premier mémoire , qui a pour objet la réfor- 
me des finances , Colbert propose au roi quelques di- 
minutions sur les dépenses qu'il faisoit pour le château 



^DE RICHELIEU. 2l5 

de Versailles \ le roi répond : f^ous saçez mon inten^ 
tion sur f^ersailles. 

Colbert propose , par économie , de diminuer le 
nombre des prisons royales, dont il démontre d'ailleurs 
Imutilité , les inconvéniens et les abus ; le roi répond : 
Je verrai cet article séparément : mon autorité exige 
qu^on ne -perde pas de vue ce qui peut la main-' 
tenir. 

Colbert vouloit obtenir quelques relranchemens sur 
les divertissemens de sa majesté. 11 s'agit de faire passer 
cet article , et , pour y parvenir, il déclare qu'il a tou- 
jours devant les yeux cette belle maxime ( c'est ainsi 
qu'il la qualifie ) : Qit'ïlfaut épargner cinq sous aux 
choses non nécessaires^ et jeter les millions quand 
il est question de la gloire du roi. En mon particu-- 
lier y ajoute-t-il , un repas inutile de mille écus me 
Jait une peine incroyable, et lorsqu^il est question 
de millions dor pour la Pologne (U s'agissoit de 
faire nommer roi le prince de G^nti ) , je vendrois tout 
mon bien, fengagerois ma femme, mes enfàns, et 
jHrois à pied toute ma vie pour y fournir s*il étoit 
nécessaire. J^otre majesté excusera, s* il lui plaît, ce 
petit transport. Le roi excusa sans doute le petit trans- 
port, comme on put le voir par l'inmiensité de la for- 
tune que laissa Colbert ; mais c'étoient ces petits trahS" 
ports qui valoient aux ministres des gratifications énor- 
mes , des sommes considérables aux mariages de leurs 
enfans , des grâces de toute espèce. Voilà ce qui four- 
nissoit à Louvois ( car il avoit aussi des petits trans- 
ports ) lous les moyens de faire à son palais de Meudoa 



:2i6 SUR LES MÉMOIRES 

des dépenses royales , et le mettoit dans le cas de dire 
à ses amis : Ten suis au quatorzième million. U faut 
remarquer, que les ministres étoient sûrs de n'être ja- 
mais inquiétés , depuis que le roi s'étoit expliqué sur le 
regret d'avoir poursuivi Fouquet \ et de plus ayant dit 
plus d'une fois : // est juste que ceux qui font bien 
mes affaires , fassent bien les leurs, ils se croyoient 
à l'abri de tout reproche par ces mots qui sembloient 
autoriser en quelque sorte leurs déprédations. Revenons 
aux mémoires de Colbert. 

Un de ces mémoires passe en revue les dépenses inu- 
tiles 9 la marche et le rassemblement des armées dans 
les provinces , qui ruinent le royaume pour devenir 
"fin amusement de dames; Téiat des affmres prêt à 
tomher; la misère des campagnes , où tout tombe dans 
la confusion , etc» , etc. Ce mémoire resta sans ré- 
ponse ^ mais on sait que , peu de temps après , le roi 
répondit à des représentations du même genre, dans 
une lettre datée de Nanci , i6j5 : Je connais Vétat de 
tnes affaires y et je vois ce qui est nécessaire. Je 
vous ordonne et vous exécutez : c^est tout ce que je 
désire. 

Une autre fois , il lui mande , toujours en iGyS : 
Ne croyez pas que mon amitié diminue ; vos ser- 
vices continuant, cela ne se peut : mais il faut me 
les rendre comme je les désire, et croire que je fais 
tout pour le mieux* 

Dès ce temps , il y eut plus d'une fois des soulève-- 

mens pour de nouveaux impôts. Il y en eut un surtout 

-en Languedoc 5 Colbert en instruit le roi. Le roi ré'* 



DE RICHELIEU/ 217 

pond : Je sais ce gui s'est passé ; fai donné ordre 
que les troupes marchassent. 

Ou sent que dans celle correspondance, Colbert, 
souvent maltraiië , essayoil d apaiser son maître , et 
la meilleure manière étoit de trouver de l'argent ; alors 
le roi clrangeoit de ton et devenoit plus doux. Vous 
n'aidez que faire ^ écrivoit-il un jour à son ministre, 
de me recomm,ander votre fils ; je vous tiendrai 
parole et en prendrai un très-grand soin. Il ne fera 
rien de mal à propos j maisj s'il le faisoit, je ne le 
lui laisserois pas passer. 

Ces citations suffisent pour montrer tout le carac- 
tère de Louis XIV , et donner une idée précise du 
ton établi entre le roi et son ministre. U résulte de 
celte correspondance , que Colbert vouloit avant tout , 
comme tout ministre , vivre et mourir en place , ensuite 
faire le bien s'il Tavoit pu sans déplaire. II n'est pas moins 
évident que Louis xiv: demandoit à Colbert trois cho- 
ses : souplesse , argent , silence ; et que ses bontés étoient 
a ce prix ; enfin , que Tégoïsme le plus complet , armé 
du despotisme le plus absolu , cest Louis xiv et son 
règne. U est certainement , de tous les rois , celui qui 
a tenu plus immédiatement rassemblés sous sa.maiu 
tous les ressorts de sa puissance , et a. le plii3 déterminé 
leurs mouvemens au profit de ses jouissances person- 
xielles , de ses passions , de son orgueil et de ses pré- 
jugés. 

Après ces détails , dont la plupart n étoient pas igno- 
rés de Voltaire , ou qu'il étoit à portée de savoir aussi- 
tôt qu'il auroit voulu , on a quelque peine à concevoir 



2i8 St}R LES MÉMOIRES 

comment il a pu composer son Siècle de Louis xir 
dans un esprit et sur des principes si peu favorables aui 
vrais intérêts de rhumanite. Le grand nom de Louis xiv 
avoit-il , malgré le malheur de ses dernières années , 
subjugué rimagination naissante du jeune poëte ? et 
cette illusion se prolongea-t-elle jusque dans Fâge de 
sa maturité ? U est plusfHrobable quayantdéclaré la guerre 
an fanatisme religieux , il crut avoir en lui un adver* 
«aire assez redoutable , et vit trop de danger à combattre 
en même temps le despotisme politique. Peut-être pen- 
sa-t-il aussi qu'en traitant dramatiquement le person- 
nage de Louis XIV , et faisant de lui , comme d'un héros 
de tbéâtre , Tdi^'et d'une admiration constante et d'un 
iat^ét soutenu, cet intérêt touraerdit au profit de son 
ouvrage et en accroîtroit encore le succès. Enfin , le 
mérite d'avoir protégé les beaux-arts étoit pour Vol- 
taire le premier mérite , et couvroit à ses yeux une 
partie des &utes du monsurque : indulgence bien par-* 
donnsJ[>}e dans un bomme anssi pasûonné pour les arts j 
seul besoin de son âme , seul intérêt de sa vie , seule 
source de ses plai^rs et de sa gloire. Ne voyons-nous 
pas , en ce moment même , d'excdUens citoyens , d'ail-* 
leurs zélés pour la révolution , mettre en balance avec 
l'intérêt qu'ils y prennent , l'intérêt des beaux -arts , et 
surtout de l'art dramatique , dont la ruine leur parott 
inévitable ? Ce sont des gais disposés à se rappeler Vir- 
gile et Racine , plutôt qu'Homère , Sophocle , Ménan- 
dre 9 etc. Il seroit bon de songer à tout ; et d'ailleurs 
il faudroit considérer qu'acheter de belles tragédies, 
de bonnes comédies au prix de tous les maux qui sui- 



DE RICHELIEU. 219 

Tait l'esclavage civil et politique , c'est payer un peU 
cber «a place au spectacle. 

Il y a peu d'époques dans l'histoire d'une nation , où 
un intervalle de peu ée jours ait produit , dans les for** 
tnes ^xtei-ieures de la société , d'aussi grands change- 
mens qu'on en vit à la mort de Louis xiv. Ces change- 
tnens ne se hornoient pas aux raj^rts de pc^tique ex- 
térieure , ni à ceux des différens partis à la cour , ou 
dans l'intérieur du royaume : c'est <:e qui n'est pas rare 
au commencemeiït d'un règne ou d'une nouvelle admî- 
nistratiou ; mais ici tout parut nouveau , tout porta le 
caractère d'une révolution dans les principes , dans lea^ 
idées 5 dans les mœurs ; tout fut brusque , heurté dans 
tm passage trop rapide à des mœurs , à des opinions 
nouvelles : spectacle qui se reproduit de nos jours , mais 
evec beaucoup plus de violence , comme il devoit arri- 
ver lorsqu'après soixante-quinze ans , une autre révolu*- 
"tion dans les idées a produit enfin une révolution polî- 
xîque, qui met en présence tous les intérêts armés de 
toutes les passions , dans une cause intéressante pour 
l'humanité entière. Les cfaangemens opérés à la mort 
^ Louis XIV sont loin Joffrir ce caractère imposant ; 
:inais la réunion de tous les contrastes dut les rendre 
presque aussi frappabs pour les contemporains. Tîous 
ïie chercherons pas à rassembler ici tous ces contrastes ; 
ils sont trop connus, ainsi que les faits et les événemens 
devenus célèbres par leur singularité bizarre , ridicule 
ou désastreuse : mais ce qu'il importe de remarquer, 
c'est rinfluencfe que celte époque a exercée sur nos 
* mœurs pendant un si grand nombre d'années. Louis x 1 1 



220 SUR LES MÉMOIRES 

avoit orné la galanterie de manière à pouvoir la faire 
regarder comme une partie de son goût pour la repré- 
sentation. Le régent , doue d'un esprit brillant et aima- 
ble , fît , de son esprit , Fornement de la plus extrême 
licence dont on ait eu l'idée depuis les fêtes nocturnes 
jd' Antoine , d'Octave ou d'Héliogabale. Il sembla regsu^ 
der la décence dans les plaisirs , comme une portion de 
cette hypocrisie qu'il avoit tant détestée dans la cour du 
feu roi. Louis xiv avoit paru respecter son propre des- 
potisme dans les ménagemens qu'il avoit pour ses mi- 
nistres , même pour leurs fautes et leurs erreurs , qu'il 
essaya de voiler plus d'une fois. Le régent se joua du 
mépris qu'il avoit pour les siens , et sembloit les main- 
tenir en place , pour jouir de plus près et plus long- 
temps de leurs ridicules , qu'il exposoit plaisamment à 
la risée publique. En couvrant de toutes les dignités 
de l'église et de l'état Dubois , le plus vil des honmies, 
il sapoit à la fois les fondemens du double respect qui 
avoit environné le trône de Louis xiv ; U faisoit parve- 
nir jusqu'aux dernières classes de la société , le profond 
mépris qui , passant de la personne à la place , remonte 
avec le temps jusqu'à la source même de cette auto- 
rité. Cest ainsi que le despotisme prépare de loin sa 
ruine par folie , par désœuvrement, par gaîté , et se dé- 
ti'uit lui-même pour se désennuyer , se divertir , tuer 
le temps. 

On ne peut , au reste , considérer toutes les grandes 
et aimables qualités de ce prince , sans gémir de Tin- 
concevable fatalité qui le soumit pour jamais à l'ascen- 
dant de ce vil abbé Dubois : on disoit de son temps 



DE RICHELIEU. 22t 

qu'il en avoit été ensorcelé. Ce fut un terrible maléfice 
que celui qui piiva la nation du fruit de tant de bonté 
naturelle , et d'une réunion de talens si précieuse. Cou- 
rage brillant, intelligence prompte , aptitude à' tout , 
esprit étendu , goût pour tous les arts et pour toutes 
les sciences ; et , ce qu'on a moins remarqué , parce 
qu'alors la nation avilie né formoit pas même un vœu. 
pour la liberté , ce prince , au milieu des illusions de 
son rang , désiroit la liberté publique : il méprisoit le 
gouvernement , non pas de Louis xiv , mais le gou- 
vernement français : il admiroit celui de l'Angleterre , 
où tout homme n'obéit qu'à la loi , n'est jugé que par 
1^ loi : il citoit à cette occasion les noms de plusieurs 
princes qui , en France , après avoir été les esclaves de 
l'autorité , en avoient été les victimes : il rappeloit avec 
complaisance l'anecdote du prieur de Vendôme , qui , 
après avoir enlevé à Charles ii , roi d'Angleterre , une 
maîtresse , femme de sa cour , lui en enleva une autre 
à la ville , sans que Charles eût d'autres moyens de se 
venger , que d'engager Louis xiv à le délivrer de ce 
dangereux rival , en le rappelant en France. On sait 
qu'il avoit long-temps désiré l'assemblée des états géné- 
raux , et que même dans sa régence il fut prêt à les 
convoquer. Ce ne fut pas sans peine que Dubois réussit 
à le détourner de ce dessein. On a réimprimé , Tannée 
dernière ^ , le mémoire curieux qu'il fit à cette occasion; 
c'est un modèle dlmpudence , comme son auteur. En- 
fin , ce qui est un trait de caractère encore plus remar- 
quable 5 ce prince prit plus d'une fois le parti du peuple 
J Eu 1789. 



aa2 SUR LES MÉMOIKES 

contre ses ministres et ses confidens les plus intimes. 
Qu'on juge de leur surprise , lorsqu'au moment d'uu 
tumulte populaire , à la veille delà banqueroute de Law, 
il repoussa le conseil violent de réprimer la sëdilion par 
]a force militaire, he peuple a raison y dit le prince, 
9*il se soulève : il est bien bon de souffrir tant di 
choses. U ajouta que, s'il étoit né dans la classe du peu[^ 
il eût voulu $e distinguer en prenant la défense dei 
Français outragés par le gouvernement ; mais que dam 
la sienne , en cas de révolte ou de guerre civile , il se 
jnettroit à la tête du peuple contre les ministres , si le 
peuple l'exigeoit , pour sauver le roi. 

Tel fut le prince à qui de son temps on trouvent le 
plus de ressemblance avec Henri iv ; mais qui n'en fut 
pas moins funeste par l'inconcevable foiblesse qui ren- 
dit inutiles toutes ses vertus. C'est ce que la duchesse 
d'Orlâms, sa mère^ avoit présagé, dans un apologue 
ingénieux y ou elle introduisoit plusieurs fées bienfai<r' 
santés, dotant son fils d'un talent ou d'une grâce ^ tan- 
dis qu'une dernière fée détruit'malignement l'effet de 
tous ces dons, par celui qu'elle leur ajoute, la facilité de 
caractère. Ce mot de fa<^ité, substitué à celui de foi- 
blesse par l'indulgence maternelle, devint d'un usage 
universel parmi ses courtisans. On sent par combien 
de raisons il devoit réussir; et Voltaire consacra, dans 
la Henriade, cette nuance habilement saisie par les 
flatteurs, en disant de lui: Qu^il étoit facile et non 
pasfoible. Mais, dans la vérité, quel prince fut plus 
foible que celui-ci? £toit-ce sur sa facilité ou sur sa 
foiblesse que comptoit l'abbé Dubois lorsque , après lui 



DE BICHELIEU. 22% 

avoir arraché sa nomination à rarchevêché de Cambrai, 
et voulant que son sacre si scandaleux fut honore de 
la présence de son maître, il CMrdonnoit à madame de 
Parabère, maîtresse du régent , d'eiiger du prince 
qu après avoir passé la nuit avec elle , il assistât publique* 
ment à la cérémonie ; ce qu'elle exécuta dans la crainte 
que ce prêtre ne la perdît auprès de son amant 9 comme 
il len avait menacée? Étoit-ce foiUesse ou faôlité 
lorsque^ après la banqueroute de Lavr, montant en 
carrosse pour aller au parlement faire enregistrer un 
édit ordonnant des recherches contre les financiers, il 
dit à Nancré , capitaine de ses gardes suisses , qui resta 
confondu : Nancré ^ que dites-vous de ces ministres 
gui font de moi un persécuteur? On peut dire mém9 
qu il le devint dans tous les sens , puisque, sous Fadminiâ* 
tration du prince qui méprisoit le plus toute querelle 
religieuse, d'Argenson, devenu ministre, remplit les 
prisons de jansénistes , et fit même bâtir à Bicêtre troi^ 
cents loges nouvelles pour les Jansénistes du menu 
peuple. On voit que la théologie éloit descendue bien 
bas. C'est que Dubois, qui d'abord, par un intérêt Inen 
entendu pour la régence et pour lui-même, avoit re- 
haussé le jansénisme et le parlement, aspira depuis au 
chapeau de cardinal, et dans ce dessein, se fît auprès 
du saint-siége un méiite de persécuter les jansénistes, 
et de faire enregistrer la bulle. On ne cesse d'admirer 
l'absurde intérêt que le régent prit à cette affaire, et le 
ridicule chagrin que lui causa sa fille, l'abbesse dç 
Chelles, que d'abord il avoit faite janséniste , en lui don- 
nant un directeur de ce parti, mais qui resta fidèle à 



«4 SUR LES MÉMOIRES 

cette doctrine lorsque Dubois eut intérêt de persécuter 
le jansénisme. Cette princesse, qui avec l'esprit de son 
père en avoit l'extrême vivacité, s'éloit tellement atta- 
chée à cette secte, qu'elle étoit devenue la plus grande 
théologienne du parti, et, déguisée en sœur converse, 
avoit confondu le cardinal de Bissy. Le cardinal vaincu 
se mit en colère, comme de raison, eut recours à sa 
qualité de prince de l'église, titre avec lequel on n'a ja- 
mais tort, et parla de mettre en pénitence la sœur con- 
verse, qui à son tour se fit connoître , et reçut , comme 
princesse, les excuses du cardinal humilié, et, qui pis 
est, du théologien battu. Celte obstination de l'abbesse 
de Chelles fut une vraie peine pour le duc d'Orléans; 
et cette peine dura, car la princesse demeura toute sa 
vie la patronne et la protectrice du parti janséniste. 

Il paroît difficile d'écrire sérieusement l'histoire de 
cette époque- 11 faut savoir d'autant plus de gré au ré- 
dacteur des mémoires d'avoir très-bien développé, dans 
ce mélange de tant d'intérêts divers, la cause de tous les 
événemens , les ressorts de toutes les intrigues inté- 
rieures , et ceux de la politique étrangère. On sent que 
nous ne pouvons nous engager dans ce labyrinthe ] et ^ 
si nos lecteurs croyoient y perdre , nous adoucirions 
leurs regrets , en appliquant à cette période de temps ua 
mot du cardinal Alberoni au duc de Richelieu, Il lui 
mandoit dans une lettre écrite pour l'engager dans 
l'intrigue connue sous le nom de conspiration de Cel- 
lamare : // ne s^est rien fait de bien en Europe de- 
puis trente ans^ et en France depuis un siècle» La 
France continua encore quelques années à mériter ce 



DE RICHELIEU. ; 3^5 

reproche. BorooDs-nous donc, en parlant de ces mé* 
moires , à ce qui intéresse plus particulièrement le duc 
de Richelieu lui-même. Aussi-bien son histoire tient-> 
elle à celle des mœurs, c'est-^à-dire , à la pei*fection que 
les mauvaises mœurs recurent alors en France. 

9 

On connoissoit assez toute cette cour du régent^ 
mais on trouve ici quelques anecdotes nouvelles, ou du 
moins peu connues. Telle est , par exemple , la manière 
dont on s'y prit pour rendre la duchesse d'Orlëans 
douairière moins contraire au système de Law : ce fut 
de la rendre favorable à sa personne. Law ètoit bel 
homme ^ et une princesse de soixante-trois ans , de 
mœurs sévères jusqu'alors , fut sensible à ses empresse-: 
mens : c'est une foiblesse ou une facilité qu'on pouvoit 
remarquer même dans la cour de son fils. Le duc de 
Richelieu en étoit , comme de raison , un des princi-^ 
paux ornemens. Il brilloit dans toutes les fêtes, dont 
plusieurs étoient nocturnes , et connues alors sous le 
nom d'orgies grecques , de fêles d'Adam , etc ; car l'his- 
toire, la fable, la Bible, tout fournissoit des sujets ou des 
allusions à leurs ordonnateurs : on pourroit dire aussi à 
leurs ordonnatrices, car les dames s'en mêloient ; entre 
autres la célèbre madame de Tencin , sœur d'un prêtre 
convaincu de faux et de simonie en plein barreau , au 
moment où il levoitlamain pour faire un parjure, et 
depuis devenu cardinal ; religieuse sortie de son cloître 
après un scandale odieux; intrigante , devenue maîtresse 
avouée du cardinal Dubois ; long-temps arbitre des 
grâces, et qu'on a vue jouir à Paris, jusque dans sa 
vieillesse , d'une grande considération. 

I. i5 



226 SUR LES MÉMOIRES 

Comme le sens de ce dernier mot ya sûrement chau-« 
ger en assez peu d années , il n est pas mal de déterminer 
la signification qu^il a conservée jusquà ces derniers 
teraf)s. D'abord , ce mot magique , considération y ne 
développoit guère son influence que dans Tenceinte as^ 
sez étroite d'un certain public, d'un public choisi; 
comme on disoit. La personne considérée étoit, pour 
ce public , l'objet d'une attention marquée , d'un intérêt 
apparent et conrenu. Il Ëdloit la connoître , l'avoir vue, 
la voir plus ou moins. On la citoit plus ou moins fré- 
quemment , mais plus volontiers qu'une autre ; il n'étoit 
pas nécessaire de savoir pourquoi *, le demander eut été 
de mauvsôs goût : il étoit réglé que cette existence n'ap- 
partencttt de droit qu'à tel rang;, telle position, telles 
circonstances, etc. C'étoit \m privilège dont le brevet 
n existoit pas , mais étoit admis comme reconnu valable 
entre les initiés , les seuls intéressés à l'affaire. On eût 
ri d'un étranger qui eût attaché à ce mot, considéra'* 
tion , les idées d'estime , de bienveillance. Seulement 
elles n'étoient pas exclues : c'étoit beaucoup. A la vérité, 
ces nuances n'étoîent pas très-éclaircies dans toutes les 
têtes; mais on s'enlendoit, ou l'on croyoit s'entendre, 
ce qui dans le fond revenoit à peu près au même : d'ail- 
leurs , il importoit de ne pas trop simplifier cette belle 
science , dont le mystère faisoit le piquant. Cet heu- 
reux temps n'est plus : la trace, et même le souve- 
nir de ces minuties enfantines vont disparoitre dans 
une évaluation plus juste des hommes et des choses, 
presqu'impossible sous un gouvernement despoti- 
que, où presque tous les esprits, faute dalimeut so- 



DE RICHELIEU. 22^ 

lide, étoient réduits à se repaître de ces illusions^' 
L esprit français étoit parvenu à donner une sorte dV 
grément à de pareilles mœurs *, mais on sait qu'il avoit 
fait en ce genre bien d'autres miracles. Témoin les suc- 
cès de ceux qui se qualifioîent eux-mêmes les roués du 
-régent, mot nouveau, introduit alors dans la langue, 
ainsi que celui de braque. Les courtisans du prince ex- 
pliquoient ce mot de roués en courtisans, gens gui se fe^ 
roient rouer pour lui. Le prince , plus heureux dans 
son explication , mais un peu ingrat, prétendoit que ce 
mot vouloit dire gens bons à rouer. Cependant il se 
laissort gouverner par eux \ ils influoient sur les affaires. 
Le cardinal Dubois les lâchoit contre les honnêtes gens 
qu'il vouloit perdre-, et Richelieu remarque positive- 
ment qu'ils firent renvoyer du ministère le respectable 
et laborieux duc de Noailles, lequel ne pouvoit tenir*, 
<îit-il , contre les soupers des roués , surtout ne donnant 
point à dîner, faute alors très-essentielle de la part d'ua 
ministre. Plusieurs de ces roués étoient des hommes 
pleins d'esprit et d'agrément , tels que le jeune comte 
de Broglie , Noce , leur chef, que le prince appeloit pu*- 
bliquement son beau -frère, parce qu'ils avoient là 
même maîtresse. Mais le plus singulier de ces messieurs 
étoit un marquis de Canillac, dont Richelieu rapporte 
quelques mots très-plaisans. C'étoit lui qui disoit à Law : 
Je fais des billets , et je ne les paie pas; c^est mon 
système : i?ous m>e le pol'ez , rendez-le moi. U mêloit 
qudque sentiment de décence personnelle aux com- 
plaisances qu'il avoit pour le régent. On f appeloit le 
lieutenant de police nocturne : quoiqu'à vrai dire , d'à- 



anS SUR LES MËM OIBES 

yrèê le récit de ces fêtes, onneToie pas ce ^peCamDac 
y empechoîx , il u*ea éioit pas moios pour cette cour 
«jue espèce de Burxiius : il ne devott pas être difficile 
A* y parotfre tel ; mais les détails da rôle denuDdkncnX 
beîiucoup d'esprit. 

CTest dans celle société (jue le îeaiie duc de Ridie- 
lîeu passait sa vie, eolevant au régent qu^ques-cmes de 
iies maîtresses, soît femme de théâtre , soit femme de a 
cour : cda étoit à peu près égal, car elles Tivoîent eor 
semble ; et la plus Ixmnête de toutes étoit une actrice, 
nommée Emilie, qui, ayant demandé quinze mille 
fi:ancs au prince , pour acheter tme maiscm de cam- 
pagne, refusa le dotible de cette sonune envoyé par le 
prince^ tandis que madame de Parabère parta^gecHt avec 
Noce la dépouille des gens de finance , inquiétés par la 
chambre ardente* A tous cds plaisirs se méloient, comme 
de raison , quelques duels de temps en temps. Une tra- 
casserie de société en occasionna un entre le comte de 
Gacé et le duc de Richelieu : celui-ci fut dangereuse- 
ment blessé , et de plus conduit à la Bastille. Pendant 
sa détention on instruisoit son procès ; mais , comme il 
convenoit à deux maisons considérables que le duel ne 
fut pas prouvé , il ne le fut pas^ et le duc de Richelieu 
aortit de la Bastille. 

Sa convalescence y avoit été longue , quoique Fa- 
mour vînt le consoler , ou plutôt parce que lamôur ve- 
noit le consoler. Madame de Cliarolois , accompagnée 
de la princesse de Conti, ayant gagné ses geôliers à prix 
d'argent, lui rendoit fréquemment des visites nocturnes. 
C*étoit le sort du duc de Richelieu^ d être visité à la 



DE RICHELIEU. 22^ 

Bastille par des princesses. Il y fut remis , quelques an-, 
liées après, pour être entré dans la conspiration de Cel- 
lamar^; il y reçut encore la visite de cette même made- 
moiselle de Charolois , et de mademoiselle de Valois •. 
fille du régent. Ces deux princesses^ qui, en décou- 
vrant le secret de leur rivalité, $étoient portées à de 
violens excès Tune contre l'autre, se réunirent pour sau- 
ver leur amant. Mademoiselle de Charolois offrit le sa- 
crifice de sa passion à sa rivale, si celle-ci parvenoit à 
fléchir le régent. C'étoitun combat de générosité qu'elles 
eurent le plaisir de voir applaudir au théâtre, quelques 
années après , dans la tragédie d'Inès^ où Constance fait 
à Inès le même sacrifice. Mais, par malheur ,1a situation 
des personnages français étoil plus compliquée que celle 
des personnages de la tragédie. Le père de mademoi-, 
selle de Valois étoit aussi son amant, et la négociation 
traîna en longueur. Elle réussit pourtant ,. et le coupable 
recouvra sa liberté» Il lui fallut voir le régent, être toise, 
maltrfiâié de paroles , être appelé ingrat. L'iegrat se jus- 
tifia de son mieux. Il prétend avoir dit au prince que le 
penchant des cœurs français étoit de s'attaclier aux des-, 
cendans de leurs rois, plutôt qu à leurs pai^ens collaté- 
raux ^ que la France alloit périr sous ses indignes minis- 
tres 5 qu'on lui avoit montré avec évidence une prochaine 
tenue d'états généraux, etc. Mais ce qui est remarquable^ 
c'est la fin de son discours. « Au reste,, dit-il au régent, 
» puisque le patriotisme est devenu un crime 5, puis- 
» qu'une soumission aveugle aux ministres, aux favo- 
» rites, aux favoiiis, est devenue la seule qui conduise 
» aux récompenses, je vous jure que désormais vous ne 



aSo SUR LES MÉMOIRES 

» trouverez eu moi qu'un dévoué serviteur. )> Il faut con- 
venir quç, dans Tordre de choses où il vivoit, tout condui- 
soit à cette belle morale; mais on peut espérer qu'elfe 
ne sera plus si nécessaire pour parvenir aux récompenses 
et aux honneurs. 

II parott que cette troisième détention du duc de 
Richelieu à la Bastille, laissa dans son âme un souvenir 
profond , et surtout un vif ressentiment contre le garde 
des sceaux d* Argenson , autrefois lieutenant de police. 
Le ministre sollicita la commission odieuse d'aller inter- 
roger le prisonnier, quoiqu'il eût eu d'anciennes liaisons 
avec sa famille. Il s'en acquitta d^une manière digne de 
son ancien métier. Aussi le maréchal dit-il plaisamment 
qu'il l'a recommandé à son historien. Mais si l'histoire 
doit faire justice des hommes de cette espèce , la philo- 
sophie doit observer que leur existence suppose le der- 
nier degré de corruption où une société politique puisse 
parvenir. C'est l'idée que présente le récit des moyens 
qui conduisirent d' Argenson à la fortune. Établi dans la 
place de lieutenant de police, qui n'étoit d'abord qu'une 
charge du Châtelet, il voua au service de madaine do 
Maintenon une armée d'espions , dont le nonibre s'ac- 
croîssoit tous les jours; il fit arrêter arbitrairement tous 
les citoyens qui lui éloient suspects : complaisant pour 
tout ce qui étoit accrédité , terrible pour tout le reste ; 
formidable au peuple, qui l'àppeloil le damné; devinant 
comme par instinct quels hommes pouvoient un jour 
servir son ambition; et ayant, par cette sorte de pres- 
sentiment justifié le duc d'Orléans contre les soupçons 
du rôi; esclave des jésuites, persécuteur des jansénistes. 



DE RICHELIEU. a5i 

sans aimer ni haïr les uns ni les autres; vigilant, )s^K>- 
lieux , et ne cherchant le délassement de ses travaux que 
dans un libertinage obscur. Un goût particulier lui fui^ 
«oit rechercher les refigieuses, et Pabbaye de Tresnel 
fut quelque temps son sérail. U consacroit à FembelKs^ 
sèment de cet hospice les prc^ts des confiscations qui 
loi apparlenoient. On peut }uger le plaisir malin que le 
duc de i\icheKeu reçut de cette découverte. 11 étoit aimé 
d'une religieuse, qui le fit entrer dans le couvent, 
déguisé en femme, et le mit à portée de coanoitre 
les fantaisies du garde des sceaux. Il en instruit le 
public après plus de soixante ans. iSauâ doute il trou- 
voit juste que, ]a police ayant su tous nos secrets, 
nous sussions à noire tour tous les secrets de la po« 
liee^ 

Mais de toutes les confidences qu*il fait au puUic y, 
eeUe qui sera ^ le n^ieux reçue sans comparaison, e'est 
celle qui. concerne le fameux masque de fer» H est enfin 
connu ce secret qui a excité une curiosité si vive et m 
générale. CétCHt un prince, frère jumeau de Louis iiv, 
né h huit heures et demie du scnr, huit heures après la 
naissance du roi son frère. Ge fut une victime de 1» su- 
perstition. La conduite qu'en tint à son égard fournit 
trop de réflexions pour qu'on s*cta permette tiixe seule. 
Nous renvoyons aux mémoires piour la preuve et les d^ 
taUs de ce fait. Le duc de Richdieu exigea que made- 
moiselle de Val€)is arrachât ce secret à son père. La r^ 
rputation du duc d'Orl^^s sâde les lecteurs à deviner 
•quel prix le père obtint de sa complaisance. C*est ce que la 
princesse explique sems^détQuràson amant, dans une lettre 



a52 SUR LES MÉMOIRES 

enchifire qui n*a dbonnête que la précaution du chi£fre. 
Après avoir révélé des secrets de cette importance, 
on sent bien que c'est un parti pris , de la part du maré- 
chal , de ne ménager personne. Aussi les curieux d'anec- 
dotes trouveront-ils dans ses mémoires toute Thistoire 
galante ou scandaleuse de ces temps, les portraits des 
princesses , leurs aventures , ceUes des dames de leurs 
cours. Cest Cléon vivant dans ces cours, et imprimant, 
livrant au public son portefeuille : 

Vous verrez notre liste avec les caractères. 

Quelquefois, à la vérité, les dates ne sont pas pré- 
cises^ mais il y supplée par des à peu près, ou. des 
équivalens très-heureux. Oétoit dans le temps que 
madame la princesse de'.*, aimait M... et M... Ce 
fut alors que Vauréal (évéque de Rennes) n^en^ 
leva mxidame de Gontaut^ et c^est dans cette mime 
année qu^il eut la maréchale et la marquise de 
yUlars. 

Au reste , en nonunant ainsi par leurs noms tant de 
femmes et de princesses , il prétend n avoir eu d autre 
dessein que de leur donner une leçon instructive; 
« Les princesses doivent, dit -il, songer, comme les 
1» rois, que ceux de leurs courtisans qui paroissent le 
X plus les adorer , se permettent quelquefois de trans- 
D mettre à la postérité le tableau de leurs foiblesses ». 
C est une intention très-morale dont il faut savoir gré 
au maréchal de Ricjbelieu. Quant à lui personnellement, 
cette crainte de l'histoire paroît l'avoir fort peu gêné. 
Mais croira-t-on qu'elle ait quelquefois affligé le régent 



DE RICHELIEU. ^ a^S 

dans les dernières années de sa vie ? Ce$i pourtant ce 
qui est certain ] il songeoit avec peine que les détails 
de ses licencieuses folies seroient transmis à la poste- 
rite. Il faut croire qu'il ne se reprocha pas moins son 
gouvernement, qui ne fut guères qu^une orgie d'une 
autre espèce^ et surtout que le principal objet de ses 
remords fut cette affreuse banqueroute , dont le sou- 
venir a de nos jours été présenté au peuple comme 
une menace capable de réprimer Fardeur des Français 
pour la liberté, achetée trop cher, disoit-on, paf ua 
semblable désastre. Il eut été sans doute horrible; mais 
la France avoit souffert une fois ce fléau, sans en être 
dédommagée par la conquête de la liberté politique , et 
en restant soumise à ce même despotisme, cause re- 
productive de cette calamité, comme de toutes les au- 
tres. Revenons au maréchal de Richelieu. 

Ce fut vers ce temps qu'il partit pour son ambassade 
de Vienne, dont il expose le secret et l'intention. Mais 
nous ne nous mêlons pas des affaires étrangères; et^ 
laissant de coté la politique, nous n'insi3tons que sur 
ce qui représente les mœurs de ce temps ; ce mélange 
de licence et de futilité, revêtu de grâces et d'esjMrit^ 
souvent de facilité pour les affaires; mélange qu'on 
étoit convenu de regarder comme la perfection du ca- 
ractère françsàs. U sera permis sans doute au caractère 
français de s'élever un peu plus .haut , et îi est vraiseni* 
blable que le maréchal de Richelieu aura la gloire d'ar 
voir été dans ce genre , comme d'Épemon dans le sien ^ 
le dernier grand seigneur français. 

Le duc de Richelieu fut au Qourant.des afibtressons 



\ 



^54 SUR LES MÉMOIRES 

le miinstère du duc de Bourbon comme sous la r4^ 
^;ence , et à Vienne comme à Paris. On a tu par la ri- 
▼alitë de madenM>iselie de Cbarolois , sœur du duc de 
Bourbon , et de mademoiseUe de. Valois , fille du ré-* 
gent, qu'il avoit ^ peu près dans les deux maisons les 
mdmes facilités de s'instruire -, mais il étôit le plus en 
lÎMSon avec madame de Prie : c'étoit en savoir autant 
qœ le prince ministre. Le portrait qu'il fait de là 
marquise de Prie , prouve plus de respect pour k ve- 
nté quo pour b nïémrâ*e de cette dame ; elle dispo- 
àoit de tout, et vendoit presque tout; intrigante, spi- 
fitueBe et libertine , elle gouveraoit lé prince, et elle- 
isdéme ét<Ht gouvernée , quan^t aux affiâf es publiques, 
par les quatre frères Paris. Le duc de RicheKeu raconte 
un trait qui montre à quelle dangereuse illurion la bonne 
foi des princes est exposée : ce prince étœt enfermé 
dvec Dodun , fantôme de contrôleur général que les 
frères Paris msântenoient en place, pour gouverner 
sous son nom , et ne répondre eux-mêmes de 'rien ; la 
marquise survient , endoctrinée par Duvemey», un des 
quatre frères , sur une affaire de finance dont il dievoit 
être question dans cet entretien. Elle se fait ex[^îquef 
fa£^re, saisit très*bien le point précis de la difficulté, 
€t donne un bon conseil , d'après la leçon de Duvensey. 
Qu'on juge de f admiration de Dodun! Èh quoi, nwr 
dame, lui dit-it, le grand Colbert vous a dotietrarw 
mis son âme ? Se peut-il qu'on ose insulter aida les 
princes , en les traitant comme de vieux tuteurs de 
comédie! 
On sadt commem, àpeu prèsdans le même temps, 



DE RICHELIEU. 23S 

cette maFC|uise de Prie ravit à la maison du prince sou- 
amant, Fhonneur de donner une reine à lia France. On 
cherchoit parmi les jeunes princesses de l'Europe une 
é|X»use pour le jeune roi Louis xv. M ad^noiselle de 
Yermandois, sœur du duc de Bourbon, beUe , spirir 
tudtc) vertueuse, élevée loin de la corruption géné^ 
pale , vivoit dans un couvent à Tours. La marquise se 
hâte de prendj^e les devants auprès de h princesse , paît 
pour s'assurer d'elle , et se fait introduire sou» un non» 
emprunté. Malfeeureusement le sien étoit fort noat^ 
traité par le public , et elle put s'en apercevoir par h» 
réponses franches et naïves de.mademCMâelte de Ver^ 
mandois. Cette fi^aachise lui coûta le trôn^; la mar*^ 
quise sortit furieuse , en laissant enteiiâre ces mots r 
Fa^ tu ne seras jamais reine de Ftance* Cest en 
effet ce qui arriva. Voilà donc une princesse , pleine 
de vertus et d'agrémeos , yictime d'une intrigue subal-^ 
terne et du ressentiment d'mie femme perdue ! TouC 
n'étoit pas agrément pour les princes dans cet ordre 
de choses dont la ruine excite des regrets si doiilou-^ 
reux. La marquise continua de îsraver FindigniEitton pu- 
blique , de lire avec dédain les chansons Êàtës conti^ 
elle, en disant : p^oilà comme sont les Firançaià 
quand ils sont trop bien; de Jeter au feu les retùoo»^ 
trances du parlement de Rennes et de edin dte Tbu- 
louse , sous pi^texte qu'eBe^ étoient de mauvais ton ^ 
et qu'elles sentoient la province, : mat plaisant que le 
duc de Richelieu a du cooç^rveir. 

Le fruit de toute cette conduite fut de faire renvoyer 
M. le due, qui soutint sa disgrâce avee dignité, et qui, 



236 SUR LES MÉMOIRES 

< ». 

sépan^ c|e madame Prie, parut dans sa relraile, rehêa a 
sa bonté naturelle, aussi estimé comme homme qu'il 
avoit été blâmé comme ministre. > 

Ce ne fut pas de lui sùreméût que vint Tidée du projet 
qui s'exécuta sous son ministère. On donna un compte! 
rendu où Ton supposoit uti déficit qui n'existoit pas^ 
et qu'on imaginoit pour avoir le prétexte de mettre un 
nouvel impôt : c'étoit un faux d'une espèce nouvelle. 
Nous sommes devenus plus vrais, et la bonnei foi àfi 
notre déficit actuel est au-dessus de tout soupçon. U 
faut croire que Vâme de Colbert^ transmise à ma" 
dame de Prie^ fut innocente du mauvais conseil donné 
au prince, puni, comme tant d autres^ du malheur d'être 
n[ial environné* 

La portion publiée des mémoires de Richelieu ren- 
ferme les premières années du ministère du cardinal 
de Fleuri. Nous regrettons de ne pouvoir, par le rappro- 
chement des faits, conduire le lecteur aux idées que 
leur résultat présente; le portrait du cardinal^ l'intérieur 
de la cour; les premiers développemens de la jeunesse 
du roi; les querelles du ministère et du parlement; 
l'embarras où se trouve le cardinal par un effet du zèle 
et du courage de deux conseillers au parlement, l'abbé 
Pucelles et Mengui; la chanson que, dans sa détresse^ 
il demande à M. de Maurepas; le succès de cette chan* 
son , où celui-ci fait dire aux femmes de la Halle ; 

Rendez-nous Pucelles , oh guai ! 
Rendez-nous Pucelles; 

trente séances silencieuses tenues de suite au parle* 



DE RICHELIEU. aS/ 

ment, el kvées sans avoir ouvert la bouche , pamia 
président qui prétendoit avoir le droit d empêcher la 
discussion des affaires 5 le cardinal qui renvoie de Ver- 
dîtes les députés, en disant qu^on ne parle jamais 
d'affaires au roi; le profond étonnement de ce car- 
dinal, lorsqu'ils vontàMarly porter leurs remontrances; 
Je cri de sa surprise et le mot qu'il répète au premier 
président : Ahl monsieur, à Marly! d Marlyld 
ciel ! et pour parler au roi! Joignez à ces belles choses 
le retour des querelles religieuses, rimportance des 
prêtres sulpiciens substituée à celle des jésuites réduits; 
depuis leur chute, à faire des canonisations pour se 
jBOutenir un peu dans le peuple; le ridicule concile 
d'Embrun , présidé par le ridicule cardinal de Tencin : 
toutes ces tracasseries, il faut en convenir, forment 
l'histoire de cette épocjue. 

Tel est donc l'abaissement où une nation peut des- 
cendre ! On l'a vue depuis descendre encore plus bas ; 
et son histoire' avoit, comme elle, grand besoin d'être 
régénérée. Observons que dans cet intervalle de quel- 
ques années, cité comme très-heureux, deux hommes 
disposoient de la plupart de% places dans l'église et dans 
l'état. L'un d'eux étoit un abbé Pollet, qui, dans sou 
parloir de Saiht-Nicolas-du-Chardonnet , recevoit les 
sollicitations de toute la cour et des dames les plus ti- 
trées : Ce qui ne me surprenoit pas, dit le maréchal 
de Richelieu , parce que je les avois vues baiser les 
mains de Law et le suivre même dans sa garde^ 
robe. Le second étoit Barjac, valet de chambre du car- 
dlnal. Ce Barjac étoit un singulier personnage, et me- 



338 SUR LES MÉMOIRES 

riteroit un long article à part. Il disoit fanuliârement; 
Nous auons donné aujourd'hui telle place. Le ma- 
réchal de f^illars est venu nous voir; et quelquefois 
même, il parloit en son nom\ sans faire mention da 
cardinal. Les {Jus grands seigneurs lui faisoient la cour^ 
mais, comme il avôit de Tesprit et du goût, il felloit j 
mettre de la mesure. 11 ëtoit parmi les valets de cham- 
bre des mimstres ce que Tibère étoit parmi les empe- 
reurs : il vouloit que Tadulation fût digne de tui \ que 
)es courtisans, ses flatteurs, ne s avilissent qu'à sa guise; 
et les plus grands seigneurs y éioient souvent fort em- 
ÏMirrassés. Voiià de qui tout dépendoit^ Heureusement^ 
dix le maréchal, Barjac étoît un honnête homme. 
ffèureUsement est le terme propre ; ^'étoit bien fait 
alors de rendre grâce au ciel de la probité d'un valet de 
chambre. Elle tenoit lieu d'une bonne constitution , aa 
moins pendant le temps que le ministre restoit eu 
place, ^n conservant le même valet de chambre-, mais 
il étoit permis de souhaiter que le bonheur d'une 
{;rande nation reposât sur une base plus solide et plus 
durable. 

Nous espérons que le rédacteur se hâtera de nous 
donner la suite de ces mémoires ^ ; ce que nous ne di* 
sons pas pour l'obliger de les écrire à la hâte. INous l'a- 
vons déjà blâmé d'avoir donné lieu à ce reproche ; c'est 
à quoi nous bornons noire critique littéraire. Ou doit 
lui tenir compte des principes dans lesquels il a rédigé 
ces mémoires, et du sentiment patriotique dont il pa- 
roît animé presque partout. C'est un beau droit à l'in- 

^ Cette suite a paru depuis en cinq volumes. 



DE RICHELIEU. aSg 

dulgence publique , assuré d ailleurs plus particulière- 
ment au genre de rhisioire. On ne doit pas rougir de 
dire avec le plus grand citoyen et le plus grand écrivaûn 
de Tancienne Rome : Hisioria quoque modo scripta 
pUtcet. 



FIN DES MÉLANGES SUR LES MÉMOIRES DE RIGHEUEU. 



MÉLANGES 

Tirés de la partie littéraire du Mercure 
de France^ année 1791. 

Sur la Vi'E FRirÉE du Maréchal de Richelieu. 

(je livre qui, dans tous les temps, eût piqué la cu-< 
riosité, doit en ce moment la réveiller encore davau-^ 
tage, et intéresser sous plus d'un aspect. Il suffiroit seul 
pour nous faire mesurer labime dont nous sortons. 1} 
présente dans la vie d'un seul homme le tableau de tou9 
les abus , de tous les vices moraux et politiques , qui , ea 
conduisant la nation au dernier terme du malheur çt d^ 
ravUissement, font placée dans laltemative de périr ou 
de changer entièrement les bases de Fédifice spcial. Ou 
a vu des hommes affligés et même consternés de la rér 
volution, convenir, après la lecture de ce livre, qu'elle 
étoit inévitable et nécessaire. Un court précis de la vie 
de cet homme singulier rendra cette opinion très-^plauf 
sible. 

La vie de M. de Richelieu est comme partagée en 
trois portions égales: la première, entièrement livrée 
aux plaisirs, à la débauche, et même à tous les genres 
de débauche-, la seconde , partagée entre lambition , les 
affaires et les plaisirs; la troisième, marquée par tous 
les abus du pouvoir, par le mépris de toutes les conve- 
nances , par les vices les plus odieux , et les intrigues 
I. 16 



!2^2 SUR LA VIE PRIVÉE 

les plus avilissantes. Parcourons rapidement ces trois 
époques. 

On a dit que le cardinal de Fleury avoit commencé 
sa fortune, à soixante-treize ans , par être roi de France. 
On peut dire que Richelieu, à quatorze ans, pensa 
commencer sa carrière de galanterie à peu près de 
même, c est-à-dire, par une princesse, hérilière pré- 
somptive du trône. On crut qu'il étoit distingué par la 
duchesse de Bourgogne. On le crut , et cette opinion 
ctoit presque, aux yeux de Richelieu, Féquivalent de 
la réalité. Il acquéroit une célébrité précoce par cette 
aventure un peu précoce elle-même, qui lui valut d'être 
marié et mis à la Bastille. L'éclat même de la punition 
accréditoit ce bruit si favorable à l'amour-propre du 
jeune homme. Il convient lui-même qu'il prit soin de 
confirmer ce soupçon. Sa grande excuse , outre la va- 
nité , c est que cela ne pouvoit nuire à la princesse qui 
étoit morte; et il est vrai que les morts se laissent ca- 
lomnier tant qu'on veut. Richelieu se vit tout-à-coup 
l'objet des complaisances de plusieurs femmes de la 
cour ; et le mot que lui dit Louis xiv, à son retour de 
l'armée de Villars, lorsqu'il vint annoncer la nouvdle 
de la victoire de Denain, ce compliment flatteur : p^ous 
êtes destiné a faire de grandes choses y étoit un ora- 
cle qui le recommandoit à l'attention des dames. Mais» 
tant que le roi vécut, ses galanteries furent décentes» 
c'est-à-dire, ignorées. On ignora, par exemple, une 
aventure avec une madame Michelin , aventure dans 
laquelle Richelieu développa une atrocité froide, mons* 
trueiise si^son âge : c'est ce fond de barbarie que Ri^ 



DE RICHELIEU. 2^5 

chardson dit être dans le cœur d'un vrai libertin , et qu'il 
a si bien exprimé dans le caractère de Lovelace. Ri- 
chelieu lui-même nous a conservé tous les détails de 
cette horrible anecdote : nous y reviendrons. Madame 
Michelin n'étoit qu'une bourgeoise; qu'elle attende: il 
est juste que les femmes présentées passent avant elle. 
Honneur, par exemple , à madame de Guébriant , qui, 
écrivant à Richelieu un billet daté du Palais-Royal , lui 
indique un rendez-vous à la cour des cuisines : Restez^ 
y^ lui répond le duc, et charmez^y les marmitons 
pour lesquels vous êtes faite, jédieuj mon ange* 
' La cour du Palais-Royal n'étoit pas, comme on voit,' 
celle de Louis xtv : aussi ce billet est-il des beaux 
jours de la régence , pour lesquels Richelieu sembloit 
né. Il seroit impossible et inutile de raconter ses succès 
en ce genre ; car c'en étoit un , comme on le voit par le 
mot même de succès appliqué à ces turpitudes. Nous 
renvoyons , sur toute cette époque de la régence , aux 
précédens Mémoires de Richelieu, On aùroit pu 
croire qu'ils ne laissent rien à désirer; mais la f^ie 
privée contient de nouveaux détails dont quelques- 
uns sont assez piquans dans ce misérable genre; d'au- 
tres vont au-delà même de ce qu'on imaginoit. Nous 
osons blâmer l'auteur de la Vie privée de les avoir re- 
cueillis ; ils seroient mieux à leur place dans quelques- 
uns de ces ouvrages dont la licence est annoncée par 
leur litre même , et que la pudeur ou seulement le bon 
goût rejettent avec dédain , en se reprochant une indis- 
crète curiosité. L'auteur remarque, d'après Richelieu 
lui-même , que , lorsque le récit de ces indignités par- 



^44 SUR LA VIE PRIVÉE 

yenoit jusqu'au peuple, qui, alors connoissant peu les 
grands , les respecloit , il n'en vouloit rien croire , et re- 
jetoit ces bruits conunè absurdes ou calomnieux. Bien 
de plus simple : il ne pouvoit attacher Fidëe de plaisir à 
ces inconcevables folies, à ces produits monstrueux 
d'une imagination dépravée. La vérité perdoit y à force 
d'invraisemblance , son eflfet et ses droits : et le vice , 
protégé en quelque sorte par son excès même, trouvoit 
dans l'incrédulité publique un asile contre le mépris et 
l'horreur qu'il auroit inspirés. 

Laissons donc là les amours de Richelieu avec la du* 
çhesse de Berri, la princesse de Conti, mademoiselle 
de Charolois , mesdames d' Averne , de Tencin , Sabran; 
de Nèle, Villars, Mouchy , Villeroi, Gontaut, Para- 
bère , e tv^tte quante ^ etc. ; ses duels, ses emprisonne- 
mens, les visites des princesses rivales, etc. ; mais re- 
marqucNOS jusqu'où l'iar et la mode peuvent pousser le 
délire et le rendre en quelque sorte contagieux. Croi- 
roit-on qu'à son dernier emprisonnement à la Bastille, 
où il fut mis pour la conspiration de Cellamare , toutes 
ces femmes que nous venons de nommer, et beaucoup 
d'autres encore, prirent pour promenade journalière 
les environs de la Bastille? C'est là que se rendoient ses 
maîtresses délaissées, outragée^ même par lui. Les voi- 
tures descendoient depuî^Me bas des tours jusqu'à la 
porte Saint- Antoine, pour recommencer à parcourir le 
même espace jusqu'à la retraite du duc. Toutes oes 
femmes le saluoient *, et les gestes finirent par former un 
langage. Le chapeau en l'air exprimoit : Je vous aimej 
et la réponse de la dame étoit de lever la nçiaiii hors de 



DE RICHELIEU. 2/^S 

la voiture. Le nombre des carrosses éttrit quelquefois si 
grand, qu'il obstruoit le passage de la porte Saint- An* 
toine , et y occasionnoit la foule. C'est un fait attesté 
par les vieillards contemporains. 

Ce qui n'est pas moins surprenant , ce qui a fait dire 
à plusieurs de ses maîtresses , qu'il avoit un charme 
pour se faire aimer, c'est que la plupart de ces femmes 
lui sont restées constamment attachées , quelques-unes 
même jusqu'à leur mort. On connoît l'excès et la durée 
de la passion de mademoiselle de Valois. Ce fuf pour 
elle 5 il est vrai , qu'il fit les choses les plus extraordi- 
naires ; mais il les aimoit encore plus qu'il n'aimoit ses 
maîtresses. Le duc de Modène , son inari , et mari très- 
jaloux , s'empressa de l'arracher à la vie du Palai^Royal , 
et de ta conduire dans ses états ; Kichelieu part incogriita 
pour l'Italie , arrive à Modène , se présente à la prin- 
cesse, suivi d'un seul valet , déguisé comme son maître 
en marchand de livres. Mécoûnti d'abord , reconnu en- 
suite , tendrement défrayé de son voyage , et surpris à 
une troisiènle entrevue par le prince qui survint, il 
ose soutenir son personnage. Heureusement le duc de 
Modène n'àvoit jamais vu le rival dont il savoit sa femme 
éprise^ il lui demande des nouvelles de France , du duc 
de Richelieu , à qui ïe brocanteur se vante d'avoir vendu 
de mauvais livres , et surtout beaucoup dé libelles contre 
le régent et l'abbé Dubois ; excellent comnierce dont 
il s'est bien trouvé : c'est une scène digne du Léga- 
taire- Richelieu eut toujours im goût vif pour cette 
sorte de passe-temps , et le hasard le servit souvent à 
souhait ; comme , par exemple , lorsque , déguisés ea 



:x46 SUR LA VIE PRIVÉE 

abbés , lui et l'un de ses amis , pour aller voir au coa-^ 
vent deux jeunes pensionnaires dont ils étoient amou- 
reux , il se vit sollicité d'abord , et enfin forcé par 
l'absence du prédicateur ordinaire du couvent , de pro- 
noncer un sermon à sa place, quoiqu'il prétendît ri avoir 
pas les pouvoirs. Il s'en tira très-bien , et fut fort ap- 
plaudi; étonné j dit -il en descendant de chaire, de 
n avoir pas débité plus d^ extravagances. Le goût 
pour les bizarreries le suivit jusque dans sa vieillesse , 
et Iwi fit attacher du prix à séduire une jeune dévote 
de Bordeaux, par l'entremise innocente d'un gardien 
des capucins, chargé , sans le savoir, d'un billet doux 
pour sa pénitente. C'est ce qui fait que cinquante an- 
nées de la vie d'un duc et pair, ambassadeur, gouver- 
neur de province , maréchal de France , présentent une 
foule de détails dignes de figurer dans les aventures de 
Mazulim, de Mizapouf , et resseniblent trop souvent 
aux Six Semaines du chevalier de Faublas ^. 

Il semble que ce don de se faire aimer s'étendît 
jusqu'à ses rivaux , à ceux qu'il trompoit sans cesse : 
témoin le régent qui se plaignoit de lui fréquemment , 
qui voyoit. Richelieu lui enlever ses maîtresses , ses 
propres filles , toutes les femmes de sa cour, même les 
filles de théâtre , et qui ne finissoit pas moins par 
l'admettre de nouveau dans sa société intime et dans 
sa grande familiarité. Il n'y a pas jusqu'à Dubois qui ne 
devînt pour lui moins brutal que pour tout autre, et 
qui ne semblât quelquefois même le rechercher, quoi- 
qu'il eût contre lui les mêmes sujets de plainte que le 

' Petit roman fort connu. 



DE RICHELIEU. 247 

régent. Ce prêtre indigne, las de trouver sans cesse 
Richelieu sur son cliemin , finit par lui demander quar- 
tier, et le prier de lui laisser quelques femmes, par 
grâce. Le duc promit ; mais il n ëtoit pas en son pou- 
voir de tenir parole : aussi bientôt après il fut pris sur 
le fait par labbé, qui entra en fureur, et invoqua la 
foi des traités ; Richelieu prétendit cause d'ignorance > 
et dit à l'abbé : Pourpréuenir les méprises nouvelles^ 
que ne me donnez-pous potre liste? Je la respecterai. 
Dubois se mit à rire, s'adoucit^ et, malgré quelque 
reste d'humeur, lui dit presque poliment : Je ne peux 
vous avoir pour confrère qiâ,à t académie* 

Us en étoient en effet tous les deux , et y étoient 
aussi bien placés l'un que l'autre» Richelieu avoit déjà 
cet honneur, qui, comme on a vu, ne lui étoit pas 
arrivé en dormant. Richelieu à l'académie à l'âge de 
vingt-six ans, et vingt-trois ans avant Voltaire , qui n'y 
fut admis qu'à cinquante ans passés ! c'est là un des ri- 
dicules les plus innocens de l'ancien régime; mais telle 
étoit la convenance d'alors. Cette réception faisoit d'ail"* 
leurs tant de plaisir à mesdames de Villars , de Villeroî^ 
à nombre d'aptres, qu'ily auroit eu une malhonnêteté 
grçituitç à les .en priver. RicheHeu a imprimé les lettres, 
qui attestent la joie de ces dames sur ce grand événe- 
ment , et. sur l'importance qu'elles attachoient au titre 
d'académicien. Rien ne montre mieux à quel point lea 
futilités consacrées par la mode peuvent tourner les 
têtes. Qu importoit un honneur littéraire à un homme 
qui ne savoit pas orthographier ! Lui-même nous a laissé 
son discours de réception , transcrit de sa main » et de-* 



248 SUR LA VIE PRIVÉE 

puis imprimé figurativement ayec les fautes (f ortho* 
graphe. Le discours , comme on le devine , n'étoit pas 
l'ouvrage du nouvel académicien. Tous ceux qui ont 
yu des lettres particulières de M. de Richelieu, savent 
que cet homme si brillant dans la société , écrivoit 
comme un de ces hommes , si méprisés par lui , que 
des circonstances ont privés des premiers élémens de 
réducation. 

. Malgré cet inconvénient , M. de Richelieu ne fiit 
point embarrassé de sa harangue. Pour être plus sûr de 
son fait, il en fit faire trois : Tune par Campistron, Tan- 
tre par Fontenelle , et la troisième par Destouches. De 
tes ouvrages réunis et confoiidus par centons rappro- 
chés, auxquels il fit les changemens qu'il voulut, il com^ 
posa un tout, qu'il copia lui^^méme : voilà son seul torti 
Sa harangue etit , comme de râisôn , le plus grand suc- 
cès; car M. dé Richelieu avoit le sentiment des eonve-^ 
nances; on conçoit que non-seulement il B^étolt {M 
diiligé d'écrire çoimne un homme de lettres, niais qu'il 
devoit même s'en abstenir avec soin. C'eût été utie dé^ 
rogeance, et Richelieu ne poûvoit pas faire une pài^eîflé 
faute. On connott cette phrase qui a duré jusqu'à iio§ 
jours : Un styië d'homme defquaUiéy écrire en hbhimê 
de qualité; c'est-à-dire bien^ pas trop bien {Pourtant 9 
non comme un homme de lettres, qui doit y r^arder^ 
qui tâche ^ mais en homme comme il faut, qui Ërit bien 
tout, naturellement, cela comme le reste, sans piréteil^ 
tion 5 qui a de l'esprit, du talent même, si l'on veut, 
mais qui en seroil dispensé, et dans le fond n'est tenu 
à rien. C'est dommage que k révolution tarisse lâ sourœ 



DE RIGHELISa ^^g 

de tous ces bons ridicules. Quelle suppresnôn ! quelle 
t*éforme! Cela est fâcheux pour les plaisans. Mais qu'y 
faire? il faut que tout le monde y perde. Par bonheur, 
4celte même révolution , brisant les entraves de touteft 
ces bienséances conventionnelles , délivre et met à Taise 
le génie et le talent des ci-devant privilégiés; oela con-** 
Sole. Revenons au véritable talent de M. de Richelieu, 
celui de séduire les femmes. Nous n'avons pas oublié 
notre promesse sur Faventure de madame Michelin. 

C'étoit une jeune fanme d'une beauté rare, du main- 
tien le plus modeste et le plus toudhiant, pleine d*hon^ 
ùéteté, de religion, et jusqu alors très-attachée à ses 
devoirs. Par malheur, ses devoirs tt'étôieiit pas toûà 
également agréables : son ihariétoit vieux, im bon 
homme occupé de son commerce ^ c'étoit un miroitier 
du faubourg Saint- Aiotoine. Lé doc de Fronsad (^^toit 
alors son nom) la vit et en détint amoureuk« Il se dé^ 
guise , se pré^nte chez le marchand comme pour och/fh 
ter des misubles^ cherche à plaire à sa femme, ne peut 
s'en faire écouter, s'apercoit pourtant qu'il phttj et qrfil 
ne trbuvêrd'QJsstacIes à sa pttssioù que dant^ l'hcinn^teté 
de celle qui en est l'd^j^t. Il se résout k ebiplbyer la 
msé et lavioiem^è^mafsilmanquoit d'argent : son père 
vivoit; •'Qne fait le jeune duc? il va chez une fismme 
de la conr-, dont il est atnonreux et dimé, et lia eia^ 
prunte l'argent dont il a besoin pour la trptnper ellè^ 
méme^ Il s'était déjà fliit tneublel^ un a{^rtement par 
le bon homme Jlkhelin, qui n'étoit point surpris qu'on 
jeune hofnme eàt nn asile à offrir k ses matittôses^. Mais 
* il a'i^ssoit de conduire dans cet-a^e la £^»Bie,da bon 



a5o SUR LA VIE PRIVÉE 

homme. Qu'dle y vînt de son gré , c'est ce qui cioît 
impossible : comment Fy conduire ? U suppose qu'une 
certaine duchesse veut donner sa pratique à M. MûJi^ 
Un, lui commander un ameublement; mais pour cela 
on yeut causer avec madame Michelin. Cette duchesse 
étoit à la campagne. Un carrosse devoit venir chercher 
la femme du miroitier, la vient chercher en effet, un 
jour qu on avoit eu soin d'éloigner le mari. La voiture 
emmène la femme dans UQie maison inconnue. Elle en- 
tre dans un appartement où elle trouve Je duc de Fron- 
«ac. Surprise , effroi de la. malheureuse femme. Elle se 
défend contre ses entreprises; mais le duc «voit fait 
fermer toutes Içb portes. La victime succombe. Le cou- 
pable étoit aimé : il obtint sa grâce, et de plus un se- 
cond .rendez-vous, non dans cette maison, jpsiais chez 
madame Michelin même. Là , toujours échauffiuat le 
<^ur étfles sens d'une femme foible, mais honnête et 
intéressante même dans sa faute, chassant les remords 
par Famour, il parvint à obtenir, dans une mnt indi- 
quée^ Je partage du lit nuptial. ')'•. : 

Quel étoit son but? Il avoit aperçu une amie. de ma- 
dame Michelin, logée dans la maison, jevu^s ethelle 
comme sa: voisine ,.mais d'une beauté différente;.. Il se 
reprochoit de ne Tavoir pas assez remarquée, cFavoir été 
injuste envers elle. Le mal fut facilement réparée Celle- 
ci , n'ayant pour elle que sa figure , étoit une bourgeoise 
vaniteuse et sotte, flattée d attirer les regards d'un duc, 
donnant Kdée d'une femme née pour le vice, comme 
madame Michelin pour la vertu. L'af&ire ne traîna pas 
en longueur; mais il falldit au duc de Fronsaé qudque. 



DE RICHELIEU. 25l 

chose <ïul le dédommageât de cette facilité , qui rendît 
l'aventure piquante. 11 imagina de choisir , pour le ren- 
dez-vous donné à Madame Renaud ( c'est le nom de 
cette femme) , la même nuit obtenue avec tant de peine, 
et qui devoit appartenir à madame Michelin; nuit dont 
l'espérance avoit été achetée par des remords terribles, 
que redoubloit l'idée, eflfrayante pour une bourgeoise 
dévote , d'assoupir une servante avec de l'opium. Qu'on 
juge de sa surprise lorsqu'avant deux heures du matin, 
le duc de Fronsac , trompant sa maîtresse p^ une fable, 
par un récit romanesque, sort de chez elle, et est sup- 
posé sortir de la maison. Il monte chez madame Re- 
naud, et reste chez celle-ci jusqu'à neuf heures du 
matin. 

Mais, s'il aimoit les scènes piquantes, il eut tout 
sujet d'être content. Voilà madame Michelin qui, pro^ 
bablement pour distraire sa douleur, Ou pour échapper 
un moment à ses remords, vient voir son amie. C'est le 
duc de Fronsac qui s'offre à sa vue. Elle ne revient pas 
de son étonnement : aucune des deux fenunes n'est con- 
fidente de Tautre. Madame Renaud redoutoit sa dévote 
amie , qu'elle croyoit inabordable. La dévote a peiqe à ae 
croire trompée, loin de $^:{»*oire trahie; pour trahie, 
elle ne l'étoit pas encore, 'puisque M. de Fronsac na- 
voit rien dit à madame; Renaud. Mais il n'étoit pas 
homme à se priver du surcroît d'agrément que jetoit 
dans cette scène la révélation du mystère. H apprend 
à madame Renaud, trop humiliée, que son amie a des 
raisons d'être indulgente ; qu'une nuit partagée entre 
deux rivales honnêtes ne sauroit les brouil}er pi entre 



^52 SUR LA VIE PRIVÉE 

elles , ni avec leur amant. Madame Renaud reste confon- 
due en apprenant l'emploi des deux premières heures 
données à sa voisine. Celle-ci ne peut concevoir Fétrange 
mortel dans les mains de qui elle est tombée. La douleur 
de Tamour outragé , le dépit de Forgueil humilié devant 
une rivale étonnée et indigne de l'être, le bouleversement 
de toutes les idées , le mélange de toutes les passions, 
tout cela formoit un tableau ravissant pour un homme 
tel que le duc de Fronsac. Cependant cette scène avoit 
encore besoin d'être égayée , et c'est pour cela qu'il 
propose aux deux rivales de vivre de bon accord , de 
-former entre trois cœurs unis une société vraiment 
douce et charmatite \ et là-dessus , nombre d'exemples 
pris dans la société , tirés de l'histoire tant profane que 
sacrée. Cette proposition , qui ne paroissoit pas effrayer 
infiniment maèkone Renaud, confondoit et accabloit 
madame Mi<^helin; mais énfiii il parvint à l'appaiser, à 
la consoler, et, resté seul avec elle, il obtint encore 
son pardon. 

Ce n'est pas toilt : toujours séduite , toujours en- 
traînée, elle consent d'accepter un déjeuner chez le 
duc de Fronsac. Cette fois elle croit bien être seule', et • 
n'avoir pas de rivale à crfiiiidre. Mais Fronsac ténoit à 
son plan , et vouloit le réaliser. Madame Renaud pa- 
roît : nouvelle peinture des délices attachées à un sen- 
timent commun à trois belles âmes; et toujours redou- 
blant le désoixlre de leurs idées par son ton, sa viva- 
cité, ses manières, il oblige les deux femmes à tirar-à 
la première lettre à qui passeroit la première du salon 
dans un cabinet. L'une et l'autre ayant eu audience al- 



DE RICHELIEU. :255 

ternativement, s'en retournent Tune assez contente, laU'* 
tre la mort dans le cœur : on devine assez que c'étoit 
la pauvre madame Michelin. L'honnête bourgeoise , 
peu faite à ces mœurs , et ne trouvant qu'une source 
de peines dans Terreur qui Tavoit séduite , confuse , dé^ 
chirée de remords, aviUe à ses propres yeux, devient 
triste , languissante , malade : il crut qu ellie n'étoit qu'en- 
nuyeuse, n avoit dès lors arrangé tout son plan d'é- 
goïsme ( nous verrons la théorie , il l'a tracée lui-même : 
elle est curieuse). Il laissa là madame Michelin. Elle 
voulut le voir , et lui parla comme fit Clarisse à Love* 
lace, comme une âme tendre et dévote qui, renonçant 
$1 la vie , s'occupe avec effroi de l'avenir et du salut de ce 
qu'elle aime. On juge comme elle fut reçue. Il alla 
conter toute cette belle aventure à la duchesse qui lui 
avoit prêté l'argent pour les meubles achetés chez le 
miroitier , et jouir de l'effet de cette belle histoire sur 
une femme qu'il avoit aimée, et qu'il se plaisoit à dé* 
^ler de temps en temps. 

Cependant sa victime dépérissoit , et mourut enfin ; 

ce qu'il apprit en rencontrant le mari en deuil , qu'il fit 

monter dans sa voiture. Il convient ou il prétend qu'il 

fut touché du récit de cette mort : « Mais je savoîs 

> déjà, disoit-il, qu'il n'est pas prudent de se copcen- 

» trer dans sa douleur , et j'allai chez la duchesse dé.... 

M où il ne fut question que du voyage de la princesse 

» de.... (c'étoit une de ses nouvelles maîtresses), et le 

» plaisir d'entendre parler d'elle me rendit bientôt ma 

» belle humeur ». Tel étoit M. de Richelieu à l'âge de 

seize ans ; et tel il se peint lui-même. Mais ce qui rend 



354 SUR LA VIB PRIVÉE 

cette aventure encore plus odieuse , c'est qu'on s'aper- 
çoit que cette lâche et cruelle atrocité prend sa source ^ 
non dans Tétourderie et dans la frivolité de son âge, 
mais dans un mépris féroce pour quiconque n'étoit pas 
de sa classe ; sentiment qui chez lui se reproduit sans 
cesse : £t les gens de notre sorte, et un amant tel 
que moi, et un rien de nous autres charme ces 
femmes-là. 

Mais que dire du passage suivant ? Cest au moment 
qu'il veut quitter la malheureuse qu'il a séduite , et 
qu'il représente lui-même comme la plus honnête 
personne qu'il ait connue : « Et comme Mercure, 
» poursuit-il , qui a pris la figure de Sosie , et qui va 
» ensuite se nettoyer dans l'Olympe avec de l'ambroi- 
» sie , je promis bien de me décrasser de ces deux 
» liaisons roturières auprès de la céleste princesse de. .. » 
Ce trait et cent autres de même espèce , répandus daos 
ses mémoires , montrent à quel point cet orgueil no- 
biliaire peut détruire l'humanité dans le cœur de ceux 
qu'il a corrompus. Nous n'en citerons qu*un seul 
exemple : Le lendemain de la bataille d'Ettinghen , 
Richelieu fut chargé de faire enlever les morts. On 
sait que la vue d'un champ de bataille est affreuse le 
lendemain d'une action^ mais celui-là, surtout, faisoit 
horreur : on en jugera par un seul trait : M. de Riche- 
lieu vit les corps des gens de son espèce , mêles et 
confondus sans ménagement avec ceux des simples 
soldais. C'est ce mélange dont il fut le plus saisi. 
M. de Richelieu avoit raison : c'est là une des calamités 
qui consternent profondément une âme noble. N'est-ce 



DE RICHELIEU. ^55 

pas en effet une chose indécente que cette confusion 
des rangs parmi des gens tués la veille, et chez qui on 
eût pu si aisément rétablir l'ordre? n'est-ce pas une 
malhonnêteté grossière, un manque d'éducation dans 
le général ennemi, de n'avoir pas, immédiatement 
après sa victoire, conmiandé le triage des cadavres, 
afin de séparer du moins les espèces ? Cet usage devroit 
être établi par les lois de la guerre , et même par le 
droit des gens : Grotius et Puffendorf sont impardon^ 
nables de n'y avoir pas songé. Quant à l'assemblée na- 
tionale.... n'en parlons pas. Elle a fait bien pis : elle a 
confondu les espèces dans le genre, et même les 
espèces vivantes, ce qui est un peu plus contra- 
riant. 

On seroit tenté un moment de croire ces vaniteuses 
sottises assez châtiées par le ridicule qui les poursuit; 
mais, avec un peu d'attention, on s'aperçoit bientôt 
qu'il falloit quelque chose de plus. Encore un petit 
exemple, rien n'éclaircit mieux les idées. 

Un des gens de M. de Richelieu battit si fort un 
homme, que le battu mourut quelques jours après: 
c'est ce qu'on appelle vulgairement tuer. La femme du 
défunt eut l'insolence de se plaindre : Je fus obligé, 
dit M. de Richelieu, d'écrire à d' Argenson pour la 
faire taire* On sait que faire taire un homme du peu- 
ple, une femme du peuple, c'étoit, en langage de 
police , menacer de Bicêtre. On voit que le peuple a 
gagné à se faire appeler la nation. Ceci, par parenthèse, 
expUque assez bien le plaisir qu'il trouve à 90 servir de 
ce mot; et; sans justifier Tabus qu'en a fai^pielquefois 



at56 5UR LA VIE PRIVÉE 

son ignorance passagère, on peut dire qu'il sW trouvé 
assez mal du mot peuple, pour vouloir lui en substituer 
un autre. Reyenons au mot de M. de Richelieu : Jefu» 
obligé (décrire à d^Argenson.... Il a regret à la peine 
de se mettre à son bureau , de prendre la plume pour 
exiger d'un magistrat le silence des lois, c'est-à-dire, 
leur violation , en arrêtant la poursuite d'un homicide i 
Et que dire de la tranquille certitude qu'il a d'être obâ 
par ce d' Argenson , auquel il commande une honteuse 
prévarication comme un hommage dû à la grandeur? 
Sans doute il regrettoit aussi de prendre la plume, 
quand il fît mettre pour six mois à Bicêtre un bour- 
geois de Paris, qui avoit cru rcconnottre sa fenune 
dans la personne de madame de Charolois , conduite 
chez un commissaire; quand il fît enfermer au Fort- 
J'Évéque un de ses valets de chambre, pour avoir été 
préféré à lui par une jolie ouvrière ; quand il fit 
mettre pour six mois à l'Hôpital cette malheureuse 
fille -pour la punir , ;disoit-il , d avoir un maupais 
goûtai et de préférer un valet à un grand sei" 
gneur. 

U faut convenir que tous ces traits, et tant d^autres 
effets immédiats d'une féroce arrogance , trop Gommu" 
ne en différentes classes autrefois privilégiées , ont dû 
provoquer d'autres punitions que celle du ridicule. 
C'est du souvenir de tant d'outrages que sont nés les 
plus grands événemens d'une révolution qui foule aux 
pieds ce stupide orgueil , et qui absout un peu les Fran- 
çais de leur longue patience. La destruction presque 
subite de <;||monstre, vU bâtard de la féodalité , rappelle 



Ï)È RICHELIEU. iSf 

ttn ifaméux passage de Suétone ^ applicable à letat dont 
ilous sortons. Les Français, ayant souffert ces opprobres^ 
et ces hoireur» pendant plusieurs siècles, les firent enfin^ 
xiesser en 178g. 

Les désordres dans lesquels se plongeoit k jeunesse 
du duc de Richelieu, lui éloient communs avec toute 
la jeune noblesse de France; mais il avoit surpassé tôt» 
sàes rivaux dans cet art, alors si célèbre, d'orner le vice-,' 
de le revêtir de l'agrément des manières, de toutes lésr 
grâces de Fesprit ; de lui prêter la séduction d'une ama* 
6ante légèreté , qui tourne en passe-temps le mal quf elle 
fait , et jouit du scandale qu'elle cause : tafens fort esti^-^ 
mes desdescendans de rattcietfnfe chevalerie', et parles^ 
quels Richielieu étoit devenu l'objet de Témulation gé-« 
néraïe. Il potivoit se flatter d'êfre le meilleur' élève du 
fameux comte de Gratnmt)nt , ou plutôt d'Hannlton y 
«on historien* Ce Kvre a été lbng-=^ temps, comme ort 
sait , le bréviaire de la yeune noblesse. C'est lui qui a lef 
plus contribué à fonder en France une éèôïe d'imnaora** 
lité prétendue agréable ^ et d'uneperversité réputéechar- 
mante. Réussir auprès des femmes fat d'abord fe premier' 
taéiîte 5 les tromper fut le second ; et , comme* tous' les 
iai'ts vont en se perfectionnant , lès livrer au déshon-^ 
netir et à la iérision publique, devint la jouissance laf 
plus déEcieuse. C'est ce qui paroît inconcevable ; mais* 
ce n est pas tout : le comte de Grammoût é'tefïidît beau* 
coup les bornas de l'art et les i*essonrces du talent : celui 
de frîpotaner au jeu devint utie getitillesse^antii lear 

* Taie monsttumper mille armos perpessus ôf6is ierraruni 
iandem sustulit. 

L 17 



258 SUR LA \1E PRIVÉE 

adeptes ou les concurrens ^ et enfin la science fut por- 
tée à son comble par ladinission des friponneries de 
toute espèce, et même de la filouterie* Cétoit pousser 
un peu loin les droits de Thonneur français^ mais , d'un 
autre côté, c'étoit lui faire d'illustres et de nombreux 
partisans : c'étoit appeler à son recours tous les enne- 
mis de la morale moins complaisante, moins arbitraire, 
et qui, par cette raison, a paru long-temps un peu 
bourgeoise : grand défaut , devenu moins choquant de- 
puis qu'au lieu de bourgeois la France a des citoyens. 
On commence à s'apercevoir que l'abolition des ordres 
lui a déjà fait prendre une meilleure contenance ; et l'on 
croit qu'avec le temps elle pourra triompher de son 
fantastique adversaire, r honneur français y dont M. de 
Richelieu étoit alors un des plus illustres représentans , 
ayant affiché plus de cent femmes, et tué ou blessé deux 
ou trois hommes. On l'a vu depuis, dans sa vieillesse, 
tenir le sceptre de l'honneur d'une main odieuse , avilie 
aux yeux de la morale , mais non pas aux yeux de cet 
honneur : observation qui rend inutiles toutes celles 
qu'on pourroit y ajouter. 

Il étoit probable que ce seroient là les plus grands 
exploits de M. de Richelieu, et que les succès de cette 
espèce, ceux de la table et du jeu composeroient toute 
sa gloire. Il n'enseroit pas moins parvenu à tout^ c'étCHt 
le privilège des hommes de sa classe. 

Mais M. de Richelieu joignoit à ses vices quel' 
ques qualités heureuses j et aux préjugés qui dégrsh 
Soient sa raison, comme celle de tant d'hommes mes 
ds^s le même rang , il unissoit un esprit fin , une cer« 



DE RICHELIEU. 25g 

taiûe sagacité indëfiniâsable 9 un tact heureux et prompt 
qui , en toute affaire , lui faisoit saisir le point de la diffi- 
culté et chercher les moyens de la vaincre. Il savoit ce 
qu'il vouloit , chose plus rare qu'on ne pense ; et, mal- 
gré une foule d'inconséquences dans les détails de sa vie 
privée , il marchoit toujours à son but. C'est ce qu'avoit 
démêlé Voltaire à travers les folies dont il avoit été té- 
moin , et que lui-même avoit partagées. Richelieu, dès 
sa première jeunesse , avoit arrangé son plan d'égoïsme: 
ce qui suppose , à la vérité , une âme froide et un esprit 
déjà pervers 9 mais capable de réflexion. Ce plan s'étendit 
ensuite avec les succès et avec les espérances qu'ils font 
naître ; mais il le rapporta toujours à un même objet , 
à un calcul de bonheur tel que ses idées et ses passions 
lui permettoient de le concevoir. Rechercher tous les 
plaisirs, tirer de leur publicité même une sorte de 
gloire et un moyen de les multiplier, courir à la fortune 
par toutes les voies qui étoientà son usage, et presque 
tbutes y étoient ^ se maintenir auprès du maître ] avoir 
une place à la cour , et un gouvernement où il pùtfairé 
tout ce qu'il voudroit : voilà les idées qui l'occupoient 
dans ]e sein des plaisirs mêmes. A la vérité , telles sont à 
peu près celles des courtisans qui se trouvent à portée 
de former de pareils projets ; mais nul n'avoit plus que 
Richeheu l'art de deviner et de ménager quiconque 
pouvoit le servir dans ses vues. Il dut même en être oc- 
cupé plus constamment, persuadé , d'après une prédic- 
tion d'astrologue , qu'il rempliroit la carrière d'un siècle : 
il ne s'est trompé que de huit ans. 

Ce fut immédiatement après la mort du rég^t qu<; 



200 SUR LA VIE PRIVÉE 

Richeliea commiença de mél^r les affaires aux plaisirs* 
Le plakir même préparoit le succès des affaires-, ou du 
moins des. intrigues qui le conduisoient à s'en occupei' 
utilement pour lui. A cette époque, madame de Prie 
regnoii, car M. le duc étoit prermer ministre. CTétoit 
peu de s'être assuré de mademoiselle de Gharolois, sa 
sœur {s^ assurer éioife le inot technique) , il- falloit en- 
core être SUIT de madiame de Prie : et Kichelieu* s'en 
assura de la même maniéré. Il fit mieui encore , il. se 
bdssa' quitter. Un de ses principes ( car il en avoit beau- 
coupde cette espèce) étoie de gagner de primauté toutes 
les femmes; mais* cette fois il jugea que te' rote d'un 
amant affligé, résigné, plùibsophe indulgent, qui eon-« 
soit Finconstance du cœur humain et qui la pardonne, 
cou'veiioit merveilleusement au succès de son affaire. 11 
acquit ainsi la confiance de la maîtresse de M. te duc. 
H: la prit encore par un antre foible : il la servit dans le 
projet de renvoyer Tinfente , et de donner une fentme de 
son. choix à Louis xv. Il proposoit une princesse de 
Saxe,, et remit même un mémoire à madame de Prie 
sur ce sujet.- G'étoit une idée de madame de Gontaut, 
qui- depuis peu s'étoit attachée à Ml de Richelieu. Ainsi 
tes. femmes faisoient tout pour lui, et lui fhisoit tout 
pour les femmes. Cet embarras de marier te roi , étoit laf 
suite durenvoi de Finfanle. On avoit scandalisé l'Europe, 
offensé le roi d'Espagne, indisposé l'empereur; on man<» 
quoit à la mémoire de Loui$ xiv , à la personne de 
Louis XV : mais ce désondre arrangeoit madame de Prie, 
et l'intérêt personnel d'une vite intrigante, maîtresse du 
prince ministre , s'appela politique ^ raison d'état pendant 



DE RICHELIEU. 261 

tout le ministère de M. le duc : c'est la règle. Une chose 
remarquable , et qui prouve combien les évèaemens peu- 
vent, en politique, devenir favorables aux plus mauvai- 
ses mesures, comme nuisibles aux meilleures, c'est que 
ce renvoi de l'infante, ce refus de lui substituer une prin- 
cesse de Saxe, cette étrange préférence donnée à la fille 
d'un roi délrôné , ces fausses combinaisons valurent à 
la France, par une suite de hasards impossibles à prévoir, 
la possession de la Loi^raine et du duché de Bar : avan- 
tages très-supérieurs à ceux que pouvoit apporter l'iu.- 
fante d'Espagne ou la princesse de Saxe. 

Dans l'inquiétude que causoit cette célèbre tracasse- 
rie, dont il pouvoit résulter une guerre, l'ambassade 
d'Allemagne devenoit d'une extrême importance. Ri- 
chelieu osa présumer, assez de son esprit et de ses talens 
pour la solliciter. Il trouva la cour de Charles vi livrée 
à PEspagne^ prévenue de la foiblesse de notre minis- 
tère, et disposée à développer cet orgueil que le foible 
oppose à ceux qu'il croit encore plus foibles que lui. 
Richelieu n'eut d'abord que des dégoûts à essuyer, L'em* 
pereur lui refusa long-temps la permission de faire soa 
.entrée : on répandoit dans Vienne que , vu sa jeunesse , 
il ne pouvoit être qu'un espion. C'est ce qui l'affligea • 
ie plus, attendu que ce rôle^ dit -il, n'appartient 
qu'à un homme du peuple. On ne conçoit pas un 
pareil reproche à l'égard d'un ambassadeur avoué par 
sa coiu*, qui certainement ne va pas dans une cour étran- 
gère pour espionner, mais simplement pour épier, ob- 
server, surprendre les secrets, ce qui est bien différent. 

Le moment où Richelieu s'offensoit d'être pris pour 



36^ SUR LA VIE PRIVÉE 

un espion, étoit précisément celui où Voltaire , son 
ami, faisoit réciter au théâtre ces beaux vers, dans 
Srutua : 

L'ambassadeur d'un roi m'est toujours redoutable : 
Ce n'est qu'un ennemi sous un titre honorable, 
Qui vient, rempli d'orgueil ou de dextérité, 
Insulter ou trahir avec impunité. 

Observons que celui qui débite ces vers est un consid 
romain , Valérius surnommé Publicola , gui cultipe le 
peuple y qui s* est voué au peuple^ V homme du peu- 
ple ^ si Ton veut, mais dans un sens fort difierent de 
celui que Richelieu attachoit à ce mot. 

Les obstacles mis à Feutrée de l'ambassadeur de 
France, étoient Fouvrage du duc de Hiperda, Hollandois, 
ambassadeur d'Espagne. Richelieu résolut de se débar- 
rasser de cet adversaire , sans compromettre de nouveau 
la cour de VersaiUes avec celle de Madrid. Tel étoit et 
tel est encore Fétat des mœurs en Europe , que le talent 
de se battre en duel n'est pas toujours étranger à celui 
des négociations (quoique Fabbé de Mably n'en parle 
pas) et peut contribuer à leur succès. Une insulte per- 
sonnelle faite à Riperda , et dont celui-ci négligea de de* 
mander raison, dégrada l'ambassadeur d'Espagne, et lui 
rendit le séjour de Vienne encore plus désagréable qu'il 
nel'avoit été au duc de Richelieu. Celui-ci obtint Thon* 
neur de faire son entrée : c'éioit Fhonneur de se ruiner. 
Elle fut remarquable par un faste sans exemple jusqu'a- 
lors-, mais Richelieu vouloit éblouir, comme il vouloit 
que sa cour intimidât celle de Vienne , qui prenoit le 



DE RICHELIEU. 265 

ton d une supériorité ofiensante. On condnna de pro- 
diguer les dégoûts à Fambassadeur de France. L'empe- 
reur , qui ne Tinvitoit ni aux bals , ni aux fêtes de la 
trour, le réservoit pour les messes, les vêpres, et tou3 
les offices , qui étoient d'une longueur insupportable ^ 
tout autre que sa majesté impérisJe, laquelle étoit dé- 
vote. L'ambassadeur tint bon contre Fennui, courage 
qui lui fit beaucoup d'honneur, et montra qu'il étoit 
propre aux aflaires. C'est ce que l'on ne croyoit pas : 
mais on en fut parfaitement sûr , lorsqu'on le vit tra-* 
vailler douze ou quinze heures de suite , quelquefois 
même passer les nuits à chiffrer. La patience avec la- 
quelle il supporta ce travail , il l'attribua toute sa vie aux 
différentes stations qu'il avoit faites à la Bastille, où il 
lut avec fruit l'histoire , et principalement celle de . 
France. Cétoit le seul temps de sa vie qu'il eût donné 
à l'étude, et il aimoit à rappeler l'obligation qu'il avoit à 
cette forteresse, 

La pénétration naturelle de Richelieu lui fit aperce- 
voir bien vite qu'on lui avoit fait mal entamer la négo- 
ciation , et il vit mieux et plus juste quo tout le conseH 
de France, ce qui n'éloit pas bien difficile. Le fJus 
simple bon sens avertissoit que , dans le dessein d'apai- 
ser Philippe V , il falloit choisir pour médiateur , non 
pas le roi d'Angleterre qui lui étoit suspect, mais l'em- 
pereur lui-mraie alors disposé en faveur du roi d'Es- 
pagne. Croira-t-on qu'il fallut beaucoup de temps et de 
soin à Richelieu pour convaincre de cette vérité le duc 
de Bourbon , et Morville , ministre des affaires étraur- 
gères ? On n'a indiqué dans la vie privée du maréchal 



a64 SUR LA VIE PRIVÉE 

que le principal objet de cette Degociatioii* Les detaiU 
«ont réservés à sa vie publique, et contiendront vrai- 
semblaUement un gros volume : c'est plus que la seconde 
guerre punique dans Tite*Live ; mais tout devient uji'^ 
|K)rtant chez les modernes. 

- L'étonnement que causoit à Paris et à Versailles le 
genre de vie qu'il nxenœt à Vienne , la facilité avec la«^ 
jquelle il se .prêtoit à des mœurs si aouvelles , lui firent 
donner le nom d' Alcibiade. Il avoit de plus avec le hé- 
ros grec une autre conformité , celle de se consoler de 
tout j comme lui , dans le commerce des femmes^ Mes- 
clames de Badiani et die Lichtenstein prirent pitié de ses 
lourmens diplomatiques* L'une d^eUes lui déclara 
qu'elle estimoit beaucoup le zèle qu'il avoit pour jsa 
cour , et len récompensa en lui révélant les secreits de 
la sienne^, 

L'intrigue de madame de Linchtenstein fut secrète^ 
celle de madame de Badiani publique. C'étcât la mai-r 
tresse du Prince Eugène. Il prit de Thumeur ] mais il 
étoit vieux , et , malgré sa haine pour la courd<e France, 
presque Français, il pardonna^ Richelieu avoit mis ain-!* 
à. sur la même ligne à peu près Eugène et Viilars. Les 
-vainqueurs , les vaincus, Français , étrangers , amis, en- 
nemis, Voltaire, comme les autres, tout subit le sort 
commun. Madame du Châtelet se reprocha toujours 
cetjte foiblesse, du moins à ce qu elle prétend. Il paroît 
que Voltaire prit très-mal la chose , et presque en bour- 
geois ; c'est beaucoup dire : au moins est*il vrai qu'il u^ 
<nit pas une grâce parfaite. 

Tandis que l'ambassadeur^ éidé de ces danj^es, menoiA 



DE RICSELIEU. ;i6S 

h bien sa négociation , M. le <luc de Bourbon ùit renr 
¥oyé du ministère. Richdieu en fiit plus affligé que surr 
pris. Il s'étoit , comme on dit, tenu eu mesure avw Ter 
^êque de Fréjus, et , par un heureux hasard , il se trouyn 
en position de servir utilement le noui^eaunûmstreu Lt 
suffrage de lempereur étoit nécessaire au précepteur du 
roi de France, qui sollicitoit le chapeau de-cardindL 
Oette partie de la négociation devint bientôi, comme de 
raison , la plus importante : elle réussit ^ le cordon Jbletgi 
.en fut la récompense. Il en dit désiré quelqu autre plus 
solide, connoissarU , dit-îl^ des choses beaucoup 
meilleures que le cordon bleu. Cependant, comme il 
4' obtint trois ans avant Tâge, sa vanité fut satisfaite ; et 
ce cordon lui tint li^eu d'une récompense plus réeUe. tt 
quitta Vienne, et revint triomphant du séjour de la dé-- 
votion à celui des plaisirs , pour lesquels il avoit une vo^ 
cation plus maitjuée. 

Richdieu, de retour k Paris, se rendit à tCMis les 
goûts de sa jeunesse. U redevint le héros de toutes les 
aventures gabntes. II ne put plus faire un pas à la cour» 
sans trouver quelqu'une de ses maîtresses anciennes ou 
nouvelles. Ce fut alors qu'il acheva de noiéiiter la gldure 
qu'on lui a d^Hjis accordée , cdle d'avoir perfectionné 
les mauvaises mœurs. Les femmes de la viUe fureof; 
aussi l'objet de ses soins; et là , parmi les hommes y la 
classe de ceux à qui leur fortune permettoit de vivre 
avec la classe supérieure , le prit pour modèle. L'imi- 
tation descendit même dans les rangs inferiei^rs, et y 
produisit de ridicules copies, dignes d'être jouées sur le 
théâtre, et qui, en effet, y ont été jouées. Mais^la re- 



266 SUR LA VIE PRIVÉE 

présentation de ces ridicules reproduits sur la scène, 
loin de les corriger, a semblé quelque temps les mul- 
tiplier dans le monde et dans la société. Cest ce qui, 
plusieurs années après, a fait dire à J.- J« Rousseau , que 
le théâtre renforçoit les mœurs , au lieu de les réformer: 
observation juste et profonde d'un phénomène bizarre, 
qui ne peut avoir lieu que dans une nation entièreinenc 
dégradée, où la dépravation de tous a corrompu le juge- 
ment de tous; où, par le renversement de toutes les 
idées naturelles , et par l'oubli complet de toute morale, 
la peinture du vice est prise naïvement pour son éloge; 
enfin, où Ton accepte, comme modèle présenté à Fimi- 
tation , ce qui est offert au mépris et à Tindignation pu- 
blics. 

S'il pouvoit exister un spectacle plus affligeant et plus 
odieux , ce seroit de voir ce même peuple , assemblé au 
théâtre, se réjouir et rire aux éclats de sa propre dégra- 
dation , en applaudissant sur la scène à des traits qui l'avi- 
lissent lui-même, dans la personne d'un bourgeois ou 
d'une bourgeoise insultés par un monsieur le comte ou 
une madame la marquise, dont les insolences étoient à 
coup sûr honorées de la faveur du parterre. Des pièces 
entières roulent sur ce fond, et sont dirigées vers ce 
but méprisable. Certes on peut presque pardonner k ceux 
qui, méconnoissant Tinfluence des lumières régénéra- 
trices des empires, ont cru la révolution impossible, ou 
ont pensé du moins qu'on ne pouvoit long-temps tenir 
soulevé hors de la fange un peuple qui semblmt s'y com- 
plaire et s'y enfoncer avec délices. II est à croire que lor*» 
que la génération actuelle aura disparu et fait place à 



DE RICHELIEU. 267 

d^autres Français , à des hommes vraiment dignes de la 
liberté, ces turpitudes dramatiques , bannies du théâtre 
qui ne pourra plus les supporte/, mais conservées cUns 
les bibliothèques, comme tant de mauvais ouvrages, ac- 
cuseront la bassesse inconcevable qui faisoit de Favilisse- 
ment naéonal le divertissement de tous les jours. Rêve* 
nous à M. de Richelieu. 

Il avoit perdu sa femme, mademoiselle de Noailles, 
qu il avoit épousée malgré lui , et à laquelle il étoit tou- 
jours resté étranger. U se remaria , ne consultant que 
son cœur et son orgueil : c'étoit presque la même chose. 
Il épousa mademoiselle de Guise, à laquelle il fut fidèle 
six mois , ce qui parut une merveille. C'est à ToccasioQ 
de ce mariage que Voltaire fit sa jolie Pièce : 

Un prêtre, un oui, trois mots latins, 
A jamais fixent vos destins, etc. 

Le public s'amusa beaucoup d'une saillie plaisante^^ 
par laquelle Richelieu rappeloit une aventure de sa pre- 
mière femme. Madame de Richelieu, première du 
nom , avoit long-temps aimé son mari passionnément 9 
mais, constamment négligée, même rebutée par lui , 
elle s'étoit enfin consolée avec un écuyer ; son mari Fa- 
voit su , et avoit tiré parti de cette connoissance pour 
s'amuser quelquefois de l'embarras de sa femme ; c'eût 
été un travers d'en faire un autre usage. La mort de 
madame de Richelieu le débarrassa de cet écuyer au- 
quel il ne pensoit plus. Croiroit-on que cet homme , 
ayant eu connoissance du mariage de M. de Richelieu, 
avant qu'il fût devenu public , osa venir lui demander 



a68 SUK LA VIE PRIVÉE 

celte même place d'écuyer auprès dé sa seconde fem« 
xne? Quoiy monsieur^ lui dit le duc, encore cette 
fois ! pous êtes bien alerte. Non^ monsieur j on fia 
pas besoin de vos services. Cette légèreté, dans la ma- 
jodère de considérer cet accident , et d'y faire allusion ^ 
fut généralement goûtée : c étoit la perfectios- 

On approuva beaucoup aussi les ménagemens (pilleut 
pour sa seconde femme : ^e étoit de la maison de Lor- 
raine, et parente de Tcmpereur. M. de Richdieu poussa 
fattention pour elle jusqu à se gêner et à lui cacher ses 
infidélités et ses intrigues. Il tint aussi une conduite ex- 
'Cellente à Tégard de madame de La Martelière , femme 
de la ville, mais d'une beauté rare, à laquelle il con- 
tinua de rendre ses soins pendant une longue maladie 
et jusqu'à sa mort. C'est ainsi qu'il en usa encore , quel- 
ques années ensuite , avec madame de XiaPopelinière, 
devenue si célèbre par l'aventure dé ïa cheminée tour- 
nante ^ et à laquelle il fit une pension , ce qui n'étonne 
pas ; mais qui fut payée , ce qui est très-remarqusd^le. 
Tous ces procédés, toutes ces honnêtetés dont per- 
sonne ne cherchera l'explication dans les principes de 
la morsde universelle, tiennent chez M. de Richelieu à 
des convenances locales , à des détails de mœurs qu'il 
est à propos d'éclaircir. M. de La Martelière , M. de La 
Popelinière n'étoient point des miroitiers du faubourg 
Saint-Antenne , comme le mari de la pauvre madame Mi- 
chelin : c'étoîent de bons fermiers généraux de la place 
Vendôme , donnant d'excellens soupers aux gens de la 
cour , et tous les deqx parfaitement ridicules. Ils dé- 
frayoiqnt ainsi doublement leurs hôtes , et il eût fallu 



DE RICHELIEU. 51G9 

de terribles raisons pour se brouiller avec de pareil» 
amis. Songeons que cétoit le temps où une femme 
connue^ voulant se justifier du mauvais* choix d'un 
amsoit, dit, dans un couplet très- joli : 

Je le pris sans scrupule , 
Et je le fis exprès , 

Pouf voir de prèi 

Son' ridicule. » 

Comment rompre avec M. de La Martelîère, qui 
avoit niené M. de Richelieu chez sa femme et chez une 
fille qu'il enlretenoit , se vantoit et se plaignoit presque 
tf être adoré des deux , étoit désolé de tf avoir point d'en-, 
fens ni de l'une ni de l'autre, et à qui M. de Kichelieu 
en promeltoit, gageant même le double contre le 
simple ? H gagna , et M. de La Martelîère eut des' 
enfans. 

Quant à M. de La Popelinière, ce fut lui qui se mit 
dans son tort, et qui rompit le premier, ayant décou- 
vert la -cheminée tournante, par jlaquelle M. de Ri- 
chelieu entroit dans la chïimbre de sa femme : il ne 
tenoit qu'à lui de se taire. Ce fut bien ce que lui dit 
le maréchal de Saxe; qui, après avoir admiré l'inven- 
tion de la cheminée , blâmoit seulement la préférence 
donnée à Richelieu , et ajoutoit plaisamment : Encore 
si c^étoii moi ! Ce dernier trait prouve que le héros 
avoit daigné descendre aux manières françaises. Vol- 
taire avoit raison de dire, dans le Poëme de Fonienoii 

C'est là ce fier Saxon qu'on croit né parmi nous. 

C est un éloge qu'on ne peut donner à M. de La 



370 SUR LA VIE PRIVÉE 

Popellnlère , qui s'emporta , se couvrit de ridicule , et 
mit sa femme hors de chez lui. Madame de La Pope- 
linière , ainsi chassée , perdue et déshonorée plus qu'il 
n'étoit d'usage, il convenoit, il étoit décent que 
M. de Richelieu la traitât bien , vu le monde où elle 
ayoit vécu, et où n'avoit pas vécu madame Michelin. 

Rajeunissons M. de Richelieu, déjà vieux à l'époque 
de la cheminée , et suivons les progrès de sa fortune. 
U avoit poursuivi le cours de ses prospérités. Su bonne 
conduite à Philisbourg lui avoit valu le grade de briga* 
dier des armées du roi. U avoit tué en duel M. le piînce 
de Lixen , un Allemand nommé M. de Penterieder -, 
il avoit eu de plus , dans l'intervalle , beaucoup de 
femmes et quelques filles : le commandement de Lan- 
guedoc vint à vaquer, et il l'obtint. On ne peut nier que 
sa conduite n'y ait été infiniment plus honnête que 
partout ailleurs, surtout pendant la vie de madame de 
Richelieu. H mérite un grand éloge pour la résistance 
qu'il opposa à M. de Saint-Florentin , étemel persécu- 
teur des protestans , et qui vouloit faire de M. de Ri- 
chelieu un instrument de persécution. C'est ce quHl ne 
voulut pas être. U envoya même à Versailles un mé- 
moire en leur faveur, rempli des principes de la tolé- 
rance : c'esb ainsi qu'on appeloit alors le simple bon sens 
et l'humanité. C'étoit le fruit de sa liaison avec Vol- 
taire , dont , à cet égard , il se reconnoît le disciple. Ce | 
mémoire , et son indulgence envers les protestans , ne 
furent pas sans danger pour lui, et lui firent grand 
tort à la cour ; mais Richelieu jouissoit d'une faveur 
trop ancienne , trop personnelle , pour pouvoir être 



DE RICHELIETU. 271 

perdu par une seule bonne action : un parvenu , un in- 
tendant , un homme sans entours 9 à la bonne heure. 
Le duc se soutint , il pouvoit même se compromettre 
encore davantage, et, en dépit de M, de Saint -Flo- 
rentin, risquer toutes les bonnes actions qu'il auroit 
voulu , d'autant plus que madame de Châteaiu*oux , sa 
nièce, parvint, peu de temps après, à la faveur dé- 
clarée du jeune monarque : c'est ainsi qu'on s'expri- 
moit alors. L'état de maîtresse du roi n'étoit point 
encore une dignité ; on ne lui disoit point : Le poste 
où vous êtes élevée / elle ne répondoit pas : La place 
que j'occupe. Ce langage est postérieur de quelques 
années : il faut toujours remarquer le progrès des 
mœurs. 

On accusa M, de Richelieu d'avoir tramé cette in- 
trigue ; mais il est certain qu'il n'y eut aucune part : 
il ne l'apprit même que par la confidence immédiate 
du roi. Ce n'est pas que cette accusation lui fît beau- 
coup de peine , puisqu'il déclare que cette complaisance 
est la moindre qu'on puisse avoir pour son roi , et qu'il 
voit fort peu de différence entre lui procurer une mat- 
tresse ou lui faire agréer un bijou. Ces dispositions , 
connues du public , lui ont attiré long-temps après , et 
vers l'année 1770 , le reproche plus grave, selon lui y 
d'avoir trempé dans une intrigue du même genre^ mais 
d'une espèce beaucoup moins noble à ses yeux. Rien 
n'étoit plus contraire à ses principes. Il pensoit qu'ua 
roi se devoit à lui-même de n'arrêter son choix , ou ses 
choix , que sur des femmes présentées ou faites pour 
l'être, C'étoit , selon lui , d^[rader cette place que d'y 



iî^l SUÎl LA VIE l^BIVÈÊ 

^fever des personnes d'un rang inférieur*, et les fexnm^ 
de la cour éloient de cet avis. A k vérité ^ quand le 
/naître aymt failli à cette rèsle de convenance, le devoir 
des courtisads étoit tf honorer le choix du roi, et d'en 
nrer tom le pariî possible. C'est à quoi M. de RicheKeu 
âe manqua famai^. It fit à foutes les maîtresse» de 
Louis XV uiie cour as^due , et même ^ dan» sa vieil- 
lesse , on le vit approuver le dernier goût du roi et lui 
ëiter les ncHUS des princes, rois et eMpereurs, qui avoîent 
^KÀêi , daûs les derniers rangs dé la société ^ leurs iùaS^ 
fr'e^ses et même ïeurs' épouses. Cest ainsi qolt rajeuni]»* 
soift , <kns ses récits aminsans , Férucfititm historique qu'il 
qu^il avoit aiCqtiisé à la Bastille : QuaUs ah incepto. 

M. de Richelieu , admis dans Fintimité du roi et de 
madame de Chât^a^uromt , devint ^ commet de raison ^ 
le guide de sa lïièce dans sa périlleuse carrière. Il fut 
le confident de ses chagrins , et ils étôient grands. Elle 
aimoÀ le i^oî , q'ui n akndit qne lés plaisirs ; eÙe le sen*^ 
tmt , s'eii affîgeoit \ eHe vouloit la gloire dé son amant 
qui ne vouloit point de gloire ; elle se désespéroit dc 
fe prodigieuse indifférence du roi sur toûteà les affîôres. 
Je ne pûUi^ois pas croire^ éerit-eHé , ce dont je suis 
iêmoiny et' qui ^ tôt ou tard y st. on n'y remédie^ oc-^ 
tasiàhnera un grand bouleversement : ce mot est 
remarquable. Madame dé Tenchi , à la même époque , 
parloit aussi d'un renversement total. Ainsi , dé» Tan- 
Aréé 1742 , des femmes , par le seul avantage de leur 
position , devançoient de quinze ou vingt ans les pro- 
nostics , qui depuis ont fait honneur à la sagacité de 
plusieurs philosophes et de quelques hommes d'état. 



DE RICHELIEU. 27S 

Ce qui étonnoit madame de Châteauroux causera 
sans doute la même surprise à la postérité. On aura 
quelque peine à croire que , dans la guerre de Bavière, 
le roi écrive de sa vmn , le aS janvier ( la lettre existe ) : 
Il y CL des nouif elles de Bavière du i^ (décembre 
précédent ) ; mais je ne les ai pas vues. Il étpit resté 
trois semaines sans se faire rendre compte des aouvelleij, 
de la Bavière ! 

Madame de C^âteauroux , pour tirer le rqi de cette 
apathique indolence , souhaita qu'il ps^rut à \^ têle ide 
ses armées. Ce désir avoit quelque chose de gi&qéreux: 
il tourna contre elle ; niais il aocrut la célébrité et la 
gloire de son oncle , le duc de RicboUen. 

Distingué à Taffaire d'Ettinghen, où il n'eut de 
chagrin que ce spectacle cruel dont nous avons parlé, 
les corps morts des gens de son espèce confondus 
impitoyablement avec ceux des soldats^ il étoit 
devenu prunier gentilhomme de la chaipbre et lieu- 
tenant général. Il se distingua epcore sous les yeux du 
roi à )a camp»gne de Flandre et à la prise de Courtrai. 
Son as^iduitïé auprès de lui pendant sa maladie à Metz , 
Tobstioatioa avec laqudObs il refusa de croire au danger 
réel de la maladie , tout servit à Faffermir dans la fa- 
veur du roi. Richelieu étoit aincère et vrai dans cette 
occasion : il ne crut jamais au danger de cette mala- 
xlie de Metz , dont Texagération lui parut Fouvrage des 
prêtres et des courtisans , ligués pour écarter d^ua 
prince foible et superstitieux madame de Châteauroux. 
Pendant cette crise , elle se désoloit , elle prévoyoit sa 
perte prochaine. Au retour du roi dans la capitale , sa 
I. 18 



374 SUR LA VIE PRIVÉE 

maîtresse j confondue dans la foule , la mort dans le 
cœur , jouissoit de fallégresse publique* Mais quelle 
jouissance ! elle avoit vu le roi attendri de Famour de 
son peujde. Il paroissoit ému y écrit-elle , U est donc 
susceptible d'un sentiment tendre ! Quel mot après 
trois ans de liaison ! Tenue à 1 écart , et souhaitant 
d'être rappelée , elle croît le roi arrêté par la crainte 
d'avouer ses torts envers elle. // croit peut-être y dit- 
elle , avoir trop de torts d effacer^ et &est ce qui 
V empêche de revenir : ah ! U ne sait pas qu'ils sont 
tous oublies. 

Voilà la nature ; c'est le sentiment et le langage 
d'Ariane dans la pièce de ce nom : 

Plus cle ressentiment de ton crime passé; 

Tu n'as qu'à dire un mot, ce crime est effacé : 

C'en est fait, tu le vois, je n'ai plus de colère* 

Rien de plus touchant; mais Ariane, en adressant 
ces paroles à Thésée , dans Naxos , n'avoit à prétendre 
pour ses parens ni commandement d'armées , ni gou- 
vernement de province. Voilà pourquoi elle est encore 
plus intéressante que madame de Châteaiu*oux , qui 
néanmoins, vu le temps, le lieu et la place, ne man- 
quoit pas d'une certaine honnêteté. Mais elle-même , 
malgré son zèle pour le bien de l'état , faisoit faire des 
fautes à son amant. Après la malheureuse affaire d'Et- 
tinghen , il écrit au duc de Richelieu : Dites au nyor 
réchal de Noailles (proche parent de madame de 
Chateauroux) , que je ne lui écris pas , mais que je 
suis très^ontent de luU C'est ainsi qu'il écrit au ma- 



DE RICHELIEU. 275 

réchal de Soublse après la bataille de Rosbac; il fait 
plus , il lui donne le bâton de maréchal de France. 
Voilà une de ces fautes que le despotisme auroit dû à 
jamais s'interdire. On a quelque peine à conceyoir ces 
scandales authentiques , prodigués gratuitement, sans 
prétexte «t sans objet. Trois puissances gouvernent les 
hommes : le fer, For et Fopinion ; et quand le despo- 
tisme a lui-même détruit cette dernière , il ne tarde 
pas à perdre les deux autres. 

Nous rompons un peu trop souvent le fil des évé« 
nemens publics , et nous donnons trop d'attention à 
la partie morale du dernier règne. Revenons à M. de 
Richelieu qu'on trouve partout, et jusqu^alors presque 
toujours brillant. 

11 le fut surtout à Fontenbi; et, quoi qu'ai^it pu dire 
ses ennemis , ainsi que ceux de Voltaire , qui accu* 
soient ce dernier d'immoler à son iddie la gloire du 
maréchal de Saxe, il paroit qu'on ne peut lui refuser 
rhonneur du conseil qui détermina le gain de la ba« 
taille. Cette idée d'entamer avec du canon la colonne 
anglaise , paroît d'ailleurs si simple , qu'on ne peut at- 
tribuer qu'à la maladie du maréchal de Saxe l'oubE 
d'un pareil ordre. Le courage de Richelieu, égal à sa 
présence d'esprit , le précipita dans les premiers rangs 
de la colonne éclaircie par le; canon j et c'est la un des 
beaux momens de sa vie. . • 

U est peut-être de tous les Français , celui qui a rendu 
le plud saillant ce bizarre contraste du courage d'un guer<- 
rier intrépide et des mœurs de Tanzdù Lav^rfeldt.lui vit 
déployer la même bravoure et la, taèaxe inteUigence. Sa 



Slj6 SUR LA VIE PRIVÉE 

oqpulâûoa niifilaire devait alors asses grande pour qu9 
hsê Géooîs, à la mort du duc de Boufilers , désîrassaal 
de h mettre à la tête de» forces de la république seule* 
vëe ecmtre k» Auirichieus. On ne peut nier ^pe sa con« 
duile n'y ait été hafatle et vigoureuse. Elle hii fit par- 
douttcr les folies cpi'îl fit pour Pelinettai Brignolet , belle- 
sœur du doge, la seule finnme connue prés de laqudle il 
n*ait pu réussir. Rkhdieu avoit alors cinquante ans; 
mais il ne vouloit point s en apercevoir, et à Gènes 
même plusieurs femmes le lui firent oublier* Il àvoit 
eu- le même avantage dans son ambassade de Dresde , 
célèbre autant que œlle de Vienne par le fiiste qu*il y 
déploja : c'étoit une de ècs passions. 

11 réparoit, comme tant d'autres , par f avarice , les 
dommages qu'elle lui causait. La même cour étrangère 
le vit abandonner à Favidité du public, reçu dans son 
b^tety de superbes décorations de dessert, même son 
àjf^gMterie^ M refuser à ses valets de pied le nembour* 
seikient de leurs frais pour leurs hidstts de gala. On lé 
vk depuis , dans son gouvernement de Bordeaux, sap 
pfoprier dôme mille fiuncs d'sqppointemens attadiés k 
la place de csqpkaine de- ses gardes , payés par la ville, et 
en détacher généreusement douze cents livres , disant 
qu'à ce prix il auroit des capitaines des gardes tant qu'il 
voudroit. Ce capitaine des gardes étoit pourtant bon 
gentilhomme , considération très-importante pour M. dé 
Richelieu^ mais les principes s'affoiblissent quelquefois 
dans la vieillesse. Nous ne parlons point de la réduction 
proporticmnelle faite sur les six mille livres payées par la 
viUé au secrétaire. Gelm-ci n'étoit pas gentilhonune;]| 



N 



DE RICHELIEU. ^yy 

n'y a rien à dire ,, si ce n'est que le gentilhomme et te 
roturier furent ici confondus sans ménagement, owimé 
à la bataiHe d'Ëttingfaén. 

Nous arrivons au moment où M. de Rich^eu , tocr- 
joors jeune , brillant d^expkÂts guerriers et d a«9«iitnres 
galantes, n'ayant été malheureux en amew <}ue dans k 
ville où il avoit une statue, va j^er •encore un nouvel 
ëdat , et accroître sa ^oii^ militaire. 

U avoit été Tnn des courtisans les {dus empressi^ de 
madame de Pompadour , qui avoit succédé au poste de 
madame de Ghateauroux. Madame de Pompadour, n'^ 
tant point de la classe des .femmes présentées, la ma- 
nière de penser du 4ac ne lui permettott point d'ap* 
prouver ce choix, tanf qn'il n'étoit pas lait \ mais , une 
ibis fait et déclaré, Richdieu se <X)ii^onoil; comme sll 
leût approuvé : c'étoit son principe. Cette tsonduite 
avoit singulièrement flatté madame de Pompadour, et 
redoublé ponr Richelieu la bienveSIance du monarque. 
de début étoit bon -, mais , par un ci^rice bizarre , Riche* 
lieu ne persévéra point : il avmt de forgueS , et il déso- 
bligea crudlement madame de Pompadour. Elle avoit 
de son mariage une fille chérie; et , voyant la cour à set 
pieds, elle crut pouvoir proposer au duc de Ri- 
chelieu un projet de mariage entre son as et Aletan- 
drine : c'étoit le nom de cette jeune personne. Ri- 
chelieu fit une de ces réponses qui, sans être pré- 
cisément un refus ou une offense, laissent de longs 
souvenirs à la vanité mécontente. D est probable qu'il 
s'en repentit, et que, s'il eût prévu la mort de cette 
jeune Alexandrine, il se (ut éprgné^ par une réponse 



ayS SUR LA VIE PRIVÉE 

plus obligeante , te dësagremens (jue lui attira sa ré- 
plique. 

Par malheur , ces petites tracasseries décidoieiit 
quelquefois du sort d'une campagne et de la destinée de 
ïéVàU Elles pensèrent , comme on verra , faire échouer 
l'entreprise sur Minorque ^^t occasionnèrent probable- 
ment les délais mis dans le renvoi du courrier dépêché à 
Versailles, après l'affaire de Closter-Seven, délais qui 
rendirent inutile à la France une avantageuse capitula-* 
tion. U est a01igeant de songer que toutes ces petites 
intrigues soient une portion essentielle de Fhbtoire. 
Quant à M. de Richelieu , il croyoit que c'étoit l'his- 
toire toute entière , et pensoit qu'elle ne pouVoit être 
écrite que par des hommes initiés aux mystères du gou- 
vernement: ministres, généraux, courtisans. A la vérité, 
elle peut , selon lui , être rédigée par un historien que 
choisiroit le roi \ Car pourquoi, ce sont ses termes, 
laisser d tout le monde le droit d^ écrire l'histoire? 
M. de Richelieu avoit ses raisons de préférer les histo- 
riographes aux historiens. Cependant , on peut voir, par 
la manière dont il est traité dans les Mémoires de Du- 
dos , que personnellement il n avoit pas plus à gagner 
avec les uns qu'avec les autres. 

Quoi qu'il en soit, les uns et les autres doivent con- 
venir que M. de Richelieu développa , dans l'entreprise 
6ur Minorque , les talens et les ressources d'un général. 
n arrive à Toulon : rien n'est prêt; il en est peu sur^ 
pris : il connoissoit la haine des ministres secrètement 
appuyés par madame de Pom[)adour. U ne se rebute 
pasj il presse l'armement, trouve des secours dans le 



DE RICHELIEU. ajg 

zèle des Marseillois; il s^euibarque , arrive à Mahon , 
forme le siège de la citadelle , veille à tout, et s'expose 
comme un simple soldat. On se souviendra long-temps 
de la manière dont il fit cesser dans son camp fhabitude 
de s'enivrer. Je déclare , dit-il , que ceux d* entre voua 
quis^en'wreront désormais ^ n'auront pas V honneur 
de monter à fassaut. C'étoit connoître les Français. 

9 

Pendant ce temps, qu est-ce qui se passoit à Ver- 
sailles? Ses ennemis, et surtout les ministres, faisoient 
des vœux contre le succès du siège. On rèpandoit, avec 
la joie de la malignité triomphante , les nouvelles fâ- 
cheuses, les bruits défavorables ^ madame de Pompa- 
dour disoit hautement que Richelieu étoit rempli d'une 
présomption qui méritoit d'être châtiée, humiliée par 
un revers. Pour le roi, il étoit indécis, et comme neu- 
tre entre sa maîtresse et son général. 11 trouvoit sans 
doute le châtiment un peu fort ; mais il convenoit de 
la présomption. Jtu surplus^ ajoutoit-il, si la chose 
tourne malj cela le regarde y il Vaura voulu* Par 
bonheur, la chose tourna bien. Malion fut pris : le roi, 
dans le fond, en fut fort aise^ madame de Pompadour 
se consola, fit du conquérant son héros, l'appela son 
cher Minorquin, composa des chansons pour lui , les 
lui chanta ; il les trouva charmantes : et tout se passa 
le mieux du monde» 

Tous ces détails sont attestés par les lettres delà du- 
chesse de Lauraguais, long-'temps amie, et alors maî- 
tresse du duc de Richelieu (les soixante ans n'y faisoient 
rien). Elle étoit sœur de madame de Châteauroux, et 
tenuinoit ce récit par ce3 mots : Ma sœur avoit rai'^ 



38o SUR LA VIE PRIVÉE 

8on de dire quelquefois qu^on serait tenté de voir 
tout comme un songe^ puisquil est impossible de 
remédier au mal avec un maître qui se plaît â n*être 
rien. 

Desd^stres, des scandales, des ridicules, forment, 
comme on sait , Thistoire des campagnes suivantes. Ma- 
dame de Pompadour, maigre ses chansons pour M* de 
Bichelieu , paroissoit ne pas lui destiner de commande- 
ment; mais le duc, eierçant sa fonction de premier 
gentilhomme de la chambre, au commencement de Tan- 
nëe marquée par le crime de Damiens, il se trouva, par 
sa place, le garde-malade, et, en quelque sorte, le con- 
solateur de son mattre. Il sût des premiers que la bles- 
sure du roi n étoit pas dakigeceuse» et sa ^gadté , qui 
avoit pressenti à Metz la chute de madame de Château- 
roux , immolée à l'intrigue des prêtres et des ministres, 
lui fit deviner que madame de Pompadour sortiroit vic- 
torieuse d'une épreuve à peu près pareille. H lui rencKt 
des soins, quand d'autres avoient la maladresse de Fa- 
bandonner. Il étoit juste qu'un commandemetit fut la 
récompense de cette attention. La France avoit deux 
armées en Allemagne : Fune aux ordres de M. de Sou- 
bise , intime ami de madame de Pompadour , par con- 
séquent inamovible; l'autre aux ordres de M, d^Etrées, 
général estimé, mais qu'elle n'aimoit pas : ce fut donc 
celui-ci qu'il convenoit de dépotdller. L'un des minis- 
tres , M. de Puisieux , son beau-père , le prévit , et lui 
Àîrivoit : <c Vous êtes desservi; déjà même on vous 
» donne un successeur. Donner la bataille : si vous la 
» gagûez, on vous regrettera; d vous la perdes:, il n'en 



DE RICHELIEU. â8l 

1^ sera ni plus ni moins ». Vingt cm trente mille FnsHDh 
çsâs tués sans objet étoient peu de chose pour ce M. de 
Puisieux, quand son gendre étoit près de ne {dus corn* 
mander. Le gendre profita du conseil, risqua tout pour 
rien, livra la bataille et la gagna : succès inutile, c'ètcnt 
le signal de son rappeL 

M. de Richelieu , nommé son successeur, le rencon- 
tra à Strasbourg , déjà traité, qumque loin de la cour^ 
en général disgracié, abandonné de ses officiers géné« 
raux, et resté seul avec sa victoire qui n'avoit point 
réussi à Versailles. Le nouveau généra ne put s*empè^ 
cher de dire à cette occasion : Oest donc presque 
toujours aux places que nous dePùHê hè hommageê 
qu'on nous rend ! A la nuance d'étonnement que 
suppose cette réflexion , on ne reoonnott pas f esprit en 
lexpérience de M. de Itichdlieu ^ Fexemfde de F^ndoti 
où étoient tombés les maréchaux de Saxe et de Lowen** 
dal , devoit Tavoir instruit suffisamment. D aiuroît èà 
être plus accoutumé à ce spectacle, moins surpris, {dus 
fait à la fatigue. 

Une anecdote particulière achève de monu^r Tac* 
cord et Tharmonie qui r^noient dans le contai. M. de 
Richelieu étoit déjà parti pour Strasbourg, qne M. de 
Bdie-Isie, ministre de la gueme, ignoroit enodnd ia 
nouvelle du commatidement donné à M. de Ridie^' 
lieu. II traita d'imbécile celui qui h lui ^^por^oil. 

On connoît aujourdliui tous les détails de cene cam«> 
pagne brillante et inutile, terminée par la eapitttlatioft 
de Gloster'^ven* U parott certain que lacondhôie min- 
utaire de M. de Richelieu ne méiîte que des éloges, tt 



^8:1 SUR LA VIE PRIVÉE 

paroit que rînfraction faite par les ennemb II ce trsdté 
provisoire , ne doit être imputée qu'aux dékis coupables 
des ministres français qui en difiërèrent à dessein la ra- 
tification. M. de Richelieu, toujours actif et vigilant 
pour son compte , s'occupoit même de M. de Soubise» 
Il lui faisoit passer de très4x>ns conseils y et 1 avertissoit 
de prendre garde à lui. M» de Soubise n y prit point 
garde : c'étoit le roi de Prusse qui s'êtoit chargé de ce 
soin. D lavoit dit formellement : Quant au petit Sou" 
bise , y en fais mon affaire^ Il tint parole , et la bataille 
de Rosbac acheva d'annuller la convention de Qoster- 
Seven , déjà ébranlée par la négligence malintentionnée 
du ministère frsmcais. 

M. de Richelieu revint à Paris jouir d'une gloire 
contestée , mais réelle. 11 embellit son hôtd d'un pavil- 
lon magnifique , à qui le mécontentement puUic avoit 
donné le nom de papillon d* Hanovre , dénomination 
adoptée par M. de Richelieu lui-même , soit pour la faire 
tomber , soit pour la faire tourner en son honneur, soit 
pour braver le public , plaisir auquel il n étoit pas indif- 
férent. On supposoit, à ses nouvelles richesses, qu'on 
exagéroit sans doute, une source malhonnête. U avoit, 
disoit-on , tiré du pays ennemi des contributions im- 
menses \ et , selon d autres bruits plus calomnieux pro- 
bablement, l'argent français entroit pour beaucoup dans 
ce surcroît d'opulence. Ses amis répondoient que le ma- 
réchal de Villars avoit fait bien pis encore. Sous l'ancien 
régime , les malheurs et les scandales, soit publics , soit 
particuliers, avoient à choisir entre ces deux réponses 
consolantes : C étoit bien pis autrefois; ou un jour ce 



DE RICHELIEU. !l85 

sera bien pis. M. de Richelieu savoit les employer i 
propos Tune et l'autre- 

Nous ne nous étendrons pas sur les trente dernières 
années de M. de Richelieu; elles sont trop connues de 
la génération actuelle , composée , en partie , de ses 
contemporains. U sembla , dans la vieillesse , revenir 
entièrement aux mœurs de la régence dont il ne s'étoit 
jamais beaucoup écarté. Toujours plein de Fidée qu il 
vivroit cent ans, il avoit souhaité , dans tous les temps 
de sa vie , de se placer dans une position capable d'as- 
surer l'impunité à ses vices et à toutes ses fantaisies. 
C'est à quoi un gouvernement de province étoit merveil- 
leusement prc^re. Une place dans le ministère u'offroit 
cet avantage que passagèrement , et de plus l'exposoit 
à tous les orages de la cour : aussi la refusa-t-il , à la 
grande surprise des courtisans , dont l'égoïsme calcu- 
loit autrement que le sien. C'est après la mort du ma- 
réchal de Belle-Isle que cette offre lui fut faite \ mai^ 
il étoit trop empressé d'aller prendre possession de son 
gouvernement de Guienne, où U pourrait faire tout 
ce quHl voudrait^ et où personne n^oseroit lui rien 
dire, étant bien auec le maître : ce sont ses termes. 
C'est en effet à quoi se réduisoit tout le mystère , et 
M. de Richelieu l'avoit très-bien saisi. U se rendit à 
Bordeaux après une maladie longue et aiSligeante, vdmb 
utile et secourable : une lèpre universelle , qui renour 
vda toutes ses humeurs , le rajeunit en quelque sorte Qt 
le régénéra pour le vice. U portoit à Bordeaux la ré- 
putation que devoit avoir le vainqueur de Mahon, celle 
d'être bien à la cour, non moins désirable en province, 



:a84 ^^^ ^^ ^^^ PRIVÉE 

enfin celle d'homme aimaUe , qualité qui rdevoit ton* 
tes les autres. Aussi fut-il reçu comme un triompha- 
teur, au milieu des acdamations puUiques, et avec 
une sorte d*ivresse. Son déâr et son talent de plaire 
prolongèrent quelque temps cette firreur publique ; mais 
il se lassa bientôt d'être aime ; et les veiatioos, les tj-- 
rannies de tout genre le rendirent odieux à la TÎ&e et 
à toute la province 2 licence effcéaéej enoouragemeos 
donnés aux mauvaises mœurs , aux jeux , défense de port 
d'armes, etc. Le mal étoit sans remède; car M. de Ri- 
chelieu étcHt bien avec le maître* U venoit souvent à 
hi cour renouvder sa faveur , et donner à son crédit k 
force nécessûre pour exercer dans sa province un des- 
potisme illimité, qui s'accrut de jour en jour pendant 
tout le règne de Louis xv. 

Les querdles du gouverneur de Guieone avec les 
divers mendiires du paiement de Bordeaux , ou même 
avec le corps entier, ne pouvoient être un ^nd dâné- 
rite aux yeux du roi qui dÀestoit les parlem^is. Riche- 
lieu étoit à cet égard son confident le plus intime , 
comme cm le voit par les lettres de Louis xv au ma- 
réchal , imprimées à la fin du troisième volume. Vin- 
dicatif comme rétoit M. de Richelieu , on sent quelle 
fut sa joie d'être chargé de faire enregistrer l'édit de 
suppresnon du parlement de Bordeaux. Louis xv loi 
écrivoit: « C'est le désir d'avoir la paix qui m a détermine 
» à détruire des corps orgueilleux qui s'opposent d^ub 
» si long-4emps à mes volontés. J'ai trop à me [daindre 
> de mes parlemens pour revenir jamais sur leur sort 
» Je leur £srai voir cpie je ne tiens mon pouvoir que de 



DE RICHELIEU. ^85 

m Dieu ; que je n'ai de compte à rendre qu'à lui^ et qu^ 
» personne ne doit s'opposer à ma volonté. » Telle 
étoit dès sa première jeunesse la profonde convictioa 
du roi; et pouvoit-on lui en faire un reproche? On 
avoit lié cette doctrine à toutes les parties de son édu- 
cation f et on Favoit consacrée par la religion même, 
U écrivent y en lySS , au sujet des querelles du parle- 
ment et du clergé : a Je veux qu'on rende à Dieu ce 
« qui est à Dieu , et à César ce qui est à César; or, Césa^ 
» ne tient que de Dieu ce qui est à César; mais il ne 
» le lâchera à personne sur la terre française. » 

La réponse qu'on pouvoit faire au roi , et qu'il falloit 
adresser aux courtisans et aux prêtres , est celle d' Athalip 
à Josabet , après avoir entendu le jeune Ëliaciu : 

.... J'aime à voir comme vous Finstmisez ! 



Sa mémoire est fidèle j et dans tout ce qu'il dit y 
De vous et de Joad je recoonois Fesprît. 

Louis XV avcnt un sentiment si intime de sa puis- 
sance illimitée , qu'il n'attribue qu'à sa bonté la dié- 
mence dont il usa envei^ les parlauens » et qu'il les me- 
nace d'un successeur moins doux , d'un maître plus sé^ 
vère. ne pouvoit prévoir que son successeur se laise- 
roit de voir son autorité combattue par ces coi|>s op- 
>gueilleux , âemeUemeni; compromise en d^ ridicules 
débats entre des nûiiislres intrigans ei:des cours de juk- 
dicatuire ; et qu'il aimeroit mieux se voir chéri par unç 
^nde nation puissante et heureuse » que de D^goer sur 



286 SUR LA VIE PRIVÉE 

im peuple avili et infortuné , qui ne peut apercevoir lei 
vertus de son roi à travers les crimes de ses ministres. 

C'est dans cette correspondance très - curieuse de 
Louis XV qu'on trouve Texplication de la consiauce que 
ce prince a portée dans la destruction des pailemens. 
On en fut étonné ; mais la surprise redoublera en lisant 
ces étranges paroles , écrites en i j55 , après avoir jure 
de déployer contre les parleraens toute sa puissance 
royale : Je répandrai mon sang avec plaisir* Cette 
même lettre est terminée par ces mots : « Vous pouvez 
» faire usage de ceci. Je ne le signe pas, vous connoissez 
» assez mon écriture pour être sûr qu'elle est de moi ; 
» mais je le ferois même avec grand plaisir, s'il le falloit, 
» d'une autre couleur, d 

C'est ainsi que parloit dans cette seule occasion un 
prince qui, se tenant comme étranger aux affaires pu- 
bliques , laissoit quelquefois manquer de respect à son 
nom , et même contrarier ses goûts personnels par ses 
propres ministres. On connoit son mot : Quand je 
vous disois quHls sont plus maîtres que moi! Ils 
font des sottises; c^est leur faute : pourquoi ne 
m'écoutent-ils pas? 

Cette foiblesse avoit teUement enhardi l'insolence 
des ministres , qu'ils affichoient leur mépris pour ses 
Tolontés connues , et même pour sa signature. Le roi 
rna donné uhe pension^ disoit un homme à Tsthé 
Terray, en lui montrant la signature du roi : Que le roi 
vous paie , répondoit l'abbé.* Un autre présentait iin 
bon du roi : Ce n^est pas le mien y disoit le contrôleur 
général. Ce contraste entre tant de foiblesse et f eqpéce 



DE RICHELIEU. 287 

de force qu'il déploie dans Taffaire des parlemens, tient 
à des idées et à des habitudes de sa jeunesse. L'évêque 
de FréjuSy devenu ministre, s'étant trouvé engagé 9 
comme ses prédécesseurs , dans ces querelles avec 
les parlemens, se vit forcé d'en impatienter finspu- 
ciante jeunesse du monarque , et de lui donner un rôle 
personnel dans ces farces ministérielles et parlemen- 
taires. De là naquit l'importance que le roi continua 
d'y attacher. C'est ainsi que des circonstanciés particu- 
lières placent dans le caractère et dans l'esprit certains 
contrastes bizarres qu'il n'est pas toujours facile d'ex- 
pliquer. Ce qui étoit plus facile , c étoit d'épargner au 
jeune roi toujt cet embarras. U sufBsoit , pour anéantir 
l'importance des parlemens, de ne point en mettre à 
des disputes scolastiques y déguisées en questions reli<* 
gieuses. Mais alors M. de Fréjus n'eût point fait sa 
cour au saint-siége ; dès-lors jius de chapeau , et i^pi 
de si désagréable pour un évéque, premier ministre. Oa 
ne sauroit trop répéter que telles sont les belles idées 
qui ont influé cinq ou six cents ans sur le sort des em- 
pires, et qui sont bien loin d'être anéanties partout. 

Le plaisir que M. de Richelieu avoit trouvé à faire 
exécuter les ordres du roi pour la destruction du par- 
lement , lui fit accepter la commission de tes porter à 
la cour des aides de Paris. Ces deux expéditions , et 
principalement la dernière , furent ce qui adheva de le 
plonger dans l'avilissement où il étoit déjà tombé. On 
fut indigné de voir le vainqueur de Mahon se rendre 
l'instrumeqt ostensible d'une intrigue abjecte dont on 
le crut alors l'auteur : il n'en étoit que le confident : 



^88 SUR LA VIE PRIVÉE 

maïs îl rétoit à sa manière , comme un vieillard cor- 
rcHnpu qui s'jimuse de tout , encburage sans se c(»n- 
promettre , ne désespère du succès d'aucune absurdité 
et , en fait de vices et de ridicules , ne croit rien d'im- 
possible. U eut raison; rien ne Fétdit : mais, par malheur 
pour le vieux favori, Louis xv mourut. Un nouveau 
règne fut pour lui f équivala3t d'une disgrâce. Rd[>uté 
à Versailles , il alla régner en Guienne ; c'étoit un 
pis aller très-supportable : et voilà ce que ces gouver- 
nemeos de province avoient de bon. Mais cette fois 
rhopneur d'être bien avec le matcre , ccmdition requise 
pour yyàire tout ce qu^on pouIoU sans que personne 
osât rien dire; cette condition essenâelle manquoit à 
M. de Ricbd&eu« Les Bonklois le savcnent , ik osoient 
le dire t et le gouverneur n étoit pas aus» absdu qu'il 
le désiroit. Un procès ridicule Tobligea de revenir à 
l^^îs , où le roi le fixa par k défense expresse de re- 
tourner à Bordeaux. Ce fut un mcHnent désagréable ; 
mais avec lui les diagrins , comme les [Jaisirs , ne dur 
roient qu'un luoment. 

Sa place de premier gentilhomme lui donnoit des 
comédiens à gouverner , des caprices à satisfaire. Tout 
alloit mal là » comme ea Guienne : et quand on s'ai 
plaquait : Ce sera bien pis , répondoit-41 , sous mon 
successeur : il faisoit ainsi les honneurs de M. de 
Fronsac « qu^ impatientoit de toutes maniànes , et sur- 
tout par sa longue vie. U se divenissoit à lui en pré- 
aeoter f ^s^pénance , et lui-même la considéroit comme 
la pwHtwHa des mauvais déportemens de son fils : la 
pui9âtiço étoit sévère. £lelui*-ci , rongé de la goutte , 



DE RICHELIEU. ^289 

Fayant méritée y mais pas si bien , voyoit son père le 
seul , entre les quatre premiers gentilshommes et leurs 
survivanciers , qui se trouvât en état d'être de service 
auprès du roi. Il recevoit , dans son lit , la visite du 
maréchal, qui le consoloit pour le désoler, le gron- 
doitde sa mollesse, et, se promenant lestement dans 
la chambre du malade , lui disoit que , Lorsqu^on a 
la goutte à un pied y il fallait se tenir sur Vautre ; 
chose facile ^ ajoutoit le malin vieillard : et il le prou- 
voit en restant quelques minutes dans lattitude qu'il 
indiquoit comme une recette. De la chambre du ma- 
lade , il alloit faire sa cour aux femmes , et quelque- 
fois réussissoit , dit-on. On prétend même que , pour 
mieux prouver sa jeunesse , il se battit en duel ou offrît 
de se battre à soixante-dix-huit ans. Ce qui est certain^ 
c'est qu'il fut vu sortant de chez lui , le soir , seul ^ 
à pied , et dans le costume ordinaire en pareil cas. La 
célébrité attachée à son nom , répandûit dans 1q public 
tous ces scandales ridicules , et le bruit qu'ils faisoient 
ëtoit sa récompense. C'étoient les mêmes mœurs que 
jadis un autre vieillard avoit affichées sous la régence , 
et avoit conservées , ainsi que sa santé , jusques dans 
un âge où les autres hommes touchent à la décrépi- 
tude *j et Richelieu étoit , à cet égard , le Lauzun de 
son siècle. 

Cependant une légère incommodité l'ayant averti 
qu'il vieillissoit , il se maria ; calcul bien entendu , qui 
intéressoit à sa conservation une femme vertueuse dont 
les soins prolongèrent probablement sa vie. 

Le plaisir de contrarier son fils, et la singularité d'à- 
I. * 19 



jgo SUR LA VIE PRIVÉE 

ycnr été marié sous trois règnes , entrèrent , dit-on y dans 
aesmotiâ; mais il suffisoit d*un égoïsme bien conçu, 
au moins dans celle occasion, tel que Richelieu avoit 
dès long-temps arrangé le sien. 

Madame de Richelieu pouvoit se flatter de fixer son 
époux: c est ce qui fut impossible. Il fut infidèle, 
ipêmeyolage, à quatre-vingt-cinq ans. Il fit plus, c'est-» 
à-dire pis : on le vit balbutier de vils hommages à ces 
beautés ambulantes , opprobre et scandale des grandes 
villes ) et le rebut des passans ne fut pas toujours le sien. 
Cétoit, au reste, le seul chagrin cpxîl donnoit à son 
épouse, pour laquelle il montra toujours les plus 
grands égards ; à moins cp'on ne compte pour des cha- 
grins ( et c'en étoit sans doute un très -grand pour mie 
personne aussi honnête) de voir son mari se permettre, 
par habitude, des injustices odieuses^ des vexations 
coupables, et d'énormes abus de crédit. On peut citer, 
entre autres exemples , sa conduite à 1 égard d'un parti- 
culier, voisin du maréchal, et qui ne put jamais ,> du 
vivant de M. de Richelieu , disposer d'un terrain qu'il 
avoit acquis du roi , et où il vouloit faire bâtir. Ce mot 
de crédit peut étonner dans son application à un homme 
assez maltraité du maître; mais tel étoit Veffei d'une an- 
cienne faveur, que lors même qu elle n'existoit plus il en 
restoit toujours le crédit d'opprimer à la ville. Cétoit 
bien la moindre chose : maréchal de France et premier 
gentilhomme de la chambre , M. de Richelieu , avec ses 
entours et sa célébrité, avoit des droits certains à la 
complaisance des gens en place, qui pouvoient craindre 
encore son habileté en intrigues. De plus , il faut savoir 



DE RICHELIEU. ^gi 

qu iadépendammcut de la réserve qu imposoit la pru- 
dence, une convention tacite avoit tourné en mode, 
chère à Forgueil, la nécessité des ménagemens entre 
gens de la même espèce* Ainsi faciliter ou du moins 
permettre l'oppression d'un inférieur, étoit une conve- 
nance d'état, dont on ne pouvoit , entre honnêtes gens , 
se dispenser sans indécence. Proléger le foible ou Fin- 
nocent contre certains persécuteurs , paroissoit un oubli 
des usages reçus entre personnes d'un certain rang : 
c'étoit un manque de savoir vivre. Peu de reproches 
ëtoient plus graves. Aussi , en pareil cas, n'y recouroit-- 
on qu'à la dernière extrémité, qu'après avoir épuisé 
toutes les conjectures ^qu'après avoir supposé des motifs 
d'intérêt personnel , d'inimitié secrète, d'intrigue prête 
à éclore \ rien n étoit moins naturel que de manquer à 
des personnes d'un certain ordre, pour prot^er, qui? 
un homme du peuple , autrement dit , de rien. 

C'est peut-être ici le lieu d'obswver que M. de Riche^ 
lieu n'a jamais pu prononcer le nom d'un bourgeois 
exactement et sans l'estropier. Quiconque n'étoit pas, 
gentilhomme , étoit à ses yeux un quidam qu'il suffisoit 
de désigner, puisque le besoin l'exigeoit ; mais savoir de 
pareils noms lui serabloit un ridicule dont il se pr^erva 
toujours. Nous tenons ce petit détail de vingt personnes ^ 
entre autres de M. l'abbé Arnaud, que le maréchal-, en 
dépit de la confraternité académique, appela toujours 
l'abbé Renaud. Peut-être aussi étoît^ce un souvenir ma- 
chinal accordé aux maues de madame Renaud , l'amie 
de madame Michelin. En ce cas, ce ne seroit qœ l'effet 
du radotage, qui, avec la surdiléy fut presque la seuto 



figa SUR LA VIE PRIVÉE 

incommodité de sa décrépitude. Il s'éteignit par d^[rés j 
presque sans douleur, sans agonie , et mourut Tannée 
<jui précéda la révolution. Heureux jusquau dernier 
«noment, Tenfance dans laquelle il étoit tombé lui dé- 
roba le sentiment des approches de la liberté comme ce- 
lui des approches de la mort ^ deux spectres également 
horribles à ses yeux. 

Telle fut la destinée de cet homme singulier j tel fut 
son caractère , si Ton peut donner ce nom au mélange 
bizarre de tant de qualités disparates. Nul n'eût été plus 
heureux , si les jouissances des sens composoient tout le 
bonheur de l'homme : nul ne sut mieux se conserver 
dans le genre de vie le plus fait pour abréger ses jours. 
Au reste , on a cru que la plupart des excès auxquels il 
parut se livrer , ne furent pour l'ordinaire qu'appareils. 
On dit que dans ses débauches, plus indécentes que re- 
pétées, dans ses plaisirs affichés avec tant de bruit , il sa- 
▼oit se commander une prudente et habile économie 
de lui-même*, en un mot, qu'il né toit qu'un avare fas- 
tueux, là comme ailleurs. 

La fortune lui fut presque toujours favorable; mais 
il faut convenir qu'il provoqua ses faveurs avec esprit, 
adresse et activité. Il sut tourner surtout à son profit- 
tous les vices de son siècle, dont il pouvoit dire : Et 
quorum pars magna fuL II eut des qualités brillantes, 
et aucune vertu. Il s'abstint de chasser après avoir eu le 
malheur de tuer un homme à la chasse; mais dans le 
même temps il laissoit languir et mourir dans les pri- 
sons^plttsieurs innocens, qu'il y avoit fait enfermer pour, 
c«i avoir été. contrarié dans ses goûts et dans ses fantai-» 



DE RICHELIEU. ^gS 

sies. Aussi le peu d'acllôns honnêtes qui purent lui 
échapper dans le cours d'une longue vie, n'y paroissent 
que des caprices, des inconséquences qui surprennent 
plus qu'eUes ne plaisent, comme on voit, dans quel- 
ques ouvrages desprit, certains traits saillans, mais dé- 
placés, dont l'effet est détruit par cette raison. 

Nous ne comptons point parmi ses singulaiités, celle 
d'avoir mêlé à l'incrédulité en fait de religion, une 
grande foi à l'ast^^ologie, la divination, la pierre philo- 
sophale : lui-même fait hommage de son incrédulité à 
Voltaire , et les trois autres superstitions lui étoient com- 
munes avec un grand nombre de courtisans. Lesrecher* 
ches occasionnées par les crimes de la Brinvilliers et' de 
la Voisin prouvent à quel point la cour de Louis xîv 
étoit livrée à ces absurdes illusions. Mais ce fut là le 
moins mauvais eflFel de son admiration pour cette cour^ 
Le goût d'un faste effréné, les maximes de la tyrannie^ 
tous les préjugés de son état portés au plus hautdegré^ 
et si funestes dans un homme qui a joui presque toute 
sa vie d'une grande faveur et souvent d'une grande* puis** 
sauce : voilà ce qui a fait de sa longue existence un 
scandale et une calamité publics. On peut dire qu'à 
l'exception du vieux duc d'Epernon, comme lui, gou- 
verneur de la Guienne, et_mort à peu près au même 
âge, aucun des ci-devant grands seigneurs n'a insulté 
plus long-temps et plus impunéinent la nation fran- 
çaise. Il faut leur pardonner, ils n'y retomberont plus. 

Nous avons eu occasion de citer plus d'une fois des 
mémoires particuliers de M. de Richelieu , écrits par lui*^ 
même , ou plutôt rédigés sous ses yeux , puisque indépen* 



j2g4 SUR LA VIE PRIVÉE 

damment de Forlhographe qui est irréprochable, le style 
n'est pas sans agrément. Ces mémcâres, qui ne vont pas 
même jusqu'à la fin de la régence, font regretter qu'il 
ne les ait pas continués au menus jusqu'à son départ 
pour la Guienne. Ils eussent été très-curieux, parce 
qu'il eût à peu près tout dit. Nul homme ne paroît avoir 
fait moins de cas de l'opinion qu'on auroit de lui après 
isa mort. C'est ce qu'on a pu voir dans le récit de l'aven- 
ture de madame Michelin , qui compose près de la moi- 
tié de ses mémoires : le reste est l'hbtoire de ses aven- 
tures galantes jusqu'à cette époque. U les commença à 
l'âge de cinquante ans, en Languedoc où il comman- 
doit. C'étoit une complaisance pour une femme qui 
lui avoit promis de le récompenser à son retour. On ne 
sait par quel caprice il a gardé le secret à cette femme, 
et à deux autres qui ne sont pas même de^gnées par 
une lettre initiale. Cette réserve surprend dans un 
homme qui, pour tant d'autres femmes, a étendu jus- 
qu'à la postérité la confiance intime dont, à cet égard, 
il avbit honoré le public contemporain. Quelle que soit 
cette fenrme, on eist surpris que M. de Richelieu, en 
ch'et'chant à lui plaire , soit aussi franc avec elle. C'est 
dans cet écrit qu'il développe au long sa théorie de l'iû- 
fidélité. (( C'est un goût, dit-il, né avec nous. L'homme 
)) n'a pas plus le pouvoir d'être constant, que celui d'é- 
» carter les maladies. L'objet quitté n'a été que pré- 
» venu , voilà tout. Quelques mois de plus ou de moins 
» sont la seule différence entre l'infidèfe et Fàban- 
» donné ». 
U parle de son amitié à cette même femnie , à la- 



DE RICHELIEU. 296 

quelle il expose avec la même loyauté sa théorie de 
régoïsme. k Quand Févangile nous prescrit daller 
» pleurer avec les tristes, et rire avec les joyeux, fl 
» nous donne un conseil salutaire pour notre bonheur 
» physique , autant que pour notre bonheur moral. 
)> C'est une foUe de se mettre à la place de ses amis 
» malheureux. Les gens qui regardent Fégoïsme comme 
» un mal , ne voient pas qu^il est dans la nature. L'ani- 
» mal est égoïste ; il ne pense et n'agit que pour lui» 
» Ceux qui , séduits par les prestiges d'une philosophie 
» déplacée, mettent leur bonheur à faire celui des 
» autres , sont toujours dupes de ce système : il faut 
» rapporter tout à soi. L'homme qui ne vit pas pour 
)) lui seul est toujours dupe de ses sentimens. Vous 
» êtes convenue plusieurs fois , beUe amie , que j'avois 
» raison, et vous m'avez dit que c'étoit voire système ». 
On voit qu'entre les deux amans l'union des cœurs étoit 
préparée par la conformité de principes, et surtout 
évaluée d'avance. ' r 

Nous regrettons de ne pouvoir présenter à nos lec- 
teurs les idées politiques de M. de Richelieu « Sur la 
» nécessité de charger le peuple suffisamment ; sur le 
M danger d'une aisance qui lui permeltroit de raison- 
» ner, et de connoître peut-être ses forces, ce qui 
» occasionneroit une insubordination , à la vérité , facile 
» à calmer en répandant un peu de sang , mais qu^il 
» faut toujours prévenir. M. le duc de Bourgogne , si 
» regretté , auroit suivi la roule tracée •, il aurolt été 
» forcé de faire ce que les ministres de son fils ont 
» exécuté »• Tout ceci s'écrivait en 1746» lorsque M. 



296 SUR LA VIE PRIVÉE 

de Richelieu étoit devenu un homme d'élat profond. 

C'est bien dommage aussi que nous ne puissions 
rapporter et abandonner au commentaire de nos lec- 
teurs les divers jugemens de M. de Richelieu sur les 
différentes parties de l'administration sous Louis xiv , 
les réponses de M. de Richelieu aux reproches faits i 
la mémoire de ce prince , etc. etc. Le rire et Tindigna- 
tiop se confondent à cette lecture. C'est le code de la 
tyrannie fondu dans celui de la fatuité. C'est Atys, ou 
Médor, vieillissant , devenu raisonneur, et écrivant des 
atrocités futiles sous la dictée de Machiavel en délire. 

Nous recommandons aussi à la curiosité de nos lec- 
teurs un long passage de ces mémoires en faveur des 
substitutions. Le moment où ce morceau est publié pour 
la première fois, le fera paroître plus piquant. On diroit 
que l'auteur , qui embrasse leur défense , a pris soin 
de rassembler les raisons qui doivent entrer dans le 
considérant du décret par lequel elles seront détruites. 

Chacun des trois volumes de cette Vie est terminé 
par un recueil de lettres, presque toutes de femmes. 
Elles n'apprennent rien , sinon que chacune avoît sa 
manière d'aimer M. de Richelieu. Celles de madame 
d'Averne et de madame de Tencin sont un peu plus 
curieuses, attendu que ces deux dames, aimant pour 
intriguer , développent quantité de petits secrets alors 
réputés importans. Les lettres de madame du Châtelet 
sont celles qui donnent la meilleure idée de M. de Ri- 
chelieu et d'elle-même. Elle lui parle comme à un ami 
aimable qui fut son amant quelques jours, ou peut-être 
un instant, et devant qui elle se reproche d'avoir of- 



DE RICHELIEU. 297 

fcnsé le seDtîment durable qu'eUe avolt pour Vol- 
taire. 

Mais ce qui mérite le plus d'attention, ce sont les 
lettres de madame de Châteauroux et celles de ma- 
dame de Lauraguais. Cest le langage de Famitié , c est 
celui de Tamour s'expriraant avec la même confiance, 
et dévoilant tout Fintépeur de Versailles, pendant les 
campagnes de Flandre en 1743 et 1744? pendant le 
$iége de Mahon : nous en avons cité quelques traits; 
ils doivent donner envie de lire le reste. 

La correspondance de M. de Richelieu avec M. de 
Bemis , M. de PauJmy , le comte de Broglie , et ma- 
dame de Pompadour , car il faut la mettre avec les mi- 
nistres et les généraux , jettera un grand jour sur la 
campagne de 1767. 

Les lettres de madame de Pompadour portent Fem- 
preinte de la gêne avec un homme qu'on ménage , qu'on 
veut bien traiter et qu'on n'aime pas , en dépit du baiser 
qu'on lui promit et qu'on lui donna pour le surcroit de 
contributions qu'il avoit obtenu des états de Languedoc 
en ij52. Madame de Lauraguais, sa maîtresse quatre 
ans après , le blâme beaucoup de s'être arrêté en si beau 
chemin,, et attribue à celte indijQTérence la mauvaise vo- 
lonté de madame de Pompadour à l'égard de M. de Ri- 
chelieu. Je parle d mon ami, dit-elle, qui, ayant été 
si souvent coupable, depoit continuer d Vêtre pour 
son ai^ancement et ma tranquillité* Je comprends 
qu^ après ce que vous m* avez dit, Vobjet ne doit pas 
vous tenter i mais nefait-on pas quelques petits sa-- 
crifices pour Jouir tranquillement de ce qu'on mér 



298 SUR LA VIE PRIVÉE 

rite? On voit que madame de Lau^aguais aimoit par- 
dessus tout la Irauquillité. 

Plusieurs lettres de Louis xv à M. de Richelieu ne 
sont pas le moindre intérêt de ce recueil. Nous nous 
contenterons d en citer quelques traits. 

K Le roi a soupe jeudi dans ses cabinets avec une 
n princesse ou deux et une dui^hesse, et on croit quil 
n recommencera demain ; mais on ne sait si les prin* 
» cesses y seront ou duchesses, ou marquises, ou com- 
» tesses. On remarque que depuis quelque temps les 
"n comtesses ont beaucoup déchu de leur faveur. Le 
» mot de 1 énigme est que madame de La Toumelle 
» sera duchesse ». Elle le fut en effet, sous le nom de 
madame de Ghâteauroux, 

« Sa majesté a paru fort contente à son souper de h 
» tniite du lac de Genève que M. de Richelieu lui a 
J» envoyée ». 

« Il gèle ici comme tous les diables. Vous avez plus 
» chaud que nous où vous êtes (à Tarmée de Flandre); 
> tnais nous aimons mieux être ici ». 

« Sa majesté a décidé laffaire des parasols , et la dé* 
» asion a été que les dames et les duchesses pouvoient 
» en avoir à la procession 5 en conséquence? elles en 
» ont eu ». 

« Non assurément , M. de Broglie n'avoit point 
» d'ordre de quitter la Bavière 5 et , s'il est martyr de 
» la politique , je vous assure que la politique Test bien 
» de lui ». 

« La semaine prochaine nous donnera vraisembla- 
y> blement sujet à nouvelles , tant de Turquie que d'I* 



DE RICHELIEU. 399 

)i talie ». Les nouveUes d'Italie , où Louis xv aroit nne 
armée , étoient plus intéressantes que cëUes de k Tur- 
quie. Mais ceci ne doit point étonner : c^est quatre li- 
gnes après avoir dit qu'il n'a point lu, au 5 janvier, les 
lettres de Bavière arrivées le 1 5 décembre. H feut répé- 
ter que la lettre existe écrite de la main de Louis xv. 

« Vous savez que je vous ai défait de M. de Bemage 
» (intendant de Languedoc), et que je l'ai remplacé 
» par M. Le Nain 5 qu'en pensez-vous ? L'on dit qu'il 
» a une femme et un premier secrétaire bien jansé- 
» nistes ; je ne l'ai su que depuis. J'espère qu'il ne l'est 
» pas ». 

Ces citations, ainsi rapprochées , auroient suffi pour 
annoncer , dès l'année ï 74? , ce que devoit être le règne. 
Elles eussent dit dès-lors tout ce qu'il est inutile d'ex- 
primer à présent. 

La dernière lettre du roi , celle qui termine cette 
correspondance, a pour objet de faire agréer à la no- 
blesse la préférence donnée à mademoiselle de Lorraine 
pour rbonneur de danser au bal du marîage de M. le 
dauphin. 

Suivent les représentations et le placet de la noblesse 
qui réclame ses droits , avec respect sans doute , mais 
pourtant avec l'énergie convenable dans une occasion 
de cette importance. On se rappelle , après vingt ans , 
le trouble et l'agitation des esprits , pendant la dbcus- 
sion de cette affaire. Aussi n'étoit-ce pas une bagatelle 
comme l'aflFaire des parasols. 

Qu'il nous soit permis, en finissant, d'adresser à tout 
homme de bon sens et de bonne foi une seule question : 



5oO SUR LA VIE PRIVÉE DE RICHELIEU. 

G>mbien dé temps pouvoit subsister , sur les mêmes 
bases, une grande société dont le gouvernement , Fétat 
politique et moral présentoient partout et sous cent as- 
pects différens le tableau de vices, d'absurdités, d'hor- 
reurs et de ridicules qu'un petit nombre de pages vient 
de rassembler sous les yeux du lecteur , tlaus le cadre 
étroit de la vie privée d'un seul homme ? 



FIN DES MÉLANGES SUR LA VIE PRIVÉE DE RICHELIEU' 



^ _- 

SUR LES MÉMOIRES SECRETS 

DES RÉGNES 

DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV, 

Par feu Duglos , de rAcadémie française » etc. \ 

Xj' AUTHENTICITE de CCS mémoires n est pas suspecte. 
Plusieurs amis particuliers de Duclos, et nombre de 
gens de lettres savoient depuis long-temps leur exis- 
tence ] mais ils pensoient qu'il se passeroit un grand 
nombre d'années, et peut-être un demi-siècle avant 
qu'on pût les rendre publics. La révolution, qui a ou- 
vert les prisons et les bastilles, ouvre aussi les porte- 
feuilles. La vérité s'en échappe avant la mort de ceux 
qu'elle offense. Ce moment est, comme on le sait trop, 
l'époque des honteuses révélations. Mais, depuis ces 
deux dernières années, le nombre en est devenu si grand, 

* Ces Mémoires, quoique réimprimés plusieurs fois , étoient 
devenus très-rares , et il étoit fort diilicile de se les procurer, 
ainsi que la plupart des ouvrages de cet académicien célèbre. 
Le pubKc en désiroit depuis long-temps une collection : ce dé- 
sir a été satisfait j tous les ouvrages connus de Duclos ont été 
réunis, en i8o6, en lo vol. in-8°. , belle édition. Les éditeurs, 
pour ne rien laisser à désirer au public , se sont procuré et y 
ont joint tout ce qui étoit resté entre les mains de ses amis et 
de son exécuteur testamentaire. En outre, Ils l'ont ornée des 
portraits soignés de Duclos, de Louis xi, du régent, et des 
personnages les plus marquans. {Note de l' Éditeur, } 



/ 



502 SDH LES MÉMOIRES SECRE.TS, 

que ces Mémoires secrets des règnes de Louis Xîv et 
de Louis xr apporteront, heareusemeni, plus d'ins- 
truction que de scandale. Us ont pour recommandation 
auprès du public le nom, la probité, le talent de Fau- 
teur. Il est probable que cette dernière production de 
Duclos lui donnera parmi les Iiistoriens une place plus 
distinguée que celle où Fa mis son Histoire de Louis xr, 
objet de tant de critiques , dont plusieurs ne sont que 
trop justes. On connoît le mot du chancelier d'Agues- 
6eau sur cette histoire de Louis xi : Oest un ouvrage 
composé aujourcthui avec Vérudition d^hier. L'au- 
teur des mémoires secrets ne méritera point ce reproche. 
C'est le fruit du travail de plusieurs années; c'est le ta- 
bleau des événemens qui se sont passés sous nos yeux , 
dont il a pénétré les causes, dont il a en quelque sorte 
manié les ressorts. L'auteur a vécu avec la plupart de 
ceux qu'il a peints. Il les avoit observés avec cette saga- 
cité fine et profonde qu'il a développée dans les Consir- 
dérations sur les Mœurs. C'étoit le vrai caractère de 
son esprit. Il se retrouve dans les Mémoires secrets , et 
i^e pouvoit se retrouver dans V Histoire de Louis xi : 
c'est que Fauteur s'étoit déplacé. U a écrit les mémoires 
de Louis xiv et de Louis xv avec le talent qu'il tenoit 
de la nature ; et il avoit composé Fhistoire de Louis xi 
avec le talent auquel il prétendoit. Cette différence , 
en marquant celle de leur mérite , semble présager celle 
de leur succès. 

La révolution , loin de nuire à cet ouvrage , semble 
lai attacher un intérêt nouveau. Il est écrit , sinon dans 
les principes qui ont prévalu , au moins dans les idées 



PAR DUCLOS. 3o5 

de lîbeité qui ont préparé la victoire de ces principes ; 
Duclos mérite à cet égard une place distinguée parmi 
les gens de lettres de la génération précédente. U pensoit 
et s expriment en homme libre : c est ce ton qui a fait 
en partie le succès de son livre des Considérations sur 
les Mœurs. Onle retrouve dans ces mémoires. Louis xiv, 
son régne, ses ministres, ses courtisans y sont jugésd'une 
manière qui eût semblé bien étrange, bien audacieuse, 
si ce morceau eût paru à l'époque où il fut composé. On 
eût, pour le moins , trouvé qu'un historiographe prenoii 
un peu trop le ton d'un historien. Il y avoit là de quoi 
faire tort à sa place : Voltaire, qui l'avoit quittée sans 
doute pour exercer plus librement l'emploi d'historien, 
n'use point de ses droits dans son Siècle de Louis xiVj 
aussi librement que Duclos dans ses mémoires. U est 
aisé de sentir les raisons de cette difierence : Voltaire 
vouloit faire jouir le public d'un ouvrage utile, et jouir 
lui-même de sa gloire, sans compromettre sa tranquil^ 
Ilté. Duclos , s'élant déterminé à ne point imprimer ses 
mémoires de son vivant, ne se crut pas obligé à couvrir 
d'un voile , encore moins à rendre respectables lesfoi-^ 
blesses d^un grand rou U le montre tel qu'il est, jouet 
de ses ministres et de ceux qui l'approchoient \ aveugle 
par sa seconde femme, esclave deson confesseur, croyant 
vouloir et recevant d'autrui sa volonté, couvrant le 
royaume de ses espions et ignorant des faits publics et 
connus de tout le monde. 

On s'afflige, on gémit sur le sort des hommes, sur la 
fatalité qui préside aux choses humaines, lorsqu'on jette 
les yeux sur les trois portions du tableau que Duclos pré« 



So4 SUR LES MÉMOIRES SECRETS, 

sente dans le premier livre de son ouvrage : la cour de 
France , celle d'Espagne, celle de Rome. 

En France, un vieux roi, accablé des malheurs d'une 
guerre , effet d'une ambition dont il devoit prévoir les 
suites ; idolâtré de sa cour, et baï de son peuple; élevé au 
rang des saints parmi les monumens de ses adultères ; 
se croyant un Théodose, quand on versoit pour la foi le 
sang de ses sujets, et rendant son âme à Dieu avec la 
confiance d'un parfait chrétien , sur la parole d'un prêtre 
barbare. 

En Espagne , son petit-fils , prince foible et dévot , 
avec du courage et du bon sens, renfermé dans son pa- 
lais entre un prie-dieu , sa femme et son confesseur ; 
soumis , ainsi que son épouse , à Fempire d'une vieille 
intrigante française, la princesse des Ursins, dont Fin-* 
solence ose retarder de plusieurs mois , pour une pré- 
tantion extravagante , la signature de la paix d'Utrecht ^ 
qui doit affermir sur le trône d'Espagne le monarque 
qu'elle asservit. 

A Rome , un vieux pontife , doux et humain , ins- 
trument des fureurs d'un jésuite français , et qui , pré- 
tendant à l'honneur d'être un grand latiniste , compose 
lui-même , quoiqu'un peu aidé de Jouvenci , l'exorde 
cTune bulle qu'il déteste ; et condamne , comme pape ^ 
\m livre qu'il aimoit , dans lequel, disoit-il, il s^édi'' 
fioit sans cesse comme chrétien. Il faut convenir 
qu'on a quelque peine à voir le monde ainsi gouverné. 

Nous écartons une foule d'anecdotes , la plupart pi- 
quantes , dont Duclos égaie un peu le fond de ce ta- 
bleau si triste ; mais nous en rappellerons une qui 



PAR DUGLOS. 5ô5 

montre plaisamment sous quel aspect on avoit fait envi- 
sager la religion à Louis xiv. 

Le duc d'Orléans allant , en 1 706 , conmiander Far* 
mée d'Italie, voulut emmener avec lui Angrand de 
Fontpertuis , homme de plaisir, et qui n'étoit pas dans 
le service. Le roi, Payant su, demanda à son neveu 
pourquoi il emmenoit avec lui un janséniste? Lui, 
janséniste ! dit le prince. N* est-ce pas , reprit le roi , 
le fils de cette folle qui couroit après Arnaud? 
Tignore 3 répondit le prince , ce qu était la mère; 
maisj pour le fils ^ je ne sais s'il croit en Dieu* On 
ni avoit donc trompé! dit iujgénument le roi, qiiî 
laissa partir Fontpertuis , puisqu'il n'étoit d'aucun dan- 
ger pour la foi. Tel^étoit le christianisme d'un mo- 
narque , par lequel on faisoit persécuter quinze cent 
mille de ses sujets pour la gloire de Dieu. 

La partie de ces mémoires la plus importante, la plus 
soignée , c'est l'histoire de la régence. Des six livres qui 
composent les mémoires de Duclos , elle en occupe 
quatre. C'est la plus complète que nous ayons, et elle ne 
laisse presque rieu à désirer. Il a fallu tout le talent de 
Duclos pour soutenir si long-temps l'attention du lec- 
teur dans cette suite de folies , de désastres , de hrigan- 
dages , dans le récit de ces querelles entre les princes 
et les légitimés, entre les légitimés et les ducs et 
pairs, etc. 

C'est quelque chose aussi d'avoir fait supporter la vue 
de tous ces fripons subalternes , que la foiblesse du ré- 
gent et la scélératesse de Dubois produisirent sur la 

scène : . 

I. ao 



Sq5 sur les mémoires secrets. 

Un Pi Lai&teau ^ depuis évêque de Sisteron , emb' 
saire de Dubois à Rome , payé pour inuîguer eu sa &- 
Yeutj et intrigant pour son propre compte ; rappelé par 
Dubois , qui lui donne un évêcbé pour sçin débarras* 
ser/et allant passer quarante jours chez un chirurgien y 
ce qui , selon Dubois , lui tenoit lieu de séminaire ; 
. Un abbé de.Tencin, convûncu de faux et de parjuro.- 
k Paris en pleine audience , remplaçant Laffiteau à Ro- 
me , pour qu on n y crut pas avoir perdu au change ; 

Un abbé de Gamadse y auditeur de Rote , qui, rap-. 
pelé à Paris , refuse net d^obéir au gouTernemaal , se fait, 
craindre de Dubois, mérite Thonneur d'en être adieté , 
et seroit devenu cardinal , si une mort prématurée n y 
eût nus ordre; 

. Un abbé de La Fare , qui subjugue Dubois par une 
audace astucieuse , arrache de lui , en faveur de Farche*^ 
Téque de Reims , son protecteur^ la permission de por- 
ter la barette obtenue de Rome sans Faveu du régent. 
On déployoit dans ces intrigues , pour un évêcbé , pour 
un chapeau , des talens et des ressources admirables : ce. 
sont des ruses et des subtilités dignes de Mascarille et de. 
Sbrigani. Le peuple s'en doutoit ; mais il ignoroit lese 
détails réservés, comme de raison , à la bonne con^ 
pagme^ qui a eu tort de n en pas garder le secret. On. 
avouera que si de certaines dignités, de certains hon- 
neurs paroissent tombés considérablement dans Topir 
nion , c'est un peu la feule de ceux qui en ont si mal 
adroitement disposé , et qui les ont si follement avilis* 

Parmi le grand nombre de iaits rapportés par Duclos^ 
qui, sous le régent, rendirent l'autorité ridicule,. 



PAR ÛUGLOa. 5o7 

voicî un moins connu et qui aiérite.de n^étrè point ou<< 
blié. Le duc d'Orléans ^ pendant les* troubles lia sysliè^ 
me, avoit exilé , conune où sait, le parlement à Pon« 
toise. ï)ès le soir , le régent fit porter au procurënr gé''^ 
néral cent mille livres en argent , et autant en inllets » 
ponr en aider ceux qui en aurôient besoin. Le prèiB&et 
président eut une somme encore plus forte pour sou-» 
tenir sa table , et tira , à diverse» reprises , plus de'iciiiç 
cent mille livres du régent *) de sorte que k sésnKe de 
Pontoise devint une vacance de plaisir. Le premier pré* 
sident tenoit table ouverte, raprès-anî^ tables de jém 
dans ses appartemens, calèches toutes prêtes pour cmxt* 
et celles qui préféroient la promenade ^ le soir , un soa-*: 
per somptueux pour toutes les jolies femmes et leshom«t 
mes du bel air, qui, dans cette belle saison^ yenovenv 
journellement de Paris , et y retoumoient k ntiit« Les^ 
fêtes, les concec^ts se succédoient perpétueUemeùt : la 
route de Pontoise étoit aussi fréquentée que oélie d# 
y er^lles lest aujourd'hui : « Il n'eut peut-être pes éié 
» impossible d'y amener le régent w. Ce dernier trait 
est un eixcellent coup de pinceau. Duclos en a phisieiir^ 
de cette espèce. C'est ainsi, qu'à pk*opos de l'aMliesse (Je 
Fontevrault, sœur de madame de Montespan , qui pflK 
roissoit fréquemment à VersûUes, et qui vénoit mcaB^> 
trer son voile et sa croix dans- cette cour de Votante y ik 
dit : « Personne n'y trouvoît d^indécence, et- l'oBen: 
^ auroit été édifié , si le roi l'eût voulu ». Ce imot nepo^) 
rôtira elcag^ré' qu'à ceux qui ne connoissent pas à fond 
Fesprit'de cie temps. « Quelques-uns des (kiurtisqns / 
> poursuis Duelo^^ n'osoioat.pai même jugep iôVÉSmuà' 



3o8 SUR LES MÉMOIRES SECRETS, 

3» rement leur maître : ils respectoîent en lui ce qu'ils se 
» .seroient :cras coupables d'imiter : semblables à cer- 
» taitis païens que la f)ureté de leurs mœurs n empéchoit 
)> pasd'ddorer un Jupit^ séducteur et adultère » . 

:Si q^dque chose pouvoit paroître plus étraoge que 
œ trait de foibiesse du r^ent) ceseroit Tinconcevable 
aveu queffait de In sienne Philippe y, dans une lettré 
4crite'à;sa nouvdle épouse , la princesse de Parme. H 
envoyoit âu-devant d'elle la princesse des Ursins. Il 
étoit régie secrètement entre les deux époux, que la 
reine , à la première entrevue , cherchant querelle à ma- 
dame des Ursins, la chasseroit sur-le-champ de sa pré- 
sesDce : « Mais, ajoutoit le roi, ne manquez point votre 
31, coup d'abord; car , si elle vous voit seulement deux 
1^ heures-, elle vous enchaînera, et nous empêchera de 
» coucher ensemble , comme avec la feue reine ». 

La foibiesse de ces deux princes , le duc d'Orléans et 
leroi d'Espagne, si proches parens, mais d'un caractère 
à. opposé , fut la vraie cause de tant d'événeniens bizar- 
res, en France et en Espagne , soit dans l'intérieur des 
desix royaumes , soit dans les combinaisons de la poli- 
tique extérieure. Ce fut cette foibiesse qui enhardit et 
poussa presque aux derniers excès l'impudence ^des car- 
dinaux Dubois et Alberoni. H seroit curieux, mais il 
seroit.trop long de conter les occasions où chacun d'eux 
trompa ^ son maître , comme on trompe un vieillard 
daasrfes. comédies *, et quelquefois ils se jouoient de lui 
dan&des affaires-auxquelles étoit attachée la destinée de 
ïpmfive, Duclos prétend qu'une de ces perfidies du caT- 
dînai JMbeoogi]( fit perdre, à l'Espagne l'occasion unique 



PAR DU CLOS. 3o9 

de recouvrer Gibraltar. Eu ajoutant foi au fOnd de soa 
récit, nous avons peine à croire que le recouvrement de 
Gibraltar eût été la suite du fait qu'il raconte ; le voicL 
Le régent, lié avec le roi d'Angleterre, George I.*% 
avoit dépêché au roi d'Espagne un des anciens me- 
nins de Philippe v , un gentilhomme nommé Louvile » 
qu Alberoni empêcha de voir le roi , pardesmoyènà^ qui . 
sont toujours au pouvoir d'un ministre. « Les mesures 
» étoient si bien prises , dit Duclos , que , si Louvile eût 
» pu voir le roi d'Espagne , il lui eût fait aisément ac- 
» cepter et signer les conditions peu importantes qu'en- 
» geoitle roi George; et celui-ci envoyoit aussitôjt au 
» roi d'Espagne l'ordre , pour le gouverneur, de remets 
» tre la place. Un corps de troupes paroissoit à l'ins- 
» tant ppqr en prendre possessioi^ ,,^ Gibraltar eût été 
)> au pouvoir des Espagnols, avant que le parlement 
D d'Aogleterre en eût eu la premièire nouvelle m. Voila 
un fait qui doit paroître au moins douteux ^ et , s'il étoit 
cru en Angleterre , la mémpire du roi George y ^roit 
aussi détestée que celle de Charles ii , .qui vendit Dun-^ 
kerque aux Français. L'historien.devoitdirç où il. avoit 
pris cette indication. Une dépêche: du ipinistr^ an^aia 
ne seroitpas une preuve suffisante , ^t liôsserpit, eiunora 
plusde plsK^ au soupçon d'xme ruse • diplomatique, qu'jt 
celui d'upe pareille trahiso|a. Commentiai0gÛ9ier que le 
roi George, chef d'une maisoipi nouvellement établie 
sur le trône d'Angleterre , eût osé p>uer aànsi sa nation, 
avec bien plus de risques que n'en couroit Alberôm, eu 
négligeant l'intérêt de l'Espagne ? Il est bien plus pro- 
bable qu'on n'avoii pas dessejUi.de remettre vraiment 



5lb SUR LES MÉMOIRES SECRETS, j 

Gibraltar à Philippe v, et que le cabinet de Lon- 
dres, par une de ces ruses ministërielles si commu- 
aés , tenoit en réserve quelique moyen d'éluder sa pro- 
messe. 

" Noos avons eu de si fréquentes occasions , en rendant 
compte des Mémoires de Richelieu , de passer en revue 
les événemens et les personnes les plus connues à cette 
époque , que nous éprouvons une sorte de dégoût à re- 
venu* sur les mœurs et sur les idées qu'elle présente. 
Nous étendons cette réflexion au ministère de M. le 
duc , et aux pranières années du cardinal de Fleuri , 
les seuls de^t Duelas ait écrit Fhistoire. Mais nous 
eroyûùd dévmr recommander à nos lecteurs im mor- 
ceau très-intéressant sur là Russie et sur le czar Pierre, 
composé sur des naémoîresrîlont il garantit raulhehti- 
^té. de tnorcém é{^isodique trouve sa placé sOils le 
xmnistèfe de M. le duc, à l'occasion de rembàirras oh 
IVm fut de nàarier Louis xv après le renvoi dé Tirifente. 
Catherine i /^, impératrice de Russie ; fit offrir pour 
épouse du jeune roi sa seconde fille, la princesse Elisa- 
l>eth^ qui régna depuis eu Russie : elle prômettoit 
pbftir récompense à M. le duc , le trône dé Pologne , 
après- la^motf du ï*di' Auguste. Il' est probable-' que cet 
ârf&ngementue convint pas ^arla marquise de Prie , màt-i 
tresse; de M. le due ; il refusa^ là princesse pour le roi , et 
la demanda pour lui-même : « dans Fespéràncé plus 
V sûre, disoit-il, des isècoiirs de l'impératrice, quand 
» elle les accorderoît à son gendre. » Quelque projet 
. qu'on fasse de ne plus s'étonner, on est toujours surpris 
malgré soi de la itàïiière dont Ici ministres traitent 



PAR DUCLOS. 5ïl 

<)ue]quefois leurs maîtres ; les rcns et iès petites y c*ât 
tout un pour ^ux : Tros Ruiuluêve faaU 

Nous ignorons ^ ces sis livfes dcis ttiémôitH de Dù^ 
clos composent en effet tout son ouvrage, et novtô ^iH^ 
mes portés à croire que non . En effet ^ cônlm/Èxit n'bui<dk4t 
rien écrit sur les événemens qui se passcnent èots sèl 
^eux, au moment pii il étoit plus en état de jtiger les 
choses et les personnes? On peut soupcionner^qùe^ vi^ 
vant , il aura pu prendre des arrangemens d'après les- 
quels il auroit marqué deux époques différentes pour la 
publication de son ouvrage : en ce cas, celle-ci paroîtroit 
la première, par des raisons qu'il est facile de deviner; 
lautre, dans les idées que Dudos pouv(»t avoir ^ alors, 
plus délicate et plus épineuse, ne paroîtroit que beau- 
coup plus tard. Cette conjecture deviendra plus vrai- 
semblable, si Ton fait attention à la manière dont il 
traite l'histoire de la guerre de 17 56, qui termine le se- 
cond volume. Nous le croyons détaché de cette seconde 
partie, comme pouvant être livré au public séparément. 

L'auteur semble y avoir eu pour objet de justifier, à 
certains égards , le traité de Vienne , ou plutôt M. de 
Bemîs, que l'on en crut l'auteur, mais qui ne fit qiie 
s'y prêter, dans des limites qui bientôt se trouvèrent 
franchies, et avec des restrictions au-^elà desquelles on 
passa, malgré les réclamations de M. de Bemis, qui 
donna sa démission. L'auteur rappelle l'ivresse générale 
qu'excita la signature de ce traité : ivresse qui dura jus« 
qu'aux disgrâces dont il ne pouvoit être la cause. Ce no 
fut pas ce W^ké qui fit naître les cabales , les haines, le* 
dissensions itt»i^ h^ liHBMpe», \tê fgkûtbtmt^ les subal» 



3 1 ^ SUR LES MÉMOIRES SECRETS , etc. 

terUes , qni fit faire tant de mauvais choix dans tous les 
genres : et là-dessus l'historien récapitule nos sottises*. U 
les ccAnpte j^ le dénombrement ne tient que huit ps^es : 
ce n'est pas trop. Les adversaires du traité de Vienne 
posent la question autrement y ainsi les rsôsona de Du- 
clos restent sans force pour eux. Mais il est inutile d'en- 
trer dsins cette discussion, sur laquelle l'opinion pur 
blique est fîjtée. 



FIIV DÛ MORCEAU SUR LES MÉMOIRES SECRETS. 



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SUR LE VOYAGE EN ITALIE, 



ou 



LES CONSIDÉRATIONS SUR L'ITALIE, 

Par feu Du clos, de rAcadémie firançaûe, etc. 

vj £ T écrit 9 que lauteur ne destinoit pas à Fimpression, 
ne peut qu-honorer la mémoire et le talent de Dodos. 
On y retrouve son esprit d'observadon, sa philosophie 
libre et mesurée, sa manière de peindre par des Êâts, 
des anecdotes, des rapprochemens heoreux. L'anteuir 
des Considéfations sur les Mœursy écrivain doué 
d'une grande sagacité, mais dénué JimaginatioB, près- 
qu'étranger aux beaux-arts, ne dut s'en occuper que 
très-peu , même dans leur patrie. D n'affiscte point de 
parler de ce qu'il ne sait pas. Les gouvememens ; les 
hommes, les mœurs générales et cdQes des diffîi^^attes^ 
classes de la société, voilà presque les seuls ol^ts de son: 
attention. Quant à la descripàon des mcmomens dôca-^ 
riosité de toute espèce ^ des chefs-d'œuvre qui attiréiit 
les voyageurs, il renvoie, sur tous ces objets, à cette 
multitude d'ouvrages qui en traitent bien ou mai II ,se 
renferme à la fois dans son goût et dans son talent : c'est 
ce qu'il pouvoit faire de mieux pour ses lecteurs et pour 
lui-même. \^ : ' . - . • . 

Ce voyage fut fait et écrit en 1^67 et 1 768 , da^is uo' 
temps où Dudos se trouvoit en quelque sorte contridnt 



5l4 • SUfl Î.E VOYAGE EW ITALIE, 

de sortir de France , pour échapper à la persécution dont 
il étoit menacé , pour la liberté de ses propos dans Paf- 
faire de M. de La Chalotais. Il étoit de la classe de ceux 
qu'on cherche à fairje taire sans les mettre à la Bastille; 
les ministres d'alors avoient des idées très-précises sur 
ce qui leur convenoit, en calculant la position , les en- 
tours , les appuis, le degré de célébrité, et ce qu^on ap- 
peloit k considération de ceux qu'ils étoient tent& dé 
prendre pour victimes. Duclos n étoit point en position 
de i>niver un ministre, mais il pouvoit l'inquiéter. Une 
menée , un voyage , étoit une sorte de transaction qui 
lurrangeoit à la fois le philosophe et le ministre* 

Duclos y armé en Italie avec la réputation d'un écrU 
vain dbstingoé^instbriûgtaphe de France, membre de picw 
^ieuns aoadeaiies, connu de la plupart des ambassadeurs, 
eê. ]flé,iurtQii( avec M. le cardinal de !Bemis, se trouva 
bientôt a portée de eonnottre les principaiix personnages 
dp théâtre sur laquél îi étoit transplanté. U trace leuf 
caractèiw^ à^vn pinceau qui paroît fidèle ; il dévoile pla«* 
sîeurs inlrigMs albvs secnètesVil raconte plosiews faôts 
dors ÎBtiMMsaQ&. L'tôsirâredes deux derniers eondaves j 
lalutledes ùicùow xxpfûeies-^l^ ruses, les cçntre^mses, 
ottoutes les ressources de Pastuce italienne^ employées 
par les concurrens, tout ceb peut encore amuser, même 
aujourd'hui ^ il est toujours bon de savoir comment les 
hommes ont été gouvernés. Duclos prétend néanmoins 
que tomes ces rases sont souvent inutiles, et que les 
augustes assemblées nommées conclaves, se séparent 
quelquefois par l'ennui , k chaleur et lés punaises : (c Car, 
n ajoute^t-il , le Saîm-Ësprit se sert d^ tout )i. L'élection; 



PAR DUCLOS. 5l5 

^e Rez^pDico , homme sans aucune espèce de tâleoa , 
mai^ iSJs d'un riche hanquier, prouve que l'argent peut 
y servir aussi ; et le hardi voyageur ne doute pas qu'avec 
deux millions hahilement distribués, ou Qe put faire 
pape un jauséniste. Il faut pardonner ces réflexions à un 
auteur français, mis à V index, même avant son voyage 
d'Italie. II n en fut pas moins présenté au pape, n'en re- 
çut pas moins sa bénédiction et une l)eUe médaille dor. 
C'est une des nio}|idre3 contradictions de ce monde. 

L'expulsion d^s jésuites de France émit ea^icore a96e«& 
récente , et occupoit à Rpme tous leç ^pnts. Dudos 
raconte , à ce $u)et , un fait qui montre en même 
temp3 à quoi tiennent les plua ^andeâ affakisa , et œ 
que c'est que cei\Q politique si vantée db b cour de 
Rome, Ou en pwt juger par le refu^ qiie fît lé «aînlr 
père d'^hérer à la proposition • et presque i fe priène 
dç JLoujs ^y^, qiii soubaitoit une réforme dânt l'ins- 
titut des jésuites , et à ce prix prpmettoit de Je8 coor 
jserver, Duçlos a Ju la lettre , qpi ooolenoit; plu^eim 
jéloges affectueux de ces bonçi pèreai* D ^ réwilie , 
jde deux choses l'une , oi^ que le eardinnl de ïiodbo- 
chouar^ , alors a^h£i«sad?ur de Franee à Rome , fit 
sèchement la commission , évita hâj)ilement. dé; fire 
la lettre au père Ricci , général de$ jésuites i au piB|)e , 
m car(£nal Torrîgiani , spn ministre ; et alors e'ést le 
cardinal de Rochechouart qui se trouve la cau4e de Ja 
destruction des jésuites ; ou le pape et Je caltiiiial Torrîr 
jgiani commirent une faute inconcevable^. Ce bon in> 
pistre du souverain pontife croy<Ht, à oétt»époçiei 
être au \tm^ de X^^uty^m^ Hend ly . >Gpm»eiit i«e 



3l6 SUR LE VOÏAGE EN ITALIE, 

peut-il qu'un gouvemement dont rexisleoce dépend 
de letat de f opinion dans les différens pays de l'Eu- 
rope avec lesquels il a des rapports , soit â mal in« 
formé sur ce qui Fintéresse davantage ? C'est une ques- 
tion qu'on pouvoit faire alors , et qui , de nos jours, 
a. pu se renouveler , en 1791 , à la lecture du^emier 
bref pontifical. Duclos prétend , relativement à l'affaire 
des jésuites, qu'il faut tout imputer à l'ignorance en- 
têtée du cardinal Torrigiani , et que les parlemens , les 
jansénistes dévoient lui ériger un autel , avec cette ins- 
cription : Deo ignaro. Ces autels aux dieux ignorans 
pourroient se multiplier en Europe, et la liberté fran- 
çaise leur en doit déjà quelques-uns. Au reste 9 il attri- 
bue , aux évéques de France à Rome , plusieurs fautes 
du saint-siége en d'autres occasions. « J'ai ouï dire, 
» dit Duclos , au sujet de la bulle Unigenitus , que à 
» nos évéques ne sotiiffloient pas le feu à Rome , on y 
» seroit fort tranquille sur la constitution » . Ne pour- 
roit-on pas aujourd'hui appliquer mot à mot cette 
phrase à la constitution française ? Il paroît qu'on le 
peut , si l'on en juge par l'indulgence avec laquelle 
on a vu à Rome les changemens opérés en Pologne , 
relativement au clergé. 

Cette faute du saint-siége , dans l'affaire des jésuites, 
rappelle au voyageur philosophe toutes celles que là 
cour de Rome venoit de commettre , depuis quelques 
années, à legard tle plusieurs puissances de l'Europe. 
Cette liste des maladresses pontificales se trouve assex 
longue \ et de ces dispositions à attirer de fâcheuses af- 
faires par (ks . prétentions maintenant déplacées , l'au- 



PAR DUCLOS. 517 

teur conduoit la destruction assez prochaine de cette 
puissance précaire. Il osa dire au cardinal Piccolonoiini , 
qu'il se flatteroit même d'en être le témoin , s'il n'avoit 
que dix-huit ans ^ et le cardinal ne le contredit pas. II 
n est pas rare de trouver dans Rome des gens d'esprit 
qui partagent cette crainte ; « Mais ce qu'on y redoutoit 
» le plus , dit Duclos , ce sont les écrivains français, et 
» même la nation française , qui , avec ses incommodes 
» libertés et son habile obstination à ne point se séparer 
» de l'église romaine, la rend plus dangereuse que ne 
)» le seroient des hérétiques déclarés )>. Ces mots , écrits 
en 1768, sont devenus par circonstance tout-à-fait 
dignes d'attention en 1791. 

On connoît assez tous les vices du gouvernement 
politique et économique de Rome ; et , sous ce rapport , 
Duclos n'apprend que peu de chose aux lecteurs ins- 
truits. Mais les détails , secs et arides cheS d'autres voya- 
geurs, prennent sous sa plume de l'agrément et de l'in- 
térêt. Dans l'exposé des défauts du gouvernement pon- 
fifical il distingue ceux qui appartiennent au fond de ce 
gouvernement même , d'avec ce qui appartient à l'im- 
péritie des papes et de leurs ministr.es. Cette part , qui 
est la plus considérable , lui rappelle fréquemment l'ad- 
ministration vigoureuse de Sixte-Quint, sous lequel la 
plupart de ces vices n'existoient pas. Cependant il se 
trouve que c'est ce pape qui, pour détruire l'influence 
des grandes maisons et les désordres dont elle étoit la 
source, s'étant emparé de presque tout l'argent de Ro- 
me , et lui ayant substitué la monnoie de papier , a, pour 
enrichir quelque temps le trésor public/ appauvri le 



^ 



5i8 SUR LE VOÏAGE EN ITALIE, 

peuple pour des siècles. « Bientôt, dit Dudos, il û^y 
i> aura jihs d'argent dans Rome que celui que les voya^ 
i> geurs y portent dans leur poche ; car la plupart de 
% leurs grosses dépenses se paient en lettres-de-change ». 
Ce trésor pontifical, qui, sons Sixte-Quint et ses pre- 
miers successeurs, étoit de vingt-quatre millions, étoit^ 
en 1767 , réduit à cinq, par la nécessité où les derniers 
pontifes s'étoient trouvés d'y puiser fréquemmenL La 
révolution de France n*est pas propre à le recruter. Il 
faut pourtant convenir que le tribut payé à Rome , par 
h nation , n'étoit pas^ aussi considérable que le préten* 
doient afors pfcrsienrs écrivains français. Diiclôs en fait 
le relevé d'après les registres ntémes de la daterié, et ce 
rdevé donner pour cinq ans, la somme ^ùn million 
huit cetit soixante-dîl-neuf miHe huit cent quatre-vingt< 
dtt-sept Kvres: « Quelque modiques , dit-il, que soient 
>) ces sommés, c'est peut-être toujours trop ». Cette 
réflexion étoit une hardiesse philosophique en 1768 : 
aussi fiiHoit-il un peut-être pour la faire passer. 

Le tableau des mœurs de Rome est, et devoit être, 
vu fe tafent de Duclos , le morceau le pïus intéressant 
de ce voyage. H y porte le coup d'œil d'un Français , 
qui rend sailTant tout ce qui se trouve en opposition 
atvec nos idées ; et d^ cette opposition se marquant de 
jonr en jour davantage, tous les excès de la superstition, 
les abus qu'elle entraîne, le monaehisme, les secours 
indirects offerts à la mendicité, Torgueil et fignorance 
des grands, le mépris dés lois-, leur impuissance à pro- 
t^er fe peuple , sa misère , la férocité qui en est la 
sdte y etc; f tônt cela est peint avec la bmsquê vivacité 



PAH DUCLOS. Sl0 

parUcuUère à Dudos. Les aneodoles forment ses [nèce^ 
justificatives. En voici une d'un genre qui paroit pfes- 
que iocroyable. L auteur développe [Josieurs effets d^ 
œs abus de crédit , poussa à un excès monstrueux, eC 
pour qui il a ÊJlu même créer un mot , prepotenxa / 
abus en vertu duquel un coquin , protégé par une étn^ 
nence, est à Tabri des poursuites de la jusdce, dinar 
la franchise du palais de son protecteur* Pendant 1» 
guerre de 1 745 , Tempereur François i/' ayant élé cou- 
ronné à Fraicfort, mie partie du peuple, ¥Ouée à ki 
j^tion autrichienne, s'avisa d'aller sons les fenêtres de^ 
ambassadeurs de France et cTEspagne , alors ennenûeS^ 
de r Autriche , témoignant sa joie par des crb de uiue 
t empereur ! L'ambassadeur de France jeta de l'argenC 
à cette populace, qui cria : Fiue France / et se retira»' 
]9^Iais il en fut autrement devant le pâJ«s du earcfinal 
Aquaviva, protecteur d'Espagne. Gehn-ci, se croyant 
bravé, ouvre sa fenêtre, et vingt coups de fusil, partis^ 
à la fois, jettent à terre autant de morts ou de blessés. Le 
peuple veut incendier le palais , et y brûler Aquaviva. 
Mais celui-ci s'étoil assuré de plus de mille braves dont il 
couvrit la place. Quatre pièces de canon, chargées à car^ 
touches, en imposent au peuple. Qui croiroit cpe lepape^ 
avec l'autorité absolue et un corps de troupes, n'ait jamab 
«ongé à faire au peuple quelque justice du cardinal ? 
Voilà de terribles effets de la prepotenza. Ce n'est pas 
tout : ce cardinal Aquaviva eut, dans les demiers^ jouis 
de sa vie, tant de remords de se^ violences, qu'il tou*- 
kit en faire publiquement amende honorable : on en a 
£ttt à moins ; mais- le sacré collège r» vcmlut jamm It 



520 SUR LE VOYAGE EN ITALIE, 

permettre , pour Thoimeur de la pourpre. Ainsi , dans 
ia capitale du monde chrétien, l'expression du remords, 
cette, vertu du pécheur , et sa seule ressource , fut ior 
terdite à un prêtre trop peu châtié. par ses remords; 
et ce triomphe de Torgueil sur une religion d'humilité, 
fut Touvrage de ceux qui se portent pour successeurs 
de ses premiers apôtres. La religion durera, sans doute; 
mais \à prepotenza ne peut pas durer. 

Après quatre mois de séjour dans ce beau pays, 
Duclos passe à Naples ; et c est , après Rome, le théâtre 
qui lui fournit le plus d'observations politiques, mo- 
rales, économiques , qu il faut lire dans louvrage même. 
Son goût le portoit particulièrement à tracer le carac- ' 
tère de ceux' qu'il fréquentoit , ou même qu'il rencon- 
troit. Il s'égaie surtout aux dépens d'un prince de Saint- 
IVicandre, gouverneur du roi, lequel lui ôtoit des mains 
lesJHémoires de Sully;, faisoit apprendre le français 
au jeune prince par un jésuite allemand, et réprimoit 
avec soin tous les mouvemens honnêtes de son élève. 
<( Le roi de Naples , dit Duclos , a montré qu'il étoit 
» susceptible d'une autre éducation que celle qu^il a 
» reçue. Dans la dernière disette qu'il y eut, ayant oui 
)) parler de la misère du peuple, il proposa à son gou- 
» vemeur de vendre ses tableaux et ses bijoux,, pour 
» en donner le prix aux pauvres. Le prudent gouver- 
)) neur remontra avec beaucoup de dignité à son élève, 
)» qu'il ne devoit pas disposer ainsi de ce qui apparte- 
» noit à la couronne ; et ce fut tout ce qu'il crut de- 
)) voir lui dire dans cette occasion. Le jeune prince a 
» déjà senti et fait connoUre ce qu'il pense du peu de 



i>Atl DtJCLOS* 5!ii 

I 

)» ^itï qu on a eu de Tiûslrulre» L'empereur et le grand-* 
» duc, étaùt à Naples avec la reine leur sœur, et la 
» conversation ayant tourne sur Fhistoire et d'autres 
» matières , le roi , étonné d'entendre sa femme et ses 
>> beaux-frères traiter des sujets qu'il ne comprenoit pas 
D plus que s'ils eussent parlé une langue étrangère , se 
» tourna vers le prince de Saint-Nicandre : // faut > 
» lui dit-il , que vous m^ayez bien mal élevé , pour* 
» que je ne sois pas en état de coni^erser avec des 
» princes et même une princesse de mon âge^ » Qui 
ne seroit tenté , en lisant de pareils traits , de rapporter 
les fautes et les malheurs d'un règne à des instituteurs 
coupables > qui négligent et quelquefois même corrom* 
peut des naturels heureux? Ce crime ^ si impuni par-» 
tout, est un des plus grands qui puissent se commettre 
à l'égard d'une nation soumise au despotisme. Il de-» 
viendra plus rare par l'effet de l'agitation des esprits en 
Europe. Les rois et les princes sentiront le besoin de 
faire instruire leurs enfans^ pourl'intérét d'une autorité 
qu'il faudra bien chercher à rendre utile et bienfaisante : 
et cela même peut déjà s'appeler une révolution. Ainsi 
le sort de l'humanité sera un peu plus supportable , 
même dans les pays qui ne peuvent prétendre à la 
liberté civile et politique > source de tout bonheur , 
comme de toute vertu. 

FIN DU MORCEAU SUR LE VOYAGE EN ITALIE» 



t àt 



LETTRES DIVERSES. 



f^^ '^ir'^^ « 0>^i0>^ ^«» 



LETTRE PREMIÈRE. 



j4 madame de* 



Je me suis douté , madame , eu reœvant votre billet 
et avant de Fouvrir , qu'il m'arrivoit malheur , et c'é- 
toit pour moi une nouveauté d'ouvrir un billet de vous 
avec chagrin. Je comptois faire ce soir mon entrée dans 
mon nouvel établissement d' Auteuil ; mais ayant diffé^ 
ré de deux jours , pour vous faire ma cour avant mou 
départ , il faut bien cfue je diffère de deux autres , • 
pour que les deux premiers ne soient pas peixlus. Je 
crois ee sentiment-là plus honnête qi!ie celui qui fyxt 
recourir 4es joueurs après leur argent ; mais , dans le' 
fond , il est à peu près du même genre. 

Ce sont plusieurs de mes amis qui $ont cause ^e 
je viens me éacher quelque temps à la campagne dans 
un assez mauvais temps. Crmrez-vous que c'est pour 
travailler , pour finir ces épttres de Ninon * sur les- 
quelles on ne cesse de m*impatienter ? N'eat-îl pas ri- 
dicule d'aller vivre sagement pour écrire des fbKes ? 
Être fou de sang froid ou par réminiscence , cela it'est- 

* Ces épîtres ont été égarées , ainsi que d'autres papii^^ , à la 
mort de Tauteur. Cette perte est probablement sans ressourcé; 
car les recherches les plus exactes n'bnt pu nous tes procurer. 
(^PietederÉdHpur.) 



55l4 LETTRES DIVERSES. 

il pas bizarre ? Voilà rinconvéoient de dire à ses amis 
les choses sur lesquelles on travaille. On ne m'y repren- 
dra plus. Être exposé à finir ce que je commence , à 
mettre de Tordre dans mes caprices ] cela me paroit un 
peu dur , et je n en serai plus la dupe. 

Je ne vous parle plus , madame , de mon respect 
ni de ma tendre, amitié , qui dureront autant que moi. 



i»<»i»i»^i»»>^»i»^^ 



LETTRE IL 



. Voila donc , mon ami , comme vous vous conduis 
sez j vous que je croyois la raison , la prudence , la sa- 
gesse même ! A qui se fier, après ce que je sais de vous , 
et sur qui compter désormais ? On vous ordonne la plus 
ârande modération dans l'usage de la pensée , et mada- 
me M... m'a dit qu'elle avoit reçu de vous une lettre 
charmante et pleine d'esprit ; ce sont ses termes : je 
n'exagère rien , et je suis bien éloigné de vous cher- 
cher des torts. Vous ne pouvez pas la récuser non plus. 
Elle vous aime , elle a de la candeur , et est à mille lieues 
de toute espèce de médisance y à plus forte raison de 
calomnie. 

Une lettre charmante et pleine d'esprit ! est-il pos- 
sible ? Quoi ! c'est vous qui vous permettez de pareils 
excès ! On est tranquille sur votre compte , et tout d'un 
coup voilà une infraction de régime qui vient effrayer 
vos amis. Si madame M eût dit simplement une 



LETTRES DIVERSES. 5a5 

lettre charmante , je dirois : Cela peut se passer , peut-* 
être le mal n'est -il pas si grand qu'on le fait. VingC 
fois j'ai entendu dire : C'est un ouvrage charmant ; et , â 
la lecture , j'ai vu que rien n'ëtoit plus faux ; mais pleine 
d'esprit ! c'est là ce qui est une faute absolument im* 
pardonnable. Je ne vous cache pas que je me crois obli« 
gé d'en faire avertir M. Tronchin , qui ne plaisante 
point dsms ces cas-là , et qui saura vous en dire soa 
avis. De l'esprit ! vous n'ignorez pas combien la pensée 
est nuisible à l'homme ^ que , par cette raison , il n'y 
a presque point d'homme qui pense la vingtième 
partie de sa vie ; que vous-même , pour avoir pensé seu- 
lement la moitié de la vôtre , vous vous en trouvez 
très - mal , et voilà que non - seulement vous pen- 
sez , mais même vous osez avoir de l'esprit! Voua 
savez qu'en pleine santé même , il ne fait pas sûr de 
se donner cette licence ; que l'esprit entraîne de 
grands inconvéniens à la ville , à la cour ; et c'est vous... 
Je n'en reviens pas. Bon Dieu ! à quoi sert la philoso- 
phie ? Je ne m'y connois point -, mais je soupçonne qu'il 
y a , entre penser et avoir de l'esprit , la même diflfé- 
rence qu'il y a entre marcher et courir ; et , si cela 
est vrai , jugez combien vous êtes coupable. 

Vous allez me répliquer que vous avez beaucoup 

d^amitié pour madame M ^ qu'au moment ou vous 

avez piis la plume pour répondre à sa lettre , le sei>* 
timent a éveillé l'esprit chez vous. Je sais qu'il y en a 
des exemples ; que ce genre d'esprit est Iç meilleur , le 
plus rare et le plus aimable 5 et que vous pouvez être 
dans ce cas : mais, de bonne foi, pensez -von^ que 



5]a6 LETTRES DIVERSES. 

cette excuse me rassure et me satisfasse ? D abord il 
s^i^iroit de savoir si M^ Trouchiu vous permet le sen- 
Aiment. Gda m'étonneroit beaucoup dans un médecin 
wms habile , et «tpii connoit si bien la nature. Je doute 
4rès-fort qu'il, vous ait rien prononcé là-dessus ; et 
Tbus êtes trop honnête pour le compromettre avec la 
ûculté. On saie assee que le sentiment est presque 
•UBsi italsain que Fesprit ] et , quoiqu'on soit dans 
fhabitude de le contrefaire et de le ^uer encore davan- 
tage , parce que ia chose est beaucoup plus facile , vous 
•voyez que , dans le vrai , on se le pennet nssez rare- 
tuent. Q est donc clair , mon cher ami , que votre ex- 
ifiuse ne serait qu'une défaite -, et , au fond , je ne vois 
-pas comment vous vous en tirerez. 
« La fiiute où vous venez de tomber d'une façon si 

9 

liumiKante , m'a fait revenir sur le passé, comme il 
arrive en pareil cas; et je me suis rappelé que les 
decrz dernières fois que j'ai eu le plaisir de vous voir, 
il s'en falloit bien qoe vous ne fussiez net ; et même 
je me souviens de quelques réflexions un peu vigou- 
remises ou piquantes qui doivent nécessairement pren- 
àte sur ia machine. J'ai songé alors que vous étiez 
assez mal environné; que mademoiselle Thomas, 
iùiïtre son esprit , ayant encore celui qui naît du sen- 
titioent, peut très-fréquemment redotdder chez vous les 
-crises de ces deux facultés : ce qui ne sauroit manquer 
de vous fidre beaucoup de tort. Il ne faut pas croire 
que je sois non plus sans inquiétude sur M. Ducis. 
Géut qui né cotinoissent que son talent tragique , ne 
sàfyent pas à qu^l point il est dangereux pour vous, et 



LETTRES DIVERSES. Ztj 

de combien de façons il peut vous nuire par. sa con- 
versation forte, animée et attachante. Vous ne con* 
noîssez point, je crois, madame Helvétius^ )e sais , du 
moins , que vous n allez point chez elle : j en suis en* 
chanté pour vous 



LETTRE IIL 



aoAoât 176S. 

Je crois assez connoitre votre âme , mon cher amt, 
pour pouvoir vous donner des conseils utiles à votre 
bonheur. Garantissez -vous de tout sentiment vif et 
profond. J'ai rémarqué que, toutes les fois que vous 
êtes vivement afiècté de quelque cliose, vous tombez 
dans un chagrin qui nest point cette douce mélan- 
colie , si délicieuse pour ceux qui réprouvent. De plus^ 
les travaux rendent la gaîté nécessaire à voli^ santé. 
Quand un sentiment profond vous rendroit heurent , 
du moins est-il certain qu'il ne vous délasseroit pas, 
et vous avez besoin d'être d^assé. Ne craignez pas de 
perdre par là cette sensibilité nécessaire à Thorame de 
lettres ; vous en avez reçu une trop grande dose : rien 
ne peut l'épuiser. La lecture des excellens livres len- 
tretiendra davantage, sans exposer votre âme à ces. se- 
cousses violentes qui l'accablent, lorsque des noeuds 
qui nous étoient chers viennent à se briser. 

Ne donnez .jamais à personne aucun droit sur vous. 
La roideur de votre caractère pouvant, par la suite, 



5^8 LETTKES DIVERSES. 

VOUS forcer à cesser de les voir, vous aurez l'bîr de 
Tingratitude. Tenez tout le monde poliment à une 
grande distance. Prôsternez-vous pour refuser. Je crois 
à Famitié , je crois à lamour : cette idée est nécessaire 
à mon bonheur ; mais je crois encore plus que la sa- 
gesse ordonne de renoncer à l'espérance de trouver une 
maîtresse et un ami capables de remplir nion cœur. Je 
sais que ce que je vous dis fait frémir ; mais telle est la dé> 
pravation humaine , telles sont les raisons que j'aide mé- 
priser les hommes ,que je me crois toul-à-fait excusable» 

Si quelqu'jun étoit naturellement ce que je vous con- 
seille d*être , je le fuirois de tout mon cœur. £sl-oa 
privé de sensibilité, on inspire un sentiment qui res- 
semble à Taversion; est-on trop sensible, on est mal- 
lieureux« Quel parti prendre ? Celui de réduire famour 
au plaisir de satisfaire un besoin spontané, en se per- 
mettant tout au plus quelque préférence pour tel ou 
tel objet. Réduire l'amitié à un sentiment de 'bienveil- 
lance proportionné au mérite de chacun , c'est le parti 
que prit Fontenelle , qui avoit toujours les jetons à la 
main* Vous êtes né honnête 5 je suis sur que vous ne 
•pousserez pas cette défiance trop loin. Tout ceci se ré- 
duit à dire que votre âme ne doit jamais être insépara- 
blement attachée à l'âme de personne-, qu'il faut appré- 
cier tout le monde, et remplir tous les devoirs de 
l'honnête homme , et même de l'homme vertueux, 
d'après des idées justes et déterminées , plutôt que 
d'après des sentimens, qui, quoique plus délicieui^, 
ont toujoui^ quelque chose d'arbitraire. 

C'est pai' le tiavail seul que vous échapperez à lacû^ 



LETTRES DIVERSES. 829 

TÎté de cette âme qui dévore tout. Le temps que vous 
emploierez chez vous sera pris sur celui que vous per- 
driez dâos le monde, où vous vous amusez si peu, où 
vous portez le sentiment toujours pénible de la supé- 
riorité de votre âme et de l'infériorité de votre fortune ; 
où vous trouvez des raisons de haïr et de mépriser les 
hommes, c est-à-dire, de renforcer cette mélancolie à 
laquelle vous êtes déjà trop sujet, qui vous met souvent 
de mauvaise humeur , et qui vous expose quelquefois k 
vous faire des ennemis. La retraite assurera en même 
temps votre repos, c'est-à-dire, votre bonheur, votre 
santé , votre gloire , votre fortune et votre considération. 
Vous aurez moins d'occasions de vdus permettre ceâ 
plaisirs qui, sans détruire la santé, affoiblissent au moins 
la vigueur du corps, donnent une sorte de malaise, et 
détruisent l'équilibre des passions. 

La considération de l'homme le plus célèbre tient au 
soin qu'il a de ne pas se prodiguef . Ayez toujours cette 
coquetterie décente qui n'est indigne de personne. 
Votre gloii'e y gagnera aussi : l'emploi de votre temps 
laugmentera nécessairement , et , par la même raison , 
votre fortune ; car, croyez-moi ^ ne comptez jamais que 
sur vous. 

Il y a encore une chose que je ne saurois trop vous 
recommander, et qui vous est plus difficile qu'à un 
autre , c'est l'économie. Je ne vous dis pas de mettre 
du prix à l'argent; mais de regarder l'économie comme 
un moyen d'être toujours indépendant des hommes^ 
condition plus nécessaire qu'on ne croit , pour conser- 
Yer,,son honnêteté. 



55o LETTRES DIVERSES. 



LETTRE IV. 
A madame S 

Barège, le i5 septembre. 

Quoi ! madatiie , vous avez eii la bôntë tfaller voir 
tnon nouveau taudis! Je vous reconnoîs bien là. Vous 
êtes contente de mon logement ; œais moi je ne le sois 
]point : je m'y prends trop tard pour me loger près de 
la rue Louis-Ie-Grand. 

Madame de Grammont est partie depuis le tèontmcn- 
eèment du mois. Il me seroit impossible de désirer au- 
tre chose que ce que j'ai trouvé en elle 5 et nous avons 
fini encore mieux que nous n'avions commencé. J'ai 
toutes sortes de raisons d'être enchanté de mon voyage 
de Barège. Il semble qu'il devoit être la fin de toutes 
les contradictions que j'ai éprouvées , et que toutes les 
tcirconstances se sont réunies pour dissiper ce fond de 
mélancolie qui se reproduisoit trop souvent. Le r^xrar 
de ma santé; les bontés que j'ai éprouvées de tout le 
monde ; ce bonheur si indépendant de tout mérite, mais 
si conlmode et si doux , d'inspirer de l'intérêt à tous 
ceux dont je me suis occupé ; quelques avantages réels 
ièt positifs ; les espérances les mieux fondées et les plus 
avouées par la raison la plus sévère \ le bonheur public 
et èelui de quelques personnes à qui je ne suis ni in- 
connu ni indifférent ; le souvenir tendre de mes anciens 
amis \ le charme d'une amitié nouvelle , mais solide , avec 



LETTRES DIVERSES. 35l 

tin des hommes les plus vertueux du royaume , pleiu 
d'esprit , de talent et de simplicité , M. du Paty que vous 
connoissez de réputation; une autre liaison non moins 
précieuse avec une femme aimable <jue j'ai trouvée ici, 
TCt qui a pris pour moi tous les sentimens d'une sœur ; 
des gens dont je devois le plus souhaiter la connois* 
^nce,'et qui me montrent la crainte tAligeante de per- 
dre la mienne-, enfin , la réunion des sentimens les plus 
chers et les plus désiraMes : voilà ce qui ferit, depuis 
trois mois y mon bonheur*, il semble que mon mauvais 
génie ait lâché prise, et je vis, depuis trois mt)is, sous 
là baguette de la fée bienfaisante. 

D'après ce détail , vous croirie^s que je vis environné 
de tout ce que j'ai trouvé d'aimable ici , sous un beau 
ciel , et dans une société charmante ; non , je vis sous 
Une douche brûlante , ou dans une bouilloire cachée au 
fond d'uù cachot. Tout ce que je distinguois est parti 
de iBarège. 11 y fait un terûps exécrable, et le brouillard 
ne laisse point soupçonner que les Pyrénées sment sur 
ma tête. Mais je ù'en suis pas moins heureux-, favois 
besoin de revenir sur les sentimens agréables dont j'ai 
joui aVec trop de précipitation : je les recueHte avfec une 
joie mèiée de surprise : mes idées sont làciles et douces, 
tous lés mouvemens de mon cûeur sont des plaisirs ; 
voilà le vrai beau temps, et le ciel est d'azur. 

Le ton de cette lettré est un peu difiërenft de celles 
que je vous écrivois , madanle , de la rue de Richelieu , 
et même dé (Quelques conversations que je me souviens 
d'avoir eues avec vous , il y a cinq ou six tnois. Que vou- 
lez-vous? je vous motitrois mon &qie alors, comme je 



S53 LETTRES DIVERSES. 

VOUS la montre aujourd'hui : « L'homme est ondoyant », 
dit Montaigne : j'ëtois de fer pour repousser le mal, je 
suis de cire pour recevoir le bien. Les différentes pbi- 
losophies sont bonnes ; il ne s agit que de les placer à 
propos. Zenon n'avoit ps tort j Epicure avoit raison. 
Le régime d'un malade n'est pas celui d'un convales- 
cent ; celui d'un convalescent n'est pas celui d'un athlète. 
Je me trouve bien de ma manière d'être actuelle ; je 
reviendrois à l'autre, s'il le falloit ; mais je tacherai d^é- 
carter ce qui pourroit la rendre nécessaire ; je n'y sais 
que cela. 

Madame de Tessé et M. le duc d'Ayen ont passe ici 
quelques jours : j'ai foit à me louer de leurs bontés ; je 
n'ai cependant point accepté l'offre de madame de Tessé 
pour Ltichon ^ je vous dirai pourquoi. 

Je pars d'ici vers la fin de septembre; je comptois 
m'en aller en droiture à Paris 5 je pressentois le besoin que 
j'aurois de revoir mes anciens amis , car je ne veux rien 
perdre; mais j'ai de nouvelles raisons de me priver en- 
core de ce plaisir. M. de B a trouvé absurde que je 

négligeasse l'occasion de voir M. de Choiseul ; il prétend 

que ma connoissance avec M. de Gr pourroit finir 

par n'être qu'une connoissance des eaux. C'est ce qui ne 
peut jamais arriver. Il est actuellement à Chanteloup. 
Il peut s'en assurer par lui-même, et, entre nous, j:e 
crois qu'il ne laissera pas d'être un peu surpris. Quoi 
qu'il en soit, je défère à son conseil et à celui de mes 
amis qui blâment mon peu d'empressement sur cela» 
Mais je ne serai à Chanteloup qu'à la fin d'octobre ; j'y 
resterai le temps qu'il conviendra. J'étois fort tenté d» 



LETTRES DIVERSES. 533 

ih'en retouroer par le Languedoc, pour voir la Pro- 
vence qui est un fort beau pays. 

Voulez-vous bien , madame, présenter tnes respects à 

M. S ? Je TOUS adresserois aussi bien des compli- 

mens pour les personnes que vous savez , si je ne crai- 
gnois que quelques-unes , s'ima^nant que ma lettre con- 
tient quelques bonnes bistoires des eaux , ne s'avisassent 
de vous la demander ^ et je vous prie de vouloir bien ne 
pas la leur lire. ^ » 

Conservez, je vous prie, madame, votre santé, ceUe 

de M. Si , votre bonheur commun , vos bonté» 

pour moi , et recevez les assurances de mon respect et 
de ma tendre amitié. 



LETTRE V. 



Vous me demandez , mon ami, si ce n'est pas une 
espèce de singularité qui me fait voir la littérature sou» 
r^pect où je la vois ; s'il est vrai que je sois dans le cas 
de jouir d une fortune un peu plus considéralile que 
celle de la plupart des gens de lettres -, et enfin' vou» 
voulez que je vous confie , soùs le sceau de Tamitié , 
<|uels sont les moyens que j'ai employés pour arriver k 
ce terme que vous supposez avoir été le but de mon mor 
bition. Voilà, ce me semble, les divers ol>jeU de votre 
curiosité , autant que je puis le résumer de votr<[5 longue 
lettre. Mes réponses seront simples. 



334 LETTRES DIVERSES. 

Mais je commence par vous dire que je suis presque 
offense de voir que vous me supposiez un plan de con-^ 
duite à cet égard. Mon tour desprit , mon caractère, et 
les circonstances ont tout £ût, sans aucune combinaisoa 
de ma part. J'ai toujours été choqué de la ridici:de et 
insoleme opinion , répandue presque partout , qi|'w& 
honune de lettres qiû a quatre ou cinq mille livres d^ 
rente est au périg^ de la fortune. Arrivé à peu près à 
ce terme , j'ai senti que j avois assez d'aisance pour vivr^ 
solitaire , et mon goût m'y portoit natureU«mqn,t. Mais 
comme le hasard a fait que ma société es( rejQberché^ 
par pinceurs personnes d'une fortune beaucoup plu^b 
considérable , il est arrivé que mon aiçançe est devenu^, 
une véritable détresse, par une suite des devoirs que 
m'imposoit la fréquentation d'tm monde que je n'avois 
pas recherché* Je me suis trouvé dans la nécessité abso- 
lue ou de faire de la littérature un métier pour suppléer 
à ce qui me manquoit du coté de la fortune, ou de sol* 
liciter des grâces , ou enfin de m'enrichir tout d'un coup 
par une retraite subite. Les deux prçpÂers p^rti^s^ qe me 
convenoient pas. J'ai pris intrépidement le deng^er. On 
a beaucoup crié : on ma trouvé biz9^FQ, extraordiu9Ûr<^' 
Sottises que toutes ces clameurs. Vch(S s«^Q2{ q^ fex^f 
celle à traduire la pensée de mon prochain, Tou| c^ 
qu'on a dit h, ce sujet , vouloit ^re ; Quoi! n'qst-ril fm- 
suffisamment payé de ses peines et de ses Qoqf^i^ pwh 
l'honneur de nous fréquenter, par le plaisir d^ Qou^r 
amuser, par l'agrément d être traité par pous C(^aim9 tMl 
Test aucun honame de lettres ? > 

A cela je réponds : J'ai quarante m^. I)e ç^iS petite. 



LETTRES DIVERSES. 555 

triomphes de vamté dont les gens de lettres sont â 
épris j j en ai par-dessus la tête. Puisque » de votrq 
aveu, je n'ai presque rien à prétendre , trouvez bon que 
je me retire. Si la société ne m'est bonne à rien, il faut 
que je commencp à être bon pour moi-même* Il est 
ridicule de vieillir , en qualité d'acteur , dans une troupe 
où Ton ne peut pas même prétendre à la demi-part. Ou 
je vivrai seul, occupé de moi et de mon bonheur ^ ou , 
vivant parmi vous , j'y jouirai d'une partie de l'aisance 
que vous acccHxlez à des gens que vous-mêmes vous ne 
TOUS .aviserez pas de me comparer. Je m'inscris ejx fàuiç 
contre votre manière d'envisager les hommes de ma 
classe. Qu'est-ce qu'un homme de lettres selon vous^ 
et , en vérité , selon le fait établi dans le monde ? C'est 
vufx homme à qm on dit : Tu vivras pauvre et trop heu- 
reux de voir ton nom cité quelquefois ; on t'accordera ^ 
non quelque considération réelle , mais quelques égards 
flatteurs pour ta vanité sur laquelle je compte, et noa 
pour l'amour-propre qui convient.à im homme de aenSéi 
Tu écriras., tu feras des vers et de la prose pour Iqgh 
quels tu recevras quelques éloges, beaucoup 4'i^JMre9 
et quelques écus, en attendant que tu pui^^ses attraper 
quelques pensions de vingt-cinq louis» ou de cijDiqMen(e ^ 
qu'il faudra dispuio* à tes rivaus^ en te roulaiit dw9 k 
fange, comme h jfah I9 populace au;x di^tributioa» cle 
poonnoie qu'on Ivu jette dans Iqs (ete$ publiques. 

J'ai trouvé ., mpn aaû , que celte e2(i«i€!i%Ge rm mm 
convenoit pas \ et , méprisaat a la t^ la gloriole de» 
giandeurs et la gloriole littéraire , )'ai inmiyote l'une et 
l'autre à l'honneur de mon caractère et à l'intérêt de 



556 LEÏtRES DIVERSES. 

mon bonheur. J'ai dit tout haut : J'ai fait mes preilVcl 
de désintéressement , et je ne solliciterai pas. J'ai très- 
peu ; mais j'ai autant ou plus que quantité de genâ de 
mérite : ainsi je ne demande rien. Mais il faut que vous 
me laissiez à moi^-même : il n'est pas juste que je porte, 
en même temps, le poids de la pauvreté et le poids de^ 
devoirs attachés à la fortune ^ j'ai une santé délicate et 
la vue basse : je n'ai gagné jusqu'à présent dans le monde 
que des boues, des rhumes , des fluxions et des indiges-> 
tions, sans compter le risque d'être écrasé vingt fois par 
hiver. Il est temps que cela finisse, et, si cela nVst pas 
terminé à telle époque, je pars. 

- Voilà, mon ami, ce que j'ai ditf et, si vous vous 
étonnez que cela ait pu produire autant d'effet , il faut 
savoir qu'une première retraite de sit mois, où j'avoi^ 
trouvé le bonheur, a prouvé invinciblement que je n'a- 
gissois ni par humeur, ni par amour-propre. 11 reste à 
vous expliquer pourquoi on se faisoit une peine de me 
voir prendre le parti de la retraite. C'est , mon ami , ce 
que je ne puis vous développer , au moins dans le 
même détail. Mais je puis vous dire sans que vous de- 
viez me soupçonner de vanité ^ je puis vous dire que 
mes amis savent que je suis propre à plusieurs choses , 
hors de la sphère de la littérature. Plusieurs d'entr eux 
se sont unis pour me servir ; les uns n'ont écouté que 
leur sentiment , d'autres ont fait entrer dans leur senti- 
ment quelque calcul et quelque intérêt ; et les circons- 
tances étant favorables , il en est résulté la petite révolu-^ 
ûon que vous jugez si heureuse. 



LETTRES DIVERSES. SSy 



LETTRE VI. 

A M. Vahhé Roman. 

C'est un vœu que j'ai fait , mon cher ami, de vous 
répondre toujours à l'instant où j'aurai reçu votre lettre, 
et je n'ai pas besoin d'effort pour le remplir : il m'en 
faudroit pour différer , et je ne veux pas lutter contre 
moi-même. 

Ah ! mon ami , que j'ai été étonné de voir que je dif- 
fère de vous, dans la chose par laquelle je vous res- 
semble ! Vous convenez que vous avez pris la meilleure 
part , et vous ne souhaitez pas que j'obtienne un lot pa- 
reil, vous me le dites, parce que vous le sentez. Cette 
jraison est sans doute très-bonne; mais pourquoi, ou 
plutôt comment le sentez- vous ? voilà ce qui noi'étonne. 
Quoi] cette malheureuse manie de célébrité, qui ne 
fait que des malheureux, trouve encore un partisan ,. 
ui^ protecteur ! Avez-vous oublié qu'elle exige pres^ 
qu'autant de misères, de sottises, de bassesses mém€!> 
que la. fortune? Et quel en est le frpit? beaucoup 
moindre,! et surtout ply^- ridicule. Son effet le plus cer- 
tain est de vous ^prendre jusqu'où va la méchanceté 
huçoâine , en votis rendant l'objet de la haine la plus 
violente et des, prpcédés les plus affreux^ de la part de 
ceu:ii qui ne peuvent, partager cette fumée et qui sont 
jalottt de quelques noûsérables distinctions, presque tou^ 

I. 22 



358 LETTRES DIVERSES. 

jours ennuyeuses et fatigantes, surtout pour moi qui ai 
tout jugé. 

J'ai aimé la gloire, je Favoue ; mais c etoit dans un 
âge où l'expérience ne m'avoit point appris la vraie va* 
leur des choses^ où je croyois qu'elle pouvoit exister 
pure et accompagnée de quelque repos ; où je pensois 
qu'elle étoit une source de jouissances chères au cœur 
et non une lutte étemelle de vanité ; quand je croyois 
que , sans être un moyen de fortune , elle n'étoit pas du 
itaLoins un titre d'exclusion à cet égard. Le temps et la 
r^exion m'f>nt éclairé ^ je ne suis pas de ceux qui peu- 
vent se proposer de la poussière et du bruit pour objet 
et pour fruit de leurs travaux. Apollon ne promet qu'un 
nom et des lauriers ; voilà ce que disoit Boileau avec 
i^inze mille li vîtes de rentie des bienfaits du roi, qui en 
vidoient plus de trente d'à présent ; voilà ce que disoit 
Racine , en rapportant plus d'tme fois de Versailles des 
• J[k>urses de mille louis. Gela ne laisse pas que de conso- 
ler de la rivalité et de la haine des Pradon et des Boyer. 
Encore né put -il pas y tenir, et laissa-t-il , à trente -six 
ans, cette carrière de gloire et d'infamie, qui depuis 
lui est devenue cent fois plus turbulente et plus avilis- 
sante. Pour inoi, qui dès mon premier succès me suis 
attiré , sans l'avoir mérité le moins du monde , la hsàne 
d'une foule de sots et de méchans , je regarde ce mal 
conmie un très-grand bonheur ^ il ijae rend à moi- 
même , il me donne le droit de m'àppàrf eàif* exclusive- 
ment ; et, les anus les plus puissans ayant plus d'une ibts 
fait d'inutiles efforts pour me servir , je me suis lassé 
d'être un superflu, une espace dehors-Jœuvre dans laso^ 



LETTRES DIVERSESv SSg 

cîété. Je me suis indigné d'avoir si souvent la preuve 
que le mérite dénué , né sans or et sans parchemins , 
n'a rien de commun avec les hommes , et j^ai su tirer de 
moi plus que je ne pouvois espérer d'eux. J'ai pris pour 
la célébrité autant de haine que j'avois eu d'amour pour 
la gloire 5 j'ai retiré ma vie toute entière dans moi- 
même 5 penser et sentir, a été le dernier terme de moif 
existence et de mes projets. Mes amis se sont réunis 
inutilement pour ébranler ma fermeté; tout ce que j'é- 
cris comme à mon insu , et pour ainsi dire malgré moi , 
ne sera tout au plus que titulus nomenque sepulcrL 

J'ai ri de bon cœur à l'endroit de votre lettre, où 
vous me dites que vous m'avez cherché dans les jour- 
naux : vous m'avez paru ressembler à un étranger qui-, 
ayant entendu parler de moi dans Paris, me cherche- 
roit dans les tabagies et dans les tripots de jeu. J'en 
étois là depuis long- temps, lorsque je fis la rencontre 
d'un être dont le pareil n'existe pas dans sa perfection, 
relative à moi , qu'il m'a montrée dans le oQurt espace 
de deux ans que nous avons passés ensemble. C'étoit une 
femme , et il n'y avoit pas d'amour parce qu'il ne pou- 
voit y en avoir, puisqu'elle avoit plusieurs années de 
plus que moi; mais il y avoit plus et mieux que de l'a^ 
mour, puisqu'il existoit une réunion complète de toiâ 
les rapports d'idées , de sentimens et de positions. Je 
m'arrête ici , parce que je sens que je ne pourrcns finir. 
Je l'ai perdue après six mois de séjour à la campagne , 
dans la pkts profonde et la plus charmante solitude. Cos 
six mob , ou plutôt ces deux ans , ne m'ont paru qu'un 
instant dans ma vie; mais le boiidbieur d'être loin de tout 



340 LETTRES DIVERSES. 

ce que j'ai vu sur celle scèue d'opprobres qu'on appelle 
liuëralure, et ^ur cette scène de folies et d'iniquités 
qu'on appelle le monde , m'auroit suffi et me suffira tou- 
jours au défaut du charme d'une société douce et d'une 
amitié délicieuse. L'indépendance, ]a santé, le libre 
emploi de mon temps , l'usage , même l'usage fantasque 
de mes livres : voilà ce <\vlÎ1 me faut, si ce n'est point 
ce qui me suffit. C'est ce que m'enlèvera nécessaire* 
ment le succès que vous -avez la cruauté de souhaiter, 
et qui malheureusement est devenu , depuis ma der- 
nière lettre , encore plus vraisemblable \ L'ane qui ne 
veut point mordre son voisin, ni en ^tre mordu devant 
un râtelier vide, sera forcé, s'il est changé en cheval 
bien pansé devant un râtelier plein , de faire quelques 
courses et de juanéger pour gagner son avoine ^ et 
quand je songe iqu'en se déplaçant , il aura plus d'avoine 
qu'il n'en pourra manger, je suis bien près de penser 
qu'il fait un marché de dupe. 

Vous voyez par là , mon ami , combien je suis attache 
aux senlimens qui m'appellent à la retraite; et vous le 
verriez bien davantage si vous pouviez savoir , fortune 
mise à part , combien ma position m'offre de côtés 
agréables, quels combats j'ai à soutenir coptre les amis 
les plus tendres et les plus dévoués, quels efforts il me 
faut pour repousser ou prévenir les sacrifices qu'ils vou- 
droient faire pour me retenir. Quelle est donc cette in- 
vincible fierté , et même cette dureté de cœur qui me 
fait rejeter des bienfaits d'une certaine espèce , quand 

' On proposoit à Chamfort une place de secrétaire des com^ 
mandemens à la cour. {Note de V Éditeur, ) 



LErrRES DIVERSES. S/j 

je conviens que je voudrois faire pour eux plus qu'ils ne 
peuvent faire pour moi ? Cette fierté les afflige et les 
offense ; je crois même qu'ils la trouvent petite et misé- 
rable , comme mettant un trop haut prix à ce qui de- 
vroit en avoir si peu. Mon ami , je n ai point , je crois , 
les idées petites et vulgaires répandues à cet égard •, je 
je ne suis pas non plus un monstre d^orgueil, mais j'ai 
été une fois empoisonné avec de farsenic sucré , je ne 
le serai plus : manet altâ mente repostum. Vous me 
dites que vous tenez mon âme dans ma première lettre; 
il en est resté quelque chose , je crois , pour la seconde. 

J'accepte, mon ami, avec un sentiment bien vif, 
Tofifre que vows me faites de parcourir avec moi fe Pro- 
vence , pour chercher l'asile qui me convient 5 et je me 
fais d'autant plus de plaisir de l'accepter, que je ne vous 
ferai pas faire un grand voyage : il faudira que votre pajs 
ait de grands inconvéniens, si la retraite la plus proche 
de vous n'est pas edlequi me convient-Ie mieux. 

Je vous avois promis des nouvelles littéraires; mais,' 
par mon mouvement personnel , je suis bien froid sur 
cet article , et j'ai besoin , pour vous en envoyer, de son- 
ger que vous y mettez quelqu'intérét. On joue à pré- 
sent , avec un grand succès, malgré de grandes huéeai 
sur la scène, et de grandes réclamations et indignations 
à Paris et à Versailles, le Mariage de Figaro^ de Beau- 
marchais. C'est un ouvrage plein d'esprit, même de co- 
mique et de talent , mais qui n'en est pas moins mons- 
trueux par le mélange de choses du plus mauvais ton/ 
et de trivialités. Les loges sont retenues jusqu'à la 
dixième , et d'autres (fisezrt jusqu'à la vingtième repré^ 



542 LETTRES DIVERSES. 

jsentation. Le spectacle , sans petite pièce, ne dure plus 
que trois heures un quart, depuis les retranchemens 
qu on y a faits. Je ne vous parle point du Jaloux^ du 
mauvais Coriolan de Laharpe^ les journaux se sont 
chaigés de cela. Un mot sur les DandideSy opéra nou- 
veau, où Gluk a mis la main : c'est un ouvrage de To- 
pinambous, à jouer devant des Cannibales \ on dit pour- 
tant que cela n'aura qu'une douzaine de représentations. 

Parlons de notre académie. M. de Montesquiou a eu 
toutes les voix \ c'est qu'on a vu que tout partage seroit 
inutile, «t il faisoit plaisir en se présentant à l'académie ; 
il écartoit l'abbé Mauri , dont plusieurs ne veulent pas 
(entend^ parler. Mon amusement actuel est de voir 
comment ils feront pour l'évincer à la première va- 
yançe , qui est très-prochaine , si elle n'est ouverte par 
la mort de M. de Pompignan. L'abbé a huit ou dix voix, 
tout au plus; mais les autres gens de lettres, ses rivaux , 
n'en ont pas à beaucoup près autant. Personne n'y est 
appelé d'une manière positive; prendre encore un 
homme de qualité , seroit le comble du mauvais goût , 
et le chef-d'œuvre du ridicule. Comment s'en tiraxmt* 
ils."^ Je me divertirai des intrigues; ce sont mes seuls 
jetons, je n'en ai point d'autres : j'y vais si peu , que )e 
n'ai pas fait la moitié d'une bourse à jetons qu'on m'avoît 
demandée. 

Adieu , mon ami ; je n'ai plus que le temps de vous 
dire encore un petit mot de moi. Ma mère se porte à 
merveille , et n'a d'autre incommodité que de ne pou- 
voir faire usage de ses jambes ; mais j'ai bien peur que 
cette seule incommodité n'abrège les jours d'une per* 



LETTRES DIVERSES. 345 

sonne aussi vive, et plus impatiente à quatre-vingt* 
quatre ans , que je ne Tai jamais été. II me semble que 
si je restoîs en place une année, je ne pourrois plus vi« 
vre î et cette idée m'afilige sensiblement sur son élat, 
quoiqu'on me mande d'ailleurs tout ce qui peut me ras^- 
surer. Adieu encore une fois ; je vous aime et vous em- 
brasse de tout mon cœur. Il me semble que nous n avons 
pas cessé de nous entendre. 



LETTRE VII. 

Au même. 

Paris, Soctolire. 

Que devez-vous penser de moi^ mon cher ami, et 
d^un si long silence ? Vous devez croire que tous les 
maux réunis ont fondu sur ma tête. Hélas ! vous ne vohs 
tromperiez pas beaucoup : il y a deux mois et demi 
que j'ai eu le malheur de perdre ma mère, et ce n'est 
pas vous qui vous étonnerez de l'effet qu'a pu faire pour 
moi cette affligeante nouvelle^ ce n'est pas vous qui me 
direz que quatre-vingt-cinq ans étoient un âge qui devoit 
me préparer à ce malheur^ et que quinze ans d'abs^iœ 
dévoient me le faire trouver moins terrible. La raison dit 
tout cela , et le sentiment paie soû tribut. Je n'en dirai 
pas davantage, craignant surtout, déjà trop réveillé chez 
vous , le sentiment d'une perte qui vous a rendu si long- 
temps malheureux, et qui ne sera de long-temps oubliée^ 
Mon second malheur est d'avoir eu^pendani dc;«fx.mwi^ 



$44 LETTRES DIVERSES. 

une fièvre double tierce, suivie d'une convalescence 
très-péi*2)leVct qui n'est pas terminée. Je ne sais com- 
ment toute ma personne étoit devenue un amas de bile, 
ce qui m'a empêché d'avoir recours au quinquina. C'est 
la nature qui m'a guéri , comme elle eût fait avant la dé- 
couverte du spécifique. C'est un mois de pins qu'il m'en 
«i- coûté, et un mois de peines et de souffrances, pen- 
dant lequel il m'a été impossible d'écrire. Vous mander 
de mes nouvelles par une maiti étrangère , c'est ce que 
je n'ai pas voulu, dans la crainte que vous ne me crus- 
siez mort : et d'ailleurs je suis d'une stupidité rare pour 
dicter. 

Je passe, mon ami j à un autre article , dont je vous 
ai déjà touché quelque chose. C'est le projet d'aller vous 
trouver en Provence. Quand il n'y auroit eu d'c^tacle 
que ma maladie, il ne pou voit s'effectuer, et ne le pour- 
irûit même encore qu'au mois de décembre : encore cela 
ne seroit-il possible que dans le cas où j'aurois un com- 
pagnon pour aller en chaise de poste ; car d'aller par les 
voitures publiques dans cette saison , c'est ce qui me 
seroit aussi difficile qu'un pèlerinage dans le Sirius. 
Mais, mon ami, il y a d'autres obstacles encore plus 
grands ; ce sont ceux qui naissent de ma nouvelle posi- 
tion. Vous avez peut-être lu, dans les papiers publics , 
qu'on a obtenu pour moi la place de secrétaire du cabi- 
net de madame Elisabeth, sœur du roi; cette place vaut 
deuî mille fi*ancs , et , quoiqu'elle ne m'enrichisse pas 
pour ce moment-ci , puisque dans la maison du roi les 
prémièrejs échéances ne se paient qu'à un terme fort re- 
culé, il n'eu est pas moins vrai que je suis lié par la re- 



LETTRES DIVERSES. 545 

coDDoissance et par rattachement aux personnes qui ont 
sollicite et obtenu cette place pour moi, tandis que 
j etois cloue dans mon lit depuis six semaines-, je passe- 
rois pour un être sauvage et indomptable, un misanthrope 
désespéré, et je serois condamné universeDeraent. Il 
faut vous dire de plus, qu'indépendamment de ma nou- 
velle place, ma liaison avec M. le comte de Vaudreuil 
est devenue telle , qu'il n'y a plus moyen de penser à 
quitter ce pays*ci. Cest Tamitié la pkis parfaite et la plus 
tendre qui se puisse imaginer. Je ne saurois vous en écrire 
les détails; mais je pose en fait que, hors F Angleterre j 
où ces choses-là sont simples , il n y a presque personne 
en Europe digne d*entendre ce qui a pu rapprocher par 
des liens si forts un homme de lettres isolé , cherchant 
à letre encore plus , et un homme de la cour , jouissant 
de la plus grande fortune et même de la plus grande fa- 
veur. Quand je dis des liens si forts , je devrois dire â 
tendres et si purs ; car on voit souvent des intérêts com- 
binés produire entre des gens de lettres et des gens de 
la cour, des liaisons très - constantes et très -durables; 
mais il s agit ici d amitié, et ce mot £t tout dans votre 
langue et dans la mienne. 

Voilà, mon ami , quelles sont les raisons qui m'em- 
pêchent d'aller vous chercher , et qui vraisemUaUe^ 
ment me piîveront toujours du plaisir de vous voir dans 
votre retraite de Provence. Il n'en falloit pas moins , je 
vous assiu*e ; car , quoique dans votre dernière lettre , 
vous eussiez eu la barbarie de vouloir me retenir dans 
la capitale , toujours par votre manie de me voir une 
plus grande fortune ^ il est poiu:tant certain que j'aurms 



546 LETTRES DIVERSES. 

juré au mois de mai dernier de ne pas passer Hiiver à 
Paris. Les obstacles étoient de nature à pouvoir élre 
vaincus , et ma fortune n en étoit pas un. Vous nofar 
vez mandé qu il falloit , pour vivre agréaUement en 
Provence , avoir trois mille livres de rente : au temps 
où vous me parliez , j en avois quatre mille. Je posois la 
barre à ce terme , et je n'étois pas mécontent ; c'est vous 
qui avez voulu que j'allasse plus loin : vous voilà satis- 
fait j et il y a à parier que d'ici à six mois, vous le serez 
infiniment davantage. U restera ensuite à satisfaire votre 
autre manie, que j'aie de la célébrité. Je ne promets 
pas que j y réussisse également *, mais , soit que cette 
fantaisie me prenne , soit que je garde ma répugnance 
pour cette célébrité , dont vous paroissez faire trop de 
cas , il est sûr que , tranquille sur mon avenir , je tra- 
vaillerai beaucoup davantage et même mieux , et que 
j'aurai plus de titres à cette célébiité ^ si je les mani- 
feste , ce que j'ignore , car je suis bien endurci dans le 
péché. Je crois que vous seriez de mon bord si , comme 
moi , vous veniez voir , de suite et long- temps, notre 
public parisien. Au surplus , alors comme alors : je ne 
suis pas d'une pièce ^ je suis inunuable quand les choses 
ne changent pas , mais je suis mobile quand elles chan- 
gent , et surtout quand elles cliangent à mon avantage. 
J'apprends que Ton a été très-content de notre am- 
bassadeur à Marseille , et c'est pour moi une joie très^- 
vive. J'espère qu'on le sera partout , et on le seroit 
bien davantage si on connoissoit l'habitude de ses sen^- 
limens intérieurs. C'est un de ces êtres qui ont con- 
tribué, par leurs vertus et leur commerce ^ à me recon- 



LETTRES DIVERSES. S4j 

olier avec Tespèce humaine. Il faat qu'il ait préra de 
grandes tribulations dans son ambassade , puisque la 
dernière lettre qu'il m'écrit finit par ces mots : j/h / 
mon ami, quand dînerons-nous ensemble au res^ 
iaurateur? J'oublie de vous dire qu'il est cause que 
je n'ai pu répondre à votre avant -dernière lettre, 
parce que j'ai passé avec lui exactement les quatre (fer- 
miers jours de son séjour à Paris, et c'est fépoque oik 
votre lettre m'arriva. 

Adieu , mon ami ; je vous aime et vous embrasse 
très-tendrement. J'espère que notre correspondance ne 
sera plus interrompue , et que la suite de contre-temps 
qui m'ont mis en arrière , n'arrivera qu'une fois en la vieu 
Donnez-moi de vos nouvelles en détail , et ne me parles 
que de vous^ je vous donne un bel exemple à cet ^rd« 
Je vous avertis que je me sais par cœur, et à la fin on ae 
lasse de soi. Adieu encore, f^ale et ama* 

LETTRE VIII. 

i3 cUcembre I7S8. 

Je vois que vous vous souvenez de la Requête dee 
filles sur le renvoi des évêques , et que vous voudriez 
donner un frère ou une sœur à cette bagatelle dont 
vous êtes le parrain ; mais je vous assure qu'il me seroit 
impossible de faire un ouvrage [faisant sur un sujet 
aussi sérieux que celui dont il s'agit. Ce n'est pas le mo- 
ment de prendre les crayons de Swift ou de Rabelaia , 



K48 LETTRES DIVERSES. 

lorsque nous touchons peut-^tre à des desastres \ et je 
pense qu'un écrivain qui jetteroit du ridicule sur tous 
les partis , seroit lapidé à frais communs. Je ne pour- 
rois donc faire qu un ouvrage sérieux , et de quoi ser« 
viroit-il ? S'il n'y en a pas encore qui présente sous tous 
les points de vue cette intéressante question , il &l 
existe un grand nombre qui , par leur réunion , l'édair- 
cissent sulSsamment. En efief , de quoi s'agit-il ? d'un 
procès entre vingt-quatre millions d'hommes et sept 
cent mille privilégiés \ J'entends dire que la haute no- 
blesse forme des ligues , pousse des cris , etc. : c'est 
ici , je crois , qu'on peut accuser la maladresse de la 
plupart des écrivains qui ont manié cette question. Que 
n*6nt-ils dit aux grands privilégiés : Vous croyez qu'on 
vous attaque personnellement, qu^on veut vous atta- 
quer. Point du tout : une grande nation peut élever et 
voir au-dessus d'elle quelques familles distinguées , trois 
cents 9 quatre cents , plus ou moins ; elle peut rendre 
cet hommage à d'antiques services , à d'anciens noms , 
à des souvenirs ; mais , en conscience , peut-elle porter 
sept cent mille anoblb qui , quant à l'impôt, quant à 
l'argent , sont aux mêmes droits que les Montmorenci 
et les plus anciens chevaUers français? Plaignez -vous 
dé la fatalité qui fait marcher à votre suite cette épou- 
vantable cohùe ; mais ne brûlez pas la maison qui ne 
peut la loger ; ne sommes-nous pas accablés , anéantis 
sous cette même fatalité qui enfin a mis en péril ce que 
vous appelez vos drcnts et vos privilèges ? Ne voyez- 

' n n'y en avolt pas cent mille , mais on en croyoit sept cent 
mille. ( Note de F Auteur. ) 



LETTRES DIVERSES. 549 

VOUS pas qu'il faut nécessairement qu'un ordre de choses 
aussi monstrueux soit changé , ou que nous périssions 
tous également, clergé, noblesse ^ tiers-état? Je suis 
vraiment afiligé qu'on n ait point dit et répété partout 
cette observation. Elle eût ramené les esprits prévenus^ 
elle eut désarmé Famour- propre , elle eût intéressé 
Torgueil aux succès de la raison , et peut-être eût-ellé 
sauvé aux notables l'opprobre ineffaçable dont ils vien- 
nent de se couvrir à pure perte. Un autre avantage de 
celte réflexion, c'est qu'eUe eût surJe-champ fait ap- 
précier le moyen terme que qnelques-uns proposent ri- 
diculement , celui d'appeler, pour le seul consentement 
à l'impôt, le tiers-état, à l'égalité numérique, en ne 
l'admettant que pour un tiers seulement à délibérer sur 
les objets de législation générale? Qui est-ce qui me fait 
cette proposition ? est-ce un membre de l'anciemie che-. 
Valérie ? est-ce un secrétaire du roi , du grand coU^ , 
du petit collège , car tous ont le droit de parler ainsi B. 

Je réponds à ce dernier Mais non , je ne réponds 

pas , vous sentez que j'aurois trop d avantage. Permettre 
à un peuple de défendre son argent , et lui ravir le droil 
d'influer sur les lois qui doivent décider de son hon- 
neur et de sa vie , c'est une insulte , c'est une dérision. 
Non , cela ne sera point , cela ne sauroit être y la i^ilioa 
ne le souffrira pas , et , si elle le souffre , elle mérité 
tous les maux dont elle est menacée. > , 

Mais on parle des dangers attachés à la trop grande, 
influence du tiers-état ^ on va même jusqu'à pronon- 
cer le mot de démocratie. La démocratie ! dans un pays 
où le peuple ne possède pas là plus petite portion du 



55o LETTRES DIVERSES* 

pouvoir exécutif! dans un pays où le plus nûnce suppât 
de Fautorité ne trouve partout qu obéissance et même 
trop souvent direction , où la puissance royale ne vient 
que de rencontrer des obstacles de la part des corps 
(dont presque tous les membres sont nobles ou ano- 
blis) , où le luxe le plus effréné et la plus monstrueuse 
inégalité des* richesses laisseront toujours d'homme à 
homme un trop grand intervalle ! Quel pays plus libre 
que r Angleterre ? et'en est'-il un où la supériorité du 
rang «oit plus marquée , {^us= respectée , quoique Tin- 
fërieur n'y soit pas écrasé impunément ? Que de feux 
prétextes , que d'ignorance , ou plutôt que de mau- 
vaise foi ! Pourquoi ne pas dire nettement, comme 
q[uelques-uns ; Je ne veux pas payer ? Je vous conjure 
de ne pas juger des autres par vousrméme. Je sais que , 
si vous aviez cinq ou six cent miHe livres de rente en 
fonds de terre , vous seriez le premier à vous taxer fidè- 
lement et ^rigoureusement ; mais vous vous rappelez 
Toffi^e généreuse faite par le clergé , pendant la pranière 
assemblée des notables , et Finifigne réclamation qu'il a 
feite ensuite en faveur de ses immunités. Vous \oyez 
|e parlement feindre d'abandonner les siennes , et Tins- 
tant d'après se ménager les moyens de les conserver et 
même d'accroître son existence. Enfin , vous savez ce 
qui vient de se passer , et ce qui a' si bien mis en évi- 
dence le projet formel de maintenir les privilèges pé- 
cuni^ôres. M. de Chabot et M. de Castries , ayant con- 
rigné dans un mémoire leur abandon de ces privilèges, 
pour ne conserver que leurs droits4ionorifiques , n'ont 
pQ trouver ni nobles , ni anoblis qui voulussent signer 



LETTRES DIVERSES. 35l 

après eux. Les gentilshommes bretons ne nous disent- 
ils pas qu'il n est pas en leur pouvoir de se dessai- 
sir de leurs privilèges utiles , que c'est Thëritage de 
leurs enfans , que ces droits seroient reclamés par eux 
tôt ou tard ? Et c'est ainsi qu'ils intéressent leur coq- 
science à faire de l'oppression du foible le patrimoine 
du fort , de l'injustice la plus révoltante un droit sacré, 
enfin de la tyrannie un devoir. Je l'ai entendu.... et vous 
vouiez que j'écrive ! Ah ! je n'écriroîs que pour consa- 
crer mon mépris et mon horreur pour de pareilles 
maximes.... Je craindrois que le sentiment de l'humanité 
Be remplit mon ^e trop profondément et ne m'ins- 
jnrat une éloquepce qui enflammât les esprits déjà trop 
échauffés ; je crbindrois de faire du niai par l'excès de 
Famour du bien. Je m'effraie de l'avenir : je vois mettre 
aux plus petits détaâs une suite et tm intérêt qûim^é- 
tonneot nkoi^même ; on fait <les listes de ceux qui Ont 
été pour 6t de ceux qui ont été cofntre le peuple^ on pre- 
te , on ôte tour à tour tel ou tel propos , bon ou mauvais , 
à tel ou tel hcmime. Pour mon compte , f ai nié hardi- 
ment un mot attribué à M. le comté d'Artois. Gé mou- 
vement machinal , chez moi , a été Téffet de mia recon- 
noissance pour les marques de bonté que vous m*aveK 
attirées de sa part. On suppose que ce prince a dit ji 
un notable, dont l'avis avoit été favorsMe au peupler 
Est^e que vous iH)ulez nous enrotunr? 3k ne croi» 
point ce mot ; mais, s'il a été dit , le notable pouvoit 
répondre : Non , monseigneur *, mais je Veux ànobUr lèss 
Français , en leur donnant une patrie. On ne peut ano- 
Mîr les BcMiilxms ; mais on peut encore les illu^rer ^ ea 



352 LETTRES DIVERSES. 

I 

leur donnant pour sujets des citoyens \ et c^est ce qui 
leur a toujours manqué. C'est bien M. le comte d'Artois 
qui y est le plus intéressé : c est bien lui qui peut dire, 
à la vue de ses enfans : Posteri , poaieri , vestra res 
éigUur. C'est de cette époque que tout va dépendre. 
J'ose affirmer que si les privilégiés pouvoient avoir le 
malheur de gagner leur procès , la nation , écrasée au 
dedans , seroit pour des siècles aussi méprisable au de* 
hors qu'elle est maintenant méprisée. Elle seroit ^ à l'é- 
gard de ses voisins réunis , ce que le Portugal est à 
l'Angleterre , une grande ferme , où ils récolteroient , 
en lui faisant la loi , ses vins , ses moissons , ses den* 
rées , etc. Si , au contraire , il arrive ce qui doit an'i- 
ver et ce qui est presque infaillible , je ne vois que pros- 
périté pour la nation entièi*e et pour ces privilégiés â 
aveugles ^ si ennemis d'eux-mêmes , qui n'aperçoivent 
pas que l'aisance du pauvre fait partie dé ^ L'opulence 
du riche -, pour les premiers hommes de l'état, : qui ne 
voient pas qu'il n'y a de liberté et de dignité parti- 
culière que sous la sauvegarde de la liberté publique 
et de l'honneur national. Eh , grand Dieu ! que peu- 
vent-ils craindre pour leurs dignités ? est-ce le tier&^tat 
qui les leur çnlèvera ? est-ce le tiers-état qp arrivera 
aux places de la cour , aux grands emplois ? alignent-» 
ils pour leurs fortunes ? N'est-ce pas un fait avéré qu'en 
Angleterre les grandes fortunes territoriales des familles 
illustres ne datent que de la révolution de 1688 ? C'est 
le fruit du rehaussement dans la valeur des terres ..effet 
de la liberté publique et d'un accroissement marqué 
dans l'industrie nationale , qui l'un et fautre, tôumâSkt 



LETTRES DIVERSES. 355 

toujours en dernière analise au profit des propriétaires 
terriens. Je suis si convaincu de cette double influen- 
ce , que , si on me demandoit , dans la sincérité de mon 
cœur , à quelle classe d'hommes je crois p)us profitable 
la révolution qui se prépare, je répondrois que cette 
révolution , profitable à tous , Test à chacun dans la pro- 
portion de supériorité déjà existante où son rang et sa 
fortune actuels le mettent sur la grande échelle sociale. 
J'en excepte le clergé dont nous ne sommes pas ea 
peine , ni vous , ni moi , et les ministres ( pour le temps, 
quelquefois très-court, pendant lequel ils sont ministres) ; 
mais on ne se dégoûtera pas dU métier : et puis on ne 
sauroit parer à tout. 

Telle est ma manière de voir cette unique et incon- 
cevable crise. J'ai voulu vous faire ma profession de foi, 
afin que si par hasard nos opinions se trouvoient trop 
difierentes, nous ne revinssions plus sur cette conversa^ 
lion. Nos opinions ont plus d'une fois été opposées, 
sans que d'ailleurs nos âmes aient cessé de s'entendre et 
<Je s'aimer : c'est le principal, ou plutôt c'est tout. Je 
me souviens 9 entr'autres, qu'il y a juste deux ans dans 
ce moment-ci , nous eûmes une discussion très-animée 
sur le parti que prenoit M. de Galonné, sur son projet 
de subvention territoriale, infaillible, disiez-vous, s'il 
étoit appuyé, comme il l'étoit, de toute la puissance da 
roi. Je vous dis que le roi y échoueroit ; je vous dis en 
propres termes, que le roi pouvoit faire abattre la forêt 
la plus immense ; mais qu'on ne faisoit pa^uatre cents 
lieues , à pied , sur des lianes , des ronces et des épines. 

Ce que l'on entreprend aujourd'hui est bien autrement 

a3 



354 LETTRES PIV ERSES. 

difficile. Supposez , ce qui paroit impossible , que la na-* 
ÛOQ soit vaincue aux prochains etais-géaérau:^^ je de- 
mande ce qui arrivera en 1 791 , à répoqvfô où le tr(H- 
sième vingtième cessera d être dû , cm les inipôts 9. depuis 
rincompetence reconnue des parlemens , exigeront le 
consentemept national. Croyez-vQus que ces cinquante- 
cinq nûUipns seront perçus ? Croyez-vous même que 
les autres le soient exactement ? ngn, non ^ croyez plutôt 
(fûLon ne réduit pas vingt-trois ou vingt^uau^ millions 
d'hommes, dont le mécontentement oe se montre point 
sous la fcH'me de révolte, mais sous celle de mauvaise 
volonté. Alors , que restera-t-il à ceux qui auront favo- 
risé de si mauvaises mesures ? Je vous supplie , au nom 
de ma tendre amitié , de ne pas prendre à cet égard une 
couleur trop marquante. Je connoîs le fond de votre 
âme^ mais je sais comme on s y prendra pour vous faire 
pencher du côté anti-populaire. Souffrez que j'en ap- 
pelle à la noble portion de cette âme que j'aime , à votre 
sai&ibilité, à votre humanité généreuse. Ëst*il plus 
]jK>bIe d'appartenir à une association d'hommes, quelque 
respectable qu'elle puisse être, qu'à une nation entière, 
ù long-tem[>s avilie, et qui, en s'élevant à la liberté, 
consacrera les noms de ceux qui auront fait des vœux 
pour elle , mais peut se montrer sévère , même injuste 
çnvei^ les noms de ceux qui lui auront été défavoraUes ? 
Je vous parle du fond de ma cellule, comme je le ferois 
du tombeau, comme l'ami le plus tendrement dévoué 
qui n'a janoiâis aimé en vous que vous-même, étranger à 
ia crainte et à Fespérance , indifférent à toutes les dis* 
tinctions qui séparent les hommes, parce que leur coup 



LETTRES DIVERSES 555 

cf œil n'est plus rien pour lui. J'ai cru remplir le plus 
noble devoir de raoïitié, en vous parlant avec cette 
franchise ; puissiez-vous la prendre pour ce qu'elle est , 
c'est-à-dire, pour l'expression et la preuve du sentiment 
qui m'attache à tout ce que vous avez d'aimable et 
d'honnête , et à des vertus que je voudrois voir appré- 
cier par d'autres , autant qu'elles le sont par moi* 
même. 

LETTRE IX. 
AM.P 

Je n'ai reçu, monsieur, votre billet qu'hier matin, 
au moment où je sortois pour une affaire intéressante ' 
qui m'a empêché d'avoir Fhonneur d'y répondre sur-le- 
champ. 

Je vous dois, d'abord, des remercîmens de la préfet 
rence que vous me donnez , en voulant m'associéf à des 
gens de lettres que j'estime et que j'honore; mais, après 
mes remercîmens , je vous prie d'agréer le véritable re- 
gret que j'ai de ne pouvoir être leur coopéraleur. La 
partie dont je serois chargé, entraîne avec soi des incon- 
véniens auxquels ils ne se sont pas exposés. Je vous 
avoue franchement que je ne isais pas le moyen de trai- 
ter trois fois par mois avec l'amour-propre des auteurs » 
acteurs et actrices des trois théâtres de Paris, et, surtout, 
de la Comédie Française. Serai-je un critique juste et 
sévère ? me voilà l'ennemi de tous les mauvais auteurs ; 
et, malgré leur petit nombre, ils ne laissent pas d'être 
très-dangereux. Prendîâi-je le parti de la grande indu!-*' 



556 LETTRES DIVERSES. 

gence f je déshonore^ je décredite mon jugement ; et, 
ce qui n^est pas indifférent pour vous, le nombre d^ 
souscripteurs diminuera^ car le public veut de la mali- 
gnité. U faut que 1 article des spectacles soit attendu, 
qu'il inspire de la cuiîosité, de la crainte, de fespérance, 
en un mot , <}u'il remue les passions, comme les ou- 
vrages de théâtre dont il rend compte. Faut-il tout vous 
dire , monsieur ? gardez-moi le secret : un journal sans 
malice est un vaisseau de guerre démâté , à qui les corsaires 
même refusent le salut. 

On peut insister et prétendre qu'il est possible d'ac- 
corder la plus exacte politesse avec une critique sévère. 
Outre que je crois cet accord très-difficile , Famour^ 
propre des auteurs sait-il, dans ses chagrins, vous tenir 
compte de vos ménagemens ? On injurie, on insulte, 
on calomnie le critique \ et, en pareil cas , qui peut ré^ 
pondre de soi ? Le sentiment de l'injustice irrite : le 
caractère s'aigrit ; on devient injuste , absurde soi-même, 
et on finit par tomber dans un décri , dans un avilisse- 
ment qui équivaut à une flétrissure publique et à une 
véritable diffamation. Nous en avons des exemples dé- 
plorables dans la personne de M. F.\... et de M. de 
Lab.... qiû n'^toient point sans talens , l'un et l'autre, 
\ beaucoup près. Qui sait même s'ils n'étoient pas nés 
honnêtes ? En vérité, cette destinée fait frémir. Il n'en 
faut pas courir les risques ; il ne faut pas tenter Dieu. 

Telles sont mes raisons, monsieur; et en supposant, 
ce qui seroit peut-être en moi trop d'amour-propre , 
qu'elles ne vous satisfissent point comme propriétaire 
du privilège du Mercure^ je suis bien sûr que vous 



LETTRES DIVERSES. 55/ 

les approuverez comme homme, et comme homiête 
homme. 

LETTRE X. 

Voici le moment où je commence à soulever mon 
âme y après le coup qui vient de Taccabler. Cest ce qui 
m'a empêché, mon aimable anûe, de répondre à votre 
lettre. Un autre sentiment m'a empêché de courir à 
vous. J'ai craint , )e l'avouerai, j'ai craint votre présence 
autant que je la désire ^ j'ai craint d'être sufibqué en 
Toyant dans ces premiers jours la personne que mon 
amie aimoit le plus ,^ et dont nous parlions le plus sou«* 
vent. Le cœur sait ce qu'il lui faut , et quand il le lui 
faut. C'est de vous que j'ai besoin maintenant : j'irai vous 
voir au premier jour , mais le matin , vers les dix heu- 
res. Je ne réponds pas du premier moment;, mais je ne 
suffoquerai point, parce que mon cœur peut s'épancher 
auprès de vous. Mais quand je songe que ce même jour, 
^t sans doute à cette même heure où je serai chez vous, 
elle vous verroit aussi.... Je m'arrête, et ne puis plus 
écrire ; les larmes coulent 5 et c'est , depuis qu'elle n'est 
plus , le moment le moins malheureux* 



558 LETTRES DIVERSES. 



«»i^i»i^^^i»^^^»i^ 



LETTRE XL 
A la même* 

Paris, juillet 1789. 

. La- veille <ïti jour où j'ai reçu votre lettre , madame, 
jWois vu M. Marmoniel , et lui avois parlé de celle qu'il 
avoit reciic de vous , avec les pièces justificatives attes- 
tant l'acte de vertu auquel vous vous intéresisez. J'ai pris 
la Kbené d'y joindre un petit mot de reproche sur son 
défaut de galanterie. Sa réponse m'a prouvé que si , en 
devenant vieux, on est exposé à devaiit* paresseux , ou 
moins galant, on peut du moins continuer à se tenir 
en règle, et à mettre ses papiers en ordre. IF m'a montré 
?otre paquet, bien étiqueté, entre ceux de sos rivales; 
et il m'a dit que sa coutume étoit de répondre après' là 
décision de l'académie. Je m'imagine, madame*, qu'il 
ne manquera pas à ce devoir \ mais , en tdiit'cas, je me 
fend, à cet égard, le suppléant de M. MSrtnoniel, et 
je deviendrai , pour vous , le secrétaire de notre se- 
crétaire. 

Vous ne me paroissez pas bien apîtoyéé sur le décès 
de notre ami, feu le Despotisme; et vous savez que cèue 
mort m'a très -peu surpris. C'est avec bien du plaisir 
que je reçois de votre main mon brevet de prophète. 
Il vaut mieux que celui de sorcier, qui m'a été expédié 
par plusieurs de mes amis. Mais \à^ femmes sont tou- 
jours plus polies , plusaimables queleshommcs. Au reste, 
comme on ne scie plus les propliètes, et qu'on ne brùle 



LETTRES DIVERSES. SGg 

plus les sorciers, je jouis, eu toute sûreté, des hon- 
neurs de ma prévoyance. Mais, ea vérité, il n'en falloit 
pas beaucoup : il ne falloit qu'approcher du colosse 
pour s'apercevoir qu'il éloit creux et pourri , vernissé 
en dehors et vermoulu en dedans. Sa chute, pour avoir 
été trop soudaine , nous mettra dans l'embarras quelque 
temp^ y mais nous nous en tirerons. 

Je vôulois , ces derniers jours , aller causer avec vous, 
et récajHiuler les trente ans que nous venons de vivre 
on trois semaines^ mais la chaleur accablante d'hier et 
d'aujourd'hui m'a retenu chez moi. J'irai me dédom* 
mager quand le thermomètre sera descendu de qtiel* 
ques degrés. Il y en a un qui ne descendra pas , c'est 
celui de l'amitié que je vous ai vouée , Tan cinquantième 
du règne de Ciaude-Louis xv. C'est une fort bànue 
raisoû de ne pas douter de mon tendre et respectueux 
attachement sous son successeur. 

p. S. Voulez-vous bien vous charger de tous mes 
complimens pour M...., et le prier de rendre ie Mèr* 
cure un peu plus répubHcain : il n'y a plus que cela 
qui prenne. Iterriy que la Gazette de France soit aussi 
haussée de plusieurs crans, dans la proportion respect- 
meusé où lelle doit être à l'égard du Mercure. A jou- 
té?, /je vous démande en grâce, qua ce prix j'e lui. par* 
ddnue la peur qu'il ft voulu me faire des baïomietteSy 
li^iiqueUie3 il avoit une foi trop peu phikisQpbîque. 

Mcrcr.... Paris', P*. R. ù. i& 



/ « 

t 



56o LETTRES DIVERSES. 



LETTRE XII. 
ji la même* 

Paris y 17^* 

Je suis mal avec moi-même, mon aimable amie, et 
j ai besoin d espérer que je ne suis pas aussi mal avee 
vous. Pour commencer par ce qui me peine le plus, 
c'est que je ne puis dîner avec vous, ni même vous voir 
aujourd'hui. Je suis forcé d'assister au diner de notre 
société des trente-six , où je veux présenter deux de mes 
amis, pour notre grand club, avant qu'il soit formé, et 
que le scrutin soit établi. Je les désobligerois grossière * 
ment et les exposerois à n'être pas reçus , et de plus je 
déplais beaucoup à la société déjsi établie, pour n'y avoir 
pas dîné depuis plusieurs vendredis, jour qui, n'étant 
pas académique , a été demandé en ma faveur par quel- 
ques amis particuliers; mais ce n'est pas cette dernière 
raison qui me prive de vous aujourd'hui , voilà pourquoi 
je n'ai pas tant d'humeur contr'elle. Au surplus, je fe- 
rons mieux de garder tout-à-fait ma chambre; car, sans 
être malade, je suis excédé, anéanti, et j'ai grand be- 
soin de repos. Voilà près de huit jours qu'il m'a été im- 
possible de me délivrer d'une fantaisie de poëte , vrai- 
ment poétique , au moins par son acharnement. Le 
jour , la nuit , le repas même , tout s'en est ressenti : je 
ne croyois pas être si jeune. Rien , absolument rien , n'a 
pu faire lâcher prise à cette lubie. C'est être mordu 
d'un chien enragé. Le chien n'étoit pas gros, mais c'est 
un chien-loup, ou plutôt un chien-lion, un mélange 



LETTRES DIVERSES. 56Î 

d^horrible et de ridicule , de raison et de folie , mais 
où la raison ordonnoit à la folie de paroître dominante. 
•Tirai vous faire ma cour un de ces matins , et vous pré- 
senter à votre lever mon redoutable petit Bichon. J'espère 
que malgré ses dents, et non pas malgré lui, il pourra 
TOUS amuser. Je ne me servirois pas de lui pour faire 
ma paix avec vous; car je ne la ferois jamais avec moi- 
même , si je n a vois pas, à vingt reprises, écarté, re- 
poussé cette persévérante folie, souveraine maîtresse 
de mon imagination. Si je vous en demandois pardon , 
ce seroit vous demander pardon d'avoir eu quelques 
accès de fièvre. Fièvre soit , la comparaison est juste, et 
il ne me falloit rien moins qu une maladie pour m'empé- 
cher de vous envoyer bien vite ce que je vous ai promis. 

11 est vrai de dire que je me suis bien mis quatre à 
cinq fois au livre de M. de Saint -Pierre, dont j'avois 
mille choses a dlire , toutes préparées dans ma tête ; et il 
n'est pas moins vrai que je n!ai pu les retrouver, que 
rien ne venoit ^ mais à la place accouroient les idées 
dont j'étois rempli : la folle étoit reine dans la nuoson. 
Qu'y faire? Céder, pour redevenir le maître. Là voilà 
chassée', tout- à -fait chassée , et dès demain je me 
remets à la sagesse , c'est-à-dire , à ce qui peut vous faire 
plaisir. Je vous l'enverrai tout de suite , ce qui est tnea 
généreux; car je ne prétends pas différer le plaisir de 
prendre une tasse de chocolat auprès de votre chevet. 

Adieu, mon aimable amie; vous connoissez mon 
respect et mon attachement. Vous chargez -^ vous de 
^ous mes complimens et de tous mes regrets auprès 
deM ? ' 



502 LETTRES DIVERSE3. 



<»^^«#i^.^^^^<»^^ 



LETTRE XIII. 

^ la même. 

Paris,, 1 5 juillet 1790. 

Bon Dieu! que j^admire votre courage, et que j'âimé 
YOtre bouté l Que )e vous ai désirée à }a place où j'étois, 
«D face, de Fautel , et , tout auprès , uu asite contre les 
averses 1 Je sais où vous étiez, et vous étiez bien mal. 
JDiaus ce moment, je vous aurois presque grondée, 
mais je vous aurois aimée dâivantage, s il eét possU>Ie. 
Comme il n'y aura f^s de fédératioii, j'espère que 
vous vous ménagerez , que vous soignerez ce mieux 
qui, Dibu merci, est arrivé bien viiie, dont j'irai 
voir les progrès au plus tôt , peut^êu-e au j ourd'hui même : 
et dont je vous remercie.' • 

J'dime bien encore vojtre nouvelle professioii de foi : 
nous sommes inébranlables dans notre religion. J'en-- 
tends crieft* à mes oreilles , tandis que je vous écris : 
Suppression de toutes tes pensions de France; et je 
dis ; Supprime tout ce que tu voudras, je ne change- 
rai ni: de maximes, ni desentimens. Les hommes mar-* 
choient sur leur tête, et ils marchent sur les pieds; je 
suiscbntent : ils auront toujours des défauts , des vice3 
même^ mais ils n'auront que ceux de leur nature, et 
non les difformités monstrueuses qui composcHent un 
gouvernement monstrueux. 

Adieu, mon aimable amie ^ éonserVez-vôùs pôttr vos 
amis. Faisons durer tout ce qui est boâ, de l'ancien 
temps qui étoit si mauvais. 



LETTRES DIVERSES. 565 

LETTRE XIV. 

Paris, i^ janvier 179a. 

• Je n'ai pas répondu , mon ami , à votre dernière let- 
tre, I®. parce que je ne l'ai pas pu; 2°. parce que je 
savois que sous trois jours les journaux se chargerolent 
de répondre à l'un de ses articles principaux , celui qui 
nous occupoit alors, les rassemblemens des réfugiés 
brabançons à Lille, Douay, etc. Il y a des siècles depuis 
ce moment , et tout est bien changé. Je vis avec des 
personnes ( et ce ne sont pas celles que vous connois^ 
sez) qui se trouvent, psir-tine position bizarrement fa- 
vorable, très ^u fait des affaires des Paya -Bas. Toujours 
-est^il vrai que depuis tm mois ils m'annotrcènt, quatre 
jour& à l'avance, ce qui se trouve vérifié pat* Tévéne;- 
ment. Ces ged^là soutiennent que LéôpoM craint une 
guerre avec nous, pkisque les badauds dé Paris ne là 
craign(»ent il y a deux an». Bs pi^édisent que sa réponse 
du to février prochain sera telle que nous- la pourrions 
désirer , dans le système le plus pacifique *, et je conço& 
que les mouvemens déji sensibles dansi plusieurs de ses 
•états, et entre autres dans la Styrie, sont bien capables 
de l'inquiéter. Mai^ snj>poioiûs qu'il veuille agir hostite- 
taent dans deux mois,' que ferons -nous iî, d'ici à te 
temps, il parle en aflié et en bon voisin?' Lui dédare- 
ron^nous la guerre? eîntreWBs-notis dans lé Brabant, 
comme un certain psw^ti ndtrs en sollicite P* Cest ce^qui 
paroti impossible^ et, ifens-îà sùpposSiîon même ou 11 
lieroit sa parfteafvî^ les prfnces allemands, pour nous 
faire ati'pmleinp? prèeiiaittuné guerre qu'il rendra su- 



564 LETTRES DIVERSES. 

r 

renient une guerre d'empire , comment forcerons-nous 
notre pouvoir exécutif, maître des combinaisons mili- 
taires, à marcher en Brabant, plutôt quà Liège, à 
Trêve, etc. On rit de pitié, lorsqu'on voit , après deux 
ans etdemi de révolution, le parti patriote n'ayant pas 
eu le crédit de chasser un commis de la guerre , M.Bes- 
^ère, par exemple , et des commis des affaires étrangè- 
res, tels que Henin et Renneval. Contraindra- t-il le roi 
à agir sérieusement contre son beau-frère , avec qui se 
sont concertés des arrangemens , déjoués par le hasard, 
jdus que par la politique ? C'est ce qui ne pourroit arri- 
ver qu'après une crise qui oompliqueroit encore notre 
position, et la rendroit peut-être encore plus embarras- 
sante. Mon idée est toujours que tout ceci est un pro- 
blème sans solution , un drame brouillé et confus, dont 
le dénouement tombera d'en haut comme celui des piè?- 
ces d'Euripide. Ce que je sais seulement , c'est que le 
mouvement général entravera tous les mouvemens 
partiels et contradictoires dont on cherche à le re- 
tarder. 

N'avez-vous pas bien ri du patriotisme qui , dans Isi 
séance du 14 de ce mois , a saisi nos ministres et les 
huissiers ? J'ai surtout été ravi de l'enthousiasme de 
M. de Lessard , quoique celui de M. du Port ait bien 
son mérite, M. du Port qui disoit la suiTcille ; a Tout 
-» ceci ne peut pas allçr , et la constitution ne nlarchera 
» jamais sans une chambre-haute » ! 

La plupart de nos députés, quelques meneurs et quel- 
ques intrigans voient que M. de Lessart tire à sa fin , et 
c'est même l'opinion générale. Ce n'est pas la nùenne ^ 



LETTRES DIVERSES. 365 

et f ai de fortes raisons de croire qu'il sera très-diffidie 
de le déraciner. Peut-être en sayez-vous autant que moi, 
si vous n en savez pas plus. Quoi qu'il en soit , je dis^ 
à qui veut lentendre , que je ne compterai sur la sin- 
cérité des Tuileries, que lorsque vous aurez ce ndni^ 
tère-Ià. Je m'aperçois que je ne réussis pas également 
auprès de tout le monde , en parlant ainsi : cet arran-« 
gement n est pas celui qui convient à certaines gens 
que vous savez *, mais c'est ce qui m'importe fort peu. 
Croiriez-vous qu'il y a eu une plate intrigue pour y 
placer S. L ? L'ancien régime n'étoit pas plus im- 
pudent. S. L aux affaires éu*angères ; lui qui ne sait 

pas plus la géographie que M. de Lessart! Vous jugez 
bien qu'on croyoit le gouverner, jusqu'au moment ou 
l'année 1 795 ouvriroit la porie aux nobles de la minorité , 
les seuls hommes vraiment faits pour les places. II est 
bien heureux pour les auteurs de cette plate intrigue 
d'avoir été siiilés avant le lever de la toile 5 ils en au- 
roient été les dupes. Il les eût joués tous et probable- 
ment foulés aux pieds. Qu'eût fait S. L. . . . ? li ne 
manque pas d'esprit. Il a cette activité que donne à 
un ambitieux l'habitude du travail dans les emplois su- 
balternes. Il eût pris la géographie de Busching , de 
bonnes cartes , eût parcouru les cartons et les porte- 
feuilles des affaires étrangères , se seroit bourré la cer- 
velle de tout ce qui pouvoit y entrer en quinze jours , 
leur eût dit qu'il en savoit plus qu'eux en politique , 
et leur eût du moins prouvé qu'en intrigue et en au- 
dace il étoit leur maître à tous. Voilà l'homme -, et tel 
est le caractère qu'il a niontré depuis qu'il est en place* 



566 LETTRES DIVERSES. 

Vous' savez qu'ils veulent M. Dietricli. Je sais que c'est 
un bon citoyen , et un homme de mente ^ mais f ignore 
s]il a , d'ailleurs , toutes les connoissances requises. 

Adîeu , mon cher ami , je vous aime et vous em- 
brasse de tout mou cœur. Vos fanatiques vous don- 
nent bien du tracas dans votre département. Mais le 
dégoût que. m'inspirent ici lesinu^igans et les fripons , 
ci-devant honnêtes, remplit famé d'un sentiment plus 
mélancolique* 

L'honmiage de l'amitié à votre peureuse amie. 



LETTRE XV. 

Paris y la août 179a. 

Je continue, mon ami, de me bien porter ; mais je 
ne négUge point mon régime. J'ai fait , ce matin , le 
tour de la statue renversée de Louis xv, de Louis xiv, 
à la place Vendôme , à la place des Victoires. C'étoit 
mon jour de visite aux rois détrônés , et les médecins 
philosophes disent que c'est un exercice irés-salutaire. 
Vous serez sûrement de leur avis. En tous cas , j'ai 
pris cela sur moi. 

De la place Louis xv , j'ai poussé jusqu'au château 
des Tuileries. C'est un spectacle dont on ne se fait pas 
l'idée. Le peuple remplissoit le jardin , comme il eût 
fait cdui du Prato à Vienne , ou ceux de Potzdara. 
La fouie inondoit les appartemens teints du sang de ses 
frères et de ses amis , et percés de coups de canon ren- 
voyés , en réponse , à ceux qui les avoient massacrés 



LETTRES DIVERSES. 56/ 

la surveille. Les conversations étoient analogues à ces 
tristes objets. A la vérité , je n ai pas entendu pronon- 
cer le nom du roi ni celui de la reine ; mais , en 
revanche, on y parloit beaucoup de Charles ix et de 
Catlierine de Médicis. Une vieille femme y racontoit 
plusieurs traits de Thistoire de France. Un homme 
en haillons citoit lanecdote de la jatte et des gants de 
la duchesse de Malboroug , comme ayant été la cause 
d'une guerre. Il se trompoit ; elle fit faire une cam« 
pagne de moins. Mais je me suis bien gardé de réta- 
blir Je texte ; j'aurois été pris pour un aristocrate : 
d'ailleurs , la méprise étoit si légère , et Fintention du 
conteur étoit si bonne ! 

Voulez-vous savoir de combiea de siècles l'opinioa 
a cheminé depuis deux mois? Rappelez-vous le symp- 
tôme que je vous cilois de la passion française pour la 
royauté^ ce que je vous prouvois par la facilité avec la- 
quelle les danseurs jacobins , sous mes fenêtres, pas- 
soient de l'air Ça ira à l'air f^îpe Henri ir! Eh bien! 
cet air est proscrit , et ^ au moment ou je vous parle, la 
statue de ce roi est par t^:*re : rien ne m'a plus étonne 
dans ma vie. Je ne vous dirai plus que ceux qui vou- 
droient la république, trouveroient sur leur chemin 
Ja Henriade et \e Lodoïx de l'université. Non, cdia 
n'est plus à craindre; et je sois sûr même <]ue le p^ep' 
salicas aroes de nos poèmes latins modernes ne pro- 
tégera pas Versailles. Il ne falloit rien moins que la cour 
actuelle pour opérer ce miracle ; mais enfin, eHe Fa fait t 
gloire lui soit rendue. Je n'ai plus le moindre doute à 
^t égard , depuis que j'ai entendu les discours trèsrpeu 



568 LETTRES DIVERSES. 

badauds des Parisiens autour des statues royales qui ont 
eu ce matin ma visite. Pour moi , le peu de badaude- 
rie qu'il me reste m'a engage à lire quelques mots écrits 
sous un pied du cheval de Louis xiv. Que croyez-vous 
que j'y ai trouvé ? le nom de Girardon , qui avoit ca- 
ché là son immortalité. Cela ne vous paroît-il pas fem- 
bième de la protection intéressée, accordée aux beaux- 
arts par un despote orgueilleux, et en même temps de 
la modeste bêtise d'un artiste, homme de génie, qui se 
croit honoré de travailler à la gloire d'un tyran ? Plus 
j'étudie l'homme , plus je vois que je n'y vois rien. Au 
reste, il seroit plaisant que Girardon se fût dit en lui- 
même : La gloire de ce roi ne durera pas , sa statue 
sera renversée par la postérité indignée de son despo- 
tisme, et son cheval, en levant le pied, parlera de ma 
gloire aux regardans. Cet artiste-là auroit eu une phi- 
losophie qu'on pourroit souhaiter aux Racine et aux 
Boileau. 

A propos de roi , on m'a dit qu'on parloit de vous 
pour l'éducation du prince royal. J'y trouve une diflS.- 
culté. Comnient saurez-vous quel métier il faut faire 
apprendre à votre élève , en cas que les Français res- 
semblent aux Parisiens? Prenez-y garde : cette diffi^^ 
culte vaut bien qu^on la propose* 

Vous êtes sûrement bien aise que Grouvelle soit se- 
crétaire du conseil, et par conséquent qu'un mauvais 
génie ne l'ait pas placé, ily a sept ou huit jours, comme 
le bruit en avoit couru. Il trouvera ce métier bien 
doux, auprès de celui de président de section, qu'il a 
fait pendant la teri:ible nuit d'avant^hier. Un président 



LETTRES DIVERSES. 569 

de section étoit, en ce moment, un composé de com- 
missaire de quartier, arbitre, juge de paix, lieutenant- 
criminel , et un peu fossoyeur, vu que les cadavres 
étoient là qui attendoîent ses ordres, comme il arrive 
quand le pouvoir exécutif force la souveraineté à re- 
courir au pouvoir révolutionnaire. Je suis bien aise aussi 
que Lebrun soit aux affaires étrangères, quoique je n'aie 
jamais pu , pendant deux mois, obtenir de lui une é- 
preuve de la Gazette de France ^ tandis qu'il la faisoit 
sous mon nom. Je n'ai pas de rancune. 

Adieu , mon cher ami , ye vous aime et vous em- 
brasse très-tendrement : vous voyez que , sans être gai , 
je ne suis pas précisément triste. Ce n'est pas que le 
calme soit rétabli , et que le peuple n'ait , encore cette 
nuit , pourchassé les aristocrates , entr'autres les jour- 
nalistes de leur bord. Mais il faut savoir prendre son 
parti sur les contre-temps de cette espèce. C'est ce qui 
doit arriver chez un peuple neuf, qui , pendant trois 
années , a parlé sans cesse de sa sublime constitution , 
mais qui va la détruire, et, dans le vrai , n'a su organiser 
encore que l'insurrection. C'est peu de chose , il esÇ 
vrai; mais cela vaut mieux que rien. 

Adieu, encore une fois; je vous espère sous hui- 
taine, ainsi que notre cher malade. Je ne vous ai point 
parlé de lui parce que je vais lui écrire. 



I, a4 



%fa LETTRES DIVERSES. 



LETTRE XVI. 

jt ta Citoyenne 

1 5 frimaire y Tân a de la' républiqne. 

CjÊsf txa besdiù pour moi, mon aimable amie , àà 
fous écrire ; et je suppose qu'en ce moment-ci vous 
éi^ disposée à faire grâce aux défauts de mon éciiture. 
Je ne croyois pas , lorsque vous déchiriez votre linge 
pout mes blessures et potfr m'etivoyer de la charpie , 
que je pourrois sitôt tracer de ma main les remercî- 
meds que je vous ai adressés du fond du cœur. Os 
sérorlt courts cette fois-ci , mais ils ti'en seront pas 
moins vifs : appliquez-leur ce qu'on dit des prières , ce 
qui n'empêche pas d'en faire quelquefois de longues 
qui valent bien leur prit. 

On mê flatte d'obtenir bientôt ma liberté. Je stiî^ 
difficile en espéranee ; mais je ne Veux pas aVoir pour 
moi-même la cruauté de repousser celle-ci. Je serois 
pourtant plus voisin de vous au Luxembourg ; mais 
vous ne me souhaitez pas d'être votre voisin à ce prit. 

Adieu , mon aimable amie. Respect et tendresse \ et 
sensibilité à vos peines que je sais. , 



FIN DES LETTRES DIVERSES. 



t 

PETITS DIALOGUES 

PHILOSOPHIQUES. . 

« . . • 

Dialogue i*'. — A. Comment avez-vou«. fait pour 
n'être plus sensible ? ' . ^ 

B. Cela s'est fait par degrés. 

A. Comment? 

B. Dieu ma f^t la grâce de nétre plus aimable^ je 
m'en suis aperçu, et le reste a été tout seul. 

DiAL. II. — At Vous ne voyez plus M...... ? 

B. Non , il n'est plus possible. 

A. Comment? ' , 
i5. Je l'ai vu tant qu'il nélôit que de mauvaises 

mœurs ; mais , depuis qu'il est de mauvaise comp9gnîe> 
il n'y a pas moyen. 

DiAL. III. — A* Je suie brouillé avec elle. 

B. Pourquoi? 

A^ J'en ai dit du mal. 

B* Je me charge de vous raccommoder : qud mal 
en avez-vous dit? 

A* Qu'elle est coquette. 
B, Je vous réconcilie. 
^. Qu'elle n'est pas belle* 
^. Je ne m'en mêle plus* 

DiAL. IV. — A* Croirîez-vôus que f ai vu madame' 
de...;..* plewar son ami en présence de quîùze per- 
sonnes ? 



Syil PETITS DIALOGUES 

B* Quand je vous dlsois que c étoit une femme qui 
réussiroît à tout ce qu elle voudroit entreprendre 1 

DiAL. V. — A. Vous marierez-vous ? 

J5. Non. 

ji. Pourquoi? 

J?. Parce que je serois chagrin. 

A* Pourquoi? 

B' Parce que je serois jaloux. 

ji. Et pourquoi seriez-Tous jaloui ? 

J?. Parce que je serois cocu. 

ji. Qui vous a dit que vous seriez cocu ? 

j?. Je serois cocu parce que je le mériterois. 

Jl. Et pourquoi le mériteriez-vous ? 

£. Parce que je me serois marié. 

DiAL. VI. -— Le Cuisinier. Je n'ai pu acheter ce 
saumon. 

Le Docteur de Sorbonne. Pourquoi ? 

Le C. Un conseiller le marchandoit. 

Le D. Prends ces cent écus , et va m acheter le sau- 
mon et le conseiller. 

« 

DiAL. VU.'-' A. Vous êtes hien au fait des intrigues 
de nos ministres! 

B. C'est que j'ai vécu avec eux. 

A» Vous vous en êtes bien trouvé , j'espère ? 

i?. Point du tout. Ce sont des joueurs qui m'ont 
moatré leurs cartes; qui ont même, en ma présence , 
regardé dans le talon , mais qui n'ont point partagé avet 
moi les profits du gain de la partie. 



PHILOSOPHIQUES» 575 

Di AL. viir. — Le P^ieillard. Vous êtes misanthrope 
de bien bonne heure. Quel âge avez-vous ? 

Jbe Jeune Homme, Vingt-cinq ans. 

Le V* Comptez-vous vivre plus de cent ans ? 

Le /. H. Pas tout-à-fait. 

Le V* Croyez-vous que les hommes seront corrigéi 
dans soixante-quinzeans ? 

Le /. H. Cela seroit absurde à croire* 

Le V- U faut que vous le pensiez pourtant, puisque 
vous vous emportez contre leurs vices.... Encore cela 
ne seroit-il pas raisonnable quand ils seroient corrigés 
d'ici à soixante-quinze ans \ car if ne vous resteroit 
plus de temps pour jouir de la réforme que vous auriea; 
opérée. 

Le /. H. Votre remarque mérite quelque considé* 
ration : j'y penserai. 

' ,DiAL* IX. ^. Il a cherché a vous. humilier. 

J?. Celui qui ne peut être honoré que par luî:<meme^ 
n est guère hui^ilié par personne. 

t c ■ • ■ * 

DiAL. X. '^— -<d?. La femme qu'on me propose n'est 
pas riche. ^ 

JS. Vous rêteSb .... 

.//. Je veux une femme qui le soit. Il faut bien s'as- 
sortir. 

DiAL. XI. ■— A. Je M aimée à la folie^; j^aî 'cru que 
j'en mpurrois de chagrin. ^ ^ 

B. Mourir de chagrin ! mais voiis l'avez eue ? 
A* Oui» . , - 



574 PETITS DIALOGUES 

i?. Elle vous aimoit ? 

A. A la fureur , et elle a penjsé en mourir aussi. 

B. Eh bien ! Gomment donc pouyîez«vous mourir 
de chagrin ? 

A. Elle vouloit que je l'épousasse. 

B* Eh bien ! Une jeune femme , belle et xiche qui 
vous aimoit, dont vous étiez fou ? 

A* Cela est vrai \ mais épouser , épouser ! Dieu m^ 
ci, j'en stiis quitte à bon marché. 

DiAL. XII. — A. La place est honnête. 
i?. Vous voulez dire lucrative. 

A* Honnête ou lucratif, c'est tout un. 

• . . < 

DiAL. XIII. -—^. Ces deux femmes sont fort «nuei, 
Je croî$. . ». 

B. Amies ! là.... vraiment ? 

A. Je le crois, vous dls-je 5 elles passent leur vie en- 
semble : au surplus , je ne vis pas assez dans leur société 
pour (savoir si dles s'aimedt ou se haïssent! 

DiAL. XIV. — A. TM. de K. parle mal dé vous. 

B> Dîeiii a mis le oootre*poi5oa de ce qa'il peut dire, 
dans l'opinion qu'on a de ce qu'il peut faire. . ." 

DiAL. XV. — A. VousconnoissezM. lecomtede : 

ést-ii aîn^àblé ? ' ' • 

J?. Non. C'est un homme plein de noblesse , (f éléva- 
. tion y d'çjsprit,,* de coxmpi^qipes : voilà tout, 

DiAL. XVI. — A' Je lui feroîs du mal volontiers. 

jS. Mais il ne vous eti'djatùais fait. 

A. D faut bien que quelqu'un commence. ' 



PHILOSOPHIQUES. SyS 

DiAL. xvii. -'Tt-l^amon. Clitandreestplus jeune que 
sou âge. 11 est trop exalté. Les mauK pu}>Ucft, les. torts 
de la société, tout rirrile et le myoke. 

Célimène* Oh ! il est jeuue encore, mais il a uu l>oa 
esprit \ il fîoira par ^e faire vingt .mUle livres de rjsnt^, et 
prendre sou parti sur tout le reste. 

DiAi.. xvxn. — A. B paroît que tout le maJ dît par 

vous sur madame de n'est que pour vous conformer 

au bruit publjic ^ ,c^ U jp)e jsepible qu^. ypus jHÇ 1^ ^a* 
npis^^ point? 

B. Moi , point du tout. 

DiAL. XIX. — A. Pouvez-vou^ me faire le plai^p 4^ 
me montrer le portrait ^en vers que vous ayez /a^ de 
madame de.... ? 

JB* Par le plus fi;rand l^asard d.u monde ^ \e X^ sur 
ipoi. 

A. Cest pour cela que je vous le deçpiaiçtis,. 

DiAL. XX. — Damcm.^ous me paroisscz'bîen reve-^ 
nu des femmes , bien désintéressé à leur égard.- 

ÇUtçindre. Si bien que p^yr peu de çhgse jç.^us 
dirois ce que je pense d'elles. 

Dam. Dites-le moi. 

C}U. Up moment, ^e yeux jitte^drp «ex^ÇfMt^^qfeidJQues 
années. C'est le parti le plus prudent. 

DxAXi* XXI.— r^. J'af fiûiiooBàmelp$g6iisaages.^piaiid 
;f9s £6ot une «otûse^ 
B» Que font-ils ? 
J. Ils remettent la sage^ k Vm ii^tr^ &^ 



~\. 



Sj6 PETITS DIALOGUES 

DiAL. xxiT. — A* Voilà quinze jours que nous per- 
dons. Il faut pourtant nous remettre. 
£, Oui, dès la semaine prochaine. 
jé. Quoi ! sitôt ? 

DiAL. XXIII. — ^. On a dénoncé à M. le garde des 

sceaux une phrase de M. de L ? 

JEf. Gomment retient-on une phrase de L ? 

jà. Un espion. 

DiAL. XXIV. -^ -^* H faut vivre avec les vivans. 
S, Cela n'est pas vrai 5 il faut vivre avec les morts \ 

DiAL. xxy . *— j4. Non , monsieur , votre droit n'est 
f oint dêtre enterré dans cette chapelle. 

jj. CVstmon droit ; cette chapelle a été bâtie par mes 

ancêtres. 

». ■. " ■ 

jli Oui ; mais il y a eu depuis une transaction qui 
ordonne qu'après monsieur votre père qui est mort, 
ce soit mon tour. 

Bn Non , je n'y consentirai pas. J'ai le droit d'y être 
enterré , d'y être enterré tout à l'heure. 

DiAL. XXVI. — ^. Monsieur, je suis ùix paiivre co- 
médien de province qui veut rejoindre sa troupe : je 
n'ai pas de quoi.... 

£. Vieille ruse I Monsieur , il n'y a point là d'inven- 
tion , point de talent." 

ji. Monsieur , je venoîs sur votre réputation.... 

B. Je n'ai point de réputation , et ne veux point eà 
avoir. 

* C'cst-ànlirc avec «es livre*. ^. - 



PHILOSOPHIQUES. 577 

^j4. Ah , monsieur ! 

B. Au surplus , vous voyez à quoi eHe sert , et ce 
qu elle rapporte. 

DiAL. XXVII. — ^. Vous aiiaez mademoisdle. • • . , 
elle sera une riche héritière. 

B. Je rignorois , je croyois seulement qu'elle seroit 
un riche héiitage. 

Di AL. XXVIII. — Le Notaire. Fort bien , mcmsieur , 
dix mille écus de legs. Ensuite ? 

Le Mourant. Deux mille écus au notaire. 

Le N. Monsieur , mais où prendra-t-on Fargent de 
tous ces legs ? 

Le M. Eh ! mais vraiment , voilà ce qui m'embar- 
rasse. 

DiAL. XXIX. — ji. Madame.... , jeune encore , avoit 
épousé un homme de soixante-dix- huit ans qui lui fît 
cinq enfans. _. 

B. Ils n étoient peut-être pas de lui. 
A. Je crois qu'ils en étoient , et je l'ai jugé à la jbaine 
que la mère avoit pour, eux, 



^ f V. .«^ t^it^k' 



DiAL. XXX. — La Bonne à V Enfant. Cela vous à- 
t-il amusée où- ennuyée ?*• . 

Le Père. Quelle étrange question ! Plus de sim[dt- 
cité. Ma petite ! . 

La petite Fille. Papa ! 

Le Père. Quand tu es revenue de cette maison-là , 
quelle étoit ta sensation ? 



9j9 PETITS DIALOGUES 

DiAL. XXXI. -^^. ConDoissez-Yous mâdaBiedeB...? 
£. Non. 

A. Mais vous l'avez vue souvent* 

B. Beaucoup. 

A. Eh bien? 

B. Je De Tai pas étudiée. 
A. J'entends. 

DiAL. XXXII. Clitandre. Mariez-vous. 

JOanW' Moi, ppkit du touc^ je sui$ bîw iivec moi, 
je me conviens , et je me $ulB3f Je n'aime point, je 00 
suis point ép^^ Vou» voye^ qp^ r&ei^t leomme ^ j'étois 
4^ ménage , aya^t mai^oii «t iwgl -^cHiq personnes à 
souper tous les jours. 

DiAL. XXXIII. — ^. M. de vous trouve une 

conversation charmante ^. 

JS*J^jm d(m f^^mon aoccis à mon parmer, kraque 
je cwse avAc jul. 

DiAL. XXXIV, — A. Concevez-vous , M. . . . ?40oixmie 
il a .été peu étonné d'une infamie qui nous a con- 
fonduisl 

B* n n'est pas plus étonné des vices d'autrui que des 
siens. 



• . ■* 



DiAL. XXXV. «—y/. Jamais la cour n'a été si eime- 
«fiàe des'gens dtespriit. - 

B. Je le crois; jamais elle n'a été plnf «otte : et 
quand les deux extrêmes s'élôigoeat , le rapprociienient 
«ittt plus dîûicile. 

^ C'étoit ua fol. 



PHILOSOPHIQUES. 579 

DrAL. XXXVI. — Dant' Vous marîerë2>lroa«? 

dit Quand je songe que , pour me mariei^, fl fatt- 
droit que j'aimasse , il me paroit , nou pa^ impossible , 
mais difficile que je me marie; mais quand je $fnge 
qu'il faudroit que j'aimasse et que je fusse fûmé.^ idors 
je crois qu'il est impossible que je me marie. 

DxAt* xxxvn. — Dam, Ppuuquoi u'|iyez-vx>uaiîen 

• ' . . ^ .. 

dit quand on a parlé dé M — ? 

CliU Parce que f aime mieux que l'on calpmpi^^on 
silence que mes parole^t 

OiAL. xxxTiii. — Miçidame ds... Qui est-ee qui 
vient vers nous? 

Mad> de C C'est madame de Ba^. ... 

Mad. de»,'» E^t-ce que voi^f Ja po3W>î^^z ? 

Mad. de C- Comment? vpusfievou3>puveoç2i4onc 
pas du mal cpje nous en avoB3 d«; biçr j . 

DiAL. xxxix. — A. Nepensez-^ous pas que îe dian- 
gement arrivé dans la consdttttion sera tiuinMe aux 
beaux-^arts? 

J?. Au contraire. Il donnera aux âmes , aux génies tm 
caractère plus ferme, plus noble 9 plus imposant. Il 
nous restera le goèt , lR*mt des Idéaux ouvrages du aSéde 
de Louis xiv, qui , se mêlant à fénergîe nonvcBe qrfaii- 
ra prise Jl'^i^trQaAloosJ, vow fera /sortir. .fl« cercle des 
jieAites.OQWeiuion5qw.avpienijgçoéiOue$fior. . 

DiAL. XL. - — A. Détournez la tête. VoHi Mv-de ti. 

B. Wayez pas peur : il a'ta-vtie basse. 

A. Ah! que vous, me faites de -{iHaisarî. Moi , fttia 



586 PETITS DIALOGUES 

vue longue , et je vous jure que nous ne nous rencou- 
trerons jamais. 

SUR UN HOMME SANS CARACTÈRE^ 

DiAL. XLi. — • JDor. II aime beaucoup M. de B.. •• 
Philmte. D'où le sait-il ? qui lui a dit cela ? 

CE DEUX COURTISANS. 

Dr AL. XLii, — - ^. U y a long-temps que vous n'aves 
VuM. Turgot? 

iî. Oui. 

ji. Depuis sa disgrâce , par exemple? 

J3. Je le crois : j ai peur que ma présence ne lui rap- 
pelle rheureux temps où nous nous rencontrions tous 
les jours chez le roi. 

DU ROI DE PRUSSE ET DE DARGET. 

DiAL. XLiii. — Le Roi Allons, Darget , divertis- 
mpî : conte-moi l'éiiquelte du roi de France : com- 
mence par son lever. 

( Alors Darget entre dans tout le détail de ce qui se 
fait^ dénombre les ofEciers, valets de chambre, leurs 
fonctions, etc.) 

Le Roi (en éclatant de rire). Ah! grand Dieu! d 
î'étoisroi de France, je ferois un autre roi pour fiure 
toutes ces choses-là à ma place. 

DE L*EMPERBUR ET DU ROI DE NAPLES. 

DiAL. XLiv. — « Le Roi. Jamais éducation ne fut pins 
négligée que la mienne. 

L'Empereur. Comment? (à part.) Cet hocune 
vaut quelque chose. 



rHILOSOPHIQUES. 58l 

Le RoL Figurez-vous qu'à vingt ans , je ne savoîs pas 
faire une fricassée de poulet; et le peu de cuisine que je 
fiais j c'est moi qui me le suis donné. 

ENTRE MAD. DE B.... ET M. DE L.... 

DiAL. XLV. — iUrftf £/•.. C'est une plaisante idée^ 
de nous faire dîner tous ensemble. Nous étions sept, 
sans compter votre mari. 

Mad de B... J'ai voulu rassembler tout ce que j'aî 
aimé, tout ce que j'aime encore d'une manière dififé- 
renle , et qui me le rend. Cela prouve qu'il y a encore 
des mœurs en France*, car je n'ai eu à me plaindre 
de personne y et j'ai été fidèle à chacun pendant son 
règne. 

M. de L... Cela est vrai ; il n'y a que votre mari qui, 
à toute force, pourroit se plaindre. 

Mad. de B... J'ai bien plus à me plaindre de lui , 
qui m'a épousée sans que je l'aimasse. 

M. de L... Cela est juste. A propos; mais un tel, 
vous ne me l'avez point avoué : est-ce avant ou après 
moi? 

Mad de B, .. C'est avant; je n'ai jamais osé vous le 
dite; j'étois si jeune quand vous m'avez eue! 

M. de L>>* Une chose m'a surpris» 

Mad. de JB... Qu'est-ce? 

M. de L... Pourquoi n'aviez-vous pas prié le cheva- 
lier de S....? Il nous manquoit. 

Mad. de B... J'en ai été bien fâchée. II est parti, il y 
a un mois, pour l'Isle de France. 

M. de L... Ce sera pour son retour. 



58^ PETITS DIALOGUES 

BNTRB t£6 MÉ1ICE9. 

DiAL. XLVi. — M. de J?... Ah ! ma chère amie, nous 
tommes perclus : votre maii sait tout. 

Mad. de L*'. Comment? Quelqae lettre surprise ? 

M. de j5... Point du tout. 

Mcuî. de Z... Une indiscrétion ? Une méchanceté 
de quelques-uns de nos amis ? 

M. de B... Non. 

Mcvd. de L. .. Eh hien ! quoi ? qu'est-ce ? 

M. de ^— Votre mari est venu ce matin m'emprun« 
ter cinquante louis. 

Mad... de Z... Les lui avez-vous prêtés? 

M* de J5... Sur-le-champ. 

. Mad* de />••• Oh bien ! il ny a pas de mal; il ne sait 
plus rien. 

S9TRS QTVELQtrfiS PSUSOlNfNfiS, APRÈS LA PKBMIÊRfi 
REPRÉSENTATION DE L'OPÉRA DES DANAIi:t£6, PAR 
LE BARON DE TSCHOUDY. 

r 

DiAL. XLVii. ^. Il y a dans cet opéra quatre-vingts 
dix-huit morts. 

B. Coinment ? ' > 

C Oui. Toutes les filles de Danaiis , hora Hyper* 
mnestre \ et tous les fils d'Égyptus , hors Lyncée. 

D. Cela fait bien quatre-vingt-dix-huit morts. 
. E*> médecin de profession. Cela fait bien des morts ^ 
mais il y a en effet bien des épidémies. 

F >^ prêtre de son métier- Dites-moi un peu; dans 
quelle paroisse celle épidémie s'est-elle déclarée? Ceb 
a du rapporter beaucoup au curé. 



PHILaSOPHIQUES. 585 

ENTRE D'ALEMBKRT ET UN SUISSE DE PORTE. 

DiAL. xLviii. <-«- Le Suisse. Moosieur, où allez* 
vous ? 

U Ahmhett, chez M. de.... 

Lée S. Pourquoi ne me parlez-vous pas ? 

D^AL Mon ami , on s'adresse à vous pour savoir si 
votre maître est chez lui. 

Le S. Èh bien donc ? 

lyAL Je sais qu il y est , puisqull ma donne rendez- 
tôds. 

Le S* Cela est égal ; on parle toujours. Si on ne me 
parle pas , je ne suis rien. 

ENTRE LE NONCE PAMPHILI ET SON SBCR^TAIRB. 

DiAL. xLix. -^ Le Nonce* Qu'est^ie qu'on dit dt 
moi dans le monde ? 

Le Secrétaire. On vous accuse d'avoir empoisonne 
un tel , votre parent ^ pour avoir sa succession. 

Le N. Je Fai fait empoisonner , mais pour utie autre 
raison. Après ? 

Le S. D avoir assassiné la Signonu.. pour vous avcnr 
trompé. 

Le Né Point du tout ; c'est parce que je oraigdoii 
pour un secret que je lui avois confié. Ensuite ? 

Le S. D'avoir donné la «. fc un de nos pe^* 

Le N. Tout le contraire } c'est lui qui me fa dinùf* 
née. ËstHse là tout? 

Le S. On vous accuse de faire le bel esprit , de D^élre 
point l'auteur de votre dernier sonnet. 

Le N. Cazzo l Coquin ! sofi^ de au préseuoe^ 



il»*i#»^»»#^#»»#»»^» i^^#*»*'^»*^#»^^#^»^#^#i»<i i #*# 



QUESTION. 

Pourquoi ne donnez-vous plus rien au public ? 

RÉPONSES. 

C'est que le public me paroît avoir le comble du 
mauvais goût et la rage du dénigrement. 

C'est qu'un homme raisonnable ne peut agir sans 
motif, et qu'un succès ne me feroit aucun plaisir , 
tandis qu'une disgrâce me feroit peut-être beaucoup 
de peine. 

C'est que je ne dois pas troubler mon repos , parce 
que la compagnie prétend qu'il faut divertir la com- 
pagnie. 

* C'est que je travaille pour les Variétés Amusantes , 
qui sont le théâtre de la nation ; et que je mène de 
front , avec cela , un ouvrage philosophique , qui doit 
être imprimé à l'imprimerie royale. 

C'est que le public en use avec les gens de lettres 
comme les racoleurs du pont Saint-Michel avec ceux 
qu'ils enrôlent : enivrés le premier jour , dix écus ; et 
des coups de bâton le reste de la vie. 

C'est qu'on me presse de travailler , par la même rai- 
son que quand on se met à sa fenêtre , on souhaite 
de voir passer, dans la rue, des singes ou des meneurs 
d'ours. 

Exemple de M. Thomas insulté pendant toute sa 
vie et Joué après sa mort. 



QUESTION. 385 

Crentîlshommes de la chambre , comédiens , ceur 
seurs , la police , Beaumarchais. 

C'est que j'ai peur de mourir sans avoir yécu« 

Cest que tout ce qu'on me dit pour m'engager à [me 
produire , est bon à dire à Saint- Ange et à Murville. 

Cest que j'ai à travailler, et que les succès perdent du 
temps. 

C'est que je ne voudrois pas faire comme les gens de 
lettres , qui ressemblent à des ânes j ruant et se battant 
devant un râtelier vide. 

C^est que , si j'avois donné à mesure les bagatelles dont 
je pouvois disposer, il n'y auroit plus pour moi de repos 
sur la terre. 

C'est que j'aime mieux l'estime des honnêtes gens et 
mon bonheur particulier, que quelques éloges, quelques 
écus, avec beaucoup d'injures et de calomnies. 

C'est que , s'il y a un homme sur la terre qui ait le 
droit de vivre pour lui , c'est moi , après les méchan- 
cetés qu'on m'a faites à chaque succès que j'ai ob<* 
tenu. 

C'est que jamais , conime dit Bacon , on n'a vu mar« 
cher ensemble la gloire et le repos. 

Parce que le public ne s'intéresse qu'aux succès qu'il 
n'estime pas. 

Parce que je resterois à moitié chemin de la gloire de 
Jeannot. 

Parce que j'en suis à ne plus vouloir plaire qu'à qui 
me ressemble. ^ 

C'est que plus mon affiche littéraire s'ejB&Q^ , plus je 
suis heureux. 

I. a5 



38Ô Q GESTION. 

Gest que j'ai connu presque tous les hommes cé- 
lèbres de notre temps , et que je les aï vus malheureux 
par celte belle passion de célébrité , et mourir après 
«^oir dégradé par elle leur caractère moral. 



FIN DE LA QUESTION. 



>i^>^^^#^#^^»^i#«*»»^»i>» y i»i»»»j^i»^^»^*«*^** 



POÉSIES DIVERSES. 



<»^^^<»i»^^»»»» 



LES FÊTÉS ESPAGNOLES. 

POÈME '. 

Il me souvient d'avoir passé deux mois 
Dans un château de gothique structure , 
Flanqué de tours , imposante masure 
Dont le seigneur m'ennuyeit quelquefois-. 
Ou me grondoit quand je daignois l'entendre ) 
Mais , curieux , il me plaisoit d'apprendre . 
Mainte anecdote ; il avoit vu des rois • 
Des empereurs , des princes d'Allemagne : 
Ces cours vraiment ont de trës-bons endroits. 
Sa favorite étoit la cour d'Espagne ; 
Il la citoit sans relâche et partout , 
Cherchant quelqu'un qui pour elle .eût du goût. 
Du roi Philippe et de la Parmesane , - 
J'ai remporté des traits assez plaisans y 
Je dis , pour moi ^ pUisans pour un profane 
Qui veut , de loin , des princes amusans» 
Mon rabâcheur trouvoit son passe-temps 
A parler d'eux, de lui , de leurs caresses. ; 
Il possédoit des reines , des princesses , 
£n bague , en boite , en bijoux bien niontés ) 
Rois , électeurs , en ordre étiquetés ; • 
Ayant garni tout un éçrin d'altesses y 
Près de la tombe , épris de;s dignités , 
Et raffolant surtout des majestés ^ . 

' Chamfoit composa ce p«tit poëxne au. commeOP^tnent 4c '793* (iVoM 
do lÉMtcur. ) 



588 POÉSIES DIVERSES. 

Puis allongeant deux tiroirs parallèles , 
il m'ëtaloit cent joyaux radieux , 
Luxe enterré , pompeuses bagatelles , 
Perles , rubis , diamans précieux , 
Présens des rois , et , qui plus est , des belles. 
En l'écoutant , cent fois je me suis dit : 
Les rois d'alors aimoient bien peu l'esprit. 
]N'importe : il faut , pour prix de ses nouvelles , 
Le suivre encdr à Madrid , au Prado j 
Quitte à partir pour le Ben-Retîro 
Oii le roi court , quand le sourcil lui fronce ; 
Et n'a-t-on pas d'ailleurs Samt-Ildepfaonse y 
Lieux endiantés , palais du doux printemps 
Oii dans l'ennui sa majesté s'enfonce 
Tout à son aise ^ et loin des courtisans ! 
Bâiller tout seul noiarque un certain bon sens ^ 
Et montre au moins que la grandeur suprémt 
Pour s'ennuyer se suffit à soi-même. 
De ce babil du vieil ambassadeur 
Que j'écoutois , vous en voyez la cause : 
Il m'est resté dans l'esprit , cher lecteur , 
Je ne sais quoi , dont il &ut que je cause ; 
Là.... pour causer , perdre son sérieux j 
Dire un peu.... tout , sans fadeur , sans scupule : 
J'ai des amis aimant le ridicule , 
Moi , je le peins.... par amitié pour eux. 
Vous saurez donc , sans plus de préambule j 
Que dans Madrid , sous l'avant-dernier roi , 
Prince pieux et vraiment catholique , 
Mais tro]^ souvent battu , nîalgré sa foi , 
Par les Anglais , maudit peuple hérétique ; 
Quand je dis lui , c'étoient , vous sentez bien , 
' Ses génératix , k roi n'en «avoit rien : 



POÉSIES DIVERSES. 689 

On lui sauvoit tout c&agrin politique } 
Cétoit plaisir de voir comme on tendoit 
Devers ce but , et comme on s'accordoit 
A tenir loba, tout parleur véridiqué } 
Pour lui tout seul la gazette mentoit , 
Gazette à part , de plaisante fabrique y 
Que le ministre ou la reine dictoit : 
Oh ! quen'a-t-on cet exemplaire unique T 
La cour , la chambre et le moindre valet 
Secendoient tous la reine et le ministre ^ 
Tenant pour sûr qu'un triste événement , 
Un grand désastre , un revers bien sinistre >, 
Appris auf roi , pouvoit subitement 
Plisser son front, obscurcir son visage , 
D'un peu d'humeur y laisser le nuage 
Et retarder sa chasse d'un moment , 
Tant ce bon prince avoit de sentiment r 
Or , cette fois , le mal étant extrême , 
Il fut réglé , d'après ce beaii système-. 
Qu'on donneroit fêtes de grand éclat , 
Pour réparer les malheurs de l'état. 
Le temps pressoit. Zèle , soins et dépense ^ 
On prodigua tout , hors l'invention , 
Pour étaler avec profusion 
Tous les plaisirs de la magnificence : 
Un beau gala , dans sa perfection , 
Jeu , grand couvert , la musique , la danse , 
Feux d'artifice , illumination , 
Tout le fracas d'une cour excédée , 
Sans frais d'esprit, sans l'ombre d'une idée ^ 
Pardon , j'ai tort^ on se disoit tout bas, 
Que c'est vraiment un prince formidable j 
Que les Anglais se rencbront sans combats ^ 



5ga POÉSIES DIVERSES. 

Que tous les jours la reine est plus aimaUe ' "^ 

Malgré leç ans, on ne la conçoit pas} 

Que le ministre est un homme adn^rable ; 

Que les infans sont plus beaux que )e jour^ 

Bref, ce qu'on dit , ce qu'il est convenable 

Qu'un roi vivant entende dans sa cour. 

Le lendemain donne fête nouvelle. 

Vous çqnnoissez ce que l'Espagne appelle» 

Acte de Foi, La foi devoit brûler 

De cent ^ébreux une troupe infidèle. 

D'infortunés triste et longue séquelle 

Qu'on dénombroit y la voyant défiler. 

£t puis venoit un renfort d'hérétiques ^ 

Seuls vrais auteurs des disgrâces publique»;; 

La foi console : il faut se consoler. 

C'est bien aussi ce que l'on se propose 

Quant au public ; le roi , c'est autre chose : 

Ignorant tout , rien ne peut le troubler ^ 

Nul embarras , nul souci ne l'approche r 

Content, heureux, et la gazette en poche , . 

De l'avenir iroit-il se mêler? 

Vainqueur partout , terrible on l'en assiûre , 

Son cœur jouit d'une allégresse pure. 

Environné de messieurs les infans , 

D'un air dévot il dit ses patenôtres : 

Il faut donner l'exemple à ses enfans, 

Priant pour eux la vierge et les apôtres; 

Bien surveillés par l'Inquisition , 

Ils sont dressés à la religion 

Par des prélats huml>les conune les nôtres , 

Mais qui , croyant ce qu'ils prêchoient ^xa, autres, 

Avoient de plus la persuasion. 

Des trois infans la sournoise jeunesse 



POESIES DIVEaSES. S9I 

Montroit du godt pour la contritiaii; 

Le sérieux de la compoDction 

Tartufioit leur sombre gentillesse : 

Un maintien gauche , en dépit de l'alteve y 

Ce tour d'alise et cet air d*oraison , 

Cet humble instinct ^ détruit la raison , 

Qui plaît au prêtre , aussitôt l'intéresse 

Et lui £ait dire rOh! celui-ci m'est bon. 

On a voulu qu'an sortir de la messe , 

L'aîné , surtout , vînt à l'acte de foi 

Voir la douceur de notre sainte loi. 

Mater ses sens , sa pitié , sa foiblesse. 

Enfin , promettre à l'Espagne un grand roi , 

Qui vît toujours l'enfer autour de soi : 

Et dans le fiait , voyant des misérables 

Précipités dans des brasiers ardens , 

Tordant leurs bras déchirés de leurs dents. 

Et leurs bourreaux, des hommes, ses semblablet ^^ 

Usurpateurs du bel emploi des diables , 

!N'est-il pas vrai que monseigneur l'infant 

Doit à l'enfer croire plus aisément? 

Aimable prince , ô combien ton enfance 

En ce beau jour a donné d'espérance 

Au Saint- Office! il dit que tôt ou tard 

Tu reprendras sûrement Gibraltar 

Qui fut ton bien , et que la providence 

A laissé prendre aux Anglais par hasard. 

Ce pronostic , qu'on répand dans l'Espagne ,. 

N'eut point d'accès au journal de la cour ; 

On s'y bornoit à louer tour-à-tour 

L'auguste roi , son auguste compagne , 

Qui sont du monde et l'exemple et l'amour r 

Puis de vanter 9 en phrases fanatiques , 



S^ POÉSIES DIVERSES. 

Leur zèle ardent contre les hérétiqnes,' 
Contre l'Anglais, surtout contre l'Hébreu, 
Peuple endurci dans ses vieilles pratiques; 
Que l'on convient vtair d'iassez bon lieu , 
Mais qui , fidèle à ses cahiers antiques , 
Livres chéris, divins de notre aveu. 
Meurt méchamment et pour adorer Dien, 
Comme David , de qui les doux cantiques 
Lui sont chantés quand on le jette au (eu. 
Certes, voilà de quoi mettre en colère 
fin saint journal ; puis, viennent les couplets. 
Hymnes , chansons , redondilles , sonnets. 
Qu'une foi vive, hypocrite ou sincère , 
Un vain désir , ou le talent de plaire» 
Adresse au roi sur ses brillans succès; 
Car tout le plan de la cérémonie 
Est un effort de son puissant génie. 
Pour quoi , soudain , places et carrefours 
Vont de sa gloire occuper quelques jounr 
Les regardans : estampes et gravures , 
Grotesque affreux , sombres caricatures , 
Oii, cousumés dans leurs sacrés atours , 
La tête en bas , feux et flamme à rebours, 
En noirs démons , grimacent les figures 
Des torturés 3 infligeant des tortures, 
Dieu , qui d'en haut contemple cet enfer 
Avec amour , et bénit Lucifer; 
' Le doux Jésus ; l'attrayante Marie , 
Qui, caressant d'un sourire amical 
Les vils suppôts du monstre monacal. 
Semble exciter leur dévote furie ; 
En bas , le roi d'un beau zèle échauffe , 
La croix en uiain , guidant l'auto-da-fé. 



POÉSIES DIVERSES. SgS 

Dont le Irmty hi dans chaque fiumlle, 
lyon pcobin TU , rem, paraplié y 
Va sur les mers , pieuse pacotille , 
Charmer^ ravir , de Cadix à Manille, 
Ses lieureux saints ^ prennent leur cale. 
Vous conviendres qœ maintenant FEspagne 
Arec lionnenr pent onYrir la campagne ; 
Qu'on Ta toat vaincre , et que les ennemis 
Seront bientôt chassés du plat pajs. 
Soit, j'en conviens; mais un moment, de grâce; 
Rendons surtout la victcûre efficace. 
Modérons-nous , et fidsons qu'ai^ourdlmi 
Le roi n'ait plus une gazette à lui. 
Songeons au but de la trmsiëme fête , 
Que cette fois pour le peuple on apprête. 
Que dites-vous? le peuple! £h! oui, vraiment. 
Dans le malheur on y pense un moment : 
Le -ptos grand roi , quand la chance vauie. 
Avec le peuple est en coquetterie. 
A son époux la reine a prudemment 
Insinué qu'au sein de la victoire , 
Un roi couvert des ra jons de la gloire. 
S'il est chéri, porott encor plus grand. 
Le roi , frappé, vit l'importance extrême 
De ce conseil : £h bien ! dilnQ , qu'on m'aime; 
YeiHez-j bien , réglez tout promptement. 
"On obéit, et le gouvernement, 
Voyant le peuple abattu de tristesse, 
Prit le parti d'ordonner l'all^presse. 
De la payer : on prit l'argent; mais qiyn? 
On ne rit pas ainsi de par le roi. 
L'auto-da-fé , merveilleux en Ininméme, 
Soutient le coeur, mais ne peut r^onir s 



5g4 POÉSIES DIVERSES. 

Il faut chercher ailleurs ce hien suprême 

£t s'adresser à quelqu'autre plaisir. 

Or, le plus grand, le seul par excellence , 

Vous devinez , c'est de voir des taureaux 

Mis en fureur , poussés à toute outrance 

Par des guerrijcrs, des picpieurs, des héros, 

Gens vigoureux, bien armés, bien dispos. 

De ces combats la sublime science 

Chez l'Espagnol brilla dans tous les temps. 

Sur Caldérone elle a la préférence : 

Elle ravit les petits et les grands ^ 

La cour, la ville; et sa majesté même 

Fait grand état de ce talent suprême. 

Par cent rivaux le prix est disputé : 

C'est un hommage offert à la beauté* 

L'Espagnol croit , lorsque son sang ruisselle , 

Que pour jamais sa maîtresse est fidële. 

Chez nous Français, cet argument nouveau 

Prendroit du poids , en supposant de même 

Qu'on ne peut plus , dès qu'on perce un taureau , 

Être infidèle à la beauté qu'on aime. 

Chaque pays a son raisonnement; 

Cervelle humaine est chose singulière. 

De ma raison votre raison diflEere : 

Le cœur aussi m'étonne grandement 

Mais je reviens et reprends notre affaire. 
L'affaire alloit plus que passablement; 
L'amphithéâtre étoit garni de belles 
De toute espèce , et même de cruelles. 
On avoit fait le signe de la croix , 
Et trois taureaux s'avancoient à la foû. 
Si je voulois faire ici le poêle , 
Gonvenes^n} lecteur, j'aurois beau jeu: 



POÉSIES DIVERSES. SqS 

A qui tient-il? Mais je retiens mon feu : 

Je vous fais grâce , et ma muse discrète 

Des lieux communs dédaigne le secours s 

Puis y la morale a seule mes amours. 

Or , disons donc , sans soins , sans étalage 9 

Qu'un des taureaux, j'en ai parlé , je crois. 

Deux étant morts , demeuré spul des trois, 

Blessé lui-même et transporté de rage. 

Glaça d'effroi l'ampliithéàtre entier, 

Renversant tout, matador ou guerrier, 

Nègre , marquis, grand d'Espagne et bouvier, 

Armés. ou non; il n'eut plus d'adversaire. 

Thésée, Alcide, aux siècles fabuleux, 

Eussent cherché ce taureau merveilleux 

Pour en découdre : il étoit leur affaire. 

Sa majesté , ne pensait pas comme eux , 

Se blottissoit dans sa loge grillée , 

Mourant de peur , la croyant ébranlée. 

Chacuif trembloit à l'exemple du roi ; 

Mais savez-vous comme , en ce désarroi , 

Dieu secourut cette cour si troublée? 

Un jeune enfant, obscur, bien inconnu. 

Vient à songer qu'à l'instant il a vu 

Les bœufs d'un tel , troupeau considérable , 

Qui lentement regagnoient leur étable. 

Vite il y court,, le^i fait sortir soudain , 

Et les conduit , aidé d'un vieux voisin , 

Vers cet enclos oii la terrible scène 

Répand l'horreur : les voilà dans l'arène. 

En quel moment? Quand le monstre fougueux, 

Moins forcené, paroissoit plus terrible ; 

Lorsqu'agitant , tournant sa face horrible, 

Gonflé , fumant d'un nuage écumeux. 



S96 POÉSIES DIVERSES. 

Vainqueur et seul sur Tarëne sanglante , 

Les feux épais de sa narine ardente^ 

Les feux hagards , noirs éclairs de ses yeux , 

Redemandoient , cherchoient la guerre absente» 

Pour ennemis il ne voit que des bœufs 

Qui défiloiefit , un par un , deux par deux , 

En plus grand nombre; et puis la troupe entièrei 

De plus en j^us gamissoit la carrière. 

De leurs gros yeux la stupide langueur 

Et de leurs pas la pesante lenteur 

N'annonçant point d'intention guerrière, 

Le fier taureau , qu'étonne leur douceur,. 

Tout ébaubi d'être sans adversaire , 

Les étonnoit d'un reste de fureur, 

Qui peut passer entre bœu& pour hiuneur; 

Et nulle part ne trouvant de colère, 

Il s'appaisa, voyant qu'ils n'ont point peur. 

Grâce à leur corne , il les crut ses semblables : 

Comme ils beugloient, il les crut ses égaux ^ 

£t radouci dans ce conmiiun repos , 

Environné de voisins si traitables. 

Il imi|a ces prétendus taureaux. 

Ce dénoûment plut fort à l'assistance, 

Au roi surtout : l'on reprend contenance. 

On se rassure, on rit de son effroi , 

Que l'on nioit ; nul n'avoit craint pour soi : 

Un seul instant si l'âme fut troublée , 

Chacun convient que c'étoit pour le roi; 

Le roi le crut, se croyant l'assemblée. 

La peur cessant, on devient curieux. 

Mais d'oii vient donc ce grand convoi de bœu£s? 

On cherche, on tient tout le fil de l'histoire. 

Un empressa courut après l'enfant 



POÉSIES DIVERSES. S97 

Qui prit la fuite : il flvoit peur d'un grand. 
Et se sauva de l'interrogatoire. 
La reine en rit ; chacun des courtisans 
Youloit qu'il fîiit le fils d'un de ses gens, 
Neveu du moins , tant ils aimoient la gloire. 
Le roi laissa disputer là-dessus , 
Indifférent, puisqu'il ne trembloit plus. 
Hors de péril , sa majesté charmée 
Lâche deux n:y>ts sur l'enfint , le voisin: 
Bâillant, distraite 5 et des le lendemain 
S'en soucia comme de son armée. 
Tandis qu'il bâille et qu'il n'amuse pas, 
Des battemens de mains, de grands éclats, 
Des ris joyeux partent de la conmiune. 
Sa majesté, que te rire importune, 
Paroît surprise , elle regarde en bas : 
C'étoit l'enfant qui , rentré de fortune , 
Ne craignant plus, voyez-vous, d'être pris 
N i présenté , curieux , s'étoit mis 
Sur un gradin, debout, près de l'issue 
Par oii des bœu& se pousse la cohue , 
Troupeau bénin , qu'on chasse ^vec des ris. 
Et des rieurs remarquez l'insolence ; m 
Car vous saurez qu'en ce troupeau si doux 
Est l'animal qui les fit trembler tous; 
Mais de l'enfant la naïve impudence: * 
Fit plus d'efiet encor, réussit mieux: 
En revoyant ce taureau trouble-féte^ 
Auteur du mal , si coupable à ses yeux, 
D'un gros bâton, plaisanmient furieux, 
n va frappant de la maudite bete 
Les flancs , le dos; et le pauvre animal , 
Doublant le pas sous l'instrument risible. 



5^8 POÉSIES DIVERSES. 

Va s^cnfonçant dans le grbùpe paisible, 
Pour se sauver de ce petit brutal. 
Vous souriez, lecteurs^ mais je parie 
Que vous rêvez : laissons la rêVerie , 
Cozitentdris-nous d'un simple enseignement, 
D'un aperçu : que tel éSt fréquemment 
Plus fort tout seul qu'avec sa confrérie. 
Vous le sentez, hélas! péniblement, 
Hommes de fnain, de tête, de génie, 
Vous que j'ai tus eh maint gouvernement 
(Le despotisme a Bien sa prdd'homie)^ 
Vous que je pisfins, abattus tristement. 
Marchant de fi^oiit , betes dé compagnie. 
Cet art des i^ois , ce séctet merveilleux , 
Nous le savons; mais l'Espagne Hgnore : 
En ces climats le cielfait naître endore 
Des esprits fiers et dei coèùrs généreux; 
Mais lés taureaux ^oût entourés de bœufs. 
Chassons les hcéti£s , chassons lé Saint-OiBce, 
Prions lé ciel que la foi 's'affeibKsse , 
Limons leurs féié et dessillons leurs yeux 
Par maint écrit oii là véï-ité brille , 
La vérité ,' trésor plus précîçux 
Que du Pérou l'opulente flotille; 
Et dans Madrid menant la vérité 
Que suit MeÉftét Stf stÈixt là htértê , 
Consolidons le pacte de fanâHié. 



POÉSIES DIVERSES. Sgg 



CALYPSO A TÉLÉMAQUE. 

HÉROÏDE. 

Ainsi donc le destin , dans les innrs de Salente , 

Fixe pour un moment ta fortune flottante ! 

Tu triomphes, ingrat; et ta crédulité 

S'est de tous tes forfaits promis Fimpunité! 

Que sai»-je? en ce moment ta coupable imprudence 

Peut-être ose acicuser ma haine d'impuissance. 

Je veux avec le jour t'arracher ton erreur : 

Par mon amour passé juge de ma ftireur. 

Non , tu ne verras point cette Ithaqne chérie , 

Ce séjour que je bais , cette obscure patrie » 

Pour qui ton cœur jadis, d'un vain espoir flatté. 

Méprisa mon amour et l'immortalité. 

Grands Dieux! si vos décrets permettent qu'il la voie, 

Puisse-t-il ne goèter qu'une trompeuse joi^î 

Oui , traître , qu'aussitôt un nuage odieux , 

Abusant ton espoir, la dérobe à tés yeux; 

Qu'à te persécuter la fortune constante , 

Promène sur les mers ta destinée errante; 

Que les vents , éc&appés de leurs sombres^ cachots, 

De la mer contre toi soldèrent tous les flotr; 

£t , pour combler me» vœux , qu'un funeste nanfiragé 

M'offre ion corps mourant poussé ver3 mon rivage; 

Que ta nymphe , en pleurant sur ton maiheurettx éôtt, 

Par ses cris douloureux appelle en vain la mort î 

Dieux ! quel plaisir de voir ma rivale j^âintivé 

Rappeler vainement ton ombre fugitive! 

Mes yeux , au lieu des tiens, jbuiront de ses pleurs , 

£t ma présence encore aigrira ses dooleotis^ 



4oO POÉSIES DIVERSES. 

Sans me déplaire alors, cle cyprès couronnée , 

£lle pourra gémir à tes pieds prosternée^ 

Et je n'envierai plus ni ses gémissemens , 

Ni ses tendres regards, ni ses embrassemens. 

Mais je frémis , mon cœur, mon foible cœur soupire : 

Dieux! seroit-ce d'amour?.... Ah! ma fureur expire! 

Malheureuse ! je l'aime et le hais tour-à-tour. 

Que dis-je? cette haine est un transport d'amour. 

Télémacpie! je cede^ oui, c'est ma destinée; 

Sous le joug de l'amour ma haine est enchaînée : 

N'en crois pas les transports oii j'ai pu me livrer; 

Ne crains rien: Calypso ne peut que t'adorer. 

Grands dieux ! n'exaucez pas ma funeste prière f 

C'étoit contre moi-même armer votre colère. 

Quand mon cœur pour l'ingrat tremble au moindre danger, 

Hélas! que je suis loin de vouloir me venger! 

Quelle étoit ma fureur? Oui , Dieux ! je vous implore: 

Mais ce n'est qu'en faveur de l'objet que j'adore; 

Et s'il faut éprouver sur lui votre pouvoir, 

Consultez mon amour, et non mon désespoir. 

Mais, hélas! que dis-tu, malheureuse Déesse!) 

Arrête; où t'emportoit une indigne foiblesse? 

Songes-tu que le traître , au mépris de ta foi , 

Ose former des vœux qui ne sont pas pour toi? 

Oui , tandis que pour lui , lâchement suppliante , 

Je fais des vœux l'ingrat en fait pour son aniantey 

Et son farouche orgueil , que je n'ai pu dompter, 
Ne se souvient de moi que pour me détester. 
Ah! quand tu vins tremblant, au sortir du naufrage, 
M'ofirir de tes malheurs l'attendrissante image, 
Moi-même je devais, prévenant tes affronts, 
Te replonger vivant dans ces gouffres profonds, 
Dans ces goufires affreux que le sort te prépare, 



POÉSIES DIVERSES. 4oi 

Habités par la mort , et voisins du Tënare. 

Dans ton cœur ennemi pourquoi mon foible bras 

Hésita-t-il alors de porter le trépas? 

Sur la tête du fils , offert à ma colère y 

Ma main devoit venger la trahison du père 5 

Et ta mort , m'épargnant un fatal entretien , 

Devoit punir son crime , et prévenir le tien. 

Mon orgueil , offensé des mépris d'un paijure f 

Se croyoit désormais à Tabri d'une injure : 

Je défîois l'amour, auteur de tous mes maux^ 

Je jurai d'immoler au soin dé mon repos 

Tous les infortunés que leur destin funeste 

€onduiroit vers ces bords, que Ç^ypso déteste : 

Leur sang a cimenté cet horrible serment; 

J'ai cru, dans chacun d'eux, inunoler un amant; 

Tu parus , mon courroux s'armoit pour ton supplice; 

Tu t'avances, je vois j'aime le fils d'Ulysse; 

A la tendre pitié j'abandonne mon cœur , 
J'y laisse entrer l'amour au lieu de la fureur. 
Au meurtre dès long-temps ma main accoutumée ^ 
Ma main par un mortel se vit donc désarmée! 
Je n'osois la porter dans ton coupable flanc : 
Sanglante, je craignis de répandre le sang! 
Cette divinité dont le mâle courage 
Jadis se nourrissoit de meurtre et de carnage. 
Dont la rage guidoit les farouches transports , 
Dont le bras tant de fois ensanglanta ces bords , 
A l'aspect d'un mortel , désarmée et tremblante ^ 
Soupire, et n'est déjà qu'une timide amante. 
Calypso ne hait plus en ce funeste jour : 
Le poignard à la main , elle implore l'AuEiour. 
Qu'aisément tu surpris ma raison égarée! 
De mon cœur imprudent je te livrai l'entrée. 

l. 26 



402 POÉSIES DIVEBSES. 

Je respectai ses jours , ses j,ours infortuné^ , 
Des pièges du trépas sans cesse environnés. 
O souvenir cruel d'une ardeur insensée ! 
O pleurs ! 6 désespoir d'une amante offensée I 
Télénuupie!.... Eucharis!..,. Détestables amans! 
Malheure|ise! Que faire en ces affreux momens? 

Vous m'évitez en vain , je vole sur vos traces 

Mais que dis-je ? voudrois-je augmenter mes disgrâces? 
Mes yeux pourroient-ils voir leurs transports amoureux > 
£t leurs embrassemens insulter à mes feux? 
Encor , si je pouvois , au gré de ma furie , 
Briser le nœud cruel qui m'enchaîne à la vie ^ 
Étouffer mes douleurs dans le sein du trépas !.... 
Mais je ne peux mourir.... £]>h bien! toi, tu mourras* 
Oui , je veux dans ton sang plonger ma main fmnante , 
Sous les jeux» dans les bras de ton indigne amante. 
Oui , dans ses bras sanglaps > ingrat , tu vas pà-ir : 
Elle triomphera de l'avoir vu mourir. 



Dieux ! vengez par mes mains son infidélité; 
Je vous pardonne alors mon immortaUté. 
Non, c'est peu de la mort pour une telle offense;; 
Ah ! par mon désespoir, jugez de ma vengeance. 
Sombre divinité des malheureux amans, 
Cruelle Jalousie» arme tous tes serpens: 
Allume dans mon cœur tous les feux de la rage : 
Je le soumets à toi , règne en moi sans partage. 
Étouffe de l'amour les soupirs et les vœux : 
<]'en est fait, je me livre à tes plaisirs affreux^ 
Change en noire furie une timide amante ; 
Enhardis ce poignard dans ma main chancelante.... 
^ue dis-je? il n'est plus temps, il a dû m'échapper 
Eucharis , dans tes bras ^iJL fieilloit le Irapper I 



POÉSIES DIVERSES. 4o5 

O souvenir affreiix ! f&ur fatal à ma gloire , 
Où ma présence même ennoblit sa victoire ! 
Je courois me venger et te percer le seta; 
Elle vit le poignard qui tomboit de ma main^ 

Elle vit expirer mon impuifisante rage 

Qu'elle va dëte&ter ce fune«te avantage î 
Oui , sur elle je veux punir ta trahiflon ; 
Je veux de tes mépris lui demander raison. 
Si tu veux adoucir le malheur tfoi l'accaUey 
Pour la justifier cesse d'être coupable ^ 
"Viens me reni^ le cœur qu'elle m'avoit rarL 

Ah ! si du repentir le crime étoit suivi , . 

Si tu venois enfin, terminaait mon snppdiee. 

Dans mes yeux attendbris lire ton injustice; 

Si ta boiidie al^uroit ta haine ^ ta iîertc , 

Je ne me souviendrois de ma divinité 

Que pour rendre immortels tes feux et ma tendresse. 

Viens désarmer mon bras, c'est l'amour qui t'en presse; 

Viens régner avec moi. C'en est fait^ oui, je veux 

Que le Dieu de mon cœur soit le Dieu de ces lieuxj 

Que du bruit de mes feux l'univers retentisse; 

Qu'à ma félicité tout l'olympe applaudisse; 

Qu'élevé désormais au rang des immortels , 

Tu partages l'encens qu'on office à mes autels. 

Sous les berceaux fleuris de ce riant bocage , 

Dans cet olympe enfin , le câieste breuvage 

Nous sera présenté par la main des Amours; 

Et seuls ils fileront la trame de nos jours. 

Ne crains point qu'à leurs mains la parque les ravisse. 

Viens me rendre un bonheur qui ^amiais ne finisse; 

Que d'étemels plaisirs scellent notre miiûii.... 

Songe délicieux! charmante illusion! 

Pouvez-vous xm moment occuper ma pensée? 



4o4 POÉSIES DIVERSES 

Ah! cessez d'abuser une amante insensée 9 
Pour mon cœur malheureux les plaisirs sont-ils faits? 
InutOes soupirs ! inutiles souhaits! 
Aveugle Calypso! Déesse infortunée! 
Hélas ! à mon malheur je suis donc enchaînée! 
H Êiudra de regrets me nourrir chaque jour : 
Je verrai tout finir, excepté mon amour. 
. Comment me dérober au feu qui me dévore? 
Je retrouve partout le cruel qui m'abhorre. 
Ton image importune irrite mes ennuis : 
Présent y tu me fiiyois; absent, tu me poursuis. 
Peut-être apprendras-tu ma triste destinée^ 
Mais si tu sais les maux 011 tu m'as condanmée; 
Si du moins la pitié peut encor t'attendrir : 
Plains-moi; surtout , pkins-moi de ne pouvoir mourir* 



i^0'0' ^ <^^<m^ ^»i^^^ 



UHOMME DE LETTRES, 

DISCOURS PHILOSOPHIQUE EN VERS. 

Nobles enfans des arts, vous que la gloire enflanmie^ 
Qui, soigneux d'agrandir , de féconder votre âme, 
Ajoutez en silence à ses trésors divers , 
Pour la produire un jour aux yeux de l'univers : 
Qui d'entre vous n'aspire à cet honneur suprême 
De seryir les mortels en s'éclairant; soi-même? 
Laissez-moi contempler vos devoirs , vos destins , 
Tous les droits que sur vous le ciel donne aux humains. 
Ce sont vos sentimens que naa bouche répète; 
Us méritoient sans doute un plus digne interprète. 
Ah! que ne puis-je au moins, retraçant leur grandeur. 
Les peindre à tous lesyeux; comme ils sont dans mon cœur! 



POÉSIES DIVERSES. 4^ 

Quelle est de ces rivaux VanàÀtkm sublime ? 

Dans leurs travaux heureux quel esprâr les anime? 

C'est ce noble désir d'éclairer nos esprits , 

De porter la vertu dans nos coeurs attendris. 

Mais ce droit n'appartient qu'au mortel qu'elle inspire ^ 

Lui seul peut su^ notre âme exercer cet empire , 

Lui seul dans notre sein lance des traits hr&lans : 

L'école des vertus est ceUe des talens. 

Plus l'âme est courageuse et plus elle est sensible : 

L'esprit reçoit de l'âme une force invincible , 

Chaque vertu nouvelle ajoute à sa vigueur ; 

Courez à votre ami qu'opprime le malheur; 

Par des soins généreux réveillez son courage y. 

Et des vertus ensuite allez tracer l'image : 

Je les vois, respirant sous vos hardis pinceaux , 

D'un charme inexprimable animer vos tableaux. 

Vertus ! sans vous aimer, quel mortel peut vous peindre? 

S'il en existe un seul , 6 Dieu! qu'il est à plaindre I 

Sans cesse, en contemplant vos traits majestueux, 

Devant son propre ouvrage il baissera les yeux ^ 

En s'immortalisant , il flétrit sa mémoire , 

Et consacre sa honte aux Cartes de la gloire. 

Mais de ces sentimens qui peut vous animer? 

Dans votre âme à jamais comment les imprimer? 

Sera-ce en les portant dans un mondé frivole ? 

A d'absurdes égards il âiut qu'on les immole. 

Pourriez-vous soutenir , sans dégrader vos mœurf , 

Le choc des préjugés , des vices , des erreurs , 

Dont la foule en tout temps vous assiège et vouê presse? 

Fuyez : qu'attendez-vous? une vaine richesse ? 

Ce vil présent du sort seroit trop acheté; 

Vos cœurs perdroient , hélas I leur sensibilité , 

Cette austère hauteur, ce courage inflexU^le 



4o6 POÉSIES DIVERSES. 

Qui porte un jugement Bévhre ^ mcornij^ttUé, 

A rhomme, aizx actions mcrCfue leur fosté ptix^ 

Et par la vérité subjugue les esfkiti. 

Quel est ce maUieureui^ qoà d'tm encens coupable 

F^igae lâchement un mortel méprisable? 

Ose-t-il dispenser, de ses vénales mains ^ 

Ce trésor précieuic , l'estime des bomains? 

Mes amis, jurons tous dans ce temple où nous somiïie^ * 

De ne point avilir l'art de parler attit hommes^ 

De faire devant nous marcher la vérité^ 

De ne mentir jamais à la postérité^ 

De pouvoir dire un jour à cet arbitre auguste i 

Jugez sur notre foi , votre arrêt sera juste. 

C'est alors que l'on peut par d'utiles écrits 

Des mortejs incertains diriger les esprits* 

Opinion! nos goûts, nos mosurs sofnt ton ouvrages 

Dieu t'a soumis le monde , et te soumet an sage } 

Du fond dé sa retraite, il t^inspose des lois : 

Tu marchois au hasard; il te guide à son choix z 

Avec la vérité sa voix d'inteUigencé 

Fonde, aflfermit, combat , renverse ta puissance. 

Grands hommes , c'est k vous d'eiércer son pouvoir^ 

Notre cœur appartient à qui Sait l'émouvoir; 

Vous avez de l'erreur détroit là tyrannie t 

L'univers a changé devant Votre génie. 

Souvent , à notre insu , Votre âme vit en nous , 

Et la raison d'un seul est la raison de tous. 

Laissez frémir la haine,' et l'erreur, et l'envie; 

Détruire un pr^ugé , c'est servir sa patrie : 

La vérité défend le trône et les autels , 

Et la fiUe des cieux ne peut nuire aux mortels. 

' L'Académie française^ pour là<pelle cet ouvrage héU cobipotc en 
1765. 



POÉSIES DIVERSES. fyff 

Elle émousse les traits de l'ardent âinatÎ5itiey 

Des tyrans de l'eS|>nt combat le despotisme ; 

Jusqu'au miKett tles cours elle va tjuelqQefeis • 

Démentir les flatteurs , et tdëtnnnper les rois* 

Mais souvent , dans un siècle oèi l'on craint la Iftmiëri^^ 

Le génie opprimé rampe dans la poussière) 

L'oi^eil intolérant en prive l'univers 5 

On le. hait , on Faccable , on lui donne des fers s 

On défend la pensée au seul être qui pense. 

Vous qui des souverains partagez ht puissance y 

S'il est «n vrai t^ent , par le sort opprimé , 

Qui , faute d'un regard , ]a!nguiss^ inaaiinié; 

Craignez de l'av^fiit la terrible sentence : 

Mais , non; votre pays vous a jugés d'avanee. 

Ah ! si vous ignorez le prix dés Vrais talens , ' - 

Demandez-le à ces rois dont les s^nns vigildns , 

Arrachant Cette plante à son climat stérile , 

Feront germer Ses fruits sur un sol plus fertile. 

Mais il reste un ei^poir a>ut talettft tttéccuttu» / 

C'est de répandis âu moins f exemple dés veitM i 

Cette gloire est certaine, '«^ ne craint point dVmÛ*!^. 

L'exemple des vertus eirl JM^ dette dîEi sage : 

Se& écrits sont un dOti fait à l'humanité. 

Que le mortel sen^ble, épiais de" leur beauté. 

Las decvoir des coefutoS mof ts , Ichirs vices , lettt bêliM^ y 

Dans ces ûerï monutnens retrouvimt sa noblesse y 

Contemple avec transport les tfbits de sagrandèlal^ , ' ' 

Et cherche un doul éÊËIe auj^s de votre cceui^. - ' 

£h bien ! il faudra donc , dsms cette lice {ttMè*niè , 

Fatiguer, tourmenter mapiénibie existwiceî 

Pourquoi ? pour embrasser* Une ombrè qd sVufuit , 

Désespère à la î(y& cdm 'qtn la poursuit , 

Celui qu'elle a trompé, teliii t[ui la possède î 



,4p8 



POÉSIES DIVERSES. 

Cruelle illosien qui m'échappe et m'obsède f 

Qu'à travers mille ^ueils il me faudra chercher f 

jQue, jusque dans mes bras, on viendra m'arracherî 

Heureux du moins , heureui^ si la haine et l'envie , 

Complices de ma mort et bourreaux de ma vie f 

Souffrent que sur ma cendre on sème quelques fleurs 

Qui croissent auprès d'elle , et naissent quand je meurs ! 

Dieu! qu'en tends-je ? est-ce ainsi qu'on parle de la gloire? 

S'élever par son âme , ennoblir sa mémoire^ 

Créer un nom fameux, triomphant de la mort. 

Que tout cœur né sensible entend avec transport; 

Des vertus , des talens présenter l'assemUage 

A nos regards charmés d'une si belle image ! 

Amis , la gloire existe , et ses droits sont certain». 

Quand Dieu créa la terre , et {brma les humains , 

II fit naître la gloire , ainsi que, lui féconde , 

Lui commanda d'instruire et d'embellir le monde , 

De mesurer les cieux, de subjuguer les mers, 

Et lui conmiit le soin d'achever l'univers. 

Que parlez-*vous ici de fleurs, sui: votre cendre? . , 

Sontp-ce les seuls tributs que vous devez attendre? 

La gloire est-elle ingrate? et ne la vois->je pas, ' 

Quand vous marchez vers. elle , accourir dans vos bra&? . 

Ce sentiment si prompt d'involontaire estime , ' . 

Qu'arrachent les talens, que leur, jsispect imprime,.. 

Que l'or ni les grandeurs n'excitent point en nous. 

N'est-il pas votre bien? n'est-il pas fait pour vous? 

Répandre avec chaleur son active pensée, 

C'est la grandeur de l'âme au-dehors annoncée , 

Par des sigjics certains offerte à tous les yeux^ 

Arrachez , déchirez le voile injurieux 

Dont le sort veut couvrir cette empreinte divine ^ 

Qui d'une âme choisie atteste l'origini?* 



POÉSIES DIVERSES. 4^9 

n faut juger les cœurs safis peser les destins : 

Ëpîctëte est par l'âme égal aux Autonins. 

Les beaux arts sont de tous l'inunortel héritage; 

Tous ont sur cet autel présenté leur honunage. 

Voyez ce Richelieu, ce fier vengeur des lis. 

Tonnant autour du trône où son maître est assis; 

n dispute à la fois, et d'une ardeur pareille, 

L'Alsace à l'empereur , et le Cid à Corneille. 

Ah ! vous m'ouvrez les yeux, vous entraînez mes pas. 

Mais, quoi! tous ces écueils, ces malheurs, ces combats! 

La haine , qui se tait ! la basse calonmie 

Sans cesse repoussée et sans cesse impunie ! 

L'homme vil et puissant qui , pour percer mon cœur, 

D'une main, subalterne achète la fureur ï 

£h bien ! que craignez-vous? Un bras plus redoutable 

Vous couvre d'une égide auguste, impénétrable. 

Le jugement public , vmlà votre vengeur , 

Votre ami , votre appui, votre consolateur. 

Je le vois vous conduire au fond d'un sanctuaire , 

Dont rien ne brisera l'invincible barrière. 

Sous ce puissant abri placez-vous par vos mœurs. 

C'est là qu'on peut braver les absurdes rumeurs , . 

De l'orgueil forcené la vengeance hautaine , 

Voir en pitié la rage , et sourire à la haine. 

Ah ! plutôt saisissons un espoir plus heureux : 

Il est, il est encor des mortels généreux 

Dont l'amitié touchante , active et courageuse , 

Défendra hautement votre vie orageuse , 

Soutiendra les assauts du superbe oppresseur, 

Et sera de vos jours l'orgueil et la douceur. 

Quel prix plus glorieux? que faut-il davantage ? 

J'embrasse avec transport ce fortuné présage } 

Mais j l'arouerai-je enfin? il me faut un bonheur 



4lO POÉSIES DIVERSES* 

Qui s'attache à mon être , et qui tienne h mon cœtir. 

£h! ne ravez-vous pas? quoi donc ! cette âme immense 

Qui sait trouver en soi sa |^us vive existence , 

Qui tend tous ses ressorts, qui s'agite en tous sens. 

Qui voudroit même en vain réprimer ses ëlatis , 

De ses propres plaisirs n'est-elle pas la mëre ? 

Ces morts, dont la raison nous guide et nous ëclâure , 

Ne vont-ils pas dans nous visrser leurs sentimens, 

De leurs coeurs enflammes rapides mouvemetts? 

S'emparer de leur âme et l'égaler peut-être , 

Fixer , éterniser chaque instant de son être , 

£st-il un sort plus. doux, un plaisir plus touchant? 

Conserve^moi , grand Dieu ! le fortuné penchant 

Qui place dans moi seul mon bonheur, ma richeèsè^ 

M'arrache aux passions d'une attente jeuneêse, 

Et, trompant de mon cœur la sensibilité , 

De ses feux , sans péril , nourrit l'^iivité. 

Tout n'appartient-il pas ati mortel né sensible? 

Il est de l'univers possesseur invisible; 

Il va de tous les arts , par un heureux larcin , 

Dérober les trésors , les renferme en son sein : 

Tout est vivant pour lui; son âme active et pure 

Existe dans chaque être, et remplit la nature ; 

Partout de son bonheur va saisir l'aliment, 

Le dévore et s'enfuit avec un sentiment. 

Un autre don du ciel ornera votre vie. 

Imagination, compagne du génie , 

Toi , dont la main brillante et prodigue de fleurs, 

Ëtend sur l'univers tes riantes couleurs ! 

Le génie entouré de tes heureux prestiges , 

Sous tes jeux , à ta voix enfante des prodiges. 

Sur ton aile rapide il vole dans les cieux , 

Embrassé d'un coup d'oeil tout les temps ^ touii les lieux; 



POÉSIES DIVERSES. 411 

Des empires détruits il revoit Torigine, 

Le choc de leurs destins, leur grandeur, leur ruine; 

Parcourt avidement tous ces tableaux divers 

Qu'aux regards des mortels les siècles ont offerts; 

La nature et ses jeux , ses travaux , ses caprices , 

Miracles échappes à ses mains créatrices , 

Le combat et l'accord de tous les élëmens^ 

Le sillon de l'éclair et la fuite des vents. 

Voici l'instant propice: il s*agite, il s^enflamme; 

Un nouvel univers va sortir de soil âme ; 

De ce monde nouveau les élémens pressés 

D'abord sont au hasard et sans ordre entassés t 

L'Imagination plane sur cet abime; 

Le chaos fuit, tout naît j chaque germe s'anime; 

L'esprit actif et prompt, dans un rapide élan , 

Du monde qu'il médite a dessiné le plail; 

Tout s'arrange : l'idée informe , languissante , 

Appelle autour de soi Fimage obéissantes 

Soudain l'image accourt, et par dlieuretfx aceorcb 

Vient s'unir à l'idée , et lui donner un corps* 

Tous les traits sont marqués; les couleurs ê'sutêoriimtttf 

Sous de rians pinceaux les êtres f'embellîsieitlt 

Et plaça avec art , contrastés arec choix ^ 

Sous l'œil du créateur se pressent k U fois; 

Il frémit , il palpite , et son ètoe rattie 

Sent l'ivresse sublime et Vorga^n) da g/kAê* 

Eh bien! avec ce sens, cet instifi^ mênrettlênt^ 

Pouvez-voos , sans roapr^ vous erôifê màHmiftM 7 

Ah! bénisses plat^ ce loftimé pàfUfftfi 

Aux vertus à januris com^rei^'-'trtt Tmêfffi. 

yivez pour la jMtrie et fmtr Thntttmàtif 

Pour l'amitié, la gf^0f et U yHtétilé'f 

De vos cœors avee «m àétoiSé» h Ê tt tem > 



4ia POÉSIES DIVERSES. 

lyun sentiment jaloux repoussez la bassesse: 
Chérissons le rival qui peut nous surpasser : 
Montrez-moi mon vainqueur, et je cours l'embrasser. 
De la lice k l'envi franchissez la barrière, 
Et vous direz un jour, au bout de la carrière : 
Le destin m'opprimoit , et moi , je Tai vaincu 5 
J'ai senti l'existence, et mon cœur a vécu. 



*i#^^»#i#^i»i»»>»^»»^ii»#» i 



ÉPITRE 

SUR LA VANITÉ DE LA GLOIRE. 

2\t n' ueUdœ auriculis tdienis collegU esca»? 

GeS( est donc fait , et ton âme sensible 
A ses vrais goûts va se livrer enfin! 
Tu suis, ami, la pente irrésistible 
Qui des beaux arts t'aplanit le chemin. 
Tu sais trop bien qu'une plume immortelle 
Nous a tracé les dégoûts , les hasards, 
Qu'en cette lice ouverte à nos regard» 
Sème souvent la fortune cruelle. 
Oui, des destins la jalouse fureur, 
Osant mêler l'absinthe à l'ambroisie, 
A poursuivi l'aimable poésie. 
Et du nectar altéré la douceur. 
Mais, cher ami, cette muse badine , 
Tive autrefois, alors un peu chagrine. 
Sur un fond noir détrempa ses couleurs 5 
Et cette abeille , en volant sur les fleurs , 
Avoit senti la pointe d'une épine : 
Pour moi, je veux, aux yeux de mon ami^ 
En badinant, combattre sa chimère. 



POÉSIES DIVERSES. ^i? 

Faut-il des Dieux emprunter le tonnerre 

Pour écraser un si foible ennemi ? 

Je t'obéis. Tu m'ordonnes de croire 

Que ton esprit et même ta raison 

N'écoute ici que l'instinct de la gloire, 

£t ne se rend qu*k son noble aiguillon. 

'Des vanités de la nature humaine , 

Dis-tu, la gloire est encor la moins vaine; 

£t du trépas je veux sauver mon nom. 

Quoi ! ta raison , quoi! cet esprit si sage 

Conserve ^ncor ce préjugé hlotl 

Quoi ! de la mort ton être est le partage , 

Et tu prétends lui dérober un mot ! 

Ton nom ! quel est cet étonnant langage? 

Quoi ! ce désir, vrai fléau de ton âge, 

Ya toiu*menter tes jours infortunés , 

Pour illustrer ce frivole assemblage 

De signes vains par le sort combinés ! 

Écoute au moins ces argumens célèbres 

Qui de l'école ont percé les ténèbres. 

Ce qui n'est rien , peut-il avoir un nom? 

Que veux-tu dire? et quelle iUusion ! 

Peux-tu forcer ton âme fugitive 

A s'échapper de l'éternelle nuit? 

Peux-tu renaître? et quand l'arbre est détruit,^ 

Pourquoi vouloir qu'une feuille y sm*vive? 

Quoi! du néant une ombre veut jouir! 

Mais supposons que ces vains caractères , 

Que le hasard a voulu réunir 

Pour distinguer, pour désigner tes pères, 

Vainqueurs du temps , perceront l'avenir : 

Par quelle voie et quel canal fidèle , 

Pour te transmettre une atteinte immortelle , 



4x4 POÉSIES DIVERSES. 

Jusques à toi pourront-ils parvenir? 
Ce grand Romain , père de l'éloquence , 
Père de Rome et consul orateur. 
Dans son printemps adora cette erreur. 
Mais à la fin, rempli d'indifférence , 
Sur ce vain songe il composa, dit-on , 
Un beau traité contre cette démence , 
Cette fureur d'éterniser son nom; 
Traité modeste, et signé Cicéron. 
Dans un écrit voyez-vous ce grand homme 
Vanter, prôner, mime asses bassement , 
Un petit Grec, un sophiste de Rome; 
Recommander, et trës-expressénient , 
Au vain portier du temple de Mémoire 
De lui donner bonne place en l'histoire? 
Le Grec le fit ; mais savex-vons comment 
La vanité se vit bien confondue? 
I>a lettre reste et l'histoire est perdue. 
Mais admirez comment, fiers d'être fous, 
Devant l'idole ils se prosternent tous. 
Oui , disent-ils , ce sentiment sublime , 
Qui fait chérir et la gloire et l'estime , 
Par la vertu fut imprimé dans nous. 
D'une grande âme il est l'heureux partage; 
Dans notre cceur il descend le premier, 
Survit à tous , disparoit le dernier. 
Il est , dit-on , la chemise du sage: 
S'il est ainsi, qu'il aille dcuic tout nu. 
Quoi ! vous osez transformer en vertu 
Cette folie , et tirer avantage 
De ce délire , à d'autres inconnu ! 
Et selon vous tous ces mortels volages, 
Pour être fous , ne sont point assez sages ! 



POESIES DIVERSES. 4i5 

Je quitte , ami , ce ton de Juvénal. 

Permets qu'au moins ma muse, plus légère» 

Ose à tes yeux , sur un prisme moral , 

Analisant un préjugé fatal, 

Décomposer ta brillante chimère. 

Pardonnez-moi , rare et sublime Homère » 

L'air cavalier et le frivole ton 

Dont j'ose ici proférer votre nom : 

Vous savez bien que mon cœur vous révère. 

Ai-jeoubKé que Samos, Colophon, 

£t Clazomène , et Smyme , et l'Ionie , 

Ont disputé jadis avec chaleur 

La gloire unique et l'immortel honneur 

D'avoir produit un si vaste génie? 

Vrai créateur de l'art le plus divin , 

J'avouerai bien que, quand vous y passâtes » 

Et qu'on vous vit , aveugle pèlerin , 

Brillant de gloire , un bourdon à la main j 

Du violon vainement vous raclâtes. 

Chaque pays, même l'heureux séjour 

Qui , selon lui , vous a donné le jour,- 

Peut s'écrier, pour appuyer sa thèse : 

Couvert d'honneur et chargé de malaise , 

Ceint de lauriers, partant marquant de pain^ 

Homère ici pensa mourir de faim. 

Or, réponds-moi, gueux et divin Homère 

( Car maintenant je puis te tutoyer. 

Puisqu'il est sdr qu'on a vu ta misère 

Ramper, languir dans le double métier 

De mendiant , et même de poète ) , 

Quand un savant, payé pour te louer. 

Te va prônant d'une bouche indiscrète » 

Et sans un cœur osant t'apprécier, 



4l6 POÉSIES DIVERSES. 

Par vanité , par coutume t'admire , 

Et, t*ayant lu, te vante par ouï-dire; 

Son vain encens descend-t-îl chez les morts 

De ton esprit caresser les ressorts? 

Et toi , brillant et fertile génie , 

Toi, son rival et son imitateur, 

Ainsi que lui , fuyant de ta patrie ; 

Non pour aller, besacier, voyageur. 

Piéton modeste , et pèlerin poète , 

Faire aux passans une prière honnête, 

Mais pour donner bals , concerts et cadeaux / 

Pièce nouvelle et spectacles nouveaux 

Oii le cœur sent lorsque l'esprit s'élève; 

Pour transporter Athènes à Grenève > 

T'y consoler, dans le sein du repos , 

Et de la haine et de l'encens des sots: 

Je l'avouerai, quand un mortel sincère, 

De tes écrits ardent admirateur. 

Vante Arrouet , il a flatté Voltaire; 

Mais quand la mort , au gré de maint auteur^ 

De maint jaloux , surtout de maint libraire , 

T'aura frappé de sa faux meurtrière ; 

Sous cette tombe , eh bien ! parle , réponds , 

Mortel fameux : lequel de ces deux noms , 

Ces noms vantés , Arrouet ou Voltaire , 

Dans ton sonmieil , par un plus sûr pouvoir. 

Ranimera tes cendres réveillées ? 

Lequel des deux saura mieux émouvoir 

De ton cerveau les fibres ébranlées? 

Auquel , enfin , devons-nous envoyer 

Ce fade encens d'un éloge unanime , 

Noble fumée , et tribut légitime 

Qu'à tes travaux l'univers doit payer? 



POÉSIES DIVERSES. 4iy 

Sn sort jaloux un caprice ordinaire 

A mon valet donna le nom d'Hector. 

li'entendez-vous , désœuvré téméraire , 

Estropier, en insultant Homère , 

Les noms sacrés d'Ulysse et de Nestor ^ 

Et de Dacier, dans ses nobles emphases^ 

Faire ronfler les éternelles phrases? 

Quand de Priam le fijs infortuné, 

Le noiïi d'Hector, ce fléau de la Grèce, 

S^en vient-fr«q)per son esprit étonné , 

Avez-vous vu redoubler son ivresse , 

Et sur son front, de joie enluminé, 

Étinceler sa grotesque allégresse? 

Je sonne ^ il vient d'un air de dignité; 

Et le héros , en me versant à boire. 

Plus sûr que moi de vivre dans l'histoire^ 

Savoure en paix son immortalité. 

Lorsque la mort , sans toucher à sa gloire, 

Rassemblera sous ses voiles épais 

L'Hector de Troye avec l'Hector laquais, 

Et qu'un des deux quittera ma livrée 

Pour endosser celle du vieux Pluton; 

Que sais-je , moi , si son âme enivrée 

Par les vapeurs dont jadis ce grand nom 

A chatouillé sa cervelle timbrée , 

Dans son erreur n'ira point partager 

Les vains honneurs dus s^u rival d'Achille^ 

Si le Troyen ardent à se venger, ? 

Dont cet outrage échauffiera la bile, • , • 

D'un coup de poing vaillamment assené , 

Tout à l'instar d'Ulysse dans Hoijacre , 

Ne voudra point trancher en sa colère 

Ce grand déb^t^ noblement terminé? ; 

L 37 



4l8 POÉSIES DIVERSES. 

Six Annibals ont illustre Carthage^ 

De tous jadis on vanta le courage; 

Deux sont encor connus par leurs exploits, 

Et de la Gloire ont enroué la voix. 

L'un, des Romains l'ennemi redoutable, 

Pendant treize ans , d'un sénat éperdu 

Fut la terreur; et l'autre plus traitable, 

Mous dit l'histoire , avoit été pendu. 

"Vous, pensez-vous qù'Annibal morfondu 

Dort à part soi , rempH d'indifférence , 

Sur ses lauriers ou 1>ien sur sa potence? 

Apprenez donc que lorsqu'eH vos récits 

Vous célébrez le fier vainqueur de Rome 

Trop vaguement , en tehnes peu précis , 

Le cher pendu , qui croit être un grand homme. 

Prend pour son compte un éloge indécis. 

Quatre Platons ont honoré la Grèce; 

Mais d'un surtout on célèbre le nom. 

Lorsque ma voix , pour prix de sa sagesse, 

A dit lin mot de l'immortel Platon , 

Apprenez-moi comment, par quelle adresse. 

Par quelle voie et quels secrets rapports , 

Ge triste mot , dans la foule des morts , 

Du vrai Platon peut-il trouver l'adresse? 

Platon ! Platon ! voyez comme à ma voix 

Tous les Platons accourent à la fois ! 

Yoyez, voyez, conmie chacun s'empresse! 

Ghaque Platon , prenant le nom pour soif 

Vole , et s'écrie en écartant la presse : 

^a, rangez-voiis; place, messieurs, c'est moi. 

Le vrai Platon reste seul immobile : 

Mais j'aperçois venir d'un pas agile 

£t le sophiste et le |;rammairien : 



I^OÉSIES DIVERSES. 419 

J'y suis, monsieur, que roulez-vous? —Moi ! rien. 

Chaque pays a produit son Hercule , 

Réparateur des torts , vengeur des droits; 

Mais un surtout , impérieux émule , 

De ses rivaux a conquis les exploits. 

Un seul , malgré la docte académie , 

Malgré Saumaise et malgré son génie, 

Malgré Bardus, et Lipse , et Scaliger, 

Fait aux savans les honneurs de Tenfer. 

Or, qui ne croit qu'un jour, dans leur colère , 

Pour se venger d'un odieux confrère , 

L'Égyptien , l'Africain , le Qaulois, 

Dans l'intérêt dont le nœud les rassemble , 

Contre le Grec ne se liguent ensemble , 

Et sur son dos ne tombent à la fois? 

Peut-être aussi qu'un jour dans l'Elysée , 

Signant la paix , devenus bons amis, 

Tranquillement, près de Mégère assis | 

Tous en commun démêlant la fusée , • 

Edifieront les mânes attendris. 

Sans nul malheur la dispute apaisée 

Sur ces grands points pourra nous réunir; 

Et nous saurons à quoi nous en tenir. 

Alors cYket nous la vérité reçue 

Saura fixer, distinguer pour jamais 

Et leur pays , et leur siècle , et leurs jEuts , 

Et du fuseau séparer la massue. 

Ce n'est -pas tout : par un fmieste sort 

Une syllabe , une lettre éclipsée. 

Par le hasard, par le temps effacée, 

Suffit souvent poitr nous rendre k la mort. 

Ce Grec fougueux, l'tmmorfel Alexan/lrr, 

Lequel un soir, ta gré d'une cttîn , 



420 POÉSIES DIVERSES^ 

Ivre d'amour, et de gloire et de vin ^ 

Mit par plaisir Persépolis en cendre : 

Héros jaloux , de qui la vanité 

A voit pleure sur les lauriers d'un père, 

Dont il craignoit que la prospérité 

Ne laissât plus à sa témérité 

De grands exploits , de sottises à faire ^ 

A ce vengeur de son peuple outragé , 

A ce guerrier chacun doit son su£frage. 

Sur notre encens , sur l'éternel hommage 

De l'univers conquis et ravagé 

11 a des droits, puisqu'il l'a saccagé : 

Quels sont souvent les transports de sa rage ^ 

Quand les honneurs qu'on lui doit accorder 

Sont, au Mogôl, prodigués à Scander? 

Faut-il convaincre un esprit indocile 

Qu'un caractère , une lettre futile, 

Pour tout gâter, hélas ! suffit trop hien ? 

Montagne est tout , et Montaigne n'est rien ^ 

Si quelque jour une âme charitahle 

Dans les enfers ne daigne l'informer 

Que des Français la langue variable 

Détruit son nom , voulant le réformer. 

L'auteur charmant , et qui , l'auteur ? non , l'homme , 1 

Par notre encens n'est jamais chatouillé , ■ 

Et dans l'oubli dormant d'un profond sonmie^ 

Par un vain bruit n'est jamais éveillé. 

Ah ! j'ai bien peur que, trompé par la rime. 

Malgré mes soins, l'historien Dion 

N'ose usurper cette offrande d'estime 

Que mon cœur paie au délicat Bion; 

Et de leurs noms maudissant l'imposture, 

Maints froids auteurs , maints héros oubliés 



POÉSIES DIVERSES. 421 

Offrent soarent aux mânes %ajés 
D'un quiproquo la comique aventure. 
Du même nom cent rois ont hérité : 
Tous ont vécu pour la postérité ; 
Tous ont voulu consacrer leur mémoire. 
Mais vous, mortels! votre légèreté, 
Par un oubli trop funeste à leur gloire , 
En les nommant ne les désigne point : 
C'est donc en vain qu'ils vivent dans l'histoire. 
Ignorez-vous qu'il îant de point en point , 
Pour les atteindre au ténébreux empire, 
Pour que l'éloge ait sur eux son effet, 
Fixer les temps , les lieux , marquer, déduire 
Leurs nom , surnom , numéro , sobriquet ? 
Sans tous ces soins , le vengeur de la Prusse ^ 
Le fier vainqueur de l'Allemand , du Russe , 
Héros du siècle , et célèbre à la fois 
Par les combats, par la flûte et les lois^ 
Lui qu'Arrouet annonçoit a la terre , 
Et que depuis a chansonné Voltaire^ 
Ce Frédéric , Dieu ! quel affront cruel ! 
Peut voir un jour sa grande âme avilie 
Humer l'odeur d'un encens étemel , 
Faut-il le dire? avec un vil mortel. 
Un Frédéric , baron de Silésie , 
Lequel voudra , comme dans son châtean , 
Donnant aux morts un spectacle nouveau , 
Porter partout siu- la rive infernale 

Et ses quartiers , et sa voix chapitrale 

U est Inen vrai que , pour prendre un détour, 
Le mot flatteur, quittant les grandes routes , 
Descend moins vite au ténébreux séjour; 
Que le héros^^ attentif aux écoute». 



4^3 POÉSIES DIVERSE». 

Dans son cerveau moins prompt à «'ébranler. 

Ne peut sentir qu'une atteinte légère. 

Que feriez-yous? Il £aut s'en consoler^ 

Et du destin tel est l'arrêt sévère : 

Les plaisirs purs pour nous ne sont point fait»; 

Même en enfer ils sont tous imparfaits. 

Or maintenant, qu'uyi censeur téméraire^ 

Un bel esprit , volage papillon , 

Yienne fronder ce travail salutaire 

Qui , ppur cbanger, pour rétablir un nont. 

Dans cette nuit ^pportandt la lumière, 

Ta compilant de vieux con^lateurs , 

Des naanu$crits et d'antiques auteurs ! 

Sans ce talent , sans de si dignes veilles , 

Tous les héros , lenurs noms et leurs znerveiDef , 

Les vains exploits de cent mortels fameux ^ 

Vivant pour nouç , serpient perdus pour eax« 

Quel nom donner à la foUe imprudence 

De ces humains qui, dans leiur déraison^ 

Après avoir avec mconséquence 

Tout immc^é pour anoblir leur nom , 

Et qui , vieillis dans leur culte frivole , 

Wont rien omis pour orner leur idole , 

L'osent détruire , et dont l'aveugle erreur 

Y substitue un fantôme imposteur, 

De qui jittoiais cette gloire n'a|^roche? 

Quoi ! Du Terrail, parrain du roi Françoif , 

Ami des preux , chevalier sans reproche , 

Au bon Sayard cède tousses exploits! 

Et ne crois pas qu'avec plus d'indulgence 

Je,tr«ite encor cette autre vanité 

Qui, de$ climats rapprochant la distance ^ 

Entraine au loin notre esprit emporté^ 



POÉSIES DIVERSES. 4:iS 

Enseigne-moi <pielle est la difierenoe; 
Qu'importe enfin à ta félicite 
^ Que dans mille ans tes Ters se fusent lîre^ 
Ou qae Stockholm aujourd'hui les admire? 
Du nord jaloux le soufSe impétueux 
Dissipera cet encens si frivole; 
Et sa fureur ira, loin de tes yetix,- 
Le déposer dans les antr^ d'Eole. 
De près au moins , l'éloge plus flatteur, 
Yoisin de toi , desoendroit dans ton cœnr| 
Et le zéphyr, sur.son aile l^ère , 
Jusqu'à tes sens daigneroit apportât 
Une vapeur, hélas ! bien passagère , 
Que tes esprits pourroient au moins godter. 
Ah ! (jue le sort , pour Oboi plein d'indulgieBOf ^ 
Sur le présent borne ton influence ,- 
Et de mes jours marque chaque moment 
Par un plaisir ou par un sentiment i 
De l'avenir, ami , je le dispense. 
Je veux sentir, je veux jouir enfin; 
Et mon esprit , dans «ou indifférence , 
D'aucun absent n'est le contemporaÎQ. 
Pauvres humains ! ^lelle est votre inscoostance I 
Qu'est-ce que l'honune à soi-même livré? 
Oui , cher ami , moi de qui rimj^iidence 
Yient de traiter de fièvre , de démence t 
€e beau désir par les temps consacré ^ 
De réunir la double jouissance 
D'un nom partout à jamais révéréf 
Que sais-je, hélas! ^ mon înconséqiienct. 
Par une sotte et double vanité, 
Ne prétend point firandiir l'espace immeni» 
De l'uniiFerf et de ïéUvmié', 



4^4 I^OÉSfES DrVERSÉS: 

Et SI y des temps perçant la nuit obscUre ^ 
Je ne veux point aller, dans un Mercure ^ 
Au bout du monde, à l'inmiortalité ? 



ÉPITRE D'UN PERE A SON FILS 

SUR LA NAIJSSAWCE D'UN PÉTtT-FILS. 

Il est donc lié, ce fils , objet de tant de Voeux î 

Il respire ! avec lui nous renaissons tous deux. 

Mon cœur s'est réveillé : cette ardeur qui m'enflamme^ 

Au jour de ta naissance , a pénétré mon âme. 

Je te pris* dans mes bras : un serment solennef 

Promit tîe t'élever dans lesem paternel. 

Le temps , qui m'a conduit au bout de ma carriërey 

De mes yeui par degrés épura Ik lumière : 

Vainement et trop tard allumant son flambeau , 

La raison nous éclaire aux portes du tombeau. 

Ah ! si l'expérience , école du vraf sage-, 

Pouvoit de nos enfans devenir l'héritage ! 

Si nos malheurs au moins n'étoient perdus pour eux t 

Un pèlrc? , eti expirant , se croîroit trop heureux : 

Mais il meurt tout entier; et Fa triste vieillesse 

Dans la tombe avec elle emporte sa sagesse. 

De mon vaisseau du moins que Tés tristes débris , 

Ëpars sur les écueiîs , en écartent inbn fils. 

Je le vois , en mourant , s'éloigner du rivage i 

Ah! s'il arrive au port , je bénis mon naufrage- 

Parmi tous» ces mortels sur ce globe semés , 

Les uns portent un cœur, dés sens inanimés'; 

Le feu dès passions n'échauffe point leur âme r 

D'autres sont embrasés d'une céleste âamme 






POÉSIES DIVERSES, /{a5 

Maïs trop souvent , hëlas ! sa féconde chaleur 

Enfante les talens et non pas le bonheur^ 

£t de rinfortuné dont elle est le partage , 

Elle fait un grand homme et rarement un sage. 

Le bonheur! ô mortel!... ose te détacher 

D'un espoir que bientôt il faudroit t'arracher : 

Si le songe est flatteur, le réveil est funeste^ 

Fais le bonheur d'autrui , c'est le seul (jui te reste. 

Si ton fils n^a reçu que des sens émoussés, 

Qu'il se traîne à pas lents dans lés chemins tracés: 

Sans lui frayer toi-même une route nouvelle , 

De tes. seules vertus ofifre-lui le modèle : 

Mais si des passions le germe est dans son sein. 

Veille, père éclairé , sur ce dépôt divin : . 

Loin de lui ces prisons oii le hasard rassemble 

Des esprits inégaux qu'on fait ramper ensemble^ 

Oii le vil préjugé vend d'obscures erreurs, 

Que la jeujiesse achète aux dépens de ses mœurs: .»■ 

Si ton fils ne te doit son âme toute entière j 

Tu lui donnas le jour, mais tu n'es pas son p^e. 

Le chef-d'œuvre immortel de la divinité 

Sur la t«rre au hasard, par ok être jeté. ! /: i . ' 

L'homme naît ^ rimposture assise son enfance : . . ' 

On fatigue, on séduit -«a crédule ignorance : . , 

On dégrade son être. Ah! cruels, arrêtez : » 

C'est une âme inmaortelle à qui vous insultes. \ . ' ! 
De l'éducation l'influence su prênoe , ' .^ . • 

Subjuguant dans pos cœurs la nature elle-même^ ^ 

Peut créer, à son choix, des vices, des vertus : 
C'est du* fils de. César que Caton fitBrutus. 
Règne sur le has^^cl , affoiblis son empire : ' ' 
L'homme peut le borner, ou même le détruire. 
Que son fier .ascendant soit .dompté par tes joins s ' . 



4^6 POÉSIES DIVERSES. 

Transforme pour ^on fils les vertus en besoins. 

O toi ! fille àe^s cieùx, que Funirers adore , 

Toi qu'il faut que l'on craigne , ou qu'il faut qu'on implore) 

Sainte Religion! dont le regard descend 

Du créateur à l'homme, et de Fétre au néant, 

Montre-nous cette chaîne adorable et cachée, 

Par la main de Dieu même à son tr^e attachée. 

Qui , pour notre bonheur , unit la terre au cie! , 

Et balance le monde aux pteds de FÉterneL 

Mais déjà de ton fils la raison vient d'éclore; 

Sache épier , saisir Fmstant de son aurore , 

Ou l'homme ouvrant les yeux , firappé d'un joi^ nouveau , 

S'éveille , et r^ardant autour de son berceau ^ 

Étonné de penser, et fier de se connoitre, 

Ose s'interroger, s'apercent de son être; 

Dévore les objets autour de lui semés , 

Jadis morts à ses yeux , maintenant animée; 

Demande à ees objets levn rapports à lui-tiiéme; 

Et du monde moral veut saisir le système. 

A de sages leçons consacre ce^ noMnnens ; 

De ses vertus alors pose les fondemens s 

Des vrais biens, des vr^is niaux, trace-lui les Iiniî6e9. 

Renferme ses regards dans les bornes prescrites; 

Qu'il sache tour«à«4oar se concentrer dans lui , 

Etendre ses raj^rts à vivre dans autrui. 

Ne fais briller pour lui que des clartés utâes z ' 

Il est pour les humains des vérités stériles; 

Le ciel est parsemé^ de gldses lumineux ; 

Mais un seul nous éclaire et suffit il nés jetix. 

Prolonge pour ton fils cet heureux temps d'ivres , 

Cet aimable délire oii la simple jeMsesM , 

Ignorant l'artifice et les retour» cruels^ 

N'a point pesda ie droit d^cstimcr le» mortels , 



POÉSIES DIVERSES. 427 

Et goàte ce bonheur si pur , si respectable , 

De croire à la vertu pour aimer son semblable» 

Jeune homme , j'aÂne à voir ta naïve candeur 

Chercher imprudenunent nos vertus dans ton cœur. 

Chérir une ombre vaine, adorer ton ouvrage, 

De tes purs sentimens reproduire l'image , 

£t se plaire à créer, dans ta simplicité, 

Un nouvel univers par toi seul habité. 

Oui, que mon fils embrasse un fantôme qu'il aime s 

Nous croyant des vertus , il en aura lui-naéme. 

Mais voici ce moment utile ou dangereux , 

Qui, souvent annoncé par un naufrage affirenx, 

Des sens avec le cœur préparant l'alliance , 

Donne à l'homme étonné toute son existence, 

Etablit ses devoirs sur àes rapports divers , 

Le fait vivre à lui-ménte et naître à l'univers : 

Ce sont les passions , dont la fatale ivresse 

L'éJëve quelquefois, et trop souvent l'abaisse; 

Mais , quel que soit sur nous leur ascendant vainqueur,' 

Leur force ou leur foiblesse est toute en notre coeur. 

Indociles coursiers, ils éprouvent leur guide; 

Le foible est entraîné par leur élan rapide; " 

Le fort sait les dompter, les asservir au frein; 

Pour jamais de leur maître ils connoissent la main.' 

Les coursiers du soleil , dans leur vaste carrière , 

Répandoient sans danger les feux et la lumière ; 

Phaëton les conduit : bondissans , furieux , 

Ils consument la terre , ils embrasent les deux. 

Si ton fils des vertus a reçu la semence, 

Des passions, pour lui, ne crains point l'influence; 

De nos égaremens on les accuse en vain; 

Le germe corrupteur Jlormoit dans notre sein : 

De sable , de Kmon cet impur assemblage , 



k 



4a8 POÉSIES DIVERSES. 

Rebut cle l'océan , soulevé pfir l'orage , 

Avant que Ja tempête eut ébranlé les airs , 

Il existoit déjà dans le gouffre des^ners. 

Passions ! c'e^t nous seuls et non vous qu'il faut craindre. 

Épurons notfe cœur sans vouloir les éteindre ^ 

Parmi tous ses désirs dans notre âme allumés , 

Le tyran le plus fior de nos sens enflanmiés, 

C'est ce fougueux instinct fait pour nous reproduire^ 

Bienfaiteur des mortels, et prêt à les détruire. 

Qu'un seul objet, mon fils, t'enchaînant sous sa loi ^ , 

Te dérobe à son sexe anéanti pour toi. 

Heureux, ^ns doute heureux ^ si la beauté qui t'aiste. 

Remplissant tout ton cœur , te rend cher à toi-même^ 

£t mêle au tendre amour qu'elle a su t'inspîrer,^ 

Ce charme des Vjertus qui le fait^adorer! 

Kœuds avoués du ciel , respectable hyménée y 

De mon fils à tes lois soumets la destinée I 

Que par toi, -de son être étendant le lien, 

Mon, .fils,, pour être heureux, spit homme et citoyen î 

Loin d'ici ces mortels, dont la folle prudence 

Refuse à leur, pays le prix de leur naissance , 

Et qui , prêts à brûler des plus coupables feux ^ 

Slorts pour le. genre humain, pensent vivre pour eux I' 

Amitié, nœud sacré, récompense des sages. 

Plaisir de tous les temps, vertu de tous les ^^<^By 

Oui, mon fils chérira tes devoirs , tes douceurs. 

L'astre qui nous éclaire eut des blasphémateurs i 

Y^Q^ monstres ont maudit sa féconde influence^ 

D'autres ont de Dieu même abhorré l'existence y 

Ont haï l'Éternel : Amitié ! qui jamais 

A blasphémé ton nom , a maudit tes bienfaits ? 

Le ciel daigne accorder au mortel magnanime 

Vue autre passion plus rare et plus sublime ^ 



POÉSIES DIVERSES." 4'20 

Aliment des vertus , âme des grands desseins 2 
C'est ce noble désir d'être utile aux humains , 
D'avoir des droits sur eux , de vivre en leur mémoire : 
Le plus beau des besoins, le besoin de la gloire; 
Impérieux instinct que des dieux bienfaiteurs , 
Par pitié pour la terre , ont mis dans les grands cœurs. 
Mais, qui cherche la gloire , a besoin qu'on Féclaîre. 
Il en est une, hélasî criminelle ou vulgaire, 
<Jue le foible poursuit , qu'encense le pervers , 
Qui, sous différens noms , fléau de l'univers, 
Arme le conquérant , lui commande les crimes , 
Dicte au sage insensé de coupables maximes , 
Aiguise le poignard , prépare le poison , 
Pour sauver de l'oubli le fantôme d'un nom. 
Prestige d'un instant , vaine et cruelle idole ! 
Non , ce n'est point à toi que le sage s'immole ; 
Ses jours dans les travaux ne sont point consumés , 
Pour laisser quelques pas sur le sable imprimés : 
Mais servir, éclairer le g^nrc humain qu'il aime, 
En recherchant surtout l'estime de soi-même; 
La mettre au plus haut prix; l'obtenir de son cœur; 
Voilà quelle est sa gloire et quelle est sa grandeur. 
Si de ce beau désir ton âme est dévorée, 
Nourris dans toi , mon fils , cette flamme sacrée , 
Tandis que tes esprits, dans leur mâle vigueur, 
Du feu des passions reçoivent leur chaleur. 
Ah ! lorsque les glaçons de la froide vieillesse 
Yiennent de notre sang arrêter la vitesse , 
Lorque nous recelons dans un débile corps 
Un esprit impuissant, une âme sans ressorts, 
Plus de droits sur la gloire et sur la renommée : 
La lice de l'honneur est pour jamais fermée : 
I tsur nos sens flétris, ainsi que sur nos cœurs^ 



43o POÉSIES DIVERSES. 

L'oisive indifférence épanche ses langueurs. 

Mon fils , sur les. humains que ton âme attendrie 

Habite l'univers , mais aime sa patrie. 

Le sage est citoyen : il respecte à la fois 

Et le trésor dés mœurs , et le dépôt des lois : 

Les lois ! raison sublime et morale pratique, 

D'intérêts opposés balance politique , 

Accord né des besoins, qui, par eux cimenté, 

Des volontés de tous fit une volonté. 

Chéris toujours, mon fils, cet utile esclavage, 

Qui de ta liberté doit épurer l'usage. 

Entends mes derniers mots, toi dont les soins prudens 

Doivent de notre fils guider les premiers ans. 

J'ai vu son doux sourire à sa naissante aurore; 

Son premier sentiment à tes yeux doit éclore : 

Dans ton sein paternel il ira ^'épancher; 

Et moi, d'entre tes bras la mort va m'arracher. 

Puisse un jour cet écrit , gage de ma tendresse , 

Cher enfant, à ton cœur faire aimer ma vieillesse! 

Puisses-tu t'écrier , saisi d'un doux transport : 

n fit des vœux pour moi dans les bras de la mort. 

Oui , c'est toi qui , m'offrant une heureuse espérance , 

Plus loin dans l'avenir portes mon existence : 

Je t'apprends le secret de vivre et de jouir; 

Ma mort t'enseignera le grand art de mourir. 



POÉSIES DIVERSESw 45t 



ÉPITRE 

A M ♦♦*. 
Cologne , 19 jaîii 1 761, écrite sur le bord du Rbin. 

Ami, des chaipps le spectacle flatteur 
Tient d'apimer, de réveiller mon cœur; 
A s'attendrir ce spectacle Tinvite. 
J'ai fui la ville et l'ennui qui l'habite. 
Hélas! au moins caché sous ces forets ^ 
Il m'est permis de détourner ma vue 
De ces clochers, dont les hardis sommets , 
En s'effilant , s'élancent dans la nue , 
Et dont l'aspect me poursuit à jamais, 
^'entends-tu pas, dans ce verger paisible y 

Ce rossignol? Son organe flexible, 
Tendre toujours et toujours varié , 
Chante l'amour 2 je parle à l'amitié. 

Oui, dans ces lieux, ami, tout la rappelle. 

Autour de mot que k nature est belle ! 

Je vois du Bhin les flots majestueux 

Baigner mes pieds et couler sous mes yeiix« 

De sept rochers les cimes inégales 

Vont à l'envi se perdre dans les cieux; 

Un bois touiSu remplit leurs intervalles ; 

D'un doux firisson ces trembles agités , 

De ces oiseaux la douce mélodie , 

Portent le trouble à mon âme ravie; 

Pour çomUe encor, à mes yeux enchantés, 

Ces fleurs au loin émaillant la prairie , 

Pour me séduire étalent leurs beautés. 



452 POÉSIES DIVERSES. 

Séjour touchant, que n'es-tu ma patrie! 

N'importe, hélas! de mon cœur endormi 

Ton doux aspect a banni la tristesse. 

Je suis heureux dans cette courte ivresse : 

Je suis heureux : je songe à mon ami. 

C'en est donc fait, la trompeuse fortune 

A sur mes jours-abdiqué tout pouvoir. 

Je la bénis ^ sa faveur importune, 

£n aucun temps , n'a fixé mon espoir. 

Il bien vrai que , provoqué par elle, 

J'obéissois à sa voix infidèle , 

£t ton ami s'en faisoit un devoir. 

Mais elle a fait ce que mon cœur demande r 

Sa trahison, que j'aurois dû prévoir. 

De ses faveurs est pour moi la plus grande. 

J'avois pensé, dans ma trop longue erreur, 

Que de ses dons la fatale influence 

Aplanissoit le chemin du bonheur. 

Mais que les Dieux ont borné sa puissance ! 

Pour être heureux il nous suffit d'un cœur. 

Je les ai vus , ses favoris coupables , 

£n dépit d'elle , illustres misérables , 

Fiers d'être sots, de leur faste éblouis, 

Punis toujours de n'avoir rien à faire, 

Dans leurs miroirs mille fois réproduits , 

Peindre partout , voir partout leur misère^ 

Sur leurs so£as lâchement étendus , 

D'esprit, de corps également perclus^ 

Du fade objet dont l'aspect les accable , 

Multiplier Fimage insupportable. 

J'ai vu Crassus, pour échapper au temps, 

Dans sa langueur en compter les instans, 

La montre d'or nonchalamment tirée 



POÉSIES DIVERSES. 433 

Dit qu^en secret il maudit sa durée. 

iSon triste cœur voudroit, dans son ennui ^ 

La démentir y s^inscriré en faux contre elle; 

Mais le témoin muet et trop fidèle 

Obstinécaent dépose contre lui. 

Combien mes yeux ont surpris de bassesse 

Sous ces dehors , sous cet éclat trompeur! 

Oui, que le ciel , punissant ma foihlesse, 

Sur ton ami signale sa fureur, 

Si, de mon cœur démentant la noblesse ^ 

•J'osois tremper dans leur lâche bonheur I * 

Que l'amitié, pour tous deux indulgente, 

A sur nos joiurs épanché de douceurs! 

Avec quel art sa faveur bienfusante 

De nos plaisirs varioit les couleurs I 

Par la gaké tantét enluminée. 

Tantôt moins vive, encor plus fertunife) 

£lle p<Nrtoit par degrés dans nos cœurs, 

Apres l'essor d^une libre saillie, 

Ce doux sommeil, cette mélancohc 

<Qui de l'amour imite les langueurs» 

Souvent muet dans notre nonchalance , 

Trop sûrs de nous pour crainte un seul moment 

Qu'on ne la prît pour de l'indifférence, 

Nous nous taisons, et cet heureux silence 

Ne finissoit que par un sentiment : 

Temps précieux pour mon âme attendrie, 

Oii mon esprit , emporté loin de moi , 

Étoit absent , mais absent près de toi* 

Plaisir du cœur, tendre mélancolie, 

Doux antidote et baume de la vie. 

Par quelle loi , par quel &tal destin^ 

Faut-il, hélas! que di^^euple volage 

t a8 



454 POÉSIES^ ÙÏVEÏtSÉiï. 

L^insuffisant et stérile M^j^e 

T'ose confoiiaté altec ce noîf chslgriii, 

Fléan cniél de Pâmé dë^adéé , 

Par les ennuie tHsiéhiètit oMaêèl 

Souvent encor qûUtid xih diiënl- Aé riëhs 

Venoit tf bUHék* nos ét^tnxiài^ ëntte\itiss , 

Si par ma&éiHr sa h&àé^é tëiBéràifè 

D'un seâtlineitt né d'ttHé SM^ y tdgàihe 

A nos regards déybifolt laf Mdëar, 

Mes yeiii ^àd&in, tidr fcfn front peU flâttétir. 

En saisisiAôMt le désàvéïi ^àbËrë. 

Mais qu'ài^é dit? ëtôit-il ycëséâircr 

De l'y chei^^Mlr? Il Hbît éim ihon coéttf. 

Ah! cher a&ây {mié^é ei^rër èn&ire 

De te revoir, de tWttvéir èkàè le tîèii 

Cette amitié qui toixé imi iibïM Mhotë , 

Et dont FâbSëttce à sèité fë lièri? 

Momens béf»^ëût, je V£$ ^mtslyàit rénàSi^éy 

Et de plus près à tes destiné lié , 

Auprès de tdj , ^en^tit tih nouvel être , 

Je vais chérie lèi àtU et i'âtilitié. 

J'ignore M:ôr ce ijuë lé s6ri bai-bâré 

Pbtir ïcfh kïAi cache ààAs Fàtéiiii-; 

Mais quels^^é soient les jAtnrfe qu''il me Jif^pài^i 

De fermeté prompt & mè ptéintinit , 

Malgré ses cow^ je vétix kùiVre îâ petite 

De ce sentier que rhbtthteitf tiié pféseiïté^ 

Et que sa tùém poià moi dàighe âplàiiir. 

Je sais tropinêh que sa* féVéïli^ dètitè 

Ne me promet qtt^îiiic pàMe &mtïlè| 

Mais le travaif , téUidre coilsblatéury 

M'assure au ttt6M ùti! thH sialcitahré , 

Abri sacré y liàéeèàsiat^ i Mû ctbur : 



POÉSIES DIVERSES. 4S5 

Oui, le travail est son propre sdiaire. 
Par le malheur nKm cfsprit abatta^ 
Se redoutant, chérissant sa foibksse^ 
Contre lui-méàLO a loil^^temps combattu. 
Je cède enfin à l'instinct qui me presse. 
Te souviens-tu de ce chatntre de Gtèce? 
Encouragé par les donsséducteuri 
Du cercle enticnr de ses admirateurs: 
Oh ! disoit-ll , parti^feant leur ivresse y 
Si l'intérêt pouvait les éclairer. 
Si dans mati ceenr ce peuple pouvoit Ere 
De quels transporta je me sens pénétrer 
Lorsque mes doi^vohi^nt sur la Ijrel 
D'une faveur il eroirok mlioiiorer 
£n permettant à mofi heureux délire 
De s'exercer dans cet art que j^admire. 

ÉPIÏÏIE 

M. ***, QUI AVOrr PAIT AtWCEÉHt CHEZ SON SUISSE 
L3N ORDRE, EN VERS, t>E ITOUVRIR QVAti MÉRITE, ET 
DE REFUSER LA t^ORTE A LA FORTUNE. 

Je Fai vti cet ùtèrè auihentîqiiet 
Mis en vétè joIiitteAt tomtiéé , 
Cette ooNs^Iftte poétique ' 
Qu'à Vdtfé suisse vous domsz f 
Mais elle est trop pi&lofophiqiie f 
Ou trop pètt. Quoi! vous ordonnes 
Que Votk fêrïÊtt h porte au née 
A la Fortuné ! Et poenr quoi faire? 
Est-ce humeur 5 tmïAesUl oi| colère? 



456 POÉSIES diverses; 

Vous avez tort; mais apprenes 
Le dénoiiment de cette affaire. 
Après ce refus insultant, 
Que fit la belle aventurière ? 
Surprise de ce compliment , 
De la rebuffade impolie 
D'un portier qui la congédie , 
Croiriez-vous que dans cet instant - 
( Voyez un peu quelle étourdie ! ) 
Elle vint chez moi brusquement? 
Je sortois : j'ouvre La Fortune I 

— Ne vous suis-je pas importune ? 
— - Le cas arrive rarement. 

— n m'arrive dans ce moment» 
Elle me conte l'aventure , 

Qui m'étonna, je vous assure. 
J'excusai le sage imprudent 
Qui brusquoit ainsi la déesse; 
Il a tort d'outrer la sagesse. 

— Vous raillez, je crois. — Nullement; 
Il falloit au moins vous admettre , 

En Causant des conditions 

A moi ! — Sans doute. — Eh bien î voyons» 

Faites les vôtres. — A la lettre 

Vous les suivrez? Premièrement, 

Je vous dois un remercîment : 

Vous voilà sans qu'on vous appelle, 

C'est ce qu'il me faut justement. 

Vous me plaisez assez , dit-elle. 

— Tant mieux. Convenons de nos £uts. 
Vous ne prétendrez donc jamais 

A changer le fond de ma vie; 
Vous respecterez sans aigreur 



POÉSIES DIVERSES. i^J 

Mon caractère , mon humeur, 

Et même un peu ma fiaustaisie; 

Je conserverai mes amis. 

Vous ne m'en donnerez point d'autres : 

A moi les miens , à vous les vôtres. 

Le sentiment sera permis 

A mon cœur né sensiUe et tendre; 

De moi vous ne devez attendre 

Que des soins , et non des soucis ; 

Je n'en veux ni donner ni prendre» 

Si , par l'effet de vos faveurs, 

Je dois approcher des grandeurs, 

Partout , à la cour, à la ville 

Je serai, rien n'est plus facile , 

Sans orgueil , mais non sans fierté , 

Yrai sans rudesse , sans audace , 

Et libre sans lëgëretë. 

Auprès de mes amis en place 

J'aurai peu d'assiduité , 

La réservant pour I^ur disgrâce. 

Permetteas-vous? —^Accordé , passe. 

Avec le mérite , l'honneur, 

Je n'entre point dans vos querelles; 

Je veux rester leur serviteur, 

Et les tiens pour amis fidèles* . 

— Ah! nous nous brouillerons. — Tant pîs. 

Un mot encor. Toujours admis. 

Chez moi le mérite aura place 

Au-dessus de vos £ivoris : 

C'est la sienne , quoi que l'on fiisse. 

Refusé net. La déité 

Me dit, d'un ton de bonhomie : 

Moi, j'ai de U facilité j 



•. « 



^8 POiSIM J)jyERS1S6. 

Mais cçt Avtide 4» U^ké , 
Par qi|e} ATJt^ par qufQç Mdiifltfîe y 
Le Étire signtr , fe vous ^pne.» 
: A ma jBOMir ? rr^ffm'i -r»- La Vaské. 
Âdtea. r-^ Soit. I4^ foHe imvMrtelle 
Part et s'en\»Ie k tim li^oHe^ 
M^ 6«|pl^aswt 4^ vmk$ we^^ , 
Je le smpç€iu»e^e«iR k l)[»Ue, 
Tout e» IMS i^'ttoot pQntr {«««ii » 
Reganfettfarfeî&jderriès&eQe» . 
Pour voir êi je la^naipfiBlw^ 
Mais^ Je Jbisaai ftitr rin^^tB^ ^ 
£t mes Yirfmi obyrent ^rks. 

9 

' ■- . • I* : ■ ■ . - 

D UNE ÉPITRE DIPLOMAY^Ofi, AB^ÎVESSÉE A LA 
COALITION DE6 iPRiKISeà» ARMÉS CONTRE lA 
FRANCE. 

Quoi! contre nos pampliletf fe^issant vos -fixHrtlères, 
Vous forme* ée$ eeirdons^ Vous dressez des barrières ^ 
Et vous pourriez , chez iaoris ,• vauriens pestiféré , 
De régalité. sainte apôtres^ conjérés, 
Hasardant la vertu de vos bandés guétrieres , * 
Souffrir que d'un fàiii jour îes rayons égares. 
Perçant Pépais repM de leurs lourdes paupières , 
Offrissent à leurs jeixx troublés , mal assurés , 
De nos Français nouveaux les façons familières ! 
Quoi ! vos fiers cuirassiers qui , Combattant jpour vous , 
Meurent sous vos bâtons eif perdant leurs trois sous , 
Verront-ils exposer leur fidèle innocence 
Aux pièges que leur tend nôtiré ihdignè licence ! 
Rois, laisse;^yous fléchir^ tie nous àttàqùei pas. 



POÉSIE^ DIV^BSflS. ^3o 

Plaignez plutôt Terreur de notre indépendance ^ 

De cette é^^Uté^ &é^\k 4^ no^ climats. 

Sans cesse attendrissait sur n9^s,.8t^-^{|5mi^eÇ| ', : 

Vos sujets chargés d'or, pfijritnt s^ns ^S9ignatf 

Le brigand breveté ^ui |es ^^n|s^:i^ S^^fft % 

Pour la mort d'un yif:^7i ççrf spi^fit k vp^ (f^V^ 

Avant qu'on vpus ^pprff 9Hp4Ç^ J^WW* Wl* f^i^W > 

Funeste vérité qui |^f^;:,tftHl;,.ppr4|re.vM?^' - ' * 
Nuire à vos recrutenf^, rçpçl^^Tir yo^jjold/|4i^: 

Corrompre l'ouvripir eji ^qs^f^it les s^^^f/ç?^. . 
Et , tronjpnt vos sji jet3 «jj^ré^ ?W. R9? B^ ? . - 

Leur ravir tousc^s bien^, $i çbers à ]^e^^•s.a»çétlÇO^^ 
Ces biens perdiJS pqur i;^)j^,.fl»ai3.fjqo poi^ YWf W?f 

Des moines , des g^pH^f j; , -dp^ pP^ç^ çt 4pt pp^,l|f|^ y 

• • •• •• ■ • •• • •« •„•.•« 

A quoi de l'art des rois 9nT)9me les leçons! 

Transplanter en IQrabant les brâyeç de Hongrie , 

Puis contre les HQngfois ^n[ier les Brabançonis^ 

Styriens à Milan, Milapois en Styrie : . 

De ce profond mystère esjt-ce là tout Ip fin? 

Combien.de temps fai;t*il pour que le monde enfin 

De ce royal secret découvre l'industrie? 

— Mais ,tlepuis si^ cents ans. -r- Soit: rien neprc^uveinieux 

Que, pour aller bien* loin , ce système est trop vieux. 

Kaunitz le sentira : sa tête octogénaire 

Dira : Yoici du neuf; voyons, que faut-il faire? 

Je ne reconnois plus ce commode métier 

De régir les états pour se désennuyer. 

Régner est chose grave et devient une affaire. . . 

■ Les galères ne sont pas la punition de cç cfime.jtant toi|s Ict fitat» 
d'Allemagne. Les peines y sont variées. Dans qnelqnes-uns on attache !• 
conpable entre 1«8 cornes d*ùn cerf, avec des cordes bien enlacées* dans son 
bois : on le chasse ensuite dans la Ibr4t. Ce moigalèies^T^^^ •«& qoefwdi- 
cation d'an châtiment qoelcoDqnc. ( Ifoîe de l'jiu^fiur, ) 



440 POÉSIES DIVERSES, 

Voisins des Marquisats ' , vous savez tous qu'en dire, 
Frédéric, ezpli<iuant ses droits régaliens , 
Formé 9 alloiigey élargit son nouvel apanage ^ 
Fait chez vous la police et vous prendra vos bient 
t^ar sage surveillance et par bon voisinage , 
I^our vous défendre mieux contre les Autrichiens» 
Déjà de ses homards une troupe impolie 
A rançonné deux fois les gens de Nuremberg. 
-— Bon ! Nuremberg n'est rien : c'est de la bourgeoisie. 
«^ D'accord. Mais un moment ; Monsieur de Wirtemberg 
S'attend de jour en jour à la même avanie j| 
C'est un seigneur, un duc, un prince en Franconie. 
Que répondre ? on se tait' : l'évéqùe de Bamberg , 
Plus confondu que vous, rassemble ses vieux titres^ 
Et du cercle alarmé consulte lea chapitres ; 
Publicistts , docteurs , à l'escrime excités, 
En petits in-quartos resserrant leur logique ^ 
Prouvant, démontrant tout , hors les points contestés. 
Font admirer de plus cet accord harmonique , 
Qui , par des mouvemens simples , bien concertés , 
Fait marcher sans délais ce grand corps germanique^ 
Bientôt le brave Hoffmann les a tous réfutés; 
Et par vingt régimens que charme sa réplique, 
Kalkreuth et MolJendorf, d'avance bien postés,. 
Assurent le succès de sa diplomatique. 
Raguse et ses faubourgs , Luques et Saint-Martin 
Attendent, comme on sait, avec impatience 
L'arrêté du congres qui doit livrer la France 
Kepentante et contrite aux chevaliers du Rhin» . 
. De Mercy, de Breteuil la sagesse profonde , 
De Rousiseau , de Sieyes réformant les erreurs^,. 

t Aofpach et Bareuth. 



POÉSIES DIVERSES. 44l 

Nous guérira des maux causés par ces penseurs. 
Qui, malgré la police, ont éclairé le monde. 
Et, sans être honorés du poste de conmiis , 
Se mêlent d'influer sur les lois d'un pays. 
C'est un abus afifreux : il faut qu'on le corrige ; 
La constitution le demande et l'exige. 
II nous £siut au-dehors une révision ; 
L'autre est insufiisante : encor qu'elle ait du bon. 

Catherine ^ posant un tome de Voltaire , 
Écrit pour condouloir aux chagrins du saint-pere^ 
Le pontife attendri , presque privé d'enfans , 
Veut déjà dans Moscow recruter des croyans; 
Et , bénissant tout bas l'auguste Catherine , ^ 

Adresse un doux reproche à la grâce divine , ' 
Qui, contristant les saints , diffère trop loug-tentips' ' 
D'unir l'église grecque à l'église latine. 
Hélas! tout vient trop tard : &ut-il qu'un si grand bien ' 
Commence à s'opérer quand on ne croit plus tien?' 
( Ce qui suit s^ adresse au feu roi de Suide. ) 
Une croisade noble est œuvre niéritoire. 
Propre à toucher les cœurs des nobles SuédoiàiV^' ' 
Utile à vos sujets, commer^àâas et bourgedisy . '' 
Qui, resserrant leurs fonds , vous souhaitent fei glôitè 
D'Artus , de Galaor, ou d%)ger le Danois. " 

Votre abord si prochain dans la riche Neustrie , 
Ce fief du grand Rollon proolîs à vos «xploits, . 
De vos Dalécarliéns excitant Findustrie , 
Préviendra la faillite assez commune aux rois ',' 
Mais qu'on leur passe moins aujourd'hui qu'autrei<À$> 
Car on se forme enfin , et du fond de l'Ukraine , * 
Avant que d'envoyer sa botte souveraine, 
Charles ; votre patron; faalanceroit; je crois \ 



. ». t 



443 ÇOÉSIES DIVERSES. 

Il craindroit c[u'à StocUiolm on n^ sp ^It p^^tr-é^ft t . 

« Essayons : il faut vpir, sws ce cpn^moide ma^lrg^ 

» S'il n'e&t pas mienx v^u, pour lui ppupji? ii^di^ét . 

M Que sur lui dès lon^t^mpç c^te botte eût régn^. 

» Ah! nou5 n'eus9iQ9S.p^ yu dfp^^plpr j^os ç^mwS^^> 

M £n brigands, en sqIcUu^ cl\anger no^ l^I^^f^ovs^ 

M Sous des fardeaux vir^s ha{etf;r bfM:^ epmp^g||f3» 

» Et leurs fils cpnsuigayé^ ^n priécpçe^sueiirs^ 

*» Jeunes, de la vieillesse accuser les langueurs. » . 

Vous voyez que déjà 1^ question ^ po^e. 

Le texte est danger9¥ix; preyeniq?:^.!! b glf:»^» : 

Gëfle en fournit pn a^atre ,. pt , maigre le ^ffiix^^y 

Vos états assemblés yerS) l^.sone polaire, . . . i. . 

En exil , dans ufli ç^muff ^oi^ le gl^ve, fm^ JUFFêfs» 

Ou contraints de payer^ pu p^és pomr §e -Uii^, „, . 

Dans leyrsjhjp^^ r/ei^dus. exposeront Ips ffûtSi « . 

Ces faits accusateurs 4'\ipb6ureux témpfairç. , 

Vous ^ re4putç?;pei^j]'entpnd? (Séwranrfs 

Qui vou/s dit t « ^éjvwoi?^ ,Qes Français rélra^^i^» 

» Prêphmijt la H^çfté^qijiigjBije e^ fpjit pjjysj; 

>» Mais craignons pos fijLJejl^s ,. jls ^pnt pos epneinisf • 

» Et contre ^x prétonsruovs nos yaillai|s ineirceiiaireft- 

» Unis pour qppr^per, despote^^.spl^d^ir^s, . , .. 

» J'espère ^n- vos t)[^éb^p$, çomp^z sur pie/; s^éljit^j 

» Marchez et triomphiez : Ja gloire vops appelle . 

» Aux combsits , ^u congrès d^ns ^js, dit I^ Cl^^ff^Ilf» t 

n Vous y parlerez trop i m^$ yqu^ parlerez }4^* 
» Chef, soldat, orateur, il ne vous ïufi^nqueri^^. 
» Alexandre, partez pour les plaines d'ArteJJej 
>» La Beavce en ouvre asse?^ , et \q& brayes sol^^ 
» Qu'en Finlande la gloire ^ maigri^ ii« vps p*&^ 
» Bans Gèfle peu refaits, retrouveront eft Fran^ç^ 
» Dans maint heureux vignoble, eu pays de bpuibwiçfi. 



POÉSIES DIVERSES. 44^ 

» La santé, la vigueur dont «ouvert mes guertricrs 

n M'ont présenté Tima^e en m'pffrant leur^ lanricra. » 

Ainsi dit Catberioe : et le héros habile , 

Qui goûte le traité, owis h trouva inponipl^t , 

Jaloux de s'enrichir <ï'nn ^{kih ^secret., 

La flatte , élève au çieZ son génie let ^son $\yU , 

Ses conquêtes , se^ lois , pn js^outoit tout few 

Que sans un ÉMl subside il »e partira p». 

Sémiramis sourit , et , pQ#^• sortir He gêt^ , 

Médite à vingt pour cwt }ax gros «wpr wt > spr Qè^^ , 

Que par les émi^é^ow <:n>it (iéji rempli. 

Tranquilles sur k oerj , Mrr^tons»noi»s ici ; 

A nos héros français ^«liirotioffîrf» un MJ1^« 

— Ne yo»s y fiez fw : ^^ifioiîtiqtte hilMe 
Smg<^ à ses intàré^U plfis ^ic'a m» émiff^om. 
Adroite » aous n9«rir tios jficm^^ el ^os gr^n^, 
£l]e.ve«ftt transplanter ^% fim- de ^on.mvfixp. 
I/e preinier de «9)5 art^ , Iff! blason (jpVUe «idinirfl» 
D'écussons , de lamhejs t^pis^er Aetx^tmxi ^ 
Cherin-deit reerufier poureoiMlir CaK^ft ^ 

Tel est l'unique but de ses wkiéBfi 4^990$* 
Ëllepeut, il estvrai, dans ^eis ^d^sert» jiwiyy^psfti y 
En fiefs , en fir|iac3rateuK découper, ses états^ 
Tout brillant de comtés, ;*iches de piarquisats y 
Sans même expatrier ni les ours , ni les rennes ; 
Deux ordres, dans le nord", puissances souveraines. ' 

— yoQ^ rieiEL.f . 3ipourtop|t de 9es i^oours' aidés*...; 

— Cent mille arpens de neige, en un jour concédés, 
Peuvent soudain, s'il plaît à sa munificence, 

Montrer eh^z les Kalmc^ueM là véritable France, r ; 
La cour des vrais Bourboiis , le palais des GondéSé - 
Princes au Kam^tka,diicà dans la &bénei . 
Yoyez-les excitant ime active inîiiustrie^ . -^ 



y 



444 POÉSIES DIVERSES; 

Encoorager de l'œil les travaux roturiers 

Qui défrichent pour eux leur nouvelle patrie ^ 

Fertile au seul aspect de ces grands chevaliers. 

De rOby, de llrtich , les rives délectables 

Se peuplant de Français présentés , présentables , 

Verront leurs champs , féconds sous de si nobles znaios ^ 

Étonner Pétersbourg de leurs tributs lointains, 

Et cet hommage heuf eux consoler Catherine 

D'avoir des Osmanlis différé la ruine. 

— J'entends. Et les Suédois. . . Gustave ? — Il est bien loin : 

Sans avoir d'assignat, sa richesse est en cuivre. 

Ses soldats pourroient bien hésiter à le suivre, 

Et de le surveiller son sénat prendra soin. 

«— - Vous pourvoyez à tout; je me tais, et pour cause. 

Quel homme ! il ne craint rien .-^Oh I je crains quelque choser 

— Eh ! quoi donc , s'il vous platt? — D'ennuyer : servitîwir.. 

—-Dieu vous envoie à moi quand j'aurai de l'hmnearl 

Adieu. Màlgiré les noms dont chez nous on vous nomme , 

J'aime votre candeur, votre sincérité, 

Et, pour un scélérat, je vous tiens honnête hoxnme. 

— Quels que soient les sumomis dont vous soyez noté ^ 

J'honore vos vertus et votre loyauté, 

Comme si j'arrivois de Coblentz ou de Rome. 



LA GRANDEUR DE L^HOMME, 

ODE, 

Quand Dieu , du haut du eiel , a promené sa vue 
Sur ces mondes divers , semés dans l'étendue , 
Sur ces nombreux soleils , brillans de sa splendeur, ' 
II arrête les yeui^ sur le globe ou nousisononesi^ 



POÉSIES DIVERSES. 44$ 

Il contemple les hommes , 
Et dans notre âme enfin va chercher sa grandeur. 

Apprends de lui , mortel , à respecter ton être. 
Cet orgueil généreux n'offense point ton maître : 
Sentir ta dignité , c'est hénir ses fiaiveurs ^ 
Tu dois ce juste hommage à sa bonté suprême : 

C'est l'oubli de toi-même 
Qui y du sein des for&its , fit naître tes malheurs. 

Mon âme se transporte aux premiers jours du monde : 
Est-ce là cette terre, aujourd'hui si féconde? 
Qu'ai-je vu? des déserts, des rochers, des forêts: 
Ta faim demande au chêne une vile pâture ; 

Une caverne obscure 
Du roi de l'univers est le premier palais. ] 

Tout naît , tout s'embellit sous ta main fortunée : , 

Ces déserts ne sont plus , et la terre étonnée 
Yoit son fertile sein ombragé de moissons. 
Dans ces vastes cités quel pouvoir invincible 

Dans un calme paisible 
Des humains réunis endort les passions? 

Le commerce t'appelle au bout de l'hémisphère; 
L'océan , sous tes pas , abaisse sa barrière; 
L'aimant , fidèle au nord, te conduit sur ses eaux; 
Tu sais l'art d'enchaîner l'aquilon dans tes voiles; 

Tu lis sur les étoiles 
Les routes que le ciel prescrit à tes vaisseaux. 

Séparés par les mers, deux continens s'unissent; 
L'un de l'autre étonnés, l'un de l'autre jouissent; 
Tu forces la nature a trahir ses secrets; 
De la terre jiu soleil tu marques la distance , 



446 POÉSIES diverses: 

Et des feun ^'il te lance 
Le prisme aadacieui a âbfké les traits. 

Tes yeux ont mesuré Ce dtél ^ui te couronné ; 
Ta main pèse les aits qu'tm long tube emprisoilfiê; 
La foudre menaçante obéit à tM lois; 
Un charme impérièlQx > uHe forcé itK:onnue 

Arrache ck^ 1« iiue 
Le tonnerre indigné àe àéàcetLÛre à Ut roix^ 

O prodige plus grand! 6 véttù que j'adore! 
C'est par toi que nos cœurs s^ennoblissent encore : 
Quoi! ma voix chante l'homme, et j'ai pu t'oubUer ! 
Je célèbre avant toi.... t^ardonne, beauté pure 3 

Pardonne cette injure : 
Inspire-moi des sons dignes de l'expier. 

Mes vœux sont entendus : ta main m'ouvre ton temple; 
Je tombe k vos genoux, héros qtie je contemple, 
Pères, époux, amis , citoyens vertueux : 
.Votre exemple, vos noms, omemefis de l'histoire ^ 

Consacrés par la gloire , 
Élèvent jusqu'à vous les mortels généreux. 

Là , tranquille au milieu d'une foùtë abafttùé, 

Tu me fais , 6 Socràfé, envier ta dgùë; 

Là , c'est ce fier Romain , plus grand que son vàin<]tiéur j 

C'est Caton sans courroux décïiif aàt sa blessufé : 

Son âmé lîbf e et jpùre 
S'enfuit loin des t^atiâ àii sèiti dé Sou àuteiif. 

Quelle femme Aéscêûà éùù^ cette voMé obsctire? 
Son père dans lés téU motiirdît àaWs fiottrritûré. 
Elle approche.... 6 tendresse! aîuotir iilgénieiïtî 
De son lait.... se peut-il? oui, de sùû pï-opfe^ père 



POESIES DIVERSES. 44? 

Elle devient la mère : 
La mtore trompée ai^Uadît k toos deur. 

Une autre femme j hélas! près d*an lit de tristesse , 
Pleore on fils expirant, soutien de sa vieillesse; 
Il lègue à son ami le droit de la nourrir : 
L'ami tombe à ses pieds , et , fier de son partage , 

Bénit son héritage, 
£t rend grâce à k laain ^ni tient de Tenridmr. 

Et si je câd>rois d^une voix éloquente 
La vertu couronnée et la vertu mourante j 
Et du Hionde attendri les bienfaiteurs &meux , 
Et Titus , qu'à genoux tout un peuple environne , 

Pleurant au pied du trône 
Le jour qu'il a perdu sans faire des heureux ? 

Oui , j'ose le penser, ixs mortels mâgnamùtëâ 
^nt honorés , grand Dieu ! de tes regards sublimes. 
Tu ne n^liges pas leurs sublimes destins; ; 
Tu daignes t'applandir d'avoir formé letit être, 

Et ta bonté peut-êtt-e 
Pardonne en leur favetri* au resté des htiidâins. 



i»»^»^^*^^^#^g»#> 



LES VOLCANS, 

ODE. 

Eclaire, éch&ii£Fe inon gétriè, 
Muse de la terre et de^ cieux; 
Condui&^moi, soMime Utàtiié^ 
Vers ces sMnaws pleins de îettkf 
De l'enfer sbiipiraùx horribles, 
Arsenaux profonds et térrîM^ 



44d POÉSIES DIVERSESi 

Ou, dans tin chaos «tenieli 
Des éléznens la sourde guerre 
Forme , allume ^ lance un tonnerrt 
Plus a£Eireux que celui du ciel» 

Quels torrens ëpais de fumée ! 
La terre ouverte sous mes pa^ 
Vomit une cendre enflammée : 
L'antre mugit. . . . Dieux ! quels éclats ! 
Des roches dans l'air élancées 
Retombent , roulent dispersées. 
Je m'arrête glacé d'effroi.... 
Un fleuve de feu, de bitume 
• Couvre d'une bouillante écume 

Leurs débris poussés jusqu'à moi. 

Monts altiers, voisins des orages, 
Qui recelez dans votre sein 
Les fleuves , enfans des nuages , 
Et les rendez au genre humain , 
C'est dans vos cavernes profondes 
Que du feu de l'air et des ondes 
Fermente la sédition. 
Au fond de cet abîme immense 
Je vois la nature en silence 
Méditer sa destruction. 

L'esclave qui brise la pierre , 
Et qui cherche l'or dans vos flancs | 
Sent les fondemens de la terre 
S'ébranler sous ses pas tremblans. 
n palpite , écoute , frissonne } 
Mais le trépas en vain l'étonné^ 
La rage ranimée ses sens : 



I. 



POESIES DIVERSES. 449 

Il pardonne au fléau terrible 
Qui va sous un débris horrible 
Ecraser ses cruels tyrans. 

Dieu ! quelle avarice intrépide î 
L'antre i)ousse un reste de feux : 
Une foule imprudente , avide 
Accourt d'un pas impétueux. 
Voyez-les d'une main tremblante, 
Sous une lave encor fumante , 
Chercher ces métaux détestés , 
Et , sur le salpêtre et le soufre , 
Des ruines mêmes du goufifre 
Bâtir de superbes cités. 

Mortel qui du sort en colère 

Gémis d'épuiser tous les coups , 

Sans doute le ciel moins sévère 

Pouvoit te voir d'un œil plus doux. 

Mais de la nature en furie 

Tu surpasses la barbarie^ 

De tes maux déplorable auteur, 

C'est la rage qui les consomme , 

Et l'homme est à jamais pour l'homme 

Le fléau le plus destructeur. 

Quand ce globe a craint sa ruine , 
Quand des feux voisins des enfers 
Grondoient de Lisbonne à la Chine , 
Et soulevoient le sein des niers, 
Les assassinats de la guerre 
Désoloient , saccageoient la terre j 
Vous ensanglantiez les volcans ; 
Et vous égorgiez vos victimes 
Sur les bords fumans des abîmes 
Qui vous engloutissoient vivosts. 



45q poésies diverses. 

£h ^oi ! tandis que je frisaonnt , 
Vous allumez pour les combats 
Ces volcans , effiroi de Bellone , 
Ces foudres caches sous ses pas ! 
Contre la terre consternée 
Quand la nature est déchaînée , 
Vous l'imitez dans ses horreurs ^ 
Et le plus affreux phénomène 
Dont frémisse la race humaine 
Sert de modèle à vos.fureurs ! 

Que ne puis-je , arbitre des ombres , 
Forçant les portes du trépas , 
Evoquer des royaumes sombres 
Tous les morts de tous les climats ! 
A chacun d'eux si j'osois dire : 
Un Dieu t'ordonne de m'instruîre , 
Qui t'a conduit au noir sqour? 
Presque tous , homme impitoyable ! 
Ils répondroient : C'est mon semblable , 
Dont la main m'a privé du jour. 

Ah! jetez ces coupables armes; 
De vous-mêmes prenez pitié : 
Connoissez , éprouvez les charmes 
De l'amour et de l'amitié ! 
Que la force , que la puissance , 
Nobles soutiens de l'innocence ^ 
Ne servent plus à l'opprimer. 
Ecartez la guerre inhumaine , 
Et ne vouez plus à la haine 
Le moment de vivre et d'aimer. 

FIN DU PREMIER VOLUME. 



TABLE 



DU PREMIER VOLUME. 



rÂQMS 



OTicE sur Chamfort v 

Éloge de Molière i 

Éloge de La Fontaine 29 

Discours sur Vinfluence des grands écrit^ains 

sur V esprit de leur siècle 69 

Discours de réception à r Académie française^ 89 

Réponse au Discours de réception \i% 

Des académies ,135 

Dissertation sur limitation de la nature* . . . i65 

Dialogue i85 

Question 193 

Observations sur une proclamation faite dans 

les Pays-Bas 19a 

Mélanges. Sur les Mémoires de Richelieu. • . 201 

Mélanges. Sur la F^ie privée de Richelieu» • • 241 

Sur les Mémoires secreiSj par Duclos Soi 

Sur le Voyage en Italie , par Duclos^ . . , , 5 1 3 

Lettres DiVBnsBS. — Lettre première. • . . SaS 

Lettre 11 3^4 

Lettre m 537 

Lettre ir • . . /. . . . 33o 

Lettre v 333 

Lettre vi 337 

Lettre ru 343 

Lettre viii 547 



* 



453 TABLE. 



TACrjf 



Lettre ix 555 

Lettre x 557 

Lettre xi 558 

Lettre xii 56o 

Lettre xiii. 56^ 

Lettre xir » 565 

Lettre xr 566 

Lettre xri ' Syo 

Petits dialogues philosophiques 571 

Question : Pourquoi ne donnez-vous plus rien 

au public? 584 

Poésies nir erses. — Les fêtes espagnoles. 587 

Cafypso à Tèlémaque 599 

L^homme de lettres. 4^4 

Êpitre sur la vanité de la gloire ^12 

Épître d-un père à son fils sur la naissance 

(Fun petit-fils 4^4 

ÊpîtreàM.''^'' . . . 45i 

iS pitre « M^'^'^^qui avait fait afficher chez son 
suisse un ordre ^ en vers ^ de ri ouvrir qu*au 
mérite ) et de refuser la porte à la fortune. 4^5 
Fragmens d'une épître diplomatique^ adressée 
à la coalition des princes armés contre la 

France >. 4^S 

La grandeur de V homme 444 

Les Folcans. . , • 44? 

FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. 



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1963 



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