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Full text of "Oeuvres completes de J.J. Rousseau"

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SiiSiii^^^;^'^.  .,^4mi-m?^: 


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Iittp://www.arcliive.org/details/oeuvrescompletes10rous 


OE  U  V  R  E  s 


COMPLETES 


DE   J.   J.   ROUSSEAU, 

NOUVELLE    ÉDITION, 

€X.ASS££  PAR    ORDRE    DE    MATIERES,    ET  ORNEE 
JJE   QUATRE-VINGT-DIX  CRAVURES. 


TOME    DIXIEME. 


1791 


\/(\ 


PQ 
L.iô 


EMILE, 

o  u 

DE    L' ÉDUCATION 

FAPv  J.  J.  ROUSSEAU, 

CITOYEN     DE     GENEVE. 

TOME     PREMIER. 


À 


^BSl 


AVERTISSEMENT. 

Le  vœu  que  nous  avions  formé  (a) 
vient  de  s'accomplir  :  l'assemblée 
nationale  a  acquitté  la  dette  de  la 
patrie  et  celle  du  genre  humain  ; 
elle  a  vengé  le  génie  et  la  vertu 
outragés  ;  elle  a  élevé  une  statue 
à  Jean  Jacques  :  c'est  la  première 
qu'elle  ait  décernée;  celle  de  Voltaire 
est  la  seconde. 

Voici  ce  décret,  qui  a  été  rendu 
d'une  voix  unanime ,  le  2 1  décem- 
bre 1790. 

Art.  I".  «  L'assemblée  nationale 
«  décrète  qu'il  sera  élevé  une  statue 
«  à  la  mémoire  de  l'auteur  du  Côn- 
«  trat  social  ;  que  sur  l'une  des  faces 
«  du  piédestal  il  sera  écrit  ces  mots , 

«  La  nation  FRANÇOISE  LIBRE  A  JeAN- 


(a)  Voyez  ci-dessus  ,  tome  8 ,  page  a63. 

A3 


§        AVERTISSEMENT. 

«  Jacques  Rousseau;  et  sur  l'autre 
«  ceux-ci ,  J^itam  impendere  vero, 

IL  «  Marie  Thérèse  le  Vasseur, 
ce  femme  de  Jean  Jacques  Rousseau, 
«  sera  nourrie  aux  dépens  de  l'état, 
«  et  il  lui  sera  accordé  une  pension 
«  de  I200  liv.  M 

Où  sont  -  ils  maintenant  les  vils 
ennemis  de  ce  grand  homme  ?  S'il 
en  existe  encore ,  qu'ils  lisent  ,  et 
qu'ils  meurent  de  rage  ou  de  honte. 
Ainsi  les  Athéniens ,  indignés  de  ce 
qu'on  avoit  fait  périr  le  plus  sage 
des  Grecs  5  ont  enfin  décerné  une 
statue  à  Socrate ,  victime  des  so- 
phistes et  des  prêtres. 

J'ose  maintenant  former  un  autre 
vœu  ;  c'est  que  le  décret  de  l'aréo- 
page françois  soit  gravé  sur  une 
colonne  vis-à-vis.  du  tombeau  de 
Rousseau  dans  l'isle  des  Peupliers  : 
car  je  maintiens  que  c'est  Jà  que 


AVERTISSEMENT.         7 

doivent  continuer  à  reposer  les  cen- 
dres de  Jean  Jacques ,  séparé  de  la 
foule  des  humains .  Cette  isle  y  ce 
lac  paisible  ,  ces  peupliers ,  cette 
champêtre  solitude  ^  ont  quelque 
chose  de  plus  religieux,  sont  plus 
analogues  à  son  caractère  ,  à  ses 
goûts ,  à  son  génie  ,  que  toute  la 
pompe  des  cités  ;  et  s'il  n'est  point 
placé  dans  le  temple  des  grands  hom- 
mes, c'est  que  l'isle  des  Peupliers 
qui  le  possède  doit  elle-mêmeun  jour 
être  changée  en  temple  :  c'est  là  que 
toutes  les  âmes  sensibles  doivent,  au 
moins  une  fois  dans  leur  vie,  aller 
faire  un  pèlerinage,  j;  G.  B.  )   '^'^'"  '^ 


A4 


X^ASSîiMBi>ÉE  nationale,  qui  a  vengé  l'autenr 
(le  tant  d'immortels  écrits  ,  a  daigné  accep- 
ter rhomniage  decette  édition.  Voici  ce  qu'on 
lit  à  ce  sujet  dans  la  Feuille  du  soir  du  i5 
avril  17.91  : 

M.  le  président  a  dit  que  M.  Poinçot,  li- 
braire, demandoit  à  offrir  à  l'assemblée  na- 
tionale sa  belle  collection  des  OEurres  de 
J.  J.  Rousseau.  M.  Poinçot,  introduit  à  la 
haxTe ,  a  dit  : 

ce  Iv'iiommage  que  la  nation  Françoise  a 
«  rendu  à  Fauteur  du  Contrat  social  ,  étoit 
<c  digne  d'elle  et  de  luL  C'étoit  aux  régénè- 
re rateurs  de  notre  empire  qu'appartenoit  le 
«  droit  d'apprécier  le  génie  de  Rousseau.  Le 
çc  monument  le  plus  durable  de  sa  gloir« 
c<  sera  sans  doute  celui  qu'il  s'est  élevé  lui- 
«  même  par  ses  immortels  ouvrages.  Dai- 
cc  gnez,  messieurs,  en  agréer  le  recueil.  Cetta 
ce  édition  offre  à  la  fois  ce  que  plusieurs  arts 
«  peuvent  réunir  de  perfection  pour  perpé- 
cc  tuer  les  écrits  célèbres. 

«  Les  caractères  de  M.  Didot,  les  dessins 
K  de  MM.  Moreau,  Marillier  et  Barbier,  les 
«  gravures  d'artistes  si  renommés ,  lui  raé- 
«  ritent  l'honneur  d'être  placée  dans  vos  ar- 
ec chives  à  côté  des  décrets  bienfaisans  ei 


9 

«s  généreux  qui  ont  rappelé  Thomme  à  la  di- 
te gnité  de  son  état ,  à  la  liberté  et  au  bon- 
te  heur.  » 

Les  applaudissemens  les  plus  nombreux 
ont  été  répétés  dans  toutes  les  parties  de  la 
salle.  M.  le  président  a  agréé  ,  au  nom  de 
l'assemblée ,  cette  collection  précieuse ,  et  a 
invité  M.  Poinçot  aux  honneurs  de  la  séance. 


P  RE  FACE. 

v_>E  recueil  de  réflexions  et  d'observatiqns  ,- 
sans  ordre  et  presque  sans  suite  ,  fut 
commence  pour  complaire  à  une  bonne 
mère  c[ui  saitÉ||nser  (*).  Je  n'avois  d'a- 
bord projeté  c[u'un  mémoire  de  quelques 
pages  :  mon  sujet  m'entraînant  malgré 
moi,  ce  mémoire  devint  insensiblement 
une  espèce  d'ouvrage,  trop  gros,  sans  dou- 
te ,  pour  ce  qu'il  contient ,  mais  trop  petit 
pour  la  matière  qu'il  traite.  J'ai  balancé 
long-temps  a  le  publier  ;  et  souvent  il  m'a 
fait  sentir,  en  y  travaillant,  qu'il  ne  suffit 
pas  d'avoir  écrit  quelques  brochures  pour 
savoir  composer  un  livre.  Après  de  vains 
efforts  pour  mieux  faire ,  je  crois  devoir 
le  donner  tel  qu'il  est ,  jugeant  qu'il  im- 
porte de  tourner  1  attention  publique  de  ce 
côté-là  ;  et  que,  quand  mes  idées  seroient 
mauvaises  ,  si  j'en  fais  naître  de  bonnes 

(*)  Madame  de  Chenonceaitx. 


«2  PRÉFACE 

à  d'autres,  je  n'aurai  pas  tout-à-faît  perdu 
mon  temps.  Un  homme  qui ,  de  sa  re- 
traite ,  jette  ses  feuilles  dans  le  public , 
sans  prôneurs  ,  sans  parti  qui  les  défende  , 
sans  savoir  même  ce  qu  on  en  pense  ou 
ce  qu'on  en  dit ,  ne  doit  pïs  craindre  que^ 
s'il  se  trompe ,  on  admette  ses  erreurs 
eans  examen. 

Je  parlerai  peu  de  l'importance  d'une 
bonne  éducation  ;  je  ne  m'arrêterai  pas  non 
plus  à  prouver  que  celle  qui  est  en  usage 
est  mauvaise  ;  mijle  autres  l'ont  fait  avant 
moi ,  et  je  n'aime  point  à  remplir  un  livre 
de  choses  que  tout  le  monde  sait.  Je  re- 
marquerai seulement  que ,  depuis  des 
temps  infinis ,  il  n'y  a  qu'un  cri  contre  la 
pratique  établie ,  sans  que  personne  s'a- 
vise d'en  proposer  une  meilleure.  La  litté- 
rature et  le  savoir  de  notre  siècle  tendent 
beaucoup  plus  à  détruire  qu'à  édifier.  On 
censure  d'un  ton  de  maître  ;  pour  propo- 
ser il  en   faut  prendre   un  autre  auquel 


PRÉFACE.  -13 

la  hauteur  philosophique  se  complaît 
moins.  Malgré  tant  d'écrits ,  qui  n'ont ,  dit- 
on  y  pour  but  que  l'utilité  publique ,  la 
première  de  toutes  les  utilités ,  qui  est 
Fart  de  former  des  hommes ,  est  encore 
oubliée.  Mon  sujet  étoit  tout  neuf  après 
le  livre  de  Locke,  et  Je  crains  fort  qu'il  ne 
le  soit  encore  après  le  mien.  , 

On  ne  connoît  point  f  enfance  :  sur  les 
fausses  idées  qu  on  en  a  ,  plus  on  va,  plus 
on  s'égare.  Les  plus  sages  s'attachent  à  ce 
qu'il  importe  aux  hommes  de  savoir,  sans 
considérer  ce  que  les  enfans  sont  en  état 
d'apprendre.  Ils  cherchent  toujours  l'hom- 
me dans  l'enfant,  sans  penser  à  ce  qu'il  est 
avant  que  d'être  homme.  Voilà  l'étude  à. 
laquelle  je  me  suis  le  plus  appliqué ,  afin 
que ,  quand  toute  ma  méthode  seroit  chi- 
mérique et  fausse  ,  on  pût  toujours  profi<- 
ter  de  mes  observations.  Je  puis  avoir  très 
mal  vu  ce  qu'il  faut  faire,  mais  je  crois 
avoir  bien  vu  le  sujet  sur  lequel  on  doit 


14   ■  PRÉFACE. 

opérer.  Commencez  donc  par  mieux  étu- 
dier vos  ëleves  ,  car  très  assurément  vous 
ne  les  connoissez  point.  Or  ,  si  vous  lisez 
ce  livre  dans  cette  vue  ,  je  ne  le  crois  pas 
sans  utilité  pour  vous. 

A  regard  de  ce  qu  on  appellera  la  par- 
tie systématique  ,  qui  n'est  autre  chose  ici 
que  la  marche  de  la  nature,  c'est  là  ce  qui 
déroutera   le   plus   le  lecteur  ;  c'est  aussi 
par  là  qu'on  m'attaquera  sans  doute;  et 
peut-être  ii'aura-t-on  pas  tort.   On  croira 
moins  lire  un  traité  d'éducation,  que  les 
rêveries  d'un  visionnaire  sur  l'éducation. 
Qu'^y  faire  ?  Ce  n'est  pas  sur  les  idées  d'au- 
trui  que  j'écris ,  c'est  sur  les  miennes.  Je 
ïie  vois  point  comme  les  autres  hommes; 
51  y  a  long -temps  qu'on  me  la  reproché. 
Mais  dépend-il  de  moi  de  me  donner  d'au- 
tres yeux  et  de  m'affecter  d'autres  idées  ? 
Non.  Il  dépend   de  moi  de  ne  point  abon- 
der dans   mon   sens  ,  de  ne  point  croire 
être  seul  plus  sage  que  tout  le  monde  ;  i\ 


PREFACE.  ï^^ 

dëpend  de  moi ,  non  de  changer  de  sen- 
timent ,  mais  de  me  défier  du  mien  :  voilà 
tout  ce  que  je  puis  faire,  et  ce  que  je  fais.^ 
Que  si  je  prends  quelquefois  le  ton  affir- 
matif ,  ce  n'est  point  pour  en  imposer 
au  lecteur  ;  c'est  pour  lui  parler  com- 
me je  pense.  Pourquoi  proposer  ois- je  par 
forme  de  doute  ce  dont ,  quant  à  moi ,  je 
ne  doute  point  ?  Je  dis  exactement  ce  qui 
se  passe  dans  mon  esprit. 

En  exposant  avec  liberté  mon  senti- 
ment, j'entends  si  peu  qu'il  fasse  autorité, 
que  j'y  joins  toujours  mes  raisons,  afin 
qu'on  les  pesé  et  qu'on  me  juge.  Mais  quoi- 
que je  ne  veuille  point  m'obstiner  à  dé- 
fendre mes  idées  ,  je  ne  me  crois  pas  moins 
obligé  de  les  proposer  ;  car  les  maximes  sur 
lesquelles  je  suis  d'un  avis  contraire  à  ce- 
lui des  autres  ne  sont  point  indifféren- 
tes :  ce  sont  de  celles  dont  la  vérité  ou  la 
fausseté  importe  à  connoître ,  et  qui  font 
le  bonheur  ou  le  malheur  du  genre  humain,, 


i«  PRÉFACE. 

Proposez  ce  qui  est  faisable,  ne  cesse-t-on 
4âe  me  répéter.  Cest  comme  si  ron  disoit , 
Proposez  de  faire  ce  qu'on  fait ,  ou  dtt 
moins  proposez  quelque  bien  qui  s'allie 
avec  le  mal  existant.  Un  tel  projet,  sur 
certaines  matières,  est  beaucoup  plus  chi' 
ïnënque  que  les  miens  ;  car,  dans  cet  al* 
liage ,  le  bien  se  gâte  ,  et  le  mal  ne  se  gué- 
rit pas.  J'aimerois  mieux  suivre  en  tout  la 
pratique  établie ,  que  d'en  prendre  nnQ 
bonne  à  demi:  il  y  auroit  moins  de  con- 
tradiction dans  riiomme;  il  ne  peut  ten- 
dre à  la  fois  à  deux  buts  opposés.  Pères  et 
lïieres ,  ce  qui  est  faisable  est  ce  que  vous 
voulea  faire.  Dois- je  répondre  de  votre  vo- 
lonté ? 

En  toute  espèce  de  projet  il  y  a  deux 
choses  à  considérer  ;  premièrement  la  bont* 
absolue  du  projet ,  en  second  lieu  la  fa* 
Cilité  de  fexécution. 

Au  premier  égard  ^  il  suffît ,  pour  que 
le  projet  soit  admissible  et  praticable  en 

lui- 


PRÉFACE.  ^7 

ïui-même  ,  que  ce  qu'-il  a  de  boix  soit  cians 
la  nature  de  la  chose  ?  ici ,  par  exemple , 
que  réducation  proposée  soit  convenable 
à  riibmme,  et  bien  adaptée  au  cœur  hu^ 
main. 

La  seconde  considération  dépend  dei 
rapports  donnés  dans  certaines  situations  ; 
rapports  accidentels  à  la  chose  ,  lesquels, 
par  conséquent,  ne  sant  point  nécessai- 
res ,  et  peuvent  varier  à  Tinfini.  Ainsi  telle 
éducation  peut  être  praticable  en  Suisse  et 
ne  pas  l'être  en  France  ;  telle  autre  peut 
l'être  chez  les  bourgeois  ,  et  telle  autre 
parmi  les  grands.  La  facilité  plus  ou  moitis 
grande  de  l'exécution  dépend  de  mille  cir- 
constances ,  qu  il  est  impossible  de  déter- 
miner autrement  que  dans  une  applica- 
tion particulière  de  la  méthode  à  tel  ou 
à  tel  pays ,  à  telle  ou  à  telle  condition.  Or 
toutes  ces  applications  particulières,  n'étant 
pas  essentielles  a  mon  sujet,  n'entrent 
point  dans  mon  plan.  D'autres  pourror^t 
Tome  10.  B 


i8  PRÉFACE, 

s'en  occuper ,  s'ils  veulent ,  chacun  pour 
le  pays  ou  Yétat  qu'il  aura  en  vue.  Il  me 
suffit  que,  par-tout  où  naîtront  des  hom- 
mes ,  on  puisse  en  faire  ce  que  je  pro- 
pose ;  et  qu'ayant  fait  d'eux  ce  que  je  pro- 
pose ,  on  ait  fait  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et 
pour  eux-mêmes  et  pour  autrui.  Si  je  ne 
remplis  pas  cet  engagement ,  j'ai  tort  sans 
doute  :  mais  si  je  le  remplis,  on  auroit  tort 
aussi  d'exiger  de  moi  davantage  ;  car  je  ne 
promets  que  cela. 


EMILE, 

o  u 
DE  L'ÉDUCATION(«). 

LIVRE    PREMIER. 


X  ouT  est  bien ,  sortant  des  mains  de  Tau- 
teur  des  choses  ;  tout  dégénère  entre  les 
mains  de  Thomme.  Il  force  une  terre  à 
nourrir  les  productions  d'une  autre,  un  ar- 

(*)  Peut-être  est-il  nécessaire  que  nous  le  disions 
à  la  postérité  ,  qui  sans  cela  refuseroit  de  le  croire  : 
Emile  ,  le  plus  bel  ouvrage  du  siècle ,  ce  chef- 
d'œuvre  de  la  langue,  de  la  raison  ,  de  la  mo- 
rale ,  a  été  censuré  par  la  Sot  bonne ,  anathéma- 
tisé  par  un  archei^étjue  ,  condamné  par  un  arrêt 
du  parlement  à  être  lacéré  eu  brillé  par  la  main  du 
bourreau. ...  Il  n'y  a  pas  3o  ans;  et  déjà  les  noms  de 
Sorbonne  ,  d'archei'éi/ue  et  de  parlemenù  sont  effa" 
ces  de  notre  langue.  Un  jour  on  demandera  ce 
qu'ils  signifioient ,  et  on  sera  embarrassé  de  répon- 
dre. Mais  on  lira  Jean  Jacques;  on  admirera  Emile, 
et  on  bénira  son  auteur.  (  G.  B.  ) 

B  2 


20  EMILE. 

bre  à  porter  les  fruits  d'un  autre  :  il  mêle 
et  confond  les  climats ,  les  élémens  ,  les 
saisons  :  il  mutile  son  cliien,  son  cheval, 
son  esclave  :  il  bouleverse  tout ,  il  défigure 
tout  :  il  aime  la  difformitë  ,  les  monstres  : 
il  ne  veut  rien  tel  que  Ta  fait  la  nature  , 
pas  même  Thomme  ;  il  le  faut  dresser  pour 
lui ,  comme  un  cheval  de  manège  -,  il  le 
faut  contournera  sarnode,  comme  un  ar- 
bre de  son  jardin. 

Sans  cela  tout  iroit  plus  mal  encore;, 
et  notre  espèce  ne  veut  pas  être  façonnée 
à  demi.  Dans  Tétat  où  sont  désormais  les 
choses  ,  un  homme,  abandonné  dès  sa  nais- 
sance à  lui-même  parmi  les  autres  ,  seroit 
le  plus  déhguré  de  tous.  Les  préjugés  , 
fautorité,  la  nécessité,  Texcmple,  toutes 
les  institutions  sociales  dans  lesquelles 
nous  nous  trouvons  submergés,"  ëtouffe- 
roient  en  lui  la  nature  ,  et  ne  mettroient 
rien  à  la  place.  Elle  y  seroit  comme  un 
arbrisseau  que  le  hasard  fait  naître  au  mi- 
lieu d'un  chemin  ,  et  que  les  passans  font 
bientôt  périr  en  le  heurtant  de  toutes 
parts  et  le  pliant  dans  tous  les  sens. 

C'est  à  toi  que  je  m'adresse  ,  tendre  et 


L   I  V  il  É       I.  Il 

prëvoyante  mere  (a) ,  qui  sus  t'ëcarter  do 
la  grande  route  ,  et  garantir  l'arbrisseau 
naissant  du  choc  des  opinions  humaines  ! 
Cultive ,  arrose  la  jeune  plante  avant  qu'elle 

(a)  La  première  éducation  est  celle  qui  importe 
le  plus ,  et  cette  première  éducation  appartient  in- 
contestablement aux  femmes.  Si  l'auteur  de  la  na- 
ture eût  voulu  qu'elle  appartînt  aux  hommes  ,  il 
leur  eût  donné  du  lait  pour  nourrir  les  enfans.  Par- 
lez donc  toujours  aux  femmes ,  par  préférence , 
dans  vos  traités  d'éducation  ;  car ,  outre  qu'elles 
sont  à  portée  d'y  veiller  de  plus  près  que  les  hom- 
mes, et  qu'elles  y  influent  toujours  davantage  ,  le 
succès  les  intéresse  aussi  beaucoup  plus  ,  puisque 
la  plupart  des  veuves  se  trouvent  presque  à  la 
iner€i  de  leurs  enfans  ,  et  qu'alors  ils  leur  font 
vivement  sentir  ,  en  bien  ou  en  mal  ,  l'effet  de  la 
manière  dont  elles  les  ont  élevés.  Les  lois  ,  tou- 
jours si  occupées  des  biens  et  si  peu  des  personnes  , 
parcequ'elles  ont  pour  objet  la  paix  et  non  la  ver- 
tu ,  ne  donnent  pas  assez  d'autorité  aux  mères. 
Cependant  leur  état  est  plus  sur  que  celui  des  pères  ; 
leurs  devoirs  sont  plus  pénibles;  leurs  soins  imjjor- 
tent  plus  au  bon  ordre  de  la  famille  ;  généralement 
elles  ont  plus  d'attachement  pour  les  enfans.  Il  y  a 
des  occasions  où  un  fils  qui  manque  de  respect  à 
son  père  peut  ,  en  quelque  sorte  ,  être  excusé  ; 
mais  si ,  dans  quelque  occasion  que  ce  fût ,  un  en" 

B5 


22  EMILE. 

meure  ;  ses  fruits  feront  un  jour  tes  déli- 
ces. Forme  de  bonne  heure  une  enceinte 
autour  de  famé  de  ton  enfant  ;  un  autre 
en  peut  marquer  le  circuit  ;  mais  toi  seule 
y  dois  poser  la  barrière  (a). 

On  façonne  les  plantes  par  la  culture , 

fant  étoit  assez  dénaturé  pour  en  manquer  à  sa 
mère  ,  à  celle  qui  l'a  porté  dans  son  sein  ,  qui  l'a 
nourri  de  son  lait ,  qui ,  durant  des  années  ,  s'est 
oubliée  elle-même  pour  ne  s'occuper  que  de  lui , 
on  devroit  se  hâter  d'étouffer  ce  misérable  comme 
un  monstre  indigne  de  voir  le  jour.  Les  mères  , 
dit-on  ,  gâtent  leurs  enfans.  En  cela  ,  sans  doute  , 
elles  ont  tort;  mais  moins  de  tort  que  vous  ,  peut- 
être,  qui  les  dépravez.  La  mère  veut  que  son  en- 
fant soit  heureux  ,  qu'il  le  soit  dès  à  présent.  En 
cela  elle  a  raison  :  quand  elle  se  trompe  sur  les 
moyens ,  il  faut  l'éclairer.  L'ambition  ,  l'avarice  ,  la 
tyrannie ,  la  fausse  prévoyance  des  pères ,  leur  négli- 
gence ,  leur  dure  insensibilité  ,  sont  cent  fois  plus 
funestes  aux  enfans  que  l'aveugle  tendresse  des 
mères.  Au  reste  il  faut  expliquer  le  sens  que  je 
donne  à  ce  nom  de  mère ,  et  c'est  ce  qui  sera  fait 
ci-après. 

(a)  On  m'assure  que  M.  Formey  a  cru  que  je 
voulois  ici  parler  de  ma  mère  ,  et  qu'il  l'a  dit  dans 
quelque  ouvrage.  C'est  se  moquer  cruellement  de 
M.  Formey  ou  de  moi. 


L  I  V  R  E     I.  J»3 

et  les  hommes  par  réducatlon.  SI  Thom- 
me  naissoit  grand  et  fort,  sa  taille  et  sa 
force  lui  seroient  inutiles  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  appris  à  s'en  servir  :  elles  lui  seroient 
préjudiciables  en  empêchant  les  autres 
de  songer  à  l'assister  (a)  ;  et  abandonné 
à  lui-même,  il  mourroit  de  misère  avant 
d'avoir  connu  ses  besoins.  On  se  plaint  de 
l'ëtat  de  l'enfance  ;  on  ne  voit  pas  que  la 
race  humaine  eût  péri  si  l'homme  n'eût 
commencé  par  être  enfant. 

Nous  naissons  foibles,  nous  avons  be- 
soin de  forces  :  nous  naissons  dépourvus 
de  tout ,  nous  avons  besoin  d'assistance  : 
nous  naissons  stupides,  nous  avons  besoin 
de  jugement.  Tout  ce  que  nous  n'avons 
pas  à  notre  naissance ,  et  dont  nous  avons 
besoin  étant  grands ,  nous  est  donné  par 
l'éducation. 

Cette  éducation  nous  vient  de  la  natm^e , 


(a)  Semblable  h  eux  à  Textérienr ,  et  privé  de  la 
parole  ,  ainsi  que  des  idées  qu'elle  exprime,  il  se- 
roit  hors  d'état  de  leur  faire  entendre  le  besoin 
qu'il  auroit  de  leurs  secours  ,  et  rien  en  lui  ne  leur 
manifesteroit  ce  besoin. 

B4 


èJf  EMILE. 

bu  des  hommes ,  ou  des  choses.  Le  déve- 
loppement interne  de  nos  facultés  et  de  nos 
Organes  est  l'éducation  de  la  nature  :  Tu- 
Sage  qu  on  nous  apprend  à  faire  de  ce  dé- 
veloppement est  féducation  des  liommes; 
et  Tacquis  de  notre  propre  expérience  sur 
les  objets  qui  nous  affectent  est  l'éduca- 
tion des  choses. 

:  Chacun  de  nous  est  donc  formé  par 
trois  sortes  de  maîtres.  Le  disciple  dans  le- 
quel leurs  diverses  leçons  se  contrarient  est 
mal  élevé ,  et  ne  ser^a  jamais  d'accord  avec 
kii-mêmre  :  celui  dans  lequel  elles  tombent 
toutes  sur  les  mêmes  points  et  tendent 
aux  mêmes  lins,  vu  seul  à  son  but  et  vit 
couséquemment  ;  celui-là  seul  est  bien 
élevé. 

Or,  de  ces  trois  éducations  différentes ^ 
celle  de  la  nature  ne  dépend  point  de  nous  ; 
celle  des  choses  n'en  dépend  qu'à  certains 
égards  ;  celle  des  hommes  est  la  seule  dont 
nous  soyons  vraiment  les  maîtres:  encore 
uo  ie  sommes-nous  que  par  supposition  ; 
car  qui  est-ce  qui  peut  espérer  de  diriger 
entièrement  les  discours  et  les  actions  do 
tous  ceux  qui  onvironnen*  un  enï^nt  ? 


L  I  V  R  E     I.  sa 

Sitôt  donc  que  réducation  est  un  art,  il  est 
presque  impossible  qu  elle  réussisse,  puis- 
que le  concours  nécessaire  à  son  succès  ne 
dépend  de  personne.  Tout  ce  qu'on  peut 
faire  à  force  de  soins  est  d'approclier  plus 
ou  moins  du  but  ;  mais  il  faut  du  bon- 
heur pour  l'atteindre. 

Quel  est  ce  but  ?  c'est  celui  même  de 
la  nature  ;  cela  vient  d'être  prouvé.  Puis- 
que le  concours  des  trois  éducations  est 
nécessaire  à  leur  perfection  ,  c'est  sur  celle 
à  laquelle  nous  ne  pouvons  rien  qu'il  faut 
diriger  les  deux  autres.  Mais  peut-être  ce 
mot  de  nature  a-t-il  un  sens  trop  vague  :  il 
faut  tâclier  ici  de  le  fixer. 

La  nature,  nous  dit-on  ,  n  est  que  f ha- 
bitude (a).   Que  signifie  cela  ?  N'y   a-t-il 

(a)  M.  Formey  nous  assure  qu'on  ne  dit  pas  pré- 
cisément cela.  Cela  me  pai'oit  pourtant  très  pré- 
cisément dit  dans  ce  vers,  auquel  je  me  proposois 
de  répondre  : 

La  nature  ,   crois-moi  ,   n'est  rien  que  l'habitude. 

M,  Formey  ,  qui  ne  veut  pas  enorgueillir 
ses  semblables  ,  nous  donne  modestement  la  me- 
sure de  sa  ceïvi'lle  pour  celle  de  l'entendement 
humain.  . .  f 


a6  ^  M  I  L  E. 

pas  des  habitudes  qu'on  ne  contracte  que 
par  force  et  qui  n'étouffent  jamais  la  na- 
ture ?  Telle  est ,  par  exemple  ,  l'habitude 
des  plantes  dont  on  gène  la  direction  ver- 
ticale. La  plante  mise  en  liberté  garde  l'in- 
clinaison qu'on  l'a  forcée  à  prendre  :  mais 
la  sève  n'a  point  changé  poiu'  cela  sa  di- 
rection primitive  ;  et ,  si  la  plante  conti- 
nue a  végéter  ,   son  prolongement   rede- 
vient vertical.  Il  en  est  de  même  des  incli- 
nations des  hommes.  Tant  qu'on  reste  dans 
le  même  état ,  on  peut  garder  celles  qui  réi 
sultent  de  l'habitude  et  qui  nous  sont  le 
moins  naturelles  ;  mais  sitôt  que  la  situa- 
tion change,  l'habitude  cesse  et  le  natu- 
rel revient.  L'éducation  n'est  certainement 
qu'une  habitude.    Or   n'y   a-t-il   pas   des 
gens  qui  oublient  et  perdent  leur  éduca- 
tion ?  d'autres  qui  la  gardent  ?  D'oii  vient 
cette  différence  ?  S'il  faut  borner  le  nom 
de  nature  aux  habitudes  conformes  à  la 
nature  ,  on  peut  s'épargner  ce  galimatias. 
Nous  naissons  sensibles;  et,  dès  notre 
naissance  j  nous  sommes  affectés  de  diver- 
ses manières  par  les  objets  qui  nous  en- 
vironnent. Sitôt  que  nous  avons,  pour  ainsi 


L  I  V  R  E     I.  27 

dire ,  la  conscience  de  nos  sensations,  nous 
sommes  disposés  à  rechercher  ou  à  fuir 
les  objets  qui  les  produisent ,  d'abord  se- 
lon qu'elles  nous  sont  agréables  ou  déplai- 
santes ,  puis  selon  la  convenance  ou  dis' 
convenance  que  nous  trouvons  entre  nous 
et  ces  objets,  et  enfin  selon  les  jugemens 
que  nous  en  portons  sur  Tidée  de  bon- 
heur ou  de  perfection  que  la  raison  nous 
donne.  Ces  dispositions  s'étendent  et  s'af- 
fermissent à  mesure  que  nous  devenons 
plus  sensibles  et  plus  éclairés  :  mais ,  con- 
traintes par  nos  habitudes  ,  elles  s'altèrent 
plus  ou  moins  par  nos  opinions.  Avant 
cette  altération  elles  sont  ce  que  j'appelle 
en  nous  la  nature. 

C'est  donc  à  ces  dispositions  primitives 
qu'il  faudroit  tout  rapporter  ;  et  cela  se 
pourroit  si  nos  trois  éducations  n'étoient 
que  différentes  :  mais  que  faire  quand 
elles  sont  opposées  ,  quand  au  lieu  d'é- 
lever un  homme  pour  lui-même,  on 
veut  relever  pour  les  autres  ?  Alors  le 
concert  est  impossible.  Forcé  de  com- 
battre la  nature  ou  les  institutions  socia- 
les ,  il  faut  opter  entre  faire  un  homme 


âS  EMILE. 

OU  lin  citoyen  ;  car  on  ne  peut  faire  à  la 
fois  l'un  et  Tautre. 

Toute  société  partielle ,  quand  elle  est 
ëtroite  et  bien  unie ,  s'aliène  de  la  grande. 
Tout  patriote  est  dur  aux  étrangers  ;  ils 
ne  sont  qu'hommes ,  ils  ne  sont  rien  à 
ses  yeux  (a).  Cet  inconvénient  est  in- 
évitable, mais  il  est  foible.  L'essentiel  est 
d'être  bon  aux  gens  avec  qui  Ton  vit.  Au 
dehors  le  Spartiate  étoit  ambitieux,  avare, 
hiique;inais  le  désintéressement,  Téqui- 
té  ,  la  concorde  ,  régnoient  dans  ses  murs. 
Défiez-vous  de  ces  cosmopolites  qni  vont 
chercher  au  loin  dans  leurs  livres  des  de- 
voirs qu'ils  dédaignent  de  remplir  autour 
d'eux.  Tel  philosophe  aime  les  Tartares 
pour  être  dispensé  d'aimer  ses  voisins. 

L'homme  naturel  est  tout  pour  lui  ;  il 
est  l'unité  numérique,  l'entier  absolu,  qui 
n'a   do  rapport    qu'à  lui-même   ou  à  son 

(a)  Aussi  les  guerres  des  républiques  sont-elles 
plvis  cruelles  que  celles  des  monarchies.  Mais  si  Ja 
guerre  des  rois  est  modérée ,  c'est  leur  paix  qui 
est  terrible  :  il  vaut  mieux  être  leur  ennemi  que 
leur  sujet. 


L  I  V  R   E     I,  29 

semblable.  L'homme  civil  n'est  qu'une  uni- 
té fractionnaire  qui  tient  au  dénomina- 
teur ;  et  dont  ia  valeur  est  dans  son  rap- 
port avec  l'entier  >qui  est  le  corps  social. 
Les  bonnes  institutions  sociales  sont  celles 
qui  savent  le  mieux  dénaturer  Tiiomme , 
kii  ôter  son  existence  absolue  pour  lui 
en  donner  une  relative  ,  et  transporter  le 
moi  dans  Tunité  commune  ;  en  sorte  que 
chaque  particulier  ne  se  croie  plus  un  , 
rnais  partie  de  T unité  ,  et  ne  soit  plus  sen- 
sible que  dans  le  tout.  Un  citoyen  de 
Rome  n'étoit  ni  Caïus  ni  Lucius  ;  c'étoit 
un  Romain  :  même  il  aimoit  la  patrie  ex- 
clusivement à  lui.  Piégulus  se  prétendoit 
Cartliaginois  ,  comme  étant  devenu  le  bien 
de  ses  maîtres.  En  sa  qualité  d'étranger  il 
refusoit  de  siéger  au  sénat  de  Rome  ;  il 
fallut  qu'un  Carthaginois  le  lui  ordonnât. 
11  sindignoit  qu'on  voulût  lui  sauver  la  vie. 
11  vainquit  ,  et  s'en  retourna  triomphant 
mourir  dans  les  supplices.  Cela  n'a  pas 
grand  rapport,  ce  me  semble,  aux  hom- 
mes que  nous  connoissons. 

Le  Lacédémonien  Pédarete  se  présente 
pour  être  admis  au  conseil  des  trois  cents  ; 


2>0  ^  M  I  L  E. 

il  est  rejetë.  Il  s'en  retourne  tout  joyeux 
de  ce  qu'il  s'est  trouvé  dans  Sparte  trois 
cents  hommes  valant  mieux  que  lui.  Je 
suppose  cette  démonstration  sincère  ,  et 
il  y  a  lieu  de  croire  qu*'elle  Tétoit  :  voilà 
le  citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avoit  cinq  fils  à 
Tarmée,  et  attendoit  des  nouvelles  de  la 
bataille.  Un  ilote  arrive  ;  elle  lui  en  de- 
mande en  tremblant.  Vos  cinq  fils  ont  été 
tués.  Vil  esclave  !  t'ai- je  demandé  cela  ? 
Nous  avons  gagné  la  victoire.  La  mère 
court  au  temple  et  rend  grâces  aux  dieux. 
Voilà  la  citoyenne. 

Celui  qui ,  dans  Tordre  civil,  veut  conser- 
ver la  primauté  des  sentimens  de  la  na- 
ture ,  ne  sait  ce  qu  il  veut.  Toujours  en 
contradiction  avec  lui-même ,  toujours  flot- 
tant entre  ses  penchans  et  ses  devoirs ,  il 
ne  sera  jamais  ni  homme  ni  citoyen  ;  il 
ne  sera  bon  ni  pour  lui  ni  pour  les  autres. 
Ce  sera  un  de  ces  hommes  de  nos  jours; 
un  François  ,  un  Anglois  ,  un  bourgeois  ; 
ce  ne  sera  rien. 

Pour  être  quelque  chose ,  pour  être  soi- 
même  et  toujours  un,  il  faut  agir  comme 


L  I  V  R  E    I.  Zl 

on  parle  ;  il  faut  être  toujours  dëcidë  sur 
le  parti  qu  on  doit  prendre ,  le  prendre 
hautement  et  le  suivre  toujours.  J'attends 
qu'on  me  montre  ce  prodige  pour  savoir 
s'il  est  homme  ou  citoyen  ,  ou  comment 
il  s'y  prend  pour  être  à  la  fois  l'un  et 
l'autre. 

De  ces  objets  nëcessaîrement  opposes 
viennent  deux  formes  d'institution  con- 
traires ,  Tune  publique  et  commune ,  l'au- 
tre particulière  et  domestique. 

Voulez-vous  prendre  une  idée  de  l'é- 
ducation publique?  Lisez  la  République  de 
Platon.  Ce  n'est  point  un  ouvrage  de  po 
htique  ,  comme  le  pensent  ceux  qui  ne 
jugent  des  livres  que  par  leurs  titres  :  c'est 
le  plus  beau  traité  d'éducation  qu'on  ait 
jamais  fait. 

Quand  on  veut  renvoyer  au  pays  des 
chimères,  on  nomme  l'institution  de  Pla- 
ton. Si  Lycurgue  n'eut  mis  la  sienne  que 
par  écrit,  je  la  trouverois  bien  plus  chis 
mérique.  Platon  n'a  fait  qu'épurer  le  cœur 
de  l'homme  ;  Lycurgue  l'a  dénaturé. 

L'institution  publique  n'existe  plus  et  ne 
peut  plus  exister  ,  parcequ'ou  il  n'y  a  plus 


3.2  :^  M  I  L  Ë. 

de  patrie  il  ne  peut  plus  yavoir  de  citoyens. 
Ces  deux  mois,  patrie  et  citoyen ,  doivent 
être  effaces  des  langues  modernes  (*).  J'en 
sais  bien  la  raison  -,  mais  je  ne  veux  pas  1^ 
dire  ,  elle  ne  fait  rien  à  mon  sujet. 

Je  n'envisage  pas  comme  une  institution 
publiqu.e  ces  risïMes  ëtablissemens  qu'on 
appelle  collèges  (a).  Je  ne  compte  pas  non 
plus  r éducation  du  monde,  parceque  cette 
éducation,  tendant  à  deux  fins  contraires, 
les  manque  toutes  deux  :  elle  n'est  propre 
qu'à  faire  des  hommes  doubles,  paroissant 
toujours  rapporter  tout  aux  autres,  et  ne 
rapportant  jamais  rien  qu'à  eux  seuls.  Or 
ces  démonstrations,  étant  communes  à  tout 

(*)  La  France  vient  de  rétablir  ces  deux  mots 
clans  le  dictionnaire  du  genre  humain  ;  d'où ,  je 
l'espère ,  aucune  puissance  lie  pourra  désormais 
les  effacer.  (G,  B.) 

•  (a)  Il  y  a  dans  plusieurs  école*  et  sur-tout  dans 
Funiversité  de  Paris  des  professeurs  que  j'aime , 
que  j'estime  beaucoup,  et  que  je  crois  très  capables 
de  bien  instruire  la  jeunesse,  s'ils  n'ëtoient  forcés 
de  suivre  l'usage  établi.  J'exhorte  l'un  d'entre  eux 
à  publier  le  projet  de  réforme  qu'il  a  conçu.  L'on 
sera  peut-être  enfin  tenté  de  guérir  le  mal,  ei\ 
voyant  qu'il  n'est  pas  sans  remçdé. 

le 


L  I  V  R  E     I.  35 

le  monde ,  n  abusent  personne  :  ce  sont  au- 
tant de  soins  perdus. 

De  ces  contradictions  naît  celle  que  nous 
éprouvons  sans  cesse  en  nous-mêmes.  En^ 
traînés  par  la  nature  et  par  les  hommes 
dans  des  routes  contraires,  forcés  de  nous 
partager  entre  ces  diverses  impulsions,  nous 
en  suivons  une  composée,  qui  ne  nous 
mené  ni  à  Fun  nia  l'autre  but.  Ainsi  com- 
battus et  flottans  durant  tout  le  cours  de 
notre  vie,  nous  la  terminons  sans  avoir  pu 
nous  accorder  avec  nous  ,  et  sans  avoir 
été  bons  ni  pour  nous  ni  pour  les  au- 
tres. 

Reste  enfin  Téducation  domestique  ou 
celle  de  la  nature.  Mais  que  deviendra 
pour  les  autres  un  homme  uniquement 
élevé  pour  lui  ?  Si  peut-être  le  double  ob- 
jet qu'on  se  propose  pouvoit  se  réunir  en 
un  seul ,  en  ôtant  les  contradictions  de 
Thomme ,  on  ôteroit  un  grand  obstacle  à 
son  bonheur.  Il  faudroit  pour  en  juger  le 
voir  tout  formé;  il  faudroit  avoir  observé 
ses  penchans ,  vu  ses  progrès,  suivi  sa 
marche  ;  il  faudroit  en  un  mot  connoître 
Thomme  naturel.  Je  crois  qu'on  aura  fait 

Tome  10..  G 


quelques  pas   dans  ces  recherches  après 
avoir  lu  cet  écrit. 

Pour  former  cet  homme  rare,  qu'avons- 
lîous  à  faire  ?  Beaucoup  ,  sans  doute;  cVst 
d'empêcher  que  rien  ne  soit  fait.  Quand  il 
ne  s'agit  que  d'aller  contre  le  vent,  on  lou- 
voie :  mais  si  la  mer  est  forte  et  qu'on 
veuille  rester  en  place,  ilfaut  jeter  l'ancre. 
Prends  garde ,  jeune  pilote ,  que  ton  cable 
ne  fde  ou  que  ton  ancre  ne  laboure,  et 
que  le  vaisseau  ne  dérive  avant  que  tu 
t'en  sois  apperçu. 

Dans  l'ordre  social,  où  toutes  les  pla- 
ces sont  marquées,  chacun  doit  être  élevé 
pour  la  sienne.  Si  un  particulier  formé 
pour  sa  place  en  sort ,  il  n'est  plus  propre 
à  rien.  L'éducation  n'est  utile  qu'autant 
que  la  fortune  s'accorde  avec  la  vocation 
des  parens  ;  en  tout  autre  cas  elle  est  nui- 
sible à  l'élevé,  ne  fût-ce  que  par  les  pré- 
jugés qu'elle  lui  a  donnés.  En  Egypte  ,  où 
le  fils  étoit  obligé  d'embrasser  l'état  de  son 
père ,  l'éducation  du  moins  avoit  un  but 
assuré  ;  mais  parmi  nous  où  les  rangs  seuls 
demeurent ,  et  où  les  hommes  en  chan- 
gent sans  cesse ,  nul  ne  sait  si ,  en  élevant 


L  1  V  R  E     I.  35 

son  fils  pour  le  sien,  il  ne  travaille  pas  con- 
tre lui.  - 

Dans  l'ordre  naturel  ,  les  hommes  étant 
tous  ét:aux ,  leur  vocation  commune  est 
Tëtat  d'iionime  ;  et  quiconque  est  bien 
élevé  pour  celui-là  ne  peut  mal  remplir 
ceux  (fiii  s'y  rapportent.  Qu'on  destine 
mou  éle\e  à  Tépée,  à  l'église  ,  au  barreau  , 
peu  m'importe.  Avant  la  vocation  des  pa- 
ïens ,  la  nature  1  appelle  à  la  vie  humaine. 
Vivre  est  le  métier  que  je  lui  veux  appren- 
dre. En  sortant  de  mes  mains  ,  il  ne  sera, 
j'eu  conviens ,  ni  magistrat ,  ni  soldat,  nî 
prêtre  :  il  sera  premièrement  homme  ; 
tout  ce  qu'un  homme  doit  être,  il  saura 
l'être  au  besoin  tout  au- si  bien  que  qui 
que  ce  soit  ;  et  la  fortune  aura  beau  le 
faire  changer  de  place  ,  il  sera  toujours  à 
la  sienne.  Occupavî  /e,  fortuna  ^  atque  cepi: 
omnesque  aditus  tuos  interclusi ,  ut  ad  ma 
aspirare  non  passes  (n). 

Notre  véritable  étude  est  celle  de  la  con- 
dition humaine.  Celui  d'entre  nous  qui 
sait  le   mieux  supporter   les    biens  et  les 

ia)  TuschI.  V. 

C2 


6G  ë  M  I  t  E. 

maux  de  cette  vie  est  à  mon  gré  le  mieux 
ëlevé  :  d'où  il  suit  que  la  véritable  ëduca* 
tion  consiste  moins  en  préceptes  qu'en 
exercices.  Nous  commençons  à  nous  in- 
struire en  commençant  à  vivre ,  notre  édu- 
cation commence  avec  nous  ;  notre  pre- 
mier précepteur  est  notre  nourrice.  Aussi 
ce  mot  éducation  avoit-il  chez  les  anciens 
un  autre  sens  que  nous  ne  lui  donnons 
plus  :  il  signifioît  nourriture.  Educii  obste- 
trix  ^  dit  Varron  ,  educat  nutrix ,  instiiuit 
paedagogus,  docet  magister  (a).  Ainsi  F  édu- 
cation, l'institution,  Finstruction  sont  trois 
choses  aussi  différentes  dans  leur  objet , 
que  la  gouvernante  ,  le  précepteur  et  le 
maître.  Mais  ces  distinctions  sont  mal  en- 
tendues ;  et,  pour  être  bien  conduit,  Yeii- 
fant  ne  doit  suivre  qu'un  seul  guide. 

Il  faut  donc  généraliser  nos  vues  ,  et  con-: 
sidérer  dans  notre  élevé Fhorhme  abstrait, 
Fhomme  exposé  à  tous  les  accidens  de  la 
vie  humaine.  Si  les  hommes  naissoient  at- 
tachés au  sol  d'un  pays  ,  si  la  même  sai- 
son duroit  toute  Fannée,  si  chacun  tenoit 

(/i)Non.  MarcelJ.  ' 


t  I  V  R  E     I.  57 

à  sa  fortune  de  manière  à  n'en  pouvoir  ja- 
mais changer  ,  la  pratique  établie  seroit 
bonne  à  certains  ëgards  ;  Fenfant  élevd 
pour  son  ëtat,  n'en  sortant  jamais ,  ne  pour- 
roit  être  exposé  aux  inconvëniens  d'un  au- 
tre. Mais  vu  la  mobilité  des  choses  humai- 
nes ,  vu  Tesprit  inquiet  et  remuant  de  ce 
siècle  qui  bouleverse  tout  à  chaque  généra- 
tion ,  peut-on  concevoir  une  méthode  plus 
insensée  que  d'élever  un  enfant  comma 
n'ayant  jamais  à  sortir  de  sa  chambre , 
comme  devant  être  sans  cesse  entouré  de 
ses  gens  ?  Si  le  malheureux  fait  un  seul  pas 
sur  la  terre  ,  s'il  tiescend  d'un  seul  degré , 
il  est  perdu.  Ce  n'est  pas  lui  apprendre  à 
supporter  •  la  peine  j  c'est  l'exercer  à  la 
sentir. 

On  ne  songe  qu'à  conserver  son  enfant  ; 
ce  n'est  pas  assez  :  on  doit  lui  apprendre 
à  se  conserver  étant  homme ,  à  supporter 
les  coups  du  sort ,  à  braver  l'opulence  et 
la  misère,  à  vivre  s'il  le  faut  dans  les  gla- 
ces d'Islande  ou  sur  le  brûlant  rocher 
de  Malte.  Vous  avez  beau  prendre  des 
précautions  pour  qu'il  ne  meure  pas  ;  il 
faudra  pourtant  qu'il  meure  :  et  quand  sa 

C3 


58  E   M   I  L   E. 

mort  ne  seroît  pas  F  ouvrage  de  vos  soins, 
encore  seroient-ils  mal  entendus.  Il  s'agit 
moins  de  Tempécher  de  mourir  ,  que  de 
le  faire  vivre.  Vivre  ce  n'est  pas  respirer  , 
c'est  agir  ;  c'est  faire  usage  de  nos  organes  , 
de  nos  sens  ,  de  nos  facultés  ,  de  toutes  les 
parties  de  nous-mêmes  qui  nous  donnent 
le  sentiment  de  notre  ^>xistence.  Ij'homme 
qui  a  le  plus  vécu  n'est  pas  celui  qui  a 
compté  le  plus  d'années,  mais  celui  qui  a 
le  plus  senti  la  vie.  Tel  s'est  fait  enterrer 
à  cent  ans  ,  qui  mourut  dès  sa  naissance.  Il 
eût  gagné  d'aller  au  tombeau  dans  sa  jeu- 
nesse, s'il  eut  vécu  du  moins  jusqu'à  ce 
temps-là. 

Toute  notre  sagesse  consiste  en  préju- 
gés serviles  ;  tous  nos  usages  ne  sont  qu'as- 
suj  ttissement,  gène  et  contrainte.  I/lioni- 
me  civil  naît ,  vit  et  meurt  dans  l'escla- 
vage :  à  sa  naissance  on  le  coud  dans  un 
maillot  ;  à  sa  mort  on  le  cloue  dans  une 
bière:  tant  (fu'il  garde  le  figure  humaine, 
il  est  enchaîné  [>ar  nos  institutions. 

On  dit  que  plusieurs  .^ages-femmes  pré- 
tendent, en  pétrissant  la  tête  des  enfans 
nouveaux-nés  ,  lui  donner  une  forme  plus 


t,  ï  V  R  E     T.  S9 

fcbnvenable  :  et  on  le  souffre  !  Nos  têtes  se- 
roient  mal  de  la  façon  de  fauteur  de  notre 
être  !  il  nous  les  faut  façonnées  au  dehors 
par  les  sages-femmes  ,  et  au  dedans  par  les 
philosophes  !  Les  Caraïbes  sont  de  la  moi- 
tié plus  heureux  que  nous. 

ce  A  peine  fenfant  est-il  sorti  du  sein  de 
ce  la  mère,  et  à  peine  Jouit-il  de  la  liberté 
xc  de  mouvoir  et  d'étendre  ses  membres, 
<c  qu'on  lui  donne  de  nouveaux  liens.  On 
ce  remmaillotte,  on  le  couclie  la  tête  fixée 
<c  et  les  jambes  alongées  ,  les  bras  pendans 
ce  à  côté  du  corps  ;  il  est  entouré  de  linges 
«  et  de  bandages  de  toute  espèce  ,  qui  ne 
ec  lui  permettent  pas  de  changer  de  situa- 
ce  tion.  Heureux  si  on  ne  Ta  pas  serré  au 
«  point  de  fempêcher  de  respirer ,  et  si  ou 
€c  a  eu  la  précaution  de  le  coucher  sur  le 
ce  côté  ,  afin  que  les  eaux  qu'il  doit  rendre 
ce  j)ar  la  bouche  puissent  tomber  d'elles- 
cc  mômes  ;  car  il  nauroit  pas  la  liberté  de 
ce  tourner  la  tête  sur  le  côté  pour  en  fa- 
f<  ciliter  fécoulement  (a).  33 

{a)  Hist.  Nat.  ,  Tom.  IV  ,  pag.  190  ,  in- 12.^ 

C4        ■ 


^O  EMILE. 

L'enfant  nouveau-né  a  besoin  d'étendrei 
et  de  mouvoir  ses  membres  ,  pour  les  tirer 
de  l'engourdissement,  où,  rassembles  en 
un  peloton,  ils  ont  resté  si  long-temps. 
On  les  étend ,  il  est  vrai  ,  mais  on  les  em- 
pêche de  se  mouvoir  ;  on  assujettit  la  tête 
même  par  des  têtières  :  il  semble  qu  on  a 
peur  qu'il  n'ait  Tair  d'être  en  vie. 

Ainsi  l'impulsion  des  parties  internes 
d'un  corps  qui  tend  à  l'accroissement 
trouve  un  obstacle  insurmontable  aux  moii- 
vemens  qu'elle  lui  demande.  L'enfant  fait 
continuellement  des  efforts  inutiles  qui 
épuisent  ses  forces  ou  retardent  leur  pro- 
grès. Il  étoit  moins  à  l'étroit ,  moins  gêné, 
moins  comprimé  dansl'amnios,  qu'il  n'est 
dans  ses  langes  :  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  a  ga- 
gné de  naître. 

L'inaction  ,  la  contrainte  où  l'on  retient 
les  membres  d'un  enfant  ne  peuvent  que 
gêner  la  circulation  du  sang ,  des  humeurs, 
empêcher  l'enfant  de  se  fortifier,  de  croî^ 
tre ,  et  altérer  sa  constitution.  Dans  les 
lieux  où  l'on  n'a  point  ces  précautions  ex- 
travagantes,  les  hommes  sont  tous  grands, 


r  1  V  R  E     I.  4l 

forts  ,  bien  proportionnes  (a).  Les  pays  où 
l'on  emmaijlotte  les  enfans  sont  ceux  qui 
fourmillent  de  bossus ,  de  boiteux ,  de 
cagneux,  de  noués  ,  de  rachitiques,  de 
gens  contrefaits  de  toute  espèce.  De  peur 
que  les  corps  ne  se  déforment  par  des 
mouvemens  libres  ,  on  se  lidte  de  les  dfî- 
former  en  les  mettant  en  presse.  On  les 
rendroit  volontiers  perclus  pour  les  em- 
pêcher de  s'estropier. 

Une  contrainte  si  cruelle  pourroit-elle  ne 
pas  influer  sur  leur  humeur  ainsi  que  sur 
leur  tempérament  ?  Leur  premier  senti- 
ment est  un  sentiment  de  douleur  et  de 
peine  :  ils  ne  trouvent  qu'obstacles  à  tous 
les  mouvemens  dont  ils  ont  besoin  :  plus 
nralheureux  qu'un  criminel  aux  fers,  ils 
font  de  vains  efforts  ;  ils  s'irritent ,  ils 
crient.  Leurs  premières  voix,  dites-vous, 
sont  des  pleurs.  Je  le  crois  bien  :  vous  les 
contrariez  dès  leur  naissance  ;  les  premiers 
dons  qu'ils  reçoivent  de  vous  sont  des 
chaînes  ;  les  premiers  traitemens  qu'ils 
éprouvent  sont  des  tourmens.  N'ayant  rien 

ri.  .. 

(a)  Voyez  la  note  page  94  <1g  ce  premier  liv. 


42  É  M  I  L  E. 

de  libre  que  la  voix  ,  comment  ne  s'en  ser- 
riroient-ils  pas  pour  se  plaindre?  Ils  crient 
du  mal  que  vous  leur  faites:  ainsi  garrot- 
tes ,  vous  crieriez  plus  fort  qu'eux. 

D'où  vient  cet  usage  déraisonnable?  D'un 
usage  dénaturé.  Depuis  que  les  mères , 
méprisant  leur  premier  devoir ,  n'ont  pas 
voulu  nourrir  leurs  enfans  ,  il  a  fallu  les 
confier  à  des  femmes  mercenaires  ,  qui,  se 
trouvant  ainsi  mères  d'enfans  étrangers 
pour  qui  la  nature  ne  leur  disoit  rien , 
n'ont  cherché  qu'à  s'épargner  de  la  peine. 
Il  eut  fallu  veiller  sans  cesse  sur  un  enfant 
en  liberté  :  mais  quand  il  est  bien  lié  ,  on 
le  jette  dans  un  coin  sans  s'embarrasser  de 
ses  cris.  Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  des  preu- 
ves de  la  négligence  de  la  nourrice ,  pourvu 
que  le  nourrisson  ne  se  casse  ni  bras  ni 
jambe,  qu'importe  au  surplus  qu'il  périsse , 
ou  qu'il  demeure  infirme  le  reste  de  ses 
jours?  On  conserve  ses  membres  aux  dé- 
pens de  son  corps  ;  et,  quoi  qu'il  arrive,  la 
nourrice  est  disculpée. 

Ces  douces  mères,  qui,  débarrassées  de 
leurs  enfans,  se  livrent  gaiement  aux  amu-r 
semens  de  la  ville ,  savent-elles  cependant 


LIVRE     T.  45 

fjneî  traitement  Tenfant  dans  son  maillot 
re(^oit  au  villai^e?  Au  moindre  tracas  qui 
survient ,  on  le  suspend  à  un  clou  comme 
un  paquet  de  bardes;  et  tandis  que,  sans 
se  presser,  la  nourrice  vaque  à  ses  affai-^ 
res,  le  nialheineux  reste  ainsi  crucifié. 
Tous  ceux  qu'on  a  trouves  dans  cette  situa- 
tion avoient  le  visage  violet  ;  la  poitrine 
fortement  comprimée  ne  laissant  pas  cir- 
culer le  sang ,  il  remontoit  à  la  tête  ;  et  Ton. 
croyoil  le  patient  fort  tranquille,  parcequil 
n'avoit  pas  la  force  de  crier.  J'ignore  com- 
bien d'heures  un  enfant  peut  rester  en 
cet  état  sans  perdre  la  vie ,  mais  je  doute 
que  cela  puisse  aller  fort  loin.  Voilà ,  je 
pense ,  une  des  plus  grandes  commodités 
du  maillot. 

On  prétend  que  les  enfans  en  liberté 
pourroient  prendre  de  mauvaises  situa- 
tions et  se  donner  des  mouvemens  ca- 
pables de  nuire  à  la  bonne  conformation 
de  leurs  membres.  C'est  là  un  de  ces  vains 
raisomiemens  de  notre  fausse  sagesse ,  et 
que  jamais  aucune  expérience  n'a  confir« 
mes.  De  cette  multitude  d'enfans  qui,  chez 
des  peuples  plus  sensés  que  nous,  sont 


44  ï  M  I  L  E.' 

nourris  dans  toute  la  liberté  de  leurs  mem- 
bres ,  on  n'en  voit  pas  un  seul  qui  se  blesse 
ni  s'estropie  :  ils  ne  sauroient  donner  à 
leurs  mouvemens  la  force  qui  peut  les  ren- 
dre dangereux  ;  et  quand  ils  prennent  une 
situation  violente,  la  douleur  les  avertit 
bientôt  d'en  changer. 

.  Nous  ne  nous  sommes  pas  encore  avisas 
de  mettre  au  maillot  les  petits  des  chiens 
ni  des  chats;  voit- on  qu'il  résulte  pour 
eux  c|uelque inconvénient  de  cette  négligen- 
ce? Les  enfans  sont  plus  lourds  ;  d'accord  ; 
mais  à  proportion  ils  sont  aussi  plus  foi- 
bles.  A  peine  peuvent-ils  se  mouvoir  ,  com- 
ment s'estropieroient-ils  ?  Si  on  les  étendoit 
sur  le  dos  ,  ils  mourroient  dans  cette  situa- 
tion, comme  la  tortue,  sans  pouvoir  ja- 
mais se  retourner. 

Non  contentes  d'avoir  cessé  d'alaiter 
leurs  enfans  ,  les  femmes  cessent  d'en  vou- 
loir faire  ;  la  conséquence  est  naturelle. 
Dès  que  l'état  de  mère  est  onéreux ,  on 
trouve  bientôt  le  moyen  de  s'en  délivrer 
tout-à-fait  :  on  veut  faire  un  ouvrage  in- 
utile ,  afin  de  le  recommencer  toujours  ,  et 
roji  tourne  au  préjudice  de  l'espèce  fat- 


LIVRET.  4^ 

traît  donne  pour  la  multiplier.  Cet  usage , 
ajouté  aux  autres  causes  de  dépopulation , 
nous  annon.ce  le  sort  prochain  de  l'Europe. 
Les  sciences ,  les  arts ,  la  philosophie  et  les 
mœurs  qu  elle  engendre  ,  ne  tarderont  pas 
d'en  faire  un  désert.  Elle  sera  peuplée  de 
bêtes  féroces  ;  elle  n  aura  pas  beaucoup 
changé  dhabitans. 

J'ai  vu  quelquefois  le  petit  manège  àes 
jeunes  femmes  qui  feignent  de  vouloir 
nourrir  leurs  enfans.  On  sait  se  faire  pres- 
ser de  renoncer  à  cette  fantaisie  :  on  fait 
adroitement  intervenir  les  époux  ,  les  mé- 
decins, sur-tout  les  mères.  Un  mari  c|ui 
oseroit  consentir  que  sa  femme  nourrit 
son  enfant  seroit  un  homme  perdu  ;  Ion 
en  feroit  un  assassin  qui  veut  se  défaire 
d'elle.  Maris  prudens  ,  il  faut  immoler  à 
la  paix  l'amour  paternel  :  heureux  qu'on 
trouve  à  la  campagne  des  femmes  plus 
continentes  que  les  vôtres  !  Plus  heureux 
si  le  temps  que  celles-ci  gagnent  n'est  pas 
destiné  pour  d  autres  que  vous  ! 

Le  devoir  des  femmes  n'est  pas  dou- 
teux ;  mais  on  dispute  si ,  dans  le  mépris 
qu  elles  en  font ,  il  est  égal  pour  les  enfans 


^6  TÉ   M  1  L  E. 

d'être  nourris  de  leur  lait  ou  d'un  autre. 
Je  tiens  cette  question  ,  dont  les  méde- 
cins sont  les  juges  ,  pour  dëcidëe  au  sou- 
hait des  femmes  ;  et  pour  moi ,  je  pense- 
rois  bien  aussi  qu'il  vaut  mieux  que  l'en- 
fant suce  le  lait  d'une  nourrice  en  santé , 
que  d'une  mère  gâtée  ,  s  il  avoit  quelque 
nouveau  mal  à  craindre  du  môniC  sang 
dont  il  est  formé. 

Mais  la    question    doit-elle    s'envisager 
seulement  par  le   côté  physique,  et  len- 
fant  a-t-il  moinsbe  soin  des  soins  d'une  mère 
que  de  sa  mamelle  ?  D'autres  femmes  ,  des 
bétes  même,  pourront  lui  donner  le  lait 
qu'elle  lui  refuse:  la  sollicitude  maternelle 
ne  se  supplée  point.  Celle  qui  nourrit  Ten- 
fant  d'une  autre  au  lieu  du  sien  est  une 
mauvaise  mère  ;  comment  sera-t-elle  une 
bonne  nourrice  ?  Elle   pourra  le  devenir  , 
mais  lentement  :  il  faudra  que  l'habitude 
change  la  nature  ;  et  l'enfant ,  ma'  soigné , 
aura  le  temps  de  périr  cent  fois ,  avant  (  jue 
sa  nourrice  ait  pris  pour  lui  une  tendresse 
de  mère. 

De  cet  avantage  même  résulte   un  in- 
Gonvénient ,  qui  seul  devroit  ôter  à  toute 


LIVRET.  4? 

femme  sensible  le  courage  de  faire  nourrir 
son  enfant  par  une  autre  :  c'est  celui  de 
partager  le  droit  de  mère  ,  ou  plutôt  de  Ta- 
liëner  ;  de  voir  son  enfant  aimer  une  autre 
femme  autant  et  plus  qu'elle  ;  de  sentir 
que  la  tendresse  qu  il  conserve  pour  sa  pro- 
pre mère  est  une  gi^ace ,  et  que  celle  qu'il 
a  pour  sa  mère  adoptive  est  un  devoir  :  car 
où  j  ai  trouvé  les  soins  d'une  mère ,  ne  dois- 
je  pas  l'attachement  d'un  fils  ? 

La  manière  dont  on  remédie  à  cet  in-^ 
convénient  est  d'inspirer  aux  enfans  du 
mépris  pour  leur  nourrice ,  en  les  traitant 
en  véritables  servantes.  Quand  leur  ser- 
vice est  achevé,  on  retire  l'enfant ,  ou  Ion 
congédie  la  nourrice  ;  à  force  de  la  mal  re- 
cevoir ,  on  la  rebute  de  venir  voir  son  nour- 
risson. Au  bout  de  quelques  années  il 
ne  la  voit  plus,  il  ne  la  connoît  plus.  La 
mère,  qui  croit  se  substituer  à  elle  ,  et  répa- 
rer sa  négligence  par  sa  cruauté,  se  trompe. 
Au  lieu  de  faire  un  tendre  fils  d'un  nour- 
risson dénaturé,  elle  l'exerce  à  1  ingratitu- 
de ;  elle  lui  apprend  à  mépriser  un  jour 
celle  qui  lui  donna  la  vie,  comme  celle 
<][ui  l'a  nourri  de  son  lait. 


48  K  M  I   L  E. 

Combien  j'iiisisterois  sur  ce  point ,  s'il 
ëtoit  moins  décourageant  de  rebattre  en 
vain  des  sujets  utiles  !  Ceci  tient  à  plus  de 
choses  qu'on  ne  pense.  Voulez-vous  rendre 
chacun  à  ses  premiers  devoirs ,  commen- 
cez par  les  mères  ;  vous  serez  étonnés  des 
changemens  que  vous  produirez.  Tout 
vient  successivement  de  cette  première  dé- 
pravation :  tout  Tordre  moral  s'altère  ;  le 
naturel  s'éteint  dans  tous  les  cœurs;  l'in- 
térieur des  maisons  prend  un  air  moins  vi- 
vant; le  spectacle  touchant  d'une  famille 
naissante  n'attache  plus  les  maris,  n'im- 
pose plus  d'égards  aux  étrangers  ;  on  res- 
pecte moins  la  mère  dont  on  ne  voit  pas 
les  enfans  ;  il  n'y  a  point  de  résidence  dans 
les  familles  ;  l'habitude  ne  renforce  plus  les 
liens  du  sang  ;  il  n'y  a  plus  ni  pères  ,  ni  mè- 
res ,  ni  enfans ,  ni  frères ,  ni  sœurs  ;  tous 
se  connoissent  à  peine  ,  comment  s'aime- 
roient-ils  ?  chacun  ne  songe  phis  qu'à  soi. 
Quand  la  maison  n'est  qu'une  triste  soli- 
tude ,  il  faut  bien  aller  s'égayer  ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrir 
leurs  enfans ,  les  mœurs  vont  se  réformer 
d'elles-mêmes  ,  les  sentimens  de  la  nature 

se 


L  I   V  R  E     I.  49 

se  réveiller  dans  tous  les  cœurs  ;  l'état  va  se 
repeupler  ;  ce  premier  point  j  ce  point  seul 
va  tout  réunir.  L'attrait  de  la  vie  domesti- 
que est  le  meilleur  contre-poison  des  mau- 
vaises mœurs.  Le  tracas  des  enfaiis  qu'on 
croit  importun  devient  agréable  ;  il  rend  le 
père  et  la  mère  plus  nécessaires ,  plus  cliers 
Tun  à  Tautre ,  il  resserre  entre  eux  le  lien 
conjugal.  Quand  la  famille  est  vivante  et 
animée ,  les  soins  domestiques  font  la  plus 
chère  occupation  de  la  femme  et  le  plus 
doux  amusement  du  mari.  Ainsi  de  ce  seul 
abus  corrigé  résulteroit  bientôt  une  réfor- 
me générale  ;  bientôt  la  nature  auroit  re- 
pris tous  ses  droits.  Qu'une  fois  les  fem* 
mes  redeviennent  mères  ,  bientôt  les  hom- 
mes redeviendront  pères  et  maris. 

Discours  superflus!  Tennui  même  des 
plaisirs  du  monde  ne  ramené  jamais  k  ceux- 
là.  Les  femmes  ont  cessé  d'être  mères  ;  elles 
ne  le  seront  plus  ;  elles  ne  veulent  plus 
Fôtre.  Quand  elles  le  voudroient,  à  peine 
le  pourroient-elles  :  aujourd'hui  que  l'u- 
sage contraire  est  établi ,  chacune  auroit 
à  combattre  l'opposition  de  toutes  celles 
qui  l'approchent ,  liguées  contre  un  exen> 

Tome  lo.  D 


5o  iï  M  I  L  E. 

pie  que  les  unes  n'ont  pas  donne,  et  que 
les  autres  ne  veulent  pas  suivre. 

Il  se  trouve  pourtant  quelquefois  encore 
de  jeunes  personnes  d'un  bon  naturel , 
qui ,  sur  ce  point  osant  braver  Tempire  de 
la  mode  et  les  clameurs  de  leur  sexe,  rem- 
plissent avec  une  vertueuse  intrépidité  ce 
devoir  si  doux  que  la  nature  leur  impose. 
Puisse  leur  nombre  augmenter  par  l'at- 
trait des  biens  destinés  à  celles  qui  sV  li- 
vrent î  Fondé  sur  des  conséquences  que 
donne  le  plus  simple  raisonnement,  et  sur 
des  observations  que  je  n'ai  jamais  vues  dé- 
menties ,  j'ose  promettre  à  ces  dignes  mè- 
res un  attachement  solide  et  constant  de  la 
part  de  leurs  maris,  une  tendresse  vraiment 
fdiale  de  la  part  de  leurs  enfans,  l'estime 
et  le  respect  du  public,  d'heureuses  cou- 
ches sans  accident  et  sans  suite,  une  santé 
ferme  et  vigoureuse  ,  enfin  le  plaisir  de  se 
voir  un  jour  imiter  par  leurs  filles ,  et  citer 
en  exemple  à  celles  d'autrui. 

Point  de  mère,  point  d'enfant.  Entre 
eux  les  devoirs  sont  réciproques;  et  s'ils  sont 
mal  remplis  d'un  coté,  ils  seront  négligés 
de  l'autre.    L'enfant  doit  aimer  sa  niere 


L  I  V  R  E     I.  5^ 

avant  Je  savoir  c|u'il  le  doit.  Si  la  voix  du 
sang  n  est  fortifiée  par  riiabitude  et  les 
soins  ,  elle  s'ëteint  dans  les  premières  an- 
nées,  et  le  cœur  meurt  ,  pour  ainsi  dire, 
avant  que  de  naître.  Nous  voilà  dès  les 
premiers  pas  hors  de  la  nature. 

On  en  sort  encore  par  une  route  oppo- 
sée, lorsqu'au  lieu  de  négliger  les  soins  de 
mère  ,  une  femme  les  porte  à  l'excès  ;  lors- 
qu'elle fait  de  son  enfant  son  idole  ;  qu'elle 
augmente  et  nourrit  sa  foi  blesse  pourlem- 
pêclier  de  la  sentir  ;  et  qu'espérant  le  sous-- 
traire  aux  loix  de  la  nature,  elle  écarte  de 
lui  des  atteintes  pénibles ,  sans  songer  com- 
bien ,  pour  quelques  incommodités  dont 
elle  le  préserve  un  moment ,  elle  accumule 
au  loin  d  accidens  et^de  périls  sur  sa  tète  , 
et  combien  c'est  une  précaution  barbare 
de  prolonger  la  foiblesse  de  l'enfance  sous 
les  fatigues  des  hommes  faits.  Tliétis ,  pour 
rendre  son  fds  invulnérable ,  le  plongea,  dit 
la  fable ,  dans  l'eau  du  Styx.  Cette  allégo- 
rie est  belle  et  claire.  Les  mères  cruelles 
dont  je  parle  font  autrement  ;  à  force  de 
plonger  leurs  enfans  dans  la  mollesse,  elles 
.les  préparent  k  la  s-ouffrance,  elles  ouvrent 

D  a 


52  12  M  I  L  E. 

leurs  pores  aux  maux  de  toute  espèce,  dont 
ils  ne  manqueront  pas  d'être  la  proie  ëtant 
grands. 

Observez  la  nature,  et  suivez  la  route 
qu'elle  vous  trace.  Elle  exerce  continuelle- 
3nent  les  enfans  ;  elle  endurcit  leur  tempé- 
rament par  des  épreuves  de  toute  espèce  ; 
elle  leur  apprend  de  bonne  heure  ce  que 
c'est  que  peine  et  douleur.  Les  dents  qui 
percent  leur  donnent  la  fièvre  ;  des  coli- 
ques aiguës  leur  donnent  des  convulsions  ; 
de  longues  toux  les  suffoquent  ;  les  vers 
les  tourmentent;  la  pléthore  corrompt  leur 
sang;  des  levains  divers  y  fermentent,  et 
causent  des  éruptions  périlleuses.  Presque 
tout  le  premier  âge  est  maladie  et  danger  : 
la  moitié  des  enfa:fl^  qui  naissent  périt 
avant  la  huitième  année.  Les  épreuves  fai- 
tes ,  l'enfant  a  gagné  des  forces  ,  et ,  sitôt 
qu'il  peut  user  de  la  vie  ,  le  principe  en 
devient  plus  assuré. 

Voilà  la  règle  de  la  nature.  Pourquoi  ]i\ 
contrariez-vous  ?  Ne  voyez-vous  pas  qu'en 
pensant  la  corriger,  vous  détruisez  son  ou- 
vrage ,  vous  empêchez  l'effet  de  ses  soins  ? 
Faire  au  dehors  ce  qu'elle  fait  au  dedans . 


A'/fl//i'      /^'/W/'    JO 


p,u/r  J.y. 


X      /J 


JtM'Jf^^ 


L  I  V  R  E     I.  55 

c'est,  selon  vous,  redoubler  le  danger  ;  et, 
au  contraire,  c'est  y  faire  diversion,  c'est 
Textënuer.     L'expérience    apprend     qu'il 
meurt  encore  plus  d'enfans  élèves  délicate- 
ment que  d'autres.  Pourvu  qu'on  ne  passe 
pas  la  mesure  de  leurs  forces,  on  risque 
moins  à  les  employer  qu'à   les  ménager,! 
Exercez-les  donc  aux  atteintes  qu'ils  au- 
ront à  supporter  un  jour.  Endurcissez  leurs 
corps   aux  intempéries   des   saisons,    des 
climats ,  des  élémens  ;  à  la  faim  ,  à  la  soif, 
à  la  fatigue  ;  trempez-les  dans    l'eau    du 
Styx.  Avant  que  Thabitude  du  corps  soit 
acquise,    on  lui  donne  celle  qu'on  veut 
sans  danger  :  mais  quand   une  fois  il  est 
dans  sa  consistance ,  toute  altération  lui  de- 
vient périlleuse.  Un  enfant  supportera  des 
cliangemens  que  ne  supporteroit  pas  un 
liomme  :  les  fibres  du  premier  ,    molles 
et  flexibles ,    prennent   sans   effort   le  pli 
qu'on  leur  donne  ;  celles  de  l'homme ,  plus 
endurcies ,  ne  changent  plus  qu'avec  vio- 
lence le  pli  qu'elles  ont  reçu.    On  peut 
donc  rendre  un  enfant  robuste  sans  expo- 
ser sa  vie  et  sa  santé  ;  et ,  quand  il  y  auroit 
quelque  risque ,  encore  ne  faudroit-il  pas 

D  5 


54  Îe'   AI   I   1  E. 

balancer.  Puisque  ce  sont  des  risques  în- 
séparables  de  la  vie  humaine,  peut-on 
mieux  faire  que  de  les  rejeter  sur  le  temps 
de  sa  durée  où  ils  sont  le  moins  désavan- 
tageux ? 

Un  enfant  devient  plus  pre'cieux  en 
avançant  en  âge.  Au  prix  de  sa  personne 
se  joint  celui  des  soins  qu'il  a  coûtés  ;  à 
la  perte  de  sa  vie  se  joint  en  lui  le  senti- 
ment de  la  mort.  C'est  donc  sur  tout  a 
l'avenir  qu'il  faut  songer  en  veillant  à  sa 
conservation  ;  c'est  contre  les  maux  de  la 
jeunesse  qu'il  faut  l'armer ,  avant  qu'il  y 
soit  parvenu  :  car  si  le  prix  de  la  vie  aug- 
mente jusqu'à  l'âge  de  la  rendre  utile, 
quelle  folie  n'est-ce  point  d'épargner  quel- 
ques maux  à  l'enfance  ,  en  les  multipliant 
sur  l'âge  de  raison  ?  Sont-ce  là  les  leçons 
du  maître  ? 

Le  sort  de  l'homme  est  de  souffrir  dans 
tous  les  temps  :  le  soin  môme  de  sa  con- 
servation est  attaché  à  la  peine.  Heureux 
de  ne  connoître  dans  son  enfance  que  les 
maux  physiques  !  maux  bien  moins  cruels  , 
bien  moins  douloureux  que  les  autres  , 
et  qui ^  bien  plus  rarement  qu'eux^  nous 


t  I  V  R  E    I.'  £5 

font  renoncer  à  la  vie.  On  ne  se  tue  point 
pour  les  douleurs  de  la  goutte;  il  n  y  a  guè- 
re que  celles  de  Tame  qui  produisent  le 
désespoir.  Nous  plaignons  le  sort  de  Ten- 
fance ,  et  c'est  le  nôtre  qu'il  faudroit  plain- 
dre. Nos  plus  grands  maux  nous  viennent 
de  nous. 

En  naissant  un  enfant  crie,  sa  pre- 
mière enfance  se  passe  à  pleurer.  Tantôt 
on  lagite ,  on  le  flatte  pour  Fappaiser  ; 
tantôt  on  le  menace,  on  le  bat  pour  le  faire 
taire.  Ou  nous  faisons  ce  quil  lui  plaît,  ou 
nous  en  exigeons  ce  qu  il  nous  plait  ;  ou 
nous  nous  soumettons  à  ses  fantaisies  ,  ou 
nous  le  soumettons  aux  nôtres  :  point  de 
milieu ,  il  faut  qu'il  donne  des  ordres ,  ou 
qu'il  en  reçoive.  Ainsi  ses  premières  idées 
sont  celles  d'empire  et  de  servitude.  Avant 
de  savoir  parler  il  commande  ;  avant  de 
pouvoir  agir  il  obéit  ;  et  quelquefois  on 
le  châtie  avant  qu'il  puisse  connoitre  ses 
fautes  ou  plutôt  en  commettre.  C'est  ainsi 
qu'on  verse  de  bonne  heure  dans  son  jeune 
cœur  les  passions  qu'on  impute  ensuite  à 
la  nature ,  et  qu'après  avoir  pris  peine  à  le 

D4 


56  iî  M  ILE. 

rendre  méchant,  on  se  plaint  dele  trouver  Lel.r 
Un  enfant  passe  six  ou  sept  ans  de  cette 
manière  entre  les  mains  des  femmes  ,  vic- 
time de  leur  caprice  et  du  sien  ;  et  après 
lui  avoir  fait  apprendre  ceci  et  cela  ,  c'est- 
à-dire  après  avoir  charge  sa  mémoire  ou 
cle  mots  qu  il  ne  peut  entendre  ou  de  cho- 
ses qui  ne  lui  sont  bonnes  à  rien  ,  après 
avoir  ëtouffé  le    naturel  par  les  passions 
qu'on  a  fait  naître  ,  on  remet  cet  être  fac- 
tice entre  les  mains  d'un  précepteur ,  le- 
quel achevé  de  développer  les  germes  ar- 
tificiels qu  il  trouve  déjà  tout  formés ,  et 
lui   apprend  tout ,  hors  à  se  connoître , 
hors  à  tirer  parti  de  lui-même ,  hors  à  sa- 
voir vivre  et  se  reijdre  heureux.    Enfin  , 
quand  cet  enfant ,  esclave  et  tyran ,  plein  de 
science  et  dépourvu  de  sens ,  également 
débile  de  corps  et  d'ame  ,  est  Jeté  dans  le 
monde,  en  y  montrant  son  ineptie,  son 
orgueil  et  tous  ses  vices  ,  il  fait  déplorer  la 
misère  et  la  perversité  humaine.  On   se 
trompe;  c'est  là  Thomme  de  nos  fantaisies: 
celui  de  la  nature  est  fait  autrement. 
.Voulez- vous  donc  qu'il  garde  sa  forme 


LIVRE     I.  Bj 

originelle  ?  conservez-la  dès  T instant  qu  il 
vient  au  monde.  Sitôt  qu'il  naît,  emparez- 
vous  de  lui ,  et  ne  le  quittez  plus  qu  il  ne 
soit  homme  :  vous  ne  réussirez  jamais  sans 
cela.  Comme  la  véritable  nourrice  est  la 
mère ,  le  véritable  précepteur  est  le  père. 
Qu'ils  s'accordent  dans  l'ordre  de  leurs 
fonctions  ainsi  c[ue  dans  leur  système  :  que 
des  mains  de  l'une  l'enfant  passe  dans  cel- 
les de  lautre.  Il  sera  mieux  élevé  par  mi 
père  judicieux  et  borné,  que  par  le  plus  ha- 
bile maître  du  monde  ;  car  le  zèle  sup- 
pléera mieux  au  talent,  que  le  talent  au 
zele. 

Mais  les  affaires,  les  fonctions,  les  de- 
voirs  Ah  les  devoirs  !  sans  doute  le  der- 
nier est  celui  de  père  (a)  ?  Ne  nous  éton- 

(à)  Quand  on  lit  dans  Plutarque  que  Caton  le 
censeur ,  qui  gouverna  Piome  avec  tant  de  gloire  , 
éleva  lui-même  son  fils  dès  le  berceau,  et  avec  un 
tel  soin ,  qu'il  quittoit  tout  pour  être  présent  quand 
la  nourrice ,  c'est-à-dire  la  mère  ,  le  remuoit  et  le 
lavoit  ;  quand  on  lit  dans  Suétone  qu'Auguste  , 
maître  du  monde  ,  qii'il  avoit  conquis  et  qu'il  ré- 
gissoit  lui-même  ,  enseignoit  lui-même  à  ses  petits- 
fils  à  écrire ,  à  nager ,  les  élémens  des  sciences  j 


58  î?  M  I  L  E. 

nons  pas  qu'un  homme  ,  dont  la  femme  a 
dédaigné  de  nourrir  le  fruit  de  leur  union  , 
dédaigne  de  l'élever.  Il  ny  a  point  de  ta- 
bleau plus  charmant  que  celui  de  la  fa- 
mille ,  mais  un  seul  trait  manqué  défigure 
tous  les  autres.  Si  la  mère  a  trop  peu  de 
santé  pour  être  nourrice ,  le  père  aura  trop 
d'affaires  i^our  être  précepteur.  Les  enfans, 
éloignés  ,    dispersés   dans    des  pensions , 
dans  des  couvens  ,  dans  des  collèges,  por- 
teront ailleurs  famour  de  la  maison  pater- 
nelle ,  ou,  pour  mieux  dire,  ils  y  rapporte- 
ront rhabitude  de  n'être  attachés  à  rien. 
Les  frères  et  les  sœurs  se  connoîtront  à 
peine.   Quand  tous  seront  rassemblés  en 
cérémonie ,  ils  pourront  être  fort  polis  en- 
tre eux  ;  ils  se  traiteront  en  étrangers.  Si- 
tôt qu'il   n'y  a  plus  d'intimité  entre  les 
parens^  sitôt  que  la  société  de  la  famille 
ne  fait  plus  la  douceur  de  la  vie  ,  il  faut 

et  qu'il  les  avoit  sans  cesse  autour  de  lui ,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  rire  des  petites  bonnes  gens 
de  ce  temps-là  ,  qui  s'amusoient  à  de  pareilles  niai- 
series ;  trop  bornés,  sans  doute ,  pour  savoir  vaquer 
aux  grandes  affaires  des  grands  hommes  de  nos 
jours. 


I.  I  V  R  E     T.  5g 

bien  recourir  aux  mauvaises  mœurs  pour 
y  suppléer.  Où  est  Tliomme  assez  stupide 
pour  ne  pas  voir  la  chaîne  de  tout  cela  ? 

Un  père,  quand  il  engendre  et  nourrit 
des  enfans^  ne  fait  en  cela  que  le  tiers  de 
sa  tâcbe.  Il  doit  des  hommes  à  son  espè- 
ce, il  doit  à  la  société  des  hommes  socia- 
bles, il  doit  des  citoyens  à  l'état.  Tout  hom- 
me qui  peut  payer  cette  triple  dette  et  ne 
le  fait  pas  est  coupable,  et  plus  coupa- 
ble ,  peut-être,  quand  il  lapaie  à  demi.  Ce- 
lui qui  ne  peut  remplir  les  devoirs  de  père 
n'a  point  droit  de  le  devenir.  Il  n'y  a  ni 
pauvreté,  ni  travaux,  ni  respect  humain 
qui  le  dispensent  de  nourrir  ses  enfans  et 
de  les  élever  lui-même.  Lecteurs ,  vous 
pouvez  m'en  croire.  Je  prédis  à  quiconque 
a  des  entrailles  et  néglige  de  si  saints  de- 
voirs ,  qu'il  versera  long-temps  sur  sa  faute 
des  larmes  ameres,  et  n  en  sera  jamais  con- 
solé. 

Mais  que  fait  cet  homme  riche,  ce  père 
de  famille  si  affairé ,  et  forcé,  selon  lui,  de 
laisser  ses  enfans  à  l'abandon  ?  Il  paie  un 
autre  homme  pour  remplir  ses  soins  qui 
lui  sont  à  charge.   Ame   vénale  !  crois-tu 


6o  r!  M  I  L  E. 

donner  à  ton  Fils  un  autre  père  avec  de 
iargent  ?  Ne  t'y  trompe  point ,  ce  n'est  pas 
même  un  maître  que  tu  lui  donnes ,  c'est 
un  valet;  il  en  formera  bientôt  un  se- 
cond. 

On  raisonne  beaucoup  sur  les  qualités 
d'un  bon  gouverneur.  La  première  que  j'en 
exigerois ,  et  celle-là  seule  en  suppose  beau- 
coup d'autres  ,  c'est  de  n'être  point  un 
homme  à  vendre.  Il  y  a  des  métiers  si  no- 
bles ,  qu'on  ne  peut  les  faire  pour  de  l'ar- 
gent sans  se  montrer  indigne  de  les  faire  : 
tel  est  celui  de  l'homme  de  guerre  ;  tel 
est  celui  de  l'instituteur.  Qui  donc  élèvera 
mon  enfant  ?  Je  te  l'ai  déjà  dit .  toi-même. 
Je  ne  le  peux.  Tu  ne  le  peux  !...  Fais-toi 
donc  un  ami.  Je  ne  vois  point  d'autre  res- 
source. 

Un  gouverneur  !  ô  quelle  ame  sublime!.. 
En  vérité ,  pour  faire  un  homme ,  il  faut  être 
ou  père  ou  plus  qu'homme  soi-même.  Voilà 
la  fonction  que  vous  confiez  tranquillement 
h  des  mercenaires  ! 

Plus  on  y  pense ,  plus  on  apperçoit  de 
nouvelles  difficultés.  Il  faudroit  que  le  gou- 
verneur eût  été  élevé  pour  son  élevé,  que 


L  I  V  Pi.  E    I.  6i 

ses  domestiques  eussent  été  élevés  pourleur 
maître,  que  tous  ceux  qui  rapprochenteuss 
sent  reçu  les  impressions  qu  ils  doivent  lui 
communiquer  ;  il  faudroit  d'éducation  en 
éducation  remonter  j-usqu  on  ne  sait  où. 
Comment  se  peut-il  qu'un  enfant  soit  bien 
élevé  par  qui  n  a  pas  été  bien  élevé  lui- 
même? 

Ce  rare  mortel  est  -  il  introuvable  ?  Je 
Tignore.  En  ces  temps  d'avilissement ,  qui 
sait  à  quel  point  de  vertu  peut  atteindre 
encore  une  ame  humaine  ?  Mais  suppo- 
sons ce  prodige  trouvé.  C'est  en  considé- 
rant ce  qu'il  doit  faire ,  que  nous  ver- 
rons ce  qu'il  ;  doit  être.  Ce  que  je  crois 
voir  d'avance,  est  qu'un  père  qui  sentiroit 
tout  le  prix  d'un  bon  gouverneur  pren- 
droit  le  parti  de  s'en  passer  ;  car  il  mettroit 
plus  de  peine  à  l'acquérir  qu'à  le  devenir 
lui-même.  Veut-il  donc  se  faire  un  ami  ? 
Qu'il  élevé  son  fils  pour  l'être  ;  le  voilà  dis- 
pensé de  le  chercher  ailleurs  ,  et  la  na- 
ture a  déjà  fait  la  moitié  de  l'ouvrage. 

Quelqu'un  dont  je  ne  connois  que  le 
rang  m'a  fait  proposer  d'élever  son  fils.  Il 
m'a  fait  beaucoup  d'honneur  sans  doute  ; 


62  iî  M  I  L  E. 

mais  ,  loin  de  se  plaindre  de  mon  refus  ,  il 
doit  se  louer  de  ina  discrétion.  Si  j'avois 
accepté  son  offre,  et  que  j'eusse  erré  dans 
ma  méthode ,  c'étoit  une  éducation  man- 
quée  :  si  j  avois  réu«si ,  c'eût  été  bien  pis; 
son  fils  auroit  renié  son  titre  ,  il  n'eût  plus 
voulu  être  prince. 

Je  suis  trop  pénétré  de  la  grandeur  des 
devoirs  d'un  précepteur  ,  je  sens  trop  mon 
incapacité  ,  pour  accepter  jamais  un  pareil 
emploi  de  quelque  part  qu'il  me  soit  offert; 
et  l'intérêt    de  Famitié    même  ne  seroit 
pour  moi  qu'un  nouveau  motif  de  refus. 
Je  crois  qu'après  avoir  lu  ce  livre,  peu  de 
gens  seront  tentés  de  me  faire  cette  offre  , 
et  je  prie  ceux  qui  pourroient  f  être  de  n'en 
plus  prendre  l'inutile  peine.   J'ai  fait  au- 
trefois un  suffisant  essai  de  ce  métier  pour 
être  assuré  que  je  n'y  suis  pas  propre,  et 
mon  état  m'en  dispenseroit  quand  mes  ta- 
lens  m'en  rendroient  capable.  J'ai  cru  de- 
voir cette  déclaration  publique  à  ceux  qui 
paroissent  ne  pas  m'accorder  assez  desti- 
me  pour  me  croire  sincère  et  fondé  dans 
-mes  résolutions. 

Hoïs  d'état  de  remplir  la  tâche  la  plus 


L  I  V  R  E     I.  65 

Utile,  j'oserai  du  moins  essayer  de  la  plus 
aisée  ;  à  Texemple  de  tant  d  autres ,  je  ne 
mettrai  point  la  main  à  Tœuvre,  mais  à  la 
plume  ,  et,  au  lieu  de  faire  ce  qu'il  faut,  je 
m'efforcerai  de  le  dire. 

Je  sais  que,  dans  les  entreprises  pareilles 
à  celles-ci,'  Fauteur,  toujours  à  son  aise 
dans  des  systèmes  qu'il  est  dispensé  de 
mettre  en  pratique ,  donne  sans  peine 
beaucoup  de  beaux  préceptes  impossibles 
à  suivre  ,  et  que,  faute  de  détails  et  d'exem- 
ples ,  ce  qu'il  dit  même  de  praticable  reste 
sans  usage  ^  quand  il  n'en  a  pas  montré 
l'application. 

J'ai  donc  pris  le  parti  de  me  donner  un 
ëleve  imaginaire  ,  de  me  supposer  Fâge,  la 
santé ,  les  connoissances  et  tous  les  taîens 
convenables  pour  travailler  à  son  éducation, 
de  la  conduire  depuis  le  moment  de. sa 
naissance  jusqu'à  celui  où  ,  devenu  homme 
fait,  il  n'aura  plus  besoin  d'autre  guide 
que  lui-même.  Cette  méthode  me  paroît 
utile  pour  empêcher  un  auteur  qui  se  dé- 
lie de  lui  de  "s'égarer  <lans  des  visions  ;  car, 
dès  qu'il  s'écarte  de  la  pratique  ordinaire, 
il  n'a  qu'à  faire  l'épreuve  de  la  sienne  sur 


64  :é  M  î  L  E. 

son  élevé  ;  il  sentira  bientôt ,  ou  le  lecteur 

sentira  pour  lui  ,  s'il   suit  le  progrès  de 

Tenfance  et  la  marche  naturelle  au  cœur 

humain. 

Voilà  ce  que  j'ai  tâché  de  faire  dans  ton* 
tes  les  difficultés  qui  se  sont  présentées. 
Pour  ne  pas  grossir  inutilement  le  livre, 
je  me  suis  contenté  de  poser  les  princi- 
pes dont  chacun  devoit  sentir  la  vérité. 
Mais  quant  aux  règles  qui  pouvoient  avoir 
besoin  de  preuves,  je  les  ai  toutes  appli- 
quées à  mon  Emile  ou  à d  autres  exemples, 
et  j'ai  fait  voir  ,  dans  des  détails  très  éten- 
dus ,  comment  ce  que  j'établissois  pouvoit 
être  preatiqué  :  tel  est  du  moins  le  plan 
que  je  me  suis  proposé  de  suivre.  C'est  au 
lecteur  à  juger  si  j  ai  réussi. 

Il  est  arrivé  de  là  que  jai  d'abord  peu 
parlé  d'Emile  ,  parceque  mes  premières 
maximes  d'éducation ,  bien  que  contraires 
à  celles  qui  sont  établies  ,  sont  d'une  évi- 
dence à  laquelle  il  est  difficile  à  tout  homme 
raisonnable  de  refuser  son  consentement. 
Mais ,  à  mesure  c]ue  j'avance,  mon  élevé  , 
autrement  conduit  que  les  vôtres,  n'est 
plus   un  enfant  ordinaire ,  il  lui  faut  un 

régime 


r  I  V  R  E   I.  .65 

régime  exprès  poiir  lui.  Alors  il  paroît  j^îus 
fréquemment  sur  la  scène;  et ,  vers  les  der- 
niers temps,  je  ne  le  perds  plus  un  moment 
de  vue  jusqu'à  ce  que ,  quoi  qu'il  en  dise  , 
il  n'ait  plus  le  moindre  besoin  de  mou 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités  d'un 
bon  gouverneur  ;  je  les  suppose,  et  je  me 
suppose  moi-même  doué  de  toutes  ces  qua- 
lités. En  lisant  cet  ouvrage ,  on  verra  de 
quelle  libéralité  j'use  envers  moi* 

Je  remarquerai  seulement,  contre  l'opi- 
nion commune ,  que  le  gouverneur  d'un 
enfant  doit  être  jeune ,  et  môme  aussi  jeune 
que  peut  l'être  un  homme  sage.  Je  vou- 
drons qu'il  fût  lui-même  enfant,  s'il  étoit  pos- 
sible ,  qu'il  put  devenir  le  compagnon  de 
son  élevé,  et  s'attirer  sa  confiance  en  par- 
tageant ses  amusement.  Il  n'y  a  pas  assez, 
de  choses  communes  entre  l'enfance  et  l'âge 
mur ,  pour  qu'il  se  forme  jamais  un  atta- 
chement bien  solide  à  cette  distance.  Les 
iGnfans  flattent  quelquefois  les  vieillards  j 
mais  ils  ne  les  aiment  jamais- 

On  voudroit  que  le  gouverneur  eût  déjà 
fait  une  éducation.  C'est  trop  ;  un  même 
homme  n'en  peut  faire  qu'une  :  s'il  en  fal- 

Tome  lo.  È 


66  ^  M  I  L  E. 

loit  deux  pour  réussir  ,  de  quel  droit  entre- 
prendroit-on  la  première? 

Avec  plus  d'expérience  on  sauroit  mieux 
faire ,  mais  on  ne  le  pourroit  plus.  Qui- 
conque a  remj)li  cet  état  une  fois  assez 
bien  pour  en  sentir  toutes  les  peines ,  ne 
tente  point  de  s  y  rengager  ;  et  s'il  Ta  mal 
rempli  la  première  fois  ,  c'est  un  mauvais 
préjugé  pour  la  seconde. 

Il  est  fort  différent,  j'en  conviens,  de 
suivre  un  jeune  homme  durant  quatre  ans , 
ou  de  le  conduire  durant  vingt-cinq.  \ï)us 
donnez  un  gouverneur  à  votre  fils  déjà  tout 
formé  ;  moi  je  veux  qu'il  en  ait  un  avant 
que  de  naître.  Votre  homme  à  chaque  lus- 
tre peut  changer  d'élevé  ,  le  mien  n'en  aura 
jamais  qu'un.  ^  ous  distinguez  le  précep- 
teur du  gouverneur  :  autre  folie  !  Dis- 
tinguez-vous le  disciple  de  l'élevé?  Il  n'y 
a  qu'une  science  à  enseigner  aux  enfans  ; 
c'est  celle  des  devoirs  de  l'homme.  Cette 
science  est  une  ,  et ,  quoi  qu'ait  dit  Xéno- 
phon  de  l'éducation  des  Perses ,  elle  ne 
se  partage  pas.  Au  reste  ,  j'appelle  plutôt 
gouverneur  que  précepteur  le  maître  de 
cette    science  ,    parcequ'il    s'agit   moms 


L  î  V  R  È     ï.  G7 

pour  lui  cFinstruire  que  de  conduire.  Il  ne 
doit  point  donner  de  préceptes ,  il  doit  les 
faire  trouver. 

•  S'il  faut  choisir  avec  tant  de  soin  le  gou- 
verneur, il  lui  est  bien  permis  de  choisir  aussi 
son  ëleve ,  sur  tout  quand  il  s'agit  d'un 
modèle  à  proposer.  Ce  choix  ne  peut  tom- 
ber ni  sur  le  génie  ni  sur  le  caractère  de 
l'enfant ,  qu'on  ne  connoît  qu'à  la  fin  de 
l'ouvrage,  et  que  j'adopte  avant  qu'il  soit 
né.  Quand  je  pourrois  choisir  ,  je  ne  pren- 
drais qu'un  esprit  commun  tel  que  je  sup- 
pose mon  élevé.  On  n'a  besoin  d'élever 
que  les  hommes  vulgaires  ;  leur  éduca- 
tion doit  seule  servir  d'exemple  à  celle  de 
leurs  semblables.  Les  autres  s'élèvent  mal- 
gré qu'on  en  ait. 

Le  pays  n'est  pas  indifférent  à  la  culture 
des  hommes  ;  ils  ne  sont  tout  ce  qu'ils  peu- 
vent être  que  dans  les  climats  tempérés. 
Dans  les  climats  extrêmes  le  désavantage 
est  visible.  Un  homme  n'est  pas  planté 
comme  un  arbre  dans  un  pays  pour  y  de- 
meurer toujours;  et  celui  qui  part  d'un  des 
extrêmes  pour  arriver  à  l'autre  est  forcé 
de  faire  le  double  du  chemin  que  fait  pouç 


16$  JS  M  I  L  E. 

arriver  au  anême  ternie  celui  qui  part  du 
ternie  moyen. 

Que  riiabitant  d'un  pays  tempère  par- 
coure successivement  les  deux  extrêmes  , 
son  avantage  est  encore  évident  :  car  bien 
qu'il  soit  autant  modifié  que  celui  qui  va 
d'un  extrême  àTautre ,  il  s'éloigne  pourtant 
de  la  moitié  moins  de  sa  constitution  natu- 
relle. Un  François  vit  en  Guinée  et  en  Lap- 
ponie  ;  mais  un  Nègre  ne  vivra  pas  de  même 
à  Tornea,  ni  un  Samoïede  au  Bénin.  11 
paroi  t  encore  que  F  organisation  du  cerveau 
est  moins  parfaite  aux  deux  extrêmes.. 
Les  Nègres  ni  les  Lappons  n'ont  pas  le  sens 
des  Européens.  Si  je  veux  donc  que  mon 
ëleve  puisse  être  habitant  de  la  terre ,  je 
le  prendrai  dans  une.  zone  tempérée  ;  en 
France,  '  par  exemple  ,   plutôt  qu'ailleurs. 

Dans  le  nord  les  hommes  consomment 
beaucoup  sur  un  sol  ingrat  ;  dans  le  midi 
ils  consomment  peu  sur  un  sol  fertile.  De 
là  naît  une  nouvelle  différence  qui  rend 
les  uns  laborieux  et  les  autres  contempla- 
tifs. La  société  nous  offre  en  un  mèm® 
lieu  Fimage  de  ces  différences  entre  les  pau- 
vres et  les  riches.  Les  prenniers  habitent. 


LIVRET.  6g 

le  sol  ingrat,  et  les  autres  le  plus  fertile. 

Le  pauvre  n'a  pas  besoin  d'éducation  ; 
celle  de  son  ëtat  est  forcée ,  il  n'en  sauroit 
avoir  d'autre  :  au  contraire,  l'éducation  que 
le  riche  reçoit  de  son  état  est  celle  qui  lui 
convient  le  moins,  et  pour  lui-même  et 
pour  la  société.  D'ailleurs  l'éducation  na- 
turelle doit  rendre  un  homme  propre  à 
toutes  les  conditions  humaines  :  or  il  est 
moins  raisonnable  d'élever  un  pauvre  pour 
être  riche  qu'un  riclie  pour  être  pauvre  ; 
car,  àproj^ortion  du  nombre  des  deux  états, 
il  y  a  plus  de  ruinés  que  de  parvenus.  Choi- 
sissons donc  un  riche  :  nous  serons  surs 
au  moins  d'avoir  fait  un  homme  de  plus  ; 
au  lieu  qu'un  pauvre  peut  devenir  hommo 
de  lui-même. 

Par  la  même  raison ,  je  ne  serai  pas 
iliché  qu'Emile  ait  de  la  naissance.  Ce  sera 
toujours  une  victime  arrachée  au  préjugé. 

Emile  est  orphelin.  Il  n'importe  qu'il 
ait  son  père  et  sa  mère.  Chargé  de  leurs  de- 
voirs, je  succède  à  tous  leurs  droits.  Il  doit 
lionorer  ses  parens  ;  mais  il  ne  doit  obéir 
qu'à  moi.  C'est  ma  première  ou  plutôt  ma 
seule  condition. 

E5 


yO  EMILE. 

J'y  dois  ajouter  celle-ci,  qui  n'en  est 
qu'une  suite ,  qu'on  ne  nous  ôtera  jamais 
l'un  à  r autre  que  de  notre  consentement. 
Cetle  clause  est  essentielle,  et  je  voudrois 
môme  que  IV-leve  et  le  gouverneur  se  re- 
gardassent tellement  comme  inséparables , 
que  le  sort  de  leurs  jours  fut  toujours  entre 
eux  un  objet  commun.  Sitôt  qu'ils  envisa- 
gent dans  Téloignement  leur  séparation  , 
sitôt  qu'ils  prévoient  le  moment  qui  doit  les 
rendre  étrangers  l'un  à  l'autre,  ils  le  sont 
déjà  :  chacun  fait  son  petit  système  à  part  ; 
et  tous  deux ,  occupés  du  temps  oh  ih  ne 
seront  plus  ensemble  ,  n'y  restent  qu  à 
contre  -  cœur.  Le  disciple  ne  regarde  le 
maître  que  comme  l'enseigne  et  le  fléau  de 
Tenfance  ;  le  maître  ne  regarde  le  disciple 
que  comme  un  lourd  fardeau  dont  il  brûle 
d'être  déchargé  :  ils  aspirent  de  concert  au 
moment  de  se  voir  délivrés  l'un  de  l'autre  ; 
et  comme  il  n'y  a  jamais  entre  eux  de  véri- 
table attachement,  l'un  doit  avoir  peu  de 
vigilance,  fautre  peu  de  docilité. 

Mais  quand  ils  se  regardent  comme  de- 
vant passer  leurs  jours  ensemble ,  il  leur 
importe  de  se  faire  aimer  l'un  de  l'autre , 


LIVRE     î.  7.t 

et  par  cela  même  ils  se  deviennent  clier&. 
L'ëleve  ne  rougit  point  de  suivre  dans  son 
enfance  Fami  qu'il  doit  avoir  étant  grand; 
le  gouverneur  prend  intérêt  à  des  soins  dont 
il  doit  recueillir  le  fruit,  et  tout  le  mérite 
qu  il  donne  à  son  élevé  est  un  fonds  qu'il 
place  au  profit  de  ses  vieux  jours. 

Ce  traité  fait  d'avance  suppose  un  accou-- 
cliement  heureux ,  un  enfant  bien  formé  , 
vigoureux  et  sain.  Un  père  n'a  point  de 
choix  et  ne  doit  point  avoir  de  préférence 
dans  la  famille  que  Dieu  lui  donne  :  tous  ses 
enfans  sont  également  ses  enfans  ;  il  leur 
doit  à  tous  les  mêmes  soins  et  laniême  ten- 
dresse. Qu'ils  soient  estropiés  ou  non ,.  qu'ils, 
soient  languissans  ou  robustes ,  chacun 
d'eux  est  un  dépôt  dont  il  doit  compte  à  la 
main  dont  il  le  tient ,  et  le  mariage  est  un 
contrat  fait  avec  la  nature  aussi  bien 
qu'entre  les  conjoints.. 

Mais  quiconc{ue  s'impose  un  devoir  que 
la  nature  ne  lui  a  point  imposé  doit  s'assu- 
rer auparavant  des  moyens  de^  le  remplir  ; 
autrement  il  se  rend  comptable  ,  même  de 
ce  qu'il  n'aura  pu  faire.  Celui  qui  se  charge 
d'un  élevé  infirme  et  vaiétudinaire ,  change 

E  4 


jï3  l:  MILE. 

sa  fonction  de  gouverneur  en  celle  d© 
garde-malade  ;  il  perd  à  soigner  une  vie 
inutile  le  temps  qu  il  destinoit  à  en  aug- 
menter le  prix  ;  il  s'expose  à  voir  une  mère 
éplorëe  lui  reprocher  un  jour  la  mort  d\ui 
fils  qu  il  lui  aura  long-temps  conservé. 

Je  ne  me  chargerois  pas  d'un  enfant  ma- 
ladif et  cacochyme ,  dut  -  il  vivre  quatre- 
vingts  ans.  Je  ne  veux  point  d'nn  élevé  tou- 
jours inutile  à  lui-même  et  aux  autres,  qui 
^'occupe  uniquement  à  se  conserver  ,  et 
dont  le  corps  nuise  à  Téducation  de  Tame. 
Que  fer  ois- je  en  lui  prodiguant  vainement 
mes  soins  ,  sinon  doubler  la  perte  de  la 
société  et  lui  ôter  deux  hommes  pour  un? 
Qu'un  autre  à  mon  défaut  se  charge  de  cet 
mfnme,  fy  consens,  et  j  approuve  sa  cha- 
rité ;  mais  mon  talent  à  moi  n'est  pas  celui- 
là  ;  je  ne  sais  point  apprendre  à  vivre  à  qui 
ne  songe  qu'à  s" empêcher  de  mourir. 

Il  faut  que  le  corps  ait  de  la  vigueur  pour 
obéir  à  famé  :  un  bon  serviteur  doit  être 
robuste.  Je  sais  que  Tintempérance  excite 
les  passions  ;  elle  exténue  aussi  le  corps  à 
la  longue  :  les  macérations  ,  les  jeunes  pro- 
duisent souvent  le  même  effet  par  une  cause 


L  I  V  R   E     I.  fS 

opposée.  Plus  le  corps  est  foible ,  plus  il 
commande  ;  plus  il  est  fort,  plus  il  obéit. 
Toutes  les  passions  sensuelles  logent  dans 
des  corps  efféminés;  ils  s'en  irritent  d'au- 
tant plus  qu  ils  peuvent  moins  les  satis- 
faire. 

Un  corps  débile  affoiblit  lame.  De  là 
fempire  delamédecine,  art  plus  pernicieux 
aux  hommes  que  tous  les  maux  qu  il  pré- 
tend guérir.  Je  ne  sais,  pour  moi^  de  quelle 
maladie  nous  guérissent  les  médecins;  mais 
je  sais  qu'ils  nous  en  donnent  de  bien  funes- 
tes; la  lâcheté,  la  pusillanimité,  la  crédu- 
lité ,  la  terreur  de  la  mort  :  s'ils  guérissent 
le  corps,  ils  tuent  le  courage.  Que  nous 
importe  qu'ils  fassent  marcher  des  cadavres  ? 
Ce  sont  des  hommes  qu'il  nous  faut,  et  Ton 
n'en  voit  point  sortir  de  leurs  mains, 

La  médecine  est  à  la  mode  parmi  nous  ; 
elle  doit  l'être.  C'est  l'amusement  des  gens 
oisifs  et  désœuvrés,  qui,  ne  sachant  que  faire 
de  leur  temps  ,  le  passent  à  se  conserver. 
S'ils  avoient  eu  le  malheur  de  naître  im- 
mortels, ils  seroient  les  plus  misérables  des 
êtres.  Une  vie  qu'ils  n" auroient  jamais  peur 
de  perdre  ne  seroit  pour  eux  d'aucun  prix. 


74  ^  M  I  L  E. 

Il  faut  à  ces  gens-là  des  mëdecins  qui  les 
menacent  pour  les  flatter,  et  qui  leur  don- 
nent chaque  jour  le  seul  plaisir  dont  ils 
soient  susceptibles  ,  celui  de  n'être  pas 
morts. 

Je  n'ai  nul  dessein  de  m'ëtendre  ici  sur 
la  vanité  de  la  médecine.  Mon  objet  n  est 
que  de  la  considérer  par  le  côté  moral.  Je 
ne  puis  pourtant  m'empêclier  d'observer 
que  les  hommes  font  sur  son  usage  les 
mêmes  sophismes  que  sur  la  recherche  de 
la  vérité.  Ils  supposent  toujours  qu  en  trai- 
tant un  malade  on  le  guérit ,  et  qu'en  cher- 
chant une  vérité  on  la  trouve  :  ils  ne  voient 
pas  qu  il  faut  balancer  l'avantage  d'une  gué- 
rison  que  le  médecin  opère ,  par  la  mort  de 
cent  malades  qu'il  a  tués,  et  l'utilité  dune 
vérité  découverte  ,  par  le  tort.que  font  les 
erreurs  qui  passent  en  même  temps.  La 
science  qui  instruit,  et  la  médecine  qui  gué- 
rit ,  sont  fort  bonnes  ,  sans  doute  ;  mais  la 
science  qui  trompe  et  la  médecine  qui  tue 
sont  mauvaises.  Apprenez-nous  donc  à  les 
distinguer  :  voilà  le  nœud  de  la  question.  Si 
nous  savions  ignorer  la  vérité,  nous  ne  se- 
rions jamais  les  dupes  du  mensonge  j  si 


L  I  V   R  E     I.  7^^ 

nous  savions  ne  vouloir  pas  gu(^.rir  malgré  la 
nature,  nous  ne  mourrions  jamais  par  la 
main  du  médecin.  Ces  deux  abstinences 
soroient  sages  ;  on  gagneroit  évidemment  à 
s'y  soumettre.  Je  ne  dispute  donc  pas  que 
la  médecine  ne  soit  utile  à  quelques  hom- 
mes, mais  je  dis  qu  elle  est  funeste  au  genre 
humain. 

On  médira,  comme  on  fait  sans  cesse, 
que  les  fautes  sont  du  médecin  ,  mais  que 
la  médecine  en  elle-même  est  infaillible.  A 
la  bonne  heure  :  mais  qu'elle  vienne  donc 
sans  le  médecin  ;  car,  tant  nu  ils  viendront 
ensemble,  il  y  aura  cent  fois  plus  à  craindre 
des  erreurs  de  Tartiste ,  qu'à  espérer  du  se- 
cours de  fart. 

Cet  art  mensonger  ,  plus  fait  pour  les 
maux  de  IVsprit  que  pour  ceux  du  corps  , 
n'est  pas  plus  utile  aux  uns  qu'aux  autres: 
il  nous  guérit  moins  de  nos  maladies  qu'il 
ne  nous  en  imprimel'effroi  :  il  recule  moins 
la  mort  qu'il  ne  lafait  sentir  d'avance:  il  use 
la  vie  au  lieu  de  la  prolonger  ;  et  quand  il  la 
prolongeroit,  ce  seroit  encore  au  préjudice 
de  l'espèce,  puisqu'il  nous  ôte  à  la  société 
par  les  soins  qu'il  nous  impose,  et  à  nos 


devoirs  par  les  frayeurs  qu'il  nous  donne. 
C'est  la  connoissance  des  dangers  qui  nous 
les  fait  craindre  :  celui  qui  se  croiroit  in- 
vulnérable n'auroit  peur  de  rien.  A  force 
d'armer  Achille  contre  le  péril ,  le  poëte  lui 
6te  le  mérite  de  la  valeur  :  tout  autre  à  sa 
place  eût  été  un  Achille  au  même  prix. 

Voulez-vous  trouver  des  hommes  d'un 
vrai  courage?  clierchez-les  dans  les  lieux 
oh  il  n  y  a  point  de  médecins ,  où  Ton  ignore* 
les  conséquences  des  maladies ,  et  où  Ton 
ne  songe  guère  à  la  mort.  Naturellement 
l'homme  sait  souffrir  constamment^  et 
meurt  en  paix.  Ce  sont  les  médecins  avec 
leurs  ordonnances ,  les  philosophes  avec 
leurs  préceptes ,  les  prêtres  avec  leurs  ex- 
hortations ,  qui  l'avilissent  de  cœur  ,  et  lui 
font  désapprendre  à  mourir. 

Qu'on  me  donne  donc  un  élevé  qui  n'ait 
pas  besoin  de  tous  ces  gens-là  ,  ou  je  le  re- 
fuse. Je  ne  veux  point  que  d'autres  gâtent 
mon  ouvrage  :  je  veux  l'élever  seul ,  ou  ne 
m'en  pas  mêler.  Le  sage  Locke,  qui  avoit 
passé  une  partie  de  sa  vie  à  l'étude  de  la 
médecine ,  recommande  fortement  de  ne 
jamais  droguer  les  enfans ,  ni  par  précau- 


L  I  V  R  E     I.  177 

tion  ,  ni  pour  de  légères  incommoditës.  J'i- 
rai plus  loin  ,  et  je  déclare  que  n'appelant 
jamais  de  médecin  pour  moi ,  je  n  en  ap- 
pellerai jamais  pour  mon  Emile ,  à  moins 
que  sa  vie  ne  soit  dans  un  danger  évident  ; 
car  alors  il  ne  peut  pas  lui  faire  pis  que  dé 
le  tuer. 

Je  sais  bien  que  le  médecin  ne  manquera 
pas  de  tirer  avantage  de  ce  délai.  Si  Tenfant 
meurt,  on  Taura  appelé  trop  tard  ;  sH  ré- 
chappe ,  ce  sera  lui  qui  Taura  sauvé.  Soit  : 
que  le  médecin  triomphe  ;  mais  sur-tout 
qu'il  ne  soit  appelé  qu'à  l'extrémité. 

Faute  de  savoir  se  guérir ,  que  l'enfant 
sache  être  malade  ;  cet  art  supplée  à  l'au- 
tre ,  et  souvent  réussit  beaucoup  mieux  ; 
c'est  l'art  de  la  nature.  Quand  l'animal  est 
malade  ,  il  souffre  en  silence  et  se  tient  coi; 
or  on  ne  voit  pas  plus  d'animaux  languis- 
sans  que  d'hommes.  Combienrimpatience, 
la  crainte  ,  l'inquiétude  ,  et  sur-tout  les  re- 
medes,  ont  tué  de  gens  que  leur  maladie  au- 
roit  épargnés,  et  que  le  temps  seul  auroit 
guéris  !  On  me  dira  que  les  anim^ft^ix ,  vi- 
vant d'une  manière  plus  conforme  à  la  na- 
ture, doivent  être  sujets  a  moins  de  maux 


^8  EMILE. 

que  nous.  Hé  bien  ,  cette  manière  de  vivre 
est  précisément  celle  que  je  veux  donner 
à  mon  élevé  ;  il  en  doit  donc  tirer  le  même 
profit. 

La  seule  partie  utile  de  la  médecine  est 
riiygiene.  Encore  Tliygiene  est-elle  moins 
une  science  qu'une  vertu.  La  tempérance 
et  le  travail  sont  les  deux  vrais  médecins  de 
riiomme:  le  travail  aiguise  son  appétit ,  et 
la  tempérance  Fempéche  d'en  abuser. 

Pour  savoir  quel  régime  est  le  plus  utile 
à  la  vie  et  à  la  santé,  il  ne  faut  que  savoir 
quel  régime  observent  les  peuples  qui  se 
portent  le  mieux,  senties  plus  robustes,  et 
vivent  le  plus  long-temps.  Si,  par  les  obser- 
vations générales ,  on  ne  trouve  pas  que  Tu- 
sage  de  la  médecine  donne  aux  hommes  une 
santé  plus  ferme  ou  une  plus  longue  vie  ; 
par  cela  même  que  cet  art  n'est  pas  utile ,  il 
est  nuisible ,  puisqu'il  emploie  le  temps  , 
les  hoinmes  et  les  choses  à  pure  perte ,  Non 
seulement  le  temps  qu'on  passe  à  conser- 
ver la  vie  étant  perdu  pour  en  user,  il  l'en 
faut  déduire  ;  mais ,  quand  ce  temps  est  em- 
ployé à  nous  tourmenter,  il  est  pis  que  nul, 
il  est  négatif;  et,  pour  calculer  équitable- 


L  I  V  R  E     I.  79 

ment ,  il  en  faut  ôter  autant  de  celui  qui 
nous  reste.  Un  homme  qui  vit  dix  ans  sans 
mëdecins  ,  vit  plus  pour  lui-même  et  pour 
autrui,  que  celui  qui  vit  trente  ans  leur  vic- 
time. Ayant  fait  Tune  et  l'autre  ëpreuve , 
je  me  crois  plus  en  droit  que  personne  d'en 
tirer  la  conclusion. 

Voilà  mes  raisons  pour  ne  vouloir  qu'un 
élevé  robuste  et  sain  ,  et  mes  principes 
pour  le  maintenir  tel.  Je  ne  m'arrêterai 
pas  à  prouver  au  long  futilité  des  travaux 
manuels  et  des  exercices  du  corps  pour 
renforcer  le  tempérament  et  la  santé  ; 
c'est  ce  que  personne  ne  dispute  :  les 
exemples  des  plus  longues  vies  se  tirent 
presque  tous  d'iiommes  qui  ont  fait  le 
plus  d'exercice,  qui  ont  supporté  le  plus 
de  fatigue  et  de  travail  (  <2  ).  Je  n'entrerai 

(a)  En  voici  un  exemple  tiré  des  papiers  anglois, 
lequel  je  ne  puis  m'empêclier  de  rapporter ,  tant 
il  offre  de  réflexions  à  faire  relatives  à  mon  sujet. 

ce  Un  particulier  nommé  Patrice  Oneil ,  né  ea 
a  1647,  vient  de  se  remarier  en  1760  pour  la  sep- 
«  tieme  fois.  Il  servit  dans  les  dragons  la  dix-sep- 
K  tieme  année  du  règne  de  Charles  II ,  et  dans  dif- 
tt  férens  corps  jusc^u'en  ly/p,  qu'il  obtint  sott  coji- 


go  !•    M  1  L  £* 

pas  non  plus  clans  de  longs  détails  sui 
les  soins  que  je  prendrai  pour  ce  seul  ob- 
jet. On  verra  qu'ils  entrent  si  nécessaire- 
ment dans  ma  pratique ,  qu'il  suffît  d'en 
prendre  Fesprit  pour  n'avoir  pas  besoin 
d'autre  explication. 

Avec  la  vie  commencent  les  besoins.  Au 
nouveau  -  ne  il  faut  une  nourrice.  Si  la 
mère  consent  à  remplir  son  devoir ,  à  la 
bonne  heure  ;  on  lui  donnera  ses  directions 
par  écrit  :  cet  avantage  a  son  contre-poids, 
et  tient  le  gouverneur  un  peu  plus  éloi- 


«  gé.  Il  a  fait  toutes  les   campagnes  du  roi  Guil- 

•c  laume  et  du  duc  de  Marlborou^h.    Cet  homme 

o 

te  n'a  jamais  bu  que  de  la  bière  ordinaire;  il  s'est 
ft  toujours  nourri  de  végétaux  ,  et  n'a  mangé  do 
•c  la  viande  que  dans  quelques  repas  qu'il  donnoit  à 
«  sa  famille.  Son  usage  a  touj'ours  été  de  se  lever 
K  et  de  se  coucher  avec  le  soleil ,  à  moins  que  ses 
•  devoirs  ne  l'en  aient  empêché.  Il  est  à  présent 
«  dans  sa  cent  treizième  année  ,  entendant  bien , 
«  se  portant  bien  et  marchant  sans  canne.  Malgré? 
t£  son  grand  âge  il  ne  reste  pas  un  seul  moment 
«  oisif,  et  tous  les  dimanches  il  va  à  sa  paroisse 
«  accompagné  de  ses  enfans  ,  petits -entans  et  ar- 
«  ïiere-petiîseufans.  ■» 


LIVRET.  8l 

giië  de  son  élevé.  Mais  il  est  à  croire  que 
riiitérôt  de  renfant ,  et  Testime  pour  celui 
à  qui  elle  veut  bien  confier  un  dépôt  si 
cher ,  rendront  la  niere  attentive  aux  avis 
du  maître  ;  et  tout  ce  qu'elle  voudra  faire , 
on  est  sûr  qu'elle  le  fera  mieux  qu'une  au- 
tre. S'il  nous  faut  une  nourrice  étrangère, 
commençons   par  la  bien  choisir. 

Une  des  misères  des  gens  riches  est 
d'être  trompés  en  tout.  S'ils  jugent  mal 
des  hommes  ,  fl\ut-il  s'en  étonner?  Ce  sont 
les  richesses  qui  les  corrompent  ;  et ,  par 
un  juste  retour,  ils  sentent  les  premiers 
le  défaut  du  seul  instrument  qui  leur  soit 
connu.  Tout  est  mal  fait  chez  eux  ,  ex- 
cepté ce  qu'ils  y  font  eux-mêmes  ,  et  ils  n'y 
font  presque  jamais  rien.  S'agit-il  de  cher- 
cher une  nourrice,  on  la  fait  choisir  par 
l'accoucheur.  Qu'arrive-t-il  de  là  ?  Que  la 
meilleure  est  toujours  celle  qui  l'a  le  mieux 
payé.  Je  n'irai  donc  pas  consulter  un  accou- 
che uç^  pour  celle  d'Emile  ;  j'aurai  soin  de 
la  choisir  moi-môme.  Je  ne  raisonnerai 
peut-être  pas  là-dessus  si  disertement  qu'un 
chirurgien  ;  mais  à  coup  sûr  je  serai  de 

Tome  lo.  F 


82  ^  M  I  L  E. 

meilleure  foî ,  et  mon  zèle  me  trompera 
moins  que  son  avarice. 

Ce  choix  n  est  point  un  si  grand  mystère  ; 
les  règles  en  sont  connues  :  mais  je  ne 
sais  si  Ton  ne  devroit  pas  faire  un  peu 
plus  d'attention  à  Tâge  du  lait  aussi  bien 
qu  à  sa  qualité.  Le  nouveau  lait  est  tout-à- 
fait  séreux  ;  il  doit  presque  être  apéritif 
pour  purger  les  restes  du  meconium  épaissi 
dans  les  intestins  de  l'enfant  qui  vient  de 
naître.  Peu-à-peu  le  lait  prend  de  la  con- 
sistance et  fournit  une  nourriture  plus  so- 
lide à  fenfant  devenu  plus  fort  pour  la 
digérer.  Ce  n'est  sûrement  pas  pour  rien 
que ,  dans  les  femelles  de  toute  espèce  ,  la 
nature  change  la  consistance  du  lait  selon 
l'âge  du  nourrisson. 

Il  faudroit  donc  une  nourrice  nouvelle- 
ment accouchée  à  un  enfant  nouvellement 
né.  Ceci  a  son  embarras,  je  le  sais:  mais 
sitôt  qu'on  sort  de  l'ordre  naturel,  tout  a 
ses  embarras  pour  bien  faire.  Le  seul  ex- 
pédient commode  est  de  faire  mal  ;  c'est 
aussi  celui  qu'on  choisit. 

Il  faudroit  une  nourrice  aussi  saine  de 
cœur  que  de  corps  :  l'intempérie  des  pas- 


LIVRE    I.*  85 

sîons  peut  comme  celle  des  humeurs  alté- 
rer son  lait;  de  plus,  s'en  tenir  uniquement 
au  physique,  c'est  ne  voir  que  la  moitié 
de  Tobjet.  Le  lait  peut  être  bon,  et  la 
nourrice  mauvaise  ;  un  bon  caractère  est 
aussi  essentiel  qu'un  bon  tempérament.  Si 
Ton  prend  une  femme  vicieuse ,  je  ne  dis 
pas  que  son  nourrisson  contractera  ses  vi- 
ces ,  mais  je  dis  qu'il  en  pâtira.  Ne  lui 
doit-elle  pas  ,  avec  son  lait,  des  soins  qui 
demandent  du  zèle ,  de  la  patience  ,  de  la 
douceur,  de  la  propreté?  Si  elle  est  gour- 
mande^ intempérante,  elle  aura  bientôt 
gâté  son  lait;  si  elle  est  négligente  ou  em- 
portée, que  va  devenir  à  sa  merci  un  paui 
vre  malheureux  qui  ne  peut  ni  se  défen- 
dre ni  se  plaindre?  Jamais,  en  quoi  que 
ce  puisse  être ,  les  médians  ne  sont  bons 
à  rien  de  bon. 

Le  choix  de  la  nourrice  importe  d'autant 
plus ,  que  son  nourrisson  ne  doit  point 
avoir  d'autre  gouvernante  qu'elle^  comme 
il  ne  doit  point  avoir  d  autre  précepteur 
que  son  gouverneur.  Cet  usage  étoit  celui 
des  anciens  ,  moins  raisonneurs  et  plus  sa- 

F  2 


84  EMILE. 

ges  que  nous.  Après  avoir  nourri  des  en- 
fans  de  leur  sexe  les  nourrices  ne  les  quit- 
toient  plus.  Voilà  pourquoi,  dans  leurs  pie- 
ces  de  thëdtre,  la  plupart  des  confidentes 
sont  des  nourrices.  Il  est  impossible  qu'un 
enfant  qui  passe  successivement  par  tant 
de  mains  différentes  soit  jamais  bien  élevé. 
A  chaque  changement  il  fait  de  secrètes 
comparaisons  qui  tendent  toujours  à  dimi- 
nuer son  estime  pour  ceux  qui  le  gouver- 
nent, et  consëquemment  leur  autorité  sur 
lui.  S'il  vient  une  fois  à  penser  qu'il  y  a  de 
grandes  personnes  qui  n'ont  pas  plus  de 
raison  que  des  enfans,  toute  l'autorité  de 
l'âge  est  perdue,  et  l'éducation  manquée. 
Un  enfant  ne  doit  connoilre  d'autres  supé- 
rieurs que  son  père  et  sa  mère,  ou,  à  leur 
défaut,  sa  nourrice  et  son  gouverneur  :  en- 
core est-ce  déjà  trop  d'un  des  deux  ;  mais 
ce  partage  est  inévitable,  et  tout  ce  qu'on 
peut  faire  pour  y  remédier,  est  que  les  per- 
sonnes des  deux  sexes  qui  le  gouvernent , 
soient  si  bien  d'accord  siu'  son  compte  , 
que  les  deux  ne  so  ent  qu'un  pour  lui. 
Il  faut  que  la  nourrice  vive  un  peu  plus 


L  I  V  R  E     I.  85 

commodément,  qu'elle  prenne  des  alimens 
un  peu  plus  substantiels  ,  mais  non  qu'elle 
change  tout- à-fait  de  manière  de  vivre;  car 
un  changement  prompt  et  total,  même  de 
mal  en  mieux,  est  toujours  dangereux  pour 
la  santé  ;  et ,  puis(jue  son  régime  ordinaire 
la  la'ssée  ou  rendue  saine  et  bien  consti- 
tuée,  à  quoi  bon  lui  en  faire  changer? 

Les  paysannes  mangent  moins  de  viande 
et  plus  de  légumes  que  les  femmes  de  la 
ville  :  ce  régime  végétal  paroît  plus  favo- 
rable que  contraire  à  elles  et  à  leurs  enfans. 
Quand  elles  ont  des  nourrissons  bourgeois 
on  leur  donne  des  pots-au-feu ,  persuadé 
que  le  potage  et  le  bouillon  de  viande  leur 
font  un  meilleur  chyle  et  fournissent  plus 
de  lait.  Je  ne  suis  point  du  tout  de  ce  sen- 
timent ,  et  j'ai  pour  moi  Texpérience 
qui  nous  apprend  que  les  enfans  ainsi 
nourris  sont  plus  sujets  à  la  colique  et  aux 
vers  que  les  autres. 

Cela  n'est  guère  étonnant ,  puisque  la 
substance  animale  en  putréfaction  fourmille 
de  vers ,  ce  qui  n'arrive  pas  de'  même  à  la 
substance  végétale.  Le  lait,  bien  qu'élaboré 
dans  le  corps  de  l'animal ,  est  une  substance 

.      F  5 


8S  ^  M  I  L  E. 

végétale  (a)  ;  son  analyse  le  démontre  :  il 
tourne  facilement  à  Tacide  ,  et ,  loin  de 
donner  aucun  vestige  d'alkali  volatil ,  com- 
me font  les  substances  animales,  il  donne 
comme  les  plantes  un  sel  neutre  essentiel. 

Le  lait  des  femelles  herbivores  est  plus 
doux  et  plus  salutaire  que  celui  des  car- 
nivores. Formé  d'une  substance  homogène 
à  la  sienne  ,  il  en  conserve  mieux  sa  na- 
ture, et  devient  moins  sujet  à  la  putré- 
faction. Si  Ton  regarde  à  la  quantité,  cha- 
cun sait  que  les  farineux  font  plus  de  sang 
que  la  viande  ;  ils  doivent  donc  faire  aussi 
plus  de  lait.  Je  ne  puis  croire  qu'un  enfant 
qu'on  ne  sevreroit  point  trop  tôt ,  ou  qu'on 
ne  sevreroit  qu'avec  des  nourritures  végé- 
tales ,  et  dont  la  nourrice  ne  vivroit  aussi 
que  de  végétaux,  fut  jamais  sujet  aux  vers. 

Il  se  peut  que  les  nourritures  végétales 

(a)  Les  femmes  mangent  du  pain,  des  légumes, 
âxi  laitage  :  les  femelles  des  chiens  et  des  chats  en 
mangent  aussi  ;  les  louves  mêmes  paissent,  ^'^oilà 
des  sucs  végétaux  pour  leur  lait  ;  reste  à  examiner 
celui  des  espèces  qui  ne  peuvent  absolument  se 
nourrir  que  de  chair  ;  s'il  y  en  a  de  telles,  de  quoi 
je  doute. 


LIVRET.  87 

ilonnent  un  lait  plus  prompt  à  s'aigrir; 
mais  je  suis  fort  ëloigné  de  regarder  le 
lait  aigri  comme  une  nourriture  mal-saine: 
des  peuples  entiers,  qui  n'en  ont  point 
d'autre ,  s'en  trouvent  fort  bien  ,  et  tout 
cet  appareil  d'absorbans  me  paroit  une 
pure  charlatanerie.  11  y  a  des  tempéramens 
auxquels  le  lait  ne  convient  point,  et  alors 
nul  absorbant  ne  le  leur  rend  supportable  ; 
les  autres  le  supportent  sans  absorbans.  On 
craint  le  lait  trié  ou  caillé  ;  c'est  une  folie, 
puisqu'on  sait  que  le  lait  se  caille  toujours 
dans  l'estomac.  C'est  ainsi  qu'il  devient  un 
aliment  assez  solide  pour  nourrir  les  en- 
fans  ,  et  les  petits  des  animaux  :  s'il  ne  se 
cailloit  point ,  il  ne  feroit  que  passer ,  il 
ne  les  nourriroit  pas  (a).  On  a  beau  cou- 
per le  lait  de  mille  manières  ,  user  de 
mille  absorbans,  quiconque  mange  du  lait 

digère  du  fromage;  cela  est  sans  exception. 

« 

(a)  Bien  que  les  sucs  qui  nous  nourrissent  soient 
en  liqueur ,  ils  doivent  être  exprimés  d'alimens  so- 
lides. Un  homme  au  travail  qui  ne  vivroit  que  do 
bouillon  dépériroit  très  pi  omptemerit.  11  se  soutien, 
droit  beaucoup  mieux  avec  du  lait ,  parcequ'il  se 
caille» 

F  4 


88  EMILE. 

L'estomac  est  si  bien  fail  pour  cailler  le 
lait ,  que  c'est  avec  restomac  de  veau  que 
se  fait  la  présure. 

Je  pense  donc  qu'au  lieu  de  chani^er  la 
nourriture  ordinaire  des  nourrices  ,  il  suffit 
de  la  leur  donner  plus  abondante,  et  mieux 
choisie  dans  son  espèce.  Ce  n'est  pas  par  la 
nature  des  alimens  que  le  maigre  échauffe. 
C'est  leur  assaisonnement  seul  qui  les  rend 
mal-sains.  Réformez  les  règles  de  votre  cui- 
sine; n'ayez  ni  roux  ni  friture;  que  le  beurre, 
ni  le  sel ,  ni  le  laitage  ne  passent  point 
sur  le  feu  ;  que  vos  légumes  cuits  à  l'eau  ne 
soient  assaisonnés  qu'arrivant  tout  chauds 
sur  la  table;  le  maigre,  loin  d'échauffer  la 
nourrice  ,  lui  fournira  du  lait  en  abon- 
dance et  de  la  meilleure  qualité  (a).  Se 
pourroit-il  que  ,  le  régime  végétal  étant 
reconnu  le  meilleur  pour  l'enfant,  le  régime 
animal  fût  le  meilleur  pour  la  nourrice  ? 
Il  y  a  de  la  contradiction  à  cela. 

(a)  Ceux  qui  voudront  discuter  plus  au  long  les 
avantages  et  les  inconveniens  du  régime  pythagori- 
cien ,  pourront  consulter  les  traités  que  les  docteurs 
Cocchi,  et  Bianchi  son  adversaire  ,  ont  faits  sur  cet 
important  sujet. 


X  I  V  R  E     I.  89 

C'est  sur  tout  dans  les  premières  an- 
nées de  la  vie ,  que  Tair  agit  si#  la  con- 
stitution des  enfans.  Dans  une  peau  déli- 
cate et  molle  il  pénètre  par  tous  les  pores, 
il  affecte  puissamment  ces  corps  naissans , 
il  leur  laisse  des  impressions  qui  ne  s'ef- 
facent point.  Je  ne  serois  donc  pas  d'avis 
qu'on  tirât  une  paysanne  do  son  village 
pour  renfermer  en  ville  dans  une  chambre, 
et  faire  nourrir  fenfant  chez  soi.  J'aime 
mieux  qu'il  aille  respirer  le  bon  air  de 
la  campagne ,  que  le  mauvais  air  de  la 
ville.  Il  prendra  l'état  de  sa  nouvelle  mè- 
re ,  il  habitera  sa  maison  rustique ,  et  son 
gouverneur  l'y  suivra.  Le  lecteur  se  sou- 
viendra bien  que  ce  gouverneur  n'est  pas 
un  homme  à  gage  ;  c'est  l'ami  du  père. 
Mais  quand  cet  ami  ne  se  trouve  pas  , 
quand  ce  transport  n'est  pas  facile ,  quand 
rien  de  ce  que  vous  conseillez  n'est  faisa- 
ble ,  que  faire  à  la  place,  me  dira-t-on?. . . 
Je  vous  l'ai  déjà  dit  ;  ce  que  vous  faites: 
on  n'a  pas  besoin  de  conseil  pour  cela. 

J^es  hommes  ne  sont  point  faits  pour 
être  entassés  en  fourmiliieres ,  mais  épars 
sur  la  terre   qu'ils  doivent  cultiver.  Plus 


go  ^  M  I  L  E.^ 

ils  se  rassemblent ,  plus  ils  se  corrompent. 
Les  infbmités  du  corps ,  ainsi  que  les  vi- 
ces de  lame  ,  sont  rinfaillible  effet  de  ce 
concours  trop  nombreux.  L'homme  est  de 
tous  les  animaux  celui  qui  peut  le  moins 
vivre  en  troupeaux.  Des  hommes  entas- 
sés comme  des  moutons  périroient  tous 
en  très  peu  de  temps.  L'haleine  de  l'hom-. 
me  est  mortelle  à  ses  semblables  :  cela 
n'est  pas  moins  vrai  au  propre  qu'au 
ligure. 

Les  villes  sont  le  gouffre  de  l'espèce  hu- 
maine. Au  bout  de  quelques  générations, 
les  races  périssent  ou  dégénèrent:  il  faut 
les  renouveler ,  et  c'est  toujours  la  cam- 
pagne qui  fournit  à  ce  renouvellement. 
Envoyez  donc  vos  enfans  se  renouveler, 
pour  ainsi  dire ,  eux-mêmes  ,  et  reprendre  , 
au  milieu  des  champs ,  la  vigueur  qu'on 
perd  dans  l'air  mal-sain  des  lieux  trop 
peuplés.  Les  femmes  grosses  qui  sont  à 
la  campagne  se  hâtent  de  revenir  ac- 
coucher à  la  ville  :  elles  devroient  faire  tout 
le  contraire  ,  celles  sur-tout  qui  veulent 
nourrir  leurs  enfans.  Elles  auroient  moins 
à  regretter  qu'elles  ne  pensent  ;  et ,  dans 


IL  I  V  R  E     I.  91 

tin  séjour  plus  naturel  àFespece,  les  plai- 
sirs attachés  aux  devoirs  de  la  nature ,  leur 
ôteroient  bientôt  le  goût  de  ceux  qui  ne 
s'y  rapportent  pas. 

D'abord  après  laccouchement  on  lave 
Tenfant  avec  quelque  eau  tiède  où  Ton  môle 
ordinairement  du  vin.  Cette  addition  du 
vin  me  paroît  peu  nëcessaire.  Comme  la 
nature  ne  produit  rien  de  fermenté  ,  il 
n'est  pas  à  croire  que  l'usage  d'une  liqueur 
artificielle  importe  à  la  vie  de  ses  créatu- 
res. 

Par  la  même  raison  ,    cette  précaution 
de  faire  tiédir  l'eau  n'est  pas  non  plus  in- 
dispensable ;   et  en  effet    des  multitudes 
de   peuples  lavent  les   enfans  nouveaux- 
nés  dans  les  rivières  ou  à  la  mer  sans  au- 
tre façon  :  mais  les  nôtres,  amollis  avant 
que  de  naître  par  la  mollesse  des  pères 
et   des   mères  ,   apportent   en   venant   au 
monde  un  tempérament  déjà  gâté  ,  qu'il 
ne  faut  pas  exposer  d'abord  à  toutes  les 
épreuves  qui  doivent  le  rétablir.  Ce  n'est 
que  par  degrés  qu'on  peut  les  ramener  à 
leur  vigueur  primitive.  Commencez  donc 
d'abord  par  suivre  l'usage ,  et  ne  vous  en 


(^3  EMILE. 

écartez  que  peu-à-peu.  Lavez  souvent  les 
enfans  ;  leur  mal-proprelë  en  montre  le 
besoin  :  quand  on  ne  Jait  que  les  essuyer, 
on  les  déchire.  Mais  à  mesure  qu'ils  se 
renforcent ,  diminuez  par  degrés  la  tié- 
deur de  l'eau,  jusrju'à  ce  qu'enfin  vous  les 
laviez  ,  t'té  et  hiver,  k  l'eau  froide  et  même 
glacée.  Comme,  pour  ne  pas  les  exposer  , 
il  importe  que  cette  diminution  soit  lente, 
successive  et  insensible  ,  on  peut  se  ser- 
vir du  thermomètre  pour  la  mesurer  exac- 
tement. 

Cet  usage  du  bain  une  fois  établi  ne 
doit  plus  être  interrompu  ,  et  il  im{)orte 
de  le  garder  toute  sa  vie.  Je  le  considère, 
non  seulement  du  côté  de  la  propreté  et 
de  la  santé  actuelle  f  mais  aussi  comme 
une  précaution  salutaire  pour  rendre  plus 
flexible  la  texture  des  fibres  ,  et  les  faire 
céder,  sans  effort  et  sans  risque,  aux  divers 
degrés  de  chaleur  et  de  froid.  Pour  cela ,  je 
voudrois  qu'en  grandissant  on  s'accoutu- 
mât peu-à-peu  à  se  baigner ,  quelquefois 
dans  des  eaux  chaudes  à  tous  les  degrés 
supportables ,  et  souvent  dans  des  eaux 
froides  à  touç  les  degrés  possibles.  Ainsi, 


L  I  V  R  B     I.  95 

après  s'être  habitué  à  supporter  les  diver- 
ses températures  de  l'eau ^  qui,  étant  un 
fluide  plus  dense,  nous  touche  par  plus 
de  points  et  nous  affecte  davantage,  on 
deviendroit  presque  insensible  à  celle  de 
l'air. 

Au  moment  que  Tenfant  respire  en  sor- 
tant de  ses  enveloppes ,  ne  souffrez  pas 
qu  on  lui  en  donne  d'autres  qui  le  tien- 
nent phis  à  Tétroit.  Point  de  têtières , 
point  de  bandes ,  point  de  maillot  ;  des 
langes  flottans  et  larges ,  qui  laissent  tous 
ses  membres  en  liberté  ,  et  ne  soient  ni 
assez  pesans  pour  gêner  ses  mouvemens, 
ni  assez  chauds  pour  empêcher  qu'il  ne 
sente  les  impressions  de  l'air  (a).  Placez- 
le  dans  un  grand  berceau  (b)  bien  rem- 


(a)  On  étouffe  les  enfans  dans  les  villes  à  force 
de  les  tenir  renfermes  et  vêtus.  Ceux  qui  les  gou- 
vernent en  sont  encore  à  savoir  que  l'air  froid, 
loin  de  leur  faire  du  mal,  les  renforce,  et  que  l'air 
chaud  les  affoiblit,  leur  donne  la  fîevre  et  les 
tue. 

(b)  Je  dis  un  berceau ^  pour  employer  un  mot 
usité  ,  faute  d'autre  ;  car  d'ailleurs  je  suis  persuadé 


q4  à  M  ï  L  E. 

bourré,  où  il  puisse  se  mouvoir  à  Taise 
et  sans  danger.  Quand  il  commence  à  se 
fortifier,  laissez-le  ramper  par  la  chambre, 
laissez-lui  développer,  étendre  ses  petits 
membres  ;  vous  les  verrez  se  renfoncer  de 
jour  en  jour.  Comparez-le  avec  un  enfant 
bien  emmaillotté  du  même  âge ,  vous  se. 
rez  étonné  de  la  différence  de  leur  pro- 
grès (a). 

qu'il  n'est  jamais  nécessaire  de  bercer  les  enfans ,' 
et  que  cet  usage  leur  est  souvent  pernicieux. 

(a)  ce  Les  anciens  Péruviens  laissoient  les  bras 
«libres  aux  enfans  dans  un  maillot  fort  large;  lors- 
ce  qu'ils  les  en  tiroient  ils  les  mettoient  en  liberté 
«c  dans  un  trou  fait  en  terre  et  garni  de  linges  , 
ce  dans  lequel  ils  les  descendoient  jusqu'à  la  moi- 
ce  tié  du  corps  ;  de  cette  façon  ils  avoient  les  bras 
<t  libres  ,  et  ils  pouvoient  mouvoir  leur  tête  et  flé- 
«  chir  leur  corps  à  leur  gré  sans  tomber  et  sans 
<e  se  blesser  :  dès  qu'ils  pouvoient  faire  un  pas ,  on 
ce  leur  présentoit  la  mamelle  d'un  peu  loin ,  com- 
te me  un  appât  pour  les  obliger  à  marcher.  Les  pe- 
<e  tits  Nègres  sont  quelquefois  dans  une  situation 
ec  bien  plus  fatigante  pour  tetter  ;  ils  embrassent 
<t  l'une  des  hanches  de  la  mère  avec  leurs  genoux 
ce  et  leurs  pieds  ,  et  ils  la  serrent  si  bien  qu'ils  peu- 
K  yent  s'y  soutenir  sans  le  secours  des  bras  de  U 


X  I  V  R  E    I.  gS 

On  doit  s'attendre  à  de  grandes  oppo- 
sitions de  la  part  des  nourrices ,  à  qui 
Fenfant  bien  garrotté  donne  moins  de  peine 
que  celui  qu'il  faut  veiller  incessamment. 
D'ailleurs ,  sa  mal-propreté  devient  plus 
sensible  dans  un  habit  ouvert  ;  il  faut  le 
nettoyer  plus  souvent.  Enfm ,  la  coutume 
est  un  argument  qu'on  ne  réfutera  jamais 
en  certain  pays  au  gré  du  peuple  de  tous 
les  états. 

«  mère;  ils  s'attachent  à  la  mamelle  avec  leurs 
«  mains ,  et  ils  la  sucent  constamment  sans  se  dé- 
«  ranger  et  sans  tomber  ,  malgré  les  différens 
«t  mouvenlens  de  la  mère  ,  qui ,  pendant  ce  temps , 
«  travaille  à  son  ordinaire.  Ces  enfans  commencent 
«  à  marcher  dès  le  second  mois ,  ou  plutôt  à  so 
«  traîner  sur  les  genoux  et  sur  les  mains  ;  cet  exer- 
«  cice  leur  donne  pour  la  suite  la  facilité  de  coû- 
te rir  dans  cette  situation  presque  aussi  vite  que 
«  s'ils  étoient  sur  leurs  pieds.  Hist.  Nat.  t.  IV,iVî-i3, 
«  pa^e  192. 5> 

A  ces  exemples  M.  de  Buffon  auroit  pu  ajouter 
■celui  de  l'Angleterre  ,  où  l'extravagante  et  barbare 
pratique  du  maillot  s'abolit  de  jour  en  j'our.  Voyez 
aussi  la  Loubere ,  Voyage  de  Siam ,  le  sieur  le 
Beau,  Voyage  du  Canada,  etc.  Je  remplirois  vingt 
pages  de  citations  ,  si  j'avois  besoin  de  confirmer 
(Ceci  par  des  faits.  Voyez  p.       de  ce  volume,. 


96  ]é  M    I  L  E. 

Ne  raisonnez  point  avec  les  nourrices. 
Ordonnez  ,  voyez  faire ,  et  n'épargnez  rien 
pour  rendre  aises  dans  Iaprati(jue  les  soins 
que  vous  aurez  prescrits.  Pourquoi  ne 
les  partageriez- vous  pas  ?  Dans  les  nour- 
ritures ordinaires  où  Ton  ne  regarde  qu'au 
physique  ,  pourvu  que  Tenfant  vive  et 
qu'il  ne  dépérisse  point,  le  reste  n'im- 
porte guère  :  mais  ici ,  où  Téducation  com- 
mence avec  la  vie,  en  naissant  Tenfant 
est  déjà  disciple,  non  du  gouverneur, 
mais  de  la  nature.  Le  gouverneur  ne  fait 
qu'étudier  sous  ce  premier  maître  ,  et  em- 
pêclier  que  ses  soins  ne  soient  contrariés. 
Il  veille  le  nourrisson ,  il  l'observe  ,  il  le 
suit,  il  épie  avec  vigilance  la  première  lueur 
de  son  foible  entendement,  comme  aux 
approches  du  premier  quartier  les  mu- 
sulmans épient  l'instant  du  lever  de  la 
lune. 

Nous  naissons  capables  d'apprendre  , 
mais  ne  sacliant  rien ,  ne  connoissant  rien  : 
l'ame  ,  enchaînée  dans  des  organes  impar- 
faits et  demi-formés  ,  n'a  pas  même  le 
sentiment  de  sa  propre  existence.  Les  mou- 
Vemens  ,  les  cris  de  l'enfant  qui  vient  de 

naître 


L  I  V  R  E     I.  97 

naître,  sont  des  effets  purement  mëcha- 
niques  ,  dépourvus  de  coiinoissance  et  de 
volonté. 

Supposons  qu'un  enfant  eût  à  sa  nais- 
sance la  stature  et  la  force  d'un  homme 
fait ,  qu'il  sortît,  pour  ainsi  dire,  tout  ar- 
mé du  sein  de  sa  mère  ,  comme  Pallas 
sortit  du  cerveau  de  Jupiter;  cet  homme- 
enfant  seroit  un  parfait  imbécille ,  un  au- 
tomate ,  une  statue  immobile  et  presque 
insensible  :  il  ne  verroit  rien ,  il  n'enten- 
droit  rien,  il  ne  connoîtroit  personne,  il 
ne  sauroit  pas  tourner  les  yeux  vers  ce  qu  il 
auroit  besoin  de  voir  :  non  seulement  il 
n'appercevroit  aucun  objet  hors  de  lui, 
il  n'en  rapporteroit  même  aucun  dans  For- 
gane  du  sens  qui  le  lui  feroit  appercevoir  j 
les  couleurs  ne  seroient  point  dans  ses 
yeux  ,  les  sons  ne  seroient  point  dans  ses 
oreilles  ,  les  corps  qu'il  toucheroit  ne  se- 
roient point  sur  le  sien ,  il  ne  sauroit  pas 
même  qu'il  en  a  un  :  le  contact  de  ses 
mains  seroit  dans  son  cerveau  ;  toutes  ses 
sensations  se  réuniroient  dans  un  seul 
point  ;  il  n'existeroit  que  dans  le  commun, 
sensonum;  il  n auroit  qu'une  seule  idée, 

Tome  10.  G 


g8  3'  aï  I  L  E. 

savoir  celle  du  772 o/,  à  laquelle  il  rapporte- 
roit  toutes  ses  sensations  ;  et  cette  idëe 
ou  plutôt  ce  sentiment  seroit  la  seule  cho- 
se qu'il  auroit  de  plus  qu'un  enfant  ordi- 
naire. 

Cet  homme  formé  tout-à-coup  ne  sau- 
roit  pas  non  plus  se  redresser  sur  ses 
pieds  ;  il  lui  faudroit  beaucoup  de  temps 
pour  apprendre  à  s'y  soutenir  en  équili- 
bre ;  peut-être  n'en  feroit-il  pas  même  l'es- 
sai,  et  vous  verriez  ce  grand  corps  fort  et 
robuste  rester  en  place  comme  une  pier- 
re ,  ou  ramper  et  se  traîner  comme  un 
jeune  chien. 

11  sentiroit  le  mal-aise  des  besoins  sans 
les  connoître ,  et  sans  imaginer  aucun 
3iroyen  d'y  pourvoir.  Il  n'y  a  nulle  immé- 
diate communication- entre  les  muscles  de 
l'estomac  et  ceux  des  bras  et  des  jambes  , 
qui,  même  entouré  d'alimens,  lui  fît  faire 
un  pas  pour  en  approcher ,  ou  étendre  la 
main  pour  les  saisir;  et  comme  son  corjDS 
auroit  pris  son  accroissement  ,  que  ses 
membres  seroient  tous  développés,  qu'il 
n'auroit  par  conséquent  ni  les  inquiétudes 
ûi  les  mouvemens  continuels  des  enfans^ 


L  ï  V  k  Ë    I.  59 

il  pourroit  mourir  de  faim  àvaîit  de  s'être 
mi\  pour  chercher  sa  subsistance.  Pour  peu 
qu'on  ait  réfléchi  sur  Tordre  et  le  progrès 
de  nos  connoissances ,  on  ne  peut  nier  que 
tel  ne  lut  à-peu-près  l'état  primitif  d'igno- 
rance et  de  stupidité  naturel  à  l'homme^ 
avant  qu'il  eut  rien  appris  de  Texpérience 
ou  de  ses  semblables; 

On  connoît  donc ,  ou  Ton  peut  Coiinoî- 
tre,  le  premier  point  d'où  part  chacun  do 
nous  pour  arriver  au  degré  commun  de  l'en- 
tendement ;  mais  qui  est-ce  qui  connoîl: 
l'autre  extrémité?  Chacun  avance  plus  oii 
moins  selon  son  génie,  son  goût,  ses  be- 
soins, ses  talens  ^  son  zèle ,  et  les  occasions 
qu'il  a  de  s'y  livrer.  Je  ne  sache  pas  qu'au- 
cun pliilosophe  ait  encore  été  assez  hardi 
pour  dire^  Voilà  le  terme  où  l'homme  peut 
parvenir  et  qu'il  ne  sauroit  passer.  Nous 
ignorons  ce  que  notre  nature  nous  permet 
d'être  ;  nul  de  nous  n'a  mesuré  la  distance 
qui  peut  se  trouver  entre  un  homme  et 
un  autre  homme.  Quelle  est  l'ame  basse 
que  cette  idée  n'échauffa  jamais,  et  qui  né 
se  dit  pas  quelquefois  dans  son  orgueil  : 
Combien  j'en  ai  déjà  passés  !  combien  j'ert 

G  a 


100  EMILE. 

puis  encore  atteindre  !  pourquoi  mon  égal 
iroit-il  plus  loin  que  moi  ? 

Je  le  répète  :  Tëducation  de  T homme  com- 
mence à  sa  naissance  ;  avant  déparier,  avant 
que  d'entendre ,  il  s'instruit  dëja.  L'expé- 
.  rience  prévient  les  leçons  ;  au  moment  qu'  il 
connoît  sa  nourrice  il  a  dëja  beaucoup  ac- 
quis. On  seroit  surpris  des  connoissances  d& 
riiomme  le  plus  grossier,  si  Ton  suivoit  son 
progrès  depuis  le  moment  où  il  est  né  jus- 
qu'à celui  où  il  est  parvenu.  Si  l'on  par- 
tageoit  toute  la  science  humaine  en  deux 
parties,  Tune  commune  à  tous  les  hom- 
mes, Tautre  particulière  auxsavans,  celle- 
ci  seroit  très  petite  en  comparaison  de  l'au- 
tre :  mais  nous  ne  songeons  guère  aux 
acquisitions  générales ,  parcequ'elles  se 
font  sans  qu'on  y  pense  et  môme  avant 
l'âge  de  raison ,  que  d'ailleurs  le  savoir  ne 
se  fait  remarque;:  que  par  ses  différences, 
et  que  ,  comme  dans  les  équations  d'al- 
gèbre, les  quantités  communes  se  comp^ 
tent  pour  rien. 

Les  animaux  mêmes  acquièrent  beau- 
coup. Ils  ont  des  sens,  il  faut  qu'ils  ap- 
prennent à  en  faire  usage  ;  ils  ont  ides  be- 


LIVRE      I.  101 

soins,  il  faut  quils  apprennent  à  y  pour- 
voir :  il  faut  qu  ils  apprennent  à  manger, 
à  marcher ,  à  voler.  Les  quadrupèdes  qui 
se  tiennent  sur  leurs  pieds  dès  leur^ais- 
sance  ne  savent  pas  marcher  pour  cela  ; 
on  voit  à  leurs  premiers  pas  que  ce  sont 
des  essais  mal  assurés  :  les  serins  échap- 
pés de  leurs  cages  ne  savent  point  voler , 
parcequ'ils  n'ont  jamais  volé.  Tout  est  in- 
struction pour  les  êtres  animés  et  sensi- 
bles. Si  les  plantes  a  voient  un  mouvement 
progressif ,  il  faudrcit  qu'elles  eussent  des 
sens  et  qu'elles  acquissent  des  connoissan- 
ces  ,  autrement  les  espèces  périroient 
bientôt. 

Les  premières  sensations  des  enfans  sont 
purement  affectives ,  ils  n'apperçoivent  que 
le  plaisir  et  la  douleur.  Ne  pouvant  ni  mar- 
cher ni  saisir,  ils  ont  besoin  de  beaucoup 
de  temps  pour  se  former  peu-à-peu  les 
sensations  représentatives  qui  leur  mon- 
trent les  objets  hoi'S  d'eux-mêmes  ;  mais  en 
attendant  que  ces  objets  s'étendent ,  s'éloi- 
gnent ,  pour  ainsi  dire  ,  de  leurs  yeux  ,  et 
prennent  pour  eux  des  dimerisions  et  des 
figures,  le  retour  des  sensations  affectives 

G  3 


^03  !•;  M  I  L  E. 

commence  à  les  soumettre  à  Tempire  de 
rhabilude  ;  on  voit  leurs  yeux  se  tourner 
sans  cesse  vers  la  lumière,  et,  si  elle  leur 
vienne  côté ,  prendre  insensiblement  celte 
airection;  en  sorte  qu'on  doit  avoir  soin 
de  leur  opposer  le  visage  au  jour,  de  peur 
qu'ils  ne  deviennent  louches  ou  ne  s'ac- 
coutument à  regarder  de  travers.  Il  faut 
aussi  qu'ils  s'iiabituent  de  bonne  heure 
aux  ténèbres  ;  autrement  ils  pleurent  et 
crient  sitôt  qu'ils  se  trouvent  à  l'obscurité. 
La  nourriture  et  le  sommeil ,  trop  exac- 
tement mesurés,  leur  deviennent  néces-- 
saires  au  bout  des  mêmes  intervalles,  et 
bientôt  le  désir  ne  vient  plus  du  besoin 
mais  de  rhabilude,  ou  plutôt  l'habitude 
ajoute  un  nouveau  besoin  à  celui  de  la  na- 
ture :  voilà  ce  qu'il  fairt  prévenir. 

La  seule  baliitude  qu'on  doit  laisserpren- 
drè  à  reniant  est  de  n'en  contracter  au- 
cune ;  qu'on  ne  le  porte  pas  plus  sur  un 
b  as  que  sur  l'autre ,  qu't)n  ne  l'accoutume 
pas  à  présenter  une  main  plutôt  que  l'au- 
tre,  à  s'en  servir  plus  souvent,  à  vouloir 
çnanger,  dormir  ,  agir  aux  niêmes  heures  , 
^  :pe  pouvoir  rester  seul  ni  nuit  ni  joun 


LIVRE     I.  105 

Préparez  de  loin  le  règne  de  sa  liberté  et 
Fiisage  de  ses  forces ,  en  laissant  à  son  corps 
l'habitude  naturelle,  en  le  mettant  en  état 
d'être  toujours  maître  de  lui-]néme ,  et  de 
faire  en  toute  chose  sa  volonté,  sitôt  qu'il 
en  aura  une. 

Dès  que  Tenfant  commence  à  distinguer 
les  objets  ,  il  importe  de  mettre  du  choix 
dans  ceux  qu'on  lui  montre.  Naturellement 
tous  les  nouveaux  objets  intéressent  Thom- 
me.  Il  se  sent  si  foibic  qu'il  craint  tout  ce 
qu'il  ne  connoît  pas  :  l'habitude  de  voir  des 
objets  nouveaux  sans  en  être  affecté  dé- 
truit cette  crainte.  Les  enfans  élevés  dans 
des  maisons  propres  où  l'on  ne  souffre 
point  d'araignées  ont  peur  des  araignées  y 
et  cette  Deur  leur  demeure  souvent  étant 
grands.  Je  n'ai  jamais  vu  de  paysans  ,  ni 
homme,  ni  femme ,  ni  enfant,  avoir  peur 
des  araignées. 

Pourquoi  donc  l'éducation  d'un  enfant 
ne  commenceroit-elle  T.as  avant  qu'il  parle 
et  qu'il  entende,  puisque  le  seul  choix  des 
objets  qu'on  lui  présente  est  propre  à  le 
rendre  timide  ou  courageux?  Je  veux  qu'on 
l'habitue  à  voir  des  objets  nouveaux ,  des 

G  4 


104  É  M  I  L  fe. 

animaux  j  laids,  dégoûtans  ,  bizarres,  maïs 
peu-à-peu,  de  loin ,  jusqu'à  ce  qu'il  y  soit  ac- 
coutume, et  qu'à  force  de  les  voir  manier 
à  d'autres ,  il  les  manie  enfin  lui-même.  Si , 
durant  son  enfance  ,  il  a  vu  sans  effroi  des 
crapauds  ,  des  serpens  ,  des  ëcrevisses  ,  il 
verra  sans  horreur^  étant  grand,  quelque 
animal  que  ce  soit.  Il  n  y  a  plus  d'objets 
affreux  pour  qui  en  voit  tous  les  jours. 

Tous  les  enfans  ont  peur  des  masques. 
Je  commence  par  montrer  à  Emile  un 
masque  d'une  figure  agréable.  Ensuite , 
C[uelqu'un  s'applique  devant  lui  ce  masque 
sur  le  visage  :  je  me  mets  à  rire ,  tout  le 
monde  rit ,  et  l'enfant  rit  comme  les  au- 
tres. Peu-à-peu  je  l'accoutume  à  des  mas- 
ques moins  agréables ,  et  enfin  à  des  figu- 
res hideuses.  Si  j'ai  bien  ménagé  ma  gra- 
dation ,  loin  de  s'effrayer  au  dernier  mas- 
que, il  en  rira  comme  du  premier.  Après 
cela  je  ne  crains  plus  qu'on  l'effrare  avec 
des  masques.  . 

Quand,  dans  les  adieux  d'Andromaque 
et  d'Hector ,  le  petit  Astyanax ,  effrayé  du 
panache  qui  flotte  sur  le  casque  de  son  père, 
le  méconnoit,  se  jette  en  criant  sur  le  sein 


LIVRE     I.  lo5 

de  sa  nourrice,  et  arrache  à  sa  mère  un 
souris  mêlé  de  larmes ,  que  faut-il  faire 
pour  guérir  cet  effroi  ?  Précisément  ce  que 
fait  Hector  ;  poser  le  casque  à  terre ,  et 
puis  caresser  Fenfant.  Dans  un  moment 
plus  tranquille  on  ne  s'en  tiendroit  pas 
là;  on  s'approcheroit  du  casque,  onjoue- 
roit  avec  les  plumes ,  on  les  feroit  manier 
à  Fenfant ,  enfin  la  nourrice  prendroit  le 
casque  et  le  poseroit  en  riant  sur  sa  pro- 
pre tête ,  si  toutefois  la  main  d'une  femme 
osoit  toucher  aux  armes  d'Hector. 

S'agit-il  d'exercer  Emile  au  bruit  d'une 
arme  à  feu  ?  Je  brûle  d'abord  une  amorce 
dans  un  pistolet.  Cette  flamme  brusque  et 
passagère ,  cette  espèce  d'éclair  le  réjouit  ; 
je  répète  la  môme  chose  avec  plus  de  pou- 
dre :  peu-à-peu  j'ajoute  au  pistolet  une 
petite  charge  sans  bourre,  puis  une  plus 
grande  :  enfin  je  l'accoutume  aux  coups  de 
fusil,  aux  boîtes,  aux  canons,  aux  déton- 
nations  les  plus  terribles. 

J'ai  remarqué  que  les  enfans  ont  rare- 
ment peur  du  tonnerre,  à  moins  que  les 
éclats  ne  soient  affreux  et  ne  blessent  réel- 
lement l'organe  de  Fouie  :  autrement  cette 


106  EMILE. 

peur  ne  leur  vient  que  quand  ils  ont  ap- 
pris que  le  tonnerre  blesse  ou  tue  quelque- 
ibis.   Quand  la  raison  commence  à  les  ef- 
frayer,  faites    que  Ihabitude   les  rassure. 
Avec  une  gradation  lente  et  ménagée  on 
rend Ihomme  et  l'enfant  intrépides  à  tout. 
Dans  le  commencement  de  la  vie  où 
la  mémoire  et  Timagination  sont  encore 
inactives ,  Tenfaiit  n'est  attentif  qu'à  ce  qui 
afiecte  actuellement  ses  sens.   Ses  sensa- 
tions étant  les  premiers  matériaux  de  ses 
connoissances,  les  lui  offrir  dans   un  or- 
dre convenable  ,  c'est  préparer  sa  mémoire 
aies  fournir  un  jour  dans  le  même  ordre 
à  son  entendement  :  mais  comme  il  n'est; 
attentif  qu'à  ses  sensations ,  il  suffit  d'a- 
bord de  lui  montrer  bien  distinctement  la 
liaison  de  ces  mcmes  sensations   avec  lea 
objets  qui  les  causent.  Il  veut  tout  tou- 
cher,  tout  manier  :  ne  vous  opposez  poijit 
s  cette  inquiétude  ;  elle  lui  suggère  un  ap- 
prentissage très  nécessaire.  C'est  ainsi  qu'il 
apprend  à  sentir  la  chaleur,  le  froid,  la  du- 
reté, la  mollesse  ,  la  pesanteur,  la  légèreté 
des  corps,    à  juger  de  leur  grandeur,    de 
leur  figure  et  de  toutes  leurs  qualités  son- 


#  LIVRET,  107 

sibles ,  en  regardant ,  palpant  (a)  ,  ëcoU' 
tant,  sur-tout  en  comparant  la  vue  au 
toucher ,  en  estimant  à  Tceil  la  sensation 
qu'ils  feroient  sous  ses  doigts. 

Ce  n'est  que  par  le  mouvement  que  nous 
apprenons  qu'il  y  a  des  choses  qui  ne  sont 
pas  nous  ;  et  ce  n'est  que  par  notre  pro-  ■ 
pre  mouvement  que  nous  acquérons  l'idée 
de  l'étendue.  C'est  parceque  l'enfant  n  a 
point  cette  idée ,  qu'il  tend  indifféremment 
la  main  pour  saisir  l'objet  qui  le  touche , 
ou  l'objet  qui  est  à  cent  pas  de  lui.  Cet  ef- 
fort qu'if  fait  vous  paroît  un  signe  d'em- 
pire ,  un  ordre  qu'il  donne  à  l'objet  de  s'ap- 
procher ou  à  vous  de  le  lui  apporter  :  et 
point  du  tout  ;  c'est  seulement  que  les  mê- 
mes objets  qu'il  voyoic  d"  a  bord  dans  son 
cerveau,  puis  sur  ses  yeux,  illes  voit 
maintenant  au  bout  de  ses  bras  ,  et  n'ima- 

ç? 

(a)  L'oflorat  est  de  tous  les  sens  celui  qui  se  dé- 
veloppe le  plus  tard  dans  les  enfaus  ;  jusqu'à  l'âge 
~  ti,e  deux  ou  trois  ans  il  ne  paroit  pas  qu'ils  soient 
sensibles  ni  aux  bonnes  ni  aux  mauvaises  odeurs  ;, 
ils  ont  à  cet  égard  l'indifférence  ou  plutôt  l'in- 
sensibilité qu'on  remarque  dans  plusieurs  a,ni- 
maux. 


108  EMILE.  • 

gine  d'ëtendue  que  celle  où  il  peut  attein- 
dre. Ayez  donc  soin  de  le  promener  sou- 
vent ,  de  le  transporter  d'une  place  h  l'au- 
tre, de  lui  faire  sentir  le  changement  de 
lieu  ,  afin  de  lui  apprendre  à  juger  des  dis- 
tances. Quand  il  commencera  de  les  con- 
noîlre,  alors  il  faut  changer  de  méthode  , 
et  ne  le  porter  que  comme  il  vous  plaît  et 
non  comme  il  lui  plaît  ;  car  sitôt  qu'il  n'est 
plus  abusé  par  le  sens,  son  effort  change 
de  cause  :  ce  changement  est  remarqua- 
ble ,  et  demande  explication. 

Le  mal-aise  des  besoins  s'exprime  par 
des  signes  ,  quand  le  secours  d'autrui  est 
nécessaire  pour  y  pourvoir.  De  là  les  cris 
des  enfans.  Ils  pleurent  beaucoup  :  cela 
doit  être.  Puisque  toutes  leurs  sensations 
sont  affectives,  quand  elles  sont  agréa- 
bles ,  ils  en  jouissent  en  silence  ;  quatid  elles 
sont  pénibles ,  ils  le  disent  dans  leur  lan- 
gage et  demandent  du  soulagement.  Or , 
tant  qu'ils  sont  éveillés ,  ils  ne  peuvent  pres- 
que rester  dans  un  état  d'indifférence  ;  ils 
dorment  ou  sont  affectés. 

Toutes  nos  langues  sont  des  ouvrages 
de  l'art.  On  a  long-temps  cherché  s'il  y  avoit 


LIVRE     I.  109 

une  langue  naturelle  et  commune  à  tous 
les  hommes  :  sans  doute,  il  y,  en  a  une  ;  et 
c'est  celle  que  les  enfans  parlent  avant  de  sa- 
voir parler.  Cette  leingue  n  est  pas  articulée , 
mais  elle  est  accentuëe ,  sonore ,  intelligi- 
ble. L'usage  des  nôtres  nous  Ta  fait  né- 
gliger au  point  de  Toublier  tout-à-fait.  Etu- 
dions les  enfans,  et  bientôt  nous  la  rap- 
prendrons auprès  d'eux.  Les  nourrices  sont 
nos  maîtres  dans  cette  langue,  elles  en- 
tendent tout  ce  que  disent  leurs  nour- 
rissons ,  elles  leur  répondent ,  elles  ont 
avec  eux  des  dialogues  très  bien  suivis  ;  et 
quoiqu'elles  prononcent  des  mots,  ces 
mots  sont  parfaitement  inutiles  ;  ce  n'est 
point  le  sens  du  mot  qu'ils  entendent ,  mais 
l'accent  dont  il  est  accompagné. 

Au  langage  de  la  voix  se  joint  celui  du 
geste,  non  moins  énergique.  Ce  geste  n'est 
pas  dans  les  foibles  mains  des  enfans,  il 
est  sur  leurs  visages.  Il  est  étonnant  com- 
bien ces  physionomies  mal  formées  ont  déjà 
d'expression  :  leurs  traits  changent  d'un 
instant  à  l'autre  avec  une  inconcevable  ra- 
pidité. Vous  y  voyez  le  sourire,  le  désir, 
l'efîroi,  naître  et  passer  comme  autant  d'é- 


110  E  M  I  L  Ei- 

clairs;  à  chaque  fois  vous  croyez  voir  urt 
autre  visage.  Ils  ont  certainement  les  mus- 
cles delà  face  plus  mobiles  que  nous.  En 
revanche  leurs  yeux  ternes  ne  disent  pres- 
que rien.  Tel  doit  être  le  genre  de  leurs 
signes  dans  un  âge  oii  Ton  n'a  que  des  be- 
soins corporels  ;  l'expression  des  sensations 
est  dans  les  grimaces  ^  Texpression  des  sen^» 
timens  est  dans  les  regards, 

Comme  le  premier  état  de  Tliomme  est 
la  misère  et  la  foiblesse ,  ses  premières  voix 
sont  la  plainte  et  les  pleurs.  L'enfant  sent 
ses  besoins  et  ne  les  peut  satisfaire  ,  if  im- 
plore le  secours  d'autrui  par  des  cris  ;  s  il 
a  faim  ou  soif,  il  pleure;  s'il  a  trop  froid 
ou  trop  chaud  ;,  il  pleure  ;  s'il  a  besoin  de 
mouvement  et  qu'on  le  tienne  en  repos  ,  il 
pleure  ;  s'il  veut  dormir  et  qu'on  l'agite  , 
il  pleure.  Moins  sa  manière  d'être  est  à  sa 
disposition  ,  plus  il  demande  fréquemment 
qu'on  la  change.  Il  n'a  qu'un  langag^e,  parce- 
qu'il  n'a  ,  pour  ainsi  dire>  qu'une  sorte  de 
mal-être  :  dans  l'imperfection  de  ses  orga- 
nes il  ne  distingue  point  leurs  impres- 
sions diverses;  tous  les  maux  ne  forment 
pour  lui  qu'une  sensatioji  de  douleur- 


I.1VREI.  111 

De  ces  pleurs,  qu  on  croiroitsi  peu  dignes 
d'attention ,  naît  le  premier  rapport  de 
rhomme  à  tout  ce  qui  Tenvironne  :  ici  se 
forge  le  premier  anneau  de  cette  longue 
chaîne  dont  Tordre  social  est  forme. 

Quand  Tenfant  pleure  ,  il  est  mal  à  son. 
aise ,  il  a  quelque  besoin  qu  il  ne  sauroit 
satisfaire  :  on  examine  ,  on  cherche  ce  be- 
soin ,  on  le  trouve^  on  y  pourvoit*  Quand 
on  ne  le  trouve  pas  ou  quand  on  n'y  peut 
pourvoir  ,  les  pleurs  Mjtinuent ,  on  en  est 
importuné  :  on  flatte  Tenfant  pour  le  faire 
taire ,  on  le  berce  , .  on  lui  chante  pour  l'en- 
dormir :  s'il  s'opiniâtre ,  on  s'impatiente  , 
on  le  menace  ;  des  nourrices  brutales  le 
frappent  quelquefois.  Voilà  d'étranges  le- 
çons pour  son  entrée  à  la  vie  ! 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  un  de  ces 
incommodes  pleureurs  ainsi  frappé  par  sa 
nourrice.  Il  se  tut  sur-le-champ  :  je  le  crus 
intimidé.  Je  me  disois ,  ce  sera  une  ame 
servile  dont  op  n'obtiendra  rien  que  par  la 
rigueur.  'Je^e  trompois  ;  le  malheureux 
suffoquoit  de  colère  ,  il  avoit  perdu  la  res- 
piration, je  le  vis  devenir  violet.  Un  mo- 
ment après  vinreut  les  cris  aigus  ;  tous  les 


1 12  i  MILE. 

signes  du  ressentiment ,  de  la  fureur  ,  du 
désespoir  de  cet  âge,  étoient  dans  ses  ac- 
cens.  Je  craignis  qu'il  n'expirât  dans  cette 
agitation  :  quand  j  aurois  doute  que  le  sen- 
timent du  juste  et  de  l'injuste  fAt  inné 
dans  le  cœur  de  Thomme  ,  cet  exemple 
seul  m'auroît  convaincu.  Je  suis  sûr  qu'un 
tison  ardent  tombé  parlia  ard  sur  la  main 
de  cet  enfant  lui  eût  été  moins  sensible 
que  ce  coup  assez  l^pr  ,  mais  donné  dans 
rintention  manife^BRie  1  offenser. 

Cette  disposition  des  enfans  à  l'emporte- 
ment, au  dépit,  à  la  colère  ,  demande  des 
ménagemens   excessifs.    Boerhaave  pense 
que  leurs  maladies  sont  pour  la  plupart  de 
la  classe  des  convulsives  ,  parceque  la  tête 
étant  proportionnellement  plus  grosse  et 
le  système  des  nerfs  plus  étendu  que  dans 
les  adultes,  le  genre  nerveux  est  plus  sus- 
ceptible d'irritation.  Eloignez  d'eux  avec  le 
plus  grand  soin  les  domestiques  qui  les 
agacent ,  les  irritent ,  les  impatientent;  ils 
leur  sont  cent  fois  plus  dangereux ,  plus 
funestes  que  les  injures  de  l'air  et  des  sai-. 
sons.  Tant  que  les  enfans  ne  trouveront  . 
de  résistance  que  dans  les  choses,  et  jamais 

dans 


L  I  V  R  E    i.  llS 

tlans  les  volontés ,  ils  ne  deviendront  ni 
mutins  ni  colères,  et  se  conserveront  mieux 
en  santé.  C'est  ici  une  des  raisons  pourquoi 
les  enfans  du  peuple  plus  libres ,  plus  in- 
dëpendans,  sont  généralement  moins  infir- 
mes ,  moins  délicats ,  plus  robustes  que 
ceux  qu'on  prétend  mieux  élever  en  les 
contrariant  sans  cesse  :  mais  il  faut  songer 
toujours  qu  il  y  a  bien  de  la  différence  en- 
tre leur  obéir  et  ne  les  pas  contrarier. 

Les  premiers  pleurs  des  enfans  sont  des 
prières  ;  si  on  n'y  prend  garde  ,  elles  devien- 
nent bientôt  des  ordres  :  ils  commencent 
par  se  faire  assister,  ils  finissent  par  se 
faire  servir.  Ainsi  de  leur  propre  foiblesse, 
d'où  vient  d'abord  le  sentiment  de  leur  dé- 
pendance ,  naît  ensuite  l'idée  de  l'empiro  et 
de  la  domination  ;  mais  cette  idée  étant 
moins  excitée  par  leurs  besoins  que  par  nos 
services ,  ici  commencent  à  se  faire  apper- 
cevoir  les  effets  moraux  dont  la  cause  im- 
médiate n'est  pas  dans  la  nature  ;  et  l'on 
voit  déjà  pourquoi,  dès  ce  premier  âge  ,  il 
importe  de  démêler  l'intention  secrète  que 
Jicte  le  geste  ou  le  cri. 

Quand  l'enfant  tend  la  main  avec  effort 
Tome  10.  H 


sans  rîendîre,  il  croit  atteindre  à  TobjeC:', 
parcequ'il  n'en  estime  pas  la  distance;  il 
est  dans  Terrenr  ;  mais  quand  il  se  plaint 
et  crie  en  tendant  la  main ,  alors  il  ne  s'a- 
buse plus  sur  la  distance ,  il  commande  à 
Tobjet  de  s'approcher  ,  ou  à  vous  de  le  lui 
apporter.  Dans  le  premier  cas  ,  portez-le  à 
l'objet  lentement  et  à  petits  pas  :  dans  le  se- 
cond, ne  faites  pas  seulement  semblant  de 
Tentendre;  plus  il  criera,  moins  vous  de- 
vez Técouter.  Il  importe  de  l'accoutumer 
de  bonne  heure  à  ne  commander,  ni  aux 
hommes  ,  car  il  n'est  pas  leur  maître  ,  ni 
aux  choses ,  car  elles  ne  l'entendent  polnt.^ 
Ainsi,  quandun  enfant  désire  quelque  chose 
qu'il  voit  et  qu'on  veut  lui  donner,  il  vaut 
mieux  porter  l'enfant  à  l'objet  que  d'ap- 
porter l'objet  à  l'enfant  :  il  tire  de  cette  pra- 
tique une  conclusion  qui  est  de  son  âge , 
et  il  n'y  a  point  d'autre  moyen  de  la  lui  sug- 
gérer. 

L'abbé  de  Saint-Pierre  appeloit  les  hom- 
mes de  grands  enfans  ;  on  pourroit  appe- 
ler réciproquement  les  entans  de  petits 
hommes.  Ces  propositions  ont  leur  vérité 
comme  sentences;  comme  principes,  elles 


L  I  V  R  13     î.  il  5 

ont  besoin  d'éclaircissement.  Maïs  quand 
Hobbes  appeloit  le  méchant  un  enfant  ro- 
buste ,  il  disoit  une  chose  absolument  con- 
tradictoire. Toute  méchanceté  vient  de  foi- 
blesse  :  Tenfant  n'est  méchant  que  parce- 
qu'il est foible  ;  rendez-le  fort,  il  sera  bon: 
celui  qui  pourroit  tout  ne  feroit  jamais  dé 
mal.  De  tous  les  attributs  de  la  Divinité 
toute-puissante  ,  la  bonté  est  celui  sans  le- 
quel on  la  peut  le  moins  concevoir.  Tous 
les  peuples  qui  ont  reconnu  deux  principes, 
ont  toujours  regardé  le  mauvais  comm© 
inférieur  au  bon ,  sans  quoi  ils  auroient 
fait  une  supposition  absurde.  Voyez  ci- 
après  la  profession  de  foi  du  vicaire  sa- 
voyard. 

La  raison  seule  nous  apprend  à  connoî-^ 
tre  le  bien  et  le  mal.  La  conscience  qur 
nous  fait  aimer  l'un  et  haïr  l'autre,  c{uoi- 
qu'indépendante  de  la  raison,  ne  peut  donc 
se  développer  sans  elle.  Avant  lage  da 
raison  nous  faisons  le  bien  et  le  mal  sans 
le  connoître;  et  il  n'y  a  point  de  mo- 
ralité dans  nos  actions  ,  quoiqu'il  y  en  ait 
quelquefois  dans  le  sentiment  des  actions 
d'autrui  qui  ont  rapport  à  nous.  Un  en- 


f|  l6  É  M  I  L  E. 

fant  veut  déranger  tout  ce  qu  il  voit  ;  il 
casse,  il  brise  tout  ce  qu  il  peut  attein- 
dra;; il  empoigne  un  oiseau  comme  il  em- 
poigneroit  une  pierre ,  et  TéLouffe  sans 
savoJr  ce  qu'il  fait. 

Pourquoi  cela  ?  D  abord  la  philosopliie 
en  va  rendre  raison  par  des  vices  naturels  ;. 
Torgueil,  Tesprit  de  domination,  Famour- 
propre,  la  mécliaucetë  de  Thomme  :  le 
sentiment  de  sa  foi  blesse  ,  pourra-t-elle 
ajouter,  rend  l'enfant  avide  de  faire  des 
actes  de  force,  et  de  se  prouver  à  lui-même 
son  propre  pouvoir.  Mais  voyez  ce  vieil- 
lard infirme  et  cassé,  ramené  parle  cercle 
de  la  vie  humaine  à  la  folblesse  de  Fen- 
fance  :  non  seulement  il^  reste  immobile 
et  paisible,  il  veut  encore  que  tout  y  reste 
autour  de  lui  ;  le  moindre  changement  \& 
trouble  et  finquiete,  il  voudroitvolr  régner 
un  calme  universel.  Conmient  la  même 
impuissance  jointe  aux  mêmes  passions 
produii oit-elle  des  effets  si  différens  dans 
les  deux  âges,  si  la  cause  primitive  nétoit 
changée?  Et  où  peut-on  chercher  cette  di- 
versité de  causes ,  si  ce  n est  dans  letat 
physique  des  deux  individus.''  Leprincipô 


LIVRE     I.  117 

actif  commun  à  tous  deux  se  développe 
dans  Tun  et  s  éteint  dans  Fautre;  Tun  se 
forme  et  Fautre  se  détruit,  Fun  tend»à  la 
vie  et  Fautre  à  la  mort.  L'activité  défâil- 
kmte  se  concentre  dans  le  cœur  du  vieil- 
lard ;  dans  celui  de  Fenfant  elle  est  sur* 
abondante  et  s'étend  au  dehors  ;  il  se  sent , 
pour  ainsi  dire  y  assez  de  vie  pour  animer 
tout  ce  qui  Fenvironne.  Qu'il  fasse  ou  qu'il 
défasse ,  il  n'importe  ;  il  sufiit  qu'il  change 
Fétat  des  choses ,  et  tout  changement  est 
une  action.  Que  s'il  semble  avoir  plus  de 
peîichant  à  détruire,  ce  n'est  point  par 
méchanceté  ;  c'est  que  Faction  qui  forme  est 
toujours  lente,  et  que  celle  qui  détruit,  étant 
plus  rapide,  convient  mieux  à  sa  vivacité. 
En  môme  temps  que  Fauteur  de  la  na- 
ture donne  aux  enfans  ce  principe  actif, 
il  prend  soin  qu'il  soit  peu  nuisible ,  en 
leur  laissant  peu  de  force  pour  s'y  livrer. 
Mais  sitôt  qu'ils  peuvent  considérer  les 
gens  qui  les  environnent  comme  des  in- 
strumens  qu'il  dépend  d'eux  de  faire  agir, 
ils  s'en  servent  pour  suivre  leur  penchant 
et  suppléer  à  leur  propre  foiblesse.  Voilà, 
comment  ils  deviennent  incommodes,  tj^, 

H  3 


rans  ,  impérieux,  méchans,  îndomtables :' 
progrès  qui  ne  vient  pas  d'un  esprit  natu- 
rel de  domination,  mais  qui  le  leur  donne; 
car  il  ne  faut  pas  une  longue  expérience 
pour  sentir  combien  il  est  agréable  d'agir 
par  les  mains  d'autrui ,  et  de  n'avoir  be- 
soin que  de  remuer  la  langue  pour  faire 
mouvoir  Tunivers. 

En  grandissant  on  acquiert  des  forces  , 
on  devient  moins  inquiet ,  moins  re- 
muant, on  se  renferme  davantage  en  soi- 
jnême.  L'ame  et  le  corps  se  mettent,  pour 
ainsi  dire  ,  en  équilibre ,  et  la  nature  ne 
nous  demande  plus  que  le  mouvement 
nécessaire  à  notre  conservation.  Mais  le 
désir  de  commander  ne  s'éteint  pas  avec 
le  besoin  qui  l'a  fait  naître;  l'empire  éveille 
et  flatte  famour-propre  ,  et  riiabitude  le 
fortifie  :  ainsi  succède  la  fantaisie  au  be- 
soin; ainsi  prennent  leurs  premières  raci- 
nes les  préjugés  et  Topinion. 

Le  principe  une  fois  connu  ,  nous  voyons 
clairement  le  point  oi^i  l'on  quitte  la  route 
de  la  nature  :  voyons  ce  qu'il  faut  faire 
pour  s'y  maintenir. 
.    Loin  d'avoir  des  forces  superflues  ,  les 


t  I  V  R  E     I.  ^119 

fenfans  n'en  ont  pas  même  de  suffisantes 
pour  tout  ce  que  leur  demande  la  nature  : 
il  faut  donc  leur  laisser  Tusage  de  toutes 
celles  qu'elle  leur  donne  et  dont  ils  ne  sau- 
roient  abuser.  Première  maxime. 

Il  faut  les  aider,  et  suppléer  à  ce  qui 
leur  manque,  soit  en  intelligence,  soit  en 
force  ,  dans  tout  ce  qui  est  du  besoin  phy- 
sique. Deuxième  maxime.  • 

Il  faut,  dans  les  secours  qu'on  leurdonne, 
se  borner  uniquement  à  Tutile  réel ,  sans 
rien  accorder  à  la  fantaisie  ou  au  désir  sans 
raison  ;  car  la  fantaisie  ne  les  tourmentera 
point  quand  on  ne  Taura  pas  fait  naître,  . 
attendu  qu  elle  n'est  pas  de  la  nature. 
Troisième  maxime. 

,  Il  faut  étudier  avec  soin  leur  langage  et 
leurs  signes  ,  afin  que,  dans  un  âge  oli  ils 
ne  savent  point  dissimuler,  on  distingue 
dans  leurs  désirs  ce  qui  vient  immédiate- 
ment de  la  nature  et  ce  qui  vient  de  To- 
pinion.  Quatrième  maxime. 

L'esprit  de  ces  règles  est  d'accorder  aux 
enfans  plus  de  liberté  véritable  et  moins 
d'empire,  de  leur  laisser  plus  faire  par  eux* 
mêmes  et  moins  exiger  d  autrui.  Ainsi,  s'ac^ 

H4 


120  Ï3  M  I  L  E. 

coutumant  de  bonne  heure  à  borner  leur^ 
désirs  à  leurs  forces ,  ils  sentiront  peu  la 
privation  de  ce  qui  ne  sera  pas  en  leur 
pouvoir. 

Voilà  donc  un,e  raison  nouvelle  et  très 
importante  pour  laisser  les  corps  et  les 
membres  des  enfans  absolument  libres , 
avec  la  seule  précaution  de  les  éloigner  du 
danger  des  chûtes ,  et  d'écarter  de  leurs 
mains  tout  ce  qui  peut  les  blesser. 

Infailliblement  un  enfant  dont  le  corps 
et  les  bras  sont  libres  pleurera  moins  qu'un 
enfant  embandé  dans  un  maillot.  Celui  qui 
ne  connoît  que  les  besoins  physiques  ne 
pleure  que  quand  il  souffre,  et  c'est  un 
très  grand  avantage;  car  alors  on  sait  à 
point  nommé  quand  il  a  besoin  de  secours, 
e\  l'on  ne  doit  pas  tarder  un  moment  à  le 
lui  donner  s'il  est  possible.  Mais  si  vous 
ne  pouvez  le  soulager,  restez  tranquille , 
sans  le  llatter  pour  lappaiser  ;  vos  caresses 
ne  guériront  pas  sa  colique  :  cependant  il 
se  souviendra  de  ce  qu'il  faut  faire  pour 
être  flatté  ;  et  s'il  sait  une  fois  vous  occu- 
per de  lui  à  sa  volonté,  le  voilà  devenu 
verre  maître;  tout  est  perdu. 


L  I  V  R  E   I.  laï*- 

Moins  contrariés  dans  leurs  mouvemens, 
les  enfans  pleureront  moins  ;  moins  im- 
portuné de  leurs  pleurs,  on  se  tourmen- 
tera moins  pour  les  faire  taire;  menacés 
ou  flattés  moins  souvent,  ils  seront  moins 
craintifs  ou  moins  opiniâtres,  et  resteront 
mieux  dans  leur  état  naturel.  Cest  moins 
en  laissant  pleurer  les  enfans  qu'en  s'em- 
pressant  pour  les  appaiser,  quon  leur  fait 
gagner  des  descentes,  et  ma  preuve  est  que 
les  enfans  les  plus  négliges  y  sont  bien 
moins  sujets  que  les  autres.  Je  suis  fort 
éloigné  de  vouloir  pour  cela  qu'on  les  né- 
glige ;  au  contraire  il  importe  qu'on  les 
prévienne ,  et  qu'on  ne  se  laisse  pas  avertir 
de  leurs  besoins  par  leurs  cris.  Mais  je 
ne  veux  pas  non  plus  que  les  soins  qu'on 
leur  rend  soient  mal-entendus.  Pourquoi 
se  feroient-iis  faute  de  pleurer  dès  qu'ils 
voient  que  leurs  pleurs  sont  bons  à  tant 
de  choses?  Instruits  du  prix  qu'on  meta 
leur  silence,  ils  se  gardent  bien  de  le  pro- 
diguer. Ils  le  font  à  la  fin  tellement  valoir , 
qu'on  ne  peut  plus  le  payer  ;  et  c'est  alors 
qu'à  force  de  pleurer  sans  succès,  ils  s'ef^ 
forcent ,  s'épuisent ,  et  se  tuent. 


'i22  ÎÉ  M  I  L  E. 

Les  longs  pleurs  d\m  enfant  qui  n'est 
ïii  lié  ni  malade  et  qu'on  ne  laisse  manquer 
de  rien  ne  sont  que  des  pleurs  d'habitude 
et  d'obstination.  Il  ne  sont  point  Touvrage 
de  la  nature ,  mais  de  la  nourrice ,  qui 
pour  n'en  savoir  endurer  l'importunité  la 
multiplie ,  sans  songer  qu'en  faisant  taire 
l'enfant  aujourd'hui  on  l'excite  à  pleurer 
demain  davantage. 

Le  seul  moyen  de  guérir  ou  prévenir 
cette  habitude  est  de  n'y  faire  aucune 
attention.  Personne  n'aime  à  prendre  une 
peine  inutile  ,  pas  même  les  enfans.  Ils 
sont  obstinés  dans  leurs  tentatives;  mais 
si  vous  avez  plus  de  constance  ,  qu'eux 
d'opiniâtreté,  ils  se  rebutent  et  n'y  re- 
viennent plus.  C'estainsi  qu'on  leur  épargne 
des  pleurs,  et  qu'on  les  accoutume  à  n'en 
yerser  que  quand  la  douleur  les  y  force. 

Au  reste ,  quand  ils  pleurent  par  fan- 
taisie ou  par  obstination ,  un  moyen  sur 
pour  les  empêcher  de  continuer  est  de  les 
distraire  par  quelque  objet  agréable  et 
frappant ,  qui  leur  fasse  oublier  qu'ils  vou- 
îoient  pleurer.  La  plupart  des  nourrices 
excellent  dans  cet  art ,  et  bien  ménagé  il 


L  I  V  n  E     I.  125 

est  très  utile  :  mais  il  est  de  la  dernière 
importance  que  Tenfant  n'apperçoive  pas 
Tintention  de  le  distraire  ,  et  qu'il  s'amuse 
sans  croire  qu'on  songe  à  lui  ;  or  voilà  sur 
quoi  toutes  les  nourrices  sont  mal-adroites. 

On  sevré  trop  tôt  tous  les  en  fans.  Le 
temps  où  Ton  doit  les  sevrer  est  indiqué 
par  1  éruption  des  dents ,  et  cette  éruption 
est  communément  pénible  et  douloureuse. 
Par  un  instinct  machinal  Tenfant  porte 
alors  fréquemment  à  sa  bouche  tout  ce 
qud  tient  pour  le  mâcher.  On  pense 
faciliter  lopération  en  lui  donnant  pour 
hocliet  quelques  corps  durs ,  comme  l'i- 
voire ou  la  dent  de  loup.  Je  crois  qu'on 
se  trompe.  Ces  corps  durs  ,  appliqués  sur 
les  gencives,  loin  de  les  ramollir  les  rendent 
calleuses ,  les  endurcissent ,  préparent  un 
déchirement  plus  pénible  et  plus  dotdou- 
reux.  Prenons  toujours  l'instinct  pour 
exemple.  On  ne  voit  point  les  jeunes  chiens 
exercer  leurs  dents  naissantes  sur  des  cail- 
loux, sur  du  fer ,  sur  des  os  ,  mais  sur  du 
bois ,  du  cuir ,  des  chiffons ,  des  matières 
Eiolles  qui  cèdent  et  où  la  deiit  s'imprime. 

On  ne  sait  plus  être  simple  en  rien, 


f  a4  EMILE. 

pas  même  autour  des  enfans.  Des  greloti 
d'argent,  d'or,  du  corail,  des  crystaux  h 
facettes ,  des  hochets  de  tout  prix  et  do- 
toute  espèce.  Que  d'apprêts  inutiles  et  per- 
nicieux !  Rien  de  tout  cela.  Point  de  gre- 
lots ,  point  de  hochets  ;  de  petites  bran- 
ches d  arbre  avec  leurs  fruits  et  leurs  feuil- 
les ^  une  tête  de  pavot  dans  laquelle  on 
entend  sonner  les  graines ,  un  bâton  de 
réglisse  qu'il  peut  sucer  et  mâcher,  l'amu-- 
seront  autant  que  ces  magnifiques  coliR- 
chets,  €t  n'auront  pas  l'inconvénient  de 
l'accoutumer  au  luxe  dès  sa  naissance. 

Il  a  été  reconnu  que  la  bouillie  n'est  pas 
une  nourriture  fort  saine.  Le  lait  cuit  et 
la  farine  crue  font  beaucoup  de  saburre 
et  conviennent  mal  à  notre  estomac.  Dans 
la  bouillie  la  farine  est  moins  cuite  que 
dans  le  pain ,  et  de  plus  elle  n'a  pas  fer- 
menté; la  panade,  la  crème  de  riz,  me  pa- 
roissent  préférables.  Si  l'on  veut  absolu- 
ment faire  de  la  bouillie  ,  il  convient  de 
griller  un  peu  la  farine  auparavant.  On  fait 
dans  mon  pays ,  de  la  farine  ainsi  torréfiée, 
une  soupe  fort  agréable  et  fort  saine.  Lè- 
bvouillon  de  viande  et  le  potago  sont  encors 


t   I  V  R  E     ï.  123 

Itn  médiocre  aliment  dont  il  ne  faut  user 
que  le  moins  qu'il  est  possible.  Il  im- 
porte que  les  enfans  s'accoutument  d'abord 
à  mâcher  ;  c'est  le  vrai  moyen  de  faciliter 
l'éruption  des  dents  :  et,  quand  ils  com- 
mencent d'avaler ,  les  sucs  salivaires  mêles 
avec  les  alimens  en  facilitent  la  digestion. 

Je  leur  ferois  donc  mâcher  d'abord  des 
fruits  secs,  des  croûtes.  Je  leur  donnerois 
pour  jouer  de  petits  bâtons  de  pain  dur  Ou 
de  biscuit  semblable  au  pain  de  Piémont 
qu'on  appelle  dans  le  pays  des  prisses.  A 
force  de  ramollir  ce  pain  dans  leur  bouche 
ils  en  avaleroient  enfin  quelque  peu  ;  leurs 
.^nts  se  trouveroient  sorties,  et  ils  se  trou- 
%proient  sevrés  presque  avant  qu'on  s'en 
fut  apperçu.  Les  paysans  ont  pour  Tordis 
naire  l'estomac  fort  bon,  et  l'on  ne  les  se- 
vré pas  avec  plus  de  façon  que  cela. 

Les  enfans  entendent  parler  dès  leur 
naissance  ;  on  leur  parle  non  seulement 
avant  qu'ils  comprennent  ce  qu'on  leur 
dit ,  mais  avant  qu'ils  puissent  rendre  les 
voix  qu'ils  entendent.  Leur  organe  encore 
engourdi  ne  se  prête  que  peu-à-peu  aux 
iuîiiatioij^  des  sous  qu'on  leur  dicte ,  et  il 


12G  T:   m  ILE. 

n'est  pas  mcme  assuré  que  ces  sons  se 
portent  crabordà  leur  oreille  aussi  distinc- 
tement qu'à  la  nôtre.  Je  ne  désapprouve 
pas  que  la  nourrice  amuse  Fenfant  par  des 
chaos  et  par  des  accents  très  gais  et  très 
variés;  mais  je  désapprouva  qu'elle  l'ëtour- 
disse  incessamment  d'une  multitude  de 
paroles  inutiles  auxquelles  il  ne  comprend 
rien  que  le  ton  qu'elle  y  met.  Je  voudrois 
que  les  premières  articulations  qu'on  lui 
fait  entendre  fussent  rares  ,  faciles,  dis- 
tinctes, souvent  répétées,  et  que  les  mots 
qu'elles  expriment  ne  se  rapportassent  qu'à 
des  objets  sensibles  qu'on  pût  d'abord 
montrer  à  l'enfant.  La  malheureuse  facis 
lité  que  nous  avons  à  nous  payer  de  mot» 
que  nous  n'entendons  point  commence 
plutôt  qu'on  ne  pense.  L'écolier  écoute 
en  classe  le  verbiage  de  son  régent,  com- 
me il  écoutoit  au  maillot  le  babil  de  sa 
nourrice.  Il  me  semble  que  ce  seroit  l'in- 
struire fort  utilement  que  de  l'élever  à  n'y 
rien  comprendre. 

Les  réflexions  naissent  en  foule  quand 
on  veut  s  occuper  de  la  formation  du  lan- 
gage et  des  premiers  discours  des  enfans. 


I.  I  V  R  E     I.  127 

Quoi  qu'on  fasse,  ils  apprendront  toujours 
à  parler  de  la  même  maniera ,  et  toutes  les 
spéculations  philosophiques  sont  ici  de  la 
plus  grande  inutilité. 

D'abord  ils  ont,  pour  ainsi  dire,  un© 
grammaire  de  leur  âge,  dont  la  syntaxe  a 
des  règles  plus  générales  que  la  nôtre  ;  et , 
si  Ton  y  faisoit  bien  attention ,  Ton  seroit 
étonné  de  l'exactitude  avec  laquelle  ils  sui- 
vent certaines  analogies,  et  qui  ne  sont  cho- 
quantes que  par  leur  dureté  ou  parceque 
l'usage  ne  les  admet  pas.  Je  viens  d'entendre 
un  pauvre  enfant  bien  grondé  par  son  père 
pour  lui  avoir  dit,  Mon  père  ^  irai-je-t-y?, 
Or  on  voit  que  cet  enfant  suivoit  mieux 
l'analogie  que  nos  grammairiens  ;  car,  puis- 
qu'on lui  disoit,  Vas-y,  pourquoi  n'auroit- 
il  pas  dit,  Irai-je-t-y?  Remarquez  de  plus 
avec  quelle  adresse  il  évitoit  l'hiatus  de 
irai-jey ,  ou  y  irai-je  ?  Est-ce  la  faute  du 
pauvre  enfant  si  nous  avons  mal-à-propos 
ôté  de  la  phrase  cet  adverbe  déterminant 
j,  parceque  nous  n'en  savions  que  faire? 
C'est  une  pédanterie  insupportable  et  un 
soin  des  plus  superflus  de  s'attacher  à  cor- 
riger dans  les  enfans  toutes  ces  petites  fau- 


\2.t  r^  M    I  L  E. 

tes  contre  l'usage ,  desquelles  ils  ne  maft» 
qùent  jamais  de  se  corriger  d'eux-mêmes 
avec  le  temps.  Parlez  toujours  correcte- 
ment devant  eux,  faites  qu'ils  ne  se  plai- 
sent avec  personne  autant  qu  avec  vous  , 
et  soyez  surs  qu'insensiblement  leur  lan- 
gage s'épurera  sur  le  vôtres  sans  que  vous 
les  ayez  jamais  repris. 

Mais  un  abus  d'une  tout  autre. impor- 
tance et  qu'il  n'est  pas  moins  aisé  de  pré- 
venir, est  qu'on  se  presse  trop  de  les  faire 
parler ,  comme  si  l'on  avoit  peur  qu'ils 
n'apprissent  pas  à  parler  d'eux-mêmes.  Cet 
empressement  indiscret  produit  un  effet 
directement  contraire  à  eelui  qu'on  cher- 
che. Ils  en  parlent  joins  tard,  plus  confusé- 
ment :  l'extrême  attention  qu'on  donne  a 
tout  ce  qu'ils  disent  les  dispense  de  bien 
articuler;  et  comme  ils  daignent  à  joeine 
ouvrir  la  bouche ,  plusieurs  d'entre  eux  en 
conservent  toute  leur  vie  un  vice  de  pro- 
nonciation et  un  parler  confus  qui  les 
xend  presque  inintelligibles. 

J'ai  beaucoup  vécu  parmi  les  paysans, 
et  n'en  ouis  jamais  grasseyer  aucun  ,  ni 
liomme  ni  femme,  ni  fille  ni  garçon.  D'où 

vient 


L  r  V  R  E     !.•  12g 

Vient  cela?  Les  organes  des  paysans  sont- 
ils  autrement  construits  que  les  nôtres? 
JN"on,  mais  ils  sont  autrement  exercés.  Yis- 
à-vis  de  ma  fenêtre  est  un  tertre  sur  lequel 
se  rassemblent,  pour  jouer,  les  enfans  da 
lieu.  Quoiqu'ils  soient  assez  éloignes  de 
moi ,  je  distingue  parfaitement  tout  ce 
qu'ils  disent,  et  j'en  tire  souvent  de  bons 
mémoires  pour  cet  écrit.  Tous  les  jours 
mon  oreille  me  trompe  sur  leur  âge;  j'en- 
tends des  voix  d' enfans  de  dix  ans ,  je  re- 
garde ,  je  vois  la  stature  et  les  traits  d'en- 
fans  de  trois  à  quatre.  Je  ne  borne  pas  à 
moi  seul  cette  expérience  ;  les  urbains  qui 
me  viennent  voir,  et  c[ue  je  consulte  là- 
dessus  ,  tombent  tous  dans  la  même  er- 
reur. 

Ce  qui  la  produit  est  que  ,  jusqu'à  cinq 
ou  six  ans ,  les  enfans  des  villes,  élevés  dans 
la  chambre  et  sous  Taile  d'une  gouvernan- 
te, n'ont  besoin  que  de  marmotter  pour  se 
faire  entendre  ;  sitôt  qu'ils  remuent  les  lè- 
vres on  prend  peine  à  les  écouter;  on  leur 
dicte  des  mots  qu'ils  rendent  mal ^  et,  a 
force  d'y  faire  attention  ,  les  mêmes  gens , 
étant  sans  cesse  autour  d'eux,  devinent  cq 

Tome  10.  X 


''l30  t  M  I  L  E. 

qu'ils  ont  voulu  dire  plutôt  que  ce  qu'ils 
ont  dit. 

A  la  campagne  c'est  tout  autre  chose. 
Une  paysanne  n'est  pas  sans  cesse  autour 
de  son  enfant;  il  est  forcé  d'apprendre  à 
dire  très  nettement  et  très  haut  ce  qu'il  a 
besoin  de  lui  faire  entendre.  Aux  cliamps 
les  enfans  épars  ,  éloignés  du  père  ,  de  la 
mère  et  des  autres  enfans,  s'exercent  à  se 
faire  entendre  à  distance,  et  à  mesurer  la 
force  de  la  voix  sur  l'intervalle  qui  les  sé- 
pare de  ceux  dont  ils  veulent  être  enten- 
dus. Voilà  comment  on  apprend  véritable- 
ment à  prononcer,  et  non  pas  en  bégayant 
quelques  voyelles  à  l'oreille  d'une  gouver- 
nante attentive.  Aussi  quand  on  interroge 
l'enfant  d'un  paysan  ,  la  honte  peut  l'em- 
pêcher de  répondre,  mais  ce  qu'il  dit  il  le 
dit  nettement  ;  au  lieu  qu'il  faut  que  la 
bonne  serve  d'interprète  à  l'enfant  de  la 
ville,  sans  quoi  l'on  n'entend  rien  à  ce  qu'il 
grommelle  entre  ses  dents  {a). 

(rt)Ceci  n'est  pas  sans  exception  ;  souvent  les  en- 
fans qui  se  font  d'abord  le  moins  entendre  devien- 
ïient  ensuite  les  plus  ^tourdissans  quand  ils  oftt 


L   1   V   R   E     I.  }â^ 

En  grandissant ,  les  gar(^ons  devroient  sq 
corriger  de  ce  défaut  dans  les  collèges,  el^ 
les  filles  dans  les  couvens  :  en  effet  les  uns, 
et  les  autres  parlent  en  général  plus  dis- 
tinctement que  ceux  qui  ont  été  toujours 
élevés  dans  la  maison  paternelle.  Xvlais  ce. 
qui  les  empêche  d  acquérir  jamais  une  pi:Q-- 
nonciation  aussi  nette  que  celle  des  pay- 
sans ,  c'est  la  nécessité  -d'apprendre  par 
cœur  beaucoup  de  choses  ,  et  de  réciter 
tout  haut  ce  qu'ils  ont  appris  :  car,  en  étu- 
diant, ils  s'habituent  à  barbouiller,  à  pro- 
noncer négligemment  et  mal  :  en  récitant 
c'est  pis  encore;  ils  recherchent  leurs  mots, 
avec  effort,  ils  traînent  et  alongent  leurs 
syllabes  :  il  n'est  pas  possible  que  quand 
la  mémoire  vacille  la  langue  ne  balbutie, 
aussi.   Ainsi  se  contractent  ou  se.  cojis^i;'- 

■  "^"^Tr^ 

commencé  d'élever  la  voix.  Mais ,  s'il  falloit  enti^er 
dai\s  toutes  ces  minuties  ,  je  ne  fînirois  pas  :  tout 
lecteur  sensé  doit  voir  que  l'excès  et  le  défaut ,  déri- 
vés d»i  même  abus  ,  sont  également  corrigés  par  ma 
méthode.  Je  regarde  ces  deux  maximes  comm^ 
inséparables  :  Toujours  assez  ,  et  jamais  trop.  D© 
1^  première  bien  établie  l'autre  s'ensuit  nécessah*^ 

la 


l32  :^  M  I  L  E. 

vent  les  vices  de  la  proiîonciatîon.  On  verra 
ci-après  que  mon  Emile  n'aura  pas  ceux-là, 
ou  du  moins  qu'il  ne  les  aura  pas  contrac- 
tés par  les  mêmes  causes. 

Je  conviens  que  le  peuple  et  les  villa- 
geois tombent  dans  une  autre  extrémité , 
qu'ils  parlent  presque  toujours  plus  haut 
qu'il  ne  faut ,  qu'en  prononçant  trop  exac- 
tement ils  ont  les  articulations  fortes  et 
rudes,  qu'ils  ont  trop  d'accent ,  qu'ils  choi- 
sissent mal  leurs  termes ,  etc. 

Mais,  premièrement,  cette  extrémité  me 
paroît  beaucoup  moins  vicieuse  que  l'au- 
tre ,  attendu  que  la  première  loi  du  dis- 
cours étant  de  se  faire  entendre,  la  plus 
grande  faute  qu'on  puisse  faire  est  de  par- 
ler sans  être  entendu.  Se  piquer  de  n'a- 
voir point  d'accent,  c'est  se  piquer  d'ôter 
aux  phrases  leur  grâce  et  leur  énergie.  L'ac- 
cent est  l'ame  du  discours  ;  il  lui  donne  le 
sentiment  et  la  vérité.  L'accent  ment  moins 
que  la  parole;  c'est  peut-être  pour  jcela 
que  les  gens  bien  élevés  le  craignent  tant.; 
C'est  de  l'usage  de  tout  dire  sur  le  même 
ton  qu'est  venu  celui  de  persiffler  les  gens 
^ans  qu'ils  le  sentent.  A  l'accent  proscrit 


LIVRE     I.  l55 

succèdent  des  manières  de  prononcer  ri- 
dicules, affectées,  et  sujettes  à  la  mode  y 
telles  qu'on  les  remarque  sur- tout  dans 
les  Jeunes  gens  de  la  cour.  Cette  affecta- 
tion de  parole  et  de  maintien  est  ce  qui 
rend  généralement  Fabord  du  François  re- 
poussant et  désagréable  aux  autres  nations. 
,  Au  lieu  de  mettre  de  Taccent  dans  son  par- 
ler, il  y  met  de  l'^ir.  Ce  n'est  pas  le  moyen 
de  prévenir  en  sa  faveur. 

Tous  ces  petits  défauts  de  langage  qu'on 
craint  tant  de  laisser  contracter  aux  enfans 
ne  sont  rien  ;  on  les  prévient  ou  Ton  les 
corrige  avec  la  plus  grande  facilité  :  mais 
ceux  qu  on  leur  fait  contracter  en  rendant, 
leur  parler  sourd ,  confus  ,  timide  ,  en  cri  i 
tiquant  incessamment  leur  ton ,  en  éplu . 
chant  tous  leurs  mots ,  ne  se  corrigent  ja- 
mais. Un  homme  qui  n'apprit  à  )  arler  que 
dans  les  ruelles  ,  se  fera  mal  entendre  à  la 
tête  d'un  bataillon,  et  n'en  imposera  guère 
au  peuple  dans  une  émeute.  Enseignez 
premièrement  aux  enfans  à  parler  aux  hom» 
mes  ;  ils  sauront  bien  parler  aux  femmes 
quand  il  faudra. 

jXourris  à  la  campagne  dans  toute  la  rus- 

13 


l^/y  t   M   1  L  E. 

ticitë  champêtre ,  vos  enfans  y  prendroitt 
une  voix  plus  sonore;  ils  n'y  contracteront 
point  le  confus  bégaiement  des  enfans  de 
'  la  ville  ;  ils  n'y  contracteront  pas  non  plus 
ïes  expressions  ni  le  ton  du  village,  ou  du 
moins  ils  les  perdront  aisément  ,  lorsque 
le  maître  ,  vivant  avec  eux  dès  leur  nais- 
sance ,  et  y  vivant  de  jour  en  jour  plus 
ex-clusivement ,  prévienfJra  ou  effacera  par 
la  correction  de  son  langage  l'impression  du 
langagedes  paysans.  Emile  parlera  un  fran- 
rois  tOLit  aussi  pur  que  je  peux  le  savoir,  mais 
il  le  parlera  plus  distinctement ,  et  l'arti- 
culera beaucoup  mieux  que  moi. 

L'enfant  qui  veut  parler  ne  doit  écouter 
que  les  mots  qu'il  peut  entendre  ,  ni  dire 
que  ceux  qu'il  peut  articuler.  Les  efforts 
qu'il  fait  pour  cela  le  portent  à  redoubler 
la  même  syllabe,  comme  pour  s'exercer  à 
la  prononcer  plus  distinctement.  Quand 
il  commence  à  balbutier ,  ne  vous  tour- 
mentez pas  si  fort  à  deviner  ce  qu'il  dit. 
Prétendre  être  toujours  écouté  est  encore 
une  sorte  d'empire  ,  et  l'enfant  n'en  doit 
exercer  aucun.  Qu'il  vous  suffise  de  pour- 
voir très  attentivement  au  nécessaire  ;  c'est 


L  1  V  R  E     I.  l35 

à  lui  de  tâcher  de  vous  faire  entendre  ce 
qui  ne  l'est  pas.  Bien  moins  encore  faut  il 
se  hâter  d'exiger  qu'il  parle  :  il  saura  bien 
parler  de  lui-meine  à  mesure  qu'il  en  sentira 
Tutilitë. 

On  remarque  ,  il  est  vrai  ,  que  ceux  qui 
commencent  à  parler  fort  tard  ne  parlent 
jamais  si  distinctement  que  les  autres  ; 
mais  ce  n'est  pas  parcequ'ils  ont  parlé  tard 
que  l'organe  reste  embarrasse ,  c'est  au  con- 
traire jjarcequ'ils  sont  nës  avec  un  organe 
embarrasse  qu'ils  commencent  tard  à  par- 
ler ;  car,  sans  cela  ,  pourquoi  parleroient-ils 
jplus  tard  que  les  autres?  Ont-ils  moins  l'oc- 
casion de  parler ,  et  ^^y  excite-t-on  moins  ? 
Au  contraire ,  l'inquiétude  que  donne  ce 
retard  ,  aussitôt  qu'on  s'en  apperçoit,  fait 
qu'on  se  tourmente  beaucoup  plus  à  les 
faire  balbutier  que  ceux  qui  ont  articulé 
de  meilleure  heure  ;  et  cet  empressement 
mal-entendu  peut  contribuer  beaucoup  à 
rendre  confus  leur  parler ,  qu'avec  moins 
de  précipitation  ils  auroient  eu  le  temps 
de  perfectionner  davantage. 

Les  ^ifans  qu'on  presse  trop  de  parler 
uont  le  temps  ni  d'apprendre  à  bienpro- 

I  4 


l36  2i  M  I  L  E. 

iionccr  ni  de  bien  concevoir  ce  qu'on  leur 
fait  dire  :  au  lieu  que  ,  quand  on  les  laisse 
aller  d'eux-mêmes  ,  ils  s'exercent  d'abord 
aux  syllabes  les  plus  faciles  à  prononcer  ; 
et  y  joignant  peu-à-peu  quelque  significa- 
tion qu'on  entend  par  leurs  gestes ,  il:^  vous 
donnent  leurs  mots  avant  de  recevoir  les 
vôtres  ;  cela  fait  qu'ils  ne  reçoivent  ceux-ci 
qu'après  les  avoir  enlendus.  N'étant  point 
pressés  de  s'en  servir,  ils  commencent  par 
bien  observer  quel  sens  vous  leiu'  donnez , 
et  quand  ils  s'en  sont  assurés  ils  les  adoptent. 
Le  plus  grand  mal  de  la  précipitation 
avec  laquelle  on  fait  parler  les  enfans  avant 
l'âge,  n'est  pas  que^^S  premiers  discours 
qu'on  leur  tient  et  les  premiers  mots  qu  ils 
disent  n'aient  aucun  sens  pour  eux ,  mais 
qu'ils  aient  un  autre  sens  que  lenùtre,  sans 
que  nous  sachions  nous  eii  appercevoir  ;  en 
sorte  que  paroissant  nous  répondre  fort  exac- 
tement, ils  nous  parlent  sans  nous  enten- 
dre et  sans  que  nous  les  entendions.  C'est 
pour  l'ordinaire  à  de  pareilles  équivoques 
qu'est  due  la  surprise  où  nous  jettent  quel- 
quefois leurs  propos,  auxquels  nou^rêtons 
des  idées  qu'ils  n'y  ont  point  jointes.  Cette 


LIVRE     I.  1^7 

inattention  de  notre  part  au  véritable  sens 
que  les  mots  ont  pour  les  enfans  me  paroît 
être  la  cause  de  leurs  premières  erreurs  ; 
et  ces  erreurs ,  même  après  qu'ils  en  sont 
guéris ,  influent  sur  leur  tour  d'esprit  pour 
le  reste  de  4eur  vie.  J  aurai  plus  d'une  oc- 
casion dans  la  suite  d'éclaircir  ceci  par  des 
exemples. 

Piesserrez  donc  le  plus  qu'il  est  possible 
le  vocabulaire  de  Tenfant.  C'est  un  très 
grand  inconvénient  qu'il  ait  plus  de  mots 
que  d'idées,  qu'il  sache  dire  plus  de  cho- 
ses qu'il  n'en  peut  penser..  Je  crois  qu'une 
des  raisons  pourquoi  les  paysans  ont  gé- 
néralement l'esprit  plus  juste  que  les  gens 
de  la  ville ,  esfe  que  leur  dictionnaire  est 
moins  étendu.  Ils  ont  peu  d'idées ,  mais 
ils  les  comparent  très  bien. 

Les  premiers  développemens  de  l'en- 
fance se  font  presque  tous  à  la  fois.  L'en- 
fant apprend  à  parler,  à  manger,  à  mar- 
cher, à -peu-près  dans  le  même  temps. 
C'est  ici  proprement  la  première  époque 
de  sa  vie.  Auparavant  il  n'est  rien  de  plus 
que  ce  qu'il  étoit  dans  le  sein  de  sa  mère; 
il  n'a  nul  sentiment,  nulle  idée,  à  peine 


1  58  É  M  I  L  E.    L  I  V  R  E     I." 

A't-il  des  sensations;  H'iie  sent  pas  même 
ôa  propre  existence. 

Vivit ,  et  est  vitsê  tiescius  ipse  siiae  (a). 

,  I     .       I     I  II.  .1  I* 

(a)  Ovid.  Trist.  I.  3. 


Fin  du  livre  premier. 


EMILE, 

o  u 
DE  L'ÉDUCATION. 

LIVRE    SECOND. 

vj'e  s  t  ici  le  second  terme  de  la  vie ,  et 
celui  auquel  proprement  finit  Tenfance  ; 
car  les  mots  înfans  et  puer  ne  sont  pas 
synonymes.  Le  premier  est  compris  dans 
l'autre  ,  et  signifie  qui  ne  peut  parler ,  doù 
vient  que  ,  dans  Yalere -Maxime,  on  trouve 
puerum  infantem.  Mais  je  continue  à  me 
servir  de  ce  mot  selon  F  usage  de  notre  lan- 
gue, jusqu'à  Tâge  pour  lequel  elle  a  d'au- 
tres noms.. 

Quand  les  enfans  commencent  h.  parler, 
ils  pleuTent  moins.  Ce  progrès  est  naturel  ; 
un  langage  est  substitué  à  l'autre.  Sitôt 
qu'ils  peuvent  dire  qu'ils  souffrent  avec 
des  paroles,  pourquoi  le  diroient-ils  avec 
des  cris ,  si  ce  n'est  quand  la  douleur  est 
trop  ^ive  pour  que  la  parole  puisse  Vex:- 


l4o  ^  M  I  L  E. 

primer?  S'ils  continuent  alors  à  pleurer, 
c'est  la  faute  des  gens  qui  sont  autour 
d  eux.  Dès  qu'une  fois  Emile  aura  dit , 
J'ai  mal,  il  faudra  des  douleurs  bieu  vives 
pour  le  forcer  de  pleurer. 

Si  l'enfant  est  délicat,  sensible,  que  na- 
turellement il  se  mette  à  crier  pour  rien , 
en  rendant  ses  cris  inutiles  et  sans  effet 
j'en  taris  bientôt  la  source.  Tant  qu'il  pleure 
je  ne  vais  point  à  lui;  j'y  cours  sitôt  qu'il 
s'est  tu.  Bientôt  Sa  manière  de  m'appeler 
sera  de  se  taire ,  ou  tout  au  plus  de  jeter 
un  seul  cri.  C'est  par  l'effet  sensible  des 
signes ,  que  les  enfans  jugent  de  leur  sens  ; 
il  n'y  a  point  d'autre  convention  pour  eux: 
quelque  mal  qu'un  enfant  se  fasse,  il  est 
très  rare  qu'il  pleure  quand  il  est  seul ,  à 
moins  qu'il  n'ait  l'espoir  d'être  entendu. 

S'il  tombe  ,  s'il  se  fait  une  bosse  à  la 
tête,  s'il  saigne  du  nez,  s'il  se  coupe  les 
doigts  ;  au  lieu  de  m'empresser  autour  de 
lui  d'un  air  alarmé,  je  resterai  tranquille, 
au  moins  pour  un  peu  de  temps.  Le  mal  est 
fait ,  c'est  une  nécessite  •  qu'il  l'endure  ; 
tout  mon  empressement  ne  serviroit  qu'à 
l'effrayer  davantage,  augmenter  sa  sensi- 


LIVRE     II.  l'4ll 

bllité.  Au  fond,  c'est  moins  le  coup  que 
la  crainte  qui  tourmente,  quand  on  s'est 
blesse.  Je  lui  épargnerai  du  moins  cette 
dernière  angoisse  ;  car  très  sûrement  il 
jugera  de  son  mal  comme  il  verra  que  j'en 
juge  :  s'il  me  voit  accourir  avec  inquié- 
tude, le  consoler ,  le  plaindre,  il  s'estimera 
perdu  :  s'il  me  voit  garder  mon  sang-froid , 
il  reprendra  bientôt  le  sien,  et  croira  le 
mal  guéri  quand  il  ne  le  sentira  plus.  C'est 
à  cet  âge  qu'on  prend  les  premières  le- 
çons de  courage,  et  que,  souffrant  sans 
effroi  de  légères  douleurs  ,  on  apprend  par 
degrés  à  supporter  les  grandes. 

Loin  d'être  attentif  à  éviter  qu'Emîîe 
ne  se  blesse  ,  je  serois  fort  fâché  qu'il  ne 
se  blessât  jamais  et  qu'il  grandît  sans  con- 
noître  la  douleur.  Souffrir  est  la  première 
chose  qu'il  doit  apprendre ,  et  celle  qu'il 
aura  le  plus  grand  besoin  de  savoir.  Il  sem- 
ble que  les  enfans  ne  soient  petits  et  foi- 
bles  que  ponr  prendre  ces  importantes  le- 
çons sans  danger.  Si  l'enfant  tombe  de  son 
haut,  il  ne  se  cassera  pas  la  jambe  ;  s'il  se 
frappe  avec  un  bâton ,  il  ne  se  cassera  pas 


le  bras  ;  s'il  saisit  un  fer  tranchant ,  il  ne 
serrera  guère,  et  ne  se  coupera  pas  bien 
avant.  Je  ne  sache  pas  qu'on  ait  jamais  vu 
d'enfant  en  liberté  se  tuer,  s'estropier,  ni 
se  faire  un  mal  considérable,  à  ni  oins  qu'on 
ne  l'ait  indiscrètenaent  exposé  sur  des  lieux 
élevés,  ou  seul  autour  du  feu ,  ou  qu'on 
n'ait  laissé  des  instruniens  dangereux  à  sa 
portée.  Que  dire  de  ces  magasins  de  machi- 
nes qu'on  rassenible  autour  d'un  enfant 
pour  l'armer  de  toutes  pièces  contre  la  dou- 
leur^ jusqu'à  ce  c|ue  devenu  grand  il  reste  à 
sa  merci,  sans  courage  et  sans  expérience, 
qu'il  se  croie  rnort  à  la  première  piquure , 
et  s  évanouisse  en  voyant  la  piemiere  goutte 
.de  son  sang? 

.  Notre  manie  enseignante  et  pédantesque 
est  toujours  d'apprendre  aux  enfans  ce 
qu'ils  apprendroient  beaucoup  mieux  d'eux- 
.mêmes,  et  d'oublier  ce  que  nous  aurions 
pu  seuls  leur  enseigner.  Y  a-t-il  rien  de 
.plus  sot  que  la  peine  qu'on  prend  pour  leur 
iapprexadre  à  marcher,  comme  si  l'on  en 
avoit  vu  quelqu'un  qui,  par  la  négligence 
de  sa  nourrice,  ne  sût  pas  marcher  étant 


L  I  V  R   E     I  ï.  145 

grand?  Combien  voit-on  de  gens  au  cour 
traire  marcher  mal  toute  leur  vie ,  parce- 
qu'on  leur  a  mal  appris  à  marcher  ! 

Emile  n'aura  ni  bourrelets,  ni  paniers 
roulans  ,  ni  chariots ,  ni  lisières  ;  ou  du 
moins,  dès  qu'il  commencera  de  savoir  met- 
tre un  pied  devant  Vautre,  on  ne  le  sou- 
tiendra que  sur  les  lieux  pavés  ,  et  Ton  ne 
fera  qu'y  passer  en  hâte  (a).  Au  lieu  de  le 
laisser  croupir  dans  Tair  usé  d'une  cham- 
bre, qu'on  le  mené  journellement  au  mi- 
lieu d'un  pré.  Là ,  qu'il  coure  ,  qu  il  s'a- 
batte, qu'il  tombe  cent  ibis  le  jour,  tant 
mieux  :  il  en  apprendra  plutôt  à  se  rele- 
.ver.  Le  bien-être  de  la  liberté  rachette  beau- 
coup de  blessures.  Mon  élevé  aura  souvent 
des  contusions  ;  en  revanche  il  sera  tou- 
jours gai  :  si  les  vôtres  en  ont  moins ,  ils^ 
sont  toujours  contrariés,  toujours  enchai- 


(o)  Il  n'y  a  rien  de  plus  ridicule  et  de  plus  mal 
assuré  que  la  démarche  des  gens  qu'on  a  trop  me- 
nés par  la  lisière  étant  petits  :  c'^st  encore  ici  une 
de  CCS  observations  triviales  à  force  d'être  justes . 
et  qui  sont  juste»  ea  plus  d'un  sees. 


144  12  M  I  L  ÎE. 

nés,  toujours  tristes.  Je  doute  que  le  pro- 
fit soit  de  leur  coté. 

Un  autre  progrès  rend  aux  enfans  la 
plainte  moins  nécessaire ,  c'est  celui  de 
leurs  forces.  Pouvant  plus  par  eux-rnomes, 
ils  ont  un  besoin  moins  fréquent  de  re- 
courir à  autrui.  Avec  leur  force  se  déve- 
loppe la  connoissance  qui  les  met  en  état 
de  la  diriger.  C'est  à  ce  second  degré  que 
commence  proprement  la  vie  de  Tindi- 
vidu  :  c'est  alors  qu'il  prend  la  conscien- 
ce de  lui-même.  La  mémoire  étend  le 
sentiment  de  l'identité  sur  tous  les  momens 
de  son  existence  :  il  devient  véritablement 
un,  le  même  ,  et,  par  conséquent,  déjà  ca- 
pable de  bonheur  ou  de  misère.  Il  importe 
donc  de  commencer  à  le  considérer  ici 
comme  un  être  moral. 

Quoiqu'on  assigne  à-peu -près  le  plus 
long  terme  de  la  vie  humaine  et  les  pro- 
babilités qu'on  a  d'approcher  de  ce  terme 
à  chaque  âge  ,  rien  n'est  plus  incertain  que 
la  durée  de  la  vie  de  chaque  homme  en 
particulier  ;  très  peu  parviennent  à  ce  plus 
long  terme.  Les  plus  grands  risques  de  là 
vie  sont  dans  son  commencement  ;  moins 

on 


LIVRE     II.  145 

on  a  vécu  ,  moins  on  doit  espérer  de  vi- 
vre. Des  enfans  qui  naissent,  la  moitié, 
tout  au  plus  ,  parvient  à  radolescence ,  et 
il  est  probable  que  votre  élevé  n'atteindra 
pas  Tâge  d'homme. 

Que  faut-il  donc  penser  de  cette  éduca- 
tion barbare  qui  sacrifie  le  présent  à  un 
avenir  incertain ,  qui  charge  un  enfant  de 
chaînes  de  toute  espèce  ,  et  commence  par 
le  rendre  misérable  pour  lui  préparer  aii 
loin  je  ne  sais  quel  prétendu  bonheur  dont 
il  est  à  croire  qu'il  ne  jouira  jamais?  Quand 
je  supposerons  cette  éducation  raisonnable 
dans  son  objet,  comment  voir  sans  indi- 
gnation de  pauvres  infortunés  soumis  à  un 
joug  insupportable,  et  condamnés  à  des; 
travaux  continuels  comme  des  galériens  , 
sans  être  assuré  que  tant  de  soins  leur  se- 
ront jamais  utih-s?  L'âge  de  la  gaieté  se 
passe  au  milieu  des  pleurs,  des  chàtimens, 
des  menaces,  de TesclavÉige.  On  tourmenté 
le  malhenreux  pour  son  bien  ;  et  l'on  né 
voit  pas  la  mort  qu'on  appelle ,  et  qui  va 
le  saisir  au  milieu  de   ce   triste  appareil. 
Qui  sait  combien  d'enfans  périssent  victi- 
mes de  l'extravagante   sagesse  d'un  pers 
Tome  lo.  K. 


146  li  M  I  L  É. 

I    OU  d'un  maître?  Heureux  d'écliappet  à  sa 

.  cruauté  ,  lo  seul  avantage  qu  ils  tirent  deâ 

inaux  qu'il  leur  a  fait  souffrir,  est  de  mou-- 

rir   sans  regretter  la  vie  ,  dont  ils   n'ont 

connu  que  les  tourmens. 

Hommes  ,  soyez  humains ,  c'est  votre 
premier  devoir:  soyez-le  pour  tous  les  états, 
pour  tous  les  âges,  pour  tout  ce  qui  n'est 
pas  étranger  à  fliomme.  Quelle  sagesse  y 
a-t-il  pour  vous  hors  de  fhumanité  ?  Ai- 
mez fenfance;  favorisez  ses  jeux,  ses  plai- 
sirs ,  son  aimable  instinct.  Qui  de  vous  n  a 
pas  regretté  quelquefois  cet  âge  où  le  rire 
est  toujours' sur  les  lèvres,  eî  où  famé  est 
toujoursen  paix?  Pourquoi  voulez- vous  ùter 
h  ces  petits  innocens  la  jouissance  d'un 
temps  si  court  qui  leur  échappe,  et  d  un 
bien  si  précieux  dont  ils  ne  sauroient  abu- 
ser? Pourquoi  voulez- vous  remplir  d'amer- 
tume et  de  douleurs  ces  premiers  ans  si 
rapides,  qui  ne  reviendront  pas  plus  pour 
eux  qu'ils  ne  peuvent  revenir  pour  vous  ? 
Pères  ,  savez-vous  le  moment  où  la  mort 
attend  vos  enfans  ?  Ne  vous  préparez  pas 
des  regrets  en  leur  otant  le  peu  dinstans 
que  la  nature  leur  donne  :  aussitôt  qu  ils 


LIVRE     îî.  ï^^ 

l^'eiivent  sentir  le  plaisir  d'être ,  faites  qu'ils 
en  jouissent  ;  faites  qu  à  quelque  heure 
que  Dieu  les  appelle ,  ils  ne  meurent  point 
Sans  avoir  goûté  la  vie. 

Que  de  voix  vont  s'élever  contre  nioi  î 
J'entends  de  loin  les  clameurs  de  cette  fausse 
sagesse  qui  nous  jette  incessamment  hors 
dé  nous,  qui  compte  toujours  le  présent 
pour  rien  ,  et  poursuivant  sans  relâche  urî 
avenir'  qui  fuit  à  mesure  qu'on  avance ,  à 
force  de  nous  transporter  oià  nous  ne  som* 
liies  pas,  nous  transporte  où  nous  ne  se-, 
ïons  jamais. 

C'est,  me  répondez-vous,  le  temps  de 
corriger  les  mauvaises  inclinations  de  rhom- 
me  ;  c'est  dans  fâge  de  feiifance,  où  les  pei- 
nes sont  le  moins  sensibles ,  qu'il  faut  les 
multiplier  pour  les  épargner  dans  fâge  de 
raison.  Mais  qui  vous  dit  que  tout  cet  ar- 
rangement est  à  votre  disposition  ^  et  que 
toutes  ces  belles  instructions  dont  vous  ac= 
câblez  le  foible  esprit  d'un  enfant ,  ne  lui 
seront  pas  un  jour  plus  pernicieuses  qu'u- 
tiles ?  Qui  vous  assure  que  vous  épargnez 
quelque  chose  par  les  chagrins  que  vous 
lui  prodiguez?  Pourquoi  lui  donnez -voua 

K.  ^ 


l48  t   M   I   L  E. 

plus  de  maux  que  son  état  n'en  comporte, 
sans  ôrre  sûr  que  ces  maux  présens  sont  h 
la  (Jëcliarge  de  Tavenir?  Et  comment  me 
prouverez- vous  que  ces  mauvais  penchans 
dont  vous  prétendez  le  guérir,  ne  lui  vien- 
nent pas  de  vos  soins  mal-entendus ,  bien 
plus  que  de  la  nature?  Malheureuse  pré- 
voyance ,  qui  rend  un  être  actuellement 
miséjable,  sur  rcspoir  bien  ou  mal  fondé 
de  le  rendre  heureux  un  jour  !  Que  si  ces 
raisonneurs  vulgaires  confondent  la  licence 
avec  la  liberté  ,  et  f  enfant  quon  rend  heu- 
reux avec  fenfant  quon  gâte,  apprenons- 
leur  à  les  distinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chimères, 
n'oublions  pas  ce  qui  convient  à  notre  con- 
dition. L'humanité  a  sa  place  dans  Tordre 
des  choses  ;  l'enfance  a  lu  sienne  dans  Tor- 
dre de  la  vie  humaine  :  il  faut  considérer 
Tliomme  dans  Thomme  ,  et  Tenfant  dans 
Tenfant.  Assigner  à  chacun  sa  place  et  l'y 
fixer ,  ordonner  les  passions  humaines  se- 
lon la  constitution  de  Thomme  ,  est  tout: 
ce  que  nous  pouvons  faire  pour  son  bien- 
être.  Le  reste  dépend  de  causes  étrange- 
xes  qui  ne  sont  point  en  notre  pouvoir. 


LIVREII.  149 

Nous  ne  savons  ce  que  c'est  que  bon- 
heur ou  malheur  absolu.  Tout  est  mêlé 
dans  cette  vie,  on  n'y  goûte  aucun  senti- 
ment pur,  on  n'y  reste  pas  deux  momens 
dans  le  même  état.  Les  affections  de  nos 
anies,  ainsi  que  les  modilications  de  nos 
corps  ,  sont  dans  un  flux  continuel.  Le 
bien  et  le  mal  nous  sont  communs  à  tous, 
mais  en  différentes  mesures.  Le  plus  heu- 
reux est  celui  qui  souffre  le  moins  de  pei- 
nés  ;  le  plus  misérable  est  celui  qui  sent  le 
moins  de  plaisirs.  Toujours  plus  de  souf- 
frances que  de  jouissances  ;  voilà  la  diffé- 
rence commune  à  tOLwr  La  félicité  de 
1  homme  ici-bas  n'est  donc  qu'un  état  né- 
gatif, on  doit  la  mesurer  par  la  moindre 
quantité  des  maux  qu'il  souffre. 

Tout  sentiment  de  peine  est  insépara- 
ble du  désir  de  s'en  délivrer  :  toute  idée 
de  plaisir  est  inséparable  du  désir  d'en  jouir: 
tout  désir  suppose  privation,  et  toutes  les 
privations  qu'on  sent  sont  pénibles.  C'est 
donc  dans  ladisproportionde  nosdesirs  et  de 
nos  facultés  que  consiste  notre  misère.  Un 
être  sensible  dont  les  facultés  égaleroieiit 
les  désirs  seroitun  être  absolumentheureux., 

K3 


Kn  quoi  donc  consiste  la  sagesse  humaîna 
ou  la  route  du  vrai  bonheur?  Ce  n'est  pas 
prëcisdment  à  diminuer  nos  désirs;  car,  s'ils 
^toient  au-dessous  de  notre  puissance, 
une  partie  de  nos  facultés  resteroit  oisive,  et 
nous  ne  jouirions  pas  de  tout  notre  être  * 
ce  n'est  pas  non  plus  à  étendre  nos  facuU 
tés;  car,  si  nos  désirs  setendoient  h  la  fois 
en  plus  grand  rapport,  nous  nen  devieur 
drions  que  plus  misérables  :  mais  c'est  à 
diminuer  Texcès  des  désirs  sur  les  facultés  , 
et  à  mettre  en  égalité  parfaite  la  puissance 
et  la  volonté.  C'est  alors  seulement  que, 
toutes  les  forcesl^ltant  en  action,  Tame  ccr 
pendant  restera  paisible ,  et  qu,e  riiomme 
^e  trouvera  bien  ordonné. 

C'est  ainsi  que  la  nature,  qui  fait  tout  pour 
ïe  mieux ,  Ta  d'abord  institué.  Elle  ne  lui 
donne  immédiatement  que  les  désirs  nécesr 
gaires  à  sa  conservation ,  et  les  facultés  sufr 
fisantea  pour  les  satisfaire.  Elle  a  mis  tou- 
tes les  autres  comme  en  réserve  au  fond 
de  son  ame,  pour  s'y  développer  au  ba- 
soJA.  Ce  n'est  qiie  dans  cet  état  primitif 
q\|e  l'équilibre  du  pouvoir  et  du  désir  s^ 
l-^çpntre,  et  que  Thomme  n'est  pç\s  majïi 


LIVRE     II.  l5l' 

heureux.  Sitôt  que  ses  facultés  virtuelles  s.e 
mettent  eii  action,  Timagination,  la  plus 
active  de  toutes,  s'éveille  et  les  devance. 
C'est  limai^ination  qui  étend  pour  nous 
la  mesure  des  possibles,  soit  en  bien  soit 
en  mal,  et  qui  par  conséquent  excite  et 
nourrit  les  désirs  par  Tespoir  de  les  satis- 
faire. Mais  Tobjet  qui  paroissoit  d'abord 
sous  la  main  fuit  plus  vite  qu'on  ne  peut 
le  poursuivre  ;  quand  on  croit  l'atteindre, 
il  se  transforme  et  se  montre  au  loin  de- 
vaut  nous  :  ne  voyant  plus  le  pays  déjà  par- 
couru ,  nous  le  comptons  pour  rien  ;  celui 
qui  reste  à  parcourir  s'agrandit,  s'étend 
sans  cesse  :  ainsi  l'on  s'épuise  sans  arriver 
au  terme;  et  plus  nous  gagnons  sur  la  jouis- 
sance, plus  le  bonheur  s'éloigne  de  nous. 

Au  contraire,  dIus  l'homme  est  resté 
près  de  sa  condition  naturelle ,  plus  la  dif- 
férence de  ses  facultés  à  ses  désirs  est  pe- 
tite, et  moins  par  conséquent  il  est  éloi- 
gné^ d'être  heureux.  Il  n'est  jamais  moins 
misérable  que  quand  il  paroît  dépourvu  de 
tout  :  car  la  misère  ne  consiste  pas  dans  1^ 
privation  des  choses ,  mais  dans  le  besoin 
qui  s'en  fait  sentir, 

K4 


'iSa  ^  M  I  L  E. 

Le  mondo  réel  a  ses  bornes,  le  monde 
imaginaire  est  infini  :  ne  pouvant  ëlaigir 
l'un,  rétrécissons  Fautrc  ;  car  c'est  Je  leur 
seule  différence  que  na'ssent  toutes  les  j)ei- 
nes  qui  nous  rendent  vraiment  malheu- 
reux. Otez  la  force  ,  la  santé ,  le  bon  té- 
moignage de  soi ,  tous  les  biens  de  cotte 
vie  sont  dans  lopinion ;  ôtez  les  douleurs 
du  corps  et  les  remords  de  la  conscience, 
tous  nos  maux  sont  ima2;inaires.  Ce  prin- 


ô' 


P^ 


cipe est  commun,  dira-t-on.  J'en  conviens  : 
mais  l'application  pratique  n'en  est  pas  com- 
mune ;  et  c'est  uniquement  de  la  pratique 
qu'il  s'agit  ici. 

Quand  on  dit  c|ue  l'homme  est  foible , 
que  veut-on  dire?  Ce  mot  de  foi  blesse  in- 
dique un  rapport  ;  un  rapport  de  létre  au- 
quel on  l'applique.  Celui  dont  la  force 
passe  les  besoins  ,  fùt-il  un  insecte ,  un 
ver,  est  un  être  fort  :  celui  dont  les  be- 
soins passent  la  force,  fùt-il  un  éléphant, 
un  lion  ;  fiit-il  un  conquérant ,  un  héros  ; 
fùt-il  un  Dieu  ;  c'est  un  être  foible.  L'ange 
rebelle  -fjui  méconnut  sa  natme  étoit  plus 
foible  que  l'heureux  mortel  qui  vit  en 
paix  selon  la   sienne.   Lhomme  est  très 


L  î  V  R  E     I  I.  1 55 

fort  quand  il  se  contente  d'être  ce  qu  il  est: 
il  est  très  foible  quand  il  veut  s'élever  au- 
dessus  de  l'humanité.  N'allez  donc  pas  vous 
figurer  quen  étendant  vos  facultés  vous 
détendez  vos  forces:  vous  les  diminuez,  au 
contraire ,  si  votre  orgueil  s'étend  plus 
qu'elles.  Mesurons  lerayonde  notre  sphère, 
et  restons  an  centre ,  comme  l'insecte  ai|. 
milieu  de  sa  toile  :  nous  nous  suffirons 
toujours  à  nous-mêmes,  et  nous  n'aurons 
point  à  nous  plaindre  de  notre  foi  blesse , 
car  nous  ne  la  sentirons  jamais. 

Tous  les  animaux  ont  exactement  les 
facultés  nécessaires  pour  se  conserver. 
L  homme  seul  en  a  de  superflues.  N'est-il 
pas  bien  étrange  que  ce  superflu  soit  1  in- 
strument de  sa  misère .''  Dans  tout  pays  les 
bras  dun  homme  valent  plus  que  sa  sub- 
sistance. S'il  étoit  assez  sage  pour  compter 
ce  superflu  pour  rien  ,  il  auroit  toujours  le 
nécessaire,  parcequ'il  n  auroit  jamais  rien 
de  trop.  Les  grands  besoins ,  disoit  Favo- 
rin  {a) ,  naissent  des  grands  biens  ,  et  sou- 
vent le  meilleur  moven  de  se  donner   los 

(^)  Noct.  Attic.  L.  IX  ,  c.  8. 


l54  li  M  I  L  E. 

choses  dont  on  manque  est  de  s'uter  celles 
qu  on  a  :  c  est  à  force  de  nous  travailler 
pour  augmenter  notre  bonheur  que  nous  le 
changeons  en  misère.  Tout  homme  qui  ne 
voudroit  que  vivre  ,  vivroit  heureux  :  par 
conséquent  il  vivroit  bon;  car  où  seroit 
pour  lui  Tavanta-^e  d'être  méchant? 

Si  nous  étions  immortels ,  nous  serions 
des  êtres  très  misérables.  Il  est  dur  de  mou- 
rir, sans  doute;  mais  il  est  doux  d'espérer 
qu'on  ne  vivra  pas  toujours,  et  qu'une 
meilleure  vie  finira  les  peines  de  celle-ci. 
Si  Ton  nous  offroit  l'immortalité  sur  la 
terre ,  qui  est-ce  (a)  qui  voudroit  accepter 
ce  triste  présent?  Quelle  ressource ,  quel  es- 
poir, quelle  consolation  nous  resteroit-il 
contre  les  rigueurs  du  sort  et  contre  les  in- 
justices des  hommes  ?  L'ignorant,  qui  ne 
prévoit  rien,  sent  peu  le  prix  de  la  vie  et 
craint  peu  de  la  perdie  ;  l'homme  éclairé 
voit  des  biens  d'un  plus  grand  prix,  qu'il 
préfère  à  celui-là.   Il  ii"y  a  que  le  demi-sa- 

(a)  On  conçoit  (jue  je  parle  ici  des  hommes 
qui  réfléctiisseiit,  et  noii  pas  de  tous  les  hom- 
Ries, 


rivREif.  i55 

voir  et  la  fausse  sagesse  qui,  prolongeant 
nos  vues  jusqu'à  la  mort^  et  pas  au-delà, 
en  font  pour  nous  le  pire  des  maux.  La.  né- 
cessité de  mourir  n est  à  Ihomme  sage 
qu'une  raison  pour  supporter  les  peines 
de  la  vie.  Si  Ton  n  ëtoit  pas  sur  de  la  per- 
dre une  fois  ,  elle  coùteroit  trop  à  con- 
server. 

Nos  maux  moraux  sont  tous  dans  fopi- 
nion,  hors  un  seul,  qui  est  le  crime,  et 
celui-là  dépend  de  nous  :  nos  maux  phy- 
siques se  détruisent  ou  nous  détruisent.  Le 
temps  ou  la  mort  sont  nos  remèdes  :  mais 
pous  souffrons  d'autant  plus,  que  nous  sa- 
vons moins  souffrir;  et  nous  nous  donnons 
plus  de  tourment  pou  r  guérir  nos  maladies, 
que  nous  n'en  aurions  à  les  supporter.  Vis 
selon  la  nature  ,  sois  patient,  et  cliasse  les 
médecins  :  tu  n'éviteras  pas  la  inort,  mais 
tu  ne  la  sentiras  qu'une  fois;  tandis  quils 
la  portent  chaque  jour  dans  ion  imagina- 
tipiL  troublée  ,  et  que  leur  art  mensonger, 
au  lieu  de  prolonger  tes  jours  ,  t  en  ôte  la 
jouissance.  Je  demanderai  toujours  quel 
vrai  bien  cet  art  a  fait  aux  hommes.  QueU 
flues  uns  de  ceux  qu  d  guérit  mourraient^ 


l5(ï  EMILE. 

il  est  vmî;  maïs  des  millions  quW  tne  res» 
teroient  en  vie.  Homme  sensé,  ne  mets 
point  à  cette  loterie  où  trop  de  chances 
sont  conlre  toi.  Souffre,  meurs ,  ou  cjucris; 
mais-sur-îout  vis  jusf{u'à  ta  dernière  hf^ure. 
Tout  n'est  que  folie  et  contradiction 
d'ans  les  institutions  liumaines.  Nous  nous 
inquiétons  plus  de  notre  vie  à  mesure 
«lueile  perd  de  son  prix.  Les  vieillards  la 
regrettent  plus  que  les  jeunes  gens;  ils  ne 
■feulent  pas  perdre  les  appn^ts  qu  ils  ont 
Taits  pour  en  jouir;  à  soixante  ans,  il  est 
ï^ien  cruel  de  mourir  avant  d  avoir  com- 
mencé de  vivre.  On  croit  que  Ihomme  a 
un  vif  amour  pour  sa  conservation,  et  cela 
est  vrai  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  cet 
îtmour,  tel  que  nous  le  sentons,  est  en 
grande  partie  l'ouvrage  des  hommes.  Na- 
turellement ihomme  ne  s'inquiète  pour  se 
conserver  f{u\iutant  cjuf^  les  moyens  en 
sont  en  son  puiîvoir;  sitôt  que  ces  moyens 
ïiïi  échappeîit,,  il  se  tranquillise,  et  meurt 
sans  se  tourmenter  inutilement.  La  pre- 
mière loi  (le  la  résignation  nous  vient  de  la 
lîature.  Les  sauvages ,  ainsi  que  les  bêles  , 
se  débattent  fort  peu  contre  la  mort,  et 


Tenciurent  presque  sans  se  plaindre.  Cette 
loi  détru  te  ,  il  -s'en  forme  une  autre  qui 
vient  de  la  raison  ;  mais  peu  savent  len  ti- 
rer, et  cette  résignation  factice  n'est  ja- 
mais aussi  pleine  et  entière  que  la  pre- 
mière. 

La  prévoyance  !  La  prévoyance,  qui  nous 
porte  sans  cesse  au-delà  de  nous  et  sou- 
vent nous  place  où  nous  n'arriverons  point, 
voilà  la  véritable  source  de  toutes  nos  mi- 
sères. Quelle  manie  à  un  être  aussi  passa- 
ger que  Thomme  de  regarder  toujours  au 
loin  dans  un  avenir  qui  vient  si  rarement, 
et  de  négliger  le  présent  dont  il  est  sur! 
manie  d  autant  plus  funeste  ,  qu'elle  aug- 
mente incessamment  avec  lage,  et  que 
les  vieillards,  toujours  délians,  prévoyans, 
avares ,  aiment  mieux  se  refuser  aujour-^ 
d'hui  le  nécessaire,  qae  d'en  manquer  dans 
cent  ans.  Ainsi  nous  tenons  à  tout,  nous 
nous  accrochons  à  tout;  les  temps,  les 
lieiTx  ,  les  hommes  ,  les  choses  ,  tout  ce 
qui  estj  tout  ce  qui  sera,  importe  à  cha- 
cun de  nous  :  notre  individu  n'est  plus 
que  la  moindre  partie  de  nous  -  mêmes. 
Chacun  s'étend ,  pour  ainsi  dire ,  sur  U 


i58  :^  M  I  L  E. 

terre  entière ,  fet  devient  sensible  sur  totitê! 
cette  grande  surface.  Est-il  étonnant  quei 
no3  maux  se  multiplient  dans  tous  les 
points  pat  où  Ton  ;  eut  nous  blesser?  Que 
de  princes  se  désolent  pour  la  perte  d'uil 
pays  qu'ils  n'ont  jamais  vu  !  Que  de  mar- 
chands il  suffit  de  toucher  aux  Indes,  pouf 
les  faire  crier  à  Paris  ! 

Est-ce  la  nature  qui  jiorte  ainsi  les  hom- 
mes si  loin  d'eux-mêmes  ?  Est-ce  elle  qui 
veut  que  chacun  apprenne  son  destin  des 
autres ,  et  quelquefois  l'apprenne  le  der* 
nier;  en  sorte  que  tel  est  mort  heureux 
ou  misérable,  sans  en  avoir  jamais  rieil 
su  ?  Je  vois  un  homme  frais  ,  gai ,  vigou- 
reux, bien  portant;  sa  présence  inspire  la 
joie  ,  ses  yeux  annoncent  le  contentement^ 
le  bien-être;  il  porte  avec  lui  limage  du. 
bonheur.  Vient  une  lettre  de  la  poste  ; 
l'homme  heureux  la  regarde;  elle  est  à  sort 
adresse;  il  l'ouvre,  il  la  lit.  A  l'instant  son 
air  change  ;  il  pâlit ,  il  tombe  en  défail- 
lance. Revenu  à  lui ,  il  pleure,  il  s'aî;ite,> 
il  gémit ,  il  s'arrache  les  cheveux ,  il  fait 
retentir  l'air  de  ses  cris ,  il  semble  aittaqué 
d'ai'freuses  convulsions.  Insensé  î  quel  mai 


t  I  V  R  E    J  I.  1^9 

t'a  cîonc  Fait  ce  papier?  quel  membre  t'a- 
t-ilûté?  quel  crime  l'a-t-il  fait  commettre?* 
enfin  qi]\i-t~il  change;  dans  toi-même  pour 
te  mettre  clans  Fétat  où  je  te  vois? 

Que  la  lettre  se  fut  égarée ,  qu'une 
main  charitable  Feùt  jetée  an  feu,  le  sort 
de  ce  mortel,  heureux  et  malheureux  à  la 
fois ,  eût  été ,  ce  me  semble ,  un  étrange 
problème.  Son  malheur,  direz-vous,  étoit 
réel.  Fort  bien  ;  mais  il  ne  le  sentoit  pas  : 
où  étoit-il  donc?  Son  bonheur  étoit  ima- 
ginaire. J'entends  ;  la  santé  ,  la  gaieté  ,  le 
bien-être ,  le  contentement  d'esprit  ne  sont 
plus  que  des  visions.  Nous  n'existons  plus 
où  nous  sommes,  nous  n'existons  qu'où 
nous  ne  sommes  pas.  Est-ce  la  peine  d'a- 
voir une  si  grande  peur  de  la  mort ,  pour- 
vu que  ce  en  quoi  nous  vivons  reste? 

O  homme  !  resserre  ton  existence  au 
dedans  de  toi ,  et  tu  ne  seras  plus  misé- 
rable. Pveste  à  la  place  que  la  nature  t'as- 
signe dans  la  chaîne  des  êtres,  rien  ne  t'en 
pourra  faire  sortir  :  ne  regimbe  point  con- 
tre la  dure  loi  de  la  nécessité ,  et  n  épuise 
pas ,  à  vouloir  lui  résister ,  des  forces  que 
ie  ciel  ne  t'a  point  données  pour  étendre 


lëo  EMILE. 

OU  prolonger  ton  existence,  mais  seule- 
ment pour  la  conserver  comme  il  lui 
plaît  et  autant  qu'il  lui  plaît.  Ta  liberté  y 
ton  pouvoir  ne  s'étendent  qu'aussi  loin  que 
tes  forces  naturelles  ,  et  pas  au-delà  ;  tout 
le  reste  n'est  qu  esclavage  ,  illnsiou ,  pres- 
tige. I.a  domination  même  est  servile , 
quand  elle  tient  à  Topinion  ;  car  tu  dépends 
des  préjuiiés  de  ceux  que  tu  gouvernes  par 
les  préjugés.  Pour  les  conduire  comme  il 
te  plaît ,  il  faut  te  conduire  comme  il  leur 
plaît.  Ils  n  ont  qu'à  changer  de  manière  de 
penser  j  il  faudra  bien  par  force  que  tu 
changes  de  manière  d'agir.  Ceux  qui  t  ap- 
prochent n  ont  c|u  à  savoir  gouverner  les 
opinions  du  peuple  que  tu  crois  gouverner, 
ou  des  favoris  qui  te  gouvernent,  ou  celles 
de  ta  famille,  ou  les  tiennes  propres:  ces 
visirs  ,  ces  courtisans,  ces  prêtres,  ces  sol- 
dats, ces  valets  ,  ces  caillettes  ,  et  jusqu'à 
des  enfans  ,  quand  tu  serois  un  Thémisto- 
cle  en  génie  (a),  vont  te  mener  comme  un 


(a)  Ce  petit  garçon  que  vons  voyez  là,  disoit 
Thémistocle  à  ses  amis  ,  est  l'arbitre  de  la  Grèce  ; 
car  il  gouverne  sa  mère,  sa  mère  me  gouverne,  je 

enfant 


I,  r  V  R  E    il.  loïî 

iMifant  toî  -  même  au  milieu  de  tes  légions.i 
Tu  as  beau  faire  ;  jamais  ton  autorité  réelle 
n  ira  plus  loin  que  tes  facultés  réelles.  Sitôt 
qu'il  faut  voir  par  les  yeux  des  autres ,  il 
faut  vouloir  par  leurs  volontés.  Mespeuples 
sont  mes  sujets  ,  dis-tu  fièrement.  Soit.i 
Mais  toi  ,  qu  es  tu  ?  le  sujet  de  tes  minis- 
tres. Et  tes  ministres,  à  leur  tour,  que  sont- 
ils  ?  les  sujets  de  leurs  commis ,  de  leurs 
maîtresses  ,  les  valets  de  leurs  valefe.  Pre- 
nez tout ,  usurpez  tout ,  et  puis  versez  1  ar- 
gent à  pleines  mains;  dressez  des  batteries 
de  canon,  élevez  des  gibets,  des  roues;  don- 
nez des  loix,  des  édits  ;  multipliez  les  es- 
pions, les  soldats  ,  les  bourreaux,  les  pri- 
sons, les  chaînes  :  pauvres  petits  hommes  î 
de  quoi  vous  sert  tout  cela  ?  vous  n'en  se- 
rez ni  mieux  servis  ,  ni  moins  volés ,  ni 
moins  trompés ,  ni  plus  absolus.  Vous  di- 


gouyeyne  les  Athéniens ,  et  les  Athéniens  gou- 
vernent les  Grecs.  Oh  !  qu^ls  petits  conducteurs 
on  trouveroit  souvent  au'x  plus  grands  empires  , 
si  du  prince  on  descendoit  par  degrés  jusqu'à 
la  première  main'  qui  donne  le  branle  en  ae-» 
«ret  ! 

.Tome  lO-  Ij 


162  É  M  I  L   E. 

rez  toujours  ,  Nous  voulons  ;  et  vous  ferei 
toujours  ce  que  voudront  les  autres. 

Le  seul  qui  fait  sa  volonté  est  celui  qui 
n'a  pas  besoin ,  pour  la  faire ,  de  mettre 
les  bras  d'un  autre  au  bout  des  siens  :  d  où 
il  suit  que  le  premier  de  tous  les  biens 
n'est  pas  Tautorité,  mais  la  liberté.  L'hom- 
me vraiment  libre  ne  veut  que  ce  qu'il 
peut ,  et  fait  ce  qu'il  lui  plaît.  Voilà  ma 
maxime  fondamentale.  Il  ne  s'agit  que 
de  l'appliriuer  à  l'enfance ,  et  toutes  leg 
legles  de  l'éducation  vont  en  découler. 

La  société  a  fait  l'homme  plus  foible ,- 
non  seulement  en  lui  ôtant  1q  droit  qu'il 
avoit  sur  ses  propres  forces  ,  mais  sur-tout 
en  les  lui  rendant  insuffisantes.  Voilà  pour- 
quoi ses  désirs  se  multiplient  avec  sa  fai- 
blesse ;  et  voilà  ce  qui  fait  celle  de  l'enfance 
comparée  à  l'âge  d'homme.  Si  l'homme  est 
un  être  fort,  et  si  l'enfant  est  un  être  foi- 
ble, ce  n'est  pas  parceque  le  premier  a 
plus  de  force  absolue  que  le  second ,  mais 
c'est  parceque  le  premier  peut  naturelle- 
ment se  suffire  à  lui-même  ,  et  que  l'autre 
ïie  le  peut.  L'homme  doit  donc  avoir  plus 
^e  volontés,  et  l'enfant  plus  de  fantaisies  j 


!l  I  V  R  E     IL  l63 

inot  par  lequel  j'entends  tous  les  désirs 
qui  ne  sont  pas  de  vrais  besoins  ,  et  qu'on 
ne  peut  contenter  qu'avec  le  secours  d'au- 
trui. 

J  ai  dit  la  raison  de  cet  état  de  foiblesse. 
La  nature  y  pourvoit  par  rattachement 
des  pères  et  des  mères  :  mais  cet  attache- 
ment peut  avoir  son  excès ,  son  défaut,  ses 
abus.  Des  parens  qui  vivent  dans  1  état  ci- 
vil y  transportent  leur  enfant  avant  Tâge. 
En  lui  donnant  plus  de  besoins  qu'il  n'en 
a,  ils  ne  soulagent  pas  sa  foiblesse,  ils 
l'augmentent.  Ils  l'augmentent  encore  en 
exigeant  de  lui  ce  que  la  nature  n'exigeoit 
pas  ;  en  soumettant  à  leurs  volontés  le  peu 
de  force  qu'il  a  pour  servir  les  siennes;  en 
changeant  de  part  ou  d'autre  en  esclavage 
la  dépendance  réciproque  où  le  tient  sa  foi- 
blesse ,  et  oii  les  tient  leur  attachement. 

L'homme  sage  sait  rester  à  sa  place  ; 
mais  l'enfant,  qui  ne  connoît  pas  la  sienne , 
ne  sauroit  s'y  maintenir.  Il  a  parmi  nous 
mille  issues  pour  en  sortir  ;  c'est  à  ceux 
qui  le  gouvernent  à  l'y  retenir ,  et  cette  tâ- 
che n'est  pas  facile.  Il  ne  doit  être  ni  bête 
^i  homme  ,  mais  enfant;  il  faut  qu'il  sentQ 

La 


iG/f  i  M  I   L  F. 

sa  foiblesse  et  non  qu'il  en  souffre;  il  faut 
qu'il  dt^pende  et  non  qu'il  obéisse  ;  il  faut 
qu'il  demande  et  non  qu'il  commande.  Il 
n'est  soumis  aux  autres  qu'à  cause  de  ses 
besoins  ,  et  parcequ'ils  voient  mieux  que 
lui  ce  qui  lui  est  utile ,  ce  qui  peut  con- 
tribuer ou  nuire  à  sa  conservation.  Nul  n'a 
droit ,  pas  même  le  père ,  de  commander 
à  l'enfant  ce  qui  ne  lui  est  bon  à  rien. 

Avant  que  les  préjugés  et  les  institutions 
humaines  aient  altéré  nos  penchans  natu- 
rels ,  le  bonheur  des  enfans  ainsi  que  des 
hommes  consiste  dans  l'usage  de  leur  li- 
berté ;  mais  cette  liberté  dans  les  premiers 
'est  bornée  par  leur  foiblesse.  Quiconque 
fait  ce  qu'il  veut  est  heureux,  s'il  se  suffit 
à  lui-même  ;  c'est  le  cas  de  l'homme  vivant 
dans  l'état  de  nature.  Quiconque  fait  ce 
qu'il  veut  n'est  pas  heureux,  si  ses  besoins 
passent  ses  forces;  c'est  le  cas  de  l'enfant 
dans  le  même  état.  Les  enfans  ne  jouissent , 
même  dans  l'état  de  nature ,  que  d'une  li- 
berté imparfaite  ,  semblable  à  celle  dont 
jouissent  les  hommes  dans  l'état  civil.  Cha- 
cun de  nous,  ne  pouvant  plus  se  passer  des 
autres,  redevient  à  cet  égard  foible  et  mi 


LIVRE     II.  l65 

^érable.  Nous  étions  faits  pour  être  hom- 
mes ;  les  loix  et  la  sociëté  nous  ont  replon- 
gés dans  Tenfance.  Les  riclies ,  les  grands , 
ies  rois ,  sont  tous  des  enfans  qui ,  voyant 
qu'on  s'empresse  à  soulager  leur  misère , 
tirent  de  cela  môme  une  vanité  puérile , 
€t  sont  tout  fiers  des  soins  qu'on  ne  leur 
rendroit  pas  s'ils  étoient  hommes  faits. 

Ces  considérations  sont  importantes,  et 
servent  à  lésoudre  toutes  les  contradictions 
du  système  social.  Il  y  a  deux  sortes  de  dé- 
pendances :  celle  des  choses  ,  qui  est  de  la 
nature  ;  celle  des  hommes ,  qui  est  de  la 
société.  La  dépendance  des  choses ,  n'ayant 
aucune  moralité ,  ne  nuit  point  à  la  liberté, 
et  n'engendre  point  de  vices  :  la  dépendance 
des  hommes  étant  désordonnée  (a)  les  en- 
gendre tous ,  et  c'est  par  elle  que  le  maître 
et  l'esclave  se  dépravent  mutuellement.  SU 
y  a  quelque  moyen  de  remédier  à  ce  mal 
dans  la  société  ,  c'est  de  substituer  la  loi 
à  l'homme  ,  et  d'armer  les  volontés  géné- 

(«)  Dans  mes  principes  du  droit  politique ,  il 
est  démontré  que  nulle  volonté  pai'ticuliere  nô 
peut  être  ordoimee  dan»  le  svst(^me  social. 

'  L    3 


i66  ié  M  I  L  e5 

raies  d'une  force  rëelle  ,  supérieure  à  Tac-î 
tion  de  toute  volonté  particulière.  Si  les 
lois  des  nations  pouvoient  avoir,  comme 
celle  de  la  nature  ,  une  inflexibilité  que  ja- 
mais aucune  îon  e  humaine  ne  put  vaincre , 
la  dépendance  des  hommes  redeviendroit 
alors  celle  des  choses  ;  on  réuniroit  dans  la 
république  tous  les  avantages  de  Tétat  na- 
turel à  ceux  de  1  état  civil  ;  on  joindroit  à 
la  liberté  qui  maintient  Thomme  exempt  de 
.vices ,  la  moralité  qui  Téleve  à  la  vertu. 

Maintenez  Fenfant  dans  la  seule  dépen- 
dance des  choses  ;  vous  aurez  suivi  Tor- 
dre de  la  nature  dans  le  progrès  de  son 
éducation.  N'offrez  jamais  à  ses  volontés 
indiscrètes  que  des  obstacles  physiques  ou 
des  punitions  qui  naissent  des  actions  mê- 
mes ,  et  qu'il  se  rappelle  dans  l'occasion  : 
sans  lui  défendre  de  mal  faire,  il  suffit  de 
len  empêcher.  L'expérience  ou  T impuis- 
sance doivent  seules  lui  tenir  lieu  de  loi, 
JN'accordez  rien  à  ses  désirs  parcequ  il  le 
demande  ,  mais  parcequ'il  en  a  besoin. 
Qu'il  ne  sache  ce  que  c'est  qu'obéissance 
quand  il  agit ,  ni  ce  que  cest  qu'empire 
c[uand  ou  agit  pour  lui.  (Ju  il  sente  égale^ 


1  I  V  R  E      li  167' 

filent  sa  liberté  dans  ses  actions  et  dans  les 
.vôtres.  Suppléez  à  la  force  qui  lui  manque , 
autant  précisément  qu  il  en  a  besoin  pour 
être  libre  et  non  pas  impérieux;  qu  en  rece- 
vant vos  services  avec  une  sorte  d'humi- 
liation, il  aspire  au  moment  oii  il  pourra 
s'en  passer,  et  où  il  aura  Thonneur  de  se 
servir  lui-même. 

La  nature  a  ,  pour  fortifier  le  corps  et  le 
faire  croître,  des  moyens  qu'on  ne  doit  ja- 
mais contrarier.  Il  ne  faut  point  contraindre 
un  enfant  de  rester  quand  il  veut  aller ,  nî 
d'aller  quand  il  veut  rester  en  place.  Quand 
la  volonté  des  enfans  n'est  point  gâtée  par 
notre  faute ,  ils  ne  veulent  rien  inutilement.; 
Il  faut  qu'ils  sautent,  qu'ils  courent,  qu'ils 
crient  quand  ils  en  ont  envie.  Tous  leurs 
mouvemens  sont  des  besoins  de  leur  con- 
stitution qui  cherche  à  se  fortifier  :  mais  on 
doit  se  défier  de  ce  qu'ils  désirent  sans  le 
pouvoir  faire  eux-mêmes  ,  et  que  d'autres 
sont  obligés  de  faire  pour  eux.  Alors  il  faut 
distinguer  avec  soin  le  vrai  besoin^  le  be- 
soin naturel ,  du  besoin  de  fantaisie  qui 
(Commence  à  naître,  ou  de  celui  qui  ne 

L4 


i68  E  M  I  L  E. 

vient  que  de  la  surabondance  de  vîe  dont 
)"ai  padd. 

J'ai  dëja  dit  ce  qu'il  faut  faire  quand  un 
enfant  pleure  pour  avoir  ceci  ou  cela.  J'a- 
jouterai seulement  que,  dès  qu'il  peut  de- 
hiander  en  parlant  ce  qu-il désire  ^  et  que, 
pour  l'obtenir  plus  vite  ou  pour  vaincre 
un  refus  ,  il  appuie  de  pleurs  sa  demande, 
elle  lui  doit  être  irrévocablement  r^^fusëe. 
Si  le  besoin  fa  fait  {  arler,  vous  devez  le 
savoir  et  faire  aussitôt  ce  cju'il  demande  ; 
mais  céd^r  quelque  chose  à  ses  larmes  , 
c'est  Texciter  à  en  verser,  c'est  lui  appren- 
dre à  douter  de  votre  bonne  volonté,  et  à 
croire  que  Fimportunité  peut  plus  sur  vous 
ique  la  bieirveillance.  S'il  ne  vous  croit  pas 
l)on,  bientôt  il  sera  méchant;  s'il  vous  croit 
foible,  il  sera  bientôt  opiniâtre  :  il  importe 
d'accorder  toujours  au  premier  signe  ce 
qu'on  ne  veut  pas  refuser.  Ne  soyez  point 
prodigue  eu  refus ,  mais  ne  les  révoquez 
jamais. 

Gardez-vous  sur-tout  de  donner  à  l'en- 
fant de  vaines  formules  de  politesse,  qui 
li^ii  servent  au  besoin  de  paroles  magiquôS 


LIVRE     II.  1^9 

^oiiT  soumettre  à  ses  volontés  tout  ce  qui 
l'entoure ,  et  obtenir  à  l'instant  ce  qu'il  lui 
plaît.  Dans  l'éducation  façonniere  des  ri- 
ches, on  ne  manque  jamais  de  les  rendre 
poliment  impérieux,  en  leur  prescrivant 
les  termes  dont  ils  doivent  se  servir  pour 
<]ue  personne  n'ose  leur  résister:  leurs  en- 
fans  nont  ni  tons  ni  tours  supplians  ,  ils 
sont  aussi  arrogans,  même  plus,  quand  il$ 
prient,  que  quand  ils  commandent,  coin- 
me  étant  bien  plus  surs  d'être  obéis.  On 
voit  d'abord  que  s'il  vous  p la it  si^niiie  dans 
leur  bouche  //  me  plaît,  et  que  je  vous  pn& 
signifie  je  vous  ordonne.  Admirable  poli- 
tesse ,  qui  n'aboutit  pour  eux  qu'à  chan- 
ger le  sens  des  mots,  et  à  ne  pouvoir  ja- 
mais parler  autrement  qu'avec  empire  ! 
Quant  à  moi ,  qui  crains  moins  qu  Emile 
ne  soit  grossier  qu'arrogant ,  j'aime  beau- 
coup mieux  qu'il  dise ,  en  priant ,  faîtes  cela^ 
qu'en  commandant,  je  vous  prie.  Ce  n'est 
pas  le  terme  dont  il  se  sert  qui  m'importe, 
mais  bien  l'acception  qu'il  y  joint. 

Il  y  a  un  excès  de  rigueur  et  un  excès 
xl'indulgence,  tous  deux  également  àéviter. 
jSi  vous  laissez  putir  les  enfans,  vous  ej^- 


%j6  EMILE. 

posez  leur  santé  ,  leur  vie,  vous  les  rendez 
actuellement  misérables  :  si  vous  leur  épar- 
gnez avec  trop  de  soin  toute  espèce  de 
mal-être ,  vous  leur  préparez  de  grandes 
misères ,  vous  les  rendez  délicats ,  sensi- 
bles ;  vous  les  sortez  de  leur  état  d'hom- 
mes dans  lequel  ils  rentreront  un  jour  mal- 
gré vous.  Pour  ne  les  pas  exposer  à  quel- 
ques maux  de  la  nature ,  vous  êtes  l'arti- 
san de  ceux  qu  elle  ne  leur  a  pas  donnés. 
lYous  me  direz  que  je  tombe  dans  le  cas 
de  ces  mauvais  pères  auxquels  je  repro- 
chois  de  sacrifier  le  bonheur  des  enfans 
à  la  considération  d'un  temps  éloigné  qui 
peut  ne  jamais  être. 

Non  pas  :  car  la  liberté  que  je  donne  à 
mon  élevé  le  dédommage  amplement  des 
légères  incommodités  auxquelles  je  le  laisse 
exposé.  Je  vois  de  petits  polissons  jouer 
sur  la  neige,  violets,  transis,  et  pouvant 
à  peine  remuer  les  doigts.  Il  ne  tient  qu  à 
eux  de  s'aller  chauffer,  ils  n'en  font  rien; 
si  on  les  y  forçoit ,  ils  sentiroient  cent  fois 
plus  les  rigueurs  de  la  contrainte ,  qu'ils 
ne  sentent  celles  du  froid.  De  quoi  donc 
yous  plaignez- vous  .^  Rendrai-je  votre  en- 


iL  I  V  R  E     II.  '171^ 

Faut  misérable  en  ne  Texposant  qu  aux  in- 
commodités qu'il  veut  bien  souffrir?  Je 
fais  son  bien  dans  le  moment  présent  en 
le  laissant  libre  ;  je  fais  son  bien  dans  l'a- 
venir en  farmant  contre  les  maux  quil 
doit  supporter.  S'il  avoit  le  choix  d'être 
mon  éleva  ou  le  votre ,  pensez-vous  qu  il 
balançât  un  instant  ? 

Concevez-vous  quelque  vrai  bonheur  pos- 
sible pour  aucun  être  hors  de  sa  constitution? 
et  n  est-ce  pas  sortir  Thomme  de  sa  con- 
stitution, que  de  vouloir  f  exempter  éga- 
lement de  tous  les  maux  de  son  espèce? 
Oui ,  je  le  soutiens  ;  pour  sentir  les  grands 
biens,  il  faut  qu  il  connoisse  les  petits  maux; 
telle  est  sa  nature.  Si  le  physique  va  trop 
bien ,  le  moral  se  corrompt.  L'homme  qui 
ne  connoîtroit  pas  la  douleur,  ne  connoî- 
troit  ni  f  attendrissement  de  Thumanité  nî 
la  douceur  de  la  commisération;  son  cœur 
ne  seroit  ému  de  rien ,  il  ne  seroit  pas  so- 
ciable ,  il  seroit  un  monstre  parmi  ses 
semblables. 

Savez-vous  quel  est  le  plus  sur  moyen 
ide  rendre  votre  enfant  misérable?  c'est  de 
raccoutumerà  tout  obtenir;  car  ses  désirs 


lya  t:  M  I  L  e. 

Cîroissaiit  incessamment  par  la  facilité  dé 
Jes  satisfaire  ,  tut  ou  tard  fimpuissance 
vous  forcera  malgré  vous  d'en  venir  au 
refus  ;  et  ce  refus  inaccoutumé  lui  don- 
nera plus  de  tourment  que  la  privation 
même  de  ce  qu  il  désire.  D'abord  il  voudra 
la  canne  que  vous  tenez  ;  bientôt  il  voudra 
votre  montre  ;  ensuite  il  voudra  foiseau 
qui  vole  ;  il  voudra  fëtoile  qu'il  voit  bril- 
ler ;  il  voudra  tout  ce  qu'il  verra  :  à  moins 
d'être  Dieu^  comment  le  contenterez-vous? 
C'est  une  disposition  naturelle  à  fliom- 
me  de  regarder  comme  sien  tout  ce  qui 
est  en  son  pouvoir.  En  ce  sens  le  prin- 
cipe de  Hobbes  est  vrai  jusqu'à  certain 
point  :  multipliez  avec  nos  désirs  les  moyens 
de  le»  satisfaire ,  chacun  se  fera  le  maître  do 
tout.  L'enfant  donc  qui  n'a  qu'à  vouloir 
pour  obtenir,  se  croit  le  propriétaire  de 
l'univers;  il  regarde  tous  les  hommes  com- 
me ses  esclaves  :  et  quand  enfin  l'on  est  force 
de  lui  refuser  quelque  chose;  lui,  croyant 
tout  possible  quand  il  commande,  prend 
ce  refus  pour  un  acte  de  rébellion;  toutes 
les  raisons  qu'on  lui  donne  dans  un  âge 
incapable  de  raisonnement,  ne  sont  à  sou 


Z   I  V  R  E     II.  17:^ 

^vé  que  des  prétextes  ;  il  voit  par-toiif:  de 
la  mauvaise  volonlë  :  le  sentiment  d'une 
injustice  prétendue  aigrissant  son  naturel, 
il  prend  tout  le  monde  en  liaine  ,  et ,  sans 
jamais  savoir  grë  do  la  complaisance  ,  il 
s'indigne  de  toute  opposition. 
.  Comment  concevrois  -  je  qu'un  enfant 
ainsi  dominé  par  la  colère  ,  et  dévoré 
des  passions  les  plus  irrascibles  ,  puisse 
jamais  être  heureux  ?  Heureux  ,  lui  î  c'est: 
un  despote  ;  c'est  à  la  fois  le  plus  viJ 
des  esclaves  et  la  plus  misérable  des  créa- 
tures. J'ai  vu  des  enfans  élevés  de  cette 
manière,  qui  vouloient  qu'on  renversât  la 
maison  d'un  coup  d'épaule  ,  qu'on  leur 
donnât  le  coq  qu'ils  voyoient  sur  un  clocher, 
qu'on  arrêtât  un  régiment  en  marche  pour 
entendre  les  tambours  plus  long-temps, 
et  qui  perçoient  l'air  de  leurs  cris ,  sans 
vouloir  écouter  personne  ,  aussitôt  qu'on 
tardoit  à  leur  obéir.  Tout  s'empressoit 
vainement  à  leur  complaire  ;  leurs  désirs 
«'irritant  par  la  facilité  d'obtenir  ,  ils  s'ob- 
stinoient  aux  choses  impossibles  ,  et  ne 
trouvoient  par-tout  que  contradictions  , 
^pi'obstacles ,   que  peines ,   que  douleurs. 


I  y4  E  M  I  L  E. 

Toujours  grondaiis  ,  toujours  mutins  , 
toujours  furieux  ,  ils  passoient  les  jours  à 
crier ,  à  se  plaindre.  Etoient-ce  là  des  êtres 
bien  fortunés  ?  La  foiblesse  et  la  domina- 
tion réunies  n'engendrent  que  folie  et  mi- 
sère. De  deux  enfans  gâtés  ,  fun  bat  la 
table ,  et  Fautre  fait  fouetter  la  mer  :  ils  au- 
ront bien  à  fouetter  et  à  battre  avant  de 
vivre  contens. 

Si  ces  idées  d'empire  et  de  tyrannie  les 
rendent  misérables  dès  leur  enfance  ,  que 
sera-ce  quand  ils  grandiront ,  et  que  leurs 
relations  avec  les  autres  hommes  commen- 
ceront à  s'étendre  et  se  inulti plier?  Accou- 
tumés à  voir  tout  fléchir  devant  eux^  quelle 
surprise,  en  entrant  dans  le  monde,  de  sentir 
que  tout  leur  résiste ,  et  de  se  trouver 
écrasés  du  poids  de  cet  univers  qu'ils  pen- 
soient  mouvoir  à  leur  gré  !  Leurs  airs  in- 
solens ,  leur  puérile  vanité ,  ne  leur  attirent 
oue  mortification ,  dédains ,  railleries  ;  ils 
boivent  les  affronts  comme  l'eau  :  de 
cruelles  épreuves  leur  apprennent  bientôt 
qu'ils  ne  connoissent  ni  leur  état  ni  leurs 
forces  ;  ne  pouvant  tout ,  ils  croient  ne 
rien  pouvoir.    Tant   d  obstacles  inaccou- 


LIVRE     II.  lyS 

tiimës  les  rebutent,  tant  de  mépris  les 
avilissent:  ils  deviennent  lâches  ,  craintifs» 
rampans^  et  retombent  autant  au-dessous 
d'eux  -  mêmes  cj[u'ils  s'ëtoient  élevés  au- 
dessus. 

Revenons  à  la  règle  primitive.  La  nature 
a  fait  les  enfans  pour  être  aimés  et  secourus; 
mais  les  a-t-elle  faits  pour  être  obéis  et 
craints  ?  leur  a-t-elle  donné  un  air  impo- 
sant ,  un  œil  sévère  ,  une  voix  rude  et 
menaçante  pour  se  faire  redouter  ?  Je  com- 
prends que  le  rugissement  d  un  lion  épou- 
vante les  animaux,  et  quils  tremblent  en 
voyant  sa  terrible  hure:  mais  si  jamais  on 
vit  un  spectacle  indécent,  odieux,  risible  , 
c  est  un  corps  de  magistrats  ,  le  chef  à  la 
tête,  en  habit  de  cérémonie  ,  prosternés 
devant  un  enfant  au  maillot ,  qu  ils  haran- 
guent en  ternies  pompeux ,  et  qui  crie  et 
bave  pour  toute  réponse. 

A  considérer  T enfance  en  elle-même,  y. 
a-t-il  au  monde  un  être  plus  foible,  plus 
misérable ,  plus  à  la  merci  de  tout  ce  qui 
l'environne,  qui  ait  si  grand  besoin  de  pitié, 
de  soins ,  de  protection  ,  qu'un  enfant  ?  Ne 
^emble-t-il  pas  qu'il  ue  montre  une  figure 


lyG  2:  M  I  L  E. 

si  cloure  et  un  air  si  touchant,  qu'afiii  quct 
tout  ce  qui  Tapproche  s'intéresse  à  sa  foi- 
blesse  et  s'empresse  à  le  secourir  ?  Qu'y 
a  t-il  donc  de  plus  choquant ,  de  phis  con- 
traire à  Tordre ,  que  de  voir  Un  enfant 
impérieux  et  mutin  commander  à  tout  ce 
qui  l'entoure,  et  prendre  impudemment 
le  ton  de  maître  avec  ceux  qui  n'ont  qu'à 
l'abandonner  pour  le  faire  périr  ? 

Dautre  part ,  qui  ne  voit  que  la  JPoiblesse 
du  premier  âge  enchaîne  les  enfans  de  tant 
<le  manières ,  qu'il  est  barbare  d'ajouter  à 
cet  assujettissement  celui  de  nos  caprices  , 
en  leur  ùtant  une  liberté  si  bornée  ,  de 
laquelle  ils  peuvent  si  peu  abuser,  et  dont 
il  est  si  peu  utile  à  eux  et  à  nous  quon 
les  prive  ?  S'il  n'y  a  point  d'abjet  si  digne 
de  risée  qu'un  enfant  hautain  ,  il  n'y  â 
point  d'objet  si  digne  de  pitié  qu'un  enfant 
craintif.  Puisqu'avec  l'âge  de  raison  com- 
mence la  servitude  civile  ,  pourquoi  la 
prévenir  par  la  servitude  privée  ?  Souffrons 
qu'un  moment  de  la  vie  soit  exempt  de  te 
joug  qu^  la  nature  ne  nous  a  pas  imposé  ,  et 
laissons  à  l'enfance  l'exercice  de  la  libertti 
naturelle,  qui  l'éloigné ,  au  moins  pour  un 

temps  , 


L  I  V  R  E     1  I.  177 

temps ,  des  vices  que  Ton  contracte  dans 
l'esclavage.  Que  ces  instituteurs  sévères  , 
que  ces  pères  asservis  à  leurs  enfans,  vien- 
nent donc  les  uns  et  les  autres  avec  leurs 
frivoles  objections,  et  qu'avant  de  vanter 
leurs  méthodes  ,  ils  apprennent  une  fois 
celle  de  la  nature. 

Je  reviens  à  la  pratique.  J'ai  déjà  dit  que 
votre  enfant  ne  doit  rien  obtenir  parcequ  il 
le  demande,  mais  parcequ'il  en  a  besoin  (a), 
ni  rien  faire  par  obéissance ,  mais  seule- 
ment par  nécessité  :  ainsi  les  mots  d'obéir 
et  de  commander  seront  proscrits  de  son 
dictionnaire,  encore  plus  ceux  de  devoir 
et  d'obligation  ;  mais  ceux  de  force ,  de  né- 

(a)  On  doit  sentir  que  comme  la  peine  est  soù- 
yent  une  nécessité ,  le  plaisir  est  quelquefois  un 
besoin.  Il  n'y  a  donc  qu'un  seul  désir  des  enfans 
auquel  on  ne  doive  jamais  complaire  ;  c'est  celui 
de  se  faire  obéir.  D'où  il  suit  que ,  dans  tout  ce 
qu'ils  demandent ,  c'est  sur-tout  au  motif  qui  les 
porte  à  le  demander  qu'il  faut  faire  attention. 
Accordez-leur ,  tant  qu'il  est  possible ,  tout  ce  qui 
^eut  leur  faire  un  plaisir  réel  ;  refusez-leur  tou- 
jours ce  qu'ils  ne  demandent  que  par  fantaisie 
ou  pour  faire  un  acte  d'autoritér 

Tome  10.  M 


I*- 


1^8  JÎ   M   I  L  E. 

cessité,  d'impuissance  et  de  contrainte,/ 
doivent  tenir  une  grande  place.  Avant  Tâgô 
de  raison  Ton  ne  sauroit  avoir  aucune 
idée  des  êtres  moraux  ni  des  relations  so- 
ciales :  il  faut  donc  éviter ,  autant  qu'il  se 
peut ,  d'employer  des  mots  qui  les  expri- 
ment, de  peur  que  Fenfant  n'attache  d'a- 
bord à  ces  mots  de  fausses  idées ,  qu'on  ne 
saura  point  ou  qu'on  ne  pourra  plus  dé- 
truire. La  première  fausse  idée  qui  entre 
dans  sa  tête  est  en  lui  le  germe  de  l'erreur 
et  du  vice  ;  c'est  à  ce  premier  pas  qu'il  faut 
sur-tout  faire  attention.  Faites  que,  tant  qu'il 
n'est  frappé  que  des  choses  sensibles,  tou- 
tes ses  idées  s'arrêtent  aux  sensations  ;  fai- 
tes que  de  toutes  parts  il  n'apperçoive  au- 
tour de  lui  que  le  monde  physique  :  sans 
quoi  soyez  sûr  qu'il  ne  vous  écoutera 
point  du  tout ,  ou  qu'il  se  fera  du  monde 
moral,  dont  vous  lui  parlez,  des  notions 
fantastiques ,  que  vous  n'effacerez  de  la  vie. 
Raisonner  avec  les  enfans  étoit  la  grande 
maxime  de  Locke  ;  c'est  la  plus  en  vogue 
aujourd'hui  :  son  succès  ne  me  paroît  pour- 
tant pas  fort  propre  à  la  mettre  en  crédit; 
et  pour  moi  je  ne  vois  rien  de  plus  sot  que 


L  1   V  R  E      I  I.  179 

ces  enfans  avec  qui  Ton  a  tant  raisonné. 
De  t<iites  les   facultés   de  riiomme ,    la 
raison  ,  qui  n'est,  pour  ainsi  dire ,  qu'un 
composé  de  toutes  les  autres ,  est  celle  qui 
se  développe  le  plus  difficilement  et  le  plus 
tard  :  et  c  est  de  celle-là  qu'on  veut  se  ser- 
vir pour  développer  les  premières  !  Le  chef- 
d  œuvre  d'une  bonne  éducation  est  de  faire 
un  homme   raisonnable  :  et  Ton  prétend 
élever  un  enfant  par  la  raison  !  Cest  com- 
mencer par  la  hn  ,  c'est  vouloir  faire  l'in- 
strument de  l'ouvrage.  Si  les  enfans  enten- 
doient  raison ,  ils  n'auroient  pas  besoin  d'ê- 
tre élevés  ;  mais ,  en  leur  parlant  dès  leur 
bas   âge    une    langue    qu'ils    n'entendent 
point,  on  les  accoutume  à    se  payer  de 
mots  ,  à  contrôler  tout  ce  qu'on  leur  dit, 
à  se  croire  aussi  sages  que  leurs  maîtres , 
à  devenir  disputeurs  ^t  mutins  ;   et   tout 
ce  qu'on  pense  obtenir  d'eux  par  des  mo- 
tifs raisonnables,   on  ne   l'obtient  jamais 
que  par  ceux  de  convoitise,  ou  de  crainte^ 
ou  de  vanité  ,  qu'on  est  toujours  forcé  d'y 
joindre. 

Voici  la  formule  à  laquelle  peuvent  se 
réduire  à- peu -près   toutes  les  leçons  de 

M  2 


l8o  ib  M  I  L  B. 

morale  qu'on  fait  et  qu'on  peut  faire  aux 
enfans,  ^ 

LEMAÎTRE. 

Il  ne  faut  pas  faire  cela. 

l'  E  N  F  A  N  T. 

Et  pourquoi  ne  faut-il  pas  faire  cela  ? 

LEMAÎTRE. 

Parceque  c'est  mal  fait. 

l'  E  N  F  A  N  T. 

Mal  fait  î  Qu'est-ce  qui  est  mal  fait  ? 

LE      MAÎTRE. 

Ce  qu'on  vous  défend. 

l'  E  N  F  A  N  T. 

Quel  mal  y  a-t-^  à  faire  ce  qu'on  me 
défend  ? 

la  E     MAÎTRE. 

On  vous  punit  pour  avoir  désobéi. 

l'  E  N  F  A  N  T. 

Je  ferai  en  sorte  qu'on  n'eu  sache  rien. 


LIVRE     II.  l8l' 

I.  E     M  A  î  T  R  E. 

On  VOUS  épiera» 

l'  E  N  F  A  N  T. 

Je  me  cacherai. 

LE     MAÎTRE.; 

On  vous  questionnera. 

L  E  N  F  A  N  Tx 

Je  mentirai. 

LEMAÎTRE. 

Il  ne  faut  pas  mentir. 

l'  E  N  F  A  N  T. 

Pourquoi  ne  faut-il  pas  mentir? 

LE     MAÎTRE. 

Parceque  c'est  mal  fait ,  etc. 

Voilà  le  cercle  inévitable.  Sortez-en  ;  l'en. 
fant  ne  vous  entend  plus.  Ne  sont-ce  pas 
là  des  instructions  fort  utiles  ?  Je  serois 
bien  curieux  de  savoir  ce  qu  on  pourroit 

M  5 


1^;^  É    M    I   L  E. 

mettre  à  la  place  de  ce  dialogue.  Locke 
lui-même  y  eut,  à  coup  sûr,  été  fort  em- 
barrassé. Connoître  le  bien  et  le  mal ,  sen- 
tir la  raison  des  devoirs  de  l'homme ,  n'est 
pas  l'affaire  d'un  enfant. 

La  nature  veut  que  les  enfans  soient 
enfans  avant  que  d'être  hommes.  Si  nous 
voulons  pervertir  cet  ordre,  nous  produi- 
rons des  fruits  précoces  qui  n'auront  ni 
maturité  ni  saveur ,  et  ne  tarderont  pas  à 
se  corrompre  :  nous  aurons  de  jeunes  doc- 
teurs et  de  vieux  enfans.  L'enfance  a  des 
manières  de  voir,  de  penser,  de  sentir,  qui 
lui  sont  propres  ;  rien  n'est  moins  sensé 
que  d'y  vouloir  substituer  les  no!  res  ;  et 
j'aimerois  autant  exiger  qu'un  enfant  eût 
cinq  pieds  do  haut ,  que  du  jugement  à 
dix  ans.  En  effet  à  quoi  lui  serviroit  la 
raison  à  cet  âge?  Elle  est  le  frein  de  la 
force,  et  l'enfant  n'a  pas  besoin.de  ce  frein. 

En  essayant  de  persuader  à  vos  élevés 
le  devoir  de  l'obéissance ,  vous  joignez  à 
cette  prétendue  persuasion  la  force  et  les 
menaces,  ou,  qui  pis  est,  la  flatterie  et  les 
promesses.  Ainsi  donc  ,  amorcés  par  l'in- 
térêt ,  ou  contraints  par  la  force ,  ils  font 


L  I  V  K   E     II.  l85 

semblant  d'être  convaincus  par  la  raison. 
Ils  voient  très  bien  que  Tobëissance  leur 
est  avantageuse  et  la  rébellion  nuisible 
aussitôt  que  vous  vous  appercevez  de  lune 
ou  de  Fautre  :  mais  comme  vous  n  exigez 
rien  d'eux  qui  ne  leur  soit  désagréable,  et 
qu'il  est  toujours  pénible  de  faire  les  vo- 
lontés d"* autrui,  ils  se  cachent  pour  faire 
les  leurs,  persuadés  qu'ils  font  bien  si  Ton 
ignore  leur  désobéissance  ;  mais  prêts  à 
convenir  qu'ils  font  mal,  s'ils  sont  décou- 
verts ,  de  crainte  d'un  plus  grand  mal.  La 
raison  du  devoir  n'étant  pas  de  leur  âge , 
il  n'y  a  homme  au  monde  quf  vînt  à  bout 
de  la  leur  rendre  vraiment  sensible  :  mais 
la  crainte  du  châtiment,  l'espoir  du  par- 
don ,  fimportunité ,  l'embarras  de  répon- 
dre, leur  arrachent  tous  les  aveux  qu'on 
exige  :  et  Ion  croit  les  avoir  convaincus, 
quand  on  ne  les  a  qu'ennuyés  ou  intiinÉlés. 
Qu'arrive-t-il  de  là?  Premièrement,  qu'en 
leur  imposant  un  devoir  qu'ils  ne  sentent 
pas ,  vous  les  indisposez  contre  votre  ty- 
rannie^ et  les  détournez  de  vous  aimer; 
que  vous  leur  apprenez  à  devenir  dissi- 
mulés ,  faux ,  menteurs  ,   pour  extorquer 

M  4 


j84  e  ^'^  1  ^  E. 

des  récompenses  ou  se  dérober  aux  clu\ti> 
meus;  qu'enfin,  les  accoutumant  à  cou- 
vrir toujours  d'un  motif  apparent  un  mo- 
tif secret ,  vous  leur  donnez  vous  -  même 
le  moyen  de  vous  abuser  sans  cesse ,  de 
vous  ôter  la  connoissance  de  leur  vrai  ca- 
ractère, et  de  payer  vous  et 'les  autres  de 
vaines  paroles  dans  Foccasion.  Les  lois  , 
direz -vous,  quoiqu'obligatoires  pour  la 
conscience  ,  usent  de  même  de  contrainte 
avec  les  hommes  faits.  J'en  conviens.  Mais 
que  sont  ces  hommes ,  sinon  des  enfans 
gâtés  par  l'éducation?  Voilà  précisément 
ce  quil  faiit  prévenir.  Employez  la  force 
avec  les  enfans  ,  et  la  raison  avec  les  liom- 
mes  ;  tel  est  Toi^dre  naturel  :  le  sage  n'a  pas 
besoin  de  lois. 

Traitez  votre  élevé  selon  son  âge.  Met- 
tez-le d'abord  h  sa  place  ,  et  tenez-l'y  si 
h'iej^  q^iil  118  tente  plus  d'en  sortir.  Alors, 
avant  de  savoir  ce  que  c'est  que  sagesse , 
il  en  pratiquera  la  plus  importante  leçon. 
ISe  lui  commandez  jamais  rien  ,  quoi  que 
ce  soit  au  monde,  absolument  ri^i.  Ne 
lui  laissez  pas  même  imaginer  que  vous 
prétendiez  avoir  aucune  autorité  sur  lui. 


LIVRE     II.  l85 

Qu'il  facile  seulement  quil  est  folble  et 
que  vous  êtes  fort  ;  que ,  par  son  état  et  le 
vôtre  ,  il  est  nécessairement  à  votre  merci  : 
qu'il  le  sache  ,   qu  il  T apprenne  ,  qu'il  le 
sente  :  c|u  il  sente  de  bonne  heure  sur  sa 
tête  altiere  le  dur  joug  que  la  nature  im- 
pose à  Ihomme ,  le  pesant  joug  de  la  né- 
cessité ,  sous  lequel  il  faut  que  tout  être 
fini  ploie  :  qu  il  voie  cette  nécessité  dans  les 
choses  ,    jamais  dans  le  caprice  (a)   des 
liommes  :  que  le  frein  qui  le  retient  soit 
la  force,  nonfautorité.  Ce  dont  il  doit  s  abs- 
tenir ,  ne  le  lui  défendez  pas;  empêchez- 
le  de  le  faire,  sans  explications,  sans  rai- 
sonnemens  :  ce  que  vous  lui  accordez,  ac- 
cordez-le à  son  premier  mot,  sans  sollici- 
tations, sans  prières,  sur-tout  sans  condi- 
tion.   Accordez   avec  plaisir ,    ne   refusez 
qu'avec  répugnance  :  mais  c|ue  tous  vos 
refus  soient  irrévocables;    c|u'aucune  im- 


(a)  On  doit  être  siir  que  l'enfant  traitera  de 
caprice  toute  volonté  contraire  à  lasienne,  et  dont 
il  ne  sentira  pas  la  raison.  Or  un  enfant  ne  sent 
la  raison  de  rien  dans  tout  ce  qui  choque  ses  fantai- 
sies. 


3  86  EMILE. 

portunité  ne  vous  ëbranle;  que  le  non  pro- 
nonce soit  un  mur  d airain,  contre  lequel 
Tenfant  n  aura  pas  épuisé  cinq  ou  six  fois 
ses  forces ,  qu'il  ne  tentera  plus  de  le  ren- 
verser. 

C'est  ainsi  que  vous  le  rendrez  patient, 
égal,  résigné,  paisible,  même  quand  il 
n'aura  pas  ce  qu  il  a  voulu  ;  car  il  est  dans 
Ja  nature  de  f  homme  d'endurer  patiem- 
ment la  nécessité  des  choses ,  mais  non  la 
mauvaise  volonté  d  autrui.  Ce  mot ,  il  n'y 
en  a  plus ,  est  une  réponse  contre  laquelle 
jamais  enfant  ne  s'est  mutiné  ,  à  moins 
qu'il  ne  crut  que  c'étoit  un  mensonge.  Au 
reste  il  n'y  a  point  ici  dé  milieu  ;  il  faut 
n'en  rien  exiger  du  tout,  ou  le  plier  d'abord 
à  la  plus  parfaite  obéissance.  La  pire  éduca- 
tion est  de  le  laisser  flottant  entre  ses  vo- 
lontés et  les  vôtres  ,  et  de  disputer  sans 
cesse,  entre  vous  et  lui,  à  qui  des  deux 
sera  le  maître  :  j'aimerois  cent  fois  mieux 
qu'il  le  fut  toujours. 

Il  est  bien  étrange  que ,  depuis  qu'on  se 
mêle  d'élever  des  enfans  ,  on  n'ait  imaginé 
d'autre  instrument  pour  les  conduire  c[ue 
l'émulation  ,  la  jalousie,  l'envie  ,  la  vanité, 


L  I  V  R   E      I  I.  187 

îaviclité  ,  la  vile  crainte  ,  toutes  les 
passions  les  plus  dangereuses  ,  les  plus 
promptes  à  fermenter  ,  et  les  plus  propres 
à  corrompre  Tame  ,  même  avant  que  le 
corps  soit  formé.  A  chaque  instruction 
précoce  qu  on  veut  faire  entrer  dans  leur 
tète,  on  plante  un  vice  au  fond  de  leur 
cœur  :  d'insensés  instituteurs  pensent  faire 
des  merveilles  en  les  rendant  médians 
pour  leur  apprendre  ce  que  c'est  que 
bonté  :  et  puis  ils  nous  disent  gravement , 
Tel  est  riiomme.  Oui ,  tel  est  fliomme  que 
vous  avez  fait. 

On  a  essayé  tous  les  instrumens  ,  liors 
un  ,  le  seul  précisément  qui  peut  réussir  ; 
la  liberté  bien  réglée.  Il  ne  faut  point  se 
mêler  d'élever  un  enfant  quand  on  ne  sait 
pas  le  conduire  oii  Ton  veut  par  les  seules 
lois  du  possible  et  defimpossible.  La  sphère 
de  Tun  et  de  l'autre  lui  étant  également 
inconnue,  on  l'étend  ,  on  la  resserre  autour 
de  lui  comme  on  veut.  On  l'enchaîne  ,  on 
le  pousse ,  ou  le  retient  avec  le  seul  lien 
de  la  nécessité  ,  sans  qu'il  en  murmure  : 
on  le  rend  souple  et  docile  par  la  seule 
force  des  chos(?s ,  sans  qu'aucun  vice  ait 


l85  EMILE» 

roccasion  de  germer  en  lui  :  car  jamais  les 
passions  ne  s'animent,  tant  qu'elles  sont 
de  nul  effet. 

Ne  donnez  à  votre  ëleve  aucune  espèce 
dé  leçon  verbale  ;  il  n'en  doit  recevoir  que 
de  Texpërience  :  ne  lui  infligez  aucune 
espèce  de  châtiment  ;  car  il  ne  sait  ce  que 
c'est  qu'être  en  faute  ;  ne  lui  faites  jamais 
demander  pardon  ;  car  il  ne  sauroit  vous 
offenser.  Dépourvu  de  toute  moralité  dans 
ses  actions ,  il  ne  peut  rien  faire  qui  soit 
moralement  mal ,  et  qui  mérite  ni  châti- 
ment ni  réprimande. 

Je  vois  déjà  le  lecteur  effrayé  juger  de 
cet  enfant  par  les  nôtres  :  il  se  trompe. 
La  gêne  perpétuelle  où  vous  tenez  vos 
élevés  irrite  leur  vivacité  ;  plus  ils  sont 
contraints  sous  vos  yeux  ,  plus  ils  sont 
turbulens  au  moment  qu'ils  s'échappent  : 
il  faut  bien  qu'ils  se  dédommagent ,  quand 
ils  peuvent ,  de  la  dure  contrainte  oii  vous 
les  tenez.  Deux  écoliers  de  la  ville  feront 
plus  de  dégât  dans  un  pays  que  la  jeunesse 
de  tout  un  village.  Enfermez  un  petit  mon- 
sieur et  un  petit  paysan  dans  une  chambre; 
le  premier  aura  tout  renversé ,  tout  brisé , 


LIVRE     II.  189 

avant  que  le  second  soit  sorti  de  sa  place. 
Pourquoi  cela  ,  si  ce  n'est  que  Tun  se  hâte 
d  abuser  d'un  moment  de  licence  ,  tandis 
que  l'autre,  toujours  sur  de  sa  liberté,  ne 
se  presse  jamais  d'en  user?  Et  cependant 
les  enfansdes  villageois ,  souvent  flattés  ou 
contrariés,  sont  encore  bien  loin  de  l'état  où 
je  veux  qu'on  les  tienne. 

Posons  pour  maxime  incontestable  que 
les  premiers  mouvemens  de  la  nature  sont 
toujours  droits:  il  n'y  a  point  de  perver- 
sité originelle  dans  le  cœur  humain  :  il  ne 
s'y  trouve  pas  un  seul  vice  dont  on  ne 
puisse  dire  comment  et  par  où  il  y  est 
entré.  La  seule  passion  naturelle  à  l'homme 
est  l'amour  de  soi-même,  ou  l'amour-pro- 
pre  pris  dans  un  sens  étendu.  Cet  amour- 
propre  en  soi  ou  relativement  à  nous  est 
bon  et  utile  ;  et,  comme  il  n'a  point  de 
rapport  nécessaire  à  autrui  ,  il  est  à  cet 
égard  naturellement  indifférent  :  il  ne  de- 
vient bon  ou  mauvais  que  par  l'application 
qu'on  en  fait  et  les  relations  qu'on  lui 
donne.  Jusqu'à  ce  que  le  guide  de  l'amour- 
propre ,  qui  est  1^  raison  ,  puisse  naître  , 
il  importe  donc  qu'un  enfant  ne  fasse  rien 


i9<^  ^  M  I  L  E. 

parcequ'il  est  vu  ou  entendu ,  rien  en  un 
mot  par  rapport  aux  autres  ,  mais  seule- 
ment ce  que  la  nature  lui  demande;  et 
alors  il  ne  fera  rien  que  de  bien. 

Je  n'entends  pas  qu'il  ne  fera  jamais  de 
dc'gdt ,  qu'il  ne  se  blessera  point,  qu'il  ne 
brisera  pas  peut-être  un  meuble  de  prix 
s'il  le  trouve  à  sa  portée.  Il  pourroit  faire 
beaucoup  de  mal  sans  mal  faire,  parce- 
que  la  mauvaise  action  dépend  de  linten- 
tion  de  nuire  ,  et  qu'il  n'auia  jamais  cette 
intention.  S'il  l'avoit  une  seule  fois  ,  tout 
seroit  dëja  perdu  ;  il  seroit  méchant  pres- 


que sans  ressource. 


Telle  chose  est  mal  aux  yeux  de  l'ava- 
rice, qui  ne  l'est  pas  aux  yeux  do  la  rai- 
son. En  laissant  les  enfans  en  pleine  li- 
berté d'exercer  leur  étourderie ,  il  con- 
vient d'écarter  d'eux  tout  ce  qui  pourroit 
la  rendre  coûteuse  ,  et  de  ne  laisser  à  leur 
portée  rien  de  fragile  et  de  précieux.  Que 
leur  appartement  soit  garni  de  meubles 
grossiers  et  solides  ;  point  de  miroirs,  point 
de  porcelaines ,  point  d'objets  de  luxe. 
Quant  à  mon  Emile,  qi^  j'élève  k  la  cam» 
pagne,  sa  chambre  n'aura  rien  qui  la  dis- 


LIVREII.  191 

tingue  de  celle  d'un  paysan.  A  quoi  bon 
la  parer  avec  tant  de  soin  ,  puisqu'il  y  doit 
rester  si  peu  ?  Mais  je  me  trompe  ;  il  la 
parera  lui-même,  et  nous  verrons  bientôt 
de  quoi. 

Que  si ,  maigre  vos  précautions,  l'enfant 
vient  à  faire  quelque  désordre  ,  à  casser 
quelque  pièce  utile ,  ne  le  punissez  point 
de  votre  négligence ,  ne  le  grondez  point  ; 
qu'il  n'entende  pas  un  seul  mot  de  repro- 
che ;  ne  lui  laissez  pas  môme  entrevoir 
qu'il  vous  ait  donné  du  chagrin  ;  agissez 
exactement  comme  si  le  meuble  se  fût  cassé 
de  lui-même  ;  enfin  croyez  avoir  beaucoup 
fait  si  vous  pouvez  ne  rien  dire. 

Oserai-je  exposer  ici  la  plus  grande ,  la 
plus  importante ,  la  plus  utile  règle  de 
toute  l'éducation  ?  ce  n'est  pas  de  gagner 
du  temps ,  c'est  d'en  perdre.  Lecteurs  vul* 
gaires ,  pardonnez-moi  mes  paradoxes  :  il 
en  faut  faire  quand  on  réfléchit  ;  et,  quoi 
que  vous  puissiez  dire ,  j'aime  mieux  être 
homme  a  paradoxes  qu'homme  à  préjugés. 
Le  plus  dangereux  intervalle  de  la  vie  hu- 
maine est  celui  de  la  naissance  à  l'âge  de 
douze  ans.  C'est  le  temps  où  germent  les 


ig2  lî  M  I  t  E. 

erreurs  et  les  vices,  sans  qu'on  ait  encore 
aucun  instrument  pour  les  détruire  ;  et , 
quand  Tinstrument  vient ,  les  racines  sont 
si  profondes  ,  quil  nest  plus  temps  de  les 
arracher.  Si  les  enfans  sautoient  tout  d'un 
coup  de  la  mamelle  à  Tâge  de  raison  ,  Fé- 
ducation  qu'on  leur  donne  pourroit  leur 
convenir  ;  mais,  selon  le  progrès  naturel , 
il  leur  en  faut  une  toute  contraire.  11  fau* 
droit  qu'ils  ne  lissent  rien  de  leur  ame 
jusqu'à  ce  qu'elle  eût  toutes  ses  facultés: 
car  il  est  impossible  qu'elle  apperçoive  le 
flambeau  que  vous  lui  présentez  tandis 
qu'elle  est  aveugle  ,  et  qu'elle  suive  dans 
limmense  plaine  des  idées  une  route  que 
la  raison  trace  encore  si  légèrement  pour 
les  meilleurs  yeux. 

La  première  éducation  doit  donc  être 
purement  négative.  Elle  consiste,  non 
point  à  enseigner  la  vertu  ni  la  vérité  , 
mais  à  garantir  le  cœur  du  vice  et  Fesprit 
de  l'erreur.  Si  vous  pouviez  ne  rien  faire 
et  ne  rien  laisser  faire;  si  vous  pouviez 
amener  votre  élevé  sain  et  robuste  à  Fâge 
de  douze  ans ,  sans  qu'il  sut  distinguer 
sa  main  droite  de  sa  main  gauche  ,  dès 

vos 


LIVREII.  l(^Z 

Vos  premières  leçons ,  les  yeux  de  son  enten- 
dement s'ouvriroient  à  la  raison  ;  sans  pré- 
jugé ,  sans  habitude,  il  n'auroit  rien  en  lui 
qui  put  contrarier  l'effet  de  vos  sOins. 
Bientôt  il  deviendroit  entre  vos  mains  le 
plus  sage  des  hommes  ;  et  en  cominerlçant 
par  ne  rien  faire ,  vous  auriez  fait  un  pro- 
dige d'éducation. 

Prenez  le  contre-pied  de  Tusage,  et  vous 
ferez  presque  toujours  bien.  Comme  on 
ne  veut  pas  faire  d'un  enfant  un  enfant, 
mais  un  docteur ,  les  pères  et  les  maîtres 
n'ont  jamais  assez  tut  tancé ,  corrigé  ,  ré- 
primandé, flatté,  rhenacé ,  promis,  in- 
struit ,  parlé  raison.  Faites  mieux  ;  soyez 
raisonnable,  et  ne  raisonnez  point  avec 
votre  élevé ,  sur-tout  pour  lui  faire  approu- 
ver ce  qui  lui  déplaît  ;  car  amener  ainsi  tou- 
jours la  raison  dans  les  choses  désagréa- 
bles ,  ce  n'est  que  la  lui  rendre  ennuyeuse, 
et  la  décréditer  de  bonne  heure  dans  un  es- 
prit qui  n'est  pas  encore  en  état  de  l'en- 
tendre. Exercez  son  corps  ,  ses  organes,  ses 
sens  ,  ses  forces,  mais  tenez  son  ame  oisive 
aussi  long-temps  qu'il  se  pourra.  Redoutez 
tous  les  sentimens  antérieurs  au  jugement 

Tome  10,  N 


ig4  j':  M  I  L  E. 

qui  les  apprécie.  Retenez,  arrêtez  les  im- 
pressions étrangères  :  et,  pour  empêcher  le 
mal  de  naître ,  ne  vous  pressez  point  de 
faire  le  bien  ;  car  il  n'est  jamais  tel  ^  que 
quand  la  raison  Téclaire.  Regardez  tous 
les  délais  conmie  des  avantages  ;  c'est 
gagner  beaucoup  que  d'avancer  vers  le  ter- 
nie sans  rien  perdre;  laissez  mûrir  l'en- 
fance dans  les  enfans.  Enfin ,  quelque  leçon 
leurdevient-ello  nécessaire?  gardez -vous  do 
la  donner  aujourd'hui,  si  vous  pouvez  dif- 
férer jusqu'à  demain  sans  danger. 

Une  autre  considération  qui  confirme 
l'utilité  de  cette  méthode  ,  est  celle  du  gé- 
nie particulier  de  Fenfant  ,  qu'il  faut  bien 
connoitre  pour  savoir  quel  régime  moral 
lui  convient.  Chaque  esprit  a  sa  forme 
propre ,  selon  laquelle  il  a  besoin  d'être 
goLîverné  )  et  il  importe  au  succès  des  soins 
qu  on  prend,  qu'il  soit  gouverné  par  cette 
forme  et  non  par  une  autre.  Homme  pru- 
dent, épiez  long-temps  la  nature ,  observez 
bien  votre  élevé  avant  de  lui  dire  le  premier 
mot  ;  laissez  d'abord  le  germe  de  son  ca- 
ractère en  pleine  liberté  de  se  montrer,  ne 
le  contraignez  en  quoi  que  ce  puisse  être, 


L  I  V  R  E     I  I.  196 

aRn  de  le  mieux  voir  tout  entier.  Pensez- 
vous  que   ce  temps  de  liberté  soit  perdu 
pour  lui?    tout  au    contraire,  il  sera    le 
mieux  employé;  car  c'est  ainsi  que  vous 
apprendrez  à  ne  pas  perdre  un  seul  mo- 
ment  dans    un  temps  plus  précieux  :  au 
lieu  que  ,  si  vous  commencez  dagir  avant 
de  savoir  ce  qu'il  faut  faire  ,  vous  agirez  au 
hasard  ;  sujet  à   vous  tromper ,   il  faudra 
revenir  sur  vos  pas  ;  vous  serez  pfus  éloigné 
du  but  que  si  vous  eussiez  été  moins  pressé 
de  Tatteindre.  Ne  faites  donc  pas  comme 
Tavare  qui  perd  beaucoup  pour  ne  vouloir 
rien  perdre.  Sacrifiez  dans  le  premier  âge 
un  temps  que  vous  regagnerez  avec  usure 
dans  un  âge  plus  avancé.  Le  sage  médecin 
ne  donne  pas  étourdiraent  des  ordonnan- 
ces à  la  première  vue  ,  mais  il  étudie  pre- 
mièrement   le    tempérament   du    malade 
avant  de  lui  rien  prescrire  ;  il  commence 
tard  à  le  traiter ,  mais  il  le  guérit  :  tandis 
que  le  médecin  trop  pressé  le  tue. 

Mais  où  placerons-nous  cet  enfant  pour 
rélever  comme  un  être  insensible  ,  comme 
un  automate?  Le  tiendrons-nous  dans  le 
globe  de  la  lune ,  dans  une  isle  déserte  ? 

N  2 


igG  1£  M  I  L  E. 

^'écarterons  -  nous  de  tous  les  humains? 
]N'aura-t-il  pas  continuellement,  dans  le 
inonde,  le  spectacle  et  Texemple  des  pas- 
sions d'autrui?  Ne  verra-t-il  jamais  d'autres 
enfans  de  son  âge  ?  Ne  verra-t-il  pas  ses 
païens,  ses  voisins,  sa  nourrice,  sa  gou- 
vernante ,  son  laquais ,  son  gouverneur 
même ,  qui  après  tout  ne  sera  pas  un  ange? 

Cette  objection  est  forte  et  solide.  Mais 
vous  ai -je  dit  que  ce  fut  une  entreprise 
aisée  qu'une  éducation  naturelle  ?  O  hom- 
mes, ?st-ce  ma  faute  si  vous  avez  rendu 
difficile  tout  ce  qui  est  bien  ?  Je  sens  ces 
diflicultés,  j'en  conviens  :  peut-être  sont- 
elles  insurmontables.  Mais  toujours  est-il 
sûr  qu'en  s'appliquaut  à  les  prévenir,  on 
les  prévient  jusqu'à  certain  point.  Je  mon- 
tre le  bat  qu'il  faut  qu'on  se  propose  :  je  ne 
dis  pas  qu  on  y  puisse  arriver;  mais  je  dis 
que  celui  qui  en  approchera  davantage  aura 
le  mieux  réussi. 

Souvenez  -  vous  qu'avant  d'oser  entre- 
prendre de  former  un  homme  ,  il  faut.s'ê- 
tre  fait  homme  soi-même  ;  il  faut  trouver 
f  n  soi  l'exemple  qu'il  se  doit  proposer.  Tan- 
dis que  l'enfant  est  encore  saus  connois- 


LIVRE      II.  197 

sance  ,  on  a  lo  temps  de  préparer  tout  ce 
qui  l'approche  à  ne  frapper  ses  premiers 
regards  que  des  objets  qu'il  lui  convient 
de  voir.  Rendez-vous  respectable  à  tout  le 
monde  ,  commencez  par  vous  faire  aimer, 
afin  que  chacun  cherche  à  vous  complaire. 
Vous  ne  serez  point  maître  de  fenfant,  si 
vous  ne  Têtes  de  tout  ce  qui  Tentoure  ;  et 
cette  autorité  ne  sera  jamais  suffisante ,  si 
elle  n'est  fondée  sur  festime  de  la  vertu. 
Il  ne  s'agit  point  d'épuiser  sa  bourse  et  de 
verser  l'argent  à  pleines  mains  ;  je  n'ai  ja- 
mais vu  que  l'argent  fit  aimer  personne.  Il 
ne  faut  point  être  avare  et  dur ,  ni  plain- 
dre la  misère  qu'on  peut  soulager;  mais 
vous  aurez  beau  ouvrir  vos  coffres ,  si  vous 
n'ouvrez  aussi  votre  cœur,  celui  des  autres 
vous  restera  toujours  fermé.  C'est  votre 
temps,  ce  sont  vos  soins,  vos  affections  , 
c'est  vous-même  qu'il  faut  donner;  car  quoi 
que  vous  puissiez  faire ,  on  sent  toujours 
que  votre  argent  n'est  point  vous.  11  y  a 
des  témoignages  d'intérêt  et  de  bienveil- 
lance qui  font  plus  d'effet  et  sont  réelle- 
ment plus  utiles  que  tous  les  dons  :  com- 
bien de  mallieureux  ,  de  malades  ,  ont  plus 

N  5. 


1C)8  EMILE. 

besoin  de  consolations  que  d  aumônes  ! 
combien  d'opprimés  à  qui  la  protection 
sert  plus  que  J'argent  !  Raccommodez  les 
gens  qui  se  brouillent,  prévenez  les  pro- 
cès ,  portez  les  enfans  au  devoir  ,  les  pères 
à  Tindulgence,  favorisez  d'heureux  maria- 
ges ,  empêchez  les  vexations  ,  employez  , 
prodiguez  le  crédit  des  parens  de  votre 
ëleve  en  faveur  du  foible  à  qui  on  refuse 
justice  et  que  le  puissant  accable.  Dé- 
clarez-vous hautement  le  protecteur  des 
malheureux.  Soyez  juste,  humain,  bien- 
faisant. Ne  faites  pas  seulement  faumùne  , 
faites  la  cliarité  ;  les  œuvres  de  miséricorde 
soulagent  plus  de  maux  que  l'argent  :  ai- 
mez les  autres  ,  et  ils  vous  aimeront  ;  ser- 
vez-les ,  et  ils  vous  serviront  ;  soyez  leur 
frère  ,  et  ils  seront  vos  enfans. 

C'est  encore  ici  une  des  raisons  pour- 
quoi je  veux  élever  Emile  à  la  campagne , 
loin  de  la  canaille  des  valets,  les  derniers 
des  hommes  après  leurs  maîtres  ;  loin  des 
noires  mœurs  des  villes  ,  que  le  vernis  dont 
on  les  couvre  rend  séduisantes  et  conta- 
gieuses pour  les  enfans  :  au  lieu  que  les 
vices  des  paysans ,  sans  apprêt  et  dans  toute 


L  I  V  R  E     I  I.  199 

leur  grossièreté  ,  sont  plus  propres  à  rebu- 
ter qu  à  séduire  ,  quand  on  n'a  nul  intérêt 
à  les  imiter. 

Au  village  un  gouverneur  sera  beau- 
coup plus  maître  des  objets  qu'il  voudra 
présenter  à  Tenfant  ;  sa  réputation  ,  ses 
discours,  son  exemple,  auront  une  auto- 
rité qu'ils  ne  sauroient*  avoir  à  la  ville  : 
étant  utile  à  tout  le  monde,  chacun  s'*em- 
pressera  de  l'obliger  ,  d'être  estimé  de  lui, 
de  se  montrer  au. disciple  tel  que  le  maître 
voudroit  qu'on  fût  en  effet  ;  et  si  l'on  ne 
se  corrige  pas  du  vice  ,  on  s'abstiendra  du 
scandale  ;  c'est  tout  ce  dont  nous  avons 
besoin  pour  notre  objet. 

Cessez  de  vous  en  prendre  aux  autres  de 
vos  proj^res  fautes  :  le  mal  que  les  enfans 
voient  les  corrompt  moins  que  celui  que 
vous  leur  apprenez.  Toujours  sermonneurs, 
toujours  moralistes  ,  toujours  pédans ,  pour 
une  idée  que  vous  leur  donnez,  la  croyant 
bonne,  vous  leur  en  donnez  à  la  fois  vingt 
autres  qui  ne  valent  rien  :  pleins  de  ce  qui 
se  passe  dans  votre  tête  ,  vous  ne  voyez  pas 
Teffet  que  vous  produisez  dans  la  leur. 
Parmi  ce  long  flux  de  paroles  dont  vous 

N  4 


200  É   M  1  L  II. 

les  excédez  incessamment,  pensez-vous  qu'il 
n'y  en  ait  pas  une  qu'ils  saisissent  à  faux  ? 
Pensez-vous  qu'ils  ne  commentent  pas  à 
leur  manière  vos  explications  diffuses,  et 
qu'ils  n  y  trouvent  pas  de  quoi  se  faire 
un  système  à  leur  portée,  quils  sauront 
vous  opposer  dans  foccasion  ? 

Ecoutez  un  petit  bon  liomnie  qu'on  vient 
d'endoctriner;  laissez-le  jaser,  questionner, 
extravaguer  à  son  aise ,  et  vous  allez  être 
surpris  du  tour  étrange  qu'ont  pris  vos 
raisonnemeus  dans  son  esprit:  il  confond 
tout,  il  renverse  tout,  il  vous  iin|T^itiente, 
il  vous  désole  quelquefois  par  des  objec- 
tions imprévues  ;  il  vous  réduit  à  vous 
taire ,  au  à  le  faire  taire  :  et  que  peut-il 
penser  de  ce  silence  de  la  part  d'un  homme 
qui  aime  tant  à  parler  ?  Si  jamais  il  rem- 
porte cet  avantage ,  et  qu'il  ^q\\  apper- 
c  oive  ,  adieu  l'éducation  ;  tout  est  fini  dès 
ce  moment  ,  il  ne  cherche  plus  à  s'in- 
struire ,  il  cherche  à  vous  réfuter. 

Maîtres  zélés  ,  soyez  simples  ,  discrets  , 
retenus;  ne  vous  hâtez  jamais  d'agir  que 
pour  empêcher  d'agir  les  autres  :  je  le 
répéterai  sans  cesse ,  renvoyez,  s'il  se  peut , 


L  I  V  R  E     II.  201 

une  bonne  instruction,  de  peur  d'en  donner 
une  mauvaise.  Sur  cette  terre  dont  la  na^ 
ture  eut  fait  le  premier  paradis  de  Tliomme, 
craignez  d'exercer  l'emploi  du  tentateur  eu 
voulant  donner  h  rinnocence  la  connois- 
eance  du  bien  et  du  mal  :  ne  pouvant  em- 
pêcher que  l'enfant  ne  s'instruise  au-deliors 
par  des  exemples  ,  bornez  toute  votre  vigi- 
lance à  imprimer  ces  exemplgs  dans  sou 
esprit  sous  l'image  qui  lui  convient. 

Les  passions  impél:ueuses  produisent  un 
grand  effet  sur  l'enfant  qui  en  est  témoin  , 
parcequ'elles  ont  des  signes  très  sensibles 
qui  le  frappent  et  le  forcent  d'y  faire  atten- 
tion. La  colère  sur-tout  est  si  bruyante 
dans  ses  emportemens  ,  qu'il  est  impos- 
sible de  ne  pas  s'en  appercevoir  étant  a 
portée.  Il  ne  faut  pas  demander  si  c'est 
là  pour  un  pédagogue  l'occasion  d'entamer 
un  beau  discours.  Eh  !  point  de  beaux 
discours,  rien  du  tout,  pas  un  seul  mot. 
Laissez  venir  l'enfant  :  élonné  du  spectacle, 
il  ne  manquera  pas  de  vous  questionner. 
La  réponse  est  simple  ;  elle  se  tire  des 
objets  mêmes  qui  frappent  ses  sens.  Il 
voit  un  visage  enflammé ,  des  yeux  étiu- 


202  ^   M   I  L  E. 

celans,  un  geste  menaçant,  il  entend  des 
cris  ;  tous  signes  que  le  corps  n  est  pas 
dans  son  assiette.  Dites-lui  posément,  sans 
affectation ,  sans  mystère:  Ce  pauvre  homm& 
est  malade ,  il  est  dans  un  accès  de  fièvre. 
Vous  pouvez  de  là  tirer  occasion  de  lui 
donner,  mais  en  peu  de  mots,  une  idée 
des  maladies  et  de  leurs  effets  :  car  cela  aussi 
est  de  la  nUture  ,  et  c'est  un  des  liens  de 
la  nécessité  auxquels  il  se  doit  sentir 
assujetti. 

Se  peut-il  que ,  sur  cette  idée ,  qui  n'est 
pas  fausse  ,  il  ne  contracte  pas  de  bonne 
heure  une  certaine  répugnance  à  se  livrer 
aux  excès  des  passions  ,  qu'il  regardera 
comme  des  maladies?  et  croyez-vous  qu'une 
pareille  notion ,  donnée  à  propos ,  ne  produi- 
ra pas  un  effet  aussi  salutaire  que  le  plus 
ennuyeux  sermon  de  morale  ?  Mais  voyez 
dans  favenir  les  conséquences  de  cette  no- 
îion  !  vous  voilà  autorisé  ,  si  jamais  vous 
V  êtes  contraint,  à  traiter  un  enfant  mutin 
comme  un  enfant  malade  ;  à  Tenfermer 
dans  sa  chambre ,  dans  son  lit  s  il  le 
faut  ,  à  le  tenir  au  régime ,  à  l'effrayer 
lui-même  de  ses  vices  naissans ,  à  les  lui 


L  I  V  R  E   1 1.  ao3 

rendre  odieux  et  redoutables  ,  sans  que 
jamais  il  puisse  regarder  comme  un  châti- 
ment la  sëvérité  dont  vous  serez  peut-être 
forcé  d'user  pour  F  en  guérir.  Que  s'il  vous 
arrive  à  vous-même ,  dans  quelque  moment 
de  vivacité  ,  de  sortir  du  sang  froid  et  dé 
la  modération  dont  vous  devez  faire  votre 
étude  ,  ne  cherchez  point  à  lui  déguiser 
votre  faute  ;  mais  dites -lui  franchement 
avec  un  tendre  reproche  :  Mon  ami ,  vous 
m'avez  fait  mal. 

Au  reste  il  importe  que  toutes  les  naï- 
vetés que  peut  produire  dans  un  enfant 
la  simplicité  des  idées  dont  il  est  nourri 
ne  soient  jamais  relevées  en  sa  présence, 
ni  citées  de  manière  qu'il  puisse  l'appren- 
dre. Un  éclat  de  rire  indiscret  peut  gâter 
le  travail  de  six  mois  et  faire  un  tort 
irréparable  pour  toute  la  vie.  Je  ne  puis 
assez  redire  que ,  pour  être  le  maître  de 
l'enfant ,  il  faut  être  son  propre  maître. 
Je  me  représente  mon  petit  Emile  ,  au. 
fort  d'une  rixe  entre  deux  voisines ,  s'avan- 
çant  vers  la  plus  furieuse,  et  lui  disant 
d'un  ton  de  commisération  :  Ma  bonne  , 
vou?  êtes  malade ,  j'en  suis  bign  fâché.  A 


204  EMILE. 

coup  sur  cetle  saillie  ne  restera  pas  sans 
effet  sur  les  spectateurs  ni  peut-être  sur 
les  actrices.  Sans  rire ,  sans  le  gronder, 
sans  le  louer ,  je  Temmene  de  gré  ou  de 
force  avant  qu'il  puisse  appercevoir  cet 
effet ,  ou  du  moins  avant  qu  il  y  pense , 
Gt^je  me  hâte  de  le  distraire  sur  d'autres 
objets  qui  le  lui  fassent  bien  vite  oublier. 
Mon  dessein  nest  point  d'entrer  dans 
tous  les  détails  ,  mais  seulement  d'ex- 
poser les  maximes  générales,  et  de  donner 
des  exemples  dans  des  occasions  difficiles. 
Je  tiens  pour  impossible  qu'au  sein  de  la 
société  Ton  puisse  amener  un  enfant  à 
l'âge  de  douze  ans ,  sans  lui  donner  quelque 
idée  des  rapports  d'homme  à  homme  ,  et 
de  la  moralité  des  actions  humaines.  Il 
suffit  qu'on  s'applique  à  lui  rendre  ces 
notions  nécessaires  le  plus  tard  quil  se 
pourra  ,  et  que  ,  quand  elles  deviendront 
inévitables,  on  les  borne  à  Futilité  présente, 
seulement  pour  qu'il  ne  se  croie  pas  le 
maître  de  tout,  et  quil  ne  fasse  pas  du 
mal  à  autrui  sans  scrupule  et  sans  le  savoir. 
Il  y  a  des  caractères  doux  et  tranquilles 
qi^'on  peut  m^ner  lom  sans  danger  dans 


LIVRE     M.  205 

leur  première  innocence  ;  mais  il  y  a  aussi 
des  naturels  violens  dont  la  férocité  se 
développe  de  bonne  heure  ,  et  qu'il  faut 
se  hâter  de  faire  hommes  pour  n'être  pas 
obligé  de  les  enciiaîner. 

Nos  premiers  devoirs  sont  envers  nous  ; 
nos  sentimens  primitifs  se  concentrent  eu 
nous-mêmes  ;  tous  nos  mouvemens  natu- 
rels se  rapportent  d'abord  à  notre  conser* 
vation  et  à  notre  bien-être.  Ainsi  le  premier 
sentiment  de  la  justice  ne  nous  vient  pas 
de  celle  que  nous  devons  ,  mais  de  celle  qui 
nous  est  due  ;  et  c'est  encore  un  des  contre- 
sens des  éducations  communes,  que,  par- 
lant d'abord  aux  enfans  de  leurs  devoirs , 
jamais  de  leurs  droits  ,  on  comjnence  par 
leur  dire  le  contraire  de  ce  qu'il  faut ,  ce 
qu'ils  ne  sauroient  entendre  et  ce  qui  ne 
peut  les  intéresser. 

Si  j'avois  donc  à  conduire  un  de  ceux 
que  je  viens  de  supposer,  je  me  dirois  ,  Un 
enfant  ne  s'attaque  pas  aux  personnes  (fz), 

(«)  On  ne  doit  jamais  souffrir  qu'un  enfant  se  jouft 
aux  grandes  personnes  comme  avec  ses  inférieurs 
ni  môme  comme  avec  ses  égaux.  S'il  osoit  frapper 


206  i  M  I  L  E. 

mais  aux  choses  ;  et  bientôt  il  apprend  par 
Texpérience  à  respecter  quiconque  le  passe 
en  âge  et  en  force  :  mais  les  choses  ne  se 
défendent  pas  elles-mêmes.  La  première 
idée  qu  il  faut  lui  donner  est  donc  moins 
celle  de  la  liberté  que  de  la  propriété  ;  et, 
pour  qu'il  puisse  avoir  cette  idée,  il  faut 
qu'il  ait  quelque  chose  en  propre.  Lui  citer 
ses  hardes  ,  ses  meubles  ,  ses  jouets,  c'est 
ne  lui  rien  dire,  puisque,  bien  qu'il  dis- 
pose de  ces  choses  ,  il  ne  sait  ni  pourquoi 
ni  comment  il  les  a.  Lui  dire  qu'il  les  a 
parcequ'on  les  lui  a  données  ,  c'est  ne  faire 
gueremieux  ;  car,  pour  donner,  il  faut  avoir: 
voilà  donc  une  propriété  antérieure  à  la 
sienne  ;  et  c'est  Je  principe  de  la  propriété 

sérieusement  quelqu'un ,  fût-ce  son  laquais  ,  fut- 
ce  le  bourreau ,  faites  qu'on  lui  rende  toujours 
ses  coups  avec  usure,  et  de  manière  à  lui  ôter 
l'envie  d'y  revenir.  J'ai  vu  d'imprudentes  gouver- 
nantes animer  la  mutinerie  d'un  enfant ,  l'exciter 
à  battre,  s'en  laisser  battre  elles-mêmes,  et  rire 
denses  foibles  coups,  sans  songer  qu'ils  étoient 
autant  de  meurtres  dans  l'intention  du  petit  fu- 
rieux ,  et  que  celui  qui  veut  battre  étant  jeune , 
voudra  tuer  étant  grand. 


LIVRE      II.  207 

qu'on  lui  veut  expliquer  ;  sans  compter  que 
le  don  est  une  convention  ,  et  que  l'enfant 
ne  peut  savoir  encore  ce  que  c'est  que  con- 
vention (a).  Lecteurs ,  remarquez ,  je  vous 
prie,  dans  cet  exemple  et  dans  cent  mille 
autres,'  comment ,  fourrant  dans  la  tête  des 
enfans  des  mots  qui  n'ont  aucun  sens  à  leur 
portée,  on  croit  pourtant  les  avoir  fort  bien 
instruits. 

.  Il  s'agit  donc  de  remonter  à  l'origine  de 
la  propriété;  car  c'est  de  là  que  la  première 
idée  en  doit  naître.  L'enfant ,  vivant  à  la 
campagne  ,  aura  pris  quelque  notion  des 
travaux  champêtres  ;  il  ne  faut  pour  cela 
que  des  yeux,  du  loisir,  et  il  aura  l'un  et 
l'autre.  Il  est  de  tout  âge,  sur-tout  du  sien, 
de  vouloir  créer,  imiter,  produire,  donner 
des  signes  de  puissance  et  d'activité.  Il  n'aura 
pas  vu  deux  fois  labourer  un  jardin ,  semer , 


(ayVoilk  pourquoi  la  plupart  des  enfans  veulent 
ravoir  ce  qu'ils  ont  donné ,  et  pleurent  quand  on 
ne  le  leur  veut  pas  rendre.  Cela  ne  leur  arrive  plus 
quand  ils  ont  bien  conçu  ce  que  c'est  que  don» 
ner^;  seulement  ils  sont  alors  plus  ciconspects  à 
donner. 


fi08  !•;   M  I  L  Ei 

lever,  croître  des  légumes,  qu'il  voudra  jai*- 
dinar  à  son  tour. 

Par  les  principes  ci-devant  établis,  je  ne 
îu'oppose  point  à  son  envie  ;  an  contraire 
je  la  flivorise,  je  pari  âge  son  goût,  je  tra- 
vaille avec  lui,  non  pour  son  ])laisir,  mais 
pour  le  mien;  du  moins  il  le  croit  ainsi  i 
je  deviens  son  garçon  jardinier  ;  en  atten- 
dant qu'il  ait  des  bras  je  laboure  pour  lui 
la  terre  :  il  en  prend  possession  en  y  planr 
tant  une  fève  ;  et  sûrement  cette  possession 
est  plus  sacrée  et  plus  respectable  que  celle 
que  prenoit  Nugnès  Balbao  de  l'Amérique 
méridionale  au  nom  du  roi  d'Espagne,  en 
plantant  son  étendard  sur  les  côtes  de  la  mer 
du  sud. 

On  vient  tous  les  jours  arroser  les  fèves, 
on  les  voit  lever  dans  des  transports  de 
joie.  J  augmente  cette  joie  en  lui  disant  j 
Cela  vous  appartient  ;  et ,  lui  expliquant 
alors  ce  terme  d'appartenir,  je  lui  fais  sentir 
qu'il  a  mis  là  son  temps  ,  son  travail ,  sa 
peine ,  sa  personne  enfin  ;  qu'il  y  a  dans 
cette  terre  quelque  chose  de  lui-même, 
qu'il  peut  réclamer  contre  qui  que  ce  soit, 
comme  il  pourroit  retirer  son  bras  de  la 

main 


L  I  V  R  E    II.  20gi 

'feiaîn  (Tun  autre  homme  qui  voudroit  1© 
tetenir  malgré  lui. 

Un  beau  jour  il  arrive  empressé  et  Tar- 
rosoir  à  la  main.  O  spectacle  î  ô  douleur  î 
toutes  les  fèves  sont  arrachées  ,  tout  le  ter- 
rain est  bouleversé ,  la  place  même  ne  sô 
reconnoît  plus.  Ah  !  qu'est  devenu  mon 
travail ,  mon  ouvrage ,  le  doux  fruit  de  m-ei 
soins  et  de  mes  sueurs?  Qui  m'a  ravi  moiï 
bien  ?  qui  ma  pris  mes  fèves  ?  Ce  jeûna 
cœur  se  soulevé  ;  le  premier  sentiment  do 
Tinjustice  y  vient  verser  sa  triste  amertii-^ 
me  ;  les  larmes  coulent  en  ruisseaux  ;  reri-* 
farit  désolé  reinplit  Tair  dé  gémissemena 
et  de  cris.  On  prend  part  à  sa  peiné,  à  son 
indignation;  on  cherche,  on  s'informe,  ori 
fait  des  perquisitions.  Enfin  fon  décou- 
vre que  le  jardinier  a  fait  le  coup  ;  on  le  fait 
venir. 

'  Mais  nous  voici  bien  loin  de  compte.  Lé 
jardinier  ,  apprenant  de  quoi  Ton  se  plaint  f 
commence  à  se  plaindre  plus  haut  que  noiis,^ 
Quoi,  messieurs!  c'est  vous  qui  m'avez 
ainsi  gâté  mon  ouvrage  I^'avois  semé  1^ 
des  melons  de  Malte  dont  la  graine  m'a- 
yoit  été  donnée  comme  un  trésor ,  et  d&** 

iXome  lo,  O 


dlO  M  M  I  1  E. 

quels  j'espërois  vous  régaler  quand  ils  se* 
roient  mûrs  ;  mais  voilà  que  ,  pour  y  plan- 
ter vos  misérables  fèves ,  vous  m'avez  dé- 
truit mes  melons  déjà  tout  levés,  et  que  je 
ne  remplacerai  jamais.  Vous  m'avez  fait  un 
tort  irréparable,  et  vous  vous  êtes  privés 
vous  mêmes  du  plaisir  de  manger  des  mer 
Ions  exquis. 

JEAN-JACQUES. 

ce  Excusez  -  nous ,  mon  pauvre  Robert, 
ce  Vous  aviez  mis  là  votre  travail ,  votre 
<c  peine.  Je  vois  bien  que  nous  avons  eu 
ce  tort  de  gâter  votre  ouvrage  ;  mais  nous 
«  vous  ferons  venir  d'autre  graine  de 
«  Malte,  et  nous  ne  travaillerons  plus  la 
ce  terre  avant  de  savoir  si  quelqu'un  n'y  a 
cç  pas  mis  la  main  avant  nous. 

ROBERT. 

ce  Oh  bien ,  messieurs  !  vous  pouvez 
«  donc  vous  reposer  ;  car  il  n'y  a  plus 
ce  guère  de  terre  en  friche.  Moi  je  travaille 
ce  celle  que  mon  père  a  bonifiée  ;  chacun 
ce  en  fait  autant^e  son  côté ,  et  toutes  les 
ce  terres  que  vous  voyez  sont  occupées  de- 
«c  puis  long-temps,.  •* 


J'j//i///r     T]'/>i<-  Ji 


/\/</r    -j/ 


^rà/  Si^/ùf. 


LIVREII.  211 

E  M  I  L  E. 

ce  Monsieur  Robert,  il  y  a  donc  souvent 
te  de  la  graine  de  melons  perdue  ? 

ROBERT. 

ce  Pardonnez-moi,  inon  jeune  cadet;  car 
ce  il  ne  nous  vient  pas  souvent  de  petits  mes- 
ce  sieurs  aussi  étourdis  que  vous.  Personne 
ce  ne  touclie  au  jardin  de  son  voisin;  clia- 
cc  cun  respecte  le  travail  des  autres,  afin 
ce  -que  le  sien  soit  en  sûreté.  . 

£   M  I   L  E. 

ce  Mais  moi  je  n'ai  point  de  jardin, 

ROBERT. 

ce  Que  m'importe  ?  si  vous  gâtez  le  mien , 
<e  je  ne  vous  y  laisserai  plus  promener;  car, 
ce  voyez-vous  ,  je  ne  veux  pas  perdre  ma 
ce  peine. 

JEAN-JACQ    UES. 

ce  Ne  pourroit  -  on  pas  proposer  un  ar- 
ec rangement  au  bon  Robert  ?  Qu'il  nous 
ce  accorde,  à  mon  petit  ami  et  à  moi,  un 
«c  coin  de  son  jardin  pour  le  cultiver  ,  à 
ce  condition  qu'il  aura  la  moitié  du  produit 

O  z 


ai  2  3^;  M   I   L  S. 

ROBERT. 

ce  Je  VOUS  raccorde  sans  condition.  Mais 
ce  souvenez-vous  que  j'irai  labourer  vosfe- 
«  ves ,  si  vous  touchez  à  mes  melons.  ?> 

Dans  cet  essai  de  la  manière  d'inculquer 
aux  enfans  les  notions  primitives,  on  voit 
comment  l'idée  de  la  propriété  remonte 
naturellement  au  droit  de  premier  occu- 
pant parle  travail.  Cela  est  clair,  net^  sim- 
ple^ et  toujours  à  la  portée  de  renfant. 
De  là  jusqu'au  droit  de  propriété  et  aux 
t^changes  il  n'y  a  plus  qu'un  pas  y  après  le- 
quel il  faut  s'arrêter  tout  court. 

On  voit  encore  qu'une  explication  que 
je  renferme  ici  dans  deux  pages  d'écriture 
sera  peut-être  l'affaire  d'un  an  pour  la  pra- 
tique :  car,  dans  la  carrière  des  idées  mo- 
rales ,  on  ne  peut  avancer  trop  lentement 
jii  trop  bien  s'affermir  à  chaque  pas.  Jeu- 
nes maîtres,  pensez,  je  vous  prie,  à  cet 
exemple,  et  souvenez- vous  qu'en  toute 
chose  vos  leçons  doivent  être  plus  en  ac- 
tions qn'en  discours  ;  car  les  enfims  ou- 
blient aisément  ce  qu'ils  ont  dit  et  ce  qu'on 
leur  a  dit ,  mais  non  pas  ce  qu'ils  ont  fait 
et  ce  qu'on  leur  a  fait. 


LIVREII.'  2l5 

De  pareilles  instructions  se  doivent  don- 
ner, comme  je  l'ai  dit,  plutôt  ou  plus  tard, 
selon  que  le  naturel  paisible  ou  turbulent 
de  1  eleve  en  accélère  ou  retarde  le  besoin  ; 
leur  usage  est  d'une  évidence  qui  saute  aux 
yeux  :  mais ,  pour  ne  rien  omettre  d'impor- 
tant dans  les  choses  difficiles,  donnons 
encore  un  exemple. 

Votre  enfant  dyscole  gâte  tout  ce  qu'il 
touche  :  ne  vous  fiichez point;  mettez  hors 
de  sa  portée  ce  qu'il  peut  gâter.  Il  brise  les 
meubles  dont  il  se  sert  ;  ne  vous  hâtpz 
point  de  lui  en  donner  d'autres  ;  laissez-hiî 
sentir  le  préjudice  de  la  privation.  Il  casse 
les  fenêtres  de  sa  chambre  ;  laissez  le  vent 
souffler  sur  lui  nuic  et  jour  sans  vous  sou- 
cier des  rhumes  ;  car  il  vaut  mieux  qu'il 
soit  enrhumé  que  fou.  Ne  vous  plaignez 
jamais  des  incommodités  qu'il  vous  cause, 
mais  faites  qu'il  les  sente  le  premier.  A  la 
liû^yous  faites  raccommoder  les  vitres ,  tou- 
jours sans  rien  dire  :  il  les  casse  encore  ; 
changez  alors  de  méthode  ;  dites-lui  sèche- 
ment, mais  sans  colère  :  Les  fenêtres  sont 
à  moi;  elles  ont  été  mises  là  par  mes  soins; 
je  veux  les  garantir.  Plus  vous  l'enferme- " 

O  1 


21,4  EMILE. 

rez  à  robscurité  dans  un  lieu  sans  fenêtre, 
A  ce  procédé  si  nouveau  il  commence  par 
crier,  tempêter  :  personne neFécoute.  Bien- 
tôt il  se  lasse  et  change  de  ton  :  il  se  plaint, 
il  gémit  :  un  domestique  se  présente,  le 
mutin  le  prie  de  le  délivrer.  Sans  chercher 
de  prétextes  pour  n'en  rien  faire,  le  do- 
mestique répond  ,  ce  J'ai  aussi  des  vitres  à 
ce  conserver  ?? ,  et  s'en  va.  Enfin ,  après  que 
Fenfant  aura  demeuré  là  plusieurs  heures  , 
assez  long-temps  pour  s'y  ennuyer  et  s'en 
souvenir,  quelqu'un  lui  suggérera  de  vous 
proposer  un  accord  au  moyen  duquel  vous 
lui  rendriez  la  liberté ,  et  il  ne  casseroit  plus 
des  vitres  :  il  ne  demandera  pas  mieux.  Il 
vous  fera  prier  de  le  venir  voir:  vous  vien- 
drez ;  il  vous  fera  sa  proposition,  et  vous 
l'accepterez  à  l'instant  en  lui  disant  :  C'est 
très  bien  pensé  ;  nous  y  gagnerons  tous  deux: 
f(ue  n'avez-vous  eu  plutôt  cette  bonne  idée? 
Et  puis ,  sans  lui  demander  ni  protestation 
ni  confirmation  de  sa  promesse,  vous  l'em- 
brasserez avec  joie  et  l'emmènerez  sur-le- 
champ  dans  sa  chambre ,  regardant  cet 
accord  comme  sacré  et  inviolable  autant 
.cjue  si  le  serment  y  avoit  passé.  Quelle  idée 


1. 1  V  R  E    I  r.  5 1 5 

pensez- vous  qu'il  prendra,  sur  ce  procédé, 
de  la  foi  des  engagemens  et  de  leur  utilité? 
Je  suis  trompé  s'il  y  a  sur  la  terre  un  seul 
enfant,  non  déjà  gâté,  à  Tépreuve  de  cette 
conduite ,  et  qui  s'avise  après  cela  de  cas- 
ser une  fenêtre  à  dessein  (a).  Suivez  la 
chaîne  de  tout  cela.  Le  petit  méchant  ne 

(a)  Au  reste ,  quand  ce  devoir  de  tenir  ses  enga- 
gemens ne  seroit  pas  affermi  dans  l'esprit  de  l'en- 
fant par  le  poids  de  son  utilité ,  bientôt  le  senti- 
ment intérieur,  commençant  à  poindre,  le  lui  im- 
poseroit  comme  une  loi  de  la  conscience,  commo 
un  principe  inné  qui  n'attend ,  pour  se  développer, 
que  les  connoissances  auxquelles  il  s'applique.  C<S 
premier  trait  n'est  point  marqué  par  la  main  des 
hommes  ,  mais  gravé  dans  nos  cœurs  par  l'auteur 
de  toute  Justice.  Otez  la  loi  primitive  des  conven- 
tions et  l'obligation  qu'elle  impose  ,   tout  est  illu^ 
soire  et  vain  dans  la  société  humaine.  Qui  ne  tient 
que  par  son  profit  à  sa  promesse  ,  n'est   guère 
plus  lié  que  s'il  n'eût  rien  promis  ;  ou  tout  au  plus 
il  en  sera   du  pouvoir  de  la  violer  comme  de  la 
bisque  des  joueurs ,  qui  ne  tardent  à  s'en  préva- 
loir ,  que  pour  attendre  le  moment  de  s'en  pré- 
valoir avec  plus  d'avantage.  Ce  principe  est  de  la 
dernière  importance  et  mérite  d'être  approfondi  ;- 
car  c'est  ici  que  l'homme  commence  à  se  mettre  en. 
contradiction  ayec  lui-même. 

04 


s  1 Ç  ï  M  I  t  R 

sonçroit  guère  ,  en  faisant  un  trou  pouF 
planter  sai'eve ,  qu'il  se  creusoit  un  cachot 
où  sa-8cience  ne  tarderoit  pas  à  le  faire  en- 
fermer. 

JNûus  voilà  dans  le  monde  moral;  voilà 
la  porte  ouverte  au  vice.  Avec  les  conven- 
tions et  les  devoirs  naissent  la  tromperie  et 
le  mensonge.  Dès  qu  on  peut  faire  ce  qu'on 
ne  doit  pas  ,  on  veut  cacher  ce  qu  on  n'a 
pas  du  faire.  Dès  qu'un  intérêt  fait  promet- 
tre ,  un  intérêt  plus  grand  peut  faire  violer 
la  promesse  ;  il  ne  s'agit  plusfjuede  la  violer 
impunément  ;  la  ressource  est  naturelle  ; 
on  se  cache  et  Ton  ment.  N'ayant  pu  pré- 
venir le  vice,  nous  voici  déjà  dans  le  cas  de 
le  punir.    Voilà  les  misères  de  la  vie  hu- 
jnaine  ,  c|ui  commencent  avec  ses  erreurs. 
J'en  ai  dit  assez  pour  faire  entendre  qu'il 
ïie  faut  jamais  infliger  aux  enfans  le  cliùti- 
JUent   comme  châtiment,   mais  qu'il  doit 
toujours  leur  arriver  comme  une  suite  na- 
turelle de  leur  mauvaise  action.  Ainsi  vous 
ne  déclamerez  point  contre  le  mensonge, 
vous  ne  les  punirez  point  précisément  pour 
oyoir  mepti  ;  mais  vous  ferez  cpie  tous  les 
mauvais  effets  du  mensonge  ,  comme  de 


■:T 


î.  I  V  R  E     I  I.  217 

fi'^être  point  cru  quand  on  dit  la  vërité , 
d'être  accuse  du  mal  qu'on  n'a  point  fait , 
quoiqu'on  s'en  défende,  se  rassemblent  sur 
leur  tête  quand  ils  ont  menti.  Mais  ex- 
pliquons ce  que  c'est  que  mentir  pour  les 
en  fans. 

Il  y  a  deux  sortes  de  mensonges  ;  celui 
de  fait  qui  regarde  le  passé,  celui  de  droit 
qui  regarde  favenir.  Le  premier  a  lieu 
quand  on  nie  d  avoir  fait  ce  qu'on  a  fait, 
ou  quand  on  affirme  avoir  fait  ce  qu'on 
n'a  pas  fait ,  et  en  général  quand  on  parle 
sciemment  contre  la  vérité  des  choses. 
L'autre  a  lieu  quand  on  promet  ce  qu'on 
n'a  pas  dessein  de  tenir ,  et  en  général 
quand  on  montre  une  intention  contraire 
à  celle  qu'on  a.  Cesdeux  mensonges  peuvent 
quelquefois  se  rassembler  dans  le  même  {a); 
mais  je  les  considère  ici  par  ce  qu'ils  ont 
de  différent. 

Celui  qui  sent  le  besoin  qu'il  a  du  se- 
cours des  autres  ,  et  qui  ne  cesse  d  eprou- 

(<?)  Comme  lorsqu'acrusé  d'une  mauvaise  action 
îe  coupable  s'en  défend  en  se  disant  honnête 
JUjomme.  Il  ment  alors  dans  le  fait  et  d^Rs  le  dj? oit. 


218  EMILE. 

ver  leur  bienveillance,  n'a  nul  intérêt  de 
les  tromper  ;  au  contraire  il  a  un  intérêt 
sensible  qn  ils  voient  les  choses  comme 
elles  sont ,  de  peur  qu'ils  ne  se  trompent 
a  son  préjudice.  Il  est  donc  clair  cjue  le 
mensonge  de  fait  n'est  pas  naturel  aux 
enfans  ;  mais  c'est  la  loi  de  T obéissance 
qui  produit  la  nécessité  de  mentir,  parce- 
que  Fobéissance  étant  pénible  ,  on  s  en 
dispense  en  secret  le  j)lus  qu'on  peut ,  et 
que  l'intérêt  présent  d'éviter  le  châtiment 
ou  le  reproche  l'emporte  sur  l'intérêt 
éloigné  d'exposer  la  vérité.  Dans  l'édu- 
cation naturelle  et  libre,  pourquoi  donc 
votre  enfant  vous  nientiroit-il  ?  Qu'a-t-il 
à  vous  cacher?  Vous  ne  le  reprenez  point, 
vous  ne  le  punissez  de  rien  ,  vous  n'exigez 
rien  de  lui.  Pourquoi  ne  vous  diroit-il  pas 
tout  ce  qu'il  a  fait ,  aussi  naïvement  qu'à 
son  petit  camarade  ?  Il  ne  peut  voir  à  cet 
aveu  plus  de  danger  d'un  côté  que  de 
l'autre. 

Le  mensonge  de  droit  est  moins  naturel 
encore ,  puisque  les  promesses  de  faire 
ou  de  s'abstenir  sont  des  actes  convention- 
nels, qui    sortent  de  l'état  de  nature  et 


LIVREII.  219 

dérogent  à  la  liberté.  Il  y  a  plus  ;  tous  les 
engagemens  des  eiifaus  sont  nuls  par  eux- 
mêmes,  attendu  que,  leur  vue  bornée  ne 
j:)Ouvant  s'ëtendre  au-delà  du  présent,  en 
s'engageant  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font.  A 
peine  Tenfant  peut -il  mentir  quand  il 
s'engage  ;  car,  ne  songeant  qu'a  se  tirer  d'af- 
faire dans  le  moment  présent,  tout  moyen 
qui  n'a  pas  un  effet  présent  lui  devient 
ëgal  :  en  promettant  pour  un  teaips  futur 
il  ne  promet  rien ,  et  son  imagination  en- 
core endormie  ne  sait  point  étendre  son 
être  sur  deux  temps  différens.  S'il  pou* 
voit  éviter  le  fouet  ou  obtenir  un  cornet 
de  dragées  en  promettant  de  se  jeter  do- 
main par  la  fenêtre,  il  le  promettroit  è0 
l'instant.  Voilà  pourquoi  les  lois  n'ont  au- 
cun égard  avix  engagemens  des  enfans;et 
quand  les  pères  et  les  maîtres  plus  sévères 
exigent  qu'ils  les  remplissent,  c'est  seule- 
ment dans  ce  que  l'enfant  devroit  faire  , 
quand  même  il  ne  l'auroit  pas  promis. 

L'enfant,  ne  sachant  ce  qu'il  fait  quan* 
il  s'engage ,  ne  peut  donc  mentir  en  s'en- 
gageant. Il  n'en  est  pas  de  même  quand  il 
manque  à  sa  promesse  ,  ce  qui  est  encore 


220  EMILE. 

-  une  espèce  Je  mensonge  rétroactif  :  car  il 
se  souvient  très  bien  d'avoir  fait  cette  pro- 
messe ;  mais  ce  qu'il  ne  voit  pas  ,  c  est 
Timportance  de  la  tenir.  Hors  d'état  de 
lire  dans  lavenir  ,  il  ne  peut  provoir  les 
conséquences  des  choses;  et  quand  il 
viole  ses  engagemens  ,  il  ne  fait  rien  con- 
tre la  raison  de  son  âge. 

Il  suit  de  là  que  les  mensonges  des  en- 
tans  sont  tous  Touvrage  des  maîtres ,  et 
que  vouloir  leur  apprendre  à  dire  la  vé- 
rité ,  n'est  autre  chose  c|ue  leur  apprendre 
à  mentir.  Dans  l'empressement  qu'on  a  de 
les  régler ,  de  les  gouverner ,  de  les  in- 
struire, on  ne  se  trouve  jamais  assez  d'in- 
*iBtrumens  pour  en  venir  à  bout.  On  veut  se 
donner  de  nouvelles  prises  dans  leur  es- 
prit par  des  maximes  sans  fondement,  par 
des  préceptes  sans  raison,  et  l'on  aime 
mieux  qu'ils  sachent  leurs  leçons  et  qu'ils 
mentent,  que  s'ils  demeuraient  ignorans 
et  vrais. 

"  Pour  nous  qui  ne  donnons  à  nos  élevés 
que  des  ler  ons  de  pratique  ,  et  qui  aimons 
mieux  qu'ils  soient  bons  que  savans  ,  nous 
n'exigeons   ppint  d'eux  la  vérité ,  de  peur 


I,  I  V  R  E     1  I.  •  2Œt 

qu'ils  ne  la  déguisent ,  et  nous  ne  leur  fai- 
sons rien  promettre  qu'ils  soient  tentés  de 
ne  pas  tenir.  S'il  s'est  fait  en  mon  ab- 
sence quelque  mal  dont  j'ignore  Fauteur, 
je  me  garderai  d'accuser  Emile  et  de  lui 
dire  :  Est-ce  vous  (a)  F  Car  en  cela  que  fe- 
rois  -  je  autre  chose  sinon  lui  apprendre 
à  le  nier  ?  Que  si  son  naturel  difficile  me 
force  à  faire  avec  lui  quelque  convention  , 
je  prendrai  si  bien  mes  mesures ,  que  là 
proposition  en  vienne  toujours  de  lui,  ja- 
mais de  moi;  que  quand  il  s'est  engagé  il 
ait  toujours  un  intérêt  présent  et  sensible 
à  remplir  son  engag,ement  ;  et  que  f  si  ja^ 
mais  il  y  manque,  ce  mensonge  attire  sur 
lui  des  maux  qu'il  voie  sortir  de  l'ordre 
même  des  choses ,  et  non  pas  de  la  ven- 

(a)  Rien  n'^est  plus  indiscret  qu'une  pareilld 
question  ,  surtout  quand  l'enfant  est  coupable  r 
alors ,  s'il  croit  que  vous  savez  ce  qu'il  a  fait ,  il 
verra  que  vous  lui  tendez  un  piego  ,  et  cette  opi- 
nion ne  peut  manquer  de  l'indisposer  contre  vous", 
S'il  ne  le  croit  pas ,  iï  se  dira  :  Pourquoi  dëcou^ 
vrirois-Je  ma  faute  ?  Et  voilà  la  première  tentation 
du  mensonge  deyenue  l'effet  de  votre  iHiprudento» 
«question. 


222  ié  M  î  L  E. 

geance  de  son  gouverneur»  Mais ,  îoul  d'à* 
voir  besoin  de  recourir  à  de  si  cruels  expë- 
diens,  je  suis  presque  sur  qu'Emile  appren- 
dra fort  tard  ce  que  c'est  que  mentir  ,  et 
qu'en  l'apprenant,  il  sera  fort  étonné  ,  ne 
pouvant  concevoir  à  cjuoi  peut  être  bon  le 
mensonge.  Il  est  très  clair  que  plus  je  rends 
son  bien-être  indépendant ,  soit  des  volon- 
lontés  ,  soit  des  jugemens  des  autres ,  plus 
je  coupe  en  lui  tout  intérêt  de  mentir. 

Quand  on  n'est  point  pressé  d'instrui- 
re ,  on  n'est  point  pressé  d'exiger  ,  et 
l'on  prend  son  temps  pour  ne  rien  exiger 
qu'à  propos.  Alors  l'enfant  se'  forme ,  en  ce 
qu'il  ne  se  gâte  j^oint.  Mais  quand  un 
étourdi  de  précepteur ,  ne  sachant  com- 
ment s'y  prendre  ,  lui  fait  à  chaque  in- 
stant promettie  ceci  ou  cela,  sans  distinc- 
tion, sans  choix ,  sans  mesure,  l'enfant, 
ennuyé  ,  surchargé  de  toutes  ces  promes- 
ses, les  néglige,  les  oublie,  les  dédaigne 
enfin,  et,  les  regardant  comme  autant  de 
vaines  formules ,  se  fait  un  jeu  de  les- faire  et 
de  les  violer.  Voulez-vous  donc  quil  soit  fi- 
dèle à  tenir  sa  parole?  soyezdiscret  à  l'exiger. 
Le  détail  dans  lequel  je  viens  d'entrer 


LIVRE     II.  22D 

sur  le  mensonge  peut  à  bien  des  égards 
s'appliquer  à  tous  les  autres  devoirs  ,  qu'on 
ne  prescrit  aux  enfans  qu'en  les  leur  ren- 
dant non  seulement  haïssables,  mais  im- 
praticables. Pour  paroître  leur  prêcher  la 
vertu ,  on  leur  fait  aimer  tous  les  vices  : 
on  les  leur  donne  en   leur  défendant  de 
les  avoir.   Veut-on  les  rendre  p^'eux  ?  on 
les    mené   s  ennuyer  à   Tëglise  ;   en  leur 
faisant  incessamment  marmoter  des  prières, 
on  les  force  daspirer  au  bonheur  de  ne  plus  , 
prier  Dieu.  Pour  leur  inspirer  la  charité, 
on  leur  fait  donner  l'aumône,  comme  si 
l'on  dédaignoit  de  la  donner  soi-même.  Eh  ! 
ce  n'est  pas  l'enfant  qui  doit  donner,  c'est 
le  maître  :   quelque  attachement  qu'il  ait 
pour  son  ëleve  ,   il   doit  lui  disputer   cet 
honneur;  il  doit  lui  rfaire  juger  qu'à  son 
âge  on  n'en  est  point  encore  digne.  L'au- 
mône est  une  action  d'homme   qui   con- 
noît    la    valeur  de   ce  qu'il   donne  et  le 
besoin  que  son  semblable  en  a.  L'enfant, 
qui  ne  connoît  rien  de  cela,  ne  peut  avoir 
aucun  mérite  à  donner;  il  donne  sans  cha- 
rité, sans  bienfaisance  ;  il  est  presque  hon- 
teux de  donner,  quand,  fondé  sur  son  exem- 


524  .    i  M  I  L  E.     - 

pie  et  le  vôtre,  il  croit  qu'il  n'y  a  que  les 
enfaiis  qui  donnent,  et  qu'on  ne  fait  plus 
laumùne  ëtant  grand. 

Remarquez  qu'on  ne  fait  jamais  donner 
par  l'enfant  que  des  choses  dont  il  ignor©' 
la  valeur ,  des  pièces  de  métal  qu  il  a 
dans  sa  poche ,  et  qui  ne  lui  servent  qu'à- 
cela.  Un  enfant  donneroit  plutôt  cent  louis 
qu'un  gâteau.  Mais  engagez  ce  prodigue 
distributeur  à  donner  les  choses  qui  lut 
sont  chères ,  des  jouets ,  des  bonbons ,  son 
goûter,  et  nous  saurons  bientôt  si  vous 
l'avez  rendu  vraiment  libéral. 

On  trouve  encore  un  expédient  à  cela  ; 
c'est  de  rendre  bien  vite  à  fenfant  ce  qu'il 
a  donné,  de  sorte  qu'il  s'accoutume  à  don-* 
ner  tout  ce  qu'il  sait  bien  qui  lui  va  reve- 
nir. Je  n'ai  guère  vu  dans  les  enfans  que 
ces  deux  espèces  de  générosité  ;  donner  ce 
qui  ne  leur  est  boa  a  rien,  ou  donner  ce 
qu'ils  sont  sûrs  qu'on  va  leur  rendre.  Faites 
en  sorte,  dit  Locke,  qu'ils  soient  convaincus 
par  expérience  que  le  plus  libéral  est 
toujours  le  mieux  partagé.  C'est  là  rendre 
un  enfant  libéral  en  apparence ,  et  avare 
en  effet.  Il  ajoute  que  les  enfaas  contrac- 
teront 


11  V  R  «    il.  ésS 

teMnt  aîîîsi  rhabitudedelalib^ralit^.  Oui, 
d'une  libéralitë  usurière^  qui  donne  un  œuf 
J)our  avoir  un  bœuf.  Mais ,  quand  il  s  agira 
de  donner  tout  de  bon,  adieu  Thabitude  ; 
lorsqu'on  cessera  de  leur  rendre,  ils  cesse- 
Tont  bientôt  de  donner.  Il  faut  regarder  à 
rhabitude  de  l'ame  plutôt  qu'à  celle  des 
mains.  Toutes  les  autres  vertus  qu'on  ap* 
prend  aux  enfans  ressemblent  à  celle-là. 
Et  c'est  à  leur  prêcher  ces  solides  vertus 
qu'on  use  leurs  jeunes  ans  dans  la  tris*- 
tesse  !  Ne  voilà-t-il  pas  une  savante  édu- 
cation ? 

Maîtres,  laissez  les  simagrées ,  soyez 
vertueux  et  bons  ;  que  vos  exemples  se 
gravent  dans  la  mémoire  de  vos  élevés  , 
en  attendant  qu'ils  puissent  entrer  dans 
leurs  cœurs.  Au  lieu  de  me  hâter  d'exiger 
du  mien  des  actes  de  charité,  j'aime  mieux 
les  faire  en  sa  présence,  et  lui  ôter  môme 
le  moyen  de  m'imiteren  cela,  comme  un 
honneur  qui  n'est  pas  de  son  âge;  car  il 
importe  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  regarder 
les  devoirs  des  hommes  seulement  comm© 
des  devoirs  d'enfans.  Que  si ,  me  voyant 
assister  les  pauvres ,  il  me  questionne  Ik* 

Tome  10.  P 


^iG  1?,   M   I   L  E.    ^ 

dessus,  et  qu'il  soit  temps  de  lui  rëpoii- 
dre  (<7),  je  lui  dirai  :  «Mon  ami  j  c'est  que 
«quand  les  pauvres  ont  bien  voulu  qu'il 
ce  y  eut  des  riches ,  les  riches  ont  promis 
ce  de  nourrir  tous  ceux  qui  n'auroient  dé 
ce  quoi  vivre  ni  par  leur  bien  ni  par  leur 
ce  travail.  —  Vous  avez  donc  aussi  promis 
cccela?  reprendra-t-il.  — Sans  doute:  je  ne 
ce  suis  maître  du  bien  qui  passe  par  mes 
,<e  mains  qu'avec  la  condition  qui  est  atta- 
cccl  '^e  à  sa  propriété.  » 

i^près  avoir  entendu  ce  discours  (  et 
Ton  a  vu  comment  on  peut  mettre  un  en- 
fant en  état  de  Icntendre  ) ,  un  autre  qu'E- 
mile seroit  tenté  de  m' imiter  et  de  se 
conduire  en  homme  riche  ;  en  pareil  cas , 
j'empêcherois  au  moins  que  ce  ne  fût  avec 
ostentation;  j'aimerois  mieux  qu'il  me  dé- 
robât mon  droit  et  se  cachât  pour  donner. 


(a)  On  doit  concevoir  que  je  ne  résous  pas  ses 
questions  quand  il  lui  plaît ,  mais  quand  il  me 
plaît  ;  autrement  ce  seroit  m'asservir  à  ses  volon- 
tés, et  me  mettre  dans  la  plus  dangereuse  dé- 
pendance où  un  gouverneur  puisse  ^trô  de  son 
relevé. 


X  I  V  R  E     I  I.  ^27 

C'est  une  fraude  de  son  âge  et  la  seule  que 
je  lui  pardonnerois. 

Je  sais  que  toutes  ces  vertus  par  imita- 
tion sont  des  vertus  de  singe ,  et  que  nulle 
bonne  action  n'est  moralement  bonne  que 
quand  on  la  fait  comme  telle,  et  non  parce- 
que  d'autres  la  font.  Mais ,  dans  un  âge  oiîi 
îe  cœur  ne  sent  rien  encore ,  il  faut  bien 
faire  imiter  aux  enfans  les  actes  dont  on 
veut  leur  donner  T  habitude  ,  en  attendant 
qu'ils  les  puissent  faire  par  discernement 
et  par  amour  du  bien.  L'homme  est  imi- 
tateur ,  l'animal  même  l'est  ;  le  goût  de  l'imi- 
tation est  de  la  nature  bien  ordonnée;  mais 
il  dégénère  en  vice  dans  la  société.  Le  singe 
imite  l'homme  qu'il  craint ,  et  n'imite  pas 
les  animaux  qu'il  méprise  ;  il  juge  bon  ce 
que /ait  un  être  meillem^  que  lui.  Parmi 
nous ,  au  contraire,  nos  arlequins  de  toute 
espèce  imitent  le  beau  pour  le  dégrader, 
pour  le  rendre  ridicule  ;  ils  cherchent  dans 
le  sentiment  de  leur  bassesse  à  s'égaler  ce 
qui  vaut  mieux  qu'eux  ;  ou ,  s'ils  s'efforcent 
d'imiter  ce  qu'ils  admirent ,  on  voit  dans 
le  choix  des  objets  le  faux  goût  des  imita* 
teurs  :  ils  veulent  bien  plus  en  imposer  aux 

P  2 


autres  ou  faire  applaudir  leur  talent  ^ 
que  se  rendre  meilleurs  ou  plus  sages. 
Le  fondement  de  Finiitation  parmi  nous 
vient  du  désir  de  se  transporter  toujours 
hors  de  soi.  Si  je  réussis  dans  mon  entre- 
prise ,  Emile  n'aura  sûrement  pas  ce  désir. 
Il  faut  donc  nous  passer  du  bien  apparent 
qu'il  peut  produire. 

Approfondissez  toutes  les  règles  de  votre 
«éducation,  vous  les  trouverez  ainsi  toutes 
à  contre-sens  ,  sur-tout  en  ce  qui  concerne 
les  vertus  et  les  mœurs.  La  seule  leçon  de 
morale  qui  convienne  à  Fenfance  et  la  plus 
importante  à  tout  âge ,  est  de  ne  jamais  l'aire 
de  mal  à  personne.  Le  précepte  même  de 
faire  du  bien,  s'il  n'est  subordonné  à  celui-là, 
est  dangereux,  faux,  contradictoire.  Qui 
est-ce  qui  ne  fait  pas  du  bien?  toutle  monde 
en  fait ,  le  méchant  comme  les  autres  ;  il 
fait  un  heureux  aux  dépens  de  cent  miséra- 
bles ;  et  de  là  viennent  toutes  nos  calami- 
tés. Les  plus  sublimes  vertus  sont  négati- 
ves :  elles  sont  aussi  les  plus  difficiles , 
parcequ'elles  sont  sans  ostentation  ,  et 
au-dessus  même  de  ce  plaisir  si  doux  au 
coeur  de  Thomme  d'en  renvoyer  un  autre 


LIVRE    II.  aag 

Montent  de  nous.  O  quel  bien  fait  néces- 
sairement à  ses  semblables  celui  d'entre 
eux ,  s'il  en  est  un ,  qui  ne  leur  fait  jamais 
de  mal  !  De  quelle  intrépidité  d'ame ,  de 
quelle  vigueur  de  caractère  il  a  besoin 
pour  cela  î  Ce  n'est  pas  en  raisonnant  sur 
cette  maxime ,  c'est  en  tâchant  de  la  prati- 
quer ,  qu'on  sent  combien  il  est  grand  et 
pénible  d'y  réussir  (a). 

Voilà  quelques  foibles  idées  des  précau- 
>  ■  . 

(a)  Le  précepte  de  ne  jamais  nuire  à  autrui  em- 
porte celui  de  tenir  à  la  société  humaine  le  moins 
qu'il  est  possible  ;  car ,  dans  l'état  social ,  le  bien  de 
l'un  fait  nécessairement  le  mal  de  l'autre.  Ce  rap- 
port est  dans  l'essence  de  la  chose  et  rien  ne  sau- 
roit  le  changer.  Qu'on  cherche  sur  ce  principe 
lequel  est  le  meilleur  de  l'homme  social  ou  du 
solitaire.  Un  auteur  illustre  dit  qu'il  n'y  a  que  le 
méchant  qui  soit  seul;  moi  je  dis  qu'il  n'y  a  que  le 
bon  qui  soit  seul.  Si  cette  proposition  est  moins  sen- 
tentieuse ,  elle  est  plus  vraie  et  mieux  raisonnée 
que  laprédédente.  Si  le  méchant  étoit  seul ,  quel 
mal  feroit-il  ?  C'est  dans  la  société  qu'il  dresse  ses 
machines  pour  nuire  aux  autres.  Si  l'on  veut  ré" 
torquer  cet  argument  pour  l'homme  de  bien  ,  ja 
réponds  par  l'article  auquel  appartient  cettâj 
noté, 

P  5    . 


SZO  EMIT.  E. 

tions  avec  lesquelles  je  voudroîs  qu'on  don- 
nât aux  enfans  les  instructions  qu'on  ne 
peut  quelquefois  leur  refuser  sans  les  ex- 
poser à  nuire  à  eux-mêmes  et  aux  autres  , 
et  sur-tout  à  contracter  de  mauvaises  habi- 
tudes dont  on  auroit  peine  ensuite  à  les 
corriger  :  mais  soyons  sûrs  que  cette  në- 
cessité  se  présentera  rarement  pour  les  en- 
fans  élevés  comme  ils  doivent  l'être  ^  parce- 
cju  il  est  impossible  qu'ils  deviennent  in- 
dociles, méchans,  menteurs ,  avides ,  quand 
on  n'aura  pas  semé  dans  leurs  cœurs  les 
vices  qui  les  rendent  tels.  Ainsi  ce  que 
j'ai  dit  sur  ce  point  sert  plus  aux  excep- 
tions qu'aux  règles  ;  mais  ces  exceptions 
sont  plus  fréquentes  à  mesure  que  les 
enfans  ont  plus  d'occasions  de  sortir  de  leur 
état  et  de  contracter  les  vices  des  hom- 
mes. Il  faut  nécessairement  à  ceux  qu'on 
élevé  au  milieu  du  monde  des  instructions 
plus  précoces  qu'à  ceux  qu'on  élevé  dans 
la  retraite.  Cette  éducation  solitaire  seroit 
donc  préférable  ,  quand  elle  ne  feroit  que 
donner  à  l'enfance  le  temps  de  mûrir. 

Il  est  un  autre  genre  d'exceptions  con- 
traires pour  ceux  qu'un  heureux  naturel 


LIVRE    II.  2^1 

élevé  au-dessus  de  leur  âge.  Comme  il  y 
a  des  hommes  qui  ne  sortent  jamais  de  Ten- 
fance ,  il  y  en  a  d'autres  qui ,  pour  ainsi 
dire ,  n'y  passent  point  et  sont  hommes 
presque  en  naissant.  Le  mal  est  que  cette 
dernière  exception  est  très  rare,  très  diffi- 
cile à  connoître,  et  que  chaque  mère,  ima- 
ginant qu'un  enfant  peut  être  mi  prodige, 
ne  doute  point  que  le  sien  n'en  soit  un.  Elles 
font  plus  ;  elles  prennent  pour  des  indices 
extraordinaires  ,  ceux  même  qui  marquent 
l'ordre  accoutumé  :  la  vivacité  ,  les  saillies , 
l'étourderie  ,  la  piquante  naïveté  ;  tous  si- 
gnes caractéristiques  de  l'âge ,  et  qui  iiToii- 
trent  le  mieux  qu'un  enfant  n'est  qu'un 
enfant.  Est-il  étonnant  que  celui  qu'on  fait 
beaucoup  parler  et  à  qui  l'on  permet  de 
tout  dire  ,  qui  n'est  gêné  par  aucun  égard  , 
par  aucune  bienséance ,  fasse  par  hasard 
quelque  heureuse  rencontre  ?  Il  le  seroit 
bien  plus  qu'il  n'en  fit  jamais ,  comme  il 
le  seroit  qu'avec  mille  mensonges  un  astro- 
logue ne  prédît  jamais  aucune  vérité.  Ils 
mentiront  tant ,  disoit  Ilonri  IV  ,  qu'à  la 
fm  ils  diront  vrai.  Quiconque  veut  trouver 
(quelques  bons  mots ,  n'a  qu'à  dire  beaucoup 

P4 


2.^2  ïî  M  I  L  E. 

de  sottises.  Dieu  garde  de  mal  les  gens 
à  la  mode  qui  n'ont  pas  d  autre  mërite  pour 
être  fêtés  ! 

Les  pensdes  les  plus  brillantes  peuvent 
tomber  dans  le  cerveau  des  enfans  ,  ou 
plutôt  les  meillears  mots  dans  leur  bouche, 
comme  les  diamans  du  plus  grand  prix  sous 
leurs  mains,  sans  que  pour  cela  ni  les  pen- 
sées ni  les  diamans  leur  appartiennent  :  il 
n'y  a  point  de  véritable  propriété  pour  cet 
âge  en  aucun  genre.  Les  choses  que  dit  un 
enfant  ne  sont  pas  pour  lui  ce  qu'elles  sont 
H  pour  nous;  il  n'y  joint  pas  les  mêmes  idées. 

Ces  idées,  si  tant  est  qu'il  en  ait,  n'ont  dans 
sa  tête  ni  suite  ni  liaison  ;  rien  de  fixe,  rien 
d'assuré  dans  tout  ce  qu'il  pense.  Examinez 
votre  prétendu  prodige.  En  de  certains  mo- 
niens  vous  lui  trouverez  un  ressort  d'une 
extrême  activité  ,  une  clarté  d'esprit  à  per- 
cer les  nues.  Le  plus  souvent  ce  même  es- 
prit vous  paroît  lâche  ,  moite  et  comme  en- 
vironné d'un  épais  brouillard.  Tantôt  il 
vous  devance,  et  tantôt  il  reste  immobile. 
Un  instant  vous  diriez  ,  C'est  un  génie;  et 
l'instant  d'après ,  C'est  un  sot.  Vous  vous 
ti'omperiez  toujours  ;  c'est  un  enfant.  C'est 


I.  I  V  R  E     II.  235 

lin  aîglon  qui  fend  Tair  un  instant ,  et  re- 
tombe rinstant  après  dans  son  aire. 

Traitez-le  donc  selon  son  âge  malgré  les 
apparences,  et  craignez  d'épuiser  ses  forces 
poui  les  avoir  voulu  trop  exercer.  Sice  jeune 
cerveau  s'échauffe,  si  vous  voyez  qu'il  com- 
mence à  bouillonner,  laissez-le  d'abord  fer- 
menter en  liberté,  mais  ne  l'excitez  jamais, 
de  peur  que  tout  ne  s'exhale;  et  quand  les 
premiers  esprits  se  seront  évaporés,  rete- 
nez ,  comprimez  les  autres ,  jusqu'à  ce 
qu'avec  les  années  tout  se  tourne  en  cha- 
leur et  en  véritable  force.  Autrement  vous 
perdrez  votre  temps  et  vos  soins,  vous  dé- 
truirez votre  propre  ouvrage;  et  après  vous 
être  indiscrètement  enivrés  de  toutes  ces 
vapeurs  inflammables  ,  il  ne  vous  restera 
qu'un  marc  sans  vigueur. 

Des  enfans  étourdis  viennent  les  hom- 
mes vulgaires  :  je  ne  sache  point  d'observa- 
tion plus  générale  et  plus  certaine  que  celle- 
là.  Rien  n'est  plus  difticile  que  de  distin- 
guer dans  fenfance  la  stupidité  réelle ,  de 
cette  apparente  et  trompeuse  stupidité  qui 
est  l'annonce  des  âmes  fortes.  Il  paroit 
d  abord  étrange  que  les  deux  extrêmes  aient 


2^4  EMILE. 

des  signes  sî  semblables  ,  et  cela  doit  pour-' 
tant  être  ;  car,  dans  un  âge  où  Thomme  ns 
encore  nulles  véritables  idées,  toute  la  dif- 
férence qui  se  trouve  entre  celui  qui  a  du 
génie  et  celui  qui  n'en  a  pas  ,  est  que  le 
dernier  n  admet  que  de  fausses  idées ,  et  que 
lepremier,  n  en  trouvant  que  de  telles,  n  en 
admet  aucune  :  il  ressemble  donc  au  §tu- 
pide  en  ce  que  Fun  n'est  capable  de  rien, 
et  que  rien  ne  convient  a  Fautre.  Le  seul 
signe  qui  peut  les  distinguer  dépend  du 
hasard  qui  peut  offrir  au  dernier  quelque 
idée  à  sa  portée ,  au  lieu  que  le  premier  est 
toujours  le  même  par-tout.  Le  JeuneCaton, 
durant  son  enfance  ,  sembloit  un  imbécille 
dans  la  maison  ;  il  étoit  taciturne  et  opiniâ- 
tre :  voilà  tout  le  jugement  qu'on  portoit 
de  lui.  Ce  ne  fut  que  dans  Fanti-cliambre 
de  Sylla  que  son  oncle  apprit  à  le  con- 
noître.  S'il  ne  fut  point  entré  dans  cette 
anti-chambre,  peut-être  eut-il  passé  pour 
une  brute  jusqu'à  Fâge  de  raison  :  si  César 
31'eùt  point  vécu,  peut-être  eùt-on  toujours 
traité  de  visionnaire  ce  même  Caton  qui 
pénétra  son  funeste  génie  et  prévit  tous 
ses  projets  de  si  loin.  O  que  ceux  qui  ju* 


LIVRE     II.  is35 

gent  sî  prëcîptamment  les  enfans  sont  su- 
jets à  se  tromper  !  Ils  sont  souvent  plus  * 
enfans  qu'eux.  J'ai  vu  dans  un  âge  assez 
avancé  un  homme  qui  m  honoroit  de  son 
amitié  passer  dans  sa  famille  et  chez  ses 
amis  pour  un  esprit  borné  ;  cette  excel- 
lente tête  se  mùrissoit  en  silence.  Tout- 
à-coup  il  s'est  montré  philosophe  ,  et  je  ne 
doute  pas  que  la  postérité  ne  lui  marque 
une  place  honorable  et  distinguée  parmi  les 
meilleurs  raisonneurs  et  les  plus  profonds 
métaphysiciens  de  son  siècle. 

Respectez  Tenfance ,  et  ne  vous  pressez 
point  de  la  juger  ,  soit  en  bien,  soit  en 
mal.  Laissez  les  exceptions  s'indiquer,  se 
prouver,  se  confirmer  long-temps  avant 
d'adopter  pour  elles  des  métliodes  parti- 
culières. Laissez  long-temps  agir  la  nature 
avant  de  vous  mêler  d'agir  à  sa  place ,  de 
peur  de  contrarier  ses  opérations.  Vous 
connoissez,  dites-vous,  le  prix  du  temps 
et  n'en  voulez  point  perdre.  Vous  ne  voyez 
pas  que  c'est  bien  plus  le  perdre  d'en  mal 
user  que  de  n'en  rien  faire;  et  qu'un  enfant 
mal  instruit  est  plus  loin  de  la  sagesse  que 
celui  qu'on  n'a  point  instruit  du  tout.  Vous 


236  EMILE. 

êtes  alarmé  de  le  voir  consumer  ses  pre- 
.  inieres  années  à  ne  rien  faire  !  Comment  ! 
n'est-ce  rien  que  d'élre  heureux?  N'est-ce 
rien  que  de  sauter,  jouer,  courir  toute  la 
journée  ?  De  sa  vie  il  ne  sera  si  occupé. 
Platon,  dans  sa  République  qu'on  croit  sî 
austère,  n'élevé  les  enfans  qu'en  fêtes  , 
jeux,  chansons  ,  passe-temps  ;  on  diroit 
qu'il  a  tout  fait  quand  il  leur  a  bien  appris 
à  se  réjouir  ;  et  Séneque  parlant  de  l'an- 
cienne jeunesse  romaine  :  Elle  étoit,  dit-il, 
toujours  debout,  on  ne  lui  enseignoit  rien 
qu'elle  dût  apprendre  assise.  En  valoit- 
elle  moins  parvenue  à  1  âge  viril?  Effrayez- 
vous  donc  peu  de  cette  oisiveté  prétendue. 
Que  diriez  -  vous  d'un  homme  qui ,  pour 
mettre  toute  la  vie  à  profit ,  ne  voudroit 
jamais  dormir  ?  Vous  diriez  :  Cet  homme 
est  insensé  ;  il  ne  jouit  pas  du  temps ,  il 
se  l'ôte  ;  pour  fuir  le  sommeil  il  court  à 
la  mort.  Songez  donc  que  c'est  ici  la  même 
chose,  et  que  l'enfance  est  le  sommeil  da 
la  raison. 

L'apparente  facilité  d'apprendre  est  cause 
de  la  perte  des  enfans.  On  ne  voit  pas  que 
cette   facilité  même   est  la  preuve  qu'ils 


LIVRE     II.  2^7 

n'apprennent  rien.  Leur  cerveau  lisse   et 
poli  rend  comme  un  miroir  les  objets  qu  on* 
lui  présente  ;  mais  rien  ne  reste ,  rien  ne 
pénètre.  L'enfant  retient  les  mots  ;  les  idées 
se  réfléchissent  :  ceux  qui  Técoutent  les 
entendent,  lui  seul  ne  les  entend  point.'  > 
*•*  Quoique  la  mémoire  et  le  raisonnement 
soient  deux  facultés  essentiellement  diffé- 
rentes,  cependant  Tune  ne   se  développe 
véritablement  quavec  Fautre.  Avant  l'âge 
d  e  raison  Tenfant  ne  reçoit  pas  des  idées,  mais 
des  images;  et  il  y  a  cette  différence  entre 
les  unes  et  les  autres  ,  que  les  images  ne 
-sont  que  des  peintures  absolues  des  objets 
sensibles,  et  que  les  idées  sont  des  notions 
-des  objets  ,  déterminées  par  des  rapports. 
'Une  image  peut  être  seule  dans  fesprit 
qui  se  la  représente  ;   mais  toute  idée  en 
suppose  d'autres.  Quand  on  imagine ,  on 
'Hé  fait  que  voir  ;  quand  on  conçoit ,    on 
■compare.   Nos  sensations   sont  purement 
passives  ,  au  lieu  que  toutes  nos  percep- 
tions ou  idées  naissent  d'un  principe  actif 
qui  juge.  Cela  sera  démontré  ci-après. 
Je  dis  donc  que  les  enfans ,  n'étant  pas 


258  ;é  M:i  L  E.    ^ 

capables  de  jugement,  n  ont  point  de  vérl;- 
^  table  mémoire.  Ils  retiennent  des  sons  r, 
des  figures ,  des  sensations ,  rarement  deis 
idëes ,  plus  rarement  leurs  liaisons.  Ejçi 
m'objectant  qu'ils  appr^ennent  quelques 
ëlém.ens  degëométrie;,;on  croit  bien  prou*- 
ver  contre  moi  ;  et  tout  au  contraire ,  c  est 
pour  moi  qu  on  prouve  *.  on  niontre  que 
loin  de  savoir  raisonner  d'eux-mêmes ,  ils 
ne  savent  pas  même  retenir  les  raisonne- 
mens  d' autrui  ;  car  suivez  ces  petits  géo- 
mètres dans  leur  mëthode  ^  vous  voyez 
aussitôt  qu'ils  uont  retenu  que  l'exacte 
impression  de  la  ligure  et  les  termes  de  1^ 
démonstration.  A  la  moindre  objection 
nouvelle ,  ils  n'y  sont  plus  ;  renversez  la 
figure,  ils  n'y  sont  plus.  Tout  leur  savoir 
esc  dans  la  sensation  ,  rien  n'a  passé  jusqu'à 
rentendement.  Leur  mémoire  elle-même 
n'est  guère  plus  parfaite  que  leurs  autres 
facultés  ,  puisqu'il  faut  presque  toujours 
qu'ils  rapprennent  étant  grands  les  choses 
dont  ils  ont  appris  les  mots  dans  l'enfance. 
Je  suis  cependant  bien  éloigne  de  penser 
que  les  enfans  ji  aient  aucune  espèce  de  ^ 


L  I  V  R  E     I  I.  s59 

raisonnement  (a).  Aja  contraire  ,  je  vois 
qu'ils  raisonnent  très  bien  dans  tout  ce 
qu'ils  connoissent  et  qui  se  rapporte  à 
leur  intérêt  présent  et  sensible.  Mais  c'est 

(a)  J'ai  fait  cent  fois  réflexion  en  écrivant ,  qu'il 
est  impossible ,  dans  un  long  ouvrage ,  de  'donner 
toujours  les  mêmes  sens  aux  mêmes  mots.  Il  n'y* 
a  p«int  de  langue  ass.ez  riche  pour  fournir  autant 
de  termes  ,  de  tours  et  de  phrases  ,  que  nos  idées 
peuvent  avoir  de  modifications.  La  méthode  de  dé- 
finir tous  les  termes  ,  et  de  substituer,  sans  cesse  Ig, 
définition  à  la  place  du  défifti  est  belle  ,  mais  im- 
praticable; car  comment  éviter  le  cercle  ?  Les 
définitions  pourroient  être  bonnes  si  l'on  n'em- 
ployoit  pas  des  mots  pour  les  faire.  Malgré  cela, 
je  suis  persuadé  qu'on  peut  être  clair ,  même  dans 
la  pauvreté  de  notre  langue  ,  non  pas  en  donnanj; 
toujours  les  mêmes  acceptions  aux  mêmes  mots  , 
mais  en  faisant  eu  sorte,  autant  de  fois  qu'on  em- 
ploie chaque  mot,  que  l'acception  qu'on  lui  donne 
soit  suffisamment  déterminée  par  les  idées  qui  s'y 
rapportent ,  et  que  chaque  période  oi!i  ce  mot  se 
trouve  lui  serve ,  pour  ainsi  dire ,  de  définition. 
Tantôt  je  dis  que  les  enfans  sont  incapables  de  rai- 
sonnement, et  tantôt  je  les  fais  raisonner  avec  as. 
sez  de  finesse.  Je  ne  crois  pas  en  cela  me  contre- 
dire dans  mes  idées,  mais  je  ne  puis  disconvenir 
que  je  ne  me  contredise  souvent  dans  mes  expres- 
sions. 


iî/fO  É  M  1  L  E. 

sur  leurs  connoissarices  que  l'on  se  trompe^ 
en  leur  prêtant  celles  qu'ils  n'ont  pas,  et 
les  faisant  raisonner  sur  ce  qu'ils  ne  sau- 
roient  comprendre.  On  se  trompe  encore 
en  voulant  les  rendre  attentifs  à  des  con- 
sidérations qui  ne  les  touchent  en  aucune 
manière  ,  comme  celle  de  leur  intérêt  à 
venir,  de  leur  bonheur  ëtant  hommes  ,»de 
l'estime  qu'on  aura  pour  eux  quand  ils 
seront  grands  ;  discours  qui  ,  tenus  à  des 
êtres  dépourvus  de  toute  prévoyance  ,  ne 
signifient  absolument  rien  pour  eux.  Or , 
toutes  les  études  forcées  de  ces  pauvres 
infortunés  tendent  à  ces  objets  entièrement 
étrangers  à  leurs  esprits.  Qu'on  juge  de 
l'attention  qu'ils  y  peuvent  donner  1 

Les  pédagogues  qui  nous  étalent  en  grand 
appareil  les  instructions  qu'ils  donnent  à 
leurs  disciples ,  sont  payés  pour  tenir  ua 
autre  langage  :  cependant  on  voit ,  par  leur 
propre  conduite ,  qu'ils  pensent  exacte- 
ment comme  moi  ;  car  que  leur  apprennent- 
ils  enfin  ?  Des  mots  ,  encore  des  mots  ,  et 
toujours  des  mots.  Parmi  les  diverses  scien- 
ces qu'ils  se  vantent  de  leur  enseigner ,  ils 
se  gardent  bien  de  choisir  celles  qui  leur 

seroient 


LIVRE     II.  241 

seroîent  véritablement  utiles  ,  parceque  ce 
seroient  des  sciences  de  choses ,  et  qu'ils 
n'y  rëussiroient  pas  ;  mais  celles  qu'on 
paroît  savoir  quand  on  en  sait  les  termes  , 
le  blason  ,  la  géographie,  la  chronologie, 
les  langues,  etc  :  toutes  études  si  loin  de 
Thomme,  et  sur-tout  de  lenfant,  que  c'est 
une  merveille  si  rien  de  toufrcela  lui  peut 
être  utile  une  seule  fois  en  sa  vie. 

On  sera  surpris  que  je  compte  l'étude 
des  langues  au  nombre  des  inutilités  de 
l'éducation  :  mais  on  se  souviendra  que  je 
ne  parle  ici  que  des  études  du  premier  âge  ; 
et ,  quoi  qu'on  puisse  dire ,  je  ne  crois  pas 
que  jusqu'à  l'âge  de  douze  ou  quinze  ans 
nul  enfant ,  les  prodiges  à  part ,  ait  jamais 
vraiment  appris  deux  langues. 

Je  conviens  que  si  Fétude  des  langues 
n'étoit  que  celle  des  mots,  c'est-à-dire  des 
figures  ou  des  sons  qui  les  expriment ,  cette 
étude  pourroit  convenir  aux  enfans  :  mais 
les  langues ,  en  changeant  les  signes ,  modi- 
fient aussi  les  idées  qu'ils  représentent.  Les 
têtes  se  forment  sur  les  langages  ,  les  pen- 
sées prennent  la  teinte  des  idiomes.  La 
raison  seule  est  commune  ;  l'esprit  en  cha- 

Tome  10.  Q 


242  ^  M  I  L  E. 

que  langue  a  sa  forme  particulière  :  diffé'^ 
rence  qui  pourroit  bien  être  en  partie  la 
cause  ou  l'effet  des  caractères  nationaux  : 
et  ce  qui  paroit  confirmer  cette  conjecture, 
est  que,  chez  toutes  les  nations  du  monde, 
la  langue  suit  les  vicissitudes  des  mœurs  , 
et  se  conserve  ou  s'altère  comme  elles. 

De  ces  formes  diverses  Tusage  en  donne 
uneàTenfant,  et  c'est  la  seule  qu'il  garde 
jusqu'à  Tàge  de  raison.  Pour  en  avoir  deux, 
il  faudroit  qu'il  sut*  comparer  des  idées  ; 
et  comment  les  compareroit-il  ,  quand  il 
est  à  peine  en  état  de  les  concevoir?  Chaque 
chose  peut  avoir  pour  lui  mille  signes  dif- 
fërens  ;  mais  chaque  idée  ne  peut  avoir» 
qu'une  forme  :  il  ne  peut  donc  apprendre 
à  parler  qu'une  langue.  Il  en  apprend  ce^- 
pendant  plusieurs  ,  me  dit-on.  Je  le  nie. 
J'ai  vu  de  ces  petits  prodiges  qui  croyoient 
Darler  cinq  ou  six  langues.  Je  les  ai  en- 
tendus successivement  parler  allemand  , 
en  termes  latins  ,  en  termes  françois,  en 
termes  italiens  ;  ils  se  servoient  à  la  vérité  de 
cinq  ou  six  dictionnaires,maisilsneparloient 
toujours  qu  allemand.  En  un  mot,  donnez 
aux  enfans  tant  de  synonymes  qu'il  vous 


t  I  V  R  E    I  î.  S43 

jylaira  :  vous  changerez  les  mots ,  non  la 
langue  ;  ils  n  en  sauront  jamais  qu'une* 

Cest  pour  cacher  en  ceci  leur  inaptitude 
tju'on  les  exerce  par  préférence  sur  les 
langues  mortes ,  dont  il  n'y  a  plus  de  juges 
qu'on  ne  puisse  récuser.  L'usage  familier 
de  ces  langues  étant  perdu  depuis  long- 
temps ,  on  se  contente  d'imiter  ce  qu'on  eri 
trouve  écrit  dans  les  livres  ;  et  l'on  appelle 
cela  les  parler.  Si  tel  est  le  grec  et  le  latin 
des  maîtres,  qu'on  juge  de  celui  des  en- 
fans  !  A  peine  ont-ils  appris  par  cœur  leur 
rudiment  j  auquel  ils  n'entendent  absolu- 
ment rien  ,  qu'on  leur  apprend  d'abord  à 
rendre  un  discours  françois  en  mots  latins  ; 
puis,  quand  ils  sont  plus  avancés,  à  coudre 
en  prose  des  phrases  de  Cicéron ,  et  en  vers 
des  centons  de  Virgile.  Alors  ils  croient 
parler  latin  :  qui  est-ce  qui  viendra  les 
contredire  ? 

Enquelque  étude  que  ce  puisse  être,  sans 
l'idée  des  choses  représentées,  les  signes 
représentans  ne  sont  rien.  On  borne  pour- 
tant toujours  l'enfant  à  ces  signes ,  sans 
jamais  pouvoir  lui  faire  comprendre  aucune 
«ies  choses  qu'ils  représentent.  En  pensant; 

<2a 


244  EMILE. 

lui  apprendre  la  description  de  la  terre ,  on 
ne  lui  apprend  qu'à  connoître  des  cartes: 
on  lui  apprend  des  noms  de  villes,  de  pays, 
de  rivières  ,  qu  il  ne  conçoit  pas  exister 
ailleurs  que  sur  le  papier  où  on  les  lui 
montre.  Je  me  souviens  d  avoir  vu  quelque 
part  une  géographie  qui  commençoit  ainsi  : 
Qu'est-ce  que  le  monde  ?  C'est  un  globe  de 
carton.  Telle  est  précisément  la  géographie 
des  enfans.  Je  pose  en  fait  qu  après  deux 
ans  de  sphère  et  de  cosmographie,  il  ny 
a  pas  un  seul  enfant  de  dix  ans  qui ,  sur 
les  règles  qu'on  lui  a  données  ,  sût  se 
conduire  de  Paris  à  Saint-Deny s.  Je  pose  en 
Jfeit  qu  il  n'y  en  a  pas  un  qui ,  sur  un 
plan  du  jardin  de  son  père ,  fût  en  état 
d'en  suivre  les  détours  sans  s'égarer.  Voilà 
ces  docteurs  qui  savent  à  point  nommé  où 
sont  Pékin  ,  Ispahan ,  le  Mexique,  et  tous 
les  pays  de  la  terre  ! 

J'entends  dire  qu'il  convient  d'occuper 
les  enfans  à  dos  études  où  il  ne  faille  que 
des  yeux  :  celapourroit  être  s'il  y  avoit  quel- 
que étude  où  il  ne  fallût  que  des  yeux;  mais 
je  n'en  connois  point  de  telle. 

Par  une  erreur  encore  plus  ridicule, 


LIVRE     II.  ^45 

on  leur  fait  ëtudier  Thistoire  :  on  s'imagine 
que  riiistoire  est  à  leur  portée  parcequ  elle 
n'est  qu'un  recueil  défaits.  Mais  qu'en- 
tend-on par  ce  mot  de  faits  ?  Croit-on  que 
les  rapports  qui  déterminent  les  faits  his- 
toriques soient  si  faciles  à  saisir,  que  les 
idées  s'en  forment  sans  peine  dans  fesprit 
des  enfans  ?  croit -on  que  la  véritable  con- 
iioissance  des  évènemens  soit  séparable  de 
celle  de  leurs  causes ,  de  celle  de  leurs  effets , 
et  que  Thistorique  tienne  si  peu  au  moral 
qu'on  puisse  connoître  l'un  sans l'autrePSi 
vous  ne  voyez  dans  les  actions  des  hom- 
mes que  les  mouvemens  extérieurs  et  pu- 
rement physiques ,  qu'apprenez-vous  dans 
l'histoire?  absolument  rien  ;  et  cette  étude , 
dénuée  de  tout  intérêt ,  ne  vous  donne  pas 
plus  de  plaisir  que  d'instruction.  Si  vous 
voulez  apprécier  ces  actions  par  leurs  rap- 
ports moraux ,  essayez  de  faire  entendre  ces 
rapports  à  vos  élevés,  et  vous  verrez  alors 
si  l'histoire  est  de  leur  âge. 

Lecteurs ,  souvenez  -  vous  toujours  que 
celui  qui  vous  parle  n'est  ni  un  savant  ni 
un  philosophe,  mais  un  homme  simple, 
ami  delà  vérité ,  sans  parti ,  sans  système; 

Q  3 


Z/^S  ]É  M  I  L  E. 

un  solitaire  qui ,  vivant  peu  avec  les  hom- 
mes ,  a  moins  d'occasions  de  s'imboire  de 
leurs  préjuges ,  et  plus  de  temps  pour 
rëfiéchir  sur  ce  qui  le  frappe  quand  il  com- 
merce avec  eux.  Mes  raisonnemens  sont 
moins  fondés  sur  des  principes  que  sur  des 
faits  ;  et  je  crois  ne  pouvoir  mieux  vous 
mettre  à  portée  d'en  juger  ,  que  de  vous 
rapporter  souvent  quelque  exemple  des  ob- 
servations qui  me  les  suggèrent. 

J'étois  allé  passer  quelques  jours  à  la 
campagne  chez  une  bonne  mère  de  famille 
qui  prenoit  grand  soin  de  ses  enfans  et  de 
leur  éducation.  Un  matin  que  j'étois  pré- 
sent aux  leçons  de  r aine  ,  son  gouverneur, 
qui  Favoit  très  bien  instruit  de  l'histoire 
ancienne ,  reprenant  celle  d'Alexandre , 
tomba  sur  le  trait  connu  du  médecin  Phi- 
lippe qu'on  a  mis  en  tableau  ,  et  qui  sûre- 
rement  en  valoit  bien  la  peine.  Le  gouver- 
neur, homme  de  mérite,  fit  sur  l'intrépidité 
d'Alexandre  plusieurs  réflexions  qui  ne  me 
plurent  point ,  mais  que  j'évitai  de  com- 
battre ,  pour  ne  pas  le  décréditer  dans  l'es- 
prit de  son  élevé.  A  table,  on  ne  manqua 
pas,  selon  la  méthode  françoise ,  de  faire 


LIVRE     II.  247 

beaucoup  babiller  le  petit  bon-homme.  La 
vivacité  naturelle  à  son  âge,  et  Tattente 
d'un  applaudissement  sur,  lui  firent  débi- 
ter mille  sottises,  tout  à  travers  lesquel- 
les partoient  de  temps  en  temps  quelques 
mots  heureux  qui  faisoient  oublier  le  reste. 
Enfin  vint  Tliistoire  du  médecin  Philippe  : 
il  la  raconta  fort  nettement  et  avec  beau- 
coup de  grâce.  Après  f  ordinaire  tribut  d'é- 
loges qu'exigeoit  la  mère  et  qu'attendoit 
le  fils  ,  on  raisonna  sur  ce  qu'il  avoit  dit. 
Le  plus  grand  nombre  blâma  la  témérité 
d'Alexandre  ;  quelques  uns  ,  à  l'exemple 
du  gouverneur ,  admiroient  sa  fermeté  ,  son 
courage  :  ce  qui  me  fit  comprendre  qu'au- 
cun de  ceux  qui  étoient  présens  ne  voyoit 
en  quoi  consistoit  la  véritable  beauté  de 
ce  trait.  Pour  moi,  leur  dis-je,  il  me  pa- 
roît  que  s'il  y  a  le  moindre  courage,  la 
moindre  fermeté  dans  faction  d'Alexan- 
dre, elle  n'est  qu'une  extravagance.  Alors 
tout  le  monde  se  réunit,  et  convint  que 
c'étoit  une  extravagance.  J'allois  répondre 
et  m'échauffer,  quand  une  femme  qui  étoit 
à  coté  de  moi ,  et  qui  if  avoit  pas  ouvert  la 
bouche,  se  pencha  vers  mon  oreille,  et 

Q4 


248  É  M  I  L  1. 

me  dit  tout  bas  :  Tais-toi,  Jean  Jacques;  ils 
ne  t'entendront  pas.  Je  la  regardai ,  je  fus 
frappe ,  et  je  me  tus. 

Après  le  dîner,  soupçonnant  sur  plu- 
sieurs indices  que  mon  jeune  docteur  n'avoit 
rien  compris  du  tout  à  Thistoire  qu'il  a  voit 
si  bien  racontée,  je  le  pris  par  la  main, 
je  fis  avec  lui  un  tour  de  parc  ,  et  l'ayant  . 
questionné  tout  à  mon  aise,  je  trouvai  qu'il 
admiroit  plus  que  personne  le  courage  si 
vanté  d'Alexandre  :  mais  savez-vous  où  il 
voyoit  ce  courage  ?  uniquement  dans  celui 
d'avaler  d'un  seul  trait  un  breuvage  de 
mauvais  goût,  sans  hésiter,  sans  marquer 
la  moindre  répugnance.  Le  pauvre  enfant, 
à  qui  l'on  avoit  fait  prendre  médecine  il 
n'y  avoit  pas  quinze  jours,  et  qui  ne  l'a- 
voit  prise  qu'avec  une  peine  infinie,  en 
avoit  encore  le  déboire  à  la  bouche.  La 
mort,  l'empoisonnement  nepassoient  dans 
son  esprit  que  pour  des  sensations  dés- 
as^réables,  et  il  ne  concevoit  pas  ,  pour  lui, 
d'autre  poison  que  du  séné.  Cependant  il 
faut  avouer  que  la  fermeté  du  héros  avoit 
fait  une  grande  impression  sur  son  jeune 
cœur ,  et  qu'à  la  première  médecine  qu'il 


LIVRE     XI.  249 

faudroît  avaler ,  il  avoit  bien  résolu  d'être 
un  Alexandre.  Sans  entrer  dans  des  éclair- 
cissemens  qui  passoient  évidemment  sa 
portée,  je  le  confirmai  dans  ces  dispositions 
louables,  et  je  m'en  retournai  riant  en 
moi-même  de  la  haute  sagesse  des  pères 
et  des  maîtres,  qui  pensent  apprendre  l'his- 
toire aux  enfans. 

Il  est  aisé  de  mettre  dans  leurs  bouches 
les  mots  de  rois,  d'empires  ,  de  guerres, 
de  conquêtes  ,  de  révolutions ,  de  lois;  mais 
quand  il  sera  question  d'attacher  à  ces 
mots  des  idées  nettes  ,  il  y  aura  loin  de 
l'entretien  du  jardinier  Robert  à  toutes  ces 
explications. 

Quelques  lecteurs  mécontens  du  tais-toi^ 
Jean  Jacques  ,  demanderont ,  je  le  prévois , 
ce  que  je  trouve  enfin  de  si  beau  dans 
l'action  d'Alexandre.  Infortunés  !  s'il  faut 
vous  le  dire  ,  comment  le  comprendrez- 
vous  ?  c'est  qu'Alexandre croyoit  à  la  vertu , 
c'est  qu'il  y  croyoit  sur  sa  tête  ,  sur  sa 
propre  vie  ;  c'est  que  sa  grande  ame  étoit 
faite  pour  y  croire.  O  que  cette  médecine 
avalée  étoit  une  belle  profession  de  foi  ! 
Non ,  jamais  mortel  n'en  fit  une  si  sublime  ; 


25o  i  M  I  L  E. 

s'il  est  quelque  moderne  Alexandre,  quon 
me  le  montre  à  de  pareils  traits. 

S'il  n  y  a  point  de  science  de  mots ,  il 
n'y  a  point  d'étude  propre  aux  en  fan  s. 
S'ils  n'ont  pas  de  vraies  idées,  ils  n  ont  point 
de  véritable  mémoire;  car  je  n'appelle  pas 
ainsi  celle  qui  ne  retient  que  des  sensa- 
tions. Que  sert  d'inscrire  dans  leur  tète  un 
catalogue  de  signes  qui  ne  représentent 
rien  pour  eux  ?  En  apprenant  les  choses 
n'apprendront-ils  pas  les  signes  ?  Pourquoi 
leur  donner  la  peine  inutile  de  les  appren- 
dre deux  fois  ?  Et  cependant  quels  dange- 
reux 2:>réjugés  ne  commence-t-on  pas  à 
leur  inspirer ,  en  leur  faisant  prendre  pour 
de  la  science  des  mots  qui  n'ont  aucun 
sens  pour  eux  !  C'est  du  premier  mot  dont 
l'enfiint  se  paie ,  c'est  de  la  première  chose 
qu  il  apprend  sur  la  parole  d'autrui ,  sans 
en  voir  l'utilité  lui-même ,  que  son  juge- 
ment est  perdu  :  il  aura  long-temps  à  briller 
aux  yeux  des  sots ,  avant  qu'il  répare  une 
telle  perte  (a). 


{a)  La  plupart  des  savans  le  sont  à  la  manière 
desenfans.  La  vaste  érudition  résulte  moins  d'une 


LIVREII.  25 1 

Non ,  si  la  nature  donne  au  cerveau  d'un 
enfant  cette  souplesse  qui  le  rend  propre 
à  recevoir  toutes  sortes  d'impressions,  ce 
n'est  pas  pour  qu'on  y  grave  des  mots  de 
rois ,  des  dates ,  des  termes  de  blason ,  de 
sphère  ,  de  géographie ,  et  tous  ces  mots 
sans  aucun  sens  pour  son  âge,  et  sans 
aucune  utilité  pour  quelque  âge  que  ce 
soit,  dont  on  accable  sa  triste  et  stérile 
enfance  ;  mais  c'est  pour  que  toutes  les 
idées  qu'il  peut  concevoir  et  qui  lui  sont 

multitude  d'idées  que  d'une  multitude  d'images. 
Les  dates,  les  noms  propres-,  les  lieux,  tous  les 
objets  isolés  ou  dénués  d'idées,  se  retiennent  unique- 
ment par  la  mémoire  des  signes,  et  rarement  se 
rappelle-t-on  quelqu'une  de  ces  choses  sans  voir  en 
môme  temps  le  recto  ou  le  verso  de  la  page  où  on  l'a 
lue  ,  ou  la  figure  sous  laquelle  on  la  vit  la  première 
fois.  Telle  étoit  à-peu-près  la  science  à  la  modèles  siè- 
cles derniers.  Celle  de  notre  siècle  est  autre  chose  : 
on  n'étudie  plus ,  on  n'observe  plus  ;  on  rêve  ,  et 
l'on  nous  donne  gravement  pour  de  la  philosophie 
les  rêves  de  quelques  mauvaises  nuits.  On  me  dira 
que  je  rêve  aussi;  ]Qi\.  conviens  :  mais  ce  que  les 
autres  n'ont  garde  de  faire  ,  je  donne  mes  rêves 
pour  des  rêves ,  laissant  chercher  au  lecteur  s'ils 
ont  quelque  chose  d'utile  aux  gens  éveillés. 


252  ^  M  I  r,  E. 

utiles,  toutes  celles  qui  se  rapportent  à  son 
bonheur  et  doivent  l'ëclairer  un  jour  sur 
tes  devoirs^  sy  tracent  de  bonne  heure 
en  caractères  ineffaçables ,  et  lui  servent 
à  se  conduire  pendant  sa  vie  d'une  ma- 
nière convenable  à  son  être  et  à  ses  fa- 
cultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres  ,  l'espèce  de 
mémoire  que  peut  avoir  un  enfant  ne  reste 
pas  pour  cela  oisive  ;  tout  ce  qu'il  voit , 
tout  ce  qu'il  entend  le  frappe  et  il  s'en  sou- 
vient ;  il  tient  registre  en  lui-même  des 
actions  ,  des  discours  des  hommes  ;  et  tout 
ce  qui  l'environne  est  le  livre  dans  laquel , 
sans  y  songer,  il  enrichit  continuellement 
sa  mémoire  ,  en  attendant  que  son  juge- 
ment puisse  en  profiter.  C'est  dans  le  clioix 
de  ces  objets ,  c'est  dans  le  soin  de  lui 
présenter  sans  cesse  ceux  qu'il  peut  con- 
noître  et  de  lui  cacher  ceux  qu'il  doit  igno- 
rer, que  consiste  le  véritable  art  de  culti- 
ver en  lui  cette  première  faculté  ;  et  c'est 
par  là  qu'il  faut  tâcher  de  lui  former  un 
magasin  de  connoissauces  qui  servent  à  son 
éducation  durant  sa  jeunesse  et  à  sa  con- 
duite dans  tous  les  temps.  Cette  méthode, 


LIVRE     II.  255 

il  est  vrai ,  ne  forme  point  de  petits  prodi- 
ges, et  ne  fait  pas  briller  les  gouvernantes 
et  les  précepteurs  ;  mais  elle  forme  des 
hommes  judicieux  ,  robustes ,  sains  de  corps 
et  d'entendement,  qui,  sans  s'être  fait  ad- 
mirer ëtant  jeunes,  se  font  honorer  ét-ant 
grands. 

Emile  n'apprendra  jamais  rien  par  cœur , 
pas  même  des  fables  ,  pas  même  celles  de 
La  Fontaine  ,  toutes  naïves ,  toutes  char- 
mantes qu'elles  sont  ;  car  les  mots  des  fa- 
bles ne  sont  pas  plus  les  fables,  que  les  mots 
de  fhistoire  ne  sont  fhistoire.  Comment 
peut-on  s'aveugler  assez  pour  appeler  les 
fables  la  morale  des  enfans ,  sans  songer 
que  l'apologue  en  les  amusant  les  abuse, 
que  sëduits  par  le  mensonge  ils  laissent 
échapper  la  vëritë,  et  que  ce  qu'on  fait 
pour  leur  rendre  l'instruction  agréable  les 
empêche  d'en  profiter?  Les  fables  peuvent 
instruire  les  hommes  -,  mais  il  faut  dire  la 
vérité  nue  aux  enfans  :  sitôt  qu'on  la  cou- 
vre d'un  voile  ,  ils  ne  se  donnent  plus  la 
peine  de  le  lever. 

On  fait  apprendre  les  fables  de  La  Fon- 
taine à  tous  les  enfans ,  et  il  n'y  en  a  pas 


û54  EMILE. 

un  seul  qui  les  entende.  Quand  ils  les  en^ 
tendroient ,  ce  seroit  encore  pis  ;  car  la 
morale  en  est  tellement  môlée  et  si  dispro- 
portionnée à  leur  âge ,  qu'elle  les  porte- 
roit  plus  au  vice  qu'à  la  vertu.  Ce  sont 
encore  là,  direz-vous,  des  paradoxes.  Soit  ; 
mais  voyons  si  ce  sont  des  vérités. 

Je  dis  qu'un  enfant  n'entend  point  les 
fables  qu'on  lui  fait  apprendre  ,  parceque , 
quelque  effort  qu'on  finisse  pour  les  rendre 
simples  ,  l'instruction  qu'on  en  veut  tirer 
force  d'y  faire  entrer  des  idées  qu'il  ne 
peut  saisir,  et  que  le  tour  même  de  la  poé- 
sie ,  en  les  lui  rendant  plus  faciles  à  rete- 
nir ,  les  lui  rend  plus  difficiles  à  concevoir; 
en  sorte  qu'on  acheté  l'agrément  aux  dé- 
pens de  la  clarté.  Sans  citer  cette  multi- 
tude de  fables  qui  n'ont  rien  d'intelligible 
ni  d'utile  pour  les  enfans  ,  et  qu'on  leur 
fait  indiscrètement  apprendre  avec  les  au- 
tres ,  parcequ'elles  s'y  trouvent  mêlées , 
bornons-nous  à  celles  que  l'auteur  semble 
ftvoir  faites  spécialement  pour  eux. 

Je  ne  connois ,  dans  tout  le  recueil  de  La 
Fontaine ,  que  cinq  ou  six  fables  où  brille 
éminemmeût  la  naïveté  puérile  :  de  ces 


•  L  I  V  R  E     I  I.  3,55 

Cinq  ou  six ,  je  prends  pour  exemple  la  pre- 
mière de  toutes  (<2),  parceque  c'est  celle 
dont  la  morale  est  le  plus  de  tout  âge ,  celle 
que  les  enfans  saisissent  le  mieux ,  celle 
qu'ils  apprennent  avec  le  plus  de  plaisir, 
enfin  celle  que  pour  cela  même  lauteur a 
mise  par  préférence  à  la  tête  de  son  livre. 
En  lui  supposant  réellement  lobjet  d'être 
entendue  des  enfans,  de  leur  plaire  et  de 
les  instruire,  cette  fable  est  assurément  son 
chef-d'œuvre  :  qu'on  me  permette  donc  de 
la  suivre  et  de  l'examiner  en  peu  de  mots. 

LE  CORBEAU  ET  LE  RENARD, 

FABLE. 

Maître  Corbeau,  sur  un  arbre  perché , 

Maître  !  que  signifie  ce  mot  en  lui-mê- 
me ?  que  signifie-t-il  au  devant  d'un  nom 
propre?  quel  sens  at-il  dans  cette  occa- 
sion ? 

Qu'est-ce  qu'un  corbeau  ? 

Qu'est-ce  qn  un  arbre  perché  ?  L'on  ne 

•  (a)  C'est  la  seconde  et  non  la  première ,  comm* 
Va  très  bien  remarqué  M.  Formey. 


356  12  M  I  L  E.  4 

dit  pas  sur  un  arbre  perché  ^  Ton  dit  per- 
ché sur  un  arbre.  Par  conséquent  il  faut  par- 
ler des  inversions  de  la  poésie  ;  il  faut  dire 
ce  que  c'est  que  prose  et  que  vers. 

Tenoit  dans  son  bec  un  fromage. 

Quel  fromage?  ëtoit-ce  un  fromage  de 
Suisse ,  de  Brie ,  ou  de  Hollande  ?  Si  len- 
fant  n'a  point  vu  de  corbeaux ,  que  gagnez- 
vous  à  lui  en  parler?  s'il  en  a  vu,  comment 
concevra-t-il  qu'ils  tiennent  un  fromage  à 
leur  bec  ?  Faisons  toujours  des  images  d'a- 
près nature. 

Maître  Renard ,  par  V odeur  alléché  ^ 

Encore  un  maître.'  mais  pour  celui-ci 
c  est  à  bon  titre  ;  il  est  maître  passé  dans 
les  tours  de  son  métier.  Il  faut  dire  ce  que 
c'est  qu'un  renard  ,  et  distinguer  son  vrai 
naturel  du  caractère  de  convention  qu'il  a 
dans  les  fables. 

Alléché.  Ce  mot  n'est  pas  usité.  Il  le  faut 
expliquer:  il  faut  dire  qu'on  ne  s'en  sert 
plus  qu'en  vers.  L'enfant  demandera  pour- 
quoi l'on  parle  autrement  en  vers  qu'en 
prose.  Que  lui  répondrez-vous  .'^ 

Alléché 


LIVRE     II.  257 

Alléché  par  l'odeur  d'un  fromage  !  Ce 
fromage,  tenu  par  un  corbeau  perché  sur 
un  arbre ,  devoit  avoir  beaucoup  d'odeur 
pour  être  senti  par  le  renard  dans  un  tail- 
lis ou  dans  son  terrier!  Es{-ce  ainsi  que 
vous  exercez  votre  élevé  à  cet  esprit  de 
critique  judicieuse  c|ui  ne  s'en  laisse  im- 
poser qu'à  bonnes  enseignes ,  et  sait  dis- 
cerner la  vérité  du  mensonge  dans  les  nar- 
rations d'autrui  ? 

Lui  tint  à-peu-près  ce  langage  : 

Ce  langage  !  Les  renards  parlent  donc  ? 
ils  parlent  donc  la  même  langue' que  les 
corbeaux?  Sage  précepteur,  prends  garde 
à  toi  :  pesé  bien  ta  réponse  avant  de  la  faire:, 
elle  importe  plus  que  tu  n  as  pensé. 

Eh  !  bon  jour  y  monsieur  le  Corbeau  ! 

Monsieur  !  titre  que  Tenfant  voit  tour- 
ner en  dérision  ,  même  avant  qu'il  saclie 
que  c'est  un  titre  d'honneur.  Ceux  qui  di- 
sent monsieur  du  Corbeau  auront  bien  d'au- 
tres affaires  avant  que  d'avoir  expliqué 
ce  du. 

Tome  lo.,  R, 


258  EMILE. 

Que  vous  êtes  joli  !  que  vous  me  semhlez 
beau  ! 

Clieville,  redondance  inutile.  L'enfant, 
voyant  répéter  la  même  chose  en  d'autres 
termes  ,  apprend  à  parler  lâcliement.  Si 
vous  dites  que  cette  redondance  est  un  art 
de  Fauteur,  et  entre  dans  le  dessein  du 
renard ,  qui  veut  paroître  multiplier  les 
ëloges  avec  les  paroles  ;  cette  excuse  sera 
bonne  pour  moi ,  mais  non  pas  pour  mon 
élevé. 

Sans  mentir,  si  votre  ramage 

Sans  mentir  !  on  ment  donc  quelquefois  ? 
'    Où  en  sera  Tenfant ,  si  vous  lui  apprenez 
que  le  renard  ne  dit  sans  mentir  ,    que 
parcequ'il  ment  ? 

Répondoit  à  votre  plumage  , 

Rêpondoit!  Que  signifie  ce  mot  ?  Appre- 
nez à  l'enfant  à  comparer  des  qualités  aussi 
différentes  que  l'a  voix  et  le  plumage  ;  vous 
verrez  comme  il  vous  entendra. 

Vous  seriez  le  phénix  des  hôtes  de  ces  bois. 

Le  phénix!  Qu'est-ce  qu'un  phénix? 


LIVRE    I  T.  z5g 

Nous  voici  tont-à-coup  jetés  dans  la  men- 
teuse antiquité  ;  presque  dans  la  mylho- 
loi^ie. 

Les  hôtes  de  ces  bois  !  Quel  discours  fi- 
guré !  Le  flatfeur  ennoblit  son  langap^e  et 
lui  donne  plus  de  dignité  pour  le  rendre 
plus  séduisant.  Un  enfant  eniendra-t-il 
celte  finesse  ?  sait-il  seulement ,  peut-il  sa- 
veur ,  ce  que  c'est  qu'un  style  noble  et  nu 
style  bas? 

A  ces  mois  le  Corbeau  ne  se  Sent  pas  de  joîe^ 

Il  faut  avoir  éprouvé  déjà  des  passions 
bien  vives  pour  sentir  cette  expression 
2:)roverbiale. 

Et^  pour  montrer  sa  belle  voix^ 

N'oubliez  pas  que,  pour  entendre  ce  vers 
et  toute  la  fable ,  Tenfant  doit  savoir  ce 
que  c'est  que  la  belle  voix  du  corbeau. 

Il  ouure  un  large  bec,  laisse  tomber  sa  proie. 

Ce  vers  est  admirable;  l'harmonie  seule 
en  fait  ima2;e.  Je  vois  nn  grand  vilain  bec 
ouvert  ;  j'entends  tomber  le  fromage  à  tra- 
vers les  branches  :  mais  ces  sortes  de  beau- 
tés sont  perdues  pour  les  enfans. 

R2 


260  EMILE. 

Le  Renard  s'en  saisit ,  et  dit  :  Mon  bon 
Monsieur , 

Voilà  donc  déjà  la  bonté  transformée  en 
bêtise  :  assurément  on  ne  perd  pas  de  temps 
pour  instruire  les  enfans. 

Apprenez  que  tout  flatteur 

Maxime  générale  ;    nous    n'y   sommes 

plus. 

Vil  aux  dépens  de  celui  qui  U écoute.' 

Jamais  enfant  de  dix  ans  n'entendit  c® 
vers-là. 

Celte  leçon  vaut  bien  unfromage ,  sans  doute. 

Ceci  s'entend ,  et  la  pensée  est  très 
bonne.  Cependant  il  y  aura  encore  bien 
peu  d'enfons  qui  sachent  comparer  une 
leron  à  un  fromage,  et  qui  ne  préférassent 
le  fromage  à  la  leçon.  Il  faut  donc  leur 
faire  entendre  que  ce  propos  n'est  qu'une 
raillerie.  Que  de  finesse  pour  des  enfans  ! 

Le  Corbeau^  honteux  et  confus , 

Autre  pléonasme  j  mais  celui-ci  est  iiiex* 

cusable. 


I.  I  V  R  E     II.  261 

Jura ,  mais  un  peu  tard ,  qu'on,  ne  l'y  pren- 
drait plus. 

Jura  !  Quel  est  le  sot  de  maître  qui  ose 
expliquer  à  Tenfant  ce  que  c'est  qu  un  ser- 
ment? 

Voilà  bien  des  détails  ;  bien  moins  ce- 
pendant qu'il  n'en  faudroit  pour  analyser 
toutes  les  idées  de  cette  fable  ,  et  les  ré- 
duire aux  idées  simples  et  élémentaires  dont 
chacune  d'elles  est  composée.  Mais  qui 
est-ce  qui  croit  avoir  besoin  de  cette  ana- 
lyse pour  se  faire  entendre  à  la  Jeunesse  ? 
Nul  de  nous  n'est  assez  philosophe  pour 
savoir  se  mettre  à  la  place  d'un  enfant. 
Passons  maintenant  à  la  morale. 

Je  demande  si  c'est  à  des  enfans  de  six 
ans  qu'il  faut  apprendre  qu'il  y  a  des  hom- 
mes qui  flattent  et  mentent  pour  leur  pro- 
fit. On  pourroit  tout  au  plus  leur  appren- 
dre qu'il  y  a  des  railleurs  qui  persiflent 
les  petits  garçons  ,  et  se  moquent  en  se- 
cret de  leur  sotte  vanité  :  mais  le  fromage 
gâte  tout  ;  on  leur  apprend  moins  à  ne  pas 
le  laisser  tomber  de  leur  bec  ,  qu'à  le  faire 
tomber  du  bec  d'un  autre.  C'est  ici  mon 

R  3 


sG.^  >'  M  I  L  E. 

second  paradoxe  ,  et  ce  n  est  pas  le  moins 
important. 

Suivezles  enfans  apprenant  leurs  fables, 
et  vous  verrez  que,  quand  ils  sont  en  état 
d'en  faire  T application  ,  ils  en  font  pres- 
que toujours  une  contraire  à  1  intention 
de  Fauteur  ,  et  qu'au  lieu  de  s'observer  sur 
le  défaut  dont  on  les  veut  guérir  ou  pré- 
server ,  ils  penchât  à  aimer  le  vice  avec 
lequel  on  tire  [arti  des  défauts  des  autres. 
Dans  la  fable  précédente  les  enfans  se 
moquent  du  corbeau  ,  mais  ils  s'affection- 
nent tous  au  renard.  Dans  la  fable  qui 
suit^  vous  croyez  leur  donner  la  cigale  pour 
exemple;  et  point  du  tout ,  c'est  la  fourmi 
qu'ils  choisiront.  On  n  aime  point  à  s'hu- 
milier ;  ils  prendront  toujours  le  beau  rôle; 
c'est  le  cho'x  de  l'amour-propre  ,  c'est  un 
choix  très  naturel.  Or  quelle  horrible  le- 
çon pour  l'enfance  !  Le  plus  odieux  de 
tous  les  monstres  seroit  un  enfant  avare 
et  dur ,  qui  sauroit  ce  qu'on  lui  demande 
et  ce  qu'il  refuse.  La  fourmi  fait  plus  en- 
core,  elle  lui  apprend  à  railler  dans  ses 
refus. 

Dans  toutes  les  fables  où  le  lion  est  un 


r  I  V  R  E    II.  263 

des  personnages,  comme  c'est  d^ ordinaire 
le  plus  brillant,  Tenfant  ne  manque  point 
de  se  faire  lion  ;  et,  quand  il  préside  à  quel- 
que partage  ,  bien  instruit  par  son  inodele, 
il  a  grand  soin  de  s'emparer  de  tout.  Mais 
quand  le  moucheron  terrasse  le  lion,  c'est 
une  autre  affaire  ;  alors  T enfant  n'est  plus 
lion  ,  il  est  moucheron.  Il  apprend  à  tuer 
lin  jour  à  coups  d'aiguillon  ceux  qu'il  n'ose- 
roit  attaquer  de  pied  ferme. 

Dans  la  fable  du  loup  maigre  et  du  chien 
gras ,  au  lieu  d'une  leçon  de  modération 
qu'on  prétend  ]  ui  donner  ,  il  en  prend  une 
de  hcence.  Je  n'oubherai  jamais  d'avoir  vu 
beaucoup  pleurer  une  petite  fille  qu'on 
avoit  désolée  avec  cette  fable ,  tout  en  lui 
jDrêcliant  toujours  la  docilité.  On  eut  peine 
à  savoir  la  cause*  de  ses  pleurs ,  on  la  sut 
enfin.  La  pauvre  enfant  s'ennuyoit  d'être 
à  la  chaîne  ;  elle  se  sentoit  le  cou  pelé  ;  elle 
pleuroit  de  n'être  pas  loup. 

Ainsi  donc  la  morale  de  la  première  fa- 
ble citée  est  pour  l'enfant  une  leçon  de  la 
plus  basse  flatterie  ;  celle  de  la  seconde  une 
leçon  d'inhumanité  ;  celle  de  la  troisième  une 
leçon  d'injustice;  celle  de  la  quatrième  une 

R  4 


2^4  :é  M  I  L  E. 

leçon  de  satyre  ;  celle  de  la  cinquième  une 
leçon  d'indépendance.  Cette  dernière  le- 
çon ,  pour  être  superflue  à  mon  élevé,  n  en 
est  pas  plus  convenable  aux  vôtres.  Quand 
vous  leur  donnez  des  préceptes  qui  se  con^ 
tredisent ,  quel  fruit  espérez  -  vous  de 
vos  soins?  Mais  peut-être,  à  cela  près, 
toute  cette  morale  qui  me  sert  d'objection 
contre  les  fables  ,  fournit-elle  autant  de  rai- 
sons de  les  conserver.  Il  faut  une  morale 
en  paroles  et  une  en  actions  dans  la  so- 
ciété ,  et  ces  deux  morales  ne  se  ressem- 
blent point.  La  première  est  dans  le  caté- 
chisme ,  où  on  la  laisse  ;  Tautre  est  dans 
les  fables  de  La  Fontaine  pour  les  enfans  , 
et  dans  ses  contes  pour  les  mères.  Le  mê- 
me auteur  suffit  à  tout. 

Composons,  monsieur  de  la  Fontaine.  Je 
promets,  quant  à  moi,  de  vous  lire  avec 
choix,  de  vous  aimer ,  de  m'instruire  dans 
vos  fables  ;  car  j'espère  ne  pas  me  tromper 
sur  leur  objet.  Mais  pour  mon  élevé,  per- 
mettez que  je  ne  lui  en  laisse  pas  étudier  une 
seule,  jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  prouvé 
qu'il  est  bon  pour  lui  d'apprendre  des  choses 
dont  il  ne  comprendra  pas  le  quart  ;  que , 


LIVRE     II.  265 

dans  celles  qu'il  pourra  comprendre^  il  ne 
prendra  jamais  le  change,  et  quau  lieu  de 
se  corriger  sur  la  dupe ,  il  ne  s^e  formera 
pas  sur  le  frippon. 

En  ôtant  ainsi  tous  les  devoirs  des  enfans, 
j'ôte  les  instrumens  de  leur  plus  grande 
misère,  savoir  les  livres.  La  lecture  est  le 
flëau  de  T enfance  ,  et  presque  la  seule 
occupation  qu'on  lui  sait  donner.  A  peine 
à  douze  ans  Emile  saura-t-il  ce  que  c'est 
qu'un  livre.  Mais  il  faut  bien,  au  moins  , 
dira-t-on  ,  qu  il  sache  lire.  J'en  conviens  : 
il  faut  qu'il  sache  lire  quand  la  lecture 
lui  est  utile  ;  jusqu'alors  elle  n'est  bonne 
qu'à  l'ennuyer. 

Si  l'on  ne  doit  rien  exiger  des  enfans  par 
obéissance ,  il  s'ensuit  qu'ils  ne  peuvent 
rien  apprendre  dont  ils  ne  sentent  l'avan- 
tage actuel  et  présent ,  soit  d'agrément,  soit 
d'utilité  ;  autrement  quel  motif  les  porte- 
roit  à  l'apprendre  ?  L'art  de  parler  aux 
absens  et  de  les  entendre  ,  l'art  de  leur 
communiquer  au  loin  sans  médiateur  nos 
sentimens ,  nos  volontés,  nos  désirs,  est 
*un  art  dont  l'utilité  peut  être  rendue  sen- 
sible à  tous  les  âges.  Par  quel  prodige  cet 


266  EMILE. 

art,  si  utile  et  si  agréable,  est-il  devenu  un 
tourment  pour  l'enfance  ?  parcequ'on  la 
contraint  de  s'y  appliquer  malgré  elle  ,  et 
qu'on  le  met  k  des  usages  auxquels  elle 
lie  comprend  rien.  Un  enfant  n'est  pas  fort 
curieux  de  perfectionner  l'instrument  avec 
lequel  on  le  tourmente  ;  mais  faites  que 
cet  instrument  serve  à  ses  plaisirs  ,  et  bien- 
tôt il  s'y  appliquera  malgré  vous. 

On  se  fait  une  grande  affaire  de  chercher 
les  meilleures  méLliodes  d'apprendre  à  lire  ; 
on  invente  des  bureaux  ,  des  cartes  ;  on 
fait  de  la  chambre  d'un  enfant  un  attelier 
d'imprimerie  :  Locke  veut  qu'il  apprenne 
Il  lire  avec  des  dés.  Ne  voilà  - 1  -  il  pas 
ime  invention  bien  trouvée  ?  Quelle  pitié  ! 
Un  moyen  plus  sur  que  tous  ceux-là ,  et 
celui  qu'on  oublie  toujours^  est  le  désir 
d'apprendre.  Donnez  à  l'enfant  ce  désir, 
puis  laissez  là  vos  bureaux  et  vos  dés  ;  toute 
méthode  lui  sera  bonne. 

L'intérêt  présent ,  voilà  le  grand  mobile, 
le  seul  qui  mené  sûrement  et  loin.  Emile 
reçoit  quelquefois  de  son  père ,  de  sa  mère , 
de  ses  parens,  de  ses  amis,  des  billets  d in. 
vitation  pour  un  dîner,  pour  une  prome- 


LIVRE     II.  267 

nade,  pour  une  partie  sur  Teau,  pour  voir 
quelque  fête  publique.  Ces  billets  sont 
courts ,  clairs ,  nets ,  bien  écrits.  Il  faut 
trouver  quelqu'un  qui  les  lui  lise  :  ce 
quelqu'un  ,  ou  ne  se  trouve  pas  toujours 
à  point  nommé  ,  ou  rend  à  Fenfant  le 
peu  de  complaisance  que  Fenfant  eut  pour 
lui  la  veille.  Ainsi  Foccasion  ,  le  moment 
se  passe.  On  lui  lit  enfin  le  billet ,  mais 
il  n'est  plus  temps.  Ah  !  si  Fon  eût  su 
lire  soi-même  !  On  en  reçoit  d'autres  ;  ils 
sont  si  courts  !  le  sujet  en  est  si  intéressant  ! 
on  voudroit  essayer  de  les  déchiffrer;  on 
trouve  tantôt  de  l'aide  et  tantôt  des  refus. 
On  s'évertue  ;  on  déchiffre  enfin  la  moitié 
d'un  billet.  Il  s'agit  d'aller  demain  manger 

de  la  crème on  ne  sait  où  ni  avec 

qui combien  on  fait  d'efforts  pour 

lire  le  reste  !  Je  ne  crois  pas  qu'Emile  ait 
besoin  du  bureau.  Parlerai -je  à  présent  de 
l'écriture  ?  Non  ;  j'ai  honte  de  m'amuser 
à  ces  niaiseries  dans  un  traité  de  Féduca- 
tion. 

J'ajouterai  ce  seul  mot  qui  fait  une 
importante  maxime;  c'est  que  d'ordinaire 
on  obtient  très  sûrement  et  très  vite  ce 


â68  j;  M  I  L  E. 

qu'on  n'est  point  pressé  d  obtenir.  Je  suis 
presque  sûr  qu'Emile  saura  parfaitement 
lire  et  écrire  avant  Tâge  de  dix  ans,  pré- 
cisément parcequil  m'importe  fort  peu 
qu'il  le  sache  avant  quinze  :  mais  j'aime- 
rois  mieux  qu'il  ne  sût  jamais  lire,  que 
d'acheter  cette  science  au  prix  de  tout  ce 
qui  peut  la  rendre  utile  :  de  quoi  lui  ser- 
vira la  lecture  quand  on  l'en  aura  rebuté 
pour  jamais  ?  Id  in  prlmis  cavere  oportebit , 
ne  studia,  gui  amare  iiondum  poterit ,  oderit, 
et  amaritudiiiem  semelpercepLam  etiam  ultra 
rudes  annos  reformidet  (a). 

Plus  j'insiste  sur  ma  méthode  inactive , 
plus  je  sens  les  objections  se  renforcer. 
Si  votre  élevé  n'apprend  rien  de  vous  ,  il 
apprendra  des  autres.  Si  vous  ne  j^révenez 
l'erreur  par  la  vérité ,  il  apprendra  des  men- 
songes :  les  préjugés  que  vous  craignez 
de  lui  donner  ,  il  les  recevra  de  tout  ce 
qui  l'environne  ;  ils  entreront  par  tous  ses 
sens  ;  ou  ils  corrompront  sa  raison,  même 
avant  cju'elle  soit  formée;  ou  son  esprit, 
engourdi  par  une  longue  inaction ,  s'absor- 

^    '  — . .,— ,    --■  ■ i'  I    I  ■  Il     ■ '■ 

(a)  Quintil.  L,  i.  c.  i. 


LIVRE     II.  269 

bera  dans  la  matière.  L'inhabitude  de  penser 
dans  Fenfance  en  ôte  la  faculté  durant  le 
reste  de  la  vie. 

Il  me  semble  que  je  pourrois  aisément 
répondre  à  cela  ;  mais  pourquoi  toujours 
des  réponses  ?  Si  ma  méthode  répond  d'elle- 
même  aux  objections ,  elle  est  bonne  ;  sî 
elle  n'y  répond  pas  ,  elle  ne  vaut  rien.  Je 
poursuis. 

Si,  surle  plan  que  j'ai  commencé  de  tracer, 
vous  suivez  des  règles  directement  con- 
traires à  celles  qui  sont  établies  ;  si ,  au  lieu 
de  porter  au  loin  l'esprit  de  votre  élevé, 
si ,  au  lieu  de  l'égarer  sans  cesse  en  d'autres 
lieux  ,  en  d'autres  climats ,  en  d'autres 
siècles,  aux  extrémités  de  la  terre  et  jusques 
dans  les  cieux,  vous  vous  appliquez  à  le 
tenir  toujours  en  lui-même  et  attentif  à 
ce  qui  le  touche  immédiatement  ;  alors 
vous  le  trouverez  capable  de  perception  , 
de  mémoire ,  et  même  de  raisonnement  ; 
c'est  l'ordre  de  la  nature.  A  mesure  que 
l'être  sensitif  devient  actif,  il  acquiert  un 
discernement  proportionnel  à  ses  forces  ; 
ç-t  ce  n'est  qu'avec  la  force  surabondante 
à  celle  dojit  il  a  besoin  pour  se  conserver , 


270  EMILE. 

que  se  développe  en  lui  la  faculté  spécula- 
tive propre  à  employer  cet  excès  de  force 
à  d'autres  usages.  Voulez-vous  donc  cul- 
tiver rintelligence  de  votre  élevé  ?  cultivez 
les  forces  (|u'elle  doit  gouverner.  Exercez 
continuellement  son  corps  ;  rendez-le  ro- 
buste et  sain  pour  le  rendre  sage  et  rai- 
sonnable ;  quil  travaille,  qu  il  agisse,  qu'il 
coure ,  qu'il  crie  ,  qu'il  soit  toujours  en. 
mouvement  ;  qu'il  soit  homme  par  la  vi- 
gueur, et  bientôt  il  le  sera  par  la  raison. 

Vous  l'abrutiriez,  il  est  vrai,  par  cette 
méthode  ,  si  vous  alliez  toujours  le  diri- 
geant, toujours  lui  disant.  Va,  viens,  reste, 
fais  ceci  ,  ne  fais  pas  cela.  Si  votre  tête 
conduit  toujours  ses  bras ,  la  sienne  lui 
devient  inutile.  Mais  souvenez-vous  de  nos 
conventions  :  si  vous  n'êtes  qu'un  pédant , 
ce  nest  pas  la  peine  de  me  lire. 

C'est  une  erreur  bien  pitoyable  d'imagi- 
ner que  l'exercice  du  corps  nuise  aux 
opérations  de  l'esprit  ;  comme  si  ces  deux 
actions  ne  dévoient  pas  marcher  de  concert, 
et  c[ue  l'une  ne  dut  pas  toujours  diriger 
l'autre  î 

11  y  a  deux  sortes  d'hommes  dont  les 


L  I  V  R  E  ir.  271' 

corps  sont  dans  un  exercice  continuel ,  et 
qui  sûrement  songent  aussi  peu  les  uns 
que  les  autres  à  cultiver  leur  ame  ;  savoir , 
les  paysans  et  les  sauvages.  Les  premiers 
sont  rustres  ,  grossiers  ,  mal-adroits  ;  les 
autres  ,  connus  par  leur  grand  sens  ,  le 
sont  encore  par  la  subtilité  de  leur  esprit  : 
généralement  il  n  y  a  rien  de  plus  lourd 
qu'un  paysan  ,  ni  rien  de  plus  fin  qu'un 
sauvage.  D'où  vient  cette  différence?  c  est 
que  le  premier,  faisant  toujours  ce  qu'on 
lui  commande ,  ou  ce  qu'il  a  vu  faire  à 
son  père,  ou  ce  qu'il  a  fait  lui-même  dès 
sa  jeunesse,  ne  va  jamais  que  par  routine  ; 
et,  dans  sa  vie  presque  automate,  occupé 
sans  cesse  des  mêmes  travaux,  l'habitude 
et  l'obéissance  lui  tiennent  lieu  de  raison. 
Pour  le  sauvage  ,  c'est  autre  chose  ;  n'é- 
tant attaché  à  aucun  lieu,  n'ayant  point 
de  tâche  prescrite  ^  n'obéissant  à  personne, 
sans  autre  loi  que  sa  volonté,  il  est  forcé 
de  raisonner  à  chaque  action  de  sa  vie  ; 
il  ne  fait  pas  un  mouvement,  pas  un  pas , 
sans  en  avoir  d'avance  envisaçré  les  suites. 
Ainsi ,  plus  son  corps  s'exerce  ,  plus  son 


273  EMILE. 

esprit  s'éclaîre;  sa  force  et  sa  raison  croissent 
à  la  fois  et  s'étendent   Tune  par  l'autre. 
Savant  précepteur ,  voyons  lequel  de  nos 
deux  élevés  ressemble  au  sauvage  ,  et  lequel 
ressemble   au  paysan.   Soumis  en  tout  à 
une  autorité  toujours  enseignante,  le  vôtre 
ne  fait  rien  que  sur  parole  ;  il  n'ose  man- 
ger quand  il  a  faim ,  ni  rire  quand  il  est 
gai  ,    ni  pleurer  quand   il  est   triste  ,    ni 
présenter  une  main  pour  l'autre ,  ni  remuer 
le  pied  que  comme  on  le  lui  prescrit  ;  bien- 
tôt il  n'osera  respirer  que  sur  vos   règles. 
A  quoi  voulez-vous  qu'il  pense ,  quand  vous 
pensez  à  tout  pour  lui  ?  Assuré  de  votre 
prévoyance,   qu'a-t-il  besoin  d'en  avoir  ? 
Voyant  que  vous  vous  chargez  de  sa  con- 
servation ,  de  son  bien-être ,  il  se  sent  dé- 
livré de  ce  soin  ;  son  jugement  se  repose 
sur  le  vôtre  ;  tout  ce  que  vous  ne  lui  défen- 
dez pas,  il  le  fait  sans  réilexion,  sachant 
bien  qu'il  le  fait  sans  risque.  Qu'a-t-il  besoin 
d'apprendre  à  prévoir  la  pluie  ?  il  sait  que 
vous  regardez   au  ciel  pour  lui.   Qu'a-t-il 
besoin  de  régler  sa  promenade  ?  il  ne  craint 
pas  que  vous  lui  laissiez  passer  l'heure  du 

dîner. 


LIVRE    ï  I.  273 

dîner.  Tant  que  vous  ne  lui  défendez  pas 
de  manger,  il  mange  ;  quand  vous  le  lui 
défendez  ,   il  ne  mange  plus  ;    il  n'écoute 
plus  les  avis  de  son  estomac ,  mais  les  vôtres.; 
Yous  avez  beau  ramollir  son  corps  dans 
Finaction ,  vous  n'en  rendez  pas  son  enten- 
dement plus  flexible.   Tout  au  contraire ,; 
vous  achevez  de  décréditer  la  raison  dans 
son  esprit,  en  lui  faisant  user  le  peu  qu'il 
en  a  sur  les  choses  qui  lui  paroissent  le  plus 
inutiles.  Ne  voyant  jamais  à  quoi  elle  est 
bonne ,  il  juge  enfm  qu'elle  n'est  bonne  à 
rien.  Le  pis  qui  pourra  lui  arriver  de  mal 
raisonner  sera  d'être  repris  ;  et  il  l'est  sî 
souvent ,  qu'il  n'y  songe  guère  ;  un  danger^ 
si  commun  ne  l'effraie  plus. 

Vous  lui  trouvez  pourtant  de  l'esprit  ;  et' 
il  en  a  pour  babiller  avec  les  femmes ,  suc 
le  ton  dont  j'ai  déjà  parlé  :  mais  qu'il  soit 
dans  le  cas  d'avoir  à  payer  de  sa  personne, 
à  prendre  un  parti  dans  quelque  occasion 
difficile ,  vous  le  verrez  cent  fois  plus  stu- 
pide  et  plus  bête  c[ue  le  fils  du  plus  gros 
manant. 

Pour  mon  élevé,  ou  plutôt  celui  de  la, 
nature ,  exercé  de  bonne  heure  à  se  suf-r 

JTome  lo.j  § 


274  iê  m:  IX  E. 

fire  à  lui-même  autant  qu'il  est  possible» 
il  ne  s  accoutume  point  à  recourir  sans 
cesse  aux  autres ,  encore  moins  à  leur  étaler 
son  grand  savoir.  En  revanche  il  juge  ,  il 
prévoit ,  il  raisonne  en  tout  ce  qui  se  rap- 
porte immédiatement  à  lui.  Il  ne  jase  pas  , 
il  agit  ;  il  ne    sait  pas  un  mot  de  ce  qui 
se  fait  dans  le  monde  ,   mais  il  sait  fort 
bien  faire  ce  qui  lui  convient.  Comme  il  est 
sans  cesse  en  mouvement,  il  est  forcé  d'ob- 
server beaucoup  de  choses ,  de   connoître 
beaucoup  d'effets  ;  il   acquiert  de   bonne 
heure  une  grande  expérience  :  il  prend  ses 
leçons  de  la  nature  et  non  pas  des  hommes  ; 
il  s'instruit  d'autant  mieux  qu'il  ne  voit 
nulle  part  l'intention  de  l'instruire.  Ainsi 
son  corps  et  son  esprit  s'exercent  à  la  fois. 
•Agissant  toujours  d'après    sa  pensée  ,   et 
non  d'après  celle  d'un  autre ,  il  unit  con- 
tinuellement deux  opérations  ;  plus  il  se 
rend  fort  et  robuste ,  plus  il  devient  sensé 
eX  judicieux.    C'est   le  moyen  d'avoir  un 
jour  ce  qu'on  croit  incompatible ,  et  ce  que 
presque  tous  les  grands  hommes  ont  réu- 
ni ,  la  force  du  corps  et  celle  de  l'ame  ,  la 
raison  d'un  sage  et  la  vigueur  d'un  athlète., 


t  I  V  R  E   1 1.  ïxyS 

Jeune  instituteur,  je  vous  prêche  un  art 
(difficile;  c'est  de  gouverner  sans  précep- 
tes ,  et  de  tout  faire  en  ne  faisant  rien.  Cet 
art,  j'en  conviens,  nest  pas  de  votre  âge; 
il  n'est  pas  propre  à  faire  briller  d'abord 
vos  talens,  ni  à  vous  faire  valoir  auprès  des 
pères  :  mais  c'est  le  seul  propre  à  réussir. 
.Vous  ne  parviendrez  jamais  à  faire  des  sa- 
ges ,  si  vous  ne  faites  d'abord  des  polissons  : 
c'étoit  l'éducation  des  Spartiates  -,  au  lieu 
de  les  coller  sur  des  livres ,  on  commen- 
çoit  par  leur  apprendre  à  voler  leur  dîner. 
Les  Spartiates  étoient-ils  pour  cela  gros* 
siers  étant  grands  ?  Qui  ne  connoît  la  force 
et  le  sel  de  leurs  reparties?  Toujours  faits 
pour  vaincre ,  ils  écrasoient  leurs  ennemis 
en  toute  espèce  de  guerre  ;  et  les  babillards 
Athéniens  craignoient  autant   leurs  mots 
que  leurs  coups* 

Dans  les  éducations  les  plus  soignées, 
le  maître  commande  et  croit  gouverner  : 
c'est  en  effet  l'enfant  qui  gouverne.  Il  se  sert 
de  ce  que  vous  exigez  de  lai  pour  obtenir  de 
vous  ce  qu'il  lui  plaît,  et  il  sait  toujours 
vous  faire  payer  une  heure  d'assiduité  par 
iiuit  jours  de  complaisance,  A  chaque  in- 

S  2 


276  Jl  îVt  I  L  E. 

stant  il  faut  pactiser  avec  lui.  Ces  traitas  , 
que  vous  proposez  à  votre  mode ,  et  qu'il 
exécute  à  la  sienne ,  tournent  toujours  au 
profit  de  ses  fantaisies,  sur-tout  quand  on  a 
la  mal-adresse  de  mettre  en  condition  pour 
son  profit  ce  qu'il  est  bien  sur  d'obtenir, 
soit  qu  il  remplisse  ou  non  la  condition 
qu'on  lui  impose  en  échange.  L  enfant , 
pour  l'ordinaire ,  lit  beau,coup  mieux  dans 
l'esprit  du  maître,  que  le  maître  dans  le 
cœur  de  l'enfant.  Et  cela  doit  être  :  car  toute 
la  sagacité  qu'eût  employée  l'enfant  livré  à 
lui-même  à  pourvoir  à  la  conservation  de 
sa  personne  ,  il  l'emploie  à  sauver  sa  li- 
berté naturelle  des  chaînes  de  son  tyran  ; 
au  lieu  que  celui-ci ,  n'ayant  nul  intérêt 
si  pressant  à  pénétrer  l'autre ,  trouve  quel- 
quefois mieux  son  compte  à  lui  laisser  sa 
paresse  ou  sa  vanité. 

Prenez  une  route  opposée  avec  votre 
élevé;  qu'il  croie  toujours  être  le  maître, 
et  que  ce  soit  toujours  vous  qui  le  soyez. 
Il  n'y  a  point  d'assujettissement  si  parfait 
que  celui  qui  garde  l'apparence  de  la  li- 
berté :  on  captive  ainsi  la  volonté  même.  Le 
pauvre  eoiant  qui  ne  sait  rien ,  qui  ne  peut 


L  I  V  K  E    II.  277 

n'en,  qui  ne  connoît  rien,  n'est -il  pas  à 
votre  merci  ?  Ne  disposez  -  vous  pas ,  par 
rapport  à  lui,  de  tout  ce  qui  Tenvironne  ? 
N'êtes-vous  pas  le  maître  de  TafTecter  com- 
me il  vous  plaît?  Ses  travaux,  ses  jeux,- 
ses  plaisirs ,  ses  peines  ,  tout  n'est  -  il  pas 
dans  vos  mains  sans  qu'il  le  sache?  Sans 
doute  il  ne  doit  faire  que  ce  qu'il  veut  ; 
mais  il  ne  doit  vouloir  que  ce  que  vous  vou- 
lez qu'il  fasse  ;  il  ne  doit  pas  faire  un  pas 
que  vous  ne  l'ayez  prévu ,  il  ne  doit  pas 
ouvrir  la  bouche  que  vous  ne  sachiez  ce 
qu'il  va  dire. 

C'est  alors  qu'il  pourra  se  livrer  aux  exer- 
cices du  corps ,  que  lui  demande  son  âge , 
sans  abrutir  son  esprit;  c'est  alors  qu'au 
lieu  d'aiguiser  sa  ruse  à  éluder  un  incom- 
mode empire,  vous  le  verrez  s'occuper  uni- 
quement à  tirer  de  tout  ce  qui  l'environne 
le  parti  le  plus  avantageux  pour  son  bien- 
être  actuel  ;  c'est  alors  que  vous  serez  éton- 
né de  la  subtihté  de  ses  inventions  pour 
^'approprier  tous  les  objets  auxquels  il  peut 
atteindre,  et  pour  jouir  vraiment  des  cho- 
ses sans  le  secours  de  l'opinion. 

En  le  laissant  ainsi  maître  de  ses  volon- 

S  3 


ZjB  lî  M  I  L  E. 

tés ,  vous  ne  fomenterez  point  ses  capri- 
ces. Et  ne  faisant  jamais  que  ce  qui  lui 
convient ,  il  ne  fera  bientôt  que  ce  qu  il 
doit  faire  ;  et ,  bien  que  son  corps  soit  dans 
un  mouvement  continuel ,  tant  qu  il  s'a- 
gira de  son  intérêt  présent  et  sensible , 
vous  verrez  toute  la  raison  dont  il  est  capa- 
ble se  développer  beaucoup  mieux  et  d'une 
manière  beaucoup  plus  appropriée  à  lui , 
que  dans  des  études  de  pure  spéculation. 

Ainsi ,  ne  vous  voyant  point  attentif  à 
contrarier ,  ne  se  défiant  point  de  vous , 
n'ayant  rien  à  vous  cacher,  il  ne  vous  trom- 
pera point ,  il  ne  vous  mentira  point  ;  il  se 
montrera  tel  qu  il  est  sans  crainte  ;  vous 
pourrez  Tétudier  tout  à  votre  aise,  et  dis- 
poser tout  autour  de  lui  les  leçons  que  vous 
voulez  lui  donner ,  sans  qu'il  pense  jamais 
en  recevoir  aucune. 

Il  n'épiera  point  non  plus  vos  mœurs 
avec  une  curieuse  jalousie  ,  et  ne  se  fera 
point  un  plaisir  secret  de  vous  prendre  en 
faute.  Cet  inconvénient  que  nous  préve- 
nons est  très  grand.  Un  des  premiers  soins 
des  enfans  est,  comme  je  l'ai  dit,  de  dé- 
couvrir le  foible  de  ceux  qui  les  gouver- 


LIVRE     II.  279 

Xient.  Ce  penchant  porte  à  la  méchanceté , 
mais  il  n'en  vient  pas  :  il  vient  du  besoia 
d'ëluder  une  autorité  qui  les  importune.; 
Surchargés  du  joug  qu'on  leur  impose ,  ils 
cherchent  à  le  secouer;  et  les  défauts  qu'ils 
trouvent  dans  les  maîtres  leur  fournissent 
de  bons  moyens  pour  cela.  Cependant  l'ha- 
bitude se  prend  d'observer  les  gens  par 
leurs  défauts ,  et  de  se  plaire  à  leur  en 
trouver.  Il  est  clair  que  voilà  encore  une 
source  de  vices  bouchée  dans  le  cœur  d'E- 
mile ;  n'ayant  nul  intérêt  à  me  trouver  des 
défauts  y  il  ne  m'en  cherchera  pas ,  et  sera 
peu  tenté  d'en  chercher  à  d'autres. 

Toutes  ces  pratic|ues  semblent  difficiles 
parcequ'on  ne  s'en  avise  pas,  mais  dans  le 
fond  elles  ne  doivent  point  fêtre.  On  est 
en  droit  de  vous  supposer  les  lumières  né- 
cessaires pour  exercer  le  métier  que  vous 
avez  choisi  ;  on  doit  présumer  que  vous 
connoissez  la  marche  naturelle  du  cœur 
humain ,  que  vous  savez  étudier  l'homme 
et  l'individu ,  que  vous  savez  d'avance  à 
quoi  se  pliera  la  volonté  de  votre  élevé  à 
l'occasion  de  tous  les  objets  intcressans 
pour  son  âge  que  vous  ferez  passer  sous 

S4 


ISSo  ^  M  1  L  E. 

ses  yeux.  Or ,  avoir  les  instrumens  et  bien 
savoir  leur  usage,  n'est-ce  pas  être  maître 
de  r opération  ? 

Vous  objectez  les  caprices  de  Tenfant  : 
et  vous  avez  tort.  Le  caprice  des  enfans 
Il  est  jamais  l'ouvrage  de  la  nature ,  mais 
d'une  mauvaise  discipline  :  c'est  qu'ils  ont 
obéi  ou  commandé  ;  et  j'ai  dit  cent  fois 
qu'il  ne  falloit  ni  l'un  ni  l'autre.  Votre 
ëleve  n'aura  donc  de  caprices  que  ceux  que 
vous  lui  aurez  donnés;  il  est  juste  que  vous 
portiez  la  peine  de  vos  fautes.  Mais,  direz- 
vous,  comment  y  remédier.**  Cela  se  peut 
encore  ,  avec  une  meilleure  conduite  et 
beaucoup  de  patience. 

Je  m'étois  chargé,  durant  quelques  semai- 
nes ,  d'un  enfant  accoutumé  non  seulement 
à  faire  ses  volontés ,  mais  encore  à  les  faire 
faire  à  tout  le  monde ,  par  conséquent  plein 
de  fantaisies.  Dès  le  premier  jour ,  pour 
mettre  à  l'essai  ma  complaisance ,  il  vou- 
lut se  lever  à  minuit.  Au  plus  fort  de  mon 
sommeil  il  saute  à  bas  de  son  lit ,  prend 
sa  robe-de-chambre  ,  et  m'appelle.  Je  me 
leve^  j'allume  la  chandelle  ;  il  n'en  vouloit 
pas  davantage  ;  au  bout  d'un  quart-d'heure 


L  I   V  R  E    II.  281 

le  sommeil  le  gagne,  et  il  se  recouche  con- 
tent de  son  épreuve.  Deux  jours  après ,  il 
la  rëitere  avec  le  même  succès ,  et  de  ma 
part  sans  le  nioindre'^îgne  d'impatience. 
Comme  il  m  embrassoit  en  se  recouchant, 
je  lui  dis  très  posément  :  Mon  petit  ami , 
cela  va  fort  bien  ;  mais  n'y  revenez  plus. 
Ce  mot  excita  sa  curiosité ,  et ,  dès  le  len- 
demain ,  voulant  voir  un  peu  comment 
j'oserois  lui  désobéir,  il  ne  manqua  pas  de 
se  relever  à  la  même  heure  ,  et  de  m'ap- 
peler.  Je  lui  demandai  ce  qu'il  vouloit.  Il 
me  dit  qu'il  ne  pouvoit  dormir.  Tant-pîs , 
repris-je,  et  je  me  tins  coi.  Il  me  pria  d  al- 
lumer la  chandelle  :  Pourquoi  faire?  et  je 
me  tins  coi.  Ce  ton  laconique  commençoit 
à  l'embarrasser.  Il  s'en  fut  à  tâtons  cher- 
cher le  fusil ,  qu'il  fit  semblant  de  battre  ; 
et  je  ne  pouvois  m'empêcher  de  rire  en 
l'entendant  ee  donner  des  coups  sur  les 
doigts.  Enfin  ,  bien  convaincu  qu'il  n'en 
viendroit  pas  à  bout ,  il  m'apporta  le  bri- 
quet à  mon  lit  :  je  lui  dis  que  je  n'en  avois 
que  faire,  et  me  tournai  de  i  autre  coté. 
Alors  il  se  mit  à  courir  étourdiment  par  la 
chambre ,  criant ,  chantant ,  faisant  beau- 


282  É  M.  I  L  E. 

coup  de  bruit ,  se  donnant ,  à  la  table  et 
aux  chaises ,  des  coups  ,  qu  il  avoit  grand 
soin  de  modérer,  et  dont  il  ne  laissoit  pas 
de  crier  bien  fort ,  espérant  me  causer  de 
Imquiétude.  Tout  cela  ne  prenoit  point, 
et  je  vis  que,  comptant  sur  de  belles  ex- 
hortations ou  sur  de  la  colère,  il  ne  s'étoit 
nullement  arrangé  pour  ce  sang  froid* 

Cependant ,   rësolu   de  vaincre  ma  pa- 
tience à  force  d  opiniâtreté  ,  il  continua  son 
tintamarre  avec  un  tel  succès ,  qu  à  la  fin 
je  m'échauffai  ;  et  pressentant  que  j'allois 
tout  gâter  par  un  emportement  hors  de  pro- 
pos, je  pris  mon  parti  d'une  autre  manière. 
Je  me  levai  sans  rien  dire,  j'allai  au  fusil 
que  je  ne  trouvai  point  ;  je  le  lui  deman- 
de ,  il  me  le  donne ,  pétillant  de  joie  d'a- 
voir enfin  triomphé  de  moi.  Je  bats  le  fu- 
sil ,  j'allume  la  cliandelle  ,  je  prends  par  la 
main  mon  petit  bon-homme  ,  je  le  mené 
tranquillement  dans  un  cabinet  voisin  dont 
les  volets  étoient  bien  fermés  et  où  il  n'y 
avoit  rien  à  casser  :  je  l'y  laisse  sans  lumiè- 
re ;  puis  fermant  sur  lui  la  porte  à  la  clef, 
je  retourne  me  coucher  sans  lui  avoir  dit 
un  seul  mot.  Il  ne  faut  pas  demander  si 


LIVRE     II.  285 

d'abord  il  y  eut  du  vacarme;  je  m'y  étois 
attendu  :  je  ne  m'en  ëmus  point.  Enfin  le 
bruit  s'appaise;  j'ëcoute,  je  l'entends  s'ar- 
ranger, je  me  tranquillise.  Le  lendemain 
j'entre  au  jour  dans  le  cabinet  ;  je  trouve 
mon  petit  mutin  couché  sur  un  lit  de  re- 
pos ,  et  dormant  d'un  profond  sommeil , 
dont ,  après  tant  de  fatigue ,  il  devoit  avoir 
grand  besoin. 

L'affaire  ne  finit  pas  là.  La  mère  apprit 
que  Tenfant  avoit  passé  les  deux  tiers  de  la 
nuit  hors  de  son  lit.  Aussitôt  tout  fut 
perdu  ,  c'étoit  un  enfant  autant  que  mort. 
Voyant  Toccasion  bonne  pour  se  venger , 
il  fit  le  malade,  sans  prévoir  quil  n'y  ga- 
gneroit  rien.  Le  médecin  fut  appelé.  Mal- 
heureusement pour  la  mère  ,  ce  médecin, 
ëtoit  un  plaisant ,  qui ,  pour  s'amuser  de 
ses  frayeurs  ,  s'appliquait  à  les  augmenter. 
Cependant  il  me  dit  à  l'oreille  ;  Laissez- 
moi  ^feire  ,  je  vous  promets  que  l'enfant 
sera  guéri  pour  quelque  temps  de  la  fan- 
taisie d'être  malade.  En  effeb'  la  diète  et 
la  chambre  furent  prescrites  ,  et  il  fut  re- 
commandé à  l'apothicaire.  Je  soupirois  de 
voir  cette  pauvre  mère  ainsi  la  dupe  de 


284  M  M  I  r.  B. 

tout  ce  qui  Tenvironnoit,  excepte  moî  seul, 
qu'elle  prit  en  haine,  précisément  parce- 
que  je  ne  la  trompois  pas. 

Après  des  reproches  assez  durs ,  elle  mo 
dit  que  son  fils  étoit  délicat ,  qu'il  étoit  Tu- 
nique héritier  de  sa  famille ,  qu'il  falloit  le 
conserver  à  quelque  prix  que  ce  fut ,  et 
qu'elle  ne  vouloit  pas  qu'il  fut  contrarié. 
En  cela  j'étois  bien  d'accord  avec  elle  ; 
mais  elle  entendoit  par  le  contrarier  ne  lui 
pas  obéir  en  tout.  Je  vis  qu'il  falloit  pren- 
dre avec  la  mère  le  même  ton  qu'avec 
l'enfant.  Madame,  lui  dis-je  assez  froide- 
ment ,  je  ne  sais  point  comment  on  élevé 
un  héritier ,  et ,  qui  plus  est ,  je  ne  veux 
pas  l'apprendre  ;  vous  pouvez  vous  arran- 
ger là-dessus.  On  avoit  besoin  de  moi  pour 
quelque  temps  encore  :  le  père  ap[)aisa 
tout  ;  la  mère  écrivit  au  précepteur  de  hâ- 
ter son  retour  ;  et  l'enfant ,  voyant  qu'il 
ne  gagnoit  rien  à  troubler  mon  sommeil 
ni  à  être  malade ,  prit  enfin  le  parti  de 
dormir  lui-rfiéme  et  de  se  bien  porter. 

On  ne  sauroit  imaginer  à  combien  de  pa- 
reils caprices  le  petit  tyran  avoit  asservi 
son  malheureux  gouverneur  ;  car  fcduca- 


LIVRE  II.  aS5 

tîon  se  faisoit  sous  les  yeux  de  la  mère  qui 
ne  soufTroit  pas  que  riiëritierfùt  désobéi  en 
rien.  A  quelque  heure  qu'il  voulut  sortir , 
il  falloit  être  prêt  pour  le  mener,  ou  plutôt 
pour  le  suivre ,  et  il  avoit  toujours  grand 
soin  de  choisir  le  moment  où  il  voyoit  son 
gouverneur  le  plus  occupé.  Il  voulut  user 
sur  moi  du  même  empire  ,  et  se  venger 
le  jour  du  repos  qu'il  étoit  forcé  de  me  lais» 
scr  la  nuit.  Je  me  prêtai  de  bon  cœur  à 
tout ,  et  je  commençai  par  bien  constater 
à  ses  propres  yeux  le  plaisir  que  j'avois  à 
lui  complaire;  après  cela,  quand  il  fut 
question  de  le  guérir  de  sa  fantaisie,  je  m'y 
pris  autrement. 

Il  fallut  d'abord  le  mettre  daus  son  tort, 
et  cela  ne  fut  pas  difficile.  Sachant  que  les 
enfans  ne  songent  jamais  qu'au  présent, 
je  pris  sur  lui  le  facile  avantage  de  la  pré- 
voyance ;  j'eus  soin  de  lui  procurer  au 
logis  uji  amusement  que  je  savois  être  ex- 
trêmement de  son  goût  ;  et ,  dans  le  moment 
où  je  l'en  vis  le  plus  engoué ,  jallai  lui 
proposer  un  tour  de  promenade  ;  il  me  ren- 
voya bien  loin  :  j'insistai,  il  ne  m'écouta 
pas;  il  fallut  me  rendre^  etiluotaprécieu- 


286  ^  M  I  L  E. 

sèment  en  lui-même  ce  signe  d  assujettiâ- 
ment. 

Le  lendemain  ce  fut  mon  tour  ;  il  s'en- 
ïiuya  ,  j'y  avois  pourvu  ;  moi ,  au  contraire, 
je  paroissois  profondément  occupé.  Il  n'en 
falloit  pas  tant  pour  le  déterminer.  Il  ne 
manqua  pas  de  venir  m' arracher  à  mon 
travail  pour  le  mener  promener  au  plus 
vite.  Je  refusai ,  il  s'obstina.  Non ,  lui  dis- 
je%  en  faisant  votre  volonté  vous  m'avez 
appris  à  faire  la  mienne  ;  je  ne  veux  pas 
sortir.  Hé  bien,  reprit-il  vivement ,  je  sor- 
tirai tout  seul.  Comme  vous  voudrez.  Et 
je  reprends  mon  travail. 

Il  s'habille  ,  un  peu  inquiet  de  voir  que 
je  le  laissois  faire  et  que  je  ne  l'imitois 
pas.  Prêt  à  sortir  il  vient  me  saluer  ;  je  le 
salue  ;  il  tâche  de  m'alarmer  par  le  récit 
dos  courses  qu'il  va  faire  ;  à  l'entendre,  on 
eut  cru  qu'il  alloit  au  bout  du  monde.  Sans 
m' émouvoir ,  je  lui  souhaite  un  bon  voyage. 
Son  embarras  redouble.  Cependant  il  fait 
bonne  contenance  ,  et  prêt  à  sortir ,  il  dit  à 
son  laquais  de  le  suivre.  Le  laquais ,  déjà 
prévenu,  répond  qu'il  n'a  pas  le  temps,  et 
qu'occupé  par  mes  ordres ,  il  doit  m'obéir 


L  I  V  R  E     I  I.  1%J 

plutôt  qu'à  lui.  Pour  le  coup  lenfant  n'y 
est  plus.  Comment  concevoir  qu'on  le  laisse 
sortir  seul ,  lui  qui  se  croit  l'être  impor- 
tant à  tous  les  autres  ,  et  pense  que  le  ciel 
et  la  terre  sont  intéressés  à  sa  conserva- 
tion ?  Cependant  il  commence  à  sentir  sa 
foi  blesse  ;  il  comprend  qutl  se  va  trouver 
seul  au  milieu  de  gens  qui  ne  le  connois- 
sent  pas  ;  il  voit  d'avance  les  risques  qu'il 
va  courir  :  l'obstination  seule  le  soutient 
encore;  il  descend  lescalier  lentement  et 
fort  interdit.  Il  entre  enfin  dans  la  rue ,  se 
consolant  un  peu  du  mal  qui  lui  peut  arri- 
ver par  Tespoir  qu'on  m'en  rendra  respon- 
sable. 

G'étoit  là  que  je  l'attendois.  Tout  étoit 
préparé  d'avance  ;  et  comme  il  s'agissoit 
d'une  espèce  de  scène  publique ,  je  m'é- 
tois  muni  du  consentement  du  père.  A 
peine  avoit-il  fait  quelques  pas,  qu'il  en- 
tend à  droite  et  à  gauche  différens  propos 
sur  son  compte.  Voisin,  le  joli  monsieur! 
oii*va-t-il  ainsi  tout  seul?  Il  va  se  perdre  : 
je  veux  le  prier  d'entrer  chez  nous.  Voisi- 
ne j  gardez-vous-en  bien.  Ne  voyez- vous  pas 
que  cest  un  petit  libertin  qu'on  a  chassé 


a88  ^  M  I  L  E. 

de  la  maison  de  son  père  parceqù'îl  ne 
vouloit  rien  valoir  ?  il  ne  faut  pas  retirer 
les  libertins  ;  laissez-le  aller  oh  il  voudra. 
Hé  bien  donc  !  que  Dieu  le  conduise  !  je 
serois  fâchée  qu'il  lui  arrivât  malheur.  Un 
peu  plus  loin  il  rencontre  des  polissons  à- 
peu-près  de  soi*  âge ,  qui  lagacent  et  se  mo- 
quent de  lui.  Plus  il  avance ,  plus  il  trouve 
d'embarras.  Seul  et  sans  protection ,  il  so 
voit  le  jouet  de  tout  le  monde,  et  il  éprouve 
avec  beaucoup  de  surprise  que  son  nœud 
d'épaule  et  son  parement  d'or  ne  le  font 
pas  plus  respecter. 

Cependant  un  de  mes  amis ,  qu'il  ne  con- 
noissoit  point  ,  et  que  j'avois  chargé  de 
veiller  sur  lui,  le  suivoit  pas  à  pas  sans  qu'il 
y  prît  garde  ,  et  l'accosta  quand  il  en  fut 
temps.  Ce  rôle ,  qui  ressembloit  à  celui 
de  Sbrigani  dans  Pourceaugnac  ,  dem an- 
doit  un  homme  d'esprit ,  et  fut  parfaitement 
rempli.  Sans  rendre  l'enfant  timide  et  crain- 
tif en  le  frappant  d'un  trop  grand  effroi , 
il  lui  fit  si  bien  sentir  l'imprudence*  de 
son  équipée ,  qu'au  bout  d'une  demi-heure 
il  me  le  ramena  souple ,  confus ,  n'osant 
^ever  les  yeux.. 

goiir 


fc  I  V  R  È     I  f,  S89 

Pour  achever  le  désastre  de  son  expé^ 
dition,  précisément  au  moment  qu'il  ren- 
troit,  son  père  descendoit  pour  sortir,  etlô 
rencontra  sur  l'escalier.  Il  fallut  dire  d'où 
il  venoit  et  pourquoi  je  n'étois  pas  aved 
lui  (a).  Le  pauvre  enfant  eût  voulu  être» 
cent  pieds  sous  terre.  Sans  s'amuser  à  lui 
faire  une  longue  réprimande ,  le  père  lui 
dit  plus  sèchement  que  je  ne  m'y  serois 
attendu  :  <Juand  vous  voudrez  sortir  seul^- 
vous  entêtes  le  maître  ;  mais  comme  je  ne 
veux  point  d'un  bandit  dans  ma  maison,; 
quand  cela  vous  arrivera  ayez  soin  de  n'y^ 
plus  rentrer. 

.  Pour  moi  je  le  reçus  sans  reproche  et; 
sans  raillerie ,  mais  avec  un  peu  de  gra- 
vité ;  et ,  de  peur  qu'il  ne  soupçonnât  quô 
tout  ce  qui  s'étoit  passé  n'étoit  qu'un  jeu  y 
je  ne  voulus  point  le  mener  promener  leJ 
même  jour.  Le  lendemain  je  vis  avec  grand 
plaisir  qu'il  passoit  avec  moi  d'un  air  dô 

»  •  I  ^i^— ^— i^»»  I  I  «n 

(a)  En  c£ts  pareil  on  peut  sans  risque  exiger  d'uii 
enfant  la  vérité  ,  car  il  sait  bien  alors  qu'il  ne  sau- 
roit  la  déguiser,  et  que  s'il  osoit  dire  un  mensonge  ;, 
il  en  seroit  à  l'instant  conyaincu. 

Tome  10,  'A" 


200  li  M  1  L  E. 

triomphe  devant  les  mêmes  gens  qui  se-- 
toient  moqués  de  lui  la  veille  pour  l'avoir 
rencontré  tout  seul.  On  conçoit  bien  qu  il 
ne  me  menaça  plus  de  sortir  sans  moi. 

C'est  par  ces  moyens  et  d'autres  sem- 
blables que  ,  durant  le  peu  de  temps  que 
je  fus  avec  lui ,  je  vins  à  bout  de  lui  faire 
faire  tout  ce  que  je  voulois  sans  lui  rien 
prescrire,  sans  lui  rien  défendre,  sans  ser- 
mons ,  sans  exhortations  ,  sans  l'ennuyer 
de  leçons  inutiles.  Aussi,  tant  que  je  parlols 
il  étoit  content,  mais  mon  silence  le  tenoit 
en  crainte;  ilcomprenoit  que  quelque  chose 
n'alloit  pas  bien,  et  toujours  la  leçon  lui 
venoit  de  la  chose  même.   Mais  revenons. 

Non  seulement  ces  exercices  continuels  , 
ainsi  laissés  à  la  seule  direction  de  la  nature, 
en  fortifiant  le  corps  n  abrutissent  point 
Tesprit;  mais  au  contraire  ils  forment  en 
nous  la  seule  espèce  de  raison  dont  I« 
premier  âge  soit  susceptible  ,  et  la  plus 
nécessaire  à  quelque  âge  que  ce  soit.  Us 
nous  apprennent  à  bien  connoître  fusage 
de  nos  forces  ,  les  rapports  de  nos  corps 
aux  corps  environnans,  f  usage  des  instru* 
mens   naturels   qui  sont  à  notre  portée 


LIVRE     II.  391 

et  qiii  conviennent  à  nos  organes.  Y  a-t-il 
quelque  stupidité  pareille  à  celle  d'un  enfant 
élevé  toujours  dans  la  chambre  et  sous  les 
yeux  de  sa  mère ,  lequel ,  ignorant  ce  que 
c'est  que  poids  et  que  résistance ,  veut  arra- 
cher un  grand  arbre,  ou  soulever  un  rocher  ? 
La  première  fois  que  je  sortis  de  Genève , 
je  voulois  suivre  un  cheval  au  galop  ,  je 
jetois  des  {)ierres  contre  la  montagne  de 
Saleve,  qui  étoit  à  deux  lieues  de  moi  ;  jouet 
de  tous  les  enfans   du  village,  j'étois  un 
véritable  idiot  pour   eux.   A  dix-huir  ans 
on  apprend  en  philosophie  ce  que  c'esb 
qu'un  levier  ;  il  n'y  a  point  de  petit  paysan 
à  douze  qui  ne  sache  se  servir  d'un  levier 
mieux  que  le  premier  méchanicien  de  1  a- 
cadémie.  Les  leçons  que  les  écoliers  pren- 
nent entre  eux  dans  la  cour  du  collège  leur 
sont  cent  fois  plus  utiles  que  tout  ce  qu'on 
leur  dira  jamais  dans  la  classe. 

Voyez  un  chat  entrer  pour  la  première 
fois  dans  une  chambre  ;  il  visite ,  il  regarde  ♦ 
il  flaire  ,  il  ne  reste  pas  un  moment  en 
repos ,  il  ne  se  fie  à  rien  qu'après  avoir  tout 
examiné,  tout  connu.  Ainsi  fait  un  enfant 
commençant  ti  marclier ,  et  entrant ,  pour 

T  2 


îigS  EMILE. 

ainsi  dire ,  dans  l'espace  du  monde.  Tout© 
la  différence  est  qu  à  la  vue  commune  à 
Tenfant  et  au  chat,  le  premier  joint,  pour 
observer,  les  mains  que  lui  donna  la  nature, 
et  l'autre  l'odorat  subtil  dont  elle  la  doué. 
Cette  disposition,  bien  ou  mal  cultivée,  est 
ce  qui  rend  les  enfans  adroits  ou  lourds, 
pesans  ou  dispos,  étourdis  ou  prudens. 

Les  premiers  mouvemens  naturels  de 
riionime  étant  donc  de  se  mesurer  avec 
tout  ce  qui  l'environne  ,  et  d'éprouver  dans 
chacpfe  objet  qu'il  apj^erçoit  toutes  les 
qualités  sensibles  qui  peuvent  se  rapporter 
à  lui ,  sa  première  étude  est  une  sorte  de 
physique  expérimentale  relative  à  sa  propre 
conservation,  et  dont  on  le  détourne  par 
des  études  spéculatives  avant  qu'il  ait  re-» 
connu  sa  place  ici -bas.  Tandis  que  ses 
organes  délicats  et  flexibles  peuvent  s'a:- 
juster  aux  corps  sur  lesquels  ils  doivent, 
agir ,  tandis  c|ue  ses  sens  encore  purs  sont 
exempts  d'illusions,  c'est  le  temps  d'exer- 
cer les  uns  et  les  autres  aux  fonctions  qui 
leur  sont  propres;  c'est  le  temps  d'appren- 
dre à  connoîlre  les  rapports  sensibles  que 
les  choses  ont  sc\ec  nous.  Comme  tout  c^ 


LIVRE     II.  29^ 

qui  entre  dans  Tentendement  humain  y 
vient  par  les  sens,  la  première  raison  de 
riiomme  est  une  raison  sensitive;  c'est  elle 
qui  sert  de  base  à  la  raison  intellectuelle  : 
nos  premiers  maîtres  de  philosophie  sont 
nos  pieds ,  nos  mains ,  nos  yeux.  Substi- 
tuer des  livres  à  tout  cela,  ce  n'est  pas 
nous  apprendre  à  raisonner ,  c  est  nous  ap- 
prendre à  nous  servir  de  la  raison  d'autrui  ; 
c'est  nous  apprendre  à  beaucoup  croire ,  et 
à  ne  jamais  rien  savoir. 

Pour  exercer  un  art  il  faut  commencer 
par  s'en  procurer  les  instrumens  ;  et ,  pour 
pouvoir  employer  utilementces instrumens, 
il  faut  les  faire  assez  solides  pour  résister 
à  leur  usage.  Pour  apprendre  à  penser  , 
il  faut  donc  exercer  nos  membres  ,  nos 
sens  ,  nos  organes ,  qui  sont  les  instrumens 
de  notre  intelligence  ;  et  pour  tirer  tout  le 
parti  possible  de  ces  instrumens  ,  il  faut 
que  le  corps,  qui  les  fournit,  soit  robuste 
et  sain.  Ainsi,  loin  que  la  véritable  raison 
de  rhomme  se  forme  indépendamment  du 
corps ,  c'est  la  bonne  constitution  du  corps 
qui  rend  les  opérations  de  l'esprit  faciles 
et  sûres,. 

'X  5 


294  EMILE. 

En  montrant  à  quoi  Ton  doit  employer 
la  longue  oisivetë  de  Tenfance,  j'entre  dans 
un  détail  qui  paroîtra  ridicule.  Plaisantes 
leçons  ,  me  dira-t-on ,  qui,  retombant  sous 
votre  critique,  se  bornent  h  enseigner  ce 
que  nul  n  a  besoin  d'apprendre  !  Pourquoi 
consumer  le  temps  à  des  instructions  qui 
■viennent  toujours  d'elles  -  mêmes  et  ne 
coûtent  ni  peines  ni  soins  ?  Quel  enfant 
de  douze  ans  ne  sait  pas  tout  ce  que  vous 
voulez  apprendre  au  vôtre,  et,  de  plus  ,  ce 
que  ses  maîtres  lui  ont  appris  ? 

Messieurs,  vous  vous  trompez  ;  j'enseigne 
à  mon  élevé  un  art  très  long,  très  pénible  , 
et  que  n'ont  assurément  pas  les  vôtres  ; 
c'est  celui  d'être  ignorant  :  car  la  science 
de  quiconque  ne  croit  savoir  que  ce  qu'il 
sait,  se  réduit  à  bien  peu  de  chose.  Vous 
donnez  la  science,  h  la  bonne  heure  ;  moi 
je  m'occupe  de  1  instrument  propre  à  l'ac- 
quérir. On  dit  qu'un  jour  les  Vénitiens 
montrant  en  grande  pompe  leur  trésor  de 
Saint-Marc  à  un  ambassadeur  d'Espagne, 
celui-ci ,  pour  tout  compliment ,  ayant  re- 
gardé sous  les  tables ,  leur  dit  :  Qui  non 
ce  h  7'adice.  Je  ne  vois  jamais  un  précepteur 


LIVRE    II.  295 

étaler  k  savoir  de  son  disciple^  sans  être 
tenté  de  lui  en  dire  autant. 

Tous  ceux  qui  ont  réfléchi  sur  la  manière 
de  vivre  des  anciens ,  attribuent  aux  exer- 
cices de  la  gymnastique  cette  vigueur  de 
corps  et  dame  qui  les  distingue  le  plus 
sensiblement  des  modernes.   La  manière 
dont     Montagne    appuie    ce     sentiment 
montre  qu  il  en  étoit  fortement  pénétré  ; 
il  y  revient  sans  cesse  et  de  mille  façons. 
En  parlant  de  féducation  d'un   enfant  ; 
pour  lui  roidir  Tame ,  il  faut ,   dit-il ,  lui 
durcir  l:es  muscles  ;   en  Taccoutumant  au 
travail  ,  on  Taccoutume  à  la  douleur;  il 
le  faut  rompre  à  Fàpreté  des  exercices,  pour 
le  dresser  à  fàpreté  de  la  dislocation  ,  de  la 
colique  et  de  tous  les  maux.  Le  sage  Locke, 
le  bon  Rollin ,  le  savant  Fleuri ,  le  pédant 
de  Crouzas  ,   si   différens  entre  eux  dans 
tout  le  reste,  s'accordent  tous  en  ce  seu* 
point   d'exercer   beaucoup    les  corps   des 
enfans.    C'est  le  plus  judicieux  de   leurs 
préceptes  ;  c'est  celui  qui  est  et  sera  tou- 
jours le   plus  négligé.  J'ai  déjà  suffisam- 
ment parlé  de  son  importance;  et  comme 
on  ne  peut  là-dessus  donner  de  meilleures 

T4 


^gS     '  ë  M  I  L  e',< 

raisons  nî  des  règles  plus  sensées  que  celles 
qu'on  trouve  dans  le  livre  de  Locke ,  je  me 
contenterai  d'y  renvoyer  ,  après  avoir  pris 
la  liberté  d'ajouter  quelques  observations 
aux  siennes. 

Les  membres  d'un  corps  qui  croît 
doivent  être  tous  au  large  dans  leur  vête- 
ment ;  rien  ne  doit  gêner  leur  mouvement 
ni  leur  accroissement  ;  rien  de  trop  juste , 
rien  qui  colle  au  corps ,  point  de  ligature. 
L'habillement  françois ,  gênant  et  mal-sain 
pour  les  hommes,  est  pernicieux  sur-tout 
aux  enfans.  Les  humeurs  ,  stagnantes  , 
firrêtées  dans  leur  circulation  ,  croupissent 
dans  un  repos  qu'augmente  la  vie  inactive 
et  sédentaire  ,  se  corrompent  et  causent 
le  scorbut  y  maladie  tous  les  jours  plus 
commune  parmi  nous  ,  et  presque  igno- 
rée des  anciens  ,  que  leur  manière  de  se 
vêtir  et  de  vivre  en  préservoit.  L'habille- 
ment de  houssard ,  loin  de  remédier  à  cet 
inconvénient ,  l'augmente,  et,  pour  sauver 
aux  enfans  quelques  ligatures ,  les  presse 
par  tout  le  corps.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux 
à.  faire,  est  de  les  laisser  en  jaquette  aussi 
|Qng-temps  qu'il  est  possible,  pi^is  de  leuï 


L  ï  V  R  E     II.  ^'^     297 

«îonner  un  vêtement  fort  large,  et  de  ne 
se  point  piquer  de  marquer  leur  taille ,  ce 
qui  ne  sert  qu'à  la  déformer.  Leurs  défauts 
du  corps  et  de  Tesprit  viennent  presque 
tous  de  la  même  cause  ;  ou  les  vent  faire 
hommes  avant  le  temps. 

Il  y  a  des  couleurs  gaies  et  des  couleurs 
tristes  :  les  premières  sont  plus  du  goût 
des  enfans  ;  elles  leur  siéent  mieux  aussi  ; 
et  je  ne  vois  pas  pourquoi  Ton  ne  consul- 
teroit  pas  en  ceci  des  convenances  si  na- 
turelles :  mais  du  moment  qu'ils  préfèrent 
une  étoffe  parcequ'elle  est  riche  ,  leurs 
cœurs  sont  déjà  livrés  au  luxe  ,  à  toutes 
les  fantaisies  de  l'opinion  ;  et  ce  goût  ne 
leur  est  sûrement  pas  venu  d'eux-mêmes. 
On  ne  sauroit  dire  combien  le  choix  des 
vêtemens  et  les  motifs  do  ce  choix  influent 
sur  l'éducation.  Non  seulement  d'aveu- 
gles mères  promettent  à  leurs  enfans  des 
parures  pour  récompense ,  on  voit  même 
d'insensés  gouverneurs  menacer  leurs  éle- 
ves  d'un  habit  phis  grossier  et  plus  sim- 
ple, comme  d'un  châtiment:  Si  vous  n'é' 
tudiez  mieux,  si  vous  ne  conservez  mieux 
■yos  h^-des,  on  vous  habillera  comiue  c© 


2g8    *  E  MI  l  E. 

petit  paysan.  C'est  comme  s'ils  leur  di- 
soient :  Sachez  que  Fhomme  n  est  rien  que 
par  ses  habits  ,  que  votre  prix  est  tout 
dans  les  vôtres.  Faut-il  s'étonner  que  de  si 
sages  leçons  profitent  à  la  jeunesse,  qu  elle 
n'estime  que  la  parure,  et  qu'elle  ne  juge 
du  mérite  que  sur  le  seul  extérieur  ? 

Si  j  avois  à  remettre  la  tète  d'un  enfant 
ainsi  gàté^  j'aurois  soin  que  ses  habits  les 
plus  riches  fussent  les  plus  incommodes  , 
qu'il  y  fut  toujours  gêné ,  toujours  con- 
traint ,  toujours  assujetti  de  mille  maniè- 
res ;  je  ferois  fuir  la  liberté,  la  gaieté  de- 
\'ant  sa  magnificence  :  s'il  vouloit  se  mê- 
ler aux  jeux  d'autres  enfans  plus  simple- 
ment mis  ,  tout  cesseroit ,  tout  disparoî- 
troit  à  l'instant.  Enfin  je  l'ennuierois^  je 
le  rassasierois  tellement  de  son  faste ,  je 
le  rendrois  tellement  fesclave  de  son  ha- 
bit doré,  que  j'en  ferois  le  fléau  de  sa  vie, 
et  qu'il  verroit  avec  moins  d'effroi  le  plus 
noir  cachot  que  les  apprêts  de  sa  parure. 
Tant  qu'on  n'a  pas  asservi  l'enfant  à  nos 
préjugés  ,  être  à  son  aise  et  libre  est  tou- 
jours son  premier  désir  ;  le  vêtement  le  j^lus 
simple ,  le  plus  commode ,  celui  qui  l'as- 


L  I  V  R   E     I  I.  299 

sujettit  le  moins,  est  toujours  le  plus  pré- 
cieux pour  lui. 

Il  y  a  une  habitude  du  corps  convena- 
ble aux  exercices,  et  une  autre  plus  con- 
venable à  Tinaction.  Celle-ci,  laissant  aux 
humeurs  un  cours  ëgal  et  uniforme,  doit 
garantir  le  corps  des  altérations  de  Fair; 
l'autre ,  le  faisant  passer  sans  cesse  de  Ta^ 
gitation  au  repos  et  de  la  chaleur  au  froid  » 
doit  Taccoutumer  aux  mêmes  altérations. 
Il  suit  de  là  que  les  gens  casaniers  et  sé- 
dentaires doivent  s'habiller  chaudement  en 
tout  temps ,  afin  de  se  conserver  le  corps 
dans  une  température  uniforme,  la  même 
à -peu -près  dans  toutes  les  saisons  et  à 
toutes  les  heures  du  jour.  Ceux ,  au  con* 
traire,  qui  vont  et  viennent  au  vent,  au 
soleil ,  à  la  pluie  ,  qui  agissent  beaucoup 
et  passent  la  plupart  de  leur  temps  sub  dio , 
doivent  être  toujours  vêtus  légèrement , 
afin  de  s'habituer  à  toutes  les  vicissitudes 
de  l'air  et  à  tous  les  degrés  de  tempéra- 
ture, sans  en  être  incommodés.  Je  conseil- 
lerois  aux  uns  et  aux  autres  de  ne  point 
changer  d'habits  selon  les  saisons ,  et  ce 
sera  la  pratique  constante  démon  Emile, 


5oO  EMILE. 

en  quoi  je  n'entends  pas  qu'il  porte  Vétê 
ses  liabifes  d'hiver ,  comme  les  gens  séden- 
taires ,  mais  qu  il  porte  l'hiver  ses  habits 
dété,  comme  les  cens  laborieux.  Ce  dernier 
usage  a  été  celui  du  chevalier  Newton  pen- 
dant toute  sa  vie ,  et  il  a  vécu  quatre-vingts 
ans. 

Peu  ou  point  de  coëffure  en  toute  sai- 
son. Les  anciens  Egyptiens  avoient  tou- 
jours la  tête  nue  ;  les  Perses  la  couvroient 
de  grosses  tiares,  et  la  couvrent  encore 
de  gros  turbans,  dont,  selon  Chardin ,  Tair 
du  pays  leur  rend  Tusage  nécessaire.  Jaî 
remarqué  dans  un  autre  endroit  (a)  la 
distinction  que  fit  Hérodote  sur  un  champ 
de  bataille  entre  les  crânes  des  Perses  et 
ceux  des  Egyptiens.  Comme  donc  il  im- 
porte que  les  os  de  la  tête  deviennent  plus 
durs,  plus  compactes,  moins  fragiles  et 
moins  poreux  pour  mieux  armer  le  cerveau 
non  seulement  contre  les  blessures  ,  mais 
contre  les  rhumes  ,  les  fluxions  et  toutes 
les  impressions  de  lair,  accoutumez  vos 
enfans  à  demeurer  été   et  hiver,  jour  et 

(a)  Lettre  à  M.  d'AIembert  sur  les  spectacles^ 
page  109  ,  première  édition. 


Il  I  V  R  É  ît.  cor 

nuît ,  toujours  tête  nue.  Que  sî ,  pour  la  pro- 
preté et  pour  tenir  leurs  cheveux  en  ordre, 
vous  leur  voulez  donner  une  coëffure  du- 
rant la  nuit,  que  ce  soit  un  bonnet  mince 
à  claire  voie ,  et  semblable  au  réseau  dans 
lequel  les  Basques  enveloppent  leurs  che- 
veux. Je  sais  bien  que  la  plupart  des  mères , 
plus  frappées  «de  l'observation  de  Chardia 
que  de  mes  raisons  ,  croiront  trouver  par- 
tout l'air  de  Perse;  mais  moi  je  n'ai  pas  choisi 
mon  élevé  Européen  pour  en  faire  un  Asia* 
tique. 

En  général  on  habille  trop  les  enfanfî 
et  sur-tout  durant  le  premier*  âge.  Il  fau* 
droit   plutôt  les    endurcir   au  froid  qu'au 
chaud  :  le  grand  froid  ne  les  incommode 
jamais  quand   on  les  y  laisse  exposés  de 
bonne  heure  :  mais  le  tissu  de  leur  peau, 
trop  tendre  et  trop  lâche  encore,  laissant 
un  trop  libre  passage  à  la  transpiration  ,  les 
livre  par  l'extrême  chaleur  à  un  épuisement 
inévitable.  Aussi  remarque- 1- on  qu'il  en 
meurt  plus  dans  le  mois  d'août  que  dans  au- 
cun autre  mois.  D'ailleurs  il  paroît  constant, 
par  la  comparaison  des  peuples  du  nord  et 
Ue  ceux  du  midi ,  qu'où  se  rend  plus  robuste 


5ô2  ^  M  I  L  E. 

en  supportant  l'excès  du  froid  que  Texcèè 
de  la  chaleur.  Mais ,  à  mesure  que  Tenfant 
grandit  et  que  ses  fibres  se  fortifient ,  ac- 
coutumez-le peu-à-peu  à  braver  les  rayons 
du  soleil;  en  allant  par  degrés  vous  l'en- 
durciriez sans  danger  aux  ardeurs  de  la  zone 
torride. 

Locke,  au  milieu  des  préceptes  mâles 
et  scnsës  qu'il  nous  donne  ,  retombe  dans 
des  contradictions  qu'on  n'attendroit  pas 
d'un  raisonneur  aussi  exact.  Ce  môme 
îiomme  qui  veut  que  les  enfans  se  baignent 
l'été  dans  l'eau  glacée,  ne  veut  pas  ,  quand 
ils  sont  échauffés  ,  qu'ils  boivent  frais  ni 
qu'ils  se  couchent  par  terre  dans  des  en- 
droits humides  (a).  Mais  puisqu'il  veut  que 
les  souliers  des  enfans  prennent  l'eau  dans 
tous  les  temps ,  la  prendront-ils  moins 
quand  l'enfant  aura  chaud  ?  et  ne  peut- 
on  pas  lui  faire  du  corps  par  rapport  aux 

(a)  Comme  si  les  petits  paysans  choisissoient  la 
terre  bien  sèche  pour  s'y  asseoir  ou  pour  s'y  cou- 
cher ,  et  qu'on  eût  jamais  oui  dire  que  l'humidité 
de  la  terre  eût  fait  du  mal  à  pas  un  d'eux.  A  écou- 
ter là-dessus  les  médecins  ,  on  croiroit  les  sau* 
vages  tout  perclus  de  rhumatismes. 


t  I  V  R  E    II.  5o5 

pieds  les  mêmes  inductions  qu'il  fait  des 
pieds  par  rapport  aux  mains  et  du  corps 
par  rapport  au  visage  ?  Si  vous  voulez  , 
lui  dirois-je,  que  Ihomme  soit  tout  visage, 
pourquoi  me  blâmez-vous  de  vouloir  qu'il 
soit  tout  pieds  ? 

Pour  empêcher  les  enfans  de  boire  quand 
ils  ont  chaud ,  il  prescrit  de  les  accoutu- 
mer à  manger  préalablement  un  morceau  de 
pain  avant  que  de  boire.  Cela  est  bien  étran- 
ge que,  quand  Fenfant  a  soif,  il  faille  lui 
donner  à  manger  ;  j'aimerois  mieux,  quand 
il  a  faim,  lui  donner  à  boire.  Jamais  on 
ne  me  persuadera  que  nos  premiers  ap- 
pétits soient  si  déréglés,  qu'on  ne  puisse 
les  satisfaire  sans  nous  exposer  à  périr. 
Si  cela  étoit ,  le  genre  humain  se  fût  cent 
fois  détruit  avant  qu'on  eût  appris  ce  qu'il 
faut  faire  pour  le  conserver. 

Toutes  les  fois  qu'Emile  aura  soif,  je 
veux  qu'on  lui  donne  à  boire  ;  je  veux 
qu'on  lui  donne  de  l'eau  pure  et  sans  au- 
cune préparation ,  pas  même  de  la  faire  dé- 
gourdir ,  fût-il  tout  en  nage  et  fût-on  dans 
le  cœur  de  Ihiver.  Le  seul  soin  que  je  re- 
commande, est  de  distinguer  la  qualité  des 


eaux.  Si  c'est  de  Teaude  rivière ,  donnezrlË- 
lui  sur-le-cliamp  telle  qu'elle  sort  de  la  ri- 
vière. Si  c  estdeTeau  de  source,  il  la  faut  lais- 
ser quelque  temps  à  Tair  avant  qu'il  la  boive.- 
Dans  les  saisons  chaudes  ,  les  rivières  sont 
chaudes:  il  u  en  est  pas  de  même  des  sour- 
ces ,  qui  n  ont  pas  reçu  le  contact  de  l'air  )  il 
faut  attendre  qu'elles  soient  à  la  température 
de  l'atmosphère^  L'hiver,  au  contraire  , 
l'eau  de  source  est  à  cet  égard  moins  dan* 
gereuse  que  l'eau  de  rivière.  Mais  il  n'est 
ni  naturel  ni  fréquent  qu'on  sem.^tte  l'hiver 
en  sueur ,  sur-tout  en  plein  air  ;  car  l'air 
froid  ,  frappant  incessamment  sur  la  peau , 
répercute  en  dedans  la  sueur  et  empêche 
les  pores  de  s'ouvrir  assez  pour  lui  donner 
un  passage  libre.  Or  je  ne  prétends  pas 
qu'Emile  s'exerce  l'hiver  au  coin  d'un  bon 
feu ,  mais  dehors  en  pleine  campagne  au 
milieu  des  glaces.  Tant  qu'il  ne  s'échauffera 
qu'à  faire  et  lancer  des  balles  de  neige  , 
laissons-le  boire  quand  il  aura  soif;  qu'il 
continue  de  s'exercer  après  avoir  bu,  et 
n'en  craignons  aucun  accident.  Que  si  par 
quelqu'autre  exercice  il  se  met  en  sueur 
«t  qu'il  ait  soif^  qu'il  boive  froid ,  même 

en 


LIVRE     II,  5o5 

ifen  ce  temps-là.  Faites  seulement  en  'sort© 
de  le  mener  au  loin  et  à  petits  pas  cher- 
cher son  eau.  Par  le  froid  qu'on  suppose  , 
il  sera  suffisamment  rafraîchi  en  arrivant 
pour  la  boire  sans  aucun  danger.  Sur-tout 
prenez  ces  précautions  sans  qu'il  s'en  ap- 
perçoive.  J'aimerois  mieux  qu'il  fut  quel- 
ijuefois  malade  que  sans  cesse  attentif  à  sa 
santé. 

Il  faut  un  long  sommeil  aux  enfans  parce- 
qu'ils  font  un  extrême  exercice.  L'un  sert 
de  correctif  à  l'autre  ;  aussi  voit-on  qu'ils 
ont  besoin  de  tous  deux.  Le  temps  du  repos 
est  celui  de  la  nuit ,  il  est  marqué  par  la 
nature  ;  c'est  une  observation  constante 
que  le  sommeil  est  plus  tranquille  et  plus 
doux  tandis  que  le  soleil  est  sous  l'hori- 
zon,  et  que  l'air  échauffé  de  ses  rayons 
ne  maintient  pas  nos  sens  dans  un  si  grand 
calme.  Ainsi  l'habitude  la  plus  salutaire 
est  certainement  de  se  lever  et  de  se  coucher 
avec  le  soleil.  D'où  il  suit  que,  dans  iiosf 
climats ,  l'iiomme  et  tous  les  animaux  ont  en 
général  besoin  de  dormir  plus  long-temps 
l'hiver  que  l'été.  Mais  la  vie  civile  n'est 
pas   assez  simple,  assez  naturelle,   assez 

Tome  10.  Y  • 


So6  É  M  I  L  É. 

exempte  de  révolutions,  d'accîclens ,  poiir 
qu'on  doive  accoutumer  Thomme  à  cette 
iiniformité  ,  au  point  de  la  lui  rendre  né- 
cessaire. Sans  douté  il  faut  s'assujettir  aux 
l'egles;  mais  la  première  est  de  pouvoir 
les  enfreindre  sans  risque  quand  la  néces- 
site le  veut.  N'allez  donc  pas  amollir  indis- 
crètement votre  élevé  dans  la  continuité 
d'un  paisible  sommeil,  qui  ne  soit  jamais 
interrompu.  Livrez-le  d'abord  sans  gène 
h.  la  loi  de  la  nature  ;  mais  n'oubliez  pas 
que  parmi  nous  il  doit  être  au-dessus  de 
cette  loi  ;  qu'il  doit  pouvoir  se  coucher 
tard ,  se  lever  matin  ,  être  éveillé  brusque- 
ment ,  passer  les  nuits  debout ,  sans  en 
être" incommodé.  En  s'y  prenant  assez  tôt, 
en  allant  toujours  doucement  et  par  de- 
grés ,  on  forme  le  tempérament  aux  mê- 
mes choses  qui  le  détruisent  quand  on  l'y 
soumet  déjà  tout  formé. 

Il  importe  de  s'accoutumer  d'abord  à  être 
mal  couché  ;  c'est  le  moyen  de  ne  plus 
trouver  de  mauvais  lit.  En  général  la  vie 
dure,  une  fois  tournée  en  habitude,  mul- 
tiplie les  sensations  agréables  :  la  vie  molle 
an  prépare  une  infinité  de  dépjiaisantes.  Les 


LIVRE     II*  507 

gens  ('levés  trop  délicatement  ne  trouvent 
plus  le  sommeil  que  sur  le  duvet  ;  les  gens 
accoutumés  à  dormir  sur  des  planches  1© 
trouvent  par-tout  :  il  n  y  a  point  de  lit  dur 
pour  qui  s'endort  en  se  couchant. 

Un  lit  mollet,  où  l'on  s'ensevelit  dans 
la  plume  ou  dans  Fédredon,  fond  et  dis- 
sout le  corps,  pour  ainsi  dire.  Les  reins 
enveloppés  trop  chaudement  s'échauffent. 
De  là  résultent  souvent  la  pierre  ou  d'autres 
incommodités,  et  intailliblement  une  com- 
plexion  délicate  qui  les  nourrit  toutes. 

Le  meilleur  lit  est  celui  qui  procure  un 
meilleur  sommeil.  Voilà  celui  que  nous 
nous  préparons  Emile  et  moi  pendant  la 
journée.  Nous  n'avons  pas  besoin  qu'on 
nous  amené  des  esclaves  de  Perse  pour  faire 
nos  lifs;  en  labourant  la  terre  nous  remuons 
nos  matelas. 

Je  sais  par  expérience  que ,  quand  un  en- 
fant est  en  santé ,  Ton  est  maître  de  le  faire 
dormiretveiller  presque  à  volonté.  Quand 
l'enfant  est  couché  ,  et  que  de  son  babil 
il  ennuie  sa  bonne,  elle  lui  dit.  Dormez; 
c'est  comme  si  elle  lui  disoit,  Porcez-vous 
bien  y  quand  il  est  malade.  Le  vrai  moyen 

Va 


O08  ^  M  I  L  E. 

de  le  faire  dormir  est  de  l'ennuyer  lui-mcmo.- 
Parlez  tant  qu'il  soit  forcé  de  se  taire,  et 
bientôt  il  dormira  :  les  sermons  sont  tou- 
jours bons  à  quelque  chose;  autant  vaut 
le  prêcher  que  le  bercer  :  mais  si  vous  em- 
ployez le  soir  ce  narcotique ,  gardez-vous  de 
l'employer  le  jour. 

J'éveillerai  quelquefois  Emile,  moins  de 
peur  qu'il  ne  prenne  l'habitude  de  dormir 
trop  long-temps  ,  que  pour  l'accoutumer 
•  à  tout ,  même  à  être  éveillé  brusquement. 
Au  surplus  j'aurois  bien  peu  de  talent  pour 
mon  emploi,  si  je  ne  savois  pas  le  forcer 
à  s'éveiller  de  lui-même ,  et  à  se  lever ,  pour 
ainsi  dire ,  à  ma  volonté,  sans  que  je  lui  dise 
im  seul  mot. 

S'il  ne  dort  pas  assez,  je  lui  laisse  entre- 
voir pour  le  lendemain  une  matinée  en- 
nuyeuse ,  et  lui-même  regardera  comme 
autant  de  gagné  tout  ce  qu'il  pourra  laisser 
au  sommeil  :  s'il  dort  trop,  je  lui  montre 
à  son  réveil  un  amusement  de  son  goût. 
Yeux-je  qu'il  s'éveille  à  point  nommé?  je 
lui  dis  :  Demain  à  six  heures  on  part  pour 
la  pêclie^  on  se  va  promener  à  un  tel  endroit  ; 
.voulez-vous  en  être**  Il  consent ,  il  me  prie 


LIVRE   II.  3ogi 

de  rëveîller  :  je  promets ,  ou  je  ne  promets 
points  selon  le  besoin  :  s'il  s'éveille  trop 
tard ,  il  me  trouve  parti.  Il  y  aura  du  mal' 
heur  si  bientôt  il  n  apprend  à  s'éveiller  dô 
lui-même. 

Au  reste,  s'il  arrivoit,  ce  qui  est  rare, 
que  quelque  enfant  indolent  eut  du  pen- 
chant à  croupir  dans  la  pares&e ,  il  ne  faut 
point  le  livrer  à  ce  penchant ,  dans  lequel 
il  s'engourdiroit  tout-à-fait,  mais  lui  admi- 
nistrer quelque  stimulant  qui  Féveille.  Ou 
conçoit  bien  qu'il  n'est  pas  question  de  1© 
faire  agir  par  force,  mais  de  l'émouvoir  par 
quelque  appétit  qui  Vy  porte  ;  et  cet  appétit, 
pris  avec  choix  dans  l'ordre  de  la  nature, 
nous  mené  à  la  fois  à  deux  fins. 

Je  n'imagine  rien  dont,  avec  un  peu  a  a- 
dresse,  on  ne  put  inspirer  le  goût,  même  . 
la  fureur,  aux  en  fans  ,  sans  vanité,  sans 
émulation  ,  sans  jalousie.  Leur  vivacité , 
leur  esprit  imitateur  suffisent  ;  sur  -  tout 
leur  gaieté  naturelle,  instrument  dont  la 
prise  est  sure,  et  dont  jamais  précepteur 
ne  sut  s'aviser.  Dans  tovis  les  jeux  où  ils 
sont  bien  persuadés  que  ce  n'est  que  jeu, 
ils  soufAetit  saas  se  plaindre  ,  et  mêjn,© 

Y  3 


ÔIO  EMILE. 

en  riant,  ce  qu'ils  ne  souffriroient  jamais 
autrement  sans  verser  des  torrens  de  lar- 
mes. Les  longs  jeunes,  les  coups,  la  brû- 
lure, les  fatigues  de  toute  espèce  sont  les 
amusemens  des  jeunes  sauvages  ;  preuve 
que  la  douleur  même  a  son  assaisonnement 
qui  peut  en  oter  ranieitume:  mais  il  n'ap- 
partient pas  à  tous  les  maîtres  de  savoir 
apprêter  ce  ragoût,  ni  peut-être  à  tous  les 
disciples  de  le  savourer  sans  grimace.  Me 
voilà  de  nouveau,  si  je  n'y  prends  garde, 
t'garë  dans  les  exceptions. 

Ce  qui  n'en  soulfre  point  est  cependant 
rassujettissement  de  Fliomme  à  la  douleur, 
aux  maux  de  son  .espèce,  aux  accidens, 
aux  périls  de  la  vie ,  enfin  à  la  mort  :  plus 
on  le  familiarisera  avec  toutes  ces  idées, 
plus  on  le  guérira  de  l'importune  sensibi- 
lité qui  ajoute  au  mal  l'impatience  de  l'en- 
durer; plus  on  l'apprivoisera  avec  les  souf- 
frances qui  peuvent  l'atteindre,  plus  on 
leur  ôtera,  comme  eût  dit  Montagne,  la 
pointure  de  l'étrangeté,  et  plus  aussi  l'on 
rendra  son  ame  invulnérable  et  dure;  son 
corps  sera  la  cuirasse  qui  rebouchera  tous 
les  traits  dont  il  pourroit  être  atteint  an 


L  I  V  R  E     II.  5ll 

vif.  Les  approches  même  de  la  mort  n'ëtant 
point  la  mort,  à  peine  la  sentira-t-il  comme 
telle;  il  ne  mourra  pas,  pour  ainsi  dire  : 
il  sera  vivant  ou  mort;  rien  de  plus.  C'est 
de  lui  que  le  même  Montagne  eût  pu  dire, 
comme  il  a  dit  d'un  roi  de  Maroc,  que  nul 
homme  n'a  vécu  si  avant  dans  la  mort.  La 
constance  et  la  fermeté  sont,  ainsi  que  les 
autres  vertus,  des  apprentissages  de  Ten- 
fance  :  mais  ce  n'est  pas  en  apprenant  leurs 
noms  aux  enfans  qu'on  les  leur  enseigne, 
c'est  en  les  leur  faisant  goûter  sans  qu  ils 
sachent  ce  que  c'est. 

Mais  à  propos  de  mourir ,  comment  nous 
conduirons  -  nous  avec  notre  élevé  relati- 
vement au  danger  de  la  petite  vérole?  La 
lui  ferons-nous  inoculer  en  bas  âge?  ou  si 
nous  attendrons  qu'il  la  prenne  naturelle- 
ment? Le  premier  parti,  plus  conforme  h 
notre  pratique,  garantit  du  péril  fâge  où 
la  vié^st  la  plus  précieuse,  au  risque  de  celui 
oii  elle  Test  le  moins;  si  toutefois  on  peut 
donner  le  nom  de  risque  à  Imoculation 
bien  administrée. 

Mais  le  second  est  plus  dans  nos  principes 

.V4 


5l2'  M  M  I  L  E.1 

généraux ,  de  laisser  faire  en  tout  la  nature 
dans  les  soins  qu'elle  aime  à  prendre  seule 
et  qu'elle  abandonne  aussitôt  que  riiomme 
veut  s'en  mêler.  L'homme  de  la  nature  est 
toujours  préparé  :  laissons-le  inoculer  par 
le  maître  ;  il  choisira  mieux  le  moment  que 
nous. 

N'allez  pas  de  là  conclure  que  je  blâme 
l'inoculation  ;  car  le  raisonnement  sur  le- 
quel j'en  exempte  mon  élevé  iroit  très  mal 
aux  vôtres,  \otre  éducation  les  prépare  à 
ne  point  échapper  à  la  petite  vérole  au 
naoment  qu'ils  en  seront  attaqués  :  si  vous 
la  laissez  venir  au  hasard ,  il  est  proba- 
ble qu'ils  en  périront.  Je  vois  que  dans 
les  diflérens  pays  on  résiste  d'autant  plus 
à  l'inoculation  qu'elle  y  devient  plus  nccesr 
saire  ;  et  la  raison  de  cela  se  sent  aisér 
nient.  A  peine  aussi  daignerai-je  traiter 
cette  question  pour  mon  Emile.  Il  sera 
inoculé,  ou  il  ne  le  sera  pas,  selon  les 
temps,  les  lieux,  les  circonstances  :  cela 
est  presque  indifférent  pout  lui.  Si  on  lui 
donne  la  petite  vérole ,  on  aura  l'avantage 
4<^  prévoir  et  connoître  son  mal  d'avance: 


IL  I  V  R  E     I  I.  5l5 

ic'^st  quelque  chose  :  mais  s'il  la  prend  nar 
turellement,  nous  l'aurons  préservé  du 
médecin  ;  c'est  encore  plus. 

Une  éducation  exclusive  ,  qui  tend  seur 
lement  à  distinguer  du  peuple  ceux  qui 
Tontreçue,  préfère  toujours  les  instructions 
les  plus  coûteuses   aux   plus  communes , 
et  par  cela  même  aux  plus  utiles.    Ainsi 
les  jeunes  gens  élevés  avec  soin  appren- 
nent tous  à   monter  à  cheval ,  parcequ'il 
en  coûte  beaucoup  pour  cela  ;  mais  pres- 
que aucun  d'eux  n'apprend  à  nager,  parce- 
qu'il  n'en  coûte    rien ,    et    qu'un  artisan 
peut  savoir  nager  aussi  bien  que  qui  que 
ce    soit.    Cependant ,   sans  avoir  fait  son. 
académie ,  un  voyageur  monte  à  cheval , 
s'y  tient  et  s'en,  sert  assez  pour  le  besoin  ; 
mais ,  dans  l'eau,  si  l'on  ne  nage  on  se  noie, 
et  l'on  ne  nage  point  sans  lavoir  appris. 
Enfin  Ton  n'est  pas  obligé  de  monter  à 
cheval  sous  peine  de  la  vie,  au  lieu  que 
ni^l  n'est  sûr  d'éviter  un  danger  auquel  on 
e^  si   souvent  exposé.    Emile  sera  dans 
l'eau  comme  sur  la  terre  ;  que  ne  peut-ii 
vivre  dans  tous  les  élémens  !  Si  l'on  pou- 
:Voit  apprendre  à  voler  dans  les  airs ,  j'eH{ 


5l4  EMILE. 

ferois  un  aigle  ;   j'en  ferois  une  salaman- 
dre, si  l'on  pouvoit  s'endurcir  au  feu. 

On  craint  qu'un  enfant  ne  se  noie  en 
apprenant  à  nager  :  qu'il  se  noie  en 
apprenant  ou  pour  n'avoir  pas  appris ,  c© 
sera  toujours  votre  faute.  C'est  la  seule 
vanité  qui  nous  rend  tc'mëraires  ;  on  ne 
l'est  point  quand  on  n'est  vu  de  personne  : 
Emile  ne  le  serolt  pas  quand  il  seroit  vu  de 
tout  l'univers.  Comme  l'exercice  ne  dé- 
pend pas  du  risque ,  dans  un  canal  du 
parc  de  son  père  il  apprendroit  à  traver- 
ser THellespont  :  mais  il  faut  s'apprivoi- 
ser au  ris(|ue  même,  pour  apprendre  à  ne 
s'en  pas  Iroubler;  c'est  une  partie  essen- 
tielle de  l'apprentissage  dont  je  parlois 
tout-à-l'heure.  Au  reste,  attentif  à  mesurer 
le  danger  à  ses  forces  et  à  le  partager  tou- 
joms  avec  lui ,  je  n'aurai  guère  d'impru- 
dence à  craindre,  quand  je  réglerai  le  soin 
de  sa  conservation  sur  celui  que  je  dois  à 
la  mienne. 

Un  enfant  est  moins  grand  qu'un  hom- 
me ;  il  n'a  ni  sa  force  ni  sa  raison  :  mais  il 
voit  et  entend  aussi  bien  que  lui ,  ou  à  très 
peu  près  ;  il  a  le  goût  aussi  sensible  quoi- 


L    i  V  R  E     II.  5l5 

qu'il  Tait  moins  délicat ,  et  distingue  aussi 
bien  les  odeurs  quoiqu'il  n'y  mette  pas  la 
ïi^ême  sensualité.  Les  premières  facultés 
qui  se  forment  et  se  perfectionnent  en 
nous  sont  les  sens.  Ce  sont  donc  les  pre- 
mières qu'il  faudroit  cultiver  ;  ce  sont  les 
seules  qu'on  oublie,  ou  celles  qu'on  né- 
glige le  plus. 

Exercer  les  sens  n'est  pas  seulement  en 
faire  usage  ,  c'est  apprendre  à  bien  ju- 
ger par  eux,  c'est  apprendre,  pour  ainsi 
dire,  a  sentjr;  car  nous  ne  savons  m  tou- 
cher ,  ni  voir ,  ni  entendre ,  que  comme 
nous  avons  pris. 

Il  y  a  un  exercice  purement  naturel  et 
niéchanique  ,  qui  sert  à  reiidre  le  corps  ro- 
buste sans  donner  aucune  prise  au  juge- 
ment: nager,  courir,  sauter,  fouetter  un 
sabot ,  lancer  des  pierres  ;  tout  cela  est  fort 
bien  :  mais  n'avons-nous  que  des  bras  et 
des  jambes  ?  n'avons-nous  pas  aussi  des 
yeux ,  des  oreilles  ,  et  ces  organes  sont-ils 
superflus  à  l'usage  des  premiers  ?  N'exercez 
donc  pas  seulement  les  forces,  exercez  tous 
les  sens  qui  les  dirigent;  tirez  de  ohacund'eux 
tout  le  parti  possible ,   puis  vérifiez  l'im- 


El6  E  M  I  L  E.' 

pression  de  ruii  par  Tautre.  Mesurez ,' 
comptez  ,  pesez  ,  comparez.  N'employé? 
la  force  qu'après  avoir  estimé  la  résistan- 
ce :  faites  toujours  en  sorte  que  l'estima- 
tion de  l'effet  précède  l'usage  des  moyens. 
Intéressez  l'enfant  à  ne  jamais  faire  d'ef- 
forts insuffisans  ou  superflus.  Si  vous  l'ac- 
coutumez à  prévoir  ainsi  l'effet  de  tous  ses 
mouvemens  et  à  redresser  ses  erreurs  par 
l'expérience ,  n'est-il  pas  clair  que  ,  plus  il 
agira,  plus  il  deviendra  judicieux?     , 

S'agit-il  d'ébranler  une  masse  ?  s'il  prend 
un  levier  trop  long,  il  dépensera  trop  de 
mouvement  ;  s'il  le  prend  trop  court ,  il 
n'aura  pas  assez  de  force  :  l'expérience  lui 
peut  apprendi^  à  choisir  précisément  le 
bâton  qu'il  lui  faut.  Cette  sagesse  n'est 
donc  pas  au-dessus  de  son  âge.  S'agit-il 
de  porter  un  fardeau  ?  s'il  veut  le  prendre 
aussi  pesant  qu'il  peut  le  porter  et  n'en 
point  essayer  qu'il  ne  soulevé  ,  ne  sera-t-il 
pas  forcé  d'en  estimer  le  poids  à  la  vue? 
Sait-il  comparer  des  masses  de  même  ma- 
tière et  de  différentes  grosseurs  ?  qu'il 
choisisse  entre  des  masses  de  même  gros^ 
geur  et  de  différentes  matières  j  il  faudra 


t  I  t  R  E     II.  ^17 

fclen  quils'applique  à  comparer  leurs  poids 
spécifiques.  J  ai  vu  un  jeune  homme  très 
bien  élevé ,  qui  ne  voulut  croire  qu'après 
l'épreuve,  qu  un  seau  plein  de  gros  co- 
peaux de  bois  de  chêne  fût  moins  pesant 
que  le  même  seau  rempli  d'eau. 

Nous  ne  sommes  pas  également  maîtres 
de  Tusage  de  tous  nos  sens  :  il  y  en  a  un , 
savoir  le  toucher,  dont  Faction  n'est  ja- 
mais suspendue  durant  la  veille;  il  a  été 
répandu   sur   la  surface  entière  de  notre 
corps,  comme  une  garde  continuelle  pour 
nous  avertir  de  tout  ce  qui  peut  l'offenser.; 
C'est  aussi  celui  dont,  bon  gié  mal  gré  ^ 
nous  acquérons  le  plutôt  l'expérience  par 
cet  exercice  continuel ,  et  auquel  par  con- 
séquent nous  avons  moins  besoin  de  don- 
ner une  culture  particulière.   Cependant 
nous  observons  que  les  aveugles  ont    I0 
tact  plus  sur  et  plus  fin  que  nous ,  parce-' 
que  ,  n'étant  pas  guidés  par  la  vue  ,  ils  sont 
forcés  d'apprendre  à  tirer  uniquement  du 
premier  sens  les  jugemens  que  nous  four- 
nit l'autre.  Pourquoi  donc  ne  nous  exerce- 
t-on  pas  à  marcher  comme  eux  dans  l'obs- 
f  urité,  u  connojtre  les  corps  que  nous  pou- 


Ol8  lï  M  I  L  E* 

vons  atteindre,  à  juger  des  objets  qui  nous 
environnent  ;  à  faire ,  en  un  mot ,  de  nuit 
et  sans  lumière ,  tout  ce  qu'ils  font  de  jour 
et  sans  yeux?  Tant  que  le  soleil  luit,  nous 
avons  sur  eux  lavantage;  dans  les  ténèbres 
ils  sont  nos  guides  à  leur  tour.  Nous  som- 
mes aveugles  la  moitié  de  la  vie  ;  avec  la 
différence  que  les  vrais  aveugles  savent  tou- 
jours se  conduire ,  et  que  nous  n'osons 
faire  un  pas  au  cœur  de  la  nuit.  On  a  de 
la  lumière,  me  dira- 1- on.  Eh  quoi!  tou- 
jours des  machines  î  Qui  vous  répond 
qu'elles  vous  suivront  par  -  tout  au  be- 
soin ?  Pour  moi ,  j'aime  mieux  qu'Emile 
ait  des  yeux  au  bout  de  ses  doigts ,  que 
dans  la  boutique  d'un  chandelier. 

Etes -vous  enfermé  dans  un  édifice  au 
milieu  de  la  nuit?  frappez  des  mains  ;  vous 
appercevrez,  au  résonnement  du  lieu  ,  si 
l'espace  est  grand  ou  petit,  si  vous  êtes  au 
milieu  ou  dans  un  coin.  A  demi-pied  d'un 
mur,  l'air  moins  ambiant  et  plus  réfléchi 
vous  porte  une  autre  sensation  au  visage. 
Restez  en  j^lace,  et  tournez-vous  successi- 
vement de  tous  les  côtés  ;  s'il  y  a  une  porte 
ouverte,  un  léger  courant  d'air  vous  fin- 


LIVRE    i^.  Big 

diquera.  Etes-vous  dans  un  bateau?  vous 
connoîtrez,  à  la  manière  dont  Tair  vous 
frappera  le  visage ,  non  seulement  en  quel 
sens  vous  allez,  mais  si  le  fil  de  la  rivière 
vous  entraîne  lentement  ou  vite.  Ces  obser- 
vations et  mille  autres  semblables,  ne  peu- 
vent bien  se  faire  que  de  nuit  ;  quelque 
attention  que  nous  voulions  leur  donner 
en  plein  jour,  nous  serons  aides  ou  dis- 
traits par  la  vue,  elles  nous  échapperont. 
Cependant  il  n'y  a  encore  ici  ni  mains 
ni  bâton.  Que  de  connoissances  oculaires 
on.  peut  acquérir  par  le  toucher ,  même 
sans  rien  toucher  du  tout  ! 

Beaucoup  de  jeux  de  nuit.  Cet  avis  est 
plus  important  qu  il  ne  semble.  La  nuit 
effraie  naturellement  les  hommes,  et  quel- 
quefois les  animaux  (a).  La  raison  ,  les 
connoissances,  fesprit,  le  courage^  délivrent 
peu  de  gens  de  ce  tribut.  J'ai  vu  des  rai- 
sonneurs ,  des  esprits-forts,  des  philosophes, 
des  militaires  intrépides  en  plein  jour,  trem- 
bler la  nuit  comme  des  femmes  au  bruit 

(a)  Cet  effroi  devient  très  manifeste  dans  les 
grandes  éclipses  de  soleil. 


^20  îé   M  I  L  E.  ' 

d'une  feuille  d'arbre.  On  attribue  cet  effroi 
aux  contes  des  hourrices  :  on  se  trompe  ; 
il  y  a  une  cause  naturelle.  Quelle  est  cette 
cause  ?  là  même  qui  rend  les  sourds  de'- 
fians  et  le  peuple  superstitieux,  l'ignorance 
des  choses  qui  nous  environnent  et  de  ce 
qui  se  passe  autour  dé  nous  (<7).  Accoutumé 

(rt)En  voici  encore  une  autre  cause  bien  expliquée 
•  par  un  philosophe  dont  je  cite  souvent  le  livre  ,  et 
dont  les  grandes  vues  m'instruisent  encore  plus 
souvent. 

«  Lorsque  ,  par  des  circonstances  particulières  , 
«  nous  ne  pouvons  avoir  une  idée  juste  de  la  di-' 
«  stance,  et  que  nous  ne  pouvons  juger  des  objets 
«que  par  la  grandeur  de  l'angle  ou  plutôt  dé 
ce  l'image  qu'ils  forment  dans  nos  yeux ,  nous  nous 
«  trompons  alors  nécessairement  sur  la  gran- 
«  deur  de  ces  objets.  Tout  le  monde  a  éprouvé 
«  qu'en  voyageant  la  nuit  ,  on  prend  un  buisson 
«  dont  on  est  près  pour  un  grand  arbre  dont  oa 
K  est  loin ,  ou  bien  on  prend  un  grand  arbre  éloigné 
«  pour  un  buisson  qui  est  voisin  :  de  même  si  on  rie 
«  connoît  pas  les  objets  par  leur  forme,  et  qu'on 
«  ne  puisse  avoir  par  ce  moyen  aucune  idée  de  di-' 
«  stance  ,  on  se  trompera  encore  nécessairement; 
«  une  mouche  qui  passera  avec  rapidité  à  quelques 
«  pouces  de  distance  de  nos  yeux ,  nous  paroitra- 
<t  dans  ce  cas  être  un  oiseau  qui  en  seroit  à  une" 

d'appercevoiiï' 


1 1  V  R  E   II»'  Sai"' 

8'appercevoîr  de  loin  les  objets  et  de 
prévoir  leurs  impressions  d'avance ,  com- 
ment, ne  voyant  plus  rien  de  ce  qui  m'en- 


te très  grande  distance;  un  cheval  qui  seroft  sans 
«  mouvement  dans  le  milieu  d'une  campagne  et 
a  qui  seroit  dans  une  attitude  semblable ,  par 
«  exemple  ,  à  celle  d'un  mouton  ,  ne  nous  paroîtra 
«  plus  qu'un  gros  mouton  ,  tant  que  nous  ne  recon- 
te noîtrons  pas  que  c'est  un  cheval;  mais,  dès  quô 
«  nous  l'aurons  reconnu ,  il  nous  paroîtra  dans 
«  l'instant  gros  comme  un  cheval,  et  nous  rectifie- 
«  rons  sur-le-champ  notre  premier  jugement. 

«  Toutes  les  fois  qu'on  se  trouvera  dans  la  nuit 
«  dans  des  lieux  inconnus  où  l'on  ne  pourra  juger  de 
V-  la  distance ,  et  oii  l'on  ne  pourra  reconnoître  la 
«  forme  des  choses  à  cause  de  l'obscurité ,  on  sera  en 
ce  danger  de  tomber  à  tout  instant  dans  l'erreur  au 
ce  sujet  des  jugemens  que  l'on  fera  sur  les  objets 
«  qui  se  présenteront:  c'est  de  là  que  vient  la  frayeur 
«  et  l'espèce  de  crainte  intérieure  que  l'obscurité 
ce  de  la  nuit  fait  sentir  à  presque  tous  les  hommes; 
ce  c'est  sur  cela  qu'est  fondée  l'apparence  des  spec- 
et  très  et  des  figures  gigantesques  et  épouvantables 
ce  que  tant  de  gens  disent  avoir  vus.  On  leur  ré- 
ce  pond  communément  que  ces  figures  étoient  dans 
te  leur  imagination  :  cependant  elles  pouvoient  être 
ce  réellement  dans  leurs  yeux,  et  il  est  très  possiy 
u  ble  qu'ils  aient  en  effet  vu  ce  qu'ils  disent  ayoii; 
Tome  10.  X 


$22  i  M  I  L  E.    . 

toure,  ny  supposerois-je  pas  mille  êtres, 
mille  mouvemens  qui  peuvent  me  nuire , 
et  dont  il  m'est  impossible  de  me  garantir? 


«  vu  :  car  il  doit  arriver  nécessairement ,  toutes  le» 
«  fois  qu'on  ne  pourra  juger  d'un  objet  que  par 
«  l'angle  qu'il  forme  dans  l'œil ,  que  cet  objet 
«  inconnu  grossira  et  grandira ,  à  mesure  qu'on 
«  en  sera  plus  voisin  ;  et  que  s'il  a  d'abord  paru 
u  au  spectateur  qui  ne  peut  connoître  ce  qu'il 
fc  voit ,  ni  juger  à  qiielle  distance  il  le  voit  ;  que 
«c  s'il  a  paru ,  dis-je  ,  d'abord  de  la  hauteur  de  quel- 
ce  ques  pieds  lorsqu'il  étoit  à  la  distance  de  vingt  on 
<t  trente  pas ,  il  doit  paroître  haut  de  plusieurs  toi- 
«  ses  lorsqu'il  n'en  sera  plus  éloigné  que  de  quel- 
<c  ques  pieds  ;  ce  qui  doit  en  effet  l'étonner  et  l'ef- 
<'-  frayer,  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  Avenue  à  toucher  l'ob- 
«  jet  ou  à  le  reconnoître  ;  car  dans  l'instant  même 
«c  qu'il  reconnoîtra  ce  que  c'est ,  cet  objet ,  qui  lui 
ce  paroissoit  gigantesque  ,  diminuera  tout-à-coup  , 
«  et  ne  lui  paroîtra  plus  avoir  que  sa  grandeur 
«  réelle  ;  mais  si  l'on  fuit  ou  qu'on  n'ose  approcher  , 
<,c  il  est  certain  qu'on  n'aura  d'autre  idée  de  cet  ob- 
«  jet  que  celle  de  l'image  qu'il  formoit  dans  l'œil , 
Ki  et  qu'on  aura  réellement  vu  une  figure  gigantes- 
(i  que  ou  épouvantable  par  la  grandeur  et  par  la 
it  forme.  Le  préjugé  des  spectres  est  donc  fondé 
«  dans  la  nature,  et  ces  apparences  ne  dépendent 
-te  pas.  comme  le  croient  les  philosophes,  unique- 


LIVRE     11.  ,32S 

J'ai  beau  savoir  que  je  suis  en  sûreté  dails 
îe  lieu  où  je  me  trouve  ;  je  ne  le  sais 
jamais  aussi  bien  que  si  je  le  voyois  ac- 
tuellement :  j'ai  donc  toujours  un  sujet  de 
crainte  que  je  n'avois  pas  en  plein  jour. 
Je  sais  ,  il  est  vrai  ,  qu  un  corps  étranger 
ne  peut  guère  agir  sur  le  mien  sans  s'an- 
noncer par  quelque  bruit;  aussi  combien 
j'ai  sans  cesse  l'oreille  alerte  !  Au  moindre 

«  ment  de  l'imagination.  lîist.  JSat.  T.  VI,  pag» 

«  22  ,  J/2-13.  J) 

J'ai  tâché  de  montrer  dans  le  texte  comment  il 
en  dépend  toujours  ert  partie  ;  et ,  quant  à  la  causé 
expliquée  dans  ce  passage,  on  voit  que  l'habitude 
de  mJ^cher  la  nuit  doit  nous  apprendre  à  distin- 
guer les  apparences  que  la  ressemblance  des  formes 
et  la  diversité  des  distances  font  prendre  aux  objets 
à  nos  yeux  dans  l'obscurité  :  car,  lorsque  l'air  est  en- 
core assez  éclairé  pour  nous  laisser  appercévoir 
les  contours  des  objets  ,  comme  il  y  a  plus  d'air 
interposé  dans  un  plus  grand  éloignement ,  nous 
devons  toujours  voir  ces  contours  moins  marqués 
quand  l'objet  est  plus  loin  de  nous,  ce  qui  suffit  à 
force  d'habitude  pour  nous  garantir  de  l'erreur 
qu'explique  ici  M.  de  Buffon.  Quelque  explication 
qu'on  préfère ,  ma  méthode  est  donc  toujours  ef* 
ficace ,  et  c'est  ce  que  l'çxpérience  confirme  parfai- 
tement, 

Xa 


524  ï  M  I  L  K.^ 

bruit  dont  je  ne  puis  discerner  la  cause , 
rintérét  de  ma  conservation  me  fait  d'abord 
supposer  tout  ce  qui  doit  le  plus  m'en- 
gager  à  me  tenir  sur  mes  gardes,  et  par 
conséquent  tout  ce  qui  est  le  plus  propre 
à  m'effrayer. 

Wentends-je  absolument  rien,  je  ne  suis 
pas  pour  cela  tranquille;  car  enfin  sans  bruit 
on  peut  encore  me  surprendre.  Il  faut  que 
je  suppose  les  choses  telles  qu'elles  étoient 
auparavant,  telles  qu'elles  doivent  encore 
être ,  que  je  voie  ce  que  je  ne  vois  pas.  Ainsi , 
force  de  mettre  en  jeu  mon  imagination, 
bientôt  je  n'en  suis  plus  maître,  et  ce  que 
j'ai  fait  pour  me  rassurer  ne  sert  qu  a  m  a- 
larmer  davantage.  Si  j'entends  du  bruit,  j'en- 
tends des  voleurs;  si  je  n'entends  rien,  je 
vois  des  fantômes  :  la  vigilance  que  m'in- 
spire le  soin  de  me  conserver  ne  me  donne 
que  sujets  de  crainte.  Tout  ce  qui  doit  me 
rassurer  n'est  que  dans  ma  raison  ;  finstinct 
plus  fort  me  parle  tout  autrement  qu'elle. 
A  quoi  bon  penser  qu'on  n'a  rien  à  craindre , 
puisc[u'alors  on  n'a  rien  à  faire? 

La  cause  du  mal  trouvée  indique  le  re- 
mède, Efl  toute  chose  fhabitude  tue  fima- 


LIVRE     II.  325 

gînatîoii;  il  n'y  a  que  les  objets  nouveaux 
qui  la  réveillent.  Dans  ceux  que  Ton  voit 
tous  les  jours,  ce  n'est  plus  l'imagination 
qui  agit,  c'est  la  mémoire;  et  voilà  la  raison 
de  Taxiome  ab  assueds  non  fit  pas'sio;  car 
ce  n'est  qu'au  feu  de  l'imagination  que  les 
passions  s'allument.  Ne  raisonnez  donc  pas 
avec  celui  que  vous  voulez  guérir  de  Thor- 
reur  des  ténèbres;  menez-l'y  souvent,  et 
soyez  sur  que  tous  les  argumens  de  la  phi- 
losophie ne  vaudront  pas  cet  usage.  La  tête 
ne  tourne  point  aux  couvreurs  sur  les  toits, 
et  l'on  ne  voit  plus  avoir  peur  dans  l'obs- 
curité quiconque  est  accoutumé  d'y  être. 

Voilà  donc  pour  nos  jeux  de  nuit  un  autre 
avantage  ajouté  au  premier  :  mais  pour  que 
ces  jeux  réussissent ,  je  n'y  puis  trop  recom- 
mander la  gaieté.  Rien  n'est  si  triste  que 
les  ténèbres  :  n'allez  pas  enfermer  votre 
,  enfant  dans  un  cachot.  Qu'il  rie  en  entrant 
dans  Tobscurité  ;  que  le  rire  le  reprenne 
avant  qu'il  en  sorte;  que,  tandis  qu'il  y  est, 
l'idée  des  amusemens  qu'il  quitte ,  et  de 
ceux  qu'il  va  retrouver,  le  défende  des  ima- 
ginations fantastiques  qui  pourroient  l'y 
venir  chercher. 

X3 


^26  ]É   M  I  L  E. 

Il  est  un  terme  de  la  vie  au-delà  duquel 
on  rétrograde  en  avançant.  Je  sens  que  j  ai 
passé  ce  terme.  Je  recommence,  pour  ainsi 
dire^  une  autre  carrière.  Le  vuide  de  l'âge 
mûr,  qui  s'est  fait  sentir  à  moi,  me  retrace 
îe  doux  temps  du  premier  âge.  En  vieillis- 
sant je  redeviens  enfant,  et  je  me  rappelle 
plus  volontiers  ce  que  j'ai  fait  à  dix  ans, 
qu  à  trente.  Lecteurs ,  pardonnez-moi  donc 
de  tirer  quelquefois  mes  exemples  de  moi- 
même  ;  car  pour  bien  faire  ce  livre ,  il  faut 
que  je  le  fasse  avec  plaisir. 

Tétois  à  la  campagne  en  pension  chez 
un  ministre  appelé  M.  Lambercier.  J'avois 
pour  camarade  un  cousin  plus  riche  que 
moi ,  et  qu'on  traitoit  en  héritier  ,  tandis 
qu'ëloigné  de  mon  père ,  je  n'étois  qu'un 
pauvre  orphelin.  Mon  grand  cousin  Bernard 
ëtoit  singulièrement  poltron,  sur -tout  la 
nuit.  Je  me  moquai  tant  de  sa  frayeur,  que  . 
M.  L.ambercier,  ennuyé  de  mes  vanteries, 
voulut  mettre  mon  courage  à  fépreuve.  Un 
soir  d'automne,  qu'il  faisoit  très  obscur,  il 
me  donna  la  clef  du  temple,  et  me  dit  d'aller 
chercher  dans  la  chaire  la  bible  qu'on  y 
^voit  laissée.  Il  ajouta,   pour  me  piquer 


LIVRE     II.  527 

d'honneur,  quelques  mots  qui  me  mirent 
d^ns  Timpuissance  de  reculer. 

Je  partis  sans  lumière  ;  si  j'en  avois  eu , 
c'auroit  peut-être  été  pis  encore.  Il  falloit 
passer  par  le  cimetière  :  je  le  traversai  gail- 
lardement; car  tant  que  je  me  sentois  en 
plein  air,  je  n  eus  jamais  de  frayeurs  noc- 
turnes. 

En  ouvrant  la  porte,  j'entendis  à  la  voûte 
un  certain  retentissement,  que  je  crus  res- 
sembler à  des  voix,  et  qui  commença  d'é- 
branler ma  fermeté  romaine.  La  porte  ou- 
verte ,  je  voulus  entrer  ;  mais  à  peine  eus-je 
fait  quelques  pas,  c^ue  je  m'arrêtai.  En  ap- 
percevant  l'obscurité  profonde  qui  régnoit 
dans  ce  vaste  lieu,  je  fus  saisi  d'une  terreur 
qui  me  fit  dresser  les  cheveux  :  je  rétro- 
grade, je  sors ,  je  me  mets  à  fuir  tout  trem- 
blant. Je  trouvai  dans  la  cour  un  petit  chien 
nommé  Sultan ,  dont  les  caresses  me  ras- 
surèrent. Honteux  de  ma  frayeur,  je  revins 
sur  mes  pas,  tâchant  pourtant  d'emmener 
avec  moi  Sultan,  cjui  ne  voulut  pas  me 
suivre.  Je  franchis  brusquement  la  porte,, 
j'entre  dans  l'église.  A  peine  y  fus-je  rentré, 
que  la  frayeur  me  reprit ,  mais  si  fortement^ 

X  4 


SaS  ë  M  I  L  E. 

que  je  perdis  la  tête  ;  et ,  quoique  la  chaire 
fût  à  droite  et  que  je  le  susse  très  bien, 
ayant  tourné  sans  m'en  appercevoir,  je  la 
cherchai  long-temps  à  gauche ,  je  m'embar- 
rassai dans  les  bancs,  je  ne  savois  plus 
cil  j'étois^  et  ne  pouvant  trouver  ni  ^a  chaire 
îii  la  porte,  je  tombai  dans  un  bouleverse- 
ment inexprimable.  Enfin  j'apperçois  la 
porte,  je  viens  à  bout  de  sortir  du  temple, 
et  je  m'en  éloigne  comme  la  première  fois, 
bien  résolu  de  n'y  jamais  rentrer  seul  qu'en 
plein  jour. 

Je  reviens  jusqu'à  la  maison.  Prêt  à  en- 
trer ,  je  distingue  la  voix  de  M.  Lambercier 
à  de  grands  éclats  de  rire.  Je  les  prends  pour 
moi  d'avancé;  et ,  confus  de  m'y  voir  expo- 
sé ,  j'hésite  à  ouvrir  la  porte.  Dans  cet  in- 
tervalle, j'entends  mademoiselle  Lamber- 
cier s'inquiéter  de  moi,  dire  à  la  servante 
de  prendre  la  lanterne ,  et  M.  Lambercier 
se  disjDoser  à  me  venir  chercher,  escorté 
de  mon  intrépide  cousin,  auquel  ensuite 
,  on  h'auroit  pas  manqué  de  faire  tout  l'hon- 
neur de  l'expédition.  A  l'instant  toutes  mes 
frayeurs  cessent ,  et  ne  me  laissent  que 
celle  d'être  surpris  dans  ma  fuite  :  je  cours , 


!L  I  V  R  E    II,  029 

je  vole  au  temple  sans  m' égarer  ;  sans  târ 
tonner  j'arrive  à  la  chaire  -,  j  y«monte ,  je 
prends  la  bible ,  je  m'ëlance  en  bas;  dans 
trois  sauts  je  suis  hors  du  temple^  dont 
j'oubliai  même  de  fermer  la  porte  ;  j'entre 
dans  la.  chambre  hors  d'haleine ;,  je  jette  la 
bible  sur  la  table,  effaré,  mais  palpitant 
d'aise  d  avoir  prévenu  le*  secours  qui  m'é- 
toit  destiné. 

On  me  demandera  si  je  donne  ce  trait 
pour  un  modèle  à  suivre  et  pour  un  exem- 
ple de  la  gaieté  que  j'exige  dans  ces  sortes 
d'exercices.  Non  ;  mais  je  le  donne  pour 
preuve  que  rien  n'est  plus  capable  de  ras- 
surer quiconque  est  effrayé  des  ombres  de 
la  nuit,  que  d'entendre  dans  une  chambre 
voisine  une  compagnie  assemblée  rire  et 
causer  tranquillement.  Je  voudrois  qu'au 
lieu  de  s'amuser  ainsi  seul  avec  son  élevé, 
on  rassemblât  les  soirs  beaucoup  d'enfans 
de  bonne  humeur  ;  qu'on  ne  les  envoyât 
pas  d'abord  séparément ,  mais  plusieurs 
ensemble,  et  qu'on  n'en  hasardât  aucun 
parfaitement  seul ,  qu'on  ne  se  fut  bien  as- 
suré d'avance  qu'il  n'en  seroit  pas  trop  ef- 
frayé.. 


55o  EMILE. 

Je  n'imagine  rien  de  si  plaisant  et  de  sî 
utile  que  cj^e  pareils  jeux ,  pour  peu  qu'on 
voulut  user  d'adresse  à  les  ordonner-.  Je 
ferois  dans  une  grande  salle  une  espèce  de 
labyrinthe,  avec  des  tables,  des  fauteuils , 
des  chaises,  des  paravents.  Dans  les  inex- 
tricables tortuosités  de  ce  labyrinthe  j'ar- 
rangerois,  au  milieu  de  huit  ou  dix  boîtes 
d'attrapes,  une  autre  boîte  presque  sem- 
blable, bien  garnie  de  bonbons;  je  désigne- 
rois  en  termes  clairs ,  mais  succincts ,  le 
lieu  précis  où  se  trouve  la  bonne  boîte;  je 
donnerois  le  renseignement  suffisant  pour 
la  distinguer  à  des  gens  plus  attentifs  et 
moins  étourdis  que  des  enfans  {a)  ;  puis , 
après  avoir  fait  tirer  au  sort  les  petits  con- 
eurrens,  je  les  enverrois  tous  l'un  après 
lautre,  jusqu'à  ce  que  la  bonne  boîte  fût 
trouvée  ;  ce  que  j'aurois  soin  de  rendre  dif- 
ficile à  proportion  de  leur  habileté. 

(a)  Poilr  les  exercer  à  l'attention  ,  ne  leur  dites 
jamais  que  des  choses  qu'ils  aient  un  intérêt  sensi- 
ble et  présent  à  bien  entendre;  sur-tout  point  de 
longueurs  ,  jamais  un  mot  superflu.  Mais  aussi  ne 
laissez  dans  vos  discours  ni  obscurité  ni  équivo- 
cpe. 


L  I  y  R  E    II.  33 1 

Figurez-vous  un  petit  Hercule  arrivant 
une  boîte  à  la  main ,  tout  lier  de  son  ex- 
pédition. La  boîte  se  met  sur  la  table ,  on 
rouvre  en  cërëmonie.  J'entends  d'ici  les 
éclats  de  rire ,  les  huées  de  la  bande  joyeuse , 
quand,  au  lieu  des  confitures  qu'on  at- 
tendoit,  on  trouve,  bien  proprement  ar- 
rangés sur  de  la  mousse  ou  sur  du  coton , 
un  hanneton,  un  escargot,  du  charbon, 
du  gland,  un  navet,  ou  quelque  autre  pa- 
reille denrée.  D'autres  fois,  dans  une  pièce 
nouvellement  blanchie ,  on  suspendra  près 
du  mur  quelque  jouet  ,  quelque  petit 
meuble  qu'il  s'agira  d'aller  chei^chér  sans 
toucher  au  muj-.  A  peine  celui  qui  l'ap- 
portera sera  - 1  -  il  rentré ,  que  ,  pour  peu 
qu'il  ait  manqué  à  la  condition  ,  le  bout 
de  son  chapeau  blanchi ,  le  bout  de  ses 
souliers,  la  basque  de  son  habit,  sa  manche, 
trahiront  sa  mal-adresse.  En  voilà  bien  assez, 
•trop  peut-être ,  pour  faire  entendre  l'esprit 
de  ces  sortes  de  jeux.  S'il  faut  tout  vous 
dire ,  ne  me  lisez  point. 

Quels  avantages  un  homme  ainsi  élevé 
n'aura-t-il  pas  la  nuit  sur  les  autres  hommes  î 
Ses  pieds,  accoutumés  à  s'affermir  dans  les 


552  EMILE. 

ténèbres ,  ses  mains,  exerc(^es  à  s'applîquef 
aisément  à  tous  les  corps  environnans,  le 
conduiront  sans  peine  dans  la  plus  épaisse 
obscurité.  Son  imagination ,  pleine  des  jeux 
nocturnes  de  sa  jeunesse,  se  tournera  diffi- 
cilement sur  des  objets  effrayans.  Sil  croit 
entendre  des  éclats  de  rire ,  au  lieu  de  ceux 
des  esprits  follets,  ce  seront  ceux  de  ses 
anciens  camarades  ;  s'il  se  peint  une  as- 
semblée, ce  ne  sera  point  pour  lui  le  sabbat, 
mais  la  chambre  de  son  gouverneur.  La 
nuit ,  ne  lui  rappelant  que  des  idées  gaies  , 
ne  lui  sera  jamais  affreuse  ;  au  lieu  de  la 
craindre  ,  il  Taimera.  S  agit-il  d'une  expé- 
dition militaire,  il  sera  prêt  à  toute  heure 
aussi  bien  seul  qu'avec  sa  troupe.  Il  entre- 
ra dans  le  camp  de  Saiil,  il  le  parcourra 
sans  s'éi^arer,  il  ira  jusqu'à  la  tente  du  roi 
sans  éveiller  personne ,  il  s'en  retournera 
sans  être  apperçu.  Faut-il  enlever  les  che- 
vaux de  Rhésus,  adressez- vous  à  lui  sans- 
crainte.  Parmi  les  gens  autrement  élevés  > 
vous  trouverez  difficilement  un  Ulysse. 

J'ai  vu  des  gens  vouloir ,  par  des  sur- 
prises, accoutumer  les  enfans  à  ne  s'ef- 
frayer de  rien  la  nuit.  Cette  méthode  est' 


L  i  V  ï(  E   II.  335 

itrès  mauvaise  ;  elle  produit  un  effet  tout 
contraire  à  celui  qu'on  cherche ,  et  ne  sert 
qu'à  les  rendre  toujours  plus  craintifs.  Ni 
la  raison  ni  l'habitude  ne  peuvent  rassurer 
sur  ridée  d'un  danger  présent  dont  on 
ne  peut  connoître  le  degré  ni  l'espèce , 
ni  sur  la  crainte  des  surprises  qu'on  a 
souvent  éprouvées.  Cependant,  comment 
s'assurer  de  tenir  toujours  votre  élevé 
exempt  de  pareils  accidens  ?  Voici  le 
meilleur  avis ,  ce  me  semble,  dont  on  puisse 
le  prévenir  là  -  dessus  :  Vous  êtes  alors , 
dirois-je  à  mon  Emile ,  dans  le  cas  d'une 
juste  défense  ;  car  l'agresseur  ne  vous  laisse 
pas  juger  s'il  veut  vous  faire  mal  ou  peur  ; 
et,  comme  il  a  pris  ses  avantages,  la  fuite 
même  n'est  pas  un  refuge  pour  vous.  Sai- 
sissez donc  hardiment  celui  qui  vous  sur- 
prend de  nuit,  homme  ou  bête,  il  n'im- 
porte; serrez- le  ^  empoignez -le  de  toute 
votre  force  :  s'il  se  débat,  frappez,  ne  mar- 
chandez point  les  coups  ;  et,  quoi  qui]  puisse 
dire  ou  faire ,  ne  lâchez  jamais  prise  que 
vous  ne  sachiez  bien  ce  que  c'est  :  l'éclair- 
cissement vous  apprendra  probablement 
qu'il  n'y  avoit  pas  beaucoup  à  craindre ,  et: 


S^4  i;  M  I  L  K. 

cette  manière  de  traiter  les  plaisans  doit 

naturellement  les  rebuter  d'y  revenir. 

Quoique  le  toucher  soit  de  tous  nos  sens 
celui  dont  nous  avons  le  plus  continuel 
exercice,  ses  jugemens  restent  pourtant, 
comme  je  Tai  dit ,  imparfaits  et  grossiers  , 
plus  que  ceux  d'aucun  autre  ;  parceque 
nous  mêlons  continuellement  à  son  usage 
celui  de  la  vue ,  et  que  l'œil  atteignant  à 
l'objet  plutôt  que  la  main ,  Tesprit  juge  pres- 
que toujours  sans  elle.  En  revanche ,  les 
jugemens  du  tact  senties  plus  sûrs,  précisé- 
ment parcequ'ilssont  les  plus  bornes  ;  car  ne 
s'étendant  quaussi  loin  que  nos  mains  peu- 
vent atteindre ,  ils  rectifient  Tétourderie  des 
autres  sens,  qui  s'élancent  au  loin  sur  des 
objets  qu'ils  apperçoivent  à  peine,  au  lieu 
que  tout  ce  qu'apperçoit  le  toucher  il 
l'appercoit  bien.  Ajoutez  que ,  joignant , 
quand^il  nous  plaît,  la  force  des  muscles 
à  l'action  des  nerfs ,  nous  unissons  par  une 
sensation  simultanée  ,  au  jugement  de  la 
température,  des  grandeurs,  des  figures  , 
le  jugement  du  poids  et  de  la  solidité.  Ainsi 
le  toucher,  étant  de  tous  les  sens  celui  qui 
nous  instruit  le  mieux  de  l'impression  que 


LIVRE     II.  335 

les  corps  étrangers  peuvent  faire  sur  le  nô- 
tre ,  est  celui  dont  lusage  est  le  plus  fré- 
quent ,  et  nous  donne  le  plus  immédiate- 
ment la  connoîssance  nécessaire  à  notre 
conservation. 

Comme  le  toucher  exercé  supplée  à  la 
vue ,  pourquoi  ne  pourroit-il  pas  aussi 
suppléer  à  Touie  jusqu'à  certain  point , 
puisque  les  sons  excitent  dans  les  corps 
sonores  des  ébranlemens  sensibles  au  tact  ? 
En  posant  une  main  sur  le  corps  d'un  vio- 
loncelle ,  on  peut  sans  le  secours  des  yeux 
ni  des  oreilles  distinguer ,  à  la  seule  manière 
dont  le  bois  vibre  et  frémit,  si  le  son  qu'il 
rend  est  grave  ou  aigu ,  s'il  est  tiré  de  la 
chanterelle  ou  du  bourdon.  Qu^on  exerce 
le  sens  à  ces  différences  ,  je  ne  doute  pas 
qu'avec  le  temps  on  n'y  put  devenir  sen- 
sible au  point  d'entendre  un  air  entier  paj* 
les  doigts.  Or,  ceci  supposé,  il  est  clair 
qu'on  pourroit  aisément  parler  aux  sourds 

en  musique;  car  les  sons  et  les  temps  , 
n'étant  pas  moins  susceptibles  de  combi- 
*  naisons  régulières  que  les  articulations  et 
les  voix ,  peuvent  être  pris  de  même  pour 
Iqs  élémens  du  discours. 


Z56  li  M  I  L  E. 

Il  y  a  des  exercices  qui  ëmoussent  le 
sens  du  toucher  et  le  rendent  plus  ob- 
tus ;  d'au  res  au  contraire  Taiguisent  et 
le  rendent  plus  délicat  et  plus  lin.  Les  pre- 
miers ,  joignant  beaucoup  de  mouvement 
et  de  force  à  la  continuelle  impression  des 
corps  durs  ,  rendent  la  peau  rude ,  cal- 
leuse ,  et  lui  ôtent  le  sentiment  naturel  ;' 
les  seconds  sont  ceux  qui  varient  ce  même 
sentiment  par  un  tact  léger  et  fréquent, 
en  sorte  que  Fesprit ,  attentif  à  des  impres- 
sions incessamment  répétées ,  acquiert  la 
facilité  de  juger  toutes  leurs  modifications. 
Cette  différence  est  sensible  dans  l'usage 
des  instrumens  de  musique  :  le  toucher 
dur  et  meurtrissant  du  violoncelle  ,  de  la 
contre-basse ,  du  violon  même ,  en  ren- 
dant les  doigts  plus  flexibles  ,  raccornit 
leurs  extrémités.  Le  toucher  lisse  et  poli 
du  clavecin  les  rend  aussi  flexibles  et  plus 
sensibles  en  même  temps.  En  ceci  donc  le 
clavecin  est  à  préférer. 

11  importe  que  la  peau  s'endurcisse  aux 
impressions  de  fair  et  puisse  braver  ses 
altérations  ;  car  c'est  elle  qui  défend  tout 
Je  reste.  A  cela  près ,  je  ne  voudrois  pas»  * 

que 


LIVRE     II.  S57, 

que  la  main  ,  trop  servilement  appliquée 
aux  mêmes  travaux,  viat  à  s'endurcir,  nî 
que  sa  peau  devenue  presque  osseuse  perdît 
ce  sentiment  exquis  qui  donne  à  connoître 
quels  sont  les  corps  sur  lesquels  on  la  passe, 
et,  selon  l'espèce  de  contact,  nous  fait  quel- 
quefois, dans  Tobscurité,  frissonner  en  di- 
verses manières. 

Pourquoi  faut  -  il  que  mon  élevé  soit 
forcé  d'avoir  toujours  sous  ses  pieds  une 
peau  de  bœuf?  Quel  mal  y  auroit*il  que 
la  sienne  propre  put  au  besoin  lui  servir 
de  semelle  ?  Il  est  clair  qu'en  cette  partie  la 
délicatesse  de  la  peau  ne  peut  jamais  être 
utile  à  rien ,  et  peut  souvent  beaucoup 
nuire.  Eveillés  à  minuit  au  cœur  de  l'hiver 
par  l'ennemi  dans  leur  ville  ,  les  Genevois 
trouvèrent  plutôt  leurs  fusils  qae  leurs 
souliers.  Si  nul  d'eux  n'avoit  su  marcher 
nu  pieds ,  qui  sait  si  Genève  n'eût  point 
été  prise  ? 

Armons  toujours  l'homme  contre  les  ac- 
cidens  imprévus.  Qu" Emile  coure  les  ma-; 
tins  à  pieds  nuds,  en  toute  saison,  par 
la  chambre  ,  par  l'escalier,  par  le  jardin; 
loin  de  fen  gronder  ,  je  l'imiterai  ;  seule- 
Tome  10.  y 


538  ^  M  I  L  E. 

ment  j'aurai  soin  d'ëcarter  le  verre.  Je  par- 
lerai bientôt  des  travaux  et  des  jeux  ma- 
nuels ;  du  reste  ,  qu'il  apprenne  à  faire 
tous  les  pas  qui  favorisent  les  évolutions 
du  corps  ,  à  prendre  dans  toutes  les  atti- 
tudes une  position  aisée  et  solide  ;  qu'il 
sache  sauter  en  éloignement ,  en  hauteur  , 
grimper  sur  un  arbre ,  franchir  un  mur  ; 
qu'il  trouve  toujours  son  équilibre  ;  que 
tous  ses  mouvemens  ,  ses  gestes  soient  or- 
donnés selon  les  lois  de  la  pondération  , 
long-temps  avant  que  la  statique  se  mêle 
de  les  lui  expliquer.  A  la  manière  dont 
son  pied  pose  à  terre  et  dont  son  corps 
porte  sur  sa  jambe  ,  il  doit  sentir  s'il  est 
bien  ou  mal.  Une  assiette  assurée  a  tou- 
jours de  la  grâce,  et  les  postures  les  plus 
fermes* "Sont  aussi  les  plus  élégantes.  Si 
j'étois  maître  à  danser ,  je  ne  ferois  pas 
toutes  les  singeries  de  Marcel  {a)  ,  bonnes 


(û)  Célèbre  maître  à  danser  de  Paris ,  lequel , 
connoissant  bien  son  monde ,  faisoit  l'extravagant 
par  ruse ,  et  donnoit  à  son  art  une  importance 
qu'on  feignoit  de  trouver  ridicule  ,  mais  pour  la- 
jg^uelle  on  lui  porioit  au  fond  le  plus  grand  respect. 


LIVRE    II.  Zùg 

pour  le  pays  où  il  les  fait  ;  maïs ,  au  lieu 
d'occuper  éternellement  mon  ëleve  à  des 
gatnbades,  je  le  menerois  au  pied  d'un  ro- 
cher :  là  ,  je  lui  montrerois  quelle  attitude 
il  faut  prendre  ,  comment  il  faut:  porter 
le  corps  et  la  tête ,  quel  mouvement  il  faut 
faire  ,  de  quelle  manière  il  faut  poser  y 
tantôt  le  pied,  tantôt  la  main ,  pour  sui- 
vre légèrement  les  sentiers  escarpés ,  ra- 
boteux et  rudes  ,  et  s'élancer  de  pointe  en 
pointe  tant  en  montant  qu'en  descen- 
dant. J'en  ferois  Témule  d'un  chevreuil, 
plutôt  cju'un  danseur  de  l'opéra. 

Autant  le  toucher  concentre  ses  opéra- 
tions autour  de  l'homme,  autant  la  vue 
étend  les  siennes  au-delà  de  lui  ;  c'est  la 
ce  c[ui  rend  celles-ci  trompeuses  :  d'un 
coup-d'œil  un  homme  embrasse  la  moitié 
de  son  horizon.  Dans  cette  multitude  de 


Dans  ini  autre  art ,  non  moins  frivole ,  on  voit 
encore  anjourd'hui  un  artiste  comédien  faire  ainsi 
l'important  et  le  fou  ,  et  ne  réussi»  pas  moins  bien. 
Cette  méthode  est  toujours  sûre  en  France.  Le  vrai 
talent,  plus  simple  et  moins  charlatan,  n'y  fait 
point  fortune.  La  modestie  y  est  la  vertu  des  sots. 

y  2, 


54o  ^  M  I  L  E. 

sensations  simultanées  et  de  jugemens 
qu'elles  excitent,  comment  ne  se  tromper 
sur  aucun?  Ainsi  la  vue  est  de  tous  nos 
sens  le  plus  fautif,  précisément  parcequ'il 
est  le  plus  étendu  ,  et  que,  prérédant  de 
bien  loin  tous  les  autres ,  ses  opérations 
sont  trop  promptes  et  trop  vastes  pour 
pouvoir  être  rectifiées  par  eux.  Il  y  a  plus  ; 
les  illusions  mêmes  de  la  perspective  nous 
sont  nécessaires  pour  parvenir  àconnoître 
rétendue  et  à  comparer  ses  parties.  Says 
les  fausses  apparences  ,  nous  ne  verrions 
rien  dans  féloignement  ;  sans  les  gradations 
de  grandeur  et  de  lumière ,  nous  ne  pour- 
rions estimer  aucune  distance^  ou  plutôt 
il  n'y  en  auroit  point  pour  nous.  Si  de 
deux  arbres  égaux ,  celui  qui  est  à  cent  pas 
de  nous  nous  paroissoit  aussi  grand  et 
aussi  distinct  que  celui  qui  est  à  dix  ,  nous 
les  placerions  à  côté  fun  de  fautre.  Si  nous 
appercevions  toutes  les  dimensions  des  ob- 
jets sous  leur  véritable  mesure ,  nous  ne 
verrions  aucun  espace  et  tout  nous  pa- 
roîtroit  sur  notre  œil. 

Le  sens   de  la  vue  n'a,  pour  juger  la 
grandeur  des  objets  etleur  distance^  qu  uns 


L  1  V  R  Ë     I  I.  ^4  ^ 

même  mesure,  savoir  rouverture  de  T an- 
gle qu'ils  font  dans  notre  œil  ;  et  comme 
cette  ouverture  est  un  effet  simple  dune 
cause  composée ,  le  jugement  qu  il  excite 
en  nous  laisse  chaque  cause  particulière 
indéterminée  ,  ou  devient  nécessairement 
fautif.  Car  comment  distinguer  à  la  simple 
vue  si  Fangle  par  lequel  je  vois  un  objet 
plus  petit  qu'un  autre ,  est  tel  parceque 
ce  premier  objet  est  en  effet  plus  petit ,  ou 
parcequ  il  est  plus  éloigné  ? 

Il  faut  donc  suivre  ici  une  méthode  con- 
traire à  la  précédente  ;  au  lieu  de  simpli- 
fier la  sensation,  la  doubler,  la  vérifier  tou- 
jours par  une  autre;  assujettir  l'organe  vi- 
suel à  l'organe  tactile,  et  réprimer,  pour 
ainsi  dire,  l'impétuosité  du  premier  sens 
par  la  marche  pesante  et  réglée  du  second. 
Faute  de  nous  asservir  à  cette  pratique^  nos 
mesures  par  estimation  sont  très  inexactes. 
Nous  n'avons  nulle  précision  dans  le  coup- 
d'œil  pour  juger  les  liauteurs,  les  longueurs, 
les  profondeurs,  les  distances;  et  la  preuve 
que  ce  n'est  pajS  tant  la  faute  du  sens  que 
de  son  usage,  c'est  que  les  ingénieurs,  les 
arpenteurs,  les  architectes,  les  mâchons,  les 

Y  3 


542  É  M  I  L  1. 

peintres,  ont  en  gënéj  al  le  coup-d'œil  beau- 
coup j-'lus  sûr  (]iie  nous,  et  apprécient  les 
mesures  de  l'étendue  avec  plus  de  justesse; 
paiceque  leur  niét.ier  leur  donnant  en  ceci 
rexpérience  que  nous  négligeons  d'acqjié- 
rir,  ils  ôtent  Téquivoque  de  l'angle  par 
les  apparences  qui  raccompagnent,  et  qui 
déterminent  plus  exactement  à  leurs  yeux 
le  rapport  des  deux  causes  de  cet  angle. 

Tout  ce  qui  donne  du  mouvement  au 
corps  sans  le  contraindre  est  toujours  facile 
à  obtLiiir  des  enfans.  11  y  a  mille  moyens 
de  les  iiitéresser  à  mesurer,  à  connoître, 
à  estimer  les  distances.  Voilà  un  cerisier 
•fort  haut  ;  comm eut  ferons-  nous  pou  r  cueil- 
lir des  cerises?  féclielle  de  la  grange  est-elle 
bonne  pour  cela?  Voilà  un  ruisseau  fort 
large;  comment  le  traverserons-nous?  une 
des  planclies  de  la  cour  posera- t-elle  sur 
les  deux  bords?  Nous  voudrions,  de  nos 
fenêtres  ,  pêcher  dans  les  fossés  du  cljâteau  ; 
combien  de  brasses  doit  avoir  notre  ligne? 
Je  voudrais  Unie  une  escarpolette  entre 
ces  deux  aibres;  une  corde  de  deux  toises 
nous  suffira- 1- elle?  On  me  dit  que  dans 
Tautre  maison  notre  chambre  aura  vingt- 


Livre    îi.  ^45 

cinq  pieds  qiiarrés  ;  croyez-vous  qu'elle  nous 
convienne  ?  sera  - 1  -  elle^lus  grande  que 
celle-ci? Nous  avons  ^^randTaim  \  voilà  deux 
villages,  auquel  des  deux  serons-nous  plutôt 
pour  dîner?  etc. 

11  s'agissoit  d'exercer  à  la  course  un  en- 
fant indolent  et  paresseux ,  qui  ne  se  por- 
toit  pas  de  lui-même  à  cet  exercice  ni  à 
aucun  autre,  quoiqu'on  le  destinât  à  l'état 
militaire  :  il  s  étoit  persuadé,  je  ne  sais 
comment ,  qu'un  homme  de  son  rang  no 
devoit  rien  faire  ni  rien  savoir ,  et  que  sa 
noblesse  devoit  lui  tenir  lieu  de  bras  ,  de 
jambes,  ainsi  que  de  toute  espèce  de  mé- 
rite. A  faire  d'un  tel  gentilhomme  un 
Achille  au  pied  léger,  l'adresse  de  Chiron 
même  eut  eu  peine  à  suflire.  La  difficulté 
étoit  d'autant  plus  grande,  c[ue  je  ne  vou- 
lois  lui  prescrire  absolument  rien  :  j'avois 
banni  de  mes  droits  les  exhortations,  les 
promesses  ,  les  menaces  ,  l'émulation  ,  le 
désir  de  briller  :  comment  lui  donner  ce- 
lui de  courir  sans  lui  rien  dire?  Courir 
moi  -  même  eut  été  un  moyen  peu  sûr  et 
sujet  à  inconvénient.  D'ailleurs  il  s'agis- 
soit encore  de  tirer  de  cet  exercice  quel- 

Y  4 


S>44  ï  M  I  L  E. 

que  objet  d'mstru£tion  pour  lui,  afin  d'ac- 
coutumer les  opérations  de  la  machine  et 
celles  du  jugement  à  marcher  toujours  de 
concert.  Voici  comment  je  m'y  pris  :  moi, 
c'est-à-dire  celui  qui  parle  dans  cet  exem- 
ple. 

En  m'allant  promener  avec  lui  les  après- 
midi  ,  je  mettois  quelquefois  dans  ma  po- 
che deux  gâteaux  d'une  espèce  qu'il  aimoit 
beaucoup  ;  nous  en  mangions  chacun  un 
à  la  promenade  (a) ,  et  nous  revenions  fort 
contens.  Un  jour  il  s'apperçut  que  j'avois 
trois  gâteaux  ;  il  en  auroit  pu  manger  six 
sans  s'incommoder  ;  il  dépêche  prompte- 
ment  le  sien  pour  me  demander  le  troi- 
sième. Non  ,  lui  dis-je  :  je  le  mangerois  fort 
bien  moi-même  ,  ou  nous  le  partagerions; 

(a)  Promenade  champêtre  ,  comme  on  verra  dans 
l'instant.  Les  promenades  publiques  des  villes  sont 
pernicieuses  aux  enfans  de  l'un  et  de  l'autre  sexe," 
C'est  là  qu'ils  commencent  à  se  rendre  vains  et  à 
voulo'r  être  regardés  ;  c'est  au  Luxembourg ,  aux 
Tuileries, sur-tout  au  Palais-Royal ,  que  la  belle  jeu- 
nesse de  Paris  va  prendre  cet  air  impertinent  et  fat 
qui  la  rend  si  ridicule  et  la  fait  huer  et  détester 
dans  tuute  FLurope. 


LIVRE     II.  345 

mais  j'aime  mieux  le  voir  disputer  à  la 
course  par  ces  deux  petits  garçons  qu© 
voilà.  Je  les  appelai ,  je  leur  montrai  le 
gâteau  et  leur  proposai  la  condition.  Ils 
ne  demandèrent  pas  mieux.  Le  gâteau  fut 
posé  sur  une  grande  pierre  qui  servit  de 
but  ;  la  carrière  fut  marquée  ;  nous  allâ- 
mes nous  asseoir  :  au  signal  donné  les  petits 
garçons  partirent  ;  le  victorieux  se  saisit 
du  gâteau  ,  et  le  mangea  sans  miséri- 
corde aux  yeux  des  spectateurs  et  du 
.vaincu. 

Cet  amusement  valoit  mieux  que  le  gâ- 
teau ;  mais  il  ne  prit  pas  d  abord  et  ne  pro- 
duisit rien.  Je  ne  me  rebutai  ni  ne  me 
pressai  :  Tinstitution  des  enfans  est  un  mé- 
tier où  il  faut  savoir  perdre  du  temps  pour 
en  gagner.  Nous  continuâmes  nos  prome- 
nades ;  souvent  on  prenoit  trois  gâteaux , 
quelquefois  quatre,  et  de  temps  à  autre 
il  y  en  avoit  un  ,  même  deux  ,  pour  les  cou- 
reurs. Si  le  prix  n'étoit  pas  grand,  ceux 
qui  le  disputoieut  n'étoient  pas  ambitieux  : 
celui  qui  le  remportoit  étoit  loué  ,  fêté  ; 
tout  se  faisoit  avec  appareil.  Pour  donner 
lieu  aux  révolutions  et  augmenter  Tinté- 


^4^  iié  M  I  L  e: 

rêt ,  je  marquois  la  carrière  plus  longue, 
j'y  souffrois  plusieurs  concurrens.  A  peine 
ëtoient-ils  dans  la  lice  que  tout  les  passans 
s'arrêtoient  pour  les  voir  :  les  acclama- 
tions ,  les  cris ,  les  battemens  de  mains  les 
ânimoient:  je  voyois  quelquefois  mon  petit 
bon-homme  tressaillir,  se  lever,  s'écrier 
quand  l'un  ëtoit  près  d'atteindre  ou  de  pas- 
ser Tauti  e  ;  c'étoient  pour  lui  les  jeux  olyni-J 
piques. 

Cependant  les  concurrens  usoient  quel- 
quefois de  supercherie  ;  ils  se  retenoient 
mutuellement  ou  se  faisoient  tomber,  ou 
poussoientdes  cailloux  au  passage  l'un  de 
l'autre.  Cela  me  fournit  un  sujet  de  les 
séparer  ,  et  de  les  faire  partir  de  différens 
termes  ,  quoiqu'également  éloignés  du 
but  :  on  verra  bientôt  la  raison  de  cetta 
prévoyance  ;  car  je  dois  traiter  cette  im- 
portante affaire  dans  un   grand  détail. 

Ennuyé  de  voir  toujours  manger  sous 
Ses  yeux  des  gâteaux  qui  lui  faisoient  grande 
envie  ,  monsieur  le  chevalier  s'avisa  de 
soupçonner  enfin  que  bien  courir  pojivoit 
être  bon  k  quelque  cliose,  et ,  voyant  qu'il 
avoi:  aussi  deux  jambes,  il  commença  de 


Ejful-/j:>. 


Pu^r.    .V7 


Pujnc  de  ma  raiEene  il  s'overtue    et    reuiportf  le   i 

\:  il  Dtoinm.wv.  uU;..„t./A-..la,if> 


•« 


-^ 


LIVRE     II.  347 

s'essayer  en  secret.  Je  me  gardai  d'en  rien 
voir  ;  mais  je  compris  que  mon  straragerae 
avoit  rëussî.  Quand  il  se  crut  assez  fort  (et 
je  lus  avant  lui  dans  sa  pensée  ) ,  il  affe  :ta  de 
m'importuner  pour  avoir  le  gâteau  restant. 
Je  le  refuse  ;  il  s'obstine  ,  et  d'un  air  dépité 
il  me  dit  à  la  fin  :  Hé  bien  !  mettez- le  sur 
la  pierre,  marquez  le  champ ,  et  nous  ver- 
rons. Bon!  lui  dis-Je^  en  riant,  est  ce  qu'un 
chevalier  sait  courir?  Vous  gagnerez  plus 
d'appétit,  et  non  de  quoi  le  satfsfaire.  Pi- 
qué de  ma  raillerie  il  s" évertue ,  et  remporte 
le  prix  d'autant  plus  aisément  que  j'avois 
fait  la  lice  très  courte  et  pris  soin  d'écar- 
ter le  meilleur  coureur.  On  conçoit  com- 
ment, ce  premier  pas  étant  fait,  il  me 
fut  aisé  de  le  tenir  en  haleine.  Bientôt  il 
prit  un  tel  goût  à  cet  exercice ,  que ,  sans 
faveur,  il  étoit  presque  sûr  de  vaincre  mes 
polissons  à  la  course,  quelque  longue  que 
Sût  la  carrière. 

Cet  avantage  obtenu  en  produisit  un 
autr^  auquel  je  n'avois  pas  songé.  Quand 
il  remportoit  rarement  le  prix,  il  le  man- 
geoit  presque  toujours  seul ,  ainsi  que fai- 
soient  ses  concurrens  ;  mais  en  s'accoutu- 


548  li  M  I  L  E. 

mant  à  la  victoire ,  il  devint  généreux  et 
partageoit  souvent  avec  les  vaincus.  Cela 
me  fournit  à  moi-même  une  observation 
morale,  et  j'ai)pris  par  là  quel  étoitle  vrai 
principe  de  la  générosité. 

En  continuant  avec  lui  de  marquer  en 
différens  lieux  les  termes  d'où  chacundevoit 
partir  à  la  fois  ,  Je  fis,  sans  qu'il  s'en  ap- 
perçût ,  les  distances-  inégales  ,  de  sort© 
que  l'un ,  ayant  à  faire  plus  de  chemin 
que  l'autre  pour  arriver  au  même  but , 
avoit  un  désavantage  visible  :  mais ,  quoi- 
que je  laissasse  le  choix  à  mon  disciple , 
il  ne  savoit  pas  s'en  prévaloir.  Sans  s'em- 
barrasser de  la  distance,  il  préféroit  tou- 
jours 1  e  beau  chemin  ;  de  sorte  que ,  pré- 
voyant aisément  son  choix,  j'étois  à- peu- 
près  le  maître  de  lui  faire  perdre  ou  ga^ 
gner  le  gâteau  à  ma  volonté ,  et  cette 
adresse  avoit  aussi  son  usage  à  plus  d'une 
Pin.  Cependant ,  comme  mon  dessein  étoit 
qu'il  s'apperçùt  de  la  différence ,  je  tàchois 
de  la  lui  rendre  sensible  :  mais  quoifju'in-  • 
dolent  dans  le  calme ,  il  étoit  si  vif  dans 
ses  jeux,  et  se  défioit  si  peu  de  moi,  que 
j'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  lui  faire 


t  I  V  R  E     I  1/  ^    349Î 

appercevoîr  que  je  le  trichois.  Enfin  j'en 
vins  à  bout  malgré  son  étourderi*.  Il  m'en 
fît  des  reproches.  Je  lui  dis  :  De  quoi  vous 
plaignez'vous  ?  Dans  un  don  que  je  veux 
bien  faire,  ne  suiS-je  pas  maitre  d  •  nies 
conditions  ?  Qui  vous  force  à  courir  ?  Vous 
ai-je  promis  de  faire  les  lices  égales  ?  N'a- 
vez-vous  pas  le  choix  ?  Prenez  la  plus 
courte  ,  on  ne  vous  en  empéclie  point  : 
comment  ne  voyez-vous  pas  que  c'est  vous 
que  je  favorise ,  et  que  l'inégalité  dont 
•vous  murmurez  est  tout  à  votre  avan- 
tage si  vous  savez  vous  en  prévaloir  ? 
Cela  étoit  clair  ;  il  le  comprit ,  et ,  pour 
choisir,  il  fallut  y  regarder  de  plus  près.! 
D'abord  on  voulut  compter  les  pas  ;  mais  la 
m.esure  des  pas  d'un  enfant  est  lente  et 
fautive  ;  de  plus  je  m'avisai  de  multiplier  les 
courses  dans unmême  jour;  et  alors,  l'amu- 
sement devenant  une  espèce  de  passion, 
l'on  avoit  regret  de  perdre  à  mesurer  les 
lices  le  temps  destiné  à  les  parcourir.  La 
vivacité  de  l'enfance  s'accommode  mal  de 
ces  lenteurs  :  on  s'exerça  donc  à  mieux 
voir,  à  mieux  estimer  une  distance  à  la  vue. 
Alors  j'eus  peu  de  peine  à  étendre  et  nour- 


35o  M  i   M   I   L  E. 

rir  ce  goût.  Enfin  ,  quelques  mois  d'épreu- 
ves et  d'erreurs  corrigées  lui  formèrent  tel- 
lement le  compas  visuel,  que,  quand  je  lui 
niettois  par  la  pensée  un  gâteau  sur  quel- 
que objet  éloigné ,  il  avoit  le  coup-dœil 
presque  aussi  sûr  que  la  chaîne  d  un  arpen- 
teur. 

Comme  la  vue  est  de  tous  les  sens  celui 
dont  on  peut  le  moins  séparer  les  juge- 
mensde  fesprit,  il  faut  beaucoup  de  tenitps 
pour  apprendre  à  voir  ;  il  faut  avoir  long- 
temps comparé  la  vue  au  toucher   pour 
accoutumer  le  premier  de  ces  deux  sens 
à  nous  faire  un  rapport  fidèle  des  figures 
et  des  distances  :  sans  le  toucher,  sans  le 
mouvement  progressif ,  les  yeux  du  monde 
les  plus  perçans  ne  sauroient  nous  donner 
aucune  idée  de  fétendue.  L'univers  entier 
ne  doit  être  qu'un  point  pour  une  huître; 
il  ne  lui  paroîtroitrien  de  plus  quand  même 
une  anie  humaine  informeroit  cette  huître. 
Ce  n'est  qu'à  force  de  marcher,  de  palper, 
de  nombrer,  de  mesurer  les  dimensions, 
qu'on  apprend  à  les  estimer  :  mais  aussi, 
si  Fou  mesuroit  toujours,  le  sens,  serepo- 
fantsur  l'instrument,  n'acquerroit  aucune 


LIVRE     II.  Z5t 

justesse.  Il  ne  faut  pas  non  ilus  que  Tenfant 
passe  tout  d'un  coup  de  la  mesure  à  Testf- 
mation  ;  il  faut  d  abord  que  ,  continuant  à 
comparer  par  parties  ce  qu'il  ne  sauroit 
comparer  tout  d'un  coup ,  à  des  aliquotes 
précises  il  substitue  4es  alic^uotes  par  ap- 
préciation, et  qu'au  lieu  d'appliquer  tou- 
jours avec  la  main  la  mesure  ,  il  s'accou- 
tume à  l'appliquer  seulement  avec  les  yeux^ 
Je  voudrois  pourtant  qu'on  vérifiât  ses 
premières  opérations  par  des  mesures  réel- 
les, afin  quil  corrigeât  ses  erreurs,  et  que, 
s'il  reste  dans  le  sens  quelque  fausse  appa» 
rence,  il  apprît  à  la  rectifier  par  un  meilleur 
jugement.  On  a  des  mesures  naturelles  qui 
sont  à-peu-près  les  mêmes  en  tous  lieux; 
les  pas  d'un  homme,  l'étendue  de  ses  bras, 
sa  stature.  Quand  l'enfant  estime  la  hauteur 
d'un  étage,  son  gouverneur  peut  lui  servir 
de  toise  ;  s'il  estime  la  hauteur  d'un  clocher, 
qu'il  le  toise  avec  les  maisons  ;  s'il  veut  savoir 
les  lieues  de  chemin,  qu'il  compte  les  heures 
de  marche  ;  et  sur-tout  qu  on  ne  fasse  riea 
de  tout  cela  pour  lui ,  mais  qu'il  le  fassd 
lui-même. 

On  ne  sauroit  apprendre  à  bien  juger  d^ 


552  ^   M   I  L  E. 

rétendue  et  de  la  grandeur  des  corps,  qu'oii 
n'apprenne  à  connoître  aussi  leurs  ligures 
et'  même  à  les  imiter  ;   car  au  fond  cette 
imitation  ne  tient  absolunient  qu'aux  lois 
delà  perspective  ;  et  Ton  ne  peut  estimer 
rétendue  sur  ses  apparences ,  qu'on  n  ait 
quelque  sentiment  de  ces  lois.  Les  enfans , 
grands  imitateurs,  essaient  tous  de  dessi- 
ner :  je  voudrois  que  le  mien  cultivât  cet 
art ,  '  non  précisément  pour  Tart  mémo  , 
mais  pour  se  rendre  Fœil  juste  et  la  main 
flexible  ;  et  en  général  il  importe  fort  peu 
qu'il  sache  tel  ou  tel  exercice  ,  pourvu  quil 
acquière  la  perspicacité  du  sens  et  la  bonne 
habitude    du  corps   qu'on    gagne  par   cet 
exercice.  Je  me  garderai  donc  bien  de  lui 
donner  un  maître  à  dessiner ,  qui  ne  lui 
donneroit  à  imiter  que  des  imitations ,  et 
ne  le  feroit  dessiner  que  sur  des  dessins  : 
je  veux  qu'il  n'ait  d'autre  maître  que  la 
nature  ni  d'autre  modèle  cjue  les  objets. 
Je  veux  qu'il  ait  sous  les  yeux  l'original 
même  et  non  pas  le  papier  qui  le  repré- 
sente f  qu'il  crayonne  une  maison  sur  une 
maison,  un  arbre  sur  un  arbre,  un  homme 
sur  un  homme,  afin  qu'il  s'accoutume  à 

bien 


LIVRE    ï  T.  553 

bien  observer  les  corps  et  leurs  apparences, 
et  non  pas  à  prendre  des  imitations  fausses 
et  conventionnelles  pour  de  véritables  imi- 
tations. Je  le  détournerai  même  de  rien 
tracer  de  mémoire  en  Fabsence  des  objets, 
jusqu'à  ce  que,  par  des  observations  fré- 
quentes, leurs  figures  exactes  s'impriment 
bien  dans  son  imagination  ;  de  peur  que , 
substituant  à  la  vérité  des  -choses,  deS 
figures  bizarres  et  fantastiques ,  il  ne  perde 
la  connoissance  des  proportions  et  le  goût 
des  beautés  de  la  nature. 

Je  sais  bien  que  de  cette  manière  il  bar- 
bouillera long-temps  sans  rien  faire  de  re- 
connoissable ,  qu'il  prendra  tard  Télégancô 
des  contours  et  le  trait  léger  des  dessina- , 
leurs,  peut-être  jamais  le  discernement  des 
effets  pittoresques  et  le  bon  goi'it  du  dessin; 
en  revanche  il  contractera  certainement 
un  coup-d'oeil  plus  juste,  une  main  plus 
siire,  la  connoissance  des  vrais  rapports 
de  grandeur  et  de  figure  qui  sont  entre  les 
animaux,  les  plantes,  les  corps  naturels, 
et  une  plus  prompte  expérience  du  jeu  de- 
là perspective.  Voilà  précisément   ce  que 
j'ai  voulu  faire  ;  et  mou  intention  n'est  pa^ 
.Tome  10.  Zt 


554  EMILE. 

1  ant  qu'il  saclie  imiter  les  objets  que  les  con- 
noître;  j'aime  mieux  qu'il  me  montre  une 
plante  d'acanthe,  et  qu'il  trace  moins  bien 
le  feuillage  d'un  chapiteau. 

Au  reste ,  dans  cet  exercice ,  ainsi  que 
dans  tous  les  autres  ,  je  ne  prétends  pas 
que  mon  ëleve  en  ait  seul  l'amusement.  Je 
veux  le  lui  rendre  plus  agrëable  encore  en 
ie  partageant  sans  cesse  avec  lui.  Je  ne  veux 
point  cpi'il  ait  d'autre  émule  que  moi  ;  mais 
je  serai  son  ëmule  sans  relâclie  et  sans 
risque  ;  cela  mettra  de  Tintérét  dans  ses 
occupations ,  sans  causer  de  jalousie  entre 
nous.  Je  prendrai  le  crayon  à  son  exemple  ; 
je  l'emploierai  d'abord  aussi  mal -adroite- 
ment que  lui.  Je  serois  un  Apelles  que  je 
ne  me  trouverai  qu'un  barbouilleur.  Jecom- 
înencerai  par  tracer  un  homme  comme 
les  laquais  les  tracent  contre  les  murs;  une 
barre  pour  chaque  bras,  une  barre  pour 
chaque  jambe,  et  les  doigts  plus  gros  que 
le  bras.  Bien  long- temps  après  nous  nous 
appercevrous  l'un  ou  l'autre  de  cette  dis- 
proportion :  nous  remarquerons  qu'une 
jambe  a  de  l'épaisseur,  que  cette  épaisseur 
nest  pas  par-tout  la  même;  que  le  bras 


LIVRE     II.  555 

a  sa  longueur  déterminée  par  rapport  au 
corps,  etc.  Dans  ce  progrès,  je  marcherai 
tout  au  plus  à  côté  de  lui ,  ou  je  le  devan- 
cerai de  si  peu ,  qu'il  lui  sera  toujours  aisé 
de  m'atteindre,  et  souvent  de  me  surpasser. 
Nous  aurons  des  couleurs,  des  pinceaux; 
nous  tâcherons  d'imiter  le  coloris  des  objets 
et  toute  leur    apparence  aussi  bien    que 
leur  figure.  Nous  enluminerons ,  nous  pein* 
drons ,  nous  barbouillerons;  mais ,  dans  tous 
nos  barbouillages,  nous  ne  cesserons  d'épier 
la  nature;  nous  ne  ferons  jamais  rien  que  • 
sous  les  yeux  du  maître. 

Nous  étions  en  peine  d'ornemens  pour 
notre  chambre,  en  voilà  de  tout  trouvés. 
Je  fais  encadrer  nos  dessins  ;  je  les  fais  cou- 
vrir de  beaux  verres,  afin  qu  on  ny  touche 
plus ,  et  que ,  les  voyant  rester  dans  l'état 
où  nous  les  avons  mis,  chacun  ait  intérêt 
de  ne  pas  négliger  les  siens.  Je  les  arrange 
par  ordre  autour  de  la  chambre,  chaque 
dessin  répété  vingt,  trente  fois,  et  montrant 
à  chaque  exemplaire  le  progrès  de  l'auteur, 
depuis  le  moment  où  la  maison  n'est  qu'un 
quarré  presque  informe ,  jusqu  a  celui  où  sa 
façade,  son   profil,   ses   proportions,   ses 

Z   2 


o56  é  M  I  L  È. 

ombres,  sont  dans  la  plus  exacte  vérité. 
Ces  gradations  ne  peuvent  manquer  de  nous 
offrir  sans  cesse  des  tableaux  intéressans 
pour  nous,  curieux  pour  d autres,  et  d'ex- 
citer toujours  plus  notre  émulation.  Aux 
premiers,  aux  plus  grossiers  de  ces  dessins , 
je  mets  des  cadres  bien  brillans,  bien  dorés, 
qui  les  rehaussent;  mais  quand  Timitation 
devient  plus  exacte  et  que  le  dessin  est 
véritablement  bon,  alors  je  ne  lui  donne 
plus  qu'un  cadre  noir  très  simple;  il  naplus 
«besoin  d'autre  ornement  que  lui-même,  et 
ce  seroit  dommage  que  la  bordure  partageât 
l'attention  que  mérite  l'objet.  Ainsi  chacun 
de  nous  aspire  à  Thonneur  du  cadre  uni  ; 
et  quand  Tun  veut  dédaigner  un  dessin  de 
l'autre ,  il  le  condamne  au  cadre  doré.  Quel- 
que jour,  peut-être,  ces  cadres  dorés  pas- 
seront entre  nous  en  proverbe,  et  nous  ad- 
mirerons combien  d'hommes  se  rendent 
justice  en  se  faisant  encadrer  ainsi. 

J'ai  dit  que  la  géométrie  n'étoit  pas  à  la 
portée  des  enfans  ',  mais  c'est  notre  fliute. 
Nous  ne  sentons  pas  que  leur  méthode 
n  est  point  la  nôtre ,  et  que  ce  qui  devient 
pour  nous  l'art  de  raisonner  ne  doit  être 


t  I  V  R  E   II.  o5y 

pour  eux  que  l'art  de  voir.  Au.  lieu  de  leur 
donner  notre  méthode ,  nous  ferions  mieux 
de  prendre  la  leur.  Car  notre  manière  d'ap- 
prendre la  géométrie  est  bien  autant  une 
affaire  d'imagination  que  de  raisonnement. 
Quand  la  proposition  est  énoncée,  il  faut 
en  imaginer  la  démonstration,  c'est-à-dir© 
trouver  de  quelle  proposition  déjà  sue 
celle-là  doit  être  une  conséquence,  et,  de 
toutes  les  conséquences  qu'on  peut  tirer  de 
cette  même  proposition  ,  choisir  précisé- 
ment celle  dont  il  s'agit. 

De  cette  manière  le  raisonneur  le  plus 
exact,  s'il  n'est  inventif,  doit  rester  court. 
Aussi  qu'arrive-t-il  de  là?  Qu'au  lieu  de  nous 
faire  trouver  les  démonstrations ,  on  nous 
les  dicte;  qu'au  lieu  de  nous  apprendre  à 
raisonner,  le  maître  raisonne  pour  nous,  et 
n'exerce  que  notre  mémoire. 

Faites  des  ligures  exactes,  combinez-les, 
posez'les  Tune  sur  l'autre,  examinez  leurs 
rapports;  vous  trouverez  toute  la  géométrie 
élémentaire  en  marchant  d'observation  en 
observation ,  sans  qu'il  soit  question ,  ni 
de  définitions,  ni  de  problêmes ,  ni  d'aucune 
autre  forme  démonstrative  que  la  simple 

Z5 


558  EMILE. 

superposition.  Pour  moi ,  je  ne  prétends 
point  apprendre  la  géométrie  à  Emile,  c  est 
lui  qui  me  l'apprendra  ;  je  chercherai  les 
rapports,  et  il  les  trouvera;  car  je  les  cher- 
cherai de  manière  à  les  lui  faire  trouver.  Par 
exemple,  au  lieu  de  me  servir  d'un  compas 
pour  tracer  un  cercle ,  je  le  tracerai  avec  une 
pointe  au  bout  d'un  fil  tournant  sur  un  pi- 
vot. Après  cela,  quand  je  voudrai  comparer 
les  rayons  entre  eux,  Emile  se  moquera 
de  moi,  et  il  me  fera  comprendre  que  le 
même  fil,  toujours  tendu,  ne  peut  avoir 
tracé  des  distances  inégales. 

Si  je  veux  mesurer  un  angle  de  soixante 
degrés  ,  je  décris  du  sommet  de  cet  angle 
non  pas  un  arc,  mais  un  cercle  entier;  car, 
avec  les  enfans,  il  ne  faut  jamais  rien  sous- 
entendre.  Je  trouve  que  laportion  du  cercle, 
comprise  entre  les  deux  côtés  de  langle 
est  la  sixième  partie  du  cercle.  Après  cela 
je  décris  du  même  sommet  un  autre  plus 
grand  cercle ,  et  je  trouve  que  ce  second 
arc  est  encore  la  sixième  partie  de  son  cer- 
cle. Je  décris  \m  troisième  cercle  concen- 
trique sur  lequel  je  fais  la  même  épreuve, 
et  je  la  continue  sur  de  nouveaux  cercles, 


LIVRE      II.  S'jVf 

jusqua  ce  qu'Emile,  choqué  de  ma  stupi- 
dité, m'avertisse  que  chaque  arc ,  grand  ou 
petit,  compris  par  le  même  angle ,  sera  tou- 
jours la  sixième  partie  de  sou  cercle,  etc. 
Nous  veilà  tout-à-llieure  à  Tusage  du  rap- 
porteur. 1  ,j 

Pour  prouver  que  les  angles  de  suite 
sont  égaux  à  deux. droits,  on  décrit  un  cer-? 
cle  ;  moi,  tout  au  contraire,  je  fais  en 
sorte  qu Emile  remarque  cela,  première- 
ment dans  le  cercle ,  et  puis  je  lui  dis  :  Si 
l'on  otoit  le  cercle ,  et  qu'on  laissât  les. 
lignes  droites,  les  angles  auroient-ils  changé 
de  grandeur  ?  etc. 

On  néglige  la  justesse  des  figures  ,  on  la 
suppose  ,  et  Ton  s'attache  à  la  démons- 
tration. Entre  nous  ,  au  contraire  ,  il  ne 
sera  jamais  question  de  démonstration  : 
notre  4)1  us  importante  affaire  sera  de  tirer 
des  lignes  bien  droites,  bien  justes,  bien 
<^gales  ;  de  faire  un  quarré  bien  j^arfait ,  de 
tracer  un  cercle  bien  rond.  Pour  vérilier  la 
justesse  de  la  ligure,  nous  Texaminerons 
par  toutes  ses  propriétés  sensibles;  et  cela 
nous  donnera  occasion  d'en  découvrir  cha- 
que jour  de  nouvelies.  IXous  plierou^.  pu^ 

Z4 


56o  E  M  I  L  E. 

le  diamètre  les  deux  demî-cercles  ,  par  la 
diagonale  les  deux  moitiés  du  quarré  :  nous 
comparerons  nos  deux  figures  pour  voir 
celle  dont  les  bords  conviennent  le  plus 
exactement ,  et  par  conséquent  la  mieux 
faite  ;  nous  disputerons  si  cette  égalité  de 
partage  doit  avoir  toujours  lieu  dans  les 
parallélogrammes,  dans  .les  trapèzes,  etc.i 
On  essaiera  quelquefois  de  prévoir  le  suc- 
cès de  l'expérience  avant  de  la  faire ,  on 
fâchera  de  trouver  des  raisons  ,  etc. 

La  géométrie  n'est  pour  mon  élevé  que 
l'art  de  se  bien  servir  de  la  règle  et  du 
compas  :  il  ne  doit  point  la  confondre 
avec  le  dessin,  oii  il  n'emploiera  ni  l'un 
ni  l'autre  de  ces  instrumens.  La  règle  et 
le  compas  seront  renfermés  sous  la  clef , 
et  l'on  ne  lui  en  accordera  que  rarement 
l'usage  et  pour  peu  de  temps  ,  afin  qu'il 
ne  s'accoutume  pas  à  barbouiller:  mais 
nous  pourrons  quelquefois  porter  nos  ligu- 
res à  la  promenade,  et  causer  de  ce  que 
nous  aurons  fait  ou  de  ce  que  nous  vou- 
drons faire. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  à  Turin 
«111  jeune  homme,  ùqui,  dans  son  enfan.:: 


1 1 V  R  E  II.  S6r 

fce,  on  avoît  appris  les  rapports  des  eon» 
tours  et  des  surfaces ,  en  lui  donnant  cha- 
que jour  à  choisir  dans  toutes  les  figures 
gëomëtriques  des  gauffres  isopérimetres., 
Le  petit  gourmand  avoit  épuisé  fart  d'Ar-^ 
chimede  pour  trouver  dans  laquelle  il  y 
avoit  le  plus  à  manger. 

Quand  un  enfant  joue  au  volant,  il 
s'exerce  l'œil  et  le  bras  à  la  justesse  ;  quand 
il  fouette  un  sabot ,  il  accroît  sa  force  eu 
s'en  servant ,  mais  sans  rien  apprendre.  J'ai 
demandé  quelquefois  pourquoi  Ton  n  of- 
froit  pas  aux  enfans  les  mêmes  jeux  dV 
dresse  qu'ont  les  hommes  ;  la  paume  j  le 
mail ,  le  billard  ,  l'arc  ,  le  ballon ,  les  in- 
strumens  de  musique.  On  m'a  répondu 
que  quelques  uns  de  ces  jeux  étoient  au^ 
dessus  de  leurs  forces ,  et  que  leurs  mem-r 
bres  at  leurs  organes  n'étaient  pas  assez 
formés  pour  les  autres.  Je  trouve  ces  rai^ 
sons  mauvaises  :  un  enfant  n'a  pas  la  taille 
d'un  homme,  et  ne  laisse  pas  do  porter  un 
liabit  lait  comme  le  sien.  Je  n'entends  pa^ 
qu'il  joue  avec  nos  masses  sur  un  billar4 
haut  de  trois  pieds  ;  je  n'entends  pas  qu'il 
j^ille  peipter  dans  nos  tripots,  pi  qu'oii 


362  K  M  I  L  E. 

charge  sa  petite  main  d'une  raquette  ée 
paumier  ;  mais  qu'il  joue  dans  une  salle 
dont  on  aura  garanti  les  fenêtres  ;  qu'il 
ne  se  serve  que  de  balles  molles  ;  que  ses 
premières  raquettes  soient  de  bois ,  puis 
de  parchemin  ,  et  enhn  de  corde  à  boyau 
bandée  à  proportion  de  son  progrès.  Vous 
préférez  le  volant  ,  parcequ'il  fatigue 
moins  et  qu'il  est  sans  danger.  Vous  avez 
tort  par  ces  deux  raisons.  Le  volant  est 
un  jeu  de  femmes  ;  mais  il  n'y  en  a  pas 
une  que  ne  fît  fuir  une  balle  en  mouve- 
ment. Leurs  blanches  peaux  ne  doivent  pas 
s'endurcir  aux  meurtrissures ,  et  ce  ne 
sont  pas  des  contusions  qu'attendent  leurs 
visages.  Mais  nous  ,  faits  pour  être  vigou- 
reux, croyons-nous  le  devenir  sans  peine? 
et  de  quelle  défense  serons-nous  capables , 
si  nous  ne  sommes  jamais  attaqués  ?  On 
joue  toujours  lâchement  les  jeux  où  Ton 
peut  être  mal-adroit  sans  risque:  un  volant 
qui  tombe  ne  fait  de  mal  à  personne;  mais 
rien  ne  dégourdit  les  bras  comme  d'avoir 
à  couvrir  la  tête ,  rien  ne  rend  le  coup- 
d'œil  si  juste  que  d'avoir  à  g:u:antir  les  yeux. 
S'élancer  du   bout  d'une  salie  à  l'autre  , 


LIVRE    II.  365 

juger  le  bond  d'une  balle  encore  en  Fair, 
la  renvoyer  d'une  main  forte  et  sûre  ;  de 
tels  jeux  conviennent  moins  à  Thomme 
qu'ils  ne  servent  à  le  former. 

Les  fibres  d'un  enfant ,  dit-on ,  sont  trop 
molles.  Elles  ont  moins  de  ressort,  mais 
elles  en  sont  plus  flexibles  ;  son  bras  est 
foible  ,  n^ais  enfin  c'est  un  bras  ;  on  en  doit 
faire,  proportion  gardée ,  tout  ce  qu'on  fait 
d'une  autre  machine  semblable.  Les  en- 
fans  n'ont  dans  les  mains  nulle  adresse  ; 
c'est  pour  cela  que  je  veux  qu'on  leur  en 
donne  :  un  homme  aussi  peu  exercé  qu'eux 
n'en  auroit  pas  davantage  :  nous  ne  pou- 
vons connoître  l'usage  de  nos  organes  qu'a- 
près les  avoir  employés.  Il  n'y  a  qu'une 
longue  expérience  qui  nous  apprenne  à  ti- 
rer  parti  de  nous-mêmes  ,  et  cette  expé- 
rience est  la  véritable  étude  à  laquelle  ou 
ne  peut  trop  tôt  nous   appliquer. 

Tout  ce  qui  se  fait  est  faisable.  Or  rien 
n  est  plus  commun  que  de  voir  des  enfans 
adroits  et  découplés  avoir  dans  les  mem- 
bres la  même  agilité  que  peut  avoir  un 
homme.  Dans  presque  toutes  les  foires  on 
en  voit  fairç  des  équilibres  ,  marcher   sur 


564  ^  M  I  L  E. 

les  mains,  sauter,  danser  sur  la  corde.f 
Durant  combien  d'années  des  troupes  d'en- 
fans  n  ont-elles  pas  attiré  par  leurs  ballets 
des  spectateurs  à  la  comédie  italienne  ? 
Qui  est-ce  qui  n'a  pas  oui  parler  en  Alle- 
magne et  en  Italie  de  la  troupe  pantomime 
du  célèbre  Nicolini?  Quelqu'un  a-t-il  ja- 
mais remarqué  dans  ces  enfans  des  mou- 
vemens  moins  développés ,  des  attitudes 
moins  gracieuses  ,  une  oreille  moins  juste, 
une  danse  moins  légère  que  dans  les  danseurs 
tout  formés  ?  Qu'on  ait  d'abord  les  doigts 
épais  ,  courts  ,  peu  mobiles ,  les  mains 
potelées  et  peu  capables  de  rien  empoi* 
gner;  cela  empêche-t-il  que  plusieurs  en*; 
fans  ne  sachent  écrire  ou  dessiner  à  fàge 
oii  d'autres  ne  savent  pas  encore  tenir  lo 
crayon  ni  la  plume  ?  Tout  Paris  se  sou* 
vient  encore  de  la  petite  Angloise  qui  fai* 
soit  à  dix  ans  des  prodiges  sur  le  clave- 
cin (a).  J'ai  vu  chez  un  magistrat ,  son  fils, 
petit  bon-homme  de  huit  ans  ,  qu'on  met* 
toit  sur  la  table  au  dessert  comme  une  sta» 


(a)  Un  petit  garçon  de  sept  ans  en  a  fait  depuis 
(pe  temps-là  de  plus  étonnans  encore, 


t  I  V  R  È  II*  365 

lue  âu  itiilieu  des  plateaux ,  jouer  là  d'un 
violon  presque  aussi  grand  que  lui,  et  sur- 
prendre par  son  exécution  les  artistes 
mêmes. 

Tous  ces  exemples  et  cent  mille  autres 
prouvent,  ce  me  semble,  que  l'inaptitude 
qu'on  Suppose  aux  enfans  pour  nos  exer- 
cices est  imaginaire  ,  et  que,  si  on  ne  les 
voit  point  réussir  dans  quelques  uns,  c'est 
qu'on  ne  les  y  a  jamais  exercés. 

On  me  dira  que  je  tombe  ici  par  rap- 
port au  corps  dans  le  défaut  de  la  culture 
prématurée  que  je  blâme  dans  les  enfans 
par  rapport  à  l'esprit.    La  différence  est 
très  grande  ;  car  l'un  de  ces  progiès  n'est 
qu'apparent ,    mais  l'autre   est    réel.    J'ai 
prouvé  que  l'esprit  qu'ils  paroissent  avoir  ils 
ne  l'ont  pas  ,   au  lieu  que  tout  ce  qu'ils 
paroissent  faire  ils  le  font.   D'ailleurs  on 
doit  toujours  songer  que  tout  ceci  n'est 
ou  ne  doit  être  que  jeu ,  direction  facile 
et  volontaire  des  mouvemens  que  la  nature 
leur  demande;  art  de  varier  leurs  amuse- 
mens  pour  les  leur  rendre  plus  agréables  , 
sans  que  jamais  la  moindre  contrainte  les 
tourne    en    travail  :   car   enfin    de    quoi 


o66  li  M  I  L  £. 

s'aniuseront-ils  dont  je  ne  puisse  faire  un 
objet  d'instruction  pour  eux  ?  et ,  quand  je 
ne  le  pourrois  pas  ,  pourvu  qu'ils  s'amu- 
sent sans  inconvénient  et  que  le  temps  se 
passe,  leur  progrès  en  toute  chose  n'im- 
porte pas  quant  à  présent  ;  au  lieu  que , 
lorsqu'il  faut  nécessairement  leur  appren- 
dre ceci  ou  cela  ,  comme  qu'on  s'y  prenne, 
il  est  toujours  impossible  qu'on  en  vienne 
à  bout  sans  contrainte  ,  sans  fticherie  et 
sans  ennui. 

Ce  que  j'ai  dit  sur  les  deux  sens  dont 
Tusage  est  le  plus  continu  et  le  plus  im- 
portant, peut  servir  d'exemple  de  la  ma- 
nière d'exercer  les  autres.  La  vue  et  le 
toucher  s'appliquent  également  sur  les 
corps  en  repos  et  sur  les  corps  qui  se 
meuvent  :  mais  comme  il  n'y  a  que  lé- 
branlement.  de  l'air  qui  puisse  émouvoir 
le  sens  de  Fouie ,  il  n'y  a  qu'un  corps  en 
mouvement  qui  fasse  du  bruit  ou  du  son  ;  et 
si  tout  étoit  en  repos,  nous  n'entendrions 
jamais  rien.  La  nuit  donc ,  où  ,  ne  nous 
mouvant  nous-mêmes  qu'autant  qu'il  nous 
plaît ,  nous  n'avons  à  craindre  que  les  corps 
qui  se  meuvent,  il  nous  importe  d'avoir 


LIVRE     II.  567 

Forellie  alerte,  de  pouvoir  j  uger,  par  la  sensa- 
tion  qui  nous  frappe,  si  le  corps  qui  la  cause 
est  grand  ou  petit,  éloigné  ou  proclie  ,  si 
son  ébranlement  est  violent  ou  foible.  L'air 
ébranlé  est  sujet  à  des  répercussions  qui 
îe  réfléchissent,  qui,  produisant  des  échos, 
répètent  la  sensation  ,  et  font  entendre  le 
corps  bruyant  ou  sonore  en  un  autre  lieu 
que  celui  où  il  est.  Si  dans  une  plaine  ou 
dans  une  vallée  on  met  Toreiile  à  terre, 
on  entend  la  voix  des  hommes  et  le  pas 
des  chevaux  de  beaucoup  plus  loin  qu'en 
restant  debout. 

Comme  nous  avons  comparé  la  vue  au 
toucher,  il  est  bon  de  la  comparer  de  même 
à  Touie,  et  de  savoir  laquelle  des  deux  im- 
pressions^ partant  à  la  fois  du  même  corps, 
arrivera  le  plutôt  à  son  organe.  Quand  on 
voit  le  feu  d'un  canon  on  peut  encore  se 
mettre  à  Tabri  du  coup  ^  mais  sitôt  qu'on 
entend  le  bruit ,  il  n'est  plus  temps  ,  le 
boulet  est  là.  On  peut  juger  de  la  distance 
où  se  fait  le  tonnerre  par  l'intervalle  de 
temps  qui  se  passe  de  l'éclair  au  coup.  Faites 
en  sorte  que  l'enfant  connoisse  toutes  ces 
expériences  -,  qu'il  fasse  celles  qui  sont  à 


sa  portée,  et  qu'il  trouve  les  autres  pa/' 
induction  :  mais  j'aime  cent  fois  mieux  qu  il 
les  ignore ,  que  s'il  faut  que  vous  les  lui 
disiez. 

Nous  avons  un  organe  qui  répond  à 
Touie,  savoir  celui  de  la  voix  ;  nous  n'en 
avons  pas  de  même  qui  réponde  à  la  vue, 
et  nous  ne  rendons  pas  les  couleurs  comme 
les  sons.  C'est  un  moyen  de  plus  pour 
cultiver  le  premier  sens ,  en  exerçant  Tor- 
gane  actif  et  Forgane  passif  fun  par  l'autre. 

L'homme  a  trois  sortes  de  voix,  savoir, 
la  voix  parlante  ou  articulée ,  la  voix  chan- 
tante ou  mélodieuse,  et  la  voix  pathétique 
ou  accentuée ,  qui  sert  de  langage  aux  pasf- 
sions  et  qui  anime  le  chant  et  la  parole. 
L'enfant  a  ces  trois  sortes  de  voix  ainsi  que 
riiomme,  sans  les  savoir  allier  de  même  :  il 
a  comme  nous  le  rire,  les  cris ,  les  plaintes, 
l'exclamation,  les  gémissemens;  mais  il  n*© 
sait  pas  en  mêler  les  inflexions  aux  deux 
autres  voix.  Une  musique  parfaite  est  celle 
qui  réunit  le  mieux  ces  trois  voix.  Les 
enfans  sont  incapables  de  cette  musique-Li, 
et  leur  chant  n'a  jamais  d'ame.  De  même, 
dans  la  voix  parlante,  leur  langage  n'a  point 

d'accent  j 


I.  I  V  R  E     I  I.  S69 

d'accent;  ils  crient,  njais  ils  n'accentuerit 
pas  ;  et  comme  dans  lenr  discours  il  y  a 
peu  d'accent,  il  y  a  peu  d'énergie  dans  leur 
voix.  Notre  ëleve  aura  le  parler  plus  uiii, 
J)lus  simple  encore,  parceque  ses  passions, 
n'étant  pas  éveillées,  ne  mêleront  point  leur 
langage  au  sien.  N'allez  donc  pas  lui  don- 
ner à  réciter  des  rôles  de  tragédie  et  de 
comédie  5  ni  vouloir  lui  apprendre,  comme 
on  dit ,  à  déclamer.  Il  aura  trop  de  sens 
pour  savoir  donner  un  ton  à  des  choses 
qu'il  ne  peut  entendre  ,  et  de  l'expression 
à  des  sentimens   qu'il  n'éprouva   jamais. 

Apprenez-lui  à  parler  uniment  ,  claire- 
ment ,  à  bien  articuler  ,  à  prononcer  exac- 
tement et  sans  affectation  ,  à  connoître  et 
à  suivre  l'accent  grammatical  et  la  pro- 
sodie, à  donner  toujours  assez  de  voix  pour 
être  entendu  ,  mais  à  n'en  donner  jamais 
plus  qu'il  ne  faut  ;  défaut  ordinaire  aux 
enfans  élevés  dans  les  collèges  :  en  toute 
chose  rien  de  superflu. 

De  même,  dans  léchant,  rendez  sa  voix 
juste,  égale,  flexible,  sonore,  son  oreille 
sensible  à  la  mesure  et  à  l'harmonie,  mais 
rien  de  plus.  La  musique  imitative  et  théâ- 

Tome  10.  A  a 


ZyO  EMILE. 

traie  n'est  pas  de  sçn  âge ,  je  ne  voudroîs 
pas  même  qu'il  chantât  des  paroles  ;  s  il 
en  vouloit  chanter,  je  tâcherois  de  lui  fair© 
des  chansons  exprès,  intéressantes  pour  son 
âge ,  et  aussi  simples  que  ses  idées. 

On  pense  bien  qu'étant  si  peu  pressé  do 
lui  apprendre  à  lire  l'écriture ,  je  ne  le  serai 
pas  non  plus  de  lui  apprendre  à  lire  la 
musique.  Ecartons  de  son  cerveau  toute 
attention  trop  pénible,  et  ne  nous  hâtons 
point  de  fixer  son  esprit  sur  des  signes  de 
convention.  Ceci,  je  l'avoue,  semble  avoir 
sa  difficulté  ;  car  ,  si  la  connoissance  des 
notes  ne  paroît  pas  d'abord  plus  nécessaire 
pour  savoir  chanter  que  celle  des  lettres 
pour  savoir  parler ,  il  y  a  pourtant  celte 
différence,  qu'en  parlant  nous  rendons  nos 
propres  idées  ,  et  qu'en  chantant  nous  ne 
rendons  guère  que  celles  d'autrui.  Or ,  pour 
les  rendre  ,  il  faut  les  lire. 

Mais ,  premièrement ,  au  lieu  de  les  lire 
on  les  peut  ouir ,  et  un  chant  se  rend  à 
l'oreille  encore  plus  fidèlement  qu'à  l'œil. 
De  plus,  pour  bien  savoir  la  musique  il 
ne  suffît  pas  de  la  rendre  ,  il  la  faut  corn» 
poser;  et  l'un  doit  s'apprendre  avec  l'autre. 


€ 


LIVREII.  ^yi 

sans  quoi  Ton  ne  la  sait  jamais  bien.  Exer- 
cez votre  petit  musicien  d'abord  à  faire  des 
phrases  bien  régulières  ,  bien  cadencées , 
ensuite  à  les  lier  entre  elles  par  une  niodu- 
larion  tiès  simple ,  enfin  à  marquer  leurs 
différens    rapports    par  une   ponctuation 
correcte;  ce  qui  se  fait   par  le   bon  choix 
des  cadences  et  des  repos.  Sur- tout  jamais 
de  chant  bizarre  ,  jamais  de  pathétique  ni 
d  expression;   Une  mélodie  toujours  chan- 
tante  et    simple  ,    toujours  dérivant    des 
cordes  esseaitielles  du    ton  ,    et  toujours 
indi([uant  tellement  la  basse,  qu'il  la  sente 
et  raccompagne  sans  peine  ;  car,  pour  se 
former  la  voix  et  Toreille,  il  ne  doit  jamais 
clianter  (ju'au  clavecin. 

Pour  mieux  marquer  les  sons ,  on  les 
articule  en  les  prononçant;  de  là  l'usage  de 
solfier  avec  certaines  syllabes.  Pour  distin- 
guer les  degrés  il  faut  donner  des  noms  à 
ces  degrés  et  à  leurs  différens  termes  fixes  ; 
de  là  les  noms  dçs  intervalles ,  et  aussi  les 
lettres  de  Falphabet  dont  on  marque  les 
touches  du  clavier  et  les  notes  de  la  gamme, 
C  et  A  désignent  des  sons  fixes ,  invariables, 
toujuiîrs  rendus  parles  nfônies  touches.  Ut 

Aa  2 


073  EMILE. 

et  la  sont  autre  chose.  Ut  est  constamment 
la  tonique  d'un  mode  majeur ,  ou  la  më- 
diante  d'un  mode  mineur.  La  est  constam- 
ment la  tonique  d'un  mode  mineur  ,  ou  la 
sixième  note  d'un  mode  majeur.  Ainsi  les 
lettres  marquent  les  termes  immuables  des 
rapports  de  notre  système  musical,  et  les 
syllabes  marquent  les  termes  homologues 
des  rapports  semblables  en  divers  tons.  Les 
lettres  indiquent  les  touches  du  clavier,  et 
les  syllabes  les  degrés  du  mode.  Les  musi- 
ciens françois   ont    étrangement    brouillé 
ces  distinctions;  ils  ont  confondu  le  sens 
des   syllabes  avec   le  sens  des  lettres  ;   et 
doublant  inutilement  les  signes  des  tou- 
ches ,  ils  n'en  ont  point  laissé  pour  exprimer 
les  cordes  ^des  tons  :  en  sorte  que  pour  eux 
ui:  et  C  sont  toujours  la  même  chose;  ce  qui 
n'est  pas,  et  ne  doit  pas  être,  car  alors  de 
quoi  serviroit  C  ?  Aussi  leur  manière  de 
solHer  est-elle  d'une  difficulté  excessive  sans 
être  d'aucune  utilité  ,  sans  porter  aucune 
idée  nette  à  l'esprit  ,  puisque ,  par  cette 
méthode ,  ces  deux  syllabes  ut  et  mi ,  par 
exemple  ,  peuvent  également  signifier  une 
li^iQQ  majeure,  mineure,  superflue^  oii 


LIVRE     II.  375 

diminuée.  Par  quelle  étrange  fatalité  le  pays 
du  monde  où  Ton  écrit  les  plus  b^aux  livres 
sur  la  musique  est-il  précisément  celui  où 
on  l'apprend  le  plus  difficilement  ? 

Suivons  avec  notre  élevé  une  pratique 
plus  simple  et  plus  claire  ;  qu'il  n'y  ait  pour 
lui  que  deux  modes,  dont  les  rapports  soient 
toujours  les  mêmes  et   toujours  indiqués 
par  les  mêmes  syllabes.   Soit  qu'il  chante 
ou  qu'il  joue  d'un  instrument,  qu'il  sache 
établir  son  mode  sur  chacun   des   douze 
tons  qui  peuvent  lui  servir  de  base,  et  que, 
soit  qu'on  module  en  D,  en  C  ,  en  G,  etc. 
la  finale  soit  toujours  ut  ou  la  selon  le  mode. 
De  cette  manière  il  vous  concevra  toujours; 
les  rapports  essentiels  du  mode  pour  chan- 
ter et  jouer  juste  seront  toujours  présens 
à  son  esprit  ,  son  exécution  sera  plus  nette 
et  son  progrès  plus  rapide.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  bizarre  que  ce  que  les  François  appel- 
lent solfier  au  naturel  ;  c  est  éloigner  les 
idées  de  la  chose   pour  en  substituer  d'é- 
trangères qui  ne  font  qu'égarer.  Rieii  n'est 
plus  naturel  que  de  sollier  par  transposi- 
tion ,  lorsque  le  mode  est  transposé.  Mais 
c'en. est  trop  sur  la  musique;  enseignez-la 

A  a  3 


574  i^  M  I  L  E. 

comme  vous  voudrez ,  pourvu  qu'elle  ne 
soit  jamais  qu'un  amusement. 

Nous  voilà  bien  avertis  de  Tétat  des  corps 
étrangers  par  rapport  au  nôtre ,  de  leur 
poids  ,  de  leur  figure,  de  leur  couleur,  de 
leur  solidité,  de  leur  grandeur,  c!e  leur  dis- 
tance^ de  leur  température,  de  leur  repos, 
de  leur  mouvement.  Nous  sommes  instruits 
de  ceux  qu'il  nous  convient  d'approcher  ou 
d'éloigner  de  nous,  de  la  manière  dont  il  faut 
nous  y  prendre  pour  vaincre  leur  résistance , 
ou  pour  leur  en  opposer  une  qui  nouspréser* 
ve  d'en  être  offensés  ;  mais  ce  n'est  pas  assez  : 
notre  propre  corps  s'épuise  sans  cesse ,  il  a 
besoin  d'être  sans  cesse  renouvelé.  Quoi- 
que nous  ayons  la  faculté  d'en  changer 
d'autres  en  notre  propre  substance ,  le  choix 
n'est  pas  indifférent  :  tout  n'est  pas  aliment 
pour  l'homme;  et  des  substances  qui  peu- 
vent l'être  ,  il  y  en  a  de  phis  ou  de  moins 
convenables,  selon  la  constitution  de  son 
espèce,  selon  le  climat  qu'il  habite,  selon 
son  tempérament  particulier,  et  selon  la 
manière  de  vivre  que  lui  prescrit  son  état. 

Nous  mourrions  affamés  ou  empoison- 
nés ,  s'il  falloit  attendre,  pour  choisir  les 


L  I  V  R  E     I  I.  37 


nourritures  qui  nous  conviennent,  que 
Texpérience  nous  eût  appris  aies  connoître 
et  à  les  choisir:  mais  la  suprême  bonté  qui 
a  fait ,  du  plaisir  des  êtres  sensibles ,  Tin- 
strument  deleurconservatioii ,  nous  avertit , 
par  ce  qui  plaît  à  notre  palais,  de  ce  qui 
convient  à  notre  estomac.  Il  n  y  a  point  na- 
turellement pour  rhonune  de  médecin  plus 
sûr  que  son  propre  appétit;  et ,  à  le  prendre 
dans  son  état  primitif,  je  ne  doute  point 
qu'alors  les  alimens  qu'il  trouvoit  les  plus 
agréables  ne  lui  fussent  aussi  les  plus  sains. 

Il  y  a  plus.  L'auteur  des  choses , ne  pour- 
voit pas  seulement  anx  besoins  qu'il  nous 
donne ,  mais  encore  à  ceux  que  nous  nous 
donnons  nous-mêmes  ;  et  c'est  pour  mettre 
toujours  le  désir  à  côté  du  besoin,  qu'il  fait 
que  nos  goûts  changent  et  s'altèrent  avec 
nos  manières  de  vivre.  Plus  nous  nous  éloi- 
gnons de  Tétat  de  nature ,  plus  nous  perdons 
de  nos  goûts  naturels  ;  ou  plutôt  l'habitude 
nous  fait  une  seconde  nature,  que  nous  sub- 
stituons tellement  à  la  première,  que  nul 
d'entre  nous  ne  connoît  plus  celle-ci. 

Il  suit  de  là  que  les  goûts  les  plus  naturels 
doivent  être  aussi  les  plus  simples  ;  car  c% 

Aa  4 


576  EMILE. 

sont  ceux  qui  se  transforment  le  plus  aisé- 
ment ;  au  lieu  qu'en  s' aiguisant,  en  s'irritant 
par  nos  fantaisies,  ils  prennent  une  forme 
qui  ne  change  plus.  L'homme  qui  n  est  en- 
core d'aucun  pays  se  fera  sans  peine  aux 
usages  de  quelque  pays  que  ce  soit  ;  mais 
rhomme  d'un  pays  ne  devient  plus  celui 
d'un  autre. 

Ceci  me  paroît  vrai  dans  tous  les  sens , 
et  bien  plus,  appliqué  au  goût  proprement 
dit.  Notre  premier  aliment  est  le  lait;  nous 
ne  nous  accoutumons  que  par  degrés  aux 
saveurs  fortes;  d'abord  elles  nous  répugnent. 
Des  fruits,  des  légumes,  des  herbes,  et  enfin 
quelques  viandes  grillées,  sans  assaisonne- 
ment et  sans  sel,  firent  les  festins  des  pre- 
miers hommes  (a).  La  première  fois  qu'un 
sauvage  boit  du  vin  il  fait  la  grimace  et  le 
rejette;  et,  même  parmi  nous,  quiconque 
a  vécu  jusqu'à  vingt  ans  sans  goûter  de  li- 
queurs fermentées ,  ne  peut  plus  s'y  accou- 
tumer: nous  serions  tous  abstêmes  si  l'on  ne 
nous  eût  donné  du  vin  dans  nos  jeunes  ans. 


(a) Voyez  l'Arcadie  de  Paiisanias  ;  voyez  aussi  le 
mQrcsau  de  Plutartîue  transcrit  ci-après. 


LIVRE     II.  S77 

Enfin  ,  plus  nos  goûts  sont  simples ,  plus 
ils  sont  universels;  les  répugnances  les  plus 
communes  tombent  sur  des  mets  compo- 
sés. Vit-on  jamais  personne  avoir  en  dégoût 
Feau  ni  le  pain  ?  Voilà  la  trace  de  la  nature , 
voilà  donc  aussi  notre  règle.  Conservons 
h  Tenfant  son  goût  primitif"  le  plus  qu'il  est 
possible  ;  que  sa  nourriture  soit  commune, 
et  simple,  que  son  palais  ne  se  familiarise 
qu  a  des  saveurs  peu  relevées,  et  ne  se  forme 
point  un  goût  exclusif. 

Je  n'examine  pas  ici  si  cette  manière  de 
vivre  est  plus  saine  ou  non  ;  ce  n  est  pas 
ainsi  que  je  fenvisage.  Il  me  suffit  de  sa- 
voir ,  pour  la  préférer ,  que  c'est  la  plus 
conforme  à  la  nature ,  et  celle  qui  peut  le 
plus  aisément  se  plier  à  toute  autre.  Ceux 
qui  disent  qu'il  faut  accoutumer  les  en- 
fans  aux  alimens  dont  ils  useront  étant 
grands,  ne  raisonnent  pas  bien,  ce  me 
semble.  Pourquoi  leur  nourriture  doit-elle 
être  la  même  tandis  que  leur  manière  de 
vivre  est  si  différente? Un  homme  épuisé  de 
travail ,  de  soucis ,  de  peines,  a  besoin  d'a- 
limens  succulens  qui  lui  portent  de  nou- 
veaux espiits  au  cerveau  ;  un  enfant  qui 


57^  :^  M  I  L  Ë. 

vient  de  s'ëbattre ,  et  dont  le  corps  crott , 
a  besoin  d'une  nourriture  abondante  qui 
lui  fasse  beaucoup  de  chyle.  D'ailleurs 
rhomme  fait  a  dëja  son  état,  son  emploi, 
son  domicile;  mais  qui  est-ce  qui  peut  être 
sur  de  ce  que  la  fortune  lëserve  à  T enfant? 
En  toute  chose  ne  lui  donnons  point  une 
forme  si  déterminée ,  qu'il  lui  en  coûte 
trop  d'en  changer  au  besoin.  Ne  faisons 
pas  qu'il  meure  de  faim  dans  d'autres  pays 
s'il  ne  traîne  par- tout  a  sa  suite  un  cui- 
sinier françois,  ni  qu'il  dise  un  jour  qu'on 
ne  sait  manger  qu'en  France.  Voilà  ,  par 
parenthèse,  un  plaisant  éloge!  Pour  moi, 
je  dirois  au  contiaire  qu'il  n'y  a  que  les 
François  qui  ne  savent  pas  manger,  puis- 
qu'il faut  un  art  si  particulier  pour  leur 
rendre  les  mets  mangeables. 

De  nos  sensations  diverses  le  goût  donne 
celles  qui  généralement  nous,  alfectent  le 
plus.  Aussi  sommes-nous  plus  intéresses  à 
bien  juger  des  substances  qui  doivent  faire 
pnrtie  de  la  nAtre  ,  que  de  celles  qui  ne 
font  que  l'environner.  Mille  choses  sont 
indifférentes  au  toucher,  à  l'ouie,  à  la 
vue  ;  mais  il  n'y  a  presque  rien  d'indiffé- 


LIVRE     II.  379 

lent  au  goût.  De  plus ,  ractlvitë  de  ce  sens 
est  toute  physique  et  matërielle:  il  est  le 
seul  qui  ne  dit  rien  à  Timaginatioiî ,  du . 
moins  celui  dans  les  sensations  duquel  elle 
enti^e  le  moins;  au  lieu  que  Fimitation  et 
rimagination  mêlent  souvent  du  moral  à 
rimpression  de  tous  les  autres.  Aussi  gé- 
néralement les  cœurs  tendres  etvoluptueux, 
les  caractères  passionnés  et  vraiment  sensi- 
bles, faciles  à  émouvoir  par  les  autres  sens, 
sont-ils  a<^sez  tiedes  sur  celui-ci-  De  cela 
même  qui  semble  mettre  le  goût  au-dessous 
deux,  et  rendre  plus  méprisable  le  pen- 
chant fpii  nous  y  livre,  je  conclurois  au 
contraire  que  le  moyen  le  plus  convenable 
pour  gouverner  les  en  fans  est  de  les  mener 
par  leur  bouche.  Le  mobile  de  la  gour- 
mandise est  sur-tout  préférable  à  celui  de 
ia  vanité ,  en  ce  que  la  première  est  un 
appétit  de  la  nature ,  tenant  innnédiate- 
ment  au  sens;  et  que  la  seconde  est  un 
ouvrage  de  Topinion,  su)et  au  caprice  des 
hommes  et  à  toutes  sortes  d'abus.  La  gour- 
mandise est  la  passion  de  i enfance;  cette 
passion  ne  tient  devant  aucune  autre  ;  à 
Ja  moindre  concurrence  elle  disparoît.  Eh  l 


58o  EMILE. 

croyez-nioî  ;  Tenfaiit  ne  cessera  que  trop 
tôt  de  songer  à  ce  qu'il  mange;  et  quand 
son  cœur  sera  trop  occupé ,  son  palais  ne 
Toi  cupera  guère.  Quand  il  sera  grand, 
mille  sentimens  impétueux  donneront  le 
change  à  li  gourmandise,  et  ne  feront 
qu'irriter  la  vanité  ;  car  cette  dernière  pas- 
sion seule  fait  son  profit  des  autres  ,  et  à  la 
lin  les  engloutit  toutes.  Jai  quelquefois 
examiné  ces  gens  qui  donnoient  de  f  im- 
13ortance  aux  bons  morceaux  ,  qui  son- 
geoient  en  s'é veillant  à  ce  qu'ils  mange- 
roient  dans  la  journée  ,  et  décrivoient  un 
repas  ff\'ec  plus  d'exactitude  que  n'en  met 
Polybe  à  décrire  un  combat.  J'ai  trouvé 
que  tous  ces  prétendus  hommes  netoient 
que  des  enfans  de  quarante  ans,  sans  vi- 
gueur et  sans  consistance ,  frustes  consu- 
mère  nati.  La  sourmandise  est  le  vice  des 
cœurs  qui  n'ont  point  d'étoffe.  L'ame  d'un 
gourmand  est  toute  dans  son  palais,  il  n'est 
i^iitque  pour  manger  ;  dans  sa  stupide  in- 
capacité il  n'est  qu'à  table  à  sa  place  ,  il  ne 
sait  juger  que  des  plats  :  laissons-lui  sans 
re.^,ret  cet  emploi  ;  mieux  lui  vaut  celui-là 
qu'un  autre,  autant  pour  nous  que  pour  lui. 


t  I  V  R  E    I  r.  38 1 

Craindre  que  la  gourmandise  ne  s'en- 
racine  dans  un  enfant  capable  de  quelque 
chose ,  est  une  précaution  de  petit  esprit. 
Dans  Fenfance  on  ne  songe  qu'à  ce  qu'on 
mange  ;  dans  Tadolescence  on  n  y  songe 
plus,  tout,  nous  est  bon ,  et  Ion  a  bien 
d'autres  affaires.  Je  ne  voudrois  pourtant 
pas  qu'on  allât  faire  un  usage  indiscret  d'un 
ressort  si  bas  ,  ni  étayer  d'un  bon  mor- 
ceau l'honneur  de  faire  une  belle  action. 
Mais  je  ne  vois  pas  pourquoi ,  toute  l'en- 
fance n'étant  ou  ne  devant  être  que  jeux 
et  folâtres  amusemens ,  des  exercices  pu- 
rement corporels  n'auroient  pas  un  prix 
matériel  et  sensible.  Qu'un  petit  Major- 
quain  ,  voyant  un  panier  sur  le  haut  d'un 
arbre,  l'abatte  à  coups  de  fronde,  n'est-il 
pas  bien  juste  qu'il  en  profite ,  et  qu'un  bon 
déjeûner  répare  la  force  qu'il  use  à  le  ga* 
gner  (a)?  Qu'un  jeune  Spartiate,  à  travers 
les  risques  de  cent  coups  de  fouet,  se  glisse 
habilement  dans  une  cuisine ,  qu'il  y  vole 

(a)  Il  y  a  bien  des  siècles  que  les  Majorquainç 
ont  perdu  cet  usage;  il  est  du  temps  deU  célébrité 
lie  leurs  frondeurs., 


SSs  35  M  I  L  E. 

un  renardeau  tout  vivant ,  qu'en  rempor- 
tant dans  sa  robe  il  en  soit  égratigné, 
mordu  ,  mis  en  sang  ,  et  que,  pour  n'avoir 
pasla  honte  d'être  surpris,  Fenfantse  laisse 
déchirer  les  entrailles  sans  sourciller,  sans 
pousser  un  seul  cri ,  n  est-il  pas  juste  qu'il 
profite  enfm  de  sa  proie  ,  et  qu'il  la  mange 
après  en  avoir  été  mangé  ?  Jamais  un  bon 
repas  ne  doit  être  une  récompense  ;  mais 
pourquoi  ne  seroit-il  pas  Teilet  des  soins 
qu'on  a  ])ris  pour  se  le  procurer  ?  Emile  ne 
regarde  point  le  gâteau  que  j  ai  mis  sur  la 
pierre  comme  le  prix  d'avoir  bien  couru; 
il  sait  seulement  que  le  seul  moyen  d'a- 
voir ce  gAteau  est  d'y  arriver  plutôt  qu'un 
autre. 

Ceci  ne  contredit  point  les  maximes  que 
j'avanc^ois  tout-àrheure  sur  la  simplicité 
des  mets;  car,  pour  llatter  Fappétitdes  en- 
fans  ,  il  ne  s'agit  pas  d'exciter  leur  sensua- 
lité ,  mais  seulement  de  la  satisfaire  ;  et 
cela  s'obtiendra  par  les  choses  du  monde 
Jes  plus  communes,  si  Ton  ne  travaille  pas 
à  leur  raffiner  le  goût.  Leur  appétit  conti- 
nuel qu'excite  le  besoin  de  croître  est  un  as- 
saisonnement sûr  qui  leur  tient  lieu  de  beau* 


LIVRE     II.  383 

coup  d'autres.  Des  fruits  ,  du  laitage,  quel- 
que pièce  de  four  un  peu  plus  délicate  que 
le  pain  ordinaire  ,  sur-tout  fart  de  dispen- 
ser sobrement  tout  cela,  voilà  de  quoi 
mener  des  armées  d'enfans  au  bout  du  mon- 
de ,  sans  leur  donner  du  goût  pour  les  sa- 
veurs vives  ,  ni  risquer  de  leur  blaser  le 
palais. 

Une  des  preuves  que  le  goût  de  la  viande 
n'est  pas  naturel  àlhomme  ,  est  Tindiffé- 
rence  que  les  enfans  ont  pour  ce  mets-là , 
et  la  préférence  qu'ils  donnent  tous  à  des 
nourritures  végétales ,  telles  que  le  laitage, 
la  pâtisserie ,  les  fruits  ,  etc.  Il  importe 
sur-tout  de  ne  pas  dénaturer  ce  goût  pri- 
mitif, et  de  ne  point  rendre  les  enfans 
carnassiers  :  si  ce  n'est  pour  leur  santé  , 
c'est  pour  leur  caractère  ;  car  de  quelque 
tnaniere  qu'on  explique  l'expérience ,  il  est 
certain  que  les  grands  mangeurs  de  viande 
sont  en  général  cruels  et  féroces  plus  que 
les  autres  hommes  :  cette  observation  est 
de  tous  les  lieux  et  de  tous  les  temps  :  la 
barbarie  angloise  est  connue  {a)  ;  les  Gau- 

(o)  Je  sais  que  les  Anglois  vantent  beaucoup  leur 
humanité  et  le  bon  naturel  de  leur  nation ,  qu'il» 


384  3%  M  I  L  E. 

res  ,  au  contraire ,  sont  les  plus  doux  des 
hommes  {a).  Tous  les  sauvages  sont  cruels  -, 
et  leurs  mœurs  ne  les  portent  point  à  Te- 
tre,  cette  cruauté  vient  de  leurs  alimens  : 
ils  vont  à  la  guerre  comme  à  la  chasse  , 
et  traitent  les  hommes  comme  les  ours. 
En  Angleterre  môme  les  bouchers  ne  sont 
pas  reçus  en  témoignage  (/;) ,  non  plus 
que  les  chirurgiens.  Les  grands  scélérats 
t'endurcissent  au  meurtre  en  buvant  du 
sang.  Homère  fait  des  Cyclope'?,  Tiiangeurs 
de  chair,  des  hommes  affreux;  et  des  Lo- 
tophages  un  peuple  si  aimable  ,  qu  aus-i- 

appellent  good  naturcd  people;  mais  ils  onl  beau 
crier  cela  tant  qu'ils  peuvent ,  personne  ne  le  ré- 
pète après  eux. 

{a)  Les  Banians,  qui  s'abstiennent  de  toute  chair 
plus  sévèrejnent  que  les  Gaures  ,  sont  presque 
aussi  doux  qu'eux  ;  mais  comme  leur  morale  est 
moins  pure  et  leur  culte  moins  raisonnable ,  ils  ne 
sont  pas  si  honnêtes  gens. 

{b)  Un  des  traducteurs  anglois  de  ce  livre  a  relevé 
ici  ma  méprise  et  tous  deux  l'ont  corrigée.  Les  bou- 
chers et  les  chirurgiens  sont  reçus  en  témoignage  ; 
mais  les  premiers  ne  sontpoint  admis  comme  jurés 
ou  pairs  au  jugejijçut  (^ei.  crim«s  ,  et  les  chirurgiens 
le  sont» 

t6c 


LIVRE    1  r.  585 

tôt  qu'on  avoit  essayé  de  leur  commerce  , 
on  OLiblioit  jusqu'à  son  pays  pour  vivre 
avec  eux. 

^  i<  Tu  me  demandes  ,  disoit  Plutarque  , 
ce  pourquoi  Pythagore  s'abstenoit  de  nian- 
te ger  de  la  clialr  des  bètes  ;  mais  moi  je  te 
ce  demande ,  an  contraiie,  quel  courage 
ce  d'homme  eut  le  jjreniier  qui  approcha 
<c  de  sa  bouche  une  chair  meurtrie ,  qui 
<c  brisa  de  sa  dent  les  os  d'une  béte  expi- 
ée rante  ,  qui  ht  servir  devant  lui  des  corps 
ce  morts  ,  des  cadavres  ,  et  englouht  dans 
«  son  estomac  des  membres  qui ,  le  mo- 
ce  ment  d'auparavant,  bêloient,  mugissoient, 
ce  marchoient  et  voyoient.  Comment  sa 
ce  main  put-elle  enfoncer  un  ter  dans  le 
ce  cœur  d'un  être  sensible  ?  Comment  ses 
ec  yeux  purent-ils  supporter  un  meurtre  ?, 
ec  Comment  put-il  voir  saigner  ,  écorcher, 
ce  démembrer  un  pauvre  animal  sans  dé- 
ce  fense  ?  Comment  put-il  supporter  l'as- 
ce  pect  des  cliairs  [)anLelantes  ?  Comment 
te  leur  odeur  ne  lui  lit-elle  pas  soulever  1q 
te  cœur  ?  Comment  ne  fut-il  pas  dégoûté, 
ce  repoussé,  saisi  d'horreur,  quand  il  vint 
ce  à  manier  l'ordure  de  ces  blessures ,  à  nefc- 
Tome  10.  B  b 


S86  ï  M  I  L  s. 

«  toyer  le  sang  noir  et  figë  qui  les  cou* 

<c  vroit  ? 

te  Les  peaux  rampoient  sur  là  terre  écorche'es; 
ce  Les  chairs  au  feu  mugissoient  embrochées  j 
«  L'homme  ne  put  les  manger  sans  frémir  , 
«  Et  dans  son  sein  les  entendit  gémir, 

5>  Voilà  ce  qu'il  dut  imaginer  et  sentir 
ce  la  première  fois  qu'il  surmonta  la  nature 
ce  pour  faire  cet  horrible  repas ,  la  première 
ce  fois  qu'il  eut  faim  d'une  béte  en  vie , 
ce  qu'il  voulut  se  nourrir  d'un  animal  qui 
ce  paissoit  encore ,  et  qu'il  dit  comment  il 
ce  falloit  égorger,  dépecer ,  cuire  la  brebis 
ce  qui  lui  léclioit  les  mains.  C'est  de  ceux 
ce  qui  commencèrent  ces  cruels  festins  ,  et 
ce  non  de  ceux  qui  les  quittent ,  qu'on  a 
ce  lieu  de  s'étonner  :  encore  ces  premiers-là 
ce  pourroient-ils  justifier  leur  barbarie  par 
ce  des  excuses  qui  manquent  à  la  nôtre , 
ce  et  dont  le  défaut  nous  rend  cent  fois  plus 
ce  barbares  qu'eux. 

ce  Mortels  bien  aimés  des  dieux  ,  noua 
ce  diroient  ces  premiers  hommes ,  compa- 
cc  rez  les  temps  ;  voyez  combien  vous  êtes 
«  heureux  et  combien  nous  étions  misé- 


LIVRE     II.  tSf 

tf  rables  !  La  terre  nouvellement  formée  et 
«  Tair  chargé  de  vapeurs  étoient  encore 
«  indociles  à  Tordre  des  saisons  ;  le  cours 
ce  incertain  des  rivières  dégradoit  leurs  rives 
«  de  toutes  parts  :  des  étangs,  des  lacs  , 
ce  de  profonds  marécages  inondoient  les 
«trois  quarts  de  la  surface  du  monde» 
«  l'autre  quart  étoit  couvert  de  bois  et  de 
<c  forêts  stériles.  La  terre  ne  produisoit  nuls 
«  bons  fruits  ;  nous  n'avions  nuls  instru- 
cc  inens  de  labourage ,  nous  ignorions  fart 
<c  de  nous  en  servir,  et  le  temps  de  la  mois- 
ce  son  ne  Veiioit  jamais  pour  qui  n'avoit 
«  rien  semé.  Ainsi  la  faim  ne  nous  quittoit 
cf  point.  L'hiver ,  la  mousse  et  fécorce  des 
te  arbres  étoient  nos  mets  ordinaires.  Quel- 
ce  ques  racines  vertes  de  chiendent  et  de 
<(  brUyere  étoient  pour  nous  un  régal  ;  et 
ce  quand  les  hommes  avoient  pu  trouver 
<c  des  faines,  des  noix  et  du  gland,  ils  en 
ce  dansoient  de  joie  autour  d'un  chêne  ou 
«e  d'un  liêtre  au  son  de  quelque  chanson 
'e  rustique ,  appelant  la  terre  leur  nourrice 
«c  et  leur  mère  :  c'étoit  là  leur  unique  fête, 
(£  e'étoient  leurs  uniques  -,  jeux  tout  le  reste 

Bb  n 


588  EMILE. 

<c  (Je  la  vîe  humaine  n'étoit  que  douleur  f 
«  peine  et  misère. 

«  Enfin  ,  quand  la  terre  dépouillée  et 
a  nue  ne  nous  offroit  plus  rien ,  forcés  d'où- 
(c  trager  la  nature  pour  nous  conserver  , 
«  nous  mangeâmes  les  compagnons  de 
ce  notre  misère  plutôt  que  de  périr  avec 
ce  eux.  Mais  vous ,  hommes  cruels ,  qui  vous 
«  force  à  verser  du  sang  ?  Voyez  quelle 
(c  affluence  de  biens  vous  environne  !  Com- 
<c  bien  de  fruits  vous  produit  la  terre  ! 
<c  Que  de  richesses  vous  donnent  les  champs 
ce  et  les  vignes  !  Que  d 'animaux  v-ousoffrent 
*c  leur  lait  pour  vous  nourrir  et  leur  toi- 
çc  Son  pour  vous  habiller  !  Que  leur  denian- 
cc  dez-vous  de  plus?  et  quelle  rage  vous 
ce  porte  à  commettre  tant  de  meurtres  ,  ras-. 
«  sasiés  de  biens  et  regorgeant  de  vivres  ? 
cf  Pourquoi  mentez-vous  contre  notre  mère 
ce  en  l'accusant  de  ne  pouvoir  vous  nourrir? 
çc^Pourquoi  péchez-vous  contre  Cérès,  in- 
ce  ventrice  des  saintes  lois,  et  contre  lô 
ce  gracieux  Bacchus ,  consolateur  des  hom- 
<c  mes  ;  comme  si  leurs  dons  prodigués  ne> 
ce  suflisoient  pas  à  la  conservation  du  genro 


LIVRE    ir.  589 

«  îiumaîn  ?  Comment  avez- vous  le  cœur  de 
«  niéJer  avec  leurs  doux  fruits  des  ossemens 
ce  sur  vos  tables  ,  et  de  manger  avec  le  lait 
«  le  sang  des  bêtes  qui  vous  le  donnent  ? 
«c  Les  panthères  et  les  lions ,  que  vous 
«  appelez  bêtes  féroces  ,  suivent  leur  ins- 
€c  tinct  par  force  et  tuent  les  autres  animaux 
«  pour  vivre.  Mais  vous,  cent  fois  plus 
«c  féroces  qu'elles,  vous  combattez  l'instinct 
<c  sans  nécessité  pour  vous  livrer  à  vos  cruel- 
ce  les  délices.  Les  animaux  que  vous  man- 
ce  gez  ne  sont  pas  ceux  qui  mangent  les 
ce  autres  ;  vous  ne  les  man£;cz  pas  ces  ani- 
«  maux  carnassiers ,  vous  les  imitez  :  vous 
ce  n'avez  faim  que  des  bêtes  innocentes  et 
ce  douces  qui  ne  fcmt  de  mal  à -personne , 
ce  qui  s'attachent  à  vous ,  qui  vous  servent, 
ce  et  que  vous  dévorez  pour  prix  de  leurs 
ce  services.- 

«O meurtrier  contre  nature ,  si  tu  t'obsti- 
ec  nés  à  soutenir  qu'elle  t'a  fait  pour  dévorer 
ce  tes  semblables,  des  êtres  de  chair  et  d'os, 
i.c  sensibles  et  vivans  comme  toi,  étd^iffe 
«  donc  l'horreur  qu'elle  t'inspire  pour  ces 
6c  affreux  repas  ;  tue  les  animaux  toi-mômej 

15  b  5 


^gOl  E  M  I  I.  E. 

(c  je  dis   de  tes  propres  mains ,   sans  fer-r 
«  remens,  sans  coutelas  ;  déchire-les  avec 
«  tes  ongles,  comme  font  les  lions  et  les 
<c  ours  ;  mords  ce  bœuf  et  le  mets  en  pièces, 
ce  enfonce  tes  griffes  dans  sa  peau  ;  mange 
ce  cet  agneau  tout  vif,  dévore  ses  chairs  toutes 
ce  chaudes  ,  bois  son  ame  avec  son  sang. 
ce  Tu  frémis  ,  tu  n  oses  sentir  palpiter  sons 
<c  ta  dent  une  chair  vivante  !  Homme  pi-? 
ce  toyable  !  tu  commences  par  tuer  faniinal, 
ce  et  puis  tu  le  manges  ,   comme  pour  le 
<c  faire  mourir  deux  fois.  Ce  n  est  pas  assez  ; 
<c  la  chair  morte  te  répugne  encore,   tes 
«  entrailles  ne  peuvent  la  supporter  ;  il  la 
«  faut  transformer  par  le  feu  ,  la  bouillir,  la 
ce  rôtir ,    fassaisonner  de   drogues  qui   la 
a  déguisent  :    il  te  faut   des  charcutiers , 
ce  des  cuisiniers^  des  rôtisseurs,  des  gens 
«  pour  t'ôter  Thorreur  du  meurtre  et  tUia- 
cc  biller  des  corps  morts ,  afin  que  le  sens 
ce  du  goût ,  trompé  par  ces  déguisemens,  ne 
ce  rejette  point  ce  qui  lui  est  étrange ,  et 
«e  ^voure  avec  plaisir  dps  cadavres   dont 
ce  Fœil  môme  eut  peine  à  souffrir  laspect.  x. 
Quoique  ce  morceau  soit  étranger  à  mou 


L  I  V   R  E     II.  ^gi 

sujet,  je  n*aî  pu  résister  à  la  tentation  de 
le  transcrire,  et  je  crois  que  peu  de  lecteurs 
m'en  sauront  mauvais  gré. 

Au  reste,  quelque  sorte  de  rëgime  que 
vous  donniez  aux  enfans,  pourvu  que  vous 
ne  les  accoutumiez  qu'à  des  mets  communs 
et  simples,  laissez-les  manger,  couriret  jouer 
tant  qu'il  leur  plaît,  et  soyez  sûrs  qu'ils  ne 
mangeront  jamais  trop  et  n'auront  point 
d'indigestions  :  mais  si  vous  les  affamez  la 
moitié  du  temps ,  et  qu'ils  trouvent  le  moyeu 
d'échapper  à  votre  vigilance,  ils  se  dédom- 
mageront de  toute  leur  force  ;  ils  mangeront 
jusqu'à  regorger,  jusqu'à  crever.  Notre  ap- 
pétit n'est  démesuré  que  parceque  nous 
voulons  lui  donner  d'autres  règles  que  celles 
delà  nature.  Toujours  réglant,  prescrivant, 
ajoutant,  retranchant,  nous  ne  faisons  rien 
que^  balance  à  la  main  ;  mais  cette  ba- 
lance est  à  la  mesure  de  nos  fantaisies,  et 
non  pas  à  celle  de  notre  estomac.  J'en  re- 
viens à  mes  exemples.  Chez  les  paysans , 
la  huche  et  le  fruitier  sont  toujours  ouverts; 
et  les  enfans,  non  plus  que  les  hommes j 
n'y  savent  ce  que  c'est  qu'indigestions. 

S'il  arrivoit  pourtant  qu'un  enfant  man^ 
^  Bb4 


392  EMILE. 

geàt  trop,  ce  que  je  ne  ci  ois  pas  possible 
par  ma  méthode ,  avec  des  amiisemens  de 
son  goût  il  est  si  aisé  de  le  distraire,  qu'on 
parviendroit  à  Tépuiser  d'inanition  sans 
qu'il  y  songeât.  Comment  des  moyens  si 
surs  et  si  faciles  échappent-ils  à  tons  les 
instituteurs?  Hérodote  raconte  que  les  Ly- 
diens, pressés  d'une  extrême  disette,  s"a- 
viserent  d'inventer  ]es  jeux  et  d'antres  diver- 
tissemens,  avec  lesquels  ils  donnoient  le 
change  à  leur  faim,  et  passoient  des  jours 
enty?rs  sans  songer  à  manger  (a).  A  os  sa- 
va'ns  instituteurs  ont  peut-être  lu  cent  fois 
ce  passage  sans  voir  l'application  qu'on  en 
peut  faire  aux  enfans.  Quelqu'un  d'eux  me 
■dira  peut-être  qu'un  enfant  ne  quitte  pas  vo- 

(a)  Les  anciens  liistoriens  sont  remplis  de  vues 
dont  on  pourroit  faire  usage  ,  quand  même  les  faits 
qui  les  présentent  seroient  faux.  Mais  nous  ne  sa- 
vons tirer  aucun  vrai  parti  de  l'histoire;  la  critique 
(l'érudition  absorbe  tout,  comme  s'il  Imporf:oit 
beaucoup  qu'un  fait  fût  vrai ,  pourvu  qu'on  en  put 
tirer  une  instruction  utile.  Les  hommes  sense's  doi- 
"irent  regarder  l'histoire  comme  un  tissu  de  fablt-i 
dont  la  morale  est  très  appropriée  au  coeur  lui- 
tnain. 


L   X  V  R  E     II.  Sep 

îontrers  son  diner  pour  aller  ëtudier  sa  leçon. 
Maître,  vous  avez  raison  :  je  ne  peiisois  pas 
à  cet  amusement-là. 

I.e  sens  de  Fodorat  est  au  goût  ce  que 
celui  de  la  vue  est  au  toucher  :  il  le  pré- 
vient, il  lavertit  de  la  manière  dont  tell& 
ou  telle  substance  doit  Taffecter,  et  dispose 
à  la  rechercher- ou  à  la  fuir,  selon  l'im- 
pression cpi'on  en  reçoit  d'avance.  J  ai  oui 
dire  que  les  sauvages  a  voient  T  odorat  tout 
autrement  affecté  que  le  notre,  et  jugoient. 
tout  différemment  des  bonnes  et  des  mau- 
vaises odeurs.  Pour  moi,  je  le  croirois  bien. 
T.es  odeurs  par  elles-mêmes  sont  des  sen- 
sntions  foibles;  elles  ébranlent  plus  Tima- 
i;ination  que  le  sens,  et  n'affectent  pas  tant 
par  ce  qu'elles  donnent  que  par  ce  qu'elles 
font  attendre.  Cela  supposé^  les  goûts  des 
uns,  devenus,  par  leurs  manières  de  vivre, 
si  différens  des  goûts  des  autres,  doivent 
leur  faire  porter  des  jugemens  bien  opposés 
des  saveurs,  et  par  conséquent  des  odeurs 
qui  les  annoncent.  Un  Tartare  doit  flairer 
avec  autant  de  plaisir  un  quartier  puant  de 
«heval  mort,  qu'un  de  nos  cliasseurs  uno 
pprdrix  à  moitié  pourrie. 


S'94  ë  M  I  L  E, 

Nos  sensations  oiseuses,  comme  (Tetra 
embamiié  des  fleurs  d'un  parterre,  doivent 
être  insensibles  à  des  hommes  qui  marchent 
trop  pour  aimer  à  se  promener,  et  qui  ne 
travaillent  pas  assez  pour  se  faire  une  vo- 
lupté du  repos.  Des  gens  toujours  affamés 
jie  sauroient  prendre  un  grand  plaisir  à  des 
parfums  qui  n'annoncent  rien  à  manger. 

L'odorat  est  le  sens  de  l'imagination.  Don- 
nant aux  nerfs  un  ton  plus  fort ,  il  doit 
beaucoup  agiter  le  cerveau  ;  c'est  pour  cela 
qu'il  ranime  un  moment  le  tempérament 
et  l'épuisé  à  la  longue,  Il  a  dans  l'amour 
des  effets  assez  connus  :  le  doux  parfum 
d'un  cabinet  de  toilette  n'est  pas  un  piège 
aussi  foible  qu'on  pense  ;  et  je  ne  sais  s'il 
faut  féliciter  ou  plaindre  Fhomme  sage  et 
peu  sensible  que  fodeiir  des  fleurs  que  sa 
maîtresse  a  sur  le  sein  ne  fit  jamais  palpiter. 

L'odorat  ne  doit  pas  être  fort  actif  dans 
le  premier  âge ,  oi^i  l'imagination  que  peu 
de  passions  ont  encore  animée  n'est  guère 
susceptible  d'émotion ,  et  où  l'on  n'a  pas 
encore  assez  d'expérience  pour  prévoir  avec 
vn  sens  ce  que  nous  en  promet  un  autre. 
Aussi  cette  conséquence  est-elle  parfciita^ 


LIVRE      i  î.  595 

ment  confirmée  par  1  observation;  et  il  est 
certain  que  ce  sens  est  encore  ^btus  et 
presque  hébété  chez  la  plupart  des  enfans. 
Non  que  la  sensation  ne  soit  en  eux  aussi 
fine  et  peut-être  plus  que  dans  les  hommes  ; 
mais  parceque,  n'y  joignant  aucune  autre 
idée,  ils  ne  s'en  affectent  pas  aisément  d'un 
sentiment  de  plaisir  ou  de  peine,  et  qu'ils 
n'en  sont  ni  flattés  ni  blessés  corrime  nous. 
Je  crois  que,  sans  sortir  du  même  système 
et  sans  recourir  à  l'anatomie  comparée  des 
deux  sexes,  on  trouveroit  aisément  la  raison 
pourquoi  les  femmes  en  général  s'affectenl; 
plus  vivement  des  odeurs  que  les  hommes. 
On  dit  que  les  sauvages  du  Canada  se 
rendent  dès  leur  jeunesse  l'odorat  si  subtil, 
que,  quoiqu'ils  aient  des  chiens ,  ils  ne  dai- 
gnent pas  s'en  servir  à  la  chasse ,  et  se  servent 
de  chiens  à  eux-mêmes.  Je  conçois  en  effet 
que  ,  si  l'on  élevoit  les  enfans  à  éventer  leur 
dîner,  comme  le  chien  évente  le  gibier,  oa 
parviendroit  peut-être  à  leur  perfectionner 
l'odorat  au  môme  point  :  mais  je  ne  vois 
pas  au  fond  qu'on  puisse  en  eux  tirer  de 
<i3;e  sens  un  usage  fort  utile,  si  ce  n'est 
pour  leur  faire  coniipitre  ses  rapports  avec 


celui  du  goiit.  I^a  nature  a  pris  soîii  de  nous? 
forcer  à  laous  mettre  au  fait  de  ces  rapports/ 
Elle  a  rendu  faction  de  ce  dernier  sens 
presque  inséparable  de  celle  de  fautre  en 
rendant  leurs  organes  voisins  et  plaçant 
dans  la  bouche  une  communication  immé- 
diate entre  les  deux,  en  sorte  que  nous 
ne  goûtons  rien  sans  le  flairer.  Je  voudrois 
seulement  qu'on  n'altérât  pas  ces  rapports 
naturels  pour  tromper  un  enfant,  en  cou- 
vrant, par  exemple,  d'un  aromate  agréable 
le  déboire  d'une  médecine;  car  la  discorde 
des  deux  sens  est  trop  grande  alors  pour 
pouvoir  l'abuser;  le  sens  le  plus  actif  absor- 
bant l'effet  de  fautre,  il  n'en  prend  pas  la 
médecine  avec  moins  de  dégoût  :  ce  dégoût 
s'étend  à  toutes  les  sensations  qui  le  frap- 
pent en  même  temps;  à  la  présence  de  la 
plus  foible  son  imagination  lu  i  rappelle  aussi 
fautre;  un  parfum  très  suave  n'est  plus 
pour  lui  qu'une  odeur  dégoûtante  :  et  c'est 
'ainsi  que  nos  indiscrètes  précautions  aug- 
mentent la  somme  des  sensations  déplai- 
santes aux  dépens  des  agréables. 

Il  me  reste  à  parler  dans  les  livres  suivans 
de  la  culture  d'une  espèce  de  sixième  sens 


LIVRE     II.  397 

appelé  sens  commun,  moins  parcequil  est 
commun  à  tous  les  hommes,  que  parcequ'il 
résulte  de  l'usage  bien  réglé  des  autres  sens, 
et  qu  il  nous  instruit  de  la  nature  des  choses 
par  le  concours  de  toutes  leurs  apparences. 
Ce  sixième  sens  n  a  point  par  conséquent 
d'organe  particulier,  il  ne  réside  que  dans 
le  cerveau  ;  et  ses  sensations,  purement  in- 
ternes, s  appellentperceptions  oiiidées.  C'est 
par  le  nombre  de  ces  idées  que  se  mesure 
rétendue  de  nos  connoissances  ;  c'est  leur 
netteté,  leur  clarté  qui  fait  la  justesse  de 
l'esprit;  c'est  l'art  de  les  comparer  entre^ 
elles  qu'on  appelle  raison  humaine.  Ainsi 
ce  que  j'appelois  raison  sensitive  ou  puérile 
consiste  à  former  des  idées  simples  par  le? 
concours  de  plusieurs  sensations  ;  et  ce  que 
j'appelle  raison  intellectuelle  ou  humaine 
consiste  à  former  des  idées  complexes  par 
le  concours  de  plusieurs  idées  simples. 
-   Supposant  donc  que  ma  méthode  soit 
celle  de  la  nature   et  que  je  ne   me  sois 
pas  trompé  dans  l'application  ,  nous  avons 
amené  notre  élevé  à  travers  le  pays  des  sen- 
sations jusqu  aux  confins  de  la  raison  pué- 
rile :  le  premier  pas  que  nous  allons  faire 


SqS  ii  m  I  l  e. 

au-delà  doit  être  un  pas  d'homme.  Mais  ,• 
avant  d'entrer  dans  cette  nouvelle  carrière, 
jetons  un  moment  les  yeux  sur  celle  que 
nous  venons  de  parcourir.  Chaque  âge , 
chaque  ëtàt  de  la  vie  a  sa  perfection  con- 
venable ,  sa  sorte  de  maturité  qui  lui  est 
propre.  Nous  avons  souvent  oui  parler 
d'un  homme  fait  ;  mais  considérons  un 
enfant  fait  :  ce  spectacle  sera  plus  nouveau 
pour  nous ,  et  ne  sera  peut-être  pas  moins 
agréable. 

L'existence  des  êtres  finis  est  si  pa;uvre 
et  si  bornée ,  que,  quand  nous  ne  voyons 
^ue  ce  qui  est,  nous  ne  sommes  jamais 
ëmus.  Ce  sont  les  chimères  qui  ornent  les 
objets  réels  ;  et  si  l'imagination  n'ajoute 
un  charme  à  ce  qui  nous  frappe,  le  stérile 
plaisir  qu'on  y  prend  se  borne  à  l'organe  y 
et  laisse  toujours  le  cœur  froid.  La  terre , 
parée  des  trésors  de  l'automne  ,  étale  une 
richesse  que  l'œil  admire  :  mais  cette  ad- 
miration n'est  point  touchante  ;  elle  vient 
plus  de  la  réflexion  que  du  sentiment.  Au 
printemps ,  la  campagne  presque  nue  n'est 
encore  couverte  de  rien  ,  les  bois  n'offrent 
point  d'ombre  ,  la  verdure  ne  fait  que  de 


t  I  V  R  E     II.  §9^ 

J)OÎlidre,  et  le  cœur  est  touche  à  son  as^ 
pect.  En  voyant  renaître  ainsi  la  nature, 
on  se  sent  ranimer  soi-même  ;  Tirnage  du 
plaisir  nous  environne  :  ces  compagnes 
de  la  volupté  ,  ces  douces  larmes  ,  toujours 
prêtes  à  se  joindre  à  tout  sentiment  déli- 
cieux ,  sont  déjà  sur  le  bord  de  nos  pau- 
pières :  mais  l'aspect  des  vendanges  a  beau 
être  animé,  vivant,  agréable,  on  le  voit 
toujours  d'un  œil  sec. 

Pourquoi  cette  différence  ?  C'est  qu'au 
spectacle  du  printemps  limagination  joint 
celui  des  saisons  qui  le  doivent  suivre;  à 
ces  tendres  bourgeons  que  l'œil  apperçoit  ^ 
elle  ajoute  les  fleurs  ,  les  fruits ,  les  om- 
brages ,  quelquefois  les  mystères  qu  ils 
peuvent  couvrir.  Elle  réunit  en  un  point 
des  temps  qui  se  doivent  succéder  ,  et  voit 
moins  les  objets  comme  ils  seront  que 
comme  elle  les  désire ,  parcequ  il  dépend 
d'elle  de  les  choisir.  En  automne  ,  au  con- 
traire ,  on  n'a  plus  à  voir  que  ce  qui  est.  Si 
Ion  veut  arriver  au  printemps  ,  Fhiver  nous 
arrête,  et  l'imagination  glacée  expire  sur  là 
neige  et  sur  les  frimats. 

Telle  est   la  source   du  charme  quori 


400  K  M  I   L  K. 

trouve  à  contempler  une  belle  enfance 
préférablement  à  la  perfection  de  lage 
mûr.  Quand  est-ce  que  nous  goûtons  un 
vrai  plaisir  à  voir  un  homme  ?  C'est  quand 
la  mémoire  de  ses  actions  nous  fait  rétro- 
grader sur  sa  vie ,  et  le  rajeunit ,  pour  ainsi 
dire  ,  à  nos  yeux.  Si  nous  sommes  réduits  à 
le  considérer  tel  qu'il  est,  ou  à  le  suppo- 
ser tel  quil  sera  dans  la  vieillesse,  lidée 
de  la  nature  déclinante  efface  tout  notre 
plaisir.  Il  n'y  en  a  point  à  voir  avancer  un 
homme  à  grands  pas  vers  sa  tombe  ,  et 
l'image  de  la  mort  enlaidit  tout. 

Mais  quand  je  me  figure  un  enfant  de 
dix  à  douze  ans,  vigoureux,  bien  formé 
pour  son  âge,  il  ne  nie  fait  pas  naître  uiiq 
idée  qui  ne  soit  agréable,  soit  pour  le  pK.'- 
:sent ,  soit  pour  l'avenir:  je  le  vois  boLiil- 
iant,  vif,  animé,  sans  souci  rongeant, 
sans  longue  et  pénible  prévoyance,  tout 
-entier  à  son  être  actuel ,  et  jouissant  d  une 
plénitude  de  vie  qui  semble  vouloir  s'éten- 
dre hors  de  lui.  Je  le  prévois  dans  un  au- 
tre âge  ,  exerçant  le  sens  ,  fesprit ,  les  for- 
ces qui  se  développent  en  lui  de  jour  c\i 
jour ,  et  dont  il  donne  h  chaque  instant 

de 


LIVRE    il.  401 

de  nouveaux  indices  :  je  le  contemple  en* 
fant ,  et  il  me  plaît  ;  je  l'imagine  homme, 
et  il  me  plaît  davantage  ;  son  sang  ardent 
semble  réchauffer  le  mien  ;  je  crois  vivre 
de  sa  vie  ,  et  sa  vivacité  me  rajeunit. 

L'heure  sonne ,  quel  changement  !  A 
l'instant  son  œil  se  ternit,  sa  gaieté  s'ef- 
face ;  adieu  la  joie ,  adieu  les  folâtres  jeux. 
Un  homme  sévère  et  fâché  le  prend  paf 
la  main ,  lui  dit  gravement ,  Allons ,  mon- 
sieur »  et  Temmene.    Dans  la  chambre  où 
ils  entrent  j'entrevois  des  livres.  Des  livres  ! 
quel  triâte  ameublement  pour  son  âge  !  Lé 
pauvre  enfant  se  laisse  entraîner,  tourne  un 
œil  de  regret  sur  tout  ce  qui  l'environne , 
se  tait,  et  part  les  yeux  gonflés  de  pleurs 
qu'il  n'ose  répandre ,  et  le  cœur  gros  de  sou- 
pirs qu'il  n'ose  exhaler. 

O  toi  qui  n'as  rien  de  pareil  à  craindre , 
toi  pour  qui  nul  temps  de  la  vie  n'est  un 
temps  de  gêne  et  d'ennui ,  toi  qui  vois  ve- 
nir le  jour  sans  inquiétude ,  la  nuit  sans 
impatience ,  et  ne  comptes  les  heures  que 
par  tes  plaisirs,  viens,  mon  heureux,  mon 
aimable  élevé ,  nous  consoler  par  ta  pré- 
sence du  départ  de  cet  infortuné  ;  viens. .  . . 
Tome  10.  Ç  c 


403  JE  M   I  L  E. 

Il  arrive ,  et  je  sens  à  son  approche  un 
mouvement  de  joie  que  je  lui  vois  parta- 
ger. C'est  son  ami ,  son  camarade,  c'est 
le  compagnon  de  ses  jeux  qu'il  aborde;  il 
est  bien  sur ,  en  me  voyant ,  qu'il  ne  res- 
tera pas  long-temps  sans  amusement  :  nous 
ne  dépendons  jamais  l'un  de  l'autre ,  mais 
nous  nous  accordons  toujours ,  et  nous  ne 
sommes  avec  personne  aussi  bien  qu'en- 
semble. 

Sa  figure,  son  port,  sa  contenance  an- 
noncent l'assurance  et  le  contentement; 
la  santé  brille  sur  son  visage  ;  ses  pas  af- 
fermis lui  donnent  un  air  de  vigueur  ;  son 
teint,  délicat  encore  sans  être  fade,  n'a 
rien  d'une  mollesse  efféminée  ;  l'air  et  le 
soleil  y  ont  déjà  mis  l'empreinte  honora- 
ble de  son  sexe;  ses  muscles  encore  arron- 
dis commencent  à  marquer  quelques  traits 
d'une  physionomie  naissante  ;  ses  yeux,  que 
le  feu  du  sentiment  n'anime  point  encore, 
ont  au  moins  toute  leur  sérénité  native  (a)  ; 

(a)  Natia.  T'emploie  ce  mot  dans  une  acception 
italienne,  faute  de  lui  trouver  un  synonyme  en 
François.  Si  j'ai  tort,  peu  importe ,  pourvu  qu'os 
m'entende. 


L  ï  V  R  E    ï  I.  /^o^ 

de  longs  chagrins  ne  les  ont  point  obs- 
curcis, des  pleurs  sans  fin  n'ont  point 
sillonné  ses  joues.  Voyez  dans  ses  mou- 
vemens  prompts,  mais  surs,  la  vivacité  de 
son  âge ,  la  fermeté  de  Tindépendance , 
l'expérience  dos  exercices  multipliés.  U  a 
Pair  ouvert  et  libre,  mais  non  pas  inso- 
lent ni  vain  :  son  visage ,  qu'on  n'a  pas  coUë 
sur  des  livres ,  ne  tombe  point  sur  son  esto- 
mac :  on  n'a  j  as  besoin  de  lui  dire ,  Levez 
la  tête;  la  honte  ni  la  crainte  ne  la  lui 
firent  jamais  baisser. 

Faisons-lui  place  au  milieu  de  l'assem- 
blée :  messieurs  ,  examinez-le  ,  interrogez- 
le  en  toute  confiance;  ne  craignez  ni  ses 
împortunités ,  ni  son  babil,  ni  ses  questions 
indiscrètes.  N'ayez  pas  peur  qu'il  s'emj  .are 
de  vous ,  qu'il  prétende  vous  occuper  de  lui 
seul ,  et  que  vous  ne  puissiez  plus  vous  en 
défaire. 

[N'attendez  pas  non  plus  de  lui  des  pro- 
pos agréables ,  ni  qu'il  vous  dise  ce  que 
je  lui  aurai  dicté  ;  n'en  attendez  que  la 
vérité  naïve  et  simple ,  sans  ornement , 
sans  apprêt ,  sans  vanité.  Il  vous  dira  le 
jn^  c[u'il  a  fait  ou  celui  qu'il  pense,  tout 

Ce  2 


404  EMILE. 

aussi  librement  que  le  bien^  sans  s'embar- 
rasser en  aucune  sorte  de  Teffet  que  lera 
sur  vous  ce  qu'il  aura  dit  ;  il  usera  de 
la  parole  dans  toute  la  simplicité  de  sa 
première  institution. 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  exifans,  et 
Ton  a  toujours  regret  à  ce  flux  d  inepties 
qui  vient  presque  toujours  renverser  les 
espérances  qu  on  voudroit  tirer  de  quelque 
heureuse  rencontre  qui  par  hasard  leur 
tombe  sur  la  langue.  Si  le  mien  donne 
rarement  de  telles  espérances^  il  ne  don,-» 
nera  jamais  ce  regret  ;  car  il  ne  dit  jamais 
un  mot  inutile,  et  nç  s'épuise  pas  sur  un 
babil  qu'il  sait  qu'on  n'écoute  point.  Ses 
idées  sont  bornées,  mais  nettes;  s'il  ne 
sait  rien  par  cœur ,  il  sait  beaucoup  par 
expérience.  S'il  lit  moins  bien  qu'un,  autre 
enfant  dans  nos  livres,  il  lit  mieux  dans 
celui  de  la  nature;  son  esprit  n'est  pas 
dans  sa  langue,  mais  dans  sa  tôte;  il  a 
moins  de  mémoire  que  de  jugement;  il 
ne  sait  parler  qu'un  langage,  mais  il  en- 
tend ce  qu'il  dit;  et  s'il  ne  dit  pas  si  bien 
que  les  autres  disent,  en  revanche  il  fait 
ïnieux  qu'ils  ne  font. 


LIVRE     II.  /\0S 

Il  ne  sait  ce  que  c'est  que  routine ,  usage, 
habitude  ;  ce  qu'il  fit  hier  n'inllue  point 
sur  ce  qu'il  fait  aujourd'hui  {a)  :  il  ne  suit 
jamais  de  formule,  ne  cède  pointàfauto- 
rite  ni  à  l'exemple ,  et  n'agit  ni  ne  parle 
que  comme  il  lui  convient.  Ainsi  n  atten- 
diez pas  de  lui  des  discours  dictes  ni  des 
manières  étudiées ,  mais  toujours  l'expres- 
sion lidele  de  ses  idées  et  la  conduite  qui 
naît  de  ses  penchans. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre 
de  notions  morales  qui  se  rapportent  k 
son  ëtat  actuel  ,  aucune  sur  fétat   reîa-" 

{a)  L'attrait  de  niabitiide  vient  de  la  paressié 
naturelle  à  l'homme  ,  et  cette  paresse  augmente 
en  s'y  livrant  :  on  fait  plus  aisément  ee  qu'on 
a  déjà  fait  ,  la  routai  étant  frayée  en  devient 
phis  facile  à  suivre.  Aus^i  peut-on  remarquer  que 
l'empire  de  l'habitude  est  très  grand  sur  les  vieil- 
lards et  sur  les  gens  ind'olêns ,  très  peiit  sur  la  jeu- 
nesse et  sur  les  gens  vifs.  Ce  régime  n'est  bon  qu'aux 
âmes  foibles  ,  et  les  alfoiblit  davantage  de  jour  en 
jour.  La  seule  habitude  utile  aux  enfans  est  de 
^'asservir  sans  peine  à  la  nécessité  des  choses,  et 
la  seule  habitude  utile  aux  hommes  est  de  s'as- 
servir sans  peine  à  la  raison..  Toute  autre  habitude 
est  un  vice.. 

Ce  3 


'4oS  "^  M  I   L  E. 

tif  des  hommes  :  et  de  quoi  IuL  servï- 
roieiit- elles,  puisqu'un  enfant  nest  pas 
encore  un  membre  actif  de  la  société  ? 
Parlez-lui  de  liberté  ,  de  propriété,  de  con- 
vention même  :  il  peut  en  savoir  jusques- 
là  ;  il  sait  pourquoi  ce  qui  est  à  lui  est  à  lui , 
et  pourquoi  ce  qui  n  est  pas  à  lui  n  est  pas 
à  lui.  Passé  cela ,  il  ne  sait  plus  rien.  Par- 
lez-lui de  devoir,  d'obéissance,  il  ne  sait 
ce  que  vous  voulez  dire  ;  commandez-lui 
quelque  chose ,  il  ne  vous  entendra  pas  : 
mais  dites-lui ,  Si  vous  me  faisiez  tel  plai- 
sir, je  vous  le  rendrais  dans  Toccasion  ;  à 
Tinstant  il  s'empressera  de  vous  complaire, 
car  il  ne  demande  pas  mieux  que  d'éten- 
dre son  domaine  et  d'acquérir  sur  vous 
des  droits  qu'il  sait  être  inviolables.  Peut- 
être  même  n'est-il  pas  fâché  de  tenir  une 
place ,  de  faire  nombre  ,  d'être  compté 
pour  quelque  chose  :  mais  s'il  a  ce  der- 
nier motif,  le  voilà  déjà  sorti  de  la  nature , 
et  vous  n'avez  pas  bien  bouché  d'avance 
toutes  les  portes  de  la  vanité. 

De  son  côté ,  s'il  a  besoin  de  quelque 
assistance ,  il  la  demandera  indifféremr 
ment  au  premier  qu'il  rencontre  ;  il  la  de- 


LIVRE     II.  '4^7 

manderoit  au  roi  comme  à  son  laquais  : 
tous  les  hommes  sont  encore  ë^aux  à  ses 
yeux.  Vous  voyez  ,  à  lair  dont  il  prie,  quil 
sent  qu'on  ne  lui  doit  rien.  Il  sait  que  ce 
qu'il  demande  est  une  grâce ,  il  sait  aussi 
que  rhumanitë  porte  à  en  accarder.    Ses 
expressions  sont  simples  et  laconiques.  Sa 
voix ,  son  regard ,  son  geste  ,  sont  d  un  être 
également  accoutumé  à  la  complaisance  et 
au  refus.  Ce  n'est  ni  la  rampante   et  ser» 
vile  soumission  d'un  esclave  ni  l'impérieux 
accent  d  un  maître;  c'est  une  modeste  con« 
fiance  en  son  semblable,  c'est  la  noble  et  tou- 
chante douceur  d'un  être  libre,  mais  sensi- 
ble et  f'oible  ^  qui  implore  l'assistance  d'un 
être    libre,    mais   fort  et  bienfaisant.    Si 
vous  lui  accordez  ce  qu'il  vous  demande, 
il  ne  vous  remerciera  pas  ,  mais  il  sentira 
qu  il  ^contracté  une  dette.  Si  vous  le  lui 
refusez  ,  il  ne  se  plaindra  point ,  il  n'insis- 
tera point,  il  sait  que  cela  seroit  inutile  : 
il  ne  se  dira  point ,  On  m'a  refusé  ;  mais 
il  se  dira,   Cela  ne  pouvoit  pas  être;   et, 
comme  je  lai  déjà  dit ,    on  ne  se  mutin© 
guère  contre  la  nécessité  bien  reconnue.; 
Laissez-le  seul  en  liberté  ,  voyez-le  agir 

Ce  4 


4o8  JE  M  I  L  E. 

sans  lui  rien  dire  ;  considérez  ce  qu'il  fera 
et  comment  il  s  y  prendra.  N  ayant  pas  be- 
soin de  se  prouver  qu'il  est  libre  ,  il  ne  fait 
jamais  rien  par  ëtourderie  et  seulement 
pour  faire  un  acte  de  pouvoir  sur  lui-mê- 
me :  ne  sait-il  pas  qu'il  est  toujours  maître 
de  lui?  Il  est  alerte ,  léger,  dispos  ;  sesmou- 
vemens  ont  toute  la  vivacité  de  son  âge  , 
mais  vous  n'en  voyez  pas  un  qui  n  ait  une 
fin.  Quoi  qu'il  veuille  faire ,  il  n  entreprend 
dra  jamais  rien  qui  soit  au-dessus  de  ses 
forces ,  car  il  les  a  bien  éprouvées  et  les 
cx)nnoit  ;  ses  moyens  sont  toujours  appro- 
priés à  ses  desseins,  et  rarement  il  agira 
sans  être  assuré  du  succès.  Il  aura  fœil  at- 
tentif et  judicieux  :  il  n'ira  pas  niaisement 
interrogeant  les  autres  sur  tout  ce  qu'il  voit; 
mais  il  fexaminera  lui-même  ,  et  se  fati- 
guera pour  trouver  ce  qu'il  veut  apprendre 
avant  de  le  demander.  S'il  tombe  dans  des 
embarras  imprévus  ,  il  se  troublera  moins 
qu'un  autre  ;  s'ily  a  du  risque,  il  s'effraiera 
moins  aussi.  Comme  son  imagination  reste 
encore  inactive  et  qu'on  n'a  rien  fait  pour 
l'animer,  il  ne  voit  que  ce  qui  est,  n  estime 
les  dangers  que  ce  qu'ils  valent,  et  garde 


LIVRE      If.  ^O^ 

toujours  son  sang-froid.  La  nécessité  s'ap- 
pesantit trop  souvent  sur  lui  pour  qu'il  re- 
gimbe encore  contre  elle  ;  il  en  porté  lé 
joug  dès  sa  naissance ,  l'y  voilà  bien  ac- 
coutumé ;  il  est  toujours  prêt  à  tout. 

Qu  il  s'occupe  ou  qu'il  s'amuse ,  l'un  et 
l'autre  est  égal  pour  lui  ;  ses  jeux  sont  ses" 
occupations,  il  n'y  sent  point  de  diffé- 
rence. Il  met  à  tout  ce  qu'il  fait  un  inté- 
rêt qui  fait  rire  et  une  liberté  qui  plaît , 
en  montrant  à  la  fois  le  tour  de  son  esprit 
et  la  sphère  de  ses  connoissances.  N'est-ce 
pas  le  spectacle  de  cet  âge  ,  un  spectacle 
charmant  et  doux ,  de  voir  un  joli  enfant , 
Fœil  vif  et  gai,  l'air  content  et  serein,  l£* 
physionomie  ouverte  et  riante ,  faire  en  se 
jouant  les  choses  les  plus  sérieuses  ,  ou 
profondément  occupé  des  plus  frivoles 
amusemens? 

Voulez-vous  à  présent  le  juger  par  com- 
paraison ?  Mêlez-le  avec  d'autres  enfans  , 
et  laissez-le  faire.  Yous  verrez  bientôt  le- 
quel est  le  plus  vraiment  formé ,  lequel 
approche  le  mieux  de  la  perfection  de  leur 
âge.  Parmi  les  enfans  de  la  ville  nul  n'est 
plus  adroit  que  lui ,  mais  il  est  plus  fort 


ifld  ï  M  I  L  E. 

qu'aucun  autre.  Parmi  de  jeunes  paysans 
il  les  ëgale  en  force  et  les  passe  en  adresse. 
Dans  tout  ce  qui  est  à  portée  de  Fenfance 
il  juge,  il  raisonne,  il  prévoit  mieux  qu'eux 
tous.  Estil  question  d'agir  ,  de  courir,  de: 
sauter  ,  d'ëbranler  des  corps  ,  d'enlever  des 
masses ,  d'estimer  des  distances  ,  d'inven- 
ter des  jeux ,  d'emporter  des  prix  ?  on  di- 
roit  que  la  nature  est  à  ses  ordres  ,  tant  il 
sait  aisément  plier  toute  cliose  à  ses; volon- 
tés. Il  est  fait  pour  guider  ,  pour  gouver- 
ner ses  égaux  :  le  talent ,  l'expérience  lui 
tiennent  lieu  de  droit  et  d'autorité.   Don- 
nez-lui l'habit  et  le  nom  qu'il  vous  plaira, 
peu  importe  ;   il  primera  par-tout ,  il  de- 
viendra par-tout  le  chef  des  autres  :  ils 
sentiront  toujours  sa  supériorité  sur  eux. 
Sans  vouloir  commander  il  sera  le  maître,, 
sans  croire  obéir  ils  obéiront. 

Il  est  parvenu  à  la  maturité  de  l'enfance, 
il  a  vécu  de  la  vie  d'un  enfant ,  il  n'a  point 
acheté  sa  perfection  aux  dépens  de  son 
bonheur  ;  au  contraire  ils  ont  concouru 
l'un  à  fautre.  En  acquérant  toute  la  raison 
de  son  âge ,  il  a  été  heureux  et  libre  au- 
tant que  sa  constitution  lui  permet   de 


L  I  V  R  E    I  I.  '4l'k\ 

l'être.  Si  la  fatale  faux  vient  moissonner 
en  lui  la  fleur  de  nos  espérances  y  nous 
n'aurons  point  à  pleurer  à  la  fois  sa  vie  et 
sa  mort;,  nous  n'aigrirons  point  nos  dou- 
leurs du  souvenir  de  celles  que  nous  lui 
aurons  causées  ;  nous  nous  dirons  ,  Au 
moins  il  a  joui  de  son  enfance ,  ncus  ne 
lui  avons  rien  fait  perdre  de  ce  que  la  na-; 
ture  lui  avoit  donné. 

Le  grand  inconvénient  de  cette  première 
éducation  est  qu'elle  n  est  sensible  qu'aux 
hommes  clair-voyans,  et  que,  dans  un  en» 
fant  élevé  avec  tant  de  soin ,  des  yeux  vul- 
gaires ne  voient  qu'un  polisson.  Un  pré- 
cepteur songe  à  son  intérêt  plus  qu'à  ce- 
lui de  son  disciple  ;  il  s'attache  à  prouver 
qu'il  ne  perd  pas  son  temps  et  qu'il  gagne 
bien  l'argent  qu'on  lui  donne  ;  il  le  pour- 
voit d'un  acquis  de  facile  étalage  et  qu'on 
puisse  montrer  quand  on  veut;  il  n'im- 
porte que  ce  qu'il  lui  apprend  soit  utile, 
pourvu  qu'il  se  voie  aisément.  Il  accumule, 
sans  choix ,  sans  discernement ,  cent  fa- 
*  tras  dans  sa  mémoire.  Quand  il  s'agit  d'exa- 
miner l'enfant^  on  lui  fait  déployer  sa  mar- 
chandise; il  l'étalé,  on  est  content,  puis 


412  E  M  I  L  Eî 

il  replie  son  ballot  et  s'en  va.   Mou  élevé 
li'est  pas  si  riche ,  il  n'a  point  de  ballot  à 
déployer  ,   il  n'a  rien  à  montrer  que  lui- 
ïiîême.    Or  un  enfant  ,   non   plus  qu'un 
homme,   ne  se  voit  pas  en  un  moment. 
Qà  sont  les  observateurs  qui  sachent  sai- 
sir au  premier  coup-d  œil  les  traits  qui  le 
caractérisent?  Il  en  est ,  mais  il  en  est  peu; 
et,  sur  cent  mille  pères,  il  ne  s'en  trouvera 
|)as  un  de  ce  nombre. 
.  -  Les  questions  trop  multipliées  ennuient 
et  rebutent  tout  le  monde,  à  plus  forte 
raison  les   enfans  :    au  bout  de  quelques 
minutes   leur  attention  se  lasse ,   ils  n'é- 
coutent plus  ce  qu'un  obstiné  questionneur 
leur  demande ,  et  ne  répondent  plus  qu'ait 
hasard.  Cette.maniere  de  les  examiner  est 
vaine  et  pédantesque  ;  souvent  un  mot  pris 
à  la  violée  peint  mieux  leur  seiis  et  leur  es- 
prit que  ne  feroient  de  longs  discours:  mais' 
il  faut  prendre  garde  que  ce  mot  ne  soit  ni 
dicté  ni  fortuit.  Il  faut  avoir  beaucoup  de 
jugement  soi-même  pour  apprécier  celui 
d'un  enfant. 

J'ai  oui  raconter  à  feu  mylordHyde,qu"Hii 
de  ses  amis ,  revenu  d'Italie  après  trois  ans 


L  I  V  R  E     1 1.  4^5 

d"' absence,  voulut  examiner  les  progrès  de 
son  fils  âgé  de  neuf  à  dix  ans.  Ils  vont  un 
soir  se  promener,  avec  son  gouverneur  et 
lui ,  dans  une  plaine  où  des  ëcoliers  s'amu- 
soient  à  guider  des  cerfs-volans.  Le  père  en 
passant  dit  à  son  fils:  Ou  est  le  cerf- volant 
dont  voilà  l'ombre?  Sans  hésiter,  sans  lever 
la  tête,  l'enfant  dit  :  Sur  le  grand  chemin  : 
Et  en  effet,  ajoutoit  mylord,  le  grand  chemin 
ëtoit  entre  le  soleil  et  nous.  Le  père  à  ce  mot 
embrasse  son  fils,  et,  finissant  là  son  exa- 
men, s'en  va  sans  rien  dire.  Le  lendemain  il' 
envoya  au  gouverneur  Facte  d'une  pension, 
viagère  outre  ses  appointemens. 

Quel  homme  que  ce  pere-là  !  et  quel  fils 
lui  étoit  promis  !  La  question  est  précisé- 
ment de  fâge:  la  réponse  est  bien  simple  ; 
mais  voyez  quelle  netteté  de  judiciaire  en- 
fantine elle  suppose  !  C'est  ainsi  que  l'élevé 
d'Aristote  apprivoisoit  ce  coursier  célèbre 
qu'aucun  écuyer  n'avoit  pu  domter. 

Fin  du  livre  II  et  du  dixième  volume. 
ERRATA. 

Page  19,  pénultième  ligne  :  on  admirera  Emile, 
lisez  on  admirera  l'Emile. 


n 


BINDING  Bh^ZT.  AUb  i  1  ^^f^^ 


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