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Full text of "Oeuvres completes de J.J. Rousseau"

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'Jurrrv  '"^^^-v 


OE  U  V  R  E  S 

COMPLETES 

DE   J.  J.    ROUSSEAU; 

NOUVELLE   ÉDITION, 

CLASSEE  FAB.  ORDRE  DE  SSATIERES,    ET    ORVÉç 
DE  QUATRE-VINGT-DIX  GRAVURES. 

TOME   TRENTE-DEUXIEMi;, 


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LETTRES 

SUR 

DIVERS  SUJETS 

DE  PHILOSOPHIE,  DE  MORALE, 
ET  DE  POLITIQUE. 

TOME     SECOND, 


A    2 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/oeuvrescompletes32rous 


LETTRES 

SUR 

DIVERS  SUJETS 

DE  PHILOSOPHIE,  DE  MORALE, 
ET  DE  POLITIQUE. 

LETTRE 
A   M***. 

22  juillet  1764. 

Je  crains  ,  monsieur,  que  vous  n'alliez  nn 
peu  vite  en  besogne  dans  vos  projets;  il  fau- 
droit ,  quand  rien  ne  vous  presse  ,  propor^ 
tionner  la  maturité  des  délibérations  à  Tim- 
portance  des  résolutions.  Pourquoi  quitter 
fii  brusquement  l'état  que  vous  aviez  em- 
brassé, tandis  que  vous  pouviez  à  loisir  vous 
arranger  pour  en  prendre  un  autre  ,  si  tant 

A  3 


6  LETTRES 

est  qu'on  puisse  appeler  un  état  le  genre  dé 
vie  que  vous  vous  êtes  choisi,  et  dont  vous 
serez  peut-être  aussitôt  rebuté  que  du  pre- 
mier? Que  risquiez- vous  à  mettre  un  peu 
moins  d'impétuosité  dans  vos  démarches 
et  à  tirer  parti  de  ce  retard  pour  vous 
conlirnier  dans  vos  principes  et  pour  as- 
surer vos  résolutions  par  une  plus  mûre 
étude  de  vous-même  ?  \^ous  voilà  seul  sur 
la  terre  dans  l'âge  où  Thomme  doit  tenir  à 
tout.  Je  vous  plains ,  et  c'est  pour  cela  que 
je  ne  puis  vous  approuver,  puisque  vous 
avez  voulu  vous  isoler  vous-même  au  mo- 
ment oîi  cela  vous  convehait  le  moins.  Si 
vous  croyez  avoir  suivi  mes  principes ,  vous 
vous  trompez;  vous  avez  suivi  l'impétuosité 
de  votre  âge  :  une  démarche  d'un  tel  éclat 
valoit  assurément  la  peine  d'être  bien  pesée 
avant  d'en  venir  à  l'exécution.  C'est  une 
chose  faite,  je  le  sais  :  je  veux  seulement 
vous  faire  entendre  que  la  manière  de  la 
soutenir  ou  d'en  revenir  demande  un  peu 
plus  d'examen  que  vous  n'en  avez  mis  à  la 
faire. 

Voici  pis.  L'effet  naturel  de  celte  con- 
duite a  été  de  vous  brouiller  avec  madame 


DIVERSES.  7 

votre  mère.  Je  vois ,  sans  que  vous  me  le 
montriez  ,  le  fil  de  tout  cela  ;  et  quand  il 
n'y  auroit  que  ce  que  vous  me  dites ,  à  quoi 
bon  aller  effaroucher  la  conscience  tran- 
quille d'une  mère ,  en  lui  montrant ,  sans 
nécessité,  des  sentimens  différens  des  siens  ? 
Ilfalloit^  monsieur  ,  garder  ces  sentimens 
au  dedans  de  vous  pour  la  règle  de  votre 
conduite  ;  et  leur  premier  effet  devoit  être 
de  vous  faire  endurer  avec  patience  les  tra- 
casseries de  vos  prêtres  ,  et  de  ne  pas  chan- 
ger ces  tracasseries   en  persécutions  ,    en 
voulant  secouer  hautement  le  joug  de  la  re- 
ligion où  vous  étiez  né.    Je  pense  si  peu 
comme  vous  sur  cet  article  ,  que  j  quoique 
le  clergé  protestant  me  fasse  une  guerre  ou- 
verte ,  et  que  je  sois  fort  éloigné  de  penser 
comme  lui  sur  tous  les  points ,  je  n^en  de- 
meure pas  moins  sincèrement  uni  à  la  com- 
munion de  notre  église,  bien  résolu  d'y  vivre 
'et  d'y  mourir,  s'il  dépend  de  moi  :  car  il  e^ 
très  consolant  pour  un  croyant  afiligé  de  res- 
ter en  communauté  de  culte  avec  ses  frères 
et  de  servir  Dieu  conjointement  avec  eux. 
Je  vous  dirai  plus  ;  et  je  vous  déclare  que  si 
j'étois  né  catholique  ,  je  deraeurerois  catho- 

A4 


8  LETTRES 

lique ,  sacliant  bien  que  votre  église  met 
un  frein  très  salutaire  aux  écarts  de  la  raison 
humaine,  qui  ne  trouve  ni  fond  ni  rive, 
quand  elle  veut  sonder  fabyme  des  choses  ; 
et  je  suis  si  convaincu  de  futilité  de  ce  frein, 
que  je  m'en  suis  moi  même  imposé  un  sem- 
blable,  en  me  prescrivant  ,  pour  le  reste 
de  ma  vie ,  des  règles  de  foi  dont  je  ne  me 
permets  plus  de  sortir.  Aussi  je  vous  jure 
que  je  ne  suis  trantjuille  que  depuis  ce 
teni[)slà,  bien  convaincu  que,  sans  cette 
piécauiion  ,  je  ne  faurois  été  de  ma  vie.  Je 
vous  parle  ,  monsieur ,  avec  effusion  de 
cœur,  et  comme  un  père  parleroit  à  son 
enfant.  Votre  biouillerie  avec  madame  votre 
jiiere  me  navre.  J'avois  dans  mes  malheurs 
la  consolation  de  croire  que  mes  écrits  ne 
pouvoicnt  faire  que  du  bien  ;  voulez.  -  vous 
m  ôter  encore  cette  consolation  ?  Je  sais  que 
s'ils  font  du  mal  ce  n'est  que  faute  d'être 
-entendus  ;  mais  j'aurai  toujours  le  regret  de 
n'avoir  pu  me  faire  entendre.  Cher*  *  *  , 
un  fils  brouillé  avec  sa  mère  a  toujours  tort: 
de  tous  les  sentimens  naturels,  le  seul  de- 
meuré parmi  nous  est  raffectioii  mater- 
nelle. Le  droit  des  mères  est  le  plus  sacré 


DIVERSES.  g 

que  je  conno'sse  ;  en  aucun  cas,  on  ne  peut 
le  violer  sa  us  cri  me.  Raccommodez  vous  donc 
avec  la  vôtre.  Allez  vous  jeter  à  ses  pieds; 
à  quel(|ue  pr.x  que  ce  .soit,  appaisez-la: 
soyez  sûr  que  son  cœur  vous  sera  rouvert  si  le 
vôtre  vout  ramené  à  elle.  Ne  pouvez -vous 
sans  fausseté  lui  faire  le  sacrifice  de  quelques 
opinions  inutiles  ,  ou  du  moins  les  dissi- 
muler? Vous  ne  serez  jamais  appelé  à  per- 
sécuter personne;  que  vous  importe  le  reste? 
Il  n'y  a  pas  deux  morales.  Celle  du  chris- 
tianisme et  celle  de  la  philosophie  sùlù'  îa 
même  ;  l'une  et  fautre  vous  impose  ici  le 
même  devoir.  Vous  pouvez  le  remplir  ;  vous 
vous  le  devez  ;  la  raison  ,  fhonneur ,  voîro 
int^Têt ,  tout  le  veut  ;  moi ,  je  f  ex!<^e  poiic 
répondre  aux  sentimens  dont  vous  m'hono- 
rez. Si  vous  le  faites,  comptez  sur  mon  ami- 
tié, sur  toute  mon  estime ,  sur  mes  soins» 
si  jamais  ils  vous  sont  bons  à  quelque  chose. 
Si  vous  ne  le  faites  pas  ,  vous  n'avez  qu'une 
mauvaise  tête,  ou,  qui  pis  est ,  votre  cc*iur 
vous  conduit  mal  ;  et  je  ne  veux  conserver 
de  liaisons  qu'avec  des  gens  dont  la  tcLc  et 
Iq  cœur  soient  sains. 


lO  LETTRES 


LETTRE 
A  MILORD  MARÉCHAL. 

Motîer,  le  21  août  1764. 

J_j  E  plaisir  que  m'a  causé  ,  milord ,  la  nou- 
velle de  votre  heureuse  arrivée  à  Berlin ,  par 
votre  lettre  du  mois  dernier ,  a  été  retardé 
par  un  voyage  que  j'avois  entrepris  et  que 
la  lassitude  et  le  mauvais  temps  m'ont  fait 
abandonner  à  moitié  chemin.  Un  premier 
ressentiment  de  sciatique  ,  mal  héréditaire 
dans  ma  famille ,  nVeffrayoit  avec  raison  : 
car  jugez  de  ce  que  deviendroit  cloué  dans 
sa  chambre  un  pauvre  malheureux  qui  n'a 
d'autre  soulagement  ni  d'autre  plaisir  dans 
la  vie  que  la  promenade,  et  qui  n'est  plus 
qu'une  machine  ambulante.  Jem'étoisdonc 
ïnis  en  chemin  pour  Aix ,  dans  l'intention 
d'y  prendre  la  douche  et  aussi  d'y  voir  mes 
bons  amis  les  Savoyards  ,  le  meilleur  peu- 
ple à  mon  avis  qui  soit  sur  la  terre.   J'ai 


DIVERSES.'  11^ 

fait  la  route  jusqu'à  Morges  pédestrement 
à  mon  ordinaire ,  assez  caressé  par-tout.  En 
traversant  le  lac  et  voyant  de  loin  les  clo- 
chers de  Genève  ,  je  me  suis  surpris  à  sou- 
pirer aussi  lâchement  que  j'aurois  fait  jadis 
pour  une  perfide  maîtresse.  Arrive  à  Tho- 
non  ,  il  a  fallu  rétrograder,  malade  et  sous 
une  pluie  continuelle.  Enfin  me  voici  de  re- 
tour ,  non  cocu  à  la  vérité ,  mais  battu  , 
mais  content,  puisque  j'apprends  votre  heu- 
reux retour  auprès  du  roi ,  et  que  mon  pro- 
tecteur et  mon  père  aime  toujours  son  en- 
fant. 

Ce  que  vous  m'apprenez  de  Taffranchis- 
sement  des  paysans  de  Poméranie ,  joint  à 
tous  les  autres  traits  pareils  que  vous  m'a- 
vez ci- devant  rapportés,  me  montre  par- 
tout deux  choses  également  belles  ,  savoir , 
dans  l'objet  le  génie  de  Frédéric ,  et  dans  le 
choix  le  cœur  de  George.  On  feroit  une 
histoire  digne  d'immortaliser  le  roi,  sans 
autres  mémoires  que  vos  lettres. 

A  propos  de  mémoires ,  j'attends  avec  im- 
patience ceux  que  vous  m'avez  promis.  J'a- 
bandonnerois  volontiers  la  vie  particulière 
de  vQtre  frère ,  si  vous  les  rendiez  assez  am- 


13  LETTRES 

pies  pour  en  pouvoir  tirer  Thistoire  de  votre 
maison.  J'y  pourrois  parler  au  long  de  TE- 
cossequevous  aimez  tant,  etdevotreillustre 
frère ,  et  de  son  illustre  frère  par  lequel  tout 
cela  m'est  devenu  cher.  Il  est  vrai  que  cette 
entreprise  seroit  immense  et  fort  au  dessus 
de  mes  forces ,  sur  tout  dans  fëtat  où  je  suis  ; 
mais  il  s'agit  moins  de  faire  un  ouvrage,  que 
de  m'occuper  de  vous,  et  de  fixer  mes  indoci- 
les idëes  qui  voudroient  aller  leur  train  mal- 
gré moi.  Si  vous  voulez  que  j'écrive  la  vie 
de  l'ami  dont  vous  me  parlez  ,  que  votre  vo- 
lonté soit  faite  !  la  mienne  y  trouvera  tou- 
jours son  compte  ,  puisqu  en  vous  obéis- 
sant je  m'occuperai  de  vous.  Bon  jour, 
milord. 


I   V  E   R   s   E    S.^  l3 


LETTRE 

A  M"'  LA  C.   DE  B. 

Moti«r ,  le  a6  ao&t  1 76^^ 

Après  les  preuves  touchantes  ,  madame  y 
que  j'ai  eues  de  votre  amitië  dans  les  plus 
cruels  momens  de  ma  vie,  il  y  auroit  à  moi 
del'ingratitudeden'y  pas  compter  toujours: 
mais  il  faut  pardonner  beaucoup  à  mon  état. 
La  confiance  abandonne  les  malheureux  ;  et 
je  sens,  au  plaisir  que  m'a  fait  votre  lettre, 
que  j'ai  besoin  d'être  ainsi  rassure  quelques- 
fois.  Cette  consolation  ne  pouvoit  me  venir 
plus  à  propos  :  après  tant  de  pertes  irrépara- 
bles, et  en  dernier  lieu  celle  de  M. de  Luxem- 
bourg, il  m'importe  d6  sentir  qu'il  me  reste 
des  biens  assez  précieux  pour  valoir  la  peine 
de  vivre.  Le  moment  où  j'eus  le  bonheur  de 
le  connoître  ressembloit  beaucoup  à  celui 
où  je  l'ai  perdu  :  dans  l'un  et  dans  l'autre 
j'étois  affligé,  délaissé,  malade.  Il  me  con- 
sola de  tout,  qui  me  consolera  de  lui.^  Les 


l4  T,   ETTRES 

amis  que  j'avois avant  de  le  perdre:  car  mou 
cœur  usé  par  les  maux ,  et  déjà  durci  par 
les  ans  ,  est  fermé  désormais  à  tout  nouvel 
attachement. 

Je  ne  puis  penser,  madame,  que  dans 
les  critiques  qui  regardent  l'éducation  de 
monsieur  votre  fils  vous  compreniez  ce  que, 
sur  le  parti  que  vous  avez  pris  de  Tenvoyer 
à  Leyde,  j'ai  écrit  au  clievalier  de  L***. 
Critiquer  quelqu'un  ,  c'est  blâmer  dans  le 
public  sa  conduite;  mais  dire  son  sentiment 
à  un  ami  commun  sur  un  pareil  sujet ,  ne 
s'appellera  jamais  critiquer,  à  moins  que 
Tamitié  n  impose  la  loi  de  ne  dire  jamais  ce 
qu'on  pense  ,  même  en  choses  oii  les  gens 
dumeilleursenspeuventnétrepasdu  môme 
avis.  Après  la  manière  dont  j'ai  constam- 
ment pensé  et  parlé  de  vous  ,  madame  ,  je 
me  décrierois  moi-même^  si  je  mavisois  de 
vous  critiquer.  Je  trouve,  à  la  vérité,  beau- 
coup d'inconvénient  à  envoyer  les  jeunes 
gens  dans  les  universités;  mais  je  trouve 
aussi  que  ,  selon  les  circonstances ,  il  peut 
y  en  avoir  davantage  à  ne  pas  le  faire  ;  et 
l'on  n'a  pas  toujours  en  ceci  le  choix  du  plus 
grand  bien,  malsdu moindre  mal.  D'ailleurs, 


DIVERSES.  l5 

une  fois  la  nécessite  de  ce  parti  supposée ,  je 
crois  comme  vous  qu'il  y  a  moins  de  danger 
en  Hollande  que  par-tout  ailleurs. 

Je  suis  ému  de  ce  que  vous  m'avez  mar- 
qué de  messieurs  les  comtes  de  B***.  Jugez, 
madame  ,  si  la  bienveillance  des  hommes 
de  ce  mérite  m'est  précieuse  ,  à  moi  que 
celle  même  des  gens  que  je  n'estime  pas 
subjugue  toujours.  Je  ne  sais  ce  qu'on  eût 
fait  de  moi  par  les  caresses  :  heureusement 
on  ne  s'est  pas  avisé  de  me  gâter  là-dessus  ; 
on  a  travaillé  sans  relâche  à  donner  à  mon 
cœur  et  peut-être  à  mon  génie  le  ressort 
que  naturellement  ils  n'avoient  pas.  J'étois 
né  foible  ;  les  mauvais  traitemens  m'ont 
fortifié  :  à  force  de  vouloir  m' avilir,  on  m'a 
rendu  fier. 

Vous  avez  la  bonté ,  madame ,  de  vouloir 
des  détails  sur  ce  qui  me  regarde.  Que  vous 
dirai  je?  Rien  n'est  plus  uni  que  ma  vie  ,' 
rien  n'est  plus  borné  que  mes  projets.  Je 
vis  au  jour  la  journée  sans  souci  du  lende- 
main ,  ou  plutôt  jacheve  de  vivre  avec  plus 
de  lenteur  que  je  navois  compté.  Je  ne  m'en 
irai  pas  plutôt  qu'il  ne  plaît  à  la  nature  : 
mais  ses  longueurs  ne  laissent  pas  de  lùem- 


l6  LETTRES 

barrasser  ;  car  je  n'ai  plus  rien  à  faire  îcî. 
I^e  dégoût  de  toutes  choses  nie  livre  tou- 
jours plus  à  1  indolence  et  à  roisiveté.  Les 
maux  physiques  nie  donnent  seuls  un  peu 
d'activité.  Le  séjour  que  j'habite ,  quoiqu'as- 
sez  sain  pour  les  autres  hommes  ,  est  per- 
nicieux pour  mon  état:  ce  qui  fait  que,  pour 
me  dérober  aux  injures  de  l'air  et  à  l'im- 
portunité  des  désœuvrés  ,  ].^  vais  errant  par 
le  pays  durant  la  belle  sa'son  ;  mais  aux  ap- 
proches de  1  hiver,  qui  est  ici  très  rude  et  très 
long,  il  faut  revenir  et  souffrir.  11  y  a  long- 
tenq3S  que  je  cherche  à  déloger  ;  mais  oii 
aller?  comment  m'arranger?  J'ai  tout  à  la 
fois  l'embarras  de  l'indigence  et  celui  des 
richesses;  toute  espèce  de  so'n  m'effraie  ;  le 
transport  de  mes  guenilles  et  de  mes  livres 
par  ces  montagnes  est  pénible  et  coû- 
teux :  cVst  bien  la  peine  de  djloger  de  ma 
maison ,  dans  l'ïiltente  de  déloger  bientôt 
de  mon  corps  !  Au  lieu  que  ,  restant  où  je 
suis  ,  j'ai  des  journées  délicieuses  ,  errant 
sans  souci  ,  sans  projet,  sans  affaires,  de 
bois  en  bois  et  de  rochers  en  rochers ,  rê- 
vant toujours  et  ne  pensant  point.  Je  don- 
jieiois  tout  au  monde  pour  savoir  la  bota?» 

nique  j 


DIVERSES.  1^ 

liîqiie  ;  c  est  la  vdritable  occupation  d'un 
corps  ambulant  et  d  un  esprit  paresseux  : 
je  ne  répoudrois  pas  que  je  n'eusse  la  folie 
d^essayer  de  lapprendre ,  si  je  savois  par  oiY 
commencer.  Quant  à  ma  situation  du  côté 
des  ressources  ,  nen  soyez  point  en  peine; 
le  nécessaire  même  abondant  ne  rn'a  point 
manqué  jusqu'ici,  et  probablement  ije  me 
manquera  pas  sitôt.  Loin  de  vous  grondet 
de  vos  offres  ,  madnme  ,  je  vous  en  remer- 
cie; mais  vous  conviejidrez  qu'elles  seroient 
mal  placées  si  je  m'en  prévalois  avant  le 
besoin. 

Vous  vouliez  des  détails;  vous  devez  être 
contente.  Je  suis  très  content  des  vôtres,  à 
cela  près  que  je  n  ai  jamais  pu  lire  le  nom 
du  lieu  que  vous  habi'tez.  Peut-être  le  con- 
nois  je,  et  il  me  seroit  bien  doux  de  vous 
y  suivre  du  moins  par  l'imagination.  Au 
teste  je  vous  plains  de  n'en  être  encore  qu'à 
la  pbilosopiiie.  Je  suis  bien  plus  avancé  que 

vous,madame;  sauf  mon  devoiret  mes  amis, 
me  voilà  revenu  à  rien. 

Je  ne  trouve  pas  le  chevalier  si  déraison- 
nable, puisqu'il  vous  divertit  :  s'il  nétoitque 
déraisonnable,  il  n  y  parviecdroit  sûrement 

Tome  02.  jg 


iS  LETTRES 

pas.  Il  est  bien  à  plaindre  dans  les  accès  de  sa 
goutte  ,  car  on  souffre  cruellement  :  mais 
il  a  du  moins  Tavantage  de  souffrir  sans 
risque  ;  des  scélérats  ne  l'assassineront  pas , 
et  personne  n'a  intérêt  à  le  tuer.  Etes-vous 
à  portée  ,  madame  ,  de  voir  souvent  ma- 
dame la  maréchale  ?  Dans  les  tristes  cir- 
constances où  elle  se  trouve  ,  elle  a  bien 
besoin  de  tous  ses  amis,  et  sur-tout  de  vous: 


LETTRE 

'A  M.  BUTTA-FOCO.  (i) 

Motier-Travcrs  ,  le  22  scptenibre  1764. 

J.L  seroît  superflu,  monsieur,  de  chercher 
à  exciter  mon  zèle  pour  Tenlreprise  que 
-vous  me  proposez.  La  seule  idée  m'élève 


(  I  )  Cette  lettre  est  une  réponse  à  celle  de  M.  Butta' 
Foco  ,  du3i  aoitt  1764?  dont  voici  l'extrait. 

Vous  avez  fait  mention  âes  Corses  dans  votre  Con- 
trat v^ocial  d'une  /aron  bien  avantageuse  pour  eux. 
Un  pareil  éloge,  lorsciu'il  part  d'une  plume  aussi 


fi  I  V  E  R  s  E  Si  ig 

Vâme  et  mé  transporte.  '  Je  croiroîs  le  reste 
de  mes  jours  bien  noblement,  bien  vertueu- 
sement,  bien  heureusement  employd;  je 


sincfre  que  la  vôtre,  est  très  propre  à  exciter  l'dmu- 
latioiiet  ledesir  Je  mieux  faire,  lia  fait  souhaitera  la 
nation  que  vous  voulussiez  être  cet  homme  sage  qui 
pourroit  hii  procurer  los  moyens  de  conserver  cettô 
liberté  qui  lui  a  coûté  tant  de  sang. 

»  i   .   t.   Qu'il  seroit  cruel  de  ne  pas  pro* 

iîter  de  Theureuse  circonstance  où  se  trouve  la  Corse 
pour  se  donner  le  gouvernemezit  le  plus  conforme 
à  l'humanité  et  à  la  raison  ,  le  gouvernement  le  plus 
propre  à  fixer  dans  cette  isle  la  vraie  liberté.  ...  ! 

Une  nation  ne  doit  se  flatter  de  devenir  heureuse 
et  florissante  que  par  le  moyen  d'une  bonne  insti- 
tution politique.  Notre  isle ,  comme  vous  le  dites 
très  bien,  monsieur ,  est  capable  de  recevoir  une 
bonne  législation;  mais  il  faut  un  législateur,  et  il 
faut  que  ce  législateur  ait  vos  principes ,  que  son 
bonheur  soit  indépendant  du  nôtre  ,  qu'il  connoisse 
à  fond  la  nature  humaine  ,  et  que  dans  les  progrès 
des  temps,  semcnageantunegloireéloignée,  il  veuille 
travailler  dans  un  siècle  et  jouir  dans  un  autre. 
Daignez,  monsieur,  être  cet  homme-là  ,  et  coopé- 
rer au  bonheur  de  toute  une  nation  en  traçant  1© 
plan  du  système  politique  qu'elle  doit  adopter.   . 

Je  sais  bien,  monsieur,  que  le  travail  que  j'ose 
yous  prier  d'entreprendre  exige  des  détails  qui  youâ 

B    2 


aO  LETTRES 

croirois  même  avoir  bien  rachetd  l'inutilitc^ 
des  antres,  si  je  pouvois  rendre  ce  triste 
reste  bon  en  quelcjue  chose  à  vos  braves 
compatriotes;  si  je  pouvois  concourir  par 
quelque  conseil  utile  aux  vues  de  leur 
digne  chef  et  aux  vôtres.  De  ce  côté-là  donc 
soyez  sûr  de  moi;  ma  vie  et  mon  cœur  sont 
à  vous. 

Mais,  monsieur,  le  zèle  ne  donne  pas  les 
moyens,  et  le  désir  n'est  pas  le  pouvoir.  Je 
ne  veux  pas  faire  ici  sottement  le  modeste. 
Je  sens  bien  ce  que  j'ai ,  mais  je  sens  encore 
mieux  ce  qui  me  manque.  Prenu'èrenient, 
par  rapport  à  la  chose,  il  me  manque  une 
multitude  de  connoic;sances  relatives  à  la 
nation  et  au  pays  ;  connoissances  indispen- 
sables, et  qui,  pour  les  acqnérir,  demande- 
ront de  votre  part  beaucoup  d'instructions, 
d'éclaircissemens,  de  mémoires  ,  etc.  ;  de 

fassent  coniioître  à  fond  notre  vraie  situation  ;  mais^ 
si  vous  daignez  vous  en  charger,  je  vous  fournirai 
toutes  les  lumières  qui  pourront  vous  être  néces- 
saires; et  M.  Paoli ,  général  de  la  nation  ,  seia  très 
empressé  à  vous  procurer  de  Corse  tous  les  éclair- 
cissemensdont  vous  pourrez  avoir  besoin.  Ce  digne 
chef  et  ceux  d'entre  mes  compatriotes  qui  sont  h 


DIVERSES.  21 

la mîenne beaucoup  d'étude  etderëfiexîons. 
Par  rapport  à  moi,  il  me  manque  plus  de 
jeunesse,  un  esprit  plus  tranquille,  un  cœur 
moins  épuisé  d'ennuis,  une  certaine  vigueur 
de  génie  qui,  même  quand  on  Ta ,  n'est  pas 
à  répreuve  des  années  et  des  chagrins  ;  il 
me  manque  la  santé,  le  temps;  il  me  man- 
que, accablé  d'une  maladie  incurable  et 
cruelle,  l'espoir  de  voir  la  fin  d'un  long  tra- 
vail que  la  seule  attente  du   succès  peut 
donner  le  courage  de  suivre;  il  me  manque 
enfin  l'expérience  dans  les  affaires,  qui  seule 
éclaire  plus  sur  l'art  de  conduire  les  hommes 
que  toutes  les  méditations. 

Si  je  me  portois  passablement,  je  me 
dirois  :  J'irai  en  Corse  :  six  mois  passés  sur 
les  lieux  m'instruiront  plus  que  cent  vo- 
lumes. Mais  comment  entreprendre  un 
voyage  aussi  pénible,  aussi  long,  dans  l'état 
oùjesuis?  r.e  soutiendrois  je?  melaisseroit- 
on  passer?  Mille  obstacles  m'arrêteroient  ea 


portée  de  connoltre  vos  ouvrages  partagent  mon 
désir  et  tous  les  sentlmens  d'estime  que  l'Europe  en- 
tière a  pour  vous ,  et  qui  vous  sont  dus  à  tant  de 
titres,  etc.  etc. 

B  3 


1 


22  LETTRES 

allant  ;  ]'u'r  de  la  rncr  acheveroit  de  me  dé- 
truire avant  le  retour.  Je  \ous  avoue  que 
je  désire  mourir  parmi  les  niii  iis. 

Vous  pouvez  être  pressé.  Un  travail  de 
cette  ijuporl.Tuce  ne  peut  étreiiu'une  affaire 
de  très  longue  haliine,  môme  pour  un 
homme  qui  se  porteroit  bien.  Avant  de 
soumettre  mon  ouvrage  à  Texamen  de  la 
nation  et  de  ses  chefs,  je  veux  commencer 
par  en  élre  content  moi-n»ême:  je  neveux 
rien  donner  par  morceaux;  Fouvrage  doit 
être  un  ;  l'on  n'en  sauroit  juger  st^parément. 
Ce  n'est  dëja  |)as  peu  de  chose  que  de  me 
inettre  en  (;tat  de  commencer;  pour  ache^ 
ver  cela  va  loin. 

Il  se  présente  aussi  des  réflexions  sur 
Tétat  ])récaire  où  se  trouve  encorevotre  isle. 
Je  sais  que  sous  un  chef  tel  qu'ils  ToJit  au- 
jourd  hui  les  Corses  n'ont  rien  à  craindre  de 
Gênes  :  je  cjois  qu'ds  n'ont  rien  à  <  la'inhe 
non  plus  des  troupes  qu'on  dit  que  la  Fi  anc  e 
V  envoie;  et  ce  cjui  me  confirme  dans  ce 
sentiment  est  de  voir  un  aussi  bon  patriote 
que  vous  me  paroissez  l'être  rester,  mal- 
gré l'envoi  de  ces  troupes,  au  service  dç 
de  la  puissance  qui  les  donne.  Mais ,  uioiir 


DIVERSES.  25 

sieur,  riiidëpendance  de  votre  pays  n'est 
point  assurée  tant  qu  aucune  puissance  ne 
la  reconnoît  :  et  vous  m'avouerez  qu'il  n'est 
pas  encourageanj;  pour  un  aussi  grand  tra- 
vail de  l'entreprendre  sans  savoir  s'il  peut 
avoir  son  usage,  même  en  le  supposant 
bon. 

Ce  n'est  point  pour  me  refuser  à  vos  in- 
vitations, monsieur,  que  je  vous  fais  ces 
objections,  mais  pour  les  soumettre  à  votre 
examen  et  à  celui  de  M.  Paoli.  Je  vous  crois 
trop  gens  de  bien  l'un  et  l'autre  pour  vou- 
loir que  mon  affection  pour  votre  patrie  me 
fasse  consumer  le  peu  de  temps  qui  me 
reste  à  des  soins  qui  ne  seroient  bons  à 
rien. 

Examinez  donc,  messieurs;  jugez  vous- 
mêmes,  et  soyez  surs  que  feutreprise  dont 
vous  m'avez  trouvé  digne  ne  manquera 
point  par  ma  volonté. 

Ptecevez,  je  vous  prie,  mes  très  humbles 
salutations. 

Rousseau.    . 

P.  S.  En  relisant  votre  lettre  je  vois , 
monsieur,  qu'à  la  première  lecture  l'ai. pris 

B  1 


24  LETTRES 

le  change  sur  -votre  objet.  J'ai  cru  que  vous 
demandiez  un  corps  complet  de  législation; 
et  je  vois  que  vous  demandez  seulement  une 
institution  politique;  ce  qui  me  fait  juger 
que  vous  avez  déjà  un  corps  de  lois  civiles 
autre  que  le  droit  écrit,  sur  lequel  il  s'agit 
de  calquer  une  forme  de  gouvernement  qui 
s'y  rapporte.  La  tdche  est  moins  grande 
sans  être  petite ,  et  il  n'est  pas  siir  qu'il  en 
résulte  un  tout  aussi  parfait  :  on  n'en  peut 
juger  que  sur  le  recueil  complet  de  vos  lois. 


LETTRE 

A  U    M  É  M  E. 

Motier  ,  le  i5  octobre  1764- 

Je  ne  sais,  moosieur ,  pourquoi  votre  lettre 
du  3  ne  m'est  parvenue  qu'hier.  Ce  retard 
me  force ,  pour  profiter  du  courier ,  de  vous 
répondre  à  la  hâte,  sans  quoi  ma  lettre  n'ar- 
riveroit  pas  à  Aix  assez  tôt  pour  vous  y 
trouver, 


DIVERSES.  25 

Je  ne  puis  guère  espërer  d'être  en  état 
d^aller  eu  Corse.  Quand  je  pourrois  entre- 
prendre ce  voyage ,  ce  ne  seroit  que  dans  la 
belle  saison.  D'ici  là  le  temps  est  précieux; 
il  faut  rëpar^î^ner  tant  qu'il  est  possible,  et 
il  sera  perdu  jusqu'à  ce  que  j'aie  reçu  vos 
instruction  ♦  Je  joins  ici  une  note  rapide  des 
premières  dont  j'ai  besoin  :  les  vôtres  me 
seront  toujours  nécessaires  dans  cette  entre- 
prise. Une  faut  point  là-dessus  me  parler, 
monsieur,  de  votre  insuffisance.  A  juger 
de  vous  par  vos  lettres,  je  dois  plus  me  lier 
à  vos  yeux  qu'aux  miens;  et  à  juger  par 
vous  de  votre  peuple^  il  a  tort  de  chercher 
ses  guides  hors  de  chez  lui. 

Il  s'agit  d'un  si  grand  objet  c{ue  ma  tëmë- 
rité  me  fait  trembler.  N'y  joignons  pas  du 
moins  fétourderie.  J'ai  lesprit  très  lent; 
fâge  et  les  maux  le  ralentissent  encore  ;  un 
gouvernement  provisionnel  a  ses  inconvé- 
nients. Quelque  attention  qu'on  ait  à  ne 
faire  que  les  changemens  nécessaires,  un 
établissement  tel  que  celui  que  nous  cher- 
chons ne  se  fait  point  sans  un  peu  de  com- 
motion, et  l'on  doit  tâcher  au  moins  de 
txea.  avoir  qu'une.    On  pourroit  d'abord 


26  LETTRES 

jeter  les  fondemeiis  puis  élever  plus  à 
loisir  j'ëdilice.  Mais  cela  suppose  un  plan 
déjà  fait,  et  c'est  pour  tracer  ce  plan  môme 
qu'il  faut  le  plus  méditer.  D'ailleurs  il  est 
a  craindre  qu'un  établissement  imparfait  ne 
fasse  plus  sentir  ses  embarras  que  ses  avan- 
tages, et  que  cela  ne  dégoûte  ]£  [)euple  de 
l'achever.  Voyons  toutefois  ce  qui  se  peut 
faire.  Les  mémoires  dont  j'ai  besoiii  reçus  ^ 
il  me  faut  bien  six  mois  pour  m' instruire ,  et 
autant  au  moins  pour  digérer  mes  instruc- 
tions ;  de  sorte  que  du  printemps  prochain 
en  un  an  je  pourrois  proposer  mes  premiè- 
res idées  sur  une  forme  provisionnel] e,  et  au 
bout  de  trois  autres  années  mon  plan  com- 
plet d'institution.  Comme  on  ne  doit  promet- 
tre que  ce  qui  dépend  de  soi ,  je  ne  suis  pas 
sur  de  mettre  en  état  mon  travail  en  si  peu 
de  temps  ;  mais  je  suis  si  sur  de  ne  pouvoir 
l'abréger,  que,  s'il  faut  raj)procher  un  de 
ces  deux  termes ,  il  vaut  mieux  que  je  n'en- 
treprenne rien. 

Je  suis  charmé  du  voyage  que  vous  faites 
en  Corse  dans  ces  circonstances;  il  ne  peut 
que  nous  être  très  utile.  Si,  comme  je  n'en 
doute  pas,  vous  vous  y  occupez  de  notre 


DIVERSES.  37 

objet ,  vous  verrez  mieux  ce  qu'il  faut  me 
dire  que  je  ne  puis  voir  ce  que  je  dois  vous 
demander.  Mais  permettez-moi  une  curio- 
silé  que  m'inspirent  Testiuie  et  Tadmira- 
tion.  Je  voudrois  savoir  tout  ce  qui  regarde 
M.  l^aoli;  quel  àgea-t-il?  est-il  marié?  a-t-il 
des  enfans?  où  a-t-il  appris  l'art  militaire  ? 
comment  le  bonheur  de  sa  nation  l'a-t-il 
misa  la  tête  de  ses  troupes?  quelles  fonc- 
tio.'is  exerce-t-il  dans  l'administration  poli- 
ticjrje  et  civile?  ce  grand  homme  se  resou- 
droit-il  à  u  être  que  citoyen  dans  sa  patrie 
après  en  avoir  été  le  sauveur?  Sur -tout 
parlez-moi  sans  déguisement  à  tous  égards: 
la  gloire,  le  repos,  le  bonheur  de  votre 
peuple  dépendent  ici  plus  de  vous  que  de 
moi.  Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout 
mon  cœur. 

Mémoire  joint  à  cette  réponse. 

Une  bonne  carte  de  la  Corse ,  où  les  di- 
vers districts  soient  marqués  et  distingués 
parleurs  noms  ,  même  s  il  se  peut  par  des 
couleurs. 

Une  exacte  description  de  Tisle ,  son  his^ 


^S  LETTRES 

toire  naturelle .,  ses  productions  ,  sa  cuî- 
f tire  ,  sa  drvisioFi  par  districts;  le  nombre, 
la  grandeur,  la  situation  des  villes,  bourgs, 
paroisses  ;  le  dùionibiernent  du  peujJe 
aussi  exart  (ju'ii  sera  poss  ble  ;  IVtat  des 
f(3rteresses  ,  des  poits  ;  limlustrie  ,  les 
stits  ^  la  marine  ;  le  commerce  qu  on  fait , 
ce'ui  ({u'on  pourroit  faiie ,  etc. 

Quel  est  le  nombre ,  le  crédit  du  clergé  ; 
f|u elles  sont  sfs  maximes  ,  quelle  est  sa 
conduite  relativemeut  à  la  patrie.  Y  a  t-il 
des  maisons  anciennes  ,  des  corps  privilé- 
giés ,  de  la  noblesse?  Les  villes  ont-elles 
des  droits  municipaux?  en  sont-elles  fort 
jalouses  ? 

Quelles  sont  les  mœurs  du  peuple  ,  ses 
goûts,  fes,  occu[)aîions  ,  ses  amusemens , 
Tordre  et  les  divisions  militaires,  la  disci- 
pline ,  la  manière  de  faire  la  guerre  ,  etc. 

L'iiistoire  de  la  nation  jusqu'à  ce  mo- 
KiCut,  les  lois  ,  les  slatuts;  tout  ce  qui  re- 
garde  radmii.istration  actuelle  ,  les  incon- 
véniens  qu'on  y  trouve  ;  l'exercice  de  îa 
justice  ,  les  revenus  publics  ,  Tordre  éco- 
nomi({ue  ,  la  manière  de  poser  et  de  lever 
les  taxes  ;  ce  que  paie  à-peu-près  le  peu- 


DIVERSES,  29 

^îe  ,  et  ce  qu'il   pont  payer  annuellemeiit 
et  l'un  parfaiil  l  autre. 

Ceci  contient  eu  général  l"s  instructions 
nécessaires  :  mais  les  nues  venicnt  éire 
détaillées;  il  suffit:  de  dire  les  autres  som- 
mairenient.  Kn  >;('iiéral  tout  (e  rjui  fait  le 
mieux  co;;noîtie  le  génif  national  ]ie  sau- 
roil  être  trop  cxijliqné.  Souvent  un  trait, 
un  mot ,  une  at  tion  ,  dit  jjÎus  (jne  tout  un 
livre  :  mais  il  vaut  mieux  trop  que  pas 
aisez« 


LETTRE 


AU    MEME. 


Morier-Trarers,  le  34  mars  i^SS,- 

Je  vois,  monsieur  ,  que  vous  ignorez  dans 
quel  gouffre  de  nouveaux  mallieurs  je  me 
trouve  englouti.  Depuis  votre  pénultième 
lettre  on  ne  m'a  pas  laissé  reprendre 
haleine  un  instant.  J  ai  reçu  votre  premier 
envoi    sans   pouvoir  presque   y  jeter  les 


ÙO  ï,    E    T    T    R    F    s 

yeux.  Quant  à  celui  de  Perpignan  ,  je  n'en 
ai  pas  oui  parler.  Cent  fois  j'ai  voulu  vous 
écrire  ;  mais  TnÊçitalion  continuelle,  tontes 
les  souffrances  du  corps  et  de  l'esprit , 
raccablenient  de  mes  propres  affaires  ,  ne 
m'ont  pas  permis  de  songer  aux  vôtres. 
J'attendois  un  moment  d'intervalle  :  il  ne 
vient  point  ,  il  ne  viendra  point  ,  et  dans 
l'instant  même  où  je)  vous  réponds  je  suis 
maigre  mon  état  dans  le  risque  de  ne  pou- 
voir finir  ma  letîre  ici. 

Il  est  inutile,  monsieur,  que  vous  comp- 
tiez sur  le  travail  que  j'avois  entrepris  ;  il 
m'eût  ëtë  trop  doux  de  nfoccu{)er  d'une 
si  glorieuse  tâche  :  cette  co^isolalion  m'est 
ôtce  :  mon  ame  épuisée  d'ennnis  n'est  plus 
en  état  de  penser  :  mon  cœur  est  le  même 
encore  ,  mais  je  n'ai  plus  de  tête  ;  ma 
faculté  intelligente  est  cteinte  :  je  ne  suis 
plus  capable  de  suivre  uîi  olîjet  avec  f[uelqne 
attention  ;  et  d'ailleurs  que  voudriez-vons 
que  fît  un  malheureux  fugitif  qui ,  malgré 
la  protection  du  roi  de  Prusse,  souverain 
du  pays  ,  malgré  la  protection  de  milord 
maréchal ,  qui  en  est  gouverneur  ,  mais 
maliieureusement  trop  éloignes  l'un  et  Tau- 


DIVERSES.  5l' 

îre  ,  y  boit  les  affronts  comme  Teau  ;  et, 
ne  pouvant  plus  vivre  avec  honneur  dans 
cet  asyle ,  est  forcé  d'aller  errant  en  cher- 
cher un  autre  sans  savoir  plus  où  le  trou- 
ver ? .  .  . 

Si  fait  pourtant ,  monsieur  ,  j'en  sais  un 
digne  de  moi,  et  dont  je  ne  me  crois  pas 
indigne;  c'est  parmi  vous,  braves  Corses  , 
qui  savez  être  libres  ,  qui  savez  être  justes , 
et  qui  fûtes  trop  malheureux  pour  n'être 
pas  compatissans.  Voyez  ,  monsieur  ,  ce 
qui  se  peut  faire  ;  parlez-3a  à  M.  Paoli. 
Je  demande  à  pouvoir  louer  dans  quelque 
canton  solitaire  une  petite  maison  pour  y 
finir  mes  jours  en  paix.  J'ai  ma  gouver- 
nante qui  depuis  vingt  ans  me  soigne  dans 
mes  infirmités  continuelles  :  c'est  une  fille 
de  quarante-cinq  ans,  Françoise  ,  catlio- 
lique  ,  honnête  et  sage  ,  et  qui  se  résout  de 
venir,  s'il  le  faut,  au  bout  de  l'univers 
partager  mes  misères  et  me  fermer  les  yeux. 
Je  tiendrai  mon  petit  ménage  avec  elle,  et 
je  tâcherai  de  ne  point  rendre  les  soins  de 
l'hospitalité  incommodes  à  mes  voisins. 

Mais  y  monsieur  ,  je  dois  vous  tout  dire: 
il  faut  que  cette  hospitalité  soit  gratuite, 


Zl  LETTRES 

non  quant  à  la  subsistance  ,  je  ne  serai  là- 
dessus  à  charge  à  personne ,  mais  quant  au 
droit  d'asyle  quil  faut  qu'on  m'accorde 
sans  intérêt.  Car  sitôt  que  je  serai  parmi 
vous  ,  n  attendez  rien  de  moi  sur  le  projet 
qui  vous  occupe.  Je  le  répète ,  je  suis  dé- 
sormais hors  d'état  d'y  songer;  et  ,  quand 
je  ne  le  serois  pas  ,  je  m'en  abstiendrois 
par  cela  même  que  je  vivrois  au  milieu  de 
vous  :  car  j'eus  et  j'aurai  toujours  pour 
maxime  inviolable  de  porter  le  plus  pro- 
fond respect  au  gouvernement  sous  lequel 
je  vis  ,  sans  me  mêler  de  vouloir  jamais 
le  censurer  et  critiquer  ou  réformer  en 
aucune  manière.  J'ai  même  ici  une  raison 
de  plus  et  pour  moi  d'une  très  grande  force. 
Sur  le  peu  que  j'ai  parcouru  de  vos  mé* 
moires  je  vois  que  mes  idées  différent  pro- 
digieusement de  celles  de  votre  nation.  Il 
ne  seroit  pas  possible  que  le  plan  que  je 
proposerois  ne  fît  beaucoup  de  mécontens, 
et  peut-être  vous-même  tout  le  premier. 
Or  ,  monsieur  ,  je  suis  rassasié  de  dispu- 
tes et  de  querelles.  Je  ne  veux  plus  voir 
ni  faire  des  mocontens  autour  de  moi  à 
quelque  prix  que  ce  puisse  être.  Je  soupire 

après 


DIVERSES.  33 

après  la  tranquillité  la  plus  profonde  ,  et 
mes  derniers  voeux  sont  d'être  aimé  de  tout 
ce  qui  mentoure  et  de  mourir  en  paix. 
Ma  résolution  là-dessus  est  inébranla ble.i 
D'ailleurs  mes  maux  continuels  m'absor- 
bent et  augmentent  mon  indolence.  Mes 
propres  affaires  exigent  de  mon  temps  plus 
que  je  n  y  en  peux  donner.  Mon  esprit  usé 
n'est  plus  capable  d'aucune  autre  applica- 
tion. Que  si  peut-être  la  douceur  d'une  vie 
calme  prolonge  mes  jours  assez  pour  me 
ménager  des  loisirs  ,  et  que  vous  me  jugiez 
capable  d'écrire  Votre  histoire ,  j'entrepren- 
drai volontiers  ce  travail  honorable ,  qui  sa* 
tisfera  mon  cœur  sans  trop  fatiguer  ma 
tête  ;  et  je  serois  fort  llatté  de  laisser  à  la 
postérité  ce  monument  de  mon  séjour  parmi 
vous  :  mais  ne  me  demandez  rien  de  plus. 
Comme  je  ne  veux  pas  vous  tronlper,  je 
me  reprocherois  d'acheter  votre  protection 
au  prix  d'une  vaine  attente. 

Dans  cette  idée  qui  m'est  venue  j'ai  plus 

consulté  mon  cœur  que  mes  forces  ;  car  , 

dans  l'état  où  je  suis,  il  est  peu  apparent 

;  que  je  soutienne  un  si  long  voyage ,  d'ail- 

'  leurs  très  embarrassant ,  sur«tout  avec  ma 

■      Tome  32.  G 


ù/\  LETTRE» 

gcinvcrnante  et  irioii  polit  ba£5ar;e.  Cepen- 
dant, pour  peu  qno  vous  ru'euc  ourag'ez,  je 
le  feulerai ,  c(4a  est  certain  ,  du£sé-je  rester 
et  périr  eu  route  :  mais  il  uie  faut  au  moins 
une  assurauce  moi  aie  d'être  en  repos  pour 
le  rerte  de  ma  v  e  ;  <  ar  c'en  est  fait ,  moii- 
si'Mir  ,  je  ne  peux  plus  courir.  Malgré  mon 
état  cTiti(|U(^  ot  pré*  aire  ,  j'attendrai  dans 
ce  pays  votre  réponse  avant  de  prendre  au- 
cun parti  :  mais  je  vous  prie  de  différer  le 
moins  j-ossible;  car,  malgré  toute  ma  pa- 
tience ,  je  puis  n'être  j  as  le  maître  des  évè- 
nemens.  Je  vous  embiasse  et  vous  salue, 
nionsipur,  de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  J'uubliois  de  vous  dire,  quant  à  vos 
prêtres  ,  qu  ils  seront  bien  difficiles  s'ils  ne 
sont  contens  de  moi.  Je  ne  disj)ute  jamais 
sur  rieji.  Je  ne  parle  jamais  de  religion. 
J'aime  naturellen.'ent  uiême  autant  votre 
clergé  (|ue  je  liaislenulre.  J'ai  beaucoupd'a- 
mi''  parmi  le  clergé  de  France,  et  j  ai  toujours 
tiès  bien  vécu  avec  eux:  nids,  (juoi  qu'il 
arrive\  je  ne  veux  point  clianger  de  jelîgion, 
6t  je  souhaite  (pfoii  ne  m  en  parle  jamais, 
d'autant  plus  que  c(4a  seroit  irjutile. 

Pour  ne  pas  perdre  de  temps  ,  en  cas 


DIVERSES.  35 

d'affirmation ,  il  faiidroit  m  indiquer  quel- 
qu'un à  Livourne  à  qui  je  pusse  demander 
des  instructions  pour  le  passage.  % 


LETTRE 

AU    M  Ê  M  E. 

Molier,  le  26  mai  i-65. 

J_ja  crise  orageuse  que  je  viens  d'essuyer, 
monsieur  ,  et  l'incertitude  du  parti  qu'elle 
me  feroit  prendre  ,  m'ont  fait  différer  de 
vous  répondre  et  de  vous  remercier  jusqu'à 
ce  que  je  fusse  déterminé.  Je  le  suis  main- 
tenant par  une  suite  d'évèriemens  qui ,  m'of- 
frant  en  ce  pays  ,  sinon  la  tranquillité,  du 
moins  la  sûreté ,  me  font  prendre  le  parti 
d'y  rester  sous  la  protection  déclarée  et 
confirmée  du  roi  et  du  gouvernement.  Ce 
n'est  pas  que  j'aie  perdu  le  plus  vrai  désir 
de  vivre  dans  le  vôtre;  mais  l'épuisement 
total  de  mes  forces  ,  les  soins  qu'il  faudroit 
prendre  ,  les  fatigues  qu'il  faudroit  essuyer, 
d'autres  obstacles  encore  qui  naissent  de 

C  2 


Ob  LETTRES 

ma  situation ,  me  font  du  moins  pour  lé 
moment  abandonner  mon  entreprise  ^  à  la- 
quelle ,  malgré  ces  difîicultës  ,  mon  cœur 
ne  peut  se  résoudre  à  renoncer  tout-à-fait 
encore.  Mais  ,  mon  cher  monsieur,  je  vieil* 
lis ,  je  dépéris  ,  les  forces  me  quittent ,  le 
désir  s'irrite,  etTespoir  s'éteint.  Quoi  qu'il 
en  soit,  recevez  et  faites  agréer  à  M.  Paoli 
mes  plus  vifs,  mes  plus  tendres  remercie- 
mens  de  Tasyle  qu'il  a  bien  voulu  m'accor- 
der.  Peuple  brave  et  hospitalier  ! .  ..  Non, 
je  n'oublierai  jamais  un  moment  de  ma  vie 
que  vos  cœurs ,  vos  bras ,  vos  foyers ,  m'ont 
été  ouverts  à  Tinstan  t  qu'il  ne  me  restoit  pres- 
que aucun  autre  asyle  en  Europe.  Si  je  n'ai 
point  le  bonheur  de  laisser  mes  cendres  dans 
votre  isle  ,  je  tâcherai  d'y  laisser  du  moins 
quelque  monument  de  ma  reconnoissance, 
et  je  m'honorerai  aux  yeux  de  toute  la 
terre  de  vous  appeler  mes  hôtes  et  mes  pro- 
tecteurs. 

Je  reçus  bien  par  M.  le  chevalier  R.  .  . .; 
la  lettre  de  M.  Paoli  ;  mais,  pour  vous  faire 
entendre  pourquoi  j'y  répondis  en  si  peu 
de  mots  et  d'un  Ion  si  vague ,  il  faut  vous 
dire  ,  monsieur ,  que  le  bruit  de  la  proposi- 


DIVERSES.  Zj 

tîon  que  vous  m'aviez  faite  s'ëtant  répandu 
sans  que  je  sache  comment ,  M.  de  Voltaire 
fit  entendre  à  tout  le  monde  que  cette  pro- 
position étoit  une  invention  de  sa  façon  : 
il  prétendoit  m'avoir  écrit  au  nom  des  Cor- 
ses une  lettre  contrefaite  dont  j  a  vois  été  la 
dupe.  Comme  j'étois  très  sûr  de  vous  ,  je  le 
laissai  dire  ,  j'allai  mon  train,  et  je  ne  vous 
en  parlai  pas  même.  Mais  il  fit  plus  ,  il  se 
vanta  Fhiver  dernier  que,  malgré  milord  ma- 
réchal et  le  roi  même,  il  me  feroit  chasser 
du  pays.  Il  avoit  des  émissaires  ,  les  uns 
connus  ,  les  autres  secrets.  Dans  le  fort  de 
la  fermentation  à  laquelle  mon  dernier  écrit 
servit  de  prétexte  ,  arrive  ici  M.  de  R. . . .  : 
il  vient  me  voir  de  la  part  de  M.  Paoli ,  sans 
m'apporter  aucune  lettre  ni  de  la  sienne , 
ni  de  la  vôtre ,  ni  de  personne;  il  refuse  de 
se  nommer  ;  il  vonoit  de  Genève  ;  il  avoit 
vu  mes  plus  ardens  ennemis,  on  me  Técri- 
voit.  Son  long  séjour  en  ce  pays  sans  y 
avoir  aucune  affaire  avoit  Tair  du  monde 
le  plus  mystérieux.  Ce  séjour  fut  précisé-, 
ment  le  temps  où  l'orage  fut  excité  contre 
moi.  Ajoutez  qu'il  avoit  fait  tous  ses  efforts 
pour  savoir  quelles  relations  je  pou  vois  avoii: 

C  S 


S8  LETTRES 

en  Corse.  Comme  il  ne  vous  avoit  point 
nommé  je  ne  voulus  poin  t  vous  nommernon 
plus.  Enfin  il  m'apporte  la  lettre  de  M.Paoli, 
dont  je  ne  connoissois  point  Fécriture  :  jugez 
si  tout  cela  devoit  m'être  suspect  !  Qu'avois- 
j©  à  faire  en  pareil  cas  ?  —  lui  remettre  une 
réponse  dont,  à  tout  événement,  on  ne  put 
tirer  d'éclaircissement  ;  c'est  ce  que  je  fis. 

Je  voudrois  a  présent  vous  parler  de  nos 
affaires  et  de  nos  projets  ;  mais  ce  n'en  est 
guère  le  moment.  Accablé  de  soins  ,  d'em  - 
barras  ,  forcé  d'aller  me  chercher  une  autre 
habitation  à  cinq  ou  six  lieues  d'ici ,  les  seuls 
soucis  d'un  déménagement  très  incommode 
m'absorberoient  quand  je  n'en  aurois  point 
d'autres  ;  et  ce  sont  les  moindres  des  miens. 
A  vue  de  pays ,  quand  ma  tête  se  remetlroit, 
ce  que  je  regarde  comme  impossible  de  plus 
d'un  an  d'ici ,  il  ne  seroit  pas  en  moi  de 
m'ocûuper  d'autre  chose  que  de  moi-même. 
Ce  que  je  vous  promets  et  sur  quoi  vous 
pouvez  compter  dès  à  présent ,  est  que  pour 
le  reste  de  ma  vie  je  ne  serai  plus  occupé 
que  de  moi  ou  de  la  Corse  ;  toute  autre  af- 
faire est  entièrement  bannie  ne  mon  esprit. 
En  attendant,  ne  négligez  pas  de  rassembler 


DIVERSES.  Si) 

des  Tnat(^r*aux  ,  soit   pour  ThistOTe  ,  soit 
poiirrinstiriitioii  ;  ils  sont  les  mêmes.  Votre 
gouvernement  me  naroît  être  sur  un  j)i<  d  à 
pouvoir  attendre.    J'ai   parmi   vus    pajti  rs 
un  méujoire  daté  de  V'cscovado  1704  ,  ([ne 
je  présume  être  de  votre  fa(.x)n  ,  et  (|ue  je 
trouve  excellent.   L'anie  et  la  téie  du  ver- 
tueux Paoli  feront  plus  que  tout  l-  reste. 
Avec  tout  cela  pouvez-vous  manquer  d'un 
bon  gouvernement  provisionnel?  Aussi  bien, 
tant  que  des  puissances  étrangères  se  mêle- 
ront de  vous,  ne  pourrez  vous  guère  établie 
autre  chose. 

Je  voudrois  bien  ,  monsieur  ,  que  j'îous 
pussions  nous  voir:  deux  ou  trois  jours  de 
conférence  éciairciroient  bien  des  choses. 
Je  ne  puis  guère  être  assez  tiauquille  cette 
annce  pour  vous  rien  proposer;  mais  voti^se* 
roit-il  possrhle  l'année  j>ro  haine  de  vous 
ménager  un  passage  f>ar  ce  pays?  J'ai  dans 
la  tête  que  nous  nous  \ernons  avec  plaisir 
et  fpie  nous  nous  quitterions  (onlens  l'un 
de  Taulre.  Voyez,  puistjue  voilà  1  h<.)Spita- 
lité  établie  entre  nous,  venez  user  de  votre 
droit.  Je  vous  embrasse. 


C 


r. 


4o 


LETTRE 


LETTRE 

A    M.  DE    C***. 

•  Moticr,  le  6  octobre  1764. 

J  E  VOUS  remercie  ,  monsieur  ,  de  votre  der- 
nière pièce  et  du  plaisir  que  m'a  fait  sa  lec- 
ture. Elle  décide  le  talent  qu'annonçoit  li^ 
première;  et  déjà  Tauteiu*  m'inspire  asseîj 
d'estime  pour  oser  lui  dire  du  mal  de  son 
ouvrage.  Je  n'aime  pgs  trop  qu'à  votre  âge 
vous  fassiez  le  grand  -père  ;  que  vous  me 
donniez  un  int(^rêt  si  tendre  pour  le  petit- 
fils  que  vous  n'avez  point  ;  et  que  dans  une 
«pitre  où  vous  dites  de  si  belles  choses,  je 
sente  que  ce  n'est  pas  vous  qui  parlez.  Evi- 
tez cette  métaphysique  à  la  mode,  qui  de- 
puis quelque  temps  obscurcit  tellement  les 
vers  fran  çois  qu'on  ne  peut  les  lire  qu'avec 
contention  d'esprit.  Les  vôtres  ne  sont  pas 
dans  ce  cas  encore  ;  mais  ils  y  tomberoient 
si  la  différence  qu'on  sent  entre  votre  pre^. 


à 


DIVERSES.  4l 

niiere  pièce  et  la  seconde  alloit  en  augmen- 
tant. Votre  épître  abonde ,  non  seulement 
en  grands  sentimens ,  mais  en  pensées  pliilo^ 
soplîicjues ,  auxquelles  je  reprocherois  quel- 
nuefois  de  Têtre  trop.    Par  exemple  ,   en 
louant  dans  les  jeunes  gens  la  foi  qu  ils  ont 
et  qu'on  doit  à  la  vertu,  croyez-vous  que 
leur  faire  entendre  que  cette  foi  n'est  qu  une 
erreur  de  leur  âge  soit  un  bon  moyen  de 
la  leur  conserver?  II  ne  faut  pas,  monsieur, 
pour  paroître  au  -  dessus  des  préjugés ,  saper 
les  fon4emens  de  la  morale.   Quoiqu'il  n'y 
ait  aucune  parfaite  vertu  sur  la  terre  ,  il  n'y 
a  peut-être  aucun  Homme  qui  ne  surmonte 
ses  penchans  en  quelque  chose  ,  et  qui  par 
conséquent  n'ait  quelque  vertu  ;  les  uns  en 
ont  plus,  les  autres  moins.  Mais  si  la  me- 
sure est  indéterminée  ,  est-ce  à  dire  que  la 
chose  n'existe  point?  C'est  ce  qu'assurément 
vous  ne  croyez  point,  et  que  pourtant  vous 
faites  entendre.  Je  vous  condamne  ,  pour 
réparer  cette  faute  ,  à  faire  une  pièce  où 
vous  prouverez  que ,  malgré  les  vices  des 
hommes ,  il  y  a  parmi  eux  des  vertus  et 
même  de  la  vertu ,  et  qu'il  y  en  aura  tou- 
jours. Voilà  ,  monsiei^i ,  de  quoi  s'élever  k 


42  LETTRES 

la  plus  liante  ph'losopliîe  :  il  y  en  a  davan- 
tage à  conibaltre  les  préiugés  phiîosoplii- 
(jues  f(iii  so?it  nuisibles,  qu'à  co  libitlr.^es 
préjiig('s  j>opiilaires '[iii  sont  utiles.  Enlre- 
preiifz  hanliinent  (et  ouvrage;  et  ,  si  vous 
le  trairez  coniiiie  vous  le  pouvez  faire  ,  un 
prix  ne  sauroii  vous  manquer. 

En  vous  paj  lant  des  gens  qui  m'accablent 
dans  mes  malheurs ,  et  qui  me  portent  leurs 
coups  en  secret,  j'étois  bien  ëlo'gné  ,  mon- 
sieur, de  songer  à  rien  qui  eût  le  moindre 
rapport  au  parlement  de  Paris.   J'ai  pour 
cet    illustre    corps    les    mômes   sentimens 
qu'avant  ma  disgiace,  et  je  rends  toujours      ] 
la  même  justice  à  ses  membres  ,  quoiqu'ils      j 
me  Talent  si  mal  n  iulue.  Je  veux  même 
penser  qu'ils  ont  cru  l'aire  envers  moi  leur 
devoir  dliomnns  j^ublics;  njais  c'en  éloit 
un  pourfuxde  mieux  raj)prendre.  On  tiou- 
vero  t  difficilement  un  iuit  où  le  droit  des 
gens  fût  violé  d'autant  de  n.anieres  :  m  is, 
qnoi(jue  les  suites  de  (elte  aHiaire  m'aient 
plongé  dans  un  gouffie  de  malbc  ujs  d'où  je 
ne  sonnai  de  ma  vie  ,  je  n  en  sais  nu!  niau- 
\ais  îi^ré  à  «  es  mev^sienrs.  Je  tais  qne  leur 
but  u'cloit  puiiil  de  me  nuire ,  mais  seule- 


DIVERSES.  45 

ment  d  aller  à  leurs  lins.  Je  sais  qu'ils  n'ont 
pourmoiniamitié  ni  haine;  que  mon  être  et 
mon  sort  est  la  chose  du  monde  qui  les  in- 
téresse le  nioij^s.  Je  me  suis  trouvé  sur  leur 
pas^^age  comme  un  ca-llou  qu'on  pousse 
avec  le  pied  sans  y  regarder.  Je  coruiois  à- 
peu-près  leur  portée  et  leurs  principes.  Ils 
ne  doivent  pas  dire  qu'ils  ont  fait  leur  de- 
voir, mais  qu  ils  ont  fait  leur  métier. 

Lorsque  vous  voudrez  m'honorer  de  quel- 
que témoigiiage  de  souvenir  et  me  faire 
quelque  part  de  vos  travaux  littéraires,  je 
les  receviai  toujours  avec  intérêt  et  recoj]- 
noissance.  Je  vous  salue,  monsieur,  de 
tout  mon  cœur. 


LE  T  T  R  E 

A  M.  D***. 


Motîer ,  le  4  novembre  1 764. 


X)  lEN  des  remerciemens ,  monsieur,  du 
Dictionnaire  philosophique.  Il  est  agréable 
à  lire  :  il  y  règne  une  bonne  morale  ;  il  se- 


44  LETTRES 

roit  à  souhaiter  qu'elle  fût  dans  le  cœur  de 
Tauteiir  et  de  tous  les  hommes.  Mais  ce 
même  auteur  est  presque  toujours  de  mau^ 
vaise  foi  dans  les  extraits  de  l'écriture  ;  il 
raisonne  souvent  fort  mal  ;  et  l'air  de  ridi- 
cule et  de  mépris  qu'il  jette  sur  des  senti- 
mens  respectés  des  hommes ,  rejaillissant 
sur  les  hommes  mêmes  ,  me  paroît  un  ou- 
trage fait  à  la  société.  Voilà  mon  sentiment 
et  peut-être  mon  erreur,  que  je  me  crois 
permis  de  dire,  mais  que  je  n entends  faire 
adopter  à  qui  que  ce  soit. 

Je  suis  fort  touché  de  ce  que  vous  me 
marquez  de  la  part  de  M.  et  M'-'^'^  de  Buffon. 
Je  suis  bien  aise  de  vous  avoir  dit  ce  que  j© 
pensois  de  cet  homme  illustre  avant  que 
«on  souvenir  réchauffât  mes  sentimens  pour 
lui ,  afin  d'avoir  tout  l'honneur  de  la  justice 
que  j'aime  à  lui  rendre  sans  que  mon  amour- 
propre  s'en  soit  mêlé.  Ses  écrits  m'instrui- 
ront et  me  plairont  toute  ma  vie.  Je  lui  (i) 
crois  des  égaux  parmi  ses  contemporains  en 


(i)  Quand  M.  Rousseau  écrivoitceci ,  M.  le  comle 
de  Buffon  n'a  voit  pas  encore  pviblié  les  Jîpoques  de 
la  nature. 


DIVERSES.  45 

qualité  de  penseur  et  de  philosophe  ,  mais 
en  quahté  cFëcrivaiu  je  ne  lui  en  connois 
point.  C'est  la  phis  hclle  pkime  de  sou  siè- 
cle :  je  ne  doute  point  que  ce  ne  soit  là  le 
jugement  de  la  postérité.  Un  de  mes  re- 
grets est  de  n'avoir  pas  été  à  pûrtée  de  le  voir 
davantage  et  de  profiter  de  ses  obligeantes 
invitations.  Je  sens  combien  ma  tête  et  mes 
écrits  auroient  gagné  dans  son  commerce. 
Je  quittai  Paris  au  moment  de  son  mariage: 
ainsi  je  n  ai  point  eu  le  bonheur  de  connoitre 
M™^  de  Buffon  ;  mais  je  sais  qu'il  a  trouvé 
dans  sa  personne  et  dans  son  mérite  Faima- 
ble  et  digne  récompense  du  sien.  Que  Dieu 
les  bénisse  l'un  et  Tautre  de  vouloir  bien 
s'intéressera  ce  pauvre  proscrit  !  Leurs  bon- 
tés sont  une  dès  consolations  de  ma  vie. 
Qu'ils  sachent,  je  voua  en  supplie,  que  je 
les  honore  et  les  aime  de  tout  mon  cœur. 

Je  suis  bien  éloigné,  monsieur,  de  renon- 
cer aux  pèlerinages  projetés.  Si  la  ferveur 
de  la  botanique  vous  dure  encore  et  que 
vous  ne  rebutiez  pas  un  élevé  à  barbe  grise, 
jecompteplus  que  jamais  allerherborisercet 
été  sur  vos  pas.  Mes  pauvres  Corses  ont  bien 
maintenant  d'autres  affaires  que  d'aller  éta- 


/\G  LETTRES 

llir  rUtopie  an  milieu  d'eux.  Vous  savei  la 
nrazr  lie  tl('s  troupes  françoises  :  il  faut  voir 
ce  (ju'il  en  résultera.  En  attendant  il  faut 
g('iuir  tout  bas  et  aller  herboriser. 

\ous  me  rendez  lier  en  me  marquant 
que  Ivi"^  ]^***  n'ose  me  venir  voir  à  cause 
des  bîeiisc^ances  de  son  sexe,  et  qu'elle  a 
peur  de  moi  comme  d'un  circoncis.  Il  y  a 
pins  de  quinze  ans  que  les  jolies  femmes  me 
iaisoieiit  en  France  l'affront  de  me  trai- 
ter cent  me  un  bon  homme  sans  consé- 
qiKJM  e,  jusqu'à  venir  dîner  avec  moi  têle- 
à  r("le  dans  la  plus  insultante  familiarité  , 
ju'^cju'à  ni'embrasser  dédaigneusement  de- 
vant tout  le  monde  comme  le  grand-pere 
de  leur  nourrice.  Grâces  au  ciel  me  voilà 
b'en  rétabli  dans  ma  dignité,  puisque  les 
demoiselles  me  font  flionneur  de  ne  m' oser 
venir  voir. 


DIVERSES,  4? 

LETTRE 
A    M.    H  I  R  Z  E  L. 

n  novembre  1764. 

Jiirorois,  monsieur,  avec  reconnoissance 
la  seconde  éJit.oii  uli  Socrate  rustique  et 
les  boiitës  dont  m'Iioiiore  son  d'gue  histo- 
rié.i.  Quelque  étonnant  que  soit  le  héros  de 
voUe  livre,  Tautenr  ne  l'est  pas  moins  h 
mes  yeux.  Il  a  y  plus  de  paysans  respectables 
que  de  savaus  qui  les  respectent  et  (jui  l'o- 
sent dire.  Heureux  le  pays  où  des  Klyiog£;s 
cul; i vont  la  terre,  et  où  des  Hiizelscultiveut 
les  lettres  !  L'abondance  y  rei^ue,  et  les  ver- 
tus y  sont  en  hoiuieur. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes 
remercieuiens  et  mes  salutations. 


48 


LETTRES 


LETTRE 


A  M.    D  U  C  L  O  S. 


Motier,  le  3  décembre  i/C-i, 

Je  crois,  mon  chet  ami,  qu'au  point  où 
nous  en  sommes  la  rareté  des  lettres  est 
plus  une  marque  de  coTifiance  que  dé  négli- 
gence. Votre  silence  peut  m'inquiéter  sur 
votre  snnté,  mais  non  siir  votre  amitié,  et 
j'ai  lieu  d'attendre  de  vous  la  même  sécurité 
sur  la  mienne.  Je  suis  errant  tout  Tété ,  ma- 
lade tout  l'hiver,  et  en  tout  temps  si  sur- 
chargé de  désœuvrés,  qu'à  peine  ai-je  un 
moment  de  relâche  pour  écrire  à  mésàmis. 
Le  recueil  fait  par  Duchesne  est  en  effet 
incomplet ,  et ,  qui  pis  est,  très  fautif:  mais 
il  n'y  manque  rien  que  vous  ne  connoissiez, 
excepté  ma  réponse  aux  Lettres  écrites  de  la 
campagne ,  qui  n^est  pas  encore  publicjue, 
J'espérois  vous  la  faire  remettre  aussitôt 
quelle  seroit  à  Paris  ;  mais  on  m'apprend 

que 


ij    î   V    E    R    s    E    s.  '49 

que  M.  de  Sartine  en  a  défendu  Tentrëe , 
quoiqu'assurément  il  n'y  ait  pas  un  mot 
dans  cet  ouvrage  qui  puisse  déplaire  à  la 
France  ni  aux  François ,  et  que  le  clergë 
catholique  y  ait  à  son  tour  les  rieurs  aux 
dépens  du  nôtre.  Malheur  aux  opprimés  l 
sur-tout  quand  ils  le  sont  injustement  ;  car 
alors  ils  n  ont  pas  même  le  droit  de  se  plain- 
dre :  et  je  ne  serois  pas  étonné  qu'on  me  fît 
pendre  uniquement  pour  avoir  dit  et  prouvé 
que  je  ne  méritois  pas  d'être  décrété.  Je 
pressens  le  contre-coup  de  cette  défense  en 
ce  pays.  Je  vois  d'avance  le  parti  qu'en  vont 
tirer  mes  implacables  ennemis ,  et  sur-toul^ 
ipse  doli  fabricator  Epeus, 

J'ai  toujours  le  projet  défaire  enfin  moi- 
même  un  recueil.de  mes  écrits  ,  dans  lequel 
je  pourrai  faire  entrer  quelques  chiffons  qui 
sont  encore  en  manuscrits  ,  et  entre  autres 
le  petit  conte  dont  vous  parlez  ,  puisque 
vous  jugez  qu'il  en  vaut  la  peine.  Mais,  outre 
que  cette  entreprise  m'effraie,  sur-tout  dans 
l'état  où  je  suis ,  je  ne  sais  pas  trop  où  la 
faire.  En  France  il  n'y  faut  pas  songer.  La 
Hollande  est  trop  loin  de  moi.  Les  libraires 
de  ce  pays  n'ont  pas  d'assez  vastes  débou» 

Tome  32.  D 


v^O  L    R    f    T    R    fi    s 

elles  pour  cette  entreprise;  les  profils  eiî 
ser oient  peu  de  (  hose  ;  et  je  vous  avoue  que 
je  n'y  songe  que  pour  me  procurer  du  pain 
durant  le  reste  de  nies  n]aiheureux  jours, 
ne  me  sentant  plus  on  état  d'en  gagner. 
Quant  aux  ménioires  de  ma  vie  dont  vous 
parlez,  ils  sont  très  difficiles  à  faire  sans 
compromettre  }>ersonue  :  pour  y  songer  il 
faut  {)lus  de  tran^pii  II  if  ('qu'on  ne  m'en  laisse, 
et  que  je  n'en  aurai  j)robablement  jamais:  si 
je  vis  loulefois,  je  n'y  renonce  pas.  Vous 
avez  toute  ma  confiance  ;  mais  vous  sentez 
qu'il  y  a  des  choses  qui  ne  se  disent  pas  de  si 
loin. 

Mes  courses  dans  nos  montai^nes  si  riches 
en  plantes  m'ont  donné  du  i^oùt  pour  la 
botanique  :  cette  orcu})ation  convient  fort  à 
une  machine  ambulante  à  laquelle  il  est  in- 
terdit de  penser.  Ne  pouvant  laisser  ma  tête 
vuide,jela  veux  empailler:  c'est  de  foin  qu'il 
faut  l'avoir  pleine  pour  être  libre  et  vrai 
sans  crainte  d'être  décrété,  .l'ai  l'avantage 
de  ne  connoitre  encore  que  dix  piaules,  eu 
comptant  l'I.ysopc  ;  j'amai  long-temps  du 
plaisir  à  prendre  avant  d'en  être  aux  arbres 
de  nos  forêts. 


DIVERSES.  61 

Tattends  avec  impatience  votre  nouvelle 
édition  d<^s  Considérations  sur  les  mœurs. 
Puisque  vous  avez  des  facilités  pour  tout  le 
royaume,  adressez  le  paquet  à  Poutarlier, 
à    moi  directement  ,   ce  qui    sufHt ,   ou  à 
M.  Juuet ,  directeur  des  postes  ;  il  me  le 
fera  parvenir.  Vous  pouvez  aussi  le  remet- 
tre à  Duchesne,  qui  nie  le  fera  passer  avec 
d'autres  envois.  Je  vous  demanderai  même 
sans  laçon  de  fiiire  relier  Texemplaire,  ce 
que  je  ne  j)uis  faire  ici  sans  le  gâter  :  je  le 
pre  drai  secrètement  dans  ma  poche  efi  al- 
lant herboriser ,  et  <|uand  je  ne  verrai  point 
d'archers  autour  de  moi  jy  jetterai  les  yeujc 
à  la  dérobée.  Mon  cher  ami ,  comment  fai- 
tes-vous pour  penser  être  honnête  homme 
et  ne  vous  pas  faire  pendre?  Cela  me  paroît 
difficile  en  vérité.  Je  vous  embrasse  de  iout 
mon  cœur. 


D  2 


02  LETTRES 


as 


LETTRE 
A  MILORD  MARÉCHAL, 

8  décembre  1764* 

ôuR  la  dernière  lettre,  inilord,  que  vous 
avez  du  recevoir  de  moi ,  vous  aurez  pu 
juger  du  plaisir  que  m'a  causé  celle  dont 
vous  m'avez  Iionoré  le  24  octobre.  Yous 
m'avez  fait  sentir  un  peu  cruellement  à 
quel  point  je  vous  suis  attache  ,  et  trois 
mois  de  silence  de  votre  part  m'ont  plus 
affecté  et  navré  que  ne  fit  le  décret  du  con- 
seil do  Genève.  Tant  de  malheurs  ont  rendu 
mon  cœur  inquiet,  et  je  crains  toujours 
de  perdre  ce  que  je  désire  si  ardemment  de 
conserver.  Yous  êtes  mon  seul  protecteur , 
le  seul  homme  à  qui  j'aie  de  véritables  obli- 
gations, le  seul  ami  sur  lequel  je  compte  , 
le  dernier  auquel  je  me  sois  attaché ^  et 
auquel  il  n'en  succédera  jamais  d'autres., 
Jugez  sur  cela  si  vos  bontés  me  sont  ciieres, 
et  si  votre  oubli  m'est  facile  à  supporter. 


DIVERSES.  55 

Je  suis  fâche  que  vous  ne  puissiez  Iiabiter 
votre  maison  que  dans  un  an.  Tant  qu'on 
en  est  encore  aux  châteaux  en  Espagne, 
toute  habitation  nous  est  bonne  en  atten- 
dant ;  mais  quand  enfin  Texpérience  et  la 
raison  nous  ont  appris  qu'il  n  y  a  de  véritable 
jouissance  que  celle  de  soi-même  ,  un  loge- 
ment commode  et  un  corps  sain  deviennent 
les  seuls  biens  delà  vie,  et  dont  le  prix  se 
fait  sentir  de  jour  en  jour  à  mesure  qu'on 
est  détaché  du  reste.  Comme  il  n'a  pas  fallu 
si  long-temps  pour  faire  votre  jardin,  j'es- 
père que  dès  à  présent  il  vous  amuse,  et 
que  vous  en  tirez  déja'de  quoi  fournir  ces 
ollles  si  savoureuses ,  que  sans  être'fort  gour- 
inand  je  regrette  tous  les  jours. 

Que  nepuis-je  m'instruire  auprès  de  vous 
dans  une  culture  plus  utile,  quoique  plus 
ingrate  !  Que  mes  bons  et  infortunés  Corses 
ne  peuvent-ils  par  mon  entremise  profi- 
ter de  vos  longues  et  profondes  observations 
sur  les  hommes  et  les  gouvernemens  !  Mais 
je  suis  loin  de  vous.  N'importe  :  sans  son- 
ger à  l'impossibilité  du  succès ,  je  nroccu- 
perai  de  ces  pauvres  gens  comme  si  mes 

rêveries  leur  pouvoient  être  utiles.  Puisque 

Do 


54  LETTRES 

je  suis  dévoué  aux  cliitnpres,  je  veux  du 
inoins  m'en  forger  d'agréables.  En  songeant 
à  ce  que  les  hommes  pourroient  être,  je  tâ- 
clierai  d'oublier  ce  qu'ils  sont.  Les  Corses 
sont,  comme  vous  le  dites  fort  bien,  jjlus 
piès  de  cet  état  désirable  qu'aucun  autre 
peuple.  Par  exem])le  ,  je  ne  crois  |)as  que  la 
dissolubilité  des  mariages  ,  très  utile  dans  le 
Brandebourg,  le  lût  de  long-temps  en  C^orse,. 
où  la  simplicité  des  mœurs  et  la  pauvreté 
générale  rendent  encore  1rs  grandes  passions 
inactives  et  les  mariages  paisibles  et  heu- 
reux. I^es  fennnes  sont  laborieuses  et  clias- 
tes  ;  les  honimes  n'ont  de  plaisir  que  dans 
leur  maison  :  dans  cet  état  il  n'est  pas  bon 
de  leur  faire  envisagercomme  possible  une 
séparation  qu'ils  n'ont  nulle  occasion  de 
désirer. 

Je  n'ai  point  encore  reçu  la  lettre  avec  la 
traduction  de  Fie  te  lier  (jue  vous  m'annon- 
cez. Je  Tattendois  pour  vous  écrire;  mais 
voyant  que  le  paquet  ne  vient  point ,  je  ne 
puis  différer  j  lus  lor.g-temj)S.  Milord,  j"ai 
le  cœur  plein  de  >'oùs  sans  cesse.  Songe:?. 
queiquerois  à  votre  lils  le  cadet, 


B    I    V    F,    R    s    E    s. 


55 


L  E  T  T  Pi  E 

A  M.  A  B  A  U  Z  I  T, 

fin  lui  envoyant  les  Lettres  de  la  montagne. 

Motier ,  le  9  décembre  1764. 

Uaignez^  vénérable  Abauzit ,  écouter 
mes  justes  plaintes.  Combien  j'ai  gémi  que 
le  conS(iil  et  les  ministres  de  Genève  m'a'ent 
mis  en  droit  de  leur  dire  des  vérités  si  dures! 
Mais  puisqu'enfîn  je  leur  dois  ces  vérités^ 
je  veux  payer  ma  dette.  Ils  ont  rebuté  mon 
respect,  ils  auront  dx'sormais  toute  ma  fran- 
chise. Pesez  mes  raisons ,  et  prononcez.  Ces 
dieux  de  chair  ont  pu  me  punir  si  j'étois 
coupable  ;  mais  si  Catoa  m'absout ,  ils  n'ont 
pu  que  ûi'opprimer. 


D  4 


56  I.  E  T  T  R  E  a 


LETTRE 
A  M.  D***, 

Motier,  le  i3  décembre  i7G4r. 

Je  vous  parlerai  maintenant,  monsieur,  de 
mon  affaire  (i),  puisque  vous  voulez  bien 
vous  charger  de  mes  intérêts.  J'ai  revu  mes 
gens  :  leur  société  est  augmentée  d'un  li- 
braire de  France ,  homme  entendu ,  qui  aura 
Tinspection  de  la  partie  typographicjue.  Ils 
sont  en  état  de  faire  les  fonds  nécessaires 
sans  avoir  besoin  de  souscription;  et  c'est 
d'ailleurs  une  voie  à  laquelle  je  ne  consenti- 
rai jamais,  par  de  très  bonnes  raisons  ,  trop 
longues  à  détailler  dans  une  lettre. 

En  combinant  toutes  les  parties  de  Ten- 
treprise  ,  et  supposant  un  plein  succès  ,  j"e$- 
time  qu'elle  doit  donner  un  proHt  net  de 
cent  mille  francs.  Pour  aller  d'abord  au  ra^ 

(i)  L'édUioD  générale  de  ses  ouvrages.. 


DIVERSES.  57 

bais  ,  rëdnîsons-le  à  cinquante.  Je  crois  que, 
sans  être  déraisonnable  ,  je  puis  porter  mes 
prétentions  au  quart  de  cette  somme,  d'au- 
tant plus  que  cette  entreprise  demande  de 
ma  part  un  travail  assidu  de  trois  ou  quatre 
ans  y  qui  sans  doute  achèvera  de  nVépuiser , 
et  me  coûtera  plus  de  peine  à  préparer  et 
revoir  mes  feuilles  que  je  n'en  eus  à  les  conv 
poser. 

Sur  cette  considération  ,  et  laissant  à  part 
celle  du  profit  pour  ne  songer  qu'à  mes 
besoins ,  je  vois  que  ma  dépense  ordinaire 
depuis  vingt  ans  a  été  Tun  dans  l'autre  de 
soixante  louis  par  an.  Cette  dépense  devien- 
dra moindre  lorsqu'absolument  séquestré 
du  public  je  ne  serai  plus  accablé  de  ports- 
de  lettres  et  de  visites  qui ,  par  la  loi  de  l'hos- 
pitalité, me  forcent  d'avoir  une  table  pour 
les  survenans. 

Je  pars  de  ce  petit  calcul  pour  fixer  ce 
qui  m'est  nécessaire  pour  vivre  en  paix  le 
reste  de  mes  jours  sans  manger  le  pain  de 
personne*,  résolution  formée  depuis  long- 
temps, et  dont ,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne  me 
départirai  jamais. 

Je  compte  pour  ma  part  sur  un  fonds  de 


58  LETTRES 

dix  à  douze  mille  livres  ,  ft  j  aime  mieux  ne 
pas  faire  Tentreprise,  s'il  faut  me  réduire  à 
moins,  parcequ'il  n'y  a  que  le  repos  du  reste 
de  mes  jours  que  je  veuille  acheter  par  qua- 
tre ans  d'esclavage. 

Si  ces  messieurs  peuvent  me  faire  cette 
somme,  mon  dessein  est  de  la  placer  en 
rentes  viagères  ;  et,  puisque  vous  voulez  bien 
vous  charger  de  cet  emploi ,  elle  vous  sera 
comptée ,  et  tout  est  dit.  Il  convient  seule- 
ment pour  la  sûreté  de  la  chose  que  tout  soit 
payé  avant  que  Ton  commence  Timpres- 
sion  du  dernier  volume ,  parceque  je  n  ai 
pas  le  temps  d'attendie  le  débit  de  Féditioa 
pour  assurer  mon  état. 

Mais  comme  une  telle  somme  en  argent 
comptant  pourroit  gêner  les  entrepreneurs 
vu  les  grandes  avances  qui  leur  sont  né- 
cessaires ,  ils  aimeront  mieux  me  faire  une 
rente  viagère  ,  ce  qui  ,  vu  mon  âge  et  fétat 
de  ma  santé,  leur  doit  probablement  tour- 
ner plus  à  compte.  Ainsi ,  moyennant  des 
sûretés  dont  vous  soyez  content ,  j'accep- 
terai la  rente  viagère  ,  sauf  une  somme  en 
argent    comptant   lors(iu'oii   commencera 


DIVERSES.  5^ 

rëdition;  et,  pourvu  qiiè  cette  Sortime  ne 
soit  pas  moi'idre  (|iie  cinquante  louis  ,  je 
m\ii  contente  en  déciuution  dii  capital  dont 
on  nie  fera  la  rente. 

Vo.là  ,  monsieur  ,  les  divers  arrange* 
men^  dont  je  leur  laisserois  le  choix  si 
it  r'ai'ois  directement  avec  eux  :  mais 
KOd  me  il  se  peut  que  je  ilie  trompe,  ou 
qne  j'exige  tiop  ,  Oii  quil  y  ait  quelque 
iijpJK^nr  parii  à  prendre  pour  eux  ou  pour 
moi  ,  je  n'entends  point  vous  donner  en 
cela  des  règles  auxquelles  Vous  de\if-z  vous 
tenir  dans  cette  négociation.  Agissez  pour 
moi  comme  un  bon  tiitcur  pour  son  pu- 
pille ,  mais  ne  chargez  pas  ces  messieurs 
d'un  traite  qui  leur  soit  onéreux.  Cette 
entreprise  n'a  de  leur  pjart  qu'un  objet  de 
prolit,  il  faut  qu'ils  gagnent  ;  de  ma  part 
elle  a  un  autre  objet  ,  il  SnfHt  que  je  vive  ; 
et ,  toute  rétlexion  faite  ,  jfe  puis  bien  vivre 
à  moins  de  ce  que  je  Vônis  ai  màrqud-. 
Ainsi  n'abusons  pas  de  la  résôlùtîoti  ôii  îlà 
paroissent  être  d'entreprendre  cette  àffàîM 
à  quelque  prix  que  ce  soit  :  comme  tout 
îe   risque  demeuré  de  leur  t'ô\é  ,  il  àdi\ 


6o  LETTRES 

être  compensé  par  les  avantages.  Faites 
Faccord  dans  cet  esprit ,  et  soyez  sûr  que 
de  ma  part  il  sera  ratifié. 

Je  vous  vois  avec  plaisir  prendre  cette 
peine.  Voilà  ,  monsieur  ,  le  seul  compli- 
ment que  je  vous  ferai  jamais. 


LETTRE 

A  M.  DE  MONTMOLLIN, 

En  lui  envoyant  les  Lettres  écrites  de  la 
montagne. 

Le  23  décembre  1764- 

Jl  LAiGNEz-Moi  ,  monsicur  ,  d'aimer  tant 
la  paix  et  d'avoir  toujours  la  guerre.  Je 
n'ai  pu  refuser  à  mes  anciens  compatriotes 
de  prendre  leur  défense  comme  ils  avoient 
pris  la  mienne.  C'est  ce  que  je  ne  pouvois 
faire  sans  repousser  les  outrages  dont ,  par 
la  plus  noire  ingratitude  ,  les  ministres  de 
Genève  ont  eu  la  bassesse  de  ni'accabler 


DIVERSES.  6li 

dans  mes  malheurs ,  et  qu'ils  ont  osé  porter 
jusques  dans  la  chaire  sacrée.  Puisqu'ils 
aiment  si  fort  la  guerre  ,  ils  l'auront  ;  et, 
après  mille  agressions  de  leur  part  ,  voici 
mon  premier  acte  d'hostilité  ,  dans  lequel 
toutefois  je  défends  une  de  leurs  plus 
grandes  prérogatives  qu'ils  se  laissent  lâ- 
chement enlever  ;  car ,  pour  insulter  à  leur 
aise  au  malheureux  ,  ils  rampent  volontiers 
sous  la  tyrannie.  La  querelle  au  reste  est 
tout-à-fait  personnelle  entre  eux  et  moi;  ou  ^ 
si  j'y  fais  entrer  la  religion  protestante  pour 
quelque  chose ,  c'est  comme  son  défen- 
seur contre  ceux  qui  veulent  la  renverser. 
iVoyez  mes  raisons ,  monsieur  ;  et  soyez 
persuadé  que  plus  on  me  mettra  dans  la 
nécessité  d'expliquer  mes  sentimens  ,  plus 
il  en  résultera  d'honneur  pour  votre 
conduite  envers  moi  et  pour  la  justice  que 
vous  m'avez  rendue. 

Recevez  ,  monsieur,  je  vous  prie,  mes 
salutations  et  mon  respect. 


62  LETTRES 

L  E  T  T  Pi  E 

A  M*^* 

Au  sujet  dun  mémoire  enjaveiir  des  pro- 
testons ,  if  ne  fon  devuit  adresser  aux 

ésfêejues  de  France. 

1765. 

jLuh  leilre  ,  monsieur  ,  et  le  méinoire  de 
M***  tjLie  vous  in'avez  çnyoyés  confir- 
ment bien  Tcstinie  et  le  respect  que  j'avois 
pour  leur  auteur.  IJ  y  a  ciansc,'  inënioire 
des  choses  qui  sont  tout-à-fait  bien  ;  ce- 
pendant il  me  paroît  que  le  plan  et  Texé- 
cution  demanderoieut  une  refoule  con- 
foime  aux  excellentes  obs(  rv.aiioi^s  conle- 
nues  dans  votre  lettre.  J-.*id.ëe  d'adresser 
un  iiicmoire  aux  évéfiues  s'a  pas  tant  peur 
but  de  les  persuader  eux-mêmes  que  de 
persuader  indirectement  la  cour  et  le 
clergé  catholique  ,  qui  seront  plus  portés 
à  donner  au  corps  c'piscopal  le  tort    donfc 


DIVERSES.  65 

on  ne  les  cliargera  pas  eux-mêmes.  D'où 
il  doit  arriver  que  les  ëvéques  auront  honte 
d'élever  des  oppositions  à  la  tolérance  des 
protestans,  ou  que,  s'ils  font  ces  opposi- 
tions ,  ils  attireront  contre  eux  la  clameur 
publique  ,  et  peut-être  les  rebuffades  de 
la  cour. 

Sur  cette  idée  il  paroît  qu'il  ne  s'agit 
pas  tant  ,  comme  vous  le  dites  très  bien, 
d'explications  sur  la  doctrine,  qui  sont  assez 
connues  et  ont  été  données  mille  fois  ,  que 
d'une  exposition  pol;ti([ue  et  adroite  de 
l'utilité  dont  les  protestans  sont  à  la  France; 
à  quoi  fou  peut  ajouter  la  boune  remarque 
de  M"'^"*'*  sur  fimpossibilité  reconnue 
de  les  réunir  à  l'église  ,  et  par  conséquent 
sur  l'inutilité  de  les  opprimer:  oppression 
qui  f  ne  pouvant  les  détruire  ,  ne  peut  servir 
qu'à  les  aliéner. 

Eu  prenant  les  évéques  ,  qui  pour  ia 
plujjart  sont  des  plus  grandes  maisons 
du  royaume,  du  côté  des  avantages  de 
leur  naissance  et  de  leurs  places  ,  on  peut 
leur  montrer  avec  force  combien  ils  doi- 
vent être  attachés  au  bien  da  l'état  à 
proportion   du    bien    dont  il  les    comble 


64  LETTRES 

et  des  privilèges  qu'il  leur  accorde  ;  coTil- 
bien  il  seroit  horrible  à  eux  de  préférer 
leur  intérêt  et  leur  ambition  particulière 
au  bien  général  d'une  société  dont  ils  sont 
les  piincipaux  membres.  On  peut  leur 
prouver  que  leurs  devoirs  de  citoyens,  loin 
d'être  0[>posés  à  ceux  de  leur  ministère  , 
en  reçoivent  de  nouvelles  forces  ;  que  Fhu- 
manité  ,  la  religion,  la  patrie,  leur  pres- 
crivent la  même  conduite  et  la  même  obli- 
gation de  protéger  leurs  malheureux  frères 
opprimés,  plutôt  que  de  le^  poursuivre.  Il 
y  a  mille  choses  vives  et  saillantes  à  dire 
là-dessus,  en  leur  faisant  lionte  d'un  côté 
de  leurs  maximes  barbares  ,  sans  pourtant 
les  leur  reprocher  ,  et  de  l'autre  en  ex- 
citant contre  eux  Tindignation  du  minis- 
tère et  des  autres  ordres  du  royaume  , 
sans   pourtant  paroltre  y  tâcher* 

Je  suis,  monsieur,  si  pressé ,  si  accablé^ 
si  surchargé  de  lettres,  que  je  ne  puis  vous 
jeter  ici  quelques  idées  qu  avec  la  plus  grande 
rapidité.  Je  voudiois  pouvoir  entreprendre 
ce  mémoire  ;  mais  cela  m'est  absolument 
impossible  :  et  j'en  ai  bien  du  regret  ;  car  > 
outre  le  plaisir  de  bien  faire  ,  j'y  trouve- 
rois 


DIVERSES.  65 

roîs  Un  des  plus  beaux  sujets  qui  puissent 
honorer  la  plume  d'un  auteur.  Cet  ouvrage 
peut  être  un  chef-d'œuvre  de  politique  et 
d'éloquence  pourvu  qu'on  y  mette  le  temps; 
mais  je  ne  crois  peis  qu'il  puisse  être  bien 
traité  par  un  théologien.  Je  vous  salue  , 
monsieur  ,  de  tout  mon  cœur. 

LETTRE 
A  M.  Di 

Motler ,  le  24  janvier  i  ;  65. 

J  E  vous  avoue  que  je  ne  vois  qu'avec  effroi 
l'engagement  (i)  que  je  vais  prendre  avecla 
compagnie  en  question ,  si  l'affaire  se  con- 
somme :  ainsi,  quand  elle  manqueroit ,  j'en 
serois  très  peu  puni.  Cependant,  comme  j'y 
trouverois  des  avantages  solides  et  une  com- 
modité très  grande  pour  l'exécution  d'une 
entreprise  que  j'ai  à  cœur  ;  que  d'ailleurs  je 


Xi)  Pour  une  édition  générale  de  ses  ouvrages. 
Tome  32.-  Et  . , 


66  t    E    T   T    R    E    3 

ne  veux  pas  répondre  malhonnêtement  aux 
avances  de  ces  messieurs  ;  je  désire  ,  si  l'en- 
treprise se  rompt ,  que  ce  ne  soit  pas  par  ma 
faute.  Du  reste  ,  quoique  je  trouve  les  de- 
mandes que  vous  avez  faites  en  mon  nom 
un  peu  fortes  ,  je  suis  fort  d'avis ,  puis- 
qu  elles  sont  faîtes  ,  qu'il  n'en  soit  rien  ra- 
battu. 

Je  vous  reconnois  bien  ,  monsieur^  dans 
Tarrangement  que  vous  me  proposez  au  dé- 
faut de  celui-là;  mais^  quoique  j'en  sois  pé- 
nétré de  reconiioissance  ,  je  me  leconnoî- 
trois  peu  moi-mt^me  ,  si  je  pouvois  l'accep- 
ter sur  ce  p'eJ-là.   Toutefois  j'y  vois  une 
ouverture  pour  sortir  avec  votre  aide  d'un 
furieux  embarras  où  je  suis  :  car ,  dans  l'état 
précaire  où  sont  ma  santé  et  ma  vie  ,  je 
mourrois  dans  une  perplexité  bien  cruelle 
en  songeant  que  je  laisse  mes  papiers,  mes 
effets  et  ma  gouvernante  à  la  merci  d'un 
inconnu.  Il  y  aura  bien  du  malheur  ,  si  l'in- 
térêt que  vous  voulez  bien  prendre  à  moi 
et  la  confiance  que  j'ai  en  vous  ne  nous 
amènent  pas  à  quelque  arrangement  qui  con- 
tente votre  cœur  sans  faire  souffrir  le  mien. 
<2uand  vous  serez  une  fois  mon  dépositaire 


DIVERSES.  6j 

universel ,  je  serai  tranquille  ;  et  il  me  sem- 
ble que  le  repos  de  mes  jours  m'en  sera  plus 
doux,  quand  je  vous  en  serai  redevable.  Je 
voudrois  seulement  qu'au  préalable  nous 
pussions  faire  une  connoissance  encore  plus 
intime.  J'ai  des  projets  de  vovages  pour  cet 
été.  Ne  pourrions-nous  en  faire  quelqu'un 
ensemble?  Votre  bâtiment  vous  occupera- 
t-il  si  fort  que  vous  ne  puissiez  le  quitter 
quelques  semaines ,  même  quelques  mois  , 
si  le  cas  y  échéoit  ?  Mon  cher  monsieur ,  il 
faut  commencer  par  beaucoup  se  connoitré 
pour  savoir  bien  ce  qu'on  fait  quand  on  se 
lie.  Je  m'attendris  à  penser  qu'après  une 
vie  si  malheureuse ,  peut-être  trouverai- je 
encore  des  jours  sereins  près  de  vous ,  et 
que  peut-être  une  chaîne  de  traverses  m'à- 
t-elle  conduit  à  l'homme  que  la  Providence 
appelle  à  me  fermer  les  yeux.  Au  re-te  je 
vous  parle  de  mes  voyages  ,  parceqn'à  forcé 
d'habitude  les  déplacemens  sont  devenus 
pour  moi  des  besoins.  Durant  toute  la  belle 
saison  ,  il  m'est  impossible  de  rester  plus  dé 
deux  ou  trois  jours  en  place  sans  me  con- 
traindre et  sans  soulTrir, 

E  2 


LETTRES 


LETTRE 
A  M.  LE  C.   DE***. 

Motier,  le  26  janvier  1765. 

J  E  suis  pénëtré ,  monsieur ,  des  témoigna- 
ges d'estime  et  de  confiance  dont  vous  m'ho- 
norez ;  mais,  comme  vous  dites  fort  bien  , 
laissons  les  complimens ,  et,  s'il  est  possible, 
alloua  à  l'utile. 

Je  ne  crois  pas  que  ce  que  vous  desirez  de 
moi  se  puisse  exécuter  avec  succès  d'em- 
blée dans  une  seule  lettre  ,  que  madame  la 
comtesse  sentira  d'abord  être  votre  ouvrage. 
Il  vaut  mieux,  ce  me  semble,  puisque  vous 
m'assurez  qu'elle  est  portée  à  bien  penser 
de  moi ,  que  je  fasse  avec  elle  les  avances 
d'une  correspondance  qui  fera  naître  aisé- 
ment les  sujets  dont  il  s'agit,  et  sur  lesquels 
je  pourrai  lui  présenter  mes  réflexions  de 
moi-môme  à  mesure  qu'elle  m'en  fournira 
roccasion  :  car  il  arrivera  de  deux  chosed 


»    I    V   E    R    s   E   s.  69 

Tune  ;  ou  ,  m'accordant  quelque  confiance , 
elle  épanchera  quelquefois  son  honnête  et 
vertueux  cœur  en  m'écrivant ,  et  alors  la 
liberté  que  je  prendrai  de  lui  dire  mon  sen- 
timent, autorisée  par  elle-même  ,  ne  pourra 
hii  déplaire  ;  ou  elle  restera  dans  une  réserve 
qui  doit  me  servir  de  règle  ;  et  alors,  n'ayant 
point  Thonneur  d'être  connu  d'elle  ,  de  quel 
dioit  m' ingérer  à  lui  donner  des  leçons?  La 
lettre  Gijointe  est  écrite  dans  cette  vue,  et 
prépare  les  matières  dont  nous  aurons  àtrai- 
ter  si  ce  texte  lui  agrée.  Disposez  de  cette 
lettre,  je  vous  supplie,  pour  la  donner  ou 
la  supprimer  selon  qu'il  vous  paroîtra  plus 
convenable. 

En  vérité ,  monsieur ,  je  suis  enchanté 
de  vous  et  de  votre  digne  épouse.  Qu'aimable 
et  tendre  doit  être  un  mari  qui  peint  sa 
femme  sous  des  traits  si  charmans  !  Elle  peut 
vous  aimer  trop  pour  votre  repos ,  mais  ja- 
mais trop  pour  votre  mérite,  ni  vous  l'aimer 
jamais  assez  pour  le  sien.  Je  ne  connois  rien 
de  plus  intéressant  que  le  tableau  de  votre 
union  et  tracé  par  vous-même.  Toutefois 
voyez  que  sans  y  songer  vous  n'ayez  donne 
peut-être  k  $a  délicatesse  quelque  raisoa 

E  a 


7©  LETTRES 

particulière  de  craindre  votre  éloîgnement. 
Monsieur ,  les  cœurs  sensibles  sont  faciles 
à  blesser,  tout  les  alarme ,  et  ils  sont  d'un 
si  grand  prix  qu'ils  valent  bien  les  peines 
qu'on  prend  à  les  contenter.  Les  soins 
amoureux  de  nouveaux  époux  bientôt  se 
relâchent.  Les  témoignages  d'un  attache- 
ment durable  ,  fondé  sur  Testime  et  sur  la 
vertu  ,  sont  moins  frivoles  et  font  plus  d'ef- 
fet. Laissez  à  votre  femme  le  plaisir  de  sa- 
crifier quelquefois  ses  goûts  aux  vôtres  ; 
mais  qu'elle  voie  toujours  que  vous  cher- 
chez votre  bonheur  dans  le  sien ,  et  que 
vous  la  distinguez  des  autres  femmes  par 
des  sentimens  à  l'épreuve  du  temps.  Quand 
ijne  fois  elle  sera  bien  convaincue  de  la  so- 
lidité de  votre  attachement,  elle  n'aura  pas 
peur  que  vous  lui  soyez  enlevé  par  des  fol- 
les. Pardon  ,  monsieur;  vous  demandez  des 
avis  pour  madame  la  comtesse ,  et  c'est  à 
vous  qiie  j'ose  en  donner.  Mais  vous  m'inspi- 
rez un  intérêt  si  vifpourvotre  union,  qu'en 
vous  parlant  de  tout  ce  qui  me  semble 
propre  à  l'affermir  ,  je  crois  déjà  me  mêler 
de  mes  affaires. 


Dr   I    V   E    R    s    E   s.  Jt 

LETTRE 

A  M™  LA  C.   DE***. 

Sïbtièr,  lëa^janviar  1765. 

J'apprends,  madame,  que  \oiis  êtes  une 
femme  aussi  vertueuse  qu'aimable ,  que  vous 
avez  pour  votre  mari  autant  de  tendresse 
qu'il  en  a  pour  vous ,  et  que  c'est  à  tous 
égards  dire  autant  qu'il  est  possible.  On 
ajoute  que  vous  mlionorezde  votre  estime , 
et  que  vous  m'en  préparez  même  un  témoi- 
gnage qui  me  donneroit  l'honneur  d'appar- 
tenir à  votre  sang  par  des  devoirs,  (i) 

En  voilà  plus  qu'il  ne  faut ,  madame^ 
pour  m'attacher  par  le  plus  vif  intérêt  au 
bonbeur  d'un  si  digne  couple,  et  bien  assez, 
j'espère^  pour  m'autoriser  à  vous  marquer 

(1)  M»"c  la  C.  de  B.  avoit  paru  souhaiter  qu.e 
Mi  Rousseau  voulût  être  leparrainde'f  enfant  dont 
€4le  étoit  sur  le  point  d^a€coucl>er. 

E  4 


^05  3L    E    T    T    R    E    S 

}iia  reconnoissance  pour  la  part  qui  me  vient 
de  vous  des  bontés  qu'a  pour  moi  M.  le 
comte  de  "*■**.  J'ai  pensé  que  Theureux 
événement  qui  s'approche  pouvoit,  selon 
\'os  arrangeinens  ,  me  mettre  avec  vous  en 
correspondance  ;  et  pour  un  objet  si  respec- 
table je  sens  du  plaisir  à  la  prévenir. 

Une  autre  idée  me  fait  livrer  à  mon  zèle 
avec  confiance.  Les  devoirs  de  M.  le  comte 
de  *"^*  l'appelleront  quelquefois  loin  de 
vous.  Je  rends  trop  de  justice  à  vos  senti" 
mens  nobles  pour  douter  que  si  le  charme 
de  votre  présence  lui  faisoit  oublier  ces  de- 
voirs ,  vous  ne  les  lui  rappelassiez  vous- 
înêmeavec  courage. Comme  unamourfondé 
sur  la  vertu  peut  sans  danger  braver  Tab- 
fience  ,  il  n'a  rien  de  la  mollesse  du  vice  ,  il 
se  renforce  par  les  sacrilices  qui  lui  coûtent 
et  dont  il  s'hoiiore  à  ses  propres  yeux.  Que 
vous  êtes  heureuse  ,  madame ,  d'avoir  un 
mérite  c[ui  vous  met  au-dessus  des  craintes, 
et  un  époux  qui  sait  si  bien  en  sentir  le  prix! 
Plus  il  aura  de  comparaisons  à  faire ,  plus 
il  s'applaudira  de  son  bonheur. 

Dans  ces    intervalles  vous  passerez  un 
temps  très  doux  à  vous  occunerde  lui ,  des 


DIVERSES.  73 

chers  gages  de  sa  tendresse,  àlui  en  parler  dans 
vos  lettres  ,  à  en  parlera  ceux  qui  prennent 
part  à  votre  union.  Dans  ce  nombre  oserois^ 
je ,  madame ,  me  compter  auprès  de  vous 
pour  quelque  chose  ?  J'en  ai  le  droit  par  mes 
sentimens  ;  essayez  si  j'entends  les  vôtres, 
si  je  sens  vos  inquiétudes  ,  si  quelquefois 
je  puis  les  calmer.  Je  ne  me  flatte  pas  d'a- 
doucir vos  peines  ;  mais  c'est  quelque  chose 
que  les  partager,  et  voilà  ce  fjue  je  ferai  de 
tout  mon  cœur.  Recevez,  madame ,  je  vous 
supplie ,  les  assurances  de  mon  respect. 

LETTRE 

A  M""  LA   M.    DE  V, 

Motier ,  le  S  février  1765. 

Au  milieu  des  soins  que  vous  donne  , 
madame  ,  le  zèle  pour  votre  famille  ,  et 
au  premier  moment  de  votre  convalescence , 
vous  vous  occupez  de  moi  ;  vous  jjressen- 
tez  les  nouveaux  dangers  où  vont  me  re-* 


74  LETTRES 

plonger  les  fureurs  de  nies  ennemis  ,  in- 
dignés que  j'aie  osé  montrer  ]eur  injustiee  î 
Vous  ne  vous  trompez  pas,  madame  ;  on 
ne  peut  rien  imaginer  de  pareil  à  la  rage 
qu'ont  excirée  les  Lettres  de  la  montagne. 
Messieurs  de  Berne  viennent  de  défendre 
cet  ouvrage  en  termes  trèsinsuUans.  Je  ne 
serois  pas  surpris  qu'on  me  fît  un  mauvais 
parti  sur  leurs  terres  lorsque  j'y  remettrai 
le  p'ed.  Il  faut  en  ce  ])ays  même  toute  la 
proteetion  du  roi  pour  niy  laisser  en 
sûreté.  Le  conseil  de  Genève  ,  (jui  souffle 
le  feu  tant  ici  qu'en  Hollande  ,  attend  le 
lîîoment  d'agir  ouvertement  à  son  tour  , 
et  d'achever  de  m'écraser  s'il  lui  est  pos- 
sible. De  quelque  côté  que  je  me  tourne 
je  ne  vois  que  griffes  pour  me  déchirer  et 
que  gueules  ouvertes  pour  m 'engloutir.  J'es- 
pérois  du  moins  plus  d'humanité  du  côté 
de  la  France  :  mais  j'avois  tort  ;  couj^abJe 
du  crime  irrémissible  d'être  injustement 
opprimé  ,  je  n'en  dois  attendre  que  mon 
coup  de  grâce.  Mon  parti  est  ])ris,  njadame  ; 
je  laisserai  tout  faire  ,  tout  dire,  et  je  me 
tairai  :  ce  n'est  pourtant  pas  ma  faute  d'a- 
voir à  parler. 


DIVERSES.  75 

Je  sens  qu  il  est  impossible  qu'on,  me 
laisse  respirer  en  paix  ici.  Je  suis  trop  près 
de  Genève  et  de  Berne.  La  passion  de  cette 
heureuse  tranquillité  m'agite  et  me  tra- 
vaille chaque  jour  davantage.  Si  je  n'espë- 
rois  la  trouver  à  la  fin  ,  je  sens  que  ma 
constance  acheveroit  de  m'abandonner.  J  aï 
quelque  envie  d'essayer  de  l'Italie  ,  dont 
le  climat  et  l'inquisition  me  seront  peut- 
être  plus  doux  qu'en  France  et  qu'ici.  Je 
tâcherai  cet  été  de  me  traîner  de  ce  côté- 
là,  pour  y  chercher  un  gîte  paisible  ;  et,  si 
je  le  puis  trouver  ,  je  vous  promets  bien 
qu'on  n'entendra  plus  parler  de  moi.  Repos , 
repos ,  chère  idole  de  mon  cœur  ,  où  te 
trouverai- je  ?  Est-il  possible  que  personne 
n'en  veuille  laisser  jouir  un  homme  qui 
ne  troubla  jamais  celui  de  personne  !  Je 
ne  serois  pas  surpris  d'être  à  la  fin  forcé  de 
me  réfugier  chez  les  Turcs,  et  je  ne  doute 
point  que  je  n'y  fusse  accueilli  avec  plus 
d'humanité  et  d'équité  que  chez  les.  chré- 
tiens. 

On  vous  dit  donc  ,  madame  ,  que  M. 
de  Voltaire  m'a  écrit  sous  le  nom  du  gé- 
néral Paoh^  et  que  j'ai  donné  dans  le  piège,; 


76  LETTRES 

Ceux  qui  disent  cela  ne  font  guère  plus 
d'honneur,  ce  me  semble  ,  à  la  probité 
de  M.  de  Voltaire  qu'à  mon  discerne- 
ment. Depuis  la  réception  de  votre  lettre 
voici  ce  qui  m'est  arrivé.  Un  chevalier  de 
Malte  ,  qui  a  beaucoup  bavardé  dans  Ge- 
neve  ,  et  qui  dit  venir  d'Italie  ,  est  venu  me 
voir  il  y  a  quinze  jours  de  la  part  du  gé- 
néral Paoli  ,  faisant  beaucoup  l'empressé 
des  commissions  dont  il  se  disoit  chargé 
près  de  moi ,  mais  me  disant  au  fond  très 
peu  de  chose  ,  et  m'étalant  d'un  air  im- 
portant d'assez  chétives  paperasses  fort 
pochetées.  A  chaque  pièce  qu'il  me  mon- 
troit  il  étoit  tout  étonné  de  me  voir  tirer 
d'un  tiroir  la  même  pièce  et  la  lui  montrer 
à  mon  tour.  J'ai  vu  que  cela  le  mortifioit 
d'autant  plus  ,  qu'ayant  fait  tous  ses  efforts 
pour  savoir  quelles  relations  je  pouvois 
avoir  eues  en  Corse  ,  il  n'a  pu  là-dessus 
m'arracher  un  seul  mot.  Comme  il  ne 
m'a  point  apporté  de  lettres  et  qu'il  n'a 
voulu  ni  se  nommer  ni  me  donner  la 
moindre  notion  de  lui  ,  je  l'ai  remercié 
des  visites  qu'il  vouloit  continuer  de  me 
faire.  Il  n'a  pas  laissé  de  passer  encore  la 


DIVERSES,"  77 

ûiii.  ou  douze  jours  sans  me  revenir  voir. 
J'ignore  ce  qu  il  y  a  fait.  On  m'apprend 
qu'il  est  reparti  dliier. 

Vous  vous  imaginez  bien ,  madame ,  qu'il 
n'est  plus  question  pour  moi  de  la  Corse  > 
tant  à  cause  de  Tétat  où  je  me  trouve  que 
par  mille  raisons  qu'il  vous  est  aisé  d'ima- 
giner. Ces  messieurs  dont  vous  me  par- 
lez (  i  )  ont  de  la  santé  ,  du  pain  ,  du  re- 
pos ;  ils  ont  la  tête  libre  et  le  cœur  épa- 
noui par  le  bien-être;  ils  peuvent  méditer 
et  travailler  à  leur  aise  :  selon  toute  appa- 
rence les  troupes  françoises  ,  s'ils  vont  dans 
le  pays ,  ne  maltraiteront  point  leurs  per- 
sonnes, et,  s'ils  n'y  vont  pas  ,  n'empêche- 
ront point  leur  travail.  Je  désire  passion- 
nément voir  une  législation  de  leur  façon  :' 
mais  j'avoue  que  j'ai  peine  à  voir  quel  fon- 
dement ils  pourroient  lui  donner  en  Corse; 
car  malheureusement  les  femmes  de  ce 
pays-là  sont  très  laides  ,  et  très  chastes ,  qui 
pis  est. 


(i)  Messieurs  Helvétius  et  Diderot  ,  auxquels  les 
Corses  ,  disoit-on,  s'étoient  adressés  pour  avoir  uja 
plan  de  législation. 


*/%  LETTRES 

Que  mon  voyage  projeté  n'aille  pas  , 
madame  ,  vous  faire  renoncer  au  vôtre. 
J'en  ai  plus  besoin  que  jamais  ,  et  tout 
peut  très  bien  s'arranger  pourvu  que  vous 
veniez  au  commencement  ou  à  la  fin  do 
la  belle  saison.  Je  compte  ne  partir  qu'à  la 
fin  de  mai ,  et  revenir  au  mois  de  sep- 
tembre. 


LETTRE 
A  M.  D  *  *  *. 

Motier ,  le  7  février  1765. 

Je  ne  doute  point,  monsieur,  qu'hier,  jour 
des  deux-cent ,  on  n'ait  brûle  mon  livre  à 
Genève  ;  du  moins  toutes  1(  s  mesures 
étoient  prises  pour  cela.  \^oujS  aurez  su 
qu'il  fut  brûlé  le  22  à  la  Haye.  Rey  me 
marque  que  l'inquisiteur  (  1  )  a  écrit  darls 
ce  pays-là  beaucoup  de  lettres  ,  et  que  le 

(1)  M.  de  Voltaire. 


DIVERSES.  79 

tnînîstre  Ch***  de  Genève  s'est  donné  de 
grands  mouvenieas.  Au  s.irpliis  on  laisse 
ïley  fort  tranq  nlle.  T(jur  v.ela  n'est-d  pas 
plaisant  ?  Celt-e  arfaire  s'est  tramée  avec 
beaucoup  de  secret  et  de  diligence  ,  carie 
GomiedeB***^ ,  qui  m'écrivit  peu  de  jours 
auparavant,  nen  savoit  rien.  Vous  me  di- 
rez, })Oiir([uoi  ne  Ta-t-il  pas  empêchée  au 
moment  de  lexécution  ?  Monsieur  ,  j'ai 
par-tout  des  amis  puissans  ,  illustres  ,  et 
qui  ,  j'en  suis  très  sur  ,  m'aiment  de  tout 
leur  cœur  ;  mais  ce  sont  tous  gens  droits, 
bons  ,  doux  ,  pacifiques  ,  qui  dédaignent 
toute  voie  oblique.  Au  contraire  mes  enne- 
mis sontardens  ,  adroits  ,  intrigans,  rusés, 
infatigables  pour  nuire ,  et  qui  manœuvrent 
toujours  sous  terre  comme  les  taupes. 
.Vous  sentez  <jue  la  partie  n'est  pas  ég^de. 
L'inquisiteur  est  Thomme  le  plus  actif  qud 
la  terre  ait  produit  ;  il  gouverne  en  quelque 
façon  toute  lEurope. 

Tu  dois  régner,  ce  monde  est  fait  pour  les  in<5chans/ 

Je  suis  très-sûr  qu'à  moins  que  je  ne 
lui  survive  je  serai  persécuté,  jusc^a'à  Ub 
mon. 


So  Iv    K    T    T    R    E   s 

Je  ne  digère  point  que  M.  de  B***  sup- 
pose que  c'esb  moi  qui  m'attire  sa  haines 
Eh!  quai -je  donc  fait  pour  cela?  Si  Tort 
parle  trop  de  moi  ce  n'est  pas  ma  faute  ; 
je  mepasserois  d'une  célébrité  acquise  à  ce 
prix.  Marquez  à  M.  de  B***  tout  ce  que 
votre  amitié  pour  moi  vous  inspirera;  et^ 
en  attendant  que  je  sois  en  état  de  lui  écrire^ 
parlez-lui,  je  vous  supplie,  de  tous  les  sen- 
timens  dont  vous  me  savez  pénétré  pour 
lui*  ■ 

M.  Vernes  désavoue  hautement  et  avec 
horreur  le  libelle  oi^i  j'ai  mis  son  nom.  II 
m'a  écrit  là -dessus  une  lett/te  honnête, 
à  laquelle  j'ai  répondu. sur  le  môme  ton, 
offrant  de  contribuer  autant  qu'il  me  seroit 
possible  à  répandre  son  désaveu.  Malgré 
la  certitude  où  je  croyois  être  que  l'ouvrage 
étoit  de  lui ,  certains  faits  récens  me  font 
soup(^onner  qu'il  pourroit  bien  être  de  quel- 
qu'un qui  se  cache  sous  son  manteau. 

Au  reste  l'imprimé  de  Paris  s'est  très 
promptement  et  très  singulièrement  ré- 
pandu à  Genève.  Plusieurs  particuliers  en. 
ont  reçu  par  la  poste  des  exemplaires  sous 
enveloppe,  avec  ces  seuls  mots  écrits  d'une 

mai» 


D    1    V    E    R   s    E    8a  Sr 

hiain  de  femme  :  Lisez  ,  bonnes  g^ns  !  Je 
donnerois  tout  au  monde  pour  savoir  qui 
est  cette  aimable  femme  qui  s'intéresse  si 
vivement  à  un  pauvre  opprimé,  et  qui  sait 
marquer  son  indignation  en  termes  si  brefs 
et  si  pleins  d'énergie. 

J'avois  bien  prévu,  monsieur,  que  votre 
calcul  ne  seroit  pas  admissible,  et  qu'au- 
près d'un  homme  que  vous  aimez  votre 
cœur  feroit  déraisonner  votre  tête  en  ma- 
tière d'intérêt.  Nous  causerons  de  cela  plus 
à  notre  aise  en  herborisant  cet  été  ;  car ,  loin 
de  renoncer  à  nos  caravanes,  même  en 
supposant  le  voyage  d'Italie,  je  veux  bien 
tâcher  qu'il  n'y  nuise  pas.  Au  reste  je  vous 
dirai  que  je  sens  en  moi  depuis  quelques 
jours  une  révolution  qui  m'étonne.  Ces 
derniers  évènemens ,  qui  dévoient  achever 
dem'accabler,  m'ont,  je  ne  sais  comment, 
rendu  tranquille ,  et  même  assez  gai  :  il  me 
semble  que  je  donnois  trop  d'importance  k 
des  jeux  d'enfans.  Il  y  a  dans  toutes  ces 
brûleries  quelque  chose  de  si  niais  et  de  si 
bête ,  qu'il  faut  être  plus  enfant  qu'eux 
pour  s'en  émouvoir.  Ma  vie  morale  csi 
linie.  Est-ce  la  peine  de  tant  choisir  la  terre 

Tome  32.  F 


82  LETTRES 

OÙ  je  dois  laisser  mon  corps?  La  partie  la 
plus  précieuse  de  moi-même  est  dcja  morte , 
les  lionmies  n'y  peuvent  plus  rien  ;  et  je  ne 
regarde  plus  tous  ces  tas  de  magistrats  si 
barbai^s  que  comme  au  tant  de  vers  qui  s'a- 
musent à  ronger  mon  cadavre. 

La  machine  ambulante  se  montera  donc 
cet  été  pour  aller  lierboriser;  et,  si  Tamitié 
peat  la  'réchauffer  encore^  vous  serez  le 
Prométliëe  qui  me  rapportera  le  feu  du  ciel. 
Bon  jaur^  monsieur. 

LETTRE 

AU  LORD  MARÉCHAL  DÉCOSSE.. 

Motier,  le  ii  février  1765, 

V  otr  S  savez ,  railord ,  une  partie  de  ce  qtiî 
ftl'Arrive,  îa  brûlerie  de  la  Haye  ,  la  défense 
de  Berne ,  ce  qui  se  prépare  à  Oeneve  ;  mais 
vous  ne  pouvez  Savoir  tout.  Des  malheurs 
si  constans,  une  animosirési  universelle, 
commençoient   à   m'accabler  tout- à-fai!;. 


DIVERSES.  85 

Quoique  les  mauvaises  nouvelles  se  multi- 
plient depuis  la  réception  de  votre  lettre  , 
je  suis  plus  tranquille  et  même  assez  gai: 
quand  ils  m'auront  fait  tout  le  mal  qu'ils 
peuvent ,  je  pourrai  les  mettre  au  pis.  Grâ- 
ces à  la  protection  du  roi  et  à  la  vôtre  ,  ma 
personne  est  en  sûreté  contre  leurs  attein- 
tes; mais  elle  ne  Test  pas  contre  leurs  tra: 
casseries,  et  ils  me  le  font  bien  sentir.  Quoi 
qu  il  en  soit,  si  ma  tête  s'affoiblit  et  s'altère, 
mon  cqeur  me  reste  en   bon  état.   Je  l'é- 
prouve en  lisant  votre  dernière  lettre  et  le 
billet  que  vous  avez  écrit  pour  la  commu- 
nauté de  Couvet.  Je  crois  que  M.  Meuron 
s'acquittera  avec  plaisir  de  la  commission 
que  vous  lui  donnez:   je  n'en  dirois  pas  au- 
tant de  l'adjoint  que  vous  lui  associez  pour 
cet  effet,  malgré  l'empressement  qu'il  ^- 
fecte.  Un  des  tourmeus  de  ma  vie  est  d'avoir 
quelquefois  à  me  plaindre  des  gens  que  vous 
fiimez  et  à  me  louer  de  ceux  que  vous  n'ai- 
mez pas.    Combien  tout  ce  qui  vous  est 
attaché  me  seroit  cher  s'il  vouloit  seule- 
ment ne  pas  repousser  mon  zele  !  Mais  vos 
bontés  pour  moi  font  ici  bien  des  jaloux, 
et  dans  l'occasion  ces  jaloux  ne  me  cachent 

F  a 


84  LETTRES 

pas  trop  lenr  liaine.  Pnisse-t-elle  augmetiief 
sans  cesse  au  même  prix  !  Ma  bonne  sœur 
Emetulla^  conservez -moi  soigneusement 
notre  père:  si  je  le  perdois  je  serois  le  plus 
malheureux  des  êtres. 

Avez-vous  pu  croire  que  j'aie  fait  la  moin- 
dre dëmarche  pour  obtenir  la  permission 
d'imprimer  ici  le  recueil  de  mes  écrits,  ou 
pour  empêcher  que  cette  permission  ne  fut 
révoquée?  Non,  milord;  j'étois  si  parfaite- 
ment là-dessus  dans  vos  sentimens,  sans 
les  connoître  ,  que  dès  le  commencement 
je  parlai  sur  ce  ton  aux  associés  qui  se  pré- 
sentèrent, et  à  M***  qui  a  bien  voulu  se 
charger  de  traiter  avec  eux.  La  proposition 
est  venue  d'eux  ,  et  je  ne  me  suis  point 
pressé  d'y  consentir.  Du  reste  je  n'ai  rien 
demandé,  je  ne  demande  rien,  }e  ne  de- 
manderai rien  ,  et,  quoi  qu'il  arrive ,  on  ne 
pourra  pas  se  vanter  de  m'avoir  fait  un 
refus,  qui  après  tout  me  nuira  moins  qu'à 
eux-mêmes,  puisqu'il  ne  fera  qu'ôter  au 
pays  cinq  ou  six  cent  mille  francs  que  j'y 
aurois  fait  entrer  de  cette  manière ,  et  qu'on 
ne  rebutera  peut-être  pas  si  dédaigneuse- 


DIVERSES.  85 

ment  ailleurs.  Mais,  s'il  arrivoit  contre  toute 
attente  que  la  permission  fût  accordée  ou 
ratifiée ,  j  avoue  que  j  en  serois  touché 
comme  si  personne  n'y  gagnoit  que  moi 
seul,  et  que  je  m'attacherois  au  pays  pour 
le  reste  de  ma  vie. 

Comme  probablement  cela  n'arrivera  pas 
et  que  le  voisinage  de  Genève  me  devient 
de  jour  en  jour  plus  insupportable,  je  cher- 
che à  m'en  éloigner  à  tout  prix.  Il  ne  me 
reste  à  choisir  que  deux  asyles,  T  Angleterre 
ou  ritalie.  Mais  l'Angleterre  est  trop  éloi- 
gnée, il  y  fait  trop  cher  vivre ,  et  mon  corps 
ni  ma  bourse  n'en  supporteroient  pas  le 
trajet.  Reste  l'Italie,  et  sur- tout  Venise,  , 
dont  le  climat  et  finquisition  sont  plus  doux 
qu  en  Suisse:  mais  S.  Marc,  quoiqu'apôtre , 
ne  pardonne  guère,  et  j'ai  bien  dit  du  mal 
de  ses  enfans.  Toutefois  je  crois  que  j'en 
courrai  les  risques;  car  j'aime  encore  mieux; 
la  prison  et  la  paix  que  la  liberté  et  la  guerre. 
Le  tumulte  où  je  suis  ne  me  permet  encore 
de  rien  résoudre  :  je  vous  en.  dirai  davan- 
tage quand  mes  sens  seront  plus  rassis.  Un 
peu  de  vos  conseils  me  serolt  bien  néceS' 

F  3 


8^  LETTRES 

c 

saire  ;  car  je  suis  si  malheureux  quand  j'agî? 
de  moi-même,  qu'après  avoir  bien  raisonné 
détériora  seqaor. 


LETTRE 
A    MM.    DE    LUC. 

24  février  J7G5. 

J'apprends,  tnessieurs,  que  vous  êtes  en 
peine  des  lettres  que  vous  m'avez  écrites. 
Je  les  ai  toutes  reçues  jusqu'à  celle  du  i5 
février  inclusivement.  Je  regarde  votre  si- 
tuation comme  décidée  :  vous  êtes  trop 
gens  de  bien  pour  pousser  les  choses  à  l'ex- 
trême et  ne  pas  préférer  la  paix  à  la  liberté. 
Un  peuple  cesse  d'être  libre  quand  les  lois 
ont  perdu  leur  force:  mais  la  vertu  ne  perd 
jamais  la  sienne,  et  lliomme  vertueux 
demeure  libre  toujours.  Voilà  désormais, 
înessieurs,  votre  ressource:  elle  est  assez 
grande,  assez  belle,  pour  vous  consoler  de 
tout  ce  que  vous  perdez  comme  citoyens. 


\ 


DIVERSES,  8f 

Pour  mol,  je  prends  le  seul  parti  qui  me 
reste ,  et  je  le  prends  irrévocablement. 
Puisqiravec  des  intentions  aussi  pures  , 
puisqu'avec  tant  d'amour  pour  la  justi■c^  et 
pour  la  vérité,  je  n'ai  fait  que  du  mal  sur  la 
terre,  je  n'en  veux  plus  faire,  et  je  me  retiî"p 
au  dedans  de  moi.  Je  ne  veux  plus  eutendre 
parler  de  Genève  ni  de  ce  qui  s'y  passe.  Ici 
finit  notre  correspondance.  Je  vous  aimerai 
toute  ma  vie  ;  mais  je  ne  vous  écrirai  plus. 
Embrassez  pour  moi  votre  père.  Je  vous 
embrasse,  messieurs  ,  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE 
A   M.  MEURON, 


PROCUREUR-GÉNÉRAL. 


•a5  févïlar  1765. 

J'apprends,  monsieur,  avec  quelle  bonté 
de  cœur  etavep  quelle  vigueur  de  cout^^é 
vous  avez  pris  la  défense  d'un  paijvre  op- 

F  4 


PS  LETTRES 

primé.  Poursuivi  par  la  classe  et  dëfendu 
par  vous,  je  puis  bien  dire  comme  Pom- 
pée ,  Victrix  causa  dlis  placuit^  sed  vicia 
Catoiii, 

Toutefois  je  suis  malheureux,  mais  non 
pas  vaincu;  mes  persécuteurs  au  contraire 
ont  tout  fait  pour  ma  gloire,  puisque  c'est 
par  eux  que  j'ai  pour  protecteur  le  plus 
grand  des  rois,  pour  j/ere  le  plus  vertueux 
des  hommes,  et  pour  patron  Tun  des  plus 
éclairés  magistrats. 


Ij  E  T  T  R  E 
A  M.   DE  P. 

25  février  1765. 

V  OTRE  lettre,  monsieur,  m'a  pénétré  jus- 
qu'aux larmes.  Que  la  bienveillance  est  une 
douce  chose!  et  que  ne  donnerois-je  pas 
pour  avoir  celle  de  tous  les  honnêtes  gens  î 
Puissent  mes  nouveaux  patriotes  m'accor- 
4er  la  leur  à  votre  exemple  !  puisse  le  lievi 


DIVERSES.  S9 

de  mon  refuge  être  aussi  celui  des  mes  atta- 
chemens  !  Mon  cœur  est  bon ,  il  est  ouvert 
à  tout  ce  qui  lui  ressemble;  il  n'a  besoin  , 
j'en  suis  très  sûr ,  que  d  être  connu  pour 
être  aimé.  Il  reste  après  la  santé  trois  biens 
qui  rendent  sa  perle  plus  supportable,  la 
paix,  la  liberté,  Tamitié.  Tout  cela,  mon- 
sieur, si  je  le  trouve,  me  deviendra  plus 
doux  encore  lorsque  j'en  pourrai  jouir  près 
de  vous. 


LETTRE 

A  M.  DE  G,  P.  A.  A, 

Fcfrier  1765. 

J  'attei^dois  des  réparations  ,  monsieur  , 
et  vous  en  exigez  :  nous  sommes  fort  loin 
4e  compte.  Je  veux  croire  que  vous  n'a-» 
vez  point  concouru  dans  les  lieux  où  vous 
êtes  aux  iniquités  qui  sont  fouvrage  de 
vos  confrères  ;  mais  il  falloit  ,  monsieur  , 
vous  élever  contre  une  manœuvre  si  op|.o- 


go  tETTllES 

sée  à  Tesprit  du  christianisme  etsidësîio-i 
iiorante  pour  votre  ëtat.  La  lâclieté  n'est 
pas  moins  rëpréliensible  que  la  violence 
dans  les  ministres  du  Sei2;neur.  Dans  tous 
les  pays  du  monde  il  est  permis  à  Tinno- 
cent  de  défendre  son  innocence.  Dans  le 
vôtre  on  Yen  punit  ;  on  fait  plus ,  on  ose  em- 
ployer la  religion  à  cet  usage.  Si  vous  avez 
protesté  contre  cette  profanation,  vous  êtes 
excepté  dans  mon  livre  ,  et  je  ne  vous  dois 
point  de  réparation  :  si  vous  n'avez  pas 
protesté  ,  vous  êtes  coupable  de  conni- 
vence ,  et  je  vous  en  dois  encore  moins. 
Agréez  ,  monsieur ,  je  vous  supplie  ,  mes 
salutations  et  mon  respect. 


LETTRE 

A   M.  CLAIR AUT. 

Moticr-Travers  ,  le  3  mars  ivGS. 

JLjE  souvenir ,  monsieur  ,  de  vos  ancien- 
nes bontés  pour  moi  vous  cause  une  nou- 
velle importunité  de  ma  part.  Il  s  agiroit  de 


DIVERSES.  91 

vouloir  bien  être  pour  la  seconde  fois  cen- 
seur d'un  de  mes  ouvrages.  C'est  une  très 
mauvaise  rapsodie  que  j'ai  compilée  il  y  a 
plusieurs  années  sous  le  nom  de  Diction" 
nuire  de  musique  ,  et  que  je  suis  forcé  de 
donner  aujourd'hui  pour  avoir  du  pain. 
Dans  le  torrent  de  malheurs  qui  m'en- 
traîne ,  je  suis  hors  d'état  de  rt  voir  ce 
recueil.  Je  sais  qu'il  est  plein  d'erreurs  et 
de  bévues.  Si  quelque  intérêt  pour  le  sort 
du  plus  malheureux  des  hommes  vous  por- 
toit  à  voir  son  ouvrage  avec  un  peu  plus 
d'attention  que  celui  d'un  autre  ,  je  vous 
serois  sensiblement  obligé  de  toutes  les 
fautes  que  vous  voudriez  bien  corriger  che- 
min faisant.  Les  indiquer  sans  les  corriger 
ne  seroit  rien  faire,  car  je  suis  absolument 
hors  d'état  d'y  donner  la  moindre  atten- 
tion ;  et  si  vous  daignez  en  user  comme  de 
votre  bien  pour  changer  ,  ajouter ,  ou  re- 
trancher ,  vous  exercerez  une  charité  très 
utile  et  dont  je  serai  très  reconnoissant. 
Recevez  ,  monsieur  ,  mes  très  humbles  ex- 
cuses et  mes  salutations. 

J.    i»  -ROUSSEAU. 


93  LETTRES. 

>     .  .  '     '  '=» 

LETTRE 

A  M.  M**^ 

9  mars  1765^ 

Vous  ignorez ,  je  le  vois  ,  ce  qui  se  passe 
ici  par  rapport  à  moi.  Par  des  manœuvres-: 
souterraines  que  j'ignore  ,  les  ministres  , 
Montmollin  à  leur  tête  ,  se  sont  tout-à-coup 
déchaînés  contre  moi  ^  mais  avec  une  telle 
violence,  que  ,  malgré  milord  maréchal  et  le 
roi  même  ,  je  suis  chassé  d'ici  sans  savoir 
plus  où  trouver  d'asyle  sur  la  terre  :  il  ne 
m'en  reste  que  dans  son  sein.  Cher  M***  , 
voyez  mon  sort.  Les  plus  grands  scélérats 
trouvent  un  refuge  ;  il  n'y  a  que  votre  ami 
qui  n'en  trouve  point.  J'aurois  encore  l'An- 
gleterre :  mais  quel  trajet  !  quelle  fatigue  I 
quelle  dépense  !  Encore  si  j'étois  seul  !  .  .  • 
Que  la  nature  est  lente  à  me  tirer  d'affaire  ! 
Je  ne  sais  ce  que  je  deviendrai  -,  mais  ,  en 
quelque  lieu  que  j'aille  terminer  ma  ni\% 
serc  j  souvenez-vous  de  votre  ami. 


I 
I 


D    1    V    E    R    s    E   Si  9^ 

Il  n  est  plus  question  de  mon  édition  gé- 
îiërale.  Selon  toute  apparence  je  ne  trouve- 
rai plus  à  la  faire;  et,  quand  je  le  pourrois , 
je  ne  sais  si  je  pourrois  vaincre  Thorrible 
aversion  que  j'ai  conçue  pour  ce  travail.' 
Je  ne  regarde  aucun  de  mes  livres  sans 
frémir  ;  et  tout  ce  que  je  désire  au  monde 
est  un  coin  de  terre  où  je  puisse  mourir 
en  paix  sans  toucher  ni  papier  ni  plume. 

Je  sens  le  prix  de  ce  que  vous  avez  fait 
pendant  f[ue  nous  ne  nous  écrivions  plus. 
Je  me  plaignois  de  vous  ,  et  vous  vous  occu- 
piez de  ma  défense.  On  ne  remercie  pas 
de  ces  choses-là  ^  on  les  sent  ;  on  ne  fait 
point  d'excuse,  on  se  corrige. 

Voici  la  lettre  de  M.  Garcin  :  il  vient 
bien  noblement  à  moi  au  moment  de  mes 
plus  cruels  malheurs.  Du  reste  ne  m'in- 
struisez plus  de  ce  qu'on  pense  ou  de  ce 
qu'on  dit  :  succès  ,  revers,  discours  publics  , 
tout  m'est  devenu  de  la  plus  grande  indif- 
férence. Je  n'aspire  qu'à  mourir  en  repos. 
Ma  répugnance  à  me  cacher  est  enfin  vain- 
cue. Je  suis  à-peu-près  déterminé  à  changer 
de  nom  et  à  disparoître  de  dessus  la 
terre.  Je  sais  déjà  quel  nom  je  prendrai.  Jo 


94  LETTRES 

pourrai  le  prendre  sans  scrupule;  je  ne 
mentirai  sûrement  pas.  Je  vous  embrasse. 
En  finissant  cette  lettre  ,  qui  est  écrite 
depuis  hier ,  j'étois  dans  le  plus  grand  abat- 
tement où  j'aie  été  de  ma  vie.  M.  de 
Montmollin  entra,  et  dans  cette  entrevue 
je  retrouvai  toute  la  vigueur  que  je  croyois 
m  avoir  tout-à-fait  abandonné.  Vous  jugerez 
comment  je  m'en  guis  tiré  par  la  relation 
que  j'en  envoie  à  l'homme  du  roi  ,  et  dont 
je  joins  ici  copie ,  que  vous  pouvez  montrer. 
L'assemblée  est  indiquée  pour  la  semaine 
prochaine.  Peut* être  ma  contenance  en  im- 
posera-t-elle.  Ce  qu'il  y  a  de  sur  c'est  cjue 
je  ne  fléchirai  pas.  En  attendant  qu'on 
sache  quel  parti  ils  auront  pris,  ne  mon- 
tiez cette  lettre  à  personne.  Bon  voyage. 


DIVERSES.  •  gS 

■^— ^—  I     — — —  '         ^  '  ^ 

«  I  I     I  « 

LETTRE 

A    M.    M  E  U  R  O  N, 

Conseiller  d'état  ^  et  procureur-général  à 
Neuchatel. 

Motier,  le  g  mars  1765. 

jTjL  1ER,  monsieur ,  M.  de  Montmollia  m'ho- 
nora d'une  visite,  dans  laquelle  nous  eûmes 
une  conférence  assez  vive.  Après  m'a  voir  an- 
noncé rexcommunicatîon  formelle  comme 
inévitable,  il  me  proposa,  pour  prévenit 
1«  scandale ,  un  temjTéramenl  que  je  refusai 
net.  Je  lui  dis  que  je  ne  voulois  point  d'un 
ëtat  intermédiaire  ;  que  je  voulois  être  de- 
dans ou  dehors  ,  en  paix  ou  eu  guerre,  bi^&- 
bfs  ou  loup.  Il  n>€  fit  suï Toute  cetteaffaire 
plufii-eurs  objections  que  je  mis  en  poudre; 
car,  comme  il  n'y  a  ni  raison  ni  justice  à  tout 
ce  qu'on  fait  contre  moi,  sitôt  qu'on  entre  en 
discussion  je  suis  fort.   Pour  lui   montrer. 


(56  LETTRES 

que  ma  fermeté  n  étoit  point  obstînatiori  , 
encore  moins  insolence  ,  j'offris,  si  la  classft 
vouloit  rester  en  rej^  os,  de  m'engager  avec 
lui  de  ne  plus  écrire  de  ma  vie  sur  aucun 
point  de  religion.  11  répondit  qu'on  se  plai- 
gnoit  que  j'avois  déjà  pris  cet  engagement, 
et  que  j'y  avois  manqué.  Je  répli(|uai  qu'on 
avoit  tort  ;  que  je  pouvois  bien  lavoir  ré- 
solu pour  moi ,  mais  que  je  ne  Tavois  pro- 
mis à  personne.  Il  protesta  qu'il  n  étoit  pas 
le  maître,  qu'il  craignoit  que  la  classe  n'eut 
déjà  pris  sa  résolution.  Je  répondis  que  j'en 
étois  fâché,  mais  que  j'avois  aussi  pris  là 
mienne.  En  sortant  il  me  dit  qu'il  feroit 
ce  qu'il  pourroit.  Je  lui  dis  qu  il  feroit  ce 
qiï'il  voudroit  ;  et  nous  nous  quittâmes.  : 
Ainsi ,  monsieur  ,  jeudi  prochain ,  ou  ven- 
dredi au  plus  tard  ,  je  jetterai  l'épée  ou  le 
fourreau  dans  la  rivière. 

Comme  vous  êtes  mon  bon  défenseur  et 
mon  patron  ,  j'ai  cru  vous  devoir  rendre 
compte  de  cette  entrevue.  Recevez  ,  je  vous 
supplie ,  mes  salutations  et  mon  respect. 


LETTRE 


Diverses»  97 


LETTRE 

ÀM.    LEPROFESSEUR      ' 

DE   MONTMOLLUN". 

X  AR  déférence  pour  M.  le  professeur  de 
Montmollin  ,  mon  pasteur  ,  et  par  respect 
pour  la  vénérable  classe,  j'offre,  si  on  Fagrée, 
de  m'engager  ,  par  un  écrit  signé  de  ma 
main,  à  ne  jamais  publier  aucun  nouvel  ou- 
vrage sur  aucune  matière  de  religion,  même 
de  n'en  jamais  traiter  incidemment  dans 
aucun  nouvel  ouvrage  que  je  pourrois  pu- 
blier sur  tout  autre  sujet  •,  et  de  plus  je 
continuerai  à  témoigner ,  par  mes  sentimens 
et  par  ma  conduite,  tout  le  prix  que  je  mets 
au  bonheur  d'être  uni  à  l'église. 

Je  prie  M«  le  professeur  de  communi- 
quer cette  déclaration  à  la  vénérable  classe. 

Fait  à  Motier,  le  10  mars  i765. 


Tome  32.  G 


gS  LETTRES 

LETTRE 
A   M.  D. 

Motier  ,  le  i4iHirs  iy65. 

Voici,  monsieur,  votre  lettre  :  en  la  li- 
sant j\^tois  Jans  votre  cœur  ;  elle  est  dé- 
solante. Je  \ous  désolerai  peut-être  iiioi- 
niême  en  vous  avouant  que  celle  (jui 
récrit  me  paroît  avoir  de  bons  yeux,  beau- 
coup d'esprit ,  et  point  d'ame.  \^ous  devriez 
en  faire  ,  non  votre  amie,  mais  votre  folle, 
comme  les  princes  avoient  jadis  des  fous  , 
c'est-à-dire  d'Iieureux  élourdjs  qui  osoient 
leur  dire  la  vérité.  Nous  reparlerons  de  cette 
lettre  dans  un  têle-à-téte.  Cher  D. ,  croyez- 
moi  ,  continuez  dêtre  bon  et  d'aimer  les 
Hommes  ;   mais   ne  comptez  jamais  avec 

eiix. 

Premier  acte  d'ami  véritable,  non  dans 
vos  offres,  ;irai>  dans  vos  (  onseils.  Je  les 
i^LUriiduis  de  vous-,  vous  n'avez  pas  tronipë 


t)lVËkSES.  99 

mon  attente.  Le  désir  de  me  venger  de  votre 
prêtraille  étolt  né  dans  le  premier  mouve- 
ment, c'étoit  un  effet  delà  colère  ;  mais  jo 
n'agis  jamais  dans  le  premier  monvement, 
et  ma  colère  est  courte  :  nous  sommes  de 
même  avis  ;  ils  sont  en  sûreté  ,  et  je  ne 
leur  ferai  sûrement  pas  Thonneur  d" écrire 
contre  eux. 

Non   seulement  je  n'ai  pas   dessein  de 
quitter  ce  pays  durant  l'orage ,  je  ne  veux 
pas  même  quitter  Motier  ,  à  moins  qu'oïl 
n'use  de  violence  pour  m'en  cliasser ,  où, 
qu  on  ne  me  montre  un  ordre  du  roi  sous 
Timmédiate  protection  duquel  j'aillionneur 
d  être.  Je  tiendrai  dans  cette  affaire  la  con- 
tenance que  je  dois  à  mon  protecteur  et  à 
moi.  Mais,  de  manière  ou  d'autre  ,  il  faudra 
que  cette  affaire  finisse.  Si  Ton  me  fait  traî- 
tier  dehors  par  des  archers ,  il  faut  bien  que 
je  m'en  aille  :  si  l'on  Bnit  par  me  laisser  en 
repos ,  je  veux  alors  m'en  aller ,  c'est  uii 
point  résolu.  Que  voulez-vons  que  je  fasse 
dans  un  pays  où  l'on  me  traite  plus  mal 
qu'un  malfaiteur?  Pourrai- je  jamais  jeter 
sur  ces  gens-là  un  autre  œil  que  celui  du 
mépris  et  de  l'indignation  ?  Je  m'avilirois 

G    2 


(100  LETTRES 

aux  yeux  de  toute  la  terre  si  je  restoîs  aU 
milieu  d'eux. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  d'abord 
senti  et  dit  la  vérité  sur  le  prétendu  livre 
des  Princes.  Mais  savez- vous  qu'on  a  écrit 
de  Berne  à  l'imprimeur  d'Yverdun  de  me 
demander  ce  livre  et  de  Timprimer,  que  ce 
seroit  une  bonne  affaire?  J'ai  d'abord  senti 
les  soins  officieux  de  l'ami  Bertrand.  J'ai 
tout  de  suite  envoyé  à  M.  Félice  la  lettre 
dont  copie  ci-jointe ,  le  faisant  prier  de  lim- 
primer  et  de  la  répandre.  Comme  il  est  livré 
à  gens  qui  ne  m'aiment  pas,  j'ai  prié  M.  Ro- 
guin ,  en  cas  d'obstacle ,  de  vous  en  donner 
avis  parla  poste;  et  alors  je  vous  serois  bien 
obligé  ,  si  vous  vouliez  la  donner  tout  de 
suite  à  P'auclie  et  la  lui  faire  imprimer  bien 
correctement.  Il  faut  qu'il  la  verse  le  plus 
promptement  qu'il  sera  possible  à  Berne,  à 
Genève  et  dans  le  pays  de  Vaud  :  mais,  avant 
qu'elle  paroisse,  ayez  la  bonté  de  la  relire 
sur  l'imprimé  ,  de  peur  qu'il  ne  s'y  glisse 
quelque  faute.  Vous  sentez  qu'il  ne  s'agit 
pas  ici  d'un  petit  scrupule  d'auteur,  mais 
de  ma  sûreté  et  de  ma  liberté  peut-être 
pour  le  reste  de  ma  vie.  En  attendant  l'ini- 


DIVERSES.  loi' 

pression  vous  pouvez  donner  et  envoyer 
des  copies. 

Je  ne  serai  peut-être  en  état  de  vous  ëcrire 
de  long- temps.  De  grâce  mettez- vous  à  ma 
place  et  ne  soyez  pas  trop  exigeant.  Vous 
d  e  vriez  sentir  qu'on  ne  me  laisse  pas  du  temps 
de  reste.  Mais  vous  en  avez  pour  me  donner 
de  vos  nouvelles,  et  même  des  miennes  ;  car 
vous  savez  ce  qui  se  passe  par  rapporta  moi. 
Pour  moi  je  Tignore  parfaitement. 

Je  vous  embrasse. 


LETTRE 
A  M.  LE  P.  DE  FÉLICE. 

Motîer,  1«  14  mars  1765.^ 

Je  n'ai  point  fait,  monsieur,  fouvrage 
intitulé  de&  Princes  ;  je  ne  l'ai  point  vu  ; 
je  doute  même  qu'il  existe.  Je  comprends 
aisément  de  quelle  fabrique  vient  cette 
invention  ,  comme  beaucoup  d'autres ,  et 
je  trouve  que  mes  ennemis  se  rendent  bien 

G  3 


J02  t   B    T   T   R    E   S 

jiistîce  en  m'attaquant  avec  des  armes  s} 
dignes  d'eux.  Comme  je  n'a-  jamais  désa- 
voué aucun  ouvrage  qui  fut  de  inoi  »  j'ai  le 
droit  d'en  être  cru  sur  ceux  que  je  déclare 
n'en  pas  être.  Je  vous  prie  ,  monsieur  , 
de  recevoir  et  de  publier  cette  déclaration 
en  faveur  de  la  vérité ,  et  d'un  homme 
qui  n'a  qu'elle  pour  sa  défense.  Receve» 
mes  très  humbles  salutations. 

l'w      ...      ,.„..'■  ■   .       \i\  ,\,\ 

LETTRE 

A  M.  MEURON, 

Procureur-Général  à  NeuchateL 

Motier  ,  le  a3  mars  1765.- 

Je  ne  sais,  monsieur,  si  je  ne  dois  pas 
bénir  mes  misères  ,  tant  elles  sont  accom- 
pagnées de  consolations.  ^  otre  lettre  m'en 
a  donné  de  bien  douces  ,  et  j'en  ai  trouvé 
de  plus  douces  encore  dans  le  paquet  qu'elle 
èoutenoit.  J'avois  exposé  à  milord  mare* 


DIVERSES.  105 

cîial  les  raisons  qui  me  faisoient  désirer  de 
cjiiiîter  (6  pays  pour  chercher  la  tranquillité 
etpciirTy  laisser.  Il  approuveces  ra'sons,et 
il  est  coinrne  moi  d'avis  que  j'en  sorte  :  ain^i , 
monsieur ,  c'est  un  parti  pris  ,  avec  regret  , 
je  vous  le  jure  ,  mais  irrévocablement. 
Assurément  tous  ceux  qui  ont  des  bonr«is 
pour  moi  ne  peuvent  désapprouver  que , 
dans  le  triste  état  où  je  suis  ,  j'aille  cher- 
cher une  terre  de  paix  pour  y  déposer  mes 
os.  Avec  plus  de  vigueur  et  de  santé  je 
consentirois  à  faire  face  à  mes  persécuteurs 
pour  le  bien  public  :  mais ,  accablé  d'infir- 
mités et  de  malheurs  sans  exemple ,  je  suis 
peu  propre  à  jouer  un  rôle  ,  et  il  y  auroit 
de  la  cruauté  à  me  Tiraposer.  Lasdecom- 
bats  et  de  querelles  ,  je  nen  peux  plus  sup- 
porter. Qu'on  me  laisse  aller  mourir  en  paix 
ailleurs  ,  car  ici  cela  n'est  pas  possible  , 
moins  par  la  mauvaise  humeur  des  habi- 
tans  que  par  le  trop  grand  voisinage  de 
Genève  ;  inconvénient  qu'avec  la  meilleure 
volonté  du  monde  il  ne  dépend  pas  d'eux 
de  lever. 

Ce  parti ,  monsieur ,  étant  celui  auquel 
on  vouloit  me  réduire ,  doit  naturellement 

G4 


104  LETTRES 

faire  tomber  toute  démarche  ultërîeure  pouf 
m'y  forcer.  Je  ne  suis  point  encore  en  état 
de  me  transporter  ,  et  il  me  faut  quelque 
temps  pour  mettre  ordre  à  mes  affaires  , 
durant  lequel  je  puis  raisonnablement  es- 
pérer qu'on  ne  me  traitera  pas  plus  mal 
qu'un  Turc,  un  Juif,  un  païen,  un  athée, 
et  qu'on  voudra  bien  me  laisser  jouir  pour 
quelques  semaines  de  l'hospitalité  qu'on  ne 
refuse  à  aucun  étranger.  Ce  n'est  pas ,  mon- 
sieur j  que  je  veuille  désormais  me  regarder 
comme  tel  ;  au  contraire,  Thonneur  d'être 
inscrit  parmi  les  citoyens  du  pays  me  sera 
toujours  précieux  par  lui-même  ,  encore 
plus  })ar  la  main  dont  il  me  vient ,  et  je 
mettrai  toujours  au  rang  de  mes  premiers 
devoirs  le  zèle  et  la  fidélité  que  je  dois  au 
roi  comme  notre  prince  et  comme  mon 
protecteur.  J'ajoute  que  j'y  laisse  un  bien 
très  regrettable  ,  mais  dont  je  n'entends 
point  du  tout  me  dessaisir  ;  ce  sont  les  amis 
que  j'y  ai  trouvés  dans  mes  disgrâces  ,  et 
que  j'espère  y  conserver  malgré  mon  éloi- 
gnement. 

Quant  à  messieurs  les   ministres  ,    s'ils 
trouvent  à  propos  d'aller  toujours  en  avant 


DIVERSES.  105 

avec  leur  consistoire  ,  je  me  traînerai  de 
mon  mieux  pour  y  comparoître  en  quel- 
que état  que  je  sois  ,  puisqu'ils  le  veulent 
ainsi  ;  et  je  crois  qu'ils  trouveront ,  pour 
ce  que  j'ai  à  leur  dire  ,  qu'ils  auroîent  pu 
se  passer  de  tant  d'appareil.  Du  reste  ils 
sont  fort  les  maîtres  de  m'excommunier  , 
si  cela  les  amuse  :  être  excommunié  de  la 
façon  de  M.  de  Voltaire  m'amusera  fort 
aussi. 

Permettez  ,  monsieur  ,  que  cette  lettre 
soit  commune  aux  deux  messieurs  qui  ont 
eu  la  bonté  de  m'écrire  avec  un  intérêt  si 
généreux.  Vous  sentez  que  dans  les  embar- 
ras oii  je  me  trouve  je  n'ai  pas  plus  le 
temps  que  les  termes  pour  exprimer  com- 
bien je  suis  touché  de  vos  soins  et  des  leurs. 
Mille  salutations  et  respects. 


106  LETTRES 

LETTRE 

AU  CONSISTOIRE  DE  MOTIER. 

Moiier ,  le  ag  mars  1765. 


M 


ESSIEURS, 


Sur  votre  citation  j'avoishîerrésolumaÎG;ré 
mon  ëtat  de  comparoître  aujourd'hui  par- 
devant  vous  ;  mais  sentant  qu'il  me  seroit 
impossible,  malgré  toute  ma  bonne  volonl(^, 
de  soutenir  une  longue  séance,  et,  sur  la  ma- 
tière de  foi  qui  fait  l'unique  objet  de  la 
citation,  réflëchissant  que  je  pouvois  éga- 
lement m'expliquer  par  écrit ,  je  n'ai  point 
douté  ,  messieurs ,  que  la  douceur  de  la 
charité  ne  s'alliât  en  vous  au  zèle  de  la  foi , 
et  que  vous  n'agréassiez  dans  cette  lettre 
la  même  réponse  que  j'aurois  pu  faire  de 
bouche  aux  questions  de  M.  de  Montmol- 
lin  quelles  qu'elles  soient. 

Il  me  paroît  donc  qu'à  moins  que  la  ri- 
gueur dont  la  vénérable  classe  juge  à  pro- 


©    I    V    E    R    i    E    s.  107 

pos  d'user  contre  moi  ne  soit  fondëe  sur 
une  loi  positive ,  qu'on  m  assure  ne  pas  exis- 
ter dans  cet  état,  rien  n'est  plus  nouveau, 
plus  irrégulier  ,  plus  attentatoire  à  la  liberté 
civile,  et  sur-tout  plus  coutraire  à  Tesprit 
de  la  religion  ,  qu'une  pareille  procédure  en 
pure  matière  de  foi. 

Car,  messieurs  ,  je  vous  supplie  de  con- 
sidérer que,  vivant  depuis  long  temps  dans 
le  sein  de  Téglise  ,  et  n'étant  ni  pasteur  , 
ni  professeur ,  ni  chargé  d'aucune  partie  ds 
l'instruction  publique  ,  je  ne  dois  être  sou- 
mis, moi  particulier,  moi  simple  fidèle, 
à  aucune  interrogation  ni  inquisition  sur 
la  foi,  dételles  inquisitions,  inouiesdausce 
pays  ,  sapant  tous  les  fonde«iens  de  la  ré- 
formation ,  et  blessant  à  la  fois  la  liberté 
cvangélique  ,  la  charité  chrétienne  ,  fau- 
torité  du  prince,  et  les  droits  des  sujets,  soit 
comme  membres  de  l'église  ,  soit  comme 
citoyens  de  Tétat.  Je  dois  toujours  compte 
de  mes  actions  et  de  ma  conduite  aux  lois 
et  aux  hommes  :  mais,  puisqu'on  n'admet 
point  parmi  nous  d'église  infaillible  qui  ait 
droit  de  prescrire  à  ses  membres  ce  qu'ils 
doivent  croire  ;  donc  ,  une  fois  reçu  dans 


lo8  LETTRES 

Féglise  ,  je  ne  dois  plus  qu'à  Dieu   seul 
compte  de  ma  foi. 

J'ajoute  à  cela  que,  lorsqu'après  la  publi- 
cation de  V Emile  je  fus  admis  à  la  commu- 
nion dans  cette  paroisse  ,  il  y  a  près  de  trois 
ans  ,  par  M.  de  Montraollin,  je  lui  fis  par 
^crit  une  déclaration  ,  dont  il  fut  si  pleine- 
ment satisfait,  que  non  seulement  il  n'exigea 
nulle  autre  explication  sur  le  dogme ,  mais 
qu'il  me  promit  même  de  n'en  point  exiger. 
Je  me  tiens  exactement  à  sa  promesse  ,  et 
sur-tout  à  ma  déclaration.  Et  quelle  con- 
séquence, quelle  absurdité  ,  quel  scandale 
neseroit-ce  point  de  s'en  être  contenté  après 
la  publication  d'un  livre  où  le  christianisme 
sembloit  si  violemment  attaqué ,  et  de  ne 
s'en  pas  contenter  maintenant,  après  la  pu- 
blication d'un  autre  livre ,  où  l'auteur  peut 
errer  sans  doute ,  puisqu'il  est  homme ,  mais 
où  du  moins  il  erre  en  chrétien  ,  puisqu'il 
ne  cesse  de  s'appuyer  pas  à  pas  sur  l'autorité 
de  l'évangile  !  C'étoit  alors  qu'on  pouvoit 
m'ôter  la  communion;  mais  c'est  à  présent 
qu'on  devroit  me  la  rendre.  Si  vous  faites  le 
contraire,  messieurs ,  pensez  à  vos  conscien- 
ces :  pour  moi ,  quoi  qu'il  arrive  ,  la  mienne 
est  en  paix. 


D    I   V   E    R   s   K    s.  ^09 

Je  VOUS  dois,  messieurs  ,  et  je  veux  vous 
rendre  toutes  sortes  de  déférences ,  et  je 
souhaite  de  tout  mon  cœur  qu'on  n'oublie 
pas  assez  la  protection  dont  le  roi  m'iionore 
pour  me  forcer  d'implorer  celle  du  gouver- 
nement. 

Recevez  ,  messieurs  ,  je  vous  supplie,  les 
assurances  de  tout  mon  respect. 

Je  joins  ici  la  copie  de  la  déclaration  sur 
laquelle  je  fus  admis  à  la  communion  en 
j  762  ,  et  que  je  confirme  aujourd'hui.  (1) 

■  ■ 

LETTRE 
A  M.  D***. 

Le  6  avril  1 765. 

Je  souffre  beaucoup  depuis  quelques  jours, 
et  les  tracas  que  je  croyois  finis  et  que  je 
vois  se  multiplier  ne  contribuent  pas  à  me 


(1)  Voyez  ci-avant  la  lettre  du  24  août   ^jS^^ 
adressée  à  M.  de  Montinollm. 


3  10  LETTRES 

tranquilliser  le  corjjs  ni  Tame.  Voîïa  donc 
de  nouvelles  lettres  d'éclat  à  écrire  ,  de  nou^ 
veaux  eni^aqemens  à  prendre,  et  qu'il  faut 
jeter  à  la  tôte  de  tout  le  inonde  jusqu'à  ce 
quejeliouveqaelqu  unquilesdaîgneagréen 
Voilà,  toute  cliose cessante  ,  un  déménage- 
ment à  faire.  Il  faut  ine  réfugiera  Couvet , 
parcf  que  j  ai  le  malheur  d'être  dans  la  dis- 
grâce du  ministre  de  Motier  :  il  faut  vite 
aiîer  chercher  un  au  ire  ministre  et  un  autrô 
consistoire,  car  sans  ministre  et  sans  con- 
sistoire il  ne  m'est  plus  permis  de  respirer: 
et  il  faut  errer  de  paroisse  en  paroisse  jus- 
qu  à  ce  que  je  trouve  un  ministre  assez  bénin 
pour  daigner  nie  tolérer  dans  la  sienne.  Ce- 
pendant M.  de  P***  appelle  cela  le  pays  le 
j)lus  libre  de  la  terre.  A  la  bonne  heure: 
mais  cette  liberté-là  n'est  pas  de  mon  goût. 
M.  deP***  sait  que  je  ne  veux  plus  rien 
avorà  faire  avec  les  ministres;  il  me  la  con- 
seille lui-même  ;  il  sait  que  naturellement 
\o  suis  désormais  dans  ce  cas  avec  celui-ci  ; 
il  sait  que  le  conseil  d'état  m'a  exempté  dé 
la  jurisdiction  de  son  consistoire  :  par  quelle 
étrange  maxime  veut -il  que  je  m'aille  re- 
fourrer tout  exprès  sous  la  jurisdiction  dun 


DIVERSES.  lit 

autre  consistoire,  dont  le  conseil  d'état  ne 
m'a  point  exempté,  et  sons  celle  d'an  antre 
ministre,  qui  me  tracassera  plus  poliment 
sans  doute,  mais  qui  me  tracassera  toujours; 
voudra  poliment  savoir  comment  Je  pense, 
et  que  poliment  j'enverrai  promener?  Si 
j'avoisnne  habitation  à  choisir  dans  ce  pays, 
ce  seroit  celle-ci ,  précisément  par  la  raison 
qu'on  veut  que  j'en  sorte.  J'en  sortirai  donc 
puisqu'il  le  faut;  mais  ce  ne  sera  sûrement 
pas  pour  aller  à  Couvet. 

Quant  à  la  lettre  que  vous  jugez  à  propos 
que  j'écrive  pour  promettre  le  silence  pen- 
dant mon  séjonr  en  Suisse,  j'y  consens.  Je 
desirerois  seulement  que  vous  me  fissiez 
Tamitié  de  m'envoyer  le  modèle  de  cette 
lettre  ,  que  je  transcrirai  exactement ,  et'de 
me  marquera  qui  je  dois  l'adresser.  Garrot- 
tez-moi si  bien  que  je  ne  puisse  plus  remuer 
ni  pied  ni  patte;  voilà  mon  cœur  et  mes 
mains  dans  les  lii.iis  de  lamitié.  Je  suis  très 
déterminé  à  vivre  en  repos  si  je  puis  ,  et  à 
ne  plus  rien  écrire ,  quoi  c[u'il  arrive  ,  si  ce 
n'est  ce  que  vous  savez,  et  pour  la  Corse» 
s'il  le  faut  absolument  et  que  je  vive  assez 
pour  cela.  Ce  qui  me  fâche  encore  un  coup» 


112  r.   E   T   T    R    E  S 

c  est  d'aller  offrant  cette  promesse  de  porte 
en  porte  jusqu'à  ce  qu'il  se  trouve  quel- 
qu'un qui  la  daigne  agréer.  Je  ne  sache  rien 
au  monde  de  plus  liumiliant.  C'est  donner 
à  mon  silence  une  importance  que  personne 
n  y  voit  que  moi  seul. 

Pardonnez  ,  monsieur ,  l'humeur  qui  me 
ronge  ;  j'ai  onze  lettres  sur  ma  table ,  la  plu- 
part très  désagréables  et  qui  veulent  toutes 
la  plus  prompte  réponse.  Mon  sang  est  cal- 
ciné ,  la  fièvre  me  consume  ,  je  ne  piss© 
plus  du  tout ,  et  jamais  rien  ne  m'a"  tant 
coûté  de  ma  vie  que  cette  promesse  autlien- 
tique  qu'il  faut  que  je  fasse  d'une  chose 
que  je  suis  bien  déterminé  à  tenir  ,  que  je 
la  promette  ou  non.  Mais ,  tout  en  grognant 
fort  maussadement ,  j'ai  le  cœur  plein  des 
sentimens  les  plus  tendres  pour  ceux  qui 
s'intéressent  si  généreusement  à  mon  repos 
et  qui  me  donnent  les  meilleurs  conseils 
pour  l'assurer.  Je  sais  qu'ils  ne  me  conseil- 
lent que  pour  mon  bien  ;  qu'ils  ne  prennent 
à  tout  cela  d'autre  intérêt  que  le  mien  pro- 
pre. Moi ,  de  mon  côté  ,  tout  en  murmu- 
rant ,  je  veux  leur  complaire ,  sans  songer 
à  ce  qui  m'est  bon.  S'ils  me  demandoicnt 

pour 


DIVERSES.  I  l3 

poitr  eux  ce  qu  ils  me  demandent  pour  moi- 
même,  il  ne  me  coùteroit  plus  rien.  Mais 
comme  il  est  pprmis  de  faire  en  rechignant 
son  propre  avantage,  je  veux  leur  obéir,  les 
aimer  et  les  gronder.  Je  vous  embrasse. 

P.  S.  Tout  bien  pensé  ,  je  crois  pourtant 
qu'avant  le  départ  de  M,  Meuron  je  ferai 
ce  qu'on  désire.  Ma  paresse  commence  tou- 
jours par  se  dépiler,  mais  à  la  fin  mon  cœur 
cède. 

Si  je  restois  ,  j'en  reviendrois  ,  en  atten^ 
dant  que  votre  maison  fut  faite ,  au  projet 
de  chercher  quelque  jolie  habitation  près  de 
Neuchatel,  et  de  m'abonnera  quelque  so- 
ciété où  j'eusse  à  la  fois  la  liberté  et  le  com- 
merce des  hommes.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
société  pour  me  garantir  de  Fennui ,  au  con- 
traire-, mais  j'en  ai  besoin  pour  me  détourner 
de  rêver  et  d'écrire.  Tant  que  je  vivrai  seul 
ma  tête  ira  malgré  moi* 


Tome  32.  H 


11 4-  LETTRES 

LETTRE 
A  MILORD  MARÉCHAL. 

Le  6  aviil  1765. 

J.  L  me  paroit ,  milord ,  que,  grâces  aux  soins 
des  honnêtes  gens  qui  vous  sont  attachés , 
les  projets  des  prédicans  contre  moi  s'en 
iront  en  fumée ,  ou  aboutiront  tout  au  phis 
à  me  garantir  de  l'ennui  de  leurs  lourds 
sermons.  Je  n'entrerai  point  dans  le  détail  de 
ce  qui  s'est  passé ,  sachant  qu'on  vous  en  a 
reildu  un  fidèle  compte  ;  mais  il  y  auroit  de 
l'ingratitude  à  moi  de  ne  vous  rien  dire  de  la 
chaleur  que  M.  Chaillet  a  mise  à  toute 
cette  affaire ,  et  de  l'activité  pleine  à  la  fois 
de  prudence  et  de  vigueur  avec  laquelle 
M.  Meuron  l'a  conduite.  A  portée ,  dans  la 
place  où  vous  l'avez  mis,  d'agir  et  parler  au 
nom  du  roi  et  au  vôtre,  il  s'est  prévalu  de 
cetavantage  avec  tant  de  dextérité,  que,  sans 
indisposer  personne,  il  a  ramené  tout  le 


DIVERSES.  Il5 

conseil  d'ëtat  à  son  avis;  ce  qui  n  étoit  pas 
peu  de  chose ,  vu  T extrême  fermentation 
qu'on  avoit  trouvé  le  moyen  d'exciter  dans 
les  esprits.  La  manière  dont  il  s'est  tiré  de 
cette  affaire  prouve  qu  il  est  très  en  état 
d'en  manier  de  plus  grandes. 

Lorsque  je  reçus  votre  lettre  du  lo  mars 
avec  les  petits  billets  numérotés  qui  fac- 
compagnoient,  je  me  sentis  le  cœur  si  pé- 
nétré de  ces  tendres  soins  de  votre  part,  que 
je  m'épanchai  là-dessus  avec  M.  le  prince 
Louis  de  Wirtemberg ,  homme  d'un  mérite 
rare,  épuré  par  les  disgrâces,  et  qui  m  ho- 
nore de  sa  correspondance  et  de  son  amitié. 
Voici  là-dessus  sa  réponse;  je  vous  la  trans- 
mets mot  à  mot  :  «  Je  n  ai  pas  douté  un  mo- 
ment que  le  roi  de  Prusse  ne  vous  soutuit: 
mais  vous  me  faites  chérir  milord  maréchal  ; 
veuillez  lui  témoigner  toute  la  vivacité  des 
sentimens  que  cet  homme  respectable  m'in- 
spire. Jamais  personne  avant  lui  ne  s'est 
avisé  de  faire  un  journal  si  honorable  pour 
riiumanité.  i» 

Quoiqu'il  me  paroisse  à-peu-près  décidé 
que  je  puis  jouir  en  ce  pays  de  toute  la 
sûreté  possible  sous  la  protection  du  roi, 

H  a 


Iï6  LETTRES 

SOUS  la  vôtre,  et,  grâces  à  vos  precaiîtîons , 
comme  sujet  de  Tétat  (i)*,  cependant  il  me 
paroît  toujours  impossible  qu'on  m'y  laisse 
tranquille.  Genève  n'en  est  pas  plus  loin 
qu'auparavant;  et  les  brouillons  de  ministres 
me  haïssent  encore  plus  à  cause  du  mal  qu'ils 
n'ont  pu  me  faire.  On  ne  peut  compter  sur 
rien  de  solide  dans  un  pays  où  les  têtes 
s'échauffent  tout  d'un  coup  sans  savoir 
pourquoi.  Je  persiste  donc  à  vouloir  suivre 
votre  conseil  et  m'éloigner  d'ici:  mais, 
comme  il  n'y  a  plus  de  danger,  rien  ne 
presse,  et  je  prendrai  tout  le  temps  de  déli- 
bérer et  de  bien  peser  mon  choix  pour  ne 
pas  faire  une  sottise  et  m'aller  mettre  dans 
de  nouveaux  lacs.  Toutes  mes  raisons  con- 
tre l'Angleterre  subsistent ^  et  il  suffit  qu'il 
y  ait  des  ministres  dans  ce  pays-là  pour  ma 
faire  craindre  d'en  approcher.  Mon  état  et 
mon  goût  m'attirent  également  vers  l'Italie; 
et  si  la  lettre  dont  vous  m'avez  envoyé  copie 
obtient  une  réponse  favorable,  je  penche 

pM^aKM^a»^»  m  m     ■■■_        ■.■i-.>ii.  i        i     .ii     ■  ■     i  i  ■  ■■       ■  ■         ^ 

(i)  Lord  maréchal  lui  avoit  obtenu  des  lettres. de 
naturalisHtion. 


DIVERSES.  117 

extrêmement  pour  en  profiter.  Cette  let- 
tre, milord  ,  est  un  chef-d'œuvre;  pas  un 
mot  de  trop  si  ce  n'est  des  louanges  ;  pas 
une  idée  omise  pour  aller  au  but.  Je  compte 
si  bien  sur  son  effet ,  que,  sans  autre  sûreté 
qu'une  pareille  lettre,  j'irois  volontiers  me 
livrer  aux  Vénitiens.  Cependant,  comme  je 
puis  attendre,  et  que  la  saison  n'est  pas 
bonne  encore  pour  passer  les  monts,  je  ne 
prendrai  nul  parti  définitif  sans  en  bieu 
consulter  avec  vous. 

Il  est  certain,  milord,  que  Je  n'ai  pour 
le  moment  nul  besoin  d'argent.  Cependant 
je  vous  l'ai  dit,  et  je  vous  le  répète,  loin 
de  me  défendre  de  vos  dons,  je  m'en  tiens 
honoré.  Je  vous  dois  les  biens  les  plus  pré- 
cieux de  la  vie;  marchander  sur  les  autres 
seroit  de  ma  part  une  ingratitude.  Si  je 
quitte  ce  pays  je  n'oublierai  pas  qu'il  y  a 
dans  les  mains  de  M.  Meuron  cinquante 
louis  dont  je  puis  disposer  au  besoin. 

Je  n'oublierai  pas  non  plus  de  remercier 
le  roi  de  ses  grâces.  C'a  toujours  été  moa 
dessein  si  jamais  je  quittois  ses  états.  Je 
vois,  milord,  avec  mie  grande  joie  qu'en 

H  3 


Il8  LETTRES 

tout  ce  qui  est  convenable  et  honnête  nous 
nous  entendons  sans  nous  être  communi- 
qués. 


LETTRE 
A  M.   D'I  VE  RN  OI  S. 

Moticr,  le  S  avril  1765. 

JjiEN  arrivé,  mon  cher  monsieur  !  Ma  joie 
est  ^>rande,  mais  elle  n'est  pas  complète 
puisque  vous  n'avez  pas  passé  par  ici.  Il  est 
vrai  que  vous  y  auriez  trouvé  une  fermen- 
tation désagréable  à  votre  amitié  pour  moi. 
J'espère  quand  vous  viendrez  que  vous 
trouverez  tout  pacifié  ;  la  chance  commence 
à  tourner  extrêmement.  Le  roi  s'est  si  hau- 
tement déclaré,  milord  maréchal  a  si  vive- 
ment écrit ,  les  ^ens  en  crédit  ont  pris  mon 
parti  si  chaudement ,  que  le  conseil  d'état 
s'est  unanimement  .déclaré  pour  moi ,  et 
m'a  par  un  arrêt  exempté  de  la  jurisdiction 
du  consistoire  et  assuré  la  protection  du 


diverses;  119 

gouvernement.  Les  ministres  sont  générale- 
ment liués:  riiomme  à  qm*  vous  avez  écrit 
est  consterné  et  furieux  ;  il  ne  lui  reste  plus 
d  autre  ressource  que  d'ameuter  la  canaille, 
ce  qu  il  a  fait  jusqu'ici  avec  assez  du  succès. 
Un  des  plus  plaisans  bruits  qu'il  fait  cou- 
rir est  que  j'ai  dit  dans  mon  dernier  livre 
que  les  femmes  navoient  point  d'ame  ;  cd 
qui  les  met  dans  une  telle  fureur  par  tout 
le  Val-de-Travers,  que,  pour  être  honoré  du 
sort  d'Orphée ,  je  n*ai  qu'à  sortir  de  chez 
moi.  C'est  tout  le  contraire  à  Neuchatel, 
où  toutes  les  dames  sont  déclarées  en  ma 
faveur.  I.e  sexe  dévot  y  traîne  les  ministres 
dans  les  boues.  Une  des  plus  aimables  disoit 
il  y  a  quelques  jours  en  pleine  assemblée  qu'il 
n'y  avoit  qu'une  seule  cliose  qui  la  scanda- 
lisât dans  tous  mes  écrits,  c'étoit  l'éloge 
de  M.  de  Montmollin.  Les,  suites  de  cette 
affaire  m'occupent  extrêmement.  M.  Andrié 
m'est  arrivé  de  Berlin  de  la  q^art  de  milord 
maréchal.  Il  me  survient  de  toutes  parts  des 
multitudes  de  visites:  je  songe  à  déménager 
de  cette  maudite  paroisse  pour  aller  m'éta- 
bhr  près  de  Neuchatel,  où  tout  le  monde  a 
la  bonté  de  me  désirer.  Par-dessus  tous  ces 

H  4 


120  LETTRES 

tra'  as  mon  triste  état  ne  me  laisse  point  de 
relâche,  et  voici  le  septième  mois  que  je  ne 
suis  sorti  qu'une  seule  fois,  dont  je  me  suis 
trouvé  fort  mal.  Jugez  d'après  tout  cela  si  je 
suis  en  état  de  recevoir  M.  de  Servaiit,  quel- 
que désir  que  j  en  eusse.  Dans  tout  le  cours 
de  ma  vie  il  n'auroit  pas  pu  choisir  plus 
mal  son  temps  pour  me  venir  voir.  Dissua- 
dez-l'en, je  vous  supplie  ;  ou  qu'il  ne  s'en 
prenne  pas  à  moi  s'il  perd  ses  pas. 

Je  ne  crois  pas  d'avoir  écrit  à  personne 
que  peut-être  je  serois  dans  le  cas  d'aller 
à  Berlin  ;  il  m'a  tant  passé  de  choses  par  la 
tête  que  celle-là  pourroityavoir  passé  aussi, 
mais  je  suis  presque  assuré  de  n'en  avoir 
rien  dit  à  qui  que  ce  soit.  La  mémoire  que 
je  perds  absolument  m'empêche  de  rien  af- 
firmer. Des  motifs  très  doux,  très  pressans, 
très  honorables,  m'y  attireroient  sans  doute. 
Mais  le  climat  me  fait  peur.  Que  je  cjierche 
au  moins  la  bénignité  du  soleil,  puisque  je 
n'en  dois  point  attendre  des  hommes.  J'es- 
père que  celle  de  famitié  me  suivra  par- 
tout. Je  connois  la  vôtre,  et  je  m'en  prévau- 
drois  au  besoin  :  mais  ce  n'est  pas  l'argent: 
qui  me  manque  )  et,  si  j'enavois  besoin,  ciiv 


DIVERSE    S.  I2,r 

quante  louis  sont  à  Neuchatel  à  mes  ordres , 
grâces  à  la  prévoyance  de  milord  maréchal. 


LETTRE 

A  M'"  G 

Motier,  le  9  arril  1765. 

A  u  moins ,  mademoiselle ,  n'allez  pas  m' ac- 
cuser aussi  de  croire  que  les  femmes  n  ont 
point  d'ame  ;  car ,  au  contraire ,  je  suis  per- 
suadé que  toutes  celles  qui  vous  ressemblent 
en  ontau  moins  deux  à  leur  disposition.  Quel 
dommage  que  la  vôtre  vous  suffise  !  J'en  con- 
nois  une  qui  se  plaiioit  fort  à  loger  en  même 
lieu.  Mille  respects  à  la  chère  maman  et  à 
toute  la  famille.  Je  vous  prie,  mademoiselle^ 
d'agréer  les  miens. 


l22  LETTRES 

I  un 

LETTRE 
A   M.    MEURON, 

Procureur-général  a  NeitchateL 

Motier  ,  le  9  avril  1 765. 

AE  R M  E  T  T  E  z  ,  moiisîeur ,  qu'avant  votre 
départ  je  vous  supplie  de  joindre  à  tant 
de  soins  obligeans  pour  moi  celui  de 
faire  agréer  à  messieurs  du  conseil  d'état 
mon  profond  respect  et  ma  vive  reconnois- 
sance.  Il  m'est  extrêmement  consolant  de 
jouir  ,  sous  l'agrément  du  gouvernement 
de  cet  état ,  de  la  protection  dont  le^roi'm'ho- 
nore  et  des  bontés  de  milord  maréchal.  De 
si  précieux  actes  de  bienveillance  m'impo- 
sent de  nouveaux  devoirs ,  que  mon  cœur 
remplira  toujours  avec  zèle,  non  seulement 
en  fidèle  sujet  de  l'état ,  mais  en  homme 
particulièrement  obligé  à  fillustre  corps  qui 
le  gouverne.  Je  me  llatte  qu'on  a  vu  jusqu'ici 


DIVERSES'.  125 

dans  ma  conduite  une  simplicité  sincère,  et 
autant  d'aversion  pour  la  dispute  que  d'a- 
mour pour  la  paix.  J'ose  dire  que  jamais 
homme  ne  chercha  moins  à  répandre  ses 
opinions ,  et  ne  fut  moins  auteur  dans  la  vie 
privée  et  sociale  ;  si ,  dans  la  chaîne  de  mes 
disgrâces,  les  sollicitations,  le  devoir,  Thon- 
neurmême,  m^ont  forcé  de  prendre  la  plume 
pour  ma  défense  et  pour  celle  d'autrui,  je 
n'ai  rempli  qu  a  regret  un  devoir  si  triste , 
et  j'ai  regardé  cette  cruelle  nécessité  comme 
un  nouveau  malheur  pour  moi>  Maintenant, 
monsieur,  quegraces  au  ciel  j'en  suis  quitte, 
je  m'impose  la  loi  de  me  taire  ;  et  pour  mon 
repos  et  pour  celui  de  l'état  où  j'ai  le  bon- 
heur de  vivre  ,  je  m'engage  librement,  tant 
que  j'aurai  le  même  avantage,  à  ne  plus  trai- 
ter aucune  matière  qui  puisse  y  déplaire 
ni  dans  aucun  des  états  voisins.  Je  ferai 
plus,  je  rentre  avec  plaisir  dans  l'obscurité 
où  j'aurois  dû  toujours  vivre ,  et  j'espère  sur 
aucun  sujet  ne  plus  occuper  le  public  de 
moi.  Je  voudrois  de  tout  mon  cœur  offrir 
à  ma  nouvelle  patrie  un  tribut  plus  digne 
d'elle  ;  je  lui  saciiHc  un  bien  très  peu  regret- 
table ,  et  je  préfcie  iûfiniment  au  vain  bruit 


124  IL    E    T    T    R    E    s 

du  monde  ramitié  de  ses   membres  et  la 
faveur  de  ses  chefs. 

Recevez,  njonsieur,  je  vous  supplie,  mes 
très  humbles  salutations. 


LETTRE 
A  M.  D. 

Moder-Travers ,  le  8  août  1 765. 

xN  ON  ,  monsieur,  jamais ,  quoi  que  Ton  en 
dise ,  je  ne  nie  repentirai  d  avoir  loué  M.  de 
MontnioUin.  J'ai  loué  de  lui  ce  que  j'en 
connoissois ,  sa  conduite  vraiment  pastorale 
envers  moi.  Je  n'ai  point  loué  son  caractère 
que  je  ne  connoissois  pas;  je  n'ai  point  loué 
sa  véracité,  sa  droiture  :  j'avouerai  même 
que  son  extérieur  qui  ne  lui  est  pas  favo- 
rable ,  son  ton  ,  son  air,  son  regard  sinistre, 
me  repoussoient  malgré  moi  -.j'étois  étonné 
de  voir  tant  de  douceur  ,  d'Immanité ,  de 
Yertu ,  se  cacher  sous  une  aussi  sombre  phy- 
sionomie ;  mais  j'étouffois  ce  penchaat  in- 


DIVERSES.  125 

juste.  Falloit-il  juger  d'un  Iiomme  sur  des 
signes  trompeurs  que  sa  conduite  démentoit 
si  bien  ?  falloit  il  épier  malignement  le  prin- 
cipe secret  d^uue  tolérance  peu  attendue  ? 
Je  hais  cet  art  cruel  d'empoisonner  les  bon- 
nes actions  d'autrui ,  et  mon  cœur  ne  sait 
point  trouver  de  mauvais  motifs  à  ce  qui 
est  bien.  Plus  je  sentois  en  moi  d'ëloigne- 
nient  pour  M.  de  M.  ,  plus  je  chercliois  à  le 
combattre  par  la  reconnoissance  que  je  lui 
devois.  Supposons  derechef  possible  lemême 
cas  ,  et  tout  ce  que  j'ai  fait  je  le  referois 
encore. 

Aujourd'hui  M.  de  M.  levé  le  masque  et 
se  montre  vraiment  tel  qu'il  est.  Sa  conduite 
présente  explique  la  précédente.  Il  est  clair 
que  sa  prétendue  tolérance ,  qui  le  quitte  au 
moment  qu'elle  eût  été  le  plus  juste,  vient 
de  la  même  source  que  ce  cruel  zèle  qui  l'a 
pris  subitement.  Quel  étoitson  objet?  quel 
est-il  à  présent  ?  Je  l'ignore  :  je  sais  seule- 
ment qu'il  ne  sauroit  être  bon.  Non  seule- 
i^ient  il  m'admet  avec  empressement,  avec 
Ijonneur ,  à  la  communion  ;  mais  il  me  re- 
cherche, me  prône  ,  me  fête,  quand  je  pa- 
rois avoir  attaqué  de  gaieté  de  cœur  le  chris- 


126  LETTRES 

tianisme;  et  quand  je  prouve  qu'il  est  faux 
cjue  je  raie  attaque  ,  qu'il  est  faux  du  moins 
que  j'aie  eu  ce  dessein,  le  voilà  lui-même 
attacjuant  brusquement  ma  sûreté,  ma  foi , 
liî'd  personne;  il  veut  m' excommunier,  me 
pic^scrire;  il  ameute  la  paroisse  après  moi  ; 
il  me  poursuit  avec  un  acharnement  qui 
tien  t  de  la  rage.  Ces  disparates  sont-elles  dans 
son  devoir?  Non;  la  charité  n'est  point  in- 
constante ,  la  vertu  ne  se  contredit  point 
elle-même,  et  la  conscience  n'a  pas  deux 
voix.  Après  s'être  montré  si  peu  tolérant 
il  s'étôit  avisé  trop  tard  de  l'être  :  cette  affec- 
tation ne  lui  alloit  point  ;  et  comme  elle 
n'abusoit  personne ,  il  a  bien  fait  de  rentrer 
dans  son  état  naturel.  En  détruisant  son 
propre  ouvrage  ,  en  me  faisant  plus  de  mal 
qu'il  ne  m'avoit  fait  de  bien,  il  m'acquitte 
envers  lui  de  toute  reconnoissance  ;  je  ne 
lui  dois  plus  que  la  vérité  ,  je  me  la  dois  à 
moi-même  ;  et,  puisqu'il  me  force  à  la  dire, 
je  la  dirai. 

Yous  voulez  savoir  au  vrai  ce  qui  s'est 
passé  entre  nous  dans  cette  affaire.  M.  de 
M.  a  fait  au  public  sa  relation  en  homme 
d'église  ;  et  trempant   sa  plume   dans  ce 

i 


i 


DIVERSES.  127 

miel  empoisonné  qui  tue  ,  il  s'est  mdnagé 
tous  les  avantages  de  son  état.  Pour  moi , 
monsieur,  je  vous  ferai  la  mienne  du  ton 
simple  dont  les  gens  d'honneur  se  parlent 
entre  eux.  Je  ne  m'étendrai  point  en  pro- 
testations d'être  sincère.  Je  laisse  à  votre 
esprit  sain ,  à  votre  cœur  ami  de  la  vérité  , 
le  soin  de  la  démêler  entre  lui  et  moi. 

Je  ne  suis  point,  grâces  au  ciel  ,  de  ces 
gens  qu'on  fête  et  que  Ton  méprise  ;  j'ai 
l'honneur  d  être  de  ceux  que  Ton  estime  et 
qu'on  chasse.  Quand  je  me  réfugiai  dans  ce 
pays  je  n'y  apportai  de  recommandations 
pour  personne  ,  pas  même  pour  milord  ma- 
réchal. Je  n'ai  qu'une  recommandation  que 
je  porte  par-tout,  et  près  de  milord  maréchal 
il  n'en  faut  point  d'autre.  Deux  heures 
après  mon  arrivée ,  écrivant  à  S.  E.  pour  feri 
informer  et  me  mettre  sous  sa  protection  , 
je  vis  entrer  un  homme  inconnu  qui ,  s'é- 
tant  nommé  le  pasteur  du  lieu  ,  me  lit  des 
avances  de  toute  espèce ,  et  qui  ,  voyant 
que  j'écrivois  à  milord  maréchal ,  m'offrit 
d'ajouter  de  sa  main  quelques  lignes  pour 
me  recommander.  Je  n'acceptai  point  cette 
offre  ;  ma  lettre  partit ,  et  j'eus  faccuéil  que 


iaS  LETTRES 

peut  espérer  Tinnocence  opprimée  par-tout 
où  régnera  la  vertu. 

Comme  je  ne  m'attendois  pas  dans  la  cir- 
constance à  trouver  un  pasteur  si  liant ,  je 
contai  dès  le  môme  jour  cette  histoire  à  tout 
le  monde ,  et  entre  autres  à  M.  le  colonel 
Koguin,  qui ,  plein  pour  moi  des  bontés  les 
plus  tendres ,  avoit  bien  voulu  m' accompa- 
gner jusqu'ici. 

Les  empressemens  de  M.  de  M.  continuè- 
rent. Je  crus  devoir  en  profiter ,  et,  voyant 
approcher  la  communion  de  septembre,  je 
pris  le  parti  de  lui  écrire  pour  savoir  si 
malgré  la  rumeur  publique  je  pouvois  m'y 
présenter.  Je  préférai  une  lettre  à  une  vi- 
site ,  pour  éviter  les  explications  verbales 
qu'il  auroit  pu  vouloir  pousser  trop  loin.i 
C'est  même  sur  quoi  je  tachai  de  le  prévenir: 
car  déclarer  que  je  ne  voulois  ni  désavouer 
ni  défendre  mon  livre  ,  c'étoit  dire  assez 
que  je  ne  voulois  entrer  sur  ce  point  dans 
aucune  discussion.  Et  en  effet,  forcé  de  dé- 
fendre mon  honneur  et  ma  personne  au  su- 
jet de  ce  livre ,  j'ai  toujours  passé  condani-. 
nation  sur  les  erreurs  qui  pou  voient  y  être  , 
me  bornant  à  montrer  qu'elles  ne  prou  voient 

point 


DIVERSE    S.  129 

point  que  Vauteur  voulut  attaquer  le  chris- 
tianisme, et  qu'on  avoit  tort  de  le  poursuivre 
criminellement  pour  cela. 

M.  de  M.  écrit  que  j'allai  le  lendemain 
savoir  sa  réponse  ;  c'est  ce  que  j'aurois  fait 
s  il  ne  fût  venu  me  l'apporter:  ma  mémoire 
peut  me  tromper  sur  ces  bagatelles;  mais  il 
me  prévint,  ce  me  semble,  et  je  me  souviens 
au  moins  que  par  les  démonstrations  de  la 
plus  vive  joie  il  me  marqua  combien  ma  dé- 
marche lui  faisoit  de  plaisir.  Il  me  dit  en 
propres  termes  que  lui  et  son  troupeau  s'en 
tenoient  honorés ,  et .  que  cette  démarche 
inespérée  alloit  édifier  tous  les  fidèles.  Ce 
moment ,  je  vous  favoue,  fut  un  des  plus 
doux  de  ma  vie.  Il  faut  connoître  tous  mes 
malheurs ,  il  faut  avoir  éprouvé  les  peines 
d'un  cœur  sensible  qui  perd  tout  ce  qui  lui 
étoit  cher,  pour  juger  coujbien  il  m'étoit 
consolant  de  tenir  à  une  société  de  frères 
qui  me  dédommageroit  des  pertes  que  j'avois 
faites  et  des  amis  que  je  ne  pouvois  plus 
cultiver.  Il  me  sembloit  qu'uni  de  cœur 
avec  ce  petit  troupeau  dans  un  culte  affec- 
tueux et  raisonnable,  j'oublierois  pius aisé- 
ment tous  mes  ennemis.  Dans  les  premiers 

Tome  02.  I 


1^0  lETTRES 

temps  je  m'attendrissois  au  temple  j  ris- 
ques aux  larmes.  N'ayant  jamais  vécu  chez 
les  protestans ,  je  m'étois  fait  d'eux  et  de 
leur  clergé  des  images  aiigélicjues.  Ce  culte 
si  simple  et  si  pur  ëtoit  précisément  ce  qu'il 
falloit  à  mon  cœur;  il  me  sembJoit  fait  ex- 
près pour  soutenir  le  courage  et  l'espoir  des 
malheureux;  tous  ceux  qui  le  pârtageoient 
me  sembloient  autant  de  vrais  chrétiens  unis 
entre  eux  par  ]a  plus  tendre  charité.  Qu'ils 
m'ont  bien  guéri  d'une  cireur  si  douce  ! 
Mais  enfin  j'y  étois  alors,  et  c'étoit  d'après 
mes  idées  que  je  jugeois  du  prix  d'être 
admis  au  milieu  d'eux. 

Voyant  que  durant  cette  visite  M.  de  M. 
ne  me  disoit  rien  sur  mes  isentimens  en 
matière  de  foi,  je  crus  qu'il  réservoit  cet. 
entretien  pour  un  autre  temps  ;  et  sachant 
combien  ces  messieurs  sont  enclins  à  s'ar- 
roger le  droit  qu'ils  n'ont  pas  de  juger  de  la 
foi  des  chrétiens ,  je  lui  déclarai  que  je  n'en- 
tendois  me  soumettre  à  aucune  interroga- 
tion ni  à  aucun  éclaircissement  quel  qu'il 
put  être.  Il  me  répondit  qu'il  nen  exigeroit 
jamais;  et  il  m'a  là-dessus  si  bien  tenu  parole, 
je  l'ai  toujours  trouvé  si  soigneux  d'éviter 


DIVERSES.  131 

toute  discussion  sur  la  doctrine,  que  jiis- 
qu  à  la  dernière  affaire  il  ne  m'en  a  jamais 
dit  un  seul  mot ,  quoiqu'il  me  soit  arriv(5  de 
lui  en  parler  quelquefois  moi-même. 

Les  choses  se  passèrent  de  cette  sorte  tant 
avant  qu'après  la  communion  ;  toujours 
même  empressement  delà  part  de  M.  de  M. 
et  toujours  même  silence  sur  les  matières 
théologiques.  Il  portoit  même  si  loin  l'esprit 
de  tolérance  et  le  montroit  si  ouvertement 
dans  ses  sermons  ,  cju'il  m'inquiétoit  quel- 
quefois pour  lui-même.  Comme  je  lui  étois 
sincèrement  attaché,  je  ne  lui  déguîsois 
point  mes  alarmes  ;  et  je  me  souviens  qu'un 
jour  qu'il  prêchoit  très  vivement  contre 
l'intolérance  des  protestans ,  je  fus  très 
effrayé  de  lui  entendre  soutenir  avec  cha- 
leur que  l'église  réformée  avoit  grand  besoin 
d'une  réformation  nouvelle  tant  dans  la 
doctrine  que  dans  les  mœurfi.  Je  n'imagi- 
nois  guère  alors  qu'il  fourniroit  dans  peu 
lui-même  une  si  grande  preuve  de  ce  be- 
soin. 

Sa  tolérance  et  l'honneur  qu'elle  lui  fai- 
soit  dans  le  monde  excitèrent  la  jalousie  de 
plusieurs  de  ses  confrères ,  sur-tout  à  Gé- 

I   2 


102  LETTRES 


iieve.  Ils  ne  cessèrent  de  le  harceler  par  des 
teproches,  et  de  lui  tendre  des  pièges  où  il 
est  à  la  fin  tombé.  J'en  suis  fâché ,  mais  ce 
n'est  assurément  pas  ma  faute.  Si  M.  de  M. 
eût  voulu  soutenir  une  conduite  si  pastorale 
par  des  moyens  qui  en  fussent  dignes,  s'il 
se  fût  contenté  pour  sa  défense  d'employer 
avec  courage ,  avec  franchise  ,  les  seules  ar- 
mes du  christianisme  et  de  la  vérité,  quel 
exemple  ne  donnoit-il  point  à  Tégli.se,  k 
l'Europe  entière  !  quel  triomphe  ne  s'assu- 
roit-il  point  !  Il  a  préféré  les  armes  de  soa 
métier;  et,  les  sentant  mollir  contre  la  vérité 
pour  sa  défense,  il  a  voulu  les  rendre  offen- 
sives en  m  attaquant.  Il  s'est  trompé;  ces 
vieilles  armes,  fortes  contre  qui  les  craint, 
foibles  contre  qui  les  brave,  se  sont  brisées. 
Il  s'étoit  mal  adressé  pour  réussir. 

Quelques  mois  après  mon  admission  je 
vis  entrer  un  soir  M.  de  M.  dans  ma  cham- 
bre. Il  avoit  l'air  embarrassé.  Il  s'assit ,  et 
garda  long-temps  le  silence;  il  le  rompit  enfin 
par  un  de  ces  longs  exordes  dont  le  fréquent 
besoin  lui  a  fait  un  talent.  Venant  ensuite  à 
gon  sujet,  il  me  dit  que  le  parti  qu'il  avoit 
pris   de  in'admettre  à   la  communion  lui 


DIVERSES.  loS 

avoîtattîrd  bien  des  chagrins  et  le  blâme  de 
ses  confrères  ;  qu'il  étoit  réduit  k  se  justifier 
là-dessus  d'une  manière  qui  put  leur  fermer 
la  bouche,  et  que  si  la  bonne  opinion  qu'il 
avoit  de  mes  sentimens  lui  avoit  fait  suppri- 
mer les  explications  qu'à  sa  place  un  autre 
auroit  exigées ,  il  ne  pouvoit  sans  se  compro- 
mettre laisser  croire  quil  n'en  avoit  eu  au- 
cune. 

Là-dessus,  tirant  doucement  un  papier 
de  sa  poche,  il  se  mit  à  lire  dans  un  projet 
de  lettres  à  un  ministre  de  Genève  des  dé- 
tails d  entretiens  qui  n'avoient  jamais  exis- 
té ,  mais  où  il  plaçoit  à  la  vérité  fort  heureu- 
sement quelques  mots  par-ci  par-là  ,  dits  à 
la  volée  et  sur  un  tout  autre  objet.  Jugez , 
monsieur ,  de  mon  étonnem.ent  ;  il  fut  tel 
que  j'eus  besoin  de  toute  la  longueur  de 
cette  lecture  pour  me  remettre  en  Técou- 
tant.  Dans  les  endroits  où  la  fiction  étoit  le 
plus  forte  il  s'interrompoit  en  me  disant  : 
Vous  sentez  la  nécessité....  ma  situa^ 
t'ioii....  ma  place,...  il  jaul  bien  un  peu  se 
prêter.  Cette  lettre  au  reste  étoit  faite  avec 
assez  d'adresse,  et,  à  peu  de  chose  près ,  il 
avoit  grand  soin  de  ne  m'y  faire  dire  que  ce 

I  5 


2^4  LETTRES 

que  j'aurois  pu  dire  en  effet.  En  finissant  il 
rue  demanda  si  j  approuvois  cette  lettre,  et 
s  il  pouvoit  renvoyer  telle  qu'elle  étoit. 

Je  répondis  que  je  le  plaignois  d'être  ré- 
duit à  de  pareilles  ressources  ;  que  quant  à 
moi  je  ne  pouvois  rien  dire  de  semblable: 
mais  que,  puisque  c'étoitlui  qui  se  chargcoit 
de  le  dire ,  c'étoit  son  affaire  et  non  pas  la 
mienne;  €|ue  je  n'y  voyois  rien  non  plus 
que  je  fusse  obligé  de  démentir.  Couime 
tout  ceci,  reprit-il,  ne  peut  nuire  à  personne 
et  peut  vous  être  utile  ainsi  qu'à  moi ,  je» 
passe  aisément  sur  un  petit  scrupule  qui  ne 
feroit  qu'empéclier  le  bien.  Mais  dites-moi 
au  surplus  si  vous  êtes  content  de  cette  let- 
tre ,  et  si  vous  n'y  voyez  rien  à  changer  pour 
qu'elle  soit  mieux.  Je  lui  dis  que  je  la  trou- 
vois  bien  pour  la  fin  qu'il  s'y  proposoit.  II 
me  pressa  tant,  que,  pour  lui  complaire, 
je  lui  indiquai  quelques  légères  correclions 
qui  ne  signiiioient  pas  grand'cliose.  Or  il 
faut  savoir  que,  de  la  n  auiere  dont  nous 
étionsassis,récritoire  étoit  devant  M.  de  M.  ; 
mais  durant  tout  ce  petit  colloque  il  la  pous- 
sa comme  par  hasard  devant  moi  :  et  comme 
je  tenois  alors  sa  Icltre  pour  la  relire^  il  me 


DIVERSES.  l55 

présenta  la  plume  pour  faire  les  chail^emens 
indiqués;  ce  que  je  fis  avec  la  simplicité  que 
je  mets  à  toute  chose.  Cela  fait  il  mit  sou 
papier  dans  sa  poche  et  s'en  alla. 

Pardonnez-moi  ce  long  détail,  ilétoitne'- 
cessaire.  Je  vous  épargnerai  celui  de  mon 
dernier  entretien  avec  M.  de  M.  qu'il  est 
plus  aisé  d'imaginer.  Vous  comprenez  ce 
qu'on  peut  répondre  à  quelqu'un  qui  vient 
fjoidement  vous  dire  :  Monsieur,  j'ai  ordre 
de  vous  casser  la  tête;  mais  si  vous  voulez 
bien  vous  casser  la  jambe ,  peut-être  se  con- 
tentera-t-on  de  cela.  M.  de  M.  doit  avoir  eu 
tfuelquefois  à  traiter  de  mauvaises  affaires. 
Cependant  je  ne  vis  de  ma  vie  un  homme 
aussi  embarrassé  qu'il  le  fut  vis-à-vis  de  mai 
dans  celle-là.  Rien  n'est  plus  gênant  en  pa- 
reil cas  que  d'être  aux  prises  avec  un  homme 
ouvert  et  franc  qui,  sans  combattre  avec 
vous  de  subtilités  et  de  ruses,  vous  rompt 
en  visière  à  tout  moment.  M.  de  M.  assure 
que  je  lui  dis  en  le  quittant  que  s'il  venoit 
avec  de  bonnes  nouvelles  je  fembrasserois, 
sinon  que  nous  nous  tournerions  le  dos.  J'ai 
pu  dire  des  choses  équivalentes,  maisenter' 
nies  plus  honnêtes  -,  et  quant  à  ces  dernières 

I  4 


l36  LETTRES 

expressions,  je  suis  très  vSiirde  ne  m'en  étro 
point  servi.  M.  de  M.  peut  reconnoître  qu'il 
ne  me  fait  pas  si  aisément  tourner  le  dos 
quilTavoit  cru. 

Quant  au  dëvot  pathos  dont  il  use  pour 
prouver  la  nécessité  de  sévir,  on  sent  pour 
quelle  sorte  de  gens  il  est  fait ,  et  ni  vous  ni 
moi  n'avons  rien  à  leur  dire.  Laissant  à  part 
ce  jargon  d'inquisiteur,  je  vais  examiner  ses 
raisons  vis-à-vis  de  moi ,  sans  entrer  dans 
celles  qu'il  pouvoit  avoir  avec  dautres. 

Ennuyé  du  triste  métier  d'auteur  pour 
lequel  j'étois  si  peu  fait ,  j'avois  depuis  long- 
temps rrsolu  d'y  renoncer  :  quand  l'Emile 
parut  j  avois  déclaré  à  tous  mes  amis  à  Paris, 
à  Ge-neve  et  ailleurs,  que  c'étoit  mon  der- 
nier ouvrage,  et  qu'en  l'achevant  je  posois  la 
plume  pour  ije  la  plus  reprendre.  Beaucoup 
de  lettres  me  restent  où  1  on  cherchoit  à  me 
dissuader  de  ce  dessein.  En  arrivant  ici  j'a- 
vois dit  la  même  chose  à  tout  le  monde,  à 
vous-même  ainsi  qu'à  M.  de  M.  Il  est  le  seul 
qui  se  soit  avisé  de  transformer  ce  propos 
en  promesse,  et  de  prétendre  que  je  m'étois 
engagé  avec  lui  de  ne  plus  écrire ,  parceque 
je  lui  en  avois  montre  l'intenlion.  Si  je  lui 


DIVERSES.  iZj 

(îisoîs  aujûurd  liui  que  je  compte  aller  de- 
main à  NeucliiTt el ,  prendroit  il  acte  de  cette 
parole,  et  s"  jV  maiiquois  m'en  feroit-il  un 
procès?  C'est  la  même  chose  absolument, 
et  je  n  ai  pas  plus  songé  à  faire  une  promesse 
à  M.  de  M.  qu'à  vous  d'une  résolution  dont 
j'informois  simplement  Tun  et  Tautre. 

M.  de  M.  oseroit  il  dire  qu'il  ait  enten- 
du la  cliose  autrement?  oseroit-il  affirmer, 
comme  il  l'ose  faire  entendre,  que  c'est  suc 
cet  engagement  prétendu  qu'il  m'admit  à 
la  communion  ?  La  preuve  du  contraire  est 
qu'à  la  publication  de  ma  lettre  à  M.  l'ar- 
cliev(k{ue  de  Paris  ,  M.  de  M. ,  loin  de  m'ac- 
cuser  de  lui  avoir  manqué  de  parole,  fut  très 
content  de  cet  ouvrage ,  et  qu'il  en  fit  l'é- 
loge à  moi-même  et  à  tout  le  monde,  sans 
dire  alors  un  mot  de  cette  fabuleuse  pro- 
messe qu'il  m'accuse  aujourd'hui  de  lui 
avoirfaite  auparavant.  Remarquez  pourtant 
que  cet  écrit  est  bien  plus  fort  sur  les  mys- 
tères et  même  sur  les  nu'racles  que  celui  dont 
il  fait  maiiitenant  tant  de  bruit.  Remarquez 
encore  que  j'y  parle  de  même  en  mon  nom, 
et  non  plus  au  nom  du  Vicaire.  Peut-on 
chercher  des  sujets  d  excommunication  dans 


l58  I,    E    T    TRES 

ce  dernier  qui  n'ont  pas  même  été  des  su- 
jets de  plainte  dans  Tantre? 

Quand  j  anrois  fait  à  M.  de  M.  cette  pro- 
messe à  laquelle  je  ne  songeai  de  ma  vie , 
prétendroit-il  qu'elle  fut  si  absolue  qu'elle 
ne  supportât  pas  la  moindre  exception ,  pas 
même  d'imprimer  un  mémoire  pour  ma 
défense  lorsque  j'aurois  un  procès  ?  Et 
quelle  exception  m'étoit  mieux  permise  que 
celle  où  me  justifiant  je  le  justifiois  lui- 
même,  où  je  montrois  qu'il  étoit  faux 
qu'il  eût  admis  dans  son  église  un  agres- 
seur de  la  religion?  Quelle  promesse  pou- 
voit  m'acquitter  de  ce  que  je  devois  à  d'au- 
tres et  à  moi-même?  Comment  pouvois-je 
supprimer  un  écrit  défensif  pour  mon 
honneur,  pour  celui  de  mes  anciens  com- 
jDatriotes;  un  écrit  que  tant  de  grands  motifs 
rendoicnt  nécessaire,  et  où  j'avois  à  remplir 
de  si  saints  devoirs?  A  qui  M.  de  M.  fera-t-il 
croire  que  je  lui  ai  promis  d'endurer  l'igno- 
minie en  silence?  A  présent  môme  que  j'ai 
pris  avec  un  corps  respectable  un  engage- 
ment fornifî  (i),  qui  (-st-ce  dans  ce  corps 

(i)   Voyez  la  leîîrc  du  9  avnl  pui.sé  à  M.Meuron, 
procureur-gônéi  al. 


I 


DIVERSES.  1^9 

qui  m'acciiseroit  d'y  manquer ,  si ,  forcé 
par  les  outrages  de  M.  de  M.,  jeprenois  le 
parti  de  les  repousser  aussi  publiquement 
<ju'il  ose  le  faire  ?  Quelque  promesse  que 
fasse  un  honnête  homme  ,  on  n'exigera  ja- 
mais, on  présumera  encore  bien  moins  en- 
core, qu'elle  aillejusqu'à  se  laisser  déshono- 
rer. 

En  publiant  les  Lettres  écrites  de  la 
montagne  je  fis  mon  devoir  et  je  ne  man- 
quai point  à  M.  de  M.  lien  Jugea  lui-même 
ainsi,  puisqu'après  la  publication  de  Tou- 
vrage,  dont  je  lui  avois  envoyé  un  exem- 
plair^, il  ne  changea  point  avec  moi  da 
manière  d'agir.  Il  le  lut  avec  plaisir  ,  m'en 
parla  avec  éloge  :  pas  un  mot  qui  sentît 
l'objection.  Depuis  lors  il  me  vit  long-temps 
encore,  toujours  de  la  meilleure  amitié;  ja- 
mais la  moindre  plainte  sur  mon  livre.  On 
parloit  dans  ce  lemps-là  d'une  édition  gé- 
nérale de  mes  écrits.  Non  seulement  il 
approuvoit  cette  entreprise^  il  desiroit 
même  s'y  intéresser:  il  me  marqua  ce  désir, 
que  je  n'encourageai  pas,  sachant  que  la 
compagnie  qui  s'étoit  formée  se  trouvoit 
déjà    trop    nombreuse   et  ne  vouloit  plus 


140  LETTRES 

d'autre  nssoci(^  Sur  mon  peu  d'empressé^ 
ment,  qu  il  remarqua  trop  ,  il  réflécliit  quel- 
que temps  après  que  la  bienso'ance  de  son 
état  ne  lui  permetîoit  pas  d  entrer  dans 
cette  entreprise.  C  est  alors  que  la  classe 
prit  le  parti  de  s'y  opposer,  et  fit  des  re- 
présentations à  la  cour. 

Du  reste  la  bonne  intelligence  ëtoit  si 
parfaite  encore  entre  nous,  et  mon  dernier 
ouvrai^e  y  mettoit  si  peu  d'obstacle,  que 
long-temps  après  sa  publication  M.  de  M., 
causant  avec  moi,  me  dit  qu'il  vouloit  de-, 
mander  à  la  cour  une  augmentation  de 
prcbeùde,  et  me  proposa  de  mettre  quel- 
ques Hs^nes  dans  la  lettre  qu'il  écriroit  pour 
cet  ei'Uit  h  milord  maréclial.  Cette  forme  de 
recommaudation  me  paroissaut  trop  fami- 
lière, je  lui  demandai  quinze  jours  pour  en 
écrire  à  milord  maréclîal  auparavant.  Il  se 
tut,  et  ne  m'a  plus  parlé  de  cette  affaire. 
Dès  lors  il  cojnmenra  de  voir  dun  autre 
œil  les  Lettres  de  la  montagne,  sans  cepen- 
dant en  im prouver  jamais  un  seul  mot  en 
ma  prcsenre.  Une  fois  seulement  il  me  dit: 
Pour  moi  je  crois  aux  miracles.  J'aurois  pu 
lui  répondre  :  J^ y  crois  lo  utau tant  que  vous. 


DIVERSES.  141 

Puisque  je  suis  sur  mes  torts  avec  M.  de 
"M.,  je  dois  vous  avouer,  uionsieur,  quH,  je 
m'en   recoiinois  d  autres   encore.    Pénf^tré 
pour  lui  de   rcconnoissance^  j'ai    cherclié 
toutes  les  occasions  de  la  lui  marquer  tant 
en  public  qu'en   particulier.    Mais  je  n'ai 
point  fait  d'un  sentiment  si  noble  un  trafic 
d'intérêt;  l'exemple  ne  m'a  point  gagne, 
je  ne  lui  ai  point  fait  de  présens  :  je  ne  sais 
pas  acheter  les  choses  saintes.   M.  de  M. 
vouloit savoir  toutes  mes  affaires,  connoître 
tous  mes  correspondans,  diriger,  recevoir 
mon  testament,  gouverner  mon  petit  mé- 
nage :  voilà  ce  que  je  n'ai  point   souffert. 
M.  de  M.  aime  à  tenir  table  long- temps: 
pour  moi  c'est  un  vrai  supplice.  Rarement 
il  a  mangé  chez  moi  ;  jamais  je  n'ai  mangé 
chez  lui.  Enfin  j'ai  toujours  repoussé  avec 
tous  les  égards  et  tout  le  respect  possibles 
l'intimité  qu'il  vouloit  établir  entre  nous. 
Elle  n'est  jamais  un  devoir  dès  qu'elle  ne 
convient  pas  à  tous  deux. 

Voilà  mes  torts  ,  je  les  confesse  sans 
pouvoir  m'en  repentir.  Ils  sont  grands 
si  l'on  veut ,  mais  ils  sont  les  seuls  ;  et 
jatteste    quiconque  counoît   un  peu  ces 


'i/\1  LETTRES 

contrites  si  je  ne  m'y  suis  pas  souvent  rendu 
désagréable  aux  honnêtes  gens  par  mon 
zèle  à  louer  dans  M.  de  M.  ce  que  j'y  trou- 
vois  de  louable.  Le  rôle  qu'il  avoit  joué 
précédemment  le  rendoit  odieux  ,  et  l'on 
n'aimoit  pas  à  me  voir  effacer  par  ma  propre 
histoire  celle  des  maux  dont  il  fut  Tauteur. 

Cependant ,  quelques  mécontentemens 
secrets  qu'il  eut  contre  moi ,  jamais  il  n'eût 
pris  pour  les  faire  éclater  un  moment  si 
mal  choisi ,  si  d'autres  motifs  ne  l'eussent 
porté  à  ressaisir  l'occasion  fugitive  qu'il  avoit 
d'abord  laissé  échapper.  Il  voyoit  trop  com- 
bien sa  conduite  alloit  être  choquante  et 
contradictoire.  Que  de  combats  n'a-t-il  pas 
dû  sentir  en  lui-même  avant  d'oser  afli- 
cher  une  si  claire  prévarication  !  Car  pas- 
sons telle  condamnation  qu'on  voudra  sur 
les  Lettres  de  la  montagne  ;  en  diront-elles 
enfin  plus  que  l'Emile  ,  après  ler[uel  j'ai 
été ,  non  pas  laissé  ,  mais  admis  à  la  table 
sacrée  ?  plus  que  la  Lettre  à  M.  de  Beau- 
mont,  sur  laquelle  on  ne  m'a  pas  dit  un 
seul  mot  ?  Qu'elles  ne  soient  si  Ton  veut 
qu'un  tissu  d'erreurs  ,  que  s'ensuivra-t-il? 
qu  elles  ne  m'ont  point  justifié ,  et  que  l'au- 


DIVERSES.  145 

teùr  d'Emile  demeure  inexcusable  ;  mais 
jamais  que  celui  des  Lettres  écrites  de  la 
montagne  doive  en  particulier  élre  con- 
damne. Après  avoir  fait  grâce  à  un  homme 
du  crime  dont  on  l'accuse  ,  le  punit-on 
pour  s'être  mal  défendu  ?  Voilà  pourtant 
ce  que  fait  ici  M.  de  M.  ;  et  je  le  défie 
lui  et  tous  ses  confrères  de  citer  dans  ce 
dernier  ouvrage  aucun  des  sentimens  qu'ils 
censurent  que  je  ne  prouve  être  plus  for- 
tement établi  dans  les  précédens. 

Mais  ,  excité  sous  main  par  d'autres  gens , 
il  saisit  le  prétexte  qu'on  lui  présente;  sur 
qu'en  criant  à  tort  et  à  travers  à  l'impie 
on  met  toujours  le  peuple  en  fureur  ,  il 
sonne  après  coup  le  tocsin  de  Motier  sur 
un  pauvre  homme  pour  s'être  osé  défendre 
chez  les  Genevois;  et  sentant  bien  que  le 
succès  seul  pouvoit  le  sauver  du  blâme , 
il  n'épargne  rien  pour  se  l'assurer.  Je  vis 
à  Motier  ,  je  ne  veux  point  parler  de  ce 
qui  s'y  passe  ,  vous  le  savez  aussi  bien 
que  moi;  personneàNeuchatel  ne  fignore  ; 
les  étrangers  qui  viennent  le  voient  ,  gé- 
missent ;  et  moi  je  me  tais. 

M.  de  M.  s'excuse  sur  les  ordres  de  la 


l44  LETTRES 

classe.  Mais  supposons-les  exécutes  par  des 
voies  légitimes.  'Si  ces  ordres  étoient  justes 
comment  avoit-il  attendu  si  tard  à  le  sen- 
tir ?  comment  ne  les  prévenoit  il  point  lui- 
même  que  cela  regardoit  spécialement  ? 
comment ,  après  avoir  lu  et  relu  les  Lettres 
de  la  montagne  ,  n'y  avoit-il  jamais  trouvé 
un  mot  à  reprendre  .'' ou  pourquoi  ne  m'en 
avoit-il  rien  dit  ,  à  moi  son  paroissien  , 
dans  plusieurs  visites  quil  m'avoit  faites.** 
QuV'toit  devenu  son  zèle  pastoral  ?  Vou- 
droit  il  qu'on  le  prît  pour  un  inibécille 
qui  ne  sait  voir  dans  un  livre  de  son  mé- 
tier ce  qui  y  est  que  quand  on  le  lui  mon- 
tre ?  Si  ces  ordres  étoient  injustes  pourquoi 
s'y  soumettoit-il  ?  Un  ministre  de  Tévan- 
gile  ,  un  pasteur  doit -il  persécuter  par 
obéissance  un  homme  qu'il  sait  être  inno- 
cent ?  Ignoroit-il  que  paroître  même  en 
consistoire  est  une  peine  ignominieuse  , 
un  affront  cruel,  pour  un  homme  de  mon 
âge  ,  sur-tout  dans  un  village  où  l'on  ne 
connoît  d  autres  matières  consistoriales  que 
des  admonitions  sur  les  mœurs  ?  Il  y  a  dix 
ans  que  je  fus  dispensé  à  Genev©  de  paroî- 
tre en  consistoire  dans  une  occasion  beau- 
coup 


D   I   V  E   R   8   E  Si  145 

coup  plus  légitime  ,  et,  ce  que  jVme  re- 
proche presque  ,  contre  le  texte  formel  de  la 
loi.  Mais  il  n^est  pas  étonnant  que  l'on  con- 
noisse  à  Genève  des  bienséances  que  Ton 
ignore  à  Motier. 

Je  ne  sais  pour  qui  M.  de  M.  prend  ses 
lecteurs  quand  il  leur  dit  qu'il  n  y  avoit 
point  d'inquisition  dans  cette  affaire  ;  c'esjt 
comme  s'il  disoit  qu'il  n'y  avoit  point  de 
consistoire ,   car  c'est  la  même  chose  en 
cette  occasion.   Il  fait  entendre  ,  il  assure 
même  qu'elle  ne  devoit  point  avoir  de  suite 
temporelle  :  le  contraire  est  connu  de  tou3 
les  gens  au  fait  du  projet  ;  et  qui  ne  sait 
qu  en  surprenant  la  rehgion  du  conseil  d'é- 
tat  on  l'a  voit  déjà  engagé  à  faire  des  démar- 
ches qui  tendaient  à  m'ôter  la  protection 
du  roi?  Le  pas  nécessaire  pour  achever  ëtoit 
l'excommunicatiou  ;  après  quoi  de   nou- 
velles  remontrances  au  conseil  d'état  au- 
roient  fait  le  reste  :  on  s  y  étoit  engagé  ;  et 
voilà  d  où  vient  Ja   douleur  de  n'avoir  'pu 
réussir.  Car  d'ailleurs  qu'importe  à  M.  de 
M.  ?  Craint-iiqueje  ne  me  présente  pour 
communier  de  sa  main  ?  Qu^il  se  rassure.  Je 
ne  suis  pas  aguerri  aux  communions  comme 
Tome  32.  tr 


146  LETTRES 

je  vois  tant  de  gens  Fetre.  J'admire  ces  esta- 
macs  dévots  toujours  si  prêts  à  digérer  le 
pain  sacré  :  le  mien  n'est  pas  si  robuste. 

Il  ditqu  il  n'avoit  qu'une  question  très  sim- 
ple à  me  faire  de  la  part  de  la  classe.  Pourquoi 
donc  en  me  citant  ne  me  fit-il  pas  signifier 
cette  question  ?  Quelle  est  cette  ruse  d'user  de 
surprise,  et  de  forcer  les  gens  de  répondre  à 
Tinstant  même  sans  leur  donner  un  mo- 
ment pour  réflëcliir  ?  C'est  qu'avec  cette 
question  de  la  classe  dont  M.  de  M.  parle, 
il  m'en  rëservoit  de  son  chef  d'autres  dont 
il  ne  parle  point ,  et  sur  lesquelles  il  ne 
vouloit  pas  que  j'eusse  le  temps  de  me  pré- 
parer. On  sait  que  son  projet  étoit  abso- 
lument de  me  prendre  en  faute ,  et  de  m'em- 
barrasser  par  tant  d'interrogations  captierv^ 
ses  qu'il  en  vint  à  bout.  Il  savoit  combien 
j'étois  languissant  et  foible.  Je  ne  veux  pas 
l'accuser  d'avoir  eu  le  dessein  d'épuiser  mes 
forces  :  mais  quand  je  fus  cité  j'étois  ma- 
lade ,  hors  d'état  de  sortir ,  et  gardant  la 
chambre  depuis  six  mois.  C'étoit  fliiver, 
il  faisoit  froid  ,  et  c'est  pour  un  pauvre  in* 
firme  un  étrange  spécifique  qu'une  séance 
de  plusieurs  heures  debout ,  interrogé  sans-  » 


I 


DIVERSE?.  iÉ^'f 

relâche  sur  des  matières  de  théologie  ,  de- 
vant d^^^s  anciens  dont  les  plus  instruits  dë-> 
clarent  n'y  rien  entendre.  N  importe  ;  on. 
ne  s'informa  pas  même  si  je  pouvois  sortir 
de  mon  lit  ,  si  j'avois  la  force  d'aller  ,  s'il 
faudroit  me  faire  porter  ;  on  ne  s'embar- 
rassoit  pas  de  cela  ;  la  charité  pastorale, 
occupée  des  clioses  de  la  foi ,  ne  s'abaisse 
pas  aux  terrestres  soins  de  cette  viej 

Vous  savez  ,  monsieur ,  ce  qui  se  passa 
dans  le  consistoire  en  mon  absence,  com- 
ment s'y  fit  la  lecture  de  ma  lettre ,  et  les 
propos  qu'on  y  tint  pour  en  empêcher  l'effet; 
Vos  mémoires  là-dessus  vous  viennent  de 
la  bonne  source.  Concevez -vous  qu'après 
cela  M.  de  M.  change  tout-à-coup  d'état  et 
de  titre  ,  et  que,  s'ëtant  fait  commissaire  de 
la  classe  pour  solliciter  l'affaire  ,  il  réde- 
vienne aussitôt  pasteur  pour  la  juger.  Ja- 
gissois,  âit-il ,  comme  pasteur,  comme  chef 
du  consistoire ,  et  non  comme  représentanâ 
de  la  vénérable  classe.  C'étoit  bien  tard 
ch  anger  de  rôle  après  en  avoir  fait  j  usqu'alors 
un  si  différent.  Craignons ,  monsieur ,  les 
gens  qui  font  si  volontiers  deux  personnages^ 

K  » 


l48  LETTRES 

dans  la  même  affaire;  il  est  rare  que  ces 
deux  en  fîissent  un  bon. 

Il  appuie  la  nécessité  de  sëvir  sur  le  scan- 
dale causé  par  mon  livre.  Voilà  des  scrupu- 
les tout  nouveaux  qu'il  n'eut  point  du  temps 
de  TEmile.  Le  scandale  fut  tout  aussi  grand 
pour  le  moins  :  Ips  gens  d'église  et  les  ga- 
zeliers  ne  firent  pas  moins  de  bruit.  On  brii- 
loit,  on  brayoit ,  on  m'insultoit  par  toute 
l'Europe.  M.  de  M.  trouve  aujourd'hui  des 
raisons  de  m'excommunier  dans  celles  qui 
ne  Tempôcherent  pas  alors  de  m'admettra. 
Son  zèle,  suivant  le  précepte,  prend  toutes 
les  formes  pour  agir  selon  les  temps  et  les 
lieux.  Mais  qui  est-^e ,  je  vous  prie,  qui 
excita  dans  sa  paroisse  le  scandale  dont  il  se 
plaint \u  sujet  de  mon  dernier  livre?  Qui 
est  ce  cjui  affectoit  d'en  faire  un  bruit  affreux 
et  par  soi-même  et  par  des  gens  apostés? 
Oui  est-ce ,  parmi  tout  ce  peuple  si  sainte- 
ment forcené,  qui  auroit  su  que  j 'a vois  com- 
mis Je  crime  énorme  de  prouver  que  le  con- 
seil de  Genève  m'avoit  condamné  à  tort ,  si 
1  on  li  eût  pris  soin  de  le  leur  dire  en  leur 
peignant  ce  singulier  crime  avec  les  couleurs 
que  chacun  sait  ?  Qui  d'entre  eux  est  même 


DIVERSES.  149 

en  état  de  lire  mon  livre  et  d'entendre  ce 
dont  il  s'agit  ?  Exceptons  si  l'on  veut  Tardent 
satellite  de  M.  de  M.  ,  ce  grand  maréchal 
qu'il  cite  si  fièrement,  ce  grand  clerc,  le  Boi- 
rude  de  son  église  ,  qui  seconnoît  si  (DÏen  en 
fers  de  chevaux  et  en  Jivres  de  théologie.  Je 
veux  le  croire  en  état  de  lire  à  jeun  et  sans 
ëpeler  une  ligne  entière,   quel  autre    dos 
ameutésenpeutfaireautantPiin  entrevoyant 
sur  mes  pages  les  mots  (ïé^^angile  et  de  mi- 
racles ^  ils  auroient  cru  lire  un  livre  de  dé- 
votion ,  et,  me  sachant  bon  homme ,  ils  au- 
roient dit  :  Que  Dieu  le  bénisse  ,  il  nous 
édifie.  Mais  on  leur  a  tant  assuré  que  j'étois 
un  homme  abominable,  un  impie,  qui  di- 
soit  qu'il  n'y  avoit  point  de  Dieu ,  et  que 
les  femmes  n'avoient  point  d'ame,  qit?,  sans 
songer  au  langage  si  contraire  qu'on  leur 
tenoit  ci-devant,  ils  ont  à  leur  tour  répété  : 
C est  un  impie,  un  scélérat;  c'est  tante- 
christ;  il  faut  l'excommunier  ^  le  brûler. 
On  leur  a  charitablement  répondu  :  Sans 
doute;   mais  criez  et  laissez- nous  faire  ; 
tout  ira  bien. 

La  marche  ordinaire  de  messieurs  les  gens 
d'église  me  paroît  admirable  pour  aller  à 

K  3 


l5c>  LETTRES 


leur  but.  Après  avoir  établi  en  principe  leur 
coinpëtence  sur  tout  scandale,  ils  excitent 
le  S'  andale  sur  tel  objet  qu'il  leur  plaît ,  et 
puis ,  en  vertu  de  ce  scandale  qui  est  leur  ou- 
vrage, ils  s'emparent  de  Taffaire  pour  la 
Jliger.  Voilà  de  quoi  se  rendre  maîtres  de 
tous  les  peuples  ,  de  toutes  les  lois  ,  de  tous 
les  rois  et  de  toute  la  terre,  sans  qu'on  ait 
le  moindre  mot  à  leur  dire.  Vous  rappelez- 
vous  le  conte  de  ce  chirurgien  dont  la  bou- 
tique donnoit  surdeux  rues  ,  et  qui ,  sortant 
par  une  jjorte ,  estropioit  les  pnssans ,  puis 
rentroît  subtilement  ,  ot  pour  les  panser 
ressortoit  par  Tautre  ?  Voilà  1  histoire  de 
tous  les  clergés  du  monde,  excepté  que  le 
chirurgien  guérissoit  du  moins  ses  blessés  , 
et  que«ces  messieurs  en  traitant  les  leurs  les 
achèvent. 

N'entions  point,  monsieur,  dans  les  in- 
trigues secrètes  qu'il  ne  faut  pas  mettre 
au  grand  jour.  Mais  si  M.  de  M.  n'eût 
voulu  qu'exécuter  Tordre  de  la  classe  ou 
faire  l'acquit  de  sa  conscience  ,  pourquoi 
racharnement  qu'il  a  mis  à  cette  affaire? 
pourquoi  ce  tiunulte  excité  dans  le  pays? 
pourquoi  cps  prédicatiojis  violentes ?poui- 


DIVERSES.  loi 

quoi  ces  conciliabules  ?  pourquoi  tant  de 
sots  bruits  répandus  pour  lâcher  de  m'ef- 
frayer  par  les  cris  de  la  populace  ?  Tout 
cela  n'est-il  pas  notoire  au  public  ?  M.  de 
M.  le  nie  ;  et  pourquoi  non ,  puisc[u  il  a  bien 
iiiëd'avoir  prétendu  deux  voix  dans  le  consis- 
toire? Mol,  j'en  vois  trois,  si  je  ne  me 
trompe  ;  d'abord  celle  de  son  diacre  ,  qui 
n'étoit  là  que  comme  son  représentant  ;  la 
sienne  ensuite,  qui  formoit  Tégalitc;  et  celle 
enfin  qu  il  vouloit  avoir  pour  départager  les 
suffrages.  Trois  voix  à  lui  seul ,  c'eut  été 
beaucoup  ,  même  pour  absoudre;  il  les  vou- 
loit pour  condamner ,  et  ne  put  les  obtenir. 
Où  étoit  îe  mal  ?  M.  de  M.  étoit  trop  heu- 
reux que  son  consistoire  ,  plus  sage  que  lui , 
l'eût  tiré  d'affaire  avec  la  classe  ,  avec  ses 
confrères ,  avec  ses  correspondans,  avec  lui^ 
même.  J'ai  fait  mon  devoir,  auroit-il  dit, 
j'ai  vivement  poursuivi  la  chose  :  mon  con- 
sistoire n'a  pas  jugé  comme  moi  ;  il  a  absous 
Rousseau  contremon  avis.  Cen'estpasmafau- 
te  :  je  me  retire  ;  je  n'en  puis  faire  davantage 
sans  blesser  les  lois ,  sans  désobéir  au  prince, 
sans  troubler  le  repos  public  :  je  suis  trop 
bon  chrétien ,  trop  bon  citoyen ,  trop  bon 

K  4 


l52  LETTRES 

]jasteur  pour  rien  tenter  de  semblable.  Après 
avoir  ëchoué ,  il  pouvoit  encore  avec  un 
peu  d'adresse  conserver  sa  dignité  et  re- 
couvrer sar(^putation.  Mais  Fainour-propre 
irrité  n'est  pas  si  sage.  On  pariloinie  encore 
moins  aux  autres  le  mal  qu'on  leur  a  voulu 
faire  que  celui  qu'on  leur  a  fait  en  effet. 
Furieux  de  voir  manquer  à  la  face  de  TEu- 
Tope  ce  grand  crédit  dont  il  aime  h  se  vanter, 
il  ne  peut  quitter  la  partie;  il  dit  en  classe 
qu'il  n'est  pas  sans  espoir  delà  renouer  ;  il  le 
tente  dans  un  autre  consistoire  :  mais,  pour 
se  montrer  moins  à  dt^couvert,  il  ne  la  pro- 
pose pas  lui  même ,  il  la  fait  proposer  par 
son  maréchal ,  par  cet  instrument  de  ses 
menées  qu'il  appelle  à  témoin  qu'il  n'en 
a  pas  fait.  Celan'étoit-il  pas  finement  trouvé? 
Ce  n'est  pas  que  M.  de  M.  ne  soit  lin;  mais 
un  homme  que  la  colère  aveugle  ne  fait 
plus  que  des  sottises  quand  il  se  livre  à  sa 
passion. 

Cette  ressource  lui  manque  encore.  Vous 
croiriez  qu'au  moins  alors  ses  efforts  s'arrê- 
tent là.  Poil  tdu  tout.  Dans  l'assemblée  sui- 
vante delà  classe  il  propose  un  autre  expé- 
dient^ fondé  sur  limpossibilité  d'éluderfac- 


I 


DIVERSES.  l55 

tivîtë  de  lofficier  du  prince  dans  sa  paroisse; 
cest  d'attendre  que  j'aie  passé  dans  une  au- 
tre ,  et  là  de  recommencer  les  poursuites  sur 
nouveaux  frais.  En  conséquence  de  ce  bel 
expédient  les  sermons  emportés  recommen- 
cent; on  met  derechef  le  peuple  en  rumeur  , 
comptant  à  force  de  désagrément  me  forcer 
enfin  de  quitter  la  paroisse.  En  voilà  trop , 
en  vérité,  pour  un  hojnme  aussi  tolJrant 
que  M.  de  M.  prétend  fêtre  et  qui  n'agit 
que  par  l'ordre  de  son  corps. 

Ma  lettre  s'alonge  beaucoup ,  monsieur  ; 
mais  il  le  faut  ;  et  pourquoi  la  couperois  je? 
Seroit-ce  fabréger  que  d'en  multiplier  les 
formules?  Laissons  à  M.  de  M.  le  plaisir  do 
dire  dix  fois  de  suite ,  Di/iazarde ,  ina  sœur , 
dormez-vous  ? 

Je  n'ai  point  entamé  la  question  de 
droit;  je  me  suis  interdit  cette  matière.  Je 
me  suis  borné  dans  la  seconde  partie  do 
cette  lettre  avons  prouver  que  M.  de  M.  , 
malgré  le  ton  béat  qu'il  affecte  ,  n  a  point 
ëté  conduit  dans  cette  affaire  parle  zeîe  do 
la  foi  ni  par  son  devoir  ,  mais  qu'il  a  selon 
l'usage  fait  servir  Dieu  d'instrument  à  ses 
passions.  Or ,  pour  de  telles  fms  jugez  si  on 


1^4  LETTRES 

emploie  des  moyens  qui  soient  honnêtes  , 
et  dispensez-moi  d'entrer  dans  des  détails 
qui  feroient  gémir  la  vert^j. 

Dans  la  première  partie  de  ma  lettre  je 
rapporte  dos  faits  opposés  à  ceux  qu'avance 
M.  de  M.  Il  avoit  eu  Tart  de  se  ménager 
des  indices  auxquels  je  n'ai  pu  répondre 
que  par  le  récit  fidèle  de  ce  qui  s'est  passé. 
De  ces  assertions  contraires  de  sa  part  et  de 
la  mienne  vous  conclurez  que  Tun  des  deux 
est  un  menteur  ;  et  j'avoue  que  cette  con- 
clusion me  paroît  juste. 

En  voulant  fmir  ma  lettre  et  poser  sa  bro- 
chure ,  je  la  feuilleté  encore.  Les  observa- 
tions se  présentent  sans  nonsbre,  et  il  ne 
faut  pas  toujours  recommencer.  Cependant 
comment  passer  ce  que  j'ai  dans  cet  instant 
sous  les  yeux  ?  Que  feront  nos  ministres? 
se  disoit-on  publiquement?  Dèfenclront-ils 
ï évangile  attaqué  si  ouvertement  par  ses 
ennemis  ?  C'est  donc  moi  qui  suis  Tennemi 
de  Tévangile  parcequc  je  m'indigne  qu'on 
le  défigure  et  qu'on  l'avilisse.  Eh  !  que  ses 
prétendus  défenseurs  nimitent-ils  l'usage 
que  j'en  voudrois  faire  !  Que  n'en  prennent- 
Us  ce  qui  les  rendroit  bons  et  justes  !  que 


DIVERSES.  l55 

n'en  laissent-ils  ce  qui  ne  sert  de  rien  à  per- 
sonne et  qu'ils  n  ei^tendent  pas  plus  que 
moi  ! 

Si  un  citoyen  de  ce  pays  avoit  osé  dire 
ou  écrire  quelque  chose  d'approchant  à  ce 
qu'avance  AI.  R.  ^  ne  sévirait -on  pas 
contre  lui ?^on  assurément;  j'ose  le  croire 
pour  riionneurde  cet  état.  Peuples  de  Neu- 
chatel ,  quelles  seroient  donc  vos  franchi- 
ses ,  si  ,  pour  quelque  point  qui  fourniroit 
matière  de  chicane  aux  ministres  ,  ils  pou- 
voient  poursuivre  au  milieu  devons  Tauteur 
d'un  factum  imprimé  à  l'autre  bout  de  FEu- 
rope  pour  sa  défense  en  pays  étranger  ? 
M.  de  M.  m'a  choisi  pour  vous  imposer  en 
moi  ce  nouveau  joug  :  mais  serois-je  digne 
d'avoir  été  reçu  parmi  vous  si  j'y  laissois 
par  mon  exemple  une  servitude  que  je  n'y 
ai  point  trouvée  ? 

M.  Rousseau  nouveau  citoyen  a-t-ildonc 
plus  de  privilèges  que  tous  les  anciens  ci- 
toyens ?  Je  ne  réclame  pas  même  ici  les 
leurs  ;  je  ne  réclame  que  ceux  que  j'avois 
étant  homme  et  comme  simple  étranger» 
Le  correspondant  que  M.  de  M.  fait  par- 
ier, ce  merveilleux  correspondant  qu'il  ne 


fl56  LETTRES 

nomme  point  et  qui  lui  donne  tant  de 
louanges  ,  est  un  singulier  raisonneur  ce 
me  semble.  Je  veux  avoir  ,  selon  lui ,  plus 
de  privilèges  que  tous  les  citoyens  ,  parce- 
que  je  résiste  à  des  vexations  que  n'endura 
jamais  aucun  citoyen.  Pour  m'ôter  le  droit 
de  défendre  ma  bourse  contre  un  voleur  qui 
voudroit  me  la  prendre  ,  il  n  auroit  donc 
qu'à  me  dire  :  Vous  êtes  plaisant  de  ne 
vouloir  pas  que  je  vous  vole  !  Je  volerois 
bien  un  homme  du  pays  s'il  passait  au 
lieu  de  vous. 

Remarquez  qu'ici  M.  le  professeur  de 
Montmollin  est  le  seul  souverain ,  le  des- 
pote qui  me  condamne;  et  que  la  loi,  le 
consistoire ,  le  magistrat ,  le  gouvernement , 
le  gouverneur  ,  le  roi  même  ,  qui  me  protè- 
gent, sont  autant  de  rebelles  à  l'autorité  su- 
prême de  M.  le  professeur  de  Montmollin. 
L'anonyme  demande  si  je  ne  me  suis 
pas  soumis  comme  citoyen  aux  lois  de 
Vètat  et  aux  usages  ;  et  de  l'affirmative 
qu'assurément  on  ne  lui  contestera  pas , 
il  conclut  que  je  me  suis  soumis  à  une  loi 
qui  n'existe  point  et  à  un  usage  qui  n'eut 
jamais  lieu. 


B   I   V   E   R   s   E   s.  î57, 

M.  de  M.  dit  à  cela  que  cette  loi  existe 
à  Genève ,  et  que  je  me  suis  plaint  moi- 
même  qu'on  Ta  violée  à  mon  préjudice. 
Ainsi  donc  la  loi  qui  existe  à  Genève  et  qui 
n'existe  pas  à  Motier  ,  on  la  viole  à  Genève 
pour  me  décréter ,  et  on  la  suit  à  Motiers 
pour  ni'excom manier.  Convenez  que  me 
voilà  dans  une  agréable  position  !  Cétoit 
sans  doute  dans  un  de  ses  momensdegaie^té 
que  M.  de  M.  fit  ce  raisonnement-là. 

Il  plaisante  à-peu- près  sur  le  même  ton 
dans  une  note  sur  Toffre  (i)  que  je  voulus 
bien  faiie  à  la  classe  à  condition  qu'on 
me  laissât  en  repos  (2).  Il  dit  que  c'est  se 
moquer ,  et  qu'on  ne  fait  pas  ainsi  la  loi  à 
ses  supérieurs. 

Premièrement  il  se  moque  lui  -  même 
quand  il  prétend  qu'offrir  une  satisfaction 

(1)  Offre  dont  le  secret  fat  si  bien  gardé  que  per- 
soune  n'en  sut  rien  que  quand  je  le  publiai,  et  qui 
fut  si  malhonnêtement  reçu  qu'on  ne  daigna  pas  y 
faire  la  moindre  rf^ponse.  Il  fallut  même  que  je  fisse 
redemander  à  M.  de  M.  ma  déclaration  qu'il  s'étoit 
doucement  apj)ropriée. 

(2)  Voyez  la  lettre  du.  10  murs  précédent  à  M.  de 
Monlmolliu. 


l58  LETTRES 

1res  obséquieuse  et  très  raisonnable  à  génS 
qui  se  plaignent  quoique  tort ,  c'est  leur 
faire  la  loi. 

Mais  la  plaisanterie  est  d'avoir  appelé 
messieurs  de  la  classe  mes  supérieurs  > 
comme  si  j'étois  homme  d'église!  Car  qui 
ne  sait  cjue  la  classe  ayant  jarisdiction  sur 
le  clergé  seulement  et  n'ayant  au  surplus 
rien  à  commander  à  qui  que  ce  soit ,  ses 
membres  ne  sont  comme  tels  les  supérieurs 
de  personne  (i)  !  Or,  de  me  traiter  en 
homme  d'église  est  une  plaisanterie  fort 
déplacée  à  mon  avis.  M.  de  M.  sait  très 
bien  que  je  ne  suis  point  homme  d'église, 
et  que  j'ai  même  ,  grâces  au  ciel ,  très  peu 
de  vocation  pour  le  devenir. 

Encore  quelques  mots  sur  la  lettre  que 
j'écrivis  au  consistoire ,  et  j'ai  fini.  M.  de 
M.  promet  peu  de  commentaires  sur  cette 
lettre.  Je  crois  qu'il  fait  très  bien  ,  et  qu'il 


(i)  Il  faudroit  croire  que  la  tête  tourne  à  M.  fie 
M.  si  l'on  lui  supposoit  a.ssez  d'arrogance  pour  vou- 
loir sérieusement  donner  à  messieurs  de  la  classe 
quelque  supériorité  sur  les  autres  sujets  du  roi.  Il 
n'y  a  pas  cent  ans  que  ces  supérieurs  prétendus  ne 
signoient  qu'après  tous  les  autres  corps. 


DIVERSES.  lf)9 

ëùt  mieux  fait  encore  de  n'en  point  donner 
du  tout.  Permettez  que  je  passe  en  revue 
ceux  qui  me  regardent  :  Texameu  ne  sera 
pas  long. 

Comment  répondre  ,  dit-il ,  a  des  qiies^ 
dons  qu'on  ignore  ?  Comme  jai  fait ,  en 
prouvant  d'avance  qu'on  n  a  point  le  droit 
do   questionner. 

Une  fol  dont  on  ne  doit  compte  qu'à 
Dieu  ne  se  publie  pas  dans  toute  l'Eu-- 
rope. 

Et  pourquoi  une  foi  dont  on  ne  doit 
compte  qu'à  Dieu  ne  se  publieroit-elle  pas 
dans  toute  l'Europe  ? 

Remarquez  l'étrange  prétention  d'empê- 
cher un  homme  de  dire  son  sentiment 
quand  on  lui  en  prête  d'autres  ,  de  lui  fer- 
mer la  bouche  et  de  le  faire  parler  ! 

Celui  qui  erre  en  chrétien  redresse  vo- 
lontiers ses  erreurs.  Plaisant  sophisme! 

Celui  qui  erre  en  chrétien  ne  sait  pas 
qu'il  erre.  S'il  redressoit  ses  erreurs  sans 
les  connoître  il  n'erreroit  pas  moins,  et  dé^ 
plus  il  mentiroit;  ce  ne  seroit  plus  errer  er> 
chrétien. 

Est-ce  s  appuyer  sur  l'autorité  de  réyàn- 


l6o  t    E    t    T    K   £    s 

gile  cjuè  de  rendre  douteux  les  miracles  ? 
Oui ,  quand  c  est  par  Tautorité  même  de 
rdvangile  qu'on  rend  douteux  les  miracles. 

Et  dy  jeter  du  ridicule?  Pourquoi  non, 
quand  ,  s'appuyant  sur  Tévangile  ,  on 
prouve  que  ce  ridicule  n'est  que  dans  les 
interprétations  des  théologiens? 

Je  suis  sûr  que  M.  de  M.  se  félicitoit  ici 
beaucoup  de  son  laconisme.  Il  est  toujours 
aisé  de  réponse  à  de  bons  raisonnemens 
par  des  sentences  ineptes. 

Quant  à  la  note  de  Théodore  de  Beze ,  il 
n'a  pas  voulu  dire  autre  chose  sinon  que 
la  foi  du  chrétien  h  est  pas  appuyée  uni" 
quenient  sur  les  miracles. 

Prenez  garde,  monsieur  le  professeur;  ou 
vous  n'entendez  pas  le  latin,  ou  vous  êtes 
un  liomme  de  mauvaise  foi. 

Ce  passage  Non  satis  tutafides  eorum  qui 
miraculis  nilunturne  signitie  point  du  tout, 
comme  vous  le  prétendez,  que  la  foi  du 
chrétien  n'est  pas  appuyée  uniquement 
sur  les  miracles. 

Au  contraire  il  s'gnifie  très  exactement 
que  la  foi  de  quiconque  s'appuie  sur  les 
miracles  est  peu  solide.  Ce  sens  se  rapporte 

ïoit 


DIVERSES.-  iÇH 

Fort  bien  au  passage  de  saint  Jean  qu  il 
commente ,  et  qui  dit  de  Jésus  que  plusieurs 
crurent  en  lui  voyant  ses  miracles ,  mais 
qu'il  ne  leur  conlioit  point  pour  cela  sa 
personne,  parcecjuil  les  connohsoit  bien. 
Pensez-vous  qu'il  auroit  aujourd'hui  plus 
de  confiance  en  ceux  qui  font  tant  de  bruit 
de  la  même  foi  ? 

Ne  croiroit~on  pas  entendre  M.  Rousseau 
dire  dans  sa  lettre  à  ^archevêque  de  Paris 
^u'on  détroit  lui  dresser  des  statues  pour- 
son  Emik?  Notez  que  cela  se  dit  au  mo- 
ment où,  pressé  par  la  comparaison  d'Emile 
ot  des  Lettres  de  la  montagne,  M.  de  M.  ne 
sait  comment  s'échapper:  il  se  tire  dafïliire 
par  une  gambade. 

S'il  falioit  suivre  pied  à  pied  ses  écarts 
s'il  falioit  examiner  le  poids  de  ses  affirma- 
tions et  analyser  les  singuliers  raisonne- 
mens  dont  il  nous  paie,  on  ne  finiroit  pas 
et  il  faut  finir.  Au  bout  de  tout  cela ,  fier  de 
s'être  nommé,  il  s'en  vante.  Je  ne  vois  pas 
trop  là  de  quoi  se  vanter;  quand  une  fuis 
on  a  pris  son  parti  sur  certaines  choses ,  on 
a  peu  de  mérite  à  se  nommer. 

Pour  vous,  monsieur,  qui  gardiez  par 

Tome  32.  L 


162  I.ETTRES 

ménagement  pour  lui  Taiionyme  qu'il  vous 
reproclie  »  nommez-vous  puisqu'il  le  veut. 
Acceptez  des  honnêtes  gens  Tëloge  qui  vous 
est  dû;  montrez- leur  le  digne  avocat  de 
la  cause  jusl;e,  riiistorien  de  la  vérité,  la- 
pologiste  des  droits  de  ropprimé ,  de  ceux 
du  prince,  de  Fétat  et  des  peuples,  tous 
attaqués  par  lui  dans  ma  personne.  Mes 
défenseurs,  mes  protecteurs  sont  connus; 
qu  il  montre  à  son  tour  son  anonyme  et  ses 
partisans  dans  cette  affaire  :  il  en  a  déjà 
nommé  deux^  qu'il  achevé.  Il  m'a  fait  bien 
du  mal,  il  vouloit  m'en  faire  bien  davan- 
tage :  que  tout  le  monde  connoisse  ses  amis 
et  les  miens  ;  je  ne  veux  point  d'autre  ven- 
geance. 

Recevez ,  monsieur ,  mes  tendres  salula« 
tions. 


DIVERSES.  l63 

"  '■  I    I         ■ 

LETTRE 
A  M.  D. 

A  l'isle  de  S. -Pferie ,  le  1 7  octobra  1 765.- 

V/N  me  chasse  d'ici  (i),  mon  cher  hôte;  le 
climat  de  Berlin  est  trop  rude  pour  moi; 
je  me  détermine  à  passer  en  Angleterre , 
où  j'aurois  du  d'abord  aller.  J  aurols  grand 
besoin  de  tenir  conseil  avec  vous  ;  mais  je 
ne  puis  aller  à  Neuchatel  :  voyez  si  vou» 
pourriez  par  charité  vous  dérober  à  vos  af- 
faires pour  faire  un  tour  jusqu'ici.  Je  vous 
embrasse. 


(  1  )  L'isle  de  S.  -Pierre  ,  au  milieu  du  lac  de  Bienne , 
où  M.  Rousseau  s'étoit  réfugié  après  la  lapidation 
de  Motier.  On  peut  voir  la  description  de  cette  isie 
dans  les  Picveries  du  Promeneur  solitaire,  cin- 
quième promenade. 


La 


1^4  I.   E  T   T   R   E  s 

fil,  ,  .     ^     ,  '     ■  ,      ,'.,       ,1 UU 

LETTRE 

A  M.  DE  GRAFFENRIED, 

BAILLI      A     NIDAU. 

A.  l'ùlo  do  S.-PieiTO^  17  octobre  1765^ 
JVi  O  N  5  I  E  U  B. , 

ToBiiRAi  à  Tordre  de  LL.  EE.  avec  le 
regret  de  sortir  de  votre  gouvernement  et  de 
votre  voisinage,  mais  avec  la  consolation 
d'emporter  votre  estime  et  celle  des  honnê- 
tes gens.  Nous  entrons  dans  une  saison 
dure,  sur-tout  pour  un  pauvre  infirme;  je 
ne  suis  point  préparé  pour  un  long  voyage, 
et  mes  affaires  demanderoient  quelques 
préparations.  J'aurois souhaité,  monsieur, 
qu'il  vous  eût  plu  de  me  marquer  si  l'on  m'or- 
donnoit  de  partir  sur  le-champ ,  ou  si  Ton 
vouloit  bien  m'accorder  quelques  semaines 
pour  prendre  les  arrangemens  nécessaires 
à  ma  situation.    Eu  attendant  qu  il  vous 


DIVERSES.'  l65 

pîaîse  de  me  prescrire  un  terme,  que  je 
m'efforcerai  même  d'abréger,  je  supposerai 
qu'il  m'est  permis  de  séjourner  ici  jusqu'à 
ce  que  j'aie  mis  l'ordre  le  plus  pressant  à 
mes  affaires.  Ce  qui  me  rend  ce  retard  pres- 
que indispensable  est  que ,  sur  des  indices 
que  je  croyois  surs,  je  me  suis  arrangé  pour 
passer  ici  le  reste  de  ma  vie  avec  l'agrément 
tacite  du  souverain.  Je  voudrois  être  sûr 
que  ma  visite  ne  vous  déplairoit  pas:  quel- 
que précieux  que  me  soient  les  momens 
en  cette  occasion,  j'en  déroberai  de  bien 
agréables  pour  aller  vous  renouveler ,  mon- 
sieur,  les  assurances  de  mon  respect. 


L  3 


l65  LETTRES 


LETTRE 

AU    MÊME. 

A  l'isle  de  S.-Pierre ,  ]t  ao  octobre  1765. 
JVl  O  N  S  I  E  U  R  , 

Le  triste  ëtat  où  je  me  trouve  et  la  con* 
fiance  que  j'ai  dans  vos  bontés  me  détermi- 
nent à  vous  supplier  de  vouloir  bien  faire 
agréer  à  leurs  excellences  une  proposition 
qui  tend  à  me  délivrer  une  fois  pour  toutes 
des  tourmens  d'une  vie  orageuse,  et  qui  va 
mieux,  ce  me  semble,  au  but  de  ceux  qui 
me  poursuivent  que  ne  fera  mon  éloigne- 
ment.  J  ai  consulté  ma  situation,  mon  âge, 
mon  humeur,  mes  forces  :  rien  de  tout  cela 
ne  me  permet  d'entreprendre  en  ce  mo- 
ment et  sans  préparation  de  longs  et  péni- 
bles voyages,  daller  errant  dans  des  pays 
froids,  et  de  me  fatiguer  à  chercher  au  loin 
un  asyle  dans  une  saison  où  mes  infirmités 


DIVERSES.  167 

ne  me  permettent  pas  même  de  sortir  de  la 
chambre.  Après  ce  qui  s'est  passé  je  ne 
puis  me  résoud;  e  à  rentrer  dans  le  territoire 
de  Neuchatel,  où  la  protection  du  prince 
et  du  gouvernement  ne  sauroit  me  garantir 
des  fureurs  d'une  populace  excitëe  qui  ne 
connoît  aucun  frein;  et  vous  comprenez, 
monsieur,  qu'aucun  des  états  voisins  ne 
voudra  ou  n'osera  donner  retraite  à  un  mal- 
heureux si  durement  chassé  de  celui-ci. 

Dans  cette  extrémité  je  ne  vois  pour  moî 
qu'une  seule  ressource ,  et^  quelque  ef- 
frayante qu'elle  paroisse,  je  la  prendrai  non 
seulement  sans  répugnance ,  mais  avec  em- 
pressement, si  leurs  excellences  veulent  bien 
y  consentir  ;  c'est  qu'il  leur  plaise  que  je 
passe  en  prison  le  reste  de  mes  jours  dans 
quelqu'un  de  leurs  châteaux ,  ou  tel  autre 
lieu  de  leurs  états  qu'il  leur  semblera  bon 
de  choisir.  J'y  vivrai  à  mes  dépens  ,  et  je 
donnerai  sûreté  de  n'être  jamais  à  leur 
charge  :  je  me  soumets  à  n'avoir  ni  papier , 
ni  plume  ,  ni  aucune  communication  au  de_ 
hors,  si  ce  n'est  pour  l'absolue  nécessité  et 
par  le  canal  de  ceux  qui  seront  chargés  de 
moi  ;  seulement  qu'on  me  laisse  avec  l' usage 

L    4 


lG8  LETTRES 

(le  quelques  livres  la  liberté  de  me  promener 
quelquefois  dans  un  jardin,  et  je  suis  con- 
tent. 

Ne  croyez  point ,  monsieur ,  qu'un  expé- 
dient si  violent  en  apparence  soit  le  fruit 
du  désespoir  ;  j'ai  Tesprit  très  calme  en  ce 
moment ,  je  me  suis  donné  le  temps  d'y  bien 
penser,  et  c'est  d'après  la  profonde  consi- 
dération de  mon  état  que  je  m'y  détermine. 
Considérez ,  je  vous  supplie ,  que  si  ce  parti 
est  extraordinaire ,  ma  situation  l'est  encore 
plus  ;  mes  malheurs  sont  sans  exemple  :  la 
vie  orageuse  que  je  mené  sans  relâche  de- 
puis plusieurs  années  seroit  terrible  pour 
un  homme  en  santé  ;  jugez  ce  qu'elle  doit 
être  pour  un  pauvre  infirme  épuisé  de 
maux  et  d'ennuis ,  et  qui  n'aspire  qu'à  mou- 
rir en  paix.  Toutes  les  passions  sont  éteintes 
dansmoncœur;  il  n'y  reste  que  l'ardent  désir 
du  repos  et  de  la  retraite  ;  je  les  trouverons 
dans  riiabitation  que  je  demande.  Délivré 
des  importuns ,  à  couvert  de  nouvelles  ca- 
tastrophes ,  j'attendroîs  tranquillement  la 
dernière,  et,  n  étant  plus  instruit  de  ce  qui 
se  passe  dans  le  monde ,  je  ne  serois  plus 
attristé  de  rien.  J'aime  lalibertésans  doute, 


DIVERSES.  169 

maïs  la  mienne  n  est  point  au  pouvoir  des 
liommes,  et  ce  ne  seront  ni  des  murs  ni  des 
clefs  qui  me  roteront.  Cette  captivité,  mon- 
sieur, me  paroît  si  peu  terrible,  je  sens  si 
bien  que  je  jouirois  de  tout  le  bonheur  que 
je  puis  encore  espérer  dans  cette  vie ,  que  . 
c'est  par-là  même  que  ,  quoiqu'elle  doive 
délivrer  mes  ennemis  de  toute  inquiétude  à 
mon  égard,  je  n'ose  espérer  de  l'obtenir: 
mais  je  ne  veux  rien  avoir  à  me  reprocher 
vis  à-vis  de  moi  non  plus  que  vis-à-vis  d' au- 
trui. Je  veux  pouvoir  me  rendre  le  témoi- 
gnage que  j'ai  tenté  tous  les  moyens  prati- 
cables et  honnêtes  qui  pouvoient  m'assurer 
le  repos  et  prévenir  les  nouveaux  orages 
qu'on  me  force  d'aller  chercher. 

Je  connois,  monsieur,  les sentimens d'hu- 
manité dont  votre  ame  généreuse  est  rem- 
plie^ je  sens  tout  ce  qu'une  grâce  de  cette 
espèce  peut  vous  coûter  à  demander  ;  mais 
quand  vous  aurez  compris  que ,  vu  ma  si- 
tuation ,  cette  grâce  en  seroit  en  effet  une 
très  grande  pour  moi,  ces  mêmes  sentira  ens 
qui  font  votre  répugnance  me  sont  garans 
que  vous  saurez  la  surmonter.  J'attends , 
pour  prendre  définitivement  mon  parti. 


IJO  LETTRES 

qu'il  VOUS  plaise  de  mlionorer  de  quelque 
réponse. 

Daignez  ,   monsieur  ,  je  vous   supplie , 
agréer  mes  excuses  et  mon  respect. 


ïE^a 


LETTRE 

A  U    M  È  M  E. 

Le  22  octobre  1 765. 

J  E  puis ,  monsieur  ,  quitter  samedi  pro- 
chain Tisle  de  Saint-Pierre  ,  et  je  me  con- 
formerai en  cela  à  Tordre  de  LL.  EE.  ;  mais, 
vu  l'étendue  de  leurs  états  et  ma  triste  si- 
tuation ,  il  m'est  absolument  impossible  de 
sortir  le  même  jour  de  l'enceinte  de  leur 
territoire.  J'obéirai  en  tout  ce  qui  me  sera 
possible.  Si  LL.  EE.  me  veulent  punir  de  ne 
l'avoir  pas  fait,  elles  peuvent  disposer  à  leur 
gré  de  ma  personne  et  de  ma  vie  :  j  ai  appris 
à  m'attendre  à  tout  de  la  part  des  hommes; 
ils  ne  prendront  pas  mon  ame  au  dépourvu. 
Recevez  ,  homme  juste  et  généreux  ,  le& 


DIVERSES.  171: 

assurances  de  ma  respectueuse  reconnois- 
sance  et  cl' un  souvenir  qui  ne  sortira  jamais 
de  mon  cœur. 


•      L  E  T  T  Pl  E 

A  U    M  È  M  E, 

Bienne,  le  aS  octobre  «765. 

T 

J  E  reçois,  monsieur,  avec  reconnoissance 
les  nouvelles  marques  de  vos  attentions  et 
de  vos  bontés  pour  moi  :  mais  je  n'en  pro- 
fiterai pas  pour  le  présent  ;  les  prévenances 
et  sollicitations  de  messieurs  de  Bienne  me 
déterminent  à  passer  quelque  temps  avec 
eux  ,  et,  ce  qui  me  flatte ,  à  votre  voisinage. 
Agréez,  monsieur,  je  vous  supj^'lie,  mes 
xemerciemens ,  mes  salutations  et  mon  res- 
pect. 


b.'/Z  1    E    T   T   R    E    s 


MBi   |||  S=S^ 


LETTRE 

A  M.   D. 

Bienne ,  le  27  octobre  ijSSi. 

J  'ai  cëdé,  mon  cher  hôte,  aux  caresses  et  aux 
solhcitations;  je  reste  à  Bienne,  résolu  d'y 
passer  Thiver  ,  et  j'ai  heu  de  croire  que  je 
l'y  passerai  tranquillement.  Cela  fera  quel- 
que changement  dans  nos  arrangemens  ;  et, 
mes  effets  pouvant  me  venir  joindre  avec 
mademoiselle  le  Vasseur ,  je  pourrai  pen- 
dant l'hiver  faire  moi-même  le  catalogue 
de  mes  livres.  Ce  qui  me  flatte  dans  tout 
ceci  est  que  je  reste  votre  voisin  avec  l'es- 
poir de  vous  voir  quelquefois  dans  vos  mo- 
mens  de  loisir.  Donnez-moi  de  vos  nou- 
velles et  de  celles  de  nos  amis.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


D  I  t  s    R   s  s   I.  273 

LETTRE 

AU  MÊME. 

Bienno,  lundi  aS  oatofcre  1765.; 

vJn  m'a  trompe  ,  mon  cher  hôte.  Je  pars 
demdn  matin  avant  qu'on  me  chasse.  Don- 
nez-moi de  vos  nouvelles  à  Basle.  Je  vous 
recommande  ma  pauvre  gouvernante.  Je 
ne  puis  ëcrire  à  personne  ,  quelque  désir 
que  j'en  aie  ;  je  n'ai  pas  même  le  temps  de 
respirer  ni  la  force .  Je  vous  embrasse. 

»  I        i  II   —  ■ 

LETTRE 
A  M.  D.  L.   C. 

1 L  faut ,  monsieur  ,  que  vous  ayez  une 
grande  opinion  de  votre  éloquence  et  une 
bien  petite  du  discernement  de  l'homme 


4^4  LETTRES 

dont  VOUS  VOUS  dites  enthousiaste ,  pouf 
croire  l'intéresser  en  votre  faveur  par  Je 
petit  roman  scandaleux  qui  remplit  la  moi- 
tié de  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite  et 
par  r historiette  qui  le  suit.  Ce  que  j'ap- 
prends de  plus  sûr  dans  cette  lettre  ,  c'est 
que  vous  êtes  bien  jeune  ,  et  que  vous  me 
croyez  b  en  jeune  aussi. 

Vous  voilà,  monsieur,  avec  votre  Zélie 
comme  ces  saints  de  votre  église  qui  , 
dit-  on  ,  couchoient  dévotement  avec  des 
filles  ,  et  attisoient  tous  les  feux  des  ten- 
tations, pour  se  mortifier  en  combattant 
le  désir  de  les  éteindre.  J'ignore  ce  que 
vous  prétendez  par  les  détails  indécens  que 
vous  m'osez  faire;  mais  il  est  difficile  do 
les  lire  ,  sans  vous  croire  un  menteur  ou 
un  impuissant. 

L'amour  peut  épurer  ]es  sens  ,  je  le  sais; 
il  est  cent  fois  plus  facile  à  uji  véritable 
ama:it  d'être  sage  qu'à  un  autre  homme  : 
Tamonr  qui  respecte  son  objet  en  chérit  la 
pureté  -,  c'est  une  perfection  de  plus  qu'il 
y  trouve"*,  et  (ju'il  craint  de  lui  ôter.  L'a-' 
mour- propre  dédommage  un  amant  des 
privations  qu'il  s'impose,  en  lui  montrant 


DIVERSES.  175 

Tobjet  qu  11  convoite  plus  digne  des  sen- 
timens qu'il  a  pour  lui.  Mais  si  sa  maîtresse , 
une  fois  livrée  à  ses  caresses ,  a  déjà  perdu 
toute  modestie;  si  son  corps  est  en  proie 
à  ses  attoucliemens  lascifs  -,  si  son  cœur 
brûle  de  tous  les  feux  qu'ils  y  portent  ;  si 
sa  volonté  même  déjà  corrompue  la  livre 
à  sa  discrétion  ;  je  voudrois  bien  savoir  ce 
qui  lui  reste  à  respecter  en  elle. 

Supposons  qu'après  avoir  ainsi  souille  la 
personne  de  votre  maîtresse  vous  ayez  ob- 
tenu sur  vous-même  fétrange  victoire  dont 
vous  vous  vantez  et  que  vous  en  ayez  le 
mérite  ,  favez-vous  obtenue  sur  elle  ,  sur 
ses  désirs  ,  sur  ses  sens  même  ?  Vous  vous 
vantez  de  l'avoir  fait  pâmer  entre  vos  bras. 
(Vous  vous  êtes  donc  ménagé  le  sot  plaisir 
de  la  voir  pâmer  seule.  Etc'étoit  là  l'épar- 
gner selon  vous?  Non  ,  c'étoit  Tavilir.  Elle 
est  plus  méprisable  que  si  vous  en  eussiez 
joui.  Youdriez-vous  d'une  femme  qui  seroit 
sortie  ainsi  des  mains  d'un  autre  ?  Vous  ap- 
pelez pourtant  tout  cela  des  sacrifices  à  la 
vertu.  Il  faut  c[ue  vous  ayez  d'étranges  idées 
de  cette  vertu  dont  vous  parlez,  et  qui  ne 
yous  laisse  pas  même  le  moindre  scrupule 


'176  tETTRES 

d  avoir  déshonore  la  fille  d'un  homme  dont 
vous  mangiez  le  pain.  Vous  n'adoptez  pas 
les  maximes  de  THëloïse  ,  vous  vous  pi*- 
quez  de  les  braver.  Il  est  faux  ,  selon  vous , 
qu'on  ne  doit  rien  accorder  aux  sens  quand 
on  veut  leur  refuser  quelque  chose.  En 
accordant  aux  vôtres  tout  ce  qui  peut  vous 
rendre  coupable  ,  vous  ne  leur  refusiez  que 
ce  qui  pouvoit  vous  excuser.  Votre  exem- 
ple supposé  vrai  ne  fait  point  contre  la 
maxime  ,  il  la  confirme. 

Ce  joli  conte  est  suivi  d'un  autre  plus 
vraisemblable ,  mais  que  le  premier  me  rend 
bien  suspect.  Vous  voulez  avec  Tari;  de  votre 
âge  émouvoir  mon  amour-propre ,  et  me 
forcer  ,  au  moins  par  bienséance  ,  à  m'inté- 
resser  pour  vous.  Voilà ,  monsieur ,  de  tous 
les  pièges  qu'on  peut  me  tendre,  celui  dans 
lequel  on  me  prend  le  moins  ,  sur-tout 
quand  on  le  tend  aussi  peu  finement.  Il  y 
auroit  de  l'humeur  à  vous  blâmer  de  la  ma- 
nière dont  vous  dites  avoir  soutenu  ma 
cause  ,  et  même  une  sorte  d'ingratitude  à 
ne  vous  en  pas  savoir  gré.  Cependant ,  mon- 
sieur ,  mon  livre  ayant  été  condamné  par 
votre  parlement ,  vous  ne  pouviez  mettre 

trop 


DIVERSES.  377 

trop  de  modestie  et  de  circonspection  à  le 
défendre;  et  vous  ne  devez  pas  me  faire 
une  obligation  personnelle  envers  vous 
d'une  justice  que  vous  avez  du  rendre  à  la 
'vérité  ,  ou  à  ce  qui  vous  a  paru  Tétre.  Si 
j'ëtois  sûr  que  les  choses  se  fussent  passées 
comme  vous  me  le  marquez  ,  je  croirois  de- 
voir vous  dédommager  ,  si  je  pouvois  ,  d'un 
préjudice  dont  je  serois  en  quelque  manière 
3a  cause.  Mais  cela  ne  m'engageroit  pas  à 
vous  recommander  sans  vous  connoître  ;,  pré- 
férablement  à  beaucoup  de  gens  de  mérite 
que  je  connois  ,  sans  pouvoir  les  servir  ; 
fît  je  me  garderois  de  vous  procurer  des 
«laves ,  sur-tout  s'ils  avoiént  des  sœurs  ,  sans 
autre  garant  de  leur  bonne  éducation  que 
ce  que  vous  m'avez  appris  de  vous  et  la 
pièce  de  vers  que  vous  m'avez  envoyée.  Le 
libraire  à  qui  vous  Tavez  présentée  a  eu 
tort  de  vous  répondre  aussi  brutalement 
qu'il  la  fait ,  et  l'ouvrage  du  côté  de  la 
composition  n'est  pas  aussi  mauvais  qu'il 
l'a  paru  croire  ;  les  vers  sont  faits  avec  fa- 
cilité; il  y  en  a  beaucoup  de  très  bons  parmi 
I  beaucoup  d'autres  foi  blés  et  peu  corrects. 
ÎDu  reste  il  y  règne  plutôt  un  ton  de  déclar- 
Tome  52.  M 


178  LETTRES 

mation    qu'une   certaine  chaleur    d'âme* 
Zamon  se  tue  en  acteur  de  tragédie  :  cette 
mort  ne   persuade  ni  ne  touche.  Tous  les 
sentimens  sont  tirés  de  la  Nouvelle  Héloïse; 
on  en  trouve  à  peine  un  qui  vous  appar- 
tienne ,  ce  qui  n  est  pas  un  grand  signe  de 
la  chaleur  de   votre  cœur  ni  de  la  vérité 
de  rhistoire.  D'ailleurs  ,  si  le  libraire  avoit 
tort  dans  un  sens ,  il  avait  bien  raison  dans 
un  autre,  auquel  vraisemblablement  il  ne 
songeoit  pas.  Comment  un  homme  qui  se 
pique  de  vertu  peut-il  vouloir  publier  une 
pièce  d'où  résulte  la  plus  pernicieuse  mo- 
rale ;  une  pièce  pleine  d'images  licencieu- 
ses que  rien  n'épure  ;  une  pièce  qui  tend  à 
persuader   aux  jeunes  personnes  que  les 
privautés  des  amans  sont  sans  conséquence , 
et  qu on  peut   toujours  sarrêter  où  Ton 
veut  ?  maxime  aussi  fausse  que  dangereuse , 
et  propre  à  détruire  toute  pudeur,  toute | 
honnêteté  ,  toute  retenue  entre  les   deu] 
sexes.  Monsieur  ,  si  vous   n'êtes    pas  ui 
homme  sans  mœurs,  sans  principes,  voua 
ne  ferez  jamais  imprimer  vos  vers  ,  quoique 
passables,  sans  un  correctif  suffisant  pouj 
en  empêcher  le  mauvais  effet. 


DIVERSES.'  179 

Vous  avez  des  talens  sans  doute  ,  mais 
vous  n  en  faites  pas  un  usage  qui  porte  à 
les  encourager.  Puissiez-vous  ,  monsieur, 
en  faire  un  meilleur  dans  la  suite  ,  et  qui 
ne  vous  attire  ni  regrets  à  vous  -  mêrne 
ni  le  blâme  des  honnêtes  gens  !  Je  vous  sa- 
lue de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  Si  vous  aviez  un  besoin  pressant 
des  deux  louis  que  vous  demandiez  au  li- 
braire, je  pourrois  en  disposer  sans  m'in- 
commoder  beaucoup.  Parlez -moi  naturel- 
lement ;  ce  ne  seroit  pas  vous  en  faire  un 
don,  ce  seroit  seulement  payer  vos  vers  au 
prix  que  vous  y  avez  mis  vous-même. 


LETTRE 

A  M.  D. 

Strasbourg,  le  5  novembre  1765. 

J  E  suis  arrivé,  mon  cher  hôte ,  à  Strasbourg 
samedi  tout-à-fait  hors  d'état  de  continuer 
ma  route ,  tant  par  feffet  de  mon  mal  et  de 

M  2 


l8o  LETTRES 

la  fatigue,  que  parla  lièvre  et.  une  clialeiir 
d'entrailles  qui  s'y  sont  jointes.  Il  m'est 
aussi  impossible  d'aller  maintenant  à  Potz- 
dam  qu'à  la  Chine;  et  je  ne  sais  plus  trop 
ce  que  je  vais  devenir,  car  probablement 
on  ne  me  laissera  pas  long-temps  ici.  Quand 
on  est  une  fois  au  point  où  je  suis  on  n'a 
plus  de  projets  à  faire  ;  il  ne  reste  qu'à  se 
résoudre  à  toutes  choses  et  plier  la  tête  sous 
le  pesant  joug  de  la  nécessité. 

J'ai  écrit  à  milord  maréchal  ;  je  voudrois 
attendre  ici  sa  réponse.  Si  Ton  me  chasse  , 
j'irai  chercher  de  l'autre  côté  du  Rhin  quel- 
que humanité,  quelque  hospitalité:  si  je 
n'en  trouve  plus  nulle  part,  il  faudra  bien 
chercher  quelque  moyen  de  s'en  passer.: 
Bon  jour,  non  plus  mon  hôte,  mais  tou- 
jours mon  ami.  George  Keith  et  vous  m'at- 
tachez encore  à  la  vie;  de  tels  liens  ne  se 
rompent  pas  aisément.  Je  vous  embrîisse. 


DIVERSES.  l8l 


LETTRE 

AU    MÊME. 

Strasbourg  ,  le  lo  novembre  1765. 

Jaassurez-vous,  mon  cher  hôte,  et  rassu- 
rez nos  amis  sur  les  dangers  auxquels  vous 
me  croyez  exposé.  Je  ne  reçois  ici  que  des 
marques  de  bienveillance,  et  tout  ce  qui 
commande  dans  la  ville  et  dans  la  province 
parolt  s'accorder  à  me  favoriser.  Sur  ce  que 
m'a  dit  M.  le  marëchal  que  je  vis  hier,  je 
dois  me  regarder  comme  aussi  en  sûreté  à 
Strasbourg  qu'à  Berlin.  M.  Fischer  m'a 
servi  avec  toute  la  chaleur  et  tout  le  zèle 
d'un  ami ,  et  il  a  eu  le  plaisir  de  trouver 
tout  le  monde  aussi  bien  disposé  qu'il  pou- 
voit  le  désirer.  On  me  fait  appercevoir  bien 
agréablement  que  je  ne  suis  plus  en  Suisse. 

Je  n'ai  que  le  temps  de  vous  marquer  ce 
mot  pour  vous  rassurer  sur  mon  compte. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur, 

M  3 


183  LETTRES 

LETTRE 
A  M.  DAVID  HUME. 

Strasbourg ,  le  4  déeembre  1765. 

Vos  bontés,  monsieur,  me  pénètrent  au» 
tant  qu'elles  m'honorent.  La  plus  digne 
réponse  que  je  puisse  faire  à  vos  offres  est 
de  les  accepter,  et  je  les  accepte.  Je  partirai 
dans  cinq  ou  six  jours  pour  aller  me  jeter 
entre  vos  bras;  cest  le  conseil  de  milord 
maréchal,  mon  protecteur,  mon  ami,  mon 
père;  c'est  celui  de  madame  de***^  dont 
la  bienveillance  éclairée  me  guide  autant 
qu'elle  me  console  ;  enfin  j'ose  dire  que  c'est 
celui  de  mon  cœur,  qui  se  plaît  à  devoir 
beaucoup  au  plus  illustre  de  mes  contem- 
porains, dont  la  bonté  surpasse  la  gloire. 
Je  soupire  après  une  retraite  solitaire  et 
libre  où  je  puisse  finir  mes  jours  en  paix. 
Si  vos  soins  bienfaisaiis  me  la  procurent , 
je  jouirai  tout  ensemble  et  du  seul  bieu 


DIVERSES.  iSo 

que  mon  cœur  désire  et  du  plaisir  de  le 
tenir  de  vous.  Je  vous  salue ,  monsieur  , 
de  tout  mon  cœur. 


■EBBBmsaBBa 


LETTRE 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Paris,  la  18  décembre  1765. 

Avant-hier  au  soir,  monsieur,  j'arrivai 
ici  très  fatigué,  très  malade  ,  ayant  le  plus 
grand  besoin  de  repos.  Je  n'y  suis  point  in- 
cognito, et  je  n'ai  pjas  besoin  d'y  être;  je 
ne  me  suis  jamais  caché,  et  je  ne  veux  pas 
commencer.  Comme  j'ai  pris  mon  parti  sur 
les  injustices  des  hommes ,  je  les  mets  au  pis 
sur  toutes  choses,  et  je  m'attends  à  tout  de 
leur  part,  même  quelquefois  à  ce  qui  esif 
bien.  J'ai  écrit  en  effet  la  lettre  à  M.  le 
bailli  de  Nidau;  mais  la  copie  que  vous 
m'avez  envoyée  est  pleine  de  contre-sens 
ridicules  et  de  fautes  épouvantables.  On  volt 
de  quelle  boutique  elle  vient.  Ce  n'est  pas- 

M  4 


184  LETTRES 

la  première  fabrication  de  cette  espèce ,  et 
vous  poiiV(  z  croire  que  des  ^ens  si  iiers 
de  leurs  iniquités  ne  sont  guère  honteux  de 
leurs  falsifications.  11  court  ici  des  copies 
plus  fidèles  de  cette  lettre  qui  viennent 
de  Berne  et  qui  font  assez  d'effet.  M.  le 
dauphin  lui-même,  à  qui  on  la  lue  dans 
son  lit  de  mort,  en  a  paru  touche ,  et  a  dit 
là  dessus  des  choses  qui  feroient  bien  rougir 
mes  persécuteurs  s'ils  les  savoient ,  et  qu'ils 
fussent  gens  à  rougir  de  quelque  chose. 

Vous  pouvez  m'ëcrire  ouvertement  chez 
madame  Duchesne  où  je  suis  toujours.  Ce- 
pendant j'apprends  à  Tinstant  que  M.  l& 
prince  de  Conti  a  eu  la  bonté  de  me  faire 
préparer  un  logement  au  Temple  et  qu'il 
désire  que  je  l'aille  occuper.  Je  ne  pourrai 
guère  me  dispenser  d'accepter  cet  honneur; 
mais,  malgré  mon  délogement,  vos  lettres 
sous  ia  même  adresse  me  parviendront 
également» 


DIVERSES.  l85 


n"'"'^ 


LETTRE 

AU    MÊME. 

Paris  ,  le  jo  décembie  1765. 

Je  reçois,  mon  bon  ami,  votre  lettre  du 
^3.  Je  suis  très  fâché  que  vous  n'ayez  pas 
ëté  voir  M.  de  Voltaire.  Avez-vous  pu  pen-^ 
ser  que  cette  démarche  me  feroit  de  la  peine? 
Que  vousconnoissez  mal  mon  cœur!  Eh!  plîit 
à  Dieu  qu'une  heureuse  réconciliation  entre 
vous,  opérëe  par  les  soins  de  cet  homme 
illustre,  me  faisant  oublier  tous  ses  torts  , 
me  livrât  sans  mélange  à  mon  admiration 
pour  lui!  Dans  les  temps  où  il  m'a  le  plus 
cruellement  traité  j'ai  toujours  eu  beau- 
coup moins  d'aversion  pour  lui  que  d'amour 
pour  mon  pays.  Quel  qne  soit  l'homme  qui 
vous  rendra  la  paix  et  la  liberté^  il  me  sera 
toujours  cher  et  respectable.  Si  c'est  VoU 
taire,  il  pourra  du  reste  nte  faire  tout  le  mal 
qu'il  voudra  j  mes  vcçux  constans  jusqu'à 


1  F6  LETTRES 

mon  dernier  soupir  seront  pour  son  bon- 
heur et  pour  sa  gloire. 

Laissez  menacer  les  J....:  tel  fier  t  qui  ne 
tue  pas.  Votre  sort  est  presque  entre  les 
mains  de  M.  de  Voltaire:  s'il  est  pour  vous, 
les  J —  vous  feront  fort  peu  de  mal.  Je  vous 
conseille  et  vous  exhorte ,  après  que  vous 
laurez  suffisamment  sonde,  de  lui  donner 
votre  confiance.  11  nest  pas  croyable  que, 
pouvant  être  fadmiration  de  l'univers,  il 
veuille  en  devenir  l'horreur  :  il  sent  trop 
bien  l'avantage  de  sa  position  pour  ne  pas  la 
mettre  à  profit  pour  sa  gloire.  Je  ne  puis  pen- 
ser qu'il  veuille,  en  vous  trahissant,  se  cou- 
vrir d'infamie  :  en  un  mot  il  est  votre  unique 
ressource,  ne  vous  l'otez  pas.  S^il  vous  tra- 
hit, vous  êtes  perdu  ,  je  l'avoue;  mais  vous 
l'êtes  également  s'il  ne  se  mêle  pas  de  vous. 
Livrez-vous  donc  à  lui  rondement  et  fran- 
chement ;  gagnez  son  cœur  par  cette  con- 
fiance; prêtez- vous  à  tout  accommodement 
raisonnable.  Assurez  les  lois  et  la  liberté  ; 
mais  sacrifiez  l'amour-propre  à  la  paix.  Sur- 
tout aucune  mention  de  moi ,  pour  ne  pas 
aigrir  ceux  qui  me  haïssent  ;  et  si  M.  de 
Voltaire  vous  sert  comme  il  le  doit,  s'il  en- 


DIVERSES.  187 

tend  sa  gloire,  comblez -le  d'honneurs, 
et  consacrez  à  Apollon  pacificateur,  Phœbo 
pacatori^  la  médaille  que  vous  m'aviez 
destinée. 


'LETTRE 

AU    MÊME. 

ChiswicK,  le  29  janvier  1766. 

Je  suis  arrivé  heureusement  dans  ce  pays; 
j'y  ai  été  accueilli ,  et  j'en  suis  très  content: 
mais  ma  santé,  mon  humeur,  mon  état, 
demandent  que  je  m'éloigne  de  Londres; 
et ,  pour  ne  plus  entendre  parler  s'il  est 
possible  de  mes  malheurs ,  je  vais  dans 
peu  me  confiner  dans  le  pays  de  Galles. 
Puisse -je  y  mourir  en  paix!  c'est  le  seul 
vœu  qui  me  reste  à  faire.  Je  vous  embrasse 
tendrement. 


l88  LETTRES 


LETTRE 

A  M.  H  U  M  E. 

■\Vootton  ,  le  aa  mars  1766, 

Vous  voyez  déjà,  mon  cher  patron,  par 
la  date  de  ma  lettre  que  je  suis  arrivé  au  lieu 
de  ma  destination  ;  mais  vous  ne  pouvez 
voir  tous  les  charmes  que  j'y  trouve;  il  fau- 
droit  connoître  le  lieu  et  lire  dans  mon 
cœur.  Vous  y  devez  lire  au  moins  les  senti- 
mens  qui  vous  regardent  et  que  vous  avez 
si  bien  mérites.  Si  je  vis  dans  cet  agréable 
asyle  aussi  heureux  que  je  Tespere,  une  des 
douceurs  de  ma  vie  sera  de  penser  que  je 
vous  les  dois.  Faire  un  homme  heureux 
c'est  mériter  de  Fêtre.  Puissiez-vous  trouver 
en  vous-même  le  prix  de  tout  co  que  vous 
avez  fait  pour  moi  !  Seul ,  j'aurois  pu  trou- 
ver de  rhosj)italit(''  peut-être;  mais  je  ne 
Taurois  jamais  aussi  bien  goûtée  qu'en  la 
tenant  de  votre  amitié.  Conservez -la  moi 


DIVERSES.  iSgi 

toujours,  mon  clier  patron:  aimez -moi 
pour  moi  qui  vous  dois  tant,  pour  vous- 
même;  aimez-moi  pour  le  bien  que  vous 
m'avez  fait.  Je  sens  tout  le  prix  de  votre 
sincère  araitië;  je  la  désire  ardemment;  j'y 
veux  répondre  par  toute  la  mienne j  et  je 
sens  dans  mon  cœur  de  quoi  vous  convain- 
cre un  jour  qu  elle  n'est  pas  non  plus  sans 
quelque  prix.  Comme  ^  pour  des  raisons 
dont  nous  avons  parlé  ,  je  ne  veux  rien 
recevoir  par  la  poste ,  je  vous  prie ,  lorsque 
vous  ferez  la  bonne  œuvre  de  m'écrire ,  de 
remettre  votre  lettre  à  M.  Davenport.  L'af- 
faire de  ma  voiture  n'est  pas  arrangée  , 
parceque  je  sais  qu'on  m'en  a  imposé:  c'est 
une  petite  faute  qui  peut  n'être  que  l'ou- 
vrage d'une  vanité  obligeante  quand  elle 
ne  revient  pas  deux  fois.  Si  vous  y  avez 
trempé ,  je  vous  conseille  de  quitter  une 
fois  pour  toutes  ces  petites  ruses  qui  ne 
peuvent  avoir  un  bon  principe  quand  elles 
se  tournent  en  pièges  contre  la  simplicité. 
Je  vous  embrasse,  mon  cher  patron,  avec 
Je  même  cœur  que  j'espère  et  désire  trouver 
en  vous. 


igO  LETTRES 


LETTRE 

AU     MÊME. 

Wootton ,  le  29  mars  1 766. 

V  OU  S  avez  vu,  mon  cher  patron,  par  lat 
lettre  que  M.  Davenport  a  diï  vous  remet- 
tre, combien  je  me  trouve  ici  placé  selon 
mon  goût.  J'y  serois  peut-être  plus  à  mon 
aise  si  l'on  v  avoit  moins  d'attentions:  mais 
les  soins  d'un  si  galant  homme  sont  trop 
obligeans  pour  s'en  fâcher;  et,  comme  tout 
est  nièlé  dii^convéniens  dans  la  vie,  celui 
d'être  trop  bien  est  un  de  ceux  qui  se  tolè- 
rent le  plus  aisëment.  J'en  trouve  un  plus 
grand  à  ne  pouvoir  me  faire  bie.i  entendre 
des  domesticjues ,  ni  sur-tout  entendre  un 
mot  de  ce  qu'ils  me  disent.  Heureusement 
mademoiselle  le  Vasseur  me  sert  d'iuter- 
prête,  et  ses  doigts  parlent  mieux  que  ma 
langue.  Je  trouve  même  à  mon  ignorance 
un  avantage  qui  pourra  faire  compensation , 
c'est  d'écarter  les  oisifs  en  les   ennuyant. 


DIVERSES.  191' 

J^ai  eu  hier  la  visite  de  M.  le  ministre  ,  qui , 
voyant  que  je  ne  lui  parlois  que  françois, 
n  a  pas  voulu  me  parler  anglois ,  de  sorte 
que  Tentrevue  s'est  passée  à-peu-près  sans 
mot  dire.  J'ai  pris  goût  à  l'expédient;  je 
m'en  servirai  avec  tous  mes  voisins  si  j'en 
ai,  et,  dusse- je  apprendre  l'anglois,  je  ne 
leur  parlerai  que  françois ,  sur-tout  si  j'ai 
le  bonheur  qu'ils  n'en  sachent  pas  un  mot. 
C'est  à-peu-près  la  ruse  des  singes  ,  qui, 
disent  les  Nègres,  ne  veulent  pas  parler 
quoiqu'ils  le  puissent ,  de  peur  qu'on  ne 
les  fasse  travailler. 

Il  n'est  point  vrai  du  tout  que  je  sois  con- 
venu avec  M.  Gosset  de  recevoir  un  modèle 
en  présent.  Au  contraire  je  lui  en  deman- 
dai le  prix,  qu'il  me  dit  être  d'une  guinée 
et  demie  ,  ajoutant  qu'il  m'en  vouloit  faire 
la  galanterie  ,  ce  que  je  n'ai  point  accepté. 
Je  vous  prie  donc  de  vouloir  bien  lui  payer 
le  modèle  en  question  ,  dont  M.  Daven- 
port  aura  la  bonté  de  vous  rembourser.  S'il 
n'y  consent  pas  ,  il  faut  le  lui  rendre  et  le 
faire  acheter  par  une  autre  main.  II  est  des- 
tiné pour  M.  du  Peyrou ,  qui  depuis  long- 
temps désire  avoir  mon  portrait,  et  en  a  fait 


îg2  LETTRES 

faire  un  en  miniature  qui  n'est  point  du  tout 
ressemblant.  Vous  êtes  pourvu  mieux  que 
lui  ;  mais  je  suis  fâché  que  vous  m'ayez  ôte 
par  une  diligence  aussi  llatteuse  le  plaisir  de 
remplir  le  même  devoir  envers  vous.  Ayez 
la  bonté  ,  mon  cher  patron ,  de  faire  remet- 
tre ce  modèle  à  messieurs  Guinand  et  Han- 
key  ,  Lutle-Saint' Helleiïs  Bishopsgate- 
Street ,  pour  fenvoyer  à  M.  du  Peyrou  par 
la  première  occasion  sure.  Il  gelé  ici  depuis 
que  j 'y  suis  ;  il  a  neigé  tous  les  jours  ;  le  vent 
coupe  le  visage  :  maigre  cela  j'airaerois 
mieux  habiter  le  trou  d'un  des  lapins  de 
cette  garenne  que  le  plus  bel  appartement 
de  Londres.  Bon  jour,  mon  cher  patron  ;  je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœun 


LETTRE 


DIVERSES.  195 

LETTRE 

A     MILORD***. 

Le  7  avril  1 76^, 

y^E  n'est  plus  de  mon  chien  qu'il  s'agit , 
niilord ,  c'est  de  moi-même.  Vous  verrez  par 
la  lettre  ci-jointe  pourquoi  jesouhaite  qu'elle 
paroisse  dans  les  papiers  publics ,  sur-tout 
dans  le  Saint- James'sChronicle  ,  s'il  est  pos- 
sible. Cela  ne  sera  pas  aisé  ,  selon  mon  opi- 
nion ,  ceux  qui  m'entourent  de  leurs  embû- 
ches ayant  ôté  à  mes  vrais  amis  et  à  moi- 
même  tout  moyen  de  faire  en  tendre  la  voix 
de  la  vérité.  Cependant  il  convient  que  le 
public  apprenne  qu'il  y  a  des  traîtres  secrets 
qui,  sous  le  masque  d'une  amitid  perfide, 
travaillent  sans  relâche  à  me  déshonorer. 
Une  fois  averti ,  si  le  public  veut  encore  être 
trompé,  qu'il  le  soit  :  je  n'aurai  plus  rien  à 
lui  dire.  J'ai  cru  ,  milord ,  qu'il  ne  seroit 
pas  au-dessous  de  vous  de  m'accorder  votre 
Tome  32,  N 


194  LETTRES 

assistance  en  cette  occasion.  A  notre  pre* 
miere  entrevue ,  vous  jugerez  si  je  la  mé- 
rite et  si  j'en  ai  besoin.  En  attendant  ne 
dédaignez  pas  ma  confiance,  on  ne  m'a  pas 
appris  à  la  prodiguer  ;  les  trahisons  que  j'é- 
prouve doivent  lui  donner  quelque  prix. 


LETTRE 

A   l'auteur   du    SAINT-JAMEs's    CHRONICLE, 

"WoottoD  ,  le  7  ayril  1766. 

Vous  avez  manqué ,  monsieur ,  au  respect 
que  tout  particulier  doit  aux  lêres  couron- 
nées ,  en  attribuant  publiquement  au  roi  de 
Prusse  une  lettre  pleine  d'extravagance  et 
de  méchanceté  ,  dont  par  cela  seul  vous 
deviez  savoir  qu'il  ne  pouvoit  être  l'auteur. 
Vous  avez  même  osé  transcrire  sa  signature, 
comme  si  vous  Taviez  vue  écrite  de  sa  main. 
Je  vous  apprends,  monsieur,  que  cette  let- 
tre a  été  fabriquée  à  Paris ,  et^  ce  qui  navre 


DIVERSE   b»  tt)5 

^  d''cliire  mon  cœur ,  que  Timposteur  a  dés  - 
complices  en  Angleterre. 

Vous  devez  au  roi  de  Prusse,  à  la  vérité, 
à  moi ,  d'imprimer  la  lettre  que  je  vous  écris 
et  que  je  signe ,  en  réparation  d'une  fauto 
que  vous  vous  reprocheriez  sans  doute  si 
vous  saviez  de  quelles  noirceurs  vous  vous 
rendez  Tinstrument.  Je  vous  fais ,  monsieur, 
mes  sincères  salutations. 


L  ET  T  R  E 
A  LORD***. 

Wootton ,  le  19  avril  lyffS. 

J  E  ne  sauroîs  ,  milord  ,  attendre  votre  re* 
tour  à  Londres  pour  vous  faire  fes  remer- 
cîeniens  que  je  vous  dois.  Vos  bontés  m'ont 
convaincu  que  j'avois  eu  raison  de  compter 
sur  votre  générosité.  Pour  excuser  l'indis- 
crétion qui  m'y  fait  recourir,  il  suffit  de 
jeter  uu  coup- d'oeil  sur  ma  situation.  Trompé 

N'a     ■     ^ 


JgS  L   E   T   T   R   E-'S 

par  des  traîtres  qui ,  ne  pouvant  me  déslio' 
norer  dans  les  lieux  où  j'avois  vëcu,  m'ont 
entraîné  dans  un  pays  où  je  suis  inconnu  et 
dont  j'ignore  la  langue  ,  afin  d'y  exécuter 
plus  aisément  leur  abominable  projet ,  je  me 
trouve  jeté  dans  cette  isle  après  des  mal- 
heurs sans  exemple.  Seul ,  sans  appui,  sans 
amis,  sans  défense,  abandonné  à  ia  témé- 
rité des  jugemens  publics  ,  et  aux  effets  qui 
en  sont  la  suite  ordinaire,  sur- tout  chez  un 
peuple  qui  naturellement  n'aime  pas  les 
étrangers,  j'avois  le  pi  us  grand  besoin  d'ua 
protecteur  qui  ne  dédaignât  pas  ma  con- 
fiance; et  où  pouvois-je  mieux  le  chercher 
que  parmi  cette  illustre  noblesse  à  laquelle 
je  me  plaisois  à  rendre  honneur  avant  de 
penser  qu'un  jour  j  aurois  besoin  d'elle  pour 
m'aider  à  défendre  le  mien  ? 

Yous me  dites  ,  milord,  qu'après  s'être 
un  peu  amuse,  votre  public  rend  ordinai- 
rement justice  :  mais  c'est  un  amusement 
bien  cruel,  ce  me  semble  ,  que  celui  qu'on 
prend  aux  dépens  des  infortunés  ;  et  ce  n'est 
pas  assez  de  linir  par  rendre  justice  quand 
on  commence  par  en  manquer.  J  apponois 
au  sein  de  votre  nation  deux  grands  droits 


DIVERSES.  IQT" 

qu'elle  etit  dû  respecter  davantag-e;  le  droit 
sacré  de  Thospitalité,  et  celui  des  égards  que 
l'on  doit  aux  malheureux  ;  j'y  apportois 
Testime  universelle  et  le  respect  méaie  de 
mes  ennemis.  Pourquoi  m'a- t-on  dépouillé 
chez  vous  de  tout  cela  ?  Qu'ai-je  fait  pour 
mériter  un  traitement  si  cruel  ?  En  quoi 
me  suis-je  mal  conduit  à  Londres  ,  où  l'on 
me  traitoit  si  favorablement  avant  que  j'y 
fusse  arrivé  ?  Quoi  !  milord  ,  des  diffama- 
tions secrètes  ,  qui  ne  devroient  produire 
qu'une  juste  horreur  pour  les  fourbes  qui 
les  répandent  ,  suffiroient  pour  détruire 
l'effet  de  cinquante  ans  d'honneur  et  de 
mœurs  honnêtes  !  Non  ;  les  pays  où  Je  suis 
connu  ne  me  jugeront  point  d'après  votre 
public  mal  instruit  ;  l'Europe  entière  con- 
tinuera de  me  rendre  la  justice  qu'on  me  re- 
fuse en  Angleterre;  et  l'éclatant  accueil  que, 
malgré  le  décret,  je  viens  de  recevoir  à  Paris 
à  mon  passage,  prouve  que  par-tout  ou  ma 
conduire  est  connue ,  elle  m'attire  l'honneur 
qui  m'est  dû.  Cependant  si  le  public  fran- 
çois  eût  été  aussi  prompt  à  mal  juger  que  le 
vôtre ,  il  en  eût  eu  le  même  sujet.  L'année 

N  5 


l^S  LETTRES 

dernière  on  fit  courir  à  Genève  un  libelle  (i) 
affreux  sur  ma  conduite  à  Pans.  Pour  toute 
yéponseï  je  fis  imj^riiner  ce  libelle  à  Paris 
même.  Il  y  fut  reçju  comme  il  méritoit  de 
Têtre  ;  et  il  semble  que  tout  ce  ([ue  les  deux 
sexes  ont  d'illustre  et  de  vertueux  dans  cette 
capitale  ait  voulu  me  venger  par  les  plus 
grandes  marques  d'estime  des  outrages  de 
mes  vils  ennemis 

Vous  direz ,  milord ,  qu'on  me  connoît  à 
Paris  et  qu'on  ne  me  connoît  pas  à  Londres: 
voilà  précisément  de  quoi  je  me  plains.  On 
B^ôte  poirU  à  un  homme  d'honneur  ,  sans 
le  connoître  et  sans  l'entendre,  1  estime  pu- 
blique dont  il  jouit.  Si  jamais  je  vis  en  An- 
gleterre aussi  long  temps  que  j'ai  vécu  en 
France  ,  il  faudra  bien  c|u'ei.fin  votre  public 
me  rende  son  estime  :  mais  quel  gré  lui  en 
saurai-je  lorsque  je  l'y  aurai  Iok  é  ? 

Pardonnez,  milord,  cette  longue  lettre: 
me  pardonnent  z  vous  mieux  d'être  indiffé- 
rent à  ma  réputation  dans  votre  pays  ?  Les 
Anglois  valent  bien  qu'on  soit  fâché  de  les 
voir  injustes  ,  et  qu'afin  qu'ils  cessent  de 

■  i  I  IP 

(i)  Senfimens  des  citoyens. 


DIVERSES.  199 

Têtre  on  leur  fasse  sentir  combien  îls  le 
sont.  Milord,  les  malheureux  sont  malheu- 
reux par-tout.  En  France  on  les  décrète  ; 
en  Suisse  on  les  lapide  ;  en  Angleterre  on 
les  déshonore  :  c'est  leur  vendre  cher  Fhospi- 
talité. 


LETTRE 

A   M"'   DE  L  U  Z  E. 

Wootton ,  le  10  mai  1766. 

Ôuis-JE  assez  heureux,  madame,  pour 
que  vous  pensiez  quelquefois  à  mes  torts 
et  pour  que  vous  me  sachiez  mauvais  gré 
d'un  si  long  silence?  J'en  seroi^  trop  puni  si 
vous  n'y  étiez  pas  sensible.  Dans  le  tumulte 
d'une  vie  orageuse  ,  combien  j'ai  regretté 
les  douces  heures  que  je  passois  près  de 
vous  !  combien  de  fois  les  premiers  mo- 
mens  du  repos  après  lequel  je  soupirois  ont 
été  consacrés  d'avance  au  plaisir  de  vous 
écrire  !  J'ai  maintenant  celui  de  remplir  cet 

N  4 


zoo  LETTRES 

engagement ,  et  les  agrémens  du  lieu  que 
j'habite  m'invitent  à  m  y  occuper  de  vous  , 
madame  ,  et  de  M.  de  Luze  qui  m'en  a  fait 
trouver  beaucoup  à  y  venir.  Quoique  je 
n'aie  point  directement  de  ses  nouvelles,  j'ai 
su  qu'il  étoit  arrivé  à  Paris  en  bonne  santë , 
et  j'espère  qu*au  moment  oii  j'écris  cette 
lettre,  il  est  heureusement  de  retour  près 
devons.  Quelque  intérêt  que  je  prenne  à  ses 
avantages  je  ne  puis  m'empêcher  de  lui  en- 
vier celui-là  ,  et  je  vous  jure,  madame  ,  que 
cette  paisible  retraite  perd  pour  moi  beau- 
coup de  son  prix  quand  je  songe  qu'elle  est 
à  trois  cents  lieues  de  vous.  Je  voudrois  vous 
la  décrire  avec  tous  ses  charmes  ,  afin  de 
vous  tenter ,  je  n'ose  dire  de  m'y  venir  voir, 
mais  de  la  venir  voir  ,  et  moi  j'en  proHle- 
rois. 

Figurez  -  vous  ,  madame  ,  une  maison 
seule  ,  non  fort  grande  ,  mais  fort  propre  , 
bâtie  à  rni-côte  sur  le  penchant  d'un  vallon 
dont  la  pente  est  assez  interrompue  pour 
laisser  des  promejiades  de  plain-pied  sur 
la  plus  belle  pelouse  de  l'univers.  Au  de- 
vant de  la  maison  règne  une  grande  ter- 
rasse ,  d'où  Toeil  suit  dans  une  demi-cir- 


DIVERSES.  201 

coivfcrence  quelques  lieues  d'un  paysage 
formé  de  prairies  ,  d'arbres  ,  de  fermes 
éparses  ,  de  maisons  plus  ornées  ,  et  bordée 
en  forme  de  bassin  par  des  coteaux  élevés 
qui  bornent  agréablement  la  vue  quand 
elle  ne  pourroit  aller  au-delà.  Au  fond  du 
vallon,  qui  sert  à  la  fois  de  garenne  et  de 
pâturage  ,  on  entend  murmurer  un  riiis- 
S'eau,  qui  d'une  montagne  voisine  vient 
couler  parallèlement  à  la  maison ,  et  dont 
les  petits  détours,  les  cascades,  sont  dans 
une  telle  direction  que  des  fenêtres  et  dà 
la  terrasse  fœil  peut  assez  long-temps  sui- 
vre son  cours.  Le  vallon  est  garni  par  pla- 
ces de  rochers  et  d'arbres  où  Ton  trouve 
des  réduits  délicieux  ,  et  qui  ne  laissent  pas 
de  s'éloigner  assez  de  temps  en  temps  du 
ruisseau  pour  offrir  sur  ses  bords  des 
promenades  commodes  à  l'abri  des  vents 
et  même  de  la  pluie  ,  en  sorte  que  par  les 
plus  vilains  temps  du  monde  je  vais  tran- 
quillement herboriser  sous  les  roches  avec 
les  moutons  et  les  lapins  ;  mais,  hélas!  ma- 
dame ,  je  ne  trouve  point  de  scordium. 

Au  bout  de  la  terrasse  à  gauche  sont  les 
bâtimens  rustiques  et  le  potager  ;  à  droite 


a02  LETTRES 

sont  des  bosquets  et  un  jet-d'eau.  Derrière 
la  maison  est  un  pré  entouré  d'aue  lisière 
de  bois  ,  laquelle  tournant  au  drlà  du  val- 
lon couronne  le  parc  ,  si  Ton  peut  donner 
ce  nom  à  une  enceinte  à  laquelle  on  a  laissé 
toutes  les  beautés  de  la  nature.  Ce  pré  mené, 
à  travers  un  petit  village  qui  dépend  de  la 
maison  ,  à  une  montagne  qui  en  est  à  une 
demi-lieue  et  dans  laquelle  sont  diverses 
mines  de  plomb  que  Ton  exploite.  Ajoutez 
qu  aux  environs  on  a  le  choix  des  prome- 
nades ,  soit  dans  dps  prairies  charmantes  , 
soit  dans  les  bois  ,  soit  dans  des  jardins  à 
Tangloise  ,  moins  ppignés  mais  de  meilleur 
goût  que  ceux  des  François. 

La  maison  ,  quoique  petite ,  est  très  logea- 
ble et  bien  distribuée.  Il  y  a  dans  le  milieu 
delà  façade  un  avant-corps  à  Tangloise,  par 
lequel  la  chambre  du  maître  de  la  maison 
et  la  mienne  qui  est  au-dessus  ont  une  vue 
de  trois  côtés.  Son  appartement  est  com- 
posé de  plusieurs  picces  sur  le  devant  et 
d'un  grand  sallon  sur  le  derrière  ;  le  mien 
est  distribué  de  même  ,  excepté  que  je  n'oc- 
cupe que  deux  chambres  entre  lesquelles 
et  le  salon  est  une  espèce  de  vestibule  ou     ^ 


D    I    V    S    R    S    E    i.  20i> 

d'antichambre  fort  singulière,  ëclairëe  par 
une  large  lanterne  de  vitrage  au  milieu  du 
toit. 

Avec  cela ,  madami ,  je  dois  vous  dire 
qu'on  fait  ici  bonne  cliere  à  la  mode  du 
pays  ,  c'est-à-dire  simple  et  saine,  préci- 
sément <:omme  il  me  la  faut.  Le  pays  est 
humide  et  froid  :  ainsi  les  légumes  ont  peu 
de  goi^t ,  le  gibier  aucun  ;  mais  la  viande 
y  est  excellente ,  le  laitage  abondant  et  bon. 
Le  maître  de  cette  maison  la  trouve  trop 
sauvage  et  s'y  tient  peu.  Il  en  a  de  plus 
riantes  qu'il  lui  préfère ,  et  auxquelles  je 
la  préfère ,  moi  ,  par  la  même  raison.  J'y 
suis  non  seulement  le  maître  ,  mais  mon 
maître,  ce  qui  est  bien  plus.  Point  de  grand 
village  aux  environs  ;  la  ville  la  plus  voisine 
en  est  à  deux  lieues  ;  par  conséquent  peu 
de  voisins  désœuvrés.  Sans  le  ministre  ,  qui 
m'a  pris  dans  une  affection  singulière  , 
je  serois  ici  dix  mois  de  l'année  absolument 
seul. 

Que  pensez- vous  de  mon  habitation ,  ma- 
dame? la  trouvez- vous  assez  bien  choisie.^ 
et  ne  croyez  vous  pas  que  pour  en  préférer 
«ne  autre  il  faille  être  ou  bien  sage  ou  bien 


204  LETTRES 

fou?  Hé  bien,  madame,  il  s'en  prépare  un» 
peu  loin  du  Biez  ,  plus  près  du  Tertre ,  que 
je  regretterai  sans  cesse ,  et  où ,  malgré  Ven- 
vie,  mon  cœur  liabitera  toujours.  Je  ne  la 
regretterois  pas  moins  quand  celle  ci  m'of- 
friroit  tous  les  autres  biens  possibles ,  ex- 
cepté celui  de  vivre  avec  ses  amis.  «Mais  au 
reste,  après  vous  avoir  peint  le  beau  côté, 
je  ne  veux  pas  vous  dissimuler  qu'il  y  en  a 
d  autres ,  et  que,  comme  dans  toutes  les 
choses  de  la  vie  ,  les  avantai^es  y  sont  mêlés 
d'inconvéniens.  Ceux  du  climat  sont  grands; 
il  est  tardif  et  froid;  le  pays  est  beau  ,  mais 
triste;  la  nature  y  est  engourdie  et  pares- 
seuse. A  peineavons-nous  déjades  violettes, 
les  arbres  n'ont  encore  aucunes  ftuilles , 
jamais  on  n'y  entend  de  rossignols.  Tous 
les  signes  du  printemps  disparoissent  de- 
vant moi.  Mais  ne  gâtons  pas  le  tableau 
vrai  que  je  viens  de  faire  ;  il  est  pris  dans  le 
point  de  vue  oii  je  veux  vous  montrer  ma 
demeure ,  afin  que  vos  idées  s'y  promènent 
avec  plaisir.  Ce  n'est  qu'auprès  de  vous, 
madame ,  cjue  je  pouvois  trouver  une  so- 
ciété préférable  à  la  solitude.  Pour  la  for- 
mer dans  cette  province  il  y  faudroit  traus:» 


DIVERSE    S.  £o5 

porter  votre  famille  entière,  une  partie  de 
Neiichatel ,  et  presqu-e  tout  Yverdun.  En- 
core après  cela,  comme  Thomme  est  insa- 
tiable, me  faudroit-il  vos  bois,  vos  monts, 
vos  vignes  ,  enfin  tout,  juscju'aulac  et  ses 
poissons.  Bonjour,  madame;  mille  tendres 
salutations  à  M.  de  Luze.  Parlez  quekjue- 
fois  avec  M"*^  de  Froment  et  M™^  de  Sandoz 
de  ce  pauvre  exilé.  Pourvu  qu'il  ne  le  soit 
jamais  de  vos  cœurs  ,  tout  autre  exil  lui  sera 
supportable. 


LETTRE 


M.      LE       GENERAL 


C  O  N  W  A  Y. 

Le  12  mai  1766» 


Mo 


N  s  lE  U  R 


Vivement  touche  des  grâces  dont  il  plaît 
à  S.  M.  de  m  honorer  ,  et  de  vos  bontés  qui 
me  les  ont  attirées,  j"y  trouve  dès  à  préseiit 


306  LETTRES 

ce  bien  prëcieux  à  mon  cœur  d'intéresser 
à  mon  sort  le  meilleur  des  rois  et  l'homme 
le  plus  digne  d'être  ajmë  de  lui.  Voilà ,  mon- 
sieur, un  avantage  que  je  ne  mériterai  point 
de  perdre:  mais  il  faut  vous  parler  avec  la 
franchise  que  vous  aimez.  Après  tant  de 
malhem-s  je  me  croyois  préparé  à  tous  les 
ëvènemens  possibles  :  il  m'en  arrive  pour- 
tant que  je  n'avois  pas  prévus  et  qu'il  n'est 
pas  même  permis  à  un  lionnête  homme  de 
prévoir.  Ils  m'en  affectent  d'autant  plus 
cruellement  ;  et  le  trouble  où  ils  me  jettent 
m'ôtant  la  liberté  d'esprit  nécessaire  pour' 
me  bien  conduire,  tout  ce  que  me  dit  la 
raison  dans  un  état  aussi  triste  est  de  sus- 
pendre ma  résolution  sur  toute  affaire  im- 
portante ,  telle  qu'est  pour  moi  celle  dont  il 
s'agit.  Loin  de  me  refuser  aux  bienfaits  du 
roi  par  l'orgueil  qu'on  m'impute,  je  le  met- 
trois  à  m'en  glorifier;  et  tout  ce  que  j'y  vois 
de  pénible  est  de  ne  pouvoir  m'en  lionorer 
aux  yeux  du  public  comme  aux  miens  pro- 
pres. Mais  lorsque  je  les  recevrai  je  veux 
pouvoir  me  livrer  tout  entier  aux  sentimens 
qu'ils  m'inspirent,  et  n'a\o  r  le  cœur  plein 
que  des  bontés  de  S.  M.  et  des  vôtres  :  je  no 


DIVERSES.-  '207 

craîns  pas  que  cette  façon  de  penser  les 
puisse  altérer.  Daignez  donc,  monsieur,- 
rue  les  conserver  pour  des  temps  plus  heu- 
reux. Vous  connoîtrez  alors  que  je  n'ai  dif- 
féré de  m'en  prévaloir  que  pour  tâcher  de 
m'en  rendre  plus  digne. 

Agréez,  monsieur^  je  vous  supplie,  mes 
très  humbles  salutations  et  mon  respect. 


L  ET  T  R  E 

A  M.  HUME. 

Le  a3  juin  176a. 

Je  croyois  que  mon  silence  interprété  par 
votre  conscience  endisoit  assez:  mais  puis- 
qu'il entre  dans  vos  vues  de  ne  pas  l'enten- 
dre ,  je  parlerai. 

Je  vous  connois,  monsieur,  et  vous  ne 
l'ignorez  pas.  Sans  liaisons  antérieures,  sans 
querelles,  sans  démêlés,  sans  nous  connol- 
tre  autrement  que  par  la  réputation  litté- 
raire, vou«  vous  empressez  à  m'offrirdans 


ao8  LETTRES 

mes  malheurs  vos  amis  et  vos  soins  :  tou-- 
ché  de  votre  générosité  je  me  jette  entre 
vos  bras  ;  vous  m'amenez  en  Angleterre,  en 
apparence  pour  m'y  procurer  un  asyle ,  et 
en  effet  pour  m'y  déslionorer.  Vous  vous 
appliquez  à  cette  noble  œuvre  avec  un  zèle 
digne  de  votre  cœur  et  avec  un  art  digne  de 
vos  talens.  II  n'en  falloit  pas  tant  pour  réus- 
sir :  vous  vivez  dans  le  grand  monde ,  et  moi 
dans  la  retraite  :  le  public  aime  à  être  trompé; 
et  vous  êtes  fait  pour  le  tromper.  Je  con- 
nois  pourtant  un  homme  que  vous  ne  trom- 
perez pas,  c'est  vous-même.  Voussavezavec 
([uellc  horreur  mon  cœur  repoussa  le  pre- 
mier soupçon  de  vos  desseins.  Je  vous  dis, 
en  vous  embrassant  les  yeux  en  larmes  ,  que 
si  vous  n'étiez  pas  le  meilleur  des  hommes 
il  faudroit  que  vous  en  fussiez  le  plus  noir. 
En  pensant  à  votre  conduite  secrète,  vous 
vous  direz  quelquefois  que  vous  n'êtes  pas 
le  meilleur  des  hommes  ;  et  je  doute  qu'a- 
vec cette  idée  vous  en  soyez  jamais  le  plus 
heureux. 

Je  laisse  un  l'bre  cours  aux  manœuvres  de 
vos  amis  et  aux  vôtres  ,  et  je  vous  aban- 
donne avec  peu  de  regret  ma  réputation  du- 
rant 


DIVERSES.  209 

rant  ma  vîe ,  bien  sûr  qu'un  jour  on  nous 
rendra  justice  à  tous  deux.  Quant  aux  bons 
offices  en  matière  d'intérêt  avec  lesquels 
vous  vous  masquez,  je  vous  en  remercie  et 
vous  en  dispense.  Je  me  dois  le  n'avoir  plus 
de  commerce  avec  vous,  et  de  n'accepter, 
pas  même  à  mon  avantage  ,  aucune  affaire 
dont  vous  soyez  le  médiateur.  Adieu,  mon- 
sieur :  je  vous  souhaite  le  plus  vrai  bonlieur  ; 
mais  comme  nous  ne  devons  plus  rien  avoir 
à  nous  dire ,  voici  la  dernière  lettre  que  vous 
recevrez  de  moi. 


LETTRE 

A  M.  DAVENPORT. 

Wootton,  le  2  juillet  1766. 

Je  vous  dois,  monsieur,  toutes  sortes  de 
déférences  ;  et  puisque  M.  Hume  demande 
absolument  une  explication ,  peut-être  la  lui 
dois  je  aussi  :  il  l'aura  donc ,  c'est  sur  quoi 
vous  pouvez  compter.  Mais  j'ai  besoin  de 
Tome  52.  '  O 


210  L    E    1"    T    R    E    S 

quelques  jours  pour  me  remettre ,  car  en  vé- 
rité les  forces  me  manquent  tout-à-fait. 
Mille  très  humbles  salutations. 

LETTRE 
A  M.   DAVID   HUME. 

"Wootton  ,  le  lo  juillet  1766. 

Je  suis  malade,  monsieur,  et  peu  en  état 
d'écrire;  mais  vous  voulez  une  explication, 
il  faut  vous  la  donner.  Il  n'a  tenu  qu'à  vous 
defavoir  depuis  long-temps  ;  vous  n'en  vou- 
lûtes point  alors,  je  me  tus  :  vous  la  voulez 
aujourd'hui,  je  vous  renvoie.  Elle  sera  lon- 
gue, j'en  suis  iâchë;  mais  j'ai  beaucoup  à 
dire  et  je  n'y  veux  pas  revenir  à  deux  fois. 
Je  ne  vis  point  dans  le  monde;  j'ignore 
ce  qui  s'y  passe;  je  n'ai  point  de  parti,  point 
d'associé,  point  d'intrigue;  on  ne  me  dit  rien, 
jenesaisquece  que  je  sens  ;  mais  comme  on 
me  le  fait  bien  sentir,  je  le  sais  bien.  Le  pre- 
mier soin  de  ceux  qui  trament  des  noirceurs 
est  de  se  mettre  à  couvert  des  preuves  juridi.- 


DIVERSES.  211 

ques;  il  ne  feroit  pas  bon  leur  intenter  pro- 
cès. La  conviction  intt^rieure  admet  un  au- 
tre genre  de  preuves  qui  règlent  les  senti- 
niensd'un  honnételiomme.  Vous  saurezsur 
quoi  sont  fondés  les  miens. 

Vous  demandez  avec  beaucoup  de  con- 
fiance qu'on  vous  nomme  votre  accusa- 
teur. Cet  accusateur,  monsieur,  est  le  seul 
homme  au  monde  qui  déposant  contre  vous 
pouvoit  se  faire  écouter  de  moi  ;  c'est  vous- 
même.  Je  vais  me  livrer  sans  réserve  et  sans 
crainte  à  mon  caractère  ouvert  ;  ennemi  de 
tout  artifice  ,  je  vous  parlerai  avec  la  même 
franchise  que  si  vous  étiez  un  autre  en  qui 
j'eusse  toute  la  confiance  que  je  n'ai  plus  en 
vous.  Je  vous  ferai  Thistoire  des  mouvemens 
de  mon  ame  et  de  ce  qui  les  aproduits;  et  nom- 
mant M.  Hume  en  tierce  personne,  je  vous  fe- 
rai juge  vous-même  de  ce  que  je  dois  penser 
•de  lui.  Malgré  la  longueur  de  ma  lettre  je  n'y 
suivrai  point  d'autre  ordre  que  celui  de  mes 
idées,  commençant  par  les  indices  et  finis- 
sant par  la  démonstration. 

Je  qulttois  la  Suisse,  fatigué  de  traite- 
meiis  barbares,  mais  qui  du  moins  ne  met- 
toient  en  péril  que  ma  personue  et  la'ssoient 

O    2 


212  LETTRES 

mon  honneur  en  sûreté.  Je  suivois  les  mon- 
vemens  de  mon  cœur  pour  aller  joindre  mi- 
lord  maréchal,  quand  je  reçus  à  Stiasbourpj 
de  M.  Hume  l'invitation  la  plus  tendre  de 
passer  avec  lui  en  Angleterre  où  il  me  pro- 
mettoitraccueil  le  plus  agréable,  et  plus  de 
tranquillité  que  je  n'y  en  ai  trouvé.  Je  balan- 
çai entre  l'ancien  ami  et  le  nouveau ,  j'eus 
tort;  je  préférai  ce  dernier,  j'eus  plus  grand 
tort  :  mais  le  désir  de  connoître  par  moi- 
même  une  nation  célèbre  dont  on  niedisoit 
tant  de  mal  et  tant  de  bien  l'emporta.  Sur  de 
ne  pas  perdre  George  Keith,  j'étois  flatté 
d'acquérir  David  Hume.   Son  mérite,  ses 
rares  talens,  l'honnêteté  bien  établie  de  son 
caractère,  me  faisoient  désirer  de  joindre  son 
amitié  à  celle  don!:  m'honoroit  son  illustre 
compatriote  ;  et  je  me  faisois  une  sorte  de 
gloire  de  montrer  un  bel  exemple  aux  gens 
de  lettres  dans  l'union  sincère  de  deux  honv 
mes  dont  les  principes  étoient  si  différens. 
Avant  l'invitation   du  roi  de  Prusse  et 
de  milord  maréchal,  incertain  sur  le  lieu  de 
ma  retraite  ,  j 'a vois  demandé  et  obtenu  par 
mes  amis  un  passe-port  de  la  cour  de  France 
dont  je  me  servis  pour  aller  à  Paris  joindre 


DIVERSES.  2l3 

M.  Hume.  Il  vit,  et  vit  trop  peut-être ,  Fac- 
cueil  que  je  reçus  d'un  grand  prince,  et, 
j'ose  dire,  du  public.  Je  me  prêtai  par  de- 
voir mais  avec  répugnance  à  cet  éclat,  ju- 
geant combien  Tenvie  de  mes  ennemis  en 
seroit  irritée.  Ce  fut  un  spectacle  bien  doux 
pour  moi  que  Taugmentation  sensible  de 
bienveillance  pour  M.  Hume,  que  la  bonne 
œuvre  qu'il  alloit  faire  produisit  dans  tout 
Paris.  Il  de  voit  en  être  touché  comme  moi  ; 
je  ne  sais  s'il  le  fut  de  la  même  manière. 

Nous  partons  avec  un  de  mes  amis  qui 
presque  uniquement  pour  moi  faisoit  le 
voyage  d'Angleterre.  En  débarquant  à  Dou* 
vres,  transporté  de  toucher  enfin  cette  terre 
de  liberté  et  d'y  être  amené  par  cet  homme 
illustre ,  je  lui  saute  au  cou ,  je  l'embrasse 
étroitement  sans  rien  dire,  mais  en  couvrant 
son  visage  de  baisers  et  de  larmes  qui  par- 
loient  assez.  Ce  n'est  pas  la  seule  fois  ni  la 
plus  remarquable  où  il  ait  pu  voir  en  moi 
les  saisissemens  d'un  cœur  pénétré.  Je  ne 
sais  ce  qu'il  fait  de  ces  souvenirs  s'ils  lui 
viennent;  j'ai  dans  lesprit  qu'il  en  doit 
quelquefois  être  importuné. 

Nous  sommes  fêtés  arrivant  à  Londres. 

G  5 


214  LETTRES 

On  s'empresse  dans  tous  les  états  à  me  mar- 
quer de  la  bienveillance  et  de  Testime. 
M.  Hume  me  présente  de  bonne  grâce  à 
tout  le  monde:  il  étoit  naturel  de  lui  attri- 
buer, comme  je  faisois,  la  meilleure  partie 
de  ce  bon  accueil  ;  mon  cœur  étoit  plein  de 
lui ,  j'en  parlois  à  tout  le  monde  ,  j'en  écri- 
vois  à  tous  mes  amis  ;  mon  attachement 
pour  lui  prenoit  chaque  jour  de  nouvelles 
forces;  le  sien  paroissoit  pour  moi  des  plus 
tendres ,  et  il  m'en  a  quelquefois  donné  des 
marques  dont  je  me  suis  senti  très  touché. 
Celle  de  faire  faire  mon  portrait  en  grand 
ne  fut  pourtant  pas  de  ce  nombre.  Cette 
fantaisie  me  parut  trop  affichée,  et  j'y  trou- 
vai je  ne  sais  quel  air  d'ostentation  qui  ne 
me  plut  pas.  C'est  tout  ce  que  j'aurois  pu 
passer  à  M.  Hume  s'il  eût  éié  homme  à 
jeter  son  argent  par  les  fenêtres  et  qu'il 
eût  eu  dans  une  galerie  tous  les  portraits  de 
ses  anus.  Au  reste  j'avouerai  sans  peine 
qu'en  cela  je  puis  avoir  tort. 

Mois  ce  qui  me  parut  un  acte  d'amitié 
et  de  gruérosité  des  jihis  \rais  et  des  jjIus 
estimalles,  des  phis  dignes  en  un  mot  de 
M.  Hume,  ce  fut  le  soin  qu'il  prit  de  solli- 


DIVERSES.  Zl5 

citer  pour  moi  de  lui-même  une  pension  du 
roi ,  à  laquelle  je  n'avois  assurément  aucun 
droit  d'aspirer.  Témoin  du  zèle  qu'il  mita 
cette  affaire   j'en   fus   vivement  pénétré  : 
rien  ne  pouvoit  plus  me  flatter  qu'un  service 
de  cette  espèce,  non  pour  l'intérêt  assuré- 
ment, car,  trop  attaché  peut-être  à  ce  que 
je  possède ,  je  ne  sais  point  désirer  ce  que  je 
n'ai  pas,  et  ayant  par  mes  amis  et  par  mon. 
travail  du  pain  suffisamment  pour  vivre, 
je  n'ambitionne  rien  de  plus  ;  mais  l'hon- 
near  de  recevoir  des  témoignages  de  bonté, 
je  ne  dirai  pas  d'un  si  grand  monarque  , 
mais  d'un  si  bon  père,  d'un  si  bon  mari , 
d'un  si  bon  maître ,  d'un  si  bon  ami ,  et 
sur-tout  d'un  si  honnête  homme,  m'affec- 
toit  sensiblement;  et  quand  je  considérois 
encore  dans  cette  grâce  que  le  ministre  qui 
l'avoit  obtenue   étoit  la   probité   vivante, 
cette  probité  si  utile  aux  peuples  et  si  rare 
dans  son  état,  je  ne  pouvois  que  me  glori- 
fier d'avoir  pour  bienfaiteurs  trois  des  hom- 
mes du  monde  que  j'aurois  le  plus  désirés 
pour  amis.  Aussi,  loin  de  me  refuser  à  la 
pension  offerte ,  je  ne  mis  pour  l'accepter 
qu'une  condition   nécessaire ,    savoir   uu 

0  4 


21  ^*  LETTRES 

consenteinent,  dont   sans  manquer  à  mon 
devoir  je  ne  pouvois  me  passer. 

Honoré  âo.s  empressemens  de  tout  le 
monde  je  tàcliois  d'y  répondre  convena- 
blement. Cependant  ma  mauvaise  santë  et 
riiabitude  de  vivre  à  la  campagne  me  firent 
trouver  le  séjour  de  la  ville  incommode. 
Aussitôt  les  maisons  de  campagne  se  pré- 
sentent en  foule  ;  on  m'en  offre  à  choisir 
dans  toutes  les  provinces.  M.  Hume  se 
charge  des  propositions;  il  me  les  fait,  il 
me  conduit  même  à  deux  ou  trois  campa- 
gnes voisines:  j'hésite  long- temps  sur  le 
choix;  il  augmentoit  cette  incertitude.  Je 
me  détermine  enfin  pour  cette  province  ; 
et  d'abord  M.  Hume  arrange  tout ,  les  em- 
barras s'applanissent;  je  pars,  j'arrive  dans 
cette  habitation  solitaire,  commode,  agréa- 
ble: le  maître  de  la  maison  prévoit  tout, 
pourvoit  atout;  rien  ne  manque.  Je  suis 
tranquille,  indépendant:  voilà  le  moment 
si  désiré  on  tons  mes  maux  doivent  finir. 
Non,  c'est  là  qu'ils  corjimencent ,  phjs 
crneîs  que  je  ne  les  avois  encore  éprouvés. 

J'ai  parlé  jusqu'ici  d'abondance  de  cœur 
et  rendant  avec  le  plus  grand  plaisir  justice 


DIVERSES.  2'7 

aux  bons  oiTices  de  M.  Hume.    Que  ce  qui 
me  reste  à  dire  n  est-il  de  même  nature  ! 
Piieu  ne  me  coûtera  jamais  de  ce  qui  pourra 
r honorer.   Il  n'est  permis  de  marchander 
sur  Je  prix  des  bienfaits  que  quand  on  nous 
accuse  d'ingratitude ,   et  M.  Hume   m'en 
accuse  aujourd'hui.  J'oserai  donc  faire  une 
observation  qu'il  rend  nécessaire.  En  appré- 
ciant ses  soins  par  la  peine  et  le  temps  qu'ils 
lui  contoient,  ils  étoient  d'un  prix  inestima- 
ble, encore  plus  par  sa  bonne  volonté:  pour 
le  bien  réel  qu'ils  m'ont  fait,  ils  ont  plus 
d'apparence    que   de   poids.   Je  ne  venois 
point  comme  un  mendiant  quêter  du  pain 
en  Angleterre,   j'y  apportois  le  mien;  j'y 
venois  absolument  chercher  unasyle,  et  il 
est  ouvert  à  tout  étranger:  d'ailleurs  je  n'y 
étois  point  tellement  inconnu,  qu'arrivant 
seul  j'eusse  manqué  d'assistance  et  de  ser- 
vices. Si  quelques  personnes  m'ont  recherché 
pour  M.  Hume,  d'autres  aussi  m'ont  recher- 
ché pour  moi;   et,   par   exemple,    c{uand 
M.  Davenport  voulut  bien  m'offrir  l'asyle 
que  j'habite,  ce  ne  fut  pas  pour  lui  qu'il 
ne  connoissoit  point,  et  qu'il  vit  seulement 
pour  le  prier  de  faire  et  d'appuyer  son  obli- 


2]8  LETTRES 

géante  proposition.  Ainsi,  quand  M.  Hnme 
tâche  aujourdlmi  d'aliéner  de  moi  cet  hon- 
nête homme ,  il  cherche  à  m'ôter  ce  qu'il 
ne  m'a  pas  donné.  Tout  ce  qui  se  fait  de 
bien  se  seroit  fait  sans  lui  à- peu -près  de 
même  et  peut-être  mieux  :  mais  le  mal  ne 
se  fût  point  fait;  car  pourquoi  ai-je  des  en- 
nemis en  Angleterre?  pourquoi  ces  ennemis 
sont-ils  précisément  les  amis  de  M.  Hume? 
Qui  est-ce  qui  a  pu  m'attirer  leur  haine?  Ce 
n'est  pas  moi ,  qui  ne  les  vis  de  ma  vie  et  qui 
ne  les  connois  pas  ;  je  n'en  aurois  aucun  si 
j'y  étois  venu  seul. 

J'ai  parlé  jusqu'ici  de  faits  publics  et  no- 
toires qui  par  leur  nature  et  par  ma  recon- 
noissance  ont  eu  le  plus  grand  éclat  :.  ceux 
qui  me  restent  à  dire  sont  non  seulement 
particuliers,  mais  secrets,  du  moins  dans 
leur  cause  ^  et  l'on  a  pris  toutes  les  mesures 
possibles  pour  qu'ils  restassent  cachés  au 
public  ;  mais  bien  connus  de  la  personne 
intéressée  ,  ils  n'en  opèrent  pas  moins  sa 
propre  conviction. 

Peu  de  temps  après  notre  arrivée  à  Lon- 
dres, j'y  remarquai  dans  les  esprits  à  mon 
égard  un  changement  sourd  qui  bientôt  der 


DIVERSES.  219 

vînt  très  sensible.  Avant  que  je  vinsse  en 
Angleterre  elle  étolt  un  des  pays  de  FEii- 
rope  où  j\ivo:s  le  plus  de  réputation  ,  j'ose 
presque  dire  déconsidération.  Les  papiers 
publics  ëtoient  pleins  de  mes  éloges,  et  il 
n'y  avoit  qu'un  cri  contre  mes  persécuteurs. 
Ce  ton  se  soutint  à  mon  arrivée  -,  les  pa- 
piers Tannoncerent  en  triomphe  ;  l'Angle- 
terre s'honoroit  d'être  mon  refuge,  elle  en 
glorifioit  avec  justice  ses  lois  et  son  gouver- 
nement. Tout-à-coup,  et  sans  aucune  cause 
assignable  ,  ce  ton  change  ,  mais  si  fort  et  si 
vite  ,  que  dans  tous  les  caprices  du  public 
on  n'en  voit  guère  de  plus  étonnant.  Le 
signal  fut  donné  dans  un  certain  magasin , 
aussi  plein  d'inepties  que  de  mensonges , 
où  l'auteur  bien  instruit  ou  feignant  de  fétre 
me  donnoif  pour  fils  de  musicien.  Dès  ce  mo- 
ment les  imprimés  ne  parlèrent  plus  de  moi 
que  d'une  manière  équivoque  ou  mallion- 
nête.  Tout  ce  qui  avoit  trait  à  mes  malheurs 
étoit  déguisé  ,  altéré ,  présenté  sous  un  faux 
jour,  et  toujours  le  moins  à  mon  avantage 
qu'il  étoit  possible.  I^oin  de  parler  de  Fac- 
cueil  que  j'avois reçu  à  Paris,  et  qui  n'avoit 
fait  que  trop  de  bruit ,  on  ne  supposoitpas 


530  I.    E    T    T    11    E    S 

même  que  j'eusse  osé  paroître  tîans  cette 
ville ,  et  ua  des  amis  de  M.  Hume  fut  très 
surpris  quand  je  lui  dis  que  j'y  avois  passé. 
Trop  accoutume  à  Tinconslance  du  pu- 
blic pour  m'en  affecter  encore  ,  je  ne  lais- 
sois  pas  d'être  étonné  de  ce  changement  si 
brusque  ,  de  ce  concert  si  singulièrement 
unaiiuiie ,  que  pas  un  de  ceux  qui  nVavoieiit 
tant  loué  absent  ne  parût,  moi  présent, 
se  souvenir  de  mon  existence.  Je  trouvois 
bizarre  que  précisément  après  le  retour  de 
M.  Hume,  qui  a  tant  de  crédit  à  Londres  , 
tant  d'influence  sur  les  gens  de  lettres  et  les 
libraires  et  de  si  grandes  liaisons  avec  eux, 
sa  présence  eût  produit  un  effet  si  contraire 
à  celui  qu'on  en  pouvoit  attendre  ,  que  , 
parmi  tant  d'écrivains  de  toute  espèce,  pas 
un  de  ses  amis  ne  se  montrât  le  mien  :  et 
l'on  voyoit  bien  ({ue  ceux  qui  parloient  de 
moi  n'étoient  pas  ses  ennemis  ,  puisqu'en 
faisant  sonner  sou  caractère  public,  ils  di- 
soient que  j'avois  traversé  la  France  sous  sa 
protection  à  la  faveur  d'un  passe-port  qu'il 
m'avoit  obtenu  de  la  cour;  et  peu  s'en  ia.'loit 
qu'ils  ne  lissent  entendre  que  j'avois  fait  le 
voyage  à  sa  suite  et  à  ses  fiais. 


DIVERSES.  221 

Ceci  ne  sigiiifioit  rien  encore  et  n'étoit 
fjiie  singulier  ;  mais  ce  qui  l'étoit  davantage 
fut  que  le  ton  de  ses  amis  ne  changea  pas 
moins  avec  moi  que  celui  du  public.  Tou- 
jours ,  je  me  fais  un  plaisir  de  le  dire ,  leurs 
soins  ,  leurs  bons  offices  ontëté  les  mêmes 
et  très  grands  en  ma  faveur;  mais  loin  de 
me  marquer  la  même  estime  ,  celai  sur- 
tout dont  je  veux  parler  et  chez  qui  nous 
étions  descendus  à  notre  arrivée  accompa- 
gnoit  tout  cela  de  propos  si  durs  et  quelque- 
fois si  choquans,  qu  on  eût  dit  qu'il  ne  cher- 
choit  à  m'obliger  que  pour  avoir  droit  de 
me  marquer  du  mépris.  Son  frère  ,  d'abord 
très  accueillant ,    très   honnête  ,    changea 
bientôt  avec  si  peu  de  mesure  qu  il  ne  dai- 
gnoit  pas  même  dans  leur  propre  n^aison 
me  dire  un  seul  mot ,  ni  me  rendre  le  salut, 
ni  aucun  des  devoirs  que  Ton  rend  chez  soi 
aux  étrangers.  Rien  cependant  n'étoit  sur- 
venu de  nouveau  quefarrivée de  J.  J.  Rous- 
seau et  de  David  Hume  :  et  certainement 
la  cause  de  ces  changemens  ne  vint   pas 
de  moi  ;  à  moins  que  trop  de  simplicité ,  de 
discrétion  ,  de  modestie  ,  ne  soit  un  moyen 
de  mécontenter  les  Anglois. 


aa2  LETTRES 

Pour  M.  Hume  ,  loin  de  prendre  avec 
moi  un  ton  rëvoUant,  il  donnoit  dans  Tau- 
tre  extrême.  Les  flagorneries  m'ont  toujours 
été  suspectes.  11  m'en  a  fait  de  toutes  les  fa- 
çons (i) ,  au  point  de  me  forcer,  n'y  pou- 
vant tenir  davantage,  à  lui  en  dire  mon  sen- 
timent. Sa  conduire  le  dispensoit  fort  de 
s  étendre  en  paroles  ;  cependant,  puisqu'il  en 
vouloit  dire,  j'aurois  voulu  qu'à  toutes  ses 
louanges  fades  il  eût  substitue  quelquefois 
la  voix  d'un  ami  :  mais  je  n'ai  jamais  trouvé 
dans  son  langage  rien  qui  sentît  la  vraie 
amitié  ,  pas  même  dans  la  façon  dont  il  par- 
loit  de  moi  à  d'autres  en  ma  présence.  On 
eut  dit  qu'en  voulant  me  fiire  des  patrons 
il  cherclîoit  à  m'oter  leur  bienveillance  , 
qu'il  vouloit  plutôt  que  j'en  fusse  assisté 
qu  aimé  ;  et  j'ai  queîquefois  été  surpris  du 
tour  révoltant  qu'il  donnoit  à  ma  conduite 

(i)  J'en  dirai  seulement  une  qui  m'a  fait  rire; 
c'étoit  de  faire  en  sorte ,  quand  je  venois  le  voir , 
que  je  trouvasse  toujours  sur  sa  table  im  tome  de 
l'Hëloïse  :  comme  si  je  ne  eonnoissois  pas  assez  le 
goût  de  M.  Hume  pour  être  assuré  que  de  tous 
les  livres  qui  existent  l'Héloïse  doit  être  pour  lui 
le  plus  ennuyeux .' 


DIVERSES.  2  2D 

près  des  gens  qui  pouvoient  s'en  offenser. 
Un  exemple  éclaircira  ceci.  M.  Penneck,  du 
musaeum ,  ami  de  milord  maréchal  et  pas- 
teur d'une  paroisse  où  Ton  vouloit  m  éta- 
blir ,  vient  nous  voir.  M.  Hume,  moi  pré- 
sent ,  lui  fait  mes  excuses  de  ne  Favoir  pas 
prévenu  :  Le  docteur  Maty,  lui  dit-  il ,  nous 
avoit  invités  pour  jeudi  au  musaeum  où 
M.  Rousseau  devoit  vous  voir  ;  mais  il  pré- 
féra d'aller  avec  madame  Garrick  à  la  co- 
médie ;  on  ne  peut  pas  faire  tant  de  choses 
en  un  jour.  Vous  m'avouerez  ,  monsieur  , 
quec'étoitlàune  étrange  faconde  me  captei; 
la  bienveillance  de  M.  Penneck. 

Je  n^  sais  ce  qu  avoit  pu  dire  en  secret 
M.  Hume  à  ses  connoissances  ;  mais  rien 
n'étoit  plus  bizarre  que  leur  façon  d'en  user 
avec  moi  de  son  aveu  ,  souvent  même  par 
son  assislance.  Quoique  ma  bourse  ne  fût 
pas  vuide  ^  que  je  n'eusse  besoin  de  celle  de 
personne  ,  et  qu'il  le  sût  très  bien^  Ton  eût 
dit  que  je  n'étois  là  que  pour  vivre  aux  dé- 
pens du  public ,  et  qu'il  n'étoit  question  que 
de  me  faire  l'aumône  de  manière  à  m'en 
sauver  un  peu  l'embarras.  Je  puis  dire  que 
cette  affectation  continuelle  et  choquante 


224  LETTRES 

est  une  des  choses  qui  m'ont  fait  prendre 
le  plus  en  aversion  le  séjour  de  Londres. 
Ce  n'est  sûrement  pas  sur  ce  pied  qu'il  faut 
présenter  en  Angleterre  un  homme  à  qui 
l'on  veut  attirer  un  peu  de  considération. 
Mais  cette  chniité  peut  être  bénignement 
interprétée ,  et  je  consens  qu'elle  le  soit. 
Avançons. 

On  répand  à  Paris  une  fausse  lettre  du 
roi  de  Prusse  à  moi  adressée  et  pleine  de  la 
plus  cruelle  malignité.  J'apprends  avec  sur- 
prise que  c'est  un  M.  Walpole  ,  ami  de 
M.  Plume,  qui  répand  cette  lettre  :  je  lui 
demande  si  cela  est  vrai  ;  mais  pour  toute 
réponse  il  me  demande  de  qui  je  Iç  tiens. 
Un  moment  auparavant  il  m'avoit  donné 
une  carte  pour  ce  même  M.  Walpole  afin 
qu'il  se  chargeât  de  papiers  qui  m'impor- 
tent et  que  je  veux  faire  venir  de  Paris  en 
sûreté. 

J'apprends  que  le  fils  du  jongleur  Tron- 
chin  ,  mon  plus  mortel  ennemi ,  est  non  seu- 
lement fami ,  le  protégé  de  M.  Hume,  mais 
qu'ils  logent  ensemble.  Et  quand  M.  Hume 
voit  que  je  sais  cela ,  il  m'en  fait  la  confi- 
dence, m'assurant  que  le  fils  ne  ressemble 

pas 


DIVERSES.  225 

pas  au  père.  J'ai  logé  quelques  nuits  dans 
cette  maison  chez  M.  Hume  avec  ma  gou- 
vernante ;  et  à  Tair ,  à  l'accueil  dont  nous  ont 
honorés  ses  hôtesses,  qui  sont  ses  amies, 
j'ai  juge  de  la  façon  dont  lui  ou  cet  homme 
qu'il  dit  ne  pas  ressembler  à  son  père  ont  - 
pu  leur  parler  d'elle  et  de  moi. 

Ces  faits  combinés  entre  eux  et  avec  une 
certaine  apparence  générale  me  donnent  in- 
sensiblement une  inquiétude  que  jerepousse 
avec  horreur.  Cependant  les  lettres  que  j'é- 
cris n'arrivent  pas  ;  j'en  reçois  qui  ont  été 
ouvertes,  et  toutes  ont  passé  par  les  mains 
de  M.  Hume.  Si  quelqu'une  lui  échappe, 
il  ne  f)eut  cacher  l'ardente  avidité  de  la 
voir.  Un  soir ,  je  vois  encore  chez  lui  une 
manœuvre  de  lettre  dont  je  suis  frappé  (i). 

(i)  Il  faut  dire  ce  que  c'est  que  cette  manœuvre. 
J'écrivois  sur  la  table  de  M.  Hume  en  son  ab- 
sence une  réponse  à  une  lettre  que  je  venois  de  re- 
cevoir. 11  arrive,  très  curieux  de  savoir  ce  quej'é- 
crivois  et  ne  pouvant  presque  s'abstenir  d'y  lire.  Je 
ferme  ma  lettre  sans  la  lui  montrer  ,  et^  comme  je 
ïd  mettois  dans  ma  poche,  il  la  demande  avide- 
ment, disant  qu'il  l'enverra  le  lendemain  jour  dé 
joste.  La  lettre  reste  sur  sa  table.  Lord  Nevvjiham 

Tome  32.  P 


226  LETTRES 

Après  le  souper  ,  gardant  tous  deux  le  si- 
lence au  coin  de  son  feu  ,  je  m'apperçois 
qu'il  me  fixe  comme  il  lui  arrivoit  souvent 
et  d'une  manière  dont  l'idée  est  difficile  à 
rendre.  Pour  cette  fois  son  regard  sec ,  ar- 
dent, moqueur  et  prolongé  devint  plus  qu  in- 
quiétant. Pour  m'en  débarrasser ,  j'essayai 

arrive  ,  M.  Hume  sort  un  moment;  je  reprends  ma 
lettre,  disant  que  j'aurai  le  temps  de  l'envoyer  le 
lendemain.  Lord  Newnham  m'olfre  de  l'envoyer 
par  le  paquet  de  M.  l'amb-isbadour  de  Iiance;  j'ac- 
cepte. M.  Hume  rentre  tandis  que  lord  Newnham 
fait  son  enveloppe  :  il  tire  son  cachet;  M.  Hume 
offre  le  sien  avec  tant  d'empressement  qu'il  faut 
s'en  servir  par  préférence.  On  sonne  ;  loi^  Newn- 
ham donne  la  lettre  au  laquais  de  M.  Hume  pour 
la  remettre  au  sien,  qui  attend  en  bas  avec  son  car- 
rosse, afm  qu'il  la  porte  chez  M.  l'ambassadeur.  A 
peine  le  laquais  de  M.  Hume  étoit  hors  de  la  porte 
que  je  me  dis,  Je  parie  que  le  maître  va  le  suivre  :  il 
n'y  manqua  pas.  Ne  sachant  comment  laisser  seul 
milord  Newnham  ,  j'hésitai  quelque  temps  avant 
que  de  suivre  à  mon  tour  M.  Hume  ;  je  n'apper^us 
rien,  mais  il  vit  très  bien  que  j'étois  inquiet.  Ainsi, 
quoique  je  n'aie  reçu  aucune  réponse  à  ma  lettre, 
je  ne  doute  pas  qu'elle  ne  soit  jjarvenue  ;  mais  je 
doute  un  peu  ,  je  lavoue  ,  qu'elle  n'ait  «té  lue  au- 
paravant. 


DIVERSES.  227 

ûe  le  fixer  à  mon  tour  ;  mais  en  arrêtant  mes 
yeux  sur  les  siens ,  je  sens  un  frémissement 
inexplicable ,  et  bientôt  je  suis  forcé  de  les 
baisser.  La  physionomie  et  le  ton  du  bon 
David  sont  d'un  bon  homme:  mais  oii,  grand 
Dieu  !  ce  bon  homme  emprunte-t-il  les  yeux 
dont  il  fixe  ses  amis  ? 

L'impression  de  ce  regard  me  reste  et  m'a- 
gite; mon  trouble  augmente  jusqu'au  saisis- 
sement :  si  l'épanchement  n'eut  succédé, 
j'étouffois.  Bientôt  un  violent  remords  me 
gagne  ;  je  m'indigne  de  moi-même  ;  enfin, 
dans  un  transport  que  je  me  rappelle  en- 
core avec  délices  ,  je  m'élance  à  son  cou,  je 
le  serre  étroitement  ;  suffoqué  de  sanglots, 
inondé  de  larmes ,  je  m'écrie  d'une  voix  en- 
trecoupée: Non,  non,  Dauîd  Hume  n'est  pas 
un  traître  ;  s  il  iiéioit  le  meilleur  des  hom- 
mes ,  il  f au  droit  quil  en  fut  le  plus  noir. 
David Humeme rend  poliment  mesembras- 
semens ,  et  tout  en  me  frappant  de  petits 
coups  sur  le  dos ,  me  répète  plusieurs  fois 
d'un  ton  tranquille  :  Quoi  !  mon  cher  mon- 
sieur! Eh  !  mon  cher  monsieur!  Quoi  donc  ! 
mon  cher  monsieur!  Il  ne  me  dit  rien  de 
plus  :  je  sens  que  mon  cœur  se  resserre  ; 

P  2 


228  LETTRES 

nous  allons  nous  coucher,  et  je  pars  le  len- 
demain pour  la  province. 

Arrivé  dans  cet  agréable  asyle  où  j'étois 
venu  chercher  le  repos  de  si  loin  ,  je  devois 
le  trouver  dans  une  maison  solitaire,  com- 
mode et  riante ,  dont  le  maître,  homme  d'es- 
prit et  de  mérite,  nVpargnoit  rien  de  ce  qui 
pouvoit  m'en  faire  aimer  le  séjour.  Mais 
quel  repos  peut-on  geûter  dans  la  vie  quand 
le  cœur  est  agité  ?  Troublé  de  la  phis  cruelle 
incertitude  et  ne  sachant  que  penser  d'un 
homme  que  je  devois  aimer,  je  cherchai  à 
me  délivrer  de  ce  doute  funeste  en  rendant 
ma  coiifiaiice  à  mon  bienfaiteur.  Car  , 
pourquoi ,  par  quel  caprice  inconcevable 
eût-il  eu  tant  de  zèle  à  Textérieur  pour  mon 
bien-être ,  avec  des  projets  secrets  contre 
mon  honneur?  Dans  les  observations  qui 
m'avoient  inquiété,  chaque  fait  enlui-même 
étoit  peu  de  chose ,  il  n'y  avoit  que  leur  con- 
cours d'étonnant;  et  peut-être  instruit  d'au- 
tres faits  que  j'ignorois,  M.  Hume  pouvoit-il 
dans  un  éclaircissement  me  donner  une 
solution  satisfaisante.  La  seule  chose inex- 
j)licable  étoit  c^u'il  se  fut  refusé  à  un  éclair- 
cissement que  son  honneur  et  son  amitié 


DIVERSES.  229 

pour  moi  rendoient  également  nécessaire. 
Je  voyois  qu'il  y  avoit  là  quelque  chose  que 
jenecomprenoispas  et  que  je  mouroisd'en- 
vie  d'entendre.  Avant  donc  de  me  décider 
absolument  sur  son  compte  ,  je  voulus  faire* 
un  dernier  effort  et  lui  écrire  pour  le  rame- 
ner ,  s'il  se  laissoit  séduire  à  mes  ennemis, 
ou  pour  le  faire  expliquer  de  manière  ou 
d'autre.  Je  lui  écrivis  une  lettre  (  1  )  qu'il 
dut  trouver  fort  naturelle  s'il  étoit  coupa- 
ble ,  mais  fort  extraordinaire  s'il  ne  l'étoit 
pas  :  car  quoi  de  plus  extraordinaire  qu'une 
lettre  pleine  à  la  fois  de  gratitude  sur  ses 
services  et  d'inquiétude  sur  ses  sentimens, 
et  où,  mettant  pour  ainsi  dire  ses  actions 
d'un  côté  et  ses  intentions  de  l'autre,  au  lieu 
de  parler  des  preuves  d'amitié  qu'il  m'avoit 
données  ,  je  le  prie  de  m'aimer  à  cause 
du  bien  qu'il  m'avoit  fait.'*  Je  n'ai  pas  pris 
mes  précautions  d'assez  loin  pour  garder 
une  copie  de  cette  lettre  ;  mais  puisqu'il 
les  a  prises  lui ,  qu  il  la  montre  ;  et  quicon- 

(i)ll  paroît  par  ce  qu'il  m'écrit  en  dernier  lieu 
qu'il  est  très  content  de  cette  IctjLre  et  qu'il  la  trouvai 
fort  bien' 

P  3 


2^0  LETTRE» 

que  la  lira,  y  voyant  un  homme  tourmenté 
d'une  peine  spcrete  qu'il  veut  faire  enten- 
dre et  qu'il  n'ose  dire,  sera  curieux,  je 
m'assure  ,  de  savoir  quel  éclaircissement 
cette  lettre  aura  produit,  sur  tout  à  la  fin 
de  la  scène  précédente.  Aucun,  rien  du  tout. 
M.  Hume  se  contente ,  en  réponse  ,  de  me 
parler  des  soins  obligea'  s  que  M.  Daven- 
port  se  propose  de  prendre  en  ma  faveur; 
du  reste,  pas  un  seul  mot  sur  le  principal 
sujet  de  ma  lettre  ni  sur  l'état  de  mon  cœur 
dont  il  devoit  si  bien  voir  le  tourment.  Je 
fus  frappé  de  ce  silence  encore  plus  que  je 
ne  l'avois  été  de  son  flegme  à  notre  dernier 
entretien.  J'avois  tort,  ce  silence  étoit  fort 
naturel  après  l'autre  ,  et  j'aurois  dû  m'y 
attendre.  Car  quand  on  a  osé  dire  en  face 
à  un  homme  ,  Je  suis  tenté  de  'vous  croire 
un  traître^  et  qu'il  n*a  pas  la  curiosité  de 
demander  ,  Sur  quoi?  Ton  peut  compter 
qu'il  n'aura  pareille  curiosité  de  sa  vie;  et, 
pour  peu  que  \ii^  indices  le  chargent ,  cet 
homme  est  jugé. 

Après  la  réception  de  sa  lettre  qui  tarda 
beaucoup,  je  pris  enfin  mon  parti  et  résolus 
de  ne  lui  plus  écrire.   Tout  me  confirma 


f  DlV^ERSES.  25l 

bientôt  dans  la  résolution  de  rompre  avec 
lui  tout  commerce.  Curieux  au  dernier  point 
du  détail  de  mes  moindres  affaires  ,  il  ne 
s'étoit  pas  borné  à  s'en  informer  de  moi  dans 
nos  entretiens,  mais  j'appris  qu'après  avoir 
commencé  par  faire  avouer  à  ma  gouver- 
nante qu'elle  en  étoit  instruite  ,  il  n'avoit 
pas  laissé  échapper  avec  elle  un  seul  tête-à- 
tête  sans  l'interroger  jusqu'à  Timportunité 
sur  mes  occupations,  sur  mes  ressources, 
sur  mes  amis  ,  sur  mes  connoissances ,  sur 
leurs  noms,  leur  état,  leur  demeure;  et  avec 
une  adresse  jésuitique  ,  il  avoit  demandé 
séparément  les  mêmes  choses  à  elle  et  à  moi. 
On  doit  prendre  intérêt  aux  affaires  d'un 
ami ,  mais  on  doit  se  contenter  de  ce  qu  il 
veut  nous  dire,  sur-tout  quand  il  est  aussi 
ouvert ,  aussi  confiant  que  moi  ;  et  tout  ce 
petit  cailletage  de  commère  convient  on  ne 
peut  pas  plus  mal  à  un  philosophe. 

Dans  le  même  temps  je  reçois  encore  deux 
lettres  qui  ont  été  ouvertes  ;  l'une  de  M.Bos- 
well,  dont  le  cachet  étoit  en  si  mauvais  état 
que  M.  Davenport  en  la  recevant  le  fit 
remarquer  au  laquais  de  M.  Hume;  et  l'au- 
tre de  M.  dlvernois,  dans  un  i.aqnet   de 

P  4 


2^2  LETTRES  « 

M.  Hume,  laquelle  avoit  été  recachetée  au 
moyen  d'un  fer  chaud ,  qui,  mal -adroite- 
ment appli(|ué,  avoit  brûlé  le  papier  autour 
de  l'empreinte.  JVcrivis  à  M.  Davenport 
pour  le  prier  de  garder  par  devers  lui  toutes 
les  lettres  qui  lui  seroient  remises  pour 
moi,  et  de  n'en  remettre  aucune  à  personne 
sous  quelque  prétexte  que  ce  fût.  J'ignore 
si  M.  Davenport  ,  bien  éloigné  de  penser 
que  cette  précaution  pût  regarder  M.  Hume, 
lui  montra  ma  lettre  ;  mais  je  sais  que  tout 
disoit  à  celui-ci  qu  il  avoit  perdu  ma  con- 
fiance ,  et  qu  il  n'en  alloit  pas  moins  son 
train  sans  s'embarrasser  de  la  recouvrer.    • 

Mais  que  devins-je  lorsque  je  vis  dans  les 
papiers  publics  la  prétendue  lettre  du  roi  de 
Prusse  que  jen'avois  pas  encore  vue,  cette 
fausse  lettre  imprimée  en  françois  et  en 
anglois ,  donnée  pour  vraie  ,  même  avec  la 
signature  du  roi  ,  et  que  j'y  reconnus  la 
plume  de  M.  d'Alembert  aussi  sûrement 
que  si  je  la  lui  avois  vu  écrire  ! 

A  l'instant  un  trait  de  lumière  vint  m'é- 
clairer  sur  la  cause  secrète  du  changement 
étonnant  et  prompt  du  public  anglois  à  mon 


DIVERSES.  235 

ëgard ,  et  je  vis  à  Paris  le  foyer  du  complot 
qui  s'exëcutoit  à  Londres. 

M.  d'Àlembert ,  autre  ami  très  intime  de 
M.  Hume  ,  étoit  depuis  long-temps  mon  en- 
nemi caché ,  et  n'ëpioit  que  les  occasions 
de  me  nuire  sans  se  commettre  ;  il  éroit  le 
seul  des  gens  de  lettres  d'un  certain  nom  et 
de  mes  anciennes  connoissances  (sui  ne  me 
fût  point  venu  voir  ou  qui  ne  m'eût  rien  fait 
dire  à  mon  dernier  passage  à  Paris.  Je  con- 
noissois  ses  dispositions  secrètes ,  mais  je 
m'en  inquiétois  peu  ,  me  contentant  d'en 
avertir  mes  amis  dans  l'occasion.  Je  me  sou- 
viens qu'un  jonr,'questionnësur  son  compte 
par  M.  Hume  ,  qui  questionna  de  même 
ensuite  ma  gouvernante  ,  je  lui  dis  que 
M.  d'Alembert  étoit  un  homme  adroit  et 
rusé.  Il  me  contredit  avec  une  chaleur  dont 
je  m'ëtoîinai  ,  ne  sacliant  pas  alors  qu  ils 
ëtoient  si  bien  ensemble  et  que  c'étoit  sa 
propre  cause  qu'il  dëfendoit. 

La  lecture  de  cette  lettre  rn'alarma  beau- 
coup; et  sentant  que  j'avois  été  attire  en 
Angleterre  en  vertu  d'un  projet  qui  com- 
mençoit  à  s'exécuter  ,  mais  dont  j'iguorois 


2^4  LETTRES 

le  but,  je  sentois  le  përil  sans  savoir  où  il 
pouvoit  être  ni  de  quoi  j'avois  à  me  garantir: 
je  me  rappelai  alors  quatre  mots  effrayans 
de  M.  Hume,  que  je  rapporterai  ci-après. 
Que  penser  d  un  ëcî-it  où  Ton  me  faisoit  un 
crime  de  mes  misères ,  qui  tendoit  à  m'oter 
la  commisération  de  tout  le  monde  dans 
mes  malheurs,  et  qu'on  donnoit  sous  le 
nom  du  prince  même  qui  m'avoit  protégé  » 
pour  en  rendre  Teffet  plus  cruel  encore  ? 
Que  devois-je  augurer  delà  suite  d'un  tel 
début  ?  Le  peuple  anglois  lit  les  papiers  pu- 
blics, et  n'est  déjà  pas  trop  favorable  aux 
étrangers  ;  un  vêtement  qui  n'est  pas  le  sien 
suffit  pour  le  mettre  de  mauvaise  humeur. 
Qu'en  doit  attendre  un  pauvre  étranger  dans 
ses  promenades  champêtres ,  le  seul  plaisir 
de  la  vie  auquel  il  s'est  borné,  quand  on 
aura  persuadé  à  ces  bonnes  gens  que  cet 
homme  aime  qu'on  le  lapide  ?  ils  seront  fort 
tentés  de  lui  en  donner  l'amusement.  Mais 
ma  douleur ,  ma  douleur  profonde  et  cruelle, 
la  plus  amere  que  j'aie  jamais  ressentie,  ne 
venoit  pas  du  péril  auquel  j'étois  exposé  ; 
j'en  avois  trop  bravé  d'autres  pour  être  fort 
ënm  de  celui-là.  La  trahison  dun  faux  ami 


DIVERSES.  235 

dont  j^étois  la  proie  ëtoit  ce  qui  portoit 
dans  mon  cœur  trop  sensible  raccaUement, 
la  tristesse  et  la  mort.  Dans  Fimpétuosité 
d'un  premier  mouvement,  dont  jamais  jena 
fus  le  maître  et  que  mes  adroits  enneniiâ 
savent  faire  naître  pour  s'en  prévaloir,  j'é- 
cris des  lettres  pleines  de  désordre  où  je  ne 
déguise  ni  mon  trouble  ni  mon  indigna- 
tion. 

Monsieur,  j'ai  tant  de  choses  à  dire,  qu'en 
chemin  faisant  j'en  oublie  la  moitié  :  par 
exemple,  une  relation  en  forme  de  lettre 
sur  mon  séjour  à  Montmorenci  fut  portée 
par  des  libraires  à  M.  Hume  ,  qui  me  la 
montra.  Je  consentis  qu'elle  fût  imprimée  : 
il  se  chargea  d'y  veiller-,  elle  n'a  jamais  paru. 
J'avois  apporté  un  exemplaire  des  lettres 
de  M.  du  Peyrou  ,  contenant  la  relation  des 
affaires  de  Neuchatel  qui  me  regardent  ;  je 
les  remis  aux  mômes  libraires  a  leur  prière 
pour  les  faire  traduire  et  réimprimer  : 
M.  Hume  se  chargea  d'y  veiller;  elles  n'ont 
jamais  paru  (i).  Dès  que  la  fausse  lettre  du 

(i)  Les  libraires  viennent  de  me  marquer  que 
cette  édition  est  faite  et  prête  à  paroître.  Cela  peut 


2o6  LETTRES 

roi  de  Prusse  et  sa  traduction  parurent ,  je 
compris  pourquoi  les  autres  écrits  restoient 
supprimés,  et  je  Técrivis  aux  libraires.  Té- 
crivis  d'autres  lettres  ,  qui  probablement 
ont  couru  dans  I.ondres  :  enfin  j'employai 
le  crédit  d'un  homme  de  mérite  et  de  (jiui- 
litépour  faire  mettre  dans  les  papiers  une 
déclaration  de  limposture.  Dans  cette  dé- 
claration je  laissois  paroître  toute  ma  dou- 
leur et  je  n'en  déguisois  pas  la  cause. 

Jusqu'ici  M.  Hume  a  semblé  marcher 
dans  les  ténèbres.  Vous  Tallez  voir  désor- 
mais dans  la  lumière  et  marcher  à  découvert. 
Il  n'y  a  qu  a  toujours  aller  droit  avec  les 
gens  rusés  ,  tôt  ou  tard  ils  se  décèlent  par 
leurs  ruses  mêmes. 

Lorsque  cette  prétendue  lettre  du  roi  de 
Prusse  fut  publiée  à  Londres,  M.  Hume, 
qui  certainement  savoit  qu'elle  étoit  sup- 
posée ,  puisque  je  le  lui  avois  dit,  n'en  dit 
rien ,  ne  m'écrit  rien,  se  tait,  et  ne  songe  pas 
même  à  me  faire  ,  en  faveur  de  son  ami 
absent ,  aucune  déclaration  de  la  vérité.  Il 

^^^p^i^«.M««     ■    »»—^i*^»^— ■■■»■«■!-  ■         ■■■      ■  III  II  ■■■         I       ■      Il  ■  I  1^ 

être,  mais  c'est  trop  tard,  et,  qui  pis  est,  trop  à 
propos. 


DIVERSES.  2^7 

ne  faîloit  pour  aller  au  but  que  laisser  dire 
et  se  tenir  coi  ;  c'est  ce  qu'il  [it. 

M.  Hume,  ayant  été  mon  conducteur  en 
Angleterre,  y  étoit ,  en  quelque  flicon  ,  mon 
protecteur,  mon  patron.  S'il  ctoit  naturel 
qu'il  prît  ma  défense,  il  ne  l'étoit  pas  moins 
C|u ayant  une  protestation  publique  à  faire, 
je  m'adressasse  à  lui  pour  cela.  Ayant  déjà 
cessé  de  lui  écrire ,  je  n'avois  garde  de  re- 
commencer. Je  madresse  à  un  autre.  Pre- 
mier soufflet  sur  la  joue  de  mon  patron  -,  il 
n'en  sent  rien. 

En  disant  que  la  lettre  étoit  fabriquée 
à  Paris  ,  il  m'importoit  fort  peu  lequel  on 
entendit  de  M.  d'Alembert  ou  de  son  prête- 
nom  M.Walpole  ;  mais  en  ajoutant  que 
ce  qui  navroit  et  déchiroit  mon  cœur  étoit 
que  l'imposteur  avoit  des  complices  en 
Angleterre ,  je  m'expliquois  avec  la  plus 
grande  clarté  pour  leur  ami  qui  étoit  à 
Londres,  et  c{ui  vouloit  passer  pour  le  mien. 
Il  n'^  avoit  certainement  que  lui  seul  en 
Angleterre  dont  la  haine  pût  déchirer  et 
navrer  mon  cœur.  Second  soufliet  sur  la 
joue  de  mon  patron  ;  il  n'en  sent  rien. 

Au  contraire  ,  il  feint  malignement  que 


258  LETTRES 

mon  affliction  venoit  seulement  de  la  publi- 
cation de  cette  lettre,  aKn  de  me  faire  passer 
pour  un  homme  vain  qu'une  satyre  affecte 
beaucoup.  Vain  ou  non  ,  j'étois  mortelle- 
ment affligé  ;  il  le  savoit  et  ne  m'ëcrivoit 
pas  un  mot.  Ce  tendre  ami ,  qui  a  tant  à 
cœur  que  ma  bourse  soit  pleine  ,  se  soucie 
assez  peu  que  mon  cœur  soit  déchiré. 
Un  autre  écrit  paroît  bientôt  dansles  mêmes 
feuilles  de  la  même  main  que  le  premier  , 
plus  cruel  encore,  s'il  étoit  possible,  et  où 
Fauteur  ne  peut  de'guiser  sa  rage  sur  faccueil 
que  j'avois  reçu  à  Paris.  Cet  écrit  ne  m'af- 
fecta pkis  ;  il  ne  m'apprenoit  rien  de  nou- 
veau. Les  libelles  pouvoient  aller  leur  train 
sans  m' émouvoir  ,  et  le  volage  public  lui- 
même  se  lassoit  d'être  long-temps  occupé 
du  même  sujet.  Ce  n'est  pas  le  compte  des 
comploteurs  ,  qui  ,  ayant  ma  réputation 
d  honnête  homme  à  détruire,  veulent  de 
manière  ou  d'autre  en  venir  à  bout.  Il  fallut 
changer  de  batterie. 

L'affaire  de  la  pension  n'étoit  pas  termi- 
née. Il  ne  fut  pas  difficile  à  M.  Hume  d'ob- 
tenir de  1  humanité  du  ministre  et  de  la 
générosité  du  prince  qu'elle  le  fut.  Il  fut 


DIVERSES.  239 

chargé  de  me  le  marquer  ,  il  le  fit.  Ce  mo- 
ment fut ,  je  Tavoue ,  un  des  plus  critiques 
de  ma  vie.  Combien  il  m'en  coûta  pour  faire 
mon  devoir  !  Mes  engagemens  précédens  , 
l'obligation  de  correspondre  avec  respect 
aux  bontés  du  roi ,  l'honneur   d'être  l'ob- 
jet de  ses  attentions ,  de  celles  de  son  mi- 
nistre ,  le  désir  de  marquer  combien  j'y 
ëtois  sensible  ,  même  l'avantage  d'être  un 
peu  plus  au  large  en  approchant  de  la  vieil- 
lesse ,  accablé  d'ennuis  et  de  maux  ,  enfin 
l'embarras  de    trouver   une   excuse    hon- 
nête pour  éluder  un  bienfait  déjà  presque 
accepté  ;  tout  me  rendoit  difficile  et  cruelle 
la  nécessité  d'y  renoncer  :  car  il  le  falloit 
assurément  ,  ou  me  rendre  le  plus  vil  de 
tous  les  hommes  en  devenant  volontaire- 
ment l'obligé  de   celui  dont  j'étois  iTahi. 
Je  fis  mon  devoir,  non  sans  peine;  j'é- 
crivis directement  à    M.  le  général  Con- 
way  (1);  et  avec  autant  de  respect  etd'iion- 
nêteté  qu'il  me  fut  possible  ,  sans  refus  ab- 
solu ,  je  me  défendis  pour  le  présent  d'ac- 
cepter. M.  Hume  avoit  été  le  négociateur  de 

(1)  Voyez  la  lettre  du  12  mai  1766. 


240  LETTRES 

rafîaire  ,  le  seul  riiéme  qui  en  eût  paflé  i 
non  seulement  je  ne  lui  répondis  point  , 
quoique  ce  fiit  lui  qui  m'eût  écrit,  mais  jo 
ne  dis  pas  un  mot  de  lui  dans  ma  lettre. 
Troisième  soufliet  sur  la  joue  de  mon  pa- 
tron ;  et  pour  celui  là  ,  s'il  ne  le  sent  pas  ^ 
c'est  assurément  sa  faute  :  il  n'en  sent  rien» 

Ma  lettre  n'étoit  pas  claire  et  ne  pouvoit 
Têtre  pour  M.  le  général  Conway  qui  ne 
savoit  pas  à  quoi  tenoit  ce  refus  ;  mais  elle 
rétoit  fort  pour  M.  Hume  qui  le  savoit 
très  bien  :  cependant  il  feint  de  prendre  le 
cliange  tant  sur  le  sujet  de  ma  douleur 
que  sur  celui  de  mon  refus ,  et ,  dans  un 
billet  qu'il  m'écrit,  il  méfait  entendre  qu'on 
me  ménagera  la  continuation  des  bontés 
du  roi  si  je  me  ravise  sur  la  pension.  En  un 
mot  "il  prétend  à  toute  force  et  quoi  qu'il 
arrive  demeurer  mon  patron  malgré  moi. 
Vous  jngez  bien  ,  monsieur  ,  qu'il  n'atten- 
doit  pas  de  réponse,  et  il  n'en  eut  point. 

Dans  ce  même  temps  à-peu-près  ,  car  je 
ne  sais  pas  les  dates ,  et  cette  exactitude 
ici  n'est  pas  nécessaire,  parut  une  lettre  de 
M.  de  Voltaire  à  moi  adressée,  avec  une  tra- 
duction angloise  qui  renchérit  encore  sur 

l'original. 


DIVERSES.  :ij\i 

l'original.  Le  noble  objet  de  ce  spirituel  ou- 
vrage est  de  m'attirer  le  mépris  et  la  haine 
de  ceux  chez  qui  je  me  suis  réfugie.  Jens 
doutai  point  que  mon  cher  patron  n'eût  ctë 
un  des  intruraens  de  cette  publication  ,  sur- 
tout quand  je  vis  qu'en  tâchant  d'aliéner 
de  moi  ceux  qui  pou  voient  en  ce  pays  me 
rendre  la  vie  agréable  ,  on  avoit  omis  de 
nommer  celui  qui  m  y  avoit  conduit.  On 
savoit  sans  doute  que  c'étoit  un  soin  su* 
perflu  ,  et  qu'à  cet  égard  rien  ne  restoit  à 
faire.  Ce  nom  si  mal-adroitement  oublié, 
dans  cette  lettre  me  rappela  ce  que  dit 
Tacite  du  portrait  de  Bru  tus  omis  dans 
une  pompe  funèbre  ,  que  chacun  ïy  distin- 
guoit  précisément  parcequil  n'y  étoit  pas. 

On  ne  norhmoit  donc  pas  M.  Hume  ; 
mais  il  vit  avec  les  gens  qu'on  nommoit  ; 
il  a  pour  amis  tous  mes  ennemis ,  on  lé 
sait  ;"ailleurs  lesTrochiU;,  les  d'Alembert , 
les  Voltaire  ;  mais  il  y  a  bien  pis  à  Lon- 
dres ,  c'est  que  je  n'y  ai  pour  ennemis  que 
ses  amis.  Eh  !  pourquoi  y  enauroisje  d'au- 
tres ?  Pourquoi  même  y  ai  -  je  ceux  -  là  ? 
Qu'ai -je  fait  k  lord  Littleton  que  je  ne 
connoismême  pas  ?  Qu'ai-jefa-t  à  M.Wah' 

Tome  32..  Q 


242  LETTRES 

pôle  que  je  ne  con^^ois  pas  davantage  ?  Que 
savent-ils  de  moi  ,  sinon  que  je  suis  mal- 
Jieureux  et  Tami  de  leur  ami  Hnme  ?  Que 
leur  a-t-il  donc  dit ,  puisque  ce  n'est  que 
par  lui  qu'ils  me  connoissent  ?  Je  crois  bien 
qu'avec  le  rôle  qu'il  fait  il  ne  se  démasque 
pas  devant  tout  le  monde  ,  ce  ne  seroit  plus 
être  masqué.  Je  crois  bien  qu'il  ne  parle  pas 
de  moi  à  M.  le  général  Convvay  ni  à  M.  le 
duc  de  Richmond  comme  il  en  parle  dans 
ses  entretiens  secrets  avec  M.  Walpole  et 
dans  sa  correspondance  secrète  avec  M. 
d'Alembert  ;  mais  qu'on  découvre  la  tram© 
qui  s'ourdit  à  Londres  depuis  mon  arrivée, 
et  Ton  verra  si  M.  Hume  n'en  tient  pas  les 
principaux  fils. 

Enfin  le  moment  venu  qu'on  croit  pro- 
pre à  frapper  le  grand  coup ,  on  en  prépare 
l'effet  par  un  nouvel  écrit  satyrique  qu'on 
fait  mettre  dans  les  papiers.  S'il  m'éloit  resté 
jusqu'alors  le  moindre  doute  ,  comment  au- 
roit-il  pu  tenir  devant  cet  écrit ,  puisqu'il 
contenoit  des  faits  qui  n'étoient  connus  que 
de  M.  Hume  ,  chargés  il  est  vrai ,  pour  les 
rendre  odieux  au  public. 

On  dit  dans  cet  écrit  que  j'ouvre  ma  portQ 


DIVERSES.  245 

fîux  grands  et  que  je  la  ferme  aux  petits. 
Qui  est-ce  qui  sait  à  qui  j'ai  ouvert  ou  ferme 
ma  porte  que  M.  Hume,  avec  qui  j'ai  de- 
meuré et  par  qui  sont  venus  tous  ceux  que 
j'ai  vus  ?I1  faut  en  excepter  un  grand  que  j'ai 
reçu  de  bon  cœur  sans  le  connoître ,  et  que 
j'aurois  reçu  de  bien  meilleur  cœur  encore 
si  je  l'avois  connu.  Ce  fut  M.  Hume  qui 
me  dit  son  nom  quand  il  fut  parti.  En  l'ap- 
prenant j'eus  un  vrai  chagrin  que,  daignant 
monter  au  second  étage  ,  il  ne  fût  pas  entré 
au  premier. 

Quant  aux  petits ,  je  n'ai  rien  à  dire.  J'au- 
rois désiré  voir  moins  de  monde  :  mais  ne 
voulant  déplaire  à  personne ,  je  me  laissoiâ 
diriger  par  M.  Hume,  et  j'ai  reçu  de  mon 
mieux  tous  ceux  qu'il  m'a  présentés ,  sans 
distinction  de  petits  ni  de  grands. 

On  dit  dans  ce  même  écrit  que  je  reçois 
mes  parens  froidement  ,  pour  ne  rien 
dire  de  plus.  Cette  généralité  consiste  à 
avoir  une  fois  reçu  assez  froidement  le  seul 
parent  que  j'aie  hors  de  Genève,  et  cela  en 
présence  deM.  Hume.  C'est  nécessairement 
ou  M.  Hume  ou  ce  parent  qui  a  Fourni  cet 
article.  Or  mon  cousin,  que  j'ai  toujours 

O  2 


244  LETTRES 

connu  pour  bon  parent  et  pour  honnête 
iionime ,  ji'est  point  capable  de  fournira  des 
satyres  pu bb'qiies  contre  moi.  D  ailleurs,  bor- 
ne par  son  état  à  la  société  des  gens  de  com- 
merce ,  il  ne  vit  pas  avec  les  gens  de  lettres 
ni  avec  ceux  qui  fournissent  des  articles 
dans  les  papiers,  encore  nioins  avec  ceux 
qui  s'occupent  à  des  satyres.  Ainsi  Tarlicle 
ne  vient  pas  de  lui.  Tout  au  plus  puis-je 
penser  que  M.  Hume  aura  tâché  de  le  faire 
jaser,  ce  qui  n'est  pas  absolument  diflicile, 
et  qu'il  aura  tourné  ce  (pi'il  lui  a  dit  de  la 
manière  la  plus  favorable  à  ses  vues.  Il  est 
bon  d'ajouter  qn'après  ma  rupture  avec  M. 
Hume  j'en  avois  écrit  à  ce  cousin-là. 

Enfin  on  dit  dans  ce  nienie  écrit  que  je 
suis  sujet  à  changer  d'amis.  Il  ne  faut  pas 
être  bien  fm  pour  comprendre  k  quoi  cela 
prépare. 

Distinguons.  J'ai  depuis  vingt-cinq  et 
trente  ans  des  amis  très  soldes.  J'en  ai  de 
plus  nouveaux  mais  non  moins  surs,  que  je 
garderai  plus  long-temps  si  je  vis.  Je  n'ai 
pas  en  général  trouvé  la  même  sûreté  chez 
ceux  que  j'ai  faits  parmi  les  gens  de  lettres;,! 
Aussi  j'en  ai  changé  quelquefois  et  j'en  chaii^ 


DIVERSES.  245 

^eraî  tant  qu'ils  me*  seront  suspects  ;  car 
je  suis  bien  déterminé  à  ne  £^arder  jamais 
d'amis  par  b'enséance  :  je  n  en  veux  avoir 
que  pour  les  aimer. 

Si  jamais  j'eus  une  conviction  intime  et 
certaine  ,  je  Tai  que  M.  Hume  a  fourni  les 
matériaux  de  cet  écrit.  Bien  plus  ,  non  seu- 
lement j\ii  cette  certitude ,  mais  il  m'est  clair 
qu  il  a  voulu  que  je  Feusse  :  car  comment 
supposer  un  homme  aussi  fin  assez  mal- 
adroit pour  se  découvrir  à  ce  point,  voulant 
se  cacher  .•* 

Quel  étoit  son  but  ?  Rien  n'est  plus  clair 
encore  ;  c'étoit  de  porter  mon  indiguatioii 
à  son  dernier  terme  pour  amener  avec  plus 
d'éclat  le  coup  qu'il  me  préparoit.  Il  sait 
que  pour  me  faire  faire  bien  des  sottises  il 
suffit  de  me  mettre  en  colère.  Nous  sommes 
au  moment  critique  qui  montrera  s'il  a  bien 
ou  mal  raisonné. 

Il  faut  se  posséder  autant  que  fait  M.  Hume, 
il  faut  avoir  son  flegme  et  toute  sa  force  d'es- 
prit, pour  prendrele  parti  qu'il  prit  après  tout 
te  «jui  s'étoit  passé.  Dans  l'embarras  où 
j'étois  ,  écrivant  à  M.  le  général  Convvay, 
je  ne  pus  remplir  ma  lettre  que  de  phrases 

Q3 


24S  L    E    T   T   Jl   E   s 

obscures  ,  dont  M.  Hume  fit,  comme  mon 
ami ,  l'interprëtation  qu'il  lui  plut.  Suppo- 
sant donc,  (juoiqu'il  sût  très  bien  le  contraire, 
que  c'ëtoit  la  clause  du  secret  c|ui  me  fai- 
soit  delà  peine  ,  il  obtient  de  M.  le  général 
qu'il  voudroit  bien  s'employer  pour  la  faire 
lever.  Alors  cet  homme  stoïque  et  vraiment 
insensible  m'écrit  la  lettre  la  plus  ami- 
cale, où  il  me  marque  qu'il  s'est  employé 
pour  faire  lever  la  clause  ,  mais  qu'avant 
toute  chose  il  faut  savoir  si  je  veux  accep- 
ter sans  cette  condition  ,  pour  ne  pas  expo- 
ser sa  majesté  à  un  second  refus. 

C'ëtoit  ici  le  moment  décisif,  la  fin,  l'ob- 
jet de  tous  ses  travaux.  Il  lui  falloitune  ré- 
ponse ,  il  la  vouloit.  Pour  que  je  ne  pusse 
me  dispenser  de  la  faire,  il  envoie  à  M.  Da- 
venport  un  duplicata  de  sa  lettre  ;  et,  non 
content  de  cette  précaution  ,  il  m'écrit  dans 
un  autre  billet  qu  il  ne  sauroit  rester  plus 
long-temps  à  Londres  pour  mon  service.  La 
tête  me  tourna  presque  en  lisant  ce  billet. 
De  mes  jours  je  n'ai  rien  trouvé  de  plus  in» 
concevable.  • 

Il  l'a  donc  enfin  cette  réponse  tant  désirée, 
et  se  presse  déjà  d'en  triompher.  Déjà,  écri- 


DIVERSES.  «47 

vant  à  M.  Davenport ,  il  me  traite  d'homme 
féroce  et  de  monstre  d'ingratitude.  Mais  il 
lui  faut  plus.  Ses  mesures  sont  bien  prises  à 
ce  qu'il  pense  ;  nulle  preuve  contre  lui  ne 
peut  échapper.  Il  veut  une  explication  :  il 
l'aura  ;  et  la  voici. 

Rien  ne  la  conclut  mieux  que  le  dernier 
trait  qui  l'amené.  Seul  ,  il  prouve  tout  et 
sans  réplique. 

Je  veux  supposer ,  par  impossible ,  qu'il 
n'est  rien  revenu  à  M.  Hume  de  mes  plaintes 
contre  lui  :  il  n'en  sait  rien  ,  il  les  ignore 
aussi  parfaitement  que  s'il  n'eût  été  faufdé 
avec  personne  qui  en  fût  instruit,  aussi  par- 
faitement que  si  durant  ce  temps  il  eût  vécu 
à  la  Chine.  Mais  ma  conduite  immédiate 
entre  lui  et  moi  ;  les  derniers  mots  si  frap- 
pans  que  je  lui  dis  à  Londres;  la  lettre  qui 
suivit ,  pleine  d'inquiétude  et  de  crainte  ; 
mon  silence  obstiné ,  plus  énergique  que 
des  paroles  ;  ma  plainte  amere  et  publique 
au  sujet  de  la  lettre  de  M.  d'Alembert  ;  ma 
lettre  au  ministre ,  qui  ne  m'a  point  écrit ,  en 
réponseà  celle  qu'il  m'écrit  lui-même, et  dans 
laquelle  je  ne  dis  pas  un  mot  de  lui;  enfin 
mon  refus ,  sans  daigner  m'adresser  à  lui , 

Q4 


248  ï,   E    T    T    R    E    s 

fd'acqiiiescer  à  une  affaire  qu  il  a  traitée  en 
ma  faveur,  moi  le  sachant  et  sans  opposi- 
tion de  ma  part  ;  tout  cela  parle  seul  du  ton 
le  plus  fort ,  je  ne  dis  pas  à  tout  homme  qui 
auroit  quelque  sentiment  dans  l'ame ,  mais 
à  tout  homme  qui  n'est  pas  hébété. 

Quoi  !  après  que  j'ai  rompu  tout  com- 
merce avec  lui  depuis  près  d'un  mois ,  après 
que  je  n'ai  répondu  à  pas  une  de  ses  lettres  ^ 
quelque  important  qu'en  fut  le  sujet ,  envi- 
ronne^ des  marques  publiques  et  particuliè- 
res de  l'affliction  que  son  infidélité  me  cause, 
cet  homme  éclairé  ,  ce  beau  génie,  naturel- 
lement si  clair-voyant  et  volontairement  si 
stupide ,  ne  voit  rien ,  n'entend  rien  ,  ne 
sent  rien,  n'est  ému  de  rien^  et,  sans  un  seul 
mot  de  plainte ,  de  justification  ,  d'explica- 
tion ,  il  continue  à  se  donner,  malgré  moi , 
pour  moi  les  soins  les  plus  grands  ,  les  plus 
empressés  !  il  m'écrit  affectueusement  qu'il 
ne  peut  rester  à  Londres  plus  long -temps 
pour  mon  service  ,  comme  si  nous  étions 
d'accord  qu'il  y  restera  pour  cela  !  Cet  aveu- 
glement, cette  impassibilité,  cette  obstina- 
tion ,  ne  sont  pas  dans  la  nature  ;  il  faut  ex- 
pliquer cela  par  d'autres  motifs.    Mettons^ 


DIVERSES.  249 

cette  conduite  dans  un  plus  grand  jour,  car 
c'est  un  point  décisif. 

Dans  cette  affaire,  il  faut  nécessairement 
que  M.  Hume  soit  le  plus  grand  ou  le  der- 
nier des  hommes ,  il  n'y  a  pas  de  milieu. 
Reste  à  voir  lequel  c'est  des  deux. 

Malgré  tant  de  marques  de  dédain  de  ma 
part,  M.  Plume  avoit-il  l'étonnante  géné- 
rosité de  vouloir  me  servir  sincèrement  ?  Il 
savoit  qu'il  nVétoit  impossible  d'accepter 
ses  bons  offices ,  tant  que  j'aurois  de  lui  les 
sentimens  que  j'avois  conçus.  Ilavoit  éludé 
Texplication  lui-même.  Ainsi,  me  servant 
sans  se  justifier,  il  rendoit  ses  soins  inutiles; 
il  n'étoit  donc  pas  généreux. 

S'il  supposoit  qu'en  cet  état  j'accepterois 
ses  soins ,  il  supposoit  donc  que  j'étois  un 
infâme.  C'étoit  donc  pour  un  homme  qu'il 
jugeoit  être  un  infâme  qu'il  sollicitoit  aveq 
tant  d'ardeur  une  pension  du  roi.  Peut-on 
rien  penser  de  plus  extravagant  ? 

Mais  que  M.  Hume,  suivant  toujours  son 
plan  ,  se  soit  dit  à  lui-même  :  Voici  le  mo- 
ment de  fexécution  ,  car,  pressant  Rousseau 
d'accepter  la  pension  ,  il  faudra  qu'il  rac- 
çepte  ou  qu'il  la  refuse.  S'il  l'accepte ,  aveq 


2,')0  LETTRES 

les  preuves  que  j'ai  en  main  je  le  déslio 
nore  complètement  :  s'il  la  refuse  après 
Tavoir  acceptée,  on  a  levé  tout  prétexte  ,  il 
faudra  qu'il  dise  pourquoi  ;  c'est  là  que  je 
l'attends  :  s'il  m'accuse  ,  il  est  perdu. 

Si,  dis-je  ,  M.  Hume  a  raisonné  ainsi ,  il 
a  fait  une  chose  fort  conséquente  à  son  plan , 
et  par-là  même  ici  fort  naturelle  ;  et  il  n'y 
a  que  cette  unique  façon  d'expliquer  sa  con- 
duite dans  cette  affaire,  car  elle  est  inexpli- 
cable dans  toute  autre  supposition.  Si  ceci 
n'est  pas  démontré  ,  jamais  rien  ne  le  sera. 

L'état  critique  où  il  m'a  réduit  me  rap- 
pelle bien  fortement  les  quatre  mots  dont 
j'ai  parlé  ci-devant,  et  que  je  lui  entendis 
dire  et  répéter  dans  un  temps  oii  je  n'en  pé- 
nétrois  guère  la  force.  G'étoit  la  première 
nuit  qui  suivit  notre  départ  de  Paris.  Nous 
étions  couchés  dans  la  même  chambre,  et 
plusieurs  fois  dans  la  nuit  je  l'entends  s'é- 
crier en  françois  avec  une  véhémence  ex- 
trême :  Je  tiens  J.  J.  Rousseau  !  J'ignore 
s'il  veilloit  ou  s'il  dormoit.  L'expression  est 
remarquable  dans  la  bouche  d'un  homme 
qui  sait  trop  bien  le  françois  pour  se  trom- 
per sur  la  force  et  le  choix  des  termes.  Ce- 


D    IV    ERSES.  aSt 

pendant  Je  pris  et  je  ne  pouvoîs  manquer 
alors  de  prendre  ces  mots  dans  im  sens  fa- 
vorable ,  quoique  le  ton  l'indiquât  encore 
moins  que  Fexpression  :  c'est  un  ton  dont 
il  m'est  impossible  de  donner  l'idée  et  qui 
correspond  très  bien  aux  regards  dont  j'ai 
parlé.  Cliaque  fois  qu'il  dit  ces  mots  ,  je 
sentis  un  tressaillement  d'effroi  dont  je  n'é- 
tois  pas  le  maître  ;  mais  il  ne  me  fallut  qu'un 
moment  pour  me  remettre  et  rire  de  ma 
terreur.  Dès  le  lendemain  tout  fut  si  parfai- 
tement oublié  que  je  n'y  ai  pas  même  pensé 
durant  tout  mon  séjour  à  Londres  et  au  voi- 
sinage. Je  ne  m'en  suis  souvenu  qu^ici  où 
tant  de  choses  m^ont  rappelé  ces  paroles  et 
me  les  rappellent  pour  ainsi  dire  à  chaque 
instant. 

Ces  mots  dont  le  ton  retentit  sur  mon 
cœur  comme  s'ils  venoient  d 'être  prononcés , 
les  longs  et  funestes  regards  tant  de  fois 
lancés  sur  moi  ,  les  petits  coups  sur  le  dos 
avec  des  mots  de  mon  cher  monsieur  en  ré- 
ponse au  soupçon  d'être  un  traître  ;  tout 
cela  m'affecte  à  un  tel  point  après  le  reste  , 
que  ces  souvenirs ,  fussent-ils  les  seuls  ,  fer- 
meroiexit  tout  retour  à  la  confiance  ;  et  il 


fl^a  L    E    T   T    R    E  «s 

n'y  a  pas  une  iim't  où  ces  mots,  Je  tiens 
J.  J.  Rousseau  ,  ne  sonnent  encore  à  mon 
oreille  comme  si  je  les  euiendois  de  nou-» 
veau. 

Oui,  monsieur  Hume,  vous  me  tenez,  je  le 
sais,  mais  seulement  par  des  choses  qui  me 
sont  extérieures  ;  vous  me  ten(  z  j)ar  l'opi- 
nion ,  parles  ju^eniens  des  hommes  ;  vous 
me  tenez  par  ma  réputation ,  par  ma  sûreté 
peut-être;  tous  les  préjugés  sont  pour  vous; 
il  vous  est  aise  de  me  faire  passer  pour  un 
monstre,  comme  vous  avez  commencé  ,  et 
je  vois  déjà  l'exultation  barbare  de  mes  im- 
placables ennemis.  Le  public  en  général  ne 
me  fera  pas  plus  de  grâce.  Sans  autre  exa- 
men ,  il  est  toujours  pour  les  services  rendus, 
parceque  chacun  est  bien  aise  d'inviter  à  lui 
en  rendre  en  montrant  qu'il  sait  les  sentir. 
Je  prévois  aisément  la  suite  de  tout  cela, 
sur-tout  dans  le  pays  où  vous  m'avez  con- 
duit ,  et  où,  sans  amis,  étranger  à  tout 
le  monde  ,  je  suis  presque  à  votre  merci. 
I^es  gens  sensés  comprendront  cependant 
que ,  loin  que  j'aie  pu  chercher  cette  affaire, 
elle  étoit  ce  qui  pou  voit  m 'arriver  de  plu^ 
terrible  dans  la  position  où  je  suis  :  ils  son- 


DIVERSES.  ^53 

tîront  qu'il  n'y  a  que  ma  haine  invincible 
pour  toute  fausseté  et  Timpossibilité  de 
marquer  de  Testime  à  celui  pour  qui  je  Tai 
perdue,  qui  aient  pu  nVempêcher  de  dissi'- 
muler  quand  tant  d'intérêts  m'en  fajsoient 
une  loi  :  mais  les  gens  sensés  sont  en  petit 
nombre  ,  et  ce  ne  sont  pas  eux  qui  font  du 
bruit. 

Oui ,  monsieur  Hume,  vous  me  tenez  par 
tous  les  liens  de  cette  vie;  mais  vous  ne  me 
tenez  ni  par  ma  vertu  ni  par  mon  courage  , 
indépendant  de  vous  et  des  hommes  ,  et  qui 
me   restera  tout  entier   malgré  vous.   Ne 
pensez  pas  m'effrayer  par  la  crainte  du  sort 
qui  m'attend.  Je  connois  les  jugemensdes 
hommes,  je  suis  accoutumé  à  leur  injus- 
tice ,  et  j'ai  appris  à  les  peu   redouter.  Si 
votre  parti  est  pris  ,  comme  j'ai  tout  lieu  de 
Je  croire  ,  soyez  sûr  que  le  mien  ne  Test 
pas  moins.   Mon  corps  est  affoibli ,  mais 
jamais   mon  ame  ne  fut  plus  ferme.  Les 
hommes  feront  et  diront  ce  qu'ils  voudront, 
peu  m'importe  ;  ce  qui  m'importe  est  d'a- 
chever ,  comme  j'ai  commencé  ,  d'être  droit 
et  vrai  jusqu'à  la  fui  quoi  qu'il  arrive,  eÊ 
de  n'avoir  pas  plus  à  me  reprocher  unelà-- 


254  LETTRES 

cheté  dans  mes  misères  qu*une  insolence 
dans  maprospérirë.  Quelque  opprobre  qui 
m'attende  et  quelque  malheur  qui  me  me- 
nace ,  je  suis  prêt.  Quoiqu  à  plaindre ,  je 
le  serai  moins  que  vous ,  et  je  vous  laisse 
pour  toute  vengeance  le  tourment  de  res- 
pecter malgré  vous  Tinfortunë  que  vous 
accablez. 

En  achevant  cette  lettre  je  suis  surpris 
de  la  force  que  jai  eue  de  Tëcrire.  Si  Ton 
mouroit  de  douleur  ,  j'en  serois  mort  à 
chaque  ligne.  Tout  est  également  incom- 
préhensible dans  ce  qui  se  passe.  Une  con- 
duite pareille  à  la  vôtre  n'est  pas  dans  la 
nature  ;  elle  est  contradictoire  ,  et  cepen- 
dant elle  m'est  démontrée.  Abymedes  deux 
côtés  !  je  péris  dans  l'un  ou  dans  l'autre. 
Je  suis  le  plus  malheureux  des  Im mains  si 
vous  êtes  coupable  ,  j'en  suis  le  plus  vil  si 
vous  êtes  innocent.  Vous  me  faites  désirer 
d'être  cet  objet  méprisable.  Oui ,  l'état  où. 
je  me  rerrois  prosterné  ,  foulé  sous  vos 
pieds  ,  criant  miséricorde  et  faisant  tout 
pour  l'obtenir  ,  publiant  à  haute  voix  mon 
indignité  et  rendant  à  vos  vertus  le  plus 
éclatant  hommage  ,  seroit  pour  mon  cœur 


DIVERSES.  255 

un  dtat  d'épanouissement  et  de  joie  après 
l'ëtat  d'ëtouffement  et  de  mortoii  vousTa- 
vez  mis.  Il  ne  rae  reste  qu'un  mot  à  vous 
dire.  Si  vous  êtes  coupable  ne  m'écrivez 
plus;  cela  seroit  inutile,  et  sûrement  vous 
ne  me  tromperez  pas.  Si  vous  êtes  innocent, 
daignez  vous  justifier.  Je  connois  mon  de- 
voir ,  jeTaime  et  Taimerai  toujours  ,  quel- 
que rude  qu'il  puisse  être.  Il  n'y  a  point 
d'abjection  dont  un  cœur  qui  n'est  pas  né 
pour  elle  ne  puisse  revenir.  Encore  un 
coup  ,  si  vous  êtes  innocent ,  daignez  vous 
justifier  :  si  vous  ne  l'êtes  pas  ,  adieu  pour 
jamais.  . 


LETTRE 
A  MILORD  MARÉCHAL. 

Le  ao  juillet  1766. 

JL  A  dernière  lettre  ,  milord  ,  que  j'ai  reçue 
de  vous  étoit  du  aS  mai.  Depuis  ce  temps 
j'ai  été  forcé  de  déclarer  mes  sentimensà 


256  LETTRES 

M.  Hume  :  il  a  voulu  une  explication  ;  il 
ï'aeue  ;  j'ignore  l'usage  qu'il  en  fera.  Quoi 
qu'il  en  soit  ,  tout  est  dit  désormais  entre 
lui  et  moi»  Je  voudrois  vous  envoyer  copie 
des  lettres ,  mais  c'est  un  livre  pour  la  gros- 
seur. Milord  ,  le  sentiment  cruel  que  nous 
ne  nous  verrons  plus  charge  mon  cœur 
d'un  poids  insupportable.  Je  donneroisla 
moitié  de  mon  sang  pour  vou-^  voir  un  seul 
quart-dlieure  encore  une  fois  en  ma  vie. 
Vous  savez  combien  ce  quart-d'heure  me 
seroit  doux  ,  mais  vous  ignorez  combien  il 
me  seroit  important. 

Après  avoir  bien  réfléchi  sur  ma  situa- 
tion présente  ,  je  n'ai  trouvé  qu'un  seul 
moyen  possible  de  m'assurer  quelque  repos 
sur  mes  derniers  jours  ;  c^'est  de  me  faire 
oublier  des  hommes  aussi  parfaitement  c|ue 
«i  jen'existois  plus,  si  tant  est  qu'on  puisse 
appeler  existence  un  reste  de  végétation 
inutile  à  soi-même  et  aux  autres  ,  loin  de 
tout  ce  qui  nous  est  cher.  En  conséquence 
de  cette  résolution  j'ai  pris  celle  de  rom- 
pre toute  correspondance  hors  les  cas  d'ab- 
solue nécessité.  Je  cesse  désormais  d'écrire 
«t  de  répondre  à  qui  que  ce  soit.  Je  ne  fais 

que 


DIVERSES.  257 

que  deuxseulcs  exceptions,  dont  l'une  est 
pour  M.  du  Peyrou  ;  je  crois  siiperilu  de 
vous  dire  quelle  est  l'an  tre  :  di^soriuais  tout 
à  l'amitié  ,  n'existant  plus  ([ue  par  file  , 
vous  sentez  (pie  j'ai  plus  Ijesoin  (jue  jaiuais 
d'avoir  quehiuelois  de  vos  lettres. 

Je  suis  très  heureux  d'avoir  pris  du  goût 
pour  la  botanique.  Ce  goût  se  change  in- 
sensiblement en  une  passion  d'enfant,  ou 
plutôt  en  un  radotage  inutile  et  vain;  car 
je  n'ap|)rends  aujourd  hui  qu'en  oubliant 
ce  que  j'appris  hier.  Mais  n'importe  :  si  je 
n'ai  jamais  le  plaisir  de  savoir  ,  j'aurai  tou- 
jours Celui  d'apprendre  ,  et  c'est  tout  ce 
qu  il  me  faut.  Vous  ne  sauriez  cro're  com- 
bien l'étude  des  plantes  jette  d'agrément 
sur  mes  promenades  solitaires.  3 'ai  eu  le 
bonheur  de  me  conserver  un  cœur  assez 
sain  pour  que  les  plus  simples  amusemens 
luisuffisent  ;  et  j'empêche,  en  nj'empaillaiit 
la  tête  ,  qu'il  n'y  reste  place  pour  d'autres 
fatras. 

L'o  xupation  pour  les  jours  de  pluie  , 
frëquens  en  ce  pays  ,  est  d'écrire  ma  vie; 
non  ma  vie  extérieure  comme  les  autres , 
iuais  ma  vie  réelle  ,    Civile  de  mon  ame , 

Tome  52.  K 


258  LETTRES 

rjiistoire  de  mes  sentimens  les  plus  secrets. 
Je  ferai  ce  que  nul  homme  n'a  fait  avant 
moi,  et  ce  que  vraisemblablement  nul  autre 
ne  fera  dans  la  suite.  Je  dirai  tout ,  le  bien, 
le  mal,  tout  enfin  ;  je  me  sens  uneame  qui  se 
peut  montrer.  Je  suis  loin  de  cette  époque 
chérie  de  1762,  mais  j'y  viendrai  je  Tespere. 
Je  recommencerai  du  moins  en  idée  ces 
pèlerinages  de  Colombier  ,  qui  furent  les 
jours  les  pins  purs  de  ma  vie.  Que  ne  peu- 
vent-ils recommencer  encore  et  recommen- 
cer sans  cesse  !  je  ne  demanderois  point 
d'autre  éternité. 

M.  du  Peyrou  me  marque  qu'il  a  reçu 
les  trois  cents  louis.  Us  viennent  d'un  bon 
père,  qui,  non  plus  que  celui  do..t  il  est 
Timage  ,  n'attend  pas  que  ses  enfans  lui 
demandent  leur  pain  quotidien. 

Je  n'entends  point  ce  que  vous  me  dites 
d'une  prétendue  charge  que  les  habitans  de 
Derbyshire  m'ont  donnée.  Il  n'y  a  rien  de 
pareil ,  je  vous  assure  ;  et  cela  m'a  tout  Tair 
d'une  plaisanterie  que  quelqu'un  vous  aura 
faite  sur  mon  compte  :  du  reste  je  suis  très 
content  du  pays  et  des  liabitans,  autant 
qu'on  peut  l'être  à  mon  âge  d'un  climat  et 


DIVERSES.  25<) 

d'une  manière  de  vivre  auxquels  on  n'est 
pas  accoutumé.  J'espërois  que  vous  me  par* 
leriez  un  peu  de  votre  maison  et  de  votrô 
jardin  ,  ne  fi\t-ce  qu'en  faveur  de  la  botani* 
que.  Ah!  que  ne  suis-je  à  portée  de  ce  bien-» 
heureux  jardin ,  dût  mon  pauvre  sultan  le 
fourrager  un  peu  comme  il  lit  celui  de  Co« 
ionibier  ! 

'■     ..         .  ,  .■  ■,..i.,j 

LETTRE 
A    M.   G  U  Y, 

Wootton  ,  le  a  août  1766, 

Je  me  serois  bien  passé,  monsieur,  dap* 
prendre  les  bruits  obligeans  qu'on  rëpand 
à  Paris  sur  mon  compte;  et  vous  auriez  bien 
pu  vous  passer  de  vous  joindre  à  ces  cruels 
amis  qui  se  plaisent  à  m'ent'oncer  vingt  poit 
gnards  dans  le  cœur.  Le  parti  que  j'ai  pris 
de  m'ensevelir  dans  cette  solitude ,  sans  en- 
tretenir plus  aucune  correspondance  dans  le 
monde ,  est  feffet  de  ma  situation  bien  exa- 
minée* La  ligue  qui  s'est  formée  contre  moi 

R  2 


3»6o  LETTRES 

est  trop  puissante ,  trop  adroite ,  trop  ar- 
dente, trop  accréditée ,  pour  que  dans  ma 
position,  sans  autre  appui  que  la  vérité, 
je  sois  en  état  de  lui  faire  face  dans  le  public. 
Couper  les  têtes  de  celte  hydre  ne  serviroit 
qu'à  les  multiplier;  et  je  n'aurois  pas  détruit 
'iine  de  leurs  calomniesque  vingt  autres  plus 
cruelles  lui  succéderoient  àfinstant.  Ce  que 
j'ai  à  faire  est  de  bien  prendre  mon  parti  sur 
les  jugemensdu  public,  demeiaire,  et  de 
tacher  au  moins  de  vivre  et  mourir  en  repos. 
Je  n'en  suis  pas  moins  reconnoissant  pour 
ceux  que  Tintérêt  quils  prennent  à  moi  en- 
gage à  m'instruire  de  ce  qui  se  passe.  En 
m'ai'lligeant  ils  m'obligent  ;  s'ils  me  font  du 
mal ,  c'est  en  voulant  me  faire  du  bien.  Ils 
croient  que  ma  réputation  dépend  d'une 
lettre  injurieuse  :  cela  peut  être;  mais  s'ils 
croient  que  mon  honneur  en  dépend ,  ils  se 
trompent.  Si  riionneur  d'un  homme  dépen- 
Joit  des  injures  qu'on  lui  dit  et  des  outrages 
qu'on  lui  fait,  il  y  a  long-temps  qu'il  ne  me 
resteroit  plus  d'honneur  à  perdre;  mais  au 
contraire  il  est  même  au-dessous  d'un  hon- 
nête homme  de  repousser  de  certains  ou- 
trages. On  dit  que  M.  Hume  me  traite  de 


DIVERSES.  û6l 

vile  canaille  ot  de  scélérat.   Si  je  savois  ré- 
pondre à  de  pareils  noms  je  m" en  croirois    ' 
diîine. 

iVlonf  rez  cette  lettre  à  mes  amis  et  priez- 
les  de  se  tranquilliser.  Ceux  qui  ne  jugent 
que  sur  des  preuves  ne  me  condamneront 
ceriainenient  pas;  et  ceux  qui  jugent  sans 
preuves  ne  valent  pas  la  peine  qu'on  les  dés- 
abuse. M.  Hume  écrit,  dit-on,  qu'il  veut 
publier  toutes  les  pièces  relatives  à  cette  af- 
fî'u're.  C'est,  j'en  réponds,  ce  qu'il  se  gardera 
de  faire,  ce  au''il  se  cardera  bien  au  moins 
de  faire  fidèlement.  Que  ceux  qui  seront  au 
fait  nous  jugent ,  je  le  désire  :  que  ceux  qui 
ne  sauront  que  ce  que  M.  Hume  voudra  leur 
dire  ne  laissent  pas  de  nous  juger;  cela 
m'est ,  je  vous  jure ,  très  indifférent  :  j'ai  un 
défenseur  dont  les  opérations  sont  lentes 
mais  sures  ;  je  les  attends. 

Je  me  bornerai  à  vous  présenter  une  seule 
réflexion.  Il  s'agit,  monsieur,  dedenxhoni.. 
mes,  dontluna  été  amené  par  l'autre  en  An- 
gleteire  presque  malgré  lui.  L'étranger  igno- 
rant la  langue  du  pays,  ne  pouvant  parler  ni 
entendre,  seul,  sans  amis,  sans  appui,  sans 
connoissance,  sans  savoir  même  à  qui  coiî- 

R  3 


liÇa  LETTRES 

fier  «ne  lettre  en  sûreté,  livre  sans  re'serve 
àTaurre  et  aux  siens,  malade,  retiré,  ne 
voyant  personne,  écrivant  peu,  est  allé  s'en- 
fermer dans  le  fond  d'une  retraite  où  il  her- 
borise pour  toute  occupation.  Le  Breton, 
homme  actif,  liant ,  intrigant,  au  milieu  de 
son  pays,  de  ses  amis,  de  ses  parens,  de  ses 
patrons,  de  ses  compatriotes,  en  grand  cré- 
dit à  la  cour,  à  la  ville,  répandu  dans  le  plus 
grand  monde,  à  la  tête  des  gens  de  lettres, 
disposant  des  papiers  publics,  en  grande  rela- 
tion chez  l'étranger,  sur-tout  avec  les  plus 
mortels  ennemis  du  premier.  Dans  cette  po- 
sition il  se  trouve  que  l'un  des  deux  a  tendu 
des  pîpges  à  l'autre.  Le  Breton  crie  que  c'est 
cette  vile  canaille ,  ce  scélérat  d'étranger  qui 
}iù  en  tend.  L'étranger,  seul,  malade,  aban- 
donné ,  gémit  et  ne  répond  rien.  Là-dessus 
le  voilà  jugé,  et  il  demeure  clair  qu'il  s'est 
laissé  mener  dans  le  pays  de  lautre,  qu'il 
s'est  mis  à  sa  merci  tout  exprès  pour  lui 
faire  pièce  et  pour  conspirer  contre  lui.  Que 
pensez- vous  de  ce  jugement?  Si  j  avois  été 
capable  de  former  un  projet  aussi  mons- 
trueusement extravagant,  où  est  l'homme 
Syantquelcjuesçns,  quelque  hurnanité^  qui 


UÎVERSES.  s63 

2îe  devroît  pas  d-re  :  Vous  faites  tort  à  ce  pau- 
vre misérable,  il  est  trop  fou  pour  pouvoir 
être  un  scélérat;  plaignez  le,  saignez-le,  mais 
ne  Tinjuriez  pas?  J'ajouterai  que  le  ton  seul 
que  prend  M.  Hume  devroit  décréditer 
ce  qu'il  dit.  Ce  ton  si  brutal,  si  bas,  si  in- 
digne d'un  homme  qui  se  respecte,  marque 
assez  que  lame  qui  l'a  dicté  n'est  pas  saine; 
il  n'annonce  pas  un  langage  digne  de  foi.  Je 
suis  étonné,  je  l'avoue,  comment  ce  ton 
seul  n'a  pas  excité  l'indignation  publique. 
C'est  qu'à  Paris  c'est  toujours  celui  qui  crie 
le  plus  fort  qui  a  raison.  A  ce  combat-là  je 
n'emporterai  jamais  la  victoire,  et  je  ne  la 
disputerai  pas. 

Voi(  i ,  monsieur ,  le  fait  en  peu  de  mots. 
Il  m'est  prouvé  que  M.  Hume,  lié  avec  mes 
plus  cruels  ennemis,  d'accord  à  Londres 
avec  des  gens  qui  se  montrent,  et  à  Paris 
avec  tel  qui  ne  se  montre  pas,  m'a  attiré 
dans  son  pays,  en  apparence  pour  m'y  ser- 
vir avec  la  plus  grande  ostentation ,  et  en  ef- 
fet pour  m'y  diffamer  avec  la  plus  grande 
adresse  ,  à  quoi  il  a  très  bien  réussi.  Je  m'en 
vsuis  plaint  :  il  a  voulu  savoir  mes  raisons  ;  je 
les  lui  ai  écrites  dans  le  plus  grand  détail.  Si 

R  4 


2^4  LETTRES 

on  los  demande ,  il  peut  les  dire  ;  quant  ^ 
moi  jo  n'ai  rien  à  dire  du  tout. 

Plus  je  I  enso  à  la  publication  promise 
par  M.  Hume  ,  moins  je  puis  concevoir  qu'il 
l'exécute.  SI  l'ose  faire,  à  moins  d'énormes 
falsifications,  je  prédis  hardiment rpie,  mal- 
gré son  extrême  adresse  el  c  lie  de  ses  amis, 
sans  inéuje  que  je  m'en  niéle,  M.  Hume  est 
un  homme  démasaué. 


tilttilBIAW  JW^MmimLgJBJfgKa 


LETTRE 
A  MILORD  MARÉCHAL. 

Le  g  noût  1766. 

.Les  choses  incroyables  que  M.  Hume 
écrit  à  Paris  sur  mon  compte  me  font  pré- 
sumer fjue ,  sil  Fose^  il  ne  manquera  pas 
de  vous  eu  écriie  autant.  Je  ne  suis  pas  en 
])eiue  de  ce  ({ue  vous  en  penserez;  je  me 
llatte,  milord,  d'élre  assez  connu  de  vous, 
et  cela  me  tranquillise.  Mais  il  m'accuse 
avec  tant  d'audace  d'avoir  refusé  rnalhon- 


D  t  T  E  n  s  E  s.  265 

nétement  la  pension  après  Tavoir  acceptée  , 
que  je  crois  devoir  vous  envoyer  une  copie 
fidèle  de  la  lettre  que  j'écrivis  à  ce  sujet  à 
M.  le  général  Conway  (i).  J'étois  bien  em- 
barrassé dans  cette  lettre,  ne  voulant  pas 
dire  la  véritable  cause  de  mon  refus  et  ne 
pouvant  en  alléguer  aucune  autre.  Vous 
conviendrez,  je  m'assure  ,  que  si  Ton  peut 
s'en  tirer  mieux  que  je  ne  fis,  on  ne  peut 
du  moins  s'en  tirer  plus  honnêtement.  J'a- 

Jl 

jouterois  qu'il  est  faux  que  j'aie  jamais  ac- 
cepté la  pension  •,  j'y  mis  seulement  votre 
agrément  pour  condition  nécessaire;  et, 
quand  cet  agrément  fut  venu,  M.  Hume 
alla  en  avant  sans  me  consulter  davantage. 
Comme  vous  ne  pouvez  savoir  ce  qui  s'est 
passé  en  Angleterre  à  mon  égard  depuis 
mon  arrivée,  il  est  impossible  que  vous 
prononciez  dans  cette  affaire  avec  connois- 
sance  entre  M.  Hume  et  moi  :  ses  procédés 
secrets  sont  trop  incroyables ,  et  il  n'y  a 
personne  au  monde  moins  fait  que  vous 
pour  y  ajouter  foi.  Pour  moi,  qui  les  ai  sentis 
si  cruellement  et  qui  n'y  peux  penser  qu'a- 

(ij  Celle  da  12  mai  jr-G6. 


266  LETTRES 

vecla  douleur  la  plus  amere,  tout  ce  qui 
ïTie  reste  à  désirer  est  de  n'en  reparler  jamais.- 
Mais  comme  M.  Hume  ne  garde  pas  le  même 
silence,  et  qu'il  avance  les  choses  les  plus 
fausses  du  ton  le  plus  affirmatif,  je  vous 
di^niande  aussi,  milord,  une  justice  que 
vous  ne  pouvez  me  refuser,  c'est,  lorsqu'on 
pourra  vous  dire  ou  vous  écrire  que  j'ai  fait 
volontairement  une  chose  injuste  ou  mal- 
honnête ,  d'être  bien  persuadé  que  cela  n'est 
pas  vrai. 


LETTRE 

AU     MÊME. 

7  septembre  1766, 

J  E  ne  puis  vous  exprimer,  milord,  à  quel 
point ,  dans  les  circonstances  où  je  me 
trouve  ,  je  suis  alarmé  de  votre  silence.  La 
dernière  lettre  que  j'ai  reçue  de  vous  étoit 

du Seroit-il  possible  que  les  terribles 

clameurs  de  M.  Hume  eussent  fait  impres- 


DIVERSES.  I^J 

sîon  sur  vous ,  et  m'eussent  au  milieu  de 
tant  de  malheurs  ôté  la  seule  consolation 
qui  me  restoit  sur  la  terre?  Non,  milord, 
cela  ne  peut  pas  être  ;  votre  ame  ferme  ne 
peut  être  entraînée  par  l'exemple  de  la  foule; 
votre  esprit  judicieux  ne  peut  être  abusé  à 
ce  point.  Vous  n'avez  point  connu  cet 
homme ,  personne  ne  Ta  connu ,  ou  plutôt  il 
n'est  plus  le  même.  Il  n'a  jamais  haï  que  moi 
seul  ;  mais  aussi  quelle  haine  !  Un  même 
cœur  pourroit-il  suffire  à  deux  comme  celle- 
là?  Il  a  marché  jusqu'ici  dans  les  ténèbres, 
ils  s'est  caché  ;  mais  maintenant  il  se  mon- 
tre à  découvert.  Il  a  rempli  l'Angleterre, 
la  France  ,  les  gazettes ,  l'Europe  en* 
tiere ,  de  cris  auxquels  je  ne  sais  que  répon- 
dre ,  et  d'injures  dont  je  me  croirois  digno 
si  je  daignois  les  repousser.  Tout  cela  no 
décele-t-il  pas  avec  évidence  le  but  quil  a 
caché  jusqu'à  présent  avec  tant  de  soin? 
Mais  laissons  M.  Hume  ;  je  veux  l'oubliei?, 
malgré  les  maux  qu'il  m'a  faits.  Seulement 
qu'il  ne  m'ôte  pas  mon  père;  cette  perte  est 
la  seule  que  je  ne  pourrois  supporter.  Avez- 
vous  reçu  mes  deux  dernières  lettres,  l'une 
du  20 juillet  et  l'autre  du  9 août  ?  Ont-elles  eu 


268  7.  E    T    T    R    E    s 

le  bonlienr  cVécliapper  aux  filets  nui  sont 
tendus  tout  autour  de  moi  ot  au  travers 
desquels  peu  de  chose  passe?  Il  paroît  que 
Tintenlion  de  mon  persécuteur  et  de  ses 
amis  est  de  m'oter  toute  conirnunicatiori 
avec  le  continent  et  de  me  faire  përir  i(i  de 
douleur  et  de  misère.  Leurs  mesures  sont 
trop  bien  prises  pour  que  je  puisse  aisë- 
ment  leur  ccliapper.  Je  suis  préparé  à  tout, 
et  je  puis  tout  supporter  hors  votre  silence. 
Je  m'adreSvSe  à  M.  llougemont  ;  je  ne  connoie 
que  lui  seul  à  Londres  à  qui  j'ose  me  confier. 
S'il  me  refuse  ses  services,  je  suis  sans  res- 
source et  sans  moyen  pour  écrire  à  mes 
amis.  Ah  !  milord ,  qu'il  me  vieime  une 
lettre  de  vous ,  et  je  me  console  de  tout  le 
reste. 


DIVERSES.  26^ 


LETTRE 

AU    M  Ê  M  E. 

WooUoD ,  le  27  septembre  1766, 

Je  n'ai  pas  besoin,  milord,  de  vous  dire 
combien  vos  deux  dernières  lettres  m'ont 
fait  de  plaisir  et  m'étoient  nécessaires.  Ce 
plaisir  a  pourtant  été  tempéré  par  plus  d'un 
article ,  par  un  sur-tout  auquel  je  réserve 
une  lettre  exprès,  et  aussi  par  ceux  qui  re- 
gardent M.  Hume ,  dont  je  ne  saurois  lire  le 
nom  ni  rien  qui  s'y  rapporte  sans  un  serre- 
ment de  cœur  et  un  mouvement  convulsif, 
qui  fait  pis  que  de  me  tuer  puisqu'il  me 
laisse  vivre.  Je  ne  chercbe  point,  milord,  à 
détruire  l'opinion  que  vous  avez  de  cet 
îiouime  ainsi  que  toute  l'Europe;  mais  je 
vous  conjure  par  votre  cœur  paternel  den© 
me  reparler  jamais  de  lui  sans  la  plus 
grande  nécessité. 

Je  ne  puis  me  dispenser  de  répoadre  à 


3.JO  LETTRES 

co  que  vous  m'en  dites  dans  votre  lettre  du 
f)  de  ce  mois.  Je  vois  avec  douleur ,  me 
marquez -vous,  r/ue  vos  ejinemis  mettront 
sur  le  compte  de  M.  Hume  tout  ce  qiiil  leur 
-plaira  d ajouter  au  démêlé  d entre  vous  et 
lui.  Mais  que  pourroient-ils  Paire  de  plus 
que  ce  ([u'il  a  fait  Jui-môme?  Diront-ils  de- 
moi  pis  qu'il  n'en  a  dit  dans  les  lettres  qu'il, 
a  écrites  à  Paris,  par  toute  rEurope,  et 
quil  a  lait  mettre  dans  toutes  les  gazettes? 
Mes  autres  ennemis  me  font  du  pis  qu'ils 
peuvent  et  ne  &en  cachent  guère  :  lui  fait 
pis  qu'eux  et  se  caclie,  et  c'est  lui  qui  ne 
manquera  pas  de  mettre  sur  leur  compte 
le  mal  que  jusqu'à  ma  mort  il  ne  cessera 
«le  me  faire  en  secret. 

Vous  me  dites  encore,  milord ,  que  je 
trouve  mauvais  que  M.  Hume  ait  sollicité 
la  pension  du  roi  d'Angleterre  à  mon  insu. 
Comment  avez -vous  pu  vous  laisser  sur- 
prendre au  point  d'aifirnier  ainsi  ce  qui 
n'est  pas? Si  celaétoit  vrai,  je  serois  un  extra- 
vagant tout  au  moins;  mais  rien  n'est  plus 
faux.  Ce  qui  m'a  fâché,  c'étoit  qu'avec  sa 
profonde  adresse  il  se  soit  servi  de  cette 
pension ,  sur  laquelle  il  revenoit  à  mon  insu , 


DIVERSES.  2711 

quoique  refusée ,  pour  me  forcer  de  luî 
motiver  mon  refus  et  de  lui  faire  la  dëcla- 
ration  qu'il  vouloit  absolument  avoir,  et 
que  je  voulois  éviter,  sachant  bien  l'usage 
qu'il  en  vouloit  faire.  Voilà»  niilord,  l'exacte 
vérité  dont  j'ai  les  preuves  et  que  vous  pou- 
vez affirmer. 

Grâces  au  ciel  j'ai  fini  quant  à  présent 
sur  ce  qui  regarde  M.  Hume.  Le  sujet 
dont  j'ai  maintenant  à  vous  parler  est  tel 
que  je  ne  puis  me  résoudre  à  le  mêler  avec 
celui-là  dans  la  même  lettre.  Je  le  réserve 
pour  la  première  que  je  vous  écrirai.  Mé- 
nagez pour  moi  vos  précieux  jours ,  je  vous 
en  conjure.  Ah  î  vous  ne  savez  pas,  dans  • 
l'abyme  de  malheurs  où  je  suis  plongé  , 
quel  seroit  pour  moi  celui  de  vous  sur- 
vivre I 


272  LETTRES 

LETTRE 

A    MADAME***. 

^Yoottou ,  le  27  septembre  1 766. 

JLiE  cas  que  vous  m  exposez,  madame,  est 
dans  le  fond  ti es  commun,  mais  mêlé  de 
choses  si  extraordinaires  que  votre  lettre 
aTaird'un  roman.  Votre  jeune  homme  n'est 
pas  de  son  siècle  ;  c'est  un  prodige  ou  un 
monstre.  Il  y  a  des  monstres  dans  ce  siècle, 
jele  sais  trop,  mais  plus  vils  que  courageux, 
et  plus  fourbes  que  féroces.  Quant  aux 
prodiges  ,  on  en  voit  si  peu  que  ce  n'est  pas 
la  peine  d'y  croire  ;  et  si  Cassius  en  est  un 
de  force  d'ame ,  il  n'en  est  assurément  pas 
un  de  bon  sens  et  de  raison. 

Il  se  vante  de  sacrifices  qui,  quoiqu'ils 
fassent  horreur,  seroient  grands  s  ils  éto ient 
pénibles,  et  seroient  héroïques  s'ils  étoient 
néces>a!res  ,  mais  oi^i ,  faute  de  l'une  et  de 
Jautre  de  ces  conditions ,  je  ne  vois  qu'une 

extravagance 


DIVERSES.  275 

extravagance  qui  méfait  très  mal  augurer  de 
celui  t|uiles  a  faits.   Convenez  ,   ma  la  ne , 
qu'un  amant  qui  oublie  sa  b^l'e  dans  un 
voyage,  quien  redevient  amoureux  cpiand  il 
la  revoit,  (jui  Tëpouse,  etpiiisqijisVloi.^neet 
l'oublie  encore,  qii  promet  sècliemoiit  de 
revenir  à  ses  couches  et  n'en  Fait  rien  ,  qui 
revient  enfin  pour luidire  qu'il  i  abandonne, 
qui  parteLnelu'é>:ntqu;^  pour  lui  confirmer 
cettu'  belle  résolution;  convenez,  dis  je,  que 
61  cet  homme  eut  de  l'amour ,  il  n'en  eut 
gueie,  et  que  la  victoire  dont  il  se  vaut© 
avec  tant  de  pompe   lui  coûte   probable- 
ment beaucoup  moins  qu'il  ne  vous  dit. 

Mais,  supposant  cet  amour  assez  violent 
pour  se  fare  honneur  du  sacrifice,  où  en 
est  la  nécessité?  c"e.st  ce  qui  me  passe.  Qu'il 
s'occupe  du  sublime  emploi  de  délivrer  sa 
patrie ,  cela  est  fort  beau,  et  je  veux  croire 
que  cela  est  utile  ;  mais  ne  se  permettre 
aucun  sentiment  étranger  à  ce  devoir,  pour- 
quoi cela  ?  Tous  les  sentimens  vertueux  ne 
s'étaient-ils  {)as  les  uns  les  autres?  et  peut* 
on  en  détruire  un  sans  les  affoiblir  tous  ?y'ai 
cru  long  temps  ,  dit-il,  combiner  mes  affec- 
tions avec  mes  c/^Foiw;  il  n'y  apoint  là  de 
Tome  3a.  S 


274  LETTRES 

combinaisons  à  faire  quand  ces  affections 

*lles  rnémes  sont  des  devoirs.  V illusion 

tesse  ,   cl  je  vois  qiiun  Dr  ai  citoyen  doit 

les  abolir.  Quelle  est  donc  cette  illusion?  et 

ttù  a-t-il  pris  cette  affreuse  maxime  ?  S'il  est 

de  tristes  situations  dans  la  vie ,  s'il  est  de 

cruels  devoirs  qui  nous  forcent  quelquefois 

à  leur  en  sacrifier  d^autres ,  à  déchirer  notre 

cœur  pour  obéir  à  la  nécessité  pressante  ou 

à  Tinflexible  vertu  ,  en  est -il ,  en  peut-il  ja* 

mais  être  qui  nous  forcent  d'étouffer  des 

sentimcns  aussi  légitimes  que  ceux  de  l'a- 

rnour  filial,  conjugal,   paternel?   et  tout 

homme  qui  se  fait  une  expresse  loi  de  nêtre 

plus  ni  fils ,  ni  mari ,  ni  père,  ose-t-il  usurper  ' 

îe  nom  de  citoyen  ,  ose-t-il  usiu'per  le  nom 

d'homme? 

On  diroit,  madame ,  enlisant  votre  lettre, 
qu'il  s'agit  d'une  conspiration.  Les  conspi- 
rations peuvent  être  des  actes  héroïques  de 
patriotisme,  et  il  y  en  a  eu  de  telles;  mais 
prresqux5  toujours  elles  ne  sont  que  des  crimes 
punissables^  dont  les  auteurs  songent  bien 
ïnoins  à  servir  la  patrie  qu'à  l'asservir,  et  ù 
la  déHvrer  de  ses  tyrans  qu'à  létre.  Pour  moi, 
)e  vous  déclare  que  je  ne  voudrois  pour  rien 


DIVERSES.  275 

au  monde  avoit  trempé  dans  là  conspiration 
la  plus  légitime  ,  parcequ'enlin  ces  sortes 
d'entreprises  ne  peuvent  s'exécuter  sans 
troubles ,  sans  désordres  ,  sans  violences  , 
quelquefois  sans  effusion  de  sang ,  et  qu  à 
mon  avis  le  sang  d'un  seul  houinie  est  d'un 
plus  grand  prix  que  la  liberté  de  tout  le 
genre  humain.   Ceux  qui  aiment  sincère- 
ment la  liberté  n'ont  pas   besoin  ,  pour  la 
trouver,  de  tant  de  machines  ;  et,  sans  causer 
ni  révolutions  ni  troubles,  quiconque  veut 
être  libre  Test  en  effet. 

Posons  toutefois  cette  grande  entreprise 
comme  un  devoir  sacré  qui  doit  régner  sur 
tous  les  autres;  doit-il  pour  cela  les  anéantir? 
et  ces  différons  devoirs  sont-ils  donc  à  tel 
point  incompatibles  qu'on  ne  puisse  servir 
la  patrie  sans  renoncer  à  riiumanité  ?  Votre 
Cassius  est-il  donc  le  premier  qui  ait  formé 
le  projet  de  délivrer  la  sienne  ,  et  ceux  qui 
l'ont  exécuté  l'ont-ils  fait  au  prix  des  sacri- 
fices dont  il  se  vante  ?  Les  Pélopidas  ,  les 
Bruius  ,   les  vrais  Cassius  ,  et  tant  d'autres , 
ont-ils  eu  besoin  d'abjurer  tous  les  droits  du 
sang  et  de  la  nature  pour  accomplir  leurs 
iiobles  desseins?  Y  eut-il  jamais  de  meilleurs 

S  2 


276  LETTRES 

fils  ,  de  meilleurs  maris,  de  meilleurs  pères, 
que  ces  grands  hommes  ?  la  plupart  au  con- 
traire concertèrent  leurs  entreprises  au  sein 
de  leurs  familles;  et  Brutusosa  ré  vêle* ,  sans 
ndcessité ,  son  secret  à  sa  femme ,  unique- 
ment parcequ  il  la  trouva  digne  d'en  ôtre 
dépositaire.  Sans  aller  si  loin  chercher  des 
exemples ,  je  puis ,  madame  ,  vous  en  citer 
un  plus  moderne  d'un  héros  à  qui  rien  ne 
manque  pour  être  à  côté  de  ceux  de  l'anti- 
quité que  d'être  aussi  connu  qu  eux  ;  c'est 
le  comte  Louis  de  Fiesque  ,  lorsqu'il  voulut 
briser  les  fers  de  Gênes  sa  patrie  et  la  dé- 
livrer du  joug  des  Doria.  Ce  jeune  homme 
si  aimable,  si  vertueux,  si  parfait,  forma 
ce  grand  dessein  presque  dès  son  enfance, 
et  s'éleva ,  pour  ainsi  dire ,  lui-même  pour 
l'exécuter.  Quoique  très  prudent ,  il  le  con- 
fia à  son  frère,  à  sa  famille ,  à  sa  femme,  aussi 
jewie  que  lui  ;  et  après  des  préparatifs  très 
grands,  très  lents,  très  difficiles,  le  secret 
fut  si  bien  gardé,  l'entreprise  fut  si  bien 
concertée  et  eut  un  si  plein  succès  ,  que  le 
jeune  Fiesque  étoit  maître  de  Gênes  au 
moment  qu'il  périt  par  un  accident. 

Je  ne  dis  pas  qu'il  soit  sage  de  révéler  ces 


DIVERSES.  277 

sortes  de  secrets ,  même  à  ses  proches ,  sans 
la  plus  grande  nécessite  ;  mais  autre  chose 
est  garder  son  secret,  et  autre  chose  rom- 
pre avec  ceux  à  qui  on  le  cache.  J'accorde 
même  qu'en  méditant  un  grand  dessein  Ton 
est  obligé  de  s'y  livrer  quelquefois  au  point 
d'oublier  pour  un  temps  des  devoirs  moins 
pressans  peut-être,  mais  non  moins  sacré» 
sitôt  qu'on  peut  les  remplir.  Maisque  de  pro- 
pos délibéré  ,  de  gaieté  de  cœur ,  le  sachant , 
le  voulant ,  on  ait ,  avec  la  barbarie  de  re- 
,  noncer  pour  jamais  à  tout  ce  qui  nous  doit 
être  cher,  celle  de  l'accabler  de  cette  décla- 
ration cruelle ,  c'est,  madame,  ce  qu'aucune 
situation  imaginable  ne  peut  ni  autoriser  , 
ni  suggérer  même  à  un  homme  dans  son  bon 
sens  qui  n'est  pas  un  monstre.  Ainsi  je  con- 
clus ,  quoiqu'à  regret ,  que  votre  Cassius 
est  fou  tout  au  moins,  et  je  vous  avoue  qu'il 
m'a  tout  à-fait  l'air  d'un  ambitieux  embar- 
rassé de  sa  femme  ,  qui  veut  couvrir  du 
masque  de  l'héroïsme  son  inconstance  et  ses 
projets  d'agrandissement.  Or  ceux  qui  sa 
vent  employer  à  son  âge  de  pareilles  ruses 
sont  des  gens  qu'on  ne  ramené  jamais ,  et 
qui  rarement  en  valent  la  pein  i. 

S  5 


278  LETTRES 

II  se  peut ,  madame ,  que  je  me  trompe  ; 
c'est  à  vous  dVn  juger.  Je  voudrois  avoir 
des  choses  plus  agréables  à  vous  dire  :  uiais 
vous  rne  demandez  mon  sentiment;  il  faut 
YoiTs  le  dire ,  ou  me  taire ,  ou  vous  tromper.  I| 
Des  trois  partis  j'ai  choisi  le  plus  honnête 
et  celid  qui  pouvoit  le  mieux  vous  marquer, 
madame ,  ma  déférence  et  mon  respect.  j 


LETTRE 

A  M"«  D  E  W  E  S. 

"Wootton,  le  9  décembre  1766. 

IVl  A  belle  voisine ,  vous  me  rendez  injuste 
et  jaloux  pour  la  première  fois  de  ma  vie  : 
je  n  ai  pu  voir  sans  envie  les  chaînes  dont  ^ 
vous  honoriez  mon  sultan  ,  et  je  lui  ai  ravi  j 
l'avantage  de  les  portM  le  premier.  J'en 
aurois  du  parer  votre  brebis  chérie;  mais 
je  n'ai  osé  euqji('ter  sur  les  droits  d'un  jeune 
etaimablii  berger.  C'est  déjà  trop  passer  les 
miens  de  faire  le  galant  à  mon  âge  j  mais 


DIVERSES.  279 

puisque  VOUS  meravezfait  oublier,  tâcliez 
de  Toublier  vous-même,  et  pensez  moins 
au  barbon  qui  vous  rend  hommage  qu'au 
soin  que  vous  avez  pris  de  lui  rajeunir  le 
cœur. 

Je  ne  veux  pas ,  ma  belle  voisine ,  vous 
ennuyer  plus  long  temps  de  mes  vieilles 
sornettes.  Si  je  vous  contois  toutes  les  bon- 
tés et  amitiés  dont  votre  cher  oncle  mlio- 
nore,  je  serois  encore  ennuyeux  par  mes 
longueurs  ;  ainsi  je  me  tais.  Mais  revenez 
Tété  prochain  en  être  le  témoin  vous-même , 
et  ramenez  madame  la  comtesse  (1) ,  à  con- 
dition que  nous  serons  cette  fois-ci  les  plus 
forts,  et  qu'au  lieu  de  vous  laisser  enlever 
comme  cette  année ,  vous  nous  aiderez  4 
la  retenir. 


(i)  M™«  la  comtesse  Cowper,  veuve  du  feu  comte 
Cowper,  et  fille  du  conite  de  Granville. 


s  4 


SSO  LETTRES 

»— ^i^i— — ^i— — ^W— ^— — — — — li^Mi— >— I 

LETTRE 
A  MILORD  MARÉCHAL. 

]  1  décembre  1 7C6. 

J\  BRÉGER  la  correspondance  !.  . . .  Milord , 
que  m'annoncez-vous,  et  quel  temps  pre- 
nez vous  pour  cela  ?  Serois  je  dans  votre 
dis^rnce  ?  Ah  !  dans  tous  les  malheurs  qui 
m'accablent ,  voilà  le  seul  tjue  je  ne  saurois 
supporter.  Si  j'^i  des  torts  ,  da'gnrz  les  par- 
donner: c/i  est-il,  en  peut-il  c}re(jue  mes 
sent  mf  ns  pour  vous  Jie  doivent  pas  rache- 
ter ?  \  os  bontés  pour  moi  l'ont  loute  la 
consolation  de  ma  vie.  Voulez  vous  m'ûter 
cette  unique"  et  dnnre  consolation  ?  Vous 
avez  cessé  d  écrire  à  vos  parens.  £h  !  qu'ini- 
porle?  tous  vos  parens,  tous  vos  amisen- 
sembl.-  ont- ils  pour  vous  un  atta(  bernent 
comparable  au  mien?  th  !  juilord  ,  c'est 
votre  âge,  ce  sont  mes  maux  qui  nous  ren- 
dent plus  utiles  runàiaulie.  A  quoi  peu- 


DIVERSE    âlik  2^1 

vent  mieux  s'employer  les  restes  de  la  vîe 
qu'à  s'entretenir  avec  ceux  qui  nous  sont 
chers?  Vous  m'avez  promis  une  éternelle 
amitié  ;  je  la  veux  toujours,  j'en  suis  tou- 
jours digne.  Les  terres  et  les  mers  nous  sé- 
parent ,  les  hommes  peuvent  semer  bien 
des  erreurs  entre  nous  ;  mais  rien  ne  peut 
séparer  mon  cœur  du  vôtre  j  et  celui  que 
vous  aimâtes  une  fois  n'a  point  changé.  Si 
réellement  vous  craignez  la  peine  d'écrire  , 
c'est  mon  devoir  de  vous  l'épargner  autant 
qu'il  se  peut.  Je  ne  demande  à  cliaque  fois 
que  deux  lignes,  toujours  les  mêmes,  et  rien 
de  plus  :  J'ai  reçu  votre  lettre  de  telle  date. 
Je  me  porte  bien ,  et  je  vous  aime  toujours. 
Voilà  tout.  Répétez-moi  ces  dix  mots  douze 
fois  l'année  et  je  suis  content.  De  mon  côté 
j'aurai  le  plus  grand  soin  de  ne  vous  écrire 
jamais  rien  qui  puisse  vous  importuner  ou 
vous  déplaire.  Mais  cesser  de  vous  écrire 
avant  que  la  mort  nous  sépare;  non,milord, 
cela  ne  peut  pas  être  ;  cela  ne  se  peut  pas 
plus  que  cesser  de  vous  aimer. 

Si  vous  tenez  votre  cruelle  résolution  , 
j'en  mourrai ,  ce  n'est  pas  le  pire  ;  mais  j'en 
mourrai  dans  la  douleur  ,  et  je  vous  prédis 


a82  LETTRES 

que  vous  y  aurez  du  regret.  J  attends  une 
réponse ,  je  l'attends  dans  les  plus  mortelles 
inquiétudes  ;  mais  je  connois  votre  ame ,  et 
cela  me  rassure.  Si  vous  pouvez  sentir  com- 
bien cette  réponse  m'est  nécessaire  ,  je  suis 
très  sûr  que  je  Taurai  promptement. 


LETTRE 

A    M.    LE    MARQUIS 

DE   MIRABEAU. 

Wootion,  le  3i  Jasyler  1767, 

J-  L  est  digne  de  Tami  des  hommes  de  con- 
soler les  affligés.  La  lettre,  monsieur  ,  que 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire,la 
circonstance  où  elle  a  été  écrite  ,  le  noble 
sentiment  qui  l'a  dictée  ,  la  main  respec- 
table dont  elle  vient,  l'inlortuné  à  qui  elle 
s'adresse,  tout  concourt  à  lui  donner  dans 
mon  cœur  le  prix  qu'elle  reçoit  du  vôtre. 
En  vous  lisant ,  en  vous  aimant  par  consé- 


DIVERSES.  2S5 

quent ,  j'ai  souvent  desirë  d'être  connu  et 
aimé  de  vous.  Je  ne  m'attendois  pas  que  ce 
seroit  vous  qui  feriez  les  avances  ,  et  cela 
précisément  au  moment  où  j'étois  univer- 
sellement abandonné  :  mais  la  générosité 
ne  sait  rien  faire  à  demi ,  et  votre  lettre  en 
a  bien  la  plénitude.  Qu  il  seroit  beau  que 
Tami  des  hommes  donnât  retraite  à  Tami 
de  réo;alité  !  Votre  offre  m'a  si  vivement 
pénétré,  j'en  trouve  l'objet  si  honorable  à 
l'un  et  à  l'autre  ,  que  par  un  autre  effet  bien 
contraire  vous  me  rendrez  malheureux  peut- 
être  par  le  regret  de  n'en  pas  profiter  :  car, 
quelque  doux  qu'il  me  fût  d'être  votre  iiôte, 
je  vois  peu  d'espoir  à  le  devenir.  Mon  âge 
plus  avancé  que  le  vôtre  ,  le  grand  éloigne- 
nient  ;,  mes  maux  qui  me  rendent  les  voya-»- 
ges  très  pénibles  ,  famour  du  repos  ,  delà 
solitude  ,  le  désir  d'être  oublié  pour  mourir 
en  paix ,  me  font  redouter  de  merapproclier 
des  grandes  villes  où  mon  voisinage  pourroit 
réveiller  une  sorte  d'attention  qui  fait  mon 
tourment.  D'ailleurs  ,  pour  ne  parler  que 
de  ce  qui  me  tiendroit  plus  près  de  vous  , 
sans  douter  de  ma  sûreté  du  coté  du  parle- 
ment de  Paris  ,  je  lui  dois  ce  respect  de  ne 


284  LETTRES 

pas  aller  le  braver  dans  son  ressort ,  comme 
pour  lui  faire  avouer  tacitement  son  injus- 
tice ;  je  le  dois  à  votre  ministère  ,  à  qui 
trop  de  marques  affligeantes  me  font  sen- 
tir que  j'ai  eu  le  malheur  de  déplaire  ,  et 
cela  sans  que  j'en  puisse  imaginer  d  autre 
cause  qu'un  mal-entendu  ,  d'autant  plus 
cruel,  que  sans  lui  ce  qui  m'attira  mes  dis- 
grâces m'eut  dû  mériter  des  faveurs.  Dix 
mots  d'explication  prou veroient  cela  :  mais 
c'est  un  des  malheurs  attachés  à  la  puissance 
humaine  et  à  ceux  qui  lui  sont  soumis  , 
-que ,  quand  les  grands  sont  une  fois  dans 
l'erreur  ,  il  est  impossible  qu'ils  en  revien- 
îient.  Ainsi,  monsieur,  pour  ne  point  m'ex- 
poser  à  de  nouveaux  orages  ,  je  me  tiens 
au  seul  parti  qui  peut  assurer  le  repos  de 
mes  derniers  jours.  J'aime  la  France  ;  je  la 
regretterai  toute  ma  vie  :  si  mon  sort  dé- 
pendoit  de  moi  j'irois  y  finir  mes  jours  ,  et 
vous  seriez  mon  hôte  ,  puisque  vous  n'ai- 
mez pas  que  j'aie  un  patron  ;  mais ,  selon 
toute  apparence  ,  mes  vœux  et  mon  cœur  fe- 
ront seuls  le  voyage  j  et  mes  os  resteront 
ici. 

Je  n'ai  pas  eu ,  monsieur  ,  sur  vos  écrits 


DIVERSES.  a85 

rindifjférencede  M.  Hume,  et  je  pourrois 
si  bien  vous  en  parler  qu  ils  sont  avec  deux 
traites  de  botanique  les  seuls  livres  que  j'aie 
apportes  avec  moi  dans  ma  malle  ;  mais , 
outre  que  je  crois  votre  sublime  amour- 
propre  trop  au-dessus  de  la  petite  vanité 
d'auteur  pour  ne  pas  dédaigner  ces  formu- 
laires d'éloges  ,  je  suis  déjà  trop  loin  de  ces 
sortes  de  matières  pour  pouvoir  en  parler 
avec  plaisir.  Tout  ce  qui  tient  par  quelque 
côté  à  la  littérature  et  à  un  métier  pour  le- 
quel certainement  je  n  étois  pas  né  m'est 
devenu  si  parfaitement  insupportable ,  et 
son  souvenir  me  rappelle  tant  de  tristes 
idées  ,  que  pour  n'y  plus  penser  j'ai  pris  le 
parti  de  me  défaire  de  tous  mes  livres , 
qu  on  m'a  très  mal -à-propos  envoyés  de 
Suisse  :  les  vôtres  et  les  miens  sont  partis 
avec  tout  le  reste.  J'ai  pris  toute  lecture 
dans  un  tel  dégoût  qu'il  a  fallu  renoncer  à 
mon  Plutarque.  La  fatigue  même  de  pen- 
ser me  devient  chaque  jour  plus  pénible. 
J'aime  à  rêver,  mais  librement ,  en  laissant 
errer  ma  tête  et  sans  m'asservir  à  aucun 
Êujet  ;  et  maintenant  que  je  vous  écris ,  je 
quitt©  k  tout  moment  la  plume  pour  vous 


Î286  LETTRES 

dire  en  nie  promenant  mille  choses  cliar- 
mantes  ,  qui  disparoissent  sitôt  que  je  re- 
viens à  mon  papier.  Cette  vie  oisive  et 
contemplative,  que  vous  n'approuvez  pas  et 
que  je  n'excuse  pas ,  me  devient  chaque  jour 
phis-dëhcieuse.  Errer  seul  sans  fui  et  sans 
cesse  parmi  les  arbres  et  les  roches  qui  en- 
tourent ma  demeure ,  rêver  ou  plutôt  ext^a- 
vaguer  à  mon  aise ,  et ,  comme  vous  dites  , 
bayer  aux  corneilles  ;  quaud  ma  cervelle^ 
s  échauffe  trop  ,  la  calmer  en  analysaut 
quelque  mousse  ou  quelque  fougère  ;  enfui 
me  livrer  sans  gcne  à  mes  fantaisies,  qui , 
grâces  au  ciel,  sont  toutes  en  mon  pouvoir  ; 
voilà,  monsieur,  pour  moi  la  suprême  jouis- 
sance ,  à  laquelle  je  n'imagine  rien  de  su- 
périeur dans  ce  monde  pour  un  homme  à 
mon  âge  et  dans  mon  état.  Si  j'allois  dans 
une  de  vos  terres  ,  vous  pouvez  compter  que 
je  n'y  prendrois  pas  le  plus  petit  soin  en 
faveur  du  propriétaire;  je  vous  verrois 
voler ,  piller  ,  dévaliser,  sans  jamais  en  dire 
un  seul  mot  ni  à  vous  ni  à  personne.  Tous 
mes  malheurs  nie  viennent  de  cette  ardente 
haine  de  finjustice  que  je  n'ai  jamais  pu 
Uomter.    Je  me  le  tiens  pour  dit.  Il  est 


DIVERSES.  sB^ 

temps  d'être  sage,  ou  du  moins  tranquille.' 
Je  suis  las  de  guerres  et  de  querelles:  je 
suis  bien  sûr  de  n'en  avoir  jamais  avecles 
honnêtes  gens  ,  et  je  n  en  veux  plus  avec 
les  frippons ,  car  celles-là  sont  trop  dange- 
reuses. Voyez  donc,  monsieur, quel  homme 
utile  vous  mettriez  dans  votre  maison  !  A 
Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  avilir  votre 
offre  par  cette  objection  !  mais  c'en  est 
une  dans  vos  maximes  ,  et  il  faut  être  con- 
séquent. 

En  censurant  cette  nonchalance,  vous 
me  répéterez  que  c'est  n'être  bon  à  rien 
tjue  n'être  bon  que  pour  soi  :  mais  peut-on 
être  vraiment  bon  pour  soi  sans  être  par 
quelque  côté  bon  pour  les  autres?  D'ailleurs 
considérez  qu'il  n'appartient  pas  à  tout  ami 
des  hommes  d'être  comme  vous  leur  bien- 
faiteur en  réalité.  Considérez  que  'je  n'ai 
ni  état  ni  fortune,  que  je  vieillis  ,  que  je 
suis  infirme  ,  abandonne,  persécuté,  détes- 
té ,  et  qu'en  voulant  faire  du  bien  je  ferois 
du  niai,  sur-tout  à  moi-même.  Jai  reçu 
mon  congé  bien  signifié  par  la  nature,  et 
par  les  hommes  ;  je  l'ai  pris  et  j'en  veux 
profiter.  Je  ne  délibère  plus  si  c'est  bieZi 


a88  I.  E  T  T  R  E  s 

ou  mal  fait ,  parcequ    c'est  une  résolution 
prise,  et  riei>  ne  m'en  fera  départir.  Puisse 
le  public  m'oublier  comme  je  foublie!  S'il 
ne  veut   pas  m'oublier,  peu  m'importe  : 
qu'il  m'admire  ou  qu'il  me  déchire ,  tout 
cela  m'est  indifférent  ;  je  tâche  de  n'en  rien 
savoir,  et  quand  je  l'apprends  je  ne  m'en 
soucie  guère.  Si  l'exemple  d'une  vie  inno- 
cente et  simple  est  utile  aux  hommes ,  je 
puis  leur  faire  encore  ce  bien-là  ;  mais  c'est 
le  seul,  et  je  suis  bien  déterminé  à  ne  plus 
vivre  que  pour  moi  et  pour  mes  amis,  en 
très  petit  nombre ,  mais  éprouvés  et  qui  m© 
suffisent.  Encore  aurois  je  pu  m'en  passer, 
quoiqu'ayant   un   cœur  aimant  et  tendre 
pour  qui  des  attachemens  sont  de  vrais  be- 
soins :  mais  ces  besoins  m'ont  souvent  coû- 
té si  cher,  que  j'ai  appris  à  me  suffire  à  moi- 
même  ,  et  je  me  suis  conservé  l'ame  assei 
saine   pour  le  pouvoir.  Jamais  sentiment 
haineux,  envieux,  vindicatif,  n'approcha  de 
mon  cœur.  Le  souvenir  de  mes  amis  donne 
à  ma  rêverie  un  charme  que  le  souvenir  de 
mes  ennemis  ne  trouble  point.  Je  suis  tout 
entier  où  je  suis ,  et  point  oii  sont  ceux  qui 
me  persécutent.  Leur  haine  quand  elle  n'a- 

§it 


ï)    I   V    E    R    s    E    Sf  ^8cjf 

git  pas  ne  trouble  qu  eux  ,  et  je  la  leur  laisse 
pour  toute  vengeance.  Je  ne  suis  pas  par- 
faitement lieureux ,  parcequ'il  n'y  a  rien  de 
parfait  ici-bas ,  sur-tout  le  bonheur  ;  mais 
j'en  suis  aussi  près  que  je  puisse  l'être  clans 
cet  exil.  Peu  de  chose  de  plus  combleroit 
mes  vœux;  moins  de  maux  corporels,  uii 
climat  plus  doux  ,  un  ciel  plus  pur ,  un  air 
plus  serein ,  sur-tout  des  cœurs  plus  ou- 
verts, oii  quand  le  mien  s'épanche  il  sentît 
que  c'est  dans  un  autre.  J'ai  ce  bonheur  en 
ce  moment ,  et  vous  voyez  que  j'en  profite  : 
mais  je  ne  l'ai  pas  tout-à-fait  impunément;* 
votre  lettre  me  laissera  des  souvenirs  qui 
ne  s'eflaceiont  pas  et  qui  me  rendront  par 
fois  moins  tranquille.  Je  .n'aime  pas  les  pays 
arides  ,  et  la  Provence  mattire  peu  ;  mais 
cette  terre  en  Angoumois  qui  n'est  pas  en- 
core en  rapport ,  et.  où  l'on  peut  retrouver 
quelquefois  la  nature,  me  donnera  souvent 
des  regrets  qui  ne  seront  pas  tous  pour  elle. 
Bon  jour,  monsieur  le  marquis.  Je  hais  les 
formules  ,  et  je  vous  prie  de  m'en  dispenser. 
Je  vous  salue  très  humblement  et  de  tout 
mon  cœur. 

^Tome  02.  T 


hgcsi  x:  E  T  T  R  £  S 

LETTRE 

A  M.  LE  DUC  DE  GRAFFTON.; 

Wootlon ,  le  7  fériiex  »767. 
IVloNSlEUR  LE  DUC, 

Je  vous  dois  des  remerciemens  que  je 
vous  prie  d'agréer.  Quoique  les  droits  qu'on 
avoit  exigés  pour  mes  livres  à  la  douane 
3îîe  parussent  forts  pour  la  chose  et  pour 
ma  bourse ,  j'étois  bien  éloigné  d'en  deman- 
der et  d'en  désirer  le  remboursement.  Vos 
bontés ,  très  gratuites  sur  ce  point ,  en  sont 
d'autant  plus  obligeantes  ;  et ,  puisque  vous 
voulez  que  j'y  reconnoisse  même  celles  du 
roi ,  je  me  tiens  aussi  flatté  qu'honoré  d'une 
grâce  d'un  prix  inestimable  par  la  source 
dont  elle  vient ,  et  je  la  reçois  avec  la  recon- 
noissance  et  la  vénération  que  je  dois  aux 
faveurs  de  sa  majesté  passant  par  des  mmns 
/aussi  dignes  de  les  répandre. 


DIVERSES.  îi^ll 

Daignez ,  monsieur  le  duc ,  recevoir  avec 
bonté  les  assurances  de  mon  profond  res-; 
pect. 


LETTRE 
A   M.   GUY. 

Wootton ,  le  7  février  1767^ 

J'ai  lu,  monsieur,  avec  attendrissement 
louvrage  de  mes  défenseurs ,  dont  vous  ne 
m'aviez  point  parlé.  Il  me  semble  que  ce 
n'étoit  pas  pour  moi  que  leurs  honorables 
noms  dévoient  être  un  secret ,  comme  si  Toii 
vouloit  les  dérober  à  ma  reconnoissance.  J# 
ne  vous  pardonnerois  jamais  sur-tout  de 
m'avoir  tû  celui  de  la  dame,  si  je  ne  l'eusse 
à  rinstant  deviné.  C'est  de  ma  part  un  bien 
petit  mérite  :  je  n  ai  pas  assez  d'amis  capa- 
bles de  ce  zèle  et  de  ce  talent  pour  avoif 
pu  m'y  tromper.  Voici  une  lettre  pour  elle,  à 
laquelle  je  n  ose  mettre  son  nom  a  cause 
des  lisques  que  peuvent  courir  mes  lettres,; 


2g2  LETTRES 

mais  où  elle  verra  que  je  lareconnois  bien.  Je 
vous  charge,  monsieur  Guy,  ou  plutôt  j'ose 
vous  permettre ,  en  la  lui  remettant,  de  vous 
mettre  en  mon  nom  à  genoux  devant  elle  , 
et  de  lui  baiser  la  main  droite  ,  cette  char- 
mante main  plus  auguste  que  celles  des  im- 
pératrices et  des  reines ,  qui  sait  défendre 
et  honorer  si  pleinement  et  si  noblement 
l'innocence  avilie.  Je  me  flatte  que  j'aurois 
reconnu  de  même  son  digne  collègue  si  nous 
nous  étions  connus  auparavant  ;  mais  je  n'ai 
pas  eu  ce  bonheur  ,  et  je  ne  sais  si  je  dois 
m'en  féhciter  ou  m'en  plaindre  ,  tant  je 
trouve  noble  et  beau,  que  la  voix  de  l'équité 
s'élève  en  ma  faveur  du  sein  même  des  in- 
connus. Les  éditeurs  du  factum  de  M.  Hume 
disent  qu'il  abandonne  sa  cause  au  jugement 
des  esprits  droits  et  des  cœurs  honnêtes. 
C'est  là  ce  qu'eux  et  lui  se  garderont  bien 
de  faire ,  mais  ce  que  je  fais ,  moi ,  avec  con- 
fiance, et  qu'avec  de  pareils  défenseurs  j'au- 
rai fait  avec  succès.  Cependant  on  a  omis 
dans  ces  deux  pièces  des  choses  très  essen- 
tielles ;  et  on  y  a  fait  des  méprises  qu'on  eût 
évitées  si ,  m'avei  tissant  à  temps  de  ce  qu'on 
vouloit  faire,  on  m'eût  demandé  des  éclair- 


D   I    V    E   R    s    E  5.-  29> 

cîssemens.  Il  est  étonnant  que  personne 
n'ait  encore  mis  la  question  sous  son  vrai 
point  de  vue  ;  il  ne  flilloit  que  cela  seul ,  et 
tout  ëtoit  dit. 

Au  reste  il  est  certain  que  la  lettre  que 
je  vous  écrivis  a  été  traduite  par  extraits 
faits  ,  comme  vous  pouvez  penser  ,  dans 
les  papiers  de  Londres  ;  et  il  n'est  pas  dif- 
ficile de  compjendre  d'où  venoient  ces  ex- 
traits ni  pour  quelle  fin. 

Mais  voici  un  fait  assez  bizarre  qu'il  est 
fâcheux  que  mes  dignes  défenseurs  n'aient 
pas  su.   Croiriez-vous  que  les  deux  feuilles 
que  j'ai  citées  du  S.  -  James's  Chronicle  ont 
disparu  en  Angleterre?  M.  Davenport  les- 
a  fait  chercher  inutilement  chez  l'imprimeur 
et  dans  les  cafés  de  Londres  ,  sur  une  indi- 
cation suffisante  ,  par  son  libraire^  qu'il  m'a 
assuré  être  un  honnête  homme  ;  et  il  n'a 
rien  trouvé.  Les  feuilles  sont  éclipsées.  Je 
ne  ferai  point  de  commentaires  sur  ce  fait  ; 
mais  convenez  qu'il  donne  à  penser.  O  mon 
cher  monsieur  Guy!  faut-il  donc  mourir 
dans  ces  contrées  éloignées  sans  revoir  ja- 
mais la  face  d'un  ami  sur,  dans  le  sein  du- 
quel je  puisse  épancher  mon  cœur  ? 

T  5 


î»Q"4  Lettres 

LETTRE 
AU  LORD  MARÉCHAL. 

le  8  février  1767. 

wuoiî  milord,  pas  un  seul  mot  de  vous! 
Quel  silence ,  et  qu'il  est  cruel  !  Ce  n'est 
pas  le  pis  encore.  Madame  la  duchesse  de 
Portland  m'a  donné  les  plus  grandes  alar- 
mes en  me  marquant  que  les  papiers  publics 
vous  avoient  dit  fort  mal ,  et  me  priant  de 
lui  dire  de  vos  nouvelles.  Vous  connoissez 
mon  cœur ,  vous  pouvez  juger  de  mon  état  ; 
craindre  à  la  fois  pour  votre  amitié  et  pour 
■votre  vie ,  ah  !  c'en  est  trop.  J'ai  écrit  aussitôt 
à  M.  Rougemont  pour  avoir  de  vos  nou- 
velles. Il  m'a  marqué  qu'en  effet  vous  aviez 
été  fort  malade ,  mais  que  vous  étiez  mieux. 
Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  me  rassurer  assez 
tant  que  je  ne  recevrai  rien  de  vous.  Mon 
protecteur,   mon   bienfaiteur,  mon  ami, 
mon  père  ^  aucun  de  ces  titres  ne  pourra- 


y  i  V  E  R  s  E  s.  iSgS 

t-îl  vous  ëmouvoir  ?  Je  me  prosterne  à  vos 
pieds  pour  vous  demander  un  seul  mot.; 
Que  voulez-vous  que  je  marque  à  madame 
de  Portland  ?  Lui  dirai  -  je  :  Madame ,  mi- 
lord  maréchal  m^aimoit ,  mais  il  me  trouve 
trop  malheureux  pour  m  aimer  encore ,  il 
ne  m'écrit  plus  P  La  plume  me  tombe  des 
mains. 


LETTRE 
A  M.  GRANVILLE. 

Wootton ,  février  i  jÇ-fj 

Je  croîs,  monsieur,  latisanne  dumédeein 
espagnol  meilleure  et  plus  saine  que  le 
bouillon  rouge  du  médecin  françois  :  la  pro- 
vision de  miel  n'est  pas  moins  bonne  ;  et  si 
les  apothicaires  fournissoient  d'aussi  bonnes 
drogues  que  vous ,  ils  auroient  bientôt  ma 
pratique.  Mais ,  badinage  à  part ,  que  j'aie 
avec  vous  un  moment  d'explication  sér- 
rieuse» 

3"  4 


SgS  LETTRES 

Jadis  j'aimois  avec  passion  la  liberté ,  Fé- 
galité  ;  et,  voulant  vivre  exempt  des  obliga- 
tions dont  je  ne  pouvois  ni'acquitter  en  pa- 
reille monnoie  ,  je  me  reiusois  aux  cadeaux 
mêmes  de  mes  amis,  cequi  m'asouvent  attiré 
bien  des  querelles.  Maintenant  j'ai  changé 
de  goût,  et  c'est  moins  la  liberté  que  la  paix 
que  j^aime  ;  je  soupire  incessamment  après 
elle  ;  je  la  préfère  désormais  à  tout  -,  je  la 
veux  à  tout  prix  avec  mes  amis  ;  je  la  veux 
même  avec  mes  ennemis  s'il  est  possible. 
J'ai  donc  résolu  d'endurer  désormais  des 
uns  tout  le  bien  et  des  autres  tout  le  mal 
qu'ils  voudront  me  faire ,  sans  disputer,  sans 
m'en  défendre  ,  et  sans  leurrésisteren  quel- 
que façon  que  ce  soit.  Je  me  livre  à  tous 
pour  faire  de  moi ,  soit  pour  ,  soit  contre, 
entièrement  à  leur  volonté  :  ils  peuvent 
tout ,  hors  de  m'en£;ager  dans  une  dispute  , 
ce  qui  très  certainement  n'arrivera  plus  de 
mes  jours.  Vous  voyez,  monsieur,  d'après 
cela  combien  vous  avez  beau  jeu  avec  moi 
dans  les  cadeaux  continuels  qu'il  vous  plaît 
de  me  faire:  mais  il  faut  tout  vous  dire;  sans 
les  refuser  ,  je  nen  serai  pas  plus  recon- 
noissaut  que  si  vous  ne  m'en  faisiez  aucun. 


D'I   V  E   R   s  E  s.  297 

Je  vous  suis  attaché,  monsieur ,  et  je  bénis 
le  ciel  dans  mes  misères  de  la  consolation 
qu'il  m'a  ménagée  en  me  donnant  un  voisin 
tel  que  vous  :  mon  cœur  est  plein  de  T in- 
térêt que  vous  voulez  bien  prendre  à  moi, 
de  vos  attentions ,  de  vos  soins  ,  de  vos  bou- 
tés, mais  non  pas  de  vos  dons  :  c'est  peine 
perdue ,  je  vous  assure  ;  ils  n'ajoutent  lien 
à  mes  sentimens  pour  vous  ;  je  ne  vous  en 
aimerai  pas  moins,  et  je  serai  beaucoup  plus 
à  mon  aise  si  vous  voulez  bien  les  supprimer 
désormais. 

Vous  voilà  bien  averti ,  monsieur  ;  vous 
savez  comment  je  pense ,  et  je  vous  ai  parlé 
très  sérieusement.  Du  reste  votre  volonté 
soit  faite  et  non  pas  la  mienne  ;  vous  serez 
toujours  le  maître  d'en  user  comme  il  vous 
plaira. 

Le  temps  est  bien  froid  pour  se  mettre 
en  route.  Cependant,  si  vous  êtes  absolument 
résolu  de  partir ,  recevez  tous  mes  souhaits 
pour  votre  bon  voyage  et  pour  votre  prompt 
et  heureux  retour.  Quand  vous  verrez  ma- 
dame la  duchesse  de  Portland ,  faites  -  lui 
ma  cour  ,  je  vous  supplie  ;  rassurez -la  sur 
l'état  de  milord  maréchal.  Cependant  comm^ 


2g8  k  E  T  T  R  É  5 

je  ne  serai  parfaitement  rassuré  moî-même 
que  quand  j'aurai  deses  nouvelles,  sitôt  que» 
j'en  aurai  reçu  j'aurai  Thonneiu:  d'en  faire 
part  à  madame  la  duchesse.  Adieu ,  mon- 
sieur ,  derechef;  bon  voyage  ,  et  souvenez- 
vous  quelquefois  du  pauvre  hermite  votre 
yoisin. 

"Vous  verrez  sans  doute  votre  aimable 
nièce.  Je  vous  prie  de  lui  parler  quelquefois 
du  captif  qu'elle  a  mis  dans  ses  chaînes ,  et 
qui  s'honore  de  les  porter. 


LETTRE 
A  MILORD  MARÉCHAL. 

Le  19  mars  1767. 

Cl 'en  est  donc  fait,  milord;  j'ai  perdu 
pour  jamais  vos  bonnes  grâces  et  votre  ami- 
tié sans  qu'il  me  soit  même  possible  de 
savoir  et  d'imaginer  d'où  me  vient  cette 
perte,  n'ayant  pas  un  sentiment  dans  mon 
cœur,  pas  une  action  dans  ma  conduite,  qui 


DIVERSES.  299 

n'ait  du,  j'ose  le  dire,  confirmer  cette  pré- 
cieuse bienveillance  que ,  selon  vos  promes- 
ses tant  de  fois  réitérées,  jamais  rien  ne  pou- 
voit  m'ôter.   Je  conçois  aisément  tout  ce 
c]u'on  a  pu  faire  auprès  de  vous  pour  me 
nuire  ;  je  l'ai  prévu ,  je  vous  en  ai  prévenu; 
vous  m'avez  assuré  qu'on  ne  réussiroit  ja- 
mais, j'ai  dû  le  croire.  A-t-on  réussi  malgré 
tout  cela?  voilà  ce  qui  me  passe;  et  com- 
ment a-t-on  réussi  au  point  que  vous  n'ayez 
pas  même  daigné  me  dire  de  quoi  je  suis 
coupable,  ou  du  moins  de  quoi  je  suis  ac- 
cusé? Si  je  suis  coupable ,  pounjuoi  me  taire 
mon  crime  ?  si  je  ne  le  suis  pas  ,  pourquoi 
me  traiter  en  criminel?  En  m'annonçant 
que  vous  cesserez  de   m'écrire   vous   me 
faites  entendre  que  vous  n'écrirez  plus  à 
personne;  cependant  j'apprends  que  vous 
écrivez  à  tout  le  monde  et  que  je  suis  le  seul 
excepté,  quoique  vous  sachiez  dans  quel 
tourment  m'a  jeté  votre  silence.  Milord , 
dans  quelque  erreur  que  vous  puissiez  être , 
si  vous  connoissiez ,  je  ne  dis  pas  mes  sen- 
timens,  vous  devez  les  connoître,  mais  ma 
situation  dont  vous  n'avez  pas  didée,  votre 
humanité  du  moins  vous  parleroit  pour  moi. 


5oo 


LETTRES 


Vous  êtes  dans  Terreur,  milord,  et  c'est 
ce  qui  me  console  :   je  vous  connois  trop 
bien  pour  vous  croire  (  aj)able  d'une  aussi 
incompréhensible  légèreté,  sur- tout  dans 
un  temps  où,  venu  par  vos  conseils  dans  le 
pays  que  j'habite,  j'y  vis  accablé  de  tous 
les  malheurs  les  plus  sensibles  à  un  homme 
d'honneur.  Vous  êtes  daas  Terreur ,  je  le 
répète  :  Thomme  que  vous  n'aimez  plus 
mérite  sans  doute  votre  disgrâce;  mais  cet 
homme  que  vous  prenez  pour  moi  n'est 
pas  moi.  Je  n'ai  point  perdu  votre  bienveil- 
lance, parceque  je  n'ai  point  mérité  de  la 
perdre,  et   que  vous  n'êtes  ni  injuste  ni 
inconstant.  On  vous  aura  figuré  sous  mon 
nom  un  fantôme  :  je  vous  l'abandonne  ,  et 
j'attends  que  votre  illusion  cesse,  bien  sur 
qu'aussitôt  que  vous  me  verrez  tel  que  je 
Suis  vous  m'aimerez  comme  auparavant. 
Mais  en  attendant  ne  pourrai-je  du  moins 
savoir  si  vous  recevez  mes  lettres?  Ne  me 
reste  t-il  nul  moyen  d'apprendre  des  nou- 
velles de  votre  santé  qu'en  m'informant  au 
tiers  et  au  quart,   et  n'en  recevant  que  de 
vieilles  qui  ne  me  tranquillisent  pas?  Ne 
youdriez-vous  pas  du  moins  permettre  qu'un 


D   I   V   E    R   s    E    S.^  Hoij 

de  VOS  laquais  m'écrivît  de  temps  en  temps 
comment  vous  vous  portez?  Je  me  rësigno 
à  tout;  mais  je  ne  conçois  rien  de  plus  cruel 
que  l'incertitude  continuelle  où  je  vis  sur 
ce  qui  m'intéresse  le  plus. 


LETTRE 

A  M.  LE  GÉNÉRAL  CONWAY. 

YV'ootton  ,  le  26  mars  1767. 
iVlo  N  S  I  E  U  R  , 

Aussi  touché  que  surpris  de  la  faveur 
dont  il  plaît  au  roi  de  m'honorer,  je  vous 
supplie  d'être  auprès  de  sa  majesté  Torgane 
de  ma  vive  reconnoissance.  Je  n'avois  droit 
à  ses  attentions  que  par  mes  malheurs  ;  j'en 
ai  maintenant  aux  égards  du  public  par  ses 
grâces,  et  je  dois  espérer  que  l'exemple  de 
sa  bienveillance  m'obtiendra  celle  de  tous 
ses  sujets.  Je  reçois,  monsieur,  le  bienfait 
du  roi  comme  Târrhe  d'une  époque  heu- 


O02  LETTRES 

jeuse  autant  quhoaorable,  qui  m'assure 
sous  la  protection  de  sa  majesté  des  jours 
désormais  paisibles.  Puisse- je  n  avoir  à  les 
remplirque  des  vœux  les  plus  purs  et  les  plus 
vifs  pour  la  gloire  de  son  règne  et  pour  la 
prospérité  de  son  auguste  maison  ! 

Les  actions  nobles  et  généreuses  portent 
toujours  leur  récompense  avec  elles.  Il  vous 
est  aussi  naturel,  monsieur,  de  vous  félici- 
ter d'en  iaire,  qu'il  est  flatteur  pour  moi 
d'en  être  Fobjet.  Mais  ne  parlons  point  de 
mes  talens,  je  vous  supplie;  je  sais  me 
mettre  à  ma  place  ,  et  je  sens ,  à  l'impres- 
sion que  font  sur  mon  cœur  vos  bontés, 
qu'il  est  en  moi  quelque  chose  plus  digne 
de  votre  estime  que  de  médiocres  talens, 
qui  seroient  moins  connus  s'ils  m'avoient 
attiré  moins  de  maux,  et  dont  je  ne  fais 
cas  que  par  la  cause  qui  les  fit  naître  et 
par  l'usage  auquel  ils  étoient  destinés. 

Je  vous  supplie ,  monsieur ,  d'agréer  les 
scntimens  de  ma  gratitude  et  de  mon  pro- 
fond respect. 


1>  1  V  E  H   s  E  «.  5o3 


LETTRE 

A  MILORD  COMTE  DE  HARCOURT., 

Wootton  ,  le  a  arril  1767Z 

J'apprends,  milord,  par  M.  Davenport 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  défaire  de 
toutes  mes  estampes  hors  une.  Serois  je 
assez  heureux  pour  que  cette  estampe  ex- 
ceptée fût  celle  du  roi?  je  le  désire  assez 
pour  l'espérer.  En  ce  cas  vous  auriez  bien 
lu  dans  mon  cœur,  et  je  vous  prierois  de 
vouloir  conserver  soigneusement  cette  es- 
tampe jusqu'à  ce  que  j'aie  l'honneur  de  vous 
voir  et  de  vous  remercier  de  vive  voix.  Je  la 
joindrois  à  celle  de  milord  maréchal  pour 
avoir  le  plaisir  de  contempler  quelquefois 
les  traits  de  mes  bienfaiteurs  ,  et  de  me  dire 
en  les  voyant  qu'il  est  encore  des  hommes 
bien  faisans  sur  la  terre. 

Cette  idée  m'en  rappelle  une  autre  que 
ma  mémoire  absolument  éteinte  avoit  laissé 


Soi  Lettres 

écliapper.  Ce  portrait  du  roî  avec  un«( 
•vingtaine  d'autres  me  viennent  de  M.  Ram- 
say,  qui  ne  voulut  jamais  m'en  dire  le  prix  ; 
ainsi  ce  prix  lui  appartient  et  non  pas  à 
moi:  mais  comme  probablement  il  ne  vou- 
droit  pas  plus  laccepter  aujourd'hui  que 
ci -devant,  et  que  je  n'en  veux  pas  non 
plus  faire  mon  profit  ^  je  ne  vois  à  cela 
d'autre  expédient  que  de  distribuer  aux  pau- 
vres le  produit  de  ces  estampes  ;  et  je  crois, 
milord ,  qu'une  fonction  de  charité  ne  peut 
rien  avoir  que  l'humanité  de  votre  cœur 
dédaigne.  La  difficulté  seroit  de  savoir  quel 
est  ce  produit,  ne  pouvant  moi-même  me 
rappeler  le  nombre  et  la  qualité  de  ces  es- 
tampes :  ce  que  je  sais,  c'est  que  ce  sont 
toutes  gravures  angloises  dont  je  n'avois 
que  quelques  autres  avant  celles-là.  Pour 
ne  pas  abuser  de  vos  bontés,  milord,  au 
point  de  vous  engager  dans  de  nouvelles 
recherches,  je  ferai  une  évaluation  gros- 
sière de  ces  gravures,  et  j'estime  que  le  prix 
n'en  pourroit  guère  passer  quatre  ou  cinq 
guinées.  Ainsi ,  pour  aller  au  plus  sûr,  ce 
sont  cinq  guinées  sur  le  produit  du  tout 
que  je  prends  la  liberté  de  vous  prier  de 

vouloir 


DIVERSES.  5o5 

vouloir  bien  distribuer  aux  pauvres.  Vous 
voyez,  niilord,  couirneiit  j'en  use  avec 
vous.  Quoique  je  sois  persuadé  (jue  mon 
importuiiité,  ne  passe  pas  votre  complai- 
sance,  si  j'avols  prévu  jusqu'où  je  serois 
forcé  de  la  porter,  je  me  serois  gardé  de 
m'oublier  à  ce  point.  Agréez,  milord,  je 
vous  sun[ilie,  mes  très  humbles  excuses 
et  mon  re.^pcct. 


LETTRE 

A   M.    E.    J. .. . ,    G  H  I  Pv  U  R  G  I  E  N". 

Le  i3  mai  1767. 

Vous  me  parlez,  monsieur,  dans  une 
langue  littéraire  ,  de  sujets  de  litlérature 
comme  à  un  homme  de  lettres  ;  vous  m'ac- 
cablez d'éloges  si  pompeux,  qu'ils  sont  iro- 
niques ;  et  vous  croyez  m'enivrer  d'un 
pareil  encens.  Vous  vous  trompez  ,  mon- 
sieur ,  sur  tous  ces  points.  Je  ne  suis  point 
homme  de  lettres  :  je  le  fus  pour  mon  mal- 
Tome  32.  V 


5o6  LETTRES 

lieur  ;  depuis  long-temps  j'ai  cessé  de  Tétre  y 
rien  de  ce  qui  se  rapporte  à  ce  métier  ne 
me  convient  plus.  Les  grands  éloges  ne  m'ont 
jamais  flatté  ;  aujourd'hui  sur-tout  que  j'ai 
plus  besoin  de  consolation  que  d'encens ,  je 
les  trouve  bien  déplacés.  C'est  comme  si, 
quand  vous  allez  voir  un  pauvre  malade  , 
au  lieu  de  le  panser  ,  vous  lui  faisiez  des 
coinplimens. 

J'ai  livré  mes  écrits  à  la  censure  publiqu  e  : 
elle  les  traite  aussi  sévèrement  que  ma  per- 
sonne*, à  la  bonne  heure;  je  ne  prétend  s  point 
avoir  eu  raison  ;  je  sais  seulement  que  mes  in- 
tentions étoient  assez  droites,  assez  pures, 
assez  salutaires,  pour  devoir  m'obtenir  quel- 
que indulgence.  Mes  erreurs  peuvent  être 
grandes  ;  mes  sentimens  auroient  dû  les  ra- 
cheter. Je  crois  qu'il  y  a  beaucoup  de  choses 
sur  lesquelles  on  n'a  pas  voulu  m'entendre. 
Telle  est ,  par  exenqjle ,  l'origine  du  droit 
naturel ,  sur  laquelle  vous  me  prêtez  des 
sentimens  qui  n'ont  jamais  été  les  rniens. 
C'est  ainsi  qu'on  aggrave  mies  fautes  réelles 
de  toutes   celles  qu'on  juge  à  propos   de 
m'attribuer.  Je  me  tais  devant  les  hommes, 
et  je  remets  ma  cause  entre  les  mains  de 
Dieu  qui.  voit  mon  cœur. 


D  î  V  É  R  s  E  ^;  3oy 

Je  ne  répondrai  donc  point  ,  monsieur, 
ni  aux  reproches  que  vous  me  faites  au  nom 
d'autrui  ,  i:i  aux  louanges  que  vous  me 
donnez  de  vous  môme  :  ]es  uns  ne  sont  pas 
plus  mérités  que  1  s  antres.  Je  ne  vous  ren- 
drai lieu  de  pareil,  tant  parceque  je  ne 
vous  connois  pas,  (;ne  parceque  j'aime  à 
être  simple  et  viai'eu  toutes  choses.  Vous 
vous  dites  cliirurgieii  :  si  vous  m'eiiçsiez 
parlé  botanique  et  des  plantes  que  produit 
votre  contrée  ,  vous  m'auriez  fait  plaisir 
et  j'en  aurois  pu  causer  avec  vous  ;  mais 
pour  de  mes  livres  et  de  toute  autre  espèce 
de  livres,  vous  m'en  parleriez  inutilement, 
parceque  je  ne  prends  plus  d'intérêt  à  tout 
Cela.  Je  ne  vous  réponds  point  en  latin  ,  par 
la  raison  ci-devant  énoncée  :  il  ne  me  reste 
de  cette  langue  qu'autant  qu'il  en  faut  pour 
entendre  les  phrases  de  Linnœus.  Recevez,' 
monsieur ,  mes  très  humbles  salutations: 


t^ 


Oo8  LETTRES 

'■  I    ■  r 

LETTRE 

A  M.  LE  MARQUIS  DE  MIRABEAU. 

Calais  ,  Ie22  mai  1767. 

J  ARRIVE  ici,  monsieur,  après  bien  des  aven- 
tures bizarres  qui  feroieot  un  détail  plus 
long  qu'amusant.  Je  voudrois  de  tout  mon 
cœur  aller  finir  mes  jours  au  château  de 
Brie  ;  mais  pour  entreprendre  un  pareil  éta- 
blissement il  faudroit  plus  de  certitude  do 
sa  durée  que  vous  ne  pouvez  la  donner.  Je 
ne  vois  pour  moi  qu'un  repos  stable ,  c'est 
dansTétat  de  Venise  ;  et, malgré  l'immen- 
sité du  trajet ,  je  suis  déterminé  à  le  tenter. 
Ma  situation  à  tous  égards  me  forcera  à  des 
stations  c|ue  je  rendrai  aussi  courtes  qu'il 
me  sera  possible.  Je  désire  ardemment  d'en 
faire  une  petite  à  Paris  pour  vous  y  voir, 
si  j'y  puis  garder  lincognito  convenable  et 
que  je  sois  assuré  que  ce  court  séjour  ne  dé- 
plai.^e  pas.  Permettez  que  je  vous  consulte 
là-dessus  ,  résolu  de  passer  tout  droit  et  le 
ê 


DIVERSES.  SoQ 

plus  promptement  qu'il  me  sera  possible 
si  vous  jugez  que  ce  soit  le  meilleur  parti. 
Je  ne  vous  en  dirai  pas  davantage  ici  ,  mon- 
sieur ;  mais  j'attends  avec  empressement 
de  vos  nouvelles  ,  et  je  compte  m'arrêter  à 
Amiens  pour  cela.  Ayez  là  bonté  de  m'y, 
répondre  un  mot  sous  le  couvert  de  M.  . .  . 
Cette  réponse  réglera  ma  marche.  Puisse- 
t-elle  ,  monsieur  ,  me  livrer  à  Tardent  désir 
que  j'ai  de  voir  et  d'embrasser  le  respecta- 
ble ami  des  hommes  ! 


LETTRE 
A  M"«  LA  M.   DE***. 

Du  12  septembre  1767. 

Je  reconnois  ,  madame  ,  vos  bontés  ordi- 
naires dans  les  soins  que  vous  prenez  pour 
me  procurer  un  asyle  où  l'on  veuille  bien 
ne  pas  m'interdire  le  feu  et  l'eau  ;  mais  je 
connois  trop  bien  ma  situation  pour  atten- 
dre de  ces  soins  bienfaisans  un  succès  qui 

.V3 


BlO  L    E    T    T    R    E    5 

jne  procure  le  repos  après  lequel  j'ai  vai^ 
ne  )i<-j.r  ^oiijjré  ,  et  que  je  neclierclie  plus  , 
pan^f'(jue  je  ne  l'espère  plus. 

Viveuienr  louché  de  Tiutëret  que  M.  le 
çoTute  de***  veut  bien  prendre  à  mes 
niallieurs  ,  je  vous  supplie,  madime  ,  de 
vouloir  bien  lui  faire  passer  les  ténioigna- 
£^es  de  ma  très  humble  reconnoissance  : 
c'est  une  de  mes  peines  de  ne  pouvoir  aller 
moi-même  la  lui  témoigner.  Mais  quant  au 
voyage  ici  (|ue  S.  E.  daigne  proposer  ,  je 
ne  suis  pas  assez  vain  pour  en  accepter 
r offre ,  et  ces  honneurs  bruyans  ne  con- 
viennent phis  à  Félat  d'iiumiliation  dans  le- 
quel je  suis  appelé  à  fmir  mes  jours.  Je  ne 
cro's  pas  non  plus  qu'il  coin  it  une  de  ^:is- 
quf;r  auprès  de  M.  1<^  conile  de***  ni 
auprès  de  personne  au(  une  demande^^îi  m^ 
faveur,  puisque  ce  ne  seroii  qu'aller  clier- 
cher  d'iiifriiilibles  refus  (,ui  ne  feraient 
qu'empirer  ma  situation^  sMéloit  possibic, 

Le  parti  qu^^  j'ai  j^ris  d'attendre  ici  ma 
destinée  est  le  suul  <.{ui  me  convicime,  et 
je  iK^puis  l'aire  aucune  espèce  de  démarche 
sans  aggraver  sur  ma  lèie  le  poids  de  me§ 
ÇQallieurs.  Je  sais  que  ceux  qui  ont  entrepris 


DIVERSES.  3ll 

de  me  chasser  d'ici  n'épargneront  aucune 
sorte  d'efforts  pour  y  parvenir  ;  mais  je  les 
attends  ,  je  m'y  prépare  ;  et  il  ne  reste  plus 
qu'à  savoir  lesquels  auront  le  plus  de  con- 
stance, eux  pour  persécuter,  ou  moi  pour 
souffrir.  Que  si   la  patience  m'échappe  a 
la  fin  et  que  mon  courage  succombe  ,  mon 
parti  en  pareil  cas  est  encore  pris  ;  c'est  de 
ni'éloigner  ,  si  je  peux  ,  de  Forage  qui  m'ac-   . 
cable,  mais  sans  empressement,  sans  pré- 
caution ,  sans  crainte ,  sans  me  cacher ,  sans^ 
me  montrer  ,  et  avec  la  simplicité  qui  con- 
vient à  l'innocence.  Je  considère  ,  madame  , 
qu'ayant  près  de  soixante  ans  ,  accablé  de 
malheurs  et  d'inBrmités,  les  restes  de  mes 
tristes  jours  ne  valent  pas  la  fatigue  de  les 
mettre  à  couvert.  Je  ne  vois  plus  rien  dans 
cette  vie  qui  puisse  me  llatter  ni  me  ten- 
ter. Loiji  d'espérer  quelque  chose  ,  je  ne 
sais  pas  même  que  désirer.  L'amour  seul 
du  repos  me  restoit  encore  ,  l'espoir  m'en 
est  ôté  ,  je  n'en  ai  plus  d'autre.  Je  n'attends 
plus  ,   je  n'espère  plus  que  la  lin  de  mes 
piiseres  :  que  je  l'obtienne  de  la  nature  ou 
des  hommes  ,  cela  m'est  assez  indifférent; 
et ,  de  quelque  manière  qu'on  veuille  dis-^ 

V  4 


3j2  lettres 

poser  de  mol  ,  Ton  me  fera  toujours 
moins  de  mal  que  de  bien.  Je  pars 
de  cette  idée  ,  madame  ;  je  les  mets  tous 
au  pis ,  et  je  me  tranquillise  dans  ma  ré- 
signation. 

Il  suit  de  là  que  tous  ceux  qui  veulent 
bien  s'intéresser  encore  à  moi  doivent 
cesser  de  se  donner  en  ma  faveur  des  mou- 
vemens  inutiles  ,  remettre,  à  jnon  exemple , 
mon  sort  dans  les  mains  de  la  Providence, 
et  ne  plus  vouloir  résister  à  la  nécessité. 
Voilà  ma  dernière  résolution  ;  que  ce  soit 
la  vôtre  anssi  ,  madame^  à  mon  égard ,  et 
même  à  1  égard  de  ct  tte  chère  enfant  que 
le  ciel  vous  enlevé  sans  qu'aucun  secours 
humain  puisse  vous  la  rendre.  Que  tous 
les  soins  que  vous  lui  rendrez  désormais 
soient  pour  contenter  votre  tendresse  et 
la  lui  moi.trer  ,  mais  qu'ils  ne  réveillent 
plus  en  vous  une  espérance  cruelle  (jui 
donne  la  mort  à  chaque  fois  qu'on  la 
perd. 


DIVERSES.  5l3 


LETTRE 

A  M"=  D  E  W  E  S. 

Le  25  Janvier  176S. 

Oi  je  vous  ai  laissé^  ma  belle  voisine  ,  une 
empreinte  que  vous  avez  bien  gardée,  vous 
m'en  avez  laissé  une  autre  que  j'ai  gardée 
encore  mieux.  Vous  n'avez  mon  cachet  que 
sur  un  papier  qui  peut  se  perdre  ,  mais  j'ai 
le  vôtre  empreint  dans  mon  cœur  d'où  rien 
ne  peut  l'effacer.  Puisqu  il  étoit  certain  que 
j'ernportois  votre  gai^e  ,  et  douteux  que  vous 
eussiez  conservé  le  mien  ,  c'étoit  moi  seul 
qui  devois  désirer  de  vérifier  la  chose  ;  c'est 
moi  seul  qui  perds  à  ne  l'avoir  pas  fait. 
Ai  -  je  donc  be.^oin  pour  mieux  sentir  mon 
malheur  que  vous  m'en  fassiez  encore  un 
crime?  cela  n'est  pas  trop  humain.  Mais 
votre  souvenir  me  console  de  vos  reproches: 
j'aime  mieux  vous  savoir  injuste  qu'indiffé- 
lente ,  et  je  voudrois  être  grondé  de  vous 


3l4  LETTRES 

tous  les  jours  au  même  prix.  Daignez  donc, 
ma  belle  voisine ,  ne  pas  oublier  tout-à-fait 
votre  esclave  ,  et  continuer  à  lui  dire  quel- 
quefois ses  vérités.  Pour  moi ,  si  j'osois  à 
mon  tour  vous  dire  les  vôtres ,  vous  me  trou- 
veriez trop  galant  pour  un  barbon.  Bon  jour, 
ma  belle  voisine  :  puissiez -vous  bientôt, 
sous  les  auvSpices  du  cher  et  respectacle  on- 
cle ,  donner  un  pasteur  à  vos  brebis  de  Cal- 
wich  ! 


LETTRE 

A   M.   D'IVERNOIS. 

TiTC  ,  le  29  janvier  1768, 

J'ai  reçu  ^  mon  digne  ami  ,  votre  paquet 
du  22  ,  et  il  me  seroit  également  parvenu 
sous  ladresse  que  je  vous  ai  donnée  quand 
vous  n'auriez  pas  pris  Tinutiie  })récaution 
delà  double  enveloppe^  sous  laquelle  il  n'est 
pas  même  à  propos  que  le  nom  de  votre 
ami  paroisse  en  aucune  façon.  C'est  a,vec  le 


Diverses.  5i5 

plus  sensible  plaisir  que  j  ai  enHn  appris  de 
yos  nouvelles;  mais  j'ai  été  vivement  ému 
de  l'envoi  de  votre  famille  à  Lausanne.  Cela 
m'apprend  assez  à  quelle  extrémité  votre 
pauvre  ville  et  tant  de  braves  gens  dont  elle 
est  pleine  sont  àla  veille  d'être  réduits. Tout 
persuadé  c[ue  je  suis  que  rien  ici-bas  ne  mé- 
rite d'être  acheté  au  prix  du  sang  humain 
et  qu'il  n'y  a  plus  de  liberté  sur  la  terre  que 
dans  le  cœur  de  l'homme  juste,  je  sens  bien 
toutefois  qu'il  est  naturel  à  des  gens  de  cou- 
rage qui  ont  vécu  libres  de  préférer  une 
mort  honorable  à  la  plus  dure  servitude. 
Cependant,  même  dans  le  cas  le  plus  clair 
de  la  juste  défense  de  vous-mêmes  ,  la  cer- 
titude où  je  suis  qu'eussiez -vous  pour  un 
moment  l'avantage ,  vos  malheurs  n'en  se- 
roient  ensuite  que  plus  grands  et  plus  surs  , 
me  prouve  qu'en  tout  état  de  cause  les  voies 
de  fait  ne  peuvent  jamais  vous  tirer  de  la 
situation  critique  où  vous  êtes  qu'en  ag- 
gravant vos  malheurs.  Puis  donc  que  perdus 
■  de  toutes  façons ,  supposé  qu'on  ose  pousser 
la  chose  à  Textrême  ,  vous  êtes  prêts  à  vous 
ensevelir  sous  les  ruines  de  la  patrie,  faites 
plus  ;  osez  vivre  pour  sa  gloire  au  moment 


ZlG  LETTRES 

qu'elle  n'existera  plus.  Oui,  messieurs,  il 
vous  reste  ,  dans  le  cas  que  je  suppose  ,  un 
dernier  parti  à  prendre  ;  et  c'est ,  j'ose  le 
dire,  le  seid  qui  soit  digne  de  vous;  c'est,  au 
lieu  de  souiller  vos  mains  dans  le  sang  de 
vos  compatriotes  ,  de  leur  abandonner  ces 
murs  qui  dévoient  être  Tasyle  de  la  liberté, 
et  qui  vont  n'être  plus  qu'un  repaire  de  ty- 
rans ;  c'est  d'en  sortir  tous,  tous  ensemble  , 
en  plein  jour,  vos  femmes  et  vosenfans  au 
milieu  de  vous  ;  et ,  puisqu'il  faut  porter  des 
fers  ,  d'aller  porter  du  moins  ceux  de  quel- 
que grand  prince  et  non  pas  l'insupporta- 
Lie  et  odieux  joug  de  vos  égaux.  Et  ne  vous 
imaginez  pas  qu'en  pareil  cas  vous  resteriez 
sans  asyle  :  vous  ne  savez  pas  quelle  estime 
et  quel  respect  votre  courage^  votre  modé- 
ra lion ,  votre  sagesse ,  ont  inspirés  pour  vous 
dans  toute  l'Europe.  Je  n'imagine  pas  qu'il 
s'y  trouve  aucun  souverain,  je  n'en  excepte 
aucun,  qui  ne  reçût  avec  honneur  ,  j'ose 
dire  avec  respect ,  cette  colonie  émigrante 
d'hommes  trop  vertueux  pour  ne  savoir  pasi 
être  sujets  aussi  lideles  qu'ils  furent  zélés 
citoyens.  Je  comprends  bien  qu'en  pareil 
cas  plusieurs  d'entre  vous  seroieut  ruinés  : 


DIVERSES.  017 

mais  je  pense  que  des  gens  qui  savent  sacri- 
fier leur  vie  au  devoir  sauroient  sa  ri  fier 
leurs  biens  à  Flionneur  et  s'applaudir  de  CQ 
sacrifice;  et,  après  tout,  ceci  n'est  qu'un 
dernier  expédient  pour  conserver  sa  vertu 
et  son  innocence  quand  tout  le  reste  est 
perdu.  Le  cœur  plein  de  cette  idée  ,  je  ne 
me  pardonnerois  pas  de  n'avoir  osé  vous  la 
communiquer.  Du  reste  vous  êtes  éclairés 
et  sages  ;  je  suis  très  sûr  que  vous  prendrez 
toujours  en  tout  le  meilleur  parti ,  et  je  ne 
puis  croir^qu'on  laisse  jamais  aller  les  choses 
au  point  qu'il  est  bon  d'avoir  prévu  d'avance 
pour  être  prêts  à  tout  événement. 

Si  vos  affaires  vous  laissent  quelques  mo- 
mens  à  donner  à  d'autres  choses  qui  ne  sont 
rien  moins  que  pressées ,  en  voici  une  qui 
me  tient  au  cœur ,  et  sur  laquelle  je  vou- 
drois  vous  prier  de  prendre  quelque'  éclair- 
cissement dans  quelqu'un  des  voyages  que 
je  suppose  que  vous  ferez  à  Lausanne  tandis 
que  votre  famille  y  sera.  Vous  savez  que  j'ai 
à  Nyon  une  tante  qui  m'a  élevé  et  que 
j'ai  toujours  tendrement  aimée ,  quoique 
j'aie  une  fois  ,  comme  vous  pouvez  vous 
en  souvenir ,  sacrilié  le  plaisir  de  la  voir  à 


Ol8  LETTRES 

l'enipi^ssement  d'aller  avec  vous  joinJrd 
nos  amis.  Elle  eSt.  fort  vieille ,  elle  soii;ne 
un  mari  fort  vieux  :  j'ai  peur  qu'elle  n'ait 
plus  tle  peine  que  son  âge  ne  comporté,  et 
je  voiidrois  Im'  aider  à  pay  r  une  servante 
ponr  la  soulager.  Malheureusement,  quoi- 
que je  n'aie  augmenté  ni  mon  train  ni  ma 
cuisine,  que  je  n'aie  aucun  doniesli(|ue  à 
mes  gages  et  que  je  sois  ici  logé  et  chauffé 
gratuitement ,  ma  position  me  rend  la  vie 
ici  si  dispendieuse  ,  que  ma  pension  mè 
Suffit  à  peine  pour  les  dépensfs  inévita- 
bles dont  je  suis  chargé.  Voyez ,  cher  ami , 
si  cent  francs  de  France  par  an  pourroient 
jeter  quelque  douceur  dans  la  vie  de  nisi 
pauvre  vieille  tante ,  et  si  vous  pourriez  les 
lui  faire  accepter.  En  ce  cas  ,  la  première 
année  courroit  depuis  le  commencement  de 
celle  ci ,  et  vous  pourriez  la  tirer  sur  moi 
d'avance  aussitôt  que  vous  aurez  arrangé 
cette  petite  affaire-là.  Mais  je  vous  conjure 
de  voir  que  cet  argent  soit  enqjloyé  selon  sa 
destination,  et  non  pas  au  profit  de  parens 
ou  voisins  ûpres  qui  souvent  obsèdent  les' 
vieilles  gens.  Pardon,  cher  ami  ;  je  choisis 
bien  mal  mon  temps ,  mais  il  se  peut  qu'i't 
n'y  en  ait  pas  à  perdre. 


DIVERSES.  5igi 

LETTRE 

AU    MÊME. 


24  mars  1768. 


jLjjNrFix  je  respire;  vous  aurez  la  paix,  et 
vous  Taurez  avec  un  garant  sûr  qu'elle  sera 
solide,  savoir  Testime  publique  et  celle  de 
vos  magistrats,  qui,  vous  traitant  jusqu'ici 
comme  un  peuple  ordinaire^  n'ont  jamais 
pris  sur  ce  faux  préjuge  que  de  fausses  me- 
sures. Ils  doivent  être  enfin  guéris  de  cette 
erreur,  et  je  ne  doute  pas  que  le  discours 
tenu  par  le  procureur -général  en  deux- 
cent  ne  soit  sincère.  Cela  posé,  vous  devez 
espérer  que  Ton  ne  tentera  de  long  temps 
de  vous  surprendre,  ni  de  tromper  les  puis- 
sances étrangères  sur  votre  compte;  et  ces 
deux  moyens  manquant,  je  n'en  vois  plus 
d'autres  pour  vous  asservir.  Mes  dignes 
amis ,  vous  avez  pris  les  seuls  moyens  con- 
tre lesquels  la  force'  même  perd  son  effet , 
l'union,  la  sagesse ,  et  le  courage.  Quoi  que 


^20  LETTRES 

puissent  faire  les  hommes,  on  est  toujours 
libre  quand  on  sait  mourir. 

Je  voudrois  à  présent  que  de  votre  côté 
vous  ne  fissiez  pas  à  deuuMes  choses,  et  que 
la  concorde  une  fois  rétable  ramenât  la 
confiance  et  la  subordination  aussi  j)leine 
et  entière    que  s'il  n'y  eut  jamais   eu    de 
dissension.  Le  respect  pour  les  magistrats 
fait  dans  les  républiques  la  gloire  des  ci- 
toyens, et  rien  n'est  si  beau  que  de  savoir 
se  soumettre  après  avoir  prouvé  qu'on  sa- 
voit  résister.  Le  peuple  de  Genève  s'est  tou- 
jours distingué  par  (  e  respect  pour  ses  chefs 
qui  le  rend  lui-même  si  respectable.  C  est 
à  présent  ([u'il  doit  ramener  dans  son  sein 
toutes  les  vertus  sociales  que  Tamour  de 
l'ordre  établit  sur  l'amour  de  la  liberté.  Il 
est  impossible  qu'une  patrie  qui  a  de  tels 
enfans  ne  retrouve  pas  enfin  ses  pères;  et 
c'est  alors  que  la  grande  famille  sera  tout- 
à-la-fois  illustre,  llorissaute,  heureuse,  et 
donnera  vi aiment  au  monde  un  exemple 
digne  d'imitation.  Pardon ,  cher  ami  :  em- 
porté par  mes  désirs  je  fais  ici  sottement  le 
prédicateur;  mais,  après  avoir  vu  ce  que 
vous  étiez,  je  suis  plein  de  ce  que  vous  pou- 
vez 


DIVERSES.  521* 

vez  être.  Des  hommes  si  sages  n'ont  assuré- 
ment pas  besoin  d'exhoi  ration  pour  conti* 
nuer  à  Têtre;  mais  moi,  j'ai  besoin  de  donner 
quelque  essor  aux  plus  ardens  vœux  de 
mon  cœur. 

Au  reste  je  vous  félicite  en  particulier 
d'un  bonheur  qui  nest  pas  toujours  attaché 
à  la  bonne  cause,  c'est  d  avoir  trouvé  pour 
le  soutien  de  la  vùtre  des  talens  capables  de 
la  faire  valoir.  Vos  mémoires  sont  des  chefs- 
d'œuvre  de  logique  et  de  diction.  Je  sais 
quelles  lumières  régnent  dans  vos  cercles  , 
qu'on  y  raisonne  bien,  qu'on  y  connoît  à 
fond  vos  édits;  mais  on  n'y  trouve  pas  com- 
munément des  gens  qui  tiennent  aiiisi  la 
plume.  Celui  qui  a  tenu  la  vôtre,  quel  qu'il 
soit,  est  un  homme  rare;  n'oubliez  jamais 
la  reconnoissance  que  vous  lui  devez. 

A  l'égard  de  la  réponse  amicale  que  vous 
me  demandez  sur  ce  qui  me  regarde ,  je  la 
ferai  avec  la  plus  pleine  confiance.  Rieu 
dans  le  monde  n'a  plus  affligé  et  navré  mon 
cœur  que  le  décret  de  Genève.  Il  n'en  fut 
jamais  de  plus  inique,  de  plus  absurde  et 
de  plus  ridicule  :  cependant  il  n'a  pu  déta- 
cher mes  affections  de  ma  patrie ,  et  rien 

Tome  32.  X 


3^2  LETTRES 

au  monde  ne  les  en  peut  dëtaclier.  Il  rn'est 
indifférent  quant  à  mon  sort  que  ce  décret 
soitannullé  ou  subsiste,  puisqu'il  ne  m'est 
possible  en  aucun  cas  de  profiter  de  mon 
rétablissement  ;  mais  il  ne  me  seroit  pour- 
tant pas  indifférent,  je  l'avoue,  que  ceux 
qui   ont  commis  la  faute  sentissent   leur 
tort  et  eussent  le  courage  de  le  réparer.  Je 
crois  qu  en  pareil  cas  j'en  mourrois  de  joie, 
parceque  j'y  verrois  la  lin  d'une  haine  im- 
placable ,  et  que  je  pourrois  de  bonne  grâce 
me  livrer  aux  sentimens  respectueux  que 
mon  cœur  m'inspire  sans  crainte  de  m'avilir. 
Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  à  ce  sujet  est 
que   si  cela  arrivoit,  ce  qu'assurément  je 
n'espère  pas,  le  conseil  seroit  content  de 
mes  sentimens  et  de  ma  conduite,  et  il  con- 
noîtroit  bientôt  quel  immortel  honneur  il 
s'est  fait.  Mais  je  vous  avoue  aussi  que  ce 
rétablissement  ne  sauroit  me  flatter  s'il  ne 
vient  d'eux-mêmes  ;  et  jamais  de  mon  con- 
sentement il  ne  sera  sollicité.  Je  suis  sûr  de 
-vos  sentimens ,  les  preuves  m'en  sont  inu- 
tiles ;  mais  celles  des  leurs  me  touclieroient 
d'autant  plus  que   je  m'y  attends  moins. 
Bref,  a  ils  font  cette  démarche  d'eux-mê» 


DIVERSES.*"  323 

mêmes  ,  je  ferai  mon  devoir;  s'ils  ne  la  font 
pas,  ce  ne  sera  pas  la  seule  injustice  dont 
j'aurai  à  me  consoler;  et  je  ne  veux  pas 
en  tout  état  de  cause  risquer  de  servir  de 
pierre  d'achoppement  au  plus  parfait  réta- 
blissement de  la  concorde. 

Voici  un  mandat  sur  la  veuve  Duchesne 
pour  les  cent  francs  que  vous  avez  bien 
voulu  avancera  ma  bonne  vieille  tante.  Je 
vous  redois  autre  chose,  mais  malheureuse- 
ment j,e  n'en  sais  pas  le  montant. 


LETTRE 
A  M.  D, 

Lyon ,  le  20  juin  1768. 

J  E  ne  me  pardonnerons  pas,  mon  cher  hôte, 
do  vous  laisser  ignorer  mes  marches  ou  les 
apprendre  par  d'autres  avant  moi.  Je  suis 
à  Lyon  depuis  d'eux  jours,  rendu  des  fati- 
gues de  la  diligence ,  ayant  grand  besoin  d'un 
peu  de  repos  et  très  empressé  d'y  recevoir 

X  3 


524  *t    E   T   T   R   E   s 

de  vos  nouvelles ,  d'autant  plus  que  le 
trouble  qui  règne  dans  le  pays  où  vous 
vivez  me  tient  en  peine  et  pour  vous  et  pour 
nombre  d'honnêtes  gens  auxquels  je  prends 
intérêt.  J'attends  de  vos  nouvelles  avec 
l'impatience  de  Tamitié.  Donnez-m'en,  je 
vous  prie,  le  plutôt  que  vous  pourrez. 

Le  désir  de  faire  diversion  à  tant  d'at- 
tristans  souvenirs  qui,  à  force  d'affecter 
mon  cœur,  altéroient  ma  tête,  ma  fait 
prendre  le  parti  de  chercher  dans  un  peu 
de  voyages  et  d'herborisations  les  amuse- 
mens  et  distractions  dont  j'avois  besoin  ;  et 
le  patron  de  la  case  ayant  approuvé  cette 
idée,  je  l'ai  suivie:  j'apporte  avec  moi  mon 
herbier  et  quelques  livres  avec  lesc|uels  je 
me  propose  de  faire  quelques  pèlerinages 
de  botanique.  Je  souhaiterois,  mon  cher 
hôte ,  c|ue  la  relation  de  mes  trouvailles  pût 
contribuer  à  vous  amuser;  j'en  aurois  en- 
core plus  de  plaisir  à  les  faire.  Je  vous  dirai, 
par  exemple,  qu'ëtant  allé  hier  voir  ma- 
dame Boy  de  la  Tour  à  sa  campagne,  j'ai 
trouvé  dans  sa  vigne  beaucoup  d'aristoloche, 
que  je  n  avois  jamais  vue,  et  qu'au  premier 
*  '  coup-d'œil  j'ai  reconnue  avec  transport. 


DIVERSES/  325 

Adîeit,  mon  cher  hôte;  je  vous  embrasse, 
et  j'attends  dans  votre  première  lettre  de 
bonnes  nouvelles  de  vos  yeux. 


LETTRE 

AU    MÊME. 

Bourgoin  ,  le  9  septembre  1 768. 

Après  diverses  courses,  mon  cher  hôte  , 
qui  ont  achevé  de  me  convaincre  qu'on  étoit 
bien  déterminé  à  ne  me  laisser  nulle  part 
la  tranquillité  que  j'étois  venu  chercher 
dans  ces  provinces,  j'ai  pris  le  parti,  rendu 
de  fatigue  et  voyant  la  saison  s'avancer,  de 
m'arrêter  dans  cette  petite  ville  pour  y  pas- 
ser riiiver.  A  peine  y  ai- je  été  qu'on  s'est 
pressé  de  m'y  harceler  avec  la  petite  his^ 
toire  que  vous  allez  lire  dans  l'extrait  d'une 
lettre  qu'un  certain  avocat  ***  m'écrivit 
de  Grenoble  le  22  du  mois  dernier. 

Le  sieur  Thevenin ,  chanioiseur  de  son 
métier^  se  trouva  logé  il  y  a  environ  dix 

X  3 


S26  LETTRES 

ans  chez  le  sieur  Janin,  hôte  du  hourg  de$ 
Verdieres-de-Jouc,  près  de  Neuchaiel,  m>ec 
M.  Rousseau ,  qui  se  trouva  lui-même  dans 
le  cas  d'avoir  besoin  de  quelque  argent  ^  et 
qui  s'adressa  au  sieur  Janin  son  hôte  pout 
obtenir  cet  avisent  du  sieur  Thevenin.   Ce 
dernier  n  osant  pas  présenter  à  M.  Rous- 
seau la  modique  somme  qu  il  demandoit ^ 
attendit  son  départ  et  raccompagna  ef- 
fectivement des  Verdieres-de-Jouc  jusquà 
Saint-Sulpice  avec  leditJauin,  et,  après  avoir 
diné  ensemble  dans  une  auberge  qui  a  un 
soleil  pour  enseigne,  il  lui  fit  remettre  neuf 
livres  de  France  par  ledit  Janin.  M,  Rous- 
seau ,  pénétj^é  de  reconnoissance ,  donna 
audit  Thevenin  quelques  lettres  de  recom- 
mandation, entre  autres  une  pour  M.  de 
Faugnes ,  directeur  des  sels  à  Yverdun,  et 
une  pour  M.  Ardiman ,  de  la  même  ville  y 
dans  li.  quelle  M.  Rousseau  signa  son  nom , 
et  signa  le  voyageur  perpétuel  dans  une 
autre    j  our   quelquun   à    Paris   dont   le 
sieur  Thevenin  ne  se  rappelle  pas  le  nom. 

Voici  maintenant ,  mon  cher  hôte ,  copie 
de  ma  réponse  en  date  du  25. 

ce  Je  n'ai  pu ,  monsieur,  loger  il  y  a  envi- 


DIVERSES.'  027 

roii  dix  ans  où  que  ce  fut  près  de  Neucha- 
tel ,  parcequ'il  y  en  a  dix,  et  neuf,  et  huit, 
et  sept,  que  j'en  étois  fort  loin,  sans  en  avoir 
approché  durant  tout  ce  temps  plus  près  de 
cent  lieues.  5) 

«  Je  n'ai  jamais  logé  au  bourg  des  Yer- 
dieres,  et  n'en  ai  même  jamais  entendu 
parler  :  c'est  peut-être  le  village  des  Verriè- 
res qu'on  a  voulu  dire.  J'ai  passé  dans  ce 
village  une  seule  fois,  il  n'y  a  pas  cinq  ans, 
allant  à  Pontarlier  ;  j'y  repassai  en  revenant; 
je  n\  logeai  point:  j'étois  avec  un  ami  (qui 
n  étoit  pas  le  sieur  Thevenin  ) -,  personne 
autre  ne  revint  avec  nous  ,  et  depuis  lors  je 
ne  suis  pas  retourné  aux  y  errieres.  35 

ce  Je  n'ai  jarr'ais  vu ,  que  je  sache ,  le 
sieur  Thevenin ,  chamoiseur;  jamais  je  n'ai 
ouï  parler  de  lui ,  non  plus  cjue  du  sieur  Ja- 
nin,  mon  prétendu  liote.  Je  ne  connois 
qu'un  seul  M.  Jeannin ,  mais  il  ne  demeure 
point  aux  Verrières  ;  il  demeure  à  Ncucha* 
tel ,  et  il  n'est  point  cabaretier  ,  il  est  secré- 
taire d'un  de  mes  amis.  « 

fc  Je  n'ai  jamais  écrit,  autant  qu'il  m'en 
souvient,  à  M.  de  Faugnes,  et  je  suis  sûr 
au  moins  de  ne  lui  avoir  jamais  écrit  de  let- 

X  4 


328  I.    E    T    T    R    E    s 

très  de  recommandation  ,  n'étant  pas  assez 
lié  avec  lui  pour  cela.  Encore  moins  ai  -  je 
pu  écrire  à  M.  A Idim an  d'Y xerdun,  que  je 
n'ai  vu  de  ma  vie  et  avec  lequel  je  n'eus 
jamais  nulle  espèce  de  liaison.  55 

«  Je  n'ai  jamais  signé  avec  mon  nom  le 
voyageur  perpétuel  ;  premièrement  parce- 
que  cela  n'est  pas  vrai ,  et  sur- tout  ne  l'étoit 
pas  alors,,  quoiqu'il  le  soit  devenu  depuis 
quelques  années;  en  second  lieu  parceque 
je  ne  tourne  pas  mes  mallieurs  en  plaisan- 
teries, et  qu'enfin,  si  cela  m'arrivoit,  je  ta- 
cherois  qu'elles  fussent  moins  plaies.  3) 

ce  J'ai  quelquefois  prêté  de  l'argent  à  Neu- 
cliatel  ;  mais  je  n'y  en  emj>ru!itai  jamais, 
par  la  raison  très  simple  qu  il  ne  m'a  jamais 
manqué  dans  ce  pays- là  :  et  vous  m'avoue- 
rez, monsieur,  qu'ayant  pour  amis  tous 
ceux  qui  y  tenoient  le  premier  rang ,  il  eût 
été  du  moins  fort  bizarre  que  j'allasse  em- 
prunter neuf  francs  d'un  chamoiseur  que 
je  ne  connoissois  pas ,  et  cela  à  un  quart  de 
lieue  de  chez  moi;  car  c'est  à-peu  près  la 
distance  de  SaintSulpice,  où  l'on  dit  que 
cet  argent  m'a  été  piété,  à  Motier  où  jo 
demeurois.  >> 


DIVERSES.^  32g 

Vous  croiriez,  mon  cher  liole^  sur  cette 
lettre  et  sur  ma  réponse  que  j'ai  envoyée  au 
commandant  de  la  province,  que  tout  a 
été  fini ,  et  que  Tim posture  étant  si  claire- 
ment  prouvée  Timposteur  a  été  châtié  ou 
bien  censuré.  Point  du  tout.  L'affaire  est 
encore  là  ;  et  ledit  Thevenin,  conseillé  par 
ceux  qui  Tout  aposté,  se  retranche  à  dire 
qu'il  a  peut  être  pris  un  autre  M.  Rousseau 
pourj.  J.  Rousseau,  et  pf^rsiste  à  soutenir 
avoir  prêté  la  somme  à  un  homme  de  ce 
nom  ,  se  tirant  d'affaire  jn  ne  sais  (  om- 
ment  au  sujet  des  lettres  de  recommanda- 
tion. De  sorte  qu'il  ne  me  reste  d'autre 
moyen  pour  le  confuiidte  que  d  aller  moi- 
même  à  Grenoble  me  confronter  avec  lui  ; 
encore  ma  mémoire  trompeuse  et  vacillante 
peut-elle  souvent  m'abuser  sur  les  faits.  Les 
seuls  ici  qui  me  sont  certains  est  de  n'avoir 
jamais  connu  ni  Thevenin  ni  Janin,  de  n'a- 
voir jamais  voyagé  ni  mangé  avec  eux,  de 
n'avoir  jamais  écrit  à  M.  x\ldiman  ,  de  n'a- 
voir jamais  emprunté  de  l'argent  ni  peu  ni 
beaucoup  de  personne  durant  mon  séjour 
à  Neuchatel:  je  ne  crois  pas  non  plus  avoir 
jamais  écrit  à  M.  de  Faugnes,  sur-tout  pouf 


5ôO  LETTRES 


lui  recommander  quelqu'un ,  ni  jamais  avoir 
signé  le  voyageur  perpétuel ,  ni  jamais  avoir 
couché  aux  Verrières,  quoiqu'il  ne  me  soit 
pas  possible  de  me  rappeler  où  nous  cou- 
châmes en  revenant  de  Pontarlier  avec  Saut- 
tershaim  dit  le  Baron  (  car  en  allant  je  me 
souviens  parfaitement  c[ue  nous  n'y  cou- 
châmes pas).  Je  vous  fais  tous  ces  détails, 
mon  cher  hôte ,  ahn  que  si  par  vos  amis 
vous  pouvez  avoir  quelque  éclaircissement 
sur  tous  ces  faits ,  vous  me  rendiez  le  bon. 
office  de  m'en  faire  part  le  plutôt  possible. 
J'écris  par  ce  même  courier  à  M.  du  Ter- 
reau, maire  des  Verrières ,  à  M.  Breguet , 
à  M.  Guyenet,  lieutenant  du  Val-de-Tra- 
vers,  mais  sans  leur  faire  aucun  détail: 
vous  aurez  la  bonté  d'y  suppléer,  s'il  est 
nécessaire,  par  ceux  de  cette  lettre.  Vous 
pouvez  m'écrire  ici  en  droiture;  mais  si  vous 
avez  à^^  éclaîrcissemens  intéressans  à  me 
donner ,  vous  ferez  bien  de  me  les  envoyer 
par  duplicata,  sous  enveloppe  ,  à  l'adresse 
de  M.  le  comte  de  Tonnerre,  lieutenant- 
général  des  armées  du  7^01,  commandant 
pour  S.  M.  en  Dauphiné ,  à  Grenoble. 
Vous  pourrez  môme  m'écrire  à  l'ordinaire 


I 


DIVERSES.  55 1 

SOUS  son  couvert:  mes  lettres  me  parvJen- 
droîit  plus  lentement  mais  plus  sûrement 
qu'en  droiture. 

J  espère  qu'on  est  tranquille  à  présent 
dans  votre  pays.  Puisse  le  ciel  accorder  à 
tous  les  hommes  la  paix  qu  ils  ne  veulent 
pas  me  laisser  !  Adieu  ,  mon  cher  hôte  ; 
je  vous  embrasse. 


».ijmajairt.j«i 


LETTRE 

AU    MÊME. 

Bourgoîn  ,  le  21  novembre  1768. 

Je  vous  remercie ,  mon  cher  hôte  ,  de  Far- 
ré  t  de  Thevenin  :  je  Tai  envové  à  M.  da 
Tonnerre  avec  condition  expresse  (  qui  du 
reste  n'étoit  pas  fort  nécessaire  à  stipuler) 
de  n en  faire  aucun  usage  qui  put  nulj(?  à 
ce  malheureux.  Votre  supposition  qu'il  a 
été  la  dupe  d'un  autre  imposteur  est  ab- 
solument incompatible  avec  ses  propres 
déclarations  ,  avec  celle  du  cabaretier  Jean- 


552  LETTRES 

net  et  avec  tout  ce  qui  s'est  passé  :  cepen- 
dant si  vous  voulez  absolument  vous  y  tenir, 
soit.  Vous  dites  que  mes  ennemis  ont  trop 
d'esprit  pour  choisir  une  calomnie  aussi 
absurde.  Prenez  garde  qu'en  leur  accordant 
tant  d'esprit,  vous  ne  leur  en  accordiez  pas 
encore  assez  :  car  leur  objet  n'étant  que  de 
voir  cjuelle  contenance  jetenois  vis-à-vis  d'un 
faux  témoin  ,  il  est  clair  que  plus  l'accusa- 
tiou  étoit  absurde  et  ridicule  ,  plus  elle 
alloit  à  leur  but.  Si  ce  but  eut  été  de  per- 
suader le  public  ,  vous  auriez  raisoH  ;  mais 
il  étoit  autre.  On  savoit  très  bien  que  je  me 
tirerois  de  cette  affaire  ;  mais  on  vouloit 
voir  comment  je  m'en  tirerois.  Voilà  tout. 
On  sait  que  Thevenin  ne  m^a  pas  prêté  neuf 
francs  ,  peu  importe  :  mais  on  sait  qu'un 
imposteur  peut  nVembarrasser  ;  c'est  quel- 
que chose,  (i) 

(i)  M.  R.ousseau  pouvoit  ajouter  que  toute  gros- 
sière qu'étoit  cette  farce  jouée  par  Thevenin  ,  elle 
lendoit  à  compromettre  sa  suieté  ,  en  le  mettant 
dans  l'obli^^ation  de  se  produire  sous  le  nom  de  J.  J. 
Rousseau,  que  par  des  considérations  majeures  il 
avoit  quitté  pour  prendre  celui  de  Renou. 

Qiiutit  au  nom  de  vojagcur  perpétuel  donné  par 


DIVERSES.  333 

Vos  maximes,  montrés  cher  hôte,  sont 
très  stoïques  et  très  belles,  quoiqu'un  peu 
outrées  ,  comme  sont  celles  de  Séneque , 

Tlievenin  à  M.  Rousseau  ,  voici  une  anecdote  assez 
singulière,  transcrite  mot  à  mot  sur  l'original  d'une 
lettre  qui  nous  a  été  adiessée. 

«  J'étois  un  jour  à  me  promener  au  jardin  des 
Tuileries  :  appercevant  quelques  uns  de  nos  let- 
trés ,  et  sachant  l'endroit  où  ils  tenoient  ordinaire- 
ment leurs  assises  ,  je  fus  les  y  devancer  plutôt  par 
désœuvrement  que  par  curiosité.  « 

«  La  lettre  de  M.  Rousseau  à  M.  l'archevêque  de 
Beaumont  paroissoit  depuis  peu.  Ce  fut  sur  cet  ou- 
vrage que  roula  presque  la  conversation.  On  en  parla 
diversement,  on  critiqua;  la  critique  fut  plus  in- 
juste que  sévère  ;  on  attaqua  l'auteur  ,  et  on  ne  fut 
ni  modéré  ni  honnête.  « 

«  ]\I.  Duclos  en  parla  seul  comme  un  admirateur 
de  M.  Rousseau ,  pénétré  de  ses  malheurs  et  pa- 
roissant  les  partager.  Il  me  parut  déplacé  dans  ce 
cercle.  M.  de  S^^-Foix  parla  en  inquisiteur.  » 

ce  Un  abbé  ,  dont  ma  mémoire  ne  me  permet  pas 
dans  le  moment  d'appliquer  le  nom  sur  sa  figure 
fraîche  et  bénéficiale,  briila.  M.  D***  étoit  vis-à- 
vis  de  lui ,  et  sourioit  de  temps  en  temps  à  l'abbé  en 
forme  d'approbation.  » 

«  Je  ne  tardai  pas  d'entendre  une  voix  de  fausset 
qui  disoit  :  Ce  pauvre  Rousseau  veut  à  tout  prix  oc- 


554  LETTRES 

€t  génëralement  celles  de  tous  ceux  qui  phi- 
losophent tranquillement  dans  leur  cabinet 
sur  les  malheurs  dont  ils  sont  loin  ,  et  sur 
Toplnion  des  hommes  qui  les  honore.  J'ai 
appris  assurément  àn'estimer  lopiniond'au- 
trui  que  ce  qu'elle  vaut  ;  et  je  crois  savoir, 
du  moins  aussi  bien  que  vous  ,  de  combien 
de  choses  la  paix  de  l'ame  dédommage  : 
mais  que  seule  elle  tienne  lieu  de  tout  et 
rende  seule  heureux  les  infortunés  :  voilà 


çiiper  le  public ceLt,e  gloriole  est.  bien  per- 
mise sans  doute  quand  elle  ne  dégénère  pas  en  fo- 
lie  Que  dites-vous  de  ses  allées  et  venues ? 

il  n  'est bien  n ullepa rt. . . .  CES T  UNVO  Y' AGE  UR 
PERPÉTUEL.  » 

«  Ce  n'est  pas  sur  le  discours  pi!iloso])luque  que 
j'appuie;  je  ne  m'arrête  qu'à  ces  mots  ,  un  voyageur 
perpétuel.  Il  est  bien  singulier  que  le  maraud  de 
Tiievenin  ait  eu  la  même  idée  et  bien  long-temps 
après  ,  et  que  M.  Rousseau  l'ait  fait  naîtr*^,  lui  qui , 
depuis  son  letour  d'Italie  à  Paris  jusqu'à  son  départ 
pour  la  Suisse,  n'avoit  fait  qu'un  voyage  en  dix- 
Iiuit  ans.  " 

«  Mais  chaque  siècle  a  en  son  genre  de  persécu- 
tion; et  tel  qui  s'est  livré  à  ridiculiser  Rousseau 
n'auroit  peut-être  pas  été  des  derniers  à  accuser 
Socrate.  'j 


DIVERSES.  535 

ce  que  j'avoue  ne  pouvoir  admettre  ,  ne 
pouvant ,  tant  que  je  suis  liomme  ,  compter 
totalement  pour  rien  la  voix  de  la  nature 
palissante  et  le  cri  de  Finnocence  avilie.i 
Toutefois,  comme  il  nous  importe  toujours 
et  sur-tout  dans  l'adversité  de  tendre  à  cette 
impassibilité  sublime  à  laquelle  vous  dites 
être  parvenu,  je  tâcherai  de  profiter  de  vos 
sentences  ,  et  d  y  faire  la  réponse  que  fît 
Tarchitecte  athénien  à  la  harangue  de  Fau- 
tre ,  Ce  qu'il  a  dit ,  je  le  ferai. 

Certaines  découvertes,  amplifiées  peut- 

I  être  par  mon  imagination  ,  m'ont  jeté  du- 
rant plusieurs  jours  dans  une  agitation  fié- 
vreuse c|ui  m'a  fait  beaucoup  de  mal,  et 
qui ,  tant  qu'elle  a  duré ,  m'a  empêché  de 
vous  écrire.   Tout  est  calmé  ;  je  suis  con- 

I  tent  de  moi;  et  j'espère  ne  plus  cesser  de 
l'être  ,  puisqu'il  ne  peut  plus  rien  m'arriver 
de  la  part  des  hommes  à  quoi  je  n'aie 
;  appris  à  m'attendre  et  à  cpioi  je  ne  sois 
préparé.  Bon  jour,  mon  clier  hôte;  je  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 


5jS  lettre» 


L  E  T  T  R  E  (1) 

Écrite  de  Bourg oin  le  a  décembre  17 68 
par  J.  J.  Rousseau  à  madame  la  pré-* 
sidentede  Venia  de  Grenoble  ^  laque  le  ^ 
informée  qu'il  éloit  venu  herboriser  en 
Dauphiné ,  lui  aK>oit  ojfert  un  logement 
dans  son  château. 

JLiAissoNS  à  part  ,  madame  ,  je  vous  sup- 
plie ,  les  livres  et  les  auteurs.  Je  suis  si 
sensible  à  votre  obligeante  invitation  ,  que 
si  ma  santé  me  permettoit  de  faire  en  cette 
saison  des  voyages  déplaisir,  j'en"  feroisun 
bien  volontiers  pour  aller  vous  remercier. 
Ce  que  vous  avez  la  bonté  de  me  dire ,  ma- 
dame, des  étangs  et  des  montagnes  de  votre 


(1)  M'"e  Id  marquise  de  Rnffxeux,  fille  de  M^^  1^ 
présidente  de  Verna,  possède  l'original  de  cette  let« 
tre.  Elle  a  permis  à  M.  L.  C.  D.  L.  d'en  tirer  une 
copie ,  qui  a  été  imprimëepour  la  première  fois  dans 
le  Journal  de  Paris  du  14  juillet  dernier. 

contrëe 


DIVERSES.  33/ 

contrée  ajouteroit  à, mon  empressement, 
ma  "s  n'en  seroit  pas  la  première  cause.  On 
dit  (jue  la  i^rotte  de  la  Balme  est  de   vos 
cotes  ;  c'est  encore  un  objet  de  promenade 
et  même  d'habitation  ,  si  je  pouvois  m'en 
pratiquer  une  dont  les  fourbes  et  les  chau- 
ves-souris  Rapprochassent  pas.   A  Tégard 
de  Fétude  des  plantes,  permettez,  madame, 
que  je  la   fasse  en  naturaliste  et   non  pas 
en  apothicaire  :  car,  outre  que  je  n'ai  qu  une 
foi  très  médiocre  à  la  médecine,  je connois 
l'organisation  des  plantes  sur  la  foi  de  la 
nature  qui  ne  ment  point ,  et  je  ne  connois 
leurs  vertus  médicinales  que  sur  la  foi  des 
honmies  qui  sont  menteurs.  Je  ne  suis  pas 
d'humeur  à   les  croire  sur  leur  parole  ni 
à  portée  de  la  vérifier.  Ainsi ,  quant  à  moi , 
j'aime  cent  fois  mieux  voir  dans  l'émail  des 
prés  des  guirlandes  pour  les  bergères  que 
des  herbes  pour  des  lavemens.  Puisse- je, 
madame  ,  aussitôt  que  le  printemps  ramè- 
nera la  verdure,   aller  faire  dans  vos  can- 
tons des  herborisations  ,  qui  ne  pourront 
qu'être  abondantes  et  brillantes  ,  si  je  juge 
>  par  les    fleurs  que  répand  votre  plume  de 
celles  qui  doivent  naître  autour  de  vous! 
Tome  02.  Y, 


Û08  LETTRES 

Agréez ,  madame ,  et  faites  agréer  à  M.  le 
président,  je  vous  supplie,  les  assurances 
de  tout  mon  respect. 

Signé  Renou.   (i) 


LETTRE 

A  M.  L.  C.  D.   L. 

Monquin,  le  lo  octobre  lyGcfr 

IVl  E  voici,  monsieur,  en  vous  répondant, 
dans  une  situation  bien  bizarre  ,  sachant 
bien  à  qui ,  mais  non  pas  à  quoi  :  non  que 
tout  ce  que  vous  écrivez  ne  mérite  bien 
qu'on  s'en  souvienne,  maisparceque  je  ne 
me  souviens  plus  de  rien.  Javois  mis  à  part 
votre  lettre  pour  y  répondre  ;  et  après  avoir 
vingt  fois  renversé  ma  chambre  et  tous  les 
fatras  qui  la  remplissent ,  je  n'ai  pu  parve- 
nir à  retrouver  cette  lettre:  toutefois  je  n'en 
veux  pas  avoir  le  démenti  ,  ni  que  mon 

(i)  C'est  le  nom  que  prit  le  citoyen  de  Geneye 
dans  sa  retraite  en  Dauphiné. 


DIVERSES.  55g 

«^tounlerîe  mepriveduplaisirdevousécrire. 
Cène  sera  pas  si  vous  voulez  une  réponse, 
ce  sera  un  bavardage  de  rencontre  ,  pour 
avoir,  aux  dépens  de  votre  patience ,  lavan- 
tage  de  causer  un  moment  avec  vous. 

Vous  me  parliez,  monsieur,  du  nouveau- 
né  dont  je  vous  fais  mes  bien  cordiales  fé- 
licitations. Voilà  vos  pertes  réparées.  Que 
vous  êtes  heureux  de  voir  les  plaisirs  pa- 
ternels se  multiplierautour  de  vous!  Je  vous 
le  dis,  et  bien  du  fond  de  mon  cœur;  qui- 
conque a  le  bonheur  de  pouvoir  remplir  des 
soins  si  chers  trouve  chez  lui  des  plaisirs 
plus  vrais  que  tous  ceux  du  monde ,  et  les 
plus  douces  consolations  dans  l'adversité. 
Heureux  qui  peut  élever  ses  enfans  sous 
ses  yeux  !  Je  plains  un  père  de  famille  obli- 
gé d'aller  chercher  au  loin  la  fortune  ;  car 
pour  le  vrai  bonheur  de  la  vie,  il  en  a  la 
source  auprès  de  lui. 

Vous  me  parliez  du  logement  auquel  vous 
aviez  eu  la  bonté  de  songer  pour  moi.  Vous 
avez  bien ,  monsieur ,  tout  ce  qu'il  faut  pour 
ne  pas  me  laisser  renoncer  sans  regret  à 
l'espoir  d'être  votre  voisin.  Et  pourquoi  y 
renoncer.^  Qu'est-ce  qui  empêclieroit  que  , 

Y  2 


540  L    E    T    T    R    îi    s 

dans  une  saison  plus  douce  je  n  allasse  vous 
voir  et  voir  avec  vous  les  habitations  qui 
pourroient  me  convenir?  S'il  s'en  trouvoit 
une  assez  voisine  de  la  vôtre  pour  me  pro- 
curer ragrément  de  votre  sociëlé,  il  y  auroit 
là  dequoiraclîeter  bien  des  inconvdniens  ,  et, 
piourvu  que  je  trouvasse  à-peu-près  le  plus 
nécessaire  ,  de  quoi  me  consoler  de  n  avoir 
pas  ce  qui  le  seroit  moins. 

Yous  me  parliez  de  littérature  ;  et  préci- 
sément cet  article  ,  le  plus  plein  de  choses 
et  le  plus  digne  d'être  retenu ,  est  celui  que 
j'ai  totalement  oublié.  Ce  sujet  ,  qui  ne  me 
rappelle  que  des  idées  tristes  et  que  l'instinct 
éloigne  de  ma  mémoire ,  a  fliit  tort  à  l'esprit 
avec  lequel  vous  l'avez  traité.  Je  me  suis 
souvenu  seulement  fpie  vous  étiez  très  ai- 
mable ,  même  en  traitant  un  sujet  que  je 
n'ai  mois  plus. 

Yous  me  parliez  de  botani([ue  et  d'herbo- 
risations. C^'est  un  ol)jet  sur  lequel  il  me 
reste  un  peu  plus  de  mémoire;  encore  ai- 
je  grand'peur  que  bientôt  elle  ne  s'en  aille 
de  même  avec  le  goût  de  la  chose ,  et  qu'on 
iie  parvienne  à  me  rendre  désagréable  jus- 
qu'à cet    iuiioceat  amusement.    Quelque 


DIVERSES.  341 

ignorant  que  je  sois  en  botanique,  je  ne  Je 
suis  pas  au  point  d'aller,  comme  on  vou;» 
Ta  dit,  chercher  en  Europe  uiîe  plante  qui 
empoisonne  par  so;î  odeur;  et  je  pense,  au 
contraire ,  qu'il  y  a  beaucoup  à  rabattre  des 
quaUtés  prodii;ieuses  tant  en  bien  qu'en 
mal  que  Fi^norance  ,  la  charlatanerie,  la 
crédulité,  et  quelquefois  la  méchanceté,  prê- 
tent aux  plantes  ,  et  qui  ,  bien  examinées  , 
se  réduisent  pour  l'ordinaire  à  très  peu  de 
chose,  souvent  tout-à-fait  à  rien.  J'allois  à 
Pila  faire  avec  trois  messieurs,  qui  faisoient 
semblant  d'aimer  la  botanique  ,  une  herbo- 
risation dont  le  principal  objet  étoit  un  com- 
mencement d'herbier  pour  l'un  des  trois,  à 
qui  j'avois  tâché  d'inspirer  le  goût  de  cette 
douce  et  aimable  étude.  Tout  e'i  marchant 
]\I.  le  médecin  M*"*""*^  m'appela  pour  me 
montrer,  disoit-il,  une  très  belle  ancolie. 
Comment,  monsieur,  une  ancolie  !  lui  dis- 
je  en  voyant  sa  plante  ;  c'est  le  napel.  Là- 
dessus  je  leur  racontai  les  fables  que  le 
peuple  débite  en  Suisse  sur  le  napel  ;  et 
j'avoue  qu'en  avan(^ant  et  nous  trouvant 
comme  ensevelis  dans  une  forêt  de  napels , 
je  crus  un  moment  sentir  un  peu  de  mai  de 

Y  3 


542  LETTRES 

tète,  dont  je  reconnus  la  chimère  ,  et  rîs 
avec  ces  messieurs  presque  au  mcme  in- 
stant. 

Mais,  au  lieu  d'une  plante  à  laquelle  je 
n'avois  pas  songé ,  j'ai  vraiment  et  vaine- 
ment cherché  à  Pila  une  fontaine  glaçante  , 
qui  tuoit,  à  ce  qu'on  nous  dit,  quiconque 
en  buvoit.  Je  déclarai  que  j'en  voulois  faire 
fessai  sur  moi-même ,  non  pos  pour  me  ■ 
tuer  ,  je  vous  jure,  mais  pour  désabuser  ces 
pauvres  gens  sur  la  foi  de  ceux  qui  se  plai- 
sent à  calomnier  la  nature  ,  craignant  jus- 
qu'au lait  de  leur  mère ,  et  ne  voyant  par-tout 
que  les  périls  et  la  mort.  J'aurois  bu  de  f  eau 
de  cette  fontaine  comme  M.  Storcka  mangé 
du  napel.  Mais,  au  lieu  de  cette  fontaine 
homicide  qui  ne  s'est  point  trouvée^  nous 
trouvâmes  une  fontaine  très  bonne,  très 
fraîche,  dont  nous  bûmes  tous  avec  un  grand 
plaisir  ,  et  qui  ne  tua  personne. 

Au  reste  mes  voyages  pédestres  ayant  été 
jusqu'ici  tous  très  gais,  faits  avec  des  camara- 
des d'aussi  bonne  humeur  que  moi,  j'avois 
espéré  que  ce  seroit  ici  la  même  chose.  Je 
voulus  d'abord  bannir  toutes  les  petites  fa- 
çons de  ville  :  pour  mettre  en  train  ces  mes- 


DIVERSES.  S43 

sîeurs  je  leur  dis  des  canons  ;  je  voulus 
leur  en  apprendre  ;  je  m'imaginois  que  nous 
allions  chanter ,  criailler ,  folâtrer  toute  la 
journée.  Je  leur  fis  même  une  chanson  (fair 
s'entend)  que  je  notai  ,  tout  en  marchant 
par  la  pluie ,  avec  des  chiffres  de  mon  in- 
vention. Mais  quand  ma  chanson  fut  faite , 
il  n'en  fut  plus  question,  ni  d'amusemens, 
ni  de  gaieté  ,  ni  de  familiarité  ;  voulant  être 
badin  tout  seul ,  je  ne  me  trouvai  que  gros- 
sier ;  toujours  le  grand  cérémonial ,  et  tou- 
jours monsieur  don  Japhet.  A  la  fin  je  me 
le  tins  pour  dit;  et  m'amusant  avec  mes  plan- 
tes ,  je  laissai  ces  messieurs  s'amuser  à  me 
faire  des  façons.  Je  ne  sais  pas  trop  si  mes 
longues  rabâcheries  vous  amusent;  je  sais 
seulement  que  si  je  les  prolongeois  encore , 
elles  vous  ennuieroient  certainement  à  la 
fin.  Voilà  ,  monsieur  ,  l'histoire  exacte  de  ce 
tant  célèbre  pèlerinage ,  qui  court  déjà  les 
quatre  coins  de  la  France ,  et  qui  remplira 
bientôt  l'Europe  entière  de  son  risible  fra- 
cas. Je  vous  salue ,  monsieur ,  et  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


Y  4 


3,44  LETTRES 

LETTRE 

A  M.  DU   BELLOY. 

A  Monquin  par  Bourgoin  )  le  jg  février  1770. 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  ! 
Ciel ,  démasque  les  imposteurs, 
Et  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  re^jards  des  hommes. 

J'hoivorois  vos  talens ,  monsieur,  encore 
plus  le  digne  usage  que  vous  en  faites  , 
et  j'admirôis  comment  le  même  esprit  pa- 
trioti(|ue  nous  avoit  conduits  par  la  même 
route  à  des  destins  si  contraires  ;  vous  à 
laccjuisitiou  d'une  nouvelle  patrie  et  à  des 
honneurs  distingués ,  moi  à  la  perte  de  la 
mienne  et  à  des  opprobres  inouis. 

Vous  m'avez  ressemblé,  dites-vous,  par 
le  malheur  :  vous  me  feriez  pleurer  sur 
vous  si  je  pou  vois  vous  en  croire.  Ktes- 
vous  seul  en  terre  étrangère  ,  isolée  sé- 
questré ,  trompé  ,  trahi  ,  diffamé  par  tout 
ce  qui  vous  environne  ,  enlacé  de  trames 


DIVERSES.  545 

horribles  dont  vous  sentiez  Teffet  sans 
pouvoir  parvenir  à  les  connoître  ,  à  les  dé- 
mêler ?  Etes-vous  à  la  merci  de  la  puis- 
sance ,  de  la  ruse ,  de  Tiniquité  ,  réunies 
pour  vous  traîner  dans  la  fange  ,  pour  oie- 
ver  autour  de  vous  une  impénétrable  œuvre 
de  ténèbres  ,  pour  vous  enfermer  tout  vi- 
vant dans  un  cercueil  ?  Si  tel  est  ou  fut 
votre  sort ,  venez  ,  gémissons  ensemble  ; 
mais  en  tout  autre  cas  ne  vous  vantez 
point  de  faire  avec  moi  société  de  malheurs. 
Je  lisois  votre  Bayard  ,  fier  que  vous 
eussiez  trouvé  mon  Edouard  digne  de  lui 
servir  de  modèle  en  quelque  chose,  et  vous 
me  faisiez  vénérer  ces  antiques  François 
auxquels  ceux  d'aujourd'hui  ressemblent  si 
peu  ,  mais  que  vous  faites  trop  bien  agir  et 
parler  pour  ne  pas  leur  ressembler  vous- 
même.  A  ma  seconde  lecture  je  suis  tombs 
sur  un  vers  qui  m  avoit  échappé  dans  la 
première  ,  et  qui  par  réflexion  ma  déclii- 
ré  (1).  J'y  ai  reconnu  ,  non  ,  grâces  au  ciel , 

(1)  Il  est  probableque  cesdeux  vers  étoient  ceux-ci  : 

Que  de  veitu  brillok  dans  son  faux  repentir  ! 
Peat-op  si  bien  la  peindre ,  et  ue  pas  la  sentii  ? 


^4^  LETTRES 

le  cœur  de  Jean  -Jacques  ,  mais  les  gens  à 
qui  j  ai  affaire  ,  et  que  pour  mon  mal- 
heur je  connois  trop  bien.  J'ai  compris, 
j'ai  pense  du  moins  ,  qu'on  vous  avoit  sug- 
géré ce  vers-là.  Misère  humaine.'  me  suis- 
jedit.  Que  les  méchans  diffament  les  bons, 
ils  font  leur  œuvre;  mais  comment  les  trom- 
pent-ils les  uns  à  l'égard  des  autres?  Leurs 
âmes  n'ont-elles  pas  pour  se  reconnoître 
des  marques  plus  sures  que  tous  les  pres- 
tiges des  imposteurs  ?  J'ai  pu  douter  quel- 
ques instans ,  je  favoue ,  si  vous  n'étiez  point 
séduit  plutôt  que  trompé  par  mes  enne- 
mis. 

Dans  ce  même  temps  j'ai  reçu  votre 
lettre  et  votre  Gabrielle  ,  que  j'ai  lue  et  re- 
lue aussi  ,  mais  avec  un  plaisir  bien  plus 
doux  que  celui  que  m'avoit  donné  le  guer- 
rier Bayard  ;  car  l'héroïsme  de  k  valeur 
in'a  toujours  moins  touché  que  le  charme 
du  sentiment  dans  les  âmes  bien  nées.  L'at- 
tachement que  cette  pièce  m'inspire  pour 
son  auteur  est  un  de  ces  mouvemens 
peut-être  aveugles  ,  mais  auxquels  mon 
cœur  n'a  jamais  résisté.  Ceci  me  mené  à 
Taveu  d'une  autre  folie  à  laquelle  il  ne  résiste 


DIVERSES.  547 

pas  mieux  ;  c'est  de  faire  de  mon  Héloïse 
le  critérium  sur  lequel  je  juge  du  rapport 
des  autres  cœurs  avec  le  mien.  Je  conviens 
volontiers  qu'on  peut  être  plein  dlionnê- 
teté  ,  de  vertu  ,  de  sens  ,  de  raison  ,  de 
goùt^  et  trouver  ce  roman  détestable  :  qui- 
conque ne  laimera  pas  peut  bien  avoir  part 
à  mon  estime  ,  mais  jamais  à  mon  amitié. 
Quiconque  n'idolâtre  pas  ma  Julie  ne  sent 
pas  ce  qu'il  fout  aimer  ;  quiconque  n'est 
pas  Tanii  de  S. -Preux  ne  sauroit  être  le 
mien.  D'après  cet  entêtement  jugez  du  plai- 
sir que  j'ai  pris  ,  en  lisant  votre  Gabrielle, 
d'y  retrouver  ma  Julie  un  peu  plus  héroï- 
quement requinquée  ,  mais  gardant  son 
même  naturel  ,  animée  peut-être  d'un  peu 
plus  de  chaleur,  plus  énergique  dans  les 
situations  tragifjues  ,  mais  moins  enivrante 
aussi ,  selon  moi ,  dans  le  calme.  Frappé  de 
voir  dans  des  multitudes  de  vers  à  quel 
point  il  faut  que  vous  ayez  contemplé  cette 
image  si  tendre  dont  je  suis  le  Pigmalion , 
j'ai  cru  sur  ma  règle  ou  sur  ma  manie  que 
la  nature  nous  avoit  faits  amis  ;  et  revenant 
avec  plus  d'incertitude  aux  vers  de  votre 
Bayard  ,  j'ai  résolu  d'en  parler    avec  ma 


34^  LETTRES 

franchise  ordinaire  ,  sauf  à  vous  de  me  re- 
pondre ce  qu'il  vous  plaira. 

Monsieur  du  Belloy  ,  je  ne  pense  pas  de 
riionneur  ,  comme  vous  de  la  vertu ,  qu'il 
soit  possible  d'en  bien  parler  ,  d'y  revenir 
souvent  par  goût,  par  choix  ,  et  den  par- 
ler toujours  d'un  ton  qui  louclie  et  remue 
ceux  qui  en  ont  ,  sans  l'aimer  et  sans  en 
avoir  soi-même  :  ainsi,  sans  vous  conngî- 
tre  autrement  que  par  vos  pièces,  je  vous 
crois  dans  le  cœur  l'honneur  d'un  ancien 
chevalier ,  et  je  vous  demande  de  vouloir 
me  dire  sans  détour  s'il  y  a  quelque  vers 
dans  votre  Bayard  dont  en  l'écrivant  vous 
m'ayez  voulu  iîiire  l'application.  Dites-moi 
simplement  oui  ou  non  ,  et  je  vous  crois. 

Quant  au  projet  de  réel lauffer  les  cœurs 
de  vos  compatriotes  })ar  l'image  des  an- 
tiques vertus  de  leurs  pères  ,  il  est  beau  , 
mais  il  est  vain.  L'on  peut  tenter  de  guérir 
des  malades  ,  mais  non  pas  de  ressusciter 
des  morts.  Vous  venez  soixante -dix  ans 
trop  tard.  Contemporain  du  grand  Catinat, 
du  brillant  \  illars  ,  du  vertueux  Fénélon  , 
vous  auriez  pu  dire ,  Voilà  encore  des  Fran- 
çois dont  je  vous  parle ,  leur  race  n'est  pas 


DIVERSES.^  349 

éteinte  ;  mais  aujourd'hui  vous  n'êtes  plus 
que  vox  cJamans  ladeserto.  Vous  ne  met- 
tez pas  seulement  sur  la  scène  des  gens 
d'un  autre  siècle  ,  mais  d'un  autre  monde; 
ils  n'ont  plus  rien  de  commun  avec  celui- 
ci.  Il  ne  reste  à  votre  nation  ,  pour  se  con- 
soler de  n'avoir  plus  de  vertu  ,  que  de  n'y 
plus  croire  et  de  la  diffamer  dans  les  au- 
tres. Oh  î  s'il  ëtoit  encore  des  Bayards  en 
France  ,  avec  quelle  noble  colère  ,  avec 
quelle  vive  indignation.  .  .  !  Croyez-moi , 
du  Belloy  ,  né  faites  plus  de  ces  beaux  vers 
à  la  gloire  des  anciens  François  ,  de  peur 
qu'on  ne  soit  tenté,  par  la  justesse  de  la 
parodie  ,  de  lappliquer  à  ceux  d'aujour- 
d'hui. 

Adieu  ,  monsieur  :  si  cette  lettre  vous 
parvient ,  je  vous  prie  de  m'en  donner  avis , 
afin  que  je  ne  sois  pas  injuste.  Je  vous  sa- 
lue  de  tout  mon  cœur. 


35o  LETTRES 


im       '    I.  I    «*« 


LETTRE 

A  U    M  È  M  E. 

Monquin,  le  12  mars  «77©. 


Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  I 
Ciel,  démasque  les  imposteurs, 
Et  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  re^iards  des  hommes. 


JLl  faut ,  monsieur  ,  vous  résoudre  à  bîeii 
de  Tennui ,  car  j'ai  grand'peur  de  vous  écrire 
une  longue  lettre. 

Que  vous  m'avez  rafraîchi  le  sang ,  et  que 
J'aime  votre  colère  !  j'y  vois  bien  le  sceau 
de  la  vérité  dans  une  ame  fiere  ,  que  le  pa- 
telinage  des  gens  f[ui  m'entourent  marque 
encore  plus  fortement  à  mes  yeux.  Vous 
avez  daigné  me  faire  sentir  mon  tort  :  c'est 
une  indulgence  dont  je  sens  le  prix,  et  que 
je  n'aurois  peut-êîre  pas  eue  à  votre  place. 
Il  ne  m'en  reste  que  le  désir  de  vous  le  faire 


DIVERSES.  55l' 

oublier.  Je  fus  quarante  ans  le  plus  confiant 
des  hommes  sans  que  durant  tout  ce  temps 
jamais  une  seule  fois  cette  confiance  ait  été 
trompée.  Sitôt  que  j'eus  pris  la  plume  ,  je 
me  trouvai  dans  un  autre  univers  ,  parmi 
de  tout  autres  êtres  ,  auxquels  je  continuai 
de  donner  la  même  confiance,  et  qui  m'en 
ont  si  terriblement  corrigé ,  qu'ils  m'ont 
jeté  dans  fautre  extrémité.  Rien  ne  m'é- 
pouvanta jamais  au  grand  jour,  mais  tout 
m'effarouche  dans  les  ténèbres  qui  m'en- 
vironnent ,  et  je  ne  vois  que  du  noir  dans 
l'obscurité.  Jamais  l'objet  le  plus  hideux 
ne  me  fit  peur  dans  mon  enfance,  mais 
une  figure  cachée  sous  un  drap  blanc  me 
donnoit  des  convulsions  ;  sur  ce  point , 
comme  sur  beaucoup  d'autres  ,  je  resterai 
enfant  jusqu'à  la  mort.  Ma  défiance  est 
d'autant  plus  déplorable,  que  presque  tou- 
jours fondée  (  et  je  n'ajoute  presque  qu'à 
cause  de  vous)  ,  elle  est  toujours  sans  bor- 
nes ,  parceque  tout  ce  qui  est  hors  de  la 
nature  n'en  connoît  plus.  Voilà,  monsieur, 
non  l'excuse  mais  la  cause  de  ma  faute, 
que  d'autres  circonstances  ont  amenée  et 
même  aggravée  ,  et  qu'il  faut  bien  que  jd 


352  LETTRES 

VOUS  déclare  pour  ne  pas  vous  tromper. 
Persuada'  qu'un  homme  puissant  vous  avoir, 
fait  entrer  dans  ses  vues  à  mon  égard ,  je 
répondis  selon  cette  idée  à  quelqu'un  qui 
nfavoit  parlé  de  vous  ,  et  je  répondis  avec 
tant  d'imprudence  ,  que  je  nommai  même 
riiomme  en  question.  Né  avec  un  carac- 
tère bouillant  dont  rien  n'a  pu  calmer  T ef- 
fervescence, mes  premiers  mouvemens  sont 
toujours  marqués  par  une  étourderie  au- 
dacieuse, que  je  prends  alors  pour  de  fiii- 
trépidité  ,  et  que  j'ai  tout  le  temps  de  pleurer 
dans  la  suite ,  sur-tout  quand  elle  est  in- 
juste comme  dans  cette  occasion.  Fiez-vous 
à  mes  ennenn's  du  soin  de  m'en  punir.  Mon 
repentir  anticipa  même  sur  leurs  soins  à 
la  réception  de  votre  lettre;  un  jour  plutôt 
elle  m'eut  épargné  beaucoup  de  sottises  : 
mais  puisqu'elles  sont  faites  ,  il  ne  me 
reste  qu'à  les  expier  ,  et  à  tâcher  d'en  ob- 
tenir le  pardon,  que  je  vous  demande  par 
la  commisération  due  à  mon  état. 

Ce  que  vous  me  dites  des  imputations 
dont  vous  m'avez  entendu  ciiarger  et  du 
peu  d  effet  qu'elles  ont  fait  sur  vous  ne  m'é- 
tonne que  par  fimbécillité  de  ceux  qui  pen- 

soient 


DIVERSES.  555 

soient  vous  surprendre  par  cette  voie.  Ce 
n  est  pas  sur  des  hommes  tels  que  vous  que 
des  discours  en  Tair  ont  quelque  prise  ; 
mais  les  frivoles  clameurs  de  la  calomnie, 
qui  n'excitent  guère  d'attention,  sont  bien 
différentes  dans  leurs  effets  des  complots 
tramés  et  concertés  durajit  longues  années 
dans  un  profond  silence ,  et  dont  les  déve- 
loppemens  successifs  se  font  lentement, 
sourdement ,  et  avec  méthode.  Vous  parlez 
d'évidence:  quand  vous  la  verrez  contre 
moi,  jugez -moi,  c'est  votre  droit;  mais 
n'oubliez  pas  de  juger  aussi  mes  accusa- 
teurs, examinez  quel  motif  leur  inspire  tant 
de  zèle.  J'ai  toujours  vu  que  les  rnéchans 
inspiroient  de  l'horreur ,  mais  point  d'ani- 
mosité.  On  les  punit  ou  on  les  fuit,  mais 
on  ne  se  tourmente  pas  d'eux  sans  cesse; 
on  ne  s'occupe  pas  sans  cesse  à  les  cir- 
convenir, à  les  tromper,  à  les  trahir;  ce 
n'est  point  à  eux  que  l'on  fait  ces  choses-là, 
ce  sont  eux  qui  les  font  aux  autres.  Dites 
donc  à  ces  honnêtes  gens  si  zélés,  si  ver- 
tueux, si  fiers  sur-tout  d'être  des  traîtres, 
et  qui  se  masquent  avec  tant  de  soin  pour 
me  démasquer:  «  Messieurs,  j'admire  votre 
Tome  52.  .  Z 


o54  LETTRES 

zele,  et  vos  preuves  me  paroissent  sans  ré- 
plique :  mais  pourquoi  donc  craindre  si  fort 
que  raccusé  ne  les  sache  et  nV  réponde? 
Permettez  que  je  Fen  iiistruise  et  que  je 
vous  nomme.  Il  n'est  pas  généreux,  il  n'est 
pas  même  juste  ,  de  dift'amer  unliomme, 
quel  qu'il  soit,  en  se  cachant  de  lui.  C'est, 
dites-vous,  par  ménagement  pour  lui  que 
vous  ne  voulez  pas  le  confondre;  mais  il 
seroit  moins  cruel,  ce  me  semble,  de  le 
confondre  que  de  le  diffamer,  et  de  lui  ùter 
la  vie  que  de  la  lui  rendre  insupportable. 
Tout  hypocrite  de  vertu  doit  être  publique- 
ment confondu;  c'est  là  son  vrai  ciiâtiment; 
et  l'évidence  elle-même  est  suspecte  quand 
elle  élude  la  conviction  de  l'accusé  5).  En 
leur  parlant  de  la  sorte  examinez  leur  con- 
tenance ,  pesez  leur  réponse  ;  suivez  en  la 
jugeant  les  mouvemens  de  votre  cœiu'  et  les 
lumières  de  votre  raison.  Voilà,  monsieur, 
tout  ce  que  je  vous  demande  ,  et  je  me  tiens 
alors  pour  bien  jngé. 

Vous  me  tancez  avec  grande  raison  sur 
la  manière  dont  je  vous  parois  juger  votre 
nation.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  je  la  juge  de 
sang  froid,  et  je  suis  bien  éloigné,  je  vouî; 


DIVERSES.  S55 

Jure,  de  lui  rendre  riQjustice  dont  elle  use 
envers  moi.  Ce  jugement  trop  dur  étoit 
Touvrage  d'un  moment  de  dépit  et  de  colère, 
qui  même  ne  se  rapportoit  pas  à  moi,  mais 
augrandhomme  qu'on  vient  de  chasser  de  sa 
naissante  patrie,  qu'il  illustroit  déjà  dans  soa 
berceau  ,  et  dont  on  ose  encore  souiller  les 
vertus  avec  tant  d'artifice  et  d  injustice.  S'il 
restoit,  me  disois-je,  de  ces  François  célé- 
brés par  du  Belloy ,  pourquoi  leur  indigna- 
tion ne  réclameroit  -  elle  point  contre  ces 
manœuvres  si  peu  dignes  d'eux  ? 

C'est  à  cette  occasion  que  Bayard  me  re- 
vint en  mémoire ,  bien  sur  de  ce  qu'il  diroit 
ou  feroit  s'il  vivoît  aujourd'hui.  Je  ne  sen- 
tois  pas  assez  que  tous  les  hommes  même 
vertueux  ne  sont  pas  des  Bayards,  qu'on 
peut  être  timide  sans  cesser  d'être  juste,  et 
qu'en  pensant  à  ceux  qui  machinent  et  crient 
j'avois  tort  d'oublier  ceux  qui  gémissent  et 
se  taisent.  J'ai  toujours  aimé  votre  nation, 
elle  est  même  celfe  de  l'Europe  que  j'honore 
le  plus;  non  que  j'y  croie  appercevoir  plus 
de  vertus  que  dans  les  autres,  mais  par  ua 
précieux  reste  de  leur  amour  qui  s'y  est 
conservé,  et  que  vous  réveillez   quand  il 

Z   2 


356  LETTRES 

étoit  prêt  à  s'éteindre.  Il  ne  faut  jamais  dés- 
espérer d'un  peuple  qui  aime  encore  ce 
rjui  est  juste  et  honnête,  quoiqu'il  ne  le  pra- 
tique plus.  Les  François  auront  beau  ap- 
plaudir aux  traits  héroïques  que  vous  leur 
présentez,  je  doute  qu'ils  les  imitent;  mais 
ils  s'en  transporteront  dans  vos  pièces ,  et 
les  aimeront  dans  les  autres  hommes  quand 
on  ne  les  empêchera  pas  de  les  y  voir.  On 
est  encore  forcé  de  les  tromper  pour  les 
rendre  injustes;  précaution  dont  je  n'ai  pas 
vu  qu'on  eût  grand  besoin  pour  d'autres 
peuples.  Voilà,  monsieur,  comment  je 
pense  constamment  à  l'égard  des  François, 
quoique  je  n'attende  plus  de  leur  part  qu'in- 
justice, outrages  et  persécution:  mais  ce 
n'est  pas  à  la  nation  que  je  les  impute  ,  et 
tout  celia  n'empêche  pas  que  plusieurs  de  ses 
memb-es  n'aient  toute  mon  estime  et  ne  la 
méritent  même  dans  l'erreur  où  on  les 
tient.  D'ailleurs  mon  cœur  s'enflamme  bien 
plus  aux  injustices  dont  je  suis  témoin  qu'à 
celles  dont  je  suis  la  victime;  il  lui  manque 
pour  ces  dernières  l'énergie  et  la  vigueur 
d'un  généreux  désintéressement.  Il  me  sem- 
ble que  ce  n'est  pas  la  peine  de  m' échauffer 


DIVERSES.  357 

pour  une  cause  qui  n'intéresse  que  moi.  Je 
regarde  mes  malheurs  comme  liés  à  mon 
état  d'homme  et  d'ami  de  la  vérité.  Je  vois 
le  méchant  qui  me  persécute  et  me  diffame 
comme  je  verrois  un  rocher  se  détaclier 
d'une  montagne  et  venir  m'écraser:  je  le 
reponsserois  si  j'en  avois  la  force,  mais 
sans  colère,  et  puis  je  le  laisserois  là  sans 
y  plus  songer.  J'avoue  pourtant  que  ces 
mêmes  malheurs  m'ont  d'abord  pris  au  dé- 
pourvu, parcequ  il  en  est  auxquels  il  n'est 
pas  même  permis  à  un  honnête  homme 
d'être  préparé:  j'en  ai  été  cependant  plus 
abattu  qu'irrité;  et  maintenant  que  me  voilà 
prêt^  j'espère  me  laisser  un  peu  moins  acca- 
bler mais  pas  plus  émouvoir  de  ceux  qui 
m'attendent.  A  mon  âge  et  dans  mon  état 
ce  n'est  plus  la  peine  de  s'en  tourmenter, 
et  j'en  vois  le  terme  de  trop  près  pour  rn'in- 
quiéter  beaucoup  de  l'espace  qui  reste.  Mais 
je  n'entends  rien  à  ce  que  vous  me  dites 
de  ceux  que  vous  avez  essuyés:  assurément 
je  suis  fait  pour  les  plaindre;  mais  que  peu- 
vent-ils avoir  de  commun  avec  les  miens  ? 
Ma  situation  est  unique,  elle  est  inouie 
depuis  que  le  monde  existe ,  et  je  ne  puis 

Z  3 


353  LETTRES 

pr(^snmer  qu'il  s'en  retrouve  jamais  de  pa- 
reille. Je  ne  comprends  donc  point  quel 
rapport  il  peut  y  avoir  dans  nos  dest'ndes, 
et  j'aime  à  croire  que  vous  vous  abusez  sur 
ce  point.  Adieu  ,  monsieur;  vivez  heureux, 
jouissez  en  paix  de  votre  gloire,  et  souvenez- 
vous  quelquefois  d'un  homme  qui  vous  ho- 
norera toujours. 


LETTRE 
A  M.  L'A.  M. 

A  Monquin  par  Bourgoin  ,  le  9  février  i77&- 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  î 
CieJ ,  démasque  les  imposteurs, 
Et  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  regards  des  hommes. 

JCjn  véritë  ,  monsieur,  votre  lettre  n'est 
point  d'un  jeune  homme  qui  a  besoin  de 
conseil ,  elle  est  d'un  sage  très  capable  d'en 
donner.  Je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point 


DIVERSES.  359 

cette  lettre  m"a  frappe.  Si  vous  avez  en  effet 
Tëtoffe  qu'elle  annonce ,  il  est  à  désirer  pour 
le  bien  de  votre  élevé  que  ses  parons  sen- 
tent Te  prix  d.e  l'homme  qu'ils  ont  mis  auprès 
de  lui. 

Je  suis  et  depuis  si  long- temps  si  loin 
des  ide'es  sur  lesquelles  vous  me  remettez , 
quelles  me  sont  de  venues  absolument  élran- 
geres.  Toutefois  je  remplirai  selon  ma  por- 
tée le  devoir  que  vous  m'imposez;  mais  je 
.  suis  bien  persuadé  que  vous  ferez  mieux  de 
vous  en  rapporter  à  vous  qu'à  moi  sur  la 
meilleure  manière  de  vous  conduire  dans 
le  cas  difficile  où  vous  vous  trouvez. 

Sitôt  qu'on  s'est  dévoyé  de  la  droite  route 
de  la  nature,  rien  n'est  plus  difficile  que  d'y 
rentrer.  Votre  enfant  a  pris  un  pli  d'autant 
moins  facile  à  corriger,  que  nécessairement 
toutcequi  fenvironne  doit  empêcher  F  ef- 
fet de  vos  soins  pour  y  parvenir.  C'est  or- 
dinairement le  premier  pli  que  les  enfans 
de  qualité  contractent,  et  c'est  le  dernier 
qu'on  peut  leur  fahe  perdre,  parcequ'il  faut 
pour  cela  le  concours  de  la  raison  qui  leur 
vient  plus  tard  qu'à  tous  les  autres  enfans. 
Ne  voiiS  effrayez  donc  pas  trop  que  l'effet 

Z  4 


o6o  LETTRES 

de  vos  soins  ne  réponde  pas  d'abord  à  la 
chaleur  de  votre  zele;  vous  devez  vous  at- 
tendre à  peu  de  succès  jusqu'à  ce  que  vous 
ayez  la  prise  qui  peut  Tamener  ;  mais  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  vous  relâcher  en 
attendant.  Vous  voilà  dans  un  bateau  qu'un 
courant  très  rapide  entraîne  en  arrière  ,  il 
faut  beaucoup  de  travail  pour  ne  pas  re- 
culer. 

La  voie  que  vous  avez  prise  et  que  vous 
craignez  n'être  pas  la  meilleure  ne  le  sera 
pas  toujours  sans  doute  ;  mais  elle  me  pa- 
roît  la  meilleure  en  attendant.  Il  n'y  a  que 
trois  instrumens  pour  agir  sur  les  âmes  hu- 
maines ;la  raison,  le  sentiment,  et  la  néces- 
sité. Vous  avez  inutilement  employé  le  pre- 
mier ;  il  n'est  pas  vraisemblable  que  le  se- 
cond eût  plus  d'effet  ;  reste  le  troisième  ,  et 
mon  avis  est  que  pour  quelque  temps  vous 
devez  vous  y  tenir,  d'autant  plus  que  la 
première  et  la  plus  inq:)ortante  philosophie 
de  Ihomme  de  tout  état  et  de  tout  âge  est 
d'apprendre  à  fléchir  sous  le  dur  joug  de  la 
nécessité.  Clai^os  trabales  et  aeneos  manu 
gestans  ahenâ. 

Il  est  clair  que  l'opinion  ,  ce  monstre  qui 


DIVERSES.  36l 

di^vore  le  genre  humain ,  a  déjà  farci  de  ses 
préjugés  la  tète  du  petit  bon  homme.  Il  vous 
regarde  comme  un  homme  à  ses  gages,  une 
espèce  de  domestique  fait  pour  lui  obéir , 
pour  complaire  à  ses  caprices  ;  et ,  dans  son 
petit  jugement ,  il  lui  paroît  fort  étrange 
f^ue  ce  soit  vous  qui  prétendiez  Fasservir 
aux  vôtres,  car  c'est  ainsi  qu'il  voit  tout  ce 
que  vous  lui  prescrivez.  Toute  sa  conduite 
avec  vous  n'est  qu'une  conséquence  de  cette 
maxime,  qui  n'est  pas  injuste,  mais  qu'il  ap- 
plique mal ,  que  c'est  à  celui  qui  paie  de 
commander.  D'après. cela  qu'importe  qu'il 
ait  tort  ou  raison?  c'est  lui  qui  paie. 

Essayez  cliemin  faisant  d'effacer  cette 
opinion  par  des  opinions  plus  justes,  de 
redresser  ses  erreurs  par  des  jugemens  plus 
sensés.  Tâchez  de  lui  faire  comprendre 
qu'il  y  a  des  choses  plus  estimables  que  la 
naissance  et  que  les  richesses  ;  et ,  pour  le 
lui  faire  comprendre,  il  ne  faut  pas  le  lui 
dire ,  il  faut  le  lui  faire  sentir.  Forcez  sa  pe- 
tite ame  vaine  à  respecter  la  justice  et  le 
courage  ,  à  se  mettre  à  genoux  devant  la 
vertu  ;  et  n'allez  pas  pour  cela  lui  chercher 
des  livres  ;  les  hommes  des  livres  ne  seront; 


56f  LETTRES 

jamais  pour  lui  que  des  hommes  d'un  autre 
monde  :  je  ne  sache  qu'un  seul  modèle  qui 
puisse  avoir  à  ses  yeux  de  la  réalité ,  et  ce 
modèle  c'est  vous  ,  monsieur  ;  le  poste  que 
vous  remplissez  est  à  mes  yeux  le  plus  noble 
et  le  plus  grand  qui  soit  sur  la  terre.  Que 
le  vil  peuple  en  pense  ce  qu'il  voudra;  pour 
moi ,  je  vous  vois  à  la  place  de  Dieu  ,  vous 
faites  un  homme.  Si  vous  vous  voyez  du 
même  œil  que  moi ,  que  cette  idée  doit  vous 
élever  en  dedans  de  vous-même  !  quelle 
peut  vous  rendre  grand  en  effet  !  et  c'est  ce 
qu'il  faut  ;  car  si  vous  ne  l'étiez  qu'en  appa- 
rence et  que  vous  ne  fissiez  que  jouer  la 
vertu,  le  petit  bon -homme  vous  pénétre- 
roit  infailliblement ,  et  tout  seroit  perdu. 
Mais  si  cette  image  sublime  du  grand  et  du 
beau  le  frappe  une  fois  en  vous  ,  si  votre 
désintéressement  lui  a  pprend  que  la  richesse 
ne  peut  pas  tout,  s'il  voit  en  vous  combien 
il  est  plus  grand  de  commander  à  aoi-môme 
qu'à  des  valets  ,  si  vous  le  forcez  en  un  mot 
à  vous  respecter  ;  dès  cet  instant  vous  fan- 
iez subjugué^  et  je  vous  réponds  que,  quel- 
que semblant  qu'il  fasse ,  il  ne  trouvera  plus 
ëgal  que  vous  soyez  d'accord  avec  lui  ou 


DIVERSES.  363 

non  ,  sur-tout  si,  en  le  forçant  de  vous  ho- 
norer dans  le  fond  de  son  petit  cœur ,  vous 
lui  marquez  en  même  temps  faire  peu  de 
cas  de  ce  qu'il  pense  lui-même^  et  ne  vou- 
loir plus  vous  fatiguer  à  le  faire  convenir 
de  ses  torts.  Il  me  semble  qu  avec  une  cer- 
taine façon  grave  et  soutenue  d'exercer  sur 
lui  votre  autorité  vous  parviendrez  à  la  fin 
a  demander  froidement  à  votre  tour ,  Qu  est- 
ce  que  cela  fait  que  nous  soyons  d accord 
ou  non  ?  et  qu'il  trouvera ,  lui ,  que  cela  fait 
quelque  cliose.  Il  faudra  seulement  éviter 
de  joindre  à  ce  sang  froid  la  dureté  qui 
vous  rendroit  haïssable.  Sans  entrer  en  ex- 
plication avec  lui ,  vous  pourrez  dire  à  d'au- 
tres en  sa  présence  :  «  J'aurois  fait  mes  dé- 
lices de  rendre  son  enfance  heureuse  ,  mais 
il  ne  Ta  pas  voulu  ;  et  j'aime  encore  mieux 
qu'il  soit  malheureux  étant  enfa.'itque  mé- 
prisable étant  homme  y>,  A  l'égard  des  pu- 
nitions ,  je  pense,  comme  voîis  ,  qu'il  n'en 
faut  jamais  venir  aux  coups  que  dans  le 
seul  cas  où  il  auroit  commencé  lui-môme. 
Ses  châtimens  ne  doivent  jamais  être  que  de& 
abstinences ,  et  tirées ,  autant  qu'il  se  peut, 
de  la  nature  du  délit.  Je  voudrols  même 


564  LETTRES 

que  vous  vous  y  soumissiez  toujours  avec 
lui  quand  cela  seroit  possible,  et  cela  sans 
affectation  ,  sans  que  cela  parut  vous  coûter, 
et  de  façon  qu'il  put  en  quelque  sorte  lire 
dans  votre  cœnr,  sans  que  vous  le  lui  dissiez, 
que  vous  sentez  si  bien  la  privation  que  vous 
lui  imposez,  que  c'est  sansy  songer  que  vous 
vous  y  soumettez  vous-même.  En  un  mot, 
pour  rëussir ,  il  faudroit  vous  rendre  pres- 
que impassible,  et  ne  sentir  que  par  votre 
ëleve  ou  pour  lui.  Voilà,  je  Tavoue ,  une 
terrible  tâche  ;  mais  je  ne  vois  nul  autre 
moyen  de  succès ,  et  ce  succès  me  paroît 
assuré  de  part  ou  d'autre;  car  quand  avec 
tant  de  soins  vous  n'auriez  pas  le  bonheur 
d'avoir  fait  un  homme ,  n'est-ce  rien  que  de 
l'être  devenu  ? 

Tout  ceci  suppose  que  la  dédaigneuse 
hauteur  de  l'enfant  n'est  que  la  petite  vanité 
de  la  petite  grandeur  dont  ses  bonnes  au- 
ront boursoufflé  sa  petite  ame  ;  mais  il 
pourroit  arriver  aussi  que  ce  fut  l'âpreté 
d'un  caractère  indomtable  et  fier  qui  ne 
veut  céder  qu'à  lui-même.  Cette  dureté, 
propre  aux  seuls  naturels  qui  ont  beaucoup 
d'étoffe,  et  qui  ne  se  trouve  guère  au  pays 


DIVERSES.  365 

OÙ  VOUS  vivez,  n'est  pas  probablement  celle 
de  votre  élevé:  si  cependant  cela  se  trouvoit 
(  et  c'est  un  discernement  facile  à  faire  ) , 
alors  il  faudroit  bien  vous  garder  de  suivre 
avec  lui  la  méthode  dont  je  viens  de  parler 
et  de  heurter  la  rudesse  avec  la  rudesse:  les 
ouvriers  en  bois  n'emploient  jamais  fer  sur 
fer  ;  ainsi  faut-il  faire  avec  le:«  esprits  roides 
qui  résistent  toujours  à  la  force;  il  n'y  a  sur 
eux  qu'une  prise ,  mais  aimable  et  sure  , 
c'est  l'attachement  et  la  bienveillance.  Il  faut 
les  apprivoiser  comme  les  lions  par  les  ca- 
resses. On  risque  peu  de  gâter  de  pareils 
enfans  ;  tout  consiste  à  s'en  faire  aimer  uni^ 
fois ,  après  cela  vous  les  feriez  marcher  sur 
des  fers  rouges. 

Pardonnez,  monsieur,  tout  ce  radotage 
à  ma  pauvre  tête  qui  diverge,  bat  la  cam- 
pagne ,  et  se  perd  à  la  suite  de  la  moindre 
idée.  Je  n'ai  pas  le  courage  de  relire  ma 
lettre  de  peur  d'être  forcé  de  la  recommen- 
cer. J'ai  voulu  vous  montrer  le  vrai  désir  que 
j'aurois  de  vous  complaire  et  d'applaudir 
à  vos  respectables  soins;  mais  je  suis  très 
persuade  qu'avec  les  talens  que  vous  me 
paroissez  avoir  et  le  zèle  qui  les  anime  vous 


366  I>    E    T    T   R    E    s 

n'avez  besoin  que  de  vous-même  pour  con- 
duire aussi  sainement  qu'il  est  possible  le 
sujet  que  la  Providence  a  mis  entre  vos 
mains.  Je  vous  honore,  monsieur,  et  vous 
salue  de  tout  mon  cœur. 

LETTRE 

AU    MÊME. 

Alonquin ,  le  28  févier  1770. 

• 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  ! 
Ciel,  démasque  les  imposteurs. 
Et  force  leurs  barbares  coeurs 
A  s'ouvrir  aux  regards  des  hommes, 

V  OTRE  prëcédente  lettre  ,  monsieur,  m'en 
promettoit  si  bien  une  seconde  ,  et  j'étois 
si  sur  qu  elle  viendroit ,  que ,  quoique  je  me 
crusse  oblige  de  vous  tirer  de  Terreur  où  je 
vous  voyois,  j'aimai  mieux  tarder  de  rem- 
plir ce  devoir  que  de  vous  ôter  ce  plaisir  si 


DIVERSES.  367 

doux  aux  cœurs  honnêtes  de  réparer  leurs 
torts  de  leur  propre  mouvement.  (1) 

La  bizarre  manière  de  dater  qui  vous  a 
scandalise  est  une  formule  générale  dont 
depuis  quelque  temps  j'use  indifféremment 
avec  tout  le  monde ,  qui  n'a  ni  ne  peut  avoir 
aucun  trait  aux  personnes  à  qui  j'écris, 
puisque  ceux  qu'elle  regarde  ne  sont  pas 
laits  pour  être  honorés  de  mes  lettres  et 
ne  le  seront  sûrement  jamais.  Comment 
nV avez- vous  pu  croire  assez  brutal,  assez 
féroce,  pourvouloirinsulterainsidegaietéde 
cœur  quelqu'un  que  je  ne  connoissois  que 
par  une  lettre  pleine  de  témoi^^nai^es  d'es- 
time pour  moi  et  si  propre  à  m'en  inspirer 
pour  lui.^  Cette  erreur  est  là-dessus  tout  ce 
dont  je  peux  me  plaindre;  car,  si  ce  n'en 
eut  pas  été  une,  votre  ressentiment  devenoit 
très  légitime  et  votre  quatrain  très  mérité. 
Si  même  j'avois  quelque  autre  reproche  à 


(1)  Pour  l'intelligence  dccettephra.se  et  Je  celles 
qui  la  suivent,  il  faut  savoir  que  la  personne  à  qui 
cette  seconde  lettre  étoit  adressée  a  voit  inis  en  tête 
de  sa  réponse  à  la  première  un  quatrain  quiseiu- 
bloit  annoncer  qu'elle  avoit  pris  en  mauvaise  parc 
eelui  de  M.  Rousseau  j  ce  qui  cependant  a'étoit  pas. 


568  LETTRES 

VOUS  faire,  ce  seroit  sur  le  ton  de  votre  lettre 
qui  cadroit  si  mal  avec  celui  de  votre  qua- 
train. Quoique  dans  votre  opinion  je  vous 
en  eusse  donné  Texemple,  deviez- vous  ja- 
mais rimiter?  Ne  deviez  vous  pas  au  con- 
traire être  encore  plus  indigné  de  Tironie  et 
de  la  fausseté  détestable  que  cette  contra- 
diction niettoit  dans  ma  lettre?  et  la  vertu 
doit-elle  jamais  souiller  ses  mains  innocen- 
tes avec  les  armes  des  médians,  même  pour 
repousser  leurs  atteintes  ?  Je  vous  avoue 
franchement  que  je  vous  ai  bien  plus  aisé- 
ment pardonne  le  quatrain  que  le  corps  de 
la  lettre.  Je  passe  les  injures  dans  la  colère, 
mais  j'ai  peine  à  passer  les  cajoleries.  Par- 
don,  monsieur,  à  mon  tour.  J'use  peut- 
être  un  peu  durement  des  droits  de  mon 
âge  :  mais  je  vous  dois  la  vérité  depuis  que 
vous  m'avez  inspiré  de  l'estime;  c'est  un 
bien  dont  je  fais  trop  de  cas  pour  laisser 
passer  en  silence  rien  de  ce  qui  peut  l'alté- 
rer. A  présent  oublions  pour  jamais  ce  petit 
démêlé,  je  vous  en  prie,  et  ne  nous  sou- 
venons que  de  ce  qui  peut  nous  rendre  plus 
intéressansl'un  à  l'autre  par  la  manière  dont 
il  a  fmi. 

Revenons 


DIVERSES.  36g 

•  Revenons  à  votre  emploi.  S'il  est  vraî  que 
vous  ayez  adopté  le  plan  que  j'ai  tâché  de 
tracer  dans  Y  Emile  ^  j'admire  votre  coura- 
ge; car  vous  avez  trop  de  lumières  pour  ne 
pas  voir  que  dans  un. pareil  système  il  faut 
tout  ou  rien ,  et  qu'il  vaudroit  cent  fois 
mieux  reprendre  le  train  des  éducations  or- 
dinaires et  faire  un  petit  talon  rouge,  que  de 
suivre  à  demi  celle-là  pour  ne  faire  qu'un 
homme  manqué.  Ce  que  j'appelle  tout  n'est 
pas  de  suivre  servilement  mes  idées,  au 
contraire  c'est  souvent  de  les  corriger;  mais 
de  s'attacher  aux  principes  et  d'en  suivre 
exactement  les  conséquences ,  avec  les  mo- 
difications cju'exige  nécessairement  toute 
application  particulière.   Vous  ne  pouvez 
ignorer  quelle  tâche  immense  vous  vous 
donnez.    Vous  voilà  pendant  dix  ans  au 
moins  nul  pour  vous-même,  et  livré  tout 
entier  avec  toutes  vos  facultés  à  votre  éleve.i 
Vigilance ,   patience ,   fermeté  ;  voilà  sur- 
tout trois  qualités  sur  lesquelles  vous  ne 
sauriez  vous  relâcher  un  seul  instant  sans 
risquer  de  tout  perdre.  Oui  de  tout  perdre, 
entièrement  tout.  Un  moment  d'impatien- 
ce, de  négligence  ou  d'oubli,  peut  vous  ôtei; 
Tome  32.  A  a 


570  LETTRES 

le  fruit  de  six  ans  de  tirvaux ,  sans  f|n'îl 
vous  eu  reste  rien  du  tout,  pas  môme  la 
possibilité  de  le  recouvrer  par  le  travail  de 
dix  autres.  Certainement,  s'il  y  a  quelque 
chose  qui  mérite  le  nom  d'héroïque  et  de 
grand  parmi  les  hommes,  c'est  le  succès  des 
entreprises  pareilles  à  la  vôtre;  car  le  succès 
est  toujours  proportionné  à  la  dépense  de 
talens  et  de  vertus  dont  on  l'a  acheté.  Mais 
aussi  quel  don  vous  aurez  fliit  à  vos  sem- 
blables, et  quel  prix  pour  vous-même,  de 
vos  grands  et  pénibles  travaux!  Vous  vous 
serez  fait  un  ami;  car  c'est  là  le  terme  né- 
cessaire du  respect,  de  l'estime  et  de  la  re- 
connoissance   dont   vous    l'aurez    pénétré. 

Voyez,  monsieur ,  dix  ans  de  travaux 

immenses,  et  toutes  les  plus  douces  jouis- 
sances de  la  vie  pour  le  reste  de  vos  jours 
tt  au-delà.  Voilà  les  avances  que  vous  avez 
faites,  et  voilà  le  prix  qui  doit  les  payer.  Si 
vous  avez  besoin  d'encouragement  dans 
cette  entreprise,  vous  me  trouverez  toujours 
prêt;  si  vous  avez  besoin  de  conseils  ,  ils 
sont  désormais  au-dessus  de  mes  forces.  Je 
ne  puis  vous  promettre  que  de  la  bonne 
volonté ,  mais  vous  la  trouverez  toujours 


DIVERSES,  Eji 

pleine  et  sincère;  soit  dit  une  fois  pour 
toutes  :  et ,  lorsque  vous  me  croirez  bon  à 
quelque  chose,  ne  craignez  pas  dé  ra'ini- 
portuner.  Je  vous  salue  de  tout  mon  cœuFi 

LETTRE 

AU   M  f!:  M  E. 

Monquia  ,  lè  i4  taats  i  jjàf 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommé*  ! 
Ciel ,  démasque  les  imposteurs, 
E:  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  regards  des  bomme'j. 

Je  voudrois,  monsieur,  pour  Tamour  de 
Vous,  que  l'application  quil  vous  plait  de 
faire  de  votre  quatrain  fût  assez  naturelle 
pour  être  croyable  :  mais ,  puisque  vous 
aimez  mieux  vous  excuser  que  vous  accuseï^ 
d'une  promptitude  que  j'aurois  pu  moi- 
même  avoir  à  votre  place,  soit;  je  n'épilo-' 
gueiai  pas  là-dessus. 

Depuis  rimpression  de  V Emile  je  né  lai 

A  a  2 


Sy2  LETTRES 

relu  qu  une  fois,  il  y  a  six  ans,  pour  corriger 
un  exemplaire  ;   et  le  trouble  continuel  oiji 
Ton  aime  à  me  faire  vivre  a  tellement  gagné 
ma  pauvre  tête ,  que  j  ai  perdu  le  peu  de 
mémoire  qui  me  restoit,  et  que  je  garde  à 
peine  une  idée  générale  du  contenu  de  mes 
écrits.  Je  me  rappelle  pourtant  fort  bien 
qu  il  doit  y  avoir  dans  YEiinle  un  passage 
relatif  à  celui  que  vous  me  citez;  mais  je 
suis  parfaitement  sur  qu'il  n  est  pas  le  même, 
parcequ'il  présente,  ainsi  défiguré ,  un  sens 
trop  différent  de  celui  dont  j'étois  plein  en 
l'écrivant.  J'ai   bien  pu  ne  pas  songer  à 
évit<îr  dans  ce  passage  le  sens  qu'on  eut  pu 
lui  donner  s'il  eût  été  écrit  par  Cartouche 
ou  parRaffiat,  mais  je  n'ai  jamais  pu  m'ex- 
primer  aussi  inv.orrectcment  dans  le  sens 
que  je  lui  donnois  moi-même.  Vous  serez 
peut-être  bien-aise  d'apprendre  l'anecdote 
qui  me  conduisit  à  cette  idée. 

Le  feu  roi  de  Prusse,  déjà  grand  amateur 
de  la  discipline  militaire,  passant  en  revue 
un  de  ses  régimens,  fut  si  mécontent  de  la 
manœuvre,  qu'au  lieu  d'imiter  le  noble 
usage  que  Louis  XI V  en  colère  a  voit  faiÈ 
de  sa  canne,  il  s'oublia  jusqu'à  frapper  de 


DIVER     SES.  373 

la  sienne  le  major  qui  commandoit.  L'officier 
outragé  recule  deux  pas,  porte  la  main  à  Tun 
de  ses  pistolets,  le  tire  aux  pieds  du  cheval 
du  roi  et  de  l'autre  se  casse  la  tête.  Ce  trait , 
auquel  je  ne  pense  jamais  sans  tressaillir 
d admiration,  me  revint  fortement  en  ëcri- 
vant  V Emile ^  et  j'en  fis  l'application  de  moi- 
même  au  cas  d'un  particulier  qui  en  dës- 
honore  un  autre,  mais  en  modifiant  l'acte 
par  la  différence  des  personnages.  Vous 
sentez,  monsieur,  qu'autant  le  major  bà- 
tonné  est  grand  et  sublime  quand ,  prêt  à 
s'ôter  la  vie ,  maître  par  conséquent  de  celle 
de  Toffenseur  et  le  lui  prouvant ,  il  la  res- 
pecte pourtant  en  sujet  vertueux ,  s'élève 
par-là  même  au-dessus  de  son  souverain , 
et  meurt  en  lui  faisant  grâce ,  autant  la 
même  clémence  vis-à-vis  un  brufal  obscur 
seroit  inepte.  Le  major  employant  son 
premier  coup  de  pistolet  n'eût  été  qu'un 
forcené  ;  le  particulier  perdant  le  sien  ne 
seroit  qu'un  sot. 

Mais  un  homme  vertueux,  un  croyant, 
peut  avoir  le  scrupule  de  disposer  de  sa  pro- 
pre vie  sans  cependant  pouvoir  se  résoudre 
à  survivre  à  son  déshonneur,  dont  la  perte 

Aa  3 


3^4  LETTRES 

même  injuste  entraîne  des  malheurs  civils 
pires  cent  fois  que  la  mort.  Sur  ce  cliapitie 
dellionneurrinsuffisance  deslois  nouslaisse 
toujours  dans  l'état  de  nature.  Je  crois  cela 
prouvé  dans  ma  lettre  à  M.  d'Aleinbert  sur 
les  spectacles.  L'honneur  d'un  homme  ne 
peut  avoir  devraidéfenseurni  de  vrai  vengeur 
que  lui-même.  Loin  qu'ici  la  clémence  qu'eu 
tout  autre  cas  prescrit  la  vertu  soit  permiije, 
elle  est  défendue  ;  et  laisser  impuni  son 
déshonneur  c'est  y  consentir:  on  lui  doit  sa 
vengeance  ;  on  se  la  doit  à  soi-même;  on  la 
doit  même  à  la  société  et  aux  autres  gens 
d'honneur  qui  la  composent:  et  c'est  ici 
l'une  des  fortes  raisons  qui  rendent  le  duel 
extravagant,  moins  parcequ'il  expose  l'in- 
nocent à  périr ,  que  parcequ'il  l'expose  h 
périr  sans  vengeance  et  à  laisser  le  coupable 
triomphant.  Et  vous  remarquerez  que  ce 
qui  rend  le  trait  du  major  vraiment  héroï* 
que  est  moins  la  mort  qu  il  se  donne,  que 
la  fiere  et  noble  vengeance  qu'il  sait  tirer 
de  son  roi.  C'est  son  premier  coup  de  pisto- 
let qui  fait  valoir  le  second,  (^uel  sujet  il 
luiôte,  et  quels  remords  il  lui  laisse!  En- 
ÇQ^e  ufte  fois  le  cas  entre  particuliers  est 


DIVERSES.  075 

toiUclifféreiit.  CepenJant  si  Thonneur  pres- 
crit la  vengeance,  il  la  prescrit  courageuse  : 
celui  qui  se  venge  en  lâche,  au  lieu  d'effacef 
son  infamie  y  met  le  comble;  mais  celui 
qui  se  venge  et  meurt  est  bien  réhabilité.  Si 
donc  un  homme  indignement,  injustement 
flétri  par  un  sutre ,  va  le  chercher  un  pistolet 
à  la  main  dans  l'amphithéâtre  de  Topera^ 
lui  casse  la  tête  devant  tout  le  monde,  et 
puis,  se  laissant  mener  tranquillement  de- 
vant les  juges,  leur  dit,  Je  viens  de  faire 
un  acte  de  justice  que  je  me  dei'ois  et  gui 
napparienoit  qu'à  moi ,  faites-moi  pendre 
si  "VOUS  l'osez  ;  il  se  pourra  bien  qu'ils  le 
fassent  pendre  en  effet,  parcequ'enfin  qui- 
conque a  donné  la  mort  la  mérite,  et  qu'il 
a  dû  même  y  compter:  mais  je  réponds 
qu'il  ira  au  supplice  avec  l'estime  de  tout 
homme  écjuitable  et  sensé  comme  avec  la 
mienne;  et  si  cet  exemple  inîiînide  un  peu 
les  tâteurs  d'hommes  et  fyt  marcher  les  gens 
d'honneur  cjui  ne  ferraillent  pas  la  télé  un 
peu  levée,  je  dis  c]ue  la  mort  de  cet  homme  de 
courage  ne  sera  pas  inutile  à  la  société.  La 
conclusion  tant  de  ce  détail  que  de  ce  que 
]"ai  dit  à  ce  sujet  dans  VEmi-e,  et  que  je 

A  a  4 


SyS  LETTRES 

répétai  souvent  quand  ce  livre  parut  à  ceux 
qui  me  parlèrent  de  cet  article,  est  qu'on 
ne  déshonore  point  un  homme  qui  sait 
viourir.  Je  ne  dirai  pas  ici  si  j'ai  tort,  cela 
pourra  se  discuter  à  loisir  dans  la  suite  ; 
mais ,  tort  ou  non ,  si  cette  doctrine  me 
trompe,  vous  permettrez  néanmoins  ,  nen 
déplaise  à  votre  illustre  prôneur  d'oracles, 
que  je  ne  me  tienne  pas  pour  déshonoré. 

Je  viens  ,  monsieur  ,  à  la  question  que 
vous  me  proposez  sur  votre  élevé.  Mon  sen- 
timent est  qu  on  ne  doit  forcer  un  entant  à 
manger  de  rien.  Il  y  a  des  répugnances  qui 
ont  leur  cause  dans  la  constitution  particu- 
lière de  l'individu  ,  et  celles-là  sont  invinci- 
bles; les  autres,  qui  ne  sont  que  des  fantai- 
sies, ne  sont  pas  durables,  à  moins  qu'oii  ne 
les  rende  telles  à  force  d'y  faire  attention.  Il 
pourroit  y  avoir  quelque  chose  de  vrai  dans 
le  cas  de  prévoyance  qu'on  vous  allègue,  si 
(chose  presque  inouie)  il  s'agissoit  d'ali- 
mens  de  première  nécessité,  comme  le  pain, 
le  lait,  les  fruits.  Il  faudroit  du  moins  tâcher 
de  vaincre  cet  te  répugnance  ,  sans  que  len- 
fant  s'en  apperçùt  et  sans  le  contrarier  ;  ce 
qui ,  par  exemple,  pourroit  se  faire  en  l'ex- 


DIVERSES.  377 

posant  k  avoir  grancrfaiin  ,  et  à  ne  trouver 
comme  par  hasard  que  raliment  auquel  il 
répugne.  Mais  si  cet  essai  ne  réussit  pas , 
je  ne  serois  pas  d'avis  de  s  y  obstiner.  Que 
s'il  s'agit  de  mets  composés ,  tels  qu  on  en 
sert  sur  les  tab'es  des  grands ,  la  précaution 
paroît  d'abord  assez  superflue  ;  car  il  est  peu 
apparent  que  le  petit  bon  homme  se  trouve 
un  jour  réduit  dans  les  bois  ou  ailleurs  à 
des  ragoûts  de  truffes,  ou  à  des  profiteroles, 
au  chocolat ,  pour  toute  nourriture.  Mais 
peut-être  a-t-on  un  autre  objet  qu  on  ne 
vous  dit  pas  et  qui  n'est  pas  sans  fondement. 
lYotre  élevé  est  fait  pour  avoir  un  jour  place 
aux  petits  soupers  des  rois  et  des  princes  :  il 
doit  aimer  tout  ce  cju'ils  aimeront;  il  doit 
préférer  tout  ce  cju'ils  préféreront  ;  il  doit  en 
toute  chose  avoir  les  goûts  qu'ils  auront,  et 
il  n'est  pas  d'un  bon  courtisan  d'en  avoir 
d'exclusifs.  Vous  devez  comprendre  par-là  et 
par  beaucoup  d'autres  choses  que  ce  n'est 
pas  un  Emile  que  vous  avez  à  élever.  Ainsi 
gardez-vous  bien  d'être  un  Jean- Jacques  ; 
car  ,  comme  vous  voyez  ,  cela  ne  réussit  pas 
pour  le  bonlieur  de  cette  vie. 

Prêt  à  cjuitter  cette  demeure ,  je  n'ai  plus 


5/8  LETTRES 

d'adresse  assez  fixe  à  vous  donner  pour  y  re- 
cevoir de  vos  lettres.  Adieu^  monsieur. 


LETTRE 
A  M""  C. 

MoïKjuin  ,  le  38  octobre  1769. 

Oi  je  n\ivois  clé  garde-rnaîade  ,  madame, 
et  si  je  ne  Tetois  encore  ,  j'aurois  été  moins 
]ent  et  je  serois  moins  bref  à  vous  remercier 
du  plaisir  que  m'a  fîiit  votre  lettre  et  du  désir 
que  j  ai  de  mériter  et  cultiver  la  correspon- 
dance que  vous  daignez  m'offrir.  Votre  ca- 
ractère aimable  et  vos  bons  sentimens  m'é- 
toient  déjà  assez  connus  pour  me  donner 
du  regret  de  n'avoir  pu  leur  rendre  mon  hom- 
mage en  personne,  lorsque  je  fus  un  instant 
votre  voisin.  Maintenant  vous  m'offrez  , 
madame  .  dans  la  douceur  de  in'entretenic 
quelquefois  avec  vous  ,  un  dédommagement 
dont  je  sens  déjà  le  prix,  mais  qui  ne  peut 
pourtaxit,  qu  ù  l'aide  d'une  imagination  qui 


DIVERSES.  079 

VOUS  cherche  suppléer  au  charme  devoir 
animer  vos  yeux  et  vos  traits  par  ces  senti- 
mens  vivihans  et  honnêtes  dont  votre  cœur 
me  paroît  pénétré.  Ne  craignez  point  que  le 
mien  repousse  la  confiance  dont  vous  voulez, 
bien  m'iionorer  et  dont  je  ne  suis  pas  in- 
digne. 

Adieu ,  madame  :  soyez  sure,  je  vous  sup- 
plie ,  que  mon  cœur  répond  très  bien  au 
vôtre  ,  et  que  c'est  pour  cela  que  ma  plume 
n'ajoute  rien. 


LETTRE 

A  L  A  ai  É  M  E. 

Monquin  ,  le  7  décembre  176^, 

J  £  présume  ,  madame  ,  que  vous  voilà  heu- 
reusement arrivées  à  Paris,  et  peut-être  déjà 
dans  le  tourbillou  de  ces  plaisirs  bruyans 
dont  vous  pressentiez  le  vuideen  vous  pro- 
posant de  les  cherclier.  Je  ne  cf-ains  pas  quo 
VOUS  les  trouviez  à  1  épreuve  plus  subslan- 


Si8o  LETTRES 

tiels  pour  un  cœur  tel  que  le  votre  meparoît 
être  que  vous  ne  les  avez  estimés  ;  mais  il 
pourroit  résulter  de  leur  liabitude  une  chose 
bien  cruelle ,  c'est  qu'ils  devinssent  pour 
vous  des  besoins  sans  être  des  alimeus;  et 
vous  voyez  dans  quel  état  cruel  cela  jette 
quand  on  est  forcé  de  chercher  son  existence 
là  oii  Ton  sent  bien  qu'on  ne  trouvera  jamais 
le  bonheur.  Pour  prévenir  un  pareil  mal- 
heur quand  on  est  dans  le  train  d'en  courir 
le  risque ,  je  ne  vois  guère  qu'une  chose  à 
faire ,  c'est  de  veiller  sévèrement  sur  soi- 
même,  et  de  rompre  cette  hal;itude ,  ou  du 
moins  de  l'interrompre  avant  de  s'en  laisser 
subjuguer.  Le  mal  est  que  dans  ce  cas  , 
comme  dans  un  autre  plus  grave  ,  on  ne 
commence  guère  à  craindre  le  joug  que 
quand  on  le  porte  et  qu'il  n'est  plus  temps 
de  le  secouer  :  mais  j'avoue  aussi  que  qui- 
conque a  pu  faire  cet  acte  de  vigueur  dans 
le  cas  le  plus  difficile ,  peut  bien  compter 
sur  soi  même  aussi  dans  l'autre  ;  il  suffit  de 
prévoir  qu'on  en  aura  besoin.  La  conclusion 
de  ma  morale  sera  donc  moins  austère  que 
le  début.  Je  ne  blâme  assurément  pas  que 
vous  vous  livriez  avec  la  modération  que 


DIVERSES.  3Sl1 

VOUS  y  voulez  mettre  aux  amusemens  du 
grand  inonde  où  vous  vous  trouvez.  Votre 
âge,  madame,  vos  sentimens,  vos  résolu- 
tions, vous  donnenttoutle  droit  d'en  goûter 
les  innocens  plaisirs  sans  alarmes  ;  et  tout 
ce  que  je  vois  de  plus  à  craindre  dans  les 
sociétés  oii  vous  allez  briller  ,  est  que  vous 
ne  rendiez  beaucoup  plus  difficile  à  suivre 
pour  d'autres  Favis  que  je  prends  la  liberté 
de  vous  donner. 

Je  crains  bien  ,  madame  ,  que  l'intérêt 
peut-être  un  peu  trop  vif  que  vous  nVin- 
spirez  ne  nVait  ftiit  vous  prendre  un  peu 
trop  légèrement  au  mot  sur  ce  ton  de  pé- 
dagogue que  vous  m'invitez  en  quelque  fa- 
çon de  prendre  avec  vous.  Si  vous  trouvez 
mon  radotage  impertinent  ou  maussade,  ce 
sera  ma  vengeance  de  la  petite  malice  avec 
laquelle  vous  êtes  venue  agacer  un  pauvre 
barbon,  qui  se  dépêche  d'être  sermonneur 
pour  éviter  la  tentation  d'être  encore  plus 
ridicule  :  je  suis  même  un  peu  tenté  ,  je 
vous  l'avoue ,  de  m'en  tenir  là.  L'état  où  vous 
m'apprenez  que  vous  êtes  actuellement ,  et 
le  vuideducœur,  accompagné  d'une  tristesse 
habituelle,  que  laisse  dans  le  vôtre  ce  tu- 


SSa  IL    E    t    T    R    É    s 

milite  qu'on  appelle  société,  me  donnent  j. 
madame  ,  un  vif  désir  de  recherrlier  avec 
vous  s'il  n'y  auroit  pas  moyen  de  faire  ser- 
vir une   de  ces  deux  choses  de  remède  à 
rautre.    Mais  cela  me  meneroit  à  des  dis- 
cussions  si  déplacées  dans  le  train  d'amu- 
semens  où  je  vous  suppose,  et  que  le  car- 
naval dont  nous  approchons  va  probable- 
ment rendre  plus  vifs  ,  qu'il  me  faudroit 
de  votre  part  plus  qu'une  permission  pour 
oser  entamer  cette  matière  dans  un  moment 
aussi  désavantageux.    Si  vous  nientendez 
d'avance ,    comme  je  puis  l'espérer  ou  le 
craindre  >  dites-moi  de  grâce  si  je  dois  par- 
î^er  ou  me  taire  ,  et  soyez  sure,  madame, 
que  dans  l'un  ou  l'autre  cas  je  vous  obéirai , 
non  pas  avec  le  môme  plaisir  peut-être  ^  mais 
avec  la  même  lidélité. 


DIVERSES.  oS3 


«■■Ui-l 


LETTRE 

A  L  A  M  È  M  E. 

Mondain  ,  le  17  janvier  i-yoi 

V  OTRE  lettre  ,  madame ,  exigeroit  une  lon^ 
gue  réponse  ;  mais  je  crains  que  le  trouble 
passager  où  je  suis  ne  me  permette  pas 
de  la  faire  comme  il  faudroit.  Il  m'est  dif- 
ficile de  m'accoutumer  assez  aux  outrages 
et  à  l'imposture  même  la  plus  comique  pour 
ne  pas  sentir  à  chaque  fois  qu'on  les  re- 
nouvelle les  bouillonnemens  d^un  cœur 
fier  qui  s'indigne  précéder  le  ris  moqueur 
qui  doit  être  ma  seule  réponse  à  tout  cela. 
Je  crois  pourtant  avoir  gagné  beaucoup  : 
j'espère  gagner  davantage  ,  et  je  crois  voir 
le  moment  assez  proche  où  je  me  ferai  un 
amusement  de  suivre  dans  leurs  manœu- 
vres souterraines  ces  troupes  de  noires 
taupes  qui  se  fatiguent  à  me  jeter  de  la 
terre  sur  les  pieds.  En  attendant  ,  nalur* 


584  LETTRES 

pâtit  encore  un  peu ,  je  l'avoue  :  mais  le 
mal  est  court ,  bienlôt  il  sera  nul.  Je  viens 
à  vous. 

Jeus  toujours  le  cœur  un  peu  romanes- 
que ,  et  j'ai  peur  d'être  encore  mal  £;uéri  de  ce 
penchant  en  vous  écrivant  :  excusez  donc  , 
madame  ,  s'il  se  mêle  un  peu  de  visions  à 
mes  idées  •,  et  s'il  s'y  mêle  aussi  un  peu  de 
raison ,  ne  la  dédaignez  pas  sous  quelque 
forme  et  avec' quelque  cortège  qu'elle  se 
présente.  Notre  correspondance  a  commence 
d'une  manière  à  me  la  rendre  à  jamais  in- 
téressante ;  un  acte  de  vertu  dont  je  con- 
nois  bien  tout  le  prix  ,  un  besoin  de  nour- 
riture à  votre  ame  qui  me  fait  jDrésiimer  de 
la  vigueur  pour  la  digérer  et  la  santé  qui 
en  est  la  source.  Ce  vuide interne  dont  vous 
vous  plaignez  ne  se  fait  sentir  qu'aux 
cœurs  faits  pour  être  remplis.  Les  cœurs 
étroits  ne  sentent  jamais  de  vuide  ,  parce- 
qu  ils  sont  toujours  pleins  de  rien  :  il  en  est 
au  contraire  dont  la  capacité  vorace  est  si 
grande  ,  que  les  chétifs  êtres  qui  nous  en- 
tourent ne  la  peuvent  remplir.  Si  la  nature 
vous  a  fait  le  rare  et  funeste  présent  d'un 
cœur  trop  sensible  au  besoin  d'être  heu- 
reux. 


DIVERSES.  585 

ireux ,  ne  cherchez  rien  au  dehors  qui  lui 
puisse  suffire  ;  ce  n'est  que  de  sa  propre  sub- 
stance qu'il  doit  se  nourrir.  Madame ,  tout 
le  bonheur  que  nous  voulons  tirer  de  ce 
qui  nous  est  étranger  est  un  bonheur 
faux.  Les  gens  qui  ne  sont  susceptibles 
d'aucun  autre  font  bien  de  s'en  contenter  : 
mais  si  vous  êtes  celle  que  je  suppose ,  vous 
ne  serez  jamais  heureuse  que  par  vous- 
même;  n'attendez  rien  pour  cela  que  de 
vous.  Ce  sens  moral  si  rare  parmi  les  hom- 
mes ,  ce  sentiment  exquis  du  beau,  du  vrai , 
du  juste ,  qui  rélléchit  toujours  sur  nous-mê- 
mes ,  tient  l'ame  de  quiconque  en  est  doué 
dans  un  ravissement  continuel  qui  est  la 
plus  délicieuse  des  jouissances.  La  rigueur 
du  sort ,  la  méchanceté  des  hommes  ,  les 
maux  imprévus  ,  les  calamités  de  toute  es- 
pèce ,  peuvent  l'engourdir  pour  quelques 
momens  ,  mais  jamais  l'éteindre  ;  et,  pres- 
que étouffé  sous  le  faix  des  noirceurs  hu- 
maines, quelquefois  une  explosion  subite 
peut  lui  rendre  son  premier  éclat.  On  croit 
que  ce  n'est  pas  à  une  femme  de  votre  âge 
qu'il  faut  dire  ces  choses-là  ;  et  moi  je  crois , 
AU  contraire ,  que  ce  n'est  qu'à  votre  âg« 
Tome  5a.  B  b 


ZS6  LETTRES 

qu'elles  sont  utiles  et  que  le  cœur  s'y  peut 
ouvrir;  plutôt  il  ne  sauroit  les  entendre; 
plus  tard  son  liabitude  est  déjà  prise ,  il  ne 
sauroit  les  goûter. 

Comment  s'y  prendre ,  me  direz-vous  ?, 
Que  faire  pour  cultiver  et  développer  ce 
sens  moral  ?  Voilà  ,  madame  ,  à  quoi  j'en 
voulois  venir.  Le  goût  de  la  vertu  ne  se 
prend  point  par  des  préceptes  ,  il  est  l'effet 
d'une  vie  simple  et  saine  ;  on  parvient  bien- 
tôt à  aimer  ce  qu'on  fait  quand  on  ne 
fait  que  ce  qui  est  bien.  Mais  pour  pren- 
dre cette  habitude ,  qu'on  ne  commence 
a  goûter  qu'après  l'avoir  prise ,  il  faut  un. 
motif.  Je  vous  en  offre  un  que  votre  état 
lue  suggère;  nourrissez  votre  enfant.  J'en- 
tends les  clameurs  ,  les  objections  ;  tout 
haut ,  les  embarras ,  point  de  lait ,  un  mari 
qu'on  importune.  . .  ;tout  bas  ,  un?  femme 
qui  se  gêne  ,  l'ennui  de  la  vie  domestique, 
les  soins  ignobles  ,  l'abstinence  des  plai- 
sirs.  .  .  Des  plaisirs?  Je  vous  en  promets, 
et  qui  rempliront  vraiment  votre  ame.  Ce 
n'est  point  par  des  plaisirs  entassés  qu'on 
•est  heureux,  mais  par  un  état  j^ermanent 
qui  n'est  point  composé  d'actes  distincts. 


I>  I   V  E   R  s  E   s.'  §87^ 

Si  le  bonheur  n'entre  pour  ainsi  dire  en 
dissolution  dans  notre  ame  ,  s'il  ne  fait 
que  la  toucher ,  refïleurer  par  quelques 
points  ,  il  n'est  qu'apparent ,  il  n'est  rien, 
pour  elle. 

L'habitude  la  plus  douce  qui  puisse  exis- 
ter est  celle  de  la  vie  domestique  ,  qui  nous 
tient  plus  près  de  nous  qu  aucune  autre  ; 
rien    ne   s'identifie  plus   fortement ,   plus 
constamment  avec  nous  que  notre  famille 
et  nos  enfans.  Les  senti  mens  que  nous  ac- 
quérons ou  que  nous  renforçons  dans  ce 
commerce  intime  sont  les  plus  vrais,  les 
plus  durables  ,  les  plus  solides,  qui  puis- 
sent nous  attacher  aux  êtres  périssables , 
puisque  la  mort  seule  peut  les  éteindre  , 
au  lieu  que  l'amour  et  l'amitië  vivent  rare- 
ment autant  que  nous  :  ils  sont  aussi  les 
plus  purs  ,  puisqu'ils  tiennent  de  plus  près 
à  la  nature  ,   à  l'ordre  ,  et  par  leur   seule 
force  nous  éloignent  du  vice  et  des  goûts 
dépravés.  J'ai  beau  chercher  où  l'on   peut 
trouver  le  vrai  bonheur  ;  s'il  en  est  sur  la 
terre  ,  ma  raison  ne  me  le  montre  quelà. .,' 
Les  comtesses  ne  vont  pas  d'ordinaire  fy 
chercher  ,  je  le  sais  ;  elles  ne  se  font  pas 

Bb  2 


388  ï.  E  T  T  R  E  s 

nourrices  et  gouvernantes  :  mais  il  faut  aussi 
qu'elles  sachent  se  passer  d'être  heureu- 
ses ;  il  faut  que  ,  substituant  leurs  bruyans 
plaisi  rs  au  vrai  bonheur  ,  elles  usent  leur 
vie  dans  un  travail  de  forçat  pour  ëchap' 
per  à  Fennui  qui  les  étouffe  aussitôt  qu  elles 
respirent  ;  et  il  faut  que  celles  que  la  nature 
doua  de  ce  divin  sens  moral  qui  charme 
quand  on  s'y  livre,  et  qui  pesé  quand  on 
l'élude ,  se  résolvent  à  sentir  incessamment 
gémir  et  soupirer  leur  cœur  taudis  que 
leurs  sens  s'amusent.  . .  .. 

Mais  moi  qui  parle  de  famille ,  d'enfans... 
Madame,  plaignez  ceux  qu'un  sort  de  fer 
prive  d'un  pareil  bonheur;  plaignez-les  s'ils 
ne  sont  que  malheureux ,  plaignez-les  beau- 
coup plus  s'ils  sont  coupables.  Pour  moi , 
jamais  on  ne  me  verra ,  prévaricateur  de  la 
vérité  ,  plier  dans  mes  égaremens  mes  ma- 
ximes à  ma  conduite;  jamais  on  ne  me  verra 
falsifier  les  saintes  lois  de  la  nature  et  du 
devoir  pour  exténuer  mes  fautes.  J'aime 
mieux  les  expier  que  les  excuser.  Quand 
ma  raison  me  dit  que  j'ai  fait  dans  ma  situa- 
tion ce  que  j'ai  dû  faire ,  je  f  en  crois  moins 
que  mon  cœur  qui  gémit  et  qui  la  dément 


DIVERSES.  589 

Condamnez-moi  donc ,  madame,  mais  écou- 
tez-moi. Vous  trouverez  un  homme  ami  de 
la  vérité  jusques  dans  ses  fautes ,  et  qui  ne 
craint  point  d'en  rappeler  lui-même  le  souve- 
nir ,  lorsqu'il  en  peut  résulter  quelque  bien. 
Néanmoins  je  rends  grâces  au  ciel  de  n'a- 
voir abreuvé  que  moi  des  amertumes  de  ma 
vie ,  et  d'en  avoir  garanti  mesenfans.  J'aime 
mieux  qu'ils  vivent  dans  un  état  obscur 
sansmeconnoître,  que  de  les  voir,  dans  mes 
malheurs ,  bassement  nourris  par  la  traî- 
tresse générosité  de  mes  ennemis,  ardens 
à  les  instruire  à  haïr  et  peut-être  à  trahir 
leur  père  ;  et  j'aime  mieux  cent  fois  être  ce 
père  infortuné  qui  négligea  son  devoir  par 
foiblesse  et  qui  pleure  sa  faute ,  que  d'être 
l'ami  perfide  qui  trahît  la  confiance  de  sou 
ami ,  et  divulgue  pour  le  diffamer  le  secret 
qu'il  a  versé  dans  son  sein. 

Jeune  femme ,  voulez  -  vous  travailler  à 
vous  rendre  heureuse?  commencez  d'abord 
par  nourrir  votre  enfant.  Ne  mettez  pas  votre 
fille  dans  un  couvent,  élevez-la  vous-même. 
Votre  mari  est  jeune,  il  est  d'un  bon  naturel, 
voilà  ce  qu'il  nous  faut.  Vous  ne  me  dites 
point  comment  il  vit  avec  vous  :  n'importe  5 

Bb  3 


^90  LETTRES 

ff.i-il  livré  à  tous  les  goûts  de  son  âge  et  de 
son  temps  ,  vous  l'en  arracherez  par  les 
vôtres  sans  lui  rien  dire.  Vos  enfans  vous 
aideront  aie  retenir  par  des  liens  aussi  forts 
et  plus  constans  cjue  ceux  de  l'amour.  Vous 
passerez  la  vie  la  plus  simple  ,  il  est  vrai , 
mais  aussi  la  plus  douce  et  la  plus  heureuse 
dont  j'aie  Tidëe,  Mais ,  encore  une  fois  ,  si 
celle  d'un  mënage  bourgeois  vous  dégoûte 
et  si  l'opinion  vous  subjugue,  guérissez- 
vous  de  la  soif  du  bonheur  qui  vous  tour- 
mente, car  vous  ne  fétancherez  jamais. 

Voilà  mes  idées  :  si  elles  sont  fausses  ou 
ridicules,  pardonnez  Terreur  à  l'intention. 

Je  me  trompe  peut-être ,  mais  il  est  sûr 
que  je  ne  veux  pas  vous  tromper.  Bon  jour, 
madame  :  l'intérêt  que  vous  prenez  à  moi 
me  touche,  et  je  vous  jure  que  je  vous  le 
rends  bien. 

Toutes  vos  lettres  sont  ouvertes  ;  la  der- 
nière l'a  été  ;  celle- ci  le  sera ,  rien  n  Vst  plus 
certain.  Je  vous  en  dirois  bien  la  raison  , 
mais  ma  lettre  ne  vous  parviendroit  pas. 
Comme  ce  n'est  pas  à  vous  qu'on  en  veut 
et  que  ce  ne  sont  pas  vos  secrets  qu'on  y 
cherche,  je  ne  crois  pas  que  ce  que  vous. 


DIVERSES.'  Zc)i 

pourriez  avoir  à  me  dire  fut  exposé  à  beau- 
coup d'indiscrétion;  mais  encore  fliut-ilc^ue 
vous  soyez  avertie. 


LETTRE 

A  LA  MÊME. 

Monquin,  le2févriei"  1770* 

bi  votre  dessein,  madame,  lorsque  vous 
commençâtes  de  m'écrire,  étoit  de  me  circon- 
venir et  de  m'abuser  par  des  cajoleries,  vous 
avez  parfaitement  réussi.  Touché  de  vos 
avances  ,  je  prêtois  à  votre  ame  la  candeur 
de  votre  âge  :  dans  Tattendrissement  de 
mon  cœur  je  vous  regardois  déjà  comme 
Faimable  consolatrice  de  mes  malheurs  et 
de  ma  vieillesse  ,  et  Tidée  charmante  que 
je  me  faisoisde  vous  effaçoitTidée  horrible 
des  auteurs  des  trames  dont  je  suis  enlacé. 
Me  voilà  désabusé  ;  c'est  Touvrage  de  votre 
dernière  lettre  :  son  tortillage  ne  peut  être 
iii  la  répons.e  c[ue  la  mienne  a  du  naturelle? 

Bb  4 


Sga  LETTRES 

ment  vous  suggérer  ,  ni  le  langage  ouvert 
et  franc  de  la  droiture.  Pour  moi  ce  langage 
ne  cessera  jamais  d'être  le  mien.  Je  vois  que 
vous  avez  respiré  l'air  de  votre  voisinage. 
Eh  !  mon  Dieu  !  madame ,  vous  voilà  bien 
jeune  initiée  à  des  mystères  bien  noirs.  J'en 
suis  fâché  pour  moi ,  j'en  suis  affligé  pour 

vous A  vingt-deux  ans  !  . . .  Adieu, 

madame. 

Rousseau. 

En  reprenant  avec  plus  de  sang  froid 
votre  lettre ,  je  trouve  la  mienne  dure  et 
même  injuste;  car  je  vois  que  ce  qui  rend 
vos  phrases  embarrassées  est  qu'une  invo- 
lontaire sincérité  s'y  mêle  à  la  dissimulation 
que  vous  voulez  avoir.  En  blâmant  mon 
premier  mouvement ,  je  ne  veux  pourtant 
pas  vous  le  cacher.  Non ,  madame ,  vous  ne  i 
voulez  pas  me  tromper,  je  le  sens  ;  c'est  vous  ^ 
quon  trompe  et  bien  cruellement.  Mais, 
cela  posé,  il  me  reste  une  question  à  vous 
faire.  Dans  le  jugement  que  vous  portez  de 
moi  pourquoi  m'écrire?  pourquoiraerecher- 
cher  ?  Que  me  voulez-vous?  Recherche-t-on 
quelqu'un  qu'on  n'estime  pas  ?  Eh  !  je  fui- 


DIVERSES,-  593 

roîs  jusqu'au  bout  du  inonde  un  homme 
que  je  verrois  comme  vous  paroissez  me 
voir.  Je  suis  environné ,  je  le  sais,  d'espions 
empressés  et  d'ardens  satellites  qui  me  flat- 
tent pour  me  poignarder;  mais  ce  sont  des 
traîtres,  ils  font  leur  métier.  Mais  vous, 
madame ,  que  je  veux  honorer  autant  que 
je  méprise  ces  misérables ,  de  grâce,  que  me 
voulez-vous?  Je  vous  demande  sur  ce  point 
une  réponse  précise  ;  et,  pour  Dieu,  suivez, 
en  la  faisant ,  le  mouvement  de  votre  cœur 
et  non  pas  l'impulsion  d  autrui.  Je  veux  ré- 
pondre en  détail  à  votre  lettre  ,  et  j'espère 
avoir  long-temps  la  douceur  de  vous  parler 
de  vous  :  mais  pour  ce  moment  commen- 
çons par  moi  ;  commençons  par  nous  mettre 
en  règle  sur  ce  que  nous  devons  penser  l'un 
de  Fautre.  Quand  nous  saurons  bien  à  qui 
nous  parlons ,  nous  en  saurons  mieux  ce  que 
nous  aurons  à  nous  dire. 

Je  vous  prie ,  madame  ,  de  ne  plus  m'é^ 
crire  sons  un  autre  nom  que  celui  que  je 
signe  ,  et  que  je  n'aurois  jamais  dû  quitter.. 


|6S4  C  E  T  T  R  E  ^ 


LETTRE 

A  LA  MÊME. 

Monqain ,  le  16  mars  i  jy(j,, 

JiosE,  Je  vous  croîs,  et  je  vous  croiroîs 
avec  plus  de  plaisir  encore  si  vous  eussiez 
moins  insisté.  La  vérité  ne  s'exprime  pas 
toujours  avec  simplicité  ;  mais  quand  cela 
lui  arrive,  elle  brille  alors  de  tout  son  éclat. 
Je  vais  quitter  «jette  habitation;  je  sais  ce 
que  je  veux  et  dois  faire,  j'ignore  encore 
ce  que  je  ferai.  Je  suis  entre  les  mains  des 
hommes;  ces  hommes  ont  leurs  raisons 
pour  craindre  la  vérité,  et  ils  n'ignorent 
pas  que  je  me  do^s  de  la  mettre  en  évidence 
ou  du  moins  de  faire  tous  mes  efforts  pour 
cela.  Seul  et  à  leur  merci  je  ne  puis  rien: 
ils  peuvent  tout  hors  de  changer  la  nature 
des  choses,  et  de  faire  que  la  poitrine  de 
J.  J.  Rousseau  vivant  cesse  de  renfermer  le 
j)oeur  d'ua  homme  de  bien.  Ignorant  dans 


DIVERSES.  SgS 

cette  situation  en  quel  lieu  je  trouverai  soit 
une  pierre  pour  y  poser  ma  tête,  soit  une 
terre  pour  y  poser  mon  corps,  je  ne  puis 
vous  donner  aucune  adresse  assurée  ;  mais 
si  jamais  je  retrouve  un  moment  tranquille , 
c'est  un  soin  que  je  n'oublierai  pas.  Rose, 
ne  m'oubliez  pas  non  plus.  Vous  m^avez 
accordé  de  Testime  sur  mes  écrits;  vous 
m'en  accorderiez  encore  plus  sur  ma  vie  si 
elle  vous  étoit  connue;  et  davantage  encore 
sur  mon  coeur  s'il  étoit  ouvert  à  vos  yeux  : 
il  n'en  fut  jamais  un  plus  tendre,  un  meil- 
leur, un  plus  juste;  la  méchanceté  ni  la 
haine  n'en  approchèrent  jamais.  J'ai  de 
grands  vices  sans  doute ,  mais  qui  n'ont  ja- 
mais fait  de  mal  qu'à  moi ,  et  tous  mes  mal- 
heurs ne  me  viennent  que  de  mes  vertus. 
Je  n'ai  pu  malgré  tous  mes  efforts  percer  le 
mystère  affreux  des  trames  dont  je  suis  en* 
lacé;  elles  sont  si  ténébreuses,  on  me  les 
cache  avec  tant  de  soin ,  que  je  n'en  apper- 
çois  que  la  noirceur.  Mais  les  maximes 
communes  que  vous  m'alléguez  sur  la  ca- 
lomnie et  l'imposture  ne  sauroient  convenir 
à  celle-là;  et  les  frivoles  clameurs  de  la  ca-? 
îomnie  sont   bien  différentes  dans  leurs 


SgÇ  LETTRES 

effets  des  complots  tramés  et  concertés  du- 
rant longues  années  dans  un  profond  silen- 
ce, et  dont  les  développemens  successifs, 
dirigés  parla  ruse,  opérés  par  la  puissance, 
se  font  lentement ,  sourdement  et  avec  mé- 
thode. Ma  situation  est  unique  ;  mon  cas 
est  inoui  depuis  que  le  monde  existe.  Selon 
toutes  les  règles  de  la  prévoyance  humaine 
je  dois  succomber,  et  toutes  les  mesures 
sont  tellement  prises  qu'il  n'y  a  qu'un  mi- 
racle de  la  Providence  qui  puisse  confondre 
les  imposteurs.  Pourtant  une  certaine  con- 
fiance soutient  encore  mon  courage.  Jeune 
femme,  écoutez- moi;  quoi  qu'il  arrive  et 
quelque  sort  qu'on  me  prépare^  quand  on 
vous  aura  fait  Ténumération  de  mes  crimes , 
quand  on  vous  en  aura  montré  les  frappans 
témoignages ,  les  preuves  sans  réplique ,  la 
démonstration,  l'évidence,  souvenez -vous 
des  trois  mots  par  lesquels  ont  fini  mes 
adieux:  Je  suis  innocent. 

ROU  SSEAU. 

Vous  approchez  d'un  terme  intéressant 
pour  mon  cœur;  je  désire  d'en  savoir  Theu- 
reux  événement  aussitôt  qu'il  sera  possible. 


DIVERSES.  597 

Pour  cela,  si  vous  n'avez  pas  avant  ce 
teraps-là  de  mes  nouvelles,  préparez  d'a- 
vance un  petit  billet ,  que  vous  ferez  mettre 
à  la  poste  aussitôt  que  vous  serez  délivrée, 
sous  une  enveloppe  à  l'adresse  suivante  : 

A  madame  Bois  de  la  Tour,  née  Roguirty 
h  Lyon, 


LETTRE 

A  LA  MÊME. 

Paris ,  le  7  Juillet  1 770,' 

JJeux  raisons ,  madame,  outre  le  tracas 
d'un  débarquement ,  m'ont  empêché  d'aller 
vous  voir  à  mon  arrivée  :  la  première ,  que 
vous  m'avez  écrit  vous-même  que,  quand 
même  nous  serions  rapprochés,  nous  ne 
pourrions  pas  nous  voir  ;  l'autre,  que  je 
suis  déterminé  à  n'avoir  aucune  relatioa 
avec  quiconque  en  a  avec  madame  de  ***. 
C'est  à  vous,  madame,  à  m'instruire  si  ces 
deux  obfttsicles  existent  ou  non  :  s'ils  n'exis* 


39^  t  E   T  T   R   E   s 

tent  pas,  j'irai  avec  le  plus  vif  empresse** 
ment  contenter  le  besoin  de  vous  voir  que 
me  donna  la  première  h^ttre  que  vous  me 
fîtes  riionnetir  de  nVécrire,  et  quont  aug- 
menté toutes  les  autres.  Un  rendez -vous 
au  spectacle  ne  sanroit  me  convenir,  par- 
ceque,  bien  éloigné  de  vouloir  me  cacher, 
je  ne  veux  pas  non  plus  me  donner  en  speC' 
tacle  moi -môme;  mais  s'il  arrivoit  que  le 
hasard  nous  y  conduisît  en  même  jour  et 
que  je  le  susse,  ne  doutez  pas  c[ue  je  ne 
profitasse  avec  transport  du  plaisir  de  vous 
y  voir,  et  même  que  je  ne  me  présentasse 
à  votre  loge  si  j'étois  sûr  que  cela  ne  vous 
déplût  pas,  Je  suis  afiligé  d'apprendre  votre 
prochain  départ.  Est-ce  pour  augmenter 
mon  regret  que  vous  me  proposez  de  vous 
suivre  en  Nivernois?  Bon  jour,  madame: 
donnez-moi  de  vos  nouvelles  et  vos  ordres 
durant  le  séjour  qui  vous  reste  à  faire  à 
Paris;  donnez -moi  votre  adresse  en  pro- 
vince, et  souvenez- vous  de  moi  quelque- 
fois. 

Pas  un  mot  du  prétendu  opéra  qu'on  dit 
que  je  vais  donner.  J'espère  c|ue  de  sa  vie 
J.  J.  Rousseau  n'aura  plus  rien  à  démêler 


i>  I  V  E  R  s  E  sj  Hgjf 

avec  le  public.  Quand  quelque  bruit  court 
de  moi,  croyez  toujours  exactement  le  cou- 
traire;  vous  vous  tromperez  rarement. 


LETTRE 

A  LA  MÊME.. 

Paris ,  le  i3  julllst  1770J 

Je  ne  puis,  madame,  vous  aller  voir  que  la 
semaine  prochaine,  puisque  nous  sommes 
à  la  fin  de  celle-ci:  je  tâcherai  que  ce  soit 
mardi,  mais  je  ne  m'y  engage  pas,  encore 
moins  pour  le  dîner;  il  faut  que  tout  cela 
se  prenne  inpiomptu,  car  tous  les  enga- 
gemenspris  d'avance  m'ôtent  tout  le  plaisir, 
de  les  remplir.  Je  déjeune  toujours  en  me 
levant  ;  mais  cela  ne  m  empêchera  pas ,  si 
vous  prenez  du  café  ou  du  chocolat ,  d'en 
prendre  encore  avec  vous.  Ne  m'envoyez 
point  de  voiture  ,  j'aime  mieux  aller  à  pied  ;; 
et  si  je  ne  suis  pas  chez  vous  à  dix  heures  ,; 
lie  m'attendez  plus., 


'400  LETTRES 

Je  vous  saîs  gré  de  me  reprocher  mon  aîr 
gauche  et  embarrassé;  mais  si  vous  voulez 
que  je  m  en  défasse ,  il  faut  que  ce  soit  votre 
ouvrage.  Avec  une  ame  assez  peu  craintive 
un  naturel  d'une  insupportable  timidité  , 
sur- tout  auprès  des  femmes,  me  rend  tou- 
jours d'autant  plus  maussade  que  je  vou- 
drofs  me  rendre  plus  agréable.  De  plus  je 
n'ai  jamais  su  parler,  sur- tout  quand  j'au- 
rois  voulu  bien  dire;  et  si  vous  avez  la  pré- 
férence de  tous  mes  embarras ,  vous  n'avez 
pas  trop  à  vous  en  plaindre.  Bon  jour,  ma- 
dame :  voilà  votre  laquais.  A  mardi ,  s'il  fait 
beau,  mais  sans  promesse.  Je  sens  qu'ayant 
à  vous  perdre  si  vite ,  il  ne  faut  pas  me  faire 
un  besoin  de  vous  voir. 


I 


LETTRE 


D    I   V  E    R   S   E   $.  4^1^ 


LETTRE 

A   M 

Pari»,  le  a4  novembre  »770.- 

OoYÈz  content,  monsieur,  vous  et  ceux 
qui  vous  dirigent.  Il  vous  falloit  absolument 
une  lettre  de  moi  ;  vous  m'avez  voulu  for* 
ccr  à  récrire ,  et  vous  avez  réussi  :  car  oa 
sait  bien  que  quand  quelqu'un  nous  dit 
qu'il  veut  se  tuer,  on  est  obligé  en  con- 
science à  l'exhorter  de  n'en  rien  faire. 

Je  ne  vous  connois  point,  monsieur,  et 
n'ai  nul  désir  de  vous  connoître;  mais  je 
vous  trouve  très  à  plaindre  et  bien  plus 
encore  que  vous  ne  pen-ez:  néanmoins,  dans 
tout  le  dérail  de  vos  malheurs^  je  ne  vois  pas 
de  quoi  fonder  la  terrible  résolution  f{ue 
vous  m'assurez  avoir  prise.  Je  connois  l'in- 
digence et  son  poids  aussi  bien  que  vous 
tout  au  moins  ;  mais  jamais  elle  n'a  suffi 
génie  pour  déterminr  un  homme  de  bon 
Tome  32.  Ç  ç 


403  I.    E    T    T    R    E    S 

sens  à  s'ôter  la  vie  ;  car  enfin  le  pis  qu  il  en 
puisse  arriver  est  de  mourir  de  faim ,  et  Ton 
ne  gagne  pas  grand'chose  à  se  tuer  pour 
éviter  la  mort.  Il  est  pourtant  des  cas  où  la 
misère  est  terrible,  insupportable;  mais  il 
en  est  où  elle  est  moins  dure  à  souffrir  : 
c'est  le  votre.  Comment,  monsieur  ,  à  vingt 
ans,  seul,  sans  famille,  avec  de  la  santé, 
deTesprit ,  des  bras  ,  et  un  bon  ami ,  vous  ne 
voyez  d'autre  asyle  contre  la  misère  que  le 
tombeau  !  Sûrement  vous  n'y  avez  pas  bien 
regardé. 

Mais  l'opprobre La  mort  est  a  préfé- 
rer, j'en  conviens:  mais  encore  faut-il  com- 
mencer par  s'assurer  que  cet  opprobre  est 
bien  réel.  Un  lionime  injuste  et  dur  vous 
persécute,  il  menace  d'attenter  à  votre  li- 
berté. Eh  bien  !  monsieur,  je  suppose  qu'il 
exécute  sa  barbare  menace,  serez  vous  dés- 
honoré pour  cela?  Des  fers  déshonorent-ils 
l'innocent  qui  les  porte?  Socrate  mourut-il 
dans  l'ignominie?  Et  où  est  donc,  mon- 
sieur, cette  superbe  morale  que  tous  étalez 
si  pompeusement  dans  vos  lellres?  et  com- 
ment avec  des  maximes  si  sublimes  se  rend- 
on  ainsi  l'esclave  de  l'opinion?  Ce  n'est  pas 


DIVERSES.-  4^^ 

tdut;  on  diroit  à  vous  entendre  que  vou$ 
n  avez  d'autre  alternative  que  de  mourir,  ou 
de  vivre  en  captivité.  Et  point  du  tout,  vous 
avez  Texpédient  tout  simple  de  sortir  de 
Paris;  cela  vaut  encore  mieux  que  de  sortir 
.  de  la  vie.  Plus  je  relis  votre  lettre,  plus  j'y 
trouve  de  colère  et  d'animosi ce.  Vous  vous 
complaisez  à  Tirnage  de  votre  sang  jaillis- 
sant sur  votre  cruel  parent;  vous  vous  tuez, 
plutôt  par  vengeance  que  par  désespoir  , 
et  vous  songez  moins  à  vous  tirer  d'affaire 
qu'à  punir  votre  ennemi.  Quand  je  lis  les 
réprimandes  plus  que  sévères  dont  il  vous 
plaît  d'accabler  fièrement  le  pauvre  Saint- 
Pieux,  je  ne  puis  m'empécher  de  croire 
que  ,  s'il  étoit  là  pour  vous  répondre  ,  il 
pourroit  avec  un  peu  plus  de  justice  vous 
en  rendre  quelques  unes  à  son  tour. 

Je  conviens  pourtant  ,  monsieur  ,  que 
votre  lettre  est  très  bien  faite,  et  je  vous 
trouve  fort  disert  pour  un  désespéré.  Je 
Voudrois  vous  pouvoir  féliciter  sur  votre 
bonne  foi  comme  sur  votre  éloquence  ; 
ïiiais  la  n-faniere  dont  vous  narrez  notre 
entrevue  ne  me  le  permet  pas  trop.  Il  est 
certain  que  je- me  sorois  il  y  a  dix  ans  jietéi^ 

C  c  a 


4û4  L   B   T   T   R   B  s 

votre  tête ,  que  j'aiirois  pris  votre  affaire  av^c 
chaleur;  et  il  est  probable  que  ,  comme 
danstant  d'affaires  semblablesdont  j'ai  eu  le 
malheur  de  me  mêler,  la  pétulance  de  mon 
zèle  m'eût  plus  nui  qu'elle  ne  vous  auroit 
servi.  Les  plus  terribles  expériences  m'ont 
rendu  plus  réservé  :  j'ai  appris  à  n'accueillir 
qu'avec  circoiispection  les  nouveaux  visa* 
ges,  et,  dans  Timpossibilité  de  remplir  à-la- 
fois  tous  les  nombreux  devoirs  qu'on  m'im- 
pose, à  ne  me  mêler  que  des  gens  que  je 
connois.  Je  ne  vous  ai  pourtant  point  refusé 
le  conseil  que  vous  m'avez  demandé.  Je  n'ai 
point  approuvé  le  ton  de  votre  lettre  à  M.  de 
M.  ;  je  vous  ai  dit  ce  que  j'y  trouvois  à 
reprendre;  et  la  preuve  que  vous  entendîtes 
bien  ce  que  je  vous  disois  est  que  vous  y 
répondîtes  plusieurs  fois.  Cependant  vous 
venez  me  dire  aujourd'hui  que  le  chagrin 
que  je  vous  montrai  ne  vous  permit  pas 
d'entendre  ce  que  je  vous  dis;  et  vous  ajou- 
tez qu'après  de  mûres  délibérations  il  vous 
sembla  d'appercevoir  que  je  vous  blàmois 
de  vous  être  un  peu  trop  abandonné  à  votre 
haine.  Mais  vraiment  il  ne  falloit  pas  de 
:bien  mûres  délibérations  pouj:  appercevoir 


DIVERSES.  4o5 

cela,  car  je  vous  :  avois  bien  articule,  et  je 
m'étois  assure  que  vous  m'entendiez  fort 
bien.  Vous  m'avez  demande  conseil  :  je  ne 
vous  Tai  point  refusé;  j'ai  fait  plus,  ji;  vous 
ai  offert,  je  vous  offre  encore  d'alléger  en 
ce  qui  dépend  de  moi  la  dureté  de  votre  si- 
tuation. Je  ne  vois  pas,  je  vous  l'avoue,  en 
quoi  vous  pouvez  vous  plaindre  de  mon 
accueil  ;  et  si  je  ne  vous  ai  point  accordé  de 
confiance ,  c'est  que  vous  ne  m'en  avez 
point  inspiré. 

Vous  ne  voulez  point,  monsieur,  faire  part 
de  l'état  de  votre  ame  et  de  votre  dernière  ré- 
solution à  votre  bienfaiteur,  à  votre  conso- 
lateur, dans  la  crainte  que,  voulant  prendre 
votre  défense,  il  ne  se  compromît  inutile- 
ment avec  un  ennemi  puissant  qui  ne  lui 
pardonneroit  jamais.  C'est  à  moi  que  vous 
vous  adressez  pour  cela,  sans  doute  à  cause 
de  mon  grand  crédit  et  des  moyens  que  j'ai 
de  vous  servir,  et  qu'un  ennemi  de  plus 
ne  vous  paroît  pas  une  grande  affaire  pour 
quelqu'un  dans  ma  situation.  Je  vous  suis 
obligé  de  la  préférence  :  j'en  userois  si  j'étois 
sur  de  pouvoir  vous  servir;  mais,  certain 
que  l'intérêt  qu'on  me  verroit  prendre  à 

c  o 


4o6  t    E    T    T    R    E    s 

VOUS  ne  feroit  que  vous  nuire,  je  me  tiens 
dans  les  bornes  que  vous  m'avez  deman- 
dées. 

A  regard  du  jugement  que  je  porterai  de 
la  résolution  que  vous  me  marquez  avoir 
prise  ,  quand  j'en  apprendrai  l'exécution  , 
ce  ne  sera  sûrement  pas  de  penser  que  céioic 
là  le  but ,  la  fin  ,  lobjet  moral  de  la  vie , 
mais  au  contraire  que  cétoit  le  comble  de 
T  égarement,  du  délire  et  de  la  fureur.  S'il 
fétoit  quelque  cas  où  l'homme  eût  le  droit 
de  se  délivrer  de  sa  propre  vie  ,  ce  seroit 
pour  des  maux  intolérables  et  sans  remède , 
ruais  non  pas  pour  une  situation  dure  mais 
passagère,  ni  pour  des  maux  qu'une  meil- 
leure fortune  peut  finir  dès  demain.  La 
misère  n'est  jamais  un  état  sans  ressources  , 
sur-tout  à  votre  âge  ;  elle  laisse  toujours 
l'espoir  bien  fondé  de  la  voir  finir  quand  on  y 
travaille  avec  courage  et  qu'on  a  des  moyens 
pour  cela.  Si  vous  craignez  que  votre  ennemi 
}i'exécute  sa  menace  et  que  vous  ne  vous 
sentiez  pas  la  constante  de  supporter  ce 
malheur,  cédez  à  l'orage  et  (juiltez  Paris: 
qui  vous  en  emjjéche?  Si  vous  aimez  mieux 
le  bifiver,  vous  le  pouvez ,  xiou  sans  dang^^^ , 


DIVERSES.  4^7 

nia's  sans  opprobre.  Croyez -vous  être  le 
seul  qui  aitdes  ennemis  puissans,  qui  soit  en 
péril  dans  Paris  ,  et  qui  ne  laisse  pas  d'y 
vivre  tranquille  en  mettant  les  hommes  au 
pis,  content  de  se  dire  à  lui-même,  Je  reste 
au  pouvoir  de  mes  ennemis  dont  jeconnoig 
la  ruse  et  la  puissance ,  mais  j'ai  fait  en  sorte 
qu'ils  ne  pussent  jamais  me  faire  de  mal 
justement  ?  Monsieur,  celui  qui  se  parle 
ainsi  peut  vivre  tranquille  au  milieu  deux, 
et  n'est  point  tenté  de  se  tuer. 


iim!.ia*iniitmiMmamm\LmmaiiifiM!u  .i^ 


LETTRE 

A  M""  DE  T***. 

Le  6  avril  1771. 

U  N  violent  rhume,  madame  ,  qui  me  met 
liors  d'état  de  parler  sans  fatiguer  extrême- 
ment ,  me  fait  prendre  le  parti  de  vous  écrire 
mon  sentiment  sur  votre  enfant ,  pour  ne 
pas  le  laisser  plus  long-temps  dans  l'état 
de  suspension  où  je  sens  bien  que  vous  I@ 

Ce  4 


ÎJoS  LETTRES 

tenez  avec  peine  ,  ((uoiqu'il  v.'y  ait  poin 
selon  moi  tl'incoiivéjiient.  Je  vous  avouerai 
d'abord  que  plus  je  pense  à  l'exposition  lu- 
mineuse que  vous  m'avez  laite,  moins  je  puis 
me  persuader  que  cette  roideur  de  caractère 
qu'il  manifeste  dans  un  âge  si  tendre  soit 
l'ouvrage  de  la  nature.  Cette  mutinerie  ,  ou, 
si  vous  voulez  ,  madame  ,  cet  le  lernicté  , 
n'est  pas  si  rare  que  vous  croyez  parmi  les 
enfans  élevés  comme  lui  dans  l'opulence;  et 
j'en  sais  dans  ce  moment  à  Paris  un  autre 
exemple  tout  semblable  dont  la  conformité 
m'a  beaucoup  frappé  ,  tandis  que  parmi  les 
autres  enfans  élevés  avec  moins  de  sollici- 
tude apparente,  et  à  qui  Ton  a  moins  fait 
sentir  par-là  leur  importance,  je  n'ai  vu  de 
ma  vie  un  exemple  pareil.  Mais  laissons 
quant  à  présent  cette  observation  qui  nous 
meneroit  troploin,et,  quoi  qu'il  en  soit  de  la 
cause  du  mal ,  jiarlons  du  remède. 

Vous  voilà,  njadame,  à  mon  avis,  dans 
une  circonstance  favorable  dont  vous  pou- 
vez tirer  grand  parti.  L'enfant  commence  à 
s'impatienter  dans  sa  pension,  il  désire ar- 
demmentde  revenir  ;  mais  sa  fierté  (juinelui 
permet  -jamais  de  s'abaisser  aux  prières  l'em- 


DIVERSES.  ^09 

pêche  de  vous  manifester  pleinement  son 
désir.  Suivez  cette  indication  pour  prendre 
sur  lui  un  ascendant  dont  il  ne  lui  soit  pas 
aisé  dans  la  suite  d'éluder  l'effet.  S'il  n'y 
avoit  pas  un  peu  de  cruauté  d'augmenter  ses 
alarmes,  je  voudrois  qu'on  commençât  par 
lui  faire  la  peur  tout  entière^  et  que  ,  sans 
que personneluidîtprécisément qu'il  restera 
ni  qu'il  reviendra,  il  vît  quelque  espèce  de 
préparatifs  comme  pour  lui  faire  quitter 
tout-à-fait  la  maison  paternelle  ,  et  qu'on 
évitât  de  s'expliquer  avec  lui  sur  ces  prépa- 
ratifs. Quand  vous  l'en  verriez  le  plus  in- 
quiet ,  vous  prendriez  alors  votre  moment 
pour  lui  parler,  et  cela  d'un  air  si  sérieux 
et  si  ferme  qu'il  fût  bien  persuadé  que  c'est 
tout  de  bon. 

Mon  fils,  il  m'en  coûte  tant  de  vous  teinr 
éloigné  de  moi,  que  si-  je  ri'écoutois  que 
mon  penchant  je  vous  retiendrois  ici  dès 
ce  moment;  mais  c'est  ma  trop  grande  ten- 
dresse pour  vous  qui  m'empêclie  de  m'y  li- 
vrer. Tandis  que  vous  avez  été  ici  j'ai  vu 
avec  la  plus  vive  douleur  qu'au  lieu  de  ré- 
pondre à  l'attachement  de  votre  mère  et  de 
lui  lendre  en  toute  chose  la  complaisance 


4  1  O  LETTRES 

qu'elle  aimoit  avoir  pour  vous,  vous  ne  vous 
appliquiez  qu'à  lui  faire  éprouver  des  con- 
tradictions qui  la  déchirent  trop  de  votre 
part  pour  qu'elle  les  puisse  endurer  davan- 
tage, eic. 

J\ii  donc  pris  la  résolution  de  vous  placer, 
loin  de  moi  pourni'épargnerraflliction  d'être 
à  tout  moment  Fobjet  et  le  témoin  de  votre 
désobéissance.  Puisque  vous  ne  voulez  pas 
répondre  aux  tendres  soins  qne  j'ai  voulu 
prendre  de  votre  éducation,  j'aime  mieux 
que  vons  alliez  devenir  un  mauvais  sujet 
loin  de  mes  yeux  que  de  voir  mon  iils  chéri 
manquer  à  chaque  instant  à  ce  qu'il  doit  à 
sa  mère  ;  et  d'ailleurs  je  ne  désespère  pas  que 
des  gens  fermes  et  sensés ,  qni  n'auront  pas 
pour  vous  le  même  foible  que  moi ,  ne  vien- 
nent à  bout  de  domter  vos  mutineries  par 
des  traitemens  nécessaires  que  votre  mers 
n'auroit  jamais  le  courage  de  vous  faire  en- 
durer ,  etc. 

Voilà  ,  mon  fils^  les  raisons  du  parti  que 
j'ai  pris  à  votre  égard  et  le  seul  que  vous  me 
laissiez  à  prendre  pour  ne  pas  vous  livrer 
à  tous  vos  d<'f  luts  et  me  rendre  tout- à-fait 
malheureuse.  Je  ne  vous  laisse  point  à  Paris, 


DIVERSES.  4'^ 

pour  ne  pas  avoir  à  combattre  sans  cesse,  eii 
vous  voyant  trop  souvent  ,  le  clesir  de  vous 
rapprocher  de  moi;  mais  je  ne  vous  tiendrai 
Y>as  non  plus  si  éloigné  que  ,  si  Ton  est  con- 
tent de  vous,  je  ne  puisse  vous  faire  venir  ici 
quel({uefois,  etc. 

Je  suis  fort  trompé  ,  madame ,  si  toute  sa 
Iiauteur  tient  à  ce  coup  inattendu,  dont  il 
sentira  toute  la  conséqur^nce ,  vu  sur-tout  le 
tendre  attachement  que  vous  lui  connoissez 
])Our  vous ,  et  qui  dans  ce  moment  fera  taire 
tout  autre  penchant.  11  pleurera,  il  gémira, 
il  poussera  des  cris  ,  auxquels  vous  ne  serez 
ni  ne  paroîlrez  insensible;  mais  lui  parlant 
toujours  de  son  départ  comme  d'une  chose 
arrangée ,  vous  lui  montrerez  du  regret  qu  il 
ait  laissé  venir  cet  arrangement  au  point  de 
ne  pouvoir  plus  être  révoqué.  Voilà  selon 
moi  la  route  par  laquelle  vous  l'amènerez 
sans  peine  à  une  capitulation  ,  qu  il  accep- 
tera avec  des  tranpoits  de  joie  et  dont  vous 
réglerez  tous  les  articles  sans  qu  il  regimbe 
contre  aucun  :  encore,  avec  tout  cela,  ne 
paroîtrez-vous  pas  compter  extrêmement 
sur  la  solidité  de  ce  traité  ;  vous  le  recevrez 
plutôt  dans  votre  maison  comme  par  essai 


4l2  LETTRES 

que  par  une  réunion  constante  ,  et  son 
voyage  paroîtra  plutôt  différé  que  rompu  ; 
l'assurant  cependant  que,  s'il  lient  réelle- 
ment ses  engagemens,  il  fera  le  bonheur  de 
votre  vie  en  vous  dispensant  de  Téloigner 
de  vous. 

Il  me  semble  que  voilà  le'nioyen  de  faire 
avec  lui  l'accord  le  plus  solide  qu'il  soit  pos- 
sible de  faire  avec  un  enfant:  et  il  aura  des 
raisons  de  tenir  cet  accord  si  puissantes  et 
tellement  à  sa  portée,  que  selon  toute  appa- 
rence il  reviendra  souple  et  docile  pour 
longtemps. 

Voilà,  madame,  ce  qui  m'a  paru  le  mieux 
à  faire  dans  la  circonstance.  Il  y  a  une  con- 
tinuité de  régime  à  observer  qu'on  ne  peut 
détailler  dans  une  lettre  et  qui  ne  peut  se 
determii  er  que  par  l'examen  du  sujet  ;  et 
d'ailleurs  ce  n'est  pas  une  mère  aussi  tendre 
que  vous,  ce  n'est  [)as  un  esprit  aussi  clair- 
voyant que  le  vôtre,  qu'il  faut  guider  dans 
tons  ces  détails.  Je  vous  Fait  dit ,  madame, 
je  m'en  suis  pénétré  dans  notre  unique  con- 
versation ;  vous  n'avez  besoin  des  conseils 
de  personne  dans  la  grande  et  respectable 
tâche  dont  vous  êtes  chargée  et  que  vous 


DIVERSES.'  4l5 

remplissez  si  bien.  J'ai  dû  cependant  m'ac- 
quitter  de  celle  que  votre  modestie  m'a  impo- 
sée :  je  Tai  fait  par  obéi  '&ance  er  par  devoir, 
mais  bien  persuadé  que  pour  savoir  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  à  faire  il  suffiroit  d'observer 
ce  que  vous  ferez. 


LETTRE 

A   MADAME 


Paris ,  le  i4  ao&t  1773» 

Il  est,  madame,  des  situations  auxquelles 
il  n'est  pas  permis  à  un  honnête  homme  d'ê- 
tre préparé  ;  et  celle  où  je  me  trouve  depuis 
dix  ans  est  la  plus  inconcevable  et  la  plus 
étrange  dont  on  puisse  avoir  Tidée.  J'en  ai 
senti  r  horreur  sans  en  pouvoir  percer  les 
ténèbres.  J'ai  provoqué  les  imposteurs  et  les 
traîtres  par  tous  les  moyens  permis  et  justes 
qui  pouvoient  avoir  prise  sur  des  cœurs  hu- 
mains. Tout  a  été  inutile.  Ils  ont  fait  le  pion- 
geon,  et,  continuant  leurs  manœuvres  sou- 


4i4  LETTRÉS 

terraines ,  ils  se  sont  cadrés  de  moi  avec  îë 
plïis  grand  soin.  Cela  étoit  naturel  et  j'au- 
rois  dû  m'y  attendre.  Mais  ce  qui  Test  moins, 
est  qu'ils  ont  rendu  le  public  entier  complice 
de  leurs  trames  et  de  leur  fluissetë;  qu'avec 
un  succès  cjui  tient  du  prodige  on  m'a  uté 
toute  connoissance  des  conqjlots  dont  je  suis 
la  victime  ,  en  m'en  Faisaiit  seulement  bien 
sentir  l'effet;  et  que  tous  ont  marqué  le  mô- 
me euipressement  à  me  faire  boire  la  coupe 
de  l'ignominie,  et  à  me  cacher  la  bénigne 
main   qui  prit   soin  delà  préparer.    I,a  co- 
lère et  l'indignation  m'ont  jeté  d'abord  dans 
des  transports  qui  m'ont  fait  faire  beaucoup 
de  sottises  ,  sur  lesquelles  on  avoit  compté. 
Comme   je  trouvois    injuste  d'envelopper 
tout  mou  siècle  dans  le  mépris  qu'on  doit 
à  quiconque  se  cache  d'un  homme  pour  le 
diffomer  ,  j'ai  cherché  quelqu'un  qui  eût 
assez  de  droiture  et  de  justice  pour  m'éclai- 
rer  sur  ma  situation,  ou  pour  se  refuser  au 
moins  aux  intrigues  des  fourbes.  J'ai  porté 
par- tout  ma  lanterne  inutilement,  je  n'ai 
point  trouve  d'homme  ni  d'ame  humaine. 
J'ai  vu  avec  dédain  la  grossière  fausseté  de 
ceux  qui  vouloient  m'abuser  par  des  carjus-- 


DIVERSES.  4l5 

ses  si  mal-adroites  et  si  peu  dictées  par  la 
bienveillance  et  l'estime,  qu'elles  cacholent 
même  et  assez  mal  une  secrète  animosité. 
Je  pardonne  l'erreur,  mais  non  la  trahison. 
A  peine  dans  ce  délire  universel  ai-'e  trouvé 
dans  tout  Paris  c[uelf[u'un  qui  ne  s'avilît  pas 
à  cajoler  fadement  un  liommo  qu'ils  von- 
loient  tromper,  comme  on  cajole  nnoiseau 
niais  f(uon  vent  prendre.   S'ils   m'eussent 
fni,  s'ils  m'eussent  ouvertement  maltraité, 
j'aurois  pu  ,  les  plaignant  et  me  piaigiiant, 
du  moinsles  estimer  encore.  Ils  n'ont  pas  von-* 
lu  me  laisser  cette  consolation.  Cependant 
il  est   parmi  eux  des  personnes  d\iilleurs 
si  dignes  d'estime  qu'il  paroît  injuste  de  les 
nié[)riser.   Comment  expliquer  ces  contra- 
dictions? J'ai  flut  mille  efforts  pour  y  par- 
venir; j'ai  fait  tontes  les  suppositions  pos- 
sibles -,  j'ai  supposé  l'imposture  armée  de 
tous  les  flambeaux  de  l'évidence.  Je  me  snis 
dit:  Ils  sont  trompés  -,  leur  erreur  est  invin- 
cible. Mais,  me  snis-je  réponcUi ,  non  seii- 
lement  ils  soiit  trompés,  mais,  loin  de  dé- 
plorer  leur  erreur,  ils  l'ainiejit,  ils  la  ché- 
rissent; tont  leur  plaisir  est  de  me  crgiro 
vil  hypocrite  et  coupable;  ils  craindroieiit 


4l6  LETTRES 

comme  un  malheur  affreux  de  me  retrouver 
innocent  et  cligna  d'estime.  Coupable  ou 
non  ,  tous  leurs  soins  sont  de  m'ôter  l'exer- 
cice de  ce  droits!  naturel ,  si  sacre ,  de  la  dé- 
fense de  soi-même.  Hélas!  toute  leur  peur 
est  d  être  forcés  de  voir  leur  injustice,  tout 
leur  désir  est  de  Faggraver.  Ils  sont  trom- 
pés. Hé  bien!  supposons.  Mais,  trompés,  doi- 
vent-ils se  conduire  comme  ils  font?  d'hon^ 
liâtes  gens  peuvent*ils  se  conduire  ainsi? 
me  conduirois  je  ainsi  moi-même  àleurplace? 
Jamais  ,  jamais  :  je  fuirois  le  scélérat,  ou 
confondrois  fliypocrite  ;  mais  le  flatter  pour 
le  circonvenir  seroit  me  mettre  au-dessous 
de  lui.  Non,  si  j'abordois jamais  un  coquin 
que  jo  croirois  tel,  ce  ne  seroit  que  pour 
le  confondre  et  lui  cracher  au  visage. 

Après  mille  vains  efforts  inutiles  pour 
expliquer  ce  qui  m'arrive  dans  toutes  les 
suppositions,  j'ai  donc  cessé  mes  recherches 
et  je  me  suis  dit  :  Je  vis  dans  une  généra- 
tion qui  nt'est  inexplicable.  La  conduite  de 
mes  contemporains  à  mon  égard  ne  permet 
à  ma  raison  de  leur  accorder  aucune  estime. 
La  haine  n'entra  jamais  dans  mon  cœur. 
Le  mépris  est  eiicore  un  sentiyient  trop  tour- 
mentant. 


DIVERSES.^  417, 

mentant.  Je  ne  les  estime  donc ,  ni  ne  los 
liais  ,  ni  ne  les  méprise  :  ils  sont  nuls  à  mes 
yeux,  ce  sont  pour  moi  des  habitans  de  la 
lune.  Je  n  ai  pas  la  moindre  idée  de  leur 
être  moraL  La  seule  chose  que  je  sais,  est 
qu  il  n  a  pas  de  rapport  au  mien  et  que  nous 
lie  sommes  pas  de  la  même  espèce.  J'ai  donc 
renoncé  avec  eux  à  cette  seule  société  qui 
pouvoitm'être  douce  et  que  j'ai  si  vainement 
cherchée,  savoir  à  celle  des  cœurs.  Je  ne  les 
cherche  ni  ne  les  fuis.  A  moins  d'affaires  je 
n'irai  plus  chez  personne.  Mes  visites  sont 
un  honneur  que  je  ne  dois  plus  à  qui  que  ce 
soit  désormais  ;  un  pareil  témoignage  d'es- 
time seroit  trompeur  de  ma  part,  etjenesuîâ 
pas  homme  à  imiter  ceux  dont  je  me  déta- 
che. A  l'égard  des  gens  qui  pleuvent  chez 
moi,  je  ferme  autant  que  je  puis  ma  porte 
aux  quidams  et  aux  brutaux  ;  mais  ceux  dont 
au  moins  le  nom  m'est  connu  et  qui  peu- 
vent s'abstenir  de  m'insulter  chez  moi ,  je 
les  reçois  avec  indifférence  mais  sans  dédain. 
Comme  je  n'ai  plus  ni  humeur  ni  dépit  con- 
tre les  pagodes  au  milieu  desquelles  je  vis, 
je  ne  refuse  pas  même,  quand  l'occasion 
s'en  présente,  de  m'amuser  d'elles  et  avec 
.Tome  3a..  Bd  ' 


4i  8  LETTRES      DIVERSES. 

elles  autant  que  cela  leur  convient  et  à  nioî 
aussi.    Je  laisberai  aller  les  choses  connue 
elles  s'arrangeront  d'elles-mêmes  ,  mais  je 
ji'irai  pas  au-delà  ;  et  ^  à  moins  que  je  ne  re- 
trouve enfin  contre  toute  attente  ce  que  j'ai 
cessé  de  chercher ,  je  ne  ferai  de  ma  vie  plus 
un  seul  pas  sans  nécessité  pour  rechercher 
qui  que  ce  soit.  J'ai  du  res^ret ,  matlame  ,  à 
ne  pouvoir  faire  exception  pour  vous^  car 
vous  m'avez  paru  bien  aimable;  mais  cela 
n  empêche  pas  que  vous  ne  soyez  de  votre 
siècle ,  et  qu'à  ce   titre  je  ne  puisse  vous 
excepter.  Je  sens  bien  ma  perte  en  cette  oc- 
casion ;   je  sens  même  aussi  la  vôtre ,  du 
Tnoins  si,  comme  je  dois  le  croire^  vous  re» 
cherchez  dans  la  société  des  choses  d'un 
plus  grand  prix  que  l'élégance  des  manie* 
res  et  l'agrément  de  la  conversation. 

Voilà  mes  résolutions  ,  madame ,  et  en 
voilà  les  motifs.  Je  vous  supplie  d'agréer 
mon  respect. 


fin  du  trente-deuxième  volume. 


TABLE 

DES  DIFFÉRENTES  PIECES 
Contenues  dans  ces  deux  volumes. 


TOME  PREMIER. 

LiETTKEà  M.  de  Voltaire^  page  5 

Réponse  de  M.  de  Voltaire  ^  3() 

Lettre  à  M***,  40 

à  M.  d'Offreville  àDoual,         71; 

à  M.  V  s  teri,  professeur  à  Zurich  y 

82 
au  prince  Louis  E.  de  Wirtemherg, 

88 
Lettre  à  M.  le  marquis  de  Mirabeau ,    110 
à  M.rabbéRajnal,  118 

au  même,  121 

à  M.  P***  à  Genève,  128 

à  M.  Ver  nés  ,  1  /^o 

de  M.  de  Voltaire,  145 

Réponse  à  la  let ire  précédente ,  14^ 

Ddâ 


2}2o  TABLE 

Billet  de  M.  de  Voltaire ,  p^ge  1 55 

Réponse  aa  billet  précédent  y  i56 

Lettre  à  M.  de  Boissiy  i58 

à  M.  Verne  s  y  160 

de  M.  le  comte  de  Tressa  n      i65 

Réponse  à  la  lettre  précédente ,  i65 

Lettre  de  M.  le  comte  de  Tressan ,      167 

au  mênv€y  169 

du  même ,  171 

au  même  y  iy'5 

àM.Scheyb,  174 

à  M,  Verne  s  ,  179 

à  un  jeune  homme ,  i85 

Fragment  d'une  lettre  à  M.  Diderot  y   188 

IjETTre  au  même  y  190 

*  à  M.  Vcrnes,  igS 

flw  même,  198 

«  M***,  202 

Lettre  de  M.  le  Roy,  2o5 

Réponse  à  la  lettre  précédente ,  507 

Lettre  à  M  de  Romilly-y  210 

à  M.  Ver  nés ,  212 

à  M,  de  Silhouette  y       ■  ai^ 

à  M.  Vernes,  21G 

«  A/.  Duchesne ,  libraire ,  217 

àiV/'^^«^'-^2***.  2li5 


DES    MATIERES.  421 

Lettre  à  M'"'  C^  *  * ,  pag^  -^  1 9 

h  un  anonyme ,  220 

à  M*"^*,  '  221 

au  même ,  222 

â  M,de*** ,  2?4 

à  M'"^  Bourette,  q.iS 

a  M.  M***,  227 

à  M.  Vernes  , .  ?.29 

à  M.  Huber^  281 
à  M.  le  président  de  Malesherhes, 

255 

au  même  y  241 

au  même ,  260 

au  mênw  f  2.5^ 
à  messieurs  delà  société  économique 

de  Berne ,  26() 

au  même ,  279 

au  même  ,  282 

à  iW.  c^^  Gin  gins  de  Motry  ,  28  5 

^M.M*"^*,  287 

à  M""  Cramer  de  Lon ,  288 

à  M.  de  Gingins  de  Moiry ,  p.Sq 

à  Tnilord  maréchal ^  p^oi 

àM^^^,  29a 

à  M.  de  Moîitjnollin^  2g''ï 

D  d  5 


422  T  A  B-L  É 

Lettre  à\M.  le  maréchal  de  Luxembourg, 

page  298 

au  jnême,  SaS 

à  M.  David  Hunier  544 

à  M.  M***,  347 

à  M.  de-*"**,  355 

àM.K**-^,  356 

à  M.D.  R,  ,  56o 

à  milord  maréchal ,  064 

à  madame  de,  366 

c  Madame  *  *  * ,  071 

^  M.  <ie  Montmollin,  383 

à  M.  Loiseau  de  Mauléon ,  Sgo 

à  M'^^  d'Ivemois  ^  Sgi 

à  M  Watelet,  -  692 

à  M  Favre,  SgS 

«  M.  Marc  CI  1  appuis ,  097 

à  Af.  Rousseau  son  cousin ,  402 

a  M***,  404 

à  iVf.  G.  ,  lieutenant-colonel ,  4^6 

à  M  !..  P.  L.  £.  D.  W,  407 

À  M.  Va.  Je*"^*,  409 

ûw  même  ^  41 1 

«z/  jnême,  /\\Q 

nu  même ,  4^2 

à  M.  F***,  427 


D  E  s    M  A  T  I  E  R  E  s.     ^^5 
Lltïiœ  h  M.  L.  P.  L.  E,  de  Wy  page  43o 


à  M"""  de  B. , 

435 

à  milord  marèchaly 

435 

au  même  ^ 

439 

nu  même  y 

441 

à  M.  A.  , 

.444 

à  M'''  Z).  M. , 

447 

à  la  même  ^ 

457 

à  mademoiselle  G.  , 

463 

à  M.  de  P, , 

466 

à  M.  L.  P.  D.  W.  , 

469 

à  M***, 

472 

à  M.  de  Chamfon^ 

47^ 

à  M.  H.  D.  P. , 

kll 

TABLE 


TOME    SECOND. 


(Lettre  à  Af  ***". 

page  5 

à  milord  maréchal  y 

30 

à  M"""  la  C.  de  B.  , 

i3 

à  M.  ButtŒ'Foco , 

18 

au  même , 

24 

au  même  y 

^9 

au  même. 

35 

àM.deC*"^^, 

40 

àM.D***, 

43 

à  M.  Hirzel, 

47 

à  M.  Duclos  , 

48 

a  jnilord  maréchal , 

5a 

à  M.  Ahauzit , 

55 

à  M.  D*** , 

56 

à  M.  de  Moiitmoîliii , 

60 

àM"*^**, 

62 

à  M.  D., 

65 

àM.IeC.dc*^-^, 

68 

à  M"'''  la  C.  de***- 

71 

à  W^'  la  M.  de  V.  , 

75 

à  M.  D,  , 

78 

DES    MATIERES. 

425 

Lettre  à  lord  maréchal d Ecosse ,  page  82 

à  MM.  de  Lire , 

m 

à  M.  Meuron ,  procureur-général. 

87 

à  M.  de  P.  , 

8-3 

âM.  deC.  P.  A,  A,  t 

% 

à  M.  Clalrauùf 

90 

àM.M^*^, 

92 

à  M.  Meuron , 

95 

à  M,  le  P.  de  Montmollin , 

97 

à  M,  D.  \ 

9« 

.   à  M.  leP,  deFeÎLce, 

101 

M.  Meuron , 

102 

au  consistoire  de  Moùefy 

106 

à  M.  D,, 

109 

à  milord  maréchal  j 

114 

à  M.  divernois, 

!li8 

à  mademoiselle  G. , 

121 

à  M.  Meuron  , 

122 

àM,  D.  , 

124 

au  même , 

165 

à  M,  de  Graffenried y 

,164 

au  même  , 

166 

au  même , 

170 

au  même  y 

171 

à  M.  D.^ 

172 

426  TABLE 

Lettre  au  même,  P^ge  i7> 

à  M,  D.  L.  C. ,  ibid 

à  M.  D.  179 

au  même ^  i8i 

à  M,  David  Hume^  182 

à  M.  dlvernois  ,  .  1 85 

au  même^  1 85 

au  même,  187 

à  M.  Hume  y  188 

au  même,  190 

à  mi/ord'^^'^  j     '  iç)'5 
r  auteur  duS.'James"  s  Chronicle^ 

194 

à  lord^'^^  ^  195 

à  M'"*  <5fe  Luze,  199 
<j^  iVf.  /e  général  Conway  ,        2o5 

<^  ilf.  Hume,  207 

^  iVf,  Davenport ,  5Î09 

«  iVf.  David  Hume,  210 

^  milord  maréchal ^  2.55 

à  M.  Guy ,  259 

à  milord  maréchal  y  264 

^z/  même,  266 

aw  même,  269 

«  madame  ***j  272 

à  iV/^'^  Dcwcs  ^  378 


DES    MATIERES.     427 
Lettre  à  niilord  maréciial  y  P^>2;o  280 

à  M,  le  marquis  de  Mirabeau^  282 
à  M.  le  duc  de  Grajftoii ,  290 

à  M.  Guy  j  291 

au  lord  maréchal^  294 

à  M.  Granville  ,  295 

à  milord  maréchal  y  298 

à  M.  le  général  Conway ,  3oii 

à  milord  cor/lie  de  Harcourt  ^  3o5 
à  M.  E.  J,  ,  chirurgien,  3o5 

à  M.  le  marquis  de  Mirabeau^  3o8 
à  M"''  la  M.  de,  609 

à  M""  DetA^es  ,  3i3 

à  M.  d'Iuernois  j  3i4 

au  même  ,  3 19 

àM.  D.,  323 

a«  même ,  5;î5 

<îf^  même,         .  33 1 

à  M""'  la  présidente  de  Verna,  356 
«  Af.  i.  C.  D.  L, ,  338 

<i  M.  du  Belloj,  5\i 

au  même  ,  35o 

^i  M.  l'A.  M, ,  358 

û«  même ,  366 

ûM  même  ,  3?  1 

À  madame  B,  ^  678 


42S              TABLE,  etc. 

Lettre  à  la  même , 

page 

579 

à  la  même , 

385 

à  la  même  y 

591 

à  la  mêmCj 

394 

à  la  même  , 

397 

à  la  même  j 

S99 

à  M., 

401: 

à  M-^  de  T**-^  , 

407 

à  madame.  .  .  , , 

4i3 

Fin  de  la  table. 

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