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Library
of the
University of Toronto
(E U V R E s
COMPLETTES
DE J. J. ROUSSEAU,
i
(E U V R E s
COJVIPLETTES
DE J. J. R OU S SE AU,
Citoyen de Gekève.
NOUVELLE ÉDITION
TOME QUATRIÈME.
A PARIS,
BÉLiN, T.ibraire, rue Sr. Jacques, n", 26.
chez / Caille , rue de la Harpe, u°. ï5o.
Grégi^ibe, rue du Coq Sr. Honoré.
,\oi-i.AKD, quai des Augustins , n". 25.
1795.
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University of Ottawa
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LETTRES
D E
DEUX AMANS,
HABITANS D'UNE PETITE VILLJB
AU PIED DES ALPES.
LETTRE PREMIÈRE,
A J U L I E. {a)
3 'ai pris et quitte cent fois la plume; j 'hésite
(lès le premier mot; je ne sais quel toti jo
dois prendre ; je ne sais par où commencer ;
et c'est à, /«//d que je veux écrire ! Ah malheu-
reux ! que suis-je devenu ? ï\ n'est doue plus
ce temps où mille seutimeus délicieux cou-
laient de lua plume comme un intarissable
torrent ! Ces doux moxaens de confiance çÇ
(û) Je n'ai guère besoin, je crois, d'avertir
que dans cette seconde partie et dans la sui-
vante , les deux amans séparés ne font quç
déraisonner et battre la campagne; leurs pauYiMrf
ifttes n'y sont plus.
Nouvelle IJ^lQÏse, Tome II, A
i L A N O U V E L L E
d'epanchcment sont passes ; nous ne sommes
plus l^uii à l'autre , nous ne sommes plus
les mêmes , et je ne sais plus à qui j'e'-
cris. Daignerez-vous recevoir mes lettres?
vos yeux daigneront-ils les parcourir ? lestrou-
Verez-vous a^sez réservées, assez circonspectes 2
oserais-je y garder encore une ancienne fa-
ïniliarité ? oserais-je y parler d'un amour
éteint ou méprisé , et ne suis-je pas plus re-
culé que le premier jour où je vous écrivis?
Quelle différence , ô Ciel î de ces jours si cLar-
mans et si doux a mon effroyable misère !
Hélas ! je commençais d'exister et je suis
tombé dans l'anéautissement ; l'espoir de
vivre animait mon cœur ; je n'ai plus devant
moi que l'image de la mort , et trois ans
d'intervalle ont fermé le cercle fortuné de
mes jours. Ah ! que ne les ai -je termines
avant de me survivre à moi-même ! que n'ai-
je suivi mes pressentimens après ces rapides
instans de délices , où je ne voyais plusrieii
dans la vie qui fût digne de la prolonger l
Sans doute il fallait la borner à ces trois ans
ou les ôtcr de sa durée ; il valait mieux ne
jamais goûter la félicité que la goûter et la
perdre. Si j'avais franchi ce fatal intei'valle ,
^ j'avais évité ce premier regard qui m« fit
H É L O I s E. S
tine antre ame , je jouirais de ma raison; je
ïcinplirais les devoirs d'un hoiuine , et sè-
merais peut-être de qnelques vertus mon in-
sipide carrière. Un moment d'erreur a tont
change'. Mon oeil osa contempler ce qu'il ne
fallait point voir. Cette vue a produit enfin
son effet inévitable. Après m'étre égaré par
degrés , je ne suis plus qu'un furieux dont
1g sens est aliéné , un lâche esclave sans force
et sans courage, qui va traînant dans l'igno-
minie sa chaîne et son désespoir.
Vains rêves d'un esprit qui s'égare ! Désirs
faux et trompeurs , désavoués à l'instant par
le cœurqui les a formés ! Que sert d'imaginer
à des maux réels de chimériques remèdes
qu'on rejetterait quand ils nous seraient of-
ferts? Ah! qui jamais connaîtra l'amour ,
l'aura vue et pourra le croire , qu'il y ait
quelque félicité possible que je voulusse ache*
ter au prix de mes premiers feux ? Non , non ,
que le Ciel garde ses bienfaits et me laisse ,
avec ma misère , le souvenir de mon bonheur
passé. J'aime mieux les plaisirs qui sont dans
ma mémoire , et les regrets qui déchirent
mon ame , que d'être à jamais heureux sans
ma Julie. Viens, image adorée, remplir ua
^^œur qui u« vit que par toi ; suis-moi dan»
A a
'4 L _\ NOUVELLE
mon exil, console-moi dans mes peines ^
ranime et soutiens mon espérance e'teinte.
Tonjonrs ce cœur infortuné sera ton sanc-
tuaire inviolable , d'où le sort ni les hom-
mes ne pourront jamais t'arraciier Si je suis
mort au bonheur , )e ne le suis point à l'a-
inour qui m'en rend digne. Cet amour est in-
vincible comme le charme qui Ta fait naître. Il
est fonde' sur la base ine'branlable du mérite
et des vertus ; il ne peut périr dans une ame
immortelle ; il n'a plus besoin de l'appui de
l'espérance , et le passé lui donne des forces
pour un avenir éternel.
Mais toi , Julie , ô toi qui sus aimer une
fois ! comment ton tendre cœura-t-il oublié
de vivre ? comment ce feu sacré s'est-il éteint
dans ton ame pure ? comment as-tu perdu le
goiît de ces plaisirs célestes que toi seule
étais capable de sentir et de rendre ? Tu me
chasses sans pitié ; tu me bannis avec op-
probre ; tu me livres à mon désespoir et tu
ne vois pas, dans l'erreur qui t'égare , qu'eu
me rerulant misérable , tu t'êtes le bonheur
de tes Jours. Ah ! Julie , crois-moi , tu cher-
cheras vainement un autre cœur ami du
tien ! Mille t'adoreront, sans doute j le mien
seul te savait aimer.
H E L O 1 s E. 5
Rt'pouds-iuoi maintenant , amante abu-»
soc ou trompeuse ; que sont devenus ces
projeis formes avec tant de mystère ? Où sont
CCS vaines espérances dont tu leurras si sou-
vent 'ma crédule simplicité ? où est cette
union sainte et désirée , doux objets de tant
d'ardens soupirs , et dont ta plume et ta
bouche flattaient mes vœux ? Hélas ! sur
la foi de tes promesses j'osais aspirer a ce
nom sacré d'époux , et me croyais déjà le
plus heureux des homm^cs. Dis , cruelle ! no
ui'abusais-tuque pour rendre enfin ma dou-
leur plus vive et mou humiliation plus pro-
fonde? Ai -Je attiré mes malheurs par ma
faute ? ai-jc maiicjiié d'obéissance , de doci-
lité jde discrétion ? m'c's-tu vu désirer assez
faiblement pour mériter d'être éconduit,ou
préférer mes fougeux désirs à tes volontés
suprêmes ? J'ai tout fait pour te plaire , et tu
m'abandonnes ! tu te chargeais de mou
bonheur, et tu m'as perdu ! Ingrate,rends-inoi
compte du dépôt que je t'ai confié ; rends-
moi comice de moi-même après avoir égare'
mon cœur dans cette suprême félicité que
tn m'as montrée et que tu m'enlèves. Anges
du Ciel ! l'eusse méprisé votre sort. J'eusse
été le plus heureux des êtres Hélas ! je
A 3
€> LA NOUVELLE
ne suis plus rieu , un instant m'a tout ôte.
J'ai passé sans intervalle du comble des
plaisirs aux regrets éternels : je touche en-
core au bonheur qui m'échappe.... j'y tou-
che encore et je perds pour jamais î. . . Ahî
si je le pouvais croire ! si les restes d'une espé-
rance vaine ne soutenaient O rochers
de Meillerie que mon œil égaré mesura tant
de fois , que ne servîtes-vous mou désespoir 1
j'aurais moins regretté la vie , quand j*
n'en avais pas senti le prix.
LETTRE II.
DU MI LORD EDOUARD A CLAIREl
T
N
ODS arrivons à Besancon , et mon pre-
mier soin est de vous donner des nouvelles
de notre voyage. Il s'est fait sinon paisible-
ment , du moins sans accident , et votre ami
est aussi sain de corps qvi'on peut l'être avec
un cœur aussi malade. Il voudrait mcnae
a£Fecter à l'extérieur une sorte de tranquillité.
Il a boute de son état , et se contraint beau-
coup devant moi ; mais tout décèle ses se-
lîrètes agitations , et si je feins de m y troui'»
HELOISET. «lu
pcT , c*CRt pour le laisser aux prises avec lui-
ïiiême , et occuper ainsi une partie des for-
ces de son ame à réprimer l'effet de l'autre.
Il fut fort abattu la première journée î
je la fis courte , voyant que la vitesse de no-
tre marche irritait sa douleur. Il ne me
parla point , ni moi à lui ; les consolation»
indiscrètes ne font qu'aigrir les violente»
afflictions. L'indiffëreuce et la froideur trou-
vent aisément des paroles ; mais la tristesse
et le silence sont alors le vrai langage de l'a-
mitic. Je commençai d'apercevoir hier les
premières étincelles de la fureur qui va succé-
der infailliblement à cette léthargie : àla dîuée,
a peine y avait- il un quart d'heure que
nous étions arrivés qu'il ui'aborda d'un air
d'impatience: Que tardons -nous à partir,
me dit -il avec un souris amer ? pourquoi
restons -nous un moment si près d'elle ? Le
soir il affecta de parler beaucoup , sans dire
un mot de Julie. W recommençait des ques-
tions auxquelles j'avais répondu div fois. Il
voulut savoir si nous étions déjà sur terres
de France , et puis il demanda si nous arri-
verions bientôt à Yevai. La première chose
qu'il fait à chaque station , c'est de commen-
cer quelque lettre qu'il déchire on chiffouu©
A4
8 LA NOUVELLE
un inoiîieiit après. J'ai sauve du feu deux ou
trois de ces brouille, s sur lesquels vous pour-
rez entrevoir l'ëtat de son anic. Je crois pour-
tant qu'il est parvenu à e'crir^ une lettre en-
tière.
L'emportement qu'a'iuoncent ce? premiers
symptômes est facile à prévoir ; mais je ne
saurais dire quel eu sera l'cUet et le terme ;
car cela dépend d'vuie combinaison du ca-
ractère de l'homme , du genre de sa passion ,
des circonstances qui peuvent naître , de
mille choses que nulle prudence humaine
ne peut déterminer. Pour moi , je puis ré-
pondre de ses fureurs, mais non pas de son
désespoir; et C|uoi qu'on fasse , tout homme
est toujours maître de s« vie.
Je me flat|e cependant qu'il respectera
sa personiîe et mes soins ; et je compte
moins pour cela sur le zèle de l'ami tic , qui
n'y sera pas épargné , qne sur le caractère
de sa passion et sur celui de sa maîtresse.
L'auie ne peut guère s'occuper fortement et
long-temps d'un objet sans contracter de&
dispositions qui s'y rapportent. L'extrém«
douceur de Julie doit tempérer l'âcreté da
feu qu'elle inspire, et je ne doute pas non
pitts (jue i 'amour d'uu bomuit^ aussi vif i*^
H E L O I s E. 9
lui donne h ellc-uiême im peu pins d'activité
qu'elle n'en aurait naturellement sans lui.
J'ose compter aussi sur son cœur ; il est
fait pour combattre et vaincre. Un amour pa-
reil au sien n'est pas tant une faiblesse qu'une
force mal emplovee. Une flamme ardente
et malheureuse est capable d'absorber pour
un temps , pour toujours peut-être , une par-
tie de ses facultés ; mais elle est elle-même
une preuve de leur excellence , et du parti
cju'il en pourrait tirer pour cultiver la sa-
gesse ; car la sublime raison ne se soutient
que par la même vigueur de l'ame qui fait
les grandes passions , et l'on ne sert digne-
ment la philosopliie qu'avec le méuic feu
qu'on sent pour une maîtresse.
Soyez-en sure anuahlc C/aire\ je ne m'inté-
resse pas moins que vous au sort de ce cou-
ple infortuné ; non par un sentiment de
commisération qui peut n'être qu'une fai-
blesse; mais par la considération de la jus-
tice et de l'ordre , qui veulent que chacun
soit place de la manière la plus avantageuse
à lai -même et à la société. Ces deux belles
auu's sortirent l'une pour l'aulre des mains
de la nature ; c'est dans une douce union ,
c'est dans le sein du bonheur que , libres
JS'QmdU IJtUoisc. Tojiic II. B
so LA NOUVELLE
de déployer leurs forces et d'exercer l«ui»
Yertiis , elles eussent éclaire la terre de leurs
exeuipies. Pourquoi faut - il qu'un insensé
pré,Uiié vienne changer les directions éter~
nelles , et bouleverser l'harmonie des êtres
pensans ? Pourquoi la vanité d'un père bar-
bare cache-t-el!e ainsi la lumière sous le bois-
seau , et fcî:t-elle gémir dans les larmes des
coeurs tendres etbienfesans , nés pour essuyer
celles d'autrui ? Le lien conjugal n'est-il pas
le plus libre amsiquele plus sacré des engage-
inens?oui , toutesles lois qui le gênent sont in-
justes ; tous les pères qui l'osent former ou
rompre sont des tyrans. Ce chaste nœud de
la nature n'est soumis ni au pouvoir souve~
rain ni a l'autorité paternelle , mais à la
seule autorité du père commun qui sait com-
mander aux cœurs , et qui leur ordonnant
de s'unir , les peut contraindre des'aiiner. (3)
(b) Il y a des pavs où cette convenance des
conditions et de la fortune esr tellement préfé-
rée à celle de la nature et des cœurs , qu'il
Suffit que la première ne s'y trouve pas pour
empêcher ou rompre les plus heureux .mariages,
sans égard pour l'honneur perdu des infortunées
qui sont tous les jours victimes de ces odieux
préjugés. J'ai vu plaider au parlement de Paiis
H E L O l s E. tt
Que signifie ce sacrifice des convenances
de la nature aux convenances de l'opi-
nion? La diversité de fortune et d'e'tat s'e'-
clipse et se confond dans le mariage , elle
ne fait rien au bonheur ; mais celle d'hu-
meur et de caractère demeure *, et c'est par
elle qu'on est heureux ou malheureux. L'en-
fant qui n'a de règle que Tamour choisit
mal , le père qui n'a de règle que ropiuiont
choisit plus mal encore, Qu'une fille manque
de raison , d'expérience , pour juger de la
sagesse et des mœurs , un bon père y doit
suppléer sans doute. vSon droit , son devoir
même est de dire: ma tille c'est un honnétd
homme ; ou , c'est un fripon ; c'est uuhomme
de sens , ou , c'est un fou. Voilà les conve-
nances dont il doit connaître ; le jugement de
toutes les autres appartient à la fiile. En criant-
^u'on troublerait ainsi l'ordre de la société ,
une cause rélèbre où l'honneur du rang atta-
quait insolemment et publiquement l'honnêteté ,
le devoir , la foi conjugale , et où l'indigne père ,
qui gagna son procès , osa déshériter son fils"
pour n'avoir pas voulu être uu mal-honnét«F
homme. On ne saurait dire à quel point dàJin
ce pays si galant les femmes sont tyrannisée»
par les lois. Faut-il s'étonner qu'elles s'en vea-
gent si cruellement par leurt mœurs 2
T2 L A N O U Y E L L E
CCS tyrans le troubleut eux- lucmes. Que îe
rang se règle par le uiërite , et l'uuioa des
cœurs par leur choix , voilà le véritable ordrç
social : ceux qui le règlent pcï la uaissauce
ou par les richesses sont les vrais perturba-
teurs de cet ordre j ce sont ceux-là qu'il faut
décrier ou puuir.
Il est donc delà justice universelle que ces
abus soient redressés ; il est du devoir de
l'homme de s'opposer à la violence , de con^
courir à l'ordre: et s'il m'était possible d'u-
3iir ces deux amans en dépit d'un vieillard
sans raison , ne doutez pas que je n'ache-
vasse en cela l'ouvrage du Ciel , sans m'em-
barrasscr de l'approbation des homuies.
Vous Ctcs plus heureuse , aimable Claire ;
vous avez un père qui Jie prétend ]:)oint sa-
voir mieux que vous eu quoi consis<^c votre
bonheur. Ce u'est peut-être , ni par de gran-
des vues de sagesse , ni par une tendresse
excessive qu'il vous rciul ainsi maîtresse de
votre sort ; mais qu'iuiporte la cause , si l'ef-
fet estle même , etsi , dans la liber té qu'il vous
liiLsse , l'indolence lui tient lieu de raison?
Loin d'abuser de cette liberté , le choix que
vous avez fait à vingt ans aurait l'appro-
iDation du plus sage père. Votre cœur , ab-^
tî K L O I s i!. i3
soibc pnr une amitié qui n'eut janiclis d'e-
ÇÇale , a gardé peu de place au feu de l'amoar.
Vous leur substituez tout ee qui }x?ut y sup-
])lcer dans le mariage ; moins amante qu'a-
îtiie , si vous n'êtes là plus tendre épouse ^
Vous serez la plus vertueuse , et cette union
qu'a formé la sagesse doit croître avec Tâgd
et durer autant qu'elle. L'impulsion du cœur
cs*t plus aveugle , mais elle est plus invinci-
LIc : c'est le moyeu de se perdre que de se
mettre dans la nécessité de lui résister*
HcureUK ceux que l'amour assortit comme
aurait fait la raisou , et qui n'ont
point d'obstacle a vaincre et de préjugés à
combattre ! Tels seraient nos deux amanï
sans l'injuste résistance d'un père entêté.
Tel malgré lui pourraient-ils être encore, si
Tun des deux était bien conseillé.
L'exemple de Julie et le vôtre moutreut
également que c'est aux époux seuls à juger
s'ils se conviennent. Si l'amour ne règne
pas , la raisou choisira seule ; c est le cas où
vous êtes: si l'amour règne , la nature a déjii
clîoisi ; c'est celui de Julie. Telle est la loi
facrée de la nature qu'il n'est pas permis à
1 homme d'enfreindre , qu'il n'enfreint jamais
impunémeut , et que la consldératioa da*
î4 LA NOUVELLE
états et des rangs ne peut abroger qu'il a'ca
coûte des mallicurs et des crimes.
Quoique l'hiver s'avance et que j'aie à mo
rendre a Rome, je ne quitterai point l'amt
que j'ai sous ma garde , que je ne voie sou
am.e dans un état de consistance sur lequel
je puisse compter. C'est un dépôt qui m'est
cher par son prix , et parce que vous me
l'avez confié. Si je ne puis faire qu'il soit
heureux, je tâcherai du moins qu'il soit sage,
et qu'il porte en homme les maux de l'huma-
nité. J'ai résolu de passer ici une quinzaine de
jours avec lui 5 durant lesquels j'espère que nous
recevrons des nouvelles dc.7«//e et des vôtres,
«t que vous m'aiderez toutes deux a mettre
quelque appareil sur les blessures de ce cœur
malade , qui ne peut encore écouter la raison
par l'organe du sentiment. Je joins ici une
lettre pour votre amie : ne la confiez, je vous
prie, a aucun commissionnaire , mais rerrieb-
te»-la vous-même.
H É L O ï s E. iS
FRAGMENS
JOINTS A LA LETTRE PRÉCÉDENTE,
Jl OURQUOI n'ai-je pn vous voir avant mon
dcpait ? Vous avez craint que je n'expirasse
eu vous quittant ? cœur pitoyable , rassurez-
vous. Je ine porte bien je ne souffrepas
Je vis encore... je pense à vous... je pense au
temps où je vous fus cher... j'ai le cœur uu
peu serré.... la voiture m'étourdit.... je ne
pourrai long-temps vous écrire aujourd'hui.
Demain , peut-être , aurai-je plus de force....
ou n'en aurai-jc plus besoin...
I I.
Où m'entraînent ces chevaux avec tant de
vitesse ? où me conduit avec tant de zèle cet
liomme qui se dit mon ami ? Est-ce loin de
toi , Julie ? est-ce par ton ordre ? est-ce en
des lieux où tu n'es pas ?... Ah, fille insen-
sée !... je mesure des yeux le chemin que je
parcours si rapidement. D'où viens- je ? où
i6 LA NOUVELLE
vais-je ? et pourquoi tant de diligence ? Avez-
vous eu peur, cruels , que je ne courusse pas
assez tôt à ma perte ? O amitié' ! 6 amour !
est-ce là votre accord ? sont-ce là vos bien-
faits ?..,.
ï I I.
As-tu bien consulte' ton cœur, en me chas-
sant avec tant de violence ? As-tu pu , dis
Julie ^ as-tu pu renoncer pour jamais ?
JVon , non, ce tendre cœur m'aime ; je le sais
bien. Malgré le sort, malgré lui-méiue, il
m'aimera jusqu'au tombeau Je le vois,
tu t'es laissé suggérer ( c). . . . quel repentir
éternel tu te prépares!.... hélas ! il sera trop
tard quoi ! tu pourrais oublier.... quoi !
je t'aurais mal connue !.... Ah ! songe à toi ,
songe à moi , songe à écoute, il en est
temps encore.... tu m'as chassé avec barbarie.
je fuis plus vite que le vent.... Dis un mot,
un seul mot , et je reviens plus prompt que
l'éclair. Dis un mot , et pour jamais noui
sommes unis. Nous devons l'être Nous
( c ) La suite montre que ces soupçons tom-
hriient sur milord Edouard , et que Ciain les a
pris pour elle.
H É L O l s E. 17
Je serous....Ah ! l'air emporte uics plaintes!....
et cependant )c fuis ; je vais ^Itic et moarir
loin d'elle.... vivre loiu d'elle!
LETTRE III.
VE MILGRD EDOUARD A JULIE,
V,
OTRE cousine vons dira des Tiouyellcs de
Totre auii. Je crois d'ailleui-s qu il vous écrit
par cet ordinaire. Commencez par satisfaire
là-dessus votre empressement , pour lire en-
suite posément cette lettre ; car je vous
préviens que sou sujet demande toute votre
attention.
Jeconjiais les hommes ; j'ai vécu beaucoup
eu peu d'années ; j'ai acquis une grand« ck-
périeuce à mes dépens, et c'est le chemin des
passions qui m'a conduit à la philosophie :
mais de tout ce que j'ai observé jusqu'ici,
je n'ai rien vu de si extraordinaire que vous
et votre amant. Ce n'est pas que vous ayez
ni l'un ni l'autre un caractère uiaYqué , dont
on ])uisse au premier coup d'œil assigner les
diflérences , et il se pourrait bien que cet
embarras de vous définir vous fît prendre
pour des amcs communes par un observateui'
JVeurelU Hélolsc, Tome II. C
iS LA NOUVELLE
superficiel. Mais c'est par cela même qui vou"
distingue, qu'il est impossible de vous dis-
ti liguer , et que les traits d'un modèle corn-
iiiiiu , dont quelqu'un manque toujours à
chaque individu , brillent tous e'galementdans
les vôtres. Ainsi chaque épreuve d'une estampe
a ses défauts particuliers qui lui servent de
caractère , et s'il en vient une qui soit par-
faite , quoiqu'on la trouve belle au premier
coup d'œil, il faut la considérer long-temj)s
pour la recounaitre La première fois que je
ris votre auiaut, je fus frappé d'un sentiment
nouveau, qui n'a fait qu'augmenter de jour
en jour, à mesure que la raison l'a justifie.
A votre égard , ce fut tout« autre chose encore ,
et ce sentiment fut si vif que je me tromjjai
sur sa nature. Ce n'était pas tant la différence
des sexes qui produisait cette impression ^
qu'un caractère encore plus marqué de per-
fection que le cœur sent , même indépendam-
xnent de l'amour. Je vois bien ce que vous
seriez sans votre ami ; je ne vois pas de mcine.-
ce qu'il serait sans vous : beaucoup d'hommcs-
peuvent lui ressembler , mais il n'y a qu'une
Julie au monde. Après un tort que je ne me
pardonnerai jamais, votre lettre vint m'cclairer
sur mes vrais scntimcns. Je connus que je
K É L O 1 s E. 19
u'ctais point jaloux ni piir conséquent amou-
reux ; je connus que vous étiez trop aimable
pour moi ; il vous faut les prémices d'une
ame , et la mienne ne serait pas digne de
vous.
Dès ce moment je pris pour votre bonheur
mutuel un tenàre intérêt qui ne s'éteindra
point. Croyant lever toutes les difficultés , je
fis auprès de votre père une démarche indis-
crète dont le mauvais succès n'est qu'une
raison de plus pour exciter mon zèle. Daignez
in'écoutcr et je puis réparer encore tout le
mal que je vous ai Fait.
Sondez bien votre cœur, ù Julie ! et voyez
s'il vous est possible d'éteindre le feu dont
il est dévoré ? Il fut un temps , peut-être ,
où vous pouviez en arrêter le progrès ; mais
si Julie pure et chaste a pourtant succombé,
comment se relevera-t-ellc après sa chute 'i
comment résistera-t-eilc à l'amour vainqueur,
et armé de la dangereuse image de tous les
plaisirs passés ? Jeune amante, ne vous en
imposez plus , et renoncez à la confiance qui
vouH a séduite ; vous êtes perdue s'il faut com-
battre encore : vous serez avilie et vaincue , et
le sentiment de votre honte étourfera par
d ^grcs toutes vos vertus. L'amour s'est insinue
C 3
20 LA NOUVELLE
trop avaut dans la subslaiic^ de votre ame
pour que vous puissiez jamais l'eu chasser ;
il en reuforce et pc'iètre tous les traits comme
uue eau forte etcorrcsive ; vous n'en efTacercz
jauiais la profonde iiuDression saus eflacer
à-la-fois tous les sentiuiGiis exquis que vous
reçûtes de la nature -, et quand il ne vous
restera plus d'amour , il ne vous restera plus
rien d'estimable. Qu'avcz-vous doncmainte-
ïiant à faire, ne pouvant plus changer l'ctat
de votre cœur ? une seule chose , JiiUe ^ c'est
de le rendre légitime. Je vais vous proposer
pour cela l'unique moyen qui vous reste ;
proHtez-en, tandis qu'il est temps encore,
rendez à l'innocence étala vertu cette sublime
ra'son dont le (^icl vous fit dépositaire , ou
craignez d'avilir à jamais le plus précieux de
ses dons.
J'ai daus le duché d'Yorck une terre assez
considérable, qui fut long-temps le séjour de
mes ancêtres. Le château est ancien , mais bou
et conunode ; les environs sont solitaires ,
mais agréables et variés. La rivière d'Ouse
qui passe au bout du parc offre à-la-fois une
perspective charmante à la vue et un débouché
facile aux denrées ; le produit de la terre
suffit pour l'houuéte eutretien du mallre et
H E L O 1 s É. 21
peut doubler sous ses yeux. L'odieux préjugé
n'a point d'accès dans cette heureuse con-
tre'c. L'habitant paisible y conserve encore les
mœurs simples des premiers temps , et Ton
y trouve une image du Valais décrit avec des
traits si touchans par la plume de votre ami.
Cette terre esta vous , Julie , si vous daignez
l'habiter avec lui , c'est la que vous pourrez
accomplir ensemble tous Ifs tendres souhaits
par où finit la lettre dont je parle.
Venez, modèle unique des vrais amans;
venez , couple ainiable et tidelle , prendre
possession d'un lieu fait pour servir d'asile à
l'amour et à l'innocence. Venez y serrer , à
la face du Ciel et des hommes , le doux nœud
qui vous unit. Venez honorer de l'exemple
de vos vertus un pays o\x elles seront adorées,
et des gens simples portes à les imiter. Puis-
siez-vous en ce lieu tranquille goûtera jamais
dans les sentimens qui vous unissent le bon-
heur des âmes pures ; puisse le Ciel y bénir
vos chastes feux d'une famille qui vous res-
semble ; puissiez-vous y prolonger vos jours
dans une honorable vieillesse, et les terminer
enfin paisiblement dans les bras de vos en-
fans ; puissent vos neveux, en parcourant
avec uu charme secret ce monument de la
C 3
22 LA NOUVELLE
lélicité coujugale , dire un jovirdans Tatteu-?
drissemeut de leur cœur : Ce fut ici V asile
de r innocence j ce fut ici la demeure de deux
ainans.
Votre sort est en vos uiains , Julie ; pescK
atteutivemeut la proposition que je vous fais ^
et n'en examinez que le fond ; car d'ailleurs
je me charge d'assurer d'avance et irrcvoca-
Llcment votre ami de l'engagement que je
prends ; je me charge aussi de la sûreté de
yotre départ, et de veiller avec lui à celle do
votre personne jusqu'à votre arrivée. Là vous
pourrez aussitôt vous marier pnbliquement
sans obstacle ; car parmi nous une hlle nubile
n'a nul besoin du consentement d'autrui pour
disposer d'elle-méiue. Nos sages lois n'abrogent
point celles de la nature , et s'il résulte de
cet heureux accord quelques inconvénieus,
ils sont beaucoup moindres que ceux qu'il
prévient. J'ai laissé à Vevai mon valet-de-
chambre , homme de conûance , brave ,
prudent et d'une fidélité à toute épreuve.
Vous pourrez aisément vous concerter avec
lui de bouche ou par écrit à l'aide de Re-
gianino , sans que ce dernier sache de quoi il
s'agit, (^uand il sera temps , nous partirons
pour vous aller joindre , et vous ne quit-
H E L O 1 s E. 23
tciTz la maison paternelle que sous la con-
duite de votre époux.
Je vous laisse à vos réflexions ; mais je vous
le répète , craignez l'erreur des préjugés et la
séduction des scrupules qui mènent souvent
AU vice parle chcuiin de riionneur. Je prévois
ce qui vous arrivera si vous rejetiez mes offres,
lia tyrannie d'un père intraitable vous en-
traînera dans l'abyme que vous ne connaîtrez
qu'après la cliûte. V otre extrême douceur
dégénère quelquefois en timidité : vous serez
sacrifiée a la chimère des conditions. (^) Il
faudra contracter un engagement désavoue
par le cœur. L'approbation publique sera
démentie incessamment par le cri de la cons-
cience ; vous serez honorée et méprisable,
il vaut mieux être oubliée et vertueuse.
P. S. Dans le doute de votre résolution,
je vous écris à l'inscu de notre ami , de peur
qu'un refus de votre part ne vînt détruire eu
un instant tout reflet de mes soiiis.
(d) La cliimère des condfrions ! C'est un pair
d'Angleterre qui parle ainsi; et tout reci ne serait
pa'-, une fiction ? Leiieur ! qu'en dites-vous ?
C4
24 XA NOUVELLE
LETTRE IV.
DE JULIE A CLAIRE,
O
H 5 ma chère ! dans quel trouble tn m'as
laissée hier au soir , et quelle nuit j'ai passée
en rêvant à cette fatale lettre! Non, jamais
tentation plus dangereuse ne vint assaillirmorii
cœur; jamais je n'éprouvai de pareilles agi-
tations , et jamais je n'aperçus moins le moyen
de les appaiser. Auti*cfois une certaine lu-
mière de sagesse et de raison dirigeait ma
volonté; dans toutes les occasions embarras-
santes je discernais d'abord le parti le plus
honnête, et le prenais à l'instant. Maintenant
avilie et toujours vaincue , je ne fais que flotter
entre des passions contraires : mon faible
cœur n'a plus que le choix de ses fautes , et
tel est mon déplorable aveuglement que , si
je viens par hasard à prendre le meilleur
parti , la vertu ne m'aura point guidée , et
je vCqw surai pas moins de remords. Tu sais
quel époux mon père me destine ; tu sais quels
liens l'amour m'a donnés : veux-je être ver-
tueuse ? l'obéissance et la foi m'imposent des
devoirs opposés. Veux-je suivre le penchant
n É L O 1 s E. 25
de mon cneur ? qui prcfcrcr d'un auiant ou
d'un pcrc ? Ilrlas ! en econtnnt l'amour ou
la nature, je ne puis éviter de mettre l'im
ou l'autre au désespoir ; en me sacrifiant au
devoir je ne puis éviter de commettre un
crime , et quelque parti que je prenne , il
faut que je meure à-la-fois mallieurcuse et
coupable.
Ah! chère et tersdre amie, toi qui fustou-
jonrs mon unique ressource et qui m'as tant
de fois sauvée de la mort et du désespoir ,
considère aujourd'hui l'horrible état de mon
amc , et vois si jamais tes secourables soins
me furent plus nécessaires î tu sais si tes
avis sont écoutés, tu sais si tes conseils sont
suivis , tu viens de voir si je sais au prix
du bonheur de ma vie déférer aux leçons
de l'amitié. Prends donc pitié de l'accable-
ment où tu m'as réduite; achève, puisque
tu as commencé ; supplée à mon courage
abattu , pense pour celle qui ne pense plus
que par toi. Enfin tu lis dans ce cœnr qui
t'aime ; tu le coiuiais mieux que moi. Ap-
prends-mor donc ce que je veux et choisis à
ma place , quand je n'ai plus la force de
vouloir ni la raison de choisir.
Relis la lettre de ce généreux anglais; relis-
C 5
26 LA NOUVELLE
lî mille fois, uiou ange. Ahl laisse-toi tou-
cher au tableau charmant du bonheur que
raniour, la paix, la vertu penvent me pro-
mettre encore ! Douce et ravissante union
des amcs ! délices inexprimables, inêuie au
sein des remords ! Dieux , que feriez-vous
pour mon cœur au sein de la foi conjugale?
Quoi î le bonheur et l'innocence seraient
encore en mon pouvoir ? quoi ! je pourrai»
expirer d'amour et de joie entre un époux;
adoré et les cliers gages de sa tendresse!
et j'hésite un seul moment, et je ne vole
paj réparer ma faute dans les bras de celui
qui me la fit commettre ? et je ne guis pas
déjà femme vertueuse , et chaste mère de fa-
mille? Oh que les auteurs de mes )ours
ue peuvent-ils me voir sortir de mon avilis-
sement! Que ne peuvent-ils être témoins ds
la manière dont je saurai remplir à mou tour
les devoirs sacrés qu'ils ont remplis envers^
moi! et les tiens, fille ingrate et déna-
turée , qui les remplira près d'eux , taudis
que tu les oublies ? Est-ce en plongeant le
poignard dans le sein d'une mère que tu te.
prépares à le devenir ! Celle qui déshonore,
sa famille apprendra-t-elie a. ses enfans à l'ho-
Horer ? Digne objet de l'aveugle tendresse
Il E L O 1 s E. 27
(1*1111 pcre et (rnno mère idoî.Urcs , abandoiinc-
1(^5 au rcgiet de l'avoir fail ïiaitrc ; couvre
Icursvieux jours de douleurs et d'opprobre
et jouis, si tu peux , d'uu bonheur acquis à
ce prix.
JMon Dieu! que d'horreurs m'environnent!
quitter furtivement sou psys; déshonorer sa
famille , abaudonner à-la-fois père , mère ,
amis , pareils et toi -même ! et toi ! ma
douce amie ! et toi ! la l)iea-aiuice de muu
cœur! toi dont à peine, dès mon enfance,
je puis rester éloignée un seul jour; te fuir,
te quitter , te perdre , ne te plus vo:r!
ah non ! que jamais que de tourmens dé-
chirent ta malheureuse amie ! elle sent à-la-,
fois tous les maux dont elle a ic choix , sans
qu'aucun des biens qui lui resteront la con-
sole. Hélas ! jeui'éj^arc. Tant de combats pas-
sent ma force et troublent ma raison • je
perds à-la-fois le couraf^c et le sens. Je n'ai
plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis , 01
laisse-moi mourir.
C6
LA NOUVELLE
LETTRE V.
RÉPONSE.
T,
E S perplexités ne sout que trop bien
fondées , ma chhte, Julie ; je les ai prévues et
n'ai pu les prévenir ; je les sens et ne les puis
appaiser ; et ce que je vois de pire dans ton
état , c'est que personne ne peut t'en tirer
que toi-iuénie. Quand il s'agit de prudence,
l'amitié vient au secours d'une ame agitée ;
s'il faut choisir le bien ou le mal, la passion
qui les méconnaît peut se taire devant un
conseil désintéressé. Mais ici quelque parti
que tu prenjies , la nature l'autorise et le
condamne , la raison le blâme et l'approuve,
le devoir se tait ou s'oppose à lui-même ; les
suites sont également à craindre de part et
d'autre ; tu ne peux ni rester indécise ni bien
choisir; tu n'as que des peines à comparer,
et ton cœur seul en est le juge. Pour moi ,
l'importance de la délibération m'épovivante
et son effet m'attriste. Quelque sort que tu
préfères , il sera toujours peu digne de toi ,
et ne pouvant ni te montrer un parti qui te
H E L O I s E. 29
convienne, ni te conduire au vrai bonheur,
Je n'ai pas le courage de décider de ta des-
tinée. Voici le premier refus que tu reçus
jamais de ton amie , et )c sens bien par ce
qu'il me coûte que ce sera le dernier; mais
je te trahirais en voulasit te gouverner dans
un cas où la raison même s'impose silence , et
oii la seule règle k suivre est d'écouter tou
])ropre penchant.
Ne sois pas injuste envers moi , ma douce
amie , et ne me juge point avant le temps.
Je sais qu'il est des amitiés circons^icctes qui ^
craignant de se compromettre , refusent des
conseils dans les occasions difficiles , et dont
la réserve augmente avec le péril des amis. A'a î
tu vas connaître si ce cœur qui t'aime connaît
ces timides précautions ! souffre qu'au-lieudc
te parler de tes affaires , je te parle un instant
des miennes.
N'as-tu jamais remarqué, mon ange , a quel
jtoint tout ce qui t'approche s'attache à toi ?
Qu'un père et une mère chérissent une Cîle
unique , il n'y a pas , je le sais , de quoi s'en
fort étonner; qu'un jeune honune ardent s'en-
flamme pour un objet aimable, cela n'est pas
plus extraordinaire ; mais qu'à l û^e inûr uu
homme aussi froid que M. de Tf'ohnar s at-
Zo LA NOUVELLE
tciidrlsse en te voyant, pour la première fois
de sa vie; que toute une famille t'idolâtre
unanimement; que tu sois chère à mon père,
cet homme si peu sensible , autant et plus,
peut-être, que ses proores eufans; que les
amis, les connaissances, les domestiques,
les voisins et toute une ville entière t'adorent
de concert et prennent à toi le plus tendre
intérêt: voilà , ma chère , un concours moins
vraisemblable, et qui n'aurait point lieu s'il
3i'avait en ta personne quelque cause par-
ticulière. Sais-tu bien qi^ellc est cette cause?
ce n'est ni ta beauté , ni ton esprit , ni ta
grâce , ni rien de tout ce qu'on entend par
le don de plaire: mais c'est cette ame tendre
et cette douceur d'attachement qui n'a poinfe
d'égale; c'est le don d'aimer, mon enfant,
qui te fait aimer. On peut résister à tout ,
hors a. la bienveillance ; et il n'y a point de
inoyen plus sûr d'acquérir ra.fieetioji de» au-
tres que de leur donner la sienne. Mille fem-
mes sont plus belles que toi ; plusieurs ont
autant de grâces; toi seule as avec les grâces
je ne sais quoi de plus séduisant qui ne
plaît pas seulemcïit , mais qui touche , et qui
fait voler tous les cœurs au-devant du tien.
On sent que ce tendre cœur ne demande qu'^
H É L O 1 s E. 5;
«c donner , et le doux scntiincut qu'il cherche
le va chercher a sou tour.
Tu vois, par exemple , avec surprise l'iu-
croyable affection de milord JEdovoni pour
ton ami , tu vois son zèle pour ton boniuur;
tu reçois avec admiration ses offres géTiercu^cs :
tu les attribues à la seule vertu , et ma Julie
de s'attendrir ! Erreur , abus , charmante cou-
sine ! A Dieu ne plaise que j'altère les bien-
faits de milord Edouard ^ et que je depriso
sa grandi* anie. Mais , crois-moi , ce zèle , tout
pur qu'il est , serait moins ardent si dans la
même circonstance il s'adressait à d'autres
personnes. C'est ton ascendant invincible et
celui de ton ami, qui, sans même qu'il s'en
aperçoive , le déterminent avec tant de force,
et lui font faire par attachement ce qu'il croie
lie faire que pBr honnêteté.
Voila ce qui doit arrivera toutes les âmes
d'une certaine trempe ; elles transforment
pour ainsi dire les autres en elles-mêmes ;
elles ont une sphère d'activité dans laquello
Tien ne leur résiste : on ne peut les connaître
San s les vouloir imiter, et de leur sublime éléva-
tion elles attirent àcllcs tout ce qui les envi-
Tonne. C'est pour cela ma chère , que ni toi
ni ton ami ne connaîtrez peut-être janiais les
32 LA NOUVELLE
hommes ; car vous les verrez bien plus comme
vous les ferez que comme ils seront d'eus-
rtiêmes. Vous donnerez le ton à tous cens
qui vivront avec vous : ils vous suivront ou
vous deviendront semblables, et tmit ce que
Vous aurez vu n'aura peut-être rîcn de pa-
reil dans le reste du monde.
Venons maintenant à moi , cousine; à moi
qu'un même sang, un même âge, et sur-tout
une parfaite conformité de goûts et d'humeurs
avec des tcuipcramens contraires unit à toi des
l'eufance.
Congînnti cran gV alherghi y
JMcf pih congiiinti i cori :
Conforme era Vctate ^
Illa'l pensier pin confoj'me. {e)
Que penses-tu qu'ait produit sur celle qui
a passé sa vie avec toi, cette cbarmantc in-
fluence qui se fait sentir à tout ce qui t'ap-
proche ? crois-iu qu'il puisse ne régner entre
nous qu'une union commune ? mes yeux ne
(e) îsos âmes étcient jointes ainsi rjne nos
demeures , et nous aviojis la même confoimiié
de goûts que d'âges.
Tass. A:\II^'T.
H E L O I s E. 33
te rendent-ils pas la douce joie que Je prend»
chaque jour dans les tiens en nous abordant?
Ne lis -tu pas dans mou cœur attendri lo,
plaisir de partager tes peines et de pleurer
avec toi ? puis-je oublier que dans les pre-
miers transports d'un amour naissant , l'a-
mltie' ne te fut poiut importune , et que les
murmures de ton amant ne purent t'engager
à m'éloigiier de toi , et à me dérober le
spectacle de ta faiblesse ? Ce moment fut cri-
tique ma Julie 'y je sais ce que vaut dans
ton cœur modeste le sacrifice d'une honte
qui n'est pas re'ciproque. Jamais je n'eusse
(te' ta confidente si j'eusse été ton amie à
demi, et nos âmes se sont trop bien senties
en s'unissant , pour que rien les puisse désor-
mais séparer.
Qu'est-ce qui rend les amitiés si tièdes et
SI peu durables entre les femmes, je dis entre
celles qui sauraient aimer ? ce sont lés iu-
térêtsde l'amour; c'est l'empiredc la beauté;
c'est la jalousie des conquêtes. Or, si rien
de tout cela nous eût pu diviser , cette di-
vision serait déjà faite; mais quand mon
cœur serait moins inepte à l'amour, quand
j'ignorerais que vos feux sont de nature à
ue s'éteindre qu'avec la vie, tou amaiU est
34 LA NOUVELLE
mon ami , c'est-à-dire mon frère *, et qui vit
jamais finir par l'amour une ve'ritable amitié ?
Pour M. à'Orbe , assurément il aura long-
temps à se louer de tes sentîmens , avant que
je songe à m'en plaindre , et je ne suis pas
plus tente'e de le retenir par force que toi de
me l'arracher. Eh! mon enfant! plût au
Ciel qu'au prix de son attachement je te pusse
gue'rir du tien; je le garde avec plaisir , je le
céderais avec joie.
A l'égard des prétentions sur la figure ,
j'en puis avoir tant qu'il me plaira; tu n'es
pas fille à me le disputer, et je suis bien sûre
qu'il ne t'entra de tes jours dans l'esprit do
savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je
n'ai pas été tout-à-fait si indifférer. te ; je sais
là-dessus à quoi m'en tenir , sans en avoir le
moindre chagrin. Il me semble même que j'en
suis plus fièrc que jalouse; car enfin les
charmes de ton visage , n'étant pas ceux
qu'il faudrait au mien , ne m'oteut rien de
ce que j'ai , et je me trouve encore belle de
ta beauté , aimable de tes grâces , ornée de
tes talens ; je me pare de toutes tes perfec-
tions , et c'est en toi que je place mon amour-
propre le mieux entendu. Je n'aimerais pour-
tant guère à faire peur pour mon compte ,
H E L O 1 s E. 33
mais je suis assez jolie pour le besoin que
j'ai de l'ètie. Tout le reste m'est inutile , et
je n'ai pas besoin d'être bumble pour te
céder.
Tu t'impatientes de savoir à quoi j'en veux
venir : le voici. Je ne puis te donner le con-
seil que tu me demandes , je t'en ai dit la
raison : mais le parti que tu prendras pour
toi , tu le prendras en même-temps pour ton
amie , et quel que soit ton destin , je suis
déterminée à le partager. Si tu pars , je te
suis ; si tu restes , je reste : j'en ai formé
l'inébranlable résolution , je le dois , rien
ne m'en peut détourner. IMa fatale indul-
gence a causé ta perte ; ton sort doit être
le mien , et puisque nous fûmes inséparables
dès l'enfance , ma Julie , il faut l'être jusqu'au
tombeau.
Tu trouveras, je le prévois , beaucoup d'é-
tourderie dans ce projet ; mais au fond il est
plus sensé qu'il ne semble , et je n'ai pas les
mêmes motifs d'irrésolution que toi. Premiè-
rement , quant à ma famille , si je quitte un
père facile , je quitte un père assez indif-
férent, qui laisse faire à ses cnfans tout ce
qui leur plaît , plus par négligence que par
tendresse : car tu sais que ks affaires do
36 LA ^' O U T E L L E
l'Eiuope l'occupent beaucoup plus que les
siennes, et que sa fille lui est bien moins
chère que la pragmatique. D'ailleurs , je ne
suis pas comme toi fille unique , et avec les
enfans qui lui resteront, à peine saura-t-il
s'il lui en manque un.
J'abandonne un mariage prêt à conclure ?
lilanco maie , ma clicre ; c'est à M. d'Orhe ,
s'il m'aime , à s'en consoler. Pour moi, quoi-
que j'estime sou caractère , que je ne sois pas
sans attachement pour sa personne , et que
je regrette en lui un fort honnête homme ,
il ne m'est rien auprès de ma Julie. Dis-moi ,
mon enfant, l'ame a-t-elle un sexe? en Vérité
je ne le sens guère à la mienne. Je puis avoir
des fantaisies, mais fort peu d'amour. Un
mari peut m'étre utile, mais il ne sera jamais
jjour moi qu'un mari , et de ceux-là , libre
encore et passable comme je suis , j'en puis
trouver un par tout le monde.
Prends bien garde , cousine , que quoique
je n'hés te point , ce n'est pas à dire que
tu ne do'fves point liésiter , ni que je veuille
t'insinuer de prendre le "parti que je prendrai
si tu pars. La difïe'rence est grande entre
nous , et tes devoirs sont beaucoup plus
rigoureux que les miens. Tu sais encore
H E L O 1 S E. 37
qu'inie aUcdloii presque unique rcmj)lIliuou
cœur, et absorbe si bien tous les autres scnti-
iiiens qu'ils}' sont CDmnic anéantis. Une invin-
cible et douce liabitude m'attache à toi dès
luon enfance ; je n'aime parfaitement que
toi seule , et si j'ai quelque lien à rompre
en te suivant , je m'encouragerai par ton
exemple. Je me dirai , j'imite Julie ^ et me
croirai justiliée.
BILLET
n E JULIE A C EA I R E.
J
E t'entends , amie incomparable , et Je
te remercie. Au moins une fois j'aurai fait
mon devoir, et ne serai pas en tout indigne
de toi.
LETTRE VI.
DE JULIE A MI LORD EDOUARD,
V,
OTRE lettre, 3Iilord , me pénètre d'at-
tendrissement et d'adiuiratiou. L'ami que
vous daignez protéger u'v sera pas moins
seubibîe , quand il saura tout ce que vous
38 LA NOUVELLE
avez voulu faire pour nous. He'las ! il n'y a
que les infortune's qui sentent le prix des
auies bienfesaïUes. Nous ne savons déjà
qu'à trop de titres tout ce que vaut la vôtre ,
tit vos vertus héroïques nous toucheront
toujours , mais elles ne nous surprendront
plus.
Qu'il me serait doux d'être heureuse sous
les auspices d'un ami si génc'reux , et de te-
nir de ses bienfaits le bonheur que la fortune
m'a refusé ! înais , Milord , je le vois avec
désespoir , elle trompe vos bons desseins ;
mon sort cruel l'emporte sur votre zèle , et
la douce image des biens que vous m'of-
frez ne sert qu'à m'en rendre la privation
plus sensible. Vous donnez une retraite
agréable et sûre à deux amans persécutés ;
vous y rendez leurs feux légitimes , leur
union solcmnelle , et je sais que sous votre
garde j'échapperais aisément aux poursuites
d'une famille irritée. C'est beaucoup pour
l'amour , est-ce assez pour la félicité ? Noa ,
si vous voulez que je sois paisible et con-
tente , dounez-moi quelque asile plus sûr
encore, où l'ou puisse échapper à la honte
et au repentir. Vous allez au-devant de nos
besoins , et par une générosité saus exem-
ïï E L O ï s E. S9
|>1e , Tons vous privez pour notre entretien
d'une partie des biens destines au vôtre.
Plus riche, plus honoré de vos bienfaits que
de mon patrimoiue, je puis tout recouvrer
près de vous , et vous daignerez me tenir
lieu de père. Ah ! Milord ! serai-)e dij^nc
d'en trouver un , après avoir abandonne'
celui que m'a donné la nature ?
Voilà la source des reproches d'une con-
science épouvantée , et des murmures se-
crets qui déchirent mon cœur. Il ne s'agit
pas de savoir si j'ai droit de disposer do
moi contre le gré des auteurs de mes jours ,
mais si j'eu puis disposer sans les afiliger
niortclleuient , si je puis les fuir sans les
mettre au désespoir ? Hélas ! il vaudrait
autant consulter si j'ai droit de leur ôter la
vie. Depuis quand la vertu pèsc-t-clle ainsi
les droits du sang et de la nature ? depuis
quand un cœur sensible marque-t-il aveu
tant de soin les bornes de la reconnais-
sance ? N'est-ce pas être déjà coupable que
de vouloir aller jusqu'au point où l'on com-
mence à le devenir , et cherche-t-on si scru-
])ulcu5enientle terme de ses devoirs , quand
ou n'est point tenté de le passer ? Qui , moi,
j'abandonnerais impitoyablement ceux par
40 LA NOUVELLE
qui Je respire , ceux: qui inc conservent la
vie qu'ils m'ont donnée , et uie la rendent
chère ; ceux qui n'ont d'autre espoir, d'au-
tre plaisir qu'en moi seule ? un père presque
sexagénaire ! une mère toujours languissante !
moi leur unique enfant , je les laisserais sans
assistance dans la solitude et les ennuis de
la vieillesse , quand il est temps de leur
rendre les tendres soins qu'ils ui'ont prodi-
gués ? je livrerais leurs derniers jours à la
honte , aux regrets , aux pleurs ? La terreur ,
le cri de ma conscience agitée me pein-
draient sans cesse mon père et ma mère
expirans sans consolation et maudissant la
fille ingrate qui les délaisse et les déshonore ?
Non, 3Jilord , la vertu , que j'abandonnai ,
m'abandonne à son tour et ne dit plus rien
à mon cœur ; mais cette idée horrible me
parle à sa place ; elle me suivrait pour mon
tourment à chaque instant de mes jours ,
et me rendrait misérable au sein du bonheur.
Enfin , si tel est mon destin qu'il faille li-
vrer le reste de ma vie aux remords , celui-
là seul est trop affreux pour le supporter;
j'aime mieux braver tous les autres.
Je ne puis répoudre à vos raisons , je
l'avoue , je u'ai que trop de penchant à les
trouver
H E L O i s E. 41
trouver honncs : mais Mllord , vons n'êtes
pas marie. Ne sentez-vous point qu'il faut
être père pour avoir droit de conseiller les
enfans d'autrui ? Quant à moi , mon parti
est pris ; mes parens me rendront malheu-
reuse , je lésais bien ; mais il me sera moins
cruel de gémir dans mon infortune que
d'avoir cause la leur , et je ne dc'sertcrai ja-
mais la maison paternelle. Va donc , douce
chimère d'une ame sensible , félicite si char-
mante et si de'sire'e , va le perdre dans la
nuit des songes ; tu n'auras plus de re'alité
pour moi. Et vous , ami trop généreux ,
oubliez vos aimables projets , et qu'il n'en
reste de trace qu'au fond d'un cœur trop
reconnaissant pour en perdre le souvenir.
Si l'excès de nos maux ne de'courage point
votre grande ame, si vos généreuses bontés
iHîsont point épuisées, il vous reste de quoi
les exercer avec gloire ; et celui que vous
honorez du titre de votre ami peut par vos
soins mériter de le devenir. Ne jugez pas
de lui par l'état où vous le voyez : son
égarement !ie vient point de lâcheté , mais
d'un génie ardent et lier qui se roidit contre
la fortune. Il y a souvent plus de stupi-
dité que de courage dans une constance ap-
NçmviiUe IléloUc. Tomci U. û
42 LA NOUVELLE
parente ; le vu\:5aire ne connaît point da
violentes douleurs , et les grandes passions
ne germent guère chez les liouinics faibles.
Hélas ! il a mis dans la sienne cette énergie
de sentimeus qui caractérise les âmes no-
bles , et c'est ce qui fait aujourd'hui ma
honte et mon désespoir. Milord , daignez
le croire , s'il u'était qu'un liomuie ordi-
naire , Julie u'eùt point péri.
Non , uou , cette aQ'ectiou secrète qui pré-
vint en vous une estime éclairée ne vous a
point trompé. Il est digne de tout ce que
vous avez fait poiu" lui sans le bien connaî-
tre : vous ferez plus encore , s'il est possi-
ble , après l'avoir connu. Oui , soyez son
consolateur, son protecteur , son ami, son
père ; c'est à-la-fois pour vous et pour lui
que je vous eu conjure ; il justifiera votre con-
fiance , il honorera vos bienfaits , il prati-
quera vos leçons, il imitera vos vertus , il
apprendra de vous la sagesse. K\\ , Milord!
s'il devient entre vos mains tout ce qu'il
peut être , que vous serez fier un jour d»
votre ouvrage !
H É L O 1 s E. 4I
LETTRE VII.
DE JULIE.
E
T toi aussi , mou doux ami ! et toi ,
l'unique espoir de mou cœur , tu viens le
pereer encore quand il se uieuit de tristesse!
j étais pre'paree aux coups de la fortune ,
de longs presscutimens me les avaient an-
noncés ; je les aurais supportés avec pa-
tience: mais toi i)Our qui )e les souffre ; ah !
ceux qui me viennent de toi me sont seuls
insupportables , et il ui'est aQïeux de voir
aggraver mes peines par celui qui devait uic
les rendres chères! (^ue de douces consola-
tions je m'étais promises qui s'évanouissent
avec ton courage ; couibien de fois je me
flattai que ta force animerait ma langueur,
que ton mérite eflacerait ma faute, que tes
vrrtiis relèveraient uiou ame abattue ! com-
bien de fois j'essuyai mes larmes amcres eu
me disant, je soufîVe pour lui , mais il en
est digne ; je suis coupable , mais il est
vertueux ; mille ennuis ui'assiègent , mais
sa constance me sout ent , et je trouve au
fond de son cœur le dédouimagcnient de
U 2
44 LA NOUVELLE
toutes mes pertes ? Vain espoir qnc la pre-
mière épreuve a détruit ! où est maintenant
cet amour sublime qui sait élever tous les
sentimens et faire éclater la vertu ! où sont ces
fières maximes ? qu'est devenue cette imitation
des grands-hommes ? où est ce philosophe que
le malheur ne peut ébranler , et qui suc-
combe au premier accident qui le sépare de
sa maîtresse ? Quel prétexte excusera désor-
mais ma honte a mes propres yeux, quand
je ne vois plus dans celui qui m'a séduite
qu'un homme sans courage , amolli par les
plaisirs , qu'un cœur lâche abattu par le pre-
mier revers , qu'un insensé qui renonce à la
raison sitôt qu'il a besoin d'elle ? ô Dieu !
dans ce comble d'humiliation devais-je m©
voir réduite à rougir de mou choix autant
que de ma faiblesse ?
Regarde à quel point tu t'oublies ; ton
arae égarée et rampante sabaisse jusqu'à la
cruauté ? tu m'oses faire des reproches? tu
t'oses plaindre de moi?.... de ta Julie ?....
barloare !.... comment tes remords n'ont-ils
pas retenu ta main ? comment les plus doux
témoignages du plus tendre amour qui fut
jamais t'ont-ils laissé le courage de m'ou-
trager ? Ah ! si tu pouvais douter de mon
H É L O ï s E. 4S
eœnr , que le tien serait ine'prisaMc 1., mais
non , lu n'en douLcs pas , tu n'en peux
douter, j'en puis défier la l'ureur ; cf dan»
cet instant inêine où je hais ton injustice ,
tu vois trop bien la source du premier niou-
vcment de colère que j'cîprouvai de ma vie.
Peux -tu t'en prendre à ïiioi , si je me
suis perdue par une aveugle confiance, et
si tes desseins n'ont point réussi ? que tu
ïougirais de tes durete'ssi tu connai.sais quel
espoir m'avait séduite, quels projcls j'osai
former pour ton bonheur et le mien , et
coaunent ils se sont évanouis avec tontes mes
espérance? ! Quelque jour, j'ose ui'en fia Ucr
encore, tu pourras en savoir davantage, et
tes regrets me vengeront alors de tes repro-
ches. Tu sais la défense de uion père ; tu
n'ignores pas les discours pujjlics ; j'en prévis
les conséquences , je te les lis exposer, tu les
sentis comme nous ; et pour nous conserver
l'un à l'autre il fallut nous soumcUrc au
sort qui nous séparait.
Je t'ai donc chassé , comme tu T'oses
dire ? mais pour qui l'ai-je fait, auiant sans
délicatesse ? Ingrat ! c'est pour un cncMir bien
plus honnête qu'il ne croit l'être , et qui
inouirail mille fois plutôt que dr me voir
D 3
46 LA NOUVELLE
avilie. Dis-moi, que deviciidras-tu criiaiid je
«eiai livrée à l'opprobre ? espères-tu pouvoir
supporter le spectacle de mon déshouaeur ?
Viens , cruel , si tu le crois , viens recevoir
le sacrifice de ma réputation avec autant de
courage que je puis te l'oîTrir. Viens, ne
crains pas d'être désavoué de celle à qui tu
fus cher. Je suis prête a déclarer a la face du
ciel et des liounnes tout ce que nous avons
s«nti l'un pour l'autre ; je suis prête à te
nommer hautement mon amant , à mourir
dans tes bras d'amour et de honte : j'aime
mieux que le monde entier connaisse ma
tendresse que de t'en voir douter un mo-
ment, et tes reproches me sont plus amers
que l'ignominie.
Finissons pour jamais ces plaint. s mu-
tuelles , je t'en conjure ; elles lue sont in-
supportables. O Dieu ! comment peut- ou
se quereller quand on s'aime, et perdre à se
tourmenter l'un l'autre des momcns où l'on
a si grand besoin de consolation ? Non,
mon ami, que sert de feindre un méconten-
tement qui n'est pas ? Plaignons -nous du
sort et non de l'amour. Jamais il ne forma
d'union si parfaite ; jamais il n'en forma de
plus durable. Nos âmes trop bien confondues
H E L O l s E. 47
ne saiiraieut plusse ijeparcr , et nous ne pou-
vons plus vivre éloigner l'un de l'autre que
comme deux parties d'un même tout. Com-
ment peux-tu donc ne sentir que tes peines ?
conuueut ne sens-tu point celles de ton amie ?
comment n'entends -tu point dans ton sein
SCS tendres gémissemens ? (>ombicn ils sont
plus douloureux que tes cris emporte's ! coui-
hicn si tu partageais mes maux ils te seraient
plus cruels que les tiens mêmes !
Tu trouves ton sort déplorable ! considère
celui de ta Julie ^ et ne pleure que sur elle.
Considère dans nos communes infortunes
l'état de mon sexe et du tien, et juge qui
de nous est le plus à plaindre. Dans la force
des passions aHecter d être insensijjlc ; en
proie à mille peines paraître joyeuse et con-
tente ; avoir l'air serein et l'ame agitée ;
dire toujours autrement qu'on ne pense ;
déguiser tout ce qu'on sent; être fausse par
devoir, et mentir par modestie : voilà l'état
habituel de toute fille de mon âge. On passe
ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des
bienséances, qu'asgrave enfin celle des pa-
rens dans un lien mal assorti. Mais on gêne
en vain nos inclinations ; le cœur ne reçoit
de lois que de lui-même ; il échappe il,
48 LA NOUVELLE
l'esclavage ; il se donne à sou gré. Sous ua
joug de fer que le ciel u'impose pas ou n'as-
servit qu'uu corps sans ame : la personne et
la foi restent séparément engagées, et l'on
force au crime une malheureuse victime, en
la forçant de jnanquer de part ou d'autre au
devoir sacré de la fidélité. Il en est de plus
sajics ? ah , je le sais ! Elles n'ont point aimé?
qu'elles sont heureuses l Elles résistent? j'ai
voulu résister. Elles sont plus vertueuses ?
aiment-elles mieux la vertu ? Sans toi, sans
toi seul ie l'aurais toujours aiuiéc. Il est donc
vrai que je ne l'aime plus ? tu m'as perdue ,
et c'est moi qui te console! mais moi que
vais-je devenir ? que les consolations de
l'amitié sont faibles oii manquent celles de
l'amour ! qui me ccnsoltra donc dans mes
peines ? Quel sort affreux j'envisage , moï
qui pour avoir vécu dans le crime ne vois
plus qu'un nouveau crime dans des nœuds
abhorrés et peut-être inévitables ! Où trou-
verai-jc assez de larmes pour pleurer ma faute
et mon amant, si je cède ? où trouveiai-je
assez de force pour résister , dans ra])atte-
ment où je suis ? Je crois déjà voir les fureurs
d'un père irrité ; je crois déjà sentir le cri de
la nature émouvoir mes entrailles, ou l'a-
H É L O ï S E. 4^
monr j^emissajit dcchlrer mon cnenr ! privée
de toi, je reste sans ressource, sans appui,
sans espoir ; le passé m'avilit , le présent
ju'afîlige, l'avenir nrepoiivantc. J'ai cru tout
faire paur noÈre bonheur ; je n'ai rien fait
que nous rendre plus misérables , en nous i)rc-
parant une séparation plus cruelle. Les vains
plaisirs ne sont plus, les remords demeurent,
et la honte qui m'humilie est sans dc'doniv
magement.
C/cst à moi, c'est à moi d'être faible et,
malheureuse. Laisse-moi pleurer et souffrir ;
mes pleurs ne peuvent non plus tarir que
mes fautes se réparer, et le temps même qui
guérit tout, ne m'oflie que de nouveaux sujets
de lariiics : mais toi qui n'as nulle violence
a craindre, que la honte n'avilit point, que
rien ne force à déguiser bassement tes scnci-
niens; toi qui ne sens que l'ai teinte du malheur
tt jouis au moins de tes premières vertus,
comment t'oses-tu dégrader au point de sou-
pirer et gémir comme une é'emme , et de Rem-
porter comme un furieux ? N'est-ce pas assez
du inépris que j'ai mérité pour toi , sans
l'augmeuter en te rendant méprisable toi-
même, et sans m'accabler à-la-iois de mou
opprabrc et du tien ? Rappelle doue ta
5o LA NOUVELLE
fermeté ; sache supporter riufortuiie et sois
lîo:nine. Sois encore, si j'ose le dire, l'aniaut
que Julie a choisi. Ah ! si je ne suis plus
digue d'à uiincr tou courage, souviens-toi,
du moins, de ce que je fus un jour ; mérite
que pour toi j'aie cessé de l'être ; ne me
déshonore pas deux fois.
rCon, mon respectable ami, ce n'est point
toi que je reconnais dans cette lettre efféminée
que je veux à jamais oublier et que je tiens
déjà désavouée par toi-même. J'espère, tout
avilie, toute confuse que je suis , j'ose espérer
que mon souvenir n'inspire point des sen-
timens si bas , que mon image règne encore
avec plus de gloire dans un cœur que je pus
enflammer, et que je n'aurai point à me re-
procher , avec ma faiblesse , la lâcheté de
celui qui l'a causée.
Heureux dans ta disgrâce , tu trouves le
plus précieux dédominagementqui soit connu
des âmes sensibles. Le ciel , dans ton uîdlheur,
te donne un aîiii , et te laisse à douter si ce
qa'ii te rend ne vaut pas mieux que ce qu'il
t'ote. Admire et chér:3 cet homme trop gé-
néreux qui daigne aux dépens de son repos
prendre soin de tes jours et de ta raison, (^uc
tu serais ému si tu savais tout ce qu'il a voulu
H E L O î s E. 5i
faire pour toi ! mais que sert d'animer ta
reconnaissance en aigrissant tes douleurs ?
tu n'as pas besoin de savoir à quel point il
t'aime pour connaître tout ce qu'il vaut, et
tu ne peux l'estimer comme il le mente, sans
l'aimer comme tu le dois.
LETTRE VIII.
DE CLAIRE.
V.
eus avez plus d'amour que de délicatesse ,
et savez mieux faire des sacrifices que les faire
valoir. Y pensez-vous d'écrire a Julie sur un.
ton de reproches dans l'état où elle est ? et
parce que vous souffrez , faut -il vous eu
prendre à elle qui souffre encore plus ? Je
vous l'ai dit mille fois, je n'ai vu de ma vie
un amant si grondeur que vous ; toujours
prêt à disputer sur tout, l'amour n'est pour
vous qu'un état de guerre , ou si quelquefois
vous êtes docile , c'est pour vous plaindre
ensuite de l'avoir été. Oh ! que de pareils
amans sont à craindre, et que je m'estime
lieureuse de n'en avoir jamais voulu que d©
ceux qu'on peut congédier quand on veut,
sans qu'il en coûte une larxne à personne !
£2 L A ^~ O U V E L L E
Croyez-moi , changez de langage avec Julie
si vous voulez qu'elle vive ; c'en est trop pour
elle de supporter à -la -fois sa peine et vos
înécoutenteineiis. Apprenez une fois à luc-
iiager ce cœur trop scrtsible ; vous lui devcx
les plus tcucircs consolations ; craignez d'aug-
menter vos maux à force de vous eu plaindre ,
ou du moins ne vous en plaignez ou'à moi
qui sais l'unique auteur de votre e'ioignement.
Qui, mon ami, vous avez deviné juste ; je
lui ai suggéré le parti qu'exigeait son honneur
«n péril, ou plutôt je l'ai forcée à le prendre
€n exagérant le danger : je vous ai déter-
miné vous-niéi"e, et chacun a rempli sou
tievoir. J'ai plus fait encore ; je l'ai détournée
d'accepter les offres de miiord Edouard ;
ie vous ai empéclié d'être heureux , mais le
bonheur de Julie m'est plus cher que le vôtre;
ie savais qu'elle ne pouvait être heureuse après
avoir livré ses parens à la honte et au déses-
poir ; et j'ai peine à comprendre par rapport
à vous-înéme quel bonheur vous pourriez
goûter aux dépens du sien.
(^uoi qu'il en soit , voilà ma conduite et
ânes torts , et puisque vous vous plaisez à
quereller ceux qui vous aiment , voilà de
«aoi vous en prendre à moi seule .: si ce
u'cit
tt É L O ï s E. 53
h'est pas crtser d'être ingrat, c'est au moins
cesser d'être injuste. Pour moi, dd quelque
manière que vous en usiez, je serai toujours
la même envers vous ; vous me serez cher
tant que Julie vous aimera , et je diraii
davantage s'il était possible. Je ne me rcpcns
d'avoir ni favorisé ni combaltu votre auioui*.
Le pur zèle de l'amitié qui m'a toujours
guidée me justifie également dans ce que
j'ai fait pour et contre vous, et si quelquefois
je m'intéressai pour vos feux, pins peut-étrs
qu'il ne semblait me convenir, le témoignage
de mou cœur sufTit à mon repos ; je ne rou-
girai jamais des services que j'ai pu rendre-
à mon amie, et ne me reproche que leur
inutilité.
Je n'ai pas oublié ce que vous m'avezr
appris autrefois de la constance du sage dans
k's disgrâces , et je pourrais ce me sembi»
Vous eu rappeler à propos quelques maximes j
mais l'exemple de Julie m'apprend qu'une
fille de mon âge est pour un pliilosoplie du
vôtre un aussi uiauvais précepteur qu'un,
dangereux disciple, et il ne me conviendrait
pas de donner des leçons à mon maître.
JSonyelte HélQ'lse. Tome lî. £
54 LA NOUVELLE
LETTRE IX.
VE TJILORD EDOUARD A JULIE,
N
OTJs l'emportons, cliarinante IZ/y/zf , une
erreur de notre ami l'a ramené' à la raison.
La honte de s'être mis im moment dans sou
tort a dissipé toute sa fureur, et l'a rendu
si docile que nous en ferons désormais tout
ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaisir que
la faute qu'il se reproche lui laisse plus de
regret que de dépit , et je connais qu'il
m'aime, en ce qu'il est humble et confus eii
ma présence , mais non pas embarrassé ni
contraint. Il sent trop bien son injustice
pour que je m'en souvienne , et des torts
ainsi reconnus fout plus d'honneur à celui
qui les répare qu'à celui qui les pardonne.
J'ai profité de cette révolution et de l'etfefc
qu'elle a produit pour prendre avec lui quel-
ques arraugemens nécessaires, avant de nous
séparer ; car je ne puis différer mon départ
plus long- temps. Comme je compte revenir
l'été prochain, nous sommes convenus qu'il
irait m'attendre à Paris , et qu'ensuite nous
irions ensenU^le en Angleterre. Londres est
H É L O 1 s E. 55
le seul théâtre digne des grands talons , et
où leur carrière est la pins étendue (/'). Les
siens sont supérieurs à bien des égards, et je
ne désespère pas de lui voir faire eu peu de
temps , a l'aide de quelques amis, un cheraia
digne de son me'rite. Je vous expliquerai mes
vues plus en détail à mon passage auprès de
vous. En attendant vous sentez qu'à force
de succès on peut lever bien des difficultés,
et qu'il y a des degrés de considération qui
peuvent compenser la naissance, même dans
l'esprit de votre père. C'est, ce me semble,
(f) C'est avoir une étrange prévention pour
son pays : car je n'entends pas dire qu'il y en
ait au monde où , généralement parlant , les
étransrers soient moins bien reçus , et trouvent
plus d'obstacles à s'avancer qu'en Angleterre.
Par le goût de la nation ils n'y sont favorisés
en rien ; par la forme du gouvervement ils n'y
sauraient parvenir k rien. Mais convenons aussi
que l'Anglais ne va guère demander aux autres
l'hospitalité qu'il leur refuse chez lui. Dans
quelle cour hors celle de Londres voit-on ramper
lâchement ces fiers insulaires ? dans quel pays
liors le leur vont-ils chercher à s'enrichir ? Ils
sont durs, il est vrai ; cette dureté ne me déplaît
pas quand elle marche avec la justice. Je trouve
beau qu'ils ne soient qu'Anglais , puisqu'ils n'ont
pas besoin d'être d'hommes.
E 2
56 LA NOUVELLE
le seul expédient qui reste à tenter pour votre
Loulieur et le sieu , puisque le sort et ks
préjugés vous ont ôté tous Ic-s autres.
J'ai écrit \ Regianino de venir me joindre
en poste, pour protiter de lui pendant huit
ou dix jours que je passe encore avec notre
ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser
place à beaucoup d'entretien. La musique
remplira les vides du silence , le laissera rêver
et cliangcra par degrés sa douleur en mélan-
colie. J'attends cet état pour le livrer à lui-
même : je n'oserais m'y fier auparavant. Pour
jRegiaiilno ^ je vous le rendrai en repassant
et ne le reprendrai qu'à mon retour d Italie,
temps où , sur les progrès que vous avez
déjà faits toutes deux, je jure qu'il ne vous
sera plus nécessaire. Quant à présent , sû-
rement il vous est inutile, et je ue vous
prive de rieu en vous l'ôtant pour quelque
jours.
P
LETTRE X.
A CLAIRE.
OURQUOI faut-il que j'ouvre enfin les yen:-:
sur moi ? que ne les ai-je fermés pour tou-
jours , plutôt que de voir l'avilisecraent où
H É L O ï s E. 57
je suis tombe ; plutôt que de me trouver le
dernier des hommes , après eu avoir c'té le
plus fortuné ! Aimable et geuéreuse amie ,
qui lûtes si souvent mon refuge, J'ose encore
verser rua honte et mes peines dans votre
cœur compat'pssant : j'ose encore implorer vos
consolations contre le sentiment de ma propre
indignité ; j'ose recourir à vous quand je
suis abandonné de moi-même. Ciel ! comment
un homme aussi méprisable a-t-il pu jamais
être aimé d'elle , ou comment un feu si divin
ii'a-t-il point épuré mon ame ? Qu'elle doit
maintenant rougir de son choix , celle que
|e ne suis pas digne de nommer ! qu'elle doit
gémir de voir profaner son image dans un
cœur si rampant et si bas î qu'elle doit de
dédains et de haine à celui qui put l'aimer
et n'être qu'un lâche ! Connaissez toutes mes
erreurs , charmante con.isine ; (^) connaissez
mon crime et mon repentir; ou so^ez mou
intercesseur, et que l'objet qui fait mon sort
daigne encore en être l'arbitre.
Je ue vous parlerai point de l'effet que
(g) A l'imiration de Julie, il l'appelait ma
Cousine ; et à l'imitation de Julie , Claire l'ap-
pelait mon ami.
E 3
58 LA NOUVELLE
produisit sur moi cette séparation imprévue ;
je ne vous dirai rien de ma douleur stupide
et de mou insensé désespoir ; vous n'eu ju-
gerez que trop par 1 éj^arement inconcevable
où l'un et l'autre m'ont entraîné. Plus je
sentais l'horreur de mon état, moins j'ima-
ginais qu'il fut possible de renoncer volon-
tairement à Julie ; et l'amertume de ce sen-
timent , jointe à l'étonnante générosité de
milord Edouard j veto, fit naître des soupçons
que je ne me rappellerai jamais sans horreur,
et que je ne puis oublier sans ingratitude
envers Tami qui me les pardonne.
En rapprochant dans mon délire toutes
les circonstances de mon départ , j'y crus
reconnaître un dessein prémédité , et j'osai
l'attribuer au plus vertueux des hommes. A
peine ce doute affreux nie fut-il entré dans
l'esprit que tout me sembla le confirmer. La
conversation de milord avec le baron d'^"-
tavge \ le ton peu insinuant que je l'accusais
d'y avoir affecté ; la querelle qui en dériva;
la défense de me voir ; la résolution prise
de me faire partir ; la diligence et le secret
des préparatifs ; l'entretien qu'il eut avec moi
la veille ; enfin la rapidité avec laquelle je
fus plutôt enlevé qu'emmené ; tout me sem-
H E L O 1 s E. 59
blait prouver de la part de milord un projet
forme de ni'ccar ter de. /;///>, et le retour que je
«avais qu'il devait faire auprès d'elle achevait
selon inoi de uie dccelcr le but de ses soins.
Je résolus pourtant de méclaircir encore
Hiieux avant d'éclater , et dans ce desseia
je HIC boriiaî a exauiiner les choses avec plus
d'attention : mais tout redoublait mes ridi-
cules soupçons , et le zèle de riiumauité ne
lui itispirait rien d'honnête en lua faveur,
dont uion aveugle jalousie ne tirât quelque
indice de trahison, A Besançon je sus qu'il
avait écrit à Julie ^ sans luc conuuuniquer
sa lettre, sans m'en parler. Je me tins alors
suffisamment convaincu , et je n'attendis que
la réponse , dont j'espérais bien le trouver
mécontent, pour avoir avec lui l'éclaircis-
sement que je méditais.
Hier au soir nous rentrâmes assez tard , et
je sus qu'il y avait un paquet venu de Suisse,
dont il ne me parla point en nous séparant.
Je lui laissai le temps de l'ouvrir; je l'enten-
dis de ma chambre murmurer en lisant quel-
ques mots. Je prêtai l'oreille attentivement.
Ah JuJie\ disait-il en phrases interrompues,
)'ai voulu vous rendre heureuse je respecte
votre vertu.... mais je plains votre erreur...,
E4
€6 r A NOUVELLE
A- ces mots et d'autres sembla}3les que je dis»
talquai parfaitement , je ne fus plus maître
de moi ; je pris mon cpée sous mon bras ;
j'ouvris , ou plutôt j'enfonçai la porte ; j'en-
trai comme un furieux. Non , je ne souillerai
point ce papier ni vos regards des injures que
ïpe dicta la rage pour le porter à se battre
avec moi sur-le-champ.
O ma cousine ! c'est là sur-tout que je pus
î"econnaître l'empire de la véritable sagesse ,
inemesurles hommes les plus sensibles, quand
ils veulent écouter sa voix. D'abord il nepuÉ
Tien c^Dmprendreà mes discours , et il les prit
pour un vrai délire : mais la trahison dont
je l'accusais , les desseins secrets que je lui
reprochais , cette lettre de Jzilie qu'il tenait
encore, et dont je lui parlais sans cesse, lui
firent connaître enfin le sujet de ma fureur ;
il sourit, puis il me dit froidement : Vous
avez perdu la raison , et je ne me bats point
contre un insensé. Ouvrez les yeux , aveugle
que vous êtes , ajouta-t-il d'un ton plus
doux ; est-ce bien moi que vous accusez;
de vous trahir? Je sentis dans l'accent de
ce discours je ne sais quoi qui n'était pas
d'un perfide ; le son de sa voix me remua
le cœur • je u'«us pas jeté les yeux sur le»
H E L O 1 s E. 6i
siens que tous mes souprotis se dissipèrent ,
et je commençai de voir avec cllroi luoii
Cîctravagance.
11 s'aperçut a l'instant de ce cbangemeiit;
ilme tendit la luaiii. Venez, me dit-il , si
votre retour n'eût précède' ma justification ,
je ne xons aurais vu de ma vie. A présent
que vous êtes raisonnable , lisez cette lettre,
et connaissez une fois vos amis. Je voulus
refuser de la lire ; mais l'ascendnnt que tant
d'avantay-es lui donnaient sur moi le lui lit
exiger d'un ton d'autorité que, malgré mes
ombragrs dissipés, mon désir secretu'appuyait
que trop. ,
Imaginez en quel état je me trouvai après
cette lecture , qui m'apprit les bienfaits inouïs
de celui que j'osais calomnier avec tant d'indi-
gnité. Je me précipitai à ses pieds , et le cœur
cbargc d'admiration, de regrets et déboute,
je serrais ses genoux de toute ma force, sans
pouvoir proférer un seul mot. Il reçut mon
repentir comme il avait reçu mes outrages , et
n'exigea de moi pour prix du pardon qu'il
daigna m'accordcr que de ne m'opposcr jamais
«lu bien qu'il vcudraitmc faire. Aii ! qu'il fasse
désormais ce qu'il lui plaira îsoname sublime
•2t au-dessus de celles des bosumes, et il n'est
K 5
62 LA NOUVELLE
pas plus permis de résister à ses bieufaits qu'à
ceux de la Divinité.
Ensuite il nie remit les deux lettres qui
s'adressaient à moi, lesquelles il n'avait pas
voulu me donner avant d'avoir lu la sienne ,
et d'être instruit de la résolution de votre
cousine. Je vis en les lisant quelle amante et
quelle amie le Ciel m'a données : je vis com-
bien il a rassemblé de sentimens et de vertus
autour de moi pour rendre mes remords plus
amers et ma bassesse plus méprisable. Dites,
quelle est donc cette mortelle unique dont
le moindre empire est dans sa beauté , et qui ,
semblable aux puissances éternelles , se fait
également adorer et par les biens et par les
maux qu'elle fait ? Hélas ! elle m'a tout ravi,
la cruelle , et je l'en aime davantage. Plus
elle me rend malheureux , plus je la trouve
parfaite. Il semble que tous les tourmens
qu'elle me cause soient pour elle un nouveau
mérite auprès de moi. Le sacrifice qu'elle
vient de faire aux sentimens de la nature m.e
désole et m'enchante ; il augmente à mes
yeux le prix de celui qu'elle a fait a l'amour.
Non , son cœur ne sait rien refuser qui ne
fasse valoir ce qu'il accorde.
Et vous, digne et ckarmaii te cousine, jo\i%
H E L O 1 s E. 63
unique et parfait iiiocIcIg d'amitic , qu'on
citera seule entre toutes les femmes , et que
les cœurs qui ne i*esscmblent pas au vôtre
oseront traiter de cliimcre: ah ! ne me parlez
plus de philosophie ! je uie'prisc cet étalage
trompeur qui ne consiste qu'en vain s discours ;
ce fantôme qui n'est qu'une ouibre , qui nous
excite à menacer de loin les passions et nous
laisse comme un faux brave à leur approche.
Daignez ne pas m'abandouner à mes egare-
niens ; daignez rendre vos anciennes bontés
à cet infortuné qui ne les mérite plus, mars
qui les désire plus ardemment et eu a plu»
besoin que jamais ; daignez me rappeler a.
moi-uiême , et que votre douce voix supplée
eu ce cœur malade à celle de la raison.
Non jjcl'ose espérer, je ne suis point tombé
dans un abaissement éterucl. Je sens ranimer
en moi ce feu pur et saint dont j'ai brûlé ;
l'exemple de tant de vertus ne sera point
perdu pour celui qui eu fut l'objet, qui les
aime , les admire et veut les imiter sans cesse,
O chère amante dont je dois honorer le choix!
ô mes amis dont je veux recouvrer l'estime !
mon ame se réveille et reprcud dans les vôtres
sa force et sa vie. Le chaste amour et l'amitié
sublime jiae reiidrout le courage qu'uuràcho
E 6
64 LA NOUVELLE
désespoir fut pvétàm'ôter; les purs sentimen»
de mou c^eur me tieûdront lieu de sagesse •
}e serai par vous tout ce je dois être , et je
vous forcerai d'oublier ma chute , si je puis
m'en relever un instant. Je ne sais ni ne veux:
savoir quel sort le Ciel me re'serve ; quel qu'il
puisse être , je veux me rendre digne de celui
dont j'ai joui. Cette inimortelle image que je
porte en moi me servira d'e'gide , et rendra
mon ame invulnérable aux coups de la for-
tune. N'ai-je pas assez vécu pour uaon bon-
teur ? C'est maintenant pour sa gloire que
je dois vivre. Ah î que ne puis-je étonner le
monde de mes vertus, afin qu'on pût dire
un jour en les admirant : Pouvait-il moins
faire ? il fut aimé de Julie !
P. S. Des nœuds abhorrés et peut-être-
inévitables ! Que signifient ces m^ots ? ils sont
dans sa lettre. Claire^ je m'attends atout;
je suis résigné : prêt à supporter mon sort.
Mais ces mots.... jamais, quoiqu'il arrive,
je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explicatiou
4e ces mots-lft.
H Ê L O ï s E. €é
LETTRE XI.
V i: JULIE,
i
L est doue vrai que mon amen'est pas fcimec
au plaisir, et qu'un sentiment de joie y peut
pénétrer encore ? Hcias ! je croyais depuis ton
départ n'être plus sensible qu'à la douleur;
je croyais ne savoir que vivre loin de toi,
et je n'imaginais pas même des consolations
à ton absence. Ta chanuantc lettre à ma
cousine est venue me désal)user ; je l'ai lue
et baisée avec des larmes d'attendrissement;
elle a répandu la fraîcheur d'iuie douce rosée
sur mon cœur séché d'ennuis et flétri de
tristesse ; et j'ai senti par la sérénité qui m'en
est restée, que tu n'as pas moins d'ascendant
de loin que de près sur les afiéctious de ta
Julie.
Mon ami ! quel charme pour moi de te
voir reprendre cette vigueur de sentiment qui
convient au courage d'un homme ! je t'en
estimerai davantage, et m'en mépriserai moins
de n'avoir pas en tout avili la dignité d'uu
amour honnête , ni corrompu deux cœurg
à-la-fois. Je te dirai plus , à présent que nous
66 LA NOUVELLE
pouvons parler librement de nos affaires ; ce
qui aggravait mon désespoir était devoir que
le tien nous ôtait la seule ressource qui pou-
vait nous rester , dans l'usage de tes talens.
Tu connais maintenant le digne ami que le
Ciel t'a donné : ce ne serait pas trop de ta
vie entière pour mériter ses bienfaits ; ce ne
sera jamais assez pour réparer l'offense que
tu viens de lui faire , et j'espère que tu n'auras
plus besoin d'antre leçon pour contenir ton
imagination fougueuse. C'est sous les auspices
de cet homme respectable que tu vas entrer
dans le monde ; c'est à l'appui de sou crédit;
c'est guidé par son expérience que tu vas
tenter de venger le mérite oublié des rigueurs
de la fortune. Fais '}Dour lui ce que tu ne
ferais pas pour toi : tâche au moins d'honorer
ses boutés en ne les rendant pas inutiles.
Vois quelle riante perspective s'offre encore
à toi ; vois quel succès tu dois espérer dans
une carrière où. tout concourt à favoriser ton
zèle. Le Ciel t'a prodigué ses dons; ton heu-
reux naturel cultivé par ton goût t'a doué
de tous les talens ; a moins de vingt-quatre
ans tu joins les grâces de ton âge a la ma-
turité , qui dédommage plus tard du progrès
des arts 5
H E L O I s E. 61
FnittO senilc in su'l glo^cniî Jîore.
L'étude n'a point éraoïissc ta -vivacité ,
ni appesanti ta personne : la fade galante-
rie n'a point léticci ton esprit, ni hébété
ta raison. L'ardent amonr , en t'inspirant
tous les sentinicns sublimes dont il est le
père, t'a donné cette élévation d'idées et
cette justesse de sens (/r) qui en sont insé-
parables. A sa douce chaleur , j'ai vu ton
ame déployer ses brillantes facultés, comme
une fleur s'ouvre aux rayons du soleil : tu
as à-Ia-fois tout ce qui mène à la fortune
et tout ce qui la fait mépriser. Il ne te man-
quait pour obtenir les honneurs du monde
que d'y daigner prétendre , et j'espère qu'un
objet plus cher à ton cœur te donnera pour
eux le zèle dont ils ne sont pas dignes.
O mon doux ami ! tu vas t'éloigner de
înoi ? . . . O mon bien - aimé ! tu vas fuir ta
Julie .^ .... Il le faut ; il faut nous séparer
si nous voulons nous revoir heurcuxun jour ,
et l'effet des soins que tu vas prendre est
(A) Justesse de sens inséparable de l'amour?
$onne Julu , elle ne brille pas ici dans le
vôtre.
68 LA NOUVELLE
notre dernier espoir. Puisse une si cbère idé©
t'aniiner , te consoler durant celte amère et
longue îiéparatio)! ! puisse- t -elle te donner
cette ardeur qui surmonte les obstacles et
dompte la fortune ! Hélas ! le monde et les
affairesserout pour toi des distractions conti-
nnelles , et feront une utile diversion aux
peines de l'absence. Mais je vais rester aban-
donnée à moi seule ou livrée aux persécu-
tions , et tout me forcera de te regretter sans
cesse. Heureuse au moins si de vaines alar-
mes n'aggravaient mes tourmens réels , et si
avec mes propres maux je ne sentais encore
en moi tous ceux auxquels tu vas t'exposer !
Je frémis en songeant aux dangers de
mille espèces que vont courir ta vie et tes
mœurs. Je prends en toi toute la confiance
qu'un homme peut inspirer; mais puisque
le sort nous sépare _, ah , mon ami , pour-
quoi n'es-tu qu'un homme ? que de conseils
te seraient nécessaires dans ce monde in-
connu où. tu vas f-engager ! Ce n'est pas à
moi , jeune , sans expérience, et qui ai moins
d'étude et de réflexion que toi , qu'd appar-
tient de te donner là-dessus des avis ; c'est
un soin que je laisse à inilord Edouard. Je-
rue borne à te recommander deux choses ,
H É L O ï s E. 6^
pavce qu'elles tiennent plus au sentiment
qu'à rexpériencc , et que si jo connais peu
le monde , je crois bien conuaîue ton cœur ;
n'abandonne jamais la vertu , et n'oubli©
jamais ta Julie.
Je ne te rappelerai point tous ces arguracns
subtils que tu m'as toi-même appris à mé-
priser, qui remplissent tant de livres et n'ont
jamais fait un honnête homme. Ah ! ces
tristes raisonneurs ! quels doux ravisscmens
leurs cœurs n'ont jamais sentis ni donnes !
Laisse, mon ami , ces vains moralistes , et
rentre au fond de ton ame ; c'est là que tu
trouveras toujours la source de ce feu sacré
qui nous embrasa tant de fois de l'amour
des sublimes vertus ; c'est là que tu ver-
ras ce simulacre éternel du vrai beau
dont la contemplation nous anime d'iwi
saint enthousiasme , et que nos passions
souillent sans cesse sans pouvoir jamais l'ef-
facer. ( /) Souviens- toi des larmes délicieu-
ses qui coulaient de nos yeux , des palpita-
(Ô La véritable philosophie des amans esç
celle de Platon ; durant le oharme ils tChxi ont
jamais d'autre. Un homme ému ne peut quitter
ce philosophe ; un lecteur froid ne peut U
souffrir.
fjQ LA NOUVELLE
tions qui suffoquaient nos cœurs agites , des
transports qui nous élevaient au-dessus de
nous-mêmes, au récit de ces vies héroïques
qui rendent le vice inexcusable, etfoutTiion-
neur de l'humanité. Veux-tu savoir laquelle
est vraiment désirable , de la fortune ou de
la vertu ? songe à celle que le cœur préfère
quand son choix est impartial ; songe où.
l'intérêt nous porte en lisant l'histoire. T'a*
visas-tu jamais de désirer les trésors d©
Crésus , ni la gloire de César , ni le pou-
voir de Néron , ni les plaisirs ^ Hélioga-
bale ? pourquoi s'ils étaient heureux , tes
désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ?
c'est qu'ils ne l'étaient point, et tu le sen-
tais bien ; c'est qu'ils étaient vils et mépri-
sables , et qu'un méchant heureux ne fait
envieàpersonne. Quels hommes contemjîlais-
tu donc avec plaisir ? desquels adorais -tu les
exemples ? auxquels aurois-tu mieux aimé le
plus ressembler ? charme inconcevable de la
beauté qui ne périt point '.c'était l'athénien bu-
vant la cigué ; c'était Briitus mourant pour
sou pays ; c'était Rêgulus au milieu des tour-
meiis ; c'était Caton déchirant ses entrailles ;
c'étaient tous ces vertueux infortunés qui te
fesaicut euyic, et tu sentais au fond de tou
H E L O 1 s E. 71
cœur la félicité réelle que couvraient leurs
maux appareils. Nccrois pnsque ce sentiment
fût particulier à toi seul; il est celui de tous
les liomuies , et souvent mêuie en dépit
d'eux. Ce divin modèle que chacun de nou»
porte avec lui nous enchante malgré que
nous en avions ; si-tôt que la passion nous
permet de le voir ^ nous lui voulons ressem-
bler , et si le plus méchant des hommes pou-
vait être un autre que lui-même, il voudrait
être un homme de bien.
Pardonne-moi ces transports, mon aimable
ami ; tu sais qu'ils me viennent de toi , et
c'est à Taraour dont je les tiens à te les ren-
dre. Je ne veux point t'enseigner ici tes
propres maximes ,mais t'en faire un moment
l'application , pour voir ce qu'elles ont à ton
usage : car voici le temps de pratiquer tes
propres leçons , et de montrer comment on
exécute ce que tu sais dire. S'il n'est pas ques-
tion d'être un Caton ni un Rcguhis , cha-
cun pourtant doit aimer son pays , être in-
tègre et courageux , tenir sa foi , même aux
dépens de sa vie. Les vertus privées sont sou-
vent d'autant plus sublimes qu'elles n'aspi-
rent point à l'approbation d'autrui , mais
seulement au bon témoignage de soi-même.
72 LA NOUVELLE
et la conscience du Juste lui tient lieu des
louanges de l'univers. Tu sentiras donc que
la grandeur de l'homme appartient à tous
les états , et que nul ne peut être lieureut:
s'il ne jouit de sa propre estime ; car si la
véritable jouissance de l'arae est dans la con-
templation du beau , comment le méchant
peut-il l'aimer dans autrui sans être forcé d©
se haïr lui-même ?
Je ne crains pas que les sens et les plaisirs
grossiei"s te corrompent. Ils sont des pièges
peu dangereux pour un cœur sensible , et il
lui en faut de plus délicats : mais je crains les
maximes et les leçons du monde ; je crains
cette force terrible que doit avoir l'excmpls
universel et continuel du vice ; je crains les
sophismes adroits dont il se colore; je crains
enfin que ton cœur même ne t'en impose ,
et ne te reude moins difficile sur les moyens
d'acquérir une considération que tu saurais
dédaigner si notre union n'eu pouvait être
le fruit.
Je t'avertis , mon ami , de ces dangers, ta
sagesse fera le reste ; car c'est beaucoup pour
s'en garantir que d'avoir su les prévoir. Je
n'ajouterai qu'une réflexion qui l'emporte à
ÏQQU avis sur la fausse raisou du vice , suc
H É L O ï S E. 73
les Bèrcs cncuis des insensés , «t qn! doit siif-
"fire pour diriger au bien la vie de riioiiime
sagc-C'cstquelasourcedii bonheur n'est toute
entière ni dans l'objet désiré Jii dans le cœur
qui le possède , mais dans le rapportde l'un et
de l'autre , etque, comme touslcs objets de no»
de'sirs ne sont pas propres à produire la te-
licite, tous les e'tats du cœur ne sont pas
propres à les sentir. Si l'ame la plus pure ne
sudit pas seule à ton propre bonheur , il est
plus sur encore que toutes les délices de la
terre ne sauraient faire celui d'un cœur dé-
pravé; car il y a des deux côtés une prépa-
ration nécessaire , un certain concours dont
résulte ce précieux sentiment recherché de
tout être sensible , et toujours ignoré du faux
sage qui s'arrête au plaisir du moment , faute
de connaître un bonheur durable. Que ser-
virait donc d'acquérir un de ces avantages
aux dépens de l'autre , de gagner au-dchors
pour perdre encore plus au- dedans , et de
se procurer les moyens d'être heureux en
perdant l'art de les employer ? Ne vaut- il
}ias mieux encore , si l'on ne peut avoir qu'un
des deux , sacrifier celui que le sort peut nous
rcndreàcelui qu'on ne recouvre point quaad
•u l'a perdu? qui le doit mieux savoir qu«
74 T- A NOUVELLE
moi, qui n'ai fait qu'empoisonner les dou-
ceurs de m3. vie en pensant y mettre le com-
ble ? Lc^isse donc dire les méchants qui mon-
trent leur fortune et cachent leur cœur ,
et SOIS sûr que s'il est un seul exemple du
bonheur sur la terre , il se trouve dans un
homme de biea. Tu reçus du Ciel cet heu-
reux penchant a tout ce qui est bon et hon-
nête ; n'écoute que t€s propres désirs ; ne suis
que tes inclinations naturelles ; songe sur-
tout à nos premières amours. Tant que ces
inomens purs et délicieux reviendront à ta
mémoire, il n'est pas possible que tu cesses
d'aimer ce qui te les rendit si doux , que le
charme du beau moral s'efface dans ton ame ,
ni qiietu veuilles jamais obtenir ta ,7i//ie par
des moyens indignes de toi. Comment jouir
d'un bien dont on aurait perdu le goût ?
non , pour pouvoir posséder ce qu'on aime,
il faut garder le même cœur qui l'a aimé.
Me voici à mon second point , car comme
tu vois je n'ai pas oublié mon métier. Mou
ami , l'on peut sans amour avoir les senti-
mens sublimes d'une ame lorte : mais uu
amour tel que le nôtre l'amme et le sou-
tient tant qu'il brûle ; si- tôt qu'il s'éteint
elle tombe en langueur , et uu cœur usé
H E L O l s E. 7^
n'est plus propre à rlcii. Dis-moi , que
scrioiis-uous si nous n'aimions plus ? Eh !
ne vaudrait-il pas mieux cesser d'ctrc que
d'cxisLcr sans rien sentir, et pourrais - tu te
résoudre à tiaîuer sur la terre l'insipide vie
d'un homme ordinaire , après avoir j^onté
tous les transports qui peuvent ravir une
ame humaine ? Tu vas habiter de ^'andcs
villes , oi^i ta figure et ton âge ^ encore j^us
que ton mérite , tendront mille embûches a
ta fidélité. L'insinuante coquetterie aOectera
le langage de la tendresçe , et te plaira sans
t'abuscr ; tu ne chercheras point l'aniour,
mais les plaisirs: tu les goûteras séparés de
lui et ne les pourras reconnaître. Je ne sais
si tu trouveras ailleurs le cœur de Julie ^
mais je te défie de jamais retrouver auprès
d'une autre ce que tu sentis auprès d'elle.
L'épuisement de ton ame t'a.inoncerd le
sort que je t'ai prédit; la tristesse et l'ennui
t'accableront au sciu des amusemens ûlvclcs.
Le souvenir de nos premières amours te
poursuivra lualgro toi. Mon image cent fols
plus belle que je ne fus jamais viendra tout-
à-coup te surprendre. A l'instant le voile du
dégoût couvrira tans tes plaisirs ; et mille
regrets amers naîtront dans ton cœur. Mo»
76 LA NOUVELLE
bien-aimc , mon doux ami ! ah , si jamais tn.
m'oublies.... Héias ! je ne ferai qu'en mou-
rir^, mais toi tu vivras vil et mailieureux ,
et je mourrai trop vengée.
Ne l'oublie donc jamais cette Julie qui
fut à toi, et dont le cxur ne sera point à
d'autres. Je ne puis rien te dire de plus dans
la dépendance oii le Ciel m'a placée : mais
après t'avolr recommandé la fidélité , il est
juste de te laisser de la mienne le seul gage
qui soit en moia pouvoir. J'ai consulté ,
non mes devoirs , mais mon cœur , der-
nière règle de qui n'en saurait plus suivre ;
et voici le résultat de ses inspirations. Je ne
t'épouserai jamais sans le consentement de
mon père , mais je n'en épouserai jamais ua
autre sans ton consentement. Je t'en donne
ma parole ; elle me sera sacrée quoi qu'il
arrive ,et il n'y a point de force humaine
qui puisse m'y faire manquer. Sois donc
sans inquiétude sur ce que je puis devenir eu
ton absence. Va , mon aimable ami , cher-
cher sous les auspices du tendre amour un
sort digne de le couronner. Ma destinée est
dans tes mains autant qu'il a dépendu de
moi de l'y mettre , et jamais elle ne changera
que de ton ayeu,
LETTPvS
H É L O ï s E. 77
LETTRE XII.
A JULIE.
O
quai Jimnma dl gloria ; d^onore,
Scorrer sento per tittte Je rené ,
j-JI/na grande parlando con te! (k)
Julie ^ laisse -moi respirer. Tu fais bouil-
lonner mon sang : tu me fais tressaillir , tu
luc fais palpiter. Ta lettre brûle comme ton
cœur du saint amour de la vertu , et tu
portes au fond du mien son ardeur céleste.
Mais pourquoi tant d'exhortations où il ne
fallait que des ordres? crois que si je m'ou-
felie au point d'avoir besoin de raisons pour
bien faire , au moins ce n'est pas de ta part ;
ta seukî volonté me suffit. Ignores- tu que
je serai toujours ce qu'il te plaira, et que
je ferais le mal même avant de pouvoir te
dc.robéir. Oui , j'aurais brûlé le capitole si tu
inc l'avais commande, parce que )c t'aime plus
que toutes choses ; mais sais -tu bien pour-
(A-) O de quelle flamme d'honneur et de gloire
je sens embraser tout mon sang, ame gronde,
en parlant avec toi !
Xsom^eîh Héloisc, Tome II. F
r-Z LA NOUVELLE
quoi je t'aime aiasi ? ah ! ûlle iiicotnpara])le !
c'est parce que tu ne peux rieu vouloir que
d'houtiéte , et que l'amour de la vertu rend
plus iuviucible celui que j'ai pour tes charmes.
Je pars , encourage' par l'engagement que
tu viens de prendre et dont tu pouvais t'é-
pargner le de'tour ; car promettre de n'être à
personne sans mon consentement, n'est-ce
pas promettre de n être quà moi ? Pour moi ,
je le dis plus librement , et ]e t'en donne
aujourd'hui ma foi d'homme de bien qui
ne sera point violée : j'ignore dans la car-
rière ovi je vais m'essayer pour te complaire
à quel sort lafortune m'appelle ; mais jamais
les nœuds de l'amour ni de l'hymen ne m'u-
niront a d'autres qu'à Julie d' J^ taîige \ ]q
ne vis ^ je n'existe que pour elle, et mourrai
libre ou son e'poux. Adieu , l'heure presse
et je pars à l'instant.
LETTRE XIII.
y4 JULIE.
•I 'a p.. R I V A T hier au soir à Paris , et celui
qui ue pouvait vivre se'paré d^ toi par deux
rues en est maintenant à plus de cent lieues.
H É L O 1 s E. 79
O Julie ! plains- moi , plains ton mallienrcux
ami. (^uand mon sang en lonp,s ruisseaux
aurait trace' cette route immense , elle m'eut
paru moins longue , et je n'aurais pas senti
défaillir mon ame avec plus de langueur.
Ah \ si du moins je connaissais le moment
qui doit nous rejoindre ainsi que l'espace
qui nous sépare , je compenserais l'eloigne-
ment des lieux par le progrès du temps , je
compterais dans chaque jour ôté de Tua vie
les pas qui m'auraient rapproche de toi !
Mais cette carrière de douleurs est couverte
des ténèbres de l'avenir : le terme qui doit
la borner se dérobe à mes faibles yeux. O
doute ! ô supplice! mon cœur inquiet te
cherche et ne trouve rien. Le soleil se lève
€t ne me rend p'us l'espoir de te voir ; il
se couche et je ne t'ai point vue ; mes jour.*?
vides de plaisir et de joie s'écoulent dans une
longue nuit. J'ai beau vouloir ranimer eu
moi l'espérance éteinte , elle uc m'offre
qu'une ressource incertaine et des consola-
tions suspectes. Chère (t tendre amie de mon
cœur , hélas ! à quels maux faut -il m'at-
tendre , s'ils doivent alléger mon bonheur
passé ?
^uc cette tristesse ne t'alarme pas , je t'ca
F 2
îo L A N G U Y E L L E
conjure , elle est l'effet passager de ]a soli-
tude et des reflexions du voyage. Ne crains
point le retour de mes premières faiblesses*
mon cœur est dans ta maiu , ma. Julie , et
puisque tu le soutiens , il ne se laissera plus
abattre. Une des consolantes idées qui sont
le fruit de ta dernière lettre est que je me
trouve à présent porté par une double force ;
et quand l'amour aurait anéanti la mienne ,
je ne laisserais pas d'y gagner encore ; car
le courage qui me vient de toi me soutient
beaucoup mieux que je n'aurais pu me sou-
tenir moi-même. Je suis convaincu qu'il n'est
pas bon que l'homme soit seul : les âmes
humaines veulent être accouplées pour va-
loir tout leur prix , et la force unie des
amis , comme celle des lames d'un aimant
artificiel , est incomparablement plus grande
que la somme de leurs forces particulières.
Divine amitié, c'est là ton triomphe ! Mais
qu'est-ce que la seule amitié auprès de cette
union parfaite qui joint a toute l'énergie
de l'amitié des liens cent fois plus sacrés ?
Où sont-ils ces hommes grossiers qui ne
prennent les transports de l'amour que pour
une fièvre des seîis , pour un désir de la na-
ture avilie ? (Qu'ils viennent , qu'ils ohscr«-
H E L O I s E. gr
Tcirt , qu'ils sentent ce qui se passe an fond
de mon cœur; qu'ils voientun amant malheu-
reux , éloigne de ce qu'il aime , incertain d«
le revoir jamais ; saus espoir de recouvrer
sa félicité perdue , mais pourtant animé de
ces feux immortels qu'il prit dans tes yeux,
et qu'ont nourri tes sentimcns sublimes ;
prêt à braver la fortune , a souffrir .«es re-l
vers, à se voir même privé de toi, et à faire
des vertus que tu lui as inspirées le digne
ornement de cette empreinte adorable qui
ne s'clfacera jamais de son ame. Ah , Julie !
qu'aurais -je été sans toi ! la froide raison
m'eût éclairé peut-être : tiède admirateur dv*
bien , je l'aurais du moins aimé dans autruf.
Je ferai plus ; je saurai le pratiquer avec zèle ;
et pénétré de tes sages leçons , je ferai dire
un jour à ceux qui nous auront connus :
() quels hommes nous serions tous , si le
monde était plein de Juliss et de cœurs qui
les sussent aimer !.
En méditant en route sur ta dernicre
lettre , j'ai résolu de rassembjer en im re
cueil toutes celles que tu m'as écrites ,,inairfe:
tenant que je ne puis plus recevoir tes avis
de bouche. Quoiqu'il n'y en ait pas une
^ue je ne ^ache par eœur , et bien par
F 3
tt LA NOUVELLE
cœur , tu peux m'en croire , j'aime pour-
tant à les relire sans cesse , ne fût-ce que
pour revoir les traits de cette main chérie
qui seule peut faire mou boulieur. Mais in-
sensiblement le papier s'use, et avant qu'el-
les soieut de'chirées , je veux les copier toutes
dans un livre blanc que je vieus de choisir
exprès pour cela. Il est assez gros , mais je
songe à l'avenir , et j'espère ne pas mourir
assez jeune pour me borner à ce volume. Je
destine les soirées à cette occupation char-
mante , et j'avancerai lentement pour la pro-
longer. Ce précieux recueil ne me quittera
de mes jours ; il sera mon manuel dans le
inonde où je vais entrer ; il sera pour moi
le contre-poison des maximes qu'on y res-
pire ; il me consolera dans mes maux ; il
préviendra ou corrigera mes fautes ; il
m'instruira durant ma jeunesse ; il m'édi-
fiera dans tous les temps , et ce seront , à
mon avis , les premières lettres d'amour dont
on aura tiré cet usage.
Quant a la dernière que j'ai présentement
50US les yeux , toute belle qu'elle me paraît,
j'y trouve pourtant un article a retrancher.
Jugement déjà fort étrange ; mais ce qui
doit l'être encore plus , c'est ^ue cet article
H É L O ï s E. 83
est précisément celui qui te regarde , et je
te reproche d'avoir méuie songe' à l'écrire.
Que me parles-tu de fidélité , de constance ?
autrefois tu connaissais mieux mon amout
et ton pouvoir. Ah ! Julie ! inspires-tu des
sentimens périssables ; et quand je ne t'au-
rais rien promis , pourrais-je cesser jamais
d'être à toi ? Non , non , c'est du premier
regard de tes yeux, du premier mot de ta
bouche , du premier transport de mon cœur
que s'alluma dans lui cette flamme éternelle
que rien ne peut plus éteindre. Ne t'eussé-je
Tue que ce premier instant , c'en était déjà
fait; il était trop tard pour pouvoir jamais
t'oublier. Et je t'oublierais maintenant ? main-
tenant qu'enivré de mon bonheur passé ,
son seul souvenir suffit pour me le rendre
encore ? maintenant qu'oppressé du poids
de tes charmes , je ne respire qu'en eus ?
maintenant que ma première ame est dis-
parue , et que je suis animé de celle que
tu m'as donnée? maiiitenaut, ô Julie! que
je rac dépite contre moi de t'exprlmer si
mal tout ce que je reîis ? Ah ! qne toutes
les beautés de l'univers tentent de me sé-
duire ! en est-il d'autics que la t ciinc à mes
yeux ï Que tout couspire à l'arracher de
§4 L A 1\" O U Y E L L E
•mou cœur; qu'on le perce , qu'on le de'chîrc;;
qu'on brise ce fidelle miroir de Julie , sa
pure image ne cessera de briller jusque dans
le dernier fragment ; rien n'est capable de l'y
de'truire. Non , la suprême puissance elle-
même ne saurait aller jusque-là : elle peut
ane'antir mon ame, mais non pas faire qu'elle
existe et cesse de t'adorer.
Milord Edouard s'est chargé de te rendr®
compte à son passage de ce qui me regarde
et de ses projets en ma faveur : mais je
crains qu'il ne s'acquitte mal de cete pro-
messe par rapport à ses arrangcmens pré-
sens. Apprends qu'il ose abuser du droit
que lui donnent sur moi ses bienfaits, pour
les étendre au-delà même de la bienséance.
Je me Tois , par une pension qu'il n'a pas
tenu à lui de rendre irrévocable, en état de
faire une ligure fort au-dessus de ma nais-
sance , et c'est peut-être ce que je serai
forcé de faire à Londres , pour suivre ses
vues. Pour ici où nulle affaire ne m'attache ,
je continuerai de vivre à ma manière , et ne
serai point tenté d'employer en vaines dé-
penses l'excédent de mon entretien. Tu me
l'as appris , ma Julie , les premiers besoins,
©u du moius les plus sensibles , sont ceu$
H É L O ï s E. ?4
d'un cnruv bieiircsant ; et tant «jiie quel-
qu'un manque du nëcessaiie , quel hounéto
lioiume a du superflu ?
LETTRE XI y.
A JULIE,
(/) J'entre avec une secrète horreur dans
ce vaste désert du monde. Ce cabos nem'oflid
(/) Sans prévenir le jugement du lecteur et
celui de Jiilia sur c*s relations , je crois pouvoir
dire que si j'avais à les faire , et que je ne les
iîsse pas meilleures , je les ferais du moins fort
différentes. J'ai éîé plusieurs fois sur le point
de les ôter et d'en substituer de ma façon ; enfia
je les laisse , et je me vante de ce courage. Je
me dis qu'un jeune homme de vingt-quatre ans,
entrant dans la monde , ne doit pas le voir
comme un homme de cinquante, à qui l'ejspé-
xience n^a que trop appris à le connaître. Je me
dis oncore que , sans y avoir fait un fort grand
rôle , je ne suis pourtant plus dans le cas d'en
pouvoir parler avec impartialité. Laissons donc
ces lettres comme elles sont ; que les lieux com-
muns usés restent , que les observations triviales
restent; c'est un petit mal que tout cela. Mais,
il importe à l'ami de la vérité que jusqu'à la fint
de sa vie ses passiojis ne souillent point ses cerits^
S6 LA NOUVELLE
qu'une solitude affreuse , ou règne un morne
silence. 31ou anie a la presse cherche à s'y
re'pandre , et se trouve par-tout resserrée.
Je ne suis jamais moins seul que quand je
suis seul , disait nu ancien ; moi , Je ne suis
seul que dans la foule , où je ne puis être
ui à toi ni aux autres. Mon cœur voudrait
parler , il sent qu'il n'est point e'couté : il
voudrait répondre ; on ne lui dit rien qui
puisse aller jusquà lui : je n'entends point
la langue du pays , et personne n'entend ici
la mienne.
Ce n'est pas qu'on ne me fasse beaucoup
d'accued , d'amitiés , de prévenance » et que
mille soins officieux n'y semblent voler au-
devant de moi : mais c'est précisément de
quoi je me plains. Le moyen d'être aussitôt
l'ami de quelqu'un qu'on n'a jamais vu ?
L'honnête intérêt de l'humanité , l'épan-
chement simple et touchant d'une am©
franche , ont un langage bien difiérent des
fausses démonstrations de la politesse, et des
dehors trompeurs que l'usage du monde
exige. J'ai grand peur que celui qui , dès
la première vue , me traite comme un ami
de vingt ans , ne me traitât au bout de
vingt ans comme un inconnu , si j'avais
H É L O 1 s E. 87
quelque important service à lui demander;
et quand )e vois des hommes si dissipes
j3rendre un intérêt si tendre à tant de gens,
je présumerais volontiers qu'ils n'eu pren-
nent à personne.
Il y a pourtant de la réalité à tout cela ;
car le Français est naturellement bon, ou-
vert , hospitalier , bienFcsant ; mais il y a
aussi mille manières de parler qu'il ne faut
pas prendre à la lettre , mille ofi'res ap-
parentes qui ne sont faites que pour être
refusées , mille espèces de pièges que la poli-
tesse tend à la bonne-foi rustique. Jeu'entendis
jamais tant dire : Comptez sur moi dans l'occa-
sion ; disposez de mon crédit , de ma bourse ,
de ma maison _, de mon équipage. Si tout
cela était sincère et pris au miot , il n'y aurait
pas de peuple moins attaché à la propriété;
la communauté des biens serait ici presque
établie : le plus riche offrant sans cesse , et
le plus pauvre acceptant toujours , tout se
mettrait naturellement de niveau , et Sparte
même eût eu de > partages moins égaux qu'ils
ne seraient à Paris. Au-lieu de cela , c'est
peut-être la ville du monde où les fortunes
sont les plus inégales , et où régnent à-la-
fois la plu« somptueuse opuleuce et la plu*
€S LA NOUVELLE
•déplorable misère. Il n'en faut pas davan-;
tage pour comprendre ce que sigiiiiieiit
cette apparente conimise'ration qui semble
toujours aller au-devant des besoins d'au-
trui , et cette facile tendresse de cœur qui
contracte en un moment des amiti<îg éter-
nelles.
Au-lieu de tous ces sentiiuens suspects
et de cette confiance trompeuse , voux-je
chercher des lumières et de l'instruction ?
c'en est ici l'aimable source, et l'oia est d'a-
bord enchanté du savoir et de la raisoii
<ju'on trouve dans les entretiens , non-seu-
lement des savans et des gens de lettres, mais
des hommes de tous les états et même des
femmes. Le ton de la conversation y est
coulant et naturel ; il n'est ni pesant ni
frivole ; il est savant sans pédanterie , gai
sans tumulte , poli sans affectation , galant
sans fadeur , badin sans équivoques. C-e ne
sont ni des dissertations ni des épigrammes ;
on y raisosiie sans argumenter ; on y plai-
sante sans jeux de mots ; ou y associe avec
art l'esprit et la raison , les maximes et les
saillies , la satire aiguë , l'adroite flatterie et
la morale austère. On y parle de tout pour
§ue chacuu ait <juel<jue chose à dire ; on
n'approfondit '
H É L O ï s E. tUj
«'approfondit point les (juestions r\c ppiir
d'cmiuyer; on les propose couiuie m pas-
sant; on les traite avec rapidité ; ia pi^ci-
sion mène à l'élégance, cliacun dit :onavis
et l'apjMjic en peu de mots ; nul n'attaq'ie
avec chaleur celui d'autrui , nul ne défend
opiniâtrement le sieu ; ou dscute pour
«'éclairer , on s'arrête avant la disput» ,
chacun s'instruit , chacun s'amuse , tons s'cn-
vont conteus ; et le sai^e même peut ra|)-
porter de ces entretiens des sujetj; digjics
d'être médités en silence.
Mais nu fond , qr.e pcnses-tu qu'on ap-
prenne dans ces conversations si charuian-
tes ? à )Up;er sainement des choses du monde?
a bien user de la société ? à co;' naître au
moins les gens avec qui l'on vit ? K;en de
•tout CK-la , ma Jv.Iie On y apprend à plaider
avec art la cause du mensonge , à ébranler
à force de pbiiosophie tous les principes ds
la vertu , à colorer de sopbismcs subtils ses
passions et «es préjugés , et adonner à i'cr-
rcur un certain tour à la mode s?lo i les
maximes du jour. Il n'est pouit néccss.iire
de connaître le caractère des «^ens , mais
seulement leurs intérêts, pour deviner à-pou-
près ce qii'ils diront de c!i':qitc clia5Gt.(^)uauii
IxouvtïU Mcloise. Tome II. G-
90 LA NOUVELLE
uu homme parle, c'est pour ainsi dire, son
habit et non pas lui qui a un sentiment,
et il eu chaulera saus façon tout aussi sou-
vent que d'état. Donnez-lui tour-à-tour une
longue perruque , un habit d'ordonnance
et une croix pectorale , vous l'entendrez suc-
cessivement prêcher avec le même zèle les
lois , le despotisme et l'inquisition. Il y a une
raison commune pour la robe , une antre
pour la finance , une autre pour l'épêe.
Chacune prouve très-bien que les deux au-
tres sont mauvaises ; conséquence facile à
tirer pour les trois, (w) Ainsi nul ne dit
jamais ce qu'il pense , mais ce qu*ii lui con-
Tient de faire penser à autrui ; et le zèle
(m) On doit passer ce raisonnement à un
suisse oui voit son pavs fort bien gouverné ,
sans qu'aucune des trois professions y soit éta-
blie. Quoi ! l'Ktat peut-il subsister sans défen-
seurs ? non , il faut des défenseurs à l'Etat ; mais
tous les citovens doivent erre soldats par devoir,
aucun par métier. Les mêmes hommes , chea
les Pvoraains et chez les Grecs , étaient officiers
au camp , magistrats à la ville , et jamais ce*
deux fonctions ne furent mieux remplies que
quand on ne connaissait pas ces bizarres préa
jugés d'E-tat , qui les séparent et les désho-
Korent,
H E L O 1 s E. 91
appareut de la veritc n'est jamais en eux que
le masque de riiitcrêt.
Vous croiriez que les gens isoles qui vi-
vent dans rindépcndauce ont au moins un
esprit à eux : point du tout ; autres ma-
chines qui ne pensent point , et qu'on fait
penser par ressorts. On n'a qu'à s'informer
de leurs sociétés, de leurs coteries, de leurs
aiuis , des femmes qu'ils voient, des auteurs
qu'ils connaissent : là-dessus on peut d'a-
vance établir leur sentiment futur sur un
livre prêt à paraître et qu'ils n'ont point
lu ; sur une pièce prête à jouer et qu'ils
n'ont point vue, sur tel ou tel auteur qu'ils
ne connaissent point, sur tel ou tel systèiue
dont ils n'ont aucune idée ; et comme la
pendule ne se monte ordinairement que
pour vingt-quatre heures , tous ces gens-là
b'envont chaque soir apprendre dans leurs
jocic'te's ce qu'ils penseront le lendemain.
Il y a aiiîsi un petit nombre d'hommes
et de femmes qui pensent pour tous les
autres , et pour lesquels tous les autres par-
lent et agissent ; et comme chacun songe
à son inle'rét, personne au bien commun,
et que les inte'réts particuliers sont toujours
opposes eutr'euxj c'est un choc perpétuel de
G 2
9» LA NOUVELLE
brigues et de cabales , un flux et reflux âc
préjuges, d'opiuious contraires, où les plus
echautlcs, animes par les autres , ne savent
presque jamaisde quoi il est question. Chaque
coterie a ses règles, ses jugeniens, ses principes
qui uc sont point admis aillcius. L'honnctG
homme d'une maison est un fripon dans la
maison voisine. Le bon , le mauvais , le beau,
le laid , la vc'rite', la vertu n'ont qu'une exis-
tence locale et circonscrite. Quiconque aime
a se re'pandre , et fréquente plusieurs .socié-
tés , doit être plus flexible qs^\ .^dlcibiade ^
changer de principes comme d'assemblées,
modifier son esprit, pour ainsi dire , à cha-
que pas , et mesurer ses maximes à la toise,
11 faut qu'à chaque visite il quitte en en-
trant son amc , s'il en a \\\\ç:\ qu'il en prenne
une autre aux couleurs de la maison, comme
un laquais prend un habit de livrée ; qu'il
la pose de même en sortant, et reprenne ,
s'il veut, la sienne jusqu'à nouvel échange.
Il y a plus ; c'est que chacun se met sans
cesse en contradiction avec lui-même , sans
qu'on s'avise de le trouver mauvais. On
a des principes pour la conversation et
d'autres pour la pratique ; leur opposition
ne scandalise personne , et l'on est gonrenu
H É L O l s E. 93
«jii'ils ne se rcssciiiblcralciit point cntr'cux.
On n'exige pas uicme d'un auteur, sur-tout
d'un moraliste, qu'il parlecomme ses livres,
ni qu'il agisse comme il parle. Ses écrits ,
ses discours , sa conduite sont trois choses
toutes diflérentes, qu'il n'est point oblige
de concilier. En un mot , tout est absuide et
rien ne choque , parce qu'on y est accoutumé,
et il y a même à cette inconséquence une
sorte de bon air dont bien des gens se font
honneur. En eflet , quoique tous prêchent
avec zèle les maximes de leur profession ,
tous se piquent d'avoir le ton d'une autre.
Le robin prend l'air cavalier ; le bnancier
fait leseigncur; l'cvêque a le propos galant ;
l'homme de cour parle de philosophie ;
l'homme d'Etat de bel-esprit ; il n'y a pas
jusqu'au simple artisan qui , ne pouvant
prendre un autre ton nue le sien , se
met en noir les dimanches , pour avoir
l'air d'un homme d? palais. Les militaires
seuls , de'daignant tous les autres e'tats , gar-
dent sans façon Je ton du leur et sont in-
supportables de bonne foi. Ce n'est pas que
5I.de Murait n'ei'it raison quand il donnait
la pre'fe'rence à leur société ; mais ce qui était
vrai de son temps ne Test plus aujourd'hui.
G 3
94 LA NOUVELLE
Le progrès de la littérature a change' en
mieux le ton gênerai ; les militaires sciil.s n'en
ont point voulu changer, et le leur, qui
e'tait le nicllleur auparavant, est enfin devenu
le pire ( n ).
Ainsi les hommes à qui Ton parle ne sont
point ceux avec qui l'on converse ; leurs sen-
tiniens ne partent point de leur cœur, leurs
lumières ne sont point dans leur esprit, leurs
discours ne renrcsentent point leurs pensées;
on }i 'aperçoit d'eux que leur figure , et l'on
est dans une assemble'e à-peu-près comiue de-
vant un tableau mouvant , oii le spectateur
paisible est le seul être mu par lui-même.
Telle est l'ide'e que je me suis formée de
la grande socie'te' sur celle que j'ai vueà Paris.
Cette idée est peut-être plus relative à ma si-
tuation particulière qu'au véritable état des
choses^ et se réformera sans doute sur de
(?t) Ce jugement, vrai ou faux, ne peut s'en-
tendre que des subalternes, et de ceux qui ne
vivent jias à Paris ; car tout ce qu'il y a d'il-
lustre dans le royaume est nu service , et la cour
même est toute militaire. Mais il y a une grande
différen'^e, pour les manières que Ton contracte,
entre faire campagne en temps de guerre , et
passer sa vie dans àç^ garnisons.
H É L O 1 s E. 95
nouvelles liimières. D'ailleurs je ne fréquente
que lessociétcs où les amis de milord Edouard
m'ont introduit, et je suis couvaiîicu qu'il
faut descendre dans d'autres états pour con-
naître les véritables mœurs d'un pavs ; car
celles des riches sont presque par - tout les
mêmes. Je tâcherai de m'éclaircir m.ieux dan*
la suite. En attendant , juge si j'ai raison d'ap-
peler cette foule un désert, et de m'efFiiycr
d'une solitude où je ne trouve qu'une vaino
apparence de sentimens et de vérité, nai
change à chaque instant et se détruit cile-
méme , où je n'aperçois que larves et fan-
tômes qui frappent l'œil un moment , <■ X
disparaissent aussi-tôt qu'on les veut saisir ?
Jusqu'ici j'ai vu beaucoup de masques; quand,
Tcrrai-je des visages d'hommes ?
LETTRE XV.
DE JULIE.
O
u r , mon ami , nous serons unis malgré
notre éloignement ; nous serons heureux en
dépit du sort. C'est l'union des cœurs qui fait
leur véritable félicité; leur attraction ne con-
G4
96 LA NOUVELLE
naît point la loi des dlsîanccs , et les nôtres
se toucIieraie;it aux deux bontb du îiioude.
Je trome , coiiiuie toi , que les aman- ont
lUiiie moyens d'adoucir le sentiuieiit de
rdi3sence , et de ^e rapprocher eu un mo-
uicfit. (^uelquelois méuie on se voit plus
souvent enccre que quand ou se voyoit tous
les jours; car sitôt qu'un des deux est seul ,
à i'iiistant tous deux sont euseinble. 8i tu
goîites CCS plaisirs tous les soirs , je le^" goûte
cent fois le jour ; je vis pins solitaire ; je suis
environne de tes veshges, et je ue saurais
fixer les y:*ux sur les objets qui in'eutoureut,
sans te voir tout autour de uioi.
Qitï cantb doheinenie ^ e qui s'assise :
Çwi s' 7'li'olse j e qui rltenne il passa ;
Oui co' begll occhi mi trnjise il core :
Qui disse una parola , e qui sorrise. (o)
Slais toi , sais-tu t'arrcter à ces situations
paisibles ? sais-tu goiitcr un amour tranquille
et tendre qui parle au cœur sans euiouvoir les
( o ) C'eçt ici qu'il chanta rî'un ton plus doux:
Voilà le sié^e où il s'assir , ici il marcliair , et
là il s'anêia ; ici d'un regard tondre il me perça
le cœur , iqÎ il me dit un uioî, et là je le vis
fioiuire
r t T Fv A a Q.
H É L O ï S E. 97
««çns , cl tes roj^rcls soiiL-iis aujourd'hui plr.s
sages que tes dcsirs rctaieut autrefois? Le
ton de ta prciuièrc lettre inc fait trembler.
Je redoute ees enjporteiucns troinpeurs ,
d'autant plus dangereux que l'imaj^inutioii
fj'ii les excite n'a point de bornes ; et je crains
que tii ii'outragcs ta .Julie à force de i'aiuicr-
j\hî tu ue sens pas, non , ton coeur peu
délicat ne sent pas combien l'amour s'of-
fense d'un vain hommage; tu ne songes ui
que ta vie est à moi , ni qu'on court souvent
ilauiorteu croyant servir la nature. Homme
sensuel , ne sauras-tu jamais aimer ? rappelle-
toi , rappelle-toi ce sentiment si calme et si
doux que tu connus une fois , et que tu dé-
crivis d'im ton si touchant et si tendre. S'il
est le plus délicieux qu'ait jamais savouré
l'amour heureux , il est le seul permis aux
amans séparés , et quand on l'a pu goûter
un moment, on n en doit plus regretter
d'autre. .Te me souviens des réflexions que
nous fesions en lisant ton Plutarquc , sur
iHigoût dépravé qui outrage la nature, (^uand
ces tristes plaisirs u*aura ent que de n'être
pas partagés, c'en serait assez , disions-nous,
pour les rendre insipides et niépriiables. ^Ap-
pliquons la même idée aux erreurs d'uiis
G 5
98 L A NOUVELLE
iinaglnation trop active , elle ne leur con-
viendra pas moins. MalheiueiiN: ! de quoi
joiîls-tu quand tu es seul à jouir ? Ces vo-
lupîës solitaires sont des volnptcs mortes, O
amour î les tiennes sont vives, c'est l'union
des âmes qu les anime ; et le plaisir qu'on
donne à ce qu'on aime fait valoir celui qu'il
nous rend.
î3;s-moi , je te prie , mon clicr ami , en
quelle langue on plutôt en quel jargon est la
rolalion do ta dernière lettre ? ?>e ?crait-ce
point la par hasard du bel-esprit ? Si tu as
dessein de t'en servir souvent avec moi , tu
devrais bien m'en envover le dictionnaire.
(Qu'est-ce , ]e te prie , que le sentiiiient de
l'habit d'un homme? qu'une ame qu'on prend
connue un habit de livrée? que des maximes
qaM faut mesurer à la toise ? Que veux-tu
qu uncpauvre Suissesse entende à ces sublimes
figures ? „4u-licu de prendre comme les au-
tres des urnes aux couleurs des maisons, ne
voudrais-tu point déjà donner à ton esprit la
teinte de celui du pays? Prends ;ardc, mon
bon ami , j'ai peur qu'elle n'aille pas bien
sur ce fond-là. A ton avis les traslati du
cavalier Marin , dont tu t'es si souvent mo-
que', approc}ièreut-iIs jamais de ces meta-
H E L O I s E, 99
pborcs ; et si l'on peut faire opiner l'habit
d'un honnnc dans une lettre , pourquoi ne
ferait-on pas suer le feu (/7) dans un sonnet ?
Observer en trois semaines toutes les so-
cietc's d'une grande ville , assigner le carac-
tère des propos qu'on y tient , y distinguer
exactement le vrai du faux, le réel de l'ap-
parent , et ce qu'on y dit de ce qu'on y
pense ; voilà ce qu'on accuse les Français de
faire quelquefois chez les autres peuples,
mais ce qu'un c'trangcr ne doit point faire
chez eux ; car ils valent bien la peine d'étrfj
étudies posément. Je n'approuve pas non
plus qu'on dise du mal du pays où l'on
vit et où l'on est bien traite' : j'aimerai*
mieux qu'on se laissât tromper par les appa-
rences que de moraliser aux dc'pens de ses
botes. Enfin je tiens pour suspect tout ob-
servateur qui se pique d'esprit : je crains tou-
jours que, sans y songer, il ne sacrifie la
\erite' des choses a l'état des pcnse'cs , et ne
fasse jouer sa phrase aux de'pens de la jus-
tice.
Tu ne l'igoorcs pas, mon ami , l'esprit, dit
(p) Sudate , o fochi, a preparar'metalli.
\ei& d'un soisnet du cavalier Marin.
G 6
leo LA NOUVELLE
notre Tfluralt 3 est la manie des Français; je
te trouve du penchant à la uiéiue manie ,
avec cette dffc'reiice qu'elle a chez eux de la
grâce , et que de tous les pcu)3les du monde
c'est à nous qu'elle sied le moins. II y a de
îa recherche et du jeu dans plusieurs de tes
îcUr.s. Je île parle point de ce tour vif et de
ces expressions animées qu'inspire la force du
sentiment ; je parle de cette gentillesse de
strie , qui , n'étant point naturelle , ne vient
d'cile-mcine à personne, et marque la pré-
tî-ition de celui qui i^'en sert. Eh Dieu ! des
prétciitions avec ce qu'on aime, n'est-ce pas
plutôt dans l'objet aimé qu'on les doit placer,
et n'cst-ou pas glorieux soi-même de tout le
mérite qu'il a de plus que nous ? Non , si l'on
anime les conversations indifférentes dcqucî-
cnïcs saillies qui passent comme des traits,
ce !i'e?t point entre deux amans que ce lan-
gage est de saison; et le jargon fleuri de la
i.-;alanterie est beaucoup plus éloigné du sen-
tiitient que Je ton le plus simple qu'on puisse
];ifndre. J'en appelle à toi-même L'esprit
ctit-il jamais le temps de se montrer dans
110:. tètc-à-téte; et si le charme d'un entretien
passionné l'écartc et rempêche de paraître ,
comment de» lettres que l'absence remplit
H E L O i s E. lor
toiî jonrs d'un peu d'amertume , et où le cnrur
parle avec plus d'attendrissement , le pour-
raient-elles supporter ? C^uoique tonte grande
passion soit sérieuse , et que l'cACcssivc )oi*
el'c-mcme arrache des pleurs plutôt que dci
ris , je ue veux pas pour cela que l'amour
soi t toujours triste , mais je veux que sa gaieté
soit simple , sans ornement, sans art, nue
comme lui ; en un mot, qu'elle brille de ses
propres grâces et uou de la uaiure du bel-
esprit.
L'inséparable, dansla chambie de laquelle
je t'écris cette lettre , préfend que j'étais en la
commençant dans cet état d'enjouement que
l'amour inspire ou tolère; mais je ne sais ctf
qu'il e>t devenu. A mesure que j'avanca's ,
une certaine langueur s emparait de moa
SLinn , et me laissait à peine la force de t'écriio
les injures que la mauvaise a voulu t'adresser ;
car il est bon de l'avertir que la critique de
ta critique est bien plus de sa lacon que de
la mienne ; elle m'en a dicte sur-tout le pre-
mier article e»i riant comme une folle , et
sans ine permettre d'y rien changer. Mile dit
que c'est pour t'aj)j)rcndre h manquer de
respect au lUarini qu'elle protc'ge et que tu
plaisantes.
102 LA NOUVELLE
Mais sais-tu bleu ce qui nous met toutes
deux de si }3oane]nimeur ? c'est son prochain,
marj-agc. Le contrat fut passé hier an soir, et
le jour est pris de lundi en huit. Si jamais
amour ftit gai, c'est assurément le sien: on
ue vit de la vie uue fiile si bouffonneuient
amoureuse. Ce bon M. d'Or/;^' ^ à qui de son
côté la tète en tourne , est enchanté d'un
accueil si folâtre. Moins difhcile que tu u'étais
autrefois , il se prête avec plaisir à la plai-
santerie , et prend pour nn chef-d'œuvre de
l'amour l'art d'égayer sa maîtresse. Pour elle ,
on a beau la prêcher, lui représenter la bien-
séance , lui dire que si près du terme elle doit
preiîdre un maintien plus sérieux, plus grave,
et faire un peu mieux les honneurs de l'état
qu'elle est prête à quitter; elle traite tout
cela de sottes siinnî^rées , elle soiîtient eu
face à M. d'Or/é" que le jour delà cérémonie
elle sera de la melllcLirc humeur du monde,
et qu'on ne saurait aller trop gaiem.cnt à la
noce. 3Ja';s la petite dissimulée ne dit pas
tout ; je lui ai trouvé ce matin les yeux rouges,
et je parie bien que les pleurs de la nuit paient
les ris de la journée. Elle va former de nou-
velles chaînes qui relâcheront les doux liens
de l'amitié: elle va couimeiicci uue maiiièio
H E L () I s E. io3
de vivre difTcrcnte de celle qui lui fut clicre ;
cile était contente et tranquille , elle va courir
les hasards auxquels le meilleur mariage ex-
pose ; et quoi qu'elle en dise, comme une
eau pure et calme conuuence à se troubler
aux approches de l'orage, son cœur timide
et chaste ne voit point sans quelque alarme
le prochain changement de son sort.
O mon ami , qu'ils sont heureux ! ils s'ai-
ment; ils vont s'épouser ; ils jouiront de leur
amour sans obstacles , sans craintes , sans re-
mords ! Adieu, adieu , je ncii puis dire
davantage.
/*. s. Nous n'avons vu miiord Edouard
qu'un moment, tant il était pressé de conti-
nuer sa route. Le cœur plein de ce que nous
lui devons , je voulais lui montrer mes scn-
tiraens et les tiens; mais j'en ai eu une e.spèce
de honte. En vérité, c'est faire injure à un
homme comme lui de le remercier de rien.
io4 LA NOUVELLE
LETTRE XV r.
A J U J. I E.
\3 Mt. les passions irapctiieiiscs rendesit les
liommcs enfaus ! qu'un aiuoiir forcené 58
nourrit aisëmeut de chimères , et qu'il est aisé
de donner le change à des désirs extrêmes par
les plus frivoles objets ! J'ai reçu ta lettre avec
les mêmes transports que m'aura; t causes ta
présence, et dans rcmportcmcnt de ma Joie
un vain papier me tenait lieu de toi. Un des
plus grands maux de l'absence , et le seul au«
quel larai?on ne peut rien , c'est i'mqjiiétude
sur l'état actuel de ce qu'on aime, ^'a santé,
sa vie , son repos , son amoui , tout échn])pe
\ qui craint de tout perdre ; on n'csCpas plus
sur du présent que de l'avetiir , et tous les ac-
cidens possiblesicréaliseutsans re>sc dans l'es-
prit d'un amant qui redoute. Enfin je respire,
je vis, tu te portes bien , tu m 'a s mes , ou
plutôt il y a dix jours que tout cela était vrai ;
mais qui ine rcponJja d'aujourd'hui ? ()
absence ! o tounnciit ! 6 'd aarrc et funeste
état, où l'on ne peut jouir que du moment
paisé, et où lo présent u'esl j^^oiut encore I
H É L O ï s E. :to&
Quand tu ne m'aurai? pas parlé de l'insé-
parable , j'aurais reconnu sa uialice dans la
critique de ma relation , et sa rancune dans
l'apologie du Marini ; mais g'il m'était
permis de faire la inieunc , je ne resterais
pas sans réplique.
Premièrement, ma cousine, (car c'est à
elle qu'il faut répondre) quant au style, ) ai
pr.s celui de la chose ; i'ai tâclié de vous
donner à-la-fais l'idée et l'exemple du ton
des conversations à la mode ; et suivant un
ancien précepte, je vous ai écrit à-peu-près
comme on parle en certaines sociétés. D'ail-
leurs, ce n'est pas l'usage des figures, mais
leur choix que je blâme dans le cavalier
Marin. Pour peu qu'on ait de chaleiu" dans
l'esprit, on a besoin de métaphores et d'ex-
pressions ligurées pour se taire entendre Vos
lettres mêmes en sont pleines sans que vous
y souï^iez^ et je soutien' qu'il n'y a qu'ua
ficomètro et un sot qui puissent parler sans
lignres. En eôet, un même jugeme»U n est-il
pas susceptible de cent deg.és de force ? et
comment déterminer celui de ces degrés qu'il
doit avoir, sinon par le tour qu'on lui donne ?
Mes propres phrases me font rire, je l'avoue,
et je lc3 trouve absurdes, grâces au soin que
io6 LA NOUVELLE
TOUS avez pris de les isoler ; mais laissez-les
où )e les ai mises, vous les trouverez claires
et iiicme énergiques. Si ces yeux éveillés^, que
vous savez si bieu faire parler , étaieut séparés
l'uii de l'autre, et de votre visage, cousine ,
que pensez - vous qu'ils diraient avec tout
leur ("eu ? ma foi, rien du tout, pas même a.
M. d\yrôe.
La première chose qui se présente à observer
dauj un pays où l'on arrive, n'est-ce pas le
ton général de la société ? hé bien, c est
aussi la première observation que j'ai faite
dans celui-ci, et je vous ai parlé de ce qu'on
dit à Paris et non pas de ce qu'on y fait. Si
j'ai remarqué du contraste entre les discours,
les sentimens et les actions des honnêtes gens ,
c'est que ce contraste saute aux yeux au pre-
mier instant, (^uand je vois les mêmes hommes
changer de maxime^ selon les coteries , inoli-
uistes dans l'une, jansénistes dans l'autre,
vils courtisans chez un ministre , frondeurs
mutins chez un mécontent ; quand le vois
un homme doré décrier le luxe, un financier
les impôts, un prélat le dérèglement; quand
j'entends une femme de la cour parler de
modestie, un grand seigneur de vertu, un
auteur de simplicité, un abbé de religion.
H É L O l s E. io7
et que ces absurdités ne choquent personne ,
ne dois-jc pas conclure à rinstant qu'on ne
$e soucie pas plus ici d'entendre la vérité que
de la dire, et que, loin de vouloir persuader
les autres quand on leur parle, on ne cherche
pas niêuie à leur faire penser qu'on croit ce
qu'on leur dit ?
Mais c'est assez plaisanter avec la cousine.
Je laisse un Ion qui nous est étranger à tous
trois , et j'espère que tu ue me verras pas plus
prendre le goût de la satire que celui du Ijel-
csprit. C'est à toi, ./////e, qu'il faut à présent
répondre ; car je sais distinguer la critique
badine des reproches sérieux.
Je ne conçois pas comment vous avez pu
prendre toutes deux le change sur mon objet.
f>e ne sont point les Français que je me suis
proposé d'observer : car si le caractère des
nations ne peut se déterminer que par leurs
diliérences , comment moi qui n'en connais
encore aucune autre , entrepreudrais-je de
peindre celle-ci ? Je ne serais pas non plus si
mal-adroit que de choisir la capitale pour le
lieu de mes observations. Je n'ignore pas que
les capitales dilîèrcut moins entr'elles que les
peuples , et que les caractères nationaux s'y
cITacent et confondent en grande partie , tant
io8 LA NOUVELLE
^ cause de i'iaflueijce commune des cours
qui se ressemblent toutes , que par l'eSct
commua d'uue société* nombreuse et resser-
rée, qui est le tr.êm,c* à-peu-près sur tous les
hommes , et l'emporte à laiiu sur le caractère
origitiel.
Si je voulais étudier un |>€uplc, c'est dans
les provinces recule'es, uù les babitan? ont
encore leurs inclinations uaLuiellcs , que
j'irais les observer. Je parcourrais lentement
et avec soin plusieurs de ces provinces, les
plus éloij^ne'es les unes des autres ; toutes les
diEférences que j'observerais cntr'cllcs me don-
neraient t le génie particulier de chacune ;
tout ce qu elles auraient de commun , et que
li'auraient pas les autres j^euples , formerait
le génie national , et ce qui se trouverait par-
tout appartiendrait en général à rboiumc.
Mais je n ai ni ce vaste projet, nil expérience
nécessaire pour le suivre. Mon objet est de
çounaitre l'bounne, et ma méthode de l'étu-
dier dans ses d. verses relations. Je ne l'ai vu
jusqu'ici qu'en petites sociétés, éparsetpresqu©
isolé sur la tcrr<?. Je vais maintenant le con-
sidérer entassé par multitudes daus les mêmes
lieux , et je commencerai a. iu?2,er par-là des
vrais effets da la iociété- car s'il crt constant
H E L O 1 s E. jo^j
qu'elle rende les hommes meilleurs, plus elle
est nombreuse et rapprocliee, miciiK ils doi-
vent valoir ; et les ina?urs , par exemple,
seront beaucoup pîns pures à Paris que dans
le Valais ; que si Ton trouvait le contraire,
il faiulrait tirer une coiuéquence opposée.
Cette méthode pomialt, j'en conviens , me
mener encore à la coîinalssance des peuples,
mais par uuq voie si Ionique et si dctourncc
que je ne serais peut-être de ma vie en étut
fie prononcer sur aucun d'eux. Il faut que je
commence par tout observer dans le premier
où je me trouve ; que j'assigne ensuite les
différences, à mesure (\uq je parcourrai les
autres pays ; que je comjjare la France h.
chacun d'eux, comme on décrit l'olivier sur
\in saule ou le palmier sur un sapin, et que
j'attende a juj^er du premier neuplc observé
que j'aie observé tous les autres.
Veuille donc, ma charmante prêcheuse,
distinguer ici l'observation philpsophique de
la satire nationale. Ce ne sont j)oint les Pari-
siens que j'étudie, mais les habitans d'une
grande ville, et je ne sais si ce que j'en vois
ne convient pas à Rome et à Londres tout
aussi-bien qu'à Paris. Les règles de la niornie
lit dépendent point dos us^^^es clr? peuples ;
îio LA NOUVELLE
ainsi malgré les préjugés domiuans , je sens
fort bien ce qui est mal en soi ; mais ce mal,
j'ignore s'il faut l'attribuer au Français ou
à l'homme, et s'il est l'ouvrage de la cou-
tume ou de la nature. Le tableau du vice
offense en tous lieux un œil impartial , et
Ion n'est pas plus blâmable de le repreiidre
dans un pays où il règne, quoiqu'on y soit,
que de relever les défauts de rhunianitc,
quoiqu'on vive avec les homines. Ne suis-Je
pas à présen t moi-même un habitant de Paris ?
peut-être , sans le savoir, ai-je déjà contribué
pour ma part au désordre que j'y remarque ;
peut-être un trop long séjour y corromprait-il
ma volonté même ; peut-être au bout d'ua
an ne serais-je plus qu'un bourgeois, si pour
être digne de toi je ne gardais l'ame d'un
homme libre et lesmœurs d'un citovcn. Laisse-
moi donc te peindre sans contrainte des objets
auxqueU^ je rougisse de ressembler , etin'ani*
mer au pur zèle de la vérité par le tableai*
de la flatcrie et du mensonge.
Si j'étais le maître de mes occupations et
de mon sort , je saurais , n'eu doute pas,
choisir d'autres sujets de lettres : tu n'étais
pas mécontente de celles que je t'écrivais dç
Meillcne et du Valais : mais, chère auaie^-
H É L OI s E. lit
pour avoir la force de sup|)ortcr le fracas du
monde où je suis contraint de vivre, il faut
bien au inoins que je me console à te le dé-
crire , et que l'idcc de te préparer des relations
m'excite à en cherclicr les sujets. Autrement
le dccouraî^ciiieiit va m'atteindre à chaque
pas , et il faudra que j'abandonne tout, si tu
ne veux rien voir avec moi. Pense que, pour
vivre d'une manière si peu conforme à mon.
goût, je fais un effort qui n'est pas indij^ne
de sa cause ; et pour juger quels soins me
peuvent mener a toi, souffre que je te parle
quelquefois des maximes qu'il faut connaître
et des obstacles qu'il faut sr.rmonter.
Malgré ma lenteur, maigre mes distractions
inévitables, mon recueil était Gui quand ta
lettre est arrivée heureusement pour le pro-
longer, et j'admire, en le voyant si court,
combien de choses ton cœur m'a scu dire eu
si peu d'espace. Non, je soutiens qn'il n'y a
point de lecture aussi délicieuse, même pour
qui ne te connaîtrait pas, s'il avait une ame
semblable aux nôtres. Mais comment ne te
pas connaître en lisant tes lettres ? comment
prêter un ton si lonchant et des sentimens si
tendres à une autre figure que la tienne ? à
chaque phrase ne voit-on pas le doux regard
112 LA NOUVELLE
de tes yeux ? à chaque mot u'eiitend-on pa»
ta voix charmante ? Quelle autre que Julie a
jamais aimé, pensé, parlé, agi, écrit comme
elle ? Ne sois donc pas surprise si tes lettres,
qui te peignent si bien, font quelquefois sur
ton idolâtre amant le même eifct que ta pré-
sence. En les relisant je perds la raison, ma
tête s'égare dans un délire continuel , un feu
dévorant me consume , mon sang s'allume et
pétille, une fureur me fait tressaillir. Je crois
te voir, te toucher, te presser contre mon
sein objet adoré, fille enchanteresse,
source de délices et de volupté, comment en
te voyant ue pas voir les houris faites pour
les bienheureux ? Ah, viens ! je la
sens elle ui'échappe , et je n'embrasse
qu'une onibve ,... Il est vrai, chère amie,
tu es trop belle et tu fus trop tendre pour
mon faible cœur ; il ne peut oublier ni ta
beauté ni tes caresses : tes charmes triom-
phent de l'absence, ils me poursuivent par-
tout, ils me font craindre la solitude ; et
c'est le comble de ma misère de n'oser m'oc-
cuper toujours de toi.
Ils seront donc unis m.aîgré les obstacles,
•u plutôt ils le sont au moment que j'écris.
Aimables et dignes époux ! puisse le ciel les
«OHîbler
H E L O 1 s E. ii3
eorablcr du bonheur que méritent leur sage
et paisible amour, rinnoceiicede leurs mœurs,
riiOMiiétcté de leurs âmes ! puisse-t-il leur
donner ce bonheur précieux dont il est si
avare envers les cœurs faits pour le goûter!
(Qu'ils seront heureux , s'il leur accorde, hélas,
tout ce qu'il nous ôte ! Mais pourtant ne
sens-tu pas quelque sorte de consolation dans
nos maux ? ne sens-tu pas que l'excès de notre
misère n'est poiut non plus sans dédonnna-
gemcnt, et que s'ils ont des plais'rs dont nous
sommes privés, nous en avons aussi qu'ils ne
peuvent connaître ? Oui , ma douce amie ,
malgré l'absence , les privations , les alarmes ,
malgré le désespoir même, les puissaus élan-
ccmcns de deux cœurs l'un vers l'autre ont
toujours une volupté secrète , ignorée des
âmes tranquilles. C'est un des miracles de
l'amour de nous faire trouver du plaisir à
souffrir; et nous regarderions comme le pire
des malheurs un état d'indiffc;rence et d'oubli
qui nous ôLerait tout le sentiment de nos
peines. Plaignons donc noire sort, ô Juliel
mais n'envions celui de personne. Il n'y a
point peut-être, à tout prendre, d'existence
prélérable à la nôtre ; et comme la Divinité
tire tout son bonheurd'clie-méme- , les c;Kur«
Nouvelle Iléioisc. TcîUie II. li
114 LA NOUVELLE
qiiécliauffe un feu cclcste trouvent dans leurs
propres senthuens une sorte de jouissance pure
et délicieuse , indépendante de la fortuue et
du reste de l'univers.
LETTRE XVII.
^ J U L ï E.
E
i>'FiN me voilà tout-à-fait daus le torrenft
Mou recueil fini, j'ai coninie'.icé de fréquenter
les spectacles et de souper en ville. Je passe uia
journée entière daus le monde, je prête lues
oreilles et uics yeuK à tout ce qui les frappe ;
et n'apercevant rien qui te ressemble, je me
recueille au milieu du bruit et converbc eu
secret avec toi. Ce u'est pas que cette vie
hruyantc et tumultueuse n'ait aussi quelque
sorte d'attraits , et que la prodigieuse diver-
sité d'objets n'offre de certains agrémensàde
nouveaux débarqués, mais pour les sentir il
faut avoir le cœur vide et l'esprit frivole j
l'amour et la raisou semblent s'unir pour
m'en dép^onter : comme tout n'est qu'une
vainc apparence , et que tout change à chaque
instant, ;e n'ai le temps délrc éuiu de rien,
ni cchii de rieu examiner.
n f, L O ï s E. it5
Ainsi )c commence à Voir les difficultés de
l'étude du monde , et je ne sais pas uiéme
quelle place il fuHt occuper pour le biea
connaître. Le philosophe en est trop loin,
riiomme du monde en est trop près. L'un
voit trop pour pouvoir réfléchir , l'autre
trop peu pour juger du tableau total. Chaque
ohjetqui frappe le philosophe , il le considère
à part, et n'en pouvant discerner ni les liai-
sons ni les rapports avec d'autres objets qui
sont hors de sa portée, il ne le voit jamais
à sa place , et n'en sent ni la raison ni les vrais
effets. L'homme du monde voit tout et n'a le
temps de pensera rien. La mobilité des objets
ne lui permet que de les apercevoir et non
de les observer; ils s'cCFacent mutuellement
avec rapidité, et il 7ie lui reste du tout que
des impressions confuses qui ressemblent au
cahos.
On ne peut pas non plus voir et méditer
alternativement, parce que le spectacle exige
une continuité d'attention qui interrompt la
réflexion. Un homme qui voudrait diviser son
temps par ijitervalîes entre le monde et la
solitude , toujours agité dans sa retraite et
toujours étranger dans le monde, ne serait
Jjicu nulle part. Il n'y aurait d'autre moyeu
H 2
ii6 LA NOUVELLE
que de partager sa vie entière eu deux i^raiid^
€sj)aces ; l'ii!! pour voir, l'autre pour réflé-
chir : mais cela même est presque impossible ;
car la raison n'est pas un meuble qu'on pose
et qu'on reprenne à sou gre, et quiconque
a pu vivre dix ans sans penser ne pensera de
sa vie.
Je trouve aussi que c'est une folie de vouloir
étudier le inonde en simple spectateur. Celui
qui ne pre'tend qu'observer n'observe rien ,
parce qu'étant inutile dans les aPiaires et
importun dans les plaisirs , il n'est admis
nulle part. On ne voit agir les autres qu'au-
tant qu'on agit soi-m^uie ; dans rccoie du
monde comme dans celle de l'amour, il faut
commencer par pratiquer ce qu'on veut
apprendre.
(^uel parti prendrai-je donc, moi e'tran-
ger , qui ne puis avoir aucune affaire en ce
pays, et que la différence de religion em-
pêcherait s€i.le d'y pouvoir aspirer à rien ?
Je suis réduit à m'abaisser po-ur ui'instruire ,
et ne pouvant jamais être un houîme utile,
à tâcher de me rendre un homuie amusaut.
Je ui'exerce , autant qu'il est possible, à de-
venir poli sans fausseté' , complaisant sans
bassesse, et à prendre si bien ce qu'il y a
H E L O J S r. ?i7
do J)0)i (la)is ia socictc- , que jV puisse être
^oiiflcrt saas cm adopter les vices. Tout homms
oisif qui veut voir le inoiid<; doit au iiioius
en prcudrc les manières ;usqu"à certain point;
car de quel droit e: igerait-on d'être admis
parmi des gens à qui i'ou n'est bon à rien ,
ct?iqul l'on n'aurait pas l'art de plaire ? JNlais
aussi quand il a trouve' cet art, on ne lui
en demande pas davantaj;e, sur-tout s'il est
étranger. Il peut se dispenser de prendre part
aux cabales, aux intrigues, aux démêles; s'il
se coAiportc honnêtement envers chacun , s'il
ne donne à certaines femmes ni exclusion ni
préférence ,s'ilgarde iesccretd^e chaque société
où il est reçu, s'il n'étale [>oiat les ridicule»
d'une maison dans une autre, s'il évite les
oonhdences, s'il se refuse aux tracasseries, s'il
garde par-tout une ccrtainedignité, il pourra
^oir paisibleuicnt le iiionde , conserver ses
mœurs , sa probité , sa franclîise même ,
pourvu qu'elle vienne d'nn esprit de liberté
et non d'un esprit de parti. Voilà ce q>vc j'ai
tache de faire par l'avis de quelques gens
éclairés que j'ai choisis pourguidis parmi
les connaissances que m'a donn-ées miiord
JJdouard. J'ai donc commencé d'être admis
dans les soclcJéa nioias nombreuse s et phts
Il 3
ii8 LA NOUVELLE
choisies. Je iic m'étais ironvé iusqu'à-prc'sent
qu'à des dhicrs lëgles , où l'on ne voit de
icuiinc que la inaîtrcsse de la maison , où tovis
les désœuviës de Paris sont reçus pour peu
qu'on les connaisse, où chacini paie comme
il peut sou dîucr eu esprit ou en flatterie,
et dont le ton bruyant et confus ne diffère pa$
beaucoup de celui des tables d'auberges.
Je suis maintenant initié à des mystères
plus secrets. J'assisteà des soupers prie's , où la
porte est fermée à tout survenant, et où l'on
est sûr de ne trouver que des gens qui con-
viennent tous, sinon les uns aux autres, au
moins à ceux qui les reçoivent. C'est là que
les femmes s'observent moins, et qu'on peut
commencera les e'tudier ; c'est là que règ'^cnt
plus paisiblement des propos plus fins et plus
satiriques ; c'est là qu'au-lieu des nouvelles
publiques, des spectacles, des promotions,
des morts, des mariages dont on a parlé le
matin , on passe discrètement en revue les
anecdotes de Paris , qu'on dévoile tous les
évèueinens secrets de la chronique scanda-
leuse , qu'on rend le bien et le mal également
plaisans et ridicules, et que, peignant avec
art et selon l'intérêt particulier les caractères
des personnages j chaque iuterlocutcur sans
H E L O l s E. TT9
V penser peint cucorc beaucoup mieux le
s!!pn ; c'est là qu'un reste de circonspection
fait inventer devant les laquais un certain
langage entortillé, sous lequel, feignant de
rendre la satire plus obscure, on la rend
seulement plus amère ; c'est là, en un mot,
qu'on affile avec soin le poignard, sous pré-
texte de faire moins de mal, mais en effet
pour l'enfoncer plus avant.
Cependant, à considérer ces propos selon
nos idées, on aurait tort de les appeler sati-
riques ; car ils sont bien plus railleurs que
mordans, et tombent moins sur le vice que
sur le ridicîile. En général la satire a peu de
cours dans les grandes villes, où ce qui n'est
que mal est si simple que ce n'est pas la peine
d'en parler. Que reste-t-il à bkrlner où la vî rtu
n'est plus cstime'c, et de quoi médirait-on
quand on ne trouve plus de mal à no i ? à
Paris siu-tout où l'on ne saisit le? c!jn-cs que
par le côté plaisant, tout ce qui do.t allu-
mer la colère et l'indignation est ir, r.ours
mal reçu, s'il n'est mis en cha:ison ou en
épigramme. Les jolies femmes n'aimeni pouit
à se fâcher ; aussi ne se fàchcnt-cllc:- d.- rien ;
elles -aiment à rire; et comme li n\ a pas
le mot pour rire au crime, les fripons saut
120 LA NOUVELLE
d'iionnétes gens comme tout le monde ; mais
malheur à qui prête le flanc au ridicule, sa
caustique empreinte est ineffaçable ; il ne
déchire pas seulement les mœurs, la vertu,
il marque jusqu'au vice même ; il fait ca-
lomnier les me'chans. Mais revenons à nos
soupers.
Ce qui m'a le plus frappe' dans ces socie'tes
d'clite , c'est de voir six personnes ciioisies
exprès pour s'entretenir a-;réablcment ensem-
ble , et parmi lesquelles régnent même le plus
souvent des liaisons secrètes , ue pouvoir rester
une heure entre elles six , sans y faire intervenir
la moitié de Paris , comme si leurs cœurs
n'avaient rien à se dire , et qu'il n'y eût là
personne qui méritât de les intéresser.
Te souvient-il , ma Julie ^ comment, eu
soupant chez ta cousine ou chez toi, nous
savions, en dépit de la contrainte du mys-
tère, faire tomber rcutrctlevi sur dei sujets
qui eussent du rapport à nous , et comment
à chaque rét^exion touchante , à chaque allu-
sion subtile, uu regard plus vif qu'un éclair ,
\\\\ soupir plutôt deviné qu'aperçu , en por-
tait le doux sentiment d'un cœur à l'autre ?
Si la conversation se tourne par ha.sard sur
le» convive- , c'est comuuinéuicut dans uii
H É L O i s E. 12»
Gcrtaiii )argû:i de société dont il fiint avoir
ia clef pour rentciidrc. A l'aide de ccchillrc,
on se fait re'ciproqiicmeiit et sclcii le goût du
ti'inps mille iiiauva:i5v.s plaisanteries, durant
lesquelles le plussot n'est pas celuiqni brille le
inoins , tandis qu'un tiers mal instruit est
réduit à l'ennui et au silence, ou à rire de
ce qu'il n'entend point. Voilà, liors le tcte-
à-tcte qui m'est et me sera toujours inconnu,
tout ce qu'il y a de tendre et d'affectueux
dans les liaisons de ce pa3s.
Au milieu de tout cela , qu'un bomtue de
poids avance un propos ^y.ave ou agite une
question sérieuse , aussitôt l'attention com-
mune se fixe a ce nouvel obict ; bomnics ,
femmes, vieillards , jeunes gens, to-us se prê-
tent à le considérer par toutes ses faces, ek
l'on est étonne' du sens et de la raison qui
sortent comme à l'envi de toutes ces têtes
folâtres, (y) Un point de morale ne serait
( î ) Pourvu , toutefois , qu'une plaisanterie
imprévue ne vienne pas déranger cette gravité ;
car alors chacun renclïérit ; tout part à Tinstant,
et il n*y a plus moyen de reprendre le ton sé-
rieux. Je me rappelle un certain paquet de gim-
blottei qui troubla si plaisamment une repré-
«entation de ia foire- Les acteur» dérangés
T22 LA NOUVELLE
pas mieux discuté dans unç société de phi-
losophes que dans celle d'une jolie feuime de
Paris ; les conclusions y seraient même sou-
vent moins sévères : car le philosophe qui
veut agir comme il parle, y regarde à deux
fols ; mais ici où toute la morale est un pur
verbiage , on peut être austère sans consé-
quence , et l'on ne serait pas fâché , pour
rabattre un peu l'orgueil philosophique ,
de mettre la vertu si haut que le sage même
n'y pût ateindre. Au reste, hommes et fem-
mes, tous , instruîtspar l'expérience du m.onde
et sur-ioat parleur conscience, se réunissent
pour penser de leur espèce aussi mal qu'il
est possible ; toujours philosophant triste-
ment , toujours dégradant par vanité la na-
ture hmnaine , toujours cherchant dans quel-
que vice la cause de tout ce qui se fait de
bien , toujours d'après leur propre cœur
médis^int du cœur de l'homme.
Malgré cette avilissante doctrine , un des
sujets favoris de ces paisibles entretiens c'est
n'étaient que des animaux ; mais que de chor>es
sont girablettes pour beaucoup d'hommes î On Sii*t
oui Fontenelle a voulu peindre dans l'histoire des
Tyrintiens,
H É L O is E. 123
le senllmont; iiu)t par lequel il ne faut pas
entendre un epanclicmcnt aB'ecîueiix dans le
sein de l'auionr on de l'aniitie ; cela serait"
d'une fadeur à mourir : c'c^t le sentiment mis
en grandes maximes ge'ncralcs et quiiitessen-
cle' par tout ce que la metapliysique a de
plus subtil. Je puis dire n'avoir de ma vie
OUI tant parler du sentiment , ni si peu com-
pris ce qu'on en disait. Ce sont des rauneinens
inconcevables. O Julie ! nos cœurs grossiers
n'ont jamais rien su de toutes ces belles
maximes, et j'ai peur qu'il n'en soit du sen-
timent chez les gens du inonde comme à.' Ho-
mère chez les pe'dans , qui lui forgent mille
beautés chimériques , faute d'apercevoir les
véritables. Ils dépensent ainsi tout leur sen-
timent en esprit, et il s'en exhale tant dans
le discours qu'il n'eu reste plus pour la pra-
tique. Heureusement , la bienséance y supplée,
et l'on fait par usage à-pcu-près les mêmes
choses qu'on ferait par sensibilité ; du moins
tant qu'il n'eu coûte que des formules et
quelques :^cnes passagères , qu'on s'impose
pour faire bien parler de soi; car quand les
sacrifices vont jusqu'à gêner trop long-temps
ou à coûter trop cher, adieu le sentiment,
la bieusédnce u'ej exige pas jusque-là. A
ï24 LA NOUVELLE
cela près, ou ne saurait croire a quel point
toutest compassé, mesure , pesé dansée qu'ils
appcllcïit des procédés ; tout ce qui n'est
plus dans les ^eutimcns , ils l'ont mis en
règle , et tout est règle parmi eux. Ce peu-
ple imitateur serait plein d'originaux qu'il
serait impossiule d'en rien savoir ; car nul
lioinme n'ose cire lui-même. Ilfaiitfaij-e
ccimne les autres ^ c'est la première maxiiiio
de la sagesse du pays. Cela se fait , cela ne
se fait pas f voilà la décision suprême.
Cette apparente régularité donne aux usa-
ges communs Tair du monde le plus comique ,
même dajis les choses les plus sérieuses. On
sait à point nomuié quand il faut envoyer
savoir des nouvelles ; quand il faut se faire
écrire, c'est-à-dire faire une visite qu'on ne
fait ])as ; quand il faut la faire soi-même :
quand il est permis d'être cliez soi ; quand
on doit n'y pas être quoiqu'on y soit; quelles
offres l'un doit faire ; quelles offresTautre doit
rejeter ; quel degré de tristesse on doit prendre
àtelleou telle mort; (r) combien de tempson
( r) S'afiliger à la mort de quelqu'un est un sen-
tiii'oiit d'humanité et un témoignage de bon na-
turel, raaiî non pas un flevf.'ir de vertu , ce
quelqu'un fût-il niém» noirs père. Q;acon(pic
d o.i £
H É L O ï s E. Î25
cloît pleurer à la campagne ; le jour où l'on
peut revenir se consoler à la ville ; l'heure
et la minute oii l'affliction permet de donnef
le bal ou d'aller au spectacle. Tout le monde
Y fait à-la-fois la même chose dans la même
circonstance : tout va par temps comme le»
inouvemens d'un régiment en bataille : vous
diriez que ce sont autant de marionettca
clouées sur la même planche, ou tirées pac
le même iil.
Or , comme il n'est pas possible que tons
ces gens qui font exactement la même chose ,
soient exactement afîectês de même, il est
clair qu'il faut les pénétrer par d'autres
moyens pour les connaître ; il est clair quo
tout ce jargon n'est qu'un vain formulaire,
et sert moins a. juger des mœurs que du
to?i qui règne à Paris. On apprend ainsi les
propos qti'on y tient , mais rien de ce qui
peut servir à les appi-écier. J'en dis autant
de la plupart des écrits nouveaux ; j'en did
autant de la scène même , qui depuis J/o//tV^
est bien plus uu lieu où se débitent de jolies
en pareil cas n'a point d'alTli'^rion dans le reçut
n'en doit point montrer au-dehors ; car il est
beaucoup plus essentiel de fuir la fausseté qu«
de s'asservir aux blensétvn'-es,
Nouvelle Héloise. Tome II. I
126 L A N O U Y E L L E
co7iversations , que la repiTsentatlon de la vie
civile. Il y a ici trois théâtres , sur deux des-
quels ou représente des êtres cliime'riques ,
savoir sur l'uu , des arlequins , des panta-
lons , des scaramouches ; sur l'autre , des
dieux , des diaiiles , des sorciers. Sur le troi-
sième ou représente ces pièces immortelles
dont la lecture nous fesait tant de plaisir,
et d'autres plus nouvelles qui paraissent de
temps en temps sur la scène. Plusieurs de ces
pièces sont tragiques , mais peu touchantes ;
et si l'on y trouve quelques sentimens natu-
rels et quelque vrai rapport au cœur humain ,
elles n'offrent aucune sorte d'instruction sur
les mœurs particulières du peuple qu'elles
amusent.
L'institution de la tragédie avait chez ses
inventeurs un fondement de religion qui suf-
fisait pour l'autoriser. D'ailleurs, elleonVait
aux Grecs un spectacle instructif et agréable
dans les uialheurs des Perses leurs ennemis ,
dans les crimes et les folies des rois dont ce
peuple s'était délivré. Qu'on représente à
Berne , à Zurich, à la Haye l'ancienne ty-
rannie de la maison d'Autriche, l'amour de
la patrie et de la liberté nous rendra ces pièces
intéressantes ; inai.s qu'on me dise de quel
Il E L O i s E. 127
usa^c sont ici les tragédies de Corneille , et
ce qu'importe an peuple de Paris Pompée ou
Sertorius'i Les tragédies grecques roulaient
sur des evèncmcns réels ou re'putcs tels par
les .spectateurs , et fondés sur des traditions
historiques. 3Iais que fait une flamme he'-
roïquc et pure dans l'ame des grands ? ne
dirait- on pas que les combats de l'amour
et de la vertu leur donnent souvent de mau-
vaises nuits , et que le cœur a beaucoup à
faire dans les mariages des rois ? Juge de la
vraisemblance et de l'utilité de tant de pièces ,
qui rovdent toutes sur ce chiuiériquc sujet !
Quanta la comédie, il est certain qu'elle
doit représenter au 7iaturcl les mœurs du
peuple \^o\.vc lequel elle est faite, afin qu'il
s'y corrige de ses vices et de ses défauts ,
comme on ôtc devant un miroir les taches
de son visage. Térencc et Plante se trom-
perait dans leur objet ; mais avant eux
jrlristopUaiie et Aîcnandre avaient exposé
aux Athéniens les mœurs athéniennes ; et
depuis , le seul Molière ])eignit plus naïve-
ment encore celles des Français du siècle
dernier à leurs pro[)res yeux. Le tableau a
changé; u\ais il n'est plus revenu de peintre.
Maintenant on coolc au théâtre les couver-
l 2
128 LA NOUVELLE
satious d'une centaine de maisons de Paiisr
Hors de cela , on n'y apprend rien des
mœurs des Français. Il y a dans cette grande
ville cinq ou six cents mille âmes dont il
n'est jamais question sur la scène. Molière
osa peindre des bourgeois et des artisans aussi-
bien que des marquis ; Socrate fesait parler
des cochers , menuisiers , cordonniers , ma-
çons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui
sont des gens d'un autre air , se croiraient
déshonorés s'ils savaient ce qui se passe au
comptoir d'un marchand ou dans la boutique
d'un ouvrier ; il ne leur faut que dès inter-
locuteurs illustres , et ils cherchent dans le
rang de leurs personnages l'élévation qu'ils
ne peuvent tirer de leur génie. Les spectateurs
eux - mêmes sont devenus si délicats qu'ils
craindraient de se compromettre à la comé-
die, commeen visite , et ne daigneraient pas
aller voir en représentation des gens de moin-
dre condition qu'eux. Ils sont connue les
seuls habitans de la terre ; tout le reste n'est
rien à leurs yeux. Avoir un carrosse , un
suisse, un maître-d'hôtel, c'est être comme
tout le monde. Pour élre ccmme tout le
inonde il faut être comme trè.^-peu de gens.
Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde;
H E L O 1 s E. 129
cesontdps])ourgeois , des bomines du peuple,
des gens de l'autre moude , et l'on dirait qu'un
carrosse n'est pas tant néccssairo pour se
conduire q\ie pour exister. Il y a coiunie cela
une poignée d'impertinens qui ne comptent
qu'eux dans tout l'univers , et ne valent
guère la peine qu'on les compte, si ce n'est
pour le mal qu'ils font. C'est pour eux uni-
quement que sont faits les spectacles. Ils s'y
montrent a - la -fois comme représentes au
milieu du tlie'âtre et comme reprcsenlans aux
deux côtés ; ils sont personnages sur la scène
et comédiens sur les bancs. C'est ainsi que
la sphère du moud? et des auteurs se rétrécit;
c'est ainsi que la scène moderne ne quitte plus
son ennuyeuse dignité. On n'y sait plus mon-
trer les hommes qu'en habit doré. Vous diriez
que la France n'est peuplée que de comtes et
de chevaliers , et plus le peuple y est misérable
et gueux, plus le tableau du pcupleyestbrillant
et magnifique. Cela fait qu'en peignant le
ridicule des états qui serrent d'exemple aux
autres , on le répand plutôt que de l'éteindre ,
et que le peuple, toujours singe et imitateur
des riches , va moins au théâtre pour rire de
leurs folies que pour les étudier, et devenir
encore plus fou qu'eux en les imitant. Voilà
13
i3o LA NOUVELLE
de quoi fut cause Molière lui-même -^ 11 cor-
rigea la cour eu iufectaut la ville ^ et seji
ridicules marquis fureut le preraivr modèle
des petlts-maitres bourgeois qui leur succé-
dèrent.
En ge'ne'ral il y a beaucoup de discours et
peu d'actiou sur la scène française ; peut-être
est-ce qu'en effet le Français parle encore plus
qu'il n'agit ; ou du moins qu'd donne un
bien plus grand prix à ce qu'on dit quà ce
qu'on fait. Quelqu'un disait en sortant d'une
d'une pièce de Denis le tyran : Je n'ai rien.
vu, mais j'ai entendu force paroles. Voilà ce
qu'on peut dire en. sortant des pièces fran-
çaises. Racine et Corneille avec tout leur
génie ne sont eux-mêmes que des parleurs ,
et leur successeur est le premier qui , à l'i-
tnltationdes Anglais , ait osé mettre quelque-
fois lascène en représentation. Communément
tout se passe en beaux dialogues bien agencés ,
bien ronflans , où l'on voit d'abord que le
premier soin de chaque interlocuteur est tou-
jours celui de briller. Presque tout s'énonce
en maximes générales. Quelque agités qu'ils
puissent être , ils songent toujours plus au
public qu'à eux-iuêmcs; une i^entence leur
coûte moins qu'un sentiment \ les pièces de
H E L O 1 s E. i3i
Racine et de Molière (5-) exceptées , le jti est
presque aussi scrupuleusement bauui de la
scène française que des e'crits de Port-Royal,
et les passions humaines , aussi modestes que
l'huniilité chrelienuL , n'y parlent jamais que
par on. Il y a encore une certaiRc dignité
maniérée dans le geste et dans le propos,
qui ne permet jamais a la passion de parler
exactementson langage, ni àl'auteur de levétii*
son personnage et dose transporter au lieu de
la scène ; mais qui le tient toujours enchaîné
sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs.
Aussi les situations les plus vives ne lui font-
elles jamais oublier un bel arrangement de
phrases ni des attitudes élégantes ; et si le
désespoir lui plonge un poignard dans le cœur,
non coutentd'observerla décence en tombant
comme Pollxene , il ne tombe point ; la
décence le maintient debout après sa mort.
( * ) Il ne faut point associer en ceci Molière
à Racine , car le premier est , comme tous le»
autres , plein de maximes et de sentences , sur-tout
dans ses pièces en vers : mais chez Racine tout est
sentiment, il a su faire parler chacun pour soi;
et c est en cela qu'il est vraiment unique parmi
les auteurs dramatiques de sa natioiî.
I 4
%Zt LA X O U V E i L E
et tous ceux qui viennent d'expirer s'en
retournent l'instant d'après sur leurs
jambes.
Tout cela vient de ce que le Français ne
cherche point sur la scène le naturel et l'illu-
gion , et n'v veut que de l'esprit et des pen-
sées ; il fait cas de l'agrément et ncn de l'i-
initation , et ne se soucie pas d'être séduit
pourvu qu'on l'amuse. Personne ne va au
623ectacJe pour le plaisir du spectacle, mais
pour voir l'assemblée, pour eu être vu, pour
ïamasscr de quoi fournir au caquet après li
pièce ; et l'on ne songe a ce qu'on voit que
pour savoir ce qu'on eu dira. L'acteur pour
eux est toujours l'acteur , jamais le person^
nage qu'il représente. Cet homme qui parle
en maître du monde n'est point Auguste
c\î»\.Ba7'on , la veuve de Pompée est Adrieiir-
lie , Alzîre est Mlle. Gaussin ,etçe fier sau-
vage est Granch'ah Les comédiens de leur
côté négligent entièrement l'illusion dont ils
voierit que personne ne se soucie. Ils placent
les héros de l'antiquité entre six rangs de
jeunes parisiens ; ils calquent les modes fran-
çaises sur l'habit romain ; on voit Cornélie
çn pleurs avec deux doigts de rouge , Catcii
poudré g blanc j et ^rutu^ eu panier. Tou^
H E L O 1 S E. i33
ecla ne choque personne et ne fait rien au
succès des pièces ; comnic on ne voit que l'ac-
teur dans le pcrsoimage , on ne voit non
plus que l'auteur dans le drame ; et ?i le
costume est néglige' , cela se pardonne aisé-
ment-, car on sait bien que Corneille n'était
pas tailleur , ni Crébillon perruquier.
Ainsi de quelque sens qu'on envisage les
choses , tout n'est ici que babil , jargon , pro-
pos sans conséquence. Sur la scène comme
dans le monde on a beau écouter ce qui se
dit , on n'apprend rien de ce qui se fait ; et"
qu'a-t-on besoin de l'apprendre ? si-tôt qu'un
homme a parlé , s'informe-t-on de sa con-
duite , n'a-t-il pas tout fait , n'est - il pas
jugé ? L'iîonnéte - homme d'ici n'est point
celui qui fait de bonnes actions, mais celui
qui dit de belles choses , et un seul propos in-
considéré , lâclié sans réflexion , peut faire à
celui qui le tient un tort irréparable que
lî'efl'aceraient pas quarante ans d'intégrité.
Eu nn mot, bien que les œuvres des hora^
mes ne ressemblent guère à leurs discours ,
je vois qu'on ne les peint que par leurs dis-
cours sans égard à leurs œuvres; je tois aussi
qucdans une grande ville la société paraît plus
douce , plus facile, plus sûre même que parmi
I ;
i34 LA NOUVELLE
des gens moins étudies ; mais les hommes y
sont-ils eu effet plus humains , plus modérés ,
plus justes ? je n'en sais rien. Ce ne sont en-
core là que des apparences , et sous ces de-
hors si ouverts et si agréables , les cœurs sont
peut-être plus cachés , plus enfoncés eu-
dedans que les nôtres. Etranger , isolé , sans
affaires , sans liaisons , sans plaisirs , et ne
voulant rai'en rapporter qu'à moi , le moyen
de pouvoir prononcer ?
Cependant je commence à sentir l'ivresse
où cette vie agitée et tumultueuse plonge
ceux qui la mènent, et je tombe dans uu
étourdissemcnt semblable à celui d'un homme
aux yeux duquel on fait passer rapideruent
une uiultitude d'objets. Aucun de ceux qui
me frappent n'attache mon cœur, mais tous
ensemble en troublent et suspendent les
affections , au poiut dcn oublier quelques
instans ce que je suis et à qui je suis. Chaque
jour en sortant de cliez luoi j'enferme mes
seutimens sous la clef, pour en prendre d'au-
tres qui se prêtent aux frivoles objets qui
m'attendent. Insensiblement je juge et rai-
sonne comme j'entends juger et raisonner
tout le monde. Si quelquefois j'essaie de
secouer les préjugéià et de voir les choses
Tl K L O X s E. i:^i
comme elles sont , à l'instaiit je suis écrase
d'ini certain verbiage qui ressemble beau-
coup à (lu raisonnement. On me prouve avec
évidence qu'il n'y a que le demi-philosophe
qui regarde à la réalité des choses; que le
vrai sage ne les considère que par les appa-
rences; qu'il doit prendre les préjuge's pour
principes , les bienséances pour lois ^ etquo
la plus sublime sagesse consiste à vivre
connue les fous.
Force' de changer ainsi l'ordre de mes aiïcc-»
lions morales, forcé de donner un prix à des
chimères , et d'imposer silence à la nature
et à la raison , je vois par-là défigurer ce
divin modèle que je porte au-dcdans de moi,
et qui servait à-ia-fois d'objet a mes désirs
et de règle à mes actions ; je flotte de ca-
price en caprice , et mes goûts étant sans
cesse asservis à l'opinion , je ne pnlô être sur
unseul )Our de ce que j'aimerai le lendemain.
Confus , humilié , consterné , de sentir
dégrader en luoi la nature Je l'homme , et
me voir ravalé si bas de cette grandeur in-
térieure , où nos cœurs enllanunés s'élevaient
réciproquement, je reviens le soir pénétré
d'une secrète tristesse , accable d'un dégoût
mortel , et le' cœur vide et gonflé comme
1 6
î36 LA N O U V R L L E
un ballon reiupli d'air. O amour! ô purssen*
tiniens que je tiens de lui! avec quel
charme je reutre eu moi-même ! avec quel
transport j'y retrouve encore mes premières
aîTcctions et ma première dignité ! Combien
ie m'applaudis d'y revoir briller dans tout
son éclat l'image de la vertu , d'y contenir
plcr la tienne, ô Julie ^ assise sur un trône
de gloire et dissipant d'un souffle tous ces
prestiges ! Je sens respirer mon ame opressée ,
je crois avoir recouvré mon «sistence et ma
vie , et je reprends avec mou amour tous
îcs sentimcns sublipies qui le rendent digne
de sou objet.
LETTRE XVIII,
V E JULIE.
%3 E viens , mon bon ami , de jouir d'un des
plus d oux spectacles qui puissent jamais charr-
pier mes yeux. La plus sage , la plus aimable
des filles est enfin devenue la plus digne et
la meilleure des fennues. L'honnête-homme,
dont elle a comblé les vœux , plein d'e.-timei
et d/amour pour elle 3 ue respire ^iie ^ouy
H E L O I s E. 13/
la chérir , l'adorer, la rciidrc heureuse , et je
goûte le cliarme inexprimable d'être téuioiu
du bonlieur de mou auiie , c'est-à-dire de le
partager. Tu a y seras pas moins sensible,
j'en suis bleu sure , toi qu'elle aima toujours
si teudreincutjtoi qui lui fus cher presque dès
sou enfance, et a qui tant de bienfaits loiit
dû rendre encore plus chère : oui , tous les
scntimens qu'elle éprouve se fout sentir à
nos cœurs comme au sien ; s'ils sont des
plaisirs pour elle , ils sont pour uous des
consolations; et tel est le prix de l'amitié qui
uous joint , que la félicite' d'un des trois
suffit pour adoucir les maux des deux autres.
Ne nous dissimulons pas pourtant que
cotte amie incomparable va uous échapper
en partie. La voilà dans uu nouvel ordre
de choses ; la voilà sujette à de nouveaux en-
gagemcus , à de nouveaux devoirs ; et sou
cœur qui n'était qu'à uous se doit mainte-
liant à d'autres affections auxquelles il faut
que l'amitié cède le premier rang. Il y a
plus , mon ami , uous devons de notre part
devenir plus scrupuleux sur les lémo-, na^es
de son zèle ; nous ne devons pas seulement
consulter son attachement pour nous , et le
hesoiu ^ue uqus ayous d'elle . mais ce (jui
i33 LA NOUVELLE
convient à son nouvel e'tat,et ce qui peut
agre'er ou déplaire à son mari. Nous n'avons
pas besoin de chercher ce qu'exigerait en
pareil cas la vertu ; les lois seules de Tamitié
suffisent. Celui qui, pour son intérêt particu-
lier, pourrait compromettre un ami ^ méri-
terait-il d'en avoir ? Quand elle était fille ,
elle était libre , elle n'avait a répondre de
ses démarches qu'à elle-même ; et l'honnêteté
de ses intentions suffisait pour la justifier à
ses propres yeux. Elle nous regardait eonune
deux époux destinés l'un à l'autre , et sou
cœur sensible et pur, alliant la plus chaste
pudeur pour elle - même à la plus tendre
coTnpassion pour sa coupable amie, elle cou-
vrait ma faute sans la partager : mais à pré-,
sent tout est changé ; elle doit compte de sa
conduite à un autre : elle n'a pas seulement
engaç^d ■:a foi, elle a aliéné sa liberté. Dépo-
sitaire ei; même-temps de l'honneur de deux
personnes ^ il ne lui sulTit pas d'être honnête ,
il faut encore qu'elle soit honorée; il ne lui
suffit pas de ne rien faire que de bien , il faut
encore qu'cl!^ ne fasse rien qui ne soit ap-
prouvé: une femme vertueuse ne doit pas
seulement mériter l'estime de son mari , mais
l'obtenir; s'il la blâme , elle est blâmable ; et
H É L O i s E. 1^9
fût-elle innocente, elle a tort si-tôt qu'elle est
soupçonnée, car les apparences iiicnies sont
au nombre de ses devoirs.
Je ne vois pas clairement si tontes ces
raisons sont bonnes , tu en seras le juge ;
mais un certain sentiment intérieur m'aver-
tit qu'il n'est pas bon que ma cousine con-
tinue d'être ma conridente , ni qu'elle me le
dise la première. Je me suis souvent trouvée
en faute sur mes raisouncmcns , jamais sur les
mouvemciis secrets qui me les inspirent, et
cela fait que j'ai plus de conliauce à moti
instinct qu'à ma raison.
Sur ce principe j'ai déjà pris «n prétexte
pour retirer tes lettres , que la crainte d'une
surprise me fe.*^ait tenir chez elle. Elle me
les a rendues avec un serrement de cœur que
le mien m'a fait appcrce voir , et qui m'a trop
confirme que j'avais fait ce qu'il fallait faire.
Nous n'avons point eu d'explication , mais
nos regards en tenaient lieu ; elle m'a em-
brassée en pleurant : mais nous sentions, sans
nous rien dire , combien le tendre langage
de l'amitié a peu besoin du ^;ecours des paroles,
A l'égard de l'adresse à substituer à la
sienne , j'avais songé d'abord à celle de
Fanchon Anet ^ et c'est bien la voie la plus
T40 LA NOUVELLE
siite que nous |30urrions choisir ; maissi cette
jeune femme est dans un raug plus bas que
ma cousine , est- ce une raisoi d'avoir moius
d'cgards pour cilc en ce qui concerne l'hon-
iiéteté ? n'est-il pas à craindre , au contraire ,
que des seutiniens moins élevés ne lui ren-
dent mon exemple plus dangereux; que ce
qui n'était pour l'une que l'effort d'une amitié
sublime ne soit pour l'autre un commence-
ment de corruption , et qu'en abusant de sa
reconnaissance je ne force la vertu même à
servir d'instrument au vice ? Ali ! n'e^^t - ce
pas assez pour moi d'être coupable sans me
donner des complices , et sans aggraver mes
fautes du poids de celles d'autrui ? N'y pen-
sons point , mon ami ; J'ai imaginé un autre
expédient beaucoup moins sûr , à la vérité,
ruais aussi moins répréhensible , en ce qu'il
ne compromet personne et ne nous donne
aucun confident ; c'est de m'écrire sous un
nom en l'air , comme par exemple , M. du
Sosquet et de mettre une enveloppe adressée
à Regiajiino que j'aurai soin de prévenir.
AÂnsv liegiaiiino lui -même ne saura rien;
il n'aura tout au plus que des soupçons qu'il
n'oserait vérifier , car miIordii^o;/^/-<ide qui
dépend sa fortune m'a répondu de lui. Tau-
H K LOIS E. T4t
dis que notre conespondaiicc continuera pur
cette voie , je verrai si Ton [iciit reprendre
celle qui nous servit pendant le voyage du
Valais , ou quelqu'autre qui soit permaiieuto
et sûre.
Quand je ne connaîtrais pas l'ctat de ton
cœur, je m'appercevrais , par l'humeur qui
règne dans tes relations , que la vie que tu
mènes n'est pas de ton goût. Les lettres de
M. de lUurah dont on s'est plaint en France
étaient moins sévères que les tiennes ; comme
un enfant qui se dépite contre ses maîtres ,
tu te venges d'être obligé d'étudier le monde
sur les premiers qui te l'apprennent. Ce qui
me surprend le plus est que la chose qui
commence par te révolter est celle qui pré-
vient tous les étrangers , savoir l'accueil des
Français et le ton général de leur société,
quoique de ton propre aveu tu doives person-
ne.ileiuent t'en louer. Je n'ai pas oubliéla dis-
tinction de Paris en particulier et d'une grande
ville en général ; mais je vois qu'ignorant ce
qui convient à l'un ou à l'autre tu fais ta cri-
tique a bon compte , avant desavoir si c'est
une médisance ou une observation. Quoi
qu'il en soit , j'aime la nation française, et
ce n'est pas m'obliger que d'en mai parler. Je .
142 LA NOUVELLE
dois aux bons livres qui nous vienneut d'elle
la plupart des instructions que nous avons
prises ensemble. Si notre pays n'est plus bar-
bare , à qui en avons-nous l'obligation ? Les
deux plus grands , les deux plus vertueux des
modernes, Catlnat , Fénélon , étaient tous
deux français. Henri IP^'^lc roi que j'aime , le
bon roi , l'était. Si la France n'est pas le pays
des hommes libres , elle est celui des hommes
vrais ;etcette liberté vautbien l'autre aux yeux
du sage. Hospitaliers, protecteurs de l'étran-
ger,lcs Français lui passent même la vérité qui
ics blesse , et l'on se ferait lapider à Londres
si l'on y osait dire des Anglais la moitié du
mat que les Français laissent dire d'eux à
Paris. Mon père, qui a passé sa vie en France,
ne parle qu'avec transport de ce bon et aima-
ble peuple. S'il y a versé son sang au service
du piiuce , le prince ne l'a point oublié dans
sa retraite , et l'honors encore de ses bien-
faits ; ainsi je nie regarde comme intéressée à
la gloire d'un pays où mon père a trouvé la
sienne. 3Ion ami , si chaque peuple a ses bon-
nes etses mauvaises qualités , honore avi moins
la vérité qui loue , aussi-bien que la vérité
qui blâme.
Je te dirai plus ; pourquoi perdrais -tu en
H Ê L O ï s E. 14^
visites oisives le temps qui te reste a passer
aux lieux où tu es ? Paris cst-il moins que
Louches le théâtre des talcus , et lesétraugers
y fout- ilsmoius aiséxncatleur chemin ? crois-
inoi tous les Anglais ne sont pas des lords
Jildouards . et tous les Français ne ressem-
Lient pas à ces beaux diseurs qui te déplai-
sent si fort. Tente , essaie , fais quelques épreu-
ves , ne fut-ce que pour approfondir les
mœurs, et juger à l'œuvre ces gens qui par-
lent si bien. Le porc de ma cousine dit que
tu connais la constitution de Tempire et les
intérêts des princes. Milord Edouard trouve
aussi que tu n'as pas mal étudié les principes
delà politique et les divers systèmes de gou-
vernement. J'ai dans la tête que le pays du
monde dix le mérite est le plus honoré est
celui qui te convient le mieux, et que tu n'as
besoin que d'être connu pour être employé.
Quant à la religion , pourquoi la tienne te
nuirait - elle plus qu'à un autre ? la raison
n'est - elle pas le préservatif de l'intolérance
et du fanatisme ? est -on plus bigot eu
France qu'en Allemagne? et qui t'empêche-
rait de pouvoir faire à Paiis le même che-
min que M. de St. Saphorin a fait à Vienne ?
si tu considères le but , les plus prompts
Î44 I^ A NOUVELLE
essais ue doivent-ils pas accélérer les succès ?sî
tiicompareslcs moyens , n'est-il pasplushon-
néte encore de s'avancer par ses taicns que
par ses amis ? 8i tu songes.... ah ! cette uier. . .
un plus long trajet..,, j'aimerais mieux l'An-
gleterre , si Paris était au-delà-
A propos de cette grande ville , oserais-je
relever une aftectation que je remarque dans
tes lettres ? toi qui me parlais des V'alaisanes
avec tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rieu
des Parisiennes ? Ces femmes galantes et cé-
ièbres valent-elles moins la peine d'être dé-
peintes que quelques montagnardes simples
et grossières ? craiiis-tn peut-être de U3e don-
ner de l'inquiétude par le tableau des plus
séduisantes personnes de l'univers ? Désabuse-
toi , mon ami ; ce que tu peux faire de pis
pour mon repos est de ne me point parler
d'elles; et quoi que tu m'en puisses dire, ton
silence à leur égard m est beaucoup plus sus-
pect que tes éloges.
Je serais bien aise aussi d*avoirun petit mot
sur l'opéra de Paris , dont on dit ici des mer-
■veilles(/) ; car eniin la musique peut être
i t ) J'aurais bien mauvaise o]:)inion de ceux
qui conuoissant le caractère et la situation de
H É L O i S E. 145
tîiaiivaisp, et le spectacle avoir ses beautés ;
s'il n'eu a pas, c'est un sujet pour ta inédi-
sance , et du moins tu n'oQcuscras personne.
Je ne sais si c'est la peine de te dire qu'à
l'occasion delà noce, il m'est encore venu ces
jours passés deux épouseurs connue parren-
dcz-vous. L'un d'Yverdun , gîtant , chassant
de château en château ; l'autre du pays alle-
mand par le coche de Berne. Le premier est
une manière de petit-maître , parlant assez
résolument pour faire trouver ses reparties
spirituelles a. ceux qui n'en écoutent que le
ton. L'autre est un grand nigaud timide , non
decette aimable timiditéqui vientde la crainte
de déplaire , mais de l'embarras d'un sot qui
ne sait que dire, et du mal -aise d'un libertin
qui ne se sent pas à sa place auprès d'une hon-
nête fille. Sachant très- positivoment les iji-
tentions de mon père au sujet de ces deux mes-
sieurs, j'use avec plaisir de la liberté qu'il me
laisse de les traiter à ma fantaisie , et je ne
crois pasque cette fantaisie laisse durer long-
J'.d'-e ^ ne devineraient pas à l'instant que cette
ciriosité ne vient point d'elle. On verra bien-
lôt que son amant n'y a pas été trompé ; s'i'l
l'fùt été, ii ne l'aurait plus ajmée.
146 LA NOUVELLE
temps celie qui les amène. Je les liais d'oser
attaquer un cœur où tu lègues , saus armes
pour te le disputer ; s'ils en avaient , je les
haïrais davantage encore , mais où les pren-
draient-ils , eux et d'autres, et tout l'univers 2
Non , non , sois tranquille , mon aimable ami.
Quand jeretrouverais un mérite égal au tien ,
quand il se prc'icn ternit un autre toi-même,
encore le premiei venu serait-il le seul écouté.
Ne t'inquiète donc point de ces deux espèces
dont je daigne à peine te parler. Quel plaisir
j'aurais à leur mesurer deux doses de dégoût
si parfaitement égales qu'ils prissent la réso-
lution de partir ensemble comme ils sont
venus, et que je pusse t'appreudre à -la-fois
le départ de tous deux.
M. de Croiizns vient de nous donner una
réfutation des épitrcs de Pope , que j'ai lue
avec ennui. Je ne sais pas au vrai lequel des
deux auteurs a raison ; mais )e sais bien que le
livre de M. de Croulas ne leia jamais faire
une bonne action , et qu'il n'y a rien de
bon qu'on ne soit tenté de faire eu quittant
celui de Pope. Je n'ai point , pour moi ,
d'autre manière de juger de mes lectures que
de sonder les dispositions où elles laissent
înou ame , et j'imagine à peine quelle sorte
H É L O 1 s E. 147
de Ijonte peut avoir un livre qui ne porte
point SCS lecteurs an J)ien (//).
Adieu, mon trop cher ami ; je ne vou-
drais pas finir si-tôt , mais on m'attend , on
lu'appellc. Je te quitte à regret , car je suis
gaie et j'aime à partager avec toi mes plai-
sirs ; ce qui les anime et les redouble est
que ma mère se trouve miciiK depuis quel-
ques jours ; elle s'est sentie assez de force
pour assister au mariage , et servir de mère
il sa nièce , ou plutôt à sa seconde fille. La
pauvre Claire en a pleuré de joie. Juge de
moi , qui méritant si peu de la conserver
tremble toujours de la perdre. En vérité elle
fait les honneurs de la fcte avec autant de
grâce que dans sa plus parfaite santé ; il
semble même qu'un reste de langueur rende
sa naïve politesse encore plus touchante. Non,
jamais cette incomparable mère ne fut si
bonne , si charmante , si digne d'être ado-
rée !.... Sais-tu qu'elle a demandé plusieurs
fois de tes nouvelles à M. ^'Orbe ? quoi-
qu'elle ne me parle point de toi, je n'ignore
(u) Si le lecteur approuve cette règle , et qu'il
i^cn serve pour juger ce recueil , l'éditeur n'ap-
pelerapas de son jugement.
!f43 LA IST O U V E L L E
pas qu'elle t'aiiue, et que si jamais elle était
écoutée, ton bonheur et le iiiieu seraient soTi
premier ouvrage. Ahl si ton cœur sait être
sensible , qu'il a besoin de l'être et qu'il a
de dettes à payer !
LETTRE XIX,
^ J V L I E.
T
iE?iS , ma Julie, gronde-moi , que*
relie moi , bats-moi ; je souffrirai tout 5
mais je xxç^n continuerai pas moins à te dire
ce que je pense. Qui sera le de-positaire de
tous mes sentiraens , si ce n'est toi qui
les éclaires , et avec qui mon cœur se per-
mettrait-il de parler, .u tu refusais de l'en-
tendre ? Quand je te rendscompte de mes ob-
servations et de mes jugemens, c'est pour
que tu les corriges , non pour que tu les
approuves; et plus je puis commettre d'er-
reurs , plus je dois me presser de t^eu ins-
truire. Si je blâme les abus qui me frappent
dans cette grande ville , je ne m'en excu-
serai point sur ce que }e t'en parle en con-
fideuce ; car je ne dis jamais rien d'un tiers
qu«
H Ê L O ï s E. 149
que je ne sois prêt à lui dire en face , et dans
tout ce que je t'écris des Parisiens , je ne
lais que répéter ce que je leur dis tous les
jours à eux-iiiênies. lis ne m'en savent point
mauvais gré ; ils conviennent de beaucoup
de choses. Ilssc plaignaient de not^e Murait y
je le crois bien ; on voit , on sent combien
il les hait, jusque dans les éloges qu'il kur
donne, et je suis ben trompé si même dans
ma critique on n'aperçoit le contraire. L'es-
time et la reconnaissance que m'inspirent
leurs bontés ne font qu'augmenter ma fran-
chise : elle peut n'être pas inutile à quel-
ques-uns , et à la mianièrc dont tous sup-
portent la vérité dans ma bouche , j'ose
croire que nous sommes dignes , eux de l'en-
teudre et moi de la dire. C'est en cela , ma
Julie ^ que la vérité qui blâme est plus ho-
norable que la vérité qui loue ; car la louajige
ne sert qu'à corrompre ceux qui la goûtent, et
les plusindignesen sont toujours les plusalfa-
iués; mais la censure est utile et le mérite seul
sait la supporter. Jeté le dis du fond de mon
connr , j'honore le Français comme le seul
peuple qui aime véritablement les hommes
et qui soit bienfesant par caractère ; mais
c'est pour cela même que j'en suis moins
Aoui'elle Hélolse. Tome II. K
î5o LA NOUVELLE
disposé à lui accorder cette admiration gé-
nérale à laquelle il prétend uiéme pour les
défauts qu'il avoue. Si les Français n'avaient
point de vertus , ^c n'eu dirais rien; s'ils u'a-
Taicnt point de vices , ils ne seraient pas
lionuues : ils ont trop de côtés louables pour
être toujours loués.
Quant aux tentatives dont tu me parles ,
elles me sont impraticables , parce qu'il fau-
drait emj)loyer pour les faire des moyens qui
ne me conviennent pas et que tu m'as in-
terdits toi-même. L'austérité républicaine
n'est pas de mise en ce pays ; il y faut des
vertus plus flexibles , et qui sachent mieux
se plier aux intérêts des amis ou des protec-
teurs. Le mérite est honoré , J'en conviens;
mais ici les talens qui mènent à la réputa-
tion ne sont point ceux qui mènentà la for-
tune; et quand j'aurais le malheur déposséder
ces derniers , Julie se résoudrait-elle à de-
venir la femme d'un parvenu? En Angleterre ,
c'est tout autre chose, et quoique les mœurs
y vaillent peut-être encore moins qu'en
France , cela n'empêche pas qu'on n'y puisse
parvenir par des chemins plus honnêtes ,
parce que le peuple ayant plus de part au
gouvernement , l'estime publique y est uu
H E L O I s E. i5r
plus j^raiid moyen de crédit. Tu n'ignores
pas que le projet de milord Edouard est
d'employer cette voie en ma faveur , et le
mien de justiBer son zèle. Le lieu de la terre
où je suis le plus loin de toi est celui où je
ne puis rien faire qui m'en rapproche. O
Julie ! s'il est difficile d'obtenir ta main , il
l'est bien plusde lame'riter , et voilà la noble
tâche que l'amour m'impose.
Tu môtes d'une grande peine en me don-
nant de meilleures nouvelles de ta mère. Je
t'en voyais déjà si inquiète , avant mon dé-
part, que je n'osais te dire ce que j'en pen-
sais; mais je la trouvais inaigrie , changée,
et je redoutais quelque maladie rlangereuse.
Conserve-la moi , })arce qu'elle m'est chère ,
parce que mon eœur l'honore , parce que
ses bontés font mon unique espérance , et
sur-tout parce qu'elle est mère de ma Julie.
Je te dirai sur les deux épouseurs que je
n'aime point ce mot , même par plaisante-
rie. Du reste le ton dont tu me parles d'eux
m'empêche de les craindre , et je ne hais plus
ces infortunés , puisque tu crois les haïr.
Mais j'admire ta simplicité de penser con-
naître la haine. Ne vois-tu pas que c'est
l'amour dépité que tu prends pour elle ? aissi
K 2
i52 LA NOUVELLE
murmure la blanche colombe dont on pour-
suit le bieu-aimé. Va , Julie ^ va fille incom-
parable , quand tu porjrras haïr quelque
chose , je pourrai cesser de t'aimer.
P. S. Que je te plains d'être obsédée pat
ces deux importuns ! Pour l'amour de toi-
même, hâte-toi de les renvoyer.
LETTRE XX.
DE JULIE,
M
o N ami , j'ai remis a M. à'Orhe un pa-
quet qu'il s'est chargé de t'euvoyer à l'adresse
de M. Silvestre chez qui tu pourras le re-
tirer ; mais je t'avertis d'attendre pour l'ou-
vrir que tu sois seul et dans ta chamîjre. Tu
trouveras dans ce paquet un petit meublé
a ton usage.
C'est une espèce d'amulette que les amans
portent volontiers. La manière de s'en servir
est bizarre ; il faut la contempler tous les
matins un quart-d'heure jusqu'à ce qu'on
se sente pénétré d'un certain attendrisse-
ment. Alors on l'applique sur ses yeux, sur
sa bouche et sur sou cœur ; cela sert, dit-on ^
H É L O ï s E. t53
cic préservatif durant la iounice contre le
ïïiauvais air du pays galant. On attribue
encore à ces sortes de talismans une vertu
électrique très-singniière , mais qui n'agit
qu'entre les amans fidclles. C'est de commu-
niquer à Viui l'impression des baisers de
l'autre à plus de cent lieues de-là. Je ne
garantis pas le succès de l'expérience; je
sais seulemeut qu'il ne tient qu'à toi de la
faire.
Tranquillise-toi sur les deux galans ou
prctendans , ou comme tu voudras les appe-
ler , car désormais le nom ne fait plus rien
à la chose. Ils sont partis : qu'ils aillent eu
paix; dopnis que je ne les vois plus , je ne
les hais plus.
LETTRE XXI.
y^ JULIE.
JL u l'as voulu, Julie , il faut donc te les
de'peindrc , ces aimables Parisiennes ? or-
gueilleuse! cet hommage manquait à tes char-
mes. .Avec toute ta feinte jalousie , avec ta
modestie et ton amour^ je vois plus de vanit«
K 3
î54 LA NOUVELLE
qne de crainte cachée sous cette curiosité.
Quoi qu'il en soit , je serai vrai : je puis l'être ;
je le serais de meilleur cœur si j'avais da-
vautaj^e à louer. Que ne sont-elles cent fois
plus charmantes ? que n'ont-elles assez d'at-
traits pour rendre un nouvel honneur aux
tiens ?
Tu te plaignais de mon silence ? Hé mon
Dieu , que t'auiais-je dit ? En lisant cette
lettre tu sentiras pourquoi j'aimais à te par-
ler des Valaisanes tes voisines , et pourquoi
je ne te parlais point des femmes de ce pays.
C'est que les unes me rappelaient a toi sans
cesse, et que les autres.... lis , et puis tu me
jugeras. Au reste peu de gens pensent comme
moi des dames françaises , si même ]e ne suis
sur leur compte tout-à-fait seul de mon avis.
C'estsur quoi l'équité m'oblige à te prévenir,
afin que tu saches que je te les représente ,
non peut-être comme elles sont, mais comme
je les vois. Malgré cela , si je suis iu^uste en-
vers elles , tu ne manqueras pas de me censu-
rer encore , et tu seras plus Injuste que moi;
car tout le tort en est à toi seule.
Commençons par l'extérieur. C'est à quoi
s'en tiennent la plupart des observateurs. Si
je les imitais en cela^ les fejniues de ce pays
H É L O ï S E. i55
auraient trop à s'en plaindre ; elles ont un
extérieur de caractère aussi-bien que de vi-
sage ; et comme l'un ne leur est guère plus
favorable que l'autre , on leur fait tort ea
lie les jugeant que par-là. Elles sont tout au
plus passables de figure et généralement plu-
tôt mal que bien ; je laisse à part les excep-
tions. Menues plutôt que bien faites , elles
n'ont pas la taille fine, aussi s'attachent-elles
Yolontiers aux modes qui la déguisent ; eu
quoi je trouve assez simples les femmes des
autres pays , de vouloir bien iuiiter des mo-
des faites pour cacher des défauts qu'elles
n'ont pas.
Leur démarche est aisée et commune. Leur
port n'a rien d'alfecté , parce qu'elles n'ai-
ment point à se gêner; mais elles ont natu-
rellement une certaine disinçoltura qui n'est
pas dépourvue de grâces, et qu'elles se pi-
quent souvent de pousser jusqu'à l'étourderie.
Elles ont le teint médiocrement blanc, et sont
communément un peu maigres , ce qui ne
contribue pas à leur embellir la peau. A
l'égard de la gorge , c'est l'autre extrémité
des Valaisanes. Avec des corps fortement
serrés elles tâchent d'en imposer sur la con-
sistance ; il y a d'autres moyens d'en impo-
'iS6 LA NOUVELLE
ser snr la couleur. Quoique je u'aie aperçu
ces objets que de fort loin , l'iuspection en
est si libre qu'il reste peu de chose à deviner.
Ces dames paraissent mal entendre en cela
leurs intérêts ; car pour peu que le visage soit
agre'able , l'imagination du spectateur les
servirait au surplus beaucoup mieux que ses
yeux; et suivant le philosophe gascon , la
faim entière est bien plus âpre que celle
qu'on a déjà rassasiée , au moinspourun sens.
Leurs traits sont peu réguliers ; mais si
elles ne sont pas belles , elles ont de la phy-
sionomie qui supplée à la beauté, et l'écli-
psé quelquefois. Lems yeux vifs et brillans
lie sont pourtant ni pénétrans ni doux :
quoiqu'elles prétendent les animer à force de
rouge , l'expression qu'elles leur donnent par
ce moyen tient pins du feu de la colère que
de celui de l'amour; naturellement ils n'ont
que de la gaieté , ou s'ils semblent quelquefois
demander un sentiment tendre , ils ne le prc^-
mettent jamais (x).
(x) Parlons pour nous , mon cher philosophe :
pourquoi d'autres ne seraient-ils pas plus heu-
reux ? Il n\- a qu'une coquette qui promet à
iout le monde ce qu'elle ne doit tenir qu'à
un seul.
H E L O I s E. 1^7
Elles se mettent si hltii , ou du moins elles
en ont tellement la rcputalioii , quVIlcs ser-
vent en cela comm? ci tout de modèle au
reste de l'Europe. En effet on ne peut em-
ployer avec plus degontun liabillt nu'Jit plus
hizarrc. El! s sor.t de toutes les femmes les
moins asservies à leurs propres modes. La
mode domine les provinciales ; mais les Pa-
risiennes doiuinrul la mode , et la savent
plier chacuiie à son avantage. Les preuiières
sont couune des copist-js ignorans et serviles
cpii copient jusqu'aux fautes d'orthographe ;
les autres sont des auteurs qui copient eu
maîtres , et savent rétablir les mauvaises
leçons.
Leur parure est plu? recherchée que ma-
gnifique; il y règne plus d'élcgancc que de
richesse. La rapidité des modes qui vieilli fe
tout d'inie année a l'autre , la propreté qui
leur fait aimer à changer souvent d'ajuste-
ment les préservent d'une somptuosité ridi-
cule ; elles n'en dépensent pas moins , mais
leur dépende est mieux entendue : au-lieu;
d'habits râpés et superbes comme en Italie,
ou voit ici des habits plus simples et toujours
frais. Les deux sexes ont à cet égard la mêm»
délicatesse, et ce goût me fait grand plaisir^
i5S LA NOUVELLE
J'aime fort à ne voir ni galons ni taches.
Il n'y a point de peuple, excepté le nôtre ,
où les femmes sur-tout portent moins de
dorure. On Toit les mêmes e'tofFes dans tous
les états , et l'on aurait peine à distinguer une
duchesse d'une bourgeoise , si la première
n'avait l'art de trouver des distinctions que
l'autre n'oserait imiter. Or ceci semble avoir
sa difficulté ; car quelque mode qu'on prenne
"k la coiîr , cette mode est suivie à l'instant
à la ville , et il n'en est pas des bourgeoises
de Paris comme des provinciales et des étran-
gères , qui ne sont jamais qu'à la mode qui
n'est plus. Il n'en est pas encore comme dans
les autres pavs où les plus grands étant aussi
les plus riches, leurs femmes se distinguent
par un luxe que les autres ne pieuvent égaler.
Si Ici femmes de la cour prenaient ici cette
voie , elles seraient bientôt eflacées par celles
des rinanciers.
(^u'ont-elles donc fait ? elles ont choisi
des moyrns plus surs , plus adroits et qui
marquent plus de réflexion. Elles savent que
des idées de pudeur et de modestie sont pro-
fondément gravées dans l'esprit du peuple.
C est là ce qui leur a suggéré des modes ini-
mitables. Elles ont vu que le peuple avait eu
H E L O IS E. 159
horreur le roua;e , qu'il s'obstine a iioinmer
grossièrement du fard ; elles se sont a[jpliqué
quatre doigts, non de fard , mais de rouge;
car le mot changé , la chose n'est plus la
même. Elles ont vu qu'une gorge découverte
est en scandale au public ; elles ont laj;:cmeut
échancré leurs corps. Elles ont vu,... oii bien
des choses , que ma Julie , toute demoiselle
qu'elle est, ne verra sûrement jamais! Pelles
ont mis dans leurs manières le méuic esprit
qui dirige leur ajustement. Cette pudciïr
charmante qui distingue, honore et embellit
ton sexe , leur a paru vile et rpturicre ; elles
ont animé leur geste et leur propos d'une
noble impudence , et il n'y a point d'hon-
ncte-homme à qui leur regard assuré 7;e fasse
baisser les yeux. C'est aiùsi que cessant d'être
femmes , de peur d'être confondues avec \ç.s
autres femmes , elles préfèrent leur ran"- à
leur sexe , et imitent les liilcs de joie , aSn de
n'être pas imitées.
J'ignore jusqu'où va cette imitation de
leur part ; mais |e sais qu'elles n'ont pu tout-
à-fait éviter celle qu'elles voulaient prévenir.
Quant au rouge et aux corps éeliaricrés, ils
ont fait tout le progrès qu'ils pouvaient faire.
Les femmes de la ville ont mieux aimé renoa-
a^o L À IST O U V E L L E
ccr à leurs couleurs naturelles et aux charpies
que pouvait leur prêter Vnjuoroso pensier
des aiuaus , que de rester mises comme des
bourgeoises ; et si cet exemple u'a point
gagné les moindres états , c'e^t qu'une femme
à pied dans un pareil équipage n'est pas
trop en sûreté contre les insultes de In popu-
lace. Ces insultes sont le cri de la pudcnr
lév^oltéc; et dans cette occasion, connue en
Lcar.coup d'autres , la brutalité du peuple ,
plus honnête que la bienséance des gens
polis, retient peut-être ici cent mille femmes
dans les bornes de la modestie; c'est précisé-
uient ce qu'ont prétendu les adroites inven-
trices de ces modes.
Quant au maintien soldatesque et au ton
grenadier, il frappe moins, attendu qu'il est
pliîs universel , et il n'^'st guère seïisible
qu'aux nouveaux débarqués. Depuis le fau-
bourg Saint-Germain jusqu'aux halles, il y
a peu de fennues à Paris dont l'abord , le
regard ne soit d'une hardiesse à déconcerter
quiconque n'a rien vu de scmblebie dans
son pays ; et de la surprise oii jettent ces
nouvelles manières naîtcetair gauche qu'on /
reproche aux étrangers. C'est encore pis sitôt
•[u'eiles ouvrent la bouche. Ce n'est point la
yoix
H E L O 1 s T:. îéi
Toix (loncc et uiigiiarde de nos Vaiuîoises ,"
c'est un certain accent dur, aii2;re , Intcrro-
gatif , juiperlrux , moqueur et ])lus fort que
celui d'un liomuic. S'il reste dans hur ton
quelque j;râce de leur sexe , leur manière
iiitrc|)ide et curieuse de fixer les gens acheva
de l'cclipser. 11 semble qu'elles se plaisent à
jouir de l'embarras qu'elles donnent à ceux
qui Ic-s volent pour la prcuiicre fois ; mais
il est à croire que cet embarras leur plai-
dait moins , si elles en dcm.claieut mieux la
cause.
Cependant, soit prévention de ma paft en.
faveur de la ])cauté, soit instinct de lasieime
à se faire valoir, les belles fcnniics me parais-
sent en général un peu plus modestes, et j©
trouve plus de décence r'^ns leur maiîitien»
CetXe réserve ne leur coûte guère; elles sen-
tent bien leurs avantages , elles savent
qu'elles n'ont pas besoin d'agaceries pour
nous attirer. Peut-être aussi que l'impudenc©
est plus sensible et choquante, jointe à la
laideur, et il est sin- qu'où couvrirait plutôt
de souflîcts que de baisers un laid visage
ellVonlé; an-lieu qu'avec la modestie il peut
exciter uîie tendre compassion qui mène
quelquefois a l'amour. ?,Jais quoiqu'en géac-
Aoi/ri'//c Iléloise. Tome 11, L
a62 LA IN' O U V E L L E
lal on remarque ici quelque chose de plus
doux dans le maintien des jolies personnes ,
il y a enc®re tant de minauderies dans leurs
ïnanières , et elles sont toujours si visiblement
occupées d'eiles-niénies , qu'on n'est jamais
exposé dans ce pays à la tentation qu'avait
quelquefois M. de Murait auprès des hw-
glaises, de dire à une femme qu'elle est bell©
pour avoir le plaisir de le lui apprendre.
La £;aieté naturelle à la nation , ni le désir
d'imiter les grands airs , ne sont pas les seules
causes de cette liberté de propos et de main-
tien qu'on remarque ici dans les femmes. Elle
paraît avoir une racine plus profonde dans les
mœurs parle mélange indiscret et continuel
des deux sexes , qui fait contracter a chacun
d'eux l'air , le langage et les manières de
l'autre. Nos Suissesses aiment assez à se ras-
sembler entr'elles , (y) elles y vivent dans
une douce familiarité; et quoiqu'apparem-
ïnent elles ne haïssent pas le commerce des
hommes , il est certain que la présence d»
( y ) Tout cela est fort changé. Par les circons-
tances , ces lettres ne semblent écrites que depuis
quelques vingtaines d'années. Aux mœurs , au
«tvle, on les croirait de l'autre sièclG.
H E L O I s E. i63
ceux-ci jette une espèce de contrainte dans
cette petite gync'cocratic. A Paris c'est tout
3e contraire ; les femmes n'aiment à vivre
qn'avcc les liommcs , elles ne sont à leur aise
qu'avec eux. Dans chaque société la maîtresse
de la maison est presque toujours ^eule au
ïiiilicu d'un cercle d hommes. On a peine a
concevoir d'où tant d'homrncs peuvent se
Tepandrc par-tout; mais Paris estplcind'aven-
turiers et de célibataires qui passent leur vie
à courir de uiaison en maison ; et les hommes
semblent comme les espèces se multiplier par
la circulation. C'est donc là qu'une femme
apprend à parler, agir et penser comme eux ,
et eux comme elle. C'est là qn'iinicjue objet
de leurs petites galanteries, elle jouit paisible-
ment de ces insultans hommages auxquels ou
lie daigne pas même donner un air de bonne
foi. (Qu'importe ? sérieusement ou par plai-
santerie, on s'occupe d'elle et c'est tout ce
qu'elle veut. (Qu'une autre femme survienne ,
a l'instant le ton de cérémonie succède à la
familiarité ; 1rs grands airs commencent ,
l'attention des hommes se partage, et l'on se
tie.'it nuituellement dans une secrète gène dont
on ne sort plus qu'eu se séparant.
Les femmes de Paris aiment à voir les spec-
L 2
ô64 LA N O U Y E L L E
taclcs , c'est-à-dire a. y être vues; mais leur
embarras , chaque fois qu'elles y veulent aller,
est de trouver une compagne; car l'usage ne
permet a aucune femme d'y aller seule eu
grande loge, pas même avec son mari, pas
même avec un autre homme. On ne saurait
dire combien dans ce pays si sociable ces par-
ties sont difficiles à former ; de dix qu'oa
projette , il en manque neuf; le de'sir d'aller
au spectacle les fait lier; l'ennui d'y aller
ensemble les fait rompre. Je crois que les
femmes pourraient abroger aisément cet usage
inepte; car l.ii est la raison de ne pouvoir se
montrer seule en public ? Mais c'eit peut-
être ce défaut de raison qui le conserve. Il
est bon de tourner autant qu'où peut les
bienséances sur des choses oli il serait inutile
d'en manquer. Que gagnerait une femme au
droit d'aller sans compagne a l'opéra ? ne
vaut-il pas mieux réserver ce droit pour rece-
voir en particulier ses amis ?
Il est sûr que mille liaisons secrètes doivent
être le fruit de leur manière de vivre, éparses
et isolées parmi tant d'hommes. Tout le
monde en convient aujourd'hui, et l'expé-
rience a détruit l'absurde maxime de vaincra
J«s tentations en les multipiia.ttt, On ne dit
H É L O I s E. t65
floue pins que cet usage est plus honnête,
mais qu'il est plus agréable, et c'est ce que
je ne crois pas plus vrai ; car quel amour
peut re'gner où la pudeur est en dérision, et
quel charme peut avoir une vie privée à-la-
fois d'amour et d'honnêteté? J^ussi, commo
le grand fléau de t,ous ces gens si dissipés
est l'ennui , les femmes se soucient-elles luoins
d'êlre aimées (ju'amusécs : la galanterie et
les soins valent mieux que l'amour auprès
d'elles ; et pourvu qu'on soit assidu , peu
leur importe qu'on soit passionné. Les mots
mêmes d'amour et àC amant sont bannis do
l'intime société des deux sexes, et relégués
avec ceux de chaîne et de flamme dans le»
romans qu'on ne lit plus.
Il semble que tout l'ordre des sentimens
naturels soit ici renversé. Le cœur n'y forme
aucune chaîne ; il n'est point permis aux
filles d'en avoir un. Ce droit est réservé aux
seules femmes mariées , et n'exclut du choix
personne que leurs maris. Il vaudrait mieux
qu'une mère eût vingt amans que sa tille un
seul. L'ad altère n'y révolte point ; on n'y
ti'ouve rien de contraire à la bienséance. Le»
romans les plus déccus , ceux que tout \%
L %
T.66 LA NOUVELLE
monde lit pour s'instruire en sont pleins^
et le désordre n'est plus blâmable , sitôt qu'il
est joint a l'infidélité. O Julie ! telle femme
qui n'a pas craint de souiller cent fois le lit
conjugal , oserait d'une bouche impure accu-
ser nos chastes amours , et condamner l'union
de deux cœurs sincères qui ne surent jamais
manquer de foi. On dirait que le mariage
n'est pas à Paris de la même nature que par-
tout ailleurs. C'est un sacrement, à ce qu'ils
prétendent, et ce sacrement n'a pas la force
des moindres contrats civils: il semble n'être
que l'accord de deux personnes libres qui
conviennent de demeurer ensemble, de porter
le même nom , de reconnaître les mêmes
cnfans , mais qui n'ont au surplus aucune
sorte de droit Tune sur l'autre; et un mari
qui s'aviserait de contrôler ici la mauvaise
conduite de sa femme, n'exciterait pas moins
de murmures que celui qui souffrirait chez
nous le désordre public de la sienne. Les
femmes de leur côté n'usent pas de rigueur
envers leurs maris , et l'on ne voit pas encore
qu'elles les fassent punir d'imiter leurs infi-
délités. Au reste, comment attendre de part
et d'autre un effet plus honnête d'un lien
où le cœur n'a point été consulté l (^iii
H É L O 1 s E. 167
liVpouse que la fortune ou l'ëlat ne doit riea
à la personne.
L'amour même , l'amour a perdu ses droits
et n'est pas moins de'nature que le uiariagc.
Si les époux sont ici des garçons et des filles
qui demeurent ensemble pour vivre avec plus
de liberté', les amans sont des gens indiSe-
reus qui se voient par amusement, par air,
par habitude, ou pour le besoin du moment.
Le cœur n'a que faire a ces liaisons ; on n'y
consulte que la couimoditë et certaines con-
venances extérieures. C'est, si l'on veut, so
connaître , vivre ensemble , s'arranger , se
voir , moins encore s'il est possible. Une
liaison de galanterie dure un peu plus qu'une
visite; c'est un recueil de jolis entretiens et
de Jolies lettres pleines de portraits , de
maximes, de philosophie et de bel-esprit. A
l'égard du physique il n'exige pas tant de
mystère ; ou a très-sensément trouvé qu'il
fallait régler sur l'instant des désirs la facilité
de les satisfaire : la première venue , le pre-
mier venu, l'amant ou un autre, un homme
est toujours un hoiumc ; tous sont presque
également bons , et il y a du moins à cela
de la conséquence ; car pourquoi serait-on
plus fidelle à l'amant qu'au mari ? Et pui^
L4
ï68 LA NOUVELLE
"k certain âge tous les hommes sont à-peu-
près le même honamc , to.utes les femmes la
iiîéme femme ; toutes ces poupées sortent
de chez la même marchande de modes , et
il n'y a guère d'autre choix à faire que ce qui
tombe ]e plus commode'ment sous la main.
Comme je ne sais rien de ceci par moi-
^éme , on m'en a parlé sur un ton si extraoi*-
dinaire qu'il ne m'a pas été possible de biert
«ntendre ce qu'on m'en a dit. Tout ce que j'en.
gii conçu , c'est qiu' chez la plupart des femmea
l'amant est comme un des gens de la maison;
s'il ne fait pas son devoir , on le congédie
et l'on en prend un autre; s'il trouve mieux
ailleurs , ou s'ennuie du métier , il quitte
Gt l'on en prend un autre. Il y a , dit-on ,
des femmes assez capricieuses pour essayer
même du maître de la maison ; car enfin,
c'est encore une espèce d'homme. Cette fan-
taisie ne dure pas ; quand elle est passée ,
on le chasse et l'on en prend un autre; ou
s'il s'obstine , on le garde et l'on en prend
un autre.
Mais, disais-jeà celui qui m'expliquait ces
étranges usages , comment une femme vit-ello
«nsuite avec tous ces autres-!à, qui ont ainsi
pris ou reçu leur congé? Bon! rcprit-il3 ell®
H E L O 1 s E. 169
n'y vît point. On ne se voit plus ; on ne se
connaît plus. Si jamais la fantaisie prenait de
renouer, on aurait une nouvelle cou naissance
à faire, et ce serait beaucoup qu'on se sou-
TÎnt de s'être vus. Je vous entends , lui dis-
jc ; mais j'ai beau réduire ces exagérations,
)c ne conçois pas couinicnt, après une union
si tendre , on peut se voir de sang-froid ;
comment le cœur ne palpite pas au nom de
ee qu'on a une fois aime; comment on ne
tressaillit pas à sa rencontre! Vous me faites
rire, interrompit-il, avec vos trcssaillcmens !
"VOUS voudriez donc que nos feiinnes ne fissent
autre chose que tomber en syncope !
Supprime une partie de ce tableau trop
chargé sans doute ; place Julie à côté du reste ,
et souviens-toi de mon cœur •, je n'ai rien dft
plus à te dire.
Il faut cependant l'avouev; plusieurs de ces
impressions désagréables s'efï'acent par l'habi-
tude. Si le mal se présente avant le bien, il
Bc l'empêche pas de se montrer a son tour ;
les charmes de l'esprit et du naturel font
Taloir ceux de la personne. La première répu-
gnance vaincue devient bientôt un sentiment
contraire. C'est l'autre point -de -vue du
tableau , et la justice ne permet pas de ue
L 5
lyo T. A N O U V E t. L E
l'exposer que par le côte' désavaiitageurr
C'est le premier inconvénient des grandes
Tilles qucles hommes y deviennent autres que
ce qu'ils sont , ei que la socie'té leur donne ,
pour ainsi dire , un être dilTérent du leur. Cela
est vrai , sur-tout a Paris , et sur-tout à l'égard
des femmes qui tirent des regards d'autrui la
seule existence dont elles se soucient. En abor-
dant une dame dans une assemblée , au-lieu
d'une parisienne que vous cro3-ez voir, vous
ne voj^ez qu'un simulacre de la mode. Sa hau-
teur, son ampleur , sa démarche , sa taille, sa
gorge, ses couleurs , son air , son regard, ses
propos , ses manières , rien de tout cela n'est
à elle ; etsi vousia voyiez daussonétatnaturel,
vous ne pourriez la reconnaître. Or cet échange
est rarement favorable à celles qui le font, et
en général il n'y a guère à gagner à tout ce
qu'onsubstitue à la nature. Mais on ne l'efface
jamais entièrement ; elle s'échappe toujours
par quelque endroit, et c'est dans une cer-
taine adresse à lasaisir que consiste l'art d'ob-
server. Cet art n'est pas difficile vis-à-vis des
femmes de ce pays ;Gar comme elles ont plus
de naturel qu'elles ne croient en avoir , pour
peu qu'on les fréquente assidûment , pour
peu qu'on les détache de cette éternelle rej^ré'*
H E L O 1 s E. 171
sentatlon qui leur plaît si fort , on les voit
bientôt comme elles sont; et c'est alors que
toute l'aversion qu'elles ont d'abord inspiré©
se change en estime et en amitié.
Voilà ce que j'eus occasion d'observer la
semaine dernière dans une partie de campagne
où quelques femmes nous avaient assez ëtour-
diment invite's, moi et quelques -autres nou-
veaux débarqués , sans trop s'assurer que
nous leur convenions , ou peut - être pour
avoir le plaisir d'y rire de nous à leur aise.
Cela ne manqua pas d'arriver le premier jour.
Elles nous accablèrent d'abord de traits plai-
sans et fins , qui tombant toujours sans re-
jaillir, épuisèrent bientôt leur carquois. Alors
elles s'exécutèrent de bonne grâce , et ne pou-
vant nous amener à leur ton , elles furent ré-
duites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se
trouvèrent bien de cet échange , pour moi je
m'en trouvai à merveille ; je vis avec surprise
que je m'éclairais plus avec «lies que je n'au-
rais fait avec beaucoup d'hommes. Leur es-
prit ornait si bien le bon sens que je regrettais
ce qu'elles en avaient mis à le défigurer, et
que je déplorais , en jugeant mieux des femmes
de ce pays, que tant d'aimables personnes ne
manquassent de liaison que parce qu'elles ue
L6
Ï72 LA TsT O U Y E L L E
voulaient pas en avoir. Je vis aussi que Ie$
srâces familières et naturelles eflacaient inseu-
sibleuieut les airs apprêtés de la ville; car
saîis y songer on prend des manières assor-
tissantes aux choses qu'on dit, et il n'y a pas
moyen de mettre àdes discours sensés les gri-
maces de la coquetterie. Je les trouvai plus
jolies depuis qu'elles ne cherchaient plus tant
à l'être, et je sentis qu'elles n'avaient besoin
pour plaire que de ne se pas déguiser. J'osaî
soupçonner sur ce fondement que Paris , ce
prétendu siège du goût, est peut-être le lieu
du monde où il y eu a le moins , puisque tous
les soins qu'on y prend pour plaire défigurent
Ja véritable beauté.
Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours
ensemble , coatens les uns des autres et de
nous-mêmes. Au-lieu de passer en revue
Paris et ses folies , nous l'oubliâmes. Tout
notre soin se bornait à jouir entre nous d'une
société agréable et douce. Nous n'eûmes besoin,
ni de satires ni de plaisanteries pour nous
mettre de bonne humeur , et nos ris n'étaient
pas de raillerie , mais de gaieté , comme ceux
«Je ta cousine^
Une autre chose acheva de me faire chan-
ger d'ayis sur leur compte. Souvent aumilieu
H É L O ï s K. 17:5
tic nos entretiens les plus animes, on venait
dire un mot à l'oreille de la maîtresse de la
maison. Elle sortait , allait se renfermer pour
écrire , et ne rentrait de long-temps. Il était
aisé d'attribuer ces éclipses à quelque corres-
pondance de c(x ur , ou de celles qu'on appelle
ainsi. Une autre femme en glissa légèrement
vn mot qui fut assez mal reçu ; ce qui me ûb
juger que si l'absente manquait damans , ello
avait au moins des amis. (Cependant la curio-
sité m'ayant donné quelque attention , quelle
fut ma surprise en apprenant que ces préten-
dus grisous de Paris étaient des paysan» delà
paroisse qui venaient dans leurs calaniités
im{)îorer la protection de leur dame ! L'ua
surciiargé de taille à la décharge d'ini plus
riche ; l'autre enrôlé dans la milice sans égard
pour sou âge et pour ses cnfans ; ( z") l'autre
écrasé d'un puissant voisin par un procès in-
juste ; l'autre ruiné par la gréie et dont on
exigeait le bailàla rigueur. Entin tousavaient
quelque grâce à demander, tous étaient pa-
tiemment écoutés , on n'enrebutaitaucun ; et
{{) Ou a vu cela dans l'autre guerre; mais
non dans celle-ci , <]ue je sache. On épargne les
hommes mariés , etl'on eu fait ainsi marie* beau-
coup.
Î74 LA ]\' O U Y E L L E
le temps attribué aux billets doux était em-
ployé à écrire eu faveur de ces inalbeureux. Je
ne saurais te dire avec quel éloiineuieiit jap-
pris , et le plaisir que prenait une femme si
jeuue et si dissipée à remplir ces aimables
devoirs, et combien peu elle y inettoifd'os-
tcntation. Comment , disais-jc tout attendri ,
quand ce serai t./ 7/ //> , elle ne ferait pas autre-
ment ? Dès cet instant je ne l'ai plus regardée
qu'avec respect , et tous ses défauts sonteflacés
à mes yeux.
Sitôt que mes recherches se sont tournées
de ce côté , j'ai appris mille choses à l'avan-
tage de cesmémes femmes que j'avais d'abord
trouvées si insupportables. Tous les étrangers
convietinent unanimement qu'en écartant les
propos à la mode , il n'y a point de pays au
monde où les femmes soient plus éclairées ,
parlent en général plus sensément , plus ju-
dicieusement , sachent donner au besoin de
meilleurs conseils. Otons le jargon de la ga-
lanterie et du bel-esprit , quel parti tirerons-
nous de la conversation d'une Espagnole ,
d'une Italienne , d'une AUema.idc ?Aucun ;
et tu sais , Julie , ce qu'il en est communé-
ment de nos Suissesses. Mais qu'on ose passer
pour peu galaus et tirer les Françaises de cette
II E L O i s E. tj^^
fortcresfe , dont à la vérité elles n'aiinctit
guère à sortir , on trouve encore a qui parler
en rase campagne : et Ton croit combattre avec
des honiiiics, tant elles savent s'armer de rai-
son et faire de nécessité vertu, (^uant au bon
caractère , je ne citerai point le zcleavec lequel
elles servent leurs amis ; car il peut régnercii
cela une certaine chaleur d'aniour-propre qui
soit de tous les pays; mais quoiqu'ordinaire-
ment elles n'aiment qu'elles - m(*mcs , nnc
longue hal)itude , quand elles ont assez de
constance pour l'acquérir , leur tic:it lieu
d'un sentiment as?cz vif: celles qui peuvent
supporter un attachement de dix ans le gar-
dent ordinairement toute leur vie , et elles ai-
ment les vieux amis plus tendrement, plus sû-
rement au moins que leurs jeunes amans.
Une remarque assez commune, qui semble
être a la charge des femmes , est qu'elles font
tout en ce pays , et par conséquent plus de
mal que de bien ; mais ce qui les justifie esk
qu'elles font le mal poussées par les hommes,
et le bien de leur propre mouvement. Ceci
ne contredit point ce que je disais ci -devant
que lecœurn'cnlre pour rien danslecommerce
des deux sexes : car la £3ralauterie française a
donné au\ femmes nu pouvoir universel qui
176 LA NOUVELLE
n'a besoin d'ancnn tendre sentiment pour se
soutenir. Tout dépend d'elles ; rien ne se fait
queparelles oupour elles ;i'Oiympe etle Par-
nasse , la gloire et la fortune sont également
sous leurs lois. Les livres n'ont de prix, les
auteurs n'ont d'estime qu'autant qu'il plaît
aux femmes de leur en accorder ; elles déci-
dent souverainement des plus hautes cou-
naissances , ainsi que des plus agréables. Pocsie,
litte'rature , histoire , philosophie , politique
même , on voit d'abord au style de tous les
livres qu'ils sont écrits pour amuser de jolies
femmes , et on vient de mettre la Bible eti
histoire galante. Dans les afîaires elles ont
pour obtenir ce qu'elles demandent un asccn-
dantnaturel jusques surleursmaris,non parée
qu'ils sont leurs maris , mais parce qu'ils sont
hommes , et qu'il est convenu qu'un homme
ne refusera rien à aucune femme , fùt-cemcme
la sienne.
Au reste cette autorité ne suppose ni atta-
chement ni estime , mais seulement de la po-
litesse et de l'usage du monde;card'aillcurs,
il n'est pas moins essentiel à la galanterie fran-
çaise de mépriser les femmes que de les servir.
Ce méprisest unesorte de titre quileiiren im-
pose; c'est vm témoignage qu'on a asiez ycci»
H E L O l s E. Ï77
avec elles pour les connaître. Qurconque les
respecterait |)asserait à leurs yeux pour uu
novice ^iin paladin , un liomiuc quin'aconnu
les feuiuics que dans les romans. Elles se ju-
gent avec tantd'equite que les honorer serait
être indigne de leur plaire , et la première qua-
lité de l'homme à bonnes fortunes est d'être
souverainement impertinent.
Quoi qu'il en soit , elles ont beau se piquer
de méchanceté , elles sont bonnes en dépit
d'elles, et vo'ci à quoi sur-tout leur boute do
cœur est utile. En tout pays les gens charge'»
de beaucop d'affaires sont toujours repous-
sans et sans comnjise'ration , et Paris ctantle
centre des affaires du plus grand peuple de
l'Europe , ceux qui les font sont aussi les plus
durs des hommes. C'est donc aux femmes
qu'on s'adresse pour avoir des grâces ; elles
sont lesecourv des malheureux ; elles ne fer-
ment point foreille à leurs plaintes; elles les
e'coutcnt , les consolent et les servent. Au
milieu de la vie frivole qu'elles mènent , elles
savent dérober des momens à leurs plaisirs
pour les donner à leur bon naturel ; et si
quelques-unes font un infâme conuuerce des
services qu'elles rendent, des milliers d'autres
l'occupent tous les jour» gratuitement à se-
373 LA NOUVELLE
courir le pauvre de leur bourse, et l'opprirné
de leur crédit. Il est vrai que leurs soins sont
souvent indiscrets , et qu'elles nuisent sans
scrupule au niallieureux qu'elles ne connais-
sent pas , pour servir le malheureux qu'elles
connaissent : mais comment connaître tout
le monde dans un si grand pays , et que
peut taire de plus la bonté d'une ame séparée
de la véritable vertu , dont le plus sublime
effort n'est pas tant de faire le bien que de ne
jamais mal faire? A cela près, il est certaia
qu'elles ont du penchant au bien , qu'elles ea
font beaucoup , qu'elles le font de bon cœur,
que ce sont elles seules qui conservent dans
Paris le peu d'humanité qu'on y voit régner
encore , et sans elles on verrait les hommes
avides et insatiables s'y dévorer comme des
loups.
Voilà ce que je n'aurais point appris , si je
m'en étais tenu aux peintures des feseias do
romans et de comédies, lesquels voient plutôt
dans les femmes des ridicules qu'ils partagent ,
que k'sboniiesqualités qu'ilsn'ontpas, ou qui
peignent deschefs-d'œuvre de vertu qu'elles so
dispensentd'imiterenles traitant de chimères,
au-lieu de les encourager au bien en louant
celui qu'elles foutrécUement. Les romans sont
H E L O 1 s E, 179
peut-être la dernière instruction qu'il reste à
donner à lîn peuple assez corrompu pour
que toute autre lui soit inuhle ; je voudrais
qu'alors la composition de ces sortes de livres
ne fut permise qu'a des gcfJs honnêtes , mais
scnsiljle.s , dont le cœur se peignît dans leurs
ccrits ; a des auteurs qui ne fussent pas au-
dessus des faiblesses de l'humanité' , qui ne
montrassent pas tout d'un coup la vertu dans
le ciel hors de la portée des hommes , mais
qui la leur fissent aimcren la pcignantd'aborti
moins austère , et puis du sein du vice les y
sussent conduire insensiblement.
Je t'en ai prévenue , je ue suis en rien de
de l'opinion commune sur le compte des
femmes de ce pays. Ou leur trouve uuani»
jnement l'abord le plus enchanteur , les grâ-
ces les plus séduisantes , la coquetterie la plus
rafine'e , le sublime de la galanterie , et l'art
de plaire au souverain degré. Moi je trouve
leur abord choquant , leiu* coqvietterie re-
poussante , leurs manières sans modestie. J'i-
anagiue que le cœur doit se fermer a toutes
leurs avances, et Ton ne me persuadera ja-
mais qu'elles puissent un moment parler do
l'amour, sans se montrer e'galement incapa-
bles d'eu inspirer et d'eu ressentir.
i8o LA NOUVELLE
D'un autre côté, la renommée apprend a
se défier de leur caractère ; elle les peiufc
frivoles , rusées , artificieuses , étourdies , vo-
laai;es , parlant bien , mais ne pensant point,
sentant encore moins , etdépensant ainsitoutJ
leur mérite en vain babil. Tout cela me pa-
raît à moi leur être extérieur comme leurs pa-»
niers et leur rouge. Ce sont des vices de pa-
rade qu'il faut avoir à Paris , et qui dans 1©
fond couvrent eu elles du sens , delà raison ,
de l'humanité , du bon naturel ; elles sont?
moins indiscrètes , moins tracassières que chez
nous, moins peut-être que par-tout ailleurs.
Elles sont plus solidement instruites , et leur
instruction profite mieux a leur jugement.'
En un mot , si elles me déplaisent par tout c»
qui caractérise leur sexe , qu'elles ont défi-
guré , je les estime par des rapports avec lo
nôtre , qui nous font honneur , et je trouve»
qu'elles seraient cent fois plutôt des hommes
de mérite que d'aimables femmes.
Conclusion : si Julie n'eût point existé ç
si mon cœur eut pu souffrir quelqu'autr»
attachement que celui pour lequel il était né,
je n'aurais jamais pris à Paris ma femme , en-
core moins ma maîtresse; mais je m'y serais
fait volontiers une amie , et ce trésor m'eiifc
H E L O l s E. 38r
«onsolé , peut- être , de n'y pas trouver les
ileux autres. ( aa^
LETTRE XXII.
A J L L I E.
J^EPUis ta lettre reçue , je suis aile tous les
^ours cliezlNr. ty/Ar^-^z-e dcuiaudcr le petit pa-
quet. Il n'c'toit toujours point venu, et dévoré
d'une mortelle impatience , j'ai fait le voyage
sept fois inutilement. Enfin lahuitièrae, j'ai
reçu le paquet. A peine l'ai -je eu dans les
ïiiainsqiie sans payer le port, sans m'en infor-
mer , sans rien dire à personne , je suis sorti
cokinme un étourdi , et ne voyant le moment
de rentrer chez moi , )'enfilais avec tant de
précipation des rues que je ne connaissais
point, qu'au bout d'une demi-heure , cher-
chant la rue de Tournon où je loge , je me
suis trouvé dans le Marais à l'autre extrémité
{ad) Je me garderai de prononcer sur cette
lettre, mais je doute qu'un jugement qui donne
libéralement à celles qu'il regarde des qualités
qu'elles méprisent , et qui leur refuse les
seules dont elles font cas , soit foi t propre à être
Idiiii re^u d'elles.
i82 LA N O U Y E L L E
de Paris. J'ai étc obligé de prendre un fiacre
pour revenir plus promptement : c'est la pre-
mière fois que cela m'est arrivé le matin pour
mes aîTaires ; Je ne m'en sers même qu'à regret
l'après-midi pour quelques visites ; car j'ai
deux jambes fort bonnes , dont je serais bien
fâeké qu'un peu plus d'aisance dans ma for-
tune me fît négliger l'usage.
J'étais fort embarrassé dans mon fiacre avec
mon paquet; je ne voulais l'ouvrir que chez
moi , c'était ton ordre. D'ailleurs une sorte de
volupté , qui me laisse oublier la commodité
dans les choses communes , me la fait recher-
cher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n'y
puis souffrir aucune distraction , et je veux
avoir du temps et mes aises pour savourer
tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc
ce paquet avec une inquiète curiosité dont
je n'étais pas le maître ; je m'efforçais de pal-
per à travers les enveloppes ce qu'il pouvait
contenir, et l'on eut dit qu'il me brûlait les
mains , à voirlesmouvemens continuels qu'il
fesaitde l'une à l'autre. Ce n'estpas quà sou
Volume , a son poids , au ton de ta lettre ,
je n'eusse quelque soupçon de la vérité ; mais
le moyen de concevou- connncnt tu pouvais
avoir trouvé l'artiste et l'occasiou ? Voilà c»
H É L O 1 s E. i83
que je lie conçois pas encore ; c'est un œi-
raclcderamour; plus il passe ma raison , plus
il enchante mon cœur , et l'un des plaisirs
qu'il me donne est celui de n'y rien com-
prendre.
J'arrive cniin , je vole , je m'enferme dans
ma chambre , je m'assied hors d'haleine , je
porte une main tremblante sur le cachet. O
première influence du talisiuan ! j'ai senti
palpitermoncœuràcliaque papier que )'ôtais,
et je me suis bientôt trouvé tellement oppressé
que j'ai cté force de respirer un moment sur
la dernière enveloppe... Julie!., àma. Julie! ...
le voile est dccliire.... je te vois.... je vois tes
divins attraits! ma bouche et mon cœur leur
rendent le premier hommage , mes genoux
fléchissent.. Charmes adores, encore une fois
vous aurez enchanté mes yeux, (^u'il est
prompt; qu'il est puissant, le magique effet
de ces traits chéris ! non il ne faut point
conune tu prétends un quart d'heure pour le
sentir; une minute , un instant suffit pour
arracher de mon sein mille ardens soupirs ,
et me rappeler avec ton image celle de mon
honheiir passé. Pourquoi faut-il que la joie
de posséder un si précieux tiésor soit méléo
d'une si cruelle amertume ? Avec quelle vio-
i84 L A N O U V E L L E
lencc il me rappelle des temps qui ne sont
plus ! Je crois eti le voyant te revoir encore ;
je crois me retrouver à ces momens délicieux
dont le souvenir fait maintenant le malheur
de ma vie , et que le ciel mi'a donnes et ravis
dans sa colère ! Hélas ! un instant raie désa-
buse ; toute la douleur de l'absence se ra-
nime et s'aigrit en m'ôtant l'erreur qui l'a
suspendue , et je suis comme ces malheureux
dont on n'interrompt les tourmens que pour
les leur rendre plus sensibles. Dieux ! quels
torrens de flammes mes avides regards pui-
sent dans cet objet inattendu ! ô comme il
ranime au fond de mon cœur les raouve-
mens impétueux que ta présence y fesait naître!
6 Julie ^ s'il était vrai qu'il pût transmettre
à tes sens le déhre et l'illusion des miens ! ...
Mais pourquoi ne le ferait-il pas ? pourquoi
des impressions querame porte avec tantd'ac-
tivité n'iraient-eîles pas aussi loin qu'elle ?
Ah , chère amante ! où que tu sois, quoi que
tu fasses au moment où j'écris cette lettre ,
au moment où ton portrait reçoit tout ce
que ton idolâtre amant adresse à ta personne ,
ne sens-tu pas ton charmant visage inondé
des pleurs de l'amour et de la tristesse ? ne
scus-tu pas tes yeux , tes joues , ta bouche ,
tOH
n É L O [ s E. jP/a
ion scîn , presses , comprimrs , accables de
mes aidcus baisers ? uc te sens - tu pas em-
braser toute entière du feu de mes lèvres brû-
lantes ! .. . . Ciel ! qu'entends - je ? (Quelqu'un
vient. . , . Ah ! serrons , cachons mon trésor...
un importun ! . .. . JMaudit soit le cruel qui
vient troubler des transports si doux !...
Puisse-t-il ne jamais aim.er ! , . . . ou vivre
loin de ce qu'il aime î
LETTRE XXIII.
Vi: L'AMANT DE JULIE
A MADAME D'ORBE,
C
i'est à vous, charmante cousine, qu'il
faut rendre compte de l'opéra ; car bien quo
vous ne m'en parliez point dans vos lettres, et
que. Julie vous ait garde' le secret, je vois d'où
lui vient cette curiosité. J'y fus une fois
pour contenter la mienne ; j'y suis retourné
pourvous deux autres fois. Tenez-m'en quitte,
je vous prie, après cette lettre. J'y puis re-
tourner encore , y bâiller, y souffrir, y périr
pour votre service ; mais y rester éveille et
attentif, cela m'est impossible.
Avant do vous dire ce que je pense de co
fameux théâtre , que je vous rende compte
Noin-^IU Héloise. Tome IL M
î86 LA NOUVELLE
de ce qu'on eu dit ici ; le jugement des coït*
iiaissiurspourraredresseilçiniensijem'abnse*
L'opéra de Paris passe à Paris pour le spec-
tacle le plus pompeux , le plus voluptueux, le
plusadmirablequ'inventa jamais l'art butnaiii.
C'est , dit-ou , le superbe monument de la
magnificence de Louis XI f'. Il n'est pas si
libre à chacun que vous le pensez dédire sou
avis sur ce grave sujet. Ici l'on peut disputer
de tout hors de la musique et de l'opéra ; il y
a du danger à manquer de dissimulation sur
ce seul point ; la luusique française se maiu-
tient par une inquisition très-sévère ; la pre-
mière chose qu'on insinue par forme de leçon,
à tous les étrangers qui viennent dans ce paj s ,
c'est que tous les étrangers coiiviennent qu'il
n'y a rien de si beau dans le reste du monde
que l'opéra de Paris. En effet, la vérité est
que les plus discrets s'en taisent, et n'osent
en rire qu'en tr'eux.
Il faut convenlrpourtautqu'ony représente
à grands frais , non-seulement toutes les mer-
veilles de la nature , -mais beaucoup d'autres
merveilles bleu plus grandes , que personne
n*a jamais vues ; et sûrement Pope a voulu
désigner ce bizarre théâtre par celui où il dit
qu'on voit péle-mélc des dieux, des lutins ,
H É L O ï s E. 1S7
des monstres , des rois , des bergers , des
fecs , de la fureur, de la joie, un leu, une
gigue, une bataille et un bal.
('et assemblage si magnifique et si bien or-
donne est regarde' comme s'il contenait eii
effet toutes les choses qu'il représente. En.
voyant paraître un temple on est saisi d'un
saint respect , et pour peu que la de'essc en
soit jolie, le })arterre est à moitié' païen. On
n'est pas sidiCBcilc ici qu'à la comédie fran-
çaise. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent
revêtir un comédien de son personnage, ne
peuvent à Topera reparer un acteur du sien.
Il semble que les esprits se roidissent contre
une illusion raisonnable , et ne s'y prêtent
qu'autant qu'elle est absurde et grossière ; ou
peut-être que des dieux leur coûtent uioins
à concevoir que des héros. Ji/piferota.nt d'une
autre nature que nous , on peut penser ce
qu'on veut ; mais Caton était un honune,
et combien d'hommes ont le droit de croire
que Coton ait pu exister?
L'opéra n'est donc point ici comme ailleurs
une troupe de g'îns payés pour se donner en
spectacle au public ; ce sont, il r.^t vrai , des
gens que le ^niblic paye et qui se donnent eu
fpcctacle 5 mais tout cela change de nature,
AI2
ïS8 LA NOUVELLE
atteudu que c'est une académie royale de mu-
sique , uuc espèce de cour souveraine qui
juge saus appel dans sa propre cause, et ne
se pique pas autrement de justice ni de fi-
délité, (^bb) Voilà 5 cousine , comment dans
certains pays l'essence des choses tient aux
mots, et corameat des noms honnêtes suf-
fisent pour honorer ce qui l'est le moins.
Les membres de cette noble académie ne
dérogent point. En revanche , ils sontexcom-
muniés , ce qui est précisément le contraire
de l'usage des autres pays; mais peut-être,
ayant eu le 'choix , aiment-ils mieux être no-
bles et damnés que roturiers et bénis. J'ai
vu sur le théâtre un chevalier moderne aussi
fier de son métier qu'autrefois l'infortuné
Labérius fut humilié du sien, (rc) quoiqu'il
{]->h) Dit en ni) s plus ouverts , cela n'en sérail
que plus vrai ; mais ici je suis partie , et je dois
xne taire. Par-tout où l'on est moins soumis aux
lois qu'aux hommes , on doit savoir endurei
rinjusri'^e.
{ce) Forcé par le tyran de monter sur le théâtre,
il déplora son sort par des vers très-touchans,
et très-capables d'allumer l'indignation de tout
honnê:e-liomme confie ce César si vanté. A-prls
avoir , dit-il , vécu soixante ans avec honneur , j'ai
quitté ce matin mon foyer chsyaliçr romain ^^ j'y leo^
H E L O 1 s E. 1^9
le fit par force et ue récitât qivc ?cs propre»
ouvrages. Aussi rancicn Labérius ne put-il
repreudre sa place au cirque j)armi les che-
Talicrs romains , tandis que le nouveau eu
trouve tous les jours une sur les bancs de
la comédie française parmi la première iio-
blcssedu pays ; et jamais on n'entendit parler
à Rome avec tant de respect de la ynajesté
du peuple romain qu'on parle a Paris de la
majesté de l'opéra.
Voilà ce que j'ai pu recueillir des discours
d'autrui sur ce brillant spectacle ; que je
trerai ce soir ril histrion. Hélas ! j'ai vécu trop
d'un jour. O fortune ! s'il fallait me déshonorer un»
Jois , que ne in y forçais-tu quand la jeunesse et la
vigueur me laissaient au moins une figure agréable :
mais maintenant quel triste objet viens-je exposer
aux rebuts du peuple romain ? Une voix éteinte, un
corps infirme^ un cadavre, un sépulcre animé, qui
lia plus rien de moi que mon nom. Le *prologue
entier qu'il récita dans celte occasion, rinjustica
que lui fit César ^ piqué de la noble liberfc avec
laquelle il vengeait son honneur flétri , l'affionB
qu'il reçut au cirque, la bassesse qu'eut Cicéron.
d'insulter à son opprobre , la réponse fine et:
piquante que lui fit Labérius ; tout cela nous a
été conservé par Aulugelle , et c'est à mon gré
le morceau le plus curieux et le plus iniéressaut
é» son fade recueil.
M 3
190 L A ^" 0 U V E L L E
vous dise a présent ce que j'y ai vu mol^
même.
Figiirez-vous une gaine large d'une quin-
zaine de pieds , et longue à proportion , cette
gaîfie est le the'âtre. Aux deux côtes , en place
par intervalle des feuille? de paraveiU sur les-
quelles sont grossièrement peints les objets
que la scène doit représenter. Le fond est un.
grand rideau peint de niéme , et presque
touiours percé ou déchiré, et qui représente
des gouffres dans la terre ou des trous dans
le ciel , selon la perspective. Chaque ]jersonno
qui passe derrière le théâtre et touche le ri-
deau , produit en l'ébranlant une t^orte de
tremblement de terre assez plaisant à voir.
lie ciel est représenté par certaines guenilles
bleuâtres , suspendues à des bâtons ou à des
cordes , comme Tétendagc dune blanchis-
seuse. Le soleil, caj" on ly voit qnrlqacfois,
est un flambeau dans une lanterne. Les chars
des dieux et des déesses sont composés de
quatre solives encadrées et suspendues a une
grosse corde en forme d'escarpolette ; entre
CCS deux solives est une planche en travers sur
laquelle le dieu s'assied , et sur le devant pend
lui morceau de grosse toile barl>ouilîée , qui
sert de uuo^e h ce ïiiagninque char. Ou voit
H É L O ï s E. 191
vers le bas de la machine riUiiiuination de
deux ou trois chandelles puantes et mal mou-
che es , qui, taudis que le personnage se de-
mèncet crie en branlant dans son escarpolette,
rent'uuient tout à sou aise. Encens digne de
la divinité.
Comme les chars sont la j}artic la plus
conside'rable des machines de Topera , sur
celle-là vous pouvez juj^er des autres. La mer
agite'e est composée de longues lanternes
angulaires de toile ou de carton bleu, qu'on
enlile à des broches parallèles, et qu'on fait
tourner par des polissons. Le tounerrc est
une lourde charette qu'on promène sur le
ceiritrc , et qui n'est pas le moius touchant
instrument de cette agréable musique. Les
éclairs se font avec des pincées de poix
résine qu'on projette sur un flambeau ; la
foudre est un pétard au bout d'une fusée.
Le théâtre est garni de petites trapes
quarrées qui , s'ouvrant au besoin , anuon-
ceut que les démons vont ïortir de la cave,
(^uand ils doivent s'élever dans les airs, 011
leur substitue adroitement de petits démons
de toile brune empaillée , ou quelquefois
de vrais ramoneurs qui branlent en l air sus-
pendus par des cordes, ju^^qu'à ce qu'ils se
*92 î- A N O U T E L L E
perdent majestueitsemeiit dans les gueniUcs
dont j'ai parié. Mais ce (jii'il y a de réelle-
ment tragique , c'est quand les cordes sonfe
mal conduites , ou viennent à se rompre;
car alors les esprits infernaux et les dieux
immortels tombent , s'estropient , se tueni
quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres
qui rendent certaines scènes fort pathétiques ,
tels que des dragons , des lézards , des tortues ,
des crocodiles , de gros crapauds qui se
promènent d'un air menaçant sur le tljcâtre,
et font voir à l'opéra les tentations de
St. Antoine. Chacune de ces figures est
animée par un lourdaud de savoyard, qui
n'a pas l'esprit de faire la béte.
Voilà, ma cousine, en quoi consiste à-v
peu-près l'auguste appareil de l'opéra , au-
tant que j'ai pu l'observer du parterre à
l'aide de ma lorgnette ; car il ne faut pas-
TO«s imaginer que ces moyens soient fort
cachés et produisent un eflét imposant; je
ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperçu
de moi-même , et ce que peut apercevoir
comme moi tout spectateur non préoccupé.
On assure pourtant qu'il y a une prodigieuse
quantité de machines employées à faire
mouvoir tout cela j ou joji'a oSért jplusiçuï^
H É L O ï s E. 19:5
Tois de me les luoiitrcâ-; maïs je n'ai Jamais
ctc curieux de voir comment ou fait de
petites clioses avec de grands e:Torts.
Le nombre des gens occupe's au service
de l'opéra est inconcevable ; l'orchestre et
les chœurs composent ensemble près de cent
personnes ; il y a des multitudes de danseurs^
tous les rôles sont doubles et triples (^^),
c'est-à-dire qu'il y a toujours lui ou deux
acteurs subalternes , prêts à remplacer l'acteur
principal , et payes pour ne rien laire jusqu'à
ce qu'il lui plaise de ne rien faire à son tour,
ce qui ne tarde jamais beaucoup d arriver.
Après quelques reprcseutatious, les premier»
acteurs , qui sont d'importans personnages,
n'honorent plus le public de leur présence ;
ils abaudonucnt la place a leurs substituts ,
et aux substituts de leurs substituts. On re-
çoit toujours le même argent à la porte,
mais on ne donne plus le même spectacloj
Chacun prend son billet comme à une lo-
terie, sans savoir quel lot il aura, et quel
( dd) On ne sait ce que c'est que des doublet
en Italie ; le public ne les souffrirait pas ; aussi Is
spectacle est-il à beaucoup meilleur marché : il.
«a coûterait trop pour être mal servi.
194 LA NOUVELLE
qu'il soit , personne n'oserait se plaindre :
car, afin que vous le saehiez , les nobles
nieinbres de cette académie ne doivent aueun
respect au public ; c'est le public qui leur
en doit.
Je ne vous parlerai jDoint de cette musique,
vous la connaissez. Mais ce dont vous ne
sauriez avoir d'idée, ce sont les cris affreux,
les longs mugissemens dont retentit le théâtre
durant la représentation. On voit les actrices ,
presque en convulsion , arracher avec violence
ces j^iapisscinens de leurs poumons , lespoings
fermés contre la poitrine, la tête eu arrière,
le visage enflammé , les vaisseaux gonflés ,
l'estomac pantelant; ou ne sait lequel est le
plus désagréablement affecté de l'œil ou de
l'oreille ; leurs efforts font autant souffrir ceux
qui les regardent que leurs chants ceux qui
les écoutent; et ce qu'il y a de plus incon-
cevable est que ces hurlemens sont presque
la seule chose qu'applaudissent les specta-
teurs. A leurs battcmens de mains, on les
prendrait pour des sourds charmés de saisir
par-ci par-là quelques sons perçans , et qui
veulent engager les acteurs a les redoubler.
Pour moi, je suis persuadé qu'on applaudit
les cri? d'une actrice à l'opéra comme les
s É L O ï s E. ip5
tours (le force d'un bateleur à la foire: la
sensatiou en est déplaisante et pénible- ou
souffre tandis qu'ils durent , mais on est si
aise de les voir Cuir sans aecident qu'on eu
marque volontiers sa joie. Concevez que cette
manière de chanter est employe'e pourexpri-
tner ce que Quinault a jamais dit de plus
galant et de plus tendre. Imaginez les muses ^
les grâces, les amours, l^énus même s'ex-«
primant avec cette dc'licatesse , et jugez de
reflet! Pour les diables, passe encore , cette
musique a quelque chose d'infernal qui ne
leur messied pas. Aussi les magies, les évoca-
tions et toutes les fêtes du sabbat sont-elles
toujours ce qu'où admire le plus à l'opéra
français.
A ces beaux sons , aussi justes qu'ils sont
doux. , se marient très-dignement ceux de
l'orchestre. Figurez-vous un charivari sans
fin d'instrumenssans mélodie, un ronron traî-
nant et perpe'tuel de basses ; chose la plus lu-
gubre , la plus assommante que j'aie entendue
deiuavie, et que je u'ai jamais pu supporter
une demi-heure sans gagner un violent ii:al de
tête. Toutcela forme une espèce depsalmodie ,
à laquelle il n'y a pour rordinaircni chant ni
mesure. Mais quand par liazard il se trouye
X^S LA N O U T E L L S
quelqu'air un peu sautillant , c'est un tré-
pignement universel; vous entendez tout le
parterre en mouvement suivre à grand pein©
et à grand bruit un certain homme de l'or-
cliestrc ( ed). Cja armes de sentir un moment
cette cadence qu'ils sentent si peu , ils se
tourmentent l'oreille, la voix, les bras, les
pieds et tout le corps pour courir après la
ïnesure (^) toujours prête à leur échapper;
au-lieu que l'allemand et l'italien qui en sont
intimement affectés la sentent et ia suivent
sans aucun effort, et n'ont jamais besoin d»
la battre. Du moins JXegianino m'a-t-il sou-
ventditquedans lesopéra d'Italie, où elleest
«i sensible et si vive , on n'entend , on ne voit
jamais dans l'orchestre ni parmi les specta-
teurs le moindre mouvement qui la marque.
Mais tout annonce en ec pays la dureté d»
l'organe musical; les voix y sont rudes et sans
douceur , les inflexions âpres et fortes , le»
fons forcés et traînans ; nulle cadence , uul
( ee ) Le Bûcheron.
(Jf ) Je trouve qu'on n'a pas mal comparé les air*
légers de la musique française à la course d'un»
vache qui galoppe , ou d'une oie grasse qui veut»
accent
K É L O ï s E. 197
accent mélodieuK dans les airs du peuple *
les iuslruiucns militaires , les fil'rcs de Tin-
faiiteric, les troiupcttes delà cavalerie , tous
les cors , tous les hautbois , les cbauteurs des
rues , les violons de guinguettes , tout cela
est d'un faux à choquer l'oreille la moins dé-
licate. Tous les talcMS ne sont pas donnés
aux mêmes hommes , et en général le Fran-
çais paraît être de tous Jes peuples de l'Eu-
rope celui qui a le moins d'aptitude à la
umsique ; iiiilord Edouard prciend que les
Anglais en ont aussi peu ; mais la diffé-*
rence est que ceux-ci le savent et ne s'en
soucient guère , au-licu que les Français fô-
nonceraient à mille justes droits et jjasse-
raicnt condamnation sur toute autre cbose^
plutôt que de convenir qu'ils ne sont pas le;^
premiers miisiciens du uiondc. Il v en a"
même qui regarderaient volontiers la musi-*
que à Paris comme une affaire d'PUat, peut-
être parce que c'en fut une à îjparte , de
couper deux cordes à la lire de Timothce : à
cela vous sentez qu'on n'a rien à dire, (^noi
qu'il en soit , l'opéra de Paris pourrait être
une fort belle institution politique , qu'il n'eu
plairait pas davantage aux gens de goût. lis*»
yenous à ma description.
JS ouvelie Ht-loLse, Touic II. î<
198 LA NOUVELLE
Les ballets , dont il ine rcF:te à tous parler ,'
sont la partie la plus brillante de cet o;:éia, et
cons'dcres scparcmciit, lis ioiît un ?pectacie
agiéabic , lîiagniuciuc et vraiment théâtral ;
Kiais ils servent coiunie partie constitutive de
la pièce , et c'est en cette qualité qu'il les
faut considérer. Vous connaissez les opéra
de Quinault ; vous savez comment les diver-
tisreuiens y sont employés ; c'est à-peu-près
de ii!Cine, on encore pis chez ses successeurs.
Dans chaque acte l'action est ordinairement
«oupée au moment le plus intéressant par une
fête qu'on donne aux acteurs assis, et que le
parterre voit debout. Il arrive de-là que les
personnages de la pièce sont absolument
oubliés, ou bien que les spectateurs regardent
les acteurs qui regardent autre chose. La
manière d'amener ces fêtes est simple. Si
le prince est joyeux , on prend part à sa
joie , et l'ou danse ; s'il est triste , on
veut l'égaj^er , et l'on danse. J'ignore si
c'est la mode à la cour de donner le bal aux
rois quand ils soiît de mauvaise humeur ; co
que je sais par rapport à ceux-ci , c'est qu'on
aie peut trop admirer leur constance stoïqu»
%. voir des gavottes, ou écouter des chansons,
taiidii <ju'oii décide quelquefois d«mèia le
H É L O ï 8 E. »99
théâtre de leur coi7roii!ic ou de leur soit. Mais
il y a 1/icii d'autres sujets de danses ; les plus
graves actions de la vie se fout eu dansant.
Les prêtres dansent , les soldats dansent, les
dieux dansent, les diables dansent : on danse
jusque dans les enterrcuiens, et tout danse à
propos de tout.
La danse est donc le quatrième des Ijenux-
arts employés dausla constitution de la scène
lyrique : mais les trois autres concourent à
l'imitation ; et cclui-la qu'imite-t-il ? rien.
11 est donc jiors - d'œuvre quand il n'est
employé que comme danse ; car que font
des menuets, des rigodons , des chaconues,
dans une tragédie ? Je dis plus , il n'y serait
pas moins déplacé s'il imitait quelque chose;
parce que de toutes les unités, il ji'y en a
point de })lus indispensable que celle du lan-
gage ; et un opéra dont l'action se passerait
moitié en chasit, moitié en danse, serait
plus ridicule encore que celui où l'on parlerait
moitié français, irioftié italien.
Non contens d'introduire la danse comme
partie essentielle de la scène lyrique, ils se
sont même efforcés d'en faire quelquefois le
sujet principal, et ils ont des opéra appelés
i)aiiets , qui remplissent si uial leur titre qu«
N 2
2C0 LA N O T! V E L L E
la danse n'y est pas moins déplace'e que dans
tons les autres. La plupart de ces ballets
forment autant de sujets séparés que d'actes,
et ces sujets sont liés entr'eux par de cer-
taines relations métaphysiques dont ie spec-
tateur ne se douterait jamais, si l'auteur
n'avaitsoin de l'eu avertir dans u\\ prologue.
Les saisons , les âges, les sens , les e'icnuns ;
je demande quel rapport ont tous ces titres
a la danse, et ce qu'ils peuvent offrir eu ce
genre à l'imagination ? Quelques-uns même
sont purement allégoriques , comme le car-
naval et la folie, et ce sont les plus insup-
portables de tous ; parce qu'avec beaucoup
d'esprit et de finesse, ils n'ont ni seiitimens,
ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni
intérêt, ni rien de tout ce qui peut donner
prise à la musique , flatter le cœur, et nourrir
l'illusion. Dans ces prétendus ballets l'actiori
se passe toujoiirs en chant ; la danse inter-
rompt toujours l'action ou ne s'y trouve que
par occasion et n'imite rien. Tout ce qui
arrive, c'est que ces ballets ayant encore
moins d'intérêt que les tragédies, cette inter-
ruption y est moins remarquée : s'ils étoient;
moins froids , on en serait plus choqué ; mais
Uïi défaut couvre l'autre, et l'art des auteurs,
n K L () l s E. 201
poiir cnipêclicr que la danse ne lasse, est de
faire ensorte que la pièce ennuie.
Ceci nie incnc insensiblement à des recher-
ches sur la véritable constitution du drame
lyrique, trop étendues pour entrer dans cette
lettre, et qui me jetteraient loin de mon
sujet ; j'en ai fait une petite dissertation à part
que vous trouverez ci-jointe, et dont vous
pourrez causer avec Ilegianino. Il me reste
à vous dire sur l'opéra français que le plus
grand défaut que j'y crois remarquer est un
faux î;oi;t de niai^nificencc , par lequel on a
voulu mollrc en représentation le merveilleux
qui, n'étant fait que pour être lnia;»itié, est
aussi-bien placé flans un ?>oéme ép-qnc que
ridiculement s!ir un théâtre. J'aurais eu peine
à croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvât
des artistes assez iiubécilles pour vouloir
imiter le char du soleil, et des spectateurs
assez cnfans pour aller voir cette imitation.
La Bruyère ne concevait pas comment un
spectaric aussi siippr!)C que 1 opéra pouvait
l'ennuyer à si grands frais. Je le conçois bien
moi qui ne suis pas \\\ La Bruyère^ et je
soutiens que pour tout homme qui n'est pas
dépourvu du goiit des beaux-arts , la musique
française, la danse et le merveilleux inélés
K 3
202 L A X O U y E L L E
ciisembîe feront toujours de l'opéra de Paris
le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister.
Après tout , peut-être ii en faut-il pas aux
Français de plus parfaits , au moins quant à
rexe'cution ; non qu'ils ne soient très en état
de connaître la bonne, mais parce qu'en ceci
le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment
mieux railler qu'cpplaudir ; le plaisir de la
critique les dédommage de rcnnui du spec-
tacle , et il leur est plus agréable de s'en
moquer, quand ils n'y sont plus, que de s'j
plaire tandis qu'ils y sont.
LETTRE X X I Y.
DE JULIE.
O
rr , oui , je le vois bien ; Tlieureuse Julie
t'est toujours chère. Ce même feu qui brillait
jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta
dernière lettre ; j'y retrouve toute l'ardeur
qui m'anime, et la mienne s'en irrite encorCi
Oui , mon ami , le sort a beau nous séparer,
pressons uos cœurs l'un contre l'autre ; con-
servons par la couuuuuication leur chaleur
naturelle contre le froid de l'absence et du
désespoir, et que toj^t c^ qui devrait relâcher
H E L O 1 s E. 20:^
Motrc attachement 11c serve r^u'à le resserrer
sans cesse.
Mais admire ma simplicité ; depuis qnc j'ai
reçu cette lettre , j'c'prouve quelque chose de»
charmans effets dont elle parle ; et ce bîidiiiage
du talisman , quoiqu'inveuté par moi-même ,
lie laisse pas de rae séduire et de u\v paraître
une vérité. Cent fois le jour, quand je siiis
seule, un tressaillemciit me saisit comme si
je te sentais près de moi. Je m'imagine qua
tu tiens mon portrait, et je suis si folie que
je crois sentir l'impression des caresses que
tu lui fa's et des baisers que tu lui donnes:
ma bonclie croit les recevoir, mon tendre
cœur croit les goûter. O douces illusions ! ô
chimères ! dernières ressources des malheu-
reux ! ah, s'il se peut, tenez-nous lieu de
réalité ! vous êtes quelque chose encore à
ceux pour qui le bonheur n'est plus rien.
(^uant a ia manière dont je m'y suis j)r!5e
pour avoir ce portrait, c'est bien un soin de
l'amour ; mais crois (\ve s'il était vrai qu'il
fit des miracles, ce n'est pas celui-là qu'il
aurait choisi. Voici le mot de l'énigme. r*ous
eûmes il 3^ a quelques temps ici vn i)eintre
en miniature venant d'Italie ; il ava t de»
lettres do miloid jE doiiard , qui pe.ii-écre ca
N 4
^04 LA NOUVELLE
les lui donnant avait en vue ce qui est arrive.
M. à'Orbe voulut profiter de cette occasion
pour avoir le portrait de ma cousiue ; je
voulus l'avoir aussi. Elle et ma mère voulu-
rent avoir le mien, et à ma prière le peintre
en fit secrètement une seconde copie. Ensuite,
sans m'embarrasser de copie ni d'original,
je choisis subtilement le plus ressemblant des
trois pour te l'envoyer. C'est une friponerie
dont je ne me suis pas fait un grand scru-
pule ; car un peu de ressemblance de plus ou
de moins n'importe guère à ma mère et à ma
cousine : mais les hommages que tu rendrais
à une autre figure que la mienne seraient une
espèce d'infidélité' d'autant plus dangereuse
que mon portrait serait mieux que moi ; et
je ne veux point, comme que ce soit, que
tu prennes du gont pour des charmes que je
n'ai pas. Au reste il n'a pas de'pcndu de moi
tl'étre un peu plus soigneusement vêtue ; mais
on ne m'a pas e'coute'e, et mon père lui-même
a voulu que le portrait demeurât tel qu il est.
Je te prie au moins de croire qu'excepte' la
coiffure, cet ajustement n'a point été pris sur
Je mien , que le peintre a tout fait de sa grâce ,
et qu'il a orné ma personne des ouvrages de
fbn imagination.
H E L O 1 8 E. 2o5
LETTRE XXV.
A J U L I E.
I
I, faut, Q\\(iVcJuJie, que je te parle encore
de ton portrait ; non plus dans ce premier
enchantement auquel tu fus si sensible , mais
au contraire avec le regret d'un iiommc abusé
par un faux espoir , et que rien ne peut dc-
doinmaf;er de co qu'il a perdu. Ton portrait
a de la grâce et de la beauté, même de la
tienne ; il est asî»e/. ressemblant et peint par
un habile liomnie; mais pour en être content,
il faudrait ne te pas connaître.
La première chose que je lui reproche est
de te ressembler et de n'être pas toi , d'avoir
ta figure et d'être insensible. Vainement le
peintre a cru rcndrcexactomk nt tes yeux et tes
traits ; il n'a point rendu ce dju^:sentimentqui
les Vivifie, et sans lequel , ton t charma n s qu'ils,
sont, ils ue seraient rien, (j'estdanston creur,
ma Julie ^ qu'est le fard de ton visage, et
celui-là ne s'imite point. Ceci tient , je l'avoue,
a l'insuffisance de l'art, mais c'est au moins
U faute de l'artiste de n'avoir pas été exact
K 5
2o6 LA NOUVELLE
eu tout ce qui dépendait de lui. Par exemple ,
il a placé la racine des cheveux trop loin des
tempes, ce qui donne au front un contouv
moins agréable et moins de finesse au regard.
Il a oublié les rameaux de pourpre que font
en cet endroit deux ou trois petites veine»
sous la peau , à-peu-près connue dans ces
fleurs d'iris que nous considérions un jour
au jardin de Ciarens. Le coloris des joncs est
trop près des yeux, et ne se fond pas déli-
cieusement en couleur de rose vers le bas du
visage coumie sur le modèle. On dirait qne
c'est du rouge arllficiel plaqué comme le
carmin des feimnes de ce pays. Cedéfaut n'est
pas peu de chose , car il te rend l'œil moins
doux et l'air plus hardi.
Mais, dis-moi , qu'a-t-il fait de ces nichées
d'amours qui se cachent aux deux coins de
ta bouche , et que dans mes jovu-s fortuné»
j'osais récliauffer quelquefois de la mienne?
Il n'a point donné leur grâce à ces coins; il
>ii'a pas mis à cette bouche ce tour agréabre
et sérieux qui change tout-à-coup à ton moin-
dre sourire , et porte au cœur je ne sais quel
enchantement inconnu , je ne sais quel sou-
dain ravi.ssement que rien ne peut exprimer.
Il est vrai lue ton portiait œ peut passer du
H É L O l s E. 207
sérieux au sourire. Ah ! c'c-t pre'ciseuicnt de
quoi je me plains : pour pouvoir exprimer,
tous tes charmes , il faudiaiL te pcla:.ic dans
tous les iuàtaus de ta vie.
Passons au pei.'itre d'avoir ouiis quelques
beautés; mais eu quoi il n'a pas fait moins
de tort à ton visage, c'est d'avoir omis les
del'duts. Il lia point fa t cette tache presque
iinpeiccptible que tu as sous l'œil droit, ni
celle qui est au cou du côte gauche. 11 n'a
point uiis ô Dieux! cet houiuic etait-il cie
bronze ? Il a oublié la petite cicatrice qui
t'est reste'e sous la lèvre. Il t'a fait les clicveux
et les sourcils de la mêuic couleur , ce qui n'tst
pas: les sourcils sont plus châtaius , et les
cheveux plus cendrés.
Bio/iia testa, occki a{urri, e bruno c'igUio. (gg)
Il a fait le bas du visa^^c exactement ovale.
Il n'a pas remarque cette légère sinuosité qui ,
séparant le menton des joues, rend leur con-
tour moins régulier et plus gracieux. Voilà
le« défauts les plus sensibles ; il eu a omis
(gg) Blonde chevelure, yeux bleus, et sour-
cils bruns.
]\îarlnî.
^ 6
2oB LA NOUVELLE
beaucoup d'autres, et je lui en sais fort mau-
vais gré; car ce n'est pas seulement de tes
Jjeautés que ]e suis amoureux , mais de toi
toute entière telle que tu es. Si tu ne veux
pas que le pinceau te prête rien , moi je u^
veux pas qu'il t'ôte rien, et mon cœur se
soucie aussi peu des attraits que tu n'as pas
qu'il est jaloux de ce qui tient leur place.
Quant h rajustement, je le passerai d'au^
tant moins, qnc, parce ou )ica;ligée, je t'ai
toujours vue mise avec beaucoup plus de
^oût que tu ne l'es dans ton portrait. La coif-
fure est t'op cbarge'e; on me dira qu'il n'y a
que des fleurs : hé bien ces fleurs sont de trop.
Te souviens-tu de ce bal où tu portais ton
iiabii à la valaisane , et oii ta cousine dit que
)e dansais en philosophe ? tu n'avais pour
toute coiffure qu'une longue tresse de teschc-s
yeux , rouiéc autour de ta tête et rattachée
&Yeç une aiguille d'or , a la manière des vil-
lageoises de Berne. Non , le soleil orné do
tous ses rayons n'a pas l'éclat dont tu frap-i
pais les yeux et les cœurs; et sûrement qui-
conque te vit ce ]our-là ne t'oubliera de sa
vie. C'est ainsi , ma Jvlie , que tu dois être
coiffée ; c'est l'or de tes cheveux qui doit parer
\ç^Vt yisage, et non eette rose qui les çaçUe et
H F. L O t s E. 2C9
que ton Inliit flctrlt. Dis à la cousine, car ]ç
reconnais se» soins et son choix , qnc ces fleurs
dont elle a couvert cl profane ta clicvcînrc,
ne sont pas de mcillcnr goût que celles
qu'elle recueille dans V^donc _, et qu'on ])ent
leur passer de suppléer à la beauté , mais
non de la cacher.
A l'e'gard du buste, il est singulier qu'un
amant soit là-dessus plus sévère qu'un pcre ;
mais en efTet je ne t'y trouve pas vctuc avec
assez de soin. Le portrait de Julie doit être
modeste comme cl le. Amour! ces secrets n'ap-
partiennent qu'à toi. Tu dis que le peintre a
tout tiré de son imagination. Je le crois, je
]e crois ! ah ! s'il eut aperçu le moindre de
ces charmes voilés , ses yeux l'eussent dévoré,
mais sa main n'eût point tente de les peindre;
pourquoi faut-il que son art téméraire ait
tenté de les imaginer ? Ce n'est pas seulement
mi défaut de bienséance , je soutiens que c'est
encore un défaut de goût. Oui , ton visage
est trop chaste pour supporter le désordre
de ton sein ; on voit que l'un de ces deux
objets doit empêcher l'autre de paraître; il
n'y a que le délire de l'amour qui puisse les
accorder; et quand sa main ardente ose dé-
voiler celui que la pudeur couvre, l'irrcssç et
2T0 LA NOUVELLE
le trouble de tes yeux dit alors qu© tu Tow-
hïies et non que tu l'expose».
Voilà la critique qu'une attention conti-
nuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai conçu
Jà-dessus le dessein de I3 réformer selon mes
idées. Je les ai communiquées à un peintre
habile , et sur ce qu'il a déjà fait, j'espère to
voir bientôt plus semblable à toi-même. De
peur de gâter le portrait , nous essayons les
changemcns sur une copie que je lui eu ai fait
faire , et il ne les transporte sur l'original que
quand nous sommes bien surs de leur effet.
Quoique je dessine assez médiocrement , cet
artiste ne peut se lasser d'admirer la subtilité
de mes observations ; il ne comprend pas
combien celai qui me les dicte est nn maître
plus savant que lui. Je lui parais aussi quel-
quefois fort bizarre: il dit que Je suis le pre-
mier amant qui s'avise de caclicr des objet»
qu'on n'expose jamais assez au gré des autres;
et quand je lui réponds que c'estpour mieux:
te voir toute entière que je t'babllle avec tant
de soin, il me regarde comme un fou. Ah !
que ton portrait serait bien plus touchant,
si je pouvais inventer des moyens d'y mon-
trer ton ame avec ton visage , et d'y peindre
à-la-fois ta modestie et les attraits ! Je te jure.
H E L O 1 s E. 3IZ
ma Julie ^ qu'ils gagneront beaucoup à cett«
reforme. On n'y voyait qnc ceux qu'avait sup-
pose's le peintre , et le spectateur ému les sup-
posera tels qu'ils son t. Je ne sais quel enchan-
tement secret règne dans ta personne; mais
tout ce qui la touche semble y participer; il
ne faut qu'apercevoir un coin de ta robe pour
adorer celle qui la porte. On sent, en regar-
dant ton ajustement, que c'est par-tout le
voile des grâces qui couvre la beauté'; et le
goi'jt de ta modeste parure semble annoncer
au cœur tous les charmes qu'elle recèle.
LETTRE XXVI.
A JULIE.
1 . . . , ., .
*y u L I E ^ ô Juhe ! 6 toi qu'un temps j'osais
appeler mienne, et dont) e profane aujourd'hui
le nom! la plume échappe a ma main trem-
blante ; mes larmes inondent le papier; j'ai
peine à former les premiers traits d'une lettre
qu'il ne fallait jamais écrire ; je ne puis ni jue
taire ni parler! Viens, honorable et chère
image , viens épurer et rafiVrniir un coeur avili
parla boute, et brisé par le repcutir.Souùcus
ÎI2 LA NOUVELLE
mon courage qui s'éteint ; donne à mes le-
mordsla force d'avouer Ip crime involontair»
que ton absence m'a iaiissc commettre.
Que tu vas avoir de me'pris pour un cou-
pal)le , mais bien moins que je n'en ai moi-
même ! Quelque abject que j'aille être à tes
yeux, je le suis cent fois plus aux miens pro-
pres ; car en me voyant tel que je suis , ce
qui m'humilie le plus encore , c'estde te voir,
de te sentir au foîid de mon cœur, dans un
lieu désormais si peu digne de toi , et de
songer que le souvenir des plus vrais plaisirs
de l'amour n'a pu garantir mes sens d'un
piège saus appas , et d'un crime sans cliarmcs.
Tel est l'excès de ma confusion qu'en re-
courant à ta clémence , je crains même de
souiller tes regards sur ces lignes par l'aveu
de mon forfait. Pardonne , ame pure et chaste,
un récit que j'épargnerais à ta modestie, s'il
n'était un moyen d'expier mes égaremens ; ]e
suis indigne de tes bontés , je le sais ; je suis
■vil , bas, méprisable ; mais au moins je ne serai
ni faux ni trompeur, et j'aime mieux que
tu m'ôtes toncf-ur et la vie que de t'abuseï*
im seul moment. De peur d'être tenté de
chercher des excuses qui ne me rendraient gn©
plus criminel, je me bornerai à te faire u»
H É LOIS E. 2i3
détail exact de ce qui m'est arrive. Il sera
anssi sincère que mon regret; c'est tout ce
que ]c me jiermcttrai de dire eu uia faveur.
J'avais fait comiaissaiice avec quelques
olTicicrs aux gardes , et antres jeunes gens de
jios compatriotes, auxquels je trouvais uu
ïuérite naturel , que j'avais regret de voir
gâter par l'imitation de je ne sais quels faux
air» qui ne sont pas faits pour eux. Ils se
moquaient a leur tour de me voir conserver
dans Paris la simplicité des antiques mœurs
lielvétiques. Ils prirent uies maximes et mes
manières pour des leçons Iridirnctes do!)t ils
furent choqués , et résolurent de me faire
changer de ton à quelque prix quecefnt. A])rès
plusieurs tentatives qui ne réussirent point ,
ils en firent une mieux concertée qui n'eut
que trop de succès. Hier matin ils vinrent m©
proposer d'aller souper chez la femme d'un
colonel qu'ils me nommèrent , et qui , sur le
bruit de ma sagesse, avait , disaient-ils , envie
de faire connaissance avec mol. j^ssez sot
pour donner dans ce persifïlage , je leur re-
prc.'^entai qu'il serait mieux d'aller première-
ment lui faire visite; mais ils se moquèrent
de mon scrupule, me disant que la franchise
fuisse ne comportait pas tant de façon, et
214 L -^ N O U T E L L E
que ces manières cérëuiouieuses iie serviraient
qu'à lui doiiner mauvaise opinion de moi. A
neuf heures nous nous rendîmes donc chez
la dame. Elle vint nous recevoir sur l'escalier;
ce que je n'avais encore observé nulle part.
En entrant je vis à des bras de cheminée de
vieilles bougies qu'on venait d'alluuier, et par-
tout uu certain air d'apprct qui ne me plut
point. La maîtresse de la maison me parut
jolie, quoiqu'un peu passée ; d'au très femmes
à-peu-près du même âge et d'une semblable
figure étaient avec elle ; leur parure assez bril-
lante avait plus d'éclat que de goût; mais j'ai
déjà remarqué que c'est un point sur lequel
on ne peut guère juger eu ce pays de l'état
d'une femme.
Les premiers complimens se passèrent à-peu»
près comme par-tout; l'usage du monde ap-
prend à les abréger ou à les tourner vers l'en-
jouement avant qu'ils ennuient. 11 n'en fut
pas tout-à-fait de même sitôt que la conversa-
tion devint générale et sérieuse. Je crus trou-
ver à cesdames un air contrain tetgéné, comme
si ce tou ne leur eût pas été familier ; et pour
la première fois depuis que J^étais à Paris, je
vis des femmes embarrassées à soutenir un
eutretieu raisonuablc. Pour trouver uue ma-
H Ê L Oi s E. 2i5
tière aisee, elles se jetèrent sur leurs affaires de^
famille , et comme je n'en connaissais pas une,
chacune dit de la sienne ce qu'elle voulut.
Jamais je n'avais tant ouï parler de M. le co-
lonel ; ce qui m'e'tonnait dans un pays où
l'usage est d'appeler les gens par leurs noms
plus fjuc par leurs titres , et où ceux qui out
celui-là en portent ordinairement d'autres.
Cette fausse dignité' fit bientôt place a de»
manières plus naturelles. On se mit à causer
ton t has , et rcprenaji t sans y penser un ton de
familiarité peu décente, on cliucliotalt , on
«ouriait en me regardant, tandis que la dam«
de la maison me questionnait sur l'état de mou
cœur d'un certain ton résolu qui n'était guère
propre à le gagner. On servit, et la liberté do
ia table, qui semble confondre tous les états ,
mais qui met chacun à sa place sans qu'il j
songe, acheva de m'apprendre eu quel lieu
j'eNTis. Il était troj) lard pour m'en dédire. Ti-
rant donc ma sûreté de ma répugnance, j«
consacrai cette soirée à ma fonction d'obser-
vateur, et résolus d'employer à connaître cet
ordre de femmes la seule occasion que )'cn au-
rais de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes
remarques ; elles avaient si peu d'idéesde leur
état présent , si peu de prévoyance pour l'ave-
5i6 LA NOUVELLE
îiir , et hors du jargon de leur me'tier , elles
étaient si stupides à tons égards , que le mépris
eflaça bientôt ia pitié que j'avais d'abord
d'elles. En parlant du plaisir inéme , je vis
qu'elles étaient incapables d'eu ressentir. Elles
me parurent d'une violente avidité pour tout
ce qui pouvait ten ter leur avarice : à cela près ,
je n'entendis sortir de leurboucbeaucunmot
qui partît du cœur. J'admirai comment d'bon-
iiétes gens pouvaient supporter une sociétés!
dégoûtante. C'eut été leur imposer une peine
cruelle , à mou avis , que de les condamner
au geîire de vie qu'ils choisissaient eux-
iucmes.
Cependant le souper se prolongeait et de-
venait bruyant. Au défaut de l'amour, le vin
échauffait les convives. Les discours n'étaient
pas tendres, mais déshonnétes ; et les femmes
tâchaient d'exciter parie désordre de leur ajus-
tement les désirs qui l'auraient dû causer.
D'abord tout cela ne fit sur moi qu'un effet
contraire , et tous leurs efforts pour me séduire
ne servaient qu'à me rebuter. Douce pudeur!
disais-je en moi-même , suprême volupté de
l'amour , que de charmes perd uiîe femme
au moment qu'elle renonce à toi ! combien ,
si elles connaissaient ton empire, elles met-
H E L O ï s E. 2T7
traient de soins à te conserver, sinon par
honnêteté , du moins par coquetterie ! mais
on ne joue pointlapuclenr.il n'y a pas d'ar-
tifice plus ridicule que celui qui la veut imiter.
(Quelle différence , pcnsais-je encore , de la
grossière iuipudence de ces créatures et de
leurs équivoques licencieuses à ces rej^ards
timides et passionnés, à ces propos pleins de
modestie, de grâce et de sentiuient dont
je n'osais achever; je rougissais de ces indi-
gnes comparaisons jeme reprochais comme
autant de crimes les charmans souvenirs qui
me poursuivaient malgré moi Eu quels
lieux osais-je penser à celle... Hélas! ne pou-
vant écarter de mon cœur une trop chère
image, je m'eflbrcais de la voiler.
Le bruit, les propos que j'entendais, les
objets qui frappaient mes yeuxm'échaulîèreut
insensiblement; mes deuxvoisinesne cessaient
de me faire des agaceries qui furent enfin pous-
sées trop loin pour me laisser de sang-froid.
Je sentis que ma tête s'embarrassait; j'avais
toujours bu mon vin fort trempé , j'ymis plus
d'eau encore, et enfin je m'avisai delà boire
pure. Alors seulement je m'aperçus que cette
eau prétendue était du vin blanc , et que j'avais
^té trompé tout le long du repas. Je ue liit
2iS LA NOUVELLE
point des plaintes qui ne m'auraient attiré
que des railleries : je cessai de boire. Il n'était
plus temps ; le mal était fait. L'ivresse ne tarda
pas à m'ôtcr le peu de connaissance qui me
restait. Je fus surpris en revenant à moi de
me trouver dans un cabinet reculé, entre les
bras d'une de ces créatures, et j'eus au même
instant le désespoir de me sentir aussi coupa-
ble que je pouvais l'être
J'ai fini ce récit afireux : qu'il ne souille plus
tes regards ni ma mémoire. Otol dontj'attends
mon jugement ! j'implore ta rigueur, je la
mérite, (^uel que soit mon châtiment, il me
sera moins cruel que le souvenir de mou
crime.
LETTRE X X Y I I.
V JS JULIE.
R
A 8 suREZ- TOUS suF la crainte de m*a-
voir irritée. Votre lettre m'a donné plus de
douleur que de colère. Ce n'est pas moi , c'est
vous que vous avez offensé par un désordre
auquel le cœur n'eut point de part. Je n'en.
«.uis que plus aSiigée. J'aijwerais naieus, vous
H K L () l S E. 219
voir in'oiitrajiic'r que vous avilir , et le mal
que vous voii.i iailcs csl le seul que je iic puis
TOUS pardonner.
A ne regarder que la faute dont vous rou-
gissez , vous vous trouvez bien plus coupai^le
que vous ne l'êtes ; et je ne vois guère en cette
occasion que de riuiprudcncc à vous reprocher.
Mais ceci vient de plus loin et tient à une j>lu5
profonde racine que vous n'apercevez pas, et
qu'il faut que l'amitié vous découvre.
Votre première erreur est d'avoir pris une
mauvaise route en entrant dans le monde ;
plus vx)us avancez , plus vous vous égarez , ck
)e vois en frémissant que vous êtes perdu si
vous ne revenez sur vos pas. Vous vous laissez
conduire insensiblement dans le l)icge que
j'avais craint. Les grossières amorces du vice
Jie pouvaient d'abord vous séduire, mais la
luauvaise compagnie a couuueucé par abuser
votre raison pour corrompre votre vertu ,
et fait déjà sur vos mœurs le premier essai
de ses maximes.
(Quoique vous ne m'ayicz rien dit en par-
ticulier des habitudes que vous vous êtes
faites à Paris, il est aisé de juger de vo5 socié-
tés par vos lettres , et de ceux qui vous mon-
trcui les objets par votiu manière de les voir.
âno LA NOUVELLE
Je ne vous ai point cache' combien j'ctals peu
contente de vos relations ; vous avez coiui-
iiué sur le même ton , et mou déplaisir, n'a
fait qu'augmenter. En vérité l'on prendrait
ces lettres pour les sarcasmes d'un petit-
maître (/•//), plutôt que pour les relations
d'un philosophe , et l'on a peine aies croire
de la uiême main que celles que vous écri-
viez autrefois, (^uoi Ivous pensez étudier les
hommes dans les petites manières de quelques
coterie» de précieuses ou de gens désœuvrés ;
et ce vernis extérieur et changeant , qui de-
vait à peine frapper vos yeux, fait le fond
de toutes vos remarques! Etait-ce la peine de
recueil ;ir avec tant de soin des usages et des
bienséances qui n'existeront plus dans dix
ans d'ici , tandis que les ressorts éternels
du cœur humain , le jeu secret et durable
des passions échappent à vos recherches ?
Prenons votre lettre sur les femmes , qii'y
trouverai-je qui puisse m'apprendre à le»
{hh) Douce Julie ^ à combien Je tities vous
allez vous faire sifiler ! eh quoi ! vous n'avez
pas même le ton du jour. \ ous ne savez pas
qu'il y a des petites-maîtresses , mais qu'il n'y a
plus de petits-maitres. Bon Diéu , que savez-vous
doue ?
GDUoaï^re ?
H K L O i s E. 221
connaître ? quelques dcscri[)tioMs de leur
parure dont tout le uioude est instruit ; quel-
ques observations malignes sur leur uiauiîrc
de se nieltre et de se présenter, quelque idf-e
du desordre du petit nombre , injustement
j^eneralisce ; comme si tous les sentimcns hou-
nétes étaient éteints à Paris, et que toutes les
fcmmesy allassent en carosse et aux premiè-
res loges. 31'avez-vous rien dît qui m'instruise
solidement de leurs goûts , de leurs maximes,
de leur vrai caractère ; et n'cst-il pas bicii
étrange qu'en parlant des femmes d'un pays,
un homme >^age ait oublie ce qui regarde les
soins domestiques et l'éducation desenlans ?
(//) La seule chose qui semble être de vous
dans toute cette lettre , c'est le plaisir avec
lequel vous louez leur bon naturel et qui fait
honneur au vôtre. Encore n'avez-vous fait ea
cela que rendre justice au sexe en général; et
dans quel pays du monde la douceur et la
(il) Et pourquoi ne l'aurait-il pas oublié ? Est-
ce que ces soijis le regardent ?Lh ! que devien-
draient le monde et l'Etat; auteurs illustres,
Li illans académiens , que deviendriez- vous tous,
si les feaimes allaient quitter le gouvernement
de la littérature et des affaires , pour prendre
celui de leur ménage ?
Nouvelle HélOLsc, Tome II, O
*22 LA N O U T E L L E
coimiiist'iatioiincsoiit-eîles pas l'aïuiablepar-»
tage des femmes ?
(Quelle diliéreuce de tableau si vous m'eus-
siez peint ce que vous aviez vu plutôt que
ce qu'on vous avait dit , ou du moins que
vous n'eussiez consulte que des gens sensés!
Eaut-il que vous, qui avez tant pris de soins
à conserver votre jugement , alliez le j)frdre
comme de propos délibéré dans le commerce
d'une jeunesse inconsidérée , qui ne cherche
dans la société des sages qu'à les séduire et
non pas à les imiter. Vous regardez à de faus-
ses convenances d'âge qui ne vous vont point,
et vous oubliez celles de lumières et de raison
qui vous sont essentielles. Malgré tout votre
eiuportement vous êtes le plus facile des hom-
mes , et malgré la maturité de votre esprit ,
vous vous laissez tellement conduire par ceux
avec qui vous vivez , que vous ne sauriez
fréquenter des gens de votre âge sans en des-
cendre et redevenir enfant. Ainsi vous vous
dégradez en pensant vous assortir, et c'est
vous mettre au-dessous de vous-même que
de ne pas choisir des amis plus sages que
vous.
Je ne vous reproche point d'avoir été con-
duit sans le savoir dans une ïnaison d^shon*
TI E I. O I S E. 22'5
wètc ; mais je vous reproche d'y avoir été
conduit par de jeunes odlcicrs que vous ne
deviez pas conuattrc , on du moins auxquels
vous ne deviez pas laisser diriger vos amuse-
iiicns. Quant au projet de les ramener à vos
principes , j'y trouve plus de zcle que de
prudence; si vous êtes trop sérieux pour être
leur camarade , vous êtes trop jeinie pour
être leur Jlentor j et vous ne devez vous
mêler de re'former autrui que quand vous
n'aurez plus rien à faire en vous-même.
Une seconde faute plus grave encore et
beaucoup uioins pardonnable , est d'avoir pu
passer volontairement la i^oirée dans un lieu
si peu digne de vous , et de n'avoir pas fui
dès le premier instant où vous avez connu
dans quelle uiaisou vous étiez. Vos excu-
ses là-dessus sont pitoyables, // ttait trop
tard pour s^en dédire ! comme s'il y avait
quelque espèce de bienséance en de pareils
lieux , ou que la bienséance dût jamais
l'emporter sur la vertu , et qu'il fut jamais
trop tard pour s'euipêcher de mal faire. Quant
a la sécurité que vous tiriez de votre rc'pu-
g,nance, je n'en dirai rien •, révénement vous
a montré combien elle était fondée. Parle»
plu» frauclicmcut à celle qui sait lire dans
O 2
224 LA NOUVELLE
votre cœur; c'est la boute qui vous retint.
Vous craignîtes qu'on iie se moquât de vous
en sortant : un luouicnt de liue'e vous fit
peur , et vous aimâtes mieux vous exposer
au remords qu'à la raillerie. Savcz-vous bien
quelle maxime vous suivîtes en cette occa-
sion ? celle qui la première introduit le vice
dans une ame bien uce , e'touffe la voix de
la conscience par la clameur publique , et
réprime l'audace de bien faire par la crainte
du blàmc. Tel vaincrait les tentations qui
succombe aux mauvais exemples ; tel rougit
tVétre modeste et devient effronté' par bonté ,
et cette mauvaise bonté corrompt plus de
cœurs bonnêtcs que les mauvaises inclina-
tions. Voilà sur-tout de quoi vous avez à
jjréserver le vôtre ; car quoi que vous fassiez ,
la crainte du ridicule que vous me'prisez vous
domine pourtant maigre' vous. Vous brave-
riez plutôt cent pe'rils qu'une raillerie , et
l'on ne vit jamais taut de timidité jointe à
une ame aussi intrépide.
vSans vous étaler contre ce défaut des pré-
ceptes de morale que vous savez mieux que
moi , je me contenterai de vous proposer
un moyen pour vous garantir, pins facile
et plus sur peut-être que tous les raisonne-
H K L O l S E. 22S
mens de la philo^opliic. C'est de faire dans^
votre esprit une légère transj)osilion de teni|>s,
et d'anticiper sur l'avenir de quelques minu-
tes. Si dans ce malheureux souper vous vous
fussiez fortifié contre un instant de moquerie
de la part des convives , par l'idée de l'état
où votre ams allait élrc sitôt que vous seriez
dans la rue; si vous vous fussiez représenté
le conlcntcmcut intérieur d'échapper aux
pièges du vice , l'avantage de prendre d'abord
cette habitu le de vaincre qui eu facilite le
pouvoir , le plaisir que vous eût donné la
conscience de votre victoire, celui de me la
décrire, celui que j'en aurais reçu moi-m»''me ,
est-il croyable que tout cela ne l'eût pas em-
porté sur une répugnance d'un Instant , a.
laquelle vous n'eussiez jamais cédé si vous
en aviez envisagé les suites ? Encore, qu'est-
ce que.cette répugnance qui met un pris aux
railleries des gens dont l'estime n'en peut
avoir aucun ? Infailliblement cette réflexion
vous eût sauvé, pour un moment de mau-
vaise honte ,une honte beaucoup plus jusie ,
plus durable , les regrets, le danger , et pour
lie vous rien dissimuler , votre amie cûtvcri»
quelques larmes de moins.
O ^
226 LA NOUVELLE
Vous voulûtes dites-vous , mettre a profit
cette &oire'e pour votre fonction d'observa-
teur ? Quel soin ! quel eniploi ! que vos excu-
ses me font rougir de vous ! Ne seriez-vous
point aussi curieux d'observer un jour les
voleurs dans leurs cavernes , et de voir com-
ment ils s'y prennent pour de'valiser les pas-
sans ? Ignorez-vous qu'il y a des objets si
odieux qu'il n'est pas même permis à l'iiommc
d'honucur de les voir, et que l'indignation
de la vertu ne peut supporter le spectacle
du vice ? Le sage observe le desordre public
qu'il ne peut arrêter; ill'observe , et montre
sur «on visage attristé la douleur qu'il lui
cause ; mais quant aux désordres particu-
liers , il s'y oppose ou détourne les yeux , de
peur qu'ils ne s'autorisent de sa présence.
D'ailleurs , était-il besoin de voir de pareille*
«ociétéspour juger de ce qui s'y passe et des
discours qu'on y tient ? Pour moi , sur leur
«cul objet plus que sur le peu que vous m'en
avez dit , je devine aisément tout le reste, et
l'idée des plaisirs qu'on y trouve méfait cun-
jjaître assez les gens qui les clierchent.
Je ne sais si votre commode philosophie
adopte déjà des maximes qu'on dit établies
•laiis les giandtâ villes pour tolérer de seiu-
H t L O IS E. 227
blables lieux ; mais j'espère au moins que
TOUS n'êtes pas de ceux qui se mcpiiseut assez
pour s'en permettre l'usage , sous prétexte
de je ne sais quelle eliimériquc nécessitée qui
n'est connue que des gens de mauvaise vie ;
comme si les deux sexes étaient sur ce point
de nature différente , et que dans l'absence
ouïe célibat, il fallût à l'iionnétc homme
des ressources dont l'honnête femme n'a pas
besoin. Si cette erreur ne vous mène pas chez
des prostituées , j'ai bien peur qu'elle ne con-
tinue à vous égarer vous-même. Ah ! si vous
voulez x'tre méprisable , sovez-lc' au moins
sans prétexte , et n'ajoutez point le mensonge
à la crapule. Tous ces prétendus besoins n'ont
point leur source dans la nature, mais dans
la volonta'rre dépravation des sens. Les illu-
sions mêmes de l'amour se purifient dans un
cœur chaste , et ne corrompent qu'un cœur
déjà corrompu. Au contraire la pureté se
soutient par elle-même : les désirs toujours
réprimés s'accoutument à ne plus renaître . et
les tentations ne se multiplient que par l'ha-
bitude d'y succomber. L'amitié m'a fait sur-
monter deux fois ma répugnance à traiter un
pareil sujet, celle-ci sera la dirniérc ; car à
^uei titre cspércrais-jc obteuir de vous ce
22S LA NOUVELLE
que vous aurez refusé à l'iiounêteté, à l'amour
et a la raisou?
Je reviens au point important par lequel
j'ai commejice' cette lettre. A vingt et un ans
TOUS m'e'criviez du Valais des descriptions
graves et judicieuses; à vingt-cinq vous m'en-
voyez de Paris des colifichets de lettres, oii
le sens et la raison sont par-tout sacrifie-s à
un certain tour plaisant , fort éloigne de votre
caractère. Je ne sais comment vous avez fait ;
mais depuis que vous vivez dans le séjour des
talens, les vôtres paraissent diminués: vous
aviez gagné chez les paysans, et vou.s perdez
parmi les beaux-esprits. Ce n'est pas la faute
du pays où vous vivez, mais des connais-
sances que vous y avez faites ; car il n'y a
rieu qui demande tant de choix que le mé-
lange de l'excellent et du pire. Si vous voulez
étudier le monde, fréquentez les gens sensés
qui le connaissent par unelongile expérience
et de paisibles observations, non de jeunes
étourdis qui n'en voient que la superficie,
et des ridicules qu'ils font eux-mêmes. Paris
est plein de savans accoutumés à réfléchir,
et à qui ce grand théâtre en offre tous les
jours le sujet. Vous ne me ferez point croire
€[ue ces hommes graves et studieux yout cou-
lï É L O 1 s E. 229
tant comme vous de maison en maison , de
cotciie cil coterie, pour amuser les femmes
et les jeunes gens, et mettre toute la philo-
sophie en babil. Ils ont trop de dignité pour
avilir ainsi leur état, prostituer leurs talcns
et soutenir ])ar leur exemj)le dos mœurs qu'ils
devraient corriger. Quand la plupart le fê-
laient, sûrement plusieurs ne le font point,
et c'est ceux-là que vous devez rechercher.
N'cst-il pas singulier encore que vous don-
niez vous-mcinc dans le défaut que vous
reprochez aux modernes auteurs comiques,
que Paris ne soit plein pour vous que des gens
de condition ; que ceux de votre état soient
les seuls dont vous ne parliez point; comme
si les vains préjugés de la noblesse ne vous
coûtaient pas assez cher pour les haïr , et (iuq
Vous crussiez vous dégrader en fréquentant
d'honnêtes bourgeois, qui sont peut-être
l'ordre le plus respectable du pays oiî vous
êtes ? Vous avez beau vous excuser sur les
connaissances de milord Edouard ; avec
celles-là vous en eussiez bientôt fait d'autres
dans un ordre inférieur. Tant de gens veulent
monter qu'il est toujours aisé de descendre,
et de votre propre aveu , c'est le seul moyen:
de connaître les véritables mœurs d'un pcupl©
23o LA NOUVELLE
que d'ëtudicr sa vie privée dans les e'tats les
plus nombreux ; car s'arrêter aux gens qui
reprc'sentent toujours, c'est ue voir que des
come'diens.
Je voudrais que votre curiosité allât phis
loin encore. Pourquoi dans une ville si riche
le bas peuple est-il si misérable, tandis que la
misère extrême est si rare parmi nous où Ton
ne voitpoiîitdcrailliounaires ? Cette question,
ce me semble, est bien digne de vos recher-
clies ; mais ce n'est pas chez les gens avec qui
Vous vivez que vous devez vous attendre a la
résoudre. C'est dans les appartemens dorés
qu un écolier va prendre les airs du monde ;
mais le sage en apprend les mvstères dans la
chaumière du pauvre. C'est là qu'on voit
sensiblement les obscures mauœuvresdu vice,
qu il couvre de paroles fardées au milieu d'uu
cercle : c'est là qu'on s'instruit par quelles
iniquités secrètes le puissant et le riche ar-
rachent un reste de pain noir à Topprimé
qu'ils feignent de plaindre en public. Ah!
si j'en crois nos vieux militaires , que de
choses vous apprendriez dans les grenieq^
d'un cinquième étage, qu'on ensevelit sous
un profond secret dans les hôtels du faubourg
Saint-Germain , et que tojat de beaux parleur*
K É L O ï s E. 23r
géraient confus avec leurs feintes maximes
d'iiuinanitc , si tous les uiaihtureux qu'ils ont
faits se pieseutaicut pour les de'uieutir !
Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la
misère qu'on ne peut soulager , et que le richo
même détourne les yeux du pauvre qu'il
refuse de secourir; mais ce n'est pas d'argent
seulement qu'ont besoin les infortuue's, il n'y
a que les paresseux de bien faire qui ne saclient
faire du bien que la bourse à la main. Let
consolations , les conseils , les soins , les amis,
Ja protection sont autant de ressources que Is
commisération vous laisse, au défaut des ri-
chesses, pour le soulagement de l'indigent.
Souvent les opprime's ne le sont que parce
qu'ils manquent d'organe pour faire entendre
leurs plaintes. Il ne s'agit quelquefois qu»
d'un mot qu'ils ne peuvent dire , d'une raison
qu'ils ne savent point exposer, de la porte d'un
{^rand qu'ils ne peuvent franchir. L'mtre'pidô
appui de la vertu désintéressée suffit pourlcver
une in&nité d'obstacles , et l'éloquence d'ui^
homme de bien peuteÉFrayer la tyrannie au
milieu de toute sa puissance.
Si vous voulez donc être homme en effet,
apprenez à redescendre. L'humanité conl»
comme une eau pure et salutaire , et ya ferti»
232 LA NOUVELLE
liser les lieux bas ; elle clicrclic tonjonrs le
niveau ; elle laisse à sec ces roches arides qui
menacent la campague et ne donnent qu'une
ombre nuisible oudes éclats pour e'craser leurs
voisins.
Voilà, mon ami, comment on tire parti
du présent, en s'instruisaut pour l'avenir , et
comment la bonté met d'avance à profit les
leçons de la sagesse, afin que quand les lu-
mières acquises nous resteraient inutiles, ou
n'ait pas pour cela perdu le temps employé
a les acquérir. Qui doit vivre parmi des gens
en place ne saurait prendre trop de préser-
vatifs contre leurs maximes empoisonnées, et
il n'y a que l'exercice continuel de la bien-
fesance qui garantisse les meilleurs cœurs de
la contagion des ambitieux. Essayez , croyez-
moi, de ce nouveau genre d'études ; il est
plus digne de vous que ceux que vous avez
embrassés ; et comme l'esprit s'étrécit à mesure
que l'ame se corrompt, vous sentirez bientôt,
au contraire, combien l'exercice des sublimes
vertus élève et nourrit le génie ; combien un
tendre intérêt auxmalheursd'autruisertmieux
a en trouver la source , et à nous éloigner eu
tout sens des vices qui les ont produits.
Je vous devais toute la française de l'amitié
daus
H É L O ï s E. a35
dans la sitnatio'i critique où vous meporaissei
être; de peur qu'un secor.d pas vers le desordre
)ie vous y plongeât eiiijji sans retour, avani
que vous eussiez le temps de vous reeoiinaître<
Maintenant , jciie puis vous caL'lier,iuon auij ^
combien votre prompte et sincère confessioti
m'a loucliee ; car je sens combien vous a «joùta
la lionte de cet aveu, et par conséquent com-
bien celle de votre l'autcvons pesait sur le cœun
Une erreur involontaire se pardonne et s'ou-
blie aise'ment, (^uant à l'avenir, retenez bied
cette maxime dc.it je ne me départirai point,
Qui peut s'abuser deux fois en pareil cas no
sVst pas inénie abuse' la première.
Adieu, mon ami ; veille avec soiil sur tal
saute, je t'en conjure, et songe qu'il no
doit rester aucune trace d un crime que j'ai
pardonné.
P. S. Je viens de voir entre les mains de
INL.d'f^yrwedes copiesde plusieurs de vos lettres
à milord 7!/'./07/û/'jf,qui m'obligent à rétracter
une partie de mes censures sur les mat, ères et
le style de vos observations. Celles-ci traitent,
']\i\ conviens , de sujets importans , et raeî
paraihsent pleines de réflexions graves et judi-
cieuses. Mais en revanche , il est clair que vovti
J^iQUi-dU lilloise. Tome II, t.
334 LA NOUVELLE
nous dédaignez beaucoup, ma cousine et moi,
ou que vous faites bien peu de cas de notre
estime , eu ne uous envoyant que des relations
si propres a l'alte'rer, tandis que vous en faites
pour votre ami de beaucoup meilleures. C'est,
ce me semble , assez mal honorer vos leçons
que de juger vos écolières indignes d'admirer
Vos talens ; et vous devriez feindre , au moins
par vanité, de nous croire capables de vous
entendre.
J'avoue que la politique n'est guère du
ressort des femmes , et mon oncle nous a tant
ennuj'ées que je comprends comment vous
avez pu craindre d'en faire autant. Ce n'est
pas non plus, à vous parler franchement,
l'étude à laquelle je donnerais la préférence;
son utilité est trop loin de moi pour me
toucher beaucoup , et ses lumières sont trop
sublimes pour frapper vivement mes veux.
Obligée d'aimer le gouvernement sous lequel
le ciel m'a fait naître, je me soucie peu de
savoir s'il en est de meilleurs. De quoi me
servirait de les connaître avec si peu de pou-
voir pour les établir, et pourquoi contriste-
rais-je m.on aine à considérer de si grands
maux où je ne puis rien , tant que ')ç,\\ vois
d'autresautour de moi qu'il m'est peimis d©
H É L O 1 s E. 23j
soulager ? Mais je vous aime ; et rintcrét que
je ne prends pas aux sujets je le prends à
l'auteur qui les traite. Je recueille avec une
tendre admiration toutes les preuves de votre
génie, et lière d'un mérite si digue de uion
cœur, je ne demande à l'amour qu'autant
d'esprit qu'il m'en faut pour sentir le vôtre.
Ne uie refusez donc pas le plaisir de con-
naître et d'aimer tout ce que vous faites de
bien. Voulez-vous me donner l'iiumiliation
de croire que si le ciel unissait nos destinées,
vous ne jugeriez pas votre compagne digne
de penser avec vous ?
LETTRE XXVIII.
DU JULIE,
onT est perdu \ tout est découvert î je ne
trouve plus tes lettres dans le lieu où je les
avais cachées. Elles y étaient encore hier au
soir. Elles n'ont pu être enlevées que d'au-
jourd'hui. Ma mère seule peut les avoir sur-
prises. Si mon père les voit, c'est fait de ma
vie ! Eh ! que servirait qu'il ne les vît pas,
s'il faut renoncer Ah Dieu ! ma mère
1*2
256 LA I>î O U y E L L E
jn'eiivoie appeler. Où fuir ! comment son-
tenir ses regards ? Que ne puis-je me cacher
au seiii de la terre ! Tout mon corps
tremble , et je suis hors d'état de faire un
pas La honte , rhumiliation , les cui-
sans reproches j'ai tout mérite, je sup-
porterai tont. 3Iais la douleur, les larmes
d'une mère éploréc ô mon cœur, qutis
déchiremens ! Elle m'attend, je ne puis
tarder davantage elle voudra savoir
il faudra tout dire Regianino sera con-
gédié. Ne m'écris plus jusqu'à nouvel avis..
qui suit si jamais je pourrais quoi,
mentir! mentir à ma mère Ah ! s'il
faut nous sauver par le mensonge , adieu ,
nous sommes perdus !
Fin de la seconde Partie.
TROISIEME PARTIE-
I.ETTRE PREMIÈRE.
DE MADAME D'ORBE.
\J u E de maux vous causez à ceux qui vous
aiment ! que de pleurs vous avez de'jà fait cou-
ler dans une famille infortunée dont vous seul
troublez le repos! Craignez d'ajouter le deuil
à nos lariues : craignez que la mort d'une mère
î^igée ne soit le dernier effet du poison quo
•vous versez dans le cœur de sa tille , et qu'un
amour d('Sordonné ne devienne enfin pour
vous-même la source d'un remords éternel.
L'amitié m'a fait supporter vos erreurs tant
qu'une ouihre d'espoir pouvait les nourrir;
lîiais comment tolérer une vaine constance
que l'honneur et la raison condaumetit , et
qui ne pouvant plus causer que des malheurs
et des peines, ne mérite que le nom d'obsti-
nation ?
Vous savez de quelle manière le secret do
vos feux , dérobé si long-temps aux soupçons
de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres.
Quelque sensible que soit un tel coup à cette
jitière tendre et vertueuse, moins irritée contre
P 3
238 LA NOUVELLE
vous que contre elle-même, elle ne s'en
prend qu'à sou a veugl e ue'gligence ; elle dc'piore
sa fatale illusion : sa plus cruelle peine est
d'avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur
est pour Julie un châtiment cent fois pire que
ses reproclies.
L'accablement de cette pauvre cousine ne
saurait s'imaginer ; il faut le voir pour le com-
2)rendre. Son cœur semble étouffe par l'afilic-
tion , et l'excès des sentimcnsqui l'oppressent
lui donne un air de stupidité plus eflra3'antc
que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit^f-
genoux au chevet de samèie, l'air morne, l'œil
fixé en terre, gardant un profond silence; la
servant avec plus d'attention et de vivacité
que jamais; puis retombant à l'instant dans uu
état d'anéantissement qui la ferait prendre
pour une autre personne. 11 est très-clair que
c'est la maladie de la mère qui soutient les
forces de la fille ; et si l'ardeur de la servir
n'animait son zèle , ses yeux éteints , sa pâleur,
son extrême abattement me feraient craindre
qu'elle n'eût grand besoin pour elle-même
de tous les soins qu'elle lui rend. Ma tante
s'en aperçoit aussi , et je vois à l'inquiétude
avec laquelle elle me recommande en particu-
lier la santé de sa fille , combien lecœurbat
H É L O ï s E. 2^9
de part et d'autre contre la gène qu'elles s'im-
posent, ctcombien ondoit vous haïr de trou-
bler une union si charmante.
Cette contrainte augmente encore par le
soin de la dérober aux yeux d'un père em-
porte', auquel une mère tremblante pour les
jours de sa fille veut cacher ce dangereux se-
cret. On se fait une loi de garder en saprc'sence
l'ancienne familiarité ; mais si la tendresse
uiaternelle prohte avec plaisir de ce prétexte ,
une fille confuse n'ose livrer son coeur à des
caresses qu'elle croit feintes , et qui lui sont
d'autant ])lus cruelles qu'elles lui ueraieut
douces si elle osait y compter. En recevant
celles de son père , elle regarde sa mère d'un
air si tendre et si humilié , qu'on voit son
cœur lui dire par ses yeux : ah ! que ne suis-je
digne encore d'en recevoir autant de vous!
Madame d'Étange m'a prise plusieurs fois
\ part , et j'ai connu facilement à la douceur
de ses réprimandes , et au ton dont elle m'a
parle' de vous , que Julie a fait de grands
efiorts pour calmer envers nous sa trop justo
indignation , et qu'elle n'a rien épargné pour
nous justifier l'un et l'autre à ses dépens. Vos
lettres mêmes portent avec le caractère d'un
amour excessif une sorte d'excuse qui ne lui a
P4
14^ LA NOUVELLE
pas échappe ; elle vous reproche moins l'abus
desa Gouiiance qu'à elle-iiiême sa simplicité' à
v^ous l'accordir. Elle vous e-tme assez pour
croire qu'uLicun autre iiouime à votre place
n'eut mieux résisté que vous ; elle s'en prend
de vos fautes à la vertu même. Elle conçoit
jnaintenant , dit -elle, ce que c'est qu'une
probité trop vantée, qui n'erapéche point un
iiûunéte lioimne amoureux de corrompre , s'il
peut, une bile sage , et de déshonorer sar.s
fcrupule toute une famille pour satisfaire un
moment de fureur. Mais que sert de revenir
sur îe passé ? il s'agit de cacher sous un voile
éternel cet odieux mystère, d'en eôacer ,s'ilse
peut, jusqu'au moindre vestige, etdesecondeï"
la bonté du ciel qui n'en a pas laissé de té-
tnoigïiage sensible. Le secret est concentré
entre sjx personnes sûres. Le repos detoutce
que vous avez aimé, les jours d'une mère au
désespoir, 1 honneur d'une maison respec-»
table , votre propre vertu , tout dépend de
vous encore; tout vous prescrit votre devoir;
vous pouvez réparer îe mal que vousavezfait;
vous pouvez vous rendre digne de Julie ^ et
justifier sa faute , en renonçant à elle : si votre
cœur ne m'a point trompé, il n'y a plus que
îa grandeur d'un tel saciiiice qui piiisscrépou.?
H Ê L O ï s E. 241
dre a celle de ramoiir qui l'exige. Fondée sn/
restime que j'eus toujours pour vossentimens,
et sur ce que la plus tendre union qui fut ja-
mais lui doit ajouter de lorcc, j'ai promis eu
votre noui tout ce que vous devez tenir ; osez
lue démentir si j'ai trop présume' de vous, ou
soyez aujourd'hui ce que vous devez être. Il
faut immoler votre mattresse ou votre amour
l'un à l'autre, et vous montrer le plus lâcha
ou le plus vertueux des hommes.
Cette mère infortunée a voulu vous écrire ;
elle avait même commencé. O Dieu! que de
coups de poiguard vous eussent porté ses
plaintes amèrcsî que ses touchans reproches
vous eussent déchiré le cœurl que ses hum-
bles prières vous eussent pénétré de honte î
J'ai mis en pièces cette lettre accablante que
TOUS n'eussiez jamais supportée : je n'ai pu
souffrir ce comble d'horreur , de voir une
inère humiliée devant le séducteur de sa fille :
vous êtes digne au moins qu'on n'emploie
pas avec vous de pareils moyens, faits pour
fléchir des monstres et pour faire mourir do
douleur uti homme sensible.
.Si c'était ici le premier effort que l'amoui
vous eût demandé , je pourrais douter du
succès et balancer sur l'estime qui vous est duc ;
P S
242 LA NOUVELLE
ruais le sacrifice que vous avezfaitàrhonncur
àt.TuIle^ en qvùttant ce pays , m'est garant de
celui que vous allez faire à 5on repos , en
rompant un commerce inutile. Les premiers
actes de vertu sont toujours les plus pénibles ,
et vous ne perdrez point le prix d'un effort
qui vous a tant coûte, en vous obstinant à
soutenir une vaine correspondance dont les
risques sont terribles pour votre amante, les
dédommagemcns nuls pour tous les deux, et
^ui ne fait que prolonger sans fruitlcs tour-
ineus de l'un et de l'autre. N'en doutez plus ,
cette J7i/ie qui vous fut si clière ne doit rien
être à celui qu'elle a tant aim.e' ; vous vous
dissimulez en vain vos malheurs ; vous la per-
dîtes au moment que vous vous séparâtes
d'elle. Ou plutôt le Ciel vous l'aval tôtéCjmcme
avant qu'elle se donnât à vous ; car son père
la promit dès son retour, et vous savez trop
que la parole de cet homme inflexible est irré-
vocable. De quelque manière que vous vous
comportiez , l'invincible sort s'oppose à vos
vœux,et vous ne la posséderez jamais. L'unique
choix qui vous reste à faire est de la précipiter
dans un abyraedc malheurs et d'opprobres,
ou d'honorer en elle ce que vous avez adoré;
et de lui rendre , au-lieu du bonheur perdu ^
H É L O ï s E. 243
la sagesse, la paix, la si'jiotc (lu moins dont
vos fatales liaisons la privent.
Que vous seriez attriste , que vous vous
consumeriez en regrets, si vous pouviez con-
tejnplcrl'ctatactuel de cette malheureuse ainie^
et l'avilissement où la réduisent le remords et
la honte ! Que son lustre est terni ! que ses
grâces sont languissantes î que tous ses senti-
mens si charmans et si doux se fondent triste-
ment dans le seul qui les absorbe! L'amitié
même en est attiédie; à peine parta"e-t-elle
encore le plaisir que je goûte à la voir, et sou
cœur malade ne sait plus rien sentir que
l'amour et la douleur. Hélas ! qu'est devenu
ce caractère aimant et sensible, ce goût si pur
des choses honnêtes , cet intérêt si tendre aux
peines et aux plaisirs d'autrui ! Elle est encore
je l'a voue, douce, généreuse, compatissante!
l'aimable habitude de bien faire ue saurait
s'effacer en elle; mais ce n'est plus qu'ujie
ha])itude aveugle , un goût sans réflexion:
Elle fait toutes les mêmes choses , mais elle n&
les fait plus avec le même zèle ; ces sentimens
sublimes se sont affaiblis , cette flanmie divine
s'est amortie , cet ange n'est plus qu'une
femme ordinaire. Ah î quelle ame vous avez:
ôtce à la vertu !
P 6
144 ï^ A 3Nr O U V E L L E
LETTRE IL
DE V AMANT DE JULIE
A MADAME D'ÉTANGE.
P=
£>'ÉTRÉ d'une douleur qui doit durei?
autant que moi , je lue jette à vos pieds ,
Madame , non pour vous inarqueruu repentir
gui ue dépend pas de mon cœur ,mais pout
expier un crime ius^olontaire en renonçant \
tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie.
Comme jamais sentimens humains u'appro-
çlièreqt de ceux que m'inspira votre adorable
fille 5 il n'y eut jamais de sacrifice e'gal ^
celui que je viens faire à la plus respecta-
ble des mères ; mais Julie m'a trop appris
comment il fautirnmoler le bonheur au devoir;
^llem'en a tropcourageusementdounérexem-
ple , pour qu'au moins une fois je ue sache
pas l'imiter. Si luou sang suffisait pour guérir
vospeines, je le verserais en silence etmeplain-
draisdene vous donner qu'une si faible preuve
(ie mon zèle : mais briser le plus doux , le
plus pur , le plus sacré lien qui jamais ait
piii deux coeurs , ah î c'est uu eflort (jue Tuai
H Ê L O 1 s E. 24^
^ersentier ne m'eût )3as fait Faire , et qu'il ii'ap-»
par tenait qii à vous d'obtenir !
Oui , je promets de vivre loin d'elle aussi
lonn;-tejnps que vous l'exigerez; je m'abstien-
çlrai de la voir et de lui écrire; j'en jure par
yos jours précieux , si nécessaires à la conser-.
vatiou des siens. Je me soumets , non sans
eflVoi , mais sans murmure , a tout ce que
vous daignerez ordonner d'elle et de moi. Je
dirai beaucoup plus encore ; son bonheur
peut me consoler de ma misère , et je mourrai
content si vous lui donnez nu époux digne
d'elle. Ab! qu'on le trouve, et qu'il rn'ose
dire, je saurai mieux l'aimer que toi ! Madame,
il aura vaincuunt tout ce qui me manque;
s'il n'a mon cœur il n'aura rien pvur Ja/ie ."
mais je n'ai que ce cœur bonnéte et tendre.
Hélas ! je n'ai rien de plus. L'amour qui
rapproche tout n'élève point la personne;
il n'élève que les sentimens. Ah ! si j'eusse osé
n'écouter que les miens pour vous, combien
de fois en vous parlant ma bouche eût pro-s
lioncé le doux nom de mère !
Daignez vous conher à des sermens qui ne
sont point vains, et à un houjme qui n'est
point trompeur. Si je pus un jour abuser do
fptre estime, je m'ahusai le premier moi-mé4iç<
246 LA NOUVELLE
Mou cœur sans expérience ne connut le
danger que quand il n'était plus temps de
fuir , et je n'avais point encore appris de votre
fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui-
même , qu'elle m'a depuis si bien enseigné.
Bannissez vos craintes, je vous en conjure ,
y a-t-il quelqu'un au monde à qui son repos,
sa félicité , son honneur soient plus chers
qu'à moi? Non, ma parole et mon cœur vous
sont garans de l'engagement que je prends
au nom de mon illustre ami comme au mien.
Nulle indiscrétion ne sera commise, soyez-
en sûre ; et je rendrai le dernier soupir sans
qu'on sache quelle douleur termina mes jours.
Calmez donc celle qui vous consume , et dont
la mienne s'aigrit encore ; essuyez des pleurs
qui m'arrachent l'ame ; rétablissez votre santé;
rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le
bonheur auquel elle a renoncé pour vous ;
soyez vous-même heureuse par elle ; vivez ,
enfin , pour lui faire aimer la vie. Ah !
malgré les erreurs de l'amour, être mère de
Julie est encore un sort assez beau pour se
féliciter de vivre.
H Ê L O ï s E. 247
LETTRE III.
VE L\4MANT DE JULIE
A MADAME D'ORBE.
En lui envoyant la lettre précédente.
JL ENEZ , cruelle, Toilà ma réponse. En la
lisant, tondez eu laruics si vous connaissez
mon coeur , et si le vôtre est sensible encore ;
mais sur-tout, ne m'accablez plus de cette
estime impitoyable que vous me vendez
si cher et dont vous faites le tourment de
ma vie.
Votre main barbare a donc ose' les rompre ,
ces doux nœuds formés sous vos yeux presque
dûs l'enfancfl, et que votre amitié semblait
partager avec tant de plaisir ? Je suis donc
aussi mallieurcux que vous le voulez et que
je puis l'étrfri Ahî connaissez-vous tout le
mal que vous faites? sentez-vous bien que
vous m'arracbez l'anic , que ce que vous
ni ôtez est sans dédommagement , et qu'il
Tant mieux cent fois mourir que de ne plus
TÏvre l'un pour l'autre ? Que me parlez-vous
du bonheur de Julie? en peut-il être sau»
S4S LA NOUVELLE
îe coiitcnterueut du cœur? Que me parlez-i
TOUS du danger de sa mère ? ah ! qu'est-ce
que la vie d'une mère , la mienne , la vôtre,
la sienne même , qu'est-ce que l'eivistence du
inonde entier auprès du sentiment délicieux
qui nous unissait ? Insensée et farouche vertu l
)'obéis à ta voix sans mérite; je t'abhorre eu
fesant tout pour toi. Que sont tes vaines con-
solations contre les vives douleurs de l'ame ?
"Va, triste idole des malheureux, tu ne fais
qu'augmenter leur misère, en leur étant les
ressources que la fortune leur laisse. J'obéirai
pourtant, oui, cruelle, j'obéirai; je devien-.
drai , s'il se peut, insensible et féroce comme
vous. J'oublierai tout ce qui me fut cher au
monde : je ne veux plus entendre prononcer
ni le nom de Julie ni le vôtre. Je ne veux
plus m'en rappeler l'insupportable souvenir.
Un dépit, une rage inflexible m'aigrit contre
tant de revers. Une dure opiniâtreté me
tiendra lieu de courage : il m'ejz a trop coûté
îi'étre sensible ; il vaut mieux reucocer à
l'iiiïmcinité.
H E L O I s E. 249
LETTRE IV,
X>E MADAME D'ORBEAV AMANT
DE JULIE.
y ous m'avez ccrlt une lettre de'solante 5
mais il V a tant d'auiour et de vertw dans
votre eoiuluite qu'elle efface l'ainertuine de
vos plaintes: vous êtes trop généreux pour
qu'on ait le courage de vous quereller, (^ueU
que emportement qu'on laisse paraître, quand
on sait ainsi s'immoler à ce qu'on aime, oa
mc'rite plus de louanges que de reproches ;
et malgré vos injures , vous ne me fûtes jamais
si cher que depuis que je connais si bien tout
ce que vous valez.
Rendez grâce à cette vertu que vous croyez
haïr , et qui fait plus pour vous que votre
amour même. Il n'y a pas jusqu'à ma tante
que vous n'ayez séduite par un sacriBce dont
elle sent tout le prix. Elle n'a pu lire votre
lettre sans attendrissement; elle a même eu
la faiblesse de la iaii-ser voir à sa fille , et
l'clloi t qu'a fait la pauvre Julie pour contenir
à cette lecture se» soupirs et ses pleurs l'a f^it
^ombcr évanouie.
iho LA NOUVELLE
Cette tendre mère, que vos lettres avalent
déjà puissamment émue , commence à con-
naître, par tout ce qu'elle voit , combien vos
deux cœurs sont hors de la règle commune,
et combien votre amour porte un caractère
naturel de sympathie , que le temps ni les
efforts iipmaias ne sauraient effacer. Elle, qui
a si grand besoin de consolation , consolerait
volontiers sa fille, si la bienséance ne la rete-
nait , et je la vois trop près d'en devenir la
confidente pour qu'elle ne me pardonne pas
de l'avoir été. Elle s'échappa hier jusqu'à dire
en sa présence, un peu indiscrètement (//)
peut-être : Ah ! s'il ne dépendait que de
moi .... quoiqu'elle se retînt et n'achevât
pas , je vis au baiser ardent que Julie inipri-
znait sur sa main qu'elle ne l'avait que trop
entendue. Je sais même qu'elle a voulu plu-
sieurs fois parlera son inflexible époux; mais,
soit danger d'exposer sa fille aux fureurs d'un
père irrité , soit crainte pour elle-même , sa
timidité l'a toujours retenue , et son affaiblisse-
ment, ses maux augmentent si sensiblement
que j'ai peur de la voir hors d'état d'exé-
( K) Claire ^ êtes-vous ici moins indiscrète ? Est-
ce la dernière fois t[ue vous le serez ?
H Ê L O l s E. 25i
ctitcr sa résolution avant qu'elle l'ait bien
fomic'e.
Quoi qu'il en soit, malgré les fautes dont
TOUS êtes cause , cette honnêteté' de cœur
qui se fait sentir dans votre amour mutuel ,
lui a donné une telle opinion de vous qu'elle
se fie a. la parole de tous deux sur l'inter-
Tuption de votre correspondance , et qu'elle
n'a pris aucune précaution pour veiller de
plus près sur sa fille ; effectivement si Julie
lie répondait pas à sa confiance , elle ne
serait plus digne de ses soins , et il faudrait
vous étouffer l'un et l'autre si vous étiez
capables de tromper encore la meilleure des
mères , et d'abuser de l'estime qu'elle a jDOur
TOUS.
. Je ne cherche point à rallumer dans votre
cœur une espérance que je n'ai pas moi-même ;
mais je veux vous montrer, connue il est vrai ,
que le parti le plus honnête est aussi le plus
sage , et que s'il peut rester quelque ressource
à votre amour, elle est dans le sacrifice que
l'honneur et la raison vous imposent. Mère,
païens , amis , tout est maintenant pour
TOUS, hors un père qu'on gagnera par cette
voie, ou que rien ne saurait gagner. (Quelque
imprécation qu'ait pu vous dicter un moment
253 LA NOUVELLE
(ie désespoir, vous nous avez prouvé cent fois
qu'il n'est point de route plus siire pour aller
3u bonheur que celle de la vertu. Si l'on y
parvient, il est plus pur, plus solide et plus
doux par elle ; si on le manque , elle seule
peut en dédoiiimager. Reprenez donc cou-
rage , soyez houime , et soyez encore vous-
luéme. Si j'ai bien connu votre cœur , la
manière la plus cruelle pour vous de perdre
^ulie serait d'être indigne de l'obtenir.
LETTRE V,
VE JULIE A SON AMANT.
E
L LE n'est plus. Mes yeux ont vu fermer
les siens pour jamais; ma bouche a reçu sort
dernier soupir ; mon nom fut le dernier mot
qu'elle prononça; son dernier regard fut
tourné sur moi. Non, ce n'était pas la vio
qu'elle sem.blait quitter; j'avais trop peu su
Ja lui rendre chère : c étoit à moi seule qu'elle
s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans
espérance , accablée de mes malheurs et de mes
fautes : mourir ne fut rien pour elle, et soa
pœur n'a gémi que d'abandonner sa fille dans
cet état. Elle n'eut que trop de raison. Qu'a«
fi Ê L O ï s E. 233
Tait-cUe a rej^rettcr sur la terre ? qu'est-ce ([ui
pouvait ici-bas valoir à ses yeux le prix im-
îiiortcl de sa patience et de ses vertus qui
l'attendait dans le ciel ? que lui restait-il à.
faire au monde sinon d'y pleurer inoti
opprobre? ^\mc pure et chaste, digne épouse,
et mère incomparable, ta vis maintenant au
séjour de la gloire et de la félicite' ; tu vis ,
fct moi , livrée au repentir et au de'sespoir,
privée à jamais de tes soins , de tes cofjseils,
de tes douces caresses , je suis morte au bon-
heur , à la paix , à l'innocence : je ne sens plus
que ta perfc ; je ne vois plus que ma honte;
ina vie n'est plus qjic peine et douleur. 3Ia
mère, ma tendre mère, hélas! je suis bien
plus morte que toi.
Mon Dieu ! qnel transport égare une infor-
tunée et lui fait oublier ses résolutions ? où
yiens-je verser mes pleurs et pousser mes gé-
tnissemens ? C'est le cruel qui les a causés
que j'en rends le dépositaire! c'est avec celui
qui fait les malheurs de ma vie que j*osé les
déplorer ! Oui , oui j barbare , partagez les
tourmens que vous me faites souffrir. Vous
par qui je plongeai le couteau dans le sein,
maternel , gémissez des maux qui me vien-
nent de vous et sentez avecmoirborreurd'uû
254 î- -^ NOUVELLE
parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux
oserais-je paraître aussi me'prisable que je le
suis ? devaut qui m'avilirais-je au gre' de mes
remords ? quel autre qus le complice de moa
crime pourrait assez les connaître ? C'est mou
plus insupportable supplice de n'être accusée
que par mon cœur, et de voir attribuer au.
bon naturel les larmes impures qu'un cui-
sant repentir m'arrache. Je vis, je vis en fré-
missant la douleur empoisonner , liàter les
derniers jours de ma triste m^.ie. En vain sa
pitié pour moi l'empêcha d'cji convenir ; eu
vain elle alîcctalt d'attribuer le progrès desoa
mal à la cause qui l'avait produit ; en vain ma
cousine gagnée a tenu le même langage. Rieu
n'a pu tromper mon cœur déchiré de regret ,
et pour mon tourment éternel je garderai jus-
qu'au tombeau l'affreuse idée d'avoir abrégé
la vie de celle à qui je la dois.
O vous que le ciel suscita dans sa colèr©
pour me rendre malheureuse et coupable ,
pour la dernière fois recevez dans votre seiu
des larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens
plus , comme aiUrefois , partager avec vou5
des peines qui devaient nous être communes r
ce sont les soupirs d'un dernier adieu qui
s'échappent malgré moi. C'en cstfait; l'em,-
H É L O I s E. 255
pire de raïuour est clcint dans une amc li-
vrée au seul desespoir. Je consacre le reste
de mes jours à pleurer la meilleure des mères ;
je saurai lui sacrilierdes seutimens qui lui ont
coûte' la vie ; je serais trop heureuse qu'il
m'en coûtât assez de les vaincre, pour expier
tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah ! si son
esprit luimortel pénètre au fond de mon cœur,
il sait bien que la victime que je lui sacrifie
n'est pas tout-à-fait indigne d'elle ! Partagez
un ellort que vous m'avez rendu nécessaire.
S'il vous reste quelque respect pour la mé-
moire d'un nœud si cher et si funeste , c'est
par Inique je vous conjure de me fuira jamais,
de ne plus m'écrire , de ne plus aigrir mes
remords , de me laisser oublier, s'il se peut , ce
que nous fûmes l'un à l'autre. Que mes yeux
ne vous voient plus ; que je n'entende plus
prononcer votre nom ; que votre souvenir
ne vienne plus agiter mon cœur. J'ose parler
encore au nom d'un amour qui )ie doit plus
être ; à tant de sujets de douleur n'ajoutez
pas celui de voir son dernier vœu méprisé.
Adieu donc pour la dernière fois , uiuqueet
cher Ah! tille insensée adieu pour
jamais.
âôr> LA N O U V Ë L L É
LETTRE V I.
T>E L'AMANT DE JULIE
A MADAME D'OxlBE.
E
KFIK le voile estdéchiré ; cette louguc
îliusioii s'est eVaiiouie ; cetespoir si douxs'esÉ
éteint ; il ne me reste pour aîiment d'une
flaïuine éternelle qu'un sonvetiir amer et
délicieux qui soutient ma vie et nourrit mes
tourmcns du vain sentiment d'uubonheur qui
n'est plus.
Est-il donc vrai que )'ai goûté la féliciLC
supréane? suis-je bien le même être qui fut
heureux un jour ? Qui peut sentir ce que je
souffre n'est-il pas né pour toujours soufirir ?
Qui peut jouir des biens que j'ai perdus peut-il
les perdre et vivre encore, et des sentinienssi
contraires peuvent~ils germer dans un même
cœur ? Jours de plaisir et de gloire , non ,
vous n'étiez pas d'un mortel ! vous étiez trop
beaux pour dev oir être périssable-. Une donce
extase absorbait toute votre durée, et la ras-
semblait en un pointconimecciledcrétcrnitc.
Il n'y avait pour moi ni passé ni avenir, cfe
H É L O f s E 25 r
je î^o M (ai s à-la-fois les délices de mille siècles.
Heias ! vous avez disparu coinme un e'clair !
cette éternité deboiilicur ne fut qii'ini instant
de ma vie. Le temps a repris sa lenteur dans
les momens de mon désespoir, et l'ennui me-
sure par longues années le reste infortuné de
mes jours.
Pour achever de me les rendre insuppor-
tables, plus les afflictions m'acca})leiit , plus
tout ce qui m'était cher semble se détacher
de uToi. iSIadaine, il se peut que vous m'ai-
miez encore ; mais d'autres soins vous
appellent , d'antres devoirs \ ous occupent.
Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt
sont maintenant indiscrètes. Julie , Julie
el!e-mcnie se décourage et m'abandonne. Les
trustes remords ont chassé l'amour. Tout
est changé ])our moi ; mon cœiu" seid est
tou)onrs le uicme : mon sort en est pbis
«ffVeur.
Mais qu'iu'porte ce que je suis et ce que ie
dois être ? ./////V sou H re , est-il ternies de .'-on-
£;ev à ?noi ? .A h ! ce sofit ses peines qui rendetit
Icsmicnnespîus amères.Oui , j'aimerais mieux
qu'elle ces?ùt de m'aimer et qu'elle fût heu-
reuse.... Osser de m'aimcr !.. l'cspère-t-elle ?..
Jamais , jamais. Elle a l>cnu me déiVndre de
S^Qutfelie /Ic/oice. Te iiic H. ^
258 L A N O U V E L L E
la voir et de lui e'crire. Ce n'est pas le tour-
ment qu'elle s'ôte , lielas ! c'est le consola-
teur ! La perte d'une tendre mère la doit-elle
priver d'un pins tendre ami ? croit-elle sou-
lager ses maux en les uuiltipliant ? O amour!
est-ce à tes de'peus qu'on peut venger la
nature ?
Non , non ; c'est en vain qu'elle prétend
ni'oublier. Son tendre cœur pourra-t-il se sé-
parer du mien ? ne le retiens-]e pas en dépit
d'elle ? Oublie-t-on des sentimens tels que
nous les avons éprouvés , et peut-on s'en
souvenir sans les éprouver encore ? L'amour
vainqueur fit le malheur de sa vie; l'amour
vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle
passera ses jours dans la douleur , tourmen-
tée à-la-fois de vains regrets et de vains dé-
sirs jSaus pouvoir jamais contenterui l'amour
ni la vertu.
Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant
ses erreurs je me dispense de les respecter.
Après tant de sacrifices , il est trop tard pour
apprendreà désobéir. Puisqu'elle commande,
il suffit ; elle n'entendra plus parler de moi.
Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand
désespoir n'est pas de renoncer à elle. Ali !
c'est dans son cœur que sont mes douleurs
H É L O 1 s E. 2^9
les plus vives , et je suis plus malheureux
de sou. iulortunc que de la luieiiuc. Vous
qu'elle aime plus que toute chose , et qui
seule , après moi, la savez diguement aimer ;
Claire , aimable CInire , vous êtes l'utiique
bieu qui lui reste. Il est assez précieux pour
lui rendre supportable la perte de tous les
autres. Dcdomuiagez-la des cousolations qui
lui sont ôtces et de celles qu'elle refuse ;
qu'une sainte amitié supplée à-la-fois auprès
d'elle à la tendresse d'une mère , à celle d'un
amant , aux charmes de tous les sentimens
qui devaient la rendre heureuse. Qu'elle le
«oit , s'il est possible , à quelque prix quo
ce puisse être: qu'elle recouvre la paix et le
repos dont je l'ai privée ; je sentirai moii:s
les tourmcus qu'elle m'a laissés. Puisque je
lie suis plus rien à mes propres yeux , puisque
c'est mon sort d<?. passer ma vie à mourir
pour elle; qu'elle me regarde commen'étaiit
plus, j'y consens, si cctto idée la rend plus
tranquille. Puisse-t-elle rctrou\ er p)cs de
vous SCS premières vertus , son premier bon-
heur! puisse-t-elle être encore j)ar vos soins
tout ce qu'elle eût été sans moi !
Hélas ! elle était fille , et n'a plus de mère !
Voilà ^a perte qui uc se répare jjoint et dont
Q 2
26é LA NOUVELLE
on ue se console jamais quand on a pu se la
reprocher. Sa conscience agitée lui- redemande
cette mère tendre et chérie , et dans une dou-
leur si cruelle l'horrible remords se joint à
sou affliction. O JuUe\ ce sentiment affreux
devait-il être connu de toi ? Vous qui fûtes
témoiu de la maladie et des derniers momeus
de cette mère infortunée , je vous supplie ,
je vous conjure , dites-moi ce que j'en dois
croire. Déchirez-moi le cœur si je suis cou-
pable. Si la douleur de nos fautes l'a fait des-
cendre au tombeau , nous sommes deux mons-
tres indignes de vivre; c'est un crime de son-
ger à des liens si funestes , c'en est un de voir
le jour. Non , j ose le croue , un feu si pur
n'a point produit de si noirs effets. L'amour
nous insjiira des sentimens trop nobles pour
en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le
ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut
immoler son bonheur aux auteurs de ses
jours méritait-elle de leur coûter la yie ?
H E L O I s E. *v>4
LETTRE VIL
R É P o A' s E.
c
OMMEMT pourrait-on VOUS anncr moins
ea vous estimant chaque jour davaiitajçe ?
comment peidrais-je mes anciens senti nicns
pour vous tandis que vous en méritez chaque
i-our de nouveaux? Non , mon clicr et digne
ami ; tout ce que nous fumes les uns aux
autres dès notre première jeunesse, nous le
serons le reste de nos jours , et si notre mu-
tuel attachement n'augmente plus, c'est qu'il
ne peut plus augmenter. Toute la dilierence
est que je vous aimais comme mon fri^re , et
qu'à pre'siut je vous aime comme mon en-
fant ; car quoique nous soyons toutes deux
plus jeunes que vous et même vos di>ciplvs ,
je vous regarde un peu connue le nôtre. Eki
nous apprenant à penser , von* avez appris
de nous a être sensihle; et quoi qu'eu. d'S,e
votre philosophe anglais , cetts éducation
vaut bieu l'autre ; si c'est U raison qui fait
l'homme , c'est le sentiment qui le condu t.
Savcz-Yous pourquoi je paraisavoir changé
262 LA NOUVELLE
de conduite envers vous ? ce n'est pas , croj'cz-
nioi , que mou cœur ne soit tonjoursleméme ;
c'est que votre état est change. Je favorisai
Tos feux tant qu'il leur restait un rayon d'es-
pérance : depuis qu'en vous obstinant d'aspi-
Terà Julie , vous ne pouvez plus que la rendre
malheureuse , ce serait vous nuire quede vous
complaire. J'aime mieux vous savoir moins à
plaindre , et vous rendre plus mécontent,
i^uaiid le bonheur commun dcvieutimpossi-
ble , chercher le sien dans celui qu'on aime
n'est-ce pas tout ce qui reste à faire à l'amour
sans espoir ?
Vous faites plus que sentir cela , mon gc-
jiereu:^ ami ; vous l'exécutez dans le plus dou-
loureux sacrifice qu'ait jamais fait un amant
iidclle. En renonçant à Julie , vous aehetez
son repos aux dépens du vôtre , et c'est à
vous que vous renoncez pour elle.
J'ose à peine vous dire les bizarres idées
qui me viennent 1> -dessus ; mais elles sont
consolantes , et cela m'enhardit. Première-
ment , je crois que le véritable amour a cet
avantage aussi bien que la vertu, qu'il dédom-
mage de tout ce qu'on lui sacrifie , et qu'on
jouit eu quekjue sorte des privations qu'ofi
s'impose par le .sentiment même de ce qu'il
H E L O 1 s E. 263
en coûte et du motif qui nous y porte. Vous
vous témoignerez que Julie a élë aimée de
vons connue elle me'ritait de l'élrc , et vous
l'en aimerez davantage , et vous en serez pins
heureux. Cet amour - propre exquis qui sait
payer toutes les vertus pénibles mêlera son
charme à celui de l'amonr. A^ous vous direz ;
je sais aimer , avec un plaisir plus durable
et plus délicat que vous n'en goûteriez à
dire, je posi^ède ce que j'aime. Car celui-ci
s'use à force d'en jouir ; mais l'autre demeure
toujours , et vous en jouiriez encore , quand
même vous n'aimeriez plus.
Outre cela s'il est vrai , comme Julie et
vous me l'avez tant dit , que l'amour soit le
plus délicieux sentiment qui puisse entrer
dans le cœur humain , tout ce qui le pro-
longe et le fixe , même au prix de mille dou-
leurs , est encore un bien. Si l'amour est lui
désir qui s'irrite par les obstacles comme vous
le disiez encore , il n'est pas bon qu'il soit
content ; il vaut mieux qu'il dure et soit
malheureux que de s'éteindre au sein des
plaisirs. Vos feux , je Tavoue , ont souteiui
l'épreuve de la possession, celle du temps ,
celle de l'absence et des peines de toute es-
pèce j ils ont Yaincu tous les obstacles hors
2^4 LA NOUVELLE
îe plus puissant de tous , qui est de iien.
avoir plus à vaincre et de se nourrir uuique-^
meut d'eus-uiéuies. L'univers n'a jamais vu
de passion soutenir cette épreuve ; quel droit
avez-vous d'espérer que la vôtre l'eût sou-.
tenue ? Le temps eût joint au dégoût d'une
longue possession le progrès de l'âge et le
déclin de la beauté ; il semble se fixer en votre
faveur par votre séparation-, vous serez tou-
jours l'un pour l'autre a la :&eur des ans ;
vous vous verrez sans cesse tels que vous vous
vîtes en vous quittant: et vos cœursuuis jus-,
qu'au tombeau prolongeront dans une illusion
charmante votre jeunesse avec vos amours.
Si vous n'eussiez point été heureux , une
insurmontable inquiétude pourrait vous tour-,
menter ; votre cœur regretterait en soupirant
les biens dont il était digne;votre ardente ima-
gination vous demanderaitsans cesse ceux que
vous n'auriez pas obtenus. Mais l'aïuour n'a
point de délices dont il ne vous ait comblé ; et
pour parler comme vous ,tous avez épuisé du-
rant une année les plaisirs d'une vie entière.
Souvenez-vous de cette lettre si passionnée,
écrite le lendemain d'un rendez-vous témé-
raire Je l'ai lue avec une émotion qui m'étoit
inconnue : on n'y voit pas l'état pçrmaneuâi
H E L O 1 s E. 265
d'une amc attendrie , mais le dernier délire
d'un cœur brûlant d'amour et ivre de vo-
lupté. Vous jugeâtes voiis-mcme qu'on n'é-
prouvait point de pareils transjiorts deux fois
eu la vie , et qu'il fallait mourir après les
avoir sentis. Mon ami , ce fut là le eoniJ>le ,
et quoi quela fortune et l'amour eussent fait
pour vous , vos feux et votre bonheur ne
pouvaient plus que de'eliuer. Cet instant fut
aussi le comuicncement de vos disgraees ^
et votre amante vous fut otee au moment
que vous n'aviez plus de sentimcns nouveaux
à goûter auprès d'elle; comme si le sortent
voulu garantir votre cœur d'uri e'puisemcnt
inévitable , et vous laisser dans le souvenir
de vos plaisirs passés nu plaisir | lus doux
que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.
Consolez- vous donc de la perte d'un bien
qui vous eût toujours échappe et vous eût
ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur
et l'amour se seraient évanouis à-la-fois ; vous
avez au moins conservé le sentiment : on n'est
point sans plaisirs quand on aime encore.
L'image de l'amour éteint eflraie plus un cœur
tendre que celle de l'amour ma!henrcn\ , et
le dégoût de ce qu'on possède estuu état eeni;
finis pire que le regret de ce qu'on a perdu.
:i6(i LA NOUVELLE
Si les reproclies que ma de'solee cousine se
faitsurla mort de sa mère e'taieiit fondés ,
ce cruel souvenir empoisonnerait , je l'avoue,
celui de vos amours , et une ?i funeste idée
devrait à jamais les éteindre ; mais n'en croyez
pas à SCS douleurs , elles la trompent ; ou
plutôt, le chimérique motif dont elle aime
à les aggraver n'est qu'un prétexte pour en
justifier l'excès. Cette amc tendre craint tou-
jours de ne pas s'affliger assez , et c'est une
sorte de plaisir pour elle d'ajouter au senti-
ment de ses peines tout ce qui peut les aigrir.
Elle s'en impose , soyez-en sur ; elle n'est pas
sincère avec elle-même. Ah! si elle croyait
bien sincèrement avoir abrégé les jours de sa
mère , son cœur en pourrait - il supporter
l'affreux remords ? Non , non , mou ami ,
elle ne la pleurerait pas , elle l'aurait suivie.
La maladie de Mme d'£'fâf77^e est bien connue;
c'était une hydropisie de poitrine dont elle
ne pouvait revenir, et l'on désespérait de sa
vie avant même qu'elle eût découvert votre
correspondance. Ce fut un violent chagrin
pour elle ; mais que de plaisirs réparèrent le
mal qu'il pouvait lui faire ! qu'il fut conso-
lant pour cette tendre mère de voir , en gé-
missaut des fautes de sa fille , par combieu
H E L O l s E. 2^7
de Tcrtiis elles ctolcnt rachetées , et d'être
forcée d'admlrerson aiue eu pleurant sa fai-
blesse ! Qu'il lui fut doux de sentir eoinbieii
elle eu était chérie ! Quel zèle infatigable !
quels soins continuels î quelle assiduité sans
relâche ! Quel désespoir de l'avoir afTligée !
Que de regrets , que de larmes , que de tou-
chantes caresses , quelle inépuisable sensi-
bilité ! C'était dans les yeux de sa fille qu'on
lisait tout ce que souffrait la inère ; c'était
elle qui la servait les jours , qui la veillaitles
jiuits; c'était de sa main qu'elle recevait tous
les secours : vous eussiez cru voir une autre
Julie ; ?a délicatesse naturelle avait disparu ,
elle était forte et robuste ; les soins les plus
pénibles ne lui coûtaient rien , son ame sem-
blait lui donner un nouveau corps. Ellcfesait
tout et paraissait ne rien faire ; elle étaitpar-
tout et ne bougeait d'auprès d'elle. On la
trouvait sans cesse à genoux devant son lit ,
la bouche collée sur sa main , gémissant ou
de sa faute ou du mal de sa mère , et confon-
dant ces deux sentimens pour s'en affliger
davantage. Je n'ai vu personne entrer les
derniers jours dans la chambre de ma tante ,
sans être ému jusqu'aux larmes du plus
attendrissant de tous les spectacles. Ou voyait
268 LA NOUVELLE
l'effort que fesaieiit ces deux cœurs pour se
jëunir plus ëtroiteuieiit au moment d'une
funeste séparation. On voyait que le seul
regr-ct de se quitter occupait la mère et la
iilîe , et que vivre ou uiourir n'eût e'te' rien
pour eîlc-s , si elles avaient pu rester ou partir
enseiuble.
liicn loi 11 d'adopter les noires idées de .//^//V ,
soyez sûr que tout ce qu'on peut espérer des
secours liuuiainset des consolations du cœur
a concouru de sa part à retarder le progrès
de la maladie de sa mère , et qu'infaillible-
ment sa tendresse et ses soins nous l'ont
conservée plus long-temps que nous n'eus-
sions pu faire sans elle. Ma tante elle-même
m'a ditcent fois que ses derniers jours étaient
les plus do)ix momeus de sa vLc , et que le
bonheur de sa fille était la seule chose qui
manquait an sien.
S'il faut aitribuer sa perte au chagrin, ce
chagrin vient de plus loin , et c'est a son
époux seul qu'il faut s'en prendre. Long-
temps inconstant et volage , il prodigua les
feux de sa jeunesse à mille objets uioins dignes
de plaire que sa vertueuse compagne ; et
qnand l'âge le lui eut ramené , il conserva
Ijic:^ d'elle celte rude.«se inflexible dont les
H É L O ï s E. 269
auaris infidellcs ont accoutume d'aggraver
leurs torts. Ma pauvre cousine s'en est res-
sentie. Un vain entêtement de noblesse et
cette roideur de caractère que rien Ti'amoUit
ont fait vos malheurs et les siens. Sa mèr»
qui eut toujours du penchant pour vous, et
qui pénétra son amour quand il était trop
tard pour l'éteindre , porta long -temps en
secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût
de sa fille ni l'obstination Jde son époux ,
et d'être la première cause d'un mal qu'elle
ne pouvait plus guérir. Quand vos lettres
surprises lui euj'ent appris jusqu'où vous
aviez abusé de sa confiance, elle craignit de
tout perdre en voulant toutsauver, et d'ex-
poser les jours de sa fille pour établir son
honneur. Elle sonda plusieurs fois sou mari
sans succès. Elle voulut plusieurs fois hasar-
der une confidence entière et lui montrer
toute l'étendue de son devoir ; la frayeur et
sa timidité la retinrent toujours , elle hésita
tant qu'elle put parler ; lorsqu'elle le voulut
il n'était plus temps ; les forces lui manquè-
rent ; elle mourut avec le fatal secret , et moi
qui connais l'humeur de cet homme sévère ,
sans savoir jusqu'où les sentimens de la na-
ture auraient pu la tempérer , je respira
Noui^elh Hçloïsc, Tome II. R
270 L A N O U V E L L E
eu voyant an moins les jours dcj7//ieeu si^rete.'
Elle n'ignore rien de tout cela ;ma!s vous
dirai-jcce que je pense de ses remords appa-
rens ? L'amour est plus ingénieux qu'elle.
Pe'uctre' du regret de sa mère, elle voudrait
vous oublier , et maigre qu'elle en ait , ii
trouble sa conscience pour la forcer de pen-
ser à vous. Il veut que ses pleurs aient du
Tapport à ce qu'elle aime. Elle n'oscraife
}DÏus s'en occuper directement ; il la force
de s'en occuper encore , au moins par
son repentir. Il l'abuse avec tant d'arÊ
qu'elle aime mieux souffrir davantage ,
et que vous entriez dans le sujet de ses pei-
nes. Votre cœur n'entend pas, peut-être,
ces de'tours dusicn ; mais ils nen sont pas
moins naturels ; car votre amour a tous
deux , quoiqu'ëgal en force , n'est pas sem-
blable en efict. Le vôtre est bouillant et vif,
le sien est doux et tendre : vos scntimens
s'cxbalent au - dehors avec véhémence , les
siens retournent sur elle-même , et péne'trant
la substance de son ame , raltèrent et la chan-
gent insensiblement. L'amour anime et sou-
tient votre cœur ; il aflaisse et abat le sien ;
tous les ressorts en sont relâchés , sa force
«5t ûulJe , «OU courage ett éteint, sa vertu
H É L O i s E. 271
n'est plus rien. Tant d'héroïques facultés no
sont pas anéanties, mais suspendues : un mo-
ruent do crise peut leur rendre foute leur
Tij;ueur , ou les eûacer sans retour. Si elle
fait encore un pas vers le découragement ,
elle est perdue; mais si cette ame excellente
se relève un instant , elle sera plus grande ,
plus forte, plus vertueuse que jamais, et il
ne se.ra plus question de rechute. Croyez-
moi , mon aimable ami , dans cet état péril-
leux saciiez respecter ce que vous aimâtes.
Tout ce qui lui vient de vous , fut-ce contre
vous-même, ne lui peut être que mortel. Si
vousvous obstinez auprès d'elle , vous pour-
rez triompher aisément ; mais vous croirez
en vain posséder la même Julie , vous ne
la retrouverez plus,
LETTRE y I I I.
VE MI LORD EDOUAB.D
A V AMANT DE JULIE.
J'avais acquis des droits sur toncœu' ; tu
m'étais nécessaire , j'étais prêt à t'aller joindre.
Que t'importent mes droits , mes besoins ,
mon em[jressemcnt ? je suis oublié dc'toi ; tu
lie daigues plus m'éciire. J'apprends ta vi*
a 2
S-2 L A ^' O U Y E L L E
solitaire et farouche ; je pénètre tes desseins
secrets. Tu t'euiiuyes de rivre.
Meurs do. 'ic , jeune insensé : meurs . homme
a-la-fois féroce et lâche: niais ^aclic en mou-
rant que tu laisses dans l'ame d"u;i honnête
homme , à qui tu fus cher , la douleur de
u'a7oir servi qu'un ingrat.
L E T T Pt E IX.
p. É p o y s E,
V,
E>"EZ, Milord ; je croyais ne pouvoir
plus goûter de plaisir sur la terre : mais nous
nous reverrons. Il n'est pas vrai que vous
puissiez me confondre avec les itii^rat- : votre
cœur n'est pas fait pour en trouver , ni le
mien pour l'ét-re.
BILLET
DE JULIE.
I
L est temps de renoncer aux erreurs de la
jeunesse et d'abandonner un trompeur es-
poir. Je ne serai a lamais vous. Rendez-
moi donc la liberté que je vous ai engagée ,
H E L O 1 s E. 273
rt dont mon père veut disposer ; ou mettez
le comble à mes malheurs par uu refus qui
r.ous perdra tous deux saus vous être d'aucun
usage.
Julie d'Etaage.
LETTRE X.
vu BARON D' E T A N G E ,
Dans laquelle était le précédent billet.
Oi L peut rester daus l'ame d'un suborneur
quelque seutimeut d'Jionneur et d'humanité ,
répondez à ce billet d'une malheureuse dont
vous avez corrompu le cœur , et qui ne serait
plus, si j'osais soupçonner qu'elle eût porté
plus loin l'oubli d'elle-même. Je m'étonnerai
peu que la môme philosophie qui lui apprit
\ se jeter à la tête du premier venu , lui ap-
prenne encore à désobéir à son pere.Pensez-
y cependant. J'aime à prendre en toute occa-
sion les voies delà douceur et de l'honnêteté ,
quand j 'espère qu'elles peuvent suffire , mais
si )'en veux bien user avec vous , ne croyez
pas que j'ignore comment se venge l'hon-
Tieurd'un gen tilhommc ofi'cnsé par uu homme
qui ne Test pas.
R 3
274 LA NOUVELLE
LETTRE XI.
RÉPONSE,
E,
iPARG7ÇEz-vous , Monsieur, des menaces
Tailles qui ne m'effraient point , et d'injus-
tes reproches qui ne peuvent m'humilier.
Sachez qu'entre deux personnes de même
âge il n'y a d'autre suborneur que l'amour,
et qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir
un homme que votre lille honora de son
estime.'
Quel sacrifice osez -vous m'iraposer , et à
quel titre l'exigez-vous ? est-ce à l'auteur de
tous mes maux qu'il faut immoler mou der-
nier espoir ? Je veux respecter le père de Julie;
mais qu'il daigne être le mien , s'il faut
que j'apprenne à lui obéir. Non , non , Mon-
sieur , quelque opinion que vous ajiez de
vos proce'dés , ils ne m'obligent point à re-
noncer pour vous à des droits si cbers et si
bien mérités de mon cœur. Tous faites le
jnaliipur de ma vie. Je ne vous dois que de
la haine , et vous n'avez rien à prétendre de
moi. Julie a parlé; voilà mon consentement.
Ab ! qu'elle soit toujours obéie ! Un autre la
possédera ; mais j'en serai plus digue d'elle»
ÏI É L O ï s E. 275
51 Tolre fille eût daigne me consulter sur
les bornes de votre autorité, ne doutez pas
que je ne lui eusse appris à résister à vas
prétentions injustes. Quel que soit l'empire
dont vous abusez , mes droits sont plus saere's
que les vôtres. La chaîne qui nous lie est la
borne du pouvoir paternel , même devant Ic-s
tribunaux humains ; et quand vous osez ré-
clamer la nature, c'est vous seul qui bravea
6cs lois.
N'alléguez pas non plus cet honneur sl
îiizarre et si délicat que vousparlezde venger;
nul ne l'oQensc que vous-même. Respectez lef
choix de Julie , et votre honneur est eu
«lire te ; car mon cœur vous honore maigre
vos outrages , et malgré les maximes gothi-
ques , l'alliance d'un honnête homme n'en,
déshonora jamais un autre. Si ma présomp-
tion vous offense, attaquez ma vie, je ne la
délcndrai jamais contre vous ; au surplus , je
me soucie tort peu de savoir en quoi consiste
l'hoiincur d'un gentilhomme ; mais quant a
celui d'un homme de bien , il m'appartient,
je sais le défendre, et le conserverai pur efc
sans tache jusqu'au dernier soupir.
jMlez , père barbare et pju digne d'un nom
si doux, méditez d'aOreux parricides, tandis
i<4
276 LA NOUVELLE
qu'une fille tendre et soumise immole son
bonheur à vos préjuge's. Vos regrets me ven-
geront un jour des maux que vous me faites ,
et vous sentirez trop tard que votre haine
aveugle et dénaturée ne vous fut pas moins
funeste qu'à moi. Je serai malheureux , sans
doute ; mais si jamais la voix du sang s'élève
au fond de votre cœur, combien vous le serez
plus encore d'avoir sacrifié à des chimères
l'unique fruit de vos entrailles , unique au
inonde en beauté, en mérite , eu vertus, et
pour qui le ciel , prodigue de ses dons, n'ou»
blia rieu qu'un meilleur père.
BILLET
Inclus dans la précédente LettJ-e.
^E rends à Julie d^Etange le droit de
disposer d'elle-même, et de donner sa main
sans consulter son cœur.
S. G.
H É L O 1 s E, 277
LETTRE XII.
V E J U L I E.
*i E voulais vous décrire la scène qui vient
de se passer, et qui a produit le billet que
TOUS avez dû recevoir ; mais mou père a pris
ses mesures si justes qu'elle n'a fini qu'un
moment avant le départ du courrier. Sa
lettre est sans doute arrivée à temps à la
poste ; il n'eu peut être de même de celle-ci ;
votre resolution sera prise et votre réponse
partie avant qu'elle vous parvienne ; ainsi
tout détail serait de'sormais inutile. J'ai fait
mon devoir ; vous ferez le vôtre : mais le
sort nous accable , l'honneur nous trahit ;
nous serons séparés à jamais, et pour comble
d'horreur, je vais passer dans les Hélas!
j'ai pu vivre dans les tiens ! O devoir ! à
quoi sers-tu ? O providence ! il faut
gémir et se taire.
La plume échappe de ma main. J'étais
incommodée depuis quelques jours ; Ten-
trctien de ce matin m'a prodigieusement
agitée la tête et le cœur me font
mal je me sens défaillir le ciel
aurait-il pitié de mes peiues ? Je ne
R o
278 LA NOUVELLE
puis nie soutenir je suis forcée a me
mettre au lit , et me console dans l'espoir
de n'en plus relever. Adieu , mes uniques
«miours : adieu, pour la dernière fois, cher
et tendre ami de Julie. K\\ ! si je ne dois
plus vivre pour toi, n'ai-je pas déjà cessé
de vivre ?
LETTRE XIII.
DE JULIE A MADAME D'ORBE.
I
L est donc vrai , chère et cruelle amie, que
tu me rappelles à la vie et h mes douleurs ?
J"ai vu l'instant heureux oià j'allais rejoindre
la plus tendre des mères ; tes soins inhu-
mains m'ont enchaînée pour la pleurer plus
long-temps ; et quand le désir de la suivre
m'arrache à la terre , le regret de te quitter
m'y retient. Si je me console de vivre, c'est
par l'espoir de n'avoir jias échappé toute
entière à la mort. Ils ne sont plus, ces agré^
mens de mon visage que mon cœur a payés
si cher : la maladie doiit je sors m'en a dé-^
livrée. Celte heureuse perte ralent-va l'ardeur
grossière d'un homme asez dépourvu de dé-»
licatcsse pour m'oser épouser sans mon aveu.
H É L O ï s E. 279
Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il
«e souciera peu du reste. Sans manquer de
parole à mon père, sans offenser l'ami dont
il tient la vie , je saurai rebuter cet importun :
ma bouche gardera le silence , mais mon
aspect parlera pour moi. Son de'goût uw
garantira de sa tyrannie, et il me trouvera
trop laide pour daigner me rendre uial-
licureuse.
Ah, chère cousine ! tu connus un cœur
plus constant et plus tendre qui ne se fût
pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornait pas
au\' traits de la figure ; c'était moi qu'il ai-
mait, et non pas mon visage : c'était par tout
notre être que nous étions unis l'un à l'autre •
et tant que Julie eût été la mcmc, la beauté
pouvait fuir, l'amcur fût toujours demeuré.
Cependant il a pu consentir l'ingrat
il l'a dû, puisque j'ai pu l'exiger. Qui cst-c&
qui retient par lt?ur parole ceux qui veidenfc
retirer leur cœur ? Ai-je donc voulu retirci*
le mien ? I/âi-je fait ? O Dieu î
faut-il que tt3ut me rappclfe incessamment
mi temps qui n'est plus, et des feux qui ne
doivent [)lus être ? J'ai beau vouloir arracher
de mon cœur cette image chérie, je l'y sens
tiop fortciueut attacliéc ; je le déchire saii*.
Ii6
2?,o LA N O U Y E L L E
le dégager , et mes efforts pour eu effacer
uu si doux souvenir ne font que l'y graver
davantage.
Oserai-je te dire un délire de ma fièvre,
qui, loiu de s'éteindre avec elle, me tour-
mente encore plus depuis ma guérison ? Oui ,
connais et plains l'égarement d'esprit de ta
malheureuse amie , et rends grâces au ciel
d'avoir préservé ton cœur de l'horrible pas-
sion qui le donne. Dans un des moraens où
jetais le plus mal, je crus, durant l'ardeur
du redoublement, voir à côté de mon lit cet
infortuné ; non tel qu'il charmait jadis mes
regards durant le court bonheur de ma vie,
mais nâle , défait, mal en ordre , et le déses-
poir dans les yeux. Il était à genoux ; il prit
une de mes mains, et sans se dégoûter de
l'état où elle était , sans craindre la commu-
nication d'un venin si terrible, il la couvrait
de baisers et de larmes. A son aspect j'é-
prouvai cette vive et délicieuse émotion que
me donnait quelquefois sa présence inatten-
due. Je voulus m'élancer vers lui ; on me
retint ; tu l'arrachas de ma présence , et ce
qui me toucha le plus vivement, ce furent
ses gémissemens que je crus entendre à mesure
qu'il s'éloignait. Je ne puis te représenter
H E L O I s E. aSi
l'effet étonnant que ce rêve a produit sur moi.
Ma fièvre a été' longue et violeute ; j'ai perdu
la connaissance durant plusieurs jours ; j'ai
souvent rêvé à lui dans mes transports ; mais
aucun de ces révcs n'a laissé dans mon ima-
gination des impressions aussi profondes que
celle de ce dernier. Elle est telle qu'il m'est
impossible de l'effacer de ma mémoire et de
mes sens. A chaque minute , à chaque instant,
il me semble le voir dans la même attitude ;
son air , son habillement , son geste , son triste
regard frappent encore mes yeux : je crois
îcntir SCS lèvres se presser sur ma main ; je
la sens mouillée de ses larmes ; les sons de
bj vois plaintive me fout tressaillir; je le
vois entraîné loin de moi , je fais effort
pour le retenir encore : tout me retrace
une scène imaginaire avec plus de force
que les événemens qui me sont réellement
arrivés.
J'ai long-temps hésité à te faire cette con-
fidence ; la honte m'empêche de te la faire
de bouche ; uaais mon agitation, loin de se
calmer , ne fait qu'augmenter de jour en jour,
et je ne puis plus résister au besoin de t'avouer
ma folie. Ah! qu'elle s*cmparc de moi toute
entière, (^ue ne puis-ie achever de perdre ainsi
2^2 LA NOUVELLE
]a raison, puisque le peu qui m'eu reste n»
sert plus qu'à me tourmenter !
Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-
moi si tu veux de ma simplicité ; mais il v a
dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux
qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce
un pressentiment de la mort du meilleur des
hommes? est-ce un avertissement qu'il n'est
déjà plus ? IjC ciel daigne-t-il me guider au
moins une fois , et m'invite-t-il à suivre
celui qu'il me fit aimer ? Hélas ! l'ordre da
mourir sera pour moi le premier de ses
bienfaits.
J'ai beau me rappeler tous ces vains dis-
cours dont la philosophie amuse les gens qui
ne sentent rien ; ils ne m'en imposent plus ,
et je sens que je les méprise. On ne voit point
les esprits , je le veux croire : mais deux âmes
si étroitement unies ne sauraient-elles avoir
entre elles une communication inamédiate ,
indépendante du corps et des sens ? L'im-
pression directe que l'une reçoit de l'autre no
peut-elle pas la transmettre au cerveau, et
recevoir de lui par contre-coup les sensations
qu'elle lui a données ? Pauvre Julie,
que d'extravagances ! Que les passions nous
icudent crédules ; et qu'uu cœur vivemewt
H É L O l s E. 2S3
toiiclu- se de tache avec peiae des cireurs méine
qu'il aperçoit î
LETTRE XIV.
RÉPONS E.
A,
H ! fille trop malheiireiise.et trop sen-
sible , n'cs-tii donc née que pour soutFrir ?
Je voudrais eu vain t'épargncr des doiîleurs ;
tu scinljlcs les chercher sans cesse , et ton
ascendant est plus fort que tous mes soins.
^\ tant de vrais sujets de })cine n'ajoute pas
au moins des chimères ■ et puisque ma dis-
crétion t'est plus nuisible qu'utile , sors d'une
erreur qui te tourmente : peut-être la triste
Te'rité te sera- 1- elle encore moins cn:ello.
J^pprends donc que ton rêve n'est point \ux
rêve ; que ce n'est point l'ombre de ton ami
que tu as vue , mais sa per; onnc ; et que celte
touchante scène incessamment présente à ton
imagination s'est passée réellement dans ta
chambre, le surlendemain du jour où lu fus
le plus mal.
La veille je t'avais quittée assez tard, et
]M. ù'Orbe qui voulut me relever auprès de
♦oi celte nuit-là était prêt à sortir, quaod
224 LA NOUVELLE
tout-à-coup nous vîmes entrer brusquement
et se pre'cipiter a nos pieds ce pauvre mal-
heureux dans un état à faire pitié. Il avait
pris la poste à la réception de ta dernière
lettre. Courant jour et nuit, il Ht la route
en trois jours, et ne s'arrêta qu'à la dernière
poste, en attendant la nuit ]3oiir entrer en
ville. Je te l'avoue à ma honte, je fusmoius
prompte que M. àHOrbe à lui sauter au cou:
saus savoir encore la raison de son voyage,
j'en prévoyais la conséquence. Tant de son-
reuirs amers , ton danger , le sien , le désordre
où. je le voyais , tout empoisonnait une si
douce surprise , et j'étais trop saisie pour lui
faire beaucoup de caresses, .le l'embrassai
pourtant avec un serrement de cœur qu'il
partageait, et qui se fit sentir réciproquement
par de muettes étreintes , plus éloquentes que
les cris et les pleurs. Son premier mot fut :
Que fait-elle ? ah ! que fait-elle ? Donnez-
moi la vie ou la mort. Je compris alors qu'il
était instruit de ta maladie, et croyant qu'il
n'eniguoraitpas non plus l'espèce, j'en parlai,
sans autre précaution que d'exténuer le dan-
ger. Si-tôt qu'il sut que c'était la petite vé-
role , il fit un cri et se trouva mal. La fatigue
«t l'insomnie jointes à l'inquiétude d'esprit
n E L O I s E. 285
l'avalent jeté dans un tel abattement qu'on
fut long-temps à le faire revenir. A peine
pouvait-il parler ; on le fit coucher.
Vaincu par la nature , il dormit douze
heures de suite, mais avec tant d'agitation
qu'un pareil sommeil devait plus épuiser que
reparer ses forces. Le lendemain , nouvel
embarras ; il voulait te voir absolument. Je
lui opposai le danger de te causer une re'vo-
lution ; il ollrit d'attendre qu'il n'y eût plus
de risque : mais son séjour même en était
un terrible ; j'essayai de le lui faire sentir.
Il me coupa durement la parole. Gardez votre
barbare éloquence, me dit-il d'un ton d'in-
dignation, c'est trop l'exercer à ma ruine.
N'espérez pas me chasser encore comme vous
fîtes à mon exil. Je viendrais cent fois du
bout du monde pour la voir un seul instant :
mais je jure par l'auteur de mon être, ajouta-
t-il impétueusement, que je ne partirai point
d'ici sans l'avoir vue. Eprouvons une fois si
je vous rendrai pitoyable , ou si vous m«
rendrez parjure.
Son parti était pris. M. d'OrZ-efut d'avis
de chercher les moyens de le satisfaire, pour
le pouvoir renvoyer avant que son retour fût
découvert ; car il n'était coimu dans la maison
286 LA NOUVELLE
que du seul Hanz dont j'ctais sûre, et nous
l'avions appelé devant nos gens d'un autre
nom que le sien Çjnm'). Je lui promis qu'il te
Terrait la nuit suivante, à condition qu'il ne
resterait qu'un instant, qu'il ne te parlerait
point , et qu'il repartirait le lendemain avant
le jour. J'en exigeai sa parole ; alors je fus
tranquille, je laissai mon mari avec lui, et
je retournai près de toi.
Je te trouvai sensiblement mieux ; l'érup-
tion était achevée : le médecin me rendit lo
courage et l'espoir. Je me concertai d'avance
avec Bahiy et le redoublement, quoique
moindre, t'a\'ant encore embarrassé la tête,
je pris ce temps pour écarter tout le monde,
et faire dire à mon mari d'amener son liôte,
jugeant qu'avant la fin de l'accès tu serais
moins eu état de le reconnaître. Nous eûmes
toutes les peines du monde à renvoyer ton
désolé père , qui chaque nuit s'obstinait à
vouloir rester. Enfin , je lui dis en colère
qu'il n'épargnerait la peine de personne, que
j'étais également résolue à veiller, et qu'il
«avait bien , tout père qu'il était, que sa ten-
{mm) On voit dans la quarrième partie qu3
w nom substitué était celui de S. Freux,
H É L O 1 s E. 287
dresse n'était pas plus vigilante que la mictine.
Jl partit à regret ; nous restâmes seules, M.
cV(/rôe arriva sur les onze heures, et me dit
qu'il avait laissé ton ami dans la rue ; je
l'allai eherclier ; je le pris par la main ; il
tremblait comme la feuille. En passant dans
l'anti -chambre les forces lui manquèrent ;
il respirait avec peine, et fut contraint d»
s'asseoir.
Alors de'mclant quelques objets à la faible
lueur d une lumière éloignée : Oui , dit-il avec
un profond soupir , je reconnais les mêmes
lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés ....
à la même heure... avec le même mystère...
j'étais tremblant comme aujourd'hui .... le
cœur me palpitait de même . . . ô téméraire!
j'étais mortel, et j'osais goûter... Que vais-je
voir maintenant dans ce même asile où tout
respirait la volupté dont mon amc était eni-
vrée ? dans ce même objet qui fcsait et parta-
geait mes transports? l'image du trépas, uu
appareil de douleur, la vertu malheureuse et
la beauté mourante !
(]uère conf>'.nc , j'épargne à ton pauvre
cœur le détail de cette attendrissante scène.
Il te vit, et se tut. Il l'avait promis; mais
quel silcnee ! 11 se jeta à genoux • il baisait
288 LA NOUVELLE
tes rideaux en sauglottaiit ; il e'ievait les main»
et les veux; il poussai tde sourds gémissement ;
il avait peine à contenir sa douleur et se«
cris. Sans le voir , tu sortis macliinalemeiit
une de tes mains-, il s'en saisit avec uue
espèce de fur?"ur ; les baisers de feu qu'il
appliquait sur cette main malade t'éveillèrent
mieux que le bruit et la voix de tout ce qui
i'environnait : je vis que tu l'avais reconnu ;
et malgré sa résistance et ses plaintes, je l'ar-
rachai de la chambre à l'instant, espérant
éluder l'idée d'une si courte apparition par le
prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu
ne m'en disais rien , je crus que tu l'ava's
oubliée; je défendis à Babi de t'en parler, et
je sais qu'elle m'atenu parole. Vaine prudence
que l'amour a déconcertée , et qui n'a fait que
laisser fermenter un souvenir qu'il n'est plus
temps d'effacer !
Il partit comme 'il l'avait prorais , et je lui
fis jurer qu'il ne s'arrêterait pas au voisinage.
Mais, ma chère, ce n'est pas tout; il faut
achever de te dire ce qu'aussi bien tu ne pour-
rais ignorer long -temps. Milord Edouard
passa deux jours après; il se pressa pour l'at-
teindre ; il le joignit à Dijon , et le trouva
îiialade. L'infortuné avait gagné la petite
H E L O ï S E. 289
vérole. Tl m'avnlt cache qu'il ne l'avait point
eue et je te l'avais amené' sans précaution.
Ne pouvant gue'rir ton mal , il le voulut par-
ta^-er. Eu me rappelant la mauicre dont il
baisait ta main , je ue puis douter qu'il na
se soit inocule' volontairement. On ne pouvait
être plus mal préparé; mais c'était l'inocula-
tion de l'amour , elle fut heureuse. Ce père
de la vie l'a conservée au plus tendre amant
qui fut jamais: il est guéri; et suivant la
dernière lettre de milord Edouard , ils
doivent être actuellement repartis pour Paris.
Voilà, trop aimable cousine , de quoi
bannir les terreurs funèbres qui t'alarmaicnt
sans sujet. Depuis long-temps tu as renoncé
à la personne de ton ami , et .sa vie est en
sureté.Nesongcdoncqu'àconserverla tienne,
et à t'acquittcr de bonne grâce du sacrifice
que ton cœur a prorais à l'amour paternel.
Cesse enfin d'être le jouet d'un vain espo.r,
et de te repaître de chimères. Tu te presses
beaucoup d'être fière de ta laideur; sois plus
bumble , crois-moi , tu n'as encore que trop
de sujet de l'être. Tu as essuyé une cruelle
atteinte , mais ton visage a été épargné. Ce
que tu prends pour des cicatrices ne sont que
des rougeurs qui seront bientôt cQacées. Je
2go LA NOUVELLE
fus plus iiialîraitce que cela, et cejX'Jidaut
tu vois que je ne suis pas trop mal encore.
Mon ange, tu resteras jolie en dépit de toi;
et l'indiflerent Tf^'olmar , que trois ans
d'absence n'ont pu guérir d'un amour conçu
dans huit jours , s'en gne'rira-t-il en te voyant
à toute heure? O si ta seule ressource est de
déplaire, que ton sort est désespéré.
LETTRE X Y.
D E J U L I E.
V^'en est trop, c'en est trop. Ami, tu as
vaincu. Je ne suis point à l'épreuve de tant
d'amour; ma résistance est épuisée. J'ai fait
usage de toutes mes forces ; ma conscience
volç.w rend le consolant témoignage. Que le
ciel ne me demande point compte de plus
qu'il ne m'a donné. Ce triste cœur que tu
achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien ,
t'appartient sans réserve ; il fut à toi du pre-
mier moment oi!i mes veux te virent ; il te
restera jusqu'à mon dernier soupir. Tu l'as
trop bien mérité pour le perdre, et je suis lasse
de servir aux dépens de la justice up.e chimé-,
rique vertu.
II E L O 1 S E. 291
Oni, teiulrc et «^onéreux amant, ta Julie
sera toujoins tienne , elle t'aimera ton-
jours : il le fant, je le venx, je le dois. Je ta
rends l'empire qnel'ajnour t'a donne; il ne t«
sera plus 6te ; c'est en vain qu'une voix nien-
souj^èrc murmure au fond de mon ame , cl!o
Jie m'abusera plus. Que sont les vains devoirs
qu'ellem'oppose contre ceux d'aimer à jamais
ce que le ciel m'a fait aimer? Le plus sacre de
tons n'est-il pas envers toi ? n'est-ce pas à
toi seul que j'ai tout promis ? le premier vœu
de mon cœur ne fut-il pas de ne t'oublier
jamais? et ton inviolable fidélité n'cst-elle
])as un nouveau lien pour la mienne ? Ah l
dans le transport d'amour qui me rend à
loi , mon seul regret est d'avoir combattu des
sentimens si chers et si légitimes. Nature , ô
douce nature ! reprends tous tes droits; j'ab-
jure les barbares vertus qui t'anéantissent. Les
penehans que tu m'as donnés seront-ils plus
trompeurs qu'une raison qui m'égara tant
de fois ?
Respecte ces tendres penehans , mon
aimable ami , tu leur dois trop powr les haïr;
niaissouffres-en le cher et doux partage; sou flVe
^que les droits du sang et de l'amitié ne soiciit
>a8 éteints par ceux de l'amour. Ne pense
292 LA NOUVELLE
point que pour te suivre j'abandonne jamais
la maison paternelle. N'espère point que je me
refuse aux liens que m'impose une autorité
sacrée. La cruelle perte de l'un des auteurs de
nies jours m'a trop appris a craindre d'affliger
l'autre. Non , celle dont il attend désormais
toute sa consolation ne contristera point son
ame accablée d'ennuis • je n'aurai point donné
la mort à tout ce qui me donna la vie. Non ,
non , je connais mon crime , et ne puis le
haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne
me dit plus rien; mais pourtant je ne suis
point un monstre; je suis faible et non déna-
turée. Mon parti est pris , je ne veux désoler
aucun de ceux que j'aime. Qu'un père esclave
de sa parole, et jaloux d'un vain titre, dis-
pose de ma main qu'il a promise ; que l'amour
seul dispose de mon cœur ; que mes pleurs
ne cessent de couler dans le sein d'une tendre
amie; que je sois vile et malheureuse; mais
que tout ce qui m'est cher soit heureux et
content , s'il est possible. Formez tous
trois ma seule existence, et que votre bonheur
me fasse oublier ma misère et mon désespoir.
LETTRE
H É L O 1 s E. 293
LETTRE XVI.
RÉPONS E,
N.
o u s renaissons , ma Julie ; tous les
vrais sentimciis de nos âmes repienneiit leur
cours. La nature nous a conserve l'être , e^
l'amour nous rend la vie. Eu doutais-tu
L'osas-tu croire , de pouvoir m'ôter ton cœur ^
Va , je le connais mieux que toi , ce cœur
que le ciel a fait pour le mien. Je les sens
joints par une existence couuuune qu'ils ne
peuvent erdre qu'à lu mort. Dépend-il de
nous de les séparer , ni même de le vouloir ?
Ticniient-ils l'un à l'autre par des noeuds que
les hommes aient formés, et qu'ils puissent
rompre? Non, non, Julie ^ si le sort cruel
lions refuse le doux nom d'époux , rien ne
peut nous ôter celui d'amans fidelles; il fera
la consolation de nos tristes jours, et nous
l'emporterons au tombeau.
.Ainsi nous recommençons de vivre pour
recommencer de souffrir, et le sentiment de
notre existence n'est pour nous qu'un senti-
ment de douleur. Infoi tunes ! que sommes-
nous devenus ? Comment avons-nous cessé
Nouvelle Héloise, Tome II. S
254 ï^ A NOUVELLE
d'être ce que nous fûmes ? où est cet enchante-
ment de bonheur suprême ? où sôîit ces
ravissemens exquis dont les vertus animaient
nos feux ? Il ne reste de nous que notre
amour; l'amour seul reste, et ses charmes
se sont éclipse's. Fille trop soumise, amante
sans coviragc, tous nos maux viennent de tes
erreurs. Hclas , un cœur moins pur t'aurait
bien moins égarée ! Oui , c'est l'bonnéteté
du tien qui nous perd ; les sentimens droits
qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu
as voulu concilier la tendresse finale avec
l'indomptable amour; en te livrant à-la-fois
à tous tes penchans , tu les confonds au-lieu
de les accorder , et deviens coupable à force
de vertus. O Julie ! quel est ton incon-'
cevable empire ? par quel étrange pouvoir tu
fascines ma raison ! même en me fesant
rougir de nos feax , tu te fais encore estimer'
par tes fan tes ; tu me forces de t'ad mirer eiï
partageant tes remords .... Des remords ! —
était-ce à toi d'en sentir ? . .. toi que j'aL-
niai .... toi que je ne puis cesser d'adorer ....
le crime pourrait-il approcher de ton cœur?...
Cruelle ! en me le rendant, ce cœur qui
m'appartient , rends-le moi tel qu'il me fuè
donné.
H E L O 1 s E. 29S
Que ra'as-tu dit?... qu'oscs-tn me faiia
en tendre ? . , . . toi passer dans les bras d'un
autre ! un autre te posséder ! . .. . iN'ctre plus
à moi!... ou pour comble d'horreur h 'et r»
pas à uioi seul ! Moi , j'éprouverais cet affreux
supplice ! . . . je te verrais survivre h toi-
même !... Non; j'aime mieux te perdre que
te partager. . . . Que le ciel ne me donna-t-il
un courage digne des transports qui m'agi-^
tent!... avant que ta main fût avilie dans
ce nœud funeste abliorrë par l'amour et
re'prouvç par l'honneur, j'irais de la mienne
te plonger un poignard dans le sein : j'ëpuise-
rais ton chaste cœur d'un sang que n'aurait
point souille riniidélitë, A ce pur sang je
mêlerais celui qui brûle dans mes veines d'uu
feu que rien ne peut éteindre ; je tomberais
dans tes bras; je rendrais sur tes lèvres mou
dernier soupir.... je recevrais le tien....
Julie expirante ! . . . ces yeux si doux éteints
par les liorrcurs de la mort! ... ce sein , ce
trône de l'amour , de'chiré par ma main ,
versant à gros bouillons le sang et la vie..,.
JVon , vis et souflVes , porte la peine de ma
lâcheté'. Non , je voudrais que tu ne fusse
plus ; mais je ne puis, t'aimer assez pour te
poignarder.
S 3
296 LA NOUVELLE
Oh si tu connaissais l'état de ce cœur serre
de détresse ! Jamais il ne brnla d'uu feu si
sacré : jamais ton innocence et ta vertu ne lui
furentsi chères. Je suis amant, Je sais aimer, je
le sens : mais je ne suis qu'un homme , et il est
au-dessus de la force humaine de renoncer à
la suprême félicité. Une nuit , une seule nuit
a changé pour jamais toute mon ame. Ote-moi
cedangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais
cette nuit fatale règne au fond de mon cœur,
et va couvrir de son ombre le reste de ma
vie. Ah Julie , objet adoré ! s'il faut être à
jamais misérables, encore une heure de bon-
heur, et' des regrets éternels !
Ecoutecelui qui t'aime. Pourquoi voudrions-
nous être plus sages nous seuls que toutle reste
des hommes^ et suivre avec une simplicité
d'enfans de chimériques vertus dont tout le
monde parle, et que personne ne pratique?
Quoi ! serons-nous meilleurs moralistesque ces
foules de savans dont Londres et Paris sont
peuplés , qui tous se raillent de la fidélité
conjugale, et regardent l'adultère comme un
jeu ? Les exemples n'en sont point scandaleux ;
il n'est pas même permis d'y trouver à redire ,
et tous les honnêtes gens se riraient ici de celui
(juij par respect pour le mariage, résisterait
H E L G 1 s E. 297
au pcncliautdc soiicœiir. Eu cfil*t, disent-ils,
ua tort qui n'est que dans l'opinion n'cst-il
pas nul quand il est^ecret ? (^ucl mal reçoit ua
mari d'une infidélité qu'il ignore? De quelle
complaisance une leuime ne raci>ète-t-elle pas
ses fautes ? (//«) Quelle douceur u'emploie-t-
elle [)as à prévenir ou à «guérir ses soupconsl
Privé d'un bien imaginaire, il vit réellement
plus heureux, et ce prétendu crime , dont ori
lait tant de bruit, n'est qu'un lien deplustiaus
la société.
A Dieu ne plaise, ô chère amie de uîon
cœur, que je veuille rassurer le tien par ces
honteuses maximes. Je les abhorre sans savoir
les combattre , et ma conscience y répond
mieux que ma raison. Xon que je me fasse
fort d'un courage que ]e hais, ni que jc vou-
(nn) Et où le boa suisse avait-il vu cela ? il y
Z long-temps que les femmes galantes l'ont pris
sur un plus haut ton. Elles commencent par.
établir fièrement leurs amans dans la maison ^
et si l'an daigne y souffiii le mari, c'est autant
qu'il se comporte envers eux avec le respect
qu'il leur doit. Une femme qui se cacherait d'un
mauvais commerce ferait croire qu'elle en a
haute , et serait déshonorée ; pas une bonnet©
femme ne voudrait la voir.
S J
tç^^ LA NOUVELLE
lusse d'une vertu si coûteuse ; mais je me croii
moins covipablc en me reprochant mes fautes,
qu'en m'efiorcanfc de lesjustifier, et jercgarde
comme le cotublc du crime d'en vouloir ôter
les reiTiords.
Je ne sais ceque j'écris ; je mescnsFamedans
un état affreux , pire que celui même ou j'étais
avantd'avoir reçu ta lettre.. L'espoir que tu me
rends est triste et sombre; il éteint cette lueur
si pure qui nous guida tant de fois ; tes attraits
s'en terr.issent et ne deviennent que plus tou-
clians ; je te vois tendre et malheureuse; mon
cœur est inondé des pleurs qui coulent de tes
yeux, et je uie r-cproche avec amertume un
bonheur que je ne puis piys goûter qu'aux dé-
pens du tien.
Je sens pourtant qu'une ardeur secrète
in'anime encore , et me rend le courage que
veulent m'ôLer les remords. Chère amie , ah !;
sais-tu de combien de pertes un amour pareil
au mien peut te dédommager? sals-tu jusqu'à
quel point ton amant, qui ite respire que poui:
toi, peut te faire aimer la vie? concois-tu
bien que cestpour toi seule que je veux vivre ,
<igir , penser , sentir désormais ? Non , source
délicieuse de mon être, je n'aurai plusd'ara&
^u,e ton asie ; ye, ne ferai plus rien q'4'ii,i\©
H Ê L O l s E. 299
pnitlo (le (oi-ni'.'me , et tu trouveras au fond
de mon cœur une si douce existence que lu ua
sentiras point ce que la tienne aura perdu de
?cs charmes. Hebien , nous serons coupables,
mais nous ne serons point médians ; nous
serons coupables, mais nous aimerons tou-
jours la vertu : loin d'oser excuser nos fautes ,
Jious eu gémirons ; nous les pleurerons en-
semble; nous les rachèterons , s'il estpossible^
à force d'être bicnfesans et bons. Julie! ô
JnlU ! que ferais-tu , que pcux^tu faire ? tu
ne peux échapper à mon cœur: n'a-t-il pas
e'pouse' le tien ?
Ces vains projets de fortune qui m'ont si
grossièrement abusé sont oubliés depuis long-»
temps; je vais m'occupcr uniquement des
çoiusque je dois à inilord Edouard y il veut
m'cntrahier en Angleterre , il prétend que je
puis l'y servir. Hé bien , je l'y suivrai : mais
je me déroberai tous les ans ; je me rendrai
secrètement jîiès de toi. Si je ne puis te parler,
aumoins jc t'aurai vue ; j'auraidu moins baisé
tes pas ; un regard de tes yeux m'aura donné
dix mois, de vie. Forcé de repartir , en m'éloi-^
gnant de celle que j'aime , je compterai pour
me consoler les pas qui doivent m'en rappro-.
çl\er,Cesfré(juens voyages don,ueroiitlc cliang^%
Soo LA NOUVELLE
àtou malheureux amant; il croira déjà jouir
de ta vue eu partant pour t'aller voir; le sou-
venir de ses transports l'enchantera durant
son retour ; malgré le sort cruel, ses tristes
ans ne seront pas toutà-fait perdus; il n'j
en aura point qui ne soient marqués par des
plaisirs, et les courts momens qu'il passera
près de toi se multiplieront sur sa vie eu--
tière.
LETTRE XVII.
VE MADAME D'ORBE
A V AMANT DE JULIE.
v<
OTRE amante n'est plus , mais j'ai re-»
trouvé mon amie , et vous en avez acquis une
dont le cœur peut vous rendre beaucoup plus
que vous n'avez perdu. Julie est mariée, et
digne de rendre heureux Thonuéte houim&
qui vient d'unir son sort au sien. Après tant
d'imprudences , rendez grâces au ciel qui vous
a sauvés tous deux, elle de l'ignominie , et
vous du regret de l'avoir déshonorée. Respectez
son uouveiétat; ne lui écrivez point, elle vous
en prie. Attendez qu'elle vous écrive ; c'est
ce qu'elle fera daus peu. Yoici le temps où
H E L O 1 s E. Soi
je vais connaître si vous inciitcz l'estime quo
j'eus pour vous, et si votre cœur est sensible
à une amitié' pure et sans inlerét.
LETTRE XVIII.
DE JULIE A SON AMI.
V.
eus êtes depuis si long-temps le dc'po-
sltaire de tous les secrets démon cœur, qu'il
ne saurait plus perdre luic si douce habitude.
Dans la plus importante occasion dénia vie il
Veut s'épancher avec vous. ( Îuvrez-Uii le vôtre ,
mon aimable ami; recueillez dans votre sein
les longs discours de l'amitié ; si quelquefois
elle rend diffus l'ami qui parle , o^le rend tou-
jours patient l'ami qui e'coute.
Lice au sort d'un époux, on plutôt aux
volontésd'un père parunechaîne Indissoluble,
j'entre dans une nouvelle carrière qui nedoit
unir qu'à la mort. En la commençant , jetons
un moment les yeux sur celle qne je quitte ; il
Jie nous sera pas pénible de rappeler un temps
si cher. Peut-ctreytrouverai-je des leçons pour
bien user de celui qui me reste ; peut-être y
trouvercz-vous des lumières pour expliquer ce
que ma conduite eut toujours d'obscur a vos
'So3 LA NOUVELLE
yeux. Au moins ea considérant ce que nons
fûmes l'un à l'autre , nos cœurs n'en sentiront
que mieux ce qu'ils se doivent jusqu'à la fin
de nos jor.rs.
Il y a six ans à-peu-.près que je vous vis pour
la première fois. Vous étiez jeune, bien fait ,
aiuiable; d'autres jeunes gensrn'ont paru plus
beaux et mieux faits que vous ; aucun ne m'a
çionnéla moindre émotion, et mon cœur fut à
TOUS dès la première vue. {oo) Je crus voir sur
Totre visageles traits de l'ame qu'il fallait à la
mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient
que d'organes à des sentimens plus nobles; et
j'aimai dans vous, moins ce que j'y voyais
que ce que je croyais sentir en n^.oi-méme. Il
n'v a pas de^ix mois que je pciisais encore ne
in'étre pas^ trompée ; l'aveugle amour, me
disais-je , avait raison ; nous étions faits l'un
pour l'autre ; je serais a lui si l'ordre humain
^'eù!: troublé les rapports de la nature ; et s'il
(oo) M. Richardson se moque beaucoup de ces
ettachemens nés de la preniière vue et fondés
sur des conformités indéMnissables. C'est fort
bien fait de s'en moquer, mais comme il n'en
existe pourtant que trop de cette espèce , au-beu
de s'amuser à les nier , ne ferait-ou pas mieuv
^p nous apprendre à les vaincre?
tï E L O ï s É: Soi
€tait permis à quelqu'un d'être beureii?:, iidtia
aurions du Tètrc ensemble.
Mes scntimcris nous furent communs; ila
m'auraientabusc'esijelcseusse éprouves senlc^
L'amour que j'ai connu ne peut naître qu6
d'une convenance réciproque et d'uil accord
des âmes. On n'aime point si l'on n'est aimé,
du moins on n'aime pas long-temps. Ces pas-
sions sans retour qui font, dit-on, tant da
xîiallicureux ne sont fondées que sur les sens ;
si quelques-unes pénètrent jusqu'à l'ame , c'esÊ
par des rapports faux dont on est bientôfc
détrompé. L'amour sensuel ne peut se passcf
de la possession , et s'éteint par elle. Le ve'ri-»
table amolirne peut se passer du cœur, et dure
autant que les rapports qui l'ont fait uaitrd
(^pp)- Tel fut le nôtre en commençant; tel il
S'^ra , j'espère, jusqu'à la lin de nos jours j
quand nous l'aurons itiieux ordonné. Je vis ,
)e sentis que j'étais aimée et que je devais
l'être. La bouche était muette ; le regard était
contraint, mais le coeur se fcsait entendre*
Nous éprouvâmes bientôt eutre nous ce JQ
(pp) Quand ces rapports sont chimériques, ils
durent autant que l'illusion qui nous les lait
imaeiusn
8o4 LA NOUVELLE
jie sais quoi qui rend le silence e'ioqneirt ,
qui fait parler des yeux baissés , qui donue
une timidité' téméraire, qui montre les dé-
sirs par la crainte , et dit tout ce qu'il n'ose
exprimer.
Je sentis mon cœur , et me jugeai perdue
à votre premier mot. J'apereus la gcne de
votre réserve; j'approuvai ce respect , je vous
en aimai davantage ; je cherchai à vous dé-
domuiager d'un silence pénibleet nécessaire ,
sans qu'il en coi'itàt à mon innocence ; je
forçai mon naturel; j*imitai ma cousine , je
devins badine et folâtre comme elle , pour
prévenir des explications trop graves , et faire
2>asser mille tendres caresses à la faveur de
ce fei^it enjouement. Je voulais vous rendre
si doux votre état présent que la crainte d'en
changer augmentât votre retenue. Tout cela
me réussit mal; on ne sort point de sou na-
turel impunément. Insertsée que j'étais , j'ac-
célérai ma perte au-lieu de la prévenir, j'em-
ployai du poison pour palliatif ; et ce qui
(levait vous faire taire fut précisément ce qui
^'ous fit parler. J'eus beau , par une froideur
aûcctce , vous tenir éloigné dans le téte-à-tétc ;
cette contrainte même me trahit : vous écri-
vîtes. Au lieu de jeter au feu votre première
lettre ,
H É L O ï s JC, ?jo^i
îottie , ou de la porter a ma more, j'osai
Touvrir. Ce fut là luou crime , et tout Id
reste fut forcé. Je voulus tu 'empêcher de re'-
pondre à ces lettres funestes que je ne pou-
vais m'empécher de lire : cet affreux combat
alte'ra ma saute. Je vis l'abymc ou j'allais
jtne précipiter^ J'eus horreur de moi-même ,
et ne pus me résoudre a. vous laisser partir*
Je tombal dans Une sorte de désespoir; j'au-
tais mieux aimé que vous ne fussiez plurt
que de n'être point a moi: j'en vins jusqu'à
souhaiter Votre mort , jusqu'à vous la dc-
tnaudcr. Le ciel a vu mon cœur; cet efiort
doit rach* ter quelques fautes.
Vous voyant prêt à m*obéir , il fallut par-
ler. J'avais reçu de la Chaillot des leçons
.k yk
qui rie nie firent que mieux connaître les
dangers de cet aveu. L'amour qui me l'arra-
èliait m'apprit à en cli.dcr l'ciret. Vous fûtes
mon dernier refuge ; j'eus assez de confîanccî
eu vous pour vous armer contre ma faiblesse ;
je vous crus digne de me sauver de uioi--
tnême , et je vous rendis justice. En vous
voA^ant respecter un dépôt si cher, je coiuuid
que ma passion ne m'aveuglait point surleîJ
"Vertus qu'elle me fcsait tlouver en vous, J<$
tn'y livrais dvec d'autant plus de scC irit4
NowelU Héloise. Tcme II, T
3o5 L A N O U V E L L E
qu'il lac sembla que nos cœurs se sufEsaiciiÉ
l'un à l'autre. Sûre de ne trouver au foud du
mien que des seiitiuieus honnêtes , je goû-
tais sans précaution les cliarnics d'une douce
familiarité. Helas ! je ne voj-ais pas que le
mal s'invétérait par ma négligence , et que
l'habitude était plus dangereuse que l'amour.
Touchée de votre retenue , je crus pouvoir
sans risque modérer la mienne ; dans l'inno-
cence de mes désirs je pensais encourager en
vous la vertu même , par les tendres caresses
de l'amitié. J'appris dans le bosquet de Cla-
rens que j'avais trop compté sur moi, et
qu'il ne faut rien accorder aux sens quand
on veut leur refuser quelque chose. Un ins-
tant, un seul instant embrasa les miens d'un
feu que rien ne put éteindre ; et si ma vo-
lonté résistait encore , dès-lors mon cœur fut
corrompu.
Vous partagiez mon égarement ; votre let-
tre me fit trembler. Le péril était double :
pour me garantir de vous et de moi , il fallut
vous éloigner. Ce fut le dernier effort d'une
vertu mourante ; en fuyant vous achevâtes
de vaincre ; et sitôt que je ne vous vis plus ,
ma langueur ua'ôta le peu de force qui me
îestftit pour vous résister.
H É L O ï S E. 3o7
Mon pcrc en quittant le service avait
amené chez lui ^I. de Jf'olinar ; la vie qu'il
lui devait , et une liaison de vingt ans , lui
lendaicnt cet ami si cher qu'il ne pouvait se
séparer de lui. iNI. de ÏP^olniar avançait en
âge, et quoique riche et de grande naissance,
il ne trouvait point de femme qui lui con-
TÎnt. 3Ion j)ère lui avait parle' de sa iillc en
homme qui souhaitait de se faire un gendre
de son ami ; il fut question de la voir , et
c'est dans ce dessein qu'ils firent le vovage
ensemble. Mon destin voulut que je plusse
a M. de Tf^olmar qui n'avait jamais rien
aimé. Il se donnèrent secrètement leur pa-
role , et M. de Tf^olniar ayant beaucoup
d'aflalrcj à régler dans une cour du Nord ou
étaient sa famille et sa fortune , il en de-
manda le temps , et partit sur cet engage-
ment mutuel. Après son départ , mon père
nous déclara à ma mère et à moi qu'il me
Tavait destin':, pour époux, et m'ordonna^
d'un ton qui ne laissait point de réplique à
ma timidité , de me disposer à recevoir sa
main. Mamère ^qui n'avait que trop remarqué
le penchant de mon cœur , et qui se sentait ,
pour vous une inclination naturelle , essaya
plusieurs fois d'ébranler cette résolution ;
T 2
3o8 LA NOUVELLE
sans oser vous proposer , elle parlait ck; ma-
nière a donner a mou père de la considé-
ration pour vous , et le dcsir de vous con-
naître ; mais la qualité qui vous manquait le
rendit insensible à toutes celles que vous pos-
sédiez ; et s'il convenait que la naissance ne
les pouvait remplacer , il prétendait qu'elle
seule pouvait les faire valoir.
L'impossibilité d'être heureuse irrita des
feux qu'elle eût dû éteindre. Une flatteuse
illusion me soutenait dans mes peines ; je
perdis avec elle la force de les supporter.
Tant qu'il me fût resté quelque espoir d'être
avons , peut-être aurais-je triomphé de moi;
il m'en eût moins coiité de vous résister
toute ma vie que de renoncer à vous pour
jamais , et la seule idée d'un combat éternel
ni'ôta le courage de vaincre.
La tristesse et l'amour consumaient mon
cœur ; je tombai dans un abattement dont
mes lettres se sentirent. Celle que vous m'é-
crivîtes de Meilierie y mit le comble ; à mes
propres douleurs se joignit le sentiment de
votre désespoir. Hélas ! c'est toujours Tame
la plus faible qui porte les peines de toutes
deux. Le parti que vous m'osiez proposer
mit le comble à mes perplexités. L'iufortuue
H É L O ï s E. 3o9
de mes jours ^tait assurée ; l'iuevitable choir
qui iiic restait à faire était d'y joiiiflrc celle
de lues p irens ou la vôtre. Je ne pus sup-
porter cette horrible alternative ; les forces
de la nature ont un terme ; tant d'agitation
épuisa les miennes. Je souhaitai d'être de'-
livrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié de
moi ; mais la cruelle mort m'épar<^na pour
me perdre. Je vous vis , je fus guérie, et je
péris.
Si je ne trouvai point le bonheur dans
mes fautes, je n'avais jamais espéré l'y trou-
ver. Je sentais que mon cœur était fait ])our
la vertu , et qu'il ne pouvait être heureux
aans elle : je succombai par faiblesse et non
par erreur ; je n'eus pas même l'excuse de
l'aveuglement. Il ne me restait aucun espoir;
je ne pouvais plusqu'êtrc infortunée. L'inno-
cence et l'amour m'étaient également néces-
saires ; ne pouvant lee couserver ensemble ,
et voyant votre égarement , je ne consultai
que vous dans mon choix , et me perdis pour
vous sauver.
Mais il n'est pas si facile qu'on pense de
renoncer a la vertu. Elle tourmente long-
temps ceux qui l'abandonnent", et ses char-
mes , qui font les délices des âmes pures,
T 3
3io LA NOUVELLE
fout le premier supplice du lue'cbant, qui les
aime encore et n'eu saurait plus jouir. Cou-
pable et lion dépravée , je ue pus échapper
aux remords qui m'attendaient; riionnêtcté
me fut chère , même après l'avoir perdue ;
ma honte pour être secrète ne m'en fut pas
moins anière ; et quand tout l'univers en eût
été témoin , je ne l'aurais pas mieux sentie.
Je me consolais dans ma douleur comme un.
blessé qui craint la gangrène , et en qui \o
sentiment de son mial soutient l'espoir d'eu,
guérir.
Cependant cet état d'opprobre m'était
odieux. A force de vouloir étouffer le re-
proche sans renoncer 5,r crime , il m'arriva
ce qu'il arrive à toute ame honnête qui
s'égare et qui se plaît dans son égarement.
XJiie illusion nouvelle vint adoucir l'amer-
tume du repentir ; j'espérai tirer de ma faute
un moyen de la réparer, et j'osai former le
projet de contraindre mou père à nous unir.
Le premier fruit de notre amour devait serrer
ce doux lien. Je le demandais au ciel coiume
le gage de mou retour à la vertu , et de notre
bonheur commun. Je le désirais comiue uns
autre a ma place aurait pu le craindre ; le
tendre amour , tempérant par son prcstigs
H E L O 1 s E. 3ir
le murmure de la conscience , me consolait
de ma faiblesse par l'efi'et que j'en attendais,
et fesait d'une si chère attente le charme et
l'espoir de ma vie.
Si-tôt que j'aurais porte' des marques sensi-
bles de mon état, j'a\ais résolu d'en faire en.
présence de toute ma famille une de'clara-
tion publique à Af. Perret {(jcj ). Je suis ti-
mide , il est vrai ; je sentais tout ce qu'il
m'en devait coûter , mais l'honueur uiéme
animait mon courage ; et j'aimais mieux sup-
porter une fois la confusion que j'avais mé-
ritée , que de nourrir une honte éternelle an
fond de mon cœur. Je savais qu^ mon pèro
me donnerait la mort ou mon amant ; cette
alternative n'avait rien d'effrayant pour moi;
€t , de manière ou d'autre , j'envisageais dans
cette démarche la fin de tous mes malheurs.
Tel était, mon bon ami, le mystère que
je voulus vous dérober , et que vous cher-
chiez à pénétrer aveeuncsi curieuse inquié-
tude. Mille raisons me forçaient à cette ré-
serve avec un homme aussi emporté que
vous : sans compter qu'il ne fallait pas armer
d'un nouveau prétexte votre indiscrète i^î-
(77) Pasteur du lieu.
T 4
3i2 LA N O U Y E L L E
portniiite. Il était à propos sur-tcut de vous
éloigner durant une si périlleuse scène ; et
je savais bien que vous n'auriez jamais con-
senti à m'abandonner dans un danger pareil ,
s'il vous eût été connu.
Hélas î je fus encore abusée par une si
douce espérance ! Le ciel rejeta des projets
conçus dans le crime ; je ne méritais pas
l'honixeur d'être mère ; mon attente resta tou-
jours vaine, et il me fut refusé d'expier ma
faut*" aux dcpens de ma réputation. Dans
îe désespoir que ''en conçus , l'imprudent
rendez- vous qui mettait votre vie en danger
fut une témérité que mon fol amour me voi-
lait d'une si douce excuse : je m'en prenais
à moi du mauvais succès de mes vœux , et
înon cœur , abusé par ses désirs , ne voyait
dans l'ardeur de les contenter que le soin
de les reîidre un jour légitimes.
Je les crus ini instant accomplis ; cette
erreur fut la source du plus cuisant de mes
regrets ; et l'amour exaucé par la nature
ii'en fut que plus cruellement trahi par la
destinée. Vous avez su (/'r) quel accident
(rr) Ceci suppose d'autres lettres que nous
£.' avons pas.
lî É L O ï S E. 3i3
Uctniisit, avec le ç;crmc que je portais dans
iiu)u selii , le dernier fondement de mes es-
j)erances. Ce inalhenr iii'arriva précii^cmcnt
dans le temps de notre séparation : comme
si le ciel eût voulu m'accablcr alors de tons
les maux que j'avais mérités j et couper
a-!a-t"ois tous les liens qui pouvaient nous
unir.
A otrc départ fut la fin de mes erreurs ainsi
que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop
lard , les chimères qui m'avaient abusée. Je
me vis aussi méprisable que je l'étais devenue ,
tt aussi malheureuse que je devais toujours
1 être avec un amour sans innocence , et des
désirs sans espoir, qu'il m'était impossible
d'éteindre. Tourmentée de mille vains regrets ,
}e renonçai à des réOcxionsaussi douloureuses
qu'inutiles : )e ne valais plus la peine que je
songeasse à moi-même , je consacrai ma vie
à m'occuper de vous. Je n'avais plus d'hon-
neur que le vôtre , plus d'espérance qu'eu
votre bonheur ; et les sentimcns qui me
venaient de vous étaient les seuls dont je
crusse pouvoir être encore émue.
L'amour ne m'aveuglait point sur vos
défauts, mais il me les rendait chers; et telle
ctait son illusion , que je vous aurais moins
i' 5
3i4 LA NOUVELLE
aiiue SI vous aviez été plus parfait. Je con-
naissais votre cœur , vos cmporteinciis ; je
savais qu'avec plus de courage que luoi vous
aviez moins de patieuce , et que les maux
dont mon ame était accable'e mettraient la
vôtre au désespoir. C'est par cette raison que
je vous cachai toujours avec soin les engage-
niens de mon père ; et a notre se'paratioîi ,
voulant profiter du zèle demiîord Edouard
pour votre fortune , et vous en inspirer un
pareil à vous-même , je vous flattai d'un
espoir que je n'avais pas. Je fis plus ; con-
naissant le danger qui nous menncait, je pris
la seule précaution qui pouvait nous en
garantir ; et vous engageant avec ma parole
ma liberté, autant qu'il m'était possible, je
tâcliai d'inspirer à vous de la coJifiancc , à
moi de la fermeté, par une promesse que je
n'osasse enfreindre et qui pût vouà tranquil-
liser. C'était un devoir puérile, j'en conviens,
et cependant je ne m'en serais jamais départie.
La vertu est si nécessaire à nos cœurs , que
quand on a une fois abandonné la véritable,
on s'en fait ensuite une à sa mode, et Ton y
tient plus fortement, peut-être parcequ'elle
est de notre choix.
Je ne vous dirai point combien j'éprouvai.
H K L O I s E. 3i5
d''aj;itatioiis depuis votre éloi^ncincnt : la
pire de toutes était la crainte d'clrc oubliée.
Le séjour où vous étiez uie fesait trembler ;
votre manière d'y vivre augmentait mou
effroi ; je croyais déjà vous voir avilir jusqu'à
n'être jdIus qu'un homme à bonnes fortunes.
Cette ignominie m'était plus cruelle que tous
mes maux ; j'aurais mieux aimé vous savoir
malheureux que méprisable; après tant de
peines auxquelles j'étais accoutuuiée , votre
déshonneur était !a seule que je ne pouvais
supporter.
Je fus rassurée sur des craintes que le ton
de vos lettres commençait à eonlirmer ; et je
le fus par un moyen qui eût pu mettre le
comble aux alarmes d'une autre. Je parle
du désordre où vous vous laissâtes entraîner,
et dont le prouipt et libre aveu fut de toutes
les preuves de votre franchise celle qui m'a
le plus touchée. Je vous connaissais trop
pour ignorer ce qu'un pareil aveu devait vous
coûter quand même j'aurais cessé de vous
être chère ; je vis que l'amour vainqueur de
la honte avait pu seul vous l'arracher. Je
jugeai qu'un cncnr si sincère était incapable
d'une inlidélité cachée ; je trouvai moins
de tort dans votre faute que de mérite à
T 6
3i6 LA NOUVELLE
In confesser , et rappelant tos anciens on^
gaj^emens , je me guéris pour jamais de la
jalousie.
Mou ami , je n'en fus pas plus heureuse;
pour un tourment de moins sans cesse il en
renaissait mille antres , et je ne connus jamais
Tnieux combien il est insensé de chercher dans
régarem.cMt de son cœur un repos qu'on ne
trouve que dans la sagesse. Depuis long-temps
je pleurais en secret la meilleure des mères
qu'une langueur mortelle consumait insensi-
blement. Bibi ^ à qui le fatal etî'et de ma
chute m'avait forcée à me confier, me trahit
et lui découvrit nos amours et mes fautes. A
peine eus- je retiré vos lettres de chez ma
cousine qu'elles furent surprises. Le témoi-
gnage était convainquant; la tristesse acheva
d'ôter à ma micre le peu de forces que son
mal lui avait laissées. Je faillis expirer do
regret a ses pieds. Loin de m'exposer à la
inort que je méritais, elle voila ma honte ,
et se, contenta d'en gémir : vous-même, qui
l'aviez si cruellement abusée , ne pûtes lui
Revenir odieux. Je fus témoin de i'eÛ'et qiiç
produisit votre lettre sur son cœur tendre
et compatissant. Hélas ! elle désirait votre
liQuliçm' et Iç mieu, Elle tcuta plus d'une
H É L OÏ s E. 3i7
fois.... quo sert de lappcUr une espérance
à jamais éteinte ? Le ciel en avait autre-
ment ordonne. Elle finit ses tristes jcnrs
dans la douleur de n'avoir pu fléehir im
éjjoux sévère , et de laisser une lillc t-i peu
digne d'elle.
Aecablée d'une si cruclio perte , mon ame
n'eut plus de force que pour la sentir ; la voix
de la nature j;émissan te étoufl'a les murmures
de l'amour. Je pris dans une espèce d'hor-
reur la cause de tant de maux : Je voulus
étouffer enùn l'odieuse passion qui me les
avait attirés, et renoncer à vous jjour jamais.
Il le fallait, sans doute: n'avais-je pas assez
de quoi pleurer le reste de ma vie , sans cher-
cher incessamment de nouveaux sujets de
larmes ? Tout semblait favoriser ma résolu-
tion. Si la tristesse attendrit l'amc, une pro-
fonde affliction l'endurcit. Le souvenir de
m.a mère mourante effaçait le vôtre ; nous
étions éloignés ; l'espoir m'avait abandonnée;
jamais mon iacomparahle amie ne fut si
sublime, ni si digne d'occuper seule tout uîou
creur. Sa vertu , sa raison , son amitié, ses
tendres caresses semblaient l'avoir ])urifié; Je
vous crus oublié , je me crus guérie. Il était
ti'op tard 5 ce ^ue j'avais pris pour la froideur
Si8 LA N O U Y E L L E
d'un amour éteint n'était que l'abattement du
désespoir.
Comme un malade qui cesse de souffrir eu.
tombant eu faiblesse se ranime à de plus
vives douleurs , je sentis bientôt renaître
toutes les miennes quand mon père i^n'eut an-
noncé le prochain retour de M. de Tf^oîmar.
Ce fut alors que l'invincible aiaour me rendit
des forces que je croyais n'avoir plus. Pour
la première fois de ma vie j'osai résister en
face à mon père. Je lui protestai nettement
que jamais M. de ff'olmar ne me serait rien ;
que j'étais déterminée à mourir lille ; qu'il
était maître de ma vie , mais non pas de mou
cœur, et que rien ne me ferait changer de
volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère ,
ni des traitemens que j'eus à souffrir. Je fus
inébranlable ; ma timidité surmontée m'avait
portée à l'autre extrémité, et si j'avais le lou.
moins impérieux que mou père , je l'avais tout
aussi résolu.
Il vit que j'avais pris mon parti, et qu'il
ne gagnerait rien sur moi par autorité. Ua
instant je me crus déhvrée de ses persécutions :
mais que devins-je quand tout-à-coup je vis
à mes pieds le plus sévère des pè-es attendri
et fondant ca larmes 1 Sans me permettre de
H E L O 1 s E. 3i9
me lever il me serrait les genoux , et fixant
SCS yeux, luoiiillcs sur les miens , il uie dit
d'une voix toucliautc que j'entends encore
au-dedaiis de moi : Ma tille ! respecte les
cheveux blancs de ton malheureux père ;
MC le fais pas descendre avec douleur au
tombeau, comme celle qui le porta dans son
sein. Ah ! veux-tu domicr la mort a toute ta
famille ?
Concevez mon saisissement. Cette attitude ,
ce ton , ce geste , ce discours , cette afireu^e
ide'e me bouleversèrent au point que je me
laissai aller dcmi-mortc entre ses bras, et ce
ne fut qu'après bien des sanglots dont j'étais
oppressée, que ic pus lui repondre d'une voix
altérée et faibltî : O mou père ! j'avais des
annes contre vos menaces , je n'en ai point
contre vos pleurs. C'est vous qui ferez mourir
votre fille.
Nous étions tous deux tellement agités que
nous ne pûmes de long-temps nous remettre.
Cependant , en repassant en moi-même ses
derniers mots, je conçus qu'il étaitpius ins-
_ truit que je n'avais cru , et résolue de mo
prévaloir contre lui de ses propres connais-
-iiuuîes , je me préparais à lui faire, au péril
tic ma vie, un aycu trop long-tciups dilléré.
320 LA NOUVELLE
quand m'anctant avec vivacité, comme s'il
ciit prévu et craint ce que j'allais lui dire , il
me parla ainsi.
» Je sais quelle fantaisie indigne cVuns
« fille bien née vous nourrissez au fond de
« votre cœur. Il cet tempr. de sacrifier an
« devoir et à riionncteté une passion lion-
« teusc qui vous dc.sliouore, et que vous ne
« satisferez Jamais qu'aux dépens de ma vie.
« Ecoutez une fois ce que l'honneur d'un
« père et le vôtre exigent de vous , et jugez-
« vous vous-mêiue.
« M. de TP^chnar est un homme d'une
« grande naissance, distingué par toutes les
« qualités qui jjcuvent la soutenir, qui jouit
« de la considération publique et qui la
« mérite. Je lui dois la vie; vous savez les
« engagemens que j'ai pris avec lui. Ce qu'il
« faut vous apprendre encore, c'est qu'étant
« allé dans son pays, pour mettre ordre à
« ses affaiies, il s'est trouvé enveloppé dans
« la dernière révolution, qu'il y a perdu ses
<* biens , qu'il n'a lui-même échappé à l'exil
« en Sibérie que par lui bonheur singulier,
« et qu'il revient avec le triste débris de sa
« fortune, sur la parole de son ami qui n'en
« manqua jamais à personne. Prescrivez-moi
H E L O 1 s E. 321
K maintenant la réception qu'il faut lui faire
« à sou retour. Lui dirai-je : Monsieur , )c
« vous promis ma fille tandis que vous étiez
« rielie, mais à présent que vous n'avez plus
« rien, je me rétracte , et ma tille ne veut
« point de vous ? Si ce n'est pas ainsi qno
« j'énonce mon relus, c'est ainsi qu'on l'in-
« tcrprètera : vos amours allégués seront pris
« pour un prétexte , ou ne seront pour moi
« qu'un afTront de plus, et nous passerons,
« vous pour une fille perdue, moi pour nu
« mal-honnétc homme qui saeri lie son devoir
« et sa foi à un vil intérêt, et joint i'in^ra-
« titnde à l'intidél-té. Ma tille , il est trop
« tard pour finir dans l'opprobre une vie
« sans tache , et soixante ans d'honneur
« ne s'abandonnent pas on un quart-d'heure.
«< Voyez donc , continua-t-il , combien
«■ tout ce que vous pouvez me dire est à
« présent hors de propos. Voyez si des prélé-<
« rences que la pnd'mr désavoue, et quelque
« feu passager de Jeunesse, peuvent jamais
« être mis en balance avec le devoir d'une
« fille et riionîicur coiuproiuis d'un père.
« S'il n'était question pour l'un des deux
« que d'numolrr son bonheur à l'antre , ma
«■ tendresse vous diijputcrait un si doux, su-
^22- L A N O U V E L L E
« crifice ; mais, mon enfaut , l'honneur a
« parlé, et dans le sang dont tu sors, c'est
« toujours lui qui décide ».
Je ne manquais pas de bonnes réponses à
ce discours ; mais les préjugés de mon pcre
lui donnent des principes si didérens des
miens , que des raisons qui me semblaient
sans réplique ne l'auraient pas uit'iue ébranlé.
D'ailleurs , ne sachant ni d'où lui venaient
les lumières qu'il paraissait avoir acquises
sur ma conduite , ni jusqu'oii elles pouvaieiit
aller ; craignant à son afiectation de m'in-
terrompre qu'il n'eût déjà pris son parti sur
ce que j'avais h lui dire, et, plus que tout
cela , retenue par une honte que je n'ai
} aurais pu vaincre , j'aimai mieux employer
une excuse qui me parut plus sûre , parca
qu'elle était plus selon ma manière de penser.
Je lui déclarai sans détour l'engagement que
j'avais pris avec vous ; je protestai que je no
vous manquerais point de parole, et que,
quoi qu'il pût arriver , je ne me marierais
jamais sans votre consentement.
En effet, je m'aperçus avec joie que mon
scrupule ne lui déplaisait pas ; il me fit de
vifs reproches sur ma promesse, mais il n'y
objecta rien : tant un gentilhomme plein
H É L O ï s E. 325
dliomiciir a naturellcmeiit une haute idce
de la foi des ciii^at^cmcns , et regarde la parole
comme une chose toujours sacrée î Au -lieu
donc de s'amuser à di.puter sur la nullité
de cette promesse , dont je ne serais jauiais
convenue, il m'oLligea d écrire un billet au-
quel il joignit isnc lettre qu'il fit partir sur-
le-champ. Avec quelle a^^itation n'attcndis-je
pas votre réponse ! combien je fis de vœux
pour vous trouver moins de délicatesse que
vous ne deviez en avoir î Mais je vous con-
naissais trop pour douterdc votre obéissance ,
et je savais que plus le sacrifice cî>i^é vous
serait pénible , plus vous seriez prompt à
TOUS l'imposer ; la réponse vint ; elle me
fut cachée durant ma maladie : après mon
rétablissement mes craintes furent confir-
mées ; il ne me resta plus d'excuses. Au
moins mon père me de'clara qu'il n'en rece-
rrait plus, et avec Tascendant que le terrible
mot qu'il m'avait dit lui donnait sur mes
'volonte's , il me fit jurer que je ne dirais
rien cl M. de Jf'ohnar qui pût le détourner
de m'épouscr : car, ajoutait-il, cela lui pa-
raîtrait un jeu concerte' entre nous ; et à
quelque prix que ce «oit, il faut que ce ma^
riage s'achève ou que je meure de douleur.
324 LA NOUVELLE
Tons le savez, mou ami, ma santé si ro-
buste contre la fatigue et les injures de l'air,
ne peutre'sister aux intempéries des passions,
et c'est dans mon trop sensible cœur qu'est
la source de tous les maux et de mou corps
et de mon ame. Soit que de longs chagrins
eussent corrompu mon sang , soit que la
nature eût pris ce temps pour l'épurer d'uu
levain funeste, je me sentis fort incommodée
à la fin de cet entretien. En sortant de la
chambre de mon père, je m'efforçai pour
vous écrire un mot, et me trouvai si mal
qu'en ine mettant au lit, j'espérai ne m'en,
plus relever. Tout le reste vousest trop connu;
mon imprudence attira la vôtre. Vous Tintes,
je vous vis, et crus n'avoir fait qu'un de ces
rêves qui vous offraient si souvent à moi
durant mon délire. Mais quand j'appris que
vous étiez venu, que je vous avais vu réelle-
ment, et que, voulant partager le mal dont
vous ne pouviez me guérir, vous l'aviez pris
àdesscm, je ne pus supporter cette dernière
épreuve, et voyant un si tendre amour sur-
vivre à rcspérauce, le mien que j'avais pris
tant de peine à contenir ne connut plus de
freiu , et se ranima bientôt avec plus d'ar-
deur que jamais. Je vis qu'il fallait aimer
H E L O 1 s K. 335
jnialgvé moi ; je senti» qu'il fallait être cou-
pable ; que je ne pouvais résister ni à njoa
j)ère ni à mon amant, et que je n'accorderais
jamais les droits de l'amour et du san^ qu'aux
dépens de l'honnêteté. Ainsi tous mes bons
sentimcns achevèrent de s'e'teindre ; toutes
ines facultés s'altérèrent ; le crime perdit son
horreur à mes yeux ; je me sentis toute autre
au-dedans de moi ; enfin , les transporls
cffréne's d'une passion rendue furieuse par
les obstacles, me jetcrer.t dans le plusafïVcnx
désespoir qui puisse accabler une amc ; j'osai
désespérer de la vertu. Votre lettre , plus
propre à réveiller les remords qiià les pré-
venir , acheva de m'égarer. Mou cœur était
si corrompu que ma raison ne put résister
aux discours de vos philosophes. Des horreurs
dont l'idée n'avait jamais souillé mon esjMit
osèrent s'y présenter. La volonté les com-
tattait encore, mais l'imagination s'accou-
tumait à les voir, et si je ue portais pas
d'avance le crime au fond de mou cœur, je
n'y portais plus ces résolutions généreuses
qui seules peuvent lui résister.
J'ai peine à poursuivre. Arrêtons un mo-
ment. Rappelez-vous ces temps de bonheur
et d'juuoccncc, oiî ce feu si vif et si doux
326 LA NOUVELLE
dont nous étions animes épurait tons nos
seutimens , oii sa sainte ardeur Çss') nous
rendait la pudeur plus chère et l'honnêteté
plus aimable, où les désirs même ne sem-
blaient naître que pour nous donner l'hon-
neur de les vaincre et d'en être plus dignes
l'un de l'autre. Relisez nos premières lettres ;
songez à ces momens si courts et trop peu
goûtés où l'amour se paraît à nos yeux de
tous les charmes de la vertu , et où nous
nous aimions trop pour former entre nous
des liens désavoués par elle.
Qu'étions - nous , et que sommes - nous
devenus ? Deux amans tendres passèrent
ensemble une année entière daus le plus
rigoureux silence , leurs soupirs n'osaient
s'exhaler , mais leurs cœiars s'entendaient :
ils croyaient souffrir , et ils étaient heureux,
A force de s'entendre , ils se parlèrent; mai$
contens de savoir triompher d'eux-mêmes,
et de s'en rendre mutuellement l'honorable
témoignage , ils passèrent une autre année
dans une réserve non moins sévère ; ils se
disaient leurs peines , et ils étaient heureux.
(ss) Sainte ardeur ! Julie , ah Julie ! quel mot
pour une femme aussi biôii guérie que vou*
crevez l'être.
H E L O I s E. S27
Ces lonpis combats furent mal contenus ; un
instant de faiblesse les égara ; ils s'oublièrent
dans les plaisirs ; mais s'ils cessèrent d'être
chastes , au moins ils étaient iidclles ; au
moins le ciel et la nature autorisaient les
nœuds qu'ils avaient formés ; au moins la
vertu leur était toujours chère ; ils l'aimaient
encore et la savaient encore honorer ; ils
s'étaient moins corrompus qu'avilis. Moins
dij^nes d'être heureux, ils l'étaient pourtant
encore.
<^ue sont maintenant ces amans si tendres
qui brillaient d'une flamme si pure , qui
sentaient si bien le prix de l'honnctetc ?
qui l'apprendra sans gémir sur eux ? Les
yoiià livrés au crime. L'idée même de souiller
le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur
ils méditent des adultères ! Quoi ! sont-ils
bien les mêmes? leurs âmes u'ont-elles point
changé ? Comment cette ravissante image
que le méchant n'aperçut jamais peut-elle
s'cfl'acer des cœms où elle a brillé ? Comment
l'attrait de la vertu ne d('goûte-t-il pas pour
toujours du vice ceux qui l'ont une fois con-
nue ? Combien de siècles ont pu produire
ce changement étrange ? Quelle longueur de
temps put détruire un si charmant souyeiiir.
328 LA NOUVELLE
et faire perdre le vrai sentiment du bônheuT
à qui l'a pu savourer une fois ? ah ! si le
premier désordre est pénible et lent, que
tous les autres sont prompts et faeiles ! Pres-
tige des passions ! tu fascines ainsi la raison,
ta trompes la sagesse et changes la nature
avant qu'on s'en aperçoive. On s'égare un
seul moment de la vie ; on se détourne d'un
seul pas de la droite route ; aussi-tôt une
pente inévitable nous entraîne et nous perd :
on tombe enfin dans un gouffre, et l'on se
réveille épouvanté de se trouver couvert de
crimes , avec un cœur né pour la vertu. Mon
bon ami, laissons retomber ce voîle. Avons-
]ious besoin de voir le précipice aflreux qu'il
nous cache pour éviter d'en approcher? Je
reprends mon récit.
M. de ^^o//«<2/- arriva , et ne se rebuta pas
du changement de mon visage. Mon père ne
me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère
allait finir, et ma douleur était a l'épreuve
du temps. Je ne pouvais alléguer ni l'un nii
l'autre pour éluder ma promesse : il fallut
l'accomplir. Le jour qui devait m'ôter pour
jamais à vous et à moi me parut le dernier
de ma vie. J'aurais vu les apprêts de ma
sépultuve avec moins d'effroi que ceux de
H K L O ï S E. 329
mou mariage. Plus j'approchais du moment
fatal , moins je pouvais déraciner de rnoa
cœur mes premières aScctions ; elles s'irri-
taient par mes efforts pour les éteindre. En-
lin, je me lassai de comballre inutilement.
Uaus l'instaut uièuie où j'étais prête h jurer
à un autre une e'iernelle fidélité, mon cœur
vous jurait eucorc uu auiour éternel, et je
fus mené au temple comme une victime
impure, qui souille le sacrifice où l'on va
l'immoler.
Arrivée k l'église , je sentis en entrant une
sorte d'émotion que je n'avais jamais éprou-
vée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon
ame dans ce lieu simple et auguste , tout
rempli de la majesté de celui qu'on y sert.
Une frayeur soudaine me fit frissonner ;
tremblante et prête à tomber en défaillance,
j'eus peine à me traîner jusqu*au pied de la
chaire. Loin de me remettre, je sentis mon
trouble augmenter durant la cérémonie ; et
s'il me laissait apercevoir les objets, c'était
pour en être épouvantée. Le jour sombre de
l'édifice, le protbnd silence des spectateurs,
leur maintien modeste et recueilli , le cortège
de tous mes parens , l'imposant aspect de mou
féuéré père, tout donnait à ce qui s'allait
JSou^elh Héiohe. Tome II» V
33o LA NOUVELLE
passer nu air de solemnité qui m'excitait h
l'atteiitiou et au respect, et qui ui'eût l'ait
frémir à la seule ide'e d'un parjure. Je crus
voir l'organe de la Providence et entendre
la voix de Dieu dans le ministre prononçant
gravement la sainte liturgie. La pureté , la di-
gnité, la sainteté du mariage si vivement expo-
sées dans les paroles de l'Ecriture , ses chastes
et sublimes devoirs si importais au bonheur ,
à l'ordre, à la paix, à la durée du genre-
humain, si doux à remplir pour eux-mêmes;
tout cela me lit une telle impression que je
crus sentir intérieurement une révolution
subite. Une puissance inconnue sembla cor-
riger tout-à-covip le désordre de mes affections
et les rétablir selon la loi du devoir et de la
nature. L'œil éternel qui voit tout, disais-je
en nioi-m.éme , lit maintenant au fond de
mon cœur ; il compare ma volonté cachée à
la réponse de ma bouche : le ciel et la terre
sont témoins de l'engagement sacré, que je
prends ; ils le seront encore de ma lidélité à
l'observer. Quel droit peut respecter parmi les
hommes quiconque ose violer le premier de
tous ?
Un coup d'œil jeté par hazard sur M. et
Madame d'Orùe , que je vis à côté l'un de
H É L 0 1 s E. 33t
l'autre , et fixant sur moi des yeux atten-
dris , m'cmut plus puissaniiucnt encore que
n'avaient fait tous les au très objets. Aimable
€t vertueux couple , pour moins connaître
Tamour en étes-vous moins unis ? Le devoir
et rhonuctetc vous lient ; tendres amis ,
époux {jdelles, saiis brûler de ce feu dévo-
rant qui coiiïiuinc Tame , vous vous aitnez
d'un sentiment pur et doux qui la nourrit,
que la sagesse autorise et que la raison di-
rij;e ; vous u>n êtes que plus solidement
heureux. Ah ! puissé-je dans un lien pareil
recouvrer la même innocence et jouir du
méuic bonheur ; si je ne l'ai pas mérité
comme \ous, je m'en rendrai digne à votre
exemple. Ces sentimens réveillèrent mon es-
pérance et mon courage. J'envisageai le saint
nœud que j'allais former comme un nouvel
état qui devait purilier mon amc et la rendre
a tous ses devoirs, (^uand le pasteur me de-
manda si je promettais obéissance et fidélité
parfaite à celui que jacceptais pour époux ,
ma bouche et mon cœur le promirent. Je le
tiendrai jusqu'à la mort.
De retour au logis . je soupirais après une
heure de solitude et de recueillement. Je
l'obtins , non sans peine , et quelque cm-
Y 2
S32 LA NOUVELLE
pressement que j'eusse d'eu profiter, je ne
m'examinai d'abord qu'avec re'pugnauce
craignant de n'avoir e'prouve' qu'une fer-
mentation passagère en changeant de con-
dition , et de me retrouver aussi peu di^^ue
épouse que j'avais été fille peu sage. L'épreuve
était sûre, mais dangereuse, je commençai
par songer à vous. Je me rendais le témoi-
gnage que nul tendre souvenir n'avait pro-
fané l'engagement solemuel que je venais de
prendre. Je ne pouvais concevoir par quel
prodige votre opiniâtre image m'avait pu
laisser si long-temps en paix avec tant de
sujet de me la rappeler : je me serais défiée
de l'indifférence et de l'oubli, comme d'un
état trompeur qui m'était trop peu naturel
pour être durable. Cette illusion n'étaitguère
à craindre : je sentis que je vous aimais au-
tant et plus, peut-être, que je n'avais fait ;
mais je le sentis sans rougir. Je vis que je
n'avais pas besoin pour penser à vous d'ou-
blier que j'étais la femme d'un autre. En
me disant coiubien vous m'étiez cher , mon
cœur était ému , mais ma conscience et mes
sens étaient tranquilles, et je counus dès ce
momeut que j'étais réellement changée. Quel
torrent de pure joie viut alors inonder mou
H É L O 1 s E. 333
amc! Quel scatimciit de paix efface depuis sî
long-temps vint rariiuier ce cœur fle'tri par
riguoiiiiuic , et re'paiidre dans tout mou être
inic serc'iiite nouvelle! Je crus me sentir re-
naître ; je crus recommencer une autre vie.
Douce eteonsolante vertu, je la recommence
pour toi ; c'est toi q^ui me la rendras clicre ;
c'est a toi que je la veux consacrer. Aii! j'ai
trop appris ce qu'il en coûte à te perdre pour
. t'abandonner une seconde fois !
Dans le ravissement d'uu changement sL
grand , si promjît , si inespéré , j'osai consi-
dérer l'état où j'étais la veille; je fre'jnis de
l'indigne abaissement où m'avait réduit l'ou-
Lli de moi-même , et de tous les dangers
que j'avais connue depuis mon premier éga-
rement. Quelle heureuse révolution mie ve-
nait de montrer Thorreur du crime qui m'avait
tentée , et réveillait en moi le goût de la sa-
gesse î Par quel rare bonheur avais-je été
plus fidelle k l'amour qu'à l'honneur qui me
fut si cher? Par quelle faveur du sort votre
inconstance ou la mienne ne m'avait-clle
point livrée à de nouvelles inclinations ? Com-
ment eussé-je opposé à un autre amant une
résistance que le premier avait déjà vaincue ^
et une honte accoutumée à céder aux désirs t
Y a
334 LA N O U T E L L E
Aurais-je plus respecté les droits d'un amour
e'teiiit que je n'avais respecte' ceux de la
vertu , jouissant encore de tout leur empire ?
Quelle sûreté avais-je eue de n'aimer que vous
seul au monde, si ce n'est un sentiment in-
térieur que croient avoir tous les amans qui
se jurent une constance éternelle, et se par-
jurent innocemment toutes les fois qu'il plaît
au ciel de cliauger leur cœur ! Chaque dé-
faite eût ainsi préparc la suivante; l'habitude
du vice en eût eÊFacé l'horreur a mes yeux:.
Entraînée du déshonneur à l'infamie sans
trouver de prise pour m'arrcter , d'une
amante abusée je devenais une fille perdue ,
l'opprobre de mon sexe , et le désespoir de
ma famille. Qui m'a garantie d'un eflet si
naturel de ma première faute ? qui m'a re-
tenue après le premier pas ? Qui m'a conservé
ma réputation et l'estime de ceux qui me sont
cliers ? Qui m'a mise sous la sauve-garde d'un
époux vertueux , sage , aimable par son ca-
ractère et même par sa personne, et rempli
pour moi d'un respect et d'un attachement
si peu mérités ? Qui m.e permet enfin d'as-
p.irer encore au titre d'honuéte femme , et
me rend le courage d'en être digne ? Je le
vois 5 je le sens j la main sccourablc qui m'a
H É L O ï s E. <635
conduite a travers Jcs téucbrcs est celle qui
lève à mes yeux le voîic de l'crrenr , et me
rend à moi malgré moi-uicme. La voix se-
crète qui ne cessait de murmurer au fond de
mon cœur s'e'lève et tonne avec jilus de force
au moment où j'étais près de périr. L auteur
de toute vérité n'a point sonffcrt que je sor-
tisse de sa présencecoupable d'un vil parjure ,
et pre'venant mon crime par mes reuiords
il m'a montré l'abyme où j'allais me préci-
piter. Providence éternelle , qui fais ramper
l'insecte et rouler les cieux , tu veilles sur
la moindre de tes œuvres ! Tu me rappelles
au bien que tu ui'as fait aimer ; daigne ac-
cepter d'un cœur épuré par tes soins l'hom-
mage que toi seule rends digne de t'étre
offert !
A l'instant pénétrée d'un vif sentiment du
danger dont j'étais délivrée , et de l'état
d'honneur et de sûreté où je me sentais ré-
tablie, je me prosternai contre terre, j'élevai
vers le ciel mes mains suppliantes ; j'invo-
quai l'être dont il est le trône , et qui sou-
tient ou détruit quand il lui plaît pa>- nos
propres forces la liberté qu'il nous donne.
Je veux- , lui dis-je , le bien que tu veux et
dont toi seul es la source j je yeux aimex
336 LA NOUVELLE
IVpoux que tu m'as douué ; je veux être
fidelle , parce que c'est le premier devoir qui
lie la famille et toute la société; je veux être
chaste , parce que c'est la première vertu qui
nourrit toutes les autres ; je veux tout ce
qui se ra|7j3orte à l'ordre de la uature que
tu as éta])li , et aux règles de la raisou que
je tiens de toi. Je remets mou cœur sous
ta garde et mes désirs en ta main. Rends
toutes mes actions conformes à ma volonté
constante qui est la tienne , et ne permets
plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur
le choix de toute ma vie.
Après cette courte prière , la première que
j'eusse faite avec un vrai zèle , je me sentis
tellement affermie dans mes résolutions ; i\
me parut si facile et si doux de les suivre ,
que je vis clairement où je devais cher-
cher désormais la force dont j'avais be-
soin pour résistera mon propre cœur , et
que je ne pouvais trouver en moi-même. Je
tirai de cette seule découverte une confiance
nouvelle , et je déplorai le triste aveuglement
qui me l'avait fait manquer si long-temps.
Je n'avais jamais été tout-à-fait sans reli-
gion : mais peut-être vaudrait-il mieux n'eu,
point avoir du tout que d'eu avoir une ex-
H É L O 1 s E. 33;
tr'rlcnrc et maniérée , qui sans toncbcr le
cœur rassure la conscience ; de se borner à
des formuics , et de croire exactement eu
Dieu a certaines heures pour n'y plus penser
le reste du temps. Scrupuleusement atlache'e
au culte public , je n'en savais rien tirer pour
la pratique de ma vie. Je me sentais biea
née et me livrais à mes penclians ; j'aimais,
à rc'flcchir et me bais a ma raison : ne pou-
vant accorder l'espritde l'évangile avec celui
du monde , ni la foi avec les oeuvres , j'avais
pris un milieu qui contentait ma vaine sa-
gesse ; j'avais des maximes pour croire et
d'autres pour agir : j'oubliais dans uu lien
ce que j'avais pensé dans l'autre ; j'étais dé-
vote à l'église et philosophe au logis. Hélas î
je n'étais rien nulle part; mes prières n'étaient
que des mots, mes raisonnemens des sophis^
mes , et je suivais pour toute lumière la fausse
lueur des feux errans qui me guidaient pour
tnc perdre.
Je ne puis vous dire combien ce principe
intérieur, qui m'avait manqué jusqu'ici , m'a
dotuié de mépris pour ceux qui m'ont si mal
conduite. Quelle était, je vous prie, leur raison
première , et sur quelle base étaient-ils fondés ^
Un heureux instinct me porte au bien , une
S3B LA NOUVELLE
violente passion s'élève ; elle a sa racine dans
le rnérae instinct, queferai-je pour la détruire ?
De la considération de l'ordre je tire la beauté
de la vertu , et sa bonté de l'utilité commune ;
mais que fait tout cela contre mon intérêt par-
ticulier, et lequel au fond m'importe le plus,
de mon bonheur aux dépens du reste des hom.-
mes , ou du bonheur des autres aux dépens
du mien ? Si la crainte ou la honte du châ-
timent niVmpcche de mal faire pour mon
proht, je n'ai qu'a mal faire en secret, la vertu
n'a plus rien à me dire; et si je suis surprise
enfante, on punira comme à Sparte , non le
délit, mais la mal-adresse. Enfin que le ca-
ractère et l'amour du beau soient empreints
par la nature au fond de mon ame, j'aurai
ma règle aussi long-ternps qu'ils ne seront
point défigurés -, mais comment m'assurer de
conserver toujours dans sa pureté cette effigie
intérieure, qui n'a point parmi les êtres sen-
sibles de modèle auquel on puisse la com-
parer? Ne sait-on pas que les affections dé-
sordonnées corrompent le jugement ainsi que
la volonté, et que la conscience s'altère et se
modifie insensiblement dans chaque siècle ,
dans chaque peuple , dans chaque individu,
selon riucoustance et la variété des préjugés 2
H K L O 1 s E. 339
Adorez rétre éternel, mou digne et sage
auii ; d'uusoufïlc vous détruirez ces fantômes
de raison , qui n'ont qu'une vaine apparence
et fuient comme une ombre de vaut l'immuable
Terite'. Rien n'existe que par celui qui est.
C'est lui quidonne un butàla justice, une base
à la vertu, un prix à cette courte vie employée
à lui plaire; c'est lui qui ue cesse de crier aux
coupables que leurs crimes secrets ont été
vus , et qui sait dire au juste oublié, tes ver-
tus ont un témoin ; c'est lui , c'est sasubstance
inaltérable qui est le vrai modèle des perfec-
tions dont nous portons tous une image eu
nous-mêmes. Nos passions ont beau la défi-
gurer, tous ses traits liés à l'essence inlinie
se représentent toujours à la raison , et lui ser-
vent à rétablir ce que l'imposture et l'erreur
en ont ahcié. Ces distinctions me semblent
faciles ; le sens commun suffit pour les faire.
Tout ce qu'on ue peut séparer de l'idée de
cette essence e^t Dieu ; tout le reste est l'ou-
vrage des bomraes. C'est à la contemplation
de ce divin modèle que l'ame s'épure et s'élève,
qu'elle apprend a mépriser ses inclinations
basses et à surmonter ses vils penchans. Un
coeur pénétré de ces sublimes vérités se re-
fuse aux petites passions des faomujes ; cette
S40 L À N O U V E L L E
grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil ; le
charme de la méditation l'arrache aux de'sirs
terrestres ; et quand l'être immense dont il
s'occupe n'existerait pas , il serait encore bon
qu'il s'en occupât sans cesse pour être plus
maître de lui-aiiéme. plus fort, plus heureux
et plus sage.
Cherchez-vous un exemple sensible des vains
sophismes d'une raison qui ne s'appuie que sur
elie-méjue ? Considérons de sang -froid les
discours de vos philosophes ^ dignes apolo-
gistes du crime , qui ne séduisirent jamais qne
des coeurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas
qu'en s'attaquant directement au plus saint et
au plus solemnel des engagemcns, ces dange-
reux raisonneurs ont résolu d'anéantir d'an
seul coup toute la société humaine , qui n'est
fondée que sur la foi des conventions? Mais
voyez, je vous prie, comment Ils discuipenÊ
un adultère secret ! C'est , disent-ils , qu'il n'en
résulte aucun mal , pas même pourl'épouxqui
l'ignore: comme s'ils pouvaient être sûrs qu'il
1 ignorera toujours? comme s'il suffisaitpour
autoriser le parjure et l'infidélité qu'Us ne
nuibissent pas a autrui ? comme si ce n'était
pas assez , pour abhorrer le crime , du mal
qn'ilfaitàceuxquilecomincttcut? Quoi doue!
ce
H É L O ï S E. 34^
ce n'est pas un mal de manquer de foi, d'a-
néantir autant quM est en soi la forée du ser-
ment et des contrats les plus inviolables? ce
n'est pas un mal de se forcer soi-mcme à de-
venir roiirbe et menteur ? ce n'est pas un mal
de former des liens qui vous font désirer le mal
et la mort d'autrui; la mort de celui mcm«
qu'on doit 1" plus aimer et avec qui l'on a Jure
de vivre ? ce n'est pas un mal qu'un ctatdont
mille autres crimes sont toujours le fruit ? Uii
bien qui produirait tant de uiaux serait par
cela seul un mal lui-même.
L'un des deux penserait-il être innocent,
parce qu'il est libre peut-être de son côte et ne
ïiianque de foi à personne ? Il se trompe gros-
sièrement. Ce n'est pas seulement l'intérêt des
cpou\, mais la cause commune de tous les
hommes que la pureté du mariage ne soit point
altérée. Chaque fois que deux époux s'unissent
par un uneud solemnel , il ir.tervient un enga-
gement tac te de tout le genre -humain de
respecter ce lien sacré, d'honorer en eux l'unioa
conjugale ; et c'est , ce me semble, une raisoa
très-forte contre les mariages clandestins , qui,
n'offrant nul signe de cette union, exposent
des cœurs innocens a brûler d'une Uamm»
adultère. Le publicesten quelque sorte garant
A'ouvelle HéloLc. Tome II. X
342 LA N O U T E L L E
d'unecouventioupassce en saprësence , et l'om
peut dire que l'honneur d'une femme piidiqua
est sous la protection spéciale de tous les gens de
bien. Ainsi quiconque ose la corrompre pèche,
premièrement parce qu'il la fait pécher , et
qu'on partage toujours les crimes qu'on fait
commettre ; il pèche encore directement luî-
mêmc , parce qu'il viole la foi publique et
•acrée du mariage, sans laquelle rien ne peut
•ubsisier dans l'ordre légitime des choses hu-
tuaines.
Le crime est secret, disent-ils, et il H*eri
résulte aucun mal pour personne. Si ces philo-
sophes croient l'existence de Dieu et l'immor-
talité de l'ame, peuvent-ils appeler un crime
secret celui qui a pour témoin le premier offensa
et le seul vrai juge ? Etrange secret que celui
«ju'on dérobe à tous les j^eux , hors ceux à qui
l'on a le plus d'intérêt à le cacher ? Quand
tnême ils ne reconnaîtraientpasla présence de
la Divinité, comment osent-ils soutenir qu'il»
ixe font de mai a personne? Comment prou-.
Vcnt-ils qu'il est indifférent à un père d'avoir
des héritiers qui ne soient pas de son sang ;
d'être chargés peut-être de plus d'enfans qu'il
n'en aurait eus , et forcé de partager ses biens
^uz ga§ei de loa dcskouueur sans «eu tir poui
H E L O i s E. 84S
«ux des entrailles de père ? Supposons ces rai-
aotmcurs matérialistes , on n'eu est que mieux
i'oude' à leur opposer la douce voix de la na-
ture , qui réclame au fond de tous les cœurs
contre une ori^ucilicuse philosophie et qu'où
zi'attaqua jamais par de bonnes raisons. Eu
effet, si le corps seul produit la pensée, et
que le sentiment dépende uniquement des or-
ganes, deux êtres formés d'un même sang na
doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite
analogie, un attachement plus fort l'un pour
l'autre , et se ressembler d'ame comme de
Tisage , ce qui est une grande raison de
«'aimer ?
N'est-ce doncfaire aucun mal ,à votre avis,
que d'anéantir ou troubler par un sang étran-
ger cette union naturelle , et d'altérer dans
son principe l'affection mutuelle qui doit lier
entre eux tous les membres d'une famille ? Y
a-t-il au monde un honnête homme qui n'eût
horreur de changer l'enfant d'un autre en
nourrice ? et le crime est-il moindre de le
changer dans le sein de la mère ?
Si je considère mon sexe en particulier ,
que de maux j'aperçois dansce désordre qu'ils
prétendent ne faire aucun mal! ne fût-ce qu«
i'aYiiisseuicut d'u^e ïcmUi% coupable à quil^
344 LA NOUVELLE
perte de riionnenr ôte bientôt toutes les au-
tres vertus, (^iie d'indices trop sûrs pour un
tendreéponx d'une intelligence qu'ils pensent
justifier par le secret ! ne fût-ce que de n'étr*
plus aimé de sa femme, (^ne fera-t-elle ave»i
ses soins artificieux que mieux prouver son in^.
différence? Est-ce l'œil de l'amour qu'on abus«
par de feintes caresses ? et quel supplice auprès
d'un objet chéri , de sentir que la main non»
embrasse et que le cœur nous repousse? Je»
veux que la fortune seconde une prudenca
qu'elle a si souvent trompée; je compte ui»
moment pour rien la témérité de conûer sa
prétendue innocence et le repos d 'autrui à
des précautions que le ciel se plaît à confondrez
que de faussetés , que de mensonges , que d»
fou rberies pour couvrir un mauv.ais commerce,
pour tromper un mari , pour corrompre des
domestiques , pour en imposer au public !
Quel scandale pour des complices! quel exem-
ple pour des eu fans ! Que devient leur éduca-
tion parmi tant de soius pour satisfaire im-
punément de coupables feux ? que devient la
paix de la maison et l'union des chefs . Qu.oi !
dans tout cela l'époux n'est point lésé ? Mais
qui le dédommagera donc d'un cœur qui lui
était dû ? qui lui pourra rendre une femme
H É L O l s E. 845
«stimable ? qui lui donnera le repos et la sû-
reté ? qui le guérira de ses justes .soupçons?
qui fera confier un père au sentiment de la
nature en embrassant son propre enfant ?
Al'cgarddcs liaisons prétenrlues que l'adul-
tère et rinfidclitc' peuvent former entre les
familles, c'est moius une raison sérieuse qu'une
plaisanterie absurde et brutale qui ne mérite
pour toute re'ponse que le mépris et l'indi-
gnation. Les trahisons , les querelles, les com-
bats, les meurtres , les empoisonncmcnsdont
ce desordre a couvert la terre dans tous les
temps , montrent assez ce qu'on doit attendre
pour le repos et l'union des hommes d'un at-
taelicment forme par le crime. S'il résulte
quelque sorte de société de ce vil et mépri-
sable conunerce , elle est semblable à celle des
brigands qu'il faut détruire et anéantir pour
assurer les sociétés légitimes.
J'ai tâché de suspendre l'indignation qu©
m'inspirent ces maximes pour les discuter
paisiblement avec vous. Plus je les trouve
insensées, moins je dois dédaigner de les ré-
futer pour me faire honte à moi-même de
les avqir peut-être écoutées avec trop peu
d'cloignement. Vous voyez combien elles
supportent mal l'examen de la ^ainc raison;
X 3
2^6 L A N O U T E L L E ;i
mais où chercher la saine raison sinon dans
celui qui en est la source , et que penser do
ceux qui consacrent a perdre les hommes ce
flambeau divin qu'il leur donna pour les gui-
der ?De'fions- nous d'une philosophie en
paroles ; défions -nous d'une fausse vertu
qui sappe toutes les vertus , et s'applique à
justifier tous les vices pour s'autoriser à les
avoir tous. Le meilleur moyeu de trouver c«
qui est bien est de le chercher sincèrement,
et Tonne peut long-temps le chercher ainsi
sans remonter à l'auteur de tout bien. C'est
ce qu'il me semble avoir fait depuis que je
m'occupe à rectifier mes sentimeus et ma
raison , c'est ce que vous ferez mieux que moi
quand vous voudrez suivre la même route.
Il m'est consolant de songer que vous avez
souvent nourri mon esprit de grandes idées
delà religion; et vous , dont le cœur n'eut
rien de cache' pour moi , ne m'en eussiez pas
ainsi parle' si vous aviez eu d'autres senti-
mens. Il me semble même que ces conversa-
tions avaient pour nous des charmes. La pré-
sence de l'être suprême ne nous fut jamais
importune; elle nous donnait plus d'espoir
que d'épouvante; elle n'effraya jamais que
l'ame du méchant ; nous aimions à Tavoiif
H É L O i 5 Eï ^47
j)Our témoin de nos entretiens , à nous élever
conjointement jusqn'à lui. Si quelqnefois
nous étions humiliés par la honte , nous nous
disions en déplorant nos faiblesses , au moins
il volt le fond de nos cœurs, et nous eu étions
plus tranquilles.
Si cette sécurité nous égara , c'est au priu-
cipe sur lequel elle était fondée a. nous ra-
mener. N'est-il pas bien indigne d'un homme
de ne pouvoir jamais s'accorder avec lui-»
ïnéme , d'avoir une règle pour ses actions ,
une autre pour ses sentimens , de penser
comme s'il était sans corps , d'agir comme
s'il étaitsansame , ctde ne jamais approprier
à soi tout entier rien de ce qu'il fait en toute
sa lie ? Pour moi , je trouve qu'on est bien
fort avec nos anciennes maximes , quand on
ne les borne pas à de vaines spéculations. La
faiblesse est de l'homme , et le Dieu clément
qui le fit la lui pardonnera sans doute ; mais
le crime est du méchant et ne resterapoint
impuni devant l'auteur de toute justice. Un
incrédule , d'ailleurs heureusement né , se
livre aux vertus qu'il aime; il fait le bien par
goût et non par choix. Si tous ses désir»
•ont droits , il les suit sans contrainte ; il
l«s suivrait de même s'ils ne l'étaient pas;
X4
§43 LA NOUVELLE
car pourquoi se gênerait - il ? Mais celui
qui reconnaît et sert le père coieiouq de?
liommcs se croit une plus haute desti-
iiatiou; l'ardeur de la remplir anime sou
zèle ; et suivant une règle plus sûre que
ses pencliaus , il sait faire le bien qui lui
coûte et sacriiJer les désirs de sou cœur à la
loi du devoir. Tel est , mon aiui , le sacri-»
fice héroïque auqîicl nous sommes tous deux
appelés. L'amour qui nous un:?sait eût fait
le charme de notre vie. Il survcquit à l'es-
ptrancc ; il brava le temps et réloigncmeut ;
il supporta toutes les épreuves. Un sentiment
$i parfait ne devait point périr de lui-même ;
il était digne de n'être immolé qu'à la vertu.
Je vous dirai plus. Tout est changé entre
nous ; il faut nécessairement que votre cœur
cîiange. Julie de ff'olmar n'est plus votre
ancienne Julie ^ la révolution de vos senti-
mens pour elle est inévitable , et il ne vous
reste que le choix de faire honneur de c©
changement au vice ou à la vertu. Jai dans
la mémoire un passage d'iui auteur que vous
ne récuserez pas. « L'amour , dit-il , cstpriva
«de son plus grand charme quand l'honné-
« teté l'abandonne. Pour eu sentir tout lo
«prix, il fâut que le cœur s'y coiuplaise et
H K L O ï S E. 349
« qu'il nous t'icvc 01 élevant l'objet aimé.
« Otez l'idée de la pei Icetiou , vous ôtcz l'en-
« thousiasuie ; ôtcz l'estime, et l'amour n'est
« plus rien. Comment une femme lionorera-
« t-elleun homme qu'elle doit mépriser? com-
« ment pourra-t-il honorer lui-même ccllequi
« n'a pas craint de s'abandoiuicr à un vil cor-
« rupteur?Ainsibientôtilssemépriserontmu-
•t tuellement. L'amour , ce sentiment céleste,
« ne sera plus pour eux qu'un honteux com-
« raerce. Ils auront perdu l'iionneur etn'au-
« ront point trouvé lafélieité. {tt) Voilà notre
leçon , mon ami , c'est vous qui l'avez dictée.
Jamais nos cœurs s'aimèrent-ils plus délicieu-
sement , et jamais l'Iionnctctc leur fut-elle
aussi chère que dans les teujps heureux où
cette lettre fut écrite ? Voyez donc à quoi
nous mèneraient aujourd'hui de coupables
feux nourris aux dépens des plus doux trans-
ports qui ravissent l'amc L'horreurdu vice,
qui !ious est si t)atureileà tous deux , s'éten-
drait bientôt sur le complice de nos fautes;
nous nous haïrions pour nous être trop aimés,
et l'amour s'éteindrait dans les nuiords. Ne
vaut-il pas mieux épurer un scntimentsi cher
^t) Voyez la première partie , lerrr»» XXIV.
350 L A N O U V E L L E
pour le rendre durable ? ne vaut-il pas mieut
eu conserver au moins ce qui peut s'accor-
der avec l'innocence ? N'est-ce pas conserver
tout ce qu'il eut de plus charmant ? Oui, mou
bon et digne ami ; pour nous aimer toujours
il faut renoncer l'un a l'autre. Oublions tout
le reste , et sovez l'amant de mon arae. Cett#
ide'e est si douce qu'elle console de tout.
Voilà le lidelle tableau de ma vie , et
l'histoire naïve de tout ce qui s'est passé
dans moncœur. Je vous aiuie toujours , n'eu
doutez pas. Le sentiment qui m'attache à
vous est si tendre et si vif encore , qu'un©
autre en serait peut-être alarmée; pour moi
j'en connus un trop diflerent pour me de'fier
de celui-ci. Je sens qu'il a changé de nature ,
et du moins en cela, mes fautes passées fon-
dent ma sécurité présente. Je sais que l'exacte
bi^iséance et la vertu de parade exigeraient
davantage encore , et ne seraient pas conten-
tes que vous ne fussiez tout -à -fait oublie.
Je crois avoir une règle plus sûre et je m'y
tiens. J'écoute en secret ma conscience ; ell«
ne mo reproche rien , et jamais elle ne tromp»
une ame qui la consulte sincèrement. Si cela
ne suffit pas pour me justifier dans le monde,
«Xîla suffit pour ma propre tranquillité. Com-
H E LOIS E. 35i
■lent s*cst fait cet heureux cliangement ? je
l'ignore. Ce que je sais , c'est que je l'ai vive-
ment désiré : Dieu seul a fait le reste. J«
penserais qu'une aine une fois corrompue l'est
pour toujours et ne revient plus au loieii
d'elle-même ,àraoinsque quelque re'volutioti
subite , quelque brusque changement de for-
tune et de situation ne change tout-à-coup
ses rapports ; et par un violent ébranlement
Me l'aide à retrouver une bonne assiette*
Toutes ses habitudes étant rompues ettoutet
ses passions modifiées , dans ce bouleverse-
ment général on reprend quelquefois son
caractère primitif, et l'on devient coniuie
un nouvel être sorti récemment des mains
de la nature. Alors le souvenir de sa précé- .
dente bassesse peut servir de préservatif
contre une rechute. Hier on était abject et
faible , aujourd'hui on est fort et magna-
nime. En se contemplant de si près dan»
deux états si différens on en sent mieux 1«
prix de celui où l'on est remonté et l'on en
devient plus attentif à s'y soutenir. Moa
mariage m'a fait éprouver quelque cho?o
de semblable à ce que je tâche de vous expli-
quer. Ce lien si redouté me délivre d'un»
•ervitude beaucoup plus redoutable, et mo«.
X6
3o2 LA NOUVELLE
ëpoux m'en devient plu| cbcr pour m'avoir
rendue à moi-même.
IVons étions trop unis vous et moi pour
qu'eu changeant d'espèce notre union se
détruise. Si vous perdez une tendre amante ,
vo'.is gagnez une fideile aurie ; et quoi que
nous en ayions pu dire durant nos illusions ,
je doute que ce changement vous soit dé-
savantageux. Tirez - en le même parti qi.G
moi, je vous en conjure , pour devenir meil-
leur et plus sage , et pour épurer par des
mœurs chrétiennes les leçons de la philoso-
phie. Je ne serai jamais heureuse que vous
ne soyiez heureux aussi ; et je sens plus que
jamais qu'il n'y a point de honhcur sans la
vertu. Si vous m'aimez véritablement , don-
nez-moi la douce consolation de voir que
nos cœurs ne s'accordent pas moins dans
leur retour au bien qu'ils s'accordèrent dans
leur égarement.
Je ne crois pas ayoirbesoiu d'apologie pour
cette longue lettre. Si vous m'étiez moins
cher , elle serait plus courte. Avant de la
finir il me veste une grâce à vous demander.
Un cruel fardeau me pèse sur le cœur. Ma
conduitepasseeestignoreedeM.de Ji^ohna?'\
xnais une sincérité sans réserve fait partie d«
H K L O 1 s E. 853
la fidélité que je lui do s. J'aurais déjà
ccut fois toutavoué , vous seul ui'avcz reteuue.
(Quoique je connaisse la sagesse et la modé-
ra tion de M. de ll^ohnar , c'est touiouis
vous compromettre que de vous nommer, ek
je n'ai point voulu le faire sans votre con-
sentement. Serait-ce vous déjjlaiic que d©
TOUS le demander , et aurais-je trop pré-
sumé de vous ou de moi en me flattant de
l'obtenir ? vSongez , je vous supplie , que
cette réserve hc saurait être iiuiocente ,
qu'elle m'cstchaque jour plus cruelle , et que
jusqu'à la réception de votre réponse je
n'aurai pas un instant de tranquillité.
LETTRE XIX.
RÉPONS E.
Xli T vous ne seriez plus ma Julie ? Ab !
ne dites pas cela , digne et respectable
femme. Vous l'ctcs plus que jamais. Vous
êtes celle qui uiérilcz les bommagcs de tout
l'univers ; vous êtes celle que j'adorai en
commençant d'être senjiible à la véritable
beauté; vous êtes celle que jene cesserai d'à-
çlprerméme après ma mort , s'il reste çiicox*
554 LA NOUVELLE
en mon ame quelque souvenir des attrait»
vraiment célestes qui l'enchantèrent durant
ma vie. Cet eCFort décourage qui vous ramèus
à toute votre vertu ne vous rend que plus
semblable à vous-même. Non , non , quelque
supplice que j'éprouve à le sentir et a. le dire ,
jamais vous ne fuies mieux ma. Julie qu'au
moment que vous renoncez àmoi. Hélas ! c'est
en vous perdant que je vous ai retrouve'e.Mais
moi dont le cœur frémit au seul projet de vous
imiter , moi tourmenté d'une passion crimi-
nelle que je ne puis ni supporter ni vaincre,
suis-je celui que je pensais être ? Etais-je digne
de vous plaire ? quel droit avais-je de vous
importuner de mes plaintes et de mon déses-
poir ? C'était bien à moi d'oser soupirer
pour vous ! Eh ! qu'étais-je pour vous aimer ?
Insensé ! comme si je n'éprouvais pas
assez d'humiliations sans en rechercher d©
nouvelles ! Pourquoi compter des différences
que Tamour fit disparaître ? Il m élevait ,
m'égalait à vous , sa flamme me soutenait ;
nés coeurs s'étaient confondus , tous leurs
sentimens nous étaient communs , et \g%
miens partageaient la grandeur des vôtres.
Me voilà donc retombé dans toute ma
bassesse ! Doux espoir qui nourrissais mon
H É L O ï s Fî. S55
aine et m'abusas si lonj;-temps , te voilà
donc éteint sans retour ? Elle ne sera point
à moi ? Je la perds pour toujours ? Elle
fait le bonheur d'un autre ?... ô rage ! ô
tourment de l'enfer ! , . . Inlidelle ! ah ! devais-
tu jamais .... Pardon , pardon , Madame ,
ayez pitié de mes fureurs. O Dieu î vous
l'avez trop bien dit , elle n'est plus elle
n'est plus cette tendre Julie à qui je pou-
vais montrer tous les mouvemens de mon.
cœur. Quoi ! je me trouvais malheureux ,
et je pouvais me plaindre ?.... elle pouvait
m'e'couter ? J'e'tais malheureux ?.... que
suis-je donc aujourd'hui? Non, je ne
vous ferai plus rougir de vous ni de moi.
C'en est fait , il faut renoncer l'un à l'autre ; il
faut nous quitter. La vertu même en a dicte
l'arrêt ; votre main l'a pu tracer. Oublions-
nous... oubliez-moi, du moins. Je l'ai re'solu
je le jure; je ne vous parlerai plu* de \i\o\,
Oserai-je vous parler de vous encore , et
conserver le seul intérêt qui me reste au
inonde , celui de votre bonheur ? En m'ex-
posant l'état de votre ame vous ne m'avez
rien dit de votre sort. Ah ! pour prix d'un
sacrifice qui doit être senti de vous, daigncx
ffie tirer de ce doute insupportable. Julie^
356 LA NOUVELLE
ctes-voLis heureuse ? Si vous l'êtes , donueU"
moi dans uiou désespoir la seule consolation
dont je sois susceptible ; si vous ne l'êtes
}Das , par pitié daignez me le dire , j'en serai
moins long-temps malheureux.
Plus je réfléchis sur l'aveu que vous mé-
ditez , moins j'y puis cousentir; et le même
motif qui m'ôta toujours le courage de vous
faire un refus, me doit rendre inexorable
sur celui-ci. Le sujet est de la dernière im-
portance , et je vous e\Iioite à bien peser
mes raisons. Premièrement , il me semble
que votre extrême délicatesse vous jette à
cet égard dans l'erreur , et je ne vois point
sur quel fondement la plus austère vertu
pourrait exiger une pareille confession. Nul
engagement au monde ne peut avoir un
effet rétroactif. On ne saurait s'obliger pour
le passé , ni promettre ce qu'on n'a plus le
pouvoir de tenir ; |)ou' quoi devrait-on compte
■i celui à qui l'on s'engage de l'usage anté-
rieur qu'on a fait de sa liberté et d'une
fidélité qu'on ne lui a point promise ? Ne
vous y trompez pas, Julie ^ ce n'est pas à
Totre époux , c'est à votre ami que vous
nvez manqué de foi. Avant la tvraunie de
Yo,tre père, 1« cid. et la sature nous avaient
H É L O 1 s E. 357
imis l'un à Tau tic. Vous avez fait en formant
d'autres nœuds un crime que l'amour ut
l'iionneur peut-être ne pardonnent point,
et c'est à moi seul de reclamer le bien que
]M. de 1/ o/niar m'a ravi.
S'il est des cas où le devoir puisse exiger
iHi pareil aveu , c'est quand le danger d'une
rechute oblige une femme prudente à des
pre'cautions pour s'en garantir. Mais voir»
lettre m'a plus éclairé que vous ne pense»
sur vos vrais seutimens. Eu la lisant, j'ai
$cnti dans mon propre cœur combien la
vôtre eût abhorré de près , même au scia
de l'amour , un engagement criminel doul
l'éloignement nous ôtait l'horreur.
Dès-là que le devoir et riionnéteto n'exi-
gent pas cette conQdence , la sagesse et la
raison la défendent ; car c'est ri*;quer sans
nécessité ce qu'il 5' a de plus précieux dans
le iHariage , l'attachement d'un époux , la
mutuelle couûance , la paix de la mai<;on.
JVvez-vous assez réfléchi sur une pareil ie
démarche ? Connaissez-vous assez votr^
inari pour être sûre de l'eiTet qu'elle pror
duira sur lui ? Savez-vous combien il y a
d'hommes au monde auxquels il n'eu fau-
drait pas davantage pour concevoir ui;«
358 LA NOUVELLE
jalousie effrénée, uu mépris invincible, et
peut-être attenter aux jours d'une femme ? Il
faut pour ce délicat examen avoir égard aux
tems , aux lieux , aux caractères. Dans 1©
pays oiJi je suis , de pareilles confidences sont
sans aucun danger, et ceux qui traitent si lé-
gèrement la foi conjugale ne sont pas gens
à faire une si grande affaire des fautes qui pré-
cédèrent l'engagement. Sans parler des rai-
sons qui rendent quelquefois ces areux indis-
pensables , et qui n'ont pas eu lieu pour vous ,
je connais des femmes assez médiocrement
estimables , qui se sont fait a peu de risques
un mérite de cette sincérité , peut-être pour
obtenir à ce prix une confiance dont elles
pussent abuser au besoin. Mais dans des
lieux oii la sainteté du mariage est plus res-
pectée , dans des lieux où ce lien sacré forme
une union solide , et oii les maris ont un vé-
ritable attachement pour leurs femmes , ils
leur demandent un compte plus sévère d'elles-
mêmes ; ils veulent que leurs cœurs n'aient
connu que pour eux un sentiment tendre ;
usurpant un droit qu'ils n'ont pas, ils exi-
gent qu'elles soient à eux seuls avant de leur
appartenir, et ne pardonnent pas plus l'abu*
4e la liberté qu'une infidélité réelle.
H E L O 1 s E. 359
Croyez-moi, vertueuse .7///z> , dcTicz-vous
d'un zèle sans fruit et sans nécessite. Gardez
un secret dangereux que rien ne vous oblige à
Te'vëler , dont la communication peut vous
perdre , et n'est d'aucun usage à votre époux.
S'il est digne de cet aveu , son ame en sera
contriste'e, et vous l'aurez affligé sans raison.
S'il n*en est pas digne , pourquoi voulez-vous
donner un prétexte à ses torts envers vous ?
Que savez-vous si votre vertu , qui vous a
soutenue contre les attaques de votre cœur ,
Vous soutiendrait encore contre des chagrins
domestiques toujours renaissans ? N'empirez
point volontairement vos maux , depeur qu'ils
ne deviennent plus forts que votre courage ,
«t que vous ne retombiez , à force de scru-
pule , dans un état pire que celui dont vous
avez eu peine à sortir. La sagesse est la basa
de toute vertu; consultez-la, je vous en con*
jure , dans la plus importante occasion de
votre vie ; et si ce fatal secret vous pèse si
cruellement, attendez du moins, pour vous
en décharger , que le tems , les années vous
donnent une connaissance plus parfaite de
votre époux , et ajoutent dans son cœur à
l'effet de votre beauté l'effet plus sûr encore
des charmf^ de ?otre caractère, et la doue*
36o L Jl nouvelle
habitude de les seutir. Eiifm, quand ces rai-
sons , toutes solides qu'elles sont , ne vous
persuaderaient pas, ue fermez point l'oreille
à la voix qui vous les expose. O Julie! écouter
un homme capable de quelque vertu ^ et qui
mérite au moius de vous quelque sacrifice
par celui qu'il vous fait aujourd'hui !
Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais , je
le sens , m'cmpecher d'}' reprendre un ton
que vous ne devez plus entendre.. /w/ie, il faut
vous quitter! si jeune encore, il faut de'jà
renoncer au bonheur ! O tems ! qui ne dois
plus revenir! tems passé pour toujours, source
de regrets éternels! plaisus , transports, douces
extases , moinens délicieux , ravissemeus ce-»
lestes! mes amours , mes uniques amours,
honneur et charme de ma vie ! adieu pour
jamais.
LETTRE XX.
DE JULIE,
V.
eus me demandez si je suis heureuse.
Cette question me touche , et en la fesant
vous m'aidez à y répondre ; car bien loiu
4e chercher l'oubli dont vous parlez, j'avoue
n E LOIS E. 36 r
que ]C ne saurais ctre licnrcuscsi vous cessiez
de m'aimcr : mais je le .^uis a tous égards,
et rien ne manque à mon l)onlieur que le
vôtre. Si )'ai évite' dans ma lettre précédente
de parler de M. de Tf^'ohnar ^ Je l'ai fait par
ménagement pour vous. Je connaissais trop
votre sensibilité pour ne pas craindre d'ai-
grir vos peines ; mais votre inquiétude sur
mon sort m'obligeant à vous parler de celui
dont il dépend , je ne puis vous en parler
([ue d'une manière digne de lui , comme il
convient à sou épouse et à une amie de la
vérité.
M. de Tf^olmar a près de cinquante ans ;
sa vie unie , réglée , et le calme des passions
lui ont conservé une constitution si saine et
un air si frais qu'il paraît à peine en avoir
quarante , et il n'a rien d'un âge avancé que
l'expérience et la sagesse. Sa physionomie ç%t
noble et prévenante , son abord simple et
ouvert , ses manières sont plus honnêtes
qu'empressées ; il parle peu et d'un graiidsens,
mais sans affecter m précision, ni sentences.
Il est le même pour tout le monde , ne cherche
et ne fuit personne , et n'a jamais d'autres
préférences que ccllns de la raison,
^lalgré sa fjoideur naturelle , son cœur
34^2 LA NOUVELLE
secondant les intentions de mon père cruC
sentir que je lui convenais , et pour la pre-
mière fois de sa vie il prit un attachement.
Ce goût modéré mais durable s'est si bien
réglé sur les bienséances, et s'est maintenu
dans une telle égalité , qu'il n'a pas eu be-
soin de changer de ton en changeant d'état,
et que sans blesser la gravité conjugale , il
conserve avec moi depuis son mariage les
mêmes manières qu'il avoit auparavant. Je
ne l'ai jamais vu ni gai ni triste , mais tou-
jours content ; jamais il ne me parle de lui ,
rarement de moi ; il ne hic cherche pas ,
mais il n'est pas fâché que je le cherche, et
me quitte peu volontiers. Il ne rit point ; il
est sérieux sans donner envie de l'être ; au
contraire ,sou abord serein semble m'iuviter
a l'enjouement ; et comme les plaisirs que je
goûte sont les seuls auxquels il paraît sen-
sible , une des attentions que je lui dois est
de chercher àin'ainuser. En un mot, il veut
que je sois heureuse ; il ne me le dit pas ,
mais je le vois ; et vouloir le bonheur de sa
femme n'est-ce pas l'avoir obtenu ?
Avec quelque soin que j'aie pu l'observer^
je n'ai su lui trouver depassion d'aucune espèce
5ue celle ^u'il a pour moi. Eucore cette pas*-
H Ê L O ï s E. 56J
slom cst-ellc si c^alc et si tempérée qu'on di-
rait qu'il n'aime qu'autant qu'il veut aimer,
et qu'il ne le veut qu'autant que la raison le
permet. 11 est réellement ce que niilord
Edouard croit être; en quoi je le trouve
3)icn supérieur à tous nos autres gens à senti-
ment que nous achuirons tant nous-mcmes :
car le cœur nous trompe en uiille manières ,
et n'agit que par un principe toujours sus-
pect ; mais la raison n'a d'autre fin que co
qui est bien; ses règles sont sûres, claires,
faciles dans la conduite de la vie , et jamais
elle ne s'égare que dans d'inutiles spécula-"
tions qui ne sont pas faites pour elle.
Le plus grand goût de M. de JJ^ohnar est
d'observer. Il aime à juger des caractères des
hommes et des actions qu'il voit faire. Il eu
juge avec une profonde sagesse et la plus par-
faite impartialité. Si un ennemi lui fcsoit du
mal, il en discuterait les motifs et les moyens
aussi paisiblement que s'il s'agissait d'une
chose indifférente. Je ne sais comment il a
entendu parler de vous ; mais il m'en a parlé
plusieurs fois lui-même avec beaucoup d'es-
time , et je le connais incapable de déguise-
ment. J'ai cru remarquer quelquefois qu'il
m'obserfait duroiit ges ^tretieas \ mais U j
S64 LA IT O U T S L L E
a grande apparence que cette prétendue re-
marque n'est que le secret reproche d'uns
conscience alarme'e. Quoi qu'il en soit , j'ai
fait en cela mon devoir ; la crainte ni la honte
ne m'ont point inspiré de réserve injuste, et
je vous ai rendu justice auprès de lui , comm»
je la lui rends auprès de vous.
J'oubliais de vous parler de nos revenus et
de leur administration. Le débris des biens de
M. de Tf^olmaj' j joint à celui de mon père,
qui ne s'est réservé vj^u'une pension, lui fait
une fortune honnête et modérée , dont il
use noblement et sagement , en maintenant
chez lui , non l'incommode et vain appareil
du luxe , mais l'abondance , les véritables
commodités de la vie, (?///) et le nécessaire
{nu) Il n'y a pas d'association plus commune
^ue celle du faste et de la lésine. On prend sur
la nature, sur les vrais plaisirs, sur le besoin
même , tout ce qu'on donne à l'opinion. Tel
homme orne son palais aux dépens de sa cui-
sine ; tel autre aime mieux une belle vaissellt
qu'un bon dîné ; tel autre fait un repas d'appa-
reil, et meurt de ftam tout le reste de l'année.
Quand je vois un bufet de vermeil, je m'attends
à du vin qui m'empoisonne. Combien de fois
dans des maisons de campagne , en respiranc
le frais au matiu, l'a^pict d'uji b«au jardin vou»
H E L O I s E. 365^
chrz les voisins indigenç. L'ordre qu'il a mis
da.is sa iiinisoti c;*t Tiinage de celui qui règne
au [\)\ix{ (le son aine, et semble imiter dans
un petit ménage l'ordre établi dans le gou-
vernement du moiule. On n'y voit ni cette
inflexible régularité' qui donne plus de gène
que (l'avantage, et n'est supportable qnà celui
qui l'impose , ni cette contusion mal entendue
qui, poiu' trop avoir, ôte l'usage de tout. On
\ reconnaît toujours la main du maître , et
l'on ne la sent jamais ; il a si bien ordonne le
premier arrangemeut ,• qu'à présent tout va
Tente ? On se lève de bonne heure , on se pro-
jiiène , o'i gagae de l'appcïtit, on veut déjeuner.
L'offit ier est sorti, ou les provisions manquent,
ou madame n'a pas donné ses ordres, ou l'on
vous faii ennuyer d'aLtendre. Quelquefois on
vous pjévieut , on vient magnifiquement vous
offrir fie tout, à condition cpie vous n'accepterez
rien. Il faut resrer à jeun jusqu'à trois Leures ,
ou déjeuner avec des rulij»es. Je me souviens
de mètre promené dans un très-beau parc, dont
on disait que la maîtresse aimait beaucoup le
café et n'en prenaii jamais , ai tendu <ju'il routait
quatre sons la tasse; mais elle donnait de grand
< œur mille é us à son jardinier. Je crois que
j'aimerais mieux avoir des rbarmilles moins
bien taillées , ei prendre du café plus souvent.
Noui>eUe Héloise. Tome JI, Y;
^66 L À N O U V E L L È
tout seul , et qu'on jouit à-la-fois de la lègl»
et de la liberté.
Voilà , mon bon ami , une idée abre'gée y
mais fidelle du caractère de M. de Jïf^ohnar ^
autant que Je l'ai pu connaître depuis que je
vis avec lui. Tel il m'a paru le premier jour,
tel il me paraît le dernier sans aucune alté-
ration ; ce qui me fait espérer que je l'ai bicu
vu , et qu'il ne me reste plus rien à décou-
vrir; car je n'imagine pas qu'il pût se mon-
trer autrement sans y perdre.
Sur ce tableau vous pouvez d'avance vous
répondre à vous-même , et il faudrait me mé-
priser beaucoup pour ne pas me croire heu-
reuse avec tant de sujet de l'être. (r.r) Ce qui
■QXà. long-temps abusée , et qui peut-être vous
abuse encore , c'est la pensée que l'amour est
nécessaire pour former un li.eureux mariage.
Mon ami, c'est une erreur : l'honnêteté, la
vertu, de certaines convenances, moins de
conditions et d'âges que de caractères et d'hu-
meurs , suffisent entre deux époux ; ce qui
n'empêche point qu'il ne résulte de cette unioi>
(rx) Apparemment qu'elle n'avait pas décou-
vert encore le fatal secret qui la tourmenta si
fort dans la suite , ou qu'elle se voulait p**
alors 1« coaiier i (on amL
H E L O 1 s E. S67
Un attachement très-tendre , qui, pour n'étro
pas préciséineutde l'amour , n'en est pasmoins
doux et nen est que plus durable. L'amour
est accompagné d'une inquiétude continuell©
de jalousie ou de privation, peu convenable
au mariage , qui est un état de jouissance et
de paix. On ne s'épouse point pour penser
uniquement l'un à l'autre, mais pour rem-
plir conjointement les devoirs de la vie ci-
vile , gouverner prudemment sa maison , bieu
élever ses enfans. Les amans ne voient jamais
qu'eux , ne s'occupent incessamment que
d'eux, et la seule chose qu'ils sachent faire
est de s'aimer. Ce n'est pas assez pour des
époux qui ont tant d'autres soins à remplir.
Il n'y a point de passion qui nous fasse une
si forte illusion que l'amour : on prend sa
Tiolcnce pour un signe de sa durée ; le cœur
surchargé d'un sentiment si doux l'étend pour
ainsi dire sur l'avenir , et tant que cet amour
dure on croit qu'il ne finira point. Mais au
contraire , c'est son ardeur même qui le con-
sume ; il s'use avec la jeunesse , il s'elïacc avec
la beauté , il s'éteint sous les glaces de l'âge ;
et depuis que le monde existe , on n'a jamais
vu deux amans en cheveux blancs soupirer
l'un pour l'autre. On doit donc compter qu'oa
Y 2
368 LA NOUVELLE
cessera de s'adorer tôt ou lard; alors l'Ido'ft
qu'on servait étant détruite , ou se voit reci-
proqueuieut tels qu'où est. Ou cherehe avee
e'touueuicut l'objet qu'on diUia ; uele trouvant
plus , on se de'pite contre celui qui reste, et
souvent riuiagination le dëSgure autant
qu'elle l'avait paré : il y a peu de ^ens , dit /a
Hochefoucault ^ qui ne soient honteux da
s'être aiuiés , quand ils ne s'aiment plus, (j^'}
Combien alors il est a craindre que l'ennui
ne succède à des seutimens trop vifs , que leur
déclin , sans s'arrêter à rindiScrence , ne
passe jusqu'au dégoût , qu'on ne se trouve
enfin tout-à-fait ra.-.sasiés i'un de l'autre , et
que pour s'être trop aimés amans, on n'en
vienne à se haïr époux 1 Mon cher ami ,
vous m'avez toujours paru bien aimable, beau-
coup trop pour mon innocence et pourmon
repos; mais je ne vous ai janiais vu qu'amou-
reux : qne sais-je ce qne vous seriez devenu
cessant de l'être? L'amour éteint vous eût tou-
jours laissé ia vertu , je l'avoue : mais en est-
ce assez pour être heureux daus un lien que
(yj) Je serais bien surpiis que Julie eût lu et
cité la. Roch^foucault eu route aune oc asion.
Jamais soa triste livre ne sera goûté des bonnes .
cens.
H K L O l S E. 26,)
le cncur doit serrer, et coiiiI)ieii d'hommes
Vertueux ne laissent pas d'être don maris in-
suj3|)ortable.s ? Sur tout cela vous pouvez ea
dire autant de inoî.
Pour M, de If^olniar ^ nulle illusion ne
Tious prévient l'un pour l'autre ; nous nous
voyons tels que nous sommes ; le sentiment
qui nous joint n'est point l'aveugle transport
des coeurs passioiincs, mais l'immuable et
constant attacliem'ut de deux personnes lion-
iictcs et raisonnables , qui , destinées à jîasscr
enscndjle le reste de leurs jours, sont con-
tentes de leur sort, et tâchent de se le re«idrô
doux l'une à l'autre. Il semble que quand
on nous eût formes exprès pour nous unir,
on n'aurait pu réussir mieux. S'il avoit le
cœur aussi tendre que moi^ il serait impos-
sible que tant de sensibilité de part et d'autre
jie se heurtât quelquefois , et qu'il \\cw ré-
sultat des querelles. Si j'étais aussi tranquille
que lui , trop de froideur règneraitentrenous ,
et rendrait la société moins agréable et moins
douce. S'il ne m'aimait point, nous vivrions
mal ensemble ; s'il m'eut trop aimée , il m'eût
ctéimportun. Chacun des dcuxest pTccisénicnt
to qu'il fautàrautrc-, ilm'éclaireet je l'aniuic;
uous eu valons luit^ux réunis, et il semt)lcqu»
Syô LA NOUVELLE
tlous soyions destines a ne faire entre nouf
qu'une seule ame , dont il est l'entendement
et moi la volonté'. Il n'y a pas jusqu'à son âg«
impeuarancé qui ne tourne au commun ayan»
tage : car avec la passion dont j'étais tovir-
ïnente'e , il est certain que s'il eût été plus
jeune, je l'aurais épousé avec plus de pein»
tncore , et cet excès de répugnance eût peut-
être empêché l'heureuse révolution qui s'est
faite en moi.
Mon ami , le ciel éclaire la bonne intention
des pères , et récompense la docilité des enfans^
A DiEO ne plaise que je veuille insulter à vo»
déplaisirs. Le seul désir de vous rassurer plei-
nement sur mon sort me fait ajouter ce qu»
je vais vous dire. Quand avec les sentimens qu»
j'eus ci-devantpour vous , etlesconnaissancet
que j'ai à présent , je serais libre encore , et
jnaitresse de me choisir' un mari, je prends îi
témoin de ma sincérité ce Dieu qui daigno
an'cclairer et qui lit au fond de mon cœur ,
ce n'est pas vous que je choisirais > c'est
M. de If^olmar.
Il importe peut-être à votre entière guérisou
que j'achève de vous dire ce qui me reste sur le
cœur. M. de îf^ohnar est plus âgé que moi. Si
pour me puxur di met fautes ; le ciel m'ôtoit le
H É L O ï s E. tjt
digne ('poux que j'ai si peu mérite , ma ferme
résolution est de n'en prendre jamais un autre.
S'il n'a pas eu le bonheur de trouver une tillo
chaste , il laissera du moins une chaste veuve.
Vous me connaissez trop bien pour croire
qu'après vous avoir fait cette déclaration , je
sois femme à m'en re'tracter jamais, (^zz)
(lO Nos situations diverses déterminent et
changent malgré nous les affections de iu)s cœurs :
nous serons vicieux et médians tant que nous
aurons intérêt à l'être , et malheureusement les
chaînes dont nous sommes chargés multiplient
cet intérêt autour de nous. L'effort de corriger
le désordre de nos désirs est presque toujours
Tain , et rarement il est vrai : ce qu'il faut
changer c'est moins nos désirs que les situations
qui les produisent. Si nous voulons devenir bons,
étons les rapports qui nous empêchent de l'être ;
il n'y a point d'autre moyen. Je ne voudrais pas,
pour tout au monde , avoir droit à la succession
d'autrui , sur-tout de personnes qui devraient
m'être chères ; car je sais quel horrible vœu
3'indigence pourrait m'arracher ! Sur ce principe ,
examinez bien la résolution de Julie et la décla-
ration qu'elle en fait à son ami. Pesez cette
résolution dans toutes ses circonstaHces , et vou»
verrez comment un cœur droit en doute de
lui-même sait s'oter au besoin tout intérêt con-
traire au devoir. Dès ce moment Julie , malgré
l'amour qui lui reste , met ses sens du parti d%
372 LA NOUVELLE
^ Ce que j'ai dit pour lever vos doutes peut
servir encore à résoudre eu partie vos objec-
tions coutre l'aveu que je crois devoir faire
à mou mari. 11 est trop sage pour me punir
d'une démarche humiliante que le repentir
seul peut lu'arracher, et je ne suis pas plus in-
capalîle d'user de la ruse des dames dont vous
parlez, qu'il l'est de m'en soupçonner. Quawt
à la raison sur laquelle vous prétendez que
cet aveu n'est pas nécessaire, elle est certai-
nement un sophisme : car quoiqu'on ne soit
tenue à rien envers un époux qu'on n'a pas
encore , cela n'autorise point à se douner à
lui pour autre chose que ce qu'on est. Je
l'avais senti , même avant de me marier ; et si
le serment extorqué par mon père m'empêcha
de faire à cet égard mon devoir, je n'en fus
que plus coupable , puisque c'est un crimo
sa vertu ; elle se force, pour ainsi dire , d'aimer
Wolmar comme son unique époux , comme le
seul homme avec lequel elle habitera de sa vie :
elle change l'intérêt secret qu'elle avait à sa
perte en intérêt à le conserver. Ou je ne connais
rien au cœur humain , ou c'est à cette seule
résolution si critique cfue tient le tnomphe de
la vertu dans tout le reste de la vie de Julie,
et l'attachement sincère et constani qu'elle a
jusqu'à la lin pour son jnari.
H K L O I S E. S73
df* Hiiic un scnnciit injuste , et un second de
le tenir. Mais j'avaisune autre raison que mon
cirur n'osait s'avouer, et qui me rendait beau-
coup plus coupable encore. Grâces au ciel elle
ne subsiste plus.
U'icconsidération pluslé^itijneetd'unplus
p;rand poids est le danger de troubler inutile-
ment le repos d'un honnête homme, qui tire
son bonlieurde l'estime qu'il a pour sa femme.
Il est .surqu'il ue dépend plus de lui de rompre
le n(rud qui nous unit, ni de raoi d'en avoir
cte plus dij^iie. Ain^i je risque paruncconû-
<îcnce indiscrète de l'aflli^rr à pure perte , sans
tirer d'autre avantap;c de ma sincérité nue de
décharger uion c(curd'un secret iunestequim©
pèsecruellement. J'en serai plus tranquille, je
le sens, après le lui avoir déclaré; mais lui ,
j)cut-étre, lesrra-t-il moins,etcescraitbienmal
réparer mes torts que de préférer mon repos au
sic).
(^uc fcrai-je donc dans 1< doute où je suis ?
lin attendant que le ciel m'éclaire mieux sur
mes <levoirs , )e suivrai le conseil de votre
amitié ; je i^arderai le silence ; je tairai mes
fautes à mon é|)()u\ , et je tâcherai de les
elUicer par une conduite qui puisse nu jour
•u mériter le pardon.
Bj4 t^ A N 0 U Y E L L E
Pour commencer une re'forme aussi né-
cessaire, trouvez bon, mon ami, que nous
cessions désormais tout commerce entre nous.
Si M. de TP^ohnar avait reçu ma confession ,
déciderait jusqu'à quel point nous pouvons
nourrir les sentimens de l'amitié qui nous
lie, et nous en donner les innocens témoi-
gnages ; mais puisque je n'ose le consulter
là-dessus , j'ai trop appris âmes dépens com-
bien nous peuvent égarer les habitudes les
plus légitimes en apparence. Il est temps do
devenir sage. Malgré la sécurité de mon cœur,
je ne veux plus être juge en ma propre cause ,
ni me livrer étant femme à la même pré-
somption qui me perdit étant fille. Voici la
dernière lettre que vous recevrez de mioi.
Je vous supplie aussi de il£ plus m'écrire.
Cependant comme je ne cesserai jamais de
prendre à vous le plus tendre intérêt, et que
ce sentiment est aussi pur que le jour qui
m'éclaire , je serai bien aise de savoir quel-
quefois de vos nouvelles , et de vous voir
parvenir au bonheur que vous méritez. Vous
pourrez de temps à autre écrire à madame
éi'Orbe dans les occasions où. vous aurez
quelque événement intéressant à nous ap-
prendre. J'espère que l'honnêteté de votr»
H É L O ï s E. Sy»
«me se pehidia toujours daus vos lettrei.
D'ailleurs ma cousine est vertueuse et sa^eJ
pour ne me communiquer que ce qu'il mo
conviendra de voir , et pour supprimer
cette correspondance si vous étiez capable
d'en abuser.
Adieu , mon cher et bon ami : si je croyai»
que la fortune pût vous rendre heureux, jo
vous dirais, courez à la fortune ; mais peut-
être avez-vous raison de la dédaigner avec
tant de trésors pour vous passer d'elle. J'aimo
mieux vous dire, courez a la félicité, c'est
la fortune du sage ; nous avons toujours senti
qu'il n'y en avait point sans la vertu : mai»
prenez garde que ce mot de vertu trop abstrait
n'ait plus d'éclat que de solidité, et ne soit
un nom de parade qui sert plu« à éblouir les
autres qu'à nous contenter nous-mêmes. Jo
frémis , quand je songe que des gens qui
portaient l'adultère au fond de leurs cœ^ir»
osaient parler de vertu ! Savez- vous bien,
ce que signifiait pour nous un terme si
respectable et si profané, tandis que nouâ
étions engagés dans un commerce criminel 2
C'était cet amour forcené dont nous étions
embrasés l'un et l'autre qui déguisait seii
trausporU soui ce taiat culUouiiasme, pou*
3-6 LA NOUVELLE
liCus les rendre encore pins chers, et uou$
abuser plus long-temps. Nous e'tions faits ,
j'ose le croire, pour suivre et clie'rir la véri-
table vertu ; mais nous nous trompions en
la cherchant, et ne suivions qu'un vain fan-
tôuie. Il est temps que l'illusioii cesse ; il
est temps de r:?venir d'un trop long e'gare-
jnent. Mon ami , ce retour ne vous sera
pas difficile. Vous avez votre guide en vous-
même ; vous l'avez pu nc'gliger, mais vous
lie l'avez jamais rebuté. Votre auie est saine,
elle s'attache à tout ce qui est bien, et si
quelquefois il lui échappe, c'est qu'elle n'a
pas usé de toute sa force pour s'y tenir.
Rentrez au fond de votre conscience , et cher-
chez SI vous n'y retrouveriez point quelque
principe oublié qui servirait à mieux or-
donner toutes vos actions, à les lier j)lus
soi.dmncnt er.tr'ellcs , et avec un objet com-
mun. Ce n'est pas assez, croyez-moi, que la
vertu soit la base de votre conduite, si vous
11 établissez cette base même sur un fonde-
riicnt inébranlable. Souvenez - vous de ces
îndiens qui font porter le monde surun grand
éléphant, puis l'éléphant sur une tortue, et
quand on leur demande sur quoi porte la
tortue, ils ue savent plus que dire.
.T©
H Ê L O ï s E t'/7
Je vous conjure de faire quelque attcntiou
oiix: discours de votre amie , et de choisir pour
aller au bonheur une route plus siirc que
celle qui nous a si long-temps e'gare's. Je no
cesserai de demander au ciel pour vous et
pour moi cette félicite' pure, et je ne serai
contente qu'après l'avoir obtenue pour tous
les deux. Ali ! si jamais nos coeurs se rap-
pellent maigre nous les erreurs de notr©
jcimesse , fesons au moins que le retour
qu'elles auront produit en autorise le sou-
venir, et que nous puissions dire avec cet
ancien : Hélas ! nous périssions si uoug
n'eussions péri !
Ici finissent les sermons de la prêcheuse.
Elle aura désormais assez à faire à se prcclier
elle-même. Adieu, mon aimable ami, adieu
pour toujours ; ainsi l'ordonne l'inflexible
devoir. Mais croyez que le cœur de JuîU
ne sait point oublier ce qui lui fut cher
inon Dieu ! que fais-je ? vous le verrea
trop à l'état de ce papier. Ah ! n'est-il pas
permis de s'attendrir en disant à son ami la
dernier adieu ?
KouvelU Jiélolse. Tome II.
378 LA NOUVELLE
LETTRE XXL
DE VAMANT DE JULIE
A MILORD EDOUARD.
O
u I , Milord , il est vrai , mon ame esfc>
oppressée du poids de la vie. Depuis loug-
temps elle m'e.^t à charge ; j'ai perdu tout
ce qui pouvait me la rendre chère, il ii«
«n'eu reste que les ennuis. Mais ou dit qu'il
ne m'est pas permis d'en disposer sans l'ordre
de celui qui me l'a donnée. Je sais aussi
qu'elle vous appartient à plus d'un titre. Vos
soins me l'ont sauvée deux fois, et vos bien-
faits me la conservent sans cesse. Je n'en
disposerai jamais que je ne sois sûr de 1©
pouvoir faire sans crime , ni tant qu'il me
restera la moindre espérance de la pouvoir
employer pour vous.
Vous disiez que je vous étais nécessaire ;
pourquoi me trompiez - vous ? Depuis que
nous sommes à Londres , loin que vous
songiez à m'occuper de vous, vous ne vous
occupez que de moi. Que vous prenez de
soins superflus ! Milord, vous le savez, ^e
kais Iç crime encore plus que la vie j j'adore
H E L O 1 s E. 379
TEtPe ctcrnel ; Je vous dois tout ; je vous
aime , je ne tiens qu'à voi?5 sur la terre ;
l'amitié, le devoir y peuvent enchaîner uu
infortune ; des pre'testes et des sophismes ne
l'y retiendront point. Eclairez ma raison ,
parlez à mon cœur ; je suis prêt à vous
entendre : mais souvenez-vous que ce n'est
point le désespoir qu'on abuse.
Vous voulez qu'on raisonne : hé bien rai-
sonnons. Vous voulez qu'on proportionne
la délibération à l'importance de la question
qu'on agite , j'y consens. Cherchons la vérité
paisiblement , tranquillement. Discutons la
proposition générale , comme s'il s'agissait
d'iMi autre. E-oieck lit l'apologie de la mort
volontaire avant de se la donner. Je ne veux
pas iaire un livre à son exemple et je ne suis
pas fort content du sien ; mais j'espère imiter
son sang-froid dans cette discussion.
J'ai long-temps médité sur ce grave sujet :
vous devez le savoir, car vous connaissezmon
sort et je vis encore. Plus j'y réfléchis, plus
je trouve qnc la question se réduit à cette
proposition fondamentale : (Chercher son bien
et fuir son mal en ce qui n'oQcnse point
autrui, c'est le droit de la nature. (Juand
notre vie est un mal pour nous et n'est un
Z 2
380 LÀ NOUVELLE
bien pour personne , il est donc permis de
s'en délivrer. S'il y a dans le monde une
maxime évidente et certaine, je pense que
c'est celle-là : et si l'on venait à bout de
la renverser, il n'y a point d'action humaine
dont on ne pût faire un crime.
(^e disent là-dessus nos sophistes ? Pre-
mièrement ils regardent la vie comme une
chose qui n'est pas à nous , parce qu'elle nous
a été donnée ; mais c'est précisément jDarce
qu'elle nous a été donnée qu'elle est à nous.
■Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras ?
cependant quand ils craignent la gangrène
ils s'en font couper un, et tous les deux, s'il
le faut. La parité est exacte pour qui croit
l'immortalité de l'arue ; car si je sacrifie mon
bras à la conservation d'une chose plus pré-
cieuse , qui est mon corps, je sacrifie mon
corps à la conservation d'une chose plus
précieuse, qui est mon bien-être. Si tous les
dons que le ciel nous a faits sont naturelle-
ment des biens pour nous, ils ne sont que
trop sujets à changer de nature, et il y ajouta
la raison pour nous apprendre à les discerner.
Si cette règle ne nous autorisait pas à choisir
les uns et à rejeter les autres, quel serait sod
usage parmi les hommes 2
H É L O ï s E. 3Bi
Celte objection si peu solide , ils la re-
tournent de mille manières. Ils regardent
l'homme vivant sur la terre comme un soldat
mis en faction. Dieu, disent-ils, t'a placé
dans ce monde , pourquoi en sors-tu sans
son congé ? Mais toi-uiémc , il ta placé dans
ta ville, pourquoi en sors-tu sans son congé?
Le congé n'est-il j^as dans le mal-étre ? En
quelque lieu qu'il me place, soit dans un.
corps, soit sur la terre, c'est pour y rester
autaîit qnjc j'y suis bien, et pour en sortir
dès que j'y suis mal. Yoiià la voix de la
nature, et la voix de Dieu. Il faut attendre
l'ordre , j'en conviens ; mais quand je meurs
naturellement, Dieu îjc m'ordonne pas de
quitter la vie , il me l'ôte : c'est en me la
rendant insupportable qu'il m'ordonne de la
quitter. Dans le premier cas, je résiste de
toute ma force; dans le second, j'ai le mérite
d'obéir.
Concevez-vous qu'il y ait des gens assez
injustes pour taxer la mort volontaire de
rébellion contre la Providence , comme si
l'on voulait se soustraire à ses lois? Ce n'est
point pour s'y soustraire qu'on cc^se de vi-
vre , c'est pour les exécuter, (^uoi ! Dieu
ir^a-t-il de pouvoir que sur mon corps ?
Z3
382 LA NOUVELLE
Est-il quelque lieu dans l'univers , où quelque
être existant ne soit pas sous sa main , et
agira -t- il moins imme'diateinent sur moi,
quand lua substance épurée sera pins une,
et plus semblable à la gicnne ? Non , sa Justice
et sa bonté font mon espoir, et si je croyais
que la mort pût me soustraire à sa puissance ,
je ne voudrais plus mourir.
C'est un des sophismes du Phédon, rempli
d'ailleurs de vérités sublimes. Si ton esclave
se tiia'it, dit S ocra fe 'a 6V^^^ , nele punirais-ta
pas s'il t'était possible, pour t'avoir injuste-
ment privé de ton bien ? Bon Socrate ^ que
nous dites-vous ? n'apparticnt-on plus à
Dieu quand on est mort ? Ce n'est point
cela du tout , ma's il fallait dire ; si tu charges
ton esclave d'un vêtement qui le gène dans
le service qu'il té doit, le puniras-tu d'avoir
quitté cet habit pour mieux faire son service?
La grande erreur est de donner trop d'im-
portance à la vie ; comme si notre être en
dépendait , et qu'aprt-s la mort on ne fût plus
rien. Notre vie n'est rien aux yenx de Dieu;
elle n'est rien aux yeux de la raison, elle ne
doit rien être aux nôtres , et quand nous
laissons notre corps , nous ne fesons qus
poser un vêtement incommode. Esf-celapeme
H É L O ï s E. 383
d'cii faire un si grand bruit ? Milord , ces
dcclamatcnrs ne sont point de bonne foi.
Absurdes et cruels dans leurs raisoniicmens ,
ils aggravent le prétendu criine , comme si l'on
s'ôtait rcxistencc , et le punissent, comme si
l'on existait toujours.
Quand au Pht?don qui leur a fourni le seul
argument spécieux qu'ils aient jamais em-
ploya, cette question n'y est traitc'e que trcs-
Icgèrcment et comme en passant. Socraie^
condamne' par un jugement inique à perdre
la vie dans quelques heures, n'avait pas besoin
d'examiner bien attentivement s'il lui était
permis d'en disposer. En supposant qu'il ait
tenu réellement les discours que Platon lui
fait tenir , croyez-moi , JVlilord , il les eût
médités avec plus de soiu dans l'occasion de
les mettre en pratique; et la preuve qu'on ne
peut tirer de cet immortel ouvrage aucune
bonne objection contre le droit de disposer
de sa propre vie , c'est que Caton le lut deux
fois tout entier, la nuit même qu'il quitta
la terre.
Ces mêmes sophistes demandent si jauiaîs
la vie peut être un uial. En considérant cette
foule d'erreurs , de tourmens et de vices dont
elle est remplie, ou serait bien plus tenté de
Z 4
^S4 L A N O U V E L L E
demander si jamais elle fut un bien ? le crimd
assiège sans cesse l'homme le plus vertueux ;
chaque instant qu'il vit, il est prct à devenir
la proie du me'chant ou me'chant lui-même.
Combattre et souffrir, voilà son sort dans ce
monde ; mal faire et souffrir , voilà celui du
mal-hoiuiéte homme. Dans tout le reste ils
différent cutr'eux; ils n'ont rien en connuuu
que les raiisères de la vie. S'il vous fallait des
autorités et des faits , ;c vous citerais des
oracles, des réponses de sages, des actes de
■vertu recompensés par la mort. Laissous tout
cela , Mib^rd, c'est à vous que je parle , et je
"VOUS demande quelle est ici-bas la principale
occupatiou du sage, si ce n'est de se concen-
trer , peur ainsi dire, au fond de son ame,'
et de s'efforcer d'être mort durant sa vie ?
XiC seul moyen qu'ait trouvé la raison pour
nous soustraire aux maux de l'humanité, n est-
il pas de nous détacher des objets terrestres et
de tout ce qu'il y a de mortel en nous, de
jious recueillir au dedans de nous-mêmes ;
d.e nous élever aux sublimes contemplations:
et si nos passions et nos erreurs foJit nos
infortunes , avec quelle ardeur devons-nous
soupirer après un état qui nous délivre des
liues et des autres ? Qvijb font ces hommes,
l
n É L O I s E. 385
sensuels qui muUiplIciit si ind;?cvctement
leurs douleurs par leurs volu|)tcs? Ils aneau-
tisscnt , pour ainsi dire , leur exii^tcnce , à force
de l'étendre sur la terre; ils ag;gra vent le poids
de leurs chaînes par le nombre de leurs atta-
clieuiens ; ils n'ont point de jouissances qui
ne leur préparent mille anières privations:
plus ils sentent et plus il souffrent, plus ils
s'enfoncent dans la vie, et plus ils sont lual-
licureux.
Mais qu'en p;cnéral ce soit, si l'on veut,
un bien pour l'houune de ramper tristement
sur la terre, j'y consens; je ne prétends pas
que tout le genre-humain doive s'immoler
d'un commun accord , ni faire un vaste tom-
beau du uionde. Il est , il est des infortunés
trop privilégiés pour suivre la route cora-
inunc , et pour qui le désespoir et les amcres
douleurs sont le passe-port de la nature. C'est
à ceux-là qu'il serait aussi insensé de croire
que leur vie est un bien , qu'il l'était au
sophiste Possidouiiis tourmenté de la goutte
de nier qu'elle fut un mal. Tant qu'il nous
est bon de vivre , nous le désirons fortement,
et il n'y. a que le icntimcnt des maux extrême»
qui puisse vaincre en nous ce désir ; car nous
ayou» tous reçu de la uature une très-grande
Z6
386 LA NOUVELLE
horreur de la mort, et cette horreur deriii^R
ànosycuxics uiisèresde lacondltlonhuînainc.
O.i supoortc long-tejups une vie pénible et
douioureuse avaiit de se résoudre à la quitter;
mais quand une fois l'ennui de vivre l'em-
porte sur riiorreur de mourir, alors la vie
est évidemment un grand mal , et l'on ne
peut s'en délivrer trop tôt. Ainsi , quoiqu'on
ne puii'sc exactement assigner le point où elle
cesse d'être un h'ien , on sait très-certaine-
ment au moins qu'elle est un mal long-temps
avant de nous le paraître, et chez tout homme
sensé le droit d'y renoncer en précède ton-
jours de beaucoup la tentation.
Ce n'est pas tout : après avoir nié que l'.
vie puisse être un mal , pour nousôter le droit
de nous en défaire , ils disent ensuite qu'elle
est un mal pour nous reprocher de ne la pon-
voir endurer. Selon eux, c'est une lâcheté de
se soustraire à ses douleurs et à ses peines,
et il n'y a jamais que des poltrons qui se
donnent la mort. O Rome , conquérante
dum.onde, quelle troupe de poltrons t'en
donna l'empire ! Qu'^/vz^ , Eponiiie , Lu-
crèce soient dans le nomb|-e , elles étaient
femmes. Mais Briitus ^ mais Cassms , et toi
c[ui partageais avec les dieux les respects de
n É L O l s E. 3^7
la terre etonuec , grand et divin Colon , toi
dont l'iniaj;c auguste et sacrée animait les
Roruains d'un saint zèle, » t fesail frémir les
tyrans , les fiers admirateurs ne pensaient
pas qu'un jour dans le coin poudreux d'un
collège , de vils rliéteurs prouveraient que tu
ne Tus qu'un lâche , pour avoir refuse au
crime l'heureux houiinage de la vci tu dans
les fers. Force et grandeur des écrivains mo-
dernes , que vous êtes sublimes , et qu'ils
sont intrépides la plume à la inain ! Mais
dites-moi , braves et vaillans héros , qui vous
sauvez si courageusement d'un combat pour
supporter plus long-temps la |)eine de vivre,
quand un tison brûlant vient à tomber sur
cette éloquente main , pourquoi la retirez-
vous si vite? Quoi! vous avez la lâcheté de
n'oser soutenir l'ardeur du feu ! Rien, dites-
vous, ne m'oblige à supporter ie tison; et
moi, qui m'oblige à supporter la vie ? La
génération d'un homme a-t-ellc coûté plus
à la providence que celle d'un fétu , et l'une
et l'autre n'est-clle pas cgalemeut sou ou-
vrage ?
Sans doute, il y a du courage à souffrir
avec constance les maux qu'on ne peut évi-
ter; mais il n'y a qu'un iuscusé qui souQr*
Z 6
3P.8 L A, N O U V E L L E
Toloiitairemeut ceux dont il peut s'esempter
sans mal faire , et c'est souvent un très-grand
mal d'endurer un mal sans nécessité. Celui
qui ne sait pas se délivrer d'une vie doulou-
reuse par une prompte mort, ressemble à
celui qui aime mieux laisser envenimer une
plaie que de la livrer au fer salutaire d'un
chirurgien. Viens , respectable Parisot (^) ,
coupe-moi cette jambe qui me ferait périr.
Je te verrai faire sar.s sourciller, et me? lais-
serai traiter de lâche par le brave qui voit
tomber la sienne en pourriture faute d'oser
toutcnir la même opération.
J'avoue qu'il est des devoirs envers autrui,
qui ne permettent pas à tout homm.e de dis-
poser de lui-même , mais eu revanclie com-
bien eu est-il qui l'ordonnent? Qu'un ma-
gistrat à qui tientle salut delà patrie , qu'uïi
père de famille qui d©it la subsistance a ses
enfans, qu'un débiteur insolvable qui rui-
nerait ses créanciers , se dévouent à leur
devoir, quoi qu'il arrive; que mille autres
relations civiles et domestiques forcent un
(û) Chirurgien de Lyon, homme d'honneur,
boa ciîoveu, ami tendre et généreux, négligé,
mais non pas oublié de tel qui fut honoré d-s
ses bienfaits.
H É L O ï s E. 3I?9
konnètc lioiniue inforLiiné de supporter le
mallieur de vivre , pour éviter le malheur
plus grand d'être injuste , est-il permis , pour
cela, dans des cas tout différens , de conser-
ver, aux dépens d'une foule de misérables,
une vie qui n'est utile qu'à celui qui n'ose
mourir ? Tue-moi , mon enfant , ditlc sauvage
décrépit àsonliisquile porte et fléchit sous le
poids; les ennemis sont là; va combattre avec
tes frères, va sauver tes enfans , et n'expose pas
ton pè re h tomber vif entre les mains de ceux
dont il mangea les pareus. Quand la faim,
les maux, la misère, ennemis domestiques
pires que les sauvages , permettraient a un
malheureux estropié de consommer dans son
lit le pain d'une famille qui peut à peine en
gagner pour elle; celui qui ne tient à rien ,
celui que le ciel réduit à vivre seul sur la
terre , celui dont la malheureuse existence ne
peut produire aucun bien , pourquoi n'au-
rait-il pas au moins le droit de quitter nu
séjour où ses plaintes sont importunes et ses
maux sans utilité ?
Pesez ces considérations, 3Iilord ; rassem-
blez toutes ces raisons , et vous trouverez
qn'elles se réduisent au plus simple des droits
de la nature , qu'un honmic seusç ne mit
390 LA NOUVELLE
jamais en question. En effet , pourquoi se-
rait-il permis de se guérir de la goutte et
non de la vie ? L'une et l'autre ne nous
viennent-elles pas de la même main ? S'il est
pénible de mourir , qu'est-ce à dire ? les dro-
gues font-ellvs plaisir à prendre ? Combien
de gens préfèrent la mort à la médecine ?
preuve que la nature répugne à l'une et à
l'autre, (^u'on me montre donc comment il
est plus permis de se délivrer d'un mal passager
en fesant des remèdes, que d'un mal incu-
rable, en s'ôtant la vie, et comment on est
moins coupable d'user de quinquina pour la
fièvre , q:ic d'opium pour la pierre ? Si nous
regardons à l'objet , l'un et l'autre est de
nous délivrer du aial-étre ; si nous regardons
au moyeu, l'un et l'autre est également na-
turel ; si nous regardons à la répugnance ,
il yen a Cj^alement des deux côtés; si nous
regardons à la volonté du maître , quel mal
veut-on combattre qu'il ne nous ait pas
envoyé? A quelle douleur veut-on se sous-
traire qiii ne nous vienne pas de sa main ?
Quelle est la borne* où linit sa puissance ,
et où l'on peut légitimement résister ? Ne
nous est-il donc permis de changer l'étafi
d'aucune chose, parce que tout ce qui est.
H E L O l s E. ^9r
est comme il l'a voulu ? Fnut-il ne ricu faire
eu ce nioudc de peur d'euFrcindre ses lois , et
quoi que nous fassions , pouvons-uous lainais
les cufreindre ? Non , ]>îilord , la vocation
de l'homme est plus grande et plus iu^î)le.
Dieu ne l'a poiut animé pour rester iuuuo-
bile dans un quiétisme éternel ; mais il lui
a donné la liberté pour faire le bien , la
conscience pour le vouloir, et la raison pour
le choisir. Il l'a constitué seul juge de ses
propres actions. Il a écrit dans son cœur :
Fais ce qui t'est salutaire , et n'est nuisible
à personne. Si je sens qu'il m'est bon de
mourir, je résiste à son ordre en m'opiniâ-
trant à vivre : car en me rendant la mort
désirable, il me prescrit de la chercher.
Bomston , j'en appelle à votre sagesse et
à votre candeur , quelles maximes plus cer-
taines la raison peut-elle déduire de la reli-
gion sur la mort volontaire ? Si les chrétiens
en ont établi d'opposées , ils ne les ont ti-
rées ni des principes de leur religion, ni de
sa règle unique , qui est l'Ecriture , mais
seulement des philosophes païens. Laciance
et Aiigiiatin , qui les premiers avancèrent
cette nouvelle doctrine dont Jksus-Christ
iii les apôtres u'ayaknt pas dit uu mot, ue
Sps LA NOUVELLE
s'appuyèrent que sur le raisonnement du
Phe'don que j'ai dojà combattu ; de sorte
que les lidelles , qui croient suivre en cela
l'autorité de l'évangile , ne suivent que celle
de Platon. En eîï'et , où verra-t-ou dans la
Bible entière une loi contre le suicide ,
ou même une simple improbation ; et
n'eit-il pas bien e'trangc que dans les exem-
ples de gens qui se sout donnes la mort , on
n'y trouve pas un seul mot de blâme contre
aucun de ces exemples ? Il y a plus ; celui
de Samson est autorisé par un prodige qui
le venge de ses ennemis. Ce miracle se serait-
il fait pour ju.sti5cr un crime , et cet hommo
qui perdit sa force pour s'être laissé séduire
par une femme, l'eût-il recouvrée pour com-
mettre un forfait authentique, comme siDiEff
lui-même eût voulu tromper les hommes ?
Tu ne tueras point , dit le Décalogue. (^ue
s'ensuit-il de-là ? Si ce commandement doit
être pris à la lettre , il ne faut tuer ni les
malfaiteurs ni les ennemis ; et Moïse qui fit
tant iuourir de gens entendait fort uial sou
propre précepte. S il y a quelques exceptions ,
la première est certainement en faveur de
la mort volontaire , parce quelle est exempte
de violeiice et d'injustice ^ les deux seules
H E L O 1 s E. 393
•onsidérations qui puissent rendre l'iiouii-
cidc criminel , et la nature y a luis d'ail-
leurs un suffisant obstacle.
Mais , d scnt-ils encore , soufîrez patiem-
ment les maux que Dieu vous envoie ; faites-
vous un mérite de vos peines. Appliquer
ainsi les maximes du christianisme , que c'est
mal eu saisir l'esprit ! L'homme est sujet à
mille maux, sa vie est un tissu de uiisères ,
et il ne semble naître que pour soufliir. Do
ces maux , ceux qu'il peut éviter , la raison
veut qu'il les évite, et la religion , qui n'est
jamais contraire à la raison , l'approuve.
jMais que leur somme est petite auprès do
ceux qu'il est forcé de i«ou3rir malgré lui !
C'est de ceux-ci qu'un Dieu clément permet
aux hommes de se faire un mérite ; il accepte
en hommage volontaire le tribut forcé qu'il
nous impose , et uiarqiic au profit de l'autre
vie la résignation dans celle-ci. l^a véritable
pénitence de riiomuic lui est imposée par la
nature; s'il endure patiemment tout ce qu'il
est contraint d'endurer , il a fait à cet égard
tout ce que Dieu lui demando ; et si quel-
qu'un montre assez d'orgueil pour vouloir
faire davantage , c'est un fou qu'il faut
cnfciiuer , ou un fourbe qu'il faut puuu\
294 I^A NOUVELLE
Fuyons donc sans scrupule tous les maux
que nous pouvons fuir , il ne nous en restera
que trop à souffrir encore. Délivrons-nous
sans remords de la vie même , aussitôt qu'elle
est un mal pour nous . puisqu'il dépend de
nous de le faire, et qu'en cela nous n'offensons
3ii Dieu ni les hommes. S'il faut un sacrifice
à le tre suprême , n est-ce rien que demovirir ?
Offrons à Dieu la mort qu'il nous impose
par la voix de la raison , et versons paisi-
blement dans son sein notre ame qu'il re-
demande.
Tels sont les préceptes généraux que le
bon sens dicte a tous les hommes , et que la
rel igiou autorise ( ^ ). Revenons à nous. Vous
(h) L'étrange lettre pour la rlélibération dont
îl. s'agit ! Pvaisoune-t»on si paisiblement sur une
question pareille, quand on l'examine pour soi?
La lettre est-elle fabriquée, ou l'auteur ne veut-il
qu'è'.re réfuté ? Ce qui peut tenir en doute, c'est
l'exemple de Vioheck qu'il cite , et qui semble
auioriser le sien, l^obeck délibéra si posément
qu'il eut la patience de faire un livre , un gros
livre, bien long , bien pesant, bien froid, et
quand i] eut établi , selon lui , qu'il était permis
de se donner la mort , il se la donna avec la
même tranquillité. Défions-nous des préjugés de
siècle et de nation. Quand ce n'est pas la niod«
H É L O ï s E. 395
avez daigne m'ouvrir votre cœur ; je connais
vos peines; vous ne soufTicz pas moins que
moi ; vos maux sont sans remède ainsi que
les miens , et d'autant plus sans remède que
les lois de l'honneur sont plus immuables que
celles de la fortune. Vous les supportez, je
l'avoue , avec fermeté. La vertu vous sou-
tient ; un pas de plus , elle vous de'gage.
Vous me pressez de souffrir: Milord , j'ose
vous presser de terminer voo souffrances , et
je vous laisse à juger qui de nous est le plus
clier à l'autre.
Que tardons-nous à faire un pas qu'il faut
toujours faire ? Attendrons-nous que la vieil-
lesse et les ans nous attachent bassement à
la vie après nous en avoir ôté ics cliarmcs;
et que nous traînions avec effort , ignomi-
nie et douleur , un corps infirme et cassé ?
Nous sommes dans l'âge où la vigueur de
de se tuer, on n'imagine que des enia£;é-s qui
se tupnt ; tous les a' cS Lie - ouraj^e sont Mutant
de chimères pour les âmes faibles : tha<ua ne
îuçe (les autres qu** pav soi. Ceper»danr combien
n'avons-nous pas d'exemples attesrés d'hommes
sages en tout autre poim , qui, sans remoids,
sans fureur , sans désespoir , renon< enl à la
vie uniquement pai ce qu'elle leur e^i à charsje,
et meurent plus tranquillemeni qu'ils n'ont vécu?
596 LA NOUVELLE
l'ame la dégage aisément de ses entraves ^
et où riiomiue sait encore mourir; plus tard
il se laisse en gémissant arracher la vie. Pro-
fitons d'un temps où Tennui de vivre nous
rend la mort désirable , craignons qu'elle ne
vienne avec ses 'lorreuris au mome^it où nous
n'en voudrons plus. Je m'en souviens , il fut
un iuscant où je ne demandais qu'une lieure
au ciel , et où je serais mort désespéré si je
ue l'eusse obtenue. Ah î qu'on a ue peine à
triser les iiœuds qui lient nos cceurs à la
terre , et qu'il est sage de les quitter aussitôt
qu'ils sont rompus ! Je le sens , Milord , nous
sommes dignes tous deux d'i:-ne habitation,
plus pure; la vertu nous la montre , et le sort
nous invite a la chercher. Que l'amitié qui
nous joint nous unisse encore à notre der-
nière heure. O qu'elle volupté pour deux
Trais amis de finir leurs jours volontairement
daus les bras l'un de l'autre, de confondre
leurs derniers soupirs , d'exhaler à-la-Fois les
deux moitiés de ieurame ! Quelle douleur,
quel regret peut empoisonner leurs derniers
iustaiis ? Que quittent-ils eu sortant du
nionde ? ils s'en vont ensemble, ils ne quit»
tent rien.
H É L O ï S E. 297
LETTRE XXII.
RÉPONSE.
Jeune hoznme , un aveugle transport
t'égare ; sois pins discret , ne conseille point
en demandant conseil. J'ai connu d'autres
maux que les ticus. J'ai l'amc ierme ; je suis
anglais , je sais mourir ; car je sais vivre ,
soufTrir en homme. J'ai vu la mort de près ,
et la regarde avec trop d'indiilércuce pour
l'aller chercher. Parlons de toi.
Il est vrai tu m'étais ne'cessaire; mon aine
avait besoin de la tienne; tes soins pouvaient
m'ctre utiles ; ta raison pouvait m'e'clairer
dans la plus importante afiaire de ma vie :
si je ne m'en sers point, àqui t'en prends-tu?
Où est-elle ? qu'est-clle devenue ? que peux-
tu faire ? A quoi es-tu bon dans l'état où
te voilà ? Quels services puis-jc espérer de
toi ? Une douleur insensée te rend stupide
et impitoyable. Tu n'es pas un honune , tu
n'es rien -, et si je ne regardais à ce que ta
peux être, tel que tu es, je ne vois rien dans
le monde au-dessous de toi.
Je n'eu veux pour preuve que ta lettre
SpS L A N O U Y E L L E ,
inérae. Autrefois Je trouvais eu toi du sens ,
de la vérité' ; tes seutimeus e'toient droits, tu
pensais juste; et je ne t'aimais pas seulement
par goût , mais par choix , comme uu
moyen de plus pour moi de cultiver la sa-
gesse. Qu'ai-je trouvé maintenant dans les
raisonnemensde cette lettre dont tu parais si
content ? un misérable et perpétuel sophisme,
qui dans régarement de ta raison marque
celui de ton cœur , et que je ne daignerais
pas même relever, si je n'avais pitié de toa
délire.
Pour renverser tout cela d'ua mot , je ne
veux te demander qu'une seule chose. Toi
qui crois Dieu existant, l'ame immortelle,
et la liberté de l'homnae , tu ne penses pas ,
sans doute , qu'un être intelligent recoiv©
un corps et soit placé sur la terre au hasard,
seulement pour vivre , souffrir et mourir ?
Il y a bien , peut-être , à la vie humaine ua
but, une tin , un objet moral ? Je te prie
de me répondre clairement sur ce point ;
après quoi Jious reprendrons pied à pied
ta lettre, et tu rougiras de l'avoir écrite.
Mais laissons les maximes géiérales, dont
on fait souvent beaucoup de bruit sans ja-
Biais en suivre aucuae ; car il se trouve touv
H É L O I s E. 399
jours dans l'application quelque condition
particulicic , qui change tellement l'e'tat des
choses que chacun se croit dispensé d'obéir
à la rè^le qu'il prescrit aux autres , et l'on,
sait bien que tout homme qui pose des uiaxi-
mes générales entend qu'elles obligent tont
le monde, excepté lui. Encore un coup par-
lons de toi.
Il t'est donc permis , selon toi , de cesser
de vivre ? La preuve en est singulière ; c'est
que tu as envie de mourir. Voilà certes ua
argument fort commode pour les scélérats;
ils doivent t'étre bien obligés des armes que
tu leur fournis ; il n'y aura plus de forfaits
qu'ils ne justifient par la tentation de les
coaunettre ;' et dès que la violence de la
passion l'emportera sur l'horreur du crime,
dans le désir de mal faire ils en trouveront
aussi le droit.
Il t'est donc permis de cesser de vivre ? J©
voudrais bien savoir si tu as commence. Quoi !
fus-tu placé sur la terre pour n'y rien faire?
Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie uno
tàchepourla remplir ? Si tu as fait ta journée
avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu
le peux ; mais voyons ton ouvrage. (Quelle
réponse tieiis-tu pjêtç au juge bupréwe qui
4C0 LA NOUVELLE
te demaudcra compte de ton temps ? Parle "
que lui diias-tu ? J'ai se'duit ime fille hoa-
îiéte. J'abandonne un ami dans ses chagrins,
Malheureux ! trouve-moi ce juste qui se vante
d'avoir assez vécu ; que j'apprenne de lui
comment il faut avoir porte' la vie iDOurétre
eu droit de ia qLiittci-.
Tu comptes les maux de l'humanité; tune
rougis pas d'épuiser des lieux communs cent
lois rebattus , et tu dis : La vie est un mal.
Mais regarde, chcrclje dans l'ordre des cho-
ses , si tu y trouves quelques biens qui ne
soient poiut mêlés de maux. Est-ce donc à
dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers ,
et peux-tu confondre ce qui est mal par sa
nature avec ce qui ne soufire le ?nal que par
accident ? Tu l'as dit toi-même , la vie pas-
sive de l'homme n'est rien , et ne regarde
qu'un corps dont il sera bientôt délivré :
mais sa vie active et morale , qui doit influer
sur tout son être , consiste dans l'exercice de
sa volonté. La vie est un mal pour le mé-
chant qui prospère, et un bien pour i'jion-
Jiète homme infortuné ; car ce n'est pas une
modification passagère , mais sou rapport
avec son objet qui la rend bonne ou mau-
Taise.Queiiessoat enfin ces douleurs sicruelies
qui
H E L O I s E. 40»
^ul te forcent de la quitter? Penscs-tu que
je ne n'aie pas dcuiélc' sons ta feinte impar-
tialité' dans le dénouibrenicnt des maux de
cette vie la honte de parler des tiens? Crois-
inol , n'abandonne pas à-la-fois tontes tes
vertus. Garde au moins ton ancienne fran-
chise , et dis ouvertement à ton ami : J'ai
perdu l'espoir de corrompre une hoHnéte
femme ; me voilà forcé d'être homme do
bien : j'aime mieux mourir.
Tu t'ennuyes de vivre, et tu dis : La vie
est un mal. Tôt ou tard tu seras console,
et tu diras la vie est un bien. Tu diras plus
vrai sans mieux raisonner : car rien n'aura
changé que toi. Change donc dès aujour-
d'hui ; et puisque c'est dans la mauvaise
disposition de ton ame qu'est tout le mal ,
corrige tes affections déréglées, et ne brûle
pas ta maison pour n'avoir pas la peine de
la ranger.
Je souffre , me dis-tu ; dépend-il de moi
de ne pas souffrir ? D'abord , c'est changer
l'état de la question ; car il ne s'agit pas de
savoir si lu souffres , mais si c'est un mal
pour toi de vivre. Passons ; tu souffres , tu
dois chercher à ne plus souffrir. Voyous s'U
est besoin de mourir pour cela.
Noui'eUc Héloise* Tome II. A a
402 LA NOUVELLE
Considère un moment le progrès naturel
des maux de l'ame directement opposé au
progrès des maux du corps, comme les deux
substances sont opposées par leur nature.
Ceux-ci s'invétèreut , s'empirent en vieillissant
et détruisent enfin cette machine m^ortelle.
Les autres , au contraire , altérations externes
et passagères d'un être immortel et simple,
s'effaceat inseusiblement , et le laissent dans>
la forme originelle que rien ne saurait chan-
ger. La tristesse , l'ennui , les regrets , le dé-
sespoir sont des douleurs peu durables, qui
ne s'enracinent jamais dans l'ame, et l'ex-
périence dément tonjours ce sen timent d'amer-
tume qui nous faitregarder nos peines comr'ae
éternelles. Je dirai plus ; je ne puis croire
que les vices qui nous corrompent nous
soient plus inhérens que nos chagrins : non-
seulement je pense qu'ils périssent avec le
corps qui les occasionne ; mais je ne doute
pas qu'une plus longue vie ne put suffire
pour corriger les hommes , et que plusievirs
siècles de jeunesse ne nous apprissent qu'il
n'y a rien de meilleur que la vertu.
Quoi qu'il eu soit ; puisque la plupart de
nos maux physiques ne fout qu'augmenter
sans cesse , de violentes douleurs du corps ,
H É L O 1 s E. 4o3
quand elles sont incurables, peuvent autoriser
lin homme a disposer de lui : car toutes ses
faculte's étant aliénées par la douleur, et le
lual étant sans remède, il n'a plus l'usage
ni de sa volonté ni de sa raison ; il cesse
d'être homme avant de mourir , et ne fait
en s'ôtant la vie qu'achever de quitter un
corps qui l'embarrasse, et oii sou ame n'est
déjà plus.
Mais il nen est pas ainsi des douleurs de
l'amc , qui ,■ pour vives qu'elles soient, por-
tent toujours leur remède avec elles. Eu eGét ,
qu'est-ce qui rend un mal quelconque into-
lérable? c'est sa durée. Les opérations de la
chirurgie sont communément beaucoup plus
cruelles que les soulTrances qu'elles guéris-
sent ; mais la douleur du mal est permanente ,
celle de l'opération passagère , et l'on pré-
fère celle-ci. Qu'cst-il donc besoin d'opéra-
tion pour des douleurs qu'éteint leur propre
durée , qui seule les rendrait insupportables ?
Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi v'olcns
remèdes aux maux qui s'cfTaccnt d'eux-mêmes ?
Pour qui fait cas de la constance et u'c=time
les ans que le peu qu'ils valent , de deux
moyens de se délivrer des mêmes souffrances ,
lequel doit être préféré de la mort ou du
Aa 2
404 LA NOUVELLE
temps ? Attends et tu seras guéri ; que de-
maiides-tu davantage.
Ah ! c'est ce qui redouble mes peines de
songer qu'elles finiront ! Vain sophisme de
la douleur ! bon mot sans raison , sans jus-
tesse , et peut-être sans bonne foi. Quel ab-
surde m.otif de désespoir que l'espoir de ter-
miner sa misère. (<: ) ! Même en supposant
ce bizarre sentiment , qui n'aimerait mieux
aigrir un moment la douleur présente par
l'assurance de la voir finir , comme on sa-
crifie une plaie pour la faire cicatriser ? et
quand la douleur aurait un charme qui nous
ferait aimer à souffrir, s'en priver en s'ôtant
la vie, n'est-ce pas Faire à l'instant même tout
ce qu'on craint de l'avenir?
Penses-y bien, jeune homme; que sont
dix , vingt, trente ans pour un être immor-
tel ? La peine et le plaisir passent comme une
ombre ; la vie s'écoule en un instant : elle
(c) Non , Milord , on ne termine pas ainsi
sa misère , on y met le comble ; on rompt les
dernifirs nœuds qui nous attachaient au bonheur.
En regrettant ce qui nous fut cher, on tient
encore à l'objet de sa douleur par sa douleur
même , et cet état est moins affreux que de n»
tenir plus à rien.
H E L O X s E. 4o5
a'cst rien par elle-même , sou prix dépend
de sou emploi. Le bien seul qu'on a fait
demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque
chose.
Ne dis donc plus que c'est un mal pour
toi de vivre, puisqu'il dépend de toi seul que
ce soit un jjicn , et que si c'est un mal d'avoir
Te'cu , c'est une raison de plus pour vivre
encore. Ne dis pas , non plus , qu'il t'est
permis de mourir ; car autant vaudrait dire
qu'il t'est permis de n'être pas homme , qu'il
t'est permis de te révolter contre l'auteur de
ton être, et de tromper ta destination. Mais
en ajoutant que ta mort n«; fait de mal à per-
sonne, songes-tu que c'est à ton ami que tu
l'oses dire ?
Ta mort ne fait de mal à persoTine! J'en-
tends : mourir à nos dépens ne t'importe
guère, tu comptes pour rien nos re2;rcls. Je
ne te parle plus des droits de l'amitié que tu
méprises ; n'en est- il point de plus chers
encore Ç^d') qui t'obligent à te conserver?
S'il est une personne au inonde qui t'ait assez
(d) Des droits plus rhers que reux de ramitié!'
Et r'est un sage qui le dit ! Mais ce prétendu
•âge était amoureux lui-iuéme.
4o6 L A N O U T E L L E
aime pour ne vouloir pas te survivre , et à
qui ton bonheur manque pour être heureuse ,
penses -tu ne lui rien devoir ? Tes funestes
projets exe'cutc's ne troubleront -ils point la
paix d*une ame rendue avec tant de peine à
sa première innocence ? Ne crains-tu point
de rouvrir dans ce cœur trop tendre des bles-
sures mal refermées ? Ne crains-tu point que
ta perte n'en entraine une autre encore plus
cruelle , en ôtant au monde et à la vertu leur
plus digne ornement? et si elle te survit, ne
crains -tu point d'exciter dans son sein le
remords , pins pesant à supporter que la vie ?
Ingrat ami , amant sans délicatesse , seras-tu
toujours occupe' de toi-même ? ne songeras-tu
jamais qu'à tes peines ? N'es-tu point sensible
au bonheur de ce qui te fut cher ? et ne
saurais-tu vivre pour celle qui voulut mourir
avec toi ?
Tu parles des devoirs du magistrat et du
père de famille, et parce qu'ils ne te sont
pas inaposes , tu [e crois aflVanchi de tout.
Et la société à qui tu dois ta conservation,
tes taleus, tes lumières ; la patrie à qui tu
appartiens, les malheureux qui ont besoin
de toi, ne leur dois-tu rien ? O l'exact dé-
nombrement c^ue tu fais ! parmi les devoirs
H E L O 1 s F. 407
que tn comptes , tu n'oublies qup cmjx
d'hoinme et de citoyen. Où est ce vertueux
patriote qui refuse de vendre so7i san^; à un
prince étranger, parce qu'il ne doit le verser
que pour sou pays, et qui \cut uiaintenant
le re'pandrc en désespère contre l'expresse
défense des lois ? Les lois, les lois^ jeufie
homme ! le sage les mcprise-t-il ? Socrate
innocent, par respect pour elles ne voulut
pas sortir de prison. Tu ne balances point
à les violer pour sortir injustement de la vie ,
et tu demandes ? Quel mal fais-Je ?
Tu veux t'autoriser j)ar des exemples. Tu
m'oses nommer des romains ! Toi , des ro-
mains! Il t'appartient bien d'oser prononcer
ces noms illustres ! Dis-moi , J^rittiis iiiou-
rut-ilen amant de'sespéré, et Caton décbira-
t-il ses entrailles pour sa maltresse ? Houiînc
petit et faible, qu'y a-t-11 entre Cala?} et toi ?
Montre -moi la mesure commune fie cette
amc sublime et de la tinine. Téincrairc , ab !
tais-toi. Je crains de profaner son nom par
son apologie. A ce nom saint et auguste,
tout aini de la vertu doit mettre le front
dajis la poussière et bonorer en silence la
iiiétnoire du plus grand des Iionunes.
<^uc tes exemples sont mal choisis , et qu#
4c8 LA NOUVELLE
tu juges bassement des Romains , si tu pense»
qu'ils se crussent en droit de s'ôter la vie
aussi tôt qu'elle leur e'tait à charge. Regarde
les beaux teuips delà république , et cherche
si tu y verras un seul citoyen vertueux se
délivrer ainsi du poids de ses devoirs, même
après les plus cruelles infortunes. Hégulustç.^
tournant à Carthage prévint-il par sa mort
les tourmens qui l'attendaient ? Que n'eût
point donné Postuinins pour que cette res-
source lui fût permise aux fourches caudines ?
Quel effort décourage le sénat même n'admira-
t-il pas dans le consul p'orroji pour avoir
pu survivre à sa défaite ? Par quelle raison
tant de généraux se laissèrent- ils volontai-
rement livrer aux ennemis , eux a qui l'igno-
minie était si cruelle, et à qui 1 en coûtait
si peu de mourir ? C'est qu'ils devaient à la
patrie leur sang , leur vie et leurs derniers
soupirs , et que la honte ni les revers ne les
pouvaient détourner de ce devoir sacré. Mais
quand les lois furent anéanties , et que l'E-
tat fut en proie à des tyrans , les citoyens
reprirent leur liberté naturelle et leurs droits
sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus , il
fut permis à des Romains de cesser d'être ; ils
•ayoieiit rempli leurs fonctions sur la tc?i*e ;
H E L O I s E. 409
ils ii'nvaient plus de patrie; ils e'toifnt en
droit de disposer d'eux , et de se rendre à eux-
mêmes la liberté qu'ils 11e ])f)nvnient j)lus
rendre à leur pays. Après av^oir employé
leur vie à servir Rome expirante , et à com-
battre pour les lois, ils mouriireiit vertueux
et grands comme ils avaient vécu , et leur
mort fut encore un tribut à la gloire du
nom rouiain , aUn qu'on ne vît dans aucun
d'eux, le spectacle in.ligtie de vrais citoyens
servant nu usurpateur.
Maie toi , qui es-tu ? qu'as-tu fait ? crois-
tu t'excuser sur ton obscurité ? ta faiblesse
t'cxerapte-t-e:le de tes devoirs ; et pour n'a-
Toir ni nom ni rang dans ta patrie , en es-tu
moins soumis à ses loisPll te sied bicnd'oser
parler de mourir, tandis que tu dois l'usage
de ta vie à tes semblables ! Apprends qu'une
mort telle que tu la médites est honteuse et
fiirtive. C'est un vol fait au genre- hiunain;
Avant de le quitter , rends-lui ce qu'il a fait
pour toi. Mais je ne tietis a rien.... Je suis
inutde au monde.. . Philosophe d*un jour !
ignores - tu que tu ne saurais faire \tn pas
sur la terre sans y trouver quelque devoirà^
remplir , et que tout homme est utile à i'Uu-»
niauite' par cela seul qu'il existe ?
^1(5 L^ NOUTELLE
Ecoute-moi , jeune insensé; tu m'es cher;
j'ai plt'e Cir tr^s erreurs. SM te reste au fond
du cœiuicmOiiiciresentlRientdevertu , viens ,
que je t'apprenne à aimer • i vie, Chaq^ue fois
que tn srras tenté d'en sorrr , dis eu toi-
même : (^ue je fasse cn'.Oieuue boiiue action
avant que de mourir. Puis va rbcrclier quel-
que indigent à secourir , que||ttr?e infor-
tuné à consoler , quelque oprimé \ dé-
fendre. Rapproche de moi les malheureux
que mon .-^bord intimide ; ne crains d'a«
buser ni de ma bourse ni démon crédit:
prends , épuise mes biens , fais-moi riche. Si
cette considération te retient aujourd'hui ,
elle te retiendra encore demain , après de-
main , toute ta vie. Si elle ne te retient pas,
meurs; tu n'es qu'un méchant.
LETTRE XXIII.
ni: M I L O R D É D O UA R D
A V AMANT DE JULIE.
J
E ne pourrai , mon cher , vous embrasser
aujourd'hui , comme je l'avais espéré , et l'on
me retient encore pour deux jours à Kin-
singtoii. I,e train de la cour est qu'on y
travadie beaucoup sans rien faire , et que tou-
H É L O l s E. 411
tes les affaires s'y succèdent sans s'achever.
Celle qui m'arrête ici depuis huit jours ne
dcuiandait pas deux lueures ; uiais comme la
plus importante affaire des ministres est d'a-
voir toujours l'air aQairé , ils perdent plus
de temps à me remettre qu'ils n'en auraient
mis à m'expedier. Mou impatience un peu
trop visible n'abrège pas ces délais. Vous savez
que la cour ne me couvieut guère ; elle m'est
encore plus insupportable depu's que nous
vivons ensemble , et j'aime cent fois mieux
partager votre inélaPA^olie que l'ennui des
> alcts qui peuplv!it ce pays.
Cependant en ci isant avec ces empresses
fainéaiis , il m'est venu une ide'e qui vous
regarde, et sur laquelle je n'a tends que vo-
tre aveu pour disposer de vous. Je vois
qu'en combattant vos peines vous souffrez
à-la-fois du mal et de la résistance. Si vous
voulez vivre et guérir , c'est m.oins parce que
l'honneur et la raison l'exigent , que pour
complaire a vos hid'h. Mon cher , c^^ n'est pas
assez : il faut reprendre legoiïtde la vie pour
en bien remplir les devoirs, et avec tant d'in-
différence pour toute chose , on ne réussit
jauiais à rien. Nous avons beau faire l'un et
l'autre j la raisou seule ne vous leudra pat
412 LA N O U T E L L E
la raisou. Il faut qu'une multitude d'objets
nouveaux et frappans vous aiiaclient un©
partiede l'attention que votre cœur ne donne
qu'à celui qui l'occupe. Il faut pour vous
rendre à vous-même que vous sortiez d'au-
dedans de vous , etce u'e t que dans i'agitatioa
d'uiie vie active que vous pouvez retrouver
le repos.
Il se présente pour cette épreuve une occa-
sion qui n'est pas a dédaigner ; il est question
d'une entreprise grande, belle , et telle que
bien des àgcs i\'t\\ voient pas de semblables.
Il dépend de vous d en être témoin et d'y
concourir. Vous verrez le plus grand spec-
tacle qui puisse frapper les yeux des hommes;
votre goût pour l'observation trouvera de
quoi se contenter. Vos fonctions seront^ ho-
norables ; elles n'exigeront , avec les talens
que vous possédez , que du courage et delà
santé. Vous y trouverez plus de péril que de
gêue ; elles ne vous en conviendront que
in;eux : enlin votre engagement ne sera pas
fort long. Je ne puis vous en dire aujour-
d'hui davanlagc , parce que ce projet sur le
pOiUt d'éclore est pourtant encore un secret-
don t je ne suis pas le maître. J'ajouterai
seukineut que si vous négligez celte heu-
reuse
H Ê L O ï s E. 4ïS
relise et rare occasion , vous ne la retrouverez
probablement jamais , et la regretterez, peut-
^tre , toute votre vie.
J'ai donné ordre à mon coureur, qui vous
porte cette lettre , de vous chercher où que
soyicz, et de ne point revenir sans votre ré-
ponse ;car elle presse , et je dois donner la
mienne avant de partir d'ici.
LETTRE XXI V^
RÉPONSE.
1 AiTEs, Milord, ordonnez de moi, vous
ne serez désayoué sur rien. En attendant
que je mérite de vous servir, au moins que
je vous obéisse.
LETTRE XXV.
DE MILORD EDOUARD
A L'AMANT DE JULIE.
P
J a I s Q u E vous approuvez Tidée qui m'est
venue , je ne veux pas tarder un moment à
vous marquer que tout vient d'être conclu ,
çt à vous expliquer de quoi il s'agit , selon la
Nouviîle Héloisç, Tome IJ, Bi>
414 LA IV O U V E L L E
permission que j'en ai reçue en répcudant d»
vous.
Vous savez qu'on vient d'armerà Plimoutî^
une escadre de cinq \ aisseaux de guerre , et
qu'elle est prête à mettre à la voile. Celui
qui doit la commander est 31. George y4nson ,
iiabile et vaillant officier, mon ancien ami.
Elle est destine'e pour la mer du Sud , où
elle doit se rendre par les Indes orientales,
j^insi vous voyez qu'il n'est pas question
de moins que du tour du monde ; espe'dition.
qu'on estiucie devoir durer environ trois ans.
j 'aurais pu vous faire inscrire comme volon-
taire ; mais pour vous donner plus déconsi-
dération dans l'équipage , j'y ai fait ajouter
un titre , et vous êtes couché sur l'état eîi,
qualité d'ingénieur des troupf^s de débar-
quement , ce qui vous convient d'autant
mieux que le génie étant votre premiers
destination , je sais que vous l'avez appris
dès votre enfance.
Je compte retourner demain à Londres (e)
(e) Je n'entends pas trop bien ceci. Kinsington
n'étant qu'à un quart de lieue de Londres, le»
seigneurs qui vont à. la cour n'y couclient pas,
cependant voilà milord 'Edouard forcé d'y passée
je ne sais combien de jours,_
H E L O I s E. 41S
et TOUS présenter à M. Anson dans deux:
jours. Em attendant , songez à votre équi-
page , et à vous pourvoir d'iustrumcns et
de livres ; car rcuibarqucment est prêt ,
et Ton n'attend plus que l'ordre du d«»-
part. Mon cher aiui , j'espère que Dieu vous
ramènera sain de corps et de coeur de ce
long voyage , et qu'à votre retour nous nous
rejoindrons pour ne nous sc'parcr jamais.
LETTRE XXVI.
DE L'AMANT DE JULIE
A MADAME D'ORBE.
%| E pars , chère et cliannante cousine , pour
faire le tour du globe ; je vais chercher dans
un autre hémisphère la paix dont je n'ai pu
jouir dans celui-ci. Insensé' que je suis î Je
vais errer dans l'univers sans trouver un lieu
pour y reposer mon cœur \ je vais chercher
un asile au monde où je puisse être loin de
TOUS ! Mais il faut respecter les volontés d'un
ami , d'un bienfaiteur, d'un père. Sans espé-
rer de guérir , il faut au moins le vouloir ,
puisque .////iV et la vertu l'ordonnent. Dans
trois iieurcs je vais être à la njerci des flots ;
Bb 2
4r6 LA NOUVELLE
dans trois jours je ne verrai plus l'Europe ;
dans trois mois je serai dans des mers in-
connues où régnent d'éternels orages ; dans
trois ans peut-être qu'il serait affreux
de ne vous plus voir ! Hélas ! le plus grand
pe'ril est au fond do mon cœur : car quoi
qu'il eu soit démon sort , je l'ai résolu, je
le jure , vous me verrez digue de paraître à
vos yeux , ou vous ne ms reverrez jamais.
Milord Edouard qui retourne à Rome
vous remettra cette lettre en passant, et vous
fera le détail de ce qui me regarde. Vous
connoissez son ame , et vous devinerez aise'-
nient ce qu'il ne vous dira pas. Vous con-
nûtes la mienne ; jugez aussi de ce que je no
vous dis pas nioi-méme Ah Milord ! vos yeux
les re verront !
Votre amie a donc, ainsi que vous, le
bonheur d'être mère ? Elle devait donc
l'être ? . . .. Ciel inexorable ! .,. ô ma mère !
pourquoi* vous donna-t-il un fils dans sa
colère ? . . ..
II faut finir, je le sens. Adieu , charmantes
cousines. Adieu , beautés incomparables.
Adieu, pures et célestes âmes. Adieu , ten-
dres et inséparables amies , femmes uniques
sur la terre. Chacune de vous est le seul objefc
H E L O 1 s E. 417
digne du cœur de l'autre. Faites mutuelle-
ment votre bonheur. Dai^^tiez vous rappeler
quelquefois la mémoire d'un ijifortune, qui
n'existait que pour partager cotre vous tous
les sentimens de sou ame , et qui cessa de
vivre au moment qu'il s'éloigna de vous. Si
jamais... . j'entends le signal et les cris des
matelots; Je vois fraîchir le veut etdéplovcr
les voiles. Il faut monter à bord , il faut
partir. Mer vaste , mer immense , qui dois
peut-être ui'engloutir dans ton sein , puissé-
jc retrouver sur tes flots le calme qui fuit
mou cœur agite !
Fin de ta troisième Partie et du Tome
eccQnd,
«b»
TABLE
DES LETTRES
ET MATIÈPlES
Contenues en ce volume,
JLjETTRE PREMIERE , à Julic.
Jieproches que lui fait son amant en proie
aux peines de l'absence. P^^ge i
Let. II^ de luilord Edouard à Claire.
Jl riîiforme du trouble de V amant de Julie ^
et promet de ne point le quitter qu'il ne
le voie dans un état sur lequel il puisse
compter. 6
Ï*RAGMEKS joints à la lettre précédente.
J^'amant de Julie se plaint que Vainour et
V amitié le séparent de tout ce qu''il
aime. Il soupçonne qu'on lui a conseillé
de V éloigner, lâ
TABLE. 419
Let. in y de milord Edouard à Julie.
21 lui propose de passer en Angleterre atfec
son amant pour Vépouscr , et leur ojfrc
une terre qu'il a dans le duché d'Vorck.
TjET. IV , de Julie à Claire.
Perplexités de Julie incertaine si elle ac*
ceptera ou non la proposition de milord
JEdouard y elle demande conseil à son
amie. 24
ïiET. V^ Réponse.
Claire témoigne h. Julie le plus inviolable
attachement ^ et V assure qu'elle la suivra,
par-tout j sa?is lui conseiller néanmoins
d'abandonner la maison paternelle, 28
Billet de Julie à Claire.
'Julie remercie sa cousine du conseil qu^elle
a cru entrevoir dans la lettre précédente.
H
Xet. VI , de Julie à milord Edouard.
Me/us de la proposition qu'il lui a faitt
ibid'
B b 4
420 TABLE.
Let. TII 5 de Julie.
^Ue relevé h courage abattu de son amanf ,
et lui peint vii-ement V injustice de ses re-
proches. Sa crainte de contracter des
nœuds abhoi'rés ^ et peut-être inévi-
tables. 43
Let. YIII ^ de Claire.
JElIe reproche à Pâmant de Julie son ton
grondeur et ses mécontenteinens j et lui
alloue qu^elle a engagé sa cousine à Vé-
Joigner et a refuser les oj^res de milord
Edouard. 5»
Let. IX ^ de milord Edouard a. Julie.
L'amant de Julie plus raisonnable. Départ
de milord Edouard pour E.o?ne. fl doit
à son retour reprendre son ami a Paris ,
V emmener en Angleterre ^ et dans quelles
vues. h 4,
Let. X , à Claire.
Soupçons de V amant de Julie contre milord
Edouard. Suites. Eclaircissement. Son
repentir. Son inquiétude causée par quel-
ques mots d'une lettre de Julie. 60
TABLE. 421
Let. XI. de Julie.
Mlle exhorte son amant a faire usage de
ses talens dans la carrière qu^ il va courir ^
€1 n^ abandonner jarnais la vertu , et à
n^ oublier jamais son amante : elle ajoute
qu'elle ne l'épousera point sans le consen-
tement du baron d'Etange j mais qu'elle
ne sera point à un autre sans le sien. 65
Let. XII j à Julie.
Son amant lui annonce son départ. 77
Let. XIII , à Julie.
jirrivée de son amant a Paris. Il lui jure
une constance éternelle ^ et Vin/orme de
la générosité de jnilord Edouard à son
égard. 78.
Let. XIV. à Julie.
Entrée de son amant dans le monde.
Eausses amitiés. Idée du ton des con-
versations à la mode. Contraste entre les
discours et les actions. 85
Let. XV , de Julie.
Critique de la lettre précédente. Prochain
mariage de Claire, 9^
B b S
422 TABLE.
Let. XVI , à Julie.
S 071 mnant répond a la critique de sa der-
nière lettre. Oii } et ccimnent il faut étu-
dier un peuple. Le sen tinient de ses peines^
Consolation dans l'absence. 104
Let. XVII ^ à Julie.
So7i amant tout-à-fait dans le torrent du
monde. Difficulté de V étude du monde.
Soupers priés. T^isites. Spectacles. 114
Let, XVIII , de Julie.
Elle inforjue son amant du mariage de
Claire ) prend ai>ec lui des mesures pour
continuer leur correspondance par une
autre voie que celle de sa cousine j fait
V éloge des Français j se plaint de ce qu'il
ne lui dit rien des Parisiennes / incite
son ami à faire usage de ses talens ci
Paris y lui annonce V arrivée de deux
épouseurs et la meilleure santé de madame
d'Etange. i36
Let. XIX, à Julie.
Mloiif de la franchise ^e sQJl amant vis-
TABLE. 428
a-vis des Parisiens. Par quelle raison
il préfère V Angleterre à la France pour
y faire valoir ses talens. 148
Let. XX, de Julie.
HUe enu'oie son portrait à son amant y et
lui annonce le départ des deux épouseurs.
i5a
Let. XXr ;, à Julie.
Son amant lui fait le portrait des Pari"
siennes. iSâ
Let. XXII , à Julie.
Transports de Vamani de Julie a, la vue
du portrait de sa maîtresse. 181
Let. XXIII , de rainant de Julie à ma.-»
dame d'Orbe.
Description critique de Vopéra de Pariai
18!»
Let. XXIV^ de Julie.
'^lle informa sonam^ant de la manière dont
elle s^y est prise pour avoir le portrait
<j[u^elle lui a envoyé* 302^
424 TABLE,
Let. XXV , à Julie.
Critique de son portrait* Son amant Je fait
réformer. 20 S
Let. XXVI , à Julie.
Son amant conduit ^ sans le sat-oir ^ chez
des femmes du moiide. Suites, y^çeu de
son crime. Ses regrets. 2 1 r
Let. XXVII , de Julie.
Elle reproche a son amant ses sociétés et
sa mauvaise honte j comme les premières
causes de sa faute y lui conseille de rem-
plir sa fonction d^ observateur parmi le
bourgeois , et même le bas peuple ; se plaint
de la différence entre les relatiojis frivoles
qu'il lui envoie , et celles beaucoup meil-
leures qu' il adresse a madame d'Orbe. 218
Let. XXVÏII , de Julie.
Las lettres de son amant surprises par sât
Tnere. 2 3â
TROISIÈME PARTIE.
Lettre première , de Madame d'Orbe.
mie annonce a V amant de Julie la itialadie
TABLE, 425
• de madame d'Etavge et V accablement de
sajille j et l'engage à renoncer à Julie 237
Let. II , de l'ainaut de Julie à madame
d'Etauge.
Promesse de rompre tout commerce avec
Julie. 244
Let. III , de l'amant de Julie à madame
d'Orbe j eu lui euvoyaut la lettre précé-
dente.
// lui reproche rengagement qu^elle lui a
fait prendre de renoncer à Julie. 247
Let. IV , de madame d'Orbe à l'amant de
Julie.
a lie lui apprend V effet de sa lettre sur le
cœur de madame d^Etange. 249
Let. V , de Julie à son amant.
Mort de madame d^Etange. Désespoir de
Julie, Son trouble en disant adieu pour
jamais à son amant. 262
Let. VI , de l'amant de Julie à madame
d'Orbe.
// lui témoigne combien il ressent riye^
^26 TABLE-
ment les peines de Julie , et la recom^
jnaîide à son amitié. Ses inquiétudes sur
la véritable cause de la mort de madame
d^ Et ange, 2h6
liET. VII , Rëpoji&e.
Madame d^Orbe félicite tramant de Julie
du sacrifice qu'il a fait / cherche à le
consoler de la perte de son amante ^ et
dissipe ses inquiétudes sur la cause dcr
la mort de madame d'Étange. 261
Let. VIII, de milord Edouard à l'amant de
Julie.
// lui reproche de Voublier ; le soupçonne
de vouloir cesser de vii>re ^ et V accuse
d'ingratitude» 21"^.
Let. IX, Réponse.
JJ amant de Julie rassure mîlord É douar â
sur ses craintes. 27s
Billet de Julie.
Mlle demande a son amant de lui rendre
«a libertés ihid»
T A C L E. ' 427
Let. X , du l)aroii d'Etangc , dans laquelle
était le prcccdeut Billet.
Ilcproches et menaces à rimant de sajîlîe.
273
Let. XI , Réponse.
L^ amant de Jnlie brave les vienaces du
baron d^ Etavge j et lui reproche sa bar-
barie. 274
Billet inclus dans la pre'cédente Lettre.
L^ amant de Julie lui rend le droit de dis-
poser de sa main. ijS
liET. XII , de Julie.
Son désespoir de se voir sur le point d'être
séparée à jamais de son amant. Sa ma-
ladie. 21 "J
Let. XIII , de Julie à madame d'Orbe.
Mlle lui reproche les soins qu'elle a pris
pour la rappeler à la vie. Prétendu réie
qui lui fait craindre que son amant ne
çoit plus, 578
42» TABLE.
Let.XIV 3 Réponse.
Explication du prétendu rêve de JuUe^
jlrrii>ée subite de non amant. Il sHno-
cuh volontairement en lui baisant la
main. Son départ. Il tombe malade en
chemin. Sa guérison. Son retour à Pa-
ris avec m il or d Edouard, 283
Let. XY , de Julie.
Nouveaux témoignages de tendresse pour
son amant. Elle est cependant résolue
à obéir à son père, 2^0
Let. XVI , Réponse.
Transports d^ arnour et de fureur de V amant
de Julie. Maximes honteuses aussitôt
rétractées qu^ avancées. Il suivra milord
Edouard en Angleterre , et projette de se
dérober tous les ans , et de se rendre se-
crètement près de son amante, 293
Let. XVII , de madame d'Orbe à l'amaul
de Julie.
'S île lui apprend le mariage de Julie. 3oe
TABLE. 425
IjET. XVIII , de Julie à son amî.
Récapitulation de leurs amours, f'ne.t de
Julie dans ses re?idez-i^oiis. Sa grossesse.
Ses espérances évanouies. Comment sa
lucre fut informée de tout. Elle proteste
à son père qu'elle n'épousera jamais
M' de ff^oJmar. Qi/els moyens son père
emploie pour vaincre sa fermeté. Klle se
laisse mener à l'église. Changement total
de son cœur. Réfutation solide des so-
phismes qui tendent à disculper l'adul-
tère. JLlle engage celui qui fut son amant
a s'en tenir , comme elle fait , aux sen-
iimens d'une amitié Ji dell e ^ et lui demande
son consentement pour avouer a son
époux sa conduite passée. 3oi
X.ET, XIX , Réponse.
Sentimens d'admiration et de fureur chez
Vaml de Julie. Il s'informe d'elle si elle
est heureuse , et la dissuade défaire Vaueu
qu'elle médite, 352
XiET. XX , de Julie.
Son bonheur avec M. de îf^olmar , dont
elle dépeint à son ami le caractère. Ce
43o TABLE.
qui siiffit entre deux époux pour vif-'re
heureux. Par quelle considération elle
ne fera pas Vaueu qu'elle méditait. Elle
rompt tout commerce avec son ami y lui
permet de lui donner de ses noui^elles par
madame d'Orbe dans les occasions in-
téressantes , et lui dit adieu pour tou-
jours. 36o
LtT. XXI 5 de l'amaut de Julie à milord
Edouard.
Ennuyé de la vie j il cherche a justifier le
suicide, 378
Let. XXII, Réponse.
Milord Edouard réfute apec force les rai-
sons alléguées par V amant de Julie pour
autoriser le suicide. 897
Î.ET. XXIII, de milord Edouard à l'amauC
de Julie.
// propose à son ami de chercher le repos
de Vame dans V agitation d'une vie active.
Il lui parle d'une occasion qui se présente
pour cela • et j sans s' expliquer davan-
toge . lui demande sa réponse^ 4113
TABLE. 43i
Let. XXIY , Réponse.
HésignatioTi de l'amant de Julie aux ro^
lontés de milord Edouard. 41 3
Let. XXV , de milord Edouard a l'amant
de Julie.
// a tout disposé pour V embarquement de
son ami en qualité d^vgénieur sur un
vaisseau d'une escadre anglaise ^ qui doit
_faire le tour du inonde. ibid,
Let. XXYI , de l'amant de Julie à madame
d'Orbe.
Tendres adieux a madame d'Orbe et a.
madame de Ji^olmar. 41 5
Fiai de la Table du deuxième volume.
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