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Full text of "Oeuvres complettes de J.J. Rousseau, citoyen de Genève"

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No  lfi  I ^ 


l-'IlZ'o 


Library 

of  the 

University  of  Toronto 


(Ë  U  VRES 

COMPLETTES 
DE  J.  J.  ROUSSEAU. 


ŒUVRES 

COMPLETTES 

DE    J.  J.  ROUSSEAU; 

CiToyE>    DE    Ge>-ève. 
NOUVELLE       ÉDITION. 

TOME  DEUXIÈME. 


A    PARIS, 

'BÊLix,  Libraire,  rue  St.  Jacques,  n**.  26. 
Caille  ,  rue  de  la  Harpe,  n°.  i5o, 
J  GrÉgoibe,  rue  ilu  Coq  St.  Honoré. 
V'oLLAND  ,  quai  des  Augusiius  ,  u*.  a5. 


T  7  9 


3. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/oeuvrescomplette02rous 


D    M 


CONTRAT    SOCIAL, 


o  u 


PRINCIPES 


DROIT  POLITIQUE, 


J)ira7;ius  /c^ds. 


fœ  de  ris   œ ./  lias 
xEuc.'d.  XI. 


Politique.  Toir.c  II. 


AVERTISSEMENT. 


KyEj?t 


^et'it  traité  est  extrait  d' un  ouvrage 
plus  étendu ,  entrepris  autrejois  sans 
avoir  consultâmes  forces  ^  &  abandonné 
depuis  long-temps.  Des  divers  morceaux 
qu  on  pouvoit  tirer  de  ce  qui  étoit  fait  y 
celui-ci  est  le  plus  considérable ,  et  m\i 
paru  le  moins  indigne  d^étre  o^ïrt  au 
public.  Le  reste  nest  déjà  plus^ 


D    M 


CONTRAT    SOCIAL, 

o  ir 

PRINCIPES 

1)    i; 

DROIT   POLITIQUE. 
LIVRE    I. 

^J  F,  TeuxclieiclifTsi  dans  l'ordre  civil  il  peut 
y  a  voir  quelque  règle  d'aduiiiiistratioii  légitime 
et  sûre,  eu  prenant  les  hommes  tels  qu'ils  sont, 
et  les  lois  telles  qu  elles  peuvent  élrc  :  je  tâche- 
rai d'allier  toujours  dans  cette  recherche  co 
que  le  droit  permet  avec  ce  quel'inte'rct  pres- 
crit ,  afin  que  la  justicectl'utilité  ne  se  trouvent 
point  divisées. 

J'ffnlre  en  matière  sans  prouverrimportanco 

A    2 


4  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

de  mon  sujet.  On  me  clcinanJera  si  je  suis 
prince  ou  législateur  pour  écrire  sur  la  politi- 
que ?  Je  réponds  que  ïion  ,  et  que  c'est  pour 
cela,  que  j'écris  sur  la  politique.  Si  j'étais 
prince  ou  le'gislatcur  ,  je  ne  perdrais  pas  mon 
temps  à  dire  ce  qu'il  iaut  luire,  je  le  ferais, 
ou  je  me  tairais. 

Ne'  citoyen  d'un  Etat  libre  ,  et  membre  du 
souverain  ,  quelque  faible  influence  que  puisse 
avoir  ma  voix  daiis  les  affaires  publiques,  le 
droit  d'y  voter  suifit  pour  m'imposer  le  droit 
dciu'en  instruire.  Heureux  ,  toutes  lesfois  que 
je  médite  sur  les  gouveriicmens  ,  de  trouveîr 
toujours  dans  mes  recherches  de  uouvcUes 
raisons  d'aimer  celui  de  mon  pay»  ! 

CHAPITRE    PREMIER. 

Sujet  de  ce  premier  livre. 


L 


HO:vr?,rE  est  né  libre,  et  par-tout  il  est 
dans  les  fers,  l'el  se  croit  le,  maitrc  desautres, 
qui  ne  laisse  pas  d'être  plus  esclave  qu'eux. 
Comment  ce  chang;emcnt  s'cst-il  fait  ?  je 
l'ignore.  Qu'est-ce  qui  peut  le  rendre  légitime':? 
Recrois  pouvoir  rcjoudre  cette  question. 


s  O  C  1  A  L.  $ 

Si  je  lie  considcrais  que  la  force  et  rciTctqiii 
cil  dciive,  je  dirais:  Tant  qu'uir  peuple  est 
contraint  d'obëir  et  qu'il  obc'it,  il  fait  hicii  ; 
sitôlqu'il  pcutsccouerlc  joug,et  qu'il  le  secoue, 
il  fuit  encore  mieux  ;  car  ,  recouvrant  sa  liberté 
par  le  mèir.e  droit  qui  la  lui  a  ravie  ,  ou  il  est 
fonde  à  la  reprendre  ,  ou  l'on  neTetait  point  à 
laluiôler.  MaisTordrc  social  est  un  droit  sa- 
cre, qui  sert  de  base  à  tous  les  autres. 
Cependantcedro:^uc  vient  point  de  la  nature; 
il  est  donc  fondé  sur  des  coiiventions.il  s'agit 
de  savoir  quelles  sont  ces  conventions.  Avant 
d'en  vpnir  là,  je  dois  établir  ce  que  je  viens 
d'avancer. 


CHAPITRE     IL 

Des  yremicres  soc  II  le  s» 

JLj  A  plus  ancienne  de  toutes  les  sociétés,  et  la 
seule  naturelle  ,  est  celle  de  la  famille.  Encore 
les  enfans  ne  restent-ils  liés  au  père  qu'aussi 
long-temps  qu'ils  ont  besoin  de  lui  pour  se 
conserver.  Sitôt  que  ce  besoin  cesse ,  le  lien 
naturel   se   dissout.    Les  cnfan? ,  exempts  d*; 

A3 


6  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

l'oJjeissance  qu'ils  devaient  au  pcre  ,  le  père 
exempt  des  soins  qu'il  devait  aux  enfans , 
rentrent  tous  également  dans  l'indépendance. 
S'ils  continuent  de  ret^tcr  unis,  ce  n'est  pins 
naturellement  ,  c'est  volontairement  ,  et  la 
famille  elle-mcme  ne  se  maintient  que  par 
convention. 

Cette  liberté  commune  est  une  conséquence 
delà  nature  de  l'homme.  Sa  première  loi  est 
de  veiller  à  sa  propre  conservation,  scsprcmicrs 
soins  sont  ceux  qu'il  se  doit  à  lui-mcme  ,  et , 
sitôt  qu'il  est  en  âge  de  raison  ,  lui  seul ,  étant 
juge  desmoyens  proprcsàle  conserver ,  devient 
par-là  son  propre  maître. 

La  famille  est  donc,  sil'onveut,  le  premier 
modèle  des  sociétés  politiques;  lechef  es  t  l'image 
du  père,  le  peuple  est  l'image  des  enfans ,  et 
tous  étant  nés  égaux  et  libres  ,  n'aliènent  leur 
liberté  que  pour  leur  utilité.  Toute  la  diflé- 
reuce  est  que  dans  la  famille  l'amour  du  père 
pour  ses  enfans  le  paye  des  soins  qu'il  leur  rend, 
et  que  dans  l'Etat  le  plaisir  de  commander 
supplée  a  cet  amour  que  lecLcfu'a  pas  pour 
ses  peuples. 

Grotins  nie  que  tout  pouvoir  humain  soit 
établi  en  faveur  de  ceux  qui  sont  gouvernés  ; 
il  cite  l'esclavage  en  exemple.  Saplusconslanlc 


s  O  C  I  A  L.  7 

manière  de  raisonner  est  dctablir  toujours  le 
droit  par  le  fait,  (rt)  On  pourrait  employer 
une  metliodc  plus  conse'quente,  mais  non  pas 
plus  favorable  aux  tyrans. 

Il  est  donc  douteux,  selon  G  rotins  ^  si  lo 
genre-humain  appartieutàuneccntained'iiom- 
nics,  ou  si  cette  centaine  dliommesajîparlient 
au  genre-humaiu ,  et  il  paraît  dans  toutsoîi 
livre  pencher  pour  le  premier  avis  :  c'est  aussi 
le  sentiment  de  Hobbes.  Ainsi  voilà  l'espèce 
humaine  divisée  entroupeaux  de  bétail  ,  dont 
chacun  a  son  chef,  f[ni  le  garde  pour  le  dévorer. 

Comme  un  pâtre  est  dune  nature  supérieure 
à  celle  de  son  troupeau ,  les  pajteursd'bommes, 
qui  sont  leurs  clicfs,  sont  aussi  d'une  nature 
iuperieure  à  celle  de  leurs  peuples.  Ainsi 
raisonnait ,  au  rapport  de  Philon  ,  l'empereur 
Caligula  ;  concluant  assez  bien  de  cette  analo-^ 
gie  que  les  rois  étaient  des  dieux,  ou  que  Icjî 
peuples  étaient  des  bétes. 


{a)  5)  Les  savantes  recherches  sur  le  droit  puWi« 
»  iiesontsouveut  que  l'histoire  des  anciens  abus, 
a>  et  on  s'est  entêté  mal-à-pro])os  quand  on  s'est 
a»  donné  la  peine  de  les  trop  étudier.  »  Traite  des 
intérêts  delà  France  avec  ses  voisins ,  par  M.  le  mar? 
quis  d'Argenscn,  (  imprimé  chez  Rcy  à  Amstei  Jante 
\  oilà  précisément  ce  qu'a  fait  Grotius. 

A  4 


8  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Le  raisonnement  de  CaJigzila  revient  à  celui 
ÙQ  Hohbeseiàe  Grotius.  Arisfote  avant  eux 
tous  avait  dit  aussi  que  les  hommes  ne  sont 
point  naturellement  égaux  ,  mais  que  les  uns 
naissent  pour  l'esclavage  et  les  autres  pour  la 
domiLiation. 

^/v.?/^/^  avait  raison  ,  mais  il  prenaitTeffet 
pour  la  cause.  Tout  homme  ne'  dans  l'esclavage 
naît  pour  l'esclavage  ,  rien  n'est  plus  certain. 
Les  esclaves  perdent  tout  dans  leurs  frrs,  jus- 
qu'au désir  d'en,  sortir  :  ils  aiment  leur  servitu- 
de comme  les  compagnons  à' Ulysse  aimaient 
leur  abrutissement.  (/;)  S'il  y  a  do  ne  des  esclave? 
par  nature  ,  c'est  parce  qu'il  y  a  eu  des  esclave» 
contre  nature.  La  force  afait  les  premiers  es- 
claves ,  leur  lâcheté  les  a  perpétués. 

Je  n'ai  rien  dit  du  roi  ^dam  ,  ni  de  l'emr.''-» 
reur  iV'cf' père  de  trois  grands  monarquesqui 
se  pavtarrcrent  l'univers  ,  comme  firent  les 
cnfans  de  Saturne  ,  qu'oji  a  cru  reconnaître 
en  eux.  J'c^^père  qu'oii  me  saiTra  gré  de  cette 
modération  ;  car  descendant  directement  de 
l'un  de  CCS  princes,  et  peut-être  de  la  hranche 
aînée  ,  que  sais-Jc  si  parla  vérification  des  titres 

{h  )  Voye?  un  petit  rrn'ré  tîe  P//.'î::r^us  intitulé  : 
Ç.vr  Us  btics  uscit  ae  la  raison. 


s  O  C  I  A  r,.  9 

je  HP  m?  troiTvrinis  point  le  h'gitlmo  roi  du 
f;ciiic-liuniaiii  ?  (^)iioi qu'il  en  soit,  on  ne  peut 
disconvenir  (\\\Adaui  n'ait  été  souverain  du 
jnonde  conuuc  lîohiiison  de  sou  île  ,  tant  qu'il 
en  tnt  le  senl  habitant;  et  ce  qu'il  y  avait  de 
coiuînode  dans  cet  empire  ,  était  que  le  monar- 
que assuré  sur  sou  trône  n'avait  à  craindre  ni 
rebellions,  ul  guerres,  ni  conspirateurs. 

CHAPITRE     I  I  L 

Vu  droit  du  plus  fort. 


J_iE  pins  fort  n'est  jamais  assez  fort  pour 
rtic  toujours  le  maître,  s'il  ne  transforme  sa 
force  endroitet  l'obéissance  en  devoir.  De-là 
le  droit  du  plus  fort  ;  droit  pris  ironiquement 
en  apparence  ,  et  réellement  établien  principe: 
mais  nenonsexpliqucra-t-on  jamais  ce  mot? 
La  force  est  une  puissance  physique;  je  ne  vois 
poijitquellc  moralité pcutrésulterde  ses  efî'cts. 
Cédera  laforceest  un  acte  de  nécessité,  non 
de  volonté;  c'est  tout  au  plus  un  acte  de  pru- 
dence. En  quel  sens  pourra-cc  être  un  devoir? 
Supposons  Tui  uiomcnt  ce  prétendu  droit. 
Jcdis  qu'il  n'en  résuite  qu'un  galimatias  inex- 
plicable. Car  sitôt  que  c'est  la  force  qui  fait  le 

A.  5 


ïo  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

droit ,  l'effet  cbaiir^eavec  la  cause  :  lonle  force 
qui  simiionte  la  première  succède  à  son  droit. 
Sitôtqu'ou  peut  désobéir  inij)iinèiiiciit ,  ouïe 
peut  légitiuiement ,  et  puisque  le  plus  fort  a 
toujours  raison  ,il  ncs'apjit  qucde  faircen  sorte 
qu'où  soiL  le  plus  fort.  Or,  qu"csl-ce  qu'u!! 
droit  qui  périt  quand  la  force  cesse  ?  S"il  faut 
obéir  par  force  on  n'a  pas  besoin  d'obéir  par 
devoir,  et  si  l'on  n'est  pas  forcé  d'obéir  ou 
n'y  est  pkis  obligé.  On  voit  donc  que  ce  mot 
de  ^rozV  n'ajoute  rien  à  la  force  ;  il  ne  signifie 
ici  rien  du  tout. 

Obéissez  aux  puissances.  vSi  cela  veut  dire, 
cédez  à  la  force,  le  précepte  est  bon  mais  su- 
perflu, je  répouds  qu'il  ne  sera  jamais  viole. 
Toute  puissance  vient  de  Dieu,  je  l'avoue; 
mais  toute  maladie  en  vieiitaussi.  Est-ce  à  dire 
qu'il  soit  défendu  d'appeller  le  médecin?  Qu'un 
brigand  me  surprenne  au  coin  du  bois,  uon- 
seulement  il  faut  par  forcç  donner  la  bourse  , 
mais  quand  je  pourrais  la  soustraire  ,  suis-je 
eu  conscience  obligé  de  la  donner  ?carenfin  le 
pistolet  qu'il  tient  est  aussi  une  puissance. 

Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas  droit, 
et  qu'on  n'est  obligé  d'obéirqu 'aux  puissances 
légitimes.  Ainsi  ma  question  prnnitive  revient 
toujours. 


SOCIAL.  II 

C  II  A  P  I  T  Pl  E    I  Y. 

JJô  Vesclaçage. 

_l  uisqu'aucii>-  homme  n'a  uiie  autorité 
naturelle  sur, son  semblable, et  puisque  la  force 
ne  produitaucuii  droit ,  restent  doue  les  con- 
ventions pour  base  de  toute  autorité  légitime 
parmi  les  hommes. 

Si  unparticulier ,  dit^^-^^'/V/.T  ,  peut  aliéner 
sa  liberté  et  se  rendre  esclave  d'un  maître  , 
pourquoi  tout  un  peuple  ne  pourrait-il  pas 
aliéner  la  sienne  et  se  rendre  sujet  d'un  roi  ?il 
y  a  là  bien  des  mots  équivoques  qui  auraient 
besoin  d'explication  ,  înais  tenons-nous  en  à 
celui  d^ilitner.  Aliéner  cVst  donner  ou  vendre. 
Or,  un  homme  qui  se  fait  enclave  d'un  autre 
ne  se  donne  pas,  il  se  vend,  tout  aumoins  pour 
la  subsistance:  mais  un  peuple,  pourquoi  se 
vend-il  ?  Bien  loin  qu'un  roi  fournisse  à  ses 
sujets  leur  subsistance  ,  il  ne  tire  la  sienne  que 
d'eux,  et  selon  Rabelais  ^  un  roi  ne  vit  pas 
de  peu.  Les  sujets  donnent  donc  leur  \yçv- 
sonne  à  condition  qu'on  prendra  aussi  Icr.r 
bien  ?  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  leur  reste  à 
toiiservtif. 

A  6 


IS  DU     CONTRAT 

On  dira  que  le  despote  assure  a  ses  sujets  la 
tranquillité'  civile.  Soit  ;  mais  qu'y  gagnent-ils, 
si  les  guerres  que  son  ambition  leur  attire  ,  si 
son  insatiable  avidité  ,  si  les  vexations  de  son 
ministère  lesdésolentplusque  ne  feraient  leurs 
dissentions  ?  <^uV  gagnent-ils,  si  cette  tran- 
quillité même  est  une  de  leurs  misères?  On 
vit  tranquille  aussi  dans  les  cachots  ;  en  est-ce 
assez  pour  sy  trouver  bien  ?  Les  Grecs  eu- 
ferme's  dans  l'antre  du  cyclope  y  vivaient 
tranquilles,  en  attendant  que  leu^r  tour  vînt 
d'être  dévores. 

Dire  qu'un  homme  se  donne  gratuitement, 
c'est  direuîiecliose  absurdcet  inconcevable  ;  un 
tel  acte  est  illégitime  et  nul  ,  par  cela  seul  que 
celui  qui  le  fait  n'est  pas  dans  son  bon  sens. 
Dire  la  même  chose  de  tout  un  peuple,  c'est 
supposer  un  peuple  de  fous  :  la  folie  ne  fait 
pas  droit. 

Quand  chacun  pourrait  s  aliéner  lui-même, 
il  ne  peut  aliéner  ses  enfans  ;  ils  naissent 
hommes  et  libres;  leur  liberté  leur  appartient, 
nul  n'a  droit  d'en  disposer  qu'eue.  Avant 
qu'ils  soient  en  âge  déraison,  le  père  peut  eu 
leur  nom  stipuler  des  conditions  pour  leur 
conservation,  pour  leur  bien-être,  mais  non 
les  donner    irrévocablement  et  sans  condi» 


s  O  C  I  A  L.  i3 

tioii  ;  car  un  tel  don  est  contraire  aux  fuis  de 
1r  (Mlurc  et  passe  les  droits  de  la  paternité. 
Il  faiulrait  donc,  pour  qu'un  gouvernement 
arbitraire  fut  légitime  ,  qu'à  chaque  géné- 
ration le  peuple  fût  le  maître  de  l'admettre 
o!i  de  le  rejeter:  mais  alors  cegouvernemcut 
ne  seroit  plus  arbitraire. 

Renoncer  à  sa  liberté  c'est  renoncer  à  s^a 
qualité  d'homme,  aux  droits  de  l'humanité, 
même  à  srs  devoirs.  Il  n'y  a  nul  dédommage- 
ment possible  pour  quiconque  renonce  à  tout. 
Une  telle  renonciation  est  incompatible  avec  la 
naturede  rhomme,et  c'est  ôter  toute  moralité 
à  ses  actions  que  d'ôtcr  toute  liberté  à  sa  volon^ 
té.  Rntin  c'est  inie  convention  vaine  et  contra- 
dictoire de  stipuler  d'une  part  une  autorité  ab- 
solueet  de  l'autre  une  obéissaiice  san.s  bornes. 
;N'est-il  pas  clair  qu'on  n'est  engagé  à  rien  en- 
vers celui  dont  on  a  droit  de   tout  exiger,  et 
cette   seule  condition   sans  équivalent  ,  sans 
échange,   n'entraîne -t- elle  pas  la  nullité  de 
l'acte?    (,'ar  quel  droit  mou  esclave  aurait- il 
contre  moi  ,   pui.squetout  ce  qu'il  a  m'appar- 
tient ,  et  que  .^on  droit  étant  le  mien  ,  ce  droit 
de  moi  contre  moi-méine  est  un  mot  qui  n'a 
aucun  sens  ? 

Grotius  et  les  autres  tirent  de  la  guerre  uno 


14  DU     CONTRAT 

antre  origine  du  prétendu  droit  d'esclavage.  Le 
vainqueur  ayant,  seloneux,  ledroitde  tuerie 
vaiiicu,celui-ci  peut  racheter  sa  vie  aux  dépens 
de  sa  lil)erté;  couvention  d'autant  plus  Icgi— 
tinie  qu'elle  tourne  au  proiit  de  tous  deux. 

Mais  il  est  clair  que  ce  prétendu  droit  de 
tuer  les  vaincus  ue  résulte  en  aucune  manière 
del'étatde  guerre.  Par  cela  seul  que  les  hommes, 
vivant  dansleur  primitive  indépendance,  n'ont 
pointentr'eux  de  rapport  assez  constant  pour 
constituer  ni  l'état  de  paix  ni  l'état  de  guerre, 
ils  ne  sont  poiut  natiirellement  ennemis.  C'est 
le  rapport  des  choses  et  non  des  hommes  qui 
constitue  la  guerre;  et  l'état  de  guerre  ne  pou- 
vant naître  des  simples  relations  personnelles, 
mais  seulement  des  réelles,  la  guerre  privée  ou 
d'homme  à  homme  ne  peut  exister,  ni  dans 
l'étai:  de  nature  où  il  n'y  a  point  de  propriété 
constante  ,  ni  dans  l'état  social  où  tout  est 
sous  l'autorité  des  lois. 

Les  combats  particuliers ,  les  duels ,  les 
rencontres  sont  des  actes  qui  ue  constituent 
poiut  un  Etat;  et  à  l'égard  des  guerres  privées, 
autorisées  par  les  établisscmcns  de  Louis  IX 
roi  de  Frauce  et  suspendues  par  la  paix  de 
Dieu,  ce  sont  des  abus  du  gouvernement  féo- 
dal,  syiitémc  absurde  s'il  en  iut  jamais,  cou- 


5  O  C  I  A   L.  iS 

traire  aux  principes  du  droit   naturel  ,  et  à 
toute  bonne  jK)litique. 

La  guerre  n'est  donc  poltit  une  relatiou 
d'Iionnne  à  liojume  ,  maisiuie  relation  d'Etat 
à  Etat,  dans  laquelle  les  particuliers  ne  sont 
ennemis  qu'accidentellement  ,  non  point 
comme  hommes  ni  même  comme  citoyens  ,  (c) 
mais  comme  soldats:  n^n  point  com^me  mem- 
bres de  la  patrie  ,  mais  comme  ses  défenseurs. 
Enlin  chaque  Etat  ne  peut  avoir  pour  ennemi» 

(  c  )  Les  Romains  ,  qui  ont  entendu  et  plus 
respecté  ce  droit  de  la  guerre  qu'aucune  nation 
du  monde,  portaient  si  loin  le  scrupule  à  cet  égard 
qu'il  n'était  pas  permis  à  un  citoyen  de  servir 
comme  volontaire,  sans  s'être  engagé  expressément 
contre  l'ennemi,  et  nom.niément  contre  tel  en- 
nemi. Une  légion  où  Caton  le  fils  lésait  ses  pre- 
mières armes  sous  Popilius  ayant  été  réformée  , 
Caton  le  père  écrivit  à  Popilius  que  s'il  voulait  bien 
que  son  fils  continuât  de  servir  sous  lui,  il  fallait 
lui  faire  prêter  un  nouveau  serment  militaire,  parce 
que  le  premier  étant  annuUé,  il  ne  pouvait  plus 
porteries  armes  contre  l'ennemi.  Et  le  même  Ca- 
ton écrivit  à  son  fils  de  se  bien  garder  de  se  présen- 
ter au  combat  q  u'il  n'eut  prêté  ce  nouveau  serment. 
Je  saisqu'on  j»ourram'opposer  le  siège  de  Clusium 
et  d'autres  faits  particuliers  ;  mais  moi  je  cite  des 
lois,  des  usages.  Les  Romains  sont  ceux  qui  ont 
le  moins  souvent  transgressé  leurs  lois  ,  et  ils  souc 
les  seuls  qui  en  aient  eu  d'aussi  belles. 


i6  D  U     C  O  N  T  Pc  A  T 

que  d'autres  Etats  et  non  pas  des  hommes  , 
attendu  qu'entre  choses  de  diverses  natures  ou 
lie  peut  fixer  aucun  vrai  rapport. 

Ce  principe  est  lucmeconforme  auxmaximcs 
établies  de  tous  les  temps  ,  et  à  Ta  pratique 
constante  de  tons  les  peuples  polices.  Les  dé- 
clarations de  gîierre  sont  moins  des  avcrtisse- 
mens  aux  puissances  quà  leurs  sujets.  L'e'tran- 
gcr ,  soit  roi ,  soit  particulier,  soit  peuple, 
qui  vole,  tue  ou  détient  les  sujets  sans  déclarer 
la  guerre  au  prince ,  n'est  pas  un  etnicmi , 
c'est  u!i  brigand.  Même  eu  pleine  guerre 
un  prince  juste  s'empare  bien  en  paj^s  en- 
nemi de  tout  ce  qui  appartient  au  public; 
mais  il  respecte  la  personne  et  les  biens  des 
particuliers  :  il  respecte  des  droits  sur  les- 
quels sont  fondés  les  siens.  La  fin  de  la 
guerre  étant  la  destruction  de  l'Etat  ennemi, 
ou  a  droit  d'en  tuer  les  défenseurs  tant  qu'ils 
ont  les  armes  à  la  main;  mais  sitôt  qu'ils  les 
posent  et  se  rendent,  cessant  d'être  ennemis 
ou  instrumens  de  l'ennemi,  ils  rcdevicnnv-^iit 
simplement  hommes  et  l'on  n'a  plus  de  droit 
sur  leur  vie.  (Quelquefois  on  peut  tuer  l'Etat 
sans  tuer  un  seul  de  ses  membres  :  or  la  guerre 
ne  donne  aucun  droit  qui  ne  soit  nécessaire 
à  sa  lia.  Ces  principes  ne  sont  pas  ceux  de 


SOCIAL.  T7 

Crotlus  ;  ils  ne  sont  pas  fondes  snr  ArS'  au- 
toritcs  do  poictcs  ,  niiiis  ils  dcrivcMit  de  la  nature 
des  choses  ,  et  sont  fondes  sur  la  raison. 

A  l'égard  du  droit  de  conquête,  il  n'a  d'autre 
fondement  que  la  loi  du  plusfort.  Si  la  guerre 
ne  donne  point  au  vainqueur  lo  droit  de  mas- 
sacrer les  peuples  vaincus,  ce  droit  qu'il  n'a 
pas  no  peut  fonder  celui  de  les  asservir.  Ou 
n'aie  droitdc  tuer  l'ennemi  quequandou  ne 
peutle  faireescldvc;ledroitde  le  faire  esclave  ne 
vient  donc  pas  du  droit  de  le  tuer:  c'est  donc 
un  e'cliange  inique  de  lui  faire  acheter  au  prix 
de  sa  liberté  sa  vie  sur  laquelle  on  n'a  aucuu 
droit.  En  établissant  le  dx-oit  de  vie  et  de  moit 
fur  le  droit  d'esclavage,  et  Icd^oit  d'esclavnge 
«ur  le  droit  de  vie  et  de  mort,  n'est-il  pas  clair 
qu'on  tombe  dans  le  cercle  vicieux  ? 

En  supposant  même  ce  terrible  droit  de 
tout  tuer  ,  je  dis  qu'un  esclave  fait  à  la  guerre, 
ou  un  peuple  coTiquis  n'est  tenu  à  rien  du 
tout  envers  son  maître,  qu'à  lui  obéir  autant 
qu'il  y  est  force.  Eu  prenant  nu  équivalent  à  sa 
vie  ,  le  vainqueur  ne  lui  en  a  point  (ait  grâce  , 
au  lieu  de  le  tuer  sans  fruit,  il  l'a  tué  utile- 
ment. Loin  donc  qu'il  ait  acquis  sur  lui  nulle 
autorité  jointcàla  force,  l'étatde  ^mrre  sub- 
siste entre  eux  comme  auparavant ,  leur  velu- 


i8  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

tiou  même  en  est  FeSet ,  et  l'usage  du  droit 
de  la  guerre  ue  suppose  aucuu  traité  de  paix. 
lis  out  fait  une  convention  ;  soit  :  mais  cette 
convention,  loin  de  détruire  Tctat  de  guerre, 
en  suppose  la  continuité. 

Ainsi,  de  quelque  sens  qu'on  envisage  les 
choses,  le  droit  d'esclavage  est  nul ,  non-seule- 
ment parce  qu'il  est  illégitime,  mais  parce 
qu'il  est  absurde  et  ne  signifie  rien.  Ces  mots 
esclavage  et  droit  sont  contradictoires  ;  ils 
s'excluent  mutuellement.  Soit  d'un  homme 
à  im  honune  ,  soit  d'un  homme  à  un  peuple, 
ce  discours  sera  toujours  également  insensé  : 
Je  fais  avec  toi  une  convention  toute  à  ta. 
charge  et  toute  à  mon  profit ^  que  j^ observerai 
tant  (ju^il  7ne  plaira  ^  et  que  tu  observeras 
tant  qu^il  me  plaira. 

CHAPITRE    V. 

Qu  ''il  faut  toujours  remonter  à  une  première 
coiireiition. 

V^uAND  j'accorderais  tout  ce  que  j'ai  ré- 
futé jusqu'ici,  les  favi  Leurs  du  despotisme  n'en 
seraieiit  pas  plus  avancés.  Il  y  aura  toujours 


SOCIAL.  19 

niijltituflCjCtrc'glr  une  soclrte.  (^)nc  dcslioui- 
uies  épais  sou'iit  successivement  asservis  à  un 
seul,  en  quelque  nouibrc  qu'ils  puissent  être, 
je  ne  vois  là  qu'un  maître  et  des  esclaves  :  je 
n'y  vois  point  un  peuple  et  son  chef;  c'est  si 
l'on  veut  une  aggregation  ,  mais  non  pas  une 
association  ;  il  n'y  a  là  ni  bien  public  ,  ni  corps 
politique.  Cethoimne,  eût-il  asservi  la  moitié 
dn  monde,  n'est  toujours  qu'un  particulier; 
son  intérêt,  se'parê  de  celui  des  autres  ,  n'est 
toujours  qu'un  intérêt  prive.  Si  ce  môme 
liomme  vient  à  pe'rir,  son  empire  après  lui 
reste  êpars  et  sans  liaison  ;  comme  un  chêne 
se  dissout  et  tombe  en  un  tas  de  cendres ,  après 
que  le  feu  l'a  consumé. 

IJn  peuple,  dit  Groiius  ,  peut  se  donner 
à  un  roi.  Selon  Grotius  un  peuple  est  donc 
un  peuple,  avant  de  se  donner  à  un  roi.  Ce 
don  même  est  un  acte  civil  ,  il  suppose  une 
délibération  publique.  Avant  donc  que  d'exa- 
miner l'acte  par  lequel  un  peuple  élit  un  roi  , 
il  serait  bon  d'examiner  l'acte  par  lequel  un 
peuple  est  un  peuple.  Car  cet  acte  étant  né- 
cessairement antérieur  a  l'autre  ,  il  est  le  vrai 
fondement  de  la  société. 

En'eiïct,  s'il  n'y  avait  point  de  convention 
antérieure,  où  serait,  a  moins  que  l'élceliOU 


2©  D  U     C  O  X  T  R  A   T 

lie  fi'it  unanime,  robligation  pour  le  petit 
nombre  de  se  soumettre  au  choix  du  grand , 
et  d'où  cent  qui  veulent  un  maître  ont-ils  le 
droitde  voter  pour  dis  qui  n'en  veulent  point? 
La  loi  de  la  pluralité  des  sufi'rages  est  elie- 
inémc  un  ét.iblissement  de  convention  ,  et 
suppose  au  moins  une  fois  l'unaniiuite'. 

CHAPITRE     VI. 

Du  pacte  social. 

%i  E  suppose  les  lionunes  parvenus  a  ce  point 
où  les  obstacles  ,  qnimiisenta  leur  conserva- 
tion dans  rctat  de  uatu.rc  ,  l'emportent  par 
leur  résistance  sur  les  forces  que  chaque  indi- 
vidu peut  employer  pour  se  maintenir  dans 
cet  état:  alors  cet  ctat  primitif  ne  peut  plus 
subsister,  et  le  geine  humain  périrait  s'il  no 
changeait  de  manière  d'être. 

Or,  comme  les  houunes  ne  peuVeiit  engen- 
drer de  nouvelles  forces,  mais  seulement  unir 
et  diriger  celles  qui  existent  ,  ils  n'ont  plus 
d'autre  moyen  pour  se  conserver,  que  de 
former  p-ir  aggrcgation  une  somme  de  forces 
qui  puisse  l'emporter  sur  la  résistance,  de  les 
mettre  en  jeu  par  lui  seul  mobile,  et  de  les 
faire  a-rir  de  concert. 


s  O  C  I  A  L.  21 

Cette  soimnc  de  forces  ne  peut  naUrc  que 
du  toncoiirs  de  plusieurs  :  mais  la  force  et 
la  libelle  de  chaque  hoiJiuie  c'taiit  les  piciiiier* 
instruiueus  de  sa  conservation  ,  couuneiil  les 
cngagera-t-il  sans  se  nuire  ,  et  sans  ncii^liger 
les  soins  qu'il  scdoit?  Cette  di flic ul té rainencG 
à  mou  sujet,  peut  s'énoncer  eu  ces  termes  ; 

»  Trouver  une  forme  d'association  qui  dé- 
»  fende  ctprotège  de  toute  la  force  couununo 
>  la  personncct  les  biens  d^  cbaque  associé, 
»  et  par  laquelle  chacun  s'unissantà  tous, 
»  n'obéisse  pourtaut  qu'à  lui-même  et  reste 
»  aussi  libre  qu'auparavant.  »  Tel  est  le 
problème  fondamental  dont  le  contrat  social 
donne  la  solution. 

Les  clauses  de  ce  contrat  sont  tellement 
déterminées  par  la  nature  de  l'acte,  que  la 
moindre  modilication  les  rendrait  vaines  et 
de  nul  cflct  jeu  sorte  que,  bien  qu'ellesn'aieiit 
peut-être  jamais  été  bien  formellement  énon- 
cées, elles  sont  par-toutles  mêmes,  par-tout  ta- 
citement admises  et  reconnues  jusqu'à  ce  que  ^ 
le  pacte  social  étant  violé  ,  chacun  rentre  alors 
dnis  ses  premiers  droits,  et  reprenne  sa  li- 
berté conventionnelle  pour  laquelle  il  y 
renonça. 

(x-s  clauses  bien   entendues    se    réduisciît 


22  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

toutes  a  une  seule  ,  savoir  ,  raliéuation  totale 
de  chaque  associe'  avec  tous  ses  droits  à  ton^e 
îa  coinniunautc.  Car  premièrement ,  cliaciiii 
se  donnant  tout  entier ,  la  condition  est 
égale  pour  tous,  et  la  condition  étant  égale 
pour  tous,  nul  n'a  intérêt  de  la  rendre  onéreuse 
aux  autres. 

De  plus,  l'aliénation  se  faisant  sans  réserve, 
l'union  est  aussi  parfaite  qu'elle  peut  l'être  , 
et  nul  associé  n'a  plus  rien  à  réclamer:  car 
s'il  restait  quelques  droits  aux  particuliers, 
comme  il  n'y  aurait  aucuu'supérlciir  commun 
qui  pût  prononcer  entre  eux  et  le  public  ,  cha- 
cun étant  en  quelque  point  son  propre 
juge  ,  prétendrait  bientôt  l'être  en  tous  ,  l'état 
de  nature  subsisterait  ,  et  l'association  de- 
viendrait nécessairement  tyrannique  ou  vaine. 
Eniin  ,  chacun  se  donnant  à  tous  ne  se 
douîieà  personne,  et  comme  il  n'y  a  pas  un 
associé  sur  lequel  ou  n'acquière  le  même 
droit  qu'on  lui  cède  sur  soi,  on  gagne  l'é- 
quivalent de  tout  ce  qu'on  perd,  et  plus 
de  force  pour  conserver  ce  qu'on  a. 

Si  donc  on  écarte  du  pacte  social  ce  qui  li'est 
JDas  de  son  essence  ,  on  trouvera  qu'il  se  ré- 
duit aux  termes  suivaus:  Chacun  de  nous 
met  en  co/umun    sa    personne    et   tçute  sa 


s  o  c  r  A  L.  23 

puissance  sous  la  suprême  direction  de  la 
râlante gént'rale ;  et  nous  recevons  en  corps 
clunjue  membre  comme  partie  indi^^isible  du 
tout. 

ArJnstnnt,  au  Heu  de  la  personne  particu- 
lière de  chaque  contractant,  cet  acte  d'asso- 
ciation produit  un  corps  moral  et  collectif 
compose  d'autant  de  mendjres  que  rassemblée 
a  de  voix  ,  lequel  reçoit  de  ce  même  acte  sou 
unité,  sou  /«(^/commun,  sa  vie  etsa  volonté. 
Cette  personne  publique ,  qui  se  forme  ainsi 
par  l'union  de  toutes  les  autres,  prenait  au- 
trefois le  nom  de  Cité  (dj  et  prend  maintc- 

(tf)Le  vrai  sens  de  ce  mot  s'est  presque  entière- 
meut  effaré  chez  les  modernes;  la  phipart  pren- 
nent une  ville  pour  une  cite?  et  un  bourgeois  pour 
nn  citoyen.  Ils  ne  savent  pas  que  les  maisons  font 
la  ville,  mais  que  les  citoyens  font  la  cité.  Cette 
même  erreur  coûta  cher  autrefois  aux  Carthasi- 
nois.  Je  n'ai  pas  lu  que  le  titre  de  cïves  ait  jamais 
été  donné  aux  sujets  d'aucun  prince,  pas  même 
anciennement  aux  jNIacédoniens  ,  ni  de  nos  jours 
aux  Anglais  ,  quoique  plus  près  de  la  liberté 
que  tous  les  autres.  Les  seuls  Français  prennent 
Tous  familièrement  ce  nom  de  citoyens ,  parce 
qu'ils  n'en  ont  aucune  véritable  idée,  comme  ou 
peut  le  voir  dans  leurs  dictionnaires,  sans  quoi 
ils  tomberaient,  en  l'usurpant,  dans  le  crime 
de  lèse-majesté:  ce  nom  chez  eux  exprime  uno 


-4  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

liant  celui  de  république  ou  de  corps pofiiî^ 
//«e,  lequel  est  appelé  par  ses  membres  Etat 
quand ilest  \)<i?>û{^ sou i e?'a in  quand  il  est  actif, 
puissance  en  le  comparant  à  ses  semblables.  A 
regard  desassociés,  ils  prennentcollectivem.ent 
le  nom  de  yP^/y/?/^  et  s'appellent  en  particulier 
citoyens  ^  comme  participant  à  l'autorité  sou- 
Ycralne,  et  sujets,  comme  soumis  aux  lois 
de  l'Etat.  Mais  ces  teiines  se  confondent  sou- 
vent et  se  prennent  l'un  pour  l'autre;  il  suffit  de 
les  savoir  distinguer  quand  ils  sont  employés 
dans  toute  leur  précision. 

vertu  et  non  pas  un  droit.  Quand  Bodin  a  voulu 
parler  de  nos  citoyens  et  bourgeois  ,  il  a  fait  une 
lourde  bévue  en  prenant  les  uns  pour  les  autres. 
M.  tVAlembert  ne  s'y  est  pas  trompé,  et  a  bien 
distingué  ,  dans  son  article  Genève,  les  quatre 
ordres  d'bomnies  (  même  cinq  en  y  comptant  les 
simples  étrangers  )  qui  sont  dans  notre  ville,  et 
dont  deux  seulement  composent  la  république. 
î*Jul  autre  auteur  Français,  que  je  siiche,  n  a 
compris  le  vrai  sens  du  mot  citoyen. 


CHAPITRE 


SOCIAL.  nh 

CHAPITRE    VII. 

Z)u  souverain. 


o 


N  volt  par  cette  formule  que  l'acte  d'asso- 
ciation renferme  un  engagement  reciprof|iie 
du  public  avec  les  particuliers  ,  et  que  chaque 
individu  contractant,  pour  ainsi  dire,  avec 
lui-inême  ,  se  trouve  engage  sous  un  double 
rapport;  savoir,  cojunic  membre  du  souve- 
rain envers  les  particuliers,  et  comme  membre 
de  l'Etat  envers  le  souverain.  Mais  on  uff 
peut  appliquer  ici  la  maxime  du  droit  civil , 
que  nul  n'est  tenu  aux  engagemeus  pris  avec 
lui-uiéme  ;  car  il  y  a  bien  de  la  ditterence 
entre  s'obliger  envers  soi  ,ou  envers  un  tout 
dont  on  fait  partie. 

Il  faut  remarquer  encore  que  la  délibéra- 
tion publique  qui  peut  obliger  tous  les  su;ets 
«nvers  le  souverain  ,  à  cause  des  deux  diil'erens 
rapports  sous  lesquels  chacun  d'eux  est  envi- 
sagé ,  ne  peut  par  la  raison  contraire  obliger 
le  souverain  cîivcrs  lui-même;  et  que,  par 
con;?cquent  il  est  contre  la  nature  du  corps 
politique  que  le  souverain  s'impose  wwq  loi 
qu'il  ne  puisse  enfreindre.  ISe  pouvant  se  con- 

Foliticjue,  Toiue  II.  B 


26  DU    CONTRAT 

sidc'rer  qnc  sous  un  seul  et  même  rapport,  il 
est  alors  dans  le  cas  d'un  particulier  cou- 
tractant  avec  soi-même:  par  où  l'on  voit 
qu'il  n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  nulle  espèce  dé 
loi  fondamentale  obligatoire  pour  le  corps 
du  peuple,  pas  même  le  contrat  social.  Ce 
qui  ne  signilic  pas  que  ce  corps  ne  puisse 
fort  bien  s'engager  envers  autrui  en  ce  qui 
ne  déroge  point  à  ce  contrat;  car  à  Tégard 
de  l'étranger ,  il  devient  un  être  simple,  un 
individu. 

Mais  le  corps  politique  ou  le  souverain  ne 
tirant  son  être  que  de  la  sainteté  du  contrat, 
îiepeutjamais  s'obliger,  même  envers  autrui, 
arien  qui  déroge  à  cet  acte  primitif,  comme 
d'aliéner  quelque  portion  de  lui-même  ou  de 
se  soumettre  a.  un  autre  souverain.  Violer 
l'acte  par  lequel  il  existe  serait  s'anéantir,  et 
ce  qui  n'est  rien  ne  produit  rien. 

Sitôt  que  cette  multitude  est  ainsi  réunie 
en  un  corps ,  ou  ne  peut  offenser  uîi  des 
membres  sans  attaquer  le  corps  ;  encore  moins 
oîicuser  le  corps  sans  que  les  membres  s'en 
ressentent.  Ainsi  le  devciret  Tlntérêt  obligent 
également  les  deux  parties  contractantes  à 
s'entraider  mutuellement,  et  les  mêmes  boui- 
llies doivent  chcrciigrà  réunir  sous  ce  double 


SOCIAL.  27 

rapport  tous  les  avantages  qui  en  dépendent. 

Or  le  souvcraiu  n'étant  forme'  que  des  par- 
ticuliers qui  le  composent  ,  n'a  ni  ne  peut 
avoir  d'intérêt  contraire  au  leur  ;  par  con- 
séquent la  puissance  souveraine  n'a  nul  besoin 
de  garant  envers  les  sujets  ;  parce  qu'il  est 
impossible  que  le  corps  veuille  nuire  à  tous 
ses  membres  ,  et  nous  verrons  ci-après  qu'il 
jic  peut  nuire  à  aucun  en  particulier.  Le  sou- 
Tcrain  ,  par  cela  seul  qu'il  est,  est  toujours 
ce  qu'il  doit  être. 

Mais  il  ncn  est  pas  ainsi  des  sujets  envers  le 
souverain, auquel, uialgrc  l'intérêt  commun, 
rien  ne  repondrait  de  leurs  engagemens  s'il  ne 
trouvait  des  moyens  de  s'assurer  de  leur  fi- 
délité. 

En  effet  chaque  individu  peut  ,  comme 
liomLQie  ,  avoir  une  volonté'  particulière  , 
contraire  ou  dissemblable  à  la  volonté  géné- 
rale qu'il  a  comme  citoyen.  Son  intérêt  par- 
ticulier peut  lui  parler  tout  autrement  que 
l'intérêt  commun  ;  son  existence  absolue  et 
naturellement  indépendante  peut  lui  faire 
envisager  ce  qu'il  doit  à  la  cause  coiTunune 
comme  une  contribution  gratuite,  dont  la 
perte  sera  moins  nuisible  aux  autres  que 
le  payement  n'eu  est  onéreux  pour  lui:  et  rc- 

B2 


2S  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

gaidautla  personne  morale  qui  constitncrEtat 
connue  un  être  de  raison,  parce  que  ce  n'est 
pas  un  homme,  il  jouirait  des  droits  du  ci- 
toyen sans  vouloir  remplir  les  devoirs  du 
sujet:  injustice  dont  le  progrès  causerait  la 
ruine  du  corps  politique. 

Aûn  donc  que  le  pacte  social  ne  soit  pas 
un  vain  formulaire,  il  renferme  tacitement 
cet  engagement  qui  seul  peut  donner  de  la 
force  aux:  autres  ,  que  quiconque  refusera 
d'obéirà  la  volonté  générale  y  sera  contraint 
par  tout  le  corps  :  ce  qui  ne  signifie  autra 
chose ,  sinon  qu'on  le  forcera  d'être  libre  : 
car  telle  est  la  condition  ,  qui  donnant  chaque 
citoven  à  la  patrie  ,  le  garantit  de  toute  dé- 
pendance personnelle  ;  condition  qui  fait  l'ar- 
tifice et  le  jeu  de  la  machine  poli  tique  ,  et  qui 
seule  rend  légitimes  les  cngagcmens  civils, 
lesquels  sans  cela  seraient  absurdes  ,  tyrauni- 
queSjCt  sujets  aux  plus  énormes  abus. 


s  o  c  r  A  L.  T^ 

CHAPITRE    V  I  î  L 

De  rCtat  ciiiL 


c 


.j  E  passage  de  l'état  de  nalure  a  Tctat  cl- 
■vil  produit    dans   riiomme    un   changcincuf 
trcs-icmarquable  ,  en  substituant  dans  sa  con- 
duite la  justice  à  l'iustinct,  et  donnant  à  ses 
actions  la  moralité  qui  leur  manquait  aupa- 
ravant. C'est  alors  seulement  que  la  voix  da 
devoir  suece'dant  à  l'impulsion  physique  et  he 
droit  à  l'appétit  ,  l'homme  ,  qui    jusque-là 
n'avait  regardé   que  lui-même  se  voit  l'orcé 
d'agir  sur  d'autres  principes  ,  et  de  consulter 
sa  raison  avant  d'écouter  ses penchans.  Ouoî- 
qu'il  se  prive  dans  cet  état  de  plusicursavan- 
tages  qu'il  tient  de  la  nature ,  il  eu  rcgngire 
de   si    grands ,  ses    facultés   s'exercent  et   se 
développent ,  ses  idées  s'étendent ,  scîj  scnti- 
uiens  s'ennoblissent ,  son  ame  toute   enticrfe 
s'élève  à  tel  points  ,  quo  si  les  abus  de  cette 
nouvelle  condition  ne  le  dégradaient  souvent 
au-dessous  de  celle  dont  il  est  sorti,  il  devrait 
bénir  sans  cesse  l'instant  heureux  qui  l'en  aiia- 
cha  pour  jamais,et  qui ,  d'un  animal  stupid© 
«t  borné,  lit  un  être  mtelligent  et  un  hoiiuue. 


2o  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Réduisons  toute  cette  balance  à  des  termes 
faciles  à  comparer.  Ce  que  rhonimeperd  par 
le  contrat  social,  c'est  sa  liberté  naturelle  et 
un  droit  illimité  à  tout  ce  qui  le  tente  et  quHi 
peut  atteindre  ;  ce  qu'il  gagne  ,  c'est  la  liberté 
civil°  et  la  proprie'te  de  tout  ce  qu'il  possède. 
Pour  nepasse  tromper  dans  ces  compensations, 
il  faut  bien  distinguer  la  liberté  naturelle  ,  qui 
n'a  pour  bornes  que  les  forces  de  l'individu  , 
de  la  liberté  civile  qui  est  limitée  par  la  vo- 
lonté générale,  et  la  possession,  qui  n'est 
que  l'efFet  de  la  force  ou  le  droit  du  premier 
occupant ,  de  la  propriété  qui  ne  peut  être 
fondée  que  sur  un  titre  positif. 

On  pourrait  sur  ce  qui  précède  ajouter  a 
l'acquit  de  l'état  civil  la  liberté  morale,  qui 
seule  rend  rbomme  vraiment  maitre  de  lui  : 
car  l'impulsion  du  seul  appétit  est  l'esclavage, 
et  l'obéissance  à  la  loi  qu'on  s'est  prescrite  , 
est  liberté.  Mais  )e n'en  ai  déjà  que  trop  dit  sur 
cet  article,  et  le  sens  philosophique  du  mot 
liberté  nest  pas  ici  de  mou  sujet. 


SOCIAL.  3r 

CHAPITRE     IX. 

Du  dojiiaine  réel. 

V^  H  A  Q  u  E  incuil)ie  de  la  communauté  se 
donne  à  elle  au  moment  qu'elle  se  forme , 
tel  qu'il  se  trouve  actuellement ,  lui  et  toutes 
ses  forces ,  dont  les  biens  qu'il  possède  font 
partie.  Ce  n'est  pas  queparcet  acte  la  posses- 
sion change  de  natLue  en  changeant  demain» 
et  devienne  propriété  dans  celle  du  souverain: 
mais  comme  les  forces  de  la  cite'  sont  incom- 
parablement plus  grandes  que  celles  d'un  par- 
ticulier ,  la  possession  publique  est  aussi  dans 
le  fait  plus  forte  et  plus  irrévocable  ,  sans  être 
plus  légitime,  au  moins  pour  les  étrangers.  Car 
l'Etat  à  l'égard  de  ses  membres  est  maître  de 
tous  leurs  biens  par  le  contrat  social ,  qui  dans 
l'Etat  sert  de  base  à  tous  les  droits;  mais  il 
ne  l'est  à  l'égard  des  autres  puissances  que  par 
le  droit  de  premier  occupant,  qu'il  tient  des 
particuliers. 

Le  droit  de  premier  occupant,  quoique 
plus  réel  que  celui  du  plus  fort,  ne  devient 
\\\\  vrai  droit  qu'après  l'établissement  de  celui 
de  propriété.  Tout  homme  a  naturellement 
droit  a    tout  ce  qui  lui  est  nccc3*airo;  mais 


32  D  U     C  O  N  T  Pu  A  T 

l'acte  positif,  qui  le  rendproprietairecTe  quel- 
que bicu ,  l'exclut  de  tout  le  reste.  Sa  part 
étant  faite  il  doit  s'y  borner  ,  et  n'a  plus  au- 
cun droit  à  la  coniniunauté.  Voilà  pourquoi 
le  droit  de  premier  occupant,  si  faible  dans 
l'clat  de  nature  ,est  respectable  à  toutboiiuue 
civil.  On  respecte  uroins  dans  ce  droit  ce  qui 
est  à  autrui  que  ce  qui  n'est  pas  a.  soi. 

Eu  gênerai ,  pour  autoriser  sur  un  terraiîi 
quelconque  le  droit  de  premier  occupant,  il 
faut  les  conditions  suivantes.  Premièrement 
que  ce  terrain  ne  soit  encore  liabité  parper- 
somie;  secondement  qu'on  n'en  occupe  que  la 
quantité  dont  on  a  besoin  pour  subsister;  eu 
troisième  lieu  qu'on  eu  prenne  possession, 
non  par  une  vaine  cérémonie,  mais  par  le 
travail  et  la  culture,  seul  signe  de  propriété 
qui  au  défaut  de  titres  juridiques  doive  être 
respecté  d'autrui. 

Eu  effet,  accorder  au  besoin  et  au  travail  le 
droit  de  premier  occupant ,  n'est-ce  pas  l'éten- 
dre aussi  loin  qu'il  peut  aller  ?  Peut-on  ne  pas 
donner  des  borjies  à  ce  droit?  Sufiira-t-il  de 
mettre  le  pied  sur  un  terrain  conuuuu  pour 
s'en  prétendre  aussitôt  le  maître  ?  Suffira-t-il 
d'avoir  la  force  d'en  écarter  un  moment  îes^ 
autres    hommes  pour  leur  ôtcr   le  droit  d'y 


s  O  C  I  A  L.  S3 

jamais  revenir  ?  Cominciit  un  lionnnc  on 
nii  peiij)lc  peut-il  s'emparer  d'un  tcrritoiro 
immense  et  en  priver  tout  le  genrc-lmmain 
au trement  que  par  une  usurpation  punissable, 
2)ui.squ'ellc  ôtc  au  reste  des  hommes  le  séjour 
et  les  alimens  que  la  nature  leur  donne  eu 
«omuiun  ?  Quand  A'uunez  Balhao  prenait 
5iir  le  rivMî^c  possession  de  la  mer  du  Sud  et 
d-e  touter.Ameriquemeridionale  aunom  delà 
couronne  de  Castille,  était-ce  assez  pour  en 
déposséder  tous  les  liabitaus  et  en  exclure 
tous  le.>»  princes  du  monde  ?  Sur  ce  picd-la,  ces 
cereuionies  se  multipliaient  assez  vainement, 
et  le  roi  catholique  n'avait  tout  d'un  coup 
qu'à  prendre  de  son  cabinet  possession  d» 
tout  l'univers;  stiuf  à  retrancher  ensuite  de 
son  empire  ce  qui  était  auparavant  possède 
par  les  autres  princes. 

On  conçoit  couunent  les  terres  des  parti-- 
euliers  réunies  et  contigues  deviennent  le 
territoire  public,  ctcommentle  droit  desou- 
Tcrainetc,  s'etcndant  des  sujets  au  terrain 
qu'ils  occupent ,  devient  à-la-fois  réel  et  per- 
sonnel ;  ce  qui  met  les  possesseurs  dans  uno- 
))lus  grande  dépendance  ,  et  fait  de  leius  forces 
mêmes  les  garants  do  leur  fidélité;  avantage 
qui  ne  paraît   pas  avoir  été  bien:  senti  dci» 


S4  D  U     C  O  N  T  P.  A  T 

aucieus  monarques  qui  ne  s'appellaut  que  rois 
des  Perses  ,  des  Scytes  ,  des  Macédoniens, 
seinblaieiit  se  regarder  comme  les  chefs  des 
Ijommes  plutôt  que  comme  les  maîtres  du 
pays.  Ceux  d'aujourd'hui  s'appellent  plus 
habilement  rois  de  France  ,  d'Espagne  ,  d'An- 
gleterre, etc.  Eu  tenant  ainsi  le  terrain ,  il* 
sont  bien  sûrs  d'en  tenir  les  haJDitans. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier  dans  cette  aliéna- 
tion ,  c'est  que  ,  loin  qu'en  acceptant  les  biens 
des^pa'rticulierslacommunautélesen  dc'pouil-i 
le,  elle  ne  fait  que  leur  en  assurer  la  le'gitime pos- 
session ,  changer  l'usurpation  en  un  véritable 
droit  et  la  jouissaiice  en  propriété.  Alor.s  les 
possesseurs  étant  considérés  comme  déposi- 
taires du  bien  public  ,  leurs  droits  étant  res- 
pectés de  tous  les  membres  de  l'Etatet  main- 
tenus de  toutes  ses  forces  contre  l'étranger  , 
par  une  cession  avantageuse  au  public  et 
plus  encore  à  eux-mcTues  ,  ils  ont ,  pour  ainsi 
dire  ,  acquis  tout  ce  qu'ils  ont  donné.  Para- 
doxe qui  s'explique  aisément  par  la  distinc- 
tion des  droits  que  le  souverain  et  le  propriétaire 
ont  sur  le  même  fonds,  comme  on  verra 
ci-après. 

11  peut  arriver  aussi  que  les  hommes  com- 
mencent à  s'unir  avant  que  de  rien  posséder. 


SOCIAL.  35 

et  qnc  ,  sVmparaiit  ensuite  d'un  terrain  suIFi- 
sant  pour  tous,  ils  en  jouissent  eu  commuu  , 
ou  qu'ils  lepartagententi'cux  ,  soitégalcjncut, 
soit  selon  des  proportions  établies  par  le  sou- 
verain. De  quelque  manière  que  se  fasse  cette 
acquisition,  le  droit  que  chaque  particulier  a 
sur  son  propre  fonds  ,e3t  toujours  subordonné 
au  droit  que  la  communauté  a  sur  tous  ;  sans 
quoi  il  n'y  aurait  ni  solidité  dans  le  lien  social , 
ni  force  réelle  dans  l'exercice  de  la  souveraineté. 
Je  termi4ierai  ce  chapitre  et  ce  livre  par  uua 
remarque  qui  doit  servir  de  base  à  tout  le 
système  social  ;  c'est  qu'au  lieu  de  détruire 
l'égalité  naturelle  ,  le  pacte  fondamental  subs- 
titue au  contraire  uneéCTnlitémoralect  légitime 
a.  ce  que  la  nature  avait  pu  mettre  d'inégalité 
physique  entre  les  hommes,  et  que, pou  vaut 
étreinégaux  en  force  ou  en  génie,  ils  deviennent 
tous  égaux  par  convention  et  de  droit.  (£•) 


(e)  Sous  les  mauvais  goinernemens,  certo  éga- 
lité n'est  qu'apparente  et  illusoire  ;  elle  ne  sert 
qu'à  maintenir  le  pauvre  dans  sa  misère  et  1© 
riche  dans  son  usurpation.  Dans  le  fait,  les  lois 
sont  toujours  utiles  à  ceux  qui  possèdent  ,  et 
nuisibles  à  ceux  qui  n'ont  rien:  d'où  il  suit  que 
l'état  social  n'est  avantageux  aux  hommes  qu'au- 
tant cpi'ils  ont  tous  quelque  chose  et  qu'aucun 
d'eux  n'a  rien  de  trop. 


36  D  U     C  O  ^'  T  R  A  T 

LIVRE       I    I. 

CHAPITRE    P  R  E  M  I  E  R. 

Crie  la  souveraineté  est  inaliénable, 

JLi  A  première  et  la  plus  Importante  coiise- 
queucc  des  principes  ci-devant  établis  est ,  que 
îa  volonté  géiiérale  peut  seule  diriger  les  forces 
•de  l'Etat  selon  la  fin  de  son  institution,  qui 
est  le  bien  commun  :  car  si  l'opposition  des 
intérêts  particuliers  a  rendu  nécessaire  l'éta- 
blissement des  sociétés ,  c'est  l'accord  de  ces 
niémes  intérêts  qui  l'a  rendu  possible.  C'est 
ce  qu'il  y  a  de  commun  dans  ces  différens 
intérêts  qui  fonne  le  lien  social,  et  s'il  n'y 
avait  pas  quelque  point  dans  lequel  tous  les 
intérêts  s'accordent,  nulle  société  ne  saurait 
exister.  Or,  c'est  uniquement  sur  cet  intérêt 
commun  que  la  société  doit  être  gouvernée. 
Je  dis  donc  que  la  souveraineté  n'étant 
que  rcxercic€  de  la  volonté  générale  ,  elle  ne 
peut  jamais  s'aliéuer  ,  et  que  le  souverain  , 
qui  n'est  qu'un  être  collectif,  ne  peut  être 
K.'présenté  que  par  lui-même;  le  poiuoirpeut 
fcieu  s«  traiismc'vtie  ,  Laaii  non  pas  ia  volojité. 

Eu 


SOCIAL.  Sy 

F.ii  effet,  s'il   n'est  pas  impossible  qu'un© 
volonté   particulière    s'accorde    sur    quelque 
point  avec  la  volonté  générale,  il  est  inipos- 
Siible  au  moins  que  cet  accord  soit  durable  et 
constant:  car  la  volonté  particulière  tend  par 
sa  natnre  aux  préférences  ,  et  la  volonté  géné- 
rale à  Tégalité.  Il  est  plus  impossible  encore 
qu'onaitun  garantde  cet  accord, même  quand 
il  devrait  toujours  exister  ,  ce  uc  serait  pas  un 
cltctde  l'art,  mais  du   basaixl.  Le  souverain 
peut  bien  dire:  Je  veux  actueilemeut  ce  quo 
veut  un    tel  liomme,  ou  du  moins    ce  qu'il 
dit  vouloir  ;  mais  il  ne  peut  pas  dire  :  Ce  que 
cet  homme  voudra    demain  ,   je  le  voudrai 
CJicore:  puisqu'il  est  absurde  que  la  volonté 
se  donne  des  chaînes  pour  l'avenir,  et  puis» 
qu'il  ne  dépend  d'aucuue  volonté  de  consentir 
à  rien  de  contraire  au  bieu  de  l'être  qui  veut. 
Si  donc  le  peuple  promet  simplement  d'obéir, 
il  se  dissout  par  cet  acte,  il   perd  sa  qualité 
de  peuple  ;  a  l'iustant  qu'il  y  a  un  maître  ,  il 
n'y  a  plus  de  souverain,  et  dès-lors  le  corps 
politique  est  détruit. 

Ce  n'est  point  à  dire  que  les  ordres  des  chef» 

nr  puissent  passer  pour  des  volontés  générales  , 

tant  que  le  souverain  libre  de  s'y  opposer  ne 

le  fait  pas.  En  pareil  cas,  du  sileuce  universel 

PQÏitUpu\  Tome  li,  G 


"Sn  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

on  doit  présumer  le  conseRtemeïit  du  peuple* 
'Ceci  s'expliquera  plus  au  loug. 

CHAPITRE    II. 

Que  la  souperaineté  est  indh'isible. 


P 


A  R  la  même  raison  que  la  souveraineté 
est  inaliénable  ,  elle  est  indivisible.  Car  la 
voloiitc  est  générale ,  (/*)  ou  elle  ne  l'est  pas; 
elle  est  celle  du  corps  du  peuple  ,  ou  seuiement 
tl'uiie  partie.  Dans  le  premier  cas ,  cette  volonté 
déclarée  est  un  acte  de  souveraiîieLc  et  fait  la 
loi.  Dans  le  second ,  ce  n'est  qu'une  volonté 
particulière, ou  un  acte  de  magistrature  ;  c'est 
un  décret  tout  au  plus. 

?»Iais  nos  politiques  ne  pouvant  diviser  la 
souveraineté  dans  son  principe  ,  la  divisent 
dans  son  objet  ;  ils  la  divisent  en  force  et  ea 
volonté,  en  puissance  législcitive  et  en  puis- 
sance executive,  en  droits  d'impôts,  de  justice 
et  de  guerre  ,  en  administration  intérieure  et 

(/)  Pour  qu'une  volonté  soit  générale,  il  n'est 
pas  toujours  nécessaire  qu'elle  soit  unanime,  mais 
il  est  nécessaire  que  toutes  les  voix  soient  comp- 
çétJ5;  toute  exclusion  formelle  rompt  la  généralité. 


s  O  C  I  A  L.  39 

en  pouvoir  de  traiter  avec  l'étranger  :  tantôt 
ils  confondent  tontes  ces  parties,  et  tantôt 
ils  les  se'parent  ;  ils  font  du  souverain  un  être 
fantastique  et  forme'  de  pièces  rapportées  ;  c'est 
connue  s'ils  composaient  l'iiounnc  de  plusieurs 
corps,  dont  l'un  aurait  des  yeux  ,  l'autre  des 
bras,  l'autre  des  pieds,  et  rien  de  plus.  Les 
charlatans  du  Japon  dépècent,  dit-on,  un 
enfant  aux  yeux  des  spectateurs,  puis  jetant 
en  l'air  tous  ses  membres  l'un  après  l'autre  , 
ils  font  retomber  l'enfant  vivant  et  tout  ras- 
semble. Tels  sont  à-peu-prcs  les  tours  de  go- 
belets de  nos  politiques;  aprèsavoir  démembré 
le  corps  social  par  un  prestige  digne  de  la  foire, 
ils  rassemblent  les  pièces  on  ne  sait  comment. 
Cette  erreur  vient  de  ne  s'être  pas  fait  des 
notions  exactes  de  l'autorité'  souveraine  ,  et 
d'avoir  pris  pour  des  parties  de  cette  autorité 
ce  qui  ncii  étoit  que  des  e'manations.  Ainsi, 
par  exemple,  on  a  regarde  l'acte  de  déclarer 
la  guerre  et  celui  de  faire  la  paix  comme  des 
actes  de  souveraineté',  ce  qui  n'est  pas;  puisque 
chacun  de  ces  actes  n'est  point  une  loi,  mais 
seulement  une  application  de  la  loi  ,  un  acte 
particulier  qui  détermine  le  cas  de  la  loi , 
comme  on  le  verra  clairement  quand  l'idée 
attachée  au  mot  /oi  sera  fixée. 

C  2 


40  Tj  U     C  O  N  T  R  a  T 

En  suiva?it  de  nicitie  les  autres  divisions, 
ou  trouverait  que  toutes  les  fois  qu'où  croit 
voir  la  souveraineté  partagée,  ou  se  trompe; 
que  les  droits  qu'où  preud  pour  des  parties 
de  cette  souvcraiucté  lui  sont  toussubcrdou- 
nés  ,  et  snpposeat  toujours  des  volontés  su- 
prêmes dont  ces  droits  ne  donnent  que  lexé- 
Cutiou. 

Ou  ne  saurait  dire  combien  ce  défaut 
d'exactitude  a  jeté  d'obscurité  sur  les  décisions 
des  a'.iteurs  en  matière  de  droit  politique  , 
quand  ils  ont  voulu  juger  des  droits  respec- 
tif? des  rois  et  des  peuples  ,  sur  les  principe* 
qu'ils  avoient  établis.  Chacun  peut  voir  dans 
les  chapitres  ÎIÎ  et  IV  du  premier  livre  d» 
GrotLus  ,  comment  ce  savant  homme  et  son. 
traducteur  Barheyrac  s'enchevêtrent  ,  s'em- 
barrassent dans  leurs  sophismes,  crainte  d'eu 
dire  trop  ou  de  ïi'en  pas  dire  assez  selon  leur* 
vues  ,  et  de  choquer  les  intérêts  qu'ils  avaient 
à  concilier.  Grotius  réfugié  en  France  ,  mé- 
content de  sa  patrie  ,  et  voulant  faire  sa  cour  à 
Louis  XIII  a.  qui  sou  livre  est  dédié  ,u'épar- 
g!ie  rien  pour  dépouiller  les  peuples  de  tous 
leurs  droits  et  pour  en  revêtir  les  rois  avee 
tout  l'art  possible.  C'eût  bien  été  aussi  le  goût 
4e  HarbeyraG  i  qui  dédiait  sa  traduction  au 


s  O  C  I   A   T..  41 

roi  d'Angleterre  George  I.  y\'\\\\  ni  ni  heure  u  sè- 
ment rcxpulsion  de  Jacques  II ,  qu'il  ap])clle 
ahdieatioii  ,1e  forçait  à  se  tenir  sur  la  réserve, 
à  gauchir ,  à  tergiverser  pour  11c  pas  faire  de 
Guillaume  un  usurpateur.  Si  ces  deux  écri- 
vains avaientadoptc' les  vrais  principes, toutes 
les  difficultés  étaient  levées,  et  ils  cusseut  été 
toujours  consequens  ;  mais  ils  auraient  tris- 
tement dit  la  vérité  et  ii'auroient  fait  leur 
cour  qu'au  peuple.  Or  la  vérité  ne  mène  point 
à  la  fortune,  et  le  peuple  ne  donne  ni  anibas- 
ïadcs ,  ni  chaires,  ni  pensions. 

CHAPITRE     III, 

Si  la  volonté  générale  peut  errer. 


I 


L  s'ensuit  de  ce  qui  précède  que  la  volonté 
générale  est  toujours  droite  et  tend  toujours 
à  l'utilité  publique  :  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que 
les  dc'libe'rations  du  peuple  aient  toujours  la 
ïncme  rectitude.  On  veut  toujours  sou  bien, 
mais  on  ne  le  voit  pas  toujours  :  jamais  ou 
ne  corrompt  le  peuple  ,  mais  souvent  ou  le 
trompe ,  et  c'est  alors  seulement  qu'il  parait 
Touloir  ce  qui  est  mal. 

Ci 


42  D  U    C  O  N  T  U  A  T 

Il  y  a  souvent  bien  de  la  différeuce  entre  la 
voloatéde  tousetla  volonté' géuéiale  :  celle-ci 
ne  regarde  qu'à  rintérét  coiumuu  ;  l'autre 
regarde  à  l'intérêt  prive,  et  n'est  qu'une  somme 
de  volonte's  particulières  :  mais  ôtez  de  ces 
mêmes  volontés  les  plus  et  les  moins  qui  s'en* 
tre-détruisent,  (^)  reste  pour  somme  des  dif* 
fe'reuces  la  volonté'  ge'néiale. 

8i ,  quand  le  peuple  suffisamment  informé 
délibère  ,  les  citoyens  n'avoient  aucune  com- 
munication entr'eux  ,  du  grand  nombre  d» 
petites  différences  résulterait  toujours  la  vo- 
lonté générale  ,  et  la  délibération  serait  tou- 
jours bonne.  Mais  quand  il  se  fait  des  bri- 
gues ,  des  associations  partielles  aux  dépens 
de  la  grande  ,  la  volonté  de  chacune  de  ces 
associations  devient  générale  par  rapport  à 
ses  membres  ,  et  particulière  par  rapport  à 
l'Etat  ;    ou  peut  dire  alors   qu'il  n'y  a  plus- 

(g)  Chante  intérêt  ,  dit  le  marquis  d'Argenson, 
a  des  principes  dlfférens.  L'a:cord  de  deux  intérêts 
particuliers  se  forme  par  opposition  a  celui  d'an  tiers. 
Il  eût  pu  ajouter  que  l'accord  de  tous  les  intérêts 
se  forme  par  opposition  à  celui  de  chacun.  S'il 
n'y  avait  point  d'iuiéiêrs  différens,  à  peine  sen- 
tirait-on l'intérêt  commun  qui  ne  trouverait  ja- 
mais d'obstacle  :  tout  irait  de  lui-même  ,  et  la 
politique  cesserait  d'être  un  arf. 


SOCIAL.  43^' 

autant  de  votans  que  d'hommes  ,  mais^ 
seulement  autant  que  d  associatious.  Le»  dif- 
férences deviennent  moins  nombreuse*  et 
donnent  un  re'sultat  moins  général.  En  (in  ,. 
quand  une  de  ces  associatious  est  si  grande 
qu'elle  l'emporte  sur  toutes  les  autres,  vous 
n'avez  plus  pour  re'sultat  une  somme  de  petites- 
difTérenccs  ,  mais  une  diflérence  unique  ;  alors 
il  n'y  a  plus  de  volonté'  ge'nc'rale ,  et  l'avi» 
qui  l'emporte  n'est  qu'un  avis  particulier. 

Il  importe  donc  pour  avoir  bien  l'énoncé 
de  la  volonté  générale  qu'il  n'y  ait  pas  de 
société  partielle  dans  l'Etat,  et  que  chaque 
citoyen  n'opine  que  d'après  lui.  ^A^  Telle  fut 
l'unique  et  sublime  institution  du  grand  Zj- 
cur^nic.  Que  s'il  y  a  des  sociétés  partielles  ,  ii 
en  faut  multiplier  le  nombre  et  en  prévenir 
l'illégalité,  comme  firent  Solon  ,  Numa  , 
Sert>ius.  Ces  précautions  sont  les  seules  bonne» 

{h)  Vera  cosa  è ,  dit  Machiavel,  che  alcuni  dhi- 
s'ionï  nuocono  aile  repnbuche ,  e  alcuno  giovano  :  quelle- 
nuocono  cke  sono  dalle  sette  e  ia  partiglani  accompa- 
gnate:  quelle  giovano  che  sen^a  sette  senia parti ^':anl  j£ 
mentagono.  l^on  potendo  adunque  provedere  urijunda^ 
tore  d'una  repuhlica  che  nonsiano  nimicliie  in  .[UcUc,  hà 
da  provedsr  almeno  ciie  non  yi  siano  sette.  Kist, 
Fioi-tiûl.  I.  VU. 

C  4. 


'44  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

pour    que  la  volonté  j^enérale  soit  toujours 
éclairée,  et  que  le  pcu^^le  ne  se  trompe  point, 

CHAPITRE    IV. 

Des  bornes  du  pcin>oir  soui'erain. 


S. 


TEtat  ou  la  cite  n'est  qu'une  personne 
morale  dont  la  vie  consiste  dans  l'union  de 
ses  membres  ,  et  si  le  plus  important  de  ses 
soins  est  celui  de  sa  propre  conservation  ,  il 
lui  faut  une  force  universelle  et  compulsive 
pour  mouvoir  et  disposer  chaque  partie  de 
la  manière  la  plus  convenable  au  tout. 
Comme  la  nature  donne  à  chaque  homme 
un  pouvoir  absolu  sur  tous  ses  membres,  le 
pacte  social  donne  au  corps  politique  un 
pouvoir  absolu  sur  tous  les  siens,  et  c'est  ce 
même  pouvoir  qui  dirigé  parla  volonté  géné- 
rale, porte,  comme  j'ai  dit  ,  le  nom  de 
souveraineté. 

Mais,  outre  la  personne  publique,  nous 
avons  à  considérer  les  personnes  privées  qui 
la  composent,  et  dont  la  vie  et  la  liberté 
sont  naturellement  indépendantes  d'elle.  Il 
s'agit  donc  de  bien  distinguer  les  droits  ïes- 


s  o  c  ;  A  L.  45 

pçctifs  du  citoyen  et  du  souverain  ,  fij  et 
Ip"-.  devoirs  i{u'oiit  ù  rcniplir  les  premiers  cri 
quaiilé  de  sujets,  du  droit  naturel  dont  ils 
doivent  jouir  en  qualité  d'hommes. 

On  convient  que  tout  ce  que  chacun  aliène 
par  le  pacte  social  de  sa  puissance  ,  de  ses 
biens, de  sa  liberté',  c'est  seulement  la  partie 
de  tout  cela  dont  l'usage  importe  à  la  com- 
munauté', mais  il  faut  convenir  aussi  que  le 
souverain  seul  est  jnsjc  de  cette    importance. 

Tous  les  services  qu'un  citoyen  peut  rendre 
à  l'Etat,  il  les  lui  doit  sitôt  que  le  souverain 
les  demande;  mais  le  souverain  de  son  côté 
lie  peut  charger  les  sujeLs  d'aucune  chaîne 
inutile  à  la  communauté  :  il  ne  peut  pas  même 
le  vouloir:  car  sous  la  loi  de  raison  rien  ne 
se  fait  sans  cause  ,  non  plus  que  sous  la  loi 
de   nature. 

Les  engagemens  qui  nous  lient  au  corps 
social  ne  sont  obligatoires  que  parce  qu'ils 
sont  mutuels  ,  et  leur  nature  est  telle  qu'en 
les  remplissant  on  ne  peut  travailler  pour 
autrui  sans  travailler   pour  soi.  Pourquoi  la 

(i)  Lecteurs  atientifs,  ne  vous  pressez  pas,  je 
vous  prie,  de  m'accuser  ici  de  contradiction.  Je 
n'ai  pu  l'éviter  dans  les  termes  ,  vu  la  pauvreté 
flle  la  langue  ;  niais  attendez. 

C  5 


46  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

volonté  générale  est-elle  toujours  droite,  et 
pourquoi  tous  veulent-ils  constamment  le 
bonheur  de  cliacun  d'eux  ,  si  ce  n'est  parce 
qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  s'approprie  ce  mot 
chacun^  et  qui  ne  songe  à  lui-même  en  vo- 
tant pour  tous?  Ce  qui  prouve  que  l'égalité 
de  droit  et  la  notion  de  justice  qu'elle  produit, 
dérive  de  la  préférence  que  chacun  se  donne 
et  par  conséquent  de  la  nature  de  l'homme  , 
que  la  volonté  générale  ,  pour  et  c  vraiment 
telle,  doit  l'être  dans  son  objctaiusi  que  dans 
son  essence,  qu'elle  doit  partir  de  tous  pour 
s'appliquera  tous,  et  qu'elle  perd  sa  rectitude 
naturelle  lorsqu'elle  tend  à  quelque  objet  in- 
dividuel et  déterminé,  parce  qu'alors  jugeant 
de  ce  qui  nous  est  étranger ,  nous  n'avons 
aucun  vrai  principe  d'équité  qui  nous  guide. 
En  effet,  sitôt  qu'il  s'agit  d'un  fait  ou  d'un 
droit  particulier,  sur  un  point  qui  n'a  pas 
été  réglé  par  une  convention  générale  et  an- 
térieure ,  l'allairc  devient  coutentieuse.  C'est 
un  procès  où  les  particuliers  intéressés  sont 
une  des  parties  ,  et  le  public  l'autre  ,  mais  où 
je  ue  vois  ni  la  loi  qu'il  faut  suivre  ,  ni  ie 
juge  qui  doit  prononcer.  Il  serait  ridicule  de 
vouloir  alors  s'en  rapporter  à  une  expresse 
décision  de  la  volonté  générale,  qui  ne  peut 


SOCIAL.  47 

être  que  la  conclusion  de  l'une  cÏp3  parties  ^ 
et  qui  par  coMsoquentn'c?t pour  1  autre  qn'uuc 
volonté  étraugcre,  particulit're  ,  portée  cii 
cette  occasiou  à  l'injustice  et  sujette  a  Terreur. 
Ainsi  de  menie  qu'une  volonté  particulière- 
ne  peut  reprc'senter  la  volonté  j^éuéralc  ,  la. 
volonté gcuéralc  à  son  tourchange  dénature, 
ayant  un  objet  particulier ,  et  ne  peut  com- 
me générale  prononcer  ni  sur  un  homme  ni 
sur  un  fait.  Ouand  le  peuple  d'Atlicnes,  par 
exemple,  nommait  ou  cassait  ses  chefs,  dé- 
cernait des  honneurs  à  l'un  ,  imposait  des 
peines  a  raulrc  ,  et  par  des  multitudes  de 
décrets  particuliers  exerçait  indistinctement 
tous  les  actes  du  gouvernement  ,  le  peuple 
alors  n'avait  pins  de  volonté  générale  pro* 
prement  dite,  il  n'agissait  plus  comme  sou- 
verain, mais  comme  magistrat.  Ceci  paraîtra 
contraire  aux  idées  communes,  mais  il  faut 
me  laisser  le  temps  d'exposer  les  miennes. 

On  doit  concevoir  par-la  que  ce  qui  gc'jé- 
ralise  la  volonté  est  moins  le  nombre  des  voix 
que  l'intérêt  commiui  qui  les  unit,  car  dans 
cette  institution  chacun  se  soumet  nécessai- 
ïcment  aux  conditions  qu'il  impose  auT 
autres;  accord  admirable  de  l'intérêt  et  de- 
la    justice  3     gui    dounc    aux    délibérations. 

C  6 


4S  D  U     C  O  rc  T  R  A  T 

communes  un  caractère  dVquité  qu'on  voit 
s'évanouir  dans  la  discussion  de  toute  affaire 
particulière  ,  faute  d'un  intérêt  commun 
qui  unisse  et  identifie  la  règle  du  juge  avec 
celle  de  la  partie. 

Par  quelque  côte'  qu'on  remonte  au  prin- 
cipe ,  on  arrive  toujours  à  la  même  conclu- 
sion ;  savoir,  que  le  pacte  social  e'tablit  entre 
les  citoyens  une  telle  égalité  qu'ils  s'engagent 
tous  sous  les  mêmes  conditions  ,  et  doivent 
jouir  tous  des  m.ênîes  droits.  Ainsi  par  la 
nature  du  pacte,  tout  acte  de  souveraineté  , 
c'est-à-dire  tout  acte  authentique  de  la  vo- 
lonté générale  oblige  ou  favorise  également 
tous  les  citoyens,  en  sorte  que  le  souverain 
connaît  seulement  le  corps  de  la  nation  ,  et 
ne  distingue  aucun  de  ceux  qui  la  composent. 
Qu'est-ce  donc  proprement  qu'un  acte  de 
souveraineté  ?  ce  n'est  pas  une  convention 
du  supérieur  avec  l'inférieur ,  mais  une  con- 
vention du  corps  avec  chacun  de  ses  membres: 
convention  légitime  ,  pai-cc  qu'elle  a  pour 
base  le  cojiti a t  social  ;  équitable ,  parce  qu'elle 
est  commune  a  tous  ;  utile,  parce  qu'elle  ne 
peut  avoir  d'autre  objet  que  le  bien  général  ; 
et  solide,  parce  qu'elle  a  pour  gnrantla  force 
publique  et  le  pouvoir  suprême.  Tant  qu» 


s  O  C  I  A  L.  49 

les  su)cts  ne  sont  soumis  qu'à  de  telles  cori- 
\eutions ,  ils  n'o])cissent  à  personne  ,  mais 
seulement  à  leur  propre  volonté  ;  et  demander 
jusqu'où  s'étendent  les  droits  respectifs  du 
souverain  et  des  citoyens  ,  c'est  demander 
jusqu'à  quel  poiut  ccu\-ci  peuvent  s'engager 
avec  eux-mêmes,  chacun  envers  tous  et  tous 
envers  chaciui  d'eux. 

On  voit  par-là  que  le  pouvoir  souverain, 
tout  a]>solu  ,  tout  sacré  ,  tout  inviolaljle  qu'il 
est ,  ne  passe  ni  ne  peut  passer  les  bornes  des 
conventions  générales,  et  que  tout  houuuc 
peut  disposer  pleinement  de  ce  qui  lui  a  été 
laissé  de  ses  biens  et  de  sa  liberté  par  ces 
conventions;  de  sorte  que  le  souverain  n'est 
jamais  en  droit  de  charger  un  sujet  plus  qu'rui 
autre  ,  parce  qu'alors  l'aiFaire  devenant  parti- 
culière ,  son  pouvoir  n'est  plus  compétent. 

Ces  distinctions  une  fois  admises,  il  est  si 
faux  que  dans  le  contrat  social  il  y  ait  de  la 
part  des  particuliers  aucune  renonciatioa 
véritable,  que  leur  situation,  par  l'effet  de  ce 
contrat ,  se  trouve  réellement  préférable  à  ce 
qu'elle  était  auparavant,  et  qu'au  lieu  d'iuie 
aliéiialion  ,  ils  n'ont  fait  qu'un  écliani^e 
avantageux  d'une  manière   d'être  iuccrtaxuc 


5o  DU     CONTRAT 

et  précaire  contre  une  autre  meilleure  et  plus 
sure  ,    de  rinciepeudance    naturelle  contre  la 
liberté,  du  pouvoir  de  nuire  à  autrui  contre 
leur  propre   surete'  ,   et  de    leur   force   que 
d'autres  pouvaient  sunuonter  contre  un  droit 
que  l'union  sociale  rend  invincible.  Leur  vie 
même  qu'ils   ont    de'voue'e    à    l'Etat  en   est 
continuellement  protége'e,   et  lorsqu'ils  l'ex- 
posent  pour   sa   défense  ,  que  font-ils    alors 
que  lui  rendre   ce    qii'ils    ont  reçu   de  lui  ? 
(^)ue  font-ils  qu'ils  ne  fissent  plus  fréquem- 
ment et  avec  plus  de  danger  dans  l'état   de 
la  nature,  lorsque  livraiit  des  combats  inévita- 
bles ,  ils  défendraient  au  péril  de  leur  vie  c& 
qui  leur  sert  à  la  conserver?  Tous  ontà  com- 
battre  au  bcî^oin  pour  la  patrie,  il  est  vrai; 
mais  aussi  nul  n'a  jamais  à  combattre  pour  soi. 
]Ve  gagne-t-on  pas  encore  à  courir  pour   ce 
qui  fait  notre  sûreté,  une  partie  des  risques 
qu'il  faudrait  courir  pour  uous-mémes  sitôt, 
qu'elle  uous  serait  ôtée  l 


s  O  C  I  J!  L.  5i 

C  H  A  P  I  ï  R  E      V. 

Du  droit  de  vie  et  de  mort. 


o 


N  demande  comment  les  particuliers 
n'ayant  pointdroitdc  disposer  dcleur  propre 
■vie  ,  peuvent  transmettre  au  souverain  ce 
même  droit  qu'ils  n'ont  pas  ?  Cette  question 
ne  paraît  difficile  a  résoudre  que  parce  qu'elle 
e.-^t  mal  posée.  Tout  homme  a  droit  de  risquer 
sa  propre  vie  pour  la  conserver.  A-t-on  jamais 
dit  que  celui  qui  se  jette  par  une  fenêtre  pour 
eciîapperàun  incendie  ,  soit  coupable  de  sui- 
oidc  ?  A-t-on  jamais  impuléce  crime  à  celui 
qui  périt  dans  une  tempête  dont  en  s  embar- 
quant il  n'ignorait  pas  le  danger  ? 

Le  traité  social  a  pour  fin  la  conservation 
des  contractans.  Qui  veut  la  lin  veut  aussi  les 
moyens,  et  ces  moyeus  sont  inséparables  de 
quelques  risques,  même  de  quelques  pertes» 
Qui  veut  conserver  sa  vie  aux  dépens  des 
autres  ,  doit  la  donner  aussi  pour  eux  quand 
il  f{uit.  Or  le  citoyen  n'est  plus  juge  dupéril 
auquel  la  loi  veut  qu'il  s'expose  ,  et  quai^d 
le  prince  lui  a  dit ,  il  est  expédient  h  l'Etat 
que  tu  meures ,  il  doit  luo  urir;  puisque  ce  u'est 


52  D  U     C  O  1\  T  R  A  T 

qu'a  cette  condition  qu'il  a  vécu  eu  sûreté 
jusqu'alors  ,  et  que  sa  vie  uVst  plus  seulement 
un  bienfait  de  la  nature  ,  mais  un  don  coji- 
ditionncl  de  l'Etat. 

La  peine  de  mort  infligée  aux  criminels 
peut  être  cnvisage'e  à-peu-près  sous  le  même 
point  de  vu&:  c'est  pour  n'être  pas  la  victime 
d'un  assassin  que  l'on  consent  à  mourir  si  on 
le  devient.  Dans  ce  traité  ,  loin  de  disposer 
de  sa  propre  vie  ,  on  ne  songe  qu'à  la  garaa-  ' 
tir,  et  il  n'est  pas  à  présumer  qu'aucun  des 
coutractans  prémédite  alors  de  se  faire  pendre. 

D'ailleurs ,  tout  malfaiteur  attaquant  le 
droit  social  devient  par  ses  forfaits  rebelle  et 
traître  à  la  patrie;  il  cesse  d'en  être  membre 
en  violant  ses  lois,  et  même  il  lui  faitla  guerre. 
Alors  la  conservation  de  l'Etat  est  incompa- 
tible avec  la  sienne;  il  faut  qu'un  des  deux 
périsse  ,  et  quand  on  fait  mourir  le  coupable, 
c'est  moins  comme  citoyen  que  comme  en- 
nemi. Les  procédures  .  le  jugement  sont  les 
preuves  et  la  déclaration  qu'il  a  rompu  le 
traité  social ,  et  par  conséquent  qu'il  n'est 
plus  membre  d€  l'Etat.  Or,  comme  il  s'est 
reconnu  tel,  tout  au  moins  par  son  séjour, 
il  en   doit  être  retranché  par  i'exil,  comin© 


SOCIAL.  53 

ïnfractcnr  du  pacte  ,  ou  par  la  mort  ,  comme 
un  ennemi  public  ;  car  un  tel  cnneini  u  est 
pas  une  personne  morale  ,  c'est  un  lioumie  , 
et  c'est  alors  qncle  droit  de  la  guerre  est  de 
tuer  le  vaincu. 

?»Iais ,  dira-t-on ,  la  condamnation  d'un 
criminel  est  un  acte  particulier.  D'accord  ; 
aussi  cette  condamnation  ii'appartient-ellc 
point  au  souverain  ;  c'est  un  droit  qu'il  peut 
conférer  sans  pouvoir  l'cvorcer  lui-même. 
Toutes  mes  idées  se  tienn  ":  ,  mais  je  ne 
saurais  les  exposer  toutes  à-la-fois. 

Au  reste  ,  la  fréquence  des  supplices  est 
toujours  un  signe  de  faiblesse  ou  de  paresse 
dans  le  gouvernement.  Il  n'y  a  point  de 
méchant  qu'on  ne  pût  rendre  bon  à  quelque 
chose.  On  n'a  droit  de  faire  mourir  ,  même 
pour  l'exemple  ,  que  celui  qu'on  ne  peut 
conserver  sans  danger. 

A  l'égard  du  droit  de  faire  grnce  ,  ou 
d'exempter  un  coupable  de  la  peine  portée 
par  la  loi  et  prononcée  par  le  juge,  il  n'ap- 
partient qu'à  celui  qui  est  au-dessus  du  juge 
et  de  la  loi ,  c'est-à-dire  au  souverain  :  encore 
«on  droit  en  ceci  n'est-il  pas  bien  net,  et  les 
cas  d'en  user  sont-ils  très- rares.  Dans  mu 
Etat  bien  gouverné  il  y  a  peu  de  puiutious. 


54  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

non  parce  qu'on  fait  beaucoup  de  grâces,  mais 
parce  qu'il  y  a  peu  de  crinihicls:    la  multi- 
tude des  crimes  eu  assure  riiupunité  lorsque 
l'Etat  de'pe'rit.   Sous  la  re'publique  romaine , 
jamais  le  sénat  ni  les  consuls  ne  tentèrent  de 
faire  grâce:    le  peuple  même  n'en   fcsait  pas 
quoiquil  révoquât  quelquefois  son  propre  ju- 
gement. Les  fréquentes  grâces  annoncent  que 
bientôt   les  forfaits  n'en   auront  plus  besoin, 
et  chacun  voit  où  cela   mène.   Mais   je  sens 
que  mon  cœur  *  urmure  et  retient  ma  plu- 
me ;  laissons  discuter  ces  questions  à  l'homm» 
juste  qui  n'a  point  failli,  et  qui  jamais  n'eut 
lui-même  besoin  de  grâce. 

CHAPITIIE    VI. 

De  la  loi. 

_l  A  rIc  pacte  social  nous  evons  donné  l'exis- 
tence et  la  vie  au  corps  politique  :  il  s'agit 
maintenant  de  lui  donner  le  mouvement  et 
la  volonté  parla  législation.  Car  l'acte  primitif 
par  lequel  ce  corps  se  forme  et  s'unit,  ne  dé- 
termine rien  encore  de  ce  qu'il  doit  faire  pour 
se  coîiscrver. 

Ce  qui  est  bien  et  conforme  a  l'ordre  est  tel 
par  la  nature  des  choses  et  indépendammcafc 


55  O  C  I  A  L.  55 

clrs  conventions  humaines.  Toute  justice  vient 
de  Dieu  ,  lui  seul  eu  est  la  source  ;  mais  si 
nous  savions  la  recevoir  de  si  haut,  nous  n'au- 
rions hcsoin  ni  de  gouvernement  ni  de  lois. 
Sansdoute  ilestunejusticeuuiversclle,  cinane» 
de  la  raison  seule  ;  mais  cette  justice  ,  pour 
être  admise  entre  nous,  doit  être  rc'ciprcque. 
A  considérer  humainement  les  choses  ,  faute 
de  sanction  naturelle  les  lois  delà  justice  sont 
vaines  parmi  les  hommes;  elles  ne  font  qu© 
le  bien  du  méchant  et  le  mal  du  juste,  quand 
celui-ci  les  observe  avec  tout  le  monde  sans 
que  personne  les  observe  avec  lui.  Ilfautdono 
des  conventions  et  des  lois  pour  unir  les  droits 
aux  devoirs  et  ramener  la  justice  à  son  objet. 
Dans  l'clat  de  nature,  où  tout  est  commun, 
je  ne  dois  rien  à  ceux  à  qui  je  n'ai  rien  promis  , 
je  ne  reconnais  pour  être  à  autrui  que  ce  qui 
m'est  iuutije.  Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  l'état 
civil  où  tou.s  les  droits  sont  fixés  par  la  loi. 

Mais  qu'est-ce  donc  enQn  qu'une  loi  ?  Tant 
qu'on  sccontentera  de  n'attacher  à  ce  mot  que 
des  idées  métaphysiques,  on  continuera  d« 
raisonner  sans  s'entendre,  et  quand  on  aura 
dit  ce  quec'est  qu'une  l-oide  la  nature  ,  on  n'en 
saura  pas  mieux  ce  que  c'cstqu'uneloiderF^tat. 

J'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avait  point  de  voloulâ 


56  DU     C  O  N  T  R  A  T 

geiiëiaîesuriiîi  objet  particulier;  en  effet,  cet 
objet  particulier  est  dans  l'Etat  ou  hors  do 
l'Etat.  vS'ii  est  hors  de  l'Etat,  une  volonté' qui 
lui  est  étrangère  n'est  point  géuévale  par  rap- 
portalui:  et  si  cet  objctestdans l'Etat, ilenlait 
partie  :  alors  il  se  forme  entre  le  toutetra  partie 
unerelation  quienfaitdeux  êtres  séparés,  dont 
la  partie  est  l'un  ,  et  le  tout  moins  cette  luéme 
partie  est  l'autre.  Mais  le  tout  moins  une  partie 
n'est  point  le  tout ,  et  tant  que  ce  rapport  sub- 
siste il  ny  a  plus  de  tout ,  mais  deux  parties 
inégales;d'où  ilsuitque  la  volonté  dcru.ne  n'est 
point  non  plus  générale  par  rapport  a  l'autre. 

Mais  quand  tout  le  peuple  statue  sur  tout 
le  peuple  ,  il  ne  considère  qne  lui-même  ,  et 
s'il  se  foiiiie  alors  un  rapport ,  c'est  de  l'objet 
entier  sous  un  point  de  vue  à  l'objet  entier  sous 
un  autre  point  de  vue ,  sans  aucune  division 
du  tout.  Alors  la  matière  sur  laquelle  ou 
statue  est  générale  coîume  la  volonté  qui  sta- 
tue. C'est  cet  acte  que  j'appelle  une  loi. 

Quand  je  dis  que  l'objet  des  lois  est  toujours 
général ,  j'entends  que  la  loi  considère  les 
sujets  en  corps  et  les  actions  comme  abs- 
traites,  jamais  un  homme  comme  individu, 
ni  une  action  particulière.  Ainsi  la  loi  peut 
bien  statuer  qu'il  y  aura  des  privilèges,  mais 


SOCIAL.  57 

clic  nVnpent  donner  noiiiincmeul  h  personne; 
laloipcnt  l'aire  plusieurs  classes  de  ciloycjis, 
assigner  mèmcicp  qualités  qui  donneront  droit 
à  CCS  classes  ,  mais  clic  ne  peut  nouuner  tels 
et  tels  pour  y  être  admis;  elle  peut  établir  un 
gouvernement  royal,  et  une  succession  héré- 
ditaire ,  mais  elle  ne  peut  élire  un  roi,  ni  nom- 
mer une  famille  royale:  en  un  mot,  toute 
fonction  qui  se  rapporte  à  un  objet  individuel 
n'appartient  point  à  la  puissance  léi^islatlve. 

.Sur  cette  ide'e,  on  voit  à  l'instant  qu'il  ne 
faut  plus  demander  a  qui  il  appartient  de  faire 
des  lois,  puisqu'elles  sont  des  actes  de  la  vo- 
lonté' j^énerale;  ni  si  le  prince  est  au-dessus 
des  lois,  puisqu'il  est  membre  de  l'Etat;  ni 
si  la  loi  peut  être  injuste,  puisque  nul  n'est 
injuste  envers  lui-iîiême  ;  ni  commeiit  on  est 
libre  et  soumis  aux  lois,  puisqu'elles  ne  sont 
que  des  registres  de  nos  volontés. 

On  voit  encore  que  la  loi  réunissant  l'u- 
niversalité  de  la  volonté  et  celle  de  l'objet, 
ce  qu'un  homme  ,  quel  qu'il  puisse  être  ,  or- 
donne de  son  chef  n'est  point  une  loi  ;  ce 
qu'ordoiîiic  même  le  souverain  sur  un  o])jet 
particulier  n'est  pus  non  plus  une  loi  ,  mais 
un  décret;  ni  un  acte  de  souveraineté,  uiai» 
de  magistrature. 


58  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

J'appelle  donc  république  tout  Etat  regî 
par  des  lois,  sous  quelque  forme  d'admiuis- 
tratioiique  ce  paisse  être:  car  alors  seulemeut 
l'inte'rét  public  gouverne ,  et  la  chose  publique 
est  quelque  chose.  Tout  gouvernement  légi- 
time est  républicain  :  (  /^)  j'expliquerai  ci-après 
ce  que  c'est  que  gouveniemeut. 

Les  lois  ne  sout  proprement  que  les  con- 
ditions deTassociatiou  civile.  Le  peuple  soumis 
aux  lois  en  doit  être  l'auteur  ,  il  n'appartient 
qu'à  ceux  qui  s'associent  de  régler  les  condi- 
tions de  la  société;  mais  comment  les  régle- 
ront-ils? sera-ce  d'un  commun  accord,  par 
une  inspiration  subite  ?  Le  corps  politique  a- 
t-il  un  organe  pour  énoncer  ses  volontés  ?  Qui 
lui  donnera  la  prévoyance  nécessaire  pour 
en  former  les  actes  et  les  publier  d'avance  , 
ou  comment  les  prononccra-t-il  au  moment 
du  besoin  ?  Comment  une  multitude  aveugle 

(A)  Je  n'entends  pas  seulement  par  ce  mot 
une  aristocratie  ,  ou  une  démocratie  ,  mais  en 
général  tout  gouvernement  guidé  par  la  volonté 
générale  ,  qui  est  la  loi.  Pour  être  légiiirae  ,  il 
ne  faut  pa^  qne  le  gouvernement  se  confond» 
avec  le  souverain,  mais  qu'il  en  soit  le  ministre; 
alors  la  monarchie  elle-même  est  république. 
Ceci  s'éclaircira  dans  le  livre  suivant. 


SOCIAL.  59 

qui   souvent   11c  sait  ce   qu'elle   veut,  parce 
qvi'cllc  sait  rarrinctit  ce  qui  lui  est  bon,  cxé- 
cuterait-cUc  d'cllc-mcnie  u)ie  entreprise  aussi 
grande,  aussi  diiBcilc  qu'un  système  delegis- 
latioii?  Delui-inéiue  le  peuple  veut  toujours 
le  bien,  mais  de  lui-même  il  ne  le  voit  pas 
toujours.  La   volonté  générale  est    toujours 
droite ,  mais  le  jugement  qui  la  guide  n'est  pas 
toujours  éclairé.  Il  faut  lui  faire  voir  les  objets 
tels  iju'ils  sont ,  quelquefois  tels  qu'ils  doivent 
lui  paraître,  lui  montrer  le  bon  chemin  qu'eiie 
cherche  ,  la  garantir  de  la  séduction  des  volon- 
tés particulières   ,  rapprocher  à  ses  yeux  les 
lieux  et    les    temps  <,    balancer    l'attrait   des 
avantages  présens  et  sensibles ,  par  le  danger 
des  maux  éloignés  et  caches.  Les  particuliers 
voient  le  bien  qu'ils  rejettent:    le  public  veut 
le  bien  qu'il  ne  voit  pas.  Tous  ont  également 
besoin  de    guides.   Il  faut    obliger  les  uns  à 
conCormer  leurs  volontés   à    leur   rai-son  ;  il 
faut  apprendre  à  l'autre  à  connaître  ce  qu'il 
veut.    Alors   des  lumières  publiques   résulte 
l'union  de  rentcndemcnt  et  delà  volonté  dans 
ic corps  social;  dc-là  l'exact  concours  des  par- 
lies,  et  cnûn  la  plus  grande   force  du  tout. 
Voilà  d'où  uaît  la  nécessité  d'un  législateur. 


6o  DU     CONTRAT 

CHAPITRE    VIL 

£)u  légLsJateu7\ 

Jl  ouR  découvrir  les  meilleures  règles  de 
société'  qui  couvieuneut  aux  natious  ,  il  fau- 
drait une  iutelligeuce  supe'rieure  qui  vît  toutes 
les  passions  des  liouimcs  ,  et  qui  n*eu  éprouvât 
aucune  ,  qui  n'ciit  aucau  rapport  avec  notre 
nature  ,  et  qui  la  connût  à  fond  ;  dont  le.  bon- 
heur fût  inde'pendant  de  nous,  et  qui  pour- 
tant voulût  bien  s'occuper  du  nôtre  ;  enlia 
qui ,  dans  le  progrès  des  {emps  se  me'uageant 
une  gloire  e'ioignée  ,  pût  travailler  dans  un 
siècle  et  jouir  dans  un  autre.  (/)  Il  faudrait 
des  dieux  pour  donner  des  lois  aux  hommes. 

Le  même  raisoTinementque  içL^^xtCaligiila 
quant  au  ï^Lit^  Platon  le  fesait  quant  au  droit 
pour  deiinir  l'homme  civil  ou  royal  qu'il 
cherche  dans  son  livre  du  règne;  mais  s'il  est 

{l)  Un  peuple  ne  devient  célèbre  que  quand 
sa  législation  commence  à  décliner.  On  ignore 
•durant  combien  de  siècles  l'institution  de  Xj- 
curgue  fit  le  bonheur  des  Spartiates  ,  avant  qu'il 
fùi  question  d'eux  dans  le  re^tQ  de  la  Grèce. 

vrai 
I 


s  O  C  I  A  T..  6-c 

vrai  qu'un  grand  priticc  est  \\\\  hoirtinc  rare, 
<jue  sera-ce  d'un  grand  législateur  ?  Le  }3reiiiier 
n'a  qu  a  suivre  le  modèle  que  l'autre  doit  pro- 
poser. Cclni-cicst  le  mécanicien  qui  invente  la 
machine, celui  là  n'est  que  l'oiivrier  qui  lamon- 
tc  et  la  faitinarcher.  Dans  la  naissaneedes  socié- 
tés ,iï\i  Mon  tcsquieii  y  ce  sont  lescliefsdes  répu- 
bliques qui  font  l'insliinlion  ,  et  c'est  ensuito 
linstitulionqui  forme  Icschefsdcs  republiques. 

Celui  qui  ose  entreprendre  d'instituer  ufi 
peiiplc ,  doit  se  sentir  en  état  de  clianger  , 
pour  ainsi  dire,  la  nature  humaine;  de  trans- 
iormcr  chaque  individu  ,  qui  par  Ini-mcme 
est  un  tout  parfait  et  solitaire  ,  en  partie  d'un 
plus  grand  tout  dont  cet  individu  reçoive  eu 
quelque  sorte  sa  vie  et  son  être;  d'altérer  la 
constitution  de  l'hoDunc  pour  la  renforcer  ; 
de  substituer  une  existence  partielle  et  moralo 
à  l'existence  physique  et  indépendaTitc  que 
iioiii;  avons  tous  reçue  de  la  nature.  Il  faut, 
en  un  mot,  qu'il  ôte  à  l'homme  ses  forces 
propres  pour  lui  en  donner  ([ui  lui  soient 
étrangères,  et  dont  il  ne  puisse  faire  usage 
sans  le  secours d'auti ni.  Plus  ces  forces  nalu- 
leiles  son  t  mo  rtes  et  anéanties ,  plus  les  acqu  iscs 
sont  grandes  et  durables  ,  plus  aussi  rinstitu- 
tion   est  solide  et    parfaite  :   eu  sorte  que  si 

Po/iîùjue.  Tome  II.  D 


62  D  U     C  O  N  T  p.  A  T 

cLsqne  citoyen  n'est  rien  ,  uc  peut  rien  crue 
par  tous  les  antres,  et  que  la  force  aequise 
parie  tout  soit  égale  on  supérieure  a  la  somme 
des  forces  naturelles  de  tons  les  individus  , 
oiî  peut  dire  que  la  législation  est  au  plus 
haut  point  de  perfection  qu'elle  puisse  at- 
teindre. 

Le  le'gisiateur  est  à  tous  t-gards  un  homme 
extraordinaire  dans  rEt.:it.  S'il  doit  lYtre 
par  son  génie,  il  ne  l'est  pas  moins  par  sou 
emploi.  Ce  n'est  point  magistraturc  ,  ce  n'est 
point  souveraiiîcté.  Cet  emploi  ,  qui  cons- 
titue la  république  ,  n'eiître  point  dans  sa 
cous  itution  :  c'est  une  fonction  particulière 
et  supérieure  qui  n'a  rien  de  commun  avec 
l'empire  humain;  car  si  celui  qui  coiumandc 
aux  hommes  ne  doit  pas  commander  aux  lois , 
celui  qui  comm.andeanx  lois  ne  doit  pas  non 
plus  commander  aux  hommes  ;  autrement 
ses  lois  ,  ministres  de  ses  passions  ,  ne  feraient 
souvent  que  perpétuer  ses  injustices ,  jamais 
il  ne  pourrait  éviter  que  des  vues  particulières 
n'altérassent  la  sainteté  de  sou  ouvrage. 

(^uand  Lycurgne  donna  des  lois  à  sa  pa- 
trie ,  il  commença  par  abdiquer  la  royauté. 
C'était  la  coutume  de  la  plupart  des  villes 
gi-ecques  deconlier  à  des  étrangers  l'établisse- 


s  O  C  I  A  L.  63 

Tncnt  dos  leurs.  Les  rt'publiqucs  inodcrncs  de 
l'Iîalic  imitèrent  so;iveiit  cet  us.if^c  ,  celle  de 
Genève  en  lit  ai:la!it  et  s'en  tionva  liicn. 
Cm)  Rome  dans  son  plus  bel  cK'^c  vit  renaitrc 
e:i  son  sein  tous  les  crimes  de  la  tyrannie, 
et  se  vit  prête  à  périr,  pour  avoir  réuni  sur 
les  mciucs  têtes  l'autorité  lêj^islativc  et  le 
pouvoir  souverain. 

Cependant  les  déccuivirs  eux-mêmes  ne 
s'airogèrent  jamais  le  droit  de  faire  passer 
aucune  loi  de  leur  seule  autorité.  Fàen  de  ce 
que  nous  vous  proposons  y  disaient-ils  au  peu- 
ple ,  ne  peut  passer  en  loi  sans  votre  con-^ 
sentement.  Romains  ,  soyez  vous-mêmes  /es 
auteurs  des  lois  qui  doii-'ent  faire  votre 
bonheur. 

Celui  qui  rédige  les  lois  n'a  doue  ou  ue 
doit  avoir  aucun  droit  législatif,  et  le  peuple 


(m)  Ceux  qui  ne  consitlèrent  Calvin  que  comme 
tfiéolu^ien,  connaissent  niaU'étendue  de  son  i^éni?. 
La  rédaciion  de  nos  sages  étlits  ,  à  laquelle  il  euli 
beaucoup  lie  pai  t ,  lui  lait  autant  ffhunneur  que 
son  institution.  Quelque  révolution  que  le  temps 
puisse  amener  ààns  notre  culte,  tant  que  l'amour 
de  la  patrie  et  de  la  liberté  ne  sera  pas  éteint 
paimi  nous,  jamais  la  mémoire  de  ce  grand- 
liomnxe  ce  cessera  d'êtie  eu  vénération. 

D   2 


64  D  U     C  0  N  T  K   1  T 

îiicme  ne  peut,  quand  il  le  voudrait,  se  dépouil- 
ler de  ce-d  roi  t  i  iieoiniuunicablc;  pa  rce  que  selo  !i 
le  pacte  foudaïueutal  il  n'y  a  qne  la  volonté 
ge'nérale  qui  oblige  les  particuliers,  etqu'oii 
lie  peut  jamais  s'assurer  qu'une  voloîite' par- 
tien  licrc  est  conforme  k  la  volonté  générale  , 
qu'après  l'avoir  soumise  auK  suffrages  libres 
du  peuple:  j'ai  déjà  dit  cela,  mais  il  n'est 
pas  inutile  de  le  répéter. 

Ainsi  l'on  trouve  à-la-fois  dans  l'ouvrage 
de  la  léj2;isîation  deux  choses  qui  semblent 
iiicompati]>îes  :  luie  entreprise  an-dessr.s  de 
la  force  humaine  ,  et  pour  l'exécuter  ,  une 
autorité  qui  n'est  rien. 

Autre  diificulté  qui  mérite  attention.  Les 
sages  qui  veulent  parler  au  vulgaire  leur  lan- 
gage au  lieu  du  sien,  n'en  sauraient  être  en- 
tendus: or  il  y  a  mille  sortes  d'idées  qu'il  est 
impossible  de  traduire  dans  la  langue  du 
peuple.  Les  vues  trop  générales  et  les  objets 
trop  éloignes  sont  également  hors  de  sa  por- 
tée ;  chaque  individu  ne  goûtant  d'autre 
plan  de  gouvernement  que  celui  qui  se  rap- 
porte à  son  intérêt  parlicilier  ,  appcrçoit  dif- 
ficilement les  avantages  qu'il  doit  retirer  des 
privations  continuelles  qu'imposent  les  lion- 
nes lois.   Pour    qu'un  peuple    naissant    pût 


5  O  C  r  A  L.  65 

gniVtcr  les  sair.cs  maximes  do  la  politique  et 
suivre  les  n'j;!cs  rouclanieTitaics  de  la  raison 
d'KUit,  il  faudrait  que  Veiïct  pût  devenir  la. 
cause  ,  que  l'esprit  so-cial  qui  doit  êtit  1  Du- 
vrai;e  de  l'iiistitutiou  pré.sidàt  a  l'inst-tuliou 
uinuc  ,  et  que  les  hommes  fussent  avant  Ic^ 
lois  ec  qu'ils  doivent  devenir  pa '(  iles.  Ainsi 
donc  le  législateur  ue  pouvant  employer  ni 
la  force  ni  le  raisonnement,  c'est  une  nécessité 
qu'il  recoure  à  une  autorité  d'un  autre  ordre^ 
qui  puisse  entraîner  sans  violence  et  persuader 
sa  11-  convaincre. 

Voilà  ce  qui  força  de  tons  temps  les  pères 
des  )iations  de  recourir  à  riaterventiou  du 
ciel  et  dlionorcr  les  dieux  de  leur  propre 
sa^i^esse  ,  afin  que  les  peuples  ,  soninis  aus 
lois  de  TEtat  counne  à  celles  de  la  nature  ^ 
et  reconnaissant  le  mcme  pouvoir  dans- 
la  formation  de  l'homme  et  d^ns  celle 
de  la  cite  ,  obéissent  avec  liberté^  et  por- 
tassent docilement  le  joug  de  la  feîicilc  pu^- 
bJiquc. 

Cette  raison  suL>lime  ,  qui  s'e'lève  au-dcssu» 
de  la  porte'c  des  hommes  vulgaires,  est  celle 
dont  le  législateur  met  les  décision*  dans  la. 
bouche  dies  immortels,  pour  entraîner  par 
l'autorité  divine  ceux  que  ue  pourrait  ébra:ir- 

D  3 


66  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

1er  la  pnidence  huiiiaiiie.  C^tJ  Mais  il  n'ap- 
partient pas  à  tout  h  cdiiuie  de  faire  parler  les 
d-enx,  ni  d'en  étie  cru  quand  il  s'annonce 
pour  être  leur  interprète,  La  graiide  ame  du. 
le'gisîateur  est  le  vrai  miracle  qui  doit  prou- 
ver sa  mission.  Tout  bommepeut  graver  des 
tables  de  |,'irre  ,  ou  acheter  un  oracle  ,  ou 
feindre  un  secret  coramcrce  avec  quelque  di- 
-vinite' ,  ou  dresser  \x\\  oiseau  pour  lui  parler 
à  l'oreille  ,  ou  trouver  d'autres  moyens  gros- 
siers d'en  imposer  au  peuple.  Celui  qui  ne 
saura  que  cela  pourra  même  assembler  par 
hasard  une  troupe  d'inseuscs  ,  mais  il  ne  fon- 
dera jamais  uu  empire,  et  son  extravagant 
ouvrage  périra  biculôt  avec  lui.  De  valus 
prestiges  forment  \\\\  lien  passager,  il  n'y  a 
que  la  sagesse  qui  le  rende  durable.  La  loi 
judaïque  toujours  subsistante,  celle  de  l'eu- 
faut  à: Ismael  qui  depuis  dix  siècles  re'git  la 
«iioiticdu  monde  ,  annoncent  encore  .iJîjour- 

(n)  'E  vcmmznte ,  dit  Machiavel,  mai  nonfual- 
€uno  ord^natore  d't  leggi  sîraordinane  in  un  popolo, 
che  non  ricurrcsse  a  Dio  ,  perche  altrimentl  non  sit- 
rebboro  accettate  ;  pcrchs  sono  molti  béni  conosciutl 
da  uno  prudents^  i  qnali  non  îianno  in  se  ra^gioni 
tvidenti  daputergli  persuadere  adaltrui.  Dicorsisopra 
Tito  Liviû.  /.  I.   c.  -XI. 


SOCIAL.  67 

d'hni  le?  grands  hommes  qui  les  ont  dictées; 
et  tandis  que  rori:;uelUeuse  phdosopiiie  ou 
^av^■U};le  esprit  de  parti  ne  voit  eu  eux  que 
d'heureux  imposteurs  ,1e  vrai  politique  admire 
dans  leurs  institutions  ce  grand  et  puissant 
génie  qui  pre'sidc  aux  étabiissemcns  durables. 
Il  ne  faut  pas  de  tout  ceci  conclure  avec 
Tf^arliirton  que  la  politique  et  la  religion 
aient  parmi  nous  un  objet  comnmn,  mais 
que  dans  l'orij^ine  des  nations  i'uue  sert 
d'instrument  à  l'autre. 

CHAPITRE    VII  I. 

Du  peuple. 

V^o>rME  avant  d'cîever  un  grand  édiGce 
l'architecte  observe  et  sonde  le  sol,  pourvoir 
s'il  en  peut  soutenir  le  poids,  le  sage  institu- 
teur ne  commence  pas  par  rédiger  de  bonnes 
lois  en  elles-mêmes,  mais  il  examine  aupara- 
vant si  le  peuple  auquel  il  les  destine  est 
propre  a  les  supporter.  Cest  pour  cela  que 
Platon  refusa  de  donner  des  lois  aux  virca- 
diens  et  aux  Cyréniens  ,  sachant  que  ees  deux 
peuples e'taieut  riches  et  ne  pouvaientsouffrir 


6^  D  U     C  O  N  T  R.  A  T 

l'égalité:  c'est  pour  coia  qu'on  vit  en  Crète  de 
bouucs  lois  et  de  uiechaiis  liouimcs  ,  parce 
que  Minos  n'avait  discipliné  qu'un  peuple 
chargé  de  vices. 

Mille  nations  ont  brille'  sur  la  terre  qui 
n'auraient  jajuais  })u  souRïir  de  bonnes  lois, 
et  celles  uicjnes  qui  l'auraient  pu  n'ont  eu 
dans  toute  leur  durée  qu'un  temps  fortconrt 
pour  cela.  La  plupart  des  peuples  ainsi  que 
des  hommes  ne  sont  dociles  que  dans  leur  jeu- 
nesse ilsdcviennent  incorrigibles  eu  vieillissant; 
quand  une  fois  les  coutumes  sont  établies  et 
les  ^îréjugés  enraciué's ,  c'est  une  entreprise 
dangereuse  et  vaine  de  vouloir  les  rél'orincr; 
le  peuple  ne  peut  pas  jnéme  souffrir  qu'on 
touche  à  ses  maux  pour  les  détruire,  sem- 
blable à  ces  malades  stupides  et  sans  coui âge 
qui  frémissetït   à  l'aspect  du  médecin. 

Ce  n'est  pas  que  ,  counne  quelques  maladies 
bouleversent  la  tête  des  hommes  et  îeurôtent 
te  souve.'îir  du  passé  ,  il  ne  se  trouve  quel- 
quefois dans  la  durée  des  Etats  des  époques 
"violentes  où  les  révolutions  font  sur  les  peuple* 
ce  que  certaines  crises  font  sur  les  individus, 
où  l'horreur  du  passé  tient  lieu  d'oubli,  et 
où  l'Etat  embrasé  par  les  guerres  civiles  ,  renaît 
pour  ainsi  cjire  de  sa  cendre    tt   reprend   U 


s  o  c  r  A  r..  /Ç9 

TÎguciir  de  la  jeunesse  eu  sortant  des  bras  de 
kl  mort.  Telle  fut  Sparte  au  temps  de»  Ly  enroue  y. 
telle  fut  Rome  après  les  Tarquin.-^  ,  et  telle» 
o!it  etc  panui  uou?  la  lîollaude  et  ia  Huisso* 
après  l'expulsiou  des  tj^raus. 

Mais  ces  c'vciîcmens  sont  rares;  ce  sontdcà 
execptions  dont  la  raison  se  trouve  toujours 
dans  la  constitution  particulière  de  l'Etat 
excepté.  Elles  ne  sauraient  incnie  avoir  lieu 
deux  fois  pour  le  même  peuple  ,  car  il  peut 
se  rendre  libre  tant  qii'il  n'est  que  barbare, 
jnais  il  ne  le  peut  plus  quar.cl  le  ressort  civil 
est  uïc.  Alors  les  troubles  peuvent  le  cetruiro 
sans  que  les  re'volutions  puissent  le  rétablir, 
et  sitôt  que  ses  fers  sont  brise's  ,  il  lombe 
cpars  et  n'existe  plus  :  il  lui  faut  désor- 
mais un  maître  et  non  pas  \i\\  libérateur. 
Pc-uples  libres,  souvenez-vous  de  cette  maxi- 
me :  ou  peut  acquérir  la  ILîjerté,  mais  on  ne 
la  recouvre  jamais. 

La  jeunesse  Ji'est  pas  l'enfance.  Il  est  pour 
les^  nations  connue  pour  les  liommcsun  temps^ 
de  jeuiressc  ,  ou  si  l'on  veut  de  maturité,  qu'it 
faut  attendre  avant  de  les  soumettre  à  des  lois  ; 
mais  ia  maturité  d'un  peuple  n'est  oas  toujours 
facile  à  connaître,  et  si  on  la  prcvic::  ,  l'ou- 
vrage est  manque.  Tel  peuple  e^^t  uiicipliuabls- 


70  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

en  naissant,  tel  autre  ne  l'est  pas  au  bout  de 
dix  siècles .  Les  Russes  ne  seront  jamais 
■vraiment  policés  ,  parce  qu'ils  l'ont  été'  trop 
tôt.  Pierre  avait  le  génie  imitatif-,  il  n'avait 
pas  le  vrai  génie,  celui  qui  crée  et  fait  tout 
de  rien.  (Quelques-unes  des  choses  qu'il  fit 
étaient  bien,  la  plupart  étaient  déplacées.  Il 
a  vu  que  son  peuple  était  barbare,  il  n'a 
point  vu  qu'il  n'était  pasn)ir  pour  la  police; 
il  l'a  voulu  civiliser  quand  il  ne  fallait  que 
l'aguerrir.  Il  a  d'abord  voulu  faire  des  Alle- 
mands ,  des  Anglais  ,  quand  il  fallait  com- 
mencer par  faire  des  Russes  ;  il  a  empêché 
ses  sujets  de  jamais  devenir  ce  qu'ils  pour- 
raie-.it  être  ,  en  leur  persuadatit  qu'ils  étaient 
ce  qu^ils  ne  sont  pas.  C'est  ainsi  qu'un  pré- 
cepteur français  foniie  son  élève  pour  briller 
un  moment  dans  son  enfance ,  et  puis  n'être 
jamais  rien.  L'empire  de  Russie  voudra  sub- 
juguer l'Europe  ,  et  sera  subjugué  lui-même. 
Les  Tartares  ses  sujets  ou  ses  voisins  devien- 
dront ses  maîties  et  les  nôtres  :  cette  révolution 
me  paraît  infaillible.  Tous  les  rois  de  l'Europo 
travaillent  de  concert  à  l'accélérer. 


SOCIAL.  71 

CHAPITRE    IX. 

Suite. 

V_>f  o  WME  la  Tîntiire  a  donné  des  termes  à  la 
stature  d'tin  homme  bien  confoiiné  ,  passé 
lesquels  elle  ne  fait  plus  que  des  gcaiis  ou  des 
nain?  ,  il  y  a  de  même  ,  eu  égard  à  la  mcil- 
Irme  constHutioii  îi^^wM  Etat,  des  bornes  à 
i'e'LC'îdne  qu'il  peut  avoir,  a.'iu  qu'il  jie  soit 
ni  trop  grand  pour  pouvoir  être  bien  gou- 
verné ,  ni  trop  petit  jîour  pouvoir  se  ruaia- 
nir  par  lui-mcmc.  Il  y  a  dans  tout  corps 
politique  un  maximum  de  force  qu'il  ne 
saurait  passer  ,  et  duquel  souvejit  il  s'éloigne 
à  force  de  s'agrandir.  Plus  le  lien  social  s'é- 
tend ,  plus  il  se  relâche  ,  et  en  général  un 
petit  Etat  est  proportionnellemeut  plus  fort 
qu'an  grand. 

Mille  raisons  démontrent  cette  maxime. 
Prcmièrcraent ,  l'administration  devient  plus 
pe'nii)le  dans  les  grandes  distances,  comme 
un  poids  devient  plus  lourd  au  bout  d'un 
grand  levier.  Elle  devient  aussi  plus  onéreuse 
à  mesure  que  les  degrés  se  multiplient  ;  car 


7^!  DU     C  O  N  T  R  A   T 

c'a  qiîcviîlca  crabord  la  sienne  que  îc  pciiple 
paye,  cbaque  district  la  sicaiie  cugoît  payée 
par  le  pciiplc  ,  ensuite  diaque  province,  pui« 
les  graîids  gouvcriiemeiis  ,  les  satrapies  ,  les 
vice  -  royautés  qu'il  faut  toiijonrs  payer  plus 
^4ier  à  mesure  qu'on  monte,  et  toujours  aux 
dépens  du  inaîheiireiix  peuple  ;  ciiûu  vicuÉ 
î'adîîiiïiiïuation  suprême  qui  écrase  tout.  Tant 
de  ïiachargcs  e'piiisent  continuellenient  les 
sujets  :  loin  d'être  mieux  gouvernés  par  tous 
ces  dilîorens  ordres  ,  ils  le  sont  moins  bieit 
que  s'il  n'y  en  avait  qu'un  seul  au-dcssns 
ci  eux.  Opendantà  peine  reste-t-il  de.s  ressour- 
ces pour  les  cas  extraordinaires,  et  quand  il 
y  faut  recourir ,  l'Etat  est  toujours  à  la  veiile 
de  sa  raine. 

Ce  n'est  pas  tout;  nou-seulemcTît  le  gcu- 
verneinent  a  moins  de  vigueur  et  de  célérité 
pour  faire  observer  les  lois,  empêcher  les 
Texations  ,  corriger  les  abus  ,  prévenir  les  en- 
treprises sédicieiises  qui  peuvent  se  faire  dans 
des  lieux  éloignés;  mais  le  peuple  a  moins 
d'ail'ection  pour  ses  chefs  qu'il  ne  voit  jamais, 
pour  la  patrie  qui  est  à  ses  yeux  comme  le 
Xrimde.  etpoursesconcitoyens  dont  la  plupart 
lui  sont  étrangers.  Les  mêmes  lois  ne  peuvent 
Gô.uveuixùtaat  de  pioYiïices  diverses  qui  ont 

de» 


SOCIAL.  73 

des  moeurs  dilïërcntcs,  qui  vivent  sons  des 
climats  opposos  ,  et  qui  ne  peuvent  soulîiir 
la  même  ibrme  de  gouvernement.  Des  lois 
diîVc'rentes  n'engendrent  que  troubîc  et  eon- 
fubion  parmi  des  peuples  qui  ,  vivant  sous 
les  mêmes  chefs  et  dans  une  communication 
continuelle  ,  passent  ou  se  marient  les  uns 
chez  les  autres,  et  soumis  à  d'autit-s  coutum.es, 
ne  savent  jamais  si  leur  patrimoine  est  bien 
à  eux.  Les  talcns  sont  enfouis  ,  les  vertus  igiio-> 
rces  ,  les  vices  impunis,  dans  cette  multitude 
d'iiouunes  inconnus  les  uns  aux  autres,  que 
le  sicL^e  de  radministratioa  suprême  rassemble 
dans  un  même  lieu.  Les  chefs  accables  d'ariblres 
ne  voient  rien  par  eux-mêmes  ,  des  commis 
gouvernent  l'Etat.  Enfin  les  mesures  qu'il  faut 
prendie  pour  maintenir  l'autorité  générale, 
à  Inquelle  tant  d'officiers  éloic;ne':^  veulcut 
se  soustraire  ou  en  imposer,  absorbent  tous 
les  soins  pu}3lics  ,  il  n'en  reste  plus  pour  l'e 
bonheur  du  peuple,  à  peine  en  reste-t-il 
pour  sa  défense  au  besoin;  et  c'est  ainsi 
qu'un  corps  trop  grand  pour  sa  constitution  , 
s'affaisse  et  périt  écrasé  sous  son  propre 
poids. 

D'un  autre  côté  ,  l'Etat  doit  se  donner  une 
certaine  base  pour  avoir  de  la  solidité,  pour 

FoUtiijue.  Tome  II.  E 


74  D  U    C  O  N  T  R  A  T 

3"eslster  aax  secousses  qu'il  ne  uiaiiqiicra  pas 
<l'e'prouver  et  aux  efforts  qu'il  sera  contraint 
de  faire  pour  se  soutenir  :  car  tous  les  peuples 
ont  une  espèce  de  force  centrifuge,  par  laquelle 
ils  agissent  continuellement  les  uns  contre  les 
autres  ,  et  tendent  à  s'agrandir  aux  dépens  de 
leurs  voisins,  comme  les  tourbillons  de  Z?^^- 
cartes.  Ainsi  les  faibles  risquent  d'être  bientôt 
«tigloutis  ;  et  nul  ne  peut  guère  se  conserver 
qu'en  se  mettant  avec  tous  dans  une  espèce 
■d'équilibre  qui  rend  la  comprcsbion  par-tout 
ix  peu  près  e'gale. 

Oii  voit  par-là  qu'il  y  a  d<js  raisons  de 
sVtendre  et  des  raisons  de  se  resserrer,  et  ce 
n'est  pas  le  uioindre  talent  du  politique  de 
trouver,  entre  les  unes  eî  les  autre»,  la  pro- 
portion la  i^lus  avantageuse  à  la  conservation 
de  l'Etat.  On  peut  dire  en  ^cûie'ral  que  leg 
premières,  n'étant  qu'extérieures  et  relatives  , 
doivent  être  subordonnées  aux  autres  ,  qui 
^ont  internes  et  absolues;  une  saine  et  forte 
constitution  est  la  première  chose  qu'il  fai;î 
rechercher,  et  l'on  doit  plus  compter  sur  la 
yigucur  qui  naît  d'un  bon  gouvernement  , 
que  sur  les  ressources  que  fournit  un  grand 
territoire. 

j^.ur»ï£«^  Gtt  a  vu  de*  Lt^U  te]le>îneiirconi- 


SOCIAL.  -5 

tilucs  ,  que  la  nécessite  des  conquêtes  entrait 
dans  leur  constitution  même  ,  et  que  pour 
se  maintenir,  ils  étaient  forces  de  s'agrandir 
sans  cesse.  Peut-être  se  felicltaient-ils  licau- 
conp  de  cette  heureuse  nécessite  ,  qui  leur 
montrait  pourtant  ,  avec  le  terme  de  leur 
grandeur,  l'inévitable  moment  de  leur  chute. 

CHAPITRE     X. 

Suite. 


o 


X  peut  mesurer  un  corps  politique  de 
deux  manières  ;  savoir  par  l'étendue  du  ter- 
ritoire, et  par  le  nombre  du  peuple  :  et  il  y 
a  ,  entre  l'une  et  l'autre  de  ces  mesures,  un 
rapport  convenable  pour  donner  à  l'Etat  sa 
véritable  grandeur  :  ce  sont  les  hommes  qui 
font  l'Etat ,  et  c'est  le  terrain  qui  nourrit  les 
hommes  ;  ce  rapport  est  donc  que  la  terre 
suffise  à  l'entretien  de  ses  habitons  et  qu'il  y 
ait  autant  d'hahitans  que  la  terre  en  peut 
nourrir.  C'est  dans  cette  proportion  que  se 
trouve  le  maximum  de  force  d'un  nombre 
donné  de  peuple  ;  car  s'il  y  a  du  terrain  de 
trop  ,  la  garde  eu  cit    onéreuse  ,  la  cultur* 

E  2 


rjG  DU     CONTRAT 

iusuffisaiite  ,  le  produit  superflu  ;  c'est  la  cause 
prochaine  des  guerres  défensives  :  s'il  n'y  er> 
a  pas  assez ,  l'Etat  se  trouve  pour  le  supplé- 
ment à  la  discrétion  de  ses  voisins  ;  c'est  1» 
cause  prochaine  des  guerres  ofieusives.  Ton 6 
peuple  cjui  n'a  par  sa  position  que  ralterna* 
tive  entre  le  commerce  ou  la  guerre  ,  est 
faible  en  lui-même,  il  dépend  de  ses  voisins, 
il  dépend  des  événemcns;  il;i'a  jamais  qu'un» 
existence  incertaine  et  courte.  Il  subjugue  et 
change  de  situation ,  ou  il  est  subjugué  eC 
n'est  rien.  Il  ne  peut  se  conserver  libre  qu'à 
force  de  petitesse  ou  de  grandeur. 

On  ne  peut  donner  en  calcul  un  rapport 
fixe  entre  l'étendue  de  terre  et  le  nombre 
d'hommes  qui  se  suffisent  l'un  à  l'autre ,  tant 
à  cause  des  dilfcrences  qui  se  trouvent  dans 
les  qualités  du  terrain  ,  dans  ses  degrés  de 
fertilité,  dans  la  nature  de  ses  productions, 
dans  l'influence  des  climats  ,  que  de  celles 
qu'on  remarque  dans  les  tempéramens  dc$ 
liommes  qui  les  habitent,  dont  les  uns  con- 
somment peu  dans  un  pays  fertile,  les  autre» 
beaucoup  sur  un  sol  ingrat.  Il  faut  encore 
avoir  égard  à  la  plus  grande  ou  moindre 
fécondité  des  femmes  ,  à  ce  que  le  pays  peut 
avoir  do  plus  ou  de  moins  favorable   à   la 


s  O  C  I  A  L.  77 

population,  a  la  quantité  dont  le  lc<;i.slntciir 
peut  espc'rcr  d'y  concourir  par  ses  ctablisse- 
>ucns  ;  de  sorte  qu'il  ne  doit  pas  fonder  son 
jugement  sur  ce  qu'il  voit,  mais  sur  ce  qu'il 
prévoit,  ni  s'arrêter  aillant  à  l'état  actuel  do 
la  population  qu'à  celui  où  elle  doit  natu- 
rellement parvenir.  Enlin  il  y  a  mille  occa- 
sions oh  les  accidens  particuliers  du  lieu 
evij^ent  ou  permettent  qu'on  embrasse  plus 
de  terrain  qu'il  ne  parait  nécessaire.  Ainsi 
l'on  s'étendra  beaucoup  dans  un  pays  de 
montagnes,  où  les  productions  naturelles, 
savoir  les  bois  ,  les  pâturages  ,  demandent 
moins  de  travail  ,  où  l'expérience  apprend 
que  les  feunnes  sont  plus  fécondes  que  dans 
les  plaines,  et  où  un  grand  sol  incliné  ne 
donne  qu'une  petite  base  borisontale,  la  seule 
qu'il  faut  compter  pour  la  végétation.  An 
contraire,  on  peut  se  resserrer  au  bord  de  la 
mer,  même  dans  des  rochers  et  des  sables 
presque  stériles  ;  parce  que  la  pèche  y  })eut 
suppléer  en  grande  partie  au\  productions  de 
la  terre,  que  les  honmies  doivent  être  plus 
rassemblés  pour  repousser  les  pirates ,  et  qu'on 
a  d'ailleurs  plus  de  facilité  pour  délivrer  le 
pays  par  les  colonies,  des  habitans  dont  il 
est  surcharge. 

E  3 


-8  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

A  CCS  conditions  pour  instituer  un  peuple^ 
il  en  faut  ajouter  une  qui  ne  peut  suppléer 
à  nulle  autre  ,  mais  sans  laquelle  elles  sont 
toutes  inutiles  ;  c'est  qu'on  jouisse  de  l'abon- 
dance et  de  la  paix  ;  car  le  temps  oli  s'ordonno 
un  Etat  est ,  comme  celui  oti  se  forme  un  ba- 
taillon ,  l'instant  où  le  corps  est  le  moins 
capable  de  résistance  et  le  plus  facile  a  de'- 
tniire.  On  re'sisterait  mieux  dans  un  de'sordrc 
absolu  que  dans  un  moment  de  fermentation  , 
où  chacun  s'occupe  de  son  rang  et  non  du 
péril.  Qu'une  guerre ,  une  famine  ,  une  sédi- 
tion survienne  en  ce  temps  de  crise  ,  l'Etat 
est  infailliblement  renversé. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  bcciucoup  de  gon- 
vcrncmcns  établis  durant  ces  orages  ;  mais 
alors  ce  sont  ces  gouverncmcns  mcmes  qui 
détruisent  l'Etat.  Les  usjirpateurs  amènent 
ou  cboisissent  toujours  ces  temps  de  troubles 
pour  faire  passer,  à  la  faveur  de  l'efTroi  pu- 
blic, des  lois  destructives  que  le  peuple  n'a- 
dopterait jamais  de  sang-froid.  Le  choix  du 
moment  de  l'institution  est  un  des  caractères 
les  plus  sûrs  par  lesquels  on  peut  distinguer 
l'œuvre  du  législateur  d'avec  celle  du  tyran. 

Quel  peuple  est  donc  propre  à  la  iégisla- 
tiou  ?   celui   qui  ,   ss   trouvant  déjà   lié  par 


SOCIAL.  7^ 

*^u''\(^vr  iiniow  (] 'origine  ,  d'iiiloict  ou  de 
roiivc'utioii ,  n'y  point  encore  porte  le  vrai 
;ong  d<'.s  lois;ccJui  qr.i  n'a  ni  coutumes  ni 
superstitions  bien  cTH-acinccs;eclui  cjni  ne  craint- 
pas  d'être  accablé  par  une  invasion  subite  j- 
qui  ,  sans  entrer  dans  les  querelles  de  ses 
voisins  ,  peut  résister  seul  à  cbaeun  d'eux  , 
ou  s'aider  de  l'un  pour  repousser  l'autre  ; 
celui  dont  chaque  nieiubre  peut  être  conmi 
de  tous,  et  où  l'on  n'est  point  force' de  charger" 
un  homme  d'un  plus  grand  fardeau  qu'un 
liouiine  ne  [>cut  porter  \  celui  qui  peut  se 
passer  des  autres  peuples  et  dont  tout  autre 
peuple  peut  se  passer;  (o)  celui  qui  u'cst  nL 
riche  ni  pauvre  et  peut  se  safTirc  h  lui-même  j 

(a)  Si  de  deux  peuples  voisins- l'un  ne  pouraici 
s*»  passer  de  l'autre,  ce  seroit  une  situation  très- 
dure  poiir  le  premier  et  très-dangereuse  pour  I» 
second.  Toute  nation  sage,  ert  pareil  cas,  s'ef- 
forcera bien  vite  de  délivrer  l'autre  de  ceits 
dépendance.  La  république  deTblascala,  encla- 
vée <\nn<  re.'npfre  dn  INIexique  ,  aima  mieux  se- 
passer  de  sel  ipe  d'en  acheter  des  Mexicains^ 
er  m«>me  que  d'en  accepter  gratuitement.  Le* 
s.iges  Tldascalans  virent  le  piège  caché  sous  cette 
liîjLrali  é.  Ils  se  conservèrent  libres,  et  ce  petit 
Lrui  ,  enfermé  dans  ce  ^rand  empire,  fut  enha 
l'instrinnent  de^  sa  ruine; 

E  4 


8o  D  U     C  O  :N'  T  R  A  T 

eiifiu  celui  qui  réunit  la  consistance  d'un 
ancien  peuple  avec  la  docilité  d'un  peuple 
nouveau.  Ce  qui  rend  pénible  Touvrage  de 
la  législation,  est  moins  ce  qu'il  faut  éîviblir 
que  ce  qu'il  faut  détruire  ;  et  ce  qui  rend  le 
succès  si  rare  ,  c'est  rimpossibilité  de  trouver 
la  siiupiicité  de  la  nature  jointe  aux  besoins 
de  la  société.  Toutes  ces  coîiditious  ,  il  est 
vrai  ,  se  trouvent  diiEcilemeut  rassemblées. 
Aussi  voit-on    peu    d'Etats  bien  constitues. 

îl  est  encore  en  Europe  un  pays  capable 
de  législation  ;  c'est  Tile  de  Corse.  La  valeur 
et  la  constance  avec  laquelle  ce  brave  peuple 
a  su  recouvrer  et  défeudre  sa  liberté ,  mé- 
riterait bien  que  quelque  licjnme  sage  lui  ap- 
prît à  la  conserver.  J'ai  quelque  presseutiinent 
qu'un  jour  cette  petite  île  étonnera  l'Europe* 

CHAPITRE     XI. 

JDcs  divers  systèmes  de  It.i^tslatlon, 

■O  I  l'on  recherche  en  quoi  consiste  précisé- 
ment le  plus  grand  bien  de  tous  ,  qui  doifc 
être  la  tin  de  tout  système  de  législation,  on 
trouvera    qu'il    se   réduit   à   ces    deiix  obiets 


s  O  C  I  A  L.  8i 

principaux  ,  la  liberté  et  V égalité.  La  liberté , 
parce  que  toute  dépendance  particulière  est 
autant  de  force  ôte'e  au  corps  de  rfltat;  l'ej^a- 
lité  ,  parce  que  la  liberté  ne  peut  subsister 
sans  elle. 

J'ai  déjà  dit  ce  que  c'est  que  la  liberté 
civile  ;  à  l'égard  de  l'égalité,  il  ne  faut  pas 
entendre  par  ce  mot  que  les  degrés  de  puis- 
sance et  de  richesse  soient  absolument  les 
mêmes  ,  mais  que  quant  à  la  puissance  ,  elle 
soit  au-dessous  de  toute  violence  ,  et  ne  s'exerce 
jamais  qu'en  vertu  du  rang  et  des  lois  ;  et 
quant  h  la  richesse  ,  que  nul  citoyen  ne  soit 
assez  opulent  pour  en  pouvoir  acheter  un 
autre,  et  nul  assez  pauvre  pour  être  contraint 
de  se  vendre:  (^)  ce  qui  suppose,  du  côté 
des  grands,  modération  de  biens  et  de  crédit. 


(;?)  Voulez-vou-î  donc  donner  à  l'Etat  de  la 
consistance  ?  Rapprochez  les  degrés  extrêmes 
autant  qu'il  est  possible  :  ne  souffrez  ni  des 
gens  opulens  ni  des  gueux.  Ces  deux  états  natu- 
rellement inséparables  sont  également  funestes 
«u  bien  commun;  de  l'un  sortent  les  fauteurs 
de  la  tyrannie  et  de  l'autre  les  tyrans  ;  c'est 
tOTijonrs  entr'eux  que  se  fait  le  trafic  de  la 
liberté  publique  ;  l'un  l'achète  et  l'autre  la 
vend. 

E  5 


82  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

et  du  côté  des  petits,  modcratiou   d'avarice 
et  de  convoitise. 

Cette  égalité ,  disent-ils ,  est  une  chimère 
de  spéculation  qui  ne  peut  exister  dans  la 
pratique.  Mais  si  l'abus  est  inévitable  ,  s'cn- 
suit-il  qu'il  ne  faille  pas  au  moins  le  réj^ler  ? 
C'est  précisément  parce  que  la  force  des  choses 
tend  toujours  à  détruire  ré2;alité  ,  que  la  force 
de  la  législation  doit  toujours  tendre  à  la 
maintenir. 

Mais  ces  objets  généraux  de  toute  bonne 
institution,  doivent  être  modibés  en  chaque 
pays  parles  rapports  qui  naissent ,  tant  de  la 
situation  locale  qne  du  caractère  des  habitans; 
et  c'est  sur  ces  rapports  qu'il  faut  assigner  à 
chaque  peuple  un  système  particulier  d'insti- 
tution, qui  soit  le  meilleur  ,  non  peut-être  en 
lui-même  ,  mais  pour  TP'.tat  auquel  il  est  des- 
tiné. Par  exemple  ,  le  sol  est-il  iiiî^iat  et  stérile  , 
ou  le  pays  trop  serré  pour  les  habitans  ?  tour- 
nez-vous du  côté  de  l'industrie  et  des  arts  dont 
vous  échangerez  les  productions  contre  les 
denrées  qui  vous  manquent.  Au  contraire ,  oc- 
cnpez-vous  de  riches  plaines  et  des  coteaux 
fertiles  ?  dans  un  bon  terrain  manquez-vous 
dhabitans  ?  donnez  tous  vos  soins  à  l'agri- 
culture qui  multiplie  les  hommes ,  et  chassée 


Ç  O  CI  A   L.  f 3 

\e%  arts  qui  uf  feraient  qu'achever  â'c  depeu-i^ 
])Ier  le  pays,  en  attroupant  sur  quelques  point» 
du  territoire  le  peu  d'hal>itaiis  qu'il  a.  f(j^ 
Occupez-vous  des  rivages  c'tendus  et  comme-* 
des?  couvrez  la  mer  de  vaisseaux,  cultivca 
le  couïmercc  et  la  na^vii^ation  ;  vous  aurez  une 
ev.siencc  )>ri]lanto  et  courte,  La  nier  ne  baJgne- 
t-clle  sur  vos  côtes  que  des  rochers  presqna 
iiincces'.îibles  ?  restez  barbares  et  iclityophages^ 
vous  en  vivrez  plus  trai>quiiles,  lueilicurs  peut- 
ctrc ,  et  sûrement  plus  heureux.  Eu  wn  mot, 
outre  les  maximes  communes  à  tous,  chaque 
peuple  renferme  en  lui  queîquje  cause  qui  les 
ordoimc  d'uur  manière  particulière  et  rend  sa 
législation  propre  à  lui  seuL  C'est  ainsi  qu'au- 
trefois les  Hébreux  et  re'cerHmcnt  les  Arabes  ont 
eu  pour  principal  objet  la  rcligio.i>,  les  Athé- 
niens les  lettres  ,  Carthage  et  Tyr  le  commerce, 
Riiodes  la  marine  ,  Sparte  la  guerre  ,  et  Rome 
la  vertu.  L'auteur  de  V Esprit  des  lois  a 
montré  dans  des  foules  d  excmj>les  par  quei 

(ç)  Quelque  branche  de  commerce  extérieur^ 
*lit  le  M,  ùO^.. ,  ne  répand  guère  qu'une  fauss»? 
utiîirc  pour  ua  royaume  en  général  ;  elle  peu» 
enrichir  quelques  particulif-rs  ,  même  quelque** 
Tilles,  mais  la  nadon  entière  n'y  gagne  ri«a,  es 
1«  peuple  u'gn  est  pus  mieux^ 

£  6 


^4  D  U     C  O  N  T  R.  A  T 

art    le    législateur    dirige     l'institation    vers 
chacun  de  ces  objets. 

Ce  qui  rend  la  constitution  d'un  Etat  vé- 
ritablement solide  et  durable ,  c'est  quand  les 
convenances  sont  tcUcmeut  o])servées,  que 
les  rapports  naturels  et  les  lois  tombent  tou- 
jours de  concert  sur  les  mêmes  points ,  et 
que  celles-ci  ne  font,  pour  ainsi  dire ,  qu'as- 
surer ,  accompagner  et  rectifier  les  autres.  Mais 
si  le  législateur  ,  se  trompant  dans  son  objet, 
prend  nu  principe  diffeVent  de  celui  qui  naît 
de  la  nature  des  choses  ;  que  l'un  tende  à  la 
servitude ,  et  l'autre  à  la  lilicrtc  ;  l'un  aux 
richesses  ,  l'autre  à  la  population  ;  l'un  à 
la  paix,  l'autre  ans  conquêtes;  on  verra  les 
lois  s'aîîaiblir  insensiblement  ,  la  constitu- 
tion s'altérer  ,  et  l'Etat  ne  cessera  d'être 
agité  jusqu'à  ce  qu'il  soit  détruit  ou  chan- 
gé ,  et  que  rinyinçible  nature  ait  repris  son 
eiiinirc. 


SOCIAL.  85 

CHAPITRE     X  I  I. 

Division  des  lois. 

JT  o  u  R  ordonner  le  tont ,  ou  donner  la  meil- 
leure forme  possible  à  la  cliose  pnbliqne  ,  il  y 
a  diverses  relations  à  considérer.  Premièreinetit 
l'action  du  corps  entier  agissant  sur  lui-même  , 
cVst-à-dire  le  rapport  du  tout  au  tout ,  ou  du 
souverain  à  TEtat;  et  ce  rapport  est  compo- 
se de  celui  des  termes  intermédiaires  ,  comme 
nous  le  verrons  ci-après. 

Les  lois  qui  rèj^lent  ce  rapport  portent  le 
iiotn  de  lois  politiques,  et  s'appellent  aussi 
lois  fondamentales,  non  sans  quelque  raison 
si  ces  lois  sont  sages.  Car  s'il  n'y  a  dans 
chaque  Etat  qu'une  bonne  manière  de  l'or- 
donner ,  le  peuple  qui  l'a  trouvée  doit  s'y 
tenir  :  mais  si  l'ordre  établi  est  mauvais  , 
pourquoi  prendrait-on  pour  fondamentales 
des  lois  qui  l'empêchent  d'être  bon  ?  D'ail- 
leurs, en  tont  e'tat  de  cause,  un  peuple  est 
toujours  le  maître  de  chan::;cr  ses  lois, même 
les  meilleures  ;  car  s'.l  lu;  plaît  de  se  faire 
mal  à  lui-même  ,  qui  est-ce  qui  a  droit  de 
l'eu  empêcher  ? 


86  DUC  vO  K  T  R  A  T 

La  seconde  relation  est  celle  des  membres 
enti'eux  ou  avec  le  corps  entier,  et  ce  rapport 
doit  être  au  premier  égard  anssi  petit,  et  au 
second  aussi  grand  qu'il  est  poss!j3le5  en  sorte 
que  chaque  citoyen  soit  dans  une  parfaite 
indépendance  de  tous  les  autres  ,  et  dans  une 
excessive  dépendance  de  la  cité  ;  ce  qui  se  fait 
toujours  par  les  mêmes  moyens  ,  car  il  nV 
a  qiîe  la  force  de  l'Etat  qui  fasse  la  liberté  de 
ses  membres.  C'est  de  ce  deuxième  rapport 
que  naissant  les  lois  civiles. 

On  peut  considérer  une  troisième  sarte  de 
relation  entre  l'homme  et  la  loi,  savoir,  celle 
de  la  désobéissance  à  la  peine  ,  et  celle-ci 
donne  lieu  à  l'établissement  des  lois  crlmi— 
uellcs  ,  qui  dans  le  fond  sont  ]nolns  une  es- 
jjèce  particulière  de  lois  ,  que  la  i^auctiou  de 
tontes  les  autres. 

A  ces  trois  sortes  de  lois  il  s'en  joint  une 
quatrièuie,  la  plus  importante  de  toutes  ,  qui 
ne  se  j;rave  ni  sur  le  marbre  ,  ni  sur  l'airain  , 
mais  dans  les  cœurs  des  citoyens;  qui  fait  la 
■véritable  constitution  de  l'Etat  ;  qui  prend 
tous  les  jours  de  nouvelles  forces  :  qui ,  lors- 
que le»  autres  lois  vieillissent  ou  s'éteignent , 
les  ranime  ou  les  supplée  ,  conserve  un  peuple 
dans  Tesprit  de  sou  institution,  et  substitue 


s  O  C  T  A   L.  87 

insensiblement  la  force  de  rha])iinrle  à  celle 
de  l'autorité.  Je  parle  des  moeurs  ,  des  gou- 
tûmes,  et  sur-tout  de  l'opinion;  partie  in- 
connue à  nos  politiques  ,  mais  de  laquelle 
dc'pend  le  succès  de  toutes  les  autres;  partie 
dont  le  grand  législateur  s'occupe  en  secret, 
tandis  qu'il  paraît  se  borner  a  des  règlemcns 
p-^rticuliers  qui  ne  sont  que  le  ceintre  de  la 
Toûte  dont  les  mœurs  plus  lentes  à  uaître  , 
forment  enfin  l'inébranlable  clef. 

Entre  ces  diverses  classes  ,  les  lois  politi- 
ques, qui  constituent  la  forme  du  gouverne- 
ment ,  sont  la  seule  relative  à  mon  sujet» 


88  D  U     C  O  N  T  n.  A  T 

LIVRE    III. 

/\ta>"t  de  parler  des  diverses  formes  de 
gouvernement ,  tâchons  de  lixer  le  sens  précis 
de  ce  mot  qui  n'a  pas  encore  été'  fort  bien 
expliqué. 

CHAPITRE     PREMIER. 

Du  gouvernement  en  général. 


%J  'avertis  le  lecteur  qne  ce  chapitre  doit 
être  lu  posément,  et  je  ne  fais  pas  l'art  d'être 
clair  pour  qui  ne  veut  pas  être  attentif. 

Toute  action  libre  a  deux  causes  qui  con- 
coureut  à  la  produire  ;  l'une  morale  ,  savoir 
la  volonté  qui  détermnie  l'acte ,  l'autre  phy- 
sique ,  savoir  la  puissance  qui  l'exécute.  Quand 
je  marche  vers  un  objet,  il  faut  premièrement 
que  j'y  veuille  aller;  en  second  lieu,  que  mes 
pieds  m'y  portent.  Qu'un  paralytique  veuille 
courir,  qu'un  homme  agile  ne  le  veuille  pas, 
tous  deux  resteront  ea  place.  Le  corps  poli- 


8  ()  C  I  A  L.  89 

liqnc  a  les  incuics  mobiles  ;  on  y  distingue 
(le  incjuc  la  force  et  la  volonté  ;  celle-ci  sous 
le  nom  Cm  puissance  législative  ,  l'autre  sous 
le  nom  de  puissance  exécutii^e.  Rien  ne  s'y 
f.iit  ou  ne  s'y  doit  faire  sans  leur  concours. 
Nous  avons  vu  que  la  puissance  législative 
appartieiit  au  peuple  ,  et  ne  peut  appartenir 
qu'à  lui.  11  est  aisé  de  voir  au  contraire,  par 
les  principes  ci-devant  établis  ,  que  la  puis- 
sance executive  ne  peut  appartenir  à  la  géné- 
ralité comme  législatrice  ou  souveraine,  parce 
que  ci'ttc  puissance  11c  consiste  qu'en  des  actes 
particuliers  qui  ne  sont  point  du  ressort  de 
la  loi,  ni  par  conséquent  de  celui  du  souve- 
rain dont  tous  les  actes  ne  peuvent  être  que 
des  lois. 

11  faut  donc  à  la  force  publique  un  agent 
propre  qui  la  réunisse  et  la  mette  en  œuvre 
selon  les  directions  de  la  volonté  générale, 
qui  serve  à  la  communication  de  l'Etat  et  du 
souverain,  qui  fasse  en  quelque  sorte  dans  la 
personne  publique  ce  que  i^it  dans  l'iionnue 
l'union  de  l'amc  et  du  corps.  Voilà  quelle 
est  dans  l'Etat  la  raison  du  gouvernement, 
confondu  mal  à  propos  avec  le  souverain 
dont  il  n'est  que  le  ministre. 

(Qu'est-ce  donc  que  le  gouvcrucmeut  ?  ua 


90  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

corps  intermédiaire  établi  entre  les  sujets  c* 
le  souverain  pour  leur  iniitnclle  eorrcspon- 
daiicc,  chargé  de  l'exécution  des  lois  et  du 
maintien  de  la  liberté  ,  tant  civile  que  poli- 
tique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'appellent  ma- 
gistrats ou  rois  j  cesUd-d'iic  ^'^oiwc/-?ieurs  j. 
et  le  corps  entier  porte  le  uom  de  prince.  (;) 
Ainsi  ceux  qui  prétendent  que  l'acte  par  le- 
quel un  peuple  se  soumet  à  des  chefs  n'est 
point  un  contrat ,  ont  une  grande  raison.  Ce 
n'est  absolument  qu'une  commission  ,  nu 
emploi  dans  lequel,  simples  officiers  du  sou- 
Terain  ,  ils  exercent  en  son  noin  le  pouvoir 
dont  il  les  a  faits  dépositaires,  et  qu'il  peut 
limiter,  modifier  et  reprendre  quand  il  lui 
plaît ,  l'aliénation  d'un  tel  droit  étant  incom- 
patible avec  la  nature  du  corps  social  et  con- 
traire au  but  de  l'association. 

J'appelle  àonc  gouvernement  ou  suprême 
administration  l'exercice  légitime  de  la  puis- 
sance executive  ,  et  prince  ou  magistrat  l'hoin- 
Bie  ou  le  corps  charge  de  cette  administration. 

(r)  C'est  ainsi  qu'à  Venise  on  donne  au  col- 
lège le  nom  cie  sérémsslmc  prince  i  inéuie  quand 
le  doge  n'y  assis  le  pas. 


s  O  C  I  A  T..  9t 

C'est  dans  le  gouvernement  que  se  trouvent 
les  forces  intcriuediaires  dont  les  rapports 
composent  celui  du  tout  au  tout  ou  du  sou- 
verain à  l'Etat.  On  peut  rcpre'scnter  ce  der- 
nier rapport  par  celui  des  extrêmes  d'une 
proportion  continue  dont  la  moyenne  pro- 
portionnelle est  le  gouvernement.  Le  gou- 
"vernement  reçoit  du  souverain  les  ordre» 
qu'il  donne  au  peuple  ,  et  pour  que  l'Etat 
soit  dans  un  bon  équilibre  ,  il  faut  ,  tout 
compensé,  qu'il  y  ait  e'gali  té  entre  le  produit 
ou  la  puissance  du  gouvernement  pris  en  lui- 
même  ,  et  le  produit  ou  la  puissance  des 
citoyens  qui  sont  souverains  d'un  côté  et  su- 
jets de  l'autre. 

De  plus,  on  ne  saurait  altérer  aucun  des 
trois  termes  sans  rompre  à  l'instant  la  propor- 
tion. Si  le  souverain  veut  gouverner  ,  ou  si 
le  magistrat  veut  donner  des  lois  ,  ou  si  les 
sujcls  refusent  d'obéir,  le  désordre  succède 
a  la  règle,  la  force  et  la  volonté  n'agissent 
plus  de  concert,  et  l'Etat  dissous  tombe  ainsi 
dans  le  despotisme  ou  dans  l'anarcliie.  Enfin 
comme  il  n'y  a  qu'une  moyenne  proportion- 
nelle entre  chaque  rapport ,  il  n'y  a  non  plus 
qu'un  bon  gouvernement  possible  dans  un 
Etat:   mais  comme  mille  événemcns  peuvent 


92  D  U     C  O  i\  T  R  A  T 

changer  les  rapports  d'un  peuple  ,  noii-seuîe- 
nieutdiffe'rensgoLivernemenspeuvciitétrebons 
à  divers  peuples ,  mais  au  méiue  peuple  eu 
dilTéreus  temps. 

Pour  tâcher  de  donner  une  idée  des  divers 
rapports  qui  peuvent  re'giier  entre  ces  deux 
extrêmes ,  je  prendrai  pour  exemple  le  nombre 
du  peuple  comme  un  rapport  plus  facile  à 
exprimer. 

Supposons  que  l'Etat  soit  compose'  d©  dix 
mille  citoyens.  Le  souverain  ne  peut  être  con- 
sidéré que  collectivement  cten  corps.  Maischa- 
que  particulier  en  qualité  de  sujet  est  considéré 
connue  un  individu:  ainsi  le  souverain  est  au 
sujet  comme  dix  mille  est  à  un  :  c'est-à-dire 
que  chaque  membre  de  l'Etat  n  a  pour  sa  part 
que  la  dix-millième  partie  de  l'autorité  sou- 
veraine, quoiqu'il  lui  soit  soumis  tout  entier. 
Que  le  peuple  soit  composé  de  cent  mille 
hommes ,  l'état  des  sujets  ne  change  pas ,  et 
chacun  porte  également  tout  l'empire  des  lois, 
tandis  que  sou  suffrage  ,  réduit  à  un  cent- 
millième ,  a  dix  fois  moins  d'influence  dans 
leur  rédaction.  Alors  le  sujet  restant  toujours 
un  ,  le  rapport  du  souverain  augmente  en  rai- 
son du  nombre  des  citoyens.  D'où  il  suit  que 
plus  l'Etat  s'agrandit  j  plus  la  liberté  diminue. 


s  O  C  I  A  L.  95 

Quand  je  dis  que  le  rapport  aiigniciite, 
J'entends  qu'il  s'e'loigne  de  l'égalité.  Ainsi  pin* 
ic  rapport  est  grand  dans  l'aeception  des  géo- 
mîtics,  moins  il  y  a  de  rapport  dans  raccej)- 
tion  comiRUue  ;  dans  la  première  le  rapport 
considéré  selon  la  quantité  se  mesure  par  -l'ex- 
posant, et  dans  l'autre,  considéré  selonl'idcn- 
tité,  il   s'estime  par   la  similitude. 

Or  moins  les  volontés  particulières  se  rap- 
portent à  la  volonté  générale,  c'est-à-dire  les 
mœurs  aux  lois, plus  la  force  réprimante  doit 
augmenter.  Donc  le  gouvernement,  pour  être 
Lon  ,  doit  être  relativement  plus  fortù mesure 
que  le  peuple  est  plus  nombreux:. 

D'un  autre  côté  ,  l'agrandissement  de  l'Etat 
donnant  aux  dépositaires  de  l'autorité  pu- 
blique plus  de  tcîitations  et  de  moyens  d'a- 
huser  de  leur  pouvoir,  plus  le  gouvernement 
doit  avoir  de  force  pour  contenir  le  pcu'plc  , 
plus  le  souverain  doit  eu  avoir  à  son  tour 
pour  contenir  le  gouvernemcTit.  Je  ne  parle 
pas  ici  d'une  force  absolue  ,  mais  de  la  force 
relative  des  diverses  parties  de  l'Etat. 

Il  suit  de  ce  double  rapport  que  la  pro- 
portion continue  entre  le  souverain  ,  le  prince 
et  le  peuple,  Ti'cst  point  une  idée  arbitraire, 
ûiais  une  couàéqucuce  nécessaire  de  la  nature 


94  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

du  corps  politique.  Il  suit  encore  que  l'un 
des  extrêmes,  savoir  le  peuple  comme  sujet, 
étant  fixe  et  repre'senté  par  l'unité ,  toutes  les 
fois  que  la  raison  doublée  augmente  ou  di- 
minue, la  raison  simple  augmente  ou  diminue 
seiublableraeut  ,  et  que  par  conséquent  le 
moyen  terme  est  changé.  Ce  qui  fait  voir 
qu'il  n'y  a  pas  une  constitution  de  gouver- 
nement unique  et  absolue ,  mais  qu'il  peut  y 
avoir  autant  de  gouvernemeus  difiéreus  eu 
nature  que  d'Etats  différeus  en  grandeur. 

vSi ,  tournant  ce  système  eu  ridicule  ,  ou 
disait  que  pour  trouver  cette  moyenne  pro- 
portionnelle et  former  le  corps  du  gouverne- 
ment ,  il  ne  faut,  selon  moi,  que  tirer  la 
racine  quarree  du  nombre  du  jjeuplc  ,  je 
répondrais  que  je  ne  preuds  ici  ce  nombr© 
que  .pour  un  exemple  ,  que  les  rapports  dont 
je  parle  ne  se  mesurent  pas  seulement  par  le 
nombre  des  hommes  ,mais  en  général  par  la 
quantité  d'action  ,  laquelle  se  combine  par 
des  multitudes  de  causes  ;  qu'au  reste  si ,  pour 
m'exprimer  en  moins  de  paroles,  j'emprunte 
un  moment  des  termes  de  géométrie ,  je  n'i- 
gnoje  pas  cependant  que  la  précision  géo- 
métrique n'a  point  lieu  dans  les  quantités 
ULior^ics. 


s  G  C  I  A  L.  95 

Le  gouvcniemciit  est  en  petit  ce  que  la 
corps  politique  qui  le  rcut'erme  est  en  grand. 
(Test  une  personne  morale  douée  de  certaine» 
facultés  ,  active  couiuie  le  souverain  ,  passiva 
<OLnnie  l'Etat,  et  qu'on  peut  décomposer  (yn 
d'antres  rapports  sesnblables  ,  d'où  nait  jjar 
couccquent  une  nouvelle  proportion  ,  une 
autre  encore  dans  celle-ci  selon  l'ordre  des 
liihunaux,  jusqu'à  ce  qu'on  arriveà  un  moyen 
ici  nie  indivisible  ,  c'est-à-dire  à  un  seul  chef 
eu  magistrat  suprême,  qu'on  peut  se  repré- 
î>enter  au  milieu  de  cette  progression,  connue 
l'unité  entre  La  série  des  iractions  et  celle  des 
nombres. 

isans  nous  embarrasser  dans  cette  nuillipli- 
catlon  de  termes,  contentons-nous  de  cont^i- 
dérer  le  gouvcitieincnt  comme  un  nouveau 
corps  dans  l'Etat,  distinct  du  peuple  et  du 
souverain  ,  et  intermédiaire  entre  l'un  et 
l'autre- 

Il  y  a  cette  difTérence  essentielle  entre  ces 
deux  corps,  que  l'Etat  existe  par  lui-inéme  , 
et  que  le  gouvernement  n'existe  que  par  le 
souverain.  Ainsi  la  volonté  dominante  du 
prince  n'est  ou  ne  doit  être  que  la  volonté 
générale  ou  la  loi ,  sa  force  n'est  que  la  force 
.|jubliqu«  cQucentrée  eu  lui  j  sitôt  qu'il  veut 


96  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

tirer  de  lui-même  quelque  acte  asolu  et  iiide'- 
pendant ,  la  liaison  du  tout  commence  a  se 
relâcher.  S'il  arrivait  enfin  que. le  priiice  eiH 
.une  volonté  particulière  plus  active  que  celle 
du  souverain,  et  qu'il  usât,  pour  obéir  à 
cette  voioîitc  particulier'' ,  de  la  force  publiqu.e 
qui  est  dans  ses  mains ,  en  sorte  qu'on  eût 
pour  ainsi  dire  ,  deux  souverains  ,  l'un  de 
droit  et  l'autre  de  fait  ;  à  l'instant  l'union 
sociale  s'évanouirait  et  le  corps  politique  serait 
dissous. 

Cependant  pour  que  le  corps  du  gouver- 
nement ait  une  existence  ,  une  vie  réelle  qui 
le  distingue  du  corps  de  TEtat ,  pour  que 
tous  ses  membres  puissent  agir  de  concert, 
et  répondre  à  la  fin  pour  laquelle  il  est  ins- 
titué, il  faut  un  7noi  particulier,  une  sensi- 
bilité commune  à  ses  membres  ,  une  force  , 
une  volonté  propre  qui  tende  à  sa  conserva- 
tion. Cette  existence  particulière  suppose  des 
assemblées,  des  conseils,  un  pouvoir  de  déii« 
bérer ,  de  résoudre  ,  des  droits  ,  des  titres,  des 
privilèges  qui  apparticnucnt  au  prince  exclu- 
sivement ,  et  qui  rendent  la  condition  du 
niagistrat  plus  honorable  à  proportion  qu'elle 
est  plus  pénible.  Les  diflicullés  sont  da)}s  la 
xnanière  d'ordoiuier  dans  le  tout  ce  tout  su- 
balterne , 


SOCIAL.  97 

i)alLcrnc  ,  de  sorte  qu'il  n'altorc  point  la 
constitution  gene'rale  eu  affennii^sant  la  sienne , 
qu'il  distingue  toujours  sa  force  particnlière 
destinée  à  sa  propre  cuîiservation  ,  de  la  force 
publique  destinée  à  la  conservation  de  TEiat, 
et  qu'en  un  mot  il  soit  toujours  prêt  a  sacri- 
fier le  gouverjiement  au  peuple  ,  et  non  le 
J)cuplc  au  gouvenicjuent. 

D'ailleurs,  bien  que  le  corps  artificiel  du 
gouvcrneuient  soit  l'ouvrage  d'un  autre  corps 
artiliciel ,  et  qu'il  n'aiten  qiu'lque  sorte  qu'une 
vie  cnipninlce  et  subordonnée,  cela  n'empêche 
pas  qu'il  ne  puisse  agir  avec  plus  ou  moins 
de  vigueur  ou  de  célérité,  jouir,  pour  ainsi 
dire  ,  d'une  santé  plus  ou  moins  robuste. 
Enlin,  sans  s'cloigner  directement  du  l)ut  de 
sou  institution,  il  peut  s'en  écarter  plus  ou 
inoins  ,  selon  la  manière  dont  il  est  constitué. 

C'est  de  toutes  ces  dillércnces  que  naissent 
les  rapports  divers  que  le  gouvernement  doit 
avoir  avec  le  corps  de  l'Etat,  scion  les  rap- 
ports accidentels  et  particuliers  par  lesquels 
ce  même  Etat  est  modibé.  Car  souvent  le 
gouvernement  le  meilleur  en  soi  deviendra 
le  jdus  vicieux  ,  si  ses  rapports  ne  sont  altérés 
kIou  les  défauts  du  corps  politique  auquel  il 
appartient. 

Poliliijuc,  Tome  U.  i' 


^8  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

CHAPITRE     IL 

Du  principe  qui  constitue  les  diverses  formes 
de  gouçerriement. 

Jr^ouR  exposer  la  cause  générale  de- ces  dif- 
férences ,  il  faut  distinguer  ici  le  prince  et  le 
gouverneinent,comme  j'ai  distingue' ci-devant 
l'Etat  et  le  souverain. 

Le  corps  du  magistrat  peut  être  composé 
d'un  plus  grand  ou  moindre  nombre  de  mem- 
bres. Nous  avons  dit  que  le  rapport  du  sou- 
Terain  aux  sujets  était  d'autant  plus  grand 
que  le  peuple  était  plus  nombreux,  et  par 
U71C  évidente  analogie  nous  e;i  pouvons  dire 
autant  du  gouvernement  à  l'égard  des  m;v- 
.  gistrats. 

Or  la  force  totale  du  gouvernement,  étant 
toujours  celle  de  l'Etat ,  ue  varie  point  :  d'où 
il  suit  que  plus  il  use  de  cette  force  sur  ses 
propres  membres ,  moins  il  lui  en  reste  pour 
agir  sur  tout  le  peuple. 

Donc  plus  les  magistrats  sont  nombreux  , 
plus  le  gouvernement  est  faible.  Comme  cette 
.  maxime  est  fondamentale,  appliquons-Ptons 
a  la  mieux  éclaircir. 


s  O  C  r  A  L.  99 

Non»  pouvons  distinguer  clans  la  personne 
du  magistrat  trois  volontés  essentiellement 
diRércntcs.  Premièrement  la  volonté  propre 
de  l'individu  qui  ne  tend  qu'à  son  avantage 
particulier  ;  sccondciucutla  volonté  commun» 
des  magistrats  qui  se  rapporte  uniqp.cmcnt  à 
l'avantage  du  prince,  et  qu'on  peut  appeler 
volonté  de  corps  ,  laquelle  est  générale  par 
rapport  an  gouvernement ,  et  particulière  par 
rapport  à  l'Etat  dont  le  gouvernement  fait 
partie  ;  en  troisième  lieu  la  volonté  du  peuple 
ou  la  volonté  souveraine  ,  laquelle  est  géné- 
rale, tant  par  rapport  à  l'Etat  considéré  coin- 
mc  le  tout,  que  par  rapport  au  gouvernement 
considéré  comme  partie  du  tout. 

Dans  une  législation  parfaite  ,  la  volonté 
particulière  ou  individuelle  doit  être  nulle, 
la  volonté  de  corps  propre  au  gouvernement 
très-subordonnée  ,  et  par  conséquent  la  vo- 
lonté générale  ou  souveraine  toujours  domi-^ 
liante  et  la  règle  unique  de  toutes  les  autres. 

Selon  l'ordre  naturel  ,  au  contraire  ,  ces 
diiTérentcs  volontés  deviennent  plus  actives 
a  mesure  qu'elles  se  concentrent.  Ainsi  la 
volonté  générale  est  toujours  la  plus  faible, 
lu  volonté  de  corps  a  le  second  rang,  et  la 
volonté  particulière  le  premier  de  tons  :  do 

b    2 


TCO  DU     CONTRAT 

sorte  que  daiis  le  gouvcrncir.cnt  ,  cijaqinr 
membre  est  prciuicrcuiciît  soi-uituic ,  et  puis 
magistrat,  et  puis  citoyen;  gradation  direc- 
tement opposée  à  celle  qu'exir^e  l'ordre  social. 

('cla  pose,  que  tout  le  gouvernement  soit 
entre  les  inahis  d'un  seul  liomme.  Voila  la 
volonté'  particulière  et  la  volonté  de  corps 
parfaitement  réunies  ,  et  par  conséquent  celle- 
ci  au  plus  haut  degré  d'intensité  qu'elle  puisse 
avoir.  Or  connue  c'est  du  degré  delà  volonté 
que  dépend  l'usage  de  la  force ,  et  que  la  fore» 
absolue  du  gouvernement  ne  varie  point ,  il 
s'ensuit  que  le  plus  actif  des  gouverncniens 
est  celui  d'un  seul. 

Au  contraire,  unissons  le  gouvernement  à 
l'autorité  législative  ;  fesons  le  prince  du  sou- 
verain ,  et  de  tous  les  citoyens  autant  de  ma- 
gistrats :  alors  la  volonté  de  corps  confondue 
avec  la  volonté  générale  ,  n'aura  pas  plus 
d'activité  qu'elle  ,  et  laissera  la  volonté  par- 
ticulière dans  tonte  sa  force.  Ainsi  le  gou- 
vernement, toujours  avec  la  même  force  ab- 
solue, sera  dans  sou  minimuni  de  force  relativ» 
ou  d'activité. 

Ces  r;;pj)orLS  sont  incontestables,  et  d'au- 
tres considérations  servent  encore  a  les  con- 
Crincr.  Ou  voit,  par  exemple,  que  chaque 


SOCIAL.  TOT 

magistrat  est  plus  actif  dans  son  corps  que 
chaque  citoyen  dans  le  sien  ,  et  que  par  con- 
séquent la  volonté'  particulière  a  beaucoup 
plus  d'iiiflncncc  dans  les  actes  du  gouvcrTic- 
ment  que  dans  ceux  du  souverain  ;  car  chaque 
niagistrat  est  presque  toujours  charge'  de  quel- 
que fonction  du  gouvernemcîit ,  au  lieu  que 
cliaquc  citoyen  pris  à  part  n'a  aucune  fonction 
de  la  souveraineté'.  D'ailleurs  ,  plus  l'Etat 
s'étend,  plus  sa  force  réelle  augmente  ,  quoi- 
qu'elle n'augmente  pas  en  raison  de  son  éten- 
due :  mais  l'Etat  restant  le  niéine  ,  les  magis- 
trats ont  beau  multiplier  ,  le  gouvernenicnt 
n'en  acquiert  pas  une  plus  grande  force  re'elle , 
parce  que  cette  force  est  celle  de  l'Etat  dont 
la  mesure  est  toujours  égale.  Ainsi  la  fono 
relative  ou  l'activité  du  {gouvernement  dimi- 
nue ,  sans  que  sa  force  absolue  ou  rcclle  puisse 
augmenter, 

I!  est  encore  siir  que  l'expédition  des  affaires 
devient  plus  lente  à  mesure  que  plus  de  gens 
*u  sont  charge's  ,  qu'eu  donnant  trop  à  la 
prudence  on  ne  donne  pas  assez  à  la  fortune, 
qu'on  laisse  échapper  l'occasion  ,  et  qu'à  force 
de  délibérer  on  perd  souvent  le  fruit  de  la 
délibe'ration. 

Je  viens  de  prouver  que  le  ^o^'^ernemcnt 

F3 


IC2  DU     C  O  y  T  R  A  T 

se  rciâche  a  mesure  que  les  magistrats  se  mul« 
tiplienfc,  et  j'ai  prouve  ci-devant  que  plus  le 
peuple  est  uombreux ,  phis  la  Force  réprimauts 
doit  augmenter.  D'où  il  suit  que  le  rapport 
des  magistrats  au  gouvernement  doit  être  ju- 
Tcrse  du  rapport  des  sujets  au  souverain  :  c'est- 
à-dire  ,  que  plus  l'Etat  s'agrandit,  plus  le 
gouvernemeut  doit  se  resserrer,  tellement  que 
le  nombre  des  chefs  diminue  en  raison  de 
l'augmentation  du  peuple. 

Au  reste  je  ne  parle  ici  que  de  la  force  rela- 
tive du  gouvernement ,  et  non  de  sa  rectitude: 
car ,  îiu  contraire  ,  plus  le  uiagistrat  est  nom- 
breux, plus  la  volonté  de  corps  se  rapproche 
de  la  volonté  générale  ;  au  lieu  que  sous  un 
magistrat  uiiique  cette  même  volonté  de  corps 
n'est,  comme  je  l'ai  dit ,  qu'une  volonté  par- 
ticulière. Ainsi  l'on  perd  d'un  côté  ce  qu'on 
peut  gagner  de  l'autre  ,  et  l'art  du  législateur 
est  de  fixer  le  point  où  la  force  et  la  volonté 
du  gouvernement  ,  toujours  en  proportiou 
réciproque  ,  se  combinent  dans  le  rapport  le 
plus  avantageux  à  l'Etat, 


s  o  c  r  A  L. 
C  H  A  P  I  T  n  E    III. 

Division  des  gouvernemcns. 


On 


N  a  vu  dans  le  chapitre  prccedcnt  pour- 
quoi l'on  distingue  lc3  diverses  espèces  ou 
formes  de  gouveruenjcns  par  le  nombre  des 
membres  qui  les  composent  ;  il  reste  à  voir 
dans  celui-ci  comment  se  fait  cette  division. 

Le  souverain  peut  en  premier  lieu  com- 
mettre le  dépôt  du  gouvernement  à  tout  le 
peuple  ou  à  la  plus  grande  partie  du  peuple, 
en  sorte  qu'il  y^  ait  plus  de  citoyens  magis- 
trats que  de  citoyens  simples  particuliers.  Ou 
dou'iea  cette  forme  de  gouvernement  le  nom 
de  démocratie. 

(3u  bien  il  peut  resserrer  le  gouvernement 
entre  les  mains  d'uu  petit  nombre  ,  en  sorte 
qu'il  y  ait  plus  de  simples  citoyens  que  de 
magistrats,  et  cette  forme  porte  le  nom  d'<3- 
ritUocratie. 

Enfin  il  jjeut  concentrer  tout  le  Gjouvernc- 
mcîU  dans  1er,  juains  d'un  magistrat  unique, 
dont  tout  les  autres  tiennent  leur  pouvoir. 
Cette  troisième  forme  est  la  plus  commune  , 
cts'appcUez/iOWrt'rc/^/i?  ou  goiivcrucmciit  royal. 


104         ^  U     CONTRAT 

Ou  doit  remarquer  que  toutes  ces  fonncs 
on  du  moius  les  deux  premières  sou t  susccp- 
tu)lcs  de  pins  ou  de  moins,  et  ont  uiéiae 
une  assez  grande  latitude  ;  car  la  démocratie 
peut  embrasser  tout  le  peuple  ou  se  resserrer 
jusqu'à  la  moitié.  L'aristocratie ,  à  son  tour 
peut  de  la  moitié  du  peu})le  se  resserrer  jus- 
qu'au plus  petit  uombre  iudétermiuémcu". 
La  royauté  uiéme  est  susceptible  de  quelque 
partage.  Sparte  eut  constauuncnt  deux  rois 
par  sa  constitution  ,  et  Ton  a  vu  dans  l'em- 
pire romain  jusqu'à  huit  empereurs  à-la-fois, 
sans  qu'on  pût  dire  que  l'empire  iïit  divisé. 
Ainsi  il  y  a  un  point  oi!i  chaque  forme  de 
gouvcrnemc'.ît  se  co'.ifond  avec  la  suivante  , 
et  Ton  voit  que  sous  trois  seules 'dénomina- 
tions, le  gouvernement  est  réellement  suscep- 
tible d'autant  déformes  diverses  que  l'Etat  a 
de  citoyens. 

li  y  a  jilus  :  ce  même  gouvernement  pou- 
vant, à  certains  égards ,  se  subdiviser  en  d'au- 
tres parties  ,  l'une  administrée  d'une  manière, 
et  l'autre  d'une  autre,  il  peut  résulter  de  ces 
trois  formes  combinées  une  multitude  de 
fonucs  mixtes,  dont  chacune  est  muîtlràiable 
par  toutes  les  formes  simples. 

On  a  de  tou.!.  tcmpb  beaucoup  di>piUé  sur 


s  O  C  I  A  L.  io5 

la  Tiicillcnrc  forme  de  f^ouvcrneîTient  ,  sr.us 
consicîcTcrqîic  chacune  d'elles  est  la  inçilleuie 
en  certains  cas,  et  la  pire  en  d'autres. 

Si  dans  les  dilîérens  Etats  le  nombre  des 
magistrats  suprèniesdoit  être  en  raison  inverse 
tie  celui  des  citoyens,  il  s'ensuit  qu'en  général 
le  gouvernement  démocratique  convient  aux 
petits  Etats,  l'aristocratique  aux  médiocres, 
et  le  monarchique  aux  grands.  Cette  règle  se 
tire  immédiatement  du  princi|yj  ;  mais  com- 
iucnt  compter  la  nuiltitude  de  circonstances 
qui  peuvent  fournir  des  exceptions  ? 

CHAPITRE    IV. 

De  la  démocratie. 

V^KLUi  qui  fait  la  loi  sait  mieux  que  per- 
sonne comment  elle  doit  être  exécutée  et 
interprétée.  11  semble  donc  qu'on  ne  saurait 
avoir  une  meilleui-e  constitution  que  celle  où 
le  jjouvoir  exécutif  est  joint  au  b'gtslatif:  mais 
c'est  cela  même  qui  rend  çc  gouverncuient 
insuffisant  à  certains  égards,  parce  que  les 
choses  qui  doivent  être  distinguées  ne  le  sont 
pas,  et  que  le  prince  et  le  souverain  n'étant 


io6  DU     CONTRAT 

que  la  même  personne ,  ne  forment,  pour  ainsi 
dire,  qu'un  go  iiverneineiit  sans  gouvernement. 

Il  n'est  pas  bon  que  celui  qui  fait  les  lois 
les  exécute,  ni  que  le  corps  du  peuple  dé- 
tourne son  attention  des  vues  générales  ,  pour 
les  donner  aux  objets  pirticnliers.  Rien  n'est 
plus  dangevcax  que  l'inrlucnce  des  intérêts 
privés  dans  les  affaires  publiques,  et  l'abus 
des  lois  par  le  gouvernement  est  un  lual  moin- 
dre que  la  corruption  du  législateur,  suite 
infaillible  des  vues  particulières.  Alors  l'Etat 
étant  altéré  dans  sa  substance,  toute  réforme 
devient  impossible.  Un  peuple  qui  n'abuserait 
jauiais  du  gouvernement  n'abuserait  pas  non 
plus  de  l'indépendance  ;  un  peuple  qui  gou- 
vernerait toujours  bien  n'aurait  pas  besoin 
d'être  gouverné. 

A  prendre  le  terme  dans  la  rigueur  de  l'ac- 
ception ,  il  n'a  jamais  existé  de  véritable  dé- 
uiocratie  ,  et  il  ncn  existera  jamais.  Il  est 
contre  l'ordre  iiaturel  que  le  grand  nombre 
gouverne  et  que  le  petit  soit  gouverné.  On 
ne  peut  imaginer  que  le  peuple  reste  inces- 
sannuent  assemblé  pour  vaquer  aux  afïaire» 
publiques  ,  et  Ton  voit  aisément  qu'il  ne  sau- 
rait établir  pour  cela  des  couimissions  sans 
que  la  forme  de  raduiin!stratiou  cbange. 


SOCIAL.  107 

En  effet,  je  crois  pouvoir  poser  en  prin- 
cipes que  quand  les  foiictions  du  gonvcrnc- 
nieiit  sont  partagées  entre  plusieurs  trlbunau^f, 
les  moins  nombreux  acquièrent  tôt  ou  tard 
la  plus  grande  autorité,  ne  fût-ce  qu'à  causo 
de  la  facilité  d'espédier  les  affaires  qui  les  y 
anicnc'.it  naturellement. 

D'ailleurs  ,  qne  de  choses  difficiles  k  réunir 
ne  suppose  pas  ce  gouvernement  ?  Premicre- 
mcnt   un  Etat  très-petit   où   le   peuple  soit 
facile  à  rassembler,  et  où  chaque  citoyen  puisse 
aisément  connaître  tous  les  autres  :  seconde- 
ment une  grande  simplicité  de   mœurs  qui 
13révJennc  la  multitude  d'affaires  et  les  discus- 
sions épineuses  :    ensuite  beaucoup  d'égalité 
dans  les  rangs  et  dans  les  fortunes ,  sans  quoi 
l'égalité  ne  saurait  subsister  long-temps  dans 
les  droits  et  l'autorité  :  enfin  peu  ou  point  de 
luxe;  car,  ou  le  luxe  est  l'effet  des  richesses, 
ou  il  les  rend  nécessaires  ;  il  corrompt  à-la- 
fois  le  riche  et  le  pauvre,  l'un  par  la  posses- 
sion ,  l'autre  par   la  convoitise;   il  vend  la 
patrie  à  la  mollesse  ,   à  la  vanité  ;  il  ôte  a 
l'Etat  tous  ses  citoyens  pour  les  asservir  les 
uns  aux  autres  ,  et  tous  à  l'opinion. 

Voilà  pourquoi  un  auteur  célèbre  a  donné 
la  vertu  pour  principe  à  la  républic[ue  ;  car 


io8  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

tontes  ccscouditious  ne  saiiraieutsubsistcrsans 
la  vertu  :  mais  ,  faute  d'avoir  fait  les  distinc- 
tions nécessaires  ,  ce  beau  ge'nie  a  manque 
souvent  de  justesse,  quelquefois  de  clarté,  et 
n'a  pas  vu  que  l'autorité'  souveraine  étant 
par-toiit  la  méjue ,  le  même  principe  doit  avoir 
lieu  daîis  tout  Etat  bien  constitue',  plus  ou 
moins,  il  est  vrai,  selon  la  forme  du  gou- 
=veruemcnt. 

Ajoutons  qu'il  n'y  a  pas  de  gouvernement 
si  siijei:  aux  guerres  civiles  et  aux  agitations 
intestines  que  le  démocratique  ou  populaire, 
parce  qu'il  n'y  en  a  aucun  qui  tende  si  for- 
tement et  si  continuellement  à  cuanger  de 
lormc,  ni  qui  demande  plus  de  vigilance  et 
de  courage  pour  ctre  maintenu  dans  la  sienne. 
C'est  sur-tout  dans  cette  constitution  que  le 
citoyen  doit  s'armer  de  force  et  de  conslance, 
et  dire  chaque  jour  de  sa  vie  au  fond  de  son 
cœur  ce  que  disait  un  vei-tucux  palatin  (5-) 
dans  la  dicte  de  Pologne  :  Malo  periculosaiii 
Jiberiaîeni  qnàni  quletîini  serritiuni. 

S'il  y  avolt  ^x\\  peuple  de  dieux ,  il  se  gou- 
.Tcruerait    dc'mocratiqucmeut.    Un    gouvcr- 

(j)  Le  palatin  de  Posiiauic  ^  père  du  roi  (]# 
Pologiiç  duc  dç  L&iTftiiie. 

ne  me  lit 


SOCIAL.  309 

neiiient    si    parfait    ne    convient    pas    a    des 
Louimes. 

CHAPITRE     V. 

De  Varistocratie. 


N< 


ou  s  avons  ici  dcnx  personnes  morales 
très-distinctes,  savoir  le  gonvernemcnt  et  le 
souverain,  et  par  coiise'qnent  deux  volontés 
géîie'ralcs ,  l'une  par  rapport  à  tous  les  ci- 
toyens,  l'autre  seulement  pour  les  membres 
de  l'administration.  Ainsi,  bien  que  le  gou- 
vernement puisse  régler  sa  police  intérieure 
comme  il  lui  plaît,  il  ne  peut  jamais  parler 
au  peuple  qu'au  nom  du  souverain  ,  c'est-à- 
dire  au  nom  du  peuple  même  ;  ce  qu'il  ni 
faut  jamais  oublier. 

Les  premières  sociétés  se  gouvernèrent  arls- 
tocratiquement.  Les  clicfs  d>.'8  familles  délibé- 
raient entr'cux  des  alFaires  publiques  ;  les 
jeunes  gens  cédaient  sans  peine  à  l'autorité 
de  l'expérience,  De-là  les  noms  de  Prêtres  , 
iS' Anciens  y  de  Sénat  _,  de  Gcronies.  Les 
sauvages  de  l'Amérique  septentrionale  sa 
gouvernent  encore  ainsi  de  nos  jours  ,  et 
sont  très-bien  gouvernés. 

Poliù.jue.  Tome  II.  G 


520  DU     C  O  N  T  R  A  T 

Mais  a  mesure  que  l'inegalitc  d'iustitutioîi 
rcîiiport.i  sur  l'inégalité  iiatiuTÎle  ,  la  ricbcssc 
ou  la  puissance  (/)  fut  préiérée  à  l'âge,  et 
l'aristocratie  devint  élective.  Eufiti  la  puis- 
sauce  transmise  avec  les  biens  du  père  aux 
cuiaiis  rendant  les  familles  patriciennes,  reudifr 
le  gouvernement  })ércditaire  ,  et  l'on  vit  des 
sénateurs  de  vingt  ans. 

Il  y  a  donc  trois  sortes  d'aristocratie  ,  na- 
turelle ,  élective  ,  héréditaire.  La  première  n« 
convient  qu'à  des  peuples  simples  ;  la  troi- 
sième est  le  pire  de  tous  les  gouvcrnemens. 
L.a  deuxième  est  le  meilleur  :  c'est  l'aristocratie 
proprement  dite. 

Outre  l'avantage  delà  distinction  des  deux 
pouvoirs,  elle  a  celui  du  choix  de  ses  mem^ 
hrcs  ;  car  dans  le  gouvernement  populaire 
tous  les  citoyens  naissent  magistrats  ;  mais 
ecluL-ci  les  borujc  à  un  petit  nombre,  et  ils 
iie  le  devicuncntquc  par  élection:  (//)moyci> 

(t)  Il  est  clair  que  le  inot  Optimates,  chez  les 
anuicns ,  ne  veut  pas  Jiie  les  meilleurs,  mais  loi 
j.ius  puibsanîi. 

(u)  Xi  importe  beaucoup  de  régler  par  des 
lois  iii  f.'înie  fie  iélectiou  des  mai^istrats  :  car 
CJi    l'abîuidouyuiii   k  lu  volwiité  du  prince  ,  on 


SOCIAL.  lit 

par  îeqnd  la  probité  ,  les  liimicres  ,  Tcxpe- 
ricîicc^  et  toutes  les  autres  raisons  de  preTé- 
leiicc  et  dVslimc  publique,  sont  autant  do 
nouveaux  garants  qu'on  sera  sagement  gou- 
Tcrné. 

De  plus  ,  les  assemblées  se  font  plus  com- 
iuodcMicnt  ;  les  affaires  se  discutent  mieux, 
«'expédient  avec  plus  d'ordre  et  de  diligence; 
le  crédit  de  l'Etat  est  mieux  soutenu  chez 
l'étranger  par  de  vénérables  sénateurs  ,  que 
jjar  une  multltiide  inconnue  ou  méprisée. 

En  un  mot ,  c'est  l'ordre  le  meilleur  et  le 
plus  naturel  que  les  plus  sages  gouvernent 
la  multitude,  quand  ouest  sûr  qu'ils  la  gou- 
verneront pour  sou  profit  et  non  pour  le 
leur;  il  ne  faut  point  multiplier  en  vain  les 
ressorts,  ni  faire  avec  vingt  mille  hommes 
ce  que  cent  hommes  choisis  peuvent  faire 
encore  mieux.  Mais  il  faut  remarquer  que 
J'in(.érét  de  corps  conunence  à  moins  diriger 

ne  peut  éviter  <le  tomber  dans  l'aristocratie 
Léréditaire  ,  comme  il  est  arrivé  aux  républiques 
de  Venise  ot  de  Berne.  Aussi  la  première  est- 
elle  depuis  iong-remps  un  Eiat  dissous  ,  mais 
la  seconde  se  maintient  par  l'extrême  sagesse 
de  son  sénat;  c'est  une  exception  bien  honorable 
et  bien  Janjjeieus*. 

G    2 


112  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

ici  la  force  publique  sur  la  règle  de  la  volonté 
géne'ralc  ,  et  qu'une  autre  peute  iiicvitabl» 
enlève  aux  lois  une  partie  de  la  puissance 
executive. 

A  l'égard  des  convenances  particulières , 
il  ne  faut  ni  un  Etat  si  petit  ni  un  peuple  si 
simple  et  si  droit,  que  rcxcciUioii  des  lois 
suive  immédiatement  de  la  volonté  publique  , 
comme  dans  une  bonne  démocratie.  Il  ne 
faut  pas  non  plus  une  si  grande  nation  que 
les  chefs  cpars  pour  la  gouverner  puissent 
trancher  du  souverain  chacun  dans  son  dé- 
partement, et  comuieucer  par  se  rendre  indé- 
jjendans  pour  devenir  enfin  les  maîtres. 

Mais  si  Taristocratie  exige  quelques  vertiTS 
de  moins  que  le  gouverneiuent  populaire  , 
elle  en  exige  aussi  d'autres  qui  lui  sont  pro^ 
près,  comme  la  modération  dans  les  riches 
et  le  contentement  dans  les  pauvres  ;  car  il 
semble  qu'une  égalité  rigoureuse  y  serait 
déplacée  :  elle  ne  fut  pas  même  observée  à 
Sparte, 

Au  reste,  si  cette  forme  comporte  une  cer- 
taine inégalité  de  fortune  ,  c'est  bien  pour 
qu'en  général  l'administration  des  affaires 
publiques  soit  confiée  a  ceux  qui  peuvent  le 
^ieux  y  donner  tout  leur  temps,  mais  non 


?^  O  r  I  A   L.  nS 

J)ns  ,  comme  prétend  ^jr/s/o/i' ,  pour  que  les 
riches  soient  toujours  prélcies.  Au  contraire, 
il  importe  qu'un  clioix  oppose  apprciuio 
quelquefois  au  peuple  qu'il  y  a  clans  le  me'- 
rite  des  hommes,  des  raisons  de  préférenc» 
jdIus  importantes  que  la  ricliesse. 

CHAPITRE     Vî. 

Z)e  la  monarchie. 


%i  n  SQ  u'  I  c  I  nous  avons  considère'  le  prince 
comme  une  personne  morale  et  collective  , 
•unie  parla  force  des  lois  ,  et  dépositaire  dans 
rElat  de  la  puissance  executive.  Nous  avons 
liiaintcnant  à  considérer  cette  puissance  re'uniô 
entre  les  mains  d'une  personne  naturelle,  d'uu 
houuTiG  réel ,  qui  seul  ait  droit  d'eu  disposer 
selon  les  lois.  C'est  ce  qu'on  appelle  un  uio- 
iiarque  ou  un  roi. 

Tout  au  contraire  des  autres  administra- 
tions, où  un  être  collectif  repre'sente  un  in- 
dividu ,  dans  celle-ci  un  individu  représente 
un  être  collectif  ;  en  sorte  que  l'unité  morale 
qui  constitue  le  prince  est  en  même  temps 
uue    unité   physique  ,   daus  laqueilo  toutes 

G3 


114-         DU*     CONTRAT 

les  facnkcs  que  la  loi  reanit  dans  l'autre  ave» 
tant  d 'effort  se  trovivent  iiatmeiiement  léuiiics. 
Ainsi  la  volonté'  du  peuple,  et  la  volonté 
du  prince  ,  et  la  force  publique  de  l'Etat , 
et  la  force  paiticuiicre  du  gonvcrnemcnt , 
tout  répond  au  ir.cnie  mobile ,  tous  les  res- 
sorts de  la  machine  sont  dans  la  même  main, 
tout  marche  au  mcme  but  ;  il  n'y  a  point 
de  mouvcmens  opposés  qui  s'cntre-dctruisent , 
et  l'on  ne  peut  imaginer  aucune  sorte  decous- 
titution  dans  laquelle  un  moindre  effort  pro- 
duise une  action  plusconsidérable.^/r/zzwêjfd' 
assis  tranquillement  sur  le  rivage,  et  tirant 
sans  peine  à  flot  un  grand  vaisseau  ,  me  repré- 
sente un  monarque  habile  gouvernant  de 
son  cabinet  ses  vastes  Etats  ,  et  fesant  tout 
mouvoir  en  paraissant  immobile. 

Mais  s'il  n'y  a  point  de  gouvernement  qui 
ait  plus  de  vigueur,  il  n'y  en  a  point  où  la 
volonté  particulière  ait  plus  d'empire  ,  et 
domine  plus  aisément  les  autres  :  tout  marche 
au  inéme  but,  il  est  vrai  ;  mais  ce  but  n'est 
point  celui  de  la  fclicilé  publique  ,  et  la  force 
même  de  l'administration  tourne  sans  cesse  au 
préjudice  de  l'Etat. 

Les  rois  veulent  être  absolus,  et  de  loin  on 
leur  cric  que  le  meilleur  moyeu  de  l'être  ert 


vS  O  r  I  À   L.  TrS 

de  se  faire  aiîiicr  de  leurs  peuples.  Cette  Tiiaxi- 
inc  est  trcs-bcUc  et  même  très-vraie  à  certaiiis- 
éiiards.  Malhciireusciueut  ou  s'en  luocciucra 
toujours  dans  les  cours.  La  puissauce  ,  qui 
Tient  de  l'amour  des  peuples,  est  sans  doute 
la  plus  grande  ;  mais  elle  est  pre'caiiT  et  con- 
ditionnelle ,  Jamais  les  princes  ne  s'en  con- 
tenteront. Les  meilleurs  rois  veidcut  pouvoir 
être  UTcchaus  ,  s'il  leur  pîart ,  sans  cesser  d'ctro 
les  maîtres  :  un  scrmoncur  politique  aura  beau 
îcur  dire  que  la  force  du  jjeuplc  etaiit  la  leur, 
ItHir  plus  grand  intérêt  est  que  le  peuple  soit 
i]oris.îant ,  nombreux,  redoutable;  ils  savent 
très-bien  que  cela  n'est  pas  vrai.  Leur  intérêt 
personnel  est  premièrement  que  le  peuple  soit 
faible  ,  misérable  ,  et  qu'il  ne  puisse  >aînai&. 
leur  résister.  J'avoue  que,  supposant  les  sujets 
toujours  parfaitement  soumis  ,  l'intérêt  du 
prince  serait  alors  que  le  peuple  fut  puissant, 
aTm  que  cette  puissanceétant  la  sienne  le  rendît 
redoutable  à  .ses  voisins;  mais  comme  cetiîi- 
térét  n'est  que  secondaire  et  subordonné  ,  et 
que  les  deux  suppositions  sont  incompatibles , 
ïl  est  naturel  que  les  princes  donnent  toujours 
la  prérérence  à  la  maxime  qui  leur  est  le  plu$- 
inunédiatcment  utile.  C'est  ce  que  Samuel  re- 
prcjcntait  foitcmeiil  aux  Hél>reu.v  ;   c'c^l.  c^ 

G  4 


îi6         D  U    C  O  N  T  R  A  T 

que  Tilachiarel  a  fait  voir  avec  évidence.  En 
feignant  de  donner  des  leçons  aux  rois ,  il  eu 
a  donné  de  grandes  aux  peuples.  Le  princ» 
Je  31acInau'elQ%i  le  livre  des  républicains,  (a*) 
Nous  avons  trouvé  par  les  rapports  généraux 
que  la  monarcliie  n'est  convenable  qu'aux 
grands  Etats,  et  nous  le  trouvons  encore  eu 
l'examinant  euelie-méme. Plus  l'administration 
publique  est  nombreuse,  plus  le  rapport  du 
prince  aux  sujets  diminue  et  s'approcbe  de 
l'égalité  ,  en  sorte  que  ce  rapport  est  un  ou 
l'égalité  même  dans  la  démocratie.  Ce  même 
rapport  augmente  à  mesure  que  legouverne- 
ïucnt  se  resserre  ,  et  il  est  dans  sowjnaxîmum 


(x)  Machiavel  était  un  bonne  te  homme  et  un 
bon  citoyen  :  mais  attaché  à  la  maison  Je 
Médicls  ,  il  était  forcé  dans  l'oppression  de  sa 
patrie  de  déguiser  son  amour  pour  la  liberté. 
Le  choix  seul  de  son  exécrable  héros  manifeste 
assez  sou  intention  secrète,  et  l'opposition  des 
maximes  de  son"  livre  du  prince  à  celle  de  ses 
discours  sur  Tue-Zive  ,  et  de  son  histoire  de 
Florence  ,  démontre  que  ce  profond  politique 
n'a  eu  jusqu'ici  que  des  lecteurs  superficiels  ou 
corrompus.  La  cour  de  Rome  a  sévèrement 
défendu  son  livre  ,  je  le  crois  bien  j  c'est  elle  qu'il 
dépeint  le  plus  clairement. 


s  O  C  I  A  L.  177 

quand  le  goiivcrncnicatcst  dans  les  mains  d'im 
sciil.  Alors  il  se  trouve  une  trop  grande  dis- 
tanee  entre  le  prince  et  le  peuple,  «t  l'Etat 
manque  de  liaison.  Pour  la  former  il  faut 
donc  des  ordres  intermédiaires  ;  il  faut  des 
princes ,  des  grands  ,  de  la  uoblessc  pour  les 
remplir.  Or,  rien  de  tout  cela  uc  convient 
à  un  petit  Etat ,  que  ruinent  tous  ces  degrés. 

Mais  s'il  est  diiBcile  qu'un  grand  Etat  soit 
bicu  gouverne,  il  l'est  beaucoup  plus  qu'il 
soit  bien  gouverné  par  un  seul  liomîue  ,  et 
chacun  sait  ce  qu'il  arrive  quand  le  roi  se 
donne    des  substituts. 

Un  dc'faut  esscutiel  et  iticvilnbîe  ,  qui  met- 
tra toujours   le   gouvernement  luonarciiique 
au-dessus  du    républicain  ,   est  que  dans  ce- 
lui-ci la  voix  publique  n'élève  presque  Jamais 
aux  premières  places  que  des  iiouimcs  écJairés 
et  capable-? ,  qui  les  remplissent  avec  honneur; 
au  lieu  que  ceux   qui   parviennent  dans  les 
monarchies  ne  sont  le  plus  souvent  que  de 
petits  brouillons  ,  de  petits  fripons,  de  pe- 
tits intrigans  ,à  qui  les  petits  talens,  qui  foivt 
dons  les  cours  parvenir  aux  grandes  places  , 
ne  servent  qu'à  montrer  au  public  leur  ineptie 
aussi-lôî:   qu'ils  y  sont   parvenus.  Le   peuple 
*c  trompe  bien  moins  sur  ce  choix  que   le 

G  0 


it!5  du     C  O  a  T  R   a   T 

prince,  et  nii  hominr  d'un  vrai  mérite  est 
presque  aussi  rare  dans  le  ministère  qu'un 
sot  à  la  tête  d'un  gouvcrncuiejJt  républicain. 
Aussi,  quand  par  quelque  hcnreux  hasard 
nu  de  ces  hommes  nvs  pour  gouverner  prend 
le  timon  des  aîFaircs  dans  une  monarchie 
presque  ajjymée  par  ces  tas  de  jolis  re'gis- 
seurs  ,  on  est  tout  surpris  des  ressources  qu'il 
trouve,  et  cela  fait  époque  dans  un  pays. 

Pour  qu'un  Etat  mon.archique  pi'it  être  bien 
gouverné,  il  faudrait  que  sa  grandeur  ou  son 
étendue  fut  mesurée  aux  facultés  de  celui 
qui  gouverne.  Il  est  plus  aisé  de  conquérir 
que  de  régir..  Avec  lui  levier  suffisant  ,  d'un 
doigt  on  peut  ébranler  le  monde,  mais  pour 
le  soutenir  il  faut  les  épaules  à^ Hercule.  Pour 
peu  qu'un  Etat  soit  grand  ,  le  prince  est 
presque  toujours  trop  petit.  Quand  au  con- 
traire il  arrive  que  l'Etat  est  trop  petit  pour 
son  chef,  ce  qui  est  très -rare,  il  est  jiial 
gouverné,  parce  que  le  chef,  suivant  encore 
toujours  la  grandeur  de  ses  vues  ,  oublie  les 
intérêts  des  peuples,  et  ne  les  rend  pas  moins 
malheureux  par  l'abus  des  talens  qu'il  a  de 
trop  ,  qu'un  chef  borné  parle  défaut  de  ceux 
qui  lui  manquent.  11  faudrait  ,  pour  ainsi 
dire  ,  qu'uii  royamno  s'étendit  ou  se  resserrât 


s  O  C  T  A  L.  TTC? 

a  clmqne  vr£;ne  sdou  la  porter  du  jnincc  , 
au  lieu  que  les  talens  d'uu  sénat  ayant  de» 
mesures  pins  fixes  ,  l'Etat  peut  avoir  des 
bornes  couisLantes  et  racliiiinistratioii  n'aller 
pas  moins  bien. 

Le  plus  sensible  ineonvenicnt  du  .«Touver— 
neuieJit  d'uu  seul  ,  est  le  dci'aut  de  cette 
«ucecssiou  continuelle  qui  forme  dans  les 
deux  autres  une  liaisou  non  interrompue. 
Un  roi  mort ,  il  eu  faut  un  autre;  les  élec- 
tions iaisseut  des  intervalles  dangereux,  elles 
sont  orageuses,  et  à  moins  que  les  citoyens 
ne  soient  d'un  désiutcresscmeut ,  d'une  inté- 
grité que  ce  gouvernement  ne  comporte 
guère,  la  brigue  et  la  corruption  s*eumcieut. 
Il  est  difficile  que  celui  a  qui  TEtat  s'est 
vendu  ne  le  vende  pa«  a  son  tour  ,  et  ne- 
se  dcdomi'^înge  pas  ?ur  les  faibles  de  l'argent 
que  les  puissans  lui  ont  extorqué.  Tôt  ou 
tard  ,  toMt  devient  vénal  sous  une  pareille 
administration  ,  et  la  paix  dont  on  jouit 
aJors  sous  les  rois  est  pire  que  le  désordrer 
des  interrègnes. 

(^)u'a-t-on  fait  pour  prévenir  ces  mnux  ? 
On  a  reimu  les  couroiuies  liérédilalns  dans 
rcrtaincs  familles  ,  et  Ion  a  établi  un  ordrer 
de  succession  qui  prévient  toute  dispute  à  la 

G  6 


120  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

mort  des  rois  :  c'est-à-dire  que ,  substituant 
riiicoiive'uient  des  le'geiices  a  celui  des  élec- 
tions ,  on  a  préfet ë  uue  apparente  tranquil- 
lité à  uue  administration  sage  ,  et  qu'on  a 
mieux  aimé  risquer  d'avoir  pour  chefs  des 
eufaus,  des  monstres,  des  iiiibécillcs  ,  que 
d'avoir  à  disputer  sur  le  choix  des  bons  rois. 
On  n'a  pas  considéré  qu'en  s'esposant  ainsi 
aux  risques  de  l'alternative  ,  on  met  presque 
toutes  les  chances  contre  soi.  C'étoit  un  mol; 
très-sensé  que  celui  du  jeune  Denis  ^  à  qui 
son  père  ,  en  lui  reprochant  une  action  hon- 
teuse ,  disait  :  T'en  ai-je  donné  l'exemple  ? 
Ail  ,  répondit  le  nls  ,  votre  père  n'était  pas 
loi  ! 

Tout  concourt  a  priver  de  justice  et  de 
raison  un  hoiume  élevé  pour  commander 
aux  autres.  On  prend  beaucoup  de  peine  ,  à 
ce  qu'on  dit  ,  pour  cnseit^ner  aux  jeunes 
princes  l'art  de  régner  ;  il  ne  paraît  pas  que 
cette  éducatiou  leur  profite.  On  ferait  mieux 
de  commencer  par  leur  enseigner  l'art  d'o- 
béir. Les  plus  grands  rois  qu'ait  célébré 
riiistoiie  n'ont  point  été  clcvés  pour  régner; 
c'est  une  science  qu'on  ne  possède  jamais 
moins  qu'après  l'avoir  trop  apprise,  et  qu'on 
acquiert  iiiicu.x  en  obéissant  qu'eu  coinmau- 


SOCIAL.  321 

dant.  jVaiji  ittîlissimits  idem  ac  hjevîssimus 
hontiriim  inalnruin>]ue  reruni  àtUctu^  ,  co- 
^itare  ijuld  mit  nolucris  sub  alio  principe 
aiit  l'olneris.  (*) 

Une  suite  de  ce  défaut  de  cohérence  est 
l'Inconstance  du  gouvernement  royal  qui,  se 
re'glant  tantôt  sur  un  plan  tantôt  sur  un 
autre  ,  selon  le  caractère  du  prince  qui  règne 
ou  des  gens  qui  régnent  pour  lui ,  ue  peut 
avoir  long-temps  un  objet  fixe  ni  une  con- 
duite conse'quente  :  variation  qui  rend  tou- 
jours l'Etat  flottant  de  maxime  en  maxime  , 
de  projet  eu  projet ,  et  qui  n'a  pas  lieu  dans 
les  autres  gouvernemeus  où  le  prince  est  tou- 
jours le  même.  Aussi  voit-on  qu'en  ge'néral , 
s'il  y  a  plus  de  ruse  dans  une  cour,  il  y 
a  plus  de  sagesse  dans  un  se'nat ,  et  que  les 
républiques  vont  à  leurs  fins  par  d-'s  viics 
plus  constantes  et  mieux  suivies,  au  lieu  que 
chaque  révolution  dans  le  ininislcre  en  pro- 
duit une  dans  l'Etat;  la  maxime  comnuine  à 
tous  les  ministres  ,  et  presque  à  tons  les  rois, 
e'taut  de  prendre  en  toute  chose  le  contre- 
pied  de>  leur  prédécesseur. 

De  cette  lucme'încohércncc  se  tire   encore 

(*)  Tacit.  hist.  1.  I. 


T22  DU     CONTRAT 

la  solution  d'un  sophisme  très-fauiilicr  arix 
poiiti(|ues  roj^a'ux  ;  c'est  iion-seiilemeiit  de 
comparer  le  gouvernement  civil  au  gouver- 
3iement  domestique  ,  et  le  prince  au  père  de 
famille,  erreur  déjà  réf Litce ,  luais  encore  de 
donner  libe'ralcrncnt  à  ce  magistrat  toutes  les 
vertus  dont  il  aurait  besoin  ,  et  de  supposer 
toujours  que  le  prince  est  ce  qu'il  devrait 
être  ;  supposition  à  l'aide  de  laquelle  Is 
gouvernement  royal  est  évidemment  préfé- 
rable il  tout  autre  ,  parce  qu'il  est  incontes- 
tablement le  plus  fort,  et  que  pour  être  aussi 
le  meilleur  il  ne  lui  manque  qu'une  volonté 
de  corps  plus  conforme  à  la  volonté  gé- 
nérale. 

Mais  si  ,  selon  Platon  ,  C^  le  roi  ,  par 
nature,  est  un  jierso nuage  si  rare,  combien 
de  fois  la  nature  et  la  fortune  coMcourront- 
tllcs  à  le  couronner;  et  si  l'éducation  royale 
corrompt  nécessairement  ceux  qui  la  reçoi- 
vent, que  doit-on  espérer  d'une  suite  d'hom- 
mes élevés  pour  régner  ?  C'est  donc  bien- 
vouloir  s'abuser  que  de  confondre  le  gouver- 
nement royal  avec  celui  d'un  bon  roi.  Poue 
voir  ce  qu'est  ce  gouycrnemcut  cu-lui-uiénie^ 

(*)  In.  ciy'dU 


5?  ()  C  I  A  L:  12^ 

il  faut  le  considérer  sous  tics  princes  borne» 
ou  nicciians;  car  ils  arriveront  tels  au  trùuc, 
ou  le  trône  les  rendra  tels. 

Ces  ditlicLillc's  n'ont  pas  échappe'  à  nos 
auteurs,  mais  ils  n'en  sont  point  embarrassc's. 
I,c  remède  est,  disent-ils,  d'obéir  sans  mur- 
mure. J3ii:u  doiuie  les  mraivais  rois  dans  sa 
colère  ,  et  il  les  faut  supporter  connue  des 
cliàtimens  du  ciel.  Ce  discours  est  édi liant, 
sans  doute  ;  mais  je  ne  sais  s'il  ne  convien- 
drait pas  mieux  en  cbaire  que  dans  un  livre 
de  politique.  Que  dire  d'un  juédccin  qui 
))romct  des  miracles  ,  et  dont  tout  l'art  est 
d'exhorter  son  malade  a  la  patience  ?  On  sait 
bien  qu'il  faut  soufiVir  un  mauvais  gouvcr- 
iiejueiit  quand  ou  l'a  :  la  question  serait  d'eu 
trouver  un  bon. 

CHAPITRE     VII. 

J?cs  Gourenicmeus  jnixtes. 

l\  proprement  parler,  "il  n'y  a  point  de 
j^ouviMiiement  simple.  11  Faut  qu'un  ciiel  uni- 
que ait  des  magii^lral»  suhaltf^rnes  ;  il  iaut 
qu'un  i^ouvcruemenl  populaire   ait  un   cheL 


124  D  U     C  O  N  T  P.  A  T 

Ainsi  daus  le  partage  de  la  puissance  execu- 
tive ,  il  y  a  touiours  gradation  du  grand 
nombre  au  moindre  ,  avec  cette  diftëreuce 
que  tantôt  le  grand  nom.bre  dépend  du  petit, 
et  tantôt  le  petit  du  grand. 

Quelquefois  il  y  a  partage  égal  ;  soit  quand 
les  parties  constitutives  sont  dans  Uiie  dé- 
pendance mutuelle  ,  comme  dans  le  gouver- 
nement d'Angleterre  ;  soit  quand  Tautorité 
de  chaque  partie  est  indépendante,  mais  im- 
parfaite ,  comme  en  Pologne.  Cette  dernière 
forme  est  mauvaise,  parce  qu'il  n'y  a  point 
d'unité  dans  le  gouverncmeut ,  et  que  l'Etat 
manque   de  liaison. 

Lequel  vaut  le  mieux,  d'un  gouvernement 
simple  ou  d'un  gouvernement  mixte  ?  Ques- 
tion fort  agitée  chez  les  politiques  ,  et  à  laquelle 
il  faut  faire  la  même  réponse  que  j'ai  faito 
ci-devant  sur  toute  forme  de  gouvernement. 

Le  gouvernement  simple  est  le  meilleur 
en  soi ,  par  cela  seul  qu'il  est  simple.  Mais 
quand  la  puissance  executive  ne  dépend  pas 
assez  de  la  législative  ,  c'est-à-dire  ,  quand 
il  y  a  plus  de  rapport  du  prince  au  souverain 
que  du  peuple  au  prince,  il  faut  remédiera 
ce  défaut  de  proportion  en  divisant  le  gou- 
Tcrncmcnt  j  car  alors  toutes  ses  parties  n'ont 


s  O  C  I  A  L.  T2S 

pas  moins  d'autorité  sur  les  sujets,  et  leur 
(livisiou  les  rend  toutes  cuseiiiblc  iiioius  forlcs 
contre  le  souverain. 

On  prévient  encore  le  même  inconvénient 
en  établissant  des  magistrats  intermédiaires  , 
qui ,  laissant  le  gouvernement  en  son  entier  , 
servent  seulement  à  balancer  les  deux  puis- 
sances et  à  maintenir  leurs  droits  respectifs. 
Alors  le  gouvernement  n'est  pas  mixte  ;  il 
est  tempère. 

On  peut  remédier  par  des  moyens  seiu- 
blables  a  l'inconvénient  opposé,  et  quand  le 
gouvernement  est  trop  lâche ,  ériger  des  tri- 
bunaux pour  le  concentrer.  Cela  se  pratique 
dans  toutes  les  démocraties.  Dans  le  premier 
cas  on  divise  le  gouvernement  pour  l'affai- 
blir, et  dans  le  second  pour  le  renforcer; 
car  les  maximum  de  force  et  de  faiblesse  se 
trouvent  également  dans  les  gouverne  mens 
simples,  au  lieu  que  les  formes  mixtes  don- 
nent une  force  moyenne. 


72$  »  U     C  O  N  T  R  A  ?; 

C  H  A  P  I  T  Pl  E    VIII. 

Ou&  toute  fo mit  de  ifouperncineiit  n''est  pas 
propre  à  tout  pays. 

jLJl\  lil)rrtc  nVtaiit  paa  un  fruit  de  tcns  les 
climats,  uYst  pas  à  la  portée  de  tous  les- 
peuples.  Plus  ou  niéditfe  ce  prineipc  établi 
])ar  Ajoutes jiiieu  ,  pins  ou  eu  sent  la  v*'iité. 
Plus  ou  le  conteste,  plus  ou  donne  occasion 
de  l'établir  par  de  nouvelles  preuves. 

Dans  tous  les  gouverneuiens  du  monde  la 
personne  publique  consomme  et  ne  produit 
rien.  D'où  lui  vient  donc  la  sid^stance  con- 
sommée ?  du  travail  de  ses  niembics.  C'est 
le  superflu  des  particuliers  qui  produit  le 
nécessaire  du  public.  D'où  il  suit  que  IVtafc 
civil  ne  peut  subsister  qu'autant  que  le  tra- 
vail des  liojumes  iciid  au-delà  de  leurs 
besoins. 

Or,  cet  excédent  n'est  pas  le  monic  dans 
tous  les   pays   du  monde.  Dans  plusieurs  il 
est   considérable,   dans    d'antres  médiocre  ^ . 
dans  d'autres  iml,  dans  d'aulrcs  né.-"atir.  C« 
rapport  dépend  do^  la  i'citiiit^  du  cliuiat ,  d» 


.<;  o  c  r  A  L.  127 

la  «ortc  fJc  travail  que  la  terre  «*xigr,  de  la 
Tiaturtî  de  se»  productions,  de  la  foret  de  *c% 
habftans  ,  de  la  plus  ou  moins  grande  con- 
sommation qui  leur  est  nt^ccsi-aire  ,  et  de  plu- 
steurs  autres  rapports  sf-uiiilabies  desquels  îl 
e>t  compose. 

D'autre    part ,  tous  les  gouvernemcns  n© 
totU  pas  de  même  nature;  il  y  en  a  de  pins 
ou   moins   dovoians,   et  les  diffcrences  son! 
fondées  sur  cet  autre  principe,  que,  plus  le» 
contributions  publiques  s'éloignent  de   leur 
source  ,   plus  elles  «ont  onéreuse».  Ce  n'est 
pas  sur  la  quantité  des  impositions  qu'il  faut 
Djesurer    cette   charge  ,  mais  sur  le  cbemia 
qu'elles  ont  à  faire  pour  retourner  dans  les 
mains  dont  elles  sont  sorties  ;  quand   cetl» 
circulation  est  prompte  et  bien  établie,  qu'on 
paye  peu  ou  l)eaucoup ,  il  n'importe  ;  le  peu- 
ple est   toujours  riche  et   les  finances  vont 
toujours  bien.   Au   contraire ,  quelque  peu 
que  le  peuple   donne  ,  quand  ce  peu  ne  lui 
revient  point,   en  donnant  toujours,  bien- 
tôt il  s'épuise;  l'Etat  n'est  jamais  ricbe,  et 
le  peuple  est  toujours  gueux. 

Il  suit  dc-là  que  plus  la  distance  du  peu- 
ple au  gouvernement  augmente  ,  plus  les 
tributs  dcvienueut   onéreux  ;   aiiui  dans  lu 


128  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

démocratie  le  peuple  est  le  moins  charge  , 
dans  l'aristocratie  il  lest  davantage,  dans  la 
monarchie  il  porte  le  plus  grand  poids.  La 
monarchie  ne  convient  donc  qu'aux  nations 
opulentes,  l'aristocratie  aux^  Etats  médiocres 
en  richesse  ainsi  qu'eu  grandeur ,  la  démo- 
cratie   aux  Etats  petits  et    pauvres. 

Eu  effet,  plus  on  y  réfléchit,  plus  ou 
trouve  eu  ceci  de  diScreuce  entre  les  Etats 
libres  et  les  monarchiques  :  dans  les  premiers 
tout  s'emploie  à  Futilité'  commune  ;  dans  les 
autres  les  forces  publique  et  particulière  sont 
réciproques  ,  et  l'une  s'augmente  par  l'affai- 
blissement de  l'autre.  Enfiu,  au  lieu  de  gou- 
verner les  sujets  j)our  les  rendre  heureux ,  le 
despotisme  les  rend  luise'rables  pour  les  gou- 
verner. 

Voilà  donc  dans  chaque  climat  des  causes 
naturelles  sur  lesquelles  on  peut  assigner  la 
forme  de  gouvernement  à  laquelle  la  force  du 
climat  l'entraîne,  et  dire  nièine  quelle  espèce 
d'habitaus  il  doit  avoir.  Les  lieux  ingrats  et 
stériles  ,  où  le  produit  ne  vaut  pas  le  travail , 
doivent  rester  incultes  et  de'serts ,  ou  seule- 
ment peuples  de  sauvages:  les  lieux  où  lo 
travail  des  hommes  ne  rend  exactement  que 
le  nécessaire  ,    doivent  être   habités  par  des 


SOCIAL. 


29 


prnplcs  barbares  ,  toute  police  y  serait  im- 
possible :  les  lieux  où  rcxccs  du  produit 
sur  le  travail  est  médiocre,  convicnneut  aux 
peuples  libres:  ceux  où  le  terroir  aboudaut 
et  fertile  douue  beaucoup  de  produit  pour 
peu  de  travail,  veulent  être  gouvernes  luo- 
uarehiqucment ,  pour  consumer  par  le  luxo 
du  prince  l'excès  du  superflu  des  sujets;  car 
il  vaut  mieux  que  cet  excès  soit  a])sorbé  par 
le  gouvernement  que  dissipe  par  les  particu- 
liers. Il  y  a  des  exceptions,  je  le  sais;  mais 
cos  exceptions  mêmes  confirment  la  règle  , 
en  ce  qu'elles  produisent  tôt  ou  tard  des 
révolutions  qui  ramènent  les  cboscs  dans 
l'ordre  de  la  nature. 

Distinguons  toujours  les  lois  générales  des 
causes  paitlculièrcs  qui  j)cuvent  en  modifier 
l'eflet.  Quand  tout  le  JNlidi  serait  couvert  d« 
re'publlques  et  tout  le  Nord  d'Etats  despoti- 
ques ,  il  n'en  serait  pas  moins  vrai  que  par 
IVrCct  du  climat  le  despotisme  convient  aux 
pays  cliauds  ,  la  barbarie  aux  pays  froids  y 
et  la  bonne  politique  aux  régions  intermé- 
diaires. Je  vois  encore  qu'en  accordant  le 
principe,  on  pourra  disputer  sur  l'applica- 
tion :  on  pourra  dire  qu'il  y  a  des  pays 
froids  Ucs-Kitilcs ,  et  des  méridiouaux  trc«- 


^3o         DU    CONTRAT 

ingrats.  Mais  cette  difficulté  n'en  est  viiie  qu« 
pour  ceux  qui  n'cxamiueut  pas  la  chose  dans 
tous  ses  rapports.  Il  faut ,  comme  je  l'ai  dcjà 
dit,  compter  ceux  des  travaux,  des  forces, 
de  la  consommation  ,  etc. 

Supposons  que  de  deux  terrains  e'gaux, 
l'un  rapporte  cinq  et  l'autre  dix.  Si  les  habi- 
tans  du  premier  consomment  qusftre  et  ceux 
du  dernier  neuf,  rexGcs  du  premier  produit 
sera  un  cinquième  ,  et  celui  du  second  un 
dixièîne.  Le  rapport  de  ces  deux  excès  étant 
donc  inverse  de  celui  des  produits,  le  terraia 
qui  ne  produira  que  ciuq  donnera  un  su- 
perflu double  de  celui  du  terrain  qui  pro- 
duira dix. 

Mais  il  n'est  pas  question  d'un  produit 
Rouble,  et  je  ne  crois  j)as  que  personne  os©, 
ïncttre  en  général  la  fertilité  des  pays  froids 
çn  égalité  même  avec  celle  des  pays  chauds. 
Toutefois  supposons  cette  égalité;  laissons, 
«i  l'on  veut,  en  balance  l'Angleterre  avec  la 
Sicile  ,  et  la  Pologne  avec  l'Egypte.  Plus  au 
Midi  nous  aurons  l'Afrique  et  les  Indes  ; 
plus  au  Nord  ,  nous  n'aurons  plus  rien.  Pour 
cette  égalité  de  produit  quelle  différence  dans 
la  culture  ?  En  Sicile  il  ne  faut  que  gratter 
léi  terre:   on  Angleterre  que  de  soins  pour 


s  O  C  I  A  Z.  i3r 

îa  labonrcr!  Or  là  où  il  faut  pins  de  bras 
pour  donner  le  uiénic  produit,  le  superila 
doit   être    neccssairciueut  inoindre. 

Considérez  ,  outre  cela  ,  que  la  rnéme 
quantité  d'iiouiines  consoninie  beaucoup 
moins  dans  les  pays  chauds.  Le  climat  dc- 
ïnandc  qu'on  y  soit  sobre  pour  se  porter 
bien  :  les  ELiropecns  qui  veulent  y  \ivre 
connue  chez  eux  périssent  tous  de  dysscn- 
tcrie  et  d'indigestions.  Aoiis  sonunes  ^  dit 
Chardin  ^  des  ht  tes  caruassitres  ^  des 
loups  y  en  coniparaison  des  Asiatiques. 
Queh]ues~uns  attrihiient  la  sohrictê  des 
Persans  à  ce  que  leur  pays  est  moins 
cultivé  j  et  moi  je  crois  au  contraire  que 
leur  pays  ahonJc  moins  en  denrées  parce 
quHl  en  faut  moins  aux  h  a  bi  tans.  Si  leur 
frugalité i  continue-t-il  ^  était  un  effet  de 
kl  disette  du  pays ,  il  n  'y  aurait  que  les 
pauvres  qui  mangeraient  peu  _,  an  lieu 
que  c\st  généralement  tout  le  monde ,  et 
en  mangerait  plus  ou  moins  en  chaque 
province  selon  la  fertilité  du  pays  ,  au 
lieu  que  la  même  sobriété  se  trouve  par 
tout  le  royaume.  Ils  se  louent  fort  de  leur 
manière  de  vivre  ,  disant  qu'il  ne  faut  que 
regarder  lesr  teint  pour  reconnaitre  coui^ 


i52  DU     CONTRAT 

bien  elle  est  plus  excellente  que  celle  des 
chrétiens.  En  effet  le  teint  des  Persans  est 
uni  j  ils  ont  la  peau  belle  ,  JI ne  et  polie  , 
au  lieu  que  le  teint  des  Arméniens  leurs 
sujets  j  qui  vivent  à  V européenne  .  e.=;t  rude , 
couperosée ,  et  que  leurs  corps  sont  gros 
et  pesans. 

Plus  ou  appvoclic  de  îa  ligue  ,  plus  les 
peuples  vivent  de  peu.  Us  ue  mangent  pres- 
que pas  de  viande;  le  riz,  le  maïs,  le  cuz- 
cuz ,  le  luil ,  la  cassave  sont  leurs  alimens 
ordinaires.  11  y  a  aux  Indes  des  millions 
d'hommes  dont  la  îiourriture  ne  coûte  pas 
un  sou  par  jour.  Nous,  voyons  en  Europe 
même  des  diffe'rences  sensibles  pour  l'appétit 
entre  les  peuples  du  nord  et  ceux  du  midi. 
Un  Espagnol  vivra  huit  jours  du  dîne  d'un 
Allemand.  Dans  les  pays  où  les  hommes 
sont  plus  voraces  le  luxe  se  tourne  aussi  vers 
les  choses  de  cousoiumation.  En  Angleterre, 
il  se  montre  sur  une  table  chargée  de  viandes  ; 
en  Italie  ,  on  vous  régale  de  sucre  et  de 
fleurs. 

Le  luxe  des  vétemens  offre  encore  de 
temblables  différences.  Dans  les  climats  où 
les  changemens  des  saisons  sont  prompts  et 
Tiolens,  ou   a  des  habits  meilleurs  et  plus 


SOCIAL.  îSS 

simples;  dans  ceux  où  l'on  ne  s'iialjillc  cpie 
pour  la  parure  on  y  cherche  j)lus  dVchit 
que  d'utilité,  les  habits  eux-i*u'uics  y  sont 
uu  lu\e.  A  Naplcs  vous  verre?:  tous  les 
jours  se  proijjcncr  au  Pausylippe  des  hommes 
en  veste  dorcc  et  point  de  bas.  C'a^t  la 
même  chose  pour  les  bâtimens;  on  donne 
tout  à  la  maiçnihcence  quand  on  n'a  rien 
à  craindre  des  iujures  de  l'air.  A  Paris  ,  à 
Londres  on  veut  être  lof;é  chaudement  et 
commodément.  A  Madrid  on  a  :les  salions 
«uperbcs  ,  mais  point  de  fenêtres  qui  ier- 
iiient ,   et  l'on  couche  dans  des  nids  à  rats. 

Les  alimens  sont  beaucoup  plus  sujjslau- 
tiels  cL  succulens  dans  les  pays  cliauds;  c'est 
une  troisième  diflérci:cc  qui  ne  peut  man- 
quer d'influer  sur  la  seconde.  Pourquoi 
mauge-t-on  tant  de  Ic'gumes  en  Italie  ?  parce 
qu'ils  y  sont  bons,  nourrissans  ,  d'excellent 
goût:  eu  France  où  ils  ne  sont  nourris  qu« 
•d'eau  ils  ne  nourrissent  point,  et  sont  pres- 
qiie  compte's  pour  rien  sur  les  tables.  Ils 
ji'occupent  pourtant  pas  moins  de  terrain, 
et  coûtent  du  moins  autant  de  peine  à  ci:l- 
tivcr.  C'est  une  expérience  faite  que  les 
bit's  de  Barbarie  ,  d'ailleurs  itiferieurs  à  ceux 
df  France  ,  rendent  beaucoup  plui»  eu  farine, 

PelUUjue,  Touic  il.  il 


i34  D  U    C  O  N  T  R  A  T 

et  que  ceux  de  Fraucc  à  leur  tour  renclcnt 
pîiis  que  les  bles  du  Nord.  D'où  l'ou  jjcut 
inférer  qu'une  gradation  semblable  s'observe 
ge'ne'ralenieat  dans  la  inéjne  direction  de  la 
ligne  au  pôle.  Or  n'est-ce  pas  un  désavan- 
tage visible  d'avoir  dans  un  produit  égal 
une  moindre  quant'té  d'alimens. 

A  toutes  ces  diflerentes  considérations 
j'en  puis  ajouter  une  qui  en  découle  et  qui 
les  fortiQe;  c'est  que  les  pays  chauds  ont 
moins  besoin  dïiabitaus  que  les  pays  froids, 
et  pourraient  eu  nourrir  davantage  ;  ce  qui 
produit  un  double  superflu  toujoursà  l'avan- 
tage du  despotisme.  Plus  ^e  même  nombre 
d'habilHiis  occupe  une  grande  surface,  plus 
les  révoltes  deviennent  difficiles;  parce  qu'on 
ne  peut  se  concerter  ni  proraptemcnt  ni 
secrctemeut  ,  et  qu'il  est  toujours  facile  au 
gouvernement  d'e venter  les  projets  et  de 
couper  les  commumcations  :  mais  plus  un 
peuple  nombreux  se  rapproche ,  moins  le 
gouvernement  peut  usurper  su.r  le  souverain  ; 
les  chefs  de'iibèrcnt  aussi  sûrement  dans  leurs 
chambres  que  le  prince  dans  sou  conseil  , 
et  la  foule  s'assemble  aussitôt  dans  les  places 
que  les  ti'oupcs  dans  leurs  quartiers.  L'avan- 
tage   d'un     gouverucment    tyrauuique    est 


s  O  C  I  A  !..  i35 

donc  m  ceci  d'agir  à  glandes  distaiiccs.  A 
l'aide  des  jioiiits  d'appui  qu'il  se  doimc , 
sa  force  aiigiocnte  au  loin  couiiiic  celle 
dos  leviers,  (j)  Celle  du  peuple  an  cou- 
tiaire  n'agit  que  concentrée  ;  elle  s'évapore 
et  fc  perd  en  sctcndant ,  comme  l'efict  de 
la  i)Oiidrc  éparse  à  terre  et  qui  ne  prend 
feu  que  grain  à  grain.  Les  pays  les  moins 
pcuplc's  sont  ainsi  les  plus  propres  à  la 
tyrannie:  les  bêtes  féroces  uc  régnent  qu^ 
dans  les  déserts. 

(y)  Ceci  ne  contredit  pas  ce  que  j'ai  dit  ei- 
clevant  1.  II,  chap.  IX,  sur  les  inconvéniens 
des  grands  Etats;  car  il  s'a£;issoit  là  de  l'autorité 
du  gouvernement  sur  les  membres  ,  et  il  s'agit 
ici  de  sa  force  contre  les  sujets.  Ses  membre* 
épars  lui  servent  de  points  d'appui  pour  agir 
au  loin  sur  le  peuple  ,  mais  il  n'a  nul  point 
d'appui  pour  agir  directement  sur  ces  membres 
mêmes.  Ainsi  dans  l'un  des  cas  la  longueur 
du  levier  en  fait  la  faiblesse,  et  la  force  dans 
l'autre  cas. 


H    2 


t^6  DU     CONTRAT 

CHAPITRE     IX, 

I?es  signes   d'un  bon  gojaxrncmcnt', 

V^  u  A  >"  D  donc  on  demande  abs^olnjoient 
quel  est  le  meilleur  gouvernement  ,  on  fait 
•one  question  insoluble  coimnc  indéterminée  ; 
ou  ,  si  l'on  veut ,  elle  a  autant  de  bonnes  so- 
lutions qu'il  y  a  de  combinaisoîis  possibles 
dans  les  positions  absolues  et  relatives  des 
peuples. 

Mais  si  l'on  demandait  à  quel  signe  on  peut 
connaître  qu'un  peuple  donne  est  bien  ou  mal 
gouverne' ,  ce  serait  autre  chose ,  et  la  questÎQU 
de  fait  pourrait  se  résoudre. 

Cependant  on  ne  la  re'sout  point,  parc© 
que  chacun  veut  la  re'soudre  à  sa  manière.  Les 
sujets  vantent  la  tranquillité'  publique  ,  les 
citoyens  la  liberté'  des  particuliers  ;  l'un  pré- 
fère la  sûreté  des  possessions  ,  et  l'autre  cello 
des  personnes  ;  l'un  veut  que  le  meilleur  gou- 
Ternemcnt  soit  le  plus  sévère  ,  l'autre  soutient 
que  c'est  le  plus  doux  ;  celui-ci  veut  qu'on 
punisse  les  crimes ,  et  celui-là  qu'on  les  pré- 
vienne ;  l'un  trouve  beau  qu'on  soit  craint 
des  voisins  ,  l'autre  aime  mieux  qu'on  en  sois 


s  O  C  I  A   L.  T3r 

îj;nore  !  î'ini  est  content  quand  l'ai*gcnt  cir- 
cule, l'arJ-iC  exige  c;uc  lo  peuple  ail  du  pair», 
(^uaiid  même  ou  coiiviciKlrait  sur  ces  points 
et  d'autiej  scuiblablcs  ,  eu  serait- ou  plas 
avance  ?  Le»  quantité!»  morales  Jiiauquaut  de 
ïuesurc  pre'cise,  fût-on  d'accord  sur  le  signe  , 
comment  l'être  sur  l'estimation  ? 

Pour  moi  ,  j'e  m'êtonuc  toujonrs  qn'oix 
ïjiêcon naisse  tin  signe  aussi  simple  ,  ou  qu'on 
ait  la  mauvaise  foi  de  n'en  pas  convenir.  (^ucUe 
est  la  iin  de  l'association  politique  ?  c'est  la 
conservation  et  la  prospérité  de  ses  m2ml)rcs. 
Et  quel  est  le  signe  le  plus  sur  qu'ils  se  coh- 
serveut  et  prospèrent  ?  c'est  leur  nombre  et 
leur  population.  N'allez  donc  pas  chercher 
ailleurs  ce  signe  si  dispuLc.  Toute  chose  d'ail- 
leurs égale,  le  gouvcruemeut  sous  lequel,, 
sans  moyens  êtrauî^ers  ,  sans  iiaturallsdtiongy. 
saîis  colonies  ,  les  citoyens  [peuplent  et  niul- 
tiplientdavantage  , est  infailliblement  le  meil- 
leur-, celui  sous  lequel  uu  peuple  diuji nue  e£ 
dépérit  est  le  pire.  Calculateurs  ,  c'est  miiiiw 
tenant  votre  affaire;  comptez,  mesurez,  com- 
parez (-). 

(ç)  On  doit  juger  sur  le  mérae  principe,  des 
«icdes  qui  méiitent  la  pr-féreiice  pour  la  pras- 
jiérité  du  génie  kuœain.  On  a  trop  admiré  oeus. 


i38  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

CHAPITRE    X. 

De  Vahus  du  goiiverneinent  et  de  sa  peii^c  à 
dégénérer. 

V_-/  o  M  M  E  la  volonté  particulière  agit  sans 
cesse  contre  la  volonté'  générale  ,  ainsi  \q 
gouvernement  fait  un  effort  continuel  contre 

©ù  l'on  a  vvi  fleurir  les  lettres  et  les  arts  , 
sans  pénétrer  l'objet  secret  tle  leur  culture,  sans 
en  considérer  le  funeste  effet;  idque  apud  impe- 
rhos  humanitas  vocahatur,  eiim  pars  servkntïs  esset. 
ÎSe  verrons-nous  jamais  dans  les  maximes  des 
livres  l'intérêt  grossier  qui  fait  parler  les  auteurs  ? 
3N^on  ,  quoi  qu'ils  en  puissent  dire  ,  quand  inalgré 
son  éclat  un  pavs  se  dépeiîple ,  il  n'est  pas  vrai 
que  tout  aille  Lien,  et  il  ne  suffit  pas  qu^un 
poëte  ait  cent  mille  livres  de  rente  pou'r  que 
son  siècle  soit  le  meilleur  de  tous.  Il  faut  moins 
regarder  au  repos  apparent  et  à  la  tranquillité 
îles  chefs  ,  qu'au  bien-être  des  nations  entières 
et  surtout  des  Etats  les  plus  nombreux.  La  grêle 
désole  quelques  cantons  ,  mais  elle  fait  rarement 
disette.  Les  émeutes  ,  les  guerres  civiles  effarou- 
chent beaucoup  les  chefs  ,  mais  elles  ne  font 
pas  les  vrais  malheurs  des  peuples,  qui  peuvent 
même  avoir    du    relàcfe» ,  tandis  qu'on   disputa 


s  O  C  I  A  L.  i39 

la  souveraineté.  Plus  ^t  cfiort  augmente, 
plus  la  constitution  s'altère;  et  comuic  il  n'y 
a  point  ici  d'autre  volonté  de  corps  qui  ,  rd- 
sistantà  celle  du  prince  ,  fasse  équiliijre  avce 
elle,  il  doit  arriver  tôt  ou  tard  que  le  prince 
opprime  enfin  le  souverain  et  rouipc  le  traite 
social.  C'est  là  le  vice  inhérent  et  inévitable 

à  qui  les  tyrannisera.  C'est  de  leur  état  j)erma- 
nent  que  naissent  leurs  prospérités  ou  leurs 
calamités  réelles  ;  quand  tout  reste  écrasé  sous 
le  joug  ,  c'est  alors  que  tout  dépérit  ,  c'est  alors 
que  les  chefs  les  détruisant  à  leur  aise  ,  ubi  soli- 
tudlnem  faciunt ,  paccm  appdlant.  Quand  les  tra- 
casseries des  grands  agitaient  le  royaume  de 
France  ,  et  que  le  coadjuteur  de  Paris  portait 
au  parlement  un  poignard  dans  sa  poche,  cela 
n'empèchnit  pas  que  le  penple  français  ne  vécût 
heureux  et  nombreux  dans  une  honnête  et  libre 
aisance.  Autrefois  la  Grèce  fleurissait  au  sein 
des  plus  cruelles  guerres  :  le  sajig  y  couloit  à 
flots  ,  et  tout  le  pays  était  couvert  d'hommes. 
Il  semblait ,  dit  Machiavel  ,  qu'au  milieu  des 
meurtres,  des  proscriptions,  des  guerres  civiles, 
notre  république  en  devînt  plus  puissante  ;  la 
vertu  de  ses  citoyens  ,  leurs  mœurs,  leur  in<lé- 
peudance',  avoient  plus  d'effet  pour  la  renforcer, 
que  toutes  ses  dissentions  n'en  avaient  pour 
l'affaiblir.  Un  peu  d'agitation  donne  du  ressort 
aux  âmes ,  et  ce  qui  fait  vraiment  prospérer 
l'espètc  est  jnoins  la  paix  que  la  liberté. 


140  D  U     C  O  ^'  T  Pv  A   T 

qui  ,  dès  la  naissance  du  corps  poiltique> 
tend  sans  relàctieà  le  dctruive  ,  de  nicmc  qiie 
la  vieillesse  et  la  mort  détruiseut  eulin  1^ 
corps  de  riiomnie. 

Il  y  a  deux  voies  gene'ralrs  par  lesquelles 
tin  gouvernement  dégénère  ;  savoir,  quand  il 
se  resserre  ,  ou  quand  l'Etat  se  dissont. 

Le  goavorncuient  se  resserre  quand  il  passe 
du  grand  nombre  au  petit,  c'est-Zi-diic  ,  de 
la  démocratiz  à  l'aristocratie  ,  et  de  l'aristo- 
cratie à  la  royauté.  C'est  la  son  inclinaison 
naturelle  («y).  S'il  rétrogradait  du  petit  nombi^ 

(û)  La  formarrôn  lente  et  le  progrès  de  îa 
république  de  Venise  dans  ses  lagunes  offre  un 
exemple  notable  de  cette  succession  :  et  il  esc 
bien  étonnant  que  repuiî  plus  de  douze  ans 
les  Vénitiens  semblent  n'en  être  encore  qu'au 
second  terme ,  lequel  commença  au  Serrar  di 
Ccnsigl'w  en  119S.  Quant  aux  anciens  ducs  qu'on, 
leur  reproche,  quoi  qu'en  puisse  dire  le  squitinio 
délia  lïberta  veneta^  il  est  prouvé  qu'ils  n'ont  point 
été  leurs  souverains. 

On  ne  nîanquera  pas  de  m'oblecter  la  répu- 
blique romaine  qui  suivit ,  dira-t-on ,  un  progrès 
tout  contraire-,  passant  de  la  monarchie  à  l'aris- 
tocratie ,  et  de  l'aristocratie  à  la  démocratie. 
Je  suis  bien  éloigné  d'en  penser  ainsi. 

Le  premier  établissement  de  Rcviulus  fut  urk 
gouveruwmant  inii^e  qui  dégénéra  prcmptement 


5  O  C  î  A  L.  y^t 

au  graïuî  ,  on  pounnil  dire  qu'il  se?  rolâclie  j. 
mais  ce  progrès  inverse  est  impossible. 

en  despotisme.  Par  des  causes  particulière»  ^ 
TErat  périt  avant  le  temps  ,  comme  on  voie 
mourir  un  nouveau-në  avant  d'avoir  atteint  l'â^;© 
«l'homme  :  l'expulsion  des  Tarquins  fut  la  véri- 
table épofpie  de  la  nai^.sanc^  de  la  républiques 
Mais  elle  ne  prit  pas  d'abord  une  forme  cons- 
tante y  jjarco  qu'on  ne  fit  que  la  moitié  de  l'ou- 
vrage en  n'abolissant  pas  le  patiiciat.  Car  de- 
cette  manière  l'aristocratie  héréditaire  ,  qui  est: 
la  pire  des  administrations  légitimes  ,  restant 
en  conflit  avec  la  démocratie  ,  la  forme  da  gou^ 
vernement  toujours  incertaine  et  flottante  ne  fnt 
fixée  ,  comme  l'a  prouvé  Machiavel ,  qu'à  l'éta- 
blisscTuent  des  tribuns  ;  alors  seulement  il  y  eut 
un  vrai  gouvernement  et  itne  véritable  démo- 
cratie. En  effet  ,  le  peuple  alors  n'était  pas- 
«eulement  souverain  ,  mais  aussi  magistrat  et 
)uge  ,  le  sénat  n'était  qu'un  tribunal  en  sous- 
ordre  pour  tempérer  et  concentrer  le  gouverne- 
mejit;  et  les  consuls  eux-mêmes,  bien  que  pa-> 
triciens  ,  bien  que  pre^ïiiers  magistrats  ,  bien  que- 
généraux  absolus^  à  la  guerre ,  n'étaient  à  Roma- 
que  les  présidons   du  peuple. 

Dès-lors,  on  vit  aussi  le  gouvernement  prenidrs 
sa  pente  naturelle  et  tendre  fortement  à  l'aris'- 
tocratie-.  Le  patiiciat  s'abolissant  comme  de  lui- 
même  ,  l'aristocratie  n'était  plus  dans  les  corps 
des  patriciens  comme  elle  est  à  Venise  et  iu 
Gènes ,  mais  dans   lo  corps  du    séruit  compos^: 


T42  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Ea  efTet ,  jamais  le  gouTernementiic  change 
de  fonne  que  quand  son  ressort  usé  le  laisse 
ttop  affaibli  pour  pouvoir  conserver  la  sienne. 
Or,  s'il  se  relâchait  encore  eu  s'éteudant  ,  sa 
force  deviendrait  tout-à-fait  nulle,  et  il  sui>- 
sisterait  encore  moins.  Il  faut  donc  remonter 
et  serrer  le  ressort  à  mesure  qu"il  cède  ,  autre- 
Tnent  l'Etat  qu'il  5-outient  tomberait  en  ruine. 

Le  cas  de  la  dissolution  de  l'Etat  peut  ar- 
river de  deux  manière?. 

Premièrement,  quand  le  prince  n'admi- 
nistre plus  l'Etat  selon  les  lois  et  qu'il  usurpe 
le  pouvoir  souverain.  Alors  il  se  fait  un 
changement  rcmarqual^le  ;  c'est  que  ,  non  pas 
le  gouverueiucnt ,  mais  l'Etat  se  resserre  :  je 

oe  patriciens  et  de  plébéiens  ,  même  dans  le 
corps  des  tribuns  quand  ils  commencèrent  d'u- 
surper une  puissance  active  :  car  les  mots  no 
font  rien  aux  choses,  et  quand  le  peuple  a  d-^ 
chefs  qui  gouvernent  porr  lui  ,  quelque  nom 
que  portent  ces  cjiefs ,  c'est  toujours  une  aris- 
tocratie. 

De  l'abus  de  l'aristocratie  naquirent  les  gcrerres 
civiles  et  le  triumxirat.  Scy lia  ,  Jules-Oîsar,  Au- 
guste devinrent  dans  le  fait  de  véritables  mo- 
narques ,  et  enfin  sous  le  despotisme  de  Tibère 
l'Etat  fut  digsous.  L'histoire  romaine  ne  dément 
donc  pas  mon  principe  ;  elle  le  confirme. 


s  O  C  I   \  L.  T43 

vrnx  dire  f|ue  le  grand  Etat  se  dissout  et 
cju'il  s'en  forine  iiu  autre  dans  celui-là  ,  com- 
posé s'julcîuent  des  membres  du  gouvcriie" 
ment,  et  qui  n"cit  plus  licn  au  reste  du  jjcu- 
pîc  que  sou  maître  et  son  Cyrau.  De  sorte 
qu'à  i'i*i>itant  que  le  gouvernement  usurpe  la 
souveraineté,  le  paete  social  est  rompu,  et 
tous  les  simples  citoyens,  rentres  de  droit 
dans  leur  liberté  naturelle  ,  sont  forcés  mais 
non  pas  obliges  d'obéir. 

Le  même  cas  arrive  aussi  quand  les  mem- 
bres du  gouvernement  usurpent  séparément 
le  pouvoir  qu'ils  ne  doivent  exercer  qu'eu 
corps;  ce  qui  n'est  pas  une  moindre  infrac- 
tion des  lois  ,  et  produit  encore  un  plus  grand 
désordre.  Alors  on  a  ,  pour  ainsi  dire,  autant 
de  princes  que  de  magistrats,  et  l'Etat,  nou 
moins  divisé  que  le  gouvernement,  périt  ou. 
change  de  forme. 

Quand  l'Etat  se  dissout,  l'abus  du  gou- 
vernement, quel  qu'il  soit  ,  prend  le  nom 
coranmn  d'^ 77^ rcAi"^.  En  distinguant,  la  dé- 
mocratie dégénère  en  ocidocrafl^  ^  l'aristo- 
cratie en  oîygarchie  ;  j'ajouterais  que  la 
royauté  dégénère  en  tyrannie  ,  mais  ce  der- 
nier luut  est  équivoque,  et  demande  cspU- 
«atiou. 


r44  ^  "^     CONTRAT 

Dans  le  stns  vulgaire ,  un  tyran  est  un  roi 
•squi  gouverne  avec  violence  et  sans  égard  à  la 
justice  et  aux  lois.  Dans  le  sens  pre'cis  ,  uu 
tyran  est  un  particulier  qui  s'arroge  l'auto- 
iité  ix)yale  sans  y  avoir  droit.  C'est  ainsi  qua 
les  Grecs  entendaient  ce  mot  de  tyran  :  ils  le 
^donnaient  indifféremment  aux  bons  et  aux 
Tnauvais  princes  dont  l'autorité  n'était  pas 
légitime.  (/>)  Ainsi  tyran  et  usurpateur  sont 
<leux  mots  parfaitement  synonymes. 

Pour  donner  dii^Fércns  noms  à  différcntci 
choses  ,  j'appelle  tyran  l'usurpateur  de  l'au- 
torité royale  .  et  despote  l'usurpateur  du  pou- 
voir souverain.  Le  tyran  est  celui  qui  s'ingère 
contre  les  lois  à  gouverner  selon  \^s>  lois;  1« 


(&)  Omnes  enhn  <it  huhentur  et  àiciinîur  tyranni 
^ui  pctestate  utuntur  perpétua  ,  in  eu.  chitate  qua 
iibertate  usa  est.  Corn.  În  ep.  in  Miltiad.  Il  est  vrai 
^uAristote,  Mor.  Nicom.  l.  VIII ,  c.  lo,  distingue 
ie  tyran  du  roi,  en  ce  que  le  premier  gouverna 
pour  sa  propre  utiliié,  et  k  second  seiilemene 
pour  Tutilité  de  ses  sujets  ;  mais  outre  rpje 
^énéralemo;-t  tous  les  aut-eurs  grecs  ont  pris  le 
anot  tyran  dans  un  autre  sens,  comme  il  paraîl 
«ur-tout  par  le  VJ.éron  de  Xénophon  ,  il  s'ensui- 
vrait de  la  distincrion  d'y^mfo^e,  que  depuis  ie 
commence  ment  du  mondw  il  ii'auTtiiî  pas  encore 

p-k\i\-è  :>JB  fce-iil  roi. 

despote 


SOCIAL.  145 

€fcE«pole  est  ccliu  qui  se  met  an-tlossns  des 
lois  niôines.  Ainsi  le  tyran  peut  n'être  pas 
despote,  mais  le  despote  est  toujours   tyran. 

CHAPITRE     XI. 

De  la  mort  du  corps  politique. 

JL  ELLE  est  la  pente  naturelle  et ine'vitablc 
des  gouverncincns  les  mieux  constitues.  vSi 
Sparte  et  Rojiie  ont  péri  ,  quel  Etat  peut  es- 
pérer de  durer  toujours  ?  Si  nous  voulons 
former  un  établissement  durable  ,  ne  son- 
geons donc  point  à  le  rendre  éternel.  Pour 
réussir,  il  ne  faut  pas  tenter  l'impossible, 
ni  se  flatter  de  donner  à  l'ouvrage  des  hom- 
mes une  solidité  que  les  choses  humaines  ne 
comportent  pas. 

Le  corps  politique,  aussi-bien  que  le  corps 
de  l'homme ,    commence    à   mourir    dès   sa 
naissance  ,   et  porte  en   lui-même   les  causci 
de  sa   destruction.  Mais  l'un   et  l'autre  peut 
avoir  une  constitution  plus  ou  moins  robusle 
et  propre  à  le  conserver  plus  ou  moins  long- 
temps. La  constitution  de  l'homme  est  l'on-, 
vrage  de  la  nature  ,  celle  de   l'Etat  est  l'ou- 
vrage de  l'art.  Il  ne  dépend  pas  des  homme* 
de  prolonger  leur  vie  ,  il  dépend    d'eux  de. 
Politicjuc,  Tome  II.  I 


1^6  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

prolonger  celle  de  l'Etat  aussi  loin  qu'il  est 
possible  ,  eu  lui  donuaat  la  meilleure  coustitu- 
tiouquii  puisse  avoir.  Le  mieux  constitue'  (i- 
iiira,  mais  plus  tard  qu'uiiautre,  si  nui  accident 
impreVu  n'amène  sa  perte  avant  le  temps. 

Le  priiîcips  de  la  vie  politique  es#"  dans 
l'autorité  souveraine.  La  puissance  législative 
est  le  cœur  de  l'Etat ,  la  puissance  cxe'cutive 
en  est  le  cerveau,  qui  doime  le  mouvement 
à  toutes  les  parties.  Le  cerveau  peut  tomber 
eu  paralysie  et  riiidiviuu  vivre  encore.  Un 
homme  reste  imbe'cille  et  vit  :  mais  sitôt  que 
le  cœur  a  cessé  ses  fonctions,  l'animal  est  ïnort. 

Ce  n'est  point  par  les  lois  que  l'Etat  sub- 
siste, c'est  par  le  pouvoir  législatif.  La  loi 
d'iiier  n'oblige  pas  aujourd'hui  ,  mais  le 
conseutemeut  tacite  est  présumé  du  silence, 
et  le  souverain  est  censé  confirmer  inces- 
eamment  les  lois  qu'il  n'abroge  pas  ,  pou- 
vant le  faire.  Tout  ce  qu'il  a  déclaré  vouloir 
Une  fois  ,  il  le  veut  toujours  ,  à  moins  qu'il 
ne  le  révoque. 

Pourquoi  donc  porte-t-on  tant  de  respect 
auK  aucienneslois  ?  c'est  pour  cela  même.  On 
doit  croire  qu'il  n'y  a  que  l'excellence  de* 
Volontés  antiques  qui  les  ait  pu  conserver  si 
loDg-îeiîJps  •  ià  Iç  souyeraïu  uc  les  eûtrecoii- 


SOCIAL.  147 

^moR  coiisLmunciit.saliUaijes  ,  il  les  eût  mille 
lois  rcvocpiecs.  Yolià  pourquoi,  loin  de  s'iif- 
iaiblir ,  les  lois  acquièrent  sans  cesse  une  force 
nouvelle  dans  tout  Etat  bien  constitue  ;  le 
]}rejuj;e'  de  l'antiquité  les  rend  chaque  jour 
jjkis  véne'rabîes  ;  au  lieu  que  par-tout  où 
les  lois  s'alTaiblisscnt  eu  vieillissant  ,  cela 
prouve  qu'il  n'y  a  plus  de  pouvoir  législatif, 
et  que  l'Etat  uc   vit    plus. 

CHAPITRE    XII. 

Coninwiitsc  maintient  V autorité  soiwtraine. 

_M_j  E  souverain  n'ayant  d'autre  force  que 
la  puissance  lc,:^islativc  ,  n'agit  que  par  des 
lois  ,  et  les  lois  n'étant  que  des  actes  au- 
thentiques de  la  volonté  générale,  le  souve- 
rain ne  saurait  agir  que  quand  le  peuple  est 
assemblé.  Le  peuple  assemblé  ,  dira-t-on  , 
quelle  chimère  !  C'est  une  chimère  aujour- 
dliui  ,  mais  ce  x\.^ç\\  était  pas  une  il  y  a 
doux  mille  ans  :  les  hommes  ont-ils  changé 
de   nature  ? 

Les  bornes  du  possible  dans  les  choses 
morales  sont  moins  étroites  que  nous  ne 
pensons  :  ce    sont  nos  faiblesses,  nos  vice» > 

X   2 


14^  13  U     CONTRA  T 

iio'î  préiiigcs  qui  les  letrcclsseut.  Le*?  anir< 
Lasses  ne  croient  point  aux  grancls-homincs  : 
de  vils  cselavcs  sourient  d'un  air  moqueur 
à  ce   mot   de   libertés 

Par  ce  qui  s'est  fait  ,  conside'roiis  ce  qui 
ic  peut  faire.  Je  ne  parlerai  pas  des  anciennes 
républiques  de  la  Grèce  ,  mais  la  république 
|-ouiaine  était,  ce  me  semble,  un  grand 
Etat,  et  la  ville  de  Rome  une  grande  yille. 
Le  dernier  cens  donna  dans  Rome  quatre 
cents  mille  citoyens  portant  armes,  et  le 
dernier  dénombrement  de  l'empire  plus  de 
quatre  millions  de  citoyens,  sans  compter 
les  sujets,  les  étrangers,  les  femmes,  les  en- 
fans  ,   les  esclaves. 

Quelle  difficulté  n'imaglnerait-ou  pas  d'as- 
sembler fréquemiueut  le  peuple  immense  de 
cette  capitale  et  de  ses  environs  ?  cependant  il 
se  passait  peu  de  semainesque  le  peuple  romain 
De  fut  assemblé  ,  et  même  plusieurs  fois.  Nou- 
jeulement  il  exerçait  les  droits  delà  souverai- 
ne té,  mais  une  par  tiède  ceux  du  gouvernement. 
Il  traitait  certaines  affaires  ,  iljugeaitcertaines 
causes ,  et  tout  ce  peuple  était  sur  la  place 
publique  presque  aussi  souvent  magistrat  que 
citoyen. 

En  remontant    aux    premiers    temps    des 


s  O  C  I  A  L.  149 

nations  ,  on  trouverait  que  la  plupart  de$ 
anciens  gouvcrnemeus ,  même  monarchiques  , 
tels  que  ceux  des  ^Macédoniens  et  des  Francs  , 
avaient  de  semblables  conseils.  Quoi  qu'il 
eu  soit  ,  ce  seul  fait  incontestable  répond 
à  toutes  les  difficultés  :  de  l'existant  au  pos- 
sible ,    la  conséquence  me  paraît  bonne. 


I 


CHAPITRE    X  I  I  L 


L  ne  suiTit  pas  que  le  peuple  a«fcmhk'  ait 
une    fois   fixe  la  constitution    de    l'Etat    eu 
donnant  la  sanction  à  un  corps  de  lois  :   il 
ne  suffît  pas  qu'il  ait  étal)li  un  gouvernement 
perpétuel,  ou  qu'il  ait  pourvu  une  fois  pour 
toutes    a  l'élection  des  magistrats.  Outre  les 
assemblées  extraordinaires  que    des    cas  im.- 
prévus  peuvent  exiger  ,  il  faut  qu'il  y  en  ait 
de  fixes  et  de  périodiques  que  rien  ne  puisse 
abolir    ni  proroger  ,    tellement    qu'au    jour 
marqué  le  peuple  soit  légitimement  convo- 
qué par  la  loi  ,  sans   qu'il  soit  besoin  pour 
cela  d'aucune  autre  convocation  formelle. 

Mais  hors  de  ces  assemblées  juridiques  par 
leur  seule  date  ,  toute  assemblée  du  peuple 
qui  n'aura  pas  été  convoquée  par  les  magis- 

I  S 


i5o  D   'J     C  O  y  T  R  A  T 

trats  préposes  à  cet  efTet,  et  selon  les  formes 
jjrcscrites  ,  doit  être  teiiue  pour  illégitime  , 
et  tout  ce  qni  sV  fait  pour  nul  ;  parce  que  l'or- 
dre même  de  s'assembler  doitémanerde  laloî. 
Quant  aux  retours  plus  ou  moins  fréqucns 
des  assemblées  Icgitiures ,  Ils  dépendent  de 
tant  de  considérations  qu'on  ne  saurait  don- 
ner la-dcssus  des  règles  précises.  Seulement 
on  peut  dire  en  général  que  plus  le  gouvei- 
uemcnt  a  de  force,  plus  le  souverain  doit 
se  montrer  fréquemment. 

Ceci ,   me  dira-t-on  ,  peut  être  bon  pour 
une  seule  ville  ;  mais  que  faire  quand  l'Etat 
eu  comprend  plusiem-s  ?  Partagera-t-on  l'auto- 
rité souveraine  ,  oubiendoit-onla  concentrer 
dans  une  seule  ville  et  assujettir  tout  le  reste  ? 
Je  réponds  qu'on  ne  doit  faire  ni  l'un  ni 
l'autre.  Premièrement   l'autorité    souveraine 
est  simple  et  une,  et  l'on  ne  peut  la  diviser 
sans  la   détruire.  En  second  lieu ,  une  ville 
non  pins  qii'une  nation  ne  peut  être  légiti- 
mement sujcL?.?  d'une  autre,  parce  que  l'es- 
sence  du    corps  politique   est  dans  l'accord 
de    robéissancc  et  de  la  liberté  ,  et  que  les 
mots  de  .çz/yVretde  soniei-ain  sont  des  corréla- 
tions identique'J  dont  l'idée  se  réunit  sous  le 
seul  mot  de  citoyen. 


s  O  C  I  A   T,.  T^i 

Je  rcponrls  encore  que  c'est  toujouis  un 
mal  d'unir  plusieurs  villes  eu  une  seule 
cité,  et  que,  voulant  faire  cette  union,  on 
ne  doit  pas  se  flatter  d'eu  éviter  les  inconvé- 
iiicus  naturels.  Il  ne  fautponit  objecter  l'a- 
bus des  j^rands  Etats  à  celui  qui  n''ca  veut 
que  de  petits  :  niais  comuieut  donner  aux: 
petits  Etats  assez  de  force  pour  résister  aux 
grands  ?  Comme  jadis  les  villes  grecques  rc- 
sistcrcut  au  grand  roi  ,  et  comme  plus  ré- 
cenuuent  la  Hollande  et  la  Suisse  eut  résist» 
a  la  maison  d'Autriche. 

Toutelois  ,  si  l'on  ne  peut  réduire  l'Etat 
à  de  justes  bornes,  il  reste  encore  une  res- 
source ;  c'est  de  n'y  point  souffrir  de  capitale  , 
de  iairc  siéger  le  p,ouveruemciit  alternative- 
ment dans  chaque  ville  ,  et  d'y  rassembler 
aussi  tour-à-tour  les  états  du  pays. 

Peuplez  également  le  territoire ,  éte^idez-y 
par-tout  les  mêmes  droits  ,  portez-y  par-tout 
l'abondance  et  la  vie,  c'est  ainsi  que  l'Etat 
deviendra  tout-à-la-fois  le  plus  fort  et  le 
jnieux  gouverné  qu'il  soit  possible.  Souvenez- 
vous  que  les  murs  des  villes  ne  se  forment  que 
du  débris  des  maisons  des  champs.  A  chaque 
palais  que  je  vois  élever  dans  la  capitale,  j« 
crois  voir  eu  masures  tout  uu  pays. 

14 


léf  D  U     C  O  N  T  R  A  7 

CHAPITKE    XIV; 

Suite. 


A 


rinstaat  que  le  peuple  est  lec;itimeméfit 
assemblé  eu  corps  souverain,  toute  jurisdic- 
tion    du   gouveruemcnt  cesse  ,    la  puissaucc 
executive  est   suspendue  ,  et  la  personne  du 
dernier  citoyen  est  aussi  sacre'e  et  inviolable 
que  celle  du  premier  magistrat  ,  parce  qu'où 
se  trouve  le  rcpre'scntc  ,  il  n'y  a  plus  de  rc- 
pre'sentaut.  La  plupart  des  tumultes  qui  s'c'- 
levcrent  a  Rome   dans   les  comices    vinrent 
d'avoir   ignore'    ou    néglige   celte  règle.  Le* 
consuls    alors  n'étaient  que  les  présideiis  du 
peuple  ,  les  tribuns  de  simples  orateurs  ,  fcj 
le  sénat  n'était  rien  du  tout. 

Ces  intervalles  de  suspension,  oùleprincr 
reconnaît  ou  doit  reconnaître  un  supérieur 
actuel,  lui  ont  toujours  été  redoutables,  et 

(c)  A  peu  près  selon  le  sens  qu'on  donne  it 
ca  nom  dans  le  parlement  d'Angleterre.  Lar 
ressemblance  de  ces  emplois  eût  mis  en  conflits 
les  consuls    et  les   tribuns  ,    quand  même  toute 

jurisdiction  eût  éié  suspendu?;- 


s  O  C:  T    V  L.  îfS 

CCS  aFscn\l)K'cs  du  pciii)lc  ,  qui  sont  lVg;i(l« 
clucoipspolitiquccl  tcfrciudugouvcrncmcut , 
ont  été  de  tous  temps  riioireur  des  chefs  : 
aussi  uVparj;ncnt-ils  jamais  ni  soins  ,  ni  ob- 
jections,  ni  difRcultcs  ,  ni  promesses  ,  pour 
eu  rebuter  les  citoyens.  Quand  ceux-ci  sont 
avares,  lâches,  pusillanimes,  plus  amoureux 
du  repos  que  de  la  liberté,  ils  uc  tiennent 
pas  long-temps  contre  les  efforts  redoubles 
du  gouvcrnemcut  :  c'est  ainsi  que  la  force 
résistante  augmentant  sans  cesse,  l'autorité 
souveraine  s'évanouit  à  la  fin,  et  que  la  plu- 
part des  cités  tombent  et  périssent  avant  le 
temps. 

Mais  entre  rautoritc  souveraine  et  le  gou- 
Terneraeut  arbitraire,  il  s*introduitquclqne- 
fois  un  pouvoir  moyen  dont  il  faut  parler. 

CHAPITRE    X  Y. 

IDes  dcputés  ou  représentaiis. 

i^  I  T  6  T  que  le  service  public  cesse  d'ctr» 
la  principale  allanc  des  citoyens  ,  et  qu'ils 
aiment  mieux  servir  de  leur  bourse  que  de 
leur   pcrsonuc  ,   l'Etat  est  déjà    près    dr    sa 

I  5 


i54  T>  \j     TON  T  R  A  T 

mine.  FaïU-il  niarclicran  coiiibal  ?  ils  pavent 
des  troupes  ,  et  restent  chez  eux  ;  faut-il  aller 
au    conseil  ?    ils   lîouiiiicnt   des  députes  ,   et 
restent  chez  ea\'.   A  force  de  parcs?e  et  d'ar- 
gent,  ils  ont  enSii  des  soldats  pour  servir 
la  patrie  ,  et  des  representans  pour  la  vendre. 
C'est   le  tracas  du  couiinerec  et  des  arts  , 
cVst  l'avide  inlerct  du  gain,  c'est  la  uioII<îssg 
et  l'aujour  drs  coiiimodîtcs  qrd  cliangent  les 
services  personnels  eu    argent.    On  cède  une 
partie  de  sou  proht  ])our  l'auguienter  à  sou 
aise.    Doîincz    de   l'argent  ,  et   bicjUôt    vous 
aurez  des  fers.  Ce  mot  &Ç:Jîr.ar.ce  est  un  mot 
d'esclave  ;  il  est  incounu  dans  la  cite'.  Dans 
vin  Etat  vraiment  libre  ,  les  citoyens  fout  tout 
avec  leurs  bras  et  rien  avec  de  l'argent  :  loia 
de  payer  pour  s'exempter  de  leurs  devoirs  ,  ils 
payeraient  pour  les  remplir  eux-mêmes.  Je 
suis  bien  loin  des  idées  communes,  je  crois 
les  corvées  luoiiis  contraires  u  la  liberté  que 
les  taxes. 

Mieux  l'Etat  est  constitué  ,  plus  les  affaires 
publiques  l'emportent  sur  les  privées  dans 
l'esprit  des  citoyens.  Il  y  a  même  beaucoup 
moins  d'affaires  privées;  jjarce  que  la  somme 
du  bonheur  commun,  fournissant  une  portioa 
plus  cousidérablc  a  celui  de  chacune  indlylda  , 


s  o  r  T  A  I,.  ir^-, 

il  lui  m  reste  moins  à  clierchrr  flans  le» 
soins  particuliers.  Dans  une  ci  le-  bien  con- 
dnllc  chacun  vole  aux  nsseTiiblccs  ;  sous  nii 
mauvais  gouvcrucuicut ,  luîl  n'aime  à  laire 
nu  pas  pour  s'y  rendre  ,  parce  que  nul 
ne  prend  inte'rêt  à  ce  qui  s'y  fait,  qu'on 
prévoit  que  la  volonté  générale  n'y  dominera 
]jns  ,  et  qu'enfin  les  soins  domestiques  ab- 
sorbent tout.  Les  lionnes  lois  en  font  faire 
de  meilleures,  les  mauvaises  en  amcJient  de 
pires.  Sitôt  que  quelqu'un  dit  des  adaires  de 
l'Rtat,  Ç7xe  m'importe?  on  doit  compter  que 
IT.lat  est  perdu. 

L'attiédissement  de  l'amour  de  la  patrie, 
l'activité  de  l'intérêt  privé,  l'immensité  des 
Etats  ,  les  cotiquétcs  ,  l'abus  du  gouverne- 
ment ont  fait  imaginer  la  voie  des  députés 
ou  représentant  du  peuple  dans  les  assem- 
blées de  la  nation.  C/cst  ce  qu'c  ■  certain» 
pays  on  ose  appeler  le  tiers -état.  Ainsi 
l'intérêt  particulier  de  deuv  ordres  est  au 
premier  et  second  rang»,  l'intérêt  public  n'est 
qu'au   troisième. 

La  souveraineté  ne  petit  être  représentée, 
par  la  même  raison  ([u'elle  ne  peut  être  aîié- 
nc'e ,  elle  consiste  essetitiellemcnt  dans  la 
▼  oloiilé  générale  ,   cl  la  volonté  ne  se  reprc- 

1  6 


î56  DU     CONTRAT 

?ente  point  :  elle  est  la  luémc  ,  ou  elle  est 
autre  ,  il  n'y  a  point  de  milieu.  Les  députés 
du  peuple  uc  soat  donc  ,  ni  ne  peuvent 
être  ses  repre'seutans  ,  ils  ne  sont  que  ses 
counnissaires  :  ils  ne  penveut  rien  conclure 
définitivement.  Tonte  loi  qne  le  peuple  eil 
personne  n'a  pas  ratifiée,  est  nulle  ;  ce  n'est 
point  une  loi.  Le  peuple  anglais  pense  être 
libre  ;  il  se  trompe  fort  ;  il  ne  Test  que 
durant  l'élection  des  membres  du  parle- 
inent  ;  sitôt  qu'ils  sont  élus  ,  il  est  esclave  , 
il  n'est  rien.  Dans  les  courts  inomens  do, 
sa  liberté,  l'usage  qu'il  en  fait  mente  bien 
qu'il  la    perde. 

L'idçe  des  représentans  est  moderne  :  cil© 
nous  vient;  du  gouvernement  féodal ,  de  cet 
inique  et  absurde  gouvernement  dans  lequel 
l'espèce  humaine  est  dégradée  ,  et  où  le 
nom  d'homme  est  en  déshonneur.  Dans  les 
anciennes  républiques  ,  et  même  dans  les 
monarchies,  jamais  le  peuple  n'eut  des  re- 
présentans ;  ou  ne  connaissait  pas  ce  mot-là. 
Il  est  très-singulier  qu'à  Rome  ,  ori  les  trir 
huns  étaient  si  sacrés  ,  on  n'ait  pas  même 
i.maginé  qu'ils  pussent  usurper  les  fonctions 
du  peuple ,  et  qu'au  milieu  d'une  si  grande 
multitude,  ils  n'aient  jamais  tenté  de  passer 


s  O  C  I  A   L.  r$y 

r\r  \c\n  çlicT  un  seul  plébiscite.  Qu'on  jug© 
crpnidaiit  de  reinl)anas  que  causait  quel- 
quefois la  foule,  par  ce  qui  arriva  du  temps 
flf  s  Grac(jues  ,  où  une  partie  des  citoyens 
(1(1  nu  ait  son  suffrage  de  dessus    les    toits. 

Où  !e  droit  et  la  liberté  sou  t  toutes  choses  , 
1 -s  iuconvcuicns  ne  soutrien.  Chez  ce  sa,go 
}v.'uple  ,  tout  était  mis  à  sa   juste  mesure  : 
ii  laissait    faire  à   ses  licteurs  ce  que  ses  tri- 
buns   n'eussent   ose'    faire;    il    ne   craignait 
pas  que  ses  licteurs  voulussent  le  représenter. 
Pour  expliquer    cependant    comment    les 
tribuns  le  représentaient  quelquefois,  il  suf- 
fit de  concevoir  comment   le  gouvernement 
Tepre'sente  le   souverain,  La   loi  n'étant  que 
la  déclaration  de  la  volonté  générale,   il  qsX 
clair   que    dans    la    puissance   législative    le 
peuple  ne  peut  être  représenté:   mais  il  peut 
et  doit   l'être    dans  la  puissance  exécutiv«, 
qui    n'est   que    la  force   appliquée  à  la  loi. 
Ceci    fait    voir    qu'en    examinant    bien     le» 
choses,  on  trouverait  que  très-peu  de  nations 
ont  des  lois. Quoi  qu'il  en  soit ,  il  estsûr  que 
les  tribuns  n'ayant  aucune  partie  du  pouvoir 
çxécutif  ,    ne  purent    jamais   représenter  1& 
peuple  romain  par  les  droits  de  leurs  charges  , 
pliais  seulement  CJi  usurpant  sur  ceux  du  sénat. 


i58  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Cliez  les  Grecs  ,  tout  ec  que  le  peuple 
avait  à  faire  ,  il  le  fcsait  par  lui-inéine.  Il 
était  sa:is  cesse  asseiuljlé  siu'  la  place  ,  il 
habitait  un  climat  doux  ,  iî  n'était  point 
avide,  des  esclaves  fesaient  ses  travaux,  sa 
grande  aSaire  était  sa  iiijerte.  N'ayant  plus 
les  mêmes  avantages  ,  coiuinent  conserver 
les  mêmes  droits  ?  Vos  climats  jdIus  durs 
vous  donnent  plus  de  besoins,  Çd),  six 
mois  de  l'année  la  place  publique  n'fst  pas 
tcnahie,  vos  langues  sourdes  ne  peuvent  se 
faire  entendre  en  plein  air  ,  vous  donnez 
plus  à  votre  gain  qu'à  votre  liberté,  et  vous 
craignez  bien  moins  l'esclavage  que  ia  misère. 

Quoi  !  la  liberté  ne  se  maintient  qu'à 
l'appui  de  la  servitude  ?  peut-être.  Les  deux 
excès  se  touchent.  Tout  ce  qui  n'est  point 
dans  la  nature  a  ses  inconvéniens  ,  et  la 
société  civile  plus  que  tout  le  reste.  Il  y  a 
telles  positions  m.alheureuses  où  l'on  ne  peut 
conserver  sa  liberté  qu'aux  dépens  de  celle 
d'ar.trui  ,  et  où  le  citoyen  ne  peut  être  par- 
faitement libre  que  l'esclave  ne  soit  extrémc- 

(d)  Arloprcr  dans  les  pays  froids  le  luxe  et 
la  mollesse  des  Orientaux,  c'est  vouloi.'-  se  donner 
leurs  chaînes  ,  c'est  s'y  soumetlie  encore  plus 
né.essaiiemeut  qu'eux. 


s  O  C  I  A   L.  i59 

niput  esclave.  Telle  était  la  posllion  de 
v'^parle.  Pour  vous  ,  peuples  modernes,  vous 
n'avez  point  d'esclaves,  mais  vous  l'êtes, 
vous  [)ayez  leur  liberté'  de  la  vôtre.  Vous 
a\e/  beau  vanter  cette  ])rê(crence  ,  j'y  trouve 
jjUis   de    iàehetê  que    d'humanité. 

Je  n'entends  point  par  tout  cela  qu'il 
faille  avoir  des  esclaves  ,  ni  que  le  droit 
d'esclave  soit  le'gitimc  ,  puisque  j'ai  j)rouvc 
le  coulrairc.  Je  dis  .«;eulenicnt  les  raisons 
pourquoi  les  peuples  modernes  qui  se  croient 
libres  ont  des  representans  ,  et  pourquoi 
les  j)eupk"S  anciens  n'en  avaient  pas.  Quoi 
qu'il  en  soit,  a  l'instant  qu'un  peuple  se 
donne  des  repre'sentans  ,  il  n'eigt  plus  libre  , 
il  n'est  plus. 

Tout  bien  examiné,  je  ne  vois  pas  qu'il 
soit  désormais  possible  au  souverain  de  con- 
server parmi  nous  l'exercice  de  ses  droits  si 
la  cité  n'est  très-pctile.  Mais  si  elle  est  très- 
petite  ,  elle  sera  subjuguée  ?  Non.  Je  ferai 
voir  ci-après  (f)  comment  on  peut  réunir  la 

(c)  C'est  ce  que  je  m'étais  proposé  de  faire 
dans  la  suite  de  cet  ouvrage ,  lorsqu'en  traitant 
les  relations  externes  j'en  serais  venu  aux  con- 
fédéi  dtions  ;  matière  toute  neuve  et  où  les  priii- 
cipes  sont  encore   à  établir. 


î6o  DU     CONTRAT 

puissance,  extérieure  d'un  grand  peuple  arec 
la  police  aise'e  et  le  bon  ordre  d'un  petit 
Etat. 

CHAPITRE    XVI. 

Çve  J- Institution   du  gouçernement  n''est 
point  un    contrat. 

JLjE  pouvoir  législatif  une  fois  bien  établi  , 
il  s'agit  d'établir  de  même  le  pouvoir  exe- 
cutif; car  ce  dernier,  qui  n'opère  que  par 
des  actes  particuliers  ,  n'e'tant  pas  de  l'es- 
sence de  l'autre  ,  en  est  naturellement  sépare. 
S'il  e'tait  possible  que  le  souverain  ,  conside'rc 
connne  tel  ,  eût  la  puissance  executive  ,  le 
droit  et  le  fait  seraient  tellement  confondus 
qu'on  ne  saurait  plus  ce  qui  est  loi  et  ce 
qui  ne  l'est  pas  ,  et  le  corps  politique  ainsi 
dénaturé  serait  bientôt  en  proie  à  la  violence 
contre  laquelle  il  fut  institue'. 

Les  citoyens  e'tant  tous  égaux  par  le  con- 
trat social,  ce  que  tous  doivent  faire,  tous 
peuvent  le  prescrire  ,  au  lieu  que  nul  n'a  droit 
d'exiger  qu'un  autre  fasse  ce  qu'il  ne  fait  pas 
lui-même.  Or  c'est  proprement  ce  droit  , 
igdis4>cHsabl«  pom-  faire  TÎTie  et  mouvoir  le 


SOCIAL.  161: 

corps  politique,  que  le  souverain  donuc  au 
})iincc  eu  instituaut  le  gouvern émeut. 

Plusieurs  eut  pre'tendu  que  l'aete  de  cet 
rtablisseiueut  c'tait  un-  coutrat  entre  lo 
peuple  et  les  clicis  qu'il  se  donne  ;  con- 
trat par  lequel  on  stipuloit  entre  les 
deux  ])artlcs  les  conditions  sous  lesquelles 
l'une  s'obligeait  à  commander  ,  et  l'autre 
à  obe'ir.  On  conviendra,  je  m'assure,  que 
voilà  une  étrange  manière  de  cou  tracter!  mal» 
voyons  si  cette  opinion  est  soutcnable. 

rremièremcnt ,  l'autorité  suprême  ne  pcul 
pas  plus  se  luodifier  que  s'aliéner;  la  limitée 
c'est  la  détruire.  Il  est  absurde  et  contradic- 
toire que  le  souverain  se  donne  un  supérieur  ; 
«'obliger  d'obéir  à  un  maître  ,  c'est  se  remettre 
en    pleine   liberté. 

Pc  plus  ,  il  est  évident  que  ce  contrat  du 
peuple  avec  telles  ou  telles  personnes  serait 
un  acte  particulier.  13'où  ilsuitque  cecontrafe 
uc  saurait  être  une  loi  ni  un  acte  de 
souveraineté  ,  €t  que  par  conse'quent  il  se- 
rait illégitime. 

On  voit  encore  que  les  parties  contrac- 
tantes seraient  entr'elîcs  sous  la  seule  loi  de 
nature  et  sans  aucun  garant  de  leurs  enga- 
îjemcns  réciproques  ,  ce  qui  répugne  de  tantes 


i62  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

^uianièics  à  l'état  civil  ;  celui  qui  a  la  force 
en  main  étant  toujours  le  maître  de  l'exé- 
cution ,  autant  vaudrait  donner  le  nom  de 
contrat  à  l'acte  d'un  homme  qui  dirait  à 
un  autre  :  «  Je  vous  douïîe  tout  mon  bien  , 
»  à  condition  que  vous  m'en  rendrez  ce  qu'il 
»  vous  plaira.  » 

Il  n'y  a  qu'un  contrat  dans  l'Etat,  c'est 
celui  de  l'association  ;  celui-là  seul  en  exclut 
tout  autre.  On  ne  saurait  imaginer  aucun 
contrat  public,  qui  ne  fût  une  violation 
du  premier. 

CHAPITRE    X  V  I  L 

De  r institution  du  gouifernement. 


S 


G  TJ  s  quelle  idée  faut-il  doue  concevoir 
l'acte  par  lequel  le  gouvernement  est  insti- 
tué ?  Je  remarquerai  d'abord  que  cet  acte 
est  complexe  ou  composé  de  deux  autres, 
savoir  réiablissement  de  la  loi,  et  l'exécution 
de  la  loi. 

Par  le  premier  ,  le  souverain  statue  qu'il 
y  aura  un  corps  de  gouvcrnemeat  établi 
80US  telle  ou  telle  forme;  et  il  est  clair  que 
«et  acte  est  une  loi. 


SOCIAL.  i65 

Par  le  sccogd  ,  le  peuple  Tiomme  les  cliel's 
qui  seront  chargés  du  «gouvernement  établi  : 
or  cette  nomination  étant  un  acte  purtieu- 
lier,  n'est  pas  une  seconde  loi,  mais  seu- 
lement une  suite  de  la  perij«lèrc  et  une  fonc- 
tion du  gouverucmcïit. 

La  didicuUé  est  d'entendre  comment  ou 
peut  avoir  un  acte  de  gouvernement  avant 
que  le  gouvernement  existe  ,  et  comment  le 
peuple,  qui  n'est  que  souverain  ou  sujet, 
peiU  devenir  prince  ou  magistrat  dans  cer- 
taines circonstances. 

C'est  encore  ici  que  se  découvre  une  de 
ces  étonnantes  propriétés  du  corps  politique  , 
par  lesquelles  il  concilie  des  opérations  con- 
tradictoires en  apparence.  Car  celle-ci  se  fait 
par  une  conversion  subite  de  la  souveraineté 
en  démocratie  ;  en  sorte  que  ,  sans  aucun 
changement  sensible,  et  seulement  par  une 
nouvelle  relation  de  tous  à  tous  ,  les  citoyens 
devenus  magistrats  passent  des  actes  géné- 
raux aux  actes  particuliers  ,  et  de  la  loi  à 
l'exéoution. 

Ce  changement  de  relation  n\'?t  point  uv.q 
subtilité  de  spéculation  sans  exemple  dans 
la  pratique  :  il  a  lieu  tous  les  jours  dans 
le  parlement  d'Angleterre,  où  la  chambie- 


164.  D  r     C  O  N  T  R  A  T 

hasse,  en  certaines  occasions  ,  se  tourne  eii 
^rand-comité ,  pour  mieux  discuter  les  af- 
faires ,  et  devient  ainsi  simple  commission , 
de  cour  souveraine  qu'elle  c'tait  l'instant  pre'- 
cédent  ;  en  telle  sorte  qu'elle  se  fait  ensuite 
rapport  à  elle-même ,  comme  chambre  des 
communes  ,  de  ce  qu'elle  vient  de  re'gler 
en  grand-comité'  ,  et  de'libère  de  nouveau 
sous  un  titre  de  ce  qu'elle  a  de'jà  résolu  sous 
un  autre. 

Tel  est  l'avantage  propre  au  gouvernement" 
de'raocratique  de  pouvoir  être  établi  dans  le 
fait  par  un  simple  acte  de  la  volonté'  ge'- 
néralc.  Apres  quoi  ce  gouvernement  provi- 
sionnel reste  en  possession  si  telle  est  la 
forme  adopte'e  ,  ou  établit  au  nom  du  sou- 
verain le  gouvernement  prescrit  par  la  loi , 
et  tout  se  trouve  ainsi  dans  la  règle.  Il  n'est 
pas  possible  d'instituer  le  gouvernement  d'au- 
cune autre  manière  légitime  ,  etsans  renoncer 
aux  principes   ci-deyant  établi». 


s  O  C  1  A  T,.  i6S 

CHAPITRE    X  y  I  I  I. 

Moyen    de  préi>enir  les  usurpa  lions   du  ^ 
gouvernement. 


D 


E  CCS  eclaiicisscmeiis  ,  il  résulte,  en  con- 
Ijrmatioii  du  chapitre  XVI,  que  l'acte  qui 
institue  le  gouvcrneiucnt  n'est  point  uu 
contrat,  mais  Une  loi  ;  que  les  de'positaircs 
de  la  puissance  executive  ne  sont  point  les 
niaîtrcs  du  peuple  mais  ses  oHiciers;  qu'il 
peut  les  c'tablir  et  les  destituer  quand  il  lui 
plaît,  qu'il  n'est  point  question  pour  eux 
de  contracter,  mais  d'obéir,  et  qu'en  se 
chargeant  des  fonctions  que  l'Etat  leur  im- 
pose, ils  ne  font  que  remplir  leur  devoir  de 
citoyens ,  sans  avoir  en  aucune  sorte  le  droit 
de  disputer  sur  les  conditions. 

Quand  donc  il  arrive  que  le  peuple  institue 
mi  gouvernement  he'réditairc,  soit  monar- 
chique dans  une  famille  ,  soit  aristocratique 
dans  un  ordre  de  citoyens,  ce  n'est  point 
lui  engagement  qu'il  prend;  c'est  une  forme 
provisionnelle  qu'il  donne  à  l'administra- 
tion ,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  plaise  d'en  ordon- 
ner autrement. 


i€6  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Il  est  vrai  que  ces  cliangemeriS  sont  tou- 
jours dangereux,  et  qu'il  ne  faut  jamais  tou- 
cher au  gouveruciueut  établi  que  lor.<qu'il 
devient  incompatible  avec  le  bien  public  ; 
mais  cette  circonspection  est  une  maxime  de 
politique  et  non  pas  une  règle  de  droit  ,  et 
l'Etat  n'est  pas  plus  tenu  de  laisser  l'autorité 
civile  à  ses  chefs  que  l'autorité  militaire  à 
«es    gcne'raux. 

ïl  est  vrai  encore  qu'on  ne  saurait  en  pa- 
reil cas  observer  avec  trop  de  soin  toutes  les 
formalite's  requises  pour  distinguer  un  act€J 
régulier  et  le'gitime  d'un  tumulte  séditieux  , 
et  la  volonté  de  tout  un  peuple  des  clameurs 
d'une  faction.  C'est  ici  siu-tout  qu'il  ne  faut 
donner  au  cas  odieux  que  ce  qu'on  ne  peut 
lui  refuser  dans  toute  la  rigueur  du  droit  , 
et  c'est  aussi  de  cette  obligation  que  1« 
prince  tire  un  grand  avantage  pour  conserver 
«a  puissance  malgré  le  peuple  ,  sans  qu'on 
puisse  dire  qu'il  l'ait  usurpée  ;  car  en  pa- 
aaissant  n'user  que  de  ses  droits  ,  il  lui  est 
fort  aisé  de  les  étendre  ,  et  d'empêcher  sous 
le  prétexte  du  repos  public  les  assemblées 
destinées  a  rétablir  le  bon  ordre  ;  de  sort» 
qu'il  se  prévaut  d'un  silence  qu'il  empêche 
de  rompre  ,  ou  des   irrégularités  qu'il   fait 


s  O  C  I   A  L.  167 

commettre  ,  pour  supposer  eu  sa  faveur 
l'aveu  de  ceux  que  la  crainte  fait  taire,  et 
])Our  puulr  ceux  qui  osent  parler.  C'est  ainsi 
que  les  deceuivirs  ayante' te  d'abord  e'ius  pour 
un  au,  puis  continues  pour  une  autre  année  , 
tentèrent  de  retenir  à  perpc'tulté  leur  pou- 
voir, en  ue  peruiettant  plus  aux  comices 
de  s'assembler  ;  et  c'est  par  ce  facile  moyen 
que  tous  les  gouvernemens  du  monde  , 
une  fois  revêtus  de  la  force  publique  ,  usur- 
pent tôt  ou    tard   l'autorité  souveraine. 

Les  assemblées  périodiques  dont  j'ai  parlé 
ci-devant  ,  sont  propres  à  prévenir  ou  dif- 
férer ce  malheur  ,  sur-tout  quand  elles  n'ont 
pas  jjcsoin  de  convocation  formelle  :  car  alors 
le  prince  ne  saurait  les  empêcher  sans  se  d('cla- 
rcr  ouverteuicnt  infrac  leur  des  lois  et  eunemi 
de  l'Etat. 

L'ouverture  de  ces  assemblées  ,  qui  n'ont 
pour  objet  que  le  maintien  du  traité  social, 
doit  toujours  se  faire  par  deux  propositions 
qu'on  ne  puisse  jamais  supprimer  ,  et  qui 
passent  séparément  par  les  suffrages. 

La  première  ,  s'il  plaît  au  souverain  de 
conserver  la  présente  forme  de  gouverne^' 
ment. 

La    second©  ,    s'il  plaît  au  pevple  d'en 


i68  OU     CONTRAT 

laisser  r administration  à  ceux  qui  en  sont, 
actueUement  chargés. 

Je  suppose  ici  ce  que  je  crois  avoir  de'- 
anoîitré,  savoir  qu'il  n'y  a  dans  l'Etat  aucune 
loi  fondamentale  qui  ne  se  puisse  re'voquer  , 
lion  pas  même  le  pacte  social  ;  car  si  tous 
les  citoyens  s'assemblaient  pour  rompre  c» 
pacte  d'un  commun  accord  ,  on  ne  peut 
douter  qu'il  ne  fût  très-legltimement  rompu, 
Orotius  pense  même  que  chacun  peut  re- 
noncer à  l'Etat  dont  il  €st  membre  ,  et 
reprendre  sa  liberté'  naturelle  et  ses  biens  en 
sortant  du  pays  (/).  Or  il  serait  absurde 
que  tous  les  citoyens  réunis  ne  pussent  pas 
G£.  que  peut   se'pare'mcnt  chacun  d'eux. 

(/)  Bien  entendu  qu'on  ne  quitte  pas  pour 
éluder  son  devoir  ,  et  se  dispenser  de  servir  sa 
patrie  au  moment  qu'elle  a  besoin  de  nous.  La 
fuite  alors  serait  criminelle  et  punissable  ;  ce 
ne  serait  plus  retraite,  Kiais  désertion. 


LITRE 


s  O  C  I  A  L.  169 

LIVRE     IV. 

CHAPITRE     PREMIER. 

Que  la  l'ûloiité centrale  est  indcstructibh. 

X  A  N  T  que  pîusievirs  liommcs  leilnîs  se 
considèrent  comme  lia  seul  corps,  ils  n'tDiit 
qu'une  seule  volonté,  qui  se  rapporte  à  la 
commune  conservation  et  au  bien-être  gc'nr'- 
i"al.  Alors  tous  les  ressorts  de  l'Etat  sont  vi- 
goureux: et  simples  ,  ses  maximes  sont  claires 
et  lumineuses  ,  il  n'a  point  d'intérêts  em- 
brouillés ,  contradictoires,  le  ]:>ien  commun 
se  montre  par-tout  avec  évidence,  et  ne  de- 
ïnaude  que  du  bon  sens  pour  être  appcrcu. 
La  paix  ,  l'union  ,  l'égalité  sont  ennemies 
des  subtilités  politiques.  Les  hommes  droits  et 
simples  sont  diiTi-ciles  à  tromper  ,  à  caus« 
de  leur  simplicité  ;  les  leurres  ,  les  prétextes 
rafinés  ne  leur  eu  imposent  point  ;  ils 
Jic  sont  jîas  même  assez  fuis  pour  être 
dupes,  (^uand  on  voit  chez  le  plus  heureux 
peuple  du  monde  ,  des  troupes  de  paysans 
régler  les  aiTaires  de  l'Etat  sous  u\\  chcuc 
roliiiijue.  Touic  11.  3v. 


iro  DU     CONTRAT 

et  se  conduire  toujours  sagcmeiit ,  peut-on 
s'empêcher  de  nie'priser  les  rafiuemeiis  des 
autres  nations  ,  qui  se  rendent  illustres  et 
lui.'iérablcs  avec  tant  d'art  et  de  mystère  ? 

Un  Etat  ainsi  gouverne  a  besoin  de  très- 
peu  de  lois  ,  et  à  mesure  qu'il  devient  né- 
cessaire d'cii  promulguer  de  nouvelles  ,  cette 
Decessité  se  voit  universellement.  Le  premier 
qui  les  ])ropose  ne  fait  que  dire  ce  quêtons 
ont  déjà  senti  ,  et  il  n'est  question  ni  de 
brigues  ,  ni  d'éloquence  pour  faire  passer 
en  loi  ce  que  chacun  a  déjà  résolu  de  faire  , 
sitôt  qu'il  sera  sûr  que  les  autres  le  feront 
comme  lui. 

Ce  qui  trompe  les  raisonneurs  ,  c'est  que 
ne  voyant  que  des  Etats  mal  constitués  dès 
leur  origine  ,  ils  sont  frappés  de  l'inq^ossibilité 
d'y  maintenir  une  sembîa])le  police.  Ils  rient 
d'imaginer  toutes  les  sottises  qu'un  fourbe 
adroit,  un  parleur  insinuant  pourrait  per- 
suader au  peuple  de  Paris  ,  ou  de  Londres. 
Ils  ne  savent  pas  que  Cromivel  eût  été  mis 
aux  sonnettes  par  le  peuple  de  Berne  ,  et  le 
duc  de  Beaiifort  a.  la  discipline  par  les  Ge- 
nevois. 

Mais  quand  le  nœud  social  commence 
à  se  relâe^her  et  l'Etat  à  s'affaiblir  ;  quand  les 


s  O  C  I  A  L.  171 

ÎMtcJcts  particuliers  couimcnccnt  à  se  faire 
sentir  et  les  petites  sociétés  à  influer  sur  la 
grande,  l'intérêt  commun  s'altère  et  trouve 
des  opposans  ,  l'unanimité  nerè{.^ne  plus  dans 
les  voix,  la  volonté  ii,ériéralc  n'est  plus  la 
volonté  de  tous,ils'éicvc  des  contradictions  , 
des  déliais  ,  et  le  meilleur  avis  ne  passe  point 
sans  disputes. 

Enfin  quand  l'Etat  près  de  sa  ruine  ne 
sui)sibte  plus  que  par  une  forme  illusoire 
et  vaine  ,  que  le  lien  social  est  romj)u 
dans  tous  les  cœurs,  que  le  plus  vil  intérêt 
se  pare  effrontément  du  nom  sacré  du  bien 
public  ,  alors  la  volonté  générale  devient 
muette  ;  tous  guidés  par  des  motifs  secrets 
n'opinent  pas  plus  comme  citoyens  ,  que  si 
l'Etat  n'eût  jamais  existé  ,  et  l'on  fait  passer 
faussement  sous  le  nom  de  lois  des  d('crets 
iniques  qui  n'ont  pour  but  qne  l'intérêt 
particulier. 

S'ensuit-il  de-là  que  la  volonté  j^énérale  soit 
aiu'antie  ou  corrompue  ?  non  ,  clic  est  tou- 
jours constante  ,  inaltérable  et  pure  ;  mais 
elle  est  subordonnée  à  d'autres  qui  l'em- 
portent sur  elle.  Chacun  détachaeit  son  inté- 
rêt de  l'intérêt  conunun  ,  voit  bien  qu'il 
ne  peut  l'eu  séparer  tout-à-lait,  m;:is  sa  part 

K  2 


172  T)  U     C  O  N  T  R  A  T 

du  mal  public  ne  lui  paraît  rien  auprès  du 
Lien  exclusif  qu'il  prétend  s'approprier.  Ce 
l)icn  particulier  excepte'  ,  il  veut  le  bien  gc'- 
ne'ral  pour  son  propre  intérêt  tout  aussi 
fortCKient  qu'aucun  autre.  Même  en  vcndanfe 
son  suffrage  à  prix  d'argent,  il  n'éteint  pas 
en  lui  la  volonté  générale ,  il  l'élude.  La 
faute  qu'il  commet  est  de  changer  l'e'tat  de 
la  question  ,'  et  de  répondre  autre  chose 
que  ce  qu'on  lui  demande  ;  en  sorte  qu'au 
lieu  de  dire  par  son  suffrage  ,  il  est  apan- 
iageux  h  l'Etat  ,  il  dit,  il  est  apanicrgeu:» 
à  tel  liomme  ou  a  tel  parti  (jue  tel  ou  tel 
af^is passe.  Ainsi  la  loi  de  l'ordre  public  daîis 
les  assemblées  n'est  pas  tant  d'y  maintenir  la 
volonté  générale  ,  que  de  faire  qu'elle  soi  If 
toujours  interrogée  et  qu'elle  réponde  tou- 
jours. 

J'aurais  ici  bien  des  réflexions  à  faire  sur 
le  simple  droit  de  voter  dans  tout  acte  àc 
souveraineté  ,  droit  que  rien  ne  peut  ôtcr 
aux  citoyens  ;  et  sur  celui  d'opiner  ,  de 
proposer  ,  de  diviser  ,  de  discuter  ,  que  le 
gouvernement  a  toujours  grand  soin  de  no 
laisser  qu'à  ses  membres  ;  mais  cette  im- 
portante matière  demanderoit  un  traité  à 
part,    et  je  ne  puis  tout  dire  daus  celui-©!. 


s  O  C  l  A  T,.  173 

CHAPITRE    IL 

Des.  sucrages. 


O 


X  voit  par  le  chapitre  précèdent  qij« 
la  manière  dont  se  traitent  les  affaires  géné- 
rales peut  donner  un  indice  assez  sûr  de 
l'état  actuel  des  moeurs,  et  de  la  santé  du 
corps  politique.  Flus  le  concert  règne  dani 
les  assemblées  ,  e'est-à-dii^  ,  plus  les  avis  ap- 
prochent de  l'unanimité  ,  plus  aussi  la  vo- 
lonté générale  est  dominante  ;  mais  les  long» 
débats  ,  les  dissentions  ,  le  tumulte  annon- 
cent l'ascendant  des  inttkêts- particuliers  et 
le  déclin  de  l'Etat. 

Ceci  paraît  moins  évident  quand  deux  o« 
plusieurs  ordres  entrent  dans  sa  constitution, 
comme  à  Rome  les  patriciens  et  les  plébéiens, 
dont  les  querelles  troublèrent  souvent  le* 
comices  même  dans  les  plus  beaux  temps  de 
la  république;  mais  cette  exception  est  plui 
^j)pareute  que  réelle  ,  car  alors  par  le  vice 
inhérent  aucorps  politique  on  a,  pour  ainsi 
dire  ,  deux  EtaU  en  un.  Ce  qui  n'est  pa§ 
vrai  des  deux  ensemble  est  vrai  de  chacutt 
sépajce'uient.  Et  en  effet ,  dans  les  teuisœ^ai»^ 


T-4  DU     CONTRAT 

les  plus  orageiTX  ,  les  plébiscites  dn  peuple  , 
quand  le  sénat  ne  s'enméjait  pas  ,  passaient 
toujours  tranquillement  et  à  la  grande  plu- 
ïalitédes  suffrages  :  les  citoyens  n'ayant  qu'un 
intérêt,  le  peuple  n'avait  qu'une  volonté. 

A  l'autre  extrémité  du  cercle,  l'unani- 
mité revient.  C'est  quand  les  citoyens  toinl)és 
dans  la  servitude  n'ont  plus  ni  liberté  ni  vo- 
lonté. Alors  la  crainte  et  la  flatterie  chan- 
gent en  acclamations  les  snfl'rages  ;  on  no 
délibère  plus  ,  on  adore  ou  Ton  maudit. 
Telle  était  la  vile  maiîière  d'opiner  du  sénat 
sous  les  empereurs.  Quelquefois  cela  se  fai- 
sait avec  des  précautions  ridicrdcs.  Tacite 
observe  que  sous  Othon  les  sénateurs  ,  ac- 
cablant /^'/V£'///z/^  d'exécrations,  alleelaient 
de  faire  en  même  temps  un  bruit  épouvan- 
table ,  a&ii  que,  si  par  hazard  il  devenait 
le  maître  ,  il  ne  pût  sayoir  ce  que  cliaeuii 
d'eux  avait  dit. 

De  ces  diverses  considérations  naissent  les 
maximes  sur  lesquelles  on  doit  régler  la  ma- 
îiière  de  compter  les  ^oix  et  de  comparer  les 
avis,  selon  que  la  voioucé  générale  est  plus 
ou  moins  facile  a  connaître ,  et  l'Etat  plus 
©u  moins  déclinant. 

Il  n'y  a  qu'une  seulç  loi  qui  j  par    sa  ua- 


s  O  C  T  A  L. 


I/O 


turc  ,  oxiL^nm  coiisri)ti'Ui'-nt  nnanlmc.  C'est 
]c  j)actc  .social  :  car  ra.t.sccialion  civile  est 
l'aelc  du  monde  le  plus  volonlaire  ;  tout 
lioinmc  étant  ne  libre  et  inaître  de  lui- 
inénir  ,  nul  ne  peut,  sons  quelque  prelcxto 
quec<'  puisse  cire,  l'assujettir  sans  son  aveu. 
J3rciderque  le  fils  d'un  esclave  naît  esclave, 
c'est  décider  qu'il   ne  nait  j3as  homme. 

Si  donc  lors  du  pacte  social  il  s'y  trouve  des 
opposans,  leur  oppasition  n'if)valide  pas  le 
contrat  ,  elle  emjjcclie  seulement  qu'ils  ne 
soient  compris;  ce  sont  des  e'Lranc;,ers  parmi 
des  citoyens.  Quand  l'Etat  est  institué,  le 
consentement  est  dans  la  re'sidence  ;  habiter 
le  territoire,  c'est  se  soumettre  à  la  souve- 
raineté,   (s) 

Hors  ce  contrat  primitif,  la  voix  du  })lus 
grand  nombre  ol)lii^e  toujours  tous  les  autres  ; 
c'est  une  suite  du  contrat  même.  Mais  on 
demande    comment   un    honunc    peut    étro 

(g)  Ceci  doit  toMJours  s'entendre  d'un  Etat 
libre  ;  car  rrailleurs  la  iinnille  ,  les  biens  ,  le 
défaut  d'asile  ,  la  néressiré  ,  la  violence  ,  peuvent 
reienir  un  habitant  dans  le  pays  malgré  lui  ,  et 
alors  son  séjour  seul  ne  suppose  plus  son  con- 
«eaternent  au  contrat  ou  à  la  violation  du 
coatrat. 


776  DU     CONTRAT 

libre  ,  et  forcé  de  se  conformer  a  des  volon- 
tés qui  ne  sont  pas  les  siennes.  Comment  les 
opposans  sont-ils  libres  et  soumis  à  des  loix 
auxquelles  ils  n'ont  pas  consenti  ? 

Je  réponds  que  la  question  est  mal  posée. 
Le  citoyen  consent  à  toutes  les  lois  ,  même 
à  celles  qu'on  passe  malgré  lui,  et  même  à 
celles  qui  le  punissent  quand  il  ose  eu  violer 
quelqu'une.  La  volonté  constante  de  tous 
les.membresde  l'Etat  est  la  volonté  générale  ; 
c'est  par  elle  qu'ils  sont  citoyens  et  libres.  (//) 
Quand  on  propose  une  loi  dans  rassem})lcè 
dn  peuple  ,  ce  qu'on  leur  demande  n'est 
})as  précisément  s'ils  approuvent  la  propo- 
sition ou  s'ils  la  rejettent ,  mais  si  elle  est- 
conforme  ou  non  à  la  volonté  générale  qui 
est  la  leur  ;  chacun  en  donnant  son  suf- 
frage dit  son  avis  là-dessus  ,  et  du  calcul  des 
vo-ÏK  se  tire  la  déclaration  de  la  volonté  gé- 
uéiale.  Quand  doue  l'avis  contraire  au  mien 

(h)  A  Gènes  on  lit  au  devant  des  prisons  et 
S>ur  les  fers  des  galériens  ce  mot  libertas.  Cetta 
application  de  la  devise  est  belle  et  juste.  En 
effet,  il  n'y  a  que  les  malfaiteurs  de  tous  états 
qui  empêchent  le  citoyen  d'être  libre.  Dans  ini 
pays  où  tous  C3&  gens-là  seraient  aux  galères  ^ 
on  jouirait  de  la  plus  parfaiî*  lioert^,. 


s*  O  C  I  A  C.  Ï77 

l'emporte,  cela  no  prouve  autre  cîiosc  sinon 
que  je  m'étais  trompe  ,  et  que  ec  que  j'cstU 
iiuiis  être  la  volonlé  j^ene'rale  ne  l'était  pas. 
Si  mou  avis  particulier  l'eût  emporté  ,  ]'au* 
rais  fait  autre  chose  qnece  que  j'avais  voulu, 
c'est  alors  que  je   n'aurais  pas   c'té  libre. 

Ceci  suppose  ,  il  est  vrai ,  que  tous  leH 
caractères  de  la  volonté  générale  sont  encore 
dans  la  pluralité  :  quand  ils  cessent  d'y  ctrc, 
t{uclque  parti  qu'on  prenne  il  n'y  a  plus  dé 
liberté. 

Eu  montrant  ci-devant  comment  on  subs-; 
4ituait  des  volontés  particulières  à  la  volonté 
générale  dans  les  délibérations  publiques  , 
i'ai  suffisamment  indiqué  les  moyens  prati- 
cables de  prévenir  cet  rcbus  ;  j'en  parlerai 
encore  ci-après.  A  l"'égard  du  nombre  pro- 
portionnel des  sufl'rages  pour  déclarer  cette 
■folonté  ,  j'ai  aussi  donné  les  principes  svjr 
lesquels  on  peut  le  déterminer.  LadlËFérence 
d'une  seule  voix  rompt  l'e'galité  ;  un  seul 
opi)osant  rompt  l'unanimité  :  mais  entre 
l'unanimité  et  l'égalité  il  y  a- plusieurs  par- 
tages inégaux  ,  à  chacun  desquels  ou  peut 
Jiver  ce  nombre  selon  l'état  et  les  l)esoin5 
du   corps  politique. 

t)eux  maximes  générales  peuvent  servira 


37S  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Tegler  ces  rapports  :  l'une  ,  que  plus  les  dé- 
libe'ratioiis  sont  impovtaiites  et  graves,  plus 
l'avis  qui  l'emporte  doit  approcher  de  l'una- 
nimité :  l'autre,  que  plus  l'afraire  agite'e 
exige  de  célérité  ,  plus  ou  doit  resserrer  la 
difîéreuce  prescrite  dans  le  partage  des  avis; 
dans  les  délibérations  qu'il  faut  terminer  sur- 
îe-cliamp  ,  l'excédent  d'une  seule  voix  doit 
suffire.  La  première  de  ces  maximes  paraît 
plus  convenable  aux  lois,  et  la  seconde. aux 
affaires.  Quoi  qu'il  eu  soit  ,  c'est  sur  leur 
combinaison  que  s'établissent  les  meilleurs 
rapports  qu"ou  peut  donner  à  la  pluralité 
pour  prononcer. 

CHAPITRE     II  I. 

Des  élections. 


A 


l'égard  des  élections  du  prince  et  des 
magistrats,  qui  sont,  comme  je  l'ai  dit, 
des  actes  couiplexes  ,  il  y  a  deux  voies  pour 
y  procéder  ;  savoir ,  le  chois  et  le  sort. 
L'une  et  l'autre  ont  été  employées  eu  di- 
Tcrses  républiques,  et  l'on  voit  encore  ac- 
t:;c;leincnt  un  mélange  très-compliqué  dos 
deux  dans  l'élccllou  du   doge  de  Yenisc. 


SOCIAL.  179 

Lf  suffrage  par  le  sort ,  t\\t  MoTjtesijjiien, 
est  de  lu  nature  delà  démocratie.  3\n  con- 
viens ,  mais  comment  cela?  Le  sort j  cou- 
tlimc-t-il ,  est  une  façon  d'élire  qui  n'af- 
flige personne  ;  il  laisse  à  chaque  citoyen 
une  espérance  raisonnable  de  servir  la  patrie. 
Ce  ne  sont  pas  là  des  raisons. 

Si  l'on  fait  attention  que  l'élection  des 
chefs  est  une  fonction  du  gouvernement  et 
non  de  la  souveraineté  ,  on  verra  pourquoi 
la  voie  du  sort  est  plus  dans  la  nature  de  la 
démocratie  ,  où  l'administration  est  d'autant 
meilleure  que  les  actes  en  sont  moin  s  multiplie's. 

Dans  tonte  ve'ritablc  de'mocratie  la  ma- 
gistrature n'est  pas  un  avantage  ,  mais  uue 
charge  one'reuse  qu'on  ne  peut  justement 
imposer  à  un  particniicr  plutôt  quà  uii 
autre.  La  loi  seule  peut  imposer  cette  charge 
à  celui  sur  qui  le  sort  tombera.  Car  alors  la 
condition  e'tant  égale  pour  tous,  et  le  choix 
ne  dependantd'aucnnc  volonté'  hiunaine  ,  il 
n'y  a  point  d'application  particulière  qui 
altère  l'universalité  de  la  loi. 

Dans  l'aristocratie  le  priîice  choi.sit  le 
prince,  le  gouvernement  se  conserve  par 
lui-même  ,  et  c'est  là  que  les  suQVages  sout 
bien  places. 


îSo  D  U     C  O  :^  T  R  A  T 

L'exemple  de  l'élection  du  dogede  Teiilse 
connrine  cette  distinction  loin  de  la  dé- 
truire ;  cette  forme  méle'e  convient  dans 
un  go-iiv'ciiicment  mixte.  Car  c'est  une  er*- 
reur  de  prendre  le  gouvernement  de  Venise 
pour  une  vc'ri table  aristocratie.  Si  le  peuple 
n'y  a  nulle  part  an  gouvernement,  la  no- 
blesse y  est  peuple  elle-même.  Une  multi- 
tude de  pauvres  barnabotes  n'approcha  ja- 
ïnais  d'aucune  magistrature,  et  n'a  de  sa 
noblesse  que  le  vain  titre  d'excellence  et  le 
droit  d'assister  au  grand-conseil.  Ce  grand- 
conseil  e'tant  aussi  nombreux  que  notre 
conseil  -  gc'néral  à  Genève,  ses  illustres 
ruemlnes  n'ont  pas  plus  de  privilèges  que 
nos  simples  citoyens.  Il  est  certain  qu'ôtant 
l'extrême  disparité  des  deux  républiques,  la 
bourgeoisie  de  Genève  représente  exactement 
le  patriciat  vénitien,  nos  natifs  et  habitant 
représentent  les  citadins  et  le  peuple  de  V"e- 
tîise  ,  nos  paysans  représentent  les  sujets  dg 
terre-ferme  ;  eu  un  de  quelque  manière  que 
l'on  considère  cette  république  ,  abstraction 
faite  de  sa  grandeur,  son  gouvernement  n'ei^t 
pas  plus  aristocratique  que  le  nôtre.  Toute 
la  différence  est  que,  n'ayant  aucun  chef  'a 
vio,  non?  iravon?  naslc  même  Ijcsoin  du  sort. 

Lci 


SOCIAL.  28r 

Les  élections  par  sort  auraient  peu  d'in- 
convénient dans  une  véritable  dcmocratie  où 
tout  étant  égal ,  aussi  bien  par  les  mœurs  et 
par  les  talens  que  par  les  maximes  et  par  la 
fortune  ,  le  choix  deviendrait  presqu'indif- 
férent.  Mais  )'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avait 
point  de  véritable  démocratie. 

(^LLand  le  choix  et  le  sort  se  trouvent  mê- 
lés ,  le  premier  doit  remplir  les  places  qui 
deruaudeut  des  talens  propres,  telles  que 
les  emplois  militaires  :  l'autre  convient  à 
celles  où  suffisent  le  bon  sens,  la  justice, 
l'intégrité,  telles  que  les  charges  de  judica- 
ture  ;  parce  que  dans  un  Etat  bien  consti- 
tué ces  qualités  sont  communes  a  tous  lc« 
citoyens. 

Le  sort  ni  les  suffrages  n'ont  aucun  lieu 
dans  le  gouvernement  monarchique.  Le  mo- 
narque étant  de  droit  seul  prince  et  magis- 
trat unique  ,  le  choix  de  ses  lieutenans  n'ap- 
partient qu'à  lui.  Ouand  l'abbé  de  St.  Pierre 
proposait  de  multiplier  les  conseiJs  du  roi 
de  France  et  d'en  élire  les  membres  par 
scrutin  ,  il  ne  voyait  pas  qu'il  proposait  de 
changer  la  forme  du  gouvernement. 

Il  me  resterait  à  parler  de  la  manière  de 
donner  et  de  recueillir   les   yoiJ.  dans  l'as- 

Politi>]ue,  î'oroe  IX.  L 


ï82  'Ù  V    C  O  N  T  R  A  T 

semblée  du  peupie  ;  mais  peut-être  riiis(o- 
riqne  de  la  police  romaine  à  cet  égard  cs- 
p!iq'jera-t-il  plus  sensiblement  toutes  les 
snaximes  que  je  pourrais  c'tablir.  Il  n'est  pas 
«ndigne  d'uu  lecteur  judicieux  de  vcirun  peu 
tn  détail  comment  se  traitaient  les  affaires 
publiques  et  particulières  dans  uu  conseil 
de  deux  cents  mille   hommes. 

CHAPITRE    IV. 

Des  comices   romains. 


N< 


o  u  s  n'avons  iniîs  monumens  l>ieu  assnrcs 
des  premiers  temps  de  Rome  ;  il  y  a  même 
grande  apparence  que  la  plupart  des  choses 
qu'on  en  débite  sont  des  fables;  (/)  et  en 
l^cne'ral  la  partie  la  plus  instructive  des 
annales  des  peuples,  qui  est  Thisloire  de 
leur  e'tabîissement  ,  est  celle  qui  nous  man- 
•^ue  le  plus.  L'expérience  nous  apprend  tous 

(z)  Le  nom  de  Rome ,  qu'on  prétend  venir 
de  Romuliis  ^  est  grec  et  signifie  force;  le  nom 
de  l^uma  est  gjfec  aussi ,  et  signifie  loi.  Quelle 
apparence  que  les  deux  premiers  rois  de  cette 
ville  aient  porté  d'avance  des  noms  &x  bie* 
tektiis  à  ce  qu'ils  ont  fait? 


s  G  C  r  A  L.  i82 

|/»9  jonrs  do  quelles  causes  naissent  Jes 
révolutions  des  ciiipiies;  mais  connue  il 
lie  se  forme  plus  de  peuple,  nous  n'avons 
guère  que  des  conjectures  pour  expliquer 
coQiiucnt  ils  se  sont  formes. 

Les  usai;es  qu'on  trouve  établis  attestant 
au  moins  qu'il  y  eut  mie  origine  à  ces  usages. 
Des  traditions  qui  remontent  à  ces  origines, 
Cf^lles  qu'appuyent  les  plus  grandes  autorités  , 
rt  que  de  plus  fortes  raisons, conlirincnt  , 
doivent  passer  pour  les  plus  certaines.  Voilà 
les  maximes  que  j'ai  tâché  de  suivre  eu. 
rechercha»! t  comment  le  plus  libre  et  le  plus 
])uissant  peuple  de  la  terre  exerçait  son  pou- 
voir suprême. 

-Après  la  fondation  de  Rome  la  rc'pu- 
iîlique  naissante  ,  c'est-à-dire  l'armée  du 
fondateur,  composée  d'Albains  ,  dcvSabins, 
et  d'c'trangers  ,  fut  divisc'e  en  trois  classes, 
qui  de  cette  division  prirent  le  nom  de 
Tribus.  Chacune  de  ces  tribus  fut  subdivisée 
en  dix  curies  ,  et  chaque  curie  en  decuries , 
a  la  tête  desquelles  on  mit  des  chefs  appelés 
Curions  et  Dtcurious. 

Outre  cela  on  tira  de  chaque  tribu  un 
corps  de  cent  cavaliers  ou  chevaliers  ,  appelé 
Centurie:  par  où  Tou  voit  que  ces  divisions, 

L2 


ï84  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

peu  nécessaires  dans  un  bourg  ,  n'étaient 
d'abord  que  militaires.  Mais  il  semble  qu'un 
instinct  de  grandeur  portait  la  petite  vilU 
de  Rome  à  se  donner  d'avance  une  police 
convenable  à  la  capitale  du  monde. 

De  ce  premier  partage  résulta  bientôt  un 
inconvénient.  C'est  que  la  tribu  des  Albaius 
(X-)  et  celle  des  Sabins  (/)  restant  toujours 
au  même  état ,  tandis  que  celle  des  étran- 
gers (///)  croissait  sans  cesse  par  le  cou- 
cours  perpétuel  de  ceux-ci  ,  cette  dernière 
ne  tarda  pas  à  surpasser  les  deux  autres. 
Le  remède  que  Sereins  trouva  à  ce  dange- 
reux abus  fut  de  changer  la  division  à  celle 
des  races  qu'il  abolit,  d'en  substituer  une 
autre  tirée  des  lieux  de  la  ville  occupés  par 
chaque  tribu.  Au  lieu  de  trois  tribus  il  en 
fit  quatre,  chacune  desquelles  occupait  une 
des  collines  de  Rome  et  eu  portait  le  nom. 
Ainsi  remédiant  à  l'inégalité  présente  il  la 
prévint  encore  pour  l'avenir  ;  et  a&n  que 
cette  division  ne  fût  pas  seulement  de  lieux 
ïnais  d'hommes  ,    il  déieudit  aux.  habitans 


{k)   Ram?ieiises, 
(l)   Tatïcnses^ 
(jn)   Luc  ère  s. 


SOCIAL.  t85 

d'un  quartier  de  passer  da»is  un  aiUrc,  ce  qui 
cuipccha  les  races  de  se  couioiidrc. 

Il  doubla  aussi  les  trois  anciennes  cen- 
turies de  cavalerie  et  y  eu  ajouta  douze 
autres,  mais  toujours  sous  les  anciens  uonis; 
moyeu  simple  et  judicieux  par  lequel  il 
acheva  de  di?tinfî;uer  le  corps  des  clievalicrs 
de  celui  du  peu2)le  ,  sans  faire  murmurer  ce 
dernier. 

A  ces  quatre  tribus  urbaines,  Senius  ea 
ajouta  quinze  autres  appelées  tribus  rusti- 
ques ,  parce  qu'elles  étaient  formées  des 
habitans  de  la  campagne  ,  partagés  en  au- 
tant de  cantons.  Dans  la  suite  on  en  fit 
autant  de  nouvelles  ,  et  le  peuple  romain 
se  trouva  enfin  divisé  en  trente-cinq  tribus; 
nombre  auquel  elles  restèrent  fixées  jusqu'à 
la   fin  de  la  république. 

De  cette  distinction  des  tribus  de  la  ville 
et  des  tribus  de  la  campagne  résulta  lui  effet 
digne  d'être  observé  ,  parce  qu'il  n'y  en  a 
point  d'autre  exem.ple  ,  et  que  Rome  lui  dut 
à-la-fois  la  conservation  de  ses  mœurs  et 
l'accroissement  de  son  empire.  On  croirait 
que  les  tribus  urbaines  s'arrogèrent  bientôt 
la  puissance  et  les  honneurs  ,  et  ne  tardèrent 
pas  d'avilir  les  tribus  rustiques;  ce  fut  tout 

L3 


ir;6  DU     C  O  X  T  K  A  T 

îe  coiilraire.  Ou  connaît  le  f!;cût  drs  pre- 
miers Romains  pour  la  vie  champêtre,  ('» 
goût  leur  venait  du  sage  instituteur  cjui 
iniit  a  la  liberté'  les  travaux  rustiques  et 
militaires  ,  et  relégua,  pour  ainsi  dire,  à  !a 
ville,  les  arts  ,  les  me' tiers  ,  l'intrigue,  la  for- 
tune et  l'esclavage. 

Ainsi  tout  ce  que  Rome  avait  d'illnstre 
rivant  aux  champs  et  cultivant  les  terres  , 
on  s'accoutuina  à  ne  chercher  que  là  les  sou- 
tiens de  la  republique.  Cet  e'tnt  étant  cchû 
des  plus  dignes  praticiens  fiU  honore'  de 
tout  îe  monde  ;  la  vie  siinple  et  laborieuse 
des  villageois  fut  prëferc'c  à  la  vie  oisive  et 
lâclic  des  bourgeois  de  Rome  :  tel  n'eût 
été  qu'un  malheureux  prolétaire  à  la  ville  , 
qui  ,  laboureur  aux  champs  ,  devint  un 
citoyen  respecté.  Ce  n'est  pas  sans  raison  , 
disait  f'a7-ro7i,  que  nos  magnanimes  ancêtres 
établirent  au  village  la  pépinière  de  ces 
robustes  et  vaiîlans  hommes  qui  les  défen- 
daient eu  temps  de  guerre  ,  et  les  nour- 
rissaient en  temps  de  paix.  Pline  dit  posi- 
tivement que  les  tribus  des  champs  étaient 
honorées  à  cause  des  homm.cs  qui  les  com- 
posaient ;  au  lieu  qu'en  transférait  par 
ignominie  dans  celles  de  la  ville  les  lâches 


5  O  C  î  A  L.  i^ 

l|u'on  voulait  avilir.  Le  sahlii  Appins  Clau- 
dine ('tant  venu  s'ctablir  à  Rome  y  fut 
comblé  d'IioTUicnrs  ,  et  inscrit  dans  une 
tribu  ru>-tique  qui  prit  dans  la  suite  le  nom 
de  sa  famille.  Enfin  les  aflraucUis  entraient 
tous  dans  les  tribus  urbaines ,  jamais  dans 
les  rurales;  et  il  n'y  a  pas  durant  la  répu- 
blique un  seul  exemple  d'aucun  de  ces  alfran- 
chis  parvenu  à  aucune  magistrature  ,  quoi- 
que devenu  citoyen. 

Cette  maxime  c'tait  excellente  ;  mais  elle  fut 
pousse'e  si  loin,  qu'il  en  rctîUita  enrir.  un 
clia'igement  et  certainement  uu  abus  dans  la 
polica 

Premièrement  les  censeurs,  après  s'étre^ 
arroge  long-ten:ps  le  droit  de  transférer  arbi- 
trairement les  citoyens  d'une  tribu  à  l'autre, 
permirent  à  la  plupart  do  se  faire  inscrire^ 
dans  celle  qu'il  leur  plaisait:  permission  qui 
sûrement  n'était  bonne  à  rien  et  ôtait  un 
des  grands  ressorts  de  la  censure.  De  plus  , 
les  grands  et  les  puissans  se  fcsant  tous 
inscrire  dans  les  tribus  de  la  campagne  , 
vt  les  affranchis  devenus  citoyens  restant 
avec  la  populace  dans  celles  de  la  ville  , 
les   tribus, en   gént^'ral  n'eurent   plus  de  lieu 

c   trc 


38S  DU     CONTRAT 

tellement  méle'es  qu'on  ne  pouvait  plus  dis^ 
cerner  les  nieuibres  de  chacune  que  par  les 
registres,  en  sorte  que  l'idée  du  mot  tribu 
passa  ainsi  du  re'el  au  persouuel,  ou  plutôt, 
devint  presque  une  chimère. 

Il  arriva  encore  que  les  tribus  de  la  ville  , 
étant  plus  à  portée  ,  se  trouvèrent  souvent 
les  plus  fortes  dans  les  comices,  et  vendirent 
l'Etat  à  ceux  qui  daignaient  acheter  les 
suffrages    de  la  canaille    qui   les   composait. 

A  l'égard  des  curies  ,  l'instituteur  eu 
ayant  fait  dix  en  chaque  tribu,  tout  le  peu- 
ple romain ,  alors  renfermé  dans  les  murs 
de  la  ville,  se  trouva  composé  de  trente 
curies  dout  chacune  avait  ses  temples  ,  ses 
dieux  ,  ses  officiers  ,  ses  prêtres  et  ses  fêtes 
appelées  compitaîia  ,  semblables  aux  paga- 
nalia  qu'eiïreut  dans  la  suite  les  tribus 
rustiques. 

j^u  nouveau  partage  de  Servius  ^  ce 
nombre  de  trente  ne  pouvant  se  répartir 
également  dans  ses  quatre  tribus,  il  n'y 
voulut  point  toucher  ,  et  les  curies  indé- 
pendantes des  tribus  devinrent  une  autre 
division  des  habitans  de  Rome:  mais  il  ne 
fut  point  question  de  curies  ni  dans  les 
tribus  rustiques  ,   ni   dans  le  peuple  qui  les 


s  O  C  T  .\   L.  1^9 

compoi.ait  ,  parce  que  les  Lrihus  claiit  deve- 
nues un  fftablisscuicut  pureuiciit  civil  ,  et 
une  autre  police  ayant  été'  introduile  jjoiir 
la  levée  des  troupes ,  les  divisions  mili- 
taires de  Romuhis  se  trouvèrent  supcrnucs. 
iMnsi  quoique  tout  citoyen  fût  inscrit  dans 
une  tribu  ,  il  s'en  fallait  de  beaucoup  que 
chacun  ne   le   fût  dans  une  curie, 

Sen^îus  fit  encore  une  troisième  division 
qui  n'avait  aucun  rapport  aux  deux  prccc'- 
dentes  ,  et  devint  par  ses  cfTcts  la  plus 
importante  de  toutes.  Il  distribua  tout  le 
peuple  romain  en  six  classes  ,  qu'il  ne 
distinj^ua  ui  par  le  lieu  ni  par  les  hommes, 
mais  par  les  biens:  en  sorte  que  les  pre- 
mières classes  étaient  remplies  par  les  riches, 
les  dernières  par  les  pauvres  ,  et  les 
moyennes  par  ceux  qui  jouissaient  d'une 
fortune  me'diocre.  Ces  six  classes  c'taicnt 
subdivisc'cs  en  cent  quatre-vingt-treize  autres 
corps  appelés  centaines;  et  ces  corps  étaient 
tellement  distribue's  que  la  première  classe 
t\\  comprenait  seule  plus  de  la  moitié,  et 
la  dernière  n'en  formait  qu'un  seul.  Il  se 
trouva  ainsi  que  la  classe  la  moins  nom- 
breuse en  hommes  l'e'tait  le  plus  en  ccn- 
"Kirics  j  et  que  la  dernière  classe  entière  n'était 

L  3 


19^  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

comptée  que  pour  une  subdivision ,  hirn 
qu'elle  contînt  seule  plus  de  la  moitié  des 
habitaiis  de  Rome. 

_ACn  que  le  peuple  péîic'tràt  moins  les 
conséquences  de  cette  dernière  forme,  Ser~ 
Plus  affecta  de  lui  donner  un  air  militaire  : 
il  inséra  dans  la  seconde  classe  deux  ceu" 
turies  d'armuriers  ,  et  deux  d'instrumcns 
de  guerre  dans  la  quatrième.  Dans  chaque 
classe  ,  excepté  la  dernière  ,  il  distingua  les 
jevnies  et  les  vieux,  c'est-à-dire,  ceux  qui 
étaient  obligés  de  porter  les  armes,  et  ceux 
que  leur  âge  en  exemptait  par  les  lois;  dis- 
tinction qui,  pins  que  celle  des  biens, 
produisit  la  nécessite  de  rccommiencer  sou- 
vent le  cens  ou  dénombrement.  Enfin  il 
voulut  que  l'assemblée  se  tînt  au  champ  de 
Mars  ,  et  que  tous  ceux  qui  étaient  eu  âge 
de  servir  y  vinssent  avec  leurs  armes. 

La  raison  pour  laquelle  il  ne  suivit  pa:f 
dans  la  dernière  classe  cette  même  division 
d«s  jeu7)cs  et  des  vieux,  c'cct  qu'on  n'ac- 
cordait point  à  la  populace,  dont  elle  était 
composée ,  l'honneur  de  porter  les  armes 
pour  la  patrie  ;  il  fallait  avoir  des  foyers 
pour  obtenir  le  droit  de  les  défendre,  et 
de  ces  iaiiombrabies  troupes  de  gueux  dent 


SOCIAL.  igr 

brillent  ar.jonrd'liui  1rs  années  des  rois,  il 
n'y  en  a  pas  ua  peut-être  qui  n'ciît  été 
c)iassfc  avec  dédain  d'une  coiiorte  romaine  ,, 
quand  les  soldats  étaient  les  défenseurs  de  lai 
liberté. 

On  distingua  pourtant  eucore  ,  dans:  la 
dernière  classe,  \a prolétaires  de  cçux  qu'on 
appelait  capite  censi.  Les  premiers, non  tout- 
a-fait  réduits  à  rien  ,  donnaient  an  moins  des 
citoyens  à  l'Etat,  quelquefois  même  des  soldat» 
dans  les  besoins  prcssans.  Pour  ceux  qui  u'a- 
vaicîit  rien  dutoutetqu'onnepouvaitdénoin- 
brcrque  par  leurs  têtes,  ils  étaient  tout-à-fait 
regardés  comme  nuls  ,  et  Marins  fut  le  pr^îmicr 
qui  daigna  les  enrôler. 

Sans  décider  ici  si  ec  troisième  dérîombre— 
ment  était  bon  ou  mauvais  eu  lui-même,  jo 
crois  pouvoir  affirmer  qu'il  n'y  avait  que  les 
mœurs  simples  des  premiers  Romaius ,  leur 
désintéressement,  leur  goût  pour  l'agriculture, 
leur  mépris  pour  le  cojnmerce  et  pour  l'ardx'ur 
du  gain, qui  pussent  le  rendre  praticfi})le.  Où 
e.Ht  le  peuple  moderne  chez  lequel  la  dévorante 
avidité  ,  l'e^'jyrit  inquiet,  l'intrigue,  les  dépla- 
cemens  continuel  s,  les  perpétuel  les  révolutions 
des  fortunes  pussent  laisser  durer  vingt  ans  uiv 
pareil    élnblissemcut    sans    bouleverser    tout 

L  6 


193         DU     CONTRAT 

l'Etat  ?  Il  faut  méiiie  bien  remarquer  que  les 
tnœursetla  censure,  plus  fortes  que  cette  insti- 
tutioujencorrigèrentle  vice  à  Rome,  et  que  tel 
riche  se  vit  reie'gué  dans  la  classe  des  pauvres, 
pour  avoir  trop  étalé  sa  richesse. 

De  tout  ceci  l'on  peut  comprendre  aisément 
pourquoi  il  n'est  presque  jamais  fait  mention 
que  decinqclasses, quoiqu'il  y  eneiit  réellement 
six.  La  sixième  ne  fournissant  ni  soldats  à 
l'armée,  ni  votans  au  champ  de  Mars,  («) 
et  n'étant  presque  d'aucun  usage  dans  la  répu- 
blique, était  rarement  comptée  pour  quelque 
chose. 

Telles  furent  les  différentes  divisions  dupeu- 
ple  romain.  Voyonsàpréseutl'efiétqu'elles  pro- 
duisaient dans  les  assemblées.  Ces  assemblées 
légitiinementconvoquéess'appelaient<:<?//z/r^^y 
elles  se  tenaient  ordinairement  dans  la  place  de 
Rome  ou  au  champ  de  MarSj  et  se  distinguaient 
€n  comices  par  curies,  comices  par  centuries, 
«et  comices  par  tribus  ,  selon  celle  de  ces  trois 
formes  sur  lacruelle  elles  étaient  ordonnées  :  les 


(n)  Je  dis  au  champ  de  Mars j  parce  que  c'était  là  que 
s'assemblaient  les  comices  par  centuries  ;  dans  les 
deux  autres  formes  le  peuple  s'assemblait  auforum 
ou  ailleurs,  et  alors  les  caplte  censi  avaient  autant 
d'iûiluence  et  d'autorité  que  les  premiers  citoyens. 


s  O  C  I  A  L.  193 

comit—  par  curies  étaient  de  l'itistitutiou  de 
MoTiiuIusj  ceux  par  ceuturies  de  Se?ç>iusj  ceux 
par  tribus  des  tribuns  du  peuple.  Aucune  loi 
ne  recevait  la  sanction,  aucun  magistrat  n'était 
élu  que  dans  les  comices  ;  et  comme  il  n'y  avait 
aucuncitoycn  qui  ne  fût  inscrit  dans  une  curie, 
dans  une  centurie,  ou  dans  une  tribu  ,  il  s'en- 
suit qu'aucun  citoyen  n'était  exclus  du  droit 
de  suflrage  ,  et  que  le  peuple  romain  c'talt 
véritablement  souverain  de  droit  et  de  fait. 

Pour  que  les  comices  fussent  légitiiucmcut 
asscmble's,  et  que  ce  qui  s'y  fesaitciït  force  de 
loi,  il  fallait  trois  conditions:  la  première,  que 
le  corps  ou  le  magistrat  qui  les  convoquait  fût 
rrvctu  pour  cela  de  l'autorité  nécessaire  ;  la 
seconde  ,  que  l'assemblée  se  fît  un  des  jours 
permis  par  la  loi;îa  troisième,  quelesaugurcs 
fassent  favorables. 

La  raison  du  premier  règlement  n'a  pas 
besoin  d'être  expliquée.  Le  second  est  luie 
artaire  de  police;  ainsi  il  n'était  pas  permis  de 
tenir  les  comices  les  jours  de  férié  et  de  marché , 
où  les  gens  de  la  campagne  venant  à  Rome 
pour  leurs  affaires,  n'avaient  pas  le  temps  de 
passer  la  journée  dans  la  place  publique.  Par 
le  troisième  le  sénat  tenait  en  bride  un  peuple 
Êeret  remuant;  et  tempérait  à  propos  l'ardeur 


194  ^  U     CONTRAT 

des  tribuns  scditieux;  mais  ceux-ci  tiL''..vèrcnf 
plus  d'un  moyeu  de  se  délivrer  de  cette  gêne. 

Les  lois  et  réicctiou  des  chefs  n'étaient  pas 
les  seuls  points  soumis  au  jugement  des  co- 
mices: le  peuple  romain  ayant  usurpe'  les  plus 
importantes  fonctions  du  gouvernemeîit ,  on 
peut  dire  que  le  sortderCùiopce'tait  régie  dans 
ses  assemblées.  Cette  variété  d'objets  donnait 
lieu  aux  diverses  fonnes  que  prenaient  ces  as-» 
semblées ,  selon  les  matières  sur  lesquelles  ii 
avait  à  prononcer. 

Pour  juger  de  ces  diverses  forines  il  suffit  de- 
les  comparer.  Ro?nuhis  en  instituant  les  curies 
avait  en  vue  de  contenir  le  sénat  par  le  peuple 
et  le  peuple  par  le  sénat,  en  dominant  égale- 
ment sur  tous.  Il  donna  donc  au  peuple  par 
cette  forme  toute  l'autorité  du  nombre  pour 
balancer  celle  de  la  puissance  et  des  richesses 
qu'il  laissait  aux  patriciens;  mais  selon  l'esprit 
de  la  monarchie  ,  il  laissa  cependant  plus  d'a- 
vantage aux  patriciens  par  l'influence  de  leur*^ 
cîiens  surla  pluralité  des  suUrages.  Cette  admi- 
rable institution  des  patrons  et  descliens  fut  uiï 
chef-d'œuvre  de  politique  et  d'humanité,  saus 
lequel  le  patriciat ,  si  contraireà  l'esprit  delà 
république,  n'ciït  pu  subsister.  Roj-ie  seule  a 
eu  i'boiiueur  de    donner  au  monde  ce  bel 


s  O  C  I  A  L.  195 

exemple  ,  duquel  il  ne  lesiilta  jamais  d'abus  et 
cjui  pourtant  n'a  jamais  cte' suivi. 

Ottciuéinc  forme  des  curies  ayant  subsisté 
sous  les  rois  jusqu'à  Scrçins  y  et  le  rcjjnc  du 
dernier  Tarquin  n'étant  point  compté  pour 
lcf;itimc,  cela  lit  distinguer  généralement  les 
lois  royales  par  le  nom  de  leges  ciirlctce. 

Sous  la  république  les  curies,  toujours  bor- 
iiécsaux  quatre  tribus  urbaines  et  ne  contenant 
plus  que  la  populace  de  Rome  ,  ne  pouvaient 
convenir  ni  au  sénat  qui  était  à  la  tête  des 
patriciens,  ni  aux  tribuns  qui,  quoique  plé- 
béiens, étoicnt  a  la  te  te  des  citoyens  aisés.  Elles 
tombèrent  donc  dans  le  discrédit,  et  leur  avilis- 
sement fut  tel,  que  leurs  trente  licteurs  assem- 
i)lé.s  feraient  ce  que  les  comices  par  curies  au- 
raient du  faire. 

La  division  par  centuries  était  si  favora- 
ble à  l'aristocratie  ,  qu'on  ne  voit  pas  d'abord 
conuncnt  le  sénat  ne  l'emportait  pas  toujours 
dans  lescomices  qui  portaientce  nom,  et  par 
lesquels  étaient  élus  les  consuls,  les  censeurs 
€t  les  autres  magistrats  curulcs.  En  cfïct,  des 
centquatre-vmgt-treize  centuries  qui  formaient 
les  six  classes  de  tout  le  peuple  romain,  la  pie- 
miv'Me  classe  «n comprenant  quatre- vingl-di\- 
Luit,  et  les  voix  ne  se  comptant  que  par  ccutvi- 


196         DU     CONTRAT 

ries,  cette  seule  première  classe  remportait  en 
nombre  de  voix  sur  toutes  les  autres.  Quand 
toutes  ces  centuries  e'taient  d'accord, on  ne  con- 
tinuait pas  même  à  recueillir  les  suffrages  ;  ce 
qu'avait  décidé  le  plus  petit  nombre  passait 
pour  une  décision  de  la  multitude  ,  et  l'on  peut 
dire  que  dans  les  com-ces  par  centuries  les 
aQaircsse  réglaient  à  la  pluralité  des  écus  bien 
plus  qu'à  celle  des  voix. 

Mais  cette  extrême  autorité  se  tempérait  par 
deux  moyens.  Preniièremcnt  les  tribuns  pour 
l'ordinaire,  et  toujours  un  grand  nombro 
de  plébéiens  ,  étant  dans  la  classe  des  riches, 
balançaient  le  crédit  des  patriciens  dans  cette 
première  classe. 

Le  second  moyen  consistait  en  ceci,  qu'au 
lieu  de  faire  d'abord  voter  les  centuries  selon 
leur  ordre,  ce  qui  aurait  toujours  fait  com- 
mencer par  la  première,  on  en  tirait  une  au 
sort .  et  celle-là  (o)  procédait  seule  à  l'élection; 
/après  quoi  toutes  les  centuries  appelées  un 
autre  jour  selon  leur  rang  répétaient  la  même 
élection  et  la  confirmaient  ordinairement.  On 

(  0  )  Cette  centurie  ainsi  tirée  a.n  sort  s'appelait 
prcerogativa,  à  cause  qu'elle  était  la  première  à 
qui  l'on  demandait  son  suffrage,  et  c'est  de-là 
qu'est  venu  le  mot  de  prcrogatiye. 


SOCIAL.  197 

était  ainsi  rnutoiitc  de  l'exemple  au  rang 
pour  la  donner  au  sort  selon  le  principe  de  la 
de'inocratie. 

Il  résultait  de  cet  usage  un  autre  avantage 
encore;  c'est  que  les  citoyens  de  la  campagne 
avaient  le  temps  entre  les  deux  élections  de 
5'informer  du  mérite  du  candidat  provisionnel- 
Icnirnt  nommé,  afin  de  ne  donner  leur  voix 
qu'avec  connaissance  de  cause.  Mais  sous  pré- 
texte de  célérité  l'o?!  vint  a.  bout  dabolir  cet 
usage,  et  les  deux  élections  se  tirent  le  même 
jour. 

Les  comices  par  tribus  étaient  proprement 
le  conseil  du  peuple  romain.  Ils  ne  se  convo- 
quaient que  par  les  tribuns;  les  tribuns  y  étaient 
élus  et  y  passaient  leurs  plébiscites.  Non-seule- 
ment le  sénat  n'y  avait  point  de  rang  ,  il 
n'avait  pas  même  le  droit  d'y  assister,  et  forcés 
d'obéir  à  des  lois  sur  lesquelles  ils  n'avaient 
pu  voter,  les  sénateurs  à  cet  égard  étaient  moins 
libres  que  les  derniers  citoyens.  Cette  injustice 
était  tout-à-faitmal  entendue,  et  suffisait  seule 
pour  invalider  les  décrets  d'un  corps  où  tous 
ses  membres  n'étaient  pas  admis,  (^uand  tous 
les  patricienscussent  assisté  à  ces  comices  selon 
le  droit  qu'ils  en  avaient  comme  citoyens, 
devenus  alors  simples  particuliers,  ils  n'eussent 


19?         BU     C  O  X  T  R  A  T 

guère  influe  sur  une  forme  de  sudrages  qui  se- 
recuciUaicîitpar  tctc,  et  où  le  moiadrc prolé- 
taire pouvait  autautque  leseuat. 

Ou  voit  doue  qu'outre  l'ordre  qni  résultait 
de  ces  diverses  distributions  pour  le  recueille- 
ment des  suffrages  d'un  si  grand  peuple,  ces 
dîstrl})utions  ne  se  réduisaient  pas  à  des  tonnes 
indifférentes  en  ellcs-nisnies,  mais  que  cliacune 
avait  deseffets  rclatlis  aux  vues  qni  la  feraient 
préférer. 

Sans  entrer  là-dessus  en  de  plus  longs  dé- 
tails ,  il  résulte  des  éclaircissemens  précédens 
que  les  comices  par  tribus  étaient  les  plus  favo- 
rables au  go uvernemaut  populaire,  et  les  co- 
niicesparcenturiesàraristocratie.  A  l'égard  des 
comices  par  curies  où  la  seule  populace  de 
E.ome  formait  la  pluralité,  comme  ils  n'étaient 
boîis  qu'à  favoriser  la  tyrannie  et  les  mauvais 
desseins,  ils  durent  tomber  dans  le  décri,  les 
séditieux  eux-mêmes  s'abstenant  d'un  moyen 
qui  mettait  trop  à  découvert  leurs  projets.  II 
est  certain  que  torde  la  majesté  du  peuple  ro- 
main ne  se  trouvait  que  dans  les  comices  par 
centuries,  qui  seuls  étaient  complets;  attendu 
que  dans  les  comices  par  curies,  manquaient  les 
tribus  rustiques  ,  et  daus  les  coLuices  par  tribus 
le  sénat  et  les  patricicus. 


s  o  c  r  A  h 


'99 


Quant  àln  inauièirdc  recueil  11  rlos su îTraj^cs, 
elle  etaitchez  les  [)rcmicrs  Romai  ils  aussi  simple 
que  leurs  ui:rms,quOiqucmoins  simple  ejjcoro 
qu  a  Sparte.  Chacun  donnait  sou  suiTrage  à 
liante  voix  ,  un  ^icllicr  les  écrivait  à  mesure  ; 
pluralllé  de  voix  daiis  chaque  tribu  de'tcnni» 
liait  le  sufiVage  de  la  tribu;  pluralité  de  voix 
entre  les  tribus  déterminait  le  suflVagc  du 
pcuple,et  ainsi  des  curies  et  des  centuries.  Cet 
«sage  était  boti  tant  que  i'iionnctctc  léî^nràt 
cntrcics  citoyens,  et  que  chacun  avait  honte  de 
donner  pu])l!qucnient  son  suHrage  à  un  avis  in- 
juste ou  à  un  sujet  indigne:  mais  quatid  le  peu- 
ple se  corrompit,  et  qu'on  acheta  les  voix ,  il 
convint  qu'elles  se  donnassent  en  secret  pour 
contenir  lesachelcurspar  la  défiance,  et  fournir 
aux  fripons  le  nio^'cn  de  nYlre  pas  des  traîtres. 

Je  sais  que  (lVct'/'/9/2  blâme  ce  changement  et 
lu"^<ittribue  en  partie  la  ruine  de  la  république. 
!Mo'.s  quoique  Je  sente  le  poids  que  doitavoir 
ici  l'autorité  de  Cicéron ,  je  ne  puis  être  de  sou 
avis.  Je  pense  au  contraire,  que  pour  n'avoir 
pas  fait  assez  de  changemens  semblables  onac- 
célérala  perte  de  l'Etat.  Comme  le  régime  des^ 
gens  sains  n'est  pas  propre  aux  malades  ,  il  ne 
fautpa?  vouloir  gouverner  un  peu  pie  corrompu 
par   les   mêmes   lois  qui   conviennent   a   iUà 


200         DU     CONTRAT 

bon  peuple.  Rien  ne  prouve  mieux  cette 
maxime  que  la  duiée  de  la  lépubliquc  de 
Venise  ,  dont  le  simulacre  existe  encore  ,  uni- 
quement parce  que  ses  lois  ne  conviennent 
qu'à   de  me'chans  hommes. 

On  distribua  donc  aux  citoyens  des  ta- 
blettes par  lesquelles  cliacun  pouvait  voter 
sans  qu'on  sût  quel  e'toitson  avis.  On  e'tablit 
aussi  de  nouvelles  formalite's  pour  le  recueil- 
lement des  tablettes  ,  le  compte  des  voix  , 
la  comparaison  des  nombres ,  etc.  Ce  qui 
n'empêcha  pas  que  la  fidélité  des  officiers 
chargés  de  ces  fonctions  Ç  p  ")  ne  fût  sou- 
vent suspectée.  On  fit  enfin  ,  pour  em- 
pêcher la  brigue  et  le  trafic  des  suffrages, 
des  édlts  dont  la  multitude  montre  l'inu- 
tihté. 

Vers  les  derniers  temps  ,  on  était  sou- 
vent contraint  de  recourir  à  des  exjTedieus 
extraordinaires  pour  suppléer  à  l'insuffisance 
des  lois.  Tantôt  on  supposait  des  prodiges  ; 
mais  ce  moyen  qui  pouvait  en  imposer  au 
peuple  n'en  imposait  pas  à  ceux  qui  le 
gouvernaient  ;    tantôt   on  convoquait  brus- 

(p)     Custodes,    Vinlitores  ,    Rogatores    siifra- 

giorum. 


s  O  C  r  A  L.  201 

qnemeiit  une  assemblée  avant  que  les  can- 
didats eussent  cil  le  temps  de  faire  leurs 
brigues  ;  tantôt  on  consumait  toute  une 
séance  à  parler  quand  ou  voyait  le  peuple 
gagné  prêt  à  prendre  un  mauvais  parti  : 
mais  enfin  l'ambition  éluda  tout  ;  et  ce  qu'il 
3  a  d'incroyable  ,  c'est  qu'au  milieu  de  tant 
d'abus  ,  ce  peuple  immense,  à  la  faveur  de 
ses  anciens  règlemcns  ,  ne  laissait  pas  d'élire 
les  magistrats  ,  de  passer  les  lois  ,  de  juger 
les  causes  ,  d'expédier  les  aft'aires  particu- 
lières et  publiques  ,  presque  avec  autant  de 
facilité  qu'eut  pu  faire  le  sénat  lul-mcme. 

CHAPITRE     V. 

Du  tribunat. 

\^  a  A  N  D  ou  ne  peut  établir  uue  exacte  pro- 
portion entre  les  parties  constitutives  de  l'Etat, 
ouquedescausesindestructibîeseualtcreutsau* 
cesse  les  rapports  ,  alors  ou  institue  une  magis- 
trature particulière  qui  ne  fait  point  corps  avec 
les  aatres  ,  qui  replace  chaque  tciine  dans  son 
vrai  rapport,  et  qui  fait  une  liaison  au  un 
moyeu  terme  soit  ontrcle  prince  et  lepeuple^ 


>C2  DU     CONTRAT 

soit  entre  le  prince  et  le  souveralu  ,  soit  a-la- 
lois  des  deux  côtes  ,  s'il  est  iie'cessaire. 

Ce  corps,  que  J'appelerai  trihunat^  est  le 
conservateur  des  lois  et  du  pouvoir  législatif. 
11  sert  quelquefois  à  protéger  le  souverain  con- 
tre le  gouvernement,  comme  fesaieut  à  Rome 
les  tribuns  du  peuple  .quelquefois  à  soutenir  le 
gouvernement  contre  le  peuple,  comme  fait 
main  tenant  à  Venise  le  conseil  des  dix  ,  et 
quelquefois  à  maintenir  l'équilibre  de  part  et 
d'autre  ,  comme  fesoient  les  éphores  à  Sparte 

Le  tribunat  u'est  point  une  partie  constitu- 
tive de  la  cité,  et  ne  doit  avoir  aucune  portion 
delapuissance  léglsiativenidcrexécutivejmais 
c'est  eu  cela  même  queia  sienne  estphisgratide: 
car  ne  pouvant  rien  faire  ilpeuttoutempéclier. 
Il  est  plus  sacré  et  plusrévéré,  comme  défenseur 
des  lois,  que  le  prince  qui  les  exécute  et  que 
le  souverain  qui  les  donne.  C'est  ce  qu'on  vit 
Lienclairement  à  Rome  quand  ces  lierspavri- 
CJens,  qui  méprisèrent  toujours  le  peuple  entier, 
furcntforcésdc  fléchir  devant  un  fimpîeoîËcier 
d'i  peuple,  qui  n'avait  ni  auspices  ni  juris- 
diction. 

Le  tribunat  sagement  tempéré  est  le  plus 
ferme  appui  d'u!ie  bonne  constitution  ;  mais 
pour  peu  de  force  qu'il  ait  de  trop  ,  il  renveriiS 


s  ()  C  I  A  T..  2o5 

tout:  h  IVj^aid  de  sa  faiblc^s'/.  clic  iiVsl  pas 
dans  sa  nature,  et  pourvu  qu'il  soit  quelque 
clios'j  ,    il  nVst  jamais  uioius  qu'il    ne  faut. 

lldcEçeiière  eu  tyrannie  quand  il  usurpe  la 
puissance  executive  dout  il  n'est  que  le  uiodé- 
jatenr,  et  qu'il  vent  dispenser  les  lois  qu'il  ne 
doit  que  protéj^cr.  L'énorme  pouvoir  des  epho- 
res,  qui  fut  sans  danger  tatit  que  ^Sparte  con- 
serva ses  mœurs,  enacceleia  lacorruptioucoin- 
ineucee.  Le  sang  iVy^^is,  e'gorgé  par  ces  tyraus, 
lut  vengé  parsou  successeur:  lecrimc  et  le  châtia 
ment  des  épliores  littèreut  e'galement  la  perte  de 
la  répu]>lique  ,et  après  C/t'omcue  ^p'dite  ne  fut 
pins  rien.  Rome  périt  eucore  par  la  inéuio 
ToiejCtlc  pouvoir  excessif  des  tribuns  usurpé 
par  degrés  servit  cuau  ,  à  l'aide  des  lois  faites 
pour  la  liberté,  de  sauve-garde  aux  empereurs 
qui  la  détruisirent.  Quant  au  conseil  des  dix 
à  Venise,  c'est  un  tribuual  de  sang,  horriblo 
également  aux  patriciens  et  aujDcuple  ,  et  qui  ^ 
loin  de  protéger  hautement  les  lois,  ne  sert 
plus ,  après  leur  avilissement ,  qu'à  porter  dans 
les  téucbresdes coups  qu'on  n'ose  appcrcevoir. 
Le  tribnnat  s'alfaiblit  connue  le  gouverne- 
rncnt  par  la  multiplication  de  ses  membres. 
Quand  les  tribuns  du  peuple  romain,  d'abord 
•u  uonibrc  de  deux,  puis  de  cinq,  Youlurcur 


204         DU     CONTRAT 

doubler  ce  nombre,  le  ?cnat  les  laissa  faire,  bleu 
sûr  de  contenir  les  uns  par  les  autres  ;  ce  qui  ne 
manqua  pas  d'arriver. 

Le  meilleur  moyen  de  prévenir  les  usurpa- 
tions d'un  si  redoutable  corps,  moyen  dont 
nul  gouvernement  ne  s'est  a  vise  jusqu'ici,  serait 
de  ne  pas  rendre  ce  corps  permanent,  mais  de 
réglerdes intervalles  ,durantlesqueis  il  resterait 
supprimé.  Ces  intervalles  ,  qui  ne  doivent  pas 
être  assez  grands  pour  laisser  aux  abus  le  temps 
de  s'affermir,  peuvent  être  iixés  par  la  loi,  de 
manière  qu'il  soit  aisé  de  les  abréger  au  be- 
soin par  des  commissions  extraordinaires. 

Ce  moyen  me  paraît  sans  inconvénient  , 
parce  que  ,  comme  je  l'ai  dit,  le  tribunat  ne 
fesant  point  partie  de  la  constitution  peut  être 
oté  sans  qu'elle  en  souffre  ,  et  il  me  paraît 
efficace  ,  parce  qu'un  magistrat  nouvellement 
rétabli  ne  part  point  du  pouvoir  qu'avait 
son  prédécesseur  j  mais  de  celui  que  la  loi  lui 
ëoùue. 


CH-\riTPvE 


SOCIAL  2o5 

CHAPITRE    VI. 

De  la  dictature. 

I  i'i^FLExiBiLiTÉ  deslois  j  quiles  cmpcclie 
de  se  plier  aux  évciicmens,  peut  en  certains 
cas  les  rendre  pernicieuses  ,  et  causer  par  elles 
la  perte  de  l'Etat  dans  sa  crise.  L'ordre  et  la 
lenteur  des  formes  demandent  un  espace  de 
temps  que  les  circonstances  refusent  quelque- 
fois. Il  peut  se  présenter  uililc  cas  auxquels 
le  législateur  n'a  point  pourvu,  et  c'est  une 
prévoyance  très-nécessaire  de  sentir  qu'on  ne 
peut  tout  prévoir. 

11  ne  faut  donc  pas  vouloir  affermir  les 
institutions  politiques  jusqu'à  s'6 ter  le  pouvoir 
d'en  suspendre  l'efl'ct.  Sparte  elle-même  a 
laissé  doiTnir  ses  lois. 

Mais  il  n'y  a  que  les  plus  grands  dangers 
qui  puissent  balancer  celui  d'altérer  l'ordre 
public, et  l'on  ne  doit  jamais  arrcterlepouvoir 
sacré  des  lois  que  quand  il  s'agit  du  salut  de  la 
patrie.  Dans  ces  cas  rareset  manifestes  on  pour- 
voit a  la  sûreté  publique  parunacteparticulicr 
qui  en  remet  la  charge  au  plus  digne.  Cette 
commission  peut  se  donner  de  deux  manières 
selon  l'espèce  du  danger. 

Folit^^ue,  Tome  IL  M 


2c6         DU     CONTRAT 

Si  pour  y  reuicdier  il  suffit  d'augracnter 
l'activité  du  gouverueiucnt,  ou  le  couccutre 
dausuu  ou  deux  de  ses  membres  ;  aiusiceu'est 
pas  l'autoritc  des  lois  qu'où  altère  ,  mais  scu- 
leineutia  forme  de  leur  admiuistratiou.  Qua 
al  le  périlesttel  que  l'appareil  des  lois  soit  uu 
obstacle  à  s'eu  garantir,  alors  ou  uouime  uu 
chef  suprême  qui  fasse  taire  toutes  les  lois  et 
suspeade  uumomeutrautorite'  souveraiue;  eu 
pareil  cas  la  voiouté  ge'ue'ralc  u'est  pas  dou- 
teuse, et  il  estévideut  que  la  première  iuteutiou 
du  peuple  est  que  l'Etat  ue  périsse  pas.  De  celte 
luaiiièrola  suspeusiou  de  Fautorité  législative 
ne  l'abolit  point  :  le  magistrat  qui  la  fait  taire 
lie  peut  la  faire  parler,  il  la  domiue  saus  pou- 
voir la  représeiittr  ;  il  peut  tout  faire  ,  exccpt<> 
des  lois. 

Le  premier  moyen  s*cmj)lovaitpar  le  sénat 
romain  quand  il  chargeait  les  consuls  par  une 
formule  consacrée  de  pourvoir  au  salut  de  la 
république;  le  second  avait  lieu  quand  uu  des 
deux  consuls  uouuuait  uu  dictateur  :(!7)  usage 
dont  Albe  avait  douué  l'exemple  à  Pvome. 


(q)  Cette  nomination  ?e  fesait  de  nuit  et  en  «erret; 
comme  si  Ton  a. -ait  eu  iionte  de  mettre  un  homme 
au-d-ssus  des  lois. 


SOCIAL.  207 

Dans  les  coiiniicuccmciis  de  la  rcpiiljliqne 
on  eut  tivs-souvciit  recours  à  la  dictature, 
parce  que  l'Etat  u'avaitpasencorc  uucat>;irttc 
assez  lix'C  [jour  pouvoir  se  soutciiii  par  la  m  ulc 
i'orcc  de  sa  constitution.  Les  mœurs  rendant 
alorssuperflncsl)iendesprccaution.squicui>scnt 
été  nécessaires  dansiui  autre  temps,  on  ne  crai- 
gnait ni  qu'un  dictateur  abusât  de  son  autorité 
ni  qii'il  tentât  de  la  garder  au-delà  du  terme.  Il 
scmbia't,  au  contraire,  qu'un  si  grand  pouvoir 
fut  à  chargea  celui  qui  en  ecait  revêtu  ,  tant 
il  se  hâtait  de  s'en  défaire  ;  coiuiue  si  c'eût  été 
un  poste  trop  pénible  et  trop  périlleux  de  te- 
nir la  pi  ace  des  lois  ! 

Aussi  n'est-ce  pas  le  danger  de  l'abus  ,  mais 
ccluideravilisscmcnt,quimcfaitblârnerrnsa- 
ge  indiscretde  cette  suprême  magistraturedans 
les  premiers  temps,  ('artandis  cfu'on  la  prodi- 
guai ta  des  élections,  à  des  dédicacej-.Ii  des  choses 
dépure  formalité  ,  il  était  à  craincirc  qu'elle  ne 
devînt uioifisrodoutabl'jau  besoin,  etqn'on  ne 
s'accoutumât  a  rej^arder  conuue  un  vain  tltvc; 
celui  qu'on  n'employait  qu'à  de  vaincs  céré- 
monies. 

Vers  la  fin  de  Ir.  3épu])liquc ,  les  Romaiîis  , 
devenus  pluscirconsprcts  jUiénaçrèrent  la  dic- 
tature avec  aussi  peu  de  raison  qu'Hs  l'avaient 

M  2 


2o8  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

prodiguée  autrefois.  Il  e'tait  aisé  de  voir  que 
leur  crainte  était  mal  fondée,  que  la  faiblesse 
de  la  capitale  fcsait  alors  sa  sûreté  contre  les 
magistrats  qu'elle  avait  dans  son  sein,  qu'un  dic- 
tateur pouvaitencertaiuscasdéfendrc  la  liberté 
publique  sans  jamais  y  pouvoir  attenter,  et  que 
les  fers  de  Rome  ne  seraient  point  forgés  dan» 
Rome  même  ,mais  dans  ses  amiées  :  le  peu  de 
résistance  quelirent  Marins  à  SynaQt  Pompée 
à  César  ,  montra  bien  ce  qu'on  pouvait  atten- 
dre de  l'autorité  du  dedans  contre  la  force  du 
dehors. 

Cette  erreur  leur  fit  faire  de  grandes  fautes. 
Telle  ,  par  exemple  ,  fut  celle  de  n'avoir  pas 
nommé  un  dictateur  dans  l'affaire  de  CatiUna; 
car  comme  il  n'était  question  que  du  dedans 
de  la  ville  ,  et ,  tout  au  plus ,  de  quelque  pro- 
vince d'Italie,  avec  l'autorité  sans  bornes  que 
les  lois  donnaient  au  dictateur  il  eût  facilement 
dissipélaconjuratiou,qui  ne  fut  étouflée  que 
par  un  concours  d'heureux  hasards  que  ja- 
mais la  prudence  humaine  ne  devait  attendre. 

Au  lieu  de  cela,  le  sénat  se  coritenta  de 
remettre  tout  son  pouvoir  aux  consuls;  d'où 
il  arriva  que  Cicéron  ,  pour  agir  efiicaccment , 
fut  contraint  de  passer  ce  pou  voir  dans  un  poiitt 
capital, et  que  si  les  premiers  trani^ports  de  jûl& 


SOCIAL.  2Q9 

firent  approuver  sa  conduite,  ce  fn  t  avec  justice 
que  dans  la  suite  on  lui  dcniaudacomptc  dri 
sang  des  citoyens  verse' contre  les  lois;  reprocke 
qu'on  eut  pu  faire  à  un  dictateur.  Mais  l'élo- 
quence du  consul  entraîna  tout  ;  et  lui-même, 
quoique  romain,  aimantmieuxsa  gloire  que  sa 
patrie  ,  ne  cherchait  pas  tant  le  moyen  le  plu» 
legîtimeetlepîus  sûrdesauverrEtat,que  celui 
d'avoir  tout  riionneurde  cette  affaire.  (/•)  Aussi 
fut-il  honoré  justement  comme  libérateur  de 
Rome,  et  justement  puni  comme  mfracteur 
des  lois.  Quelque  brillant  qu'ait  été  son  rappel, 
il  est  certain  que  ce  fut  une  grâce. 

Au  reste  ,  de  quelque  manière  que  cctt© 
împortantecommissîonsoitconféréc  , il  impor- 
te d'en  fixer  la  durée  à  un  terme  très-court  qui 
jamais  ne  puisse  être  prolongé;  dans  les  crises 
qui  la  font  établir  ,  l'Etat  est  bientôt  détruit  ou 
sauvé,  et ,  passé  le  besoin  pressant,  la  dicta- 
ture devient  tyrannique  ou  vainc.  A  Rome  les 
dictateurs  ne  Tétant  que  pour  six  mois, In  plu- 
part abdiquèrent  avant  ce  terme.  Si  le  terme  eût 
été  plus  long,  peut-être  eussent-ils  été  tentés 

(r)  C'est  ce  dont  il  ne  pouvait  se  répondre  en  pro- 
posant un  dictateui- ,  n'osant  se  nommer  lui-iném» 
et  ne  pouvant  «'assuier  qi;e  «on  collègue  le  nomine- 
rai  t. 

M  3 


210         DU     CONTRAT 

de  le  prolonger  encore  ,  comme  firent  les  de'- 
ceirivirscrlui  d'une  année.  Le  dictateur  n'avait 
que  le  tenipj;  de  pourvoir  au  ]:)esoin  qui  ravaifc 
fait  élire,  il  n'avait  pas  celai  de  songer  à  dau- 
tres  projets. 

CHAPITRE    VIL 

De  la  censure. 


D 


E  même  que  la  déclaration  de  la  volonté 
gcue'rale  se  fait  par  la  loi,  la  déclaration  du 
jugement  public  se  fait  par  la  censiue;  l'opinion 
publique  est  l'espèce  de  loi  dont  le  censeur 
est  le  ministre,  et  qu'il  ne  fait  qu'appliquer  aux 
cas  particuliers,  à  l'exemple  du  prince. 

Loin  donc  que  le  tribunal  censorial  soit 
l'arbitre  deropiuiou  du  peuple,  il  n'en  est  que 
le  de'clarateur ,  et  sitôt  qu'il  s'en  écarte,  ses 
décisions  sont  vaines  et  sans  effet. 

Il  est  iuvitilede  distini^uer  les  mœurs  d'une 
nation  des  objets  de  sou  estime  ;  car  tout  cela 
tient  au  incme  principe  et  secoalond  nécessai- 
rement. Chez  tous  les  peuples  ClW  nioude  , 
ce  n'est  point  la  nature,  mais  l'opinion  qui 
décide  du  choix  de  leurs  plaisir?.  Rcdre.ser 
Ict  opluiOJis    de»    koiiimes  ^   et  leurs  majeurs 


SOCIAL.  211 

sYpiireront  (rdlcs-incnics.  On  aime  tonjoms 
ce  qui  est  l)t'aii  on  ce  qu'on  trouve  tel,  mais 
c'est  siir  ce  juj^enicnt  qu'on  se  trompe  ;  c'est 
donc  ce  jugement  qu'il  s'an,;t  de  ir:der. 
(^)ni  )n^e  des  nio  urs  jnge  de  l'honneur,  et 
qui  juge  de  l'honneur  prend  sa  loi  de 
ropinion. 

Les  opinions  d'un  peuple  naissent  de  sa 
constitution;  quoique  la  loi  ne  règle  pas  les 
mœurs  ,  c'est  la  le'pislation  qui  les  l'ait  naî Ire  ; 
quand  la  législation  s'aflalblit  les  mœurs 
dégéîùrent,  ma's  alors  le  jugement  dos  cen- 
seurs ne  fera  pas  ce  que  la  force  des  lois 
n'aura  pas  fait. 

11  suit  de-là  que  la  censure  peut  ctrc 
utile  pour  conserver  les  uiœnrs ,  jamais 
pour  les  rétablir.  Etablissez  des  censeurs 
durant  la  vigueur  des  lois  ;  sitôt  qu'elles 
l'ont  perdue,  tout  est  désespéré:  rien  de 
légitime  n'a  plus  de  force  lorsque  les  lois 
n'en   ont  plus. 

La  censure  maintient  les  mœurs  en 
empêchant  les  opinions  de  se  corrompre  , 
en  conservant  leur  droiture  par  de  sages 
applications,  quelquefois  même  en  les  fixant 
lorsqu'elles  sont  encore  incertaines.  L'usage 
des   seconds   daas  les  duels,   porté  jusqua 


212  D  U     C  O  ^'  T  R.  _A   T 

la  fureur  dans  le  royaume  de  France  ,  y 
fut  aboli  par  ces  seuls  mots  d'un  e'dlt  du 
roi  :  Quant  à  ceux  qui  ont  la  lâcheté 
d^ appeler  les  seconds.  Ce  jugement  préve- 
nant celui  du  ))ublic  le  détermina  tout  d'uji 
coup.  Mais  quand  les  mêmes  édits  voulurent 
prononcer  que  c'était  aussi  une  lâcheté  de 
se  battre  eu  duel ,  ce  qui  est  vrai ,  mais 
contraire  à  l'opinion  commune  ,  le  public 
se  moqua  de  cette  décision  sur  laquelle  son. 
jugement  était  déjà  porté. 

J'ai  dit  ailleurs  (>s>)  que  l'opinion  publi- 
que n'étant  point  soumise  à  la  contrainte, 
il  n'en  fallait  aucun  vestige  dans  le  tribunal 
établi  pour  la  représenter.  On  ne  peut  trop 
adînirer  avec  quel  art  ce  ressort ,  entièrement 
perdu  chez  les  modernes  ,  était  mis  en  œuvre 
chez  les  Romains  et  mieux  chez  les  Lacé- 
démo  niens. 

Un  homme  de  mauvaises  mœurs  ayajît 
ouvert  un  bon  avis  dans  le  conseil  de  Sparte  , 
les  éphores  sans  en  tenir  compte  iiient  pro- 
poser le  même  avis  par  un  citoyen  vertueux. 

(5)  Je  ne  fais  qu'indiquer  dans  ce  chapitre 
ce  que  j'ai  traité  plus  au  long  dans  la  lettre  à 
M.  iVAlemhçrt. 


s  O  C  T  A  L.  2i3 

Quel  honneur  pour  Tmi  ,  quelle  note  pour 
l'autre ,  sans  avoir  donné  ni  louange  ni 
blâme  à  aucun  des  deux!  Certains  ivrognes 
tic  Samos  (/)  souillèrent  le  tribunal  des 
rphorcs  ;  le  lendemain  par  e'dit  public  il 
fut  permis  aux  Samieiis  d'être  des  vilains. 
Un  vrai  cbâtinient  eût  ctê  moins  sevèro 
qu'une  pareille  impunité'.  (^)uand  Sparte  a 
prononce  sur  ce  qui  est  ou  n'est  pas  bon nctc, 
la  Grèce  n'appelle  pas  de  ses  jugemcus. 

CHAPITRE     Y  I  I  I. 

JDe  la   religion   civile, 

\  i  E  S  hommes  îi'eurent  point  d'abord 
d'autres  rois  que  les  dieux,  ni  d'autre  gou- 
vernement que  le  théocratique.  Ils  firent  le 
raisonnement  de  CaUgula ,  et  alors  ils  rai- 
sonnaient juste.  Il  faut  une  longue  altéra- 
tion de  sentlraens  et  d'idées  j)our  qu'on  puisse 
se  résoudre  à  prendre  son  semblable  pour 
maître  ,  et  se  flatter  qu'on  s'en  trouvera 
bien. 


(f)  Ils  étaient  d'une  antre  îl.-' ,  qtie  la  fîéli- 
cate<;se  de  notre  Kingue  dci'eui  de  liommer  daiu 
cette  cccasion. 


2T4        D  u    c  o  r;  T  R  A  T 

De  cela  scui  qu'on  m'jttait  Dieu  à  la  tête 
de  chaque  sociclc  politique,  iî  s'ensuivit 
qu'il  y  eut  autant  de  dieux  que  de  peuples, 
Deux  peuples  étrangers  l'un  à  l'autre  ,  et 
presque  toujours  ennemis  ,  ne  purent  long-  , 
tems  reconnaître  un  raôuîe  maître  :  deus 
annécà  ù?^  livrant  bataille  ne  sauraient  obéir 
au  méinc  Aie?.  Ainsi  des  divis!0"s  riationalcs 
résulta  le  poîytuéisnic  ,  et  dc-ls  riiiioîcrance 
tliéologique  et  civile  qui  naturcTlenient  est  lit 
ïiiérae  ,  consnie  il  sera  dit  ci-après. 

La  fantaisie  qu'eurent  les  Grecs  de  retrou- 
ver leurs  dieux  chez  les  peuples  barijare?  , 
vint  de  celle  qu'ils  avaient  aussi  de  se  regar- 
der comme  les  souverains  naturels  de  ces 
peuples.  Mais  c'est  de  nos  jours  une  éru- 
dition bien  ridicule  que  celle  qui  roule  sur 
î'identité  des  dieux  de  diverses  nations  ; 
comme  si  Moloch ,  Saturne  et  Chrovos 
pouvaient  être  le  même  dieu  ;  comme  si  le 
JBaaî  des  Phéniciens  ,  le  Zens  des  Grecs  et 
le  Jupiter  des  Latins  pouvaient  être  le  mé- 
îne  ;  comme  s'il  ponvoit  rester  quelque  chose 
commune  à  des  êtres  chimcriqnes  portant 
des  noms  differens. 

Que  si  l'on  demande  com.ment  dans  le 
paganisme,  où  chaque  Etat  avait  son  culte 


SOCIAL.  21  â 

et  ses  dic'iK  ,  il  n'y  avait  point  de  guerres 
de  religion  ,  )c  réponds  que  c'était  par  cela 
iiiêmc  que  chaque  Etat  ayant  son  culte  pro* 
pre  anssi-bicu  que  sou  gouvernement  ,  no 
distinguait  point  ses  dieux  de  ses  lois.  La 
guerre  politique  était  aussi  iheologique  :  les 
departouiens  des  dieux  étaient,  peur  ainsi 
dire  ,  iixe's  par  les  bornes  des  nations.  Lo 
dieu  d\in  peuple  n'avait  aucun  droit  sur  les 
autres  peuples.  Les  dieux  des  païens  notaient 
point  des  dieux  jaloux;  ils  partageaient  entre 
eux  l'empire  du  monde;  Moise  même  et  lo 
peuple  hébreu  se  prctaieiit  quelquefois  à 
cette  idée  en  parlant  du  Dieu  d'Ibracl.  Ils 
regardaient  ,  il  est  vrai  ,  comme  nuls  ies 
dieux  des  Cananéens  ,  peuples  proscrits  , 
voués  à  la  destruction  ,  et  dont  ils  devaient 
occuper  la  place;  mais  voyez  comment  ils 
pariaicîit  desdivinités  des  peuples  voisinsqu'il 
leur  était  défendu  d'attaquer!  Lapossesslon 
de  ce  qui  appartient  à  Chaînas  votre  dieu , 
disait  Jephtc  aux  Ar.imoniteSj  ne  vous  est- 
elle  pas  légitimement  due?  Ncus possédons 
au  même  titre  les  terres  que  notre  dieu  vain- 
queur s'est  acquises  {u^j.  C'était  là,  ce  me 

(  n  )   lionne  ea  qiict  possidet  Chamos  deus  ttius  tibi 
jure  dtber.turf  Tel  est  le  tçxie  delaVulgate.  i,e|.'<:»a 


2i6         DU     CONTRAT 

semble,  une  j^aritc  bien  reconnue  cnti-e  les 
droits  de  Chamos  et  ceux  du  Dien  dTsra'cl. 

Mais  quaud  les  Juifs  ,  soumis  anx  rois  de 
Babjione  et  dans  la  suite  aux  rois  de  Syrie, 
Voulurent  s'obstiner  à  ne  reconnaître  aucun 
autre  dieu  que  le  leur ,  ce  refus  ,  regardé 
comme  une  rébellion  contre  le  vainquenr  , 
leur  attira  les  persécutions  qu'on  lit  dans 
leur  histoire ,  et  dont  on  ne  voit  aucua 
^utre  exemple  avant  le  christianisme  (:r). 

Chaque  religion  étant  donc  uniquement 
attachée  aux  lois  de  l'Etat  qui  la  prescrivait , 
iln'yavaitpoint  d'autre  luanicre  de  convertir 
un  peuple  que  de  l'asservir  ,  ni  d'autres 
missionnaires  que  les  couqucrans  ;  etl'obli- 

de  Carrières  a  traduit:  Ne  crcye?-yous  pas  avoir  droit 
de  posséder  ce  qui  appartient  h  Chamos  votre  diew^ 
J'ignore  la  force  du  texte  hébreu;  mais  je  vois  que 
dans  la  Vnlgaie,  /e/»At«  reconnaît  positivement  le 
droit  du  dieu  CAflmo^,  et  que  le  traducteur  français 
affaiblit  cette  connaissance  par  un  selon  v9us  qui 
a'cit   pas  dans  le  latin. 

(  X  )  Il  est  de  la  dernière  évidence  que  la  guêtre 
des  Phocéens  ,  appelée  guerre  sacrée  ,  n'était 
point  une  guerre  de  religion.  Elle  avait  pour 
objet  de  punir  des  sacrilèges  et  non  de  sou- 
mettre des  micréans. 

gatloii 


s  O  C  I  A  L.  217 

gallon  de  changer  de  culte  étant  la  loi  des 
vaincus,  il  fallait  commencer  par  vaincre 
avant  d'en  parler.  Loin  que  les  hommes 
combattissent  pour  les  dieux  ,  c'étaient  , 
comme  dans  Homère  ,  les  dieux  qui  com- 
battaient pour  les  hommes:  chacun  deman- 
dait au  sien  la  victoire,  et  la  pciyait  par  de 
nouveaux  autels.  Les  Romains,  avant  de 
prendre  une  place,  sommaient  ses  dieux  de 
l'abandonner  ,  et  quand  ils  laissaient  aux 
Tarcntins  leurs  dieux  irrités,  c'est  qu'ils 
regardaient  alors  ces  dieux  comme  soumis 
aux  leurs  et  forcés  de  leur  faire  hommage  r 
ils  laissaient  aux  vaincus  leurs  dieux  comme 
ils  leur  laissaient  leurs  lois.  Une  couronne 
au  Jupiter  du  capitolc  était  souvent  le  seul 
tribut  qu'ils  imposaient. 

EuQnles  Romains  ayant  étendu  av«c  leur 
empire  leur  culte  et  leurs  dieux  ,  et  avant 
souvent  eux-mêmes  adopté  ceux  des  vaincus 
en  accordant  aux  uns  et  aux  autres  le  droit 
de  cité  ,  les  peuples  de  ce  vaste  empire  se 
trouvèrent  insensiblement  avoir  des  mnlti- 
titudes  de  dieux  et  de  cultes  ,  à-pcu-prcs  les 
mêmes  par-tout;  et  voilà  comment  le  pa;;a- 
nisme  ne  fut  enfin  dans  le  monde  couuii 
qu'une  seule  et  même  religloix. 

Polltii^ue.  Tome  II,  IS. 


2i8  DU     CONTRAT 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Jescs 
vint  établir  sur  la  terre  un  royaume  spiri- 
tuel ;  ce  qui ,  se'parant  le  système  the'olo- 
gique  du  système  politique  ,  fit  que  l'Etat 
cessa  d'être  un,  et  causa  les  divisions  intes- 
tines^ qui  n'ont  jamais  cessé  d'agiter  les  peu- 
ples chrétiens.  Or  ,  cette  idée  nouvelle  d'un 
royaume  de  l'autre  monde  n'ayant  pu  jamais 
entrer  dans  la  tête  des  païens  ,  ils  regardè- 
rent toujours  les  chrétiens  comme  de  vrais 
rebelles  qui  ,  sous  une  hypocrite  soumission, 
ne  cherchaient  que  le  moment  de  se  rendre 
indépendans  et  maîtres  ,  et  d'usurper  adroi- 
tement l'autorité  qu'ils  feignaient  de  respec- 
ter dans  leur  faiblesse.  Telle  fut  la  cause  des 
persécutions. 

Ce  que  les  païens  avaient  craint  est  arrivé  : 
alors  tout  a  changé  de  face ,  les  humbles 
chrétiens  ont  changé  de  langage,  et  bientôt 
on  a  vu  ce  prétendu  royaume  de  l'autre 
inonde  devenir  sous  un  chef  visible  le  plus 
violent  despotisme  dans  celui-ci. 

Cependant  comme  il  y  a  toujours  eu  un 
prince  et  des  lois  civiles  ,  il  a  résulté  de  cette 
double  puissance  un  perpétuel  conflit  de 
jurisdîction  qui  a  rendu  toute  bonne  police 
impossible  dans  les  Etats  chiétieris  ,  et  l'on 


s  O  C  1  A  L.  219 

n'a  jamais  pu  venir  à  bout  desavoir  iuiqiiel 
du  maître  ou  du  prêtre  ou  cLait  oblige 
d'obéir. 

Plusieurs  peuples  cependairt  ,  même  dans 
l'Europe  ou  à  sou  voisiuagc  ,  ont  voulu 
conserver  ou  rétablir  Taucieu  système  ,  mai» 
sans  succès;  l'esprit  du  christianisme  a  tout 
ga<;nc'.  Le  culte  sacré  est  toujours  resté  ou 
redevenu  indépendant  du  souverain,  et  sans 
liaison  nécessaire  avec  le  corps  de  l'Etat. 
Ma/iomci  eut  des  vues  très-saines  ,  il  lia  bicu 
son  systèiue  politique  ,  et  tajit  que  la  forme 
de  son  gouvernement  subsista  sous  les  califes 
ses  successeurs  ,  ce  gouvernement  fut  exac- 
tement un  ,  et  bon  en  cela.  Mais  les  Arabes 
deveims  florissans  ,  lettrés,  polis,  mous  et 
lâches  ,  furent  subjugués  par  des  barbares  : 
alors  la  division  entre  les  dcus:  puissances 
recommença  ;  quoiqu'elle  soit  moins  appa- 
rente chez  les  mahométans  que  chez  les  chié- 
tieus  ,  elle  y  est  pourtant  ,  sur-tout  dans 
la  secte  d'^/l ,  et  il  y  a  des  Etats  ,  tels  que 
la  Perse  ,  où  elle  ne  ce^se  de  se  faire  sentir. 
Parmi  nous,  les  rois  d'Angleterre  se  sont 
e'tajjîis  chefs  de  TEj^lise  ,  autant  en  ont  fait 
les  czars  ;  mais  par  ce  titre  ils  s'en  sont  moins 
rendus;  les  maîtres  q-.ic  Jies  ministres,  ils  ou^ 

N    ? 


J220  D  U     C  O  N  T  U  A  T 

moins  acquis  le  droit  de  la  changer  que  le 
pouvoir  de  la  maintenir;  ils  n'y  sont  pas 
législateurs,  ils  n'y  sont  que  princes.  Par- 
tout où  le  clergé  fait  un  corps  (  y  )  il  est 
maître  et  législateur  dans  sa  partie.  Il  y  a 
donc  deux  puissances  ,  deux  souverains  eu 
Angleterre  et  en  Russie  ,  tout  comme  ail- 
leurs. 

De  tous  les  auteurs  clirétiens ,  le  philo- 
sophe Hobhes  est  le  seul  qui  ait  bien  vu  le 
mal  et  le  remède  ,  qui  ait  ose  proposer  de 
réunir  les  deux  têtes  de  l'aigle  ,  et  de  tout 
ramener  à  l'unité  politique  ,  sans  laquelle 
jamais  Etat  ni  gouvernement  ne  sera  bien 
constitué.  Mais  il  a  dû  voir  que  Tesprit 
dominateur  du  christianisme  était  incompa« 

(}')  Il  faut  Lien  remarquer  que  ce  ne  sont 
pas  tant  des  assemblées  formelles  ,  comme  celles 
de  France  ,  qui  lient  le  clergé  en  un  corps  , 
que  la  communion  des  églises.  La  communion 
et  l'excommunication  sont  le  pacte  social  du 
clergé  ,  pacte  avec  lequel  il  sera  toujours  le 
maître  des  peuples  et  des  rois.  Tous  les  prêtres 
qui  communiquent  ensemble  sont  concitoyens  , 
fussent-ils  des  deux  bouts  du  monde.  Cette  in- 
vention est  un  chef-d'œuvre  en  politique.  Il  n'y 
avait  rien  Je  semblable  parmi  les  prêtres  païens; 
aussi  n'ont-ils  jamais  fait   un   corps   de  cleri^é. 


SOCIAL.  231 

tiblc  avec  sou  système,  et  que  l'Iiite'iét  du 
prêtre  serait  toujours  plus  fort  que  celui  de 
l'Etat,  Ce  litst  pas  tant  ce  qu'il  y  a  d'iior- 
ribîn  et  de  faux  dans  sa  politique  que  ce 
qu'il  y  a  de  juste  et  de  viai  qui  i'a  rendue 
odieuse  (-). 

Je  crois  qu'en  développant  sous  ce  point 
de  vue   les  faits    historiques,    ou  réfuterait 
aisemeutles   scntimens  oppose's  de  JJayle  et 
de   ff^arburton  ^    dont    l'uji    prétend    que 
nulle  religion  n'est  utile  au  corps  politique, 
et  dont  l'autre  soutient  au   contraire  que  le 
christianisme  en  est  le  plus  forme  appui.  Ou 
prouverait    au  premier    que  jamais   Etat  ne 
fut  fonde  que    la  religion   ne  lui  servît  de 
base,  et  au  second  que  la  loi  chrétienne  est 
au    fond    plus   nuisible    qu'utile  à    la  forte 
constitutioii  de  l'Etat.  Pour   achever  de  me 
faire  entendre  ,  il  ne  faut  que  donner  un  peu 
plus  de   précision    aux  idées  trop  vagues   de 
religion  relatives  à  mon  sujet. 

(?)  "^'oyez  enn'autres  dans  une  lettre  de  Groîius 
h  son  fière,  du  ii  avril  1*^43,  ce  que  ce  savant 
homme  approuve  et  ce  qu'il  blàrae  dans  le  livre 
de  Cive.  Il  est  vrai  que  ,  porté  à  riruluigence  ,  il 
paraîr  pardonner  à  l'auteur  le  bien  en  faveur  du 
nidl  ;  mais   tout  le  monde    n'est  pas  si  clément. 

N  3 


522  DU     CONTRAT 

La  religion  considérée  par  rapport  à  la 
société,  qui  est  ou  générale  ou  particulière, 
peut  aussi  se  diviser  en  deux  espèces,  savoir, 
la  religion  de  l'homme  et  celle  du  citoyen. 
La  première  ,  sans  temples  ,  sans  autels  , 
sans  rites  ,  bornée  au  culte  purement  inté- 
rieur du  Dieu  suprême  et  aux  devoirs  éter- 
nels de  la  morale  ,  est  la  pure  et  simple 
religion  de  l'Evangile  ,  le  vrai  théisme  ,  et 
ce  qu'on  peut  appeler  le  droit  divin  natu- 
rel. L'autre  ,  inscrite  dans  un  seul  pays  , 
lui  donne  ses  dieux ,  ses  patrons  propres  et 
tutélaircs  ;  elle  a  ses  dogmes  ,  ses  rites  ,  son 
culte  extérieur  prescrit  par  des  lois  ;  hors 
la  seule  nation  qui  la  suit  ,  tout  est  pour 
elle  iuiidelle,  étranger,  barbare  :  elle  n'é- 
tend les  devoirs  et  les  droits  de  l'homme 
qu'aussi  loin  que  ses  autels.  Telles  furent 
toutes  les  religions  des  prem!ei*s  peuples  , 
auxquelles  on  peut  donner  le  nom  de  droit 
divin  civil  ou  positif. 

Il  y  a  une  troisième  sorte  de  religion 
plus  bizarre,  qui  donnant  aux  hommes 
deux  législations  ,  deux  chefs  ,  deux  patries  , 
les  soumet  à  des  devoirs  contradictoires  et 
les  empêrhe  de  pouvoir  être  à-îa-fois  dévots 
et  citoyens.  Telle  est  la  religion  des  Lamas, 


s  v^  ;...*.  ^.  223 

telle  est  celle  des  Japonais  ,  tel  est  le  cliris- 
tianismc  romain.  Ou  peut  appeler  celui-ci 
la  religion  du  prêtre.  Il  en  resuite  une  sorte 
*4e  droit  mixte  et  iusociable  qui  n'a  point 
de    nom. 

A  considérer  politiquement  ces  troissortes 
de  religions,  elles  ont  toutes  leurs  défauts, 
La  troisième  est  si  e'videmment  mauvaise 
que  c'est  perdre  le  tems  de  s'amuser  à  le 
de'montrer.  Tout  ce  qui  rompt  l'unité'  so- 
ciale ne  vaut  rien  ;  toutes  les  institutions 
qui  mettent  l'homme  en  contradiction  avec 
lui-même  ne  valent  rien. 

La  seconde  est  bonne  en  ce  qu'elle  re'unit 
le  culte  divin  et  l'amour  des  lois  ,  et  que 
fesant  de  la  patrie  l'objet  de  l'adoration 
des  citoyens  ,  elle  leur  apprend  que  servir 
l'Etat  c'est  en  servir  le  dieu  tutëlaire.  Cest 
une  espèce  de  théocratie,  dans  laquelle  on 
ne  doit  point  avoir  d'autre  pontife  que  le 
prince  ,  ni  d'autres  prêtres  que  les  magis- 
trats. Alors  mourir  pour  son  pays  c'est 
aller  au  martyre  ,  violer  les  lois  c'est  être 
impie  ,  et  soumettre  un  coupable  à  l'exe'- 
cration  publique  c'est  le  dévouer  au  cour- 
roux des  dieux  ;    saccr  esto. 

Mais    elle    est  mauvaise    en    ce    qu'e'taut 

N  4 


^24  BU     C  O  N  T  R.  A  T 

foiidt'e  sur  l'errenr  et  sur  le  meusouge  ,  elîe 
trempe  les  hommes ,  les  rend  cre'dules  ,  su- 
perstitieux ,  et  noie  le  vrai  culte  de  la  Di- 
vinité dans  un  vain  ce'rc'monial.  Elle  est 
mauvaise  encore  quand  ,  devenant  exclusive 
et  tyrannique,  elle  rend  un  peuple  san- 
guinaire et  intole'rant  ;  en  sorte  qu'il  ne 
respire  que  meurtre  et  massacre,  et  croit 
faire  une  action  sainte  en  tuant  quiconque 
n'admet  pas  ses  dieux.  Cela  met  un  tel 
peuple  dans  un  e'tat  naturel  de  guerre  avec 
tous  les  autres  ,  très-nuisible  à  sa  propre 
sûreté'. 

Reste  donc  la  religion  de  l'homme  ou  le 
christianisme  ,  non  pas  celui  d'aujourd'hui, 
mais  celui  de  l'Evangile  ,  qui  en  est  tout-à- 
fait  différent.  Par  cette  religion  sainte,  su~ 
tlime  ,  véritable  ,  les  hommes  ,  enfans  du 
même  Dieu  ,  se  reconnaissent  tous  peur 
frères,  et  la  société  qui  les  unit  ne  se  dis- 
eont  pas  même  à   la  mort. 

Mais  cette  religion  n'ayant  nulle  relation 
particulière  avec  le  corps  politique  ,  lai.sse 
aux  lois  la  seule  force  qu'elles  tirent  d'elles- 
mêmes  sans  leur  en  ajouter  aucune  autre  , 
et  par-là  un  des  grands  liens  de  la  société 
particulière  reste  sans  effet.  Bleu  plus  ;  loiii 


s  O  C  I  A   L.  225 

d'attacher  les  c(Ciirs  des  citoyens  à  l'Etat  , 
elle  les  en  détache  comme  de  toutes  les  choses 
de  la  terre  :  )e  iic  connais  rien  de  plus  con- 
traire à  Tesprit  social. 

On  nous  dit  qu'un  peuple  de  vrais  chré- 
tiens formerait  la  plus  parfaite  société  que 
l'on  puisse  imaginer.  Je  ne  Vois  à  cette  sup- 
position qu'une  grande  difTiculte'  :  c'est 
qu'une  société  de  vrais  chrétiens  ne  serait 
plus   une  société   d'hommes. 

Je  dis  même  que  cette  société  supposée 
ne  serait  ,  avec  toute  sa  perfection  ,  ni  la 
plus  forte  ni  la  plus  durable  :  à  force  d'être 
parfaite  ,  elle  manquerait  de  liaison  ;  sou 
vice  destructeur  serait  dans  sa  pcrfectioa 
même. 

Chacun  remplirait  son  devoir  ;  le  peuple 
serait  soumis  aux  lois  ,  les  chefs  seraient 
justes  et  modérés  ,  les  ma;^istrats  intègres  , 
incorruptibles  ,  les  soldats  mépriseraient  la 
mort,  il  n'y  aurait  ni  vanité  ni  luxe  :  tout 
cela  est  fort  bien  ,    mais  voyons  plus  loin. 

Le  christianisme  est  une  religion  toute 
spirituelle  ,  occupée  uniquement  dts  choses 
du  ciel  :  la  patrie  du  chrétien  n'est  pas  de 
ce  monde.  Il  fait  son  devoir,  il  est  vrai  , 
mais  il  le   fait  avcx;    une   profonde    iudiffé- 

N  5 


226  DU     CONTRAT 

rencc  snr  le  bon  ou  mauvais  succès  de  ses 
soins.  Pourvu  qu'il  n'ait  rien  à  se  repro- 
cher ,  peu  lui  importe  que  tout  aille  bien 
ou  mal  ici-bas.  Si  l'Etat  eȔt  florissant  ,  a. 
peine  ose-t-il  Jouir  de  la  fe'licité  publique  , 
il  craint  de  s'enorgueillir  de  la  e^loire  de 
son  pays  ;  si  l'Etat  de'perit ,  il  be'iiit  la  main 
de  DîEQ  qui  s'appesantit  sur  sou  peuple. 
Pour  que  la  socie'te'  fût  paisible  et  que 
riiarmonie  se  niainttnt  ,  il  faudrait  que 
tous  les  cltt>ycns ,  fans  excepton  ,  fussent 
également  bons  cnre'ticns  :  mais  si  malheu- 
reusement il  s'y  trouve  un  seul  ambitieux  , 
nn  seul  hypocrite  ,  un  Cniilina  ,  par 
exemple  ,  un  Crom-ive! ,  colui-Ià  trcs-ccrtai- 
nem.ent  aura  l)on  uTarche  de  ses  pieux  com- 
patriotes. La  charité'  chrétienne  ne  permet 
pas  aisément  de  penser  mal  de  son  pro- 
chain. Dès  qu'il  aura  trouve' ,  par  quelque 
ruse  ,  l'art  de  leur  en  imposer  et  de  s'em- 
parer d'une  partie  de  l'autorité'  publique  , 
voilà  un  homme  constitué  en  dignité  ;  DieB' 
veut  qu'on  le  respecte;  bientôt  voila  une 
puissance  -,  Dieu  veut  qu'on  lui  obéisse. 
Le  dépositaire  de  cette  puissance  en  abuse- 
t-il  ?  c'est  la  verge  dont  Dieu  punit  ses 
eiifans.  On   se   ferait  couscience   de  chasser 


s  O  C  I  A  L.  227 

rusnrpatctn-  ;  il  faudrait  troubler  le  repos 
piibllc,  user  de  violence,  verser  du  sang  ; 
tout  cela  s'accorde  mal  avec  la  douceur  du 
chrétien  ;  et  après  tout  ,  qu'importe  qu'où 
soit  libre  ou  serf  dans  cette  vallée  de  mi- 
sères ?  rcssenticl  est  d'aller  en  paradis  ,  et 
la  résignation  n'est  qu'un  moyen  de  plus 
pour  cela. 

vSurvient-il  quelque  guerre  étrangère?  les 
citoyens  marchent  sans  peine  au  combat  , 
nul  d'entr'cux  ne  songe  a  fuir  ;  ils  font 
leur  devoir  ,  mais  sans  passion  pour  la 
victoire  ;  ils  savent  plutôt  mourir  quo 
Vaincre.  Qu'ils  soient  vainqueurs  ou  vain- 
cus ,  qu'importe  ?  la  Providence  ne  sait- 
elle  pas  mieux  qu'eux  ce  qu'il  leur  faut  ? 
(^u'on  imagine  quel  parti  un  ennemi  fier  , 
impétueux ,  passionné ,  peut  tirer  de  leur 
stoïcisme?  Mettez  vis-à-vis  d'eux  ces  peuples 
généreux  que  dévorait  l'ardent  amour  de  la 
gloire  et  de  la  patrie  ,  supposez  votre  ré- 
publique  chrétienne  vis-à-vis  de  Sparte  ou 
de  Rome,  les  pieux  chrétiens  seront  battus, 
écrasés  ,  détruits  avant  d'avoir  eu  le  temps 
de  se  reconnaître  ,  ou  ne  devront  leur  saint 
qu'au  mépris  ^^que  leur  ennemi  concevra 
pomeux.  C'était  un  beau  scrmeiità  mon  gré 

N  6 


228  DU     CONTRAT 

que  celui  des  soldats  de  Fabius  ;  ils  ne  ju- 
rèrent  pas  de  mourir  ou  de  vaincre,  ils  ju- 
rèrent de  revenir  vainqueurs  ,  et  tinrent 
leur  serment  :  jamais  des  chrétiens  n'en 
eussent  fait  un  pareil  ;  ils  auraient  cru  tenter 
Dieu. 

Mais  je  tac    trompe  en  disant  une  re'pu- 
l^lique  cbrétienne  ;  chacun  de  ces  deux  mots 
exclut  l'autre.    Le    christianisme  ne    prêche 
que  servitude  et  dépendance.  Sou   esprit  est 
trop  favorable  à    la   tyrannie  pour    qu'elle 
n'eu    profite   pas   toujours.    Le?   vrais   chré- 
tiens  sont   faits    pour    être   esclaves  ;  ils   le 
savent  et    ne   s'en    émeuvent    guère,    cette 
courte  vie  a  trop  peu  de  prix  à  leurs  yeux. 
Les  troupes  chrétiennes    sont  excellentes  , 
nous  dit-oîi.  Je  le  nie.   Qu'on  m'en  montre 
de  telles.  Quant  à  moi,  je  ne  connais  point 
de  troupes  chrétiennes.    On    me    citera    les 
croisades.    Sans  disputer    sur   la  valeur    des 
croisés,    je    remarque  que   bien  loin    d'être 
des  chrétiens,  c'étaient  des  soldats  du  prétit;, 
c'étaient  des  citoyens  de  VEglise  ;  ils  se  bat- 
taient pour  son  pays  spirituel  ,  qu'elle  avait 
rendu  temporel  on    ne  sait  comment.  A  le 
})ien  prendre  ,  ceci  rentre  sous  le  paganisme  ; 
comme  rEYaDgile  n'établit  point  une   reli- 


SOCIAL.  229 

gion  nationale  ,  toute  t^uerrc  sacrée  est  im- 
possible parmi  les  chrétiens. 

Sous  les  empereurs  païens  les  soldats 
chrétiens  étaient  braves  ;  tous  les  auteurs 
chrcliens  l'assurent ,  et  je  le  crois  :  c'était 
une  émulation  d'honneur  contre  les  troupes 
pa'/enncs.  Dès  que  les  empereurs  furent 
clircliens,  cette  émulation  ne  subsista  plus, 
et  quand  la  croix  eut  chassé  l'aigle,  toute 
la   valeur  romaine  disparut. 

Mais  laissant  à  part  les  consiv^éralious  po- 
litiques, revenons  au  droit,  et  fixons  les 
j)rineipes  sur  ce  point  important.  Le  droit 
que  le  pacte  social  donne  au  souverain  sur 
les  sujets  ,  ne  passe  point  ,  comme  je  l'ai 
dit,  les  bornes  de  l'utilité  publique.  (  ^  ) 
Les  sujets  ne   doivent  donc  compte  au  sou- 

(û)  Dans  la  république^  dit  le  marquis  CCAr- 
gciisjn ,  ckiicun  est  parfaitement  libre  en  ce  qui  ne 
nuit  pas  aux  autres.  Voilà  la  borne  invariable  ; 
on  ne  peut  la  poser  plus  exactement.  Je  n'ai 
pu  me  refuser  au  plaisir  de  citer  quelquefois  ce 
manuscrit  quoique  non  connu  du  public ,  pour 
rendre  honneur  à  la  mémoire  d'un  homme 
illustre  et  respectable  qui  avoit  conservé  ius(|ue 
dans  le  ministère  le  cœur  d'un  citoyen  ,  et  des 
vues  droites  et  saines  sur  le  gouvercement  Je 
sou  pays. 


2^0  DU     CONTRAT 

verain  de  leurs  opinions  qu'autant  que  ce» 
opinions  importent  à  la  communauté'.  Or 
il  importe  bien  à  l'Etat  que  chaque  ci- 
toj'en  ait  une  religion  qui  lui  fasse  aimer 
s^s  devoirs  ;  mais  les  dogmes  de  cette  reli- 
gion n'inte'ressent  ni  l'Etat  ni  ses  membres 
qu'autant  que  ces  dogmes  se  rapportent  à  la 
morale  et  aux  devoirs  que  celui  qHi  la  pro- 
fesse est  tenu  de  remplir  envers  autrui. 
Chacun  peut  avoir  au  surplus  telles  opi- 
nions qu'il  lui  plaît,  sans  qu'il  appartienne 
au  souverain  d'en  connaître.  Car  comme  il 
na  point  de  compe'teuce  dans  l'autre 
monde  ,  quel  que  soit  le  sort  des  sujets  dans 
la  vie  à  venir  ,  ce  n'est  pas  son  affaire  , 
pourvu  qu'ils  soient  bons  citoyens  dans 
celle-ci. 

Il  y  a  donc  une  profession  de  foi  pu- 
rement civile  dont  il  appartient  au  sou- 
verain de  fixer  les  articles  ,  non  pas  précise'- 
incnt  comme  dogmes  de  religion  ,  mais 
comme  sentimens  de  sociabilité'  ,  sans  les- 
quels il  est  impossible  d'être  bon  citoyen 
ni   sujet  fidelie.    (  /^  )  Sans  pouvoir  obliger 

(  b  )  César  plaidant  pour  Catdina  tâchait  d'établir 
le  dogme    de  la  mortalité   de  l'ame  ;  CatoK  et 


s  o  r  I  A  L.  2-:r 

personne  a  les  croire  ,  il  pcnt  bannir  de 
IT-tat  quiconque  ne  les  croit  pas;  il  peut 
le  bannir,  non  comme  impie  ,  mais  comme 
in?ociablc  ,  comme  incapable  d'aimer  sin- 
cèrement les  lois  ,  la  justice  ,  et  d'immoler 
au  besoin  sa  vie  à  son  devoir,  (^nc  si  quel- 
qu'un ,  après  avoir  reconnu  publiquement 
ces  mêmes  dogmes  ,  se  conduit  comme  ne 
les  croyant  pas,  qu'il  soit  puni  de  mort  ^ 
il  a  commis  le  plus  grand  des  crimes  ,  il 
a    menti  devant  les  lois. 

Les  dogmes  de  la  religion  civile  doi- 
Tcnt  être  simples  ,  en  petit  nombre  ,  e'non- 
ces  avec  pre'cision,  sans  explications  ni  com- 
mentaires. L'existence  de  la  Divinité'  puis- 
sante ,  intelligente,  bienfesante,  pre'voyante 
et  pourvoyante,  la  vie  à  venir  ,  le  bonheur 
des  justes  ,  le  châtiment  des  mechans  ,  la 
sainteté  du  contrat  social  et  des  lois  ;  voilà 
les  dogmes  positifs.  Quant  aux  dogmes  ne'- 
gatifs  ,  je  les  borne  à  un   seul  ;  c'est  l'into- 

Cicéron  pour  le  réfuter  ne  s'amusèrent  point  à 
philosopher:  ils  se  contentèrent  de  montrer  que 
César  parlait  en  mauvais  citoven  et  avançait 
une  doctrine  pernicieuse  à  l'htat.  En  effet  , 
voilà  de  quoi  devait  juger  le  sénat  de  Pvome  eB 
non  d'une  question  de   théologie. 


232  DU     CONTRAT 

leiaiice   :    elle    rentre   dans    les    cultes    que 
nous   avons  exclus. 

Ceux  qui  distlnj^ueut  rintolc'rance  civile 
et  l'intolérance  tlie'ologique  se  trompent  , 
a  inoQ  avis.  Ces  deux  intolérances  sont  in- 
se'parables.  li  est  impossible  de  vivre  en  paix 
avec  des  geuf^  qu'on  croit  damnc's  ;  les  aimer 
seroit  haïr  Dieu  qui  les  punit  ;  il  faut  ab- 
solument qu'on  les  ramène  ou  qu'on  les 
tourmente.  Par-tcut  où  TintoleVauce  tbéolo- 
gique  est  admise  ,  il  est  impossible  qu'elle 
n'ait    pas  quelque  effet  civil  ,   (  c  )   et  sitôt 

(  c  )  Le  mariage  ,  par  exemple  ,  éiant  un  con- 
trat civil,  a  des  efl'ets  civils  sans  lesquels  il  est 
même  impossible  que  la  société  subsiste.  Sup- 
posons donc  qu'un  clergé  vienne  à  bout  de 
s'attribuer  ,  à  lui  seul  ,  le  droit  de  passer  cet 
acte  ;  droit  qu'il  doit  nécessairement  usurper 
dans  toute  religion. intolérante  ;  alors  n'est-il  pas 
clair  qu'en  fesant  valoir  à-propos  l'autorité  de 
l'Eglise  il  rendra  vaine  celle  du  prince  ,  qui 
n'aura  plus  de  sujets  que  ceux  que  le  clergé 
voudra  bien  lui  donner  ?  Maître  de  marier  ou 
de  ne  pas  marier  les  gens  selon  qu'ils  auront 
ou  n'auront  pas  telle  ou  telle  doctrine  ,  selon 
qu'ils  admettront  ou  rejetteront  tel  ou  tel  for- 
mulaire ,  selon  qu'ils  lui  seront  plus  ou  moins 
dévoués  ,  en  se  conduisant  prudemment  et  tenant 
ferme ,  n'est-il  pas  cldir  qu'il  disposera  seul  des 


s  O  C  I  A  L,  2.33 

qu'elle  en  a  ,  le  souverain  n'est  ])lns  sou- 
verain ,  même  au  temporel  ,  dcs-lors  les 
prêtres  sont  les  vrais  maîtres  ,  les  rois  ne 
sont  que  leurs  officiers. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  ,  et  qu'il  ne 
peut  plus  y  avoir  de  religion  nationale  ex- 
clusive ,  on  doit  tole'rer  toutes  telles  qui 
tolèrent  les  autres  ,  autant  que  leurs  dogmes 
n'ont  rien  de  contraire  aux  devoirs  du  ci- 
toyen. Mais  quiconque  ose  dire  :  Hors  de 
2' lL,glise  point  de  salut  ,  doit  être  chasse'  de 
l'Etat  ,  à  moins  qne  l'Etat  ne  soït  l'Eglise, 
et  que  le  prince  ne  soit  le  pontife.  Un  tel 
dogme  n'est  bon  que  dans  un  gouverne- 
ment the'ocratlqne  ;  dans  tout  autre  il  est 
pernicieux.    La   raison    sur    laquelle    on   dit 

héritages ,  des  charges  ,  des  citoyens  ,  de  l'Etat 
même  ,  qui  ne  snurait  subsister  n'étant  plus 
composé  que  de  bâtards.  Mais  ,  dira-t-on ,  Ton 
appellera  comme  d'abus,  on  ajournera,  décré- 
tera ,  saisira  le  temporel.  Quelle  pitié  !  Le  clergé  , 
pour  peu  qu'il  ait ,  je  ne  dis  pas  de  courage  , 
mais  (le  bon  sens  ,  laissera  faire  et  ira  son  traiu; 
il  laissera  tranquillement  appeler  ,  ajourner  , 
décréter,  saisir,  et  finira  par  rester  le  maître. 
Ce  n'est  pas,  ce  me  semble  ,  un  grand  sacriHca 
d'abandonner  une  partie  ,  quand  on  est  sitr  d« 
s'emparer  du   tout. 


234  D  U     C  O  N  T  R  A  T 

qn' /lenri  I/^ embrassa  la  religion  romaine, 
la  devrait  faire  quitter  à  tout  honnête  homme 
et  sur-tout  à  tout  prince  qui  saurait  rai- 
sonner. 

CHAPITRE    IX. 

Conclusion, 

/jLprks  avoir  posé  les  vrais  principes  du 
droit  politique  et  tâché  de  fonder  l'Etat 
sur  sa  base  ,  il  resterait  à  l'appuyer  par  ses 
relations  externes  ;  ce  qui  comprendrait  le 
droit  des  gens  ,  le  commerce  ,  le  droit  de  la 
guerre  et  les  conquêtes  ,  le  droit  public  ,  les 
ligues  ,  les  négociations  ,  les  traités  ,  etc.  Mai<r 
tout  cela  forme  un  nouvel  objet  trop  vaste 
pour  ma  courte  vue  ;  j'aurais  dû  la  nxer 
toujours   plus    près   de  moi. 


CONSIDERATIONS 

SUR 

LE    GOUVERNEMENT 

DE  POLOGNE, 

E  T     s  U  R 

SA  DÉFORMATION  PROJETEE, 

En  avril  IJJZ^ 


consid];:rations 

SUR 

LE    GOUVERNEMENT 

DE  POLOGNE, 

ET     SUR 

SA  rtÉFOniMATIOxN  PROJETÉE. 
CHAPITRE    PREMIER. 

Etat  delà  question. 

JLjE  tableau  du  goiivcrneineiit  de  Pologrre 
fait  par  M.  le  coutte  Jf'ielhorski  ,  et  les 
réQexious  qu'il  y  a  jointes,  sont  des  pièces 
instructives  ponr  quiconque  voudra  former 
\\\\  plan  régulier  pour  la  refonte  de  ce  gou- 
vernement. Je  ne  connais  personne  plus  en 
état  de  tracer  ce  plan  que  Ini-mcme  ,  qui 
-joint  aux  connaissauces  générales  que  ce  tra- 
yail  exige   toutes  celles  du  local  et   des  dé- 


233     GOUVERNEMENT 

tails  particuliers  ,   impossibles  a  donner  par 
écrit,  et  ue'anmoins  ne'cessaires à  savoir  pour 
approprier  une  institution  au  peuple  auquel 
on  la  destine.   Si  l'on  ne  connoît  à  fond  la 
nation  pour  laquelle  on  travaille  ,  l'ouvrage 
qu'on  fera  pour  elle,  quelque  excellent  qu'il 
^juisse   être   en  lui-même,  pe'cliera    toujours 
par  l'application  ,    et  bien  plus  encore  lors- 
qu'il s'agira  d'une  nation  de';à  toute  instituée, 
dont  les  goûts  ,    les  mœurs  ,  les  prcjugc's  et 
les    vices  sont  trop   enracinés  pour  pouvoir 
être  aisément  étouflés  par  des  semences  nou- 
velles. Une  bonne  institution  pour  la  Pologne 
lie  peut  être  l'ouvrage  que  des  Polonais,  ou 
de    quelqu'un    qui    ait    bien   étudié   sur  les 
lieux  la  nation  polonaise  et  celles  qui  l'avoi- 
sinent.   Un   étranger  ne  peut  guère  donner 
que  des  vues  générales  ,   pour  éclairer,    non 
pour  guider  l'instituteur.   Dans  toute  la  vi- 
gueur de  ma  tête  je  n'aurais  pu   saisir  l'en- 
semble de  ces  grands  rapports.  Aujourd'hui 
qu'il  me   reste  à  peine  la  faculté   de  lier  des 
idées  ,  je  dois  me  borner  ,  pour  obéir  à  M.  le 
comte   Tf^iellwrski  ^  et    faire   acte    de    inou 
2ele  pour    sa    patrie  ,   à  lui  rendre   compte 
des  impressions  que  m'a  faites  la  lecture  da 
s  on  travail,  et  des  réflexions  qu'il  m 'a  suggérées. 


DE     P  0  L  O  G  N  E.  239 

Eu  lisant  riiistoirc  du  £^oii\  crncment  de 
Pologne,  on  a  peine  à  comprendre  coiiuncnt 
un  Etat  si  bizarrement  constitue  a  pu  sub- 
sistcrsi  long-temps. Uîigraudcorpstbrmed'uu 
grand  nombre  de  membres  morts  ,  et  d'un 
petit  nombre  de  membres  désunis  ,  dont 
tous  les  mouvemens,  presqu'indépendans  les 
luis  des  autres  ,  loin  d'avoir  une  bu  com- 
mune ,  s'entre-det misent  mutuellement,  qui 
s'agite  beaucoup  pour  ne  rieu  faire  ,  qui  ne 
peut  faire  aucune  re'sistance  à  quiconque 
veut  l'entamer,  qui  tombe  eu  dissolution 
cinq  ou  six  fois  chaque  siècle  ,  qui  tom])e 
en  paralysie  à  chaque  effort  qu'il  veut  faire, 
il  chaque  besoin  auquel  il  veut  pourvoir, 
et  qui  ,  malgré  tout  cela,  vit  et  se  conserve 
en  vigueur  ;  voilà  ,  ce  me  semble,  un  de» 
plus  singuliers  spectacles  qui  puissent  frap- 
per un  être  pensant.  Je  vois  tous  les  Etats 
de  l'Europe  courir  à  leur  ruine.  Monarchies  , 
1  (.'publiques,  toutes  ces  nations  magnifique- 
ment instituées  ,  tous  ces  beaux  gouverne- 
inens  si  sagement  pondérés  ,  tombés  en  dé- 
crépitude, menacent  d'une  mort  prochaine; 
et  la  Pologne  ,  cette  région  dépeuplée  , 
dévastée,  opprimée  ,  ouverte  à  ses  agresseurs  , 
au  fort  de  ses  malheurs  et  de  sou  anarchie. 


240  GOUVERNEMENT 
montre  encore  tout  le  feu  de  la  jeunesse  • 
eiie  ose  demander  uu  gouverueuicut  et  des 
lois ,  comme  si  elle  ue  taisait  que  de  naître. 
Elle  est  dans  les  fers ,  et  discute  les  moyens 
de  se  conserver  libre  !  elle  sent  en  elle  cette 
force  que  celle  de  la  tyrannie  ue  peut  sub- 
juguer. Je  crois  voir  Rome  assiége'e  ,  régir 
tranquillement  les  terres  sur  lesquelles  son 
ennemi  venait  d'asseoir  son  camp.  Braves 
Polonais  ,  prenez  garde  ;  prenez  garde  que 
pour  vouloir  trop  bien  être,  vous  n'empi- 
riez votre  situation.  En  songeant  à  ce  que 
vous  voulez  acquérir,  n'oubliez  pas  ce  que 
vous  pouvez  perdre.  Corrigez,  s'il  se  peut, 
les  abus  de  votre  constitution  ;  mais  ne 
méprisez  pas  celle  qui  vous  a  faits  ce  que 
vous  êtes. 

Vous  aimez  la  liberté;  vous  en  êtes  di- 
gues ;  vous  l'avez  défendue  contre  un  agres- 
seur puissant  et  rusé,  qui,  feignant  de  vous 
présenter  les  liens  de  l'amitié,  vous  chargeait 
des  fers  de  la  servitude.  Maintenant  ,  las 
des  troubles  de  votre  patrie,  vous  soupirez 
après  la  tranquillité.  Je  crois  fort  ai.sé  de 
l'obtenir;  mais  la  conserver  avec  la  liberté, 
voilà  ce  qui  me  parait  difïicile.  C'est  au  sein 
de  cette    auarcliie  ,   qui  vous    est  odieuse  , 

que 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  241 

que  se  sont  formées  ces  amcs  patriotiques 
qui  vous  ont  garantis  diijou^.  Elles  s'endor- 
maient dans  uu  rci)Os  lctharj:;iquc  ;  l'orage 
les  a  réveillées.  Aprf;s  avoir  brise  les  l'ers  qu'on 
Jcur  destinait,  elles  sentent  le  poids  de  la 
fatigue.  Elles  voudraient  allier  la  paix  du 
despotisme  aux  douceurs  de  la  liberté.  J'ai 
peur  qu'elles  ne  veuillent  des  choses  contra- 
dictoires. Le  repos  et  la  liberté  me  paraissent 
incompatibles  ;    il  faut  opter. 

Je  ne  dis  pas  qu'il  faille  laisser  les  choses 
dans  l'état  où  elles  sont;  mais  je  dis  qu'il 
u'y  faut  touciicr  qu'avec  une  circonspection 
extrême.  En  ce  moment  on  est  plus  frappé 
<les  abus  que  des  avantages.  Le  temps  vien- 
dra ,  je  le  crains  ,  qu'on  sentira  mieux  ces 
avantages  ,  et  malheureusement  ce  sera  quand 
on   les  aura  perdus. 

Qu'il  soit  aisé,  si  l'on  veut,  de  faire  de 
meilleures  lois.  Il  est  im;:ossible  d'en  faire 
dont  les  passions  des  homincs  n'abusent  pas 
comme  ils  ont  abusé  des  premières.  Prévoir 
et  peser  tous  ces  abus  à  venir  est  peut-être 
inie  cliose  impossible  à  l'homme  d'Etat  le 
plus  cousominé.  ^lettre  la  loi  au-dessus  de 
l'hounue  est  un  problème  eu  politique  , 
^ue  je  compare  à  celui  de  la  quadrature  du 

J^olitiijuc,  Tome  11.  O 


242     GOUVERNEMENT 

cercle  en  géome'trie.  Re'solvez  bien  ce  pro- 
blème ,  et  le  gouvernement  fondé  sur  cette 
solution  sera  bon  et  sans  abus  :  mais  jus- 
que-là ,  soyez  sûrs  qu'où  vous  croirez  faire 
régner  les  lois  ,  ce  seront  les  hommes  qui 
régneront. 

Il  n'y  aura  Jamais  de  bonne  et  solide  cons- 
titution que  celle  où  la  loi  régnera  sur  les 
cœurs  des  citoyens  :  tant  que  la  force  le'- 
gislative  n'ira  pas  jusque-là,  les  lois  seront 
toujours  e'iude'es.  Mais  comment  arriver  aux 
cœurs  ?  c'est  à  quoi  nos  instituteurs  ,  qui 
ne  voient  jamais  que  la  force  et  les  cliâti- 
mens  ,  ne  songent  guère  ,  et  c'est  à  quoi 
les  récompenses  matérielles  ne  mèneraient 
peut-être  par  mieux;  la  justice  même  la  plus 
intègre  n'y  mène  pas  ,  parce  que  la  justice 
est  ,  ainsi  que  la  santé,  un  bien  dont  ou 
jouit  sans  le  sentir,  qui  n'inspire  point  d'en- 
thousiasme ,  et  dont  on  ne  sent  le  prix  qu'a- 
près l'avoir  perdu. 

Par  où  donc  émouvoir  les  cœurs  ,  et  faire 
aimer  la  patrie  et  ses  lois  ?  L'oserai-je  dire  ? 
par  des  jeux  d'enfans  ,  par  des  institutions 
oiseuses  aux  yeux  des  hommes  superficiels  , 
mais  qui  forment  des  habitudes  chéries  et 
des  attachemens  invincibles,  Si  j'eitravague 


DE     P  O  L  O  G  N  E.  24.^ 

ici  ,  c'est  du  moins  bien  coniplcttcment  ;  car 
j'avoiîc  que  je  vois  ma  folie  sous  tous  les  trait» 
de  la  raison. 

CHAPITRE     II. 

Esprit  des  anciennes  institutions. 

V_yuA>D  on  lit  l'histoire  ancienne,  on  se 
croit  transporté  dans  un  autre  univers  et 
parmi  dantrrs  êtres.  Qu'ont  de  commun  les 
Français,  les  Anglais,  les  Russes,  avec  les 
Romains  et  les  Grecs  ?  rien  presque  que  la 
fip;urc.  Les  fortes  amcs  de  cclix-ci  paraissent 
aux  autres  des  exagc'rations  de  l'histoire.  Coin- 
mcîiteux  qui  se  sentent  si  petits  penseraient- 
ils  qu'il  y  ait  eu  de  si  grands  hommes  ?  Ils 
existèrent  pourtant,  et  c'étaient  des  humains 
comme  nous  :  qu'est-ce  qui  nous  empêche 
d 'être  des  hommes  comme  eux  ?  nos  préjugés , 
notre  basse  philosophie,  et  les  passions  du 
petit  intérêt,  concentrées  avecrégoVsme  dans 
tous  les  cœurs  ,  par  des  institutions  ineptes 
que  le  génie  ne  dicta  jamais. 

.le  regarde  les  nations  modernes  ;  j'y  vois 
force  faiseurs  de  lois  ,  et  pas  un  législateur. 
(]hcz  les  anciens  ,  j'en  vois  trois  principaux, 

O2 


^44     G  O  U  V  E  R.  N  E  M  E  N  T 

qui  méritent  une  attention  particulière  , 
Moïse  ,  Lycurgue  et  Ninnn.  Tous  trois  ont 
mis  leurs  principaux  soins  a  des  objets  crui 
paraîtraient  à  nos  docteurs  dignes  de 
risée.  Tous  trois  ont  eu  des  succès  qu'on 
jugerait  impossibles  ,  s'ils  étaient  moins 
attestés. 

Le  premier  forma  et  exécuta  Téionnante 
entreprise  d'instituer  en  corps  de  nation  uji 
essaim  de  malheureux  fugitifs  ,  sans  arts,  sans 
armes  ,  sans  talens  ,  sans  vertus  ,  sans  cou- 
rage ,  et  qui,  n'ayant  pas  en  propre  nn  seul 
pouce  de  terrain  ,  fesaient  nne  troupe  étran- 
gère sur  la  surfate  de  la  X.ç^xxQ..]MoLse  osa  faire 
de  cette  troupe  errante  et  serviie  un  corps 
politique,  un  peuple  libre;  et  tandis  qu'elle 
errait  dans  les  déserts  sans  avoir  une  pierre 
pour  y  reposer  sa  tête  ,  il  lui  donnait  cette 
institution  durable,  à  l'épreuve  du  temps, 
de  la  fortJuie  et  des  conquérans  ,  que  cinq 
mille  ans  n'ont  pu  détruire  ni  même  altérer, 
et  qui  subsiste  encore  aujourd'hui  dans  toute 
sa  force ,  lors  même  que  le  corps  deia  nation 
ne   subsiste    plus. 

Pour  empêcher  que  son  peuple  ne  se  fon- 
dît parmi  les  peuples  étrangers  ,  il  lui  donna 
des  mœurs  et  des  usages  uialiiablcs  avec  ceux 


DE     POLOGNE  24  & 

drs  autres  nations;  il  le  snrchiiigca  de  rites, 
de  ceremoiiics  particulières  ;  il  le  gêna  de 
mille  facous  pour  le  tenir  sans  ccs5c  en  ha- 
leine cl;  le  rendre  toujours  étranger  parmi 
les  antres  hommes,  et  tous  les  liens  de  fra- 
ternité qu'il  mit  entre  les  membres  de  ?a 
icpublique  ,  ctaieut  autant  de  barrières  qui 
le  tenaient  sc'paré  de  ses  voisins  et  Tempê- 
chaient  de  se  mêler  avec  eux.  C'est  par-là 
que  cette  singulière  nation  ,  si  souvent  sub- 
ju£;uêe,  si  souvent  dispcrse'e  et  détruite  eu 
apparence,  uiais  toujours  idolâtre  de  sa  règle, 
s'est  pourtant  conservée  jusqu'à  nos  jours 
cparsc  parmi  les  autres  sans  s'y  confondre, 
et  que  ses  mœurs  ,  ses  lois  ,  ses  rites  sub- 
sistent et  dureront  autant  que  le  monde  , 
maigre'  la  haine  et  la  pcrse'cution  du  reste 
du  genre-humain. 

Lycnrgne  entreprit  d'instituer  uu  peuple 
déjà  dc'gradê  par  la  servitude  et  par  les  vices 
qui  en  sont  l'eflet.  Il  lui  imposa  un  joug 
de  fer  ,  tel  qu'aucun  autre  peuple  n'eu 
porta  jamais  un  semblable  ;  mais  il  l'attacha  , 
l'identifia  ,  pour  ainsi  dire  ,  à  ce  joug,  eu 
l'occupant  toujours.  Il  lui  montra  sans  cetse 
la  patrie  dans  ses  lois,  dans  ses  icux:,  àz\\% 
sa  uialson   dius  ses   amours  ,   dans  ses  fcs- 

O  3 


246     GOUVERNE  :.l  E  K  T 

tins.  Il  ne  lui  laissa  pas  un  instant  de  relâciie 
pour  être  a  lui  seul  ,  et  de  cette  continuelle 
contrainte,  ennoblie  par  son  objet  ,  naquit 
en  lui  cet  ardent  amour  de  la  patrie  ,  qui 
fut  toujours  la  plus  forte  ou  plutôt  l'unique 
passion  des  Spartiates  ,  et  qui  en  fit  des 
êtres  au-dessus  de  Thumanite'.  Sparte  n'e'tait 
qu'une  ville,  il  est  vrai  ;  mais  par  la  seule 
force  de  son  institution  ,  cette  ville  donna 
des  lois  à  toute  la  Grèce  ,  en  devint  la 
capitale  ,  et  fit  trembler  l'empire  persan. 
Sparte  était  le  foyer  d'où  sa  le'gislation  éten- 
dait ses  effets  autour  d'elle. 

Ceux  qui  n'ont  vu  dans  Numa  qu'un 
instituteur  de  rites  et  de  ce'rémonies  reli- 
gieuses, ont  bien  mal  juge  ce  grand-liomme. 
Numa  fut  le  vrai  fondateur  de  R.omc.  Si 
lioTtninis  n'eût  fait  qu'assembler  des  brigands 
qu'un  revers  pouvait  disperser,  son  ouvrage 
imparfait  n'eût  pu  résister  au  tems.  Ce  fut 
Kuma  qui  le  rendit  solide  et  durable  en 
unissant  ces  brigands  en  un  corps  indisso- 
luble ,  en  les  transformant  en  citoyens  , 
moins  par  les  lois  dont  leur  rustique  pau- 
vreté n'avait  giîère  encore  besoin  ,  que  par 
des  institutions  douces  qui  les  attachaient 
les  uns  aux  autres,  et  tous  à  leur  sol  ,  en 


DE     P  O  Iv  O  (,  N  E.  247 

rcndaat  enfin  leur  ville  sacrce  par  ces  rites 
frivoles  et  superstitieux  en  apparence  dont 
si  peu  de  gens  sentent  la  force  et  Teflct ,  et 
dont  cependant  Romnlus  ^  le  farouche  Jio- 
j/iulus  lui-même  ,  avait  ')cte'  les  premiers  fon- 
deniens. 

Le  même  esprit  guida  tous  les  anciens 
législateurs  dans  leurs  institutions.  Tous  cher- 
clièrcnt  des  liens  qui  attachassent  les  citoyens 
a  la  patrie  et  les  uns  aux  autres,  et  ils  les 
trouvèrent  dans  des  usages  particuliers  ,  dans 
des  cére'monies  religieuses  qui ,  par  leur  na- 
ture, étaient  toujours  exclusives  et  natioaa- 
Ics  (*),  dans  des  jeux  qui  tenaient  beaucoup 
les  citoyens  rassemblés  ,  dans  des  exercices 
qui  augmentaient  avec  leur  vigueur  et  leurs 
forces  leur  fierté  et  l'estime  d'eux-nicmes  , 
dans  des  spectacles  qui  les  rappelant  à  l'his- 
toire de  leurs  ancêtres  ,  leurs  malheurs  ,  leui-s 
vertus  ,  leurs  victoires  ,  intéressaient  leurs 
coeurs,  les  enflaunnaient  d'une  vive  émula- 
tion ,  et  les  attachaient  fortement  à  cette 
patrie  dont  on  ne  cessait  de  les  occuper. 
Ce  sont  les  poésies  à' Ilomere  récitées  aux 
Grecs  solcmncllcment   assemblés  ,  non  dan* 

(*)  Vojez  la  fin  du  Contrat  social. 


:248     GOUVERNE  M  E  A   T 

des  coffres  ,  sur  des  jîlancbes  et  l'argeut  à  la 
inaîn  ,  mais  en  plein  air  et  eu  corps  de 
nation;  ce  sont  les  trage'dies  ù.^  Eschyle ,  de 
Sophocle  et  ù^ Euripide  repre'sentées  souvent 
devant  eux;  ce  sont  les  prix  doilt ,  aux 
acclamations  de  toute  la  Grèce  ,  on  couron- 
nait les  vainqueurs  dans  leurs  jeux  ,  qui  les 
embrasant  continuellement  d'émulation  et 
de  gloire  ,  portèrent  leur  courage  et  leurs 
vertus  à  ce  degré  d'énergie  dont  rien  au- 
jourd'hui lie  nous  donne  l'idée  ,  et  qu'il 
n'appartient  pas  uiême  aux  modernes  de 
croire.  S'ils  ont  dej>  lois  ,  c'est  uniquement 
pour  leur  apprendre  à  bien  obéir  à  leurs 
maîtres  ,  à  ne  pas  voler  dans  les  poches  ,  et 
à  donner  beaucoup  d'argent  aux  fripons 
publics.  S'ils  ont  des  usages  ,  c'est  pour 
savoir  amuser  l'oisiveté  des  femmes  galantes 
et  promener  la  leur  avec  grâce.  S'ils  s'assem- 
blent, c'est  dans  des  temples  pour  un  culte 
qui  n'a  rien  de  national  ,  qui  ne  rappelle  en 
rien  la  patrie  ;  c'est  dans  des  salles  bien  fer- 
mées et  à  prix  d'argent,  pour  voir  sur  des 
théâtres  efféminés  ,  dissolus  ,  où  l'on  ne  sait 
parler  que  d'amour,  déclamer  des  histrions  , 
minauder  des  j)rostitnées  ,  et  pour  y  prendre 
des   leçons    de    corruption  ,  les   seules    qui 


DE     P  O  L  O  G   \   E.  249 

profitent  de  toutes  celles  qu'on  fait  semblant 
(l'y  donner;  c'est  dans  des  fctcs  où  le  peup!» 
toujours  nie'prise' est  toujours  sans  influence, 
où  le  blàrae  et  l'approbation  publique  ne 
produisent  rien  ;  c'est  dans  des  cobues  licen- 
cieuses pour  s'y  faire  des  liaisons  secrètes  , 
})our  y  ciiercher  les  plaisirs  qui  séparent  , 
isolent  le  plus  les  horarnes  ,  et  qui  relâchent 
le  plus  les  creurs.  vSont-ce  là  des  stimulans 
pour  le  patriotisme?  Faut-il  s'étonner  que 
des  manières  de  vivre  si  dissemblables  pro- 
duisent des  etfcts  si  diQéreus  ,  et  que  les  mo- 
dernes ne  retrouvent  plus  rien  en  eux  de 
cette  vigueur  d'auic  que  tout  inspirait  aux 
anciens?  Pardonnez  ces  digressions  à  ua 
reste  de  chaleur  que  vous  avez  ranimée  :  je 
reviens  avec  plaisir  à  celui  de  tous  les  peu- 
ples d'aujourd'hui  qui  m'éloigne  le  iiioiu» 
de  ceux  dont  je  viens  de  parler. 

CHAPITRE    III. 

AppUcctiion. 

1  i  A  Pologne  est  uu  grand  Etat  environné 
d'Etats  encore  plus  considérables ,  qui  par 
leur  despotisme  et  par  leur  discipline  iuiU>» 


25o     G  O  U  Y  E  R  M  r:  M  E  N  T 

taire  ont  une  grande  force  offensive.  Faible 
au  contraire  par  son  anarchie  ,  elle  est  , 
malgré  la  valeur  polonaise  ,  eu  butte  à  tous 
leurs  outrages.  Elle  n'a  point  de  places  fortes 
ppur  arrêter  leurs  incursions.  Sa  dépopula- 
tion la  met  presque  absolument  hors  d'état 
de  défense.  Aucun  ordre  économique  ,  peu 
ou  point  de  tronpes,  nulle  discipline  mili- 
taire, nul  ordre,  nulle  subordination;  tou- 
jours divisée  au-dcdans  ,  toujours  menacée 
au-dehors  ,  elle  n'a  par  elle-même  aucune 
consistance  et  dépend  du  caprice  de  ses 
voisins.  Je  ne  vois  dans  l'état  présent  des 
choses  qu'un  seul  moyen  de  lui  donner  cette 
consistance  qui  lui  manque.  C'est  d'infuser, 
p^ur  ainsi  dire  ,  dans  toute  la  nation  Tame 
des  confédérés  ;  c'est  d'établir  tellement  la 
république  dans  les  cœurs  des  Polonais  qu'elle 
y  subsiste  m.algré  tous  les  efforts  de  ses  op- 
presseurs. C'est  là,  ce  m.e  semble,  l'unique 
a?yle  où  la  force  ne  peut  ni  l'atteindre  ni  la 
détruire.  On  vient  d'en  voir  une  preuve  à 
jamais  mémorable.  La  Pologne  était  dans 
les  fers  du  Russe  ,  mais  les  Polonais  sont 
restés  libres.  Grand  exemple,  qui  vous  montre 
comment  vous  pouvez  braver  la  puissance 
et  l'ambition  de  vos  voisins.  Vous  ue  sauriez 


DE     P  O  L  O  G   X   E.  ::5i 

einprclier  qu'ils  iic  vous  engloutissent ,  faites 
au  moins  qu'ils  ne  puissent  vous  dijrc'rcr. 
De  quelque  façon  qu'o'.i  s'y  pieruie,  avant 
qu'on  ait  donjîc  à  la  Pologne  tout  ce  qui 
lui  manque  pour  être  en  c'tat  de  résister 
a  ses  eunemis,  elle  en  sera  cent  fois  acca- 
blée. La  vertu  de  ses  citoyens,  leur  zèle 
patriotique,  la  forme  particulière  que  des 
institutions  nationales  peuvent  donner  à 
leurs  aines  ,  voilà  le  seul  rempart  toujours 
prêt  à  la  défendre  ,  et  qu'aucune  arme'e  ne 
saurait  forcer.  Si  vous  faites  en  sorte  qu'un 
polonais  ne  puisse  jamais  devenir  un  russe  , 
je  vous  reponds  que  la  Russie  ue  subjuguera 
pas  la  Pologne. 

Ce  sont  les  institutions  nationales  qui 
forment  le  génie  ,  le  caractère  ,  les  goûts  et 
les  mœurs  d'un  peuple  ,  qui  le  font  être  lui 
et  non  pas  uu  autre  ,  qui  lui  inspirent  cet 
ardent  amour  de  la  patrie  ,  fondé  sur  des 
habitudes  impossibles  à  déraciner ,  qui  le 
tout  mourir  d'ennui  chez  les  autres  peuples 
au  sein  des  délices  dont  il  est  privé  dans  son 
pays.  Souvenez-vous  de  ce  Spartiate  'J^ovi^é 
des  voluptés  de  la  cour  du  grand  roi,  à  qui 
l*on  reprochoit  de  regretter  la  sauce  noire. 
Ah  !  dit-il  au  satrape  eu  soupirant ,  je  cou- 


i52     G  O  U  V  E  E,  X  E  31  E  N  T 

nais  tes  plaisirs  ,  luais  tu  ue  connais  pas  les 
nôtres. 

Il  n'y  a  pins  anjourd'liui  de  Français  , 
d'Allemands  ,  d'Espagnols  y  d'Anglais  même, 
quoi  qu'on  en  dise;  il  n'}^  a  que  des  Euro- 
pe'ens.  Tous  ont  les  mêmes  goûts,  les  mêmes 
passions  ,  les  mêmes  mœurs  ,  parce  qu'aucun 
ii'a  reçu  de  forme  nationale  par  uue  insti- 
tution particulière.  Tous  dans  les  mêmes 
circonstances  feront  les  mêmes  choses;  tous 
se  diront  désintéressés  et  seront  fripons  ; 
tous  parleront  du  bien  public  ,  et  ue  pense- 
ront qu'à  eux-mêmes;  tous  vanteront  la 
médiocrité,  et  voudront  être  des  Crcsus ^ 
ils  n'ont  d'ambition  que  pour  le  luxe  ,  ils 
n'ontde  passion  que  celle  de  l'or.  Sûrs  d'avoir^ 
«vec  lui  tout  ce  qui  les  tente  ,  tous  se  ven- 
dront au  premier  qui  voudra  les  payer.  Que 
leur  importe  à  quel  maître  ils  obéissent  ,  da 
<juel  état  ils  suivent  les  lois  ?  pourvu  qu'ils 
trouvent  de  l'argent  a.  voler  et  des  femmes 
a  corrompre  ,  ils  sont  par-tout  dans  leur 
pays. 

Donnez  une  autre  pente  anx  passions  des 
Polonais  ,  vous  donnerez  à  leurs  âmes  une 
physionomie  nationale  qui  les  distinguera 
des  autres  peuples  ;,  cj^ui  les  empêchera  de  se 

.    ibiidrÊ  , 


D  E    P  O  L  O  G  N  E.  253 

fondre,  de  se  plaire  ,  de  s'dllicr  avec  eux  , 
une  vi«5ueLir  qui  remplacera  le  jeu  abusif  des 
vains  préceptes  ;  qui  leur  fera  faire  par  goût 
et  par  passion  ce  qu'on  ne  fait  jamais  assez 
bien  quand  on  ne  le  faiit  que  par  devoir 
ou  j)ar  intérêt.  C'est  sur  ces  amcs-là  qu'une 
législation  bien  appropriée  aura  prise.  Ils 
obéiront  aux  lois  et  ne  les  éluderont  pas  , 
parce  qu'elles  leur  conviendront  et  qu'elles 
auront  l'asseutim-ent  interne  de  leiu  volonté. 
Aimant  la  patrie,  ils  la  serviront  par  zèle  et 
de  tout  leur  cœur.  Avec  ce  seul  sentiment, 
la  législation  ,  fùt-clle  mauvaise  ,  ferait  d» 
Lons  citoyens  ;  et  il  n'y  a  jamais  que  les 
bons  citoyens  qui  fassent  la  force  et  la  pros- 
jîérité  de  l'Etat. 

J'expliquerai  ci-après  le  régime  d'admi- 
nistration qui  ,  sans  presque  toucher  au 
fond  de  vos  lois,  me  paraît  propre  à  porter 
le  patriotisme  et  les  vertus  qui  en  sont 
inséparables  au  plus  haut  degré  d'intensité 
qu'ils  puissent  avoir.  Mais  soit  que  vous 
adoptiez  ou  non  ce  régime  ,  commencez 
toujours  par  donner  aux  Polonais  une  grande 
opinion  d'eux-mêmes  et  de  leur  patrie  : 
après  la  façon  dont  ils  viennent  de  se 
ïJiontror  ,  cette  opinion  ne   sera  pas  fausse. 

PoUticiuc.  Tome  II.  P 


2^4     G  0  U  V  E  R  N  E  M  E  X  T 

Il  faut  saisir  îa  circoustauce  de  révéïiement 
présent  pour  monter  les  amas  au  ton  des 
âmes  antiques.  Il  est  certain  que  la  coîifé- 
■de'ration  de  Ear  a  sauve'  la  patrie  expirante. 
Il  faut  graver  cette  grande  époque  en  carac- 
tères sacrés  dans  tous  les  cœurs  polonais. 
Je  voudrais  qu'on  érigeât  un  monument  eu. 
sa  mémoire  ,  qu'on  y  mît  les  noms  de  tous 
les  confédérés,  même  de  ceux  qui  dans  la 
«uite  auraient  pu  trahir  la  cause  commune; 
vjue  si  grande  action  doit  effacer  les  faute» 
de  toute  la  vie  ;  qu'on  instituât  une  solem- 
2îité  périodique  pour  la  célébrer  tous  les 
dix  ans  avec  une  pompe  non  lîriliaute  et 
frivole  ,  mais  simple  ,  lière  et  républicaine  ; 
qu'on  y  fît  diguement ,  mais  sans  emphase, 
l'éloge  de  ces  vertueux  citoyens  qui  ont  eu 
l'honneur  de  souffrir  pour  la  patrie  dans  les 
fers  de  l'ennemi;  qu'on  accordât  même  à 
leurs  familles  quelque  privilège  honoriliqu» 
qui  rappelât  toujours  ce  beau  souvenir  aux 
yeux  du  public.  Je  ne  voudrais  pourtant  pas 
qu'on  se  permît  dans  ces  solemnités  aucun© 
invective  contre  les  Russes  ,  ni  même  qu'où 
en  parlât.  Ce  serait  trop  les  honorer.  Ce 
silence  ,  le  souvenir  de  leur  barbarie  ,  et 
l'^'ioge  4©  ceux  qui  leur  ont  résisLC;  diront 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  255 

fVenï  tout  ce  qu'il  eu  faut  dire  ;  vous  devez 
trop  les  mépriser  pour  les  haïr. 

Je  voudrais  que  par  des  honneurs  ,  par 
des  rccouipeuses ,  publiques  ou  donnât  de 
l'éclat  à  toutes  les  vertus  patriotiques,  qu'où 
occupât  sans  ccsnc  les  citoyens  de  la  pa- 
trie ,  qu'on  en  fît  leur  plus  grande  affaire, 
qu'on  la  tînt  incessamment  sous  leurs  yeux. 
De  cette  manière  ils  auraient  moins  je  l'avoue 
les  moyens  et  le  tcnis  de  s'enrichir  ,  mais  ils 
en  auraient  moins  aussi  le  de'bir  et  le  besoin  : 
leurs  cœurs  apprendraient  à  connaître  un 
autre  bonlîeur  que  celui  de  la  fortune  ,  et 
voilà  l'art  d'ennoblir  les  âmes  et  d'en  faire 
un   instrument  plus  puissant    que  l'or. 

L'expose  succint  des  mœurs  des  Polonais 
qu'a  bien  voulu  me  communiquer  M.  TP'iel- 
Jiorski ,  ne  suiFi t  pas  pourme  ruettre  au  fait  de 
leurs  usages  civils  et  domestiques.  Mais  une 
grande  nation  qui  ne  s'est  jamais  trop  méice 
avec  ses  voisins  ,  doit  en  avoir  beaucoup  qui 
lui  soient  propres  ,  et  qui  peut-être  s'abâ- 
tardissent journellement  par  la  pente  géné- 
jale  en  Europe  de  prendre  les  goûts  et  les 
mœurs  des  Français.  Il  faut  maintenir  ,  re'- 
tablir  ces  anciens  usages  ,  et  en  introduire 
de  convenables  qui  soient  propres   aux  Po- 

P    2 


i56     GOUVERNE  :>I  E  N  T 

louais.  Ces  usages  ,  fusseut-ils  iadiSerens  ,' 
fussent-ils  mauvais  même  à  certains  égards  , 
pourvu  qu'ils  ne  le  soient  pas  essentielle- 
ment ,  auront  toujours  l'avantage  d'affec- 
tionner les  Polonais  à  leur  pays  et  de  leur 
donner  une  répugnance  naturelle  à  se  mêler 
avec  l'étranger.  Je  regarde  comme  un  bonheur 
qu'ils  aient  un  liabillement  particulier.  Con- 
servez avec  soin  ce  t  avantage  :  fai  tes  exactemen  t 
le  contraire  de  ce  que  fit  ceczar  si  vanté.  Que 
le  roi  ni  les  sénateurs ,  ni  aucun  homme  public , 
ne  portent  jamais  d'autre  vêtement  que  celui 
de  la  nation  ,  et  que  nul  polonais  n'ose  pa- 
raître à  la  cour  vêtu  h  la  française. 

Beaucoup  de  Jeux  publics  où  la  bonne 
mère  patrie  se  plaise  à  voir  jouer  ses  cnfans. 
(Qu'elle  s'occupe  d'eus  souvent  ahn  qu'ils 
s'occupent  toujours  d'elle.  Il  faut  abolir  , 
mêinG  à  la  cour  ,  à  cause  de  l'exemple  ,  les 
amusemeus  ordinaires  des  cours  ,  le  jeu  ,  les 
théâtres  ,  comédie  ,  opéra  ,  tout  ce  qui 
efiémiue  les  hommes  ,  tout  ce  qui  les  dis- 
trait ,  les  isole  ,  leur  fait  oublier  leur  patrie 
et  leur  devoir  ,  tout  ce  qui  les  fait  trouver 
bien  par-tout  ,  pourvu  qu'ils  s'amusent;  il 
faut  inventer  des  jeux  ,  des  fêtes  ,  des  so- 
lemuités  qui  ëûieiit  si  propres  à  cette  coui'4.à 


D   E     P  O  L  O  G  N  E.  25; 

qu'on  ne  les  retrouve  dans  aucune  autre.  Il 
faut  qu'on  s'amuse  en  Pologne  plus  que  dans 
les  autres  ,  mais  non  pas  de  la  même  ma- 
iiièrr.  11  faut  en  un  mot  renverser  un  exé- 
crable proverbe  ,  et  faire  dire  h  tout  Polonais 
au  fond  de  son  cœur:  ZJbl patria ,  ihl  hene. 
Rien  ,  s'ilsc  peut , d'exclusif  pour  les  grands 
et  les  riclies.  Beaucoup  de  spectacles  en  plein 
air,  où  les  rangs  soient  distingue'savec  soin, 
mais  où  tout  le  peuple  prenne  part  égale- 
ment, comme  cbez  les  anciens  ,  et  où  dans 
certaines  occasions  la  jeune  Jioblesse  fasse 
preuve  de  force  et  d'adresse.  Les  combats 
des  taureaux  n'ont  pas  peu  contribué  à  main- 
tenir une  certaine  vigueur  chez  la  nation 
espagnole.  Ces  cirques  où  s'exerçait  jadis 
la  jeunesse  en  Pologne  devraient  être  soi- 
gneusement rétablis:  on  en  devrait  faire  pour 
elle  des  the'àtres  d'honneur  et  d'émulation. 
Rien  ne  serait  plus  aise  que  d'y  substituer 
aux  anciens  combats  ,  des  exercices  moins 
cruels  ,  où  cependant  la  force  et  l'adresse 
auraient  part,  et  où  les  victorieux  auraient 
de  même  des  honneurs  et  des  récompenses. 
Le  maniement  des  chevaux  est ,  par  exemple  , 
un  exercice  très-ronvenable  aux  Polonais  et 
trcs-susccptlble  de  l'éclat  du  spcctale* 

P  3 


258     GOUVERNEMENT 

Les  beros  à' Homère  se  distinguaient  tons 
par  leur  force  et  leur  adresse  ,  et  par-là  mon- 
traient aux  yeux  du  peuple  qu'ils  étoient  faits 
pour  lui  comuiandcr.  Les  tournois  des  pa- 
ladins formaient  des  hommes  uon-seulc- 
ineut  vaillans  et  courageux  ,  mais  avides 
d'honneur  et  de  gloire  ,  et  propres  à  toutes 
les  vertus.  L'usage  des  armes  à  feu  rendant 
ces  facultés  du  corps  moins  utiles  à  la  guerre 
les  a  fait  tomber  en  discrédit.  Il  arrive  de- 
là que  ,  hors  les  qualite's  de  l'esprit  qui  sont 
souvent  équivoques  ,  de'placëes  ,  sur  lesquelles 
on  a  mille  moyens  de  tromper  ,  et  dont  le 
peuple  est  mauvais  juge  ,  un  hoiume  avec 
l'avantage  de  la  naissance  n'a  rien  en  lui 
qui  le  distingue  d'un  autre,  qui  justifie  la 
fortune,  qui  montre  dans  sa  personne  un  droit 
naturel  à  la  supériorité  ;  et  plus  on  néglige 
ces  signes  extérieurs ,  plus  ceux  qui  nous 
gouvernent  s'eSémiuent  et  se  corrompent  im- 
punément. Il  importe  pourtant ,  et  plus  qu'on 
3ie  pense  ,  que  ceux  qui  doivent  un  jour 
commander  aux  autres  se  montrent  dès  leur 
jeunesse  supérieurs  à  eux  de  tout  point  ,  ou 
du  moins  qu'ils  y  tâchent.  Il  est  bon  ,  de 
plus  ,  que  le  peuple  se  trouve  solivent  avec 
SCS  chefs  dcins  des  occasions  agréables ,  qu'il 


T)  K     POLOGNE.  26^ 

les  connaisse  ,  qu'il  s'accoutume  à  les  voir  ^ 
qu'il  partage  avec  eux  ses  plaisirs.  Pourvu 
que  la  subordination  soit  toujours  gardc'e 
et  qu'il  ne  se  confonde  point  avec  eux  , 
c'est  le  moyen  qu'il  s'y  aQectionnc  et  qu'il 
joigne  pour  eux  l'attachement  au  respect. 
Enfin  le  goût  des  exercices  corporels  de'- 
tourne  d'une  oisiveté'  dangereuse  ,  des  plai- 
sirs effe'mincs  et  du  luxe  de  l'esprit.  C'est, 
sur-tout  à  cause  de  l'amc  qu'il  faut  exercer 
le  corps  ,  et  voilk  ce  que  nos  petits  sages 
jont  loin  de  voir. 

Ne  négligez  point  une  certaine  décoration 
publique  ;  qu'elle  soit  noble  ,  imposante  ,  et 
que  la  magnificence  soit  dans  les  hommes 
plus  que  dans  les  choses.  On  ne  saurait 
croire  à  quel  point  le  cœur  du  peuple  suit 
ses  yeux  ,  et  combien  la  majesté  du  céré- 
monial lui  en  impose.  Cela  donne  à  Tau- 
torite'  un  air  d'ordre  et  de  règle  qui  ins- 
pire la  confiance  ,  et  qui  écarte  les  idées  de 
caprice  et  de  fantaisie  attache'es  à  celles  du 
])Oiivoir  arbitraire.  Il  faut  seulement  éviter 
dans  l'appareil  des  solcmnités,  le  clinquant^, 
le  pnpiiiotage  et  les  décorations  de  luxe 
qui  sont  d'usage  dans  les  cours.  Les  fêtes- 
d'an  peuple  li{)rc  doivent  toujours  respiier- 


26o     G  O  U  T  E  R  N  E  M  E  N  T 

la  décence  et  la  gravite'  ,  et  l'on  n'y  doit 
présenter  à  son  admiration  que  des  objets 
dignes  de  son  estime.  Les  P».omains  dans  leurs 
triomphes  étalaient  nn  hixe  énorme  ;  mais 
c'était  le  luxe  des  vaincus  ,  plus  il  brillait, 
moins  il  séduisait.  Son  éclat  même  était  une 
grande  leçon  pour  les  Romains.  Les  rois 
captifs  étaient  enchaînés  avec  des  chaînes 
d'or  et  de  pierreries.  Voila  (Ju  luxe  bien 
entendu.  Souvent  on  vient  au  même  but 
par  deux  routes  opposées.  Les  deux  balles 
de  laine  mises  dans  la  chambre  des  pairs 
d'Angleterre  devant  la  place  du  chancelier, 
forment  à  mes  yeux  une  décoration  tou- 
chante et  sublime.  Deux  gerbes  de  blé  pla- 
cées de  même  dans  le  sénat  de  Pologne  , 
n'y  feraient  pas  un  moins  bel  effet  à  mon 
gré. 

L'immense  distance  des  forrtmes  ,  qui  sé- 
pare les  seigneurs  de  la  petite  noblesse  ,  est 
un  grand  obstacle  aux  réformes  nécessaires 
pour  faire  de  l'amour  de  la  patrie  la  passion 
dominante.  Tant  que  le  luxe  régnera  chez  les 
grands  ,  la  cupiditf>  régnera  dans  tous  les 
cœurs.  Toujours  l'objet  de  l'admiration  pu*- 
plique  sera  celui  des  vœux  particuliers  ,  et  s*il 
faut  être  riche  pour  briller,  la  passion  domi- 


D  E     P  O  L  O  G   N  E.  261 

Tiantesera  toujours crétic  riclie.  Grand  moyeu 
de  corruption  qu'il  faut  aOaiblir  autant  qu'il 
est  possible.  Si  d'autres  objets  attrayans  ,  si 
des  marques  de  rang  distinguaient  les  bora- 
mes  en  place  ,  ceux  qui  ne  seraient  que  riclies 
en  seraient  prives  ,  les  vœux  secrets  pren- 
draient naturellement  la  route  de  ces  distinc- 
tions honorables,  c'est-à-dire  ,  celles  du  me'- 
rite  et  de  la  vertu  ,  quand  on  ne  parviendrait 
que  par-là.  Souvent  les  consuls  de  Rome 
ctaieut  très-pauvres,  mais  ils  avaient  des 
licteurs  ;  l'appareil  de  ces  licteurs  fut  con- 
voité par  le  peuple  ,  et  les  plcbe'icns  par- 
vinrent au  consulat, 

Oter  tout-à-fait  le  luxe  où  règne  l'ine'- 
galite',  me  paraît,  je  l'avoue,  une  entreprise 
bien  difficile.  Mais  n'y  aurait-il  pas  moyeu 
de  changer  les  objets  de  ce  luxe  et  d'en 
rendre  l'exemple  moins  pernicieux  ?  Par 
exemple,  autrefois  la  pauvre  noblesse  eu 
Pologne  s'attachait  aux  grands  qui  lui  don- 
naient l'e'ducatiou  et  la  subsistance  à  leur 
suite.  Voiià  un  luxe  vraiment  grand  et  noble  , 
dont  je  sens  parfaitement  i'inconve'nient  , 
mais  qui  du  moins  loin  d'avilir  les  âmes  , 
k'S  c'icve ,  leur  donne  des  scatimcns,  du 
ressort,   et  fut  saus  abus  chez  les  Romains 

F  5 


262     G  O  U  Y  E  R  X  E  31  E  X  T 

tant  que  dura  la  république.  J'ai  lu  que  le 
duc  à.' Epernon  ,  rencontrant  un  jour  le 
duc  de  Sully  ,  voulait  lui  chercher  querelle  , 
luais  que  n'ayant  que  six  cents  gentils- 
hommes à  sa  suite  il  n'osa  attaquer  Sully 
qui  en  avait  huit  cents.  Je  doute  qu'un 
luxé  de  cette  espèce  laisse  une  grande  place 
à  celui  des  colihchets  ,  et  l'exemple  du 
moins  n'en  se'duira  pas  les  pauvres.  Ramenez 
les  grands  en  Pologne  à  n'eu  avoir  que  de 
ce  genre  ,  il  en  résultera  peut-être  des  divi- 
sions, des  partis,  des  querelles,  mais  il  ne 
corrompra  pas  la  nation.  Après  celui-là 
tole'rons  le  luxe  militaire,  celui  des  armes, 
des  chevaux  ,  nxais  que  toute  parure  elle- 
minée  soit  en  mépris  ;  et  si  l'on  n'y  peut  faire 
renoncer  les  femmes  ,  qu'on  leur  apprenne  au 
moins  à  l'improuver  et  dédaigner  dans  les 
hommes. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  par  des  lois  somp- 
tuaires  qu'on  vient  à  bout  d'extirper  le  luxe  : 
c'eàt  du  fond  des  cœurs  qu*il  faut  l'arracher, 
en  y  imprimant  des  goûts  plus  sains  et  plus 
nobles.  Défendre  les  choses  qu'on  ne  doit 
pas  faire  est  un  expédient  inepte  et  vain, 
si  l'on  ne  commence  ]:)ar  les  faire  haïr  et 
mépriser,    et  jamais  j'improbation  de  la  loi 


DE     POLOGXE.  263 

nVst  cfTicace  que  quand  elle  vient  à  Tappui 
de  celle  du  jugement.  Quiconque  se  mcîe 
d'instituer  un  peuple  doit  savoir  dominer 
les  opinions  et  par  elles  gouverner  les  pas- 
sions des  hommes.  Cela  est  vrai  sur-tout 
dans  l'objet  dont  je  parle.  Les  lois  somp- 
tuaires  irritent  le  désir  par  la  contrainte  , 
plutôt  qu'elles  ne  l'cteit^nent  par  le  châti- 
ment. La  simplicité  dans  les  mœurs  et  dans 
la  parure  est  moins  le  fruit  de  la  loi  que  çeluit 
de  l'ëducatiou. 

CHAPITRE    IV. 

Education. 

V^'est  ici  l'article  important.  C'est  l'cda— 
cation  qui  doit  donner  aux  âmes  la  forme 
nationale  ,  et  diriger  tellement  leurs  opinions 
et  Icui-s  goûts  qu'elles  soient  patriotes  par 
inclination  ,  par  passion  ,  par  nécessité. 
Un  enfant  en  ouvrant  les  yeux  doit  voir 
la  patrie,  et  jusqu'à  la  mort  ne  doit  plus 
voir  qu'elle.  Tout  vrai  républicain  suça  avec 
le  lait  de  sa  mère  l'amour  de  sa  patrie  , 
c'est-à-dire  des  lois  et  de  la  liberté.  Cet 
amour  fait  toute   sou   esjsîxjucc  ;  il   ne  voit 

P  6 


264     GOUTE  R  N  E  M  E  N  T 

que  la  patrie,  il  ne  vit  que  pour  elle  ;  sitôt 
qu'il  est  seul ,  il  est  nul:  sitôt  qu'il  n'a  plus 
de  patrie  ,  il  n'est  plus  ;  et  s'il  n'est  pas  mort , 
il    est   pis, 

Li'e'ducation nationale  n'appartient  qu'aux 
hommes  libres;   il   n'3^  a  qu'eux  qui    aient 
"Une  exisicnce  commune  et  qui  soient  vrai- 
ment   lies    par    la     loi.    Un    Français  ,     un 
Anglais  ,    un    Espagnol  ,    un    Italien  ,    un 
Russe  sont  tous  à-peu-près  le  même  homme  ; 
ii  sort  du   colle'ge   déjà  tout    façonne'  pour 
la  licence  ,  c'est-à-dire  pour  la  servitude.  A 
vingt  ans  un  Polonais  ne   doit  pas  être  un 
autre  homme  ;  il  doit  être  un  Polonais.   Je 
veux    qu'en    apprenant    à    lire    il    lise    des 
choses    de   son   pays  ,    qu'à    dix   ans    il    en 
connaisse   toutes  les   productions  ,  à  douze 
toutes  les  provinces  ,  tous  les  chemins  ,  toutes 
les   villes  ,    qu'à  quinze    il   en    sache    toute 
l'histoire  ,   à  seize  toutes  les  lois  ,   qu'il   n'y 
ait  pas  eu  dans   toute  la  Pologne  une  belle 
action  ni   un    homme  illustre  dont  il  n'ait 
la  mémoire    et  le  cœur   pleins  ,    et  dont  il 
jQC    puisse   rendre    compte    à    l'instant.    On 
peut   juger    par-là  que  ce    ne    sont  pas   les 
Ccudes    ordinaires  dirigées  par  des  étrangers 
et  des  prêtres  ,  que  je  voudrais  faire  suivre 


DE     P  O  T.  O  G   N  E.  r65 

aux  eiiFiUïs.  T^a  loi  doit  régler  la  matière  , 
l'ordre  et  In  forme  de  leurs  e'tudcs.  Ils  no 
doivent  avoir  pour  instituteurs  que  des 
Polonais  ,  tous  maries  ,  s'il  est  possible  , 
tons  di.st:n£;nt's  par  leurs  mocnis  ,  par  leur 
probité'  ,  par  leur  bon  sens  ,  par  leurs 
lumières,  tous  destinés  à  des  emplois,  non 
plus  importans  ni  plus  honorables,  car  cela 
n'est  pas  possible  ,  mais  moins  pénibles  et 
plus  éclatani  ,  lorsqu'au  bout  d'un  certain 
nombre  d'années  ils  auront  bien  rempli 
celui-là.  Gardez-vous  sur-tout  de  faire  nn, 
nitlicr  de  l'état  de  pédagogue.  Tout  homme 
public  en  Pologne  ne  doit  avoir  d'autre 
état  permanent  que  celui  de  citoyen.  Tous 
les  postes  qu'il  remj)lit ,  et  sur-tout  ceux  qui 
sont  importans  comme  celui-ci,  ne  doivent 
être  considérés  que  comme  des  places  d'é- 
preuve et  des  degrés  pour  monter  plus  haut 
après  l'avoir  mérité.  J'exhorte  les  Polonais 
à  faire  attention  à  cette  maxime  ,  sur  laquelU 
j'insisterai  souvent:  je  la  crois  la  clef  d'uu 
grand  ressort  dans  l'Etat.  On  verra  ci-aprè* 
comment  on  peut,  à  mon  avis,  la  rendre 
praticable  sans    excej)tlon. 

Je   n'aime   point  ces    distinctions  de  col- 
lèges et  d'acudémicb  qui  fout  que  la  noblesse 


7.^^     GOUVERNE  M  E  ^T  T 

riche  et  la  noblesse  pauvre  sont  e'ieve'c* 
difleremmeiit  et  sépare'ment.  Tous  étant 
égaux  par  la  constitution  de  l'Etat  doivent 
être  élcve's  ensemble  et  de  la  uiéme  nianicre  ; 
et  si  l'on  ne  peut  établir  une  e'ducation. 
publique  tout-à-fait  gratuite,  il  faut  du 
moins  la  mettre  ?i  un  prix  que  les  pauvre* 
puissent  payer.  Ne  pourrait-ou  pas  foncier 
dans  chaque  colle'ge  un  certain  nombre 
de  lîlaces  purement  gratuites,  c'est-à-dire 
aux  frais  de  l'Etat  ,  et  qu'on  appelle  en 
France  des  bourses  ?  Ces  places  données 
aux  enfaus  des  pauvres  gentilshommes  qui 
auraient  bien  mérité  de  la  patrie  ,  non 
comme  une  aumône  ,  mais  comme  \\\\ç, 
récompense  des  bons  services  des  pères  , 
deviendraient  à  ce  titre  honorables  et  pour- 
raient produire  un  double  avantage  qui 
ne  serait  pas  à  négliger.  Il  faudrait  pour 
cela  que  la  nomination  n'en  fut  pas  arbi- 
traire ,  mais  se  fît  par  une  espèce  de  juge- 
ment dont  je  parlerai  ci-après.  Ceux  qui 
rempliraient  ces  places  seraient  appelés 
enfans  de  l'Etat  et  distingués  par  quelque 
inarque  honorable  qui  donnerait  la  préséance 
sur  les  autres  enfans  de  leur  âge  sans  excepter 
ceux   des    grands. 


D  E     P  O  L  O  G  X  E.  267 

Dans  tous  les   collèges  il  faut   établir   un 
gymnase  ou  lieu   d'exercices  corporels  pour 
les  enfaiis.  Ot  article  si  uc'j^lige'  e.st  selon  moi 
]a  partie  la  plus  importante  de  l'éducation, 
non-seulement    pour    former    des    tempc'ra- 
mens   robustes    et  sains  ,    mais  encore  plus 
pour  l'objet  moral  qu'on  néglige  ou  qu'oa 
ne    remplit    que    par  un    tas    de    pre'crptcs. 
pc'dantesques  et  vains  ,   qui  sont  autant  de 
paroles  perdues.    Je  ne  redirai  jamais  assez 
que  la  bonne  e'dwcation  doit  être  négative. 
Empécliez    les  vices    de  naître  ,   vous  aurez 
assez  fait  pour  la  vertu.    Le  moyen  eu  est 
de  la  dernière  facilite  dans  la  bonne  éduca- 
tion   publique  ;  c'est   de    tenir   toujours    le*> 
enfans   en  haleine  ,    non    par    d'ennuyeuses 
études    où  ils    n'entendent    rien  ,    et  qu'ils 
prennent  en  haine  par  cela  seul  qu'ils  sont 
force's  de  rester  en  place;  mais  par  des  exer- 
cices qui  leur  plaisent  en  satisfcsaut  au  besoin 
qu'en  croissant   a  leur  corps  de  s'agiter  ,   et 
dont  l'agrément  pourcuxnese  bornera  pas  là. 
On  ne  doit  point  permettre  qu'ils  joiicnt 
séparément  à  leur  fantaisie  ,  mais  tous    en- 
semble et  en  public  ,  de  manière  qu'il  y  ait 
toujours  un  but  commuii  auquel  tous  aspi- 
rent et  qui  excite  la  conciirreucc  et  Téuiula- 


268     GOUVERNEMENT 

tioii.  Les  pareus  qui  pscféreront  Téducatioa 
domestique  ,    et   feront  élever    leurs   enfans 
sous    leurs    yeux,    doivent    cependant    les 
envoyer    à  ces    exercices.    Leur    icstructiou 
peut  être   domestique  et  particulière  ,  mais 
leurs  jeux  doivent  toujours  être  publics  et 
communs  à  tous  ;  car  il  ne  s'agit  pas  seule- 
ment  ici    de   les  occuper  ,    de   leur  former 
une    constitution    robuste  ,    de    les     rendre 
agiles  et  découplés;  mais  de  les  accoutumer 
de  bonne  heure  à  la  règle  ,  à  l'égalité,  à  la 
fraternité,    aux   concurrences,  à  vivre   sous 
les  yeux  de  leurs  concitoyens  et  à   désirer 
l'approbation    publique.    Pour    cela    il    ne 
faut    pas    que  les    prix  et    récompenses    des 
vainqueurs   soient  distribués  arbitrairement 
par    les    maîtres    des   exercices  ,    ni    par    les 
chefs    des     collèges ,    mais   par   acclamation 
et    au    jugement    des    spectateurs  :   et     Toti 
peut  compter  que  ces  jugemens  seront  tou- 
jours justes  ,  sur-tout  si  l'on  a  soin  de  rendre 
ces    jeux    attirans    pour    le    public ,   en    les 
oidoniiant    avec    un   peu    d'appareil   et    de 
facou  qu'ils  fassent  spectacle.  Alors  il  est  à 
présumer  que  tous  les  honnêtes  gens  et  tous 
les  bons  patriotes  se  feront  un  devoir  et  un 
plaisir  d'y  assister. 


DE     POLOGNE.  '269 

A  Bcnic  ,  il  y  a  un  exercice  bien  singnlier 
ponr  les  jeunes  patriciens  qui  sortent  du 
collège.  C'est  ce  qu'on  appelle  VEtat  exté- 
rieur. C'est  une  copie  en  petit  de  tout  ce 
qui  compose  le  gouvernement  de  la  re'pu- 
blique.  Un  se'nat ,  des  avoyers  ,  des  oiïicicrs, 
des  huissiers,  des  orateurs,  des  causes,  des 
jngeinens  ,  des  solemnitës.  L'Etat  extc'rieur 
a  même  un  petit  gouvernement  et  quelques 
rentes  ,  et  cette  institution,  autorisée  et 
protége'e  par  le  souverain  ,  est  la  pépinière 
des  lioniuies  d'Etat  qui  dirigeront  un  jour 
les  alTaires  publiques  dans  les  mêmes  em- 
plois  qu'ils  n'exercent  d'abord  que  par  jeu. 

Quelque  forme  qu'on  donne  à  l'éducation 
publique,  dont  je  n'entreprends  pas  ici  le 
détail  ,  il  convient  d'établir  un  collège  de 
magistrats  du  premier  rang  qui  en  ait  la 
suprême  administration ,  et  qui  nomme  , 
révoque  et  change  à  sa  volonté  tant  les 
j)rincipaux  et  chefs  des  collèges  ,  lesquels 
seront  enx-mcmes  ,  comme  je  l'ai  déjà  dit, 
des  candidats  pour  les  hautes  magistratures, 
que  les  maîtres  des  exercices,  dont  on  aura 
soin  d'exciter  aussi  le  zèle  et  la  vigilance 
par  des  places  plus  élevées  qui  leur  seront 
ouvertes  ou  fermées  selon  la   manière  dont 


2"0     G  O  U  V  E  R  X  E  ^X  E  X  r 

ils  auront  rempli  celles-là.  Comme  c'est  cî» 
ces  étabtissemens  que  de'peud  l'espoir  d© 
la  re'publique ,  la  gloire  et  1-e  sort  de  la 
ration,  je  les  trouve,  je  l'avoue,  d'uu© 
importance  que  je  suis  bien  surpris  qu'où 
n'ait  songe'  à  leur  douTier  nulle  part.  Je  suis 
afflige'  pour  l'iinmanité  que  tant  d'idées 
qui  me  paraissent  bonnes  et  utiles  se  trou- 
vent toujours,  quoique  très-praticables,  si 
loin  de  tout  ce  qui  se  fait. 

.Au  reste,  je  ne  fais  ici  qu'indiquer,  mai* 
c'est  assez  pour  ceux  à  qui  je  m'adresse. 
Ces  idées  mal  développées  montrent  de-loin 
les  routes  inconnues  aux  modernes  par  les- 
quelles les  anciens  menaient  les  hommes  h 
cette  vigueur  d'amc,  à  ce  zèle  patriotique, 
à  cette  estiiue  pour  les  qualités  vraiment 
personnelles  ,  sans  égard  à  ce  qui  n'est  qu'é- 
tranger à  l'homme ,  qui  sont  parmi  nous 
sans  exemple  ,  mais  dont  les  levains  dans 
les  cœurs  de  tous  les  hommes  n'attendent 
pour  fermenter  que  d'être  mis  eu  action 
par  des  institutions  convenables.  Dirigent 
dans  cet  esprit,  l'éducatioa  ^  les  usages,  les 
coutumes  ,  les  mœurs  des  Polonais ,  vous 
développerez  en  eux  ce  levain  qui  n'est  pas. 
encore  éventé  par  des  luaxiiiies  corrompues^ 


DE     P  O  L  O  G  X  Tî:.  27Ï 

par  des  institutions  usées,  par  une  plnloso-» 
phic    égoïste    qui    prêche    et     qui     tue.    La 
nation    datera    sa    seconde   naissance    de   la; 
crise   terril)lc    dont  elle   sort,   et  voyant  c* 
qu'ont  fait  ses  membres  encore  indisciplines  , 
elle  attendra  beaucoup  et  obtiendra  davan« 
tage  d'une  institution   bien  ponde'rée  ;    eîlo 
clierira  ,   elle   respectera   des  lois  qui  flatte- 
ront son  noble  orgueil  ,   qui   la  rendront  , 
qui    la    maintiendront    heureuse    et    libre  ; 
arrachant  de   son   sein   les    passions   qui    les 
éludent,   elle  y  nourrira  celles  qui   les  font 
aimer.    Enfin    se    renouvelant  ,    pour    ainsi 
dire  ,    elle-même  ,    elle    reprendra    dans    oe 
nouvel  âge    toute  la  vigueur    d'une   nation 
naissante.    Mais  sans    ces   précautions    n'at- 
tendez   rien    de  vos    lois;    quelque    sages  , 
quelque  prévoyantes  qu'elles  puissent  être, 
elles  seront  élude'es  et  vaines  ,  et  vous  aurea 
corrige   quelques    abus   qui    vous  blessent , 
pour  en  introduire  d'autres  que  vous  n'au- 
rez pas    prévus.  Voilà  des  préliminaires  que 
j'ai  crus  indispensables:  jetonsmaiutenant  Içs 
yeux  sur  la  constitution. 


272     GOUVERNE  M  E  N  T 

CHAPITRE     V. 

P'iee  radical. 


E 


VI  TON  s  s'il  se  peut  de  nous  jeter  dès 
les  premiers  pas  dans  des  projets  chimériques» 
Quelle  entreprise,  Messieurs,  vous  occupe 
en  ce  moment  ?  celle  de  réformer  le  gou- 
vernement de  Pologne  ,  c'est-à-dire  ,  de 
donner  à  la  constitution  d'un  grand  royaume 
la  consistance  et  la  vigueur  de  celle  d'un» 
petite  république.  Avant  de  travailler  à 
l'exécution  de  ce  projet,  il  faudrait  voir 
d'abord  s'il  est  possible  d'y  réussir.  Gran- 
deur des  nations  !  étendue  des  Etats  !  pre- 
Uiière  et  principale  source  des  malheurs  du 
genre-humain  ,  et  sur-tout  des  calamités  sans 
nombre  qui  minent  et  détruisent  les  peuples 
policés.  Presque  tous  les  petits  Etats,  répu- 
bliques et  monarchies  indifféremment,  pros- 
pèrent par  cela  seul  qu'ils  sont  petits  ,  que 
tous  les  citoyens  s'y  connaissent  mutuelle- 
ment et  s'entregardent ,  que  les  chefs  peu- 
vent voir  par  eux-mêmes  le  mal  qui  se 
fait,  le  bien  qu'ils  ont  à  faire,  et  que  leurs 
ordres   s'exécutent   sous    ievrs    yeux.    Tous 


DE     POLOGNE.  273 

1rs  j2;rands  peuples  e'ciascs  par  leurs  propres 
masses  geuiisseut  ,  ou  comme  vous  dans 
l'anarclile  ,  ou  sous  les  oppresseurs  subal- 
ternes qu'une  gradation  nécessaire  force  les 
rois  de  leur  donner.  Il  n\  a  que  Uieu  qui 
puisse  gouverner  le  inonde  ,  et  il  faudrait 
des  facultés  plus  qu'humaines  pour  gou- 
veiTicr  de  grandes  nations.  Il  est  étonuant, 
il  est  prodigieux  que  la  vaste  étendue  de 
la  Pologne  n'ait  pas  déjà  cent  fois  opéré  la 
convcision  du  gouvernement  en  deïpotisme, 
abâtardi  les  amcs  des  Polonais  et  corrom{)u 
la  masse  de  la  nation.  C'est  nii  cxemjjla 
unique  dans  l'histoire  qu'après  des  siècles 
un  pareil  Etat  n'en  soit  encore  qu'a  l'anar- 
cliie.  La  lenteur  de  ce  progrès  est  due  à  des 
avantages  inséparables  des  inconvénieus  dont 
vous  voulez  vous  délivrer.  Ah  !  je  ne  saurais 
trop  le  redire;  pensez-y  bien  avant  de  tou- 
c:H'r  a  vos  lois,  et  sur-tout  à  celles  qui  vous 
firent  ce  que  vous  êtes.  La  première  réforme 
dont  vous  auriez  besoin  serait  celle  de  votre 
étendue.  Vos  vastes  provinces  ne  comporte- 
ront jamais  la  sévère  administration  des 
petites  républiques.  Commencez  par  resserrer 
vos  limites  si  vous  voulez  réformer  votre 
gouvcnifjiieut.    Peut-être    vos    volsias   sou- 


274     GOUVERNEMENT 

geiit-ils  a  vous  rendre  ce  service.  Ce  serait 
sans  doute  un  grand  mal  pour  les  partie» 
déniembre'es  :niais  ce  serait  un  grand  bien 
pour   le   corps  de  la  nation. 

(ç)ue  si  CCS  retrancheraens  n'ontpas  lieu  ,  je 
ne  vois  qu'un  moyen  qui  pnt  y  supple'er 
peut-être,  et  ce  qui  est  heureux  ,  ce  moyeu 
est  déjà  dans  l'esprit  de  votre  institution. 
(^U€  la  séparation  des  deux  Polognes  soit 
aussi  marquée  que  celle  de  la  Litliuanie  :  ayez 
trois  Etats  réiuiis  en  un.  Je  voudrais  ,  s'il, 
t-tait  possible  ,  que  vous  en  eussiez  autant 
que  de  palatiuats.  Formez  dans  chacun  au- 
tant d'administrations  particulières  ,  perfec- 
tionnez la  forme  des  dlétiues  ,  étendez  leur 
autorité  dans  leurs  palatiuats  respectifs  ;  mais 
marquez-en  soigneusement  les  bornes ,  et 
faites  que  rien  ne  puisse  rompre  entr'eiles 
le  lien  de  la  commune  législation  et  de  la 
subordination  au  corps  de  la  république. 
iEn  un  mot  ,  appliquez-vous  à  éteudre  et 
perfectionner  le  système  des  gouvernemeus 
fédératifs  ,  le  seul  qui  réunisse  les  avantages 
des  grands  et  des  petits  Etats  ,  et  par-là  le 
seul  qui  puisse  vous  convenir.  Si  vous  né- 
gligez ce  conseil  ,  je  doute  que  jamais  vous 
puissiez  faire  un  bon  ouvrage. 


DE     PO  L  O  G  N  K.  275 

CHAPITRE    VI. 

Question   des  trois  ordres. 

J  E  ii'ciitciids  guère  parler  de  gcnvcrncnicnt 
pans  trouver  qu'on  remonte  à  des  prlneipL-* 
qui  me  paroisscut  faux  ou  louches.  I^a  re- 
puJjiiquc  de  Poiogîic  ,  a-t-ou  souvent  dit  et 
répète  ,  est  composée  de  trois  ordres  ;  Tordr» 
équestre,  le  sénat  et  le  roi.  J'aimerais  mieux 
dire  que  la  nation  polonaise  est  composée 
de  trois  ordres  ;  les  nobles  qui  sont  tout, 
les  bourgeois  qui  ne  sont  rien  ,  et  les  paysans 
qui  sont  moins  que  rien.  Si  l'on  compte  le 
sénat  pour  un  ordre  dans  l'Etat  ,  pourquoi 
lie  cornpte-t-onpas  aussi  pour  tel  la  chambra 
des  nonces  qui  n'est  pas  moins  distinct» 
et  qui  n'a  pas  moins  d'autorité?  bien  plus; 
cette  division  ,  dans  le  sens  même  qu'on  la 
donne  ,  est  évidemment  incomplète  :  car  il 
y  fallait  ajouter  les  ministres  ,  qui  ncsontni 
rois  ,  ni  sénateurs  ,  ni  nonces  ,  et  qui  dans 
la  plus  grande  indépendance  n'en  sont  pas 
moins  dépositaires  de  tout  le  pouvoir  exé- 
cutif. Comment  me  fcra-t-on  jamais  com- 
prendre que  la  paiLie   qui  n'existe   que  pur 


5-6     GOUVERNE  M  E  N  T 

le  tout  ,  forme  pouitaut  par  rapport  au 
tout  un  ordre  inde'penclant  de  lui  ?  La  pairie 
eu  Angleterre  ,  attendu  qu'elle  est  lie're'- 
ditaire  ,  forme,  je  l'avoue  ,  un  ordre  exis- 
tant par  lui-même.  Mais  en  Pologne  ôtez 
Tordre  équestre  ,  il  n'y  a  plus  de  sénat  ,  puis- 
que nul  ne  peut  être  se'nateur  s'il  n'est  pre- 
mièrement noble  polonais.  De  même  il  n'y 
a  plus  de  roi,  puisque  c'est  l'ordre  équestre 
jgui  le  nomme  ,  et  que  le  roi  ne  peut  rien 
sans  lui  :  mais  otez  le  sénat  et  le  roi ,  l'ordre 
équestre  et  par  lui  TEtat  et  le  souverain  de- 
meurent en  leur  entier  ;  et  dès  demain  ,  s'il 
lui  plaît  ,  il  aura  un  sénat  et  un  roi  comme 
auparavant. 

Mais  pour  n'être  pas  un  ordre  dans  l'Etat, 
il  ne  s'ensuit  pas  que  le  sénat  n'y  soit  rien  ,  et 
quand  il  n'aurait  pas  en  corps  le  dépôt  des 
lois  ,  ses  memi>jes  ,  indépendamment  de  l'au- 
torité du  corps  ,  ne  le  seraient  pas  moins  de  la 
puissance  législative  ,  et  ce  serait  leur  ôter  le 
droit  qu'ils  tiennent  de  leur  naissance  que  de 
les  empêcher  d'y  voter  en  pleine  diète  toutes 
les  fois  qu'il  s'agit  de  faire  onde  révoquer  des 
lois  :  mais  ce  n'est  plus  alors  comme  sénateurs 
qu'ils  votent  ,  c'est  simplement  comme  ci- 
toyens. S,itô  t  que  la  puissance  législa  tive  parle  , 

tout 


D  E     P  O  L  O  G  5f  E.  277 

tout  leii lie  dans l'cgalitc:  toute  autre  autorité 
se  tait  devcnt  elle ;sa  voix  cstia  voix  de  Dieu 
sur  la  terre.  Le  roi  luêine  ,  qui  prcàide  à  la 
dicte,  n'a  pas  alors,  je  le  soutiens  ,  le  droit 
«l'y    voter  s'il   n'est  noble  polonais. 

Ou  médira  sans  doute  ici  que  je  prouve 
trop  ,  et  que  si  les  sénateurs  n'ont  pas  voix 
conime  tels  à  la  diète  ,  ils  ne  doivent  pus  non 
plus  l'avoir  comme  citoyens  ,  puisque  les 
membres  de  l'ordre' équestre  n'y  votent  pas 
par  eux-mênies  ,  mais  seulement  par  leurs 
représcntans  ,  an  nombre  desquels  les  séna- 
teurs ne  sont  pas.  Et  pourquoi  voteraient- 
ils  comme  particuliers  dans  la  diète  ,  puis- 
qu'aucun  autre  noble  ,  s'il  n'est  nonce  ,  n'y 
peut  voter  ?  Cette  objection  me  paraît  so- 
Jidcdans  l'état  présent  des  choses  ;  mais  quand 
les  changemeus  projetés  seront  faits  ,  elle  n« 
le  sera  plus  ,  parce  qu'alors  les  sénateurs 
eux-mêmes  seront  les  représcntans  perpétuels 
de  la  nation,  mais  qui  ne  pourront  agir  en 
matière  de  législation  qu'avec  le  concours 
<ic  leurs  collègues. 

Qu'on  ne  dise  donc  pas  que  le  concours 
du  roi  ,  du  sénat  et  de  l'ordre  équestre  est 
nécessaire  pour  former  une  loi.  Ce  droit  n'ap- 
partient qu'au  seul  ordre  équestre  dont  le» 

Foliticjuc.  Tome  IX.  (^ 


2-8     GOUVERNE  M  E  N  T 

sénateurs  sont  membres  comme  les  nonces  , 
mais  où  le  se'iiat  en  corps  n'entre  pour  rien. 
Telle  est  ou  doit  être  en  Pologne  la  loi  de 
l'Etat  :  mais  la  loi  de  la  nature  ,  cette  loi 
sainte  ,  imprescriptible  ,  qui  parie  au  cœur 
de  l'homme  et  à  sa  raison  ne  permet  pas 
qu'on  resserre  ainsi  l'autorité'  le'gislative  ,  et 
que  les  lois  obligent  quiconque  n'y  aura 
pas  voté  personnellement  comme  les  nonces  , 
ou  du  moins  par  ses  représentans  comme  le 
corps  de  la  noblesse.  On  ne  viole  point  im- 
pune'ment  cette  loi  sacrée  ,  et  l'état  de  fai- 
blesse où  une  si  grande  nation  se  trouve 
réduite  ,  est  l'ouvrage  de  cette  barbarie  féo- 
dale qui  fait  retrancber  du  corps  de  l'Etat 
sa  partie  la  plus  nombreuse  et  quelquefois 
la  plus  saine. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  croie  avoir  be- 
soin de  prouver  ici  ce  qu'un  peu  de  bon 
sens  et  d'entrailles  suirisent  pour  faire  sentir 
à  tout  le  monde.  Et  d'où  la  Pologne  pré- 
tend-elle tirer  la  puissance  et  les  forces  qu'elle 
étouffe  à  plaisir  dans  son  sein?  Nobles  Po- 
lonais ,  soyez  plus  ,  soyez  hommes  :  alors 
seulement  vous  serez  heureux  et  libres;  mais 
ne  vous  flattez:  jamais  de  l'être  tant  que  vous 
Tiendrez  vos  frères  daus  les  fçis. 


D  E     P  O  L  O  G   N  E.  2-9 

Je  sens  la  difficulté  du  projet  d'aflianchir 
vos  peuples.  Ce  que  je  crains  n'est  pas  seulc- 
jnent  l'inlcrét  mal-entendu  ,  l'ainour-propre 
et  les  préjuges  des  maîtres. Cet  obstacle  vainen  , 
je  craindrais  les  vices  et  la  lâcheté  des  serfs. 
].a  liberté  est  un  aliment  de  bon  suc  ,  mais 
de  forte  digestion  ;  il  faut  des  estomacs  bien 
sains  pour  le  supporter.  Je  ris  de  ces  peu- 
])]es  avilis  qui  ,  se  laissant  ameuter  par  des 
ligueurs,  osent  parler  de  liberté  sa>is  même 
en  avoir  l'idée  ,  et  le  cœur  plein  de  tous  les 
vices  des  esclaves  ,  s'imaginent  que  pour  être 
libres  il  suffit  d'être  des  mutins.  Ficre  et 
sainte  liberté!  si  ces  pauvres  gens  pouvaient  te 
connaître,  s'ils  savaient  à  quel  pris  on  t'ac- 
quiert et  te  conserve  ,  s'ils  sentaient  com- 
bien tes  lois  sont  plus  austères  que  n'est  dur 
le  joug  des  tyrans  ;  leurs  faibles  âmes,  es- 
claves de  passions  qu'il  faudrait  étoutfer  ,  te 
craindraicntplus  cent  fois  que  la  servitude  ;ils 
te  fuiraient  avec  effroi  ,  comme  un  fardeau 
prêt  à   les  écraser. 

_:\ffranchir  les  peuples  de  Pologne  est  une 
grande  et  belle  opération  ,  mais  hardie  ,  péril- 
leuse ,  et  qu'il  ne  faut  pas  tenter  incon- 
sidérément. Parmi  les  précautions  à  prendre  , 
il  eu  est  une  indispensable  et  qui  demande 

\2 


2So     GOUVERNEMENT 

du  tems.  C'est  avant  toute  chose  de  rendre 
dignes  de  la  liberté  et  capables  de  la  supporter 
les  serfs  qu'on  veut  affranchir.  J'exposerai 
ci-après  un  des  moyens  qu'on  peut  employer 
pour  cela.  Il  serait  téméraire  à  moi  d'en  ga- 
rantir le  succès  ,  quoique  je  n'^cn  doute  pas. 
S'il  est  quelque  meilleur  moyen,  qu'on  le 
prenne.  Mais  quel  qu'il  soit ,  songez  que  vos 
«erfs  sont  des  hommes  comme  vous  ,  qu'ils  ont 
en  eux  l'étofic  pour  devenir  tout  ce  que  vous 
êtes  ;  travaillez  d'abord  à  laincttreeu  œuvre, 
et  n'affranchissez  leurs  corps  qu'après  avoir 
alTranclii  leurs  amcs.  Sans  ce  préliminaire 
comptez    que  votre  opération  réussira  mal. 

CHAPITRE    VII. 

Moyens  de  maintenir  la  constitution, 

i  k  A  législation  de  Pologne  a  été  faite  suc- 
ccssiycmeiitdc  pièces  et  de  morceaux  ,  conune 
toutes  celles  de  l'Europe.  A  mesure  qu'on 
voyait  un  abus  ,  ou  fesait  une  loi  pour  y 
remédier.  De  cette  loi  naissaieut  d'autres 
abus  qu'il  fallait  corriger  encore.  Celte  ma- 
»ièrc   d'opérer  n'a  point  de  hn  ,  et  mène  cU 


£>  E     POLOGNE.  28r 

plus  terrible  de  tous  les  abus  ,  qui  est  de'- 
ïitTver  toutes  les  lois  à  force  de  les  multi- 
plier. 

L'affaiblissement  de  la  législation  sVst  fait 
•n  Pologne  d'une  manière  bien  particulirre  , 
et   peut-être  unique.    C'esb  qu'elle  a  perdu 
sa  force  sans  avoir  e'tc  subjugue'e  par  la  puis- 
sance executive.  En  ce  m.omcnt   encore    la 
puissance  légisiaiive  conserve  toute  son  au- 
torité'  ;  elle   est  dans  Finaction  ,  mais  sans 
rien  voir  au-dessus  d'elle.  La  diète  est  aussi 
souveraine    qu'elle    l'était    lors  de  son  éta- 
blissement.   Ccpendaîit  elle  est  sans  force  ; 
rien  ne   la  domine  ,  inviis  rien  ne  lui  obéit. 
Cet  état  est  remarquable' et  mérite  réHexiou. 
(Qu'est-ce   qui  a    conservé    jusqu'ici    l'au- 
torité   législative  ?    c'est  la  présence  conti- 
nuelle  du  législateur  ;  c'est  la  fréquence  des 
diètes  ,  c'est  le  fréquent  renouvellement  des 
nonces    qui    ont    maintenu     la    république. 
L'Angleterre  ,  qui  Jouit  du  preuiier  de    co* 
avaîitages  ,    a  perdu    sa    liberté  pour    avoir 
négligé   l'autre.  Le  même  parlement  dure  ei 
k)ng-tems  que    la    cour ,    qui   s'épuiserait    a 
1  .icheter    tous  les   ans,    trouve  son   compte 
ù    l'ciclictcr  pour  sept  ,  et  n'y   maiiqiîo  pas. 
ri::mietc    leçon  poiir   vous. 


282     G  O  U  V  E  Pv  N  E  M  E  N  T 

Un  second  moyen  par  lequel  la  puissance 
législative   s'est    conservée  eu  Pologne,  est 
premièrement  le  partage  de  la  puissance  exe- 
cutive qui  a  empêché  ses  dépositaires  d'agir 
de  concert  pcuri'opprimer  ,  eten  second  lieu 
le  passage  fréque^^t  de  cette  même  puissance 
executive    par   diflérentes  mains  ,    ce   qui  a 
empêché    tout    sytéme    suivi     d'usurpation. 
Chaque  roi  fesait  dans  le  cours  de  son  règne 
qi:elques   pas   vers   la   puissance  arbitraire  ; 
mais  l'élection  de  son  successeur  forçait  ce- 
lui-ci de  rétrograder  au-lieu  de  poursuivre, 
et  les  rois  au  commencement  de  chaque  règne 
étaient  contraints   par  les  pacta  conpenia  , 
de   partir    tous   du  même   point.    De   sorte 
que  malgré  la  pente  habituelle  vers  le  des- 
potisme ,  il  n'y   avait    aucun    progrès  réel. 
Il  en  était  de  même  des  ministres  et  grands 
officiers.  Tous  indépendans  du  sénat ,  et  les 
Ijus   des  autres  ,  avaient  daiis  leurs  dcparte- 
îiicns  respectifs   une    autorité  sans  bornes  ; 
mais   outre    que    ces    places   se    balançaient 
mutuellement ,  en  ne  se  perpétuant  pas  dans 
les  mêmes  familles  ,   elles  n'y  portaient  au- 
cune   force  absolue  ,    et    tout  le  pouvoir  , 
même  usurpé,  retournait  toujours  àsa  source. 
Il  n'en  eût  pas  été  de  même  si  toute  la  puis- 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  2R3 

sance  executive  eût  été,  soit  dans  un  seul 
corps  couimc  le  se'nat,  soit  dans  une  famille 
par  l'herédile'  de  la  couronne.  Cette  famille 
ou  ce  corjîs  auraient  prol)abl{incntojiprinié 
tôt  ou  tard  la  puissance  législative  ,  et  par-l?i 
mis  les  Polonais  sous  le  >oug  que  portent 
toutes  les  nations  ,  et  dont  eux  seuls  sont 
encore  exempts  ;  car  je  ne  compte  déjà  plus 
la   Suède.  Deuxième  leçon. 

Voilà  l'avantage.  Il  est  grand  sans  doute; 
mais  voici  l'inconvénient  qui  n'est  guère 
moindre.  La  puissance  executive  partagée 
entre  plusieurs  individus  manque  d'har- 
monie entre  ses  parties  ,  et  cause  un  tirail- 
lement continuel  incompatible  avec  le  bon 
ordre.  Chaque  dépositaire  d'une  partie  de 
cette  puissance  se  met  en  vertu  de  cette 
partie  à  tous  égards  au-dcf^sus  des  magistrats 
et  des  lois.  Il  reconnaît  a  la  vérité  l'autorité 
de  la  diète  ;  mais  ne  reconnoissaut  que  celle- 
là  j  quand  la  diète  est  dissoute  il  n'en  re- 
connaît plus  du  tout  ;  il  méprise  les  tribu- 
naux et  brave  leurs  jugeraens.Ce  sont  autant 
do  petits  despotes  qui,  sans  usurper  pn'ci- 
sémcnt  l'autorité  souveraine  ,  ne  laissent  pas 
d'opprimer  en  détail  les  citoyens  ,  et  donnent 
l'exemple  funeste  et  trou  suivi  de  violer  sans 


2fî4     G  O  U  Y  E  R  N  E  31  E  N  T 

scrupule  et  sans   crainte  les    droits  et  la  li- 
berté des    particuliers. 

Je  crois  que  voilà  la  première  et  princi- 
pale cause  de  l'anarchie  qui  règne  dans  l'Etat. 
Pour  ôter  ce  tte  cause ,  je  ne  vois  qu'un  moyen  : 
ce  n'est  pas  d^anucr  les  tribunaux  particu- 
bcrs  de  la  force  publique  contre  ces  petits 
tyrans  ;  car  cette  force  ,  tantôt  mal  admi- 
nistrée et  tantôt  surmonte'e  par  ime  fores 
supc'rieure  ,  pourrait  exciter  des  troubles  et 
des  de'sordres  capables  d'aller  par  degre's  jus- 
qu'aux g!ierres  civiles  ,  mais  c'est  d'armer  de 
toute  la  force  exe'cutive  un  coi-ps  respectable 
et  permanent  ,  tel  que  le  se'nat,  capable  par 
sa  consistance  et  par  son  autorite'  de  contenir 
dans  leur  devoir  les  magnats  tentes  de  s'en 
e'carter.  Ce  moyen  me  paraît  efficace  ,  et  le 
serait  certainement  ;  mais  le  danger  en  serait 
terrible  et  très-difficile  à  éviter.  Car  ,  comme 
on  peut  voir  dans  le  Contrat  social,  tout 
corps  dépositaire  de  la  puissance  executive 
tend  fortement  et  continuellement  à  subju- 
guer la  puissance  législative  ,  et  y  parvient 
tôt  ou  tard. 

Pour  parer  cet  inconvénient  ,  on  vous 
propose  de  partager  le  sénat  en  plusieurs 
eouseils  ou  départemens  présidés  ciiaeuu  par 


D  E     P  O  L  O  G  X  E.  285 

le  ministre  charge  de  ce  de'partemcnt ,  Irqiiel 
ministre,  ainsi  que  les  membres  de  chaque 
conseil ,  changerait  au  bout  d'un  ti;ins  fixé 
et  roulerait  avec  ceux  des  autres  departe- 
niens.  Cette  idée  peut  être  bonne  ;  c'était 
celle  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  ^  et  il  Ta 
bien  développée  dans  sa  Polysynodie.  La 
puissance  executive  ainsi  divisée  et  passagère 
sera  plus  subordonnée  à  la  législative  ,  et 
les  diverses  parties  de  l'administration  seront 
plus  approfondies  et  mieux  traitées  séparé- 
itient.  Ne  comptez  pourtant  pas  trop  sur 
ce  moyeu  :  si  elles  sont  toujours  séparées, 
elles  manqueront  de  concert,  et  bientôt, 
se  contre-carrant  mutuellement  ,  elles  use- 
ront presque  tontes  leurs  forces  les  unes 
contre  les  autres  ,  jusqu'à  ce  qu'une  d'eu- 
tr'cUes  ait  pris  l'ascendant  et  les  domine 
toutes  :  ou  bien  si  elles  s'accordent  et  se 
concertent  ,  elles  ne  seront  réellement  qu'un 
même  corps  et  n'auront  qu'un  même  esprit, 
comme  les  chambres  d'un  parlement  \  et  de 
toutes  manières  je  tiens  pour  im})Oi=siblc  que 
l'indépendance  et  l'équilibre  se  maintien- 
nent si  bien  entr'clles ,  qu'il  n'en  résulte 
pas  toujours  un  centre  ou  foyer  d'admi- 
nistration, où  toutes  les  forces  paiLiculièret 


286     G  O  U  Y  E  È.  N  E  M  E  X  T 

se  réuniront  toujours  pour  opprimer  le  sou- 
verain. Dans  presque  toutes  nos  républiques, 
les  conseils  sont  ainsi  distribue's  en  dépar- 
temens  qui,  dans  leur  origine  ,  étaient  indé- 
pendans  les  uns  des  autres,  et  qui  bientôt 
ont  cessé  de  l'être. 

L'invention  de  cette  division  par  chambres 
ou  départemens  est  moderne.  Les  anciens  , 
qui  savaient  mieux  que  nous  comment  se 
maintient  la  liberté  ,  ne  connurent  point 
cet  expédient.  Le  sénat  de  Rome  gouvernait 
la  moitié  du  monde  connu,  et  n'avait  pas 
inéme  l'idée  de  ces  partages.  Ce  sénat  cepen- 
dant ne  parvint  jamais  à  opprimer  la  puis- 
sance législative  ,  quoique  les  sénateurs 
fussent  à  vie  :  mais  les  lois  avaient  des  cen- 
seurs ,  le  peuple  avait  des  tribuns  ,  et  le 
sénat  n'élisait  pas  les    consuls. 

Pour  que  l'administration  soit  forte,  bon- 
ne ,  et  marche  bien  à  son  but  ,  toute  la 
puissance  executive  doit  être  dans  les  mérnes 
mains  :  mais  il  ne  suffit  p^s  que  ces  mains 
changent  ;  il  faut  qu'elles  n'agissent  ,  s'il 
est  possible  ,  que  sous  les  yeux  du  législa- 
teur, et  que  ce  soit  lui  qui  les  guide.  Voilà 
le  vrai  secret  pour  qu'elles  n'usurpent  pas  son 
autorité. 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  287 

Tant  que  les  Etats  s'asseinblcrout ,  et  que 
les  nonces  changeront  fréquemment  ,  il  sera 
dilîicilc  que  le  sénat  ou  le  roi  oppriment 
ou  usinpent  l'autorité'  le'gislativc.  Il  est 
remarquable  que  jusqu'ici  les  rois  n'aient 
pas  tenté  de  rendre  les  diètes  plus  rares  , 
quoiqu'ils  ne  fussent  pas  forcés  comme  ceux 
d'Angleterre  à  les  assemJ)Ier  fréquemment, 
sous  peinede  manquer  d'argent.  Il  faut  ,  ou 
que  les  choses  se  soient  toujours  trouvées 
dans  un  état  de  crise  qui  ait  rendu  l'eu- 
torité  royale  insuffisante  poui*  y  pourvoir  , 
ou  que  les  rois  se  soient  assures  par  leurs 
hrigucs  dans  les  diétines  d'avoir  toujours  la 
pluralité  des  nonces  à  leur  disposition  ,  ou 
qu'à  la  faveur  du  liberuni  veto  ,  ils  aient 
été  sûrs  d'arrêter  toujours  les  délibérations 
qui  pouvaient  leur  déplaire  et  dissoudre  les 
diètes  à  leur  volonté.  Quand  tous  ces  motifs 
ne  subsisteront  plus  ,  on  doit  s'attendre  que 
le  roi,  ou  le  sénat,  ou  tous  les  deux  en- 
semble feront  de  grands  efforts  pour  se 
délivrer  des  diètes,  et  les  rendre  aussi  rares 
qu'il  se  pourra.  Voilà  ce  qu'il  faut  sur-tout 
prévenir  et  empêcher.  Le  moyen  proposé 
e.«t  le  seul ,  il  est  simple  et  ne  peut  manquer 
d'être  efficace  ;  il  Cct  bieu  siugidicr  qu'avatgt 


i88     GOUVERNEMENT 

le  contrat  social  ,  où  je  le  donne,  personne 
ne  s'en  fut  avise  ! 

Un  des  plus  grands  incoiivéniens  des 
grands  Etats  ,  celui  de  tous  qui  y  rend  la 
liberté'  le  plus  difficile  à  conserver  ,  est  qua 
la  puissance  le'gislative  ne  peut  s'y  montrer 
Glle-niémc  ,  et  ne  j^eut  agir  que  par  de'pn- 
tation.  Cela  a  son  mal  et  son  bien  ,  mai* 
le  mal  l'emporte.  Le  le'gislatcur  en  corps 
€st  impossible  à  corrompre  ,  mais  facile  à 
tjomper.  Ses  représenta!is  sont  difficilement 
trompes  ,  mais  aisément  corrompus  ,  et  il 
arrive  rarement  qu'ils  ne  le  soient  pas.  Vous 
avez  sous  les  yeux  l'exemple  du  parlement 
d'Angleterre  ,  et  par  le  liberum  veto  celui 
de  votre  propre  nation.  Or  ,  on  peut  éclairer 
celui  qui  s'abuse ,  mais  comment  retenir 
celui  qui  se  vend  ?  Sans  être  instruit  des 
affaires  de  Pologne ,  je  parierais  tout  au 
monde  qu'il  y  a  plus  de  lumières  dans  la 
diète  et  plus  de  vertu  dans  les  diétincs. 

Je  vois  deux  moyens  de  prévenir  ce 
inal  terrible  de  la  corruption  ,  qui  de  l'or- 
gane de  la  liberté  fait  l'instrument  de  la 
servitude. 

Le  premier  est,  comme  j'ai  déjà  dit,  U 
fréqueuc*   de»  diètes  ,  qui  changeant  sow- 

Vôiat 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  ê8^ 

vent  les  représeutans  rend  leur  sëductiofti 
plus  coûteuse  et  plus  difficile.  Snr  ce  poinÊ 
votre  constitution  vaut  mieux  que  celle  drt 
la  Grande-Bretagne  ,  et  quand  on  aura  ùlô 
ou  modifié  le  liberum  veto  ,  je  n'y  voii 
aucun  autre  cliangcmeutà  faire,  si  ce  n'est 
d'ajouter  quelques  dlfficuîte's  ù  l'envoi  des 
mêmes  nonces  à  deux  diètes  consécutives  , 
etd'cmpêcbcr  qu'ils  ne  soient  élns  un  grand 
nombre  de  fois;  Je  reviendrai  ci-après  suj^ 
cet  article. 

Le  second  moyen  est  d'assujettir  les  rcptc^ 
«entansàsuivrc  exactement  lenrs  instructioiîs  , 
et  à  rendre  un  compte  sévère  à  leurs  cons- 
tituans  de  leur  conduite  à  la  diète.  Là-dessu» 
je  ne  puis  qu'admirer  la  néifiigence  ,  l'incurie  ^ 
et  j'ose  dire  la  stupidité  de?  la  nation  anglaise ^ 
qui   après  avoir  armé  ses  députes  de  la  su- 
prême puissance  ,  n'y  ajoute  aucun  frein  pc  ur 
régler  l'usage  qu'ils  en  pourront  faire  pendaiit 
sept  ans  entiers  que  dure  leur  commission. 
Je  vois  que   les   Polonais  ne   sentent  pas 
assez  l'importance  de  leurs  diétines,  ni  tout 
ce  qu'ils  leur  doivent,  ni  tout  ce  qu'ils  peu- 
vent en  obtenir  eu  étendant  leur  autorité  et 
leur  donnant  une  forme  plus  régulière.  Pour 
ynoi ,  je  suis  convaincu  que  si  les  coiifédéra- 
Politique.  Toine  II,  U 


290     GOUTE  R  N   E  M  E  N  T 

tions  ont  sauvé  la  patrie  ,  ce  sont  les  die' tin  es 
qui  l'ont  conservée,  et  que  c'est  là  qu'est  îe 
Trai  Palladium  de  la  liberté. 

Les  instructions  des  nonces  doivent  être 
dressées  avec  grand  soin  ,  tant  sur  les  articles 
annoncésdansies uuiversaux  quesurlesautres 
besoins  préseus  de  l'Etat  ou  delà  province, 
et  cela  par  une  commission  ,  présidée  ,  si 
Ton  veut ,  par  le  maréchal  de  la  diétine ,  mais 
composée  au  reste  de  membres  choisis  à  la 
pluralité  des  voix  ,  et  la  noblesse  ne  doit  point 
se  séparer  que  ces  instructions  n'aient  élé 
lues  ,  discutées  et  consenties  en  pleine  assem- 
blée. Outre  l'original  de  ces  instructions  , 
remis  aux  nonces  avec  leurs  pouvoirs,  il  en 
doit  rester  un  double  signé  d'eux  dans  les 
registres  de  la  diétine.  C'est  sur  ces  instruc- 
tions qu'ils  doivent  a  leur  retour  rendre 
compte  de  leur  conduite  aux  diétines  de  re- 
lation qu'il  faut  absolument  rétablir  ,  et  c'est 
sur  ce  compte  rendu  qu'ils  doivent  être  ou 
exclus  de  toute  autre  nonciature  subséquente , 
ou  déclarés  de  reclief  admissibles ,  quand  ils 
auront  siiivi  leurs  instructions  à  la  satisfac- 
tion de  leurs  constituant.  Cet  examen  est  de 
la  dernière  importance.  On  n'y  saïuait  donner 
trop  d'attention  j  ni  en  marquer  l'cfTet  avec 


10  E     P  O  L  O  G   N  E.  291 

trop  de  soin.  Il  faut  qu  a  cliaqiic  mot  que 
le  nonce  dit  à  la  dicte  ,  à  chaque  dcinarclic 
qu'il  fait,  il  se  voie  d'avance  sous  les  veux 
de  ses  constitunns  ,  et  qu'il  sente  rinthience 
qu'aura  leur  jugement,  tant  sur  ses  projets 
d'avancement  que  sur  l'estime  de  ses  compa- 
triotes ,  indispensable  pour  leur  exe'cution  : 
car  eniin  ,  ce  n'est  pas  pour  y  dire  leur  sen- 
timent particulier,  mais  pour  y  de'clarer  les 
volontés  de  la  nation  ,  qu'elle  envoie  des 
nonces  à  la  diète.  Ce  freiu  est  absolument 
jic'ccssairc  pour  les  contenir  dans  leur  devoir 
et  pre'venir  toute  corruption  ,  de  quelque  part 
qu'elle  vieinie.  Quoi  qu'on  en  puisse  dire  , 
Je  ne  vois  aucun  inconvénient  à  cette  géiie, 
puisque  la  chambre  des  nonces  n'ayant  ou 
ne  devant  avoir  aucune  part  au  détail  de 
l'administration ,  ne  peut  Jamaisavoirà  traiter 
aucune  matière  imprévue;  d'ailleurs  pourvu 
qu'un  nonce  ne  fasse  rien  de  contraire  à 
l'expresse  volonté  de  ses  constitîians  ,  ils  ne 
lui  feraient  pas  un  crime  d'avoir  opiné  en 
ton  citoyen  sur  une  matière  qu'ils  n'auraient 
pas  prévue  ,  et  sur  laquelle  ils  n'auraient  rien 
déterminé.  J'ajoute  enfin  que  quand  il  y  au- 
rait en  efiet  quelque  inconvénient  à  tenir 
ainsi  les  nonces  asservis  à  leurs  instructions^ 

R  2 


292     GOUVERNEMENT} 

il  n'y  aurait  point  encore  à  balancer  vis-à- 
vis  l'avantage  immense  que  la  loi  ne  soit 
jamais  que  l'expression  réelle  des  volonLesd» 
la  nation. 

Mais  aussi  ,  ces  précautions  prises  ,  il  ne 
doit  jamais  y  avoir  conflit  de  jurisdiction 
entre  la  diète  et  les  diétincs  ,  et  quand  une 
loi  a  été  portée  en  pleine  diète  ,  je  n'accorde 
pas  même  à  celles-ci  droit  de  protestation. 
Qu'elles  punissent  leurs  nonces  ,  que  ,  s'il  le 
faut  ,  elles  leur  fassent  même  couper  la  tête 
quand  ils  ont  prevariqué  ;  mais  qu'elles 
obéissent  pleinement,  toujonrs  sans  excep- 
tion ,  sans  protestation  ;  qu'elles  portent , 
comme  il  est  juste,  la  peine  de  leur  mauvais 
choix  ,  sauf  a  faire  à  la  prochaine  diète  ,  si 
elles  le  jugent  à  propos  ,  des  représentations 
aussi  vives  qu'il  leur  plaira. 

Les  diètes  étant  fréquentes  ont  moins  be- 
soin d'être  longues  ,  et  six  semaines  de  durée 
me  paraissent  bien  suffisantes  pour  les  besoins 
ordinaires  de  l'Etat.  Mais  il  est  contradic- 
toire que  l'autorité  souveraine  se  donne  des 
entraves  à  elle-même,  sur-tout  quand  elle  est 
immédiatement  entre  les  mains  delà  nation. 
Que  cette  durée  des  diètes  ordinaires  conti* 
une  d'être  fixée  à  six  semaines,   à  la  bonn» 


B  E     P  O  L  O  G  N  E.  2g3 

lieuvc  :  mais  ildepciulra  toujours  de  rassem- 
blée de  prolonger  ce  terme  par  une  délibé- 
ration expresse,  lorsque  les  affaires  le  demande- 
ront. Car  culàn,  si  la  diète,  qui  par  sa  nature  est 
au-dessus  de  la  loi,  dit  :   Je    veux  rester  y 
qui  est-ce  qui  lui  dira:  Je  ne  veux  pas  que 
tu  restes.  Il  n'}'^  a  que  le  seul  cas  qu'une  dicte 
voulût  durer  plus  de   deux  ans  ,  qu'elle  ne 
le  pourrait  pas  ;  ses  pouvoirs  alors  finiraient , 
et  ceux  d'une  autre  dicte  commenceraient  avec 
la  troisième  année.  La  diète  ,  qui  peut  tout, 
peut  sans  contredit  prescrire    \\n  plus  long 
intervalle  entre  les  diètes  :    mais  cette   nou- 
velle loi  ne  pourrait  regarder  que  les  diètes 
subséquentes,  et  celle  qui  la  porte  n'en  peut 
profiter.    Les    principes    dont    ces    règles  se 
déduisent   sont  établis  dans  le  Contrat  So- 
cial. 

A  l'égard  des  diètes  extraordinaires,  la 
bon  ordre  exige  en  effet  qu'elles  soient  rares, 
et  convoquées  uniquement  pour  d'urgente» 
nécessités.  Quand  le  roiles  juge  telles  ,  il  doit, 
je  l'avoue,  en  être  cru;  mais  ces  nécessités 
pourraient  exister  ,  et  qu'il  \\ç,\\  convînt 
pas  ;  faut- il  alors  que  le  sénat  en  juge  ? 
Dans  un  Etat  libre  on  doit  prévoir  tout  ce 
qui  peut  attaqusr  la  liberté.  Si  les  confédé- 

R  3 


294     GOUVERNE  M  E  N  T 

rations  restent  ,  elles  peuvent  en  certains 
cas  snppléer  les  diètes  extraordinaires  ;  mais 
si  vous  abolissez  les  confédérations  ,  il  faut 
uii  règlement  pour  ces  diètes  ,  ne'cessairc- 
uient. 

Il  me  parait  impossible  que  la  loi  puisse 
fixer  raisonnablement  la  durée  des  diètes 
extraordinaires,  puisqu'elle  de'pend  absolu- 
ment de  la  nature  des  affaires  qui  la  font 
convoquer.  Pour  l'ordinaire  la  cc'lërité  y  est 
nécessaire  ;  mais  cette  célérité  étant  relative 
aws.  matières  à  traiter  qui  ne  sont  pas  dans 
l'ordre  des  affaires  courantes  ,  on  jic  peut 
rien  statuer  là-dessus  d'avance  ,  et  l'on  pour- 
rait se  trouver  en  tel  état  qu'il  importerait 
que  la  diète  restât  assemblée  jusqu'à  ce  que 
cet  état  eût  changé,  ou  que  le  temps  des 
diètes  ordinaires  fît  tomber  les  pouvoirs  do 
celle-là. 

Pour  ménager  le  temps  si  précieux  dans 
les  diètes  ,  il  faudrait  tâcher  d'ôter  de  ces 
assemblées  les  vaines  discussions  qui  ne  ser- 
vent qu'à  le  faire  perdre.  Sans  doute  il  j 
faut  non-seulement  de  la  règle  et  de  l'ordre  , 
mais  du  cérémonial  et  de  la  majesté.  Je 
voudrais  même  qu'on  donnât  un  soin  par- 
iiculicr  à    cet  article  ,    et  qu'on  sentît  ,  par 


DE     P  O  L  O  G  N  E.  29S 

oKcniplc  ,  la  barbarie  et  riiorriblc  iiidccence 
d<'  voir  l'appareil  des  armes  profaner  le  sanc- 
tuaire des  lois.  Polonais  ,  êtes-vous  plus 
guerriers  que  n'étaient  les  Romains  ?  et 
jamais  dans  les  plus  grands  troubles  de  leur 
republique  l'aspect  d'un  glaive  ne  souilla  les 
comices  ni  le  se'nat.  Mais  je  voudrais  aussi 
qu'en  s'attachant  aux  choses  importantes  et 
nécessaires  ,  on  e'vitât  tout  ce  qui  peut  se 
faire  ailleurs  e'galement  bien.  Le  rugi,  par 
exemple  ,  c'est-à-dire  l'examen  de  la  légiti- 
mité' des  nonces  ,  est  un  temps  perdu  dans, 
la  diète  :  non  que  cet  examen  ne  soit  eu 
lui-même  une  chose  importante  ,  mais  parce 
qu'il  peut  se  faire  aussi  bien  et  mieux  dans 
le  lieu  même  où  ils  ont  e'tê  élus  ,  où  ils 
sont  le  plus  connus  ,  et  où  ils  ont  tous  leurs 
concurrens.  C'est  dans  leur  palatiiïat  même  , 
c'est  dans  la  diétine  qui  les  députe  que  la 
validité  de  leur  élection  peut  être  mieux 
constatée  et  eu  moins  de  temps  ,  comme 
cela  se  pratique  pour  les  commissaires  ds 
Radom  et  les  députés  au  tribunal.  Cela  fait, 
la  dicte  doit  les  admettre  sans  discussion  sur 
le  huidiim  dont  ils  sont  porteurs  ,  et  cela 
non-seulement  pour  prévenir  les  obstacles 
qui  peuvent  retarder  rélcctiondu  maréchal , 

R4 


P:g6     G  O  U  T  E  R  N  E  M  E  N  T 

iiKiis  sur-tout  les  intrigues  par  lesquelles  le 
géiiat  ou  le  roi  pourraient  géuer  les  élections 
et  chicaner  les  sujets  qui  leur  seraient  de'- 
#agre'ables.  Ce  qui  vient  de  se  passer  à  Lon- 
dres est  une  leçon  pour  les  Polonais.  Je  sais 
bien  que  ce  W^ilkes  n'est  qu'un  brouillon  , 
mais  par  l'exemple  de  sa  re'jection  la  planche 
est  faite,  et  de'sormais  ou  n'admettra  plus 
dans  la  chambre  des  communes  que  des 
«ujets  qui  conviennent  à  la  cour. 

Il  faudrait  commencer  par  donner  plus 
d'attention  au  choix  des  membres  qui  ont 
Voix  dans  les  die'tincs.  On  discernerait  par-là 
plus  aisc'ment  ceux  qui  sont  eliglbles  pour 
]a  nonciature.  Le  livre  d'or  de  Venise  est 
îHi  modèle  à  suivre  à  cause  des  facilite's 
qu'il  donne.  Il  serait  commode  et  très-aisé 
de  tenir  dans  chaque  grod  un  registre  exact 
de  tous  les  nobles  qui  auraient  ,  aux  con- 
ditions requises  ,  entrée  et  voix  aux  dic'- 
lincs.  On  les  inscrirait  dans  le  registre 
de  leur  district  à  m.esure  qu'ils  atteindraient 
l'âge  requis  par  les  lois  ;  l'on  raj'crait  ceux 
qui  devraient  en  être  exclus  dès  qu'ils  tom- 
beraient dans  ce  cas  ,  en  marquant  la  raison 
de  leur  exclusion.  Par  ces  registres,  auxquels 
il  faudrait  donner  une  forme  bien   autuen-. 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  297 

tique,  on  distinguerait  aisément,  tant  les 
membres  légitimes  des  dictines  que  les  sujets 
eligibles  pour  la  nonciature  ;  et  la  longueur 
des  discussions  serait  l'ort  abrégée  sur  cet 
article. 

Une  meilleure   police   dans    les   diètes   et 
dictines    serait    assurément    une    chose    fort 
lïtile;    mais  ,  je  ne   le  redirai    jamais  trop  , 
11  ne  faut  pas  vouloir  a-la-fois   deux  choses 
contradictoires,    La  police  est  bonne  ,  mais 
la  liberté'  vaut  mieux  ,  et  plus  vous  gênerez 
la   liberté'  par   des   formes ,  plus  ce&  formes 
fourniront  de  moyens  a  Tusurpatiou.  Tous 
reux  dont  vous    userez    pour    empêcher    la 
licence  dans  l'ordre  le'gislatif ,  quoique  bons 
en   eux-mêmes,  seront  t6t  ou  lard  employés 
pour  l'opprimer    C'est  un  grand  mal  que  les 
longues  et   vaincs  harangues  qui  font  perdre 
nn  temps  si  prêeieuv,  mais  c'en  est  un  bien 
plus  grand  qu'un  bon   citojrn   n'ose  parler 
quand  i!  a  des  choses  utiles' à  dire.  Des  qu'il 
n'y  aura  dans  les  diètes  que  certaines  bou- 
rbes qui  s'ouvrent,  et  qu'il  leur  sera  deToulu 
de    tout    dire,  elles  ne   diront   bientôt  plus 
que  ce  qui  peut  plaire  aux  puirsans. 

A]>rès  les  changrmens  indispensables  dans 
la  Ecmination    des  emplois   et  dans  la  dis-. 


29?,     GOUVERNEMENT 

tribu tion  des  grâces  ,  il  y  aura  vraisembla- 
bicmcDt  et  moins  de  vaines  harangues  et 
moins  ,de  flagorneries  adressées  au  roi  sous 
cette  forme.  On  pourrait  cependant,  pour 
élaguer  un  peu  les  tortillages  et  les  amphi- 
gouris ,  obliger  tout  harangueur  a  enouccr 
au  commencement  de  son  discours  la  propo- 
sitioTi  qu'il  veut  faire,  et  après  avoir  déduit 
ses  raisons  ,  de  donner  ses  conclusions  som- 
maires ,  comuie  font  les  gens  du  roi  dans 
les  tribunaux.  Si  cela  n'abrégeait  pas  les  dis- 
cours ,  cela  contiendrait  du  moins  ceux  qui 
lie  veulent  parler  que  pour  ne  rien  dire  , 
et  faire  consumer  le  temps  a  ne  rien  faire. 

Je  ne  sais  pas  bien  quelle  est  la  forme 
e'tablie  dans  les  dictes  pour  donner  la  sanc- 
tion aux  lois  ;  mais  je  sais  que  pour  des 
raisons  dites  ci-devant,  cette  forme  ne  doit 
pas  être  la  mémo  que  dans  le  parlement  de 
la  Grande-Bretagne  ,  que  le  se'nat  de  Pologne 
doit  avoir  l'autorité  d'administration  ,  no  a 
de  législation  ,  que  dans  toute  cause  légis- 
lative les  sénateurs  doivent  voter  seulement 
comme  membres  de  la  diète  ,  non  comme 
membres  du  sénat  ,  et  que  les  voix  doivent 
être  comptées  par  têtes  également  dans  les 
deux  chambres.  Peut-être  l'usage  du  Jiheruiru 


DE     P  O  L  O  (;   >;  E.  29(> 

veto  a-t-il  empêché  de  faire  celte  distinction  , 
mais  elle  sera  très-ue'cessaire  quand  le  libenim 
*r/oseraôté,etcelad'anlant  j)ltisqnct*cserann 
avantage  immense  de  moins  dans  la  chambre 
des  nonces  ;  car  je  ne  suppose  pas  que  les 
sénateurs  ,  bien  moins  les  ministres  ,  aieirt 
jamais  eu  part  k  ce  droit.  Le  veto  des  nonces 
polonais  représente  celui  des  tribuns  du 
peuple  à  Rome  ;  or  ils  n'exerçaient  pas  ce 
droit  comme  citoyens,  mais  comme  repré- 
sentans  du  peuple  romain.  La  perte  du  //- 
herum  veto  n'est  donc  que  pour  la  chambre 
des  nonces  ,  et  le  corps  du  sénat  n'y  perdant 
rien  ,    y   gagne  par  conséquent. 

Ceci  posé  ,  je  vois  un  défaut  à  corriger 
dans  la  diète.  C'est  que  le  nombre  des  sé- 
nateurs égalant  presque  celui  des  nonces  , 
le  sénat  a  une  trop  grande  influence  dans 
les  délibérations  ,  et  peut  aisément,  par  son 
crédit  dans  l'ordre  équestre  ,  gagner  le  petit 
nombre  de  voix  dont  il  a  besoin  pour  éti^ 
loii jours    prépondératit. 

Je  dis  que  c'est  un  défaut;  parce  que  le 
sénat  étant  un  corps  particulier  dans  l'Etat, 
a  nécessairement  des  intérêts  de  corps  dif- 
férens  de  ceux  de  la  nation  ,  et  qui  même 
i   certaine  égards  y  peuvent  être  coutrair.'s. 

R  6 


Soo     GOUVERNEMENT 

Or  la  loi  ,  qui  n'est  que  l'expression  de  la 
volonté  ge'ne'rale ,  est  bien  le  résultat  de  tous 
les  intérêts  particuliers  combine's  et  balance's 
par  leur  multitude  ;  mais  les  inte'réts  de  corps 
faisa  i]  t  un  poids  trop  conside'rable,  rompraient 
i'e'quilibre  ,  et  ïic  doivent  pas  y  entrer  col- 
Itctiycment.  Chaque  individu  doit  avoir  sa 
voix,  nul  corps  ,  quel  qu'il  soit,  n'en  doit 
avoir  une.  Or  si  le  se'nat  avait  trop  de  poids 
daus  la  diète  ,  non-seulement  il  y  porterait 
son  iute'rét ,  mais  il  le  rendrait  préponde'- 
rant. 

Un  renrlde  naturel  à  ce  de'faut  se  présente 
clc  lui-même  ,  c'est  d'augmenter  le  nombre 
des  nonces  ;  mais  je  craindrais  que  cela  ne 
fît  trop  de  mouvement  dans  l'Etat,  et  n'ap- 
prochât trop  du  tumulte  démocratique.  S'il 
fallait  ab.solument  changer  la  proportion  , 
au-lieu  d'augmenter  le  nombre  des  nonces, 
j'aimerais  mieux  diminuer  le  nombre  des 
«énateuri-.  Et  dans  le  fond  ,  je  ne  vois  pas 
trop  pourquoi  y  ayant  déjà  un  palatin  a  la 
léte  de  chaque  province  ,  il  y  faut  encore 
de  grands  castcllans.  Mais  ne  perdons  jamais 
de  vue  l'importante  maxime  de  ne  rien  chan- 
ger sans  nécessité  ,  ni  pour  retrancher  v-^ 
yQMX  aJGUtar, 


D  E     P  O  L  O  G   N  E.  Soi 

Il  vaut  mieux,  a  mon  avis,  avoir  uu  con- 
seil uioius  nombreux  ,  et  laisser  plus  de  li- 
berté' à  ceux  qui  le  composent  ,  que  d'eu 
auj^uientcr  le  nombre  et  de  géncr  la  liberté 
dans  les  deliberatioiis  ,  comme  on  est  tou- 
jours force  de  faire  quand  ce  nombre  devient 
trop  grand  :  à  quoi  j'ajouterai  ,  s'il  est  per- 
mis de  prévoir  le  bien  ainsi  que  le  mal  , 
qu'il  faut  éviter  de  rendre  la  dicte  aussi  nom- 
breuse qu'elle  peut  l'être  ,  pour  ne  pas  s'oter 
le  moyen  d'y  admettre  un  jour  sans  confu- 
sion de  nouveaux  dc'putcs  ,  si  jamais  ou  eu 
Tient  à  rennoblisscmcnt  des  villes  et  à  l'af- 
fraiîcliissement  des  serfs,  comme  il  est  a  dé- 
sirer pour  la  force  et  le  bcnbcur  de  la  na- 
tion. 

C'hcrchons  donc  un  moyen  de  remédier  à 
ce  défaut  d'une  autre  manière  ,  et  avec  le 
■Uioins   de  cliangcmens   qu'il  se  pourra. 

Tous  les  sénateurs  sont  nonunés  par  le  roi , 
et  conséqucmment  sont  ses  créatures.  De 
plus  ,  ils  sont  à  vie  ,  et  a  ce  titre  ils  forment 
un  corps  indépendant  et  du  roi  et  de  l'ordre 
équestre,  qui,  comme  je  l'ai  dit,  a  ?on  in- 
ti'rctàpart  et  doit  tendre  à  i'usurpaticn.  Kt 
l'on  ne  doit  pas  ici  m'accuser  de  contradic- 
fioiJ  .  parce  que  j'admets  le  sénat  comme  un 


3o2     G  O  U  T  E  R  N  E  M  E  N  r 

Gorps  distinct  dans  la  republique  ,  quoique 
je  ne  Tadmette  pas  comme  un  ordre  compo- 
sant de  la  république  :  car  cela  est  fort  dif- 
férent. 

Premièrement ,  il  faut  ôter  au  roi  la  no- 
mination du  sénat ,  non  pas  tant  à  cause  du 
pouvoir  qu'il  conserve  par-là  sur  les  séna- 
teurs ,  et  qui  peut  n'être  pas  grand ,  que  par 
celui  qu'il  a  sur  tous  ceux  qui  aspirent  à 
l'être  ,  et  par  eux  sur  le  corps  entier  de  la 
nation.  Outre  l'effet  de  ce  changement  daus 
la  constitution  ,  il  en  résultera  l'avantage 
iîî estimable  d'amortir  parmi  la  noblesse  l'es- 
prit courtisan  ,  et  d'y  substituer  l'esprit  pa- 
triotique. Je  ne  vois  aucun  inconvénient  que 
les  sénateurs  soient  nommés  par  la  diète,  et 
j*y  vois  de  grands  biens  trop  clairs  pour  avoir 
besoin  d'être  détaillés.  Cette  nomination  peut 
se  faire  toutd'un  coup  dansladicte,  ou  pre- 
mièrement dans  les  diétines  ,  par  la  présen- 
tation d'un  certain  nombre  de  sujets  pour 
chaque  place  vacante  dans  leurs  paîatinats 
respectifs.  Entre  ces  élus,  la  diète  ferait  son 
choix  ,  ou  bien  elle  en  élirait  un  moindre 
nombre  parmi  lesquels  on  pourrait  laisser 
encore  au  roi  le  droit  de  choisir:  mais  pour 
aller  tout  d'un  coup  au  plus  simple ,  poyr- 


DE     P  O  L  O  G  N  E.  3o3 

qnoi  cbaqnc  palatin  ne  serait-il  pas  élu  de'- 
finitiveincnt  dans  la  die'tiue  de  sa  province  ? 
Quel  inconvénient  a-t-on  vu  naître  de  cette 
e'iection  pour  les  palatins  de  Polock  ,  de  Wi- 
tebsk  ,  et  pour  le  staroste  de  Samogitie;  et 
quel  mal  y  aurait-il  que  le  privilège  de  cçs 
trois  provinces  devînt  un  droit  coniuuiii  pour 
toutes  ?  Ne  perdons  point  de  vue  l'impor- 
tance dont  il  est  pour  la  Poloj^ne  de  tourner 
sa  constitution  vers  la  forme  fédérative ,  pour 
écarter,  autant  qu'il  est  possible,  les  maux 
attacbés  à  la  grandeur,  ou  plutôt  à  l'éLcnduo 
de  l'Etat. 

En  second  lieu  ,  si  vous  faites  que  les  sé- 
nateurs ne  soient  plus  à  vie,  vous  affaibli- 
rez considérablement  Tintérct  de  corps  qui' 
tend  à  l'usurpation  ;  mais  cette  opération  a 
SCS  difficultés  :  premièrement  ,  parce  qu'il 
est  dur  a  des  bommes  accoutumés  a  manier 
les  affaires  publiques  ,  de  se  voir  réduits 
tout  d'un  coup  à  l'état  privé  sans  avoir  dé- 
mérité ;  secondement,  parce  que  les  places 
de  sénateurs  sont  unies  à  des  titres  de  pi- 
latins  et  de  castellans  et  à  l'autorité  locale 
qui  y  est  attachée,  et  qu'il  résulterait  du  dé- 
sordre et  des  mécontentemens  du  passage 
perpétuel  de  ces   titres   eï  de  celte  autoriid 


3o4     GOUVERNEMENT 

d'un  individu  à  un  autre.  Enfin  cette  amo- 
vibilité ne  peut  pas  s'e'tendre  aux  e'véques  , 
et  ne  doit  peut-être  pas  s'étendre  aux  mi- 
nistres, dont  les  places  exigeant  des  talens 
particuliers  ne  sont  pas  toujours  faciles  à 
bien  remplir.  Si  les  évéques  seuls  étaient  à 
vie,  l'autorité  du  clergé,  déjà  trop  grande, 
augmenterait  considérablement  ,  et  il  est 
important  que  cette  autorité  soit  balancée 
par  des  sénateurs  qui  soient  a.  vie  ainsi  que 
les  évéques  ,  et  qui  ne  craignent  pas  plus 
qu'eux  d'être  déplaces. 

Voici  ce  que  j'imaginerais  pour  remédier 
à  ces  divers  iiiconvéniens.  Je  voudrais  que 
les  places  des  sénateurs  du  premier  rang 
continuassent  d'être  à  vie.  Cela  ferait ,  eu 
y  comprenant  outre  les  évéques  et  les  pala- 
tins tous  les  castcllans  du  premier  ra»g  , 
quatre-vingt-neuf  sénateurs    inamovibles. 

Quant  aux  castellans  du  second  rang , 
je  les  voudrais  tous  a  tems  ,  soit  pour  deux 
ans  ,  en  fesant  à  chaque  dicts  une  nouvelle 
élection,  soit  pour  plus  long-tems  s'il  était 
jugé  à  propos  ;  mais  toujours  sortant  dç 
place  à  chaque  te nne  ,  sauf  à  élire  de  nou- 
veau ceux  que  la  diète  voudrait  continuer, 
ce  que  je  permettrais  un  certain  ii ombre  de 


DE     POLOGNE.  3o5 

fois  seulement ,  selon  ic  projet  qu'on  trou- 
vera ci-après. 

L'obstacle  des  titres  serait  faible,  parce 
que  ces  titres  ne  donnant  presque  d'autre 
fonction  que  de  si('ç;cr  au  sénat,  pour- 
raient être  supprimes  sans  inconvénient  , 
et  qu'au  lieu  du  titre  de  castellans  à  bancs, 
ils  pourraient  porter  simplement  celui  de  éé- 
Xïateurs  députés.  Comme  par  la  réforme,  le 
sénat  revctu  de  la  puissance  executive  serait 
pcrpotuelleiucnt  asseriijjlé  dans  un  certain 
nombre  de  ses  membres  ,  un  nombre  pro- 
portionné de  sénateurs  députés  seraient  de 
même  tenus  d'y  assister  toujours  à  tour  de 
rôle  ,  mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  ces  sortes 
de  détails. 

Par  ce  changement  ,à  peine  sensible,  ces 
rastrllans  ou  sénateurs  députés  deviendraient 
iccllement  autant  de  représentans  de  la  diète 
qci  feraient  contre-poids  au  corps  du  sénat, 
et  renforceraient  l'ordre  équestre  dans  les 
assemblées  de  la  nation  ;  en  sorte  que  les 
sénateurs  à  vie  ,  quoique  devenus  plus  puis- 
sans  ,  tant  par  l'abolition  du  veto  que  par 
la  diminution  de  la  puissance  royale  et  de 
celle  des  ministres,  fondne  en  partie  dans 
lf?ur    corps ,   n'y  pourraient   pourtant    faire 


3o6     G  O  U  T  E  R  N  E  M  E  N  T 

dominer  l'esprit  de  ce  corps;  et  le  se'iiat , 
ainsi  nii-parti  de  membres  à  tems  et  de 
membres  à  vie,  serait  aussi  bien  constitué 
qu'il  est  possible  pour  faire  un  pouvoir  in- 
termédiaire entre  la  chambre  des  nonces  et 
le  roi,  ayant  à -la-fois  assez  de  consistance 
pour  régler  l'administratiou  et  assez  de  dépen-» 
dance  pour  être  soumis  aux  lois.  Cette  opé- 
ration me  paraît  bonne,  parce  qu'elle  est 
simple  ,  et  cependant  d'un  grand  eftct. 

On  propose  pour  modérer  les  abus  du 
veto  ,  de  ne  plus  compter  les  voix  par  tête 
de  nonce  ,  mais  de  les  compter  par  pala- 
tinats.  On  ne  saurait  trop  réfléchir  sur  ce 
changement  avant  que  de  l'adopter,  quoi- 
qu'il ait  ses  avantages  et  qu'il  soit  favorable 
à  la  forme  fédérative.  Les  vois  prises  par 
masses  et  collectivement  vont  toujours  moins 
directement  à  l'intérêt  commun  que  prises 
ségrégativement  par  individu.  Il  arrivera  très- 
souvent  que  panni  les  nonces  dim  paîati- 
nat,  un  d'entr'eux  dans  leurs  délibérations 
particulières  preiidra  l'ascendant  sur  lep 
autres,  et  déterminera  pour  son  avis  la  plu- 
ralité qu'il  n'aurait  pas  si  chaque  voix  de- 
meurait indépendante.  Ainsi  les  corrupteurs 
auront  moins  à  faire   et  sauront  mieux  à  qui 


D  E     P  O  L  O  G   N  E.  3o7 

s'adresser.  De  plus  ,  il  vaut  mieux  que  chaque 
nouée  ait  a  répondre  pour  lui  seul  h  sa  tlic- 
tinc  ,  afin  que  nul  ne  s'excuse  sur  les  autres, 
que  riunocent  et  le  coupable  ne  soient  pas 
confondus  et  que  la  justice  distributive  soit 
mieux  obscrve'c.  Il  se  présente  bien  des  rai- 
sons contre  cette  forme  qui  relâcherait  beau- 
coup le  lien  commun,  et  pourrait  à  chaque 
diète  exposer  l'Etat  h  se  diviser.  Eu  rendant 
les  nonces  plus  de'peudaus  de  leurs  instruc- 
tions et  de  leurs  coustituans  ,  ou  gagne  à- 
pcu-prcs  le  m.ême  avantage  sans  aueiui  iu- 
coiivciiicMt.  Ceci  suppose  ,  il  est  vrai  ,  que 
les  suiliages  ne  se  donnent  point  par  scrutin, 
mais  à  haute  voix ,  afin  que  la  conduite  et 
l'opinion  de  chaque  nonce  à  la  diète  soient 
connues,  et  qu'il  en  rtiponde  en  son  propre 
et  prive'  nom.  Mais  cette  matière  des  suffrages 
e'tant  une  de  celles  que  j'ai  discute'es  avec  le 
plus  de  soin  dans  le  Contrat  social,  il  est 
superflu  de  me  re'peter  ici. 

C^uant  aux  élections  ,  on  trouvera  peut- 
être  d'abord  quelque  embarras  à  nommer  a- 
la-fois  dans  chaque  dicte  tant  de  sénateurs 
députés,  etengénéralauxélections  d'un  grand 
nombre  sur  un  plus  grand  nombre  qui  re- 
viendront quelquefois  dans  le  projet  que  }'ià.i 


3o8     GOUVERNEMENT 

^  proposer  ;    mais    en    recourant    pour    cet 
article  au  scrutin,  l'on  ôterait  aisément  cet 
embarras  au  moyen  de  cartons  imprime's  et 
«lume'rote's  qu'on  distribuerait  aux  électeurs 
la  veille  de  rdection  ,  et  qui  contiendraient 
les  noms  de  tous  les  candidats  entre  lesquels 
cette  élection    doit  être  faite.  Le  lendemain 
les  électeurs  viendraient  à  la   file  rapporter 
dans  une  corbeille  tous  leurs  cartons  ,  après 
avoir    marqué,    chacun   dans  le  sien,  ceux 
qu'il  élit  ou   ceux    qu'il  exclut  selon  l'avis 
qui  serait  en  tête  des  cartons.   Le  décliiffre- 
luent  de  ces  mêmes  cartons  se  ferait  tout  d» 
suite  en  présence  de  l'assemblée  par  le  secré- 
taire  de   la  diète,  assisté  de  deux  autres  se* 
crétaires   ad  actinii ,   nommés  sur-le-cliamp 
par  le  maréchal  dans   le  nombre  des  nonces 
présens.   Par  cette  méthode   l'opération  de- 
viendrait   si  courte    et  si    simple  ,  que  sans 
dispute  et  sans  bruit  tout  le  sénat   se  rem- 
plirait aisément  dans  une  séance.  Il  est  vrai 
qu'il  faudrait  encore  une  règle  pour  déter- 
miner la    liste    des  candidats  ;    mais  cet  ar- 
ticle aura  sa  place  et  ne  sera  pas  oublié. 

Reste  à  parler  du  roi  qui  préside  à  la  diète, 
et  qui  doit  être  par  sa  place  le  suprême  ad- 
ministrateur des  lois. 


DE     P  O  L  O  G  xV  E.  3of 

CHAPITRE     y  1  I  L 

JJu    roi, 

V^'est  un  grand  mal  que  le  chef  d'im« 
nation  soit  l'enuemi-uc  de  la  liberté  dont  il 
devrait  être  le  défenseur.  Ce  mal  ,  à  mon 
avis,  n'est  pas  tellement  inhérent  à  cette 
place  qu'oîi  ne  piit  l'en  détacher,  ou  du 
moins  l'amoindrir  considérablement.  Il  n'y 
a  point  de  tentation  sans  espoir.  Rendez 
l'usurpation  impossible  à  vos  rois ,  voua 
leur  en  ôterez  la  fantaisie,  et  ils  mettront  à 
vous  bien  gouverner  ,  et  à  vous  défendre  , 
tous  les  efibrts  qu'ils  fout  maintenant  pour 
TOUS  asservir.  Les  instituteurs  de  la  Pologne  , 
comme  l'a  remarqué  M.  le  comte  Tl'iclliorski^ 
ont  bien  songé  à  ôter  aux  rois  les  moyens 
tle  nuire  ,  mais  non  pas  celui  de  corrompre, 
et  les  grâces  dont  ils  sont  les  distributeurs 
leur  donnent  abondamment  ce  moven.  La 
difficulté  cbt  qu'en  leur  ôtaijt  cette  distribu- 
tion l'on  paraît  leur  tout  ôter  :  c'est  pour- 
tant ce  qu'il  ne  faut  pas  faire  ;  car  autant 
raudrait  n'avoir  point  de  roi  ,  et  je  c:ois 
impossible  à   un    aussi    grand   Etat  que  la 


3io     G  O  U  V  E  R  ^~  E  M  E  N  T 

Pologne  de  s'en  passer  ;  c'est-à-dire  ,  d'un 
clief  suprême  qui  soit  a  vie.  Or  à  moins  que 
le  chef  d'une  nation  ne  soit  tout-à-fait  nu), 
et  par  conse'quent  inutile,  il  faut  bien  qu'il 
puisse  faire  quelque  chose  ,  et  si  peu  qu'il 
fasse  ,  il  faut  ne'cessairement  que  ce  soit  du 
bien  et  du  mal. 

Maintenant  tout  le  se'uat  est  à  la  nomina- 
tion du  roi  :  c'est  trop.  S'il  n"a  aucune  part 
à  cette  nomination,  ce  n'est  pas  assez.  Quoi- 
que la  pairie  en  Angleterre  soit  aussi  à  la 
nomination  du  roi ,  elle  en  est  bien  moins 
dépendante  ,  parce  que  cette  pairie  une  fois 
donnée  est  héréditaire ,  au-lieu  que  les  évé- 
chés,  paîatinats  et  castellanies  n'étant  qu'à 
vie,  retournent  à  la  mort  de  chaque  titu- 
laire  à  la  nomination  du  roi. 

J'ai  dit  comment  il  me  parait  que  cette 
nomination  devrait  se  faire  ,  savoir  les  pala- 
tins et  grands  castcUans  à  vie  et  par  leurs 
diétines  respectives.  Les  caSccUans  du  second 
rang  à  temps  et  par  la  diète.  A  l'égard  des 
ëvéques  ,  il  me  paraît  difficile  ,  à  moins  qu'on. 
ne  les  fasse  élire  par  leurs  chapitres  ,  d'enôter 
la  nomination  au  roi  ,  et  je  crois  qu'on  peut 
la  lui  laisser,  excepté  toutefois  celle  de  l'ar- 
chevêque  dd  Guesne  qui  appartient  naturel- 


D   n     P  O  L  O  G  N  E.  Su 

Icment  à  la  diète  ;  à  moins  qu'on  n'en  sé- 
pare la  priniatie  ,  dont  elle  seule  doit  dis- 
poser. Quant  aux  ministres  ,  sur-tout  les 
grands  généraux  et  grands  trésoriers  ,  quoique 
leurpuissanec  qui  fait  contre-poids  a  celle  du 
roi  doive  être  diminuée  en  proportion  de  la 
sienne,  il  ne  me  parait  pas  prudent  délaisser 
au  roi  le  droit  de  rcmjîlir  ces  places  par  ses 
créatures,  et  je  voudrais  au  moins  qu'il  n'eût 
que  le  choix  sur  un  petit  nombre  de  sujets 
présentés  par  la  diète.  Je  conviens  que  ne 
pouvant  plus  ôter  ces  places  apriJs  les  avoir 
données,  il  ne  peut  plus  compter  absolument 
sur  ceux  qui  les  rcmj)lisscnt  :  mais  c'est  assez 
du  pouvoir  qu'elles  lui  donnent  sur  les  aspi- 
lans  ,  sinon  pour  le  mettre  en  état  de  changer 
'  la  face  du  gouvernement  ,  du  moins  pour 
lui  en  laisser  l'espérance  ,  et  c'est  sur-tout 
cette  espérance  qu'il  importe  de  lui  ôter  à 
tout  prix. 

Pour  le  grand  chancelier ,  il  doit,  cerne 
semble  ,  être  de  nomination  royale.  Les  rois 
sont  les  juges-nés  de  leurs  peuples  ;  c'est  pour 
cette  fonction,  quoiqu'ils  l'aient  tous  aban- 
donnée, qu'ils  ont  été  établis;  elle  ne  peut 
leur  être  ètéc  ;  et  quand  ils  ne  veulent  pas 
la    remplir  eux-mêmes  ,   la  nomination  de 


3t2     G  O  U  T  E  R  N  E  M  E  N  T 

leurs  substituts  en  cette  partie  est  de  leuf 
droit,  parce  que  c'est  toujours  a  eux  de  re'- 
pondrc  des  jugemeus  qui  se  reudent  eu  leur 
nom.  La  nation  peut,  il  est  vrai  ,  leur  don- 
ner des  assesseurs,  et  le  doit  lorsqu'ils  ne 
jugent  pas  eux-mêmes  :  ainsi  le  tribunal  de 
la  couronne,  où  préside,  non  le  roi,  mais  le 
grand-chancelier,  est  sous  l'inspection  de  la 
nation  ,  et  c'est  avec  raison  que  les  die'tines 
en  nonnncnt  les  autres  membres.  Si  le  roi  ju- 
geait en  personne,  j'estime  qu'il  aurait  le 
droit  de  juger  seul.  Eu  tout  e'tat  de  cause  sou 
intérêt  serait  toujours  d'être  juste,  et  jamais 
des  jugemens  iniques  ne  furent  une  bonne 
voie  pour  parvenir  à  l'usurpation. 

A  l'égard  des  autres  dignités,  tant  de  la 
couronne  que  des  palatinats  ,  qui  nesontque 
des  titres  ho  no ritiques  et  domient  plus  d'éclat 
que  de  crédit,  ou  ne  peut  mieux  faire  que  de 
lui  en  laisserla  pleine  disposition  ;  qu'il  puisse 
honorer  le  mérite  et  flatter  la  vanité  ,  mais 
qu'il  ne  puisse  conférer  la  puissance. 

La  majesté  du  trône  doit  être  entretenue 
avec  spleudeur  :  mais  il  importe  que  de  toute 
la  dépense  nécessaire  à  cet  effet  on  en  laisse 
faire  au  roi  le  moins  qu'il  est  possible.  11 
«erait  à   désirer  que  tous  les  officiers  du  roi 

fussent 


ni:     POLOGNE.  3i3 

fussent  aux  images  de  la  république  et  non  pas 
aux  siens,  et  qu'on  réduisît  en  même  rapport 
tous  les  revenus  royaux,  afin,  de  diminuer 
autant  qu'il  se  peut  le  nianieuicnt  des  deniers 
par  les  mains  du  roi. 

On  a  propose  de  rendre  la  couronne  hc'- 
redilairc.  Assurez-vous  qu'au  moment  que 
cette  loi  sera  portée  ,  la  Pologne  peut  dir© 
adieu  pour  jamais  à  sa  liberté.  On  pense  y 
pourvoirsuffisamraeutenbornantlapuissance 
ro^^ale.  Ou  ne  voit  pas  que  ces  bornes  pose'cs 
par  les  lois  seront  franchies  à  traits  de  temps 
par  des  usurpations  graduelles  ,  et  qu'un 
système  adopte'  et  suivi  sans  interruption 
])ar  une  famille  royale  doit  l'emporter  à  la 
longue  sur  une  le'gislatiou  qui  par  sa  nature 
tend  sans  cesse  au  relâchement.  Si  le  roi  n% 
peut  corrompre  les  grands  par  des  grâces, 
il  peut  toujours  les  corrompre  par  des  pro- 
jr'sses  dont  ses  successeurs  sont  garans  ;  et 
comme  les  plans  forme's  par  la  famille  royale 
se  perpe'tucnt  avec  elle  ,  ou  prendra  bien 
plus  de  confiance  en  ses  engagemens  ,  et 
l'on  comptera  bien  plus  sur  leur  accomplis- 
sement que  quand  la  couronne  èkctiv» 
montre  la  lin  des  projets  du  monarque  avec 
celle  de  sa  vie,  La  Pologne  est  libre  ,  parut 

£'olUU]iic.  Tome  JJ,  î^^ 


3i4     G  O  U  V  E  Pv  N  E  M  E  N  T 

que  chaque  règne  est  précède  dïm  intervalle 
où  la  nation  rentre'e  dans  tous  ses  droits, 
et  reprenant  une  vigueur  nouvelle  ,  coupe 
le  progrès  des  abus  et  des  usurpations  ,  où 
la  législation  se  remonte  et  reprend  son  pre- 
mier ressort,  (^ue  deviendront  les  ^L'^ïr/^^  con- 
renta  l'égide  de  la  Pologne  ,  q-uand  une 
famille  établie  sur  le  trône  à  perpétuité  le 
remplira  sans  intervalle  ,  et  ne  laissera  à 
la  nation,  entre  la  mort  du  père  et  le  cou- 
ronnement du  tils  ,  qu'une  vaine  ombre  de 
liberté  sans  effet,  qu'anéantira  bientôt  la 
simagrée  du  serment  l'ait  par  tons  les  rois  à 
leur  sacre  ,  et  par  tous  oublié  pour  jamais 
l'instant  d'après  ?  Vous  avez  vu  le  Dane- 
luarck  ,  vous  voyez  l'Angleterre,  et  vous 
allez  voir  la  Suède  :  profitez  de  ces  exem- 
ples pour  apprendre  une  fois  pour  toiUes 
que,  quelques  précaiîtioiis  qu'on  puisse  en- 
tasser, hérédité  dans  le  trône,  et  liberté 
dans  la  nation  seront  à  jamais  des  choses 
incompatibles. 

Les  Polonais  ont  toujours  eu  du  penchant 
à  transmettre  la  couronne  du  père  au  iils  , 
ou  aux  plus  proches  par  voie  d'héritage  , 
qiioique  toujours  par  drOit  d'élection.  Cette 
inckuatlou  ,  s'Js  coutiuLieut  à  la  suivre,  les 


DE     P  O  L  O  O   N  E.  3i5 

mènera   tôt   ou  tard  au  malheur  de  rendre 

la  couronne   hére'ditairc  ,    et    il  ne   faut  pas 

qu'ils  espèrent    lutter    aussi    lonj;-tcnips   de 

cette    mail. ère   contre    la    ]niissance   ro^^alc, 

que   les   membres    de    l'empire    germauique 

ont  lutlc  contre  celle  de  l'empereur,   parc» 

(pie    la    Pologne   n'a     point    en    elle-même 

de  contre-poids  suliîsant  pour  maintenir  un 

roi  lic'reditaire  dans  la  subordination  légale. 

Malgré    la  puissance  de   plusieurs  membres 

de    l'euipire  ,    sans   l'élection   accidentelle  de 

Charles   /  11  ^  les   capitulations    impériales 

ne  seraient  déjà    plus  qu'un    vain  formulaire 

connue  elles  l'étaient   au  conuncncement  de 

ce  siècle  ;    les    pacta  concenfa  deviendront 

bien   plus    vains  encore  ,    quand   la    famille 

roj^ale  aura  eu   le  temps  de  s'allérmir  et  de 

mettre    tontes    les  autres    au -dessous  d'elle. 

Pour  dire  en  un  mot  mon  sentiment  sur  cet 

article,    je  pense  qu'une  couronne  élective, 

avec  le  plus  absolu  pouvoir,  vaudrait  encore 

uueux    pour    la    Pologne    qu'une   couronne 

héréditaire  avec  un  pouvoir  presque  nul, 

Au-lieu  de  cette  fatale  loi  qui  rendrait  la 
couronne  héréditaire,  j'en  proposerais  une 
bien  contraire  qui  ,  si  elle  était  admise  , 
maintiendrait  la  liberté  de  la  Pologne.    Co 

8  3 


Si6     GOUVERNEMENT 

serait  d'ordonner  par  une  loi  fondamentale 
que  jamais  la  couronne  ne  passerait  du  père 
au  fils,  et  que  tout  fils  d'un  roi  de  Pologne 
serait  pour  toujours  exclus  du  trône.  Je  dis 
que  je  proposerais  cette  loi  si  elle  c'tait  né- 
cessaire :  mais  occupé  d'un  projet  qui  ferait 
le  même  effet  sans  elle  ,  je  renvoie  à  sa  place 
l'explication  de  ce  projet ,  et  suppo;;ant  que 
par  son  effet  les  fils  seront  exclus  du  trône 
de  leur  père  ,  au-moins  immédiatement,  je 
crois  voir  que  la  liberté  bien  assurée  ne 
sera  pas  le  seul  avantage  qui  résultera  de 
cette  exclusion.  Il  en  naîtra  uu  autre  encore 
Irès-considérable  ;  c'est  en  ôlant  tout  espoir 
aux  rois  d'usurper  et  transmettre  a  leurs  en- 
fans  un  pouvoir  arbitraire,  de  porter  tout© 
leur  activité  vers  la  gloire  et  la  prospérité 
de  l'Etat,  la  seule  voie  qui  reste  ouverte  à 
leur  ambition.  C'est  ainsi  que  le  chef  de  la 
nation  en  deviendra  ,  non  plus  l'enncmi-né, 
mais  le  premier  citoyen.  C'est  ainsi  qu'il  fera 
sa  grande  affaire  d'illustrer  son  règne  par  des 
établisscmcns  utiles  qui  le  rendeutclier  à  son 
peuple,  respectable  à  ses  voisins,  qui  fassent 
bénir  après  lui  sa  mémoire,  et  c'est  ainsi  que  , 
hors  les  moyens  de  nuire  et  de  séduire  qu'il 
ijc  faut  jamais  lui  laisser  ,  il  conviendra  d'aug'^ 


DE     POLOGNE.  3i7 

luentcr  sa  iniissancc  en  tout  ce  qui  pent  con- 
courir au  bien  public.  Il  at:ra   peu  de  força 
immédiate  et  directe  pouraj^ir  par  lui-même, 
mais  il  aura  beaucoup  d'autorité  ,  de  surveil- 
lance et   d'inspoctiou   pour  contenir  chacun 
dans  sou  devoir,  et  pour  diriger  le  gouver- 
nement à  son  ve'rital)]e  but.  La  présidence  de 
la  diète  ,   du  sénat  et  de  tous  les  corps  ,  un 
sévère  examen  de  la  conduite  de  tous  les  gen* 
en  place  ,  un  grand  soin  de  maintenir  la  jus- 
tice  et  rintêgritê   dans  tous   les  tribunaux  , 
de  coîiscrvcr  l'ordre   et  la  tranquillité  dans 
l'Etat ,  de  lui  donner  une  bonne  assiette  au- 
dcliors  ,   le  commandement   des   armées   en 
temps  de  guerre,,  les  ètablissemens  utiles  en 
temps  de  paix,  sont  des  devoirs  qui  tiemicnt 
particulièrement  à  son  office  de  roi,   et  qui 
l'occuperont  assez    s'il  veut  les   remplir  par 
lui-même  ;  car  les  détails  de  l'administratiou 
étant  coniiés  à  des  uiinistres  établis  pour  cela, 
ce  doit  être  un  crime  à.  un  roi  de  Pologne 
de  confier  aucune  partie  de  la  sienne  à  des 
favoris.  (^)u'il  fasse  son  métier  en  personne  ,  ou 
qu'il  y  renonce.  Article  important  sur  lequel 
la  nation   ne  doit  jamais  se  relâcher. 

C'est  sur  de  semblables  principes  qu'il  faut 
établir  l'équilibre  et  la  pondération  des  pow- 

S3 


3i8     G  O  U  V  E  R  N  E  M  E  N  T 

voirs  qui  composent  la  législation  et  l'aclmi- 
iiistratioii.  Ces  pouvoirs,  dans  les  mains  de 
leurs  de'positaires  et  dans  la  meilleure  pro- 
portion possible  ,  devraient  élre  en  raison 
directe  de  leur  nombre  et  inverse  du  temps 
qu'ils  restent  en  place.  Les  parties  compo- 
santes de  la  diète  suivront  d'assez  près  ce 
meilleur  rapport.  La  chambre  des  nonces,  la 
plus  nombreuse  ,  sera  aussi  la  plus  puissante, 
mais  tous  ses  meuibres  changeront  fréquem- 
ment. Le  sénat  moins  nombreux  aura  une 
moindre  part  a  la  législation  ,  mais  une  plus 
grande  à  la  puissance  executive  ,  et  ses  mem- 
bres participant  à  la  constitution  d,es  deux 
extrêmes  ,  seront  partie  à  temps  et  partie  à  vie 
comme  il  convient  à  un  corps  intermédiaire. 
Le  roi  qui  préside  à  tout  continuera  d'être 
à  vie  ,  et  son  pouvoir  ,  ton/ours  très-grand 
pour  l'iuspection  ,  sera  boriië  par  la  chambre 
des  nonces  quant  à  la  législation  ,  et  par 
le  sénat  quant  à  radministration.  Mass  , 
pour  maintenir  r<^galité,  principe  de  la  cons- 
titution ,  rien  n'y  doit  être  héréditaire  qu» 
la  noblesse.  Si  la  couronne  était  héréditaire  ,  il 
faudrait,  pour  conserver  l'équilibre  ,  que  la 
pairie  ou  l'ordre  sénator  al  le  fut  aussi  coinme 
en  Aii^kiçire.  Alors  l'ordre  équestre  abaissé 


DE     POLOGNE.  319 

perdrait  sou  pouvoir,  la  chambre  des  nonces 
n'ayant  pas,  comme  celle  des  communes, 
celui  d'ouvrir  et  fermer  tous  les  ans  le 
trésor  public  ,  et  la  constitution  polonaise 
serait  rcuversc'c  de  fond  en  comble, 

CHAPITRE    IX. 

Causes  particulicrcs  de  Fanarchic. 


L. 


lA  diète  bien  proportionne'e  et  bien  pon- 
dérée ainsi  dans  toutes  ses  part; es  ,  sera  la 
source  d'une  bonne  législation  et  d'un  bon 
gouvernement  :  mais  il  faut  pour  cela  que 
ses  ordres  soient  respectés  et  suivis.  Le  mépris 
des  lois  ,  et  l'anarchie  où  la  Pologne  a  vécu 
jusqu'ici,  ont  des  causes  faciles  à  voir.  J'en 
ai  déjà  ci-devant  marque  la  j)rincij)ale  et  j'en 
ai  indiqué  le  remède.  Les  autres  causes  con- 
courantes sont ,  1'^  Ad  Hberum  veto  ^  2*'.  les 
confédérations  ,  3^.  l'abus  qu'ont  fait  les  par- 
ticuliers du  droit  qu'on  leur  a  laissé  d'avoir 
des  gens  de  guexre  à  leur  service. 

Ce  dernier  abus  est  tel  que  si  l'on  ne  com- 
mence pas  parl'ôter  ,  toutes  les  au  très  réformes 
sont  inutiles.  Tant  crue  les  particuliers  auront 


223     G  O  U  V  E  R  X  E  M  E  N  T 

le  pouvoir  de  résister  a  la  force  executive,  ils 
croiront  eu  avoir  le  droit ,  et  tant  qu'ils  au- 
ront entr'eux  de  petites  guerres ,  comment 
veut-on  que  l'Etat  soit  en  paix  ?  J'avoue  que 
les  places  fortes  ont  besoin  de  gardes  ;  mais 
pourquoi  faut-il  des  places  qui  sont  fortes 
seuîemcutcontre  les  citoyens  et  faibles  contre 
l'ennemi  ?  J'ai  peur  que  celte  reforme  ne 
souffre  des  difficultés:  cependant  je  ne  crois 
pas  impossible  de  les  vaincre  ,  et  pour  peu 
qu'un  citoyen  puissant  soit  raisoniiable  ,  il 
consentira  sans  peine  à  n'avoir  plus  a  lui 
de  gens  de  guerre,  quand  aucun  autre  n'eu 
aura. 

J'ai  dessein  de  parler  ci-après  des  ctablis- 
semens  militaires  :  ainsi  je  renvoie  à  cet  article 
ee  que  j'aurais  à  dire  dans  celui-ci. 

Le  lihe?-iini  veto  n'est  pas  un  droit  vicieux 
en  lui-même  ,  mais  sitôt  qu'il  passe  sa  borne  , 
il  devient  le  plus  dangereux  des  al)us  :  il  était 
le  garant  de  la  liberté  publique  ,  il  n'est  plu« 
que  l'instrument  de  l'oppression.  Il  ne  reste  , 
pour  ôtcr  cet  abus  inneste  ,  que  d'en  détruire 
la  cause  tout-a-fait.  Jiais  il  est  dans  le  cceur 
de  l'homme  de  tenir  aux  privilèges  indivi- 
duels plus  qu'à  des  avantages  plus  grands  et 
plus   g';-ticrauk'.  U  n'y    a    qu'un    palriotisniQ 


D  K     i»  O  T.  O  G  N  E.  321 

cclairé  pnr  l'expérience  qui  puisse  api>iTiidm 
h  sncriîicr  à  de  plus  grands  biens  un  droit 
J)riliant  devenu  pernicieux  par  son  abus,  et 
dont  cet  abus  est  desonuais  inséparable.  Tous 
les  Polonaisdoivent  sentir  vivement  les  maux 
que  leur  a  fait  souflrir  ce  malheureux  droit. 
S'ilsaiment  l'ordreet  la  paix,  ils  n'oiitaucuii 
moyen  d'établir  chez  eux  l'un  et  l'autre  ,  tani 
qu'ils  y  laisseront  subsister  ce  droit ,  bon  dans 
la  fonnation  du  corps  politique  ,  ou  quand  il 
a  toute  sa  perfection,  mais  absurde  et funcst» 
tint  qu'il  reste  des  changcmens  à  faire  ,  et  il 
est  impossible  qu'il  n'en  reste  pas  toujours  , 
sur-tout  dans  un  j;rand  Elat  entouré  de  voi- 
sijis  puissans  et  ambitieux. 

Le  Tiberum  veto  serait  moins  dcraisonna- 
l>le,  s'il  tombait  uniquement  sur  les  points 
fondamentaux  delà  constitution  :  mais  qu'il 
ait  lieu  généralement  dans  toutes  les  délibéra-» 
tlons  des  dictes  ,  c'est  ce  qui  ne  pciit  s'ad- 
mettre en  avenue  façon.  C'est  un  vice  dans 
la  constitution  polonaise  que  la  législation 
et  l'administration  n'y  soient  pas  assez  dis- 
tinguées ,  et  que  la  diète  exerçant  le  pouvoir 
législatif  y  mêle  des  parties  d'administration  ^ 
fasse  indiiTércmment  des  actes  de  souvcrai-i 
uct«  et  de  ^ouvcrucmeut ,  souvent  même  de* 


C22     COUVER  N  E  M  EXT 

actes   mixtes  par  lesquels   ses  membres    sont 
magistrats  et  ie'gislateurs  tout  à-la-fois. 

Les  chaiigemeiis  proposes  tendent  à  mieus 
di  tanguer  ces  deux  pouvoirs  ,  et  par-là  même 
à  mieui  marquer  les  bornes  du  liberum  veto. 
Car  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  jamais  tombé 
dans  l'esprit  de  personne  de  l'e't^iidre  aux 
matières  de  pure  administration  ,  ce  qui  se- 
rait aue'antir  l'autorité  civile  et  tout  le  gou- 
vernement. 

Par  le  droit  naturel  des  sociétés  ,  rimani- 
mité  a  été  rcqnisc  pour  la  formation  du  corns 
politique  et  pour  les  lois  fondamentales  qui 
tiennent  à  son  existence  ,  telles  par  exemple 
que  la  jjremière  corrigée,  la  cinquième,  la 
neuvième  et  l'onzième  marquées  dans  la 
pseudod  ète  de  1768.  Or ,  l'unanimité  requise 
pour  l'établisspment  de  ces  lois  doit  l'ctrc  de 
méiiie  pour  leur  abrogation.  Ainsi  ,  voilà  des 
points  sur  lesquels  le  Hberuin  veto  j)cut  con- 
tinuer de  subsister,  puisqu'd  ne  s'agit  pas  de 
le  détruire  totalement  ;  les  Polonais  qui,  sans 
beaucoup  de  murmure  ,  ont  vu  ressçrrer  ce 
droit  par  la  diète  de  1768,  devront  sans 
peine  le  voir  réduire  et  limiter  dans  une 
diète  plus  libre  et  plus  légitime. 

Il  faut  bien  peser  et  bien  méditer  les  points 


DE     POLO  G   N  E.  3^3 

capitaux  qu'on  établira  comme  lois  fonda- 
incutales  ,  et  l'on  fera  porter  sur  ces  points 
seulement  la  force  du  llberuin  veto.  De  cette 
manière  ,  on  rendra  la  constitution  solide 
et  ces  lois  irrévocables  autant  qu'elles  peu- 
vent l'être  :  car  il  est  contre  la  nature  du  corps 
]:)ol!tique  de  s'imposer  des  lois  qu'il  ne  puisse 
révoquer;  mais  il  n'est  ni  contre  la  nature, 
ni  contre  la  raison,  qu'il  ue  puisse  révoquer 
ces  lois  qu'avec  la  même  solemnité  qu'il  mit 
a  les  établir.  Voilà  toute  la  chaîne  qu'il  peut 
se  donner  pour  l'avenir.  C'en  est  assez,  et 
pour  allermir  la  constitution  et  pour  con- 
tenter l'amour  des  Polonais  pour  le  libcrujii, 
veto  ,  sans  s'exposer  dans  la  suite  aux  abus 
qu'il  a  fait  naître. 

Quant  à  ces  mu'titudes  d'articles  qu'on  a 
mis  ridiculement  au  nombre  des  lois  fonda- 
mentales et  qui  font  seulement  le  corps  delà 
législation  ,  de  même  que  tous  ceux  qu'on 
range  sous  le  titre  de  matières  d'Etat  ,  ili> 
sont  sujets  par  la  vicissitude  des  choses  à  des 
■variations  indispensables  qui  ne  permettent 
pas  d'y  requérir  l'unanimité.  Il  est  encore 
absurde  que,  dans  quelque  cas  que  ce  puisse 
être  ,  un  membre  de  la  diète  en  puisse  arrêter 
l'activité,  et  que  la  retraite  ou  laprotcïtalicu 


224     G   O  U  T  E  R  _\  E  ^L  L  y  T 

d'au  nonce  ou  de  plusieurs  pul.^.c  dissoudie 
l'assemblée  et  ca.^scr  oiusi  lautorité  souve- 
raine. Il  faut  abolir  ce  droit  barbare  et  dé- 
cerner peine  capitale  contre  quiconque  serait 
accusé  de  s'eii  prévaloir.  S'il  y  avait  des  cas 
de  protestatiou  contre  la  diète  ,  ce  qui  ne 
peut  être  tant  qu'elle  sera  libre  et  complète, 
ce  serait  aux  palatinats  et  diétine-qne  ce  droil 
pourrait  être  conféré,  mai?  jamais  à  des  non- 
ces qui  ,  comme  membres  de  la  diète  ,  ne 
doivent  avoir  sur  clic  aucun  degré  dautorité 
2ii  récuser  ses  décisions. 

Entre  le  yeto  ,  qui  esc  la  idus  grande  force 
individuelle  que  puissent  avoir  les  membres 
de  la  souveraine  puissance  ,  et  qui  ne  doit 
avoir  lien  que  pour  les  lois  véritablement 
fondamentales,  et  la  pluralité  ,  qui  est  la 
moindre ,  et  qui  se  rapporte  aux  matières 
de  snnplc  administration  ,  il  y  a  dliférentc^ 
proportions  sur  lesquelles  on  peut  détermi- 
ner la  prépondérance  des  avis  eu  raison  de 
riuiportance  des  matières.  Par  exemple  , 
quand  il  s'agira  de  législation  ,  l'on  peut 
exiger  les  trois  quarts  au  moins  des  suffrages, 
les  deux  tiers  dans  les  matières  d'Etat  ,  la 
pluralité  seulement  pour  les  élections  et  au- 
Ifcà  aliuii-cs  cûuramce  et  momtutauées.  Ceci 

n'e»t 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  82S 

li*cst  qu'un    exemple    jjoiir    c\'j3liqncr    mou 
idée  et  non  une  proportion  que  )e  détermine. 
Dans  un  Etat  tel  que  la  Poloj^ne,  où  les 
âmes  ont   encore   un    grand   ressort  ,    peut-^ 
être  eût-on  pu  conserver  dans  son  entier  cô 
beau  droit  du  liberuni  /r/osans  beaucoup  de 
risque  ,    et  peut-être    même  avec  avantage  , 
pourvu  qu'on  eût  rendu  ce  droit  dangereux 
à  exercer  ,  et  qu'on  y  eût  attaché  de  grande» 
conséquences  pour  celui  qui  s'en  serait  pré- 
valu. Car   il  est  ,   j'ose  le   dire,  extravagant 
que    celui  qui   rompt    ainsi   l'activité   de   la 
diète  ,    et  laisse  l'Etat  sans  ressource  ,    s'en 
aille  jouir  chez  lui  tranquillement  et  impuné- 
ïiient  de  la  désolation  publique  qu'il  a  causée, 
8i    donc  ,    dans    utie    résolution    presque 
txnanime  ,  un  seul  opposant  conservait  le  droit 
deraunullcr,  je  voudrais  qu'il  répondît  d» 
son  opposition  sur  sa  tête,  non-seulement  à 
ses  constltuans    dans  sa  diétine    po:t-comi- 
tialc  ,  mais  ensuite  à  toute  la  nation  dont  il 
a  fait  le  malheur.  Je  voudrais  qn'.l  fut  or- 
donné par    la   loi,  que   six  mois  après   soa 
opposition  ,    il   serait    jugé    solemnellcment 
par  un  tribunal    extraordinaire    établi  pour 
cela  seul ,  composé  de  tout  ce  que  la  nation 
a  de  plus  sage  ,  de  plus  illustre  et  de  plu* 
PoIitiLjue.  To^Aïc  IX.  T 


326     GOUVERNEMENT 

respecté  ,  et  qui  ne  pourrait  le  renvoyer 
simplement  absous,  mais  serait  oblige'  de  le 
condamner  à  mort  sans  aucune  grâce  ,  ou  de 
lui  décerner  une re'compcnse  et  des  honneurs 
publics  pour  toute  sa  vie  ,  sans  pouvoir  ja- 
mais prendre  aucun  milieu  entre  ces  deux 
-alternatives. 

Des  établisseraens  de  cette  espèce  ,  si  fa- 
vorables à  l'énergie  du  courage  et  à  l'amour 
de  la  liberté  ,  sont  trop  éloignés  de  l'esprit 
moderne  pour  qu'on  puisse  espérer  qu'ils 
soient  adoptés  ni  goûtés  ;  mais  ils  n'étaient 
pas  inconnus  aux  anciens,  et  c'est  par-là  que 
leurs  instituteurs  savaient  élever  les  âmes  et 
iss  enlîammer  au  besoin  d'un  zèle  vraiment 
ïiéroï<jue.  On  a  vu  dans  des  républiques  où 
rcgîiaient  des  lois  plus  dures  encore,  de  gé- 
iiéreux  citoyens  se  dévouer  à  la  mort  dans  le 
péril  de  la  patrie  pour  ouvrir  un  avis  qui  pût 
]r.  sauver.  Un  veto  ,  suivi  du  même  danger  , 
peut  sauver  PEtat  dans  l'occasion  ,  et  n'y 
sera  jamais  fort  à  craindre. 

Oserais-je  parler  ici  des  confédérations  et 
d'être  pas  de  l'avis  des  savans  ?  Ils  ne  voient 
que  le  mal  qu'elles  fout  ;  il  faudrait  voir  aussi 
celui  qu'elles  empêchent.  Sans  contredit  ,  la 
ccrJédération  est  uu  état  violent  daus  la  ré- 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  327 

pi>l)liqiic  ;  mais  il  est  des  maux  extrêmes  qui 
ic'iiclcMit  les  remèdes  violens  iiece.' maires  ,  et 
dont  il  faut  tàchei  de  guérir  à  tout  {irix.  La 
coiilederation  est  en  Pologne  ce  qu'était  la 
dictature  chez  les  Romains.  L'une  et  l'autre 
font  taire  les  lois  dans  un  péril  pressant ,  mais 
avec  cette  grande  diflérence  ,  que  la  dicta- 
tare  ,  directement  contraire  à  la  législation 
romaine  et  à  l'espritdu  £;ouvcrncineiît ,  a  fini 
par  le  détruire  ,  et  que  les  confédérations  , 
au  contraire,  n'étant  qu'un  moyen  de  raf- 
fermir et  rétablir  la  constitution  ,  ébranlée 
par  de  grands  efforts,  peuvent  tendre  et  ren- 
forcer le  ressort  relâché  de  l'Etat  sans  pou- 
voir jamais  le  briser,  dette  forme  fédérative  , 
qui  peut-être,  dans  son  origine  ,  eut  une 
cause  fortuite,  me  paraît  être  un  chef-d'œuvre 
de  politique.  Par-tout  où  la  lil)erté  règne  , 
elle  est  incessamment  attaquée  et  très-souvent 
en  péril.  Tout  Etat  libre,  où  les  grandes  crises 
n'ont  pas  été  prévues  ,  est  à  chaque  orage 
en  danger  de  périr.  Il  n'y  a  que  les  Polonais 
qui  de  ces  crises  mêmes  aient  su  tirer  un  nou- 
veau moyen  do  maintenir  la  constitution. 
Sans  les  confédérations ,  il  y  a  long-temps 
que  la  réjjublique  de  Pologne  ne  serait  plus  , 
et  j'ai  grand 'peur  qu'elle  ne  dure  pas  long- 

T  2 


32S     GOUVERNEMENT 

temps  après  elles  ,  si  l'on  prend  le  parti  de 
les  abolir.  Jetez  les  yeux  sur  ce  qui  vient  d« 
se  passer.  Sans  les  confe'de'rations  ,  l'Etat  e'tait 
subjugué,  la  liberté  était  pour  jamais  anéan- 
tie. Voulez-vous  ôter  a  la  république  la  res- 
source qui  vient  de  la  sauver  ? 

Et  qu'on  ne  pense  pas  que  quand  le  lihe-- 
rum  veto  sera  aboli  et  la  pluralité  rétablie 
les  confédérations  deviendront  inutiles  , 
comme  si  tout  leur  avantage  consistait  dans 
cette  pluralité.  Ce  n'est  pas  la  même  chose. 
La  puissance  executive  ,  attachée  aux  confé- 
dérations ,  leur  donnera  toujours  dans  les 
besoins  extrêmes  une  vigueur,  une  activité, 
une  célérité  que  ne  peut  avoir  la  diète  ,  for- 
cée à  marcher  à  pas  plus  lents  ,  avec  plus  do 
formalités,  et  qui  ne  peut  faire  un  seul  mou- 
vement irrégulier  sans  renverser  la  cousti-» 
tution. 

Non  ,  les  confédérations  sont  le  bouclier,' 
l'asile ,  le  sanctuaire  de  cette  constitution. 
Tant  qu'elles  subsisteront ,  il  me  paraît  im- 
possible qu'elle  se  détruise.  Il  faut  les  laisser, 
mais  il  faut  les  régler.  Si  tous  les  abus  étaient 
ôtés  ,  les  confédérations  deviendraient  pres- 
qu'inutiles.  La  réforme  du  gouvernement  doit 
opérer  cet  cliet.  Il  u'j  aura  plus  que  les  fàv^. 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  329 

trepriscs  violentes  qui   ructteiit  dans  la  né- 
cessite' d"y  recourir;  mais  ces  entreprises  sont 
dans  l'ordre    des  choses    qu'il  faut   prévoir. 
Au-Iiou    donc  d'abolir   les  confédérations, 
déterminez  les  cas   oii    elles  peuvent   légiti- 
mement    avoir     lieu   ,     et     puis  réglez  -  eu 
bien  la  forme    et  rellet  ,  pour    leur    donner 
une  sanction  légale  autant  qu'il  est  possible, 
sans  gêner  leur  formation  ni  leur  activité.  Il 
y  a  même  de  ces  cas  où  parle  seul  fait  toute 
la  Pologne  doit  être  a  l'instant  confédérée  ; 
comme  ,  par  exemple,  au  moment  où  ,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit  et  hors  le   cas 
d'une  guerre  ouverte  ,  des  troupes  étrangères 
mettent  le  pied  dans  l'Etat  ;  parce  qu'enfin 
quel  que  soit   le  sujet  de  cette  entrée  ,  et  le 
gouvernement  mémie  y  eùt-il  consenti ,  con- 
fédération chez  soi  n'est  pas  hostilité  chez  les 
autres.  Lorsque  ,  par   quelque  obstacle    que 
ce  puisse  être,  la  diète  est  empêchée  de  s'as- 
sembler au  temps  marqué   par  la    loi  ;  lors- 
qu'à  l'instigation    de   qui   que    ce    soit,  ou 
fait   trouver  des   gens  de  guerre  au  temps  et 
au   lieu  de  son  assemblée  ,   ou  que  sa  forme 
est   altérée  ,  ou   que  sou  activité  est  suspen- 
due ,   ou  que  sa  liberté  est  gênée  en  quelque 
facou  que  ce  soit  ;    dans    tous  ces  cas,   Ij 

T  3 


33o     GOUVERNEMENT 

confédération  générale  doit  exister  par  le  seul 
fait  ;  les  assemblées  et  signatures  particu- 
lières n'en  sont  que  des  branches,  et  tous 
les  maréchaux  eu  doivent  être  subordonnés 
à  celui  qui   aura  été  nommé  le  premier. 

CHAPITRE    X. 

yi  dm  in  is  ira  tio  u . 


S 


A  N  S  entrer  dans  des  détails  d'administra- 
tion pour  lesquels  les  connaissances  et  les 
vues  me  iuaiiquput  également,  je  risquerai 
seulement  sur  les  deux  parties  des  finances 
et  de  la  guerre  quelques  idées  que  je  dois 
dire  ,  puisque  je  les  crois  bonnes  ,  quoique 
presque  assuré  qu'elles  ne  seront  pas  goû- 
tées :  mais  avant  tout  ,  je  ferai  sur  l'ad- 
ministration de  la  justice  une  remarque  qui 
s'éloigne  \u\  peu  moins  de  l'esprit  du  gou- 
verncuicnt  polonais. 

Les  deux  états  d'homme  d'épée  etd'homme 
de  robe  étaient  inconnus  des  anciens.  Les 
citoyens  n'étaient  par  métier  ni  soldats  ,  ni 
juges,  ni  prêtres;  ils  étaient  tout  par  de- 
voir. Voilà  le  vrai  secret  de  faire  que  tout 
marche    au    but  commun  ,  d'empêcher  quo 


DE     POLOGNE.  S3r 

l'esprit  d'ctat  ne  s'enracine  dans  les  corps 
aux  dépens  du  patriotisme,  et  que  l'hydre 
de  la  chicane  ne  dévore  une  nation.  La  fonc- 
tion de  juge  ,  tant  dans  les  tribunaux  su- 
prêmes que  dans  les  justices  terrestres,  doit 
être  un  état  passager  d'épreuve  ,  sur  lequel 
la  nation  puisse  appre'cicr  le  mérite  et  la  pro- 
bité d'ui;  citoyen  ,  pour  l'élever  ensuite 
aux  postes  plus  éniijicns  dont  il  est  trouvé 
capable.  Cette  manière  de  s*cnvisager  eux- 
mêmes  ne  peut  que  rendre  les  juges  très- 
atlontifs  à  se  mettre  à  l'abri  de  tout  repro- 
che ,  et  leur  donner  gciicralemcnt  toute  l'at- 
tention et  toute  l'intégrité  que  leur  place 
exige.  C'est  ainsi  que  dans  les  beaux  temps 
de  Rome  on  passait  par  la  préture  pour 
arriver  au  consulat.  Voilà  le  moyen  qu'avec 
peu  de  lois  claires  et  simples  ,  même  avec 
peu  de  juges  ,  la  justice  soit  bien  adminis- 
trée ,  en  laissant  aux  juges  le  pouvoir  de 
les  interpréter  et  d'y  suppléer  au  besoin  parles 
lumières  naturelles  de  la  droiture  et  du  boa 
sens.  Rien  de  plus  puérile  que  les  précautions 
prises  sur  cepoiutpar  les  Anglais.  Pourôtcr  les 
jugemens  arbitraires,  ils  se  sont  soumiF  à 
mille  jugemens  iniques  et  même  cxtravagans, 
des    nuées    de    gens    de    loi    les    dévorent  , 

T  4 


S32     GOUVERNE  :^I  E  N  T 

d'éternels  procès  les  cousunieut  ;  et  aveo 
la  folle  idée  de  vouloir  tout  prévoir  ,  ils 
ont  fait  de  leurs  lois  uu  dédale  immense 
oii  la  mémoire  et  la  raison  se  perdent  éga- 
lement. 

Il  faut  faire  trois  codes.  L'un  politique," 
l'autre  civil  ,  et  l'autre  criminel.  Tous  trois 
clairs  ,  courts  et  précis  autant  qu'il  sera  pos- 
sible. Ces  codes  seront  enseignés  ,  non- 
seulement  dans  les  universités  ,  mais  dans 
tous  les  collèges ,  et  l'on  n'a  pas  besoin 
d'autre  corps  de  droit.  Toutes  les  règles  du 
droit  naturel  sont  mieux  gravées  dans  les 
cœurs  des  hommes  qne  dans  tout  le  fatras 
de  ,'nstinlen.  Rendez -les  seulement  hon- 
nêtes et  vertueux  ,  et  je  vous  réponds  qu'ils 
sauront  a?.scz  de  dro't;  mais  il  faut  que  tous 
les  citoyens  ,  et  sur-tout  les  hommes  publics, 
soient  instruits  des  lois  pot'itives  de  leur 
pays  ,  et  des  règles  particulières  sur  lesrquelle» 
ils  soiu  gouvernés.  Tls  les  trouveront  dans 
ces  codes  qu'ils  doivent  étudier,  et  tous  les 
nobles  ,  avant  d'être  inscrits  dans  le  livr& 
d'or  qui  doit  leur  ouvrir  l'entrée  d'une  dié- 
tine  ,  doivent  soutenir  sur  ces  codes  ,  et  en 
particulier  sur  le  prcmic'r  ,  un  examen  qui 
ac  soit  pas  une  simple  iovi^ialité ,  et  sur  le- 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  33S 

^iipl  ,  s'ils  ne  sont  pas  surTisanimcn  t  ins- 
trnits  ,  ils  seront  renvoyés  )nsqn'à  ce  qu'ils 
le  soient  mieux.  A  Têtard  du  droit  romain 
et  des  coutumes  ,  tout  cela,  s'il  existe,  doit 
l'tre  été  des  écoles  et  des  tribunaux.  Ou  n'y 
doit  connaître  d'autre  autorité  que  les  lois 
de  l'Etat  ;  elles  doivent  être  uniformes  dans 
toutes  les  provinces  pour  tarir  une  source 
de  procès  ,  et  les  questions  qui  n'y  seront 
pas  décidées  doivent  l'être  par  le  bon  sens 
et  l'intégrité  des  juges.  Comptez  que  quand 
la  ma^^istrature  ne  sera  pour  ceux  qui  l'cxer- 
ecnt  qu'un  état  d'épreuve  pour  monter  plus 
haut,  cette  autorité  n'aura  pas  en  eux  l'abus 
qu'oa  en  pourrait  craindre  ,  ou  que  si  cet 
abus  a  lieu  ,  il  sera  toujours  moindre  que 
celui  de  ces  foules  de  lois  qui  souvent  se 
contredisent  ,  dont  le  nombre  rend  les  pro- 
cès éternels  ,  et  dont  le  condit  rend  égale- 
ment les  jugemens  arliitraires. 

Ce  que  je  dis  ici  des  juges  doit  s'entendre 
à  plus  forte  raison  des  avocats.  Cet  état,  si 
respectable  en  lui-même  ,  se  dégrade  et  s'avilit 
sitôt  qu'il  devient  un  métier.  L'avocat  doit 
être  le  premier  juge  de  son  client  et  le  plus 
sévère  :  son  emploi  doit  être  ,  comme  11  était 
à  Rome  ,  et  comme  il  est  encore  ?i  Genève, 

T  6 


334     GOUVERNEMENT 

le  premier  pas  pour  arriver  aux  magistra- 
tures ;  et  en  efîct  les  avocats  sont  fort  con- 
sidcre's  a  Genève,  et  méritent  de  l'être.  Ce 
sont  des  postulans  pour  le  conseil  ,  très- 
attentifs  à  ne  rien  faire  qui  leur  attire  l'im- 
probation  publique.  Je  voudrais  que  toutes 
les  fonctions  publiques  mcîiassent  ainsi  de 
l'une  à  l'autre  ,  afin  que  nul  ne  s'arrangeaiit 
pour  rester  dans  la  sienne,  né  s'en  fît  un 
métier  lucratif  et  ne  se  mît  au-dessus  du 
jugement  des  hommes.  Ce  moyen  remplirait 
parfaitement  le  vœu  de  faire  pxisser  les  enfans 
des  citoyens  opulens  par  l'état  d'avocat  , 
ainsi  rendu  honorable  et  passager.  Je  déve- 
lopperai mieux  cette  idée  dans  un  moment. 
Je  dois  dire  ici  en  passant,  puisque  cela 
m.e  vient  à  l'esprit,  qu'il  est  contre  le  sys- 
tème d'égalité  dans  l'ordre  équestre  d'y 
établir  des  substitutions  et  des  majorats.  Il 
faut  que  la  législation  tende  toujours  à 
diminuer  la  grande  inégalité  de  fortune  et 
de  poTivoir  ,  qui  met  trop  de  distance  entre 
les  seigneurs  et  les  sinjpies  nobles,  et  qu'un 
progrès  naturel  tend  toujours  à  augmenter. 
A  l'égard  du  cens  par  lequel  on  fixerait  la 
quantité  de  terre  qu'un  noble  doit  posséder 
pour  être  admis  aux  diétines ,  yoyaat  à  cela 


DE     P  O  I,  O  G  ^■  E.  3SS 

du  bien  et  du  mal ,  et  ne  connaissant  pas 
assez  le  pays  pour  comparer  les  effets  ,  je 
n'ose  absolument  décider  cette  question. 
Sans  contredit  ,  il  serait  à  désirer  qu'ua 
citoven  ,  ayant  voix  dans  un  palatinat  ,  y 
possédât  quelques  terres,  mais  je  n'aimerais 
pas  trop  qu'on  en  tixât  la  quantité:  eu 
comptant  les  possessions  ponr  beaueoii})  de 
chose,  faut-il  donc  tout-k-fait  compter  les 
liommes  pour  rien  ?  Eh  quoi  î  parce  qu'un 
gentilhomme  aura  peu  ou  point  de  terre  , 
cesse-t-il  pour  cela  d'être  libre  et  noble,  et 
sa  pauvreté'  seule  est-elle  un  crime  assez 
grave  pour  lui  faire  pcrdie  sou  droit  de 
citoyeji  ?  >;, 

An  reste,  il  ne  faut  jamais  souffrir  <iJl?an- 
cune  loi  tombe  m  de'sue'tude.  Fût-elle  in- 
différente ,  fùt-elle  mauvaise  ,  il  faut  l'abro- 
ger  formellement  ou  la  mai?itenir  en 
vigueur.  Cette  maxime,  qui  est  fondamen- 
tale ,  obligera  de  passer  en  revue  toutes 
les  anciennes  lois,  d'en  abroger  beaucoup, 
et  de  donner  la  sanction  la  plus  sévère  à 
celles  qu'on  voudra  conserver.  On  regarde 
en  France  comme  une  maxime  d'Etat  do 
fcnner  les  yeux  sur  beaucoup  de  choses  : 
c'est  à  quoi  le  dc-pollsme  oblige  toujours; 

T6 


S36     G  O  TJ  Y  E  R  K  E  M  E  N  7 

mais  dans  uu  gouvernement  libre,  c'est  le 
moyen  d'énerver  la  le'gislatiou  et  d'ébranler 
la  eoastitutlon.  Peu  de  lois  ,  mais  bica 
dirigées  ,  et  sur-tout  bieu  obrervées.  Tous 
les  abus  qui  ue  sont  pas  défendus  sont 
encore  sans  conséquence;  mais  qui  dit  un© 
loi  dans  un  Etat  libre  ,  dit  une  chose- 
devant  laquelle  tout  citoyen  tremble  ,  et 
le  roi  tout  le  premier.  Eu  un  mot  ,  souf- 
frez tout  plutôt  que  d'user  le  ressort  des 
lois;  car  quand  une  fois  ce  ressort  est  usé, 
TEcat  est  perdu  sans  ressource. 

CHAPITRE    XL 

Système    économique. 

JL_i  E  ciioix  du  système  e'conomique  que 
doit  adopter  la  Pologne  dépend  de  l'objet 
qu'elle  se  propose  en  corrigeant  sa  cons- 
titution. vSi  vous  ne  voulez  que  devenir 
bruyans,  briilans ,  redoutables,  et  influer 
sur  les  autres  peuples  de  l'Europe  ,  vous 
avez  leur  exemple  ,  appliquez-vous  à  l'imiter. 
Cultivez  les  sciences,  les  arts  ,  le  commerce  , 
l'industrier;    eyez  des    troupes    réglées,   des 


t)  E    P  O  L  O  G  N  E.  33; 

places    fortes  ,  des   académies  ,  sur-tout  iiu 
bon     systciiic    de    finance    qui    fasse     blea 
circuler  Targent  ,   qui  par-là   le    multiplie  , 
qui  vous   en   procure   beaucoup;    travaillez 
à  le  rendre  très-nécessaire  ,   afin  de    tenir  la 
peuple   dans  une  plus  grande  dépendance  , 
et   pour  cela  fomentez  et  le  luxe  matc'ricl  „ 
et  le  luxe  de  l'esprit  qui  en  est  inséparable. 
De  cette  manière  vous  formerez  un  peuple 
intrigant ,  ardent ,  avide  ,  ambitieux  ,  servile 
et  fripon    comme    les  autres,  toujours  sans 
aucun   milieu  a    l'un   des  deux  extrêmes   de 
la  misère   ou   de    l'opulence  ,  de  la   licence 
ou  de  l'esclavage  :  mais  ou   vous  comptera 
parmi  les  grandes  puissances   de   l'Europe  , 
vous  entrerez  dans  tous  les  systèmes  politi- 
ques ,  dans  toutes  les  négociations  ou  recher- 
chera votre  alliance,  on  vous  liera  par  des 
traités  :  il  n'y  aura  pas  une  guerre  en  Europe 
où    vous  n'ayez    l'honneur    dVtre  fourrés  ; 
si  le  bonheur  vous   en  veut  ,   vous  pourrez 
rentrer     dans    vos     anciennes    possessions  , 
peut-être  en  conquérir  de  nouvelles  ,  et  puis 
dire  comme  Pyrrhus  ou  comme  les  Russes, 
c'est-à-dire    ,     comme    les    enfans  :     Quand 
tout  le  monde  sera  à  moi  je  jnangçrai  bien 
du  sucre. 


338     G  O  U  y  E  R  N  E  M  E  X  T 

Mais  si  par  basaid  vous  aimiez  mieu!î 
former  une  iiatiou  libre,  paisible  et  sage, 
qui  u'a  ni  peur  ni  besoin  de  personne  , 
qui  se  suffit  à  elle-même  et  qui  est  heu- 
reuse ;  alors  il  faut  prendre  une  me'thode 
toute  différente  ,  maintenir  ,  rétablir  chez 
vous  des  mœurs  simples,  des  goûts  sains, 
un  esprit  martial  sans  ambition  ;  former 
des  âmes  courageuses  et  de'sintcressécs  ; 
appliquer  vos  peuples  a  l'agriculture  et  aux 
arts  nécessaires  à  la  vie  ;  rendre  l'argent 
méprisable  et  s'il  se  peut  inutile;  clierclicr, 
trouver  ,  pour  opérer  de  grandes  choses  , 
des  ressorts  plus  puissans  et  plus  sûrs.  Je 
conviens  qu'en  suivant  cette  route,  vous 
ne  remplirez  pas  les  gazettes  du  bruit  de 
vos  fêtes  ,  de  vos  négociations  ,  de  vos  ex- 
ploits ,  que  les  philosophes  ne  vous  encense- 
ront pas  ,  que  les  poètes  ne  vous  chanteront 
pas  ,  qu'en  Europe  ou  parlera  peu  de 
vous  :  peut-être  même  affectera-t-on  de 
vous  dédaigner  ;  mais  vous  vivrez  dans  la 
véritable  abondance  ,  dans  la  justice  et  dans 
la  liberté  ,  mais  on  ne  vous  cherchera  pas 
querelle  ,  on  vous  craindra  sans  eu  faire 
semblant,  et  Je  vous  réponds  que  les  Russes 
ni    d'autres    ue    viendront    plus     faire    les 


DE     POLOGNE.  339 

iTiaîtrcs  chez  vous  ,  ou  que  si  pour  leur 
niaihcnr  ils  y  viennent ,  ils  seront  beaucoup 
plus  presses  d'en  sortir.  ]\e  tentez  pas  sur- 
lout  d  allier  ces  deux  projets;  ils  sont  trop 
contradictoires  ,  et  vouloir  aller  aux  deux 
])ar  uuc  marche  composée  ,  c'est  vouloir 
les  manquer  tous  deux.  Choisissez  donc  , 
et  si  vous  préférez  le  premier  parti ,  cessez 
ici  de  me  lire  :  car  de  tout  ce  qui  me  reste 
a  proposer ,  rien  ne  se  rapporte  plus  qu'au 
second. 

Il  y  a  sans  contredit  d'excellentes  vues 
économiques  dans  les  papiers  qui  m'ont  été 
communiqués.  Le  défaut  que  j'y  vois  est 
d'être  ])lus  favorables  à  la  richesse  qu'à  la 
prospérité.  En  fait  de  nouveaux  établisse- 
mens  ,  il  ne  faut  pas  se  contenter  d'en 
voir  l'effet  immédiat  ;  il  faut  encore  eu 
bien  prévoir  les  conséquences  éioij;nécs  mais 
lu'eessaircs.  Le  projet,  par  exemple,  pour 
la  vente  des  starosties  et  pour  la  manière 
d'en  employer  le  produit,  me  paraît  bien 
entendu,  et  dune  exécution  facile  dans  le 
système  établi  dans  toute  l'Europe  de  tout 
faire  avec  de  l'argent.  Mais  ce  système  est- 
il  bon  en  lui-même  et  va-t-il  bien  à  sort 
but?  Est-il  sûr  que  l'argent  soit  le  utrt' de 


340     G  O  U  V  E  R  N  E  M  E  N  T 

la  guerre?   Les  peuples  riches   ont  tcnjouri 
été  battus  et  conquis  par  les  peuples  pauvres. 
Est-il  sûr  que   l'argent  soit  le  ressort  cVnii 
bon  gouvernement  ?  Les  systèmes  de  finances 
sont  modernes.   Je  n'en   vois  rien  sortir  de 
bon  ni  de  grand.  Les  gouvernemeus  anciens 
ne    connaissaient    pas     même    ce     mot    de 
Jinance  ^  et  ce  qu'ils  fcsaieut  avec  des  hommes 
est  prodigieux.  L'argent  est  tout  au  plus  le 
supplément  des  hommes  ,   et  le  supplém.eut 
He  vaudra  jamais  la  chose.  Polonais,  laissez- 
moi  tout  cet  argent  aux  autres  ,  ou  conten- 
tez-vous   de    celui    qu'il   faudra   bien    qu'ils 
vous    donnent  ,    puisqu'ils   ont   plus  besoin 
de    vos   blés   que   vous   de  leur  or.  Il  vaut 
luieux ,  croyez-moi,  vivre  dans  l'abondance 
que  dans  l'opulence  ;  soyez  mieux  que  pécu- 
Mieux,  soyez  riches:  cultivez  bien  vos  champs 
sans   vous  soucier    du    reste  ,    bientôt  vous 
moissonnerez  de  l'or,  et  plus  qu'il  n'eu  faut 
pour  vous  procurer  l'huile  et  le  vin  qui  vous 
manquent,   puisqa'à  cela  près,  la   Pologne 
abonde  ou  peut  abonder  de  tout.  Pour  vous 
maintenir  heureux   et  libres  ,    ce  sont    des 
têtes,  des  cœurs  et  des  bras  qu'il  vous  faut; 
c'est  là  ce  qui  fait  la  force  d'un  Etat  et  la 
prospérité    d'un   peuple.    X.?'^    systèmes    de 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  34t 

finances  font  des  aines  vénales  ,  et  dès  qu'on 
lie  veut  que  gagner,  on  gagne  toujours  plus 
à  être  fripon  qu'honnête  honiiiie.   L'emploi 
de  l'argent  se  de'vole  et  se  caelie;  il  est  des- 
tine à  une  chose  et  employé'  à  une    autre. 
Ceux  qui  le    manient  apprennent  bientôt  à 
Je  détourner  ;    et    que  sont  tous  les  survciU 
Jans  qu'on   leur  donne  ,  sinon  d'autres   fri- 
pons qu'on    envoie   partager  avec  eux  ?  S'il 
n'y    avait    que    des    richesses     publiques    et 
Xuanifestcs;  si  la  marche  de  l'or  laissait  un© 
marque  oslcnslblc  et  ne  pouvait  se  cacher, 
il  n'y    aurait   point    d'expédient  plus    com- 
mode pour  acheter  des  services  ,  du  courage, 
de  la  fidc'lite  ,  des  vertus;  mais  ,  vu  sa  cir- 
culation secrète,  il  est  plus  commode  encore 
pour  faire  des  pillards  et  des  traîtres  ,  pour 
mettre    à    l'enchère    le    bien    public    et    la 
liberté.  En  un  mot  ,  l'argent  est  à-la-fois  le 
ressort  le  plus  faible  et  le  plus  vain  que  jo 
connaisse    pour  fare   marcher  à  son  but  la 
machine  politique  ,    le   plus    fort  et  le  plus 
sur  pour  l'en  de'tourner. 

On  ne  peut  faire  agir  les  hommes  qné 
par  leur  intérêt,  je  le  sais;  mais  l'intérêt 
pécuniaire  est  le  plus  mauvais  de  tous  ,  le 
plus  vil,  le  plus  propre  à  la  corruption,  et 


342     GOUVERNEMENT 

même  ,  je  le  répète  avec  confiance  et  le 
soutiendrai  toujours  ,  Ip  moindre  et  le  plus 
faible  aux  j'eux  de  qui  connaît  bien  le 
cœur  humain.  Il  est  naturellement  dans 
tous  les  cœurs  de  grandes  passions  en  réserve  ; 
quand  il  n'y  reste  plus  que  celle  de  Targcnt , 
c'est  qu'on  a  énerve',  étouRé  toutes  les  autres 
qu'il  fallait  exciter  et  développer.  L'avare 
n'a  point  proprement  de  passion  qui  le 
domine,  il  n'aspire  à  l'argent  que  par  pré- 
voyance ,  pour  contenter  celles  qui  pour- 
ront lui  venir.  Sachez  les  fomenter  et  les 
contenter  directement  5  sans  cette  ressource, 
bientôt  elle  perdra    tout  son  prix. 

Les  dépenses  publiques  sont  inévitables  ; 
j'en  conviens  encore.  Faites-les  avec  tout 
antre  chose  qu'avec  de  l'argent.  De  nos  jours 
encore,  on  voit  en  Suisse  les  officiers,  magis- 
trats et  autres  stipendiaires  publics  ,  payés 
avec  des  denrées.  Ils  ont  des  dîmes,  du 
vin  ,  du  bols  ,  des  droits  utiles,  lionorifiques. 
Tout  le  service  public  se  fait  par  corvées  , 
l'Etat  ne  paye  presque  rien  en  argent.  Il 
en  faut,  dira-t-on  ,  pour  le  paiement  des 
troupes.  Cet  article  aura  sa  place  dans  un 
moment.  Cette  manière  de  payement  n'est 
pas  sans  inconvcniens  ^  il  y    a  de  la  perte  , 


DE     POLOGNE.  343 

diî  gaspillage  :  radmliiistration  de  ces  sortes 
de  l)icns  est  plus  embarrassante;  elle  déplaît 
sur-tout  à  ceux  qui  en  sont  charries  ,  parce 
qu'ils  y  trouvent  moins  h  faire  leur  compte. 
Tout    cela    est    vrai  -,    ruais   que   le    mal   est 
petit  eu  comparaison    de  la  foule  de  maux 
qu'il  sauve  !  Un  liouime  voudrait  maiverser 
qu'il    ne    le  pourrait    pas,    du    moins    sans 
qu'il  y  parût.   Ou  m'objecter-  les  baillis  de 
quelques    cantons  suisses  ;    mais    d'oîi  vien- 
nen»:   leurs   vexations  ?    des    amendes    pécu- 
niaires qu'ils   im.posent.    Ces    amendes  arbi- 
traires sont    un    grand  mal    déjà  par  elles- 
mêmes  ;    cependant    s'ils    ne    les    pouvaient 
exiger  qu'en  denre'es  ,    ce  ue   serait  presque 
Yifii.   L'argent  extorqué  se  cache  aisément  , 
des  magasins  ne  st  cacheraient  pas  de  même. 
Cherchez  eu    tout  pays  ,  en  tout  gouverne- 
ment et  par  toute  terre,  vous  n'y  trouverez  pas 
un  grand  mal  en  morale  et  en  politique  où 
l'argent  ne  soit  mêle. 

On  me  dira  que  l'égalité  des  fortunt  s  qui 
règne  en  Suisse  rend  la  parcimonie  aisée  dans 
l'administration:  au-lieu  que  tant  de  puis- 
santes maisons  et  de  grands  seigneurs  qui 
sont  en  Pologne  demandent  pour  leur  entre- 
tien   de    grandes  dépenses    et  des    tinunccs 


$44     G  O  U  T  E  R  ^"  E  M  E  X  T 

pour  y  pourvoir.  Point  du  tout.  Ces  crands 
seigneurs  sont  riches  par  leurs  patrimoines, 
et   leurs  de'penses    serout  moindres ,    quaud 
le    luxe    cessera    d'être     eu     honneur    dans 
l'Etat ,    sans    qu'elles    les   distinguent  moins 
des    fortunes    infe'rieuies     qui     suivront    la 
même   proportion.   Payez  leurs  services  par 
de    l'autorité'  ,    des    honneurs,    de    grandes 
places.   L'inc'---lité  des  rangs   est  compense'si 
en    Pologne  par    l'avantage   de    la  uobless» 
qui  rend  ceux  qui  les  remplissent  plus  jaloux 
des  honneurs  que  du  profit.  La  re'publique, 
eu    graduant   et    distribuant    à    propos    ces 
re'compenses  purement  honorifiques  ,  se  me'- 
nage  un    tre'sor  qui  ne    la  ruinera    pas  .    et 
qui  lui  donnera  des  he'rospour  citoyens.  Ce 
tre'sor  des    honneurs  eît  une   ressource   ine'- 
puisable  c'nez  un  peuple  qui  a  de  rhonneur; 
et   pliit-à-Dieu  que   la  Pologne   eût  l'espoir 
d'e'puiser    cette    ressource  I     O    heureuse  la 
nation   qui  ne  trouvera  plus    dans    son  seiu 
des  distinctions  possibles  pour  laverLu! 

Au  défaut  de  n'ctre  pas  dignes  d'elle,  les 
récompenses  pc'cuniaires  joignent  celui  de 
n'être  pas  assez  publiques ,  de  ne  parler 
pas  sans  cesse  aux  yeux  et  aux  cceuis  .  d» 
disparaître  aussitôt  qu'elles  sont  accordées, 


t)  E     P  O  L  O  G  N  E.  345 

tt    de    ne    laisser    aucune  trace    visible  qui 
excite  l'éinulalion  eu  perpétuant  l'honneur 
qui  doit  les  accompagner.  Je  voudrais  que 
tous  les  g'-.Tdcs  ,  tous    les    emplois  ,     toutes 
les  récompenses  honoritiques  se  marquassent 
par  des  signes  extérieurs;  qu'il  ne  fut  jamais 
permis  à    un  homme   en  place  de   marcher 
incognito  ;   que  les  marques  de  son  rang  ou 
de  sa   dignité    le   suivissent    par-tout,    afin 
que  le   peuple  le  respectât   toujours   et  qu'il 
»e   respectât    toujours  lui-même  ;    qu'il  pût 
ainsi  toujours  dominer    l'opulence  ;    qu'un 
riche  qui  n'est  que  riche ,  sans  cesse  offusqué  par 
des  citoyens  titres  et  pauvres,  ne  trouvât  ni 
considératio uni  agrément  dans  sa  patrie  ;  qu'il 
fût  forcé  de  la  servir  pour  y  briller  ,  d'être 
intègre  par  ambition  ,  et  d'aspirer  malgré  sa 
richesse  à  des  raiîgs  où  la  seule  approbation, 
publique  mène,  et  d'où  le  blâ)nc  peut  tou- 
jours faire  déchoir.  Voilà  comme  on  énerv© 
la  force  des  richesses,  et  comment  on  fait  des 
hommes  qui  ne  sont  point  à  vendre.  J'insist© 
beaucoup  sur  ce  point  ,  bien  persuadé  que 
vos  voisins  ,  et  sur-tout  les  Russes  ,  n'épar- 
gneront rien  pour  corrompre  vos  gens  en  place, 
et  que  la  grande  affaire  de  votre  gouvernement 
est  Uc  traYai^kr  k  les  reudre  incoiruptibks. 


2^6     GOUVERNEMENT 

SI  l'on  me  dit  que  je  veux  faire  de  la  Po- 
iogne   un  peuple  de  capucias  ,   je    réponds 
d'abord  que  ce  n'est  là  qu'un  argument  "k  la 
française  ,  et  que  plaisanter  n'est  pas  raisonner. 
Je  réponds  encore  qu'il  ne  faut  pas  outrer 
nies  maximes  au-delà  de  mes  intentions  et  de 
la  raison,  que  mon  dessein  n'est  pas  de  sup- 
primer la  circulation  des  espèces  ,  mais  seule- 
ment de  la  ralentir  ,  et  de  prouver  sur-tout 
combien  il  importe  qu'un  bon  système  éco- 
nomique ne  soit  pas  un  système  de  finance 
et  d'argent.  Lycurgue  ^  pour  déraciner  la  cu- 
pidité dans  Sparte  ,  n'anéantit  pas  la  monnaie  , 
mais  il  en  fit  une  de  fer.  Pour  moi,  je  n'en- 
tends proscrire  ni  l'argent  ,  ni  l'or ,  mais  les 
rendre  moins  nécessaires  ,   et  faire  que  celui 
qui  n'en   a  pas  soit  pauvre  sans  être  gueux. 
Au  fond  l'argent  nVst  pas  la  richesse,  il  n'eu 
est  que  le  signe  ;  ce  n'est  pas  le  signe  qu'il  faut 
multiplier   ,    mais  la  chose  représentée.  J'ai 
vu  ,  malgré  les  fables  des  voyageurs  ,  que  les 
Anglais  au  milieu  de  tout  leur  or  n'étaient 
pas  en  détail  moins  nécessiteux  que  les  au- 
tres peuples.  Et  que  m'importe,  après  tout, 
d'avoir  cent  guinées  au-lieu   de  dix ,   si  ces 
cent  guinées  ne  me  rapportent  pas  une  sub- 
sistance  plus   aisée  ?  La  richesse  pécuniaire 


D  E     P  O  L  O  G  N  E  847 

n'est  que  relative  ,  et  si'ioii  des  rapports  qui 
peuvent  changer  par  mille  causes,  on  peut 
se  trouver  successivement  riche  et  pauvre 
avec  la  même  somme  ,  mais  non  pas  avec 
des  biens  en  nature  ;  car  comme  immédiate- 
ment utiles  a  l'homme  ,  ils  ont  toujours 
leur  valeur  absolue  qui  ne  dépend  point 
d'une  opération  de  commerce.  J'accorderai 
que  le  peuple  anglais  est  plus  riche  que 
k's  autres  peuples  ,  mais  il  ne  s'ensuit  pas 
qu'un  bourgeois  de  Londres  vive  plus  à  son 
aise  qu'un  bourgeois  de  Paris.  De  peuple  à 
peuple,  celui  qui  a  plus  d'argent  a  de  l'avan- 
tage ;  mais  cela  ne  fait  rien  au  sort  des  par- 
ticuliers ,  et  ce  n'est  pas  là  que  gît  la  pros- 
périté d'une  nation. 

Favorisez  l'agriculture  et  les  arts  utiles  , 
non  pas  en  eiuichissant  les  cultivateurs,  ce 
qui  ne  serait  que  les  exciter  à  quitter  leur 
état ,  mais  eu  le  leur  rendant  honorable  et 
agréable.  Etablissez  les  manufactures  de  pre- 
mière nécessité  ;  multipliez  sans  cesse  vos 
blés  et  vos  hommes  sans  vous  mettre  en  souci 
du  r?stc.  Le  superflu  du  produit  de  vos 
terres  ,  qui  par  les  monopoles  multipliés  va 
manquer  au  reste  de  l'Europe  ,  vous  appor- 
tera uéccssairejneut  plus  d'argent  que  vous 


34^     GOUVERNEMENT 

n'en  aurez  besoin.  Au-delà  de  ce  produit  né- 
cessaire et  sûr,  vous  serez  pauvres  tant  que 
vous  voudrez  en  avoir  ;  sitôt  que  vous  sau- 
rez vous  en  passer  ,  vous  serez  riches.  Voilà 
l'esprit  que  je  voudrais  faire  régner  dans 
-votre  système  économique.  Peu  songer  à  Té- 
tranger  ,  peu  vous  soucier  du  commerce  ; 
Xnais  multiplier  chez  vous  autant  qu'il  est 
possible  et  la  denrée  et  les  consommateurs. 
L'effet  infaillijjle  et  naturel  d'un  gouvernc- 
ïncnt  libre  et  juste  est  la  population.  Plus 
donc  vous  perfectionnerez  votre  gouverne- 
ment, plus  vous  multiplierez  votre  peuple 
sans  même  y  songer.  Vous  n'aurez  ainsi  ni 
ïiiendians  ,  ni  millioimaires.  Le  luxe  et  l'in- 
digence disparaîtront  ensemijle  insensible- 
ment ,  et  les  citoyens  guéris  des  goûts  frivoles 
que  donne  l'opulence  ,  et  des  vices  attachés  à 
la  misère  ,  mettront  leurs  soins  et  leur  gloire 
à  bien  servir  la  patrie  ,  et  trouveront  leur 
bonheur  dans  leurs  devoirs. 

Je  voudrais  qu'on  imposât  toujours  les 
bras  des  hommes  plus  que  leurs  Ijourses;  que 
les  chemins  ,  les  pouls  ,  les  édihccs  publies, 
le  service  du  prince  et  de  l'Etat  se  fissent  par 
des  corvées  et  non  pointa  pris  d'argent.  Cette 
forte  d'impôt  est  au  fond  la  moins  onéreuse  , 

6t 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  349 

rt  sui-tou!;  celle  dont  ou  peut  le  moins  ahu- 
5cr  :  car  l'aif^ent  disparaît  en  sortant  des 
mains  qui  le  distribuent  ,  mais  chacun  voit 
à  quoi  les  honmies  sont  employés  ,  et  l'on 
lie  peut  les  surcharger  à  pure  perte.  Je  sais 
que  cette  luéthode  est  impraticable  où  rèj^nent 
le  luxe  ,  le  commerce  et  les  arts  ;  mais  rien 
n'est  si  Dicilc  chez  un  peuple  simple  et  de 
tonnes  mœurs  ,  et  rienn'c^t  plus  vitile  pour 
les  conserver  telles  ;  c'est  une  raison  de  plus 
pour  la  préférer. 

Je  reviens  donc  aux  starostics  ,  et  je  con- 
Tieus  de  rechef  que  le  projet  de  les  vendre, 
jDour  en  faire  valoir  le  produit  au  profit  du 
trésor  public,  est  bon  et  bien  entendu  quant 
à  son  objet  économique  ;  mais  quant  à 
l'objet  politique  et  moral  ,  ce  projet  est  si 
peu  de  uion  goût ,  que  si  les  starosties  étaient 
vendues  ,  je  voudrais  qu'on  les  rachetât  pour 
en  faire  le  fonds  des  salaires  et  récompenses 
de  ceux  qui  serviraient  la  patrie  ou  qui  au- 
raient bien  mérité  d'elle.  Eu  uu  mot ,  je  vou- 
drais ,  s'd  était  possible ,  qu'il  n'y  eût  point 
de  trésor  public  ,  et  que  le  fisc  ne  connût 
pas  même  les  payemens  en  argent.  Je  sens 
que  la  chose  à  la  rigueur  n'est  pas  possible  ; 
luais  l'esprit  du  gouvcrnemeut  doit  toujours 

l^ûîiiUjue.  l'omc  IL  Y. 


Vdo    g  O  U  V  e  r  n^  e  m  e  n  t 

tendre  à  la  rendre  telle  ,  et  rien  n'est  plus 
contraire  à  cet  esprit  que  la  vente  dont  il 
s'agit.  La  république  en  serait  plus  riclic  , 
il  est  vrai  ,  mais  le  ressort  du  gouvernement 
en  serait  plus  faible  en  proportion. 

J'avoue  que  la  re'gie  des  biens  publics  en 
deviendrait  plus  difficile  et  sur-tout  moins 
agréable  aux  régisseurs  ,  quand  tous  ces  biens 
seront  en  nature  et  point  eu  argent  ;  mais  il 
faut  faire  alors  de  cette  régie  et  de  son  inspec- 
tion autant  d'épreuves  de  bon  sens,  de  vigi- 
lance et  sur-tout  d'intégrité  pour  parvenir  à 
des  places  pluséminentes.  On  ne  fera  qu'imiter 
à  cet  égard  l'administration  municipale  éta- 
blie à  Lyon,  où.  il  faut  commencer  par  être 
administrateur  de  l'hôtel-dieu  pour  parvenir 
aux  charges  de  la  ville  ,  et  c'est  sur  la  ma- 
nière dont  on  s'acquitte  de  celle-là  qu'on  fait 
juger  si  l'on  est  digne  des  autres.  Il  n'y  avait 
rien  de  plus  intègre  que  les  questeurs  des 
armées  romaines ,  parce  que  la  questure  était 
le  premier  pas  pour  arriver  aux  charges  cu- 
rules.  Dans  les  places  qiii  peuvent  tenter  la 
cupidité  ,  il  faut  faire  en  sorte  que  l'ambitioii 
la  réprime.  Le  pins  grand  bien  qui  résulte 
de-îà  n'est  pas  i'cpargae  des  friponneries  ; 
inaxS   c'est  de   mettre  en  honneur  le  désin- 


DE     POLOGNE.  35r 

tci'C3ssciuc;it  ,  et  (le  rgiulrc  la  pauvreté  res- 
pectable quand  elle  ei;t  le  fruit  de  Fiiite- 
grité. 

Les   revenus  de    la    rt'pnblique   nV^-alcut 
pas  sa  dépense  ,  je  le  crois  bien  ;  les  citoyens 
ne    veulent    rien    payer  du   tout.  Mais  des 
liorauies  qui  veulent  être  libres  ne  doivent 
pas  être  esclaves  de  leur  bourse,    et  où   est 
l'Etat  où  la  liberté  ne  s'achète  pas,  et  même 
très-cher  ?  On   me    citera    la   Suisse  ;  mais  , 
comme    je   l'ai  déjà  dit ,  dans    la  Suisse  les 
citoyens    remplissent    eux-mêmes    les    fonc- 
tions que  par -tout  ailleurs  ils  aimeut  mieux 
payer  pour  les  faire  remplir  par  d'autres.  Ils 
sont  soldats  ,  officiers  ,  magistrats  ,  ouvriers  : 
ils  sont    tout  pour  le  service    de  l'Etat  ,  et 
toujours  prêts  à  payer  de  leur  personne  ,  ils 
n'ont    pas    besoin  de   payer  encore  de   leur 
bourse,  (^uand  les  Polonais  voudront  en  faire 
autant,  iis  n'auront  pas  plus  besoin  d'argent 
que  les  Suisses  :  mais  si  un  grand  Etat  refuse 
de  se   conduire  sur  les  maximes   des  {>ctites 
républiques,  il  ne  faut  pas  qu'il  en  recherche 
les  avantages,  ni  qu'il  veuille  relTeten  rejetant 
les  moyens  de  l'obtenir.  Si  la  Pologne  était, 
selon  mon  désir,  une  confédération  de  trente- 
trois  petits  Etats  ,  clic  réunirait  la  force  de» 

\    2 


352     GOUVERNEMENT 

grandes  monarchies  et  la  liberté  des  petites 
républiques  ;  mais  il  faudrait  pour  cela  re- 
noncer à  l'ostentation  ,  et  j'ai  peur  que  cet  ar- 
ticle ne  soit  le  plus  difficile. 

De  toutes  les  manières  d'asseoir  un  impôt , 
îa  plus  commode  et  celle  qui  coûte  le  moins  de 
frais  est  sans  contredit  la  capitation;  mais  c'est 
aussi  la  plus  forcée  ,  la  plus  arbitraire,  et  c'est 
sans  doute  pour  cela  que  3Iontesquieu  la 
trouve  servile  ,  quoiqu'elle  ait  été  la  seule 
pratiquée  par  les  Romains  ,  et  qu'elle  existe 
encore  en  ce  moment  en  plusieurs  républiques , 
sous  d'autres  noms  ,  à  la  vérité,  comme  àGe- 
nève  où  l'on  appelle  cela  payer  les  gardes  ^ 
et  où  les  seuls  citoyens  et  bourgeois  payent 
cette  taxe  ,  tandis  que  les  babitans  et  natifs  en 
payent  d'antres  ;  ce  qui  est  exactement  le 
contraire  de  l'idée  de  Montesquieu. 

Mais  comme  il  est  injuste  et  déraisonnable 
d'imposer  les  gens  qui  n'ont  rien,  les  impo- 
sitions réelles  valent  toujours  mieux  que  les 
personnelles  :  seulement  il  faut  éviter  celles 
dont  la  perception  est  difficile  et  coûteuse  , 
et  celles  sur-tout  qu'on  élude  par  la  con- 
trebande qui  fait  des  non-valeurs  ,  remplit 
l'Etat  de  fraudeurs  et  de  brigands  ,  et  cor- 
rompt la  fidélité  des   citoyens.  Il  faut    qu© 


DE     POLOGNE.  doZ 

riniposltioii  soit  si  hlen  proportionnée  que 
l'embarras  de  la  fraude  en  surpasse  le  pro- 
fit. Ainsi  jamais  d'impôt  sur  ce  qui  se  cache 
aisément  ,  comme  la  dentelle  et  les  bijoux  , 
il  vaut  mieux  dëfeiulre  de  les  porter  que  de 
les  entrer.  En  France  on  excite  à  plaisir  la 
tentation  de  la  contrebande  ,  et  cela  me 
fait  croire  que  la  ferme  trouve  soîi  compte 
à  ce  qu'il  y  ait  des  contrebandiers.  Ce  sys- 
tème est  abominable  et  contraire  à  tout  bon 
sens  L'expérience  apprend  que  le  papier  tim- 
bre est  un  impôt  singulièrement  onéreux 
aux  pauvres,  gênant  pour  le  commerce  ,  qm 
multiplie  extrêmement  les  cli  canes  ,  et  fait 
beaucoup  crier  le  peuple  par- tout  oà  il  e.ît 
établi  ;  je  ne  conseillerais  pas  d'y  penscy. 
Celui  sur  les  bestiaux  me  parait  bcancoii|> 
meilleur  ,  pourvu  qu'on  évite  la  fraude  ,  c.ii 
toute  fraude  possible  est  toujours  une  source 
de  maux.  Mais  il  peut  é-tre  onéreux  aux  co:>- 
tribuables  en  ce  qu'il  faut  le  payer  eu  argent,, 
et  le  produit  des  contributions  de  cette  cspèt^' 
est  trop  sujet  à  être  dévoyé  de  sa  dcsLiui;/- 
tio:i. 

L'impôt  le  meilleur  ,  à  mon  avis  ,  le  plii* 
naturel  et  qui  n'est  point  sujet  à  la  fraude, 
•st  une  ta\c  proportionnelle  sur  les  tcnc^.  . 

Y  â 


354     GOUVERNEMENT 

et  snr  toutes  les  terres  sans  exception  ,  comme 
l'ont  propose'  le  maréchal  de /^'^^7/Z'^7^  etl'abbe 
de  Salnt-Pierre  ;  car  enfin  c'est  ce  qni  pro- 
duit qni  doit  payer.  Tons  les  biens  royaux, 
terrestres,  ecclésiastiques  et  eu  roture  doivent 
payer  e'galement ,  c'est-à-dire  proportlonncllc- 
mciit  à  leur  étendue  et  à  leur  produit,  quel 
qu'en  soit  le  propriétaire.  Cette  imposition 
paraîtrait  demander  une  opération  prélimi- 
naire qui  serait  longue  et  coûteuse,  savoir 
un  cadastre  général.  Mais  cette  dépense  peut 
très-bien  s'éviter  ,  et  même  avec  avantage  , 
en  asseyant  l'impôt  non  sur  la  terre  directe- 
ment ,  mais  sur  son  produit  ,  ce  qui  serait 
encore  plus  juste  ;  c'est-à-dire  ,  en  établissant 
dans  la  proportion  qui  serait  jugée  conve- 
nable ,  une  dîme  qui  se  lèverait  en  nature 
sur  la  récolte  ,  comme  la  dîme  ecclésiastiqu.e  ; 
et  jDour  éviter  l'embarras  des  détails  et  des 
magasins  ,  on  alTermcrait  ces  dîmes  à  l'en- 
clière  comme  font  les  curés.  En  sorte  que  les 
particuliers  ne  seraient  tenus  de  payer  la  dîme 
que  sur  kur  récolte  ,  et  ne  la  payeraient  de 
leur  bourse  que  lorsqu'ils  l'aimeraient  2nieux 
ainsi  ,  sur  un  tarif  réglé  par  le  gouverne- 
ment. Ces  fermes  réunies  pourraient  être  un 
objet  de  commerce  par  le  débit  des  denrées 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  355 

qu'elles  produiraient,  et  qui  pourraient  passer 
à  l'étranger  par  la  voie  de  Dautzick  ou  de 
Rii^a,  Ou  éviterait  encore  par-I?i  tous  les  frais 
de  perception  et  de  régie  ,  toutes  ces  nuëes 
de  commis  et  d'employés  si  odieux  au  peuple  , 
si  incommodes  au  public  ;  et  ce  qui  est  le 
plus  grand  point  ,  la  république  aurait  de 
l'argent  sans  que  les  citoyens  fussent  obligés 
d'eu  donner  :  car  je  ne  répéterai  jamais 
assez ,  que  ce  qui  rend  la  taille  et  tous 
les  impôts  onéreux  au  cultivateur  est  qu'ils 
sont  pécuniaires  ,  et  qu'ils  est  première- 
ment obligé  de  vendre  pour  parvenir  à 
payer. 

CHAPITRE     XII. 

Systè?rie  militaire. 


D 


E  toutes  les  déj)en:es  de  la  république, 
l'entretien  de  l'armée  de  la  couronne  est  la 
plus  considérable  ,  et  certainement  les  ser- 
vices que  rend  cette  armée  ne  «ont  pas  pro- 
portionnés à  ce  qu'elle  coûte.  Il  faut  pour- 
tant,  va-t-ou  dire  aussitôt ,  des  troupes  pour 
garder  l'Etat.  J'en  conviendrais ,  si  ces  trou- 
pes le  gardaient  en  cQct  ;  mais  je  ne  vois  pas 


356     GOUVERNEMENT 

que  cette  armée  l'ait  jamais  garanti  d'aucune 
invasion  ,  et  j'ai  grand'peur  qu'elle  ne  l'eu 
garantisse  pas  plus  dans  la  suite. 

La  Pologne  est  environnée  de  puissances 
belliqueuses  ,  qui  ont  continuellement  snr 
pied '-de  nombreuses  troupes  parfaitement 
disciplinées  .  auxquelles  ,  avec  les  plus  grands 
efforts  ,  elle  n'en  pourra  jamais  opposer  de 
pareilles  sans  s'épuiser  en  très-peu  de  tems , 
sur-tout  dans  l'état  déplorable  oii  celles  qui 
la  désolent  vont  la  laisser.  D'ailleurs  on  ne 
laisserait  pas  faire  ,  et  si  avec  les  ressources 
de  la  plus  vigoureuse  administration  ,  elle 
voulait  mettre  son  armée  sur  nn  pied  res- 
pectable ,  ses  voisins  attentifs  a  la  prévenir 
l'écraseraient  bien  vite  avant  qu'elle  pût  exé- 
cuter son  projet.  Non  ,  si  elle  ne  veut  que 
les  imiter  ,  elle  ne  leur  résistera  jamais. 

La  nation  polonaise  est  différente  de  na- 
turel, de  gouvernement,  de  mœurs  ,  de  lan- 
gage, non-seulement  de  celles  qui  l'avoisinent, 
mais  de  tout  le  reste  de  l'Europe.  Je  vou- 
drais qu'elle  en  différât  encore  dans  sa  cons- 
titution miîitaii-e  ,  dans  sa  tactique  ,  dans  sa 
discipline,  qu'elle  fût  toujours  elle  et  non 
pas  une  autre.  C'est  alors  seulement  qu'elle 
sera  tout  ce  qu'elle  peut  être  ,  et  qu'elle  tL- 


DE     P  O  T,  O  G  \  E.  357 

rcra  de  sou  sein  toutes  les  lessoiircrs  qu'elle 
])euL  avoir.  La  plus  inviolable  loi  de  la  na- 
ture est  la  loi  du  plus  fort.  11  ny  a  point  de 
législation,  point  de  constitution  qui  puisse 
exempter  de  cette  loi.  Chercher  les  moyens 
do  vous  j^arantir  des  invasions  d'un  voisiit 
plus  fort  que  vous,  c'est  chercher  une  chi- 
mère. C'en  serait  une  encore  bien  plus  grande 
de  vouloir  faire  des  conquêtes  et  vous  don- 
ner une  force  ofiènsive  ;  elle  est  incompa- 
tible avec  la  forme  de  votre  gouvernemeni. 
Quiconque  veut  être  libre  ne  doit  pas  vouloir 
être  conque'rant.  Les  Romains  le  furent  par 
ne'cessitë,  et  ,  pour  ainsi  dire  maigre  eux- 
mêmes.  La  guerre  e'tait  un  remède  ne'ces- 
sairc  au  vice  de  leur  constitution.  Toujours 
attaque's  et  toujours  vainqueurs,  ils  étaient 
le  seul  peuple  discipline  parmi  des  bar- 
bares ,  et  deviment  les  maîtres  du  mi>nde  eu 
se  défendant  toujours.  Votre  position  est  si 
différente  que  vous  uc  sauriez  même  vous  de» 
fendre  contre  qui  vous  attaquera.  Vous  n'au- 
rez jamais  la  force  offensive  ;  de  long-temps 
TOUS  n'aurez  la  de'fensive  ;  mais  vous  aurc;^ 
bientôt  ,  OU  pour  uiieux  dire  ,  vous  avez 
déjà  la  force  conservatrice  qui ,  même  subju- 
gués ,  vous  garantira  de  la  destruction  ,  et 


S5S     GOUVERNE  M  E  N  T 

conservera  votre  gouvernement  et  votre  ]i- 
î)erté  dans  son  seul  et  vrai  sanctuaire  ,  rni 
est  ie  cœur  des  Polonais. 

Les  t.oupes  réglées  ,  peste  et  de'po.pulatioii 
de  rEarope,  ne  sont  bonnes  qu'à  deux  fins  : 
ou  pour  attaquer    et  conquérir  les  voisius , 
ou    pour  enchaîner  et  asservir  les  citoyens. 
Ces  deux  fins  vous  sont  également  étrangère?  ; 
renoncez   donc  au   moyen  par  lequel  on  y 
parvient.  L'Etat  ne  doit  pas  rester  sans  dé- 
fenseurs, je  le  sais,  mais  ses  vrais  défenseurs 
sont   ses  membres.    Tout   citoyen  doit  être 
soldat    par   devoir,  nul    ne   doit  l'être  par 
métier.  Tel  fut  le   système  militaire  des  Ro- 
mains :  tel  est  aujourd'iiui  celui  des  Suisses  ; 
tel  doit  être  celuide  tout  Etatlibre  et  sur-tout 
de  la  Pologne.  Hors  d'état  de  solder  une  ar- 
mée   suffisante    pour    la   défendre ,    il  faut 
qu'elle  trouve  au  besoin  cette  armée  dans  ses 
habitans.    XJue  bonne  milice,  une  véritable 
milice   bien    exercée ,    est   seule    capal)le    de 
remplir  cet  objet.   Cette  milice  coûtera  peu 
de  chose  à  la  république  ,  sera  toujours  prête 
à  la  servir  et  la  servira  bien,  parce  qu'cnfiu 
Ton  défend  toujours  mieux  son  propre  bieu 
que  celui  d'autrui. 

Monsieur  le  comte  Tf^'ielhorski  propose 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  359 

de  lever   un  régiment  par    palatinat,  et  de 
i'cntrctcnir  toujours  sur  pied.  Ceci  8U])pos© 
qu'on  licencierait  l'armée  de  la  couronne  ou 
du  moins  l'infanterie  ;  car  je  crois  que  l'en- 
tretien  de  ces  tre;ile-trois  rc'gimens  surchar- 
gerait trop  la  république,  si- clic  avait  outre 
cela  raruiéc  de  la  couronne  à  payer.  Ceciiaii- 
gcment  aurait  son   utilité  et  ine  paraît  i'acile 
à  faire  ;  mais  il  peut  devenir  onéreux  encore, 
et  Ton  préviendra  diflBcilcment  les  abus.  Je 
ne  serais  pas  d'avis  d'éparpiller   les  soldats 
pour  maintenir   l'ordre    dans   les  bourgs  et 
villages  ;    cela   serait    pour  eux  une    mau- 
vaise discipline.   Les  soldats  ,  sur-tout  ceux 
qui  sont  tels  par  métier,  ne  doivent  jamais 
être  livrés  seuls  à  leur  propre  conduite  ,  et 
bien  moins    chargés    de  quelque  iiispection 
sur  les  citoyens.  Ils  doivent  toujours  mar- 
cher et  séjourner  en  corps  :  toujours  subor- 
donnés et  sur^'eillés  ,  ils  ne  doivent  être  que 
des  instrumens  aveugles   dans  les   mains  de 
leurs  officiers.  De  quelque  petite  inspection 
qu'on  les  chargeât  il  en  résulterait  des  vio- 
lences, des  vexations,  des  abus  sans  nombre  ; 
les  soldats  et  les  habitans  deviendraient  en- 
nemis les   uns  des  autres  :  c'est  un  malheur 
attaché  par-tout   aux    troupes  réglées  ;  ce» 


3oo     GOUVERNEMENT 

rej^imeiis  toujours  subsistans  eu  preudraient 
l'esprit ,  et  jamais  cet  esprit  u'cst  favorable 
a  la  liberté'.  La  republique  romaine  fut  de- 
truite  par  ses  le'gious  ,  quand  l'eloigneiuent 
de  ses  conquêtes  la  força  d'eu  avoir  toujours 
sur  pied.  Encore  une  fois  les  Polonais  ne 
doivent  point  jeter  les  yeui:  autour  d'eux 
pour  imiter  ce  qui  s'y  fait  nicuie  de  bien. 
Ce  bien  relatif  à  des  constitutio)is  toutes  dif- 
férentes serait  un  mai  dans  la  leur.  Ils  doi- 
vent rechercher  uniquement  ce  qui  leur  est 
convenable,  et  non  pas  cg  que  d'autres  font. 
Pourquoi  donc  ,  au-lieu  de  troupes  ré- 
glées cent  fois  plus  one'reuses  qu'utiles  à 
tout  peuple  qui  n'a  pas  l'esprit  de  conquêtes  , 
n'e'tablirait-on  pas  en  Pologne  une  véritable 
înilice  exactement  comme  elle  est  établie  en 
Suisse,  oi^i  tout  habitant  est  soldat,  mais 
seulement  quand  il  faut  l'être,  La  servitud» 
«tabliceu  Pologne  ne  pei-metpas,  je  l'avoue, 
«ju'on  arme  si-tôt  les  paysans  :  les  armes 
dans  des  mains  serviles  seront  toujours  plus 
<]angereuses -qu'utiles  a  l'Etat;  mais  en  at- 
tendant que  l'heureux  moment  de  les  afFran- 
vhk  soit  venu ,  la  Pologne  fourmille  de  villes , 
^'t  leurs  habitans  enrégimentés  pourraient 
foLiniir  aii  besoiu   des  trounes  nombreuses 

do  ut. 


D  E    P  O  t  O  G  N  E.  36r 

Hont,  hors  le  tems  de  ce  même  besoin,  Tcii- 
trcticii  ne  coûterait  rien  li  lEtat.  La  plupart 
de  ces  babitaiis  u'ayaut  point  de  terres  paye- 
raient ainsi  leur  contingent  en  service  ,  et  c» 
service  pourrait  aisc'ment  étic  distribue'  (]• 
manière  à  ne  leur  être  point  one'rcux  ,  quoi- 
q^u'ils  fussent  sulfisamment  exerces. 

Eu  Suisse  tout  particulier  qui  se  marie  est? 
oblige'  d'être  fourni  d'un   uniforme  qui  dc- 
Ticnt  sou  habit  de  fête,  d'un  fusil  de  calibre 
et    de  tout  l'e'quipage   d'uu  fantassin,  et  il 
est  inscrit  daus  la  compagnie  de  son  quar- 
tier. Durant  V-élé  ,  les  dimanches  et  les  jour» 
<Ie  fêtes  on  exerce  ces  milices  selon  l'ordre  d» 
leurs  rôles,  d'abord   par  petites  escouades  , 
ensuite  par  compagnies,  puis  par  régimeus; 
jusqu'à   ce  que   leur  tour  étant  venu ,  ils  ss 
rassemblent  en  cauipagur  ,  et  forment  suc- 
cessivement de  petits  camps  dans  lesquels  ou 
les  exerce  à  toutes  les  manœuvre»  qui  con- 
ricunent  ù  l'infanterie.  Tant  qu'ils  ne  sortent 
pas  du  lieu  de  leur  denioure  ,  peu  ou  poiiî: 
détournes  de  leurs  travaux,  ils  n'ont  aucuaa 
paye  ,  mais  si-lôt   qu'ils  marchent  en  cam- 
jiagne  ,  ils  ont  le  pain  de  munition  et  sont 
à    la  solde  de    l'Etat,    et  il    n'est  permis  à 
personne   d'envoyer  uu  autr«  homme  a  ia 
PoHfii/i/e.  Touno  II.  X 


1 


362     GOUVERNEMENT 

place  ,  afin  que  chacuu  soit  exercé  hii-mém© 
et  que  tous  fassent  le  service.  Dans  uu  Etat 
tel  que  la  Pologne  ,  ou  peut  tirer  de  ses  vastes 
provinces  de  quoi  remplacer  aise'meut  l'ar- 
ine'e  de  la  couroiuie  par  un  nombre  suffisant 
de  milice  toujours  sur  pied,  mais  qui  chan- 
geant au  moins  tous  les  ans  ,  et  prise  par 
petits  de'tachemcns  sur  tous  les  corps  ,  serait 
peu  onéreuse  aux  particuliers  dont  le  tour 
viendrait  à  peine  de  douze  à  quinze  ans  une 
fois.  De  cette  manière  toute  la  nation  serait 
exercée,  ou  aurait  une  belle  et  nombreuse 
armée  toujours  prête  au  besoin,  et  qui  coû- 
terait beaucoup  moins  ,  sur-tout  en  temps 
de  paix,  nue  ne  coûte  aujourd'hui  l'armée 
de  la  couronne. 

Mais  pour  bien  réussir  dans  cette  opéra- 
tion,  il  faudrait  couuiiencer  par  changer  sur 
ce  point  l'opinion  publique  sur  un  Etat  qui 
change  en  effet  du  tout  au  tout,  et  faire 
qu'on  ne  regardât  plus  en  Pologne  un  soldat 
comme  un  bandit  qui  pour  vivre  se  vend  à 
cinq  sous  par  jour,  mais  comme  un  citoyen 
qui  sert  la  patrie  et  qui  est  à  son  devoir.  Il 
faut  remettre  cet  Etat  dans  le  même  honneur 
où  il  était  jadis,  et  oii  il  est  encore  eu  Suiss© 
et   à   Geuèye  ,   oii   les   meilleurs  bourgeois 


DE     POLOGNE.  363 

sont  aussi  liers  à  leur  corps  et  sous  les  armes 
qu'à  riujtel-dc-vilic  et  au  conseil  souverain. 
Pour  cela  il  importe  que  dans  le  choix  des 
oflicicrs  on  n'ait  aucun  égard  au  rang  ,  au 
crédit  et  à  la  fortutic,  mais  uniquement  à 
rexpcrience  et  aux  talcns.  Rien  n'est  plus 
aise  que  de  jeter  sur  le  bon  maniement  des 
armes  un  point  d'honneur  qui  fait  que  cha- 
cun s'exerce  avec  zèle  pour  le  service  de  la 
patrie  aux  yeux  de  sa  famille  et  des  siens  ; 
zèle  qui  ne  peut  s'allumer  de  même  chez  de 
la  canaille  enrôlée  au  hasard  ,  et  qui  ne  sent 
que  la  peine  de  s'exercer.  J'ai  vu  le  temps 
qu'à  Genève  les  bourgeois  manœuvraient 
beaucoup  mieux  que  des  troupes  réglées  ; 
mais  les  magistrats  trouvant  que  cela  jetait 
dans  la  bourgeoisie  un  esprit  militaire  qui 
n'allait  pas  à  leurs  vues  ,  ont  pris  peine  à 
ctoufîer  cette  émulation  ,  et  n'ont  que  trop 
Lien  réussi. 

Dans  l'exécution  de  ce  projet  on  pourrait 
sans  aucun  danger  rendre  au  roi  l'autorité 
u:ilitaire  naturellement  attachée  à  sa  place  ; 
car  il  n'est  pas  concevable  que  la  nation 
puisse  être  cm})loyée  à  s'opprimer  elle-même  , 
du  moins  quand  tous  cf  ux  qui  la  composent 
auront   part    à    la  liberté.    Ce    n'est  jamais 

X  2 


S64     G  0  U  T  E  R  N  E  M  E  N  T 

qu'avec  des  troupes  réglées  et  toujours  sub- 
sistantes que  la  puissance  executive  peut  as- 
servir l'Etat,  Les   grandes    armées  romaines 
furent  sans  abus  tant   qu'elles    changèrent  ^ 
chaque  consul  ,  et  jusqu'à  J/ût/m^-  il  ne  vint 
pas  même  à  l'esprit  d'aucun  d'eux  qu'ils  eu 
pussent  tirer  aucun  moyeu  d'asservir  la  ré- 
publique.   Ce   ne  fnt    que   quand    le    grand 
éloigiiement  des  conquêtes  força  les  Romains 
de  tenir  long-temps   sur  pied  les  mêmes  ar- 
m.ces  ,  de  les  recruter  de  gens   sans  aveu  ,    et 
d'en  perpétuer  le  commandemeut  à  des  pro- 
consuls ,  que  ceux-ci  commencèrent  à  sentir 
leur   indépendance   et  à  vouloir    s'en    servir 
pour  établir    leur    pouvoir.    Les   armées  de 
Sylla  ,  de  Pompée  et  de  César  devinrent  de 
véritables  troupes  réglées,  qui  substituèrent 
l'esprit  du  gouvernement  militaire  à  celui  du 
républicain  ;  et  cela  est  si  vrai ,  que  les  sol- 
dats de  César 'èQ  tinrent  très-oîTensés  ,  quand 
dans  un   mécontentement   réciproque   il  les 
traita  de   citoyens  ,  quirites.    Dans   le  piaa 
que  j'imagine    et  que  j'achèverai  bientôt  de 
tracer,  toute  la  Pologne  deviendra  guerrière 
autant  pour  la   défense  de  sa  liberté  contre 
les  entreprises  du  prince  que  contre  celles âe 
ses  voisins  ;  et  j'oserai  dire  que  ce  projet  uue 


n  E     P  O  L  O  G  N  E.  36a 

fois  bien  exécuté,  l'on  pourrait  supprimer 
la  charge  de  graiid-gcriéral  ,  et  la  réunira  la 
eouroiinc  sans  qu'il  en  résultat  le  inoindre 
danger  pour  la  liberté,  a  moins  que  la  na- 
tion ne  se  laissât  leurrer  par  des  projets  de 
conquêtes,  auquel  cas  je  ne  répondrais  piu$ 
de  rien.  (Quiconque  veut  ôter  aux  autres  leur 
liberté,  linit  presque  toujours  par  pcrdrcla 
sienne  :  cela  est  vrai  même  pour  les  rois  et 
bien  plus  vrai  sur-tout  pour  les  peuples. 

Pourquoi  l'ordre  équestre  ,  en  qui  réside 
Tcritableiuent  la  république  ,  ne  suivrait-il 
pas  lui-mcme  un  plan  pareil  à  celui  que  jo 
propose  pour  Tinfantcric  ?  Etablissez  dans 
tous  les  palatinals  des  corps  de  cavalerie  où 
toute  la  noblesse  soit  inscrite  ,  et  qui  ait  sei 
oîEciers  ,  son  état-major  ,  ses  étendards  ,  ses 
quartiers  assignés  en  cas  d'alarme  ,  ses  temps 
marqués  pour  s'y  rassembler  tous  les  ans  :  quo 
cette  brave  noblesse  s'exerce  à  escadronner, 
a  faire  toutes  sortes  de  raouvemens,  d'évo- 
lutions ,  à  mettra  de  l'ordre  et  de  la  précision 
dans  ses  manoeuvres  ,  à  connaître  la  subor- 
dination militaire.  Je  ne  voudrais  point  qu'elle 
imitât  servilement  la  tactique  des  autres  na- 
tions. Je  voudrais  qu'elle  s'en  fît  une  qui 
lui  fut  uropic  ,   qui    développât  et  pcrfcc- 

X3 


ZGG     GOUVERNEMENT 

tionnât  ses  dispositions  naturelles  et  natio- 
nales ,  qu'elle  s'exerçât  sur-tout  à  la  vitesse 
et  à  la  le'gèreté ,  à  se  rompre  ,  s'éparpiller 
et  se  rassembler  sans  peine  et  sans  confusion, 
qu'elle  excellât  dans  ce  qu'on  appelle  la 
petite  guerre ,  dans  toutes  les  manœuvres  qui 
conviennent  à  des  troupes  légères  ,  dans  l'art 
d'inonder  un  pays  comme  un  torrent,  d'at- 
teindre par-tout  et  de  n'être  jamais  atteinte, 
d'agir  toujours  de  concert  quoique  séparée, 
de  couper  les  communications  ,  d'intercepter 
des  convois  ,  de  charger  des  arrière-gardes  , 
d'enlever  des  gardes  avancées,  de  surprendre 
des  détacliemens  ,  de  harceler  de  grands 
corps  qui  marchent  et  campent  réunis  ;  qu'elle 
prit  la  manière  des  anciens  Parthes  comme 
elle  en  a  la  valeur  ,  et  qu'elle  apprît  comme 
eux  à  vaincre  et  détruire  les  armées  les  mieux 
disciplinées  ,  sans  jamais  livrer  de  bataille  et 
sans  leur  laisser  le  moment  de  respirer  ;  en 
\\\\  mot,  ayez  de  l'infanterie,  puisqu'il  en 
faut ,  mais  ne  comptez  que  sur  votre  cavalerie  , 
et  n'oubliez  rien  pour  inventer  un  système 
qui  mette  tout  le  sort  de  la  guerre  entre  ses 
mains. 

C'est  un  mauvais  conseil  pour  un   peuple 
libre  que  celui  d'avoir  des  places  fortes  ;  elles 


DE     POLOGNE.  367 

«e  conviennent  point  an  génie  polonais,  et 
par-tout  elles  deviennent  tôt  ou  tard  des  nids 
a  tyrans.  Les  places  que  vous  croirez  fortiiler 
contre  les  Russes  ,  vous  les  fortifierez  infailli- 
blement pour  eux  ,  et  elles  deviendront 
pour  vous  des  entraves  dont  vous  ne  vous 
dc'livrercz  plus.  Négligez  même  les  avantages 
«IcjDostcs,  et  ne  vous  ruinez  pas  en  artillerie: 
ce  n'est  pas  tout  cela  qu'il  faut.  Une  invasion 
brusque  est  un  grand  malheur  sans  doute  , 
mais  des  chaînes  ■  permanentes  en  sont  un 
beaucoup  plus  grand.  Vous  ne  ferez  jamais 
eu  sorte  qu'il  soit  difficile  à  vos  voisins  d'en- 
trer chez  vous  ;  mais  vous  pouvez  faire  en 
sorte  qu'il  leur  soit  difficile  d'en  sortir  im- 
punément, et  c'est  à  quoi  vous  devez  mettre 
tous  vos  soins.  Antoine  et  O-^^^?^^  entrèrent 
aisément,  mais  pour  leur  maliicur,  chez  les 
Parthes.  Un  pays  aussi  vaste  que  le  votre 
offre  toujours  à  ses  habitaus  des  refuges  et 
de  grandes  ressources  pour  échapper  a  ses 
agresseurs.  Tout  l'art  lîumain  ne  saurait  cm- 
j)êchcr  l'action  brusque  du  fort  contre  le 
faible  ;  mais  il  peut  se  mé.'iager  des  ressorts 
pour  la  réaction  ,  et  quand  l'expérience  ap- 
prendra que  la  sortie  de  chez  vous  cït  si 
difficile ,  ou  deviendra  moins  pressé  d'y  entrer. 


563     G  O  tJ   T  E  R  X  E  M  E  N  T 

X-aisscz  donc  \otrc  pajs  tout  ouvert  commô^ 
ÎSparte  ;  mais  bâtissez-vous  comme  elle  de 
bouries  eitadeilc.s  daus  tes  coeurs  des  citoyens , 
et  comme  Thémistocie  emmenait  Atiièucs 
svir  sa  flotte  ,  emportez  au  besohi  yos  villes 
sur  vos  chevaux.  L'esprit  d'imitation  produit 
peu  de  bonnes  choses  et  ne  produit  jamais 
rien  de  grand.  Chaque  pays  a  des  avantages 
qui  lui  sont  propres ,  et  que  l'institution  doit 
Étendre  et  favoriser.  Me' nagez  ,  cultivez  ceux 
de  la  Pologne  ,  elle  aura  peu  d'autres  nation* 
à  envier. 

Un  seule  chose  suffit  pour  la  rendre  im- 
possible à  subju^^uer;  Famourde  la  patrie  et 
de  ia  liberté  anime'  par  les  vertus  qui  en  sont 
iriSéparabhg.  Ycus  venez  d'eu  donner  un 
vi'xemple  mémo -a Me  à  jamais.  Tant  que  cet 
tmiour  brûlera  dans  les  cœurs  ,  il  ne  vous 
5;arantira  pas  peut-être  d'un  joug  parsagcr  ; 
mais  tôt  ou  tard  il  fera  son  exploi;ion,  se- 
couera îe  joug  et  vous  rendra  libres.  Travaillez 
donc  tians  relâche  ,  sarîs  cesse  ,  à  porter  le 
patriotisme  au  phis  haxU  degré  dans  tous  les 
cneurs  polonais.  J'ai  ci-devaut  indique  quel- 
ques-uns des  moyens  propres  a  cet  effet  :  il 
ïue  reste  à  dcvelwpper  ici  celui  que  )e  crois 
être  le  plus  foré  ^^  lo  plus  pai3î:.ant  et  mèm« 


D  E     P  O  L  O  G  X  E.  36^ 

infaillible  dans  sou  succès,  s'il  est  bien  exé- 
cuté: c'est  de  faire  eu  sorte  que  tous  les  ci- 
toyens se  sentent  incessamment  sous  les  yeux 
du  public  ;  que  nul  n'avance  et  ne  parvienne 
que  parla  faveur  publique;  qu'aucun  poste, 
aucun  emploi  ne  soit  rempli  que  par  le  vœu 
delà  nation;  ctqu'cnfindepuisledernier noble, 
depuis  même  le  dernier  manant  jusqu'au  roi , 
s'il  est  possible  ,  tous  dépendent  tellement  de 
l'estime  publique  qu'on  ne  puisse  rien  faire, 
rien  acquérir  ,  parvenir  à  rien  sans  elle.  De 
l'effervescence ,  excitée  par  cette  commune 
émulation  ,  naîtra  cette  ivresse  patriotique 
qui  seule  sait  élever  les  hormnes  au-dessus 
d'eux-mêmes  ,  et  sans  laquelle  la  liberté  n'est 
qu'un  vain  nom  et  la  législation  qu'une  chi- 
mère. 

Dans  l'ordre  équestre  ,  ce  système  est  facile 
à  établir  ^  si  l'on  a  soin  d'y  suivre  par-tout 
une  marche  graduelle  ,  et  de  n'admettre  per- 
sonne aux  honneurs  et  dignités  de  l'Etat ,  qui 
n'ait  préalablement  passé  par  les  grades  infé- 
rieurs ,  lesquels  serviront  d'entrée  et  d'épreuve 
pour  arriver  a  une  plus  grande  élévation. 
Puisque  l'égalité  parmi  la  noblesse  est  une 
loi  fondamentale  de  la  Pologne,  la  carrière 
des  affaixe«  publique»  y  doit  toujours  coai- 

X  5 


Syo     G  O  U  V  E  R  N  E  M  E  N  T 

meiicer  par  les  emplois  subalternes  ;  c'est 
l'esprit  de  la  constitiitiou.  Ils  doivent  être 
ouverts  à  tout  cltoyeu  que  son  zèle  porte  a. 
s'y  présenter ,  et  qui  croit  se  sentir  en  état 
de  les  remplir  avec  succès  :  mais  ils  doivent 
être  le  premier  pas  indispensable  a  quiconque, 
grand  ou  petit,  veut  avancer  dans  cette  car- 
rière. Chacun  est  libre  de  ne  s'y  pas  pre'sentcr  ; 
mais  sitôt  que  quelqu'un  y  entre  ,  il  faut ,  à 
moins  d'une  retraite  volontaire  ,  qu'il  avance 
ou  qu'il  soit  rebute'  avec  improbation.  Il  faut 
que  dans  toute  sa  conduite  ,  vu  et  juge'  par 
ses  concitoyens  ,  il  sache  que  tous  ses  pas 
sont  suivis  ,  que  toutes  ses  actions  sont  pesées, 
et  qu'on  tient  du  bien  et  du  mal  un  compte 
fidelle  dont  l'influence  s'e'tendra  sur  tout  le 
reste  de  sa  vie. 

CHAPITRE    XII  T. 

Projet  pour  assujettir   a  une  uiarche  gra" 
duelle  tous  les  viembres  du  j:ioui>erner,ient. 


v< 


G  I  G  I ,  pour  graduer  cette  marche  ,  un. 
projet  que  j'ai  tâché  d'adapter  aussi  bien  qu'il 
était  possible  à  la  forme  du  gouvernement 
établi,  réformé  seulement  quant  à  la  uomi- 


D  E     P  O  I.  O  G  N  E.  37X 

ïiation  des  sénateurs  ,  de  la  manière  et  par 
les  raisons  ci-devant  déduites. 

Tons  les  membres  actifs  de  la  republique, 
j'entends  ceux  qui  auront  part  à  l'admlnis- 
tiou  ,  seront  partages  en  trois  classes  mar- 
quées par  autant  de  signes  distiuctifs  que  ceux 
qui  composeront  ces  classes  porteront  sur 
leurs  personnes.  Les  ordres  de  chevalerie  ,  qui 
jadis  e'taient  des  preuves  de  vertu,  ne  sont 
maintenant  que  des  signes  de  la  faveur  des 
rois.  Les  rubans  et  bijoux  qui  en  sont  la 
marque  ont  un  air  de  colilichct  et  de  parure 
fe'minifie  qu'il  faut  éviter  dans  notre  institu- 
tion. Je  voudrais  que  les  marques  des  trois 
ordres  que  je  propose,  fussent  des  plaques  de 
divers  me'taux  ,  dont  le  prix  matériel  serait 
en  raison  inverse  du  grade  de  ceux  qui  les 
porteraient. 

Le  premier  pas  dans  les  affaires  publiques 
sera  précédé  d'une  épreuve  pour  la  jeunesse 
dans  les  places  d'avocats  ,  d'assesseurs  ,  de 
juges  même  dans  les  tribunaux  subalternes  , 
de  régisseurs  de  quelques  portions  des  deniers 
publics  ,  et  en  général  dans  tous  les  postes 
inférieurs  qui  donnent  a  ceux  qui  les  rem- 
plissent occasion  de  montrer  leur  mérite  , 
leur  capacité  ,   leur  exactitude  ,  et  sur-tout 

X  6 


^j2     GOUVERNEMENT 

leur  intégrité.  Cet  état  d'épreuve  doit  durer 
au  moins  trois  aus ,  an  bout  desquels  ,  munis 
des  e^rtiiicats  de. leurs  supérieurs  et  du  té- 
moiguage  d.3  1^1  voiX  publique,  ils  se  présen- 
teront à  la  diétliiede  leur  province ,  où  ,  après 
un  exaracn.  sévère  de  leur  conduite  ,  ou  ho- 
îiorera  ceux  qui  en  seront  jugés  dignes  d'un© 
plaque  d'or  portant  leur  nom  ,  celui  de  leur 
proviuce^  la  date  de  leur  réception  >  et  an- 
dçssouscette  inscription  eu  plus  gros  caractère: 
."îf  es patriiT. Cxiix  qui  aiu-ontreçucctte  plaque 
la  porteront  toujours  attachée  a  leur  bras 
droit  ou  sur  leur  cœur  :  ils  prendront  le 
titre  de  serrans  d^Etat  ^  et  jamais  dans  l'or- 
dre équestre  il  n'y  aura  que  des  servans  d'Etat 
gui  puissent  é^'c  élus  nonces  à  la  diète  ^ 
déput«s  ail  tribunal ,  commissaires  à  la  cham- 
bre des  comptes.,  ni  chargés  d'aucune  fonc- 
tion publique  qui  appartienne  à  la  souve- 
raineté. 

Pour  arriver  au  second  grade  ,  il  sera 
nécessaire  d'avoir  été  trois  fois  nonce  à  la 
diète  ,  et  d'avoir  obtenu  chaquç  fois  aux 
diétines  de  relation  l'approbation  de  ses  cons- 
tituans  ,  et  nul  ne  pourra  être  élu  non,ce  une 
seconde  ou  troisième  fois  s'il  n'est  muni  de 
©et  acte  pour  &a  précédente  nonciatare.  IjC 


•D  E     P  O  L  O  G  N-  E.  S75 

i^rvicc  au  tribunal  on  à  Radoui,  en  qualité 
de  coniiriissalrc  ou  de  ck'|)utc,  équivaudra 
à  une  nonciature  ,  et  il  suffira  d'avoir  sicgd 
trois  fois  dans  ces  asscmble'es ,  indiflércminent , 
«nais  toujours  avec  approbation  ,  pour  arriver 
de  droit  au  second  grade.  Eu  sorte  que  sur 
}es  trois  certilicats  j)résentéa  à  la  dicte  ,  le 
servant  d'Etat  qui  les  aura  oblenussera  honoré 
de  la  seconde  plaque  et  du  titre  dout  ell» 
est  la  marque. 

Cette  plaque  sera  d'argent ,  de  incmc  forme 
et  grandeur  que  la  précédente  ;  elle  portera  les 
mêmes  inscriptions  ,  excepté  qu'au-lieu  des 
deux  mots  spes  patriœ ,  on  y  gravera  ces 
deux-ci ,  ch'is  cîectus.  Ceux  qui  porteront  ces 
plaques  seront  appelés  citoyens  de  choix  ou 
simplement  élus ,  et  ne  pourront  plus  étresim-' 
pics  nonces,  députés  au  tribunal,  ni  com- 
missaires à  la  chambre  :  mais  ils  seront  autant 
de  caiididats  pour  les  places  de  sénateurs.  Nul 
ne  pourra  entrer  au  sénat  qu'il  n'ait  passé  par 
ce  second  grade  ,  qu'il  n'en  ait  porté  la  mar- 
que ,  et  tous  les  sénateurs  députés ,  qui  selon 
le  projet  en  seront  imu\édiatement  tirés  ,  con- 
tinueront de  la  porter  jusqu'à  ce  qu'ik  par- 
viennent au  troisième   grade. 

C'est   parmi   ceux   ^ui  auront  atteint    î« 


374     GOUVERNEMENT 

second,  que  je  voudrais  choisir  les  principaux 
des  collèges  et  inspecteurs  de  l'éducation  des 
'  enfans.  Ils  pourraient  être  oblige's  de  remplir 
un  certain  temps  cet  emploi  avant  que  d'être 
admis  au  sénat,  et  seraient  tenus  de  pre'senter 
à  la  diète  l'approbation  du  collège  des  admi- 
nistrateurs de  l'e'ducation  :  sans  oublier  que 
cette  approbation,  comme  toutes  les  autres, 
doit  toujours  être  visée  par  la  voix  publique 
gu'on  a  mille  moyens  de  consulter. 

L'élection  des  sénateurs  députés  se  fera  dans 
la  chambre  des  nonces  à  chaque  diète  ordi- 
naire ,  en  sorte  qu'ils  ne  resteront  que  deux 
ans  en  place  ;  mais  ils  pourront  être  continués 
on  élus  de  rechef  deux  autres  fois  ,  pourvu  que 
chaque  fois  en  sortant  de  place  ,  ils  aient 
préalablement  obtenu  de  la  même  chambre 
un  acte  d'approbation  semblable  à  celui  qu'il 
est  nécessaire  d'obtenir  des  diétines  pour  être 
élu  nonce  une  seconde  et  troisième  fois  :  car 
sans  un  acte  pareil  obtenu  a.  chaque  gestiou 
l'on  ne  parviendra  plus  à  rien  ,  et  l'on  n'aura 
pour  n'être  pas  exclus  du  gouvernement  que 
îa  ressource  de  recommencer  par  les  grades 
inférieurs,  ce  qui  doit  être  permis  pour  ne 
pas  ôter  à  un  citoyen  zélé,  quelque  faute 
^u'il  puisse  ayoix  commise ,  tout  espoir  de 


t)  E     P  O  L  O  G  N  E.  375 

Teffaccr  et  de  parvenir.  Au  reste  ,  ou  ne  doit 
jamais  cliarj;;er  aucun  comité' ])articulier  d'ex- 
pe'dier  ou  refuser  ces  certitieats  ou  approba- 
tions ,  il  faut  toujours  que  ces  jugemens  soient 
porte's  par  toute  la  chambre  ,  ce  qui  se  fera 
sans  embarras  ni  perte  de  temps,  si  l'on  suit 
pour  le  jugement  des  sénateurs  députes  sortant 
de  place  ,  la  même  méthode  des  cartons  quo 
j'ai  proposée  pour  leur  e'iection. 

On  dira  peut-être  ici  que  tous  ces  actes 
d'approbation  donnes  d'abord  par  des  corps 
particuliers  ,  ensuite  par  les  diêtines  et  eniia 
par  la  diète ,  seront  moins  accordes  au  mérite  , 
a  la  justice  et  à  la  vérité,  qu'extorqués  par 
}a  brigue  et  le  crédit.  A  cela  je  n'ai  qu'une 
chose  à  répondre.  J'ai  cru  parler  à  un  peuple 
qui ,  sans  être  exempt  de  vices,  avait  encore 
du  ressort  et  des  vertus  ,  et  cela  supposé  ,  mon 
projet  est  bon.  Mais  si  déjà  la  Pologne  en  est 
a  ce  point  que  tout  y  soit  vénal  et  corrompu 
jusqu'à  la  racine ,  c'est  en  vain  qu'elle  cherche 
a.  réformer  ses  lois  et  à  conserver  sa  liberté: 
il  faut  qu'elle  y  renonce  et  qu'elle  plie  sa 
tcte  au  joug.  Mais  revenons. 

Tout  sénateur  député,  qui  l'aura  été  trois 
fois  avec  approbation  ,  passera  de  droit  au 
troisième  grade  le  plus  éieyé  dans  l'Etat ,  ç* 


27^     GOUTER  N  E  M  E  N  T 

la  marque  lui  en  sera  confe'ree  par  le  roi  sur 
la  noniiuation  de  la  diète.  Cette  marque  sera 
•une  plaque  d'acier  bleu  sem^blable  aux  prece'- 
dentes  et  portera  cette  inscription  :  custos 
hgmn.  Ceux  qui  l'auront  reçue  la  porteront 
toutlc  reste  de  leur  vie  ,  à  quelque  poste  e'mi- 
uent  qu'ils  parvienneiît  ,etinémesur  letrône 
quand  il  leur  arrivera  d'y  monter. 

Les  palatins  et  grauds-castellans  ne  pour- 
ront être  tirc's  que  du  corps  des  gardiens  des 
lois  de  la  incme  manière  que  ceux-ci  l'onfe 
été'  des  citoyens  élus,  c'est-à-dire,  par  le  choix 
de  la  diète;  et  comme  ces  palatins  occupent 
les  postes  les  plus  éminens  de  la  république, 
et  qu'ils  les  occupent  à  vie  ,  afin  que  leur 
émulation  ne  s'endorme  pas  dans  les  places 
où  ils  ne  voient  plus  que  le  tronc  au-dessus 
d'eux  l'accès  leur  en  sera  ouvert,  mais  d» 
manière  à  n'y  pouvoir  arriver  encore  qu€  par 
ia  voix  publique  et  à  force  de  vertu. 

Remarquons,  avant  que  d'aller  plus  loin, 
que  la  carrière  que  je  donne  à  parcourir  aux 
citoyens,  pour  arriver  graduellement  à  la  tête 
delarépublique,  paraît  assez  bien  proportion- 
née aux  mesures  de  la  vie  humaine,  pour  qu« 
ceux  qui  tiennent  les  rênes  du  gouvernement , 
«Q^aut  passé  la  fou^iîo  de  la  jeunesse,  puissent 


D  E     P  O  L  O  G  X  E.  3-7 

îi('anmolns  être  encore  dans  la  vigueur  de 
l'âge  ,  et  cpi'apiès  quinze  ou  vingt  ans  d'c- 
preuvc  eoiJtinucllcment  sous  les  yeux  du 
public,  il  leur  reste  encore  un  assez  grand 
nombre  d'années  à  faire  jouir  la  patrie  de 
leurs  talens  ,  de  leur  expérience  et  de  leurs 
vertus,  et  à  jouir  cux-mêiii«s  dans  les  pre- 
mières places  de  l'Etat  du  respect  et  des 
Jionueurs  qu'ils  auront  si  bien  inéritéï;.  En 
supposant  qu'un  honnne  commence  à  vinpt 
ans  d'entrer  dans  les  affaires,  il  est  possible 
qu'à  trcntc-clnq  il  soit  déjà  palatin  ;  mais 
comme  il  est  bien  difficile  et  qu'il  n'est  pn$ 
ïuëme  a.  propos  que  cette  marche  graduelle 
se  fasse  si  rapidement,  on  n'arrivera  guère  à 
ce  poste  émincnt  avant  la  quarajitaine ,  et 
c'est  l'âge  à  mon  avis  le  plus  convenabl» 
pour  réunir  toutes  les  qualite's  qu'on  doit 
rechercher  dans  un  bouruie  d'Etat.  Ajoutons 
ici  que  cette  marche  paraît  appropriée,  autan! 
qu'il  est  possible ,  aux  besoins  du  gouvernc- 
incnt.Dansle  calcul  des  probabilités  ,  j'cslimo 
qu'on  aura  tous  les  deuxansaumoinsclnquant» 
îiouveau'Ç  citoyens  élus  et  vingt  gardiens  des 
liils  :  nombres  plus  que  sufBsans  pour  recruter 
}cs  deux  parties  du  sénat  auxquelles  mènent 
»s?speoiivcmcat  ces  deux  grades.  Car  ou  voit 


tjZ     GOUVERNEMENT 

aisémeut  que  quoique  le  premier  rang  cUi  seiiafe 
soit  le  plus  nombreux,  étant  à  vie  il  aura 
moins  souvent  des  places  à  remplir  que  le  se- 
cond qui,  dans  luon projet,  se  renouvelle  à 
chaque  diète  ordinaire. 

On  a  de'jà  vu  ,  et  l'on  verra  bientôt  en- 
core ,  que  je  ne  laisse  pas  oisifs  les  é/us 
surnuméraires  en  attendant  qu'ils  entrent  au 
sénat  comme  députés  ;  pour  ne  pas  laisser 
oisifs  non  plus  les  gardiens  des  lois  ,  en  at^ 
tendant  qu'ils  y  rentrent  comme  palatins  ou 
castellaus  ,  c'est  de  leur  corps  que  je  forme- 
rais le  collège  des  administrateurs  de  l'édu- 
cation dont  j'ai  parlé  ci-devant.  On  pourrait 
donner  pour  président  à  ce  collège  le  primat 
ou  un  autre  évéque  ,  eu  statuant  au  surplus 
qu'aucun  autre  ecclésiastique  ,  fût-il  évéque 
ou  sénateur  ,  ne  pourrait  y   être  admis. 

Voilà  ,  ce  me  semble  ,  une  marche  assez 
bien  graduée  pour  la  partie  essentielle  et 
intermédiaire  du  tout  ,  savoir  la  noblesse  et 
les  magistrats;  m.ais  il  nous  manque  encore 
les  deux  extrêmes  ,  savoir  le  peuple  et  le  roi. 
Commençons  par  le  premier,  jusqu'ici  compté 
pour  rien  ,  mais  qu'il  importe  enfin  de  comp- 
ter pour  quelque  chose  ,  si  l'on  veut  donner 
une  certaine  force ,  une  certaine  consistance 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  3;^ 

à  la  Pologne.  Rien  de  plus  délicat  que  l'ope'- 
ration  dont  il  s'a;;it  ;  car  enfin,  bien  que 
chacun  sente  quel  grand  mal  c'est  pour  la 
république  que  la  nation  soit  en  quelque  fa- 
çon renfermée  dans  l'ordre  équestre  ,  et  que 
tout  le  reste  ,  paysans  et  bourgeois ,  soit 
nul  ,  tant  dans  le  gouvernement  que  dans  ia 
législation  ,  telle  est  l'antique  constiLutlou. 
Il  ne  serait  en  ce  moment  ni  prudent  ni 
possible  de  la  changer  tout  d'un  coup;  mais 
il  peut  l'être  d'amener  par  degrés  ce  change- 
ment ,  de  faire  sans  révolution  sensible  qu© 
ïa  partie  la  plus  nombreuse  de  la  nation 
s'attache  d'aSéction  à  la  patrie  et  même  au 
gouvernement.  Cela  s'obtiendra  par  deux 
moyens  ;  le  premier  ,  une  exacte  observation 
de  la  justice  ,  en  sorte  que  le  serf  et  le  ro- 
turier, n'ayant  jamais  à  craindre  d'être  injus- 
tement vexés  par  le  nolîle  ,  se  guérissent  de 
l'aversion  qu'ils  doivent  naturellement  avoir 
pour  lui.  Ceci  demande  une  grande  réforme 
dans  les  tribunaux  et  un  soin  particulier  pour 
la  formation  du  corps  des  avocats. 

Le  second  moyen  ,  sans  lequel  le  premier 
n'est  rien,  est  d'ouvrir  une  porte  aux  serfs 
pour  acquérir  la  liberté  et  aux  bourgeois  pour 
acquérir  la  noblesse.  Quand  la  chose  dans  lo 


,1g3     GOUTER  X  E  M  E  N  T 

fait  ne  serait  pas  praticable  ,  il  faudrait  au 
iiîoiiis  qu'on  la  vît  t<?île  en  possibilité;  mais 
on  peut  faire  plus ,  ce  me  semble  ,  et  cela  sans 
«ourir  aucun  risque.  Voici  ,  par  exemple  ,  un 
moyen  qui  me  parait  mener  de  cette  maniera 
au  but  proposé. 

Tous  les  deux  ans,  dans  l'intervalle  d'une 
diète  à  l'autre  ,  on  choisirait  dans  chaque 
province  un  temps  et  un  lieu  convenables 
où  les  élus  de  la  même  province  qui  ue  se- 
raient pas  encore  sénateurs  députés  s'^assem- 
blcraient  ,  sous  la  présidence  d'un  custos 
Jegujn  qui  ne  serait  pas  encore  sénateur  a  vie , 
dans  un  comité  ceiisorial  ou  de  bienfesance 
auquel  on  inviterait ,  non  tous  les  curés  ,  mais 
seulement  ceux  qu'on  jugerait  les  plus  dignes 
de  cet  honneur.  Je  crois  même  que  cette  pré- 
férence formant  un  jugement  tacite  aux  yeux 
du  peuple  ,  pourrait  ;eter  aussi  quelque  ému- 
lation parmi  les  curés  de  village  ,  et  en  ga- 
rantir un  grand  nombre  des  mœurs  crapu- 
leuses auxquelles  ils  ne  sont  que  trop  sujets. 
Dans  cette  assemblée  ,  oii  l'on  pourrait 
tn core  appel(*i-  des  vieillards  et  notables  do 
tous  les  états,  on  s'occuperait  à  l'examen  des 
projets  d'établissemeus  utiles  pour  la  pro- 
Tiacc  ,  ou  eutcudrait  \^s  iapports  des  cur^ 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  SSr 

air  l'état  de  leurs  paroisses  et  des  paroisses 
Toisiiies  ,  celui  des  notables  sur  l'état  de  la 
culture  ,  sur  celui  des  familles  de  leur  ccn- 
tO!i,  ouvériLJeraitsoigiieuseinciitces rapports; 
chaque  membre  du  comité  y  ajouterait  ses 
propres  observations,  et  l'on  tiendrait  de 
tout  cela  un  fidelle  registre  dont  on  tirerait 
des  mémoires  succincts  pour  les  diétines. 

On  examinerait  en  détail  les  besoins  des 
familles  surchargées,  des  inûnnes,  des  veures  , 
des  orphelins  ,  et  Ton  y  pourvoirait  propor- 
tiounelleuuent  sur  un  fonds  formé  par  les 
«ontributions  gratuites  des  aisés  de  la  pro* 
Tince.  Ces  contributions  seraient  d'autant 
moins  onéreuses  ,  qu'elles  deviendraient  le 
seul  tribut  de  charité,  attendu  qu'on  ne 
doit  souLlrir  dans  toute  la  Pologne  ni  mcn- 
dians  ni  hôpitaux.  Les  prêtres  ,  sans  doute  , 
crieront  beaucoup  pour  la  conservation  des 
hôpitaux  ,  et  ces  cris  ne  sont  qu'une  raison 
de  plus  pour  les  détruire. 

Dans  ce  même  comité  ,  qui  ne  s'occupe- 
rait jamais  de  punitions  ni  de  réprimandes, 
mais  seulement  de  bienfaits  ,  de  louanges  et 
d'encouragcmens  ,  on  ferait  sur  de  bonnes 
informations  des  listes  exactes  drs.  particu- 
liers de  tous  états,  dont  la  conduite  .serait 


S82     G  O  U  Y  E  R  N  E  M  E  N  T 

digne  d'honneur  et  de  lécompense.  (*)  Ces 
listes  seraient  envoyées  au  sénat  et  au  roi 
pour  y  avoir  égard  dans  roccasion  ,  et  placer 
toujours  bien  leurs  choix  et  leurs  préféren- 
ces, et  c'est  sur  les  indications  des  mêmes 
assemblées  que  seraient  données  dans  les 
collèges  par  les  administrateurs  de  l'éduca- 
tion les  places  gratuites  dont  j'ai  parlé  ci- 
devant. 

Mais  la  principale  et  plus  importante  oe- 

C*)  Il  faut  dans  ces  estimations  avoir  beaucoup 
plus  d'égards  aux  personnes  qu'à  quelques  ac- 
tious  isolées.  Le  vrai  bien  se  fait  avec  peu  d'éclat. 
C'est  par  une  conduite  uniforme  et  soutenue  ^ 
par  des  vertus  privées  et  domestiques  ,  par  tous 
les  devoirs  de  son  état  bien  remplis  ,  par  des 
actions  enfin  qui  découlent  de  son  caractère  et 
de  ses  principes  ,  qu'un  homme  peut  méritée 
des  honneurs  ,  plutôt  que  par  quelques  grands 
coups  de  théâtre  qui  trouvent  déjà  leur  récom- 
pense dans  l'admiration  publique.  L'ostentatioa 
philosophique  aime  beaucoup  les  actions  d'éclat; 
mais  tel ,  avec  cinq  ou  six  actions  de  cette  es- 
pèce bien  brillantes ,  bien  bruyantes  et  biea 
prônées  ,  n'a  pour  but  que  de  donner  le  change 
sur  son  compte  et  d'être  toute  sa  vie  injuste  et 
dur  impunément.  Donnei  -  nous  la  monnaie  des 
grandes  actions.  Ce  mot  de  feiijn&  est  un  moS 
tiès-judicieux. 


DE     POLOGNE.  ZP.^ 

enpation   de  ce  comité  serait  de  dresser  sur 
de  ijdclies  ineinoircs  ,  et  sur  le  rapport  de  la 
voix  publique  bien  ve'rifié  ,  un  rôle  des  pay- 
sans qui  se    distingueraient   par  une    bonne 
conduite,  une    bonne    culture,   de    bonnes 
în(Tcurs  ,  par  le  soin  de  leur  famille  ,  par  tou» 
les  devoirs  de  Icvir  e'tat  bien  remplis.  Ce  rôI© 
serait  ensuite  pre'senlc   a    la  die'tine  ,  qui   y 
choisirait   un  nombre  fixé    par    la  loi  pour 
être  alïVancbi  ,   et  qui  pourvoirait  ,  par   des 
moyens  convenus  ,  au  dédommagement  des 
patrons  ,  en    les   fesant   jouir  d'exemptions  , 
de  prérogatives  ,  d'avantages  enfin  propor- 
tionnes au  nombre  de  leurs  paysans  qui  au- 
raient été    trouves   dignes  de  la  liberté.  Car 
il  faudrait  absolument   faire  en  sorte  qu'au 
lieu  d'être  onéreux  au  maître,  Taifrauchisse- 
luent  du  serf  lui  devînt  honorable  et  avan- 
tageux ;  bien  entendu  que,  pour  éviter  l'abus, 
ces  aETranchissemcns  ne  se  feraient  point  par 
les  maîtres  ,  mais  dans  les  diétines  ,  par  ju- 
gement, et  seulement  jusqu'au  ùombre  fixé 
par  la   loi. 

Quand  on  aurait  affraïichi  successivement 
un  certain  nombre  de  familles  dans  un  can- 
ton ,  l'on  pourrait  affranchir  des  villages  en- 
tiers j  y  former  peu  à  jûcu  des  commuucs , 


^84     G  O  t:   V  E  R  N  E  M  E  N  t 

leur  assigner  quelques  biens  fonds  ,  quelque* 
terres  communales  comme  en  Suisse  ,  y  éta- 
blir des  officiers  communaux  ,  et  lorsqu'on 
aurait  amené  par  degrés  les  choses  jusqu'à 
pouvoir  ,  sans  révolution  sensible  ,  achever 
l'opération  en  grand  ,  leur  rendre  enhn  lo 
droit  que  leur  donna  la  nature  de  participer 
a  l'administration  de  leur  pays  eu  envoyant 
des  députés  aux   diétines. 

Tout  cela  fait  ,  ou  armerait  tous  ces  pay- 
sans ,  devenus  hommes  libres  et  citoyens,  oa 
îes  enrégimenterait ,  on  les  exercerait  ,  et 
l'on  finirait  par  avoir  une  milice  vraiment 
excellente  ,  plus  que  sufQsanie  pour  la  dé- 
fense de  l'Etat. 

On  pourrait  suivre  une  méthode  semblable 
pour  l'ennoblissement  d'un  certain  nojnbre 
de  bourgeois  ,  et  même  sans  les  ennoblir  , 
leur  destuier  certains  postes  brillans  qu'ils 
rempliraient  seuls  à  l'exclusion  des  nobles, 
et  cela  à  l'imitation  des  Vénitiens  ,  si  jaloux 
de  leur  noblesse  ,  qui  néanmoiiîs  ,  outr* 
d'autres  emplois  subalternes  ,  donnent  tou- 
jours à  U71  c"  tadln  la  seconde  place  de  l'Etat, 
savoir  celle  de  grand-chancelier  ,  sans  qu'au- 
cun patricien  puisse  jamais  y  prétendre.  De 
cette  manière ,  ouvraat  à  la  bourgeoisie    la 

port© 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  58^ 

porte  de  la  noblesse  et  des  honneurs ,  on 
l'attacherait  d'affection  à  la  patrie  et  au  uiain- 
tlcu  de  la  constitution.  On  pourrait  encore, 
î^ans  ennoblir  les  individus  ,  ennoblir  col- 
lectivement certaines  villes,  en  préférant  celles 
où  fleuriraient  davantage  le  commerce  ,  l'in- 
dustrie et  les  arts,  et  où  par  conséquent  l'ad- 
ministration municipale  serait  la  meilleure-. 
Ces  villes  ennoblies  pourraient ,  à  l'instar  des 
villes  impe'riales  ,  envoyer  des  nonces 'à  la 
dicte  :  leur  exemple  ne  manquerait  pas  d'ex- 
citer dans  toutes  les  autres  un  vif  désir  d'ob- 
tenir le  inémc  honneur. 

Les   comités  censorianx  cîiarp;és  de  ce  dé- 
partement de  bienfesance,  qui  jamais  ,  à  la 
honte   des  rois  et   des  peuples  ,    n'a  encore 
existé    nulle   part ,    seraient ,    quoique   sans 
élection,   composés  de   la    manière    la    plus 
propre  a  remplir  leurs  fonctions  avec  zèle  et 
intégrité,  attendu    que  leurs  membres  aspi- 
rant aux  places  sénatoriales  où  mènent  leurs 
grades  respectifs,  porteraient  une  grande  at- 
tention à  mériter  par  l'approbation  publique 
les  sulFrages  de  la  diète  ,  et  ce  serait  une  occu- 
pation snlBsante   pour  tenir  ces  aspirans  en 
baleine  et  sous  les  yeux  du  public   dans  les 
intervalles  qui  pourraient  séparer  leurs  élec- 
Politicjuc.  Tome  II.  Y 


386     G  O  U  y  E  R  N  E  M  E  N  T 

lions  successives.  Remarquez  que  cela  se  fe- 
rait cependant  sans  les  tirer  pour  ces  inter- 
valles de  l'état  de  simples  cit03^ens  gradués  , 
puisque  cette  espèce  de  tribunal,  si  utile  et  si 
respectable  ,  n'ayant  jamais  que  du  bien  à 
faire  ,  ne  serait  revêtu  d'aucune  puissance 
coactive  :  ainsi  je  ne  multiplie  point  ici  les 
magistratures  ,  mais  je  me  sers  ,  chemin  fe- 
sant ,  du  passage  de  l'une  à  l'autre  pour  tirer 
parti  de  ceux  qui  les  doivent  remplir. 

Sur  ce  plan  ,  gradué  dans  son  exécutiou 
par  une  marche  successive  qu'on  pourrait 
précipiter,  ralentir,  ou  même  arrêter  selon 
son  bon  ou  mauvais  succès,  ou  n'avancerait 
qu'à  volonté ,  guidé  par  l'expérience  ;  on 
allumerait  dans  tous  les  états  inférieurs  un 
zèle  ardent  pour  contribuer  au  bien  public  , 
on  parviendrait  enfin  à  vivifier  toutes  les 
parties  de  la  Pologne,  et  à  les  lier  de  manière 
à  ue  faire  plus  qu'un  même  corps  dont  la  vi- 
gueur et  les  forces  seraient  au  moins  décu- 
plées de  ce  qu'elles  peuvent  être  aujourd'hui , 
et  cela  avec  l'avantage  inestimable  d'avoir 
évité  tout  changement  vif  et  brusque  ,  et  le 
danger  des  révolutions. 

Vous  avez  une  belle  occasion  de  com- 
meucer  cette  opération  d'une  «iamère  écla- 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  SS7 

lantc  et  noble  ,  qui  doit  faire  le  plus  grand 
cflct.  Il  n'est  pas  possible   que  dans  les  mal- 
heurs   que    vient  d'essuyer   la   Pologne ,    les 
confédérés  n'aient  reçu  des  assistances  et  des 
marques    d'attachement   de    quelques   bour- 
geois et  même   de  quelques  paysans.  Imitez 
la  magnanimité  des  Romains  ,   si  soigneux, 
après  les    grandes  calamités    de   leur    répu- 
blique ,  de  combler  des  témoignages  de  leur 
gratitude  les  étrangers,    les  sujets  ,  les  escla- 
ves, et  même  jusqu'aux  animaux  ,  qui  durant 
leurs  disgrâces   leur  avaient  rendu  quelques 
services  signalés.  O  le  beau  début  a  mon  gré 
que  de  donner  solerauellement  la  noblesse  à 
ces  bourgeois   et  la  franchise  a  ces  paysans  , 
et  cela  avec  toute  la  pompe  et  tout  l'appareil 
qui  peuvent  rendre  cette  cérémonie  auguste  , 
touchaiitc   et  mémorable  !    Et   ne   vous   eu 
tenez  pas  à  ce  dcliut.  Ces  hommes  ainsi  dis- 
tingués doivent   demeurer  toujours  les   en- 
fans  de  choix  de  la  patrie.  Il  faut  veiller  sur 
eux,  les  protéger,  les   aider,  les    soutenir, 
fussent-ils   même  de  mauvais  sujets.  Il  faut 
à  tout  prix  les  faire  prospérer  toute  leur  vie, 
afin  que  par  cet  exemple  ,  mis  sous  les  yeux 
du    public,  la   Pologne  montre   à  l'Europe 
cuticrc  ce  que  doit  attendre  d'elle  dans  ses 

Y2 


2S8     G  O  rr  V  E  R  N  E  M  E  N  T 

succès  quiconque  osa  l'assister   dans   sa  dé- 
tresse. 

Voilà  quelque  idée  grossière  et  seulement 
par  forme  d'exempie  de  la  manière  dont  on 
peut  procéder,  poiii  ^  •e  chacun  voie  devant 
lui  la  route  libre  pc.ar  arriver  à  tout,  qu© 
tout  tende  graduellement  en  bien  servant  la 
patrie  aux  rangs  les  plus  honorables,  et  que 
la  vertu  puisse  ouvrir  toutes  les  portes  que 
la  fortune  se  pîait  à  fermer. 

Mais  tout  n'est  pas  fait  encore  ,  et  la  parti© 
de  ce  projet  oui  me  reste  à  exposer,  est  sans 
contredit  la  plus  rmbarrassante  et  la  plus 
difficile  ;  elle  oftie  à  surmonter  des  obstacles 
contre  lesquels  la  prudence  et  l'expérienc» 
des  politiques  les  plus  consommés  ont  tou- 
jours échoue.  Cependant  il  me  semble  qu'en 
supposant  mon  projet  adopté  ,  avec  le  moyeu 
très-s'-rapie  que  j  ai  à  proposer  ,  toutes  les 
difficultés  sont  levées  ,  tous  les  abus  sont 
prévenus,  et  ce  qui  me  semblait  faire  un  nou- 
vel obstacle  se  tourne  en  avantage  dansVexé^ 
«ution. 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  389 

CHAPITRE    XIV* 

^Election  des  rois,. 

JL  ou  TE  s  CCS  difficultés  se  rcduiscnt  \ 
celle  de  doiiuer  à  l'Etat  uu  chef  dont  le  choix 
lie  cause  pas  de  troubles  ,  et  qui  n'attente  pas 
à  la  liberté.  Ce  qui  augmente  la  même  dif- 
ficulté est  que  ce  chef  doit  être  doué  de» 
grandes  qualités  nécessaires  à  quiconque  os« 
gouverner  des  hommes  libres.  L'hérédité  d© 
Ja  couronne  prévient  les  troubles  ,  mais  elle 
amène  la  servitude  ;  l'élection  maintient  la 
liberté,  mais  à  chaque  règne  elle  ébraulo 
l'Etat.  Cette  alternatÏTe  est  fâcheuse  ;  mait 
avant  de  parler  des  moyens  de  l'ctiter,  qu'on, 
me  permette  un  moment  de  réflexion  sur  la 
manière  dont  les  Polonais  disposent  ordi- 
mairement  de  leur  couronne. 

D'abord  je  le  demande  ;  pourquoi  fdut- 
il  qu'ils  se  donnent  des  rois  étrangers  ?  Par 
quel  singulier  aveuglement  ont-ils  pris  ainsi 
le  moyen  le  plus  sur  d'asservir  leur  nation, 
d'abolir  leurs  usages ,  de  se  rendre  le  jouet 
des  autres  cours  ,  et  d'augmenter  à  plaisir 
l'oraigc  des  intcrrcgacs  ?  Quelle  injustice  cu-^ 

Y  3 


Spo     GOUVERNEMENT 

Ters  eux-mêmes  ^  quel  affront  fait  à  leur  pa- 
trie !  comme  si ,  désespérant  de  trouver  dans 
son  sein  un  homme  digne  de  les  comman- 
der, ils  e'taient  forces  de  l'aller  cliercher  au 
loin  !  Comment  n'ont-ils  pas  senti ,  comment 
n'ont-ils  pas  vu  que  c'était  tout  le  contraire? 
Ouvrez  les  annales  de  votre  nation  ,  vous 
ne  la  verrez  jamais  illustre  et  triomphante 
que  sous  des  rois  polonais  ;  vous  la  verrez 
presque  toujours  opprimée  et  avilie  sous  les 
e'trangers.  Que  l'expérience  vienne  enfin  à 
l'appui  de  la  raison  ;  voyez  quels  maux  vous 
TOUS  faites  et  quels  biens  vous  vous  ôtez. 

Car ,  je  le  demande  encore  ,  comment  la 
nation  polonaise  ayant  tant  fait  que  de 
Tendre  sa  couronne  élective  ,  u'a-t-elle  point 
songé  à  tirer  parti  de  cette  loi  pour  jeter 
parmi  les  membres  de  l'administration  une 
émulation  de  zèle  et  de  gloire,  qui  seule  eut 
plus  fait  pour  le  bien  de  la  patrie  que  toutes 
les  autres  lois  ensemble  ?  Quel  ressort  puis- 
saut  sur  des  âmes  grandes  et  ambitieuses  que 
cette  couronne  destinée  au  plus  digne  ,  et 
mise  en  perspective  devant  les  yeux  de  tout 
citoyen  qui  saura  mériter  l'estime  publique  ! 
Que  de  vertus,  que  de  nobles  efforts  l'espoir 
d'en  acquérir  le  plus  haut  prix  ne  doit-il  pas 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  391 

exciter  dans  la  uatiou  !  quel  ferment  de  pa- 
triotisme dans  tous  les  cœurs  ,  quand  on  sau- 
rait bien  que  ce  n'est  que  par-la  qu'on  peut 
obtenir  cette  place  devenue  l'objet  secret  des 
vœux    de   tous    les   particuliers ,   si-tôt  qu'à 
force    de  me'iite    et  de   services   il  dépendra 
d'eux  de  s'en  approcher  toujours  davantage, 
et  si  la   fortune    les    seconde  ,  d'y  parvenir 
enfin     tout-à-fait  !    Cherchons    le    meilleur 
moyen  de  mettre  en  jeu   ce  grand   ressort  si 
puissant   dans   la   republique ,    et  si    ne'gligé 
jusqu'ici.  L'on  me  dira  qu'il  ne  suffit  pas  de 
ne  donner    la   couronne    qu'à    des  Polonais 
pour  lever  les  difficulte's  dont  il  s'agit  :  c'est 
ce  que  nous  verrons  tout  à  l'heure  après  que 
j'aurai    proposé   mon  expédient  ;   cet   expé- 
dient est    simple  ,  mais  il  paraîtra  d'abord 
manquer  le  but  que  je  viens  de  marquer  moi- 
même  ,  quand  j'aurai  dit  qu'il  consiste  à  faire 
entrer  le  sort  dans  l'élection  des  rois.  Je  de- 
mande en  grâce  qu'on  me  laisse  le  temps  de 
m'eypliqucr  ,   ou  seulement  qu'on  me  relise 
avec  attention. 

Car  si  l'on  dit,  comment  s'assurer  qu'un 
roi  tiré  au  sort  ait  les  qualités  requises  pour 
remplir  dignement  sa  place  ,  on  fait  une  ob- 
iectiou  que  j'ai  déjà  résolue,  puisqu'il  suffit 


?92     O  O  U  T  E  R  N  E  M  E  rf  T 

pour  cet  efFct  que  le  roi  ue  puisse  être  tir» 
que  des  sénateurs  à  vie  ;  car  puisqu'ils  seront 
tirés  eux-mêmes  de  l'ordre  des ^ardiejis  des 
/ois  y  et  qu'ils  auront  passe' avec  honneur  pai* 
tous  les  grades  de  la  république  ,  l'épreuve 
de  toute  leur  vie  ,  et  l'approbation  publique 
dans  tous  \es  postes  qu'ils  auront  remplis, 
seront  des  garaus  suffisans  du  mérite  et  dei 
Tertus  de  chacun  d'eux. 

Je  n'entends  pas  néanmoins  que  mêm» 
entre  les  sénateurs  à  vie  le  sort  décide  seul 
de  la  préférence.  Ce  serait  toujours  manquer 
en  partie  le  grand  but  qu'on  doit  se  propo- 
ser. Il  faut  que  le  sort  fasse  quelque  chose, 
et  que  le  cboix  fasse  beaucoup,  afin  d'un 
côté  d'amortir  les  brigues  et  les  menées  des 
puissances  étrangères  et  d'engager  de  l'autre 
tous  les  palatins  par  un  si  grand  intérêt  \ 
ne  point  se  relâcher  dans  leur  conduite,  mais 
a.  continuer  de  servir  la  patrie  avec  zèle  pour 
mériter  la  préférence  sur  leurs  concuriens. 

J'avoue  que  la  classe  de  ces  concurrens  me 
paraît  bien  nombreuse,  si  l'on  y  fait  entrer 
les  grands-castellans  presque  égaux  en  rang 
aux  palatins  par  la  constitution  présente  ; 
m.ais  je  ue  vois  pas  quel  inconvénient  il  y 
aurait  4  douaer  aux  seuls  palatiiis  l'accès  im»» 


D  E     P  O  L  O  G  N  "E.  SoS 

médiat  au  trône.  Cela  ferait  dans  le  mcmé 
ordre  un  nouveau  grade  que  les  grands-cas- 
tellans  auraient  encore  a  passer  pour  devenir 
palatins,  et  par  conse'qucnt  un  moyen  do 
plus  pour  tenir  le  sénat  dépendant  du  le'gis- 
lateur.  On  a  déjà  vu  que  ces  grands-castel- 
lans  me  paraissent  superflus  dans  la  consti- 
tution, (^ue  néanmoins  pour  éviter  tout 
grand  changement  on  leur  laisse  leur  place 
<  t  leur  rang  au  sénat  ,  )e  l'approuve.  Mait 
dans  la  graduation  que  je  propose  ,  rieil 
n'oblige  de  les  mettre  au  niveau  des  palatins, 
et  comme  rien'  n'en  einpcche  non  plus  ,  ou 
pourra  sans  inconvénient  se  décider  pour  1« 
parti  qu'on  jugera  le  meilleur.  Je  suppose 
ici  que  ce  parti  préféré  sera  d'ouvrir  aux 
seuls  palatins   l'accès  immédiat  au  trône. 

Aussi-tôt  do?ic  après  la  mort  du  roi, 
c'est-à-dire  dans  le  moindre  intervalle  qu'il 
icra  possible  et  qui  sera  fixé  par  la  loi ,  la 
diète  d'élection  sera  solemnellcmeut  convo- 
quée ;  les  noms  de  tous  les  palatins  seront 
mis  en  concurrence ,  et  il  en  sera  tire  troii 
au  sort  avec  toutes  les  précautions  possible» 
pour  qu'aucune  fraude  n'altère  celte  opéra- 
tion. Ces  trois  noms  seront  à  haute  voix 
déclarés   à  l'assemblée   qui ,  dans  la  xuciJi# 


^94  GOUVERNEMENT 

séance  et  à  la  pluralité  des  voix,  choisira 
celui  qu'elle  préfère  ,  et  il  sera  proclamé  roi 
dès  le  luéme  jour. 

Ou  trouvera  dans  cette  forme  d'élection 
un  grand  inconvénieut,  je  l'avoue  ;  c'est 
que  la  nation  ne  puisse  choisir  librement 
dans  le  nombre  des  palatins  celui  qu'elle  ho- 
nore et  chérit  davantage  ,  et  qu'elle  juge  le 
plus  digne  de  la  roj-auté.  Mais  cet  inconvé- 
nient n'est  pas  nouveau  en  Pologne,  où  l'on 
a  vu  dans  plusieurs  élections  ,  que  sans  égard 
pour  ceux  que  la  nation  favorisait,  on  l'a 
forcée  de  choisir  celui  qu'elle  aurait  rebuté  : 
inais  pour  cet  avantage  qu'elle  n'a  plus  et 
qu'elle  sacrifie  ,  combien  d'autres  plus  im- 
portans  elle  gagne  par  cette  forme  d'élection  ! 

Premièrement  l'action  du  sort  amortit 
tout  d'un  coup  les  factions  et  brigues  des 
nations  étrangères  qui  ne  peuvent  influer  sur 
cette  élection  ,  trop  incertaines  du  succès  pour 
y  mettre  beaucoup  d'efforts,  vu  que  la  fraude 
ïnéme  serait  insuffisante  en  faveur  d'un  sujet 
que  la  nation  peut  toujours  rejeter.  La  gran- 
deur seule  de  cet  avantage  est  telle  qu'il  as- 
sure le  repos  de  la  Pologne  ,  étouffe  la  véna- 
lité dans  la  république  ,  et  laisse  à  l'élection 
prcsqr  -j.  toute  la  tranquillité  de  l'hérédité. 


DE     P  O  L  O  G   X  F.  S^i 

Le  mcnic  avantage  a  lieu  contre  les  brigues 
xiiéînes  des  candidats  ;  car  qui  d'entr'cux 
voudra  se  mettre  en  frais  pour  s'assurer  iino 
préférence  qui  ne  dépend  point  de»  honimes, 
et  sacrilier  sa  fortune  à  un  événement  qui 
lient  à  tant  de  chances  contraires  pour  une 
f Jvoral)lc  ?  Ajoutons  que  ceux  que  le  sort  a 
favorisés  ne  sont  plus  à  tems  d'aclietf.r  dcf 
électeurs,  puisque  l'élection  doit  se  faire  dans 
la  même  séance. 

Le  choix  libre  de  la  nation  entre  troi» 
candidats  la  préserve  des  inconvéniensdu  sort 
qui  ,  par  supposition  ,  tomberait  surun  sujet 
indigne  ;  car  dans  cette  supposition  ,1a  nation 
se  gardera  de  le  choisir,  et  il  n'est  pas  pos- 
sible qu'entre  trwnte-trois  hommes  illustres, 
l'élite  de  la  nation  ,  où  l'on  necojnprend  pa« 
même  comment  il  peut  se  trouver  un  «k-uI 
sujet  indigne  ,  ceux  que  favorisera  le  sort  1« 
•oient  tous  les  trois. 

Ainsi ,  (et  cette  observation  est  d'un  grand 
poids)  nous  réunissons  par  cette  forme  tous 
les  avantages  de  l'élection  à  ceux  de  Ihérédité, 

Car  premièrement  la  couronne  ne  passant 
point  du  père  au  (ils,  il  n'y  aura  jamais  con- 
tinuité de  système  pour  l'asscrvissenicnt  d« 
la  république.  Lu  «ccoud  l,icu  U  «oft  uiéw 


tg6     G  O  U  V  E  P^  N  E  M  Ê  N  T 

dans  cette  forme  est  l'instrument  d'une  e'iec- 
tion  éclairée  et  volontaire.  Dans  le  corps 
respectable  des  gardiens  des  lois  et  des  pala- 
tins qui  en  sont  tirés  ,  il  ne  peut  faire  un 
choix ,  quel  qu'il  puisse  être ,  qui  n'ait  été 
déjà  fait  par  la  nation. 

Mais  voyez  quelle  émulation  cette  perspec- 
tive doit  porter  dans  le  corps  despalatins  et 
grands-castellans  ,  qui  dans  des  places  à  vie 
pourraient  se  relâcher  par  la  certitude  qu'on  ne 
peut  plus  les  leur  ôter.  Ils  ne  peuvent  plus  être 
contenus  par  la  crainte;  mais  l'espoir  de  rem- 
plir  un  trône  que  chacun  d'eux  voit  si  près  de 
lui,  est  un  nouvel  aiguillon  qui  les  tient  sans 
cesse  attentifs  sur  eux-mêmes.  Ils  savent  que 
le  sort  les  favoriserait  en  vain  s'ils  sont  rejetés  à 
l'élection  ,  et  que  le  seul  moyen  d'être  choisis 
est  de  le  mériter.  Cet  avantage  est  trop  grand, 
trop  évident  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'yin- 
«istcr. 

Supposons  un  moment,  pour  aller  au  pis, 
qu'on  ne  puisse  éviter  la  fraude  dans  l'opé- 
ration du  sort,  et  qu'un  des  coucurrcns  vînt 
à  tromper  la  vigilance  de  tous  les  autres , 
si  intéressés  à  cette  opération.  Cette  fraude 
serait  un  malheur  pour  les  candidats  exclus; 
mais  l'elTct  poiu'  la  républiçjue  serait  le  même 


DE     POLOGNE.  S9:? 

que  si  la  décision  du  sort  eût  ëtc'  fidellé  5 
car  ou  n'eu  aurait  pas  moins  l'avantage  dé 
l'élection,  on  n'en  préviendrait  pas  moins 
les  troubles  des  interrègnes  ,  et  les  dangers  d«ï 
l'hérédité  ;  le  candidat  que  son  ambition  sé-i 
duirait  jusqu'à  recourir  à  cette  fraude  n'cil 
serait  pas  moins  au  surplus  un  homme  ôa 
mérite  ,  capable  au  jugement  de  la  nation  de 
porter  la  couronne  avec  honneur  ;  et  enfin  ^ 
incme  après  cette  fraude  ,  il  n'en  dépendrait 
pas  moins  pour  en  profiter  du  choix  subsé-* 
quentet  formel  de  la  république. 

Par  ce  projet  adopté  dans  toute  son  étendue^ 
tout  est  lié  dans  l'Etat,  et  depuis  le  dernier' 
particulier  jusqu'au  premier  palatin ,  nul  uH 
Toit  aucun  moyen  d'avaucerquepar  la  route 
du  devoir  et  de  l'approbation  publique.  La 
roi  seul ,  une  fois  élu  ,  ne  Toyant  plus  que 
les  lois  au-dci^sns  de  lui ,  n'a  nul  autre  freiri 
qui  le  contienne  ,  et  n'ayant  plus  besoin  dé! 
l'approbation  publique  ,  il  peut  s'en  passejp 
sans  risque  si  ses  projets  le  demandent.  Je  nd 
vois  guère  à  cela  qu'un  remède,  auquel  m6n(3 
il  ne  faut  pas  songer.  Ce  serait  que  lacouromicJ 
fût  en  quelque  manière  amovible  9.  et  qu^ati 
bout  de  certaines  périodes  les  rois  eussent 
besoin  d'être  confirmés.  Mais  ,  encore  UU« 
Politi^/jie^  Tome  IL  2 


3^5  GOUVERNEMENT 

fois,  cet  expëdieut  n'est  pas  proposable; 
tenant  le  trône  et  l'Etat  dans  nue  agitation 
continuelle  ,  il  ne  laisserait  jamais  l'adminis- 
tiation  dans  une  assiette  assez  solide  pour 
pouvoir  s'appliquer  uniquement  et  utilement 
au  bien  public. 

Il  fut  un  usage  antique  qui  n'a  Jamais  e'té 
pratiqué  que  cIjcz  un  seul  peuple,  maisdou 
il  es  te'tounant  que  le  succès  n'en  ait  tenté  aucun 
autre  de  l'imiter.  Il  est  vrai  qu'il  n'est  guère 
propre  qu'à  un  royaume  e'ieetif ,  quoiqu'in- 
vente' et  pratiquédansnnrojaunic héréditaire. 
Je  parle  du  jugement  des  rois  d'Egypte  après 
leur  mort,  et  de  l'arrêt  par  lequel  lasépulturo 
et  les  honneurs  royaux  leur  étaient  accordes 
ou  refusés  ,  selon  qu'ils  avoient  bien  ou 
mal  gouverné  l'Etat  durant  leur  vie.  L'indif- 
férence des  modernes  sur  tous  les  objets  mo- 
raux et  sur-tout  ce  qui  peut  donner  du  ressort 
aux  âmes ,  leur  fera  sans  doute  regarder  l'idée 
de  rétablir  cet  usage  pour  les  rois  de  Pologne 
comme  unefoîie,et  ce  n'e.  t  pas  à  des  Français , 
sur-tout  à  des  philosophes  que  je  voudrais 
tenter  de  la  faire  adopter ,  mais  je  crois  qu'on 
peut  la  proposera  des  Polonais.  J'ose  même 
avancer  que  cet  établissement  aurait  chez  eux 
de  grands  ayanta^jes  auxquels  il  est  impossible 


DE     POLOGNE,        599 

de  suppléer  d'aucune  autre manicre, et  pas  un 
seul  inconvénient.  Dansl'objctpre'sent  on  voit 
qu'à  moins  d'une  ame  vile  et  insensible  à 
riionncur  de  sa  uiomoire  ,  il  n'est  pas  possi- 
ble que  l'iiitcgrite'  d'un  jugement  inévitable 
n'en  impose  au  roi  ,  et  ne  mette  a  ses  passions 
un  frein  plus  ou  moins  fort,  je  l'avoue,  mais 
toujours  capable  de  les  contenir  jusqu'à  cer- 
tain point  ;  sur-tout  quand  ou  y  joindra 
l'intcrct  de  ses  enfans  ,  dont  le  sort  sera 
décide'  par  l'arrêt  porte  sur  la  mémoire  du 
père. 

Je  voudrais  donc  qu'après  la  mort  de  chaque 
roi, son  corps  fùtdéposcdansunlieusortable, 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  été  prononcé  sur  sa  mé« 
moire  ;  que  le  tribunal  oui  doit  en  décider 
et  décerner  sa  sépulture  fût  asscmbléle  plutôt 
qu'il  serait  possible  ,  que  là  sa  vie  et  sorv 
règnc  fussent  examiïiés  sévèrement  ,  et  qu'a- 
près des  informations  dans  lesquelles  tout 
citoyen  serait  admis  à  l'accuser  et  à  le  dé- 
fendre, le  procès  bien  instruit  fût  suivi  d'un. 
arrêt  porté  avec  toute  la  solemnito  possibles 

En  conséquence  de  cet  arrêt,  s'il  était  fa 
Torable  ,  le  feu  roi  serait  déclaré  bon  et  just»- 
prince,  son  nom  inscrit  avec  honneur  dans 
la  liste  des  rois  de  Pologue  ,  son    corps  uiiâ^ 

Z  2 


4G0     GOUVERNEMENT 

^Tec  pompe  daus  leur  sépulture,  l'épitliète 
l^e glorieuse  mémoire  ajoute'c  à  son  nom  clans 
tous  les  actes  et  sliscours  publics  ,  un  douaire 
assigné  à  sa  veuve  ,  et  ses  enfaus  déclares 
princes  royaux  ,  seraient  honore's  ,  leur  vie 
(jurant,  de  tous  les  avantages  attache's  à  ce 
ti  tre, 

Que  si ,  au  contraire ,  il  était  trouvé  cou- 
pable d'injustice  ,  de  violence  ,  de  malversa- 
tion ,  et  sur-tout  d'avoir  attenté  à  la  liberté 
publique  ;.  sa  mémoire  serait  condamnée  et 
flétrie  ,  son  corps  privé  de  la  sépulture  royal© 
gérait  entériné  sans  honneur  coiaime  Celui  d'un 
|iarticulier  ,  son  nom  cEEacé  du  registre  pnblio 
fies  rois,  et  ses  enfans  ,  privés  du  titre  de 
princes  royaux  et  des  prérogatives  qui  y  sont 
attachées  ,  rentreraient  dans  la  classe  des  sim- 
ples citoyens  ,  sans  aucune  distinction  hono- 
rable ni  ilétrissantc. 

Je  voudrais  que  ce  jugement  se  fit  avec  le 
plus  grand  appareil,  mais  qu'il  précédât ,  s'il 
était  possible  ,  l'élection  de  son  successeur , 
g^fin  que  le  crédit  de  celui-ci  ne  pût  influer 
sur  la  sentence  dont  il  aurait  pour  lui-mêms 
Intérêt  d'adoucir  la  sévérité.  Je  sais  qu'il  se- 
rait à  désiv'^r  qu'on  eût  plus  de  temps  pour 
4éY0i^cr  bien  des  vérités   cachées  et  ipiep]Ç 


DE     POLOGNE.  401 

instruire  le  procès.  Mais  si  l'on  tardait  après 
l\'lccllon  ,  j'aurais  peur  que  cet  acte  impor- 
tant ne  devînt  bientôt  qu'une  vaine  cére'iiio- 
nie  ,  et  comme  il  arriverait  infailliblement 
dans  un  royaume  héréditaire  ,  plutôt  une 
oraison  funèbre  du  roi  défunt  qu'un  jugement 
juste  et  sévère  sur  sa  conduite.  11  vaut  mieux 
en  cette  occasion  donner  davantage  à  la  voix 
publique  et  }>crdrc  quelques  lumières  de  de'- 
tail  ,  j>our  conserver  l'intc'grite' et  l'austéritc 
d'un  jugement  qui  sans  cela  deviendrait 
inutile. 

A  IVgard  du  tribunal  qui  prononcerait 
cette  sentence,  je  voudrais  que  ce  ne  fût  m 
le  sénat,  ni  la  diète,  ui  aucun  corps  revêtu 
ds  quelque  autorité  dans  le  gouvernement, 
niais  un  ordre  entier  de  citoyens  qui  ne  peut 
être  aiséuient  ni  trompé  ni  coriompu. 

Il  me  paraît  que  les  rzW.ye/^r//^  pi  us  instruits, 
plus  expérimentés  que  les  servons  d'Etat^ 
et  moins  intéressés  que  les  gardiens  des  lois  y 
déjà  trop  voisins  du  trône,  seraient  précisé- 
ment le  corps  intermédiaire  où  Ton  trouve*? 
rail;  à-la-fois  le  plusde  lumières  et  d'mtégritc  , 
le  plus  propre  à  ne  porter  que  des  jugemens 
surs,  et  par-là  préférables  aux  doux  autres  eu 
celte  occasion,    bi  luéme  il    arrivait  que   es 

Z3 


402     GOUVERNEMENT 

corps  ne  fût  pas  assez  nombreuï  pour  un 
jugement  de  cette  importance  ,  j'aiaicrais 
inicux  qu'où  lui  donnât  dv^s  adjoints  tires  des 
servans  d'Etat  ,  que  des  gardiens  des  lois. 
Enfin  ,  je  voudrais  que  ce  tribunal  ne  fut 
présidé  par  aucun  homme  en  place  ,  mais  par 
un  mare'cbal  tiré  deson  corps  ,  et  qu'ilélirait 
lui-même  comme  ceux  des  diètes  et  des  cou- 
fédérations  ;  tant  il  faudrait  éviter  qu'aucun 
intérêt  particulier  n'influât  dans  cet  acte, 
qui  peut  devenir  très-auguste  ou  très-ridicule 
çelon  la  manière  dont  il  y  sera  procédé. 

En  finissant  cet  article  de  l'élection  et  du 
jugement  des  rois,  je  dois  dire  ici  qu'une 
chose  dans  vos  usages  m'a  paru  bien  cho^ 
quaute  et  bien  contraire  à  l'esprit  de  votre 
constitution;  c'est  de  la  voir  presque  renver- 
sée et  anéantie  à  la  mort  du  roi ,  jusqu'à 
suspendre  et  fermer  tous  les  tribunaux  ;  corume 
si  cette  constitution  tenait  tellement  k  go 
prince,  que  la  mortdeFun  fût  ladestruction 
tîe  Tautre.  Eh,  mon  Dieu  !  ce  devrait  être 
exactement  le  contraire.  Le  roi  mort,  tout 
devrait  aller  comme  s'il  vivait  encore  ;  on 
{devrait  s'appcrccvoir  à  peine  qu'il  manque 
vue  pièce  à  la  machine,  tant  cette  pièce  était 
peu  easentiellc  à  sa  solidité.  Heureusement 


D  E     P  O  L  ()  G  N  E.  4o3 

«ftte  incouscquence  ne  tient  à  rien.  Il  n'y  a 
qu'à  dire  qu'elle  n'existera  plus  ,  et  rien  au 
surplus  ne  doit  cire  change'  :  mais  il  ne  faut 
pas  laisser  subsister  cette  étrange  contradic- 
tion; car  si  c'en  est  une  de'jàdans  la  présente 
constitution  ,  c'en  serait  une  bien  plus  grande 
«ncorc  après  la  réforme. 

CHAPITRE    XY. 

Conclusion. 


V. 


OIT,  A  mon  plan  suffisamment  esqui5«e'. 
Je  m'arrête.  Quel  que  soit  celui  qu'on  adop- 
tera ,  l'on  ne  doit  pas  oublier  ce  que  j'ai  dit 
dans  le  contrat  social  de  l'état  de  faiblesse  et 
d'anarchie  où  se  trouve  une  nation  ,  tandis 
qu'elle  établit  ou  reforme  sa  constitution. 
Dans  ce  moment  de  désordre  et  d'ciTervcs- 
eence  ,  elle  est  hors  d'état  de  faire  aucune 
résistance  ,  e.t  le  moindre  choc  est  capable 
de  tout  rcnver^;er.  Il  importe  donc  de  se 
ménagera  tout  prix  un  intervalle  de  tranquil- 
lité ,  dnrant  leqn^l  on  puisse  sans  risque  agir 
$;ir  soi-même  et  rajeunir  sa  constitution.  Quoi- 
que les  changfmrns  à  faire  dans  la  vôtre  no 
fcient pas  fondamentaux  et  ne  paraissent   pa« 

Z4 


404     G  O  U  V  E  R  N  E  M  E  N  T 

fort  grands  ,    ils  sont  suffisans   pour  exiger 
cette  pre'caiition  ,  et   il  faut  nécessairement 
un  certain  temps  pour  sentir  l'effet  de  lameil- 
leure  réforme ,  et  prendre  la  consistance  qui 
doit  en  être  le  fruit.  Ce  n'est  qu'en  supposant 
que  le  succès  réponde  au  courage   des  con- 
fédérés et  à  la  justice  de  leur  cause  ,   qu'on 
peut  songer  à  l'entreprise  dont  il  s'agit.  Vous 
ne  serez  jamaislibres  tant  qu'il  restera  un  seul 
soldat  russe  en  Pologne ,  et  vous  serez  tou- 
jours menacés  de  cesser  de  l'être ,  tant  qu© 
la  Russie  se  mêlera  de  vos  affaires.  Mais  si 
vous  parvenez  a  la  forcer  de  traiter  avec  vous 
conime  de  puissance  à  puissance,  et  non  plus 
comme  de  protecteur  a  protégé ,  profitez  alors 
de  l'épuisement  où   l'aura  jeté  la  guerre  de 
Turquie  pour  faire  votre  œuvre  avant  qu'elle 
puisse  la  troubler.  Quoique  je  ne  fasse  aucun, 
cas  de   la  sûreté  qu'on  se  procure  au-dehors 
par  des  traités  ,  cette  circonstance  unique  vous 
forcera  peut-être  de  vous  étayer  ,  autant  qu'il 
se   peut,  de  cet  appui  ,   ne  fût-ce  que  pour 
connaître    la    disposition    présente   de  ceux 
qui  traiteront  avec  vous.  ]Mais  ce  cas  excepté 
et  peut-être  en  d'autres  temps  quelques  traités 
de  commerce  ,   ne    vous  fatiguez   j^as    à   de 
vaines  négociations,  ne  vous  ruinez  pas  en 


DE     P  O  L  O  G  N  E.  40? 

ambassadeurs  et  ministres  dausd'autrcs  cours, 
et  ne  comptez  pas  1î»s  alliances  et  traites  pour 
quelque  chose.  Tout  cela  ne  sert  de  rien  avec 
1rs  puissances  chrétiennes  :  elles  ne  connais- 
sent d'autres  liens  que  ceux  de  leur  intérêt; 
quand  elles  le  trouveront  a  remplir  leurs 
cnp;agemens  ,  elles  les  rempliront  ;  quand  elles 
le  trouveront  à  les  rompre ,  elles  les  rom- 
pront ;  autant  vaudrait  n'en  point  prendre. 
Encore  si  cet  inte'rét  e'tait  toujours  vrai  ,  la 
connaissance  de  ce  qu'il  leur  convient  de 
faire  pourrait  faire  prévoir  ce  qu'elles  feront. 
Mais  ce  n'est  presque  jamais  la  raison  d'Etat 
qui  les  guide  ,  c'est  l'intérêt  momentané  d'un 
ministre, d'une  fille, d'un  favori  ;  c'est  lemotif 
qu'aucune  sagesse  humaine  n'a  pu  prévoir 
qui  les  détermine  ,  tantôt  pour,  tantôt  contre 
leurs  vrais  intérêts.  De  quoi  peut-on  s'assurer 
avec  des  gens  qui  n'ont  aucun  système  ii\e, 
et  qui  ne  se  conduisent  que  par  des  impul- 
sions fortuites  ?  Rien  n'est  plus  frivole  que 
la  science  politique  des  cours  :  comme  clic 
n'a  nul  principe  assuré,  l'on  n'en  peut  tirer 
aucune  conséquence  certaine  ,  et  toute  cette 
belle  doctrine  des  intérêts  des  princes  est  uil 
jeu  d'enfant  qui  fait  rire  les  hommes  sensés. 
Ne  vous  appuyez  donc  avec  confiance  ni 


4o5     GOUTE  R.  IS^  3  31  E  N  T 

sur  vos  aUics  ni  sur  vos  voisins  ;  vous  n'en, 
avez  qu'un  sur  lequel  vous  puissiez  un  peu 
compter.  C'est  le  gvand-seigneur,  et  vous  ns 
devez  rien  épargner  pour  vous  en  "aire  uu 
appui  :  non  que  ses  maximes  d'Etat  soient 
beaucoup  plus  certaines  que  celles  des  autres 
puissances.  Tout  y  dépend  e'galement  d'un. 
viair  jd'uncfavorite  ,  d'une  intrigue  dese'rail, 
mais  l'inte'rct  de  la  Porte  est  clair,  simple, 
il  s'agit  de  tout  pour  elle  ,  et  généralement 
il  y  règne  ,  avec  bien  moins  de  lumière  et  de 
finesse  ,  plus  de  droiture  et  de  bon  sens.  On 
a  du  moins  avec  elle  cet  avantage  de  plus 
qu'avec  les  puissances  chrétiennes  ,  qu'elle 
aime  à  remplir  ses  eng=îgemens  ,  et  respect© 
ordinaircmieut  les  traités.  Il  faut  tâcher  d'eu 
faire  avec  elle  un  pour  vingt  ans,  aussi  clair 
qu'il  sera  possible.  Ce  traité ,  tant  qu'une 
autre  puissance  cachera  ses  projets  sera 
le  meilleur  peut-être  ,  le  seul  garant  que 
vous  puissiez  avoir  ,  et  dans  l'état  où  la 
présente  guerre  laissera  vraisemblablement  la 
Russie,  j'estime  qu'il  peut  vous  suffire  pour 
entreprendre  avec  sûreté  votre  ouvrage;  d'au- 
tant plus  que  l'intérêt  coituoiun  des  puissances 
de  l'Europe,  et  sui-tout  de  vos  autres  voi- 
siias,  est  de  vous  laisser  toujours  pour  har- 


D  E     P  G  L  O  G  IV  E.  407 

lièrc  entr'eux  et  les  Russes  ,  et  qu'à  force  de 
cliangcr  de  folies  il  faut  bien  qu'ils  soient 
çajres  an  moins  quelquefois. 

Une  chose  uie  fait  croire  que  2;e'iierale- 
mcnt  on  vous  verra  sans  jalousie  travailler 
Il  la  reforme  de  votre  constitution.  C'est  que 
cet  ouvajvc  ne  tend  qu'à  l'affermissement  de 
la  législation  ,  par  consc'quent  de  la  liberté' , 
et  que  cette  liberté'  passe  dans  toutes  les 
cours  pour  une  manie  de  visionnaires  ,  qui 
tend  plus  à  affaiblir  qu'à  renforcer  un  Etat. 
C'est  pour  cela  que  la  France  a  toujours  fa- 
vorise la  liberté  du  corps  germanique  et  de 
la  Hollande  ,  et  c'est  pour  cela  qu'au jour- 
d'Iiui  la  Russie  favorise  le  gouvernement 
présent  de  vSuède  ,  et  contre-carre  de  toutes 
SCS  forces  les  projets  du  roi.  Tous  ces  grands 
ministres  ,  qui  jugeant  les  hommes  en  général 
sur  eux-mêmes  et  ceux  qui  les  entourent  , 
croient  les  connaître  ,  sont  bien  loin  d'ima- 
giner quel  ressort  l'amour  de  la  patrie  ,  et 
l'élan  de  la  vertu  peuvent  donner  h  des  aines 
libres.  Ils  ont  beau  être  les  dupes  de  la  basse 
opinion  qu'ils  ont  des  républiques  et  y 
trouver  dans  toutes  leurs  entreprises  une  ré- 
sistance qu'ils  n'attcMulaient  pas,  ils  ne  re- 
viendront jajuais  d'un  préjugé  fonde  sur  le 


4o8     GOUVERNEMENT 

mépris  dont  ils  se  sentent  dignes,  et  sur  le- 
quel ils  appiécicut  le  genre  humain.  Malgré 
rexpérience  assez  frappante  que  les  Russes 
Tiennent  de  faire  en  Pologne  ,  rien  ne  les 
fera  changer  d'opinion.  Ils  regarderont  tou- 
jours les  hommes  libres  comme  il  faut  les 
regarder  eux-mêmes  ,  c'est-à-dire  ,  comme  des 
hommes  nuls  ,  sur  lesquels  deux  seuls  instru- 
mens  ont  prise  ,  savoir  l'argent  et  le  knout. 
S'ils  voient  donc  que  la  république  de  Polo- 
gne ,  au-licu  de  s'appliquer  à  remplir  ses 
coffres,  à  grossir  ses  finances,  à  lever  bien 
des  troupes  réglées  ,  songe  au  contraire  à 
licencier  son  armée  et  à  se  passer  d'argent, 
ils  croiront  qu'elle  travaille  à  s'aflaiblir,  et 
persuadés  qu'ils  n'auront  ,  pour  en  faire  la 
conquête  ,  qu'à  s'y  présenter  quand  ils  vou- 
dront ,  ils  la  laisseront  se  régler  tout  à  son 
aise  ,  en  se  moquant  eu  eux-mêmes  de  sou 
travail.  Et  il  faut  convenir  que  l'état  de 
liberté  ote  à  un  peuple  la  force  offensive  , 
et  qu'en  suivant  le  plan  que  je  propose  ou 
doit  renoncer  à  tout  espoir  de  conquête.  Mais 
que  ,  votre  œuvre  faite  ,  dans  vingt  ans  les 
Fwusses  tentent  de  vous  envahir  ,  et  ils  con- 
naîtront quels  soldats  sont  ,  pour  la  défense 
de  leurs  foyers  ,  ec»  hommes  de  paix  qui  n« 


D  E     P  O  L  O  G  N  E.  409 

«avcnt  pas  attaquer  ceux  des  autres,  et  qui 
ont  oublie'  le  prix  de  l'argent. 
t  Quant  à  la  manière  d'entamer  l'œuvre  dont 
il  s'agit,  je  ne  puis  goûter  toutes  les  subti- 
lités qu'on  vous  propose  pour  surprendre 
et  tromper  en  quelque  sorte  la  nation  sur  les 
changemens  à  faire  à  ses  lois.  Je  serais  d'avis 
seulement,  en  montrant  votre  plan  dans  toute 
son  étendue  ,  de  n'en  point  commencer  brus- 
quement l'exc'cution  par  remplir  la  république 
de  mécontcns  ,  de  laisser  en  place  la  plupart 
de  ceux  qui  y  sont,  de  ne  conférer  les  em- 
plois ,  selon  la  nouvelle  réforme  ,  qu'à  me- 
sure qu'ils  viendraient  à  vaquer.  N'ébranlez 
jamais  trop  brusquement  la  machine.  Je  ne 
doute  point  qu'un  bon  plan  une  fois  adopté 
ne  change  même  l'esprit  de  ceux  qui  auront 
eu  part  au  gouvernement  sous  un  autre.  Ne 
pouvant  créer  tout  d'un  coup  de  nouveaux 
citoyens  ,  il  faut  commencer  par  tirer  parti 
de  ceux  qui  existent,  et  oflrir  une  route  nou- 
velle à  leur  ambition  ,  c'est  le  moyen  de  les 
disposer  à  la  suivre. 

(^ue  si,  malgré  le  courage  et  la  constance 
des  confédérés,  et  malgré  la  justice  de  leur 
pause,  la  fortune  et  toutes  les  puissances  les 
^b^qdonuent  et   livrent   la    patrie  à  ses  op- 


410     GOUVERNEMENT 

jvicsscnrs mais  je  n'ai  pas  riionuciir 

d'être  polonais  ;  et  dans  une  situation  pa- 
reiilc  a  celle  où  vous  êtes,  il  n'est  permis  d«i 
donnerson  avis  que  jjar  son  exemple. 

Je  viens  de  remplir,  selon  la  mesure  de 
mes  forces  (  et  plut  à  Dieu  que  ce  fût  avec 
autant  de  succès  que  d'ardeur  )  la  tâche  quo 
M.  le  comte  JP'ielhorski  m'a  imposée.  Peut- 
être  tout  ceci  n'cst-il  qu'un  tas  de  chimères , 
jnais  voilà  mes  ide'es  :  ce  n'est  pas  ma  faute 
si  elle?  ressemblent  si  peu  à  celles  des  autres 
hounnes  ,  et  il  n'a  pas  dépendu  de  moi  d'or- 
ganiser ma  tête  d'une  autre  façon.  J'avoue 
même  que  quelque  singularité  qu'on  leur 
trouve  ,  je  n'y  vois  rien  quant  à  moi  que  de 
bien  adapté  au  cœur  humain ,  de  bon  ,  de 
praticable  ,  sur-tout  en  Pologne  ,  m'étant 
appliqué  dans  mes  vues  à  suivre  l'esprit  de 
cette  république  ,  et  à  n'y  proposer  que  le 
moins  de  changcmeus  que  j'ai  pu  pour 
en  corriger  les  défauts.  11  me  semble  qu'un 
gouvernement  monté  sur  de  pareils  ressorts 
doit  marcher  à  son  vrai  but  aussi  directe- 
ment ,  aussi  sûrement ,  aussi  long-temps  qu'il 
estpossible  ;  n'ignorant  pas  ,  au  surjîlus  ,  que 
tous  les  ouvrages  des  hommes  sont  imparfaits_, 
passagers  et  périssables  comme  eux. 


DE     POLOGNE.  41 1 

J'ai    omis   à    dessein    beaucoup    d'aiLcles 
tiès-ini[)ortans  sur  lesquels  je  ne  me  scnlais 
])as   les     luniièies    suffisantes   pour    en  bien 
jnj^er.  Je  laisse  ce  soin  à  des    Iioinnîv's  plus 
éclaires  et  plus  sages  que  ïuoi,  et  je  uiets  fin 
à  ce  long  fatras  ,  en   fesant   a  M.    le  comte 
ff'ielJior^kl  mes  excuses  de  l'en  avoir  occu- 
pe si  long-temps.  (Quoique  je  pense  autrement 
que  les  autres  hommes,  je  ne  me  flatte   ])as 
dVtre  plus  sage  qu'eux,  ni  qu'il  trouve  dans 
mcii  rêveries  rien  qui  puisse   être  réellement 
utile  à  sa    patrie  ;    mais  mes    vœux  pour  sa 
prospc'ritc'  sont  trop   vrais,  trop  ]nHs,  trop 
desintc'rcsses  pour  que   l'orgueil  d'y  eonlri- 
hucr  puisse  ajouter  à  mou  zèle.  Puisse-t-elle 
triojnpiier  de  ses  ennemis  ,  devenir  ,  demeu- 
rer paisible  ,   heureuse    et  libre  ,  donner  un 
grand  exemple  à  l'univers,  et,  profitant  des 
travaux  patriotiques  de  M.  le  comte  ï^iel- 
horski  ,    trouver     et  former    dans  son  sein 
beaucoup    de   citoyens  qui  lui  ressemblent  î 

Fin  du  deuxième  et  dernier  volume-. 


TABLE 

DES     PIÈCES, 
LIVRES    ET   CHAPITRES 

CO^sTETsUS    EX    CE    VOLUME. 

CONTRAT    SOCIAL. 
LIVRE    I. 

Oh  Von  recliej-che  comment Vhomme passe  de 
Vétat  de  nature  à  Pctat  civil ,  et  quelles 
senties  conditions  essentielles  du  pacte. 


c 


aAPiTRE   PREMIER.  Sujet  de  ce  premier 
livre.  page   4 

C  H  A  p.  II.  Des  premières  socictcs.  5 

C  H  A  p.  III.  Du  droit  du  plus  fort.  9 

C  H  A  p.   IV.  De  V esclavage.  1 1 

C  K  A  p.  V.  Qu'il  faut  toujours  remonter  à 
une  premièT-e  convention^  18 

C  H  A  p.  VI.  Du  pacte  social.  20 

C  H  A  p.   VII.    Dfi  souverain,  26 

Chap.  VIII.  De  Vétat  civil.  29 

C  H  A  p.  IX-   Du  domaine  réeL  3i 

i.IVRE 


TABLE.  4i3 

LIVRE     II. 

oh  il  est  traité  de  la  h'gislation. 

Chapitre  premier.    Que  la    souveraineté 
est  inaliénable.  P^g^   36 

C  H  A  p.  II.  Que  la  souveraineté  est  indi^ 
visible.  .38 

C  H  A  p.  III.    Si  la   volonté  générale  peut 
errer.  4  r 

C  n  A  p.  IV.  Des  bornes  du  pouvoir  souve- 
rain. 44 
C  n  A  p.  V.  Du  droit  de  vie  et  de  mort.  5r 
C  H  A  p.  V  I.  De  la  loi.  64 
C  n  A  p.  VII.  Du  législateur.  60 
C  H  A  p.  VIII.  Du  peuple.  67 
C  H  A  p.  IX.  Suite.  71 
C  H  A  p.  X.  Suite.  75 
C  H  A  p.  XI.  Des  divers  systèmes  de  légis- 
lation. 80 
Chap.  XII.  Division  des  lois.  85 

LIVRE    III. 

Oh  il  est  traité  des  lois  politiques  ,  c'est-à- 
dire  de  la  forme   du  gouvernement. 

Chapitre  premier.  Du  gouvernement  en 
général.  P^ge   88 

Fçliti^uc,  Xosie  11^  A  a 


144  T  A  B  L  E. 

Chap.   II.  Du   principe    qui   constitue    les 

diverses  formes  de  gouvernejuent.  98 

Chap.  III.     Dipisio7i     des    gouvernemens. 

io3 
Chap.  IV.  De  la  démocratie.  loS 

Chap.   Y.  De  V aristocratie.  109 

Chap.  VI.  Delà  monarchie.  ii3 

Chap.   VII.     Des     gouçernemens     mixtes, 

123 

Chap.  VIII.  Que  toute  for-me  de  gouf^'er- 
nement  n'est  pas  propre  à  tout  pays.  126 

Chap.  IX.  Des  signes  d'un  bon  gout^er- 
nement.  i36 

Chap.  X.  De  Vahus  du  gouvernement  et 
de  sa  pente  à  dégénérer.  i33 

Chap.  XI.  De  la  mort  du  corps  poli- 
tii/ue.  146 

Chap.  XII.  Comment  se  maintient  V au- 
torité souveraine.  147 

Chap.  XI  il.   Suite.  149 

Chap.  XIV.   Suite.  i52 

C  zi  A  p.  XV.  Des  députés  ou  représen^ 
tans.  t53 

Ch  a  p.  XVI.  Que  r institution  du  goure j-- 
nejncTit  n'est  point  un  contrat»  j6o 


T  A  B  T  E.  4iîi 

CnAP.    XVII.    De  V institution  du  gou- 

çerncmcnt.  162 

Chap.    XVIir.    Moyen    de  prévenir  les 

usurpations  du  gouvernement.  i65 


LIVRE    IV. 


On  continuant  de  traiter  des  lois  politiques j 
on  expose  les  moyens  d^ affermir  la  cons* 
ti  tut  Ion  de  V  JE  ta  t. 

Chapitre  premier.   Que  la  volonté  gené^ 

raie  est  indestructible.  i6(^ 

CnAP.    II.    Des   suffrages.  lyS 

Chap.    III.     Des  élections.  lytJ 

Chap.    I  V.  Des  comices  romains,  182 

C  H  A  P.     V.    Du   tribunal.  20i 

Chap.    VI.    Delà  dictature.  2o5 

Chap.    VII.    De  la  censure.  210 
Chap.   VIII.  De  la  religion  civile.      2 1 3 

Chap.    IX.    Conclusion.  284 


4i6  T  A  B  L  E. 

GOUVERNEMENT 
DE    POLOGNE. 


VjhAPITRE  premier.  Etat  dtla  questionl 

C  H  A  p.  II.  Esprit  des  anciennes  institua 
tions.  243 

C  H  A  p.  III.  Application,  24^ 

C  H  A  p.  IV.   Education.  263 

C  H  A  p.   V.  P^ice  radical.  272 

C  H  A  p.  VI.  Question  des  trois  ordres.   27 S 
C  H  A  p.  VII.  Moyens  de  maintenir  la  cons- 
titution. 280 
Chap.  VIII.  Du  roi.                             809 
C  ff  A  p.  IX.  Causes    particulières    de  Va- 
narchie.  819 
Chap.   X.  Administration.  333 
Chap.  XI.  Système  éconojniijue.  33o 
Chap.  XII.  Système  inilitaire.  35.> 
Chap.  XIII.    Projet    pour   assujétir   à 
une   marche  graduelle  tous  les  membres 
du  gouvernement.  870 
Chap.  XIV.  Election  des  rois.  S09 
Chap.  XV.   Conclusion.                          40-J 

Fiu  de  la  Taille  du  Tome  secoud.» 


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