SiiSiii^^^;^'^. .,^4mi-m?^:
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OE U V R E s
COMPLETES
DE J. J. ROUSSEAU,
NOUVELLE ÉDITION,
€X.ASS££ PAR ORDRE DE MATIERES, ET ORNEE
JJE QUATRE-VINGT-DIX CRAVURES.
TOME DIXIEME.
1791
\/(\
PQ
L.iô
EMILE,
o u
DE L' ÉDUCATION
FAPv J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE.
TOME PREMIER.
À
^BSl
AVERTISSEMENT.
Le vœu que nous avions formé (a)
vient de s'accomplir : l'assemblée
nationale a acquitté la dette de la
patrie et celle du genre humain ;
elle a vengé le génie et la vertu
outragés ; elle a élevé une statue
à Jean Jacques : c'est la première
qu'elle ait décernée; celle de Voltaire
est la seconde.
Voici ce décret, qui a été rendu
d'une voix unanime , le 2 1 décem-
bre 1790.
Art. I". « L'assemblée nationale
« décrète qu'il sera élevé une statue
« à la mémoire de l'auteur du Côn-
« trat social ; que sur l'une des faces
« du piédestal il sera écrit ces mots ,
« La nation FRANÇOISE LIBRE A JeAN-
(a) Voyez ci-dessus , tome 8 , page a63.
A3
§ AVERTISSEMENT.
« Jacques Rousseau; et sur l'autre
« ceux-ci , J^itam impendere vero,
IL « Marie Thérèse le Vasseur,
ce femme de Jean Jacques Rousseau,
« sera nourrie aux dépens de l'état,
« et il lui sera accordé une pension
« de I200 liv. M
Où sont - ils maintenant les vils
ennemis de ce grand homme ? S'il
en existe encore , qu'ils lisent , et
qu'ils meurent de rage ou de honte.
Ainsi les Athéniens , indignés de ce
qu'on avoit fait périr le plus sage
des Grecs 5 ont enfin décerné une
statue à Socrate , victime des so-
phistes et des prêtres.
J'ose maintenant former un autre
vœu ; c'est que le décret de l'aréo-
page françois soit gravé sur une
colonne vis-à-vis. du tombeau de
Rousseau dans l'isle des Peupliers :
car je maintiens que c'est Jà que
AVERTISSEMENT. 7
doivent continuer à reposer les cen-
dres de Jean Jacques , séparé de la
foule des humains . Cette isle y ce
lac paisible , ces peupliers , cette
champêtre solitude ^ ont quelque
chose de plus religieux, sont plus
analogues à son caractère , à ses
goûts , à son génie , que toute la
pompe des cités ; et s'il n'est point
placé dans le temple des grands hom-
mes, c'est que l'isle des Peupliers
qui le possède doit elle-mêmeun jour
être changée en temple : c'est là que
toutes les âmes sensibles doivent, au
moins une fois dans leur vie, aller
faire un pèlerinage, j; G. B. ) '^'^'" '^
A4
X^ASSîiMBi>ÉE nationale, qui a vengé l'autenr
(le tant d'immortels écrits , a daigné accep-
ter rhomniage decette édition. Voici ce qu'on
lit à ce sujet dans la Feuille du soir du i5
avril 17.91 :
M. le président a dit que M. Poinçot, li-
braire, demandoit à offrir à l'assemblée na-
tionale sa belle collection des OEurres de
J. J. Rousseau. M. Poinçot, introduit à la
haxTe , a dit :
ce Iv'iiommage que la nation Françoise a
« rendu à Fauteur du Contrat social , étoit
<c digne d'elle et de luL C'étoit aux régénè-
re rateurs de notre empire qu'appartenoit le
« droit d'apprécier le génie de Rousseau. Le
çc monument le plus durable de sa gloir«
c< sera sans doute celui qu'il s'est élevé lui-
« même par ses immortels ouvrages. Dai-
cc gnez, messieurs, en agréer le recueil. Cetta
ce édition offre à la fois ce que plusieurs arts
« peuvent réunir de perfection pour perpé-
cc tuer les écrits célèbres.
« Les caractères de M. Didot, les dessins
K de MM. Moreau, Marillier et Barbier, les
« gravures d'artistes si renommés , lui raé-
« ritent l'honneur d'être placée dans vos ar-
ec chives à côté des décrets bienfaisans ei
9
«s généreux qui ont rappelé Thomme à la di-
te gnité de son état , à la liberté et au bon-
te heur. »
Les applaudissemens les plus nombreux
ont été répétés dans toutes les parties de la
salle. M. le président a agréé , au nom de
l'assemblée , cette collection précieuse , et a
invité M. Poinçot aux honneurs de la séance.
P RE FACE.
v_>E recueil de réflexions et d'observatiqns ,-
sans ordre et presque sans suite , fut
commence pour complaire à une bonne
mère c[ui saitÉ||nser (*). Je n'avois d'a-
bord projeté c[u'un mémoire de quelques
pages : mon sujet m'entraînant malgré
moi, ce mémoire devint insensiblement
une espèce d'ouvrage, trop gros, sans dou-
te , pour ce qu'il contient , mais trop petit
pour la matière qu'il traite. J'ai balancé
long-temps a le publier ; et souvent il m'a
fait sentir, en y travaillant, qu'il ne suffit
pas d'avoir écrit quelques brochures pour
savoir composer un livre. Après de vains
efforts pour mieux faire , je crois devoir
le donner tel qu'il est , jugeant qu'il im-
porte de tourner 1 attention publique de ce
côté-là ; et que, quand mes idées seroient
mauvaises , si j'en fais naître de bonnes
(*) Madame de Chenonceaitx.
«2 PRÉFACE
à d'autres, je n'aurai pas tout-à-faît perdu
mon temps. Un homme qui , de sa re-
traite , jette ses feuilles dans le public ,
sans prôneurs , sans parti qui les défende ,
sans savoir même ce qu on en pense ou
ce qu'on en dit , ne doit pïs craindre que^
s'il se trompe , on admette ses erreurs
eans examen.
Je parlerai peu de l'importance d'une
bonne éducation ; je ne m'arrêterai pas non
plus à prouver que celle qui est en usage
est mauvaise ; mijle autres l'ont fait avant
moi , et je n'aime point à remplir un livre
de choses que tout le monde sait. Je re-
marquerai seulement que , depuis des
temps infinis , il n'y a qu'un cri contre la
pratique établie , sans que personne s'a-
vise d'en proposer une meilleure. La litté-
rature et le savoir de notre siècle tendent
beaucoup plus à détruire qu'à édifier. On
censure d'un ton de maître ; pour propo-
ser il en faut prendre un autre auquel
PRÉFACE. -13
la hauteur philosophique se complaît
moins. Malgré tant d'écrits , qui n'ont , dit-
on y pour but que l'utilité publique , la
première de toutes les utilités , qui est
Fart de former des hommes , est encore
oubliée. Mon sujet étoit tout neuf après
le livre de Locke, et Je crains fort qu'il ne
le soit encore après le mien. ,
On ne connoît point f enfance : sur les
fausses idées qu on en a , plus on va, plus
on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce
qu'il importe aux hommes de savoir, sans
considérer ce que les enfans sont en état
d'apprendre. Ils cherchent toujours l'hom-
me dans l'enfant, sans penser à ce qu'il est
avant que d'être homme. Voilà l'étude à.
laquelle je me suis le plus appliqué , afin
que , quand toute ma méthode seroit chi-
mérique et fausse , on pût toujours profi<-
ter de mes observations. Je puis avoir très
mal vu ce qu'il faut faire, mais je crois
avoir bien vu le sujet sur lequel on doit
14 ■ PRÉFACE.
opérer. Commencez donc par mieux étu-
dier vos ëleves , car très assurément vous
ne les connoissez point. Or , si vous lisez
ce livre dans cette vue , je ne le crois pas
sans utilité pour vous.
A regard de ce qu on appellera la par-
tie systématique , qui n'est autre chose ici
que la marche de la nature, c'est là ce qui
déroutera le plus le lecteur ; c'est aussi
par là qu'on m'attaquera sans doute; et
peut-être ii'aura-t-on pas tort. On croira
moins lire un traité d'éducation, que les
rêveries d'un visionnaire sur l'éducation.
Qu'^y faire ? Ce n'est pas sur les idées d'au-
trui que j'écris , c'est sur les miennes. Je
ïie vois point comme les autres hommes;
51 y a long -temps qu'on me la reproché.
Mais dépend-il de moi de me donner d'au-
tres yeux et de m'affecter d'autres idées ?
Non. Il dépend de moi de ne point abon-
der dans mon sens , de ne point croire
être seul plus sage que tout le monde ; i\
PREFACE. ï^^
dëpend de moi , non de changer de sen-
timent , mais de me défier du mien : voilà
tout ce que je puis faire, et ce que je fais.^
Que si je prends quelquefois le ton affir-
matif , ce n'est point pour en imposer
au lecteur ; c'est pour lui parler com-
me je pense. Pourquoi proposer ois- je par
forme de doute ce dont , quant à moi , je
ne doute point ? Je dis exactement ce qui
se passe dans mon esprit.
En exposant avec liberté mon senti-
ment, j'entends si peu qu'il fasse autorité,
que j'y joins toujours mes raisons, afin
qu'on les pesé et qu'on me juge. Mais quoi-
que je ne veuille point m'obstiner à dé-
fendre mes idées , je ne me crois pas moins
obligé de les proposer ; car les maximes sur
lesquelles je suis d'un avis contraire à ce-
lui des autres ne sont point indifféren-
tes : ce sont de celles dont la vérité ou la
fausseté importe à connoître , et qui font
le bonheur ou le malheur du genre humain,,
i« PRÉFACE.
Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on
4âe me répéter. Cest comme si ron disoit ,
Proposez de faire ce qu'on fait , ou dtt
moins proposez quelque bien qui s'allie
avec le mal existant. Un tel projet, sur
certaines matières, est beaucoup plus chi'
ïnënque que les miens ; car, dans cet al*
liage , le bien se gâte , et le mal ne se gué-
rit pas. J'aimerois mieux suivre en tout la
pratique établie , que d'en prendre nnQ
bonne à demi: il y auroit moins de con-
tradiction dans riiomme; il ne peut ten-
dre à la fois à deux buts opposés. Pères et
lïieres , ce qui est faisable est ce que vous
voulea faire. Dois- je répondre de votre vo-
lonté ?
En toute espèce de projet il y a deux
choses à considérer ; premièrement la bont*
absolue du projet , en second lieu la fa*
Cilité de fexécution.
Au premier égard ^ il suffît , pour que
le projet soit admissible et praticable en
lui-
PRÉFACE. ^7
ïui-même , que ce qu'-il a de boix soit cians
la nature de la chose ? ici , par exemple ,
que réducation proposée soit convenable
à riibmme, et bien adaptée au cœur hu^
main.
La seconde considération dépend dei
rapports donnés dans certaines situations ;
rapports accidentels à la chose , lesquels,
par conséquent, ne sant point nécessai-
res , et peuvent varier à Tinfini. Ainsi telle
éducation peut être praticable en Suisse et
ne pas l'être en France ; telle autre peut
l'être chez les bourgeois , et telle autre
parmi les grands. La facilité plus ou moitis
grande de l'exécution dépend de mille cir-
constances , qu il est impossible de déter-
miner autrement que dans une applica-
tion particulière de la méthode à tel ou
à tel pays , à telle ou à telle condition. Or
toutes ces applications particulières, n'étant
pas essentielles a mon sujet, n'entrent
point dans mon plan. D'autres pourror^t
Tome 10. B
i8 PRÉFACE,
s'en occuper , s'ils veulent , chacun pour
le pays ou Yétat qu'il aura en vue. Il me
suffit que, par-tout où naîtront des hom-
mes , on puisse en faire ce que je pro-
pose ; et qu'ayant fait d'eux ce que je pro-
pose , on ait fait ce qu'il y a de meilleur et
pour eux-mêmes et pour autrui. Si je ne
remplis pas cet engagement , j'ai tort sans
doute : mais si je le remplis, on auroit tort
aussi d'exiger de moi davantage ; car je ne
promets que cela.
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION(«).
LIVRE PREMIER.
X ouT est bien , sortant des mains de Tau-
teur des choses ; tout dégénère entre les
mains de Thomme. Il force une terre à
nourrir les productions d'une autre, un ar-
(*) Peut-être est-il nécessaire que nous le disions
à la postérité , qui sans cela refuseroit de le croire :
Emile , le plus bel ouvrage du siècle , ce chef-
d'œuvre de la langue, de la raison , de la mo-
rale , a été censuré par la Sot bonne , anathéma-
tisé par un archei^étjue , condamné par un arrêt
du parlement à être lacéré eu brillé par la main du
bourreau. ... Il n'y a pas 3o ans; et déjà les noms de
Sorbonne , d'archei'éi/ue et de parlemenù sont effa"
ces de notre langue. Un jour on demandera ce
qu'ils signifioient , et on sera embarrassé de répon-
dre. Mais on lira Jean Jacques; on admirera Emile,
et on bénira son auteur. ( G. B. )
B 2
20 EMILE.
bre à porter les fruits d'un autre : il mêle
et confond les climats , les élémens , les
saisons : il mutile son cliien, son cheval,
son esclave : il bouleverse tout , il défigure
tout : il aime la difformitë , les monstres :
il ne veut rien tel que Ta fait la nature ,
pas même Thomme ; il le faut dresser pour
lui , comme un cheval de manège -, il le
faut contournera sarnode, comme un ar-
bre de son jardin.
Sans cela tout iroit plus mal encore;,
et notre espèce ne veut pas être façonnée
à demi. Dans Tétat où sont désormais les
choses , un homme, abandonné dès sa nais-
sance à lui-même parmi les autres , seroit
le plus déhguré de tous. Les préjugés ,
fautorité, la nécessité, Texcmple, toutes
les institutions sociales dans lesquelles
nous nous trouvons submergés," ëtouffe-
roient en lui la nature , et ne mettroient
rien à la place. Elle y seroit comme un
arbrisseau que le hasard fait naître au mi-
lieu d'un chemin , et que les passans font
bientôt périr en le heurtant de toutes
parts et le pliant dans tous les sens.
C'est à toi que je m'adresse , tendre et
L I V il É I. Il
prëvoyante mere (a) , qui sus t'ëcarter do
la grande route , et garantir l'arbrisseau
naissant du choc des opinions humaines !
Cultive , arrose la jeune plante avant qu'elle
(a) La première éducation est celle qui importe
le plus , et cette première éducation appartient in-
contestablement aux femmes. Si l'auteur de la na-
ture eût voulu qu'elle appartînt aux hommes , il
leur eût donné du lait pour nourrir les enfans. Par-
lez donc toujours aux femmes , par préférence ,
dans vos traités d'éducation ; car , outre qu'elles
sont à portée d'y veiller de plus près que les hom-
mes, et qu'elles y influent toujours davantage , le
succès les intéresse aussi beaucoup plus , puisque
la plupart des veuves se trouvent presque à la
iner€i de leurs enfans , et qu'alors ils leur font
vivement sentir , en bien ou en mal , l'effet de la
manière dont elles les ont élevés. Les lois , tou-
jours si occupées des biens et si peu des personnes ,
parcequ'elles ont pour objet la paix et non la ver-
tu , ne donnent pas assez d'autorité aux mères.
Cependant leur état est plus sur que celui des pères ;
leurs devoirs sont plus pénibles; leurs soins imjjor-
tent plus au bon ordre de la famille ; généralement
elles ont plus d'attachement pour les enfans. Il y a
des occasions où un fils qui manque de respect à
son père peut , en quelque sorte , être excusé ;
mais si , dans quelque occasion que ce fût , un en"
B5
22 EMILE.
meure ; ses fruits feront un jour tes déli-
ces. Forme de bonne heure une enceinte
autour de famé de ton enfant ; un autre
en peut marquer le circuit ; mais toi seule
y dois poser la barrière (a).
On façonne les plantes par la culture ,
fant étoit assez dénaturé pour en manquer à sa
mère , à celle qui l'a porté dans son sein , qui l'a
nourri de son lait , qui , durant des années , s'est
oubliée elle-même pour ne s'occuper que de lui ,
on devroit se hâter d'étouffer ce misérable comme
un monstre indigne de voir le jour. Les mères ,
dit-on , gâtent leurs enfans. En cela , sans doute ,
elles ont tort; mais moins de tort que vous , peut-
être, qui les dépravez. La mère veut que son en-
fant soit heureux , qu'il le soit dès à présent. En
cela elle a raison : quand elle se trompe sur les
moyens , il faut l'éclairer. L'ambition , l'avarice , la
tyrannie , la fausse prévoyance des pères , leur négli-
gence , leur dure insensibilité , sont cent fois plus
funestes aux enfans que l'aveugle tendresse des
mères. Au reste il faut expliquer le sens que je
donne à ce nom de mère , et c'est ce qui sera fait
ci-après.
(a) On m'assure que M. Formey a cru que je
voulois ici parler de ma mère , et qu'il l'a dit dans
quelque ouvrage. C'est se moquer cruellement de
M. Formey ou de moi.
L I V R E I. J»3
et les hommes par réducatlon. SI Thom-
me naissoit grand et fort, sa taille et sa
force lui seroient inutiles jusqu'à ce qu'il
eût appris à s'en servir : elles lui seroient
préjudiciables en empêchant les autres
de songer à l'assister (a) ; et abandonné
à lui-même, il mourroit de misère avant
d'avoir connu ses besoins. On se plaint de
l'ëtat de l'enfance ; on ne voit pas que la
race humaine eût péri si l'homme n'eût
commencé par être enfant.
Nous naissons foibles, nous avons be-
soin de forces : nous naissons dépourvus
de tout , nous avons besoin d'assistance :
nous naissons stupides, nous avons besoin
de jugement. Tout ce que nous n'avons
pas à notre naissance , et dont nous avons
besoin étant grands , nous est donné par
l'éducation.
Cette éducation nous vient de la natm^e ,
(a) Semblable h eux à Textérienr , et privé de la
parole , ainsi que des idées qu'elle exprime, il se-
roit hors d'état de leur faire entendre le besoin
qu'il auroit de leurs secours , et rien en lui ne leur
manifesteroit ce besoin.
B4
èJf EMILE.
bu des hommes , ou des choses. Le déve-
loppement interne de nos facultés et de nos
Organes est l'éducation de la nature : Tu-
Sage qu on nous apprend à faire de ce dé-
veloppement est féducation des liommes;
et Tacquis de notre propre expérience sur
les objets qui nous affectent est l'éduca-
tion des choses.
: Chacun de nous est donc formé par
trois sortes de maîtres. Le disciple dans le-
quel leurs diverses leçons se contrarient est
mal élevé , et ne ser^a jamais d'accord avec
kii-mêmre : celui dans lequel elles tombent
toutes sur les mêmes points et tendent
aux mêmes lins, vu seul à son but et vit
couséquemment ; celui-là seul est bien
élevé.
Or, de ces trois éducations différentes ^
celle de la nature ne dépend point de nous ;
celle des choses n'en dépend qu'à certains
égards ; celle des hommes est la seule dont
nous soyons vraiment les maîtres: encore
uo ie sommes-nous que par supposition ;
car qui est-ce qui peut espérer de diriger
entièrement les discours et les actions do
tous ceux qui onvironnen* un enï^nt ?
L I V R E I. sa
Sitôt donc que réducation est un art, il est
presque impossible qu elle réussisse, puis-
que le concours nécessaire à son succès ne
dépend de personne. Tout ce qu'on peut
faire à force de soins est d'approclier plus
ou moins du but ; mais il faut du bon-
heur pour l'atteindre.
Quel est ce but ? c'est celui même de
la nature ; cela vient d'être prouvé. Puis-
que le concours des trois éducations est
nécessaire à leur perfection , c'est sur celle
à laquelle nous ne pouvons rien qu'il faut
diriger les deux autres. Mais peut-être ce
mot de nature a-t-il un sens trop vague : il
faut tâclier ici de le fixer.
La nature, nous dit-on , n est que f ha-
bitude (a). Que signifie cela ? N'y a-t-il
(a) M. Formey nous assure qu'on ne dit pas pré-
cisément cela. Cela me pai'oit pourtant très pré-
cisément dit dans ce vers, auquel je me proposois
de répondre :
La nature , crois-moi , n'est rien que l'habitude.
M, Formey , qui ne veut pas enorgueillir
ses semblables , nous donne modestement la me-
sure de sa ceïvi'lle pour celle de l'entendement
humain. . . f
a6 ^ M I L E.
pas des habitudes qu'on ne contracte que
par force et qui n'étouffent jamais la na-
ture ? Telle est , par exemple , l'habitude
des plantes dont on gène la direction ver-
ticale. La plante mise en liberté garde l'in-
clinaison qu'on l'a forcée à prendre : mais
la sève n'a point changé poiu' cela sa di-
rection primitive ; et , si la plante conti-
nue a végéter , son prolongement rede-
vient vertical. Il en est de même des incli-
nations des hommes. Tant qu'on reste dans
le même état , on peut garder celles qui réi
sultent de l'habitude et qui nous sont le
moins naturelles ; mais sitôt que la situa-
tion change, l'habitude cesse et le natu-
rel revient. L'éducation n'est certainement
qu'une habitude. Or n'y a-t-il pas des
gens qui oublient et perdent leur éduca-
tion ? d'autres qui la gardent ? D'oii vient
cette différence ? S'il faut borner le nom
de nature aux habitudes conformes à la
nature , on peut s'épargner ce galimatias.
Nous naissons sensibles; et, dès notre
naissance j nous sommes affectés de diver-
ses manières par les objets qui nous en-
vironnent. Sitôt que nous avons, pour ainsi
L I V R E I. 27
dire , la conscience de nos sensations, nous
sommes disposés à rechercher ou à fuir
les objets qui les produisent , d'abord se-
lon qu'elles nous sont agréables ou déplai-
santes , puis selon la convenance ou dis'
convenance que nous trouvons entre nous
et ces objets, et enfin selon les jugemens
que nous en portons sur Tidée de bon-
heur ou de perfection que la raison nous
donne. Ces dispositions s'étendent et s'af-
fermissent à mesure que nous devenons
plus sensibles et plus éclairés : mais , con-
traintes par nos habitudes , elles s'altèrent
plus ou moins par nos opinions. Avant
cette altération elles sont ce que j'appelle
en nous la nature.
C'est donc à ces dispositions primitives
qu'il faudroit tout rapporter ; et cela se
pourroit si nos trois éducations n'étoient
que différentes : mais que faire quand
elles sont opposées , quand au lieu d'é-
lever un homme pour lui-même, on
veut relever pour les autres ? Alors le
concert est impossible. Forcé de com-
battre la nature ou les institutions socia-
les , il faut opter entre faire un homme
âS EMILE.
OU lin citoyen ; car on ne peut faire à la
fois l'un et Tautre.
Toute société partielle , quand elle est
ëtroite et bien unie , s'aliène de la grande.
Tout patriote est dur aux étrangers ; ils
ne sont qu'hommes , ils ne sont rien à
ses yeux (a). Cet inconvénient est in-
évitable, mais il est foible. L'essentiel est
d'être bon aux gens avec qui Ton vit. Au
dehors le Spartiate étoit ambitieux, avare,
hiique;inais le désintéressement, Téqui-
té , la concorde , régnoient dans ses murs.
Défiez-vous de ces cosmopolites qni vont
chercher au loin dans leurs livres des de-
voirs qu'ils dédaignent de remplir autour
d'eux. Tel philosophe aime les Tartares
pour être dispensé d'aimer ses voisins.
L'homme naturel est tout pour lui ; il
est l'unité numérique, l'entier absolu, qui
n'a do rapport qu'à lui-même ou à son
(a) Aussi les guerres des républiques sont-elles
plvis cruelles que celles des monarchies. Mais si Ja
guerre des rois est modérée , c'est leur paix qui
est terrible : il vaut mieux être leur ennemi que
leur sujet.
L I V R E I, 29
semblable. L'homme civil n'est qu'une uni-
té fractionnaire qui tient au dénomina-
teur ; et dont ia valeur est dans son rap-
port avec l'entier >qui est le corps social.
Les bonnes institutions sociales sont celles
qui savent le mieux dénaturer Tiiomme ,
kii ôter son existence absolue pour lui
en donner une relative , et transporter le
moi dans Tunité commune ; en sorte que
chaque particulier ne se croie plus un ,
rnais partie de T unité , et ne soit plus sen-
sible que dans le tout. Un citoyen de
Rome n'étoit ni Caïus ni Lucius ; c'étoit
un Romain : même il aimoit la patrie ex-
clusivement à lui. Piégulus se prétendoit
Cartliaginois , comme étant devenu le bien
de ses maîtres. En sa qualité d'étranger il
refusoit de siéger au sénat de Rome ; il
fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât.
11 sindignoit qu'on voulût lui sauver la vie.
11 vainquit , et s'en retourna triomphant
mourir dans les supplices. Cela n'a pas
grand rapport, ce me semble, aux hom-
mes que nous connoissons.
Le Lacédémonien Pédarete se présente
pour être admis au conseil des trois cents ;
2>0 ^ M I L E.
il est rejetë. Il s'en retourne tout joyeux
de ce qu'il s'est trouvé dans Sparte trois
cents hommes valant mieux que lui. Je
suppose cette démonstration sincère , et
il y a lieu de croire qu*'elle Tétoit : voilà
le citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq fils à
Tarmée, et attendoit des nouvelles de la
bataille. Un ilote arrive ; elle lui en de-
mande en tremblant. Vos cinq fils ont été
tués. Vil esclave ! t'ai- je demandé cela ?
Nous avons gagné la victoire. La mère
court au temple et rend grâces aux dieux.
Voilà la citoyenne.
Celui qui , dans Tordre civil, veut conser-
ver la primauté des sentimens de la na-
ture , ne sait ce qu il veut. Toujours en
contradiction avec lui-même , toujours flot-
tant entre ses penchans et ses devoirs , il
ne sera jamais ni homme ni citoyen ; il
ne sera bon ni pour lui ni pour les autres.
Ce sera un de ces hommes de nos jours;
un François , un Anglois , un bourgeois ;
ce ne sera rien.
Pour être quelque chose , pour être soi-
même et toujours un, il faut agir comme
L I V R E I. Zl
on parle ; il faut être toujours dëcidë sur
le parti qu on doit prendre , le prendre
hautement et le suivre toujours. J'attends
qu'on me montre ce prodige pour savoir
s'il est homme ou citoyen , ou comment
il s'y prend pour être à la fois l'un et
l'autre.
De ces objets nëcessaîrement opposes
viennent deux formes d'institution con-
traires , Tune publique et commune , l'au-
tre particulière et domestique.
Voulez-vous prendre une idée de l'é-
ducation publique? Lisez la République de
Platon. Ce n'est point un ouvrage de po
htique , comme le pensent ceux qui ne
jugent des livres que par leurs titres : c'est
le plus beau traité d'éducation qu'on ait
jamais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des
chimères, on nomme l'institution de Pla-
ton. Si Lycurgue n'eut mis la sienne que
par écrit, je la trouverois bien plus chis
mérique. Platon n'a fait qu'épurer le cœur
de l'homme ; Lycurgue l'a dénaturé.
L'institution publique n'existe plus et ne
peut plus exister , parcequ'ou il n'y a plus
3.2 :^ M I L Ë.
de patrie il ne peut plus yavoir de citoyens.
Ces deux mois, patrie et citoyen , doivent
être effaces des langues modernes (*). J'en
sais bien la raison -, mais je ne veux pas 1^
dire , elle ne fait rien à mon sujet.
Je n'envisage pas comme une institution
publiqu.e ces risïMes ëtablissemens qu'on
appelle collèges (a). Je ne compte pas non
plus r éducation du monde, parceque cette
éducation, tendant à deux fins contraires,
les manque toutes deux : elle n'est propre
qu'à faire des hommes doubles, paroissant
toujours rapporter tout aux autres, et ne
rapportant jamais rien qu'à eux seuls. Or
ces démonstrations, étant communes à tout
(*) La France vient de rétablir ces deux mots
clans le dictionnaire du genre humain ; d'où , je
l'espère , aucune puissance lie pourra désormais
les effacer. (G, B.)
• (a) Il y a dans plusieurs école* et sur-tout dans
Funiversité de Paris des professeurs que j'aime ,
que j'estime beaucoup, et que je crois très capables
de bien instruire la jeunesse, s'ils n'ëtoient forcés
de suivre l'usage établi. J'exhorte l'un d'entre eux
à publier le projet de réforme qu'il a conçu. L'on
sera peut-être enfin tenté de guérir le mal, ei\
voyant qu'il n'est pas sans remçdé.
le
L I V R E I. 35
le monde , n abusent personne : ce sont au-
tant de soins perdus.
De ces contradictions naît celle que nous
éprouvons sans cesse en nous-mêmes. En^
traînés par la nature et par les hommes
dans des routes contraires, forcés de nous
partager entre ces diverses impulsions, nous
en suivons une composée, qui ne nous
mené ni à Fun nia l'autre but. Ainsi com-
battus et flottans durant tout le cours de
notre vie, nous la terminons sans avoir pu
nous accorder avec nous , et sans avoir
été bons ni pour nous ni pour les au-
tres.
Reste enfin Téducation domestique ou
celle de la nature. Mais que deviendra
pour les autres un homme uniquement
élevé pour lui ? Si peut-être le double ob-
jet qu'on se propose pouvoit se réunir en
un seul , en ôtant les contradictions de
Thomme , on ôteroit un grand obstacle à
son bonheur. Il faudroit pour en juger le
voir tout formé; il faudroit avoir observé
ses penchans , vu ses progrès, suivi sa
marche ; il faudroit en un mot connoître
Thomme naturel. Je crois qu'on aura fait
Tome 10.. G
quelques pas dans ces recherches après
avoir lu cet écrit.
Pour former cet homme rare, qu'avons-
lîous à faire ? Beaucoup , sans doute; cVst
d'empêcher que rien ne soit fait. Quand il
ne s'agit que d'aller contre le vent, on lou-
voie : mais si la mer est forte et qu'on
veuille rester en place, ilfaut jeter l'ancre.
Prends garde , jeune pilote , que ton cable
ne fde ou que ton ancre ne laboure, et
que le vaisseau ne dérive avant que tu
t'en sois apperçu.
Dans l'ordre social, où toutes les pla-
ces sont marquées, chacun doit être élevé
pour la sienne. Si un particulier formé
pour sa place en sort , il n'est plus propre
à rien. L'éducation n'est utile qu'autant
que la fortune s'accorde avec la vocation
des parens ; en tout autre cas elle est nui-
sible à l'élevé, ne fût-ce que par les pré-
jugés qu'elle lui a donnés. En Egypte , où
le fils étoit obligé d'embrasser l'état de son
père , l'éducation du moins avoit un but
assuré ; mais parmi nous où les rangs seuls
demeurent , et où les hommes en chan-
gent sans cesse , nul ne sait si , en élevant
L 1 V R E I. 35
son fils pour le sien, il ne travaille pas con-
tre lui. -
Dans l'ordre naturel , les hommes étant
tous ét:aux , leur vocation commune est
Tëtat d'iionime ; et quiconque est bien
élevé pour celui-là ne peut mal remplir
ceux (fiii s'y rapportent. Qu'on destine
mou éle\e à Tépée, à l'église , au barreau ,
peu m'importe. Avant la vocation des pa-
ïens , la nature 1 appelle à la vie humaine.
Vivre est le métier que je lui veux appren-
dre. En sortant de mes mains , il ne sera,
j'eu conviens , ni magistrat , ni soldat, nî
prêtre : il sera premièrement homme ;
tout ce qu'un homme doit être, il saura
l'être au besoin tout au- si bien que qui
que ce soit ; et la fortune aura beau le
faire changer de place , il sera toujours à
la sienne. Occupavî /e, fortuna ^ atque cepi:
omnesque aditus tuos interclusi , ut ad ma
aspirare non passes (n).
Notre véritable étude est celle de la con-
dition humaine. Celui d'entre nous qui
sait le mieux supporter les biens et les
ia) TuschI. V.
C2
6G ë M I t E.
maux de cette vie est à mon gré le mieux
ëlevé : d'où il suit que la véritable ëduca*
tion consiste moins en préceptes qu'en
exercices. Nous commençons à nous in-
struire en commençant à vivre , notre édu-
cation commence avec nous ; notre pre-
mier précepteur est notre nourrice. Aussi
ce mot éducation avoit-il chez les anciens
un autre sens que nous ne lui donnons
plus : il signifioît nourriture. Educii obste-
trix ^ dit Varron , educat nutrix , instiiuit
paedagogus, docet magister (a). Ainsi F édu-
cation, l'institution, Finstruction sont trois
choses aussi différentes dans leur objet ,
que la gouvernante , le précepteur et le
maître. Mais ces distinctions sont mal en-
tendues ; et, pour être bien conduit, Yeii-
fant ne doit suivre qu'un seul guide.
Il faut donc généraliser nos vues , et con-:
sidérer dans notre élevé Fhorhme abstrait,
Fhomme exposé à tous les accidens de la
vie humaine. Si les hommes naissoient at-
tachés au sol d'un pays , si la même sai-
son duroit toute Fannée, si chacun tenoit
(/i)Non. MarcelJ. '
t I V R E I. 57
à sa fortune de manière à n'en pouvoir ja-
mais changer , la pratique établie seroit
bonne à certains ëgards ; Fenfant élevd
pour son ëtat, n'en sortant jamais , ne pour-
roit être exposé aux inconvëniens d'un au-
tre. Mais vu la mobilité des choses humai-
nes , vu Tesprit inquiet et remuant de ce
siècle qui bouleverse tout à chaque généra-
tion , peut-on concevoir une méthode plus
insensée que d'élever un enfant comma
n'ayant jamais à sortir de sa chambre ,
comme devant être sans cesse entouré de
ses gens ? Si le malheureux fait un seul pas
sur la terre , s'il tiescend d'un seul degré ,
il est perdu. Ce n'est pas lui apprendre à
supporter • la peine j c'est l'exercer à la
sentir.
On ne songe qu'à conserver son enfant ;
ce n'est pas assez : on doit lui apprendre
à se conserver étant homme , à supporter
les coups du sort , à braver l'opulence et
la misère, à vivre s'il le faut dans les gla-
ces d'Islande ou sur le brûlant rocher
de Malte. Vous avez beau prendre des
précautions pour qu'il ne meure pas ; il
faudra pourtant qu'il meure : et quand sa
C3
58 E M I L E.
mort ne seroît pas F ouvrage de vos soins,
encore seroient-ils mal entendus. Il s'agit
moins de Tempécher de mourir , que de
le faire vivre. Vivre ce n'est pas respirer ,
c'est agir ; c'est faire usage de nos organes ,
de nos sens , de nos facultés , de toutes les
parties de nous-mêmes qui nous donnent
le sentiment de notre ^>xistence. Ij'homme
qui a le plus vécu n'est pas celui qui a
compté le plus d'années, mais celui qui a
le plus senti la vie. Tel s'est fait enterrer
à cent ans , qui mourut dès sa naissance. Il
eût gagné d'aller au tombeau dans sa jeu-
nesse, s'il eut vécu du moins jusqu'à ce
temps-là.
Toute notre sagesse consiste en préju-
gés serviles ; tous nos usages ne sont qu'as-
suj ttissement, gène et contrainte. I/lioni-
me civil naît , vit et meurt dans l'escla-
vage : à sa naissance on le coud dans un
maillot ; à sa mort on le cloue dans une
bière: tant (fu'il garde le figure humaine,
il est enchaîné [>ar nos institutions.
On dit que plusieurs .^ages-femmes pré-
tendent, en pétrissant la tête des enfans
nouveaux-nés , lui donner une forme plus
t, ï V R E T. S9
fcbnvenable : et on le souffre ! Nos têtes se-
roient mal de la façon de fauteur de notre
être ! il nous les faut façonnées au dehors
par les sages-femmes , et au dedans par les
philosophes ! Les Caraïbes sont de la moi-
tié plus heureux que nous.
ce A peine fenfant est-il sorti du sein de
ce la mère, et à peine Jouit-il de la liberté
xc de mouvoir et d'étendre ses membres,
<c qu'on lui donne de nouveaux liens. On
ce remmaillotte, on le couclie la tête fixée
<c et les jambes alongées , les bras pendans
ce à côté du corps ; il est entouré de linges
« et de bandages de toute espèce , qui ne
ec lui permettent pas de changer de situa-
ce tion. Heureux si on ne Ta pas serré au
« point de fempêcher de respirer , et si ou
€c a eu la précaution de le coucher sur le
ce côté , afin que les eaux qu'il doit rendre
ce j)ar la bouche puissent tomber d'elles-
cc mômes ; car il nauroit pas la liberté de
ce tourner la tête sur le côté pour en fa-
f< ciliter fécoulement (a). 33
{a) Hist. Nat. , Tom. IV , pag. 190 , in- 12.^
C4 ■
^O EMILE.
L'enfant nouveau-né a besoin d'étendrei
et de mouvoir ses membres , pour les tirer
de l'engourdissement, où, rassembles en
un peloton, ils ont resté si long-temps.
On les étend , il est vrai , mais on les em-
pêche de se mouvoir ; on assujettit la tête
même par des têtières : il semble qu on a
peur qu'il n'ait Tair d'être en vie.
Ainsi l'impulsion des parties internes
d'un corps qui tend à l'accroissement
trouve un obstacle insurmontable aux moii-
vemens qu'elle lui demande. L'enfant fait
continuellement des efforts inutiles qui
épuisent ses forces ou retardent leur pro-
grès. Il étoit moins à l'étroit , moins gêné,
moins comprimé dansl'amnios, qu'il n'est
dans ses langes : je ne vois pas ce qu'il a ga-
gné de naître.
L'inaction , la contrainte où l'on retient
les membres d'un enfant ne peuvent que
gêner la circulation du sang , des humeurs,
empêcher l'enfant de se fortifier, de croî^
tre , et altérer sa constitution. Dans les
lieux où l'on n'a point ces précautions ex-
travagantes, les hommes sont tous grands,
r 1 V R E I. 4l
forts , bien proportionnes (a). Les pays où
l'on emmaijlotte les enfans sont ceux qui
fourmillent de bossus , de boiteux , de
cagneux, de noués , de rachitiques, de
gens contrefaits de toute espèce. De peur
que les corps ne se déforment par des
mouvemens libres , on se lidte de les dfî-
former en les mettant en presse. On les
rendroit volontiers perclus pour les em-
pêcher de s'estropier.
Une contrainte si cruelle pourroit-elle ne
pas influer sur leur humeur ainsi que sur
leur tempérament ? Leur premier senti-
ment est un sentiment de douleur et de
peine : ils ne trouvent qu'obstacles à tous
les mouvemens dont ils ont besoin : plus
nralheureux qu'un criminel aux fers, ils
font de vains efforts ; ils s'irritent , ils
crient. Leurs premières voix, dites-vous,
sont des pleurs. Je le crois bien : vous les
contrariez dès leur naissance ; les premiers
dons qu'ils reçoivent de vous sont des
chaînes ; les premiers traitemens qu'ils
éprouvent sont des tourmens. N'ayant rien
ri. ..
(a) Voyez la note page 94 <1g ce premier liv.
42 É M I L E.
de libre que la voix , comment ne s'en ser-
riroient-ils pas pour se plaindre? Ils crient
du mal que vous leur faites: ainsi garrot-
tes , vous crieriez plus fort qu'eux.
D'où vient cet usage déraisonnable? D'un
usage dénaturé. Depuis que les mères ,
méprisant leur premier devoir , n'ont pas
voulu nourrir leurs enfans , il a fallu les
confier à des femmes mercenaires , qui, se
trouvant ainsi mères d'enfans étrangers
pour qui la nature ne leur disoit rien ,
n'ont cherché qu'à s'épargner de la peine.
Il eut fallu veiller sans cesse sur un enfant
en liberté : mais quand il est bien lié , on
le jette dans un coin sans s'embarrasser de
ses cris. Pourvu qu'il n'y ait pas des preu-
ves de la négligence de la nourrice , pourvu
que le nourrisson ne se casse ni bras ni
jambe, qu'importe au surplus qu'il périsse ,
ou qu'il demeure infirme le reste de ses
jours? On conserve ses membres aux dé-
pens de son corps ; et, quoi qu'il arrive, la
nourrice est disculpée.
Ces douces mères, qui, débarrassées de
leurs enfans, se livrent gaiement aux amu-r
semens de la ville , savent-elles cependant
LIVRE T. 45
fjneî traitement Tenfant dans son maillot
re(^oit au villai^e? Au moindre tracas qui
survient , on le suspend à un clou comme
un paquet de bardes; et tandis que, sans
se presser, la nourrice vaque à ses affai-^
res, le nialheineux reste ainsi crucifié.
Tous ceux qu'on a trouves dans cette situa-
tion avoient le visage violet ; la poitrine
fortement comprimée ne laissant pas cir-
culer le sang , il remontoit à la tête ; et Ton.
croyoil le patient fort tranquille, parcequil
n'avoit pas la force de crier. J'ignore com-
bien d'heures un enfant peut rester en
cet état sans perdre la vie , mais je doute
que cela puisse aller fort loin. Voilà , je
pense , une des plus grandes commodités
du maillot.
On prétend que les enfans en liberté
pourroient prendre de mauvaises situa-
tions et se donner des mouvemens ca-
pables de nuire à la bonne conformation
de leurs membres. C'est là un de ces vains
raisomiemens de notre fausse sagesse , et
que jamais aucune expérience n'a confir«
mes. De cette multitude d'enfans qui, chez
des peuples plus sensés que nous, sont
44 ï M I L E.'
nourris dans toute la liberté de leurs mem-
bres , on n'en voit pas un seul qui se blesse
ni s'estropie : ils ne sauroient donner à
leurs mouvemens la force qui peut les ren-
dre dangereux ; et quand ils prennent une
situation violente, la douleur les avertit
bientôt d'en changer.
. Nous ne nous sommes pas encore avisas
de mettre au maillot les petits des chiens
ni des chats; voit- on qu'il résulte pour
eux c|uelque inconvénient de cette négligen-
ce? Les enfans sont plus lourds ; d'accord ;
mais à proportion ils sont aussi plus foi-
bles. A peine peuvent-ils se mouvoir , com-
ment s'estropieroient-ils ? Si on les étendoit
sur le dos , ils mourroient dans cette situa-
tion, comme la tortue, sans pouvoir ja-
mais se retourner.
Non contentes d'avoir cessé d'alaiter
leurs enfans , les femmes cessent d'en vou-
loir faire ; la conséquence est naturelle.
Dès que l'état de mère est onéreux , on
trouve bientôt le moyen de s'en délivrer
tout-à-fait : on veut faire un ouvrage in-
utile , afin de le recommencer toujours , et
roji tourne au préjudice de l'espèce fat-
LIVRET. 4^
traît donne pour la multiplier. Cet usage ,
ajouté aux autres causes de dépopulation ,
nous annon.ce le sort prochain de l'Europe.
Les sciences , les arts , la philosophie et les
mœurs qu elle engendre , ne tarderont pas
d'en faire un désert. Elle sera peuplée de
bêtes féroces ; elle n aura pas beaucoup
changé dhabitans.
J'ai vu quelquefois le petit manège àes
jeunes femmes qui feignent de vouloir
nourrir leurs enfans. On sait se faire pres-
ser de renoncer à cette fantaisie : on fait
adroitement intervenir les époux , les mé-
decins, sur-tout les mères. Un mari c|ui
oseroit consentir que sa femme nourrit
son enfant seroit un homme perdu ; Ion
en feroit un assassin qui veut se défaire
d'elle. Maris prudens , il faut immoler à
la paix l'amour paternel : heureux qu'on
trouve à la campagne des femmes plus
continentes que les vôtres ! Plus heureux
si le temps que celles-ci gagnent n'est pas
destiné pour d autres que vous !
Le devoir des femmes n'est pas dou-
teux ; mais on dispute si , dans le mépris
qu elles en font , il est égal pour les enfans
^6 TÉ M 1 L E.
d'être nourris de leur lait ou d'un autre.
Je tiens cette question , dont les méde-
cins sont les juges , pour dëcidëe au sou-
hait des femmes ; et pour moi , je pense-
rois bien aussi qu'il vaut mieux que l'en-
fant suce le lait d'une nourrice en santé ,
que d'une mère gâtée , s il avoit quelque
nouveau mal à craindre du môniC sang
dont il est formé.
Mais la question doit-elle s'envisager
seulement par le côté physique, et len-
fant a-t-il moinsbe soin des soins d'une mère
que de sa mamelle ? D'autres femmes , des
bétes même, pourront lui donner le lait
qu'elle lui refuse: la sollicitude maternelle
ne se supplée point. Celle qui nourrit Ten-
fant d'une autre au lieu du sien est une
mauvaise mère ; comment sera-t-elle une
bonne nourrice ? Elle pourra le devenir ,
mais lentement : il faudra que l'habitude
change la nature ; et l'enfant , ma' soigné ,
aura le temps de périr cent fois , avant ( jue
sa nourrice ait pris pour lui une tendresse
de mère.
De cet avantage même résulte un in-
Gonvénient , qui seul devroit ôter à toute
LIVRET. 4?
femme sensible le courage de faire nourrir
son enfant par une autre : c'est celui de
partager le droit de mère , ou plutôt de Ta-
liëner ; de voir son enfant aimer une autre
femme autant et plus qu'elle ; de sentir
que la tendresse qu il conserve pour sa pro-
pre mère est une gi^ace , et que celle qu'il
a pour sa mère adoptive est un devoir : car
où j ai trouvé les soins d'une mère , ne dois-
je pas l'attachement d'un fils ?
La manière dont on remédie à cet in-^
convénient est d'inspirer aux enfans du
mépris pour leur nourrice , en les traitant
en véritables servantes. Quand leur ser-
vice est achevé, on retire l'enfant , ou Ion
congédie la nourrice ; à force de la mal re-
cevoir , on la rebute de venir voir son nour-
risson. Au bout de quelques années il
ne la voit plus, il ne la connoît plus. La
mère, qui croit se substituer à elle , et répa-
rer sa négligence par sa cruauté, se trompe.
Au lieu de faire un tendre fils d'un nour-
risson dénaturé, elle l'exerce à 1 ingratitu-
de ; elle lui apprend à mépriser un jour
celle qui lui donna la vie, comme celle
<][ui l'a nourri de son lait.
48 K M I L E.
Combien j'iiisisterois sur ce point , s'il
ëtoit moins décourageant de rebattre en
vain des sujets utiles ! Ceci tient à plus de
choses qu'on ne pense. Voulez-vous rendre
chacun à ses premiers devoirs , commen-
cez par les mères ; vous serez étonnés des
changemens que vous produirez. Tout
vient successivement de cette première dé-
pravation : tout Tordre moral s'altère ; le
naturel s'éteint dans tous les cœurs; l'in-
térieur des maisons prend un air moins vi-
vant; le spectacle touchant d'une famille
naissante n'attache plus les maris, n'im-
pose plus d'égards aux étrangers ; on res-
pecte moins la mère dont on ne voit pas
les enfans ; il n'y a point de résidence dans
les familles ; l'habitude ne renforce plus les
liens du sang ; il n'y a plus ni pères , ni mè-
res , ni enfans , ni frères , ni sœurs ; tous
se connoissent à peine , comment s'aime-
roient-ils ? chacun ne songe phis qu'à soi.
Quand la maison n'est qu'une triste soli-
tude , il faut bien aller s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir
leurs enfans , les mœurs vont se réformer
d'elles-mêmes , les sentimens de la nature
se
L I V R E I. 49
se réveiller dans tous les cœurs ; l'état va se
repeupler ; ce premier point j ce point seul
va tout réunir. L'attrait de la vie domesti-
que est le meilleur contre-poison des mau-
vaises mœurs. Le tracas des enfaiis qu'on
croit importun devient agréable ; il rend le
père et la mère plus nécessaires , plus cliers
Tun à Tautre , il resserre entre eux le lien
conjugal. Quand la famille est vivante et
animée , les soins domestiques font la plus
chère occupation de la femme et le plus
doux amusement du mari. Ainsi de ce seul
abus corrigé résulteroit bientôt une réfor-
me générale ; bientôt la nature auroit re-
pris tous ses droits. Qu'une fois les fem*
mes redeviennent mères , bientôt les hom-
mes redeviendront pères et maris.
Discours superflus! Tennui même des
plaisirs du monde ne ramené jamais k ceux-
là. Les femmes ont cessé d'être mères ; elles
ne le seront plus ; elles ne veulent plus
Fôtre. Quand elles le voudroient, à peine
le pourroient-elles : aujourd'hui que l'u-
sage contraire est établi , chacune auroit
à combattre l'opposition de toutes celles
qui l'approchent , liguées contre un exen>
Tome lo. D
5o iï M I L E.
pie que les unes n'ont pas donne, et que
les autres ne veulent pas suivre.
Il se trouve pourtant quelquefois encore
de jeunes personnes d'un bon naturel ,
qui , sur ce point osant braver Tempire de
la mode et les clameurs de leur sexe, rem-
plissent avec une vertueuse intrépidité ce
devoir si doux que la nature leur impose.
Puisse leur nombre augmenter par l'at-
trait des biens destinés à celles qui sV li-
vrent î Fondé sur des conséquences que
donne le plus simple raisonnement, et sur
des observations que je n'ai jamais vues dé-
menties , j'ose promettre à ces dignes mè-
res un attachement solide et constant de la
part de leurs maris, une tendresse vraiment
fdiale de la part de leurs enfans, l'estime
et le respect du public, d'heureuses cou-
ches sans accident et sans suite, une santé
ferme et vigoureuse , enfin le plaisir de se
voir un jour imiter par leurs filles , et citer
en exemple à celles d'autrui.
Point de mère, point d'enfant. Entre
eux les devoirs sont réciproques; et s'ils sont
mal remplis d'un coté, ils seront négligés
de l'autre. L'enfant doit aimer sa niere
L I V R E I. 5^
avant Je savoir c|u'il le doit. Si la voix du
sang n est fortifiée par riiabitude et les
soins , elle s'ëteint dans les premières an-
nées, et le cœur meurt , pour ainsi dire,
avant que de naître. Nous voilà dès les
premiers pas hors de la nature.
On en sort encore par une route oppo-
sée, lorsqu'au lieu de négliger les soins de
mère , une femme les porte à l'excès ; lors-
qu'elle fait de son enfant son idole ; qu'elle
augmente et nourrit sa foi blesse pourlem-
pêclier de la sentir ; et qu'espérant le sous--
traire aux loix de la nature, elle écarte de
lui des atteintes pénibles , sans songer com-
bien , pour quelques incommodités dont
elle le préserve un moment , elle accumule
au loin d accidens et^de périls sur sa tète ,
et combien c'est une précaution barbare
de prolonger la foiblesse de l'enfance sous
les fatigues des hommes faits. Tliétis , pour
rendre son fds invulnérable , le plongea, dit
la fable , dans l'eau du Styx. Cette allégo-
rie est belle et claire. Les mères cruelles
dont je parle font autrement ; à force de
plonger leurs enfans dans la mollesse, elles
.les préparent k la s-ouffrance, elles ouvrent
D a
52 12 M I L E.
leurs pores aux maux de toute espèce, dont
ils ne manqueront pas d'être la proie ëtant
grands.
Observez la nature, et suivez la route
qu'elle vous trace. Elle exerce continuelle-
3nent les enfans ; elle endurcit leur tempé-
rament par des épreuves de toute espèce ;
elle leur apprend de bonne heure ce que
c'est que peine et douleur. Les dents qui
percent leur donnent la fièvre ; des coli-
ques aiguës leur donnent des convulsions ;
de longues toux les suffoquent ; les vers
les tourmentent; la pléthore corrompt leur
sang; des levains divers y fermentent, et
causent des éruptions périlleuses. Presque
tout le premier âge est maladie et danger :
la moitié des enfa:fl^ qui naissent périt
avant la huitième année. Les épreuves fai-
tes , l'enfant a gagné des forces , et , sitôt
qu'il peut user de la vie , le principe en
devient plus assuré.
Voilà la règle de la nature. Pourquoi ]i\
contrariez-vous ? Ne voyez-vous pas qu'en
pensant la corriger, vous détruisez son ou-
vrage , vous empêchez l'effet de ses soins ?
Faire au dehors ce qu'elle fait au dedans .
A'/fl//i' /^'/W/' JO
p,u/r J.y.
X /J
JtM'Jf^^
L I V R E I. 55
c'est, selon vous, redoubler le danger ; et,
au contraire, c'est y faire diversion, c'est
Textënuer. L'expérience apprend qu'il
meurt encore plus d'enfans élèves délicate-
ment que d'autres. Pourvu qu'on ne passe
pas la mesure de leurs forces, on risque
moins à les employer qu'à les ménager,!
Exercez-les donc aux atteintes qu'ils au-
ront à supporter un jour. Endurcissez leurs
corps aux intempéries des saisons, des
climats , des élémens ; à la faim , à la soif,
à la fatigue ; trempez-les dans l'eau du
Styx. Avant que Thabitude du corps soit
acquise, on lui donne celle qu'on veut
sans danger : mais quand une fois il est
dans sa consistance , toute altération lui de-
vient périlleuse. Un enfant supportera des
cliangemens que ne supporteroit pas un
liomme : les fibres du premier , molles
et flexibles , prennent sans effort le pli
qu'on leur donne ; celles de l'homme , plus
endurcies , ne changent plus qu'avec vio-
lence le pli qu'elles ont reçu. On peut
donc rendre un enfant robuste sans expo-
ser sa vie et sa santé ; et , quand il y auroit
quelque risque , encore ne faudroit-il pas
D 5
54 Îe' AI I 1 E.
balancer. Puisque ce sont des risques în-
séparables de la vie humaine, peut-on
mieux faire que de les rejeter sur le temps
de sa durée où ils sont le moins désavan-
tageux ?
Un enfant devient plus pre'cieux en
avançant en âge. Au prix de sa personne
se joint celui des soins qu'il a coûtés ; à
la perte de sa vie se joint en lui le senti-
ment de la mort. C'est donc sur tout a
l'avenir qu'il faut songer en veillant à sa
conservation ; c'est contre les maux de la
jeunesse qu'il faut l'armer , avant qu'il y
soit parvenu : car si le prix de la vie aug-
mente jusqu'à l'âge de la rendre utile,
quelle folie n'est-ce point d'épargner quel-
ques maux à l'enfance , en les multipliant
sur l'âge de raison ? Sont-ce là les leçons
du maître ?
Le sort de l'homme est de souffrir dans
tous les temps : le soin môme de sa con-
servation est attaché à la peine. Heureux
de ne connoître dans son enfance que les
maux physiques ! maux bien moins cruels ,
bien moins douloureux que les autres ,
et qui ^ bien plus rarement qu'eux^ nous
t I V R E I.' £5
font renoncer à la vie. On ne se tue point
pour les douleurs de la goutte; il n y a guè-
re que celles de Tame qui produisent le
désespoir. Nous plaignons le sort de Ten-
fance , et c'est le nôtre qu'il faudroit plain-
dre. Nos plus grands maux nous viennent
de nous.
En naissant un enfant crie, sa pre-
mière enfance se passe à pleurer. Tantôt
on lagite , on le flatte pour Fappaiser ;
tantôt on le menace, on le bat pour le faire
taire. Ou nous faisons ce quil lui plaît, ou
nous en exigeons ce qu il nous plait ; ou
nous nous soumettons à ses fantaisies , ou
nous le soumettons aux nôtres : point de
milieu , il faut qu'il donne des ordres , ou
qu'il en reçoive. Ainsi ses premières idées
sont celles d'empire et de servitude. Avant
de savoir parler il commande ; avant de
pouvoir agir il obéit ; et quelquefois on
le châtie avant qu'il puisse connoitre ses
fautes ou plutôt en commettre. C'est ainsi
qu'on verse de bonne heure dans son jeune
cœur les passions qu'on impute ensuite à
la nature , et qu'après avoir pris peine à le
D4
56 iî M ILE.
rendre méchant, on se plaint dele trouver Lel.r
Un enfant passe six ou sept ans de cette
manière entre les mains des femmes , vic-
time de leur caprice et du sien ; et après
lui avoir fait apprendre ceci et cela , c'est-
à-dire après avoir charge sa mémoire ou
cle mots qu il ne peut entendre ou de cho-
ses qui ne lui sont bonnes à rien , après
avoir ëtouffé le naturel par les passions
qu'on a fait naître , on remet cet être fac-
tice entre les mains d'un précepteur , le-
quel achevé de développer les germes ar-
tificiels qu il trouve déjà tout formés , et
lui apprend tout , hors à se connoître ,
hors à tirer parti de lui-même , hors à sa-
voir vivre et se reijdre heureux. Enfin ,
quand cet enfant , esclave et tyran , plein de
science et dépourvu de sens , également
débile de corps et d'ame , est Jeté dans le
monde, en y montrant son ineptie, son
orgueil et tous ses vices , il fait déplorer la
misère et la perversité humaine. On se
trompe; c'est là Thomme de nos fantaisies:
celui de la nature est fait autrement.
.Voulez- vous donc qu'il garde sa forme
LIVRE I. Bj
originelle ? conservez-la dès T instant qu il
vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez-
vous de lui , et ne le quittez plus qu il ne
soit homme : vous ne réussirez jamais sans
cela. Comme la véritable nourrice est la
mère , le véritable précepteur est le père.
Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs
fonctions ainsi c[ue dans leur système : que
des mains de l'une l'enfant passe dans cel-
les de lautre. Il sera mieux élevé par mi
père judicieux et borné, que par le plus ha-
bile maître du monde ; car le zèle sup-
pléera mieux au talent, que le talent au
zele.
Mais les affaires, les fonctions, les de-
voirs Ah les devoirs ! sans doute le der-
nier est celui de père (a) ? Ne nous éton-
(à) Quand on lit dans Plutarque que Caton le
censeur , qui gouverna Piome avec tant de gloire ,
éleva lui-même son fils dès le berceau, et avec un
tel soin , qu'il quittoit tout pour être présent quand
la nourrice , c'est-à-dire la mère , le remuoit et le
lavoit ; quand on lit dans Suétone qu'Auguste ,
maître du monde , qii'il avoit conquis et qu'il ré-
gissoit lui-même , enseignoit lui-même à ses petits-
fils à écrire , à nager , les élémens des sciences j
58 î? M I L E.
nons pas qu'un homme , dont la femme a
dédaigné de nourrir le fruit de leur union ,
dédaigne de l'élever. Il ny a point de ta-
bleau plus charmant que celui de la fa-
mille , mais un seul trait manqué défigure
tous les autres. Si la mère a trop peu de
santé pour être nourrice , le père aura trop
d'affaires i^our être précepteur. Les enfans,
éloignés , dispersés dans des pensions ,
dans des couvens , dans des collèges, por-
teront ailleurs famour de la maison pater-
nelle , ou, pour mieux dire, ils y rapporte-
ront rhabitude de n'être attachés à rien.
Les frères et les sœurs se connoîtront à
peine. Quand tous seront rassemblés en
cérémonie , ils pourront être fort polis en-
tre eux ; ils se traiteront en étrangers. Si-
tôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les
parens^ sitôt que la société de la famille
ne fait plus la douceur de la vie , il faut
et qu'il les avoit sans cesse autour de lui , on ne
peut s'empêcher de rire des petites bonnes gens
de ce temps-là , qui s'amusoient à de pareilles niai-
series ; trop bornés, sans doute , pour savoir vaquer
aux grandes affaires des grands hommes de nos
jours.
I. I V R E T. 5g
bien recourir aux mauvaises mœurs pour
y suppléer. Où est Tliomme assez stupide
pour ne pas voir la chaîne de tout cela ?
Un père, quand il engendre et nourrit
des enfans^ ne fait en cela que le tiers de
sa tâcbe. Il doit des hommes à son espè-
ce, il doit à la société des hommes socia-
bles, il doit des citoyens à l'état. Tout hom-
me qui peut payer cette triple dette et ne
le fait pas est coupable, et plus coupa-
ble , peut-être, quand il lapaie à demi. Ce-
lui qui ne peut remplir les devoirs de père
n'a point droit de le devenir. Il n'y a ni
pauvreté, ni travaux, ni respect humain
qui le dispensent de nourrir ses enfans et
de les élever lui-même. Lecteurs , vous
pouvez m'en croire. Je prédis à quiconque
a des entrailles et néglige de si saints de-
voirs , qu'il versera long-temps sur sa faute
des larmes ameres, et n en sera jamais con-
solé.
Mais que fait cet homme riche, ce père
de famille si affairé , et forcé, selon lui, de
laisser ses enfans à l'abandon ? Il paie un
autre homme pour remplir ses soins qui
lui sont à charge. Ame vénale ! crois-tu
6o r! M I L E.
donner à ton Fils un autre père avec de
iargent ? Ne t'y trompe point , ce n'est pas
même un maître que tu lui donnes , c'est
un valet; il en formera bientôt un se-
cond.
On raisonne beaucoup sur les qualités
d'un bon gouverneur. La première que j'en
exigerois , et celle-là seule en suppose beau-
coup d'autres , c'est de n'être point un
homme à vendre. Il y a des métiers si no-
bles , qu'on ne peut les faire pour de l'ar-
gent sans se montrer indigne de les faire :
tel est celui de l'homme de guerre ; tel
est celui de l'instituteur. Qui donc élèvera
mon enfant ? Je te l'ai déjà dit . toi-même.
Je ne le peux. Tu ne le peux !... Fais-toi
donc un ami. Je ne vois point d'autre res-
source.
Un gouverneur ! ô quelle ame sublime!..
En vérité , pour faire un homme , il faut être
ou père ou plus qu'homme soi-même. Voilà
la fonction que vous confiez tranquillement
h des mercenaires !
Plus on y pense , plus on apperçoit de
nouvelles difficultés. Il faudroit que le gou-
verneur eût été élevé pour son élevé, que
L I V Pi. E I. 6i
ses domestiques eussent été élevés pourleur
maître, que tous ceux qui rapprochenteuss
sent reçu les impressions qu ils doivent lui
communiquer ; il faudroit d'éducation en
éducation remonter j-usqu on ne sait où.
Comment se peut-il qu'un enfant soit bien
élevé par qui n a pas été bien élevé lui-
même?
Ce rare mortel est - il introuvable ? Je
Tignore. En ces temps d'avilissement , qui
sait à quel point de vertu peut atteindre
encore une ame humaine ? Mais suppo-
sons ce prodige trouvé. C'est en considé-
rant ce qu'il doit faire , que nous ver-
rons ce qu'il ; doit être. Ce que je crois
voir d'avance, est qu'un père qui sentiroit
tout le prix d'un bon gouverneur pren-
droit le parti de s'en passer ; car il mettroit
plus de peine à l'acquérir qu'à le devenir
lui-même. Veut-il donc se faire un ami ?
Qu'il élevé son fils pour l'être ; le voilà dis-
pensé de le chercher ailleurs , et la na-
ture a déjà fait la moitié de l'ouvrage.
Quelqu'un dont je ne connois que le
rang m'a fait proposer d'élever son fils. Il
m'a fait beaucoup d'honneur sans doute ;
62 iî M I L E.
mais , loin de se plaindre de mon refus , il
doit se louer de ina discrétion. Si j'avois
accepté son offre, et que j'eusse erré dans
ma méthode , c'étoit une éducation man-
quée : si j avois réu«si , c'eût été bien pis;
son fils auroit renié son titre , il n'eût plus
voulu être prince.
Je suis trop pénétré de la grandeur des
devoirs d'un précepteur , je sens trop mon
incapacité , pour accepter jamais un pareil
emploi de quelque part qu'il me soit offert;
et l'intérêt de Famitié même ne seroit
pour moi qu'un nouveau motif de refus.
Je crois qu'après avoir lu ce livre, peu de
gens seront tentés de me faire cette offre ,
et je prie ceux qui pourroient f être de n'en
plus prendre l'inutile peine. J'ai fait au-
trefois un suffisant essai de ce métier pour
être assuré que je n'y suis pas propre, et
mon état m'en dispenseroit quand mes ta-
lens m'en rendroient capable. J'ai cru de-
voir cette déclaration publique à ceux qui
paroissent ne pas m'accorder assez desti-
me pour me croire sincère et fondé dans
-mes résolutions.
Hoïs d'état de remplir la tâche la plus
L I V R E I. 65
Utile, j'oserai du moins essayer de la plus
aisée ; à Texemple de tant d autres , je ne
mettrai point la main à Tœuvre, mais à la
plume , et, au lieu de faire ce qu'il faut, je
m'efforcerai de le dire.
Je sais que, dans les entreprises pareilles
à celles-ci,' Fauteur, toujours à son aise
dans des systèmes qu'il est dispensé de
mettre en pratique , donne sans peine
beaucoup de beaux préceptes impossibles
à suivre , et que, faute de détails et d'exem-
ples , ce qu'il dit même de praticable reste
sans usage ^ quand il n'en a pas montré
l'application.
J'ai donc pris le parti de me donner un
ëleve imaginaire , de me supposer Fâge, la
santé , les connoissances et tous les taîens
convenables pour travailler à son éducation,
de la conduire depuis le moment de. sa
naissance jusqu'à celui où , devenu homme
fait, il n'aura plus besoin d'autre guide
que lui-même. Cette méthode me paroît
utile pour empêcher un auteur qui se dé-
lie de lui de "s'égarer <lans des visions ; car,
dès qu'il s'écarte de la pratique ordinaire,
il n'a qu'à faire l'épreuve de la sienne sur
64 :é M î L E.
son élevé ; il sentira bientôt , ou le lecteur
sentira pour lui , s'il suit le progrès de
Tenfance et la marche naturelle au cœur
humain.
Voilà ce que j'ai tâché de faire dans ton*
tes les difficultés qui se sont présentées.
Pour ne pas grossir inutilement le livre,
je me suis contenté de poser les princi-
pes dont chacun devoit sentir la vérité.
Mais quant aux règles qui pouvoient avoir
besoin de preuves, je les ai toutes appli-
quées à mon Emile ou à d autres exemples,
et j'ai fait voir , dans des détails très éten-
dus , comment ce que j'établissois pouvoit
être preatiqué : tel est du moins le plan
que je me suis proposé de suivre. C'est au
lecteur à juger si j ai réussi.
Il est arrivé de là que jai d'abord peu
parlé d'Emile , parceque mes premières
maximes d'éducation , bien que contraires
à celles qui sont établies , sont d'une évi-
dence à laquelle il est difficile à tout homme
raisonnable de refuser son consentement.
Mais , à mesure c]ue j'avance, mon élevé ,
autrement conduit que les vôtres, n'est
plus un enfant ordinaire , il lui faut un
régime
r I V R E I. .65
régime exprès poiir lui. Alors il paroît j^îus
fréquemment sur la scène; et , vers les der-
niers temps, je ne le perds plus un moment
de vue jusqu'à ce que , quoi qu'il en dise ,
il n'ait plus le moindre besoin de mou
Je ne parle point ici des qualités d'un
bon gouverneur ; je les suppose, et je me
suppose moi-même doué de toutes ces qua-
lités. En lisant cet ouvrage , on verra de
quelle libéralité j'use envers moi*
Je remarquerai seulement, contre l'opi-
nion commune , que le gouverneur d'un
enfant doit être jeune , et môme aussi jeune
que peut l'être un homme sage. Je vou-
drons qu'il fût lui-même enfant, s'il étoit pos-
sible , qu'il put devenir le compagnon de
son élevé, et s'attirer sa confiance en par-
tageant ses amusement. Il n'y a pas assez,
de choses communes entre l'enfance et l'âge
mur , pour qu'il se forme jamais un atta-
chement bien solide à cette distance. Les
iGnfans flattent quelquefois les vieillards j
mais ils ne les aiment jamais-
On voudroit que le gouverneur eût déjà
fait une éducation. C'est trop ; un même
homme n'en peut faire qu'une : s'il en fal-
Tome lo. È
66 ^ M I L E.
loit deux pour réussir , de quel droit entre-
prendroit-on la première?
Avec plus d'expérience on sauroit mieux
faire , mais on ne le pourroit plus. Qui-
conque a remj)li cet état une fois assez
bien pour en sentir toutes les peines , ne
tente point de s y rengager ; et s'il Ta mal
rempli la première fois , c'est un mauvais
préjugé pour la seconde.
Il est fort différent, j'en conviens, de
suivre un jeune homme durant quatre ans ,
ou de le conduire durant vingt-cinq. \ï)us
donnez un gouverneur à votre fils déjà tout
formé ; moi je veux qu'il en ait un avant
que de naître. Votre homme à chaque lus-
tre peut changer d'élevé , le mien n'en aura
jamais qu'un. ^ ous distinguez le précep-
teur du gouverneur : autre folie ! Dis-
tinguez-vous le disciple de l'élevé? Il n'y
a qu'une science à enseigner aux enfans ;
c'est celle des devoirs de l'homme. Cette
science est une , et , quoi qu'ait dit Xéno-
phon de l'éducation des Perses , elle ne
se partage pas. Au reste , j'appelle plutôt
gouverneur que précepteur le maître de
cette science , parcequ'il s'agit moms
L î V R È ï. G7
pour lui cFinstruire que de conduire. Il ne
doit point donner de préceptes , il doit les
faire trouver.
• S'il faut choisir avec tant de soin le gou-
verneur, il lui est bien permis de choisir aussi
son ëleve , sur tout quand il s'agit d'un
modèle à proposer. Ce choix ne peut tom-
ber ni sur le génie ni sur le caractère de
l'enfant , qu'on ne connoît qu'à la fin de
l'ouvrage, et que j'adopte avant qu'il soit
né. Quand je pourrois choisir , je ne pren-
drais qu'un esprit commun tel que je sup-
pose mon élevé. On n'a besoin d'élever
que les hommes vulgaires ; leur éduca-
tion doit seule servir d'exemple à celle de
leurs semblables. Les autres s'élèvent mal-
gré qu'on en ait.
Le pays n'est pas indifférent à la culture
des hommes ; ils ne sont tout ce qu'ils peu-
vent être que dans les climats tempérés.
Dans les climats extrêmes le désavantage
est visible. Un homme n'est pas planté
comme un arbre dans un pays pour y de-
meurer toujours; et celui qui part d'un des
extrêmes pour arriver à l'autre est forcé
de faire le double du chemin que fait pouç
16$ JS M I L E.
arriver au anême ternie celui qui part du
ternie moyen.
Que riiabitant d'un pays tempère par-
coure successivement les deux extrêmes ,
son avantage est encore évident : car bien
qu'il soit autant modifié que celui qui va
d'un extrême àTautre , il s'éloigne pourtant
de la moitié moins de sa constitution natu-
relle. Un François vit en Guinée et en Lap-
ponie ; mais un Nègre ne vivra pas de même
à Tornea, ni un Samoïede au Bénin. 11
paroi t encore que F organisation du cerveau
est moins parfaite aux deux extrêmes..
Les Nègres ni les Lappons n'ont pas le sens
des Européens. Si je veux donc que mon
ëleve puisse être habitant de la terre , je
le prendrai dans une. zone tempérée ; en
France, ' par exemple , plutôt qu'ailleurs.
Dans le nord les hommes consomment
beaucoup sur un sol ingrat ; dans le midi
ils consomment peu sur un sol fertile. De
là naît une nouvelle différence qui rend
les uns laborieux et les autres contempla-
tifs. La société nous offre en un mèm®
lieu Fimage de ces différences entre les pau-
vres et les riches. Les prenniers habitent.
LIVRET. 6g
le sol ingrat, et les autres le plus fertile.
Le pauvre n'a pas besoin d'éducation ;
celle de son ëtat est forcée , il n'en sauroit
avoir d'autre : au contraire, l'éducation que
le riche reçoit de son état est celle qui lui
convient le moins, et pour lui-même et
pour la société. D'ailleurs l'éducation na-
turelle doit rendre un homme propre à
toutes les conditions humaines : or il est
moins raisonnable d'élever un pauvre pour
être riche qu'un riclie pour être pauvre ;
car, àproj^ortion du nombre des deux états,
il y a plus de ruinés que de parvenus. Choi-
sissons donc un riche : nous serons surs
au moins d'avoir fait un homme de plus ;
au lieu qu'un pauvre peut devenir hommo
de lui-même.
Par la même raison , je ne serai pas
iliché qu'Emile ait de la naissance. Ce sera
toujours une victime arrachée au préjugé.
Emile est orphelin. Il n'importe qu'il
ait son père et sa mère. Chargé de leurs de-
voirs, je succède à tous leurs droits. Il doit
lionorer ses parens ; mais il ne doit obéir
qu'à moi. C'est ma première ou plutôt ma
seule condition.
E5
yO EMILE.
J'y dois ajouter celle-ci, qui n'en est
qu'une suite , qu'on ne nous ôtera jamais
l'un à r autre que de notre consentement.
Cetle clause est essentielle, et je voudrois
môme que IV-leve et le gouverneur se re-
gardassent tellement comme inséparables ,
que le sort de leurs jours fut toujours entre
eux un objet commun. Sitôt qu'ils envisa-
gent dans Téloignement leur séparation ,
sitôt qu'ils prévoient le moment qui doit les
rendre étrangers l'un à l'autre, ils le sont
déjà : chacun fait son petit système à part ;
et tous deux , occupés du temps oh ih ne
seront plus ensemble , n'y restent qu à
contre - cœur. Le disciple ne regarde le
maître que comme l'enseigne et le fléau de
Tenfance ; le maître ne regarde le disciple
que comme un lourd fardeau dont il brûle
d'être déchargé : ils aspirent de concert au
moment de se voir délivrés l'un de l'autre ;
et comme il n'y a jamais entre eux de véri-
table attachement, l'un doit avoir peu de
vigilance, fautre peu de docilité.
Mais quand ils se regardent comme de-
vant passer leurs jours ensemble , il leur
importe de se faire aimer l'un de l'autre ,
LIVRE î. 7.t
et par cela même ils se deviennent clier&.
L'ëleve ne rougit point de suivre dans son
enfance Fami qu'il doit avoir étant grand;
le gouverneur prend intérêt à des soins dont
il doit recueillir le fruit, et tout le mérite
qu il donne à son élevé est un fonds qu'il
place au profit de ses vieux jours.
Ce traité fait d'avance suppose un accou--
cliement heureux , un enfant bien formé ,
vigoureux et sain. Un père n'a point de
choix et ne doit point avoir de préférence
dans la famille que Dieu lui donne : tous ses
enfans sont également ses enfans ; il leur
doit à tous les mêmes soins et laniême ten-
dresse. Qu'ils soient estropiés ou non ,. qu'ils,
soient languissans ou robustes , chacun
d'eux est un dépôt dont il doit compte à la
main dont il le tient , et le mariage est un
contrat fait avec la nature aussi bien
qu'entre les conjoints..
Mais quiconc{ue s'impose un devoir que
la nature ne lui a point imposé doit s'assu-
rer auparavant des moyens de^ le remplir ;
autrement il se rend comptable , même de
ce qu'il n'aura pu faire. Celui qui se charge
d'un élevé infirme et vaiétudinaire , change
E 4
jï3 l: MILE.
sa fonction de gouverneur en celle d©
garde-malade ; il perd à soigner une vie
inutile le temps qu il destinoit à en aug-
menter le prix ; il s'expose à voir une mère
éplorëe lui reprocher un jour la mort d\ui
fils qu il lui aura long-temps conservé.
Je ne me chargerois pas d'un enfant ma-
ladif et cacochyme , dut - il vivre quatre-
vingts ans. Je ne veux point d'nn élevé tou-
jours inutile à lui-même et aux autres, qui
^'occupe uniquement à se conserver , et
dont le corps nuise à Téducation de Tame.
Que fer ois- je en lui prodiguant vainement
mes soins , sinon doubler la perte de la
société et lui ôter deux hommes pour un?
Qu'un autre à mon défaut se charge de cet
mfnme, fy consens, et j approuve sa cha-
rité ; mais mon talent à moi n'est pas celui-
là ; je ne sais point apprendre à vivre à qui
ne songe qu'à s" empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vigueur pour
obéir à famé : un bon serviteur doit être
robuste. Je sais que Tintempérance excite
les passions ; elle exténue aussi le corps à
la longue : les macérations , les jeunes pro-
duisent souvent le même effet par une cause
L I V R E I. fS
opposée. Plus le corps est foible , plus il
commande ; plus il est fort, plus il obéit.
Toutes les passions sensuelles logent dans
des corps efféminés; ils s'en irritent d'au-
tant plus qu ils peuvent moins les satis-
faire.
Un corps débile affoiblit lame. De là
fempire delamédecine, art plus pernicieux
aux hommes que tous les maux qu il pré-
tend guérir. Je ne sais, pour moi^ de quelle
maladie nous guérissent les médecins; mais
je sais qu'ils nous en donnent de bien funes-
tes; la lâcheté, la pusillanimité, la crédu-
lité , la terreur de la mort : s'ils guérissent
le corps, ils tuent le courage. Que nous
importe qu'ils fassent marcher des cadavres ?
Ce sont des hommes qu'il nous faut, et Ton
n'en voit point sortir de leurs mains,
La médecine est à la mode parmi nous ;
elle doit l'être. C'est l'amusement des gens
oisifs et désœuvrés, qui, ne sachant que faire
de leur temps , le passent à se conserver.
S'ils avoient eu le malheur de naître im-
mortels, ils seroient les plus misérables des
êtres. Une vie qu'ils n" auroient jamais peur
de perdre ne seroit pour eux d'aucun prix.
74 ^ M I L E.
Il faut à ces gens-là des mëdecins qui les
menacent pour les flatter, et qui leur don-
nent chaque jour le seul plaisir dont ils
soient susceptibles , celui de n'être pas
morts.
Je n'ai nul dessein de m'ëtendre ici sur
la vanité de la médecine. Mon objet n est
que de la considérer par le côté moral. Je
ne puis pourtant m'empêclier d'observer
que les hommes font sur son usage les
mêmes sophismes que sur la recherche de
la vérité. Ils supposent toujours qu en trai-
tant un malade on le guérit , et qu'en cher-
chant une vérité on la trouve : ils ne voient
pas qu il faut balancer l'avantage d'une gué-
rison que le médecin opère , par la mort de
cent malades qu'il a tués, et l'utilité dune
vérité découverte , par le tort.que font les
erreurs qui passent en même temps. La
science qui instruit, et la médecine qui gué-
rit , sont fort bonnes , sans doute ; mais la
science qui trompe et la médecine qui tue
sont mauvaises. Apprenez-nous donc à les
distinguer : voilà le nœud de la question. Si
nous savions ignorer la vérité, nous ne se-
rions jamais les dupes du mensonge j si
L I V R E I. 7^^
nous savions ne vouloir pas gu(^.rir malgré la
nature, nous ne mourrions jamais par la
main du médecin. Ces deux abstinences
soroient sages ; on gagneroit évidemment à
s'y soumettre. Je ne dispute donc pas que
la médecine ne soit utile à quelques hom-
mes, mais je dis qu elle est funeste au genre
humain.
On médira, comme on fait sans cesse,
que les fautes sont du médecin , mais que
la médecine en elle-même est infaillible. A
la bonne heure : mais qu'elle vienne donc
sans le médecin ; car, tant nu ils viendront
ensemble, il y aura cent fois plus à craindre
des erreurs de Tartiste , qu'à espérer du se-
cours de fart.
Cet art mensonger , plus fait pour les
maux de IVsprit que pour ceux du corps ,
n'est pas plus utile aux uns qu'aux autres:
il nous guérit moins de nos maladies qu'il
ne nous en imprimel'effroi : il recule moins
la mort qu'il ne lafait sentir d'avance: il use
la vie au lieu de la prolonger ; et quand il la
prolongeroit, ce seroit encore au préjudice
de l'espèce, puisqu'il nous ôte à la société
par les soins qu'il nous impose, et à nos
devoirs par les frayeurs qu'il nous donne.
C'est la connoissance des dangers qui nous
les fait craindre : celui qui se croiroit in-
vulnérable n'auroit peur de rien. A force
d'armer Achille contre le péril , le poëte lui
6te le mérite de la valeur : tout autre à sa
place eût été un Achille au même prix.
Voulez-vous trouver des hommes d'un
vrai courage? clierchez-les dans les lieux
oh il n y a point de médecins , où Ton ignore*
les conséquences des maladies , et où Ton
ne songe guère à la mort. Naturellement
l'homme sait souffrir constamment^ et
meurt en paix. Ce sont les médecins avec
leurs ordonnances , les philosophes avec
leurs préceptes , les prêtres avec leurs ex-
hortations , qui l'avilissent de cœur , et lui
font désapprendre à mourir.
Qu'on me donne donc un élevé qui n'ait
pas besoin de tous ces gens-là , ou je le re-
fuse. Je ne veux point que d'autres gâtent
mon ouvrage : je veux l'élever seul , ou ne
m'en pas mêler. Le sage Locke, qui avoit
passé une partie de sa vie à l'étude de la
médecine , recommande fortement de ne
jamais droguer les enfans , ni par précau-
L I V R E I. 177
tion , ni pour de légères incommoditës. J'i-
rai plus loin , et je déclare que n'appelant
jamais de médecin pour moi , je n en ap-
pellerai jamais pour mon Emile , à moins
que sa vie ne soit dans un danger évident ;
car alors il ne peut pas lui faire pis que dé
le tuer.
Je sais bien que le médecin ne manquera
pas de tirer avantage de ce délai. Si Tenfant
meurt, on Taura appelé trop tard ; sH ré-
chappe , ce sera lui qui Taura sauvé. Soit :
que le médecin triomphe ; mais sur-tout
qu'il ne soit appelé qu'à l'extrémité.
Faute de savoir se guérir , que l'enfant
sache être malade ; cet art supplée à l'au-
tre , et souvent réussit beaucoup mieux ;
c'est l'art de la nature. Quand l'animal est
malade , il souffre en silence et se tient coi;
or on ne voit pas plus d'animaux languis-
sans que d'hommes. Combienrimpatience,
la crainte , l'inquiétude , et sur-tout les re-
medes, ont tué de gens que leur maladie au-
roit épargnés, et que le temps seul auroit
guéris ! On me dira que les anim^ft^ix , vi-
vant d'une manière plus conforme à la na-
ture, doivent être sujets a moins de maux
^8 EMILE.
que nous. Hé bien , cette manière de vivre
est précisément celle que je veux donner
à mon élevé ; il en doit donc tirer le même
profit.
La seule partie utile de la médecine est
riiygiene. Encore Tliygiene est-elle moins
une science qu'une vertu. La tempérance
et le travail sont les deux vrais médecins de
riiomme: le travail aiguise son appétit , et
la tempérance Fempéche d'en abuser.
Pour savoir quel régime est le plus utile
à la vie et à la santé, il ne faut que savoir
quel régime observent les peuples qui se
portent le mieux, senties plus robustes, et
vivent le plus long-temps. Si, par les obser-
vations générales , on ne trouve pas que Tu-
sage de la médecine donne aux hommes une
santé plus ferme ou une plus longue vie ;
par cela même que cet art n'est pas utile , il
est nuisible , puisqu'il emploie le temps ,
les hoinmes et les choses à pure perte , Non
seulement le temps qu'on passe à conser-
ver la vie étant perdu pour en user, il l'en
faut déduire ; mais , quand ce temps est em-
ployé à nous tourmenter, il est pis que nul,
il est négatif; et, pour calculer équitable-
L I V R E I. 79
ment , il en faut ôter autant de celui qui
nous reste. Un homme qui vit dix ans sans
mëdecins , vit plus pour lui-même et pour
autrui, que celui qui vit trente ans leur vic-
time. Ayant fait Tune et l'autre ëpreuve ,
je me crois plus en droit que personne d'en
tirer la conclusion.
Voilà mes raisons pour ne vouloir qu'un
élevé robuste et sain , et mes principes
pour le maintenir tel. Je ne m'arrêterai
pas à prouver au long futilité des travaux
manuels et des exercices du corps pour
renforcer le tempérament et la santé ;
c'est ce que personne ne dispute : les
exemples des plus longues vies se tirent
presque tous d'iiommes qui ont fait le
plus d'exercice, qui ont supporté le plus
de fatigue et de travail ( <2 ). Je n'entrerai
(a) En voici un exemple tiré des papiers anglois,
lequel je ne puis m'empêclier de rapporter , tant
il offre de réflexions à faire relatives à mon sujet.
ce Un particulier nommé Patrice Oneil , né ea
a 1647, vient de se remarier en 1760 pour la sep-
« tieme fois. Il servit dans les dragons la dix-sep-
K tieme année du règne de Charles II , et dans dif-
tt férens corps jusc^u'en ly/p, qu'il obtint sott coji-
go !• M 1 L £*
pas non plus clans de longs détails sui
les soins que je prendrai pour ce seul ob-
jet. On verra qu'ils entrent si nécessaire-
ment dans ma pratique , qu'il suffît d'en
prendre Fesprit pour n'avoir pas besoin
d'autre explication.
Avec la vie commencent les besoins. Au
nouveau - ne il faut une nourrice. Si la
mère consent à remplir son devoir , à la
bonne heure ; on lui donnera ses directions
par écrit : cet avantage a son contre-poids,
et tient le gouverneur un peu plus éloi-
« gé. Il a fait toutes les campagnes du roi Guil-
•c laume et du duc de Marlborou^h. Cet homme
o
te n'a jamais bu que de la bière ordinaire; il s'est
ft toujours nourri de végétaux , et n'a mangé do
•c la viande que dans quelques repas qu'il donnoit à
« sa famille. Son usage a touj'ours été de se lever
K et de se coucher avec le soleil , à moins que ses
• devoirs ne l'en aient empêché. Il est à présent
« dans sa cent treizième année , entendant bien ,
« se portant bien et marchant sans canne. Malgré?
t£ son grand âge il ne reste pas un seul moment
« oisif, et tous les dimanches il va à sa paroisse
« accompagné de ses enfans , petits -entans et ar-
« ïiere-petiîseufans. ■»
LIVRET. 8l
giië de son élevé. Mais il est à croire que
riiitérôt de renfant , et Testime pour celui
à qui elle veut bien confier un dépôt si
cher , rendront la niere attentive aux avis
du maître ; et tout ce qu'elle voudra faire ,
on est sûr qu'elle le fera mieux qu'une au-
tre. S'il nous faut une nourrice étrangère,
commençons par la bien choisir.
Une des misères des gens riches est
d'être trompés en tout. S'ils jugent mal
des hommes , fl\ut-il s'en étonner? Ce sont
les richesses qui les corrompent ; et , par
un juste retour, ils sentent les premiers
le défaut du seul instrument qui leur soit
connu. Tout est mal fait chez eux , ex-
cepté ce qu'ils y font eux-mêmes , et ils n'y
font presque jamais rien. S'agit-il de cher-
cher une nourrice, on la fait choisir par
l'accoucheur. Qu'arrive-t-il de là ? Que la
meilleure est toujours celle qui l'a le mieux
payé. Je n'irai donc pas consulter un accou-
che uç^ pour celle d'Emile ; j'aurai soin de
la choisir moi-môme. Je ne raisonnerai
peut-être pas là-dessus si disertement qu'un
chirurgien ; mais à coup sûr je serai de
Tome lo. F
82 ^ M I L E.
meilleure foî , et mon zèle me trompera
moins que son avarice.
Ce choix n est point un si grand mystère ;
les règles en sont connues : mais je ne
sais si Ton ne devroit pas faire un peu
plus d'attention à Tâge du lait aussi bien
qu à sa qualité. Le nouveau lait est tout-à-
fait séreux ; il doit presque être apéritif
pour purger les restes du meconium épaissi
dans les intestins de l'enfant qui vient de
naître. Peu-à-peu le lait prend de la con-
sistance et fournit une nourriture plus so-
lide à fenfant devenu plus fort pour la
digérer. Ce n'est sûrement pas pour rien
que , dans les femelles de toute espèce , la
nature change la consistance du lait selon
l'âge du nourrisson.
Il faudroit donc une nourrice nouvelle-
ment accouchée à un enfant nouvellement
né. Ceci a son embarras, je le sais: mais
sitôt qu'on sort de l'ordre naturel, tout a
ses embarras pour bien faire. Le seul ex-
pédient commode est de faire mal ; c'est
aussi celui qu'on choisit.
Il faudroit une nourrice aussi saine de
cœur que de corps : l'intempérie des pas-
LIVRE I.* 85
sîons peut comme celle des humeurs alté-
rer son lait; de plus, s'en tenir uniquement
au physique, c'est ne voir que la moitié
de Tobjet. Le lait peut être bon, et la
nourrice mauvaise ; un bon caractère est
aussi essentiel qu'un bon tempérament. Si
Ton prend une femme vicieuse , je ne dis
pas que son nourrisson contractera ses vi-
ces , mais je dis qu'il en pâtira. Ne lui
doit-elle pas , avec son lait, des soins qui
demandent du zèle , de la patience , de la
douceur, de la propreté? Si elle est gour-
mande^ intempérante, elle aura bientôt
gâté son lait; si elle est négligente ou em-
portée, que va devenir à sa merci un paui
vre malheureux qui ne peut ni se défen-
dre ni se plaindre? Jamais, en quoi que
ce puisse être , les médians ne sont bons
à rien de bon.
Le choix de la nourrice importe d'autant
plus , que son nourrisson ne doit point
avoir d'autre gouvernante qu'elle^ comme
il ne doit point avoir d autre précepteur
que son gouverneur. Cet usage étoit celui
des anciens , moins raisonneurs et plus sa-
F 2
84 EMILE.
ges que nous. Après avoir nourri des en-
fans de leur sexe les nourrices ne les quit-
toient plus. Voilà pourquoi, dans leurs pie-
ces de thëdtre, la plupart des confidentes
sont des nourrices. Il est impossible qu'un
enfant qui passe successivement par tant
de mains différentes soit jamais bien élevé.
A chaque changement il fait de secrètes
comparaisons qui tendent toujours à dimi-
nuer son estime pour ceux qui le gouver-
nent, et consëquemment leur autorité sur
lui. S'il vient une fois à penser qu'il y a de
grandes personnes qui n'ont pas plus de
raison que des enfans, toute l'autorité de
l'âge est perdue, et l'éducation manquée.
Un enfant ne doit connoilre d'autres supé-
rieurs que son père et sa mère, ou, à leur
défaut, sa nourrice et son gouverneur : en-
core est-ce déjà trop d'un des deux ; mais
ce partage est inévitable, et tout ce qu'on
peut faire pour y remédier, est que les per-
sonnes des deux sexes qui le gouvernent ,
soient si bien d'accord siu' son compte ,
que les deux ne so ent qu'un pour lui.
Il faut que la nourrice vive un peu plus
L I V R E I. 85
commodément, qu'elle prenne des alimens
un peu plus substantiels , mais non qu'elle
change tout- à-fait de manière de vivre; car
un changement prompt et total, même de
mal en mieux, est toujours dangereux pour
la santé ; et , puis(jue son régime ordinaire
la la'ssée ou rendue saine et bien consti-
tuée, à quoi bon lui en faire changer?
Les paysannes mangent moins de viande
et plus de légumes que les femmes de la
ville : ce régime végétal paroît plus favo-
rable que contraire à elles et à leurs enfans.
Quand elles ont des nourrissons bourgeois
on leur donne des pots-au-feu , persuadé
que le potage et le bouillon de viande leur
font un meilleur chyle et fournissent plus
de lait. Je ne suis point du tout de ce sen-
timent , et j'ai pour moi Texpérience
qui nous apprend que les enfans ainsi
nourris sont plus sujets à la colique et aux
vers que les autres.
Cela n'est guère étonnant , puisque la
substance animale en putréfaction fourmille
de vers , ce qui n'arrive pas de' même à la
substance végétale. Le lait, bien qu'élaboré
dans le corps de l'animal , est une substance
. F 5
8S ^ M I L E.
végétale (a) ; son analyse le démontre : il
tourne facilement à Tacide , et , loin de
donner aucun vestige d'alkali volatil , com-
me font les substances animales, il donne
comme les plantes un sel neutre essentiel.
Le lait des femelles herbivores est plus
doux et plus salutaire que celui des car-
nivores. Formé d'une substance homogène
à la sienne , il en conserve mieux sa na-
ture, et devient moins sujet à la putré-
faction. Si Ton regarde à la quantité, cha-
cun sait que les farineux font plus de sang
que la viande ; ils doivent donc faire aussi
plus de lait. Je ne puis croire qu'un enfant
qu'on ne sevreroit point trop tôt , ou qu'on
ne sevreroit qu'avec des nourritures végé-
tales , et dont la nourrice ne vivroit aussi
que de végétaux, fut jamais sujet aux vers.
Il se peut que les nourritures végétales
(a) Les femmes mangent du pain, des légumes,
âxi laitage : les femelles des chiens et des chats en
mangent aussi ; les louves mêmes paissent, ^'^oilà
des sucs végétaux pour leur lait ; reste à examiner
celui des espèces qui ne peuvent absolument se
nourrir que de chair ; s'il y en a de telles, de quoi
je doute.
LIVRET. 87
ilonnent un lait plus prompt à s'aigrir;
mais je suis fort ëloigné de regarder le
lait aigri comme une nourriture mal-saine:
des peuples entiers, qui n'en ont point
d'autre , s'en trouvent fort bien , et tout
cet appareil d'absorbans me paroit une
pure charlatanerie. 11 y a des tempéramens
auxquels le lait ne convient point, et alors
nul absorbant ne le leur rend supportable ;
les autres le supportent sans absorbans. On
craint le lait trié ou caillé ; c'est une folie,
puisqu'on sait que le lait se caille toujours
dans l'estomac. C'est ainsi qu'il devient un
aliment assez solide pour nourrir les en-
fans , et les petits des animaux : s'il ne se
cailloit point , il ne feroit que passer , il
ne les nourriroit pas (a). On a beau cou-
per le lait de mille manières , user de
mille absorbans, quiconque mange du lait
digère du fromage; cela est sans exception.
«
(a) Bien que les sucs qui nous nourrissent soient
en liqueur , ils doivent être exprimés d'alimens so-
lides. Un homme au travail qui ne vivroit que do
bouillon dépériroit très pi omptemerit. 11 se soutien,
droit beaucoup mieux avec du lait , parcequ'il se
caille»
F 4
88 EMILE.
L'estomac est si bien fail pour cailler le
lait , que c'est avec restomac de veau que
se fait la présure.
Je pense donc qu'au lieu de chani^er la
nourriture ordinaire des nourrices , il suffit
de la leur donner plus abondante, et mieux
choisie dans son espèce. Ce n'est pas par la
nature des alimens que le maigre échauffe.
C'est leur assaisonnement seul qui les rend
mal-sains. Réformez les règles de votre cui-
sine; n'ayez ni roux ni friture; que le beurre,
ni le sel , ni le laitage ne passent point
sur le feu ; que vos légumes cuits à l'eau ne
soient assaisonnés qu'arrivant tout chauds
sur la table; le maigre, loin d'échauffer la
nourrice , lui fournira du lait en abon-
dance et de la meilleure qualité (a). Se
pourroit-il que , le régime végétal étant
reconnu le meilleur pour l'enfant, le régime
animal fût le meilleur pour la nourrice ?
Il y a de la contradiction à cela.
(a) Ceux qui voudront discuter plus au long les
avantages et les inconveniens du régime pythagori-
cien , pourront consulter les traités que les docteurs
Cocchi, et Bianchi son adversaire , ont faits sur cet
important sujet.
X I V R E I. 89
C'est sur tout dans les premières an-
nées de la vie , que Tair agit si# la con-
stitution des enfans. Dans une peau déli-
cate et molle il pénètre par tous les pores,
il affecte puissamment ces corps naissans ,
il leur laisse des impressions qui ne s'ef-
facent point. Je ne serois donc pas d'avis
qu'on tirât une paysanne do son village
pour renfermer en ville dans une chambre,
et faire nourrir fenfant chez soi. J'aime
mieux qu'il aille respirer le bon air de
la campagne , que le mauvais air de la
ville. Il prendra l'état de sa nouvelle mè-
re , il habitera sa maison rustique , et son
gouverneur l'y suivra. Le lecteur se sou-
viendra bien que ce gouverneur n'est pas
un homme à gage ; c'est l'ami du père.
Mais quand cet ami ne se trouve pas ,
quand ce transport n'est pas facile , quand
rien de ce que vous conseillez n'est faisa-
ble , que faire à la place, me dira-t-on?. . .
Je vous l'ai déjà dit ; ce que vous faites:
on n'a pas besoin de conseil pour cela.
J^es hommes ne sont point faits pour
être entassés en fourmiliieres , mais épars
sur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus
go ^ M I L E.^
ils se rassemblent , plus ils se corrompent.
Les infbmités du corps , ainsi que les vi-
ces de lame , sont rinfaillible effet de ce
concours trop nombreux. L'homme est de
tous les animaux celui qui peut le moins
vivre en troupeaux. Des hommes entas-
sés comme des moutons périroient tous
en très peu de temps. L'haleine de l'hom-.
me est mortelle à ses semblables : cela
n'est pas moins vrai au propre qu'au
ligure.
Les villes sont le gouffre de l'espèce hu-
maine. Au bout de quelques générations,
les races périssent ou dégénèrent: il faut
les renouveler , et c'est toujours la cam-
pagne qui fournit à ce renouvellement.
Envoyez donc vos enfans se renouveler,
pour ainsi dire , eux-mêmes , et reprendre ,
au milieu des champs , la vigueur qu'on
perd dans l'air mal-sain des lieux trop
peuplés. Les femmes grosses qui sont à
la campagne se hâtent de revenir ac-
coucher à la ville : elles devroient faire tout
le contraire , celles sur-tout qui veulent
nourrir leurs enfans. Elles auroient moins
à regretter qu'elles ne pensent ; et , dans
IL I V R E I. 91
tin séjour plus naturel àFespece, les plai-
sirs attachés aux devoirs de la nature , leur
ôteroient bientôt le goût de ceux qui ne
s'y rapportent pas.
D'abord après laccouchement on lave
Tenfant avec quelque eau tiède où Ton môle
ordinairement du vin. Cette addition du
vin me paroît peu nëcessaire. Comme la
nature ne produit rien de fermenté , il
n'est pas à croire que l'usage d'une liqueur
artificielle importe à la vie de ses créatu-
res.
Par la même raison , cette précaution
de faire tiédir l'eau n'est pas non plus in-
dispensable ; et en effet des multitudes
de peuples lavent les enfans nouveaux-
nés dans les rivières ou à la mer sans au-
tre façon : mais les nôtres, amollis avant
que de naître par la mollesse des pères
et des mères , apportent en venant au
monde un tempérament déjà gâté , qu'il
ne faut pas exposer d'abord à toutes les
épreuves qui doivent le rétablir. Ce n'est
que par degrés qu'on peut les ramener à
leur vigueur primitive. Commencez donc
d'abord par suivre l'usage , et ne vous en
(^3 EMILE.
écartez que peu-à-peu. Lavez souvent les
enfans ; leur mal-proprelë en montre le
besoin : quand on ne Jait que les essuyer,
on les déchire. Mais à mesure qu'ils se
renforcent , diminuez par degrés la tié-
deur de l'eau, jusrju'à ce qu'enfin vous les
laviez , t'té et hiver, k l'eau froide et même
glacée. Comme, pour ne pas les exposer ,
il importe que cette diminution soit lente,
successive et insensible , on peut se ser-
vir du thermomètre pour la mesurer exac-
tement.
Cet usage du bain une fois établi ne
doit plus être interrompu , et il im{)orte
de le garder toute sa vie. Je le considère,
non seulement du côté de la propreté et
de la santé actuelle f mais aussi comme
une précaution salutaire pour rendre plus
flexible la texture des fibres , et les faire
céder, sans effort et sans risque, aux divers
degrés de chaleur et de froid. Pour cela , je
voudrois qu'en grandissant on s'accoutu-
mât peu-à-peu à se baigner , quelquefois
dans des eaux chaudes à tous les degrés
supportables , et souvent dans des eaux
froides à touç les degrés possibles. Ainsi,
L I V R B I. 95
après s'être habitué à supporter les diver-
ses températures de l'eau ^ qui, étant un
fluide plus dense, nous touche par plus
de points et nous affecte davantage, on
deviendroit presque insensible à celle de
l'air.
Au moment que Tenfant respire en sor-
tant de ses enveloppes , ne souffrez pas
qu on lui en donne d'autres qui le tien-
nent phis à Tétroit. Point de têtières ,
point de bandes , point de maillot ; des
langes flottans et larges , qui laissent tous
ses membres en liberté , et ne soient ni
assez pesans pour gêner ses mouvemens,
ni assez chauds pour empêcher qu'il ne
sente les impressions de l'air (a). Placez-
le dans un grand berceau (b) bien rem-
(a) On étouffe les enfans dans les villes à force
de les tenir renfermes et vêtus. Ceux qui les gou-
vernent en sont encore à savoir que l'air froid,
loin de leur faire du mal, les renforce, et que l'air
chaud les affoiblit, leur donne la fîevre et les
tue.
(b) Je dis un berceau ^ pour employer un mot
usité , faute d'autre ; car d'ailleurs je suis persuadé
q4 à M ï L E.
bourré, où il puisse se mouvoir à Taise
et sans danger. Quand il commence à se
fortifier, laissez-le ramper par la chambre,
laissez-lui développer, étendre ses petits
membres ; vous les verrez se renfoncer de
jour en jour. Comparez-le avec un enfant
bien emmaillotté du même âge , vous se.
rez étonné de la différence de leur pro-
grès (a).
qu'il n'est jamais nécessaire de bercer les enfans ,'
et que cet usage leur est souvent pernicieux.
(a) ce Les anciens Péruviens laissoient les bras
«libres aux enfans dans un maillot fort large; lors-
ce qu'ils les en tiroient ils les mettoient en liberté
«c dans un trou fait en terre et garni de linges ,
ce dans lequel ils les descendoient jusqu'à la moi-
ce tié du corps ; de cette façon ils avoient les bras
<t libres , et ils pouvoient mouvoir leur tête et flé-
« chir leur corps à leur gré sans tomber et sans
<e se blesser : dès qu'ils pouvoient faire un pas , on
ce leur présentoit la mamelle d'un peu loin , com-
te me un appât pour les obliger à marcher. Les pe-
<e tits Nègres sont quelquefois dans une situation
ec bien plus fatigante pour tetter ; ils embrassent
<t l'une des hanches de la mère avec leurs genoux
ce et leurs pieds , et ils la serrent si bien qu'ils peu-
K yent s'y soutenir sans le secours des bras de U
X I V R E I. gS
On doit s'attendre à de grandes oppo-
sitions de la part des nourrices , à qui
Fenfant bien garrotté donne moins de peine
que celui qu'il faut veiller incessamment.
D'ailleurs , sa mal-propreté devient plus
sensible dans un habit ouvert ; il faut le
nettoyer plus souvent. Enfm , la coutume
est un argument qu'on ne réfutera jamais
en certain pays au gré du peuple de tous
les états.
« mère; ils s'attachent à la mamelle avec leurs
« mains , et ils la sucent constamment sans se dé-
« ranger et sans tomber , malgré les différens
«t mouvenlens de la mère , qui , pendant ce temps ,
« travaille à son ordinaire. Ces enfans commencent
« à marcher dès le second mois , ou plutôt à so
« traîner sur les genoux et sur les mains ; cet exer-
« cice leur donne pour la suite la facilité de coû-
te rir dans cette situation presque aussi vite que
« s'ils étoient sur leurs pieds. Hist. Nat. t. IV,iVî-i3,
« pa^e 192. 5>
A ces exemples M. de Buffon auroit pu ajouter
■celui de l'Angleterre , où l'extravagante et barbare
pratique du maillot s'abolit de jour en j'our. Voyez
aussi la Loubere , Voyage de Siam , le sieur le
Beau, Voyage du Canada, etc. Je remplirois vingt
pages de citations , si j'avois besoin de confirmer
(Ceci par des faits. Voyez p. de ce volume,.
96 ]é M I L E.
Ne raisonnez point avec les nourrices.
Ordonnez , voyez faire , et n'épargnez rien
pour rendre aises dans Iaprati(jue les soins
que vous aurez prescrits. Pourquoi ne
les partageriez- vous pas ? Dans les nour-
ritures ordinaires où Ton ne regarde qu'au
physique , pourvu que Tenfant vive et
qu'il ne dépérisse point, le reste n'im-
porte guère : mais ici , où Téducation com-
mence avec la vie, en naissant Tenfant
est déjà disciple, non du gouverneur,
mais de la nature. Le gouverneur ne fait
qu'étudier sous ce premier maître , et em-
pêclier que ses soins ne soient contrariés.
Il veille le nourrisson , il l'observe , il le
suit, il épie avec vigilance la première lueur
de son foible entendement, comme aux
approches du premier quartier les mu-
sulmans épient l'instant du lever de la
lune.
Nous naissons capables d'apprendre ,
mais ne sacliant rien , ne connoissant rien :
l'ame , enchaînée dans des organes impar-
faits et demi-formés , n'a pas même le
sentiment de sa propre existence. Les mou-
Vemens , les cris de l'enfant qui vient de
naître
L I V R E I. 97
naître, sont des effets purement mëcha-
niques , dépourvus de coiinoissance et de
volonté.
Supposons qu'un enfant eût à sa nais-
sance la stature et la force d'un homme
fait , qu'il sortît, pour ainsi dire, tout ar-
mé du sein de sa mère , comme Pallas
sortit du cerveau de Jupiter; cet homme-
enfant seroit un parfait imbécille , un au-
tomate , une statue immobile et presque
insensible : il ne verroit rien , il n'enten-
droit rien, il ne connoîtroit personne, il
ne sauroit pas tourner les yeux vers ce qu il
auroit besoin de voir : non seulement il
n'appercevroit aucun objet hors de lui,
il n'en rapporteroit même aucun dans For-
gane du sens qui le lui feroit appercevoir j
les couleurs ne seroient point dans ses
yeux , les sons ne seroient point dans ses
oreilles , les corps qu'il toucheroit ne se-
roient point sur le sien , il ne sauroit pas
même qu'il en a un : le contact de ses
mains seroit dans son cerveau ; toutes ses
sensations se réuniroient dans un seul
point ; il n'existeroit que dans le commun,
sensonum; il n auroit qu'une seule idée,
Tome 10. G
g8 3' aï I L E.
savoir celle du 772 o/, à laquelle il rapporte-
roit toutes ses sensations ; et cette idëe
ou plutôt ce sentiment seroit la seule cho-
se qu'il auroit de plus qu'un enfant ordi-
naire.
Cet homme formé tout-à-coup ne sau-
roit pas non plus se redresser sur ses
pieds ; il lui faudroit beaucoup de temps
pour apprendre à s'y soutenir en équili-
bre ; peut-être n'en feroit-il pas même l'es-
sai, et vous verriez ce grand corps fort et
robuste rester en place comme une pier-
re , ou ramper et se traîner comme un
jeune chien.
11 sentiroit le mal-aise des besoins sans
les connoître , et sans imaginer aucun
3iroyen d'y pourvoir. Il n'y a nulle immé-
diate communication- entre les muscles de
l'estomac et ceux des bras et des jambes ,
qui, même entouré d'alimens, lui fît faire
un pas pour en approcher , ou étendre la
main pour les saisir; et comme son corjDS
auroit pris son accroissement , que ses
membres seroient tous développés, qu'il
n'auroit par conséquent ni les inquiétudes
ûi les mouvemens continuels des enfans^
L ï V k Ë I. 59
il pourroit mourir de faim àvaîit de s'être
mi\ pour chercher sa subsistance. Pour peu
qu'on ait réfléchi sur Tordre et le progrès
de nos connoissances , on ne peut nier que
tel ne lut à-peu-près l'état primitif d'igno-
rance et de stupidité naturel à l'homme^
avant qu'il eut rien appris de Texpérience
ou de ses semblables;
On connoît donc , ou Ton peut Coiinoî-
tre, le premier point d'où part chacun do
nous pour arriver au degré commun de l'en-
tendement ; mais qui est-ce qui connoîl:
l'autre extrémité? Chacun avance plus oii
moins selon son génie, son goût, ses be-
soins, ses talens ^ son zèle , et les occasions
qu'il a de s'y livrer. Je ne sache pas qu'au-
cun pliilosophe ait encore été assez hardi
pour dire^ Voilà le terme où l'homme peut
parvenir et qu'il ne sauroit passer. Nous
ignorons ce que notre nature nous permet
d'être ; nul de nous n'a mesuré la distance
qui peut se trouver entre un homme et
un autre homme. Quelle est l'ame basse
que cette idée n'échauffa jamais, et qui né
se dit pas quelquefois dans son orgueil :
Combien j'en ai déjà passés ! combien j'ert
G a
100 EMILE.
puis encore atteindre ! pourquoi mon égal
iroit-il plus loin que moi ?
Je le répète : Tëducation de T homme com-
mence à sa naissance ; avant déparier, avant
que d'entendre , il s'instruit dëja. L'expé-
. rience prévient les leçons ; au moment qu' il
connoît sa nourrice il a dëja beaucoup ac-
quis. On seroit surpris des connoissances d&
riiomme le plus grossier, si Ton suivoit son
progrès depuis le moment où il est né jus-
qu'à celui où il est parvenu. Si l'on par-
tageoit toute la science humaine en deux
parties, Tune commune à tous les hom-
mes, Tautre particulière auxsavans, celle-
ci seroit très petite en comparaison de l'au-
tre : mais nous ne songeons guère aux
acquisitions générales , parcequ'elles se
font sans qu'on y pense et môme avant
l'âge de raison , que d'ailleurs le savoir ne
se fait remarque;: que par ses différences,
et que , comme dans les équations d'al-
gèbre, les quantités communes se comp^
tent pour rien.
Les animaux mêmes acquièrent beau-
coup. Ils ont des sens, il faut qu'ils ap-
prennent à en faire usage ; ils ont ides be-
LIVRE I. 101
soins, il faut quils apprennent à y pour-
voir : il faut qu ils apprennent à manger,
à marcher , à voler. Les quadrupèdes qui
se tiennent sur leurs pieds dès leur^ais-
sance ne savent pas marcher pour cela ;
on voit à leurs premiers pas que ce sont
des essais mal assurés : les serins échap-
pés de leurs cages ne savent point voler ,
parcequ'ils n'ont jamais volé. Tout est in-
struction pour les êtres animés et sensi-
bles. Si les plantes a voient un mouvement
progressif , il faudrcit qu'elles eussent des
sens et qu'elles acquissent des connoissan-
ces , autrement les espèces périroient
bientôt.
Les premières sensations des enfans sont
purement affectives , ils n'apperçoivent que
le plaisir et la douleur. Ne pouvant ni mar-
cher ni saisir, ils ont besoin de beaucoup
de temps pour se former peu-à-peu les
sensations représentatives qui leur mon-
trent les objets hoi'S d'eux-mêmes ; mais en
attendant que ces objets s'étendent , s'éloi-
gnent , pour ainsi dire , de leurs yeux , et
prennent pour eux des dimerisions et des
figures, le retour des sensations affectives
G 3
^03 !•; M I L E.
commence à les soumettre à Tempire de
rhabilude ; on voit leurs yeux se tourner
sans cesse vers la lumière, et, si elle leur
vienne côté , prendre insensiblement celte
airection; en sorte qu'on doit avoir soin
de leur opposer le visage au jour, de peur
qu'ils ne deviennent louches ou ne s'ac-
coutument à regarder de travers. Il faut
aussi qu'ils s'iiabituent de bonne heure
aux ténèbres ; autrement ils pleurent et
crient sitôt qu'ils se trouvent à l'obscurité.
La nourriture et le sommeil , trop exac-
tement mesurés, leur deviennent néces--
saires au bout des mêmes intervalles, et
bientôt le désir ne vient plus du besoin
mais de rhabilude, ou plutôt l'habitude
ajoute un nouveau besoin à celui de la na-
ture : voilà ce qu'il fairt prévenir.
La seule baliitude qu'on doit laisserpren-
drè à reniant est de n'en contracter au-
cune ; qu'on ne le porte pas plus sur un
b as que sur l'autre , qu't)n ne l'accoutume
pas à présenter une main plutôt que l'au-
tre, à s'en servir plus souvent, à vouloir
çnanger, dormir , agir aux niêmes heures ,
^ :pe pouvoir rester seul ni nuit ni joun
LIVRE I. 105
Préparez de loin le règne de sa liberté et
Fiisage de ses forces , en laissant à son corps
l'habitude naturelle, en le mettant en état
d'être toujours maître de lui-]néme , et de
faire en toute chose sa volonté, sitôt qu'il
en aura une.
Dès que Tenfant commence à distinguer
les objets , il importe de mettre du choix
dans ceux qu'on lui montre. Naturellement
tous les nouveaux objets intéressent Thom-
me. Il se sent si foibic qu'il craint tout ce
qu'il ne connoît pas : l'habitude de voir des
objets nouveaux sans en être affecté dé-
truit cette crainte. Les enfans élevés dans
des maisons propres où l'on ne souffre
point d'araignées ont peur des araignées y
et cette Deur leur demeure souvent étant
grands. Je n'ai jamais vu de paysans , ni
homme, ni femme , ni enfant, avoir peur
des araignées.
Pourquoi donc l'éducation d'un enfant
ne commenceroit-elle T.as avant qu'il parle
et qu'il entende, puisque le seul choix des
objets qu'on lui présente est propre à le
rendre timide ou courageux? Je veux qu'on
l'habitue à voir des objets nouveaux , des
G 4
104 É M I L fe.
animaux j laids, dégoûtans , bizarres, maïs
peu-à-peu, de loin , jusqu'à ce qu'il y soit ac-
coutume, et qu'à force de les voir manier
à d'autres , il les manie enfin lui-même. Si ,
durant son enfance , il a vu sans effroi des
crapauds , des serpens , des ëcrevisses , il
verra sans horreur^ étant grand, quelque
animal que ce soit. Il n y a plus d'objets
affreux pour qui en voit tous les jours.
Tous les enfans ont peur des masques.
Je commence par montrer à Emile un
masque d'une figure agréable. Ensuite ,
C[uelqu'un s'applique devant lui ce masque
sur le visage : je me mets à rire , tout le
monde rit , et l'enfant rit comme les au-
tres. Peu-à-peu je l'accoutume à des mas-
ques moins agréables , et enfin à des figu-
res hideuses. Si j'ai bien ménagé ma gra-
dation , loin de s'effrayer au dernier mas-
que, il en rira comme du premier. Après
cela je ne crains plus qu'on l'effrare avec
des masques. .
Quand, dans les adieux d'Andromaque
et d'Hector , le petit Astyanax , effrayé du
panache qui flotte sur le casque de son père,
le méconnoit, se jette en criant sur le sein
LIVRE I. lo5
de sa nourrice, et arrache à sa mère un
souris mêlé de larmes , que faut-il faire
pour guérir cet effroi ? Précisément ce que
fait Hector ; poser le casque à terre , et
puis caresser Fenfant. Dans un moment
plus tranquille on ne s'en tiendroit pas
là; on s'approcheroit du casque, onjoue-
roit avec les plumes , on les feroit manier
à Fenfant , enfin la nourrice prendroit le
casque et le poseroit en riant sur sa pro-
pre tête , si toutefois la main d'une femme
osoit toucher aux armes d'Hector.
S'agit-il d'exercer Emile au bruit d'une
arme à feu ? Je brûle d'abord une amorce
dans un pistolet. Cette flamme brusque et
passagère , cette espèce d'éclair le réjouit ;
je répète la môme chose avec plus de pou-
dre : peu-à-peu j'ajoute au pistolet une
petite charge sans bourre, puis une plus
grande : enfin je l'accoutume aux coups de
fusil, aux boîtes, aux canons, aux déton-
nations les plus terribles.
J'ai remarqué que les enfans ont rare-
ment peur du tonnerre, à moins que les
éclats ne soient affreux et ne blessent réel-
lement l'organe de Fouie : autrement cette
106 EMILE.
peur ne leur vient que quand ils ont ap-
pris que le tonnerre blesse ou tue quelque-
ibis. Quand la raison commence à les ef-
frayer, faites que Ihabitude les rassure.
Avec une gradation lente et ménagée on
rend Ihomme et l'enfant intrépides à tout.
Dans le commencement de la vie où
la mémoire et Timagination sont encore
inactives , Tenfaiit n'est attentif qu'à ce qui
afiecte actuellement ses sens. Ses sensa-
tions étant les premiers matériaux de ses
connoissances, les lui offrir dans un or-
dre convenable , c'est préparer sa mémoire
aies fournir un jour dans le même ordre
à son entendement : mais comme il n'est;
attentif qu'à ses sensations , il suffit d'a-
bord de lui montrer bien distinctement la
liaison de ces mcmes sensations avec lea
objets qui les causent. Il veut tout tou-
cher, tout manier : ne vous opposez poijit
s cette inquiétude ; elle lui suggère un ap-
prentissage très nécessaire. C'est ainsi qu'il
apprend à sentir la chaleur, le froid, la du-
reté, la mollesse , la pesanteur, la légèreté
des corps, à juger de leur grandeur, de
leur figure et de toutes leurs qualités son-
# LIVRET, 107
sibles , en regardant , palpant (a) , ëcoU'
tant, sur-tout en comparant la vue au
toucher , en estimant à Tceil la sensation
qu'ils feroient sous ses doigts.
Ce n'est que par le mouvement que nous
apprenons qu'il y a des choses qui ne sont
pas nous ; et ce n'est que par notre pro- ■
pre mouvement que nous acquérons l'idée
de l'étendue. C'est parceque l'enfant n a
point cette idée , qu'il tend indifféremment
la main pour saisir l'objet qui le touche ,
ou l'objet qui est à cent pas de lui. Cet ef-
fort qu'if fait vous paroît un signe d'em-
pire , un ordre qu'il donne à l'objet de s'ap-
procher ou à vous de le lui apporter : et
point du tout ; c'est seulement que les mê-
mes objets qu'il voyoic d" a bord dans son
cerveau, puis sur ses yeux, illes voit
maintenant au bout de ses bras , et n'ima-
ç?
(a) L'oflorat est de tous les sens celui qui se dé-
veloppe le plus tard dans les enfaus ; jusqu'à l'âge
~ ti,e deux ou trois ans il ne paroit pas qu'ils soient
sensibles ni aux bonnes ni aux mauvaises odeurs ;,
ils ont à cet égard l'indifférence ou plutôt l'in-
sensibilité qu'on remarque dans plusieurs a,ni-
maux.
108 EMILE. •
gine d'ëtendue que celle où il peut attein-
dre. Ayez donc soin de le promener sou-
vent , de le transporter d'une place h l'au-
tre, de lui faire sentir le changement de
lieu , afin de lui apprendre à juger des dis-
tances. Quand il commencera de les con-
noîlre, alors il faut changer de méthode ,
et ne le porter que comme il vous plaît et
non comme il lui plaît ; car sitôt qu'il n'est
plus abusé par le sens, son effort change
de cause : ce changement est remarqua-
ble , et demande explication.
Le mal-aise des besoins s'exprime par
des signes , quand le secours d'autrui est
nécessaire pour y pourvoir. De là les cris
des enfans. Ils pleurent beaucoup : cela
doit être. Puisque toutes leurs sensations
sont affectives, quand elles sont agréa-
bles , ils en jouissent en silence ; quatid elles
sont pénibles , ils le disent dans leur lan-
gage et demandent du soulagement. Or ,
tant qu'ils sont éveillés , ils ne peuvent pres-
que rester dans un état d'indifférence ; ils
dorment ou sont affectés.
Toutes nos langues sont des ouvrages
de l'art. On a long-temps cherché s'il y avoit
LIVRE I. 109
une langue naturelle et commune à tous
les hommes : sans doute, il y, en a une ; et
c'est celle que les enfans parlent avant de sa-
voir parler. Cette leingue n est pas articulée ,
mais elle est accentuëe , sonore , intelligi-
ble. L'usage des nôtres nous Ta fait né-
gliger au point de Toublier tout-à-fait. Etu-
dions les enfans, et bientôt nous la rap-
prendrons auprès d'eux. Les nourrices sont
nos maîtres dans cette langue, elles en-
tendent tout ce que disent leurs nour-
rissons , elles leur répondent , elles ont
avec eux des dialogues très bien suivis ; et
quoiqu'elles prononcent des mots, ces
mots sont parfaitement inutiles ; ce n'est
point le sens du mot qu'ils entendent , mais
l'accent dont il est accompagné.
Au langage de la voix se joint celui du
geste, non moins énergique. Ce geste n'est
pas dans les foibles mains des enfans, il
est sur leurs visages. Il est étonnant com-
bien ces physionomies mal formées ont déjà
d'expression : leurs traits changent d'un
instant à l'autre avec une inconcevable ra-
pidité. Vous y voyez le sourire, le désir,
l'efîroi, naître et passer comme autant d'é-
110 E M I L Ei-
clairs; à chaque fois vous croyez voir urt
autre visage. Ils ont certainement les mus-
cles delà face plus mobiles que nous. En
revanche leurs yeux ternes ne disent pres-
que rien. Tel doit être le genre de leurs
signes dans un âge oii Ton n'a que des be-
soins corporels ; l'expression des sensations
est dans les grimaces ^ Texpression des sen^»
timens est dans les regards,
Comme le premier état de Tliomme est
la misère et la foiblesse , ses premières voix
sont la plainte et les pleurs. L'enfant sent
ses besoins et ne les peut satisfaire , if im-
plore le secours d'autrui par des cris ; s il
a faim ou soif, il pleure; s'il a trop froid
ou trop chaud ;, il pleure ; s'il a besoin de
mouvement et qu'on le tienne en repos , il
pleure ; s'il veut dormir et qu'on l'agite ,
il pleure. Moins sa manière d'être est à sa
disposition , plus il demande fréquemment
qu'on la change. Il n'a qu'un langag^e, parce-
qu'il n'a , pour ainsi dire> qu'une sorte de
mal-être : dans l'imperfection de ses orga-
nes il ne distingue point leurs impres-
sions diverses; tous les maux ne forment
pour lui qu'une sensatioji de douleur-
I.1VREI. 111
De ces pleurs, qu on croiroitsi peu dignes
d'attention , naît le premier rapport de
rhomme à tout ce qui Tenvironne : ici se
forge le premier anneau de cette longue
chaîne dont Tordre social est forme.
Quand Tenfant pleure , il est mal à son.
aise , il a quelque besoin qu il ne sauroit
satisfaire : on examine , on cherche ce be-
soin , on le trouve^ on y pourvoit* Quand
on ne le trouve pas ou quand on n'y peut
pourvoir , les pleurs Mjtinuent , on en est
importuné : on flatte Tenfant pour le faire
taire , on le berce , . on lui chante pour l'en-
dormir : s'il s'opiniâtre , on s'impatiente ,
on le menace ; des nourrices brutales le
frappent quelquefois. Voilà d'étranges le-
çons pour son entrée à la vie !
Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces
incommodes pleureurs ainsi frappé par sa
nourrice. Il se tut sur-le-champ : je le crus
intimidé. Je me disois , ce sera une ame
servile dont op n'obtiendra rien que par la
rigueur. 'Je^e trompois ; le malheureux
suffoquoit de colère , il avoit perdu la res-
piration, je le vis devenir violet. Un mo-
ment après vinreut les cris aigus ; tous les
1 12 i MILE.
signes du ressentiment , de la fureur , du
désespoir de cet âge, étoient dans ses ac-
cens. Je craignis qu'il n'expirât dans cette
agitation : quand j aurois doute que le sen-
timent du juste et de l'injuste fAt inné
dans le cœur de Thomme , cet exemple
seul m'auroît convaincu. Je suis sûr qu'un
tison ardent tombé parlia ard sur la main
de cet enfant lui eût été moins sensible
que ce coup assez l^pr , mais donné dans
rintention manife^BRie 1 offenser.
Cette disposition des enfans à l'emporte-
ment, au dépit, à la colère , demande des
ménagemens excessifs. Boerhaave pense
que leurs maladies sont pour la plupart de
la classe des convulsives , parceque la tête
étant proportionnellement plus grosse et
le système des nerfs plus étendu que dans
les adultes, le genre nerveux est plus sus-
ceptible d'irritation. Eloignez d'eux avec le
plus grand soin les domestiques qui les
agacent , les irritent , les impatientent; ils
leur sont cent fois plus dangereux , plus
funestes que les injures de l'air et des sai-.
sons. Tant que les enfans ne trouveront .
de résistance que dans les choses, et jamais
dans
L I V R E i. llS
tlans les volontés , ils ne deviendront ni
mutins ni colères, et se conserveront mieux
en santé. C'est ici une des raisons pourquoi
les enfans du peuple plus libres , plus in-
dëpendans, sont généralement moins infir-
mes , moins délicats , plus robustes que
ceux qu'on prétend mieux élever en les
contrariant sans cesse : mais il faut songer
toujours qu il y a bien de la différence en-
tre leur obéir et ne les pas contrarier.
Les premiers pleurs des enfans sont des
prières ; si on n'y prend garde , elles devien-
nent bientôt des ordres : ils commencent
par se faire assister, ils finissent par se
faire servir. Ainsi de leur propre foiblesse,
d'où vient d'abord le sentiment de leur dé-
pendance , naît ensuite l'idée de l'empiro et
de la domination ; mais cette idée étant
moins excitée par leurs besoins que par nos
services , ici commencent à se faire apper-
cevoir les effets moraux dont la cause im-
médiate n'est pas dans la nature ; et l'on
voit déjà pourquoi, dès ce premier âge , il
importe de démêler l'intention secrète que
Jicte le geste ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec effort
Tome 10. H
sans rîendîre, il croit atteindre à TobjeC:',
parcequ'il n'en estime pas la distance; il
est dans Terrenr ; mais quand il se plaint
et crie en tendant la main , alors il ne s'a-
buse plus sur la distance , il commande à
Tobjet de s'approcher , ou à vous de le lui
apporter. Dans le premier cas , portez-le à
l'objet lentement et à petits pas : dans le se-
cond, ne faites pas seulement semblant de
Tentendre; plus il criera, moins vous de-
vez Técouter. Il importe de l'accoutumer
de bonne heure à ne commander, ni aux
hommes , car il n'est pas leur maître , ni
aux choses , car elles ne l'entendent polnt.^
Ainsi, quandun enfant désire quelque chose
qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut
mieux porter l'enfant à l'objet que d'ap-
porter l'objet à l'enfant : il tire de cette pra-
tique une conclusion qui est de son âge ,
et il n'y a point d'autre moyen de la lui sug-
gérer.
L'abbé de Saint-Pierre appeloit les hom-
mes de grands enfans ; on pourroit appe-
ler réciproquement les entans de petits
hommes. Ces propositions ont leur vérité
comme sentences; comme principes, elles
L I V R 13 î. il 5
ont besoin d'éclaircissement. Maïs quand
Hobbes appeloit le méchant un enfant ro-
buste , il disoit une chose absolument con-
tradictoire. Toute méchanceté vient de foi-
blesse : Tenfant n'est méchant que parce-
qu'il est foible ; rendez-le fort, il sera bon:
celui qui pourroit tout ne feroit jamais dé
mal. De tous les attributs de la Divinité
toute-puissante , la bonté est celui sans le-
quel on la peut le moins concevoir. Tous
les peuples qui ont reconnu deux principes,
ont toujours regardé le mauvais comm©
inférieur au bon , sans quoi ils auroient
fait une supposition absurde. Voyez ci-
après la profession de foi du vicaire sa-
voyard.
La raison seule nous apprend à connoî-^
tre le bien et le mal. La conscience qur
nous fait aimer l'un et haïr l'autre, c{uoi-
qu'indépendante de la raison, ne peut donc
se développer sans elle. Avant lage da
raison nous faisons le bien et le mal sans
le connoître; et il n'y a point de mo-
ralité dans nos actions , quoiqu'il y en ait
quelquefois dans le sentiment des actions
d'autrui qui ont rapport à nous. Un en-
f| l6 É M I L E.
fant veut déranger tout ce qu il voit ; il
casse, il brise tout ce qu il peut attein-
dra;; il empoigne un oiseau comme il em-
poigneroit une pierre , et TéLouffe sans
savoJr ce qu'il fait.
Pourquoi cela ? D abord la philosopliie
en va rendre raison par des vices naturels ;.
Torgueil, Tesprit de domination, Famour-
propre, la mécliaucetë de Thomme : le
sentiment de sa foi blesse , pourra-t-elle
ajouter, rend l'enfant avide de faire des
actes de force, et de se prouver à lui-même
son propre pouvoir. Mais voyez ce vieil-
lard infirme et cassé, ramené parle cercle
de la vie humaine à la folblesse de Fen-
fance : non seulement il^ reste immobile
et paisible, il veut encore que tout y reste
autour de lui ; le moindre changement \&
trouble et finquiete, il voudroitvolr régner
un calme universel. Conmient la même
impuissance jointe aux mêmes passions
produii oit-elle des effets si différens dans
les deux âges, si la cause primitive nétoit
changée? Et où peut-on chercher cette di-
versité de causes , si ce n est dans letat
physique des deux individus.'' Leprincipô
LIVRE I. 117
actif commun à tous deux se développe
dans Tun et s éteint dans Fautre; Tun se
forme et Fautre se détruit, Fun tend»à la
vie et Fautre à la mort. L'activité défâil-
kmte se concentre dans le cœur du vieil-
lard ; dans celui de Fenfant elle est sur*
abondante et s'étend au dehors ; il se sent ,
pour ainsi dire y assez de vie pour animer
tout ce qui Fenvironne. Qu'il fasse ou qu'il
défasse , il n'importe ; il sufiit qu'il change
Fétat des choses , et tout changement est
une action. Que s'il semble avoir plus de
peîichant à détruire, ce n'est point par
méchanceté ; c'est que Faction qui forme est
toujours lente, et que celle qui détruit, étant
plus rapide, convient mieux à sa vivacité.
En môme temps que Fauteur de la na-
ture donne aux enfans ce principe actif,
il prend soin qu'il soit peu nuisible , en
leur laissant peu de force pour s'y livrer.
Mais sitôt qu'ils peuvent considérer les
gens qui les environnent comme des in-
strumens qu'il dépend d'eux de faire agir,
ils s'en servent pour suivre leur penchant
et suppléer à leur propre foiblesse. Voilà,
comment ils deviennent incommodes, tj^,
H 3
rans , impérieux, méchans, îndomtables :'
progrès qui ne vient pas d'un esprit natu-
rel de domination, mais qui le leur donne;
car il ne faut pas une longue expérience
pour sentir combien il est agréable d'agir
par les mains d'autrui , et de n'avoir be-
soin que de remuer la langue pour faire
mouvoir Tunivers.
En grandissant on acquiert des forces ,
on devient moins inquiet , moins re-
muant, on se renferme davantage en soi-
jnême. L'ame et le corps se mettent, pour
ainsi dire , en équilibre , et la nature ne
nous demande plus que le mouvement
nécessaire à notre conservation. Mais le
désir de commander ne s'éteint pas avec
le besoin qui l'a fait naître; l'empire éveille
et flatte famour-propre , et riiabitude le
fortifie : ainsi succède la fantaisie au be-
soin; ainsi prennent leurs premières raci-
nes les préjugés et Topinion.
Le principe une fois connu , nous voyons
clairement le point oi^i l'on quitte la route
de la nature : voyons ce qu'il faut faire
pour s'y maintenir.
. Loin d'avoir des forces superflues , les
t I V R E I. ^119
fenfans n'en ont pas même de suffisantes
pour tout ce que leur demande la nature :
il faut donc leur laisser Tusage de toutes
celles qu'elle leur donne et dont ils ne sau-
roient abuser. Première maxime.
Il faut les aider, et suppléer à ce qui
leur manque, soit en intelligence, soit en
force , dans tout ce qui est du besoin phy-
sique. Deuxième maxime. •
Il faut, dans les secours qu'on leurdonne,
se borner uniquement à Tutile réel , sans
rien accorder à la fantaisie ou au désir sans
raison ; car la fantaisie ne les tourmentera
point quand on ne Taura pas fait naître, .
attendu qu elle n'est pas de la nature.
Troisième maxime.
, Il faut étudier avec soin leur langage et
leurs signes , afin que, dans un âge oli ils
ne savent point dissimuler, on distingue
dans leurs désirs ce qui vient immédiate-
ment de la nature et ce qui vient de To-
pinion. Quatrième maxime.
L'esprit de ces règles est d'accorder aux
enfans plus de liberté véritable et moins
d'empire, de leur laisser plus faire par eux*
mêmes et moins exiger d autrui. Ainsi, s'ac^
H4
120 Ï3 M I L E.
coutumant de bonne heure à borner leur^
désirs à leurs forces , ils sentiront peu la
privation de ce qui ne sera pas en leur
pouvoir.
Voilà donc un,e raison nouvelle et très
importante pour laisser les corps et les
membres des enfans absolument libres ,
avec la seule précaution de les éloigner du
danger des chûtes , et d'écarter de leurs
mains tout ce qui peut les blesser.
Infailliblement un enfant dont le corps
et les bras sont libres pleurera moins qu'un
enfant embandé dans un maillot. Celui qui
ne connoît que les besoins physiques ne
pleure que quand il souffre, et c'est un
très grand avantage; car alors on sait à
point nommé quand il a besoin de secours,
e\ l'on ne doit pas tarder un moment à le
lui donner s'il est possible. Mais si vous
ne pouvez le soulager, restez tranquille ,
sans le llatter pour lappaiser ; vos caresses
ne guériront pas sa colique : cependant il
se souviendra de ce qu'il faut faire pour
être flatté ; et s'il sait une fois vous occu-
per de lui à sa volonté, le voilà devenu
verre maître; tout est perdu.
L I V R E I. laï*-
Moins contrariés dans leurs mouvemens,
les enfans pleureront moins ; moins im-
portuné de leurs pleurs, on se tourmen-
tera moins pour les faire taire; menacés
ou flattés moins souvent, ils seront moins
craintifs ou moins opiniâtres, et resteront
mieux dans leur état naturel. Cest moins
en laissant pleurer les enfans qu'en s'em-
pressant pour les appaiser, quon leur fait
gagner des descentes, et ma preuve est que
les enfans les plus négliges y sont bien
moins sujets que les autres. Je suis fort
éloigné de vouloir pour cela qu'on les né-
glige ; au contraire il importe qu'on les
prévienne , et qu'on ne se laisse pas avertir
de leurs besoins par leurs cris. Mais je
ne veux pas non plus que les soins qu'on
leur rend soient mal-entendus. Pourquoi
se feroient-iis faute de pleurer dès qu'ils
voient que leurs pleurs sont bons à tant
de choses? Instruits du prix qu'on meta
leur silence, ils se gardent bien de le pro-
diguer. Ils le font à la fin tellement valoir ,
qu'on ne peut plus le payer ; et c'est alors
qu'à force de pleurer sans succès, ils s'ef^
forcent , s'épuisent , et se tuent.
'i22 ÎÉ M I L E.
Les longs pleurs d\m enfant qui n'est
ïii lié ni malade et qu'on ne laisse manquer
de rien ne sont que des pleurs d'habitude
et d'obstination. Il ne sont point Touvrage
de la nature , mais de la nourrice , qui
pour n'en savoir endurer l'importunité la
multiplie , sans songer qu'en faisant taire
l'enfant aujourd'hui on l'excite à pleurer
demain davantage.
Le seul moyen de guérir ou prévenir
cette habitude est de n'y faire aucune
attention. Personne n'aime à prendre une
peine inutile , pas même les enfans. Ils
sont obstinés dans leurs tentatives; mais
si vous avez plus de constance , qu'eux
d'opiniâtreté, ils se rebutent et n'y re-
viennent plus. C'estainsi qu'on leur épargne
des pleurs, et qu'on les accoutume à n'en
yerser que quand la douleur les y force.
Au reste , quand ils pleurent par fan-
taisie ou par obstination , un moyen sur
pour les empêcher de continuer est de les
distraire par quelque objet agréable et
frappant , qui leur fasse oublier qu'ils vou-
îoient pleurer. La plupart des nourrices
excellent dans cet art , et bien ménagé il
L I V n E I. 125
est très utile : mais il est de la dernière
importance que Tenfant n'apperçoive pas
Tintention de le distraire , et qu'il s'amuse
sans croire qu'on songe à lui ; or voilà sur
quoi toutes les nourrices sont mal-adroites.
On sevré trop tôt tous les en fans. Le
temps où Ton doit les sevrer est indiqué
par 1 éruption des dents , et cette éruption
est communément pénible et douloureuse.
Par un instinct machinal Tenfant porte
alors fréquemment à sa bouche tout ce
qud tient pour le mâcher. On pense
faciliter lopération en lui donnant pour
hocliet quelques corps durs , comme l'i-
voire ou la dent de loup. Je crois qu'on
se trompe. Ces corps durs , appliqués sur
les gencives, loin de les ramollir les rendent
calleuses , les endurcissent , préparent un
déchirement plus pénible et plus dotdou-
reux. Prenons toujours l'instinct pour
exemple. On ne voit point les jeunes chiens
exercer leurs dents naissantes sur des cail-
loux, sur du fer , sur des os , mais sur du
bois , du cuir , des chiffons , des matières
Eiolles qui cèdent et où la deiit s'imprime.
On ne sait plus être simple en rien,
f a4 EMILE.
pas même autour des enfans. Des greloti
d'argent, d'or, du corail, des crystaux h
facettes , des hochets de tout prix et do-
toute espèce. Que d'apprêts inutiles et per-
nicieux ! Rien de tout cela. Point de gre-
lots , point de hochets ; de petites bran-
ches d arbre avec leurs fruits et leurs feuil-
les ^ une tête de pavot dans laquelle on
entend sonner les graines , un bâton de
réglisse qu'il peut sucer et mâcher, l'amu--
seront autant que ces magnifiques coliR-
chets, €t n'auront pas l'inconvénient de
l'accoutumer au luxe dès sa naissance.
Il a été reconnu que la bouillie n'est pas
une nourriture fort saine. Le lait cuit et
la farine crue font beaucoup de saburre
et conviennent mal à notre estomac. Dans
la bouillie la farine est moins cuite que
dans le pain , et de plus elle n'a pas fer-
menté; la panade, la crème de riz, me pa-
roissent préférables. Si l'on veut absolu-
ment faire de la bouillie , il convient de
griller un peu la farine auparavant. On fait
dans mon pays , de la farine ainsi torréfiée,
une soupe fort agréable et fort saine. Lè-
bvouillon de viande et le potago sont encors
t I V R E ï. 123
Itn médiocre aliment dont il ne faut user
que le moins qu'il est possible. Il im-
porte que les enfans s'accoutument d'abord
à mâcher ; c'est le vrai moyen de faciliter
l'éruption des dents : et, quand ils com-
mencent d'avaler , les sucs salivaires mêles
avec les alimens en facilitent la digestion.
Je leur ferois donc mâcher d'abord des
fruits secs, des croûtes. Je leur donnerois
pour jouer de petits bâtons de pain dur Ou
de biscuit semblable au pain de Piémont
qu'on appelle dans le pays des prisses. A
force de ramollir ce pain dans leur bouche
ils en avaleroient enfin quelque peu ; leurs
.^nts se trouveroient sorties, et ils se trou-
%proient sevrés presque avant qu'on s'en
fut apperçu. Les paysans ont pour Tordis
naire l'estomac fort bon, et l'on ne les se-
vré pas avec plus de façon que cela.
Les enfans entendent parler dès leur
naissance ; on leur parle non seulement
avant qu'ils comprennent ce qu'on leur
dit , mais avant qu'ils puissent rendre les
voix qu'ils entendent. Leur organe encore
engourdi ne se prête que peu-à-peu aux
iuîiiatioij^ des sous qu'on leur dicte , et il
12G T: m ILE.
n'est pas mcme assuré que ces sons se
portent crabordà leur oreille aussi distinc-
tement qu'à la nôtre. Je ne désapprouve
pas que la nourrice amuse Fenfant par des
chaos et par des accents très gais et très
variés; mais je désapprouva qu'elle l'ëtour-
disse incessamment d'une multitude de
paroles inutiles auxquelles il ne comprend
rien que le ton qu'elle y met. Je voudrois
que les premières articulations qu'on lui
fait entendre fussent rares , faciles, dis-
tinctes, souvent répétées, et que les mots
qu'elles expriment ne se rapportassent qu'à
des objets sensibles qu'on pût d'abord
montrer à l'enfant. La malheureuse facis
lité que nous avons à nous payer de mot»
que nous n'entendons point commence
plutôt qu'on ne pense. L'écolier écoute
en classe le verbiage de son régent, com-
me il écoutoit au maillot le babil de sa
nourrice. Il me semble que ce seroit l'in-
struire fort utilement que de l'élever à n'y
rien comprendre.
Les réflexions naissent en foule quand
on veut s occuper de la formation du lan-
gage et des premiers discours des enfans.
I. I V R E I. 127
Quoi qu'on fasse, ils apprendront toujours
à parler de la même maniera , et toutes les
spéculations philosophiques sont ici de la
plus grande inutilité.
D'abord ils ont, pour ainsi dire, un©
grammaire de leur âge, dont la syntaxe a
des règles plus générales que la nôtre ; et ,
si Ton y faisoit bien attention , Ton seroit
étonné de l'exactitude avec laquelle ils sui-
vent certaines analogies, et qui ne sont cho-
quantes que par leur dureté ou parceque
l'usage ne les admet pas. Je viens d'entendre
un pauvre enfant bien grondé par son père
pour lui avoir dit, Mon père ^ irai-je-t-y?,
Or on voit que cet enfant suivoit mieux
l'analogie que nos grammairiens ; car, puis-
qu'on lui disoit, Vas-y, pourquoi n'auroit-
il pas dit, Irai-je-t-y? Remarquez de plus
avec quelle adresse il évitoit l'hiatus de
irai-jey , ou y irai-je ? Est-ce la faute du
pauvre enfant si nous avons mal-à-propos
ôté de la phrase cet adverbe déterminant
j, parceque nous n'en savions que faire?
C'est une pédanterie insupportable et un
soin des plus superflus de s'attacher à cor-
riger dans les enfans toutes ces petites fau-
\2.t r^ M I L E.
tes contre l'usage , desquelles ils ne maft»
qùent jamais de se corriger d'eux-mêmes
avec le temps. Parlez toujours correcte-
ment devant eux, faites qu'ils ne se plai-
sent avec personne autant qu avec vous ,
et soyez surs qu'insensiblement leur lan-
gage s'épurera sur le vôtres sans que vous
les ayez jamais repris.
Mais un abus d'une tout autre. impor-
tance et qu'il n'est pas moins aisé de pré-
venir, est qu'on se presse trop de les faire
parler , comme si l'on avoit peur qu'ils
n'apprissent pas à parler d'eux-mêmes. Cet
empressement indiscret produit un effet
directement contraire à eelui qu'on cher-
che. Ils en parlent joins tard, plus confusé-
ment : l'extrême attention qu'on donne a
tout ce qu'ils disent les dispense de bien
articuler; et comme ils daignent à joeine
ouvrir la bouche , plusieurs d'entre eux en
conservent toute leur vie un vice de pro-
nonciation et un parler confus qui les
xend presque inintelligibles.
J'ai beaucoup vécu parmi les paysans,
et n'en ouis jamais grasseyer aucun , ni
liomme ni femme, ni fille ni garçon. D'où
vient
L r V R E !.• 12g
Vient cela? Les organes des paysans sont-
ils autrement construits que les nôtres?
JN"on, mais ils sont autrement exercés. Yis-
à-vis de ma fenêtre est un tertre sur lequel
se rassemblent, pour jouer, les enfans da
lieu. Quoiqu'ils soient assez éloignes de
moi , je distingue parfaitement tout ce
qu'ils disent, et j'en tire souvent de bons
mémoires pour cet écrit. Tous les jours
mon oreille me trompe sur leur âge; j'en-
tends des voix d' enfans de dix ans , je re-
garde , je vois la stature et les traits d'en-
fans de trois à quatre. Je ne borne pas à
moi seul cette expérience ; les urbains qui
me viennent voir, et c[ue je consulte là-
dessus , tombent tous dans la même er-
reur.
Ce qui la produit est que , jusqu'à cinq
ou six ans , les enfans des villes, élevés dans
la chambre et sous Taile d'une gouvernan-
te, n'ont besoin que de marmotter pour se
faire entendre ; sitôt qu'ils remuent les lè-
vres on prend peine à les écouter; on leur
dicte des mots qu'ils rendent mal ^ et, a
force d'y faire attention , les mêmes gens ,
étant sans cesse autour d'eux, devinent cq
Tome 10. X
''l30 t M I L E.
qu'ils ont voulu dire plutôt que ce qu'ils
ont dit.
A la campagne c'est tout autre chose.
Une paysanne n'est pas sans cesse autour
de son enfant; il est forcé d'apprendre à
dire très nettement et très haut ce qu'il a
besoin de lui faire entendre. Aux cliamps
les enfans épars , éloignés du père , de la
mère et des autres enfans, s'exercent à se
faire entendre à distance, et à mesurer la
force de la voix sur l'intervalle qui les sé-
pare de ceux dont ils veulent être enten-
dus. Voilà comment on apprend véritable-
ment à prononcer, et non pas en bégayant
quelques voyelles à l'oreille d'une gouver-
nante attentive. Aussi quand on interroge
l'enfant d'un paysan , la honte peut l'em-
pêcher de répondre, mais ce qu'il dit il le
dit nettement ; au lieu qu'il faut que la
bonne serve d'interprète à l'enfant de la
ville, sans quoi l'on n'entend rien à ce qu'il
grommelle entre ses dents {a).
(rt)Ceci n'est pas sans exception ; souvent les en-
fans qui se font d'abord le moins entendre devien-
ïient ensuite les plus ^tourdissans quand ils oftt
L 1 V R E I. }â^
En grandissant , les gar(^ons devroient sq
corriger de ce défaut dans les collèges, el^
les filles dans les couvens : en effet les uns,
et les autres parlent en général plus dis-
tinctement que ceux qui ont été toujours
élevés dans la maison paternelle. Xvlais ce.
qui les empêche d acquérir jamais une pi:Q--
nonciation aussi nette que celle des pay-
sans , c'est la nécessité -d'apprendre par
cœur beaucoup de choses , et de réciter
tout haut ce qu'ils ont appris : car, en étu-
diant, ils s'habituent à barbouiller, à pro-
noncer négligemment et mal : en récitant
c'est pis encore; ils recherchent leurs mots,
avec effort, ils traînent et alongent leurs
syllabes : il n'est pas possible que quand
la mémoire vacille la langue ne balbutie,
aussi. Ainsi se contractent ou se. cojis^i;'-
■ "^"^Tr^
commencé d'élever la voix. Mais , s'il falloit enti^er
dai\s toutes ces minuties , je ne fînirois pas : tout
lecteur sensé doit voir que l'excès et le défaut , déri-
vés d»i même abus , sont également corrigés par ma
méthode. Je regarde ces deux maximes comm^
inséparables : Toujours assez , et jamais trop. D©
1^ première bien établie l'autre s'ensuit nécessah*^
la
l32 :^ M I L E.
vent les vices de la proiîonciatîon. On verra
ci-après que mon Emile n'aura pas ceux-là,
ou du moins qu'il ne les aura pas contrac-
tés par les mêmes causes.
Je conviens que le peuple et les villa-
geois tombent dans une autre extrémité ,
qu'ils parlent presque toujours plus haut
qu'il ne faut , qu'en prononçant trop exac-
tement ils ont les articulations fortes et
rudes, qu'ils ont trop d'accent , qu'ils choi-
sissent mal leurs termes , etc.
Mais, premièrement, cette extrémité me
paroît beaucoup moins vicieuse que l'au-
tre , attendu que la première loi du dis-
cours étant de se faire entendre, la plus
grande faute qu'on puisse faire est de par-
ler sans être entendu. Se piquer de n'a-
voir point d'accent, c'est se piquer d'ôter
aux phrases leur grâce et leur énergie. L'ac-
cent est l'ame du discours ; il lui donne le
sentiment et la vérité. L'accent ment moins
que la parole; c'est peut-être pour jcela
que les gens bien élevés le craignent tant.;
C'est de l'usage de tout dire sur le même
ton qu'est venu celui de persiffler les gens
^ans qu'ils le sentent. A l'accent proscrit
LIVRE I. l55
succèdent des manières de prononcer ri-
dicules, affectées, et sujettes à la mode y
telles qu'on les remarque sur- tout dans
les Jeunes gens de la cour. Cette affecta-
tion de parole et de maintien est ce qui
rend généralement Fabord du François re-
poussant et désagréable aux autres nations.
, Au lieu de mettre de Taccent dans son par-
ler, il y met de l'^ir. Ce n'est pas le moyen
de prévenir en sa faveur.
Tous ces petits défauts de langage qu'on
craint tant de laisser contracter aux enfans
ne sont rien ; on les prévient ou Ton les
corrige avec la plus grande facilité : mais
ceux qu on leur fait contracter en rendant,
leur parler sourd , confus , timide , en cri i
tiquant incessamment leur ton , en éplu .
chant tous leurs mots , ne se corrigent ja-
mais. Un homme qui n'apprit à ) arler que
dans les ruelles , se fera mal entendre à la
tête d'un bataillon, et n'en imposera guère
au peuple dans une émeute. Enseignez
premièrement aux enfans à parler aux hom»
mes ; ils sauront bien parler aux femmes
quand il faudra.
jXourris à la campagne dans toute la rus-
13
l^/y t M 1 L E.
ticitë champêtre , vos enfans y prendroitt
une voix plus sonore; ils n'y contracteront
point le confus bégaiement des enfans de
' la ville ; ils n'y contracteront pas non plus
ïes expressions ni le ton du village, ou du
moins ils les perdront aisément , lorsque
le maître , vivant avec eux dès leur nais-
sance , et y vivant de jour en jour plus
ex-clusivement , prévienfJra ou effacera par
la correction de son langage l'impression du
langagedes paysans. Emile parlera un fran-
rois tOLit aussi pur que je peux le savoir, mais
il le parlera plus distinctement , et l'arti-
culera beaucoup mieux que moi.
L'enfant qui veut parler ne doit écouter
que les mots qu'il peut entendre , ni dire
que ceux qu'il peut articuler. Les efforts
qu'il fait pour cela le portent à redoubler
la même syllabe, comme pour s'exercer à
la prononcer plus distinctement. Quand
il commence à balbutier , ne vous tour-
mentez pas si fort à deviner ce qu'il dit.
Prétendre être toujours écouté est encore
une sorte d'empire , et l'enfant n'en doit
exercer aucun. Qu'il vous suffise de pour-
voir très attentivement au nécessaire ; c'est
L 1 V R E I. l35
à lui de tâcher de vous faire entendre ce
qui ne l'est pas. Bien moins encore faut il
se hâter d'exiger qu'il parle : il saura bien
parler de lui-meine à mesure qu'il en sentira
Tutilitë.
On remarque , il est vrai , que ceux qui
commencent à parler fort tard ne parlent
jamais si distinctement que les autres ;
mais ce n'est pas parcequ'ils ont parlé tard
que l'organe reste embarrasse , c'est au con-
traire jjarcequ'ils sont nës avec un organe
embarrasse qu'ils commencent tard à par-
ler ; car, sans cela , pourquoi parleroient-ils
jplus tard que les autres? Ont-ils moins l'oc-
casion de parler , et ^^y excite-t-on moins ?
Au contraire , l'inquiétude que donne ce
retard , aussitôt qu'on s'en apperçoit, fait
qu'on se tourmente beaucoup plus à les
faire balbutier que ceux qui ont articulé
de meilleure heure ; et cet empressement
mal-entendu peut contribuer beaucoup à
rendre confus leur parler , qu'avec moins
de précipitation ils auroient eu le temps
de perfectionner davantage.
Les ^ifans qu'on presse trop de parler
uont le temps ni d'apprendre à bienpro-
I 4
l36 2i M I L E.
iionccr ni de bien concevoir ce qu'on leur
fait dire : au lieu que , quand on les laisse
aller d'eux-mêmes , ils s'exercent d'abord
aux syllabes les plus faciles à prononcer ;
et y joignant peu-à-peu quelque significa-
tion qu'on entend par leurs gestes , il:^ vous
donnent leurs mots avant de recevoir les
vôtres ; cela fait qu'ils ne reçoivent ceux-ci
qu'après les avoir enlendus. N'étant point
pressés de s'en servir, ils commencent par
bien observer quel sens vous leiu' donnez ,
et quand ils s'en sont assurés ils les adoptent.
Le plus grand mal de la précipitation
avec laquelle on fait parler les enfans avant
l'âge, n'est pas que^^S premiers discours
qu'on leur tient et les premiers mots qu ils
disent n'aient aucun sens pour eux , mais
qu'ils aient un autre sens que lenùtre, sans
que nous sachions nous eii appercevoir ; en
sorte que paroissant nous répondre fort exac-
tement, ils nous parlent sans nous enten-
dre et sans que nous les entendions. C'est
pour l'ordinaire à de pareilles équivoques
qu'est due la surprise où nous jettent quel-
quefois leurs propos, auxquels nou^rêtons
des idées qu'ils n'y ont point jointes. Cette
LIVRE I. 1^7
inattention de notre part au véritable sens
que les mots ont pour les enfans me paroît
être la cause de leurs premières erreurs ;
et ces erreurs , même après qu'ils en sont
guéris , influent sur leur tour d'esprit pour
le reste de 4eur vie. J aurai plus d'une oc-
casion dans la suite d'éclaircir ceci par des
exemples.
Piesserrez donc le plus qu'il est possible
le vocabulaire de Tenfant. C'est un très
grand inconvénient qu'il ait plus de mots
que d'idées, qu'il sache dire plus de cho-
ses qu'il n'en peut penser.. Je crois qu'une
des raisons pourquoi les paysans ont gé-
néralement l'esprit plus juste que les gens
de la ville , esfe que leur dictionnaire est
moins étendu. Ils ont peu d'idées , mais
ils les comparent très bien.
Les premiers développemens de l'en-
fance se font presque tous à la fois. L'en-
fant apprend à parler, à manger, à mar-
cher, à -peu-près dans le même temps.
C'est ici proprement la première époque
de sa vie. Auparavant il n'est rien de plus
que ce qu'il étoit dans le sein de sa mère;
il n'a nul sentiment, nulle idée, à peine
1 58 É M I L E. L I V R E I."
A't-il des sensations; H'iie sent pas même
ôa propre existence.
Vivit , et est vitsê tiescius ipse siiae (a).
, I . I I II. .1 I*
(a) Ovid. Trist. I. 3.
Fin du livre premier.
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
LIVRE SECOND.
vj'e s t ici le second terme de la vie , et
celui auquel proprement finit Tenfance ;
car les mots înfans et puer ne sont pas
synonymes. Le premier est compris dans
l'autre , et signifie qui ne peut parler , doù
vient que , dans Yalere -Maxime, on trouve
puerum infantem. Mais je continue à me
servir de ce mot selon F usage de notre lan-
gue, jusqu'à Tâge pour lequel elle a d'au-
tres noms..
Quand les enfans commencent h. parler,
ils pleuTent moins. Ce progrès est naturel ;
un langage est substitué à l'autre. Sitôt
qu'ils peuvent dire qu'ils souffrent avec
des paroles, pourquoi le diroient-ils avec
des cris , si ce n'est quand la douleur est
trop ^ive pour que la parole puisse Vex:-
l4o ^ M I L E.
primer? S'ils continuent alors à pleurer,
c'est la faute des gens qui sont autour
d eux. Dès qu'une fois Emile aura dit ,
J'ai mal, il faudra des douleurs bieu vives
pour le forcer de pleurer.
Si l'enfant est délicat, sensible, que na-
turellement il se mette à crier pour rien ,
en rendant ses cris inutiles et sans effet
j'en taris bientôt la source. Tant qu'il pleure
je ne vais point à lui; j'y cours sitôt qu'il
s'est tu. Bientôt Sa manière de m'appeler
sera de se taire , ou tout au plus de jeter
un seul cri. C'est par l'effet sensible des
signes , que les enfans jugent de leur sens ;
il n'y a point d'autre convention pour eux:
quelque mal qu'un enfant se fasse, il est
très rare qu'il pleure quand il est seul , à
moins qu'il n'ait l'espoir d'être entendu.
S'il tombe , s'il se fait une bosse à la
tête, s'il saigne du nez, s'il se coupe les
doigts ; au lieu de m'empresser autour de
lui d'un air alarmé, je resterai tranquille,
au moins pour un peu de temps. Le mal est
fait , c'est une nécessite • qu'il l'endure ;
tout mon empressement ne serviroit qu'à
l'effrayer davantage, augmenter sa sensi-
LIVRE II. l'4ll
bllité. Au fond, c'est moins le coup que
la crainte qui tourmente, quand on s'est
blesse. Je lui épargnerai du moins cette
dernière angoisse ; car très sûrement il
jugera de son mal comme il verra que j'en
juge : s'il me voit accourir avec inquié-
tude, le consoler , le plaindre, il s'estimera
perdu : s'il me voit garder mon sang-froid ,
il reprendra bientôt le sien, et croira le
mal guéri quand il ne le sentira plus. C'est
à cet âge qu'on prend les premières le-
çons de courage, et que, souffrant sans
effroi de légères douleurs , on apprend par
degrés à supporter les grandes.
Loin d'être attentif à éviter qu'Emîîe
ne se blesse , je serois fort fâché qu'il ne
se blessât jamais et qu'il grandît sans con-
noître la douleur. Souffrir est la première
chose qu'il doit apprendre , et celle qu'il
aura le plus grand besoin de savoir. Il sem-
ble que les enfans ne soient petits et foi-
bles que ponr prendre ces importantes le-
çons sans danger. Si l'enfant tombe de son
haut, il ne se cassera pas la jambe ; s'il se
frappe avec un bâton , il ne se cassera pas
le bras ; s'il saisit un fer tranchant , il ne
serrera guère, et ne se coupera pas bien
avant. Je ne sache pas qu'on ait jamais vu
d'enfant en liberté se tuer, s'estropier, ni
se faire un mal considérable, à ni oins qu'on
ne l'ait indiscrètenaent exposé sur des lieux
élevés, ou seul autour du feu , ou qu'on
n'ait laissé des instruniens dangereux à sa
portée. Que dire de ces magasins de machi-
nes qu'on rassenible autour d'un enfant
pour l'armer de toutes pièces contre la dou-
leur^ jusqu'à ce c|ue devenu grand il reste à
sa merci, sans courage et sans expérience,
qu'il se croie rnort à la première piquure ,
et s évanouisse en voyant la piemiere goutte
.de son sang?
. Notre manie enseignante et pédantesque
est toujours d'apprendre aux enfans ce
qu'ils apprendroient beaucoup mieux d'eux-
.mêmes, et d'oublier ce que nous aurions
pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de
.plus sot que la peine qu'on prend pour leur
iapprexadre à marcher, comme si l'on en
avoit vu quelqu'un qui, par la négligence
de sa nourrice, ne sût pas marcher étant
L I V R E I ï. 145
grand? Combien voit-on de gens au cour
traire marcher mal toute leur vie , parce-
qu'on leur a mal appris à marcher !
Emile n'aura ni bourrelets, ni paniers
roulans , ni chariots , ni lisières ; ou du
moins, dès qu'il commencera de savoir met-
tre un pied devant Vautre, on ne le sou-
tiendra que sur les lieux pavés , et Ton ne
fera qu'y passer en hâte (a). Au lieu de le
laisser croupir dans Tair usé d'une cham-
bre, qu'on le mené journellement au mi-
lieu d'un pré. Là , qu'il coure , qu il s'a-
batte, qu'il tombe cent ibis le jour, tant
mieux : il en apprendra plutôt à se rele-
.ver. Le bien-être de la liberté rachette beau-
coup de blessures. Mon élevé aura souvent
des contusions ; en revanche il sera tou-
jours gai : si les vôtres en ont moins , ils^
sont toujours contrariés, toujours enchai-
(o) Il n'y a rien de plus ridicule et de plus mal
assuré que la démarche des gens qu'on a trop me-
nés par la lisière étant petits : c'^st encore ici une
de CCS observations triviales à force d'être justes .
et qui sont juste» ea plus d'un sees.
144 12 M I L ÎE.
nés, toujours tristes. Je doute que le pro-
fit soit de leur coté.
Un autre progrès rend aux enfans la
plainte moins nécessaire , c'est celui de
leurs forces. Pouvant plus par eux-rnomes,
ils ont un besoin moins fréquent de re-
courir à autrui. Avec leur force se déve-
loppe la connoissance qui les met en état
de la diriger. C'est à ce second degré que
commence proprement la vie de Tindi-
vidu : c'est alors qu'il prend la conscien-
ce de lui-même. La mémoire étend le
sentiment de l'identité sur tous les momens
de son existence : il devient véritablement
un, le même , et, par conséquent, déjà ca-
pable de bonheur ou de misère. Il importe
donc de commencer à le considérer ici
comme un être moral.
Quoiqu'on assigne à-peu -près le plus
long terme de la vie humaine et les pro-
babilités qu'on a d'approcher de ce terme
à chaque âge , rien n'est plus incertain que
la durée de la vie de chaque homme en
particulier ; très peu parviennent à ce plus
long terme. Les plus grands risques de là
vie sont dans son commencement ; moins
on
LIVRE II. 145
on a vécu , moins on doit espérer de vi-
vre. Des enfans qui naissent, la moitié,
tout au plus , parvient à radolescence , et
il est probable que votre élevé n'atteindra
pas Tâge d'homme.
Que faut-il donc penser de cette éduca-
tion barbare qui sacrifie le présent à un
avenir incertain , qui charge un enfant de
chaînes de toute espèce , et commence par
le rendre misérable pour lui préparer aii
loin je ne sais quel prétendu bonheur dont
il est à croire qu'il ne jouira jamais? Quand
je supposerons cette éducation raisonnable
dans son objet, comment voir sans indi-
gnation de pauvres infortunés soumis à un
joug insupportable, et condamnés à des;
travaux continuels comme des galériens ,
sans être assuré que tant de soins leur se-
ront jamais utih-s? L'âge de la gaieté se
passe au milieu des pleurs, des chàtimens,
des menaces, de TesclavÉige. On tourmenté
le malhenreux pour son bien ; et l'on né
voit pas la mort qu'on appelle , et qui va
le saisir au milieu de ce triste appareil.
Qui sait combien d'enfans périssent victi-
mes de l'extravagante sagesse d'un pers
Tome lo. K.
146 li M I L É.
I OU d'un maître? Heureux d'écliappet à sa
. cruauté , lo seul avantage qu ils tirent deâ
inaux qu'il leur a fait souffrir, est de mou--
rir sans regretter la vie , dont ils n'ont
connu que les tourmens.
Hommes , soyez humains , c'est votre
premier devoir: soyez-le pour tous les états,
pour tous les âges, pour tout ce qui n'est
pas étranger à fliomme. Quelle sagesse y
a-t-il pour vous hors de fhumanité ? Ai-
mez fenfance; favorisez ses jeux, ses plai-
sirs , son aimable instinct. Qui de vous n a
pas regretté quelquefois cet âge où le rire
est toujours' sur les lèvres, eî où famé est
toujoursen paix? Pourquoi voulez- vous ùter
h ces petits innocens la jouissance d'un
temps si court qui leur échappe, et d un
bien si précieux dont ils ne sauroient abu-
ser? Pourquoi voulez- vous remplir d'amer-
tume et de douleurs ces premiers ans si
rapides, qui ne reviendront pas plus pour
eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous ?
Pères , savez-vous le moment où la mort
attend vos enfans ? Ne vous préparez pas
des regrets en leur otant le peu dinstans
que la nature leur donne : aussitôt qu ils
LIVRE îî. ï^^
l^'eiivent sentir le plaisir d'être , faites qu'ils
en jouissent ; faites qu à quelque heure
que Dieu les appelle , ils ne meurent point
Sans avoir goûté la vie.
Que de voix vont s'élever contre nioi î
J'entends de loin les clameurs de cette fausse
sagesse qui nous jette incessamment hors
dé nous, qui compte toujours le présent
pour rien , et poursuivant sans relâche urî
avenir' qui fuit à mesure qu'on avance , à
force de nous transporter oià nous ne som*
liies pas, nous transporte où nous ne se-,
ïons jamais.
C'est, me répondez-vous, le temps de
corriger les mauvaises inclinations de rhom-
me ; c'est dans fâge de feiifance, où les pei-
nes sont le moins sensibles , qu'il faut les
multiplier pour les épargner dans fâge de
raison. Mais qui vous dit que tout cet ar-
rangement est à votre disposition ^ et que
toutes ces belles instructions dont vous ac=
câblez le foible esprit d'un enfant , ne lui
seront pas un jour plus pernicieuses qu'u-
tiles ? Qui vous assure que vous épargnez
quelque chose par les chagrins que vous
lui prodiguez? Pourquoi lui donnez -voua
K. ^
l48 t M I L E.
plus de maux que son état n'en comporte,
sans ôrre sûr que ces maux présens sont h
la (Jëcliarge de Tavenir? Et comment me
prouverez- vous que ces mauvais penchans
dont vous prétendez le guérir, ne lui vien-
nent pas de vos soins mal-entendus , bien
plus que de la nature? Malheureuse pré-
voyance , qui rend un être actuellement
miséjable, sur rcspoir bien ou mal fondé
de le rendre heureux un jour ! Que si ces
raisonneurs vulgaires confondent la licence
avec la liberté , et f enfant quon rend heu-
reux avec fenfant quon gâte, apprenons-
leur à les distinguer.
Pour ne point courir après des chimères,
n'oublions pas ce qui convient à notre con-
dition. L'humanité a sa place dans Tordre
des choses ; l'enfance a lu sienne dans Tor-
dre de la vie humaine : il faut considérer
Tliomme dans Thomme , et Tenfant dans
Tenfant. Assigner à chacun sa place et l'y
fixer , ordonner les passions humaines se-
lon la constitution de Thomme , est tout:
ce que nous pouvons faire pour son bien-
être. Le reste dépend de causes étrange-
xes qui ne sont point en notre pouvoir.
LIVREII. 149
Nous ne savons ce que c'est que bon-
heur ou malheur absolu. Tout est mêlé
dans cette vie, on n'y goûte aucun senti-
ment pur, on n'y reste pas deux momens
dans le même état. Les affections de nos
anies, ainsi que les modilications de nos
corps , sont dans un flux continuel. Le
bien et le mal nous sont communs à tous,
mais en différentes mesures. Le plus heu-
reux est celui qui souffre le moins de pei-
nés ; le plus misérable est celui qui sent le
moins de plaisirs. Toujours plus de souf-
frances que de jouissances ; voilà la diffé-
rence commune à tOLwr La félicité de
1 homme ici-bas n'est donc qu'un état né-
gatif, on doit la mesurer par la moindre
quantité des maux qu'il souffre.
Tout sentiment de peine est insépara-
ble du désir de s'en délivrer : toute idée
de plaisir est inséparable du désir d'en jouir:
tout désir suppose privation, et toutes les
privations qu'on sent sont pénibles. C'est
donc dans ladisproportionde nosdesirs et de
nos facultés que consiste notre misère. Un
être sensible dont les facultés égaleroieiit
les désirs seroitun être absolumentheureux.,
K3
Kn quoi donc consiste la sagesse humaîna
ou la route du vrai bonheur? Ce n'est pas
prëcisdment à diminuer nos désirs; car, s'ils
^toient au-dessous de notre puissance,
une partie de nos facultés resteroit oisive, et
nous ne jouirions pas de tout notre être *
ce n'est pas non plus à étendre nos facuU
tés; car, si nos désirs setendoient h la fois
en plus grand rapport, nous nen devieur
drions que plus misérables : mais c'est à
diminuer Texcès des désirs sur les facultés ,
et à mettre en égalité parfaite la puissance
et la volonté. C'est alors seulement que,
toutes les forcesl^ltant en action, Tame ccr
pendant restera paisible , et qu,e riiomme
^e trouvera bien ordonné.
C'est ainsi que la nature, qui fait tout pour
ïe mieux , Ta d'abord institué. Elle ne lui
donne immédiatement que les désirs nécesr
gaires à sa conservation , et les facultés sufr
fisantea pour les satisfaire. Elle a mis tou-
tes les autres comme en réserve au fond
de son ame, pour s'y développer au ba-
soJA. Ce n'est qiie dans cet état primitif
q\|e l'équilibre du pouvoir et du désir s^
l-^çpntre, et que Thomme n'est pç\s majïi
LIVRE II. l5l'
heureux. Sitôt que ses facultés virtuelles s.e
mettent eii action, Timagination, la plus
active de toutes, s'éveille et les devance.
C'est limai^ination qui étend pour nous
la mesure des possibles, soit en bien soit
en mal, et qui par conséquent excite et
nourrit les désirs par Tespoir de les satis-
faire. Mais Tobjet qui paroissoit d'abord
sous la main fuit plus vite qu'on ne peut
le poursuivre ; quand on croit l'atteindre,
il se transforme et se montre au loin de-
vaut nous : ne voyant plus le pays déjà par-
couru , nous le comptons pour rien ; celui
qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend
sans cesse : ainsi l'on s'épuise sans arriver
au terme; et plus nous gagnons sur la jouis-
sance, plus le bonheur s'éloigne de nous.
Au contraire, dIus l'homme est resté
près de sa condition naturelle , plus la dif-
férence de ses facultés à ses désirs est pe-
tite, et moins par conséquent il est éloi-
gné^ d'être heureux. Il n'est jamais moins
misérable que quand il paroît dépourvu de
tout : car la misère ne consiste pas dans 1^
privation des choses , mais dans le besoin
qui s'en fait sentir,
K4
'iSa ^ M I L E.
Le mondo réel a ses bornes, le monde
imaginaire est infini : ne pouvant ëlaigir
l'un, rétrécissons Fautrc ; car c'est Je leur
seule différence que na'ssent toutes les j)ei-
nes qui nous rendent vraiment malheu-
reux. Otez la force , la santé , le bon té-
moignage de soi , tous les biens de cotte
vie sont dans lopinion ; ôtez les douleurs
du corps et les remords de la conscience,
tous nos maux sont ima2;inaires. Ce prin-
ô'
P^
cipe est commun, dira-t-on. J'en conviens :
mais l'application pratique n'en est pas com-
mune ; et c'est uniquement de la pratique
qu'il s'agit ici.
Quand on dit c|ue l'homme est foible ,
que veut-on dire? Ce mot de foi blesse in-
dique un rapport ; un rapport de létre au-
quel on l'applique. Celui dont la force
passe les besoins , fùt-il un insecte , un
ver, est un être fort : celui dont les be-
soins passent la force, fùt-il un éléphant,
un lion ; fiit-il un conquérant , un héros ;
fùt-il un Dieu ; c'est un être foible. L'ange
rebelle -fjui méconnut sa natme étoit plus
foible que l'heureux mortel qui vit en
paix selon la sienne. Lhomme est très
L î V R E I I. 1 55
fort quand il se contente d'être ce qu il est:
il est très foible quand il veut s'élever au-
dessus de l'humanité. N'allez donc pas vous
figurer quen étendant vos facultés vous
détendez vos forces: vous les diminuez, au
contraire , si votre orgueil s'étend plus
qu'elles. Mesurons lerayonde notre sphère,
et restons an centre , comme l'insecte ai|.
milieu de sa toile : nous nous suffirons
toujours à nous-mêmes, et nous n'aurons
point à nous plaindre de notre foi blesse ,
car nous ne la sentirons jamais.
Tous les animaux ont exactement les
facultés nécessaires pour se conserver.
L homme seul en a de superflues. N'est-il
pas bien étrange que ce superflu soit 1 in-
strument de sa misère .'' Dans tout pays les
bras dun homme valent plus que sa sub-
sistance. S'il étoit assez sage pour compter
ce superflu pour rien , il auroit toujours le
nécessaire, parcequ'il n auroit jamais rien
de trop. Les grands besoins , disoit Favo-
rin {a) , naissent des grands biens , et sou-
vent le meilleur moven de se donner los
(^) Noct. Attic. L. IX , c. 8.
l54 li M I L E.
choses dont on manque est de s'uter celles
qu on a : c est à force de nous travailler
pour augmenter notre bonheur que nous le
changeons en misère. Tout homme qui ne
voudroit que vivre , vivroit heureux : par
conséquent il vivroit bon; car où seroit
pour lui Tavanta-^e d'être méchant?
Si nous étions immortels , nous serions
des êtres très misérables. Il est dur de mou-
rir, sans doute; mais il est doux d'espérer
qu'on ne vivra pas toujours, et qu'une
meilleure vie finira les peines de celle-ci.
Si Ton nous offroit l'immortalité sur la
terre , qui est-ce (a) qui voudroit accepter
ce triste présent? Quelle ressource , quel es-
poir, quelle consolation nous resteroit-il
contre les rigueurs du sort et contre les in-
justices des hommes ? L'ignorant, qui ne
prévoit rien, sent peu le prix de la vie et
craint peu de la perdie ; l'homme éclairé
voit des biens d'un plus grand prix, qu'il
préfère à celui-là. Il ii"y a que le demi-sa-
(a) On conçoit (jue je parle ici des hommes
qui réfléctiisseiit, et noii pas de tous les hom-
Ries,
rivREif. i55
voir et la fausse sagesse qui, prolongeant
nos vues jusqu'à la mort^ et pas au-delà,
en font pour nous le pire des maux. La. né-
cessité de mourir n est à Ihomme sage
qu'une raison pour supporter les peines
de la vie. Si Ton n ëtoit pas sur de la per-
dre une fois , elle coùteroit trop à con-
server.
Nos maux moraux sont tous dans fopi-
nion, hors un seul, qui est le crime, et
celui-là dépend de nous : nos maux phy-
siques se détruisent ou nous détruisent. Le
temps ou la mort sont nos remèdes : mais
pous souffrons d'autant plus, que nous sa-
vons moins souffrir; et nous nous donnons
plus de tourment pou r guérir nos maladies,
que nous n'en aurions à les supporter. Vis
selon la nature , sois patient, et cliasse les
médecins : tu n'éviteras pas la inort, mais
tu ne la sentiras qu'une fois; tandis quils
la portent chaque jour dans ion imagina-
tipiL troublée , et que leur art mensonger,
au lieu de prolonger tes jours , t en ôte la
jouissance. Je demanderai toujours quel
vrai bien cet art a fait aux hommes. QueU
flues uns de ceux qu d guérit mourraient^
l5(ï EMILE.
il est vmî; maïs des millions quW tne res»
teroient en vie. Homme sensé, ne mets
point à cette loterie où trop de chances
sont conlre toi. Souffre, meurs , ou cjucris;
mais-sur-îout vis jusf{u'à ta dernière hf^ure.
Tout n'est que folie et contradiction
d'ans les institutions liumaines. Nous nous
inquiétons plus de notre vie à mesure
«lueile perd de son prix. Les vieillards la
regrettent plus que les jeunes gens; ils ne
■feulent pas perdre les appn^ts qu ils ont
Taits pour en jouir; à soixante ans, il est
ï^ien cruel de mourir avant d avoir com-
mencé de vivre. On croit que Ihomme a
un vif amour pour sa conservation, et cela
est vrai ; mais on ne voit pas que cet
îtmour, tel que nous le sentons, est en
grande partie l'ouvrage des hommes. Na-
turellement ihomme ne s'inquiète pour se
conserver f{u\iutant cjuf^ les moyens en
sont en son puiîvoir; sitôt que ces moyens
ïiïi échappeîit,, il se tranquillise, et meurt
sans se tourmenter inutilement. La pre-
mière loi (le la résignation nous vient de la
lîature. Les sauvages , ainsi que les bêles ,
se débattent fort peu contre la mort, et
Tenciurent presque sans se plaindre. Cette
loi détru te , il -s'en forme une autre qui
vient de la raison ; mais peu savent len ti-
rer, et cette résignation factice n'est ja-
mais aussi pleine et entière que la pre-
mière.
La prévoyance ! La prévoyance, qui nous
porte sans cesse au-delà de nous et sou-
vent nous place où nous n'arriverons point,
voilà la véritable source de toutes nos mi-
sères. Quelle manie à un être aussi passa-
ger que Thomme de regarder toujours au
loin dans un avenir qui vient si rarement,
et de négliger le présent dont il est sur!
manie d autant plus funeste , qu'elle aug-
mente incessamment avec lage, et que
les vieillards, toujours délians, prévoyans,
avares , aiment mieux se refuser aujour-^
d'hui le nécessaire, qae d'en manquer dans
cent ans. Ainsi nous tenons à tout, nous
nous accrochons à tout; les temps, les
lieiTx , les hommes , les choses , tout ce
qui estj tout ce qui sera, importe à cha-
cun de nous : notre individu n'est plus
que la moindre partie de nous - mêmes.
Chacun s'étend , pour ainsi dire , sur U
i58 :^ M I L E.
terre entière , fet devient sensible sur totitê!
cette grande surface. Est-il étonnant quei
no3 maux se multiplient dans tous les
points pat où Ton ; eut nous blesser? Que
de princes se désolent pour la perte d'uil
pays qu'ils n'ont jamais vu ! Que de mar-
chands il suffit de toucher aux Indes, pouf
les faire crier à Paris !
Est-ce la nature qui jiorte ainsi les hom-
mes si loin d'eux-mêmes ? Est-ce elle qui
veut que chacun apprenne son destin des
autres , et quelquefois l'apprenne le der*
nier; en sorte que tel est mort heureux
ou misérable, sans en avoir jamais rieil
su ? Je vois un homme frais , gai , vigou-
reux, bien portant; sa présence inspire la
joie , ses yeux annoncent le contentement^
le bien-être; il porte avec lui limage du.
bonheur. Vient une lettre de la poste ;
l'homme heureux la regarde; elle est à sort
adresse; il l'ouvre, il la lit. A l'instant son
air change ; il pâlit , il tombe en défail-
lance. Revenu à lui , il pleure, il s'aî;ite,>
il gémit , il s'arrache les cheveux , il fait
retentir l'air de ses cris , il semble aittaqué
d'ai'freuses convulsions. Insensé î quel mai
t I V R E J I. 1^9
t'a cîonc Fait ce papier? quel membre t'a-
t-ilûté? quel crime l'a-t-il fait commettre?*
enfin qi]\i-t~il change; dans toi-même pour
te mettre clans Fétat où je te vois?
Que la lettre se fut égarée , qu'une
main charitable Feùt jetée an feu, le sort
de ce mortel, heureux et malheureux à la
fois , eût été , ce me semble , un étrange
problème. Son malheur, direz-vous, étoit
réel. Fort bien ; mais il ne le sentoit pas :
où étoit-il donc? Son bonheur étoit ima-
ginaire. J'entends ; la santé , la gaieté , le
bien-être , le contentement d'esprit ne sont
plus que des visions. Nous n'existons plus
où nous sommes, nous n'existons qu'où
nous ne sommes pas. Est-ce la peine d'a-
voir une si grande peur de la mort , pour-
vu que ce en quoi nous vivons reste?
O homme ! resserre ton existence au
dedans de toi , et tu ne seras plus misé-
rable. Pveste à la place que la nature t'as-
signe dans la chaîne des êtres, rien ne t'en
pourra faire sortir : ne regimbe point con-
tre la dure loi de la nécessité , et n épuise
pas , à vouloir lui résister , des forces que
ie ciel ne t'a point données pour étendre
lëo EMILE.
OU prolonger ton existence, mais seule-
ment pour la conserver comme il lui
plaît et autant qu'il lui plaît. Ta liberté y
ton pouvoir ne s'étendent qu'aussi loin que
tes forces naturelles , et pas au-delà ; tout
le reste n'est qu esclavage , illnsiou , pres-
tige. I.a domination même est servile ,
quand elle tient à Topinion ; car tu dépends
des préjuiiés de ceux que tu gouvernes par
les préjugés. Pour les conduire comme il
te plaît , il faut te conduire comme il leur
plaît. Ils n ont qu'à changer de manière de
penser j il faudra bien par force que tu
changes de manière d'agir. Ceux qui t ap-
prochent n ont c|u à savoir gouverner les
opinions du peuple que tu crois gouverner,
ou des favoris qui te gouvernent, ou celles
de ta famille, ou les tiennes propres: ces
visirs , ces courtisans, ces prêtres, ces sol-
dats, ces valets , ces caillettes , et jusqu'à
des enfans , quand tu serois un Thémisto-
cle en génie (a), vont te mener comme un
(a) Ce petit garçon que vons voyez là, disoit
Thémistocle à ses amis , est l'arbitre de la Grèce ;
car il gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je
enfant
I, r V R E il. loïî
iMifant toî - même au milieu de tes légions.i
Tu as beau faire ; jamais ton autorité réelle
n ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt
qu'il faut voir par les yeux des autres , il
faut vouloir par leurs volontés. Mespeuples
sont mes sujets , dis-tu fièrement. Soit.i
Mais toi , qu es tu ? le sujet de tes minis-
tres. Et tes ministres, à leur tour, que sont-
ils ? les sujets de leurs commis , de leurs
maîtresses , les valets de leurs valefe. Pre-
nez tout , usurpez tout , et puis versez 1 ar-
gent à pleines mains; dressez des batteries
de canon, élevez des gibets, des roues; don-
nez des loix, des édits ; multipliez les es-
pions, les soldats , les bourreaux, les pri-
sons, les chaînes : pauvres petits hommes î
de quoi vous sert tout cela ? vous n'en se-
rez ni mieux servis , ni moins volés , ni
moins trompés , ni plus absolus. Vous di-
gouyeyne les Athéniens , et les Athéniens gou-
vernent les Grecs. Oh ! qu^ls petits conducteurs
on trouveroit souvent au'x plus grands empires ,
si du prince on descendoit par degrés jusqu'à
la première main' qui donne le branle en ae-»
«ret !
.Tome lO- Ij
162 É M I L E.
rez toujours , Nous voulons ; et vous ferei
toujours ce que voudront les autres.
Le seul qui fait sa volonté est celui qui
n'a pas besoin , pour la faire , de mettre
les bras d'un autre au bout des siens : d où
il suit que le premier de tous les biens
n'est pas Tautorité, mais la liberté. L'hom-
me vraiment libre ne veut que ce qu'il
peut , et fait ce qu'il lui plaît. Voilà ma
maxime fondamentale. Il ne s'agit que
de l'appliriuer à l'enfance , et toutes leg
legles de l'éducation vont en découler.
La société a fait l'homme plus foible ,-
non seulement en lui ôtant 1q droit qu'il
avoit sur ses propres forces , mais sur-tout
en les lui rendant insuffisantes. Voilà pour-
quoi ses désirs se multiplient avec sa fai-
blesse ; et voilà ce qui fait celle de l'enfance
comparée à l'âge d'homme. Si l'homme est
un être fort, et si l'enfant est un être foi-
ble, ce n'est pas parceque le premier a
plus de force absolue que le second , mais
c'est parceque le premier peut naturelle-
ment se suffire à lui-même , et que l'autre
ïie le peut. L'homme doit donc avoir plus
^e volontés, et l'enfant plus de fantaisies j
!l I V R E IL l63
inot par lequel j'entends tous les désirs
qui ne sont pas de vrais besoins , et qu'on
ne peut contenter qu'avec le secours d'au-
trui.
J ai dit la raison de cet état de foiblesse.
La nature y pourvoit par rattachement
des pères et des mères : mais cet attache-
ment peut avoir son excès , son défaut, ses
abus. Des parens qui vivent dans 1 état ci-
vil y transportent leur enfant avant Tâge.
En lui donnant plus de besoins qu'il n'en
a, ils ne soulagent pas sa foiblesse, ils
l'augmentent. Ils l'augmentent encore en
exigeant de lui ce que la nature n'exigeoit
pas ; en soumettant à leurs volontés le peu
de force qu'il a pour servir les siennes; en
changeant de part ou d'autre en esclavage
la dépendance réciproque où le tient sa foi-
blesse , et oii les tient leur attachement.
L'homme sage sait rester à sa place ;
mais l'enfant, qui ne connoît pas la sienne ,
ne sauroit s'y maintenir. Il a parmi nous
mille issues pour en sortir ; c'est à ceux
qui le gouvernent à l'y retenir , et cette tâ-
che n'est pas facile. Il ne doit être ni bête
^i homme , mais enfant; il faut qu'il sentQ
La
iG/f i M I L F.
sa foiblesse et non qu'il en souffre; il faut
qu'il dt^pende et non qu'il obéisse ; il faut
qu'il demande et non qu'il commande. Il
n'est soumis aux autres qu'à cause de ses
besoins , et parcequ'ils voient mieux que
lui ce qui lui est utile , ce qui peut con-
tribuer ou nuire à sa conservation. Nul n'a
droit , pas même le père , de commander
à l'enfant ce qui ne lui est bon à rien.
Avant que les préjugés et les institutions
humaines aient altéré nos penchans natu-
rels , le bonheur des enfans ainsi que des
hommes consiste dans l'usage de leur li-
berté ; mais cette liberté dans les premiers
'est bornée par leur foiblesse. Quiconque
fait ce qu'il veut est heureux, s'il se suffit
à lui-même ; c'est le cas de l'homme vivant
dans l'état de nature. Quiconque fait ce
qu'il veut n'est pas heureux, si ses besoins
passent ses forces; c'est le cas de l'enfant
dans le même état. Les enfans ne jouissent ,
même dans l'état de nature , que d'une li-
berté imparfaite , semblable à celle dont
jouissent les hommes dans l'état civil. Cha-
cun de nous, ne pouvant plus se passer des
autres, redevient à cet égard foible et mi
LIVRE II. l65
^érable. Nous étions faits pour être hom-
mes ; les loix et la sociëté nous ont replon-
gés dans Tenfance. Les riclies , les grands ,
ies rois , sont tous des enfans qui , voyant
qu'on s'empresse à soulager leur misère ,
tirent de cela môme une vanité puérile ,
€t sont tout fiers des soins qu'on ne leur
rendroit pas s'ils étoient hommes faits.
Ces considérations sont importantes, et
servent à lésoudre toutes les contradictions
du système social. Il y a deux sortes de dé-
pendances : celle des choses , qui est de la
nature ; celle des hommes , qui est de la
société. La dépendance des choses , n'ayant
aucune moralité , ne nuit point à la liberté,
et n'engendre point de vices : la dépendance
des hommes étant désordonnée (a) les en-
gendre tous , et c'est par elle que le maître
et l'esclave se dépravent mutuellement. SU
y a quelque moyen de remédier à ce mal
dans la société , c'est de substituer la loi
à l'homme , et d'armer les volontés géné-
(«) Dans mes principes du droit politique , il
est démontré que nulle volonté pai'ticuliere nô
peut être ordoimee dan» le svst(^me social.
' L 3
i66 ié M I L e5
raies d'une force rëelle , supérieure à Tac-î
tion de toute volonté particulière. Si les
lois des nations pouvoient avoir, comme
celle de la nature , une inflexibilité que ja-
mais aucune îon e humaine ne put vaincre ,
la dépendance des hommes redeviendroit
alors celle des choses ; on réuniroit dans la
république tous les avantages de Tétat na-
turel à ceux de 1 état civil ; on joindroit à
la liberté qui maintient Thomme exempt de
.vices , la moralité qui Téleve à la vertu.
Maintenez Fenfant dans la seule dépen-
dance des choses ; vous aurez suivi Tor-
dre de la nature dans le progrès de son
éducation. N'offrez jamais à ses volontés
indiscrètes que des obstacles physiques ou
des punitions qui naissent des actions mê-
mes , et qu'il se rappelle dans l'occasion :
sans lui défendre de mal faire, il suffit de
len empêcher. L'expérience ou T impuis-
sance doivent seules lui tenir lieu de loi,
JN'accordez rien à ses désirs parcequ il le
demande , mais parcequ'il en a besoin.
Qu'il ne sache ce que c'est qu'obéissance
quand il agit , ni ce que cest qu'empire
c[uand ou agit pour lui. (Ju il sente égale^
1 I V R E li 167'
filent sa liberté dans ses actions et dans les
.vôtres. Suppléez à la force qui lui manque ,
autant précisément qu il en a besoin pour
être libre et non pas impérieux; qu en rece-
vant vos services avec une sorte d'humi-
liation, il aspire au moment oii il pourra
s'en passer, et où il aura Thonneur de se
servir lui-même.
La nature a , pour fortifier le corps et le
faire croître, des moyens qu'on ne doit ja-
mais contrarier. Il ne faut point contraindre
un enfant de rester quand il veut aller , nî
d'aller quand il veut rester en place. Quand
la volonté des enfans n'est point gâtée par
notre faute , ils ne veulent rien inutilement.;
Il faut qu'ils sautent, qu'ils courent, qu'ils
crient quand ils en ont envie. Tous leurs
mouvemens sont des besoins de leur con-
stitution qui cherche à se fortifier : mais on
doit se défier de ce qu'ils désirent sans le
pouvoir faire eux-mêmes , et que d'autres
sont obligés de faire pour eux. Alors il faut
distinguer avec soin le vrai besoin^ le be-
soin naturel , du besoin de fantaisie qui
(Commence à naître, ou de celui qui ne
L4
i68 E M I L E.
vient que de la surabondance de vîe dont
)"ai padd.
J'ai dëja dit ce qu'il faut faire quand un
enfant pleure pour avoir ceci ou cela. J'a-
jouterai seulement que, dès qu'il peut de-
hiander en parlant ce qu-il désire ^ et que,
pour l'obtenir plus vite ou pour vaincre
un refus , il appuie de pleurs sa demande,
elle lui doit être irrévocablement r^^fusëe.
Si le besoin fa fait { arler, vous devez le
savoir et faire aussitôt ce cju'il demande ;
mais céd^r quelque chose à ses larmes ,
c'est Texciter à en verser, c'est lui appren-
dre à douter de votre bonne volonté, et à
croire que Fimportunité peut plus sur vous
ique la bieirveillance. S'il ne vous croit pas
l)on, bientôt il sera méchant; s'il vous croit
foible, il sera bientôt opiniâtre : il importe
d'accorder toujours au premier signe ce
qu'on ne veut pas refuser. Ne soyez point
prodigue eu refus , mais ne les révoquez
jamais.
Gardez-vous sur-tout de donner à l'en-
fant de vaines formules de politesse, qui
li^ii servent au besoin de paroles magiquôS
LIVRE II. 1^9
^oiiT soumettre à ses volontés tout ce qui
l'entoure , et obtenir à l'instant ce qu'il lui
plaît. Dans l'éducation façonniere des ri-
ches, on ne manque jamais de les rendre
poliment impérieux, en leur prescrivant
les termes dont ils doivent se servir pour
<]ue personne n'ose leur résister: leurs en-
fans nont ni tons ni tours supplians , ils
sont aussi arrogans, même plus, quand il$
prient, que quand ils commandent, coin-
me étant bien plus surs d'être obéis. On
voit d'abord que s'il vous p la it si^niiie dans
leur bouche // me plaît, et que je vous pn&
signifie je vous ordonne. Admirable poli-
tesse , qui n'aboutit pour eux qu'à chan-
ger le sens des mots, et à ne pouvoir ja-
mais parler autrement qu'avec empire !
Quant à moi , qui crains moins qu Emile
ne soit grossier qu'arrogant , j'aime beau-
coup mieux qu'il dise , en priant , faîtes cela^
qu'en commandant, je vous prie. Ce n'est
pas le terme dont il se sert qui m'importe,
mais bien l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur et un excès
xl'indulgence, tous deux également àéviter.
jSi vous laissez putir les enfans, vous ej^-
%j6 EMILE.
posez leur santé , leur vie, vous les rendez
actuellement misérables : si vous leur épar-
gnez avec trop de soin toute espèce de
mal-être , vous leur préparez de grandes
misères , vous les rendez délicats , sensi-
bles ; vous les sortez de leur état d'hom-
mes dans lequel ils rentreront un jour mal-
gré vous. Pour ne les pas exposer à quel-
ques maux de la nature , vous êtes l'arti-
san de ceux qu elle ne leur a pas donnés.
lYous me direz que je tombe dans le cas
de ces mauvais pères auxquels je repro-
chois de sacrifier le bonheur des enfans
à la considération d'un temps éloigné qui
peut ne jamais être.
Non pas : car la liberté que je donne à
mon élevé le dédommage amplement des
légères incommodités auxquelles je le laisse
exposé. Je vois de petits polissons jouer
sur la neige, violets, transis, et pouvant
à peine remuer les doigts. Il ne tient qu à
eux de s'aller chauffer, ils n'en font rien;
si on les y forçoit , ils sentiroient cent fois
plus les rigueurs de la contrainte , qu'ils
ne sentent celles du froid. De quoi donc
yous plaignez- vous .^ Rendrai-je votre en-
iL I V R E II. '171^
Faut misérable en ne Texposant qu aux in-
commodités qu'il veut bien souffrir? Je
fais son bien dans le moment présent en
le laissant libre ; je fais son bien dans l'a-
venir en farmant contre les maux quil
doit supporter. S'il avoit le choix d'être
mon éleva ou le votre , pensez-vous qu il
balançât un instant ?
Concevez-vous quelque vrai bonheur pos-
sible pour aucun être hors de sa constitution?
et n est-ce pas sortir Thomme de sa con-
stitution, que de vouloir f exempter éga-
lement de tous les maux de son espèce?
Oui , je le soutiens ; pour sentir les grands
biens, il faut qu il connoisse les petits maux;
telle est sa nature. Si le physique va trop
bien , le moral se corrompt. L'homme qui
ne connoîtroit pas la douleur, ne connoî-
troit ni f attendrissement de Thumanité nî
la douceur de la commisération; son cœur
ne seroit ému de rien , il ne seroit pas so-
ciable , il seroit un monstre parmi ses
semblables.
Savez-vous quel est le plus sur moyen
ide rendre votre enfant misérable? c'est de
raccoutumerà tout obtenir; car ses désirs
lya t: M I L e.
Cîroissaiit incessamment par la facilité dé
Jes satisfaire , tut ou tard fimpuissance
vous forcera malgré vous d'en venir au
refus ; et ce refus inaccoutumé lui don-
nera plus de tourment que la privation
même de ce qu il désire. D'abord il voudra
la canne que vous tenez ; bientôt il voudra
votre montre ; ensuite il voudra foiseau
qui vole ; il voudra fëtoile qu'il voit bril-
ler ; il voudra tout ce qu'il verra : à moins
d'être Dieu^ comment le contenterez-vous?
C'est une disposition naturelle à fliom-
me de regarder comme sien tout ce qui
est en son pouvoir. En ce sens le prin-
cipe de Hobbes est vrai jusqu'à certain
point : multipliez avec nos désirs les moyens
de le» satisfaire , chacun se fera le maître do
tout. L'enfant donc qui n'a qu'à vouloir
pour obtenir, se croit le propriétaire de
l'univers; il regarde tous les hommes com-
me ses esclaves : et quand enfin l'on est force
de lui refuser quelque chose; lui, croyant
tout possible quand il commande, prend
ce refus pour un acte de rébellion; toutes
les raisons qu'on lui donne dans un âge
incapable de raisonnement, ne sont à sou
Z I V R E II. 17:^
^vé que des prétextes ; il voit par-toiif: de
la mauvaise volonlë : le sentiment d'une
injustice prétendue aigrissant son naturel,
il prend tout le monde en liaine , et , sans
jamais savoir grë do la complaisance , il
s'indigne de toute opposition.
. Comment concevrois - je qu'un enfant
ainsi dominé par la colère , et dévoré
des passions les plus irrascibles , puisse
jamais être heureux ? Heureux , lui î c'est:
un despote ; c'est à la fois le plus viJ
des esclaves et la plus misérable des créa-
tures. J'ai vu des enfans élevés de cette
manière, qui vouloient qu'on renversât la
maison d'un coup d'épaule , qu'on leur
donnât le coq qu'ils voyoient sur un clocher,
qu'on arrêtât un régiment en marche pour
entendre les tambours plus long-temps,
et qui perçoient l'air de leurs cris , sans
vouloir écouter personne , aussitôt qu'on
tardoit à leur obéir. Tout s'empressoit
vainement à leur complaire ; leurs désirs
«'irritant par la facilité d'obtenir , ils s'ob-
stinoient aux choses impossibles , et ne
trouvoient par-tout que contradictions ,
^pi'obstacles , que peines , que douleurs.
I y4 E M I L E.
Toujours grondaiis , toujours mutins ,
toujours furieux , ils passoient les jours à
crier , à se plaindre. Etoient-ce là des êtres
bien fortunés ? La foiblesse et la domina-
tion réunies n'engendrent que folie et mi-
sère. De deux enfans gâtés , fun bat la
table , et Fautre fait fouetter la mer : ils au-
ront bien à fouetter et à battre avant de
vivre contens.
Si ces idées d'empire et de tyrannie les
rendent misérables dès leur enfance , que
sera-ce quand ils grandiront , et que leurs
relations avec les autres hommes commen-
ceront à s'étendre et se inulti plier? Accou-
tumés à voir tout fléchir devant eux^ quelle
surprise, en entrant dans le monde, de sentir
que tout leur résiste , et de se trouver
écrasés du poids de cet univers qu'ils pen-
soient mouvoir à leur gré ! Leurs airs in-
solens , leur puérile vanité , ne leur attirent
oue mortification , dédains , railleries ; ils
boivent les affronts comme l'eau : de
cruelles épreuves leur apprennent bientôt
qu'ils ne connoissent ni leur état ni leurs
forces ; ne pouvant tout , ils croient ne
rien pouvoir. Tant d obstacles inaccou-
LIVRE II. lyS
tiimës les rebutent, tant de mépris les
avilissent: ils deviennent lâches , craintifs»
rampans^ et retombent autant au-dessous
d'eux - mêmes cj[u'ils s'ëtoient élevés au-
dessus.
Revenons à la règle primitive. La nature
a fait les enfans pour être aimés et secourus;
mais les a-t-elle faits pour être obéis et
craints ? leur a-t-elle donné un air impo-
sant , un œil sévère , une voix rude et
menaçante pour se faire redouter ? Je com-
prends que le rugissement d un lion épou-
vante les animaux, et quils tremblent en
voyant sa terrible hure: mais si jamais on
vit un spectacle indécent, odieux, risible ,
c est un corps de magistrats , le chef à la
tête, en habit de cérémonie , prosternés
devant un enfant au maillot , qu ils haran-
guent en ternies pompeux , et qui crie et
bave pour toute réponse.
A considérer T enfance en elle-même, y.
a-t-il au monde un être plus foible, plus
misérable , plus à la merci de tout ce qui
l'environne, qui ait si grand besoin de pitié,
de soins , de protection , qu'un enfant ? Ne
^emble-t-il pas qu'il ue montre une figure
lyG 2: M I L E.
si cloure et un air si touchant, qu'afiii quct
tout ce qui Tapproche s'intéresse à sa foi-
blesse et s'empresse à le secourir ? Qu'y
a t-il donc de plus choquant , de phis con-
traire à Tordre , que de voir Un enfant
impérieux et mutin commander à tout ce
qui l'entoure, et prendre impudemment
le ton de maître avec ceux qui n'ont qu'à
l'abandonner pour le faire périr ?
Dautre part , qui ne voit que la JPoiblesse
du premier âge enchaîne les enfans de tant
<le manières , qu'il est barbare d'ajouter à
cet assujettissement celui de nos caprices ,
en leur ùtant une liberté si bornée , de
laquelle ils peuvent si peu abuser, et dont
il est si peu utile à eux et à nous quon
les prive ? S'il n'y a point d'abjet si digne
de risée qu'un enfant hautain , il n'y â
point d'objet si digne de pitié qu'un enfant
craintif. Puisqu'avec l'âge de raison com-
mence la servitude civile , pourquoi la
prévenir par la servitude privée ? Souffrons
qu'un moment de la vie soit exempt de te
joug qu^ la nature ne nous a pas imposé , et
laissons à l'enfance l'exercice de la libertti
naturelle, qui l'éloigné , au moins pour un
temps ,
L I V R E 1 I. 177
temps , des vices que Ton contracte dans
l'esclavage. Que ces instituteurs sévères ,
que ces pères asservis à leurs enfans, vien-
nent donc les uns et les autres avec leurs
frivoles objections, et qu'avant de vanter
leurs méthodes , ils apprennent une fois
celle de la nature.
Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que
votre enfant ne doit rien obtenir parcequ il
le demande, mais parcequ'il en a besoin (a),
ni rien faire par obéissance , mais seule-
ment par nécessité : ainsi les mots d'obéir
et de commander seront proscrits de son
dictionnaire, encore plus ceux de devoir
et d'obligation ; mais ceux de force , de né-
(a) On doit sentir que comme la peine est soù-
yent une nécessité , le plaisir est quelquefois un
besoin. Il n'y a donc qu'un seul désir des enfans
auquel on ne doive jamais complaire ; c'est celui
de se faire obéir. D'où il suit que , dans tout ce
qu'ils demandent , c'est sur-tout au motif qui les
porte à le demander qu'il faut faire attention.
Accordez-leur , tant qu'il est possible , tout ce qui
^eut leur faire un plaisir réel ; refusez-leur tou-
jours ce qu'ils ne demandent que par fantaisie
ou pour faire un acte d'autoritér
Tome 10. M
I*-
1^8 JÎ M I L E.
cessité, d'impuissance et de contrainte,/
doivent tenir une grande place. Avant Tâgô
de raison Ton ne sauroit avoir aucune
idée des êtres moraux ni des relations so-
ciales : il faut donc éviter , autant qu'il se
peut , d'employer des mots qui les expri-
ment, de peur que Fenfant n'attache d'a-
bord à ces mots de fausses idées , qu'on ne
saura point ou qu'on ne pourra plus dé-
truire. La première fausse idée qui entre
dans sa tête est en lui le germe de l'erreur
et du vice ; c'est à ce premier pas qu'il faut
sur-tout faire attention. Faites que, tant qu'il
n'est frappé que des choses sensibles, tou-
tes ses idées s'arrêtent aux sensations ; fai-
tes que de toutes parts il n'apperçoive au-
tour de lui que le monde physique : sans
quoi soyez sûr qu'il ne vous écoutera
point du tout , ou qu'il se fera du monde
moral, dont vous lui parlez, des notions
fantastiques , que vous n'effacerez de la vie.
Raisonner avec les enfans étoit la grande
maxime de Locke ; c'est la plus en vogue
aujourd'hui : son succès ne me paroît pour-
tant pas fort propre à la mettre en crédit;
et pour moi je ne vois rien de plus sot que
L 1 V R E I I. 179
ces enfans avec qui Ton a tant raisonné.
De t<iites les facultés de riiomme , la
raison , qui n'est, pour ainsi dire , qu'un
composé de toutes les autres , est celle qui
se développe le plus difficilement et le plus
tard : et c est de celle-là qu'on veut se ser-
vir pour développer les premières ! Le chef-
d œuvre d'une bonne éducation est de faire
un homme raisonnable : et Ton prétend
élever un enfant par la raison ! Cest com-
mencer par la hn , c'est vouloir faire l'in-
strument de l'ouvrage. Si les enfans enten-
doient raison , ils n'auroient pas besoin d'ê-
tre élevés ; mais , en leur parlant dès leur
bas âge une langue qu'ils n'entendent
point, on les accoutume à se payer de
mots , à contrôler tout ce qu'on leur dit,
à se croire aussi sages que leurs maîtres ,
à devenir disputeurs ^t mutins ; et tout
ce qu'on pense obtenir d'eux par des mo-
tifs raisonnables, on ne l'obtient jamais
que par ceux de convoitise, ou de crainte^
ou de vanité , qu'on est toujours forcé d'y
joindre.
Voici la formule à laquelle peuvent se
réduire à- peu -près toutes les leçons de
M 2
l8o ib M I L B.
morale qu'on fait et qu'on peut faire aux
enfans, ^
LEMAÎTRE.
Il ne faut pas faire cela.
l' E N F A N T.
Et pourquoi ne faut-il pas faire cela ?
LEMAÎTRE.
Parceque c'est mal fait.
l' E N F A N T.
Mal fait î Qu'est-ce qui est mal fait ?
LE MAÎTRE.
Ce qu'on vous défend.
l' E N F A N T.
Quel mal y a-t-^ à faire ce qu'on me
défend ?
la E MAÎTRE.
On vous punit pour avoir désobéi.
l' E N F A N T.
Je ferai en sorte qu'on n'eu sache rien.
LIVRE II. l8l'
I. E M A î T R E.
On VOUS épiera»
l' E N F A N T.
Je me cacherai.
LE MAÎTRE.;
On vous questionnera.
L E N F A N Tx
Je mentirai.
LEMAÎTRE.
Il ne faut pas mentir.
l' E N F A N T.
Pourquoi ne faut-il pas mentir?
LE MAÎTRE.
Parceque c'est mal fait , etc.
Voilà le cercle inévitable. Sortez-en ; l'en.
fant ne vous entend plus. Ne sont-ce pas
là des instructions fort utiles ? Je serois
bien curieux de savoir ce qu on pourroit
M 5
1^;^ É M I L E.
mettre à la place de ce dialogue. Locke
lui-même y eut, à coup sûr, été fort em-
barrassé. Connoître le bien et le mal , sen-
tir la raison des devoirs de l'homme , n'est
pas l'affaire d'un enfant.
La nature veut que les enfans soient
enfans avant que d'être hommes. Si nous
voulons pervertir cet ordre, nous produi-
rons des fruits précoces qui n'auront ni
maturité ni saveur , et ne tarderont pas à
se corrompre : nous aurons de jeunes doc-
teurs et de vieux enfans. L'enfance a des
manières de voir, de penser, de sentir, qui
lui sont propres ; rien n'est moins sensé
que d'y vouloir substituer les no! res ; et
j'aimerois autant exiger qu'un enfant eût
cinq pieds do haut , que du jugement à
dix ans. En effet à quoi lui serviroit la
raison à cet âge? Elle est le frein de la
force, et l'enfant n'a pas besoin.de ce frein.
En essayant de persuader à vos élevés
le devoir de l'obéissance , vous joignez à
cette prétendue persuasion la force et les
menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les
promesses. Ainsi donc , amorcés par l'in-
térêt , ou contraints par la force , ils font
L I V K E II. l85
semblant d'être convaincus par la raison.
Ils voient très bien que Tobëissance leur
est avantageuse et la rébellion nuisible
aussitôt que vous vous appercevez de lune
ou de Fautre : mais comme vous n exigez
rien d'eux qui ne leur soit désagréable, et
qu'il est toujours pénible de faire les vo-
lontés d"* autrui, ils se cachent pour faire
les leurs, persuadés qu'ils font bien si Ton
ignore leur désobéissance ; mais prêts à
convenir qu'ils font mal, s'ils sont décou-
verts , de crainte d'un plus grand mal. La
raison du devoir n'étant pas de leur âge ,
il n'y a homme au monde quf vînt à bout
de la leur rendre vraiment sensible : mais
la crainte du châtiment, l'espoir du par-
don , fimportunité , l'embarras de répon-
dre, leur arrachent tous les aveux qu'on
exige : et Ion croit les avoir convaincus,
quand on ne les a qu'ennuyés ou intiinÉlés.
Qu'arrive-t-il de là? Premièrement, qu'en
leur imposant un devoir qu'ils ne sentent
pas , vous les indisposez contre votre ty-
rannie^ et les détournez de vous aimer;
que vous leur apprenez à devenir dissi-
mulés , faux , menteurs , pour extorquer
M 4
j84 e ^'^ 1 ^ E.
des récompenses ou se dérober aux clu\ti>
meus; qu'enfin, les accoutumant à cou-
vrir toujours d'un motif apparent un mo-
tif secret , vous leur donnez vous - même
le moyen de vous abuser sans cesse , de
vous ôter la connoissance de leur vrai ca-
ractère, et de payer vous et 'les autres de
vaines paroles dans Foccasion. Les lois ,
direz -vous, quoiqu'obligatoires pour la
conscience , usent de même de contrainte
avec les hommes faits. J'en conviens. Mais
que sont ces hommes , sinon des enfans
gâtés par l'éducation? Voilà précisément
ce quil faiit prévenir. Employez la force
avec les enfans , et la raison avec les liom-
mes ; tel est Toi^dre naturel : le sage n'a pas
besoin de lois.
Traitez votre élevé selon son âge. Met-
tez-le d'abord h sa place , et tenez-l'y si
h'iej^ q^iil 118 tente plus d'en sortir. Alors,
avant de savoir ce que c'est que sagesse ,
il en pratiquera la plus importante leçon.
ISe lui commandez jamais rien , quoi que
ce soit au monde, absolument ri^i. Ne
lui laissez pas même imaginer que vous
prétendiez avoir aucune autorité sur lui.
LIVRE II. l85
Qu'il facile seulement quil est folble et
que vous êtes fort ; que , par son état et le
vôtre , il est nécessairement à votre merci :
qu'il le sache , qu il T apprenne , qu'il le
sente : c|u il sente de bonne heure sur sa
tête altiere le dur joug que la nature im-
pose à Ihomme , le pesant joug de la né-
cessité , sous lequel il faut que tout être
fini ploie : qu il voie cette nécessité dans les
choses , jamais dans le caprice (a) des
liommes : que le frein qui le retient soit
la force, nonfautorité. Ce dont il doit s abs-
tenir , ne le lui défendez pas; empêchez-
le de le faire, sans explications, sans rai-
sonnemens : ce que vous lui accordez, ac-
cordez-le à son premier mot, sans sollici-
tations, sans prières, sur-tout sans condi-
tion. Accordez avec plaisir , ne refusez
qu'avec répugnance : mais c|ue tous vos
refus soient irrévocables; c|u'aucune im-
(a) On doit être siir que l'enfant traitera de
caprice toute volonté contraire à lasienne, et dont
il ne sentira pas la raison. Or un enfant ne sent
la raison de rien dans tout ce qui choque ses fantai-
sies.
3 86 EMILE.
portunité ne vous ëbranle; que le non pro-
nonce soit un mur d airain, contre lequel
Tenfant n aura pas épuisé cinq ou six fois
ses forces , qu'il ne tentera plus de le ren-
verser.
C'est ainsi que vous le rendrez patient,
égal, résigné, paisible, même quand il
n'aura pas ce qu il a voulu ; car il est dans
Ja nature de f homme d'endurer patiem-
ment la nécessité des choses , mais non la
mauvaise volonté d autrui. Ce mot , il n'y
en a plus , est une réponse contre laquelle
jamais enfant ne s'est mutiné , à moins
qu'il ne crut que c'étoit un mensonge. Au
reste il n'y a point ici dé milieu ; il faut
n'en rien exiger du tout, ou le plier d'abord
à la plus parfaite obéissance. La pire éduca-
tion est de le laisser flottant entre ses vo-
lontés et les vôtres , et de disputer sans
cesse, entre vous et lui, à qui des deux
sera le maître : j'aimerois cent fois mieux
qu'il le fut toujours.
Il est bien étrange que , depuis qu'on se
mêle d'élever des enfans , on n'ait imaginé
d'autre instrument pour les conduire c[ue
l'émulation , la jalousie, l'envie , la vanité,
L I V R E I I. 187
îaviclité , la vile crainte , toutes les
passions les plus dangereuses , les plus
promptes à fermenter , et les plus propres
à corrompre Tame , même avant que le
corps soit formé. A chaque instruction
précoce qu on veut faire entrer dans leur
tète, on plante un vice au fond de leur
cœur : d'insensés instituteurs pensent faire
des merveilles en les rendant médians
pour leur apprendre ce que c'est que
bonté : et puis ils nous disent gravement ,
Tel est riiomme. Oui , tel est fliomme que
vous avez fait.
On a essayé tous les instrumens , liors
un , le seul précisément qui peut réussir ;
la liberté bien réglée. Il ne faut point se
mêler d'élever un enfant quand on ne sait
pas le conduire oii Ton veut par les seules
lois du possible et defimpossible. La sphère
de Tun et de l'autre lui étant également
inconnue, on l'étend , on la resserre autour
de lui comme on veut. On l'enchaîne , on
le pousse , ou le retient avec le seul lien
de la nécessité , sans qu'il en murmure :
on le rend souple et docile par la seule
force des chos(?s , sans qu'aucun vice ait
l85 EMILE»
roccasion de germer en lui : car jamais les
passions ne s'animent, tant qu'elles sont
de nul effet.
Ne donnez à votre ëleve aucune espèce
dé leçon verbale ; il n'en doit recevoir que
de Texpërience : ne lui infligez aucune
espèce de châtiment ; car il ne sait ce que
c'est qu'être en faute ; ne lui faites jamais
demander pardon ; car il ne sauroit vous
offenser. Dépourvu de toute moralité dans
ses actions , il ne peut rien faire qui soit
moralement mal , et qui mérite ni châti-
ment ni réprimande.
Je vois déjà le lecteur effrayé juger de
cet enfant par les nôtres : il se trompe.
La gêne perpétuelle où vous tenez vos
élevés irrite leur vivacité ; plus ils sont
contraints sous vos yeux , plus ils sont
turbulens au moment qu'ils s'échappent :
il faut bien qu'ils se dédommagent , quand
ils peuvent , de la dure contrainte oii vous
les tenez. Deux écoliers de la ville feront
plus de dégât dans un pays que la jeunesse
de tout un village. Enfermez un petit mon-
sieur et un petit paysan dans une chambre;
le premier aura tout renversé , tout brisé ,
LIVRE II. 189
avant que le second soit sorti de sa place.
Pourquoi cela , si ce n'est que Tun se hâte
d abuser d'un moment de licence , tandis
que l'autre, toujours sur de sa liberté, ne
se presse jamais d'en user? Et cependant
les enfansdes villageois , souvent flattés ou
contrariés, sont encore bien loin de l'état où
je veux qu'on les tienne.
Posons pour maxime incontestable que
les premiers mouvemens de la nature sont
toujours droits: il n'y a point de perver-
sité originelle dans le cœur humain : il ne
s'y trouve pas un seul vice dont on ne
puisse dire comment et par où il y est
entré. La seule passion naturelle à l'homme
est l'amour de soi-même, ou l'amour-pro-
pre pris dans un sens étendu. Cet amour-
propre en soi ou relativement à nous est
bon et utile ; et, comme il n'a point de
rapport nécessaire à autrui , il est à cet
égard naturellement indifférent : il ne de-
vient bon ou mauvais que par l'application
qu'on en fait et les relations qu'on lui
donne. Jusqu'à ce que le guide de l'amour-
propre , qui est 1^ raison , puisse naître ,
il importe donc qu'un enfant ne fasse rien
i9<^ ^ M I L E.
parcequ'il est vu ou entendu , rien en un
mot par rapport aux autres , mais seule-
ment ce que la nature lui demande; et
alors il ne fera rien que de bien.
Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de
dc'gdt , qu'il ne se blessera point, qu'il ne
brisera pas peut-être un meuble de prix
s'il le trouve à sa portée. Il pourroit faire
beaucoup de mal sans mal faire, parce-
que la mauvaise action dépend de linten-
tion de nuire , et qu'il n'auia jamais cette
intention. S'il l'avoit une seule fois , tout
seroit dëja perdu ; il seroit méchant pres-
que sans ressource.
Telle chose est mal aux yeux de l'ava-
rice, qui ne l'est pas aux yeux do la rai-
son. En laissant les enfans en pleine li-
berté d'exercer leur étourderie , il con-
vient d'écarter d'eux tout ce qui pourroit
la rendre coûteuse , et de ne laisser à leur
portée rien de fragile et de précieux. Que
leur appartement soit garni de meubles
grossiers et solides ; point de miroirs, point
de porcelaines , point d'objets de luxe.
Quant à mon Emile, qi^ j'élève k la cam»
pagne, sa chambre n'aura rien qui la dis-
LIVREII. 191
tingue de celle d'un paysan. A quoi bon
la parer avec tant de soin , puisqu'il y doit
rester si peu ? Mais je me trompe ; il la
parera lui-même, et nous verrons bientôt
de quoi.
Que si , maigre vos précautions, l'enfant
vient à faire quelque désordre , à casser
quelque pièce utile , ne le punissez point
de votre négligence , ne le grondez point ;
qu'il n'entende pas un seul mot de repro-
che ; ne lui laissez pas môme entrevoir
qu'il vous ait donné du chagrin ; agissez
exactement comme si le meuble se fût cassé
de lui-même ; enfin croyez avoir beaucoup
fait si vous pouvez ne rien dire.
Oserai-je exposer ici la plus grande , la
plus importante , la plus utile règle de
toute l'éducation ? ce n'est pas de gagner
du temps , c'est d'en perdre. Lecteurs vul*
gaires , pardonnez-moi mes paradoxes : il
en faut faire quand on réfléchit ; et, quoi
que vous puissiez dire , j'aime mieux être
homme a paradoxes qu'homme à préjugés.
Le plus dangereux intervalle de la vie hu-
maine est celui de la naissance à l'âge de
douze ans. C'est le temps où germent les
ig2 lî M I t E.
erreurs et les vices, sans qu'on ait encore
aucun instrument pour les détruire ; et ,
quand Tinstrument vient , les racines sont
si profondes , quil nest plus temps de les
arracher. Si les enfans sautoient tout d'un
coup de la mamelle à Tâge de raison , Fé-
ducation qu'on leur donne pourroit leur
convenir ; mais, selon le progrès naturel ,
il leur en faut une toute contraire. 11 fau*
droit qu'ils ne lissent rien de leur ame
jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés:
car il est impossible qu'elle apperçoive le
flambeau que vous lui présentez tandis
qu'elle est aveugle , et qu'elle suive dans
limmense plaine des idées une route que
la raison trace encore si légèrement pour
les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être
purement négative. Elle consiste, non
point à enseigner la vertu ni la vérité ,
mais à garantir le cœur du vice et Fesprit
de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire
et ne rien laisser faire; si vous pouviez
amener votre élevé sain et robuste à Fâge
de douze ans , sans qu'il sut distinguer
sa main droite de sa main gauche , dès
vos
LIVREII. l(^Z
Vos premières leçons , les yeux de son enten-
dement s'ouvriroient à la raison ; sans pré-
jugé , sans habitude, il n'auroit rien en lui
qui put contrarier l'effet de vos sOins.
Bientôt il deviendroit entre vos mains le
plus sage des hommes ; et en cominerlçant
par ne rien faire , vous auriez fait un pro-
dige d'éducation.
Prenez le contre-pied de Tusage, et vous
ferez presque toujours bien. Comme on
ne veut pas faire d'un enfant un enfant,
mais un docteur , les pères et les maîtres
n'ont jamais assez tut tancé , corrigé , ré-
primandé, flatté, rhenacé , promis, in-
struit , parlé raison. Faites mieux ; soyez
raisonnable, et ne raisonnez point avec
votre élevé , sur-tout pour lui faire approu-
ver ce qui lui déplaît ; car amener ainsi tou-
jours la raison dans les choses désagréa-
bles , ce n'est que la lui rendre ennuyeuse,
et la décréditer de bonne heure dans un es-
prit qui n'est pas encore en état de l'en-
tendre. Exercez son corps , ses organes, ses
sens , ses forces, mais tenez son ame oisive
aussi long-temps qu'il se pourra. Redoutez
tous les sentimens antérieurs au jugement
Tome 10, N
ig4 j': M I L E.
qui les apprécie. Retenez, arrêtez les im-
pressions étrangères : et, pour empêcher le
mal de naître , ne vous pressez point de
faire le bien ; car il n'est jamais tel ^ que
quand la raison Téclaire. Regardez tous
les délais conmie des avantages ; c'est
gagner beaucoup que d'avancer vers le ter-
nie sans rien perdre; laissez mûrir l'en-
fance dans les enfans. Enfin , quelque leçon
leurdevient-ello nécessaire? gardez -vous do
la donner aujourd'hui, si vous pouvez dif-
férer jusqu'à demain sans danger.
Une autre considération qui confirme
l'utilité de cette méthode , est celle du gé-
nie particulier de Fenfant , qu'il faut bien
connoitre pour savoir quel régime moral
lui convient. Chaque esprit a sa forme
propre , selon laquelle il a besoin d'être
goLîverné ) et il importe au succès des soins
qu on prend, qu'il soit gouverné par cette
forme et non par une autre. Homme pru-
dent, épiez long-temps la nature , observez
bien votre élevé avant de lui dire le premier
mot ; laissez d'abord le germe de son ca-
ractère en pleine liberté de se montrer, ne
le contraignez en quoi que ce puisse être,
L I V R E I I. 196
aRn de le mieux voir tout entier. Pensez-
vous que ce temps de liberté soit perdu
pour lui? tout au contraire, il sera le
mieux employé; car c'est ainsi que vous
apprendrez à ne pas perdre un seul mo-
ment dans un temps plus précieux : au
lieu que , si vous commencez dagir avant
de savoir ce qu'il faut faire , vous agirez au
hasard ; sujet à vous tromper , il faudra
revenir sur vos pas ; vous serez pfus éloigné
du but que si vous eussiez été moins pressé
de Tatteindre. Ne faites donc pas comme
Tavare qui perd beaucoup pour ne vouloir
rien perdre. Sacrifiez dans le premier âge
un temps que vous regagnerez avec usure
dans un âge plus avancé. Le sage médecin
ne donne pas étourdiraent des ordonnan-
ces à la première vue , mais il étudie pre-
mièrement le tempérament du malade
avant de lui rien prescrire ; il commence
tard à le traiter , mais il le guérit : tandis
que le médecin trop pressé le tue.
Mais où placerons-nous cet enfant pour
rélever comme un être insensible , comme
un automate? Le tiendrons-nous dans le
globe de la lune , dans une isle déserte ?
N 2
igG 1£ M I L E.
^'écarterons - nous de tous les humains?
]N'aura-t-il pas continuellement, dans le
inonde, le spectacle et Texemple des pas-
sions d'autrui? Ne verra-t-il jamais d'autres
enfans de son âge ? Ne verra-t-il pas ses
païens, ses voisins, sa nourrice, sa gou-
vernante , son laquais , son gouverneur
même , qui après tout ne sera pas un ange?
Cette objection est forte et solide. Mais
vous ai -je dit que ce fut une entreprise
aisée qu'une éducation naturelle ? O hom-
mes, ?st-ce ma faute si vous avez rendu
difficile tout ce qui est bien ? Je sens ces
diflicultés, j'en conviens : peut-être sont-
elles insurmontables. Mais toujours est-il
sûr qu'en s'appliquaut à les prévenir, on
les prévient jusqu'à certain point. Je mon-
tre le bat qu'il faut qu'on se propose : je ne
dis pas qu on y puisse arriver; mais je dis
que celui qui en approchera davantage aura
le mieux réussi.
Souvenez - vous qu'avant d'oser entre-
prendre de former un homme , il faut.s'ê-
tre fait homme soi-même ; il faut trouver
f n soi l'exemple qu'il se doit proposer. Tan-
dis que l'enfant est encore saus connois-
LIVRE II. 197
sance , on a lo temps de préparer tout ce
qui l'approche à ne frapper ses premiers
regards que des objets qu'il lui convient
de voir. Rendez-vous respectable à tout le
monde , commencez par vous faire aimer,
afin que chacun cherche à vous complaire.
Vous ne serez point maître de fenfant, si
vous ne Têtes de tout ce qui Tentoure ; et
cette autorité ne sera jamais suffisante , si
elle n'est fondée sur festime de la vertu.
Il ne s'agit point d'épuiser sa bourse et de
verser l'argent à pleines mains ; je n'ai ja-
mais vu que l'argent fit aimer personne. Il
ne faut point être avare et dur , ni plain-
dre la misère qu'on peut soulager; mais
vous aurez beau ouvrir vos coffres , si vous
n'ouvrez aussi votre cœur, celui des autres
vous restera toujours fermé. C'est votre
temps, ce sont vos soins, vos affections ,
c'est vous-même qu'il faut donner; car quoi
que vous puissiez faire , on sent toujours
que votre argent n'est point vous. 11 y a
des témoignages d'intérêt et de bienveil-
lance qui font plus d'effet et sont réelle-
ment plus utiles que tous les dons : com-
bien de mallieureux , de malades , ont plus
N 5.
1C)8 EMILE.
besoin de consolations que d aumônes !
combien d'opprimés à qui la protection
sert plus que J'argent ! Raccommodez les
gens qui se brouillent, prévenez les pro-
cès , portez les enfans au devoir , les pères
à Tindulgence, favorisez d'heureux maria-
ges , empêchez les vexations , employez ,
prodiguez le crédit des parens de votre
ëleve en faveur du foible à qui on refuse
justice et que le puissant accable. Dé-
clarez-vous hautement le protecteur des
malheureux. Soyez juste, humain, bien-
faisant. Ne faites pas seulement faumùne ,
faites la cliarité ; les œuvres de miséricorde
soulagent plus de maux que l'argent : ai-
mez les autres , et ils vous aimeront ; ser-
vez-les , et ils vous serviront ; soyez leur
frère , et ils seront vos enfans.
C'est encore ici une des raisons pour-
quoi je veux élever Emile à la campagne ,
loin de la canaille des valets, les derniers
des hommes après leurs maîtres ; loin des
noires mœurs des villes , que le vernis dont
on les couvre rend séduisantes et conta-
gieuses pour les enfans : au lieu que les
vices des paysans , sans apprêt et dans toute
L I V R E I I. 199
leur grossièreté , sont plus propres à rebu-
ter qu à séduire , quand on n'a nul intérêt
à les imiter.
Au village un gouverneur sera beau-
coup plus maître des objets qu'il voudra
présenter à Tenfant ; sa réputation , ses
discours, son exemple, auront une auto-
rité qu'ils ne sauroient* avoir à la ville :
étant utile à tout le monde, chacun s'*em-
pressera de l'obliger , d'être estimé de lui,
de se montrer au. disciple tel que le maître
voudroit qu'on fût en effet ; et si l'on ne
se corrige pas du vice , on s'abstiendra du
scandale ; c'est tout ce dont nous avons
besoin pour notre objet.
Cessez de vous en prendre aux autres de
vos proj^res fautes : le mal que les enfans
voient les corrompt moins que celui que
vous leur apprenez. Toujours sermonneurs,
toujours moralistes , toujours pédans , pour
une idée que vous leur donnez, la croyant
bonne, vous leur en donnez à la fois vingt
autres qui ne valent rien : pleins de ce qui
se passe dans votre tête , vous ne voyez pas
Teffet que vous produisez dans la leur.
Parmi ce long flux de paroles dont vous
N 4
200 É M 1 L II.
les excédez incessamment, pensez-vous qu'il
n'y en ait pas une qu'ils saisissent à faux ?
Pensez-vous qu'ils ne commentent pas à
leur manière vos explications diffuses, et
qu'ils n y trouvent pas de quoi se faire
un système à leur portée, quils sauront
vous opposer dans foccasion ?
Ecoutez un petit bon liomnie qu'on vient
d'endoctriner; laissez-le jaser, questionner,
extravaguer à son aise , et vous allez être
surpris du tour étrange qu'ont pris vos
raisonnemeus dans son esprit: il confond
tout, il renverse tout, il vous iin|T^itiente,
il vous désole quelquefois par des objec-
tions imprévues ; il vous réduit à vous
taire , au à le faire taire : et que peut-il
penser de ce silence de la part d'un homme
qui aime tant à parler ? Si jamais il rem-
porte cet avantage , et qu'il ^q\\ apper-
c oive , adieu l'éducation ; tout est fini dès
ce moment , il ne cherche plus à s'in-
struire , il cherche à vous réfuter.
Maîtres zélés , soyez simples , discrets ,
retenus; ne vous hâtez jamais d'agir que
pour empêcher d'agir les autres : je le
répéterai sans cesse , renvoyez, s'il se peut ,
L I V R E II. 201
une bonne instruction, de peur d'en donner
une mauvaise. Sur cette terre dont la na^
ture eut fait le premier paradis de Tliomme,
craignez d'exercer l'emploi du tentateur eu
voulant donner h rinnocence la connois-
eance du bien et du mal : ne pouvant em-
pêcher que l'enfant ne s'instruise au-deliors
par des exemples , bornez toute votre vigi-
lance à imprimer ces exemplgs dans sou
esprit sous l'image qui lui convient.
Les passions impél:ueuses produisent un
grand effet sur l'enfant qui en est témoin ,
parcequ'elles ont des signes très sensibles
qui le frappent et le forcent d'y faire atten-
tion. La colère sur-tout est si bruyante
dans ses emportemens , qu'il est impos-
sible de ne pas s'en appercevoir étant a
portée. Il ne faut pas demander si c'est
là pour un pédagogue l'occasion d'entamer
un beau discours. Eh ! point de beaux
discours, rien du tout, pas un seul mot.
Laissez venir l'enfant : élonné du spectacle,
il ne manquera pas de vous questionner.
La réponse est simple ; elle se tire des
objets mêmes qui frappent ses sens. Il
voit un visage enflammé , des yeux étiu-
202 ^ M I L E.
celans, un geste menaçant, il entend des
cris ; tous signes que le corps n est pas
dans son assiette. Dites-lui posément, sans
affectation , sans mystère: Ce pauvre homm&
est malade , il est dans un accès de fièvre.
Vous pouvez de là tirer occasion de lui
donner, mais en peu de mots, une idée
des maladies et de leurs effets : car cela aussi
est de la nUture , et c'est un des liens de
la nécessité auxquels il se doit sentir
assujetti.
Se peut-il que , sur cette idée , qui n'est
pas fausse , il ne contracte pas de bonne
heure une certaine répugnance à se livrer
aux excès des passions , qu'il regardera
comme des maladies? et croyez-vous qu'une
pareille notion , donnée à propos , ne produi-
ra pas un effet aussi salutaire que le plus
ennuyeux sermon de morale ? Mais voyez
dans favenir les conséquences de cette no-
îion ! vous voilà autorisé , si jamais vous
V êtes contraint, à traiter un enfant mutin
comme un enfant malade ; à Tenfermer
dans sa chambre , dans son lit s il le
faut , à le tenir au régime , à l'effrayer
lui-même de ses vices naissans , à les lui
L I V R E 1 1. ao3
rendre odieux et redoutables , sans que
jamais il puisse regarder comme un châti-
ment la sëvérité dont vous serez peut-être
forcé d'user pour F en guérir. Que s'il vous
arrive à vous-même , dans quelque moment
de vivacité , de sortir du sang froid et dé
la modération dont vous devez faire votre
étude , ne cherchez point à lui déguiser
votre faute ; mais dites -lui franchement
avec un tendre reproche : Mon ami , vous
m'avez fait mal.
Au reste il importe que toutes les naï-
vetés que peut produire dans un enfant
la simplicité des idées dont il est nourri
ne soient jamais relevées en sa présence,
ni citées de manière qu'il puisse l'appren-
dre. Un éclat de rire indiscret peut gâter
le travail de six mois et faire un tort
irréparable pour toute la vie. Je ne puis
assez redire que , pour être le maître de
l'enfant , il faut être son propre maître.
Je me représente mon petit Emile , au.
fort d'une rixe entre deux voisines , s'avan-
çant vers la plus furieuse, et lui disant
d'un ton de commisération : Ma bonne ,
vou? êtes malade , j'en suis bign fâché. A
204 EMILE.
coup sur cetle saillie ne restera pas sans
effet sur les spectateurs ni peut-être sur
les actrices. Sans rire , sans le gronder,
sans le louer , je Temmene de gré ou de
force avant qu'il puisse appercevoir cet
effet , ou du moins avant qu il y pense ,
Gt^je me hâte de le distraire sur d'autres
objets qui le lui fassent bien vite oublier.
Mon dessein nest point d'entrer dans
tous les détails , mais seulement d'ex-
poser les maximes générales, et de donner
des exemples dans des occasions difficiles.
Je tiens pour impossible qu'au sein de la
société Ton puisse amener un enfant à
l'âge de douze ans , sans lui donner quelque
idée des rapports d'homme à homme , et
de la moralité des actions humaines. Il
suffit qu'on s'applique à lui rendre ces
notions nécessaires le plus tard quil se
pourra , et que , quand elles deviendront
inévitables, on les borne à Futilité présente,
seulement pour qu'il ne se croie pas le
maître de tout, et quil ne fasse pas du
mal à autrui sans scrupule et sans le savoir.
Il y a des caractères doux et tranquilles
qi^'on peut m^ner lom sans danger dans
LIVRE M. 205
leur première innocence ; mais il y a aussi
des naturels violens dont la férocité se
développe de bonne heure , et qu'il faut
se hâter de faire hommes pour n'être pas
obligé de les enciiaîner.
Nos premiers devoirs sont envers nous ;
nos sentimens primitifs se concentrent eu
nous-mêmes ; tous nos mouvemens natu-
rels se rapportent d'abord à notre conser*
vation et à notre bien-être. Ainsi le premier
sentiment de la justice ne nous vient pas
de celle que nous devons , mais de celle qui
nous est due ; et c'est encore un des contre-
sens des éducations communes, que, par-
lant d'abord aux enfans de leurs devoirs ,
jamais de leurs droits , on comjnence par
leur dire le contraire de ce qu'il faut , ce
qu'ils ne sauroient entendre et ce qui ne
peut les intéresser.
Si j'avois donc à conduire un de ceux
que je viens de supposer, je me dirois , Un
enfant ne s'attaque pas aux personnes (fz),
(«) On ne doit jamais souffrir qu'un enfant se jouft
aux grandes personnes comme avec ses inférieurs
ni môme comme avec ses égaux. S'il osoit frapper
206 i M I L E.
mais aux choses ; et bientôt il apprend par
Texpérience à respecter quiconque le passe
en âge et en force : mais les choses ne se
défendent pas elles-mêmes. La première
idée qu il faut lui donner est donc moins
celle de la liberté que de la propriété ; et,
pour qu'il puisse avoir cette idée, il faut
qu'il ait quelque chose en propre. Lui citer
ses hardes , ses meubles , ses jouets, c'est
ne lui rien dire, puisque, bien qu'il dis-
pose de ces choses , il ne sait ni pourquoi
ni comment il les a. Lui dire qu'il les a
parcequ'on les lui a données , c'est ne faire
gueremieux ; car, pour donner, il faut avoir:
voilà donc une propriété antérieure à la
sienne ; et c'est Je principe de la propriété
sérieusement quelqu'un , fût-ce son laquais , fut-
ce le bourreau , faites qu'on lui rende toujours
ses coups avec usure, et de manière à lui ôter
l'envie d'y revenir. J'ai vu d'imprudentes gouver-
nantes animer la mutinerie d'un enfant , l'exciter
à battre, s'en laisser battre elles-mêmes, et rire
denses foibles coups, sans songer qu'ils étoient
autant de meurtres dans l'intention du petit fu-
rieux , et que celui qui veut battre étant jeune ,
voudra tuer étant grand.
LIVRE II. 207
qu'on lui veut expliquer ; sans compter que
le don est une convention , et que l'enfant
ne peut savoir encore ce que c'est que con-
vention (a). Lecteurs , remarquez , je vous
prie, dans cet exemple et dans cent mille
autres,' comment , fourrant dans la tête des
enfans des mots qui n'ont aucun sens à leur
portée, on croit pourtant les avoir fort bien
instruits.
. Il s'agit donc de remonter à l'origine de
la propriété; car c'est de là que la première
idée en doit naître. L'enfant , vivant à la
campagne , aura pris quelque notion des
travaux champêtres ; il ne faut pour cela
que des yeux, du loisir, et il aura l'un et
l'autre. Il est de tout âge, sur-tout du sien,
de vouloir créer, imiter, produire, donner
des signes de puissance et d'activité. Il n'aura
pas vu deux fois labourer un jardin , semer ,
(ayVoilk pourquoi la plupart des enfans veulent
ravoir ce qu'ils ont donné , et pleurent quand on
ne le leur veut pas rendre. Cela ne leur arrive plus
quand ils ont bien conçu ce que c'est que don»
ner^; seulement ils sont alors plus ciconspects à
donner.
fi08 !•; M I L Ei
lever, croître des légumes, qu'il voudra jai*-
dinar à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne
îu'oppose point à son envie ; an contraire
je la flivorise, je pari âge son goût, je tra-
vaille avec lui, non pour son ])laisir, mais
pour le mien; du moins il le croit ainsi i
je deviens son garçon jardinier ; en atten-
dant qu'il ait des bras je laboure pour lui
la terre : il en prend possession en y planr
tant une fève ; et sûrement cette possession
est plus sacrée et plus respectable que celle
que prenoit Nugnès Balbao de l'Amérique
méridionale au nom du roi d'Espagne, en
plantant son étendard sur les côtes de la mer
du sud.
On vient tous les jours arroser les fèves,
on les voit lever dans des transports de
joie. J augmente cette joie en lui disant j
Cela vous appartient ; et , lui expliquant
alors ce terme d'appartenir, je lui fais sentir
qu'il a mis là son temps , son travail , sa
peine , sa personne enfin ; qu'il y a dans
cette terre quelque chose de lui-même,
qu'il peut réclamer contre qui que ce soit,
comme il pourroit retirer son bras de la
main
L I V R E II. 20gi
'feiaîn (Tun autre homme qui voudroit 1©
tetenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé et Tar-
rosoir à la main. O spectacle î ô douleur î
toutes les fèves sont arrachées , tout le ter-
rain est bouleversé , la place même ne sô
reconnoît plus. Ah ! qu'est devenu mon
travail , mon ouvrage , le doux fruit de m-ei
soins et de mes sueurs? Qui m'a ravi moiï
bien ? qui ma pris mes fèves ? Ce jeûna
cœur se soulevé ; le premier sentiment do
Tinjustice y vient verser sa triste amertii-^
me ; les larmes coulent en ruisseaux ; reri-*
farit désolé reinplit Tair dé gémissemena
et de cris. On prend part à sa peiné, à son
indignation; on cherche, on s'informe, ori
fait des perquisitions. Enfin fon décou-
vre que le jardinier a fait le coup ; on le fait
venir.
' Mais nous voici bien loin de compte. Lé
jardinier , apprenant de quoi Ton se plaint f
commence à se plaindre plus haut que noiis,^
Quoi, messieurs! c'est vous qui m'avez
ainsi gâté mon ouvrage I^'avois semé 1^
des melons de Malte dont la graine m'a-
yoit été donnée comme un trésor , et d&**
iXome lo, O
dlO M M I 1 E.
quels j'espërois vous régaler quand ils se*
roient mûrs ; mais voilà que , pour y plan-
ter vos misérables fèves , vous m'avez dé-
truit mes melons déjà tout levés, et que je
ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait un
tort irréparable, et vous vous êtes privés
vous mêmes du plaisir de manger des mer
Ions exquis.
JEAN-JACQUES.
ce Excusez - nous , mon pauvre Robert,
ce Vous aviez mis là votre travail , votre
<c peine. Je vois bien que nous avons eu
ce tort de gâter votre ouvrage ; mais nous
« vous ferons venir d'autre graine de
« Malte, et nous ne travaillerons plus la
ce terre avant de savoir si quelqu'un n'y a
cç pas mis la main avant nous.
ROBERT.
ce Oh bien , messieurs ! vous pouvez
« donc vous reposer ; car il n'y a plus
ce guère de terre en friche. Moi je travaille
ce celle que mon père a bonifiée ; chacun
ce en fait autant^e son côté , et toutes les
ce terres que vous voyez sont occupées de-
«c puis long-temps,. •*
J'j//i///r T]'/>i<- Ji
/\/</r -j/
^rà/ Si^/ùf.
LIVREII. 211
E M I L E.
ce Monsieur Robert, il y a donc souvent
te de la graine de melons perdue ?
ROBERT.
ce Pardonnez-moi, inon jeune cadet; car
ce il ne nous vient pas souvent de petits mes-
ce sieurs aussi étourdis que vous. Personne
ce ne touclie au jardin de son voisin; clia-
cc cun respecte le travail des autres, afin
ce -que le sien soit en sûreté. .
£ M I L E.
ce Mais moi je n'ai point de jardin,
ROBERT.
ce Que m'importe ? si vous gâtez le mien ,
<e je ne vous y laisserai plus promener; car,
ce voyez-vous , je ne veux pas perdre ma
ce peine.
JEAN-JACQ UES.
ce Ne pourroit - on pas proposer un ar-
ec rangement au bon Robert ? Qu'il nous
ce accorde, à mon petit ami et à moi, un
«c coin de son jardin pour le cultiver , à
ce condition qu'il aura la moitié du produit
O z
ai 2 3^; M I L S.
ROBERT.
ce Je VOUS raccorde sans condition. Mais
ce souvenez-vous que j'irai labourer vosfe-
« ves , si vous touchez à mes melons. ?>
Dans cet essai de la manière d'inculquer
aux enfans les notions primitives, on voit
comment l'idée de la propriété remonte
naturellement au droit de premier occu-
pant parle travail. Cela est clair, net^ sim-
ple^ et toujours à la portée de renfant.
De là jusqu'au droit de propriété et aux
t^changes il n'y a plus qu'un pas y après le-
quel il faut s'arrêter tout court.
On voit encore qu'une explication que
je renferme ici dans deux pages d'écriture
sera peut-être l'affaire d'un an pour la pra-
tique : car, dans la carrière des idées mo-
rales , on ne peut avancer trop lentement
jii trop bien s'affermir à chaque pas. Jeu-
nes maîtres, pensez, je vous prie, à cet
exemple, et souvenez- vous qu'en toute
chose vos leçons doivent être plus en ac-
tions qn'en discours ; car les enfims ou-
blient aisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on
leur a dit , mais non pas ce qu'ils ont fait
et ce qu'on leur a fait.
LIVREII.' 2l5
De pareilles instructions se doivent don-
ner, comme je l'ai dit, plutôt ou plus tard,
selon que le naturel paisible ou turbulent
de 1 eleve en accélère ou retarde le besoin ;
leur usage est d'une évidence qui saute aux
yeux : mais , pour ne rien omettre d'impor-
tant dans les choses difficiles, donnons
encore un exemple.
Votre enfant dyscole gâte tout ce qu'il
touche : ne vous fiichez point; mettez hors
de sa portée ce qu'il peut gâter. Il brise les
meubles dont il se sert ; ne vous hâtpz
point de lui en donner d'autres ; laissez-hiî
sentir le préjudice de la privation. Il casse
les fenêtres de sa chambre ; laissez le vent
souffler sur lui nuic et jour sans vous sou-
cier des rhumes ; car il vaut mieux qu'il
soit enrhumé que fou. Ne vous plaignez
jamais des incommodités qu'il vous cause,
mais faites qu'il les sente le premier. A la
liû^yous faites raccommoder les vitres , tou-
jours sans rien dire : il les casse encore ;
changez alors de méthode ; dites-lui sèche-
ment, mais sans colère : Les fenêtres sont
à moi; elles ont été mises là par mes soins;
je veux les garantir. Plus vous l'enferme- "
O 1
21,4 EMILE.
rez à robscurité dans un lieu sans fenêtre,
A ce procédé si nouveau il commence par
crier, tempêter : personne neFécoute. Bien-
tôt il se lasse et change de ton : il se plaint,
il gémit : un domestique se présente, le
mutin le prie de le délivrer. Sans chercher
de prétextes pour n'en rien faire, le do-
mestique répond , ce J'ai aussi des vitres à
ce conserver ?? , et s'en va. Enfin , après que
Fenfant aura demeuré là plusieurs heures ,
assez long-temps pour s'y ennuyer et s'en
souvenir, quelqu'un lui suggérera de vous
proposer un accord au moyen duquel vous
lui rendriez la liberté , et il ne casseroit plus
des vitres : il ne demandera pas mieux. Il
vous fera prier de le venir voir: vous vien-
drez ; il vous fera sa proposition, et vous
l'accepterez à l'instant en lui disant : C'est
très bien pensé ; nous y gagnerons tous deux:
f(ue n'avez-vous eu plutôt cette bonne idée?
Et puis , sans lui demander ni protestation
ni confirmation de sa promesse, vous l'em-
brasserez avec joie et l'emmènerez sur-le-
champ dans sa chambre , regardant cet
accord comme sacré et inviolable autant
.cjue si le serment y avoit passé. Quelle idée
1. 1 V R E I r. 5 1 5
pensez- vous qu'il prendra, sur ce procédé,
de la foi des engagemens et de leur utilité?
Je suis trompé s'il y a sur la terre un seul
enfant, non déjà gâté, à Tépreuve de cette
conduite , et qui s'avise après cela de cas-
ser une fenêtre à dessein (a). Suivez la
chaîne de tout cela. Le petit méchant ne
(a) Au reste , quand ce devoir de tenir ses enga-
gemens ne seroit pas affermi dans l'esprit de l'en-
fant par le poids de son utilité , bientôt le senti-
ment intérieur, commençant à poindre, le lui im-
poseroit comme une loi de la conscience, commo
un principe inné qui n'attend , pour se développer,
que les connoissances auxquelles il s'applique. C<S
premier trait n'est point marqué par la main des
hommes , mais gravé dans nos cœurs par l'auteur
de toute Justice. Otez la loi primitive des conven-
tions et l'obligation qu'elle impose , tout est illu^
soire et vain dans la société humaine. Qui ne tient
que par son profit à sa promesse , n'est guère
plus lié que s'il n'eût rien promis ; ou tout au plus
il en sera du pouvoir de la violer comme de la
bisque des joueurs , qui ne tardent à s'en préva-
loir , que pour attendre le moment de s'en pré-
valoir avec plus d'avantage. Ce principe est de la
dernière importance et mérite d'être approfondi ;-
car c'est ici que l'homme commence à se mettre en.
contradiction ayec lui-même.
04
s 1 Ç ï M I t R
sonçroit guère , en faisant un trou pouF
planter sai'eve , qu'il se creusoit un cachot
où sa-8cience ne tarderoit pas à le faire en-
fermer.
JNûus voilà dans le monde moral; voilà
la porte ouverte au vice. Avec les conven-
tions et les devoirs naissent la tromperie et
le mensonge. Dès qu on peut faire ce qu'on
ne doit pas , on veut cacher ce qu on n'a
pas du faire. Dès qu'un intérêt fait promet-
tre , un intérêt plus grand peut faire violer
la promesse ; il ne s'agit plusfjuede la violer
impunément ; la ressource est naturelle ;
on se cache et Ton ment. N'ayant pu pré-
venir le vice, nous voici déjà dans le cas de
le punir. Voilà les misères de la vie hu-
jnaine , c|ui commencent avec ses erreurs.
J'en ai dit assez pour faire entendre qu'il
ïie faut jamais infliger aux enfans le cliùti-
JUent comme châtiment, mais qu'il doit
toujours leur arriver comme une suite na-
turelle de leur mauvaise action. Ainsi vous
ne déclamerez point contre le mensonge,
vous ne les punirez point précisément pour
oyoir mepti ; mais vous ferez cpie tous les
mauvais effets du mensonge , comme de
■:T
î. I V R E I I. 217
fi'^être point cru quand on dit la vërité ,
d'être accuse du mal qu'on n'a point fait ,
quoiqu'on s'en défende, se rassemblent sur
leur tête quand ils ont menti. Mais ex-
pliquons ce que c'est que mentir pour les
en fans.
Il y a deux sortes de mensonges ; celui
de fait qui regarde le passé, celui de droit
qui regarde favenir. Le premier a lieu
quand on nie d avoir fait ce qu'on a fait,
ou quand on affirme avoir fait ce qu'on
n'a pas fait , et en général quand on parle
sciemment contre la vérité des choses.
L'autre a lieu quand on promet ce qu'on
n'a pas dessein de tenir , et en général
quand on montre une intention contraire
à celle qu'on a. Cesdeux mensonges peuvent
quelquefois se rassembler dans le même {a);
mais je les considère ici par ce qu'ils ont
de différent.
Celui qui sent le besoin qu'il a du se-
cours des autres , et qui ne cesse d eprou-
(<?) Comme lorsqu'acrusé d'une mauvaise action
îe coupable s'en défend en se disant honnête
JUjomme. Il ment alors dans le fait et d^Rs le dj? oit.
218 EMILE.
ver leur bienveillance, n'a nul intérêt de
les tromper ; au contraire il a un intérêt
sensible qn ils voient les choses comme
elles sont , de peur qu'ils ne se trompent
a son préjudice. Il est donc clair cjue le
mensonge de fait n'est pas naturel aux
enfans ; mais c'est la loi de T obéissance
qui produit la nécessité de mentir, parce-
que Fobéissance étant pénible , on s en
dispense en secret le j)lus qu'on peut , et
que l'intérêt présent d'éviter le châtiment
ou le reproche l'emporte sur l'intérêt
éloigné d'exposer la vérité. Dans l'édu-
cation naturelle et libre, pourquoi donc
votre enfant vous nientiroit-il ? Qu'a-t-il
à vous cacher? Vous ne le reprenez point,
vous ne le punissez de rien , vous n'exigez
rien de lui. Pourquoi ne vous diroit-il pas
tout ce qu'il a fait , aussi naïvement qu'à
son petit camarade ? Il ne peut voir à cet
aveu plus de danger d'un côté que de
l'autre.
Le mensonge de droit est moins naturel
encore , puisque les promesses de faire
ou de s'abstenir sont des actes convention-
nels, qui sortent de l'état de nature et
LIVREII. 219
dérogent à la liberté. Il y a plus ; tous les
engagemens des eiifaus sont nuls par eux-
mêmes, attendu que, leur vue bornée ne
j:)Ouvant s'ëtendre au-delà du présent, en
s'engageant ils ne savent ce qu'ils font. A
peine Tenfant peut -il mentir quand il
s'engage ; car, ne songeant qu'a se tirer d'af-
faire dans le moment présent, tout moyen
qui n'a pas un effet présent lui devient
ëgal : en promettant pour un teaips futur
il ne promet rien , et son imagination en-
core endormie ne sait point étendre son
être sur deux temps différens. S'il pou*
voit éviter le fouet ou obtenir un cornet
de dragées en promettant de se jeter do-
main par la fenêtre, il le promettroit è0
l'instant. Voilà pourquoi les lois n'ont au-
cun égard avix engagemens des enfans;et
quand les pères et les maîtres plus sévères
exigent qu'ils les remplissent, c'est seule-
ment dans ce que l'enfant devroit faire ,
quand même il ne l'auroit pas promis.
L'enfant, ne sachant ce qu'il fait quan*
il s'engage , ne peut donc mentir en s'en-
gageant. Il n'en est pas de même quand il
manque à sa promesse , ce qui est encore
220 EMILE.
- une espèce Je mensonge rétroactif : car il
se souvient très bien d'avoir fait cette pro-
messe ; mais ce qu'il ne voit pas , c est
Timportance de la tenir. Hors d'état de
lire dans lavenir , il ne peut provoir les
conséquences des choses; et quand il
viole ses engagemens , il ne fait rien con-
tre la raison de son âge.
Il suit de là que les mensonges des en-
tans sont tous Touvrage des maîtres , et
que vouloir leur apprendre à dire la vé-
rité , n'est autre chose c|ue leur apprendre
à mentir. Dans l'empressement qu'on a de
les régler , de les gouverner , de les in-
struire, on ne se trouve jamais assez d'in-
*iBtrumens pour en venir à bout. On veut se
donner de nouvelles prises dans leur es-
prit par des maximes sans fondement, par
des préceptes sans raison, et l'on aime
mieux qu'ils sachent leurs leçons et qu'ils
mentent, que s'ils demeuraient ignorans
et vrais.
" Pour nous qui ne donnons à nos élevés
que des ler ons de pratique , et qui aimons
mieux qu'ils soient bons que savans , nous
n'exigeons ppint d'eux la vérité , de peur
I, I V R E 1 I. • 2Œt
qu'ils ne la déguisent , et nous ne leur fai-
sons rien promettre qu'ils soient tentés de
ne pas tenir. S'il s'est fait en mon ab-
sence quelque mal dont j'ignore Fauteur,
je me garderai d'accuser Emile et de lui
dire : Est-ce vous (a) F Car en cela que fe-
rois - je autre chose sinon lui apprendre
à le nier ? Que si son naturel difficile me
force à faire avec lui quelque convention ,
je prendrai si bien mes mesures , que là
proposition en vienne toujours de lui, ja-
mais de moi; que quand il s'est engagé il
ait toujours un intérêt présent et sensible
à remplir son engag,ement ; et que f si ja^
mais il y manque, ce mensonge attire sur
lui des maux qu'il voie sortir de l'ordre
même des choses , et non pas de la ven-
(a) Rien n'^est plus indiscret qu'une pareilld
question , surtout quand l'enfant est coupable r
alors , s'il croit que vous savez ce qu'il a fait , il
verra que vous lui tendez un piego , et cette opi-
nion ne peut manquer de l'indisposer contre vous",
S'il ne le croit pas , iï se dira : Pourquoi dëcou^
vrirois-Je ma faute ? Et voilà la première tentation
du mensonge deyenue l'effet de votre iHiprudento»
«question.
222 ié M î L E.
geance de son gouverneur» Mais , îoul d'à*
voir besoin de recourir à de si cruels expë-
diens, je suis presque sur qu'Emile appren-
dra fort tard ce que c'est que mentir , et
qu'en l'apprenant, il sera fort étonné , ne
pouvant concevoir à cjuoi peut être bon le
mensonge. Il est très clair que plus je rends
son bien-être indépendant , soit des volon-
lontés , soit des jugemens des autres , plus
je coupe en lui tout intérêt de mentir.
Quand on n'est point pressé d'instrui-
re , on n'est point pressé d'exiger , et
l'on prend son temps pour ne rien exiger
qu'à propos. Alors l'enfant se' forme , en ce
qu'il ne se gâte j^oint. Mais quand un
étourdi de précepteur , ne sachant com-
ment s'y prendre , lui fait à chaque in-
stant promettie ceci ou cela, sans distinc-
tion, sans choix , sans mesure, l'enfant,
ennuyé , surchargé de toutes ces promes-
ses, les néglige, les oublie, les dédaigne
enfin, et, les regardant comme autant de
vaines formules , se fait un jeu de les- faire et
de les violer. Voulez-vous donc quil soit fi-
dèle à tenir sa parole? soyezdiscret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'entrer
LIVRE II. 22D
sur le mensonge peut à bien des égards
s'appliquer à tous les autres devoirs , qu'on
ne prescrit aux enfans qu'en les leur ren-
dant non seulement haïssables, mais im-
praticables. Pour paroître leur prêcher la
vertu , on leur fait aimer tous les vices :
on les leur donne en leur défendant de
les avoir. Veut-on les rendre p^'eux ? on
les mené s ennuyer à Tëglise ; en leur
faisant incessamment marmoter des prières,
on les force daspirer au bonheur de ne plus ,
prier Dieu. Pour leur inspirer la charité,
on leur fait donner l'aumône, comme si
l'on dédaignoit de la donner soi-même. Eh !
ce n'est pas l'enfant qui doit donner, c'est
le maître : quelque attachement qu'il ait
pour son ëleve , il doit lui disputer cet
honneur; il doit lui rfaire juger qu'à son
âge on n'en est point encore digne. L'au-
mône est une action d'homme qui con-
noît la valeur de ce qu'il donne et le
besoin que son semblable en a. L'enfant,
qui ne connoît rien de cela, ne peut avoir
aucun mérite à donner; il donne sans cha-
rité, sans bienfaisance ; il est presque hon-
teux de donner, quand, fondé sur son exem-
524 . i M I L E. -
pie et le vôtre, il croit qu'il n'y a que les
enfaiis qui donnent, et qu'on ne fait plus
laumùne ëtant grand.
Remarquez qu'on ne fait jamais donner
par l'enfant que des choses dont il ignor©'
la valeur , des pièces de métal qu il a
dans sa poche , et qui ne lui servent qu'à-
cela. Un enfant donneroit plutôt cent louis
qu'un gâteau. Mais engagez ce prodigue
distributeur à donner les choses qui lut
sont chères , des jouets , des bonbons , son
goûter, et nous saurons bientôt si vous
l'avez rendu vraiment libéral.
On trouve encore un expédient à cela ;
c'est de rendre bien vite à fenfant ce qu'il
a donné, de sorte qu'il s'accoutume à don-*
ner tout ce qu'il sait bien qui lui va reve-
nir. Je n'ai guère vu dans les enfans que
ces deux espèces de générosité ; donner ce
qui ne leur est boa a rien, ou donner ce
qu'ils sont sûrs qu'on va leur rendre. Faites
en sorte, dit Locke, qu'ils soient convaincus
par expérience que le plus libéral est
toujours le mieux partagé. C'est là rendre
un enfant libéral en apparence , et avare
en effet. Il ajoute que les enfaas contrac-
teront
11 V R « il. ésS
teMnt aîîîsi rhabitudedelalib^ralit^. Oui,
d'une libéralitë usurière^ qui donne un œuf
J)our avoir un bœuf. Mais , quand il s agira
de donner tout de bon, adieu Thabitude ;
lorsqu'on cessera de leur rendre, ils cesse-
Tont bientôt de donner. Il faut regarder à
rhabitude de l'ame plutôt qu'à celle des
mains. Toutes les autres vertus qu'on ap*
prend aux enfans ressemblent à celle-là.
Et c'est à leur prêcher ces solides vertus
qu'on use leurs jeunes ans dans la tris*-
tesse ! Ne voilà-t-il pas une savante édu-
cation ?
Maîtres, laissez les simagrées , soyez
vertueux et bons ; que vos exemples se
gravent dans la mémoire de vos élevés ,
en attendant qu'ils puissent entrer dans
leurs cœurs. Au lieu de me hâter d'exiger
du mien des actes de charité, j'aime mieux
les faire en sa présence, et lui ôter môme
le moyen de m'imiteren cela, comme un
honneur qui n'est pas de son âge; car il
importe qu'il ne s'accoutume pas à regarder
les devoirs des hommes seulement comm©
des devoirs d'enfans. Que si , me voyant
assister les pauvres , il me questionne Ik*
Tome 10. P
^iG 1?, M I L E. ^
dessus, et qu'il soit temps de lui rëpoii-
dre (<7), je lui dirai : «Mon ami j c'est que
«quand les pauvres ont bien voulu qu'il
ce y eut des riches , les riches ont promis
ce de nourrir tous ceux qui n'auroient dé
ce quoi vivre ni par leur bien ni par leur
ce travail. — Vous avez donc aussi promis
cccela? reprendra-t-il. — Sans doute: je ne
ce suis maître du bien qui passe par mes
,<e mains qu'avec la condition qui est atta-
cccl '^e à sa propriété. »
i^près avoir entendu ce discours ( et
Ton a vu comment on peut mettre un en-
fant en état de Icntendre ) , un autre qu'E-
mile seroit tenté de m' imiter et de se
conduire en homme riche ; en pareil cas ,
j'empêcherois au moins que ce ne fût avec
ostentation; j'aimerois mieux qu'il me dé-
robât mon droit et se cachât pour donner.
(a) On doit concevoir que je ne résous pas ses
questions quand il lui plaît , mais quand il me
plaît ; autrement ce seroit m'asservir à ses volon-
tés, et me mettre dans la plus dangereuse dé-
pendance où un gouverneur puisse ^trô de son
relevé.
X I V R E I I. ^27
C'est une fraude de son âge et la seule que
je lui pardonnerois.
Je sais que toutes ces vertus par imita-
tion sont des vertus de singe , et que nulle
bonne action n'est moralement bonne que
quand on la fait comme telle, et non parce-
que d'autres la font. Mais , dans un âge oiîi
îe cœur ne sent rien encore , il faut bien
faire imiter aux enfans les actes dont on
veut leur donner T habitude , en attendant
qu'ils les puissent faire par discernement
et par amour du bien. L'homme est imi-
tateur , l'animal même l'est ; le goût de l'imi-
tation est de la nature bien ordonnée; mais
il dégénère en vice dans la société. Le singe
imite l'homme qu'il craint , et n'imite pas
les animaux qu'il méprise ; il juge bon ce
que /ait un être meillem^ que lui. Parmi
nous , au contraire, nos arlequins de toute
espèce imitent le beau pour le dégrader,
pour le rendre ridicule ; ils cherchent dans
le sentiment de leur bassesse à s'égaler ce
qui vaut mieux qu'eux ; ou , s'ils s'efforcent
d'imiter ce qu'ils admirent , on voit dans
le choix des objets le faux goût des imita*
teurs : ils veulent bien plus en imposer aux
P 2
autres ou faire applaudir leur talent ^
que se rendre meilleurs ou plus sages.
Le fondement de Finiitation parmi nous
vient du désir de se transporter toujours
hors de soi. Si je réussis dans mon entre-
prise , Emile n'aura sûrement pas ce désir.
Il faut donc nous passer du bien apparent
qu'il peut produire.
Approfondissez toutes les règles de votre
«éducation, vous les trouverez ainsi toutes
à contre-sens , sur-tout en ce qui concerne
les vertus et les mœurs. La seule leçon de
morale qui convienne à Fenfance et la plus
importante à tout âge , est de ne jamais l'aire
de mal à personne. Le précepte même de
faire du bien, s'il n'est subordonné à celui-là,
est dangereux, faux, contradictoire. Qui
est-ce qui ne fait pas du bien? toutle monde
en fait , le méchant comme les autres ; il
fait un heureux aux dépens de cent miséra-
bles ; et de là viennent toutes nos calami-
tés. Les plus sublimes vertus sont négati-
ves : elles sont aussi les plus difficiles ,
parcequ'elles sont sans ostentation , et
au-dessus même de ce plaisir si doux au
coeur de Thomme d'en renvoyer un autre
LIVRE II. aag
Montent de nous. O quel bien fait néces-
sairement à ses semblables celui d'entre
eux , s'il en est un , qui ne leur fait jamais
de mal ! De quelle intrépidité d'ame , de
quelle vigueur de caractère il a besoin
pour cela î Ce n'est pas en raisonnant sur
cette maxime , c'est en tâchant de la prati-
quer , qu'on sent combien il est grand et
pénible d'y réussir (a).
Voilà quelques foibles idées des précau-
> ■ .
(a) Le précepte de ne jamais nuire à autrui em-
porte celui de tenir à la société humaine le moins
qu'il est possible ; car , dans l'état social , le bien de
l'un fait nécessairement le mal de l'autre. Ce rap-
port est dans l'essence de la chose et rien ne sau-
roit le changer. Qu'on cherche sur ce principe
lequel est le meilleur de l'homme social ou du
solitaire. Un auteur illustre dit qu'il n'y a que le
méchant qui soit seul; moi je dis qu'il n'y a que le
bon qui soit seul. Si cette proposition est moins sen-
tentieuse , elle est plus vraie et mieux raisonnée
que laprédédente. Si le méchant étoit seul , quel
mal feroit-il ? C'est dans la société qu'il dresse ses
machines pour nuire aux autres. Si l'on veut ré"
torquer cet argument pour l'homme de bien , ja
réponds par l'article auquel appartient cettâj
noté,
P 5 .
SZO EMIT. E.
tions avec lesquelles je voudroîs qu'on don-
nât aux enfans les instructions qu'on ne
peut quelquefois leur refuser sans les ex-
poser à nuire à eux-mêmes et aux autres ,
et sur-tout à contracter de mauvaises habi-
tudes dont on auroit peine ensuite à les
corriger : mais soyons sûrs que cette në-
cessité se présentera rarement pour les en-
fans élevés comme ils doivent l'être ^ parce-
cju il est impossible qu'ils deviennent in-
dociles, méchans, menteurs , avides , quand
on n'aura pas semé dans leurs cœurs les
vices qui les rendent tels. Ainsi ce que
j'ai dit sur ce point sert plus aux excep-
tions qu'aux règles ; mais ces exceptions
sont plus fréquentes à mesure que les
enfans ont plus d'occasions de sortir de leur
état et de contracter les vices des hom-
mes. Il faut nécessairement à ceux qu'on
élevé au milieu du monde des instructions
plus précoces qu'à ceux qu'on élevé dans
la retraite. Cette éducation solitaire seroit
donc préférable , quand elle ne feroit que
donner à l'enfance le temps de mûrir.
Il est un autre genre d'exceptions con-
traires pour ceux qu'un heureux naturel
LIVRE II. 2^1
élevé au-dessus de leur âge. Comme il y
a des hommes qui ne sortent jamais de Ten-
fance , il y en a d'autres qui , pour ainsi
dire , n'y passent point et sont hommes
presque en naissant. Le mal est que cette
dernière exception est très rare, très diffi-
cile à connoître, et que chaque mère, ima-
ginant qu'un enfant peut être mi prodige,
ne doute point que le sien n'en soit un. Elles
font plus ; elles prennent pour des indices
extraordinaires , ceux même qui marquent
l'ordre accoutumé : la vivacité , les saillies ,
l'étourderie , la piquante naïveté ; tous si-
gnes caractéristiques de l'âge , et qui iiToii-
trent le mieux qu'un enfant n'est qu'un
enfant. Est-il étonnant que celui qu'on fait
beaucoup parler et à qui l'on permet de
tout dire , qui n'est gêné par aucun égard ,
par aucune bienséance , fasse par hasard
quelque heureuse rencontre ? Il le seroit
bien plus qu'il n'en fit jamais , comme il
le seroit qu'avec mille mensonges un astro-
logue ne prédît jamais aucune vérité. Ils
mentiront tant , disoit Ilonri IV , qu'à la
fm ils diront vrai. Quiconque veut trouver
(quelques bons mots , n'a qu'à dire beaucoup
P4
2.^2 ïî M I L E.
de sottises. Dieu garde de mal les gens
à la mode qui n'ont pas d autre mërite pour
être fêtés !
Les pensdes les plus brillantes peuvent
tomber dans le cerveau des enfans , ou
plutôt les meillears mots dans leur bouche,
comme les diamans du plus grand prix sous
leurs mains, sans que pour cela ni les pen-
sées ni les diamans leur appartiennent : il
n'y a point de véritable propriété pour cet
âge en aucun genre. Les choses que dit un
enfant ne sont pas pour lui ce qu'elles sont
H pour nous; il n'y joint pas les mêmes idées.
Ces idées, si tant est qu'il en ait, n'ont dans
sa tête ni suite ni liaison ; rien de fixe, rien
d'assuré dans tout ce qu'il pense. Examinez
votre prétendu prodige. En de certains mo-
niens vous lui trouverez un ressort d'une
extrême activité , une clarté d'esprit à per-
cer les nues. Le plus souvent ce même es-
prit vous paroît lâche , moite et comme en-
vironné d'un épais brouillard. Tantôt il
vous devance, et tantôt il reste immobile.
Un instant vous diriez , C'est un génie; et
l'instant d'après , C'est un sot. Vous vous
ti'omperiez toujours ; c'est un enfant. C'est
I. I V R E II. 235
lin aîglon qui fend Tair un instant , et re-
tombe rinstant après dans son aire.
Traitez-le donc selon son âge malgré les
apparences, et craignez d'épuiser ses forces
poui les avoir voulu trop exercer. Sice jeune
cerveau s'échauffe, si vous voyez qu'il com-
mence à bouillonner, laissez-le d'abord fer-
menter en liberté, mais ne l'excitez jamais,
de peur que tout ne s'exhale; et quand les
premiers esprits se seront évaporés, rete-
nez , comprimez les autres , jusqu'à ce
qu'avec les années tout se tourne en cha-
leur et en véritable force. Autrement vous
perdrez votre temps et vos soins, vous dé-
truirez votre propre ouvrage; et après vous
être indiscrètement enivrés de toutes ces
vapeurs inflammables , il ne vous restera
qu'un marc sans vigueur.
Des enfans étourdis viennent les hom-
mes vulgaires : je ne sache point d'observa-
tion plus générale et plus certaine que celle-
là. Rien n'est plus difticile que de distin-
guer dans fenfance la stupidité réelle , de
cette apparente et trompeuse stupidité qui
est l'annonce des âmes fortes. Il paroit
d abord étrange que les deux extrêmes aient
2^4 EMILE.
des signes sî semblables , et cela doit pour-'
tant être ; car, dans un âge où Thomme ns
encore nulles véritables idées, toute la dif-
férence qui se trouve entre celui qui a du
génie et celui qui n'en a pas , est que le
dernier n admet que de fausses idées , et que
lepremier, n en trouvant que de telles, n en
admet aucune : il ressemble donc au §tu-
pide en ce que Fun n'est capable de rien,
et que rien ne convient a Fautre. Le seul
signe qui peut les distinguer dépend du
hasard qui peut offrir au dernier quelque
idée à sa portée , au lieu que le premier est
toujours le même par-tout. Le JeuneCaton,
durant son enfance , sembloit un imbécille
dans la maison ; il étoit taciturne et opiniâ-
tre : voilà tout le jugement qu'on portoit
de lui. Ce ne fut que dans Fanti-cliambre
de Sylla que son oncle apprit à le con-
noître. S'il ne fut point entré dans cette
anti-chambre, peut-être eut-il passé pour
une brute jusqu'à Fâge de raison : si César
31'eùt point vécu, peut-être eùt-on toujours
traité de visionnaire ce même Caton qui
pénétra son funeste génie et prévit tous
ses projets de si loin. O que ceux qui ju*
LIVRE II. is35
gent sî prëcîptamment les enfans sont su-
jets à se tromper ! Ils sont souvent plus *
enfans qu'eux. J'ai vu dans un âge assez
avancé un homme qui m honoroit de son
amitié passer dans sa famille et chez ses
amis pour un esprit borné ; cette excel-
lente tête se mùrissoit en silence. Tout-
à-coup il s'est montré philosophe , et je ne
doute pas que la postérité ne lui marque
une place honorable et distinguée parmi les
meilleurs raisonneurs et les plus profonds
métaphysiciens de son siècle.
Respectez Tenfance , et ne vous pressez
point de la juger , soit en bien, soit en
mal. Laissez les exceptions s'indiquer, se
prouver, se confirmer long-temps avant
d'adopter pour elles des métliodes parti-
culières. Laissez long-temps agir la nature
avant de vous mêler d'agir à sa place , de
peur de contrarier ses opérations. Vous
connoissez, dites-vous, le prix du temps
et n'en voulez point perdre. Vous ne voyez
pas que c'est bien plus le perdre d'en mal
user que de n'en rien faire; et qu'un enfant
mal instruit est plus loin de la sagesse que
celui qu'on n'a point instruit du tout. Vous
236 EMILE.
êtes alarmé de le voir consumer ses pre-
. inieres années à ne rien faire ! Comment !
n'est-ce rien que d'élre heureux? N'est-ce
rien que de sauter, jouer, courir toute la
journée ? De sa vie il ne sera si occupé.
Platon, dans sa République qu'on croit sî
austère, n'élevé les enfans qu'en fêtes ,
jeux, chansons , passe-temps ; on diroit
qu'il a tout fait quand il leur a bien appris
à se réjouir ; et Séneque parlant de l'an-
cienne jeunesse romaine : Elle étoit, dit-il,
toujours debout, on ne lui enseignoit rien
qu'elle dût apprendre assise. En valoit-
elle moins parvenue à 1 âge viril? Effrayez-
vous donc peu de cette oisiveté prétendue.
Que diriez - vous d'un homme qui , pour
mettre toute la vie à profit , ne voudroit
jamais dormir ? Vous diriez : Cet homme
est insensé ; il ne jouit pas du temps , il
se l'ôte ; pour fuir le sommeil il court à
la mort. Songez donc que c'est ici la même
chose, et que l'enfance est le sommeil da
la raison.
L'apparente facilité d'apprendre est cause
de la perte des enfans. On ne voit pas que
cette facilité même est la preuve qu'ils
LIVRE II. 2^7
n'apprennent rien. Leur cerveau lisse et
poli rend comme un miroir les objets qu on*
lui présente ; mais rien ne reste , rien ne
pénètre. L'enfant retient les mots ; les idées
se réfléchissent : ceux qui Técoutent les
entendent, lui seul ne les entend point.' >
*•* Quoique la mémoire et le raisonnement
soient deux facultés essentiellement diffé-
rentes, cependant Tune ne se développe
véritablement quavec Fautre. Avant l'âge
d e raison Tenfant ne reçoit pas des idées, mais
des images; et il y a cette différence entre
les unes et les autres , que les images ne
-sont que des peintures absolues des objets
sensibles, et que les idées sont des notions
-des objets , déterminées par des rapports.
'Une image peut être seule dans fesprit
qui se la représente ; mais toute idée en
suppose d'autres. Quand on imagine , on
'Hé fait que voir ; quand on conçoit , on
■compare. Nos sensations sont purement
passives , au lieu que toutes nos percep-
tions ou idées naissent d'un principe actif
qui juge. Cela sera démontré ci-après.
Je dis donc que les enfans , n'étant pas
258 ;é M:i L E. ^
capables de jugement, n ont point de vérl;-
^ table mémoire. Ils retiennent des sons r,
des figures , des sensations , rarement deis
idëes , plus rarement leurs liaisons. Ejçi
m'objectant qu'ils appr^ennent quelques
ëlém.ens degëométrie;,;on croit bien prou*-
ver contre moi ; et tout au contraire , c est
pour moi qu on prouve *. on niontre que
loin de savoir raisonner d'eux-mêmes , ils
ne savent pas même retenir les raisonne-
mens d' autrui ; car suivez ces petits géo-
mètres dans leur mëthode ^ vous voyez
aussitôt qu'ils uont retenu que l'exacte
impression de la ligure et les termes de 1^
démonstration. A la moindre objection
nouvelle , ils n'y sont plus ; renversez la
figure, ils n'y sont plus. Tout leur savoir
esc dans la sensation , rien n'a passé jusqu'à
rentendement. Leur mémoire elle-même
n'est guère plus parfaite que leurs autres
facultés , puisqu'il faut presque toujours
qu'ils rapprennent étant grands les choses
dont ils ont appris les mots dans l'enfance.
Je suis cependant bien éloigne de penser
que les enfans ji aient aucune espèce de ^
L I V R E I I. s59
raisonnement (a). Aja contraire , je vois
qu'ils raisonnent très bien dans tout ce
qu'ils connoissent et qui se rapporte à
leur intérêt présent et sensible. Mais c'est
(a) J'ai fait cent fois réflexion en écrivant , qu'il
est impossible , dans un long ouvrage , de 'donner
toujours les mêmes sens aux mêmes mots. Il n'y*
a p«int de langue ass.ez riche pour fournir autant
de termes , de tours et de phrases , que nos idées
peuvent avoir de modifications. La méthode de dé-
finir tous les termes , et de substituer, sans cesse Ig,
définition à la place du défifti est belle , mais im-
praticable; car comment éviter le cercle ? Les
définitions pourroient être bonnes si l'on n'em-
ployoit pas des mots pour les faire. Malgré cela,
je suis persuadé qu'on peut être clair , même dans
la pauvreté de notre langue , non pas en donnanj;
toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots ,
mais en faisant eu sorte, autant de fois qu'on em-
ploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne
soit suffisamment déterminée par les idées qui s'y
rapportent , et que chaque période oi!i ce mot se
trouve lui serve , pour ainsi dire , de définition.
Tantôt je dis que les enfans sont incapables de rai-
sonnement, et tantôt je les fais raisonner avec as.
sez de finesse. Je ne crois pas en cela me contre-
dire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir
que je ne me contredise souvent dans mes expres-
sions.
iî/fO É M 1 L E.
sur leurs connoissarices que l'on se trompe^
en leur prêtant celles qu'ils n'ont pas, et
les faisant raisonner sur ce qu'ils ne sau-
roient comprendre. On se trompe encore
en voulant les rendre attentifs à des con-
sidérations qui ne les touchent en aucune
manière , comme celle de leur intérêt à
venir, de leur bonheur ëtant hommes ,»de
l'estime qu'on aura pour eux quand ils
seront grands ; discours qui , tenus à des
êtres dépourvus de toute prévoyance , ne
signifient absolument rien pour eux. Or ,
toutes les études forcées de ces pauvres
infortunés tendent à ces objets entièrement
étrangers à leurs esprits. Qu'on juge de
l'attention qu'ils y peuvent donner 1
Les pédagogues qui nous étalent en grand
appareil les instructions qu'ils donnent à
leurs disciples , sont payés pour tenir ua
autre langage : cependant on voit , par leur
propre conduite , qu'ils pensent exacte-
ment comme moi ; car que leur apprennent-
ils enfin ? Des mots , encore des mots , et
toujours des mots. Parmi les diverses scien-
ces qu'ils se vantent de leur enseigner , ils
se gardent bien de choisir celles qui leur
seroient
LIVRE II. 241
seroîent véritablement utiles , parceque ce
seroient des sciences de choses , et qu'ils
n'y rëussiroient pas ; mais celles qu'on
paroît savoir quand on en sait les termes ,
le blason , la géographie, la chronologie,
les langues, etc : toutes études si loin de
Thomme, et sur-tout de lenfant, que c'est
une merveille si rien de toufrcela lui peut
être utile une seule fois en sa vie.
On sera surpris que je compte l'étude
des langues au nombre des inutilités de
l'éducation : mais on se souviendra que je
ne parle ici que des études du premier âge ;
et , quoi qu'on puisse dire , je ne crois pas
que jusqu'à l'âge de douze ou quinze ans
nul enfant , les prodiges à part , ait jamais
vraiment appris deux langues.
Je conviens que si Fétude des langues
n'étoit que celle des mots, c'est-à-dire des
figures ou des sons qui les expriment , cette
étude pourroit convenir aux enfans : mais
les langues , en changeant les signes , modi-
fient aussi les idées qu'ils représentent. Les
têtes se forment sur les langages , les pen-
sées prennent la teinte des idiomes. La
raison seule est commune ; l'esprit en cha-
Tome 10. Q
242 ^ M I L E.
que langue a sa forme particulière : diffé'^
rence qui pourroit bien être en partie la
cause ou l'effet des caractères nationaux :
et ce qui paroit confirmer cette conjecture,
est que, chez toutes les nations du monde,
la langue suit les vicissitudes des mœurs ,
et se conserve ou s'altère comme elles.
De ces formes diverses Tusage en donne
uneàTenfant, et c'est la seule qu'il garde
jusqu'à Tàge de raison. Pour en avoir deux,
il faudroit qu'il sut* comparer des idées ;
et comment les compareroit-il , quand il
est à peine en état de les concevoir? Chaque
chose peut avoir pour lui mille signes dif-
fërens ; mais chaque idée ne peut avoir»
qu'une forme : il ne peut donc apprendre
à parler qu'une langue. Il en apprend ce^-
pendant plusieurs , me dit-on. Je le nie.
J'ai vu de ces petits prodiges qui croyoient
Darler cinq ou six langues. Je les ai en-
tendus successivement parler allemand ,
en termes latins , en termes françois, en
termes italiens ; ils se servoient à la vérité de
cinq ou six dictionnaires,maisilsneparloient
toujours qu allemand. En un mot, donnez
aux enfans tant de synonymes qu'il vous
t I V R E I î. S43
jylaira : vous changerez les mots , non la
langue ; ils n en sauront jamais qu'une*
Cest pour cacher en ceci leur inaptitude
tju'on les exerce par préférence sur les
langues mortes , dont il n'y a plus de juges
qu'on ne puisse récuser. L'usage familier
de ces langues étant perdu depuis long-
temps , on se contente d'imiter ce qu'on eri
trouve écrit dans les livres ; et l'on appelle
cela les parler. Si tel est le grec et le latin
des maîtres, qu'on juge de celui des en-
fans ! A peine ont-ils appris par cœur leur
rudiment j auquel ils n'entendent absolu-
ment rien , qu'on leur apprend d'abord à
rendre un discours françois en mots latins ;
puis, quand ils sont plus avancés, à coudre
en prose des phrases de Cicéron , et en vers
des centons de Virgile. Alors ils croient
parler latin : qui est-ce qui viendra les
contredire ?
Enquelque étude que ce puisse être, sans
l'idée des choses représentées, les signes
représentans ne sont rien. On borne pour-
tant toujours l'enfant à ces signes , sans
jamais pouvoir lui faire comprendre aucune
«ies choses qu'ils représentent. En pensant;
<2a
244 EMILE.
lui apprendre la description de la terre , on
ne lui apprend qu'à connoître des cartes:
on lui apprend des noms de villes, de pays,
de rivières , qu il ne conçoit pas exister
ailleurs que sur le papier où on les lui
montre. Je me souviens d avoir vu quelque
part une géographie qui commençoit ainsi :
Qu'est-ce que le monde ? C'est un globe de
carton. Telle est précisément la géographie
des enfans. Je pose en fait qu après deux
ans de sphère et de cosmographie, il ny
a pas un seul enfant de dix ans qui , sur
les règles qu'on lui a données , sût se
conduire de Paris à Saint-Deny s. Je pose en
Jfeit qu il n'y en a pas un qui , sur un
plan du jardin de son père , fût en état
d'en suivre les détours sans s'égarer. Voilà
ces docteurs qui savent à point nommé où
sont Pékin , Ispahan , le Mexique, et tous
les pays de la terre !
J'entends dire qu'il convient d'occuper
les enfans à dos études où il ne faille que
des yeux : celapourroit être s'il y avoit quel-
que étude où il ne fallût que des yeux; mais
je n'en connois point de telle.
Par une erreur encore plus ridicule,
LIVRE II. ^45
on leur fait ëtudier Thistoire : on s'imagine
que riiistoire est à leur portée parcequ elle
n'est qu'un recueil défaits. Mais qu'en-
tend-on par ce mot de faits ? Croit-on que
les rapports qui déterminent les faits his-
toriques soient si faciles à saisir, que les
idées s'en forment sans peine dans fesprit
des enfans ? croit -on que la véritable con-
iioissance des évènemens soit séparable de
celle de leurs causes , de celle de leurs effets ,
et que Thistorique tienne si peu au moral
qu'on puisse connoître l'un sans l'autrePSi
vous ne voyez dans les actions des hom-
mes que les mouvemens extérieurs et pu-
rement physiques , qu'apprenez-vous dans
l'histoire? absolument rien ; et cette étude ,
dénuée de tout intérêt , ne vous donne pas
plus de plaisir que d'instruction. Si vous
voulez apprécier ces actions par leurs rap-
ports moraux , essayez de faire entendre ces
rapports à vos élevés, et vous verrez alors
si l'histoire est de leur âge.
Lecteurs , souvenez - vous toujours que
celui qui vous parle n'est ni un savant ni
un philosophe, mais un homme simple,
ami delà vérité , sans parti , sans système;
Q 3
Z/^S ]É M I L E.
un solitaire qui , vivant peu avec les hom-
mes , a moins d'occasions de s'imboire de
leurs préjuges , et plus de temps pour
rëfiéchir sur ce qui le frappe quand il com-
merce avec eux. Mes raisonnemens sont
moins fondés sur des principes que sur des
faits ; et je crois ne pouvoir mieux vous
mettre à portée d'en juger , que de vous
rapporter souvent quelque exemple des ob-
servations qui me les suggèrent.
J'étois allé passer quelques jours à la
campagne chez une bonne mère de famille
qui prenoit grand soin de ses enfans et de
leur éducation. Un matin que j'étois pré-
sent aux leçons de r aine , son gouverneur,
qui Favoit très bien instruit de l'histoire
ancienne , reprenant celle d'Alexandre ,
tomba sur le trait connu du médecin Phi-
lippe qu'on a mis en tableau , et qui sûre-
rement en valoit bien la peine. Le gouver-
neur, homme de mérite, fit sur l'intrépidité
d'Alexandre plusieurs réflexions qui ne me
plurent point , mais que j'évitai de com-
battre , pour ne pas le décréditer dans l'es-
prit de son élevé. A table, on ne manqua
pas, selon la méthode françoise , de faire
LIVRE II. 247
beaucoup babiller le petit bon-homme. La
vivacité naturelle à son âge, et Tattente
d'un applaudissement sur, lui firent débi-
ter mille sottises, tout à travers lesquel-
les partoient de temps en temps quelques
mots heureux qui faisoient oublier le reste.
Enfin vint Tliistoire du médecin Philippe :
il la raconta fort nettement et avec beau-
coup de grâce. Après f ordinaire tribut d'é-
loges qu'exigeoit la mère et qu'attendoit
le fils , on raisonna sur ce qu'il avoit dit.
Le plus grand nombre blâma la témérité
d'Alexandre ; quelques uns , à l'exemple
du gouverneur , admiroient sa fermeté , son
courage : ce qui me fit comprendre qu'au-
cun de ceux qui étoient présens ne voyoit
en quoi consistoit la véritable beauté de
ce trait. Pour moi, leur dis-je, il me pa-
roît que s'il y a le moindre courage, la
moindre fermeté dans faction d'Alexan-
dre, elle n'est qu'une extravagance. Alors
tout le monde se réunit, et convint que
c'étoit une extravagance. J'allois répondre
et m'échauffer, quand une femme qui étoit
à coté de moi , et qui if avoit pas ouvert la
bouche, se pencha vers mon oreille, et
Q4
248 É M I L 1.
me dit tout bas : Tais-toi, Jean Jacques; ils
ne t'entendront pas. Je la regardai , je fus
frappe , et je me tus.
Après le dîner, soupçonnant sur plu-
sieurs indices que mon jeune docteur n'avoit
rien compris du tout à Thistoire qu'il a voit
si bien racontée, je le pris par la main,
je fis avec lui un tour de parc , et l'ayant .
questionné tout à mon aise, je trouvai qu'il
admiroit plus que personne le courage si
vanté d'Alexandre : mais savez-vous où il
voyoit ce courage ? uniquement dans celui
d'avaler d'un seul trait un breuvage de
mauvais goût, sans hésiter, sans marquer
la moindre répugnance. Le pauvre enfant,
à qui l'on avoit fait prendre médecine il
n'y avoit pas quinze jours, et qui ne l'a-
voit prise qu'avec une peine infinie, en
avoit encore le déboire à la bouche. La
mort, l'empoisonnement nepassoient dans
son esprit que pour des sensations dés-
as^réables, et il ne concevoit pas , pour lui,
d'autre poison que du séné. Cependant il
faut avouer que la fermeté du héros avoit
fait une grande impression sur son jeune
cœur , et qu'à la première médecine qu'il
LIVRE XI. 249
faudroît avaler , il avoit bien résolu d'être
un Alexandre. Sans entrer dans des éclair-
cissemens qui passoient évidemment sa
portée, je le confirmai dans ces dispositions
louables, et je m'en retournai riant en
moi-même de la haute sagesse des pères
et des maîtres, qui pensent apprendre l'his-
toire aux enfans.
Il est aisé de mettre dans leurs bouches
les mots de rois, d'empires , de guerres,
de conquêtes , de révolutions , de lois; mais
quand il sera question d'attacher à ces
mots des idées nettes , il y aura loin de
l'entretien du jardinier Robert à toutes ces
explications.
Quelques lecteurs mécontens du tais-toi^
Jean Jacques , demanderont , je le prévois ,
ce que je trouve enfin de si beau dans
l'action d'Alexandre. Infortunés ! s'il faut
vous le dire , comment le comprendrez-
vous ? c'est qu'Alexandre croyoit à la vertu ,
c'est qu'il y croyoit sur sa tête , sur sa
propre vie ; c'est que sa grande ame étoit
faite pour y croire. O que cette médecine
avalée étoit une belle profession de foi !
Non , jamais mortel n'en fit une si sublime ;
25o i M I L E.
s'il est quelque moderne Alexandre, quon
me le montre à de pareils traits.
S'il n y a point de science de mots , il
n'y a point d'étude propre aux en fan s.
S'ils n'ont pas de vraies idées, ils n ont point
de véritable mémoire; car je n'appelle pas
ainsi celle qui ne retient que des sensa-
tions. Que sert d'inscrire dans leur tète un
catalogue de signes qui ne représentent
rien pour eux ? En apprenant les choses
n'apprendront-ils pas les signes ? Pourquoi
leur donner la peine inutile de les appren-
dre deux fois ? Et cependant quels dange-
reux 2:>réjugés ne commence-t-on pas à
leur inspirer , en leur faisant prendre pour
de la science des mots qui n'ont aucun
sens pour eux ! C'est du premier mot dont
l'enfiint se paie , c'est de la première chose
qu il apprend sur la parole d'autrui , sans
en voir l'utilité lui-même , que son juge-
ment est perdu : il aura long-temps à briller
aux yeux des sots , avant qu'il répare une
telle perte (a).
{a) La plupart des savans le sont à la manière
desenfans. La vaste érudition résulte moins d'une
LIVREII. 25 1
Non , si la nature donne au cerveau d'un
enfant cette souplesse qui le rend propre
à recevoir toutes sortes d'impressions, ce
n'est pas pour qu'on y grave des mots de
rois , des dates , des termes de blason , de
sphère , de géographie , et tous ces mots
sans aucun sens pour son âge, et sans
aucune utilité pour quelque âge que ce
soit, dont on accable sa triste et stérile
enfance ; mais c'est pour que toutes les
idées qu'il peut concevoir et qui lui sont
multitude d'idées que d'une multitude d'images.
Les dates, les noms propres-, les lieux, tous les
objets isolés ou dénués d'idées, se retiennent unique-
ment par la mémoire des signes, et rarement se
rappelle-t-on quelqu'une de ces choses sans voir en
môme temps le recto ou le verso de la page où on l'a
lue , ou la figure sous laquelle on la vit la première
fois. Telle étoit à-peu-près la science à la modèles siè-
cles derniers. Celle de notre siècle est autre chose :
on n'étudie plus , on n'observe plus ; on rêve , et
l'on nous donne gravement pour de la philosophie
les rêves de quelques mauvaises nuits. On me dira
que je rêve aussi; ]Qi\. conviens : mais ce que les
autres n'ont garde de faire , je donne mes rêves
pour des rêves , laissant chercher au lecteur s'ils
ont quelque chose d'utile aux gens éveillés.
252 ^ M I r, E.
utiles, toutes celles qui se rapportent à son
bonheur et doivent l'ëclairer un jour sur
tes devoirs^ sy tracent de bonne heure
en caractères ineffaçables , et lui servent
à se conduire pendant sa vie d'une ma-
nière convenable à son être et à ses fa-
cultés.
Sans étudier dans les livres , l'espèce de
mémoire que peut avoir un enfant ne reste
pas pour cela oisive ; tout ce qu'il voit ,
tout ce qu'il entend le frappe et il s'en sou-
vient ; il tient registre en lui-même des
actions , des discours des hommes ; et tout
ce qui l'environne est le livre dans laquel ,
sans y songer, il enrichit continuellement
sa mémoire , en attendant que son juge-
ment puisse en profiter. C'est dans le clioix
de ces objets , c'est dans le soin de lui
présenter sans cesse ceux qu'il peut con-
noître et de lui cacher ceux qu'il doit igno-
rer, que consiste le véritable art de culti-
ver en lui cette première faculté ; et c'est
par là qu'il faut tâcher de lui former un
magasin de connoissauces qui servent à son
éducation durant sa jeunesse et à sa con-
duite dans tous les temps. Cette méthode,
LIVRE II. 255
il est vrai , ne forme point de petits prodi-
ges, et ne fait pas briller les gouvernantes
et les précepteurs ; mais elle forme des
hommes judicieux , robustes , sains de corps
et d'entendement, qui, sans s'être fait ad-
mirer ëtant jeunes, se font honorer ét-ant
grands.
Emile n'apprendra jamais rien par cœur ,
pas même des fables , pas même celles de
La Fontaine , toutes naïves , toutes char-
mantes qu'elles sont ; car les mots des fa-
bles ne sont pas plus les fables, que les mots
de fhistoire ne sont fhistoire. Comment
peut-on s'aveugler assez pour appeler les
fables la morale des enfans , sans songer
que l'apologue en les amusant les abuse,
que sëduits par le mensonge ils laissent
échapper la vëritë, et que ce qu'on fait
pour leur rendre l'instruction agréable les
empêche d'en profiter? Les fables peuvent
instruire les hommes -, mais il faut dire la
vérité nue aux enfans : sitôt qu'on la cou-
vre d'un voile , ils ne se donnent plus la
peine de le lever.
On fait apprendre les fables de La Fon-
taine à tous les enfans , et il n'y en a pas
û54 EMILE.
un seul qui les entende. Quand ils les en^
tendroient , ce seroit encore pis ; car la
morale en est tellement môlée et si dispro-
portionnée à leur âge , qu'elle les porte-
roit plus au vice qu'à la vertu. Ce sont
encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit ;
mais voyons si ce sont des vérités.
Je dis qu'un enfant n'entend point les
fables qu'on lui fait apprendre , parceque ,
quelque effort qu'on finisse pour les rendre
simples , l'instruction qu'on en veut tirer
force d'y faire entrer des idées qu'il ne
peut saisir, et que le tour même de la poé-
sie , en les lui rendant plus faciles à rete-
nir , les lui rend plus difficiles à concevoir;
en sorte qu'on acheté l'agrément aux dé-
pens de la clarté. Sans citer cette multi-
tude de fables qui n'ont rien d'intelligible
ni d'utile pour les enfans , et qu'on leur
fait indiscrètement apprendre avec les au-
tres , parcequ'elles s'y trouvent mêlées ,
bornons-nous à celles que l'auteur semble
ftvoir faites spécialement pour eux.
Je ne connois , dans tout le recueil de La
Fontaine , que cinq ou six fables où brille
éminemmeût la naïveté puérile : de ces
• L I V R E I I. 3,55
Cinq ou six , je prends pour exemple la pre-
mière de toutes (<2), parceque c'est celle
dont la morale est le plus de tout âge , celle
que les enfans saisissent le mieux , celle
qu'ils apprennent avec le plus de plaisir,
enfin celle que pour cela même lauteur a
mise par préférence à la tête de son livre.
En lui supposant réellement lobjet d'être
entendue des enfans, de leur plaire et de
les instruire, cette fable est assurément son
chef-d'œuvre : qu'on me permette donc de
la suivre et de l'examiner en peu de mots.
LE CORBEAU ET LE RENARD,
FABLE.
Maître Corbeau, sur un arbre perché ,
Maître ! que signifie ce mot en lui-mê-
me ? que signifie-t-il au devant d'un nom
propre? quel sens at-il dans cette occa-
sion ?
Qu'est-ce qu'un corbeau ?
Qu'est-ce qn un arbre perché ? L'on ne
• (a) C'est la seconde et non la première , comm*
Va très bien remarqué M. Formey.
356 12 M I L E. 4
dit pas sur un arbre perché ^ Ton dit per-
ché sur un arbre. Par conséquent il faut par-
ler des inversions de la poésie ; il faut dire
ce que c'est que prose et que vers.
Tenoit dans son bec un fromage.
Quel fromage? ëtoit-ce un fromage de
Suisse , de Brie , ou de Hollande ? Si len-
fant n'a point vu de corbeaux , que gagnez-
vous à lui en parler? s'il en a vu, comment
concevra-t-il qu'ils tiennent un fromage à
leur bec ? Faisons toujours des images d'a-
près nature.
Maître Renard , par V odeur alléché ^
Encore un maître.' mais pour celui-ci
c est à bon titre ; il est maître passé dans
les tours de son métier. Il faut dire ce que
c'est qu'un renard , et distinguer son vrai
naturel du caractère de convention qu'il a
dans les fables.
Alléché. Ce mot n'est pas usité. Il le faut
expliquer: il faut dire qu'on ne s'en sert
plus qu'en vers. L'enfant demandera pour-
quoi l'on parle autrement en vers qu'en
prose. Que lui répondrez-vous .'^
Alléché
LIVRE II. 257
Alléché par l'odeur d'un fromage ! Ce
fromage, tenu par un corbeau perché sur
un arbre , devoit avoir beaucoup d'odeur
pour être senti par le renard dans un tail-
lis ou dans son terrier! Es{-ce ainsi que
vous exercez votre élevé à cet esprit de
critique judicieuse c|ui ne s'en laisse im-
poser qu'à bonnes enseignes , et sait dis-
cerner la vérité du mensonge dans les nar-
rations d'autrui ?
Lui tint à-peu-près ce langage :
Ce langage ! Les renards parlent donc ?
ils parlent donc la même langue' que les
corbeaux? Sage précepteur, prends garde
à toi : pesé bien ta réponse avant de la faire:,
elle importe plus que tu n as pensé.
Eh ! bon jour y monsieur le Corbeau !
Monsieur ! titre que Tenfant voit tour-
ner en dérision , même avant qu'il saclie
que c'est un titre d'honneur. Ceux qui di-
sent monsieur du Corbeau auront bien d'au-
tres affaires avant que d'avoir expliqué
ce du.
Tome lo., R,
258 EMILE.
Que vous êtes joli ! que vous me semhlez
beau !
Clieville, redondance inutile. L'enfant,
voyant répéter la même chose en d'autres
termes , apprend à parler lâcliement. Si
vous dites que cette redondance est un art
de Fauteur, et entre dans le dessein du
renard , qui veut paroître multiplier les
ëloges avec les paroles ; cette excuse sera
bonne pour moi , mais non pas pour mon
élevé.
Sans mentir, si votre ramage
Sans mentir ! on ment donc quelquefois ?
' Où en sera Tenfant , si vous lui apprenez
que le renard ne dit sans mentir , que
parcequ'il ment ?
Répondoit à votre plumage ,
Rêpondoit! Que signifie ce mot ? Appre-
nez à l'enfant à comparer des qualités aussi
différentes que l'a voix et le plumage ; vous
verrez comme il vous entendra.
Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix! Qu'est-ce qu'un phénix?
LIVRE I T. z5g
Nous voici tont-à-coup jetés dans la men-
teuse antiquité ; presque dans la mylho-
loi^ie.
Les hôtes de ces bois ! Quel discours fi-
guré ! Le flatfeur ennoblit son langap^e et
lui donne plus de dignité pour le rendre
plus séduisant. Un enfant eniendra-t-il
celte finesse ? sait-il seulement , peut-il sa-
veur , ce que c'est qu'un style noble et nu
style bas?
A ces mois le Corbeau ne se Sent pas de joîe^
Il faut avoir éprouvé déjà des passions
bien vives pour sentir cette expression
2:)roverbiale.
Et^ pour montrer sa belle voix^
N'oubliez pas que, pour entendre ce vers
et toute la fable , Tenfant doit savoir ce
que c'est que la belle voix du corbeau.
Il ouure un large bec, laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable; l'harmonie seule
en fait ima2;e. Je vois nn grand vilain bec
ouvert ; j'entends tomber le fromage à tra-
vers les branches : mais ces sortes de beau-
tés sont perdues pour les enfans.
R2
260 EMILE.
Le Renard s'en saisit , et dit : Mon bon
Monsieur ,
Voilà donc déjà la bonté transformée en
bêtise : assurément on ne perd pas de temps
pour instruire les enfans.
Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n'y sommes
plus.
Vil aux dépens de celui qui U écoute.'
Jamais enfant de dix ans n'entendit c®
vers-là.
Celte leçon vaut bien unfromage , sans doute.
Ceci s'entend , et la pensée est très
bonne. Cependant il y aura encore bien
peu d'enfons qui sachent comparer une
leron à un fromage, et qui ne préférassent
le fromage à la leçon. Il faut donc leur
faire entendre que ce propos n'est qu'une
raillerie. Que de finesse pour des enfans !
Le Corbeau^ honteux et confus ,
Autre pléonasme j mais celui-ci est iiiex*
cusable.
I. I V R E II. 261
Jura , mais un peu tard , qu'on, ne l'y pren-
drait plus.
Jura ! Quel est le sot de maître qui ose
expliquer à Tenfant ce que c'est qu un ser-
ment?
Voilà bien des détails ; bien moins ce-
pendant qu'il n'en faudroit pour analyser
toutes les idées de cette fable , et les ré-
duire aux idées simples et élémentaires dont
chacune d'elles est composée. Mais qui
est-ce qui croit avoir besoin de cette ana-
lyse pour se faire entendre à la Jeunesse ?
Nul de nous n'est assez philosophe pour
savoir se mettre à la place d'un enfant.
Passons maintenant à la morale.
Je demande si c'est à des enfans de six
ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hom-
mes qui flattent et mentent pour leur pro-
fit. On pourroit tout au plus leur appren-
dre qu'il y a des railleurs qui persiflent
les petits garçons , et se moquent en se-
cret de leur sotte vanité : mais le fromage
gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas
le laisser tomber de leur bec , qu'à le faire
tomber du bec d'un autre. C'est ici mon
R 3
sG.^ >' M I L E.
second paradoxe , et ce n est pas le moins
important.
Suivezles enfans apprenant leurs fables,
et vous verrez que, quand ils sont en état
d'en faire T application , ils en font pres-
que toujours une contraire à 1 intention
de Fauteur , et qu'au lieu de s'observer sur
le défaut dont on les veut guérir ou pré-
server , ils penchât à aimer le vice avec
lequel on tire [arti des défauts des autres.
Dans la fable précédente les enfans se
moquent du corbeau , mais ils s'affection-
nent tous au renard. Dans la fable qui
suit^ vous croyez leur donner la cigale pour
exemple; et point du tout , c'est la fourmi
qu'ils choisiront. On n aime point à s'hu-
milier ; ils prendront toujours le beau rôle;
c'est le cho'x de l'amour-propre , c'est un
choix très naturel. Or quelle horrible le-
çon pour l'enfance ! Le plus odieux de
tous les monstres seroit un enfant avare
et dur , qui sauroit ce qu'on lui demande
et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus en-
core, elle lui apprend à railler dans ses
refus.
Dans toutes les fables où le lion est un
r I V R E II. 263
des personnages, comme c'est d^ ordinaire
le plus brillant, Tenfant ne manque point
de se faire lion ; et, quand il préside à quel-
que partage , bien instruit par son inodele,
il a grand soin de s'emparer de tout. Mais
quand le moucheron terrasse le lion, c'est
une autre affaire ; alors T enfant n'est plus
lion , il est moucheron. Il apprend à tuer
lin jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'ose-
roit attaquer de pied ferme.
Dans la fable du loup maigre et du chien
gras , au lieu d'une leçon de modération
qu'on prétend ] ui donner , il en prend une
de hcence. Je n'oubherai jamais d'avoir vu
beaucoup pleurer une petite fille qu'on
avoit désolée avec cette fable , tout en lui
jDrêcliant toujours la docilité. On eut peine
à savoir la cause* de ses pleurs , on la sut
enfin. La pauvre enfant s'ennuyoit d'être
à la chaîne ; elle se sentoit le cou pelé ; elle
pleuroit de n'être pas loup.
Ainsi donc la morale de la première fa-
ble citée est pour l'enfant une leçon de la
plus basse flatterie ; celle de la seconde une
leçon d'inhumanité ; celle de la troisième une
leçon d'injustice; celle de la quatrième une
R 4
2^4 :é M I L E.
leçon de satyre ; celle de la cinquième une
leçon d'indépendance. Cette dernière le-
çon , pour être superflue à mon élevé, n en
est pas plus convenable aux vôtres. Quand
vous leur donnez des préceptes qui se con^
tredisent , quel fruit espérez - vous de
vos soins? Mais peut-être, à cela près,
toute cette morale qui me sert d'objection
contre les fables , fournit-elle autant de rai-
sons de les conserver. Il faut une morale
en paroles et une en actions dans la so-
ciété , et ces deux morales ne se ressem-
blent point. La première est dans le caté-
chisme , où on la laisse ; Tautre est dans
les fables de La Fontaine pour les enfans ,
et dans ses contes pour les mères. Le mê-
me auteur suffit à tout.
Composons, monsieur de la Fontaine. Je
promets, quant à moi, de vous lire avec
choix, de vous aimer , de m'instruire dans
vos fables ; car j'espère ne pas me tromper
sur leur objet. Mais pour mon élevé, per-
mettez que je ne lui en laisse pas étudier une
seule, jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé
qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses
dont il ne comprendra pas le quart ; que ,
LIVRE II. 265
dans celles qu'il pourra comprendre^ il ne
prendra jamais le change, et quau lieu de
se corriger sur la dupe , il ne s^e formera
pas sur le frippon.
En ôtant ainsi tous les devoirs des enfans,
j'ôte les instrumens de leur plus grande
misère, savoir les livres. La lecture est le
flëau de T enfance , et presque la seule
occupation qu'on lui sait donner. A peine
à douze ans Emile saura-t-il ce que c'est
qu'un livre. Mais il faut bien, au moins ,
dira-t-on , qu il sache lire. J'en conviens :
il faut qu'il sache lire quand la lecture
lui est utile ; jusqu'alors elle n'est bonne
qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des enfans par
obéissance , il s'ensuit qu'ils ne peuvent
rien apprendre dont ils ne sentent l'avan-
tage actuel et présent , soit d'agrément, soit
d'utilité ; autrement quel motif les porte-
roit à l'apprendre ? L'art de parler aux
absens et de les entendre , l'art de leur
communiquer au loin sans médiateur nos
sentimens , nos volontés, nos désirs, est
*un art dont l'utilité peut être rendue sen-
sible à tous les âges. Par quel prodige cet
266 EMILE.
art, si utile et si agréable, est-il devenu un
tourment pour l'enfance ? parcequ'on la
contraint de s'y appliquer malgré elle , et
qu'on le met k des usages auxquels elle
lie comprend rien. Un enfant n'est pas fort
curieux de perfectionner l'instrument avec
lequel on le tourmente ; mais faites que
cet instrument serve à ses plaisirs , et bien-
tôt il s'y appliquera malgré vous.
On se fait une grande affaire de chercher
les meilleures méLliodes d'apprendre à lire ;
on invente des bureaux , des cartes ; on
fait de la chambre d'un enfant un attelier
d'imprimerie : Locke veut qu'il apprenne
Il lire avec des dés. Ne voilà - 1 - il pas
ime invention bien trouvée ? Quelle pitié !
Un moyen plus sur que tous ceux-là , et
celui qu'on oublie toujours^ est le désir
d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir,
puis laissez là vos bureaux et vos dés ; toute
méthode lui sera bonne.
L'intérêt présent , voilà le grand mobile,
le seul qui mené sûrement et loin. Emile
reçoit quelquefois de son père , de sa mère ,
de ses parens, de ses amis, des billets d in.
vitation pour un dîner, pour une prome-
LIVRE II. 267
nade, pour une partie sur Teau, pour voir
quelque fête publique. Ces billets sont
courts , clairs , nets , bien écrits. Il faut
trouver quelqu'un qui les lui lise : ce
quelqu'un , ou ne se trouve pas toujours
à point nommé , ou rend à Fenfant le
peu de complaisance que Fenfant eut pour
lui la veille. Ainsi Foccasion , le moment
se passe. On lui lit enfin le billet , mais
il n'est plus temps. Ah ! si Fon eût su
lire soi-même ! On en reçoit d'autres ; ils
sont si courts ! le sujet en est si intéressant !
on voudroit essayer de les déchiffrer; on
trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus.
On s'évertue ; on déchiffre enfin la moitié
d'un billet. Il s'agit d'aller demain manger
de la crème on ne sait où ni avec
qui combien on fait d'efforts pour
lire le reste ! Je ne crois pas qu'Emile ait
besoin du bureau. Parlerai -je à présent de
l'écriture ? Non ; j'ai honte de m'amuser
à ces niaiseries dans un traité de Féduca-
tion.
J'ajouterai ce seul mot qui fait une
importante maxime; c'est que d'ordinaire
on obtient très sûrement et très vite ce
â68 j; M I L E.
qu'on n'est point pressé d obtenir. Je suis
presque sûr qu'Emile saura parfaitement
lire et écrire avant Tâge de dix ans, pré-
cisément parcequil m'importe fort peu
qu'il le sache avant quinze : mais j'aime-
rois mieux qu'il ne sût jamais lire, que
d'acheter cette science au prix de tout ce
qui peut la rendre utile : de quoi lui ser-
vira la lecture quand on l'en aura rebuté
pour jamais ? Id in prlmis cavere oportebit ,
ne studia, gui amare iiondum poterit , oderit,
et amaritudiiiem semelpercepLam etiam ultra
rudes annos reformidet (a).
Plus j'insiste sur ma méthode inactive ,
plus je sens les objections se renforcer.
Si votre élevé n'apprend rien de vous , il
apprendra des autres. Si vous ne j^révenez
l'erreur par la vérité , il apprendra des men-
songes : les préjugés que vous craignez
de lui donner , il les recevra de tout ce
qui l'environne ; ils entreront par tous ses
sens ; ou ils corrompront sa raison, même
avant cju'elle soit formée; ou son esprit,
engourdi par une longue inaction , s'absor-
^ ' — . .,— , --■ ■ i' I I ■ Il ■ '■
(a) Quintil. L, i. c. i.
LIVRE II. 269
bera dans la matière. L'inhabitude de penser
dans Fenfance en ôte la faculté durant le
reste de la vie.
Il me semble que je pourrois aisément
répondre à cela ; mais pourquoi toujours
des réponses ? Si ma méthode répond d'elle-
même aux objections , elle est bonne ; sî
elle n'y répond pas , elle ne vaut rien. Je
poursuis.
Si, surle plan que j'ai commencé de tracer,
vous suivez des règles directement con-
traires à celles qui sont établies ; si , au lieu
de porter au loin l'esprit de votre élevé,
si , au lieu de l'égarer sans cesse en d'autres
lieux , en d'autres climats , en d'autres
siècles, aux extrémités de la terre et jusques
dans les cieux, vous vous appliquez à le
tenir toujours en lui-même et attentif à
ce qui le touche immédiatement ; alors
vous le trouverez capable de perception ,
de mémoire , et même de raisonnement ;
c'est l'ordre de la nature. A mesure que
l'être sensitif devient actif, il acquiert un
discernement proportionnel à ses forces ;
ç-t ce n'est qu'avec la force surabondante
à celle dojit il a besoin pour se conserver ,
270 EMILE.
que se développe en lui la faculté spécula-
tive propre à employer cet excès de force
à d'autres usages. Voulez-vous donc cul-
tiver rintelligence de votre élevé ? cultivez
les forces (|u'elle doit gouverner. Exercez
continuellement son corps ; rendez-le ro-
buste et sain pour le rendre sage et rai-
sonnable ; quil travaille, qu il agisse, qu'il
coure , qu'il crie , qu'il soit toujours en.
mouvement ; qu'il soit homme par la vi-
gueur, et bientôt il le sera par la raison.
Vous l'abrutiriez, il est vrai, par cette
méthode , si vous alliez toujours le diri-
geant, toujours lui disant. Va, viens, reste,
fais ceci , ne fais pas cela. Si votre tête
conduit toujours ses bras , la sienne lui
devient inutile. Mais souvenez-vous de nos
conventions : si vous n'êtes qu'un pédant ,
ce nest pas la peine de me lire.
C'est une erreur bien pitoyable d'imagi-
ner que l'exercice du corps nuise aux
opérations de l'esprit ; comme si ces deux
actions ne dévoient pas marcher de concert,
et c[ue l'une ne dut pas toujours diriger
l'autre î
11 y a deux sortes d'hommes dont les
L I V R E ir. 271'
corps sont dans un exercice continuel , et
qui sûrement songent aussi peu les uns
que les autres à cultiver leur ame ; savoir ,
les paysans et les sauvages. Les premiers
sont rustres , grossiers , mal-adroits ; les
autres , connus par leur grand sens , le
sont encore par la subtilité de leur esprit :
généralement il n y a rien de plus lourd
qu'un paysan , ni rien de plus fin qu'un
sauvage. D'où vient cette différence? c est
que le premier, faisant toujours ce qu'on
lui commande , ou ce qu'il a vu faire à
son père, ou ce qu'il a fait lui-même dès
sa jeunesse, ne va jamais que par routine ;
et, dans sa vie presque automate, occupé
sans cesse des mêmes travaux, l'habitude
et l'obéissance lui tiennent lieu de raison.
Pour le sauvage , c'est autre chose ; n'é-
tant attaché à aucun lieu, n'ayant point
de tâche prescrite ^ n'obéissant à personne,
sans autre loi que sa volonté, il est forcé
de raisonner à chaque action de sa vie ;
il ne fait pas un mouvement, pas un pas ,
sans en avoir d'avance envisaçré les suites.
Ainsi , plus son corps s'exerce , plus son
273 EMILE.
esprit s'éclaîre; sa force et sa raison croissent
à la fois et s'étendent Tune par l'autre.
Savant précepteur , voyons lequel de nos
deux élevés ressemble au sauvage , et lequel
ressemble au paysan. Soumis en tout à
une autorité toujours enseignante, le vôtre
ne fait rien que sur parole ; il n'ose man-
ger quand il a faim , ni rire quand il est
gai , ni pleurer quand il est triste , ni
présenter une main pour l'autre , ni remuer
le pied que comme on le lui prescrit ; bien-
tôt il n'osera respirer que sur vos règles.
A quoi voulez-vous qu'il pense , quand vous
pensez à tout pour lui ? Assuré de votre
prévoyance, qu'a-t-il besoin d'en avoir ?
Voyant que vous vous chargez de sa con-
servation , de son bien-être , il se sent dé-
livré de ce soin ; son jugement se repose
sur le vôtre ; tout ce que vous ne lui défen-
dez pas, il le fait sans réilexion, sachant
bien qu'il le fait sans risque. Qu'a-t-il besoin
d'apprendre à prévoir la pluie ? il sait que
vous regardez au ciel pour lui. Qu'a-t-il
besoin de régler sa promenade ? il ne craint
pas que vous lui laissiez passer l'heure du
dîner.
LIVRE ï I. 273
dîner. Tant que vous ne lui défendez pas
de manger, il mange ; quand vous le lui
défendez , il ne mange plus ; il n'écoute
plus les avis de son estomac , mais les vôtres.;
Yous avez beau ramollir son corps dans
Finaction , vous n'en rendez pas son enten-
dement plus flexible. Tout au contraire ,;
vous achevez de décréditer la raison dans
son esprit, en lui faisant user le peu qu'il
en a sur les choses qui lui paroissent le plus
inutiles. Ne voyant jamais à quoi elle est
bonne , il juge enfm qu'elle n'est bonne à
rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal
raisonner sera d'être repris ; et il l'est sî
souvent , qu'il n'y songe guère ; un danger^
si commun ne l'effraie plus.
Vous lui trouvez pourtant de l'esprit ; et'
il en a pour babiller avec les femmes , suc
le ton dont j'ai déjà parlé : mais qu'il soit
dans le cas d'avoir à payer de sa personne,
à prendre un parti dans quelque occasion
difficile , vous le verrez cent fois plus stu-
pide et plus bête c[ue le fils du plus gros
manant.
Pour mon élevé, ou plutôt celui de la,
nature , exercé de bonne heure à se suf-r
JTome lo.j §
274 iê m: IX E.
fire à lui-même autant qu'il est possible»
il ne s accoutume point à recourir sans
cesse aux autres , encore moins à leur étaler
son grand savoir. En revanche il juge , il
prévoit , il raisonne en tout ce qui se rap-
porte immédiatement à lui. Il ne jase pas ,
il agit ; il ne sait pas un mot de ce qui
se fait dans le monde , mais il sait fort
bien faire ce qui lui convient. Comme il est
sans cesse en mouvement, il est forcé d'ob-
server beaucoup de choses , de connoître
beaucoup d'effets ; il acquiert de bonne
heure une grande expérience : il prend ses
leçons de la nature et non pas des hommes ;
il s'instruit d'autant mieux qu'il ne voit
nulle part l'intention de l'instruire. Ainsi
son corps et son esprit s'exercent à la fois.
•Agissant toujours d'après sa pensée , et
non d'après celle d'un autre , il unit con-
tinuellement deux opérations ; plus il se
rend fort et robuste , plus il devient sensé
eX judicieux. C'est le moyen d'avoir un
jour ce qu'on croit incompatible , et ce que
presque tous les grands hommes ont réu-
ni , la force du corps et celle de l'ame , la
raison d'un sage et la vigueur d'un athlète.,
t I V R E 1 1. ïxyS
Jeune instituteur, je vous prêche un art
(difficile; c'est de gouverner sans précep-
tes , et de tout faire en ne faisant rien. Cet
art, j'en conviens, nest pas de votre âge;
il n'est pas propre à faire briller d'abord
vos talens, ni à vous faire valoir auprès des
pères : mais c'est le seul propre à réussir.
.Vous ne parviendrez jamais à faire des sa-
ges , si vous ne faites d'abord des polissons :
c'étoit l'éducation des Spartiates -, au lieu
de les coller sur des livres , on commen-
çoit par leur apprendre à voler leur dîner.
Les Spartiates étoient-ils pour cela gros*
siers étant grands ? Qui ne connoît la force
et le sel de leurs reparties? Toujours faits
pour vaincre , ils écrasoient leurs ennemis
en toute espèce de guerre ; et les babillards
Athéniens craignoient autant leurs mots
que leurs coups*
Dans les éducations les plus soignées,
le maître commande et croit gouverner :
c'est en effet l'enfant qui gouverne. Il se sert
de ce que vous exigez de lai pour obtenir de
vous ce qu'il lui plaît, et il sait toujours
vous faire payer une heure d'assiduité par
iiuit jours de complaisance, A chaque in-
S 2
276 Jl îVt I L E.
stant il faut pactiser avec lui. Ces traitas ,
que vous proposez à votre mode , et qu'il
exécute à la sienne , tournent toujours au
profit de ses fantaisies, sur-tout quand on a
la mal-adresse de mettre en condition pour
son profit ce qu'il est bien sur d'obtenir,
soit qu il remplisse ou non la condition
qu'on lui impose en échange. L enfant ,
pour l'ordinaire , lit beau,coup mieux dans
l'esprit du maître, que le maître dans le
cœur de l'enfant. Et cela doit être : car toute
la sagacité qu'eût employée l'enfant livré à
lui-même à pourvoir à la conservation de
sa personne , il l'emploie à sauver sa li-
berté naturelle des chaînes de son tyran ;
au lieu que celui-ci , n'ayant nul intérêt
si pressant à pénétrer l'autre , trouve quel-
quefois mieux son compte à lui laisser sa
paresse ou sa vanité.
Prenez une route opposée avec votre
élevé; qu'il croie toujours être le maître,
et que ce soit toujours vous qui le soyez.
Il n'y a point d'assujettissement si parfait
que celui qui garde l'apparence de la li-
berté : on captive ainsi la volonté même. Le
pauvre eoiant qui ne sait rien , qui ne peut
L I V K E II. 277
n'en, qui ne connoît rien, n'est -il pas à
votre merci ? Ne disposez - vous pas , par
rapport à lui, de tout ce qui Tenvironne ?
N'êtes-vous pas le maître de TafTecter com-
me il vous plaît? Ses travaux, ses jeux,-
ses plaisirs , ses peines , tout n'est - il pas
dans vos mains sans qu'il le sache? Sans
doute il ne doit faire que ce qu'il veut ;
mais il ne doit vouloir que ce que vous vou-
lez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas
que vous ne l'ayez prévu , il ne doit pas
ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce
qu'il va dire.
C'est alors qu'il pourra se livrer aux exer-
cices du corps , que lui demande son âge ,
sans abrutir son esprit; c'est alors qu'au
lieu d'aiguiser sa ruse à éluder un incom-
mode empire, vous le verrez s'occuper uni-
quement à tirer de tout ce qui l'environne
le parti le plus avantageux pour son bien-
être actuel ; c'est alors que vous serez éton-
né de la subtihté de ses inventions pour
^'approprier tous les objets auxquels il peut
atteindre, et pour jouir vraiment des cho-
ses sans le secours de l'opinion.
En le laissant ainsi maître de ses volon-
S 3
ZjB lî M I L E.
tés , vous ne fomenterez point ses capri-
ces. Et ne faisant jamais que ce qui lui
convient , il ne fera bientôt que ce qu il
doit faire ; et , bien que son corps soit dans
un mouvement continuel , tant qu il s'a-
gira de son intérêt présent et sensible ,
vous verrez toute la raison dont il est capa-
ble se développer beaucoup mieux et d'une
manière beaucoup plus appropriée à lui ,
que dans des études de pure spéculation.
Ainsi , ne vous voyant point attentif à
contrarier , ne se défiant point de vous ,
n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trom-
pera point , il ne vous mentira point ; il se
montrera tel qu il est sans crainte ; vous
pourrez Tétudier tout à votre aise, et dis-
poser tout autour de lui les leçons que vous
voulez lui donner , sans qu'il pense jamais
en recevoir aucune.
Il n'épiera point non plus vos mœurs
avec une curieuse jalousie , et ne se fera
point un plaisir secret de vous prendre en
faute. Cet inconvénient que nous préve-
nons est très grand. Un des premiers soins
des enfans est, comme je l'ai dit, de dé-
couvrir le foible de ceux qui les gouver-
LIVRE II. 279
Xient. Ce penchant porte à la méchanceté ,
mais il n'en vient pas : il vient du besoia
d'ëluder une autorité qui les importune.;
Surchargés du joug qu'on leur impose , ils
cherchent à le secouer; et les défauts qu'ils
trouvent dans les maîtres leur fournissent
de bons moyens pour cela. Cependant l'ha-
bitude se prend d'observer les gens par
leurs défauts , et de se plaire à leur en
trouver. Il est clair que voilà encore une
source de vices bouchée dans le cœur d'E-
mile ; n'ayant nul intérêt à me trouver des
défauts y il ne m'en cherchera pas , et sera
peu tenté d'en chercher à d'autres.
Toutes ces pratic|ues semblent difficiles
parcequ'on ne s'en avise pas, mais dans le
fond elles ne doivent point fêtre. On est
en droit de vous supposer les lumières né-
cessaires pour exercer le métier que vous
avez choisi ; on doit présumer que vous
connoissez la marche naturelle du cœur
humain , que vous savez étudier l'homme
et l'individu , que vous savez d'avance à
quoi se pliera la volonté de votre élevé à
l'occasion de tous les objets intcressans
pour son âge que vous ferez passer sous
S4
ISSo ^ M 1 L E.
ses yeux. Or , avoir les instrumens et bien
savoir leur usage, n'est-ce pas être maître
de r opération ?
Vous objectez les caprices de Tenfant :
et vous avez tort. Le caprice des enfans
Il est jamais l'ouvrage de la nature , mais
d'une mauvaise discipline : c'est qu'ils ont
obéi ou commandé ; et j'ai dit cent fois
qu'il ne falloit ni l'un ni l'autre. Votre
ëleve n'aura donc de caprices que ceux que
vous lui aurez donnés; il est juste que vous
portiez la peine de vos fautes. Mais, direz-
vous, comment y remédier.** Cela se peut
encore , avec une meilleure conduite et
beaucoup de patience.
Je m'étois chargé, durant quelques semai-
nes , d'un enfant accoutumé non seulement
à faire ses volontés , mais encore à les faire
faire à tout le monde , par conséquent plein
de fantaisies. Dès le premier jour , pour
mettre à l'essai ma complaisance , il vou-
lut se lever à minuit. Au plus fort de mon
sommeil il saute à bas de son lit , prend
sa robe-de-chambre , et m'appelle. Je me
leve^ j'allume la chandelle ; il n'en vouloit
pas davantage ; au bout d'un quart-d'heure
L I V R E II. 281
le sommeil le gagne, et il se recouche con-
tent de son épreuve. Deux jours après , il
la rëitere avec le même succès , et de ma
part sans le nioindre'^îgne d'impatience.
Comme il m embrassoit en se recouchant,
je lui dis très posément : Mon petit ami ,
cela va fort bien ; mais n'y revenez plus.
Ce mot excita sa curiosité , et , dès le len-
demain , voulant voir un peu comment
j'oserois lui désobéir, il ne manqua pas de
se relever à la même heure , et de m'ap-
peler. Je lui demandai ce qu'il vouloit. Il
me dit qu'il ne pouvoit dormir. Tant-pîs ,
repris-je, et je me tins coi. Il me pria d al-
lumer la chandelle : Pourquoi faire? et je
me tins coi. Ce ton laconique commençoit
à l'embarrasser. Il s'en fut à tâtons cher-
cher le fusil , qu'il fit semblant de battre ;
et je ne pouvois m'empêcher de rire en
l'entendant ee donner des coups sur les
doigts. Enfin , bien convaincu qu'il n'en
viendroit pas à bout , il m'apporta le bri-
quet à mon lit : je lui dis que je n'en avois
que faire, et me tournai de i autre coté.
Alors il se mit à courir étourdiment par la
chambre , criant , chantant , faisant beau-
282 É M. I L E.
coup de bruit , se donnant , à la table et
aux chaises , des coups , qu il avoit grand
soin de modérer, et dont il ne laissoit pas
de crier bien fort , espérant me causer de
Imquiétude. Tout cela ne prenoit point,
et je vis que, comptant sur de belles ex-
hortations ou sur de la colère, il ne s'étoit
nullement arrangé pour ce sang froid*
Cependant , rësolu de vaincre ma pa-
tience à force d opiniâtreté , il continua son
tintamarre avec un tel succès , qu à la fin
je m'échauffai ; et pressentant que j'allois
tout gâter par un emportement hors de pro-
pos, je pris mon parti d'une autre manière.
Je me levai sans rien dire, j'allai au fusil
que je ne trouvai point ; je le lui deman-
de , il me le donne , pétillant de joie d'a-
voir enfin triomphé de moi. Je bats le fu-
sil , j'allume la cliandelle , je prends par la
main mon petit bon-homme , je le mené
tranquillement dans un cabinet voisin dont
les volets étoient bien fermés et où il n'y
avoit rien à casser : je l'y laisse sans lumiè-
re ; puis fermant sur lui la porte à la clef,
je retourne me coucher sans lui avoir dit
un seul mot. Il ne faut pas demander si
LIVRE II. 285
d'abord il y eut du vacarme; je m'y étois
attendu : je ne m'en ëmus point. Enfin le
bruit s'appaise; j'ëcoute, je l'entends s'ar-
ranger, je me tranquillise. Le lendemain
j'entre au jour dans le cabinet ; je trouve
mon petit mutin couché sur un lit de re-
pos , et dormant d'un profond sommeil ,
dont , après tant de fatigue , il devoit avoir
grand besoin.
L'affaire ne finit pas là. La mère apprit
que Tenfant avoit passé les deux tiers de la
nuit hors de son lit. Aussitôt tout fut
perdu , c'étoit un enfant autant que mort.
Voyant Toccasion bonne pour se venger ,
il fit le malade, sans prévoir quil n'y ga-
gneroit rien. Le médecin fut appelé. Mal-
heureusement pour la mère , ce médecin,
ëtoit un plaisant , qui , pour s'amuser de
ses frayeurs , s'appliquait à les augmenter.
Cependant il me dit à l'oreille ; Laissez-
moi ^feire , je vous promets que l'enfant
sera guéri pour quelque temps de la fan-
taisie d'être malade. En effeb' la diète et
la chambre furent prescrites , et il fut re-
commandé à l'apothicaire. Je soupirois de
voir cette pauvre mère ainsi la dupe de
284 M M I r. B.
tout ce qui Tenvironnoit, excepte moî seul,
qu'elle prit en haine, précisément parce-
que je ne la trompois pas.
Après des reproches assez durs , elle mo
dit que son fils étoit délicat , qu'il étoit Tu-
nique héritier de sa famille , qu'il falloit le
conserver à quelque prix que ce fut , et
qu'elle ne vouloit pas qu'il fut contrarié.
En cela j'étois bien d'accord avec elle ;
mais elle entendoit par le contrarier ne lui
pas obéir en tout. Je vis qu'il falloit pren-
dre avec la mère le même ton qu'avec
l'enfant. Madame, lui dis-je assez froide-
ment , je ne sais point comment on élevé
un héritier , et , qui plus est , je ne veux
pas l'apprendre ; vous pouvez vous arran-
ger là-dessus. On avoit besoin de moi pour
quelque temps encore : le père ap[)aisa
tout ; la mère écrivit au précepteur de hâ-
ter son retour ; et l'enfant , voyant qu'il
ne gagnoit rien à troubler mon sommeil
ni à être malade , prit enfin le parti de
dormir lui-rfiéme et de se bien porter.
On ne sauroit imaginer à combien de pa-
reils caprices le petit tyran avoit asservi
son malheureux gouverneur ; car fcduca-
LIVRE II. aS5
tîon se faisoit sous les yeux de la mère qui
ne soufTroit pas que riiëritierfùt désobéi en
rien. A quelque heure qu'il voulut sortir ,
il falloit être prêt pour le mener, ou plutôt
pour le suivre , et il avoit toujours grand
soin de choisir le moment où il voyoit son
gouverneur le plus occupé. Il voulut user
sur moi du même empire , et se venger
le jour du repos qu'il étoit forcé de me lais»
scr la nuit. Je me prêtai de bon cœur à
tout , et je commençai par bien constater
à ses propres yeux le plaisir que j'avois à
lui complaire; après cela, quand il fut
question de le guérir de sa fantaisie, je m'y
pris autrement.
Il fallut d'abord le mettre daus son tort,
et cela ne fut pas difficile. Sachant que les
enfans ne songent jamais qu'au présent,
je pris sur lui le facile avantage de la pré-
voyance ; j'eus soin de lui procurer au
logis uji amusement que je savois être ex-
trêmement de son goût ; et , dans le moment
où je l'en vis le plus engoué , jallai lui
proposer un tour de promenade ; il me ren-
voya bien loin : j'insistai, il ne m'écouta
pas; il fallut me rendre^ etiluotaprécieu-
286 ^ M I L E.
sèment en lui-même ce signe d assujettiâ-
ment.
Le lendemain ce fut mon tour ; il s'en-
ïiuya , j'y avois pourvu ; moi , au contraire,
je paroissois profondément occupé. Il n'en
falloit pas tant pour le déterminer. Il ne
manqua pas de venir m' arracher à mon
travail pour le mener promener au plus
vite. Je refusai , il s'obstina. Non , lui dis-
je% en faisant votre volonté vous m'avez
appris à faire la mienne ; je ne veux pas
sortir. Hé bien, reprit-il vivement , je sor-
tirai tout seul. Comme vous voudrez. Et
je reprends mon travail.
Il s'habille , un peu inquiet de voir que
je le laissois faire et que je ne l'imitois
pas. Prêt à sortir il vient me saluer ; je le
salue ; il tâche de m'alarmer par le récit
dos courses qu'il va faire ; à l'entendre, on
eut cru qu'il alloit au bout du monde. Sans
m' émouvoir , je lui souhaite un bon voyage.
Son embarras redouble. Cependant il fait
bonne contenance , et prêt à sortir , il dit à
son laquais de le suivre. Le laquais , déjà
prévenu, répond qu'il n'a pas le temps, et
qu'occupé par mes ordres , il doit m'obéir
L I V R E I I. 1%J
plutôt qu'à lui. Pour le coup lenfant n'y
est plus. Comment concevoir qu'on le laisse
sortir seul , lui qui se croit l'être impor-
tant à tous les autres , et pense que le ciel
et la terre sont intéressés à sa conserva-
tion ? Cependant il commence à sentir sa
foi blesse ; il comprend qutl se va trouver
seul au milieu de gens qui ne le connois-
sent pas ; il voit d'avance les risques qu'il
va courir : l'obstination seule le soutient
encore; il descend lescalier lentement et
fort interdit. Il entre enfin dans la rue , se
consolant un peu du mal qui lui peut arri-
ver par Tespoir qu'on m'en rendra respon-
sable.
G'étoit là que je l'attendois. Tout étoit
préparé d'avance ; et comme il s'agissoit
d'une espèce de scène publique , je m'é-
tois muni du consentement du père. A
peine avoit-il fait quelques pas, qu'il en-
tend à droite et à gauche différens propos
sur son compte. Voisin, le joli monsieur!
oii*va-t-il ainsi tout seul? Il va se perdre :
je veux le prier d'entrer chez nous. Voisi-
ne j gardez-vous-en bien. Ne voyez- vous pas
que cest un petit libertin qu'on a chassé
a88 ^ M I L E.
de la maison de son père parceqù'îl ne
vouloit rien valoir ? il ne faut pas retirer
les libertins ; laissez-le aller oh il voudra.
Hé bien donc ! que Dieu le conduise ! je
serois fâchée qu'il lui arrivât malheur. Un
peu plus loin il rencontre des polissons à-
peu-près de soi* âge , qui lagacent et se mo-
quent de lui. Plus il avance , plus il trouve
d'embarras. Seul et sans protection , il so
voit le jouet de tout le monde, et il éprouve
avec beaucoup de surprise que son nœud
d'épaule et son parement d'or ne le font
pas plus respecter.
Cependant un de mes amis , qu'il ne con-
noissoit point , et que j'avois chargé de
veiller sur lui, le suivoit pas à pas sans qu'il
y prît garde , et l'accosta quand il en fut
temps. Ce rôle , qui ressembloit à celui
de Sbrigani dans Pourceaugnac , dem an-
doit un homme d'esprit , et fut parfaitement
rempli. Sans rendre l'enfant timide et crain-
tif en le frappant d'un trop grand effroi ,
il lui fit si bien sentir l'imprudence* de
son équipée , qu'au bout d'une demi-heure
il me le ramena souple , confus , n'osant
^ever les yeux..
goiir
fc I V R È I f, S89
Pour achever le désastre de son expé^
dition, précisément au moment qu'il ren-
troit, son père descendoit pour sortir, etlô
rencontra sur l'escalier. Il fallut dire d'où
il venoit et pourquoi je n'étois pas aved
lui (a). Le pauvre enfant eût voulu être»
cent pieds sous terre. Sans s'amuser à lui
faire une longue réprimande , le père lui
dit plus sèchement que je ne m'y serois
attendu : <Juand vous voudrez sortir seul^-
vous entêtes le maître ; mais comme je ne
veux point d'un bandit dans ma maison,;
quand cela vous arrivera ayez soin de n'y^
plus rentrer.
. Pour moi je le reçus sans reproche et;
sans raillerie , mais avec un peu de gra-
vité ; et , de peur qu'il ne soupçonnât quô
tout ce qui s'étoit passé n'étoit qu'un jeu y
je ne voulus point le mener promener leJ
même jour. Le lendemain je vis avec grand
plaisir qu'il passoit avec moi d'un air dô
» • I ^i^— ^— i^»» I I «n
(a) En c£ts pareil on peut sans risque exiger d'uii
enfant la vérité , car il sait bien alors qu'il ne sau-
roit la déguiser, et que s'il osoit dire un mensonge ;,
il en seroit à l'instant conyaincu.
Tome 10, 'A"
200 li M 1 L E.
triomphe devant les mêmes gens qui se--
toient moqués de lui la veille pour l'avoir
rencontré tout seul. On conçoit bien qu il
ne me menaça plus de sortir sans moi.
C'est par ces moyens et d'autres sem-
blables que , durant le peu de temps que
je fus avec lui , je vins à bout de lui faire
faire tout ce que je voulois sans lui rien
prescrire, sans lui rien défendre, sans ser-
mons , sans exhortations , sans l'ennuyer
de leçons inutiles. Aussi, tant que je parlols
il étoit content, mais mon silence le tenoit
en crainte; ilcomprenoit que quelque chose
n'alloit pas bien, et toujours la leçon lui
venoit de la chose même. Mais revenons.
Non seulement ces exercices continuels ,
ainsi laissés à la seule direction de la nature,
en fortifiant le corps n abrutissent point
Tesprit; mais au contraire ils forment en
nous la seule espèce de raison dont I«
premier âge soit susceptible , et la plus
nécessaire à quelque âge que ce soit. Us
nous apprennent à bien connoître fusage
de nos forces , les rapports de nos corps
aux corps environnans, f usage des instru*
mens naturels qui sont à notre portée
LIVRE II. 391
et qiii conviennent à nos organes. Y a-t-il
quelque stupidité pareille à celle d'un enfant
élevé toujours dans la chambre et sous les
yeux de sa mère , lequel , ignorant ce que
c'est que poids et que résistance , veut arra-
cher un grand arbre, ou soulever un rocher ?
La première fois que je sortis de Genève ,
je voulois suivre un cheval au galop , je
jetois des {)ierres contre la montagne de
Saleve, qui étoit à deux lieues de moi ; jouet
de tous les enfans du village, j'étois un
véritable idiot pour eux. A dix-huir ans
on apprend en philosophie ce que c'esb
qu'un levier ; il n'y a point de petit paysan
à douze qui ne sache se servir d'un levier
mieux que le premier méchanicien de 1 a-
cadémie. Les leçons que les écoliers pren-
nent entre eux dans la cour du collège leur
sont cent fois plus utiles que tout ce qu'on
leur dira jamais dans la classe.
Voyez un chat entrer pour la première
fois dans une chambre ; il visite , il regarde ♦
il flaire , il ne reste pas un moment en
repos , il ne se fie à rien qu'après avoir tout
examiné, tout connu. Ainsi fait un enfant
commençant ti marclier , et entrant , pour
T 2
îigS EMILE.
ainsi dire , dans l'espace du monde. Tout©
la différence est qu à la vue commune à
Tenfant et au chat, le premier joint, pour
observer, les mains que lui donna la nature,
et l'autre l'odorat subtil dont elle la doué.
Cette disposition, bien ou mal cultivée, est
ce qui rend les enfans adroits ou lourds,
pesans ou dispos, étourdis ou prudens.
Les premiers mouvemens naturels de
riionime étant donc de se mesurer avec
tout ce qui l'environne , et d'éprouver dans
chacpfe objet qu'il apj^erçoit toutes les
qualités sensibles qui peuvent se rapporter
à lui , sa première étude est une sorte de
physique expérimentale relative à sa propre
conservation, et dont on le détourne par
des études spéculatives avant qu'il ait re-»
connu sa place ici -bas. Tandis que ses
organes délicats et flexibles peuvent s'a:-
juster aux corps sur lesquels ils doivent,
agir , tandis c|ue ses sens encore purs sont
exempts d'illusions, c'est le temps d'exer-
cer les uns et les autres aux fonctions qui
leur sont propres; c'est le temps d'appren-
dre à connoîlre les rapports sensibles que
les choses ont sc\ec nous. Comme tout c^
LIVRE II. 29^
qui entre dans Tentendement humain y
vient par les sens, la première raison de
riiomme est une raison sensitive; c'est elle
qui sert de base à la raison intellectuelle :
nos premiers maîtres de philosophie sont
nos pieds , nos mains , nos yeux. Substi-
tuer des livres à tout cela, ce n'est pas
nous apprendre à raisonner , c est nous ap-
prendre à nous servir de la raison d'autrui ;
c'est nous apprendre à beaucoup croire , et
à ne jamais rien savoir.
Pour exercer un art il faut commencer
par s'en procurer les instrumens ; et , pour
pouvoir employer utilementces instrumens,
il faut les faire assez solides pour résister
à leur usage. Pour apprendre à penser ,
il faut donc exercer nos membres , nos
sens , nos organes , qui sont les instrumens
de notre intelligence ; et pour tirer tout le
parti possible de ces instrumens , il faut
que le corps, qui les fournit, soit robuste
et sain. Ainsi, loin que la véritable raison
de rhomme se forme indépendamment du
corps , c'est la bonne constitution du corps
qui rend les opérations de l'esprit faciles
et sûres,.
'X 5
294 EMILE.
En montrant à quoi Ton doit employer
la longue oisivetë de Tenfance, j'entre dans
un détail qui paroîtra ridicule. Plaisantes
leçons , me dira-t-on , qui, retombant sous
votre critique, se bornent h enseigner ce
que nul n a besoin d'apprendre ! Pourquoi
consumer le temps à des instructions qui
■viennent toujours d'elles - mêmes et ne
coûtent ni peines ni soins ? Quel enfant
de douze ans ne sait pas tout ce que vous
voulez apprendre au vôtre, et, de plus , ce
que ses maîtres lui ont appris ?
Messieurs, vous vous trompez ; j'enseigne
à mon élevé un art très long, très pénible ,
et que n'ont assurément pas les vôtres ;
c'est celui d'être ignorant : car la science
de quiconque ne croit savoir que ce qu'il
sait, se réduit à bien peu de chose. Vous
donnez la science, h la bonne heure ; moi
je m'occupe de 1 instrument propre à l'ac-
quérir. On dit qu'un jour les Vénitiens
montrant en grande pompe leur trésor de
Saint-Marc à un ambassadeur d'Espagne,
celui-ci , pour tout compliment , ayant re-
gardé sous les tables , leur dit : Qui non
ce h 7'adice. Je ne vois jamais un précepteur
LIVRE II. 295
étaler k savoir de son disciple^ sans être
tenté de lui en dire autant.
Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière
de vivre des anciens , attribuent aux exer-
cices de la gymnastique cette vigueur de
corps et dame qui les distingue le plus
sensiblement des modernes. La manière
dont Montagne appuie ce sentiment
montre qu il en étoit fortement pénétré ;
il y revient sans cesse et de mille façons.
En parlant de féducation d'un enfant ;
pour lui roidir Tame , il faut , dit-il , lui
durcir l:es muscles ; en Taccoutumant au
travail , on Taccoutume à la douleur; il
le faut rompre à Fàpreté des exercices, pour
le dresser à fàpreté de la dislocation , de la
colique et de tous les maux. Le sage Locke,
le bon Rollin , le savant Fleuri , le pédant
de Crouzas , si différens entre eux dans
tout le reste, s'accordent tous en ce seu*
point d'exercer beaucoup les corps des
enfans. C'est le plus judicieux de leurs
préceptes ; c'est celui qui est et sera tou-
jours le plus négligé. J'ai déjà suffisam-
ment parlé de son importance; et comme
on ne peut là-dessus donner de meilleures
T4
^gS ' ë M I L e',<
raisons nî des règles plus sensées que celles
qu'on trouve dans le livre de Locke , je me
contenterai d'y renvoyer , après avoir pris
la liberté d'ajouter quelques observations
aux siennes.
Les membres d'un corps qui croît
doivent être tous au large dans leur vête-
ment ; rien ne doit gêner leur mouvement
ni leur accroissement ; rien de trop juste ,
rien qui colle au corps , point de ligature.
L'habillement françois , gênant et mal-sain
pour les hommes, est pernicieux sur-tout
aux enfans. Les humeurs , stagnantes ,
firrêtées dans leur circulation , croupissent
dans un repos qu'augmente la vie inactive
et sédentaire , se corrompent et causent
le scorbut y maladie tous les jours plus
commune parmi nous , et presque igno-
rée des anciens , que leur manière de se
vêtir et de vivre en préservoit. L'habille-
ment de houssard , loin de remédier à cet
inconvénient , l'augmente, et, pour sauver
aux enfans quelques ligatures , les presse
par tout le corps. Ce qu'il y a de mieux
à. faire, est de les laisser en jaquette aussi
|Qng-temps qu'il est possible, pi^is de leuï
L ï V R E II. ^'^ 297
«îonner un vêtement fort large, et de ne
se point piquer de marquer leur taille , ce
qui ne sert qu'à la déformer. Leurs défauts
du corps et de Tesprit viennent presque
tous de la même cause ; ou les vent faire
hommes avant le temps.
Il y a des couleurs gaies et des couleurs
tristes : les premières sont plus du goût
des enfans ; elles leur siéent mieux aussi ;
et je ne vois pas pourquoi Ton ne consul-
teroit pas en ceci des convenances si na-
turelles : mais du moment qu'ils préfèrent
une étoffe parcequ'elle est riche , leurs
cœurs sont déjà livrés au luxe , à toutes
les fantaisies de l'opinion ; et ce goût ne
leur est sûrement pas venu d'eux-mêmes.
On ne sauroit dire combien le choix des
vêtemens et les motifs do ce choix influent
sur l'éducation. Non seulement d'aveu-
gles mères promettent à leurs enfans des
parures pour récompense , on voit même
d'insensés gouverneurs menacer leurs éle-
ves d'un habit phis grossier et plus sim-
ple, comme d'un châtiment: Si vous n'é'
tudiez mieux, si vous ne conservez mieux
■yos h^-des, on vous habillera comiue c©
2g8 * E MI l E.
petit paysan. C'est comme s'ils leur di-
soient : Sachez que Fhomme n est rien que
par ses habits , que votre prix est tout
dans les vôtres. Faut-il s'étonner que de si
sages leçons profitent à la jeunesse, qu elle
n'estime que la parure, et qu'elle ne juge
du mérite que sur le seul extérieur ?
Si j avois à remettre la tète d'un enfant
ainsi gàté^ j'aurois soin que ses habits les
plus riches fussent les plus incommodes ,
qu'il y fut toujours gêné , toujours con-
traint , toujours assujetti de mille maniè-
res ; je ferois fuir la liberté, la gaieté de-
\'ant sa magnificence : s'il vouloit se mê-
ler aux jeux d'autres enfans plus simple-
ment mis , tout cesseroit , tout disparoî-
troit à l'instant. Enfin je l'ennuierois^ je
le rassasierois tellement de son faste , je
le rendrois tellement fesclave de son ha-
bit doré, que j'en ferois le fléau de sa vie,
et qu'il verroit avec moins d'effroi le plus
noir cachot que les apprêts de sa parure.
Tant qu'on n'a pas asservi l'enfant à nos
préjugés , être à son aise et libre est tou-
jours son premier désir ; le vêtement le j^lus
simple , le plus commode , celui qui l'as-
L I V R E I I. 299
sujettit le moins, est toujours le plus pré-
cieux pour lui.
Il y a une habitude du corps convena-
ble aux exercices, et une autre plus con-
venable à Tinaction. Celle-ci, laissant aux
humeurs un cours ëgal et uniforme, doit
garantir le corps des altérations de Fair;
l'autre , le faisant passer sans cesse de Ta^
gitation au repos et de la chaleur au froid »
doit Taccoutumer aux mêmes altérations.
Il suit de là que les gens casaniers et sé-
dentaires doivent s'habiller chaudement en
tout temps , afin de se conserver le corps
dans une température uniforme, la même
à -peu -près dans toutes les saisons et à
toutes les heures du jour. Ceux , au con*
traire, qui vont et viennent au vent, au
soleil , à la pluie , qui agissent beaucoup
et passent la plupart de leur temps sub dio ,
doivent être toujours vêtus légèrement ,
afin de s'habituer à toutes les vicissitudes
de l'air et à tous les degrés de tempéra-
ture, sans en être incommodés. Je conseil-
lerois aux uns et aux autres de ne point
changer d'habits selon les saisons , et ce
sera la pratique constante démon Emile,
5oO EMILE.
en quoi je n'entends pas qu'il porte Vétê
ses liabifes d'hiver , comme les gens séden-
taires , mais qu il porte l'hiver ses habits
dété, comme les cens laborieux. Ce dernier
usage a été celui du chevalier Newton pen-
dant toute sa vie , et il a vécu quatre-vingts
ans.
Peu ou point de coëffure en toute sai-
son. Les anciens Egyptiens avoient tou-
jours la tête nue ; les Perses la couvroient
de grosses tiares, et la couvrent encore
de gros turbans, dont, selon Chardin , Tair
du pays leur rend Tusage nécessaire. Jaî
remarqué dans un autre endroit (a) la
distinction que fit Hérodote sur un champ
de bataille entre les crânes des Perses et
ceux des Egyptiens. Comme donc il im-
porte que les os de la tête deviennent plus
durs, plus compactes, moins fragiles et
moins poreux pour mieux armer le cerveau
non seulement contre les blessures , mais
contre les rhumes , les fluxions et toutes
les impressions de lair, accoutumez vos
enfans à demeurer été et hiver, jour et
(a) Lettre à M. d'AIembert sur les spectacles^
page 109 , première édition.
Il I V R É ît. cor
nuît , toujours tête nue. Que sî , pour la pro-
preté et pour tenir leurs cheveux en ordre,
vous leur voulez donner une coëffure du-
rant la nuit, que ce soit un bonnet mince
à claire voie , et semblable au réseau dans
lequel les Basques enveloppent leurs che-
veux. Je sais bien que la plupart des mères ,
plus frappées «de l'observation de Chardia
que de mes raisons , croiront trouver par-
tout l'air de Perse; mais moi je n'ai pas choisi
mon élevé Européen pour en faire un Asia*
tique.
En général on habille trop les enfanfî
et sur-tout durant le premier* âge. Il fau*
droit plutôt les endurcir au froid qu'au
chaud : le grand froid ne les incommode
jamais quand on les y laisse exposés de
bonne heure : mais le tissu de leur peau,
trop tendre et trop lâche encore, laissant
un trop libre passage à la transpiration , les
livre par l'extrême chaleur à un épuisement
inévitable. Aussi remarque- 1- on qu'il en
meurt plus dans le mois d'août que dans au-
cun autre mois. D'ailleurs il paroît constant,
par la comparaison des peuples du nord et
Ue ceux du midi , qu'où se rend plus robuste
5ô2 ^ M I L E.
en supportant l'excès du froid que Texcèè
de la chaleur. Mais , à mesure que Tenfant
grandit et que ses fibres se fortifient , ac-
coutumez-le peu-à-peu à braver les rayons
du soleil; en allant par degrés vous l'en-
durciriez sans danger aux ardeurs de la zone
torride.
Locke, au milieu des préceptes mâles
et scnsës qu'il nous donne , retombe dans
des contradictions qu'on n'attendroit pas
d'un raisonneur aussi exact. Ce môme
îiomme qui veut que les enfans se baignent
l'été dans l'eau glacée, ne veut pas , quand
ils sont échauffés , qu'ils boivent frais ni
qu'ils se couchent par terre dans des en-
droits humides (a). Mais puisqu'il veut que
les souliers des enfans prennent l'eau dans
tous les temps , la prendront-ils moins
quand l'enfant aura chaud ? et ne peut-
on pas lui faire du corps par rapport aux
(a) Comme si les petits paysans choisissoient la
terre bien sèche pour s'y asseoir ou pour s'y cou-
cher , et qu'on eût jamais oui dire que l'humidité
de la terre eût fait du mal à pas un d'eux. A écou-
ter là-dessus les médecins , on croiroit les sau*
vages tout perclus de rhumatismes.
t I V R E II. 5o5
pieds les mêmes inductions qu'il fait des
pieds par rapport aux mains et du corps
par rapport au visage ? Si vous voulez ,
lui dirois-je, que Ihomme soit tout visage,
pourquoi me blâmez-vous de vouloir qu'il
soit tout pieds ?
Pour empêcher les enfans de boire quand
ils ont chaud , il prescrit de les accoutu-
mer à manger préalablement un morceau de
pain avant que de boire. Cela est bien étran-
ge que, quand Fenfant a soif, il faille lui
donner à manger ; j'aimerois mieux, quand
il a faim, lui donner à boire. Jamais on
ne me persuadera que nos premiers ap-
pétits soient si déréglés, qu'on ne puisse
les satisfaire sans nous exposer à périr.
Si cela étoit , le genre humain se fût cent
fois détruit avant qu'on eût appris ce qu'il
faut faire pour le conserver.
Toutes les fois qu'Emile aura soif, je
veux qu'on lui donne à boire ; je veux
qu'on lui donne de l'eau pure et sans au-
cune préparation , pas même de la faire dé-
gourdir , fût-il tout en nage et fût-on dans
le cœur de Ihiver. Le seul soin que je re-
commande, est de distinguer la qualité des
eaux. Si c'est de Teaude rivière , donnezrlË-
lui sur-le-cliamp telle qu'elle sort de la ri-
vière. Si c estdeTeau de source, il la faut lais-
ser quelque temps à Tair avant qu'il la boive.-
Dans les saisons chaudes , les rivières sont
chaudes: il u en est pas de même des sour-
ces , qui n ont pas reçu le contact de l'air ) il
faut attendre qu'elles soient à la température
de l'atmosphère^ L'hiver, au contraire ,
l'eau de source est à cet égard moins dan*
gereuse que l'eau de rivière. Mais il n'est
ni naturel ni fréquent qu'on sem.^tte l'hiver
en sueur , sur-tout en plein air ; car l'air
froid , frappant incessamment sur la peau ,
répercute en dedans la sueur et empêche
les pores de s'ouvrir assez pour lui donner
un passage libre. Or je ne prétends pas
qu'Emile s'exerce l'hiver au coin d'un bon
feu , mais dehors en pleine campagne au
milieu des glaces. Tant qu'il ne s'échauffera
qu'à faire et lancer des balles de neige ,
laissons-le boire quand il aura soif; qu'il
continue de s'exercer après avoir bu, et
n'en craignons aucun accident. Que si par
quelqu'autre exercice il se met en sueur
«t qu'il ait soif^ qu'il boive froid , même
en
LIVRE II, 5o5
ifen ce temps-là. Faites seulement en 'sort©
de le mener au loin et à petits pas cher-
cher son eau. Par le froid qu'on suppose ,
il sera suffisamment rafraîchi en arrivant
pour la boire sans aucun danger. Sur-tout
prenez ces précautions sans qu'il s'en ap-
perçoive. J'aimerois mieux qu'il fut quel-
ijuefois malade que sans cesse attentif à sa
santé.
Il faut un long sommeil aux enfans parce-
qu'ils font un extrême exercice. L'un sert
de correctif à l'autre ; aussi voit-on qu'ils
ont besoin de tous deux. Le temps du repos
est celui de la nuit , il est marqué par la
nature ; c'est une observation constante
que le sommeil est plus tranquille et plus
doux tandis que le soleil est sous l'hori-
zon, et que l'air échauffé de ses rayons
ne maintient pas nos sens dans un si grand
calme. Ainsi l'habitude la plus salutaire
est certainement de se lever et de se coucher
avec le soleil. D'où il suit que, dans iiosf
climats , l'iiomme et tous les animaux ont en
général besoin de dormir plus long-temps
l'hiver que l'été. Mais la vie civile n'est
pas assez simple, assez naturelle, assez
Tome 10. Y •
So6 É M I L É.
exempte de révolutions, d'accîclens , poiir
qu'on doive accoutumer Thomme à cette
iiniformité , au point de la lui rendre né-
cessaire. Sans douté il faut s'assujettir aux
l'egles; mais la première est de pouvoir
les enfreindre sans risque quand la néces-
site le veut. N'allez donc pas amollir indis-
crètement votre élevé dans la continuité
d'un paisible sommeil, qui ne soit jamais
interrompu. Livrez-le d'abord sans gène
h. la loi de la nature ; mais n'oubliez pas
que parmi nous il doit être au-dessus de
cette loi ; qu'il doit pouvoir se coucher
tard , se lever matin , être éveillé brusque-
ment , passer les nuits debout , sans en
être" incommodé. En s'y prenant assez tôt,
en allant toujours doucement et par de-
grés , on forme le tempérament aux mê-
mes choses qui le détruisent quand on l'y
soumet déjà tout formé.
Il importe de s'accoutumer d'abord à être
mal couché ; c'est le moyen de ne plus
trouver de mauvais lit. En général la vie
dure, une fois tournée en habitude, mul-
tiplie les sensations agréables : la vie molle
an prépare une infinité de dépjiaisantes. Les
LIVRE II* 507
gens ('levés trop délicatement ne trouvent
plus le sommeil que sur le duvet ; les gens
accoutumés à dormir sur des planches 1©
trouvent par-tout : il n y a point de lit dur
pour qui s'endort en se couchant.
Un lit mollet, où l'on s'ensevelit dans
la plume ou dans Fédredon, fond et dis-
sout le corps, pour ainsi dire. Les reins
enveloppés trop chaudement s'échauffent.
De là résultent souvent la pierre ou d'autres
incommodités, et intailliblement une com-
plexion délicate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit est celui qui procure un
meilleur sommeil. Voilà celui que nous
nous préparons Emile et moi pendant la
journée. Nous n'avons pas besoin qu'on
nous amené des esclaves de Perse pour faire
nos lifs; en labourant la terre nous remuons
nos matelas.
Je sais par expérience que , quand un en-
fant est en santé , Ton est maître de le faire
dormiretveiller presque à volonté. Quand
l'enfant est couché , et que de son babil
il ennuie sa bonne, elle lui dit. Dormez;
c'est comme si elle lui disoit, Porcez-vous
bien y quand il est malade. Le vrai moyen
Va
O08 ^ M I L E.
de le faire dormir est de l'ennuyer lui-mcmo.-
Parlez tant qu'il soit forcé de se taire, et
bientôt il dormira : les sermons sont tou-
jours bons à quelque chose; autant vaut
le prêcher que le bercer : mais si vous em-
ployez le soir ce narcotique , gardez-vous de
l'employer le jour.
J'éveillerai quelquefois Emile, moins de
peur qu'il ne prenne l'habitude de dormir
trop long-temps , que pour l'accoutumer
• à tout , même à être éveillé brusquement.
Au surplus j'aurois bien peu de talent pour
mon emploi, si je ne savois pas le forcer
à s'éveiller de lui-même , et à se lever , pour
ainsi dire , à ma volonté, sans que je lui dise
im seul mot.
S'il ne dort pas assez, je lui laisse entre-
voir pour le lendemain une matinée en-
nuyeuse , et lui-même regardera comme
autant de gagné tout ce qu'il pourra laisser
au sommeil : s'il dort trop, je lui montre
à son réveil un amusement de son goût.
Yeux-je qu'il s'éveille à point nommé? je
lui dis : Demain à six heures on part pour
la pêclie^ on se va promener à un tel endroit ;
.voulez-vous en être** Il consent , il me prie
LIVRE II. 3ogi
de rëveîller : je promets , ou je ne promets
points selon le besoin : s'il s'éveille trop
tard , il me trouve parti. Il y aura du mal'
heur si bientôt il n apprend à s'éveiller dô
lui-même.
Au reste, s'il arrivoit, ce qui est rare,
que quelque enfant indolent eut du pen-
chant à croupir dans la pares&e , il ne faut
point le livrer à ce penchant , dans lequel
il s'engourdiroit tout-à-fait, mais lui admi-
nistrer quelque stimulant qui Féveille. Ou
conçoit bien qu'il n'est pas question de 1©
faire agir par force, mais de l'émouvoir par
quelque appétit qui Vy porte ; et cet appétit,
pris avec choix dans l'ordre de la nature,
nous mené à la fois à deux fins.
Je n'imagine rien dont, avec un peu a a-
dresse, on ne put inspirer le goût, même .
la fureur, aux en fans , sans vanité, sans
émulation , sans jalousie. Leur vivacité ,
leur esprit imitateur suffisent ; sur - tout
leur gaieté naturelle, instrument dont la
prise est sure, et dont jamais précepteur
ne sut s'aviser. Dans tovis les jeux où ils
sont bien persuadés que ce n'est que jeu,
ils soufAetit saas se plaindre , et mêjn,©
Y 3
ÔIO EMILE.
en riant, ce qu'ils ne souffriroient jamais
autrement sans verser des torrens de lar-
mes. Les longs jeunes, les coups, la brû-
lure, les fatigues de toute espèce sont les
amusemens des jeunes sauvages ; preuve
que la douleur même a son assaisonnement
qui peut en oter ranieitume: mais il n'ap-
partient pas à tous les maîtres de savoir
apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les
disciples de le savourer sans grimace. Me
voilà de nouveau, si je n'y prends garde,
t'garë dans les exceptions.
Ce qui n'en soulfre point est cependant
rassujettissement de Fliomme à la douleur,
aux maux de son .espèce, aux accidens,
aux périls de la vie , enfin à la mort : plus
on le familiarisera avec toutes ces idées,
plus on le guérira de l'importune sensibi-
lité qui ajoute au mal l'impatience de l'en-
durer; plus on l'apprivoisera avec les souf-
frances qui peuvent l'atteindre, plus on
leur ôtera, comme eût dit Montagne, la
pointure de l'étrangeté, et plus aussi l'on
rendra son ame invulnérable et dure; son
corps sera la cuirasse qui rebouchera tous
les traits dont il pourroit être atteint an
L I V R E II. 5ll
vif. Les approches même de la mort n'ëtant
point la mort, à peine la sentira-t-il comme
telle; il ne mourra pas, pour ainsi dire :
il sera vivant ou mort; rien de plus. C'est
de lui que le même Montagne eût pu dire,
comme il a dit d'un roi de Maroc, que nul
homme n'a vécu si avant dans la mort. La
constance et la fermeté sont, ainsi que les
autres vertus, des apprentissages de Ten-
fance : mais ce n'est pas en apprenant leurs
noms aux enfans qu'on les leur enseigne,
c'est en les leur faisant goûter sans qu ils
sachent ce que c'est.
Mais à propos de mourir , comment nous
conduirons - nous avec notre élevé relati-
vement au danger de la petite vérole? La
lui ferons-nous inoculer en bas âge? ou si
nous attendrons qu'il la prenne naturelle-
ment? Le premier parti, plus conforme h
notre pratique, garantit du péril fâge où
la vié^st la plus précieuse, au risque de celui
oii elle Test le moins; si toutefois on peut
donner le nom de risque à Imoculation
bien administrée.
Mais le second est plus dans nos principes
.V4
5l2' M M I L E.1
généraux , de laisser faire en tout la nature
dans les soins qu'elle aime à prendre seule
et qu'elle abandonne aussitôt que riiomme
veut s'en mêler. L'homme de la nature est
toujours préparé : laissons-le inoculer par
le maître ; il choisira mieux le moment que
nous.
N'allez pas de là conclure que je blâme
l'inoculation ; car le raisonnement sur le-
quel j'en exempte mon élevé iroit très mal
aux vôtres, \otre éducation les prépare à
ne point échapper à la petite vérole au
naoment qu'ils en seront attaqués : si vous
la laissez venir au hasard , il est proba-
ble qu'ils en périront. Je vois que dans
les diflérens pays on résiste d'autant plus
à l'inoculation qu'elle y devient plus nccesr
saire ; et la raison de cela se sent aisér
nient. A peine aussi daignerai-je traiter
cette question pour mon Emile. Il sera
inoculé, ou il ne le sera pas, selon les
temps, les lieux, les circonstances : cela
est presque indifférent pout lui. Si on lui
donne la petite vérole , on aura l'avantage
4<^ prévoir et connoître son mal d'avance:
IL I V R E I I. 5l5
ic'^st quelque chose : mais s'il la prend nar
turellement, nous l'aurons préservé du
médecin ; c'est encore plus.
Une éducation exclusive , qui tend seur
lement à distinguer du peuple ceux qui
Tontreçue, préfère toujours les instructions
les plus coûteuses aux plus communes ,
et par cela même aux plus utiles. Ainsi
les jeunes gens élevés avec soin appren-
nent tous à monter à cheval , parcequ'il
en coûte beaucoup pour cela ; mais pres-
que aucun d'eux n'apprend à nager, parce-
qu'il n'en coûte rien , et qu'un artisan
peut savoir nager aussi bien que qui que
ce soit. Cependant , sans avoir fait son.
académie , un voyageur monte à cheval ,
s'y tient et s'en, sert assez pour le besoin ;
mais , dans l'eau, si l'on ne nage on se noie,
et l'on ne nage point sans lavoir appris.
Enfin Ton n'est pas obligé de monter à
cheval sous peine de la vie, au lieu que
ni^l n'est sûr d'éviter un danger auquel on
e^ si souvent exposé. Emile sera dans
l'eau comme sur la terre ; que ne peut-ii
vivre dans tous les élémens ! Si l'on pou-
:Voit apprendre à voler dans les airs , j'eH{
5l4 EMILE.
ferois un aigle ; j'en ferois une salaman-
dre, si l'on pouvoit s'endurcir au feu.
On craint qu'un enfant ne se noie en
apprenant à nager : qu'il se noie en
apprenant ou pour n'avoir pas appris , c©
sera toujours votre faute. C'est la seule
vanité qui nous rend tc'mëraires ; on ne
l'est point quand on n'est vu de personne :
Emile ne le serolt pas quand il seroit vu de
tout l'univers. Comme l'exercice ne dé-
pend pas du risque , dans un canal du
parc de son père il apprendroit à traver-
ser THellespont : mais il faut s'apprivoi-
ser au ris(|ue même, pour apprendre à ne
s'en pas Iroubler; c'est une partie essen-
tielle de l'apprentissage dont je parlois
tout-à-l'heure. Au reste, attentif à mesurer
le danger à ses forces et à le partager tou-
joms avec lui , je n'aurai guère d'impru-
dence à craindre, quand je réglerai le soin
de sa conservation sur celui que je dois à
la mienne.
Un enfant est moins grand qu'un hom-
me ; il n'a ni sa force ni sa raison : mais il
voit et entend aussi bien que lui , ou à très
peu près ; il a le goût aussi sensible quoi-
L i V R E II. 5l5
qu'il Tait moins délicat , et distingue aussi
bien les odeurs quoiqu'il n'y mette pas la
ïi^ême sensualité. Les premières facultés
qui se forment et se perfectionnent en
nous sont les sens. Ce sont donc les pre-
mières qu'il faudroit cultiver ; ce sont les
seules qu'on oublie, ou celles qu'on né-
glige le plus.
Exercer les sens n'est pas seulement en
faire usage , c'est apprendre à bien ju-
ger par eux, c'est apprendre, pour ainsi
dire, a sentjr; car nous ne savons m tou-
cher , ni voir , ni entendre , que comme
nous avons pris.
Il y a un exercice purement naturel et
niéchanique , qui sert à reiidre le corps ro-
buste sans donner aucune prise au juge-
ment: nager, courir, sauter, fouetter un
sabot , lancer des pierres ; tout cela est fort
bien : mais n'avons-nous que des bras et
des jambes ? n'avons-nous pas aussi des
yeux , des oreilles , et ces organes sont-ils
superflus à l'usage des premiers ? N'exercez
donc pas seulement les forces, exercez tous
les sens qui les dirigent; tirez de ohacund'eux
tout le parti possible , puis vérifiez l'im-
El6 E M I L E.'
pression de ruii par Tautre. Mesurez ,'
comptez , pesez , comparez. N'employé?
la force qu'après avoir estimé la résistan-
ce : faites toujours en sorte que l'estima-
tion de l'effet précède l'usage des moyens.
Intéressez l'enfant à ne jamais faire d'ef-
forts insuffisans ou superflus. Si vous l'ac-
coutumez à prévoir ainsi l'effet de tous ses
mouvemens et à redresser ses erreurs par
l'expérience , n'est-il pas clair que , plus il
agira, plus il deviendra judicieux? ,
S'agit-il d'ébranler une masse ? s'il prend
un levier trop long, il dépensera trop de
mouvement ; s'il le prend trop court , il
n'aura pas assez de force : l'expérience lui
peut apprendi^ à choisir précisément le
bâton qu'il lui faut. Cette sagesse n'est
donc pas au-dessus de son âge. S'agit-il
de porter un fardeau ? s'il veut le prendre
aussi pesant qu'il peut le porter et n'en
point essayer qu'il ne soulevé , ne sera-t-il
pas forcé d'en estimer le poids à la vue?
Sait-il comparer des masses de même ma-
tière et de différentes grosseurs ? qu'il
choisisse entre des masses de même gros^
geur et de différentes matières j il faudra
t I t R E II. ^17
fclen quils'applique à comparer leurs poids
spécifiques. J ai vu un jeune homme très
bien élevé , qui ne voulut croire qu'après
l'épreuve, qu un seau plein de gros co-
peaux de bois de chêne fût moins pesant
que le même seau rempli d'eau.
Nous ne sommes pas également maîtres
de Tusage de tous nos sens : il y en a un ,
savoir le toucher, dont Faction n'est ja-
mais suspendue durant la veille; il a été
répandu sur la surface entière de notre
corps, comme une garde continuelle pour
nous avertir de tout ce qui peut l'offenser.;
C'est aussi celui dont, bon gié mal gré ^
nous acquérons le plutôt l'expérience par
cet exercice continuel , et auquel par con-
séquent nous avons moins besoin de don-
ner une culture particulière. Cependant
nous observons que les aveugles ont I0
tact plus sur et plus fin que nous , parce-'
que , n'étant pas guidés par la vue , ils sont
forcés d'apprendre à tirer uniquement du
premier sens les jugemens que nous four-
nit l'autre. Pourquoi donc ne nous exerce-
t-on pas à marcher comme eux dans l'obs-
f urité, u connojtre les corps que nous pou-
Ol8 lï M I L E*
vons atteindre, à juger des objets qui nous
environnent ; à faire , en un mot , de nuit
et sans lumière , tout ce qu'ils font de jour
et sans yeux? Tant que le soleil luit, nous
avons sur eux lavantage; dans les ténèbres
ils sont nos guides à leur tour. Nous som-
mes aveugles la moitié de la vie ; avec la
différence que les vrais aveugles savent tou-
jours se conduire , et que nous n'osons
faire un pas au cœur de la nuit. On a de
la lumière, me dira- 1- on. Eh quoi! tou-
jours des machines î Qui vous répond
qu'elles vous suivront par - tout au be-
soin ? Pour moi , j'aime mieux qu'Emile
ait des yeux au bout de ses doigts , que
dans la boutique d'un chandelier.
Etes -vous enfermé dans un édifice au
milieu de la nuit? frappez des mains ; vous
appercevrez, au résonnement du lieu , si
l'espace est grand ou petit, si vous êtes au
milieu ou dans un coin. A demi-pied d'un
mur, l'air moins ambiant et plus réfléchi
vous porte une autre sensation au visage.
Restez en j^lace, et tournez-vous successi-
vement de tous les côtés ; s'il y a une porte
ouverte, un léger courant d'air vous fin-
LIVRE i^. Big
diquera. Etes-vous dans un bateau? vous
connoîtrez, à la manière dont Tair vous
frappera le visage , non seulement en quel
sens vous allez, mais si le fil de la rivière
vous entraîne lentement ou vite. Ces obser-
vations et mille autres semblables, ne peu-
vent bien se faire que de nuit ; quelque
attention que nous voulions leur donner
en plein jour, nous serons aides ou dis-
traits par la vue, elles nous échapperont.
Cependant il n'y a encore ici ni mains
ni bâton. Que de connoissances oculaires
on. peut acquérir par le toucher , même
sans rien toucher du tout !
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est
plus important qu il ne semble. La nuit
effraie naturellement les hommes, et quel-
quefois les animaux (a). La raison , les
connoissances, fesprit, le courage^ délivrent
peu de gens de ce tribut. J'ai vu des rai-
sonneurs , des esprits-forts, des philosophes,
des militaires intrépides en plein jour, trem-
bler la nuit comme des femmes au bruit
(a) Cet effroi devient très manifeste dans les
grandes éclipses de soleil.
^20 îé M I L E. '
d'une feuille d'arbre. On attribue cet effroi
aux contes des hourrices : on se trompe ;
il y a une cause naturelle. Quelle est cette
cause ? là même qui rend les sourds de'-
fians et le peuple superstitieux, l'ignorance
des choses qui nous environnent et de ce
qui se passe autour dé nous (<7). Accoutumé
(rt)En voici encore une autre cause bien expliquée
• par un philosophe dont je cite souvent le livre , et
dont les grandes vues m'instruisent encore plus
souvent.
« Lorsque , par des circonstances particulières ,
« nous ne pouvons avoir une idée juste de la di-'
« stance, et que nous ne pouvons juger des objets
«que par la grandeur de l'angle ou plutôt dé
ce l'image qu'ils forment dans nos yeux , nous nous
« trompons alors nécessairement sur la gran-
« deur de ces objets. Tout le monde a éprouvé
« qu'en voyageant la nuit , on prend un buisson
« dont on est près pour un grand arbre dont oa
K est loin , ou bien on prend un grand arbre éloigné
« pour un buisson qui est voisin : de même si on rie
« connoît pas les objets par leur forme, et qu'on
« ne puisse avoir par ce moyen aucune idée de di-'
« stance , on se trompera encore nécessairement;
« une mouche qui passera avec rapidité à quelques
« pouces de distance de nos yeux , nous paroitra-
<t dans ce cas être un oiseau qui en seroit à une"
d'appercevoiiï'
1 1 V R E II»' Sai"'
8'appercevoîr de loin les objets et de
prévoir leurs impressions d'avance , com-
ment, ne voyant plus rien de ce qui m'en-
te très grande distance; un cheval qui seroft sans
« mouvement dans le milieu d'une campagne et
a qui seroit dans une attitude semblable , par
« exemple , à celle d'un mouton , ne nous paroîtra
« plus qu'un gros mouton , tant que nous ne recon-
te noîtrons pas que c'est un cheval; mais, dès quô
« nous l'aurons reconnu , il nous paroîtra dans
« l'instant gros comme un cheval, et nous rectifie-
« rons sur-le-champ notre premier jugement.
« Toutes les fois qu'on se trouvera dans la nuit
« dans des lieux inconnus où l'on ne pourra juger de
V- la distance , et oii l'on ne pourra reconnoître la
« forme des choses à cause de l'obscurité , on sera en
ce danger de tomber à tout instant dans l'erreur au
ce sujet des jugemens que l'on fera sur les objets
« qui se présenteront: c'est de là que vient la frayeur
« et l'espèce de crainte intérieure que l'obscurité
ce de la nuit fait sentir à presque tous les hommes;
ce c'est sur cela qu'est fondée l'apparence des spec-
et très et des figures gigantesques et épouvantables
ce que tant de gens disent avoir vus. On leur ré-
ce pond communément que ces figures étoient dans
te leur imagination : cependant elles pouvoient être
ce réellement dans leurs yeux, et il est très possiy
u ble qu'ils aient en effet vu ce qu'ils disent ayoii;
Tome 10. X
$22 i M I L E. .
toure, ny supposerois-je pas mille êtres,
mille mouvemens qui peuvent me nuire ,
et dont il m'est impossible de me garantir?
« vu : car il doit arriver nécessairement , toutes le»
« fois qu'on ne pourra juger d'un objet que par
« l'angle qu'il forme dans l'œil , que cet objet
« inconnu grossira et grandira , à mesure qu'on
« en sera plus voisin ; et que s'il a d'abord paru
u au spectateur qui ne peut connoître ce qu'il
fc voit , ni juger à qiielle distance il le voit ; que
«c s'il a paru , dis-je , d'abord de la hauteur de quel-
ce ques pieds lorsqu'il étoit à la distance de vingt on
<t trente pas , il doit paroître haut de plusieurs toi-
« ses lorsqu'il n'en sera plus éloigné que de quel-
<c ques pieds ; ce qui doit en effet l'étonner et l'ef-
<'- frayer, jusqu'à ce qu'enfin il Avenue à toucher l'ob-
« jet ou à le reconnoître ; car dans l'instant même
«c qu'il reconnoîtra ce que c'est , cet objet , qui lui
ce paroissoit gigantesque , diminuera tout-à-coup ,
« et ne lui paroîtra plus avoir que sa grandeur
« réelle ; mais si l'on fuit ou qu'on n'ose approcher ,
<,c il est certain qu'on n'aura d'autre idée de cet ob-
« jet que celle de l'image qu'il formoit dans l'œil ,
Ki et qu'on aura réellement vu une figure gigantes-
(i que ou épouvantable par la grandeur et par la
it forme. Le préjugé des spectres est donc fondé
« dans la nature, et ces apparences ne dépendent
-te pas. comme le croient les philosophes, unique-
LIVRE 11. ,32S
J'ai beau savoir que je suis en sûreté dails
îe lieu où je me trouve ; je ne le sais
jamais aussi bien que si je le voyois ac-
tuellement : j'ai donc toujours un sujet de
crainte que je n'avois pas en plein jour.
Je sais , il est vrai , qu un corps étranger
ne peut guère agir sur le mien sans s'an-
noncer par quelque bruit; aussi combien
j'ai sans cesse l'oreille alerte ! Au moindre
« ment de l'imagination. lîist. JSat. T. VI, pag»
« 22 , J/2-13. J)
J'ai tâché de montrer dans le texte comment il
en dépend toujours ert partie ; et , quant à la causé
expliquée dans ce passage, on voit que l'habitude
de mJ^cher la nuit doit nous apprendre à distin-
guer les apparences que la ressemblance des formes
et la diversité des distances font prendre aux objets
à nos yeux dans l'obscurité : car, lorsque l'air est en-
core assez éclairé pour nous laisser appercévoir
les contours des objets , comme il y a plus d'air
interposé dans un plus grand éloignement , nous
devons toujours voir ces contours moins marqués
quand l'objet est plus loin de nous, ce qui suffit à
force d'habitude pour nous garantir de l'erreur
qu'explique ici M. de Buffon. Quelque explication
qu'on préfère , ma méthode est donc toujours ef*
ficace , et c'est ce que l'çxpérience confirme parfai-
tement,
Xa
524 ï M I L K.^
bruit dont je ne puis discerner la cause ,
rintérét de ma conservation me fait d'abord
supposer tout ce qui doit le plus m'en-
gager à me tenir sur mes gardes, et par
conséquent tout ce qui est le plus propre
à m'effrayer.
Wentends-je absolument rien, je ne suis
pas pour cela tranquille; car enfin sans bruit
on peut encore me surprendre. Il faut que
je suppose les choses telles qu'elles étoient
auparavant, telles qu'elles doivent encore
être , que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi ,
force de mettre en jeu mon imagination,
bientôt je n'en suis plus maître, et ce que
j'ai fait pour me rassurer ne sert qu a m a-
larmer davantage. Si j'entends du bruit, j'en-
tends des voleurs; si je n'entends rien, je
vois des fantômes : la vigilance que m'in-
spire le soin de me conserver ne me donne
que sujets de crainte. Tout ce qui doit me
rassurer n'est que dans ma raison ; finstinct
plus fort me parle tout autrement qu'elle.
A quoi bon penser qu'on n'a rien à craindre ,
puisc[u'alors on n'a rien à faire?
La cause du mal trouvée indique le re-
mède, Efl toute chose fhabitude tue fima-
LIVRE II. 325
gînatîoii; il n'y a que les objets nouveaux
qui la réveillent. Dans ceux que Ton voit
tous les jours, ce n'est plus l'imagination
qui agit, c'est la mémoire; et voilà la raison
de Taxiome ab assueds non fit pas'sio; car
ce n'est qu'au feu de l'imagination que les
passions s'allument. Ne raisonnez donc pas
avec celui que vous voulez guérir de Thor-
reur des ténèbres; menez-l'y souvent, et
soyez sur que tous les argumens de la phi-
losophie ne vaudront pas cet usage. La tête
ne tourne point aux couvreurs sur les toits,
et l'on ne voit plus avoir peur dans l'obs-
curité quiconque est accoutumé d'y être.
Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre
avantage ajouté au premier : mais pour que
ces jeux réussissent , je n'y puis trop recom-
mander la gaieté. Rien n'est si triste que
les ténèbres : n'allez pas enfermer votre
, enfant dans un cachot. Qu'il rie en entrant
dans Tobscurité ; que le rire le reprenne
avant qu'il en sorte; que, tandis qu'il y est,
l'idée des amusemens qu'il quitte , et de
ceux qu'il va retrouver, le défende des ima-
ginations fantastiques qui pourroient l'y
venir chercher.
X3
^26 ]É M I L E.
Il est un terme de la vie au-delà duquel
on rétrograde en avançant. Je sens que j ai
passé ce terme. Je recommence, pour ainsi
dire^ une autre carrière. Le vuide de l'âge
mûr, qui s'est fait sentir à moi, me retrace
îe doux temps du premier âge. En vieillis-
sant je redeviens enfant, et je me rappelle
plus volontiers ce que j'ai fait à dix ans,
qu à trente. Lecteurs , pardonnez-moi donc
de tirer quelquefois mes exemples de moi-
même ; car pour bien faire ce livre , il faut
que je le fasse avec plaisir.
Tétois à la campagne en pension chez
un ministre appelé M. Lambercier. J'avois
pour camarade un cousin plus riche que
moi , et qu'on traitoit en héritier , tandis
qu'ëloigné de mon père , je n'étois qu'un
pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard
ëtoit singulièrement poltron, sur -tout la
nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que .
M. L.ambercier, ennuyé de mes vanteries,
voulut mettre mon courage à fépreuve. Un
soir d'automne, qu'il faisoit très obscur, il
me donna la clef du temple, et me dit d'aller
chercher dans la chaire la bible qu'on y
^voit laissée. Il ajouta, pour me piquer
LIVRE II. 527
d'honneur, quelques mots qui me mirent
d^ns Timpuissance de reculer.
Je partis sans lumière ; si j'en avois eu ,
c'auroit peut-être été pis encore. Il falloit
passer par le cimetière : je le traversai gail-
lardement; car tant que je me sentois en
plein air, je n eus jamais de frayeurs noc-
turnes.
En ouvrant la porte, j'entendis à la voûte
un certain retentissement, que je crus res-
sembler à des voix, et qui commença d'é-
branler ma fermeté romaine. La porte ou-
verte , je voulus entrer ; mais à peine eus-je
fait quelques pas, c^ue je m'arrêtai. En ap-
percevant l'obscurité profonde qui régnoit
dans ce vaste lieu, je fus saisi d'une terreur
qui me fit dresser les cheveux : je rétro-
grade, je sors , je me mets à fuir tout trem-
blant. Je trouvai dans la cour un petit chien
nommé Sultan , dont les caresses me ras-
surèrent. Honteux de ma frayeur, je revins
sur mes pas, tâchant pourtant d'emmener
avec moi Sultan, cjui ne voulut pas me
suivre. Je franchis brusquement la porte,,
j'entre dans l'église. A peine y fus-je rentré,
que la frayeur me reprit , mais si fortement^
X 4
SaS ë M I L E.
que je perdis la tête ; et , quoique la chaire
fût à droite et que je le susse très bien,
ayant tourné sans m'en appercevoir, je la
cherchai long-temps à gauche , je m'embar-
rassai dans les bancs, je ne savois plus
cil j'étois^ et ne pouvant trouver ni ^a chaire
îii la porte, je tombai dans un bouleverse-
ment inexprimable. Enfin j'apperçois la
porte, je viens à bout de sortir du temple,
et je m'en éloigne comme la première fois,
bien résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en
plein jour.
Je reviens jusqu'à la maison. Prêt à en-
trer , je distingue la voix de M. Lambercier
à de grands éclats de rire. Je les prends pour
moi d'avancé; et , confus de m'y voir expo-
sé , j'hésite à ouvrir la porte. Dans cet in-
tervalle, j'entends mademoiselle Lamber-
cier s'inquiéter de moi, dire à la servante
de prendre la lanterne , et M. Lambercier
se disjDoser à me venir chercher, escorté
de mon intrépide cousin, auquel ensuite
, on h'auroit pas manqué de faire tout l'hon-
neur de l'expédition. A l'instant toutes mes
frayeurs cessent , et ne me laissent que
celle d'être surpris dans ma fuite : je cours ,
!L I V R E II, 029
je vole au temple sans m' égarer ; sans târ
tonner j'arrive à la chaire -, j y«monte , je
prends la bible , je m'ëlance en bas; dans
trois sauts je suis hors du temple^ dont
j'oubliai même de fermer la porte ; j'entre
dans la. chambre hors d'haleine ;, je jette la
bible sur la table, effaré, mais palpitant
d'aise d avoir prévenu le* secours qui m'é-
toit destiné.
On me demandera si je donne ce trait
pour un modèle à suivre et pour un exem-
ple de la gaieté que j'exige dans ces sortes
d'exercices. Non ; mais je le donne pour
preuve que rien n'est plus capable de ras-
surer quiconque est effrayé des ombres de
la nuit, que d'entendre dans une chambre
voisine une compagnie assemblée rire et
causer tranquillement. Je voudrois qu'au
lieu de s'amuser ainsi seul avec son élevé,
on rassemblât les soirs beaucoup d'enfans
de bonne humeur ; qu'on ne les envoyât
pas d'abord séparément , mais plusieurs
ensemble, et qu'on n'en hasardât aucun
parfaitement seul , qu'on ne se fut bien as-
suré d'avance qu'il n'en seroit pas trop ef-
frayé..
55o EMILE.
Je n'imagine rien de si plaisant et de sî
utile que cj^e pareils jeux , pour peu qu'on
voulut user d'adresse à les ordonner-. Je
ferois dans une grande salle une espèce de
labyrinthe, avec des tables, des fauteuils ,
des chaises, des paravents. Dans les inex-
tricables tortuosités de ce labyrinthe j'ar-
rangerois, au milieu de huit ou dix boîtes
d'attrapes, une autre boîte presque sem-
blable, bien garnie de bonbons; je désigne-
rois en termes clairs , mais succincts , le
lieu précis où se trouve la bonne boîte; je
donnerois le renseignement suffisant pour
la distinguer à des gens plus attentifs et
moins étourdis que des enfans {a) ; puis ,
après avoir fait tirer au sort les petits con-
eurrens, je les enverrois tous l'un après
lautre, jusqu'à ce que la bonne boîte fût
trouvée ; ce que j'aurois soin de rendre dif-
ficile à proportion de leur habileté.
(a) Poilr les exercer à l'attention , ne leur dites
jamais que des choses qu'ils aient un intérêt sensi-
ble et présent à bien entendre; sur-tout point de
longueurs , jamais un mot superflu. Mais aussi ne
laissez dans vos discours ni obscurité ni équivo-
cpe.
L I y R E II. 33 1
Figurez-vous un petit Hercule arrivant
une boîte à la main , tout lier de son ex-
pédition. La boîte se met sur la table , on
rouvre en cërëmonie. J'entends d'ici les
éclats de rire , les huées de la bande joyeuse ,
quand, au lieu des confitures qu'on at-
tendoit, on trouve, bien proprement ar-
rangés sur de la mousse ou sur du coton ,
un hanneton, un escargot, du charbon,
du gland, un navet, ou quelque autre pa-
reille denrée. D'autres fois, dans une pièce
nouvellement blanchie , on suspendra près
du mur quelque jouet , quelque petit
meuble qu'il s'agira d'aller chei^chér sans
toucher au muj-. A peine celui qui l'ap-
portera sera - 1 - il rentré , que , pour peu
qu'il ait manqué à la condition , le bout
de son chapeau blanchi , le bout de ses
souliers, la basque de son habit, sa manche,
trahiront sa mal-adresse. En voilà bien assez,
•trop peut-être , pour faire entendre l'esprit
de ces sortes de jeux. S'il faut tout vous
dire , ne me lisez point.
Quels avantages un homme ainsi élevé
n'aura-t-il pas la nuit sur les autres hommes î
Ses pieds, accoutumés à s'affermir dans les
552 EMILE.
ténèbres , ses mains, exerc(^es à s'applîquef
aisément à tous les corps environnans, le
conduiront sans peine dans la plus épaisse
obscurité. Son imagination , pleine des jeux
nocturnes de sa jeunesse, se tournera diffi-
cilement sur des objets effrayans. Sil croit
entendre des éclats de rire , au lieu de ceux
des esprits follets, ce seront ceux de ses
anciens camarades ; s'il se peint une as-
semblée, ce ne sera point pour lui le sabbat,
mais la chambre de son gouverneur. La
nuit , ne lui rappelant que des idées gaies ,
ne lui sera jamais affreuse ; au lieu de la
craindre , il Taimera. S agit-il d'une expé-
dition militaire, il sera prêt à toute heure
aussi bien seul qu'avec sa troupe. Il entre-
ra dans le camp de Saiil, il le parcourra
sans s'éi^arer, il ira jusqu'à la tente du roi
sans éveiller personne , il s'en retournera
sans être apperçu. Faut-il enlever les che-
vaux de Rhésus, adressez- vous à lui sans-
crainte. Parmi les gens autrement élevés >
vous trouverez difficilement un Ulysse.
J'ai vu des gens vouloir , par des sur-
prises, accoutumer les enfans à ne s'ef-
frayer de rien la nuit. Cette méthode est'
L i V ï( E II. 335
itrès mauvaise ; elle produit un effet tout
contraire à celui qu'on cherche , et ne sert
qu'à les rendre toujours plus craintifs. Ni
la raison ni l'habitude ne peuvent rassurer
sur ridée d'un danger présent dont on
ne peut connoître le degré ni l'espèce ,
ni sur la crainte des surprises qu'on a
souvent éprouvées. Cependant, comment
s'assurer de tenir toujours votre élevé
exempt de pareils accidens ? Voici le
meilleur avis , ce me semble, dont on puisse
le prévenir là - dessus : Vous êtes alors ,
dirois-je à mon Emile , dans le cas d'une
juste défense ; car l'agresseur ne vous laisse
pas juger s'il veut vous faire mal ou peur ;
et, comme il a pris ses avantages, la fuite
même n'est pas un refuge pour vous. Sai-
sissez donc hardiment celui qui vous sur-
prend de nuit, homme ou bête, il n'im-
porte; serrez- le ^ empoignez -le de toute
votre force : s'il se débat, frappez, ne mar-
chandez point les coups ; et, quoi qui] puisse
dire ou faire , ne lâchez jamais prise que
vous ne sachiez bien ce que c'est : l'éclair-
cissement vous apprendra probablement
qu'il n'y avoit pas beaucoup à craindre , et:
S^4 i; M I L K.
cette manière de traiter les plaisans doit
naturellement les rebuter d'y revenir.
Quoique le toucher soit de tous nos sens
celui dont nous avons le plus continuel
exercice, ses jugemens restent pourtant,
comme je Tai dit , imparfaits et grossiers ,
plus que ceux d'aucun autre ; parceque
nous mêlons continuellement à son usage
celui de la vue , et que l'œil atteignant à
l'objet plutôt que la main , Tesprit juge pres-
que toujours sans elle. En revanche , les
jugemens du tact senties plus sûrs, précisé-
ment parcequ'ilssont les plus bornes ; car ne
s'étendant quaussi loin que nos mains peu-
vent atteindre , ils rectifient Tétourderie des
autres sens, qui s'élancent au loin sur des
objets qu'ils apperçoivent à peine, au lieu
que tout ce qu'apperçoit le toucher il
l'appercoit bien. Ajoutez que , joignant ,
quand^il nous plaît, la force des muscles
à l'action des nerfs , nous unissons par une
sensation simultanée , au jugement de la
température, des grandeurs, des figures ,
le jugement du poids et de la solidité. Ainsi
le toucher, étant de tous les sens celui qui
nous instruit le mieux de l'impression que
LIVRE II. 335
les corps étrangers peuvent faire sur le nô-
tre , est celui dont lusage est le plus fré-
quent , et nous donne le plus immédiate-
ment la connoîssance nécessaire à notre
conservation.
Comme le toucher exercé supplée à la
vue , pourquoi ne pourroit-il pas aussi
suppléer à Touie jusqu'à certain point ,
puisque les sons excitent dans les corps
sonores des ébranlemens sensibles au tact ?
En posant une main sur le corps d'un vio-
loncelle , on peut sans le secours des yeux
ni des oreilles distinguer , à la seule manière
dont le bois vibre et frémit, si le son qu'il
rend est grave ou aigu , s'il est tiré de la
chanterelle ou du bourdon. Qu^on exerce
le sens à ces différences , je ne doute pas
qu'avec le temps on n'y put devenir sen-
sible au point d'entendre un air entier paj*
les doigts. Or, ceci supposé, il est clair
qu'on pourroit aisément parler aux sourds
en musique; car les sons et les temps ,
n'étant pas moins susceptibles de combi-
* naisons régulières que les articulations et
les voix , peuvent être pris de même pour
Iqs élémens du discours.
Z56 li M I L E.
Il y a des exercices qui ëmoussent le
sens du toucher et le rendent plus ob-
tus ; d'au res au contraire Taiguisent et
le rendent plus délicat et plus lin. Les pre-
miers , joignant beaucoup de mouvement
et de force à la continuelle impression des
corps durs , rendent la peau rude , cal-
leuse , et lui ôtent le sentiment naturel ;'
les seconds sont ceux qui varient ce même
sentiment par un tact léger et fréquent,
en sorte que Fesprit , attentif à des impres-
sions incessamment répétées , acquiert la
facilité de juger toutes leurs modifications.
Cette différence est sensible dans l'usage
des instrumens de musique : le toucher
dur et meurtrissant du violoncelle , de la
contre-basse , du violon même , en ren-
dant les doigts plus flexibles , raccornit
leurs extrémités. Le toucher lisse et poli
du clavecin les rend aussi flexibles et plus
sensibles en même temps. En ceci donc le
clavecin est à préférer.
11 importe que la peau s'endurcisse aux
impressions de fair et puisse braver ses
altérations ; car c'est elle qui défend tout
Je reste. A cela près , je ne voudrois pas» *
que
LIVRE II. S57,
que la main , trop servilement appliquée
aux mêmes travaux, viat à s'endurcir, nî
que sa peau devenue presque osseuse perdît
ce sentiment exquis qui donne à connoître
quels sont les corps sur lesquels on la passe,
et, selon l'espèce de contact, nous fait quel-
quefois, dans Tobscurité, frissonner en di-
verses manières.
Pourquoi faut - il que mon élevé soit
forcé d'avoir toujours sous ses pieds une
peau de bœuf? Quel mal y auroit*il que
la sienne propre put au besoin lui servir
de semelle ? Il est clair qu'en cette partie la
délicatesse de la peau ne peut jamais être
utile à rien , et peut souvent beaucoup
nuire. Eveillés à minuit au cœur de l'hiver
par l'ennemi dans leur ville , les Genevois
trouvèrent plutôt leurs fusils qae leurs
souliers. Si nul d'eux n'avoit su marcher
nu pieds , qui sait si Genève n'eût point
été prise ?
Armons toujours l'homme contre les ac-
cidens imprévus. Qu" Emile coure les ma-;
tins à pieds nuds, en toute saison, par
la chambre , par l'escalier, par le jardin;
loin de fen gronder , je l'imiterai ; seule-
Tome 10. y
538 ^ M I L E.
ment j'aurai soin d'ëcarter le verre. Je par-
lerai bientôt des travaux et des jeux ma-
nuels ; du reste , qu'il apprenne à faire
tous les pas qui favorisent les évolutions
du corps , à prendre dans toutes les atti-
tudes une position aisée et solide ; qu'il
sache sauter en éloignement , en hauteur ,
grimper sur un arbre , franchir un mur ;
qu'il trouve toujours son équilibre ; que
tous ses mouvemens , ses gestes soient or-
donnés selon les lois de la pondération ,
long-temps avant que la statique se mêle
de les lui expliquer. A la manière dont
son pied pose à terre et dont son corps
porte sur sa jambe , il doit sentir s'il est
bien ou mal. Une assiette assurée a tou-
jours de la grâce, et les postures les plus
fermes* "Sont aussi les plus élégantes. Si
j'étois maître à danser , je ne ferois pas
toutes les singeries de Marcel {a) , bonnes
(û) Célèbre maître à danser de Paris , lequel ,
connoissant bien son monde , faisoit l'extravagant
par ruse , et donnoit à son art une importance
qu'on feignoit de trouver ridicule , mais pour la-
jg^uelle on lui porioit au fond le plus grand respect.
LIVRE II. Zùg
pour le pays où il les fait ; maïs , au lieu
d'occuper éternellement mon ëleve à des
gatnbades, je le menerois au pied d'un ro-
cher : là , je lui montrerois quelle attitude
il faut prendre , comment il faut: porter
le corps et la tête , quel mouvement il faut
faire , de quelle manière il faut poser y
tantôt le pied, tantôt la main , pour sui-
vre légèrement les sentiers escarpés , ra-
boteux et rudes , et s'élancer de pointe en
pointe tant en montant qu'en descen-
dant. J'en ferois Témule d'un chevreuil,
plutôt cju'un danseur de l'opéra.
Autant le toucher concentre ses opéra-
tions autour de l'homme, autant la vue
étend les siennes au-delà de lui ; c'est la
ce c[ui rend celles-ci trompeuses : d'un
coup-d'œil un homme embrasse la moitié
de son horizon. Dans cette multitude de
Dans ini autre art , non moins frivole , on voit
encore anjourd'hui un artiste comédien faire ainsi
l'important et le fou , et ne réussi» pas moins bien.
Cette méthode est toujours sûre en France. Le vrai
talent, plus simple et moins charlatan, n'y fait
point fortune. La modestie y est la vertu des sots.
y 2,
54o ^ M I L E.
sensations simultanées et de jugemens
qu'elles excitent, comment ne se tromper
sur aucun? Ainsi la vue est de tous nos
sens le plus fautif, précisément parcequ'il
est le plus étendu , et que, prérédant de
bien loin tous les autres , ses opérations
sont trop promptes et trop vastes pour
pouvoir être rectifiées par eux. Il y a plus ;
les illusions mêmes de la perspective nous
sont nécessaires pour parvenir àconnoître
rétendue et à comparer ses parties. Says
les fausses apparences , nous ne verrions
rien dans féloignement ; sans les gradations
de grandeur et de lumière , nous ne pour-
rions estimer aucune distance^ ou plutôt
il n'y en auroit point pour nous. Si de
deux arbres égaux , celui qui est à cent pas
de nous nous paroissoit aussi grand et
aussi distinct que celui qui est à dix , nous
les placerions à côté fun de fautre. Si nous
appercevions toutes les dimensions des ob-
jets sous leur véritable mesure , nous ne
verrions aucun espace et tout nous pa-
roîtroit sur notre œil.
Le sens de la vue n'a, pour juger la
grandeur des objets etleur distance^ qu uns
L 1 V R Ë I I. ^4 ^
même mesure, savoir rouverture de T an-
gle qu'ils font dans notre œil ; et comme
cette ouverture est un effet simple dune
cause composée , le jugement qu il excite
en nous laisse chaque cause particulière
indéterminée , ou devient nécessairement
fautif. Car comment distinguer à la simple
vue si Fangle par lequel je vois un objet
plus petit qu'un autre , est tel parceque
ce premier objet est en effet plus petit , ou
parcequ il est plus éloigné ?
Il faut donc suivre ici une méthode con-
traire à la précédente ; au lieu de simpli-
fier la sensation, la doubler, la vérifier tou-
jours par une autre; assujettir l'organe vi-
suel à l'organe tactile, et réprimer, pour
ainsi dire, l'impétuosité du premier sens
par la marche pesante et réglée du second.
Faute de nous asservir à cette pratique^ nos
mesures par estimation sont très inexactes.
Nous n'avons nulle précision dans le coup-
d'œil pour juger les liauteurs, les longueurs,
les profondeurs, les distances; et la preuve
que ce n'est pajS tant la faute du sens que
de son usage, c'est que les ingénieurs, les
arpenteurs, les architectes, les mâchons, les
Y 3
542 É M I L 1.
peintres, ont en gënéj al le coup-d'œil beau-
coup j-'lus sûr (]iie nous, et apprécient les
mesures de l'étendue avec plus de justesse;
paiceque leur niét.ier leur donnant en ceci
rexpérience que nous négligeons d'acqjié-
rir, ils ôtent Téquivoque de l'angle par
les apparences qui raccompagnent, et qui
déterminent plus exactement à leurs yeux
le rapport des deux causes de cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement au
corps sans le contraindre est toujours facile
à obtLiiir des enfans. 11 y a mille moyens
de les iiitéresser à mesurer, à connoître,
à estimer les distances. Voilà un cerisier
•fort haut ; comm eut ferons- nous pou r cueil-
lir des cerises? féclielle de la grange est-elle
bonne pour cela? Voilà un ruisseau fort
large; comment le traverserons-nous? une
des planclies de la cour posera- t-elle sur
les deux bords? Nous voudrions, de nos
fenêtres , pêcher dans les fossés du cljâteau ;
combien de brasses doit avoir notre ligne?
Je voudrais Unie une escarpolette entre
ces deux aibres; une corde de deux toises
nous suffira- 1- elle? On me dit que dans
Tautre maison notre chambre aura vingt-
Livre îi. ^45
cinq pieds qiiarrés ; croyez-vous qu'elle nous
convienne ? sera - 1 - elle^lus grande que
celle-ci? Nous avons ^^randTaim \ voilà deux
villages, auquel des deux serons-nous plutôt
pour dîner? etc.
11 s'agissoit d'exercer à la course un en-
fant indolent et paresseux , qui ne se por-
toit pas de lui-même à cet exercice ni à
aucun autre, quoiqu'on le destinât à l'état
militaire : il s étoit persuadé, je ne sais
comment , qu'un homme de son rang no
devoit rien faire ni rien savoir , et que sa
noblesse devoit lui tenir lieu de bras , de
jambes, ainsi que de toute espèce de mé-
rite. A faire d'un tel gentilhomme un
Achille au pied léger, l'adresse de Chiron
même eut eu peine à suflire. La difficulté
étoit d'autant plus grande, c[ue je ne vou-
lois lui prescrire absolument rien : j'avois
banni de mes droits les exhortations, les
promesses , les menaces , l'émulation , le
désir de briller : comment lui donner ce-
lui de courir sans lui rien dire? Courir
moi - même eut été un moyen peu sûr et
sujet à inconvénient. D'ailleurs il s'agis-
soit encore de tirer de cet exercice quel-
Y 4
S>44 ï M I L E.
que objet d'mstru£tion pour lui, afin d'ac-
coutumer les opérations de la machine et
celles du jugement à marcher toujours de
concert. Voici comment je m'y pris : moi,
c'est-à-dire celui qui parle dans cet exem-
ple.
En m'allant promener avec lui les après-
midi , je mettois quelquefois dans ma po-
che deux gâteaux d'une espèce qu'il aimoit
beaucoup ; nous en mangions chacun un
à la promenade (a) , et nous revenions fort
contens. Un jour il s'apperçut que j'avois
trois gâteaux ; il en auroit pu manger six
sans s'incommoder ; il dépêche prompte-
ment le sien pour me demander le troi-
sième. Non , lui dis-je : je le mangerois fort
bien moi-même , ou nous le partagerions;
(a) Promenade champêtre , comme on verra dans
l'instant. Les promenades publiques des villes sont
pernicieuses aux enfans de l'un et de l'autre sexe,"
C'est là qu'ils commencent à se rendre vains et à
voulo'r être regardés ; c'est au Luxembourg , aux
Tuileries, sur-tout au Palais-Royal , que la belle jeu-
nesse de Paris va prendre cet air impertinent et fat
qui la rend si ridicule et la fait huer et détester
dans tuute FLurope.
LIVRE II. 345
mais j'aime mieux le voir disputer à la
course par ces deux petits garçons qu©
voilà. Je les appelai , je leur montrai le
gâteau et leur proposai la condition. Ils
ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fut
posé sur une grande pierre qui servit de
but ; la carrière fut marquée ; nous allâ-
mes nous asseoir : au signal donné les petits
garçons partirent ; le victorieux se saisit
du gâteau , et le mangea sans miséri-
corde aux yeux des spectateurs et du
.vaincu.
Cet amusement valoit mieux que le gâ-
teau ; mais il ne prit pas d abord et ne pro-
duisit rien. Je ne me rebutai ni ne me
pressai : Tinstitution des enfans est un mé-
tier où il faut savoir perdre du temps pour
en gagner. Nous continuâmes nos prome-
nades ; souvent on prenoit trois gâteaux ,
quelquefois quatre, et de temps à autre
il y en avoit un , même deux , pour les cou-
reurs. Si le prix n'étoit pas grand, ceux
qui le disputoieut n'étoient pas ambitieux :
celui qui le remportoit étoit loué , fêté ;
tout se faisoit avec appareil. Pour donner
lieu aux révolutions et augmenter Tinté-
^4^ iié M I L e:
rêt , je marquois la carrière plus longue,
j'y souffrois plusieurs concurrens. A peine
ëtoient-ils dans la lice que tout les passans
s'arrêtoient pour les voir : les acclama-
tions , les cris , les battemens de mains les
ânimoient: je voyois quelquefois mon petit
bon-homme tressaillir, se lever, s'écrier
quand l'un ëtoit près d'atteindre ou de pas-
ser Tauti e ; c'étoient pour lui les jeux olyni-J
piques.
Cependant les concurrens usoient quel-
quefois de supercherie ; ils se retenoient
mutuellement ou se faisoient tomber, ou
poussoientdes cailloux au passage l'un de
l'autre. Cela me fournit un sujet de les
séparer , et de les faire partir de différens
termes , quoiqu'également éloignés du
but : on verra bientôt la raison de cetta
prévoyance ; car je dois traiter cette im-
portante affaire dans un grand détail.
Ennuyé de voir toujours manger sous
Ses yeux des gâteaux qui lui faisoient grande
envie , monsieur le chevalier s'avisa de
soupçonner enfin que bien courir pojivoit
être bon k quelque cliose, et , voyant qu'il
avoi: aussi deux jambes, il commença de
Ejful-/j:>.
Pu^r. .V7
Pujnc de ma raiEene il s'overtue et reuiportf le i
\: il Dtoinm.wv. uU;..„t./A-..la,if>
•«
-^
LIVRE II. 347
s'essayer en secret. Je me gardai d'en rien
voir ; mais je compris que mon straragerae
avoit rëussî. Quand il se crut assez fort (et
je lus avant lui dans sa pensée ) , il affe :ta de
m'importuner pour avoir le gâteau restant.
Je le refuse ; il s'obstine , et d'un air dépité
il me dit à la fin : Hé bien ! mettez- le sur
la pierre, marquez le champ , et nous ver-
rons. Bon! lui dis-Je^ en riant, est ce qu'un
chevalier sait courir? Vous gagnerez plus
d'appétit, et non de quoi le satfsfaire. Pi-
qué de ma raillerie il s" évertue , et remporte
le prix d'autant plus aisément que j'avois
fait la lice très courte et pris soin d'écar-
ter le meilleur coureur. On conçoit com-
ment, ce premier pas étant fait, il me
fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il
prit un tel goût à cet exercice , que , sans
faveur, il étoit presque sûr de vaincre mes
polissons à la course, quelque longue que
Sût la carrière.
Cet avantage obtenu en produisit un
autr^ auquel je n'avois pas songé. Quand
il remportoit rarement le prix, il le man-
geoit presque toujours seul , ainsi que fai-
soient ses concurrens ; mais en s'accoutu-
548 li M I L E.
mant à la victoire , il devint généreux et
partageoit souvent avec les vaincus. Cela
me fournit à moi-même une observation
morale, et j'ai)pris par là quel étoitle vrai
principe de la générosité.
En continuant avec lui de marquer en
différens lieux les termes d'où chacundevoit
partir à la fois , Je fis, sans qu'il s'en ap-
perçût , les distances- inégales , de sort©
que l'un , ayant à faire plus de chemin
que l'autre pour arriver au même but ,
avoit un désavantage visible : mais , quoi-
que je laissasse le choix à mon disciple ,
il ne savoit pas s'en prévaloir. Sans s'em-
barrasser de la distance, il préféroit tou-
jours 1 e beau chemin ; de sorte que , pré-
voyant aisément son choix, j'étois à- peu-
près le maître de lui faire perdre ou ga^
gner le gâteau à ma volonté , et cette
adresse avoit aussi son usage à plus d'une
Pin. Cependant , comme mon dessein étoit
qu'il s'apperçùt de la différence , je tàchois
de la lui rendre sensible : mais quoifju'in- •
dolent dans le calme , il étoit si vif dans
ses jeux, et se défioit si peu de moi, que
j'eus toutes les peines du monde à lui faire
t I V R E I 1/ ^ 349Î
appercevoîr que je le trichois. Enfin j'en
vins à bout malgré son étourderi*. Il m'en
fît des reproches. Je lui dis : De quoi vous
plaignez'vous ? Dans un don que je veux
bien faire, ne suiS-je pas maitre d • nies
conditions ? Qui vous force à courir ? Vous
ai-je promis de faire les lices égales ? N'a-
vez-vous pas le choix ? Prenez la plus
courte , on ne vous en empéclie point :
comment ne voyez-vous pas que c'est vous
que je favorise , et que l'inégalité dont
•vous murmurez est tout à votre avan-
tage si vous savez vous en prévaloir ?
Cela étoit clair ; il le comprit , et , pour
choisir, il fallut y regarder de plus près.!
D'abord on voulut compter les pas ; mais la
m.esure des pas d'un enfant est lente et
fautive ; de plus je m'avisai de multiplier les
courses dans unmême jour; et alors, l'amu-
sement devenant une espèce de passion,
l'on avoit regret de perdre à mesurer les
lices le temps destiné à les parcourir. La
vivacité de l'enfance s'accommode mal de
ces lenteurs : on s'exerça donc à mieux
voir, à mieux estimer une distance à la vue.
Alors j'eus peu de peine à étendre et nour-
35o M i M I L E.
rir ce goût. Enfin , quelques mois d'épreu-
ves et d'erreurs corrigées lui formèrent tel-
lement le compas visuel, que, quand je lui
niettois par la pensée un gâteau sur quel-
que objet éloigné , il avoit le coup-dœil
presque aussi sûr que la chaîne d un arpen-
teur.
Comme la vue est de tous les sens celui
dont on peut le moins séparer les juge-
mensde fesprit, il faut beaucoup de tenitps
pour apprendre à voir ; il faut avoir long-
temps comparé la vue au toucher pour
accoutumer le premier de ces deux sens
à nous faire un rapport fidèle des figures
et des distances : sans le toucher, sans le
mouvement progressif , les yeux du monde
les plus perçans ne sauroient nous donner
aucune idée de fétendue. L'univers entier
ne doit être qu'un point pour une huître;
il ne lui paroîtroitrien de plus quand même
une anie humaine informeroit cette huître.
Ce n'est qu'à force de marcher, de palper,
de nombrer, de mesurer les dimensions,
qu'on apprend à les estimer : mais aussi,
si Fou mesuroit toujours, le sens, serepo-
fantsur l'instrument, n'acquerroit aucune
LIVRE II. Z5t
justesse. Il ne faut pas non ilus que Tenfant
passe tout d'un coup de la mesure à Testf-
mation ; il faut d abord que , continuant à
comparer par parties ce qu'il ne sauroit
comparer tout d'un coup , à des aliquotes
précises il substitue 4es alic^uotes par ap-
préciation, et qu'au lieu d'appliquer tou-
jours avec la main la mesure , il s'accou-
tume à l'appliquer seulement avec les yeux^
Je voudrois pourtant qu'on vérifiât ses
premières opérations par des mesures réel-
les, afin quil corrigeât ses erreurs, et que,
s'il reste dans le sens quelque fausse appa»
rence, il apprît à la rectifier par un meilleur
jugement. On a des mesures naturelles qui
sont à-peu-près les mêmes en tous lieux;
les pas d'un homme, l'étendue de ses bras,
sa stature. Quand l'enfant estime la hauteur
d'un étage, son gouverneur peut lui servir
de toise ; s'il estime la hauteur d'un clocher,
qu'il le toise avec les maisons ; s'il veut savoir
les lieues de chemin, qu'il compte les heures
de marche ; et sur-tout qu on ne fasse riea
de tout cela pour lui , mais qu'il le fassd
lui-même.
On ne sauroit apprendre à bien juger d^
552 ^ M I L E.
rétendue et de la grandeur des corps, qu'oii
n'apprenne à connoître aussi leurs ligures
et' même à les imiter ; car au fond cette
imitation ne tient absolunient qu'aux lois
delà perspective ; et Ton ne peut estimer
rétendue sur ses apparences , qu'on n ait
quelque sentiment de ces lois. Les enfans ,
grands imitateurs, essaient tous de dessi-
ner : je voudrois que le mien cultivât cet
art , ' non précisément pour Tart mémo ,
mais pour se rendre Fœil juste et la main
flexible ; et en général il importe fort peu
qu'il sache tel ou tel exercice , pourvu quil
acquière la perspicacité du sens et la bonne
habitude du corps qu'on gagne par cet
exercice. Je me garderai donc bien de lui
donner un maître à dessiner , qui ne lui
donneroit à imiter que des imitations , et
ne le feroit dessiner que sur des dessins :
je veux qu'il n'ait d'autre maître que la
nature ni d'autre modèle cjue les objets.
Je veux qu'il ait sous les yeux l'original
même et non pas le papier qui le repré-
sente f qu'il crayonne une maison sur une
maison, un arbre sur un arbre, un homme
sur un homme, afin qu'il s'accoutume à
bien
LIVRE ï T. 553
bien observer les corps et leurs apparences,
et non pas à prendre des imitations fausses
et conventionnelles pour de véritables imi-
tations. Je le détournerai même de rien
tracer de mémoire en Fabsence des objets,
jusqu'à ce que, par des observations fré-
quentes, leurs figures exactes s'impriment
bien dans son imagination ; de peur que ,
substituant à la vérité des -choses, deS
figures bizarres et fantastiques , il ne perde
la connoissance des proportions et le goût
des beautés de la nature.
Je sais bien que de cette manière il bar-
bouillera long-temps sans rien faire de re-
connoissable , qu'il prendra tard Télégancô
des contours et le trait léger des dessina- ,
leurs, peut-être jamais le discernement des
effets pittoresques et le bon goi'it du dessin;
en revanche il contractera certainement
un coup-d'oeil plus juste, une main plus
siire, la connoissance des vrais rapports
de grandeur et de figure qui sont entre les
animaux, les plantes, les corps naturels,
et une plus prompte expérience du jeu de-
là perspective. Voilà précisément ce que
j'ai voulu faire ; et mou intention n'est pa^
.Tome 10. Zt
554 EMILE.
1 ant qu'il saclie imiter les objets que les con-
noître; j'aime mieux qu'il me montre une
plante d'acanthe, et qu'il trace moins bien
le feuillage d'un chapiteau.
Au reste , dans cet exercice , ainsi que
dans tous les autres , je ne prétends pas
que mon ëleve en ait seul l'amusement. Je
veux le lui rendre plus agrëable encore en
ie partageant sans cesse avec lui. Je ne veux
point cpi'il ait d'autre émule que moi ; mais
je serai son ëmule sans relâclie et sans
risque ; cela mettra de Tintérét dans ses
occupations , sans causer de jalousie entre
nous. Je prendrai le crayon à son exemple ;
je l'emploierai d'abord aussi mal -adroite-
ment que lui. Je serois un Apelles que je
ne me trouverai qu'un barbouilleur. Jecom-
înencerai par tracer un homme comme
les laquais les tracent contre les murs; une
barre pour chaque bras, une barre pour
chaque jambe, et les doigts plus gros que
le bras. Bien long- temps après nous nous
appercevrous l'un ou l'autre de cette dis-
proportion : nous remarquerons qu'une
jambe a de l'épaisseur, que cette épaisseur
nest pas par-tout la même; que le bras
LIVRE II. 555
a sa longueur déterminée par rapport au
corps, etc. Dans ce progrès, je marcherai
tout au plus à côté de lui , ou je le devan-
cerai de si peu , qu'il lui sera toujours aisé
de m'atteindre, et souvent de me surpasser.
Nous aurons des couleurs, des pinceaux;
nous tâcherons d'imiter le coloris des objets
et toute leur apparence aussi bien que
leur figure. Nous enluminerons , nous pein*
drons , nous barbouillerons; mais , dans tous
nos barbouillages, nous ne cesserons d'épier
la nature; nous ne ferons jamais rien que •
sous les yeux du maître.
Nous étions en peine d'ornemens pour
notre chambre, en voilà de tout trouvés.
Je fais encadrer nos dessins ; je les fais cou-
vrir de beaux verres, afin qu on ny touche
plus , et que , les voyant rester dans l'état
où nous les avons mis, chacun ait intérêt
de ne pas négliger les siens. Je les arrange
par ordre autour de la chambre, chaque
dessin répété vingt, trente fois, et montrant
à chaque exemplaire le progrès de l'auteur,
depuis le moment où la maison n'est qu'un
quarré presque informe , jusqu a celui où sa
façade, son profil, ses proportions, ses
Z 2
o56 é M I L È.
ombres, sont dans la plus exacte vérité.
Ces gradations ne peuvent manquer de nous
offrir sans cesse des tableaux intéressans
pour nous, curieux pour d autres, et d'ex-
citer toujours plus notre émulation. Aux
premiers, aux plus grossiers de ces dessins ,
je mets des cadres bien brillans, bien dorés,
qui les rehaussent; mais quand Timitation
devient plus exacte et que le dessin est
véritablement bon, alors je ne lui donne
plus qu'un cadre noir très simple; il naplus
«besoin d'autre ornement que lui-même, et
ce seroit dommage que la bordure partageât
l'attention que mérite l'objet. Ainsi chacun
de nous aspire à Thonneur du cadre uni ;
et quand Tun veut dédaigner un dessin de
l'autre , il le condamne au cadre doré. Quel-
que jour, peut-être, ces cadres dorés pas-
seront entre nous en proverbe, et nous ad-
mirerons combien d'hommes se rendent
justice en se faisant encadrer ainsi.
J'ai dit que la géométrie n'étoit pas à la
portée des enfans ', mais c'est notre fliute.
Nous ne sentons pas que leur méthode
n est point la nôtre , et que ce qui devient
pour nous l'art de raisonner ne doit être
t I V R E II. o5y
pour eux que l'art de voir. Au. lieu de leur
donner notre méthode , nous ferions mieux
de prendre la leur. Car notre manière d'ap-
prendre la géométrie est bien autant une
affaire d'imagination que de raisonnement.
Quand la proposition est énoncée, il faut
en imaginer la démonstration, c'est-à-dir©
trouver de quelle proposition déjà sue
celle-là doit être une conséquence, et, de
toutes les conséquences qu'on peut tirer de
cette même proposition , choisir précisé-
ment celle dont il s'agit.
De cette manière le raisonneur le plus
exact, s'il n'est inventif, doit rester court.
Aussi qu'arrive-t-il de là? Qu'au lieu de nous
faire trouver les démonstrations , on nous
les dicte; qu'au lieu de nous apprendre à
raisonner, le maître raisonne pour nous, et
n'exerce que notre mémoire.
Faites des ligures exactes, combinez-les,
posez'les Tune sur l'autre, examinez leurs
rapports; vous trouverez toute la géométrie
élémentaire en marchant d'observation en
observation , sans qu'il soit question , ni
de définitions, ni de problêmes , ni d'aucune
autre forme démonstrative que la simple
Z5
558 EMILE.
superposition. Pour moi , je ne prétends
point apprendre la géométrie à Emile, c est
lui qui me l'apprendra ; je chercherai les
rapports, et il les trouvera; car je les cher-
cherai de manière à les lui faire trouver. Par
exemple, au lieu de me servir d'un compas
pour tracer un cercle , je le tracerai avec une
pointe au bout d'un fil tournant sur un pi-
vot. Après cela, quand je voudrai comparer
les rayons entre eux, Emile se moquera
de moi, et il me fera comprendre que le
même fil, toujours tendu, ne peut avoir
tracé des distances inégales.
Si je veux mesurer un angle de soixante
degrés , je décris du sommet de cet angle
non pas un arc, mais un cercle entier; car,
avec les enfans, il ne faut jamais rien sous-
entendre. Je trouve que laportion du cercle,
comprise entre les deux côtés de langle
est la sixième partie du cercle. Après cela
je décris du même sommet un autre plus
grand cercle , et je trouve que ce second
arc est encore la sixième partie de son cer-
cle. Je décris \m troisième cercle concen-
trique sur lequel je fais la même épreuve,
et je la continue sur de nouveaux cercles,
LIVRE II. S'jVf
jusqua ce qu'Emile, choqué de ma stupi-
dité, m'avertisse que chaque arc , grand ou
petit, compris par le même angle , sera tou-
jours la sixième partie de sou cercle, etc.
Nous veilà tout-à-llieure à Tusage du rap-
porteur. 1 ,j
Pour prouver que les angles de suite
sont égaux à deux. droits, on décrit un cer-?
cle ; moi, tout au contraire, je fais en
sorte qu Emile remarque cela, première-
ment dans le cercle , et puis je lui dis : Si
l'on otoit le cercle , et qu'on laissât les.
lignes droites, les angles auroient-ils changé
de grandeur ? etc.
On néglige la justesse des figures , on la
suppose , et Ton s'attache à la démons-
tration. Entre nous , au contraire , il ne
sera jamais question de démonstration :
notre 4)1 us importante affaire sera de tirer
des lignes bien droites, bien justes, bien
<^gales ; de faire un quarré bien j^arfait , de
tracer un cercle bien rond. Pour vérilier la
justesse de la ligure, nous Texaminerons
par toutes ses propriétés sensibles; et cela
nous donnera occasion d'en découvrir cha-
que jour de nouvelies. IXous plierou^. pu^
Z4
56o E M I L E.
le diamètre les deux demî-cercles , par la
diagonale les deux moitiés du quarré : nous
comparerons nos deux figures pour voir
celle dont les bords conviennent le plus
exactement , et par conséquent la mieux
faite ; nous disputerons si cette égalité de
partage doit avoir toujours lieu dans les
parallélogrammes, dans .les trapèzes, etc.i
On essaiera quelquefois de prévoir le suc-
cès de l'expérience avant de la faire , on
fâchera de trouver des raisons , etc.
La géométrie n'est pour mon élevé que
l'art de se bien servir de la règle et du
compas : il ne doit point la confondre
avec le dessin, oii il n'emploiera ni l'un
ni l'autre de ces instrumens. La règle et
le compas seront renfermés sous la clef ,
et l'on ne lui en accordera que rarement
l'usage et pour peu de temps , afin qu'il
ne s'accoutume pas à barbouiller: mais
nous pourrons quelquefois porter nos ligu-
res à la promenade, et causer de ce que
nous aurons fait ou de ce que nous vou-
drons faire.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin
«111 jeune homme, ùqui, dans son enfan.::
1 1 V R E II. S6r
fce, on avoît appris les rapports des eon»
tours et des surfaces , en lui donnant cha-
que jour à choisir dans toutes les figures
gëomëtriques des gauffres isopérimetres.,
Le petit gourmand avoit épuisé fart d'Ar-^
chimede pour trouver dans laquelle il y
avoit le plus à manger.
Quand un enfant joue au volant, il
s'exerce l'œil et le bras à la justesse ; quand
il fouette un sabot , il accroît sa force eu
s'en servant , mais sans rien apprendre. J'ai
demandé quelquefois pourquoi Ton n of-
froit pas aux enfans les mêmes jeux dV
dresse qu'ont les hommes ; la paume j le
mail , le billard , l'arc , le ballon , les in-
strumens de musique. On m'a répondu
que quelques uns de ces jeux étoient au^
dessus de leurs forces , et que leurs mem-r
bres at leurs organes n'étaient pas assez
formés pour les autres. Je trouve ces rai^
sons mauvaises : un enfant n'a pas la taille
d'un homme, et ne laisse pas do porter un
liabit lait comme le sien. Je n'entends pa^
qu'il joue avec nos masses sur un billar4
haut de trois pieds ; je n'entends pas qu'il
j^ille peipter dans nos tripots, pi qu'oii
362 K M I L E.
charge sa petite main d'une raquette ée
paumier ; mais qu'il joue dans une salle
dont on aura garanti les fenêtres ; qu'il
ne se serve que de balles molles ; que ses
premières raquettes soient de bois , puis
de parchemin , et enhn de corde à boyau
bandée à proportion de son progrès. Vous
préférez le volant , parcequ'il fatigue
moins et qu'il est sans danger. Vous avez
tort par ces deux raisons. Le volant est
un jeu de femmes ; mais il n'y en a pas
une que ne fît fuir une balle en mouve-
ment. Leurs blanches peaux ne doivent pas
s'endurcir aux meurtrissures , et ce ne
sont pas des contusions qu'attendent leurs
visages. Mais nous , faits pour être vigou-
reux, croyons-nous le devenir sans peine?
et de quelle défense serons-nous capables ,
si nous ne sommes jamais attaqués ? On
joue toujours lâchement les jeux où Ton
peut être mal-adroit sans risque: un volant
qui tombe ne fait de mal à personne; mais
rien ne dégourdit les bras comme d'avoir
à couvrir la tête , rien ne rend le coup-
d'œil si juste que d'avoir à g:u:antir les yeux.
S'élancer du bout d'une salie à l'autre ,
LIVRE II. 365
juger le bond d'une balle encore en Fair,
la renvoyer d'une main forte et sûre ; de
tels jeux conviennent moins à Thomme
qu'ils ne servent à le former.
Les fibres d'un enfant , dit-on , sont trop
molles. Elles ont moins de ressort, mais
elles en sont plus flexibles ; son bras est
foible , n^ais enfin c'est un bras ; on en doit
faire, proportion gardée , tout ce qu'on fait
d'une autre machine semblable. Les en-
fans n'ont dans les mains nulle adresse ;
c'est pour cela que je veux qu'on leur en
donne : un homme aussi peu exercé qu'eux
n'en auroit pas davantage : nous ne pou-
vons connoître l'usage de nos organes qu'a-
près les avoir employés. Il n'y a qu'une
longue expérience qui nous apprenne à ti-
rer parti de nous-mêmes , et cette expé-
rience est la véritable étude à laquelle ou
ne peut trop tôt nous appliquer.
Tout ce qui se fait est faisable. Or rien
n est plus commun que de voir des enfans
adroits et découplés avoir dans les mem-
bres la même agilité que peut avoir un
homme. Dans presque toutes les foires on
en voit fairç des équilibres , marcher sur
564 ^ M I L E.
les mains, sauter, danser sur la corde.f
Durant combien d'années des troupes d'en-
fans n ont-elles pas attiré par leurs ballets
des spectateurs à la comédie italienne ?
Qui est-ce qui n'a pas oui parler en Alle-
magne et en Italie de la troupe pantomime
du célèbre Nicolini? Quelqu'un a-t-il ja-
mais remarqué dans ces enfans des mou-
vemens moins développés , des attitudes
moins gracieuses , une oreille moins juste,
une danse moins légère que dans les danseurs
tout formés ? Qu'on ait d'abord les doigts
épais , courts , peu mobiles , les mains
potelées et peu capables de rien empoi*
gner; cela empêche-t-il que plusieurs en*;
fans ne sachent écrire ou dessiner à fàge
oii d'autres ne savent pas encore tenir lo
crayon ni la plume ? Tout Paris se sou*
vient encore de la petite Angloise qui fai*
soit à dix ans des prodiges sur le clave-
cin (a). J'ai vu chez un magistrat , son fils,
petit bon-homme de huit ans , qu'on met*
toit sur la table au dessert comme une sta»
(a) Un petit garçon de sept ans en a fait depuis
(pe temps-là de plus étonnans encore,
t I V R È II* 365
lue âu itiilieu des plateaux , jouer là d'un
violon presque aussi grand que lui, et sur-
prendre par son exécution les artistes
mêmes.
Tous ces exemples et cent mille autres
prouvent, ce me semble, que l'inaptitude
qu'on Suppose aux enfans pour nos exer-
cices est imaginaire , et que, si on ne les
voit point réussir dans quelques uns, c'est
qu'on ne les y a jamais exercés.
On me dira que je tombe ici par rap-
port au corps dans le défaut de la culture
prématurée que je blâme dans les enfans
par rapport à l'esprit. La différence est
très grande ; car l'un de ces progiès n'est
qu'apparent , mais l'autre est réel. J'ai
prouvé que l'esprit qu'ils paroissent avoir ils
ne l'ont pas , au lieu que tout ce qu'ils
paroissent faire ils le font. D'ailleurs on
doit toujours songer que tout ceci n'est
ou ne doit être que jeu , direction facile
et volontaire des mouvemens que la nature
leur demande; art de varier leurs amuse-
mens pour les leur rendre plus agréables ,
sans que jamais la moindre contrainte les
tourne en travail : car enfin de quoi
o66 li M I L £.
s'aniuseront-ils dont je ne puisse faire un
objet d'instruction pour eux ? et , quand je
ne le pourrois pas , pourvu qu'ils s'amu-
sent sans inconvénient et que le temps se
passe, leur progrès en toute chose n'im-
porte pas quant à présent ; au lieu que ,
lorsqu'il faut nécessairement leur appren-
dre ceci ou cela , comme qu'on s'y prenne,
il est toujours impossible qu'on en vienne
à bout sans contrainte , sans fticherie et
sans ennui.
Ce que j'ai dit sur les deux sens dont
Tusage est le plus continu et le plus im-
portant, peut servir d'exemple de la ma-
nière d'exercer les autres. La vue et le
toucher s'appliquent également sur les
corps en repos et sur les corps qui se
meuvent : mais comme il n'y a que lé-
branlement. de l'air qui puisse émouvoir
le sens de Fouie , il n'y a qu'un corps en
mouvement qui fasse du bruit ou du son ; et
si tout étoit en repos, nous n'entendrions
jamais rien. La nuit donc , où , ne nous
mouvant nous-mêmes qu'autant qu'il nous
plaît , nous n'avons à craindre que les corps
qui se meuvent, il nous importe d'avoir
LIVRE II. 567
Forellie alerte, de pouvoir j uger, par la sensa-
tion qui nous frappe, si le corps qui la cause
est grand ou petit, éloigné ou proclie , si
son ébranlement est violent ou foible. L'air
ébranlé est sujet à des répercussions qui
îe réfléchissent, qui, produisant des échos,
répètent la sensation , et font entendre le
corps bruyant ou sonore en un autre lieu
que celui où il est. Si dans une plaine ou
dans une vallée on met Toreiile à terre,
on entend la voix des hommes et le pas
des chevaux de beaucoup plus loin qu'en
restant debout.
Comme nous avons comparé la vue au
toucher, il est bon de la comparer de même
à Touie, et de savoir laquelle des deux im-
pressions^ partant à la fois du même corps,
arrivera le plutôt à son organe. Quand on
voit le feu d'un canon on peut encore se
mettre à Tabri du coup ^ mais sitôt qu'on
entend le bruit , il n'est plus temps , le
boulet est là. On peut juger de la distance
où se fait le tonnerre par l'intervalle de
temps qui se passe de l'éclair au coup. Faites
en sorte que l'enfant connoisse toutes ces
expériences -, qu'il fasse celles qui sont à
sa portée, et qu'il trouve les autres pa/'
induction : mais j'aime cent fois mieux qu il
les ignore , que s'il faut que vous les lui
disiez.
Nous avons un organe qui répond à
Touie, savoir celui de la voix ; nous n'en
avons pas de même qui réponde à la vue,
et nous ne rendons pas les couleurs comme
les sons. C'est un moyen de plus pour
cultiver le premier sens , en exerçant Tor-
gane actif et Forgane passif fun par l'autre.
L'homme a trois sortes de voix, savoir,
la voix parlante ou articulée , la voix chan-
tante ou mélodieuse, et la voix pathétique
ou accentuée , qui sert de langage aux pasf-
sions et qui anime le chant et la parole.
L'enfant a ces trois sortes de voix ainsi que
riiomme, sans les savoir allier de même : il
a comme nous le rire, les cris , les plaintes,
l'exclamation, les gémissemens; mais il n*©
sait pas en mêler les inflexions aux deux
autres voix. Une musique parfaite est celle
qui réunit le mieux ces trois voix. Les
enfans sont incapables de cette musique-Li,
et leur chant n'a jamais d'ame. De même,
dans la voix parlante, leur langage n'a point
d'accent j
I. I V R E I I. S69
d'accent; ils crient, njais ils n'accentuerit
pas ; et comme dans lenr discours il y a
peu d'accent, il y a peu d'énergie dans leur
voix. Notre ëleve aura le parler plus uiii,
J)lus simple encore, parceque ses passions,
n'étant pas éveillées, ne mêleront point leur
langage au sien. N'allez donc pas lui don-
ner à réciter des rôles de tragédie et de
comédie 5 ni vouloir lui apprendre, comme
on dit , à déclamer. Il aura trop de sens
pour savoir donner un ton à des choses
qu'il ne peut entendre , et de l'expression
à des sentimens qu'il n'éprouva jamais.
Apprenez-lui à parler uniment , claire-
ment , à bien articuler , à prononcer exac-
tement et sans affectation , à connoître et
à suivre l'accent grammatical et la pro-
sodie, à donner toujours assez de voix pour
être entendu , mais à n'en donner jamais
plus qu'il ne faut ; défaut ordinaire aux
enfans élevés dans les collèges : en toute
chose rien de superflu.
De même, dans léchant, rendez sa voix
juste, égale, flexible, sonore, son oreille
sensible à la mesure et à l'harmonie, mais
rien de plus. La musique imitative et théâ-
Tome 10. A a
ZyO EMILE.
traie n'est pas de sçn âge , je ne voudroîs
pas même qu'il chantât des paroles ; s il
en vouloit chanter, je tâcherois de lui fair©
des chansons exprès, intéressantes pour son
âge , et aussi simples que ses idées.
On pense bien qu'étant si peu pressé do
lui apprendre à lire l'écriture , je ne le serai
pas non plus de lui apprendre à lire la
musique. Ecartons de son cerveau toute
attention trop pénible, et ne nous hâtons
point de fixer son esprit sur des signes de
convention. Ceci, je l'avoue, semble avoir
sa difficulté ; car , si la connoissance des
notes ne paroît pas d'abord plus nécessaire
pour savoir chanter que celle des lettres
pour savoir parler , il y a pourtant celte
différence, qu'en parlant nous rendons nos
propres idées , et qu'en chantant nous ne
rendons guère que celles d'autrui. Or , pour
les rendre , il faut les lire.
Mais , premièrement , au lieu de les lire
on les peut ouir , et un chant se rend à
l'oreille encore plus fidèlement qu'à l'œil.
De plus, pour bien savoir la musique il
ne suffît pas de la rendre , il la faut corn»
poser; et l'un doit s'apprendre avec l'autre.
€
LIVREII. ^yi
sans quoi Ton ne la sait jamais bien. Exer-
cez votre petit musicien d'abord à faire des
phrases bien régulières , bien cadencées ,
ensuite à les lier entre elles par une niodu-
larion tiès simple , enfin à marquer leurs
différens rapports par une ponctuation
correcte; ce qui se fait par le bon choix
des cadences et des repos. Sur- tout jamais
de chant bizarre , jamais de pathétique ni
d expression; Une mélodie toujours chan-
tante et simple , toujours dérivant des
cordes esseaitielles du ton , et toujours
indi([uant tellement la basse, qu'il la sente
et raccompagne sans peine ; car, pour se
former la voix et Toreille, il ne doit jamais
clianter (ju'au clavecin.
Pour mieux marquer les sons , on les
articule en les prononçant; de là l'usage de
solfier avec certaines syllabes. Pour distin-
guer les degrés il faut donner des noms à
ces degrés et à leurs différens termes fixes ;
de là les noms dçs intervalles , et aussi les
lettres de Falphabet dont on marque les
touches du clavier et les notes de la gamme,
C et A désignent des sons fixes , invariables,
toujuiîrs rendus parles nfônies touches. Ut
Aa 2
073 EMILE.
et la sont autre chose. Ut est constamment
la tonique d'un mode majeur , ou la më-
diante d'un mode mineur. La est constam-
ment la tonique d'un mode mineur , ou la
sixième note d'un mode majeur. Ainsi les
lettres marquent les termes immuables des
rapports de notre système musical, et les
syllabes marquent les termes homologues
des rapports semblables en divers tons. Les
lettres indiquent les touches du clavier, et
les syllabes les degrés du mode. Les musi-
ciens françois ont étrangement brouillé
ces distinctions; ils ont confondu le sens
des syllabes avec le sens des lettres ; et
doublant inutilement les signes des tou-
ches , ils n'en ont point laissé pour exprimer
les cordes ^des tons : en sorte que pour eux
ui: et C sont toujours la même chose; ce qui
n'est pas, et ne doit pas être, car alors de
quoi serviroit C ? Aussi leur manière de
solHer est-elle d'une difficulté excessive sans
être d'aucune utilité , sans porter aucune
idée nette à l'esprit , puisque , par cette
méthode , ces deux syllabes ut et mi , par
exemple , peuvent également signifier une
li^iQQ majeure, mineure, superflue^ oii
LIVRE II. 375
diminuée. Par quelle étrange fatalité le pays
du monde où Ton écrit les plus b^aux livres
sur la musique est-il précisément celui où
on l'apprend le plus difficilement ?
Suivons avec notre élevé une pratique
plus simple et plus claire ; qu'il n'y ait pour
lui que deux modes, dont les rapports soient
toujours les mêmes et toujours indiqués
par les mêmes syllabes. Soit qu'il chante
ou qu'il joue d'un instrument, qu'il sache
établir son mode sur chacun des douze
tons qui peuvent lui servir de base, et que,
soit qu'on module en D, en C , en G, etc.
la finale soit toujours ut ou la selon le mode.
De cette manière il vous concevra toujours;
les rapports essentiels du mode pour chan-
ter et jouer juste seront toujours présens
à son esprit , son exécution sera plus nette
et son progrès plus rapide. Il n'y a rien de
plus bizarre que ce que les François appel-
lent solfier au naturel ; c est éloigner les
idées de la chose pour en substituer d'é-
trangères qui ne font qu'égarer. Rieii n'est
plus naturel que de sollier par transposi-
tion , lorsque le mode est transposé. Mais
c'en. est trop sur la musique; enseignez-la
A a 3
574 i^ M I L E.
comme vous voudrez , pourvu qu'elle ne
soit jamais qu'un amusement.
Nous voilà bien avertis de Tétat des corps
étrangers par rapport au nôtre , de leur
poids , de leur figure, de leur couleur, de
leur solidité, de leur grandeur, c!e leur dis-
tance^ de leur température, de leur repos,
de leur mouvement. Nous sommes instruits
de ceux qu'il nous convient d'approcher ou
d'éloigner de nous, de la manière dont il faut
nous y prendre pour vaincre leur résistance ,
ou pour leur en opposer une qui nouspréser*
ve d'en être offensés ; mais ce n'est pas assez :
notre propre corps s'épuise sans cesse , il a
besoin d'être sans cesse renouvelé. Quoi-
que nous ayons la faculté d'en changer
d'autres en notre propre substance , le choix
n'est pas indifférent : tout n'est pas aliment
pour l'homme; et des substances qui peu-
vent l'être , il y en a de phis ou de moins
convenables, selon la constitution de son
espèce, selon le climat qu'il habite, selon
son tempérament particulier, et selon la
manière de vivre que lui prescrit son état.
Nous mourrions affamés ou empoison-
nés , s'il falloit attendre, pour choisir les
L I V R E I I. 37
nourritures qui nous conviennent, que
Texpérience nous eût appris aies connoître
et à les choisir: mais la suprême bonté qui
a fait , du plaisir des êtres sensibles , Tin-
strument deleurconservatioii , nous avertit ,
par ce qui plaît à notre palais, de ce qui
convient à notre estomac. Il n y a point na-
turellement pour rhonune de médecin plus
sûr que son propre appétit; et , à le prendre
dans son état primitif, je ne doute point
qu'alors les alimens qu'il trouvoit les plus
agréables ne lui fussent aussi les plus sains.
Il y a plus. L'auteur des choses , ne pour-
voit pas seulement anx besoins qu'il nous
donne , mais encore à ceux que nous nous
donnons nous-mêmes ; et c'est pour mettre
toujours le désir à côté du besoin, qu'il fait
que nos goûts changent et s'altèrent avec
nos manières de vivre. Plus nous nous éloi-
gnons de Tétat de nature , plus nous perdons
de nos goûts naturels ; ou plutôt l'habitude
nous fait une seconde nature, que nous sub-
stituons tellement à la première, que nul
d'entre nous ne connoît plus celle-ci.
Il suit de là que les goûts les plus naturels
doivent être aussi les plus simples ; car c%
Aa 4
576 EMILE.
sont ceux qui se transforment le plus aisé-
ment ; au lieu qu'en s' aiguisant, en s'irritant
par nos fantaisies, ils prennent une forme
qui ne change plus. L'homme qui n est en-
core d'aucun pays se fera sans peine aux
usages de quelque pays que ce soit ; mais
rhomme d'un pays ne devient plus celui
d'un autre.
Ceci me paroît vrai dans tous les sens ,
et bien plus, appliqué au goût proprement
dit. Notre premier aliment est le lait; nous
ne nous accoutumons que par degrés aux
saveurs fortes; d'abord elles nous répugnent.
Des fruits, des légumes, des herbes, et enfin
quelques viandes grillées, sans assaisonne-
ment et sans sel, firent les festins des pre-
miers hommes (a). La première fois qu'un
sauvage boit du vin il fait la grimace et le
rejette; et, même parmi nous, quiconque
a vécu jusqu'à vingt ans sans goûter de li-
queurs fermentées , ne peut plus s'y accou-
tumer: nous serions tous abstêmes si l'on ne
nous eût donné du vin dans nos jeunes ans.
(a) Voyez l'Arcadie de Paiisanias ; voyez aussi le
mQrcsau de Plutartîue transcrit ci-après.
LIVRE II. S77
Enfin , plus nos goûts sont simples , plus
ils sont universels; les répugnances les plus
communes tombent sur des mets compo-
sés. Vit-on jamais personne avoir en dégoût
Feau ni le pain ? Voilà la trace de la nature ,
voilà donc aussi notre règle. Conservons
h Tenfant son goût primitif" le plus qu'il est
possible ; que sa nourriture soit commune,
et simple, que son palais ne se familiarise
qu a des saveurs peu relevées, et ne se forme
point un goût exclusif.
Je n'examine pas ici si cette manière de
vivre est plus saine ou non ; ce n est pas
ainsi que je fenvisage. Il me suffit de sa-
voir , pour la préférer , que c'est la plus
conforme à la nature , et celle qui peut le
plus aisément se plier à toute autre. Ceux
qui disent qu'il faut accoutumer les en-
fans aux alimens dont ils useront étant
grands, ne raisonnent pas bien, ce me
semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle
être la même tandis que leur manière de
vivre est si différente? Un homme épuisé de
travail , de soucis , de peines, a besoin d'a-
limens succulens qui lui portent de nou-
veaux espiits au cerveau ; un enfant qui
57^ :^ M I L Ë.
vient de s'ëbattre , et dont le corps crott ,
a besoin d'une nourriture abondante qui
lui fasse beaucoup de chyle. D'ailleurs
rhomme fait a dëja son état, son emploi,
son domicile; mais qui est-ce qui peut être
sur de ce que la fortune lëserve à T enfant?
En toute chose ne lui donnons point une
forme si déterminée , qu'il lui en coûte
trop d'en changer au besoin. Ne faisons
pas qu'il meure de faim dans d'autres pays
s'il ne traîne par- tout a sa suite un cui-
sinier françois, ni qu'il dise un jour qu'on
ne sait manger qu'en France. Voilà , par
parenthèse, un plaisant éloge! Pour moi,
je dirois au contiaire qu'il n'y a que les
François qui ne savent pas manger, puis-
qu'il faut un art si particulier pour leur
rendre les mets mangeables.
De nos sensations diverses le goût donne
celles qui généralement nous, alfectent le
plus. Aussi sommes-nous plus intéresses à
bien juger des substances qui doivent faire
pnrtie de la nAtre , que de celles qui ne
font que l'environner. Mille choses sont
indifférentes au toucher, à l'ouie, à la
vue ; mais il n'y a presque rien d'indiffé-
LIVRE II. 379
lent au goût. De plus , ractlvitë de ce sens
est toute physique et matërielle: il est le
seul qui ne dit rien à Timaginatioiî , du .
moins celui dans les sensations duquel elle
enti^e le moins; au lieu que Fimitation et
rimagination mêlent souvent du moral à
rimpression de tous les autres. Aussi gé-
néralement les cœurs tendres etvoluptueux,
les caractères passionnés et vraiment sensi-
bles, faciles à émouvoir par les autres sens,
sont-ils a<^sez tiedes sur celui-ci- De cela
même qui semble mettre le goût au-dessous
deux, et rendre plus méprisable le pen-
chant fpii nous y livre, je conclurois au
contraire que le moyen le plus convenable
pour gouverner les en fans est de les mener
par leur bouche. Le mobile de la gour-
mandise est sur-tout préférable à celui de
ia vanité , en ce que la première est un
appétit de la nature , tenant innnédiate-
ment au sens; et que la seconde est un
ouvrage de Topinion, su)et au caprice des
hommes et à toutes sortes d'abus. La gour-
mandise est la passion de i enfance; cette
passion ne tient devant aucune autre ; à
Ja moindre concurrence elle disparoît. Eh l
58o EMILE.
croyez-nioî ; Tenfaiit ne cessera que trop
tôt de songer à ce qu'il mange; et quand
son cœur sera trop occupé , son palais ne
Toi cupera guère. Quand il sera grand,
mille sentimens impétueux donneront le
change à li gourmandise, et ne feront
qu'irriter la vanité ; car cette dernière pas-
sion seule fait son profit des autres , et à la
lin les engloutit toutes. Jai quelquefois
examiné ces gens qui donnoient de f im-
13ortance aux bons morceaux , qui son-
geoient en s'é veillant à ce qu'ils mange-
roient dans la journée , et décrivoient un
repas ff\'ec plus d'exactitude que n'en met
Polybe à décrire un combat. J'ai trouvé
que tous ces prétendus hommes netoient
que des enfans de quarante ans, sans vi-
gueur et sans consistance , frustes consu-
mère nati. La sourmandise est le vice des
cœurs qui n'ont point d'étoffe. L'ame d'un
gourmand est toute dans son palais, il n'est
i^iitque pour manger ; dans sa stupide in-
capacité il n'est qu'à table à sa place , il ne
sait juger que des plats : laissons-lui sans
re.^,ret cet emploi ; mieux lui vaut celui-là
qu'un autre, autant pour nous que pour lui.
t I V R E I r. 38 1
Craindre que la gourmandise ne s'en-
racine dans un enfant capable de quelque
chose , est une précaution de petit esprit.
Dans Fenfance on ne songe qu'à ce qu'on
mange ; dans Tadolescence on n y songe
plus, tout, nous est bon , et Ion a bien
d'autres affaires. Je ne voudrois pourtant
pas qu'on allât faire un usage indiscret d'un
ressort si bas , ni étayer d'un bon mor-
ceau l'honneur de faire une belle action.
Mais je ne vois pas pourquoi , toute l'en-
fance n'étant ou ne devant être que jeux
et folâtres amusemens , des exercices pu-
rement corporels n'auroient pas un prix
matériel et sensible. Qu'un petit Major-
quain , voyant un panier sur le haut d'un
arbre, l'abatte à coups de fronde, n'est-il
pas bien juste qu'il en profite , et qu'un bon
déjeûner répare la force qu'il use à le ga*
gner (a)? Qu'un jeune Spartiate, à travers
les risques de cent coups de fouet, se glisse
habilement dans une cuisine , qu'il y vole
(a) Il y a bien des siècles que les Majorquainç
ont perdu cet usage; il est du temps deU célébrité
lie leurs frondeurs.,
SSs 35 M I L E.
un renardeau tout vivant , qu'en rempor-
tant dans sa robe il en soit égratigné,
mordu , mis en sang , et que, pour n'avoir
pasla honte d'être surpris, Fenfantse laisse
déchirer les entrailles sans sourciller, sans
pousser un seul cri , n est-il pas juste qu'il
profite enfm de sa proie , et qu'il la mange
après en avoir été mangé ? Jamais un bon
repas ne doit être une récompense ; mais
pourquoi ne seroit-il pas Teilet des soins
qu'on a ])ris pour se le procurer ? Emile ne
regarde point le gâteau que j ai mis sur la
pierre comme le prix d'avoir bien couru;
il sait seulement que le seul moyen d'a-
voir ce gAteau est d'y arriver plutôt qu'un
autre.
Ceci ne contredit point les maximes que
j'avanc^ois tout-àrheure sur la simplicité
des mets; car, pour llatter Fappétitdes en-
fans , il ne s'agit pas d'exciter leur sensua-
lité , mais seulement de la satisfaire ; et
cela s'obtiendra par les choses du monde
Jes plus communes, si Ton ne travaille pas
à leur raffiner le goût. Leur appétit conti-
nuel qu'excite le besoin de croître est un as-
saisonnement sûr qui leur tient lieu de beau*
LIVRE II. 383
coup d'autres. Des fruits , du laitage, quel-
que pièce de four un peu plus délicate que
le pain ordinaire , sur-tout fart de dispen-
ser sobrement tout cela, voilà de quoi
mener des armées d'enfans au bout du mon-
de , sans leur donner du goût pour les sa-
veurs vives , ni risquer de leur blaser le
palais.
Une des preuves que le goût de la viande
n'est pas naturel àlhomme , est Tindiffé-
rence que les enfans ont pour ce mets-là ,
et la préférence qu'ils donnent tous à des
nourritures végétales , telles que le laitage,
la pâtisserie , les fruits , etc. Il importe
sur-tout de ne pas dénaturer ce goût pri-
mitif, et de ne point rendre les enfans
carnassiers : si ce n'est pour leur santé ,
c'est pour leur caractère ; car de quelque
tnaniere qu'on explique l'expérience , il est
certain que les grands mangeurs de viande
sont en général cruels et féroces plus que
les autres hommes : cette observation est
de tous les lieux et de tous les temps : la
barbarie angloise est connue {a) ; les Gau-
(o) Je sais que les Anglois vantent beaucoup leur
humanité et le bon naturel de leur nation , qu'il»
384 3% M I L E.
res , au contraire , sont les plus doux des
hommes {a). Tous les sauvages sont cruels -,
et leurs mœurs ne les portent point à Te-
tre, cette cruauté vient de leurs alimens :
ils vont à la guerre comme à la chasse ,
et traitent les hommes comme les ours.
En Angleterre môme les bouchers ne sont
pas reçus en témoignage (/;) , non plus
que les chirurgiens. Les grands scélérats
t'endurcissent au meurtre en buvant du
sang. Homère fait des Cyclope'?, Tiiangeurs
de chair, des hommes affreux; et des Lo-
tophages un peuple si aimable , qu aus-i-
appellent good naturcd people; mais ils onl beau
crier cela tant qu'ils peuvent , personne ne le ré-
pète après eux.
{a) Les Banians, qui s'abstiennent de toute chair
plus sévèrejnent que les Gaures , sont presque
aussi doux qu'eux ; mais comme leur morale est
moins pure et leur culte moins raisonnable , ils ne
sont pas si honnêtes gens.
{b) Un des traducteurs anglois de ce livre a relevé
ici ma méprise et tous deux l'ont corrigée. Les bou-
chers et les chirurgiens sont reçus en témoignage ;
mais les premiers ne sontpoint admis comme jurés
ou pairs au jugejijçut (^ei. crim«s , et les chirurgiens
le sont»
t6c
LIVRE 1 r. 585
tôt qu'on avoit essayé de leur commerce ,
on OLiblioit jusqu'à son pays pour vivre
avec eux.
^ i< Tu me demandes , disoit Plutarque ,
ce pourquoi Pythagore s'abstenoit de nian-
te ger de la clialr des bètes ; mais moi je te
ce demande , an contraiie, quel courage
ce d'homme eut le jjreniier qui approcha
<c de sa bouche une chair meurtrie , qui
<c brisa de sa dent les os d'une béte expi-
ée rante , qui ht servir devant lui des corps
ce morts , des cadavres , et englouht dans
« son estomac des membres qui , le mo-
ce ment d'auparavant, bêloient, mugissoient,
ce marchoient et voyoient. Comment sa
ce main put-elle enfoncer un ter dans le
ce cœur d'un être sensible ? Comment ses
ec yeux purent-ils supporter un meurtre ?,
ec Comment put-il voir saigner , écorcher,
ce démembrer un pauvre animal sans dé-
ce fense ? Comment put-il supporter l'as-
ce pect des cliairs [)anLelantes ? Comment
te leur odeur ne lui lit-elle pas soulever 1q
te cœur ? Comment ne fut-il pas dégoûté,
ce repoussé, saisi d'horreur, quand il vint
ce à manier l'ordure de ces blessures , à nefc-
Tome 10. B b
S86 ï M I L s.
« toyer le sang noir et figë qui les cou*
<c vroit ?
te Les peaux rampoient sur là terre écorche'es;
ce Les chairs au feu mugissoient embrochées j
« L'homme ne put les manger sans frémir ,
« Et dans son sein les entendit gémir,
5> Voilà ce qu'il dut imaginer et sentir
ce la première fois qu'il surmonta la nature
ce pour faire cet horrible repas , la première
ce fois qu'il eut faim d'une béte en vie ,
ce qu'il voulut se nourrir d'un animal qui
ce paissoit encore , et qu'il dit comment il
ce falloit égorger, dépecer , cuire la brebis
ce qui lui léclioit les mains. C'est de ceux
ce qui commencèrent ces cruels festins , et
ce non de ceux qui les quittent , qu'on a
ce lieu de s'étonner : encore ces premiers-là
ce pourroient-ils justifier leur barbarie par
ce des excuses qui manquent à la nôtre ,
ce et dont le défaut nous rend cent fois plus
ce barbares qu'eux.
ce Mortels bien aimés des dieux , noua
ce diroient ces premiers hommes , compa-
cc rez les temps ; voyez combien vous êtes
« heureux et combien nous étions misé-
LIVRE II. tSf
tf rables ! La terre nouvellement formée et
« Tair chargé de vapeurs étoient encore
« indociles à Tordre des saisons ; le cours
ce incertain des rivières dégradoit leurs rives
« de toutes parts : des étangs, des lacs ,
ce de profonds marécages inondoient les
«trois quarts de la surface du monde»
« l'autre quart étoit couvert de bois et de
<c forêts stériles. La terre ne produisoit nuls
« bons fruits ; nous n'avions nuls instru-
cc inens de labourage , nous ignorions fart
<c de nous en servir, et le temps de la mois-
ce son ne Veiioit jamais pour qui n'avoit
« rien semé. Ainsi la faim ne nous quittoit
cf point. L'hiver , la mousse et fécorce des
te arbres étoient nos mets ordinaires. Quel-
ce ques racines vertes de chiendent et de
<( brUyere étoient pour nous un régal ; et
ce quand les hommes avoient pu trouver
<c des faines, des noix et du gland, ils en
ce dansoient de joie autour d'un chêne ou
«e d'un liêtre au son de quelque chanson
'e rustique , appelant la terre leur nourrice
«c et leur mère : c'étoit là leur unique fête,
(£ e'étoient leurs uniques -, jeux tout le reste
Bb n
588 EMILE.
<c (Je la vîe humaine n'étoit que douleur f
« peine et misère.
« Enfin , quand la terre dépouillée et
a nue ne nous offroit plus rien , forcés d'où-
(c trager la nature pour nous conserver ,
« nous mangeâmes les compagnons de
ce notre misère plutôt que de périr avec
ce eux. Mais vous , hommes cruels , qui vous
« force à verser du sang ? Voyez quelle
(c affluence de biens vous environne ! Com-
<c bien de fruits vous produit la terre !
<c Que de richesses vous donnent les champs
ce et les vignes ! Que d 'animaux v-ousoffrent
*c leur lait pour vous nourrir et leur toi-
çc Son pour vous habiller ! Que leur denian-
cc dez-vous de plus? et quelle rage vous
ce porte à commettre tant de meurtres , ras-.
« sasiés de biens et regorgeant de vivres ?
cf Pourquoi mentez-vous contre notre mère
ce en l'accusant de ne pouvoir vous nourrir?
çc^Pourquoi péchez-vous contre Cérès, in-
ce ventrice des saintes lois, et contre lô
ce gracieux Bacchus , consolateur des hom-
<c mes ; comme si leurs dons prodigués ne>
ce suflisoient pas à la conservation du genro
LIVRE ir. 589
« îiumaîn ? Comment avez- vous le cœur de
« niéJer avec leurs doux fruits des ossemens
ce sur vos tables , et de manger avec le lait
« le sang des bêtes qui vous le donnent ?
«c Les panthères et les lions , que vous
« appelez bêtes féroces , suivent leur ins-
€c tinct par force et tuent les autres animaux
« pour vivre. Mais vous, cent fois plus
«c féroces qu'elles, vous combattez l'instinct
<c sans nécessité pour vous livrer à vos cruel-
ce les délices. Les animaux que vous man-
ce gez ne sont pas ceux qui mangent les
ce autres ; vous ne les man£;cz pas ces ani-
« maux carnassiers , vous les imitez : vous
ce n'avez faim que des bêtes innocentes et
ce douces qui ne fcmt de mal à -personne ,
ce qui s'attachent à vous , qui vous servent,
ce et que vous dévorez pour prix de leurs
ce services.-
«O meurtrier contre nature , si tu t'obsti-
ec nés à soutenir qu'elle t'a fait pour dévorer
ce tes semblables, des êtres de chair et d'os,
i.c sensibles et vivans comme toi, étd^iffe
« donc l'horreur qu'elle t'inspire pour ces
6c affreux repas ; tue les animaux toi-mômej
15 b 5
^gOl E M I I. E.
(c je dis de tes propres mains , sans fer-r
« remens, sans coutelas ; déchire-les avec
« tes ongles, comme font les lions et les
<c ours ; mords ce bœuf et le mets en pièces,
ce enfonce tes griffes dans sa peau ; mange
ce cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes
ce chaudes , bois son ame avec son sang.
ce Tu frémis , tu n oses sentir palpiter sons
<c ta dent une chair vivante ! Homme pi-?
ce toyable ! tu commences par tuer faniinal,
ce et puis tu le manges , comme pour le
<c faire mourir deux fois. Ce n est pas assez ;
<c la chair morte te répugne encore, tes
« entrailles ne peuvent la supporter ; il la
« faut transformer par le feu , la bouillir, la
ce rôtir , fassaisonner de drogues qui la
a déguisent : il te faut des charcutiers ,
ce des cuisiniers^ des rôtisseurs, des gens
« pour t'ôter Thorreur du meurtre et tUia-
cc biller des corps morts , afin que le sens
ce du goût , trompé par ces déguisemens, ne
ce rejette point ce qui lui est étrange , et
«e ^voure avec plaisir dps cadavres dont
ce Fœil môme eut peine à souffrir laspect. x.
Quoique ce morceau soit étranger à mou
L I V R E II. ^gi
sujet, je n*aî pu résister à la tentation de
le transcrire, et je crois que peu de lecteurs
m'en sauront mauvais gré.
Au reste, quelque sorte de rëgime que
vous donniez aux enfans, pourvu que vous
ne les accoutumiez qu'à des mets communs
et simples, laissez-les manger, couriret jouer
tant qu'il leur plaît, et soyez sûrs qu'ils ne
mangeront jamais trop et n'auront point
d'indigestions : mais si vous les affamez la
moitié du temps , et qu'ils trouvent le moyeu
d'échapper à votre vigilance, ils se dédom-
mageront de toute leur force ; ils mangeront
jusqu'à regorger, jusqu'à crever. Notre ap-
pétit n'est démesuré que parceque nous
voulons lui donner d'autres règles que celles
delà nature. Toujours réglant, prescrivant,
ajoutant, retranchant, nous ne faisons rien
que^ balance à la main ; mais cette ba-
lance est à la mesure de nos fantaisies, et
non pas à celle de notre estomac. J'en re-
viens à mes exemples. Chez les paysans ,
la huche et le fruitier sont toujours ouverts;
et les enfans, non plus que les hommes j
n'y savent ce que c'est qu'indigestions.
S'il arrivoit pourtant qu'un enfant man^
^ Bb4
392 EMILE.
geàt trop, ce que je ne ci ois pas possible
par ma méthode , avec des amiisemens de
son goût il est si aisé de le distraire, qu'on
parviendroit à Tépuiser d'inanition sans
qu'il y songeât. Comment des moyens si
surs et si faciles échappent-ils à tons les
instituteurs? Hérodote raconte que les Ly-
diens, pressés d'une extrême disette, s"a-
viserent d'inventer ]es jeux et d'antres diver-
tissemens, avec lesquels ils donnoient le
change à leur faim, et passoient des jours
enty?rs sans songer à manger (a). A os sa-
va'ns instituteurs ont peut-être lu cent fois
ce passage sans voir l'application qu'on en
peut faire aux enfans. Quelqu'un d'eux me
■dira peut-être qu'un enfant ne quitte pas vo-
(a) Les anciens liistoriens sont remplis de vues
dont on pourroit faire usage , quand même les faits
qui les présentent seroient faux. Mais nous ne sa-
vons tirer aucun vrai parti de l'histoire; la critique
(l'érudition absorbe tout, comme s'il Imporf:oit
beaucoup qu'un fait fût vrai , pourvu qu'on en put
tirer une instruction utile. Les hommes sense's doi-
"irent regarder l'histoire comme un tissu de fablt-i
dont la morale est très appropriée au coeur lui-
tnain.
L X V R E II. Sep
îontrers son diner pour aller ëtudier sa leçon.
Maître, vous avez raison : je ne peiisois pas
à cet amusement-là.
I.e sens de Fodorat est au goût ce que
celui de la vue est au toucher : il le pré-
vient, il lavertit de la manière dont tell&
ou telle substance doit Taffecter, et dispose
à la rechercher- ou à la fuir, selon l'im-
pression cpi'on en reçoit d'avance. J ai oui
dire que les sauvages a voient T odorat tout
autrement affecté que le notre, et jugoient.
tout différemment des bonnes et des mau-
vaises odeurs. Pour moi, je le croirois bien.
T.es odeurs par elles-mêmes sont des sen-
sntions foibles; elles ébranlent plus Tima-
i;ination que le sens, et n'affectent pas tant
par ce qu'elles donnent que par ce qu'elles
font attendre. Cela supposé^ les goûts des
uns, devenus, par leurs manières de vivre,
si différens des goûts des autres, doivent
leur faire porter des jugemens bien opposés
des saveurs, et par conséquent des odeurs
qui les annoncent. Un Tartare doit flairer
avec autant de plaisir un quartier puant de
«heval mort, qu'un de nos cliasseurs uno
pprdrix à moitié pourrie.
S'94 ë M I L E,
Nos sensations oiseuses, comme (Tetra
embamiié des fleurs d'un parterre, doivent
être insensibles à des hommes qui marchent
trop pour aimer à se promener, et qui ne
travaillent pas assez pour se faire une vo-
lupté du repos. Des gens toujours affamés
jie sauroient prendre un grand plaisir à des
parfums qui n'annoncent rien à manger.
L'odorat est le sens de l'imagination. Don-
nant aux nerfs un ton plus fort , il doit
beaucoup agiter le cerveau ; c'est pour cela
qu'il ranime un moment le tempérament
et l'épuisé à la longue, Il a dans l'amour
des effets assez connus : le doux parfum
d'un cabinet de toilette n'est pas un piège
aussi foible qu'on pense ; et je ne sais s'il
faut féliciter ou plaindre Fhomme sage et
peu sensible que fodeiir des fleurs que sa
maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpiter.
L'odorat ne doit pas être fort actif dans
le premier âge , oi^i l'imagination que peu
de passions ont encore animée n'est guère
susceptible d'émotion , et où l'on n'a pas
encore assez d'expérience pour prévoir avec
vn sens ce que nous en promet un autre.
Aussi cette conséquence est-elle parfciita^
LIVRE i î. 595
ment confirmée par 1 observation; et il est
certain que ce sens est encore ^btus et
presque hébété chez la plupart des enfans.
Non que la sensation ne soit en eux aussi
fine et peut-être plus que dans les hommes ;
mais parceque, n'y joignant aucune autre
idée, ils ne s'en affectent pas aisément d'un
sentiment de plaisir ou de peine, et qu'ils
n'en sont ni flattés ni blessés corrime nous.
Je crois que, sans sortir du même système
et sans recourir à l'anatomie comparée des
deux sexes, on trouveroit aisément la raison
pourquoi les femmes en général s'affectenl;
plus vivement des odeurs que les hommes.
On dit que les sauvages du Canada se
rendent dès leur jeunesse l'odorat si subtil,
que, quoiqu'ils aient des chiens , ils ne dai-
gnent pas s'en servir à la chasse , et se servent
de chiens à eux-mêmes. Je conçois en effet
que , si l'on élevoit les enfans à éventer leur
dîner, comme le chien évente le gibier, oa
parviendroit peut-être à leur perfectionner
l'odorat au môme point : mais je ne vois
pas au fond qu'on puisse en eux tirer de
<i3;e sens un usage fort utile, si ce n'est
pour leur faire coniipitre ses rapports avec
celui du goiit. I^a nature a pris soîii de nous?
forcer à laous mettre au fait de ces rapports/
Elle a rendu faction de ce dernier sens
presque inséparable de celle de fautre en
rendant leurs organes voisins et plaçant
dans la bouche une communication immé-
diate entre les deux, en sorte que nous
ne goûtons rien sans le flairer. Je voudrois
seulement qu'on n'altérât pas ces rapports
naturels pour tromper un enfant, en cou-
vrant, par exemple, d'un aromate agréable
le déboire d'une médecine; car la discorde
des deux sens est trop grande alors pour
pouvoir l'abuser; le sens le plus actif absor-
bant l'effet de fautre, il n'en prend pas la
médecine avec moins de dégoût : ce dégoût
s'étend à toutes les sensations qui le frap-
pent en même temps; à la présence de la
plus foible son imagination lu i rappelle aussi
fautre; un parfum très suave n'est plus
pour lui qu'une odeur dégoûtante : et c'est
'ainsi que nos indiscrètes précautions aug-
mentent la somme des sensations déplai-
santes aux dépens des agréables.
Il me reste à parler dans les livres suivans
de la culture d'une espèce de sixième sens
LIVRE II. 397
appelé sens commun, moins parcequil est
commun à tous les hommes, que parcequ'il
résulte de l'usage bien réglé des autres sens,
et qu il nous instruit de la nature des choses
par le concours de toutes leurs apparences.
Ce sixième sens n a point par conséquent
d'organe particulier, il ne réside que dans
le cerveau ; et ses sensations, purement in-
ternes, s appellentperceptions oiiidées. C'est
par le nombre de ces idées que se mesure
rétendue de nos connoissances ; c'est leur
netteté, leur clarté qui fait la justesse de
l'esprit; c'est l'art de les comparer entre^
elles qu'on appelle raison humaine. Ainsi
ce que j'appelois raison sensitive ou puérile
consiste à former des idées simples par le?
concours de plusieurs sensations ; et ce que
j'appelle raison intellectuelle ou humaine
consiste à former des idées complexes par
le concours de plusieurs idées simples.
- Supposant donc que ma méthode soit
celle de la nature et que je ne me sois
pas trompé dans l'application , nous avons
amené notre élevé à travers le pays des sen-
sations jusqu aux confins de la raison pué-
rile : le premier pas que nous allons faire
SqS ii m I l e.
au-delà doit être un pas d'homme. Mais ,•
avant d'entrer dans cette nouvelle carrière,
jetons un moment les yeux sur celle que
nous venons de parcourir. Chaque âge ,
chaque ëtàt de la vie a sa perfection con-
venable , sa sorte de maturité qui lui est
propre. Nous avons souvent oui parler
d'un homme fait ; mais considérons un
enfant fait : ce spectacle sera plus nouveau
pour nous , et ne sera peut-être pas moins
agréable.
L'existence des êtres finis est si pa;uvre
et si bornée , que, quand nous ne voyons
^ue ce qui est, nous ne sommes jamais
ëmus. Ce sont les chimères qui ornent les
objets réels ; et si l'imagination n'ajoute
un charme à ce qui nous frappe, le stérile
plaisir qu'on y prend se borne à l'organe y
et laisse toujours le cœur froid. La terre ,
parée des trésors de l'automne , étale une
richesse que l'œil admire : mais cette ad-
miration n'est point touchante ; elle vient
plus de la réflexion que du sentiment. Au
printemps , la campagne presque nue n'est
encore couverte de rien , les bois n'offrent
point d'ombre , la verdure ne fait que de
t I V R E II. §9^
J)OÎlidre, et le cœur est touche à son as^
pect. En voyant renaître ainsi la nature,
on se sent ranimer soi-même ; Tirnage du
plaisir nous environne : ces compagnes
de la volupté , ces douces larmes , toujours
prêtes à se joindre à tout sentiment déli-
cieux , sont déjà sur le bord de nos pau-
pières : mais l'aspect des vendanges a beau
être animé, vivant, agréable, on le voit
toujours d'un œil sec.
Pourquoi cette différence ? C'est qu'au
spectacle du printemps limagination joint
celui des saisons qui le doivent suivre; à
ces tendres bourgeons que l'œil apperçoit ^
elle ajoute les fleurs , les fruits , les om-
brages , quelquefois les mystères qu ils
peuvent couvrir. Elle réunit en un point
des temps qui se doivent succéder , et voit
moins les objets comme ils seront que
comme elle les désire , parcequ il dépend
d'elle de les choisir. En automne , au con-
traire , on n'a plus à voir que ce qui est. Si
Ion veut arriver au printemps , Fhiver nous
arrête, et l'imagination glacée expire sur là
neige et sur les frimats.
Telle est la source du charme quori
400 K M I L K.
trouve à contempler une belle enfance
préférablement à la perfection de lage
mûr. Quand est-ce que nous goûtons un
vrai plaisir à voir un homme ? C'est quand
la mémoire de ses actions nous fait rétro-
grader sur sa vie , et le rajeunit , pour ainsi
dire , à nos yeux. Si nous sommes réduits à
le considérer tel qu'il est, ou à le suppo-
ser tel quil sera dans la vieillesse, lidée
de la nature déclinante efface tout notre
plaisir. Il n'y en a point à voir avancer un
homme à grands pas vers sa tombe , et
l'image de la mort enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfant de
dix à douze ans, vigoureux, bien formé
pour son âge, il ne nie fait pas naître uiiq
idée qui ne soit agréable, soit pour le pK.'-
:sent , soit pour l'avenir: je le vois boLiil-
iant, vif, animé, sans souci rongeant,
sans longue et pénible prévoyance, tout
-entier à son être actuel , et jouissant d une
plénitude de vie qui semble vouloir s'éten-
dre hors de lui. Je le prévois dans un au-
tre âge , exerçant le sens , fesprit , les for-
ces qui se développent en lui de jour c\i
jour , et dont il donne h chaque instant
de
LIVRE il. 401
de nouveaux indices : je le contemple en*
fant , et il me plaît ; je l'imagine homme,
et il me plaît davantage ; son sang ardent
semble réchauffer le mien ; je crois vivre
de sa vie , et sa vivacité me rajeunit.
L'heure sonne , quel changement ! A
l'instant son œil se ternit, sa gaieté s'ef-
face ; adieu la joie , adieu les folâtres jeux.
Un homme sévère et fâché le prend paf
la main , lui dit gravement , Allons , mon-
sieur » et Temmene. Dans la chambre où
ils entrent j'entrevois des livres. Des livres !
quel triâte ameublement pour son âge ! Lé
pauvre enfant se laisse entraîner, tourne un
œil de regret sur tout ce qui l'environne ,
se tait, et part les yeux gonflés de pleurs
qu'il n'ose répandre , et le cœur gros de sou-
pirs qu'il n'ose exhaler.
O toi qui n'as rien de pareil à craindre ,
toi pour qui nul temps de la vie n'est un
temps de gêne et d'ennui , toi qui vois ve-
nir le jour sans inquiétude , la nuit sans
impatience , et ne comptes les heures que
par tes plaisirs, viens, mon heureux, mon
aimable élevé , nous consoler par ta pré-
sence du départ de cet infortuné ; viens. . . .
Tome 10. Ç c
403 JE M I L E.
Il arrive , et je sens à son approche un
mouvement de joie que je lui vois parta-
ger. C'est son ami , son camarade, c'est
le compagnon de ses jeux qu'il aborde; il
est bien sur , en me voyant , qu'il ne res-
tera pas long-temps sans amusement : nous
ne dépendons jamais l'un de l'autre , mais
nous nous accordons toujours , et nous ne
sommes avec personne aussi bien qu'en-
semble.
Sa figure, son port, sa contenance an-
noncent l'assurance et le contentement;
la santé brille sur son visage ; ses pas af-
fermis lui donnent un air de vigueur ; son
teint, délicat encore sans être fade, n'a
rien d'une mollesse efféminée ; l'air et le
soleil y ont déjà mis l'empreinte honora-
ble de son sexe; ses muscles encore arron-
dis commencent à marquer quelques traits
d'une physionomie naissante ; ses yeux, que
le feu du sentiment n'anime point encore,
ont au moins toute leur sérénité native (a) ;
(a) Natia. T'emploie ce mot dans une acception
italienne, faute de lui trouver un synonyme en
François. Si j'ai tort, peu importe , pourvu qu'os
m'entende.
L ï V R E ï I. /^o^
de longs chagrins ne les ont point obs-
curcis, des pleurs sans fin n'ont point
sillonné ses joues. Voyez dans ses mou-
vemens prompts, mais surs, la vivacité de
son âge , la fermeté de Tindépendance ,
l'expérience dos exercices multipliés. U a
Pair ouvert et libre, mais non pas inso-
lent ni vain : son visage , qu'on n'a pas coUë
sur des livres , ne tombe point sur son esto-
mac : on n'a j as besoin de lui dire , Levez
la tête; la honte ni la crainte ne la lui
firent jamais baisser.
Faisons-lui place au milieu de l'assem-
blée : messieurs , examinez-le , interrogez-
le en toute confiance; ne craignez ni ses
împortunités , ni son babil, ni ses questions
indiscrètes. N'ayez pas peur qu'il s'emj .are
de vous , qu'il prétende vous occuper de lui
seul , et que vous ne puissiez plus vous en
défaire.
[N'attendez pas non plus de lui des pro-
pos agréables , ni qu'il vous dise ce que
je lui aurai dicté ; n'en attendez que la
vérité naïve et simple , sans ornement ,
sans apprêt , sans vanité. Il vous dira le
jn^ c[u'il a fait ou celui qu'il pense, tout
Ce 2
404 EMILE.
aussi librement que le bien^ sans s'embar-
rasser en aucune sorte de Teffet que lera
sur vous ce qu'il aura dit ; il usera de
la parole dans toute la simplicité de sa
première institution.
L'on aime à bien augurer des exifans, et
Ton a toujours regret à ce flux d inepties
qui vient presque toujours renverser les
espérances qu on voudroit tirer de quelque
heureuse rencontre qui par hasard leur
tombe sur la langue. Si le mien donne
rarement de telles espérances^ il ne don,-»
nera jamais ce regret ; car il ne dit jamais
un mot inutile, et nç s'épuise pas sur un
babil qu'il sait qu'on n'écoute point. Ses
idées sont bornées, mais nettes; s'il ne
sait rien par cœur , il sait beaucoup par
expérience. S'il lit moins bien qu'un, autre
enfant dans nos livres, il lit mieux dans
celui de la nature; son esprit n'est pas
dans sa langue, mais dans sa tôte; il a
moins de mémoire que de jugement; il
ne sait parler qu'un langage, mais il en-
tend ce qu'il dit; et s'il ne dit pas si bien
que les autres disent, en revanche il fait
ïnieux qu'ils ne font.
LIVRE II. /\0S
Il ne sait ce que c'est que routine , usage,
habitude ; ce qu'il fit hier n'inllue point
sur ce qu'il fait aujourd'hui {a) : il ne suit
jamais de formule, ne cède pointàfauto-
rite ni à l'exemple , et n'agit ni ne parle
que comme il lui convient. Ainsi n atten-
diez pas de lui des discours dictes ni des
manières étudiées , mais toujours l'expres-
sion lidele de ses idées et la conduite qui
naît de ses penchans.
Vous lui trouvez un petit nombre
de notions morales qui se rapportent k
son ëtat actuel , aucune sur fétat reîa-"
{a) L'attrait de niabitiide vient de la paressié
naturelle à l'homme , et cette paresse augmente
en s'y livrant : on fait plus aisément ee qu'on
a déjà fait , la routai étant frayée en devient
phis facile à suivre. Aus^i peut-on remarquer que
l'empire de l'habitude est très grand sur les vieil-
lards et sur les gens ind'olêns , très peiit sur la jeu-
nesse et sur les gens vifs. Ce régime n'est bon qu'aux
âmes foibles , et les alfoiblit davantage de jour en
jour. La seule habitude utile aux enfans est de
^'asservir sans peine à la nécessité des choses, et
la seule habitude utile aux hommes est de s'as-
servir sans peine à la raison.. Toute autre habitude
est un vice..
Ce 3
'4oS "^ M I L E.
tif des hommes : et de quoi IuL servï-
roieiit- elles, puisqu'un enfant nest pas
encore un membre actif de la société ?
Parlez-lui de liberté , de propriété, de con-
vention même : il peut en savoir jusques-
là ; il sait pourquoi ce qui est à lui est à lui ,
et pourquoi ce qui n est pas à lui n est pas
à lui. Passé cela , il ne sait plus rien. Par-
lez-lui de devoir, d'obéissance, il ne sait
ce que vous voulez dire ; commandez-lui
quelque chose , il ne vous entendra pas :
mais dites-lui , Si vous me faisiez tel plai-
sir, je vous le rendrais dans Toccasion ; à
Tinstant il s'empressera de vous complaire,
car il ne demande pas mieux que d'éten-
dre son domaine et d'acquérir sur vous
des droits qu'il sait être inviolables. Peut-
être même n'est-il pas fâché de tenir une
place , de faire nombre , d'être compté
pour quelque chose : mais s'il a ce der-
nier motif, le voilà déjà sorti de la nature ,
et vous n'avez pas bien bouché d'avance
toutes les portes de la vanité.
De son côté , s'il a besoin de quelque
assistance , il la demandera indifféremr
ment au premier qu'il rencontre ; il la de-
LIVRE II. '4^7
manderoit au roi comme à son laquais :
tous les hommes sont encore ë^aux à ses
yeux. Vous voyez , à lair dont il prie, quil
sent qu'on ne lui doit rien. Il sait que ce
qu'il demande est une grâce , il sait aussi
que rhumanitë porte à en accarder. Ses
expressions sont simples et laconiques. Sa
voix , son regard , son geste , sont d un être
également accoutumé à la complaisance et
au refus. Ce n'est ni la rampante et ser»
vile soumission d'un esclave ni l'impérieux
accent d un maître; c'est une modeste con«
fiance en son semblable, c'est la noble et tou-
chante douceur d'un être libre, mais sensi-
ble et f'oible ^ qui implore l'assistance d'un
être libre, mais fort et bienfaisant. Si
vous lui accordez ce qu'il vous demande,
il ne vous remerciera pas , mais il sentira
qu il ^contracté une dette. Si vous le lui
refusez , il ne se plaindra point , il n'insis-
tera point, il sait que cela seroit inutile :
il ne se dira point , On m'a refusé ; mais
il se dira, Cela ne pouvoit pas être; et,
comme je lai déjà dit , on ne se mutin©
guère contre la nécessité bien reconnue.;
Laissez-le seul en liberté , voyez-le agir
Ce 4
4o8 JE M I L E.
sans lui rien dire ; considérez ce qu'il fera
et comment il s y prendra. N ayant pas be-
soin de se prouver qu'il est libre , il ne fait
jamais rien par ëtourderie et seulement
pour faire un acte de pouvoir sur lui-mê-
me : ne sait-il pas qu'il est toujours maître
de lui? Il est alerte , léger, dispos ; sesmou-
vemens ont toute la vivacité de son âge ,
mais vous n'en voyez pas un qui n ait une
fin. Quoi qu'il veuille faire , il n entreprend
dra jamais rien qui soit au-dessus de ses
forces , car il les a bien éprouvées et les
cx)nnoit ; ses moyens sont toujours appro-
priés à ses desseins, et rarement il agira
sans être assuré du succès. Il aura fœil at-
tentif et judicieux : il n'ira pas niaisement
interrogeant les autres sur tout ce qu'il voit;
mais il fexaminera lui-même , et se fati-
guera pour trouver ce qu'il veut apprendre
avant de le demander. S'il tombe dans des
embarras imprévus , il se troublera moins
qu'un autre ; s'ily a du risque, il s'effraiera
moins aussi. Comme son imagination reste
encore inactive et qu'on n'a rien fait pour
l'animer, il ne voit que ce qui est, n estime
les dangers que ce qu'ils valent, et garde
LIVRE If. ^O^
toujours son sang-froid. La nécessité s'ap-
pesantit trop souvent sur lui pour qu'il re-
gimbe encore contre elle ; il en porté lé
joug dès sa naissance , l'y voilà bien ac-
coutumé ; il est toujours prêt à tout.
Qu il s'occupe ou qu'il s'amuse , l'un et
l'autre est égal pour lui ; ses jeux sont ses"
occupations, il n'y sent point de diffé-
rence. Il met à tout ce qu'il fait un inté-
rêt qui fait rire et une liberté qui plaît ,
en montrant à la fois le tour de son esprit
et la sphère de ses connoissances. N'est-ce
pas le spectacle de cet âge , un spectacle
charmant et doux , de voir un joli enfant ,
Fœil vif et gai, l'air content et serein, l£*
physionomie ouverte et riante , faire en se
jouant les choses les plus sérieuses , ou
profondément occupé des plus frivoles
amusemens?
Voulez-vous à présent le juger par com-
paraison ? Mêlez-le avec d'autres enfans ,
et laissez-le faire. Yous verrez bientôt le-
quel est le plus vraiment formé , lequel
approche le mieux de la perfection de leur
âge. Parmi les enfans de la ville nul n'est
plus adroit que lui , mais il est plus fort
ifld ï M I L E.
qu'aucun autre. Parmi de jeunes paysans
il les ëgale en force et les passe en adresse.
Dans tout ce qui est à portée de Fenfance
il juge, il raisonne, il prévoit mieux qu'eux
tous. Estil question d'agir , de courir, de:
sauter , d'ëbranler des corps , d'enlever des
masses , d'estimer des distances , d'inven-
ter des jeux , d'emporter des prix ? on di-
roit que la nature est à ses ordres , tant il
sait aisément plier toute cliose à ses; volon-
tés. Il est fait pour guider , pour gouver-
ner ses égaux : le talent , l'expérience lui
tiennent lieu de droit et d'autorité. Don-
nez-lui l'habit et le nom qu'il vous plaira,
peu importe ; il primera par-tout , il de-
viendra par-tout le chef des autres : ils
sentiront toujours sa supériorité sur eux.
Sans vouloir commander il sera le maître,,
sans croire obéir ils obéiront.
Il est parvenu à la maturité de l'enfance,
il a vécu de la vie d'un enfant , il n'a point
acheté sa perfection aux dépens de son
bonheur ; au contraire ils ont concouru
l'un à fautre. En acquérant toute la raison
de son âge , il a été heureux et libre au-
tant que sa constitution lui permet de
L I V R E I I. '4l'k\
l'être. Si la fatale faux vient moissonner
en lui la fleur de nos espérances y nous
n'aurons point à pleurer à la fois sa vie et
sa mort;, nous n'aigrirons point nos dou-
leurs du souvenir de celles que nous lui
aurons causées ; nous nous dirons , Au
moins il a joui de son enfance , ncus ne
lui avons rien fait perdre de ce que la na-;
ture lui avoit donné.
Le grand inconvénient de cette première
éducation est qu'elle n est sensible qu'aux
hommes clair-voyans, et que, dans un en»
fant élevé avec tant de soin , des yeux vul-
gaires ne voient qu'un polisson. Un pré-
cepteur songe à son intérêt plus qu'à ce-
lui de son disciple ; il s'attache à prouver
qu'il ne perd pas son temps et qu'il gagne
bien l'argent qu'on lui donne ; il le pour-
voit d'un acquis de facile étalage et qu'on
puisse montrer quand on veut; il n'im-
porte que ce qu'il lui apprend soit utile,
pourvu qu'il se voie aisément. Il accumule,
sans choix , sans discernement , cent fa-
* tras dans sa mémoire. Quand il s'agit d'exa-
miner l'enfant^ on lui fait déployer sa mar-
chandise; il l'étalé, on est content, puis
412 E M I L Eî
il replie son ballot et s'en va. Mou élevé
li'est pas si riche , il n'a point de ballot à
déployer , il n'a rien à montrer que lui-
ïiîême. Or un enfant , non plus qu'un
homme, ne se voit pas en un moment.
Qà sont les observateurs qui sachent sai-
sir au premier coup-d œil les traits qui le
caractérisent? Il en est , mais il en est peu;
et, sur cent mille pères, il ne s'en trouvera
|)as un de ce nombre.
. - Les questions trop multipliées ennuient
et rebutent tout le monde, à plus forte
raison les enfans : au bout de quelques
minutes leur attention se lasse , ils n'é-
coutent plus ce qu'un obstiné questionneur
leur demande , et ne répondent plus qu'ait
hasard. Cette.maniere de les examiner est
vaine et pédantesque ; souvent un mot pris
à la violée peint mieux leur seiis et leur es-
prit que ne feroient de longs discours: mais'
il faut prendre garde que ce mot ne soit ni
dicté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de
jugement soi-même pour apprécier celui
d'un enfant.
J'ai oui raconter à feu mylordHyde,qu"Hii
de ses amis , revenu d'Italie après trois ans
L I V R E 1 1. 4^5
d"' absence, voulut examiner les progrès de
son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un
soir se promener, avec son gouverneur et
lui , dans une plaine où des ëcoliers s'amu-
soient à guider des cerfs-volans. Le père en
passant dit à son fils: Ou est le cerf- volant
dont voilà l'ombre? Sans hésiter, sans lever
la tête, l'enfant dit : Sur le grand chemin :
Et en effet, ajoutoit mylord, le grand chemin
ëtoit entre le soleil et nous. Le père à ce mot
embrasse son fils, et, finissant là son exa-
men, s'en va sans rien dire. Le lendemain il'
envoya au gouverneur Facte d'une pension,
viagère outre ses appointemens.
Quel homme que ce pere-là ! et quel fils
lui étoit promis ! La question est précisé-
ment de fâge: la réponse est bien simple ;
mais voyez quelle netteté de judiciaire en-
fantine elle suppose ! C'est ainsi que l'élevé
d'Aristote apprivoisoit ce coursier célèbre
qu'aucun écuyer n'avoit pu domter.
Fin du livre II et du dixième volume.
ERRATA.
Page 19, pénultième ligne : on admirera Emile,
lisez on admirera l'Emile.
n
BINDING Bh^ZT. AUb i 1 ^^f^^
jo