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'Jurrrv '"^^^-v
OE U V R E S
COMPLETES
DE J. J. ROUSSEAU;
NOUVELLE ÉDITION,
CLASSEE FAB. ORDRE DE SSATIERES, ET ORVÉç
DE QUATRE-VINGT-DIX GRAVURES.
TOME TRENTE-DEUXIEMi;,
ï 7 9 ^«
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Irr/av ,/,•/
I.e/t'/IitT f.faià>
LETTRES
SUR
DIVERS SUJETS
DE PHILOSOPHIE, DE MORALE,
ET DE POLITIQUE.
TOME SECOND,
A 2
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University of Ottawa
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LETTRES
SUR
DIVERS SUJETS
DE PHILOSOPHIE, DE MORALE,
ET DE POLITIQUE.
LETTRE
A M***.
22 juillet 1764.
Je crains , monsieur, que vous n'alliez nn
peu vite en besogne dans vos projets; il fau-
droit , quand rien ne vous presse , propor^
tionner la maturité des délibérations à Tim-
portance des résolutions. Pourquoi quitter
fii brusquement l'état que vous aviez em-
brassé, tandis que vous pouviez à loisir vous
arranger pour en prendre un autre , si tant
A 3
6 LETTRES
est qu'on puisse appeler un état le genre dé
vie que vous vous êtes choisi, et dont vous
serez peut-être aussitôt rebuté que du pre-
mier? Que risquiez- vous à mettre un peu
moins d'impétuosité dans vos démarches
et à tirer parti de ce retard pour vous
conlirnier dans vos principes et pour as-
surer vos résolutions par une plus mûre
étude de vous-même ? \^ous voilà seul sur
la terre dans l'âge où Thomme doit tenir à
tout. Je vous plains , et c'est pour cela que
je ne puis vous approuver, puisque vous
avez voulu vous isoler vous-même au mo-
ment oîi cela vous convehait le moins. Si
vous croyez avoir suivi mes principes , vous
vous trompez; vous avez suivi l'impétuosité
de votre âge : une démarche d'un tel éclat
valoit assurément la peine d'être bien pesée
avant d'en venir à l'exécution. C'est une
chose faite, je le sais : je veux seulement
vous faire entendre que la manière de la
soutenir ou d'en revenir demande un peu
plus d'examen que vous n'en avez mis à la
faire.
Voici pis. L'effet naturel de celte con-
duite a été de vous brouiller avec madame
DIVERSES. 7
votre mère. Je vois , sans que vous me le
montriez , le fil de tout cela ; et quand il
n'y auroit que ce que vous me dites , à quoi
bon aller effaroucher la conscience tran-
quille d'une mère , en lui montrant , sans
nécessité, des sentimens différens des siens ?
Ilfalloit^ monsieur , garder ces sentimens
au dedans de vous pour la règle de votre
conduite ; et leur premier effet devoit être
de vous faire endurer avec patience les tra-
casseries de vos prêtres , et de ne pas chan-
ger ces tracasseries en persécutions , en
voulant secouer hautement le joug de la re-
ligion où vous étiez né. Je pense si peu
comme vous sur cet article , que j quoique
le clergé protestant me fasse une guerre ou-
verte , et que je sois fort éloigné de penser
comme lui sur tous les points , je n^en de-
meure pas moins sincèrement uni à la com-
munion de notre église, bien résolu d'y vivre
'et d'y mourir, s'il dépend de moi : car il e^
très consolant pour un croyant afiligé de res-
ter en communauté de culte avec ses frères
et de servir Dieu conjointement avec eux.
Je vous dirai plus ; et je vous déclare que si
j'étois né catholique , je deraeurerois catho-
A4
8 LETTRES
lique , sacliant bien que votre église met
un frein très salutaire aux écarts de la raison
humaine, qui ne trouve ni fond ni rive,
quand elle veut sonder fabyme des choses ;
et je suis si convaincu de futilité de ce frein,
que je m'en suis moi même imposé un sem-
blable, en me prescrivant , pour le reste
de ma vie , des règles de foi dont je ne me
permets plus de sortir. Aussi je vous jure
que je ne suis trantjuille que depuis ce
teni[)slà, bien convaincu que, sans cette
piécauiion , je ne faurois été de ma vie. Je
vous parle , monsieur , avec effusion de
cœur, et comme un père parleroit à son
enfant. Votre biouillerie avec madame votre
jiiere me navre. J'avois dans mes malheurs
la consolation de croire que mes écrits ne
pouvoicnt faire que du bien ; voulez. - vous
m ôter encore cette consolation ? Je sais que
s'ils font du mal ce n'est que faute d'être
-entendus ; mais j'aurai toujours le regret de
n'avoir pu me faire entendre. Cher* * * ,
un fils brouillé avec sa mère a toujours tort:
de tous les sentimens naturels, le seul de-
meuré parmi nous est raffectioii mater-
nelle. Le droit des mères est le plus sacré
DIVERSES. g
que je conno'sse ; en aucun cas, on ne peut
le violer sa us cri me. Raccommodez vous donc
avec la vôtre. Allez vous jeter à ses pieds;
à quel(|ue pr.x que ce .soit, appaisez-la:
soyez sûr que son cœur vous sera rouvert si le
vôtre vout ramené à elle. Ne pouvez -vous
sans fausseté lui faire le sacrifice de quelques
opinions inutiles , ou du moins les dissi-
muler? Vous ne serez jamais appelé à per-
sécuter personne; que vous importe le reste?
Il n'y a pas deux morales. Celle du chris-
tianisme et celle de la philosophie sùlù' îa
même ; l'une et fautre vous impose ici le
même devoir. Vous pouvez le remplir ; vous
vous le devez ; la raison , fhonneur , voîro
int^Têt , tout le veut ; moi , je f ex!<^e poiic
répondre aux sentimens dont vous m'hono-
rez. Si vous le faites, comptez sur mon ami-
tié, sur toute mon estime , sur mes soins»
si jamais ils vous sont bons à quelque chose.
Si vous ne le faites pas , vous n'avez qu'une
mauvaise tête, ou, qui pis est , votre cc*iur
vous conduit mal ; et je ne veux conserver
de liaisons qu'avec des gens dont la tcLc et
Iq cœur soient sains.
lO LETTRES
LETTRE
A MILORD MARÉCHAL.
Motîer, le 21 août 1764.
J_j E plaisir que m'a causé , milord , la nou-
velle de votre heureuse arrivée à Berlin , par
votre lettre du mois dernier , a été retardé
par un voyage que j'avois entrepris et que
la lassitude et le mauvais temps m'ont fait
abandonner à moitié chemin. Un premier
ressentiment de sciatique , mal héréditaire
dans ma famille , nVeffrayoit avec raison :
car jugez de ce que deviendroit cloué dans
sa chambre un pauvre malheureux qui n'a
d'autre soulagement ni d'autre plaisir dans
la vie que la promenade, et qui n'est plus
qu'une machine ambulante. Jem'étoisdonc
ïnis en chemin pour Aix , dans l'intention
d'y prendre la douche et aussi d'y voir mes
bons amis les Savoyards , le meilleur peu-
ple à mon avis qui soit sur la terre. J'ai
DIVERSES.' 11^
fait la route jusqu'à Morges pédestrement
à mon ordinaire , assez caressé par-tout. En
traversant le lac et voyant de loin les clo-
chers de Genève , je me suis surpris à sou-
pirer aussi lâchement que j'aurois fait jadis
pour une perfide maîtresse. Arrive à Tho-
non , il a fallu rétrograder, malade et sous
une pluie continuelle. Enfin me voici de re-
tour , non cocu à la vérité , mais battu ,
mais content, puisque j'apprends votre heu-
reux retour auprès du roi , et que mon pro-
tecteur et mon père aime toujours son en-
fant.
Ce que vous m'apprenez de Taffranchis-
sement des paysans de Poméranie , joint à
tous les autres traits pareils que vous m'a-
vez ci- devant rapportés, me montre par-
tout deux choses également belles , savoir ,
dans l'objet le génie de Frédéric , et dans le
choix le cœur de George. On feroit une
histoire digne d'immortaliser le roi, sans
autres mémoires que vos lettres.
A propos de mémoires , j'attends avec im-
patience ceux que vous m'avez promis. J'a-
bandonnerois volontiers la vie particulière
de vQtre frère , si vous les rendiez assez am-
13 LETTRES
pies pour en pouvoir tirer Thistoire de votre
maison. J'y pourrois parler au long de TE-
cossequevous aimez tant, etdevotreillustre
frère , et de son illustre frère par lequel tout
cela m'est devenu cher. Il est vrai que cette
entreprise seroit immense et fort au dessus
de mes forces , sur tout dans fëtat où je suis ;
mais il s'agit moins de faire un ouvrage, que
de m'occuper de vous, et de fixer mes indoci-
les idëes qui voudroient aller leur train mal-
gré moi. Si vous voulez que j'écrive la vie
de l'ami dont vous me parlez , que votre vo-
lonté soit faite ! la mienne y trouvera tou-
jours son compte , puisqu en vous obéis-
sant je m'occuperai de vous. Bon jour,
milord.
I V E R s E S.^ l3
LETTRE
A M"' LA C. DE B.
Moti«r , le a6 ao&t 1 76^^
Après les preuves touchantes , madame y
que j'ai eues de votre amitië dans les plus
cruels momens de ma vie, il y auroit à moi
del'ingratitudeden'y pas compter toujours:
mais il faut pardonner beaucoup à mon état.
La confiance abandonne les malheureux ; et
je sens, au plaisir que m'a fait votre lettre,
que j'ai besoin d'être ainsi rassure quelques-
fois. Cette consolation ne pouvoit me venir
plus à propos : après tant de pertes irrépara-
bles, et en dernier lieu celle de M. de Luxem-
bourg, il m'importe d6 sentir qu'il me reste
des biens assez précieux pour valoir la peine
de vivre. Le moment où j'eus le bonheur de
le connoître ressembloit beaucoup à celui
où je l'ai perdu : dans l'un et dans l'autre
j'étois affligé, délaissé, malade. Il me con-
sola de tout, qui me consolera de lui.^ Les
l4 T, ETTRES
amis que j'avois avant de le perdre: car mou
cœur usé par les maux , et déjà durci par
les ans , est fermé désormais à tout nouvel
attachement.
Je ne puis penser, madame, que dans
les critiques qui regardent l'éducation de
monsieur votre fils vous compreniez ce que,
sur le parti que vous avez pris de Tenvoyer
à Leyde, j'ai écrit au clievalier de L***.
Critiquer quelqu'un , c'est blâmer dans le
public sa conduite; mais dire son sentiment
à un ami commun sur un pareil sujet , ne
s'appellera jamais critiquer, à moins que
Tamitié n impose la loi de ne dire jamais ce
qu'on pense , même en choses oii les gens
dumeilleursenspeuventnétrepasdu môme
avis. Après la manière dont j'ai constam-
ment pensé et parlé de vous , madame , je
me décrierois moi-même^ si je mavisois de
vous critiquer. Je trouve, à la vérité, beau-
coup d'inconvénient à envoyer les jeunes
gens dans les universités; mais je trouve
aussi que , selon les circonstances , il peut
y en avoir davantage à ne pas le faire ; et
l'on n'a pas toujours en ceci le choix du plus
grand bien, malsdu moindre mal. D'ailleurs,
DIVERSES. l5
une fois la nécessite de ce parti supposée , je
crois comme vous qu'il y a moins de danger
en Hollande que par-tout ailleurs.
Je suis ému de ce que vous m'avez mar-
qué de messieurs les comtes de B***. Jugez,
madame , si la bienveillance des hommes
de ce mérite m'est précieuse , à moi que
celle même des gens que je n'estime pas
subjugue toujours. Je ne sais ce qu'on eût
fait de moi par les caresses : heureusement
on ne s'est pas avisé de me gâter là-dessus ;
on a travaillé sans relâche à donner à mon
cœur et peut-être à mon génie le ressort
que naturellement ils n'avoient pas. J'étois
né foible ; les mauvais traitemens m'ont
fortifié : à force de vouloir m' avilir, on m'a
rendu fier.
Vous avez la bonté , madame , de vouloir
des détails sur ce qui me regarde. Que vous
dirai je? Rien n'est plus uni que ma vie ,'
rien n'est plus borné que mes projets. Je
vis au jour la journée sans souci du lende-
main , ou plutôt jacheve de vivre avec plus
de lenteur que je navois compté. Je ne m'en
irai pas plutôt qu'il ne plaît à la nature :
mais ses longueurs ne laissent pas de lùem-
l6 LETTRES
barrasser ; car je n'ai plus rien à faire îcî.
I^e dégoût de toutes choses nie livre tou-
jours plus à 1 indolence et à roisiveté. Les
maux physiques nie donnent seuls un peu
d'activité. Le séjour que j'habite , quoiqu'as-
sez sain pour les autres hommes , est per-
nicieux pour mon état: ce qui fait que, pour
me dérober aux injures de l'air et à l'im-
portunité des désœuvrés , ].^ vais errant par
le pays durant la belle sa'son ; mais aux ap-
proches de 1 hiver, qui est ici très rude et très
long, il faut revenir et souffrir. 11 y a long-
tenq3S que je cherche à déloger ; mais oii
aller? comment m'arranger? J'ai tout à la
fois l'embarras de l'indigence et celui des
richesses; toute espèce de so'n m'effraie ; le
transport de mes guenilles et de mes livres
par ces montagnes est pénible et coû-
teux : cVst bien la peine de djloger de ma
maison , dans l'ïiltente de déloger bientôt
de mon corps ! Au lieu que , restant où je
suis , j'ai des journées délicieuses , errant
sans souci , sans projet, sans affaires, de
bois en bois et de rochers en rochers , rê-
vant toujours et ne pensant point. Je don-
jieiois tout au monde pour savoir la bota?»
nique j
DIVERSES. 1^
liîqiie ; c est la vdritable occupation d'un
corps ambulant et d un esprit paresseux :
je ne répoudrois pas que je n'eusse la folie
d^essayer de lapprendre , si je savois par oiY
commencer. Quant à ma situation du côté
des ressources , nen soyez point en peine;
le nécessaire même abondant ne rn'a point
manqué jusqu'ici, et probablement ije me
manquera pas sitôt. Loin de vous grondet
de vos offres , madnme , je vous en remer-
cie; mais vous conviejidrez qu'elles seroient
mal placées si je m'en prévalois avant le
besoin.
Vous vouliez des détails; vous devez être
contente. Je suis très content des vôtres, à
cela près que je n ai jamais pu lire le nom
du lieu que vous habi'tez. Peut-être le con-
nois je, et il me seroit bien doux de vous
y suivre du moins par l'imagination. Au
teste je vous plains de n'en être encore qu'à
la pbilosopiiie. Je suis bien plus avancé que
vous,madame; sauf mon devoiret mes amis,
me voilà revenu à rien.
Je ne trouve pas le chevalier si déraison-
nable, puisqu'il vous divertit : s'il nétoitque
déraisonnable, il n y parviecdroit sûrement
Tome 02. jg
iS LETTRES
pas. Il est bien à plaindre dans les accès de sa
goutte , car on souffre cruellement : mais
il a du moins Tavantage de souffrir sans
risque ; des scélérats ne l'assassineront pas ,
et personne n'a intérêt à le tuer. Etes-vous
à portée , madame , de voir souvent ma-
dame la maréchale ? Dans les tristes cir-
constances où elle se trouve , elle a bien
besoin de tous ses amis, et sur-tout de vous:
LETTRE
'A M. BUTTA-FOCO. (i)
Motier-Travcrs , le 22 scptenibre 1764.
J.L seroît superflu, monsieur, de chercher
à exciter mon zèle pour Tenlreprise que
-vous me proposez. La seule idée m'élève
( I ) Cette lettre est une réponse à celle de M. Butta'
Foco , du3i aoitt 1764? dont voici l'extrait.
Vous avez fait mention âes Corses dans votre Con-
trat v^ocial d'une /aron bien avantageuse pour eux.
Un pareil éloge, lorsciu'il part d'une plume aussi
fi I V E R s E Si ig
Vâme et mé transporte. ' Je croiroîs le reste
de mes jours bien noblement, bien vertueu-
sement, bien heureusement employd; je
sincfre que la vôtre, est très propre à exciter l'dmu-
latioiiet ledesir Je mieux faire, lia fait souhaitera la
nation que vous voulussiez être cet homme sage qui
pourroit hii procurer los moyens de conserver cettô
liberté qui lui a coûté tant de sang.
» i . t. Qu'il seroit cruel de ne pas pro*
iîter de Theureuse circonstance où se trouve la Corse
pour se donner le gouvernemezit le plus conforme
à l'humanité et à la raison , le gouvernement le plus
propre à fixer dans cette isle la vraie liberté. ... !
Une nation ne doit se flatter de devenir heureuse
et florissante que par le moyen d'une bonne insti-
tution politique. Notre isle , comme vous le dites
très bien, monsieur , est capable de recevoir une
bonne législation; mais il faut un législateur, et il
faut que ce législateur ait vos principes , que son
bonheur soit indépendant du nôtre , qu'il connoisse
à fond la nature humaine , et que dans les progrès
des temps, semcnageantunegloireéloignée, il veuille
travailler dans un siècle et jouir dans un autre.
Daignez, monsieur, être cet homme-là , et coopé-
rer au bonheur de toute une nation en traçant 1©
plan du système politique qu'elle doit adopter. .
Je sais bien, monsieur, que le travail que j'ose
yous prier d'entreprendre exige des détails qui youâ
B 2
aO LETTRES
croirois même avoir bien rachetd l'inutilitc^
des antres, si je pouvois rendre ce triste
reste bon en quelcjue chose à vos braves
compatriotes; si je pouvois concourir par
quelque conseil utile aux vues de leur
digne chef et aux vôtres. De ce côté-là donc
soyez sûr de moi; ma vie et mon cœur sont
à vous.
Mais, monsieur, le zèle ne donne pas les
moyens, et le désir n'est pas le pouvoir. Je
ne veux pas faire ici sottement le modeste.
Je sens bien ce que j'ai , mais je sens encore
mieux ce qui me manque. Prenu'èrenient,
par rapport à la chose, il me manque une
multitude de connoic;sances relatives à la
nation et au pays ; connoissances indispen-
sables, et qui, pour les acqnérir, demande-
ront de votre part beaucoup d'instructions,
d'éclaircissemens, de mémoires , etc. ; de
fassent coniioître à fond notre vraie situation ; mais^
si vous daignez vous en charger, je vous fournirai
toutes les lumières qui pourront vous être néces-
saires; et M. Paoli , général de la nation , seia très
empressé à vous procurer de Corse tous les éclair-
cissemensdont vous pourrez avoir besoin. Ce digne
chef et ceux d'entre mes compatriotes qui sont h
DIVERSES. 21
la mîenne beaucoup d'étude etderëfiexîons.
Par rapport à moi, il me manque plus de
jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur
moins épuisé d'ennuis, une certaine vigueur
de génie qui, même quand on Ta , n'est pas
à répreuve des années et des chagrins ; il
me manque la santé, le temps; il me man-
que, accablé d'une maladie incurable et
cruelle, l'espoir de voir la fin d'un long tra-
vail que la seule attente du succès peut
donner le courage de suivre; il me manque
enfin l'expérience dans les affaires, qui seule
éclaire plus sur l'art de conduire les hommes
que toutes les méditations.
Si je me portois passablement, je me
dirois : J'irai en Corse : six mois passés sur
les lieux m'instruiront plus que cent vo-
lumes. Mais comment entreprendre un
voyage aussi pénible, aussi long, dans l'état
oùjesuis? r.e soutiendrois je? melaisseroit-
on passer? Mille obstacles m'arrêteroient ea
portée de connoltre vos ouvrages partagent mon
désir et tous les sentlmens d'estime que l'Europe en-
tière a pour vous , et qui vous sont dus à tant de
titres, etc. etc.
B 3
1
22 LETTRES
allant ; ]'u'r de la rncr acheveroit de me dé-
truire avant le retour. Je \ous avoue que
je désire mourir parmi les niii iis.
Vous pouvez être pressé. Un travail de
cette ijuporl.Tuce ne peut étreiiu'une affaire
de très longue haliine, môme pour un
homme qui se porteroit bien. Avant de
soumettre mon ouvrage à Texamen de la
nation et de ses chefs, je veux commencer
par en élre content moi-n»ême: je neveux
rien donner par morceaux; Fouvrage doit
être un ; l'on n'en sauroit juger st^parément.
Ce n'est dëja |)as peu de chose que de me
inettre en (;tat de commencer; pour ache^
ver cela va loin.
Il se présente aussi des réflexions sur
Tétat ])récaire où se trouve encorevotre isle.
Je sais que sous un chef tel qu'ils ToJit au-
jourd hui les Corses n'ont rien à craindre de
Gênes : je cjois qu'ds n'ont rien à < la'inhe
non plus des troupes qu'on dit que la Fi anc e
V envoie; et ce cjui me confirme dans ce
sentiment est de voir un aussi bon patriote
que vous me paroissez l'être rester, mal-
gré l'envoi de ces troupes, au service dç
de la puissance qui les donne. Mais , uioiir
DIVERSES. 25
sieur, riiidëpendance de votre pays n'est
point assurée tant qu aucune puissance ne
la reconnoît : et vous m'avouerez qu'il n'est
pas encourageanj; pour un aussi grand tra-
vail de l'entreprendre sans savoir s'il peut
avoir son usage, même en le supposant
bon.
Ce n'est point pour me refuser à vos in-
vitations, monsieur, que je vous fais ces
objections, mais pour les soumettre à votre
examen et à celui de M. Paoli. Je vous crois
trop gens de bien l'un et l'autre pour vou-
loir que mon affection pour votre patrie me
fasse consumer le peu de temps qui me
reste à des soins qui ne seroient bons à
rien.
Examinez donc, messieurs; jugez vous-
mêmes, et soyez surs que feutreprise dont
vous m'avez trouvé digne ne manquera
point par ma volonté.
Ptecevez, je vous prie, mes très humbles
salutations.
Rousseau. .
P. S. En relisant votre lettre je vois ,
monsieur, qu'à la première lecture l'ai. pris
B 1
24 LETTRES
le change sur -votre objet. J'ai cru que vous
demandiez un corps complet de législation;
et je vois que vous demandez seulement une
institution politique; ce qui me fait juger
que vous avez déjà un corps de lois civiles
autre que le droit écrit, sur lequel il s'agit
de calquer une forme de gouvernement qui
s'y rapporte. La tdche est moins grande
sans être petite , et il n'est pas siir qu'il en
résulte un tout aussi parfait : on n'en peut
juger que sur le recueil complet de vos lois.
LETTRE
A U M É M E.
Motier , le i5 octobre 1764-
Je ne sais, moosieur , pourquoi votre lettre
du 3 ne m'est parvenue qu'hier. Ce retard
me force , pour profiter du courier , de vous
répondre à la hâte, sans quoi ma lettre n'ar-
riveroit pas à Aix assez tôt pour vous y
trouver,
DIVERSES. 25
Je ne puis guère espërer d'être en état
d^aller eu Corse. Quand je pourrois entre-
prendre ce voyage , ce ne seroit que dans la
belle saison. D'ici là le temps est précieux;
il faut rëpar^î^ner tant qu'il est possible, et
il sera perdu jusqu'à ce que j'aie reçu vos
instruction ♦ Je joins ici une note rapide des
premières dont j'ai besoin : les vôtres me
seront toujours nécessaires dans cette entre-
prise. Une faut point là-dessus me parler,
monsieur, de votre insuffisance. A juger
de vous par vos lettres, je dois plus me lier
à vos yeux qu'aux miens; et à juger par
vous de votre peuple^ il a tort de chercher
ses guides hors de chez lui.
Il s'agit d'un si grand objet c{ue ma tëmë-
rité me fait trembler. N'y joignons pas du
moins fétourderie. J'ai lesprit très lent;
fâge et les maux le ralentissent encore ; un
gouvernement provisionnel a ses inconvé-
nients. Quelque attention qu'on ait à ne
faire que les changemens nécessaires, un
établissement tel que celui que nous cher-
chons ne se fait point sans un peu de com-
motion, et l'on doit tâcher au moins de
txea. avoir qu'une. On pourroit d'abord
26 LETTRES
jeter les fondemeiis puis élever plus à
loisir j'ëdilice. Mais cela suppose un plan
déjà fait, et c'est pour tracer ce plan môme
qu'il faut le plus méditer. D'ailleurs il est
a craindre qu'un établissement imparfait ne
fasse plus sentir ses embarras que ses avan-
tages, et que cela ne dégoûte ]£ [)euple de
l'achever. Voyons toutefois ce qui se peut
faire. Les mémoires dont j'ai besoiii reçus ^
il me faut bien six mois pour m' instruire , et
autant au moins pour digérer mes instruc-
tions ; de sorte que du printemps prochain
en un an je pourrois proposer mes premiè-
res idées sur une forme provisionnel] e, et au
bout de trois autres années mon plan com-
plet d'institution. Comme on ne doit promet-
tre que ce qui dépend de soi , je ne suis pas
sur de mettre en état mon travail en si peu
de temps ; mais je suis si sur de ne pouvoir
l'abréger, que, s'il faut raj)procher un de
ces deux termes , il vaut mieux que je n'en-
treprenne rien.
Je suis charmé du voyage que vous faites
en Corse dans ces circonstances; il ne peut
que nous être très utile. Si, comme je n'en
doute pas, vous vous y occupez de notre
DIVERSES. 37
objet , vous verrez mieux ce qu'il faut me
dire que je ne puis voir ce que je dois vous
demander. Mais permettez-moi une curio-
silé que m'inspirent Testiuie et Tadmira-
tion. Je voudrois savoir tout ce qui regarde
M. l^aoli; quel àgea-t-il? est-il marié? a-t-il
des enfans? où a-t-il appris l'art militaire ?
comment le bonheur de sa nation l'a-t-il
misa la tête de ses troupes? quelles fonc-
tio.'is exerce-t-il dans l'administration poli-
ticjrje et civile? ce grand homme se resou-
droit-il à u être que citoyen dans sa patrie
après en avoir été le sauveur? Sur -tout
parlez-moi sans déguisement à tous égards:
la gloire, le repos, le bonheur de votre
peuple dépendent ici plus de vous que de
moi. Je vous salue, monsieur, de tout
mon cœur.
Mémoire joint à cette réponse.
Une bonne carte de la Corse , où les di-
vers districts soient marqués et distingués
parleurs noms , même s il se peut par des
couleurs.
Une exacte description de Tisle , son his^
^S LETTRES
toire naturelle ., ses productions , sa cuî-
f tire , sa drvisioFi par districts; le nombre,
la grandeur, la situation des villes, bourgs,
paroisses ; le dùionibiernent du peujJe
aussi exart (ju'ii sera poss ble ; IVtat des
f(3rteresses , des poits ; limlustrie , les
stits ^ la marine ; le commerce qu on fait ,
ce'ui ({u'on pourroit faiie , etc.
Quel est le nombre , le crédit du clergé ;
f|u elles sont sfs maximes , quelle est sa
conduite relativemeut à la patrie. Y a t-il
des maisons anciennes , des corps privilé-
giés , de la noblesse? Les villes ont-elles
des droits municipaux? en sont-elles fort
jalouses ?
Quelles sont les mœurs du peuple , ses
goûts, fes, occu[)aîions , ses amusemens ,
Tordre et les divisions militaires, la disci-
pline , la manière de faire la guerre , etc.
L'iiistoire de la nation jusqu'à ce mo-
KiCut, les lois , les slatuts; tout ce qui re-
garde radmii.istration actuelle , les incon-
véniens qu'on y trouve ; l'exercice de îa
justice , les revenus publics , Tordre éco-
nomi({ue , la manière de poser et de lever
les taxes ; ce que paie à-peu-près le peu-
DIVERSES, 29
^îe , et ce qu'il pont payer annuellemeiit
et l'un parfaiil l autre.
Ceci contient eu général l"s instructions
nécessaires : mais les nues venicnt éire
détaillées; il suffit: de dire les autres som-
mairenient. Kn >;('iiéral tout (e rjui fait le
mieux co;;noîtie le génif national ]ie sau-
roil être trop cxijliqné. Souvent un trait,
un mot , une at tion , dit jjÎus (jne tout un
livre : mais il vaut mieux trop que pas
aisez«
LETTRE
AU MEME.
Morier-Trarers, le 34 mars i^SS,-
Je vois, monsieur , que vous ignorez dans
quel gouffre de nouveaux mallieurs je me
trouve englouti. Depuis votre pénultième
lettre on ne m'a pas laissé reprendre
haleine un instant. J ai reçu votre premier
envoi sans pouvoir presque y jeter les
ÙO ï, E T T R F s
yeux. Quant à celui de Perpignan , je n'en
ai pas oui parler. Cent fois j'ai voulu vous
écrire ; mais TnÊçitalion continuelle, tontes
les souffrances du corps et de l'esprit ,
raccablenient de mes propres affaires , ne
m'ont pas permis de songer aux vôtres.
J'attendois un moment d'intervalle : il ne
vient point , il ne viendra point , et dans
l'instant même où je) vous réponds je suis
maigre mon état dans le risque de ne pou-
voir finir ma letîre ici.
Il est inutile, monsieur, que vous comp-
tiez sur le travail que j'avois entrepris ; il
m'eût ëtë trop doux de nfoccu{)er d'une
si glorieuse tâche : cette co^isolalion m'est
ôtce : mon ame épuisée d'ennnis n'est plus
en état de penser : mon cœur est le même
encore , mais je n'ai plus de tête ; ma
faculté intelligente est cteinte : je ne suis
plus capable de suivre uîi olîjet avec f[uelqne
attention ; et d'ailleurs que voudriez-vons
que fît un malheureux fugitif qui , malgré
la protection du roi de Prusse, souverain
du pays , malgré la protection de milord
maréchal , qui en est gouverneur , mais
maliieureusement trop éloignes l'un et Tau-
DIVERSES. 5l'
îre , y boit les affronts comme Teau ; et,
ne pouvant plus vivre avec honneur dans
cet asyle , est forcé d'aller errant en cher-
cher un autre sans savoir plus où le trou-
ver ? . . .
Si fait pourtant , monsieur , j'en sais un
digne de moi, et dont je ne me crois pas
indigne; c'est parmi vous, braves Corses ,
qui savez être libres , qui savez être justes ,
et qui fûtes trop malheureux pour n'être
pas compatissans. Voyez , monsieur , ce
qui se peut faire ; parlez-3a à M. Paoli.
Je demande à pouvoir louer dans quelque
canton solitaire une petite maison pour y
finir mes jours en paix. J'ai ma gouver-
nante qui depuis vingt ans me soigne dans
mes infirmités continuelles : c'est une fille
de quarante-cinq ans, Françoise , catlio-
lique , honnête et sage , et qui se résout de
venir, s'il le faut, au bout de l'univers
partager mes misères et me fermer les yeux.
Je tiendrai mon petit ménage avec elle, et
je tâcherai de ne point rendre les soins de
l'hospitalité incommodes à mes voisins.
Mais y monsieur , je dois vous tout dire:
il faut que cette hospitalité soit gratuite,
Zl LETTRES
non quant à la subsistance , je ne serai là-
dessus à charge à personne , mais quant au
droit d'asyle quil faut qu'on m'accorde
sans intérêt. Car sitôt que je serai parmi
vous , n attendez rien de moi sur le projet
qui vous occupe. Je le répète , je suis dé-
sormais hors d'état d'y songer; et , quand
je ne le serois pas , je m'en abstiendrois
par cela même que je vivrois au milieu de
vous : car j'eus et j'aurai toujours pour
maxime inviolable de porter le plus pro-
fond respect au gouvernement sous lequel
je vis , sans me mêler de vouloir jamais
le censurer et critiquer ou réformer en
aucune manière. J'ai même ici une raison
de plus et pour moi d'une très grande force.
Sur le peu que j'ai parcouru de vos mé*
moires je vois que mes idées différent pro-
digieusement de celles de votre nation. Il
ne seroit pas possible que le plan que je
proposerois ne fît beaucoup de mécontens,
et peut-être vous-même tout le premier.
Or , monsieur , je suis rassasié de dispu-
tes et de querelles. Je ne veux plus voir
ni faire des mocontens autour de moi à
quelque prix que ce puisse être. Je soupire
après
DIVERSES. 33
après la tranquillité la plus profonde , et
mes derniers voeux sont d'être aimé de tout
ce qui mentoure et de mourir en paix.
Ma résolution là-dessus est inébranla ble.i
D'ailleurs mes maux continuels m'absor-
bent et augmentent mon indolence. Mes
propres affaires exigent de mon temps plus
que je n y en peux donner. Mon esprit usé
n'est plus capable d'aucune autre applica-
tion. Que si peut-être la douceur d'une vie
calme prolonge mes jours assez pour me
ménager des loisirs , et que vous me jugiez
capable d'écrire Votre histoire , j'entrepren-
drai volontiers ce travail honorable , qui sa*
tisfera mon cœur sans trop fatiguer ma
tête ; et je serois fort llatté de laisser à la
postérité ce monument de mon séjour parmi
vous : mais ne me demandez rien de plus.
Comme je ne veux pas vous tronlper, je
me reprocherois d'acheter votre protection
au prix d'une vaine attente.
Dans cette idée qui m'est venue j'ai plus
consulté mon cœur que mes forces ; car ,
dans l'état où je suis, il est peu apparent
; que je soutienne un si long voyage , d'ail-
' leurs très embarrassant , sur«tout avec ma
■ Tome 32. G
ù/\ LETTRE»
gcinvcrnante et irioii polit ba£5ar;e. Cepen-
dant, pour peu qno vous ru'euc ourag'ez, je
le feulerai , c(4a est certain , du£sé-je rester
et périr eu route : mais il uie faut au moins
une assurauce moi aie d'être en repos pour
le rerte de ma v e ; < ar c'en est fait , moii-
si'Mir , je ne peux plus courir. Malgré mon
état cTiti(|U(^ ot pré* aire , j'attendrai dans
ce pays votre réponse avant de prendre au-
cun parti : mais je vous prie de différer le
moins j-ossible; car, malgré toute ma pa-
tience , je puis n'être j as le maître des évè-
nemens. Je vous embiasse et vous salue,
nionsipur, de tout mon cœur.
P. S. J'uubliois de vous dire, quant à vos
prêtres , qu ils seront bien difficiles s'ils ne
sont contens de moi. Je ne disj)ute jamais
sur rieji. Je ne parle jamais de religion.
J'aime naturellen.'ent uiême autant votre
clergé (|ue je liaislenulre. J'ai beaucoupd'a-
mi'' parmi le clergé de France, et j ai toujours
tiès bien vécu avec eux: nids, (juoi qu'il
arrive\ je ne veux point clianger de jelîgion,
6t je souhaite (pfoii ne m en parle jamais,
d'autant plus que c(4a seroit irjutile.
Pour ne pas perdre de temps , en cas
DIVERSES. 35
d'affirmation , il faiidroit m indiquer quel-
qu'un à Livourne à qui je pusse demander
des instructions pour le passage. %
LETTRE
AU M Ê M E.
Molier, le 26 mai i-65.
J_ja crise orageuse que je viens d'essuyer,
monsieur , et l'incertitude du parti qu'elle
me feroit prendre , m'ont fait différer de
vous répondre et de vous remercier jusqu'à
ce que je fusse déterminé. Je le suis main-
tenant par une suite d'évèriemens qui , m'of-
frant en ce pays , sinon la tranquillité, du
moins la sûreté , me font prendre le parti
d'y rester sous la protection déclarée et
confirmée du roi et du gouvernement. Ce
n'est pas que j'aie perdu le plus vrai désir
de vivre dans le vôtre; mais l'épuisement
total de mes forces , les soins qu'il faudroit
prendre , les fatigues qu'il faudroit essuyer,
d'autres obstacles encore qui naissent de
C 2
Ob LETTRES
ma situation , me font du moins pour lé
moment abandonner mon entreprise ^ à la-
quelle , malgré ces difîicultës , mon cœur
ne peut se résoudre à renoncer tout-à-fait
encore. Mais , mon cher monsieur, je vieil*
lis , je dépéris , les forces me quittent , le
désir s'irrite, etTespoir s'éteint. Quoi qu'il
en soit, recevez et faites agréer à M. Paoli
mes plus vifs, mes plus tendres remercie-
mens de Tasyle qu'il a bien voulu m'accor-
der. Peuple brave et hospitalier ! . .. Non,
je n'oublierai jamais un moment de ma vie
que vos cœurs , vos bras , vos foyers , m'ont
été ouverts à Tinstan t qu'il ne me restoit pres-
que aucun autre asyle en Europe. Si je n'ai
point le bonheur de laisser mes cendres dans
votre isle , je tâcherai d'y laisser du moins
quelque monument de ma reconnoissance,
et je m'honorerai aux yeux de toute la
terre de vous appeler mes hôtes et mes pro-
tecteurs.
Je reçus bien par M. le chevalier R. . . .;
la lettre de M. Paoli ; mais, pour vous faire
entendre pourquoi j'y répondis en si peu
de mots et d'un Ion si vague , il faut vous
dire , monsieur , que le bruit de la proposi-
DIVERSES. Zj
tîon que vous m'aviez faite s'ëtant répandu
sans que je sache comment , M. de Voltaire
fit entendre à tout le monde que cette pro-
position étoit une invention de sa façon :
il prétendoit m'avoir écrit au nom des Cor-
ses une lettre contrefaite dont j a vois été la
dupe. Comme j'étois très sûr de vous , je le
laissai dire , j'allai mon train, et je ne vous
en parlai pas même. Mais il fit plus , il se
vanta Fhiver dernier que, malgré milord ma-
réchal et le roi même, il me feroit chasser
du pays. Il avoit des émissaires , les uns
connus , les autres secrets. Dans le fort de
la fermentation à laquelle mon dernier écrit
servit de prétexte , arrive ici M. de R. . . . :
il vient me voir de la part de M. Paoli , sans
m'apporter aucune lettre ni de la sienne ,
ni de la vôtre , ni de personne; il refuse de
se nommer ; il vonoit de Genève ; il avoit
vu mes plus ardens ennemis, on me Técri-
voit. Son long séjour en ce pays sans y
avoir aucune affaire avoit Tair du monde
le plus mystérieux. Ce séjour fut précisé-,
ment le temps où l'orage fut excité contre
moi. Ajoutez qu'il avoit fait tous ses efforts
pour savoir quelles relations je pou vois avoii:
C S
S8 LETTRES
en Corse. Comme il ne vous avoit point
nommé je ne voulus poin t vous nommernon
plus. Enfin il m'apporte la lettre de M.Paoli,
dont je ne connoissois point Fécriture : jugez
si tout cela devoit m'être suspect ! Qu'avois-
j© à faire en pareil cas ? — lui remettre une
réponse dont, à tout événement, on ne put
tirer d'éclaircissement ; c'est ce que je fis.
Je voudrois a présent vous parler de nos
affaires et de nos projets ; mais ce n'en est
guère le moment. Accablé de soins , d'em -
barras , forcé d'aller me chercher une autre
habitation à cinq ou six lieues d'ici , les seuls
soucis d'un déménagement très incommode
m'absorberoient quand je n'en aurois point
d'autres ; et ce sont les moindres des miens.
A vue de pays , quand ma tête se remetlroit,
ce que je regarde comme impossible de plus
d'un an d'ici , il ne seroit pas en moi de
m'ocûuper d'autre chose que de moi-même.
Ce que je vous promets et sur quoi vous
pouvez compter dès à présent , est que pour
le reste de ma vie je ne serai plus occupé
que de moi ou de la Corse ; toute autre af-
faire est entièrement bannie ne mon esprit.
En attendant, ne négligez pas de rassembler
DIVERSES. Si)
des Tnat(^r*aux , soit pour ThistOTe , soit
poiirrinstiriitioii ; ils sont les mêmes. Votre
gouvernement me naroît être sur un j)i< d à
pouvoir attendre. J'ai parmi vus pajti rs
un méujoire daté de V'cscovado 1704 , ([ne
je présume être de votre fa(.x)n , et (|ue je
trouve excellent. L'anie et la téie du ver-
tueux Paoli feront plus que tout l- reste.
Avec tout cela pouvez-vous manquer d'un
bon gouvernement provisionnel? Aussi bien,
tant que des puissances étrangères se mêle-
ront de vous, ne pourrez vous guère établie
autre chose.
Je voudrois bien , monsieur , que j'îous
pussions nous voir: deux ou trois jours de
conférence éciairciroient bien des choses.
Je ne puis guère être assez tiauquille cette
annce pour vous rien proposer; mais voti^se*
roit-il possrhle l'année j>ro haine de vous
ménager un passage f>ar ce pays? J'ai dans
la tête que nous nous \ernons avec plaisir
et fpie nous nous quitterions (onlens l'un
de Taulre. Voyez, puistjue voilà 1 h<.)Spita-
lité établie entre nous, venez user de votre
droit. Je vous embrasse.
C
r.
4o
LETTRE
LETTRE
A M. DE C***.
• Moticr, le 6 octobre 1764.
J E VOUS remercie , monsieur , de votre der-
nière pièce et du plaisir que m'a fait sa lec-
ture. Elle décide le talent qu'annonçoit li^
première; et déjà Tauteiu* m'inspire asseîj
d'estime pour oser lui dire du mal de son
ouvrage. Je n'aime pgs trop qu'à votre âge
vous fassiez le grand -père ; que vous me
donniez un int(^rêt si tendre pour le petit-
fils que vous n'avez point ; et que dans une
«pitre où vous dites de si belles choses, je
sente que ce n'est pas vous qui parlez. Evi-
tez cette métaphysique à la mode, qui de-
puis quelque temps obscurcit tellement les
vers fran çois qu'on ne peut les lire qu'avec
contention d'esprit. Les vôtres ne sont pas
dans ce cas encore ; mais ils y tomberoient
si la différence qu'on sent entre votre pre^.
à
DIVERSES. 4l
niiere pièce et la seconde alloit en augmen-
tant. Votre épître abonde , non seulement
en grands sentimens , mais en pensées pliilo^
soplîicjues , auxquelles je reprocherois quel-
nuefois de Têtre trop. Par exemple , en
louant dans les jeunes gens la foi qu ils ont
et qu'on doit à la vertu, croyez-vous que
leur faire entendre que cette foi n'est qu une
erreur de leur âge soit un bon moyen de
la leur conserver? II ne faut pas, monsieur,
pour paroître au - dessus des préjugés , saper
les fon4emens de la morale. Quoiqu'il n'y
ait aucune parfaite vertu sur la terre , il n'y
a peut-être aucun Homme qui ne surmonte
ses penchans en quelque chose , et qui par
conséquent n'ait quelque vertu ; les uns en
ont plus, les autres moins. Mais si la me-
sure est indéterminée , est-ce à dire que la
chose n'existe point? C'est ce qu'assurément
vous ne croyez point, et que pourtant vous
faites entendre. Je vous condamne , pour
réparer cette faute , à faire une pièce où
vous prouverez que , malgré les vices des
hommes , il y a parmi eux des vertus et
même de la vertu , et qu'il y en aura tou-
jours. Voilà , monsiei^i , de quoi s'élever k
42 LETTRES
la plus liante ph'losopliîe : il y en a davan-
tage à conibaltre les préiugés phiîosoplii-
(jues f(iii so?it nuisibles, qu'à co libitlr.^es
préjiig('s j>opiilaires '[iii sont utiles. Enlre-
preiifz hanliinent (et ouvrage; et , si vous
le trairez coniiiie vous le pouvez faire , un
prix ne sauroii vous manquer.
En vous paj lant des gens qui m'accablent
dans mes malheurs , et qui me portent leurs
coups en secret, j'étois bien ëlo'gné , mon-
sieur, de songer à rien qui eût le moindre
rapport au parlement de Paris. J'ai pour
cet illustre corps les mômes sentimens
qu'avant ma disgiace, et je rends toujours ]
la même justice à ses membres , quoiqu'ils j
me Talent si mal n iulue. Je veux même
penser qu'ils ont cru l'aire envers moi leur
devoir dliomnns j^ublics; njais c'en éloit
un pourfuxde mieux raj)prendre. On tiou-
vero t difficilement un iuit où le droit des
gens fût violé d'autant de n.anieres : m is,
qnoi(jue les suites de (elte aHiaire m'aient
plongé dans un gouffie de malbc ujs d'où je
ne sonnai de ma vie , je n en sais nu! niau-
\ais îi^ré à « es mev^sienrs. Je tais qne leur
but u'cloit puiiil de me nuire , mais seule-
DIVERSES. 45
ment d aller à leurs lins. Je sais qu'ils n'ont
pourmoiniamitié ni haine; que mon être et
mon sort est la chose du monde qui les in-
téresse le nioij^s. Je me suis trouvé sur leur
pas^^age comme un ca-llou qu'on pousse
avec le pied sans y regarder. Je coruiois à-
peu-près leur portée et leurs principes. Ils
ne doivent pas dire qu'ils ont fait leur de-
voir, mais qu ils ont fait leur métier.
Lorsque vous voudrez m'honorer de quel-
que témoigiiage de souvenir et me faire
quelque part de vos travaux littéraires, je
les receviai toujours avec intérêt et recoj]-
noissance. Je vous salue, monsieur, de
tout mon cœur.
LE T T R E
A M. D***.
Motîer , le 4 novembre 1 764.
X) lEN des remerciemens , monsieur, du
Dictionnaire philosophique. Il est agréable
à lire : il y règne une bonne morale ; il se-
44 LETTRES
roit à souhaiter qu'elle fût dans le cœur de
Tauteiir et de tous les hommes. Mais ce
même auteur est presque toujours de mau^
vaise foi dans les extraits de l'écriture ; il
raisonne souvent fort mal ; et l'air de ridi-
cule et de mépris qu'il jette sur des senti-
mens respectés des hommes , rejaillissant
sur les hommes mêmes , me paroît un ou-
trage fait à la société. Voilà mon sentiment
et peut-être mon erreur, que je me crois
permis de dire, mais que je n entends faire
adopter à qui que ce soit.
Je suis fort touché de ce que vous me
marquez de la part de M. et M'-'^'^ de Buffon.
Je suis bien aise de vous avoir dit ce que j©
pensois de cet homme illustre avant que
«on souvenir réchauffât mes sentimens pour
lui , afin d'avoir tout l'honneur de la justice
que j'aime à lui rendre sans que mon amour-
propre s'en soit mêlé. Ses écrits m'instrui-
ront et me plairont toute ma vie. Je lui (i)
crois des égaux parmi ses contemporains en
(i) Quand M. Rousseau écrivoitceci , M. le comle
de Buffon n'a voit pas encore pviblié les Jîpoques de
la nature.
DIVERSES. 45
qualité de penseur et de philosophe , mais
en quahté cFëcrivaiu je ne lui en connois
point. C'est la phis hclle pkime de sou siè-
cle : je ne doute point que ce ne soit là le
jugement de la postérité. Un de mes re-
grets est de n'avoir pas été à pûrtée de le voir
davantage et de profiter de ses obligeantes
invitations. Je sens combien ma tête et mes
écrits auroient gagné dans son commerce.
Je quittai Paris au moment de son mariage:
ainsi je n ai point eu le bonheur de connoitre
M™^ de Buffon ; mais je sais qu'il a trouvé
dans sa personne et dans son mérite Faima-
ble et digne récompense du sien. Que Dieu
les bénisse l'un et Tautre de vouloir bien
s'intéressera ce pauvre proscrit ! Leurs bon-
tés sont une dès consolations de ma vie.
Qu'ils sachent, je voua en supplie, que je
les honore et les aime de tout mon cœur.
Je suis bien éloigné, monsieur, de renon-
cer aux pèlerinages projetés. Si la ferveur
de la botanique vous dure encore et que
vous ne rebutiez pas un élevé à barbe grise,
jecompteplus que jamais allerherborisercet
été sur vos pas. Mes pauvres Corses ont bien
maintenant d'autres affaires que d'aller éta-
/\G LETTRES
llir rUtopie an milieu d'eux. Vous savei la
nrazr lie tl('s troupes françoises : il faut voir
ce (ju'il en résultera. En attendant il faut
g('iuir tout bas et aller herboriser.
\ous me rendez lier en me marquant
que Ivi"^ ]^*** n'ose me venir voir à cause
des bîeiisc^ances de son sexe, et qu'elle a
peur de moi comme d'un circoncis. Il y a
pins de quinze ans que les jolies femmes me
iaisoieiit en France l'affront de me trai-
ter cent me un bon homme sans consé-
qiKJM e, jusqu'à venir dîner avec moi têle-
à r("le dans la plus insultante familiarité ,
ju'^cju'à ni'embrasser dédaigneusement de-
vant tout le monde comme le grand-pere
de leur nourrice. Grâces au ciel me voilà
b'en rétabli dans ma dignité, puisque les
demoiselles me font flionneur de ne m' oser
venir voir.
DIVERSES, 4?
LETTRE
A M. H I R Z E L.
n novembre 1764.
Jiirorois, monsieur, avec reconnoissance
la seconde éJit.oii uli Socrate rustique et
les boiitës dont m'Iioiiore son d'gue histo-
rié.i. Quelque étonnant que soit le héros de
voUe livre, Tautenr ne l'est pas moins h
mes yeux. Il a y plus de paysans respectables
que de savaus qui les respectent et (jui l'o-
sent dire. Heureux le pays où des Klyiog£;s
cul; i vont la terre, et où des Hiizelscultiveut
les lettres ! L'abondance y rei^ue, et les ver-
tus y sont en hoiuieur.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mes
remercieuiens et mes salutations.
48
LETTRES
LETTRE
A M. D U C L O S.
Motier, le 3 décembre i/C-i,
Je crois, mon chet ami, qu'au point où
nous en sommes la rareté des lettres est
plus une marque de coTifiance que dé négli-
gence. Votre silence peut m'inquiéter sur
votre snnté, mais non siir votre amitié, et
j'ai lieu d'attendre de vous la même sécurité
sur la mienne. Je suis errant tout Tété , ma-
lade tout l'hiver, et en tout temps si sur-
chargé de désœuvrés, qu'à peine ai-je un
moment de relâche pour écrire à mésàmis.
Le recueil fait par Duchesne est en effet
incomplet , et , qui pis est, très fautif: mais
il n'y manque rien que vous ne connoissiez,
excepté ma réponse aux Lettres écrites de la
campagne , qui n^est pas encore publicjue,
J'espérois vous la faire remettre aussitôt
quelle seroit à Paris ; mais on m'apprend
que
ij î V E R s E s. '49
que M. de Sartine en a défendu Tentrëe ,
quoiqu'assurément il n'y ait pas un mot
dans cet ouvrage qui puisse déplaire à la
France ni aux François , et que le clergë
catholique y ait à son tour les rieurs aux
dépens du nôtre. Malheur aux opprimés l
sur-tout quand ils le sont injustement ; car
alors ils n ont pas même le droit de se plain-
dre : et je ne serois pas étonné qu'on me fît
pendre uniquement pour avoir dit et prouvé
que je ne méritois pas d'être décrété. Je
pressens le contre-coup de cette défense en
ce pays. Je vois d'avance le parti qu'en vont
tirer mes implacables ennemis , et sur-toul^
ipse doli fabricator Epeus,
J'ai toujours le projet défaire enfin moi-
même un recueil.de mes écrits , dans lequel
je pourrai faire entrer quelques chiffons qui
sont encore en manuscrits , et entre autres
le petit conte dont vous parlez , puisque
vous jugez qu'il en vaut la peine. Mais, outre
que cette entreprise m'effraie, sur-tout dans
l'état où je suis , je ne sais pas trop où la
faire. En France il n'y faut pas songer. La
Hollande est trop loin de moi. Les libraires
de ce pays n'ont pas d'assez vastes débou»
Tome 32. D
v^O L R f T R fi s
elles pour cette entreprise; les profils eiî
ser oient peu de ( hose ; et je vous avoue que
je n'y songe que pour me procurer du pain
durant le reste de nies n]aiheureux jours,
ne me sentant plus on état d'en gagner.
Quant aux ménioires de ma vie dont vous
parlez, ils sont très difficiles à faire sans
compromettre }>ersonue : pour y songer il
faut {)lus de tran^pii II if ('qu'on ne m'en laisse,
et que je n'en aurai j)robablement jamais: si
je vis loulefois, je n'y renonce pas. Vous
avez toute ma confiance ; mais vous sentez
qu'il y a des choses qui ne se disent pas de si
loin.
Mes courses dans nos montai^nes si riches
en plantes m'ont donné du i^oùt pour la
botanique : cette orcu})ation convient fort à
une machine ambulante à laquelle il est in-
terdit de penser. Ne pouvant laisser ma tête
vuide,jela veux empailler: c'est de foin qu'il
faut l'avoir pleine pour être libre et vrai
sans crainte d'être décrété, .l'ai l'avantage
de ne connoitre encore que dix piaules, eu
comptant l'I.ysopc ; j'amai long-temps du
plaisir à prendre avant d'en être aux arbres
de nos forêts.
DIVERSES. 61
Tattends avec impatience votre nouvelle
édition d<^s Considérations sur les mœurs.
Puisque vous avez des facilités pour tout le
royaume, adressez le paquet à Poutarlier,
à moi directement , ce qui sufHt , ou à
M. Juuet , directeur des postes ; il me le
fera parvenir. Vous pouvez aussi le remet-
tre à Duchesne, qui nie le fera passer avec
d'autres envois. Je vous demanderai même
sans laçon de fiiire relier Texemplaire, ce
que je ne j)uis faire ici sans le gâter : je le
pre drai secrètement dans ma poche efi al-
lant herboriser , et <|uand je ne verrai point
d'archers autour de moi jy jetterai les yeujc
à la dérobée. Mon cher ami , comment fai-
tes-vous pour penser être honnête homme
et ne vous pas faire pendre? Cela me paroît
difficile en vérité. Je vous embrasse de iout
mon cœur.
D 2
02 LETTRES
as
LETTRE
A MILORD MARÉCHAL,
8 décembre 1764*
ôuR la dernière lettre, inilord, que vous
avez du recevoir de moi , vous aurez pu
juger du plaisir que m'a causé celle dont
vous m'avez Iionoré le 24 octobre. Yous
m'avez fait sentir un peu cruellement à
quel point je vous suis attache , et trois
mois de silence de votre part m'ont plus
affecté et navré que ne fit le décret du con-
seil do Genève. Tant de malheurs ont rendu
mon cœur inquiet, et je crains toujours
de perdre ce que je désire si ardemment de
conserver. Yous êtes mon seul protecteur ,
le seul homme à qui j'aie de véritables obli-
gations, le seul ami sur lequel je compte ,
le dernier auquel je me sois attaché ^ et
auquel il n'en succédera jamais d'autres.,
Jugez sur cela si vos bontés me sont ciieres,
et si votre oubli m'est facile à supporter.
DIVERSES. 55
Je suis fâche que vous ne puissiez Iiabiter
votre maison que dans un an. Tant qu'on
en est encore aux châteaux en Espagne,
toute habitation nous est bonne en atten-
dant ; mais quand enfin Texpérience et la
raison nous ont appris qu'il n y a de véritable
jouissance que celle de soi-même , un loge-
ment commode et un corps sain deviennent
les seuls biens delà vie, et dont le prix se
fait sentir de jour en jour à mesure qu'on
est détaché du reste. Comme il n'a pas fallu
si long-temps pour faire votre jardin, j'es-
père que dès à présent il vous amuse, et
que vous en tirez déja'de quoi fournir ces
ollles si savoureuses , que sans être'fort gour-
inand je regrette tous les jours.
Que nepuis-je m'instruire auprès de vous
dans une culture plus utile, quoique plus
ingrate ! Que mes bons et infortunés Corses
ne peuvent-ils par mon entremise profi-
ter de vos longues et profondes observations
sur les hommes et les gouvernemens ! Mais
je suis loin de vous. N'importe : sans son-
ger à l'impossibilité du succès , je nroccu-
perai de ces pauvres gens comme si mes
rêveries leur pouvoient être utiles. Puisque
Do
54 LETTRES
je suis dévoué aux cliitnpres, je veux du
inoins m'en forger d'agréables. En songeant
à ce que les hommes pourroient être, je tâ-
clierai d'oublier ce qu'ils sont. Les Corses
sont, comme vous le dites fort bien, jjlus
piès de cet état désirable qu'aucun autre
peuple. Par exem])le , je ne crois |)as que la
dissolubilité des mariages , très utile dans le
Brandebourg, le lût de long-temps en C^orse,.
où la simplicité des mœurs et la pauvreté
générale rendent encore 1rs grandes passions
inactives et les mariages paisibles et heu-
reux. I^es fennnes sont laborieuses et clias-
tes ; les honimes n'ont de plaisir que dans
leur maison : dans cet état il n'est pas bon
de leur faire envisagercomme possible une
séparation qu'ils n'ont nulle occasion de
désirer.
Je n'ai point encore reçu la lettre avec la
traduction de Fie te lier (jue vous m'annon-
cez. Je Tattendois pour vous écrire; mais
voyant que le paquet ne vient point , je ne
puis différer j lus lor.g-temj)S. Milord, j"ai
le cœur plein de >'oùs sans cesse. Songe:?.
queiquerois à votre lils le cadet,
B I V F, R s E s.
55
L E T T Pi E
A M. A B A U Z I T,
fin lui envoyant les Lettres de la montagne.
Motier , le 9 décembre 1764.
Uaignez^ vénérable Abauzit , écouter
mes justes plaintes. Combien j'ai gémi que
le conS(iil et les ministres de Genève m'a'ent
mis en droit de leur dire des vérités si dures!
Mais puisqu'enfîn je leur dois ces vérités^
je veux payer ma dette. Ils ont rebuté mon
respect, ils auront dx'sormais toute ma fran-
chise. Pesez mes raisons , et prononcez. Ces
dieux de chair ont pu me punir si j'étois
coupable ; mais si Catoa m'absout , ils n'ont
pu que ûi'opprimer.
D 4
56 I. E T T R E a
LETTRE
A M. D***,
Motier, le i3 décembre i7G4r.
Je vous parlerai maintenant, monsieur, de
mon affaire (i), puisque vous voulez bien
vous charger de mes intérêts. J'ai revu mes
gens : leur société est augmentée d'un li-
braire de France , homme entendu , qui aura
Tinspection de la partie typographicjue. Ils
sont en état de faire les fonds nécessaires
sans avoir besoin de souscription; et c'est
d'ailleurs une voie à laquelle je ne consenti-
rai jamais, par de très bonnes raisons , trop
longues à détailler dans une lettre.
En combinant toutes les parties de Ten-
treprise , et supposant un plein succès , j"e$-
time qu'elle doit donner un proHt net de
cent mille francs. Pour aller d'abord au ra^
(i) L'édUioD générale de ses ouvrages..
DIVERSES. 57
bais , rëdnîsons-le à cinquante. Je crois que,
sans être déraisonnable , je puis porter mes
prétentions au quart de cette somme, d'au-
tant plus que cette entreprise demande de
ma part un travail assidu de trois ou quatre
ans y qui sans doute achèvera de nVépuiser ,
et me coûtera plus de peine à préparer et
revoir mes feuilles que je n'en eus à les conv
poser.
Sur cette considération , et laissant à part
celle du profit pour ne songer qu'à mes
besoins , je vois que ma dépense ordinaire
depuis vingt ans a été Tun dans l'autre de
soixante louis par an. Cette dépense devien-
dra moindre lorsqu'absolument séquestré
du public je ne serai plus accablé de ports-
de lettres et de visites qui , par la loi de l'hos-
pitalité, me forcent d'avoir une table pour
les survenans.
Je pars de ce petit calcul pour fixer ce
qui m'est nécessaire pour vivre en paix le
reste de mes jours sans manger le pain de
personne*, résolution formée depuis long-
temps, et dont , quoi qu'il arrive, je ne me
départirai jamais.
Je compte pour ma part sur un fonds de
58 LETTRES
dix à douze mille livres , ft j aime mieux ne
pas faire Tentreprise, s'il faut me réduire à
moins, parcequ'il n'y a que le repos du reste
de mes jours que je veuille acheter par qua-
tre ans d'esclavage.
Si ces messieurs peuvent me faire cette
somme, mon dessein est de la placer en
rentes viagères ; et, puisque vous voulez bien
vous charger de cet emploi , elle vous sera
comptée , et tout est dit. Il convient seule-
ment pour la sûreté de la chose que tout soit
payé avant que Ton commence Timpres-
sion du dernier volume , parceque je n ai
pas le temps d'attendie le débit de Féditioa
pour assurer mon état.
Mais comme une telle somme en argent
comptant pourroit gêner les entrepreneurs
vu les grandes avances qui leur sont né-
cessaires , ils aimeront mieux me faire une
rente viagère , ce qui , vu mon âge et fétat
de ma santé, leur doit probablement tour-
ner plus à compte. Ainsi , moyennant des
sûretés dont vous soyez content , j'accep-
terai la rente viagère , sauf une somme en
argent comptant lors(iu'oii commencera
DIVERSES. 5^
rëdition; et, pourvu qiiè cette Sortime ne
soit pas moi'idre (|iie cinquante louis , je
m\ii contente en déciuution dii capital dont
on nie fera la rente.
Vo.là , monsieur , les divers arrange*
men^ dont je leur laisserois le choix si
it r'ai'ois directement avec eux : mais
KOd me il se peut que je ilie trompe, ou
qne j'exige tiop , Oii quil y ait quelque
iijpJK^nr parii à prendre pour eux ou pour
moi , je n'entends point vous donner en
cela des règles auxquelles Vous de\if-z vous
tenir dans cette négociation. Agissez pour
moi comme un bon tiitcur pour son pu-
pille , mais ne chargez pas ces messieurs
d'un traite qui leur soit onéreux. Cette
entreprise n'a de leur pjart qu'un objet de
prolit, il faut qu'ils gagnent ; de ma part
elle a un autre objet , il SnfHt que je vive ;
et , toute rétlexion faite , jfe puis bien vivre
à moins de ce que je Vônis ai màrqud-.
Ainsi n'abusons pas de la résôlùtîoti ôii îlà
paroissent être d'entreprendre cette àffàîM
à quelque prix que ce soit : comme tout
îe risque demeuré de leur t'ô\é , il àdi\
6o LETTRES
être compensé par les avantages. Faites
Faccord dans cet esprit , et soyez sûr que
de ma part il sera ratifié.
Je vous vois avec plaisir prendre cette
peine. Voilà , monsieur , le seul compli-
ment que je vous ferai jamais.
LETTRE
A M. DE MONTMOLLIN,
En lui envoyant les Lettres écrites de la
montagne.
Le 23 décembre 1764-
Jl LAiGNEz-Moi , monsicur , d'aimer tant
la paix et d'avoir toujours la guerre. Je
n'ai pu refuser à mes anciens compatriotes
de prendre leur défense comme ils avoient
pris la mienne. C'est ce que je ne pouvois
faire sans repousser les outrages dont , par
la plus noire ingratitude , les ministres de
Genève ont eu la bassesse de ni'accabler
DIVERSES. 6li
dans mes malheurs , et qu'ils ont osé porter
jusques dans la chaire sacrée. Puisqu'ils
aiment si fort la guerre , ils l'auront ; et,
après mille agressions de leur part , voici
mon premier acte d'hostilité , dans lequel
toutefois je défends une de leurs plus
grandes prérogatives qu'ils se laissent lâ-
chement enlever ; car , pour insulter à leur
aise au malheureux , ils rampent volontiers
sous la tyrannie. La querelle au reste est
tout-à-fait personnelle entre eux et moi; ou ^
si j'y fais entrer la religion protestante pour
quelque chose , c'est comme son défen-
seur contre ceux qui veulent la renverser.
iVoyez mes raisons , monsieur ; et soyez
persuadé que plus on me mettra dans la
nécessité d'expliquer mes sentimens , plus
il en résultera d'honneur pour votre
conduite envers moi et pour la justice que
vous m'avez rendue.
Recevez , monsieur, je vous prie, mes
salutations et mon respect.
62 LETTRES
L E T T Pi E
A M*^*
Au sujet dun mémoire enjaveiir des pro-
testons , if ne fon devuit adresser aux
ésfêejues de France.
1765.
jLuh leilre , monsieur , et le méinoire de
M*** tjLie vous in'avez çnyoyés confir-
ment bien Tcstinie et le respect que j'avois
pour leur auteur. IJ y a ciansc,' inënioire
des choses qui sont tout-à-fait bien ; ce-
pendant il me paroît que le plan et Texé-
cution demanderoieut une refoule con-
foime aux excellentes obs( rv.aiioi^s conle-
nues dans votre lettre. J-.*id.ëe d'adresser
un iiicmoire aux évéfiues s'a pas tant peur
but de les persuader eux-mêmes que de
persuader indirectement la cour et le
clergé catholique , qui seront plus portés
à donner au corps c'piscopal le tort donfc
DIVERSES. 65
on ne les cliargera pas eux-mêmes. D'où
il doit arriver que les ëvéques auront honte
d'élever des oppositions à la tolérance des
protestans, ou que, s'ils font ces opposi-
tions , ils attireront contre eux la clameur
publique , et peut-être les rebuffades de
la cour.
Sur cette idée il paroît qu'il ne s'agit
pas tant , comme vous le dites très bien,
d'explications sur la doctrine, qui sont assez
connues et ont été données mille fois , que
d'une exposition pol;ti([ue et adroite de
l'utilité dont les protestans sont à la France;
à quoi fou peut ajouter la boune remarque
de M"'^"*'* sur fimpossibilité reconnue
de les réunir à l'église , et par conséquent
sur l'inutilité de les opprimer: oppression
qui f ne pouvant les détruire , ne peut servir
qu'à les aliéner.
Eu prenant les évéques , qui pour ia
plujjart sont des plus grandes maisons
du royaume, du côté des avantages de
leur naissance et de leurs places , on peut
leur montrer avec force combien ils doi-
vent être attachés au bien da l'état à
proportion du bien dont il les comble
64 LETTRES
et des privilèges qu'il leur accorde ; coTil-
bien il seroit horrible à eux de préférer
leur intérêt et leur ambition particulière
au bien général d'une société dont ils sont
les piincipaux membres. On peut leur
prouver que leurs devoirs de citoyens, loin
d'être 0[>posés à ceux de leur ministère ,
en reçoivent de nouvelles forces ; que Fhu-
manité , la religion, la patrie, leur pres-
crivent la même conduite et la même obli-
gation de protéger leurs malheureux frères
opprimés, plutôt que de le^ poursuivre. Il
y a mille choses vives et saillantes à dire
là-dessus, en leur faisant lionte d'un côté
de leurs maximes barbares , sans pourtant
les leur reprocher , et de l'autre en ex-
citant contre eux Tindignation du minis-
tère et des autres ordres du royaume ,
sans pourtant paroltre y tâcher*
Je suis, monsieur, si pressé , si accablé^
si surchargé de lettres, que je ne puis vous
jeter ici quelques idées qu avec la plus grande
rapidité. Je voudiois pouvoir entreprendre
ce mémoire ; mais cela m'est absolument
impossible : et j'en ai bien du regret ; car >
outre le plaisir de bien faire , j'y trouve-
rois
DIVERSES. 65
roîs Un des plus beaux sujets qui puissent
honorer la plume d'un auteur. Cet ouvrage
peut être un chef-d'œuvre de politique et
d'éloquence pourvu qu'on y mette le temps;
mais je ne crois peis qu'il puisse être bien
traité par un théologien. Je vous salue ,
monsieur , de tout mon cœur.
LETTRE
A M. Di
Motler , le 24 janvier i ; 65.
J E vous avoue que je ne vois qu'avec effroi
l'engagement (i) que je vais prendre avecla
compagnie en question , si l'affaire se con-
somme : ainsi, quand elle manqueroit , j'en
serois très peu puni. Cependant, comme j'y
trouverois des avantages solides et une com-
modité très grande pour l'exécution d'une
entreprise que j'ai à cœur ; que d'ailleurs je
Xi) Pour une édition générale de ses ouvrages.
Tome 32.- Et . ,
66 t E T T R E 3
ne veux pas répondre malhonnêtement aux
avances de ces messieurs ; je désire , si l'en-
treprise se rompt , que ce ne soit pas par ma
faute. Du reste , quoique je trouve les de-
mandes que vous avez faites en mon nom
un peu fortes , je suis fort d'avis , puis-
qu elles sont faîtes , qu'il n'en soit rien ra-
battu.
Je vous reconnois bien , monsieur^ dans
Tarrangement que vous me proposez au dé-
faut de celui-là; mais^ quoique j'en sois pé-
nétré de reconiioissance , je me leconnoî-
trois peu moi-mt^me , si je pouvois l'accep-
ter sur ce p'eJ-là. Toutefois j'y vois une
ouverture pour sortir avec votre aide d'un
furieux embarras où je suis : car , dans l'état
précaire où sont ma santé et ma vie , je
mourrois dans une perplexité bien cruelle
en songeant que je laisse mes papiers, mes
effets et ma gouvernante à la merci d'un
inconnu. Il y aura bien du malheur , si l'in-
térêt que vous voulez bien prendre à moi
et la confiance que j'ai en vous ne nous
amènent pas à quelque arrangement qui con-
tente votre cœur sans faire souffrir le mien.
<2uand vous serez une fois mon dépositaire
DIVERSES. 6j
universel , je serai tranquille ; et il me sem-
ble que le repos de mes jours m'en sera plus
doux, quand je vous en serai redevable. Je
voudrois seulement qu'au préalable nous
pussions faire une connoissance encore plus
intime. J'ai des projets de vovages pour cet
été. Ne pourrions-nous en faire quelqu'un
ensemble? Votre bâtiment vous occupera-
t-il si fort que vous ne puissiez le quitter
quelques semaines , même quelques mois ,
si le cas y échéoit ? Mon cher monsieur , il
faut commencer par beaucoup se connoitré
pour savoir bien ce qu'on fait quand on se
lie. Je m'attendris à penser qu'après une
vie si malheureuse , peut-être trouverai- je
encore des jours sereins près de vous , et
que peut-être une chaîne de traverses m'à-
t-elle conduit à l'homme que la Providence
appelle à me fermer les yeux. Au re-te je
vous parle de mes voyages , parceqn'à forcé
d'habitude les déplacemens sont devenus
pour moi des besoins. Durant toute la belle
saison , il m'est impossible de rester plus dé
deux ou trois jours en place sans me con-
traindre et sans soulTrir,
E 2
LETTRES
LETTRE
A M. LE C. DE***.
Motier, le 26 janvier 1765.
J E suis pénëtré , monsieur , des témoigna-
ges d'estime et de confiance dont vous m'ho-
norez ; mais, comme vous dites fort bien ,
laissons les complimens , et, s'il est possible,
alloua à l'utile.
Je ne crois pas que ce que vous desirez de
moi se puisse exécuter avec succès d'em-
blée dans une seule lettre , que madame la
comtesse sentira d'abord être votre ouvrage.
Il vaut mieux, ce me semble, puisque vous
m'assurez qu'elle est portée à bien penser
de moi , que je fasse avec elle les avances
d'une correspondance qui fera naître aisé-
ment les sujets dont il s'agit, et sur lesquels
je pourrai lui présenter mes réflexions de
moi-môme à mesure qu'elle m'en fournira
roccasion : car il arrivera de deux chosed
» I V E R s E s. 69
Tune ; ou , m'accordant quelque confiance ,
elle épanchera quelquefois son honnête et
vertueux cœur en m'écrivant , et alors la
liberté que je prendrai de lui dire mon sen-
timent, autorisée par elle-même , ne pourra
hii déplaire ; ou elle restera dans une réserve
qui doit me servir de règle ; et alors, n'ayant
point Thonneur d'être connu d'elle , de quel
dioit m' ingérer à lui donner des leçons? La
lettre Gijointe est écrite dans cette vue, et
prépare les matières dont nous aurons àtrai-
ter si ce texte lui agrée. Disposez de cette
lettre, je vous supplie, pour la donner ou
la supprimer selon qu'il vous paroîtra plus
convenable.
En vérité , monsieur , je suis enchanté
de vous et de votre digne épouse. Qu'aimable
et tendre doit être un mari qui peint sa
femme sous des traits si charmans ! Elle peut
vous aimer trop pour votre repos , mais ja-
mais trop pour votre mérite, ni vous l'aimer
jamais assez pour le sien. Je ne connois rien
de plus intéressant que le tableau de votre
union et tracé par vous-même. Toutefois
voyez que sans y songer vous n'ayez donne
peut-être k $a délicatesse quelque raisoa
E a
7© LETTRES
particulière de craindre votre éloîgnement.
Monsieur , les cœurs sensibles sont faciles
à blesser, tout les alarme , et ils sont d'un
si grand prix qu'ils valent bien les peines
qu'on prend à les contenter. Les soins
amoureux de nouveaux époux bientôt se
relâchent. Les témoignages d'un attache-
ment durable , fondé sur Testime et sur la
vertu , sont moins frivoles et font plus d'ef-
fet. Laissez à votre femme le plaisir de sa-
crifier quelquefois ses goûts aux vôtres ;
mais qu'elle voie toujours que vous cher-
chez votre bonheur dans le sien , et que
vous la distinguez des autres femmes par
des sentimens à l'épreuve du temps. Quand
ijne fois elle sera bien convaincue de la so-
lidité de votre attachement, elle n'aura pas
peur que vous lui soyez enlevé par des fol-
les. Pardon , monsieur; vous demandez des
avis pour madame la comtesse , et c'est à
vous qiie j'ose en donner. Mais vous m'inspi-
rez un intérêt si vifpourvotre union, qu'en
vous parlant de tout ce qui me semble
propre à l'affermir , je crois déjà me mêler
de mes affaires.
Dr I V E R s E s. Jt
LETTRE
A M™ LA C. DE***.
Sïbtièr, lëa^janviar 1765.
J'apprends, madame, que \oiis êtes une
femme aussi vertueuse qu'aimable , que vous
avez pour votre mari autant de tendresse
qu'il en a pour vous , et que c'est à tous
égards dire autant qu'il est possible. On
ajoute que vous mlionorezde votre estime ,
et que vous m'en préparez même un témoi-
gnage qui me donneroit l'honneur d'appar-
tenir à votre sang par des devoirs, (i)
En voilà plus qu'il ne faut , madame^
pour m'attacher par le plus vif intérêt au
bonbeur d'un si digne couple, et bien assez,
j'espère^ pour m'autoriser à vous marquer
(1) M»"c la C. de B. avoit paru souhaiter qu.e
Mi Rousseau voulût être leparrainde'f enfant dont
€4le étoit sur le point d^a€coucl>er.
E 4
^05 3L E T T R E S
}iia reconnoissance pour la part qui me vient
de vous des bontés qu'a pour moi M. le
comte de "*■**. J'ai pensé que Theureux
événement qui s'approche pouvoit, selon
\'os arrangeinens , me mettre avec vous en
correspondance ; et pour un objet si respec-
table je sens du plaisir à la prévenir.
Une autre idée me fait livrer à mon zèle
avec confiance. Les devoirs de M. le comte
de *"^* l'appelleront quelquefois loin de
vous. Je rends trop de justice à vos senti"
mens nobles pour douter que si le charme
de votre présence lui faisoit oublier ces de-
voirs , vous ne les lui rappelassiez vous-
înêmeavec courage. Comme unamourfondé
sur la vertu peut sans danger braver Tab-
fience , il n'a rien de la mollesse du vice , il
se renforce par les sacrilices qui lui coûtent
et dont il s'hoiiore à ses propres yeux. Que
vous êtes heureuse , madame , d'avoir un
mérite c[ui vous met au-dessus des craintes,
et un époux qui sait si bien en sentir le prix!
Plus il aura de comparaisons à faire , plus
il s'applaudira de son bonheur.
Dans ces intervalles vous passerez un
temps très doux à vous occunerde lui , des
DIVERSES. 73
chers gages de sa tendresse, àlui en parler dans
vos lettres , à en parlera ceux qui prennent
part à votre union. Dans ce nombre oserois^
je , madame , me compter auprès de vous
pour quelque chose ? J'en ai le droit par mes
sentimens ; essayez si j'entends les vôtres,
si je sens vos inquiétudes , si quelquefois
je puis les calmer. Je ne me flatte pas d'a-
doucir vos peines ; mais c'est quelque chose
que les partager, et voilà ce fjue je ferai de
tout mon cœur. Recevez, madame , je vous
supplie , les assurances de mon respect.
LETTRE
A M"" LA M. DE V,
Motier , le S février 1765.
Au milieu des soins que vous donne ,
madame , le zèle pour votre famille , et
au premier moment de votre convalescence ,
vous vous occupez de moi ; vous jjressen-
tez les nouveaux dangers où vont me re-*
74 LETTRES
plonger les fureurs de nies ennemis , in-
dignés que j'aie osé montrer ]eur injustiee î
Vous ne vous trompez pas, madame ; on
ne peut rien imaginer de pareil à la rage
qu'ont excirée les Lettres de la montagne.
Messieurs de Berne viennent de défendre
cet ouvrage en termes trèsinsuUans. Je ne
serois pas surpris qu'on me fît un mauvais
parti sur leurs terres lorsque j'y remettrai
le p'ed. Il faut en ce ])ays même toute la
proteetion du roi pour niy laisser en
sûreté. Le conseil de Genève , (jui souffle
le feu tant ici qu'en Hollande , attend le
lîîoment d'agir ouvertement à son tour ,
et d'achever de m'écraser s'il lui est pos-
sible. De quelque côté que je me tourne
je ne vois que griffes pour me déchirer et
que gueules ouvertes pour m 'engloutir. J'es-
pérois du moins plus d'humanité du côté
de la France : mais j'avois tort ; couj^abJe
du crime irrémissible d'être injustement
opprimé , je n'en dois attendre que mon
coup de grâce. Mon parti est ])ris, njadame ;
je laisserai tout faire , tout dire, et je me
tairai : ce n'est pourtant pas ma faute d'a-
voir à parler.
DIVERSES. 75
Je sens qu il est impossible qu'on, me
laisse respirer en paix ici. Je suis trop près
de Genève et de Berne. La passion de cette
heureuse tranquillité m'agite et me tra-
vaille chaque jour davantage. Si je n'espë-
rois la trouver à la fin , je sens que ma
constance acheveroit de m'abandonner. J aï
quelque envie d'essayer de l'Italie , dont
le climat et l'inquisition me seront peut-
être plus doux qu'en France et qu'ici. Je
tâcherai cet été de me traîner de ce côté-
là, pour y chercher un gîte paisible ; et, si
je le puis trouver , je vous promets bien
qu'on n'entendra plus parler de moi. Repos ,
repos , chère idole de mon cœur , où te
trouverai- je ? Est-il possible que personne
n'en veuille laisser jouir un homme qui
ne troubla jamais celui de personne ! Je
ne serois pas surpris d'être à la fin forcé de
me réfugier chez les Turcs, et je ne doute
point que je n'y fusse accueilli avec plus
d'humanité et d'équité que chez les. chré-
tiens.
On vous dit donc , madame , que M.
de Voltaire m'a écrit sous le nom du gé-
néral Paoh^ et que j'ai donné dans le piège,;
76 LETTRES
Ceux qui disent cela ne font guère plus
d'honneur, ce me semble , à la probité
de M. de Voltaire qu'à mon discerne-
ment. Depuis la réception de votre lettre
voici ce qui m'est arrivé. Un chevalier de
Malte , qui a beaucoup bavardé dans Ge-
neve , et qui dit venir d'Italie , est venu me
voir il y a quinze jours de la part du gé-
néral Paoli , faisant beaucoup l'empressé
des commissions dont il se disoit chargé
près de moi , mais me disant au fond très
peu de chose , et m'étalant d'un air im-
portant d'assez chétives paperasses fort
pochetées. A chaque pièce qu'il me mon-
troit il étoit tout étonné de me voir tirer
d'un tiroir la même pièce et la lui montrer
à mon tour. J'ai vu que cela le mortifioit
d'autant plus , qu'ayant fait tous ses efforts
pour savoir quelles relations je pouvois
avoir eues en Corse , il n'a pu là-dessus
m'arracher un seul mot. Comme il ne
m'a point apporté de lettres et qu'il n'a
voulu ni se nommer ni me donner la
moindre notion de lui , je l'ai remercié
des visites qu'il vouloit continuer de me
faire. Il n'a pas laissé de passer encore la
DIVERSES," 77
ûiii. ou douze jours sans me revenir voir.
J'ignore ce qu il y a fait. On m'apprend
qu'il est reparti dliier.
Vous vous imaginez bien , madame , qu'il
n'est plus question pour moi de la Corse >
tant à cause de Tétat où je me trouve que
par mille raisons qu'il vous est aisé d'ima-
giner. Ces messieurs dont vous me par-
lez ( i ) ont de la santé , du pain , du re-
pos ; ils ont la tête libre et le cœur épa-
noui par le bien-être; ils peuvent méditer
et travailler à leur aise : selon toute appa-
rence les troupes françoises , s'ils vont dans
le pays , ne maltraiteront point leurs per-
sonnes, et, s'ils n'y vont pas , n'empêche-
ront point leur travail. Je désire passion-
nément voir une législation de leur façon :'
mais j'avoue que j'ai peine à voir quel fon-
dement ils pourroient lui donner en Corse;
car malheureusement les femmes de ce
pays-là sont très laides , et très chastes , qui
pis est.
(i) Messieurs Helvétius et Diderot , auxquels les
Corses , disoit-on, s'étoient adressés pour avoir uja
plan de législation.
*/% LETTRES
Que mon voyage projeté n'aille pas ,
madame , vous faire renoncer au vôtre.
J'en ai plus besoin que jamais , et tout
peut très bien s'arranger pourvu que vous
veniez au commencement ou à la fin do
la belle saison. Je compte ne partir qu'à la
fin de mai , et revenir au mois de sep-
tembre.
LETTRE
A M. D * * *.
Motier , le 7 février 1765.
Je ne doute point, monsieur, qu'hier, jour
des deux-cent , on n'ait brûle mon livre à
Genève ; du moins toutes 1( s mesures
étoient prises pour cela. \^oujS aurez su
qu'il fut brûlé le 22 à la Haye. Rey me
marque que l'inquisiteur ( 1 ) a écrit darls
ce pays-là beaucoup de lettres , et que le
(1) M. de Voltaire.
DIVERSES. 79
tnînîstre Ch*** de Genève s'est donné de
grands mouvenieas. Au s.irpliis on laisse
ïley fort tranq nlle. T(jur v.ela n'est-d pas
plaisant ? Celt-e arfaire s'est tramée avec
beaucoup de secret et de diligence , carie
GomiedeB***^ , qui m'écrivit peu de jours
auparavant, nen savoit rien. Vous me di-
rez, })Oiir([uoi ne Ta-t-il pas empêchée au
moment de lexécution ? Monsieur , j'ai
par-tout des amis puissans , illustres , et
qui , j'en suis très sur , m'aiment de tout
leur cœur ; mais ce sont tous gens droits,
bons , doux , pacifiques , qui dédaignent
toute voie oblique. Au contraire mes enne-
mis sontardens , adroits , intrigans, rusés,
infatigables pour nuire , et qui manœuvrent
toujours sous terre comme les taupes.
.Vous sentez <jue la partie n'est pas ég^de.
L'inquisiteur est Thomme le plus actif qud
la terre ait produit ; il gouverne en quelque
façon toute lEurope.
Tu dois régner, ce monde est fait pour les in<5chans/
Je suis très-sûr qu'à moins que je ne
lui survive je serai persécuté, jusc^a'à Ub
mon.
So Iv K T T R E s
Je ne digère point que M. de B*** sup-
pose que c'esb moi qui m'attire sa haines
Eh! quai -je donc fait pour cela? Si Tort
parle trop de moi ce n'est pas ma faute ;
je mepasserois d'une célébrité acquise à ce
prix. Marquez à M. de B*** tout ce que
votre amitié pour moi vous inspirera; et^
en attendant que je sois en état de lui écrire^
parlez-lui, je vous supplie, de tous les sen-
timens dont vous me savez pénétré pour
lui* ■
M. Vernes désavoue hautement et avec
horreur le libelle oi^i j'ai mis son nom. II
m'a écrit là -dessus une lett/te honnête,
à laquelle j'ai répondu. sur le môme ton,
offrant de contribuer autant qu'il me seroit
possible à répandre son désaveu. Malgré
la certitude où je croyois être que l'ouvrage
étoit de lui , certains faits récens me font
soup(^onner qu'il pourroit bien être de quel-
qu'un qui se cache sous son manteau.
Au reste l'imprimé de Paris s'est très
promptement et très singulièrement ré-
pandu à Genève. Plusieurs particuliers en.
ont reçu par la poste des exemplaires sous
enveloppe, avec ces seuls mots écrits d'une
mai»
D 1 V E R s E 8a Sr
hiain de femme : Lisez , bonnes g^ns ! Je
donnerois tout au monde pour savoir qui
est cette aimable femme qui s'intéresse si
vivement à un pauvre opprimé, et qui sait
marquer son indignation en termes si brefs
et si pleins d'énergie.
J'avois bien prévu, monsieur, que votre
calcul ne seroit pas admissible, et qu'au-
près d'un homme que vous aimez votre
cœur feroit déraisonner votre tête en ma-
tière d'intérêt. Nous causerons de cela plus
à notre aise en herborisant cet été ; car , loin
de renoncer à nos caravanes, même en
supposant le voyage d'Italie, je veux bien
tâcher qu'il n'y nuise pas. Au reste je vous
dirai que je sens en moi depuis quelques
jours une révolution qui m'étonne. Ces
derniers évènemens , qui dévoient achever
dem'accabler, m'ont, je ne sais comment,
rendu tranquille , et même assez gai : il me
semble que je donnois trop d'importance k
des jeux d'enfans. Il y a dans toutes ces
brûleries quelque chose de si niais et de si
bête , qu'il faut être plus enfant qu'eux
pour s'en émouvoir. Ma vie morale csi
linie. Est-ce la peine de tant choisir la terre
Tome 32. F
82 LETTRES
OÙ je dois laisser mon corps? La partie la
plus précieuse de moi-même est dcja morte ,
les lionmies n'y peuvent plus rien ; et je ne
regarde plus tous ces tas de magistrats si
barbai^s que comme au tant de vers qui s'a-
musent à ronger mon cadavre.
La machine ambulante se montera donc
cet été pour aller lierboriser; et, si Tamitié
peat la 'réchauffer encore^ vous serez le
Prométliëe qui me rapportera le feu du ciel.
Bon jaur^ monsieur.
LETTRE
AU LORD MARÉCHAL DÉCOSSE..
Motier, le ii février 1765,
V otr S savez , railord , une partie de ce qtiî
ftl'Arrive, îa brûlerie de la Haye , la défense
de Berne , ce qui se prépare à Oeneve ; mais
vous ne pouvez Savoir tout. Des malheurs
si constans, une animosirési universelle,
commençoient à m'accabler tout- à-fai!;.
DIVERSES. 85
Quoique les mauvaises nouvelles se multi-
plient depuis la réception de votre lettre ,
je suis plus tranquille et même assez gai:
quand ils m'auront fait tout le mal qu'ils
peuvent , je pourrai les mettre au pis. Grâ-
ces à la protection du roi et à la vôtre , ma
personne est en sûreté contre leurs attein-
tes; mais elle ne Test pas contre leurs tra:
casseries, et ils me le font bien sentir. Quoi
qu il en soit, si ma tête s'affoiblit et s'altère,
mon cqeur me reste en bon état. Je l'é-
prouve en lisant votre dernière lettre et le
billet que vous avez écrit pour la commu-
nauté de Couvet. Je crois que M. Meuron
s'acquittera avec plaisir de la commission
que vous lui donnez: je n'en dirois pas au-
tant de l'adjoint que vous lui associez pour
cet effet, malgré l'empressement qu'il ^-
fecte. Un des tourmeus de ma vie est d'avoir
quelquefois à me plaindre des gens que vous
fiimez et à me louer de ceux que vous n'ai-
mez pas. Combien tout ce qui vous est
attaché me seroit cher s'il vouloit seule-
ment ne pas repousser mon zele ! Mais vos
bontés pour moi font ici bien des jaloux,
et dans l'occasion ces jaloux ne me cachent
F a
84 LETTRES
pas trop lenr liaine. Pnisse-t-elle augmetiief
sans cesse au même prix ! Ma bonne sœur
Emetulla^ conservez -moi soigneusement
notre père: si je le perdois je serois le plus
malheureux des êtres.
Avez-vous pu croire que j'aie fait la moin-
dre dëmarche pour obtenir la permission
d'imprimer ici le recueil de mes écrits, ou
pour empêcher que cette permission ne fut
révoquée? Non, milord; j'étois si parfaite-
ment là-dessus dans vos sentimens, sans
les connoître , que dès le commencement
je parlai sur ce ton aux associés qui se pré-
sentèrent, et à M*** qui a bien voulu se
charger de traiter avec eux. La proposition
est venue d'eux , et je ne me suis point
pressé d'y consentir. Du reste je n'ai rien
demandé, je ne demande rien, }e ne de-
manderai rien , et, quoi qu'il arrive , on ne
pourra pas se vanter de m'avoir fait un
refus, qui après tout me nuira moins qu'à
eux-mêmes, puisqu'il ne fera qu'ôter au
pays cinq ou six cent mille francs que j'y
aurois fait entrer de cette manière , et qu'on
ne rebutera peut-être pas si dédaigneuse-
DIVERSES. 85
ment ailleurs. Mais, s'il arrivoit contre toute
attente que la permission fût accordée ou
ratifiée , j avoue que j en serois touché
comme si personne n'y gagnoit que moi
seul, et que je m'attacherois au pays pour
le reste de ma vie.
Comme probablement cela n'arrivera pas
et que le voisinage de Genève me devient
de jour en jour plus insupportable, je cher-
che à m'en éloigner à tout prix. Il ne me
reste à choisir que deux asyles, T Angleterre
ou ritalie. Mais l'Angleterre est trop éloi-
gnée, il y fait trop cher vivre , et mon corps
ni ma bourse n'en supporteroient pas le
trajet. Reste l'Italie, et sur- tout Venise, ,
dont le climat et finquisition sont plus doux
qu en Suisse: mais S. Marc, quoiqu'apôtre ,
ne pardonne guère, et j'ai bien dit du mal
de ses enfans. Toutefois je crois que j'en
courrai les risques; car j'aime encore mieux;
la prison et la paix que la liberté et la guerre.
Le tumulte où je suis ne me permet encore
de rien résoudre : je vous en. dirai davan-
tage quand mes sens seront plus rassis. Un
peu de vos conseils me serolt bien néceS'
F 3
8^ LETTRES
c
saire ; car je suis si malheureux quand j'agî?
de moi-même, qu'après avoir bien raisonné
détériora seqaor.
LETTRE
A MM. DE LUC.
24 février J7G5.
J'apprends, tnessieurs, que vous êtes en
peine des lettres que vous m'avez écrites.
Je les ai toutes reçues jusqu'à celle du i5
février inclusivement. Je regarde votre si-
tuation comme décidée : vous êtes trop
gens de bien pour pousser les choses à l'ex-
trême et ne pas préférer la paix à la liberté.
Un peuple cesse d'être libre quand les lois
ont perdu leur force: mais la vertu ne perd
jamais la sienne, et lliomme vertueux
demeure libre toujours. Voilà désormais,
înessieurs, votre ressource: elle est assez
grande, assez belle, pour vous consoler de
tout ce que vous perdez comme citoyens.
\
DIVERSES, 8f
Pour mol, je prends le seul parti qui me
reste , et je le prends irrévocablement.
Puisqiravec des intentions aussi pures ,
puisqu'avec tant d'amour pour la justi■c^ et
pour la vérité, je n'ai fait que du mal sur la
terre, je n'en veux plus faire, et je me retiî"p
au dedans de moi. Je ne veux plus eutendre
parler de Genève ni de ce qui s'y passe. Ici
finit notre correspondance. Je vous aimerai
toute ma vie ; mais je ne vous écrirai plus.
Embrassez pour moi votre père. Je vous
embrasse, messieurs , de tout mon cœur.
LETTRE
A M. MEURON,
PROCUREUR-GÉNÉRAL.
•a5 févïlar 1765.
J'apprends, monsieur, avec quelle bonté
de cœur etavep quelle vigueur de cout^^é
vous avez pris la défense d'un paijvre op-
F 4
PS LETTRES
primé. Poursuivi par la classe et dëfendu
par vous, je puis bien dire comme Pom-
pée , Victrix causa dlis placuit^ sed vicia
Catoiii,
Toutefois je suis malheureux, mais non
pas vaincu; mes persécuteurs au contraire
ont tout fait pour ma gloire, puisque c'est
par eux que j'ai pour protecteur le plus
grand des rois, pour j/ere le plus vertueux
des hommes, et pour patron Tun des plus
éclairés magistrats.
Ij E T T R E
A M. DE P.
25 février 1765.
V OTRE lettre, monsieur, m'a pénétré jus-
qu'aux larmes. Que la bienveillance est une
douce chose! et que ne donnerois-je pas
pour avoir celle de tous les honnêtes gens î
Puissent mes nouveaux patriotes m'accor-
4er la leur à votre exemple ! puisse le lievi
DIVERSES. S9
de mon refuge être aussi celui des mes atta-
chemens ! Mon cœur est bon , il est ouvert
à tout ce qui lui ressemble; il n'a besoin ,
j'en suis très sûr , que d être connu pour
être aimé. Il reste après la santé trois biens
qui rendent sa perle plus supportable, la
paix, la liberté, Tamitié. Tout cela, mon-
sieur, si je le trouve, me deviendra plus
doux encore lorsque j'en pourrai jouir près
de vous.
LETTRE
A M. DE G, P. A. A,
Fcfrier 1765.
J 'attei^dois des réparations , monsieur ,
et vous en exigez : nous sommes fort loin
4e compte. Je veux croire que vous n'a-»
vez point concouru dans les lieux où vous
êtes aux iniquités qui sont fouvrage de
vos confrères ; mais il falloit , monsieur ,
vous élever contre une manœuvre si op|.o-
go tETTllES
sée à Tesprit du christianisme etsidësîio-i
iiorante pour votre ëtat. La lâclieté n'est
pas moins rëpréliensible que la violence
dans les ministres du Sei2;neur. Dans tous
les pays du monde il est permis à Tinno-
cent de défendre son innocence. Dans le
vôtre on Yen punit ; on fait plus , on ose em-
ployer la religion à cet usage. Si vous avez
protesté contre cette profanation, vous êtes
excepté dans mon livre , et je ne vous dois
point de réparation : si vous n'avez pas
protesté , vous êtes coupable de conni-
vence , et je vous en dois encore moins.
Agréez , monsieur , je vous supplie , mes
salutations et mon respect.
LETTRE
A M. CLAIR AUT.
Moticr-Travers , le 3 mars ivGS.
JLjE souvenir , monsieur , de vos ancien-
nes bontés pour moi vous cause une nou-
velle importunité de ma part. Il s agiroit de
DIVERSES. 91
vouloir bien être pour la seconde fois cen-
seur d'un de mes ouvrages. C'est une très
mauvaise rapsodie que j'ai compilée il y a
plusieurs années sous le nom de Diction"
nuire de musique , et que je suis forcé de
donner aujourd'hui pour avoir du pain.
Dans le torrent de malheurs qui m'en-
traîne , je suis hors d'état de rt voir ce
recueil. Je sais qu'il est plein d'erreurs et
de bévues. Si quelque intérêt pour le sort
du plus malheureux des hommes vous por-
toit à voir son ouvrage avec un peu plus
d'attention que celui d'un autre , je vous
serois sensiblement obligé de toutes les
fautes que vous voudriez bien corriger che-
min faisant. Les indiquer sans les corriger
ne seroit rien faire, car je suis absolument
hors d'état d'y donner la moindre atten-
tion ; et si vous daignez en user comme de
votre bien pour changer , ajouter , ou re-
trancher , vous exercerez une charité très
utile et dont je serai très reconnoissant.
Recevez , monsieur , mes très humbles ex-
cuses et mes salutations.
J. i» -ROUSSEAU.
93 LETTRES.
> . . ' ' '=»
LETTRE
A M. M**^
9 mars 1765^
Vous ignorez , je le vois , ce qui se passe
ici par rapport à moi. Par des manœuvres-:
souterraines que j'ignore , les ministres ,
Montmollin à leur tête , se sont tout-à-coup
déchaînés contre moi ^ mais avec une telle
violence, que , malgré milord maréchal et le
roi même , je suis chassé d'ici sans savoir
plus où trouver d'asyle sur la terre : il ne
m'en reste que dans son sein. Cher M*** ,
voyez mon sort. Les plus grands scélérats
trouvent un refuge ; il n'y a que votre ami
qui n'en trouve point. J'aurois encore l'An-
gleterre : mais quel trajet ! quelle fatigue I
quelle dépense ! Encore si j'étois seul ! . . •
Que la nature est lente à me tirer d'affaire !
Je ne sais ce que je deviendrai -, mais , en
quelque lieu que j'aille terminer ma ni\%
serc j souvenez-vous de votre ami.
I
I
D 1 V E R s E Si 9^
Il n est plus question de mon édition gé-
îiërale. Selon toute apparence je ne trouve-
rai plus à la faire; et, quand je le pourrois ,
je ne sais si je pourrois vaincre Thorrible
aversion que j'ai conçue pour ce travail.'
Je ne regarde aucun de mes livres sans
frémir ; et tout ce que je désire au monde
est un coin de terre où je puisse mourir
en paix sans toucher ni papier ni plume.
Je sens le prix de ce que vous avez fait
pendant f[ue nous ne nous écrivions plus.
Je me plaignois de vous , et vous vous occu-
piez de ma défense. On ne remercie pas
de ces choses-là ^ on les sent ; on ne fait
point d'excuse, on se corrige.
Voici la lettre de M. Garcin : il vient
bien noblement à moi au moment de mes
plus cruels malheurs. Du reste ne m'in-
struisez plus de ce qu'on pense ou de ce
qu'on dit : succès , revers, discours publics ,
tout m'est devenu de la plus grande indif-
férence. Je n'aspire qu'à mourir en repos.
Ma répugnance à me cacher est enfin vain-
cue. Je suis à-peu-près déterminé à changer
de nom et à disparoître de dessus la
terre. Je sais déjà quel nom je prendrai. Jo
94 LETTRES
pourrai le prendre sans scrupule; je ne
mentirai sûrement pas. Je vous embrasse.
En finissant cette lettre , qui est écrite
depuis hier , j'étois dans le plus grand abat-
tement où j'aie été de ma vie. M. de
Montmollin entra, et dans cette entrevue
je retrouvai toute la vigueur que je croyois
m avoir tout-à-fait abandonné. Vous jugerez
comment je m'en guis tiré par la relation
que j'en envoie à l'homme du roi , et dont
je joins ici copie , que vous pouvez montrer.
L'assemblée est indiquée pour la semaine
prochaine. Peut* être ma contenance en im-
posera-t-elle. Ce qu'il y a de sur c'est cjue
je ne fléchirai pas. En attendant qu'on
sache quel parti ils auront pris, ne mon-
tiez cette lettre à personne. Bon voyage.
DIVERSES. • gS
■^— ^— I — — — ' ^ ' ^
« I I I «
LETTRE
A M. M E U R O N,
Conseiller d'état ^ et procureur-général à
Neuchatel.
Motier, le g mars 1765.
jTjL 1ER, monsieur , M. de Montmollia m'ho-
nora d'une visite, dans laquelle nous eûmes
une conférence assez vive. Après m'a voir an-
noncé rexcommunicatîon formelle comme
inévitable, il me proposa, pour prévenit
1« scandale , un temjTéramenl que je refusai
net. Je lui dis que je ne voulois point d'un
ëtat intermédiaire ; que je voulois être de-
dans ou dehors , en paix ou eu guerre, bi^&-
bfs ou loup. Il n>€ fit suï Toute cetteaffaire
plufii-eurs objections que je mis en poudre;
car, comme il n'y a ni raison ni justice à tout
ce qu'on fait contre moi, sitôt qu'on entre en
discussion je suis fort. Pour lui montrer.
(56 LETTRES
que ma fermeté n étoit point obstînatiori ,
encore moins insolence , j'offris, si la classft
vouloit rester en rej^ os, de m'engager avec
lui de ne plus écrire de ma vie sur aucun
point de religion. 11 répondit qu'on se plai-
gnoit que j'avois déjà pris cet engagement,
et que j'y avois manqué. Je répli(|uai qu'on
avoit tort ; que je pouvois bien lavoir ré-
solu pour moi , mais que je ne Tavois pro-
mis à personne. Il protesta qu'il n étoit pas
le maître, qu'il craignoit que la classe n'eut
déjà pris sa résolution. Je répondis que j'en
étois fâché, mais que j'avois aussi pris là
mienne. En sortant il me dit qu'il feroit
ce qu'il pourroit. Je lui dis qu il feroit ce
qiï'il voudroit ; et nous nous quittâmes. :
Ainsi , monsieur , jeudi prochain , ou ven-
dredi au plus tard , je jetterai l'épée ou le
fourreau dans la rivière.
Comme vous êtes mon bon défenseur et
mon patron , j'ai cru vous devoir rendre
compte de cette entrevue. Recevez , je vous
supplie , mes salutations et mon respect.
LETTRE
Diverses» 97
LETTRE
ÀM. LEPROFESSEUR '
DE MONTMOLLUN".
X AR déférence pour M. le professeur de
Montmollin , mon pasteur , et par respect
pour la vénérable classe, j'offre, si on Fagrée,
de m'engager , par un écrit signé de ma
main, à ne jamais publier aucun nouvel ou-
vrage sur aucune matière de religion, même
de n'en jamais traiter incidemment dans
aucun nouvel ouvrage que je pourrois pu-
blier sur tout autre sujet •, et de plus je
continuerai à témoigner , par mes sentimens
et par ma conduite, tout le prix que je mets
au bonheur d'être uni à l'église.
Je prie M« le professeur de communi-
quer cette déclaration à la vénérable classe.
Fait à Motier, le 10 mars i765.
Tome 32. G
gS LETTRES
LETTRE
A M. D.
Motier , le i4iHirs iy65.
Voici, monsieur, votre lettre : en la li-
sant j\^tois Jans votre cœur ; elle est dé-
solante. Je \ous désolerai peut-être iiioi-
niême en vous avouant que celle (jui
récrit me paroît avoir de bons yeux, beau-
coup d'esprit , et point d'ame. \^ous devriez
en faire , non votre amie, mais votre folle,
comme les princes avoient jadis des fous ,
c'est-à-dire d'Iieureux élourdjs qui osoient
leur dire la vérité. Nous reparlerons de cette
lettre dans un têle-à-téte. Cher D. , croyez-
moi , continuez dêtre bon et d'aimer les
Hommes ; mais ne comptez jamais avec
eiix.
Premier acte d'ami véritable, non dans
vos offres, ;irai> dans vos ( onseils. Je les
i^LUriiduis de vous-, vous n'avez pas tronipë
t)lVËkSES. 99
mon attente. Le désir de me venger de votre
prêtraille étolt né dans le premier mouve-
ment, c'étoit un effet delà colère ; mais jo
n'agis jamais dans le premier monvement,
et ma colère est courte : nous sommes de
même avis ; ils sont en sûreté , et je ne
leur ferai sûrement pas Thonneur d" écrire
contre eux.
Non seulement je n'ai pas dessein de
quitter ce pays durant l'orage , je ne veux
pas même quitter Motier , à moins qu'oïl
n'use de violence pour m'en cliasser , où,
qu on ne me montre un ordre du roi sous
Timmédiate protection duquel j'aillionneur
d être. Je tiendrai dans cette affaire la con-
tenance que je dois à mon protecteur et à
moi. Mais, de manière ou d'autre , il faudra
que cette affaire finisse. Si Ton me fait traî-
tier dehors par des archers , il faut bien que
je m'en aille : si l'on Bnit par me laisser en
repos , je veux alors m'en aller , c'est uii
point résolu. Que voulez-vons que je fasse
dans un pays où l'on me traite plus mal
qu'un malfaiteur? Pourrai- je jamais jeter
sur ces gens-là un autre œil que celui du
mépris et de l'indignation ? Je m'avilirois
G 2
(100 LETTRES
aux yeux de toute la terre si je restoîs aU
milieu d'eux.
Je suis bien aise que vous ayez d'abord
senti et dit la vérité sur le prétendu livre
des Princes. Mais savez- vous qu'on a écrit
de Berne à l'imprimeur d'Yverdun de me
demander ce livre et de Timprimer, que ce
seroit une bonne affaire? J'ai d'abord senti
les soins officieux de l'ami Bertrand. J'ai
tout de suite envoyé à M. Félice la lettre
dont copie ci-jointe , le faisant prier de lim-
primer et de la répandre. Comme il est livré
à gens qui ne m'aiment pas, j'ai prié M. Ro-
guin , en cas d'obstacle , de vous en donner
avis parla poste; et alors je vous serois bien
obligé , si vous vouliez la donner tout de
suite à P'auclie et la lui faire imprimer bien
correctement. Il faut qu'il la verse le plus
promptement qu'il sera possible à Berne, à
Genève et dans le pays de Vaud : mais, avant
qu'elle paroisse, ayez la bonté de la relire
sur l'imprimé , de peur qu'il ne s'y glisse
quelque faute. Vous sentez qu'il ne s'agit
pas ici d'un petit scrupule d'auteur, mais
de ma sûreté et de ma liberté peut-être
pour le reste de ma vie. En attendant l'ini-
DIVERSES. loi'
pression vous pouvez donner et envoyer
des copies.
Je ne serai peut-être en état de vous ëcrire
de long- temps. De grâce mettez- vous à ma
place et ne soyez pas trop exigeant. Vous
d e vriez sentir qu'on ne me laisse pas du temps
de reste. Mais vous en avez pour me donner
de vos nouvelles, et même des miennes ; car
vous savez ce qui se passe par rapporta moi.
Pour moi je Tignore parfaitement.
Je vous embrasse.
LETTRE
A M. LE P. DE FÉLICE.
Motîer, 1« 14 mars 1765.^
Je n'ai point fait, monsieur, fouvrage
intitulé de& Princes ; je ne l'ai point vu ;
je doute même qu'il existe. Je comprends
aisément de quelle fabrique vient cette
invention , comme beaucoup d'autres , et
je trouve que mes ennemis se rendent bien
G 3
J02 t B T T R E S
jiistîce en m'attaquant avec des armes s}
dignes d'eux. Comme je n'a- jamais désa-
voué aucun ouvrage qui fut de inoi » j'ai le
droit d'en être cru sur ceux que je déclare
n'en pas être. Je vous prie , monsieur ,
de recevoir et de publier cette déclaration
en faveur de la vérité , et d'un homme
qui n'a qu'elle pour sa défense. Receve»
mes très humbles salutations.
l'w ... ,.„..'■ ■ . \i\ ,\,\
LETTRE
A M. MEURON,
Procureur-Général à NeuchateL
Motier , le a3 mars 1765.-
Je ne sais, monsieur, si je ne dois pas
bénir mes misères , tant elles sont accom-
pagnées de consolations. ^ otre lettre m'en
a donné de bien douces , et j'en ai trouvé
de plus douces encore dans le paquet qu'elle
èoutenoit. J'avois exposé à milord mare*
DIVERSES. 105
cîial les raisons qui me faisoient désirer de
cjiiiîter (6 pays pour chercher la tranquillité
etpciirTy laisser. Il approuveces ra'sons,et
il est coinrne moi d'avis que j'en sorte : ain^i ,
monsieur , c'est un parti pris , avec regret ,
je vous le jure , mais irrévocablement.
Assurément tous ceux qui ont des bonr«is
pour moi ne peuvent désapprouver que ,
dans le triste état où je suis , j'aille cher-
cher une terre de paix pour y déposer mes
os. Avec plus de vigueur et de santé je
consentirois à faire face à mes persécuteurs
pour le bien public : mais , accablé d'infir-
mités et de malheurs sans exemple , je suis
peu propre à jouer un rôle , et il y auroit
de la cruauté à me Tiraposer. Lasdecom-
bats et de querelles , je nen peux plus sup-
porter. Qu'on me laisse aller mourir en paix
ailleurs , car ici cela n'est pas possible ,
moins par la mauvaise humeur des habi-
tans que par le trop grand voisinage de
Genève ; inconvénient qu'avec la meilleure
volonté du monde il ne dépend pas d'eux
de lever.
Ce parti , monsieur , étant celui auquel
on vouloit me réduire , doit naturellement
G4
104 LETTRES
faire tomber toute démarche ultërîeure pouf
m'y forcer. Je ne suis point encore en état
de me transporter , et il me faut quelque
temps pour mettre ordre à mes affaires ,
durant lequel je puis raisonnablement es-
pérer qu'on ne me traitera pas plus mal
qu'un Turc, un Juif, un païen, un athée,
et qu'on voudra bien me laisser jouir pour
quelques semaines de l'hospitalité qu'on ne
refuse à aucun étranger. Ce n'est pas , mon-
sieur j que je veuille désormais me regarder
comme tel ; au contraire, Thonneur d'être
inscrit parmi les citoyens du pays me sera
toujours précieux par lui-même , encore
plus })ar la main dont il me vient , et je
mettrai toujours au rang de mes premiers
devoirs le zèle et la fidélité que je dois au
roi comme notre prince et comme mon
protecteur. J'ajoute que j'y laisse un bien
très regrettable , mais dont je n'entends
point du tout me dessaisir ; ce sont les amis
que j'y ai trouvés dans mes disgrâces , et
que j'espère y conserver malgré mon éloi-
gnement.
Quant à messieurs les ministres , s'ils
trouvent à propos d'aller toujours en avant
DIVERSES. 105
avec leur consistoire , je me traînerai de
mon mieux pour y comparoître en quel-
que état que je sois , puisqu'ils le veulent
ainsi ; et je crois qu'ils trouveront , pour
ce que j'ai à leur dire , qu'ils auroîent pu
se passer de tant d'appareil. Du reste ils
sont fort les maîtres de m'excommunier ,
si cela les amuse : être excommunié de la
façon de M. de Voltaire m'amusera fort
aussi.
Permettez , monsieur , que cette lettre
soit commune aux deux messieurs qui ont
eu la bonté de m'écrire avec un intérêt si
généreux. Vous sentez que dans les embar-
ras oii je me trouve je n'ai pas plus le
temps que les termes pour exprimer com-
bien je suis touché de vos soins et des leurs.
Mille salutations et respects.
106 LETTRES
LETTRE
AU CONSISTOIRE DE MOTIER.
Moiier , le ag mars 1765.
M
ESSIEURS,
Sur votre citation j'avoishîerrésolumaÎG;ré
mon ëtat de comparoître aujourd'hui par-
devant vous ; mais sentant qu'il me seroit
impossible, malgré toute ma bonne volonl(^,
de soutenir une longue séance, et, sur la ma-
tière de foi qui fait l'unique objet de la
citation, réflëchissant que je pouvois éga-
lement m'expliquer par écrit , je n'ai point
douté , messieurs , que la douceur de la
charité ne s'alliât en vous au zèle de la foi ,
et que vous n'agréassiez dans cette lettre
la même réponse que j'aurois pu faire de
bouche aux questions de M. de Montmol-
lin quelles qu'elles soient.
Il me paroît donc qu'à moins que la ri-
gueur dont la vénérable classe juge à pro-
© I V E R i E s. 107
pos d'user contre moi ne soit fondëe sur
une loi positive , qu'on m assure ne pas exis-
ter dans cet état, rien n'est plus nouveau,
plus irrégulier , plus attentatoire à la liberté
civile, et sur-tout plus coutraire à Tesprit
de la religion , qu'une pareille procédure en
pure matière de foi.
Car, messieurs , je vous supplie de con-
sidérer que, vivant depuis long temps dans
le sein de Téglise , et n'étant ni pasteur ,
ni professeur , ni chargé d'aucune partie ds
l'instruction publique , je ne dois être sou-
mis, moi particulier, moi simple fidèle,
à aucune interrogation ni inquisition sur
la foi, dételles inquisitions, inouiesdausce
pays , sapant tous les fonde«iens de la ré-
formation , et blessant à la fois la liberté
cvangélique , la charité chrétienne , fau-
torité du prince, et les droits des sujets, soit
comme membres de l'église , soit comme
citoyens de Tétat. Je dois toujours compte
de mes actions et de ma conduite aux lois
et aux hommes : mais, puisqu'on n'admet
point parmi nous d'église infaillible qui ait
droit de prescrire à ses membres ce qu'ils
doivent croire ; donc , une fois reçu dans
lo8 LETTRES
Féglise , je ne dois plus qu'à Dieu seul
compte de ma foi.
J'ajoute à cela que, lorsqu'après la publi-
cation de V Emile je fus admis à la commu-
nion dans cette paroisse , il y a près de trois
ans , par M. de Montraollin, je lui fis par
^crit une déclaration , dont il fut si pleine-
ment satisfait, que non seulement il n'exigea
nulle autre explication sur le dogme , mais
qu'il me promit même de n'en point exiger.
Je me tiens exactement à sa promesse , et
sur-tout à ma déclaration. Et quelle con-
séquence, quelle absurdité , quel scandale
neseroit-ce point de s'en être contenté après
la publication d'un livre où le christianisme
sembloit si violemment attaqué , et de ne
s'en pas contenter maintenant, après la pu-
blication d'un autre livre , où l'auteur peut
errer sans doute , puisqu'il est homme , mais
où du moins il erre en chrétien , puisqu'il
ne cesse de s'appuyer pas à pas sur l'autorité
de l'évangile ! C'étoit alors qu'on pouvoit
m'ôter la communion; mais c'est à présent
qu'on devroit me la rendre. Si vous faites le
contraire, messieurs , pensez à vos conscien-
ces : pour moi , quoi qu'il arrive , la mienne
est en paix.
D I V E R s K s. ^09
Je VOUS dois, messieurs , et je veux vous
rendre toutes sortes de déférences , et je
souhaite de tout mon cœur qu'on n'oublie
pas assez la protection dont le roi m'iionore
pour me forcer d'implorer celle du gouver-
nement.
Recevez , messieurs , je vous supplie, les
assurances de tout mon respect.
Je joins ici la copie de la déclaration sur
laquelle je fus admis à la communion en
j 762 , et que je confirme aujourd'hui. (1)
■ ■
LETTRE
A M. D***.
Le 6 avril 1 765.
Je souffre beaucoup depuis quelques jours,
et les tracas que je croyois finis et que je
vois se multiplier ne contribuent pas à me
(1) Voyez ci-avant la lettre du 24 août ^jS^^
adressée à M. de Montinollm.
3 10 LETTRES
tranquilliser le corjjs ni Tame. Voîïa donc
de nouvelles lettres d'éclat à écrire , de nou^
veaux eni^aqemens à prendre, et qu'il faut
jeter à la tôte de tout le inonde jusqu'à ce
quejeliouveqaelqu unquilesdaîgneagréen
Voilà, toute cliose cessante , un déménage-
ment à faire. Il faut ine réfugiera Couvet ,
parcf que j ai le malheur d'être dans la dis-
grâce du ministre de Motier : il faut vite
aiîer chercher un au ire ministre et un autrô
consistoire, car sans ministre et sans con-
sistoire il ne m'est plus permis de respirer:
et il faut errer de paroisse en paroisse jus-
qu à ce que je trouve un ministre assez bénin
pour daigner nie tolérer dans la sienne. Ce-
pendant M. de P*** appelle cela le pays le
j)lus libre de la terre. A la bonne heure:
mais cette liberté-là n'est pas de mon goût.
M. deP*** sait que je ne veux plus rien
avorà faire avec les ministres; il me la con-
seille lui-même ; il sait que naturellement
\o suis désormais dans ce cas avec celui-ci ;
il sait que le conseil d'état m'a exempté dé
la jurisdiction de son consistoire : par quelle
étrange maxime veut -il que je m'aille re-
fourrer tout exprès sous la jurisdiction dun
DIVERSES. lit
autre consistoire, dont le conseil d'état ne
m'a point exempté, et sons celle d'an antre
ministre, qui me tracassera plus poliment
sans doute, mais qui me tracassera toujours;
voudra poliment savoir comment Je pense,
et que poliment j'enverrai promener? Si
j'avoisnne habitation à choisir dans ce pays,
ce seroit celle-ci , précisément par la raison
qu'on veut que j'en sorte. J'en sortirai donc
puisqu'il le faut; mais ce ne sera sûrement
pas pour aller à Couvet.
Quant à la lettre que vous jugez à propos
que j'écrive pour promettre le silence pen-
dant mon séjonr en Suisse, j'y consens. Je
desirerois seulement que vous me fissiez
Tamitié de m'envoyer le modèle de cette
lettre , que je transcrirai exactement , et'de
me marquera qui je dois l'adresser. Garrot-
tez-moi si bien que je ne puisse plus remuer
ni pied ni patte; voilà mon cœur et mes
mains dans les lii.iis de lamitié. Je suis très
déterminé à vivre en repos si je puis , et à
ne plus rien écrire , quoi c[u'il arrive , si ce
n'est ce que vous savez, et pour la Corse»
s'il le faut absolument et que je vive assez
pour cela. Ce qui me fâche encore un coup»
112 r. E T T R E S
c est d'aller offrant cette promesse de porte
en porte jusqu'à ce qu'il se trouve quel-
qu'un qui la daigne agréer. Je ne sache rien
au monde de plus liumiliant. C'est donner
à mon silence une importance que personne
n y voit que moi seul.
Pardonnez , monsieur , l'humeur qui me
ronge ; j'ai onze lettres sur ma table , la plu-
part très désagréables et qui veulent toutes
la plus prompte réponse. Mon sang est cal-
ciné , la fièvre me consume , je ne piss©
plus du tout , et jamais rien ne m'a" tant
coûté de ma vie que cette promesse autlien-
tique qu'il faut que je fasse d'une chose
que je suis bien déterminé à tenir , que je
la promette ou non. Mais , tout en grognant
fort maussadement , j'ai le cœur plein des
sentimens les plus tendres pour ceux qui
s'intéressent si généreusement à mon repos
et qui me donnent les meilleurs conseils
pour l'assurer. Je sais qu'ils ne me conseil-
lent que pour mon bien ; qu'ils ne prennent
à tout cela d'autre intérêt que le mien pro-
pre. Moi , de mon côté , tout en murmu-
rant , je veux leur complaire , sans songer
à ce qui m'est bon. S'ils me demandoicnt
pour
DIVERSES. I l3
poitr eux ce qu ils me demandent pour moi-
même, il ne me coùteroit plus rien. Mais
comme il est pprmis de faire en rechignant
son propre avantage, je veux leur obéir, les
aimer et les gronder. Je vous embrasse.
P. S. Tout bien pensé , je crois pourtant
qu'avant le départ de M, Meuron je ferai
ce qu'on désire. Ma paresse commence tou-
jours par se dépiler, mais à la fin mon cœur
cède.
Si je restois , j'en reviendrois , en atten^
dant que votre maison fut faite , au projet
de chercher quelque jolie habitation près de
Neuchatel, et de m'abonnera quelque so-
ciété où j'eusse à la fois la liberté et le com-
merce des hommes. Je n'ai pas besoin de
société pour me garantir de Fennui , au con-
traire-, mais j'en ai besoin pour me détourner
de rêver et d'écrire. Tant que je vivrai seul
ma tête ira malgré moi*
Tome 32. H
11 4- LETTRES
LETTRE
A MILORD MARÉCHAL.
Le 6 aviil 1765.
J. L me paroit , milord , que, grâces aux soins
des honnêtes gens qui vous sont attachés ,
les projets des prédicans contre moi s'en
iront en fumée , ou aboutiront tout au phis
à me garantir de l'ennui de leurs lourds
sermons. Je n'entrerai point dans le détail de
ce qui s'est passé , sachant qu'on vous en a
reildu un fidèle compte ; mais il y auroit de
l'ingratitude à moi de ne vous rien dire de la
chaleur que M. Chaillet a mise à toute
cette affaire , et de l'activité pleine à la fois
de prudence et de vigueur avec laquelle
M. Meuron l'a conduite. A portée , dans la
place où vous l'avez mis, d'agir et parler au
nom du roi et au vôtre, il s'est prévalu de
cetavantage avec tant de dextérité, que, sans
indisposer personne, il a ramené tout le
DIVERSES. Il5
conseil d'ëtat à son avis; ce qui n étoit pas
peu de chose , vu T extrême fermentation
qu'on avoit trouvé le moyen d'exciter dans
les esprits. La manière dont il s'est tiré de
cette affaire prouve qu il est très en état
d'en manier de plus grandes.
Lorsque je reçus votre lettre du lo mars
avec les petits billets numérotés qui fac-
compagnoient, je me sentis le cœur si pé-
nétré de ces tendres soins de votre part, que
je m'épanchai là-dessus avec M. le prince
Louis de Wirtemberg , homme d'un mérite
rare, épuré par les disgrâces, et qui m ho-
nore de sa correspondance et de son amitié.
Voici là-dessus sa réponse; je vous la trans-
mets mot à mot : « Je n ai pas douté un mo-
ment que le roi de Prusse ne vous soutuit:
mais vous me faites chérir milord maréchal ;
veuillez lui témoigner toute la vivacité des
sentimens que cet homme respectable m'in-
spire. Jamais personne avant lui ne s'est
avisé de faire un journal si honorable pour
riiumanité. i»
Quoiqu'il me paroisse à-peu-près décidé
que je puis jouir en ce pays de toute la
sûreté possible sous la protection du roi,
H a
Iï6 LETTRES
SOUS la vôtre, et, grâces à vos precaiîtîons ,
comme sujet de Tétat (i)*, cependant il me
paroît toujours impossible qu'on m'y laisse
tranquille. Genève n'en est pas plus loin
qu'auparavant; et les brouillons de ministres
me haïssent encore plus à cause du mal qu'ils
n'ont pu me faire. On ne peut compter sur
rien de solide dans un pays où les têtes
s'échauffent tout d'un coup sans savoir
pourquoi. Je persiste donc à vouloir suivre
votre conseil et m'éloigner d'ici: mais,
comme il n'y a plus de danger, rien ne
presse, et je prendrai tout le temps de déli-
bérer et de bien peser mon choix pour ne
pas faire une sottise et m'aller mettre dans
de nouveaux lacs. Toutes mes raisons con-
tre l'Angleterre subsistent ^ et il suffit qu'il
y ait des ministres dans ce pays-là pour ma
faire craindre d'en approcher. Mon état et
mon goût m'attirent également vers l'Italie;
et si la lettre dont vous m'avez envoyé copie
obtient une réponse favorable, je penche
pM^aKM^a»^» m m ■■■_ ■.■i-.>ii. i i .ii ■ ■ i i ■ ■■ ■ ■ ^
(i) Lord maréchal lui avoit obtenu des lettres. de
naturalisHtion.
DIVERSES. 117
extrêmement pour en profiter. Cette let-
tre, milord , est un chef-d'œuvre; pas un
mot de trop si ce n'est des louanges ; pas
une idée omise pour aller au but. Je compte
si bien sur son effet , que, sans autre sûreté
qu'une pareille lettre, j'irois volontiers me
livrer aux Vénitiens. Cependant, comme je
puis attendre, et que la saison n'est pas
bonne encore pour passer les monts, je ne
prendrai nul parti définitif sans en bieu
consulter avec vous.
Il est certain, milord, que Je n'ai pour
le moment nul besoin d'argent. Cependant
je vous l'ai dit, et je vous le répète, loin
de me défendre de vos dons, je m'en tiens
honoré. Je vous dois les biens les plus pré-
cieux de la vie; marchander sur les autres
seroit de ma part une ingratitude. Si je
quitte ce pays je n'oublierai pas qu'il y a
dans les mains de M. Meuron cinquante
louis dont je puis disposer au besoin.
Je n'oublierai pas non plus de remercier
le roi de ses grâces. C'a toujours été moa
dessein si jamais je quittois ses états. Je
vois, milord, avec mie grande joie qu'en
H 3
Il8 LETTRES
tout ce qui est convenable et honnête nous
nous entendons sans nous être communi-
qués.
LETTRE
A M. D'I VE RN OI S.
Moticr, le S avril 1765.
JjiEN arrivé, mon cher monsieur ! Ma joie
est ^>rande, mais elle n'est pas complète
puisque vous n'avez pas passé par ici. Il est
vrai que vous y auriez trouvé une fermen-
tation désagréable à votre amitié pour moi.
J'espère quand vous viendrez que vous
trouverez tout pacifié ; la chance commence
à tourner extrêmement. Le roi s'est si hau-
tement déclaré, milord maréchal a si vive-
ment écrit , les ^ens en crédit ont pris mon
parti si chaudement , que le conseil d'état
s'est unanimement .déclaré pour moi , et
m'a par un arrêt exempté de la jurisdiction
du consistoire et assuré la protection du
diverses; 119
gouvernement. Les ministres sont générale-
ment liués: riiomme à qm* vous avez écrit
est consterné et furieux ; il ne lui reste plus
d autre ressource que d'ameuter la canaille,
ce qu il a fait jusqu'ici avec assez du succès.
Un des plus plaisans bruits qu'il fait cou-
rir est que j'ai dit dans mon dernier livre
que les femmes navoient point d'ame ; cd
qui les met dans une telle fureur par tout
le Val-de-Travers, que, pour être honoré du
sort d'Orphée , je n*ai qu'à sortir de chez
moi. C'est tout le contraire à Neuchatel,
où toutes les dames sont déclarées en ma
faveur. I.e sexe dévot y traîne les ministres
dans les boues. Une des plus aimables disoit
il y a quelques jours en pleine assemblée qu'il
n'y avoit qu'une seule cliose qui la scanda-
lisât dans tous mes écrits, c'étoit l'éloge
de M. de Montmollin. Les, suites de cette
affaire m'occupent extrêmement. M. Andrié
m'est arrivé de Berlin de la q^art de milord
maréchal. Il me survient de toutes parts des
multitudes de visites: je songe à déménager
de cette maudite paroisse pour aller m'éta-
bhr près de Neuchatel, où tout le monde a
la bonté de me désirer. Par-dessus tous ces
H 4
120 LETTRES
tra' as mon triste état ne me laisse point de
relâche, et voici le septième mois que je ne
suis sorti qu'une seule fois, dont je me suis
trouvé fort mal. Jugez d'après tout cela si je
suis en état de recevoir M. de Servaiit, quel-
que désir que j en eusse. Dans tout le cours
de ma vie il n'auroit pas pu choisir plus
mal son temps pour me venir voir. Dissua-
dez-l'en, je vous supplie ; ou qu'il ne s'en
prenne pas à moi s'il perd ses pas.
Je ne crois pas d'avoir écrit à personne
que peut-être je serois dans le cas d'aller
à Berlin ; il m'a tant passé de choses par la
tête que celle-là pourroityavoir passé aussi,
mais je suis presque assuré de n'en avoir
rien dit à qui que ce soit. La mémoire que
je perds absolument m'empêche de rien af-
firmer. Des motifs très doux, très pressans,
très honorables, m'y attireroient sans doute.
Mais le climat me fait peur. Que je cjierche
au moins la bénignité du soleil, puisque je
n'en dois point attendre des hommes. J'es-
père que celle de famitié me suivra par-
tout. Je connois la vôtre, et je m'en prévau-
drois au besoin : mais ce n'est pas l'argent:
qui me manque ) et, si j'enavois besoin, ciiv
DIVERSE S. I2,r
quante louis sont à Neuchatel à mes ordres ,
grâces à la prévoyance de milord maréchal.
LETTRE
A M'" G
Motier, le 9 arril 1765.
A u moins , mademoiselle , n'allez pas m' ac-
cuser aussi de croire que les femmes n ont
point d'ame ; car , au contraire , je suis per-
suadé que toutes celles qui vous ressemblent
en ontau moins deux à leur disposition. Quel
dommage que la vôtre vous suffise ! J'en con-
nois une qui se plaiioit fort à loger en même
lieu. Mille respects à la chère maman et à
toute la famille. Je vous prie, mademoiselle^
d'agréer les miens.
l22 LETTRES
I un
LETTRE
A M. MEURON,
Procureur-général a NeitchateL
Motier , le 9 avril 1 765.
AE R M E T T E z , moiisîeur , qu'avant votre
départ je vous supplie de joindre à tant
de soins obligeans pour moi celui de
faire agréer à messieurs du conseil d'état
mon profond respect et ma vive reconnois-
sance. Il m'est extrêmement consolant de
jouir , sous l'agrément du gouvernement
de cet état , de la protection dont le^roi'm'ho-
nore et des bontés de milord maréchal. De
si précieux actes de bienveillance m'impo-
sent de nouveaux devoirs , que mon cœur
remplira toujours avec zèle, non seulement
en fidèle sujet de l'état , mais en homme
particulièrement obligé à fillustre corps qui
le gouverne. Je me llatte qu'on a vu jusqu'ici
DIVERSES'. 125
dans ma conduite une simplicité sincère, et
autant d'aversion pour la dispute que d'a-
mour pour la paix. J'ose dire que jamais
homme ne chercha moins à répandre ses
opinions , et ne fut moins auteur dans la vie
privée et sociale ; si , dans la chaîne de mes
disgrâces, les sollicitations, le devoir, Thon-
neurmême, m^ont forcé de prendre la plume
pour ma défense et pour celle d'autrui, je
n'ai rempli qu a regret un devoir si triste ,
et j'ai regardé cette cruelle nécessité comme
un nouveau malheur pour moi> Maintenant,
monsieur, quegraces au ciel j'en suis quitte,
je m'impose la loi de me taire ; et pour mon
repos et pour celui de l'état où j'ai le bon-
heur de vivre , je m'engage librement, tant
que j'aurai le même avantage, à ne plus trai-
ter aucune matière qui puisse y déplaire
ni dans aucun des états voisins. Je ferai
plus, je rentre avec plaisir dans l'obscurité
où j'aurois dû toujours vivre , et j'espère sur
aucun sujet ne plus occuper le public de
moi. Je voudrois de tout mon cœur offrir
à ma nouvelle patrie un tribut plus digne
d'elle ; je lui saciiHc un bien très peu regret-
table , et je préfcie iûfiniment au vain bruit
124 IL E T T R E s
du monde ramitié de ses membres et la
faveur de ses chefs.
Recevez, njonsieur, je vous supplie, mes
très humbles salutations.
LETTRE
A M. D.
Moder-Travers , le 8 août 1 765.
xN ON , monsieur, jamais , quoi que Ton en
dise , je ne nie repentirai d avoir loué M. de
MontnioUin. J'ai loué de lui ce que j'en
connoissois , sa conduite vraiment pastorale
envers moi. Je n'ai point loué son caractère
que je ne connoissois pas; je n'ai point loué
sa véracité, sa droiture : j'avouerai même
que son extérieur qui ne lui est pas favo-
rable , son ton , son air, son regard sinistre,
me repoussoient malgré moi -.j'étois étonné
de voir tant de douceur , d'Immanité , de
Yertu , se cacher sous une aussi sombre phy-
sionomie ; mais j'étouffois ce penchaat in-
DIVERSES. 125
juste. Falloit-il juger d'un Iiomme sur des
signes trompeurs que sa conduite démentoit
si bien ? falloit il épier malignement le prin-
cipe secret d^uue tolérance peu attendue ?
Je hais cet art cruel d'empoisonner les bon-
nes actions d'autrui , et mon cœur ne sait
point trouver de mauvais motifs à ce qui
est bien. Plus je sentois en moi d'ëloigne-
nient pour M. de M. , plus je chercliois à le
combattre par la reconnoissance que je lui
devois. Supposons derechef possible lemême
cas , et tout ce que j'ai fait je le referois
encore.
Aujourd'hui M. de M. levé le masque et
se montre vraiment tel qu'il est. Sa conduite
présente explique la précédente. Il est clair
que sa prétendue tolérance , qui le quitte au
moment qu'elle eût été le plus juste, vient
de la même source que ce cruel zèle qui l'a
pris subitement. Quel étoitson objet? quel
est-il à présent ? Je l'ignore : je sais seule-
ment qu'il ne sauroit être bon. Non seule-
i^ient il m'admet avec empressement, avec
Ijonneur , à la communion ; mais il me re-
cherche, me prône , me fête, quand je pa-
rois avoir attaqué de gaieté de cœur le chris-
126 LETTRES
tianisme; et quand je prouve qu'il est faux
cjue je raie attaque , qu'il est faux du moins
que j'aie eu ce dessein, le voilà lui-même
attacjuant brusquement ma sûreté, ma foi ,
liî'd personne; il veut m' excommunier, me
pic^scrire; il ameute la paroisse après moi ;
il me poursuit avec un acharnement qui
tien t de la rage. Ces disparates sont-elles dans
son devoir? Non; la charité n'est point in-
constante , la vertu ne se contredit point
elle-même, et la conscience n'a pas deux
voix. Après s'être montré si peu tolérant
il s'étôit avisé trop tard de l'être : cette affec-
tation ne lui alloit point ; et comme elle
n'abusoit personne , il a bien fait de rentrer
dans son état naturel. En détruisant son
propre ouvrage , en me faisant plus de mal
qu'il ne m'avoit fait de bien, il m'acquitte
envers lui de toute reconnoissance ; je ne
lui dois plus que la vérité , je me la dois à
moi-même ; et, puisqu'il me force à la dire,
je la dirai.
Yous voulez savoir au vrai ce qui s'est
passé entre nous dans cette affaire. M. de
M. a fait au public sa relation en homme
d'église ; et trempant sa plume dans ce
i
i
DIVERSES. 127
miel empoisonné qui tue , il s'est mdnagé
tous les avantages de son état. Pour moi ,
monsieur, je vous ferai la mienne du ton
simple dont les gens d'honneur se parlent
entre eux. Je ne m'étendrai point en pro-
testations d'être sincère. Je laisse à votre
esprit sain , à votre cœur ami de la vérité ,
le soin de la démêler entre lui et moi.
Je ne suis point, grâces au ciel , de ces
gens qu'on fête et que Ton méprise ; j'ai
l'honneur d être de ceux que Ton estime et
qu'on chasse. Quand je me réfugiai dans ce
pays je n'y apportai de recommandations
pour personne , pas même pour milord ma-
réchal. Je n'ai qu'une recommandation que
je porte par-tout, et près de milord maréchal
il n'en faut point d'autre. Deux heures
après mon arrivée , écrivant à S. E. pour feri
informer et me mettre sous sa protection ,
je vis entrer un homme inconnu qui , s'é-
tant nommé le pasteur du lieu , me lit des
avances de toute espèce , et qui , voyant
que j'écrivois à milord maréchal , m'offrit
d'ajouter de sa main quelques lignes pour
me recommander. Je n'acceptai point cette
offre ; ma lettre partit , et j'eus faccuéil que
iaS LETTRES
peut espérer Tinnocence opprimée par-tout
où régnera la vertu.
Comme je ne m'attendois pas dans la cir-
constance à trouver un pasteur si liant , je
contai dès le môme jour cette histoire à tout
le monde , et entre autres à M. le colonel
Koguin, qui , plein pour moi des bontés les
plus tendres , avoit bien voulu m' accompa-
gner jusqu'ici.
Les empressemens de M. de M. continuè-
rent. Je crus devoir en profiter , et, voyant
approcher la communion de septembre, je
pris le parti de lui écrire pour savoir si
malgré la rumeur publique je pouvois m'y
présenter. Je préférai une lettre à une vi-
site , pour éviter les explications verbales
qu'il auroit pu vouloir pousser trop loin.i
C'est même sur quoi je tachai de le prévenir:
car déclarer que je ne voulois ni désavouer
ni défendre mon livre , c'étoit dire assez
que je ne voulois entrer sur ce point dans
aucune discussion. Et en effet, forcé de dé-
fendre mon honneur et ma personne au su-
jet de ce livre , j'ai toujours passé condani-.
nation sur les erreurs qui pou voient y être ,
me bornant à montrer qu'elles ne prou voient
point
DIVERSE S. 129
point que Vauteur voulut attaquer le chris-
tianisme, et qu'on avoit tort de le poursuivre
criminellement pour cela.
M. de M. écrit que j'allai le lendemain
savoir sa réponse ; c'est ce que j'aurois fait
s il ne fût venu me l'apporter: ma mémoire
peut me tromper sur ces bagatelles; mais il
me prévint, ce me semble, et je me souviens
au moins que par les démonstrations de la
plus vive joie il me marqua combien ma dé-
marche lui faisoit de plaisir. Il me dit en
propres termes que lui et son troupeau s'en
tenoient honorés , et . que cette démarche
inespérée alloit édifier tous les fidèles. Ce
moment , je vous favoue, fut un des plus
doux de ma vie. Il faut connoître tous mes
malheurs , il faut avoir éprouvé les peines
d'un cœur sensible qui perd tout ce qui lui
étoit cher, pour juger coujbien il m'étoit
consolant de tenir à une société de frères
qui me dédommageroit des pertes que j'avois
faites et des amis que je ne pouvois plus
cultiver. Il me sembloit qu'uni de cœur
avec ce petit troupeau dans un culte affec-
tueux et raisonnable, j'oublierois pius aisé-
ment tous mes ennemis. Dans les premiers
Tome 02. I
1^0 lETTRES
temps je m'attendrissois au temple j ris-
ques aux larmes. N'ayant jamais vécu chez
les protestans , je m'étois fait d'eux et de
leur clergé des images aiigélicjues. Ce culte
si simple et si pur ëtoit précisément ce qu'il
falloit à mon cœur; il me sembJoit fait ex-
près pour soutenir le courage et l'espoir des
malheureux; tous ceux qui le pârtageoient
me sembloient autant de vrais chrétiens unis
entre eux par ]a plus tendre charité. Qu'ils
m'ont bien guéri d'une cireur si douce !
Mais enfin j'y étois alors, et c'étoit d'après
mes idées que je jugeois du prix d'être
admis au milieu d'eux.
Voyant que durant cette visite M. de M.
ne me disoit rien sur mes isentimens en
matière de foi, je crus qu'il réservoit cet.
entretien pour un autre temps ; et sachant
combien ces messieurs sont enclins à s'ar-
roger le droit qu'ils n'ont pas de juger de la
foi des chrétiens , je lui déclarai que je n'en-
tendois me soumettre à aucune interroga-
tion ni à aucun éclaircissement quel qu'il
put être. Il me répondit qu'il nen exigeroit
jamais; et il m'a là-dessus si bien tenu parole,
je l'ai toujours trouvé si soigneux d'éviter
DIVERSES. 131
toute discussion sur la doctrine, que jiis-
qu à la dernière affaire il ne m'en a jamais
dit un seul mot , quoiqu'il me soit arriv(5 de
lui en parler quelquefois moi-même.
Les choses se passèrent de cette sorte tant
avant qu'après la communion ; toujours
même empressement delà part de M. de M.
et toujours même silence sur les matières
théologiques. Il portoit même si loin l'esprit
de tolérance et le montroit si ouvertement
dans ses sermons , cju'il m'inquiétoit quel-
quefois pour lui-même. Comme je lui étois
sincèrement attaché, je ne lui déguîsois
point mes alarmes ; et je me souviens qu'un
jour qu'il prêchoit très vivement contre
l'intolérance des protestans , je fus très
effrayé de lui entendre soutenir avec cha-
leur que l'église réformée avoit grand besoin
d'une réformation nouvelle tant dans la
doctrine que dans les mœurfi. Je n'imagi-
nois guère alors qu'il fourniroit dans peu
lui-même une si grande preuve de ce be-
soin.
Sa tolérance et l'honneur qu'elle lui fai-
soit dans le monde excitèrent la jalousie de
plusieurs de ses confrères , sur-tout à Gé-
I 2
102 LETTRES
iieve. Ils ne cessèrent de le harceler par des
teproches, et de lui tendre des pièges où il
est à la fin tombé. J'en suis fâché , mais ce
n'est assurément pas ma faute. Si M. de M.
eût voulu soutenir une conduite si pastorale
par des moyens qui en fussent dignes, s'il
se fût contenté pour sa défense d'employer
avec courage , avec franchise , les seules ar-
mes du christianisme et de la vérité, quel
exemple ne donnoit-il point à Tégli.se, k
l'Europe entière ! quel triomphe ne s'assu-
roit-il point ! Il a préféré les armes de soa
métier; et, les sentant mollir contre la vérité
pour sa défense, il a voulu les rendre offen-
sives en m attaquant. Il s'est trompé; ces
vieilles armes, fortes contre qui les craint,
foibles contre qui les brave, se sont brisées.
Il s'étoit mal adressé pour réussir.
Quelques mois après mon admission je
vis entrer un soir M. de M. dans ma cham-
bre. Il avoit l'air embarrassé. Il s'assit , et
garda long-temps le silence; il le rompit enfin
par un de ces longs exordes dont le fréquent
besoin lui a fait un talent. Venant ensuite à
gon sujet, il me dit que le parti qu'il avoit
pris de in'admettre à la communion lui
DIVERSES. loS
avoîtattîrd bien des chagrins et le blâme de
ses confrères ; qu'il étoit réduit k se justifier
là-dessus d'une manière qui put leur fermer
la bouche, et que si la bonne opinion qu'il
avoit de mes sentimens lui avoit fait suppri-
mer les explications qu'à sa place un autre
auroit exigées , il ne pouvoit sans se compro-
mettre laisser croire quil n'en avoit eu au-
cune.
Là-dessus, tirant doucement un papier
de sa poche, il se mit à lire dans un projet
de lettres à un ministre de Genève des dé-
tails d entretiens qui n'avoient jamais exis-
té , mais où il plaçoit à la vérité fort heureu-
sement quelques mots par-ci par-là , dits à
la volée et sur un tout autre objet. Jugez ,
monsieur , de mon étonnem.ent ; il fut tel
que j'eus besoin de toute la longueur de
cette lecture pour me remettre en Técou-
tant. Dans les endroits où la fiction étoit le
plus forte il s'interrompoit en me disant :
Vous sentez la nécessité.... ma situa^
t'ioii.... ma place,... il jaul bien un peu se
prêter. Cette lettre au reste étoit faite avec
assez d'adresse, et, à peu de chose près , il
avoit grand soin de ne m'y faire dire que ce
I 5
2^4 LETTRES
que j'aurois pu dire en effet. En finissant il
rue demanda si j approuvois cette lettre, et
s il pouvoit renvoyer telle qu'elle étoit.
Je répondis que je le plaignois d'être ré-
duit à de pareilles ressources ; que quant à
moi je ne pouvois rien dire de semblable:
mais que, puisque c'étoitlui qui se chargcoit
de le dire , c'étoit son affaire et non pas la
mienne; €|ue je n'y voyois rien non plus
que je fusse obligé de démentir. Couime
tout ceci, reprit-il, ne peut nuire à personne
et peut vous être utile ainsi qu'à moi , je»
passe aisément sur un petit scrupule qui ne
feroit qu'empéclier le bien. Mais dites-moi
au surplus si vous êtes content de cette let-
tre , et si vous n'y voyez rien à changer pour
qu'elle soit mieux. Je lui dis que je la trou-
vois bien pour la fin qu'il s'y proposoit. II
me pressa tant, que, pour lui complaire,
je lui indiquai quelques légères correclions
qui ne signiiioient pas grand'cliose. Or il
faut savoir que, de la n auiere dont nous
étionsassis,récritoire étoit devant M. de M. ;
mais durant tout ce petit colloque il la pous-
sa comme par hasard devant moi : et comme
je tenois alors sa Icltre pour la relire^ il me
DIVERSES. l55
présenta la plume pour faire les chail^emens
indiqués; ce que je fis avec la simplicité que
je mets à toute chose. Cela fait il mit sou
papier dans sa poche et s'en alla.
Pardonnez-moi ce long détail, ilétoitne'-
cessaire. Je vous épargnerai celui de mon
dernier entretien avec M. de M. qu'il est
plus aisé d'imaginer. Vous comprenez ce
qu'on peut répondre à quelqu'un qui vient
fjoidement vous dire : Monsieur, j'ai ordre
de vous casser la tête; mais si vous voulez
bien vous casser la jambe , peut-être se con-
tentera-t-on de cela. M. de M. doit avoir eu
tfuelquefois à traiter de mauvaises affaires.
Cependant je ne vis de ma vie un homme
aussi embarrassé qu'il le fut vis-à-vis de mai
dans celle-là. Rien n'est plus gênant en pa-
reil cas que d'être aux prises avec un homme
ouvert et franc qui, sans combattre avec
vous de subtilités et de ruses, vous rompt
en visière à tout moment. M. de M. assure
que je lui dis en le quittant que s'il venoit
avec de bonnes nouvelles je fembrasserois,
sinon que nous nous tournerions le dos. J'ai
pu dire des choses équivalentes, maisenter'
nies plus honnêtes -, et quant à ces dernières
I 4
l36 LETTRES
expressions, je suis très vSiirde ne m'en étro
point servi. M. de M. peut reconnoître qu'il
ne me fait pas si aisément tourner le dos
quilTavoit cru.
Quant au dëvot pathos dont il use pour
prouver la nécessité de sévir, on sent pour
quelle sorte de gens il est fait , et ni vous ni
moi n'avons rien à leur dire. Laissant à part
ce jargon d'inquisiteur, je vais examiner ses
raisons vis-à-vis de moi , sans entrer dans
celles qu'il pouvoit avoir avec dautres.
Ennuyé du triste métier d'auteur pour
lequel j'étois si peu fait , j'avois depuis long-
temps rrsolu d'y renoncer : quand l'Emile
parut j avois déclaré à tous mes amis à Paris,
à Ge-neve et ailleurs, que c'étoit mon der-
nier ouvrage, et qu'en l'achevant je posois la
plume pour ije la plus reprendre. Beaucoup
de lettres me restent où 1 on cherchoit à me
dissuader de ce dessein. En arrivant ici j'a-
vois dit la même chose à tout le monde, à
vous-même ainsi qu'à M. de M. Il est le seul
qui se soit avisé de transformer ce propos
en promesse, et de prétendre que je m'étois
engagé avec lui de ne plus écrire , parceque
je lui en avois montre l'intenlion. Si je lui
DIVERSES. iZj
(îisoîs aujûurd liui que je compte aller de-
main à NeucliiTt el , prendroit il acte de cette
parole, et s" jV maiiquois m'en feroit-il un
procès? C'est la même chose absolument,
et je n ai pas plus songé à faire une promesse
à M. de M. qu'à vous d'une résolution dont
j'informois simplement Tun et Tautre.
M. de M. oseroit il dire qu'il ait enten-
du la cliose autrement? oseroit-il affirmer,
comme il l'ose faire entendre, que c'est suc
cet engagement prétendu qu'il m'admit à
la communion ? La preuve du contraire est
qu'à la publication de ma lettre à M. l'ar-
cliev(k{ue de Paris , M. de M. , loin de m'ac-
cuser de lui avoir manqué de parole, fut très
content de cet ouvrage , et qu'il en fit l'é-
loge à moi-même et à tout le monde, sans
dire alors un mot de cette fabuleuse pro-
messe qu'il m'accuse aujourd'hui de lui
avoirfaite auparavant. Remarquez pourtant
que cet écrit est bien plus fort sur les mys-
tères et même sur les nu'racles que celui dont
il fait maiiitenant tant de bruit. Remarquez
encore que j'y parle de même en mon nom,
et non plus au nom du Vicaire. Peut-on
chercher des sujets d excommunication dans
l58 I, E T TRES
ce dernier qui n'ont pas même été des su-
jets de plainte dans Tantre?
Quand j anrois fait à M. de M. cette pro-
messe à laquelle je ne songeai de ma vie ,
prétendroit-il qu'elle fut si absolue qu'elle
ne supportât pas la moindre exception , pas
même d'imprimer un mémoire pour ma
défense lorsque j'aurois un procès ? Et
quelle exception m'étoit mieux permise que
celle où me justifiant je le justifiois lui-
même, où je montrois qu'il étoit faux
qu'il eût admis dans son église un agres-
seur de la religion? Quelle promesse pou-
voit m'acquitter de ce que je devois à d'au-
tres et à moi-même? Comment pouvois-je
supprimer un écrit défensif pour mon
honneur, pour celui de mes anciens com-
jDatriotes; un écrit que tant de grands motifs
rendoicnt nécessaire, et où j'avois à remplir
de si saints devoirs? A qui M. de M. fera-t-il
croire que je lui ai promis d'endurer l'igno-
minie en silence? A présent môme que j'ai
pris avec un corps respectable un engage-
ment fornifî (i), qui (-st-ce dans ce corps
(i) Voyez la leîîrc du 9 avnl pui.sé à M.Meuron,
procureur-gônéi al.
I
DIVERSES. 1^9
qui m'acciiseroit d'y manquer , si , forcé
par les outrages de M. de M., jeprenois le
parti de les repousser aussi publiquement
<ju'il ose le faire ? Quelque promesse que
fasse un honnête homme , on n'exigera ja-
mais, on présumera encore bien moins en-
core, qu'elle aillejusqu'à se laisser déshono-
rer.
En publiant les Lettres écrites de la
montagne je fis mon devoir et je ne man-
quai point à M. de M. lien Jugea lui-même
ainsi, puisqu'après la publication de Tou-
vrage, dont je lui avois envoyé un exem-
plair^, il ne changea point avec moi da
manière d'agir. Il le lut avec plaisir , m'en
parla avec éloge : pas un mot qui sentît
l'objection. Depuis lors il me vit long-temps
encore, toujours de la meilleure amitié; ja-
mais la moindre plainte sur mon livre. On
parloit dans ce lemps-là d'une édition gé-
nérale de mes écrits. Non seulement il
approuvoit cette entreprise^ il desiroit
même s'y intéresser: il me marqua ce désir,
que je n'encourageai pas, sachant que la
compagnie qui s'étoit formée se trouvoit
déjà trop nombreuse et ne vouloit plus
140 LETTRES
d'autre nssoci(^ Sur mon peu d'empressé^
ment, qu il remarqua trop , il réflécliit quel-
que temps après que la bienso'ance de son
état ne lui permetîoit pas d entrer dans
cette entreprise. C est alors que la classe
prit le parti de s'y opposer, et fit des re-
présentations à la cour.
Du reste la bonne intelligence ëtoit si
parfaite encore entre nous, et mon dernier
ouvrai^e y mettoit si peu d'obstacle, que
long-temps après sa publication M. de M.,
causant avec moi, me dit qu'il vouloit de-,
mander à la cour une augmentation de
prcbeùde, et me proposa de mettre quel-
ques Hs^nes dans la lettre qu'il écriroit pour
cet ei'Uit h milord maréclial. Cette forme de
recommaudation me paroissaut trop fami-
lière, je lui demandai quinze jours pour en
écrire à milord maréclîal auparavant. Il se
tut, et ne m'a plus parlé de cette affaire.
Dès lors il cojnmenra de voir dun autre
œil les Lettres de la montagne, sans cepen-
dant en im prouver jamais un seul mot en
ma prcsenre. Une fois seulement il me dit:
Pour moi je crois aux miracles. J'aurois pu
lui répondre : J^ y crois lo utau tant que vous.
DIVERSES. 141
Puisque je suis sur mes torts avec M. de
"M., je dois vous avouer, uionsieur, quH, je
m'en recoiinois d autres encore. Pénf^tré
pour lui de rcconnoissance^ j'ai cherclié
toutes les occasions de la lui marquer tant
en public qu'en particulier. Mais je n'ai
point fait d'un sentiment si noble un trafic
d'intérêt; l'exemple ne m'a point gagne,
je ne lui ai point fait de présens : je ne sais
pas acheter les choses saintes. M. de M.
vouloit savoir toutes mes affaires, connoître
tous mes correspondans, diriger, recevoir
mon testament, gouverner mon petit mé-
nage : voilà ce que je n'ai point souffert.
M. de M. aime à tenir table long- temps:
pour moi c'est un vrai supplice. Rarement
il a mangé chez moi ; jamais je n'ai mangé
chez lui. Enfin j'ai toujours repoussé avec
tous les égards et tout le respect possibles
l'intimité qu'il vouloit établir entre nous.
Elle n'est jamais un devoir dès qu'elle ne
convient pas à tous deux.
Voilà mes torts , je les confesse sans
pouvoir m'en repentir. Ils sont grands
si l'on veut , mais ils sont les seuls ; et
jatteste quiconque counoît un peu ces
'i/\1 LETTRES
contrites si je ne m'y suis pas souvent rendu
désagréable aux honnêtes gens par mon
zèle à louer dans M. de M. ce que j'y trou-
vois de louable. Le rôle qu'il avoit joué
précédemment le rendoit odieux , et l'on
n'aimoit pas à me voir effacer par ma propre
histoire celle des maux dont il fut Tauteur.
Cependant , quelques mécontentemens
secrets qu'il eut contre moi , jamais il n'eût
pris pour les faire éclater un moment si
mal choisi , si d'autres motifs ne l'eussent
porté à ressaisir l'occasion fugitive qu'il avoit
d'abord laissé échapper. Il voyoit trop com-
bien sa conduite alloit être choquante et
contradictoire. Que de combats n'a-t-il pas
dû sentir en lui-même avant d'oser afli-
cher une si claire prévarication ! Car pas-
sons telle condamnation qu'on voudra sur
les Lettres de la montagne ; en diront-elles
enfin plus que l'Emile , après ler[uel j'ai
été , non pas laissé , mais admis à la table
sacrée ? plus que la Lettre à M. de Beau-
mont, sur laquelle on ne m'a pas dit un
seul mot ? Qu'elles ne soient si Ton veut
qu'un tissu d'erreurs , que s'ensuivra-t-il?
qu elles ne m'ont point justifié , et que l'au-
DIVERSES. 145
teùr d'Emile demeure inexcusable ; mais
jamais que celui des Lettres écrites de la
montagne doive en particulier élre con-
damne. Après avoir fait grâce à un homme
du crime dont on l'accuse , le punit-on
pour s'être mal défendu ? Voilà pourtant
ce que fait ici M. de M. ; et je le défie
lui et tous ses confrères de citer dans ce
dernier ouvrage aucun des sentimens qu'ils
censurent que je ne prouve être plus for-
tement établi dans les précédens.
Mais , excité sous main par d'autres gens ,
il saisit le prétexte qu'on lui présente; sur
qu'en criant à tort et à travers à l'impie
on met toujours le peuple en fureur , il
sonne après coup le tocsin de Motier sur
un pauvre homme pour s'être osé défendre
chez les Genevois; et sentant bien que le
succès seul pouvoit le sauver du blâme ,
il n'épargne rien pour se l'assurer. Je vis
à Motier , je ne veux point parler de ce
qui s'y passe , vous le savez aussi bien
que moi; personneàNeuchatel ne fignore ;
les étrangers qui viennent le voient , gé-
missent ; et moi je me tais.
M. de M. s'excuse sur les ordres de la
l44 LETTRES
classe. Mais supposons-les exécutes par des
voies légitimes. 'Si ces ordres étoient justes
comment avoit-il attendu si tard à le sen-
tir ? comment ne les prévenoit il point lui-
même que cela regardoit spécialement ?
comment , après avoir lu et relu les Lettres
de la montagne , n'y avoit-il jamais trouvé
un mot à reprendre .'' ou pourquoi ne m'en
avoit-il rien dit , à moi son paroissien ,
dans plusieurs visites quil m'avoit faites.**
QuV'toit devenu son zèle pastoral ? Vou-
droit il qu'on le prît pour un inibécille
qui ne sait voir dans un livre de son mé-
tier ce qui y est que quand on le lui mon-
tre ? Si ces ordres étoient injustes pourquoi
s'y soumettoit-il ? Un ministre de Tévan-
gile , un pasteur doit -il persécuter par
obéissance un homme qu'il sait être inno-
cent ? Ignoroit-il que paroître même en
consistoire est une peine ignominieuse ,
un affront cruel, pour un homme de mon
âge , sur-tout dans un village où l'on ne
connoît d autres matières consistoriales que
des admonitions sur les mœurs ? Il y a dix
ans que je fus dispensé à Genev© de paroî-
tre en consistoire dans une occasion beau-
coup
D I V E R 8 E Si 145
coup plus légitime , et, ce que jVme re-
proche presque , contre le texte formel de la
loi. Mais il n^est pas étonnant que l'on con-
noisse à Genève des bienséances que Ton
ignore à Motier.
Je ne sais pour qui M. de M. prend ses
lecteurs quand il leur dit qu'il n y avoit
point d'inquisition dans cette affaire ; c'esjt
comme s'il disoit qu'il n'y avoit point de
consistoire , car c'est la même chose en
cette occasion. Il fait entendre , il assure
même qu'elle ne devoit point avoir de suite
temporelle : le contraire est connu de tou3
les gens au fait du projet ; et qui ne sait
qu en surprenant la rehgion du conseil d'é-
tat on l'a voit déjà engagé à faire des démar-
ches qui tendaient à m'ôter la protection
du roi? Le pas nécessaire pour achever ëtoit
l'excommunicatiou ; après quoi de nou-
velles remontrances au conseil d'état au-
roient fait le reste : on s y étoit engagé ; et
voilà d où vient Ja douleur de n'avoir 'pu
réussir. Car d'ailleurs qu'importe à M. de
M. ? Craint-iiqueje ne me présente pour
communier de sa main ? Qu^il se rassure. Je
ne suis pas aguerri aux communions comme
Tome 32. tr
146 LETTRES
je vois tant de gens Fetre. J'admire ces esta-
macs dévots toujours si prêts à digérer le
pain sacré : le mien n'est pas si robuste.
Il ditqu il n'avoit qu'une question très sim-
ple à me faire de la part de la classe. Pourquoi
donc en me citant ne me fit-il pas signifier
cette question ? Quelle est cette ruse d'user de
surprise, et de forcer les gens de répondre à
Tinstant même sans leur donner un mo-
ment pour réflëcliir ? C'est qu'avec cette
question de la classe dont M. de M. parle,
il m'en rëservoit de son chef d'autres dont
il ne parle point , et sur lesquelles il ne
vouloit pas que j'eusse le temps de me pré-
parer. On sait que son projet étoit abso-
lument de me prendre en faute , et de m'em-
barrasser par tant d'interrogations captierv^
ses qu'il en vint à bout. Il savoit combien
j'étois languissant et foible. Je ne veux pas
l'accuser d'avoir eu le dessein d'épuiser mes
forces : mais quand je fus cité j'étois ma-
lade , hors d'état de sortir , et gardant la
chambre depuis six mois. C'étoit fliiver,
il faisoit froid , et c'est pour un pauvre in*
firme un étrange spécifique qu'une séance
de plusieurs heures debout , interrogé sans- »
I
DIVERSE?. iÉ^'f
relâche sur des matières de théologie , de-
vant d^^^s anciens dont les plus instruits dë->
clarent n'y rien entendre. N importe ; on.
ne s'informa pas même si je pouvois sortir
de mon lit , si j'avois la force d'aller , s'il
faudroit me faire porter ; on ne s'embar-
rassoit pas de cela ; la charité pastorale,
occupée des clioses de la foi , ne s'abaisse
pas aux terrestres soins de cette viej
Vous savez , monsieur , ce qui se passa
dans le consistoire en mon absence, com-
ment s'y fit la lecture de ma lettre , et les
propos qu'on y tint pour en empêcher l'effet;
Vos mémoires là-dessus vous viennent de
la bonne source. Concevez -vous qu'après
cela M. de M. change tout-à-coup d'état et
de titre , et que, s'ëtant fait commissaire de
la classe pour solliciter l'affaire , il réde-
vienne aussitôt pasteur pour la juger. Ja-
gissois, âit-il , comme pasteur, comme chef
du consistoire , et non comme représentanâ
de la vénérable classe. C'étoit bien tard
ch anger de rôle après en avoir fait j usqu'alors
un si différent. Craignons , monsieur , les
gens qui font si volontiers deux personnages^
K »
l48 LETTRES
dans la même affaire; il est rare que ces
deux en fîissent un bon.
Il appuie la nécessité de sëvir sur le scan-
dale causé par mon livre. Voilà des scrupu-
les tout nouveaux qu'il n'eut point du temps
de TEmile. Le scandale fut tout aussi grand
pour le moins : Ips gens d'église et les ga-
zeliers ne firent pas moins de bruit. On brii-
loit, on brayoit , on m'insultoit par toute
l'Europe. M. de M. trouve aujourd'hui des
raisons de m'excommunier dans celles qui
ne Tempôcherent pas alors de m'admettra.
Son zèle, suivant le précepte, prend toutes
les formes pour agir selon les temps et les
lieux. Mais qui est-^e , je vous prie, qui
excita dans sa paroisse le scandale dont il se
plaint \u sujet de mon dernier livre? Qui
est ce cjui affectoit d'en faire un bruit affreux
et par soi-même et par des gens apostés?
Oui est-ce , parmi tout ce peuple si sainte-
ment forcené, qui auroit su que j 'a vois com-
mis Je crime énorme de prouver que le con-
seil de Genève m'avoit condamné à tort , si
1 on li eût pris soin de le leur dire en leur
peignant ce singulier crime avec les couleurs
que chacun sait ? Qui d'entre eux est même
DIVERSES. 149
en état de lire mon livre et d'entendre ce
dont il s'agit ? Exceptons si l'on veut Tardent
satellite de M. de M. , ce grand maréchal
qu'il cite si fièrement, ce grand clerc, le Boi-
rude de son église , qui seconnoît si (DÏen en
fers de chevaux et en Jivres de théologie. Je
veux le croire en état de lire à jeun et sans
ëpeler une ligne entière, quel autre dos
ameutésenpeutfaireautantPiin entrevoyant
sur mes pages les mots (ïé^^angile et de mi-
racles ^ ils auroient cru lire un livre de dé-
votion , et, me sachant bon homme , ils au-
roient dit : Que Dieu le bénisse , il nous
édifie. Mais on leur a tant assuré que j'étois
un homme abominable, un impie, qui di-
soit qu'il n'y avoit point de Dieu , et que
les femmes n'avoient point d'ame, qit?, sans
songer au langage si contraire qu'on leur
tenoit ci-devant, ils ont à leur tour répété :
C est un impie, un scélérat; c'est tante-
christ; il faut l'excommunier ^ le brûler.
On leur a charitablement répondu : Sans
doute; mais criez et laissez- nous faire ;
tout ira bien.
La marche ordinaire de messieurs les gens
d'église me paroît admirable pour aller à
K 3
l5c> LETTRES
leur but. Après avoir établi en principe leur
coinpëtence sur tout scandale, ils excitent
le S' andale sur tel objet qu'il leur plaît , et
puis , en vertu de ce scandale qui est leur ou-
vrage, ils s'emparent de Taffaire pour la
Jliger. Voilà de quoi se rendre maîtres de
tous les peuples , de toutes les lois , de tous
les rois et de toute la terre, sans qu'on ait
le moindre mot à leur dire. Vous rappelez-
vous le conte de ce chirurgien dont la bou-
tique donnoit surdeux rues , et qui , sortant
par une jjorte , estropioit les pnssans , puis
rentroît subtilement , ot pour les panser
ressortoit par Tautre ? Voilà 1 histoire de
tous les clergés du monde, excepté que le
chirurgien guérissoit du moins ses blessés ,
et que«ces messieurs en traitant les leurs les
achèvent.
N'entions point, monsieur, dans les in-
trigues secrètes qu'il ne faut pas mettre
au grand jour. Mais si M. de M. n'eût
voulu qu'exécuter Tordre de la classe ou
faire l'acquit de sa conscience , pourquoi
racharnement qu'il a mis à cette affaire?
pourquoi ce tiunulte excité dans le pays?
pourquoi cps prédicatiojis violentes ?poui-
DIVERSES. loi
quoi ces conciliabules ? pourquoi tant de
sots bruits répandus pour lâcher de m'ef-
frayer par les cris de la populace ? Tout
cela n'est-il pas notoire au public ? M. de
M. le nie ; et pourquoi non , puisc[u il a bien
iiiëd'avoir prétendu deux voix dans le consis-
toire? Mol, j'en vois trois, si je ne me
trompe ; d'abord celle de son diacre , qui
n'étoit là que comme son représentant ; la
sienne ensuite, qui formoit Tégalitc; et celle
enfin qu il vouloit avoir pour départager les
suffrages. Trois voix à lui seul , c'eut été
beaucoup , même pour absoudre; il les vou-
loit pour condamner , et ne put les obtenir.
Où étoit îe mal ? M. de M. étoit trop heu-
reux que son consistoire , plus sage que lui ,
l'eût tiré d'affaire avec la classe , avec ses
confrères , avec ses correspondans, avec lui^
même. J'ai fait mon devoir, auroit-il dit,
j'ai vivement poursuivi la chose : mon con-
sistoire n'a pas jugé comme moi ; il a absous
Rousseau contremon avis. Cen'estpasmafau-
te : je me retire ; je n'en puis faire davantage
sans blesser les lois , sans désobéir au prince,
sans troubler le repos public : je suis trop
bon chrétien , trop bon citoyen , trop bon
K 4
l52 LETTRES
]jasteur pour rien tenter de semblable. Après
avoir ëchoué , il pouvoit encore avec un
peu d'adresse conserver sa dignité et re-
couvrer sar(^putation. Mais Fainour-propre
irrité n'est pas si sage. On pariloinie encore
moins aux autres le mal qu'on leur a voulu
faire que celui qu'on leur a fait en effet.
Furieux de voir manquer à la face de TEu-
Tope ce grand crédit dont il aime h se vanter,
il ne peut quitter la partie; il dit en classe
qu'il n'est pas sans espoir delà renouer ; il le
tente dans un autre consistoire : mais, pour
se montrer moins à dt^couvert, il ne la pro-
pose pas lui même , il la fait proposer par
son maréchal , par cet instrument de ses
menées qu'il appelle à témoin qu'il n'en
a pas fait. Celan'étoit-il pas finement trouvé?
Ce n'est pas que M. de M. ne soit lin; mais
un homme que la colère aveugle ne fait
plus que des sottises quand il se livre à sa
passion.
Cette ressource lui manque encore. Vous
croiriez qu'au moins alors ses efforts s'arrê-
tent là. Poil tdu tout. Dans l'assemblée sui-
vante delà classe il propose un autre expé-
dient^ fondé sur limpossibilité d'éluderfac-
I
DIVERSES. l55
tivîtë de lofficier du prince dans sa paroisse;
cest d'attendre que j'aie passé dans une au-
tre , et là de recommencer les poursuites sur
nouveaux frais. En conséquence de ce bel
expédient les sermons emportés recommen-
cent; on met derechef le peuple en rumeur ,
comptant à force de désagrément me forcer
enfin de quitter la paroisse. En voilà trop ,
en vérité, pour un hojnme aussi tolJrant
que M. de M. prétend fêtre et qui n'agit
que par l'ordre de son corps.
Ma lettre s'alonge beaucoup , monsieur ;
mais il le faut ; et pourquoi la couperois je?
Seroit-ce fabréger que d'en multiplier les
formules? Laissons à M. de M. le plaisir do
dire dix fois de suite , Di/iazarde , ina sœur ,
dormez-vous ?
Je n'ai point entamé la question de
droit; je me suis interdit cette matière. Je
me suis borné dans la seconde partie do
cette lettre avons prouver que M. de M. ,
malgré le ton béat qu'il affecte , n a point
ëté conduit dans cette affaire parle zeîe do
la foi ni par son devoir , mais qu'il a selon
l'usage fait servir Dieu d'instrument à ses
passions. Or , pour de telles fms jugez si on
1^4 LETTRES
emploie des moyens qui soient honnêtes ,
et dispensez-moi d'entrer dans des détails
qui feroient gémir la vert^j.
Dans la première partie de ma lettre je
rapporte dos faits opposés à ceux qu'avance
M. de M. Il avoit eu Tart de se ménager
des indices auxquels je n'ai pu répondre
que par le récit fidèle de ce qui s'est passé.
De ces assertions contraires de sa part et de
la mienne vous conclurez que Tun des deux
est un menteur ; et j'avoue que cette con-
clusion me paroît juste.
En voulant fmir ma lettre et poser sa bro-
chure , je la feuilleté encore. Les observa-
tions se présentent sans nonsbre, et il ne
faut pas toujours recommencer. Cependant
comment passer ce que j'ai dans cet instant
sous les yeux ? Que feront nos ministres?
se disoit-on publiquement? Dèfenclront-ils
ï évangile attaqué si ouvertement par ses
ennemis ? C'est donc moi qui suis Tennemi
de Tévangile parcequc je m'indigne qu'on
le défigure et qu'on l'avilisse. Eh ! que ses
prétendus défenseurs nimitent-ils l'usage
que j'en voudrois faire ! Que n'en prennent-
Us ce qui les rendroit bons et justes ! que
DIVERSES. l55
n'en laissent-ils ce qui ne sert de rien à per-
sonne et qu'ils n ei^tendent pas plus que
moi !
Si un citoyen de ce pays avoit osé dire
ou écrire quelque chose d'approchant à ce
qu'avance AI. R. ^ ne sévirait -on pas
contre lui ?^on assurément; j'ose le croire
pour riionneurde cet état. Peuples de Neu-
chatel , quelles seroient donc vos franchi-
ses , si , pour quelque point qui fourniroit
matière de chicane aux ministres , ils pou-
voient poursuivre au milieu devons Tauteur
d'un factum imprimé à l'autre bout de FEu-
rope pour sa défense en pays étranger ?
M. de M. m'a choisi pour vous imposer en
moi ce nouveau joug : mais serois-je digne
d'avoir été reçu parmi vous si j'y laissois
par mon exemple une servitude que je n'y
ai point trouvée ?
M. Rousseau nouveau citoyen a-t-ildonc
plus de privilèges que tous les anciens ci-
toyens ? Je ne réclame pas même ici les
leurs ; je ne réclame que ceux que j'avois
étant homme et comme simple étranger»
Le correspondant que M. de M. fait par-
ier, ce merveilleux correspondant qu'il ne
fl56 LETTRES
nomme point et qui lui donne tant de
louanges , est un singulier raisonneur ce
me semble. Je veux avoir , selon lui , plus
de privilèges que tous les citoyens , parce-
que je résiste à des vexations que n'endura
jamais aucun citoyen. Pour m'ôter le droit
de défendre ma bourse contre un voleur qui
voudroit me la prendre , il n auroit donc
qu'à me dire : Vous êtes plaisant de ne
vouloir pas que je vous vole ! Je volerois
bien un homme du pays s'il passait au
lieu de vous.
Remarquez qu'ici M. le professeur de
Montmollin est le seul souverain , le des-
pote qui me condamne; et que la loi, le
consistoire , le magistrat , le gouvernement ,
le gouverneur , le roi même , qui me protè-
gent, sont autant de rebelles à l'autorité su-
prême de M. le professeur de Montmollin.
L'anonyme demande si je ne me suis
pas soumis comme citoyen aux lois de
Vètat et aux usages ; et de l'affirmative
qu'assurément on ne lui contestera pas ,
il conclut que je me suis soumis à une loi
qui n'existe point et à un usage qui n'eut
jamais lieu.
B I V E R s E s. î57,
M. de M. dit à cela que cette loi existe
à Genève , et que je me suis plaint moi-
même qu'on Ta violée à mon préjudice.
Ainsi donc la loi qui existe à Genève et qui
n'existe pas à Motier , on la viole à Genève
pour me décréter , et on la suit à Motiers
pour ni'excom manier. Convenez que me
voilà dans une agréable position ! Cétoit
sans doute dans un de ses momensdegaie^té
que M. de M. fit ce raisonnement-là.
Il plaisante à-peu- près sur le même ton
dans une note sur Toffre (i) que je voulus
bien faiie à la classe à condition qu'on
me laissât en repos (2). Il dit que c'est se
moquer , et qu'on ne fait pas ainsi la loi à
ses supérieurs.
Premièrement il se moque lui - même
quand il prétend qu'offrir une satisfaction
(1) Offre dont le secret fat si bien gardé que per-
soune n'en sut rien que quand je le publiai, et qui
fut si malhonnêtement reçu qu'on ne daigna pas y
faire la moindre rf^ponse. Il fallut même que je fisse
redemander à M. de M. ma déclaration qu'il s'étoit
doucement apj)ropriée.
(2) Voyez la lettre du. 10 murs précédent à M. de
Monlmolliu.
l58 LETTRES
1res obséquieuse et très raisonnable à génS
qui se plaignent quoique tort , c'est leur
faire la loi.
Mais la plaisanterie est d'avoir appelé
messieurs de la classe mes supérieurs >
comme si j'étois homme d'église! Car qui
ne sait cjue la classe ayant jarisdiction sur
le clergé seulement et n'ayant au surplus
rien à commander à qui que ce soit , ses
membres ne sont comme tels les supérieurs
de personne (i) ! Or, de me traiter en
homme d'église est une plaisanterie fort
déplacée à mon avis. M. de M. sait très
bien que je ne suis point homme d'église,
et que j'ai même , grâces au ciel , très peu
de vocation pour le devenir.
Encore quelques mots sur la lettre que
j'écrivis au consistoire , et j'ai fini. M. de
M. promet peu de commentaires sur cette
lettre. Je crois qu'il fait très bien , et qu'il
(i) Il faudroit croire que la tête tourne à M. fie
M. si l'on lui supposoit a.ssez d'arrogance pour vou-
loir sérieusement donner à messieurs de la classe
quelque supériorité sur les autres sujets du roi. Il
n'y a pas cent ans que ces supérieurs prétendus ne
signoient qu'après tous les autres corps.
DIVERSES. lf)9
ëùt mieux fait encore de n'en point donner
du tout. Permettez que je passe en revue
ceux qui me regardent : Texameu ne sera
pas long.
Comment répondre , dit-il , a des qiies^
dons qu'on ignore ? Comme jai fait , en
prouvant d'avance qu'on n a point le droit
do questionner.
Une fol dont on ne doit compte qu'à
Dieu ne se publie pas dans toute l'Eu--
rope.
Et pourquoi une foi dont on ne doit
compte qu'à Dieu ne se publieroit-elle pas
dans toute l'Europe ?
Remarquez l'étrange prétention d'empê-
cher un homme de dire son sentiment
quand on lui en prête d'autres , de lui fer-
mer la bouche et de le faire parler !
Celui qui erre en chrétien redresse vo-
lontiers ses erreurs. Plaisant sophisme!
Celui qui erre en chrétien ne sait pas
qu'il erre. S'il redressoit ses erreurs sans
les connoître il n'erreroit pas moins, et dé^
plus il mentiroit; ce ne seroit plus errer er>
chrétien.
Est-ce s appuyer sur l'autorité de réyàn-
l6o t E t T K £ s
gile cjuè de rendre douteux les miracles ?
Oui , quand c est par Tautorité même de
rdvangile qu'on rend douteux les miracles.
Et dy jeter du ridicule? Pourquoi non,
quand , s'appuyant sur Tévangile , on
prouve que ce ridicule n'est que dans les
interprétations des théologiens?
Je suis sûr que M. de M. se félicitoit ici
beaucoup de son laconisme. Il est toujours
aisé de réponse à de bons raisonnemens
par des sentences ineptes.
Quant à la note de Théodore de Beze , il
n'a pas voulu dire autre chose sinon que
la foi du chrétien h est pas appuyée uni"
quenient sur les miracles.
Prenez garde, monsieur le professeur; ou
vous n'entendez pas le latin, ou vous êtes
un liomme de mauvaise foi.
Ce passage Non satis tutafides eorum qui
miraculis nilunturne signitie point du tout,
comme vous le prétendez, que la foi du
chrétien n'est pas appuyée uniquement
sur les miracles.
Au contraire il s'gnifie très exactement
que la foi de quiconque s'appuie sur les
miracles est peu solide. Ce sens se rapporte
ïoit
DIVERSES.- iÇH
Fort bien au passage de saint Jean qu il
commente , et qui dit de Jésus que plusieurs
crurent en lui voyant ses miracles , mais
qu'il ne leur conlioit point pour cela sa
personne, parcecjuil les connohsoit bien.
Pensez-vous qu'il auroit aujourd'hui plus
de confiance en ceux qui font tant de bruit
de la même foi ?
Ne croiroit~on pas entendre M. Rousseau
dire dans sa lettre à ^archevêque de Paris
^u'on détroit lui dresser des statues pour-
son Emik? Notez que cela se dit au mo-
ment où, pressé par la comparaison d'Emile
ot des Lettres de la montagne, M. de M. ne
sait comment s'échapper: il se tire dafïliire
par une gambade.
S'il falioit suivre pied à pied ses écarts
s'il falioit examiner le poids de ses affirma-
tions et analyser les singuliers raisonne-
mens dont il nous paie, on ne finiroit pas
et il faut finir. Au bout de tout cela , fier de
s'être nommé, il s'en vante. Je ne vois pas
trop là de quoi se vanter; quand une fuis
on a pris son parti sur certaines choses , on
a peu de mérite à se nommer.
Pour vous, monsieur, qui gardiez par
Tome 32. L
162 I.ETTRES
ménagement pour lui Taiionyme qu'il vous
reproclie » nommez-vous puisqu'il le veut.
Acceptez des honnêtes gens Tëloge qui vous
est dû; montrez- leur le digne avocat de
la cause jusl;e, riiistorien de la vérité, la-
pologiste des droits de ropprimé , de ceux
du prince, de Fétat et des peuples, tous
attaqués par lui dans ma personne. Mes
défenseurs, mes protecteurs sont connus;
qu il montre à son tour son anonyme et ses
partisans dans cette affaire : il en a déjà
nommé deux^ qu'il achevé. Il m'a fait bien
du mal, il vouloit m'en faire bien davan-
tage : que tout le monde connoisse ses amis
et les miens ; je ne veux point d'autre ven-
geance.
Recevez , monsieur , mes tendres salula«
tions.
DIVERSES. l63
" '■ I I ■
LETTRE
A M. D.
A l'isle de S. -Pferie , le 1 7 octobra 1 765.-
V/N me chasse d'ici (i), mon cher hôte; le
climat de Berlin est trop rude pour moi;
je me détermine à passer en Angleterre ,
où j'aurois du d'abord aller. J aurols grand
besoin de tenir conseil avec vous ; mais je
ne puis aller à Neuchatel : voyez si vou»
pourriez par charité vous dérober à vos af-
faires pour faire un tour jusqu'ici. Je vous
embrasse.
( 1 ) L'isle de S. -Pierre , au milieu du lac de Bienne ,
où M. Rousseau s'étoit réfugié après la lapidation
de Motier. On peut voir la description de cette isie
dans les Picveries du Promeneur solitaire, cin-
quième promenade.
La
1^4 I. E T T R E s
fil, , . ^ , ' ■ , ,'., ,1 UU
LETTRE
A M. DE GRAFFENRIED,
BAILLI A NIDAU.
A. l'ùlo do S.-PieiTO^ 17 octobre 1765^
JVi O N 5 I E U B. ,
ToBiiRAi à Tordre de LL. EE. avec le
regret de sortir de votre gouvernement et de
votre voisinage, mais avec la consolation
d'emporter votre estime et celle des honnê-
tes gens. Nous entrons dans une saison
dure, sur-tout pour un pauvre infirme; je
ne suis point préparé pour un long voyage,
et mes affaires demanderoient quelques
préparations. J'aurois souhaité, monsieur,
qu'il vous eût plu de me marquer si l'on m'or-
donnoit de partir sur le-champ , ou si Ton
vouloit bien m'accorder quelques semaines
pour prendre les arrangemens nécessaires
à ma situation. Eu attendant qu il vous
DIVERSES.' l65
pîaîse de me prescrire un terme, que je
m'efforcerai même d'abréger, je supposerai
qu'il m'est permis de séjourner ici jusqu'à
ce que j'aie mis l'ordre le plus pressant à
mes affaires. Ce qui me rend ce retard pres-
que indispensable est que , sur des indices
que je croyois surs, je me suis arrangé pour
passer ici le reste de ma vie avec l'agrément
tacite du souverain. Je voudrois être sûr
que ma visite ne vous déplairoit pas: quel-
que précieux que me soient les momens
en cette occasion, j'en déroberai de bien
agréables pour aller vous renouveler , mon-
sieur, les assurances de mon respect.
L 3
l65 LETTRES
LETTRE
AU MÊME.
A l'isle de S.-Pierre , ]t ao octobre 1765.
JVl O N S I E U R ,
Le triste ëtat où je me trouve et la con*
fiance que j'ai dans vos bontés me détermi-
nent à vous supplier de vouloir bien faire
agréer à leurs excellences une proposition
qui tend à me délivrer une fois pour toutes
des tourmens d'une vie orageuse, et qui va
mieux, ce me semble, au but de ceux qui
me poursuivent que ne fera mon éloigne-
ment. J ai consulté ma situation, mon âge,
mon humeur, mes forces : rien de tout cela
ne me permet d'entreprendre en ce mo-
ment et sans préparation de longs et péni-
bles voyages, daller errant dans des pays
froids, et de me fatiguer à chercher au loin
un asyle dans une saison où mes infirmités
DIVERSES. 167
ne me permettent pas même de sortir de la
chambre. Après ce qui s'est passé je ne
puis me résoud; e à rentrer dans le territoire
de Neuchatel, où la protection du prince
et du gouvernement ne sauroit me garantir
des fureurs d'une populace excitëe qui ne
connoît aucun frein; et vous comprenez,
monsieur, qu'aucun des états voisins ne
voudra ou n'osera donner retraite à un mal-
heureux si durement chassé de celui-ci.
Dans cette extrémité je ne vois pour moî
qu'une seule ressource , et^ quelque ef-
frayante qu'elle paroisse, je la prendrai non
seulement sans répugnance , mais avec em-
pressement, si leurs excellences veulent bien
y consentir ; c'est qu'il leur plaise que je
passe en prison le reste de mes jours dans
quelqu'un de leurs châteaux , ou tel autre
lieu de leurs états qu'il leur semblera bon
de choisir. J'y vivrai à mes dépens , et je
donnerai sûreté de n'être jamais à leur
charge : je me soumets à n'avoir ni papier ,
ni plume , ni aucune communication au de_
hors, si ce n'est pour l'absolue nécessité et
par le canal de ceux qui seront chargés de
moi ; seulement qu'on me laisse avec l' usage
L 4
lG8 LETTRES
(le quelques livres la liberté de me promener
quelquefois dans un jardin, et je suis con-
tent.
Ne croyez point , monsieur , qu'un expé-
dient si violent en apparence soit le fruit
du désespoir ; j'ai Tesprit très calme en ce
moment , je me suis donné le temps d'y bien
penser, et c'est d'après la profonde consi-
dération de mon état que je m'y détermine.
Considérez , je vous supplie , que si ce parti
est extraordinaire , ma situation l'est encore
plus ; mes malheurs sont sans exemple : la
vie orageuse que je mené sans relâche de-
puis plusieurs années seroit terrible pour
un homme en santé ; jugez ce qu'elle doit
être pour un pauvre infirme épuisé de
maux et d'ennuis , et qui n'aspire qu'à mou-
rir en paix. Toutes les passions sont éteintes
dansmoncœur; il n'y reste que l'ardent désir
du repos et de la retraite ; je les trouverons
dans riiabitation que je demande. Délivré
des importuns , à couvert de nouvelles ca-
tastrophes , j'attendroîs tranquillement la
dernière, et, n étant plus instruit de ce qui
se passe dans le monde , je ne serois plus
attristé de rien. J'aime lalibertésans doute,
DIVERSES. 169
maïs la mienne n est point au pouvoir des
liommes, et ce ne seront ni des murs ni des
clefs qui me roteront. Cette captivité, mon-
sieur, me paroît si peu terrible, je sens si
bien que je jouirois de tout le bonheur que
je puis encore espérer dans cette vie , que .
c'est par-là même que , quoiqu'elle doive
délivrer mes ennemis de toute inquiétude à
mon égard, je n'ose espérer de l'obtenir:
mais je ne veux rien avoir à me reprocher
vis à-vis de moi non plus que vis-à-vis d' au-
trui. Je veux pouvoir me rendre le témoi-
gnage que j'ai tenté tous les moyens prati-
cables et honnêtes qui pouvoient m'assurer
le repos et prévenir les nouveaux orages
qu'on me force d'aller chercher.
Je connois, monsieur, les sentimens d'hu-
manité dont votre ame généreuse est rem-
plie^ je sens tout ce qu'une grâce de cette
espèce peut vous coûter à demander ; mais
quand vous aurez compris que , vu ma si-
tuation , cette grâce en seroit en effet une
très grande pour moi, ces mêmes sentira ens
qui font votre répugnance me sont garans
que vous saurez la surmonter. J'attends ,
pour prendre définitivement mon parti.
IJO LETTRES
qu'il VOUS plaise de mlionorer de quelque
réponse.
Daignez , monsieur , je vous supplie ,
agréer mes excuses et mon respect.
ïE^a
LETTRE
A U M È M E.
Le 22 octobre 1 765.
J E puis , monsieur , quitter samedi pro-
chain Tisle de Saint-Pierre , et je me con-
formerai en cela à Tordre de LL. EE. ; mais,
vu l'étendue de leurs états et ma triste si-
tuation , il m'est absolument impossible de
sortir le même jour de l'enceinte de leur
territoire. J'obéirai en tout ce qui me sera
possible. Si LL. EE. me veulent punir de ne
l'avoir pas fait, elles peuvent disposer à leur
gré de ma personne et de ma vie : j ai appris
à m'attendre à tout de la part des hommes;
ils ne prendront pas mon ame au dépourvu.
Recevez , homme juste et généreux , le&
DIVERSES. 171:
assurances de ma respectueuse reconnois-
sance et cl' un souvenir qui ne sortira jamais
de mon cœur.
• L E T T Pl E
A U M È M E,
Bienne, le aS octobre «765.
T
J E reçois, monsieur, avec reconnoissance
les nouvelles marques de vos attentions et
de vos bontés pour moi : mais je n'en pro-
fiterai pas pour le présent ; les prévenances
et sollicitations de messieurs de Bienne me
déterminent à passer quelque temps avec
eux , et, ce qui me flatte , à votre voisinage.
Agréez, monsieur, je vous supj^'lie, mes
xemerciemens , mes salutations et mon res-
pect.
b.'/Z 1 E T T R E s
MBi ||| S=S^
LETTRE
A M. D.
Bienne , le 27 octobre ijSSi.
J 'ai cëdé, mon cher hôte, aux caresses et aux
solhcitations; je reste à Bienne, résolu d'y
passer Thiver , et j'ai heu de croire que je
l'y passerai tranquillement. Cela fera quel-
que changement dans nos arrangemens ; et,
mes effets pouvant me venir joindre avec
mademoiselle le Vasseur , je pourrai pen-
dant l'hiver faire moi-même le catalogue
de mes livres. Ce qui me flatte dans tout
ceci est que je reste votre voisin avec l'es-
poir de vous voir quelquefois dans vos mo-
mens de loisir. Donnez-moi de vos nou-
velles et de celles de nos amis. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
D I t s R s s I. 273
LETTRE
AU MÊME.
Bienno, lundi aS oatofcre 1765.;
vJn m'a trompe , mon cher hôte. Je pars
demdn matin avant qu'on me chasse. Don-
nez-moi de vos nouvelles à Basle. Je vous
recommande ma pauvre gouvernante. Je
ne puis ëcrire à personne , quelque désir
que j'en aie ; je n'ai pas même le temps de
respirer ni la force . Je vous embrasse.
» I i II — ■
LETTRE
A M. D. L. C.
1 L faut , monsieur , que vous ayez une
grande opinion de votre éloquence et une
bien petite du discernement de l'homme
4^4 LETTRES
dont VOUS VOUS dites enthousiaste , pouf
croire l'intéresser en votre faveur par Je
petit roman scandaleux qui remplit la moi-
tié de la lettre que vous m'avez écrite et
par r historiette qui le suit. Ce que j'ap-
prends de plus sûr dans cette lettre , c'est
que vous êtes bien jeune , et que vous me
croyez b en jeune aussi.
Vous voilà, monsieur, avec votre Zélie
comme ces saints de votre église qui ,
dit- on , couchoient dévotement avec des
filles , et attisoient tous les feux des ten-
tations, pour se mortifier en combattant
le désir de les éteindre. J'ignore ce que
vous prétendez par les détails indécens que
vous m'osez faire; mais il est difficile do
les lire , sans vous croire un menteur ou
un impuissant.
L'amour peut épurer ]es sens , je le sais;
il est cent fois plus facile à uji véritable
ama:it d'être sage qu'à un autre homme :
Tamonr qui respecte son objet en chérit la
pureté -, c'est une perfection de plus qu'il
y trouve"*, et (ju'il craint de lui ôter. L'a-'
mour- propre dédommage un amant des
privations qu'il s'impose, en lui montrant
DIVERSES. 175
Tobjet qu 11 convoite plus digne des sen-
timens qu'il a pour lui. Mais si sa maîtresse ,
une fois livrée à ses caresses , a déjà perdu
toute modestie; si son corps est en proie
à ses attoucliemens lascifs -, si son cœur
brûle de tous les feux qu'ils y portent ; si
sa volonté même déjà corrompue la livre
à sa discrétion ; je voudrois bien savoir ce
qui lui reste à respecter en elle.
Supposons qu'après avoir ainsi souille la
personne de votre maîtresse vous ayez ob-
tenu sur vous-même fétrange victoire dont
vous vous vantez et que vous en ayez le
mérite , favez-vous obtenue sur elle , sur
ses désirs , sur ses sens même ? Vous vous
vantez de l'avoir fait pâmer entre vos bras.
(Vous vous êtes donc ménagé le sot plaisir
de la voir pâmer seule. Etc'étoit là l'épar-
gner selon vous? Non , c'étoit Tavilir. Elle
est plus méprisable que si vous en eussiez
joui. Youdriez-vous d'une femme qui seroit
sortie ainsi des mains d'un autre ? Vous ap-
pelez pourtant tout cela des sacrifices à la
vertu. Il faut c[ue vous ayez d'étranges idées
de cette vertu dont vous parlez, et qui ne
yous laisse pas même le moindre scrupule
'176 tETTRES
d avoir déshonore la fille d'un homme dont
vous mangiez le pain. Vous n'adoptez pas
les maximes de THëloïse , vous vous pi*-
quez de les braver. Il est faux , selon vous ,
qu'on ne doit rien accorder aux sens quand
on veut leur refuser quelque chose. En
accordant aux vôtres tout ce qui peut vous
rendre coupable , vous ne leur refusiez que
ce qui pouvoit vous excuser. Votre exem-
ple supposé vrai ne fait point contre la
maxime , il la confirme.
Ce joli conte est suivi d'un autre plus
vraisemblable , mais que le premier me rend
bien suspect. Vous voulez avec Tari; de votre
âge émouvoir mon amour-propre , et me
forcer , au moins par bienséance , à m'inté-
resser pour vous. Voilà , monsieur , de tous
les pièges qu'on peut me tendre, celui dans
lequel on me prend le moins , sur-tout
quand on le tend aussi peu finement. Il y
auroit de l'humeur à vous blâmer de la ma-
nière dont vous dites avoir soutenu ma
cause , et même une sorte d'ingratitude à
ne vous en pas savoir gré. Cependant , mon-
sieur , mon livre ayant été condamné par
votre parlement , vous ne pouviez mettre
trop
DIVERSES. 377
trop de modestie et de circonspection à le
défendre; et vous ne devez pas me faire
une obligation personnelle envers vous
d'une justice que vous avez du rendre à la
'vérité , ou à ce qui vous a paru Tétre. Si
j'ëtois sûr que les choses se fussent passées
comme vous me le marquez , je croirois de-
voir vous dédommager , si je pouvois , d'un
préjudice dont je serois en quelque manière
3a cause. Mais cela ne m'engageroit pas à
vous recommander sans vous connoître ;, pré-
férablement à beaucoup de gens de mérite
que je connois , sans pouvoir les servir ;
fît je me garderois de vous procurer des
«laves , sur-tout s'ils avoiént des sœurs , sans
autre garant de leur bonne éducation que
ce que vous m'avez appris de vous et la
pièce de vers que vous m'avez envoyée. Le
libraire à qui vous Tavez présentée a eu
tort de vous répondre aussi brutalement
qu'il la fait , et l'ouvrage du côté de la
composition n'est pas aussi mauvais qu'il
l'a paru croire ; les vers sont faits avec fa-
cilité; il y en a beaucoup de très bons parmi
I beaucoup d'autres foi blés et peu corrects.
ÎDu reste il y règne plutôt un ton de déclar-
Tome 52. M
178 LETTRES
mation qu'une certaine chaleur d'âme*
Zamon se tue en acteur de tragédie : cette
mort ne persuade ni ne touche. Tous les
sentimens sont tirés de la Nouvelle Héloïse;
on en trouve à peine un qui vous appar-
tienne , ce qui n est pas un grand signe de
la chaleur de votre cœur ni de la vérité
de rhistoire. D'ailleurs , si le libraire avoit
tort dans un sens , il avait bien raison dans
un autre, auquel vraisemblablement il ne
songeoit pas. Comment un homme qui se
pique de vertu peut-il vouloir publier une
pièce d'où résulte la plus pernicieuse mo-
rale ; une pièce pleine d'images licencieu-
ses que rien n'épure ; une pièce qui tend à
persuader aux jeunes personnes que les
privautés des amans sont sans conséquence ,
et qu on peut toujours sarrêter où Ton
veut ? maxime aussi fausse que dangereuse ,
et propre à détruire toute pudeur, toute |
honnêteté , toute retenue entre les deu]
sexes. Monsieur , si vous n'êtes pas ui
homme sans mœurs, sans principes, voua
ne ferez jamais imprimer vos vers , quoique
passables, sans un correctif suffisant pouj
en empêcher le mauvais effet.
DIVERSES.' 179
Vous avez des talens sans doute , mais
vous n en faites pas un usage qui porte à
les encourager. Puissiez-vous , monsieur,
en faire un meilleur dans la suite , et qui
ne vous attire ni regrets à vous - mêrne
ni le blâme des honnêtes gens ! Je vous sa-
lue de tout mon cœur.
P. S. Si vous aviez un besoin pressant
des deux louis que vous demandiez au li-
braire, je pourrois en disposer sans m'in-
commoder beaucoup. Parlez -moi naturel-
lement ; ce ne seroit pas vous en faire un
don, ce seroit seulement payer vos vers au
prix que vous y avez mis vous-même.
LETTRE
A M. D.
Strasbourg, le 5 novembre 1765.
J E suis arrivé, mon cher hôte , à Strasbourg
samedi tout-à-fait hors d'état de continuer
ma route , tant par feffet de mon mal et de
M 2
l8o LETTRES
la fatigue, que parla lièvre et. une clialeiir
d'entrailles qui s'y sont jointes. Il m'est
aussi impossible d'aller maintenant à Potz-
dam qu'à la Chine; et je ne sais plus trop
ce que je vais devenir, car probablement
on ne me laissera pas long-temps ici. Quand
on est une fois au point où je suis on n'a
plus de projets à faire ; il ne reste qu'à se
résoudre à toutes choses et plier la tête sous
le pesant joug de la nécessité.
J'ai écrit à milord maréchal ; je voudrois
attendre ici sa réponse. Si Ton me chasse ,
j'irai chercher de l'autre côté du Rhin quel-
que humanité, quelque hospitalité: si je
n'en trouve plus nulle part, il faudra bien
chercher quelque moyen de s'en passer.:
Bon jour, non plus mon hôte, mais tou-
jours mon ami. George Keith et vous m'at-
tachez encore à la vie; de tels liens ne se
rompent pas aisément. Je vous embrîisse.
DIVERSES. l8l
LETTRE
AU MÊME.
Strasbourg , le lo novembre 1765.
Jaassurez-vous, mon cher hôte, et rassu-
rez nos amis sur les dangers auxquels vous
me croyez exposé. Je ne reçois ici que des
marques de bienveillance, et tout ce qui
commande dans la ville et dans la province
parolt s'accorder à me favoriser. Sur ce que
m'a dit M. le marëchal que je vis hier, je
dois me regarder comme aussi en sûreté à
Strasbourg qu'à Berlin. M. Fischer m'a
servi avec toute la chaleur et tout le zèle
d'un ami , et il a eu le plaisir de trouver
tout le monde aussi bien disposé qu'il pou-
voit le désirer. On me fait appercevoir bien
agréablement que je ne suis plus en Suisse.
Je n'ai que le temps de vous marquer ce
mot pour vous rassurer sur mon compte.
Je vous embrasse de tout mon cœur,
M 3
183 LETTRES
LETTRE
A M. DAVID HUME.
Strasbourg , le 4 déeembre 1765.
Vos bontés, monsieur, me pénètrent au»
tant qu'elles m'honorent. La plus digne
réponse que je puisse faire à vos offres est
de les accepter, et je les accepte. Je partirai
dans cinq ou six jours pour aller me jeter
entre vos bras; cest le conseil de milord
maréchal, mon protecteur, mon ami, mon
père; c'est celui de madame de***^ dont
la bienveillance éclairée me guide autant
qu'elle me console ; enfin j'ose dire que c'est
celui de mon cœur, qui se plaît à devoir
beaucoup au plus illustre de mes contem-
porains, dont la bonté surpasse la gloire.
Je soupire après une retraite solitaire et
libre où je puisse finir mes jours en paix.
Si vos soins bienfaisaiis me la procurent ,
je jouirai tout ensemble et du seul bieu
DIVERSES. iSo
que mon cœur désire et du plaisir de le
tenir de vous. Je vous salue , monsieur ,
de tout mon cœur.
■EBBBmsaBBa
LETTRE
A M. D'IVERNOIS.
Paris, la 18 décembre 1765.
Avant-hier au soir, monsieur, j'arrivai
ici très fatigué, très malade , ayant le plus
grand besoin de repos. Je n'y suis point in-
cognito, et je n'ai pjas besoin d'y être; je
ne me suis jamais caché, et je ne veux pas
commencer. Comme j'ai pris mon parti sur
les injustices des hommes , je les mets au pis
sur toutes choses, et je m'attends à tout de
leur part, même quelquefois à ce qui esif
bien. J'ai écrit en effet la lettre à M. le
bailli de Nidau; mais la copie que vous
m'avez envoyée est pleine de contre-sens
ridicules et de fautes épouvantables. On volt
de quelle boutique elle vient. Ce n'est pas-
M 4
184 LETTRES
la première fabrication de cette espèce , et
vous poiiV( z croire que des ^ens si iiers
de leurs iniquités ne sont guère honteux de
leurs falsifications. 11 court ici des copies
plus fidèles de cette lettre qui viennent
de Berne et qui font assez d'effet. M. le
dauphin lui-même, à qui on la lue dans
son lit de mort, en a paru touche , et a dit
là dessus des choses qui feroient bien rougir
mes persécuteurs s'ils les savoient , et qu'ils
fussent gens à rougir de quelque chose.
Vous pouvez m'ëcrire ouvertement chez
madame Duchesne où je suis toujours. Ce-
pendant j'apprends à Tinstant que M. l&
prince de Conti a eu la bonté de me faire
préparer un logement au Temple et qu'il
désire que je l'aille occuper. Je ne pourrai
guère me dispenser d'accepter cet honneur;
mais, malgré mon délogement, vos lettres
sous ia même adresse me parviendront
également»
DIVERSES. l85
n"'"'^
LETTRE
AU MÊME.
Paris , le jo décembie 1765.
Je reçois, mon bon ami, votre lettre du
^3. Je suis très fâché que vous n'ayez pas
ëté voir M. de Voltaire. Avez-vous pu pen-^
ser que cette démarche me feroit de la peine?
Que vousconnoissez mal mon cœur! Eh! plîit
à Dieu qu'une heureuse réconciliation entre
vous, opérëe par les soins de cet homme
illustre, me faisant oublier tous ses torts ,
me livrât sans mélange à mon admiration
pour lui! Dans les temps où il m'a le plus
cruellement traité j'ai toujours eu beau-
coup moins d'aversion pour lui que d'amour
pour mon pays. Quel qne soit l'homme qui
vous rendra la paix et la liberté^ il me sera
toujours cher et respectable. Si c'est VoU
taire, il pourra du reste nte faire tout le mal
qu'il voudra j mes vcçux constans jusqu'à
1 F6 LETTRES
mon dernier soupir seront pour son bon-
heur et pour sa gloire.
Laissez menacer les J....: tel fier t qui ne
tue pas. Votre sort est presque entre les
mains de M. de Voltaire: s'il est pour vous,
les J — vous feront fort peu de mal. Je vous
conseille et vous exhorte , après que vous
laurez suffisamment sonde, de lui donner
votre confiance. 11 nest pas croyable que,
pouvant être fadmiration de l'univers, il
veuille en devenir l'horreur : il sent trop
bien l'avantage de sa position pour ne pas la
mettre à profit pour sa gloire. Je ne puis pen-
ser qu'il veuille, en vous trahissant, se cou-
vrir d'infamie : en un mot il est votre unique
ressource, ne vous l'otez pas. S^il vous tra-
hit, vous êtes perdu , je l'avoue; mais vous
l'êtes également s'il ne se mêle pas de vous.
Livrez-vous donc à lui rondement et fran-
chement ; gagnez son cœur par cette con-
fiance; prêtez- vous à tout accommodement
raisonnable. Assurez les lois et la liberté ;
mais sacrifiez l'amour-propre à la paix. Sur-
tout aucune mention de moi , pour ne pas
aigrir ceux qui me haïssent ; et si M. de
Voltaire vous sert comme il le doit, s'il en-
DIVERSES. 187
tend sa gloire, comblez -le d'honneurs,
et consacrez à Apollon pacificateur, Phœbo
pacatori^ la médaille que vous m'aviez
destinée.
'LETTRE
AU MÊME.
ChiswicK, le 29 janvier 1766.
Je suis arrivé heureusement dans ce pays;
j'y ai été accueilli , et j'en suis très content:
mais ma santé, mon humeur, mon état,
demandent que je m'éloigne de Londres;
et , pour ne plus entendre parler s'il est
possible de mes malheurs , je vais dans
peu me confiner dans le pays de Galles.
Puisse -je y mourir en paix! c'est le seul
vœu qui me reste à faire. Je vous embrasse
tendrement.
l88 LETTRES
LETTRE
A M. H U M E.
■\Vootton , le aa mars 1766,
Vous voyez déjà, mon cher patron, par
la date de ma lettre que je suis arrivé au lieu
de ma destination ; mais vous ne pouvez
voir tous les charmes que j'y trouve; il fau-
droit connoître le lieu et lire dans mon
cœur. Vous y devez lire au moins les senti-
mens qui vous regardent et que vous avez
si bien mérites. Si je vis dans cet agréable
asyle aussi heureux que je Tespere, une des
douceurs de ma vie sera de penser que je
vous les dois. Faire un homme heureux
c'est mériter de Fêtre. Puissiez-vous trouver
en vous-même le prix de tout co que vous
avez fait pour moi ! Seul , j'aurois pu trou-
ver de rhosj)italit('' peut-être; mais je ne
Taurois jamais aussi bien goûtée qu'en la
tenant de votre amitié. Conservez -la moi
DIVERSES. iSgi
toujours, mon clier patron: aimez -moi
pour moi qui vous dois tant, pour vous-
même; aimez-moi pour le bien que vous
m'avez fait. Je sens tout le prix de votre
sincère araitië; je la désire ardemment; j'y
veux répondre par toute la mienne j et je
sens dans mon cœur de quoi vous convain-
cre un jour qu elle n'est pas non plus sans
quelque prix. Comme ^ pour des raisons
dont nous avons parlé , je ne veux rien
recevoir par la poste , je vous prie , lorsque
vous ferez la bonne œuvre de m'écrire , de
remettre votre lettre à M. Davenport. L'af-
faire de ma voiture n'est pas arrangée ,
parceque je sais qu'on m'en a imposé: c'est
une petite faute qui peut n'être que l'ou-
vrage d'une vanité obligeante quand elle
ne revient pas deux fois. Si vous y avez
trempé , je vous conseille de quitter une
fois pour toutes ces petites ruses qui ne
peuvent avoir un bon principe quand elles
se tournent en pièges contre la simplicité.
Je vous embrasse, mon cher patron, avec
Je même cœur que j'espère et désire trouver
en vous.
igO LETTRES
LETTRE
AU MÊME.
Wootton , le 29 mars 1 766.
V OU S avez vu, mon cher patron, par lat
lettre que M. Davenport a diï vous remet-
tre, combien je me trouve ici placé selon
mon goût. J'y serois peut-être plus à mon
aise si l'on v avoit moins d'attentions: mais
les soins d'un si galant homme sont trop
obligeans pour s'en fâcher; et, comme tout
est nièlé dii^convéniens dans la vie, celui
d'être trop bien est un de ceux qui se tolè-
rent le plus aisëment. J'en trouve un plus
grand à ne pouvoir me faire bie.i entendre
des domesticjues , ni sur-tout entendre un
mot de ce qu'ils me disent. Heureusement
mademoiselle le Vasseur me sert d'iuter-
prête, et ses doigts parlent mieux que ma
langue. Je trouve même à mon ignorance
un avantage qui pourra faire compensation ,
c'est d'écarter les oisifs en les ennuyant.
DIVERSES. 191'
J^ai eu hier la visite de M. le ministre , qui ,
voyant que je ne lui parlois que françois,
n a pas voulu me parler anglois , de sorte
que Tentrevue s'est passée à-peu-près sans
mot dire. J'ai pris goût à l'expédient; je
m'en servirai avec tous mes voisins si j'en
ai, et, dusse- je apprendre l'anglois, je ne
leur parlerai que françois , sur-tout si j'ai
le bonheur qu'ils n'en sachent pas un mot.
C'est à-peu-près la ruse des singes , qui,
disent les Nègres, ne veulent pas parler
quoiqu'ils le puissent , de peur qu'on ne
les fasse travailler.
Il n'est point vrai du tout que je sois con-
venu avec M. Gosset de recevoir un modèle
en présent. Au contraire je lui en deman-
dai le prix, qu'il me dit être d'une guinée
et demie , ajoutant qu'il m'en vouloit faire
la galanterie , ce que je n'ai point accepté.
Je vous prie donc de vouloir bien lui payer
le modèle en question , dont M. Daven-
port aura la bonté de vous rembourser. S'il
n'y consent pas , il faut le lui rendre et le
faire acheter par une autre main. II est des-
tiné pour M. du Peyrou , qui depuis long-
temps désire avoir mon portrait, et en a fait
îg2 LETTRES
faire un en miniature qui n'est point du tout
ressemblant. Vous êtes pourvu mieux que
lui ; mais je suis fâché que vous m'ayez ôte
par une diligence aussi llatteuse le plaisir de
remplir le même devoir envers vous. Ayez
la bonté , mon cher patron , de faire remet-
tre ce modèle à messieurs Guinand et Han-
key , Lutle-Saint' Helleiïs Bishopsgate-
Street , pour fenvoyer à M. du Peyrou par
la première occasion sure. Il gelé ici depuis
que j 'y suis ; il a neigé tous les jours ; le vent
coupe le visage : maigre cela j'airaerois
mieux habiter le trou d'un des lapins de
cette garenne que le plus bel appartement
de Londres. Bon jour, mon cher patron ; je
vous embrasse de tout mon cœun
LETTRE
DIVERSES. 195
LETTRE
A MILORD***.
Le 7 avril 1 76^,
y^E n'est plus de mon chien qu'il s'agit ,
niilord , c'est de moi-même. Vous verrez par
la lettre ci-jointe pourquoi jesouhaite qu'elle
paroisse dans les papiers publics , sur-tout
dans le Saint- James'sChronicle , s'il est pos-
sible. Cela ne sera pas aisé , selon mon opi-
nion , ceux qui m'entourent de leurs embû-
ches ayant ôté à mes vrais amis et à moi-
même tout moyen de faire en tendre la voix
de la vérité. Cependant il convient que le
public apprenne qu'il y a des traîtres secrets
qui, sous le masque d'une amitid perfide,
travaillent sans relâche à me déshonorer.
Une fois averti , si le public veut encore être
trompé, qu'il le soit : je n'aurai plus rien à
lui dire. J'ai cru , milord , qu'il ne seroit
pas au-dessous de vous de m'accorder votre
Tome 32, N
194 LETTRES
assistance en cette occasion. A notre pre*
miere entrevue , vous jugerez si je la mé-
rite et si j'en ai besoin. En attendant ne
dédaignez pas ma confiance, on ne m'a pas
appris à la prodiguer ; les trahisons que j'é-
prouve doivent lui donner quelque prix.
LETTRE
A l'auteur du SAINT-JAMEs's CHRONICLE,
"WoottoD , le 7 ayril 1766.
Vous avez manqué , monsieur , au respect
que tout particulier doit aux lêres couron-
nées , en attribuant publiquement au roi de
Prusse une lettre pleine d'extravagance et
de méchanceté , dont par cela seul vous
deviez savoir qu'il ne pouvoit être l'auteur.
Vous avez même osé transcrire sa signature,
comme si vous Taviez vue écrite de sa main.
Je vous apprends, monsieur, que cette let-
tre a été fabriquée à Paris , et^ ce qui navre
DIVERSE b» tt)5
^ d''cliire mon cœur , que Timposteur a dés -
complices en Angleterre.
Vous devez au roi de Prusse, à la vérité,
à moi , d'imprimer la lettre que je vous écris
et que je signe , en réparation d'une fauto
que vous vous reprocheriez sans doute si
vous saviez de quelles noirceurs vous vous
rendez Tinstrument. Je vous fais , monsieur,
mes sincères salutations.
L ET T R E
A LORD***.
Wootton , le 19 avril lyffS.
J E ne sauroîs , milord , attendre votre re*
tour à Londres pour vous faire fes remer-
cîeniens que je vous dois. Vos bontés m'ont
convaincu que j'avois eu raison de compter
sur votre générosité. Pour excuser l'indis-
crétion qui m'y fait recourir, il suffit de
jeter uu coup- d'oeil sur ma situation. Trompé
N'a ■ ^
JgS L E T T R E-'S
par des traîtres qui , ne pouvant me déslio'
norer dans les lieux où j'avois vëcu, m'ont
entraîné dans un pays où je suis inconnu et
dont j'ignore la langue , afin d'y exécuter
plus aisément leur abominable projet , je me
trouve jeté dans cette isle après des mal-
heurs sans exemple. Seul , sans appui, sans
amis, sans défense, abandonné à ia témé-
rité des jugemens publics , et aux effets qui
en sont la suite ordinaire, sur- tout chez un
peuple qui naturellement n'aime pas les
étrangers, j'avois le pi us grand besoin d'ua
protecteur qui ne dédaignât pas ma con-
fiance; et où pouvois-je mieux le chercher
que parmi cette illustre noblesse à laquelle
je me plaisois à rendre honneur avant de
penser qu'un jour j aurois besoin d'elle pour
m'aider à défendre le mien ?
Yous me dites , milord, qu'après s'être
un peu amuse, votre public rend ordinai-
rement justice : mais c'est un amusement
bien cruel, ce me semble , que celui qu'on
prend aux dépens des infortunés ; et ce n'est
pas assez de linir par rendre justice quand
on commence par en manquer. J apponois
au sein de votre nation deux grands droits
DIVERSES. IQT"
qu'elle etit dû respecter davantag-e; le droit
sacré de Thospitalité, et celui des égards que
l'on doit aux malheureux ; j'y apportois
Testime universelle et le respect méaie de
mes ennemis. Pourquoi m'a- t-on dépouillé
chez vous de tout cela ? Qu'ai-je fait pour
mériter un traitement si cruel ? En quoi
me suis-je mal conduit à Londres , où l'on
me traitoit si favorablement avant que j'y
fusse arrivé ? Quoi ! milord , des diffama-
tions secrètes , qui ne devroient produire
qu'une juste horreur pour les fourbes qui
les répandent , suffiroient pour détruire
l'effet de cinquante ans d'honneur et de
mœurs honnêtes ! Non ; les pays où Je suis
connu ne me jugeront point d'après votre
public mal instruit ; l'Europe entière con-
tinuera de me rendre la justice qu'on me re-
fuse en Angleterre; et l'éclatant accueil que,
malgré le décret, je viens de recevoir à Paris
à mon passage, prouve que par-tout ou ma
conduire est connue , elle m'attire l'honneur
qui m'est dû. Cependant si le public fran-
çois eût été aussi prompt à mal juger que le
vôtre , il en eût eu le même sujet. L'année
N 5
l^S LETTRES
dernière on fit courir à Genève un libelle (i)
affreux sur ma conduite à Pans. Pour toute
yéponseï je fis imj^riiner ce libelle à Paris
même. Il y fut reçju comme il méritoit de
Têtre ; et il semble que tout ce ([ue les deux
sexes ont d'illustre et de vertueux dans cette
capitale ait voulu me venger par les plus
grandes marques d'estime des outrages de
mes vils ennemis
Vous direz , milord , qu'on me connoît à
Paris et qu'on ne me connoît pas à Londres:
voilà précisément de quoi je me plains. On
B^ôte poirU à un homme d'honneur , sans
le connoître et sans l'entendre, 1 estime pu-
blique dont il jouit. Si jamais je vis en An-
gleterre aussi long temps que j'ai vécu en
France , il faudra bien c|u'ei.fin votre public
me rende son estime : mais quel gré lui en
saurai-je lorsque je l'y aurai Iok é ?
Pardonnez, milord, cette longue lettre:
me pardonnent z vous mieux d'être indiffé-
rent à ma réputation dans votre pays ? Les
Anglois valent bien qu'on soit fâché de les
voir injustes , et qu'afin qu'ils cessent de
■ i I IP
(i) Senfimens des citoyens.
DIVERSES. 199
Têtre on leur fasse sentir combien îls le
sont. Milord, les malheureux sont malheu-
reux par-tout. En France on les décrète ;
en Suisse on les lapide ; en Angleterre on
les déshonore : c'est leur vendre cher Fhospi-
talité.
LETTRE
A M"' DE L U Z E.
Wootton , le 10 mai 1766.
Ôuis-JE assez heureux, madame, pour
que vous pensiez quelquefois à mes torts
et pour que vous me sachiez mauvais gré
d'un si long silence? J'en seroi^ trop puni si
vous n'y étiez pas sensible. Dans le tumulte
d'une vie orageuse , combien j'ai regretté
les douces heures que je passois près de
vous ! combien de fois les premiers mo-
mens du repos après lequel je soupirois ont
été consacrés d'avance au plaisir de vous
écrire ! J'ai maintenant celui de remplir cet
N 4
zoo LETTRES
engagement , et les agrémens du lieu que
j'habite m'invitent à m y occuper de vous ,
madame , et de M. de Luze qui m'en a fait
trouver beaucoup à y venir. Quoique je
n'aie point directement de ses nouvelles, j'ai
su qu'il étoit arrivé à Paris en bonne santë ,
et j'espère qu*au moment oii j'écris cette
lettre, il est heureusement de retour près
devons. Quelque intérêt que je prenne à ses
avantages je ne puis m'empêcher de lui en-
vier celui-là , et je vous jure, madame , que
cette paisible retraite perd pour moi beau-
coup de son prix quand je songe qu'elle est
à trois cents lieues de vous. Je voudrois vous
la décrire avec tous ses charmes , afin de
vous tenter , je n'ose dire de m'y venir voir,
mais de la venir voir , et moi j'en proHle-
rois.
Figurez - vous , madame , une maison
seule , non fort grande , mais fort propre ,
bâtie à rni-côte sur le penchant d'un vallon
dont la pente est assez interrompue pour
laisser des promejiades de plain-pied sur
la plus belle pelouse de l'univers. Au de-
vant de la maison règne une grande ter-
rasse , d'où Toeil suit dans une demi-cir-
DIVERSES. 201
coivfcrence quelques lieues d'un paysage
formé de prairies , d'arbres , de fermes
éparses , de maisons plus ornées , et bordée
en forme de bassin par des coteaux élevés
qui bornent agréablement la vue quand
elle ne pourroit aller au-delà. Au fond du
vallon, qui sert à la fois de garenne et de
pâturage , on entend murmurer un riiis-
S'eau, qui d'une montagne voisine vient
couler parallèlement à la maison , et dont
les petits détours, les cascades, sont dans
une telle direction que des fenêtres et dà
la terrasse fœil peut assez long-temps sui-
vre son cours. Le vallon est garni par pla-
ces de rochers et d'arbres où Ton trouve
des réduits délicieux , et qui ne laissent pas
de s'éloigner assez de temps en temps du
ruisseau pour offrir sur ses bords des
promenades commodes à l'abri des vents
et même de la pluie , en sorte que par les
plus vilains temps du monde je vais tran-
quillement herboriser sous les roches avec
les moutons et les lapins ; mais, hélas! ma-
dame , je ne trouve point de scordium.
Au bout de la terrasse à gauche sont les
bâtimens rustiques et le potager ; à droite
a02 LETTRES
sont des bosquets et un jet-d'eau. Derrière
la maison est un pré entouré d'aue lisière
de bois , laquelle tournant au drlà du val-
lon couronne le parc , si Ton peut donner
ce nom à une enceinte à laquelle on a laissé
toutes les beautés de la nature. Ce pré mené,
à travers un petit village qui dépend de la
maison , à une montagne qui en est à une
demi-lieue et dans laquelle sont diverses
mines de plomb que Ton exploite. Ajoutez
qu aux environs on a le choix des prome-
nades , soit dans dps prairies charmantes ,
soit dans les bois , soit dans des jardins à
Tangloise , moins ppignés mais de meilleur
goût que ceux des François.
La maison , quoique petite , est très logea-
ble et bien distribuée. Il y a dans le milieu
delà façade un avant-corps à Tangloise, par
lequel la chambre du maître de la maison
et la mienne qui est au-dessus ont une vue
de trois côtés. Son appartement est com-
posé de plusieurs picces sur le devant et
d'un grand sallon sur le derrière ; le mien
est distribué de même , excepté que je n'oc-
cupe que deux chambres entre lesquelles
et le salon est une espèce de vestibule ou ^
D I V S R S E i. 20i>
d'antichambre fort singulière, ëclairëe par
une large lanterne de vitrage au milieu du
toit.
Avec cela , madami , je dois vous dire
qu'on fait ici bonne cliere à la mode du
pays , c'est-à-dire simple et saine, préci-
sément <:omme il me la faut. Le pays est
humide et froid : ainsi les légumes ont peu
de goi^t , le gibier aucun ; mais la viande
y est excellente , le laitage abondant et bon.
Le maître de cette maison la trouve trop
sauvage et s'y tient peu. Il en a de plus
riantes qu'il lui préfère , et auxquelles je
la préfère , moi , par la même raison. J'y
suis non seulement le maître , mais mon
maître, ce qui est bien plus. Point de grand
village aux environs ; la ville la plus voisine
en est à deux lieues ; par conséquent peu
de voisins désœuvrés. Sans le ministre , qui
m'a pris dans une affection singulière ,
je serois ici dix mois de l'année absolument
seul.
Que pensez- vous de mon habitation , ma-
dame? la trouvez- vous assez bien choisie.^
et ne croyez vous pas que pour en préférer
«ne autre il faille être ou bien sage ou bien
204 LETTRES
fou? Hé bien, madame, il s'en prépare un»
peu loin du Biez , plus près du Tertre , que
je regretterai sans cesse , et où , malgré Ven-
vie, mon cœur liabitera toujours. Je ne la
regretterois pas moins quand celle ci m'of-
friroit tous les autres biens possibles , ex-
cepté celui de vivre avec ses amis. «Mais au
reste, après vous avoir peint le beau côté,
je ne veux pas vous dissimuler qu'il y en a
d autres , et que, comme dans toutes les
choses de la vie , les avantai^es y sont mêlés
d'inconvéniens. Ceux du climat sont grands;
il est tardif et froid; le pays est beau , mais
triste; la nature y est engourdie et pares-
seuse. A peineavons-nous déjades violettes,
les arbres n'ont encore aucunes ftuilles ,
jamais on n'y entend de rossignols. Tous
les signes du printemps disparoissent de-
vant moi. Mais ne gâtons pas le tableau
vrai que je viens de faire ; il est pris dans le
point de vue oii je veux vous montrer ma
demeure , afin que vos idées s'y promènent
avec plaisir. Ce n'est qu'auprès de vous,
madame , cjue je pouvois trouver une so-
ciété préférable à la solitude. Pour la for-
mer dans cette province il y faudroit traus:»
DIVERSE S. £o5
porter votre famille entière, une partie de
Neiichatel , et presqu-e tout Yverdun. En-
core après cela, comme Thomme est insa-
tiable, me faudroit-il vos bois, vos monts,
vos vignes , enfin tout, juscju'aulac et ses
poissons. Bonjour, madame; mille tendres
salutations à M. de Luze. Parlez quekjue-
fois avec M"*^ de Froment et M™^ de Sandoz
de ce pauvre exilé. Pourvu qu'il ne le soit
jamais de vos cœurs , tout autre exil lui sera
supportable.
LETTRE
M. LE GENERAL
C O N W A Y.
Le 12 mai 1766»
Mo
N s lE U R
Vivement touche des grâces dont il plaît
à S. M. de m honorer , et de vos bontés qui
me les ont attirées, j"y trouve dès à préseiit
306 LETTRES
ce bien prëcieux à mon cœur d'intéresser
à mon sort le meilleur des rois et l'homme
le plus digne d'être ajmë de lui. Voilà , mon-
sieur, un avantage que je ne mériterai point
de perdre: mais il faut vous parler avec la
franchise que vous aimez. Après tant de
malhem-s je me croyois préparé à tous les
ëvènemens possibles : il m'en arrive pour-
tant que je n'avois pas prévus et qu'il n'est
pas même permis à un lionnête homme de
prévoir. Ils m'en affectent d'autant plus
cruellement ; et le trouble où ils me jettent
m'ôtant la liberté d'esprit nécessaire pour'
me bien conduire, tout ce que me dit la
raison dans un état aussi triste est de sus-
pendre ma résolution sur toute affaire im-
portante , telle qu'est pour moi celle dont il
s'agit. Loin de me refuser aux bienfaits du
roi par l'orgueil qu'on m'impute, je le met-
trois à m'en glorifier; et tout ce que j'y vois
de pénible est de ne pouvoir m'en lionorer
aux yeux du public comme aux miens pro-
pres. Mais lorsque je les recevrai je veux
pouvoir me livrer tout entier aux sentimens
qu'ils m'inspirent, et n'a\o r le cœur plein
que des bontés de S. M. et des vôtres : je no
DIVERSES.- '207
craîns pas que cette façon de penser les
puisse altérer. Daignez donc, monsieur,-
rue les conserver pour des temps plus heu-
reux. Vous connoîtrez alors que je n'ai dif-
féré de m'en prévaloir que pour tâcher de
m'en rendre plus digne.
Agréez, monsieur^ je vous supplie, mes
très humbles salutations et mon respect.
L ET T R E
A M. HUME.
Le a3 juin 176a.
Je croyois que mon silence interprété par
votre conscience endisoit assez: mais puis-
qu'il entre dans vos vues de ne pas l'enten-
dre , je parlerai.
Je vous connois, monsieur, et vous ne
l'ignorez pas. Sans liaisons antérieures, sans
querelles, sans démêlés, sans nous connol-
tre autrement que par la réputation litté-
raire, vou« vous empressez à m'offrirdans
ao8 LETTRES
mes malheurs vos amis et vos soins : tou--
ché de votre générosité je me jette entre
vos bras ; vous m'amenez en Angleterre, en
apparence pour m'y procurer un asyle , et
en effet pour m'y déslionorer. Vous vous
appliquez à cette noble œuvre avec un zèle
digne de votre cœur et avec un art digne de
vos talens. II n'en falloit pas tant pour réus-
sir : vous vivez dans le grand monde , et moi
dans la retraite : le public aime à être trompé;
et vous êtes fait pour le tromper. Je con-
nois pourtant un homme que vous ne trom-
perez pas, c'est vous-même. Voussavezavec
([uellc horreur mon cœur repoussa le pre-
mier soupçon de vos desseins. Je vous dis,
en vous embrassant les yeux en larmes , que
si vous n'étiez pas le meilleur des hommes
il faudroit que vous en fussiez le plus noir.
En pensant à votre conduite secrète, vous
vous direz quelquefois que vous n'êtes pas
le meilleur des hommes ; et je doute qu'a-
vec cette idée vous en soyez jamais le plus
heureux.
Je laisse un l'bre cours aux manœuvres de
vos amis et aux vôtres , et je vous aban-
donne avec peu de regret ma réputation du-
rant
DIVERSES. 209
rant ma vîe , bien sûr qu'un jour on nous
rendra justice à tous deux. Quant aux bons
offices en matière d'intérêt avec lesquels
vous vous masquez, je vous en remercie et
vous en dispense. Je me dois le n'avoir plus
de commerce avec vous, et de n'accepter,
pas même à mon avantage , aucune affaire
dont vous soyez le médiateur. Adieu, mon-
sieur : je vous souhaite le plus vrai bonlieur ;
mais comme nous ne devons plus rien avoir
à nous dire , voici la dernière lettre que vous
recevrez de moi.
LETTRE
A M. DAVENPORT.
Wootton, le 2 juillet 1766.
Je vous dois, monsieur, toutes sortes de
déférences ; et puisque M. Hume demande
absolument une explication , peut-être la lui
dois je aussi : il l'aura donc , c'est sur quoi
vous pouvez compter. Mais j'ai besoin de
Tome 52. ' O
210 L E 1" T R E S
quelques jours pour me remettre , car en vé-
rité les forces me manquent tout-à-fait.
Mille très humbles salutations.
LETTRE
A M. DAVID HUME.
"Wootton , le lo juillet 1766.
Je suis malade, monsieur, et peu en état
d'écrire; mais vous voulez une explication,
il faut vous la donner. Il n'a tenu qu'à vous
defavoir depuis long-temps ; vous n'en vou-
lûtes point alors, je me tus : vous la voulez
aujourd'hui, je vous renvoie. Elle sera lon-
gue, j'en suis iâchë; mais j'ai beaucoup à
dire et je n'y veux pas revenir à deux fois.
Je ne vis point dans le monde; j'ignore
ce qui s'y passe; je n'ai point de parti, point
d'associé, point d'intrigue; on ne me dit rien,
jenesaisquece que je sens ; mais comme on
me le fait bien sentir, je le sais bien. Le pre-
mier soin de ceux qui trament des noirceurs
est de se mettre à couvert des preuves juridi.-
DIVERSES. 211
ques; il ne feroit pas bon leur intenter pro-
cès. La conviction intt^rieure admet un au-
tre genre de preuves qui règlent les senti-
niensd'un honnételiomme. Vous saurezsur
quoi sont fondés les miens.
Vous demandez avec beaucoup de con-
fiance qu'on vous nomme votre accusa-
teur. Cet accusateur, monsieur, est le seul
homme au monde qui déposant contre vous
pouvoit se faire écouter de moi ; c'est vous-
même. Je vais me livrer sans réserve et sans
crainte à mon caractère ouvert ; ennemi de
tout artifice , je vous parlerai avec la même
franchise que si vous étiez un autre en qui
j'eusse toute la confiance que je n'ai plus en
vous. Je vous ferai Thistoire des mouvemens
de mon ame et de ce qui les aproduits; et nom-
mant M. Hume en tierce personne, je vous fe-
rai juge vous-même de ce que je dois penser
•de lui. Malgré la longueur de ma lettre je n'y
suivrai point d'autre ordre que celui de mes
idées, commençant par les indices et finis-
sant par la démonstration.
Je qulttois la Suisse, fatigué de traite-
meiis barbares, mais qui du moins ne met-
toient en péril que ma personue et la'ssoient
O 2
212 LETTRES
mon honneur en sûreté. Je suivois les mon-
vemens de mon cœur pour aller joindre mi-
lord maréchal, quand je reçus à Stiasbourpj
de M. Hume l'invitation la plus tendre de
passer avec lui en Angleterre où il me pro-
mettoitraccueil le plus agréable, et plus de
tranquillité que je n'y en ai trouvé. Je balan-
çai entre l'ancien ami et le nouveau , j'eus
tort; je préférai ce dernier, j'eus plus grand
tort : mais le désir de connoître par moi-
même une nation célèbre dont on niedisoit
tant de mal et tant de bien l'emporta. Sur de
ne pas perdre George Keith, j'étois flatté
d'acquérir David Hume. Son mérite, ses
rares talens, l'honnêteté bien établie de son
caractère, me faisoient désirer de joindre son
amitié à celle don!: m'honoroit son illustre
compatriote ; et je me faisois une sorte de
gloire de montrer un bel exemple aux gens
de lettres dans l'union sincère de deux honv
mes dont les principes étoient si différens.
Avant l'invitation du roi de Prusse et
de milord maréchal, incertain sur le lieu de
ma retraite , j 'a vois demandé et obtenu par
mes amis un passe-port de la cour de France
dont je me servis pour aller à Paris joindre
DIVERSES. 2l3
M. Hume. Il vit, et vit trop peut-être , Fac-
cueil que je reçus d'un grand prince, et,
j'ose dire, du public. Je me prêtai par de-
voir mais avec répugnance à cet éclat, ju-
geant combien Tenvie de mes ennemis en
seroit irritée. Ce fut un spectacle bien doux
pour moi que Taugmentation sensible de
bienveillance pour M. Hume, que la bonne
œuvre qu'il alloit faire produisit dans tout
Paris. Il de voit en être touché comme moi ;
je ne sais s'il le fut de la même manière.
Nous partons avec un de mes amis qui
presque uniquement pour moi faisoit le
voyage d'Angleterre. En débarquant à Dou*
vres, transporté de toucher enfin cette terre
de liberté et d'y être amené par cet homme
illustre , je lui saute au cou , je l'embrasse
étroitement sans rien dire, mais en couvrant
son visage de baisers et de larmes qui par-
loient assez. Ce n'est pas la seule fois ni la
plus remarquable où il ait pu voir en moi
les saisissemens d'un cœur pénétré. Je ne
sais ce qu'il fait de ces souvenirs s'ils lui
viennent; j'ai dans lesprit qu'il en doit
quelquefois être importuné.
Nous sommes fêtés arrivant à Londres.
G 5
214 LETTRES
On s'empresse dans tous les états à me mar-
quer de la bienveillance et de Testime.
M. Hume me présente de bonne grâce à
tout le monde: il étoit naturel de lui attri-
buer, comme je faisois, la meilleure partie
de ce bon accueil ; mon cœur étoit plein de
lui , j'en parlois à tout le monde , j'en écri-
vois à tous mes amis ; mon attachement
pour lui prenoit chaque jour de nouvelles
forces; le sien paroissoit pour moi des plus
tendres , et il m'en a quelquefois donné des
marques dont je me suis senti très touché.
Celle de faire faire mon portrait en grand
ne fut pourtant pas de ce nombre. Cette
fantaisie me parut trop affichée, et j'y trou-
vai je ne sais quel air d'ostentation qui ne
me plut pas. C'est tout ce que j'aurois pu
passer à M. Hume s'il eût éié homme à
jeter son argent par les fenêtres et qu'il
eût eu dans une galerie tous les portraits de
ses anus. Au reste j'avouerai sans peine
qu'en cela je puis avoir tort.
Mois ce qui me parut un acte d'amitié
et de gruérosité des jihis \rais et des jjIus
estimalles, des phis dignes en un mot de
M. Hume, ce fut le soin qu'il prit de solli-
DIVERSES. Zl5
citer pour moi de lui-même une pension du
roi , à laquelle je n'avois assurément aucun
droit d'aspirer. Témoin du zèle qu'il mita
cette affaire j'en fus vivement pénétré :
rien ne pouvoit plus me flatter qu'un service
de cette espèce, non pour l'intérêt assuré-
ment, car, trop attaché peut-être à ce que
je possède , je ne sais point désirer ce que je
n'ai pas, et ayant par mes amis et par mon.
travail du pain suffisamment pour vivre,
je n'ambitionne rien de plus ; mais l'hon-
near de recevoir des témoignages de bonté,
je ne dirai pas d'un si grand monarque ,
mais d'un si bon père, d'un si bon mari ,
d'un si bon maître , d'un si bon ami , et
sur-tout d'un si honnête homme, m'affec-
toit sensiblement; et quand je considérois
encore dans cette grâce que le ministre qui
l'avoit obtenue étoit la probité vivante,
cette probité si utile aux peuples et si rare
dans son état, je ne pouvois que me glori-
fier d'avoir pour bienfaiteurs trois des hom-
mes du monde que j'aurois le plus désirés
pour amis. Aussi, loin de me refuser à la
pension offerte , je ne mis pour l'accepter
qu'une condition nécessaire , savoir uu
0 4
21 ^* LETTRES
consenteinent, dont sans manquer à mon
devoir je ne pouvois me passer.
Honoré âo.s empressemens de tout le
monde je tàcliois d'y répondre convena-
blement. Cependant ma mauvaise santë et
riiabitude de vivre à la campagne me firent
trouver le séjour de la ville incommode.
Aussitôt les maisons de campagne se pré-
sentent en foule ; on m'en offre à choisir
dans toutes les provinces. M. Hume se
charge des propositions; il me les fait, il
me conduit même à deux ou trois campa-
gnes voisines: j'hésite long- temps sur le
choix; il augmentoit cette incertitude. Je
me détermine enfin pour cette province ;
et d'abord M. Hume arrange tout , les em-
barras s'applanissent; je pars, j'arrive dans
cette habitation solitaire, commode, agréa-
ble: le maître de la maison prévoit tout,
pourvoit atout; rien ne manque. Je suis
tranquille, indépendant: voilà le moment
si désiré on tons mes maux doivent finir.
Non, c'est là qu'ils corjimencent , phjs
crneîs que je ne les avois encore éprouvés.
J'ai parlé jusqu'ici d'abondance de cœur
et rendant avec le plus grand plaisir justice
DIVERSES. 2'7
aux bons oiTices de M. Hume. Que ce qui
me reste à dire n est-il de même nature !
Piieu ne me coûtera jamais de ce qui pourra
r honorer. Il n'est permis de marchander
sur Je prix des bienfaits que quand on nous
accuse d'ingratitude , et M. Hume m'en
accuse aujourd'hui. J'oserai donc faire une
observation qu'il rend nécessaire. En appré-
ciant ses soins par la peine et le temps qu'ils
lui contoient, ils étoient d'un prix inestima-
ble, encore plus par sa bonne volonté: pour
le bien réel qu'ils m'ont fait, ils ont plus
d'apparence que de poids. Je ne venois
point comme un mendiant quêter du pain
en Angleterre, j'y apportois le mien; j'y
venois absolument chercher unasyle, et il
est ouvert à tout étranger: d'ailleurs je n'y
étois point tellement inconnu, qu'arrivant
seul j'eusse manqué d'assistance et de ser-
vices. Si quelques personnes m'ont recherché
pour M. Hume, d'autres aussi m'ont recher-
ché pour moi; et, par exemple, c{uand
M. Davenport voulut bien m'offrir l'asyle
que j'habite, ce ne fut pas pour lui qu'il
ne connoissoit point, et qu'il vit seulement
pour le prier de faire et d'appuyer son obli-
2]8 LETTRES
géante proposition. Ainsi, quand M. Hnme
tâche aujourdlmi d'aliéner de moi cet hon-
nête homme , il cherche à m'ôter ce qu'il
ne m'a pas donné. Tout ce qui se fait de
bien se seroit fait sans lui à- peu -près de
même et peut-être mieux : mais le mal ne
se fût point fait; car pourquoi ai-je des en-
nemis en Angleterre? pourquoi ces ennemis
sont-ils précisément les amis de M. Hume?
Qui est-ce qui a pu m'attirer leur haine? Ce
n'est pas moi , qui ne les vis de ma vie et qui
ne les connois pas ; je n'en aurois aucun si
j'y étois venu seul.
J'ai parlé jusqu'ici de faits publics et no-
toires qui par leur nature et par ma recon-
noissance ont eu le plus grand éclat :. ceux
qui me restent à dire sont non seulement
particuliers, mais secrets, du moins dans
leur cause ^ et l'on a pris toutes les mesures
possibles pour qu'ils restassent cachés au
public ; mais bien connus de la personne
intéressée , ils n'en opèrent pas moins sa
propre conviction.
Peu de temps après notre arrivée à Lon-
dres, j'y remarquai dans les esprits à mon
égard un changement sourd qui bientôt der
DIVERSES. 219
vînt très sensible. Avant que je vinsse en
Angleterre elle étolt un des pays de FEii-
rope où j\ivo:s le plus de réputation , j'ose
presque dire déconsidération. Les papiers
publics ëtoient pleins de mes éloges, et il
n'y avoit qu'un cri contre mes persécuteurs.
Ce ton se soutint à mon arrivée -, les pa-
piers Tannoncerent en triomphe ; l'Angle-
terre s'honoroit d'être mon refuge, elle en
glorifioit avec justice ses lois et son gouver-
nement. Tout-à-coup, et sans aucune cause
assignable , ce ton change , mais si fort et si
vite , que dans tous les caprices du public
on n'en voit guère de plus étonnant. Le
signal fut donné dans un certain magasin ,
aussi plein d'inepties que de mensonges ,
où l'auteur bien instruit ou feignant de fétre
me donnoif pour fils de musicien. Dès ce mo-
ment les imprimés ne parlèrent plus de moi
que d'une manière équivoque ou mallion-
nête. Tout ce qui avoit trait à mes malheurs
étoit déguisé , altéré , présenté sous un faux
jour, et toujours le moins à mon avantage
qu'il étoit possible. I^oin de parler de Fac-
cueil que j'avois reçu à Paris, et qui n'avoit
fait que trop de bruit , on ne supposoitpas
530 I. E T T 11 E S
même que j'eusse osé paroître tîans cette
ville , et ua des amis de M. Hume fut très
surpris quand je lui dis que j'y avois passé.
Trop accoutume à Tinconslance du pu-
blic pour m'en affecter encore , je ne lais-
sois pas d'être étonné de ce changement si
brusque , de ce concert si singulièrement
unaiiuiie , que pas un de ceux qui nVavoieiit
tant loué absent ne parût, moi présent,
se souvenir de mon existence. Je trouvois
bizarre que précisément après le retour de
M. Hume, qui a tant de crédit à Londres ,
tant d'influence sur les gens de lettres et les
libraires et de si grandes liaisons avec eux,
sa présence eût produit un effet si contraire
à celui qu'on en pouvoit attendre , que ,
parmi tant d'écrivains de toute espèce, pas
un de ses amis ne se montrât le mien : et
l'on voyoit bien ({ue ceux qui parloient de
moi n'étoient pas ses ennemis , puisqu'en
faisant sonner sou caractère public, ils di-
soient que j'avois traversé la France sous sa
protection à la faveur d'un passe-port qu'il
m'avoit obtenu de la cour; et peu s'en ia.'loit
qu'ils ne lissent entendre que j'avois fait le
voyage à sa suite et à ses fiais.
DIVERSES. 221
Ceci ne sigiiifioit rien encore et n'étoit
fjiie singulier ; mais ce qui l'étoit davantage
fut que le ton de ses amis ne changea pas
moins avec moi que celui du public. Tou-
jours , je me fais un plaisir de le dire , leurs
soins , leurs bons offices ontëté les mêmes
et très grands en ma faveur; mais loin de
me marquer la même estime , celai sur-
tout dont je veux parler et chez qui nous
étions descendus à notre arrivée accompa-
gnoit tout cela de propos si durs et quelque-
fois si choquans, qu on eût dit qu'il ne cher-
choit à m'obliger que pour avoir droit de
me marquer du mépris. Son frère , d'abord
très accueillant , très honnête , changea
bientôt avec si peu de mesure qu il ne dai-
gnoit pas même dans leur propre n^aison
me dire un seul mot , ni me rendre le salut,
ni aucun des devoirs que Ton rend chez soi
aux étrangers. Rien cependant n'étoit sur-
venu de nouveau quefarrivée de J. J. Rous-
seau et de David Hume : et certainement
la cause de ces changemens ne vint pas
de moi ; à moins que trop de simplicité , de
discrétion , de modestie , ne soit un moyen
de mécontenter les Anglois.
aa2 LETTRES
Pour M. Hume , loin de prendre avec
moi un ton rëvoUant, il donnoit dans Tau-
tre extrême. Les flagorneries m'ont toujours
été suspectes. 11 m'en a fait de toutes les fa-
çons (i) , au point de me forcer, n'y pou-
vant tenir davantage, à lui en dire mon sen-
timent. Sa conduire le dispensoit fort de
s étendre en paroles ; cependant, puisqu'il en
vouloit dire, j'aurois voulu qu'à toutes ses
louanges fades il eût substitue quelquefois
la voix d'un ami : mais je n'ai jamais trouvé
dans son langage rien qui sentît la vraie
amitié , pas même dans la façon dont il par-
loit de moi à d'autres en ma présence. On
eut dit qu'en voulant me fiire des patrons
il cherclîoit à m'oter leur bienveillance ,
qu'il vouloit plutôt que j'en fusse assisté
qu aimé ; et j'ai queîquefois été surpris du
tour révoltant qu'il donnoit à ma conduite
(i) J'en dirai seulement une qui m'a fait rire;
c'étoit de faire en sorte , quand je venois le voir ,
que je trouvasse toujours sur sa table im tome de
l'Hëloïse : comme si je ne eonnoissois pas assez le
goût de M. Hume pour être assuré que de tous
les livres qui existent l'Héloïse doit être pour lui
le plus ennuyeux .'
DIVERSES. 2 2D
près des gens qui pouvoient s'en offenser.
Un exemple éclaircira ceci. M. Penneck, du
musaeum , ami de milord maréchal et pas-
teur d'une paroisse où Ton vouloit m éta-
blir , vient nous voir. M. Hume, moi pré-
sent , lui fait mes excuses de ne Favoir pas
prévenu : Le docteur Maty, lui dit- il , nous
avoit invités pour jeudi au musaeum où
M. Rousseau devoit vous voir ; mais il pré-
féra d'aller avec madame Garrick à la co-
médie ; on ne peut pas faire tant de choses
en un jour. Vous m'avouerez , monsieur ,
quec'étoitlàune étrange faconde me captei;
la bienveillance de M. Penneck.
Je n^ sais ce qu avoit pu dire en secret
M. Hume à ses connoissances ; mais rien
n'étoit plus bizarre que leur façon d'en user
avec moi de son aveu , souvent même par
son assislance. Quoique ma bourse ne fût
pas vuide ^ que je n'eusse besoin de celle de
personne , et qu'il le sût très bien^ Ton eût
dit que je n'étois là que pour vivre aux dé-
pens du public , et qu'il n'étoit question que
de me faire l'aumône de manière à m'en
sauver un peu l'embarras. Je puis dire que
cette affectation continuelle et choquante
224 LETTRES
est une des choses qui m'ont fait prendre
le plus en aversion le séjour de Londres.
Ce n'est sûrement pas sur ce pied qu'il faut
présenter en Angleterre un homme à qui
l'on veut attirer un peu de considération.
Mais cette chniité peut être bénignement
interprétée , et je consens qu'elle le soit.
Avançons.
On répand à Paris une fausse lettre du
roi de Prusse à moi adressée et pleine de la
plus cruelle malignité. J'apprends avec sur-
prise que c'est un M. Walpole , ami de
M. Plume, qui répand cette lettre : je lui
demande si cela est vrai ; mais pour toute
réponse il me demande de qui je Iç tiens.
Un moment auparavant il m'avoit donné
une carte pour ce même M. Walpole afin
qu'il se chargeât de papiers qui m'impor-
tent et que je veux faire venir de Paris en
sûreté.
J'apprends que le fils du jongleur Tron-
chin , mon plus mortel ennemi , est non seu-
lement fami , le protégé de M. Hume, mais
qu'ils logent ensemble. Et quand M. Hume
voit que je sais cela , il m'en fait la confi-
dence, m'assurant que le fils ne ressemble
pas
DIVERSES. 225
pas au père. J'ai logé quelques nuits dans
cette maison chez M. Hume avec ma gou-
vernante ; et à Tair , à l'accueil dont nous ont
honorés ses hôtesses, qui sont ses amies,
j'ai juge de la façon dont lui ou cet homme
qu'il dit ne pas ressembler à son père ont -
pu leur parler d'elle et de moi.
Ces faits combinés entre eux et avec une
certaine apparence générale me donnent in-
sensiblement une inquiétude que jerepousse
avec horreur. Cependant les lettres que j'é-
cris n'arrivent pas ; j'en reçois qui ont été
ouvertes, et toutes ont passé par les mains
de M. Hume. Si quelqu'une lui échappe,
il ne f)eut cacher l'ardente avidité de la
voir. Un soir , je vois encore chez lui une
manœuvre de lettre dont je suis frappé (i).
(i) Il faut dire ce que c'est que cette manœuvre.
J'écrivois sur la table de M. Hume en son ab-
sence une réponse à une lettre que je venois de re-
cevoir. 11 arrive, très curieux de savoir ce quej'é-
crivois et ne pouvant presque s'abstenir d'y lire. Je
ferme ma lettre sans la lui montrer , et^ comme je
ïd mettois dans ma poche, il la demande avide-
ment, disant qu'il l'enverra le lendemain jour dé
joste. La lettre reste sur sa table. Lord Nevvjiham
Tome 32. P
226 LETTRES
Après le souper , gardant tous deux le si-
lence au coin de son feu , je m'apperçois
qu'il me fixe comme il lui arrivoit souvent
et d'une manière dont l'idée est difficile à
rendre. Pour cette fois son regard sec , ar-
dent, moqueur et prolongé devint plus qu in-
quiétant. Pour m'en débarrasser , j'essayai
arrive , M. Hume sort un moment; je reprends ma
lettre, disant que j'aurai le temps de l'envoyer le
lendemain. Lord Newnham m'olfre de l'envoyer
par le paquet de M. l'amb-isbadour de Iiance; j'ac-
cepte. M. Hume rentre tandis que lord Newnham
fait son enveloppe : il tire son cachet; M. Hume
offre le sien avec tant d'empressement qu'il faut
s'en servir par préférence. On sonne ; loi^ Newn-
ham donne la lettre au laquais de M. Hume pour
la remettre au sien, qui attend en bas avec son car-
rosse, afm qu'il la porte chez M. l'ambassadeur. A
peine le laquais de M. Hume étoit hors de la porte
que je me dis, Je parie que le maître va le suivre : il
n'y manqua pas. Ne sachant comment laisser seul
milord Newnham , j'hésitai quelque temps avant
que de suivre à mon tour M. Hume ; je n'apper^us
rien, mais il vit très bien que j'étois inquiet. Ainsi,
quoique je n'aie reçu aucune réponse à ma lettre,
je ne doute pas qu'elle ne soit jjarvenue ; mais je
doute un peu , je lavoue , qu'elle n'ait «té lue au-
paravant.
DIVERSES. 227
ûe le fixer à mon tour ; mais en arrêtant mes
yeux sur les siens , je sens un frémissement
inexplicable , et bientôt je suis forcé de les
baisser. La physionomie et le ton du bon
David sont d'un bon homme: mais oii, grand
Dieu ! ce bon homme emprunte-t-il les yeux
dont il fixe ses amis ?
L'impression de ce regard me reste et m'a-
gite; mon trouble augmente jusqu'au saisis-
sement : si l'épanchement n'eut succédé,
j'étouffois. Bientôt un violent remords me
gagne ; je m'indigne de moi-même ; enfin,
dans un transport que je me rappelle en-
core avec délices , je m'élance à son cou, je
le serre étroitement ; suffoqué de sanglots,
inondé de larmes , je m'écrie d'une voix en-
trecoupée: Non, non, Dauîd Hume n'est pas
un traître ; s il iiéioit le meilleur des hom-
mes , il f au droit quil en fut le plus noir.
David Humeme rend poliment mesembras-
semens , et tout en me frappant de petits
coups sur le dos , me répète plusieurs fois
d'un ton tranquille : Quoi ! mon cher mon-
sieur! Eh ! mon cher monsieur! Quoi donc !
mon cher monsieur! Il ne me dit rien de
plus : je sens que mon cœur se resserre ;
P 2
228 LETTRES
nous allons nous coucher, et je pars le len-
demain pour la province.
Arrivé dans cet agréable asyle où j'étois
venu chercher le repos de si loin , je devois
le trouver dans une maison solitaire, com-
mode et riante , dont le maître, homme d'es-
prit et de mérite, nVpargnoit rien de ce qui
pouvoit m'en faire aimer le séjour. Mais
quel repos peut-on geûter dans la vie quand
le cœur est agité ? Troublé de la phis cruelle
incertitude et ne sachant que penser d'un
homme que je devois aimer, je cherchai à
me délivrer de ce doute funeste en rendant
ma coiifiaiice à mon bienfaiteur. Car ,
pourquoi , par quel caprice inconcevable
eût-il eu tant de zèle à Textérieur pour mon
bien-être , avec des projets secrets contre
mon honneur? Dans les observations qui
m'avoient inquiété, chaque fait enlui-même
étoit peu de chose , il n'y avoit que leur con-
cours d'étonnant; et peut-être instruit d'au-
tres faits que j'ignorois, M. Hume pouvoit-il
dans un éclaircissement me donner une
solution satisfaisante. La seule chose inex-
j)licable étoit c^u'il se fut refusé à un éclair-
cissement que son honneur et son amitié
DIVERSES. 229
pour moi rendoient également nécessaire.
Je voyois qu'il y avoit là quelque chose que
jenecomprenoispas et que je mouroisd'en-
vie d'entendre. Avant donc de me décider
absolument sur son compte , je voulus faire*
un dernier effort et lui écrire pour le rame-
ner , s'il se laissoit séduire à mes ennemis,
ou pour le faire expliquer de manière ou
d'autre. Je lui écrivis une lettre ( 1 ) qu'il
dut trouver fort naturelle s'il étoit coupa-
ble , mais fort extraordinaire s'il ne l'étoit
pas : car quoi de plus extraordinaire qu'une
lettre pleine à la fois de gratitude sur ses
services et d'inquiétude sur ses sentimens,
et où, mettant pour ainsi dire ses actions
d'un côté et ses intentions de l'autre, au lieu
de parler des preuves d'amitié qu'il m'avoit
données , je le prie de m'aimer à cause
du bien qu'il m'avoit fait.'* Je n'ai pas pris
mes précautions d'assez loin pour garder
une copie de cette lettre ; mais puisqu'il
les a prises lui , qu il la montre ; et quicon-
(i)ll paroît par ce qu'il m'écrit en dernier lieu
qu'il est très content de cette IctjLre et qu'il la trouvai
fort bien'
P 3
2^0 LETTRE»
que la lira, y voyant un homme tourmenté
d'une peine spcrete qu'il veut faire enten-
dre et qu'il n'ose dire, sera curieux, je
m'assure , de savoir quel éclaircissement
cette lettre aura produit, sur tout à la fin
de la scène précédente. Aucun, rien du tout.
M. Hume se contente , en réponse , de me
parler des soins obligea' s que M. Daven-
port se propose de prendre en ma faveur;
du reste, pas un seul mot sur le principal
sujet de ma lettre ni sur l'état de mon cœur
dont il devoit si bien voir le tourment. Je
fus frappé de ce silence encore plus que je
ne l'avois été de son flegme à notre dernier
entretien. J'avois tort, ce silence étoit fort
naturel après l'autre , et j'aurois dû m'y
attendre. Car quand on a osé dire en face
à un homme , Je suis tenté de 'vous croire
un traître^ et qu'il n*a pas la curiosité de
demander , Sur quoi? Ton peut compter
qu'il n'aura pareille curiosité de sa vie; et,
pour peu que \ii^ indices le chargent , cet
homme est jugé.
Après la réception de sa lettre qui tarda
beaucoup, je pris enfin mon parti et résolus
de ne lui plus écrire. Tout me confirma
f DlV^ERSES. 25l
bientôt dans la résolution de rompre avec
lui tout commerce. Curieux au dernier point
du détail de mes moindres affaires , il ne
s'étoit pas borné à s'en informer de moi dans
nos entretiens, mais j'appris qu'après avoir
commencé par faire avouer à ma gouver-
nante qu'elle en étoit instruite , il n'avoit
pas laissé échapper avec elle un seul tête-à-
tête sans l'interroger jusqu'à Timportunité
sur mes occupations, sur mes ressources,
sur mes amis , sur mes connoissances , sur
leurs noms, leur état, leur demeure; et avec
une adresse jésuitique , il avoit demandé
séparément les mêmes choses à elle et à moi.
On doit prendre intérêt aux affaires d'un
ami , mais on doit se contenter de ce qu il
veut nous dire, sur-tout quand il est aussi
ouvert , aussi confiant que moi ; et tout ce
petit cailletage de commère convient on ne
peut pas plus mal à un philosophe.
Dans le même temps je reçois encore deux
lettres qui ont été ouvertes ; l'une de M.Bos-
well, dont le cachet étoit en si mauvais état
que M. Davenport en la recevant le fit
remarquer au laquais de M. Hume; et l'au-
tre de M. dlvernois, dans un i.aqnet de
P 4
2^2 LETTRES «
M. Hume, laquelle avoit été recachetée au
moyen d'un fer chaud , qui, mal -adroite-
ment appli(|ué, avoit brûlé le papier autour
de l'empreinte. JVcrivis à M. Davenport
pour le prier de garder par devers lui toutes
les lettres qui lui seroient remises pour
moi, et de n'en remettre aucune à personne
sous quelque prétexte que ce fût. J'ignore
si M. Davenport , bien éloigné de penser
que cette précaution pût regarder M. Hume,
lui montra ma lettre ; mais je sais que tout
disoit à celui-ci qu il avoit perdu ma con-
fiance , et qu il n'en alloit pas moins son
train sans s'embarrasser de la recouvrer. •
Mais que devins-je lorsque je vis dans les
papiers publics la prétendue lettre du roi de
Prusse que jen'avois pas encore vue, cette
fausse lettre imprimée en françois et en
anglois , donnée pour vraie , même avec la
signature du roi , et que j'y reconnus la
plume de M. d'Alembert aussi sûrement
que si je la lui avois vu écrire !
A l'instant un trait de lumière vint m'é-
clairer sur la cause secrète du changement
étonnant et prompt du public anglois à mon
DIVERSES. 235
ëgard , et je vis à Paris le foyer du complot
qui s'exëcutoit à Londres.
M. d'Àlembert , autre ami très intime de
M. Hume , étoit depuis long-temps mon en-
nemi caché , et n'ëpioit que les occasions
de me nuire sans se commettre ; il éroit le
seul des gens de lettres d'un certain nom et
de mes anciennes connoissances (sui ne me
fût point venu voir ou qui ne m'eût rien fait
dire à mon dernier passage à Paris. Je con-
noissois ses dispositions secrètes , mais je
m'en inquiétois peu , me contentant d'en
avertir mes amis dans l'occasion. Je me sou-
viens qu'un jonr,'questionnësur son compte
par M. Hume , qui questionna de même
ensuite ma gouvernante , je lui dis que
M. d'Alembert étoit un homme adroit et
rusé. Il me contredit avec une chaleur dont
je m'ëtoîinai , ne sacliant pas alors qu ils
ëtoient si bien ensemble et que c'étoit sa
propre cause qu'il dëfendoit.
La lecture de cette lettre rn'alarma beau-
coup; et sentant que j'avois été attire en
Angleterre en vertu d'un projet qui com-
mençoit à s'exécuter , mais dont j'iguorois
2^4 LETTRES
le but, je sentois le përil sans savoir où il
pouvoit être ni de quoi j'avois à me garantir:
je me rappelai alors quatre mots effrayans
de M. Hume, que je rapporterai ci-après.
Que penser d un ëcî-it où Ton me faisoit un
crime de mes misères , qui tendoit à m'oter
la commisération de tout le monde dans
mes malheurs, et qu'on donnoit sous le
nom du prince même qui m'avoit protégé »
pour en rendre Teffet plus cruel encore ?
Que devois-je augurer delà suite d'un tel
début ? Le peuple anglois lit les papiers pu-
blics, et n'est déjà pas trop favorable aux
étrangers ; un vêtement qui n'est pas le sien
suffit pour le mettre de mauvaise humeur.
Qu'en doit attendre un pauvre étranger dans
ses promenades champêtres , le seul plaisir
de la vie auquel il s'est borné, quand on
aura persuadé à ces bonnes gens que cet
homme aime qu'on le lapide ? ils seront fort
tentés de lui en donner l'amusement. Mais
ma douleur , ma douleur profonde et cruelle,
la plus amere que j'aie jamais ressentie, ne
venoit pas du péril auquel j'étois exposé ;
j'en avois trop bravé d'autres pour être fort
ënm de celui-là. La trahison dun faux ami
DIVERSES. 235
dont j^étois la proie ëtoit ce qui portoit
dans mon cœur trop sensible raccaUement,
la tristesse et la mort. Dans Fimpétuosité
d'un premier mouvement, dont jamais jena
fus le maître et que mes adroits enneniiâ
savent faire naître pour s'en prévaloir, j'é-
cris des lettres pleines de désordre où je ne
déguise ni mon trouble ni mon indigna-
tion.
Monsieur, j'ai tant de choses à dire, qu'en
chemin faisant j'en oublie la moitié : par
exemple, une relation en forme de lettre
sur mon séjour à Montmorenci fut portée
par des libraires à M. Hume , qui me la
montra. Je consentis qu'elle fût imprimée :
il se chargea d'y veiller-, elle n'a jamais paru.
J'avois apporté un exemplaire des lettres
de M. du Peyrou , contenant la relation des
affaires de Neuchatel qui me regardent ; je
les remis aux mômes libraires a leur prière
pour les faire traduire et réimprimer :
M. Hume se chargea d'y veiller; elles n'ont
jamais paru (i). Dès que la fausse lettre du
(i) Les libraires viennent de me marquer que
cette édition est faite et prête à paroître. Cela peut
2o6 LETTRES
roi de Prusse et sa traduction parurent , je
compris pourquoi les autres écrits restoient
supprimés, et je Técrivis aux libraires. Té-
crivis d'autres lettres , qui probablement
ont couru dans I.ondres : enfin j'employai
le crédit d'un homme de mérite et de (jiui-
litépour faire mettre dans les papiers une
déclaration de limposture. Dans cette dé-
claration je laissois paroître toute ma dou-
leur et je n'en déguisois pas la cause.
Jusqu'ici M. Hume a semblé marcher
dans les ténèbres. Vous Tallez voir désor-
mais dans la lumière et marcher à découvert.
Il n'y a qu a toujours aller droit avec les
gens rusés , tôt ou tard ils se décèlent par
leurs ruses mêmes.
Lorsque cette prétendue lettre du roi de
Prusse fut publiée à Londres, M. Hume,
qui certainement savoit qu'elle étoit sup-
posée , puisque je le lui avois dit, n'en dit
rien , ne m'écrit rien, se tait, et ne songe pas
même à me faire , en faveur de son ami
absent , aucune déclaration de la vérité. Il
^^^p^i^«.M«« ■ »»—^i*^»^— ■■■»■«■!- ■ ■■■ ■ III II ■■■ I ■ Il ■ I 1^
être, mais c'est trop tard, et, qui pis est, trop à
propos.
DIVERSES. 2^7
ne faîloit pour aller au but que laisser dire
et se tenir coi ; c'est ce qu'il [it.
M. Hume, ayant été mon conducteur en
Angleterre, y étoit , en quelque flicon , mon
protecteur, mon patron. S'il ctoit naturel
qu'il prît ma défense, il ne l'étoit pas moins
C|u ayant une protestation publique à faire,
je m'adressasse à lui pour cela. Ayant déjà
cessé de lui écrire , je n'avois garde de re-
commencer. Je madresse à un autre. Pre-
mier soufflet sur la joue de mon patron -, il
n'en sent rien.
En disant que la lettre étoit fabriquée
à Paris , il m'importoit fort peu lequel on
entendit de M. d'Alembert ou de son prête-
nom M.Walpole ; mais en ajoutant que
ce qui navroit et déchiroit mon cœur étoit
que l'imposteur avoit des complices en
Angleterre , je m'expliquois avec la plus
grande clarté pour leur ami qui étoit à
Londres, et c{ui vouloit passer pour le mien.
Il n'^ avoit certainement que lui seul en
Angleterre dont la haine pût déchirer et
navrer mon cœur. Second soufliet sur la
joue de mon patron ; il n'en sent rien.
Au contraire , il feint malignement que
258 LETTRES
mon affliction venoit seulement de la publi-
cation de cette lettre, aKn de me faire passer
pour un homme vain qu'une satyre affecte
beaucoup. Vain ou non , j'étois mortelle-
ment affligé ; il le savoit et ne m'ëcrivoit
pas un mot. Ce tendre ami , qui a tant à
cœur que ma bourse soit pleine , se soucie
assez peu que mon cœur soit déchiré.
Un autre écrit paroît bientôt dansles mêmes
feuilles de la même main que le premier ,
plus cruel encore, s'il étoit possible, et où
Fauteur ne peut de'guiser sa rage sur faccueil
que j'avois reçu à Paris. Cet écrit ne m'af-
fecta pkis ; il ne m'apprenoit rien de nou-
veau. Les libelles pouvoient aller leur train
sans m' émouvoir , et le volage public lui-
même se lassoit d'être long-temps occupé
du même sujet. Ce n'est pas le compte des
comploteurs , qui , ayant ma réputation
d honnête homme à détruire, veulent de
manière ou d'autre en venir à bout. Il fallut
changer de batterie.
L'affaire de la pension n'étoit pas termi-
née. Il ne fut pas difficile à M. Hume d'ob-
tenir de 1 humanité du ministre et de la
générosité du prince qu'elle le fut. Il fut
DIVERSES. 239
chargé de me le marquer , il le fit. Ce mo-
ment fut , je Tavoue , un des plus critiques
de ma vie. Combien il m'en coûta pour faire
mon devoir ! Mes engagemens précédens ,
l'obligation de correspondre avec respect
aux bontés du roi , l'honneur d'être l'ob-
jet de ses attentions , de celles de son mi-
nistre , le désir de marquer combien j'y
ëtois sensible , même l'avantage d'être un
peu plus au large en approchant de la vieil-
lesse , accablé d'ennuis et de maux , enfin
l'embarras de trouver une excuse hon-
nête pour éluder un bienfait déjà presque
accepté ; tout me rendoit difficile et cruelle
la nécessité d'y renoncer : car il le falloit
assurément , ou me rendre le plus vil de
tous les hommes en devenant volontaire-
ment l'obligé de celui dont j'étois iTahi.
Je fis mon devoir, non sans peine; j'é-
crivis directement à M. le général Con-
way (1); et avec autant de respect etd'iion-
nêteté qu'il me fut possible , sans refus ab-
solu , je me défendis pour le présent d'ac-
cepter. M. Hume avoit été le négociateur de
(1) Voyez la lettre du 12 mai 1766.
240 LETTRES
rafîaire , le seul riiéme qui en eût paflé i
non seulement je ne lui répondis point ,
quoique ce fiit lui qui m'eût écrit, mais jo
ne dis pas un mot de lui dans ma lettre.
Troisième soufliet sur la joue de mon pa-
tron ; et pour celui là , s'il ne le sent pas ^
c'est assurément sa faute : il n'en sent rien»
Ma lettre n'étoit pas claire et ne pouvoit
Têtre pour M. le général Conway qui ne
savoit pas à quoi tenoit ce refus ; mais elle
rétoit fort pour M. Hume qui le savoit
très bien : cependant il feint de prendre le
cliange tant sur le sujet de ma douleur
que sur celui de mon refus , et , dans un
billet qu'il m'écrit, il méfait entendre qu'on
me ménagera la continuation des bontés
du roi si je me ravise sur la pension. En un
mot "il prétend à toute force et quoi qu'il
arrive demeurer mon patron malgré moi.
Vous jngez bien , monsieur , qu'il n'atten-
doit pas de réponse, et il n'en eut point.
Dans ce même temps à-peu-près , car je
ne sais pas les dates , et cette exactitude
ici n'est pas nécessaire, parut une lettre de
M. de Voltaire à moi adressée, avec une tra-
duction angloise qui renchérit encore sur
l'original.
DIVERSES. :ij\i
l'original. Le noble objet de ce spirituel ou-
vrage est de m'attirer le mépris et la haine
de ceux chez qui je me suis réfugie. Jens
doutai point que mon cher patron n'eût ctë
un des intruraens de cette publication , sur-
tout quand je vis qu'en tâchant d'aliéner
de moi ceux qui pou voient en ce pays me
rendre la vie agréable , on avoit omis de
nommer celui qui m y avoit conduit. On
savoit sans doute que c'étoit un soin su*
perflu , et qu'à cet égard rien ne restoit à
faire. Ce nom si mal-adroitement oublié,
dans cette lettre me rappela ce que dit
Tacite du portrait de Bru tus omis dans
une pompe funèbre , que chacun ïy distin-
guoit précisément parcequil n'y étoit pas.
On ne norhmoit donc pas M. Hume ;
mais il vit avec les gens qu'on nommoit ;
il a pour amis tous mes ennemis , on lé
sait ;"ailleurs lesTrochiU;, les d'Alembert ,
les Voltaire ; mais il y a bien pis à Lon-
dres , c'est que je n'y ai pour ennemis que
ses amis. Eh ! pourquoi y enauroisje d'au-
tres ? Pourquoi même y ai - je ceux - là ?
Qu'ai -je fait k lord Littleton que je ne
connoismême pas ? Qu'ai-jefa-t à M.Wah'
Tome 32.. Q
242 LETTRES
pôle que je ne con^^ois pas davantage ? Que
savent-ils de moi , sinon que je suis mal-
Jieureux et Tami de leur ami Hnme ? Que
leur a-t-il donc dit , puisque ce n'est que
par lui qu'ils me connoissent ? Je crois bien
qu'avec le rôle qu'il fait il ne se démasque
pas devant tout le monde , ce ne seroit plus
être masqué. Je crois bien qu'il ne parle pas
de moi à M. le général Convvay ni à M. le
duc de Richmond comme il en parle dans
ses entretiens secrets avec M. Walpole et
dans sa correspondance secrète avec M.
d'Alembert ; mais qu'on découvre la tram©
qui s'ourdit à Londres depuis mon arrivée,
et Ton verra si M. Hume n'en tient pas les
principaux fils.
Enfin le moment venu qu'on croit pro-
pre à frapper le grand coup , on en prépare
l'effet par un nouvel écrit satyrique qu'on
fait mettre dans les papiers. S'il m'éloit resté
jusqu'alors le moindre doute , comment au-
roit-il pu tenir devant cet écrit , puisqu'il
contenoit des faits qui n'étoient connus que
de M. Hume , chargés il est vrai , pour les
rendre odieux au public.
On dit dans cet écrit que j'ouvre ma portQ
DIVERSES. 245
fîux grands et que je la ferme aux petits.
Qui est-ce qui sait à qui j'ai ouvert ou ferme
ma porte que M. Hume, avec qui j'ai de-
meuré et par qui sont venus tous ceux que
j'ai vus ?I1 faut en excepter un grand que j'ai
reçu de bon cœur sans le connoître , et que
j'aurois reçu de bien meilleur cœur encore
si je l'avois connu. Ce fut M. Hume qui
me dit son nom quand il fut parti. En l'ap-
prenant j'eus un vrai chagrin que, daignant
monter au second étage , il ne fût pas entré
au premier.
Quant aux petits , je n'ai rien à dire. J'au-
rois désiré voir moins de monde : mais ne
voulant déplaire à personne , je me laissoiâ
diriger par M. Hume, et j'ai reçu de mon
mieux tous ceux qu'il m'a présentés , sans
distinction de petits ni de grands.
On dit dans ce même écrit que je reçois
mes parens froidement , pour ne rien
dire de plus. Cette généralité consiste à
avoir une fois reçu assez froidement le seul
parent que j'aie hors de Genève, et cela en
présence deM. Hume. C'est nécessairement
ou M. Hume ou ce parent qui a Fourni cet
article. Or mon cousin, que j'ai toujours
O 2
244 LETTRES
connu pour bon parent et pour honnête
iionime , ji'est point capable de fournira des
satyres pu bb'qiies contre moi. D ailleurs, bor-
ne par son état à la société des gens de com-
merce , il ne vit pas avec les gens de lettres
ni avec ceux qui fournissent des articles
dans les papiers, encore nioins avec ceux
qui s'occupent à des satyres. Ainsi Tarlicle
ne vient pas de lui. Tout au plus puis-je
penser que M. Hume aura tâché de le faire
jaser, ce qui n'est pas absolument diflicile,
et qu'il aura tourné ce (pi'il lui a dit de la
manière la plus favorable à ses vues. Il est
bon d'ajouter qn'après ma rupture avec M.
Hume j'en avois écrit à ce cousin-là.
Enfin on dit dans ce nienie écrit que je
suis sujet à changer d'amis. Il ne faut pas
être bien fm pour comprendre k quoi cela
prépare.
Distinguons. J'ai depuis vingt-cinq et
trente ans des amis très soldes. J'en ai de
plus nouveaux mais non moins surs, que je
garderai plus long-temps si je vis. Je n'ai
pas en général trouvé la même sûreté chez
ceux que j'ai faits parmi les gens de lettres;,!
Aussi j'en ai changé quelquefois et j'en chaii^
DIVERSES. 245
^eraî tant qu'ils me* seront suspects ; car
je suis bien déterminé à ne £^arder jamais
d'amis par b'enséance : je n en veux avoir
que pour les aimer.
Si jamais j'eus une conviction intime et
certaine , je Tai que M. Hume a fourni les
matériaux de cet écrit. Bien plus , non seu-
lement j\ii cette certitude , mais il m'est clair
qu il a voulu que je Feusse : car comment
supposer un homme aussi fin assez mal-
adroit pour se découvrir à ce point, voulant
se cacher .•*
Quel étoit son but ? Rien n'est plus clair
encore ; c'étoit de porter mon indiguatioii
à son dernier terme pour amener avec plus
d'éclat le coup qu'il me préparoit. Il sait
que pour me faire faire bien des sottises il
suffit de me mettre en colère. Nous sommes
au moment critique qui montrera s'il a bien
ou mal raisonné.
Il faut se posséder autant que fait M. Hume,
il faut avoir son flegme et toute sa force d'es-
prit, pour prendrele parti qu'il prit après tout
te «jui s'étoit passé. Dans l'embarras où
j'étois , écrivant à M. le général Convvay,
je ne pus remplir ma lettre que de phrases
Q3
24S L E T T Jl E s
obscures , dont M. Hume fit, comme mon
ami , l'interprëtation qu'il lui plut. Suppo-
sant donc, (juoiqu'il sût très bien le contraire,
que c'ëtoit la clause du secret c|ui me fai-
soit delà peine , il obtient de M. le général
qu'il voudroit bien s'employer pour la faire
lever. Alors cet homme stoïque et vraiment
insensible m'écrit la lettre la plus ami-
cale, où il me marque qu'il s'est employé
pour faire lever la clause , mais qu'avant
toute chose il faut savoir si je veux accep-
ter sans cette condition , pour ne pas expo-
ser sa majesté à un second refus.
C'ëtoit ici le moment décisif, la fin, l'ob-
jet de tous ses travaux. Il lui falloitune ré-
ponse , il la vouloit. Pour que je ne pusse
me dispenser de la faire, il envoie à M. Da-
venport un duplicata de sa lettre ; et, non
content de cette précaution , il m'écrit dans
un autre billet qu il ne sauroit rester plus
long-temps à Londres pour mon service. La
tête me tourna presque en lisant ce billet.
De mes jours je n'ai rien trouvé de plus in»
concevable. •
Il l'a donc enfin cette réponse tant désirée,
et se presse déjà d'en triompher. Déjà, écri-
DIVERSES. «47
vant à M. Davenport , il me traite d'homme
féroce et de monstre d'ingratitude. Mais il
lui faut plus. Ses mesures sont bien prises à
ce qu'il pense ; nulle preuve contre lui ne
peut échapper. Il veut une explication : il
l'aura ; et la voici.
Rien ne la conclut mieux que le dernier
trait qui l'amené. Seul , il prouve tout et
sans réplique.
Je veux supposer , par impossible , qu'il
n'est rien revenu à M. Hume de mes plaintes
contre lui : il n'en sait rien , il les ignore
aussi parfaitement que s'il n'eût été faufdé
avec personne qui en fût instruit, aussi par-
faitement que si durant ce temps il eût vécu
à la Chine. Mais ma conduite immédiate
entre lui et moi ; les derniers mots si frap-
pans que je lui dis à Londres; la lettre qui
suivit , pleine d'inquiétude et de crainte ;
mon silence obstiné , plus énergique que
des paroles ; ma plainte amere et publique
au sujet de la lettre de M. d'Alembert ; ma
lettre au ministre , qui ne m'a point écrit , en
réponseà celle qu'il m'écrit lui-même, et dans
laquelle je ne dis pas un mot de lui; enfin
mon refus , sans daigner m'adresser à lui ,
Q4
248 ï, E T T R E s
fd'acqiiiescer à une affaire qu il a traitée en
ma faveur, moi le sachant et sans opposi-
tion de ma part ; tout cela parle seul du ton
le plus fort , je ne dis pas à tout homme qui
auroit quelque sentiment dans l'ame , mais
à tout homme qui n'est pas hébété.
Quoi ! après que j'ai rompu tout com-
merce avec lui depuis près d'un mois , après
que je n'ai répondu à pas une de ses lettres ^
quelque important qu'en fut le sujet , envi-
ronne^ des marques publiques et particuliè-
res de l'affliction que son infidélité me cause,
cet homme éclairé , ce beau génie, naturel-
lement si clair-voyant et volontairement si
stupide , ne voit rien , n'entend rien , ne
sent rien, n'est ému de rien^ et, sans un seul
mot de plainte , de justification , d'explica-
tion , il continue à se donner, malgré moi ,
pour moi les soins les plus grands , les plus
empressés ! il m'écrit affectueusement qu'il
ne peut rester à Londres plus long -temps
pour mon service , comme si nous étions
d'accord qu'il y restera pour cela ! Cet aveu-
glement, cette impassibilité, cette obstina-
tion , ne sont pas dans la nature ; il faut ex-
pliquer cela par d'autres motifs. Mettons^
DIVERSES. 249
cette conduite dans un plus grand jour, car
c'est un point décisif.
Dans cette affaire, il faut nécessairement
que M. Hume soit le plus grand ou le der-
nier des hommes , il n'y a pas de milieu.
Reste à voir lequel c'est des deux.
Malgré tant de marques de dédain de ma
part, M. Plume avoit-il l'étonnante géné-
rosité de vouloir me servir sincèrement ? Il
savoit qu'il nVétoit impossible d'accepter
ses bons offices , tant que j'aurois de lui les
sentimens que j'avois conçus. Ilavoit éludé
Texplication lui-même. Ainsi, me servant
sans se justifier, il rendoit ses soins inutiles;
il n'étoit donc pas généreux.
S'il supposoit qu'en cet état j'accepterois
ses soins , il supposoit donc que j'étois un
infâme. C'étoit donc pour un homme qu'il
jugeoit être un infâme qu'il sollicitoit aveq
tant d'ardeur une pension du roi. Peut-on
rien penser de plus extravagant ?
Mais que M. Hume, suivant toujours son
plan , se soit dit à lui-même : Voici le mo-
ment de fexécution , car, pressant Rousseau
d'accepter la pension , il faudra qu'il rac-
çepte ou qu'il la refuse. S'il l'accepte , aveq
2,')0 LETTRES
les preuves que j'ai en main je le déslio
nore complètement : s'il la refuse après
Tavoir acceptée, on a levé tout prétexte , il
faudra qu'il dise pourquoi ; c'est là que je
l'attends : s'il m'accuse , il est perdu.
Si, dis-je , M. Hume a raisonné ainsi , il
a fait une chose fort conséquente à son plan ,
et par-là même ici fort naturelle ; et il n'y
a que cette unique façon d'expliquer sa con-
duite dans cette affaire, car elle est inexpli-
cable dans toute autre supposition. Si ceci
n'est pas démontré , jamais rien ne le sera.
L'état critique où il m'a réduit me rap-
pelle bien fortement les quatre mots dont
j'ai parlé ci-devant, et que je lui entendis
dire et répéter dans un temps oii je n'en pé-
nétrois guère la force. G'étoit la première
nuit qui suivit notre départ de Paris. Nous
étions couchés dans la même chambre, et
plusieurs fois dans la nuit je l'entends s'é-
crier en françois avec une véhémence ex-
trême : Je tiens J. J. Rousseau ! J'ignore
s'il veilloit ou s'il dormoit. L'expression est
remarquable dans la bouche d'un homme
qui sait trop bien le françois pour se trom-
per sur la force et le choix des termes. Ce-
D IV ERSES. aSt
pendant Je pris et je ne pouvoîs manquer
alors de prendre ces mots dans im sens fa-
vorable , quoique le ton l'indiquât encore
moins que Fexpression : c'est un ton dont
il m'est impossible de donner l'idée et qui
correspond très bien aux regards dont j'ai
parlé. Cliaque fois qu'il dit ces mots , je
sentis un tressaillement d'effroi dont je n'é-
tois pas le maître ; mais il ne me fallut qu'un
moment pour me remettre et rire de ma
terreur. Dès le lendemain tout fut si parfai-
tement oublié que je n'y ai pas même pensé
durant tout mon séjour à Londres et au voi-
sinage. Je ne m'en suis souvenu qu^ici où
tant de choses m^ont rappelé ces paroles et
me les rappellent pour ainsi dire à chaque
instant.
Ces mots dont le ton retentit sur mon
cœur comme s'ils venoient d 'être prononcés ,
les longs et funestes regards tant de fois
lancés sur moi , les petits coups sur le dos
avec des mots de mon cher monsieur en ré-
ponse au soupçon d'être un traître ; tout
cela m'affecte à un tel point après le reste ,
que ces souvenirs , fussent-ils les seuls , fer-
meroiexit tout retour à la confiance ; et il
fl^a L E T T R E «s
n'y a pas une iim't où ces mots, Je tiens
J. J. Rousseau , ne sonnent encore à mon
oreille comme si je les euiendois de nou-»
veau.
Oui, monsieur Hume, vous me tenez, je le
sais, mais seulement par des choses qui me
sont extérieures ; vous me ten( z j)ar l'opi-
nion , parles ju^eniens des hommes ; vous
me tenez par ma réputation , par ma sûreté
peut-être; tous les préjugés sont pour vous;
il vous est aise de me faire passer pour un
monstre, comme vous avez commencé , et
je vois déjà l'exultation barbare de mes im-
placables ennemis. Le public en général ne
me fera pas plus de grâce. Sans autre exa-
men , il est toujours pour les services rendus,
parceque chacun est bien aise d'inviter à lui
en rendre en montrant qu'il sait les sentir.
Je prévois aisément la suite de tout cela,
sur-tout dans le pays où vous m'avez con-
duit , et où, sans amis, étranger à tout
le monde , je suis presque à votre merci.
I^es gens sensés comprendront cependant
que , loin que j'aie pu chercher cette affaire,
elle étoit ce qui pou voit m 'arriver de plu^
terrible dans la position où je suis : ils son-
DIVERSES. ^53
tîront qu'il n'y a que ma haine invincible
pour toute fausseté et Timpossibilité de
marquer de Testime à celui pour qui je Tai
perdue, qui aient pu nVempêcher de dissi'-
muler quand tant d'intérêts m'en fajsoient
une loi : mais les gens sensés sont en petit
nombre , et ce ne sont pas eux qui font du
bruit.
Oui , monsieur Hume, vous me tenez par
tous les liens de cette vie; mais vous ne me
tenez ni par ma vertu ni par mon courage ,
indépendant de vous et des hommes , et qui
me restera tout entier malgré vous. Ne
pensez pas m'effrayer par la crainte du sort
qui m'attend. Je connois les jugemensdes
hommes, je suis accoutumé à leur injus-
tice , et j'ai appris à les peu redouter. Si
votre parti est pris , comme j'ai tout lieu de
Je croire , soyez sûr que le mien ne Test
pas moins. Mon corps est affoibli , mais
jamais mon ame ne fut plus ferme. Les
hommes feront et diront ce qu'ils voudront,
peu m'importe ; ce qui m'importe est d'a-
chever , comme j'ai commencé , d'être droit
et vrai jusqu'à la fui quoi qu'il arrive, eÊ
de n'avoir pas plus à me reprocher unelà--
254 LETTRES
cheté dans mes misères qu*une insolence
dans maprospérirë. Quelque opprobre qui
m'attende et quelque malheur qui me me-
nace , je suis prêt. Quoiqu à plaindre , je
le serai moins que vous , et je vous laisse
pour toute vengeance le tourment de res-
pecter malgré vous Tinfortunë que vous
accablez.
En achevant cette lettre je suis surpris
de la force que jai eue de Tëcrire. Si Ton
mouroit de douleur , j'en serois mort à
chaque ligne. Tout est également incom-
préhensible dans ce qui se passe. Une con-
duite pareille à la vôtre n'est pas dans la
nature ; elle est contradictoire , et cepen-
dant elle m'est démontrée. Abymedes deux
côtés ! je péris dans l'un ou dans l'autre.
Je suis le plus malheureux des Im mains si
vous êtes coupable , j'en suis le plus vil si
vous êtes innocent. Vous me faites désirer
d'être cet objet méprisable. Oui , l'état où.
je me rerrois prosterné , foulé sous vos
pieds , criant miséricorde et faisant tout
pour l'obtenir , publiant à haute voix mon
indignité et rendant à vos vertus le plus
éclatant hommage , seroit pour mon cœur
DIVERSES. 255
un dtat d'épanouissement et de joie après
l'ëtat d'ëtouffement et de mortoii vousTa-
vez mis. Il ne rae reste qu'un mot à vous
dire. Si vous êtes coupable ne m'écrivez
plus; cela seroit inutile, et sûrement vous
ne me tromperez pas. Si vous êtes innocent,
daignez vous justifier. Je connois mon de-
voir , jeTaime et Taimerai toujours , quel-
que rude qu'il puisse être. Il n'y a point
d'abjection dont un cœur qui n'est pas né
pour elle ne puisse revenir. Encore un
coup , si vous êtes innocent , daignez vous
justifier : si vous ne l'êtes pas , adieu pour
jamais. .
LETTRE
A MILORD MARÉCHAL.
Le ao juillet 1766.
JL A dernière lettre , milord , que j'ai reçue
de vous étoit du aS mai. Depuis ce temps
j'ai été forcé de déclarer mes sentimensà
256 LETTRES
M. Hume : il a voulu une explication ; il
ï'aeue ; j'ignore l'usage qu'il en fera. Quoi
qu'il en soit , tout est dit désormais entre
lui et moi» Je voudrois vous envoyer copie
des lettres , mais c'est un livre pour la gros-
seur. Milord , le sentiment cruel que nous
ne nous verrons plus charge mon cœur
d'un poids insupportable. Je donneroisla
moitié de mon sang pour vou-^ voir un seul
quart-dlieure encore une fois en ma vie.
Vous savez combien ce quart-d'heure me
seroit doux , mais vous ignorez combien il
me seroit important.
Après avoir bien réfléchi sur ma situa-
tion présente , je n'ai trouvé qu'un seul
moyen possible de m'assurer quelque repos
sur mes derniers jours ; c^'est de me faire
oublier des hommes aussi parfaitement c|ue
«i jen'existois plus, si tant est qu'on puisse
appeler existence un reste de végétation
inutile à soi-même et aux autres , loin de
tout ce qui nous est cher. En conséquence
de cette résolution j'ai pris celle de rom-
pre toute correspondance hors les cas d'ab-
solue nécessité. Je cesse désormais d'écrire
«t de répondre à qui que ce soit. Je ne fais
que
DIVERSES. 257
que deuxseulcs exceptions, dont l'une est
pour M. du Peyrou ; je crois siiperilu de
vous dire quelle est l'an tre : di^soriuais tout
à l'amitié , n'existant plus ([ue par file ,
vous sentez (pie j'ai plus Ijesoin (jue jaiuais
d'avoir quehiuelois de vos lettres.
Je suis très heureux d'avoir pris du goût
pour la botanique. Ce goût se change in-
sensiblement en une passion d'enfant, ou
plutôt en un radotage inutile et vain; car
je n'ap|)rends aujourd hui qu'en oubliant
ce que j'appris hier. Mais n'importe : si je
n'ai jamais le plaisir de savoir , j'aurai tou-
jours Celui d'apprendre , et c'est tout ce
qu il me faut. Vous ne sauriez cro're com-
bien l'étude des plantes jette d'agrément
sur mes promenades solitaires. 3 'ai eu le
bonheur de me conserver un cœur assez
sain pour que les plus simples amusemens
luisuffisent ; et j'empêche, en nj'empaillaiit
la tête , qu'il n'y reste place pour d'autres
fatras.
L'o xupation pour les jours de pluie ,
frëquens en ce pays , est d'écrire ma vie;
non ma vie extérieure comme les autres ,
iuais ma vie réelle , Civile de mon ame ,
Tome 52. K
258 LETTRES
rjiistoire de mes sentimens les plus secrets.
Je ferai ce que nul homme n'a fait avant
moi, et ce que vraisemblablement nul autre
ne fera dans la suite. Je dirai tout , le bien,
le mal, tout enfin ; je me sens uneame qui se
peut montrer. Je suis loin de cette époque
chérie de 1762, mais j'y viendrai je Tespere.
Je recommencerai du moins en idée ces
pèlerinages de Colombier , qui furent les
jours les pins purs de ma vie. Que ne peu-
vent-ils recommencer encore et recommen-
cer sans cesse ! je ne demanderois point
d'autre éternité.
M. du Peyrou me marque qu'il a reçu
les trois cents louis. Us viennent d'un bon
père, qui, non plus que celui do..t il est
Timage , n'attend pas que ses enfans lui
demandent leur pain quotidien.
Je n'entends point ce que vous me dites
d'une prétendue charge que les habitans de
Derbyshire m'ont donnée. Il n'y a rien de
pareil , je vous assure ; et cela m'a tout Tair
d'une plaisanterie que quelqu'un vous aura
faite sur mon compte : du reste je suis très
content du pays et des liabitans, autant
qu'on peut l'être à mon âge d'un climat et
DIVERSES. 25<)
d'une manière de vivre auxquels on n'est
pas accoutumé. J'espërois que vous me par*
leriez un peu de votre maison et de votrô
jardin , ne fi\t-ce qu'en faveur de la botani*
que. Ah! que ne suis-je à portée de ce bien-»
heureux jardin , dût mon pauvre sultan le
fourrager un peu comme il lit celui de Co«
ionibier !
'■ .. . , .■ ■,..i.,j
LETTRE
A M. G U Y,
Wootton , le a août 1766,
Je me serois bien passé, monsieur, dap*
prendre les bruits obligeans qu'on rëpand
à Paris sur mon compte; et vous auriez bien
pu vous passer de vous joindre à ces cruels
amis qui se plaisent à m'ent'oncer vingt poit
gnards dans le cœur. Le parti que j'ai pris
de m'ensevelir dans cette solitude , sans en-
tretenir plus aucune correspondance dans le
monde , est feffet de ma situation bien exa-
minée* La ligue qui s'est formée contre moi
R 2
3»6o LETTRES
est trop puissante , trop adroite , trop ar-
dente, trop accréditée , pour que dans ma
position, sans autre appui que la vérité,
je sois en état de lui faire face dans le public.
Couper les têtes de celte hydre ne serviroit
qu'à les multiplier; et je n'aurois pas détruit
'iine de leurs calomniesque vingt autres plus
cruelles lui succéderoient àfinstant. Ce que
j'ai à faire est de bien prendre mon parti sur
les jugemensdu public, demeiaire, et de
tacher au moins de vivre et mourir en repos.
Je n'en suis pas moins reconnoissant pour
ceux que Tintérêt quils prennent à moi en-
gage à m'instruire de ce qui se passe. En
m'ai'lligeant ils m'obligent ; s'ils me font du
mal , c'est en voulant me faire du bien. Ils
croient que ma réputation dépend d'une
lettre injurieuse : cela peut être; mais s'ils
croient que mon honneur en dépend , ils se
trompent. Si riionneur d'un homme dépen-
Joit des injures qu'on lui dit et des outrages
qu'on lui fait, il y a long-temps qu'il ne me
resteroit plus d'honneur à perdre; mais au
contraire il est même au-dessous d'un hon-
nête homme de repousser de certains ou-
trages. On dit que M. Hume me traite de
DIVERSES. û6l
vile canaille ot de scélérat. Si je savois ré-
pondre à de pareils noms je m" en croirois '
diîine.
iVlonf rez cette lettre à mes amis et priez-
les de se tranquilliser. Ceux qui ne jugent
que sur des preuves ne me condamneront
ceriainenient pas; et ceux qui jugent sans
preuves ne valent pas la peine qu'on les dés-
abuse. M. Hume écrit, dit-on, qu'il veut
publier toutes les pièces relatives à cette af-
fî'u're. C'est, j'en réponds, ce qu'il se gardera
de faire, ce au''il se cardera bien au moins
de faire fidèlement. Que ceux qui seront au
fait nous jugent , je le désire : que ceux qui
ne sauront que ce que M. Hume voudra leur
dire ne laissent pas de nous juger; cela
m'est , je vous jure , très indifférent : j'ai un
défenseur dont les opérations sont lentes
mais sures ; je les attends.
Je me bornerai à vous présenter une seule
réflexion. Il s'agit, monsieur, dedenxhoni..
mes, dontluna été amené par l'autre en An-
gleteire presque malgré lui. L'étranger igno-
rant la langue du pays, ne pouvant parler ni
entendre, seul, sans amis, sans appui, sans
connoissance, sans savoir même à qui coiî-
R 3
liÇa LETTRES
fier «ne lettre en sûreté, livre sans re'serve
àTaurre et aux siens, malade, retiré, ne
voyant personne, écrivant peu, est allé s'en-
fermer dans le fond d'une retraite où il her-
borise pour toute occupation. Le Breton,
homme actif, liant , intrigant, au milieu de
son pays, de ses amis, de ses parens, de ses
patrons, de ses compatriotes, en grand cré-
dit à la cour, à la ville, répandu dans le plus
grand monde, à la tête des gens de lettres,
disposant des papiers publics, en grande rela-
tion chez l'étranger, sur-tout avec les plus
mortels ennemis du premier. Dans cette po-
sition il se trouve que l'un des deux a tendu
des pîpges à l'autre. Le Breton crie que c'est
cette vile canaille , ce scélérat d'étranger qui
}iù en tend. L'étranger, seul, malade, aban-
donné , gémit et ne répond rien. Là-dessus
le voilà jugé, et il demeure clair qu'il s'est
laissé mener dans le pays de lautre, qu'il
s'est mis à sa merci tout exprès pour lui
faire pièce et pour conspirer contre lui. Que
pensez- vous de ce jugement? Si j avois été
capable de former un projet aussi mons-
trueusement extravagant, où est l'homme
Syantquelcjuesçns, quelque hurnanité^ qui
UÎVERSES. s63
2îe devroît pas d-re : Vous faites tort à ce pau-
vre misérable, il est trop fou pour pouvoir
être un scélérat; plaignez le, saignez-le, mais
ne Tinjuriez pas? J'ajouterai que le ton seul
que prend M. Hume devroit décréditer
ce qu'il dit. Ce ton si brutal, si bas, si in-
digne d'un homme qui se respecte, marque
assez que lame qui l'a dicté n'est pas saine;
il n'annonce pas un langage digne de foi. Je
suis étonné, je l'avoue, comment ce ton
seul n'a pas excité l'indignation publique.
C'est qu'à Paris c'est toujours celui qui crie
le plus fort qui a raison. A ce combat-là je
n'emporterai jamais la victoire, et je ne la
disputerai pas.
Voi( i , monsieur , le fait en peu de mots.
Il m'est prouvé que M. Hume, lié avec mes
plus cruels ennemis, d'accord à Londres
avec des gens qui se montrent, et à Paris
avec tel qui ne se montre pas, m'a attiré
dans son pays, en apparence pour m'y ser-
vir avec la plus grande ostentation , et en ef-
fet pour m'y diffamer avec la plus grande
adresse , à quoi il a très bien réussi. Je m'en
vsuis plaint : il a voulu savoir mes raisons ; je
les lui ai écrites dans le plus grand détail. Si
R 4
2^4 LETTRES
on los demande , il peut les dire ; quant ^
moi jo n'ai rien à dire du tout.
Plus je I enso à la publication promise
par M. Hume , moins je puis concevoir qu'il
l'exécute. SI l'ose faire, à moins d'énormes
falsifications, je prédis hardiment rpie, mal-
gré son extrême adresse el c lie de ses amis,
sans inéuje que je m'en niéle, M. Hume est
un homme démasaué.
tilttilBIAW JW^MmimLgJBJfgKa
LETTRE
A MILORD MARÉCHAL.
Le g noût 1766.
.Les choses incroyables que M. Hume
écrit à Paris sur mon compte me font pré-
sumer fjue , sil Fose^ il ne manquera pas
de vous eu écriie autant. Je ne suis pas en
])eiue de ce ({ue vous en penserez; je me
llatte, milord, d'élre assez connu de vous,
et cela me tranquillise. Mais il m'accuse
avec tant d'audace d'avoir refusé rnalhon-
D t T E n s E s. 265
nétement la pension après Tavoir acceptée ,
que je crois devoir vous envoyer une copie
fidèle de la lettre que j'écrivis à ce sujet à
M. le général Conway (i). J'étois bien em-
barrassé dans cette lettre, ne voulant pas
dire la véritable cause de mon refus et ne
pouvant en alléguer aucune autre. Vous
conviendrez, je m'assure , que si Ton peut
s'en tirer mieux que je ne fis, on ne peut
du moins s'en tirer plus honnêtement. J'a-
Jl
jouterois qu'il est faux que j'aie jamais ac-
cepté la pension •, j'y mis seulement votre
agrément pour condition nécessaire; et,
quand cet agrément fut venu, M. Hume
alla en avant sans me consulter davantage.
Comme vous ne pouvez savoir ce qui s'est
passé en Angleterre à mon égard depuis
mon arrivée, il est impossible que vous
prononciez dans cette affaire avec connois-
sance entre M. Hume et moi : ses procédés
secrets sont trop incroyables , et il n'y a
personne au monde moins fait que vous
pour y ajouter foi. Pour moi, qui les ai sentis
si cruellement et qui n'y peux penser qu'a-
(ij Celle da 12 mai jr-G6.
266 LETTRES
vecla douleur la plus amere, tout ce qui
ïTie reste à désirer est de n'en reparler jamais.-
Mais comme M. Hume ne garde pas le même
silence, et qu'il avance les choses les plus
fausses du ton le plus affirmatif, je vous
di^niande aussi, milord, une justice que
vous ne pouvez me refuser, c'est, lorsqu'on
pourra vous dire ou vous écrire que j'ai fait
volontairement une chose injuste ou mal-
honnête , d'être bien persuadé que cela n'est
pas vrai.
LETTRE
AU MÊME.
7 septembre 1766,
J E ne puis vous exprimer, milord, à quel
point , dans les circonstances où je me
trouve , je suis alarmé de votre silence. La
dernière lettre que j'ai reçue de vous étoit
du Seroit-il possible que les terribles
clameurs de M. Hume eussent fait impres-
DIVERSES. I^J
sîon sur vous , et m'eussent au milieu de
tant de malheurs ôté la seule consolation
qui me restoit sur la terre? Non, milord,
cela ne peut pas être ; votre ame ferme ne
peut être entraînée par l'exemple de la foule;
votre esprit judicieux ne peut être abusé à
ce point. Vous n'avez point connu cet
homme , personne ne Ta connu , ou plutôt il
n'est plus le même. Il n'a jamais haï que moi
seul ; mais aussi quelle haine ! Un même
cœur pourroit-il suffire à deux comme celle-
là? Il a marché jusqu'ici dans les ténèbres,
ils s'est caché ; mais maintenant il se mon-
tre à découvert. Il a rempli l'Angleterre,
la France , les gazettes , l'Europe en*
tiere , de cris auxquels je ne sais que répon-
dre , et d'injures dont je me croirois digno
si je daignois les repousser. Tout cela no
décele-t-il pas avec évidence le but quil a
caché jusqu'à présent avec tant de soin?
Mais laissons M. Hume ; je veux l'oubliei?,
malgré les maux qu'il m'a faits. Seulement
qu'il ne m'ôte pas mon père; cette perte est
la seule que je ne pourrois supporter. Avez-
vous reçu mes deux dernières lettres, l'une
du 20 juillet et l'autre du 9 août ? Ont-elles eu
268 7. E T T R E s
le bonlienr cVécliapper aux filets nui sont
tendus tout autour de moi ot au travers
desquels peu de chose passe? Il paroît que
Tintenlion de mon persécuteur et de ses
amis est de m'oter toute conirnunicatiori
avec le continent et de me faire përir i(i de
douleur et de misère. Leurs mesures sont
trop bien prises pour que je puisse aisë-
ment leur ccliapper. Je suis préparé à tout,
et je puis tout supporter hors votre silence.
Je m'adreSvSe à M. llougemont ; je ne connoie
que lui seul à Londres à qui j'ose me confier.
S'il me refuse ses services, je suis sans res-
source et sans moyen pour écrire à mes
amis. Ah ! milord , qu'il me vieime une
lettre de vous , et je me console de tout le
reste.
DIVERSES. 26^
LETTRE
AU M Ê M E.
WooUoD , le 27 septembre 1766,
Je n'ai pas besoin, milord, de vous dire
combien vos deux dernières lettres m'ont
fait de plaisir et m'étoient nécessaires. Ce
plaisir a pourtant été tempéré par plus d'un
article , par un sur-tout auquel je réserve
une lettre exprès, et aussi par ceux qui re-
gardent M. Hume , dont je ne saurois lire le
nom ni rien qui s'y rapporte sans un serre-
ment de cœur et un mouvement convulsif,
qui fait pis que de me tuer puisqu'il me
laisse vivre. Je ne chercbe point, milord, à
détruire l'opinion que vous avez de cet
îiouime ainsi que toute l'Europe; mais je
vous conjure par votre cœur paternel den©
me reparler jamais de lui sans la plus
grande nécessité.
Je ne puis me dispenser de répoadre à
3.JO LETTRES
co que vous m'en dites dans votre lettre du
f) de ce mois. Je vois avec douleur , me
marquez -vous, r/ue vos ejinemis mettront
sur le compte de M. Hume tout ce qiiil leur
-plaira d ajouter au démêlé d entre vous et
lui. Mais que pourroient-ils Paire de plus
que ce ([u'il a fait Jui-môme? Diront-ils de-
moi pis qu'il n'en a dit dans les lettres qu'il,
a écrites à Paris, par toute rEurope, et
quil a lait mettre dans toutes les gazettes?
Mes autres ennemis me font du pis qu'ils
peuvent et ne &en cachent guère : lui fait
pis qu'eux et se caclie, et c'est lui qui ne
manquera pas de mettre sur leur compte
le mal que jusqu'à ma mort il ne cessera
«le me faire en secret.
Vous me dites encore, milord , que je
trouve mauvais que M. Hume ait sollicité
la pension du roi d'Angleterre à mon insu.
Comment avez -vous pu vous laisser sur-
prendre au point d'aifirnier ainsi ce qui
n'est pas? Si celaétoit vrai, je serois un extra-
vagant tout au moins; mais rien n'est plus
faux. Ce qui m'a fâché, c'étoit qu'avec sa
profonde adresse il se soit servi de cette
pension , sur laquelle il revenoit à mon insu ,
DIVERSES. 2711
quoique refusée , pour me forcer de luî
motiver mon refus et de lui faire la dëcla-
ration qu'il vouloit absolument avoir, et
que je voulois éviter, sachant bien l'usage
qu'il en vouloit faire. Voilà» niilord, l'exacte
vérité dont j'ai les preuves et que vous pou-
vez affirmer.
Grâces au ciel j'ai fini quant à présent
sur ce qui regarde M. Hume. Le sujet
dont j'ai maintenant à vous parler est tel
que je ne puis me résoudre à le mêler avec
celui-là dans la même lettre. Je le réserve
pour la première que je vous écrirai. Mé-
nagez pour moi vos précieux jours , je vous
en conjure. Ah î vous ne savez pas, dans •
l'abyme de malheurs où je suis plongé ,
quel seroit pour moi celui de vous sur-
vivre I
272 LETTRES
LETTRE
A MADAME***.
^Yoottou , le 27 septembre 1 766.
JLiE cas que vous m exposez, madame, est
dans le fond ti es commun, mais mêlé de
choses si extraordinaires que votre lettre
aTaird'un roman. Votre jeune homme n'est
pas de son siècle ; c'est un prodige ou un
monstre. Il y a des monstres dans ce siècle,
jele sais trop, mais plus vils que courageux,
et plus fourbes que féroces. Quant aux
prodiges , on en voit si peu que ce n'est pas
la peine d'y croire ; et si Cassius en est un
de force d'ame , il n'en est assurément pas
un de bon sens et de raison.
Il se vante de sacrifices qui, quoiqu'ils
fassent horreur, seroient grands s ils éto ient
pénibles, et seroient héroïques s'ils étoient
néces>a!res , mais oi^i , faute de l'une et de
Jautre de ces conditions , je ne vois qu'une
extravagance
DIVERSES. 275
extravagance qui méfait très mal augurer de
celui t|uiles a faits. Convenez , ma la ne ,
qu'un amant qui oublie sa b^l'e dans un
voyage, quien redevient amoureux cpiand il
la revoit, (jui Tëpouse, etpiiisqijisVloi.^neet
l'oublie encore, qii promet sècliemoiit de
revenir à ses couches et n'en Fait rien , qui
revient enfin pour luidire qu'il i abandonne,
qui parteLnelu'é>:ntqu;^ pour lui confirmer
cettu' belle résolution; convenez, dis je, que
61 cet homme eut de l'amour , il n'en eut
gueie, et que la victoire dont il se vaut©
avec tant de pompe lui coûte probable-
ment beaucoup moins qu'il ne vous dit.
Mais, supposant cet amour assez violent
pour se fare honneur du sacrifice, où en
est la nécessité? c"e.st ce qui me passe. Qu'il
s'occupe du sublime emploi de délivrer sa
patrie , cela est fort beau, et je veux croire
que cela est utile ; mais ne se permettre
aucun sentiment étranger à ce devoir, pour-
quoi cela ? Tous les sentimens vertueux ne
s'étaient-ils {)as les uns les autres? et peut*
on en détruire un sans les affoiblir tous ?y'ai
cru long temps , dit-il, combiner mes affec-
tions avec mes c/^Foiw; il n'y apoint là de
Tome 3a. S
274 LETTRES
combinaisons à faire quand ces affections
*lles rnémes sont des devoirs. V illusion
tesse , cl je vois qiiun Dr ai citoyen doit
les abolir. Quelle est donc cette illusion? et
ttù a-t-il pris cette affreuse maxime ? S'il est
de tristes situations dans la vie , s'il est de
cruels devoirs qui nous forcent quelquefois
à leur en sacrifier d^autres , à déchirer notre
cœur pour obéir à la nécessité pressante ou
à Tinflexible vertu , en est -il , en peut-il ja*
mais être qui nous forcent d'étouffer des
sentimcns aussi légitimes que ceux de l'a-
rnour filial, conjugal, paternel? et tout
homme qui se fait une expresse loi de nêtre
plus ni fils , ni mari , ni père, ose-t-il usurper '
îe nom de citoyen , ose-t-il usiu'per le nom
d'homme?
On diroit, madame , enlisant votre lettre,
qu'il s'agit d'une conspiration. Les conspi-
rations peuvent être des actes héroïques de
patriotisme, et il y en a eu de telles; mais
prresqux5 toujours elles ne sont que des crimes
punissables^ dont les auteurs songent bien
ïnoins à servir la patrie qu'à l'asservir, et ù
la déHvrer de ses tyrans qu'à létre. Pour moi,
)e vous déclare que je ne voudrois pour rien
DIVERSES. 275
au monde avoit trempé dans là conspiration
la plus légitime , parcequ'enlin ces sortes
d'entreprises ne peuvent s'exécuter sans
troubles , sans désordres , sans violences ,
quelquefois sans effusion de sang , et qu à
mon avis le sang d'un seul houinie est d'un
plus grand prix que la liberté de tout le
genre humain. Ceux qui aiment sincère-
ment la liberté n'ont pas besoin , pour la
trouver, de tant de machines ; et, sans causer
ni révolutions ni troubles, quiconque veut
être libre Test en effet.
Posons toutefois cette grande entreprise
comme un devoir sacré qui doit régner sur
tous les autres; doit-il pour cela les anéantir?
et ces différons devoirs sont-ils donc à tel
point incompatibles qu'on ne puisse servir
la patrie sans renoncer à riiumanité ? Votre
Cassius est-il donc le premier qui ait formé
le projet de délivrer la sienne , et ceux qui
l'ont exécuté l'ont-ils fait au prix des sacri-
fices dont il se vante ? Les Pélopidas , les
Bruius , les vrais Cassius , et tant d'autres ,
ont-ils eu besoin d'abjurer tous les droits du
sang et de la nature pour accomplir leurs
iiobles desseins? Y eut-il jamais de meilleurs
S 2
276 LETTRES
fils , de meilleurs maris, de meilleurs pères,
que ces grands hommes ? la plupart au con-
traire concertèrent leurs entreprises au sein
de leurs familles; et Brutusosa ré vêle* , sans
ndcessité , son secret à sa femme , unique-
ment parcequ il la trouva digne d'en ôtre
dépositaire. Sans aller si loin chercher des
exemples , je puis , madame , vous en citer
un plus moderne d'un héros à qui rien ne
manque pour être à côté de ceux de l'anti-
quité que d'être aussi connu qu eux ; c'est
le comte Louis de Fiesque , lorsqu'il voulut
briser les fers de Gênes sa patrie et la dé-
livrer du joug des Doria. Ce jeune homme
si aimable, si vertueux, si parfait, forma
ce grand dessein presque dès son enfance,
et s'éleva , pour ainsi dire , lui-même pour
l'exécuter. Quoique très prudent , il le con-
fia à son frère, à sa famille , à sa femme, aussi
jewie que lui ; et après des préparatifs très
grands, très lents, très difficiles, le secret
fut si bien gardé, l'entreprise fut si bien
concertée et eut un si plein succès , que le
jeune Fiesque étoit maître de Gênes au
moment qu'il périt par un accident.
Je ne dis pas qu'il soit sage de révéler ces
DIVERSES. 277
sortes de secrets , même à ses proches , sans
la plus grande nécessite ; mais autre chose
est garder son secret, et autre chose rom-
pre avec ceux à qui on le cache. J'accorde
même qu'en méditant un grand dessein Ton
est obligé de s'y livrer quelquefois au point
d'oublier pour un temps des devoirs moins
pressans peut-être, mais non moins sacré»
sitôt qu'on peut les remplir. Maisque de pro-
pos délibéré , de gaieté de cœur , le sachant ,
le voulant , on ait , avec la barbarie de re-
, noncer pour jamais à tout ce qui nous doit
être cher, celle de l'accabler de cette décla-
ration cruelle , c'est, madame, ce qu'aucune
situation imaginable ne peut ni autoriser ,
ni suggérer même à un homme dans son bon
sens qui n'est pas un monstre. Ainsi je con-
clus , quoiqu'à regret , que votre Cassius
est fou tout au moins, et je vous avoue qu'il
m'a tout à-fait l'air d'un ambitieux embar-
rassé de sa femme , qui veut couvrir du
masque de l'héroïsme son inconstance et ses
projets d'agrandissement. Or ceux qui sa
vent employer à son âge de pareilles ruses
sont des gens qu'on ne ramené jamais , et
qui rarement en valent la pein i.
S 5
278 LETTRES
II se peut , madame , que je me trompe ;
c'est à vous dVn juger. Je voudrois avoir
des choses plus agréables à vous dire : uiais
vous rne demandez mon sentiment; il faut
YoiTs le dire , ou me taire , ou vous tromper. I|
Des trois partis j'ai choisi le plus honnête
et celid qui pouvoit le mieux vous marquer,
madame , ma déférence et mon respect. j
LETTRE
A M"« D E W E S.
"Wootton, le 9 décembre 1766.
IVl A belle voisine , vous me rendez injuste
et jaloux pour la première fois de ma vie :
je n ai pu voir sans envie les chaînes dont ^
vous honoriez mon sultan , et je lui ai ravi j
l'avantage de les portM le premier. J'en
aurois du parer votre brebis chérie; mais
je n'ai osé euqji('ter sur les droits d'un jeune
etaimablii berger. C'est déjà trop passer les
miens de faire le galant à mon âge j mais
DIVERSES. 279
puisque VOUS meravezfait oublier, tâcliez
de Toublier vous-même, et pensez moins
au barbon qui vous rend hommage qu'au
soin que vous avez pris de lui rajeunir le
cœur.
Je ne veux pas , ma belle voisine , vous
ennuyer plus long temps de mes vieilles
sornettes. Si je vous contois toutes les bon-
tés et amitiés dont votre cher oncle mlio-
nore, je serois encore ennuyeux par mes
longueurs ; ainsi je me tais. Mais revenez
Tété prochain en être le témoin vous-même ,
et ramenez madame la comtesse (1) , à con-
dition que nous serons cette fois-ci les plus
forts, et qu'au lieu de vous laisser enlever
comme cette année , vous nous aiderez 4
la retenir.
(i) M™« la comtesse Cowper, veuve du feu comte
Cowper, et fille du conite de Granville.
s 4
SSO LETTRES
»— ^i^i— — ^i— — ^W— ^— — — — — li^Mi— >— I
LETTRE
A MILORD MARÉCHAL.
] 1 décembre 1 7C6.
J\ BRÉGER la correspondance !. . . . Milord ,
que m'annoncez-vous, et quel temps pre-
nez vous pour cela ? Serois je dans votre
dis^rnce ? Ah ! dans tous les malheurs qui
m'accablent , voilà le seul tjue je ne saurois
supporter. Si j'^i des torts , da'gnrz les par-
donner: c/i est-il, en peut-il c}re(jue mes
sent mf ns pour vous Jie doivent pas rache-
ter ? \ os bontés pour moi l'ont loute la
consolation de ma vie. Voulez vous m'ûter
cette unique" et dnnre consolation ? Vous
avez cessé d écrire à vos parens. £h ! qu'ini-
porle? tous vos parens, tous vos amisen-
sembl.- ont- ils pour vous un atta( bernent
comparable au mien? th ! juilord , c'est
votre âge, ce sont mes maux qui nous ren-
dent plus utiles runàiaulie. A quoi peu-
DIVERSE âlik 2^1
vent mieux s'employer les restes de la vîe
qu'à s'entretenir avec ceux qui nous sont
chers? Vous m'avez promis une éternelle
amitié ; je la veux toujours, j'en suis tou-
jours digne. Les terres et les mers nous sé-
parent , les hommes peuvent semer bien
des erreurs entre nous ; mais rien ne peut
séparer mon cœur du vôtre j et celui que
vous aimâtes une fois n'a point changé. Si
réellement vous craignez la peine d'écrire ,
c'est mon devoir de vous l'épargner autant
qu'il se peut. Je ne demande à cliaque fois
que deux lignes, toujours les mêmes, et rien
de plus : J'ai reçu votre lettre de telle date.
Je me porte bien , et je vous aime toujours.
Voilà tout. Répétez-moi ces dix mots douze
fois l'année et je suis content. De mon côté
j'aurai le plus grand soin de ne vous écrire
jamais rien qui puisse vous importuner ou
vous déplaire. Mais cesser de vous écrire
avant que la mort nous sépare; non,milord,
cela ne peut pas être ; cela ne se peut pas
plus que cesser de vous aimer.
Si vous tenez votre cruelle résolution ,
j'en mourrai , ce n'est pas le pire ; mais j'en
mourrai dans la douleur , et je vous prédis
a82 LETTRES
que vous y aurez du regret. J attends une
réponse , je l'attends dans les plus mortelles
inquiétudes ; mais je connois votre ame , et
cela me rassure. Si vous pouvez sentir com-
bien cette réponse m'est nécessaire , je suis
très sûr que je Taurai promptement.
LETTRE
A M. LE MARQUIS
DE MIRABEAU.
Wootion, le 3i Jasyler 1767,
J- L est digne de Tami des hommes de con-
soler les affligés. La lettre, monsieur , que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire,la
circonstance où elle a été écrite , le noble
sentiment qui l'a dictée , la main respec-
table dont elle vient, l'inlortuné à qui elle
s'adresse, tout concourt à lui donner dans
mon cœur le prix qu'elle reçoit du vôtre.
En vous lisant , en vous aimant par consé-
DIVERSES. 2S5
quent , j'ai souvent desirë d'être connu et
aimé de vous. Je ne m'attendois pas que ce
seroit vous qui feriez les avances , et cela
précisément au moment où j'étois univer-
sellement abandonné : mais la générosité
ne sait rien faire à demi , et votre lettre en
a bien la plénitude. Qu il seroit beau que
Tami des hommes donnât retraite à Tami
de réo;alité ! Votre offre m'a si vivement
pénétré, j'en trouve l'objet si honorable à
l'un et à l'autre , que par un autre effet bien
contraire vous me rendrez malheureux peut-
être par le regret de n'en pas profiter : car,
quelque doux qu'il me fût d'être votre iiôte,
je vois peu d'espoir à le devenir. Mon âge
plus avancé que le vôtre , le grand éloigne-
nient ;, mes maux qui me rendent les voya-»-
ges très pénibles , famour du repos , delà
solitude , le désir d'être oublié pour mourir
en paix , me font redouter de merapproclier
des grandes villes où mon voisinage pourroit
réveiller une sorte d'attention qui fait mon
tourment. D'ailleurs , pour ne parler que
de ce qui me tiendroit plus près de vous ,
sans douter de ma sûreté du coté du parle-
ment de Paris , je lui dois ce respect de ne
284 LETTRES
pas aller le braver dans son ressort , comme
pour lui faire avouer tacitement son injus-
tice ; je le dois à votre ministère , à qui
trop de marques affligeantes me font sen-
tir que j'ai eu le malheur de déplaire , et
cela sans que j'en puisse imaginer d autre
cause qu'un mal-entendu , d'autant plus
cruel, que sans lui ce qui m'attira mes dis-
grâces m'eut dû mériter des faveurs. Dix
mots d'explication prou veroient cela : mais
c'est un des malheurs attachés à la puissance
humaine et à ceux qui lui sont soumis ,
-que , quand les grands sont une fois dans
l'erreur , il est impossible qu'ils en revien-
îient. Ainsi, monsieur, pour ne point m'ex-
poser à de nouveaux orages , je me tiens
au seul parti qui peut assurer le repos de
mes derniers jours. J'aime la France ; je la
regretterai toute ma vie : si mon sort dé-
pendoit de moi j'irois y finir mes jours , et
vous seriez mon hôte , puisque vous n'ai-
mez pas que j'aie un patron ; mais , selon
toute apparence , mes vœux et mon cœur fe-
ront seuls le voyage j et mes os resteront
ici.
Je n'ai pas eu , monsieur , sur vos écrits
DIVERSES. a85
rindifjférencede M. Hume, et je pourrois
si bien vous en parler qu ils sont avec deux
traites de botanique les seuls livres que j'aie
apportes avec moi dans ma malle ; mais ,
outre que je crois votre sublime amour-
propre trop au-dessus de la petite vanité
d'auteur pour ne pas dédaigner ces formu-
laires d'éloges , je suis déjà trop loin de ces
sortes de matières pour pouvoir en parler
avec plaisir. Tout ce qui tient par quelque
côté à la littérature et à un métier pour le-
quel certainement je n étois pas né m'est
devenu si parfaitement insupportable , et
son souvenir me rappelle tant de tristes
idées , que pour n'y plus penser j'ai pris le
parti de me défaire de tous mes livres ,
qu on m'a très mal -à-propos envoyés de
Suisse : les vôtres et les miens sont partis
avec tout le reste. J'ai pris toute lecture
dans un tel dégoût qu'il a fallu renoncer à
mon Plutarque. La fatigue même de pen-
ser me devient chaque jour plus pénible.
J'aime à rêver, mais librement , en laissant
errer ma tête et sans m'asservir à aucun
Êujet ; et maintenant que je vous écris , je
quitt© k tout moment la plume pour vous
Î286 LETTRES
dire en nie promenant mille choses cliar-
mantes , qui disparoissent sitôt que je re-
viens à mon papier. Cette vie oisive et
contemplative, que vous n'approuvez pas et
que je n'excuse pas , me devient chaque jour
phis-dëhcieuse. Errer seul sans fui et sans
cesse parmi les arbres et les roches qui en-
tourent ma demeure , rêver ou plutôt ext^a-
vaguer à mon aise , et , comme vous dites ,
bayer aux corneilles ; quaud ma cervelle^
s échauffe trop , la calmer en analysaut
quelque mousse ou quelque fougère ; enfui
me livrer sans gcne à mes fantaisies, qui ,
grâces au ciel, sont toutes en mon pouvoir ;
voilà, monsieur, pour moi la suprême jouis-
sance , à laquelle je n'imagine rien de su-
périeur dans ce monde pour un homme à
mon âge et dans mon état. Si j'allois dans
une de vos terres , vous pouvez compter que
je n'y prendrois pas le plus petit soin en
faveur du propriétaire; je vous verrois
voler , piller , dévaliser, sans jamais en dire
un seul mot ni à vous ni à personne. Tous
mes malheurs nie viennent de cette ardente
haine de finjustice que je n'ai jamais pu
Uomter. Je me le tiens pour dit. Il est
DIVERSES. sB^
temps d'être sage, ou du moins tranquille.'
Je suis las de guerres et de querelles: je
suis bien sûr de n'en avoir jamais avecles
honnêtes gens , et je n en veux plus avec
les frippons , car celles-là sont trop dange-
reuses. Voyez donc, monsieur, quel homme
utile vous mettriez dans votre maison ! A
Dieu ne plaise que je veuille avilir votre
offre par cette objection ! mais c'en est
une dans vos maximes , et il faut être con-
séquent.
En censurant cette nonchalance, vous
me répéterez que c'est n'être bon à rien
tjue n'être bon que pour soi : mais peut-on
être vraiment bon pour soi sans être par
quelque côté bon pour les autres? D'ailleurs
considérez qu'il n'appartient pas à tout ami
des hommes d'être comme vous leur bien-
faiteur en réalité. Considérez que 'je n'ai
ni état ni fortune, que je vieillis , que je
suis infirme , abandonne, persécuté, détes-
té , et qu'en voulant faire du bien je ferois
du niai, sur-tout à moi-même. Jai reçu
mon congé bien signifié par la nature, et
par les hommes ; je l'ai pris et j'en veux
profiter. Je ne délibère plus si c'est bieZi
a88 I. E T T R E s
ou mal fait , parcequ c'est une résolution
prise, et riei> ne m'en fera départir. Puisse
le public m'oublier comme je foublie! S'il
ne veut pas m'oublier, peu m'importe :
qu'il m'admire ou qu'il me déchire , tout
cela m'est indifférent ; je tâche de n'en rien
savoir, et quand je l'apprends je ne m'en
soucie guère. Si l'exemple d'une vie inno-
cente et simple est utile aux hommes , je
puis leur faire encore ce bien-là ; mais c'est
le seul, et je suis bien déterminé à ne plus
vivre que pour moi et pour mes amis, en
très petit nombre , mais éprouvés et qui m©
suffisent. Encore aurois je pu m'en passer,
quoiqu'ayant un cœur aimant et tendre
pour qui des attachemens sont de vrais be-
soins : mais ces besoins m'ont souvent coû-
té si cher, que j'ai appris à me suffire à moi-
même , et je me suis conservé l'ame assei
saine pour le pouvoir. Jamais sentiment
haineux, envieux, vindicatif, n'approcha de
mon cœur. Le souvenir de mes amis donne
à ma rêverie un charme que le souvenir de
mes ennemis ne trouble point. Je suis tout
entier où je suis , et point oii sont ceux qui
me persécutent. Leur haine quand elle n'a-
§it
ï) I V E R s E Sf ^8cjf
git pas ne trouble qu eux , et je la leur laisse
pour toute vengeance. Je ne suis pas par-
faitement lieureux , parcequ'il n'y a rien de
parfait ici-bas , sur-tout le bonheur ; mais
j'en suis aussi près que je puisse l'être clans
cet exil. Peu de chose de plus combleroit
mes vœux; moins de maux corporels, uii
climat plus doux , un ciel plus pur , un air
plus serein , sur-tout des cœurs plus ou-
verts, oii quand le mien s'épanche il sentît
que c'est dans un autre. J'ai ce bonheur en
ce moment , et vous voyez que j'en profite :
mais je ne l'ai pas tout-à-fait impunément;*
votre lettre me laissera des souvenirs qui
ne s'eflaceiont pas et qui me rendront par
fois moins tranquille. Je .n'aime pas les pays
arides , et la Provence mattire peu ; mais
cette terre en Angoumois qui n'est pas en-
core en rapport , et. où l'on peut retrouver
quelquefois la nature, me donnera souvent
des regrets qui ne seront pas tous pour elle.
Bon jour, monsieur le marquis. Je hais les
formules , et je vous prie de m'en dispenser.
Je vous salue très humblement et de tout
mon cœur.
^Tome 02. T
hgcsi x: E T T R £ S
LETTRE
A M. LE DUC DE GRAFFTON.;
Wootlon , le 7 fériiex »767.
IVloNSlEUR LE DUC,
Je vous dois des remerciemens que je
vous prie d'agréer. Quoique les droits qu'on
avoit exigés pour mes livres à la douane
3îîe parussent forts pour la chose et pour
ma bourse , j'étois bien éloigné d'en deman-
der et d'en désirer le remboursement. Vos
bontés , très gratuites sur ce point , en sont
d'autant plus obligeantes ; et , puisque vous
voulez que j'y reconnoisse même celles du
roi , je me tiens aussi flatté qu'honoré d'une
grâce d'un prix inestimable par la source
dont elle vient , et je la reçois avec la recon-
noissance et la vénération que je dois aux
faveurs de sa majesté passant par des mmns
/aussi dignes de les répandre.
DIVERSES. îi^ll
Daignez , monsieur le duc , recevoir avec
bonté les assurances de mon profond res-;
pect.
LETTRE
A M. GUY.
Wootton , le 7 février 1767^
J'ai lu, monsieur, avec attendrissement
louvrage de mes défenseurs , dont vous ne
m'aviez point parlé. Il me semble que ce
n'étoit pas pour moi que leurs honorables
noms dévoient être un secret , comme si Toii
vouloit les dérober à ma reconnoissance. J#
ne vous pardonnerois jamais sur-tout de
m'avoir tû celui de la dame, si je ne l'eusse
à rinstant deviné. C'est de ma part un bien
petit mérite : je n ai pas assez d'amis capa-
bles de ce zèle et de ce talent pour avoif
pu m'y tromper. Voici une lettre pour elle, à
laquelle je n ose mettre son nom a cause
des lisques que peuvent courir mes lettres,;
2g2 LETTRES
mais où elle verra que je lareconnois bien. Je
vous charge, monsieur Guy, ou plutôt j'ose
vous permettre , en la lui remettant, de vous
mettre en mon nom à genoux devant elle ,
et de lui baiser la main droite , cette char-
mante main plus auguste que celles des im-
pératrices et des reines , qui sait défendre
et honorer si pleinement et si noblement
l'innocence avilie. Je me flatte que j'aurois
reconnu de même son digne collègue si nous
nous étions connus auparavant ; mais je n'ai
pas eu ce bonheur , et je ne sais si je dois
m'en féhciter ou m'en plaindre , tant je
trouve noble et beau, que la voix de l'équité
s'élève en ma faveur du sein même des in-
connus. Les éditeurs du factum de M. Hume
disent qu'il abandonne sa cause au jugement
des esprits droits et des cœurs honnêtes.
C'est là ce qu'eux et lui se garderont bien
de faire , mais ce que je fais , moi , avec con-
fiance, et qu'avec de pareils défenseurs j'au-
rai fait avec succès. Cependant on a omis
dans ces deux pièces des choses très essen-
tielles ; et on y a fait des méprises qu'on eût
évitées si , m'avei tissant à temps de ce qu'on
vouloit faire, on m'eût demandé des éclair-
D I V E R s E 5.- 29>
cîssemens. Il est étonnant que personne
n'ait encore mis la question sous son vrai
point de vue ; il ne flilloit que cela seul , et
tout ëtoit dit.
Au reste il est certain que la lettre que
je vous écrivis a été traduite par extraits
faits , comme vous pouvez penser , dans
les papiers de Londres ; et il n'est pas dif-
ficile de compjendre d'où venoient ces ex-
traits ni pour quelle fin.
Mais voici un fait assez bizarre qu'il est
fâcheux que mes dignes défenseurs n'aient
pas su. Croiriez-vous que les deux feuilles
que j'ai citées du S. - James's Chronicle ont
disparu en Angleterre? M. Davenport les-
a fait chercher inutilement chez l'imprimeur
et dans les cafés de Londres , sur une indi-
cation suffisante , par son libraire^ qu'il m'a
assuré être un honnête homme ; et il n'a
rien trouvé. Les feuilles sont éclipsées. Je
ne ferai point de commentaires sur ce fait ;
mais convenez qu'il donne à penser. O mon
cher monsieur Guy! faut-il donc mourir
dans ces contrées éloignées sans revoir ja-
mais la face d'un ami sur, dans le sein du-
quel je puisse épancher mon cœur ?
T 5
î»Q"4 Lettres
LETTRE
AU LORD MARÉCHAL.
le 8 février 1767.
wuoiî milord, pas un seul mot de vous!
Quel silence , et qu'il est cruel ! Ce n'est
pas le pis encore. Madame la duchesse de
Portland m'a donné les plus grandes alar-
mes en me marquant que les papiers publics
vous avoient dit fort mal , et me priant de
lui dire de vos nouvelles. Vous connoissez
mon cœur , vous pouvez juger de mon état ;
craindre à la fois pour votre amitié et pour
■votre vie , ah ! c'en est trop. J'ai écrit aussitôt
à M. Rougemont pour avoir de vos nou-
velles. Il m'a marqué qu'en effet vous aviez
été fort malade , mais que vous étiez mieux.
Il n'y a pas là de quoi me rassurer assez
tant que je ne recevrai rien de vous. Mon
protecteur, mon bienfaiteur, mon ami,
mon père ^ aucun de ces titres ne pourra-
y i V E R s E s. iSgS
t-îl vous ëmouvoir ? Je me prosterne à vos
pieds pour vous demander un seul mot.;
Que voulez-vous que je marque à madame
de Portland ? Lui dirai - je : Madame , mi-
lord maréchal m^aimoit , mais il me trouve
trop malheureux pour m aimer encore , il
ne m'écrit plus P La plume me tombe des
mains.
LETTRE
A M. GRANVILLE.
Wootton , février i jÇ-fj
Je croîs, monsieur, latisanne dumédeein
espagnol meilleure et plus saine que le
bouillon rouge du médecin françois : la pro-
vision de miel n'est pas moins bonne ; et si
les apothicaires fournissoient d'aussi bonnes
drogues que vous , ils auroient bientôt ma
pratique. Mais , badinage à part , que j'aie
avec vous un moment d'explication sér-
rieuse»
3" 4
SgS LETTRES
Jadis j'aimois avec passion la liberté , Fé-
galité ; et, voulant vivre exempt des obliga-
tions dont je ne pouvois ni'acquitter en pa-
reille monnoie , je me reiusois aux cadeaux
mêmes de mes amis, cequi m'asouvent attiré
bien des querelles. Maintenant j'ai changé
de goût, et c'est moins la liberté que la paix
que j^aime ; je soupire incessamment après
elle ; je la préfère désormais à tout -, je la
veux à tout prix avec mes amis ; je la veux
même avec mes ennemis s'il est possible.
J'ai donc résolu d'endurer désormais des
uns tout le bien et des autres tout le mal
qu'ils voudront me faire , sans disputer, sans
m'en défendre , et sans leurrésisteren quel-
que façon que ce soit. Je me livre à tous
pour faire de moi , soit pour , soit contre,
entièrement à leur volonté : ils peuvent
tout , hors de m'en£;ager dans une dispute ,
ce qui très certainement n'arrivera plus de
mes jours. Vous voyez, monsieur, d'après
cela combien vous avez beau jeu avec moi
dans les cadeaux continuels qu'il vous plaît
de me faire: mais il faut tout vous dire; sans
les refuser , je nen serai pas plus recon-
noissaut que si vous ne m'en faisiez aucun.
D'I V E R s E s. 297
Je vous suis attaché, monsieur , et je bénis
le ciel dans mes misères de la consolation
qu'il m'a ménagée en me donnant un voisin
tel que vous : mon cœur est plein de T in-
térêt que vous voulez bien prendre à moi,
de vos attentions , de vos soins , de vos bou-
tés, mais non pas de vos dons : c'est peine
perdue , je vous assure ; ils n'ajoutent lien
à mes sentimens pour vous ; je ne vous en
aimerai pas moins, et je serai beaucoup plus
à mon aise si vous voulez bien les supprimer
désormais.
Vous voilà bien averti , monsieur ; vous
savez comment je pense , et je vous ai parlé
très sérieusement. Du reste votre volonté
soit faite et non pas la mienne ; vous serez
toujours le maître d'en user comme il vous
plaira.
Le temps est bien froid pour se mettre
en route. Cependant, si vous êtes absolument
résolu de partir , recevez tous mes souhaits
pour votre bon voyage et pour votre prompt
et heureux retour. Quand vous verrez ma-
dame la duchesse de Portland , faites - lui
ma cour , je vous supplie ; rassurez -la sur
l'état de milord maréchal. Cependant comm^
2g8 k E T T R É 5
je ne serai parfaitement rassuré moî-même
que quand j'aurai deses nouvelles, sitôt que»
j'en aurai reçu j'aurai Thonneiu: d'en faire
part à madame la duchesse. Adieu , mon-
sieur , derechef; bon voyage , et souvenez-
vous quelquefois du pauvre hermite votre
yoisin.
"Vous verrez sans doute votre aimable
nièce. Je vous prie de lui parler quelquefois
du captif qu'elle a mis dans ses chaînes , et
qui s'honore de les porter.
LETTRE
A MILORD MARÉCHAL.
Le 19 mars 1767.
Cl 'en est donc fait, milord; j'ai perdu
pour jamais vos bonnes grâces et votre ami-
tié sans qu'il me soit même possible de
savoir et d'imaginer d'où me vient cette
perte, n'ayant pas un sentiment dans mon
cœur, pas une action dans ma conduite, qui
DIVERSES. 299
n'ait du, j'ose le dire, confirmer cette pré-
cieuse bienveillance que , selon vos promes-
ses tant de fois réitérées, jamais rien ne pou-
voit m'ôter. Je conçois aisément tout ce
c]u'on a pu faire auprès de vous pour me
nuire ; je l'ai prévu , je vous en ai prévenu;
vous m'avez assuré qu'on ne réussiroit ja-
mais, j'ai dû le croire. A-t-on réussi malgré
tout cela? voilà ce qui me passe; et com-
ment a-t-on réussi au point que vous n'ayez
pas même daigné me dire de quoi je suis
coupable, ou du moins de quoi je suis ac-
cusé? Si je suis coupable , pounjuoi me taire
mon crime ? si je ne le suis pas , pourquoi
me traiter en criminel? En m'annonçant
que vous cesserez de m'écrire vous me
faites entendre que vous n'écrirez plus à
personne; cependant j'apprends que vous
écrivez à tout le monde et que je suis le seul
excepté, quoique vous sachiez dans quel
tourment m'a jeté votre silence. Milord ,
dans quelque erreur que vous puissiez être ,
si vous connoissiez , je ne dis pas mes sen-
timens, vous devez les connoître, mais ma
situation dont vous n'avez pas didée, votre
humanité du moins vous parleroit pour moi.
5oo
LETTRES
Vous êtes dans Terreur, milord, et c'est
ce qui me console : je vous connois trop
bien pour vous croire ( aj)able d'une aussi
incompréhensible légèreté, sur- tout dans
un temps où, venu par vos conseils dans le
pays que j'habite, j'y vis accablé de tous
les malheurs les plus sensibles à un homme
d'honneur. Vous êtes daas Terreur , je le
répète : Thomme que vous n'aimez plus
mérite sans doute votre disgrâce; mais cet
homme que vous prenez pour moi n'est
pas moi. Je n'ai point perdu votre bienveil-
lance, parceque je n'ai point mérité de la
perdre, et que vous n'êtes ni injuste ni
inconstant. On vous aura figuré sous mon
nom un fantôme : je vous l'abandonne , et
j'attends que votre illusion cesse, bien sur
qu'aussitôt que vous me verrez tel que je
Suis vous m'aimerez comme auparavant.
Mais en attendant ne pourrai-je du moins
savoir si vous recevez mes lettres? Ne me
reste t-il nul moyen d'apprendre des nou-
velles de votre santé qu'en m'informant au
tiers et au quart, et n'en recevant que de
vieilles qui ne me tranquillisent pas? Ne
youdriez-vous pas du moins permettre qu'un
D I V E R s E S.^ Hoij
de VOS laquais m'écrivît de temps en temps
comment vous vous portez? Je me rësigno
à tout; mais je ne conçois rien de plus cruel
que l'incertitude continuelle où je vis sur
ce qui m'intéresse le plus.
LETTRE
A M. LE GÉNÉRAL CONWAY.
YV'ootton , le 26 mars 1767.
iVlo N S I E U R ,
Aussi touché que surpris de la faveur
dont il plaît au roi de m'honorer, je vous
supplie d'être auprès de sa majesté Torgane
de ma vive reconnoissance. Je n'avois droit
à ses attentions que par mes malheurs ; j'en
ai maintenant aux égards du public par ses
grâces, et je dois espérer que l'exemple de
sa bienveillance m'obtiendra celle de tous
ses sujets. Je reçois, monsieur, le bienfait
du roi comme Târrhe d'une époque heu-
O02 LETTRES
jeuse autant quhoaorable, qui m'assure
sous la protection de sa majesté des jours
désormais paisibles. Puisse- je n avoir à les
remplirque des vœux les plus purs et les plus
vifs pour la gloire de son règne et pour la
prospérité de son auguste maison !
Les actions nobles et généreuses portent
toujours leur récompense avec elles. Il vous
est aussi naturel, monsieur, de vous félici-
ter d'en iaire, qu'il est flatteur pour moi
d'en être Fobjet. Mais ne parlons point de
mes talens, je vous supplie; je sais me
mettre à ma place , et je sens , à l'impres-
sion que font sur mon cœur vos bontés,
qu'il est en moi quelque chose plus digne
de votre estime que de médiocres talens,
qui seroient moins connus s'ils m'avoient
attiré moins de maux, et dont je ne fais
cas que par la cause qui les fit naître et
par l'usage auquel ils étoient destinés.
Je vous supplie , monsieur , d'agréer les
scntimens de ma gratitude et de mon pro-
fond respect.
1> 1 V E H s E «. 5o3
LETTRE
A MILORD COMTE DE HARCOURT.,
Wootton , le a arril 1767Z
J'apprends, milord, par M. Davenport
que vous avez eu la bonté de me défaire de
toutes mes estampes hors une. Serois je
assez heureux pour que cette estampe ex-
ceptée fût celle du roi? je le désire assez
pour l'espérer. En ce cas vous auriez bien
lu dans mon cœur, et je vous prierois de
vouloir conserver soigneusement cette es-
tampe jusqu'à ce que j'aie l'honneur de vous
voir et de vous remercier de vive voix. Je la
joindrois à celle de milord maréchal pour
avoir le plaisir de contempler quelquefois
les traits de mes bienfaiteurs , et de me dire
en les voyant qu'il est encore des hommes
bien faisans sur la terre.
Cette idée m'en rappelle une autre que
ma mémoire absolument éteinte avoit laissé
Soi Lettres
écliapper. Ce portrait du roî avec un«(
•vingtaine d'autres me viennent de M. Ram-
say, qui ne voulut jamais m'en dire le prix ;
ainsi ce prix lui appartient et non pas à
moi: mais comme probablement il ne vou-
droit pas plus laccepter aujourd'hui que
ci -devant, et que je n'en veux pas non
plus faire mon profit ^ je ne vois à cela
d'autre expédient que de distribuer aux pau-
vres le produit de ces estampes ; et je crois,
milord , qu'une fonction de charité ne peut
rien avoir que l'humanité de votre cœur
dédaigne. La difficulté seroit de savoir quel
est ce produit, ne pouvant moi-même me
rappeler le nombre et la qualité de ces es-
tampes : ce que je sais, c'est que ce sont
toutes gravures angloises dont je n'avois
que quelques autres avant celles-là. Pour
ne pas abuser de vos bontés, milord, au
point de vous engager dans de nouvelles
recherches, je ferai une évaluation gros-
sière de ces gravures, et j'estime que le prix
n'en pourroit guère passer quatre ou cinq
guinées. Ainsi , pour aller au plus sûr, ce
sont cinq guinées sur le produit du tout
que je prends la liberté de vous prier de
vouloir
DIVERSES. 5o5
vouloir bien distribuer aux pauvres. Vous
voyez, niilord, couirneiit j'en use avec
vous. Quoique je sois persuadé (jue mon
importuiiité, ne passe pas votre complai-
sance, si j'avols prévu jusqu'où je serois
forcé de la porter, je me serois gardé de
m'oublier à ce point. Agréez, milord, je
vous sun[ilie, mes très humbles excuses
et mon re.^pcct.
LETTRE
A M. E. J. .. . , G H I Pv U R G I E N".
Le i3 mai 1767.
Vous me parlez, monsieur, dans une
langue littéraire , de sujets de litlérature
comme à un homme de lettres ; vous m'ac-
cablez d'éloges si pompeux, qu'ils sont iro-
niques ; et vous croyez m'enivrer d'un
pareil encens. Vous vous trompez , mon-
sieur , sur tous ces points. Je ne suis point
homme de lettres : je le fus pour mon mal-
Tome 32. V
5o6 LETTRES
lieur ; depuis long-temps j'ai cessé de Tétre y
rien de ce qui se rapporte à ce métier ne
me convient plus. Les grands éloges ne m'ont
jamais flatté ; aujourd'hui sur-tout que j'ai
plus besoin de consolation que d'encens , je
les trouve bien déplacés. C'est comme si,
quand vous allez voir un pauvre malade ,
au lieu de le panser , vous lui faisiez des
coinplimens.
J'ai livré mes écrits à la censure publiqu e :
elle les traite aussi sévèrement que ma per-
sonne*, à la bonne heure; je ne prétend s point
avoir eu raison ; je sais seulement que mes in-
tentions étoient assez droites, assez pures,
assez salutaires, pour devoir m'obtenir quel-
que indulgence. Mes erreurs peuvent être
grandes ; mes sentimens auroient dû les ra-
cheter. Je crois qu'il y a beaucoup de choses
sur lesquelles on n'a pas voulu m'entendre.
Telle est , par exenqjle , l'origine du droit
naturel , sur laquelle vous me prêtez des
sentimens qui n'ont jamais été les rniens.
C'est ainsi qu'on aggrave mies fautes réelles
de toutes celles qu'on juge à propos de
m'attribuer. Je me tais devant les hommes,
et je remets ma cause entre les mains de
Dieu qui. voit mon cœur.
D î V É R s E ^; 3oy
Je ne répondrai donc point , monsieur,
ni aux reproches que vous me faites au nom
d'autrui , i:i aux louanges que vous me
donnez de vous môme : ]es uns ne sont pas
plus mérités que 1 s antres. Je ne vous ren-
drai lieu de pareil, tant parceque je ne
vous connois pas, (;ne parceque j'aime à
être simple et viai'eu toutes choses. Vous
vous dites cliirurgieii : si vous m'eiiçsiez
parlé botanique et des plantes que produit
votre contrée , vous m'auriez fait plaisir
et j'en aurois pu causer avec vous ; mais
pour de mes livres et de toute autre espèce
de livres, vous m'en parleriez inutilement,
parceque je ne prends plus d'intérêt à tout
Cela. Je ne vous réponds point en latin , par
la raison ci-devant énoncée : il ne me reste
de cette langue qu'autant qu'il en faut pour
entendre les phrases de Linnœus. Recevez,'
monsieur , mes très humbles salutations:
t^
Oo8 LETTRES
'■ I ■ r
LETTRE
A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Calais , Ie22 mai 1767.
J ARRIVE ici, monsieur, après bien des aven-
tures bizarres qui feroieot un détail plus
long qu'amusant. Je voudrois de tout mon
cœur aller finir mes jours au château de
Brie ; mais pour entreprendre un pareil éta-
blissement il faudroit plus de certitude do
sa durée que vous ne pouvez la donner. Je
ne vois pour moi qu'un repos stable , c'est
dansTétat de Venise ; et, malgré l'immen-
sité du trajet , je suis déterminé à le tenter.
Ma situation à tous égards me forcera à des
stations c|ue je rendrai aussi courtes qu'il
me sera possible. Je désire ardemment d'en
faire une petite à Paris pour vous y voir,
si j'y puis garder lincognito convenable et
que je sois assuré que ce court séjour ne dé-
plai.^e pas. Permettez que je vous consulte
là-dessus , résolu de passer tout droit et le
ê
DIVERSES. SoQ
plus promptement qu'il me sera possible
si vous jugez que ce soit le meilleur parti.
Je ne vous en dirai pas davantage ici , mon-
sieur ; mais j'attends avec empressement
de vos nouvelles , et je compte m'arrêter à
Amiens pour cela. Ayez là bonté de m'y,
répondre un mot sous le couvert de M. . . .
Cette réponse réglera ma marche. Puisse-
t-elle , monsieur , me livrer à Tardent désir
que j'ai de voir et d'embrasser le respecta-
ble ami des hommes !
LETTRE
A M"« LA M. DE***.
Du 12 septembre 1767.
Je reconnois , madame , vos bontés ordi-
naires dans les soins que vous prenez pour
me procurer un asyle où l'on veuille bien
ne pas m'interdire le feu et l'eau ; mais je
connois trop bien ma situation pour atten-
dre de ces soins bienfaisans un succès qui
.V3
BlO L E T T R E 5
jne procure le repos après lequel j'ai vai^
ne )i<-j.r ^oiijjré , et que je neclierclie plus ,
pan^f'(jue je ne l'espère plus.
Viveuienr louché de Tiutëret que M. le
çoTute de*** veut bien prendre à mes
niallieurs , je vous supplie, madime , de
vouloir bien lui faire passer les ténioigna-
£^es de ma très humble reconnoissance :
c'est une de mes peines de ne pouvoir aller
moi-même la lui témoigner. Mais quant au
voyage ici (|ue S. E. daigne proposer , je
ne suis pas assez vain pour en accepter
r offre , et ces honneurs bruyans ne con-
viennent phis à Félat d'iiumiliation dans le-
quel je suis appelé à fmir mes jours. Je ne
cro's pas non plus qu'il coin it une de ^:is-
quf;r auprès de M. 1<^ conile de*** ni
auprès de personne au( une demande^^îi m^
faveur, puisque ce ne seroii qu'aller clier-
cher d'iiifriiilibles refus (,ui ne feraient
qu'empirer ma situation^ sMéloit possibic,
Le parti qu^^ j'ai j^ris d'attendre ici ma
destinée est le suul <.{ui me convicime, et
je iK^puis l'aire aucune espèce de démarche
sans aggraver sur ma lèie le poids de me§
ÇQallieurs. Je sais que ceux qui ont entrepris
DIVERSES. 3ll
de me chasser d'ici n'épargneront aucune
sorte d'efforts pour y parvenir ; mais je les
attends , je m'y prépare ; et il ne reste plus
qu'à savoir lesquels auront le plus de con-
stance, eux pour persécuter, ou moi pour
souffrir. Que si la patience m'échappe a
la fin et que mon courage succombe , mon
parti en pareil cas est encore pris ; c'est de
ni'éloigner , si je peux , de Forage qui m'ac- .
cable, mais sans empressement, sans pré-
caution , sans crainte , sans me cacher , sans^
me montrer , et avec la simplicité qui con-
vient à l'innocence. Je considère , madame ,
qu'ayant près de soixante ans , accablé de
malheurs et d'inBrmités, les restes de mes
tristes jours ne valent pas la fatigue de les
mettre à couvert. Je ne vois plus rien dans
cette vie qui puisse me llatter ni me ten-
ter. Loiji d'espérer quelque chose , je ne
sais pas même que désirer. L'amour seul
du repos me restoit encore , l'espoir m'en
est ôté , je n'en ai plus d'autre. Je n'attends
plus , je n'espère plus que la lin de mes
piiseres : que je l'obtienne de la nature ou
des hommes , cela m'est assez indifférent;
et , de quelque manière qu'on veuille dis-^
V 4
3j2 lettres
poser de mol , Ton me fera toujours
moins de mal que de bien. Je pars
de cette idée , madame ; je les mets tous
au pis , et je me tranquillise dans ma ré-
signation.
Il suit de là que tous ceux qui veulent
bien s'intéresser encore à moi doivent
cesser de se donner en ma faveur des mou-
vemens inutiles , remettre, à jnon exemple ,
mon sort dans les mains de la Providence,
et ne plus vouloir résister à la nécessité.
Voilà ma dernière résolution ; que ce soit
la vôtre anssi , madame^ à mon égard , et
même à 1 égard de ct tte chère enfant que
le ciel vous enlevé sans qu'aucun secours
humain puisse vous la rendre. Que tous
les soins que vous lui rendrez désormais
soient pour contenter votre tendresse et
la lui moi.trer , mais qu'ils ne réveillent
plus en vous une espérance cruelle (jui
donne la mort à chaque fois qu'on la
perd.
DIVERSES. 5l3
LETTRE
A M"= D E W E S.
Le 25 Janvier 176S.
Oi je vous ai laissé^ ma belle voisine , une
empreinte que vous avez bien gardée, vous
m'en avez laissé une autre que j'ai gardée
encore mieux. Vous n'avez mon cachet que
sur un papier qui peut se perdre , mais j'ai
le vôtre empreint dans mon cœur d'où rien
ne peut l'effacer. Puisqu il étoit certain que
j'ernportois votre gai^e , et douteux que vous
eussiez conservé le mien , c'étoit moi seul
qui devois désirer de vérifier la chose ; c'est
moi seul qui perds à ne l'avoir pas fait.
Ai - je donc be.^oin pour mieux sentir mon
malheur que vous m'en fassiez encore un
crime? cela n'est pas trop humain. Mais
votre souvenir me console de vos reproches:
j'aime mieux vous savoir injuste qu'indiffé-
lente , et je voudrois être grondé de vous
3l4 LETTRES
tous les jours au même prix. Daignez donc,
ma belle voisine , ne pas oublier tout-à-fait
votre esclave , et continuer à lui dire quel-
quefois ses vérités. Pour moi , si j'osois à
mon tour vous dire les vôtres , vous me trou-
veriez trop galant pour un barbon. Bon jour,
ma belle voisine : puissiez -vous bientôt,
sous les auvSpices du cher et respectacle on-
cle , donner un pasteur à vos brebis de Cal-
wich !
LETTRE
A M. D'IVERNOIS.
TiTC , le 29 janvier 1768,
J'ai reçu ^ mon digne ami , votre paquet
du 22 , et il me seroit également parvenu
sous ladresse que je vous ai donnée quand
vous n'auriez pas pris Tinutiie })récaution
delà double enveloppe^ sous laquelle il n'est
pas même à propos que le nom de votre
ami paroisse en aucune façon. C'est a,vec le
Diverses. 5i5
plus sensible plaisir que j ai enHn appris de
yos nouvelles; mais j'ai été vivement ému
de l'envoi de votre famille à Lausanne. Cela
m'apprend assez à quelle extrémité votre
pauvre ville et tant de braves gens dont elle
est pleine sont àla veille d'être réduits. Tout
persuadé c[ue je suis que rien ici-bas ne mé-
rite d'être acheté au prix du sang humain
et qu'il n'y a plus de liberté sur la terre que
dans le cœur de l'homme juste, je sens bien
toutefois qu'il est naturel à des gens de cou-
rage qui ont vécu libres de préférer une
mort honorable à la plus dure servitude.
Cependant, même dans le cas le plus clair
de la juste défense de vous-mêmes , la cer-
titude où je suis qu'eussiez -vous pour un
moment l'avantage , vos malheurs n'en se-
roient ensuite que plus grands et plus surs ,
me prouve qu'en tout état de cause les voies
de fait ne peuvent jamais vous tirer de la
situation critique où vous êtes qu'en ag-
gravant vos malheurs. Puis donc que perdus
■ de toutes façons , supposé qu'on ose pousser
la chose à Textrême , vous êtes prêts à vous
ensevelir sous les ruines de la patrie, faites
plus ; osez vivre pour sa gloire au moment
ZlG LETTRES
qu'elle n'existera plus. Oui, messieurs, il
vous reste , dans le cas que je suppose , un
dernier parti à prendre ; et c'est , j'ose le
dire, le seid qui soit digne de vous; c'est, au
lieu de souiller vos mains dans le sang de
vos compatriotes , de leur abandonner ces
murs qui dévoient être Tasyle de la liberté,
et qui vont n'être plus qu'un repaire de ty-
rans ; c'est d'en sortir tous, tous ensemble ,
en plein jour, vos femmes et vosenfans au
milieu de vous ; et , puisqu'il faut porter des
fers , d'aller porter du moins ceux de quel-
que grand prince et non pas l'insupporta-
Lie et odieux joug de vos égaux. Et ne vous
imaginez pas qu'en pareil cas vous resteriez
sans asyle : vous ne savez pas quelle estime
et quel respect votre courage^ votre modé-
ra lion , votre sagesse , ont inspirés pour vous
dans toute l'Europe. Je n'imagine pas qu'il
s'y trouve aucun souverain, je n'en excepte
aucun, qui ne reçût avec honneur , j'ose
dire avec respect , cette colonie émigrante
d'hommes trop vertueux pour ne savoir pasi
être sujets aussi lideles qu'ils furent zélés
citoyens. Je comprends bien qu'en pareil
cas plusieurs d'entre vous seroieut ruinés :
DIVERSES. 017
mais je pense que des gens qui savent sacri-
fier leur vie au devoir sauroient sa ri fier
leurs biens à Flionneur et s'applaudir de CQ
sacrifice; et, après tout, ceci n'est qu'un
dernier expédient pour conserver sa vertu
et son innocence quand tout le reste est
perdu. Le cœur plein de cette idée , je ne
me pardonnerois pas de n'avoir osé vous la
communiquer. Du reste vous êtes éclairés
et sages ; je suis très sûr que vous prendrez
toujours en tout le meilleur parti , et je ne
puis croir^qu'on laisse jamais aller les choses
au point qu'il est bon d'avoir prévu d'avance
pour être prêts à tout événement.
Si vos affaires vous laissent quelques mo-
mens à donner à d'autres choses qui ne sont
rien moins que pressées , en voici une qui
me tient au cœur , et sur laquelle je vou-
drois vous prier de prendre quelque' éclair-
cissement dans quelqu'un des voyages que
je suppose que vous ferez à Lausanne tandis
que votre famille y sera. Vous savez que j'ai
à Nyon une tante qui m'a élevé et que
j'ai toujours tendrement aimée , quoique
j'aie une fois , comme vous pouvez vous
en souvenir , sacrilié le plaisir de la voir à
Ol8 LETTRES
l'enipi^ssement d'aller avec vous joinJrd
nos amis. Elle eSt. fort vieille , elle soii;ne
un mari fort vieux : j'ai peur qu'elle n'ait
plus tle peine que son âge ne comporté, et
je voiidrois Im' aider à pay r une servante
ponr la soulager. Malheureusement, quoi-
que je n'aie augmenté ni mon train ni ma
cuisine, que je n'aie aucun doniesli(|ue à
mes gages et que je sois ici logé et chauffé
gratuitement , ma position me rend la vie
ici si dispendieuse , que ma pension mè
Suffit à peine pour les dépensfs inévita-
bles dont je suis chargé. Voyez , cher ami ,
si cent francs de France par an pourroient
jeter quelque douceur dans la vie de nisi
pauvre vieille tante , et si vous pourriez les
lui faire accepter. En ce cas , la première
année courroit depuis le commencement de
celle ci , et vous pourriez la tirer sur moi
d'avance aussitôt que vous aurez arrangé
cette petite affaire-là. Mais je vous conjure
de voir que cet argent soit enqjloyé selon sa
destination, et non pas au profit de parens
ou voisins ûpres qui souvent obsèdent les'
vieilles gens. Pardon, cher ami ; je choisis
bien mal mon temps , mais il se peut qu'i't
n'y en ait pas à perdre.
DIVERSES. 5igi
LETTRE
AU MÊME.
24 mars 1768.
jLjjNrFix je respire; vous aurez la paix, et
vous Taurez avec un garant sûr qu'elle sera
solide, savoir Testime publique et celle de
vos magistrats, qui, vous traitant jusqu'ici
comme un peuple ordinaire^ n'ont jamais
pris sur ce faux préjuge que de fausses me-
sures. Ils doivent être enfin guéris de cette
erreur, et je ne doute pas que le discours
tenu par le procureur -général en deux-
cent ne soit sincère. Cela posé, vous devez
espérer que Ton ne tentera de long temps
de vous surprendre, ni de tromper les puis-
sances étrangères sur votre compte; et ces
deux moyens manquant, je n'en vois plus
d'autres pour vous asservir. Mes dignes
amis , vous avez pris les seuls moyens con-
tre lesquels la force' même perd son effet ,
l'union, la sagesse , et le courage. Quoi que
^20 LETTRES
puissent faire les hommes, on est toujours
libre quand on sait mourir.
Je voudrois à présent que de votre côté
vous ne fissiez pas à deuuMes choses, et que
la concorde une fois rétable ramenât la
confiance et la subordination aussi j)leine
et entière que s'il n'y eut jamais eu de
dissension. Le respect pour les magistrats
fait dans les républiques la gloire des ci-
toyens, et rien n'est si beau que de savoir
se soumettre après avoir prouvé qu'on sa-
voit résister. Le peuple de Genève s'est tou-
jours distingué par ( e respect pour ses chefs
qui le rend lui-même si respectable. C est
à présent ([u'il doit ramener dans son sein
toutes les vertus sociales que Tamour de
l'ordre établit sur l'amour de la liberté. Il
est impossible qu'une patrie qui a de tels
enfans ne retrouve pas enfin ses pères; et
c'est alors que la grande famille sera tout-
à-la-fois illustre, llorissaute, heureuse, et
donnera vi aiment au monde un exemple
digne d'imitation. Pardon , cher ami : em-
porté par mes désirs je fais ici sottement le
prédicateur; mais, après avoir vu ce que
vous étiez, je suis plein de ce que vous pou-
vez
DIVERSES. 521*
vez être. Des hommes si sages n'ont assuré-
ment pas besoin d'exhoi ration pour conti*
nuer à Têtre; mais moi, j'ai besoin de donner
quelque essor aux plus ardens vœux de
mon cœur.
Au reste je vous félicite en particulier
d'un bonheur qui nest pas toujours attaché
à la bonne cause, c'est d avoir trouvé pour
le soutien de la vùtre des talens capables de
la faire valoir. Vos mémoires sont des chefs-
d'œuvre de logique et de diction. Je sais
quelles lumières régnent dans vos cercles ,
qu'on y raisonne bien, qu'on y connoît à
fond vos édits; mais on n'y trouve pas com-
munément des gens qui tiennent aiiisi la
plume. Celui qui a tenu la vôtre, quel qu'il
soit, est un homme rare; n'oubliez jamais
la reconnoissance que vous lui devez.
A l'égard de la réponse amicale que vous
me demandez sur ce qui me regarde , je la
ferai avec la plus pleine confiance. Rieu
dans le monde n'a plus affligé et navré mon
cœur que le décret de Genève. Il n'en fut
jamais de plus inique, de plus absurde et
de plus ridicule : cependant il n'a pu déta-
cher mes affections de ma patrie , et rien
Tome 32. X
3^2 LETTRES
au monde ne les en peut dëtaclier. Il rn'est
indifférent quant à mon sort que ce décret
soitannullé ou subsiste, puisqu'il ne m'est
possible en aucun cas de profiter de mon
rétablissement ; mais il ne me seroit pour-
tant pas indifférent, je l'avoue, que ceux
qui ont commis la faute sentissent leur
tort et eussent le courage de le réparer. Je
crois qu en pareil cas j'en mourrois de joie,
parceque j'y verrois la lin d'une haine im-
placable , et que je pourrois de bonne grâce
me livrer aux sentimens respectueux que
mon cœur m'inspire sans crainte de m'avilir.
Tout ce que je puis vous dire à ce sujet est
que si cela arrivoit, ce qu'assurément je
n'espère pas, le conseil seroit content de
mes sentimens et de ma conduite, et il con-
noîtroit bientôt quel immortel honneur il
s'est fait. Mais je vous avoue aussi que ce
rétablissement ne sauroit me flatter s'il ne
vient d'eux-mêmes ; et jamais de mon con-
sentement il ne sera sollicité. Je suis sûr de
-vos sentimens , les preuves m'en sont inu-
tiles ; mais celles des leurs me touclieroient
d'autant plus que je m'y attends moins.
Bref, a ils font cette démarche d'eux-mê»
DIVERSES.*" 323
mêmes , je ferai mon devoir; s'ils ne la font
pas, ce ne sera pas la seule injustice dont
j'aurai à me consoler; et je ne veux pas
en tout état de cause risquer de servir de
pierre d'achoppement au plus parfait réta-
blissement de la concorde.
Voici un mandat sur la veuve Duchesne
pour les cent francs que vous avez bien
voulu avancera ma bonne vieille tante. Je
vous redois autre chose, mais malheureuse-
ment j,e n'en sais pas le montant.
LETTRE
A M. D,
Lyon , le 20 juin 1768.
J E ne me pardonnerons pas, mon cher hôte,
do vous laisser ignorer mes marches ou les
apprendre par d'autres avant moi. Je suis
à Lyon depuis d'eux jours, rendu des fati-
gues de la diligence , ayant grand besoin d'un
peu de repos et très empressé d'y recevoir
X 3
524 *t E T T R E s
de vos nouvelles , d'autant plus que le
trouble qui règne dans le pays où vous
vivez me tient en peine et pour vous et pour
nombre d'honnêtes gens auxquels je prends
intérêt. J'attends de vos nouvelles avec
l'impatience de Tamitié. Donnez-m'en, je
vous prie, le plutôt que vous pourrez.
Le désir de faire diversion à tant d'at-
tristans souvenirs qui, à force d'affecter
mon cœur, altéroient ma tête, ma fait
prendre le parti de chercher dans un peu
de voyages et d'herborisations les amuse-
mens et distractions dont j'avois besoin ; et
le patron de la case ayant approuvé cette
idée, je l'ai suivie: j'apporte avec moi mon
herbier et quelques livres avec lesc|uels je
me propose de faire quelques pèlerinages
de botanique. Je souhaiterois, mon cher
hôte , c|ue la relation de mes trouvailles pût
contribuer à vous amuser; j'en aurois en-
core plus de plaisir à les faire. Je vous dirai,
par exemple, qu'ëtant allé hier voir ma-
dame Boy de la Tour à sa campagne, j'ai
trouvé dans sa vigne beaucoup d'aristoloche,
que je n avois jamais vue, et qu'au premier
* ' coup-d'œil j'ai reconnue avec transport.
DIVERSES/ 325
Adîeit, mon cher hôte; je vous embrasse,
et j'attends dans votre première lettre de
bonnes nouvelles de vos yeux.
LETTRE
AU MÊME.
Bourgoin , le 9 septembre 1 768.
Après diverses courses, mon cher hôte ,
qui ont achevé de me convaincre qu'on étoit
bien déterminé à ne me laisser nulle part
la tranquillité que j'étois venu chercher
dans ces provinces, j'ai pris le parti, rendu
de fatigue et voyant la saison s'avancer, de
m'arrêter dans cette petite ville pour y pas-
ser riiiver. A peine y ai- je été qu'on s'est
pressé de m'y harceler avec la petite his^
toire que vous allez lire dans l'extrait d'une
lettre qu'un certain avocat *** m'écrivit
de Grenoble le 22 du mois dernier.
Le sieur Thevenin , chanioiseur de son
métier^ se trouva logé il y a environ dix
X 3
S26 LETTRES
ans chez le sieur Janin, hôte du hourg de$
Verdieres-de-Jouc, près de Neuchaiel, m>ec
M. Rousseau , qui se trouva lui-même dans
le cas d'avoir besoin de quelque argent ^ et
qui s'adressa au sieur Janin son hôte pout
obtenir cet avisent du sieur Thevenin. Ce
dernier n osant pas présenter à M. Rous-
seau la modique somme qu il demandoit ^
attendit son départ et raccompagna ef-
fectivement des Verdieres-de-Jouc jusquà
Saint-Sulpice avec leditJauin, et, après avoir
diné ensemble dans une auberge qui a un
soleil pour enseigne, il lui fit remettre neuf
livres de France par ledit Janin. M, Rous-
seau , pénétj^é de reconnoissance , donna
audit Thevenin quelques lettres de recom-
mandation, entre autres une pour M. de
Faugnes , directeur des sels à Yverdun, et
une pour M. Ardiman , de la même ville y
dans li. quelle M. Rousseau signa son nom ,
et signa le voyageur perpétuel dans une
autre j our quelquun à Paris dont le
sieur Thevenin ne se rappelle pas le nom.
Voici maintenant , mon cher hôte , copie
de ma réponse en date du 25.
ce Je n'ai pu , monsieur, loger il y a envi-
DIVERSES.' 027
roii dix ans où que ce fut près de Neucha-
tel , parcequ'il y en a dix, et neuf, et huit,
et sept, que j'en étois fort loin, sans en avoir
approché durant tout ce temps plus près de
cent lieues. 5)
« Je n'ai jamais logé au bourg des Yer-
dieres, et n'en ai même jamais entendu
parler : c'est peut-être le village des Verriè-
res qu'on a voulu dire. J'ai passé dans ce
village une seule fois, il n'y a pas cinq ans,
allant à Pontarlier ; j'y repassai en revenant;
je n\ logeai point: j'étois avec un ami (qui
n étoit pas le sieur Thevenin ) -, personne
autre ne revint avec nous , et depuis lors je
ne suis pas retourné aux y errieres. 35
ce Je n'ai jarr'ais vu , que je sache , le
sieur Thevenin , chamoiseur; jamais je n'ai
ouï parler de lui , non plus cjue du sieur Ja-
nin, mon prétendu liote. Je ne connois
qu'un seul M. Jeannin , mais il ne demeure
point aux Verrières ; il demeure à Ncucha*
tel , et il n'est point cabaretier , il est secré-
taire d'un de mes amis. «
fc Je n'ai jamais écrit, autant qu'il m'en
souvient, à M. de Faugnes, et je suis sûr
au moins de ne lui avoir jamais écrit de let-
X 4
328 I. E T T R E s
très de recommandation , n'étant pas assez
lié avec lui pour cela. Encore moins ai - je
pu écrire à M. A Idim an d'Y xerdun, que je
n'ai vu de ma vie et avec lequel je n'eus
jamais nulle espèce de liaison. 55
« Je n'ai jamais signé avec mon nom le
voyageur perpétuel ; premièrement parce-
que cela n'est pas vrai , et sur- tout ne l'étoit
pas alors,, quoiqu'il le soit devenu depuis
quelques années; en second lieu parceque
je ne tourne pas mes mallieurs en plaisan-
teries, et qu'enfin, si cela m'arrivoit, je ta-
cherois qu'elles fussent moins plaies. 3)
ce J'ai quelquefois prêté de l'argent à Neu-
cliatel ; mais je n'y en emj>ru!itai jamais,
par la raison très simple qu il ne m'a jamais
manqué dans ce pays- là : et vous m'avoue-
rez, monsieur, qu'ayant pour amis tous
ceux qui y tenoient le premier rang , il eût
été du moins fort bizarre que j'allasse em-
prunter neuf francs d'un chamoiseur que
je ne connoissois pas , et cela à un quart de
lieue de chez moi; car c'est à-peu près la
distance de SaintSulpice, où l'on dit que
cet argent m'a été piété, à Motier où jo
demeurois. >>
DIVERSES.^ 32g
Vous croiriez, mon cher liole^ sur cette
lettre et sur ma réponse que j'ai envoyée au
commandant de la province, que tout a
été fini , et que Tim posture étant si claire-
ment prouvée Timposteur a été châtié ou
bien censuré. Point du tout. L'affaire est
encore là ; et ledit Thevenin, conseillé par
ceux qui Tout aposté, se retranche à dire
qu'il a peut être pris un autre M. Rousseau
pourj. J. Rousseau, et pf^rsiste à soutenir
avoir prêté la somme à un homme de ce
nom , se tirant d'affaire jn ne sais ( om-
ment au sujet des lettres de recommanda-
tion. De sorte qu'il ne me reste d'autre
moyen pour le confuiidte que d aller moi-
même à Grenoble me confronter avec lui ;
encore ma mémoire trompeuse et vacillante
peut-elle souvent m'abuser sur les faits. Les
seuls ici qui me sont certains est de n'avoir
jamais connu ni Thevenin ni Janin, de n'a-
voir jamais voyagé ni mangé avec eux, de
n'avoir jamais écrit à M. x\ldiman , de n'a-
voir jamais emprunté de l'argent ni peu ni
beaucoup de personne durant mon séjour
à Neuchatel: je ne crois pas non plus avoir
jamais écrit à M. de Faugnes, sur-tout pouf
5ôO LETTRES
lui recommander quelqu'un , ni jamais avoir
signé le voyageur perpétuel , ni jamais avoir
couché aux Verrières, quoiqu'il ne me soit
pas possible de me rappeler où nous cou-
châmes en revenant de Pontarlier avec Saut-
tershaim dit le Baron ( car en allant je me
souviens parfaitement c[ue nous n'y cou-
châmes pas). Je vous fais tous ces détails,
mon cher hôte , ahn que si par vos amis
vous pouvez avoir quelque éclaircissement
sur tous ces faits , vous me rendiez le bon.
office de m'en faire part le plutôt possible.
J'écris par ce même courier à M. du Ter-
reau, maire des Verrières , à M. Breguet ,
à M. Guyenet, lieutenant du Val-de-Tra-
vers, mais sans leur faire aucun détail:
vous aurez la bonté d'y suppléer, s'il est
nécessaire, par ceux de cette lettre. Vous
pouvez m'écrire ici en droiture; mais si vous
avez à^^ éclaîrcissemens intéressans à me
donner , vous ferez bien de me les envoyer
par duplicata, sous enveloppe , à l'adresse
de M. le comte de Tonnerre, lieutenant-
général des armées du 7^01, commandant
pour S. M. en Dauphiné , à Grenoble.
Vous pourrez môme m'écrire à l'ordinaire
I
DIVERSES. 55 1
SOUS son couvert: mes lettres me parvJen-
droîit plus lentement mais plus sûrement
qu'en droiture.
J espère qu'on est tranquille à présent
dans votre pays. Puisse le ciel accorder à
tous les hommes la paix qu ils ne veulent
pas me laisser ! Adieu , mon cher hôte ;
je vous embrasse.
».ijmajairt.j«i
LETTRE
AU MÊME.
Bourgoîn , le 21 novembre 1768.
Je vous remercie , mon cher hôte , de Far-
ré t de Thevenin : je Tai envové à M. da
Tonnerre avec condition expresse ( qui du
reste n'étoit pas fort nécessaire à stipuler)
de n en faire aucun usage qui put nulj(? à
ce malheureux. Votre supposition qu'il a
été la dupe d'un autre imposteur est ab-
solument incompatible avec ses propres
déclarations , avec celle du cabaretier Jean-
552 LETTRES
net et avec tout ce qui s'est passé : cepen-
dant si vous voulez absolument vous y tenir,
soit. Vous dites que mes ennemis ont trop
d'esprit pour choisir une calomnie aussi
absurde. Prenez garde qu'en leur accordant
tant d'esprit, vous ne leur en accordiez pas
encore assez : car leur objet n'étant que de
voir cjuelle contenance jetenois vis-à-vis d'un
faux témoin , il est clair que plus l'accusa-
tiou étoit absurde et ridicule , plus elle
alloit à leur but. Si ce but eut été de per-
suader le public , vous auriez raisoH ; mais
il étoit autre. On savoit très bien que je me
tirerois de cette affaire ; mais on vouloit
voir comment je m'en tirerois. Voilà tout.
On sait que Thevenin ne m^a pas prêté neuf
francs , peu importe : mais on sait qu'un
imposteur peut nVembarrasser ; c'est quel-
que chose, (i)
(i) M. R.ousseau pouvoit ajouter que toute gros-
sière qu'étoit cette farce jouée par Thevenin , elle
lendoit à compromettre sa suieté , en le mettant
dans l'obli^^ation de se produire sous le nom de J. J.
Rousseau, que par des considérations majeures il
avoit quitté pour prendre celui de Renou.
Qiiutit au nom de vojagcur perpétuel donné par
DIVERSES. 333
Vos maximes, montrés cher hôte, sont
très stoïques et très belles, quoiqu'un peu
outrées , comme sont celles de Séneque ,
Tlievenin à M. Rousseau , voici une anecdote assez
singulière, transcrite mot à mot sur l'original d'une
lettre qui nous a été adiessée.
« J'étois un jour à me promener au jardin des
Tuileries : appercevant quelques uns de nos let-
trés , et sachant l'endroit où ils tenoient ordinaire-
ment leurs assises , je fus les y devancer plutôt par
désœuvrement que par curiosité. «
« La lettre de M. Rousseau à M. l'archevêque de
Beaumont paroissoit depuis peu. Ce fut sur cet ou-
vrage que roula presque la conversation. On en parla
diversement, on critiqua; la critique fut plus in-
juste que sévère ; on attaqua l'auteur , et on ne fut
ni modéré ni honnête. «
« ]\I. Duclos en parla seul comme un admirateur
de M. Rousseau , pénétré de ses malheurs et pa-
roissant les partager. Il me parut déplacé dans ce
cercle. M. de S^^-Foix parla en inquisiteur. »
ce Un abbé , dont ma mémoire ne me permet pas
dans le moment d'appliquer le nom sur sa figure
fraîche et bénéficiale, briila. M. D*** étoit vis-à-
vis de lui , et sourioit de temps en temps à l'abbé en
forme d'approbation. »
« Je ne tardai pas d'entendre une voix de fausset
qui disoit : Ce pauvre Rousseau veut à tout prix oc-
554 LETTRES
€t génëralement celles de tous ceux qui phi-
losophent tranquillement dans leur cabinet
sur les malheurs dont ils sont loin , et sur
Toplnion des hommes qui les honore. J'ai
appris assurément àn'estimer lopiniond'au-
trui que ce qu'elle vaut ; et je crois savoir,
du moins aussi bien que vous , de combien
de choses la paix de l'ame dédommage :
mais que seule elle tienne lieu de tout et
rende seule heureux les infortunés : voilà
çiiper le public ceLt,e gloriole est. bien per-
mise sans doute quand elle ne dégénère pas en fo-
lie Que dites-vous de ses allées et venues ?
il n 'est bien n ullepa rt. . . . CES T UNVO Y' AGE UR
PERPÉTUEL. »
« Ce n'est pas sur le discours pi!iloso])luque que
j'appuie; je ne m'arrête qu'à ces mots , un voyageur
perpétuel. Il est bien singulier que le maraud de
Tiievenin ait eu la même idée et bien long-temps
après , et que M. Rousseau l'ait fait naîtr*^, lui qui ,
depuis son letour d'Italie à Paris jusqu'à son départ
pour la Suisse, n'avoit fait qu'un voyage en dix-
Iiuit ans. "
« Mais chaque siècle a en son genre de persécu-
tion; et tel qui s'est livré à ridiculiser Rousseau
n'auroit peut-être pas été des derniers à accuser
Socrate. 'j
DIVERSES. 535
ce que j'avoue ne pouvoir admettre , ne
pouvant , tant que je suis liomme , compter
totalement pour rien la voix de la nature
palissante et le cri de Finnocence avilie.i
Toutefois, comme il nous importe toujours
et sur-tout dans l'adversité de tendre à cette
impassibilité sublime à laquelle vous dites
être parvenu, je tâcherai de profiter de vos
sentences , et d y faire la réponse que fît
Tarchitecte athénien à la harangue de Fau-
tre , Ce qu'il a dit , je le ferai.
Certaines découvertes, amplifiées peut-
I être par mon imagination , m'ont jeté du-
rant plusieurs jours dans une agitation fié-
vreuse c|ui m'a fait beaucoup de mal, et
qui , tant qu'elle a duré , m'a empêché de
vous écrire. Tout est calmé ; je suis con-
I tent de moi; et j'espère ne plus cesser de
l'être , puisqu'il ne peut plus rien m'arriver
de la part des hommes à quoi je n'aie
; appris à m'attendre et à cpioi je ne sois
préparé. Bon jour, mon clier hôte; je vous
embrasse de tout mon cœur.
5jS lettre»
L E T T R E (1)
Écrite de Bourg oin le a décembre 17 68
par J. J. Rousseau à madame la pré-*
sidentede Venia de Grenoble ^ laque le ^
informée qu'il éloit venu herboriser en
Dauphiné , lui aK>oit ojfert un logement
dans son château.
JLiAissoNS à part , madame , je vous sup-
plie , les livres et les auteurs. Je suis si
sensible à votre obligeante invitation , que
si ma santé me permettoit de faire en cette
saison des voyages déplaisir, j'en" feroisun
bien volontiers pour aller vous remercier.
Ce que vous avez la bonté de me dire , ma-
dame, des étangs et des montagnes de votre
(1) M'"e Id marquise de Rnffxeux, fille de M^^ 1^
présidente de Verna, possède l'original de cette let«
tre. Elle a permis à M. L. C. D. L. d'en tirer une
copie , qui a été imprimëepour la première fois dans
le Journal de Paris du 14 juillet dernier.
contrëe
DIVERSES. 33/
contrée ajouteroit à, mon empressement,
ma "s n'en seroit pas la première cause. On
dit (jue la i^rotte de la Balme est de vos
cotes ; c'est encore un objet de promenade
et même d'habitation , si je pouvois m'en
pratiquer une dont les fourbes et les chau-
ves-souris Rapprochassent pas. A Tégard
de Fétude des plantes, permettez, madame,
que je la fasse en naturaliste et non pas
en apothicaire : car, outre que je n'ai qu une
foi très médiocre à la médecine, je connois
l'organisation des plantes sur la foi de la
nature qui ne ment point , et je ne connois
leurs vertus médicinales que sur la foi des
honmies qui sont menteurs. Je ne suis pas
d'humeur à les croire sur leur parole ni
à portée de la vérifier. Ainsi , quant à moi ,
j'aime cent fois mieux voir dans l'émail des
prés des guirlandes pour les bergères que
des herbes pour des lavemens. Puisse- je,
madame , aussitôt que le printemps ramè-
nera la verdure, aller faire dans vos can-
tons des herborisations , qui ne pourront
qu'être abondantes et brillantes , si je juge
> par les fleurs que répand votre plume de
celles qui doivent naître autour de vous!
Tome 02. Y,
Û08 LETTRES
Agréez , madame , et faites agréer à M. le
président, je vous supplie, les assurances
de tout mon respect.
Signé Renou. (i)
LETTRE
A M. L. C. D. L.
Monquin, le lo octobre lyGcfr
IVl E voici, monsieur, en vous répondant,
dans une situation bien bizarre , sachant
bien à qui , mais non pas à quoi : non que
tout ce que vous écrivez ne mérite bien
qu'on s'en souvienne, maisparceque je ne
me souviens plus de rien. Javois mis à part
votre lettre pour y répondre ; et après avoir
vingt fois renversé ma chambre et tous les
fatras qui la remplissent , je n'ai pu parve-
nir à retrouver cette lettre: toutefois je n'en
veux pas avoir le démenti , ni que mon
(i) C'est le nom que prit le citoyen de Geneye
dans sa retraite en Dauphiné.
DIVERSES. 55g
«^tounlerîe mepriveduplaisirdevousécrire.
Cène sera pas si vous voulez une réponse,
ce sera un bavardage de rencontre , pour
avoir, aux dépens de votre patience , lavan-
tage de causer un moment avec vous.
Vous me parliez, monsieur, du nouveau-
né dont je vous fais mes bien cordiales fé-
licitations. Voilà vos pertes réparées. Que
vous êtes heureux de voir les plaisirs pa-
ternels se multiplierautour de vous! Je vous
le dis, et bien du fond de mon cœur; qui-
conque a le bonheur de pouvoir remplir des
soins si chers trouve chez lui des plaisirs
plus vrais que tous ceux du monde , et les
plus douces consolations dans l'adversité.
Heureux qui peut élever ses enfans sous
ses yeux ! Je plains un père de famille obli-
gé d'aller chercher au loin la fortune ; car
pour le vrai bonheur de la vie, il en a la
source auprès de lui.
Vous me parliez du logement auquel vous
aviez eu la bonté de songer pour moi. Vous
avez bien , monsieur , tout ce qu'il faut pour
ne pas me laisser renoncer sans regret à
l'espoir d'être votre voisin. Et pourquoi y
renoncer.^ Qu'est-ce qui empêclieroit que ,
Y 2
540 L E T T R îi s
dans une saison plus douce je n allasse vous
voir et voir avec vous les habitations qui
pourroient me convenir? S'il s'en trouvoit
une assez voisine de la vôtre pour me pro-
curer ragrément de votre sociëlé, il y auroit
là dequoiraclîeter bien des inconvdniens , et,
piourvu que je trouvasse à-peu-près le plus
nécessaire , de quoi me consoler de n avoir
pas ce qui le seroit moins.
Yous me parliez de littérature ; et préci-
sément cet article , le plus plein de choses
et le plus digne d'être retenu , est celui que
j'ai totalement oublié. Ce sujet , qui ne me
rappelle que des idées tristes et que l'instinct
éloigne de ma mémoire , a fliit tort à l'esprit
avec lequel vous l'avez traité. Je me suis
souvenu seulement fpie vous étiez très ai-
mable , même en traitant un sujet que je
n'ai mois plus.
Yous me parliez de botani([ue et d'herbo-
risations. C^'est un ol)jet sur lequel il me
reste un peu plus de mémoire; encore ai-
je grand'peur que bientôt elle ne s'en aille
de même avec le goût de la chose , et qu'on
iie parvienne à me rendre désagréable jus-
qu'à cet iuiioceat amusement. Quelque
DIVERSES. 341
ignorant que je sois en botanique, je ne Je
suis pas au point d'aller, comme on vou;»
Ta dit, chercher en Europe uiîe plante qui
empoisonne par so;î odeur; et je pense, au
contraire , qu'il y a beaucoup à rabattre des
quaUtés prodii;ieuses tant en bien qu'en
mal que Fi^norance , la charlatanerie, la
crédulité, et quelquefois la méchanceté, prê-
tent aux plantes , et qui , bien examinées ,
se réduisent pour l'ordinaire à très peu de
chose, souvent tout-à-fait à rien. J'allois à
Pila faire avec trois messieurs, qui faisoient
semblant d'aimer la botanique , une herbo-
risation dont le principal objet étoit un com-
mencement d'herbier pour l'un des trois, à
qui j'avois tâché d'inspirer le goût de cette
douce et aimable étude. Tout e'i marchant
]\I. le médecin M*"*""*^ m'appela pour me
montrer, disoit-il, une très belle ancolie.
Comment, monsieur, une ancolie ! lui dis-
je en voyant sa plante ; c'est le napel. Là-
dessus je leur racontai les fables que le
peuple débite en Suisse sur le napel ; et
j'avoue qu'en avan(^ant et nous trouvant
comme ensevelis dans une forêt de napels ,
je crus un moment sentir un peu de mai de
Y 3
542 LETTRES
tète, dont je reconnus la chimère , et rîs
avec ces messieurs presque au mcme in-
stant.
Mais, au lieu d'une plante à laquelle je
n'avois pas songé , j'ai vraiment et vaine-
ment cherché à Pila une fontaine glaçante ,
qui tuoit, à ce qu'on nous dit, quiconque
en buvoit. Je déclarai que j'en voulois faire
fessai sur moi-même , non pos pour me ■
tuer , je vous jure, mais pour désabuser ces
pauvres gens sur la foi de ceux qui se plai-
sent à calomnier la nature , craignant jus-
qu'au lait de leur mère , et ne voyant par-tout
que les périls et la mort. J'aurois bu de f eau
de cette fontaine comme M. Storcka mangé
du napel. Mais, au lieu de cette fontaine
homicide qui ne s'est point trouvée^ nous
trouvâmes une fontaine très bonne, très
fraîche, dont nous bûmes tous avec un grand
plaisir , et qui ne tua personne.
Au reste mes voyages pédestres ayant été
jusqu'ici tous très gais, faits avec des camara-
des d'aussi bonne humeur que moi, j'avois
espéré que ce seroit ici la même chose. Je
voulus d'abord bannir toutes les petites fa-
çons de ville : pour mettre en train ces mes-
DIVERSES. S43
sîeurs je leur dis des canons ; je voulus
leur en apprendre ; je m'imaginois que nous
allions chanter , criailler , folâtrer toute la
journée. Je leur fis même une chanson (fair
s'entend) que je notai , tout en marchant
par la pluie , avec des chiffres de mon in-
vention. Mais quand ma chanson fut faite ,
il n'en fut plus question, ni d'amusemens,
ni de gaieté , ni de familiarité ; voulant être
badin tout seul , je ne me trouvai que gros-
sier ; toujours le grand cérémonial , et tou-
jours monsieur don Japhet. A la fin je me
le tins pour dit; et m'amusant avec mes plan-
tes , je laissai ces messieurs s'amuser à me
faire des façons. Je ne sais pas trop si mes
longues rabâcheries vous amusent; je sais
seulement que si je les prolongeois encore ,
elles vous ennuieroient certainement à la
fin. Voilà , monsieur , l'histoire exacte de ce
tant célèbre pèlerinage , qui court déjà les
quatre coins de la France , et qui remplira
bientôt l'Europe entière de son risible fra-
cas. Je vous salue , monsieur , et vous em-
brasse de tout mon cœur.
Y 4
3,44 LETTRES
LETTRE
A M. DU BELLOY.
A Monquin par Bourgoin ) le jg février 1770.
Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel , démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux re^jards des hommes.
J'hoivorois vos talens , monsieur, encore
plus le digne usage que vous en faites ,
et j'admirôis comment le même esprit pa-
trioti(|ue nous avoit conduits par la même
route à des destins si contraires ; vous à
laccjuisitiou d'une nouvelle patrie et à des
honneurs distingués , moi à la perte de la
mienne et à des opprobres inouis.
Vous m'avez ressemblé, dites-vous, par
le malheur : vous me feriez pleurer sur
vous si je pou vois vous en croire. Ktes-
vous seul en terre étrangère , isolée sé-
questré , trompé , trahi , diffamé par tout
ce qui vous environne , enlacé de trames
DIVERSES. 545
horribles dont vous sentiez Teffet sans
pouvoir parvenir à les connoître , à les dé-
mêler ? Etes-vous à la merci de la puis-
sance , de la ruse , de Tiniquité , réunies
pour vous traîner dans la fange , pour oie-
ver autour de vous une impénétrable œuvre
de ténèbres , pour vous enfermer tout vi-
vant dans un cercueil ? Si tel est ou fut
votre sort , venez , gémissons ensemble ;
mais en tout autre cas ne vous vantez
point de faire avec moi société de malheurs.
Je lisois votre Bayard , fier que vous
eussiez trouvé mon Edouard digne de lui
servir de modèle en quelque chose, et vous
me faisiez vénérer ces antiques François
auxquels ceux d'aujourd'hui ressemblent si
peu , mais que vous faites trop bien agir et
parler pour ne pas leur ressembler vous-
même. A ma seconde lecture je suis tombs
sur un vers qui m avoit échappé dans la
première , et qui par réflexion ma déclii-
ré (1). J'y ai reconnu , non , grâces au ciel ,
(1) Il est probableque cesdeux vers étoient ceux-ci :
Que de veitu brillok dans son faux repentir !
Peat-op si bien la peindre , et ue pas la sentii ?
^4^ LETTRES
le cœur de Jean -Jacques , mais les gens à
qui j ai affaire , et que pour mon mal-
heur je connois trop bien. J'ai compris,
j'ai pense du moins , qu'on vous avoit sug-
géré ce vers-là. Misère humaine.' me suis-
jedit. Que les méchans diffament les bons,
ils font leur œuvre; mais comment les trom-
pent-ils les uns à l'égard des autres? Leurs
âmes n'ont-elles pas pour se reconnoître
des marques plus sures que tous les pres-
tiges des imposteurs ? J'ai pu douter quel-
ques instans , je favoue , si vous n'étiez point
séduit plutôt que trompé par mes enne-
mis.
Dans ce même temps j'ai reçu votre
lettre et votre Gabrielle , que j'ai lue et re-
lue aussi , mais avec un plaisir bien plus
doux que celui que m'avoit donné le guer-
rier Bayard ; car l'héroïsme de k valeur
in'a toujours moins touché que le charme
du sentiment dans les âmes bien nées. L'at-
tachement que cette pièce m'inspire pour
son auteur est un de ces mouvemens
peut-être aveugles , mais auxquels mon
cœur n'a jamais résisté. Ceci me mené à
Taveu d'une autre folie à laquelle il ne résiste
DIVERSES. 547
pas mieux ; c'est de faire de mon Héloïse
le critérium sur lequel je juge du rapport
des autres cœurs avec le mien. Je conviens
volontiers qu'on peut être plein dlionnê-
teté , de vertu , de sens , de raison , de
goùt^ et trouver ce roman détestable : qui-
conque ne laimera pas peut bien avoir part
à mon estime , mais jamais à mon amitié.
Quiconque n'idolâtre pas ma Julie ne sent
pas ce qu'il fout aimer ; quiconque n'est
pas Tanii de S. -Preux ne sauroit être le
mien. D'après cet entêtement jugez du plai-
sir que j'ai pris , en lisant votre Gabrielle,
d'y retrouver ma Julie un peu plus héroï-
quement requinquée , mais gardant son
même naturel , animée peut-être d'un peu
plus de chaleur, plus énergique dans les
situations tragifjues , mais moins enivrante
aussi , selon moi , dans le calme. Frappé de
voir dans des multitudes de vers à quel
point il faut que vous ayez contemplé cette
image si tendre dont je suis le Pigmalion ,
j'ai cru sur ma règle ou sur ma manie que
la nature nous avoit faits amis ; et revenant
avec plus d'incertitude aux vers de votre
Bayard , j'ai résolu d'en parler avec ma
34^ LETTRES
franchise ordinaire , sauf à vous de me re-
pondre ce qu'il vous plaira.
Monsieur du Belloy , je ne pense pas de
riionneur , comme vous de la vertu , qu'il
soit possible d'en bien parler , d'y revenir
souvent par goût, par choix , et den par-
ler toujours d'un ton qui louclie et remue
ceux qui en ont , sans l'aimer et sans en
avoir soi-même : ainsi, sans vous conngî-
tre autrement que par vos pièces, je vous
crois dans le cœur l'honneur d'un ancien
chevalier , et je vous demande de vouloir
me dire sans détour s'il y a quelque vers
dans votre Bayard dont en l'écrivant vous
m'ayez voulu iîiire l'application. Dites-moi
simplement oui ou non , et je vous crois.
Quant au projet de réel lauffer les cœurs
de vos compatriotes })ar l'image des an-
tiques vertus de leurs pères , il est beau ,
mais il est vain. L'on peut tenter de guérir
des malades , mais non pas de ressusciter
des morts. Vous venez soixante -dix ans
trop tard. Contemporain du grand Catinat,
du brillant \ illars , du vertueux Fénélon ,
vous auriez pu dire , Voilà encore des Fran-
çois dont je vous parle , leur race n'est pas
DIVERSES.^ 349
éteinte ; mais aujourd'hui vous n'êtes plus
que vox cJamans ladeserto. Vous ne met-
tez pas seulement sur la scène des gens
d'un autre siècle , mais d'un autre monde;
ils n'ont plus rien de commun avec celui-
ci. Il ne reste à votre nation , pour se con-
soler de n'avoir plus de vertu , que de n'y
plus croire et de la diffamer dans les au-
tres. Oh î s'il ëtoit encore des Bayards en
France , avec quelle noble colère , avec
quelle vive indignation. . . ! Croyez-moi ,
du Belloy , né faites plus de ces beaux vers
à la gloire des anciens François , de peur
qu'on ne soit tenté, par la justesse de la
parodie , de lappliquer à ceux d'aujour-
d'hui.
Adieu , monsieur : si cette lettre vous
parvient , je vous prie de m'en donner avis ,
afin que je ne sois pas injuste. Je vous sa-
lue de tout mon cœur.
35o LETTRES
im ' I. I «*«
LETTRE
A U M È M E.
Monquin, le 12 mars «77©.
Pauvres aveugles que nous sommes I
Ciel, démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux re^iards des hommes.
JLl faut , monsieur , vous résoudre à bîeii
de Tennui , car j'ai grand'peur de vous écrire
une longue lettre.
Que vous m'avez rafraîchi le sang , et que
J'aime votre colère ! j'y vois bien le sceau
de la vérité dans une ame fiere , que le pa-
telinage des gens f[ui m'entourent marque
encore plus fortement à mes yeux. Vous
avez daigné me faire sentir mon tort : c'est
une indulgence dont je sens le prix, et que
je n'aurois peut-êîre pas eue à votre place.
Il ne m'en reste que le désir de vous le faire
DIVERSES. 55l'
oublier. Je fus quarante ans le plus confiant
des hommes sans que durant tout ce temps
jamais une seule fois cette confiance ait été
trompée. Sitôt que j'eus pris la plume , je
me trouvai dans un autre univers , parmi
de tout autres êtres , auxquels je continuai
de donner la même confiance, et qui m'en
ont si terriblement corrigé , qu'ils m'ont
jeté dans fautre extrémité. Rien ne m'é-
pouvanta jamais au grand jour, mais tout
m'effarouche dans les ténèbres qui m'en-
vironnent , et je ne vois que du noir dans
l'obscurité. Jamais l'objet le plus hideux
ne me fit peur dans mon enfance, mais
une figure cachée sous un drap blanc me
donnoit des convulsions ; sur ce point ,
comme sur beaucoup d'autres , je resterai
enfant jusqu'à la mort. Ma défiance est
d'autant plus déplorable, que presque tou-
jours fondée ( et je n'ajoute presque qu'à
cause de vous) , elle est toujours sans bor-
nes , parceque tout ce qui est hors de la
nature n'en connoît plus. Voilà, monsieur,
non l'excuse mais la cause de ma faute,
que d'autres circonstances ont amenée et
même aggravée , et qu'il faut bien que jd
352 LETTRES
VOUS déclare pour ne pas vous tromper.
Persuada' qu'un homme puissant vous avoir,
fait entrer dans ses vues à mon égard , je
répondis selon cette idée à quelqu'un qui
nfavoit parlé de vous , et je répondis avec
tant d'imprudence , que je nommai même
riiomme en question. Né avec un carac-
tère bouillant dont rien n'a pu calmer T ef-
fervescence, mes premiers mouvemens sont
toujours marqués par une étourderie au-
dacieuse, que je prends alors pour de fiii-
trépidité , et que j'ai tout le temps de pleurer
dans la suite , sur-tout quand elle est in-
juste comme dans cette occasion. Fiez-vous
à mes ennenn's du soin de m'en punir. Mon
repentir anticipa même sur leurs soins à
la réception de votre lettre; un jour plutôt
elle m'eut épargné beaucoup de sottises :
mais puisqu'elles sont faites , il ne me
reste qu'à les expier , et à tâcher d'en ob-
tenir le pardon, que je vous demande par
la commisération due à mon état.
Ce que vous me dites des imputations
dont vous m'avez entendu ciiarger et du
peu d effet qu'elles ont fait sur vous ne m'é-
tonne que par fimbécillité de ceux qui pen-
soient
DIVERSES. 555
soient vous surprendre par cette voie. Ce
n est pas sur des hommes tels que vous que
des discours en Tair ont quelque prise ;
mais les frivoles clameurs de la calomnie,
qui n'excitent guère d'attention, sont bien
différentes dans leurs effets des complots
tramés et concertés durajit longues années
dans un profond silence , et dont les déve-
loppemens successifs se font lentement,
sourdement , et avec méthode. Vous parlez
d'évidence: quand vous la verrez contre
moi, jugez -moi, c'est votre droit; mais
n'oubliez pas de juger aussi mes accusa-
teurs, examinez quel motif leur inspire tant
de zèle. J'ai toujours vu que les rnéchans
inspiroient de l'horreur , mais point d'ani-
mosité. On les punit ou on les fuit, mais
on ne se tourmente pas d'eux sans cesse;
on ne s'occupe pas sans cesse à les cir-
convenir, à les tromper, à les trahir; ce
n'est point à eux que l'on fait ces choses-là,
ce sont eux qui les font aux autres. Dites
donc à ces honnêtes gens si zélés, si ver-
tueux, si fiers sur-tout d'être des traîtres,
et qui se masquent avec tant de soin pour
me démasquer: « Messieurs, j'admire votre
Tome 52. . Z
o54 LETTRES
zele, et vos preuves me paroissent sans ré-
plique : mais pourquoi donc craindre si fort
que raccusé ne les sache et nV réponde?
Permettez que je Fen iiistruise et que je
vous nomme. Il n'est pas généreux, il n'est
pas même juste , de dift'amer unliomme,
quel qu'il soit, en se cachant de lui. C'est,
dites-vous, par ménagement pour lui que
vous ne voulez pas le confondre; mais il
seroit moins cruel, ce me semble, de le
confondre que de le diffamer, et de lui ùter
la vie que de la lui rendre insupportable.
Tout hypocrite de vertu doit être publique-
ment confondu; c'est là son vrai ciiâtiment;
et l'évidence elle-même est suspecte quand
elle élude la conviction de l'accusé 5). En
leur parlant de la sorte examinez leur con-
tenance , pesez leur réponse ; suivez en la
jugeant les mouvemens de votre cœiu' et les
lumières de votre raison. Voilà, monsieur,
tout ce que je vous demande , et je me tiens
alors pour bien jngé.
Vous me tancez avec grande raison sur
la manière dont je vous parois juger votre
nation. Ce n'est pas ainsi que je la juge de
sang froid, et je suis bien éloigné, je vouî;
DIVERSES. S55
Jure, de lui rendre riQjustice dont elle use
envers moi. Ce jugement trop dur étoit
Touvrage d'un moment de dépit et de colère,
qui même ne se rapportoit pas à moi, mais
augrandhomme qu'on vient de chasser de sa
naissante patrie, qu'il illustroit déjà dans soa
berceau , et dont on ose encore souiller les
vertus avec tant d'artifice et d injustice. S'il
restoit, me disois-je, de ces François célé-
brés par du Belloy , pourquoi leur indigna-
tion ne réclameroit - elle point contre ces
manœuvres si peu dignes d'eux ?
C'est à cette occasion que Bayard me re-
vint en mémoire , bien sur de ce qu'il diroit
ou feroit s'il vivoît aujourd'hui. Je ne sen-
tois pas assez que tous les hommes même
vertueux ne sont pas des Bayards, qu'on
peut être timide sans cesser d'être juste, et
qu'en pensant à ceux qui machinent et crient
j'avois tort d'oublier ceux qui gémissent et
se taisent. J'ai toujours aimé votre nation,
elle est même celfe de l'Europe que j'honore
le plus; non que j'y croie appercevoir plus
de vertus que dans les autres, mais par ua
précieux reste de leur amour qui s'y est
conservé, et que vous réveillez quand il
Z 2
356 LETTRES
étoit prêt à s'éteindre. Il ne faut jamais dés-
espérer d'un peuple qui aime encore ce
rjui est juste et honnête, quoiqu'il ne le pra-
tique plus. Les François auront beau ap-
plaudir aux traits héroïques que vous leur
présentez, je doute qu'ils les imitent; mais
ils s'en transporteront dans vos pièces , et
les aimeront dans les autres hommes quand
on ne les empêchera pas de les y voir. On
est encore forcé de les tromper pour les
rendre injustes; précaution dont je n'ai pas
vu qu'on eût grand besoin pour d'autres
peuples. Voilà, monsieur, comment je
pense constamment à l'égard des François,
quoique je n'attende plus de leur part qu'in-
justice, outrages et persécution: mais ce
n'est pas à la nation que je les impute , et
tout celia n'empêche pas que plusieurs de ses
memb-es n'aient toute mon estime et ne la
méritent même dans l'erreur où on les
tient. D'ailleurs mon cœur s'enflamme bien
plus aux injustices dont je suis témoin qu'à
celles dont je suis la victime; il lui manque
pour ces dernières l'énergie et la vigueur
d'un généreux désintéressement. Il me sem-
ble que ce n'est pas la peine de m' échauffer
DIVERSES. 357
pour une cause qui n'intéresse que moi. Je
regarde mes malheurs comme liés à mon
état d'homme et d'ami de la vérité. Je vois
le méchant qui me persécute et me diffame
comme je verrois un rocher se détaclier
d'une montagne et venir m'écraser: je le
reponsserois si j'en avois la force, mais
sans colère, et puis je le laisserois là sans
y plus songer. J'avoue pourtant que ces
mêmes malheurs m'ont d'abord pris au dé-
pourvu, parcequ il en est auxquels il n'est
pas même permis à un honnête homme
d'être préparé: j'en ai été cependant plus
abattu qu'irrité; et maintenant que me voilà
prêt^ j'espère me laisser un peu moins acca-
bler mais pas plus émouvoir de ceux qui
m'attendent. A mon âge et dans mon état
ce n'est plus la peine de s'en tourmenter,
et j'en vois le terme de trop près pour rn'in-
quiéter beaucoup de l'espace qui reste. Mais
je n'entends rien à ce que vous me dites
de ceux que vous avez essuyés: assurément
je suis fait pour les plaindre; mais que peu-
vent-ils avoir de commun avec les miens ?
Ma situation est unique, elle est inouie
depuis que le monde existe , et je ne puis
Z 3
353 LETTRES
pr(^snmer qu'il s'en retrouve jamais de pa-
reille. Je ne comprends donc point quel
rapport il peut y avoir dans nos dest'ndes,
et j'aime à croire que vous vous abusez sur
ce point. Adieu , monsieur; vivez heureux,
jouissez en paix de votre gloire, et souvenez-
vous quelquefois d'un homme qui vous ho-
norera toujours.
LETTRE
A M. L'A. M.
A Monquin par Bourgoin , le 9 février i77&-
Pauvres aveugles que nous sommes î
CieJ , démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux regards des hommes.
JCjn véritë , monsieur, votre lettre n'est
point d'un jeune homme qui a besoin de
conseil , elle est d'un sage très capable d'en
donner. Je ne puis vous dire à quel point
DIVERSES. 359
cette lettre m"a frappe. Si vous avez en effet
Tëtoffe qu'elle annonce , il est à désirer pour
le bien de votre élevé que ses parons sen-
tent Te prix d.e l'homme qu'ils ont mis auprès
de lui.
Je suis et depuis si long- temps si loin
des ide'es sur lesquelles vous me remettez ,
quelles me sont de venues absolument élran-
geres. Toutefois je remplirai selon ma por-
tée le devoir que vous m'imposez; mais je
. suis bien persuadé que vous ferez mieux de
vous en rapporter à vous qu'à moi sur la
meilleure manière de vous conduire dans
le cas difficile où vous vous trouvez.
Sitôt qu'on s'est dévoyé de la droite route
de la nature, rien n'est plus difficile que d'y
rentrer. Votre enfant a pris un pli d'autant
moins facile à corriger, que nécessairement
toutcequi fenvironne doit empêcher F ef-
fet de vos soins pour y parvenir. C'est or-
dinairement le premier pli que les enfans
de qualité contractent, et c'est le dernier
qu'on peut leur fahe perdre, parcequ'il faut
pour cela le concours de la raison qui leur
vient plus tard qu'à tous les autres enfans.
Ne voiiS effrayez donc pas trop que l'effet
Z 4
o6o LETTRES
de vos soins ne réponde pas d'abord à la
chaleur de votre zele; vous devez vous at-
tendre à peu de succès jusqu'à ce que vous
ayez la prise qui peut Tamener ; mais ce
n'est pas une raison pour vous relâcher en
attendant. Vous voilà dans un bateau qu'un
courant très rapide entraîne en arrière , il
faut beaucoup de travail pour ne pas re-
culer.
La voie que vous avez prise et que vous
craignez n'être pas la meilleure ne le sera
pas toujours sans doute ; mais elle me pa-
roît la meilleure en attendant. Il n'y a que
trois instrumens pour agir sur les âmes hu-
maines ;la raison, le sentiment, et la néces-
sité. Vous avez inutilement employé le pre-
mier ; il n'est pas vraisemblable que le se-
cond eût plus d'effet ; reste le troisième , et
mon avis est que pour quelque temps vous
devez vous y tenir, d'autant plus que la
première et la plus inq:)ortante philosophie
de Ihomme de tout état et de tout âge est
d'apprendre à fléchir sous le dur joug de la
nécessité. Clai^os trabales et aeneos manu
gestans ahenâ.
Il est clair que l'opinion , ce monstre qui
DIVERSES. 36l
di^vore le genre humain , a déjà farci de ses
préjugés la tète du petit bon homme. Il vous
regarde comme un homme à ses gages, une
espèce de domestique fait pour lui obéir ,
pour complaire à ses caprices ; et , dans son
petit jugement , il lui paroît fort étrange
f^ue ce soit vous qui prétendiez Fasservir
aux vôtres, car c'est ainsi qu'il voit tout ce
que vous lui prescrivez. Toute sa conduite
avec vous n'est qu'une conséquence de cette
maxime, qui n'est pas injuste, mais qu'il ap-
plique mal , que c'est à celui qui paie de
commander. D'après. cela qu'importe qu'il
ait tort ou raison? c'est lui qui paie.
Essayez cliemin faisant d'effacer cette
opinion par des opinions plus justes, de
redresser ses erreurs par des jugemens plus
sensés. Tâchez de lui faire comprendre
qu'il y a des choses plus estimables que la
naissance et que les richesses ; et , pour le
lui faire comprendre, il ne faut pas le lui
dire , il faut le lui faire sentir. Forcez sa pe-
tite ame vaine à respecter la justice et le
courage , à se mettre à genoux devant la
vertu ; et n'allez pas pour cela lui chercher
des livres ; les hommes des livres ne seront;
56f LETTRES
jamais pour lui que des hommes d'un autre
monde : je ne sache qu'un seul modèle qui
puisse avoir à ses yeux de la réalité , et ce
modèle c'est vous , monsieur ; le poste que
vous remplissez est à mes yeux le plus noble
et le plus grand qui soit sur la terre. Que
le vil peuple en pense ce qu'il voudra; pour
moi , je vous vois à la place de Dieu , vous
faites un homme. Si vous vous voyez du
même œil que moi , que cette idée doit vous
élever en dedans de vous-même ! quelle
peut vous rendre grand en effet ! et c'est ce
qu'il faut ; car si vous ne l'étiez qu'en appa-
rence et que vous ne fissiez que jouer la
vertu, le petit bon -homme vous pénétre-
roit infailliblement , et tout seroit perdu.
Mais si cette image sublime du grand et du
beau le frappe une fois en vous , si votre
désintéressement lui a pprend que la richesse
ne peut pas tout, s'il voit en vous combien
il est plus grand de commander à aoi-môme
qu'à des valets , si vous le forcez en un mot
à vous respecter ; dès cet instant vous fan-
iez subjugué^ et je vous réponds que, quel-
que semblant qu'il fasse , il ne trouvera plus
ëgal que vous soyez d'accord avec lui ou
DIVERSES. 363
non , sur-tout si, en le forçant de vous ho-
norer dans le fond de son petit cœur , vous
lui marquez en même temps faire peu de
cas de ce qu'il pense lui-même^ et ne vou-
loir plus vous fatiguer à le faire convenir
de ses torts. Il me semble qu avec une cer-
taine façon grave et soutenue d'exercer sur
lui votre autorité vous parviendrez à la fin
a demander froidement à votre tour , Qu est-
ce que cela fait que nous soyons d accord
ou non ? et qu'il trouvera , lui , que cela fait
quelque cliose. Il faudra seulement éviter
de joindre à ce sang froid la dureté qui
vous rendroit haïssable. Sans entrer en ex-
plication avec lui , vous pourrez dire à d'au-
tres en sa présence : « J'aurois fait mes dé-
lices de rendre son enfance heureuse , mais
il ne Ta pas voulu ; et j'aime encore mieux
qu'il soit malheureux étant enfa.'itque mé-
prisable étant homme y>, A l'égard des pu-
nitions , je pense, comme voîis , qu'il n'en
faut jamais venir aux coups que dans le
seul cas où il auroit commencé lui-môme.
Ses châtimens ne doivent jamais être que de&
abstinences , et tirées , autant qu'il se peut,
de la nature du délit. Je voudrols même
564 LETTRES
que vous vous y soumissiez toujours avec
lui quand cela seroit possible, et cela sans
affectation , sans que cela parut vous coûter,
et de façon qu'il put en quelque sorte lire
dans votre cœnr, sans que vous le lui dissiez,
que vous sentez si bien la privation que vous
lui imposez, que c'est sansy songer que vous
vous y soumettez vous-même. En un mot,
pour rëussir , il faudroit vous rendre pres-
que impassible, et ne sentir que par votre
ëleve ou pour lui. Voilà, je Tavoue , une
terrible tâche ; mais je ne vois nul autre
moyen de succès , et ce succès me paroît
assuré de part ou d'autre; car quand avec
tant de soins vous n'auriez pas le bonheur
d'avoir fait un homme , n'est-ce rien que de
l'être devenu ?
Tout ceci suppose que la dédaigneuse
hauteur de l'enfant n'est que la petite vanité
de la petite grandeur dont ses bonnes au-
ront boursoufflé sa petite ame ; mais il
pourroit arriver aussi que ce fut l'âpreté
d'un caractère indomtable et fier qui ne
veut céder qu'à lui-même. Cette dureté,
propre aux seuls naturels qui ont beaucoup
d'étoffe, et qui ne se trouve guère au pays
DIVERSES. 365
OÙ VOUS vivez, n'est pas probablement celle
de votre élevé: si cependant cela se trouvoit
( et c'est un discernement facile à faire ) ,
alors il faudroit bien vous garder de suivre
avec lui la méthode dont je viens de parler
et de heurter la rudesse avec la rudesse: les
ouvriers en bois n'emploient jamais fer sur
fer ; ainsi faut-il faire avec le:« esprits roides
qui résistent toujours à la force; il n'y a sur
eux qu'une prise , mais aimable et sure ,
c'est l'attachement et la bienveillance. Il faut
les apprivoiser comme les lions par les ca-
resses. On risque peu de gâter de pareils
enfans ; tout consiste à s'en faire aimer uni^
fois , après cela vous les feriez marcher sur
des fers rouges.
Pardonnez, monsieur, tout ce radotage
à ma pauvre tête qui diverge, bat la cam-
pagne , et se perd à la suite de la moindre
idée. Je n'ai pas le courage de relire ma
lettre de peur d'être forcé de la recommen-
cer. J'ai voulu vous montrer le vrai désir que
j'aurois de vous complaire et d'applaudir
à vos respectables soins; mais je suis très
persuade qu'avec les talens que vous me
paroissez avoir et le zèle qui les anime vous
366 I> E T T R E s
n'avez besoin que de vous-même pour con-
duire aussi sainement qu'il est possible le
sujet que la Providence a mis entre vos
mains. Je vous honore, monsieur, et vous
salue de tout mon cœur.
LETTRE
AU MÊME.
Alonquin , le 28 févier 1770.
•
Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel, démasque les imposteurs.
Et force leurs barbares coeurs
A s'ouvrir aux regards des hommes,
V OTRE prëcédente lettre , monsieur, m'en
promettoit si bien une seconde , et j'étois
si sur qu elle viendroit , que , quoique je me
crusse oblige de vous tirer de Terreur où je
vous voyois, j'aimai mieux tarder de rem-
plir ce devoir que de vous ôter ce plaisir si
DIVERSES. 367
doux aux cœurs honnêtes de réparer leurs
torts de leur propre mouvement. (1)
La bizarre manière de dater qui vous a
scandalise est une formule générale dont
depuis quelque temps j'use indifféremment
avec tout le monde , qui n'a ni ne peut avoir
aucun trait aux personnes à qui j'écris,
puisque ceux qu'elle regarde ne sont pas
laits pour être honorés de mes lettres et
ne le seront sûrement jamais. Comment
nV avez- vous pu croire assez brutal, assez
féroce, pourvouloirinsulterainsidegaietéde
cœur quelqu'un que je ne connoissois que
par une lettre pleine de témoi^^nai^es d'es-
time pour moi et si propre à m'en inspirer
pour lui.^ Cette erreur est là-dessus tout ce
dont je peux me plaindre; car, si ce n'en
eut pas été une, votre ressentiment devenoit
très légitime et votre quatrain très mérité.
Si même j'avois quelque autre reproche à
(1) Pour l'intelligence dccettephra.se et Je celles
qui la suivent, il faut savoir que la personne à qui
cette seconde lettre étoit adressée a voit inis en tête
de sa réponse à la première un quatrain quiseiu-
bloit annoncer qu'elle avoit pris en mauvaise parc
eelui de M. Rousseau j ce qui cependant a'étoit pas.
568 LETTRES
VOUS faire, ce seroit sur le ton de votre lettre
qui cadroit si mal avec celui de votre qua-
train. Quoique dans votre opinion je vous
en eusse donné Texemple, deviez- vous ja-
mais rimiter? Ne deviez vous pas au con-
traire être encore plus indigné de Tironie et
de la fausseté détestable que cette contra-
diction niettoit dans ma lettre? et la vertu
doit-elle jamais souiller ses mains innocen-
tes avec les armes des médians, même pour
repousser leurs atteintes ? Je vous avoue
franchement que je vous ai bien plus aisé-
ment pardonne le quatrain que le corps de
la lettre. Je passe les injures dans la colère,
mais j'ai peine à passer les cajoleries. Par-
don, monsieur, à mon tour. J'use peut-
être un peu durement des droits de mon
âge : mais je vous dois la vérité depuis que
vous m'avez inspiré de l'estime; c'est un
bien dont je fais trop de cas pour laisser
passer en silence rien de ce qui peut l'alté-
rer. A présent oublions pour jamais ce petit
démêlé, je vous en prie, et ne nous sou-
venons que de ce qui peut nous rendre plus
intéressansl'un à l'autre par la manière dont
il a fmi.
Revenons
DIVERSES. 36g
• Revenons à votre emploi. S'il est vraî que
vous ayez adopté le plan que j'ai tâché de
tracer dans Y Emile ^ j'admire votre coura-
ge; car vous avez trop de lumières pour ne
pas voir que dans un. pareil système il faut
tout ou rien , et qu'il vaudroit cent fois
mieux reprendre le train des éducations or-
dinaires et faire un petit talon rouge, que de
suivre à demi celle-là pour ne faire qu'un
homme manqué. Ce que j'appelle tout n'est
pas de suivre servilement mes idées, au
contraire c'est souvent de les corriger; mais
de s'attacher aux principes et d'en suivre
exactement les conséquences , avec les mo-
difications cju'exige nécessairement toute
application particulière. Vous ne pouvez
ignorer quelle tâche immense vous vous
donnez. Vous voilà pendant dix ans au
moins nul pour vous-même, et livré tout
entier avec toutes vos facultés à votre éleve.i
Vigilance , patience , fermeté ; voilà sur-
tout trois qualités sur lesquelles vous ne
sauriez vous relâcher un seul instant sans
risquer de tout perdre. Oui de tout perdre,
entièrement tout. Un moment d'impatien-
ce, de négligence ou d'oubli, peut vous ôtei;
Tome 32. A a
570 LETTRES
le fruit de six ans de tirvaux , sans f|n'îl
vous eu reste rien du tout, pas môme la
possibilité de le recouvrer par le travail de
dix autres. Certainement, s'il y a quelque
chose qui mérite le nom d'héroïque et de
grand parmi les hommes, c'est le succès des
entreprises pareilles à la vôtre; car le succès
est toujours proportionné à la dépense de
talens et de vertus dont on l'a acheté. Mais
aussi quel don vous aurez fliit à vos sem-
blables, et quel prix pour vous-même, de
vos grands et pénibles travaux! Vous vous
serez fait un ami; car c'est là le terme né-
cessaire du respect, de l'estime et de la re-
connoissance dont vous l'aurez pénétré.
Voyez, monsieur , dix ans de travaux
immenses, et toutes les plus douces jouis-
sances de la vie pour le reste de vos jours
tt au-delà. Voilà les avances que vous avez
faites, et voilà le prix qui doit les payer. Si
vous avez besoin d'encouragement dans
cette entreprise, vous me trouverez toujours
prêt; si vous avez besoin de conseils , ils
sont désormais au-dessus de mes forces. Je
ne puis vous promettre que de la bonne
volonté , mais vous la trouverez toujours
DIVERSES, Eji
pleine et sincère; soit dit une fois pour
toutes : et , lorsque vous me croirez bon à
quelque chose, ne craignez pas dé ra'ini-
portuner. Je vous salue de tout mon cœuFi
LETTRE
AU M f!: M E.
Monquia , lè i4 taats i jjàf
Pauvres aveugles que nous sommé* !
Ciel , démasque les imposteurs,
E: force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux regards des bomme'j.
Je voudrois, monsieur, pour Tamour de
Vous, que l'application quil vous plait de
faire de votre quatrain fût assez naturelle
pour être croyable : mais , puisque vous
aimez mieux vous excuser que vous accuseï^
d'une promptitude que j'aurois pu moi-
même avoir à votre place, soit; je n'épilo-'
gueiai pas là-dessus.
Depuis rimpression de V Emile je né lai
A a 2
Sy2 LETTRES
relu qu une fois, il y a six ans, pour corriger
un exemplaire ; et le trouble continuel oiji
Ton aime à me faire vivre a tellement gagné
ma pauvre tête , que j ai perdu le peu de
mémoire qui me restoit, et que je garde à
peine une idée générale du contenu de mes
écrits. Je me rappelle pourtant fort bien
qu il doit y avoir dans YEiinle un passage
relatif à celui que vous me citez; mais je
suis parfaitement sur qu'il n est pas le même,
parcequ'il présente, ainsi défiguré , un sens
trop différent de celui dont j'étois plein en
l'écrivant. J'ai bien pu ne pas songer à
évit<îr dans ce passage le sens qu'on eut pu
lui donner s'il eût été écrit par Cartouche
ou parRaffiat, mais je n'ai jamais pu m'ex-
primer aussi inv.orrectcment dans le sens
que je lui donnois moi-même. Vous serez
peut-être bien-aise d'apprendre l'anecdote
qui me conduisit à cette idée.
Le feu roi de Prusse, déjà grand amateur
de la discipline militaire, passant en revue
un de ses régimens, fut si mécontent de la
manœuvre, qu'au lieu d'imiter le noble
usage que Louis XI V en colère a voit faiÈ
de sa canne, il s'oublia jusqu'à frapper de
DIVER SES. 373
la sienne le major qui commandoit. L'officier
outragé recule deux pas, porte la main à Tun
de ses pistolets, le tire aux pieds du cheval
du roi et de l'autre se casse la tête. Ce trait ,
auquel je ne pense jamais sans tressaillir
d admiration, me revint fortement en ëcri-
vant V Emile ^ et j'en fis l'application de moi-
même au cas d'un particulier qui en dës-
honore un autre, mais en modifiant l'acte
par la différence des personnages. Vous
sentez, monsieur, qu'autant le major bà-
tonné est grand et sublime quand , prêt à
s'ôter la vie , maître par conséquent de celle
de Toffenseur et le lui prouvant , il la res-
pecte pourtant en sujet vertueux , s'élève
par-là même au-dessus de son souverain ,
et meurt en lui faisant grâce , autant la
même clémence vis-à-vis un brufal obscur
seroit inepte. Le major employant son
premier coup de pistolet n'eût été qu'un
forcené ; le particulier perdant le sien ne
seroit qu'un sot.
Mais un homme vertueux, un croyant,
peut avoir le scrupule de disposer de sa pro-
pre vie sans cependant pouvoir se résoudre
à survivre à son déshonneur, dont la perte
Aa 3
3^4 LETTRES
même injuste entraîne des malheurs civils
pires cent fois que la mort. Sur ce cliapitie
dellionneurrinsuffisance deslois nouslaisse
toujours dans l'état de nature. Je crois cela
prouvé dans ma lettre à M. d'Aleinbert sur
les spectacles. L'honneur d'un homme ne
peut avoir devraidéfenseurni de vrai vengeur
que lui-même. Loin qu'ici la clémence qu'eu
tout autre cas prescrit la vertu soit permiije,
elle est défendue ; et laisser impuni son
déshonneur c'est y consentir: on lui doit sa
vengeance ; on se la doit à soi-même; on la
doit même à la société et aux autres gens
d'honneur qui la composent: et c'est ici
l'une des fortes raisons qui rendent le duel
extravagant, moins parcequ'il expose l'in-
nocent à périr , que parcequ'il l'expose h
périr sans vengeance et à laisser le coupable
triomphant. Et vous remarquerez que ce
qui rend le trait du major vraiment héroï*
que est moins la mort qu il se donne, que
la fiere et noble vengeance qu'il sait tirer
de son roi. C'est son premier coup de pisto-
let qui fait valoir le second, (^uel sujet il
luiôte, et quels remords il lui laisse! En-
ÇQ^e ufte fois le cas entre particuliers est
DIVERSES. 075
toiUclifféreiit. CepenJant si Thonneur pres-
crit la vengeance, il la prescrit courageuse :
celui qui se venge en lâche, au lieu d'effacef
son infamie y met le comble; mais celui
qui se venge et meurt est bien réhabilité. Si
donc un homme indignement, injustement
flétri par un sutre , va le chercher un pistolet
à la main dans l'amphithéâtre de Topera^
lui casse la tête devant tout le monde, et
puis, se laissant mener tranquillement de-
vant les juges, leur dit, Je viens de faire
un acte de justice que je me dei'ois et gui
napparienoit qu'à moi , faites-moi pendre
si "VOUS l'osez ; il se pourra bien qu'ils le
fassent pendre en effet, parcequ'enfin qui-
conque a donné la mort la mérite, et qu'il
a dû même y compter: mais je réponds
qu'il ira au supplice avec l'estime de tout
homme écjuitable et sensé comme avec la
mienne; et si cet exemple inîiînide un peu
les tâteurs d'hommes et fyt marcher les gens
d'honneur cjui ne ferraillent pas la télé un
peu levée, je dis c]ue la mort de cet homme de
courage ne sera pas inutile à la société. La
conclusion tant de ce détail que de ce que
]"ai dit à ce sujet dans VEmi-e, et que je
A a 4
SyS LETTRES
répétai souvent quand ce livre parut à ceux
qui me parlèrent de cet article, est qu'on
ne déshonore point un homme qui sait
viourir. Je ne dirai pas ici si j'ai tort, cela
pourra se discuter à loisir dans la suite ;
mais , tort ou non , si cette doctrine me
trompe, vous permettrez néanmoins , nen
déplaise à votre illustre prôneur d'oracles,
que je ne me tienne pas pour déshonoré.
Je viens , monsieur , à la question que
vous me proposez sur votre élevé. Mon sen-
timent est qu on ne doit forcer un entant à
manger de rien. Il y a des répugnances qui
ont leur cause dans la constitution particu-
lière de l'individu , et celles-là sont invinci-
bles; les autres, qui ne sont que des fantai-
sies, ne sont pas durables, à moins qu'oii ne
les rende telles à force d'y faire attention. Il
pourroit y avoir quelque chose de vrai dans
le cas de prévoyance qu'on vous allègue, si
(chose presque inouie) il s'agissoit d'ali-
mens de première nécessité, comme le pain,
le lait, les fruits. Il faudroit du moins tâcher
de vaincre cet te répugnance , sans que len-
fant s'en apperçùt et sans le contrarier ; ce
qui , par exemple, pourroit se faire en l'ex-
DIVERSES. 377
posant k avoir grancrfaiin , et à ne trouver
comme par hasard que raliment auquel il
répugne. Mais si cet essai ne réussit pas ,
je ne serois pas d'avis de s y obstiner. Que
s'il s'agit de mets composés , tels qu on en
sert sur les tab'es des grands , la précaution
paroît d'abord assez superflue ; car il est peu
apparent que le petit bon homme se trouve
un jour réduit dans les bois ou ailleurs à
des ragoûts de truffes, ou à des profiteroles,
au chocolat , pour toute nourriture. Mais
peut-être a-t-on un autre objet qu on ne
vous dit pas et qui n'est pas sans fondement.
lYotre élevé est fait pour avoir un jour place
aux petits soupers des rois et des princes : il
doit aimer tout ce cju'ils aimeront; il doit
préférer tout ce cju'ils préféreront ; il doit en
toute chose avoir les goûts qu'ils auront, et
il n'est pas d'un bon courtisan d'en avoir
d'exclusifs. Vous devez comprendre par-là et
par beaucoup d'autres choses que ce n'est
pas un Emile que vous avez à élever. Ainsi
gardez-vous bien d'être un Jean- Jacques ;
car , comme vous voyez , cela ne réussit pas
pour le bonlieur de cette vie.
Prêt à cjuitter cette demeure , je n'ai plus
5/8 LETTRES
d'adresse assez fixe à vous donner pour y re-
cevoir de vos lettres. Adieu^ monsieur.
LETTRE
A M"" C.
MoïKjuin , le 38 octobre 1769.
Oi je n\ivois clé garde-rnaîade , madame,
et si je ne Tetois encore , j'aurois été moins
]ent et je serois moins bref à vous remercier
du plaisir que m'a fîiit votre lettre et du désir
que j ai de mériter et cultiver la correspon-
dance que vous daignez m'offrir. Votre ca-
ractère aimable et vos bons sentimens m'é-
toient déjà assez connus pour me donner
du regret de n'avoir pu leur rendre mon hom-
mage en personne, lorsque je fus un instant
votre voisin. Maintenant vous m'offrez ,
madame . dans la douceur de in'entretenic
quelquefois avec vous , un dédommagement
dont je sens déjà le prix, mais qui ne peut
pourtaxit, qu ù l'aide d'une imagination qui
DIVERSES. 079
VOUS cherche suppléer au charme devoir
animer vos yeux et vos traits par ces senti-
mens vivihans et honnêtes dont votre cœur
me paroît pénétré. Ne craignez point que le
mien repousse la confiance dont vous voulez,
bien m'iionorer et dont je ne suis pas in-
digne.
Adieu , madame : soyez sure, je vous sup-
plie , que mon cœur répond très bien au
vôtre , et que c'est pour cela que ma plume
n'ajoute rien.
LETTRE
A L A ai É M E.
Monquin , le 7 décembre 176^,
J £ présume , madame , que vous voilà heu-
reusement arrivées à Paris, et peut-être déjà
dans le tourbillou de ces plaisirs bruyans
dont vous pressentiez le vuideen vous pro-
posant de les cherclier. Je ne cf-ains pas quo
VOUS les trouviez à 1 épreuve plus subslan-
Si8o LETTRES
tiels pour un cœur tel que le votre meparoît
être que vous ne les avez estimés ; mais il
pourroit résulter de leur liabitude une chose
bien cruelle , c'est qu'ils devinssent pour
vous des besoins sans être des alimeus; et
vous voyez dans quel état cruel cela jette
quand on est forcé de chercher son existence
là oii Ton sent bien qu'on ne trouvera jamais
le bonheur. Pour prévenir un pareil mal-
heur quand on est dans le train d'en courir
le risque , je ne vois guère qu'une chose à
faire , c'est de veiller sévèrement sur soi-
même, et de rompre cette hal;itude , ou du
moins de l'interrompre avant de s'en laisser
subjuguer. Le mal est que dans ce cas ,
comme dans un autre plus grave , on ne
commence guère à craindre le joug que
quand on le porte et qu'il n'est plus temps
de le secouer : mais j'avoue aussi que qui-
conque a pu faire cet acte de vigueur dans
le cas le plus difficile , peut bien compter
sur soi même aussi dans l'autre ; il suffit de
prévoir qu'on en aura besoin. La conclusion
de ma morale sera donc moins austère que
le début. Je ne blâme assurément pas que
vous vous livriez avec la modération que
DIVERSES. 3Sl1
VOUS y voulez mettre aux amusemens du
grand inonde où vous vous trouvez. Votre
âge, madame, vos sentimens, vos résolu-
tions, vous donnenttoutle droit d'en goûter
les innocens plaisirs sans alarmes ; et tout
ce que je vois de plus à craindre dans les
sociétés oii vous allez briller , est que vous
ne rendiez beaucoup plus difficile à suivre
pour d'autres Favis que je prends la liberté
de vous donner.
Je crains bien , madame , que l'intérêt
peut-être un peu trop vif que vous nVin-
spirez ne nVait ftiit vous prendre un peu
trop légèrement au mot sur ce ton de pé-
dagogue que vous m'invitez en quelque fa-
çon de prendre avec vous. Si vous trouvez
mon radotage impertinent ou maussade, ce
sera ma vengeance de la petite malice avec
laquelle vous êtes venue agacer un pauvre
barbon, qui se dépêche d'être sermonneur
pour éviter la tentation d'être encore plus
ridicule : je suis même un peu tenté , je
vous l'avoue , de m'en tenir là. L'état où vous
m'apprenez que vous êtes actuellement , et
le vuideducœur, accompagné d'une tristesse
habituelle, que laisse dans le vôtre ce tu-
SSa IL E t T R É s
milite qu'on appelle société, me donnent j.
madame , un vif désir de recherrlier avec
vous s'il n'y auroit pas moyen de faire ser-
vir une de ces deux choses de remède à
rautre. Mais cela me meneroit à des dis-
cussions si déplacées dans le train d'amu-
semens où je vous suppose, et que le car-
naval dont nous approchons va probable-
ment rendre plus vifs , qu'il me faudroit
de votre part plus qu'une permission pour
oser entamer cette matière dans un moment
aussi désavantageux. Si vous nientendez
d'avance , comme je puis l'espérer ou le
craindre > dites-moi de grâce si je dois par-
î^er ou me taire , et soyez sure, madame,
que dans l'un ou l'autre cas je vous obéirai ,
non pas avec le môme plaisir peut-être ^ mais
avec la même lidélité.
DIVERSES. oS3
«■■Ui-l
LETTRE
A L A M È M E.
Mondain , le 17 janvier i-yoi
V OTRE lettre , madame , exigeroit une lon^
gue réponse ; mais je crains que le trouble
passager où je suis ne me permette pas
de la faire comme il faudroit. Il m'est dif-
ficile de m'accoutumer assez aux outrages
et à l'imposture même la plus comique pour
ne pas sentir à chaque fois qu'on les re-
nouvelle les bouillonnemens d^un cœur
fier qui s'indigne précéder le ris moqueur
qui doit être ma seule réponse à tout cela.
Je crois pourtant avoir gagné beaucoup :
j'espère gagner davantage , et je crois voir
le moment assez proche où je me ferai un
amusement de suivre dans leurs manœu-
vres souterraines ces troupes de noires
taupes qui se fatiguent à me jeter de la
terre sur les pieds. En attendant , nalur*
584 LETTRES
pâtit encore un peu , je l'avoue : mais le
mal est court , bienlôt il sera nul. Je viens
à vous.
Jeus toujours le cœur un peu romanes-
que , et j'ai peur d'être encore mal £;uéri de ce
penchant en vous écrivant : excusez donc ,
madame , s'il se mêle un peu de visions à
mes idées •, et s'il s'y mêle aussi un peu de
raison , ne la dédaignez pas sous quelque
forme et avec' quelque cortège qu'elle se
présente. Notre correspondance a commence
d'une manière à me la rendre à jamais in-
téressante ; un acte de vertu dont je con-
nois bien tout le prix , un besoin de nour-
riture à votre ame qui me fait jDrésiimer de
la vigueur pour la digérer et la santé qui
en est la source. Ce vuide interne dont vous
vous plaignez ne se fait sentir qu'aux
cœurs faits pour être remplis. Les cœurs
étroits ne sentent jamais de vuide , parce-
qu ils sont toujours pleins de rien : il en est
au contraire dont la capacité vorace est si
grande , que les chétifs êtres qui nous en-
tourent ne la peuvent remplir. Si la nature
vous a fait le rare et funeste présent d'un
cœur trop sensible au besoin d'être heu-
reux.
DIVERSES. 585
ireux , ne cherchez rien au dehors qui lui
puisse suffire ; ce n'est que de sa propre sub-
stance qu'il doit se nourrir. Madame , tout
le bonheur que nous voulons tirer de ce
qui nous est étranger est un bonheur
faux. Les gens qui ne sont susceptibles
d'aucun autre font bien de s'en contenter :
mais si vous êtes celle que je suppose , vous
ne serez jamais heureuse que par vous-
même; n'attendez rien pour cela que de
vous. Ce sens moral si rare parmi les hom-
mes , ce sentiment exquis du beau, du vrai ,
du juste , qui rélléchit toujours sur nous-mê-
mes , tient l'ame de quiconque en est doué
dans un ravissement continuel qui est la
plus délicieuse des jouissances. La rigueur
du sort , la méchanceté des hommes , les
maux imprévus , les calamités de toute es-
pèce , peuvent l'engourdir pour quelques
momens , mais jamais l'éteindre ; et, pres-
que étouffé sous le faix des noirceurs hu-
maines, quelquefois une explosion subite
peut lui rendre son premier éclat. On croit
que ce n'est pas à une femme de votre âge
qu'il faut dire ces choses-là ; et moi je crois ,
AU contraire , que ce n'est qu'à votre âg«
Tome 5a. B b
ZS6 LETTRES
qu'elles sont utiles et que le cœur s'y peut
ouvrir; plutôt il ne sauroit les entendre;
plus tard son liabitude est déjà prise , il ne
sauroit les goûter.
Comment s'y prendre , me direz-vous ?,
Que faire pour cultiver et développer ce
sens moral ? Voilà , madame , à quoi j'en
voulois venir. Le goût de la vertu ne se
prend point par des préceptes , il est l'effet
d'une vie simple et saine ; on parvient bien-
tôt à aimer ce qu'on fait quand on ne
fait que ce qui est bien. Mais pour pren-
dre cette habitude , qu'on ne commence
a goûter qu'après l'avoir prise , il faut un.
motif. Je vous en offre un que votre état
lue suggère; nourrissez votre enfant. J'en-
tends les clameurs , les objections ; tout
haut , les embarras , point de lait , un mari
qu'on importune. . . ;tout bas , un? femme
qui se gêne , l'ennui de la vie domestique,
les soins ignobles , l'abstinence des plai-
sirs. . . Des plaisirs? Je vous en promets,
et qui rempliront vraiment votre ame. Ce
n'est point par des plaisirs entassés qu'on
•est heureux, mais par un état j^ermanent
qui n'est point composé d'actes distincts.
I> I V E R s E s.' §87^
Si le bonheur n'entre pour ainsi dire en
dissolution dans notre ame , s'il ne fait
que la toucher , refïleurer par quelques
points , il n'est qu'apparent , il n'est rien,
pour elle.
L'habitude la plus douce qui puisse exis-
ter est celle de la vie domestique , qui nous
tient plus près de nous qu aucune autre ;
rien ne s'identifie plus fortement , plus
constamment avec nous que notre famille
et nos enfans. Les senti mens que nous ac-
quérons ou que nous renforçons dans ce
commerce intime sont les plus vrais, les
plus durables , les plus solides, qui puis-
sent nous attacher aux êtres périssables ,
puisque la mort seule peut les éteindre ,
au lieu que l'amour et l'amitië vivent rare-
ment autant que nous : ils sont aussi les
plus purs , puisqu'ils tiennent de plus près
à la nature , à l'ordre , et par leur seule
force nous éloignent du vice et des goûts
dépravés. J'ai beau chercher où l'on peut
trouver le vrai bonheur ; s'il en est sur la
terre , ma raison ne me le montre quelà. .,'
Les comtesses ne vont pas d'ordinaire fy
chercher , je le sais ; elles ne se font pas
Bb 2
388 ï. E T T R E s
nourrices et gouvernantes : mais il faut aussi
qu'elles sachent se passer d'être heureu-
ses ; il faut que , substituant leurs bruyans
plaisi rs au vrai bonheur , elles usent leur
vie dans un travail de forçat pour ëchap'
per à Fennui qui les étouffe aussitôt qu elles
respirent ; et il faut que celles que la nature
doua de ce divin sens moral qui charme
quand on s'y livre, et qui pesé quand on
l'élude , se résolvent à sentir incessamment
gémir et soupirer leur cœur taudis que
leurs sens s'amusent. . . ..
Mais moi qui parle de famille , d'enfans...
Madame, plaignez ceux qu'un sort de fer
prive d'un pareil bonheur; plaignez-les s'ils
ne sont que malheureux , plaignez-les beau-
coup plus s'ils sont coupables. Pour moi ,
jamais on ne me verra , prévaricateur de la
vérité , plier dans mes égaremens mes ma-
ximes à ma conduite; jamais on ne me verra
falsifier les saintes lois de la nature et du
devoir pour exténuer mes fautes. J'aime
mieux les expier que les excuser. Quand
ma raison me dit que j'ai fait dans ma situa-
tion ce que j'ai dû faire , je f en crois moins
que mon cœur qui gémit et qui la dément
DIVERSES. 589
Condamnez-moi donc , madame, mais écou-
tez-moi. Vous trouverez un homme ami de
la vérité jusques dans ses fautes , et qui ne
craint point d'en rappeler lui-même le souve-
nir , lorsqu'il en peut résulter quelque bien.
Néanmoins je rends grâces au ciel de n'a-
voir abreuvé que moi des amertumes de ma
vie , et d'en avoir garanti mesenfans. J'aime
mieux qu'ils vivent dans un état obscur
sansmeconnoître, que de les voir, dans mes
malheurs , bassement nourris par la traî-
tresse générosité de mes ennemis, ardens
à les instruire à haïr et peut-être à trahir
leur père ; et j'aime mieux cent fois être ce
père infortuné qui négligea son devoir par
foiblesse et qui pleure sa faute , que d'être
l'ami perfide qui trahît la confiance de sou
ami , et divulgue pour le diffamer le secret
qu'il a versé dans son sein.
Jeune femme , voulez - vous travailler à
vous rendre heureuse? commencez d'abord
par nourrir votre enfant. Ne mettez pas votre
fille dans un couvent, élevez-la vous-même.
Votre mari est jeune, il est d'un bon naturel,
voilà ce qu'il nous faut. Vous ne me dites
point comment il vit avec vous : n'importe 5
Bb 3
^90 LETTRES
ff.i-il livré à tous les goûts de son âge et de
son temps , vous l'en arracherez par les
vôtres sans lui rien dire. Vos enfans vous
aideront aie retenir par des liens aussi forts
et plus constans cjue ceux de l'amour. Vous
passerez la vie la plus simple , il est vrai ,
mais aussi la plus douce et la plus heureuse
dont j'aie Tidëe, Mais , encore une fois , si
celle d'un mënage bourgeois vous dégoûte
et si l'opinion vous subjugue, guérissez-
vous de la soif du bonheur qui vous tour-
mente, car vous ne fétancherez jamais.
Voilà mes idées : si elles sont fausses ou
ridicules, pardonnez Terreur à l'intention.
Je me trompe peut-être , mais il est sûr
que je ne veux pas vous tromper. Bon jour,
madame : l'intérêt que vous prenez à moi
me touche, et je vous jure que je vous le
rends bien.
Toutes vos lettres sont ouvertes ; la der-
nière l'a été ; celle- ci le sera , rien n Vst plus
certain. Je vous en dirois bien la raison ,
mais ma lettre ne vous parviendroit pas.
Comme ce n'est pas à vous qu'on en veut
et que ce ne sont pas vos secrets qu'on y
cherche, je ne crois pas que ce que vous.
DIVERSES.' Zc)i
pourriez avoir à me dire fut exposé à beau-
coup d'indiscrétion; mais encore fliut-ilc^ue
vous soyez avertie.
LETTRE
A LA MÊME.
Monquin, le2févriei" 1770*
bi votre dessein, madame, lorsque vous
commençâtes de m'écrire, étoit de me circon-
venir et de m'abuser par des cajoleries, vous
avez parfaitement réussi. Touché de vos
avances , je prêtois à votre ame la candeur
de votre âge : dans Tattendrissement de
mon cœur je vous regardois déjà comme
Faimable consolatrice de mes malheurs et
de ma vieillesse , et Tidée charmante que
je me faisoisde vous effaçoitTidée horrible
des auteurs des trames dont je suis enlacé.
Me voilà désabusé ; c'est Touvrage de votre
dernière lettre : son tortillage ne peut être
iii la répons.e c[ue la mienne a du naturelle?
Bb 4
Sga LETTRES
ment vous suggérer , ni le langage ouvert
et franc de la droiture. Pour moi ce langage
ne cessera jamais d'être le mien. Je vois que
vous avez respiré l'air de votre voisinage.
Eh ! mon Dieu ! madame , vous voilà bien
jeune initiée à des mystères bien noirs. J'en
suis fâché pour moi , j'en suis affligé pour
vous A vingt-deux ans ! . . . Adieu,
madame.
Rousseau.
En reprenant avec plus de sang froid
votre lettre , je trouve la mienne dure et
même injuste; car je vois que ce qui rend
vos phrases embarrassées est qu'une invo-
lontaire sincérité s'y mêle à la dissimulation
que vous voulez avoir. En blâmant mon
premier mouvement , je ne veux pourtant
pas vous le cacher. Non , madame , vous ne i
voulez pas me tromper, je le sens ; c'est vous ^
quon trompe et bien cruellement. Mais,
cela posé, il me reste une question à vous
faire. Dans le jugement que vous portez de
moi pourquoi m'écrire? pourquoiraerecher-
cher ? Que me voulez-vous? Recherche-t-on
quelqu'un qu'on n'estime pas ? Eh ! je fui-
DIVERSES,- 593
roîs jusqu'au bout du inonde un homme
que je verrois comme vous paroissez me
voir. Je suis environné , je le sais, d'espions
empressés et d'ardens satellites qui me flat-
tent pour me poignarder; mais ce sont des
traîtres, ils font leur métier. Mais vous,
madame , que je veux honorer autant que
je méprise ces misérables , de grâce, que me
voulez-vous? Je vous demande sur ce point
une réponse précise ; et, pour Dieu, suivez,
en la faisant , le mouvement de votre cœur
et non pas l'impulsion d autrui. Je veux ré-
pondre en détail à votre lettre , et j'espère
avoir long-temps la douceur de vous parler
de vous : mais pour ce moment commen-
çons par moi ; commençons par nous mettre
en règle sur ce que nous devons penser l'un
de Fautre. Quand nous saurons bien à qui
nous parlons , nous en saurons mieux ce que
nous aurons à nous dire.
Je vous prie , madame , de ne plus m'é^
crire sons un autre nom que celui que je
signe , et que je n'aurois jamais dû quitter..
|6S4 C E T T R E ^
LETTRE
A LA MÊME.
Monqain , le 16 mars i jy(j,,
JiosE, Je vous croîs, et je vous croiroîs
avec plus de plaisir encore si vous eussiez
moins insisté. La vérité ne s'exprime pas
toujours avec simplicité ; mais quand cela
lui arrive, elle brille alors de tout son éclat.
Je vais quitter «jette habitation; je sais ce
que je veux et dois faire, j'ignore encore
ce que je ferai. Je suis entre les mains des
hommes; ces hommes ont leurs raisons
pour craindre la vérité, et ils n'ignorent
pas que je me do^s de la mettre en évidence
ou du moins de faire tous mes efforts pour
cela. Seul et à leur merci je ne puis rien:
ils peuvent tout hors de changer la nature
des choses, et de faire que la poitrine de
J. J. Rousseau vivant cesse de renfermer le
j)oeur d'ua homme de bien. Ignorant dans
DIVERSES. SgS
cette situation en quel lieu je trouverai soit
une pierre pour y poser ma tête, soit une
terre pour y poser mon corps, je ne puis
vous donner aucune adresse assurée ; mais
si jamais je retrouve un moment tranquille ,
c'est un soin que je n'oublierai pas. Rose,
ne m'oubliez pas non plus. Vous m^avez
accordé de Testime sur mes écrits; vous
m'en accorderiez encore plus sur ma vie si
elle vous étoit connue; et davantage encore
sur mon coeur s'il étoit ouvert à vos yeux :
il n'en fut jamais un plus tendre, un meil-
leur, un plus juste; la méchanceté ni la
haine n'en approchèrent jamais. J'ai de
grands vices sans doute , mais qui n'ont ja-
mais fait de mal qu'à moi , et tous mes mal-
heurs ne me viennent que de mes vertus.
Je n'ai pu malgré tous mes efforts percer le
mystère affreux des trames dont je suis en*
lacé; elles sont si ténébreuses, on me les
cache avec tant de soin , que je n'en apper-
çois que la noirceur. Mais les maximes
communes que vous m'alléguez sur la ca-
lomnie et l'imposture ne sauroient convenir
à celle-là; et les frivoles clameurs de la ca-?
îomnie sont bien différentes dans leurs
SgÇ LETTRES
effets des complots tramés et concertés du-
rant longues années dans un profond silen-
ce, et dont les développemens successifs,
dirigés parla ruse, opérés par la puissance,
se font lentement , sourdement et avec mé-
thode. Ma situation est unique ; mon cas
est inoui depuis que le monde existe. Selon
toutes les règles de la prévoyance humaine
je dois succomber, et toutes les mesures
sont tellement prises qu'il n'y a qu'un mi-
racle de la Providence qui puisse confondre
les imposteurs. Pourtant une certaine con-
fiance soutient encore mon courage. Jeune
femme, écoutez- moi; quoi qu'il arrive et
quelque sort qu'on me prépare^ quand on
vous aura fait Ténumération de mes crimes ,
quand on vous en aura montré les frappans
témoignages , les preuves sans réplique , la
démonstration, l'évidence, souvenez -vous
des trois mots par lesquels ont fini mes
adieux: Je suis innocent.
ROU SSEAU.
Vous approchez d'un terme intéressant
pour mon cœur; je désire d'en savoir Theu-
reux événement aussitôt qu'il sera possible.
DIVERSES. 597
Pour cela, si vous n'avez pas avant ce
teraps-là de mes nouvelles, préparez d'a-
vance un petit billet , que vous ferez mettre
à la poste aussitôt que vous serez délivrée,
sous une enveloppe à l'adresse suivante :
A madame Bois de la Tour, née Roguirty
h Lyon,
LETTRE
A LA MÊME.
Paris , le 7 Juillet 1 770,'
JJeux raisons , madame, outre le tracas
d'un débarquement , m'ont empêché d'aller
vous voir à mon arrivée : la première , que
vous m'avez écrit vous-même que, quand
même nous serions rapprochés, nous ne
pourrions pas nous voir ; l'autre, que je
suis déterminé à n'avoir aucune relatioa
avec quiconque en a avec madame de ***.
C'est à vous, madame, à m'instruire si ces
deux obfttsicles existent ou non : s'ils n'exis*
39^ t E T T R E s
tent pas, j'irai avec le plus vif empresse**
ment contenter le besoin de vous voir que
me donna la première h^ttre que vous me
fîtes riionnetir de nVécrire, et quont aug-
menté toutes les autres. Un rendez -vous
au spectacle ne sanroit me convenir, par-
ceque, bien éloigné de vouloir me cacher,
je ne veux pas non plus me donner en speC'
tacle moi -môme; mais s'il arrivoit que le
hasard nous y conduisît en même jour et
que je le susse, ne doutez pas c[ue je ne
profitasse avec transport du plaisir de vous
y voir, et même que je ne me présentasse
à votre loge si j'étois sûr que cela ne vous
déplût pas, Je suis afiligé d'apprendre votre
prochain départ. Est-ce pour augmenter
mon regret que vous me proposez de vous
suivre en Nivernois? Bon jour, madame:
donnez-moi de vos nouvelles et vos ordres
durant le séjour qui vous reste à faire à
Paris; donnez -moi votre adresse en pro-
vince, et souvenez- vous de moi quelque-
fois.
Pas un mot du prétendu opéra qu'on dit
que je vais donner. J'espère c|ue de sa vie
J. J. Rousseau n'aura plus rien à démêler
i> I V E R s E sj Hgjf
avec le public. Quand quelque bruit court
de moi, croyez toujours exactement le cou-
traire; vous vous tromperez rarement.
LETTRE
A LA MÊME..
Paris , le i3 julllst 1770J
Je ne puis, madame, vous aller voir que la
semaine prochaine, puisque nous sommes
à la fin de celle-ci: je tâcherai que ce soit
mardi, mais je ne m'y engage pas, encore
moins pour le dîner; il faut que tout cela
se prenne inpiomptu, car tous les enga-
gemenspris d'avance m'ôtent tout le plaisir,
de les remplir. Je déjeune toujours en me
levant ; mais cela ne m empêchera pas , si
vous prenez du café ou du chocolat , d'en
prendre encore avec vous. Ne m'envoyez
point de voiture , j'aime mieux aller à pied ;;
et si je ne suis pas chez vous à dix heures ,;
lie m'attendez plus.,
'400 LETTRES
Je vous saîs gré de me reprocher mon aîr
gauche et embarrassé; mais si vous voulez
que je m en défasse , il faut que ce soit votre
ouvrage. Avec une ame assez peu craintive
un naturel d'une insupportable timidité ,
sur- tout auprès des femmes, me rend tou-
jours d'autant plus maussade que je vou-
drofs me rendre plus agréable. De plus je
n'ai jamais su parler, sur- tout quand j'au-
rois voulu bien dire; et si vous avez la pré-
férence de tous mes embarras , vous n'avez
pas trop à vous en plaindre. Bon jour, ma-
dame : voilà votre laquais. A mardi , s'il fait
beau, mais sans promesse. Je sens qu'ayant
à vous perdre si vite , il ne faut pas me faire
un besoin de vous voir.
I
LETTRE
D I V E R S E $. 4^1^
LETTRE
A M
Pari», le a4 novembre »770.-
OoYÈz content, monsieur, vous et ceux
qui vous dirigent. Il vous falloit absolument
une lettre de moi ; vous m'avez voulu for*
ccr à récrire , et vous avez réussi : car oa
sait bien que quand quelqu'un nous dit
qu'il veut se tuer, on est obligé en con-
science à l'exhorter de n'en rien faire.
Je ne vous connois point, monsieur, et
n'ai nul désir de vous connoître; mais je
vous trouve très à plaindre et bien plus
encore que vous ne pen-ez: néanmoins, dans
tout le dérail de vos malheurs^ je ne vois pas
de quoi fonder la terrible résolution f{ue
vous m'assurez avoir prise. Je connois l'in-
digence et son poids aussi bien que vous
tout au moins ; mais jamais elle n'a suffi
génie pour déterminr un homme de bon
Tome 32. Ç ç
403 I. E T T R E S
sens à s'ôter la vie ; car enfin le pis qu il en
puisse arriver est de mourir de faim , et Ton
ne gagne pas grand'chose à se tuer pour
éviter la mort. Il est pourtant des cas où la
misère est terrible, insupportable; mais il
en est où elle est moins dure à souffrir :
c'est le votre. Comment, monsieur , à vingt
ans, seul, sans famille, avec de la santé,
deTesprit , des bras , et un bon ami , vous ne
voyez d'autre asyle contre la misère que le
tombeau ! Sûrement vous n'y avez pas bien
regardé.
Mais l'opprobre La mort est a préfé-
rer, j'en conviens: mais encore faut-il com-
mencer par s'assurer que cet opprobre est
bien réel. Un lionime injuste et dur vous
persécute, il menace d'attenter à votre li-
berté. Eh bien ! monsieur, je suppose qu'il
exécute sa barbare menace, serez vous dés-
honoré pour cela? Des fers déshonorent-ils
l'innocent qui les porte? Socrate mourut-il
dans l'ignominie? Et où est donc, mon-
sieur, cette superbe morale que tous étalez
si pompeusement dans vos lellres? et com-
ment avec des maximes si sublimes se rend-
on ainsi l'esclave de l'opinion? Ce n'est pas
DIVERSES.- 4^^
tdut; on diroit à vous entendre que vou$
n avez d'autre alternative que de mourir, ou
de vivre en captivité. Et point du tout, vous
avez Texpédient tout simple de sortir de
Paris; cela vaut encore mieux que de sortir
. de la vie. Plus je relis votre lettre, plus j'y
trouve de colère et d'animosi ce. Vous vous
complaisez à Tirnage de votre sang jaillis-
sant sur votre cruel parent; vous vous tuez,
plutôt par vengeance que par désespoir ,
et vous songez moins à vous tirer d'affaire
qu'à punir votre ennemi. Quand je lis les
réprimandes plus que sévères dont il vous
plaît d'accabler fièrement le pauvre Saint-
Pieux, je ne puis m'empécher de croire
que , s'il étoit là pour vous répondre , il
pourroit avec un peu plus de justice vous
en rendre quelques unes à son tour.
Je conviens pourtant , monsieur , que
votre lettre est très bien faite, et je vous
trouve fort disert pour un désespéré. Je
Voudrois vous pouvoir féliciter sur votre
bonne foi comme sur votre éloquence ;
ïiiais la n-faniere dont vous narrez notre
entrevue ne me le permet pas trop. Il est
certain que je- me sorois il y a dix ans jietéi^
C c a
4û4 L B T T R B s
votre tête , que j'aiirois pris votre affaire av^c
chaleur; et il est probable que , comme
danstant d'affaires semblablesdont j'ai eu le
malheur de me mêler, la pétulance de mon
zèle m'eût plus nui qu'elle ne vous auroit
servi. Les plus terribles expériences m'ont
rendu plus réservé : j'ai appris à n'accueillir
qu'avec circoiispection les nouveaux visa*
ges, et, dans Timpossibilité de remplir à-la-
fois tous les nombreux devoirs qu'on m'im-
pose, à ne me mêler que des gens que je
connois. Je ne vous ai pourtant point refusé
le conseil que vous m'avez demandé. Je n'ai
point approuvé le ton de votre lettre à M. de
M. ; je vous ai dit ce que j'y trouvois à
reprendre; et la preuve que vous entendîtes
bien ce que je vous disois est que vous y
répondîtes plusieurs fois. Cependant vous
venez me dire aujourd'hui que le chagrin
que je vous montrai ne vous permit pas
d'entendre ce que je vous dis; et vous ajou-
tez qu'après de mûres délibérations il vous
sembla d'appercevoir que je vous blàmois
de vous être un peu trop abandonné à votre
haine. Mais vraiment il ne falloit pas de
:bien mûres délibérations pouj: appercevoir
DIVERSES. 4o5
cela, car je vous : avois bien articule, et je
m'étois assure que vous m'entendiez fort
bien. Vous m'avez demande conseil : je ne
vous Tai point refusé; j'ai fait plus, ji; vous
ai offert, je vous offre encore d'alléger en
ce qui dépend de moi la dureté de votre si-
tuation. Je ne vois pas, je vous l'avoue, en
quoi vous pouvez vous plaindre de mon
accueil ; et si je ne vous ai point accordé de
confiance , c'est que vous ne m'en avez
point inspiré.
Vous ne voulez point, monsieur, faire part
de l'état de votre ame et de votre dernière ré-
solution à votre bienfaiteur, à votre conso-
lateur, dans la crainte que, voulant prendre
votre défense, il ne se compromît inutile-
ment avec un ennemi puissant qui ne lui
pardonneroit jamais. C'est à moi que vous
vous adressez pour cela, sans doute à cause
de mon grand crédit et des moyens que j'ai
de vous servir, et qu'un ennemi de plus
ne vous paroît pas une grande affaire pour
quelqu'un dans ma situation. Je vous suis
obligé de la préférence : j'en userois si j'étois
sur de pouvoir vous servir; mais, certain
que l'intérêt qu'on me verroit prendre à
c o
4o6 t E T T R E s
VOUS ne feroit que vous nuire, je me tiens
dans les bornes que vous m'avez deman-
dées.
A regard du jugement que je porterai de
la résolution que vous me marquez avoir
prise , quand j'en apprendrai l'exécution ,
ce ne sera sûrement pas de penser que céioic
là le but , la fin , lobjet moral de la vie ,
mais au contraire que cétoit le comble de
T égarement, du délire et de la fureur. S'il
fétoit quelque cas où l'homme eût le droit
de se délivrer de sa propre vie , ce seroit
pour des maux intolérables et sans remède ,
ruais non pas pour une situation dure mais
passagère, ni pour des maux qu'une meil-
leure fortune peut finir dès demain. La
misère n'est jamais un état sans ressources ,
sur-tout à votre âge ; elle laisse toujours
l'espoir bien fondé de la voir finir quand on y
travaille avec courage et qu'on a des moyens
pour cela. Si vous craignez que votre ennemi
}i'exécute sa menace et que vous ne vous
sentiez pas la constante de supporter ce
malheur, cédez à l'orage et (juiltez Paris:
qui vous en emjjéche? Si vous aimez mieux
le bifiver, vous le pouvez , xiou sans dang^^^ ,
DIVERSES. 4^7
nia's sans opprobre. Croyez -vous être le
seul qui aitdes ennemis puissans, qui soit en
péril dans Paris , et qui ne laisse pas d'y
vivre tranquille en mettant les hommes au
pis, content de se dire à lui-même, Je reste
au pouvoir de mes ennemis dont jeconnoig
la ruse et la puissance , mais j'ai fait en sorte
qu'ils ne pussent jamais me faire de mal
justement ? Monsieur, celui qui se parle
ainsi peut vivre tranquille au milieu deux,
et n'est point tenté de se tuer.
iim!.ia*iniitmiMmamm\LmmaiiifiM!u .i^
LETTRE
A M"" DE T***.
Le 6 avril 1771.
U N violent rhume, madame , qui me met
liors d'état de parler sans fatiguer extrême-
ment , me fait prendre le parti de vous écrire
mon sentiment sur votre enfant , pour ne
pas le laisser plus long-temps dans l'état
de suspension où je sens bien que vous I@
Ce 4
ÎJoS LETTRES
tenez avec peine , ((uoiqu'il v.'y ait poin
selon moi tl'incoiivéjiient. Je vous avouerai
d'abord que plus je pense à l'exposition lu-
mineuse que vous m'avez laite, moins je puis
me persuader que cette roideur de caractère
qu'il manifeste dans un âge si tendre soit
l'ouvrage de la nature. Cette mutinerie , ou,
si vous voulez , madame , cet le lernicté ,
n'est pas si rare que vous croyez parmi les
enfans élevés comme lui dans l'opulence; et
j'en sais dans ce moment à Paris un autre
exemple tout semblable dont la conformité
m'a beaucoup frappé , tandis que parmi les
autres enfans élevés avec moins de sollici-
tude apparente, et à qui Ton a moins fait
sentir par-là leur importance, je n'ai vu de
ma vie un exemple pareil. Mais laissons
quant à présent cette observation qui nous
meneroit troploin,et, quoi qu'il en soit de la
cause du mal , jiarlons du remède.
Vous voilà, njadame, à mon avis, dans
une circonstance favorable dont vous pou-
vez tirer grand parti. L'enfant commence à
s'impatienter dans sa pension, il désire ar-
demmentde revenir ; mais sa fierté (juinelui
permet -jamais de s'abaisser aux prières l'em-
DIVERSES. ^09
pêche de vous manifester pleinement son
désir. Suivez cette indication pour prendre
sur lui un ascendant dont il ne lui soit pas
aisé dans la suite d'éluder l'effet. S'il n'y
avoit pas un peu de cruauté d'augmenter ses
alarmes, je voudrois qu'on commençât par
lui faire la peur tout entière^ et que , sans
que personneluidîtprécisément qu'il restera
ni qu'il reviendra, il vît quelque espèce de
préparatifs comme pour lui faire quitter
tout-à-fait la maison paternelle , et qu'on
évitât de s'expliquer avec lui sur ces prépa-
ratifs. Quand vous l'en verriez le plus in-
quiet , vous prendriez alors votre moment
pour lui parler, et cela d'un air si sérieux
et si ferme qu'il fût bien persuadé que c'est
tout de bon.
Mon fils, il m'en coûte tant de vous teinr
éloigné de moi, que si- je ri'écoutois que
mon penchant je vous retiendrois ici dès
ce moment; mais c'est ma trop grande ten-
dresse pour vous qui m'empêclie de m'y li-
vrer. Tandis que vous avez été ici j'ai vu
avec la plus vive douleur qu'au lieu de ré-
pondre à l'attachement de votre mère et de
lui lendre en toute chose la complaisance
4 1 O LETTRES
qu'elle aimoit avoir pour vous, vous ne vous
appliquiez qu'à lui faire éprouver des con-
tradictions qui la déchirent trop de votre
part pour qu'elle les puisse endurer davan-
tage, eic.
J\ii donc pris la résolution de vous placer,
loin de moi pourni'épargnerraflliction d'être
à tout moment Fobjet et le témoin de votre
désobéissance. Puisque vous ne voulez pas
répondre aux tendres soins qne j'ai voulu
prendre de votre éducation, j'aime mieux
que vons alliez devenir un mauvais sujet
loin de mes yeux que de voir mon iils chéri
manquer à chaque instant à ce qu'il doit à
sa mère ; et d'ailleurs je ne désespère pas que
des gens fermes et sensés , qni n'auront pas
pour vous le même foible que moi , ne vien-
nent à bout de domter vos mutineries par
des traitemens nécessaires que votre mers
n'auroit jamais le courage de vous faire en-
durer , etc.
Voilà , mon fils^ les raisons du parti que
j'ai pris à votre égard et le seul que vous me
laissiez à prendre pour ne pas vous livrer
à tous vos d<'f luts et me rendre tout- à-fait
malheureuse. Je ne vous laisse point à Paris,
DIVERSES. 4'^
pour ne pas avoir à combattre sans cesse, eii
vous voyant trop souvent , le clesir de vous
rapprocher de moi; mais je ne vous tiendrai
Y>as non plus si éloigné que , si Ton est con-
tent de vous, je ne puisse vous faire venir ici
quel({uefois, etc.
Je suis fort trompé , madame , si toute sa
Iiauteur tient à ce coup inattendu, dont il
sentira toute la conséqur^nce , vu sur-tout le
tendre attachement que vous lui connoissez
])Our vous , et qui dans ce moment fera taire
tout autre penchant. 11 pleurera, il gémira,
il poussera des cris , auxquels vous ne serez
ni ne paroîlrez insensible; mais lui parlant
toujours de son départ comme d'une chose
arrangée , vous lui montrerez du regret qu il
ait laissé venir cet arrangement au point de
ne pouvoir plus être révoqué. Voilà selon
moi la route par laquelle vous l'amènerez
sans peine à une capitulation , qu il accep-
tera avec des tranpoits de joie et dont vous
réglerez tous les articles sans qu il regimbe
contre aucun : encore, avec tout cela, ne
paroîtrez-vous pas compter extrêmement
sur la solidité de ce traité ; vous le recevrez
plutôt dans votre maison comme par essai
4l2 LETTRES
que par une réunion constante , et son
voyage paroîtra plutôt différé que rompu ;
l'assurant cependant que, s'il lient réelle-
ment ses engagemens, il fera le bonheur de
votre vie en vous dispensant de Téloigner
de vous.
Il me semble que voilà le'nioyen de faire
avec lui l'accord le plus solide qu'il soit pos-
sible de faire avec un enfant: et il aura des
raisons de tenir cet accord si puissantes et
tellement à sa portée, que selon toute appa-
rence il reviendra souple et docile pour
longtemps.
Voilà, madame, ce qui m'a paru le mieux
à faire dans la circonstance. Il y a une con-
tinuité de régime à observer qu'on ne peut
détailler dans une lettre et qui ne peut se
determii er que par l'examen du sujet ; et
d'ailleurs ce n'est pas une mère aussi tendre
que vous, ce n'est [)as un esprit aussi clair-
voyant que le vôtre, qu'il faut guider dans
tons ces détails. Je vous Fait dit , madame,
je m'en suis pénétré dans notre unique con-
versation ; vous n'avez besoin des conseils
de personne dans la grande et respectable
tâche dont vous êtes chargée et que vous
DIVERSES.' 4l5
remplissez si bien. J'ai dû cependant m'ac-
quitter de celle que votre modestie m'a impo-
sée : je Tai fait par obéi '&ance er par devoir,
mais bien persuadé que pour savoir ce qu'il
y a de mieux à faire il suffiroit d'observer
ce que vous ferez.
LETTRE
A MADAME
Paris , le i4 ao&t 1773»
Il est, madame, des situations auxquelles
il n'est pas permis à un honnête homme d'ê-
tre préparé ; et celle où je me trouve depuis
dix ans est la plus inconcevable et la plus
étrange dont on puisse avoir Tidée. J'en ai
senti r horreur sans en pouvoir percer les
ténèbres. J'ai provoqué les imposteurs et les
traîtres par tous les moyens permis et justes
qui pouvoient avoir prise sur des cœurs hu-
mains. Tout a été inutile. Ils ont fait le pion-
geon, et, continuant leurs manœuvres sou-
4i4 LETTRÉS
terraines , ils se sont cadrés de moi avec îë
plïis grand soin. Cela étoit naturel et j'au-
rois dû m'y attendre. Mais ce qui Test moins,
est qu'ils ont rendu le public entier complice
de leurs trames et de leur fluissetë; qu'avec
un succès cjui tient du prodige on m'a uté
toute connoissance des conqjlots dont je suis
la victime , en m'en Faisaiit seulement bien
sentir l'effet; et que tous ont marqué le mô-
me euipressement à me faire boire la coupe
de l'ignominie, et à me cacher la bénigne
main qui prit soin delà préparer. I,a co-
lère et l'indignation m'ont jeté d'abord dans
des transports qui m'ont fait faire beaucoup
de sottises , sur lesquelles on avoit compté.
Comme je trouvois injuste d'envelopper
tout mou siècle dans le mépris qu'on doit
à quiconque se cache d'un homme pour le
diffomer , j'ai cherché quelqu'un qui eût
assez de droiture et de justice pour m'éclai-
rer sur ma situation, ou pour se refuser au
moins aux intrigues des fourbes. J'ai porté
par- tout ma lanterne inutilement, je n'ai
point trouve d'homme ni d'ame humaine.
J'ai vu avec dédain la grossière fausseté de
ceux qui vouloient m'abuser par des carjus--
DIVERSES. 4l5
ses si mal-adroites et si peu dictées par la
bienveillance et l'estime, qu'elles cacholent
même et assez mal une secrète animosité.
Je pardonne l'erreur, mais non la trahison.
A peine dans ce délire universel ai-'e trouvé
dans tout Paris c[uelf[u'un qui ne s'avilît pas
à cajoler fadement un liommo qu'ils von-
loient tromper, comme on cajole nnoiseau
niais f(uon vent prendre. S'ils m'eussent
fni, s'ils m'eussent ouvertement maltraité,
j'aurois pu , les plaignant et me piaigiiant,
du moinsles estimer encore. Ils n'ont pas von-*
lu me laisser cette consolation. Cependant
il est parmi eux des personnes d\iilleurs
si dignes d'estime qu'il paroît injuste de les
nié[)riser. Comment expliquer ces contra-
dictions? J'ai flut mille efforts pour y par-
venir; j'ai fait tontes les suppositions pos-
sibles -, j'ai supposé l'imposture armée de
tous les flambeaux de l'évidence. Je me snis
dit: Ils sont trompés -, leur erreur est invin-
cible. Mais, me snis-je réponcUi , non seii-
lement ils soiit trompés, mais, loin de dé-
plorer leur erreur, ils l'ainiejit, ils la ché-
rissent; tont leur plaisir est de me crgiro
vil hypocrite et coupable; ils craindroieiit
4l6 LETTRES
comme un malheur affreux de me retrouver
innocent et cligna d'estime. Coupable ou
non , tous leurs soins sont de m'ôter l'exer-
cice de ce droits! naturel , si sacre , de la dé-
fense de soi-même. Hélas! toute leur peur
est d être forcés de voir leur injustice, tout
leur désir est de Faggraver. Ils sont trom-
pés. Hé bien! supposons. Mais, trompés, doi-
vent-ils se conduire comme ils font? d'hon^
liâtes gens peuvent*ils se conduire ainsi?
me conduirois je ainsi moi-même àleurplace?
Jamais , jamais : je fuirois le scélérat, ou
confondrois fliypocrite ; mais le flatter pour
le circonvenir seroit me mettre au-dessous
de lui. Non, si j'abordois jamais un coquin
que jo croirois tel, ce ne seroit que pour
le confondre et lui cracher au visage.
Après mille vains efforts inutiles pour
expliquer ce qui m'arrive dans toutes les
suppositions, j'ai donc cessé mes recherches
et je me suis dit : Je vis dans une généra-
tion qui nt'est inexplicable. La conduite de
mes contemporains à mon égard ne permet
à ma raison de leur accorder aucune estime.
La haine n'entra jamais dans mon cœur.
Le mépris est eiicore un sentiyient trop tour-
mentant.
DIVERSES.^ 417,
mentant. Je ne les estime donc , ni ne los
liais , ni ne les méprise : ils sont nuls à mes
yeux, ce sont pour moi des habitans de la
lune. Je n ai pas la moindre idée de leur
être moraL La seule chose que je sais, est
qu il n a pas de rapport au mien et que nous
lie sommes pas de la même espèce. J'ai donc
renoncé avec eux à cette seule société qui
pouvoitm'être douce et que j'ai si vainement
cherchée, savoir à celle des cœurs. Je ne les
cherche ni ne les fuis. A moins d'affaires je
n'irai plus chez personne. Mes visites sont
un honneur que je ne dois plus à qui que ce
soit désormais ; un pareil témoignage d'es-
time seroit trompeur de ma part, etjenesuîâ
pas homme à imiter ceux dont je me déta-
che. A l'égard des gens qui pleuvent chez
moi, je ferme autant que je puis ma porte
aux quidams et aux brutaux ; mais ceux dont
au moins le nom m'est connu et qui peu-
vent s'abstenir de m'insulter chez moi , je
les reçois avec indifférence mais sans dédain.
Comme je n'ai plus ni humeur ni dépit con-
tre les pagodes au milieu desquelles je vis,
je ne refuse pas même, quand l'occasion
s'en présente, de m'amuser d'elles et avec
.Tome 3a.. Bd '
4i 8 LETTRES DIVERSES.
elles autant que cela leur convient et à nioî
aussi. Je laisberai aller les choses connue
elles s'arrangeront d'elles-mêmes , mais je
ji'irai pas au-delà ; et ^ à moins que je ne re-
trouve enfin contre toute attente ce que j'ai
cessé de chercher , je ne ferai de ma vie plus
un seul pas sans nécessité pour rechercher
qui que ce soit. J'ai du res^ret , matlame , à
ne pouvoir faire exception pour vous^ car
vous m'avez paru bien aimable; mais cela
n empêche pas que vous ne soyez de votre
siècle , et qu'à ce titre je ne puisse vous
excepter. Je sens bien ma perte en cette oc-
casion ; je sens même aussi la vôtre , du
Tnoins si, comme je dois le croire^ vous re»
cherchez dans la société des choses d'un
plus grand prix que l'élégance des manie*
res et l'agrément de la conversation.
Voilà mes résolutions , madame , et en
voilà les motifs. Je vous supplie d'agréer
mon respect.
fin du trente-deuxième volume.
TABLE
DES DIFFÉRENTES PIECES
Contenues dans ces deux volumes.
TOME PREMIER.
LiETTKEà M. de Voltaire^ page 5
Réponse de M. de Voltaire ^ 3()
Lettre à M***, 40
à M. d'Offreville àDoual, 71;
à M. V s teri, professeur à Zurich y
82
au prince Louis E. de Wirtemherg,
88
Lettre à M. le marquis de Mirabeau , 110
à M.rabbéRajnal, 118
au même, 121
à M. P*** à Genève, 128
à M. Ver nés , 1 /^o
de M. de Voltaire, 145
Réponse à la let ire précédente , 14^
Ddâ
2}2o TABLE
Billet de M. de Voltaire , p^ge 1 55
Réponse aa billet précédent y i56
Lettre à M. de Boissiy i58
à M. Verne s y 160
de M. le comte de Tressa n i65
Réponse à la lettre précédente , i65
Lettre de M. le comte de Tressan , 167
au mênv€y 169
du même , 171
au même y iy'5
àM.Scheyb, 174
à M, Verne s , 179
à un jeune homme , i85
Fragment d'une lettre à M. Diderot y 188
IjETTre au même y 190
* à M. Vcrnes, igS
flw même, 198
« M***, 202
Lettre de M. le Roy, 2o5
Réponse à la lettre précédente , 507
Lettre à M de Romilly-y 210
à M. Ver nés , 212
à M, de Silhouette y ■ ai^
à M. Vernes, 21G
« A/. Duchesne , libraire , 217
àiV/'^^«^'-^2***. 2li5
DES MATIERES. 421
Lettre à M'"' C^ * * , pag^ -^ 1 9
h un anonyme , 220
à M*"^*, ' 221
au même , 222
â M,de*** , 2?4
à M'"^ Bourette, q.iS
a M. M***, 227
à M. Vernes , . ?.29
à M. Huber^ 281
à M. le président de Malesherhes,
255
au même y 241
au même , 260
au mênw f 2.5^
à messieurs delà société économique
de Berne , 26()
au même , 279
au même , 282
à iW. c^^ Gin gins de Motry , 28 5
^M.M*"^*, 287
à M"" Cramer de Lon , 288
à M. de Gingins de Moiry , p.Sq
à Tnilord maréchal ^ p^oi
àM^^^, 29a
à M. de Moîitjnollin^ 2g''ï
D d 5
422 T A B-L É
Lettre à\M. le maréchal de Luxembourg,
page 298
au jnême, SaS
à M. David Hunier 544
à M. M***, 347
à M. de-*"**, 355
àM.K**-^, 356
à M.D. R, , 56o
à milord maréchal , 064
à madame de, 366
c Madame * * * , 071
^ M. <ie Montmollin, 383
à M. Loiseau de Mauléon , Sgo
à M'^^ d'Ivemois ^ Sgi
à M Watelet, - 692
à M Favre, SgS
« M. Marc CI 1 appuis , 097
à Af. Rousseau son cousin , 402
a M***, 404
à iVf. G. , lieutenant-colonel , 4^6
à M !.. P. L. £. D. W, 407
À M. Va. Je*"^*, 409
ûw même ^ 41 1
«z/ jnême, /\\Q
nu même , 4^2
à M. F***, 427
D E s M A T I E R E s. ^^5
Lltïiœ h M. L. P. L. E, de Wy page 43o
à M""" de B. ,
435
à milord marèchaly
435
au même ^
439
nu même y
441
à M. A. ,
.444
à M''' Z). M. ,
447
à la même ^
457
à mademoiselle G. ,
463
à M. de P, ,
466
à M. L. P. D. W. ,
469
à M***,
472
à M. de Chamfon^
47^
à M. H. D. P. ,
kll
TABLE
TOME SECOND.
(Lettre à Af ***".
page 5
à milord maréchal y
30
à M""" la C. de B. ,
i3
à M. ButtŒ'Foco ,
18
au même ,
24
au même y
^9
au même.
35
àM.deC*"^^,
40
àM.D***,
43
à M. Hirzel,
47
à M. Duclos ,
48
a jnilord maréchal ,
5a
à M. Ahauzit ,
55
à M. D*** ,
56
à M. de Moiitmoîliii ,
60
àM"*^**,
62
à M. D.,
65
àM.IeC.dc*^-^,
68
à M"''' la C. de***-
71
à W^' la M. de V. ,
75
à M. D, ,
78
DES MATIERES.
425
Lettre à lord maréchal d Ecosse , page 82
à MM. de Lire ,
m
à M. Meuron , procureur-général.
87
à M. de P. ,
8-3
âM. deC. P. A, A, t
%
à M. Clalrauùf
90
àM.M^*^,
92
à M. Meuron ,
95
à M, le P. de Montmollin ,
97
à M, D. \
9«
. à M. leP, deFeÎLce,
101
M. Meuron ,
102
au consistoire de Moùefy
106
à M. D,,
109
à milord maréchal j
114
à M. divernois,
!li8
à mademoiselle G. ,
121
à M. Meuron ,
122
àM, D. ,
124
au même ,
165
à M, de Graffenried y
,164
au même ,
166
au même ,
170
au même y
171
à M. D.^
172
426 TABLE
Lettre au même, P^ge i7>
à M, D. L. C. , ibid
à M. D. 179
au même ^ i8i
à M, David Hume^ 182
à M. dlvernois , . 1 85
au même^ 1 85
au même, 187
à M. Hume y 188
au même, 190
à mi/ord'^^'^ j ' iç)'5
r auteur duS.'James" s Chronicle^
194
à lord^'^^ ^ 195
à M'"* <5fe Luze, 199
<j^ iVf. /e général Conway , 2o5
<^ ilf. Hume, 207
^ iVf, Davenport , 5Î09
« iVf. David Hume, 210
^ milord maréchal ^ 2.55
à M. Guy , 259
à milord maréchal y 264
^z/ même, 266
aw même, 269
« madame ***j 272
à iV/^'^ Dcwcs ^ 378
DES MATIERES. 427
Lettre à niilord maréciial y P^>2;o 280
à M, le marquis de Mirabeau^ 282
à M. le duc de Grajftoii , 290
à M. Guy j 291
au lord maréchal^ 294
à M. Granville , 295
à milord maréchal y 298
à M. le général Conway , 3oii
à milord cor/lie de Harcourt ^ 3o5
à M. E. J, , chirurgien, 3o5
à M. le marquis de Mirabeau^ 3o8
à M"'' la M. de, 609
à M"" DetA^es , 3i3
à M. d'Iuernois j 3i4
au même , 3 19
àM. D., 323
a« même , 5;î5
<îf^ même, . 33 1
à M""' la présidente de Verna, 356
« Af. i. C. D. L, , 338
<i M. du Belloj, 5\i
au même , 35o
^i M. l'A. M, , 358
û« même , 366
ûM même , 3? 1
À madame B, ^ 678
42S TABLE, etc.
Lettre à la même ,
page
579
à la même ,
385
à la même y
591
à la mêmCj
394
à la même ,
397
à la même j
S99
à M.,
401:
à M-^ de T**-^ ,
407
à madame. . . , ,
4i3
Fin de la table.
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