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Full text of "Oeuvres complettes de J.J. Rousseau, citoyen de Genève"

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Library 

of  the 

University  of  Toronto 


(E  U  V  R  E  s 


COMPLETTES 


DE  J.  J.  ROUSSEAU, 


i 


(E  U  V  R  E  s 

COJVIPLETTES 

DE  J.  J.    R  OU  S  SE  AU, 

Citoyen  de  Gekève. 
NOUVELLE       ÉDITION 

TOME    QUATRIÈME. 


A    PARIS, 

BÉLiN,  T.ibraire,  rue  Sr.  Jacques,  n",  26. 
chez  /  Caille  ,  rue  de  la   Harpe,  u°.   ï5o. 
Grégi^ibe,  rue   du   Coq  Sr.   Honoré. 
,\oi-i.AKD,  quai  des  Augustins ,  n".  25. 

1795. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2D10  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/oeuvrescomplette04rous 


LETTRES 

D  E 

DEUX    AMANS, 

HABITANS  D'UNE  PETITE  VILLJB 
AU    PIED    DES   ALPES. 

LETTRE     PREMIÈRE, 

A     J  U  L  I  E.   {a) 

3  'ai  pris  et  quitte  cent  fois  la  plume;  j 'hésite 
(lès  le  premier  mot;  je  ne  sais  quel  toti  jo 
dois  prendre  ;  je  ne  sais  par  où  commencer  ; 
et  c'est  à, /«//d  que  je  veux  écrire  !  Ah  malheu- 
reux !  que  suis-je  devenu  ?  ï\  n'est  doue  plus 
ce  temps  où  mille  seutimeus  délicieux  cou- 
laient de  lua  plume  comme  un  intarissable 
torrent  !  Ces  doux  moxaens   de  confiance  çÇ 

(û)  Je  n'ai  guère  besoin,  je  crois,  d'avertir 
que  dans  cette  seconde  partie  et  dans  la  sui- 
vante ,  les  deux  amans  séparés  ne  font  quç 
déraisonner  et  battre  la  campagne;  leurs  pauYiMrf 
ifttes  n'y  sont  plus. 

Nouvelle  IJ^lQÏse,  Tome  II,  A 


i  L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

d'epanchcment  sont  passes  ;  nous  ne  sommes 
plus  l^uii  à  l'autre  ,  nous  ne  sommes  plus 
les  mêmes  ,  et  je  ne  sais  plus  à  qui  j'e'- 
cris.  Daignerez-vous  recevoir  mes  lettres? 
vos  yeux  daigneront-ils  les  parcourir  ?  lestrou- 
Verez-vous  a^sez  réservées, assez  circonspectes  2 
oserais-je  y  garder  encore  une  ancienne  fa- 
ïniliarité  ?  oserais-je  y  parler  d'un  amour 
éteint  ou  méprisé  ,  et  ne  suis-je  pas  plus  re- 
culé que  le  premier  jour  où  je  vous  écrivis? 
Quelle  différence  ,  ô  Ciel  î  de  ces  jours  si  cLar- 
mans  et  si  doux  a  mon  effroyable  misère  ! 
Hélas  !  je  commençais  d'exister  et  je  suis 
tombé  dans  l'anéautissement  ;  l'espoir  de 
vivre  animait  mon  cœur  ;  je  n'ai  plus  devant 
moi  que  l'image  de  la  mort  ,  et  trois  ans 
d'intervalle  ont  fermé  le  cercle  fortuné  de 
mes  jours.  Ah  !  que  ne  les  ai -je  termines 
avant  de  me  survivre  à  moi-même  !  que  n'ai- 
je  suivi  mes  pressentimens  après  ces  rapides 
instans  de  délices  ,  où  je  ne  voyais  plusrieii 
dans  la  vie  qui  fût  digne  de  la  prolonger  l 
Sans  doute  il  fallait  la  borner  à  ces  trois  ans 
ou  les  ôtcr  de  sa  durée  ;  il  valait  mieux  ne 
jamais  goûter  la  félicité  que  la  goûter  et  la 
perdre.  Si  j'avais  franchi  ce  fatal  intei'valle  , 
^  j'avais  évité  ce  premier  regard  qui  m«  fit 


H  É  L  O  I  s  E.  S 

tine  antre  ame  ,  je  jouirais  de  ma  raison;  je 
ïcinplirais  les  devoirs  d'un  hoiuine  ,  et  sè- 
merais peut-être  de  qnelques  vertus  mon  in- 
sipide carrière.  Un  moment  d'erreur  a  tont 
change'.  Mon  oeil  osa  contempler  ce  qu'il  ne 
fallait  point  voir.  Cette  vue  a  produit  enfin 
son  effet  inévitable.  Après  m'étre  égaré  par 
degrés  ,  je  ne  suis  plus  qu'un  furieux  dont 
1g  sens  est  aliéné  ,  un  lâche  esclave  sans  force 
et  sans  courage,  qui  va  traînant  dans  l'igno- 
minie  sa  chaîne  et  son  désespoir. 

Vains  rêves  d'un  esprit  qui  s'égare  !  Désirs 
faux  et  trompeurs  ,  désavoués  à  l'instant  par 
le  cœurqui  les  a  formés  !  Que  sert  d'imaginer 
à  des  maux  réels  de  chimériques  remèdes 
qu'on  rejetterait  quand  ils  nous  seraient  of- 
ferts? Ah!  qui  jamais  connaîtra  l'amour  , 
l'aura  vue  et  pourra  le  croire  ,  qu'il  y  ait 
quelque  félicité  possible  que  je  voulusse  ache* 
ter  au  prix  de  mes  premiers  feux  ?  Non  ,  non  , 
que  le  Ciel  garde  ses  bienfaits  et  me  laisse  , 
avec  ma  misère  ,  le  souvenir  de  mon  bonheur 
passé.  J'aime  mieux  les  plaisirs  qui  sont  dans 
ma  mémoire  ,  et  les  regrets  qui  déchirent 
mon  ame  ,  que  d'être  à  jamais  heureux  sans 
ma  Julie.  Viens,  image  adorée,  remplir  ua 
^^œur  qui  u«  vit  que  par  toi  ;  suis-moi  dan» 

A  a 


'4  L  _\     NOUVELLE 

mon  exil,  console-moi  dans  mes  peines  ^ 
ranime  et  soutiens  mon  espérance  e'teinte. 
Tonjonrs  ce  cœur  infortuné  sera  ton  sanc- 
tuaire inviolable  ,  d'où  le  sort  ni  les  hom- 
mes ne  pourront  jamais  t'arraciier  Si  je  suis 
mort  au  bonheur  ,  )e  ne  le  suis  point  à  l'a- 
inour  qui  m'en  rend  digne.  Cet  amour  est  in- 
vincible comme  le  charme  qui  Ta  fait  naître.  Il 
est  fonde' sur  la  base  ine'branlable  du  mérite 
et  des  vertus  ;  il  ne  peut  périr  dans  une  ame 
immortelle  ;  il  n'a  plus  besoin  de  l'appui  de 
l'espérance  ,  et  le  passé  lui  donne  des  forces 
pour  un  avenir  éternel. 

Mais  toi  ,  Julie  ,  ô  toi  qui  sus  aimer  une 
fois  !  comment  ton  tendre  cœura-t-il  oublié 
de  vivre  ?  comment  ce  feu  sacré  s'est-il  éteint 
dans  ton  ame  pure  ?  comment  as-tu  perdu  le 
goiît  de  ces  plaisirs  célestes  que  toi  seule 
étais  capable  de  sentir  et  de  rendre  ?  Tu  me 
chasses  sans  pitié  ;  tu  me  bannis  avec  op- 
probre ;  tu  me  livres  à  mon  désespoir  et  tu 
ne  vois  pas,  dans  l'erreur  qui  t'égare  ,  qu'eu 
me  rerulant  misérable  ,  tu  t'êtes  le  bonheur 
de  tes  Jours.  Ah  !  Julie  ,  crois-moi  ,  tu  cher- 
cheras vainement  un  autre  cœur  ami  du 
tien  !  Mille  t'adoreront,  sans  doute  j  le  mien 
seul  te  savait  aimer. 


H  E  L  O  1  s  E.  5 

Rt'pouds-iuoi  maintenant  ,  amante  abu-» 
soc  ou  trompeuse  ;  que  sont  devenus  ces 
projeis  formes  avec  tant  de  mystère  ?  Où  sont 
CCS  vaines  espérances  dont  tu  leurras  si  sou- 
vent 'ma  crédule  simplicité  ?  où  est  cette 
union  sainte  et  désirée  ,  doux  objets  de  tant 
d'ardens  soupirs  ,  et  dont  ta  plume  et  ta 
bouche  flattaient  mes  vœux  ?  Hélas  !  sur 
la  foi  de  tes  promesses  j'osais  aspirer  a  ce 
nom  sacré  d'époux  ,  et  me  croyais  déjà  le 
plus  heureux  des  homm^cs.  Dis  ,  cruelle  !  no 
ui'abusais-tuque  pour  rendre  enfin  ma  dou- 
leur plus  vive  et  mou  humiliation  plus  pro- 
fonde? Ai -Je  attiré  mes  malheurs  par  ma 
faute  ?  ai-jc  maiicjiié  d'obéissance  ,  de  doci- 
lité jde  discrétion  ?  m'c's-tu  vu  désirer  assez 
faiblement  pour  mériter  d'être  éconduit,ou 
préférer  mes  fougeux  désirs  à  tes  volontés 
suprêmes  ?  J'ai  tout  fait  pour  te  plaire  ,  et  tu 
m'abandonnes  !  tu  te  chargeais  de  mou 
bonheur,  et  tu  m'as  perdu  !  Ingrate,rends-inoi 
compte  du  dépôt  que  je  t'ai  confié  ;  rends- 
moi  comice  de  moi-même  après  avoir  égare' 
mon  cœur  dans  cette  suprême  félicité  que 
tn  m'as  montrée  et  que  tu  m'enlèves.  Anges 
du  Ciel  !  l'eusse   méprisé  votre  sort.  J'eusse 

été  le  plus  heureux  des  êtres Hélas  !  je 

A  3 


€>       LA     NOUVELLE 

ne  suis  plus  rieu  ,  un  instant  m'a  tout  ôte. 
J'ai  passé  sans  intervalle  du  comble  des 
plaisirs  aux  regrets  éternels  :  je  touche  en- 
core au  bonheur  qui  m'échappe....  j'y  tou- 
che encore  et  je  perds  pour  jamais  î.  .  .  Ahî 
si  je  le  pouvais  croire  !  si  les  restes  d'une  espé- 
rance vaine  ne  soutenaient O  rochers 

de  Meillerie  que  mon  œil  égaré  mesura  tant 
de  fois  ,  que  ne  servîtes-vous  mou  désespoir  1 
j'aurais  moins  regretté  la  vie  ,  quand  j* 
n'en  avais  pas  senti  le  prix. 

LETTRE    II. 

DU  MI  LORD  EDOUARD  A  CLAIREl 

T 


N 


ODS  arrivons  à  Besancon  ,  et  mon  pre- 
mier soin  est  de  vous  donner  des  nouvelles 
de  notre  voyage.  Il  s'est  fait  sinon  paisible- 
ment ,  du  moins  sans  accident ,  et  votre  ami 
est  aussi  sain  de  corps  qvi'on  peut  l'être  avec 
un  cœur  aussi  malade.  Il  voudrait  mcnae 
a£Fecter  à  l'extérieur  une  sorte  de  tranquillité. 
Il  a  boute  de  son  état  ,  et  se  contraint  beau- 
coup devant  moi  ;  mais  tout  décèle  ses  se- 
lîrètes  agitations  ,  et  si  je  feins  de  m  y  troui'» 


HELOISET.  «lu 

pcT  ,  c*CRt  pour  le  laisser  aux  prises  avec  lui- 
ïiiême ,  et  occuper  ainsi   une    partie  des  for- 
ces de  son  ame  à  réprimer  l'effet  de   l'autre. 
Il  fut   fort   abattu  la    première  journée  î 
je  la  fis  courte  ,  voyant  que  la  vitesse  de  no- 
tre marche   irritait   sa     douleur.    Il    ne  me 
parla   point ,  ni  moi  à  lui  ;  les   consolation» 
indiscrètes    ne    font  qu'aigrir    les    violente» 
afflictions.  L'indiffëreuce  et  la  froideur  trou- 
vent aisément  des  paroles  ;  mais  la  tristesse 
et  le  silence  sont  alors  le  vrai  langage  de  l'a- 
mitic.  Je    commençai    d'apercevoir    hier  les 
premières  étincelles  de  la  fureur  qui  va  succé- 
der infailliblement  à  cette  léthargie  :  àla  dîuée, 
a   peine  y  avait- il   un    quart    d'heure   que 
nous  étions  arrivés  qu'il  ui'aborda  d'un  air 
d'impatience:  Que  tardons -nous  à  partir, 
me  dit -il   avec  un  souris    amer  ?  pourquoi 
restons -nous  un  moment  si  près   d'elle  ?  Le 
soir  il  affecta   de  parler  beaucoup  ,  sans  dire 
un  mot  de  Julie.  W  recommençait  des  ques- 
tions auxquelles  j'avais  répondu  div  fois.  Il 
voulut  savoir  si  nous  étions  déjà  sur  terres 
de  France  ,  et  puis  il  demanda  si  nous  arri- 
verions  bientôt  à  Yevai.   La  première  chose 
qu'il  fait  à  chaque  station  ,  c'est  de  commen- 
cer quelque  lettre  qu'il  déchire  on  chiffouu© 

A4 


8  LA     NOUVELLE 

un  inoiîieiit  après.  J'ai  sauve  du  feu  deux  ou 
trois  de  ces  brouille,  s  sur  lesquels  vous  pour- 
rez entrevoir  l'ëtat  de  son  anic.  Je  crois  pour- 
tant qu'il  est  parvenu  à  e'crir^  une  lettre  en- 
tière. 

L'emportement  qu'a'iuoncent  ce?  premiers 
symptômes  est  facile  à  prévoir  ;  mais  je  ne 
saurais  dire  quel  eu  sera  l'cUet  et  le  terme  ; 
car  cela  dépend  d'vuie  combinaison  du  ca- 
ractère de  l'homme  ,  du  genre  de  sa  passion  , 
des  circonstances  qui  peuvent  naître  ,  de 
mille  choses  que  nulle  prudence  humaine 
ne  peut  déterminer.  Pour  moi  ,  je  puis  ré- 
pondre de  ses  fureurs,  mais  non  pas  de  son 
désespoir;  et  C|uoi  qu'on  fasse  ,  tout  homme 
est  toujours  maître  de  s«  vie. 

Je  me  flat|e  cependant  qu'il  respectera 
sa  personiîe  et  mes  soins  ;  et  je  compte 
moins  pour  cela  sur  le  zèle  de  l'ami  tic  ,  qui 
n'y  sera  pas  épargné  ,  qne  sur  le  caractère 
de  sa  passion  et  sur  celui  de  sa  maîtresse. 
L'auie  ne  peut  guère  s'occuper  fortement  et 
long-temps  d'un  objet  sans  contracter  de& 
dispositions  qui  s'y  rapportent.  L'extrém« 
douceur  de  Julie  doit  tempérer  l'âcreté  da 
feu  qu'elle  inspire,  et  je  ne  doute  pas  non 
pitts  (jue  i 'amour  d'uu  bomuit^  aussi  vif  i*^ 


H  E  L  O  I  s  E.  9 

lui  donne  h  ellc-uiême  im  peu  pins  d'activité 
qu'elle  n'en  aurait  naturellement  sans  lui. 

J'ose  compter  aussi  sur  son  cœur  ;  il  est 
fait  pour  combattre  et  vaincre.  Un  amour  pa- 
reil au  sien  n'est  pas  tant  une  faiblesse  qu'une 
force  mal  emplovee.  Une  flamme  ardente 
et  malheureuse  est  capable  d'absorber  pour 
un  temps  ,  pour  toujours  peut-être ,  une  par- 
tie de  ses  facultés  ;  mais  elle  est  elle-même 
une  preuve  de  leur  excellence  ,  et  du  parti 
cju'il  en  pourrait  tirer  pour  cultiver  la  sa- 
gesse ;  car  la  sublime  raison  ne  se  soutient 
que  par  la  même  vigueur  de  l'ame  qui  fait 
les  grandes  passions  ,  et  l'on  ne  sert  digne- 
ment la  philosopliie  qu'avec  le  méuic  feu 
qu'on  sent  pour  une    maîtresse. 

Soyez-en  sure  anuahlc  C/aire\  je  ne  m'inté- 
resse pas  moins  que  vous  au  sort  de  ce  cou- 
ple infortuné  ;  non  par  un  sentiment  de 
commisération  qui  peut  n'être  qu'une  fai- 
blesse; mais  par  la  considération  de  la  jus- 
tice et  de  l'ordre  ,  qui  veulent  que  chacun 
soit  place  de  la  manière  la  plus  avantageuse 
à  lai -même  et  à  la  société.  Ces  deux  belles 
auu's  sortirent  l'une  pour  l'aulre  des  mains 
de  la  nature  ;  c'est  dans  une  douce  union  , 
c'est   dans  le   sein  du   bonheur  que   ,  libres 

JS'QmdU  IJtUoisc.  Tojiic  II.  B 


so         LA     NOUVELLE 

de  déployer  leurs  forces  et  d'exercer  l«ui» 
Yertiis  ,  elles  eussent  éclaire  la  terre  de  leurs 
exeuipies.  Pourquoi  faut  -  il  qu'un  insensé 
pré,Uiié  vienne  changer  les  directions  éter~ 
nelles  ,  et  bouleverser  l'harmonie  des  êtres 
pensans  ?  Pourquoi  la  vanité  d'un  père  bar- 
bare cache-t-el!e  ainsi  la  lumière  sous  le  bois- 
seau ,  et  fcî:t-elle  gémir  dans  les  larmes  des 
coeurs  tendres  etbienfesans  ,  nés  pour  essuyer 
celles  d'autrui  ?  Le  lien  conjugal  n'est-il  pas 
le  plus  libre  amsiquele  plus  sacré  des  engage- 
inens?oui ,  toutesles  lois  qui  le  gênent  sont  in- 
justes ;  tous  les  pères  qui  l'osent  former  ou 
rompre  sont  des  tyrans.  Ce  chaste  nœud  de 
la  nature  n'est  soumis  ni  au  pouvoir  souve~ 
rain  ni  a  l'autorité  paternelle  ,  mais  à  la 
seule  autorité  du  père  commun  qui  sait  com- 
mander aux  cœurs  ,  et  qui  leur  ordonnant 
de  s'unir ,  les  peut  contraindre  des'aiiner.  (3) 

(b)  Il  y  a  des  pavs  où  cette  convenance  des 
conditions  et  de  la  fortune  esr  tellement  préfé- 
rée à  celle  de  la  nature  et  des  cœurs  ,  qu'il 
Suffit  que  la  première  ne  s'y  trouve  pas  pour 
empêcher  ou  rompre  les  plus  heureux  .mariages, 
sans  égard  pour  l'honneur  perdu  des  infortunées 
qui  sont  tous  les  jours  victimes  de  ces  odieux 
préjugés.  J'ai  vu  plaider  au  parlement  de  Paiis 


H  E  L  O  l  s  E.  tt 

Que  signifie  ce  sacrifice  des  convenances 
de  la  nature  aux  convenances  de  l'opi- 
nion? La  diversité  de  fortune  et  d'e'tat  s'e'- 
clipse  et  se  confond  dans  le  mariage  ,  elle 
ne  fait  rien  au  bonheur  ;  mais  celle  d'hu- 
meur et  de  caractère  demeure  *,  et  c'est  par 
elle  qu'on  est  heureux  ou  malheureux.  L'en- 
fant qui  n'a  de  règle  que  Tamour  choisit 
mal  ,  le  père  qui  n'a  de  règle  que  ropiuiont 
choisit  plus  mal  encore,  Qu'une  fille  manque 
de  raison  ,  d'expérience  ,  pour  juger  de  la 
sagesse  et  des  mœurs  ,  un  bon  père  y  doit 
suppléer  sans  doute.  vSon  droit  ,  son  devoir 
même  est  de  dire:  ma  tille  c'est  un  honnétd 
homme  ;  ou  ,  c'est  un  fripon  ;  c'est  uuhomme 
de  sens  ,  ou  ,  c'est  un  fou.  Voilà  les  conve- 
nances dont  il  doit  connaître  ;  le  jugement  de 
toutes  les  autres  appartient  à  la  fiile.  En  criant- 
^u'on  troublerait  ainsi  l'ordre  de  la  société  , 

une  cause  rélèbre  où  l'honneur  du  rang  atta- 
quait insolemment  et  publiquement  l'honnêteté  , 
le  devoir  ,  la  foi  conjugale  ,  et  où  l'indigne  père  , 
qui  gagna  son  procès  ,  osa  déshériter  son  fils" 
pour  n'avoir  pas  voulu  être  uu  mal-honnét«F 
homme.  On  ne  saurait  dire  à  quel  point  dàJin 
ce  pays  si  galant  les  femmes  sont  tyrannisée» 
par  les  lois.  Faut-il  s'étonner  qu'elles  s'en  vea- 
gent  si  cruellement  par  leurt  mœurs  2 


T2  L  A     N  O  U  Y  E  L  L  E 

CCS  tyrans  le  troubleut  eux-  lucmes.  Que  îe 
rang  se  règle  par  le  uiërite  ,  et  l'uuioa  des 
cœurs  par  leur  choix  ,  voilà  le  véritable  ordrç 
social  :  ceux  qui  le  règlent  pcï  la  uaissauce 
ou  par  les  richesses  sont  les  vrais  perturba- 
teurs de  cet  ordre  j  ce  sont  ceux-là  qu'il  faut 
décrier  ou    puuir. 

Il  est  donc  delà  justice  universelle  que  ces 
abus  soient  redressés  ;  il  est  du  devoir  de 
l'homme  de  s'opposer  à  la  violence  ,  de  con^ 
courir  à  l'ordre:  et  s'il  m'était  possible  d'u- 
3iir  ces  deux  amans  en  dépit  d'un  vieillard 
sans  raison  ,  ne  doutez  pas  que  je  n'ache- 
vasse en  cela  l'ouvrage  du  Ciel  ,  sans  m'em- 
barrasscr  de  l'approbation  des  homuies. 

Vous  Ctcs  plus  heureuse  ,  aimable  Claire  ; 
vous  avez  un  père  qui  Jie  prétend  ]:)oint  sa- 
voir mieux  que  vous  eu  quoi  consis<^c  votre 
bonheur.  Ce  u'est  peut-être  ,  ni  par  de  gran- 
des vues  de  sagesse  ,  ni  par  une  tendresse 
excessive  qu'il  vous  rciul  ainsi  maîtresse  de 
votre  sort  ;  mais  qu'iuiporte  la  cause  ,  si  l'ef- 
fet estle  même  ,  etsi ,  dans  la  liber  té  qu'il  vous 
liiLsse  ,  l'indolence  lui  tient  lieu  de  raison? 
Loin  d'abuser  de  cette  liberté  ,  le  choix  que 
vous  avez  fait  à  vingt  ans  aurait  l'appro- 
iDation  du  plus  sage  père.  Votre  cœur  ,  ab-^ 


tî  K  L  O  I  s  i!.  i3 

soibc  pnr  une  amitié  qui  n'eut  janiclis  d'e- 
ÇÇale  ,  a  gardé  peu  de  place  au  feu  de  l'amoar. 
Vous  leur  substituez  tout  ee  qui  }x?ut  y  sup- 
])lcer  dans  le  mariage  ;  moins  amante  qu'a- 
îtiie  ,  si  vous  n'êtes  là  plus  tendre  épouse  ^ 
Vous  serez  la  plus  vertueuse  ,  et  cette  union 
qu'a  formé  la  sagesse  doit  croître  avec  Tâgd 
et  durer  autant  qu'elle.  L'impulsion  du  cœur 
cs*t  plus  aveugle  ,  mais  elle  est  plus  invinci- 
LIc  :  c'est  le  moyeu  de  se  perdre  que  de  se 
mettre  dans  la  nécessité  de  lui  résister* 
HcureUK  ceux  que  l'amour  assortit  comme 
aurait  fait  la  raisou  ,  et  qui  n'ont 
point  d'obstacle  a  vaincre  et  de  préjugés  à 
combattre  !  Tels  seraient  nos  deux  amanï 
sans  l'injuste  résistance  d'un  père  entêté. 
Tel  malgré  lui  pourraient-ils  être  encore,  si 
Tun  des  deux  était  bien    conseillé. 

L'exemple  de  Julie  et  le  vôtre  moutreut 
également  que  c'est  aux  époux  seuls  à  juger 
s'ils  se  conviennent.  Si  l'amour  ne  règne 
pas  ,  la  raisou  choisira  seule  ;  c  est  le  cas  où 
vous  êtes:  si  l'amour  règne  ,  la  nature  a  déjii 
clîoisi  ;  c'est  celui  de  Julie.  Telle  est  la  loi 
facrée  de  la  nature  qu'il  n'est  pas  permis  à 
1  homme  d'enfreindre  ,  qu'il  n'enfreint  jamais 
impunémeut ,  et    que    la    consldératioa  da* 


î4         LA     NOUVELLE 

états  et  des  rangs  ne  peut  abroger  qu'il  a'ca 
coûte  des  mallicurs  et  des  crimes. 

Quoique  l'hiver  s'avance  et  que  j'aie  à  mo 
rendre  a  Rome,  je  ne  quitterai  point  l'amt 
que  j'ai  sous  ma  garde  ,  que  je  ne  voie  sou 
am.e  dans  un  état  de  consistance  sur  lequel 
je  puisse  compter.  C'est  un  dépôt  qui  m'est 
cher  par  son  prix  ,  et  parce  que  vous  me 
l'avez  confié.  Si  je  ne  puis  faire  qu'il  soit 
heureux,  je  tâcherai  du  moins  qu'il  soit  sage, 
et  qu'il  porte  en  homme  les  maux  de  l'huma- 
nité. J'ai  résolu  de  passer  ici  une  quinzaine  de 
jours  avec  lui  5  durant  lesquels  j'espère  que  nous 
recevrons  des  nouvelles  dc.7«//e  et  des  vôtres, 
«t  que  vous  m'aiderez  toutes  deux  a  mettre 
quelque  appareil  sur  les  blessures  de  ce  cœur 
malade  ,  qui  ne  peut  encore  écouter  la  raison 
par  l'organe  du  sentiment.  Je  joins  ici  une 
lettre  pour  votre  amie  :  ne  la  confiez,  je  vous 
prie,  a  aucun  commissionnaire  ,  mais  rerrieb- 
te»-la  vous-même. 


H  É  L  O  ï  s  E.  iS 

FRAGMENS 

JOINTS  A  LA  LETTRE  PRÉCÉDENTE, 


Jl  OURQUOI  n'ai-je  pn  vous  voir  avant  mon 
dcpait  ?  Vous  avez  craint  que  je  n'expirasse 
eu  vous  quittant  ?  cœur  pitoyable  ,  rassurez- 

vous.  Je  ine  porte  bien je  ne  souffrepas 

Je  vis  encore...  je  pense  à  vous...  je  pense  au 
temps  où  je  vous  fus  cher...  j'ai  le  cœur  uu 
peu  serré....  la  voiture  m'étourdit....  je  ne 
pourrai  long-temps  vous  écrire  aujourd'hui. 
Demain  ,  peut-être  ,  aurai-je  plus  de  force.... 
ou  n'en  aurai-jc  plus  besoin... 

I  I. 

Où  m'entraînent  ces  chevaux  avec  tant  de 
vitesse  ?  où  me  conduit  avec  tant  de  zèle  cet 
liomme  qui  se  dit  mon  ami  ?  Est-ce  loin  de 
toi  ,  Julie  ?  est-ce  par  ton  ordre  ?  est-ce  en 
des  lieux  où  tu  n'es  pas  ?...  Ah,  fille  insen- 
sée !...  je  mesure  des  yeux  le  chemin  que  je 
parcours  si  rapidement.  D'où  viens- je  ?   où 


i6         LA     NOUVELLE 

vais-je  ?  et  pourquoi  tant  de  diligence  ?  Avez- 
vous  eu  peur,  cruels  ,  que  je  ne  courusse  pas 
assez  tôt  à  ma  perte  ?  O  amitié'  !  6  amour  ! 
est-ce  là  votre  accord  ?  sont-ce  là  vos  bien- 
faits ?..,. 

ï  I  I. 

As-tu  bien  consulte'  ton  cœur,  en  me  chas- 
sant avec  tant  de  violence  ?  As-tu  pu  ,   dis 

Julie  ^  as-tu  pu   renoncer  pour  jamais  ? 

JVon  ,  non,  ce  tendre  cœur  m'aime  ;  je  le  sais 
bien.  Malgré  le  sort,   malgré  lui-méiue,    il 

m'aimera  jusqu'au  tombeau Je  le  vois, 

tu  t'es  laissé  suggérer  (  c).  .  .  .  quel  repentir 
éternel  tu  te  prépares!....  hélas  !  il  sera  trop 

tard quoi  !    tu  pourrais  oublier....  quoi  ! 

je  t'aurais  mal  connue  !....  Ah  !  songe  à  toi , 

songe  à  moi  ,  songe  à écoute,  il  en  est 

temps  encore....  tu  m'as  chassé  avec  barbarie. 
je  fuis  plus  vite  que  le  vent....  Dis  un  mot, 
un  seul  mot ,  et  je  reviens  plus  prompt  que 
l'éclair.  Dis  un  mot  ,  et  pour  jamais  noui 
sommes   unis.    Nous  devons  l'être Nous 

(  c  )  La  suite  montre  que  ces  soupçons  tom- 
hriient  sur  milord  Edouard  ,  et  que  Ciain  les  a 
pris  pour  elle. 


H  É  L  O  l  s  E.  17 

Je  serous....Ah  !  l'air  emporte  uics  plaintes!.... 
et  cependant  )c  fuis  ;  je  vais  ^Itic  et  moarir 
loin  d'elle....  vivre  loiu  d'elle! 


LETTRE     III. 

VE  MILGRD  EDOUARD  A  JULIE, 


V, 


OTRE  cousine  vons  dira  des  Tiouyellcs  de 
Totre  auii.  Je  crois  d'ailleui-s  qu  il  vous  écrit 
par  cet  ordinaire.  Commencez  par  satisfaire 
là-dessus  votre  empressement ,  pour  lire  en- 
suite posément  cette  lettre  ;  car  je  vous 
préviens  que  sou  sujet  demande  toute  votre 
attention. 

Jeconjiais  les  hommes  ;  j'ai  vécu  beaucoup 
eu  peu  d'années  ;  j'ai  acquis  une  grand«  ck- 
périeuce  à  mes  dépens,  et  c'est  le  chemin  des 
passions  qui  m'a  conduit  à  la  philosophie  : 
mais  de  tout  ce  que  j'ai  observé  jusqu'ici, 
je  n'ai  rien  vu  de  si  extraordinaire  que  vous 
et  votre  amant.  Ce  n'est  pas  que  vous  ayez 
ni  l'un  ni  l'autre  un  caractère  uiaYqué  ,  dont 
on  ])uisse  au  premier  coup  d'œil  assigner  les 
diflérences  ,  et  il  se  pourrait  bien  que  cet 
embarras  de  vous  définir  vous  fît  prendre 
pour  des  amcs  communes  par  un  observateui' 

JVeurelU  Hélolsc,  Tome  II.  C 


iS  LA     NOUVELLE 

superficiel.  Mais  c'est  par  cela  même  qui  vou" 
distingue,  qu'il  est  impossible  de  vous  dis- 
ti liguer  ,  et  que  les  traits  d'un  modèle  corn- 
iiiiiu  ,  dont  quelqu'un  manque  toujours  à 
chaque  individu  ,  brillent  tous  e'galementdans 
les  vôtres.  Ainsi  chaque  épreuve  d'une  estampe 
a  ses  défauts  particuliers  qui  lui  servent  de 
caractère  ,  et  s'il  en  vient  une  qui  soit  par- 
faite ,  quoiqu'on  la  trouve  belle  au  premier 
coup  d'œil,  il  faut  la  considérer  long-temj)s 
pour  la  recounaitre  La  première  fois  que  je 
ris  votre  auiaut,  je  fus  frappé  d'un  sentiment 
nouveau,  qui  n'a  fait  qu'augmenter  de  jour 
en  jour,  à  mesure  que  la  raison  l'a  justifie. 
A  votre  égard  ,  ce  fut  tout«  autre  chose  encore  , 
et  ce  sentiment  fut  si  vif  que  je  me  tromjjai 
sur  sa  nature.  Ce  n'était  pas  tant  la  différence 
des  sexes  qui  produisait  cette  impression  ^ 
qu'un  caractère  encore  plus  marqué  de  per- 
fection que  le  cœur  sent ,  même  indépendam- 
xnent  de  l'amour.  Je  vois  bien  ce  que  vous 
seriez  sans  votre  ami  ;  je  ne  vois  pas  de  mcine.- 
ce  qu'il  serait  sans  vous  :  beaucoup  d'hommcs- 
peuvent  lui  ressembler  ,  mais  il  n'y  a  qu'une 
Julie  au  monde.  Après  un  tort  que  je  ne  me 
pardonnerai  jamais,  votre  lettre  vint  m'cclairer 
sur  mes   vrais  scntimcns.   Je  connus  que  je 


K  É  L  O  1  s  E.  19 

u'ctais  point  jaloux  ni  piir  conséquent  amou- 
reux ;  je  connus  que  vous  étiez  trop  aimable 
pour  moi  ;  il  vous  faut  les  prémices  d'une 
ame  ,  et  la  mienne  ne  serait  pas  digne  de 
vous. 

Dès  ce  moment  je  pris  pour  votre  bonheur 
mutuel  un  tenàre  intérêt  qui  ne  s'éteindra 
point.  Croyant  lever  toutes  les  difficultés  ,  je 
fis  auprès  de  votre  père  une  démarche  indis- 
crète dont  le  mauvais  succès  n'est  qu'une 
raison  de  plus  pour  exciter  mon  zèle.  Daignez 
in'écoutcr  et  je  puis  réparer  encore  tout  le 
mal  que  je  vous  ai  Fait. 

Sondez  bien  votre  cœur,  ù  Julie  !  et  voyez 
s'il  vous  est  possible  d'éteindre  le  feu  dont 
il  est  dévoré  ?  Il  fut  un  temps  ,  peut-être  , 
où  vous  pouviez  en  arrêter  le  progrès  ;  mais 
si  Julie  pure  et  chaste  a  pourtant  succombé, 
comment  se  relevera-t-ellc  après  sa  chute  'i 
comment  résistera-t-eilc  à  l'amour  vainqueur, 
et  armé  de  la  dangereuse  image  de  tous  les 
plaisirs  passés  ?  Jeune  amante,  ne  vous  en 
imposez  plus  ,  et  renoncez  à  la  confiance  qui 
vouH  a  séduite  ;  vous  êtes  perdue  s'il  faut  com- 
battre encore  :  vous  serez  avilie  et  vaincue  ,  et 
le  sentiment  de  votre  honte  étourfera  par 
d  ^grcs  toutes  vos  vertus.  L'amour  s'est  insinue 

C    3 


20  LA     NOUVELLE 

trop  avaut  dans  la  subslaiic^  de  votre  ame 
pour  que  vous  puissiez  jamais  l'eu  chasser  ; 
il  en  reuforce  et  pc'iètre  tous  les  traits  comme 
uue  eau  forte  etcorrcsive  ;  vous  n'en  efTacercz 
jauiais  la  profonde  iiuDression  saus  eflacer 
à-la-fois  tous  les  sentiuiGiis  exquis  que  vous 
reçûtes  de  la  nature  -,  et  quand  il  ne  vous 
restera  plus  d'amour  ,  il  ne  vous  restera  plus 
rien  d'estimable.  Qu'avcz-vous  doncmainte- 
ïiant  à  faire,  ne  pouvant  plus  changer  l'ctat 
de  votre  cœur  ?  une  seule  chose  ,  JiiUe  ^  c'est 
de  le  rendre  légitime.  Je  vais  vous  proposer 
pour  cela  l'unique  moyen  qui  vous  reste  ; 
proHtez-en,  tandis  qu'il  est  temps  encore, 
rendez  à  l'innocence  étala  vertu  cette  sublime 
ra'son  dont  le  (^icl  vous  fit  dépositaire  ,  ou 
craignez  d'avilir  à  jamais  le  plus  précieux  de 
ses  dons. 

J'ai  daus  le  duché  d'Yorck  une  terre  assez 
considérable,  qui  fut  long-temps  le  séjour  de 
mes  ancêtres.  Le  château  est  ancien  ,  mais  bou 
et  conunode  ;  les  environs  sont  solitaires  , 
mais  agréables  et  variés.  La  rivière  d'Ouse 
qui  passe  au  bout  du  parc  offre  à-la-fois  une 
perspective  charmante  à  la  vue  et  un  débouché 
facile  aux  denrées  ;  le  produit  de  la  terre 
suffit  pour  l'houuéte  eutretien  du  mallre  et 


H  E  L  O  1  s  É.  21 

peut  doubler  sous  ses  yeux.  L'odieux  préjugé 
n'a  point  d'accès  dans  cette  heureuse  con- 
tre'c.  L'habitant  paisible  y  conserve  encore  les 
mœurs  simples  des  premiers  temps  ,  et  Ton 
y  trouve  une  image  du  Valais  décrit  avec  des 
traits  si  touchans  par  la  plume  de  votre  ami. 
Cette  terre  esta  vous  ,  Julie  ,  si  vous  daignez 
l'habiter  avec  lui  ,  c'est  la  que  vous  pourrez 
accomplir  ensemble  tous  Ifs  tendres  souhaits 
par  où  finit  la  lettre  dont  je  parle. 

Venez,  modèle  unique  des  vrais  amans; 
venez  ,  couple  ainiable  et  tidelle  ,  prendre 
possession  d'un  lieu  fait  pour  servir  d'asile  à 
l'amour  et  à  l'innocence.  Venez  y  serrer ,  à 
la  face  du  Ciel  et  des  hommes  ,  le  doux  nœud 
qui  vous  unit.  Venez  honorer  de  l'exemple 
de  vos  vertus  un  pays  o\x  elles  seront  adorées, 
et  des  gens  simples  portes  à  les  imiter.  Puis- 
siez-vous  en  ce  lieu  tranquille  goûtera  jamais 
dans  les  sentimens  qui  vous  unissent  le  bon- 
heur des  âmes  pures  ;  puisse  le  Ciel  y  bénir 
vos  chastes  feux  d'une  famille  qui  vous  res- 
semble ;  puissiez-vous  y  prolonger  vos  jours 
dans  une  honorable  vieillesse,  et  les  terminer 
enfin  paisiblement  dans  les  bras  de  vos  en- 
fans  ;  puissent  vos  neveux,  en  parcourant 
avec  uu  charme  secret  ce  monument  de  la 

C  3 


22  LA     NOUVELLE 

lélicité  coujugale  ,  dire  un  jovirdans  Tatteu-? 
drissemeut  de  leur  cœur  :  Ce  fut  ici  V  asile 
de  r  innocence  j  ce  fut  ici  la  demeure  de  deux 
ainans. 

Votre  sort  est  en  vos  uiains  ,  Julie  ;  pescK 
atteutivemeut  la  proposition  que  je  vous  fais  ^ 
et  n'en  examinez  que  le  fond  ;  car  d'ailleurs 
je  me  charge  d'assurer  d'avance  et  irrcvoca- 
Llcment  votre  ami  de  l'engagement  que  je 
prends  ;  je  me  charge  aussi  de  la  sûreté  de 
yotre  départ,  et  de  veiller  avec  lui  à  celle  do 
votre  personne  jusqu'à  votre  arrivée.  Là  vous 
pourrez  aussitôt  vous  marier  pnbliquement 
sans  obstacle  ;  car  parmi  nous  une  hlle  nubile 
n'a  nul  besoin  du  consentement  d'autrui  pour 
disposer  d'elle-méiue.  Nos  sages  lois  n'abrogent 
point  celles  de  la  nature  ,  et  s'il  résulte  de 
cet  heureux  accord  quelques  inconvénieus, 
ils  sont  beaucoup  moindres  que  ceux  qu'il 
prévient.  J'ai  laissé  à  Vevai  mon  valet-de- 
chambre  ,  homme  de  conûance  ,  brave  , 
prudent  et  d'une  fidélité  à  toute  épreuve. 
Vous  pourrez  aisément  vous  concerter  avec 
lui  de  bouche  ou  par  écrit  à  l'aide  de  Re- 
gianino  ,  sans  que  ce  dernier  sache  de  quoi  il 
s'agit,  (^uand  il  sera  temps  ,  nous  partirons 
pour  vous  aller  joindre  ,    et  vous  ne   quit- 


H  E  L  O  1  s  E.  23 

tciTz  la   maison  paternelle  que  sous  la  con- 
duite de  votre  époux. 

Je  vous  laisse  à  vos  réflexions  ;  mais  je  vous 
le  répète  ,  craignez  l'erreur  des  préjugés  et  la 
séduction  des  scrupules  qui  mènent  souvent 
AU  vice  parle  chcuiin  de  riionneur.  Je  prévois 
ce  qui  vous  arrivera  si  vous  rejetiez  mes  offres, 
lia  tyrannie  d'un  père  intraitable  vous  en- 
traînera dans  l'abyme  que  vous  ne  connaîtrez 
qu'après  la  cliûte.  V  otre  extrême  douceur 
dégénère  quelquefois  en  timidité  :  vous  serez 
sacrifiée  a  la  chimère  des  conditions.  (^)  Il 
faudra  contracter  un  engagement  désavoue 
par  le  cœur.  L'approbation  publique  sera 
démentie  incessamment  par  le  cri  de  la  cons- 
cience ;  vous  serez  honorée  et  méprisable, 
il  vaut  mieux  être  oubliée  et  vertueuse. 

P.  S.  Dans  le  doute  de  votre  résolution, 
je  vous  écris  à  l'inscu  de  notre  ami ,  de  peur 
qu'un  refus  de  votre  part  ne  vînt  détruire  eu 
un  instant  tout  reflet  de  mes  soiiis. 

(d)  La  cliimère  des  condfrions  !  C'est  un  pair 
d'Angleterre  qui  parle  ainsi;  et  tout  reci  ne  serait 
pa'-,  une  fiction  ?  Leiieur  !  qu'en  dites-vous  ? 


C4 


24         XA     NOUVELLE 

LETTRE    IV. 

DE  JULIE  A  CLAIRE, 


O 


H  5  ma  chère  !  dans  quel  trouble  tn  m'as 
laissée  hier  au  soir  ,  et  quelle  nuit  j'ai  passée 
en  rêvant  à  cette  fatale  lettre!  Non,  jamais 
tentation  plus  dangereuse  ne  vint  assaillirmorii 
cœur;  jamais  je  n'éprouvai  de  pareilles  agi- 
tations ,  et  jamais  je  n'aperçus  moins  le  moyen 
de  les  appaiser.  Auti*cfois  une  certaine  lu- 
mière de  sagesse  et  de  raison  dirigeait  ma 
volonté;  dans  toutes  les  occasions  embarras- 
santes je  discernais  d'abord  le  parti  le  plus 
honnête,  et  le  prenais  à  l'instant.  Maintenant 
avilie  et  toujours  vaincue  ,  je  ne  fais  que  flotter 
entre  des  passions  contraires  :  mon  faible 
cœur  n'a  plus  que  le  choix  de  ses  fautes  ,  et 
tel  est  mon  déplorable  aveuglement  que  ,  si 
je  viens  par  hasard  à  prendre  le  meilleur 
parti ,  la  vertu  ne  m'aura  point  guidée  ,  et 
je  vCqw  surai  pas  moins  de  remords.  Tu  sais 
quel  époux  mon  père  me  destine  ;  tu  sais  quels 
liens  l'amour  m'a  donnés  :  veux-je  être  ver- 
tueuse ?  l'obéissance  et  la  foi  m'imposent  des 
devoirs  opposés.  Veux-je  suivre  le  penchant 


n  É  L  O  1  s  E.  25 

de  mon  cneur  ?  qui  prcfcrcr  d'un  auiant  ou 
d'un  pcrc  ?  Ilrlas  !  en  econtnnt  l'amour  ou 
la  nature,  je  ne  puis  éviter  de  mettre  l'im 
ou  l'autre  au  désespoir  ;  en  me  sacrifiant  au 
devoir  je  ne  puis  éviter  de  commettre  un 
crime  ,  et  quelque  parti  que  je  prenne  ,  il 
faut  que  je  meure  à-la-fois  mallieurcuse  et 
coupable. 

Ah!  chère  et  tersdre  amie,  toi  qui  fustou- 
jonrs  mon  unique  ressource  et  qui  m'as  tant 
de  fois  sauvée  de  la  mort  et  du  désespoir  , 
considère  aujourd'hui  l'horrible  état  de  mon 
amc  ,  et  vois  si  jamais  tes  secourables  soins 
me  furent  plus  nécessaires  î  tu  sais  si  tes 
avis  sont  écoutés,  tu  sais  si  tes  conseils  sont 
suivis  ,  tu  viens  de  voir  si  je  sais  au  prix 
du  bonheur  de  ma  vie  déférer  aux  leçons 
de  l'amitié.  Prends  donc  pitié  de  l'accable- 
ment où  tu  m'as  réduite;  achève,  puisque 
tu  as  commencé  ;  supplée  à  mon  courage 
abattu  ,  pense  pour  celle  qui  ne  pense  plus 
que  par  toi.  Enfin  tu  lis  dans  ce  cœnr  qui 
t'aime  ;  tu  le  coiuiais  mieux  que  moi.  Ap- 
prends-mor  donc  ce  que  je  veux  et  choisis  à 
ma  place  ,  quand  je  n'ai  plus  la  force  de 
vouloir  ni  la   raison  de  choisir. 

Relis  la  lettre  de  ce  généreux  anglais;  relis- 

C  5 


26  LA     NOUVELLE 

lî  mille  fois,  uiou  ange.  Ahl  laisse-toi  tou- 
cher au  tableau  charmant  du  bonheur  que 
raniour,  la  paix,  la  vertu  penvent  me  pro- 
mettre encore  !  Douce  et  ravissante  union 
des  amcs  !  délices  inexprimables,  inêuie  au 
sein  des  remords  !  Dieux  ,  que  feriez-vous 
pour  mon  cœur  au  sein  de  la  foi  conjugale? 
Quoi  î  le  bonheur  et  l'innocence  seraient 
encore  en  mon  pouvoir  ?  quoi  !  je  pourrai» 
expirer  d'amour  et  de   joie  entre  un  époux; 

adoré  et  les  cliers  gages  de  sa  tendresse! 

et  j'hésite  un  seul  moment,  et  je  ne  vole 
paj  réparer  ma  faute  dans  les  bras  de  celui 
qui  me  la  fit  commettre  ?  et  je  ne  guis  pas 
déjà  femme  vertueuse  ,  et  chaste  mère  de  fa- 
mille?   Oh  que  les   auteurs  de   mes  )ours 

ue  peuvent-ils  me  voir  sortir  de  mon  avilis- 
sement! Que  ne  peuvent-ils  être  témoins  ds 
la  manière  dont  je  saurai  remplir  à  mou  tour 
les  devoirs  sacrés  qu'ils  ont  remplis  envers^ 
moi! et  les  tiens,  fille  ingrate  et  déna- 
turée ,  qui  les  remplira  près  d'eux  ,  taudis 
que  tu  les  oublies  ?  Est-ce  en  plongeant  le 
poignard  dans  le  sein  d'une  mère  que  tu  te. 
prépares  à  le  devenir  !  Celle  qui  déshonore, 
sa  famille  apprendra-t-elie  a.  ses  enfans  à  l'ho- 
Horer  ?    Digne  objet  de    l'aveugle  tendresse 


Il  E  L  O  1  s  E.  27 

(1*1111  pcre  et  (rnno  mère  idoî.Urcs ,  abandoiinc- 
1(^5   au  rcgiet  de   l'avoir  fail   ïiaitrc  ;    couvre 

Icursvieux  jours  de  douleurs  et  d'opprobre 

et  jouis,  si  tu  peux  ,  d'uu  bonheur  acquis  à 
ce  prix. 

JMon  Dieu!  que  d'horreurs  m'environnent! 
quitter  furtivement  sou  psys;  déshonorer  sa 
famille  ,  abaudonner  à-la-fois  père  ,  mère  , 
amis  ,  pareils  et  toi  -même  !  et  toi  !  ma 
douce  amie  !  et  toi  !  la  l)iea-aiuice  de  muu 
cœur!  toi  dont  à  peine,  dès  mon  enfance, 
je  puis  rester  éloignée  un  seul  jour;  te  fuir, 

te  quitter  ,   te  perdre  ,  ne  te    plus  vo:r! 

ah  non  !  que  jamais que  de  tourmens  dé- 
chirent ta  malheureuse  amie  !  elle  sent  à-la-, 
fois  tous  les  maux  dont  elle  a  ic  choix  ,  sans 
qu'aucun  des  biens  qui  lui  resteront  la  con- 
sole. Hélas  !  jeui'éj^arc.  Tant  de  combats  pas- 
sent ma  force  et  troublent  ma  raison  •  je 
perds  à-la-fois  le  couraf^c  et  le  sens.  Je  n'ai 
plus  d'espoir  qu'en  toi  seule.  Ou  choisis  ,  01 
laisse-moi  mourir. 


C6 


LA     NOUVELLE 

LETTRE     V. 

RÉPONSE. 


T, 


E  S  perplexités  ne  sout  que  trop  bien 
fondées  ,  ma  chhte,  Julie  ;  je  les  ai  prévues  et 
n'ai  pu  les  prévenir  ;  je  les  sens  et  ne  les  puis 
appaiser  ;  et  ce  que  je  vois  de  pire  dans  ton 
état  ,  c'est  que  personne  ne  peut  t'en  tirer 
que  toi-iuénie.  Quand  il  s'agit  de  prudence, 
l'amitié  vient  au  secours  d'une  ame  agitée  ; 
s'il  faut  choisir  le  bien  ou  le  mal,  la  passion 
qui  les  méconnaît  peut  se  taire  devant  un 
conseil  désintéressé.  Mais  ici  quelque  parti 
que  tu  prenjies  ,  la  nature  l'autorise  et  le 
condamne  ,  la  raison  le  blâme  et  l'approuve, 
le  devoir  se  tait  ou  s'oppose  à  lui-même  ;  les 
suites  sont  également  à  craindre  de  part  et 
d'autre  ;  tu  ne  peux  ni  rester  indécise  ni  bien 
choisir;  tu  n'as  que  des  peines  à  comparer, 
et  ton  cœur  seul  en  est  le  juge.  Pour  moi  , 
l'importance  de  la  délibération  m'épovivante 
et  son  effet  m'attriste.  Quelque  sort  que  tu 
préfères  ,  il  sera  toujours  peu  digne  de  toi , 
et  ne  pouvant  ni  te  montrer  un  parti  qui  te 


H  E  L  O  I  s  E.  29 

convienne,  ni  te  conduire  au  vrai  bonheur, 
Je  n'ai  pas  le  courage  de  décider  de  ta  des- 
tinée. Voici  le  premier  refus  que  tu  reçus 
jamais  de  ton  amie  ,  et  )c  sens  bien  par  ce 
qu'il  me  coûte  que  ce  sera  le  dernier;  mais 
je  te  trahirais  en  voulasit  te  gouverner  dans 
un  cas  où  la  raison  même  s'impose  silence  ,  et 
oii  la  seule  règle  k  suivre  est  d'écouter  tou 
])ropre  penchant. 

Ne  sois  pas  injuste  envers  moi  ,  ma  douce 
amie  ,  et  ne  me  juge  point  avant  le  temps. 
Je  sais  qu'il  est  des  amitiés  circons^icctes  qui  ^ 
craignant  de  se  compromettre  ,  refusent  des 
conseils  dans  les  occasions  difficiles  ,  et  dont 
la  réserve  augmente  avec  le  péril  des  amis.  A'a  î 
tu  vas  connaître  si  ce  cœur  qui  t'aime  connaît 
ces  timides  précautions  !  souffre  qu'au-lieudc 
te  parler  de  tes  affaires  ,  je  te  parle  un  instant 
des  miennes. 

N'as-tu  jamais  remarqué,  mon  ange  ,  a  quel 
jtoint  tout  ce  qui  t'approche  s'attache  à  toi  ? 
Qu'un  père  et  une  mère  chérissent  une  Cîle 
unique  ,  il  n'y  a  pas  ,  je  le  sais  ,  de  quoi  s'en 
fort  étonner;  qu'un  jeune  honune  ardent  s'en- 
flamme pour  un  objet  aimable,  cela  n'est  pas 
plus  extraordinaire  ;  mais  qu'à  l  û^e  inûr  uu 
homme  aussi  froid  que  M.  de  Tf'ohnar  s  at- 


Zo         LA     NOUVELLE 

tciidrlsse  en  te  voyant,  pour  la  première  fois 
de  sa  vie;  que  toute   une    famille  t'idolâtre 
unanimement;  que  tu  sois  chère  à  mon  père, 
cet  homme  si  peu  sensible  ,  autant  et  plus, 
peut-être,  que    ses  proores  eufans;  que  les 
amis,   les  connaissances,   les  domestiques, 
les  voisins  et  toute  une  ville  entière  t'adorent 
de  concert  et  prennent  à  toi  le  plus  tendre 
intérêt:  voilà  ,  ma  chère  ,  un  concours  moins 
vraisemblable,  et  qui  n'aurait  point  lieu  s'il 
3i'avait  en  ta  personne  quelque  cause   par- 
ticulière. Sais-tu  bien  qi^ellc  est  cette  cause? 
ce  n'est  ni   ta  beauté  ,   ni    ton   esprit ,   ni  ta 
grâce  ,  ni  rien  de  tout  ce  qu'on  entend  par 
le  don  de  plaire:  mais  c'est  cette  ame  tendre 
et  cette  douceur  d'attachement  qui  n'a  poinfe 
d'égale;  c'est   le  don  d'aimer,  mon  enfant, 
qui  te   fait  aimer.  On    peut  résister  à  tout  , 
hors  a.  la  bienveillance  ;  et  il  n'y  a  point  de 
inoyen  plus  sûr  d'acquérir  ra.fieetioji  de»  au- 
tres que  de  leur  donner  la  sienne.  Mille  fem- 
mes sont  plus  belles  que  toi  ;  plusieurs  ont 
autant  de  grâces;  toi  seule  as  avec  les  grâces 
je   ne    sais    quoi   de    plus   séduisant  qui    ne 
plaît  pas  seulemcïit  ,  mais  qui  touche  ,  et  qui 
fait  voler  tous  les  cœurs  au-devant  du  tien. 
On  sent  que  ce  tendre  cœur  ne  demande  qu'^ 


H  É  L  O  1  s  E.  5; 

«c  donner  ,  et  le  doux  scntiincut  qu'il  cherche 
le  va  chercher  a  sou  tour. 

Tu  vois,  par  exemple  ,  avec  surprise  l'iu- 
croyable  affection  de  milord  JEdovoni  pour 
ton  ami  ,  tu  vois  son  zèle  pour  ton  boniuur; 
tu  reçois  avec  admiration  ses  offres  géTiercu^cs  : 
tu  les  attribues  à  la  seule  vertu  ,  et  ma  Julie 
de  s'attendrir  !  Erreur  ,  abus  ,  charmante  cou- 
sine !  A  Dieu  ne  plaise  que  j'altère  les  bien- 
faits de  milord  Edouard  ^  et  que  je  depriso 
sa  grandi*  anie.  Mais  ,  crois-moi ,  ce  zèle  ,  tout 
pur  qu'il  est ,  serait  moins  ardent  si  dans  la 
même  circonstance  il  s'adressait  à  d'autres 
personnes.  C'est  ton  ascendant  invincible  et 
celui  de  ton  ami,  qui,  sans  même  qu'il  s'en 
aperçoive  ,  le  déterminent  avec  tant  de  force, 
et  lui  font  faire  par  attachement  ce  qu'il  croie 
lie  faire  que  pBr  honnêteté. 

Voila  ce  qui  doit  arrivera  toutes  les  âmes 
d'une  certaine  trempe  ;  elles  transforment 
pour  ainsi  dire  les  autres  en  elles-mêmes  ; 
elles  ont  une  sphère  d'activité  dans  laquello 
Tien  ne  leur  résiste  :  on  ne  peut  les  connaître 
San  s  les  vouloir  imiter,  et  de  leur  sublime  éléva- 
tion elles  attirent  àcllcs  tout  ce  qui  les  envi- 
Tonne.  C'est  pour  cela  ma  chère  ,  que  ni  toi 
ni  ton  ami  ne  connaîtrez  peut-être  janiais  les 


32  LA     NOUVELLE 

hommes  ;  car  vous  les  verrez  bien  plus  comme 
vous  les  ferez  que  comme  ils  seront  d'eus- 
rtiêmes.  Vous  donnerez  le  ton  à  tous  cens 
qui  vivront  avec  vous  :  ils  vous  suivront  ou 
vous  deviendront  semblables,  et  tmit  ce  que 
Vous  aurez  vu  n'aura  peut-être  rîcn  de  pa- 
reil dans  le  reste  du  monde. 

Venons  maintenant  à  moi ,  cousine;  à  moi 
qu'un  même  sang,  un  même  âge,  et  sur-tout 
une  parfaite  conformité  de  goûts  et  d'humeurs 
avec  des  tcuipcramens  contraires  unit  à  toi  des 
l'eufance. 

Congînnti  cran  gV  alherghi  y 
JMcf  pih  congiiinti  i  cori  : 
Conforme  era  Vctate  ^ 
Illa'l  pensier  pin  confoj'me.  {e) 

Que  penses-tu  qu'ait  produit  sur  celle  qui 
a  passé  sa  vie  avec  toi,  cette  cbarmantc  in- 
fluence qui  se  fait  sentir  à  tout  ce  qui  t'ap- 
proche ?  crois-iu  qu'il  puisse  ne  régner  entre 
nous  qu'une  union  commune  ?  mes  yeux  ne 

(e)  îsos  âmes  étcient  jointes  ainsi  rjne  nos 
demeures  ,  et  nous  aviojis  la  même  confoimiié 
de  goûts  que  d'âges. 

Tass.  A:\II^'T. 


H  E  L  O  I  s  E.  33 

te  rendent-ils  pas  la  douce  joie  que  Je  prend» 
chaque  jour  dans  les  tiens  en  nous  abordant? 
Ne  lis -tu  pas  dans  mou  cœur  attendri  lo, 
plaisir  de  partager  tes  peines  et  de  pleurer 
avec  toi  ?  puis-je  oublier  que  dans  les  pre- 
miers transports  d'un  amour  naissant  ,  l'a- 
mltie'  ne  te  fut  poiut  importune  ,  et  que  les 
murmures  de  ton  amant  ne  purent  t'engager 
à  m'éloigiier  de  toi  ,  et  à  me  dérober  le 
spectacle  de  ta  faiblesse  ?  Ce  moment  fut  cri- 
tique ma  Julie  'y  je  sais  ce  que  vaut  dans 
ton  cœur  modeste  le  sacrifice  d'une  honte 
qui  n'est  pas  re'ciproque.  Jamais  je  n'eusse 
(te'  ta  confidente  si  j'eusse  été  ton  amie  à 
demi,  et  nos  âmes  se  sont  trop  bien  senties 
en  s'unissant ,  pour  que  rien  les  puisse  désor- 
mais séparer. 

Qu'est-ce  qui  rend  les  amitiés  si  tièdes  et 
SI  peu  durables  entre  les  femmes,  je  dis  entre 
celles  qui  sauraient  aimer  ?  ce  sont  lés  iu- 
térêtsde  l'amour;  c'est  l'empiredc  la  beauté; 
c'est  la  jalousie  des  conquêtes.  Or,  si  rien 
de  tout  cela  nous  eût  pu  diviser  ,  cette  di- 
vision serait  déjà  faite;  mais  quand  mon 
cœur  serait  moins  inepte  à  l'amour,  quand 
j'ignorerais  que  vos  feux  sont  de  nature  à 
ue  s'éteindre  qu'avec  la  vie,  tou   amaiU  est 


34  LA     NOUVELLE 

mon  ami  ,  c'est-à-dire  mon  frère  *,  et  qui  vit 
jamais  finir  par  l'amour  une  ve'ritable  amitié  ? 
Pour  M.  à'Orbe  ,  assurément  il  aura  long- 
temps à  se  louer  de  tes  sentîmens  ,  avant  que 
je  songe  à  m'en  plaindre  ,  et  je  ne  suis  pas 
plus  tente'e  de  le  retenir  par  force  que  toi  de 
me  l'arracher.  Eh!  mon  enfant!  plût  au 
Ciel  qu'au  prix  de  son  attachement  je  te  pusse 
gue'rir  du  tien;  je  le  garde  avec  plaisir ,  je  le 
céderais  avec  joie. 

A  l'égard  des  prétentions  sur  la  figure  , 
j'en  puis  avoir  tant  qu'il  me  plaira;  tu  n'es 
pas  fille  à  me  le  disputer,  et  je  suis  bien  sûre 
qu'il  ne  t'entra  de  tes  jours  dans  l'esprit  do 
savoir  qui  de  nous  deux  est  la  plus  jolie.  Je 
n'ai  pas  été  tout-à-fait  si  indifférer. te  ;  je  sais 
là-dessus  à  quoi  m'en  tenir  ,  sans  en  avoir  le 
moindre  chagrin.  Il  me  semble  même  que  j'en 
suis  plus  fièrc  que  jalouse;  car  enfin  les 
charmes  de  ton  visage  ,  n'étant  pas  ceux 
qu'il  faudrait  au  mien  ,  ne  m'oteut  rien  de 
ce  que  j'ai ,  et  je  me  trouve  encore  belle  de 
ta  beauté  ,  aimable  de  tes  grâces  ,  ornée  de 
tes  talens  ;  je  me  pare  de  toutes  tes  perfec- 
tions ,  et  c'est  en  toi  que  je  place  mon  amour- 
propre  le  mieux  entendu.  Je  n'aimerais  pour- 
tant guère  à  faire  peur  pour  mon  compte  , 


H  E  L  O  1  s  E.  33 

mais  je  suis  assez  jolie  pour  le  besoin  que 
j'ai  de  l'ètie.  Tout  le  reste  m'est  inutile  ,  et 
je  n'ai  pas  besoin  d'être  bumble  pour  te 
céder. 

Tu  t'impatientes  de  savoir  à  quoi  j'en  veux 
venir  :  le  voici.  Je  ne  puis  te  donner  le  con- 
seil que  tu  me  demandes  ,  je  t'en  ai  dit  la 
raison  :  mais  le  parti  que  tu  prendras  pour 
toi  ,  tu  le  prendras  en  même-temps  pour  ton 
amie  ,  et  quel  que  soit  ton  destin  ,  je  suis 
déterminée  à  le  partager.  Si  tu  pars  ,  je  te 
suis  ;  si  tu  restes  ,  je  reste  :  j'en  ai  formé 
l'inébranlable  résolution  ,  je  le  dois  ,  rien 
ne  m'en  peut  détourner.  IMa  fatale  indul- 
gence a  causé  ta  perte  ;  ton  sort  doit  être 
le  mien  ,  et  puisque  nous  fûmes  inséparables 
dès  l'enfance ,  ma  Julie  ,  il  faut  l'être  jusqu'au 
tombeau. 

Tu  trouveras,  je  le  prévois  ,  beaucoup  d'é- 
tourderie  dans  ce  projet  ;  mais  au  fond  il  est 
plus  sensé  qu'il  ne  semble  ,  et  je  n'ai  pas  les 
mêmes  motifs  d'irrésolution  que  toi.  Premiè- 
rement ,  quant  à  ma  famille  ,  si  je  quitte  un 
père  facile  ,  je  quitte  un  père  assez  indif- 
férent, qui  laisse  faire  à  ses  cnfans  tout  ce 
qui  leur  plaît  ,  plus  par  négligence  que  par 
tendresse  :    car    tu  sais   que    ks    affaires   do 


36  LA     ^'  O  U  T  E  L  L  E 

l'Eiuope  l'occupent  beaucoup  plus  que  les 
siennes,  et  que  sa  fille  lui  est  bien  moins 
chère  que  la  pragmatique.  D'ailleurs  ,  je  ne 
suis  pas  comme  toi  fille  unique  ,  et  avec  les 
enfans  qui  lui  resteront,  à  peine  saura-t-il 
s'il  lui  en  manque  un. 

J'abandonne  un  mariage  prêt  à  conclure  ? 
lilanco  maie  ,  ma  clicre  ;  c'est  à  M.  d'Orhe , 
s'il  m'aime  ,  à  s'en  consoler.  Pour  moi,  quoi- 
que j'estime  sou  caractère  ,  que  je  ne  sois  pas 
sans  attachement  pour  sa  personne  ,  et  que 
je  regrette  en  lui  un  fort  honnête  homme  , 
il  ne  m'est  rien  auprès  de  ma  Julie.  Dis-moi , 
mon  enfant,  l'ame  a-t-elle  un  sexe?  en  Vérité 
je  ne  le  sens  guère  à  la  mienne.  Je  puis  avoir 
des  fantaisies,  mais  fort  peu  d'amour.  Un 
mari  peut  m'étre  utile,  mais  il  ne  sera  jamais 
jjour  moi  qu'un  mari  ,  et  de  ceux-là  ,  libre 
encore  et  passable  comme  je  suis  ,  j'en  puis 
trouver  un  par  tout  le  monde. 

Prends  bien  garde  ,  cousine  ,  que  quoique 
je  n'hés  te  point  ,  ce  n'est  pas  à  dire  que 
tu  ne  do'fves  point  liésiter  ,  ni  que  je  veuille 
t'insinuer  de  prendre  le  "parti  que  je  prendrai 
si  tu  pars.  La  difïe'rence  est  grande  entre 
nous  ,  et  tes  devoirs  sont  beaucoup  plus 
rigoureux    que    les   miens.    Tu    sais    encore 


H  E  L  O  1  S  E.  37 

qu'inie  aUcdloii  presque  unique  rcmj)lIliuou 
cœur,  et  absorbe  si  bien  tous  les  autres  scnti- 
iiiens  qu'ils}'  sont  CDmnic  anéantis. Une  invin- 
cible et  douce  liabitude  m'attache  à  toi  dès 
luon  enfance  ;  je  n'aime  parfaitement  que 
toi  seule  ,  et  si  j'ai  quelque  lien  à  rompre 
en  te  suivant  ,  je  m'encouragerai  par  ton 
exemple.  Je  me  dirai  ,  j'imite  Julie  ^  et  me 
croirai  justiliée. 

BILLET 

n  E   JULIE   A    C  EA  I  R  E. 


J 


E  t'entends  ,  amie  incomparable  ,  et  Je 
te  remercie.  Au  moins  une  fois  j'aurai  fait 
mon  devoir,  et  ne  serai  pas  en  tout  indigne 
de  toi. 

LETTRE     VI. 

DE  JULIE  A  MI  LORD  EDOUARD, 


V, 


OTRE  lettre,  3Iilord  ,  me  pénètre  d'at- 
tendrissement et  d'adiuiratiou.  L'ami  que 
vous  daignez  protéger  u'v  sera  pas  moins 
seubibîe  ,  quand  il    saura  tout  ce  que  vous 


38  LA     NOUVELLE 

avez  voulu  faire  pour  nous.  He'las  !  il  n'y  a 
que  les  infortune's  qui  sentent  le  prix  des 
auies  bienfesaïUes.  Nous  ne  savons  déjà 
qu'à  trop  de  titres  tout  ce  que  vaut  la  vôtre  , 
tit  vos  vertus  héroïques  nous  toucheront 
toujours  ,  mais  elles  ne  nous  surprendront 
plus. 

Qu'il  me  serait  doux  d'être  heureuse  sous 
les  auspices  d'un  ami  si  génc'reux  ,  et  de  te- 
nir de  ses  bienfaits  le  bonheur  que  la  fortune 
m'a  refusé  !  înais  ,  Milord  ,  je  le  vois  avec 
désespoir  ,  elle  trompe  vos  bons  desseins  ; 
mon  sort  cruel  l'emporte  sur  votre  zèle  ,  et 
la  douce  image  des  biens  que  vous  m'of- 
frez ne  sert  qu'à  m'en  rendre  la  privation 
plus  sensible.  Vous  donnez  une  retraite 
agréable  et  sûre  à  deux  amans  persécutés  ; 
vous  y  rendez  leurs  feux  légitimes  ,  leur 
union  solcmnelle  ,  et  je  sais  que  sous  votre 
garde  j'échapperais  aisément  aux  poursuites 
d'une  famille  irritée.  C'est  beaucoup  pour 
l'amour  ,  est-ce  assez  pour  la  félicité  ?  Noa  , 
si  vous  voulez  que  je  sois  paisible  et  con- 
tente ,  dounez-moi  quelque  asile  plus  sûr 
encore,  où  l'ou  puisse  échapper  à  la  honte 
et  au  repentir.  Vous  allez  au-devant  de  nos 
besoins  ,  et  par  une  générosité  saus  exem- 


ïï  E  L  O  ï  s  E.  S9 

|>1e  ,  Tons  vous  privez  pour  notre  entretien 
d'une  partie  des  biens  destines  au  vôtre. 
Plus  riche,  plus  honoré  de  vos  bienfaits  que 
de  mon  patrimoiue,  je  puis  tout  recouvrer 
près  de  vous  ,  et  vous  daignerez  me  tenir 
lieu  de  père.  Ah  !  Milord  !  serai-)e  dij^nc 
d'en  trouver  un  ,  après  avoir  abandonne' 
celui  que  m'a  donné  la  nature  ? 

Voilà  la  source  des  reproches  d'une  con- 
science  épouvantée   ,   et  des  murmures   se- 
crets qui  déchirent  mon  cœur.  Il  ne    s'agit 
pas  de   savoir    si    j'ai   droit   de  disposer   do 
moi  contre  le  gré  des  auteurs  de  mes  jours  , 
mais  si    j'eu    puis   disposer    sans   les   afiliger 
niortclleuient  ,    si    je    puis  les    fuir    sans    les 
mettre  au  désespoir   ?    Hélas  !    il    vaudrait 
autant  consulter  si  j'ai  droit  de  leur  ôter  la 
vie.  Depuis  quand  la  vertu  pèsc-t-clle  ainsi 
les  droits  du  sang  et  de  la  nature  ?  depuis 
quand   un   cœur    sensible    marque-t-il    aveu 
tant  de   soin  les     bornes    de    la   reconnais- 
sance ?  N'est-ce  pas  être  déjà  coupable  que 
de  vouloir  aller  jusqu'au  point  où  l'on  com- 
mence à  le  devenir  ,  et  cherche-t-on  si  scru- 
])ulcu5enientle  terme  de  ses  devoirs  ,  quand 
ou  n'est  point  tenté  de  le  passer  ?  Qui  ,  moi, 
j'abandonnerais   impitoyablement  ceux   par 


40  LA     NOUVELLE 

qui  Je  respire  ,  ceux:  qui  inc  conservent  la 
vie  qu'ils  m'ont  donnée  ,  et  uie  la  rendent 
chère  ;  ceux  qui  n'ont  d'autre  espoir,  d'au- 
tre plaisir  qu'en  moi  seule  ?  un  père  presque 
sexagénaire  !  une  mère  toujours  languissante  ! 
moi  leur  unique  enfant  ,  je  les  laisserais  sans 
assistance  dans  la  solitude  et  les  ennuis  de 
la  vieillesse  ,  quand  il  est  temps  de  leur 
rendre  les  tendres  soins  qu'ils  ui'ont  prodi- 
gués ?  je  livrerais  leurs  derniers  jours  à  la 
honte  ,  aux  regrets ,  aux  pleurs  ?  La  terreur  , 
le  cri  de  ma  conscience  agitée  me  pein- 
draient sans  cesse  mon  père  et  ma  mère 
expirans  sans  consolation  et  maudissant  la 
fille  ingrate  qui  les  délaisse  et  les  déshonore  ? 
Non,  3Jilord  ,  la  vertu  ,  que  j'abandonnai  , 
m'abandonne  à  son  tour  et  ne  dit  plus  rien 
à  mon  cœur  ;  mais  cette  idée  horrible  me 
parle  à  sa  place  ;  elle  me  suivrait  pour  mon 
tourment  à  chaque  instant  de  mes  jours  , 
et  me  rendrait  misérable  au  sein  du  bonheur. 
Enfin  ,  si  tel  est  mon  destin  qu'il  faille  li- 
vrer le  reste  de  ma  vie  aux  remords  ,  celui- 
là  seul  est  trop  affreux  pour  le  supporter; 
j'aime  mieux  braver  tous   les  autres. 

Je    ne  puis   répoudre  à    vos    raisons  ,   je 
l'avoue  ,  je  u'ai  que  trop  de  penchant  à  les 

trouver 


H  E  L  O  i  s  E.  41 

trouver  honncs  :  mais  Mllord  ,  vons  n'êtes 
pas  marie.    Ne  sentez-vous   point   qu'il  faut 
être  père  pour   avoir   droit  de  conseiller  les 
enfans  d'autrui  ?  Quant  à  moi  ,  mon  parti 
est  pris  ;    mes  parens   me  rendront  malheu- 
reuse ,  je  lésais  bien  ;  mais  il  me  sera  moins 
cruel   de   gémir    dans    mon    infortune    que 
d'avoir  cause  la  leur  ,  et  je  ne  dc'sertcrai  ja- 
mais la  maison  paternelle.  Va  donc  ,  douce 
chimère  d'une  ame  sensible  ,  félicite  si  char- 
mante et  si    de'sire'e  ,   va    le  perdre  dans   la 
nuit  des   songes  ;  tu  n'auras  plus    de  re'alité 
pour   moi.  Et  vous   ,    ami   trop    généreux  , 
oubliez   vos  aimables  projets  ,  et  qu'il  n'en 
reste  de  trace  qu'au   fond  d'un   cœur   trop 
reconnaissant  pour  en   perdre   le   souvenir. 
Si  l'excès  de  nos   maux   ne  de'courage  point 
votre  grande  ame,  si  vos  généreuses  bontés 
iHîsont  point  épuisées,  il  vous  reste  de  quoi 
les  exercer  avec  gloire  ;   et    celui   que   vous 
honorez   du  titre  de  votre  ami  peut  par  vos 
soins  mériter  de   le    devenir.    Ne  jugez  pas 
de  lui    par  l'état   où   vous    le    voyez  :    son 
égarement  !ie  vient  point  de  lâcheté  ,   mais 
d'un  génie  ardent  et  lier  qui  se  roidit  contre 
la  fortune.  Il    y  a   souvent    plus  de  stupi- 
dité que  de  courage  dans  une  constance  ap- 
NçmviiUe  IléloUc.  Tomci  U.         û 


42  LA     NOUVELLE 

parente  ;  le  vu\:5aire  ne  connaît  point  da 
violentes  douleurs  ,  et  les  grandes  passions 
ne  germent  guère  chez  les  liouinics  faibles. 
Hélas  !  il  a  mis  dans  la  sienne  cette  énergie 
de  sentimeus  qui  caractérise  les  âmes  no- 
bles ,  et  c'est  ce  qui  fait  aujourd'hui  ma 
honte  et  mon  désespoir.  Milord  ,  daignez 
le  croire  ,  s'il  u'était  qu'un  liomuie  ordi- 
naire ,  Julie   u'eùt  point    péri. 

Non  ,  uou  ,  cette  aQ'ectiou  secrète  qui  pré- 
vint en  vous  une  estime  éclairée  ne  vous  a 
point  trompé.  Il  est  digne  de  tout  ce  que 
vous  avez  fait  poiu"  lui  sans  le  bien  connaî- 
tre :  vous  ferez  plus  encore  ,  s'il  est  possi- 
ble ,  après  l'avoir  connu.  Oui  ,  soyez  son 
consolateur,  son  protecteur  ,  son  ami,  son 
père  ;  c'est  à-la-fois  pour  vous  et  pour  lui 
que  je  vous  eu  conjure  ;  il  justifiera  votre  con- 
fiance ,  il  honorera  vos  bienfaits  ,  il  prati- 
quera vos  leçons,  il  imitera  vos  vertus  ,  il 
apprendra  de  vous  la  sagesse.  K\\  ,  Milord! 
s'il  devient  entre  vos  mains  tout  ce  qu'il 
peut  être  ,  que  vous  serez  fier  un  jour  d» 
votre  ouvrage  ! 


H  É  L  O  1  s  E.  4I 

LETTRE    VII. 

DE     JULIE. 


E 


T  toi  aussi  ,  mou  doux  ami  !  et  toi  , 
l'unique  espoir  de  mou  cœur  ,  tu  viens  le 
pereer encore  quand  il  se  uieuit  de  tristesse! 
j  étais  pre'paree  aux  coups  de  la  fortune  , 
de  longs  presscutimens  me  les  avaient  an- 
noncés ;  je  les  aurais  supportés  avec  pa- 
tience: mais  toi  i)Our  qui  )e  les  souffre  ;  ah  ! 
ceux  qui  me  viennent  de  toi  me  sont  seuls 
insupportables  ,  et  il  ui'est  aQïeux  de  voir 
aggraver  mes  peines  par  celui  qui  devait  uic 
les  rendres  chères!  (^ue  de  douces  consola- 
tions je  m'étais  promises  qui  s'évanouissent 
avec  ton  courage  ;  couibien  de  fois  je  me 
flattai  que  ta  force  animerait  ma  langueur, 
que  ton  mérite  eflacerait  ma  faute,  que  tes 
vrrtiis  relèveraient  uiou  ame  abattue  !  com- 
bien de  fois  j'essuyai  mes  larmes  amcres  eu 
me  disant,  je  soufîVe  pour  lui  ,  mais  il  en 
est  digne  ;  je  suis  coupable  ,  mais  il  est 
vertueux  ;  mille  ennuis  ui'assiègent  ,  mais 
sa  constance  me  sout  ent  ,  et  je  trouve  au 
fond  de   son   cœur    le  dédouimagcnient    de 

U  2 


44  LA     NOUVELLE 

toutes  mes  pertes  ?  Vain  espoir  qnc  la  pre- 
mière épreuve  a  détruit  !  où  est  maintenant 
cet  amour  sublime  qui  sait  élever  tous  les 
sentimens  et  faire  éclater  la  vertu  !  où  sont  ces 
fières  maximes  ?  qu'est  devenue  cette  imitation 
des  grands-hommes  ?  où  est  ce  philosophe  que 
le  malheur  ne  peut  ébranler  ,  et  qui  suc- 
combe au  premier  accident  qui  le  sépare  de 
sa  maîtresse  ?  Quel  prétexte  excusera  désor- 
mais ma  honte  a  mes  propres  yeux,  quand 
je  ne  vois  plus  dans  celui  qui  m'a  séduite 
qu'un  homme  sans  courage  ,  amolli  par  les 
plaisirs  ,  qu'un  cœur  lâche  abattu  par  le  pre- 
mier revers  ,  qu'un  insensé  qui  renonce  à  la 
raison  sitôt  qu'il  a  besoin  d'elle  ?  ô  Dieu  ! 
dans  ce  comble  d'humiliation  devais-je  m© 
voir  réduite  à  rougir  de  mou  choix  autant 
que   de  ma  faiblesse  ? 

Regarde  à  quel  point  tu  t'oublies  ;  ton 
arae  égarée  et  rampante  sabaisse  jusqu'à  la 
cruauté  ?  tu  m'oses  faire  des  reproches?  tu 
t'oses  plaindre  de  moi?....  de  ta  Julie  ?.... 
barloare  !....  comment  tes  remords  n'ont-ils 
pas  retenu  ta  main  ?  comment  les  plus  doux 
témoignages  du  plus  tendre  amour  qui  fut 
jamais  t'ont-ils  laissé  le  courage  de  m'ou- 
trager  ?  Ah  !  si  tu  pouvais  douter  de  mon 


H  É  L  O  ï  s  E.  4S 

eœnr  ,  que  le  tien  serait  ine'prisaMc  1.,  mais 
non  ,  lu  n'en  douLcs  pas  ,  tu  n'en  peux 
douter,  j'en  puis  défier  la  l'ureur  ;  cf  dan» 
cet  instant  inêine  où  je  hais  ton  injustice  , 
tu  vois  trop  bien  la  source  du  premier  niou- 
vcment  de  colère  que  j'cîprouvai  de  ma  vie. 

Peux -tu  t'en  prendre  à  ïiioi  ,  si  je  me 
suis  perdue  par  une  aveugle  confiance,  et 
si  tes  desseins  n'ont  point  réussi  ?  que  tu 
ïougirais  de  tes  durete'ssi  tu  connai.sais  quel 
espoir  m'avait  séduite,  quels  projcls  j'osai 
former  pour  ton  bonheur  et  le  mien  ,  et 
coaunent  ils  se  sont  évanouis  avec  tontes  mes 
espérance?  !  Quelque  jour,  j'ose  ui'en  fia Ucr 
encore,  tu  pourras  en  savoir  davantage,  et 
tes  regrets  me  vengeront  alors  de  tes  repro- 
ches. Tu  sais  la  défense  de  uion  père  ;  tu 
n'ignores  pas  les  discours  pujjlics  ;  j'en  prévis 
les  conséquences  ,  je  te  les  lis  exposer,  tu  les 
sentis  comme  nous  ;  et  pour  nous  conserver 
l'un  à  l'autre  il  fallut  nous  soumcUrc  au 
sort  qui  nous  séparait. 

Je  t'ai  donc  chassé  ,  comme  tu  T'oses 
dire  ?  mais  pour  qui  l'ai-je  fait,  auiant  sans 
délicatesse  ?  Ingrat  !  c'est  pour  un  cncMir  bien 
plus  honnête  qu'il  ne  croit  l'être  ,  et  qui 
inouirail  mille  fois  plutôt  que  dr  me   voir 

D  3 


46  LA     NOUVELLE 

avilie.  Dis-moi,  que  deviciidras-tu  criiaiid  je 
«eiai  livrée  à  l'opprobre  ?  espères-tu  pouvoir 
supporter  le  spectacle  de  mon  déshouaeur  ? 
Viens  ,  cruel ,  si  tu  le  crois  ,  viens  recevoir 
le  sacrifice  de  ma  réputation  avec  autant  de 
courage  que  je  puis  te  l'oîTrir.  Viens,  ne 
crains  pas  d'être  désavoué  de  celle  à  qui  tu 
fus  cher.  Je  suis  prête  a  déclarer  a  la  face  du 
ciel  et  des  liounnes  tout  ce  que  nous  avons 
s«nti  l'un  pour  l'autre  ;  je  suis  prête  à  te 
nommer  hautement  mon  amant  ,  à  mourir 
dans  tes  bras  d'amour  et  de  honte  :  j'aime 
mieux  que  le  monde  entier  connaisse  ma 
tendresse  que  de  t'en  voir  douter  un  mo- 
ment, et  tes  reproches  me  sont  plus  amers 
que  l'ignominie. 

Finissons  pour  jamais  ces  plaint. s  mu- 
tuelles ,  je  t'en  conjure  ;  elles  lue  sont  in- 
supportables. O  Dieu  !  comment  peut- ou 
se  quereller  quand  on  s'aime,  et  perdre  à  se 
tourmenter  l'un  l'autre  des  momcns  où  l'on 
a  si  grand  besoin  de  consolation  ?  Non, 
mon  ami,  que  sert  de  feindre  un  méconten- 
tement qui  n'est  pas  ?  Plaignons -nous  du 
sort  et  non  de  l'amour.  Jamais  il  ne  forma 
d'union  si  parfaite  ;  jamais  il  n'en  forma  de 
plus  durable.  Nos  âmes  trop  bien  confondues 


H  E  L  O  l  s  E.  47 

ne  saiiraieut  plusse  ijeparcr ,  et  nous  ne  pou- 
vons plus  vivre  éloigner  l'un  de  l'autre  que 
comme  deux  parties  d'un  même  tout.  Com- 
ment peux-tu  donc  ne  sentir  que  tes  peines  ? 
conuueut  ne  sens-tu  point  celles  de  ton  amie  ? 
comment  n'entends -tu  point  dans  ton  sein 
SCS  tendres  gémissemens  ?  (>ombicn  ils  sont 
plus  douloureux  que  tes  cris  emporte's  !  coui- 
hicn  si  tu  partageais  mes  maux  ils  te  seraient 
plus  cruels  que  les  tiens  mêmes  ! 

Tu  trouves  ton  sort  déplorable  !  considère 
celui  de  ta  Julie  ^  et  ne  pleure  que  sur  elle. 
Considère  dans  nos  communes  infortunes 
l'état  de  mon  sexe  et  du  tien,  et  juge  qui 
de  nous  est  le  plus  à  plaindre.  Dans  la  force 
des  passions  aHecter  d  être  insensijjlc  ;  en 
proie  à  mille  peines  paraître  joyeuse  et  con- 
tente ;  avoir  l'air  serein  et  l'ame  agitée  ; 
dire  toujours  autrement  qu'on  ne  pense  ; 
déguiser  tout  ce  qu'on  sent;  être  fausse  par 
devoir,  et  mentir  par  modestie  :  voilà  l'état 
habituel  de  toute  fille  de  mon  âge.  On  passe 
ainsi  ses  beaux  jours  sous  la  tyrannie  des 
bienséances,  qu'asgrave  enfin  celle  des  pa- 
rens  dans  un  lien  mal  assorti.  Mais  on  gêne 
en  vain  nos  inclinations  ;  le  cœur  ne  reçoit 
de   lois    que    de   lui-même   ;    il  échappe    il, 


48  LA     NOUVELLE 

l'esclavage  ;  il  se  donne  à  sou  gré.  Sous  ua 
joug  de  fer  que  le  ciel  u'impose  pas  ou  n'as- 
servit qu'uu  corps  sans  ame  :  la  personne  et 
la  foi  restent  séparément  engagées,  et  l'on 
force  au  crime  une  malheureuse  victime,  en 
la  forçant  de  jnanquer  de  part  ou  d'autre  au 
devoir  sacré  de  la  fidélité.  Il  en  est  de  plus 
sajics  ?  ah  ,  je  le  sais  !  Elles  n'ont  point  aimé? 
qu'elles  sont  heureuses  l  Elles  résistent?  j'ai 
voulu  résister.  Elles  sont  plus  vertueuses  ? 
aiment-elles  mieux  la  vertu  ?  Sans  toi,  sans 
toi  seul  ie  l'aurais  toujours  aiuiéc.  Il  est  donc 

vrai  que  je  ne  l'aime  plus  ? tu  m'as  perdue  , 

et  c'est  moi  qui  te  console! mais  moi  que 

vais-je  devenir  ? que  les  consolations  de 

l'amitié  sont  faibles  oii  manquent  celles  de 
l'amour  !  qui  me  ccnsoltra  donc  dans  mes 
peines  ?  Quel  sort  affreux  j'envisage  ,  moï 
qui  pour  avoir  vécu  dans  le  crime  ne  vois 
plus  qu'un  nouveau  crime  dans  des  nœuds 
abhorrés  et  peut-être  inévitables  !  Où  trou- 
verai-jc  assez  de  larmes  pour  pleurer  ma  faute 
et  mon  amant,  si  je  cède  ?  où  trouveiai-je 
assez  de  force  pour  résister  ,  dans  ra])atte- 
ment  où  je  suis  ?  Je  crois  déjà  voir  les  fureurs 
d'un  père  irrité  ;  je  crois  déjà  sentir  le  cri  de 
la  nature  émouvoir  mes  entrailles,   ou   l'a- 


H  É  L  O  ï  S  E.  4^ 

monr  j^emissajit  dcchlrer  mon  cnenr  !  privée 
de  toi,  je  reste  sans  ressource,  sans  appui, 
sans  espoir  ;  le  passé  m'avilit  ,  le  présent 
ju'afîlige,  l'avenir  nrepoiivantc.  J'ai  cru  tout 
faire  paur  noÈre  bonheur  ;  je  n'ai  rien  fait 
que  nous  rendre  plus  misérables  , en  nous  i)rc- 
parant  une  séparation  plus  cruelle.  Les  vains 
plaisirs  ne  sont  plus,  les  remords  demeurent, 
et  la  honte  qui  m'humilie  est  sans  dc'doniv 
magement. 

C/cst  à  moi,  c'est  à  moi  d'être  faible  et, 
malheureuse.  Laisse-moi  pleurer  et  souffrir  ; 
mes  pleurs  ne  peuvent  non  plus  tarir  que 
mes  fautes  se  réparer,  et  le  temps  même  qui 
guérit  tout,  ne  m'oflie  que  de  nouveaux  sujets 
de  lariiics  :  mais  toi  qui  n'as  nulle  violence 
a  craindre,  que  la  honte  n'avilit  point,  que 
rien  ne  force  à  déguiser  bassement  tes  scnci- 
niens;  toi  qui  ne  sens  que  l'ai  teinte  du  malheur 
tt  jouis  au  moins  de  tes  premières  vertus, 
comment  t'oses-tu  dégrader  au  point  de  sou- 
pirer et  gémir  comme  une  é'emme ,  et  de  Rem- 
porter comme  un  furieux  ?  N'est-ce  pas  assez 
du  inépris  que  j'ai  mérité  pour  toi  ,  sans 
l'augmeuter  en  te  rendant  méprisable  toi- 
même,  et  sans  m'accabler  à-la-iois  de  mou 
opprabrc   et   du    tien    ?    Rappelle    doue    ta 


5o  LA     NOUVELLE 

fermeté  ;  sache  supporter  riufortuiie  et  sois 
lîo:nine.  Sois  encore,  si  j'ose  le  dire,  l'aniaut 
que  Julie  a  choisi.  Ah  !  si  je  ne  suis  plus 
digue  d'à uiincr  tou  courage,  souviens-toi, 
du  moins,  de  ce  que  je  fus  un  jour  ;  mérite 
que  pour  toi  j'aie  cessé  de  l'être  ;  ne  me 
déshonore  pas  deux  fois. 

rCon,  mon  respectable  ami,  ce  n'est  point 
toi  que  je  reconnais  dans  cette  lettre  efféminée 
que  je  veux  à  jamais  oublier  et  que  je  tiens 
déjà  désavouée  par  toi-même.  J'espère,  tout 
avilie,  toute  confuse  que  je  suis  ,  j'ose  espérer 
que  mon  souvenir  n'inspire  point  des  sen- 
timens  si  bas ,  que  mon  image  règne  encore 
avec  plus  de  gloire  dans  un  cœur  que  je  pus 
enflammer,  et  que  je  n'aurai  point  à  me  re- 
procher ,  avec  ma  faiblesse  ,  la  lâcheté  de 
celui   qui  l'a  causée. 

Heureux  dans  ta  disgrâce  ,  tu  trouves  le 
plus  précieux  dédominagementqui  soit  connu 
des  âmes  sensibles.  Le  ciel ,  dans  ton  uîdlheur, 
te  donne  un  aîiii ,  et  te  laisse  à  douter  si  ce 
qa'ii  te  rend  ne  vaut  pas  mieux  que  ce  qu'il 
t'ote.  Admire  et  chér:3  cet  homme  trop  gé- 
néreux qui  daigne  aux  dépens  de  son  repos 
prendre  soin  de  tes  jours  et  de  ta  raison,  (^uc 
tu  serais  ému  si  tu  savais  tout  ce  qu'il  a  voulu 


H  E  L  O  î  s  E.  5i 

faire  pour  toi  !  mais  que  sert  d'animer  ta 
reconnaissance  en  aigrissant  tes  douleurs  ? 
tu  n'as  pas  besoin  de  savoir  à  quel  point  il 
t'aime  pour  connaître  tout  ce  qu'il  vaut,  et 
tu  ne  peux  l'estimer  comme  il  le  mente,  sans 
l'aimer  comme  tu  le  dois. 

LETTRE     VIII. 

DE     CLAIRE. 


V. 


eus  avez  plus  d'amour  que  de  délicatesse , 

et  savez  mieux  faire  des  sacrifices  que  les  faire 

valoir.  Y  pensez-vous  d'écrire  a  Julie  sur  un. 

ton  de  reproches  dans  l'état  où  elle  est  ?   et 

parce    que    vous  souffrez  ,    faut -il   vous  eu 

prendre  à   elle  qui  souffre  encore   plus  ?   Je 

vous  l'ai  dit  mille  fois,  je  n'ai  vu  de  ma  vie 

un  amant  si   grondeur  que  vous  ;   toujours 

prêt  à  disputer  sur  tout,  l'amour  n'est  pour 

vous  qu'un  état  de  guerre  ,  ou  si  quelquefois 

vous  êtes  docile  ,   c'est  pour  vous  plaindre 

ensuite   de    l'avoir  été.  Oh  !    que   de  pareils 

amans  sont  à  craindre,  et  que  je  m'estime 

lieureuse  de  n'en  avoir  jamais  voulu  que  d© 

ceux  qu'on  peut  congédier  quand  on  veut, 

sans  qu'il  en  coûte  une  larxne  à  personne  ! 


£2  L  A     ^~  O  U  V  E  L  L  E 

Croyez-moi ,  changez  de  langage  avec  Julie 
si  vous  voulez  qu'elle  vive  ;  c'en  est  trop  pour 
elle  de  supporter  à -la -fois  sa  peine  et  vos 
înécoutenteineiis.  Apprenez  une  fois  à  luc- 
iiager  ce  cœur  trop  scrtsible  ;  vous  lui  devcx 
les  plus  tcucircs  consolations  ;  craignez  d'aug- 
menter vos  maux  à  force  de  vous  eu  plaindre  , 
ou  du  moins  ne  vous  en  plaignez  ou'à  moi 
qui  sais  l'unique  auteur  de  votre  e'ioignement. 
Qui,  mon  ami,  vous  avez  deviné  juste  ;  je 
lui  ai  suggéré  le  parti  qu'exigeait  son  honneur 
«n  péril,  ou  plutôt  je  l'ai  forcée  à  le  prendre 
€n  exagérant  le  danger  :  je  vous  ai  déter- 
miné vous-niéi"e,  et  chacun  a  rempli  sou 
tievoir.  J'ai  plus  fait  encore  ;  je  l'ai  détournée 
d'accepter  les  offres  de  miiord  Edouard  ; 
ie  vous  ai  empéclié  d'être  heureux  ,  mais  le 
bonheur  de  Julie  m'est  plus  cher  que  le  vôtre; 
ie  savais  qu'elle  ne  pouvait  être  heureuse  après 
avoir  livré  ses  parens  à  la  honte  et  au  déses- 
poir ;  et  j'ai  peine  à  comprendre  par  rapport 
à  vous-înéme  quel  bonheur  vous  pourriez 
goûter  aux  dépens  du  sien. 

(^uoi  qu'il  en  soit  ,  voilà  ma  conduite  et 
ânes  torts  ,  et  puisque  vous  vous  plaisez  à 
quereller  ceux  qui  vous  aiment  ,  voilà  de 
«aoi  vous  en  prendre   à  moi  seule  .:    si  ce 

u'cit 


tt  É  L  O  ï  s  E.  53 

h'est  pas  crtser  d'être  ingrat,  c'est  au  moins 
cesser  d'être  injuste.  Pour  moi,  dd  quelque 
manière  que  vous  en  usiez,  je  serai  toujours 
la  même  envers  vous  ;  vous  me  serez  cher 
tant  que  Julie  vous  aimera ,  et  je  diraii 
davantage  s'il  était  possible.  Je  ne  me  rcpcns 
d'avoir  ni  favorisé  ni  combaltu  votre  auioui*. 
Le  pur  zèle  de  l'amitié  qui  m'a  toujours 
guidée  me  justifie  également  dans  ce  que 
j'ai  fait  pour  et  contre  vous,  et  si  quelquefois 
je  m'intéressai  pour  vos  feux,  pins  peut-étrs 
qu'il  ne  semblait  me  convenir,  le  témoignage 
de  mou  cœur  sufTit  à  mon  repos  ;  je  ne  rou- 
girai jamais  des  services  que  j'ai  pu  rendre- 
à  mon  amie,  et  ne  me  reproche  que  leur 
inutilité. 

Je  n'ai  pas  oublié  ce  que  vous  m'avezr 
appris  autrefois  de  la  constance  du  sage  dans 
k's  disgrâces  ,  et  je  pourrais  ce  me  sembi» 
Vous  eu  rappeler  à  propos  quelques  maximes  j 
mais  l'exemple  de  Julie  m'apprend  qu'une 
fille  de  mon  âge  est  pour  un  pliilosoplie  du 
vôtre  un  aussi  uiauvais  précepteur  qu'un, 
dangereux  disciple,  et  il  ne  me  conviendrait 
pas  de  donner  des  leçons  à  mon  maître. 

JSonyelte  HélQ'lse.  Tome  lî.  £ 


54  LA     NOUVELLE 

LETTRE    IX. 

VE  TJILORD  EDOUARD  A  JULIE, 


N 


OTJs  l'emportons,  cliarinante  IZ/y/zf ,  une 
erreur  de  notre  ami  l'a  ramené'  à  la  raison. 
La  honte  de  s'être  mis  im  moment  dans  sou 
tort  a  dissipé  toute  sa  fureur,  et  l'a  rendu 
si  docile  que  nous  en  ferons  désormais  tout 
ce  qu'il  nous  plaira.  Je  vois  avec  plaisir  que 
la  faute  qu'il  se  reproche  lui  laisse  plus  de 
regret  que  de  dépit  ,  et  je  connais  qu'il 
m'aime,  en  ce  qu'il  est  humble  et  confus  eii 
ma  présence  ,  mais  non  pas  embarrassé  ni 
contraint.  Il  sent  trop  bien  son  injustice 
pour  que  je  m'en  souvienne  ,  et  des  torts 
ainsi  reconnus  fout  plus  d'honneur  à  celui 
qui  les  répare  qu'à  celui  qui  les  pardonne. 

J'ai  profité  de  cette  révolution  et  de  l'etfefc 
qu'elle  a  produit  pour  prendre  avec  lui  quel- 
ques arraugemens  nécessaires,  avant  de  nous 
séparer  ;  car  je  ne  puis  différer  mon  départ 
plus  long- temps.  Comme  je  compte  revenir 
l'été  prochain,  nous  sommes  convenus  qu'il 
irait  m'attendre  à  Paris  ,  et  qu'ensuite  nous 
irions  ensenU^le  en  Angleterre.  Londres  est 


H  É  L  O  1  s  E.  55 

le  seul  théâtre  digne  des  grands  talons  ,  et 
où  leur  carrière  est  la  pins  étendue  (/').  Les 
siens  sont  supérieurs  à  bien  des  égards,  et  je 
ne  désespère  pas  de  lui  voir  faire  eu  peu  de 
temps  ,  a  l'aide  de  quelques  amis,  un  cheraia 
digne  de  son  me'rite.  Je  vous  expliquerai  mes 
vues  plus  en  détail  à  mon  passage  auprès  de 
vous.  En  attendant  vous  sentez  qu'à  force 
de  succès  on  peut  lever  bien  des  difficultés, 
et  qu'il  y  a  des  degrés  de  considération  qui 
peuvent  compenser  la  naissance,  même  dans 
l'esprit  de  votre  père.   C'est,  ce  me  semble, 

(f)  C'est  avoir  une  étrange  prévention  pour 
son  pays  :  car  je  n'entends  pas  dire  qu'il  y  en 
ait  au  monde  où  ,  généralement  parlant  ,  les 
étransrers  soient  moins  bien  reçus  ,  et  trouvent 
plus  d'obstacles  à  s'avancer  qu'en  Angleterre. 
Par  le  goût  de  la  nation  ils  n'y  sont  favorisés 
en  rien  ;  par  la  forme  du  gouvervement  ils  n'y 
sauraient  parvenir  k  rien.  Mais  convenons  aussi 
que  l'Anglais  ne  va  guère  demander  aux  autres 
l'hospitalité  qu'il  leur  refuse  chez  lui.  Dans 
quelle  cour  hors  celle  de  Londres  voit-on  ramper 
lâchement  ces  fiers  insulaires  ?  dans  quel  pays 
liors  le  leur  vont-ils  chercher  à  s'enrichir  ?  Ils 
sont  durs,  il  est  vrai  ;  cette  dureté  ne  me  déplaît 
pas  quand  elle  marche  avec  la  justice.  Je  trouve 
beau  qu'ils  ne  soient  qu'Anglais  ,  puisqu'ils  n'ont 
pas  besoin  d'être  d'hommes. 

E   2 


56  LA     NOUVELLE 

le  seul  expédient  qui  reste  à  tenter  pour  votre 
Loulieur  et  le  sieu  ,  puisque  le  sort  et  ks 
préjugés  vous  ont  ôté  tous  Ic-s  autres. 

J'ai  écrit  \  Regianino  de  venir  me  joindre 
en  poste,  pour  protiter  de  lui  pendant  huit 
ou  dix  jours  que  je  passe  encore  avec  notre 
ami.  Sa  tristesse  est  trop  profonde  pour  laisser 
place  à  beaucoup  d'entretien.  La  musique 
remplira  les  vides  du  silence  ,  le  laissera  rêver 
et  cliangcra  par  degrés  sa  douleur  en  mélan- 
colie. J'attends  cet  état  pour  le  livrer  à  lui- 
même  :  je  n'oserais  m'y  fier  auparavant.  Pour 
jRegiaiilno  ^  je  vous  le  rendrai  en  repassant 
et  ne  le  reprendrai  qu'à  mon  retour  d  Italie, 
temps  où  ,  sur  les  progrès  que  vous  avez 
déjà  faits  toutes  deux,  je  jure  qu'il  ne  vous 
sera  plus  nécessaire.  Quant  à  présent  ,  sû- 
rement il  vous  est  inutile,  et  je  ue  vous 
prive  de  rieu  en  vous  l'ôtant  pour  quelque 
jours. 


P 


LETTRE     X. 

A      CLAIRE. 


OURQUOI  faut-il  que  j'ouvre  enfin  les  yen:-: 
sur  moi  ?  que  ne  les  ai-je  fermés  pour  tou- 
jours ,  plutôt  que  de  voir  l'avilisecraent  où 


H  É  L  O  ï  s  E.  57 

je  suis  tombe  ;  plutôt  que  de   me  trouver  le 
dernier  des  hommes  ,  après  eu    avoir  c'té  le 
plus  fortuné  !    Aimable  et  geuéreuse  amie  , 
qui  lûtes  si  souvent  mon  refuge,  J'ose  encore 
verser  rua    honte   et   mes  peines  dans  votre 
cœur  compat'pssant  :  j'ose  encore  implorer  vos 
consolations  contre  le  sentiment  de  ma  propre 
indignité  ;    j'ose  recourir  à  vous    quand    je 
suis  abandonné  de  moi-même.  Ciel  !  comment 
un  homme  aussi  méprisable  a-t-il  pu  jamais 
être  aimé  d'elle  ,  ou  comment  un  feu  si  divin 
ii'a-t-il  point  épuré  mon  ame  ?  Qu'elle  doit 
maintenant  rougir  de  son  choix  ,  celle  que 
|e  ne  suis  pas  digne  de  nommer  !  qu'elle  doit 
gémir  de  voir  profaner  son  image  dans  un 
cœur  si  rampant  et  si   bas  î   qu'elle  doit  de 
dédains  et  de  haine  à  celui   qui  put  l'aimer 
et  n'être  qu'un  lâche  !  Connaissez  toutes  mes 
erreurs  ,  charmante  con.isine  ;  (^)  connaissez 
mon  crime   et  mon  repentir;  ou  so^ez  mou 
intercesseur,  et  que  l'objet  qui  fait  mon  sort 
daigne  encore   en  être  l'arbitre. 

Je   ue  vous  parlerai  point   de  l'effet   que 


(g)  A  l'imiration  de  Julie,  il  l'appelait  ma 
Cousine  ;  et  à  l'imitation  de  Julie  ,  Claire  l'ap- 
pelait mon  ami. 

E  3 


58         LA     NOUVELLE 

produisit  sur  moi  cette  séparation  imprévue  ; 
je  ne  vous  dirai  rien  de  ma  douleur  stupide 
et  de  mou  insensé  désespoir  ;  vous  n'eu  ju- 
gerez que  trop  par  1  éj^arement  inconcevable 
où  l'un  et  l'autre  m'ont  entraîné.  Plus  je 
sentais  l'horreur  de  mon  état,  moins  j'ima- 
ginais qu'il  fut  possible  de  renoncer  volon- 
tairement à  Julie  ;  et  l'amertume  de  ce  sen- 
timent ,  jointe  à  l'étonnante  générosité  de 
milord  Edouard  j  veto,  fit  naître  des  soupçons 
que  je  ne  me  rappellerai  jamais  sans  horreur, 
et  que  je  ne  puis  oublier  sans  ingratitude 
envers  Tami  qui  me  les  pardonne. 

En  rapprochant  dans  mon  délire  toutes 
les  circonstances  de  mon  départ  ,  j'y  crus 
reconnaître  un  dessein  prémédité  ,  et  j'osai 
l'attribuer  au  plus  vertueux  des  hommes.  A 
peine  ce  doute  affreux  nie  fut-il  entré  dans 
l'esprit  que  tout  me  sembla  le  confirmer.  La 
conversation  de  milord  avec  le  baron  d'^"- 
tavge  \  le  ton  peu  insinuant  que  je  l'accusais 
d'y  avoir  affecté  ;  la  querelle  qui  en  dériva; 
la  défense  de  me  voir  ;  la  résolution  prise 
de  me  faire  partir  ;  la  diligence  et  le  secret 
des  préparatifs  ;  l'entretien  qu'il  eut  avec  moi 
la  veille  ;  enfin  la  rapidité  avec  laquelle  je 
fus  plutôt  enlevé  qu'emmené  ;  tout  me  sem- 


H  E  L  O  1  s  E.  59 

blait  prouver  de  la  part  de  milord  un  projet 
forme  de  ni'ccar  ter  de. /;///>,  et  le  retour  que  je 
«avais  qu'il  devait  faire  auprès  d'elle  achevait 
selon  inoi  de  uie  dccelcr  le  but  de  ses  soins. 
Je  résolus  pourtant  de  méclaircir  encore 
Hiieux  avant  d'éclater  ,  et  dans  ce  desseia 
je  HIC  boriiaî  a  exauiiner  les  choses  avec  plus 
d'attention  :  mais  tout  redoublait  mes  ridi- 
cules soupçons  ,  et  le  zèle  de  riiumauité  ne 
lui  itispirait  rien  d'honnête  en  lua  faveur, 
dont  uion  aveugle  jalousie  ne  tirât  quelque 
indice  de  trahison,  A  Besançon  je  sus  qu'il 
avait  écrit  à  Julie  ^  sans  luc  conuuuniquer 
sa  lettre,  sans  m'en  parler.  Je  me  tins  alors 
suffisamment  convaincu  ,  et  je  n'attendis  que 
la  réponse  ,  dont  j'espérais  bien  le  trouver 
mécontent,  pour  avoir  avec  lui  l'éclaircis- 
sement que  je  méditais. 

Hier  au  soir  nous  rentrâmes  assez  tard  ,  et 
je  sus  qu'il  y  avait  un  paquet  venu  de  Suisse, 
dont  il  ne  me  parla  point  en  nous  séparant. 
Je  lui  laissai  le  temps  de  l'ouvrir;  je  l'enten- 
dis de  ma  chambre  murmurer  en  lisant  quel- 
ques mots.  Je  prêtai  l'oreille  attentivement. 
Ah  JuJie\  disait-il  en  phrases  interrompues, 

)'ai  voulu  vous  rendre  heureuse je  respecte 

votre  vertu....  mais  je  plains  votre  erreur..., 

E4 


€6         r  A     NOUVELLE 

A-  ces  mots  et  d'autres  sembla}3les  que  je  dis» 
talquai  parfaitement ,  je  ne  fus  plus  maître 
de  moi  ;  je  pris  mon  cpée  sous  mon  bras  ; 
j'ouvris  ,  ou  plutôt  j'enfonçai  la  porte  ;  j'en- 
trai comme  un  furieux.  Non  ,  je  ne  souillerai 
point  ce  papier  ni  vos  regards  des  injures  que 
ïpe  dicta  la  rage  pour  le  porter  à  se  battre 
avec  moi  sur-le-champ. 

O  ma  cousine  !  c'est  là  sur-tout  que  je  pus 
î"econnaître  l'empire  de  la  véritable  sagesse  , 
inemesurles  hommes  les  plus  sensibles,  quand 
ils  veulent  écouter  sa  voix.  D'abord  il  nepuÉ 
Tien  c^Dmprendreà  mes  discours  ,  et  il  les  prit 
pour  un  vrai  délire  :  mais  la  trahison  dont 
je  l'accusais  ,   les  desseins  secrets  que  je   lui 
reprochais  ,  cette  lettre  de  Jzilie  qu'il  tenait 
encore,  et  dont  je  lui  parlais  sans  cesse,  lui 
firent  connaître  enfin  le  sujet  de  ma  fureur  ; 
il  sourit,  puis  il  me  dit  froidement  :  Vous 
avez  perdu  la  raison  ,  et  je  ne  me  bats  point 
contre  un  insensé.  Ouvrez  les  yeux ,  aveugle 
que   vous    êtes  ,    ajouta-t-il    d'un  ton   plus 
doux  ;  est-ce  bien  moi    que    vous    accusez; 
de  vous   trahir?   Je  sentis  dans  l'accent  de 
ce  discours  je  ne   sais   quoi  qui  n'était    pas 
d'un  perfide  ;  le  son  de    sa   voix  me  remua 
le  cœur  •  je  u'«us  pas  jeté  les  yeux  sur  le» 


H  E  L  O  1  s  E.  6i 

siens  que  tous  mes  souprotis  se  dissipèrent , 
et  je  commençai  de  voir  avec  cllroi  luoii 
Cîctravagance. 

11  s'aperçut  a  l'instant  de  ce  cbangemeiit; 
ilme  tendit  la  luaiii.  Venez,  me  dit-il  ,  si 
votre  retour  n'eût  précède'  ma  justification  , 
je  ne  xons  aurais  vu  de  ma  vie.  A  présent 
que  vous  êtes  raisonnable  ,  lisez  cette  lettre, 
et  connaissez  une  fois  vos  amis.  Je  voulus 
refuser  de  la  lire  ;  mais  l'ascendnnt  que  tant 
d'avantay-es  lui  donnaient  sur  moi  le  lui  lit 
exiger  d'un  ton  d'autorité  que,  malgré  mes 
ombragrs  dissipés, mon  désir  secretu'appuyait 
que  trop.    , 

Imaginez  en  quel  état  je  me  trouvai  après 
cette  lecture  ,  qui  m'apprit  les  bienfaits  inouïs 
de  celui  que  j'osais  calomnier  avec  tant  d'indi- 
gnité. Je  me  précipitai  à  ses  pieds  ,  et  le  cœur 
cbargc  d'admiration,  de  regrets  et  déboute, 
je  serrais  ses  genoux  de  toute  ma  force,  sans 
pouvoir  proférer  un  seul  mot.  Il  reçut  mon 
repentir  comme  il  avait  reçu  mes  outrages  ,  et 
n'exigea  de  moi  pour  prix  du  pardon  qu'il 
daigna  m'accordcr que  de  ne  m'opposcr  jamais 
«lu  bien  qu'il  vcudraitmc  faire.  Aii  !  qu'il  fasse 
désormais  ce  qu'il  lui  plaira  îsoname  sublime 
•2t  au-dessus  de  celles  des  bosumes,  et  il  n'est 

K  5 


62  LA     NOUVELLE 

pas  plus  permis  de  résister  à  ses  bieufaits  qu'à 
ceux  de  la  Divinité. 

Ensuite  il  nie  remit  les  deux  lettres  qui 
s'adressaient  à  moi,  lesquelles  il  n'avait  pas 
voulu  me  donner  avant  d'avoir  lu  la  sienne  , 
et  d'être  instruit  de  la  résolution  de  votre 
cousine.  Je  vis  en  les  lisant  quelle  amante  et 
quelle  amie  le  Ciel  m'a  données  :  je  vis  com- 
bien il  a  rassemblé  de  sentimens  et  de  vertus 
autour  de  moi  pour  rendre  mes  remords  plus 
amers  et  ma  bassesse  plus  méprisable.  Dites, 
quelle  est  donc  cette  mortelle  unique  dont 
le  moindre  empire  est  dans  sa  beauté  ,  et  qui , 
semblable  aux  puissances  éternelles  ,  se  fait 
également  adorer  et  par  les  biens  et  par  les 
maux  qu'elle  fait  ?  Hélas  !  elle  m'a  tout  ravi, 
la  cruelle  ,  et  je  l'en  aime  davantage.  Plus 
elle  me  rend  malheureux  ,  plus  je  la  trouve 
parfaite.  Il  semble  que  tous  les  tourmens 
qu'elle  me  cause  soient  pour  elle  un  nouveau 
mérite  auprès  de  moi.  Le  sacrifice  qu'elle 
vient  de  faire  aux  sentimens  de  la  nature  m.e 
désole  et  m'enchante  ;  il  augmente  à  mes 
yeux  le  prix  de  celui  qu'elle  a  fait  a  l'amour. 
Non  ,  son  cœur  ne  sait  rien  refuser  qui  ne 
fasse   valoir  ce  qu'il  accorde. 

Et  vous,  digne  et  ckarmaii te  cousine,  jo\i% 


H  E  L  O  1  s  E.  63 

unique  et  parfait  iiiocIcIg  d'amitic  ,  qu'on 
citera  seule  entre  toutes  les  femmes  ,  et  que 
les  cœurs  qui  ne  i*esscmblent  pas  au  vôtre 
oseront  traiter  de  cliimcre:  ah  !  ne  me  parlez 
plus  de  philosophie  !  je  uie'prisc  cet  étalage 
trompeur  qui  ne  consiste  qu'en  vain  s  discours  ; 
ce  fantôme  qui  n'est  qu'une  ouibre  ,  qui  nous 
excite  à  menacer  de  loin  les  passions  et  nous 
laisse  comme  un  faux  brave  à  leur  approche. 
Daignez  ne  pas  m'abandouner  à  mes  egare- 
niens  ;  daignez  rendre  vos  anciennes  bontés 
à  cet  infortuné  qui  ne  les  mérite  plus,  mars 
qui  les  désire  plus  ardemment  et  eu  a  plu» 
besoin  que  jamais  ;  daignez  me  rappeler  a. 
moi-uiême ,  et  que  votre  douce  voix  supplée 
eu  ce  cœur  malade  à  celle  de  la  raison. 

Non  jjcl'ose  espérer,  je  ne  suis  point  tombé 
dans  un  abaissement  éterucl.  Je  sens  ranimer 
en  moi  ce  feu  pur  et  saint  dont  j'ai  brûlé  ; 
l'exemple  de  tant  de  vertus  ne  sera  point 
perdu  pour  celui  qui  eu  fut  l'objet,  qui  les 
aime  ,  les  admire  et  veut  les  imiter  sans  cesse, 
O  chère  amante  dont  je  dois  honorer  le  choix! 
ô  mes  amis  dont  je  veux  recouvrer  l'estime  ! 
mon  ame  se  réveille  et  reprcud  dans  les  vôtres 
sa  force  et  sa  vie.  Le  chaste  amour  et  l'amitié 
sublime  jiae  reiidrout  le  courage  qu'uuràcho 

E  6 


64  LA     NOUVELLE 

désespoir  fut  pvétàm'ôter;  les  purs  sentimen» 
de  mou  c^eur  me  tieûdront  lieu  de  sagesse  • 
}e  serai  par  vous  tout  ce  je  dois  être  ,  et  je 
vous  forcerai  d'oublier  ma  chute ,  si  je  puis 
m'en  relever  un  instant.  Je  ne  sais  ni  ne  veux: 
savoir  quel  sort  le  Ciel  me  re'serve  ;  quel  qu'il 
puisse  être  ,  je  veux  me  rendre  digne  de  celui 
dont  j'ai  joui.  Cette  inimortelle  image  que  je 
porte  en  moi  me  servira  d'e'gide  ,  et  rendra 
mon  ame  invulnérable  aux  coups  de  la  for- 
tune. N'ai-je  pas  assez  vécu  pour  uaon  bon- 
teur  ?  C'est  maintenant  pour  sa  gloire  que 
je  dois  vivre.  Ah  î  que  ne  puis-je  étonner  le 
monde  de  mes  vertus,  afin  qu'on  pût  dire 
un  jour  en  les  admirant  :  Pouvait-il  moins 
faire  ?  il  fut  aimé  de  Julie  ! 

P.  S.  Des  nœuds  abhorrés  et  peut-être- 
inévitables  !  Que  signifient  ces  m^ots  ?  ils  sont 
dans  sa  lettre.  Claire^  je  m'attends  atout; 
je  suis  résigné  :  prêt  à  supporter  mon  sort. 
Mais  ces  mots....  jamais,  quoiqu'il  arrive, 
je  ne  partirai  d'ici  que  je  n'aie  eu  l'explicatiou 
4e  ces  mots-lft. 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  €é 

LETTRE     XI. 

V  i:      JULIE, 


i 


L  est  doue  vrai  que  mon  amen'est  pas  fcimec 

au  plaisir,  et  qu'un  sentiment  de  joie  y  peut 
pénétrer  encore  ?  Hcias  !  je  croyais  depuis  ton 
départ  n'être  plus  sensible  qu'à  la  douleur; 
je  croyais  ne  savoir  que  vivre  loin  de  toi, 
et  je  n'imaginais  pas  même  des  consolations 
à  ton  absence.  Ta  chanuantc  lettre  à  ma 
cousine  est  venue  me  désal)user  ;  je  l'ai  lue 
et  baisée  avec  des  larmes  d'attendrissement; 
elle  a  répandu  la  fraîcheur  d'iuie  douce  rosée 
sur  mon  cœur  séché  d'ennuis  et  flétri  de 
tristesse  ;  et  j'ai  senti  par  la  sérénité  qui  m'en 
est  restée,  que  tu  n'as  pas  moins  d'ascendant 
de  loin  que  de  près  sur  les  afiéctious  de  ta 
Julie. 

Mon  ami  !  quel  charme  pour  moi  de  te 
voir  reprendre  cette  vigueur  de  sentiment  qui 
convient  au  courage  d'un  homme  !  je  t'en 
estimerai  davantage, et  m'en  mépriserai  moins 
de  n'avoir  pas  en  tout  avili  la  dignité  d'uu 
amour  honnête  ,  ni  corrompu  deux  cœurg 
à-la-fois.  Je  te  dirai  plus ,  à  présent  que  nous 


66         LA     NOUVELLE 

pouvons  parler  librement  de  nos  affaires  ;  ce 
qui  aggravait  mon  désespoir  était  devoir  que 
le  tien  nous  ôtait  la  seule  ressource  qui  pou- 
vait nous  rester ,  dans  l'usage  de  tes  talens. 
Tu  connais  maintenant  le  digne  ami  que  le 
Ciel  t'a  donné  :  ce  ne  serait  pas  trop  de  ta 
vie  entière  pour  mériter  ses  bienfaits  ;  ce  ne 
sera  jamais  assez  pour  réparer  l'offense  que 
tu  viens  de  lui  faire  ,  et  j'espère  que  tu  n'auras 
plus  besoin  d'antre  leçon  pour  contenir  ton 
imagination  fougueuse.  C'est  sous  les  auspices 
de  cet  homme  respectable  que  tu  vas  entrer 
dans  le  monde  ;  c'est  à  l'appui  de  sou  crédit; 
c'est  guidé  par  son  expérience  que  tu  vas 
tenter  de  venger  le  mérite  oublié  des  rigueurs 
de  la  fortune.  Fais  '}Dour  lui  ce  que  tu  ne 
ferais  pas  pour  toi  :  tâche  au  moins  d'honorer 
ses  boutés  en  ne  les  rendant  pas  inutiles. 
Vois  quelle  riante  perspective  s'offre  encore 
à  toi  ;  vois  quel  succès  tu  dois  espérer  dans 
une  carrière  où.  tout  concourt  à  favoriser  ton 
zèle.  Le  Ciel  t'a  prodigué  ses  dons;  ton  heu- 
reux naturel  cultivé  par  ton  goût  t'a  doué 
de  tous  les  talens  ;  a  moins  de  vingt-quatre 
ans  tu  joins  les  grâces  de  ton  âge  a  la  ma- 
turité ,  qui  dédommage  plus  tard  du  progrès 
des  arts  5 


H  E  L  O  I  s  E.  61 

FnittO  senilc  in  su'l  glo^cniî  Jîore. 

L'étude  n'a  point  éraoïissc  ta  -vivacité  , 
ni  appesanti  ta  personne  :  la  fade  galante- 
rie n'a  point  léticci  ton  esprit,  ni  hébété 
ta  raison.  L'ardent  amonr  ,  en  t'inspirant 
tous  les  sentinicns  sublimes  dont  il  est  le 
père,  t'a  donné  cette  élévation  d'idées  et 
cette  justesse  de  sens  (/r)  qui  en  sont  insé- 
parables. A  sa  douce  chaleur  ,  j'ai  vu  ton 
ame  déployer  ses  brillantes  facultés,  comme 
une  fleur  s'ouvre  aux  rayons  du  soleil  :  tu 
as  à-Ia-fois  tout  ce  qui  mène  à  la  fortune 
et  tout  ce  qui  la  fait  mépriser.  Il  ne  te  man- 
quait pour  obtenir  les  honneurs  du  monde 
que  d'y  daigner  prétendre  ,  et  j'espère  qu'un 
objet  plus  cher  à  ton  cœur  te  donnera  pour 
eux  le  zèle  dont  ils   ne  sont  pas  dignes. 

O  mon  doux  ami  !  tu  vas  t'éloigner  de 
înoi  ?  . .  .  O  mon  bien  -  aimé  !  tu  vas  fuir  ta 
Julie  .^  ....  Il  le  faut  ;  il  faut  nous  séparer 
si  nous  voulons  nous  revoir  heurcuxun  jour  , 
et  l'effet   des  soins  que  tu    vas  prendre   est 

(A)  Justesse  de  sens  inséparable  de  l'amour? 
$onne  Julu  ,  elle  ne  brille  pas  ici  dans  le 
vôtre. 


68         LA     NOUVELLE 

notre  dernier  espoir.  Puisse  une  si  cbère  idé© 
t'aniiner  ,  te  consoler  durant  celte  amère  et 
longue  îiéparatio)!  !  puisse- t -elle  te  donner 
cette  ardeur   qui   surmonte    les  obstacles  et 
dompte  la   fortune  !  Hélas  !  le  monde  et  les 
affairesserout  pour  toi  des  distractions  conti- 
nnelles  ,  et  feront   une  utile   diversion    aux 
peines  de  l'absence.  Mais  je  vais  rester  aban- 
donnée à  moi   seule  ou  livrée  aux  persécu- 
tions ,  et  tout  me  forcera  de  te  regretter  sans 
cesse.  Heureuse  au  moins  si  de   vaines  alar- 
mes n'aggravaient  mes  tourmens  réels  ,  et  si 
avec  mes  propres  maux  je    ne  sentais  encore 
en  moi  tous  ceux  auxquels  tu  vas  t'exposer  ! 
Je    frémis  en    songeant   aux   dangers  de 
mille   espèces  que  vont    courir  ta  vie  et  tes 
mœurs.  Je  prends  en  toi  toute  la  confiance 
qu'un  homme  peut  inspirer;   mais  puisque 
le  sort  nous  sépare  _,  ah  ,  mon    ami ,  pour- 
quoi n'es-tu  qu'un  homme  ?  que  de  conseils 
te  seraient    nécessaires    dans  ce   monde  in- 
connu où.  tu   vas  f-engager  !  Ce  n'est  pas  à 
moi  ,  jeune  ,  sans  expérience,  et  qui  ai  moins 
d'étude  et  de  réflexion  que  toi ,  qu'd  appar- 
tient de   te  donner  là-dessus  des   avis  ;  c'est 
un  soin  que  je  laisse  à  inilord  Edouard.  Je- 
rue  borne  à  te   recommander   deux  choses  , 


H  É  L  O  ï  s  E.  6^ 

pavce  qu'elles  tiennent  plus  au  sentiment 
qu'à  rexpériencc  ,  et  que  si  jo  connais  peu 
le  monde  ,  je  crois  bien  conuaîue  ton  cœur  ; 
n'abandonne  jamais  la  vertu  ,  et  n'oubli© 
jamais  ta  Julie. 

Je  ne  te  rappelerai  point  tous  ces  arguracns 
subtils  que  tu  m'as  toi-même  appris  à  mé- 
priser, qui  remplissent  tant  de  livres  et  n'ont 
jamais  fait  un  honnête  homme.  Ah  !  ces 
tristes  raisonneurs  !  quels  doux  ravisscmens 
leurs  cœurs  n'ont  jamais  sentis  ni  donnes  ! 
Laisse,  mon  ami  ,  ces  vains  moralistes  ,  et 
rentre  au  fond  de  ton  ame  ;  c'est  là  que  tu 
trouveras  toujours  la  source  de  ce  feu  sacré 
qui  nous  embrasa  tant  de  fois  de  l'amour 
des  sublimes  vertus  ;  c'est  là  que  tu  ver- 
ras ce  simulacre  éternel  du  vrai  beau 
dont  la  contemplation  nous  anime  d'iwi 
saint  enthousiasme  ,  et  que  nos  passions 
souillent  sans  cesse  sans  pouvoir  jamais  l'ef- 
facer. (  /)  Souviens- toi  des  larmes  délicieu- 
ses qui  coulaient  de  nos  yeux  ,  des  palpita- 

(Ô  La  véritable  philosophie  des  amans  esç 
celle  de  Platon  ;  durant  le  oharme  ils  tChxi  ont 
jamais  d'autre.  Un  homme  ému  ne  peut  quitter 
ce  philosophe  ;  un  lecteur  froid  ne  peut  U 
souffrir. 


fjQ         LA     NOUVELLE 

tions  qui  suffoquaient  nos  cœurs  agites  ,  des 
transports  qui  nous  élevaient  au-dessus  de 
nous-mêmes,  au  récit  de  ces  vies  héroïques 
qui  rendent  le  vice  inexcusable,  etfoutTiion- 
neur  de  l'humanité.  Veux-tu  savoir  laquelle 
est  vraiment  désirable  ,  de  la  fortune  ou  de 
la  vertu  ?  songe  à  celle  que  le  cœur  préfère 
quand  son  choix  est  impartial  ;  songe  où. 
l'intérêt  nous  porte  en  lisant  l'histoire.  T'a* 
visas-tu  jamais  de  désirer  les  trésors  d© 
Crésus ,  ni  la  gloire  de  César  ,  ni  le  pou- 
voir de  Néron  ,  ni  les  plaisirs  ^ Hélioga- 
bale  ?  pourquoi  s'ils  étaient  heureux  ,  tes 
désirs  ne  te  mettaient-ils  pas  à  leur  place  ? 
c'est  qu'ils  ne  l'étaient  point,  et  tu  le  sen- 
tais bien  ;  c'est  qu'ils  étaient  vils  et  mépri- 
sables ,  et  qu'un  méchant  heureux  ne  fait 
envieàpersonne.  Quels  hommes  contemjîlais- 
tu  donc  avec  plaisir  ?  desquels  adorais  -tu  les 
exemples  ?  auxquels  aurois-tu  mieux  aimé  le 
plus  ressembler  ?  charme  inconcevable  de  la 
beauté  qui  ne  périt  point '.c'était  l'athénien  bu- 
vant la  cigué  ;  c'était  Briitus  mourant  pour 
sou  pays  ;  c'était  Rêgulus  au  milieu  des  tour- 
meiis  ;  c'était  Caton  déchirant  ses  entrailles  ; 
c'étaient  tous  ces  vertueux  infortunés  qui  te 
fesaicut  euyic,  et  tu  sentais  au  fond  de  tou 


H  E  L  O  1  s  E.  71 

cœur  la  félicité  réelle  que  couvraient  leurs 
maux  appareils. Nccrois  pnsque  ce  sentiment 
fût  particulier  à  toi  seul;  il  est  celui  de  tous 
les  liomuies  ,  et  souvent  mêuie  en  dépit 
d'eux.  Ce  divin  modèle  que  chacun  de  nou» 
porte  avec  lui  nous  enchante  malgré  que 
nous  en  avions  ;  si-tôt  que  la  passion  nous 
permet  de  le  voir  ^  nous  lui  voulons  ressem- 
bler ,  et  si  le  plus  méchant  des  hommes  pou- 
vait être  un  autre  que  lui-même,  il  voudrait 
être  un  homme  de  bien. 

Pardonne-moi  ces  transports,  mon  aimable 
ami  ;  tu  sais  qu'ils  me  viennent  de  toi ,  et 
c'est  à  Taraour  dont  je  les  tiens  à  te  les  ren- 
dre. Je  ne  veux  point  t'enseigner  ici  tes 
propres  maximes  ,mais  t'en  faire  un  moment 
l'application  ,  pour  voir  ce  qu'elles  ont  à  ton 
usage  :  car  voici  le  temps  de  pratiquer  tes 
propres  leçons  ,  et  de  montrer  comment  on 
exécute  ce  que  tu  sais  dire.  S'il  n'est  pas  ques- 
tion d'être  un  Caton  ni  un  Rcguhis  ,  cha- 
cun pourtant  doit  aimer  son  pays  ,  être  in- 
tègre et  courageux ,  tenir  sa  foi  ,  même  aux 
dépens  de  sa  vie.  Les  vertus  privées  sont  sou- 
vent d'autant  plus  sublimes  qu'elles  n'aspi- 
rent point  à  l'approbation  d'autrui  ,  mais 
seulement  au  bon  témoignage  de  soi-même. 


72  LA     NOUVELLE 

et  la  conscience  du  Juste  lui  tient  lieu  des 
louanges  de  l'univers.  Tu  sentiras  donc  que 
la  grandeur  de  l'homme  appartient  à  tous 
les  états  ,  et  que  nul  ne  peut  être  lieureut: 
s'il  ne  jouit  de  sa  propre  estime  ;  car  si  la 
véritable  jouissance  de  l'arae  est  dans  la  con- 
templation du  beau  ,  comment  le  méchant 
peut-il  l'aimer  dans  autrui  sans  être  forcé  d© 
se  haïr  lui-même  ? 

Je  ne  crains  pas  que  les  sens  et  les  plaisirs 
grossiei"s  te  corrompent.  Ils  sont  des  pièges 
peu  dangereux  pour  un  cœur  sensible  ,  et  il 
lui  en  faut  de  plus  délicats  :  mais  je  crains  les 
maximes  et  les  leçons  du  monde  ;  je  crains 
cette  force  terrible  que  doit  avoir  l'excmpls 
universel  et  continuel  du  vice  ;  je  crains  les 
sophismes  adroits  dont  il  se  colore;  je  crains 
enfin  que  ton  cœur  même  ne  t'en  impose  , 
et  ne  te  reude  moins  difficile  sur  les  moyens 
d'acquérir  une  considération  que  tu  saurais 
dédaigner  si  notre  union  n'eu  pouvait  être 
le  fruit. 

Je  t'avertis  ,  mon  ami  ,  de  ces  dangers,  ta 
sagesse  fera  le  reste  ;  car  c'est  beaucoup  pour 
s'en  garantir  que  d'avoir  su  les  prévoir.  Je 
n'ajouterai  qu'une  réflexion  qui  l'emporte  à 
ÏQQU  avis  sur  la  fausse  raisou  du  vice  ,  suc 


H  É  L  O  ï  S  E.  73 

les  Bèrcs  cncuis  des  insensés  ,  «t  qn!  doit  siif- 
"fire  pour  diriger  au  bien  la  vie  de  riioiiime 
sagc-C'cstquelasourcedii  bonheur  n'est  toute 
entière  ni  dans  l'objet  désiré  Jii  dans  le  cœur 
qui  le  possède  ,  mais  dans  le  rapportde  l'un  et 
de  l'autre  ,  etque,  comme  touslcs  objets  de  no» 
de'sirs  ne  sont  pas  propres  à  produire  la  te- 
licite,  tous  les  e'tats  du  cœur  ne  sont  pas 
propres  à  les  sentir.  Si  l'ame  la  plus  pure  ne 
sudit  pas  seule  à  ton  propre  bonheur  ,  il  est 
plus  sur  encore  que  toutes  les  délices  de  la 
terre  ne  sauraient  faire  celui  d'un  cœur  dé- 
pravé; car  il  y  a  des  deux  côtés  une  prépa- 
ration nécessaire  ,  un  certain  concours  dont 
résulte  ce  précieux  sentiment  recherché  de 
tout  être  sensible  ,  et  toujours  ignoré  du  faux 
sage  qui  s'arrête  au  plaisir  du  moment ,  faute 
de  connaître  un  bonheur  durable.  Que  ser- 
virait donc  d'acquérir  un  de  ces  avantages 
aux  dépens  de  l'autre  ,  de  gagner  au-dchors 
pour  perdre  encore  plus  au-  dedans  ,  et  de 
se  procurer  les  moyens  d'être  heureux  en 
perdant  l'art  de  les  employer  ?  Ne  vaut- il 
}ias  mieux  encore ,  si  l'on  ne  peut  avoir  qu'un 
des  deux  ,  sacrifier  celui  que  le  sort  peut  nous 
rcndreàcelui  qu'on  ne  recouvre  point  quaad 
•u  l'a  perdu?  qui  le    doit  mieux   savoir  qu« 


74         T-  A     NOUVELLE 

moi,  qui  n'ai  fait  qu'empoisonner  les  dou- 
ceurs de  m3.  vie  en  pensant  y  mettre  le  com- 
ble ?  Lc^isse  donc  dire  les  méchants  qui  mon- 
trent leur  fortune  et  cachent  leur  cœur  , 
et  SOIS  sûr  que  s'il  est  un  seul  exemple  du 
bonheur  sur  la  terre  ,  il  se  trouve  dans  un 
homme  de  biea.  Tu  reçus  du  Ciel  cet  heu- 
reux penchant  a  tout  ce  qui  est  bon  et  hon- 
nête ;  n'écoute  que  t€s  propres  désirs  ;  ne  suis 
que  tes  inclinations  naturelles  ;  songe  sur- 
tout à  nos  premières  amours.  Tant  que  ces 
inomens  purs  et  délicieux  reviendront  à  ta 
mémoire,  il  n'est  pas  possible  que  tu  cesses 
d'aimer  ce  qui  te  les  rendit  si  doux  ,  que  le 
charme  du  beau  moral  s'efface  dans  ton  ame  , 
ni  qiietu  veuilles  jamais  obtenir  ta  ,7i//ie  par 
des  moyens  indignes  de  toi.  Comment  jouir 
d'un  bien  dont  on  aurait  perdu  le  goût  ? 
non  ,  pour  pouvoir  posséder  ce  qu'on  aime, 
il  faut  garder  le  même  cœur  qui  l'a  aimé. 

Me  voici  à  mon  second  point ,  car  comme 
tu  vois  je  n'ai  pas  oublié  mon  métier.  Mou 
ami  ,  l'on  peut  sans  amour  avoir  les  senti- 
mens  sublimes  d'une  ame  lorte  :  mais  uu 
amour  tel  que  le  nôtre  l'amme  et  le  sou- 
tient tant  qu'il  brûle  ;  si- tôt  qu'il  s'éteint 
elle  tombe   en  langueur  ,   et  uu   cœur  usé 


H  E  L  O  l  s  E.  7^ 

n'est  plus  propre  à  rlcii.  Dis-moi  ,  que 
scrioiis-uous  si  nous  n'aimions  plus  ?  Eh  ! 
ne  vaudrait-il  pas  mieux  cesser  d'ctrc  que 
d'cxisLcr  sans  rien  sentir,  et  pourrais  -  tu  te 
résoudre  à  tiaîuer  sur  la  terre  l'insipide  vie 
d'un  homme  ordinaire  ,  après  avoir  j^onté 
tous  les  transports  qui  peuvent  ravir  une 
ame  humaine  ?  Tu  vas  habiter  de  ^'andcs 
villes  ,  oi^i  ta  figure  et  ton  âge  ^  encore  j^us 
que  ton  mérite  ,  tendront  mille  embûches  a 
ta  fidélité.  L'insinuante  coquetterie  aOectera 
le  langage  de  la  tendresçe  ,  et  te  plaira  sans 
t'abuscr  ;  tu  ne  chercheras  point  l'aniour, 
mais  les  plaisirs:  tu  les  goûteras  séparés  de 
lui  et  ne  les  pourras  reconnaître.  Je  ne  sais 
si  tu  trouveras  ailleurs  le  cœur  de  Julie  ^ 
mais  je  te  défie  de  jamais  retrouver  auprès 
d'une  autre  ce  que  tu  sentis  auprès  d'elle. 
L'épuisement  de  ton  ame  t'a.inoncerd  le 
sort  que  je  t'ai  prédit;  la  tristesse  et  l'ennui 
t'accableront  au  sciu  des  amusemens  ûlvclcs. 
Le  souvenir  de  nos  premières  amours  te 
poursuivra  lualgro  toi.  Mon  image  cent  fols 
plus  belle  que  je  ne  fus  jamais  viendra  tout- 
à-coup  te  surprendre.  A  l'instant  le  voile  du 
dégoût  couvrira  tans  tes  plaisirs  ;  et  mille 
regrets  amers  naîtront  dans  ton  cœur.  Mo» 


76         LA     NOUVELLE 

bien-aimc  ,  mon  doux  ami  !  ah  ,  si  jamais  tn. 
m'oublies....  Héias  !  je  ne  ferai  qu'en  mou- 
rir^, mais  toi  tu  vivras  vil  et  mailieureux  , 
et  je  mourrai  trop  vengée. 

Ne  l'oublie  donc  jamais  cette  Julie  qui 
fut  à  toi,  et  dont  le  cxur  ne  sera  point  à 
d'autres.  Je  ne  puis  rien  te  dire  de  plus  dans 
la  dépendance  oii  le  Ciel  m'a  placée  :  mais 
après  t'avolr  recommandé  la  fidélité  ,  il  est 
juste  de  te  laisser  de  la  mienne  le  seul  gage 
qui  soit  en  moia  pouvoir.  J'ai  consulté  , 
non  mes  devoirs  ,  mais  mon  cœur  ,  der- 
nière règle  de  qui  n'en  saurait  plus  suivre  ; 
et  voici  le  résultat  de  ses  inspirations.  Je  ne 
t'épouserai  jamais  sans  le  consentement  de 
mon  père  ,  mais  je  n'en  épouserai  jamais  ua 
autre  sans  ton  consentement.  Je  t'en  donne 
ma  parole  ;  elle  me  sera  sacrée  quoi  qu'il 
arrive  ,et  il  n'y  a  point  de  force  humaine 
qui  puisse  m'y  faire  manquer.  Sois  donc 
sans  inquiétude  sur  ce  que  je  puis  devenir  eu 
ton  absence.  Va  ,  mon  aimable  ami ,  cher- 
cher sous  les  auspices  du  tendre  amour  un 
sort  digne  de  le  couronner.  Ma  destinée  est 
dans  tes  mains  autant  qu'il  a  dépendu  de 
moi  de  l'y  mettre  ,  et  jamais  elle  ne  changera 
que  de  ton  ayeu, 

LETTPvS 


H  É  L  O  ï  s  E.  77 

LETTRE    XII. 

A      JULIE. 


O 


quai  Jimnma  dl  gloria  ;  d^onore, 
Scorrer  sento  per   tittte  Je  rené , 
j-JI/na  grande  parlando   con    te!  (k) 

Julie  ^  laisse -moi  respirer.  Tu  fais  bouil- 
lonner mon  sang  :  tu  me  fais  tressaillir  ,  tu 
luc  fais  palpiter.  Ta  lettre  brûle  comme  ton 
cœur  du  saint  amour  de  la  vertu  ,  et  tu 
portes  au  fond  du  mien  son  ardeur  céleste. 
Mais  pourquoi  tant  d'exhortations  où  il  ne 
fallait  que  des  ordres?  crois  que  si  je  m'ou- 
felie  au  point  d'avoir  besoin  de  raisons  pour 
bien  faire  ,  au  moins  ce  n'est  pas  de  ta  part  ; 
ta  seukî  volonté  me  suffit.  Ignores- tu  que 
je  serai  toujours  ce  qu'il  te  plaira,  et  que 
je  ferais  le  mal  même  avant  de  pouvoir  te 
dc.robéir.  Oui ,  j'aurais  brûlé  le  capitole  si  tu 
inc  l'avais  commande,  parce  que  )c  t'aime  plus 
que   toutes  choses  ;  mais  sais -tu   bien   pour- 

(A-)  O  de  quelle  flamme  d'honneur  et  de  gloire 
je  sens  embraser  tout  mon  sang,  ame  gronde, 
en  parlant  avec  toi  ! 

Xsom^eîh  Héloisc,  Tome  II.  F 


r-Z         LA    NOUVELLE 

quoi  je  t'aime  aiasi  ?  ah  !  ûlle  iiicotnpara])le  ! 
c'est  parce  que  tu  ne  peux  rieu  vouloir  que 
d'houtiéte  ,  et  que  l'amour  de  la  vertu  rend 
plus  iuviucible  celui  que  j'ai  pour  tes  charmes. 
Je  pars  ,  encourage'  par  l'engagement  que 
tu  viens  de  prendre  et  dont  tu  pouvais  t'é- 
pargner  le  de'tour  ;  car  promettre  de  n'être  à 
personne  sans  mon  consentement,  n'est-ce 
pas  promettre  de  n  être  quà  moi  ?  Pour  moi , 
je  le  dis  plus  librement  ,  et  ]e  t'en  donne 
aujourd'hui  ma  foi  d'homme  de  bien  qui 
ne  sera  point  violée  :  j'ignore  dans  la  car- 
rière ovi  je  vais  m'essayer  pour  te  complaire 
à  quel  sort  lafortune  m'appelle  ;  mais  jamais 
les  nœuds  de  l'amour  ni  de  l'hymen  ne  m'u- 
niront a  d'autres  qu'à  Julie  d' J^ taîige  \  ]q 
ne  vis  ^  je  n'existe  que  pour  elle,  et  mourrai 
libre  ou  son  e'poux.  Adieu  ,  l'heure  presse 
et  je  pars  à  l'instant. 

LETTRE    XIII. 

y4     JULIE. 

•I  'a  p..  R  I  V  A  T  hier  au  soir  à  Paris  ,  et  celui 
qui  ue  pouvait  vivre  se'paré  d^  toi  par  deux 
rues  en  est  maintenant  à  plus  de  cent  lieues. 


H  É  L  O  1  s  E.  79 

O  Julie  !  plains- moi ,  plains  ton  mallienrcux 
ami.  (^uand  mon  sang  en  lonp,s  ruisseaux 
aurait  trace'  cette  route  immense  ,  elle  m'eut 
paru  moins  longue  ,  et  je  n'aurais  pas  senti 
défaillir  mon  ame  avec  plus  de  langueur. 
Ah  \  si  du  moins  je  connaissais  le  moment 
qui  doit  nous  rejoindre  ainsi  que  l'espace 
qui  nous  sépare  ,  je  compenserais  l'eloigne- 
ment  des  lieux  par  le  progrès  du  temps  ,  je 
compterais  dans  chaque  jour  ôté  de  Tua  vie 
les  pas  qui  m'auraient  rapproche  de  toi  ! 
Mais  cette  carrière  de  douleurs  est  couverte 
des  ténèbres  de  l'avenir  :  le  terme  qui  doit 
la  borner  se  dérobe  à  mes  faibles  yeux.  O 
doute  !  ô  supplice!  mon  cœur  inquiet  te 
cherche  et  ne  trouve  rien.  Le  soleil  se  lève 
€t  ne  me  rend  p'us  l'espoir  de  te  voir  ;  il 
se  couche  et  je  ne  t'ai  point  vue  ;  mes  jour.*? 
vides  de  plaisir  et  de  joie  s'écoulent  dans  une 
longue  nuit.  J'ai  beau  vouloir  ranimer  eu 
moi  l'espérance  éteinte  ,  elle  uc  m'offre 
qu'une  ressource  incertaine  et  des  consola- 
tions suspectes.  Chère  (t  tendre  amie  de  mon 
cœur  ,  hélas  !  à  quels  maux  faut -il  m'at- 
tendre  ,  s'ils  doivent  alléger  mon  bonheur 
passé  ? 

^uc  cette  tristesse  ne  t'alarme  pas ,  je  t'ca 

F  2 


îo  L  A     N  G  U  Y  E  L  L  E 

conjure  ,  elle  est  l'effet   passager  de  ]a  soli- 
tude   et  des  reflexions  du  voyage.  Ne  crains 
point  le  retour  de  mes  premières  faiblesses* 
mon    cœur   est  dans  ta  maiu  ,  ma.  Julie ,  et 
puisque  tu  le  soutiens  ,   il  ne  se  laissera  plus 
abattre.  Une  des  consolantes  idées    qui  sont 
le  fruit  de  ta  dernière    lettre  est    que  je  me 
trouve  à  présent  porté  par  une  double  force  ; 
et  quand  l'amour  aurait  anéanti  la  mienne  , 
je  ne  laisserais    pas  d'y   gagner  encore  ;  car 
le  courage  qui  me  vient    de  toi  me  soutient 
beaucoup  mieux  que  je  n'aurais  pu  me  sou- 
tenir moi-même.  Je  suis  convaincu  qu'il  n'est 
pas   bon   que  l'homme    soit   seul  :   les  âmes 
humaines    veulent  être   accouplées  pour  va- 
loir tout  leur    prix   ,    et   la   force   unie   des 
amis  ,  comme    celle  des  lames  d'un  aimant 
artificiel  ,  est  incomparablement  plus  grande 
que  la  somme  de  leurs  forces  particulières. 
Divine  amitié,  c'est  là   ton   triomphe  !  Mais 
qu'est-ce  que  la  seule  amitié  auprès  de  cette 
union   parfaite  qui    joint    a    toute  l'énergie 
de  l'amitié  des  liens  cent  fois    plus  sacrés  ? 
Où    sont-ils    ces   hommes    grossiers    qui    ne 
prennent  les  transports  de  l'amour  que  pour 
une  fièvre  des  seîis  ,  pour  un  désir  de  la  na- 
ture avilie  ?  (Qu'ils  viennent  ,  qu'ils    ohscr«- 


H  E  L  O  I  s  E.  gr 

Tcirt ,  qu'ils  sentent  ce  qui  se  passe  an  fond 
de  mon  cœur;  qu'ils  voientun  amant  malheu- 
reux ,  éloigne  de  ce  qu'il  aime  ,  incertain  d« 
le  revoir  jamais  ;   saus   espoir  de   recouvrer 
sa  félicité  perdue  ,  mais  pourtant  animé   de 
ces  feux  immortels  qu'il  prit  dans  tes  yeux, 
et  qu'ont    nourri     tes  sentimcns  sublimes  ; 
prêt  à  braver  la  fortune  ,   a  souffrir  .«es  re-l 
vers,  à  se  voir  même  privé  de  toi,  et  à  faire 
des  vertus    que  tu  lui   as  inspirées  le   digne 
ornement  de    cette  empreinte  adorable    qui 
ne  s'clfacera  jamais  de  son  ame.  Ah  ,  Julie  ! 
qu'aurais -je  été  sans    toi  !  la  froide  raison 
m'eût  éclairé  peut-être  :  tiède  admirateur  dv* 
bien  ,  je  l'aurais  du  moins   aimé  dans  autruf. 
Je  ferai  plus  ;  je  saurai  le  pratiquer  avec  zèle  ; 
et  pénétré  de  tes   sages  leçons  ,  je  ferai  dire 
un  jour  à  ceux   qui    nous    auront  connus  : 
()    quels  hommes   nous    serions  tous  ,  si  le 
monde  était  plein  de  Juliss  et  de  cœurs  qui 
les   sussent  aimer  !. 

En  méditant  en  route  sur  ta  dernicre 
lettre  ,  j'ai  résolu  de  rassembjer  en  im  re 
cueil  toutes  celles  que  tu  m'as  écrites  ,,inairfe: 
tenant  que  je  ne  puis  plus  recevoir  tes  avis 
de  bouche.  Quoiqu'il  n'y  en  ait  pas  une 
^ue   je  ne   ^ache  par  eœur  ,    et   bien  par 

F  3 


tt  LA     NOUVELLE 

cœur  ,  tu  peux  m'en  croire  ,  j'aime  pour- 
tant à  les  relire  sans  cesse  ,  ne  fût-ce  que 
pour  revoir  les  traits  de  cette  main  chérie 
qui  seule  peut  faire  mou  boulieur.  Mais  in- 
sensiblement le  papier  s'use,  et  avant  qu'el- 
les soieut  de'chirées  ,  je  veux  les  copier  toutes 
dans  un  livre  blanc  que  je  vieus  de  choisir 
exprès  pour  cela.  Il  est  assez  gros  ,  mais  je 
songe  à  l'avenir  ,  et  j'espère  ne  pas  mourir 
assez  jeune  pour  me  borner  à  ce  volume.  Je 
destine  les  soirées  à  cette  occupation  char- 
mante ,  et  j'avancerai  lentement  pour  la  pro- 
longer. Ce  précieux  recueil  ne  me  quittera 
de  mes  jours  ;  il  sera  mon  manuel  dans  le 
inonde  où  je  vais  entrer  ;  il  sera  pour  moi 
le  contre-poison  des  maximes  qu'on  y  res- 
pire ;  il  me  consolera  dans  mes  maux  ;  il 
préviendra  ou  corrigera  mes  fautes  ;  il 
m'instruira  durant  ma  jeunesse  ;  il  m'édi- 
fiera dans  tous  les  temps  ,  et  ce  seront ,  à 
mon  avis  ,  les  premières  lettres  d'amour  dont 
on  aura  tiré  cet  usage. 

Quant  a  la  dernière  que  j'ai  présentement 
50US  les  yeux  ,  toute  belle  qu'elle  me  paraît, 
j'y  trouve  pourtant  un  article  a  retrancher. 
Jugement  déjà  fort  étrange  ;  mais  ce  qui 
doit  l'être  encore  plus  ,  c'est  ^ue  cet  article 


H  É  L  O  ï  s  E.  83 

est  précisément  celui  qui  te  regarde  ,  et  je 
te  reproche  d'avoir  méuie  songe'  à  l'écrire. 
Que  me  parles-tu  de  fidélité  ,  de  constance  ? 
autrefois  tu  connaissais  mieux  mon  amout 
et  ton  pouvoir.  Ah  !  Julie  !  inspires-tu  des 
sentimens  périssables  ;  et  quand  je  ne  t'au- 
rais rien  promis  ,  pourrais-je  cesser  jamais 
d'être  à  toi  ?  Non  ,  non  ,  c'est  du  premier 
regard  de  tes  yeux,  du  premier  mot  de  ta 
bouche  ,  du  premier  transport  de  mon  cœur 
que  s'alluma  dans  lui  cette  flamme  éternelle 
que  rien  ne  peut  plus  éteindre.  Ne  t'eussé-je 
Tue  que  ce  premier  instant ,  c'en  était  déjà 
fait;  il  était  trop  tard  pour  pouvoir  jamais 
t'oublier.  Et  je  t'oublierais  maintenant  ?  main- 
tenant qu'enivré  de  mon  bonheur  passé  , 
son  seul  souvenir  suffit  pour  me  le  rendre 
encore  ?  maintenant  qu'oppressé  du  poids 
de  tes  charmes  ,  je  ne  respire  qu'en  eus  ? 
maintenant  que  ma  première  ame  est  dis- 
parue ,  et  que  je  suis  animé  de  celle  que 
tu  m'as  donnée?  maiiitenaut,  ô  Julie!  que 
je  rac  dépite  contre  moi  de  t'exprlmer  si 
mal  tout  ce  que  je  reîis  ?  Ah  !  qne  toutes 
les  beautés  de  l'univers  tentent  de  me  sé- 
duire !  en  est-il  d'autics  que  la  t  ciinc  à  mes 
yeux  ï   Que  tout  couspire  à  l'arracher  de 


§4  L  A     1\"  O  U  Y  E  L  L  E 

•mou  cœur;  qu'on  le  perce  ,  qu'on  le  de'chîrc;; 
qu'on  brise  ce  fidelle  miroir  de  Julie  ,  sa 
pure  image  ne  cessera  de  briller  jusque  dans 
le  dernier  fragment  ;  rien  n'est  capable  de  l'y 
de'truire.  Non  ,  la  suprême  puissance  elle- 
même  ne  saurait  aller  jusque-là  :  elle  peut 
ane'antir  mon  ame,  mais  non  pas  faire  qu'elle 
existe  et  cesse  de  t'adorer. 

Milord  Edouard  s'est  chargé  de  te  rendr® 
compte  à  son  passage  de  ce  qui  me  regarde 
et  de  ses  projets  en  ma  faveur  :  mais  je 
crains  qu'il  ne  s'acquitte  mal  de  cete  pro- 
messe par  rapport  à  ses  arrangcmens  pré- 
sens. Apprends  qu'il  ose  abuser  du  droit 
que  lui  donnent  sur  moi  ses  bienfaits,  pour 
les  étendre  au-delà  même  de  la  bienséance. 
Je  me  Tois  ,  par  une  pension  qu'il  n'a  pas 
tenu  à  lui  de  rendre  irrévocable,  en  état  de 
faire  une  ligure  fort  au-dessus  de  ma  nais- 
sance ,  et  c'est  peut-être  ce  que  je  serai 
forcé  de  faire  à  Londres  ,  pour  suivre  ses 
vues.  Pour  ici  où  nulle  affaire  ne  m'attache  , 
je  continuerai  de  vivre  à  ma  manière ,  et  ne 
serai  point  tenté  d'employer  en  vaines  dé- 
penses l'excédent  de  mon  entretien.  Tu  me 
l'as  appris  ,  ma  Julie  ,  les  premiers  besoins, 
©u  du  moius  les  plus  sensibles  ,   sont  ceu$ 


H  É  L  O  ï  s  E.  ?4 

d'un  cnruv  bieiircsant  ;  et  tant  «jiie  quel- 
qu'un manque  du  nëcessaiie  ,  quel  hounéto 
lioiume  a  du  superflu  ? 

LETTRE    XI  y. 

A       JULIE, 

(/)  J'entre   avec  une  secrète  horreur  dans 
ce  vaste  désert  du  monde.  Ce  cabos  nem'oflid 

(/)  Sans  prévenir  le  jugement  du  lecteur  et 
celui  de  Jiilia  sur  c*s  relations  ,  je  crois  pouvoir 
dire  que  si  j'avais  à  les  faire  ,  et  que  je  ne  les 
iîsse  pas  meilleures  ,  je  les  ferais  du  moins  fort 
différentes.  J'ai  éîé  plusieurs  fois  sur  le  point 
de  les  ôter  et  d'en  substituer  de  ma  façon  ;  enfia 
je  les  laisse  ,  et  je  me  vante  de  ce  courage.  Je 
me  dis  qu'un  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans, 
entrant  dans  la  monde ,  ne  doit  pas  le  voir 
comme  un  homme  de  cinquante,  à  qui  l'ejspé- 
xience  n^a  que  trop  appris  à  le  connaître.  Je  me 
dis  oncore  que  ,  sans  y  avoir  fait  un  fort  grand 
rôle  ,  je  ne  suis  pourtant  plus  dans  le  cas  d'en 
pouvoir  parler  avec  impartialité.  Laissons  donc 
ces  lettres  comme  elles  sont  ;  que  les  lieux  com- 
muns usés  restent ,  que  les  observations  triviales 
restent;  c'est  un  petit  mal  que  tout  cela.  Mais, 
il  importe  à  l'ami  de  la  vérité  que  jusqu'à  la  fint 
de  sa  vie  ses  passiojis  ne  souillent  point  ses  cerits^ 


S6         LA     NOUVELLE 

qu'une  solitude  affreuse  ,  ou  règne  un  morne 
silence.  31ou  anie  a  la  presse  cherche  à  s'y 
re'pandre  ,  et  se  trouve  par-tout  resserrée. 
Je  ne  suis  jamais  moins  seul  que  quand  je 
suis  seul ,  disait  nu  ancien  ;  moi ,  Je  ne  suis 
seul  que  dans  la  foule  ,  où  je  ne  puis  être 
ui  à  toi  ni  aux  autres.  Mon  cœur  voudrait 
parler  ,  il  sent  qu'il  n'est  point  e'couté  :  il 
voudrait  répondre  ;  on  ne  lui  dit  rien  qui 
puisse  aller  jusquà  lui  :  je  n'entends  point 
la  langue  du  pays  ,  et  personne  n'entend  ici 
la  mienne. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  me  fasse  beaucoup 
d'accued  ,  d'amitiés  ,  de  prévenance  »  et  que 
mille  soins  officieux  n'y  semblent  voler  au- 
devant  de  moi  :  mais  c'est  précisément  de 
quoi  je  me  plains.  Le  moyen  d'être  aussitôt 
l'ami  de  quelqu'un  qu'on  n'a  jamais  vu  ? 
L'honnête  intérêt  de  l'humanité  ,  l'épan- 
chement  simple  et  touchant  d'une  am© 
franche ,  ont  un  langage  bien  difiérent  des 
fausses  démonstrations  de  la  politesse,  et  des 
dehors  trompeurs  que  l'usage  du  monde 
exige.  J'ai  grand  peur  que  celui  qui  ,  dès 
la  première  vue  ,  me  traite  comme  un  ami 
de  vingt  ans  ,  ne  me  traitât  au  bout  de 
vingt    ans    comme   un  inconnu  ,  si   j'avais 


H  É  L  O  1  s  E.  87 

quelque  important  service  à  lui  demander; 
et  quand  )e  vois  des  hommes  si  dissipes 
j3rendre  un  intérêt  si  tendre  à  tant  de  gens, 
je  présumerais  volontiers  qu'ils  n'eu  pren- 
nent à  personne. 

Il  y  a  pourtant  de  la  réalité  à  tout  cela  ; 
car  le   Français  est  naturellement  bon,  ou- 
vert  ,  hospitalier  ,  bienFcsant  ;   mais  il  y  a 
aussi  mille  manières  de  parler  qu'il  ne   faut 
pas  prendre    à   la  lettre    ,    mille   ofi'res    ap- 
parentes   qui   ne  sont  faites  que  pour  être 
refusées  ,  mille  espèces  de  pièges  que  la  poli- 
tesse tend  à  la  bonne-foi  rustique.  Jeu'entendis 
jamais  tant  dire  :  Comptez  sur  moi  dans  l'occa- 
sion ;  disposez  de  mon  crédit ,  de  ma  bourse  , 
de  ma  maison  _,  de   mon  équipage.    Si  tout 
cela  était  sincère  et  pris  au  miot ,  il  n'y  aurait 
pas  de  peuple  moins  attaché  à  la  propriété; 
la  communauté  des  biens  serait  ici  presque 
établie  :  le  plus  riche  offrant  sans  cesse  ,  et 
le  plus  pauvre    acceptant  toujours  ,  tout  se 
mettrait  naturellement  de  niveau  ,  et  Sparte 
même  eût  eu  de  >  partages  moins  égaux  qu'ils 
ne  seraient  à  Paris.  Au-lieu  de  cela  ,   c'est 
peut-être  la  ville  du  monde  où  les  fortunes 
sont  les  plus   inégales  ,  et  où  régnent  à-la- 
fois  la  plu«  somptueuse  opuleuce  et  la  plu* 


€S  LA    NOUVELLE 

•déplorable  misère.  Il  n'en  faut  pas  davan-; 
tage  pour  comprendre  ce  que  sigiiiiieiit 
cette  apparente  conimise'ration  qui  semble 
toujours  aller  au-devant  des  besoins  d'au- 
trui  ,  et  cette  facile  tendresse  de  cœur  qui 
contracte  en  un  moment  des  amiti<îg  éter- 
nelles. 

Au-lieu    de  tous    ces   sentiiuens   suspects 
et  de   cette    confiance   trompeuse    ,    voux-je 
chercher  des   lumières   et   de   l'instruction  ? 
c'en  est  ici  l'aimable  source,  et  l'oia  est  d'a- 
bord   enchanté    du    savoir  et  de  la   raisoii 
<ju'on  trouve  dans  les  entretiens  ,  non-seu- 
lement des  savans  et  des  gens  de  lettres,  mais 
des  hommes  de  tous  les  états  et  même  des 
femmes.    Le  ton  de    la  conversation   y  est 
coulant   et    naturel  ;    il  n'est  ni    pesant  ni 
frivole  ;   il  est   savant  sans  pédanterie  ,   gai 
sans  tumulte  ,  poli  sans  affectation  ,  galant 
sans  fadeur  ,  badin  sans  équivoques.  C-e  ne 
sont  ni  des  dissertations  ni  des  épigrammes  ; 
on  y  raisosiie  sans  argumenter  ;  on  y  plai- 
sante sans  jeux  de  mots  ;   ou  y  associe  avec 
art  l'esprit  et  la  raison  ,  les  maximes  et  les 
saillies  ,  la  satire  aiguë  ,  l'adroite  flatterie  et 
la  morale  austère.  On  y  parle  de  tout  pour 
§ue  chacuu  ait   <juel<jue  chose  à  dire  ;    on 

n'approfondit    ' 


H  É  L  O  ï  s  E.  tUj 

«'approfondit  point  les  (juestions  r\c  ppiir 
d'cmiuyer;  on  les  propose  couiuie  m  pas- 
sant; on  les  traite  avec  rapidité  ;  ia  pi^ci- 
sion  mène  à  l'élégance,  cliacun  dit  :onavis 
et  l'apjMjic  en  peu  de  mots  ;  nul  n'attaq'ie 
avec  chaleur  celui  d'autrui  ,  nul  ne  défend 
opiniâtrement  le  sieu  ;  ou  dscute  pour 
«'éclairer  ,  on  s'arrête  avant  la  disput»  , 
chacun  s'instruit ,  chacun  s'amuse  ,  tons  s'cn- 
vont  conteus  ;  et  le  sai^e  même  peut  ra|)- 
porter  de  ces  entretiens  des  sujetj;  digjics 
d'être  médités  en  silence. 

Mais  nu  fond  ,  qr.e  pcnses-tu  qu'on  ap- 
prenne dans  ces  conversations  si  charuian- 
tes  ?  à  )Up;er  sainement  des  choses  du  monde? 
a  bien  user  de  la  société  ?  à  co;' naître  au 
moins  les  gens  avec  qui  l'on  vit  ?  K;en  de 
•tout  CK-la  ,  ma  Jv.Iie  On  y  apprend  à  plaider 
avec  art  la  cause  du  mensonge  ,  à  ébranler 
à  force  de  pbiiosophie  tous  les  principes  ds 
la  vertu  ,  à  colorer  de  sopbismcs  subtils  ses 
passions  et  «es  préjugés  ,  et  adonner  à  i'cr- 
rcur  un  certain  tour  à  la  mode  s?lo  i  les 
maximes  du  jour.  Il  n'est  pouit  néccss.iire 
de  connaître  le  caractère  des  «^ens  ,  mais 
seulement  leurs  intérêts,  pour  deviner  à-pou- 
près  ce  qii'ils  diront  de  c!i':qitc  clia5Gt.(^)uauii 
IxouvtïU  Mcloise.  Tome  II.  G- 


90         LA     NOUVELLE 

uu  homme  parle,  c'est  pour  ainsi  dire,  son 
habit  et  non  pas  lui  qui  a  un  sentiment, 
et  il  eu  chaulera  saus  façon  tout  aussi  sou- 
vent que  d'état.  Donnez-lui  tour-à-tour  une 
longue  perruque  ,  un  habit  d'ordonnance 
et  une  croix  pectorale  ,  vous  l'entendrez  suc- 
cessivement prêcher  avec  le  même  zèle  les 
lois  ,  le  despotisme  et  l'inquisition.  Il  y  a  une 
raison  commune  pour  la  robe  ,  une  antre 
pour  la  finance  ,  une  autre  pour  l'épêe. 
Chacune  prouve  très-bien  que  les  deux  au- 
tres sont  mauvaises  ;  conséquence  facile  à 
tirer  pour  les  trois,  (w)  Ainsi  nul  ne  dit 
jamais  ce  qu'il  pense ,  mais  ce  qu*ii  lui  con- 
Tient  de  faire  penser    à    autrui  ;    et  le  zèle 

(m)  On  doit  passer  ce  raisonnement  à  un 
suisse  oui  voit  son  pavs  fort  bien  gouverné  , 
sans  qu'aucune  des  trois  professions  y  soit  éta- 
blie.  Quoi  !  l'Ktat  peut-il  subsister  sans  défen- 
seurs ?  non  ,  il  faut  des  défenseurs  à  l'Etat  ;  mais 
tous  les  citovens  doivent  erre  soldats  par  devoir, 
aucun  par  métier.  Les  mêmes  hommes ,  chea 
les  Pvoraains  et  chez  les  Grecs  ,  étaient  officiers 
au  camp ,  magistrats  à  la  ville  ,  et  jamais  ce* 
deux  fonctions  ne  furent  mieux  remplies  que 
quand  on  ne  connaissait  pas  ces  bizarres  préa 
jugés  d'E-tat  ,  qui  les  séparent  et  les  désho- 
Korent, 


H  E  L  O  1  s  E.  91 

appareut  de  la  veritc  n'est  jamais  en  eux  que 
le  masque  de  riiitcrêt. 

Vous  croiriez  que  les  gens  isoles  qui  vi- 
vent dans  rindépcndauce  ont  au  moins  un 
esprit  à  eux  :  point  du  tout  ;  autres  ma- 
chines qui  ne  pensent  point  ,  et  qu'on  fait 
penser  par  ressorts.  On  n'a  qu'à  s'informer 
de  leurs  sociétés,  de  leurs  coteries,  de  leurs 
aiuis ,  des  femmes  qu'ils  voient,  des  auteurs 
qu'ils  connaissent  :  là-dessus  on  peut  d'a- 
vance établir  leur  sentiment  futur  sur  un 
livre  prêt  à  paraître  et  qu'ils  n'ont  point 
lu  ;  sur  une  pièce  prête  à  jouer  et  qu'ils 
n'ont  point  vue,  sur  tel  ou  tel  auteur  qu'ils 
ne  connaissent  point,  sur  tel  ou  tel  systèiue 
dont  ils  n'ont  aucune  idée  ;  et  comme  la 
pendule  ne  se  monte  ordinairement  que 
pour  vingt-quatre  heures  ,  tous  ces  gens-là 
b'envont  chaque  soir  apprendre  dans  leurs 
jocic'te's  ce  qu'ils  penseront  le  lendemain. 

Il  y  a  aiiîsi  un  petit  nombre  d'hommes 
et  de  femmes  qui  pensent  pour  tous  les 
autres  ,  et  pour  lesquels  tous  les  autres  par- 
lent et  agissent  ;  et  comme  chacun  songe 
à  son  inle'rét,  personne  au  bien  commun, 
et  que  les  inte'réts  particuliers  sont  toujours 
opposes  eutr'euxj  c'est  un  choc  perpétuel  de 

G    2 


9»  LA     NOUVELLE 

brigues  et  de  cabales  ,  un  flux  et  reflux  âc 
préjuges,  d'opiuious  contraires,  où  les  plus 
echautlcs,  animes  par  les  autres  ,  ne  savent 
presque  jamaisde  quoi  il  est  question.  Chaque 
coterie  a  ses  règles,  ses  jugeniens,  ses  principes 
qui  uc  sont  point  admis  aillcius.  L'honnctG 
homme  d'une  maison  est  un  fripon  dans  la 
maison  voisine.  Le  bon  ,  le  mauvais ,  le  beau, 
le  laid  ,  la  vc'rite',  la  vertu  n'ont  qu'une  exis- 
tence locale  et  circonscrite.  Quiconque  aime 
a  se  re'pandre  ,  et  fréquente  plusieurs  .socié- 
tés ,  doit  être  plus  flexible  qs^\  .^dlcibiade  ^ 
changer  de  principes  comme  d'assemblées, 
modifier  son  esprit,  pour  ainsi  dire  ,  à  cha- 
que pas  ,  et  mesurer  ses  maximes  à  la  toise, 
11  faut  qu'à  chaque  visite  il  quitte  en  en- 
trant son  amc  ,  s'il  en  a  \\\\ç:\  qu'il  en  prenne 
une  autre  aux  couleurs  de  la  maison,  comme 
un  laquais  prend  un  habit  de  livrée  ;  qu'il 
la  pose  de  même  en  sortant,  et  reprenne  , 
s'il  veut,  la  sienne  jusqu'à  nouvel  échange. 
Il  y  a  plus  ;  c'est  que  chacun  se  met  sans 
cesse  en  contradiction  avec  lui-même  ,  sans 
qu'on  s'avise  de  le  trouver  mauvais.  On 
a  des  principes  pour  la  conversation  et 
d'autres  pour  la  pratique  ;  leur  opposition 
ne  scandalise  personne ,  et  l'on  est  gonrenu 


H  É  L  O  l  s  E.  93 

«jii'ils  ne  se  rcssciiiblcralciit  point  cntr'cux. 
On  n'exige  pas  uicme  d'un  auteur,  sur-tout 
d'un  moraliste,  qu'il  parlecomme  ses  livres, 
ni  qu'il  agisse  comme  il  parle.  Ses  écrits  , 
ses  discours  ,  sa  conduite  sont  trois  choses 
toutes  diflérentes,  qu'il  n'est  point  oblige 
de  concilier.  En  un  mot ,  tout  est  absuide  et 
rien  ne  choque  ,  parce  qu'on  y  est  accoutumé, 
et  il  y  a  même  à  cette  inconséquence  une 
sorte  de  bon  air  dont  bien  des  gens  se  font 
honneur.  En  eflet  ,  quoique  tous  prêchent 
avec  zèle  les  maximes  de  leur  profession  , 
tous  se  piquent  d'avoir  le  ton  d'une  autre. 
Le  robin  prend  l'air  cavalier  ;  le  bnancier 
fait  leseigncur;  l'cvêque  a  le  propos  galant  ; 
l'homme  de  cour  parle  de  philosophie  ; 
l'homme  d'Etat  de  bel-esprit  ;  il  n'y  a  pas 
jusqu'au  simple  artisan  qui  ,  ne  pouvant 
prendre  un  autre  ton  nue  le  sien  ,  se 
met  en  noir  les  dimanches  ,  pour  avoir 
l'air  d'un  homme  d?  palais.  Les  militaires 
seuls  ,  de'daignant  tous  les  autres  e'tats  ,  gar- 
dent sans  façon  Je  ton  du  leur  et  sont  in- 
supportables de  bonne  foi.  Ce  n'est  pas  que 
5I.de  Murait  n'ei'it  raison  quand  il  donnait 
la  pre'fe'rence  à  leur  société  ;  mais  ce  qui  était 
vrai  de  son  temps  ne  Test  plus  aujourd'hui. 

G  3 


94  LA     NOUVELLE 

Le  progrès  de  la  littérature  a  change'  en 
mieux  le  ton  gênerai  ;  les  militaires  sciil.s  n'en 
ont  point  voulu  changer,  et  le  leur,  qui 
e'tait  le  nicllleur  auparavant,  est  enfin  devenu 
le   pire  (  n  ). 

Ainsi  les  hommes  à  qui  Ton  parle  ne  sont 
point  ceux  avec  qui  l'on  converse  ;  leurs  sen- 
tiniens  ne  partent  point  de  leur  cœur,  leurs 
lumières  ne  sont  point  dans  leur  esprit,  leurs 
discours  ne  renrcsentent  point  leurs  pensées; 
on  }i 'aperçoit  d'eux  que  leur  figure  ,  et  l'on 
est  dans  une  assemble'e  à-peu-près  comiue  de- 
vant un  tableau  mouvant ,  oii  le  spectateur 
paisible  est  le  seul  être  mu  par  lui-même. 

Telle  est  l'ide'e  que  je  me  suis  formée  de 
la  grande  socie'te'  sur  celle  que  j'ai  vueà  Paris. 
Cette  idée  est  peut-être  plus  relative  à  ma  si- 
tuation particulière  qu'au  véritable  état  des 
choses^  et  se   réformera  sans   doute  sur    de 

(?t)  Ce  jugement,  vrai  ou  faux,  ne  peut  s'en- 
tendre que  des  subalternes,  et  de  ceux  qui  ne 
vivent  jias  à  Paris  ;  car  tout  ce  qu'il  y  a  d'il- 
lustre dans  le  royaume  est  nu  service  ,  et  la  cour 
même  est  toute  militaire.  Mais  il  y  a  une  grande 
différen'^e,  pour  les  manières  que  Ton  contracte, 
entre  faire  campagne  en  temps  de  guerre  ,  et 
passer  sa  vie  dans  àç^   garnisons. 


H  É  L  O  1  s  E.  95 

nouvelles  liimières.  D'ailleurs  je  ne  fréquente 
que  lessociétcs  où  les  amis  de  milord  Edouard 
m'ont  introduit,  et  je  suis  couvaiîicu  qu'il 
faut  descendre  dans  d'autres  états  pour  con- 
naître les  véritables  mœurs  d'un  pavs  ;  car 
celles  des  riches  sont  presque  par  -  tout  les 
mêmes.  Je  tâcherai  de  m'éclaircir  m.ieux  dan* 
la  suite.  En  attendant ,  juge  si  j'ai  raison  d'ap- 
peler cette  foule  un  désert,  et  de  m'efFiiycr 
d'une  solitude  où  je  ne  trouve  qu'une  vaino 
apparence  de  sentimens  et  de  vérité,  nai 
change  à  chaque  instant  et  se  détruit  cile- 
méme  ,  où  je  n'aperçois  que  larves  et  fan- 
tômes qui  frappent  l'œil  un  moment  ,  <■  X 
disparaissent  aussi-tôt  qu'on  les  veut  saisir  ? 
Jusqu'ici  j'ai  vu  beaucoup  de  masques;  quand, 
Tcrrai-je  des  visages  d'hommes  ? 

LETTRE     XV. 

DE      JULIE. 


O 


u  r  ,  mon  ami  ,  nous  serons  unis  malgré 
notre  éloignement  ;  nous  serons  heureux  en 
dépit  du  sort.  C'est  l'union  des  cœurs  qui  fait 
leur  véritable  félicité;  leur  attraction  ne  con- 

G4 


96  LA     NOUVELLE 

naît  point  la  loi  des  dlsîanccs  ,  et  les  nôtres 
se  toucIieraie;it  aux  deux  bontb  du  îiioude. 
Je  trome  ,  coiiiuie  toi  ,  que  les  aman-  ont 
lUiiie  moyens  d'adoucir  le  sentiuieiit  de 
rdi3sence  ,  et  de  ^e  rapprocher  eu  un  mo- 
uicfit.  (^uelquelois  méuie  on  se  voit  plus 
souvent  enccre  que  quand  ou  se  voyoit  tous 
les  jours;  car  sitôt  qu'un  des  deux  est  seul  , 
à  i'iiistant  tous  deux  sont  euseinble.  8i  tu 
goîites  CCS  plaisirs  tous  les  soirs  ,  je  le^"  goûte 
cent  fois  le  jour  ;  je  vis  pins  solitaire  ;  je  suis 
environne  de  tes  veshges,  et  je  ue  saurais 
fixer  les  y:*ux  sur  les  objets  qui  in'eutoureut, 
sans  te  voir  tout  autour  de  uioi. 

Qitï  cantb  doheinenie  ^  e  qui  s'assise  : 
Çwi  s'  7'li'olse  j  e  qui  rltenne  il  passa  ; 
Oui  co'  begll  occhi  mi  trnjise  il core  : 
Qui  disse  una  parola  ,  e  qui  sorrise.  (o) 

Slais  toi  ,  sais-tu  t'arrcter  à  ces  situations 
paisibles  ?  sais-tu  goiitcr  un  amour  tranquille 
et  tendre  qui  parle  au  cœur  sans  euiouvoir  les 

(  o  )  C'eçt  ici  qu'il  chanta  rî'un  ton  plus  doux: 
Voilà  le  sié^e  où  il  s'assir  ,  ici  il  marcliair ,  et 
là  il  s'anêia  ;  ici  d'un  regard  tondre  il  me  perça 
le  cœur  ,   iqÎ    il    me  dit  un  uioî,  et  là  je  le  vis 

fioiuire 

r  t  T  Fv  A  a  Q. 


H  É  L  O  ï  S  E.  97 

««çns  ,  cl  tes  roj^rcls  soiiL-iis  aujourd'hui  plr.s 
sages  que  tes  dcsirs  rctaieut  autrefois?  Le 
ton  de  ta  prciuièrc  lettre  inc  fait  trembler. 
Je  redoute  ees  enjporteiucns  troinpeurs  , 
d'autant  plus  dangereux  que  l'imaj^inutioii 
fj'ii  les  excite  n'a  point  de  bornes  ;  et  je  crains 
que  tii  ii'outragcs  ta  .Julie  à  force  de  i'aiuicr- 
j\hî  tu  ue  sens  pas,  non  ,  ton  coeur  peu 
délicat  ne  sent  pas  combien  l'amour  s'of- 
fense d'un  vain  hommage;  tu  ne  songes  ui 
que  ta  vie  est  à  moi  ,  ni  qu'on  court  souvent 
ilauiorteu  croyant  servir  la  nature.  Homme 
sensuel  ,  ne  sauras-tu  jamais  aimer  ?  rappelle- 
toi  ,  rappelle-toi  ce  sentiment  si  calme  et  si 
doux  que  tu  connus  une  fois  ,  et  que  tu  dé- 
crivis d'im  ton  si  touchant  et  si  tendre.  S'il 
est  le  plus  délicieux  qu'ait  jamais  savouré 
l'amour  heureux  ,  il  est  le  seul  permis  aux 
amans  séparés  ,  et  quand  on  l'a  pu  goûter 
un  moment,  on  n  en  doit  plus  regretter 
d'autre.  .Te  me  souviens  des  réflexions  que 
nous  fesions  en  lisant  ton  Plutarquc  ,  sur 
iHigoût  dépravé  qui  outrage  la  nature,  (^uand 
ces  tristes  plaisirs  u*aura  ent  que  de  n'être 
pas  partagés,  c'en  serait  assez  ,  disions-nous, 
pour  les  rendre  insipides  et  niépriiables.  ^Ap- 
pliquons  la   même    idée   aux    erreurs    d'uiis 

G  5 


98  L  A     NOUVELLE 

iinaglnation  trop  active  ,  elle  ne  leur  con- 
viendra pas  moins.  MalheiueiiN:  !  de  quoi 
joiîls-tu  quand  tu  es  seul  à  jouir  ?  Ces  vo- 
lupîës  solitaires  sont  des  volnptcs  mortes,  O 
amour  î  les  tiennes  sont  vives,  c'est  l'union 
des  âmes  qu  les  anime  ;  et  le  plaisir  qu'on 
donne  à  ce  qu'on  aime  fait  valoir  celui  qu'il 
nous  rend. 

î3;s-moi  ,  je  te  prie  ,  mon  clicr  ami  ,  en 
quelle  langue  on  plutôt  en  quel  jargon  est  la 
rolalion  do  ta  dernière  lettre  ?  ?>e  ?crait-ce 
point  la  par  hasard  du  bel-esprit  ?  Si  tu  as 
dessein  de  t'en  servir  souvent  avec  moi ,  tu 
devrais  bien  m'en  envover  le  dictionnaire. 
(Qu'est-ce  ,  ]e  te  prie  ,  que  le  sentiiiient  de 
l'habit  d'un  homme?  qu'une  ame  qu'on  prend 
connue  un  habit  de  livrée?  que  des  maximes 
qaM  faut  mesurer  à  la  toise  ?  Que  veux-tu 
qu  uncpauvre  Suissesse  entende  à  ces  sublimes 
figures  ?  „4u-licu  de  prendre  comme  les  au- 
tres des  urnes  aux  couleurs  des  maisons,  ne 
voudrais-tu  point  déjà  donner  à  ton  esprit  la 
teinte  de  celui  du  pays?  Prends  ;ardc,  mon 
bon  ami  ,  j'ai  peur  qu'elle  n'aille  pas  bien 
sur  ce  fond-là.  A  ton  avis  les  traslati  du 
cavalier  Marin  ,  dont  tu  t'es  si  souvent  mo- 
que',  approc}ièreut-iIs  jamais  de  ces  meta- 


H  E  L  O  I  s  E,  99 

pborcs  ;  et  si  l'on  peut  faire  opiner  l'habit 
d'un  honnnc  dans  une  lettre  ,  pourquoi  ne 
ferait-on  pas  suer  le  feu  (/7)  dans  un  sonnet  ? 

Observer  en  trois  semaines  toutes  les  so- 
cietc's  d'une  grande  ville  ,  assigner  le  carac- 
tère des  propos  qu'on  y  tient  ,  y   distinguer 
exactement  le  vrai  du  faux,  le  réel  de  l'ap- 
parent ,  et  ce   qu'on   y   dit  de   ce    qu'on  y 
pense  ;  voilà  ce  qu'on  accuse  les  Français  de 
faire    quelquefois    chez    les    autres  peuples, 
mais  ce  qu'un  c'trangcr  ne   doit  point  faire 
chez  eux  ;  car  ils  valent  bien  la  peine  d'étrfj 
étudies  posément.   Je  n'approuve    pas    non 
plus   qu'on    dise    du  mal    du   pays    où   l'on 
vit    et    où    l'on   est    bien    traite'  :    j'aimerai* 
mieux  qu'on  se  laissât  tromper  par  les  appa- 
rences que    de  moraliser   aux   dc'pens  de   ses 
botes.  Enfin   je  tiens  pour  suspect  tout  ob- 
servateur qui  se  pique  d'esprit  :  je  crains  tou- 
jours que,  sans  y  songer,  il  ne    sacrifie  la 
\erite'  des  choses  a  l'état  des   pcnse'cs  ,  et   ne 
fasse  jouer  sa  phrase  aux   de'pens  de  la  jus- 
tice. 

Tu  ne  l'igoorcs  pas,  mon  ami  ,  l'esprit,  dit 

(p)   Sudate  ,  o  fochi,  a  preparar'metalli. 
\ei&  d'un  soisnet  du  cavalier  Marin. 

G  6 


leo       LA     NOUVELLE 

notre  Tfluralt 3  est  la  manie  des  Français;  je 
te  trouve    du   penchant  à    la    uiéiue  manie  , 
avec  cette  dffc'reiice  qu'elle  a  chez  eux  de  la 
grâce  ,  et  que  de  tous  les  pcu)3les  du  monde 
c'est  à  nous  qu'elle  sied  le  moins.  II  y  a  de 
îa  recherche  et  du   jeu  dans  plusieurs  de  tes 
îcUr.s.  Je  île  parle  point  de  ce  tour  vif  et  de 
ces  expressions  animées  qu'inspire  la  force  du 
sentiment  ;    je   parle    de  cette  gentillesse    de 
strie  ,  qui  ,  n'étant  point  naturelle  ,  ne  vient 
d'cile-mcine  à  personne,  et  marque  la  pré- 
tî-ition  de  celui  qui  i^'en  sert.  Eh  Dieu  !  des 
prétciitions  avec  ce  qu'on  aime,  n'est-ce  pas 
plutôt  dans  l'objet  aimé  qu'on  les  doit  placer, 
et  n'cst-ou  pas  glorieux  soi-même  de  tout  le 
mérite  qu'il  a  de  plus  que  nous  ?  Non  ,  si  l'on 
anime  les  conversations  indifférentes  dcqucî- 
cnïcs  saillies    qui   passent  comme  des  traits, 
ce   !i'e?t   point  entre  deux  amans  que  ce  lan- 
gage est   de  saison;  et  le  jargon  fleuri  de  la 
i.-;alanterie  est  beaucoup  plus  éloigné  du  sen- 
tiitient  que  Je  ton  le  plus  simple  qu'on  puisse 
];ifndre.  J'en  appelle   à    toi-même    L'esprit 
ctit-il  jamais  le   temps   de    se   montrer  dans 
110:.  tètc-à-téte;  et  si  le  charme  d'un  entretien 
passionné  l'écartc  et  rempêche  de   paraître  , 
comment  de»  lettres   que   l'absence  remplit 


H  E  L  O  i  s  E.  lor 

toiî jonrs  d'un  peu  d'amertume ,  et  où  le  cnrur 
parle  avec  plus  d'attendrissement  ,  le  pour- 
raient-elles supporter  ?  C^uoique  tonte  grande 
passion  soit  sérieuse  ,  et  que  l'cACcssivc  )oi* 
el'c-mcme  arrache  des  pleurs  plutôt  que  dci 
ris  ,  je  ue  veux  pas  pour  cela  que  l'amour 
soi  t  toujours  triste  ,  mais  je  veux  que  sa  gaieté 
soit  simple  ,  sans  ornement,  sans  art,  nue 
comme  lui  ;  en  un  mot,  qu'elle  brille  de  ses 
propres  grâces  et  uou  de  la  uaiure  du  bel- 
esprit. 

L'inséparable,  dansla  chambie  de  laquelle 
je  t'écris  cette  lettre  ,  préfend  que  j'étais  en  la 
commençant  dans  cet  état  d'enjouement  que 
l'amour  inspire  ou  tolère;  mais  je  ne  sais  ctf 
qu'il  e>t  devenu.  A  mesure  que  j'avanca's  , 
une  certaine  langueur  s  emparait  de  moa 
SLinn  ,  et  me  laissait  à  peine  la  force  de  t'écriio 
les  injures  que  la  mauvaise  a  voulu  t'adresser  ; 
car  il  est  bon  de  l'avertir  que  la  critique  de 
ta  critique  est  bien  plus  de  sa  lacon  que  de 
la  mienne  ;  elle  m'en  a  dicte  sur-tout  le  pre- 
mier article  e»i  riant  comme  une  folle  ,  et 
sans  ine  permettre  d'y  rien  changer.  Mile  dit 
que  c'est  pour  t'aj)j)rcndre  h  manquer  de 
respect  au  lUarini  qu'elle  protc'ge  et  que  tu 
plaisantes. 


102        LA     NOUVELLE 

Mais  sais-tu  bleu  ce  qui  nous  met  toutes 
deux  de  si  }3oane]nimeur  ?  c'est  son  prochain, 
marj-agc.  Le  contrat  fut  passé  hier  an  soir,  et 
le  jour  est  pris  de  lundi  en  huit.  Si  jamais 
amour  ftit  gai,  c'est  assurément  le  sien:  on 
ue  vit  de  la  vie  uue  fiile  si  bouffonneuient 
amoureuse.  Ce  bon  M.  d'Or/;^'  ^  à  qui  de  son 
côté  la  tète  en  tourne  ,  est  enchanté  d'un 
accueil  si  folâtre.  Moins  difhcile  que  tu  u'étais 
autrefois  ,  il  se  prête  avec  plaisir  à  la  plai- 
santerie ,  et  prend  pour  nn  chef-d'œuvre  de 
l'amour  l'art  d'égayer  sa  maîtresse.  Pour  elle  , 
on  a  beau  la  prêcher,  lui  représenter  la  bien- 
séance ,  lui  dire  que  si  près  du  terme  elle  doit 
preiîdre  un  maintien  plus  sérieux,  plus  grave, 
et  faire  un  peu  mieux  les  honneurs  de  l'état 
qu'elle  est  prête  à  quitter;  elle  traite  tout 
cela  de  sottes  siinnî^rées  ,  elle  soiîtient  eu 
face  à  M.  d'Or/é"  que  le  jour  delà  cérémonie 
elle  sera  de  la  melllcLirc  humeur  du  monde, 
et  qu'on  ne  saurait  aller  trop  gaiem.cnt  à  la 
noce.  3Ja';s  la  petite  dissimulée  ne  dit  pas 
tout  ;  je  lui  ai  trouvé  ce  matin  les  yeux  rouges, 
et  je  parie  bien  que  les  pleurs  de  la  nuit  paient 
les  ris  de  la  journée.  Elle  va  former  de  nou- 
velles chaînes  qui  relâcheront  les  doux  liens 
de  l'amitié:  elle  va  couimeiicci  uue  maiiièio 


H  E  L  ()  I  s  E.  io3 

de  vivre  difTcrcnte  de  celle  qui  lui  fut  clicre  ; 
cile  était  contente  et  tranquille  ,  elle  va  courir 
les  hasards  auxquels  le  meilleur  mariage  ex- 
pose ;  et  quoi  qu'elle  en  dise,  comme  une 
eau  pure  et  calme  conuuence  à  se  troubler 
aux  approches  de  l'orage,  son  cœur  timide 
et  chaste  ne  voit  point  sans  quelque  alarme 
le  prochain  changement  de  son  sort. 

O  mon  ami  ,  qu'ils  sont  heureux  !  ils  s'ai- 
ment; ils  vont  s'épouser  ;  ils  jouiront  de  leur 
amour  sans  obstacles  ,  sans  craintes  ,  sans  re- 
mords !  Adieu,  adieu  ,  je  ncii  puis  dire 
davantage. 

/*.  s.  Nous  n'avons  vu  miiord  Edouard 
qu'un  moment,  tant  il  était  pressé  de  conti- 
nuer sa  route.  Le  cœur  plein  de  ce  que  nous 
lui  devons  ,  je  voulais  lui  montrer  mes  scn- 
tiraens  et  les  tiens;  mais  j'en  ai  eu  une  e.spèce 
de  honte.  En  vérité,  c'est  faire  injure  à  un 
homme  comme  lui  de  le  remercier  de  rien. 


io4       LA     NOUVELLE 

LETTRE    XV  r. 

A     J  U  J.  I  E. 

\3  Mt.  les  passions  irapctiieiiscs  rendesit  les 
liommcs  enfaus  !  qu'un  aiuoiir  forcené  58 
nourrit  aisëmeut  de  chimères  ,  et  qu'il  est  aisé 
de  donner  le  change  à  des  désirs  extrêmes  par 
les  plus  frivoles  objets  !  J'ai  reçu  ta  lettre  avec 
les  mêmes  transports  que  m'aura; t  causes  ta 
présence,  et  dans  rcmportcmcnt  de  ma  Joie 
un  vain  papier  me  tenait  lieu  de  toi.  Un  des 
plus  grands  maux  de  l'absence  ,  et  le  seul  au« 
quel  larai?on  ne  peut  rien  ,  c'est  i'mqjiiétude 
sur  l'état  actuel  de  ce  qu'on  aime,  ^'a  santé, 
sa  vie ,  son  repos  ,  son  amoui  ,  tout  échn])pe 
\  qui  craint  de  tout  perdre  ;  on  n'csCpas  plus 
sur  du  présent  que  de  l'avetiir  ,  et  tous  les  ac- 
cidens  possiblesicréaliseutsans  re>sc  dans  l'es- 
prit d'un  amant  qui  redoute.  Enfin  je  respire, 
je  vis,  tu  te  portes  bien  ,  tu  m 'a  s  mes ,  ou 
plutôt  il  y  a  dix  jours  que  tout  cela  était  vrai  ; 
mais  qui  ine  rcponJja  d'aujourd'hui  ?  () 
absence  !  o  tounnciit  !  6  'd  aarrc  et  funeste 
état,  où  l'on  ne  peut  jouir  que  du  moment 
paisé,  et  où  lo  présent  u'esl  j^^oiut  encore  I 


H  É  L  O  ï  s  E.  :to& 

Quand  tu  ne  m'aurai?  pas  parlé  de  l'insé- 
parable ,  j'aurais  reconnu  sa  uialice  dans  la 
critique  de  ma  relation  ,  et  sa  rancune  dans 
l'apologie  du  Marini  ;  mais  g'il  m'était 
permis  de  faire  la  inieunc  ,  je  ne  resterais 
pas  sans  réplique. 

Premièrement,  ma  cousine,  (car  c'est  à 
elle  qu'il  faut  répondre)  quant  au  style,  )  ai 
pr.s  celui  de  la  chose  ;  i'ai  tâclié  de  vous 
donner  à-la-fais  l'idée  et  l'exemple  du  ton 
des  conversations  à  la  mode  ;  et  suivant  un 
ancien  précepte,  je  vous  ai  écrit  à-peu-près 
comme  on  parle  en  certaines  sociétés.  D'ail- 
leurs,  ce  n'est  pas  l'usage  des  figures,  mais 
leur  choix  que  je  blâme  dans  le  cavalier 
Marin.  Pour  peu  qu'on  ait  de  chaleiu"  dans 
l'esprit,  on  a  besoin  de  métaphores  et  d'ex- 
pressions ligurées  pour  se  taire  entendre  Vos 
lettres  mêmes  en  sont  pleines  sans  que  vous 
y  souï^iez^  et  je  soutien'  qu'il  n'y  a  qu'ua 
ficomètro  et  un  sot  qui  puissent  parler  sans 
lignres.  En  eôet,  un  même  jugeme»U  n  est-il 
pas  susceptible  de  cent  deg.és  de  force  ?  et 
comment  déterminer  celui  de  ces  degrés  qu'il 
doit  avoir,  sinon  par  le  tour  qu'on  lui  donne  ? 
Mes  propres  phrases  me  font  rire,  je  l'avoue, 
et  je  lc3  trouve  absurdes,  grâces  au  soin  que 


io6        LA     NOUVELLE 

TOUS  avez  pris  de  les  isoler  ;  mais  laissez-les 
où  )e  les  ai  mises,  vous  les  trouverez  claires 
et  iiicme  énergiques.  Si  ces  yeux  éveillés^,  que 
vous  savez  si  bieu  faire  parler ,  étaieut  séparés 
l'uii  de  l'autre,  et  de  votre  visage,  cousine  , 
que  pensez  -  vous  qu'ils  diraient  avec  tout 
leur  ("eu  ?  ma  foi,  rien  du  tout,  pas  même  a. 
M.  d\yrôe. 

La  première  chose  qui  se  présente  à  observer 
dauj  un  pays  où  l'on  arrive,  n'est-ce  pas  le 
ton  général  de  la  société  ?  hé  bien,  c  est 
aussi  la  première  observation  que  j'ai  faite 
dans  celui-ci,  et  je  vous  ai  parlé  de  ce  qu'on 
dit  à  Paris  et  non  pas  de  ce  qu'on  y  fait.  Si 
j'ai  remarqué  du  contraste  entre  les  discours, 
les  sentimens  et  les  actions  des  honnêtes  gens , 
c'est  que  ce  contraste  saute  aux  yeux  au  pre- 
mier instant,  (^uand  je  vois  les  mêmes  hommes 
changer  de  maxime^  selon  les  coteries  ,  inoli- 
uistes  dans  l'une,  jansénistes  dans  l'autre, 
vils  courtisans  chez  un  ministre  ,  frondeurs 
mutins  chez  un  mécontent  ;  quand  le  vois 
un  homme  doré  décrier  le  luxe,  un  financier 
les  impôts,  un  prélat  le  dérèglement;  quand 
j'entends  une  femme  de  la  cour  parler  de 
modestie,  un  grand  seigneur  de  vertu,  un 
auteur  de  simplicité,  un  abbé  de  religion. 


H  É  L  O  l  s  E.  io7 

et  que  ces  absurdités  ne  choquent  personne  , 
ne  dois-jc  pas  conclure  à  rinstant  qu'on  ne 
$e  soucie  pas  plus  ici  d'entendre  la  vérité  que 
de  la  dire,  et  que,  loin  de  vouloir  persuader 
les  autres  quand  on  leur  parle,  on  ne  cherche 
pas  niêuie  à  leur  faire  penser  qu'on  croit  ce 
qu'on  leur  dit  ? 

Mais  c'est  assez  plaisanter  avec  la  cousine. 
Je  laisse  un  Ion  qui  nous  est  étranger  à  tous 
trois  ,  et  j'espère  que  tu  ue  me  verras  pas  plus 
prendre  le  goût  de  la  satire  que  celui  du  Ijel- 
csprit.  C'est  à  toi,  ./////e,  qu'il  faut  à  présent 
répondre  ;  car  je  sais  distinguer  la  critique 
badine  des  reproches  sérieux. 

Je  ne  conçois  pas  comment  vous  avez  pu 
prendre  toutes  deux  le  change  sur  mon  objet. 
f>e  ne  sont  point  les  Français  que  je  me  suis 
proposé  d'observer  :  car  si  le  caractère  des 
nations  ne  peut  se  déterminer  que  par  leurs 
diliérences  ,  comment  moi  qui  n'en  connais 
encore  aucune  autre  ,  entrepreudrais-je  de 
peindre  celle-ci  ?  Je  ne  serais  pas  non  plus  si 
mal-adroit  que  de  choisir  la  capitale  pour  le 
lieu  de  mes  observations.  Je  n'ignore  pas  que 
les  capitales  dilîèrcut  moins  entr'elles  que  les 
peuples  ,  et  que  les  caractères  nationaux  s'y 
cITacent  et  confondent  en  grande  partie ,  tant 


io8        LA     NOUVELLE 

^  cause  de  i'iaflueijce  commune  des  cours 
qui  se  ressemblent  toutes  ,  que  par  l'eSct 
commua  d'uue  société*  nombreuse  et  resser- 
rée,  qui  est  le  tr.êm,c*  à-peu-près  sur  tous  les 
hommes  ,  et  l'emporte  à  laiiu  sur  le  caractère 
origitiel. 

Si  je  voulais  étudier  un  |>€uplc,  c'est  dans 
les  provinces  recule'es,  uù  les  babitan?  ont 
encore  leurs  inclinations  uaLuiellcs  ,  que 
j'irais  les  observer.  Je  parcourrais  lentement 
et  avec  soin  plusieurs  de  ces  provinces,  les 
plus  éloij^ne'es  les  unes  des  autres  ;  toutes  les 
diEférences  que  j'observerais  cntr'cllcs  me  don- 
neraient t  le  génie  particulier  de  chacune  ; 
tout  ce  qu  elles  auraient  de  commun  ,  et  que 
li'auraient  pas  les  autres  j^euples  ,  formerait 
le  génie  national ,  et  ce  qui  se  trouverait  par- 
tout appartiendrait  en  général  à  rboiumc. 
Mais  je  n  ai  ni  ce  vaste  projet,  nil  expérience 
nécessaire  pour  le  suivre.  Mon  objet  est  de 
çounaitre  l'bounne,  et  ma  méthode  de  l'étu- 
dier dans  ses  d. verses  relations.  Je  ne  l'ai  vu 
jusqu'ici  qu'en  petites  sociétés, éparsetpresqu© 
isolé  sur  la  tcrr<?.  Je  vais  maintenant  le  con- 
sidérer entassé  par  multitudes  daus  les  mêmes 
lieux  ,  et  je  commencerai  a.  iu?2,er  par-là  des 
vrais  effets  da  la  iociété-  car  s'il  crt  constant 


H  E  L  O  1  s  E.  jo^j 

qu'elle  rende  les  hommes  meilleurs,  plus  elle 
est  nombreuse  et  rapprocliee,  miciiK  ils  doi- 
vent valoir  ;  et  les  ina?urs ,  par  exemple, 
seront  beaucoup  pîns  pures  à  Paris  que  dans 
le  Valais  ;  que  si  Ton  trouvait  le  contraire, 
il  faiulrait  tirer  une  coiuéquence  opposée. 

Cette  méthode  pomialt,  j'en  conviens  ,  me 
mener  encore  à  la  coîinalssance  des  peuples, 
mais  par  uuq  voie  si  Ionique  et  si  dctourncc 
que  je  ne  serais  peut-être  de  ma  vie  en  étut 
fie  prononcer  sur  aucun  d'eux.  Il  faut  que  je 
commence  par  tout  observer  dans  le  premier 
où  je  me  trouve  ;  que  j'assigne  ensuite  les 
différences,  à  mesure  (\uq  je  parcourrai  les 
autres  pays  ;  que  je  comjjare  la  France  h. 
chacun  d'eux,  comme  on  décrit  l'olivier  sur 
\in  saule  ou  le  palmier  sur  un  sapin,  et  que 
j'attende  a  juj^er  du  premier  neuplc  observé 
que  j'aie  observé  tous  les  autres. 

Veuille  donc,  ma  charmante  prêcheuse, 
distinguer  ici  l'observation  philpsophique  de 
la  satire  nationale.  Ce  ne  sont  j)oint  les  Pari- 
siens que  j'étudie,  mais  les  habitans  d'une 
grande  ville,  et  je  ne  sais  si  ce  que  j'en  vois 
ne  convient  pas  à  Rome  et  à  Londres  tout 
aussi-bien  qu'à  Paris.  Les  règles  de  la  niornie 
lit  dépendent  point  dos  us^^^es  clr?  peuples  ; 


îio        LA     NOUVELLE 

ainsi  malgré  les  préjugés  domiuans  ,  je  sens 
fort  bien  ce  qui  est  mal  en  soi  ;  mais  ce  mal, 
j'ignore  s'il  faut  l'attribuer  au  Français  ou 
à  l'homme,  et  s'il  est  l'ouvrage  de  la  cou- 
tume ou  de  la  nature.  Le  tableau  du  vice 
offense  en  tous  lieux  un  œil  impartial ,  et 
Ion  n'est  pas  plus  blâmable  de  le  repreiidre 
dans  un  pays  où  il  règne,  quoiqu'on  y  soit, 
que  de  relever  les  défauts  de  rhunianitc, 
quoiqu'on  vive  avec  les  homines.  Ne  suis-Je 
pas  à  présen  t  moi-même  un  habitant  de  Paris  ? 
peut-être  ,  sans  le  savoir,  ai-je  déjà  contribué 
pour  ma  part  au  désordre  que  j'y  remarque  ; 
peut-être  un  trop  long  séjour  y  corromprait-il 
ma  volonté  même  ;  peut-être  au  bout  d'ua 
an  ne  serais-je  plus  qu'un  bourgeois,  si  pour 
être  digne  de  toi  je  ne  gardais  l'ame  d'un 
homme  libre  et  lesmœurs  d'un  citovcn.  Laisse- 
moi  donc  te  peindre  sans  contrainte  des  objets 
auxqueU^  je  rougisse  de  ressembler ,  etin'ani* 
mer  au  pur  zèle  de  la  vérité  par  le  tableai* 
de  la  flatcrie  et  du  mensonge. 

Si  j'étais  le  maître  de  mes  occupations  et 
de  mon  sort  ,  je  saurais  ,  n'eu  doute  pas, 
choisir  d'autres  sujets  de  lettres  :  tu  n'étais 
pas  mécontente  de  celles  que  je  t'écrivais  dç 
Meillcne  et  du  Valais  :   mais,  chère  auaie^- 


H  É  L  OI  s  E.  lit 

pour  avoir  la  force  de  sup|)ortcr  le  fracas  du 
monde  où  je  suis  contraint  de  vivre,  il  faut 
bien  au  inoins  que  je  me  console  à  te  le  dé- 
crire ,  et  que  l'idcc  de  te  préparer  des  relations 
m'excite  à  en  cherclicr  les  sujets.  Autrement 
le  dccouraî^ciiieiit  va  m'atteindre  à  chaque 
pas  ,  et  il  faudra  que  j'abandonne  tout,  si  tu 
ne  veux  rien  voir  avec  moi.  Pense  que,  pour 
vivre  d'une  manière  si  peu  conforme  à  mon. 
goût,  je  fais  un  effort  qui  n'est  pas  indij^ne 
de  sa  cause  ;  et  pour  juger  quels  soins  me 
peuvent  mener  a  toi,  souffre  que  je  te  parle 
quelquefois  des  maximes  qu'il  faut  connaître 
et  des  obstacles  qu'il  faut  sr.rmonter. 

Malgré  ma  lenteur,  maigre  mes  distractions 
inévitables,  mon  recueil  était  Gui  quand  ta 
lettre  est  arrivée  heureusement  pour  le  pro- 
longer, et  j'admire,  en  le  voyant  si  court, 
combien  de  choses  ton  cœur  m'a  scu  dire  eu 
si  peu  d'espace.  Non,  je  soutiens  qn'il  n'y  a 
point  de  lecture  aussi  délicieuse,  même  pour 
qui  ne  te  connaîtrait  pas,  s'il  avait  une  ame 
semblable  aux  nôtres.  Mais  comment  ne  te 
pas  connaître  en  lisant  tes  lettres  ?  comment 
prêter  un  ton  si  lonchant  et  des  sentimens  si 
tendres  à  une  autre  figure  que  la  tienne  ?  à 
chaque  phrase  ne  voit-on  pas  le  doux  regard 


112        LA     NOUVELLE 

de  tes  yeux  ?  à  chaque  mot  u'eiitend-on  pa» 
ta  voix  charmante  ?  Quelle  autre  que  Julie  a 
jamais  aimé,  pensé,  parlé,  agi,  écrit  comme 
elle  ?  Ne  sois  donc  pas  surprise  si  tes  lettres, 
qui  te  peignent  si  bien,  font  quelquefois  sur 
ton  idolâtre  amant  le  même  eifct  que  ta  pré- 
sence. En  les  relisant  je  perds  la  raison,  ma 
tête  s'égare  dans  un  délire  continuel  ,  un  feu 
dévorant  me  consume  ,  mon  sang  s'allume  et 
pétille,  une  fureur  me  fait  tressaillir.  Je  crois 
te   voir,   te  toucher,   te  presser  contre  mon 

sein objet    adoré,    fille    enchanteresse, 

source  de  délices  et  de  volupté,  comment  en 
te  voyant  ue  pas  voir  les  houris  faites  pour 

les  bienheureux  ? Ah,  viens  ! je  la 

sens elle  ui'échappe  ,   et  je  n'embrasse 

qu'une  onibve ,...  Il  est  vrai,  chère  amie, 

tu  es  trop  belle  et  tu  fus  trop  tendre  pour 
mon  faible  cœur  ;  il  ne  peut  oublier  ni  ta 
beauté  ni  tes  caresses  :  tes  charmes  triom- 
phent de  l'absence,  ils  me  poursuivent  par- 
tout, ils  me  font  craindre  la  solitude  ;  et 
c'est  le  comble  de  ma  misère  de  n'oser  m'oc- 
cuper  toujours  de  toi. 

Ils  seront  donc  unis  m.aîgré  les  obstacles, 
•u  plutôt  ils  le  sont  au  moment  que  j'écris. 
Aimables  et  dignes  époux  !  puisse  le  ciel  les 

«OHîbler 


H  E  L  O  1  s  E.  ii3 

eorablcr  du  bonheur  que  méritent  leur  sage 
et  paisible  amour,  rinnoceiicede  leurs  mœurs, 
riiOMiiétcté  de  leurs  âmes  !  puisse-t-il  leur 
donner  ce  bonheur  précieux  dont  il  est  si 
avare  envers  les  cœurs  faits  pour  le  goûter! 
(Qu'ils  seront  heureux  ,  s'il  leur  accorde, hélas, 
tout  ce  qu'il  nous  ôte  !  Mais  pourtant  ne 
sens-tu  pas  quelque  sorte  de  consolation  dans 
nos  maux  ?  ne  sens-tu  pas  que  l'excès  de  notre 
misère  n'est  poiut  non  plus  sans  dédonnna- 
gemcnt,  et  que  s'ils  ont  des  plais'rs  dont  nous 
sommes  privés,  nous  en  avons  aussi  qu'ils  ne 
peuvent  connaître  ?  Oui ,  ma  douce  amie  , 
malgré  l'absence  ,  les  privations ,  les  alarmes  , 
malgré  le  désespoir  même,  les  puissaus  élan- 
ccmcns  de  deux  cœurs  l'un  vers  l'autre  ont 
toujours  une  volupté  secrète  ,  ignorée  des 
âmes  tranquilles.  C'est  un  des  miracles  de 
l'amour  de  nous  faire  trouver  du  plaisir  à 
souffrir;  et  nous  regarderions  comme  le  pire 
des  malheurs  un  état  d'indiffc;rence  et  d'oubli 
qui  nous  ôLerait  tout  le  sentiment  de  nos 
peines.  Plaignons  donc  noire  sort,  ô  Juliel 
mais  n'envions  celui  de  personne.  Il  n'y  a 
point  peut-être,  à  tout  prendre,  d'existence 
prélérable  à  la  nôtre  ;  et  comme  la  Divinité 
tire  tout  son  bonheurd'clie-méme- ,  les  c;Kur« 
Nouvelle  Iléioisc.  TcîUie  II.  li 


114        LA     NOUVELLE 

qiiécliauffe  un  feu  cclcste  trouvent  dans  leurs 
propres  senthuens  une  sorte  de  jouissance  pure 
et  délicieuse  ,  indépendante  de  la  fortuue  et 
du  reste  de  l'univers. 

LETTRE     XVII. 

^     J  U  L  ï  E. 


E 


i>'FiN  me  voilà  tout-à-fait  daus  le  torrenft 
Mou  recueil  fini,  j'ai  coninie'.icé  de  fréquenter 
les  spectacles  et  de  souper  en  ville.  Je  passe  uia 
journée  entière  daus  le  monde,  je  prête  lues 
oreilles  et  uics  yeuK  à  tout  ce  qui  les  frappe  ; 
et  n'apercevant  rien  qui  te  ressemble,  je  me 
recueille  au  milieu  du  bruit  et  converbc  eu 
secret  avec  toi.  Ce  u'est  pas  que  cette  vie 
hruyantc  et  tumultueuse  n'ait  aussi  quelque 
sorte  d'attraits  ,  et  que  la  prodigieuse  diver- 
sité d'objets  n'offre  de  certains  agrémensàde 
nouveaux  débarqués,  mais  pour  les  sentir  il 
faut  avoir  le  cœur  vide  et  l'esprit  frivole  j 
l'amour  et  la  raisou  semblent  s'unir  pour 
m'en  dép^onter  :  comme  tout  n'est  qu'une 
vainc  apparence  ,  et  que  tout  change  à  chaque 
instant,  ;e  n'ai  le  temps  délrc  éuiu  de  rien, 
ni  cchii  de  rieu  examiner. 


n  f,  L  O  ï  s  E.  it5 

Ainsi  )c  commence  à  Voir  les  difficultés  de 
l'étude  du  monde  ,  et  je  ne  sais  pas  uiéme 
quelle  place  il  fuHt  occuper  pour  le  biea 
connaître.  Le  philosophe  en  est  trop  loin, 
riiomme  du  monde  en  est  trop  près.  L'un 
voit  trop  pour  pouvoir  réfléchir  ,  l'autre 
trop  peu  pour  juger  du  tableau  total.  Chaque 
ohjetqui  frappe  le  philosophe  ,  il  le  considère 
à  part,  et  n'en  pouvant  discerner  ni  les  liai- 
sons ni  les  rapports  avec  d'autres  objets  qui 
sont  hors  de  sa  portée,  il  ne  le  voit  jamais 
à  sa  place  ,  et  n'en  sent  ni  la  raison  ni  les  vrais 
effets.  L'homme  du  monde  voit  tout  et  n'a  le 
temps  de  pensera  rien.  La  mobilité  des  objets 
ne  lui  permet  que  de  les  apercevoir  et  non 
de  les  observer;  ils  s'cCFacent  mutuellement 
avec  rapidité,  et  il  7ie  lui  reste  du  tout  que 
des  impressions  confuses  qui  ressemblent  au 
cahos. 

On  ne  peut  pas  non  plus  voir  et  méditer 
alternativement,  parce  que  le  spectacle  exige 
une  continuité  d'attention  qui  interrompt  la 
réflexion.  Un  homme  qui  voudrait  diviser  son 
temps  par  ijitervalîes  entre  le  monde  et  la 
solitude  ,  toujours  agité  dans  sa  retraite  et 
toujours  étranger  dans  le  monde,  ne  serait 
Jjicu  nulle  part.  Il  n'y  aurait  d'autre  moyeu 

H   2 


ii6        LA     NOUVELLE 

que  de  partager  sa  vie  entière  eu  deux  i^raiid^ 
€sj)aces  ;  l'ii!!  pour  voir,  l'autre  pour  réflé- 
chir :  mais  cela  même  est  presque  impossible  ; 
car  la  raison  n'est  pas  un  meuble  qu'on  pose 
et  qu'on  reprenne  à  sou  gre,  et  quiconque 
a  pu  vivre  dix  ans  sans  penser  ne  pensera  de 
sa  vie. 

Je  trouve  aussi  que  c'est  une  folie  de  vouloir 
étudier  le  inonde  en  simple  spectateur.  Celui 
qui  ne  pre'tend  qu'observer  n'observe  rien  , 
parce  qu'étant  inutile  dans  les  aPiaires  et 
importun  dans  les  plaisirs  ,  il  n'est  admis 
nulle  part.  On  ne  voit  agir  les  autres  qu'au- 
tant qu'on  agit  soi-m^uie  ;  dans  rccoie  du 
monde  comme  dans  celle  de  l'amour,  il  faut 
commencer  par  pratiquer  ce  qu'on  veut 
apprendre. 

(^uel  parti  prendrai-je  donc,  moi  e'tran- 
ger ,  qui  ne  puis  avoir  aucune  affaire  en  ce 
pays,  et  que  la  différence  de  religion  em- 
pêcherait s€i.le  d'y  pouvoir  aspirer  à  rien  ? 
Je  suis  réduit  à  m'abaisser  po-ur  ui'instruire , 
et  ne  pouvant  jamais  être  un  houîme  utile, 
à  tâcher  de  me  rendre  un  homuie  amusaut. 
Je  ui'exerce  ,  autant  qu'il  est  possible,  à  de- 
venir poli  sans  fausseté'  ,  complaisant  sans 
bassesse,  et  à  prendre  si  bien  ce  qu'il  y  a 


H  E  L  O  J  S  r.  ?i7 

do  J)0)i  (la)is  ia  socictc- ,  que  jV  puisse  être 
^oiiflcrt  saas  cm  adopter  les  vices. Tout homms 
oisif  qui  veut  voir  le  inoiid<;  doit  au  iiioius 
en  prcudrc  les  manières  ;usqu"à  certain  point; 
car  de  quel  droit  e:  igerait-on  d'être  admis 
parmi  des  gens  à  qui  i'ou  n'est  bon  à  rien  , 
ct?iqul  l'on  n'aurait  pas  l'art  de  plaire  ?  JNlais 
aussi  quand  il  a  trouve'  cet  art,  on  ne  lui 
en  demande  pas  davantaj;e,  sur-tout  s'il  est 
étranger.  Il  peut  se  dispenser  de  prendre  part 
aux  cabales,  aux  intrigues,  aux  démêles;  s'il 
se  coAiportc  honnêtement  envers  chacun  ,  s'il 
ne  donne  à  certaines  femmes  ni  exclusion  ni 
préférence  ,s'ilgarde  iesccretd^e  chaque  société 
où  il  est  reçu,  s'il  n'étale  [>oiat  les  ridicule» 
d'une  maison  dans  une  autre,  s'il  évite  les 
oonhdences,  s'il  se  refuse  aux  tracasseries,  s'il 
garde  par-tout  une  ccrtainedignité,  il  pourra 
^oir  paisibleuicnt  le  iiionde  ,  conserver  ses 
mœurs  ,  sa  probité  ,  sa  franclîise  même  , 
pourvu  qu'elle  vienne  d'nn  esprit  de  liberté 
et  non  d'un  esprit  de  parti.  Voilà  ce  q>vc  j'ai 
tache  de  faire  par  l'avis  de  quelques  gens 
éclairés  que  j'ai  choisis  pourguidis  parmi 
les  connaissances  que  m'a  donn-ées  miiord 
JJdouard.  J'ai  donc  commencé  d'être  admis 
dans   les  soclcJéa  nioias  nombreuse  s  et   phts 

Il  3 


ii8        LA     NOUVELLE 

choisies.  Je  iic  m'étais  ironvé  iusqu'à-prc'sent 
qu'à  des  dhicrs  lëgles  ,  où  l'on  ne  voit  de 
icuiinc  que  la  inaîtrcsse  de  la  maison  ,  où  tovis 
les  désœuviës  de  Paris  sont  reçus  pour  peu 
qu'on  les  connaisse,  où  chacini  paie  comme 
il  peut  sou  dîucr  eu  esprit  ou  en  flatterie, 
et  dont  le  ton  bruyant  et  confus  ne  diffère  pa$ 
beaucoup  de  celui  des  tables  d'auberges. 

Je  suis  maintenant  initié  à  des  mystères 
plus  secrets.  J'assisteà  des  soupers  prie's  ,  où  la 
porte  est  fermée  à  tout  survenant,  et  où  l'on 
est  sûr  de  ne  trouver  que  des  gens  qui  con- 
viennent tous,  sinon  les  uns  aux  autres,  au 
moins  à  ceux  qui  les  reçoivent.  C'est  là  que 
les  femmes  s'observent  moins,  et  qu'on  peut 
commencera  les  e'tudier  ;  c'est  là  que  règ'^cnt 
plus  paisiblement  des  propos  plus  fins  et  plus 
satiriques  ;  c'est  là  qu'au-lieu  des  nouvelles 
publiques,  des  spectacles,  des  promotions, 
des  morts,  des  mariages  dont  on  a  parlé  le 
matin  ,  on  passe  discrètement  en  revue  les 
anecdotes  de  Paris  ,  qu'on  dévoile  tous  les 
évèueinens  secrets  de  la  chronique  scanda- 
leuse ,  qu'on  rend  le  bien  et  le  mal  également 
plaisans  et  ridicules,  et  que,  peignant  avec 
art  et  selon  l'intérêt  particulier  les  caractères 
des  personnages  j  chaque  iuterlocutcur  sans 


H  E  L  O  l  s  E.  TT9 

V  penser  peint  cucorc  beaucoup  mieux  le 
s!!pn  ;  c'est  là  qu'un  reste  de  circonspection 
fait  inventer  devant  les  laquais  un  certain 
langage  entortillé,  sous  lequel,  feignant  de 
rendre  la  satire  plus  obscure,  on  la  rend 
seulement  plus  amère  ;  c'est  là,  en  un  mot, 
qu'on  affile  avec  soin  le  poignard,  sous  pré- 
texte de  faire  moins  de  mal,  mais  en  effet 
pour  l'enfoncer  plus  avant. 

Cependant,  à  considérer  ces  propos  selon 
nos  idées,  on  aurait  tort  de  les  appeler  sati- 
riques ;  car  ils  sont  bien  plus  railleurs  que 
mordans,  et  tombent  moins  sur  le  vice  que 
sur  le  ridicîile.  En  général  la  satire  a  peu  de 
cours  dans  les  grandes  villes,  où  ce  qui  n'est 
que  mal  est  si  simple  que  ce  n'est  pas  la  peine 
d'en  parler.  Que  reste-t-il  à  bkrlner  où  la  vî  rtu 
n'est  plus  cstime'c,  et  de  quoi  médirait-on 
quand  on  ne  trouve  plus  de  mal  à  no  i  ?  à 
Paris  siu-tout  où  l'on  ne  saisit  le?  c!jn-cs  que 
par  le  côté  plaisant,  tout  ce  qui  do.t  allu- 
mer la  colère  et  l'indignation  est  ir, r.ours 
mal  reçu,  s'il  n'est  mis  en  cha:ison  ou  en 
épigramme.  Les  jolies  femmes  n'aimeni  pouit 
à  se  fâcher  ;  aussi  ne  se  fàchcnt-cllc:-  d.-  rien  ; 
elles  -aiment  à  rire;  et  comme  li  n\  a  pas 
le  mot  pour  rire  au  crime,  les  fripons  saut 


120        LA     NOUVELLE 

d'iionnétes  gens  comme  tout  le  monde  ;  mais 
malheur  à  qui  prête  le  flanc  au  ridicule,  sa 
caustique  empreinte  est  ineffaçable  ;  il  ne 
déchire  pas  seulement  les  mœurs,  la  vertu, 
il  marque  jusqu'au  vice  même  ;  il  fait  ca- 
lomnier les  me'chans.  Mais  revenons  à  nos 
soupers. 

Ce  qui  m'a  le  plus  frappe'  dans  ces  socie'tes 
d'clite  ,  c'est  de  voir  six  personnes  ciioisies 
exprès  pour  s'entretenir  a-;réablcment  ensem- 
ble ,  et  parmi  lesquelles  régnent  même  le  plus 
souvent  des  liaisons  secrètes  ,  ue pouvoir  rester 
une  heure  entre  elles  six ,  sans  y  faire  intervenir 
la  moitié  de  Paris  ,  comme  si  leurs  cœurs 
n'avaient  rien  à  se  dire  ,  et  qu'il  n'y  eût  là 
personne  qui  méritât  de  les  intéresser. 

Te  souvient-il  ,  ma  Julie ^  comment,  eu 
soupant  chez  ta  cousine  ou  chez  toi,  nous 
savions,  en  dépit  de  la  contrainte  du  mys- 
tère, faire  tomber  rcutrctlevi  sur  dei  sujets 
qui  eussent  du  rapport  à  nous  ,  et  comment 
à  chaque  rét^exion  touchante  ,  à  chaque  allu- 
sion subtile,  uu  regard  plus  vif  qu'un  éclair  , 
\\\\  soupir  plutôt  deviné  qu'aperçu  ,  en  por- 
tait le  doux  sentiment  d'un  cœur  à  l'autre  ? 

Si  la  conversation  se  tourne  par  ha.sard  sur 
le»  convive-  ,  c'est   comuuinéuicut  dans  uii 


H  É  L  O  i  s  E.  12» 

Gcrtaiii  )argû:i  de  société  dont  il  fiint  avoir 
ia  clef  pour  rentciidrc.  A  l'aide  de  ccchillrc, 
on  se  fait  re'ciproqiicmeiit  et  sclcii  le  goût  du 
ti'inps  mille  iiiauva:i5v.s  plaisanteries,  durant 
lesquelles  le  plussot  n'est  pas  celuiqni  brille  le 
inoins  ,  tandis  qu'un  tiers  mal  instruit  est 
réduit  à  l'ennui  et  au  silence,  ou  à  rire  de 
ce  qu'il  n'entend  point.  Voilà,  liors  le  tcte- 
à-tcte  qui  m'est  et  me  sera  toujours  inconnu, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  tendre  et  d'affectueux 
dans  les  liaisons  de  ce  pa3s. 

Au  milieu  de  tout  cela  ,  qu'un  bomtue  de 
poids  avance  un  propos  ^y.ave  ou  agite  une 
question  sérieuse  ,  aussitôt  l'attention  com- 
mune se  fixe  a  ce  nouvel  obict  ;  bomnics  , 
femmes,  vieillards  ,  jeunes  gens,  to-us  se  prê- 
tent à  le  considérer  par  toutes  ses  faces,  ek 
l'on  est  étonne'  du  sens  et  de  la  raison  qui 
sortent  comme  à  l'envi  de  toutes  ces  têtes 
folâtres,  (y)   Un  point  de  morale  ne  serait 


(  î  )  Pourvu  ,  toutefois  ,  qu'une  plaisanterie 
imprévue  ne  vienne  pas  déranger  cette  gravité  ; 
car  alors  chacun  renclïérit  ;  tout  part  à  Tinstant, 
et  il  n*y  a  plus  moyen  de  reprendre  le  ton  sé- 
rieux. Je  me  rappelle  un  certain  paquet  de  gim- 
blottei  qui  troubla  si  plaisamment  une  repré- 
«entation    de    ia    foire-    Les    acteur»    dérangés 


T22        LA     NOUVELLE 

pas  mieux  discuté  dans  unç  société  de  phi- 
losophes que  dans  celle  d'une  jolie  feuime  de 
Paris  ;  les  conclusions  y  seraient  même  sou- 
vent moins  sévères  :  car    le  philosophe  qui 
veut  agir  comme  il  parle,  y  regarde  à  deux 
fols  ;  mais  ici  où  toute  la  morale  est  un  pur 
verbiage  ,  on  peut  être  austère  sans  consé- 
quence ,    et  l'on    ne  serait  pas    fâché ,  pour 
rabattre    un     peu   l'orgueil  philosophique  , 
de  mettre  la  vertu  si  haut  que  le  sage  même 
n'y  pût  ateindre.  Au  reste,  hommes  et  fem- 
mes, tous  ,  instruîtspar  l'expérience  du  m.onde 
et  sur-ioat  parleur  conscience,  se  réunissent 
pour  penser  de  leur  espèce   aussi  mal    qu'il 
est    possible  ;  toujours  philosophant  triste- 
ment ,  toujours  dégradant  par  vanité  la  na- 
ture hmnaine  ,  toujours  cherchant  dans  quel- 
que vice   la  cause  de  tout  ce  qui  se  fait  de 
bien  ,    toujours    d'après    leur   propre   cœur 
médis^int  du  cœur  de  l'homme. 

Malgré   cette  avilissante   doctrine  ,  un  des 
sujets  favoris  de  ces  paisibles  entretiens  c'est 

n'étaient  que  des  animaux  ;  mais  que  de  chor>es 
sont  girablettes  pour  beaucoup  d'hommes  î  On  Sii*t 
oui  Fontenelle  a  voulu  peindre  dans  l'histoire  des 
Tyrintiens, 


H  É  L  O  is  E.  123 

le  senllmont;    iiu)t  par  lequel  il  ne  faut  pas 
entendre  un  epanclicmcnt  aB'ecîueiix  dans  le 
sein    de  l'auionr  on   de  l'aniitie  ;  cela  serait" 
d'une  fadeur  à  mourir  :  c'c^t  le  sentiment  mis 
en  grandes  maximes  ge'ncralcs  et  quiiitessen- 
cle'    par  tout  ce   que   la   metapliysique  a  de 
plus  subtil.   Je  puis  dire  n'avoir  de  ma  vie 
OUI  tant  parler  du  sentiment ,  ni  si  peu  com- 
pris ce  qu'on  en  disait.  Ce  sont  des  rauneinens 
inconcevables.  O  Julie  !   nos  cœurs  grossiers 
n'ont    jamais    rien  su    de     toutes    ces    belles 
maximes,  et  j'ai  peur  qu'il  n'en  soit  du  sen- 
timent chez  les  gens  du  inonde  comme  à.' Ho- 
mère chez  les  pe'dans  ,    qui  lui  forgent  mille 
beautés   chimériques  ,   faute  d'apercevoir  les 
véritables.  Ils  dépensent  ainsi  tout  leur  sen- 
timent en  esprit,    et  il  s'en  exhale  tant  dans 
le  discours  qu'il  n'eu  reste  plus  pour  la  pra- 
tique. Heureusement ,  la  bienséance  y  supplée, 
et  l'on  fait   par  usage  à-pcu-près  les  mêmes 
choses  qu'on  ferait  par  sensibilité  ;  du  moins 
tant  qu'il  n'eu    coûte  que   des  formules  et 
quelques  :^cnes  passagères  ,    qu'on  s'impose 
pour  faire  bien  parler  de  soi;  car   quand   les 
sacrifices  vont  jusqu'à  gêner  trop  long-temps 
ou  à  coûter  trop  cher,  adieu    le  sentiment, 
la  bieusédnce  u'ej   exige  pas  jusque-là.   A 


ï24        LA     NOUVELLE 

cela  près,  ou  ne  saurait  croire  a  quel  point 
toutest  compassé,  mesure  ,  pesé  dansée  qu'ils 
appcllcïit  des  procédés  ;  tout  ce  qui  n'est 
plus  dans  les  ^eutimcns  ,  ils  l'ont  mis  en 
règle  ,  et  tout  est  règle  parmi  eux.  Ce  peu- 
ple imitateur  serait  plein  d'originaux  qu'il 
serait  impossiule  d'en  rien  savoir  ;  car  nul 
lioinme  n'ose  cire  lui-même.  Ilfaiitfaij-e 
ccimne  les  autres ^  c'est  la  première  maxiiiio 
de  la  sagesse  du  pays.  Cela  se  fait ,  cela  ne 
se  fait  pas  f  voilà  la  décision  suprême. 

Cette  apparente  régularité  donne  aux  usa- 
ges communs  Tair  du  monde  le  plus  comique , 
même  dajis  les  choses  les  plus  sérieuses.  On 
sait  à  point  nomuié  quand  il  faut  envoyer 
savoir  des  nouvelles  ;  quand  il  faut  se  faire 
écrire,  c'est-à-dire  faire  une  visite  qu'on  ne 
fait  ])as  ;  quand  il  faut  la  faire  soi-même  : 
quand  il  est  permis  d'être  cliez  soi  ;  quand 
on  doit  n'y  pas  être  quoiqu'on  y  soit;  quelles 
offres  l'un  doit  faire  ;  quelles  offresTautre  doit 
rejeter  ;  quel  degré  de  tristesse  on  doit  prendre 
àtelleou  telle  mort;  (r)  combien  de  tempson 

(  r)  S'afiliger  à  la  mort  de  quelqu'un  est  un  sen- 
tiii'oiit  d'humanité  et  un  témoignage  de  bon  na- 
turel,  raaiî  non  pas  un  flevf.'ir  de  vertu  ,  ce 
quelqu'un    fût-il    niém»    noirs  père.    Q;acon(pic 

d  o.i  £ 


H  É  L  O  ï  s  E.  Î25 

cloît  pleurer  à  la  campagne  ;  le  jour  où  l'on 
peut  revenir  se  consoler  à  la  ville  ;  l'heure 
et  la  minute  oii  l'affliction  permet  de  donnef 
le  bal  ou  d'aller  au  spectacle.  Tout  le  monde 
Y  fait  à-la-fois  la  même  chose  dans  la  même 
circonstance  :  tout  va  par  temps  comme  le» 
inouvemens  d'un  régiment  en  bataille  :  vous 
diriez  que  ce  sont  autant  de  marionettca 
clouées  sur  la  même  planche,  ou  tirées  pac 
le  même  iil. 

Or ,  comme  il  n'est  pas  possible  que  tons 
ces  gens  qui  font  exactement  la  même  chose  , 
soient  exactement  afîectês  de  même,  il  est 
clair  qu'il  faut  les  pénétrer  par  d'autres 
moyens  pour  les  connaître  ;  il  est  clair  quo 
tout  ce  jargon  n'est  qu'un  vain  formulaire, 
et  sert  moins  a.  juger  des  mœurs  que  du 
to?i  qui  règne  à  Paris.  On  apprend  ainsi  les 
propos  qti'on  y  tient  ,  mais  rien  de  ce  qui 
peut  servir  à  les  appi-écier.  J'en  dis  autant 
de  la  plupart  des  écrits  nouveaux  ;  j'en  did 
autant  de  la  scène  même  ,  qui  depuis  J/o//tV^ 
est  bien  plus  uu  lieu  où  se  débitent  de  jolies 

en  pareil  cas  n'a  point  d'alTli'^rion  dans  le  reçut 
n'en  doit  point  montrer  au-dehors  ;  car  il  est 
beaucoup  plus  essentiel  de  fuir  la  fausseté  qu« 
de   s'asservir  aux  blensétvn'-es, 

Nouvelle  Héloise.  Tome  II.  I 


126       L  A     N  O  U  Y  E  L  L  E 

co7iversations  ,  que  la  repiTsentatlon  de  la  vie 
civile.  Il  y  a  ici  trois  théâtres  ,  sur  deux  des- 
quels ou  représente  des  êtres  cliime'riques , 
savoir  sur  l'uu  ,  des  arlequins  ,  des  panta- 
lons ,  des  scaramouches  ;  sur  l'autre  ,  des 
dieux  ,  des  diaiiles  ,  des  sorciers.  Sur  le  troi- 
sième ou  représente  ces  pièces  immortelles 
dont  la  lecture  nous  fesait  tant  de  plaisir, 
et  d'autres  plus  nouvelles  qui  paraissent  de 
temps  en  temps  sur  la  scène.  Plusieurs  de  ces 
pièces  sont  tragiques  ,  mais  peu  touchantes  ; 
et  si  l'on  y  trouve  quelques  sentimens  natu- 
rels et  quelque  vrai  rapport  au  cœur  humain  , 
elles  n'offrent  aucune  sorte  d'instruction  sur 
les  mœurs  particulières  du  peuple  qu'elles 
amusent. 

L'institution  de  la  tragédie  avait  chez  ses 
inventeurs  un  fondement  de  religion  qui  suf- 
fisait pour  l'autoriser.  D'ailleurs,  elleonVait 
aux  Grecs  un  spectacle  instructif  et  agréable 
dans  les  uialheurs  des  Perses  leurs  ennemis  , 
dans  les  crimes  et  les  folies  des  rois  dont  ce 
peuple  s'était  délivré.  Qu'on  représente  à 
Berne  ,  à  Zurich,  à  la  Haye  l'ancienne  ty- 
rannie de  la  maison  d'Autriche,  l'amour  de 
la  patrie  et  de  la  liberté  nous  rendra  ces  pièces 
intéressantes  ;  inai.s  qu'on   me   dise  de   quel 


Il  E  L  O  i  s  E.  127 

usa^c  sont  ici  les  tragédies  de  Corneille  ,  et 
ce  qu'importe  an  peuple  de  Paris  Pompée  ou 
Sertorius'i  Les  tragédies  grecques  roulaient 
sur  des  evèncmcns  réels  ou  re'putcs  tels  par 
les  .spectateurs  ,  et  fondés  sur  des  traditions 
historiques.  3Iais  que  fait  une  flamme  he'- 
roïquc  et  pure  dans  l'ame  des  grands  ?  ne 
dirait- on  pas  que  les  combats  de  l'amour 
et  de  la  vertu  leur  donnent  souvent  de  mau- 
vaises nuits  ,  et  que  le  cœur  a  beaucoup  à 
faire  dans  les  mariages  des  rois  ?  Juge  de  la 
vraisemblance  et  de  l'utilité  de  tant  de  pièces , 
qui  rovdent  toutes  sur  ce  chiuiériquc  sujet  ! 

Quanta  la  comédie,  il  est  certain  qu'elle 
doit  représenter  au  7iaturcl  les  mœurs  du 
peuple  \^o\.vc  lequel  elle  est  faite,  afin  qu'il 
s'y  corrige  de  ses  vices  et  de  ses  défauts  , 
comme  on  ôtc  devant  un  miroir  les  taches 
de  son  visage.  Térencc  et  Plante  se  trom- 
perait dans  leur  objet  ;  mais  avant  eux 
jrlristopUaiie  et  Aîcnandre  avaient  exposé 
aux  Athéniens  les  mœurs  athéniennes  ;  et 
depuis  ,  le  seul  Molière  ])eignit  plus  naïve- 
ment encore  celles  des  Français  du  siècle 
dernier  à  leurs  pro[)res  yeux.  Le  tableau  a 
changé;  u\ais  il  n'est  plus  revenu  de  peintre. 
Maintenant  on  coolc  au  théâtre  les  couver- 

l    2 


128       LA     NOUVELLE 

satious  d'une  centaine  de  maisons  de  Paiisr 
Hors   de    cela  ,    on    n'y    apprend    rien   des 
mœurs  des  Français.  Il  y  a  dans  cette  grande 
ville    cinq   ou  six  cents  mille    âmes  dont  il 
n'est  jamais  question  sur  la  scène.  Molière 
osa  peindre  des  bourgeois  et  des  artisans  aussi- 
bien  que  des  marquis  ;  Socrate  fesait  parler 
des  cochers  ,  menuisiers  ,  cordonniers ,    ma- 
çons.  Mais   les   auteurs    d'aujourd'hui,    qui 
sont  des  gens  d'un  autre  air  ,   se  croiraient 
déshonorés  s'ils  savaient  ce  qui  se  passe  au 
comptoir  d'un  marchand  ou  dans  la  boutique 
d'un  ouvrier  ;  il  ne  leur  faut  que  dès  inter- 
locuteurs illustres  ,    et  ils  cherchent  dans  le 
rang  de  leurs   personnages   l'élévation  qu'ils 
ne  peuvent  tirer  de  leur  génie.  Les  spectateurs 
eux  -  mêmes  sont  devenus  si   délicats    qu'ils 
craindraient  de  se  compromettre  à  la  comé- 
die, commeen  visite ,  et  ne  daigneraient  pas 
aller  voir  en  représentation  des  gens  de  moin- 
dre condition   qu'eux.    Ils    sont    connue    les 
seuls  habitans  de  la  terre  ;  tout  le  reste  n'est 
rien  à  leurs   yeux.    Avoir    un  carrosse  ,    un 
suisse,  un  maître-d'hôtel,    c'est  être  comme 
tout  le  monde.   Pour    élre    ccmme   tout    le 
inonde  il  faut  être  comme  trè.^-peu  de  gens. 
Ceux  qui  vont  à  pied  ne  sont  pas  du  monde; 


H  E  L  O  1  s  E.  129 

cesontdps])ourgeois  ,  des  bomines  du  peuple, 
des  gens  de  l'autre  moude  ,  et  l'on  dirait  qu'un 
carrosse   n'est   pas    tant  néccssairo    pour   se 
conduire  q\ie  pour  exister.  Il  y  a  coiunie  cela 
une  poignée  d'impertinens  qui  ne  comptent 
qu'eux    dans    tout    l'univers  ,    et  ne  valent 
guère  la  peine  qu'on  les  compte,  si  ce  n'est 
pour  le  mal  qu'ils  font.  C'est  pour  eux  uni- 
quement que  sont  faits  les  spectacles.  Ils  s'y 
montrent  a  -  la -fois  comme    représentes   au 
milieu  du  tlie'âtre  et  comme  reprcsenlans  aux 
deux  côtés  ;  ils  sont  personnages  sur  la  scène 
et  comédiens  sur  les  bancs.  C'est  ainsi   que 
la  sphère  du  moud?  et  des  auteurs  se  rétrécit; 
c'est  ainsi  que  la  scène  moderne  ne  quitte  plus 
son  ennuyeuse  dignité.  On  n'y  sait  plus  mon- 
trer les  hommes  qu'en  habit  doré.  Vous  diriez 
que  la  France  n'est  peuplée  que  de  comtes  et 
de  chevaliers  ,  et  plus  le  peuple  y  est  misérable 
et  gueux,  plus  le  tableau  du  pcupleyestbrillant 
et   magnifique.   Cela  fait   qu'en  peignant  le 
ridicule   des  états  qui  serrent  d'exemple  aux 
autres  ,  on  le  répand  plutôt  que  de  l'éteindre , 
et  que  le  peuple,  toujours  singe  et  imitateur 
des  riches  ,  va  moins  au  théâtre  pour  rire  de 
leurs  folies  que  pour  les  étudier,  et  devenir 
encore  plus  fou  qu'eux  en  les  imitant.  Voilà 

13 


i3o        LA     NOUVELLE 

de  quoi  fut  cause  Molière  lui-même  -^  11  cor- 
rigea la  cour  eu  iufectaut  la  ville  ^  et  seji 
ridicules  marquis  fureut  le  preraivr  modèle 
des  petlts-maitres  bourgeois  qui  leur  succé- 
dèrent. 

En  ge'ne'ral  il  y  a  beaucoup  de  discours  et 
peu  d'actiou  sur  la  scène  française  ;  peut-être 
est-ce  qu'en  effet  le  Français  parle  encore  plus 
qu'il  n'agit  ;  ou  du  moins  qu'd  donne  un 
bien  plus  grand  prix  à  ce  qu'on  dit  quà  ce 
qu'on  fait.  Quelqu'un  disait  en  sortant  d'une 
d'une  pièce  de  Denis  le  tyran  :  Je  n'ai  rien. 
vu,  mais  j'ai  entendu  force  paroles.  Voilà  ce 
qu'on  peut  dire  en.  sortant  des  pièces  fran- 
çaises. Racine  et  Corneille  avec  tout  leur 
génie  ne  sont  eux-mêmes  que  des  parleurs , 
et  leur  successeur  est  le  premier  qui ,  à  l'i- 
tnltationdes  Anglais  ,  ait  osé  mettre  quelque- 
fois lascène  en  représentation. Communément 
tout  se  passe  en  beaux  dialogues  bien  agencés  , 
bien  ronflans  ,  où  l'on  voit  d'abord  que  le 
premier  soin  de  chaque  interlocuteur  est  tou- 
jours celui  de  briller.  Presque  tout  s'énonce 
en  maximes  générales.  Quelque  agités  qu'ils 
puissent  être  ,  ils  songent  toujours  plus  au 
public  qu'à  eux-iuêmcs;  une  i^entence  leur 
coûte  moins  qu'un  sentiment  \  les  pièces  de 


H  E  L  O  1  s  E.  i3i 

Racine  et  de  Molière  (5-)  exceptées  ,  le  jti  est 
presque  aussi  scrupuleusement  bauui  de  la 
scène  française  que  des  e'crits  de  Port-Royal, 
et  les  passions  humaines ,  aussi  modestes  que 
l'huniilité  chrelienuL  ,  n'y  parlent  jamais  que 
par  on.  Il  y  a  encore  une  certaiRc  dignité 
maniérée  dans  le  geste  et  dans  le  propos, 
qui  ne  permet  jamais  a  la  passion  de  parler 
exactementson  langage, ni àl'auteur de levétii* 
son  personnage  et  dose  transporter  au  lieu  de 
la  scène  ;  mais  qui  le  tient  toujours  enchaîné 
sur  le  théâtre  et  sous  les  yeux  des  spectateurs. 
Aussi  les  situations  les  plus  vives  ne  lui  font- 
elles  jamais  oublier  un  bel  arrangement  de 
phrases  ni  des  attitudes  élégantes  ;  et  si  le 
désespoir  lui  plonge  un  poignard  dans  le  cœur, 
non  coutentd'observerla  décence  en  tombant 
comme  Pollxene ,  il  ne  tombe  point  ;  la 
décence  le  maintient  debout  après  sa  mort. 


(  *  )  Il  ne  faut  point  associer  en  ceci  Molière 
à  Racine  ,  car  le  premier  est  ,  comme  tous  le» 
autres ,  plein  de  maximes  et  de  sentences  ,  sur-tout 
dans  ses  pièces  en  vers  :  mais  chez  Racine  tout  est 
sentiment,  il  a  su  faire  parler  chacun  pour  soi; 
et  c  est  en  cela  qu'il  est  vraiment  unique  parmi 
les  auteurs  dramatiques  de  sa  natioiî. 

I  4 


%Zt       LA     X  O  U  V  E  i  L  E 

et  tous  ceux  qui  viennent  d'expirer  s'en 
retournent  l'instant  d'après  sur  leurs 
jambes. 

Tout  cela  vient  de  ce  que  le  Français  ne 
cherche  point  sur  la  scène  le  naturel  et  l'illu- 
gion  ,  et  n'v  veut  que  de  l'esprit  et  des  pen- 
sées ;  il  fait  cas  de  l'agrément  et  ncn  de  l'i- 
initation  ,  et  ne  se  soucie  pas  d'être  séduit 
pourvu  qu'on  l'amuse.  Personne  ne  va  au 
623ectacJe  pour  le  plaisir  du  spectacle,  mais 
pour  voir  l'assemblée,  pour  eu  être  vu,  pour 
ïamasscr  de  quoi  fournir  au  caquet  après  li 
pièce  ;  et  l'on  ne  songe  a  ce  qu'on  voit  que 
pour  savoir  ce  qu'on  eu  dira.  L'acteur  pour 
eux  est  toujours  l'acteur  ,  jamais  le  person^ 
nage  qu'il  représente.  Cet  homme  qui  parle 
en  maître  du  monde  n'est  point  Auguste 
c\î»\.Ba7'on ,  la  veuve  de  Pompée  est  Adrieiir- 
lie  ,  Alzîre  est  Mlle.  Gaussin  ,etçe  fier  sau- 
vage est  Granch'ah  Les  comédiens  de  leur 
côté  négligent  entièrement  l'illusion  dont  ils 
voierit  que  personne  ne  se  soucie.  Ils  placent 
les  héros  de  l'antiquité  entre  six  rangs  de 
jeunes  parisiens  ;  ils  calquent  les  modes  fran- 
çaises sur  l'habit  romain  ;  on  voit  Cornélie 
çn  pleurs  avec  deux  doigts  de  rouge  ,  Catcii 
poudré  g  blanc  j  et  ^rutu^  eu  panier.  Tou^ 


H  E  L  O  1  S  E.  i33 

ecla  ne  choque  personne  et  ne  fait  rien  au 
succès  des  pièces  ;  comnic  on  ne  voit  que  l'ac- 
teur dans  le  pcrsoimage  ,  on  ne  voit  non 
plus  que  l'auteur  dans  le  drame  ;  et  ?i  le 
costume  est  néglige'  ,  cela  se  pardonne  aisé- 
ment-, car  on  sait  bien  que  Corneille  n'était 
pas  tailleur  ,  ni   Crébillon  perruquier. 

Ainsi  de  quelque  sens  qu'on  envisage  les 
choses  ,  tout  n'est  ici  que  babil ,  jargon  ,  pro- 
pos sans  conséquence.  Sur  la  scène  comme 
dans  le  monde  on  a  beau  écouter  ce  qui  se 
dit ,  on  n'apprend  rien  de  ce  qui  se  fait  ;  et" 
qu'a-t-on  besoin  de  l'apprendre  ?  si-tôt  qu'un 
homme  a  parlé  ,  s'informe-t-on  de  sa  con- 
duite ,  n'a-t-il  pas  tout  fait  ,  n'est  -  il  pas 
jugé  ?  L'iîonnéte  -  homme  d'ici  n'est  point 
celui  qui  fait  de  bonnes  actions,  mais  celui 
qui  dit  de  belles  choses  ,  et  un  seul  propos  in- 
considéré ,  lâclié  sans  réflexion  ,  peut  faire  à 
celui  qui  le  tient  un  tort  irréparable  que 
lî'efl'aceraient  pas  quarante  ans  d'intégrité. 
Eu  nn  mot,  bien  que  les  œuvres  des  hora^ 
mes  ne  ressemblent  guère  à  leurs  discours  , 
je  vois  qu'on  ne  les  peint  que  par  leurs  dis- 
cours sans  égard  à  leurs  œuvres;  je  tois  aussi 
qucdans  une  grande  ville  la  société  paraît  plus 
douce  ,  plus  facile,  plus  sûre  même  que  parmi 

I  ; 


i34        LA     NOUVELLE 

des  gens  moins  étudies  ;  mais  les  hommes  y 
sont-ils  eu  effet  plus  humains  ,  plus  modérés  , 
plus  justes  ?  je  n'en  sais  rien.  Ce  ne  sont  en- 
core là  que  des  apparences  ,  et  sous  ces  de- 
hors si  ouverts  et  si  agréables  ,  les  cœurs  sont 
peut-être  plus  cachés  ,  plus  enfoncés  eu- 
dedans  que  les  nôtres.  Etranger  ,  isolé  ,  sans 
affaires  ,  sans  liaisons  ,  sans  plaisirs  ,  et  ne 
voulant  rai'en  rapporter  qu'à  moi  ,  le  moyen 
de  pouvoir  prononcer  ? 

Cependant  je  commence  à  sentir  l'ivresse 
où  cette  vie  agitée  et  tumultueuse  plonge 
ceux  qui  la  mènent,  et  je  tombe  dans  uu 
étourdissemcnt  semblable  à  celui  d'un  homme 
aux  yeux  duquel  on  fait  passer  rapideruent 
une  uiultitude  d'objets.  Aucun  de  ceux  qui 
me  frappent  n'attache  mon  cœur,  mais  tous 
ensemble  en  troublent  et  suspendent  les 
affections  ,  au  poiut  dcn  oublier  quelques 
instans  ce  que  je  suis  et  à  qui  je  suis.  Chaque 
jour  en  sortant  de  cliez  luoi  j'enferme  mes 
seutimens  sous  la  clef,  pour  en  prendre  d'au- 
tres qui  se  prêtent  aux  frivoles  objets  qui 
m'attendent.  Insensiblement  je  juge  et  rai- 
sonne comme  j'entends  juger  et  raisonner 
tout  le  monde.  Si  quelquefois  j'essaie  de 
secouer  les  préjugéià  et    de    voir  les   choses 


Tl  K  L  O  X  s  E.  i:^i 

comme  elles  sont ,  à  l'instaiit  je  suis  écrase 
d'ini  certain  verbiage  qui  ressemble  beau- 
coup à  (lu  raisonnement.  On  me  prouve  avec 
évidence  qu'il  n'y  a  que  le  demi-philosophe 
qui  regarde  à  la  réalité  des  choses;  que  le 
vrai  sage  ne  les  considère  que  par  les  appa- 
rences; qu'il  doit  prendre  les  préjuge's  pour 
principes  ,  les  bienséances  pour  lois  ^  etquo 
la  plus  sublime  sagesse  consiste  à  vivre 
connue   les  fous. 

Force'  de  changer  ainsi  l'ordre  de  mes  aiïcc-» 
lions  morales,  forcé  de  donner  un  prix  à  des 
chimères  ,  et  d'imposer  silence  à  la  nature 
et  à  la  raison  ,  je  vois  par-là  défigurer  ce 
divin  modèle  que  je  porte  au-dcdans  de  moi, 
et  qui  servait  à-ia-fois  d'objet  a  mes  désirs 
et  de  règle  à  mes  actions  ;  je  flotte  de  ca- 
price en  caprice  ,  et  mes  goûts  étant  sans 
cesse  asservis  à  l'opinion  ,  je  ne  pnlô  être  sur 
unseul  )Our  de  ce  que  j'aimerai  le  lendemain. 

Confus  ,  humilié  ,  consterné  ,  de  sentir 
dégrader  en  luoi  la  nature  Je  l'homme  ,  et 
me  voir  ravalé  si  bas  de  cette  grandeur  in- 
térieure ,  où  nos  cœurs  enllanunés  s'élevaient 
réciproquement,  je  reviens  le  soir  pénétré 
d'une  secrète  tristesse  ,  accable  d'un  dégoût 
mortel ,  et  le'  cœur  vide    et  gonflé  comme 

1    6 


î36        LA     N  O  U  V  R  L  L  E 

un  ballon  reiupli  d'air.  O  amour!  ô  purssen* 

tiniens  que  je   tiens  de   lui! avec  quel 

charme  je  reutre  eu  moi-même  !  avec  quel 
transport  j'y  retrouve  encore  mes  premières 
aîTcctions  et  ma  première  dignité  !  Combien 
ie  m'applaudis  d'y  revoir  briller  dans  tout 
son  éclat  l'image  de  la  vertu  ,  d'y  contenir 
plcr  la  tienne,  ô  Julie  ^  assise  sur  un  trône 
de  gloire  et  dissipant  d'un  souffle  tous  ces 
prestiges  !  Je  sens  respirer  mon  ame  opressée  , 
je  crois  avoir  recouvré  mon  «sistence  et  ma 
vie  ,  et  je  reprends  avec  mou  amour  tous 
îcs  sentimcns  sublipies  qui  le  rendent  digne 
de  sou  objet. 

LETTRE    XVIII, 

V  E     JULIE. 

%3  E  viens  ,  mon  bon  ami ,  de  jouir  d'un  des 
plus  d  oux  spectacles  qui  puissent  jamais  charr- 
pier  mes  yeux.  La  plus  sage  ,  la  plus  aimable 
des  filles  est  enfin  devenue  la  plus  digne  et 
la  meilleure  des  fennues.  L'honnête-homme, 
dont  elle  a  comblé  les  vœux  ,  plein  d'e.-timei 
et  d/amour  pour  elle  3  ue  respire  ^iie  ^ouy 


H  E  L  O  I  s  E.  13/ 

la  chérir  ,  l'adorer,  la  rciidrc  heureuse  ,  et  je 
goûte  le  cliarme  inexprimable  d'être  téuioiu 
du  bonlieur  de  mou  auiie  ,  c'est-à-dire  de  le 
partager.    Tu    a  y  seras  pas  moins  sensible, 
j'en  suis  bleu  sure  ,  toi  qu'elle  aima  toujours 
si  teudreincutjtoi  qui  lui  fus  cher  presque  dès 
sou  enfance,  et  a  qui   tant  de  bienfaits  loiit 
dû  rendre  encore  plus  chère  :  oui  ,  tous   les 
scntimens   qu'elle  éprouve    se    fout  sentir   à 
nos    cœurs  comme   au    sien  ;  s'ils  sont    des 
plaisirs  pour  elle  ,  ils   sont   pour    uous  des 
consolations;  et  tel  est  le  prix  de  l'amitié  qui 
uous  joint  ,  que    la   félicite'    d'un    des  trois 
suffit  pour  adoucir  les  maux  des  deux  autres. 
Ne   nous    dissimulons   pas  pourtant    que 
cotte   amie  incomparable  va    uous  échapper 
en  partie.  La   voilà  dans    uu    nouvel    ordre 
de  choses  ;  la  voilà  sujette  à  de  nouveaux  en- 
gagemcus  ,  à  de  nouveaux   devoirs  ;  et   sou 
cœur  qui   n'était  qu'à   uous  se  doit  mainte- 
liant  à  d'autres  affections   auxquelles   il  faut 
que  l'amitié   cède  le    premier   rang.   Il   y    a 
plus  ,  mon  ami  ,  uous  devons  de  notre  part 
devenir  plus  scrupuleux  sur  les  lémo-,  na^es 
de  son  zèle  ;  nous  ne  devons  pas   seulement 
consulter  son  attachement  pour  nous  ,  et  le 
hesoiu  ^ue  uqus  ayous  d'elle  .  mais  ce  (jui 


i33        LA     NOUVELLE 

convient  à  son  nouvel  e'tat,et  ce  qui  peut 
agre'er  ou  déplaire  à  son  mari.  Nous  n'avons 
pas  besoin  de  chercher  ce  qu'exigerait  en 
pareil  cas  la  vertu  ;  les  lois  seules  de  Tamitié 
suffisent.  Celui  qui, pour  son  intérêt  particu- 
lier,  pourrait  compromettre  un  ami  ^  méri- 
terait-il d'en  avoir  ?  Quand  elle  était  fille  , 
elle  était  libre  ,  elle  n'avait  a  répondre  de 
ses  démarches  qu'à  elle-même  ;  et  l'honnêteté 
de  ses  intentions  suffisait  pour  la  justifier  à 
ses  propres  yeux.  Elle  nous  regardait  eonune 
deux  époux  destinés  l'un  à  l'autre  ,  et  sou 
cœur  sensible  et  pur,  alliant  la  plus  chaste 
pudeur  pour  elle  -  même  à  la  plus  tendre 
coTnpassion  pour  sa  coupable  amie,  elle  cou- 
vrait ma  faute  sans  la  partager  :  mais  à  pré-, 
sent  tout  est  changé  ;  elle  doit  compte  de  sa 
conduite  à  un  autre  :  elle  n'a  pas  seulement 
engaç^d  ■:a  foi,  elle  a  aliéné  sa  liberté.  Dépo- 
sitaire ei;  même-temps  de  l'honneur  de  deux 
personnes  ^  il  ne  lui  sulTit  pas  d'être  honnête  , 
il  faut  encore  qu'elle  soit  honorée;  il  ne  lui 
suffit  pas  de  ne  rien  faire  que  de  bien  ,  il  faut 
encore  qu'cl!^  ne  fasse  rien  qui  ne  soit  ap- 
prouvé: une  femme  vertueuse  ne  doit  pas 
seulement  mériter  l'estime  de  son  mari ,  mais 
l'obtenir;  s'il  la  blâme  ,  elle  est  blâmable  ;  et 


H  É  L  O  i   s  E.  1^9 

fût-elle  innocente,  elle  a  tort  si-tôt  qu'elle  est 
soupçonnée,  car  les  apparences  iiicnies  sont 
au  nombre  de  ses  devoirs. 

Je  ne  vois  pas  clairement  si  tontes  ces 
raisons  sont  bonnes  ,  tu  en  seras  le  juge  ; 
mais  un  certain  sentiment  intérieur  m'aver- 
tit qu'il  n'est  pas  bon  que  ma  cousine  con- 
tinue d'être  ma  conridente  ,  ni  qu'elle  me  le 
dise  la  première.  Je  me  suis  souvent  trouvée 
en  faute  sur  mes  raisouncmcns  ,  jamais  sur  les 
mouvemciis  secrets  qui  me  les  inspirent,  et 
cela  fait  que  j'ai  plus  de  conliauce  à  moti 
instinct  qu'à  ma  raison. 

Sur  ce  principe  j'ai  déjà  pris  «n  prétexte 
pour  retirer  tes  lettres  ,  que  la  crainte  d'une 
surprise  me  fe.*^ait  tenir  chez  elle.  Elle  me 
les  a  rendues  avec  un  serrement  de  cœur  que 
le  mien  m'a  fait  appcrce voir  ,  et  qui  m'a  trop 
confirme  que  j'avais  fait  ce  qu'il  fallait  faire. 
Nous  n'avons  point  eu  d'explication  ,  mais 
nos  regards  en  tenaient  lieu  ;  elle  m'a  em- 
brassée en  pleurant  :  mais  nous  sentions,  sans 
nous  rien  dire  ,  combien  le  tendre  langage 
de  l'amitié  a  peu  besoin  du  ^;ecours  des  paroles, 

A  l'égard  de  l'adresse  à  substituer  à  la 
sienne  ,  j'avais  songé  d'abord  à  celle  de 
Fanchon  Anet  ^  et  c'est  bien  la  voie  la  plus 


T40        LA     NOUVELLE 

siite  que  nous  |30urrions choisir  ;  maissi cette 
jeune  femme    est  dans  un  raug  plus  bas  que 
ma  cousine  ,  est-  ce  une  raisoi  d'avoir  moius 
d'cgards  pour  cilc  en  ce  qui  concerne  l'hon- 
iiéteté  ?  n'est-il  pas  à  craindre  ,  au  contraire  , 
que  des  seutiniens  moins  élevés  ne   lui    ren- 
dent mon  exemple   plus  dangereux;  que  ce 
qui  n'était  pour  l'une  que  l'effort  d'une  amitié 
sublime  ne  soit  pour   l'autre  un  commence- 
ment de  corruption  ,  et  qu'en  abusant  de  sa 
reconnaissance  je  ne   force  la  vertu  même  à 
servir  d'instrument  au   vice  ?  Ali  !  n'e^^t  -  ce 
pas  assez  pour  moi  d'être  coupable  sans  me 
donner  des  complices  ,   et  sans  aggraver  mes 
fautes  du  poids  de  celles  d'autrui  ?  N'y  pen- 
sons point ,  mon  ami  ;  J'ai  imaginé  un  autre 
expédient  beaucoup  moins  sûr  ,  à   la  vérité, 
ruais  aussi  moins   répréhensible  ,  en  ce  qu'il 
ne  compromet  personne   et  ne   nous  donne 
aucun  confident  ;  c'est  de   m'écrire  sous  un 
nom  en  l'air  ,  comme   par  exemple  ,  M.  du 
Sosquet  et  de  mettre  une  enveloppe  adressée 
à  Regiajiino   que    j'aurai  soin    de   prévenir. 
AÂnsv  liegiaiiino  lui -même   ne  saura  rien; 
il  n'aura  tout  au  plus  que  des  soupçons  qu'il 
n'oserait  vérifier  ,  car  miIordii^o;/^/-<ide  qui 
dépend  sa  fortune  m'a  répondu  de  lui.  Tau- 


H  K  LOIS  E.  T4t 

dis  que  notre  conespondaiicc  continuera  pur 
cette  voie  ,  je  verrai  si  Ton  [iciit  reprendre 
celle  qui  nous  servit  pendant  le  voyage  du 
Valais  ,  ou  quelqu'autre  qui  soit  permaiieuto 
et   sûre. 

Quand  je  ne  connaîtrais  pas  l'ctat  de  ton 
cœur,  je  m'appercevrais  ,  par  l'humeur  qui 
règne  dans  tes  relations ,  que  la  vie  que  tu 
mènes  n'est    pas  de  ton  goût.  Les  lettres  de 
M.  de  lUurah  dont  on  s'est  plaint  en  France 
étaient  moins  sévères  que  les  tiennes  ;  comme 
un  enfant  qui  se  dépite  contre  ses  maîtres  , 
tu  te  venges  d'être  obligé  d'étudier  le  monde 
sur  les  premiers  qui  te  l'apprennent.  Ce  qui 
me  surprend   le  plus  est    que   la  chose    qui 
commence  par  te  révolter  est  celle  qui  pré- 
vient tous  les  étrangers  ,  savoir  l'accueil  des 
Français  et  le  ton   général  de  leur    société, 
quoique  de  ton  propre  aveu  tu  doives person- 
ne.ileiuent  t'en  louer.  Je  n'ai  pas  oubliéla  dis- 
tinction de  Paris  en  particulier  et  d'une  grande 
ville  en  général  ;  mais  je  vois  qu'ignorant  ce 
qui  convient  à  l'un  ou  à  l'autre  tu  fais  ta  cri- 
tique a  bon   compte  ,  avant  desavoir  si  c'est 
une  médisance  ou   une    observation.    Quoi 
qu'il  en  soit  ,  j'aime  la  nation  française,  et 
ce  n'est  pas  m'obliger  que  d'en  mai  parler.  Je   . 


142        LA     NOUVELLE 

dois  aux  bons  livres  qui  nous  vienneut  d'elle 
la  plupart  des  instructions  que   nous  avons 
prises  ensemble.  Si  notre  pays  n'est  plus  bar- 
bare ,  à  qui  en  avons-nous  l'obligation  ?  Les 
deux  plus  grands  ,  les  deux  plus  vertueux  des 
modernes,  Catlnat  ,  Fénélon  ,  étaient  tous 
deux  français.  Henri  IP^'^lc  roi  que  j'aime ,  le 
bon  roi ,  l'était.  Si  la  France  n'est  pas  le  pays 
des  hommes  libres  ,  elle  est  celui  des  hommes 
vrais  ;etcette  liberté  vautbien  l'autre  aux  yeux 
du  sage.  Hospitaliers,  protecteurs  de  l'étran- 
ger,lcs  Français  lui  passent  même  la  vérité  qui 
ics  blesse  ,  et  l'on  se  ferait  lapider  à  Londres 
si  l'on  y  osait  dire  des  Anglais  la  moitié  du 
mat    que  les  Français  laissent  dire   d'eux  à 
Paris.  Mon  père,  qui  a  passé  sa  vie  en  France, 
ne  parle  qu'avec  transport  de  ce  bon  et  aima- 
ble peuple.  S'il  y  a  versé  son  sang  au  service 
du  piiuce  ,  le  prince  ne  l'a  point  oublié  dans 
sa  retraite  ,  et  l'honors   encore   de  ses  bien- 
faits ;  ainsi  je  nie  regarde  comme  intéressée  à 
la  gloire  d'un  pays  où  mon  père  a  trouvé  la 
sienne.  3Ion  ami  ,  si  chaque  peuple  a  ses  bon- 
nes etses  mauvaises  qualités  ,  honore  avi  moins 
la  vérité  qui  loue  ,   aussi-bien   que  la  vérité 
qui  blâme. 

Je  te  dirai  plus  ;  pourquoi  perdrais -tu  en 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  14^ 

visites  oisives  le  temps  qui  te  reste  a  passer 
aux  lieux  où  tu  es  ?  Paris  cst-il  moins  que 
Louches  le  théâtre  des  talcus  ,  et  lesétraugers 
y  fout-  ilsmoius  aiséxncatleur  chemin  ?  crois- 
inoi  tous  les  Anglais  ne  sont  pas  des  lords 
Jildouards .  et  tous  les  Français  ne  ressem- 
Lient  pas  à  ces  beaux  diseurs  qui  te  déplai- 
sent si  fort.  Tente  ,  essaie  ,  fais  quelques  épreu- 
ves ,  ne  fut-ce  que  pour  approfondir  les 
mœurs,  et  juger  à  l'œuvre  ces  gens  qui  par- 
lent si  bien.  Le  porc  de  ma  cousine  dit  que 
tu  connais  la  constitution  de  Tempire  et  les 
intérêts  des  princes.  Milord  Edouard  trouve 
aussi  que  tu  n'as  pas  mal  étudié  les  principes 
delà  politique  et  les  divers  systèmes  de  gou- 
vernement. J'ai  dans  la  tête  que  le  pays  du 
monde  dix  le  mérite  est  le  plus  honoré  est 
celui  qui  te  convient  le  mieux,  et  que  tu  n'as 
besoin  que  d'être  connu  pour  être  employé. 
Quant  à  la  religion  ,  pourquoi  la  tienne  te 
nuirait  -  elle  plus  qu'à  un  autre  ?  la  raison 
n'est  -  elle  pas  le  préservatif  de  l'intolérance 
et  du  fanatisme  ?  est -on  plus  bigot  eu 
France  qu'en  Allemagne?  et  qui  t'empêche- 
rait de  pouvoir  faire  à  Paiis  le  même  che- 
min que  M.  de  St.  Saphorin  a  fait  à  Vienne  ? 
si  tu  considères   le   but  ,  les  plus    prompts 


Î44        I^  A     NOUVELLE 

essais  ue  doivent-ils  pas  accélérer  les  succès  ?sî 
tiicompareslcs  moyens  ,  n'est-il  pasplushon- 
néte  encore  de  s'avancer  par  ses  taicns  que 
par  ses  amis  ?  8i  tu  songes....  ah  !  cette  uier. . . 
un  plus  long  trajet..,,  j'aimerais  mieux  l'An- 
gleterre ,   si  Paris  était  au-delà- 

A  propos  de  cette  grande  ville  ,  oserais-je 
relever  une  aftectation  que  je  remarque  dans 
tes  lettres  ?  toi  qui  me  parlais  des  V'alaisanes 
avec  tant  de  plaisir,  pourquoi  ne  me  dis-tu  rieu 
des  Parisiennes  ?  Ces  femmes  galantes  et  cé- 
ièbres  valent-elles   moins  la  peine  d'être  dé- 
peintes que  quelques  montagnardes  simples 
et  grossières  ?  craiiis-tn  peut-être  de  U3e  don- 
ner de  l'inquiétude   par  le  tableau  des  plus 
séduisantes  personnes  de  l'univers  ?  Désabuse- 
toi  ,  mon  ami  ;  ce  que  tu  peux   faire   de    pis 
pour  mon  repos  est  de  ne  me    point   parler 
d'elles;  et  quoi  que  tu  m'en  puisses  dire,  ton 
silence  à  leur  égard  m  est  beaucoup  plus  sus- 
pect que  tes  éloges. 

Je  serais  bien  aise  aussi  d*avoirun  petit  mot 
sur  l'opéra  de  Paris  ,  dont  on  dit  ici  des  mer- 
■veilles(/)  ;  car   eniin  la  musique  peut  être 

i  t  )  J'aurais  bien  mauvaise   o]:)inion  de   ceux 
qui  conuoissant  le  caractère  et  la  situation  de 


H  É  L  O  i  S  E.  145 

tîiaiivaisp,  et  le  spectacle   avoir   ses  beautés  ; 
s'il  n'eu  a  pas,  c'est  un  sujet  pour   ta  inédi- 
sance  ,  et  du  moins  tu  n'oQcuscras  personne. 
Je  ne  sais  si   c'est  la  peine  de  te  dire  qu'à 
l'occasion  delà  noce,  il  m'est  encore  venu  ces 
jours  passés  deux  épouseurs  connue  parren- 
dcz-vous.  L'un  d'Yverdun  ,  gîtant  ,  chassant 
de   château  en  château  ;  l'autre  du  pays  alle- 
mand par  le  coche  de  Berne.  Le  premier  est 
une  manière  de    petit-maître  ,  parlant  assez 
résolument  pour  faire  trouver  ses  reparties 
spirituelles  a.   ceux  qui  n'en  écoutent  que  le 
ton. L'autre  est  un  grand  nigaud  timide  ,  non 
decette  aimable  timiditéqui  vientde  la  crainte 
de  déplaire  ,  mais  de  l'embarras  d'un  sot  qui 
ne  sait  que  dire,  et  du  mal -aise  d'un  libertin 
qui  ne  se  sent  pas  à  sa  place  auprès  d'une  hon- 
nête fille.  Sachant  très- positivoment  les   iji- 
tentions  de  mon  père  au  sujet  de  ces  deux  mes- 
sieurs, j'use  avec  plaisir  de  la  liberté  qu'il  me 
laisse  de  les  traiter  à  ma  fantaisie  ,  et  je  ne 
crois  pasque  cette  fantaisie  laisse  durer  long- 

J'.d'-e  ^  ne  devineraient  pas  à  l'instant  que  cette 
ciriosité  ne  vient  point  d'elle.  On  verra  bien- 
lôt  que  son  amant  n'y  a  pas  été  trompé  ;  s'i'l 
l'fùt  été,  ii  ne  l'aurait  plus  ajmée. 


146        LA     NOUVELLE 

temps  celie  qui  les  amène.  Je  les  liais  d'oser 
attaquer  un  cœur  où  tu  lègues  ,  saus  armes 
pour  te  le  disputer  ;  s'ils  en  avaient ,  je  les 
haïrais  davantage  encore  ,  mais  où  les  pren- 
draient-ils ,  eux  et  d'autres,  et  tout  l'univers  2 
Non  ,  non  ,  sois  tranquille ,  mon  aimable  ami. 
Quand  jeretrouverais  un  mérite  égal  au  tien  , 
quand  il  se  prc'icn ternit  un  autre  toi-même, 
encore  le  premiei  venu  serait-il  le  seul  écouté. 
Ne  t'inquiète  donc  point  de  ces  deux  espèces 
dont  je  daigne  à  peine  te  parler.  Quel  plaisir 
j'aurais  à  leur  mesurer  deux  doses  de  dégoût 
si  parfaitement  égales  qu'ils  prissent  la  réso- 
lution de  partir  ensemble  comme  ils  sont 
venus,  et  que  je  pusse  t'appreudre  à -la-fois 
le  départ  de  tous  deux. 

M.  de  Croiizns  vient  de  nous  donner  una 
réfutation  des  épitrcs  de  Pope  ,  que  j'ai  lue 
avec  ennui.  Je  ne  sais  pas  au  vrai  lequel  des 
deux  auteurs  a  raison  ;  mais  )e  sais  bien  que  le 
livre  de  M.  de  Croulas  ne  leia  jamais  faire 
une  bonne  action  ,  et  qu'il  n'y  a  rien  de 
bon  qu'on  ne  soit  tenté  de  faire  eu  quittant 
celui  de  Pope.  Je  n'ai  point  ,  pour  moi  , 
d'autre  manière  de  juger  de  mes  lectures  que 
de  sonder  les  dispositions  où  elles  laissent 
înou  ame ,  et  j'imagine  à  peine  quelle  sorte 


H  É  L  O  1  s  E.  147 

de  Ijonte   peut   avoir  un  livre  qui  ne  porte 
point  SCS  lecteurs  an   J)ien  (//). 

Adieu,    mon   trop  cher  ami  ;  je    ne  vou- 
drais pas  finir  si-tôt  ,  mais  on  m'attend  ,  on 
lu'appellc.  Je  te  quitte  à  regret  ,  car  je  suis 
gaie  et  j'aime  à  partager  avec  toi  mes  plai- 
sirs ;  ce   qui   les  anime  et    les   redouble  est 
que  ma  mère  se  trouve  miciiK  depuis  quel- 
ques jours  ;    elle   s'est  sentie  assez   de  force 
pour  assister  au  mariage  ,  et  servir  de  mère 
il   sa  nièce  ,  ou  plutôt  à   sa  seconde  fille.  La 
pauvre  Claire  en  a  pleuré   de   joie.  Juge  de 
moi  ,  qui  méritant  si  peu  de  la  conserver 
tremble    toujours  de  la  perdre.  En  vérité  elle 
fait  les  honneurs  de   la  fcte    avec    autant  de 
grâce  que  dans  sa  plus  parfaite    santé   ;    il 
semble  même  qu'un  reste  de  langueur  rende 
sa  naïve  politesse  encore  plus  touchante.  Non, 
jamais   cette    incomparable    mère  ne    fut   si 
bonne  ,  si   charmante  ,   si  digne  d'être  ado- 
rée !....  Sais-tu  qu'elle  a  demandé  plusieurs 
fois    de   tes  nouvelles  à  M.   ^'Orbe  ?   quoi- 
qu'elle ne  me  parle  point  de  toi,  je  n'ignore 

(u)  Si  le  lecteur  approuve  cette  règle  ,  et  qu'il 
i^cn  serve  pour  juger  ce  recueil  ,  l'éditeur  n'ap- 
pelerapas  de  son  jugement. 


!f43        LA     IST  O  U  V  E  L  L  E 

pas  qu'elle  t'aiiue,  et  que  si  jamais  elle  était 
écoutée,  ton  bonheur  et  le  iiiieu  seraient  soTi 
premier  ouvrage.  Ahl  si  ton  cœur  sait  être 
sensible  ,  qu'il  a  besoin  de  l'être  et  qu'il  a 
de  dettes  à  payer  ! 

LETTRE    XIX, 

^     J  V  L  I  E. 


T 


iE?iS  ,  ma  Julie,  gronde-moi  ,  que* 
relie  moi  ,  bats-moi  ;  je  souffrirai  tout  5 
mais  je  xxç^n  continuerai  pas  moins  à  te  dire 
ce  que  je  pense.  Qui  sera  le  de-positaire  de 
tous  mes  sentiraens  ,  si  ce  n'est  toi  qui 
les  éclaires  ,  et  avec  qui  mon  cœur  se  per- 
mettrait-il de  parler,  .u  tu  refusais  de  l'en- 
tendre ?  Quand  je  te  rendscompte  de  mes  ob- 
servations et  de  mes  jugemens,  c'est  pour 
que  tu  les  corriges  ,  non  pour  que  tu  les 
approuves;  et  plus  je  puis  commettre  d'er- 
reurs ,  plus  je  dois  me  presser  de  t^eu  ins- 
truire. Si  je  blâme  les  abus  qui  me  frappent 
dans  cette  grande  ville  ,  je  ne  m'en  excu- 
serai point  sur  ce  que  }e  t'en  parle  en  con- 
fideuce  ;  car  je  ne  dis  jamais  rien  d'un  tiers 

qu« 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  149 

que  je  ne  sois  prêt  à  lui  dire  en  face  ,  et  dans 
tout  ce  que  je  t'écris  des  Parisiens  ,  je  ne 
lais  que  répéter  ce  que  je  leur  dis  tous  les 
jours  à  eux-iiiênies.  lis  ne  m'en  savent  point 
mauvais  gré  ;  ils  conviennent  de  beaucoup 
de  choses.  Ilssc  plaignaient  de  not^e  Murait  y 
je  le  crois  bien  ;  on  voit ,  on  sent  combien 
il  les  hait,  jusque  dans  les  éloges  qu'il  kur 
donne,  et  je  suis  ben  trompé  si  même  dans 
ma  critique  on  n'aperçoit  le  contraire.  L'es- 
time et  la  reconnaissance  que  m'inspirent 
leurs  bontés  ne  font  qu'augmenter  ma  fran- 
chise :  elle  peut  n'être  pas  inutile  à  quel- 
ques-uns ,  et  à  la  mianièrc  dont  tous  sup- 
portent la  vérité  dans  ma  bouche  ,  j'ose 
croire  que  nous  sommes  dignes  ,  eux  de  l'en- 
teudre  et  moi  de  la  dire.  C'est  en  cela  ,  ma 
Julie  ^  que  la  vérité  qui  blâme  est  plus  ho- 
norable que  la  vérité  qui  loue  ;  car  la  louajige 
ne  sert  qu'à  corrompre  ceux  qui  la  goûtent,  et 
les  plusindignesen  sont  toujours  les  plusalfa- 
iués;  mais  la  censure  est  utile  et  le  mérite  seul 
sait  la  supporter.  Jeté  le  dis  du  fond  de  mon 
connr  ,  j'honore  le  Français  comme  le  seul 
peuple  qui  aime  véritablement  les  hommes 
et  qui  soit  bienfesant  par  caractère  ;  mais 
c'est  pour  cela  même  que  j'en  suis  moins 
Aoui'elle  Hélolse.  Tome  II.         K 


î5o        LA     NOUVELLE 

disposé  à  lui  accorder  cette  admiration  gé- 
nérale à  laquelle  il  prétend  uiéme  pour  les 
défauts  qu'il  avoue.  Si  les  Français  n'avaient 
point  de  vertus  ,  ^c  n'eu  dirais  rien;  s'ils  u'a- 
Taicnt  point  de  vices  ,  ils  ne  seraient  pas 
lionuues  :  ils  ont  trop  de  côtés  louables  pour 
être  toujours  loués. 

Quant  aux  tentatives  dont  tu  me  parles  , 
elles  me  sont  impraticables  ,  parce  qu'il  fau- 
drait emj)loyer  pour  les  faire  des  moyens  qui 
ne  me  conviennent  pas  et  que  tu  m'as  in- 
terdits toi-même.  L'austérité  républicaine 
n'est  pas  de  mise  en  ce  pays  ;  il  y  faut  des 
vertus  plus  flexibles  ,  et  qui  sachent  mieux 
se  plier  aux  intérêts  des  amis  ou  des  protec- 
teurs. Le  mérite  est  honoré  ,  J'en  conviens; 
mais  ici  les  talens  qui  mènent  à  la  réputa- 
tion ne  sont  point  ceux  qui  mènentà  la  for- 
tune; et  quand  j'aurais  le  malheur  déposséder 
ces  derniers  ,  Julie  se  résoudrait-elle  à  de- 
venir la  femme  d'un  parvenu?  En  Angleterre , 
c'est  tout  autre  chose,  et  quoique  les  mœurs 
y  vaillent  peut-être  encore  moins  qu'en 
France  ,  cela  n'empêche  pas  qu'on  n'y  puisse 
parvenir  par  des  chemins  plus  honnêtes  , 
parce  que  le  peuple  ayant  plus  de  part  au 
gouvernement  ,  l'estime  publique  y  est  uu 


H  E  L  O  I  s  E.  i5r 

plus  j^raiid  moyen  de  crédit.  Tu  n'ignores 
pas  que  le  projet  de  milord  Edouard  est 
d'employer  cette  voie  en  ma  faveur  ,  et  le 
mien  de  justiBer  son  zèle.  Le  lieu  de  la  terre 
où  je  suis  le  plus  loin  de  toi  est  celui  où  je 
ne  puis  rien  faire  qui  m'en  rapproche.  O 
Julie  !  s'il  est  difficile  d'obtenir  ta  main  ,  il 
l'est  bien  plusde  lame'riter  ,  et  voilà  la  noble 
tâche  que  l'amour  m'impose. 

Tu  môtes  d'une  grande  peine  en  me  don- 
nant de  meilleures  nouvelles  de  ta  mère.  Je 
t'en  voyais  déjà  si  inquiète  ,  avant  mon  dé- 
part,  que  je  n'osais  te  dire  ce  que  j'en  pen- 
sais; mais  je  la  trouvais  inaigrie  ,  changée, 
et  je  redoutais  quelque  maladie  rlangereuse. 
Conserve-la  moi  ,  })arce  qu'elle  m'est  chère  , 
parce  que  mon  eœur  l'honore  ,  parce  que 
ses  bontés  font  mon  unique  espérance  ,  et 
sur-tout  parce  qu'elle  est  mère  de  ma  Julie. 

Je  te  dirai  sur  les  deux  épouseurs  que  je 
n'aime  point  ce  mot  ,  même  par  plaisante- 
rie. Du  reste  le  ton  dont  tu  me  parles  d'eux 
m'empêche  de  les  craindre  ,  et  je  ne  hais  plus 
ces  infortunés  ,  puisque  tu  crois  les  haïr. 
Mais  j'admire  ta  simplicité  de  penser  con- 
naître la  haine.  Ne  vois-tu  pas  que  c'est 
l'amour  dépité  que  tu  prends  pour  elle  ?  aissi 

K  2 


i52        LA     NOUVELLE 

murmure  la  blanche  colombe  dont  on  pour- 
suit le  bieu-aimé.  Va  ,  Julie  ^  va  fille  incom- 
parable ,  quand  tu  porjrras  haïr  quelque 
chose  ,  je   pourrai  cesser   de   t'aimer. 

P.  S.  Que  je  te  plains  d'être  obsédée  pat 
ces  deux  importuns  !  Pour  l'amour  de  toi- 
même,  hâte-toi  de  les  renvoyer. 

LETTRE     XX. 

DE     JULIE, 


M 


o  N  ami  ,  j'ai  remis  a  M.  à'Orhe  un  pa- 
quet qu'il  s'est  chargé  de  t'euvoyer  à  l'adresse 
de  M.  Silvestre  chez  qui  tu  pourras  le  re- 
tirer ;  mais  je  t'avertis  d'attendre  pour  l'ou- 
vrir que  tu  sois  seul  et  dans  ta  chamîjre.  Tu 
trouveras  dans   ce  paquet  un   petit   meublé 


a  ton  usage. 


C'est  une  espèce  d'amulette  que  les  amans 
portent  volontiers.  La  manière  de  s'en  servir 
est  bizarre  ;  il  faut  la  contempler  tous  les 
matins  un  quart-d'heure  jusqu'à  ce  qu'on 
se  sente  pénétré  d'un  certain  attendrisse- 
ment. Alors  on  l'applique  sur  ses  yeux,  sur 
sa  bouche  et  sur  sou  cœur  ;  cela  sert,  dit-on  ^ 


H  É  L  O  ï  s  E.  t53 

cic  préservatif  durant  la  iounice  contre  le 
ïïiauvais  air  du  pays  galant.  On  attribue 
encore  à  ces  sortes  de  talismans  une  vertu 
électrique  très-singniière  ,  mais  qui  n'agit 
qu'entre  les  amans  fidclles.  C'est  de  commu- 
niquer à  Viui  l'impression  des  baisers  de 
l'autre  à  plus  de  cent  lieues  de-là.  Je  ne 
garantis  pas  le  succès  de  l'expérience;  je 
sais  seulemeut  qu'il  ne  tient  qu'à  toi  de  la 
faire. 

Tranquillise-toi  sur  les  deux  galans  ou 
prctendans  ,  ou  comme  tu  voudras  les  appe- 
ler ,  car  désormais  le  nom  ne  fait  plus  rien 
à  la  chose.  Ils  sont  partis  :  qu'ils  aillent  eu 
paix;  dopnis  que  je  ne  les  vois  plus  ,  je  ne 
les  hais  plus. 

LETTRE    XXI. 

y^     JULIE. 

JL  u  l'as  voulu,  Julie  ,  il  faut  donc  te  les 
de'peindrc  ,  ces  aimables  Parisiennes  ?  or- 
gueilleuse! cet  hommage  manquait  à  tes  char- 
mes. .Avec  toute  ta  feinte  jalousie  ,  avec  ta 
modestie  et  ton  amour^  je  vois  plus  de  vanit« 

K  3 


î54        LA     NOUVELLE 

qne  de  crainte  cachée  sous  cette  curiosité. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  je  serai  vrai  :  je  puis  l'être  ; 
je  le  serais  de  meilleur  cœur  si  j'avais  da- 
vautaj^e  à  louer.  Que  ne  sont-elles  cent  fois 
plus  charmantes  ?  que  n'ont-elles  assez  d'at- 
traits pour  rendre  un  nouvel  honneur  aux 
tiens  ? 

Tu  te  plaignais  de  mon  silence  ?  Hé  mon 
Dieu  ,  que  t'auiais-je  dit  ?  En  lisant  cette 
lettre  tu  sentiras  pourquoi  j'aimais  à  te  par- 
ler des  Valaisanes  tes  voisines  ,  et  pourquoi 
je  ne  te  parlais  point  des  femmes  de  ce  pays. 
C'est  que  les  unes  me  rappelaient  a  toi  sans 
cesse,  et  que  les  autres....  lis  ,  et  puis  tu  me 
jugeras.  Au  reste  peu  de  gens  pensent  comme 
moi  des  dames  françaises  ,  si  même  ]e  ne  suis 
sur  leur  compte  tout-à-fait  seul  de  mon  avis. 
C'estsur  quoi  l'équité  m'oblige  à  te  prévenir, 
afin  que  tu  saches  que  je  te  les  représente  , 
non  peut-être  comme  elles  sont,  mais  comme 
je  les  vois.  Malgré  cela  ,  si  je  suis  iu^uste  en- 
vers elles  ,  tu  ne  manqueras  pas  de  me  censu- 
rer encore  ,  et  tu  seras  plus  Injuste  que  moi; 
car  tout  le  tort  en  est  à  toi  seule. 

Commençons  par  l'extérieur.  C'est  à  quoi 
s'en  tiennent  la  plupart  des  observateurs.  Si 
je  les  imitais  en  cela^  les  fejniues  de  ce  pays 


H  É  L  O  ï  S  E.  i55 

auraient  trop  à  s'en  plaindre  ;  elles  ont  un 
extérieur  de  caractère  aussi-bien  que  de  vi- 
sage ;  et  comme  l'un  ne  leur  est  guère  plus 
favorable  que  l'autre  ,  on  leur  fait  tort  ea 
lie  les  jugeant  que  par-là.  Elles  sont  tout  au 
plus  passables  de  figure  et  généralement  plu- 
tôt mal  que  bien  ;  je  laisse  à  part  les  excep- 
tions. Menues  plutôt  que  bien  faites  ,  elles 
n'ont  pas  la  taille  fine,  aussi  s'attachent-elles 
Yolontiers  aux  modes  qui  la  déguisent  ;  eu 
quoi  je  trouve  assez  simples  les  femmes  des 
autres  pays  ,  de  vouloir  bien  iuiiter  des  mo- 
des faites  pour  cacher  des  défauts  qu'elles 
n'ont  pas. 

Leur  démarche  est  aisée  et  commune.  Leur 
port  n'a  rien  d'alfecté  ,  parce  qu'elles  n'ai- 
ment point  à  se  gêner;  mais  elles  ont  natu- 
rellement une  certaine  disinçoltura  qui  n'est 
pas  dépourvue  de  grâces,  et  qu'elles  se  pi- 
quent souvent  de  pousser  jusqu'à  l'étourderie. 
Elles  ont  le  teint  médiocrement  blanc,  et  sont 
communément  un  peu  maigres  ,  ce  qui  ne 
contribue  pas  à  leur  embellir  la  peau.  A 
l'égard  de  la  gorge  ,  c'est  l'autre  extrémité 
des  Valaisanes.  Avec  des  corps  fortement 
serrés  elles  tâchent  d'en  imposer  sur  la  con- 
sistance ;  il  y  a  d'autres  moyens  d'en  impo- 


'iS6        LA     NOUVELLE 

ser  snr  la  couleur.  Quoique  je  u'aie  aperçu 
ces  objets  que  de  fort  loin  ,  l'iuspection  en 
est  si  libre  qu'il  reste  peu  de  chose  à  deviner. 
Ces  dames  paraissent  mal  entendre  en  cela 
leurs  intérêts  ;  car  pour  peu  que  le  visage  soit 
agre'able  ,  l'imagination  du  spectateur  les 
servirait  au  surplus  beaucoup  mieux  que  ses 
yeux;  et  suivant  le  philosophe  gascon  ,  la 
faim  entière  est  bien  plus  âpre  que  celle 
qu'on  a  déjà  rassasiée ,  au  moinspourun  sens. 
Leurs  traits  sont  peu  réguliers  ;  mais  si 
elles  ne  sont  pas  belles  ,  elles  ont  de  la  phy- 
sionomie qui  supplée  à  la  beauté,  et  l'écli- 
psé quelquefois.  Lems  yeux  vifs  et  brillans 
lie  sont  pourtant  ni  pénétrans  ni  doux  : 
quoiqu'elles  prétendent  les  animer  à  force  de 
rouge  ,  l'expression  qu'elles  leur  donnent  par 
ce  moyen  tient  pins  du  feu  de  la  colère  que 
de  celui  de  l'amour;  naturellement  ils  n'ont 
que  de  la  gaieté  ,  ou  s'ils  semblent  quelquefois 
demander  un  sentiment  tendre  ,  ils  ne  le  prc^- 
mettent  jamais  (x). 

(x)  Parlons  pour  nous  ,  mon  cher  philosophe  : 
pourquoi  d'autres  ne  seraient-ils  pas  plus  heu- 
reux ?  Il  n\-  a  qu'une  coquette  qui  promet  à 
iout  le  monde  ce  qu'elle  ne  doit  tenir  qu'à 
un  seul. 


H  E  L  O  I  s  E.  1^7 

Elles  se  mettent  si  hltii  ,  ou  du  moins  elles 
en  ont  tellement  la  rcputalioii ,  quVIlcs  ser- 
vent en  cela  comm?  ci  tout  de  modèle  au 
reste  de  l'Europe.  En  effet  on  ne  peut  em- 
ployer avec  plus  degontun  liabillt  nu'Jit  plus 
hizarrc.  El!  s  sor.t  de  toutes  les  femmes  les 
moins  asservies  à  leurs  propres  modes.  La 
mode  domine  les  provinciales  ;  mais  les  Pa- 
risiennes doiuinrul  la  mode  ,  et  la  savent 
plier  chacuiie  à  son  avantage.  Les  preuiières 
sont  couune  des  copist-js  ignorans  et  serviles 
cpii  copient  jusqu'aux  fautes  d'orthographe  ; 
les  autres  sont  des  auteurs  qui  copient  eu 
maîtres  ,  et  savent  rétablir  les  mauvaises 
leçons. 

Leur  parure  est  plu?  recherchée  que  ma- 
gnifique; il  y  règne  plus  d'élcgancc  que  de 
richesse.  La  rapidité  des  modes  qui  vieilli fe 
tout  d'inie  année  a  l'autre  ,  la  propreté  qui 
leur  fait  aimer  à  changer  souvent  d'ajuste- 
ment les  préservent  d'une  somptuosité  ridi- 
cule ;  elles  n'en  dépensent  pas  moins  ,  mais 
leur  dépende  est  mieux  entendue  :  au-lieu; 
d'habits  râpés  et  superbes  comme  en  Italie, 
ou  voit  ici  des  habits  plus  simples  et  toujours 
frais.  Les  deux  sexes  ont  à  cet  égard  la  mêm» 
délicatesse,  et  ce  goût  me  fait  grand  plaisir^ 


i5S        LA     NOUVELLE 

J'aime  fort  à  ne   voir  ni    galons  ni    taches. 
Il  n'y   a  point  de  peuple,  excepté  le  nôtre  , 
où   les  femmes    sur-tout  portent  moins  de 
dorure.  On  Toit  les  mêmes  e'tofFes  dans  tous 
les  états  ,  et  l'on  aurait  peine  à  distinguer  une 
duchesse  d'une  bourgeoise  ,   si   la  première 
n'avait  l'art  de  trouver  des  distinctions  que 
l'autre  n'oserait  imiter.  Or  ceci  semble  avoir 
sa  difficulté  ;  car  quelque  mode  qu'on  prenne 
"k  la  coiîr  ,  cette  mode  est  suivie  à  l'instant 
à  la  ville  ,   et  il  n'en  est  pas  des  bourgeoises 
de  Paris  comme  des  provinciales  et  des  étran- 
gères ,   qui  ne  sont  jamais  qu'à  la  mode  qui 
n'est  plus.  Il  n'en  est  pas  encore  comme  dans 
les  autres  pavs  où  les  plus  grands  étant  aussi 
les  plus   riches,  leurs  femmes  se  distinguent 
par  un  luxe  que  les  autres  ne  pieuvent  égaler. 
Si  Ici   femmes  de   la  cour  prenaient  ici  cette 
voie  ,  elles  seraient  bientôt  eflacées  par  celles 
des  rinanciers. 

(^u'ont-elles  donc  fait  ?  elles  ont  choisi 
des  moyrns  plus  surs  ,  plus  adroits  et  qui 
marquent  plus  de  réflexion.  Elles  savent  que 
des  idées  de  pudeur  et  de  modestie  sont  pro- 
fondément gravées  dans  l'esprit  du  peuple. 
C  est  là  ce  qui  leur  a  suggéré  des  modes  ini- 
mitables. Elles  ont  vu  que  le  peuple  avait  eu 


H  E  L  O  IS  E.  159 

horreur  le  roua;e  ,  qu'il  s'obstine  a  iioinmer 

grossièrement  du  fard  ;  elles  se  sont  a[jpliqué 

quatre  doigts,  non  de  fard  ,  mais  de  rouge; 

car  le   mot  changé  ,  la  chose   n'est  plus  la 

même.  Elles  ont  vu  qu'une  gorge  découverte 

est  en  scandale  au  public  ;  elles  ont  laj;:cmeut 

échancré  leurs  corps.  Elles  ont  vu,...  oii  bien 

des  choses  ,  que  ma  Julie ,  toute  demoiselle 

qu'elle  est,  ne  verra  sûrement  jamais!  Pelles 

ont  mis   dans  leurs  manières  le  méuic  esprit 

qui    dirige   leur    ajustement.    Cette    pudciïr 

charmante  qui  distingue,  honore  et  embellit 

ton  sexe  ,  leur  a  paru  vile  et  rpturicre  ;  elles 

ont  animé  leur  geste   et   leur  propos  d'une 

noble  impudence  ,  et  il   n'y  a   point  d'hon- 

ncte-homme  à  qui  leur  regard  assuré  7;e  fasse 

baisser  les  yeux.  C'est  aiùsi  que  cessant  d'être 

femmes  ,  de  peur  d'être  confondues  avec  \ç.s 

autres  femmes  ,   elles  préfèrent   leur  ran"-  à 

leur  sexe  ,  et  imitent  les  liilcs  de  joie  ,  aSn  de 

n'être  pas  imitées. 

J'ignore  jusqu'où  va  cette  imitation  de 
leur  part  ;  mais  |e  sais  qu'elles  n'ont  pu  tout- 
à-fait  éviter  celle  qu'elles  voulaient  prévenir. 
Quant  au  rouge  et  aux  corps  éeliaricrés,  ils 
ont  fait  tout  le  progrès  qu'ils  pouvaient  faire. 
Les  femmes  de  la  ville  ont  mieux  aimé  renoa- 


a^o       L  À    IST  O  U  V  E  L  L  E 

ccr  à  leurs  couleurs  naturelles  et  aux  charpies 
que  pouvait  leur  prêter  Vnjuoroso  pensier 
des  aiuaus  ,  que  de  rester  mises  comme  des 
bourgeoises  ;  et  si  cet  exemple  u'a  point 
gagné  les  moindres  états  ,  c'e^t  qu'une  femme 
à  pied  dans  un  pareil  équipage  n'est  pas 
trop  en  sûreté  contre  les  insultes  de  In  popu- 
lace. Ces  insultes  sont  le  cri  de  la  pudcnr 
lév^oltéc;  et  dans  cette  occasion,  connue  en 
Lcar.coup  d'autres  ,  la  brutalité  du  peuple  , 
plus  honnête  que  la  bienséance  des  gens 
polis,  retient  peut-être  ici  cent  mille  femmes 
dans  les  bornes  de  la  modestie;  c'est  précisé- 
uient  ce  qu'ont  prétendu  les  adroites  inven- 
trices de  ces  modes. 

Quant  au  maintien  soldatesque  et  au  ton 
grenadier,  il  frappe  moins,  attendu  qu'il  est 
pliîs  universel  ,  et  il  n'^'st  guère  seïisible 
qu'aux  nouveaux  débarqués.  Depuis  le  fau- 
bourg Saint-Germain  jusqu'aux  halles,  il  y 
a  peu  de  fennues  à  Paris  dont  l'abord  ,  le 
regard  ne  soit  d'une  hardiesse  à  déconcerter 
quiconque  n'a  rien  vu  de  scmblebie  dans 
son  pays  ;  et  de  la  surprise  oii  jettent  ces 
nouvelles  manières  naîtcetair  gauche  qu'on  / 
reproche  aux  étrangers.  C'est  encore  pis  sitôt 
•[u'eiles  ouvrent  la  bouche.  Ce  n'est  point  la 

yoix 


H  E  L  O  1  s  T:.  îéi 

Toix  (loncc  et  uiigiiarde  de  nos  Vaiuîoises  ," 
c'est  un  certain  accent  dur,  aii2;re  ,  Intcrro- 
gatif ,  juiperlrux  ,  moqueur  et  ])lus  fort  que 
celui  d'un  liomuic.  S'il  reste  dans  hur  ton 
quelque  j;râce  de  leur  sexe  ,  leur  manière 
iiitrc|)ide  et  curieuse  de  fixer  les  gens  acheva 
de  l'cclipser.  11  semble  qu'elles  se  plaisent  à 
jouir  de  l'embarras  qu'elles  donnent  à  ceux 
qui  Ic-s  volent  pour  la  prcuiicre  fois  ;  mais 
il  est  à  croire  que  cet  embarras  leur  plai- 
dait moins  ,  si  elles  en  dcm.claieut  mieux  la 
cause. 

Cependant,  soit  prévention  de  ma  paft  en. 
faveur  de  la  ])cauté,  soit  instinct  de  lasieime 
à  se  faire  valoir,  les  belles  fcnniics  me  parais- 
sent en  général  un  peu  plus  modestes,  et  j© 
trouve  plus  de  décence  r'^ns    leur  maiîitien» 
CetXe  réserve  ne  leur  coûte  guère;  elles  sen- 
tent    bien    leurs    avantages  ,     elles    savent 
qu'elles   n'ont  pas   besoin   d'agaceries    pour 
nous  attirer.  Peut-être  aussi  que  l'impudenc© 
est  plus  sensible  et  choquante,  jointe  à  la 
laideur,  et  il  est  sin-  qu'où  couvrirait  plutôt 
de   souflîcts   que   de   baisers    un    laid   visage 
ellVonlé;  an-lieu  qu'avec  la  modestie  il  peut 
exciter    uîie     tendre    compassion    qui    mène 
quelquefois  a  l'amour.  ?,Jais  quoiqu'en  géac- 
Aoi/ri'//c  Iléloise.  Tome  11,  L 


a62       LA    IN'  O  U  V  E  L  L  E 

lal  on  remarque  ici  quelque  chose  de  plus 
doux  dans  le  maintien  des  jolies  personnes  , 
il  y  a  enc®re  tant  de  minauderies  dans  leurs 
ïnanières  ,  et  elles  sont  toujours  si  visiblement 
occupées  d'eiles-niénies  ,  qu'on  n'est  jamais 
exposé  dans  ce  pays  à  la  tentation  qu'avait 
quelquefois  M.  de  Murait  auprès  des  hw- 
glaises,  de  dire  à  une  femme  qu'elle  est  bell© 
pour  avoir  le  plaisir  de  le  lui  apprendre. 

La  £;aieté  naturelle  à  la  nation  ,  ni  le  désir 
d'imiter  les  grands  airs  ,  ne  sont  pas  les  seules 
causes  de  cette  liberté  de  propos  et  de  main- 
tien qu'on  remarque  ici  dans  les  femmes.  Elle 
paraît  avoir  une  racine  plus  profonde  dans  les 
mœurs  parle  mélange  indiscret  et  continuel 
des  deux  sexes  ,  qui  fait  contracter  a  chacun 
d'eux  l'air  ,  le  langage  et  les  manières  de 
l'autre.  Nos  Suissesses  aiment  assez  à  se  ras- 
sembler entr'elles  ,  (y)  elles  y  vivent  dans 
une  douce  familiarité;  et  quoiqu'apparem- 
ïnent  elles  ne  haïssent  pas  le  commerce  des 
hommes  ,  il  est  certain  que   la  présence  d» 


(  y  )  Tout  cela  est  fort  changé.  Par  les  circons- 
tances ,  ces  lettres  ne  semblent  écrites  que  depuis 
quelques  vingtaines  d'années.  Aux  mœurs ,  au 
«tvle,   on   les  croirait  de  l'autre  sièclG. 


H  E  L  O  I  s  E.  i63 

ceux-ci  jette  une  espèce  de  contrainte  dans 
cette  petite  gync'cocratic.  A  Paris  c'est  tout 
3e   contraire  ;   les    femmes   n'aiment  à  vivre 
qn'avcc  les  liommcs  ,  elles  ne  sont  à  leur  aise 
qu'avec  eux.  Dans  chaque  société  la  maîtresse 
de   la  maison  est   presque  toujours  ^eule  au 
ïiiilicu  d'un  cercle  d  hommes.  On  a  peine  a 
concevoir  d'où    tant  d'homrncs  peuvent    se 
Tepandrc  par-tout;  mais  Paris  estplcind'aven- 
turiers  et  de  célibataires  qui  passent  leur  vie 
à  courir  de  uiaison  en  maison  ;  et  les  hommes 
semblent  comme  les  espèces  se  multiplier  par 
la  circulation.   C'est  donc   là  qu'une  femme 
apprend  à  parler,  agir  et  penser  comme  eux  , 
et  eux  comme  elle.  C'est  là  qn'iinicjue  objet 
de  leurs  petites  galanteries,  elle  jouit  paisible- 
ment de  ces  insultans  hommages  auxquels  ou 
lie  daigne  pas  même  donner  un  air  de  bonne 
foi.  (Qu'importe  ?    sérieusement  ou  par  plai- 
santerie, on  s'occupe  d'elle  et  c'est  tout  ce 
qu'elle  veut.  (Qu'une  autre  femme  survienne  , 
a  l'instant  le  ton  de  cérémonie  succède  à  la 
familiarité  ;    1rs    grands    airs    commencent  , 
l'attention  des  hommes  se  partage,  et  l'on  se 
tie.'it  nuituellement  dans  une  secrète  gène  dont 
on  ne  sort  plus  qu'eu  se  séparant. 

Les  femmes  de  Paris  aiment  à  voir  les  spec- 

L  2 


ô64        LA     N  O  U  Y  E  L  L  E 

taclcs ,  c'est-à-dire  a.  y  être  vues;  mais  leur 
embarras ,  chaque  fois  qu'elles  y  veulent  aller, 
est  de  trouver  une  compagne;  car  l'usage  ne 
permet  a  aucune  femme  d'y  aller  seule  eu 
grande  loge,  pas  même  avec  son  mari,  pas 
même  avec  un  autre  homme.  On  ne  saurait 
dire  combien  dans  ce  pays  si  sociable  ces  par- 
ties sont  difficiles   à  former  ;  de   dix   qu'oa 
projette  ,  il  en  manque  neuf;  le  de'sir  d'aller 
au  spectacle   les   fait  lier;   l'ennui  d'y  aller 
ensemble  les  fait  rompre.   Je  crois  que  les 
femmes  pourraient  abroger  aisément  cet  usage 
inepte;  car  l.ii  est  la  raison  de  ne  pouvoir  se 
montrer  seule   en   public  ?   Mais  c'eit  peut- 
être  ce  défaut  de  raison  qui  le  conserve.  Il 
est  bon   de  tourner  autant  qu'où   peut  les 
bienséances  sur  des  choses  oli  il  serait  inutile 
d'en  manquer.  Que  gagnerait  une  femme  au 
droit  d'aller  sans   compagne    a  l'opéra  ?  ne 
vaut-il  pas  mieux  réserver  ce  droit  pour  rece- 
voir en  particulier  ses  amis  ? 

Il  est  sûr  que  mille  liaisons  secrètes  doivent 
être  le  fruit  de  leur  manière  de  vivre,  éparses 
et  isolées  parmi  tant  d'hommes.  Tout  le 
monde  en  convient  aujourd'hui,  et  l'expé- 
rience a  détruit  l'absurde  maxime  de  vaincra 
J«s   tentations  en  les  multipiia.ttt,  On  ne  dit 


H  É  L  O  I  s  E.  t65 

floue  pins  que  cet  usage  est  plus  honnête, 
mais  qu'il  est  plus  agréable,  et  c'est  ce  que 
je  ne  crois  pas  plus  vrai  ;    car   quel  amour 
peut  re'gner  où  la  pudeur  est  en  dérision,  et 
quel  charme  peut  avoir  une  vie  privée  à-la- 
fois  d'amour  et  d'honnêteté?  J^ussi,  commo 
le   grand  fléau  de  t,ous  ces   gens  si  dissipés 
est  l'ennui ,  les  femmes  se  soucient-elles  luoins 
d'êlre  aimées  (ju'amusécs  :    la   galanterie  et 
les  soins  valent   mieux  que  l'amour  auprès 
d'elles  ;   et   pourvu   qu'on  soit   assidu  ,   peu 
leur  importe  qu'on  soit  passionné.  Les  mots 
mêmes  d'amour  et  àC amant  sont  bannis  do 
l'intime  société  des   deux  sexes,  et  relégués 
avec  ceux  de  chaîne  et  de  flamme  dans  le» 
romans  qu'on  ne  lit  plus. 

Il  semble  que  tout  l'ordre  des  sentimens 
naturels  soit  ici  renversé.  Le  cœur  n'y  forme 
aucune  chaîne  ;  il  n'est  point  permis  aux 
filles  d'en  avoir  un.  Ce  droit  est  réservé  aux 
seules  femmes  mariées  ,  et  n'exclut  du  choix 
personne  que  leurs  maris.  Il  vaudrait  mieux 
qu'une  mère  eût  vingt  amans  que  sa  tille  un 
seul.  L'ad altère  n'y  révolte  point  ;  on  n'y 
ti'ouve  rien  de  contraire  à  la  bienséance.  Le» 
romans  les  plus   déccus  ,    ceux  que  tout  \% 

L  % 


T.66       LA     NOUVELLE 

monde   lit  pour  s'instruire  en  sont  pleins^ 
et  le  désordre  n'est  plus  blâmable  ,  sitôt  qu'il 
est  joint  a  l'infidélité.  O  Julie  !  telle  femme 
qui  n'a  pas  craint  de  souiller  cent  fois  le  lit 
conjugal  ,  oserait  d'une  bouche  impure  accu- 
ser nos  chastes  amours  ,  et  condamner  l'union 
de  deux  cœurs  sincères  qui  ne  surent  jamais 
manquer  de  foi.    On   dirait   que  le  mariage 
n'est  pas  à  Paris  de  la  même  nature  que  par- 
tout ailleurs.  C'est  un  sacrement,  à  ce  qu'ils 
prétendent,  et  ce  sacrement  n'a  pas  la  force 
des  moindres  contrats  civils:  il  semble  n'être 
que  l'accord  de   deux   personnes  libres  qui 
conviennent  de  demeurer  ensemble,  de  porter 
le    même   nom  ,    de   reconnaître  les  mêmes 
cnfans  ,  mais  qui    n'ont  au  surplus   aucune 
sorte  de    droit  Tune  sur  l'autre;  et  un  mari 
qui  s'aviserait  de  contrôler  ici  la  mauvaise 
conduite  de  sa  femme,  n'exciterait  pas  moins 
de  murmures  que  celui   qui  souffrirait  chez 
nous   le    désordre  public  de  la  sienne.   Les 
femmes  de  leur  côté  n'usent  pas  de  rigueur 
envers  leurs  maris ,  et  l'on  ne  voit  pas  encore 
qu'elles  les  fassent  punir  d'imiter  leurs  infi- 
délités. Au  reste,  comment  attendre  de  part 
et  d'autre  un  effet  plus  honnête    d'un   lien 
où   le   cœur   n'a    point    été   consulté  l   (^iii 


H  É  L  O  1  s  E.  167 

liVpouse  que  la  fortune  ou  l'ëlat  ne  doit  riea 
à  la  personne. 

L'amour  même  ,  l'amour  a  perdu  ses  droits 
et  n'est  pas  moins  de'nature  que  le  uiariagc. 
Si  les  époux  sont  ici  des  garçons  et  des  filles 
qui  demeurent  ensemble  pour  vivre  avec  plus 
de  liberté',  les  amans  sont  des  gens  indiSe- 
reus  qui  se  voient  par  amusement,  par  air, 
par  habitude,  ou  pour  le  besoin  du  moment. 
Le  cœur  n'a  que  faire  a  ces  liaisons  ;  on  n'y 
consulte  que  la  couimoditë  et  certaines  con- 
venances extérieures.  C'est,  si  l'on  veut,  so 
connaître  ,  vivre  ensemble  ,  s'arranger  ,  se 
voir  ,  moins  encore  s'il  est  possible.  Une 
liaison  de  galanterie  dure  un  peu  plus  qu'une 
visite;  c'est  un  recueil  de  jolis  entretiens  et 
de  Jolies  lettres  pleines  de  portraits  ,  de 
maximes,  de  philosophie  et  de  bel-esprit.  A 
l'égard  du  physique  il  n'exige  pas  tant  de 
mystère  ;  ou  a  très-sensément  trouvé  qu'il 
fallait  régler  sur  l'instant  des  désirs  la  facilité 
de  les  satisfaire  :  la  première  venue  ,  le  pre- 
mier venu,  l'amant  ou  un  autre,  un  homme 
est  toujours  un  hoiumc  ;  tous  sont  presque 
également  bons  ,  et  il  y  a  du  moins  à  cela 
de  la  conséquence  ;  car  pourquoi  serait-on 
plus  fidelle  à  l'amant  qu'au  mari  ?  Et  pui^ 

L4 


ï68        LA    NOUVELLE 

"k  certain  âge  tous  les  hommes  sont  à-peu- 
près  le  même  honamc  ,  to.utes  les  femmes  la 
iiîéme  femme  ;  toutes  ces  poupées  sortent 
de  chez  la  même  marchande  de  modes  ,  et 
il  n'y  a  guère  d'autre  choix  à  faire  que  ce  qui 
tombe  ]e  plus  commode'ment  sous  la  main. 

Comme  je  ne  sais  rien  de  ceci  par  moi- 
^éme  ,  on  m'en  a  parlé  sur  un  ton  si  extraoi*- 
dinaire  qu'il  ne  m'a  pas  été  possible  de  biert 
«ntendre  ce  qu'on  m'en  a  dit.  Tout  ce  que  j'en. 
gii  conçu  ,  c'est  qiu'  chez  la  plupart  des  femmea 
l'amant  est  comme  un  des  gens  de  la  maison; 
s'il  ne  fait  pas  son  devoir  ,  on  le  congédie 
et  l'on  en  prend  un  autre;  s'il  trouve  mieux 
ailleurs  ,  ou  s'ennuie  du  métier ,  il  quitte 
Gt  l'on  en  prend  un  autre.  Il  y  a  ,  dit-on  , 
des  femmes  assez  capricieuses  pour  essayer 
même  du  maître  de  la  maison  ;  car  enfin, 
c'est  encore  une  espèce  d'homme.  Cette  fan- 
taisie ne  dure  pas  ;  quand  elle  est  passée  , 
on  le  chasse  et  l'on  en  prend  un  autre;  ou 
s'il  s'obstine  ,  on  le  garde  et  l'on  en  prend 
un  autre. 

Mais,  disais-jeà  celui  qui  m'expliquait  ces 
étranges  usages  ,  comment  une  femme  vit-ello 
«nsuite  avec  tous  ces  autres-!à,  qui  ont  ainsi 
pris  ou  reçu  leur  congé?  Bon!  rcprit-il3  ell® 


H  E  L  O  1  s  E.  169 

n'y  vît  point.  On  ne  se  voit  plus  ;  on  ne  se 
connaît  plus.  Si  jamais  la  fantaisie  prenait  de 
renouer,  on  aurait  une  nouvelle  cou  naissance 
à  faire,  et  ce  serait  beaucoup  qu'on  se  sou- 
TÎnt  de  s'être  vus.  Je  vous  entends  ,  lui  dis- 
jc  ;  mais  j'ai  beau  réduire  ces  exagérations, 
)c  ne  conçois  pas  couinicnt,  après  une  union 
si  tendre  ,  on  peut  se  voir  de  sang-froid  ; 
comment  le  cœur  ne  palpite  pas  au  nom  de 
ee  qu'on  a  une  fois  aime;  comment  on  ne 
tressaillit  pas  à  sa  rencontre!  Vous  me  faites 
rire,  interrompit-il,  avec  vos  trcssaillcmens  ! 
"VOUS  voudriez  donc  que  nos  feiinnes  ne  fissent 
autre  chose  que  tomber  en  syncope  ! 

Supprime  une  partie  de  ce  tableau  trop 
chargé  sans  doute  ;  place  Julie  à  côté  du  reste  , 
et  souviens-toi  de  mon  cœur  •,  je  n'ai  rien  dft 
plus  à  te  dire. 

Il  faut  cependant  l'avouev;  plusieurs  de  ces 
impressions  désagréables  s'efï'acent  par  l'habi- 
tude. Si  le  mal  se  présente  avant  le  bien,  il 
Bc  l'empêche  pas  de  se  montrer  a  son  tour  ; 
les  charmes  de  l'esprit  et  du  naturel  font 
Taloir  ceux  de  la  personne.  La  première  répu- 
gnance vaincue  devient  bientôt  un  sentiment 
contraire.  C'est  l'autre  point -de -vue  du 
tableau  ,  et  la  justice  ne  permet  pas  de  ue 

L  5 


lyo        T.  A     N  O  U  V   E  t.  L  E 

l'exposer  que  par  le  côte'  désavaiitageurr 
C'est  le  premier  inconvénient  des  grandes 
Tilles  qucles  hommes  y  deviennent  autres  que 
ce  qu'ils  sont  ,  ei  que  la  socie'té  leur  donne  , 
pour  ainsi  dire  ,  un  être  dilTérent  du  leur.  Cela 
est  vrai ,  sur-tout  a  Paris  ,  et  sur-tout  à  l'égard 
des  femmes  qui  tirent  des  regards  d'autrui  la 
seule  existence  dont  elles  se  soucient.  En  abor- 
dant une  dame  dans  une  assemblée  ,  au-lieu 
d'une  parisienne  que  vous  cro3-ez  voir,  vous 
ne  voj^ez  qu'un  simulacre  de  la  mode.  Sa  hau- 
teur, son  ampleur  ,  sa  démarche  ,  sa  taille,  sa 
gorge,  ses  couleurs  ,  son  air  ,  son  regard,  ses 
propos  ,  ses  manières  ,  rien  de  tout  cela  n'est 
à  elle  ;  etsi  vousia  voyiez  daussonétatnaturel, 
vous  ne  pourriez  la  reconnaître.  Or  cet  échange 
est  rarement  favorable  à  celles  qui  le  font,  et 
en  général  il  n'y  a  guère  à  gagner  à  tout  ce 
qu'onsubstitue  à  la  nature.  Mais  on  ne  l'efface 
jamais  entièrement  ;  elle  s'échappe  toujours 
par  quelque  endroit,  et  c'est  dans  une  cer- 
taine adresse  à  lasaisir  que  consiste  l'art  d'ob- 
server. Cet  art  n'est  pas  difficile  vis-à-vis  des 
femmes  de  ce  pays  ;Gar  comme  elles  ont  plus 
de  naturel  qu'elles  ne  croient  en  avoir  ,  pour 
peu  qu'on  les  fréquente  assidûment  ,  pour 
peu  qu'on  les  détache  de  cette  éternelle  rej^ré'* 


H  E  L  O  1  s  E.  171 

sentatlon  qui  leur  plaît  si  fort ,  on  les  voit 
bientôt  comme  elles  sont;  et  c'est  alors  que 
toute  l'aversion  qu'elles  ont  d'abord  inspiré© 
se  change  en  estime  et  en  amitié. 

Voilà  ce  que  j'eus   occasion  d'observer  la 
semaine  dernière  dans  une  partie  de  campagne 
où  quelques  femmes  nous  avaient  assez  ëtour- 
diment  invite's,  moi  et  quelques  -autres  nou- 
veaux   débarqués  ,  sans    trop   s'assurer   que 
nous  leur  convenions  ,  ou  peut  -  être    pour 
avoir  le  plaisir  d'y  rire  de  nous  à  leur  aise. 
Cela  ne  manqua  pas  d'arriver  le  premier  jour. 
Elles  nous  accablèrent  d'abord  de  traits  plai- 
sans  et  fins  ,  qui  tombant  toujours  sans   re- 
jaillir, épuisèrent  bientôt  leur  carquois.  Alors 
elles  s'exécutèrent  de  bonne  grâce  ,  et  ne  pou- 
vant nous  amener  à  leur  ton  ,  elles  furent  ré- 
duites à  prendre  le  nôtre.  Je  ne  sais  si  elles  se 
trouvèrent  bien  de  cet  échange  ,  pour  moi  je 
m'en  trouvai  à  merveille  ;  je  vis  avec  surprise 
que  je  m'éclairais  plus  avec  «lies  que  je  n'au- 
rais fait  avec  beaucoup  d'hommes.  Leur  es- 
prit ornait  si  bien  le  bon  sens  que  je  regrettais 
ce  qu'elles  en  avaient  mis  à  le  défigurer,  et 
que  je  déplorais  ,  en  jugeant  mieux  des  femmes 
de  ce  pays,  que  tant  d'aimables  personnes  ne 
manquassent  de  liaison  que  parce  qu'elles  ue 

L6 


Ï72        LA     TsT  O  U  Y  E  L  L  E 

voulaient  pas  en  avoir.  Je  vis  aussi  que  Ie$ 
srâces familières  et  naturelles  eflacaient  inseu- 
sibleuieut  les  airs  apprêtés  de  la  ville;  car 
saîis  y  songer  on  prend  des  manières  assor- 
tissantes  aux  choses  qu'on  dit,  et  il  n'y  a  pas 
moyen  de  mettre  àdes  discours  sensés  les  gri- 
maces de  la  coquetterie.  Je  les  trouvai  plus 
jolies  depuis  qu'elles  ne  cherchaient  plus  tant 
à  l'être,  et  je  sentis  qu'elles  n'avaient  besoin 
pour  plaire  que  de  ne  se  pas  déguiser.  J'osaî 
soupçonner  sur  ce  fondement  que  Paris  ,  ce 
prétendu  siège  du  goût,  est  peut-être  le  lieu 
du  monde  où  il  y  eu  a  le  moins  ,  puisque  tous 
les  soins  qu'on  y  prend  pour  plaire  défigurent 
Ja  véritable  beauté. 

Nous  restâmes  ainsi  quatre  ou  cinq  jours 
ensemble  ,  coatens  les  uns  des  autres  et  de 
nous-mêmes.  Au-lieu  de  passer  en  revue 
Paris  et  ses  folies  ,  nous  l'oubliâmes.  Tout 
notre  soin  se  bornait  à  jouir  entre  nous  d'une 
société  agréable  et  douce.  Nous  n'eûmes  besoin, 
ni  de  satires  ni  de  plaisanteries  pour  nous 
mettre  de  bonne  humeur  ,  et  nos  ris  n'étaient 
pas  de  raillerie  ,  mais  de  gaieté  ,  comme  ceux 
«Je  ta  cousine^ 

Une  autre  chose  acheva  de  me  faire  chan- 
ger d'ayis  sur  leur  compte.  Souvent  aumilieu 


H  É  L  O  ï  s  K.  17:5 

tic  nos  entretiens  les  plus  animes,  on  venait 
dire  un  mot  à  l'oreille  de  la  maîtresse  de  la 
maison. Elle  sortait  ,  allait  se  renfermer  pour 
écrire  ,  et  ne  rentrait  de  long-temps.  Il  était 
aisé  d'attribuer  ces  éclipses  à  quelque  corres- 
pondance de  c(x  ur  ,  ou  de  celles  qu'on  appelle 
ainsi.  Une  autre  femme  en  glissa  légèrement 
vn  mot  qui  fut  assez  mal  reçu  ;  ce  qui  me  ûb 
juger  que  si  l'absente  manquait  damans  ,  ello 
avait  au  moins  des  amis.  (Cependant  la  curio- 
sité m'ayant  donné  quelque  attention  ,  quelle 
fut  ma  surprise  en  apprenant  que  ces  préten- 
dus grisous  de  Paris  étaient  des  paysan»  delà 
paroisse  qui  venaient   dans    leurs    calaniités 
im{)îorer  la  protection  de  leur  dame  !  L'ua 
surciiargé  de   taille  à   la  décharge    d'ini  plus 
riche  ;  l'autre  enrôlé  dans  la  milice  sans  égard 
pour  sou  âge  et  pour  ses  cnfans  ;  (  z")  l'autre 
écrasé  d'un  puissant  voisin  par  un  procès  in- 
juste ;  l'autre  ruiné  par  la  gréie   et  dont  on 
exigeait  le  bailàla  rigueur.  Entin  tousavaient 
quelque  grâce  à  demander,  tous  étaient  pa- 
tiemment écoutés  ,  on  n'enrebutaitaucun  ;  et 

{{)  Ou  a  vu  cela  dans  l'autre  guerre;  mais 
non  dans  celle-ci  ,  <]ue  je  sache.  On  épargne  les 
hommes  mariés  ,  etl'on  eu  fait  ainsi  marie*  beau- 
coup. 


Î74        LA     ]\'  O  U  Y  E  L  L  E 

le  temps  attribué  aux  billets  doux  était  em- 
ployé à  écrire  eu  faveur  de  ces  inalbeureux.  Je 
ne  saurais  te  dire  avec  quel  éloiineuieiit  jap- 
pris  ,  et  le  plaisir  que  prenait  une  femme  si 
jeuue  et  si  dissipée  à  remplir  ces  aimables 
devoirs,  et  combien  peu  elle  y  inettoifd'os- 
tcntation.  Comment ,  disais-jc  tout  attendri  , 
quand  ce  serai  t./ 7/ //>  ,  elle  ne  ferait  pas  autre- 
ment ?  Dès  cet  instant  je  ne  l'ai  plus  regardée 
qu'avec  respect ,  et  tous  ses  défauts  sonteflacés 
à  mes  yeux. 

Sitôt  que  mes  recherches  se  sont  tournées 
de  ce  côté  ,  j'ai  appris  mille  choses  à  l'avan- 
tage de  cesmémes  femmes  que  j'avais  d'abord 
trouvées  si  insupportables. Tous  les  étrangers 
convietinent  unanimement  qu'en  écartant  les 
propos  à  la  mode  ,  il  n'y  a  point  de  pays  au 
monde  où  les  femmes  soient  plus  éclairées  , 
parlent  en  général  plus  sensément  ,  plus  ju- 
dicieusement ,  sachent  donner  au  besoin  de 
meilleurs  conseils.  Otons  le  jargon  de  la  ga- 
lanterie et  du  bel-esprit  ,  quel  parti  tirerons- 
nous  de  la  conversation  d'une  Espagnole  , 
d'une  Italienne  ,  d'une  AUema.idc  ?Aucun  ; 
et  tu  sais  ,  Julie  ,  ce  qu'il  en  est  communé- 
ment de  nos  Suissesses.  Mais  qu'on  ose  passer 
pour  peu  galaus  et  tirer  les  Françaises  de  cette 


II  E  L  O  i  s  E.  tj^^ 

fortcresfe  ,  dont  à  la  vérité  elles  n'aiinctit 
guère  à  sortir ,  on  trouve  encore  a  qui  parler 
en  rase  campagne  :  et  Ton  croit  combattre  avec 
des  honiiiics,  tant  elles  savent  s'armer  de  rai- 
son et  faire  de  nécessité  vertu,  (^uant  au  bon 
caractère  ,  je  ne  citerai  point  le  zcleavec  lequel 
elles  servent  leurs  amis  ;  car  il  peut  régnercii 
cela  une  certaine  chaleur  d'aniour-propre  qui 
soit  de  tous  les  pays;  mais  quoiqu'ordinaire- 
ment  elles  n'aiment  qu'elles  -  m(*mcs  ,  nnc 
longue  hal)itude  ,  quand  elles  ont  assez  de 
constance  pour  l'acquérir  ,  leur  tic:it  lieu 
d'un  sentiment  as?cz  vif:  celles  qui  peuvent 
supporter  un  attachement  de  dix  ans  le  gar- 
dent ordinairement  toute  leur  vie  ,  et  elles  ai- 
ment les  vieux  amis  plus  tendrement,  plus  sû- 
rement au  moins  que  leurs  jeunes  amans. 

Une  remarque  assez  commune,  qui  semble 
être  a  la  charge  des  femmes  ,  est  qu'elles  font 
tout  en  ce  pays  ,  et  par  conséquent  plus  de 
mal  que  de  bien  ;  mais  ce  qui  les  justifie  esk 
qu'elles  font  le  mal  poussées  par  les  hommes, 
et  le  bien  de  leur  propre  mouvement.  Ceci 
ne  contredit  point  ce  que  je  disais  ci -devant 
que  lecœurn'cnlre  pour  rien  danslecommerce 
des  deux  sexes  :  car  la  £3ralauterie  française  a 
donné  au\  femmes  nu  pouvoir  universel  qui 


176        LA     NOUVELLE 

n'a  besoin  d'ancnn  tendre  sentiment  pour  se 
soutenir.  Tout  dépend  d'elles  ;  rien  ne  se  fait 
queparelles  oupour  elles  ;i'Oiympe  etle Par- 
nasse ,  la  gloire  et  la  fortune  sont  également 
sous  leurs  lois.  Les  livres  n'ont  de  prix,  les 
auteurs  n'ont  d'estime  qu'autant  qu'il  plaît 
aux  femmes  de  leur  en  accorder  ;  elles  déci- 
dent souverainement  des  plus  hautes  cou- 
naissances  ,  ainsi  que  des  plus  agréables.  Pocsie, 
litte'rature  ,  histoire  ,  philosophie  ,  politique 
même  ,  on  voit  d'abord  au  style  de  tous  les 
livres  qu'ils  sont  écrits  pour  amuser  de  jolies 
femmes  ,  et  on    vient  de  mettre  la  Bible  eti 
histoire  galante.    Dans  les  afîaires  elles   ont 
pour  obtenir  ce  qu'elles  demandent  un  asccn- 
dantnaturel  jusques  surleursmaris,non  parée 
qu'ils  sont  leurs  maris  ,  mais  parce  qu'ils  sont 
hommes  ,  et  qu'il  est  convenu  qu'un  homme 
ne  refusera  rien  à  aucune  femme  ,  fùt-cemcme 
la  sienne. 

Au  reste  cette  autorité  ne  suppose  ni  atta- 
chement ni  estime  ,  mais  seulement  de  la  po- 
litesse et  de  l'usage  du  monde;card'aillcurs, 
il  n'est  pas  moins  essentiel  à  la  galanterie  fran- 
çaise de  mépriser  les  femmes  que  de  les  servir. 
Ce  méprisest  unesorte  de  titre  quileiiren  im- 
pose; c'est  vm  témoignage  qu'on  a  asiez  ycci» 


H  E  L  O  l  s  E.  Ï77 

avec  elles  pour  les  connaître.  Qurconque  les 
respecterait  |)asserait  à  leurs  yeux  pour  uu 
novice  ^iin  paladin  ,  un  liomiuc  quin'aconnu 
les  feuiuics  que  dans  les  romans.  Elles  se  ju- 
gent avec  tantd'equite  que  les  honorer  serait 
être  indigne  de  leur  plaire  ,  et  la  première  qua- 
lité de  l'homme  à  bonnes  fortunes  est  d'être 
souverainement  impertinent. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  elles  ont  beau  se  piquer 
de  méchanceté  ,  elles  sont  bonnes  en  dépit 
d'elles,  et  vo'ci  à  quoi  sur-tout  leur  boute  do 
cœur  est  utile.  En  tout  pays  les  gens  charge'» 
de  beaucop  d'affaires  sont  toujours  repous- 
sans  et  sans  comnjise'ration  ,  et  Paris  ctantle 
centre  des  affaires  du  plus  grand  peuple  de 
l'Europe  ,  ceux  qui  les  font  sont  aussi  les  plus 
durs  des  hommes.  C'est  donc  aux  femmes 
qu'on  s'adresse  pour  avoir  des  grâces  ;  elles 
sont  lesecourv  des  malheureux  ;  elles  ne  fer- 
ment point  foreille  à  leurs  plaintes;  elles  les 
e'coutcnt  ,  les  consolent  et  les  servent.  Au 
milieu  de  la  vie  frivole  qu'elles  mènent ,  elles 
savent  dérober  des  momens  à  leurs  plaisirs 
pour  les  donner  à  leur  bon  naturel  ;  et  si 
quelques-unes  font  un  infâme  conuuerce  des 
services  qu'elles  rendent,  des  milliers  d'autres 
l'occupent  tous  les  jour»  gratuitement  à  se- 


373        LA     NOUVELLE 

courir  le  pauvre  de  leur  bourse,  et  l'opprirné 
de  leur  crédit.  Il  est  vrai  que  leurs  soins  sont 
souvent  indiscrets  ,  et  qu'elles  nuisent  sans 
scrupule  au  niallieureux  qu'elles  ne  connais- 
sent pas  ,  pour  servir  le  malheureux  qu'elles 
connaissent  :  mais  comment  connaître  tout 
le  monde  dans  un  si  grand  pays  ,  et  que 
peut  taire  de  plus  la  bonté  d'une  ame  séparée 
de  la  véritable  vertu  ,  dont  le  plus  sublime 
effort  n'est  pas  tant  de  faire  le  bien  que  de  ne 
jamais  mal  faire?  A  cela  près,  il  est  certaia 
qu'elles  ont  du  penchant  au  bien  ,  qu'elles  ea 
font  beaucoup  ,  qu'elles  le  font  de  bon  cœur, 
que  ce  sont  elles  seules  qui  conservent  dans 
Paris  le  peu  d'humanité  qu'on  y  voit  régner 
encore  ,  et  sans  elles  on  verrait  les  hommes 
avides  et  insatiables  s'y  dévorer  comme  des 
loups. 

Voilà  ce  que  je  n'aurais  point  appris  ,  si  je 
m'en  étais  tenu  aux  peintures  des  feseias  do 
romans  et  de  comédies,  lesquels  voient  plutôt 
dans  les  femmes  des  ridicules  qu'ils  partagent  , 
que  k'sboniiesqualités  qu'ilsn'ontpas,  ou  qui 
peignent  deschefs-d'œuvre  de  vertu  qu'elles  so 
dispensentd'imiterenles  traitant  de  chimères, 
au-lieu  de  les  encourager  au  bien  en  louant 
celui  qu'elles  foutrécUement.  Les  romans  sont 


H  E  L  O  1  s  E,  179 

peut-être  la  dernière  instruction  qu'il  reste  à 
donner  à  lîn  peuple  assez  corrompu  pour 
que  toute  autre  lui  soit  inuhle  ;  je  voudrais 
qu'alors  la  composition  de  ces  sortes  de  livres 
ne  fut  permise  qu'a  des  gcfJs  honnêtes  ,  mais 
scnsiljle.s  ,  dont  le  cœur  se  peignît  dans  leurs 
ccrits  ;  a  des  auteurs  qui  ne  fussent  pas  au- 
dessus  des  faiblesses  de  l'humanité'  ,  qui  ne 
montrassent  pas  tout  d'un  coup  la  vertu  dans 
le  ciel  hors  de  la  portée  des  hommes  ,  mais 
qui  la  leur  fissent  aimcren  la  pcignantd'aborti 
moins  austère  ,  et  puis  du  sein  du  vice  les  y 
sussent  conduire  insensiblement. 

Je  t'en  ai  prévenue  ,  je  ue  suis  en  rien  de 
de  l'opinion  commune  sur  le  compte  des 
femmes  de  ce  pays.  Ou  leur  trouve  uuani» 
jnement  l'abord  le  plus  enchanteur  ,  les  grâ- 
ces les  plus  séduisantes  ,  la  coquetterie  la  plus 
rafine'e  ,  le  sublime  de  la  galanterie  ,  et  l'art 
de  plaire  au  souverain  degré.  Moi  je  trouve 
leur  abord  choquant  ,  leiu*  coqvietterie  re- 
poussante ,  leurs  manières  sans  modestie.  J'i- 
anagiue  que  le  cœur  doit  se  fermer  a  toutes 
leurs  avances, et  Ton  ne  me  persuadera  ja- 
mais qu'elles  puissent  un  moment  parler  do 
l'amour,  sans  se  montrer  e'galement  incapa- 
bles d'eu  inspirer  et  d'eu  ressentir. 


i8o        LA     NOUVELLE 

D'un  autre  côté,  la  renommée  apprend  a 
se  défier    de  leur  caractère  ;  elle  les  peiufc 
frivoles  ,  rusées  ,  artificieuses  ,  étourdies ,  vo- 
laai;es  ,  parlant  bien  ,  mais  ne  pensant  point, 
sentant  encore  moins  ,  etdépensant  ainsitoutJ 
leur  mérite  en  vain  babil.   Tout  cela  me  pa- 
raît à  moi  leur  être  extérieur  comme  leurs  pa-» 
niers  et  leur  rouge.  Ce  sont  des  vices  de  pa- 
rade qu'il  faut  avoir  à  Paris  ,  et  qui  dans  1© 
fond  couvrent  eu  elles  du  sens  ,  delà  raison  , 
de  l'humanité  ,  du  bon  naturel  ;  elles    sont? 
moins  indiscrètes  ,  moins  tracassières  que  chez 
nous,  moins  peut-être  que  par-tout  ailleurs. 
Elles  sont  plus  solidement  instruites  ,  et  leur 
instruction   profite  mieux    a   leur  jugement.' 
En  un  mot ,  si  elles  me  déplaisent  par  tout  c» 
qui  caractérise  leur  sexe  ,  qu'elles  ont  défi- 
guré ,  je  les  estime   par   des  rapports  avec  lo 
nôtre  ,  qui  nous  font  honneur  ,  et  je  trouve» 
qu'elles  seraient  cent  fois  plutôt  des  hommes 
de  mérite  que  d'aimables  femmes. 

Conclusion  :  si  Julie  n'eût  point  existé  ç 
si  mon  cœur  eut  pu  souffrir  quelqu'autr» 
attachement  que  celui  pour  lequel  il  était  né, 
je  n'aurais  jamais  pris  à  Paris  ma  femme  ,  en- 
core moins  ma  maîtresse;  mais  je  m'y  serais 
fait  volontiers  une  amie  ,  et  ce  trésor  m'eiifc 


H  E  L  O  l  s  E.  38r 

«onsolé  ,  peut- être  ,  de  n'y  pas  trouver  les 
ileux  autres.  (  aa^ 

LETTRE     XXII. 

A     J  L  L  I  E. 

J^EPUis  ta  lettre  reçue  ,  je  suis  aile  tous  les 
^ours  cliezlNr.  ty/Ar^-^z-e  dcuiaudcr  le  petit  pa- 
quet. Il  n'c'toit  toujours  point  venu,  et  dévoré 
d'une  mortelle  impatience  ,  j'ai  fait  le  voyage 
sept  fois  inutilement.  Enfin  lahuitièrae,  j'ai 
reçu  le  paquet.  A  peine  l'ai -je  eu  dans  les 
ïiiainsqiie  sans  payer  le  port,  sans  m'en  infor- 
mer ,  sans  rien  dire  à  personne  ,  je  suis  sorti 
cokinme  un  étourdi ,  et  ne  voyant  le  moment 
de  rentrer  chez  moi  ,  )'enfilais  avec  tant  de 
précipation  des  rues  que  je  ne  connaissais 
point,  qu'au  bout  d'une  demi-heure  ,  cher- 
chant la  rue  de  Tournon  où  je  loge  ,  je  me 
suis  trouvé  dans  le  Marais  à  l'autre  extrémité 

{ad)  Je  me  garderai  de  prononcer  sur  cette 
lettre,  mais  je  doute  qu'un  jugement  qui  donne 
libéralement  à  celles  qu'il  regarde  des  qualités 
qu'elles  méprisent  ,  et  qui  leur  refuse  les 
seules  dont  elles  font  cas  ,  soit  foi  t  propre  à  être 
Idiiii  re^u  d'elles. 


i82        LA    N  O  U  Y  E  L  L  E 

de  Paris.  J'ai  étc  obligé  de  prendre  un  fiacre 
pour  revenir  plus  promptement  :  c'est  la  pre- 
mière fois  que  cela  m'est  arrivé  le  matin  pour 
mes  aîTaires  ;  Je  ne  m'en  sers  même  qu'à  regret 
l'après-midi  pour  quelques  visites  ;  car  j'ai 
deux  jambes  fort  bonnes  ,  dont  je  serais  bien 
fâeké  qu'un  peu  plus  d'aisance  dans  ma  for- 
tune me  fît  négliger  l'usage. 

J'étais  fort  embarrassé  dans  mon  fiacre  avec 
mon  paquet;  je  ne  voulais  l'ouvrir  que  chez 
moi ,  c'était  ton  ordre.  D'ailleurs  une  sorte  de 
volupté  ,  qui  me  laisse  oublier  la  commodité 
dans  les  choses  communes  ,  me  la  fait  recher- 
cher avec  soin  dans  les  vrais  plaisirs.  Je  n'y 
puis  souffrir  aucune  distraction  ,  et  je  veux 
avoir  du  temps  et  mes  aises  pour  savourer 
tout  ce  qui  me  vient  de  toi.  Je  tenais  donc 
ce  paquet  avec  une  inquiète  curiosité  dont 
je  n'étais  pas  le  maître  ;  je  m'efforçais  de  pal- 
per à  travers  les  enveloppes  ce  qu'il  pouvait 
contenir,  et  l'on  eut  dit  qu'il  me  brûlait  les 
mains  ,  à  voirlesmouvemens  continuels  qu'il 
fesaitde  l'une  à  l'autre.  Ce  n'estpas  quà  sou 
Volume  ,  a  son  poids  ,  au  ton  de  ta  lettre  , 
je  n'eusse  quelque  soupçon  de  la  vérité  ;  mais 
le  moyen  de  concevou-  connncnt  tu  pouvais 
avoir  trouvé  l'artiste  et  l'occasiou  ?  Voilà  c» 


H  É  L  O  1  s  E.  i83 

que  je  lie  conçois  pas  encore  ;  c'est  un  œi- 
raclcderamour;  plus  il  passe  ma  raison  ,  plus 
il  enchante  mon  cœur  ,  et  l'un  des  plaisirs 
qu'il  me  donne  est  celui  de  n'y  rien  com- 
prendre. 

J'arrive  cniin  ,  je  vole  ,  je  m'enferme  dans 
ma  chambre  ,  je  m'assied  hors  d'haleine  ,  je 
porte  une  main  tremblante  sur  le  cachet.  O 
première  influence  du  talisiuan  !  j'ai  senti 
palpitermoncœuràcliaque  papier  que  )'ôtais, 
et  je  me  suis  bientôt  trouvé  tellement  oppressé 
que  j'ai  cté  force  de  respirer  un  moment  sur 
la  dernière  enveloppe...  Julie!.,  àma.  Julie! ... 
le  voile  est  dccliire....  je  te  vois....  je  vois  tes 
divins  attraits!  ma  bouche  et  mon  cœur  leur 
rendent  le  premier  hommage  ,  mes  genoux 
fléchissent..  Charmes  adores,  encore  une  fois 
vous  aurez  enchanté  mes  yeux,  (^u'il  est 
prompt;  qu'il  est  puissant, le  magique  effet 
de  ces  traits  chéris  !  non  il  ne  faut  point 
conune  tu  prétends  un  quart  d'heure  pour  le 
sentir;  une  minute  ,  un  instant  suffit  pour 
arracher  de  mon  sein  mille  ardens  soupirs  , 
et  me  rappeler  avec  ton  image  celle  de  mon 
honheiir  passé.  Pourquoi  faut-il  que  la  joie 
de  posséder  un  si  précieux  tiésor  soit  méléo 
d'une  si  cruelle  amertume  ?  Avec  quelle  vio- 


i84       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

lencc  il  me  rappelle  des  temps  qui  ne  sont 
plus  !  Je  crois  eti  le  voyant  te  revoir  encore  ; 
je  crois  me  retrouver  à  ces  momens  délicieux 
dont  le  souvenir  fait  maintenant  le  malheur 
de  ma  vie  ,  et  que  le  ciel  mi'a  donnes  et  ravis 
dans  sa  colère  !  Hélas  !  un  instant  raie  désa- 
buse ;  toute  la  douleur  de  l'absence  se  ra- 
nime et  s'aigrit  en  m'ôtant  l'erreur  qui  l'a 
suspendue  ,  et  je  suis  comme  ces  malheureux 
dont  on  n'interrompt  les  tourmens  que  pour 
les  leur  rendre  plus  sensibles.  Dieux  !  quels 
torrens  de  flammes  mes  avides  regards  pui- 
sent dans  cet  objet  inattendu  !  ô  comme  il 
ranime  au  fond  de  mon  cœur  les  raouve- 
mens  impétueux  que  ta  présence  y  fesait  naître! 
6  Julie  ^  s'il  était  vrai  qu'il  pût  transmettre 
à  tes  sens  le  déhre  et  l'illusion  des  miens  !  ... 
Mais  pourquoi  ne  le  ferait-il  pas  ?  pourquoi 
des  impressions  querame  porte  avec  tantd'ac- 
tivité  n'iraient-eîles  pas  aussi  loin  qu'elle  ? 
Ah  ,  chère  amante  !  où  que  tu  sois,  quoi  que 
tu  fasses  au  moment  où  j'écris  cette  lettre  , 
au  moment  où  ton  portrait  reçoit  tout  ce 
que  ton  idolâtre  amant  adresse  à  ta  personne  , 
ne  sens-tu  pas  ton  charmant  visage  inondé 
des  pleurs  de  l'amour  et  de  la  tristesse  ?  ne 
scus-tu  pas  tes  yeux  ,  tes  joues  ,  ta  bouche  , 

tOH 


n  É  L  O  [  s  E.  jP/a 

ion  scîn  ,  presses  ,  comprimrs  ,  accables  de 
mes  aidcus  baisers  ?  uc  te  sens  -  tu  pas  em- 
braser toute  entière  du  feu  de  mes  lèvres  brû- 
lantes !  ..  .  .  Ciel  !  qu'entends  -  je  ?  (Quelqu'un 
vient.  . , .  Ah  !  serrons  ,  cachons  mon  trésor... 
un  importun  !  .  ..  .  JMaudit  soit  le  cruel  qui 
vient  troubler  des  transports  si  doux  !... 
Puisse-t-il  ne  jamais  aim.er  !  , . .  .  ou  vivre 
loin  de  ce  qu'il  aime  î 

LETTRE      XXIII. 

Vi:     L'AMANT     DE    JULIE 
A  MADAME  D'ORBE, 


C 


i'est  à  vous,  charmante  cousine,  qu'il 
faut  rendre  compte  de  l'opéra  ;  car  bien  quo 
vous  ne  m'en  parliez  point  dans  vos  lettres,  et 
que. Julie  vous  ait  garde'  le  secret,  je  vois  d'où 
lui  vient  cette  curiosité.  J'y  fus  une  fois 
pour  contenter  la  mienne  ;  j'y  suis  retourné 
pourvous  deux  autres  fois. Tenez-m'en  quitte, 
je  vous  prie,  après  cette  lettre.  J'y  puis  re- 
tourner encore  ,  y  bâiller,  y  souffrir,  y  périr 
pour  votre  service  ;  mais  y  rester  éveille  et 
attentif,  cela  m'est  impossible. 

Avant  do  vous  dire  ce  que  je  pense  de  co 
fameux   théâtre  ,    que  je  vous  rende  compte 

Noin-^IU  Héloise.  Tome  IL         M 


î86        LA     NOUVELLE 

de  ce  qu'on  eu  dit  ici  ;  le  jugement  des  coït* 
iiaissiurspourraredresseilçiniensijem'abnse* 

L'opéra  de  Paris  passe  à  Paris  pour  le  spec- 
tacle le  plus  pompeux  ,  le  plus  voluptueux,  le 
plusadmirablequ'inventa  jamais  l'art  butnaiii. 
C'est  ,  dit-ou  ,  le  superbe  monument  de  la 
magnificence  de  Louis  XI f'.  Il  n'est  pas  si 
libre  à  chacun  que  vous  le  pensez  dédire  sou 
avis  sur  ce  grave  sujet.  Ici  l'on  peut  disputer 
de  tout  hors  de  la  musique  et  de  l'opéra  ;  il  y 
a  du  danger  à  manquer  de  dissimulation  sur 
ce  seul  point  ;  la  luusique  française  se  maiu- 
tient  par  une  inquisition  très-sévère  ;  la  pre- 
mière chose  qu'on  insinue  par  forme  de  leçon, 
à  tous  les  étrangers  qui  viennent  dans  ce  paj  s  , 
c'est  que  tous  les  étrangers  coiiviennent  qu'il 
n'y  a  rien  de  si  beau  dans  le  reste  du  monde 
que  l'opéra  de  Paris.  En  effet,  la  vérité  est 
que  les  plus  discrets  s'en  taisent,  et  n'osent 
en  rire  qu'en tr'eux. 

Il  faut  convenlrpourtautqu'ony  représente 
à  grands  frais  ,  non-seulement  toutes  les  mer- 
veilles de  la  nature  ,  -mais  beaucoup  d'autres 
merveilles  bleu  plus  grandes  ,  que  personne 
n*a  jamais  vues  ;  et  sûrement  Pope  a  voulu 
désigner  ce  bizarre  théâtre  par  celui  où  il  dit 
qu'on  voit  péle-mélc  des  dieux,  des  lutins  , 


H  É  L  O  ï  s  E.  1S7 

des  monstres  ,  des  rois  ,  des  bergers  ,  des 
fecs ,  de  la  fureur,  de  la  joie,  un  leu,  une 
gigue,  une  bataille  et  un  bal. 

('et  assemblage  si  magnifique  et  si  bien  or- 
donne est  regarde'  comme  s'il  contenait  eii 
effet  toutes  les  choses  qu'il  représente.  En. 
voyant  paraître  un  temple  on  est  saisi  d'un 
saint  respect  ,  et  pour  peu  que  la  de'essc  en 
soit  jolie,  le  })arterre  est  à  moitié'  païen.  On 
n'est  pas  sidiCBcilc  ici  qu'à  la  comédie  fran- 
çaise. Ces  mêmes  spectateurs  qui  ne  peuvent 
revêtir  un  comédien  de  son  personnage,  ne 
peuvent  à  Topera  reparer  un  acteur  du  sien. 
Il  semble  que  les  esprits  se  roidissent  contre 
une  illusion  raisonnable  ,  et  ne  s'y  prêtent 
qu'autant  qu'elle  est  absurde  et  grossière  ;  ou 
peut-être  que  des  dieux  leur  coûtent  uioins 
à  concevoir  que  des  héros.  Ji/piferota.nt  d'une 
autre  nature  que  nous  ,  on  peut  penser  ce 
qu'on  veut  ;  mais  Caton  était  un  honune, 
et  combien  d'hommes  ont  le  droit  de  croire 
que  Coton  ait  pu  exister? 

L'opéra  n'est  donc  point  ici  comme  ailleurs 
une  troupe  de  g'îns  payés  pour  se  donner  en 
spectacle  au  public  ;  ce  sont,  il  r.^t  vrai ,  des 
gens  que  le  ^niblic  paye  et  qui  se  donnent  eu 
fpcctacle  5  mais  tout  cela  change  de  nature, 

AI2 


ïS8       LA     NOUVELLE 

atteudu  que  c'est  une  académie  royale  de  mu- 
sique ,  uuc  espèce  de  cour  souveraine  qui 
juge  saus  appel  dans  sa  propre  cause,  et  ne 
se  pique  pas  autrement  de  justice  ni  de  fi- 
délité, (^bb)  Voilà  5  cousine  ,  comment  dans 
certains  pays  l'essence  des  choses  tient  aux 
mots,  et  corameat  des  noms  honnêtes  suf- 
fisent pour  honorer  ce  qui  l'est  le  moins. 

Les  membres  de  cette  noble  académie  ne 
dérogent  point.  En  revanche  ,  ils  sontexcom- 
muniés  ,  ce  qui  est  précisément  le  contraire 
de  l'usage  des  autres  pays;  mais  peut-être, 
ayant  eu  le  'choix  ,  aiment-ils  mieux  être  no- 
bles et  damnés  que  roturiers  et  bénis.  J'ai 
vu  sur  le  théâtre  un  chevalier  moderne  aussi 
fier  de  son  métier  qu'autrefois  l'infortuné 
Labérius  fut  humilié  du  sien,  (rc)  quoiqu'il 

{]->h)  Dit  en  ni)  s  plus  ouverts  ,  cela  n'en  sérail 
que  plus  vrai  ;  mais  ici  je  suis  partie  ,  et  je  dois 
xne  taire.  Par-tout  où  l'on  est  moins  soumis  aux 
lois  qu'aux  hommes  ,  on  doit  savoir  endurei 
rinjusri'^e. 

{ce)  Forcé  par  le  tyran  de  monter  sur  le  théâtre, 
il  déplora  son  sort  par  des  vers  très-touchans, 
et  très-capables  d'allumer  l'indignation  de  tout 
honnê:e-liomme  confie  ce  César  si  vanté.  A-prls 
avoir ,  dit-il  ,  vécu  soixante  ans  avec  honneur ,  j'ai 
quitté  ce  matin  mon  foyer  chsyaliçr  romain  ^^  j'y  leo^ 


H  E  L  O  1  s  E.  1^9 

le  fit  par  force  et  ue  récitât  qivc  ?cs  propre» 
ouvrages.  Aussi  rancicn  Labérius  ne  put-il 
repreudre  sa  place  au  cirque  j)armi  les  che- 
Talicrs  romains  ,  tandis  que  le  nouveau  eu 
trouve  tous  les  jours  une  sur  les  bancs  de 
la  comédie  française  parmi  la  première  iio- 
blcssedu  pays  ;  et  jamais  on  n'entendit  parler 
à  Rome  avec  tant  de  respect  de  la  ynajesté 
du  peuple  romain  qu'on  parle  a  Paris  de  la 
majesté  de  l'opéra. 

Voilà  ce  que  j'ai  pu  recueillir  des  discours 
d'autrui   sur    ce    brillant  spectacle  ;    que  je 

trerai  ce  soir  ril  histrion.  Hélas  !  j'ai  vécu  trop 
d'un  jour.  O  fortune  !  s'il  fallait  me  déshonorer  un» 
Jois ,  que  ne  in  y  forçais-tu  quand  la  jeunesse  et  la 
vigueur  me  laissaient  au  moins  une  figure  agréable  : 
mais  maintenant  quel  triste  objet  viens-je  exposer 
aux  rebuts  du  peuple  romain  ?  Une  voix  éteinte,  un 
corps  infirme^  un  cadavre,  un  sépulcre  animé,  qui 
lia  plus  rien  de  moi  que  mon  nom.  Le  *prologue 
entier  qu'il  récita  dans  celte  occasion,  rinjustica 
que  lui  fit  César ^  piqué  de  la  noble  liberfc  avec 
laquelle  il  vengeait  son  honneur  flétri ,  l'affionB 
qu'il  reçut  au  cirque,  la  bassesse  qu'eut  Cicéron. 
d'insulter  à  son  opprobre ,  la  réponse  fine  et: 
piquante  que  lui  fit  Labérius  ;  tout  cela  nous  a 
été  conservé  par  Aulugelle  ,  et  c'est  à  mon  gré 
le  morceau  le  plus  curieux  et  le  plus  iniéressaut 
é»  son  fade  recueil. 

M  3 


190        L  A     ^"  0  U  V  E  L  L  E 

vous  dise  a   présent  ce    que  j'y  ai    vu  mol^ 
même. 

Figiirez-vous  une  gaine  large  d'une  quin- 
zaine de  pieds ,  et  longue  à  proportion  ,  cette 
gaîfie  est  le  the'âtre.  Aux  deux  côtes  ,  en  place 
par  intervalle  des  feuille?  de  paraveiU  sur  les- 
quelles sont  grossièrement  peints  les   objets 
que  la  scène  doit  représenter.  Le  fond  est  un. 
grand    rideau    peint  de  niéme  ,    et  presque 
touiours  percé  ou  déchiré,  et  qui  représente 
des  gouffres  dans  la  terre  ou  des  trous  dans 
le  ciel ,  selon  la  perspective.  Chaque  ]jersonno 
qui  passe  derrière  le  théâtre  et  touche  le  ri- 
deau ,   produit  en  l'ébranlant  une  t^orte    de 
tremblement  de    terre  assez  plaisant  à  voir. 
lie  ciel  est  représenté  par  certaines  guenilles 
bleuâtres  ,   suspendues  à  des  bâtons  ou  à  des 
cordes  ,    comme  Tétendagc  dune  blanchis- 
seuse. Le  soleil,  caj"  on  ly  voit  qnrlqacfois, 
est  un  flambeau  dans  une  lanterne.  Les  chars 
des    dieux  et  des    déesses    sont   composés  de 
quatre  solives  encadrées  et  suspendues  a  une 
grosse   corde  en  forme  d'escarpolette  ;   entre 
CCS  deux  solives  est  une  planche  en  travers  sur 
laquelle  le  dieu  s'assied  ,  et  sur  le  devant  pend 
lui  morceau  de  grosse  toile  barl>ouilîée  ,  qui 
sert  de  uuo^e  h  ce  ïiiagninque  char.  Ou  voit 


H  É  L  O  ï  s  E.  191 

vers  le  bas  de  la  machine  riUiiiuination  de 
deux  ou  trois  chandelles  puantes  et  mal  mou- 
che es  ,  qui,  taudis  que  le  personnage  se  de- 
mèncet  crie  en  branlant  dans  son  escarpolette, 
rent'uuient  tout  à  sou  aise.  Encens  digne  de 
la  divinité. 

Comme  les  chars  sont  la  j}artic  la  plus 
conside'rable  des  machines  de  Topera  ,  sur 
celle-là  vous  pouvez  juj^er  des  autres.  La  mer 
agite'e  est  composée  de  longues  lanternes 
angulaires  de  toile  ou  de  carton  bleu,  qu'on 
enlile  à  des  broches  parallèles,  et  qu'on  fait 
tourner  par  des  polissons.  Le  tounerrc  est 
une  lourde  charette  qu'on  promène  sur  le 
ceiritrc  ,  et  qui  n'est  pas  le  moius  touchant 
instrument  de  cette  agréable  musique.  Les 
éclairs  se  font  avec  des  pincées  de  poix 
résine  qu'on  projette  sur  un  flambeau  ;  la 
foudre  est  un  pétard  au  bout  d'une  fusée. 

Le  théâtre  est  garni  de  petites  trapes 
quarrées  qui  ,  s'ouvrant  au  besoin  ,  anuon- 
ceut  que  les  démons  vont  ïortir  de  la  cave, 
(^uand  ils  doivent  s'élever  dans  les  airs,  011 
leur  substitue  adroitement  de  petits  démons 
de  toile  brune  empaillée  ,  ou  quelquefois 
de  vrais  ramoneurs  qui  branlent  en  l  air  sus- 
pendus par  des  cordes,  ju^^qu'à  ce  qu'ils  se 


*92        î-  A     N  O  U  T  E  L  L  E 

perdent  majestueitsemeiit  dans  les  gueniUcs 
dont  j'ai  parié.  Mais  ce  (jii'il  y  a  de  réelle- 
ment tragique  ,  c'est  quand  les  cordes  sonfe 
mal  conduites  ,  ou  viennent  à  se  rompre; 
car  alors  les  esprits  infernaux  et  les  dieux 
immortels  tombent  ,  s'estropient  ,  se  tueni 
quelquefois.  Ajoutez  à  tout  cela  les  monstres 
qui  rendent  certaines  scènes  fort  pathétiques  , 
tels  que  des  dragons  ,  des  lézards  ,  des  tortues , 
des  crocodiles  ,  de  gros  crapauds  qui  se 
promènent  d'un  air  menaçant  sur  le  tljcâtre, 
et  font  voir  à  l'opéra  les  tentations  de 
St.  Antoine.  Chacune  de  ces  figures  est 
animée  par  un  lourdaud  de  savoyard,  qui 
n'a  pas  l'esprit  de  faire  la  béte. 

Voilà,  ma  cousine,  en  quoi  consiste  à-v 
peu-près  l'auguste  appareil  de  l'opéra  ,  au- 
tant que  j'ai  pu  l'observer  du  parterre  à 
l'aide  de  ma  lorgnette  ;  car  il  ne  faut  pas- 
TO«s  imaginer  que  ces  moyens  soient  fort 
cachés  et  produisent  un  eflét  imposant;  je 
ne  vous  dis  en  ceci  que  ce  que  j'ai  aperçu 
de  moi-même  ,  et  ce  que  peut  apercevoir 
comme  moi  tout  spectateur  non  préoccupé. 
On  assure  pourtant  qu'il  y  a  une  prodigieuse 
quantité  de  machines  employées  à  faire 
mouvoir  tout  cela  j  ou  joji'a  oSért  jplusiçuï^ 


H  É  L  O  ï  s  E.  19:5 

Tois  de  me  les  luoiitrcâ-;  maïs  je  n'ai  Jamais 
ctc  curieux  de  voir  comment  ou  fait  de 
petites  clioses  avec  de  grands  e:Torts. 

Le  nombre  des  gens  occupe's  au  service 
de  l'opéra  est  inconcevable  ;  l'orchestre  et 
les  chœurs  composent  ensemble  près  de  cent 
personnes  ;  il  y  a  des  multitudes  de  danseurs^ 
tous  les  rôles  sont  doubles  et  triples  (^^), 
c'est-à-dire  qu'il  y  a  toujours  lui  ou  deux 
acteurs  subalternes ,  prêts  à  remplacer  l'acteur 
principal  ,  et  payes  pour  ne  rien  laire  jusqu'à 
ce  qu'il  lui  plaise  de  ne  rien  faire  à  son  tour, 
ce  qui  ne  tarde  jamais  beaucoup  d  arriver. 
Après  quelques  reprcseutatious,  les  premier» 
acteurs  ,  qui  sont  d'importans  personnages, 
n'honorent  plus  le  public  de  leur  présence  ; 
ils  abaudonucnt  la  place  a  leurs  substituts  , 
et  aux  substituts  de  leurs  substituts.  On  re- 
çoit toujours  le  même  argent  à  la  porte, 
mais  on  ne  donne  plus  le  même  spectacloj 
Chacun  prend  son  billet  comme  à  une  lo- 
terie, sans  savoir   quel   lot  il  aura,  et  quel 

(  dd)  On  ne  sait  ce  que  c'est  que  des  doublet 
en  Italie  ;  le  public  ne  les  souffrirait  pas  ;  aussi  Is 
spectacle  est-il  à  beaucoup  meilleur  marché  :  il. 
«a  coûterait  trop  pour  être  mal  servi. 


194       LA    NOUVELLE 

qu'il  soit  ,  personne  n'oserait  se  plaindre  : 
car,  afin  que  vous  le  saehiez  ,  les  nobles 
nieinbres  de  cette  académie  ne  doivent  aueun 
respect  au  public  ;  c'est  le  public  qui  leur 
en   doit. 

Je  ne  vous  parlerai  jDoint  de  cette  musique, 
vous  la  connaissez.    Mais  ce  dont  vous  ne 
sauriez  avoir  d'idée,  ce  sont  les  cris  affreux, 
les  longs  mugissemens  dont  retentit  le  théâtre 
durant  la  représentation.  On  voit  les  actrices , 
presque  en  convulsion  ,  arracher  avec  violence 
ces  j^iapisscinens  de  leurs  poumons  ,  lespoings 
fermés  contre  la  poitrine,  la  tête  eu  arrière, 
le  visage  enflammé  ,    les  vaisseaux  gonflés  , 
l'estomac  pantelant;  ou  ne  sait  lequel  est  le 
plus  désagréablement  affecté  de  l'œil  ou  de 
l'oreille  ;  leurs  efforts  font  autant  souffrir  ceux 
qui  les  regardent  que  leurs  chants  ceux  qui 
les  écoutent;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  incon- 
cevable  est  que   ces  hurlemens  sont  presque 
la  seule  chose   qu'applaudissent  les  specta- 
teurs.  A    leurs   battcmens  de  mains,  on  les 
prendrait  pour  des  sourds  charmés  de  saisir 
par-ci  par-là   quelques  sons  perçans  ,  et  qui 
veulent  engager  les  acteurs  a  les  redoubler. 
Pour  moi,  je  suis  persuadé  qu'on  applaudit 
les  cri?  d'une   actrice  à  l'opéra  comme  les 


s  É  L  O  ï  s  E.  ip5 

tours  (le  force  d'un  bateleur  à  la  foire:  la 
sensatiou  en  est  déplaisante  et  pénible-  ou 
souffre  tandis  qu'ils  durent  ,  mais  on  est  si 
aise  de  les  voir  Cuir  sans  aecident  qu'on  eu 
marque  volontiers  sa  joie.  Concevez  que  cette 
manière  de  chanter  est  employe'e  pourexpri- 
tner  ce  que  Quinault  a  jamais  dit  de  plus 
galant  et  de  plus  tendre.  Imaginez  les  muses ^ 
les  grâces,  les  amours,  l^énus  même  s'ex-« 
primant  avec  cette  dc'licatesse  ,  et  jugez  de 
reflet!  Pour  les  diables,  passe  encore  ,  cette 
musique  a  quelque  chose  d'infernal  qui  ne 
leur  messied  pas.  Aussi  les  magies,  les  évoca- 
tions et  toutes  les  fêtes  du  sabbat  sont-elles 
toujours  ce  qu'où  admire  le  plus  à  l'opéra 
français. 

A  ces  beaux  sons  ,  aussi  justes  qu'ils  sont 
doux.  ,  se  marient  très-dignement  ceux  de 
l'orchestre.  Figurez-vous  un  charivari  sans 
fin  d'instrumenssans mélodie,  un  ronron  traî- 
nant et  perpe'tuel  de  basses  ;  chose  la  plus  lu- 
gubre ,  la  plus  assommante  que  j'aie  entendue 
deiuavie,  et  que  je  u'ai  jamais  pu  supporter 
une  demi-heure  sans  gagner  un  violent  ii:al  de 
tête.  Toutcela  forme  une  espèce  depsalmodie  , 
à  laquelle  il  n'y  a  pour  rordinaircni  chant  ni 
mesure.  Mais  quand  par  liazard  il  se  trouye 


X^S       LA    N  O  U  T  E  L  L  S 

quelqu'air  un  peu  sautillant  ,  c'est  un  tré- 
pignement universel;  vous  entendez  tout  le 
parterre  en  mouvement  suivre  à  grand  pein© 
et  à  grand  bruit  un  certain  homme  de  l'or- 
cliestrc  (  ed).  Cja armes  de  sentir  un  moment 
cette  cadence  qu'ils  sentent  si  peu  ,  ils  se 
tourmentent  l'oreille,  la  voix,  les  bras,  les 
pieds  et  tout  le  corps  pour  courir  après  la 
ïnesure  (^)  toujours  prête  à  leur  échapper; 
au-lieu  que  l'allemand  et  l'italien  qui  en  sont 
intimement  affectés  la  sentent  et  ia  suivent 
sans  aucun  effort,  et  n'ont  jamais  besoin  d» 
la  battre.  Du  moins  JXegianino  m'a-t-il  sou- 
ventditquedans  lesopéra  d'Italie,  où  elleest 
«i  sensible  et  si  vive  ,  on  n'entend  ,  on  ne  voit 
jamais  dans  l'orchestre  ni  parmi  les  specta- 
teurs le  moindre  mouvement  qui  la  marque. 
Mais  tout  annonce  en  ec  pays  la  dureté  d» 
l'organe  musical;  les  voix  y  sont  rudes  et  sans 
douceur  ,  les  inflexions  âpres  et  fortes  ,  le» 
fons  forcés  et  traînans  ;  nulle  cadence  ,  uul 

(  ee  )   Le  Bûcheron. 

(Jf  )  Je  trouve  qu'on  n'a  pas  mal  comparé  les  air* 
légers  de  la  musique  française  à  la  course  d'un» 
vache  qui  galoppe  ,  ou  d'une  oie  grasse  qui  veut» 

accent 


K  É  L  O  ï  s  E.  197 

accent  mélodieuK  dans  les  airs  du  peuple  * 
les  iuslruiucns  militaires  ,  les  fil'rcs   de    Tin- 
faiiteric,  les  troiupcttes  delà  cavalerie  ,  tous 
les  cors  ,  tous  les  hautbois  ,  les  cbauteurs  des 
rues  ,  les  violons  de  guinguettes  ,  tout  cela 
est  d'un  faux  à  choquer  l'oreille  la  moins  dé- 
licate. Tous   les  talcMS  ne  sont  pas    donnés 
aux  mêmes  hommes  ,  et  en  général  le  Fran- 
çais  paraît  être  de  tous  Jes  peuples  de  l'Eu- 
rope   celui    qui  a  le  moins  d'aptitude  à  la 
umsique  ;  iiiilord  Edouard  prciend  que  les 
Anglais   en  ont    aussi   peu  ;    mais    la  diffé-* 
rence  est   que  ceux-ci    le  savent  et  ne    s'en 
soucient  guère  ,  au-licu  que  les  Français  fô- 
nonceraient  à  mille    justes  droits   et  jjasse- 
raicnt  condamnation  sur  toute  autre  cbose^ 
plutôt  que  de  convenir  qu'ils  ne  sont  pas  le;^ 
premiers   miisiciens   du    uiondc.    Il    v  en  a" 
même  qui  regarderaient  volontiers  la  musi-* 
que  à  Paris  comme  une  affaire  d'PUat,  peut- 
être    parce  que   c'en  fut   une   à  îjparte  ,  de 
couper  deux  cordes  à  la  lire  de  Timothce  :  à 
cela  vous  sentez  qu'on  n'a  rien  à  dire,  (^noi 
qu'il  en  soit  ,  l'opéra  de  Paris  pourrait  être 
une  fort  belle  institution  politique  ,  qu'il  n'eu 
plairait  pas  davantage  aux  gens  de  goût.  lis*» 
yenous  à  ma  description. 

JS  ouvelie  Ht-loLse,  Touic  II.  î< 


198        LA     NOUVELLE 

Les  ballets ,  dont  il  ine  rcF:te  à  tous  parler ,' 
sont  la  partie  la  plus  brillante  de  cet  o;:éia,  et 
cons'dcres  scparcmciit,  lis  ioiît  un  ?pectacie 
agiéabic  ,  lîiagniuciuc  et  vraiment  théâtral  ; 
Kiais  ils  servent  coiunie  partie  constitutive  de 
la  pièce  ,   et  c'est   en   cette  qualité  qu'il  les 
faut  considérer.  Vous  connaissez  les  opéra 
de  Quinault  ;  vous  savez  comment  les  diver- 
tisreuiens  y  sont  employés  ;  c'est  à-peu-près 
de  ii!Cine,  on  encore  pis  chez  ses  successeurs. 
Dans  chaque  acte  l'action  est  ordinairement 
«oupée  au  moment  le  plus  intéressant  par  une 
fête  qu'on  donne  aux  acteurs  assis,  et  que  le 
parterre  voit  debout.  Il  arrive  de-là  que  les 
personnages    de    la    pièce    sont   absolument 
oubliés,  ou  bien  que  les  spectateurs  regardent 
les   acteurs   qui    regardent   autre    chose.  La 
manière  d'amener  ces    fêtes    est   simple.    Si 
le  prince   est  joyeux  ,  on    prend    part   à   sa 
joie  ,     et    l'ou    danse  ;    s'il    est    triste  ,    on 
veut    l'égaj^er  ,    et    l'on    danse.   J'ignore   si 
c'est  la  mode  à  la  cour  de  donner  le  bal  aux 
rois  quand  ils  soiît  de  mauvaise  humeur  ;  co 
que  je  sais  par  rapport  à  ceux-ci ,  c'est  qu'on 
aie  peut  trop  admirer  leur  constance  stoïqu» 
%.  voir  des  gavottes,  ou  écouter  des  chansons, 
taiidii  <ju'oii  décide  quelquefois  d«mèia  le 


H  É  L  O  ï  8  E.  »99 

théâtre  de  leur  coi7roii!ic  ou  de  leur  soit.  Mais 
il  y  a  1/icii  d'autres  sujets  de  danses  ;  les  plus 
graves  actions  de  la  vie  se  fout  eu  dansant. 
Les  prêtres  dansent  ,  les  soldats  dansent,  les 
dieux  dansent,  les  diables  dansent  :  on  danse 
jusque  dans  les  enterrcuiens,  et  tout  danse  à 
propos  de  tout. 

La  danse  est  donc  le  quatrième  des  Ijenux- 
arts  employés  dausla  constitution  de  la  scène 
lyrique  :  mais  les  trois  autres  concourent  à 
l'imitation  ;  et  cclui-la  qu'imite-t-il  ?  rien. 
11  est  donc  jiors  -  d'œuvre  quand  il  n'est 
employé  que  comme  danse  ;  car  que  font 
des  menuets,  des  rigodons  ,  des  chaconues, 
dans  une  tragédie  ?  Je  dis  plus  ,  il  n'y  serait 
pas  moins  déplacé  s'il  imitait  quelque  chose; 
parce  que  de  toutes  les  unités,  il  ji'y  en  a 
point  de  })lus  indispensable  que  celle  du  lan- 
gage ;  et  un  opéra  dont  l'action  se  passerait 
moitié  en  chasit,  moitié  en  danse,  serait 
plus  ridicule  encore  que  celui  où  l'on  parlerait 
moitié  français,  irioftié  italien. 

Non  contens  d'introduire  la  danse  comme 
partie  essentielle  de  la  scène  lyrique,  ils  se 
sont  même  efforcés  d'en  faire  quelquefois  le 
sujet  principal,  et  ils  ont  des  opéra  appelés 
i)aiiets  ,  qui  remplissent  si  uial  leur  titre  qu« 

N   2 


2C0        LA     N  O  T!  V  E  L  L  E 

la  danse  n'y  est  pas  moins  déplace'e  que  dans 
tons  les  autres.  La  plupart  de  ces  ballets 
forment  autant  de  sujets  séparés  que  d'actes, 
et  ces  sujets  sont  liés  entr'eux  par  de  cer- 
taines relations  métaphysiques  dont  ie  spec- 
tateur ne  se  douterait  jamais,  si  l'auteur 
n'avaitsoin  de  l'eu  avertir  dans  u\\  prologue. 
Les  saisons  ,  les  âges,  les  sens  ,  les  e'icnuns  ; 
je  demande  quel  rapport  ont  tous  ces  titres 
a  la  danse,  et  ce  qu'ils  peuvent  offrir  eu  ce 
genre  à  l'imagination  ?  Quelques-uns  même 
sont  purement  allégoriques  ,  comme  le  car- 
naval et  la  folie,  et  ce  sont  les  plus  insup- 
portables de  tous  ;  parce  qu'avec  beaucoup 
d'esprit  et  de  finesse,  ils  n'ont  ni  seiitimens, 
ni  tableaux,  ni  situations,  ni  chaleur,  ni 
intérêt,  ni  rien  de  tout  ce  qui  peut  donner 
prise  à  la  musique  ,  flatter  le  cœur,  et  nourrir 
l'illusion.  Dans  ces  prétendus  ballets  l'actiori 
se  passe  toujoiirs  en  chant  ;  la  danse  inter- 
rompt toujours  l'action  ou  ne  s'y  trouve  que 
par  occasion  et  n'imite  rien.  Tout  ce  qui 
arrive,  c'est  que  ces  ballets  ayant  encore 
moins  d'intérêt  que  les  tragédies,  cette  inter- 
ruption y  est  moins  remarquée  :  s'ils  étoient; 
moins  froids  ,  on  en  serait  plus  choqué  ;  mais 
Uïi  défaut  couvre  l'autre,  et  l'art  des  auteurs, 


n  K  L  ()   l  s  E.  201 

poiir  cnipêclicr  que  la  danse  ne  lasse,  est  de 
faire  ensorte  que  la  pièce  ennuie. 

Ceci  nie  incnc  insensiblement  à  des  recher- 
ches sur  la  véritable  constitution  du  drame 
lyrique,  trop  étendues  pour  entrer  dans  cette 
lettre,  et  qui  me  jetteraient  loin  de  mon 
sujet  ;  j'en  ai  fait  une  petite  dissertation  à  part 
que  vous  trouverez  ci-jointe,  et  dont  vous 
pourrez  causer  avec  Ilegianino.  Il  me  reste 
à  vous  dire  sur  l'opéra  français  que  le  plus 
grand  défaut  que  j'y  crois  remarquer  est  un 
faux  î;oi;t  de  niai^nificencc ,  par  lequel  on  a 
voulu  mollrc  en  représentation  le  merveilleux 
qui,  n'étant  fait  que  pour  être  lnia;»itié,  est 
aussi-bien  placé  flans  un  ?>oéme  ép-qnc  que 
ridiculement  s!ir  un  théâtre.  J'aurais  eu  peine 
à  croire,  si  je  ne  l'avais  vu,  qu'il  se  trouvât 
des  artistes  assez  iiubécilles  pour  vouloir 
imiter  le  char  du  soleil,  et  des  spectateurs 
assez  cnfans  pour  aller  voir  cette  imitation. 
La  Bruyère  ne  concevait  pas  comment  un 
spectaric  aussi  siippr!)C  que  1  opéra  pouvait 
l'ennuyer  à  si  grands  frais.  Je  le  conçois  bien 
moi  qui  ne  suis  pas  \\\  La  Bruyère^  et  je 
soutiens  que  pour  tout  homme  qui  n'est  pas 
dépourvu  du  goiit  des  beaux-arts  ,  la  musique 
française,   la  danse  et  le  merveilleux  inélés 

K  3 


202        L  A     X  O  U  y  E  L  L  E 

ciisembîe  feront  toujours  de  l'opéra  de  Paris 
le  plus  ennuyeux  spectacle  qui  puisse  exister. 
Après  tout  ,  peut-être  ii  en  faut-il  pas  aux 
Français  de  plus  parfaits  ,  au  moins  quant  à 
rexe'cution  ;  non  qu'ils  ne  soient  très  en  état 
de  connaître  la  bonne,  mais  parce  qu'en  ceci 
le  mal  les  amuse  plus  que  le  bien.  Ils  aiment 
mieux  railler  qu'cpplaudir  ;  le  plaisir  de  la 
critique  les  dédommage  de  rcnnui  du  spec- 
tacle ,  et  il  leur  est  plus  agréable  de  s'en 
moquer,  quand  ils  n'y  sont  plus,  que  de  s'j 
plaire  tandis  qu'ils  y  sont. 

LETTRE     X  X  I  Y. 

DE     JULIE. 


O 


rr ,  oui ,  je  le  vois  bien  ;  Tlieureuse  Julie 
t'est  toujours  chère.  Ce  même  feu  qui  brillait 
jadis  dans  tes  yeux  se  fait  sentir  dans  ta 
dernière  lettre  ;  j'y  retrouve  toute  l'ardeur 
qui  m'anime,  et  la  mienne  s'en  irrite  encorCi 
Oui ,  mon  ami  ,  le  sort  a  beau  nous  séparer, 
pressons  uos  cœurs  l'un  contre  l'autre  ;  con- 
servons par  la  couuuuuication  leur  chaleur 
naturelle  contre  le  froid  de  l'absence  et  du 
désespoir,  et  que  toj^t  c^  qui  devrait  relâcher 


H  E  L  O  1  s  E.  20:^ 

Motrc  attachement  11c  serve  r^u'à  le  resserrer 
sans  cesse. 

Mais  admire  ma  simplicité  ;  depuis  qnc  j'ai 
reçu  cette  lettre  ,  j'c'prouve  quelque  chose  de» 
charmans  effets  dont  elle  parle  ;  et  ce  bîidiiiage 
du  talisman ,  quoiqu'inveuté  par  moi-même , 
lie  laisse  pas  de  rae  séduire  et  de  u\v  paraître 
une  vérité.  Cent  fois  le  jour,  quand  je  siiis 
seule,  un  tressaillemciit  me  saisit  comme  si 
je  te  sentais  près  de  moi.  Je  m'imagine  qua 
tu  tiens  mon  portrait,  et  je  suis  si  folie  que 
je  crois  sentir  l'impression  des  caresses  que 
tu  lui  fa's  et  des  baisers  que  tu  lui  donnes: 
ma   bonclie  croit  les  recevoir,  mon  tendre 
cœur  croit  les  goûter.  O  douces  illusions  !  ô 
chimères  !    dernières  ressources  des  malheu- 
reux !   ah,   s'il  se  peut,  tenez-nous  lieu  de 
réalité  !   vous  êtes  quelque   chose  encore  à 
ceux  pour  qui  le  bonheur  n'est  plus  rien. 

(^uant  a  ia  manière  dont  je  m'y  suis  j)r!5e 
pour  avoir  ce  portrait,  c'est  bien  un  soin  de 
l'amour  ;  mais  crois  (\ve  s'il  était  vrai  qu'il 
fit  des  miracles,  ce  n'est  pas  celui-là  qu'il 
aurait  choisi.  Voici  le  mot  de  l'énigme.  r*ous 
eûmes  il  3^  a  quelques  temps  ici  vn  i)eintre 
en  miniature  venant  d'Italie  ;  il  ava  t  de» 
lettres  do  miloid  jE doiiard ,  qui  pe.ii-écre  ca 

N  4 


^04        LA     NOUVELLE 

les  lui  donnant  avait  en  vue  ce  qui  est  arrive. 
M.  à'Orbe  voulut  profiter  de  cette  occasion 
pour   avoir  le  portrait  de  ma   cousiue  ;    je 
voulus  l'avoir  aussi.  Elle  et  ma  mère  voulu- 
rent avoir  le  mien,  et  à  ma  prière  le  peintre 
en  fit  secrètement  une  seconde  copie.  Ensuite, 
sans  m'embarrasser  de  copie  ni  d'original, 
je  choisis  subtilement  le  plus  ressemblant  des 
trois  pour  te  l'envoyer.  C'est  une  friponerie 
dont  je  ne  me  suis   pas  fait  un  grand  scru- 
pule ;  car  un  peu  de  ressemblance  de  plus  ou 
de  moins  n'importe  guère  à  ma  mère  et  à  ma 
cousine  :  mais  les  hommages  que  tu  rendrais 
à  une  autre  figure  que  la  mienne  seraient  une 
espèce  d'infidélité'   d'autant  plus  dangereuse 
que  mon  portrait  serait  mieux  que  moi  ;  et 
je  ne  veux  point,  comme  que  ce  soit,  que 
tu  prennes  du  gont  pour  des  charmes  que  je 
n'ai  pas.  Au  reste  il  n'a  pas  de'pcndu  de  moi 
tl'étre  un  peu  plus  soigneusement  vêtue  ;  mais 
on  ne  m'a  pas  e'coute'e,  et  mon  père  lui-même 
a  voulu  que  le  portrait  demeurât  tel  qu  il  est. 
Je  te  prie  au  moins  de  croire  qu'excepte'  la 
coiffure,  cet  ajustement  n'a  point  été  pris  sur 
Je  mien  ,  que  le  peintre  a  tout  fait  de  sa  grâce , 
et  qu'il  a  orné  ma  personne  des  ouvrages  de 
fbn  imagination. 


H  E  L  O  1  8  E.  2o5 

LETTRE     XXV. 

A     J  U  L  I  E. 


I 


I,  faut,  Q\\(iVcJuJie,  que  je  te  parle  encore 
de  ton  portrait  ;  non  plus  dans  ce  premier 
enchantement  auquel  tu  fus  si  sensible  ,  mais 
au  contraire  avec  le  regret  d'un  iiommc  abusé 
par  un  faux  espoir  ,  et  que  rien  ne  peut  dc- 
doinmaf;er  de  co  qu'il  a  perdu.  Ton  portrait 
a  de  la  grâce  et  de  la  beauté,  même  de  la 
tienne  ;  il  est  asî»e/.  ressemblant  et  peint  par 
un  habile  liomnie;  mais  pour  en  être  content, 
il  faudrait  ne  te  pas  connaître. 

La  première  chose  que  je  lui  reproche  est 
de  te  ressembler  et  de  n'être  pas  toi ,  d'avoir 
ta  figure  et  d'être  insensible.  Vainement  le 
peintre  a  cru  rcndrcexactomk  nt  tes  yeux  et  tes 
traits  ;  il  n'a  point  rendu  ce  dju^:sentimentqui 
les  Vivifie,  et  sans  lequel ,  ton  t  charma n s  qu'ils, 
sont,  ils  ue  seraient  rien,  (j'estdanston  creur, 
ma  Julie  ^  qu'est  le  fard  de  ton  visage,  et 
celui-là  ne  s'imite  point.  Ceci  tient ,  je  l'avoue, 
a  l'insuffisance  de  l'art,  mais  c'est  au  moins 
U  faute  de  l'artiste  de  n'avoir  pas  été  exact 

K  5 


2o6        LA     NOUVELLE 

eu  tout  ce  qui  dépendait  de  lui.  Par  exemple  , 
il  a  placé  la  racine  des  cheveux  trop  loin  des 
tempes,  ce  qui  donne  au  front  un  contouv 
moins  agréable  et  moins  de  finesse  au  regard. 
Il  a  oublié  les  rameaux  de  pourpre  que  font 
en  cet  endroit  deux  ou  trois  petites  veine» 
sous  la  peau ,  à-peu-près  connue  dans  ces 
fleurs  d'iris  que  nous  considérions  un  jour 
au  jardin  de  Ciarens.  Le  coloris  des  joncs  est 
trop  près  des  yeux,  et  ne  se  fond  pas  déli- 
cieusement en  couleur  de  rose  vers  le  bas  du 
visage  coumie  sur  le  modèle.  On  dirait  qne 
c'est  du  rouge  arllficiel  plaqué  comme  le 
carmin  des  feimnes  de  ce  pays.  Cedéfaut  n'est 
pas  peu  de  chose  ,  car  il  te  rend  l'œil  moins 
doux  et  l'air  plus  hardi. 

Mais,  dis-moi ,  qu'a-t-il  fait  de  ces  nichées 
d'amours  qui  se  cachent  aux  deux  coins  de 
ta  bouche  ,  et  que  dans  mes  jovu-s  fortuné» 
j'osais  récliauffer  quelquefois  de  la  mienne? 
Il  n'a  point  donné  leur  grâce  à  ces  coins;  il 
>ii'a  pas  mis  à  cette  bouche  ce  tour  agréabre 
et  sérieux  qui  change  tout-à-coup  à  ton  moin- 
dre sourire  ,  et  porte  au  cœur  je  ne  sais  quel 
enchantement  inconnu  ,  je  ne  sais  quel  sou- 
dain ravi.ssement  que  rien  ne  peut  exprimer. 
Il  est  vrai  lue  ton  portiait  œ  peut  passer  du 


H  É  L  O  l  s  E.  207 

sérieux  au  sourire.  Ah  !  c'c-t  pre'ciseuicnt  de 
quoi  je  me  plains  :  pour  pouvoir  exprimer, 
tous  tes  charmes  ,  il  faudiaiL  te  pcla:.ic  dans 
tous  les  iuàtaus  de  ta  vie. 

Passons  au  pei.'itre  d'avoir  ouiis  quelques 
beautés;  mais  eu  quoi  il  n'a  pas  fait  moins 
de  tort  à  ton  visage,  c'est  d'avoir  omis  les 
del'duts.  Il  lia  point  fa  t  cette  tache  presque 
iinpeiccptible  que  tu  as  sous  l'œil  droit,  ni 
celle  qui  est  au  cou  du  côte  gauche.  11  n'a 

point  uiis ô  Dieux!  cet  houiuic  etait-il  cie 

bronze  ? Il  a  oublié  la  petite  cicatrice  qui 

t'est  reste'e  sous  la  lèvre.  Il  t'a  fait  les  clicveux 
et  les  sourcils  de  la  mêuic  couleur , ce  qui  n'tst 
pas:  les  sourcils  sont  plus  châtaius ,  et  les 
cheveux  plus  cendrés. 

Bio/iia  testa,    occki  a{urri,   e   bruno    c'igUio.   (gg) 

Il  a  fait  le  bas  du  visa^^c  exactement  ovale. 
Il  n'a  pas  remarque  cette  légère  sinuosité  qui , 
séparant  le  menton  des  joues,  rend  leur  con- 
tour moins  régulier  et  plus  gracieux.  Voilà 
le«  défauts   les  plus   sensibles  ;  il  eu  a  omis 

(gg)  Blonde  chevelure,  yeux  bleus,  et  sour- 
cils  bruns. 

]\îarlnî. 

^  6 


2oB       LA     NOUVELLE 

beaucoup  d'autres,  et  je  lui  en  sais  fort  mau- 
vais gré;  car  ce  n'est  pas  seulement  de  tes 
Jjeautés  que  ]e  suis  amoureux  ,  mais  de  toi 
toute  entière  telle  que  tu  es.  Si  tu  ne  veux 
pas  que  le  pinceau  te  prête  rien ,  moi  je  u^ 
veux  pas  qu'il  t'ôte  rien,  et  mon  cœur  se 
soucie  aussi  peu  des  attraits  que  tu  n'as  pas 
qu'il  est  jaloux  de  ce  qui  tient  leur  place. 

Quant  h  rajustement,  je  le  passerai  d'au^ 
tant  moins,  qnc,  parce  ou  )ica;ligée,  je  t'ai 
toujours  vue  mise  avec  beaucoup  plus  de 
^oût  que  tu  ne  l'es  dans  ton  portrait.  La  coif- 
fure est  t'op  cbarge'e;  on  me  dira  qu'il  n'y  a 
que  des  fleurs  :  hé  bien  ces  fleurs  sont  de  trop. 
Te  souviens-tu  de  ce  bal  où  tu  portais  ton 
iiabii  à  la  valaisane  ,  et  oii  ta  cousine  dit  que 
)e  dansais  en  philosophe  ?  tu  n'avais  pour 
toute  coiffure  qu'une  longue  tresse  de  teschc-s 
yeux ,  rouiéc  autour  de  ta  tête  et  rattachée 
&Yeç  une  aiguille  d'or  ,  a  la  manière  des  vil- 
lageoises de  Berne.  Non  ,  le  soleil  orné  do 
tous  ses  rayons  n'a  pas  l'éclat  dont  tu  frap-i 
pais  les  yeux  et  les  cœurs;  et  sûrement  qui- 
conque te  vit  ce  ]our-là  ne  t'oubliera  de  sa 
vie.  C'est  ainsi  ,  ma  Jvlie  ,  que  tu  dois  être 
coiffée  ;  c'est  l'or  de  tes  cheveux  qui  doit  parer 
\ç^Vt  yisage,  et  non  eette  rose  qui  les  çaçUe  et 


H  F.  L  O  t  s  E.  2C9 

que  ton  Inliit  flctrlt.  Dis  à  la  cousine,  car  ]ç 
reconnais  se»  soins  et  son  choix  ,  qnc  ces  fleurs 
dont  elle  a  couvert  cl  profane  ta  clicvcînrc, 
ne  sont  pas  de  mcillcnr  goût  que  celles 
qu'elle  recueille  dans  V^donc _,  et  qu'on  ])ent 
leur  passer  de  suppléer  à  la  beauté  ,  mais 
non  de  la  cacher. 

A  l'e'gard  du  buste,  il  est  singulier  qu'un 
amant  soit  là-dessus  plus  sévère  qu'un  pcre  ; 
mais  en  efTet  je  ne  t'y  trouve  pas  vctuc  avec 
assez  de  soin.  Le  portrait  de  Julie  doit  être 
modeste  comme  cl  le.  Amour!  ces  secrets  n'ap- 
partiennent qu'à  toi.  Tu  dis  que  le  peintre  a 
tout  tiré  de  son  imagination.  Je  le  crois,  je 
]e  crois  !  ah  !  s'il  eut  aperçu  le  moindre  de 
ces  charmes  voilés  ,  ses  yeux  l'eussent  dévoré, 
mais  sa  main  n'eût  point  tente  de  les  peindre; 
pourquoi  faut-il  que  son  art  téméraire  ait 
tenté  de  les  imaginer  ?  Ce  n'est  pas  seulement 
mi  défaut  de  bienséance  ,  je  soutiens  que  c'est 
encore  un  défaut  de  goût.  Oui  ,  ton  visage 
est  trop  chaste  pour  supporter  le  désordre 
de  ton  sein  ;  on  voit  que  l'un  de  ces  deux 
objets  doit  empêcher  l'autre  de  paraître;  il 
n'y  a  que  le  délire  de  l'amour  qui  puisse  les 
accorder;  et  quand  sa  main  ardente  ose  dé- 
voiler celui  que  la  pudeur  couvre,  l'irrcssç  et 


2T0       LA    NOUVELLE 

le  trouble  de  tes  yeux  dit  alors  qu©  tu  Tow- 
hïies  et  non  que  tu  l'expose». 

Voilà  la  critique  qu'une  attention  conti- 
nuelle m'a  fait  faire  de  ton  portrait.  J'ai  conçu 
Jà-dessus  le  dessein  de  I3  réformer  selon  mes 
idées.  Je  les  ai  communiquées  à  un  peintre 
habile  ,  et  sur  ce  qu'il  a  déjà  fait,  j'espère  to 
voir  bientôt  plus  semblable  à  toi-même.  De 
peur  de  gâter  le  portrait  ,  nous  essayons  les 
changemcns  sur  une  copie  que  je  lui  eu  ai  fait 
faire  ,  et  il  ne  les  transporte  sur  l'original  que 
quand  nous  sommes  bien  surs  de  leur  effet. 
Quoique  je  dessine  assez  médiocrement ,  cet 
artiste  ne  peut  se  lasser  d'admirer  la  subtilité 
de  mes  observations  ;  il  ne  comprend  pas 
combien  celai  qui  me  les  dicte  est  nn  maître 
plus  savant  que  lui.  Je  lui  parais  aussi  quel- 
quefois fort  bizarre:  il  dit  que  Je  suis  le  pre- 
mier amant  qui  s'avise  de  caclicr  des  objet» 
qu'on  n'expose  jamais  assez  au  gré  des  autres; 
et  quand  je  lui  réponds  que  c'estpour  mieux: 
te  voir  toute  entière  que  je  t'babllle  avec  tant 
de  soin,  il  me  regarde  comme  un  fou.  Ah  ! 
que  ton  portrait  serait  bien  plus  touchant, 
si  je  pouvais  inventer  des  moyens  d'y  mon- 
trer ton  ame  avec  ton  visage  ,  et  d'y  peindre 
à-la-fois  ta  modestie  et  les  attraits  !  Je  te  jure. 


H  E  L  O  1  s  E.  3IZ 

ma  Julie ^  qu'ils  gagneront  beaucoup  à  cett« 
reforme.  On  n'y  voyait  qnc  ceux  qu'avait  sup- 
pose's  le  peintre  ,  et  le  spectateur  ému  les  sup- 
posera tels  qu'ils  son  t.  Je  ne  sais  quel  enchan- 
tement secret  règne  dans  ta  personne;  mais 
tout  ce  qui  la  touche  semble  y  participer;  il 
ne  faut  qu'apercevoir  un  coin  de  ta  robe  pour 
adorer  celle  qui  la  porte.  On  sent,  en  regar- 
dant ton  ajustement,  que  c'est  par-tout  le 
voile  des  grâces  qui  couvre  la  beauté';  et  le 
goi'jt  de  ta  modeste  parure  semble  annoncer 
au  cœur  tous  les  charmes  qu'elle  recèle. 

LETTRE    XXVI. 

A     JULIE. 

1  .  .      .       ,  .,       . 

*y  u  L  I  E  ^  ô  Juhe  !  6  toi  qu'un  temps  j'osais 

appeler  mienne,  et  dont) e  profane  aujourd'hui 
le  nom!  la  plume  échappe  a  ma  main  trem- 
blante ;  mes  larmes  inondent  le  papier;  j'ai 
peine  à  former  les  premiers  traits  d'une  lettre 
qu'il  ne  fallait  jamais  écrire  ;  je  ne  puis  ni  jue 
taire  ni  parler!  Viens,  honorable  et  chère 
image ,  viens  épurer  et  rafiVrniir  un  coeur  avili 
parla  boute,  et  brisé  par  le  repcutir.Souùcus 


ÎI2        LA     NOUVELLE 

mon  courage  qui  s'éteint  ;  donne  à  mes  le- 
mordsla  force  d'avouer  Ip  crime  involontair» 
que  ton  absence  m'a  iaiissc  commettre. 

Que  tu  vas  avoir  de  me'pris  pour  un  cou- 
pal)le  ,  mais  bien  moins  que  je  n'en  ai  moi- 
même  !  Quelque  abject  que  j'aille  être  à  tes 
yeux,  je  le  suis  cent  fois  plus  aux  miens  pro- 
pres ;  car  en  me  voyant  tel  que  je  suis  ,  ce 
qui  m'humilie  le  plus  encore  ,  c'estde  te  voir, 
de  te  sentir  au  foîid  de  mon  cœur,  dans  un 
lieu  désormais  si  peu  digne  de  toi ,  et  de 
songer  que  le  souvenir  des  plus  vrais  plaisirs 
de  l'amour  n'a  pu  garantir  mes  sens  d'un 
piège  saus  appas  ,  et  d'un  crime  sans  cliarmcs. 

Tel  est  l'excès  de  ma  confusion  qu'en  re- 
courant à  ta  clémence  ,  je  crains  même  de 
souiller  tes  regards  sur  ces  lignes  par  l'aveu 
de  mon  forfait.  Pardonne  ,  ame  pure  et  chaste, 
un  récit  que  j'épargnerais  à  ta  modestie,  s'il 
n'était  un  moyen  d'expier  mes  égaremens  ;  ]e 
suis  indigne  de  tes  bontés  ,  je  le  sais  ;  je  suis 
■vil ,  bas,  méprisable  ;  mais  au  moins  je  ne  serai 
ni  faux  ni  trompeur,  et  j'aime  mieux  que 
tu  m'ôtes  toncf-ur  et  la  vie  que  de  t'abuseï* 
im  seul  moment.  De  peur  d'être  tenté  de 
chercher  des  excuses  qui  ne  me  rendraient  gn© 
plus  criminel,  je  me  bornerai  à  te  faire    u» 


H  É  LOIS  E.  2i3 

détail  exact  de  ce  qui  m'est  arrive.  Il  sera 
anssi  sincère  que  mon  regret;  c'est  tout  ce 
que  ]c  me  jiermcttrai  de  dire  eu  uia  faveur. 

J'avais  fait  comiaissaiice  avec  quelques 
olTicicrs  aux  gardes  ,  et  antres  jeunes  gens  de 
jios  compatriotes,  auxquels  je  trouvais  uu 
ïuérite  naturel  ,  que  j'avais  regret  de  voir 
gâter  par  l'imitation  de  je  ne  sais  quels  faux 
air»  qui  ne  sont  pas  faits  pour  eux.  Ils  se 
moquaient  a  leur  tour  de  me  voir  conserver 
dans  Paris  la  simplicité  des  antiques  mœurs 
lielvétiques.  Ils  prirent  uies  maximes  et  mes 
manières  pour  des  leçons  Iridirnctes  do!)t  ils 
furent  choqués  ,  et  résolurent  de  me  faire 
changer  de  ton  à  quelque  prix  quecefnt.  A])rès 
plusieurs  tentatives  qui  ne  réussirent  point  , 
ils  en  firent  une  mieux  concertée  qui  n'eut 
que  trop  de  succès.  Hier  matin  ils  vinrent  m© 
proposer  d'aller  souper  chez  la  femme  d'un 
colonel  qu'ils  me  nommèrent  ,  et  qui ,  sur  le 
bruit  de  ma  sagesse,  avait ,  disaient-ils  ,  envie 
de  faire  connaissance  avec  mol.  j^ssez  sot 
pour  donner  dans  ce  persifïlage  ,  je  leur  re- 
prc.'^entai  qu'il  serait  mieux  d'aller  première- 
ment lui  faire  visite;  mais  ils  se  moquèrent 
de  mon  scrupule,  me  disant  que  la  franchise 
fuisse  ne   comportait  pas  tant  de  façon,  et 


214        L  -^     N  O  U  T  E  L  L  E 

que  ces  manières  cérëuiouieuses  iie  serviraient 
qu'à  lui  doiiner  mauvaise  opinion  de  moi.  A 
neuf  heures  nous  nous  rendîmes  donc  chez 
la  dame.  Elle  vint  nous  recevoir  sur  l'escalier; 
ce  que  je  n'avais  encore  observé  nulle  part. 
En  entrant  je  vis  à  des  bras  de  cheminée  de 
vieilles  bougies  qu'on  venait  d'alluuier,  et  par- 
tout uu  certain  air  d'apprct  qui  ne  me  plut 
point.  La  maîtresse  de  la  maison  me  parut 
jolie,  quoiqu'un  peu  passée  ;  d'au  très  femmes 
à-peu-près  du  même  âge  et  d'une  semblable 
figure  étaient  avec  elle  ;  leur  parure  assez  bril- 
lante avait  plus  d'éclat  que  de  goût;  mais  j'ai 
déjà  remarqué  que  c'est  un  point  sur  lequel 
on  ne  peut  guère  juger  eu  ce  pays  de  l'état 
d'une  femme. 

Les  premiers  complimens  se  passèrent  à-peu» 
près  comme  par-tout;  l'usage  du  monde  ap- 
prend à  les  abréger  ou  à  les  tourner  vers  l'en- 
jouement avant  qu'ils  ennuient.  11  n'en  fut 
pas  tout-à-fait  de  même  sitôt  que  la  conversa- 
tion devint  générale  et  sérieuse.  Je  crus  trou- 
ver à  cesdames  un  air  contrain  tetgéné, comme 
si  ce  tou  ne  leur  eût  pas  été  familier  ;  et  pour 
la  première  fois  depuis  que  J^étais  à  Paris,  je 
vis  des  femmes  embarrassées  à  soutenir  un 
eutretieu  raisonuablc.  Pour  trouver  uue  ma- 


H  Ê  L  Oi  s  E.  2i5 

tière  aisee,  elles  se  jetèrent  sur  leurs  affaires  de^ 
famille  ,  et  comme  je  n'en  connaissais  pas  une, 
chacune  dit  de  la  sienne  ce  qu'elle  voulut. 
Jamais  je  n'avais  tant  ouï  parler  de  M.  le  co- 
lonel ;  ce  qui  m'e'tonnait  dans  un  pays  où 
l'usage  est  d'appeler  les  gens  par  leurs  noms 
plus  fjuc  par  leurs  titres  ,  et  où  ceux  qui  out 
celui-là  en  portent  ordinairement  d'autres. 

Cette  fausse  dignité'  fit  bientôt  place  a  de» 
manières  plus  naturelles.  On  se  mit  à  causer 
ton  t  has  ,  et  rcprenaji  t  sans  y  penser  un  ton  de 
familiarité  peu  décente,  on  cliucliotalt ,    on 
«ouriait  en  me  regardant,  tandis  que  la dam« 
de  la  maison  me  questionnait  sur  l'état  de  mou 
cœur  d'un  certain  ton  résolu  qui  n'était  guère 
propre  à  le  gagner.  On  servit,  et  la  liberté  do 
ia  table,  qui  semble  confondre  tous  les  états  , 
mais  qui  met  chacun  à  sa  place  sans  qu'il  j 
songe,  acheva  de  m'apprendre  eu  quel  lieu 
j'eNTis.  Il  était  troj)  lard  pour  m'en  dédire.  Ti- 
rant donc  ma  sûreté  de  ma  répugnance,    j« 
consacrai  cette  soirée  à  ma  fonction  d'obser- 
vateur, et  résolus  d'employer  à  connaître  cet 
ordre  de  femmes  la  seule  occasion  que  )'cn  au- 
rais de  ma  vie.  Je   tirai  peu  de  fruit  de   mes 
remarques  ;  elles  avaient  si  peu  d'idéesde  leur 
état  présent ,  si  peu  de  prévoyance  pour  l'ave- 


5i6        LA     NOUVELLE 

îiir  ,  et  hors  du  jargon  de  leur  me'tier  ,  elles 
étaient  si  stupides  à  tons  égards  ,  que  le  mépris 
eflaça  bientôt  ia  pitié  que  j'avais  d'abord 
d'elles.  En  parlant  du  plaisir  inéme ,  je  vis 
qu'elles  étaient  incapables  d'eu  ressentir.  Elles 
me  parurent  d'une  violente  avidité  pour  tout 
ce  qui  pouvait  ten  ter  leur  avarice  :  à  cela  près  , 
je  n'entendis  sortir  de  leurboucbeaucunmot 
qui  partît  du  cœur.  J'admirai  comment  d'bon- 
iiétes  gens  pouvaient  supporter  une  sociétés! 
dégoûtante.  C'eut  été  leur  imposer  une  peine 
cruelle  ,  à  mou  avis  ,  que  de  les  condamner 
au  geîire  de  vie  qu'ils  choisissaient  eux- 
iucmes. 

Cependant  le  souper  se  prolongeait  et  de- 
venait bruyant.  Au  défaut  de  l'amour,  le  vin 
échauffait  les  convives.  Les  discours  n'étaient 
pas  tendres,  mais  déshonnétes  ;  et  les  femmes 
tâchaient  d'exciter  parie  désordre  de  leur  ajus- 
tement les  désirs  qui  l'auraient  dû  causer. 
D'abord  tout  cela  ne  fit  sur  moi  qu'un  effet 
contraire  ,  et  tous  leurs  efforts  pour  me  séduire 
ne  servaient  qu'à  me  rebuter.  Douce  pudeur! 
disais-je  en  moi-même  ,  suprême  volupté  de 
l'amour  ,  que  de  charmes  perd  uiîe  femme 
au  moment  qu'elle  renonce  à  toi  !  combien  , 
si  elles  connaissaient  ton  empire,  elles  met- 


H  E  L  O  ï  s  E.  2T7 

traient  de  soins  à  te  conserver,  sinon  par 
honnêteté  ,  du  moins  par  coquetterie  !  mais 
on  ne  joue  pointlapuclenr.il  n'y  a  pas  d'ar- 
tifice plus  ridicule  que  celui  qui  la  veut  imiter. 
(Quelle  différence  ,  pcnsais-je  encore  ,  de  la 
grossière  iuipudence  de  ces  créatures  et  de 
leurs  équivoques  licencieuses  à  ces  rej^ards 
timides  et  passionnés,  à  ces  propos  pleins  de 

modestie,  de  grâce  et  de  sentiuient  dont 

je  n'osais  achever;  je  rougissais  de  ces  indi- 
gnes comparaisons jeme  reprochais  comme 

autant  de  crimes  les  charmans  souvenirs  qui 

me    poursuivaient   malgré   moi Eu  quels 

lieux  osais-je  penser  à  celle...  Hélas!  ne  pou- 
vant écarter  de  mon  cœur  une  trop  chère 
image,  je  m'eflbrcais  de  la  voiler. 

Le  bruit,  les  propos  que  j'entendais,  les 
objets  qui  frappaient  mes  yeuxm'échaulîèreut 
insensiblement;  mes  deuxvoisinesne  cessaient 
de  me  faire  des  agaceries  qui  furent  enfin  pous- 
sées trop  loin  pour  me  laisser  de  sang-froid. 
Je  sentis  que  ma  tête  s'embarrassait;  j'avais 
toujours  bu  mon  vin  fort  trempé  ,  j'ymis  plus 
d'eau  encore,  et  enfin  je  m'avisai  delà  boire 
pure.  Alors  seulement  je  m'aperçus  que  cette 
eau  prétendue  était  du  vin  blanc  ,  et  que  j'avais 
^té  trompé    tout  le  long  du  repas.  Je  ue  liit 


2iS        LA     NOUVELLE 

point  des  plaintes  qui  ne  m'auraient  attiré 
que  des  railleries  :  je  cessai  de  boire.  Il  n'était 
plus  temps  ;  le  mal  était  fait.  L'ivresse  ne  tarda 
pas  à  m'ôtcr  le  peu  de  connaissance  qui  me 
restait.  Je  fus  surpris  en  revenant  à  moi  de 
me  trouver  dans  un  cabinet  reculé,  entre  les 
bras  d'une  de  ces  créatures,  et  j'eus  au  même 
instant  le  désespoir  de  me  sentir  aussi  coupa- 
ble que  je  pouvais  l'être 

J'ai  fini  ce  récit  afireux  :  qu'il  ne  souille  plus 
tes  regards  ni  ma  mémoire.  Otol  dontj'attends 
mon  jugement  !  j'implore  ta  rigueur,  je  la 
mérite,  (^uel  que  soit  mon  châtiment,  il  me 
sera  moins  cruel  que  le  souvenir  de  mou 
crime. 

LETTRE     X  X  Y  I  I. 

V  JS     JULIE. 


R 


A  8  suREZ-  TOUS  suF  la  crainte  de  m*a- 
voir  irritée.  Votre  lettre  m'a  donné  plus  de 
douleur  que  de  colère.  Ce  n'est  pas  moi ,  c'est 
vous  que  vous  avez  offensé  par  un  désordre 
auquel  le  cœur  n'eut  point  de  part.  Je  n'en. 
«.uis  que  plus  aSiigée.  J'aijwerais  naieus,  vous 


H  K  L  ()  l  S  E.  219 

voir  in'oiitrajiic'r  que  vous  avilir  ,  et  le  mal 
que  vous  voii.i  iailcs  csl  le  seul  que  je  iic  puis 
TOUS  pardonner. 

A  ne  regarder  que  la  faute  dont  vous  rou- 
gissez ,  vous  vous  trouvez  bien  plus  coupai^le 
que  vous  ne  l'êtes  ;  et  je  ne  vois  guère  en  cette 
occasion  que  de  riuiprudcncc  à  vous  reprocher. 
Mais  ceci  vient  de  plus  loin  et  tient  à  une  j>lu5 
profonde  racine  que  vous  n'apercevez  pas,  et 
qu'il  faut  que  l'amitié  vous  découvre. 

Votre  première  erreur  est  d'avoir  pris  une 
mauvaise  route  en  entrant  dans  le  monde  ; 
plus  vx)us  avancez  ,  plus  vous  vous  égarez ,  ck 
)e  vois  en  frémissant  que  vous  êtes  perdu  si 
vous  ne  revenez  sur  vos  pas.  Vous  vous  laissez 
conduire  insensiblement  dans  le  l)icge  que 
j'avais  craint.  Les  grossières  amorces  du  vice 
Jie  pouvaient  d'abord  vous  séduire,  mais  la 
luauvaise  compagnie  a  couuueucé  par  abuser 
votre  raison  pour  corrompre  votre  vertu  , 
et  fait  déjà  sur  vos  mœurs  le  premier  essai 
de  ses  maximes. 

(Quoique  vous  ne  m'ayicz  rien  dit  en  par- 
ticulier des  habitudes  que  vous  vous  êtes 
faites  à  Paris,  il  est  aisé  de  juger  de  vo5  socié- 
tés par  vos  lettres  ,  et  de  ceux  qui  vous  mon- 
trcui  les  objets  par  votiu  manière  de  les  voir. 


âno        LA     NOUVELLE 

Je  ne  vous  ai  point  cache'  combien  j'ctals  peu 
contente  de  vos  relations  ;  vous  avez  coiui- 
iiué  sur  le  même  ton  ,  et  mou  déplaisir,  n'a 
fait  qu'augmenter.  En  vérité  l'on  prendrait 
ces  lettres  pour  les  sarcasmes  d'un  petit- 
maître  (/•//),  plutôt  que  pour  les  relations 
d'un  philosophe  ,  et  l'on  a  peine  aies  croire 
de  la  uiême  main  que  celles  que  vous  écri- 
viez autrefois,  (^uoi  Ivous  pensez  étudier  les 
hommes  dans  les  petites  manières  de  quelques 
coterie»  de  précieuses  ou  de  gens  désœuvrés  ; 
et  ce  vernis  extérieur  et  changeant  ,  qui  de- 
vait à  peine  frapper  vos  yeux,  fait  le  fond 
de  toutes  vos  remarques!  Etait-ce  la  peine  de 
recueil ;ir  avec  tant  de  soin  des  usages  et  des 
bienséances  qui  n'existeront  plus  dans  dix 
ans  d'ici  ,  tandis  que  les  ressorts  éternels 
du  cœur  humain  ,  le  jeu  secret  et  durable 
des  passions  échappent  à  vos  recherches  ? 
Prenons  votre  lettre  sur  les  femmes  ,  qii'y 
trouverai-je    qui    puisse  m'apprendre    à    le» 

{hh)  Douce  Julie  ^  à  combien  Je  tities  vous 
allez  vous  faire  sifiler  !  eh  quoi  !  vous  n'avez 
pas  même  le  ton  du  jour.  \  ous  ne  savez  pas 
qu'il  y  a  des  petites-maîtresses  ,  mais  qu'il  n'y  a 
plus  de  petits-maitres.  Bon  Diéu  ,  que  savez-vous 
doue  ? 

GDUoaï^re  ? 


H  K  L  O  i  s  E.  221 

connaître  ?  quelques  dcscri[)tioMs  de  leur 
parure  dont  tout  le  uioude  est  instruit  ;  quel- 
ques observations  malignes  sur  leur  uiauiîrc 
de  se  nieltre  et  de  se  présenter,  quelque  idf-e 
du  desordre  du  petit  nombre  ,  injustement 
j^eneralisce  ;  comme  si  tous  les  sentimcns  hou- 
nétes  étaient  éteints  à  Paris,  et  que  toutes  les 
fcmmesy  allassent  en  carosse  et  aux  premiè- 
res loges.  31'avez-vous  rien  dît  qui  m'instruise 
solidement  de  leurs  goûts  ,  de  leurs  maximes, 
de  leur  vrai  caractère  ;  et  n'cst-il  pas  bicii 
étrange  qu'en  parlant  des  femmes  d'un  pays, 
un  homme  >^age  ait  oublie  ce  qui  regarde  les 
soins  domestiques  et  l'éducation  desenlans  ? 
(//)  La  seule  chose  qui  semble  être  de  vous 
dans  toute  cette  lettre  ,  c'est  le  plaisir  avec 
lequel  vous  louez  leur  bon  naturel  et  qui  fait 
honneur  au  vôtre.  Encore  n'avez-vous  fait  ea 
cela  que  rendre  justice  au  sexe  en  général;  et 
dans  quel  pays  du  monde  la  douceur  et  la 

(il)  Et  pourquoi  ne  l'aurait-il  pas  oublié  ?  Est- 
ce  que  ces  soijis  le  regardent  ?Lh  !  que  devien- 
draient le  monde  et  l'Etat;  auteurs  illustres, 
Li  illans  académiens  ,  que  deviendriez- vous  tous, 
si  les  feaimes  allaient  quitter  le  gouvernement 
de  la  littérature  et  des  affaires  ,  pour  prendre 
celui  de  leur  ménage  ? 

Nouvelle  HélOLsc,  Tome  II,  O 


*22        LA     N  O  U  T  E  L  L  E 

coimiiist'iatioiincsoiit-eîles  pas  l'aïuiablepar-» 
tage  des  femmes  ? 

(Quelle  diliéreuce  de  tableau  si  vous  m'eus- 
siez peint  ce  que  vous  aviez  vu  plutôt  que 
ce  qu'on  vous  avait  dit  ,  ou  du  moins  que 
vous  n'eussiez  consulte  que  des  gens  sensés! 
Eaut-il  que  vous,  qui  avez  tant  pris  de  soins 
à  conserver  votre  jugement ,  alliez  le  j)frdre 
comme  de  propos  délibéré  dans  le  commerce 
d'une  jeunesse  inconsidérée  ,  qui  ne  cherche 
dans  la  société  des  sages  qu'à  les  séduire  et 
non  pas  à  les  imiter.  Vous  regardez  à  de  faus- 
ses convenances  d'âge  qui  ne  vous  vont  point, 
et  vous  oubliez  celles  de  lumières  et  de  raison 
qui  vous  sont  essentielles.  Malgré  tout  votre 
eiuportement  vous  êtes  le  plus  facile  des  hom- 
mes ,  et  malgré  la  maturité  de  votre  esprit  , 
vous  vous  laissez  tellement  conduire  par  ceux 
avec  qui  vous  vivez  ,  que  vous  ne  sauriez 
fréquenter  des  gens  de  votre  âge  sans  en  des- 
cendre et  redevenir  enfant.  Ainsi  vous  vous 
dégradez  en  pensant  vous  assortir,  et  c'est 
vous  mettre  au-dessous  de  vous-même  que 
de  ne  pas  choisir  des  amis  plus  sages  que 
vous. 

Je  ne  vous  reproche  point  d'avoir  été  con- 
duit sans  le  savoir  dans  une  ïnaison  d^shon* 


TI  E  I.  O  I  S  E.  22'5 

wètc  ;  mais  je  vous  reproche  d'y  avoir  été 
conduit  par  de  jeunes  odlcicrs  que  vous  ne 
deviez  pas  conuattrc  ,  on  du  moins  auxquels 
vous  ne  deviez  pas  laisser  diriger  vos  amuse- 
iiicns.  Quant  au  projet  de  les  ramener  à  vos 
principes  ,  j'y  trouve  plus  de  zcle  que  de 
prudence;  si  vous  êtes  trop  sérieux  pour  être 
leur  camarade  ,  vous  êtes  trop  jeinie  pour 
être  leur  Jlentor  j  et  vous  ne  devez  vous 
mêler  de  re'former  autrui  que  quand  vous 
n'aurez  plus  rien  à  faire  en  vous-même. 

Une  seconde  faute  plus  grave  encore  et 
beaucoup  uioins  pardonnable  ,  est  d'avoir  pu 
passer  volontairement  la  i^oirée  dans  un  lieu 
si  peu  digne  de  vous  ,  et  de  n'avoir  pas  fui 
dès  le  premier  instant  où  vous  avez  connu 
dans  quelle  uiaisou  vous  étiez.  Vos  excu- 
ses là-dessus  sont  pitoyables,  //  ttait  trop 
tard  pour  s^en  dédire  !  comme  s'il  y  avait 
quelque  espèce  de  bienséance  en  de  pareils 
lieux  ,  ou  que  la  bienséance  dût  jamais 
l'emporter  sur  la  vertu  ,  et  qu'il  fut  jamais 
trop  tard  pour  s'euipêcher  de  mal  faire.  Quant 
a  la  sécurité  que  vous  tiriez  de  votre  rc'pu- 
g,nance,  je  n'en  dirai  rien  •,  révénement  vous 
a  montré  combien  elle  était  fondée.  Parle» 
plu»  frauclicmcut  à    celle  qui  sait  lire  dans 

O   2 


224        LA     NOUVELLE 

votre  cœur;  c'est  la  boute  qui  vous  retint. 
Vous  craignîtes  qu'on  iie  se  moquât  de  vous 
en  sortant  :  un  luouicnt  de  liue'e  vous  fit 
peur  ,  et  vous  aimâtes  mieux  vous  exposer 
au  remords  qu'à  la  raillerie.  Savcz-vous  bien 
quelle  maxime  vous  suivîtes  en  cette  occa- 
sion ?  celle  qui  la  première  introduit  le  vice 
dans  une  ame  bien  uce  ,  e'touffe  la  voix  de 
la  conscience  par  la  clameur  publique  ,  et 
réprime  l'audace  de  bien  faire  par  la  crainte 
du  blàmc.  Tel  vaincrait  les  tentations  qui 
succombe  aux  mauvais  exemples  ;  tel  rougit 
tVétre  modeste  et  devient  effronté'  par  bonté  , 
et  cette  mauvaise  bonté  corrompt  plus  de 
cœurs  bonnêtcs  que  les  mauvaises  inclina- 
tions. Voilà  sur-tout  de  quoi  vous  avez  à 
jjréserver  le  vôtre  ;  car  quoi  que  vous  fassiez  , 
la  crainte  du  ridicule  que  vous  me'prisez  vous 
domine  pourtant  maigre'  vous.  Vous  brave- 
riez plutôt  cent  pe'rils  qu'une  raillerie  ,  et 
l'on  ne  vit  jamais  taut  de  timidité  jointe  à 
une  ame  aussi  intrépide. 

vSans  vous  étaler  contre  ce  défaut  des  pré- 
ceptes de  morale  que  vous  savez  mieux  que 
moi  ,  je  me  contenterai  de  vous  proposer 
un  moyen  pour  vous  garantir,  pins  facile 
et  plus  sur  peut-être  que  tous  les  raisonne- 


H  K  L  O  l  S  E.  22S 

mens  de  la  philo^opliic.  C'est  de  faire  dans^ 
votre  esprit  une  légère  transj)osilion  de  teni|>s, 
et  d'anticiper  sur  l'avenir  de  quelques  minu- 
tes. Si  dans  ce  malheureux  souper  vous  vous 
fussiez  fortifié  contre  un  instant  de  moquerie 
de  la  part  des  convives  ,  par  l'idée  de  l'état 
où  votre  ams  allait  élrc  sitôt  que  vous  seriez 
dans  la  rue;  si  vous  vous  fussiez  représenté 
le   conlcntcmcut    intérieur    d'échapper    aux 
pièges  du  vice  ,  l'avantage  de  prendre  d'abord 
cette  habitu  le  de   vaincre   qui  eu  facilite  le 
pouvoir  ,    le  plaisir  que  vous  eût  donné  la 
conscience  de  votre  victoire,   celui  de  me  la 
décrire,  celui  que  j'en  aurais  reçu  moi-m»''me  , 
est-il  croyable  que  tout  cela  ne  l'eût  pas  em- 
porté  sur  une  répugnance   d'un  Instant  ,    a. 
laquelle  vous  n'eussiez  jamais  cédé  si  vous 
en  aviez  envisagé  les  suites  ?  Encore,  qu'est- 
ce  que.cette  répugnance  qui  met  un  pris  aux 
railleries  des  gens  dont  l'estime   n'en    peut 
avoir  aucun  ?  Infailliblement  cette  réflexion 
vous  eût  sauvé,  pour  un  moment  de  mau- 
vaise honte  ,une  honte  beaucoup  plus  jusie  , 
plus  durable  ,  les  regrets,  le  danger  ,  et  pour 
lie  vous  rien  dissimuler  ,  votre  amie  cûtvcri» 
quelques  larmes  de  moins. 

O  ^ 


226       LA     NOUVELLE 

Vous  voulûtes  dites-vous  ,  mettre  a  profit 
cette   &oire'e  pour  votre  fonction  d'observa- 
teur ?  Quel  soin  !  quel  eniploi  !  que  vos  excu- 
ses me  font  rougir  de  vous  !  Ne  seriez-vous 
point  aussi  curieux  d'observer    un  jour  les 
voleurs  dans  leurs  cavernes  ,  et  de  voir  com- 
ment ils  s'y  prennent  pour  de'valiser  les  pas- 
sans  ?  Ignorez-vous   qu'il   y   a  des  objets  si 
odieux  qu'il  n'est  pas  même  permis  à  l'iiommc 
d'honucur  de  les  voir,  et  que  l'indignation 
de   la  vertu  ne  peut  supporter  le  spectacle 
du  vice  ?  Le  sage  observe  le  desordre  public 
qu'il  ne  peut  arrêter;  ill'observe  ,  et  montre 
sur  «on  visage   attristé   la  douleur  qu'il  lui 
cause  ;    mais  quant  aux   désordres  particu- 
liers ,  il  s'y  oppose  ou  détourne  les  yeux  ,  de 
peur  qu'ils  ne   s'autorisent  de  sa    présence. 
D'ailleurs  ,  était-il  besoin  de  voir  de  pareille* 
«ociétéspour  juger  de  ce  qui  s'y  passe  et  des 
discours  qu'on  y  tient  ?  Pour  moi  ,  sur  leur 
«cul  objet  plus  que  sur  le  peu  que  vous  m'en 
avez  dit  ,  je  devine  aisément  tout  le  reste,  et 
l'idée  des  plaisirs  qu'on  y  trouve  méfait  cun- 
jjaître   assez  les  gens  qui  les  clierchent. 

Je  ne  sais  si  votre  commode  philosophie 
adopte  déjà  des  maximes  qu'on  dit  établies 
•laiis  les  giandtâ  villes  pour  tolérer  de  seiu- 


H  t  L  O  IS  E.  227 

blables  lieux  ;  mais  j'espère  au  moins  que 
TOUS  n'êtes  pas  de  ceux  qui  se  mcpiiseut  assez 
pour  s'en  permettre  l'usage  ,  sous  prétexte 
de  je  ne  sais  quelle  eliimériquc  nécessitée  qui 
n'est  connue  que  des  gens  de  mauvaise  vie  ; 
comme  si  les  deux  sexes  étaient  sur  ce  point 
de  nature  différente  ,  et  que  dans  l'absence 
ouïe  célibat,  il  fallût  à  l'iionnétc  homme 
des  ressources  dont  l'honnête  femme  n'a  pas 
besoin.  Si  cette  erreur  ne  vous  mène  pas  chez 
des  prostituées  ,  j'ai  bien  peur  qu'elle  ne  con- 
tinue à  vous  égarer  vous-même.  Ah  !  si  vous 
voulez  x'tre  méprisable  ,  sovez-lc'  au  moins 
sans  prétexte  ,  et  n'ajoutez  point  le  mensonge 
à  la  crapule. Tous  ces  prétendus  besoins  n'ont 
point  leur  source  dans  la  nature,  mais  dans 
la  volonta'rre  dépravation  des  sens.  Les  illu- 
sions mêmes  de  l'amour  se  purifient  dans  un 
cœur  chaste  ,  et  ne  corrompent  qu'un  cœur 
déjà  corrompu.  Au  contraire  la  pureté  se 
soutient  par  elle-même  :  les  désirs  toujours 
réprimés  s'accoutument  à  ne  plus  renaître  .  et 
les  tentations  ne  se  multiplient  que  par  l'ha- 
bitude d'y  succomber.  L'amitié  m'a  fait  sur- 
monter deux  fois  ma  répugnance  à  traiter  un 
pareil  sujet,  celle-ci  sera  la  dirniérc  ;  car  à 
^uei    titre  cspércrais-jc  obteuir   de   vous   ce 


22S        LA     NOUVELLE 

que  vous  aurez  refusé  à  l'iiounêteté,  à  l'amour 
et  a  la  raisou? 

Je  reviens  au  point  important  par  lequel 
j'ai  commejice'  cette  lettre.  A  vingt  et  un  ans 
TOUS  m'e'criviez  du  Valais  des  descriptions 
graves  et  judicieuses;  à  vingt-cinq  vous  m'en- 
voyez de  Paris  des  colifichets  de  lettres,  oii 
le  sens  et  la  raison  sont  par-tout  sacrifie-s  à 
un  certain  tour  plaisant ,  fort  éloigne  de  votre 
caractère.  Je  ne  sais  comment  vous  avez  fait  ; 
mais  depuis  que  vous  vivez  dans  le  séjour  des 
talens,  les  vôtres  paraissent  diminués:  vous 
aviez  gagné  chez  les  paysans,  et  vou.s  perdez 
parmi  les  beaux-esprits.  Ce  n'est  pas  la  faute 
du  pays  où  vous  vivez,  mais  des  connais- 
sances que  vous  y  avez  faites  ;  car  il  n'y  a 
rieu  qui  demande  tant  de  choix  que  le  mé- 
lange de  l'excellent  et  du  pire.  Si  vous  voulez 
étudier  le  monde,  fréquentez  les  gens  sensés 
qui  le  connaissent  par  unelongile  expérience 
et  de  paisibles  observations,  non  de  jeunes 
étourdis  qui  n'en  voient  que  la  superficie, 
et  des  ridicules  qu'ils  font  eux-mêmes.  Paris 
est  plein  de  savans  accoutumés  à  réfléchir, 
et  à  qui  ce  grand  théâtre  en  offre  tous  les 
jours  le  sujet.  Vous  ne  me  ferez  point  croire 
€[ue  ces  hommes  graves  et  studieux  yout  cou- 


lï  É  L  O  1  s  E.  229 

tant  comme  vous  de  maison  en  maison  ,  de 
cotciie  cil  coterie,  pour  amuser  les  femmes 
et  les  jeunes  gens,  et  mettre  toute  la  philo- 
sophie en  babil.  Ils  ont  trop  de  dignité  pour 
avilir  ainsi  leur  état,  prostituer  leurs  talcns 
et  soutenir  ])ar  leur  exemj)le  dos  mœurs  qu'ils 
devraient  corriger.  Quand  la  plupart  le  fê- 
laient, sûrement  plusieurs  ne  le  font  point, 
et  c'est  ceux-là  que  vous  devez  rechercher. 

N'cst-il  pas  singulier  encore  que  vous  don- 
niez vous-mcinc  dans  le  défaut  que  vous 
reprochez  aux  modernes  auteurs  comiques, 
que  Paris  ne  soit  plein  pour  vous  que  des  gens 
de  condition  ;  que  ceux  de  votre  état  soient 
les  seuls  dont  vous  ne  parliez  point;  comme 
si  les  vains  préjugés  de  la  noblesse  ne  vous 
coûtaient  pas  assez  cher  pour  les  haïr ,  et  (iuq 
Vous  crussiez  vous  dégrader  en  fréquentant 
d'honnêtes  bourgeois,  qui  sont  peut-être 
l'ordre  le  plus  respectable  du  pays  oiî  vous 
êtes  ?  Vous  avez  beau  vous  excuser  sur  les 
connaissances  de  milord  Edouard  ;  avec 
celles-là  vous  en  eussiez  bientôt  fait  d'autres 
dans  un  ordre  inférieur.  Tant  de  gens  veulent 
monter  qu'il  est  toujours  aisé  de  descendre, 
et  de  votre  propre  aveu  ,  c'est  le  seul  moyen: 
de  connaître  les  véritables  mœurs  d'un  pcupl© 


23o        LA     NOUVELLE 

que  d'ëtudicr  sa  vie  privée  dans  les  e'tats  les 
plus  nombreux  ;  car  s'arrêter  aux  gens  qui 
reprc'sentent  toujours,  c'est  ue  voir  que  des 
come'diens. 

Je  voudrais  que  votre  curiosité  allât  phis 
loin  encore.  Pourquoi  dans  une  ville  si  riche 
le  bas  peuple  est-il  si  misérable,  tandis  que  la 
misère  extrême  est  si  rare  parmi  nous  où  Ton 
ne  voitpoiîitdcrailliounaires  ?  Cette  question, 
ce  me  semble,  est  bien  digne  de  vos  recher- 
clies  ;  mais  ce  n'est  pas  chez  les  gens  avec  qui 
Vous  vivez  que  vous  devez  vous  attendre  a  la 
résoudre.  C'est  dans  les  appartemens  dorés 
qu  un  écolier  va  prendre  les  airs  du  monde  ; 
mais  le  sage  en  apprend  les  mvstères  dans  la 
chaumière  du  pauvre.  C'est  là  qu'on  voit 
sensiblement  les  obscures  mauœuvresdu  vice, 
qu  il  couvre  de  paroles  fardées  au  milieu  d'uu 
cercle  :  c'est  là  qu'on  s'instruit  par  quelles 
iniquités  secrètes  le  puissant  et  le  riche  ar- 
rachent un  reste  de  pain  noir  à  Topprimé 
qu'ils  feignent  de  plaindre  en  public.  Ah! 
si  j'en  crois  nos  vieux  militaires  ,  que  de 
choses  vous  apprendriez  dans  les  grenieq^ 
d'un  cinquième  étage,  qu'on  ensevelit  sous 
un  profond  secret  dans  les  hôtels  du  faubourg 
Saint-Germain ,  et  que  tojat  de  beaux  parleur* 


K  É  L  O  ï  s  E.  23r 

géraient  confus  avec  leurs  feintes  maximes 
d'iiuinanitc  ,  si  tous  les  uiaihtureux  qu'ils  ont 
faits  se  pieseutaicut  pour  les  de'uieutir  ! 

Je  sais  qu'on  n'aime  pas  le  spectacle  de  la 
misère  qu'on  ne  peut  soulager ,  et  que  le  richo 
même  détourne  les  yeux  du  pauvre  qu'il 
refuse  de  secourir;  mais  ce  n'est  pas  d'argent 
seulement  qu'ont  besoin  les  infortuue's,  il  n'y 
a  que  les  paresseux  de  bien  faire  qui  ne  saclient 
faire  du  bien  que  la  bourse  à  la  main.  Let 
consolations  ,  les  conseils  ,  les  soins  ,  les  amis, 
Ja  protection  sont  autant  de  ressources  que  Is 
commisération  vous  laisse,  au  défaut  des  ri- 
chesses, pour  le  soulagement  de  l'indigent. 
Souvent  les  opprime's  ne  le  sont  que  parce 
qu'ils  manquent  d'organe  pour  faire  entendre 
leurs  plaintes.  Il  ne  s'agit  quelquefois  qu» 
d'un  mot  qu'ils  ne  peuvent  dire  ,  d'une  raison 
qu'ils  ne  savent  point  exposer,  de  la  porte  d'un 
{^rand  qu'ils  ne  peuvent  franchir.  L'mtre'pidô 
appui  de  la  vertu  désintéressée  suffit  pourlcver 
une  in&nité  d'obstacles ,  et  l'éloquence  d'ui^ 
homme  de  bien  peuteÉFrayer  la  tyrannie  au 
milieu  de  toute  sa  puissance. 

Si  vous  voulez  donc  être  homme  en  effet, 
apprenez  à  redescendre.  L'humanité  conl» 
comme  une  eau  pure  et  salutaire ,  et  ya  ferti» 


232        LA     NOUVELLE 

liser  les  lieux  bas  ;  elle  clicrclic  tonjonrs  le 
niveau  ;  elle  laisse  à  sec  ces  roches  arides  qui 
menacent  la  campague  et  ne  donnent  qu'une 
ombre  nuisible  oudes éclats  pour  e'craser leurs 
voisins. 

Voilà,  mon  ami,  comment  on  tire  parti 
du  présent,  en  s'instruisaut  pour  l'avenir ,  et 
comment  la  bonté  met  d'avance  à  profit  les 
leçons  de  la  sagesse,  afin  que  quand  les  lu- 
mières acquises  nous  resteraient  inutiles,  ou 
n'ait  pas  pour  cela  perdu  le  temps  employé 
a  les  acquérir.  Qui  doit  vivre  parmi  des  gens 
en  place  ne  saurait  prendre  trop  de  préser- 
vatifs contre  leurs  maximes  empoisonnées,  et 
il  n'y  a  que  l'exercice  continuel  de  la  bien- 
fesance  qui  garantisse  les  meilleurs  cœurs  de 
la  contagion  des  ambitieux.  Essayez  ,  croyez- 
moi,  de  ce  nouveau  genre  d'études  ;  il  est 
plus  digne  de  vous  que  ceux  que  vous  avez 
embrassés  ;  et  comme  l'esprit  s'étrécit  à  mesure 
que  l'ame  se  corrompt,  vous  sentirez  bientôt, 
au  contraire,  combien  l'exercice  des  sublimes 
vertus  élève  et  nourrit  le  génie  ;  combien  un 
tendre  intérêt auxmalheursd'autruisertmieux 
a  en  trouver  la  source  ,  et  à  nous  éloigner  eu 
tout  sens  des  vices  qui  les  ont  produits. 
Je  vous  devais  toute  la  française  de  l'amitié 

daus 


H  É  L  O  ï  s  E.  a35 

dans  la  sitnatio'i  critique  où  vous  meporaissei 
être;  de  peur  qu'un  secor.d  pas  vers  le  desordre 
)ie  vous  y  plongeât  eiiijji  sans  retour,  avani 
que  vous  eussiez  le  temps  de  vous  reeoiinaître< 
Maintenant ,  jciie  puis  vous  caL'lier,iuon  auij  ^ 
combien  votre  prompte  et  sincère  confessioti 
m'a  loucliee  ;  car  je  sens  combien  vous  a  «joùta 
la  lionte  de  cet  aveu,  et  par  conséquent  com- 
bien celle  de  votre  l'autcvons  pesait  sur  le  cœun 
Une  erreur  involontaire  se  pardonne  et  s'ou- 
blie aise'ment,  (^uant  à  l'avenir,  retenez  bied 
cette  maxime  dc.it  je  ne  me  départirai  point, 
Qui  peut  s'abuser  deux  fois  en  pareil  cas  no 
sVst  pas  inénie  abuse'  la  première. 

Adieu,  mon  ami  ;  veille  avec  soiil  sur  tal 
saute,  je  t'en  conjure,  et  songe  qu'il  no 
doit  rester  aucune  trace  d  un  crime  que  j'ai 
pardonné. 

P.  S.  Je  viens  de  voir  entre  les  mains  de 
INL.d'f^yrwedes  copiesde  plusieurs  de  vos  lettres 
à  milord  7!/'./07/û/'jf,qui  m'obligent  à  rétracter 
une  partie  de  mes  censures  sur  les  mat, ères  et 
le  style  de  vos  observations.  Celles-ci  traitent, 
']\i\  conviens  ,  de  sujets  importans  ,  et  raeî 
paraihsent  pleines  de  réflexions  graves  et  judi- 
cieuses. Mais  en  revanche  ,  il  est  clair  que  vovti 

J^iQUi-dU  lilloise.  Tome  II,  t. 


334        LA     NOUVELLE 

nous  dédaignez  beaucoup,  ma  cousine  et  moi, 
ou  que  vous  faites  bien  peu  de  cas  de  notre 
estime ,  eu  ne  uous  envoyant  que  des  relations 
si  propres  a  l'alte'rer,  tandis  que  vous  en  faites 
pour  votre  ami  de  beaucoup  meilleures.  C'est, 
ce  me  semble ,  assez  mal  honorer  vos  leçons 
que  de  juger  vos  écolières  indignes  d'admirer 
Vos  talens  ;  et  vous  devriez  feindre  ,  au  moins 
par  vanité,  de  nous  croire  capables  de  vous 
entendre. 

J'avoue  que  la  politique  n'est  guère  du 
ressort  des  femmes ,  et  mon  oncle  nous  a  tant 
ennuj'ées  que  je  comprends  comment  vous 
avez  pu  craindre  d'en  faire  autant.  Ce  n'est 
pas  non  plus,  à  vous  parler  franchement, 
l'étude  à  laquelle  je  donnerais  la  préférence; 
son  utilité  est  trop  loin  de  moi  pour  me 
toucher  beaucoup  ,  et  ses  lumières  sont  trop 
sublimes  pour  frapper  vivement  mes  veux. 
Obligée  d'aimer  le  gouvernement  sous  lequel 
le  ciel  m'a  fait  naître,  je  me  soucie  peu  de 
savoir  s'il  en  est  de  meilleurs.  De  quoi  me 
servirait  de  les  connaître  avec  si  peu  de  pou- 
voir pour  les  établir,  et  pourquoi  contriste- 
rais-je  m.on  aine  à  considérer  de  si  grands 
maux  où  je  ne  puis  rien  ,  tant  que  ')ç,\\  vois 
d'autresautour  de  moi  qu'il  m'est  peimis  d© 


H  É  L  O  1  s  E.  23j 

soulager  ?  Mais  je  vous  aime  ;  et  rintcrét  que 
je  ne  prends  pas  aux  sujets  je  le  prends  à 
l'auteur  qui  les  traite.  Je  recueille  avec  une 
tendre  admiration  toutes  les  preuves  de  votre 
génie,  et  lière  d'un  mérite  si  digue  de  uion 
cœur,  je  ne  demande  à  l'amour  qu'autant 
d'esprit  qu'il  m'en  faut  pour  sentir  le  vôtre. 
Ne  uie  refusez  donc  pas  le  plaisir  de  con- 
naître et  d'aimer  tout  ce  que  vous  faites  de 
bien.  Voulez-vous  me  donner  l'iiumiliation 
de  croire  que  si  le  ciel  unissait  nos  destinées, 
vous  ne  jugeriez  pas  votre  compagne  digne 
de  penser  avec  vous  ? 

LETTRE     XXVIII. 

DU     JULIE, 

onT  est  perdu  \  tout  est  découvert  î  je  ne 
trouve  plus  tes  lettres  dans  le  lieu  où  je  les 
avais  cachées.  Elles  y  étaient  encore  hier  au 
soir.  Elles  n'ont  pu  être  enlevées  que  d'au- 
jourd'hui. Ma  mère  seule  peut  les  avoir  sur- 
prises. Si  mon  père  les  voit,  c'est  fait  de  ma 
vie  !  Eh  !  que  servirait  qu'il  ne  les  vît  pas, 
s'il  faut  renoncer Ah  Dieu  !   ma  mère 

1*2 


256        LA     I>î  O  U  y  E  L  L  E 

jn'eiivoie  appeler.   Où  fuir  !  comment  son- 
tenir  ses  regards  ?  Que  ne  puis-je  me  cacher 

au   seiii   de  la    terre  ! Tout  mon  corps 

tremble  ,   et  je   suis  hors  d'état   de  faire  un 

pas La  honte  ,  rhumiliation  ,  les  cui- 

sans  reproches j'ai  tout  mérite,  je  sup- 
porterai  tont.    3Iais   la  douleur,  les  larmes 

d'une  mère  éploréc ô  mon  cœur,  qutis 

déchiremens  ! Elle  m'attend,  je  ne  puis 

tarder  davantage elle  voudra  savoir 

il  faudra  tout  dire Regianino  sera  con- 
gédié. Ne  m'écris  plus  jusqu'à  nouvel  avis.. 

qui  suit  si  jamais je  pourrais quoi, 

mentir! mentir  à  ma  mère Ah  !  s'il 

faut  nous   sauver  par  le  mensonge  ,  adieu  , 
nous  sommes  perdus  ! 

Fin  de  la  seconde  Partie. 


TROISIEME    PARTIE- 
I.ETTRE     PREMIÈRE. 

DE    MADAME    D'ORBE. 

\J  u  E  de  maux  vous  causez  à  ceux  qui  vous 
aiment  !  que  de  pleurs  vous  avez  de'jà  fait  cou- 
ler dans  une  famille  infortunée  dont  vous  seul 
troublez  le  repos!  Craignez  d'ajouter  le  deuil 
à  nos  lariues  :  craignez  que  la  mort  d'une  mère 
î^igée  ne  soit  le  dernier  effet  du  poison  quo 
•vous  versez  dans  le  cœur  de  sa  tille  ,  et  qu'un 
amour  d('Sordonné  ne  devienne  enfin  pour 
vous-même  la  source  d'un  remords  éternel. 
L'amitié  m'a  fait  supporter  vos  erreurs  tant 
qu'une  ouihre  d'espoir  pouvait  les  nourrir; 
lîiais  comment  tolérer  une  vaine  constance 
que  l'honneur  et  la  raison  condaumetit  ,  et 
qui  ne  pouvant  plus  causer  que  des  malheurs 
et  des  peines,  ne  mérite  que  le  nom  d'obsti- 
nation ? 

Vous  savez  de  quelle  manière  le  secret  do 
vos  feux  ,  dérobé  si  long-temps  aux  soupçons 
de  ma  tante,  lui  fut  dévoilé  par  vos  lettres. 
Quelque  sensible  que  soit  un  tel  coup  à  cette 
jitière  tendre  et  vertueuse,  moins  irritée  contre 

P    3 


238        LA     NOUVELLE 

vous  que  contre  elle-même,  elle  ne  s'en 
prend  qu'à  sou  a  veugl  e  ue'gligence  ;  elle  dc'piore 
sa  fatale  illusion  :  sa  plus  cruelle  peine  est 
d'avoir  pu  trop  estimer  sa  fille,  et  sa  douleur 
est  pour  Julie  un  châtiment  cent  fois  pire  que 
ses  reproclies. 

L'accablement  de  cette  pauvre  cousine  ne 
saurait  s'imaginer  ;  il  faut  le  voir  pour  le  com- 
2)rendre.  Son  cœur  semble  étouffe  par  l'afilic- 
tion  ,  et  l'excès  des  sentimcnsqui  l'oppressent 
lui  donne  un  air  de  stupidité  plus  eflra3'antc 
que  des  cris  aigus.  Elle  se  tient  jour  et  nuit^f- 
genoux  au  chevet  de  samèie,  l'air  morne,  l'œil 
fixé  en  terre,  gardant  un  profond  silence;  la 
servant  avec  plus  d'attention  et  de  vivacité 
que  jamais;  puis  retombant  à  l'instant  dans  uu 
état  d'anéantissement  qui  la  ferait  prendre 
pour  une  autre  personne.  11  est  très-clair  que 
c'est  la  maladie  de  la  mère  qui  soutient  les 
forces  de  la  fille  ;  et  si  l'ardeur  de  la  servir 
n'animait  son  zèle ,  ses  yeux  éteints ,  sa  pâleur, 
son  extrême  abattement  me  feraient  craindre 
qu'elle  n'eût  grand  besoin  pour  elle-même 
de  tous  les  soins  qu'elle  lui  rend.  Ma  tante 
s'en  aperçoit  aussi  ,  et  je  vois  à  l'inquiétude 
avec  laquelle  elle  me  recommande  en  particu- 
lier la  santé  de  sa  fille  ,  combien  lecœurbat 


H  É  L  O  ï  s  E.  2^9 

de  part  et  d'autre  contre  la  gène  qu'elles  s'im- 
posent, ctcombien  ondoit  vous  haïr  de  trou- 
bler une  union  si  charmante. 

Cette  contrainte  augmente  encore  par  le 
soin  de  la  dérober  aux  yeux  d'un  père  em- 
porte', auquel  une  mère  tremblante  pour  les 
jours  de  sa  fille  veut  cacher  ce  dangereux  se- 
cret. On  se  fait  une  loi  de  garder  en  saprc'sence 
l'ancienne  familiarité  ;  mais  si  la  tendresse 
uiaternelle  prohte  avec  plaisir  de  ce  prétexte  , 
une  fille  confuse  n'ose  livrer  son  coeur  à  des 
caresses  qu'elle  croit  feintes  ,  et  qui  lui  sont 
d'autant  ])lus  cruelles  qu'elles  lui  ueraieut 
douces  si  elle  osait  y  compter.  En  recevant 
celles  de  son  père  ,  elle  regarde  sa  mère  d'un 
air  si  tendre  et  si  humilié  ,  qu'on  voit  son 
cœur  lui  dire  par  ses  yeux  :  ah  !  que  ne  suis-je 
digne  encore  d'en  recevoir  autant  de  vous! 

Madame  d'Étange  m'a  prise  plusieurs  fois 
\  part ,  et  j'ai  connu  facilement  à  la  douceur 
de  ses  réprimandes  ,  et  au  ton  dont  elle  m'a 
parle'  de  vous  ,  que  Julie  a  fait  de  grands 
efiorts  pour  calmer  envers  nous  sa  trop  justo 
indignation  ,  et  qu'elle  n'a  rien  épargné  pour 
nous  justifier  l'un  et  l'autre  à  ses  dépens.  Vos 
lettres  mêmes  portent  avec  le  caractère  d'un 
amour  excessif  une  sorte  d'excuse  qui  ne  lui  a 

P4 


14^        LA     NOUVELLE 

pas  échappe  ;  elle  vous  reproche  moins  l'abus 
desa  Gouiiance  qu'à  elle-iiiême  sa  simplicité'  à 
v^ous  l'accordir.  Elle  vous  e-tme  assez  pour 
croire  qu'uLicun  autre  iiouime  à  votre  place 
n'eut  mieux  résisté  que  vous  ;  elle  s'en  prend 
de  vos  fautes  à  la  vertu  même.  Elle  conçoit 
jnaintenant  ,  dit -elle,  ce  que  c'est  qu'une 
probité  trop  vantée,  qui  n'erapéche  point  un 
iiûunéte  lioimne  amoureux  de  corrompre  ,  s'il 
peut,  une  bile  sage  ,  et  de  déshonorer  sar.s 
fcrupule  toute  une  famille  pour  satisfaire  un 
moment  de  fureur.  Mais  que  sert  de  revenir 
sur  îe  passé  ?  il  s'agit  de  cacher  sous  un  voile 
éternel  cet  odieux  mystère,  d'en  eôacer  ,s'ilse 
peut,  jusqu'au  moindre  vestige,  etdesecondeï" 
la  bonté  du  ciel  qui  n'en  a  pas  laissé  de  té- 
tnoigïiage  sensible.  Le  secret  est  concentré 
entre  sjx  personnes  sûres.  Le  repos  detoutce 
que  vous  avez  aimé,  les  jours  d'une  mère  au 
désespoir,  1  honneur  d'une  maison  respec-» 
table  ,  votre  propre  vertu  ,  tout  dépend  de 
vous  encore;  tout  vous  prescrit  votre  devoir; 
vous  pouvez  réparer  îe  mal  que  vousavezfait; 
vous  pouvez  vous  rendre  digne  de  Julie  ^  et 
justifier  sa  faute  ,  en  renonçant  à  elle  :  si  votre 
cœur  ne  m'a  point  trompé,  il  n'y  a  plus  que 
îa  grandeur  d'un  tel  saciiiice  qui  piiisscrépou.? 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  241 

dre  a  celle  de  ramoiir  qui  l'exige.  Fondée  sn/ 
restime  que  j'eus  toujours  pour  vossentimens, 
et  sur  ce  que  la  plus  tendre  union  qui  fut  ja- 
mais lui  doit  ajouter  de  lorcc,  j'ai  promis  eu 
votre  noui  tout  ce  que  vous  devez  tenir  ;  osez 
lue  démentir  si  j'ai  trop  présume'  de  vous,  ou 
soyez  aujourd'hui  ce  que  vous  devez  être.  Il 
faut  immoler  votre  mattresse  ou  votre  amour 
l'un  à  l'autre,  et  vous  montrer  le  plus  lâcha 
ou  le  plus  vertueux  des  hommes. 

Cette  mère  infortunée  a  voulu  vous  écrire  ; 
elle  avait  même  commencé.  O  Dieu!  que  de 
coups  de  poiguard  vous  eussent  porté  ses 
plaintes  amèrcsî  que  ses  touchans  reproches 
vous  eussent  déchiré  le  cœurl  que  ses  hum- 
bles prières  vous  eussent  pénétré  de  honte  î 
J'ai  mis  en  pièces  cette  lettre  accablante  que 
TOUS  n'eussiez  jamais  supportée  :  je  n'ai  pu 
souffrir  ce  comble  d'horreur  ,  de  voir  une 
inère  humiliée  devant  le  séducteur  de  sa  fille  : 
vous  êtes  digne  au  moins  qu'on  n'emploie 
pas  avec  vous  de  pareils  moyens,  faits  pour 
fléchir  des  monstres  et  pour  faire  mourir  do 
douleur  uti  homme  sensible. 

.Si  c'était  ici  le  premier  effort  que  l'amoui 
vous  eût  demandé  ,  je  pourrais  douter  du 
succès  et  balancer  sur  l'estime  qui  vous  est  duc  ; 

P  S 


242        LA     NOUVELLE 

ruais  le  sacrifice  que  vous  avezfaitàrhonncur 
àt.TuIle^  en  qvùttant  ce  pays  ,  m'est  garant  de 
celui  que  vous  allez  faire  à  5on  repos  ,  en 
rompant  un  commerce  inutile.  Les  premiers 
actes  de  vertu  sont  toujours  les  plus  pénibles  , 
et  vous  ne  perdrez  point  le  prix  d'un  effort 
qui  vous  a  tant  coûte,  en  vous  obstinant  à 
soutenir  une  vaine  correspondance  dont  les 
risques  sont  terribles  pour  votre  amante,  les 
dédommagemcns  nuls  pour  tous  les  deux,  et 
^ui  ne  fait  que  prolonger  sans  fruitlcs  tour- 
ineus  de  l'un  et  de  l'autre.  N'en  doutez  plus  , 
cette  J7i/ie  qui  vous  fut  si  clière  ne  doit  rien 
être  à  celui  qu'elle  a  tant  aim.e' ;  vous  vous 
dissimulez  en  vain  vos  malheurs  ;  vous  la  per- 
dîtes au  moment  que  vous  vous  séparâtes 
d'elle. Ou  plutôt  le  Ciel  vous  l'aval  tôtéCjmcme 
avant  qu'elle  se  donnât  à  vous  ;  car  son  père 
la  promit  dès  son  retour,  et  vous  savez  trop 
que  la  parole  de  cet  homme  inflexible  est  irré- 
vocable. De  quelque  manière  que  vous  vous 
comportiez  ,  l'invincible  sort  s'oppose  à  vos 
vœux,et  vous  ne  la  posséderez  jamais.  L'unique 
choix  qui  vous  reste  à  faire  est  de  la  précipiter 
dans  un  abyraedc  malheurs  et  d'opprobres, 
ou  d'honorer  en  elle  ce  que  vous  avez  adoré; 
et  de  lui  rendre  ,  au-lieu  du  bonheur  perdu  ^ 


H  É  L  O  ï  s  E.  243 

la  sagesse,  la  paix,  la  si'jiotc  (lu  moins  dont 
vos  fatales  liaisons  la  privent. 

Que  vous  seriez  attriste  ,  que  vous  vous 
consumeriez  en  regrets,  si  vous  pouviez  con- 
tejnplcrl'ctatactuel  de  cette  malheureuse  ainie^ 
et  l'avilissement  où  la  réduisent  le  remords  et 
la  honte  !  Que  son  lustre  est  terni  !  que  ses 
grâces  sont  languissantes  î  que  tous  ses  senti- 
mens  si  charmans  et  si  doux  se  fondent  triste- 
ment dans  le  seul  qui  les  absorbe!  L'amitié 
même  en  est  attiédie;  à  peine  parta"e-t-elle 
encore  le  plaisir  que  je  goûte  à  la  voir,  et  sou 
cœur  malade  ne  sait  plus  rien  sentir  que 
l'amour  et  la  douleur.  Hélas  !  qu'est  devenu 
ce  caractère  aimant  et  sensible,  ce  goût  si  pur 
des  choses  honnêtes  ,  cet  intérêt  si  tendre  aux 
peines  et  aux  plaisirs  d'autrui  !  Elle  est  encore 
je  l'a  voue,  douce,  généreuse,  compatissante! 
l'aimable  habitude  de  bien  faire  ue  saurait 
s'effacer  en  elle;  mais  ce  n'est  plus  qu'ujie 
ha])itude  aveugle  ,  un  goût  sans  réflexion: 
Elle  fait  toutes  les  mêmes  choses ,  mais  elle  n& 
les  fait  plus  avec  le  même  zèle  ;  ces  sentimens 
sublimes  se  sont  affaiblis  ,  cette  flanmie  divine 
s'est  amortie  ,  cet  ange  n'est  plus  qu'une 
femme  ordinaire.  Ah  î  quelle  ame  vous  avez: 
ôtce  à  la  vertu  ! 

P  6 


144       ï^  A     3Nr  O  U  V  E  L  L  E 

LETTRE     IL 


DE     V  AMANT     DE     JULIE 
A  MADAME  D'ÉTANGE. 


P= 


£>'ÉTRÉ  d'une  douleur  qui   doit  durei? 
autant  que   moi  ,   je   lue  jette  à  vos    pieds  , 
Madame  ,  non  pour  vous  inarqueruu  repentir 
gui  ue  dépend  pas  de  mon  cœur  ,mais  pout 
expier  un  crime  ius^olontaire  en  renonçant  \ 
tout  ce  qui  pouvait  faire  la  douceur  de  ma  vie. 
Comme  jamais  sentimens  humains  u'appro- 
çlièreqt  de  ceux  que  m'inspira  votre  adorable 
fille  5  il   n'y    eut  jamais  de  sacrifice  e'gal   ^ 
celui  que  je  viens  faire  à   la   plus    respecta- 
ble des  mères  ;    mais  Julie  m'a   trop   appris 
comment  il  fautirnmoler  le  bonheur  au  devoir; 
^llem'en  a  tropcourageusementdounérexem- 
ple  ,  pour  qu'au   moins  une  fois  je  ue  sache 
pas  l'imiter.  Si  luou  sang  suffisait  pour  guérir 
vospeines,  je  le  verserais  en  silence  etmeplain- 
draisdene  vous  donner  qu'une  si  faible  preuve 
(ie    mon  zèle  :  mais  briser  le  plus  doux  ,   le 
plus  pur  ,    le    plus  sacré  lien    qui  jamais  ait 
piii  deux  coeurs ,  ah  î  c'est  uu  eflort  (jue  Tuai 


H  Ê  L  O  1  s  E.  24^ 

^ersentier  ne  m'eût  )3as  fait  Faire  ,  et  qu'il  ii'ap-» 
par  tenait  qii  à  vous  d'obtenir  ! 

Oui  ,  je  promets  de  vivre  loin  d'elle  aussi 
lonn;-tejnps  que  vous  l'exigerez;  je  m'abstien- 
çlrai  de  la  voir  et  de  lui  écrire;  j'en  jure  par 
yos  jours  précieux  ,  si  nécessaires  à  la  conser-. 
vatiou  des  siens.  Je  me  soumets  ,  non  sans 
eflVoi ,  mais  sans  murmure  ,  a  tout  ce  que 
vous  daignerez  ordonner  d'elle  et  de  moi.  Je 
dirai  beaucoup  plus  encore  ;  son  bonheur 
peut  me  consoler  de  ma  misère  ,  et  je  mourrai 
content  si  vous  lui  donnez  nu  époux  digne 
d'elle.  Ab!  qu'on  le  trouve,  et  qu'il  rn'ose 
dire,  je  saurai  mieux  l'aimer  que  toi  !  Madame, 
il  aura  vaincuunt  tout  ce  qui  me  manque; 
s'il  n'a  mon  cœur  il  n'aura  rien  pvur  Ja/ie ." 
mais  je  n'ai  que  ce  cœur  bonnéte  et  tendre. 
Hélas  !  je  n'ai  rien  de  plus.  L'amour  qui 
rapproche  tout  n'élève  point  la  personne; 
il  n'élève  que  les  sentimens.  Ah  !  si  j'eusse  osé 
n'écouter  que  les  miens  pour  vous,  combien 
de  fois  en  vous  parlant  ma  bouche  eût  pro-s 
lioncé  le  doux  nom  de  mère  ! 

Daignez  vous  conher  à  des  sermens  qui  ne 
sont  point  vains,  et  à  un  houjme  qui  n'est 
point  trompeur.  Si  je  pus  un  jour  abuser  do 
fptre  estime,  je  m'ahusai  le  premier  moi-mé4iç< 


246        LA     NOUVELLE 

Mou  cœur  sans  expérience  ne  connut  le 
danger  que  quand  il  n'était  plus  temps  de 
fuir  ,  et  je  n'avais  point  encore  appris  de  votre 
fille  cet  art  cruel  de  vaincre  l'amour  par  lui- 
même  ,  qu'elle  m'a  depuis  si  bien  enseigné. 
Bannissez  vos  craintes,  je  vous  en  conjure  , 
y  a-t-il  quelqu'un  au  monde  à  qui  son  repos, 
sa  félicité  ,  son  honneur  soient  plus  chers 
qu'à  moi?  Non,  ma  parole  et  mon  cœur  vous 
sont  garans  de  l'engagement  que  je  prends 
au  nom  de  mon  illustre  ami  comme  au  mien. 
Nulle  indiscrétion  ne  sera  commise,  soyez- 
en  sûre  ;  et  je  rendrai  le  dernier  soupir  sans 
qu'on  sache  quelle  douleur  termina  mes  jours. 
Calmez  donc  celle  qui  vous  consume  ,  et  dont 
la  mienne  s'aigrit  encore  ;  essuyez  des  pleurs 
qui  m'arrachent  l'ame  ;  rétablissez  votre  santé; 
rendez  à  la  plus  tendre  fille  qui  fut  jamais  le 
bonheur  auquel  elle  a  renoncé  pour  vous  ; 
soyez  vous-même  heureuse  par  elle  ;  vivez  , 
enfin  ,  pour  lui  faire  aimer  la  vie.  Ah  ! 
malgré  les  erreurs  de  l'amour,  être  mère  de 
Julie  est  encore  un  sort  assez  beau  pour  se 
féliciter  de  vivre. 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  247 

LETTRE     III. 

VE    L\4MANT   DE    JULIE 
A  MADAME  D'ORBE. 

En  lui  envoyant  la  lettre  précédente. 

JL  ENEZ  ,  cruelle,  Toilà  ma  réponse.  En  la 
lisant,  tondez  eu  laruics  si  vous  connaissez 
mon  coeur  ,  et  si  le  vôtre  est  sensible  encore  ; 
mais  sur-tout,  ne  m'accablez  plus  de  cette 
estime  impitoyable  que  vous  me  vendez 
si  cher  et  dont  vous  faites  le  tourment  de 
ma  vie. 

Votre  main  barbare  a  donc  ose'  les  rompre  , 
ces  doux  nœuds  formés  sous  vos  yeux  presque 
dûs  l'enfancfl,  et  que  votre  amitié  semblait 
partager  avec  tant  de  plaisir  ?  Je  suis  donc 
aussi  mallieurcux  que  vous  le  voulez  et  que 
je  puis  l'étrfri  Ahî  connaissez-vous  tout  le 
mal  que  vous  faites?  sentez-vous  bien  que 
vous  m'arracbez  l'anic ,  que  ce  que  vous 
ni  ôtez  est  sans  dédommagement  ,  et  qu'il 
Tant  mieux  cent  fois  mourir  que  de  ne  plus 
TÏvre  l'un  pour  l'autre  ?  Que  me  parlez-vous 
du  bonheur  de  Julie?  en  peut-il  être  sau» 


S4S        LA     NOUVELLE 

îe  coiitcnterueut  du  cœur?  Que  me  parlez-i 
TOUS  du  danger  de  sa  mère  ?  ah  !  qu'est-ce 
que  la  vie  d'une  mère  ,  la  mienne  ,  la  vôtre, 
la  sienne  même  ,  qu'est-ce  que  l'eivistence  du 
inonde  entier  auprès  du  sentiment  délicieux 
qui  nous  unissait  ?  Insensée  et  farouche  vertu  l 
)'obéis  à  ta  voix  sans  mérite;  je  t'abhorre  eu 
fesant  tout  pour  toi.  Que  sont  tes  vaines  con- 
solations contre  les  vives  douleurs  de  l'ame  ? 
"Va,  triste  idole  des  malheureux,  tu  ne  fais 
qu'augmenter  leur  misère,  en  leur  étant  les 
ressources  que  la  fortune  leur  laisse.  J'obéirai 
pourtant,  oui,  cruelle,  j'obéirai;  je  devien-. 
drai  ,  s'il  se  peut,  insensible  et  féroce  comme 
vous.  J'oublierai  tout  ce  qui  me  fut  cher  au 
monde  :  je  ne  veux  plus  entendre  prononcer 
ni  le  nom  de  Julie  ni  le  vôtre.  Je  ne  veux 
plus  m'en  rappeler  l'insupportable  souvenir. 
Un  dépit,  une  rage  inflexible  m'aigrit  contre 
tant  de  revers.  Une  dure  opiniâtreté  me 
tiendra  lieu  de  courage  :  il  m'ejz  a  trop  coûté 
îi'étre  sensible  ;  il  vaut  mieux  reucocer  à 
l'iiiïmcinité. 


H  E  L  O  I  s  E.  249 

LETTRE    IV, 

X>E  MADAME  D'ORBEAV  AMANT 
DE  JULIE. 

y  ous  m'avez  ccrlt  une  lettre  de'solante  5 
mais  il  V  a  tant  d'auiour  et  de  vertw  dans 
votre  eoiuluite  qu'elle  efface  l'ainertuine  de 
vos  plaintes:  vous  êtes  trop  généreux  pour 
qu'on  ait  le  courage  de  vous  quereller,  (^ueU 
que  emportement  qu'on  laisse  paraître,  quand 
on  sait  ainsi  s'immoler  à  ce  qu'on  aime,  oa 
mc'rite  plus  de  louanges  que  de  reproches  ; 
et  malgré  vos  injures  ,  vous  ne  me  fûtes  jamais 
si  cher  que  depuis  que  je  connais  si  bien  tout 
ce  que  vous  valez. 

Rendez  grâce  à  cette  vertu  que  vous  croyez 
haïr  ,  et  qui  fait  plus  pour  vous  que  votre 
amour  même.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  ma  tante 
que  vous  n'ayez  séduite  par  un  sacriBce  dont 
elle  sent  tout  le  prix.  Elle  n'a  pu  lire  votre 
lettre  sans  attendrissement;  elle  a  même  eu 
la  faiblesse  de  la  iaii-ser  voir  à  sa  fille  ,  et 
l'clloi  t  qu'a  fait  la  pauvre  Julie  pour  contenir 
à  cette  lecture  se»  soupirs  et  ses  pleurs  l'a  f^it 
^ombcr  évanouie. 


iho        LA     NOUVELLE 

Cette  tendre  mère,  que  vos  lettres  avalent 
déjà  puissamment  émue  ,  commence  à  con- 
naître, par  tout  ce  qu'elle  voit ,  combien  vos 
deux  cœurs  sont  hors  de  la  règle  commune, 
et  combien  votre  amour  porte  un  caractère 
naturel  de  sympathie  ,  que  le  temps  ni  les 
efforts  iipmaias  ne  sauraient  effacer.  Elle,  qui 
a  si  grand  besoin  de  consolation ,  consolerait 
volontiers  sa  fille,  si  la  bienséance  ne  la  rete- 
nait ,  et  je  la  vois  trop  près  d'en  devenir  la 
confidente  pour  qu'elle  ne  me  pardonne  pas 
de  l'avoir  été.  Elle  s'échappa  hier  jusqu'à  dire 
en  sa  présence,  un  peu  indiscrètement  (//) 
peut-être  :  Ah  !  s'il  ne  dépendait  que  de 
moi  ....  quoiqu'elle  se  retînt  et  n'achevât 
pas  ,  je  vis  au  baiser  ardent  que  Julie  inipri- 
znait  sur  sa  main  qu'elle  ne  l'avait  que  trop 
entendue.  Je  sais  même  qu'elle  a  voulu  plu- 
sieurs fois  parlera  son  inflexible  époux;  mais, 
soit  danger  d'exposer  sa  fille  aux  fureurs  d'un 
père  irrité  ,  soit  crainte  pour  elle-même  ,  sa 
timidité  l'a  toujours  retenue  ,  et  son  affaiblisse- 
ment, ses  maux  augmentent  si  sensiblement 
que  j'ai  peur  de  la  voir  hors  d'état  d'exé- 

(  K)  Claire  ^  êtes-vous  ici  moins  indiscrète  ?  Est- 
ce  la  dernière  fois  t[ue  vous  le  serez  ? 


H  Ê  L  O   l  s  E.  25i 

ctitcr  sa  résolution  avant  qu'elle  l'ait  bien 
fomic'e. 

Quoi  qu'il  en  soit,  malgré  les  fautes  dont 
TOUS  êtes  cause  ,  cette  honnêteté'  de  cœur 
qui  se  fait  sentir  dans  votre  amour  mutuel  , 
lui  a  donné  une  telle  opinion  de  vous  qu'elle 
se  fie  a.  la  parole  de  tous  deux  sur  l'inter- 
Tuption  de  votre  correspondance  ,  et  qu'elle 
n'a  pris  aucune  précaution  pour  veiller  de 
plus  près  sur  sa  fille  ;  effectivement  si  Julie 
lie  répondait  pas  à  sa  confiance  ,  elle  ne 
serait  plus  digne  de  ses  soins  ,  et  il  faudrait 
vous  étouffer  l'un  et  l'autre  si  vous  étiez 
capables  de  tromper  encore  la  meilleure  des 
mères  ,  et  d'abuser  de  l'estime  qu'elle  a  jDOur 

TOUS. 

.  Je  ne  cherche  point  à  rallumer  dans  votre 
cœur  une  espérance  que  je  n'ai  pas  moi-même  ; 
mais  je  veux  vous  montrer,  connue  il  est  vrai , 
que  le  parti  le  plus  honnête  est  aussi  le  plus 
sage  ,  et  que  s'il  peut  rester  quelque  ressource 
à  votre  amour,  elle  est  dans  le  sacrifice  que 
l'honneur  et  la  raison  vous  imposent.  Mère, 
païens  ,  amis  ,  tout  est  maintenant  pour 
TOUS,  hors  un  père  qu'on  gagnera  par  cette 
voie,  ou  que  rien  ne  saurait  gagner.  (Quelque 
imprécation  qu'ait  pu  vous  dicter  un  moment 


253        LA     NOUVELLE 

(ie  désespoir,  vous  nous  avez  prouvé  cent  fois 
qu'il  n'est  point  de  route  plus  siire  pour  aller 
3u  bonheur  que  celle  de  la  vertu.  Si  l'on  y 
parvient,  il  est  plus  pur,  plus  solide  et  plus 
doux  par  elle  ;  si  on  le  manque  ,  elle  seule 
peut  en  dédoiiimager.  Reprenez  donc  cou- 
rage ,  soyez  houime ,  et  soyez  encore  vous- 
luéme.  Si  j'ai  bien  connu  votre  cœur  ,  la 
manière  la  plus  cruelle  pour  vous  de  perdre 
^ulie  serait  d'être  indigne  de  l'obtenir. 

LETTRE      V, 

VE  JULIE  A  SON  AMANT. 


E 


L  LE  n'est  plus.  Mes  yeux  ont  vu  fermer 
les  siens  pour  jamais;  ma  bouche  a  reçu  sort 
dernier  soupir  ;  mon  nom  fut  le  dernier  mot 
qu'elle  prononça;  son  dernier  regard  fut 
tourné  sur  moi.  Non,  ce  n'était  pas  la  vio 
qu'elle  sem.blait  quitter;  j'avais  trop  peu  su 
Ja  lui  rendre  chère  :  c  étoit  à  moi  seule  qu'elle 
s'arrachait.  Elle  me  voyait  sans  guide  et  sans 
espérance  ,  accablée  de  mes  malheurs  et  de  mes 
fautes  :  mourir  ne  fut  rien  pour  elle,  et  soa 
pœur  n'a  gémi  que  d'abandonner  sa  fille  dans 
cet  état.  Elle  n'eut  que  trop  de  raison.  Qu'a« 


fi  Ê  L  O  ï  s  E.  233 

Tait-cUe  a  rej^rettcr  sur  la  terre  ?  qu'est-ce  ([ui 
pouvait  ici-bas  valoir  à  ses  yeux  le  prix  im- 
îiiortcl  de  sa  patience  et  de  ses  vertus  qui 
l'attendait  dans  le  ciel  ?  que  lui  restait-il  à. 
faire  au  monde  sinon  d'y  pleurer  inoti 
opprobre?  ^\mc  pure  et  chaste,  digne  épouse, 
et  mère  incomparable,  ta  vis  maintenant  au 
séjour  de  la  gloire  et  de  la  félicite'  ;  tu  vis  , 
fct  moi  ,  livrée  au  repentir  et  au  de'sespoir, 
privée  à  jamais  de  tes  soins  ,  de  tes  cofjseils, 
de  tes  douces  caresses  ,  je  suis  morte  au  bon- 
heur ,  à  la  paix  ,  à  l'innocence  :  je  ne  sens  plus 
que  ta  perfc  ;  je  ne  vois  plus  que  ma  honte; 
ina  vie  n'est  plus  qjic  peine  et  douleur.  3Ia 
mère,  ma  tendre  mère,  hélas!  je  suis  bien 
plus  morte  que  toi. 

Mon  Dieu  !  qnel  transport  égare  une  infor- 
tunée et  lui  fait  oublier  ses  résolutions  ?  où 
yiens-je  verser  mes  pleurs  et  pousser  mes  gé- 
tnissemens  ?  C'est  le  cruel  qui  les  a  causés 
que  j'en  rends  le  dépositaire!  c'est  avec  celui 
qui  fait  les  malheurs  de  ma  vie  que  j*osé  les 
déplorer  !  Oui  ,  oui  j  barbare  ,  partagez  les 
tourmens  que  vous  me  faites  souffrir.  Vous 
par  qui  je  plongeai  le  couteau  dans  le  sein, 
maternel  ,  gémissez  des  maux  qui  me  vien- 
nent de  vous  et  sentez  avecmoirborreurd'uû 


254        î-  -^     NOUVELLE 

parricide  qui  fut  votre  ouvrage.  A  quels  yeux 
oserais-je  paraître  aussi  me'prisable  que  je  le 
suis  ?  devaut  qui  m'avilirais-je  au  gre'  de  mes 
remords  ?  quel  autre  qus  le  complice  de  moa 
crime  pourrait  assez  les  connaître  ?  C'est  mou 
plus  insupportable  supplice  de  n'être  accusée 
que  par  mon  cœur,  et  de  voir  attribuer  au. 
bon  naturel  les  larmes  impures  qu'un  cui- 
sant repentir  m'arrache.  Je  vis,  je  vis  en  fré- 
missant la  douleur  empoisonner  ,  liàter  les 
derniers  jours  de  ma  triste  m^.ie.  En  vain  sa 
pitié  pour  moi  l'empêcha  d'cji  convenir  ;  eu 
vain  elle  alîcctalt  d'attribuer  le  progrès  desoa 
mal  à  la  cause  qui  l'avait  produit  ;  en  vain  ma 
cousine  gagnée  a  tenu  le  même  langage.  Rieu 
n'a  pu  tromper  mon  cœur  déchiré  de  regret  , 
et  pour  mon  tourment  éternel  je  garderai  jus- 
qu'au tombeau  l'affreuse  idée  d'avoir  abrégé 
la  vie  de  celle  à  qui  je  la  dois. 

O  vous  que  le  ciel  suscita  dans  sa  colèr© 
pour  me  rendre  malheureuse  et  coupable  , 
pour  la  dernière  fois  recevez  dans  votre  seiu 
des  larmes  dont  vous  êtes  l'auteur.  Je  ne  viens 
plus  ,  comme  aiUrefois  ,  partager  avec  vou5 
des  peines  qui  devaient  nous  être  communes  r 
ce  sont  les  soupirs  d'un  dernier  adieu  qui 
s'échappent  malgré  moi.  C'en  cstfait;  l'em,- 


H  É  L  O  I  s  E.  255 

pire  de  raïuour  est  clcint  dans  une  amc  li- 
vrée au  seul  desespoir.  Je  consacre  le  reste 
de  mes  jours  à  pleurer  la  meilleure  des  mères  ; 
je  saurai  lui  sacrilierdes  seutimens  qui  lui  ont 
coûte'  la  vie  ;  je  serais  trop  heureuse  qu'il 
m'en  coûtât  assez  de  les  vaincre,  pour  expier 
tout  ce  qu'ils  lui  ont  fait  souffrir.  Ah  !  si  son 
esprit  luimortel  pénètre  au  fond  de  mon  cœur, 
il  sait  bien  que  la  victime  que  je  lui  sacrifie 
n'est  pas  tout-à-fait  indigne  d'elle  !  Partagez 
un  ellort  que  vous  m'avez  rendu  nécessaire. 
S'il  vous  reste  quelque  respect  pour  la  mé- 
moire d'un  nœud  si  cher  et  si  funeste  ,  c'est 
par  Inique  je  vous  conjure  de  me  fuira  jamais, 
de  ne  plus  m'écrire  ,  de  ne  plus  aigrir  mes 
remords  ,  de  me  laisser  oublier,  s'il  se  peut ,  ce 
que  nous  fûmes  l'un  à  l'autre.  Que  mes  yeux 
ne  vous  voient  plus  ;  que  je  n'entende  plus 
prononcer  votre  nom  ;  que  votre  souvenir 
ne  vienne  plus  agiter  mon  cœur.  J'ose  parler 
encore  au  nom  d'un  amour  qui  )ie  doit  plus 
être  ;  à  tant  de  sujets  de  douleur  n'ajoutez 
pas  celui  de  voir  son  dernier  vœu  méprisé. 
Adieu  donc  pour  la  dernière  fois ,  uiuqueet 

cher Ah!  tille  insensée adieu  pour 

jamais. 


âôr>       LA     N  O  U  V  Ë  L  L  É 
LETTRE      V   I. 


T>E  L'AMANT  DE  JULIE 
A    MADAME   D'OxlBE. 


E 


KFIK  le  voile  estdéchiré  ;  cette  louguc 
îliusioii s'est  eVaiiouie  ;  cetespoir  si  douxs'esÉ 
éteint  ;  il  ne  me  reste  pour  aîiment  d'une 
flaïuine  éternelle  qu'un  sonvetiir  amer  et 
délicieux  qui  soutient  ma  vie  et  nourrit  mes 
tourmcns  du  vain  sentiment  d'uubonheur  qui 
n'est  plus. 

Est-il  donc  vrai  que  )'ai  goûté  la  féliciLC 
supréane?  suis-je  bien  le  même  être  qui  fut 
heureux  un  jour  ?  Qui  peut  sentir  ce  que  je 
souffre  n'est-il  pas  né  pour  toujours  soufirir  ? 
Qui  peut  jouir  des  biens  que  j'ai  perdus  peut-il 
les  perdre  et  vivre  encore,  et  des  sentinienssi 
contraires  peuvent~ils  germer  dans  un  même 
cœur  ?  Jours  de  plaisir  et  de  gloire  ,  non  , 
vous  n'étiez  pas  d'un  mortel  !  vous  étiez  trop 
beaux  pour  dev  oir  être  périssable-.  Une  donce 
extase  absorbait  toute  votre  durée,  et  la  ras- 
semblait en  un  pointconimecciledcrétcrnitc. 
Il  n'y  avait  pour  moi  ni  passé  ni  avenir,  cfe 


H  É  L  O  f  s  E  25 r 

je  î^o M  (ai s  à-la-fois  les  délices  de  mille  siècles. 
Heias  !  vous  avez  disparu  coinme  un  e'clair  ! 
cette  éternité  deboiilicur  ne  fut  qii'ini  instant 
de  ma  vie.  Le  temps  a  repris  sa  lenteur  dans 
les  momens  de  mon  désespoir,  et  l'ennui  me- 
sure par  longues  années  le  reste  infortuné  de 
mes  jours. 

Pour  achever  de  me  les  rendre  insuppor- 
tables, plus  les  afflictions  m'acca})leiit ,  plus 
tout  ce  qui  m'était  cher  semble  se  détacher 
de  uToi.  iSIadaine,  il  se  peut  que  vous  m'ai- 
miez encore  ;  mais  d'autres  soins  vous 
appellent  ,  d'antres  devoirs  \  ous  occupent. 
Mes  plaintes  que  vous  écoutiez  avec  intérêt 
sont  maintenant  indiscrètes.  Julie  ,  Julie 
el!e-mcnie  se  décourage  et  m'abandonne.  Les 
trustes  remords  ont  chassé  l'amour.  Tout 
est  changé  ])our  moi  ;  mon  cœiu"  seid  est 
tou)onrs  le  uicme  :  mon  sort  en  est  pbis 
«ffVeur. 

Mais  qu'iu'porte  ce  que  je  suis  et  ce  que  ie 
dois  être  ?  ./////V  sou  H  re  ,  est-il  ternies  de  .'-on- 
£;ev  à  ?noi  ?  .A  h  !  ce  sofit  ses  peines  qui  rendetit 
Icsmicnnespîus  amères.Oui  ,  j'aimerais  mieux 
qu'elle  ces?ùt  de  m'aimer  et  qu'elle  fût  heu- 
reuse.... Osser  de  m'aimcr  !..  l'cspère-t-elle  ?.. 
Jamais  ,  jamais.  Elle  a  l>cnu  me  déiVndre  de 

S^Qutfelie  /Ic/oice.  Te iiic  H.  ^ 


258        L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

la  voir  et  de  lui  e'crire.  Ce  n'est  pas  le  tour- 
ment qu'elle  s'ôte  ,  lielas  !  c'est  le  consola- 
teur !  La  perte  d'une  tendre  mère  la  doit-elle 
priver  d'un  pins  tendre  ami  ?  croit-elle  sou- 
lager ses  maux  en  les  uuiltipliant  ?  O  amour! 
est-ce  à  tes  de'peus  qu'on  peut  venger  la 
nature  ? 

Non  ,  non  ;  c'est  en  vain  qu'elle  prétend 
ni'oublier.  Son  tendre  cœur  pourra-t-il  se  sé- 
parer du  mien  ?  ne  le  retiens-]e  pas  en  dépit 
d'elle  ?  Oublie-t-on  des  sentimens  tels  que 
nous  les  avons  éprouvés  ,  et  peut-on  s'en 
souvenir  sans  les  éprouver  encore  ?  L'amour 
vainqueur  fit  le  malheur  de  sa  vie;  l'amour 
vaincu  ne  la  rendra  que  plus  à  plaindre.  Elle 
passera  ses  jours  dans  la  douleur  ,  tourmen- 
tée à-la-fois  de  vains  regrets  et  de  vains  dé- 
sirs jSaus  pouvoir  jamais  contenterui  l'amour 
ni  la  vertu. 

Ne  croyez  pas  pourtant  qu'en  plaignant 
ses  erreurs  je  me  dispense  de  les  respecter. 
Après  tant  de  sacrifices ,  il  est  trop  tard  pour 
apprendreà désobéir.  Puisqu'elle  commande, 
il  suffit  ;  elle  n'entendra  plus  parler  de  moi. 
Jugez  si  mon  sort  est  affreux.  Mon  plus  grand 
désespoir  n'est  pas  de  renoncer  à  elle.  Ali  ! 
c'est  dans  son  cœur  que  sont  mes  douleurs 


H  É  L  O  1  s  E.  2^9 

les  plus  vives  ,    et  je  suis   plus  malheureux 
de  sou.  iulortunc  que   de   la  luieiiuc.   Vous 
qu'elle  aime    plus  que  toute  chose  ,   et  qui 
seule  ,  après  moi,  la  savez  diguement  aimer  ; 
Claire  ,  aimable  CInire  ,   vous  êtes  l'utiique 
bieu  qui  lui  reste.  Il  est  assez  précieux  pour 
lui  rendre  supportable   la  perte  de  tous  les 
autres.  Dcdomuiagez-la  des  cousolations  qui 
lui  sont   ôtces    et  de    celles    qu'elle  refuse  ; 
qu'une  sainte  amitié  supplée  à-la-fois  auprès 
d'elle  à  la  tendresse  d'une  mère  ,  à  celle  d'un 
amant  ,   aux   charmes  de  tous  les  sentimens 
qui  devaient  la    rendre  heureuse.  Qu'elle  le 
«oit  ,  s'il  est  possible  ,   à  quelque  prix  quo 
ce  puisse  être:  qu'elle  recouvre  la  paix  et  le 
repos  dont  je  l'ai  privée  ;  je  sentirai   moii:s 
les   tourmcus  qu'elle  m'a  laissés.  Puisque  je 
lie  suis  plus  rien  à  mes  propres  yeux ,  puisque 
c'est  mon  sort    d<?.  passer  ma   vie    à  mourir 
pour  elle;  qu'elle  me  regarde  commen'étaiit 
plus,   j'y  consens,  si  cctto  idée  la  rend  plus 
tranquille.    Puisse-t-elle    rctrou\  er    p)cs     de 
vous  SCS  premières  vertus  ,  son  premier  bon- 
heur! puisse-t-elle  être  encore  j)ar  vos  soins 
tout  ce  qu'elle  eût  été  sans  moi  ! 

Hélas  !  elle  était  fille  ,  et  n'a  plus  de  mère  ! 
Voilà  ^a  perte  qui  uc  se  répare  jjoint  et  dont 

Q    2 


26é        LA     NOUVELLE 

on  ue  se  console  jamais  quand  on  a  pu  se  la 
reprocher.  Sa  conscience  agitée  lui- redemande 
cette  mère  tendre  et  chérie  ,  et  dans  une  dou- 
leur si  cruelle  l'horrible  remords  se  joint  à 
sou  affliction.  O  JuUe\  ce  sentiment  affreux 
devait-il  être  connu  de  toi  ?  Vous  qui  fûtes 
témoiu  de  la  maladie  et  des  derniers  momeus 
de  cette  mère  infortunée  ,  je  vous  supplie  , 
je  vous  conjure  ,  dites-moi  ce  que  j'en  dois 
croire.  Déchirez-moi  le  cœur  si  je  suis  cou- 
pable. Si  la  douleur  de  nos  fautes  l'a  fait  des- 
cendre au  tombeau  ,  nous  sommes  deux  mons- 
tres indignes  de  vivre;  c'est  un  crime  de  son- 
ger à  des  liens  si  funestes  ,  c'en  est  un  de  voir 
le  jour.  Non  ,  j  ose  le  croue  ,  un  feu  si  pur 
n'a  point  produit  de  si  noirs  effets.  L'amour 
nous  insjiira  des  sentimens  trop  nobles  pour 
en  tirer  les  forfaits  des  âmes  dénaturées.  Le 
ciel,  le  ciel  serait-il  injuste,  et  celle  qui  sut 
immoler  son  bonheur  aux  auteurs  de  ses 
jours  méritait-elle  de  leur  coûter  la  yie  ? 


H  E  L  O  I  s  E.  *v>4 

LETTRE     VIL 

R  É  P  o  A'  s  E. 


c 


OMMEMT  pourrait-on  VOUS  anncr  moins 
ea  vous  estimant  chaque  jour  davaiitajçe  ? 
comment  peidrais-je  mes  anciens  senti nicns 
pour  vous  tandis  que  vous  en  méritez  chaque 
i-our  de  nouveaux?  Non  ,  mon  clicr  et  digne 
ami  ;  tout  ce  que  nous  fumes  les  uns  aux 
autres  dès  notre  première  jeunesse,  nous  le 
serons  le  reste  de  nos  jours  ,  et  si  notre  mu- 
tuel attachement  n'augmente  plus,  c'est  qu'il 
ne  peut  plus  augmenter.  Toute  la  dilierence 
est  que  je  vous  aimais  comme  mon  fri^re  ,  et 
qu'à  pre'siut  je  vous  aime  comme  mon  en- 
fant ;  car  quoique  nous  soyons  toutes  deux 
plus  jeunes  que  vous  et  même  vos  di>ciplvs  , 
je  vous  regarde  un  peu  connue  le  nôtre.  Eki 
nous  apprenant  à  penser  ,  von*  avez  appris 
de  nous  a  être  sensihle;  et  quoi  qu'eu.  d'S,e 
votre  philosophe  anglais  ,  cetts  éducation 
vaut  bieu  l'autre  ;  si  c'est  U  raison  qui  fait 
l'homme  ,  c'est  le  sentiment  qui  le  condu  t. 
Savcz-Yous  pourquoi  je  paraisavoir  changé 


262        LA     NOUVELLE 

de  conduite  envers  vous  ?  ce  n'est  pas  ,  croj'cz- 
nioi  ,  que  mou  cœur  ne  soit  tonjoursleméme  ; 
c'est  que  votre  état  est  change.  Je  favorisai 
Tos  feux  tant  qu'il  leur  restait  un  rayon  d'es- 
pérance :  depuis  qu'en  vous  obstinant  d'aspi- 
Terà  Julie  ,  vous  ne  pouvez  plus  que  la  rendre 
malheureuse  ,  ce  serait  vous  nuire  quede  vous 
complaire.  J'aime  mieux  vous  savoir  moins  à 
plaindre  ,  et  vous  rendre  plus  mécontent, 
i^uaiid  le  bonheur  commun  dcvieutimpossi- 
ble  ,  chercher  le  sien  dans  celui  qu'on  aime 
n'est-ce  pas  tout  ce  qui  reste  à  faire  à  l'amour 
sans  espoir  ? 

Vous  faites  plus  que  sentir  cela  ,  mon  gc- 
jiereu:^  ami  ;  vous  l'exécutez  dans  le  plus  dou- 
loureux sacrifice  qu'ait  jamais  fait  un  amant 
iidclle.  En  renonçant  à  Julie  ,  vous  aehetez 
son  repos  aux  dépens  du  vôtre  ,  et  c'est  à 
vous  que  vous  renoncez  pour  elle. 

J'ose  à  peine  vous  dire  les  bizarres  idées 
qui  me  viennent  1> -dessus  ;  mais  elles  sont 
consolantes  ,  et  cela  m'enhardit.  Première- 
ment ,  je  crois  que  le  véritable  amour  a  cet 
avantage  aussi  bien  que  la  vertu,  qu'il  dédom- 
mage de  tout  ce  qu'on  lui  sacrifie  ,  et  qu'on 
jouit  eu  quekjue  sorte  des  privations  qu'ofi 
s'impose  par  le  .sentiment  même  de  ce  qu'il 


H  E  L  O  1  s  E.  263 

en  coûte  et  du  motif  qui  nous  y  porte.  Vous 
vous  témoignerez  que  Julie  a  élë  aimée  de 
vons  connue  elle  me'ritait  de  l'élrc  ,  et  vous 
l'en  aimerez  davantage ,  et  vous  en  serez  pins 
heureux.  Cet  amour  -  propre  exquis  qui  sait 
payer  toutes  les  vertus  pénibles  mêlera  son 
charme  à  celui  de  l'amonr.  A^ous  vous  direz  ; 
je  sais  aimer  ,  avec  un  plaisir  plus  durable 
et  plus  délicat  que  vous  n'en  goûteriez  à 
dire,  je  posi^ède  ce  que  j'aime.  Car  celui-ci 
s'use  à  force  d'en  jouir  ;  mais  l'autre  demeure 
toujours  ,  et  vous  en  jouiriez  encore  ,  quand 
même  vous  n'aimeriez  plus. 

Outre  cela    s'il  est  vrai  ,  comme  Julie  et 
vous  me  l'avez  tant  dit  ,  que  l'amour  soit  le 
plus    délicieux   sentiment  qui    puisse  entrer 
dans  le  cœur  humain  ,  tout  ce  qui  le  pro- 
longe et  le  fixe  ,  même  au  prix  de  mille  dou- 
leurs ,  est  encore  un  bien.  Si  l'amour  est  lui 
désir  qui  s'irrite  par  les  obstacles  comme  vous 
le  disiez  encore  ,  il    n'est  pas  bon    qu'il  soit 
content  ;   il    vaut   mieux    qu'il   dure  et  soit 
malheureux    que  de   s'éteindre  au   sein   des 
plaisirs.  Vos  feux  ,  je  Tavoue  ,  ont  souteiui 
l'épreuve  de  la  possession,  celle  du  temps  , 
celle  de  l'absence  et  des  peines  de  toute   es- 
pèce j  ils  ont  Yaincu  tous  les   obstacles  hors 


2^4        LA     NOUVELLE 

îe  plus  puissant  de  tous  ,  qui  est  de  iien. 
avoir  plus  à  vaincre  et  de  se  nourrir  uuique-^ 
meut  d'eus-uiéuies.  L'univers  n'a  jamais  vu 
de  passion  soutenir  cette  épreuve  ;  quel  droit 
avez-vous  d'espérer  que  la  vôtre  l'eût  sou-. 
tenue  ?  Le  temps  eût  joint  au  dégoût  d'une 
longue  possession  le  progrès  de  l'âge  et  le 
déclin  de  la  beauté  ;  il  semble  se  fixer  en  votre 
faveur  par  votre  séparation-,  vous  serez  tou- 
jours l'un  pour  l'autre  a  la  :&eur  des  ans  ; 
vous  vous  verrez  sans  cesse  tels  que  vous  vous 
vîtes  en  vous  quittant:  et  vos  cœursuuis  jus-, 
qu'au  tombeau  prolongeront  dans  une  illusion 
charmante  votre  jeunesse  avec  vos  amours. 
Si  vous  n'eussiez  point  été  heureux  ,  une 
insurmontable  inquiétude  pourrait  vous  tour-, 
menter  ;  votre  cœur  regretterait  en  soupirant 
les  biens  dont  il  était  digne;votre  ardente  ima- 
gination vous  demanderaitsans  cesse  ceux  que 
vous  n'auriez  pas  obtenus.  Mais  l'aïuour  n'a 
point  de  délices  dont  il  ne  vous  ait  comblé  ;  et 
pour  parler  comme  vous  ,tous  avez  épuisé  du- 
rant une  année  les  plaisirs  d'une  vie  entière. 
Souvenez-vous  de  cette  lettre  si  passionnée, 
écrite  le  lendemain  d'un  rendez-vous  témé- 
raire Je  l'ai  lue  avec  une  émotion  qui  m'étoit 
inconnue  :  on  n'y  voit  pas  l'état  pçrmaneuâi 


H  E  L  O  1  s  E.  265 

d'une  amc  attendrie  ,  mais  le  dernier  délire 
d'un  cœur  brûlant  d'amour  et  ivre  de  vo- 
lupté. Vous  jugeâtes  voiis-mcme  qu'on  n'é- 
prouvait point  de  pareils  transjiorts  deux  fois 
eu  la  vie  ,  et  qu'il  fallait  mourir  après  les 
avoir  sentis.  Mon  ami  ,  ce  fut  là  le  eoniJ>le  , 
et  quoi  quela  fortune  et  l'amour  eussent  fait 
pour  vous  ,  vos  feux  et  votre  bonheur  ne 
pouvaient  plus  que  de'eliuer.  Cet  instant  fut 
aussi  le  comuicncement  de  vos  disgraees  ^ 
et  votre  amante  vous  fut  otee  au  moment 
que  vous  n'aviez  plus  de  sentimcns  nouveaux 
à  goûter  auprès  d'elle;  comme  si  le  sortent 
voulu  garantir  votre  cœur  d'uri  e'puisemcnt 
inévitable  ,  et  vous  laisser  dans  le  souvenir 
de  vos  plaisirs  passés  nu  plaisir  |  lus  doux 
que  tous  ceux  dont  vous  pourriez  jouir  encore. 
Consolez- vous  donc  de  la  perte  d'un  bien 
qui  vous  eût  toujours  échappe  et  vous  eût 
ravi  de  plus  celui  qui  vous  reste.  Le  bonheur 
et  l'amour  se  seraient  évanouis  à-la-fois  ;  vous 
avez  au  moins  conservé  le  sentiment  :  on  n'est 
point  sans  plaisirs  quand  on  aime  encore. 
L'image  de  l'amour  éteint  eflraie  plus  un  cœur 
tendre  que  celle  de  l'amour  ma!henrcn\  ,  et 
le  dégoût  de  ce  qu'on  possède  estuu  état  eeni; 
finis  pire  que  le  regret  de  ce  qu'on  a  perdu. 


:i6(i        LA     NOUVELLE 

Si  les  reproclies  que  ma  de'solee  cousine  se 
faitsurla  mort  de  sa  mère  e'taieiit  fondés  , 
ce  cruel  souvenir  empoisonnerait ,  je  l'avoue, 
celui  de  vos  amours  ,  et  une  ?i  funeste  idée 
devrait  à  jamais  les  éteindre  ;  mais  n'en  croyez 
pas  à  SCS  douleurs  ,  elles  la  trompent  ;  ou 
plutôt,  le  chimérique  motif  dont  elle  aime 
à  les  aggraver  n'est  qu'un  prétexte  pour  en 
justifier  l'excès.  Cette  amc  tendre  craint  tou- 
jours de  ne  pas  s'affliger  assez  ,  et  c'est  une 
sorte  de  plaisir  pour  elle  d'ajouter  au  senti- 
ment de  ses  peines  tout  ce  qui  peut  les  aigrir. 
Elle  s'en  impose ,  soyez-en  sur  ;  elle  n'est  pas 
sincère  avec  elle-même.  Ah!  si  elle  croyait 
bien  sincèrement  avoir  abrégé  les  jours  de  sa 
mère  ,  son  cœur  en  pourrait  -  il  supporter 
l'affreux  remords  ?  Non  ,  non  ,  mou  ami  , 
elle  ne  la  pleurerait  pas  ,  elle  l'aurait  suivie. 
La  maladie  de  Mme  d'£'fâf77^e  est  bien  connue; 
c'était  une  hydropisie  de  poitrine  dont  elle 
ne  pouvait  revenir,  et  l'on  désespérait  de  sa 
vie  avant  même  qu'elle  eût  découvert  votre 
correspondance.  Ce  fut  un  violent  chagrin 
pour  elle  ;  mais  que  de  plaisirs  réparèrent  le 
mal  qu'il  pouvait  lui  faire  !  qu'il  fut  conso- 
lant pour  cette  tendre  mère  de  voir  ,  en  gé- 
missaut  des  fautes  de  sa  fille  ,  par  combieu 


H  E  L  O  l  s  E.  2^7 

de  Tcrtiis  elles    ctolcnt  rachetées  ,  et  d'être 
forcée  d'admlrerson  aiue  eu  pleurant  sa  fai- 
blesse !  Qu'il  lui  fut  doux  de  sentir  eoinbieii 
elle  eu  était  chérie  !  Quel  zèle   infatigable  ! 
quels  soins  continuels  î  quelle  assiduité  sans 
relâche  !  Quel  désespoir   de  l'avoir  afTligée  ! 
Que  de  regrets  ,  que  de  larmes  ,  que  de  tou- 
chantes caresses  ,  quelle    inépuisable  sensi- 
bilité !  C'était  dans  les  yeux  de  sa  fille  qu'on 
lisait  tout  ce  que  souffrait  la  inère  ;   c'était 
elle  qui  la  servait  les  jours  ,  qui  la  veillaitles 
jiuits;  c'était  de  sa  main  qu'elle  recevait  tous 
les  secours  :  vous  eussiez  cru  voir  une  autre 
Julie  ;  ?a  délicatesse  naturelle  avait  disparu  , 
elle  était  forte  et  robuste  ;  les  soins  les  plus 
pénibles  ne  lui  coûtaient  rien  ,  son  ame  sem- 
blait lui  donner  un  nouveau  corps. Ellcfesait 
tout  et  paraissait  ne  rien  faire  ;  elle  étaitpar- 
tout  et  ne    bougeait   d'auprès   d'elle.   On  la 
trouvait  sans  cesse  à  genoux  devant  son  lit  , 
la  bouche  collée  sur  sa  main  ,  gémissant  ou 
de  sa  faute  ou  du  mal  de  sa  mère  ,  et  confon- 
dant ces  deux    sentimens  pour  s'en  affliger 
davantage.    Je    n'ai   vu    personne  entrer  les 
derniers  jours  dans  la  chambre  de  ma  tante  , 
sans    être   ému    jusqu'aux    larmes    du   plus 
attendrissant  de  tous  les  spectacles.  Ou  voyait 


268        LA     NOUVELLE 

l'effort  que  fesaieiit  ces  deux  cœurs  pour  se 
jëunir  plus  ëtroiteuieiit  au  moment  d'une 
funeste  séparation.  On  voyait  que  le  seul 
regr-ct  de  se  quitter  occupait  la  mère  et  la 
iilîe  ,  et  que  vivre  ou  uiourir  n'eût  e'te'  rien 
pour  eîlc-s  ,  si  elles  avaient  pu  rester  ou  partir 
enseiuble. 

liicn  loi  11  d'adopter  les  noires  idées  de  .//^//V  , 
soyez  sûr  que  tout  ce  qu'on  peut  espérer  des 
secours  liuuiainset  des  consolations  du  cœur 
a  concouru  de  sa  part  à  retarder  le  progrès 
de  la  maladie  de  sa  mère  ,  et  qu'infaillible- 
ment sa  tendresse  et  ses  soins  nous  l'ont 
conservée  plus  long-temps  que  nous  n'eus- 
sions pu  faire  sans  elle.  Ma  tante  elle-même 
m'a  ditcent  fois  que  ses  derniers  jours  étaient 
les  plus  do)ix  momeus  de  sa  vLc  ,  et  que  le 
bonheur  de  sa  fille  était  la  seule  chose  qui 
manquait  an  sien. 

S'il  faut  aitribuer  sa  perte  au  chagrin, ce 
chagrin  vient  de  plus  loin  ,  et  c'est  a  son 
époux  seul  qu'il  faut  s'en  prendre.  Long- 
temps inconstant  et  volage  ,  il  prodigua  les 
feux  de  sa  jeunesse  à  mille  objets  uioins  dignes 
de  plaire  que  sa  vertueuse  compagne  ;  et 
qnand  l'âge  le  lui  eut  ramené  ,  il  conserva 
Ijic:^  d'elle  celte  rude.«se  inflexible  dont   les 


H  É  L  O  ï  s  E.  269 

auaris  infidellcs   ont  accoutume     d'aggraver 
leurs  torts.   Ma  pauvre  cousine  s'en  est  res- 
sentie.   Un  vain  entêtement    de  noblesse  et 
cette  roideur  de  caractère  que  rien  Ti'amoUit 
ont  fait  vos   malheurs   et   les  siens.   Sa  mèr» 
qui  eut  toujours  du  penchant  pour  vous,  et 
qui  pénétra  son  amour  quand  il   était  trop 
tard  pour  l'éteindre  ,  porta  long -temps  en 
secret  la  douleur  de  ne  pouvoir  vaincre  le  goût 
de  sa    fille  ni  l'obstination  Jde    son  époux  , 
et  d'être  la  première  cause  d'un  mal   qu'elle 
ne  pouvait  plus  guérir.    Quand     vos  lettres 
surprises   lui   euj'ent    appris    jusqu'où    vous 
aviez  abusé  de  sa  confiance,  elle  craignit  de 
tout  perdre  en  voulant  toutsauver,  et  d'ex- 
poser les  jours  de  sa   fille   pour  établir  son 
honneur.  Elle  sonda  plusieurs  fois  sou  mari 
sans  succès.  Elle  voulut  plusieurs  fois  hasar- 
der une  confidence    entière   et  lui    montrer 
toute  l'étendue  de  son  devoir  ;   la  frayeur  et 
sa  timidité  la  retinrent  toujours  ,  elle  hésita 
tant  qu'elle  put  parler  ;  lorsqu'elle  le  voulut 
il  n'était  plus  temps  ;  les  forces  lui  manquè- 
rent ;  elle  mourut  avec  le  fatal  secret  ,  et  moi 
qui  connais  l'humeur  de  cet  homme  sévère  , 
sans  savoir  jusqu'où  les  sentimens  de  la  na- 
ture   auraient  pu   la    tempérer  ,   je    respira 
Noui^elh  Hçloïsc,  Tome  II.         R 


270       L  A    N  O  U  V  E  L  L  E 

eu  voyant  an  moins  les  jours  dcj7//ieeu  si^rete.' 
Elle  n'ignore  rien  de  tout  cela  ;ma!s  vous 
dirai-jcce  que  je  pense  de  ses  remords  appa- 
rens  ?  L'amour  est  plus  ingénieux  qu'elle. 
Pe'uctre'  du  regret  de  sa  mère,  elle  voudrait 
vous  oublier  ,  et  maigre  qu'elle  en  ait  ,  ii 
trouble  sa  conscience  pour  la  forcer  de  pen- 
ser à  vous.  Il  veut  que  ses  pleurs  aient  du 
Tapport  à  ce  qu'elle  aime.  Elle  n'oscraife 
}DÏus  s'en  occuper  directement  ;  il  la  force 
de  s'en  occuper  encore  ,  au  moins  par 
son  repentir.  Il  l'abuse  avec  tant  d'arÊ 
qu'elle  aime  mieux  souffrir  davantage  , 
et  que  vous  entriez  dans  le  sujet  de  ses  pei- 
nes. Votre  cœur  n'entend  pas,  peut-être, 
ces  de'tours  dusicn  ;  mais  ils  nen  sont  pas 
moins  naturels  ;  car  votre  amour  a  tous 
deux  ,  quoiqu'ëgal  en  force  ,  n'est  pas  sem- 
blable en  efict.  Le  vôtre  est  bouillant  et  vif, 
le  sien  est  doux  et  tendre  :  vos  scntimens 
s'cxbalent  au  -  dehors  avec  véhémence  ,  les 
siens  retournent  sur  elle-même ,  et  péne'trant 
la  substance  de  son  ame  ,  raltèrent  et  la  chan- 
gent insensiblement.  L'amour  anime  et  sou- 
tient votre  cœur  ;  il  aflaisse  et  abat  le  sien  ; 
tous  les  ressorts  en  sont  relâchés  ,  sa  force 
«5t  ûulJe  ,  «OU  courage  ett  éteint,  sa  vertu 


H  É  L  O  i  s  E.  271 

n'est  plus  rien.  Tant  d'héroïques  facultés  no 
sont  pas  anéanties,  mais  suspendues  :  un  mo- 
ruent  do  crise  peut  leur  rendre  foute  leur 
Tij;ueur  ,  ou  les  eûacer  sans  retour.  Si  elle 
fait  encore  un  pas  vers  le  découragement  , 
elle  est  perdue;  mais  si  cette  ame  excellente 
se  relève  un  instant ,  elle  sera  plus  grande  , 
plus  forte,  plus  vertueuse  que  jamais,  et  il 
ne  se.ra  plus  question  de  rechute.  Croyez- 
moi  ,  mon  aimable  ami  ,  dans  cet  état  péril- 
leux saciiez  respecter  ce  que  vous  aimâtes. 
Tout  ce  qui  lui  vient  de  vous  ,  fut-ce  contre 
vous-même,  ne  lui  peut  être  que  mortel.  Si 
vousvous  obstinez  auprès  d'elle  ,  vous  pour- 
rez triompher  aisément  ;  mais  vous  croirez 
en  vain  posséder  la  même  Julie  ,  vous  ne 
la   retrouverez   plus, 

LETTRE     y  I  I  I. 

VE    MI  LORD    EDOUAB.D 
A  V AMANT  DE  JULIE. 

J'avais  acquis  des  droits  sur  toncœu'  ;  tu 
m'étais  nécessaire  ,  j'étais  prêt  à  t'aller  joindre. 
Que  t'importent  mes  droits  ,  mes  besoins  , 
mon  em[jressemcnt  ?  je  suis  oublié  dc'toi  ;  tu 
lie  daigues  plus  m'éciire.  J'apprends  ta  vi* 

a  2 


S-2        L  A     ^'  O  U  Y  E  L  L  E 

solitaire  et  farouche  ;  je  pénètre  tes  desseins 
secrets.  Tu  t'euiiuyes  de  rivre. 

Meurs  do. 'ic  ,  jeune  insensé  :  meurs  .  homme 
a-la-fois  féroce  et  lâche:  niais  ^aclic  en  mou- 
rant que  tu  laisses  dans  l'ame  d"u;i  honnête 
homme  ,  à  qui  tu  fus  cher  ,  la  douleur  de 
u'a7oir  servi  qu'un    ingrat. 

L  E  T  T  Pt  E     IX. 
p.  É  p  o  y  s  E, 


V, 


E>"EZ,  Milord  ;  je  croyais  ne  pouvoir 
plus  goûter  de  plaisir  sur  la  terre  :  mais  nous 
nous  reverrons.  Il  n'est  pas  vrai  que  vous 
puissiez  me  confondre  avec  les  itii^rat-  :  votre 
cœur  n'est  pas  fait  pour  en  trouver  ,  ni  le 
mien  pour  l'ét-re. 

BILLET 

DE     JULIE. 


I 


L  est  temps  de  renoncer  aux  erreurs  de  la 
jeunesse  et  d'abandonner  un  trompeur  es- 
poir. Je  ne  serai  a  lamais  vous.  Rendez- 
moi  donc  la  liberté  que  je  vous  ai  engagée  , 


H  E  L  O  1  s  E.  273 

rt  dont  mon  père  veut  disposer  ;  ou  mettez 
le  comble  à  mes  malheurs  par  uu  refus  qui 
r.ous  perdra  tous  deux  saus  vous  être  d'aucun 
usage. 

Julie  d'Etaage. 

LETTRE     X. 

vu    BARON    D'  E  T  A  N  G  E  , 

Dans  laquelle  était  le  précédent  billet. 

Oi  L  peut  rester  daus  l'ame  d'un  suborneur 
quelque  seutimeut  d'Jionneur  et  d'humanité  , 
répondez  à  ce  billet  d'une  malheureuse  dont 
vous  avez  corrompu  le  cœur  ,  et  qui  ne  serait 
plus,  si  j'osais  soupçonner  qu'elle  eût  porté 
plus  loin  l'oubli  d'elle-même.  Je  m'étonnerai 
peu  que  la  môme  philosophie  qui  lui  apprit 
\  se  jeter  à  la  tête  du  premier  venu  ,  lui  ap- 
prenne encore  à  désobéir  à  son  pere.Pensez- 
y  cependant.  J'aime  à  prendre  en  toute  occa- 
sion les  voies  delà  douceur  et  de  l'honnêteté  , 
quand  j 'espère  qu'elles  peuvent  suffire  ,  mais 
si  )'en  veux  bien  user  avec  vous  ,  ne  croyez 
pas  que  j'ignore  comment  se  venge  l'hon- 
Tieurd'un  gen  tilhommc  ofi'cnsé  par  uu  homme 
qui  ne  Test  pas. 

R  3 


274        LA     NOUVELLE 

LETTRE     XI. 

RÉPONSE, 


E, 


iPARG7ÇEz-vous  ,  Monsieur,  des  menaces 
Tailles  qui  ne  m'effraient  point  ,  et  d'injus- 
tes reproches  qui  ne  peuvent  m'humilier. 
Sachez  qu'entre  deux  personnes  de  même 
âge  il  n'y  a  d'autre  suborneur  que  l'amour, 
et  qu'il  ne  vous  appartiendra  jamais  d'avilir 
un  homme  que  votre  lille  honora  de  son 
estime.' 

Quel  sacrifice  osez -vous  m'iraposer  ,  et  à 
quel  titre  l'exigez-vous  ?  est-ce  à  l'auteur  de 
tous  mes  maux  qu'il  faut  immoler  mou  der- 
nier espoir  ?  Je  veux  respecter  le  père  de  Julie; 
mais  qu'il  daigne  être  le  mien  ,  s'il  faut 
que  j'apprenne  à  lui  obéir.  Non  ,  non  ,  Mon- 
sieur ,  quelque  opinion  que  vous  ajiez  de 
vos  proce'dés  ,  ils  ne  m'obligent  point  à  re- 
noncer pour  vous  à  des  droits  si  cbers  et  si 
bien  mérités  de  mon  cœur.  Tous  faites  le 
jnaliipur  de  ma  vie.  Je  ne  vous  dois  que  de 
la  haine  ,  et  vous  n'avez  rien  à  prétendre  de 
moi.  Julie  a  parlé;  voilà  mon  consentement. 
Ab  !  qu'elle  soit  toujours  obéie  !  Un  autre  la 
possédera  ;  mais  j'en  serai  plus  digue  d'elle» 


ÏI  É  L  O  ï  s  E.  275 

51  Tolre  fille  eût  daigne  me  consulter  sur 
les  bornes  de  votre  autorité,  ne  doutez  pas 
que  je  ne  lui  eusse  appris  à  résister  à  vas 
prétentions  injustes.  Quel  que  soit  l'empire 
dont  vous  abusez  ,  mes  droits  sont  plus  saere's 
que  les  vôtres.  La  chaîne  qui  nous  lie  est  la 
borne  du  pouvoir  paternel ,  même  devant  Ic-s 
tribunaux  humains  ;  et  quand  vous  osez  ré- 
clamer la  nature,  c'est  vous  seul  qui  bravea 
6cs  lois. 

N'alléguez  pas  non  plus  cet  honneur  sl 
îiizarre  et  si  délicat  que  vousparlezde  venger; 
nul  ne  l'oQensc  que  vous-même.  Respectez  lef 
choix  de  Julie  ,  et  votre  honneur  est  eu 
«lire te  ;  car  mon  cœur  vous  honore  maigre 
vos  outrages  ,  et  malgré  les  maximes  gothi- 
ques ,  l'alliance  d'un  honnête  homme  n'en, 
déshonora  jamais  un  autre.  Si  ma  présomp- 
tion vous  offense,  attaquez  ma  vie,  je  ne  la 
délcndrai  jamais  contre  vous  ;  au  surplus  ,  je 
me  soucie  tort  peu  de  savoir  en  quoi  consiste 
l'hoiincur  d'un  gentilhomme  ;  mais  quant  a 
celui  d'un  homme  de  bien  ,  il  m'appartient, 
je  sais  le  défendre,  et  le  conserverai  pur  efc 
sans  tache  jusqu'au  dernier  soupir. 

jMlez  ,  père  barbare  et  pju  digne  d'un  nom 
si  doux,  méditez  d'aOreux  parricides,  tandis 

i<4 


276        LA     NOUVELLE 

qu'une  fille  tendre  et  soumise  immole  son 
bonheur  à  vos  préjuge's.  Vos  regrets  me  ven- 
geront un  jour  des  maux  que  vous  me  faites , 
et  vous  sentirez  trop  tard  que  votre  haine 
aveugle  et  dénaturée  ne  vous  fut  pas  moins 
funeste  qu'à  moi.  Je  serai  malheureux  ,  sans 
doute  ;  mais  si  jamais  la  voix  du  sang  s'élève 
au  fond  de  votre  cœur,  combien  vous  le  serez 
plus  encore  d'avoir  sacrifié  à  des  chimères 
l'unique  fruit  de  vos  entrailles  ,  unique  au 
inonde  en  beauté,  en  mérite  ,  eu  vertus,  et 
pour  qui  le  ciel ,  prodigue  de  ses  dons,  n'ou» 
blia  rieu  qu'un  meilleur  père. 

BILLET 

Inclus  dans  la  précédente  LettJ-e. 

^E  rends  à  Julie  d^Etange  le  droit  de 
disposer  d'elle-même,  et  de  donner  sa  main 
sans  consulter  son  cœur. 

S.     G. 


H  É  L  O  1  s  E,  277 

LETTRE     XII. 

V  E      J  U  L  I  E. 

*i  E  voulais  vous  décrire  la  scène  qui  vient 
de  se  passer,  et  qui  a  produit  le  billet  que 
TOUS  avez  dû  recevoir  ;  mais  mou  père  a  pris 
ses  mesures  si  justes  qu'elle  n'a  fini  qu'un 
moment  avant  le  départ  du  courrier.  Sa 
lettre  est  sans  doute  arrivée  à  temps  à  la 
poste  ;  il  n'eu  peut  être  de  même  de  celle-ci  ; 
votre  resolution  sera  prise  et  votre  réponse 
partie  avant  qu'elle  vous  parvienne  ;  ainsi 
tout  détail  serait  de'sormais  inutile.  J'ai  fait 
mon  devoir  ;  vous  ferez  le  vôtre  :  mais  le 
sort  nous  accable  ,  l'honneur  nous  trahit  ; 
nous  serons  séparés  à  jamais,  et  pour  comble 

d'horreur,  je  vais  passer  dans  les Hélas! 

j'ai  pu  vivre  dans  les    tiens  !    O  devoir  !  à 

quoi  sers-tu  ?    O  providence  ! il  faut 

gémir  et  se  taire. 

La  plume  échappe  de  ma  main.  J'étais 
incommodée  depuis  quelques  jours  ;  Ten- 
trctien    de    ce    matin   m'a    prodigieusement 

agitée la    tête    et   le   cœur  me    font 

mal je  me  sens   défaillir le  ciel 

aurait-il    pitié  de  mes  peiues  ? Je  ne 

R  o 


278        LA     NOUVELLE 

puis  nie  soutenir je  suis  forcée  a  me 

mettre  au  lit ,  et  me  console  dans  l'espoir 
de  n'en  plus  relever.  Adieu  ,  mes  uniques 
«miours  :  adieu,  pour  la  dernière  fois,  cher 
et  tendre  ami  de  Julie.  K\\  !  si  je  ne  dois 
plus  vivre  pour  toi,  n'ai-je  pas  déjà  cessé 
de   vivre  ? 

LETTRE     XIII. 

DE  JULIE  A  MADAME  D'ORBE. 


I 


L  est  donc  vrai  ,  chère  et  cruelle  amie,  que 
tu  me  rappelles  à  la  vie  et  h  mes  douleurs  ? 
J"ai  vu  l'instant  heureux  oià  j'allais  rejoindre 
la  plus  tendre  des  mères  ;  tes  soins  inhu- 
mains m'ont  enchaînée  pour  la  pleurer  plus 
long-temps  ;  et  quand  le  désir  de  la  suivre 
m'arrache  à  la  terre ,  le  regret  de  te  quitter 
m'y  retient.  Si  je  me  console  de  vivre,  c'est 
par  l'espoir  de  n'avoir  jias  échappé  toute 
entière  à  la  mort.  Ils  ne  sont  plus,  ces  agré^ 
mens  de  mon  visage  que  mon  cœur  a  payés 
si  cher  :  la  maladie  doiit  je  sors  m'en  a  dé-^ 
livrée.  Celte  heureuse  perte  ralent-va  l'ardeur 
grossière  d'un  homme  asez  dépourvu  de  dé-» 
licatcsse  pour  m'oser  épouser  sans  mon  aveu. 


H  É  L  O  ï  s  E.  279 

Ne  trouvant  plus  en  moi  ce  qui  lui  plut,  il 
«e  souciera  peu  du  reste.  Sans  manquer  de 
parole  à  mon  père,  sans  offenser  l'ami  dont 
il  tient  la  vie  ,  je  saurai  rebuter  cet  importun  : 
ma  bouche  gardera  le  silence  ,  mais  mon 
aspect  parlera  pour  moi.  Son  de'goût  uw 
garantira  de  sa  tyrannie,  et  il  me  trouvera 
trop  laide  pour  daigner  me  rendre  uial- 
licureuse. 

Ah,  chère  cousine  !  tu  connus  un  cœur 
plus  constant  et  plus  tendre  qui  ne  se  fût 
pas  ainsi  rebuté.  Son  goût  ne  se  bornait  pas 
au\'  traits  de  la  figure  ;  c'était  moi  qu'il  ai- 
mait, et  non  pas  mon  visage  :  c'était  par  tout 
notre  être  que  nous  étions  unis  l'un  à  l'autre  • 
et  tant  que  Julie  eût  été  la  mcmc,  la  beauté 
pouvait  fuir,  l'amcur  fût  toujours  demeuré. 

Cependant  il  a  pu  consentir l'ingrat 

il  l'a  dû,  puisque  j'ai  pu  l'exiger.  Qui  cst-c& 
qui  retient  par  lt?ur  parole  ceux  qui  veidenfc 
retirer  leur  cœur  ?  Ai-je  donc  voulu  retirci* 

le  mien  ? I/âi-je  fait  ? O  Dieu  î 

faut-il  que  tt3ut  me  rappclfe  incessamment 
mi  temps  qui  n'est  plus,  et  des  feux  qui  ne 
doivent  [)lus  être  ?  J'ai  beau  vouloir  arracher 
de  mon  cœur  cette  image  chérie,  je  l'y  sens 
tiop  fortciueut  attacliéc  ;  je  le  déchire  saii*. 

Ii6 


2?,o       LA     N  O  U  Y  E  L  L  E 

le  dégager ,  et  mes  efforts  pour  eu  effacer 
uu  si  doux  souvenir  ne  font  que  l'y  graver 
davantage. 

Oserai-je  te  dire  un  délire  de  ma  fièvre, 
qui,  loiu  de  s'éteindre  avec  elle,  me  tour- 
mente encore  plus  depuis  ma  guérison  ?  Oui , 
connais  et  plains  l'égarement  d'esprit  de  ta 
malheureuse  amie  ,  et  rends  grâces  au  ciel 
d'avoir  préservé  ton  cœur  de  l'horrible  pas- 
sion qui  le  donne.  Dans  un  des  moraens  où 
jetais  le  plus  mal,  je  crus,  durant  l'ardeur 
du  redoublement,  voir  à  côté  de  mon  lit  cet 
infortuné  ;  non  tel  qu'il  charmait  jadis  mes 
regards  durant  le  court  bonheur  de  ma  vie, 
mais  nâle  ,  défait,  mal  en  ordre  ,  et  le  déses- 
poir dans  les  yeux.  Il  était  à  genoux  ;  il  prit 
une  de  mes  mains,  et  sans  se  dégoûter  de 
l'état  où  elle  était ,  sans  craindre  la  commu- 
nication d'un  venin  si  terrible,  il  la  couvrait 
de  baisers  et  de  larmes.  A  son  aspect  j'é- 
prouvai cette  vive  et  délicieuse  émotion  que 
me  donnait  quelquefois  sa  présence  inatten- 
due. Je  voulus  m'élancer  vers  lui  ;  on  me 
retint  ;  tu  l'arrachas  de  ma  présence ,  et  ce 
qui  me  toucha  le  plus  vivement,  ce  furent 
ses  gémissemens  que  je  crus  entendre  à  mesure 
qu'il  s'éloignait.  Je  ne  puis  te  représenter 


H  E  L  O  I  s  E.  aSi 

l'effet  étonnant  que  ce  rêve  a  produit  sur  moi. 
Ma  fièvre  a  été'  longue  et  violeute  ;  j'ai  perdu 
la  connaissance  durant  plusieurs  jours  ;  j'ai 
souvent  rêvé  à  lui  dans  mes  transports  ;  mais 
aucun  de  ces  révcs  n'a  laissé  dans  mon  ima- 
gination des  impressions  aussi  profondes  que 
celle  de  ce  dernier.  Elle  est  telle  qu'il  m'est 
impossible  de  l'effacer  de  ma  mémoire  et  de 
mes  sens.  A  chaque  minute ,  à  chaque  instant, 
il  me  semble  le  voir  dans  la  même  attitude  ; 
son  air  ,  son  habillement ,  son  geste ,  son  triste 
regard  frappent  encore  mes  yeux  :  je  crois 
îcntir  SCS  lèvres  se  presser  sur  ma  main  ;  je 
la  sens  mouillée  de  ses  larmes  ;  les  sons  de 
bj  vois  plaintive  me  fout  tressaillir;  je  le 
vois  entraîné  loin  de  moi  ,  je  fais  effort 
pour  le  retenir  encore  :  tout  me  retrace 
une  scène  imaginaire  avec  plus  de  force 
que  les  événemens  qui  me  sont  réellement 
arrivés. 

J'ai  long-temps  hésité  à  te  faire  cette  con- 
fidence ;  la  honte  m'empêche  de  te  la  faire 
de  bouche  ;  uaais  mon  agitation,  loin  de  se 
calmer ,  ne  fait  qu'augmenter  de  jour  en  jour, 
et  je  ne  puis  plus  résister  au  besoin  de  t'avouer 
ma  folie.  Ah!  qu'elle  s*cmparc  de  moi  toute 
entière,  (^ue  ne  puis-ie  achever  de  perdre  ainsi 


2^2        LA     NOUVELLE 

]a  raison,  puisque  le  peu  qui  m'eu  reste  n» 
sert  plus  qu'à  me  tourmenter  ! 

Je  reviens  à  mon  rêve.  Ma  cousine,  raille- 
moi  si  tu  veux  de  ma  simplicité  ;  mais  il  v  a 
dans  cette  vision  je  ne  sais  quoi  de  mystérieux 
qui  la  distingue  du  délire  ordinaire.  Est-ce 
un  pressentiment  de  la  mort  du  meilleur  des 
hommes?  est-ce  un  avertissement  qu'il  n'est 
déjà  plus  ?  IjC  ciel  daigne-t-il  me  guider  au 
moins  une  fois  ,  et  m'invite-t-il  à  suivre 
celui  qu'il  me  fit  aimer  ?  Hélas  !  l'ordre  da 
mourir  sera  pour  moi  le  premier  de  ses 
bienfaits. 

J'ai  beau  me  rappeler  tous  ces  vains  dis- 
cours dont  la  philosophie  amuse  les  gens  qui 
ne  sentent  rien  ;  ils  ne  m'en  imposent  plus  , 
et  je  sens  que  je  les  méprise.  On  ne  voit  point 
les  esprits ,  je  le  veux  croire  :  mais  deux  âmes 
si  étroitement  unies  ne  sauraient-elles  avoir 
entre  elles  une  communication  inamédiate  , 
indépendante  du  corps  et  des  sens  ?  L'im- 
pression directe  que  l'une  reçoit  de  l'autre  no 
peut-elle  pas  la  transmettre  au  cerveau,  et 
recevoir  de  lui  par  contre-coup  les  sensations 

qu'elle  lui  a  données  ? Pauvre  Julie, 

que  d'extravagances  !  Que  les  passions  nous 
icudent  crédules  ;  et  qu'uu  cœur  vivemewt 


H  É  L  O  l  s  E.  2S3 

toiiclu-  se  de  tache  avec  peiae  des  cireurs  méine 
qu'il   aperçoit  î 

LETTRE     XIV. 

RÉPONS  E. 


A, 


H  !  fille  trop  malheiireiise.et  trop  sen- 
sible ,  n'cs-tii  donc  née  que  pour  soutFrir  ? 
Je  voudrais  eu  vain  t'épargncr  des  doiîleurs  ; 
tu  scinljlcs  les  chercher  sans  cesse  ,  et  ton 
ascendant  est  plus  fort  que  tous  mes  soins. 
^\  tant  de  vrais  sujets  de  })cine  n'ajoute  pas 
au  moins  des  chimères  ■  et  puisque  ma  dis- 
crétion t'est  plus  nuisible  qu'utile  ,  sors  d'une 
erreur  qui  te  tourmente  :  peut-être  la  triste 
Te'rité  te  sera- 1- elle  encore  moins  cn:ello. 
J^pprends  donc  que  ton  rêve  n'est  point  \ux 
rêve  ;  que  ce  n'est  point  l'ombre  de  ton  ami 
que  tu  as  vue  ,  mais  sa  per;  onnc  ;  et  que  celte 
touchante  scène  incessamment  présente  à  ton 
imagination  s'est  passée  réellement  dans  ta 
chambre,  le  surlendemain  du  jour  où  lu  fus 
le  plus  mal. 

La  veille  je  t'avais  quittée  assez  tard,  et 
]M.  ù'Orbe  qui  voulut  me  relever  auprès  de 
♦oi  celte  nuit-là  était   prêt  à  sortir,  quaod 


224        LA     NOUVELLE 

tout-à-coup  nous  vîmes  entrer  brusquement 
et  se  pre'cipiter  a  nos  pieds  ce  pauvre  mal- 
heureux dans  un  état  à  faire  pitié.  Il  avait 
pris  la  poste  à  la  réception  de  ta  dernière 
lettre.  Courant  jour  et  nuit,  il  Ht  la  route 
en  trois  jours,  et  ne  s'arrêta  qu'à  la  dernière 
poste,  en  attendant  la  nuit  ]3oiir  entrer  en 
ville.  Je  te  l'avoue  à  ma  honte,  je  fusmoius 
prompte  que  M.  àHOrbe  à  lui  sauter  au  cou: 
saus  savoir  encore  la  raison  de  son  voyage, 
j'en  prévoyais  la  conséquence.  Tant  de  son- 
reuirs  amers  ,  ton  danger ,  le  sien  ,  le  désordre 
où.  je  le  voyais  ,  tout  empoisonnait  une  si 
douce  surprise  ,  et  j'étais  trop  saisie  pour  lui 
faire  beaucoup  de  caresses,  .le  l'embrassai 
pourtant  avec  un  serrement  de  cœur  qu'il 
partageait,  et  qui  se  fit  sentir  réciproquement 
par  de  muettes  étreintes  ,  plus  éloquentes  que 
les  cris  et  les  pleurs.  Son  premier  mot  fut  : 
Que  fait-elle  ?  ah  !  que  fait-elle  ?  Donnez- 
moi  la  vie  ou  la  mort.  Je  compris  alors  qu'il 
était  instruit  de  ta  maladie,  et  croyant  qu'il 
n'eniguoraitpas  non  plus  l'espèce,  j'en  parlai, 
sans  autre  précaution  que  d'exténuer  le  dan- 
ger. Si-tôt  qu'il  sut  que  c'était  la  petite  vé- 
role ,  il  fit  un  cri  et  se  trouva  mal.  La  fatigue 
«t  l'insomnie  jointes  à  l'inquiétude  d'esprit 


n  E  L  O  I  s  E.  285 

l'avalent  jeté  dans  un  tel  abattement  qu'on 
fut  long-temps  à  le  faire  revenir.  A  peine 
pouvait-il  parler  ;  on  le  fit  coucher. 

Vaincu  par  la  nature  ,  il  dormit  douze 
heures  de  suite,  mais  avec  tant  d'agitation 
qu'un  pareil  sommeil  devait  plus  épuiser  que 
reparer  ses  forces.  Le  lendemain  ,  nouvel 
embarras  ;  il  voulait  te  voir  absolument.  Je 
lui  opposai  le  danger  de  te  causer  une  re'vo- 
lution  ;  il  ollrit  d'attendre  qu'il  n'y  eût  plus 
de  risque  :  mais  son  séjour  même  en  était 
un  terrible  ;  j'essayai  de  le  lui  faire  sentir. 
Il  me  coupa  durement  la  parole.  Gardez  votre 
barbare  éloquence,  me  dit-il  d'un  ton  d'in- 
dignation, c'est  trop  l'exercer  à  ma  ruine. 
N'espérez  pas  me  chasser  encore  comme  vous 
fîtes  à  mon  exil.  Je  viendrais  cent  fois  du 
bout  du  monde  pour  la  voir  un  seul  instant  : 
mais  je  jure  par  l'auteur  de  mon  être,  ajouta- 
t-il  impétueusement,  que  je  ne  partirai  point 
d'ici  sans  l'avoir  vue.  Eprouvons  une  fois  si 
je  vous  rendrai  pitoyable  ,  ou  si  vous  m« 
rendrez   parjure. 

Son  parti  était  pris.  M.  d'OrZ-efut  d'avis 
de  chercher  les  moyens  de  le  satisfaire,  pour 
le  pouvoir  renvoyer  avant  que  son  retour  fût 
découvert  ;  car  il  n'était  coimu  dans  la  maison 


286        LA     NOUVELLE 

que  du  seul  Hanz  dont  j'ctais  sûre,  et  nous 
l'avions  appelé  devant  nos  gens  d'un  autre 
nom  que  le  sien  Çjnm').  Je  lui  promis  qu'il  te 
Terrait  la  nuit  suivante,  à  condition  qu'il  ne 
resterait  qu'un  instant,  qu'il  ne  te  parlerait 
point ,  et  qu'il  repartirait  le  lendemain  avant 
le  jour.  J'en  exigeai  sa  parole  ;  alors  je  fus 
tranquille,  je  laissai  mon  mari  avec  lui,  et 
je  retournai  près  de  toi. 

Je  te  trouvai  sensiblement  mieux  ;  l'érup- 
tion était  achevée  :  le  médecin  me  rendit  lo 
courage  et  l'espoir.  Je  me  concertai  d'avance 
avec  Bahiy  et  le  redoublement,  quoique 
moindre,  t'a\'ant  encore  embarrassé  la  tête, 
je  pris  ce  temps  pour  écarter  tout  le  monde, 
et  faire  dire  à  mon  mari  d'amener  son  liôte, 
jugeant  qu'avant  la  fin  de  l'accès  tu  serais 
moins  eu  état  de  le  reconnaître.  Nous  eûmes 
toutes  les  peines  du  monde  à  renvoyer  ton 
désolé  père  ,  qui  chaque  nuit  s'obstinait  à 
vouloir  rester.  Enfin  ,  je  lui  dis  en  colère 
qu'il  n'épargnerait  la  peine  de  personne,  que 
j'étais  également  résolue  à  veiller,  et  qu'il 
«avait  bien  ,  tout  père  qu'il  était,  que  sa  ten- 


{mm)   On    voit  dans    la   quarrième  partie  qu3 
w  nom  substitué  était  celui  de  S.  Freux, 


H  É  L  O  1  s  E.  287 

dresse  n'était  pas  plus  vigilante  que  la  mictine. 
Jl  partit  à  regret  ;  nous  restâmes  seules,  M. 
cV(/rôe  arriva  sur  les  onze  heures,  et  me  dit 
qu'il  avait  laissé  ton  ami  dans  la  rue  ;  je 
l'allai  eherclier  ;  je  le  pris  par  la  main  ;  il 
tremblait  comme  la  feuille.  En  passant  dans 
l'anti -chambre  les  forces  lui  manquèrent  ; 
il  respirait  avec  peine,  et  fut  contraint  d» 
s'asseoir. 

Alors  de'mclant  quelques  objets  à  la  faible 
lueur  d  une  lumière  éloignée  :  Oui ,  dit-il  avec 
un  profond  soupir  ,  je  reconnais  les  mêmes 
lieux.  Une  fois  en  ma  vie  je  les  ai  traversés  .... 
à  la  même  heure...  avec  le  même  mystère... 
j'étais  tremblant  comme  aujourd'hui ....  le 
cœur  me  palpitait  de  même  .  . .  ô  téméraire! 
j'étais  mortel,  et  j'osais  goûter...  Que  vais-je 
voir  maintenant  dans  ce  même  asile  où  tout 
respirait  la  volupté  dont  mon  amc  était  eni- 
vrée ?  dans  ce  même  objet  qui  fcsait  et  parta- 
geait mes  transports?  l'image  du  trépas,  uu 
appareil  de  douleur,  la  vertu  malheureuse  et 
la  beauté  mourante  ! 

(]uère  conf>'.nc  ,  j'épargne  à  ton  pauvre 
cœur  le  détail  de  cette  attendrissante  scène. 
Il  te  vit,  et  se  tut.  Il  l'avait  promis;  mais 
quel  silcnee  !  11  se  jeta  à  genoux  •  il  baisait 


288        LA     NOUVELLE 

tes  rideaux  en  sauglottaiit  ;  il  e'ievait  les  main» 
et  les  veux;  il  poussai tde  sourds  gémissement  ; 
il  avait  peine  à  contenir  sa  douleur  et  se« 
cris.  Sans  le  voir  ,  tu  sortis  macliinalemeiit 
une  de  tes  mains-,  il  s'en  saisit  avec  uue 
espèce  de  fur?"ur  ;  les  baisers  de  feu  qu'il 
appliquait  sur  cette  main  malade  t'éveillèrent 
mieux  que  le  bruit  et  la  voix  de  tout  ce  qui 
i'environnait  :  je  vis  que  tu  l'avais  reconnu  ; 
et  malgré  sa  résistance  et  ses  plaintes,  je  l'ar- 
rachai de  la  chambre  à  l'instant,  espérant 
éluder  l'idée  d'une  si  courte  apparition  par  le 
prétexte  du  délire.  Mais  voyant  ensuite  que  tu 
ne  m'en  disais  rien  ,  je  crus  que  tu  l'ava's 
oubliée;  je  défendis  à  Babi  de  t'en  parler,  et 
je  sais  qu'elle  m'atenu  parole.  Vaine  prudence 
que  l'amour  a  déconcertée ,  et  qui  n'a  fait  que 
laisser  fermenter  un  souvenir  qu'il  n'est  plus 
temps  d'effacer  ! 

Il  partit  comme 'il  l'avait  prorais  ,  et  je  lui 
fis  jurer  qu'il  ne  s'arrêterait  pas  au  voisinage. 
Mais,  ma  chère,  ce  n'est  pas  tout;  il  faut 
achever  de  te  dire  ce  qu'aussi  bien  tu  ne  pour- 
rais ignorer  long -temps.  Milord  Edouard 
passa  deux  jours  après;  il  se  pressa  pour  l'at- 
teindre ;  il  le  joignit  à  Dijon  ,  et  le  trouva 
îiialade.    L'infortuné  avait   gagné   la   petite 


H  E  L  O  ï  S  E.  289 

vérole.  Tl  m'avnlt  cache  qu'il  ne  l'avait  point 
eue     et  je  te  l'avais  amené'  sans  précaution. 
Ne  pouvant  gue'rir  ton  mal  ,  il  le  voulut  par- 
ta^-er.  Eu  me  rappelant   la  mauicre  dont  il 
baisait  ta  main  ,  je  ue  puis  douter  qu'il  na 
se  soit  inocule'  volontairement.  On  ne  pouvait 
être  plus  mal  préparé;  mais  c'était  l'inocula- 
tion de  l'amour  ,  elle  fut  heureuse.  Ce  père 
de  la  vie  l'a  conservée  au  plus  tendre  amant 
qui  fut  jamais:   il  est   guéri;    et  suivant   la 
dernière    lettre    de    milord    Edouard  ,     ils 
doivent  être  actuellement  repartis  pour  Paris. 
Voilà,    trop    aimable    cousine  ,    de   quoi 
bannir  les  terreurs  funèbres  qui  t'alarmaicnt 
sans  sujet.  Depuis  long-temps  tu  as  renoncé 
à  la  personne  de  ton  ami  ,  et  .sa  vie  est  en 
sureté.Nesongcdoncqu'àconserverla  tienne, 

et  à  t'acquittcr  de  bonne  grâce  du  sacrifice 
que  ton  cœur  a  prorais  à  l'amour  paternel. 
Cesse  enfin  d'être  le  jouet  d'un  vain  espo.r, 
et  de  te  repaître  de  chimères.  Tu  te  presses 
beaucoup  d'être  fière  de  ta  laideur;  sois  plus 
bumble  ,  crois-moi  ,  tu  n'as  encore  que  trop 
de  sujet  de  l'être.  Tu  as  essuyé  une  cruelle 
atteinte  ,  mais  ton  visage  a  été  épargné.  Ce 
que  tu  prends  pour  des  cicatrices  ne  sont  que 
des  rougeurs  qui   seront  bientôt  cQacées.  Je 


2go        LA     NOUVELLE 

fus  plus  iiialîraitce  que  cela,  et  cejX'Jidaut 
tu  vois  que  je  ne  suis  pas  trop  mal  encore. 
Mon  ange,  tu  resteras  jolie  en  dépit  de  toi; 
et  l'indiflerent  Tf^'olmar  ,  que  trois  ans 
d'absence  n'ont  pu  guérir  d'un  amour  conçu 
dans  huit  jours  ,  s'en  gne'rira-t-il  en  te  voyant 
à  toute  heure?  O  si  ta  seule  ressource  est  de 
déplaire,  que  ton  sort  est  désespéré. 

LETTRE     X  Y. 

D  E     J  U  L  I  E. 

V^'en  est  trop,  c'en  est  trop.  Ami,  tu  as 
vaincu.  Je  ne  suis  point  à  l'épreuve  de  tant 
d'amour;  ma  résistance  est  épuisée.  J'ai  fait 
usage  de  toutes  mes  forces  ;  ma  conscience 
volç.w  rend  le  consolant  témoignage.  Que  le 
ciel  ne  me  demande  point  compte  de  plus 
qu'il  ne  m'a  donné.  Ce  triste  cœur  que  tu 
achetas  tant  de  fois,  et  qui  coûta  si  cher  au  tien  , 
t'appartient  sans  réserve  ;  il  fut  à  toi  du  pre- 
mier moment  oi!i  mes  veux  te  virent  ;  il  te 
restera  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Tu  l'as 
trop  bien  mérité  pour  le  perdre,  et  je  suis  lasse 
de  servir  aux  dépens  de  la  justice  up.e  chimé-, 
rique  vertu. 


II  E  L  O  1  S  E.  291 

Oni,  teiulrc  et  «^onéreux  amant,  ta  Julie 
sera  toujoins  tienne  ,  elle  t'aimera  ton- 
jours  :  il  le  fant,  je  le  venx,  je  le  dois.  Je  ta 
rends  l'empire  qnel'ajnour  t'a  donne;  il  ne  t« 
sera  plus  6te  ;  c'est  en  vain  qu'une  voix  nien- 
souj^èrc  murmure  au  fond  de  mon  ame ,  cl!o 
Jie  m'abusera  plus.  Que  sont  les  vains  devoirs 
qu'ellem'oppose  contre  ceux  d'aimer  à  jamais 
ce  que  le  ciel  m'a  fait  aimer?  Le  plus  sacre  de 
tons  n'est-il  pas  envers  toi  ?  n'est-ce  pas  à 
toi  seul  que  j'ai  tout  promis  ?  le  premier  vœu 
de  mon  cœur  ne  fut-il  pas  de  ne  t'oublier 
jamais?  et  ton  inviolable  fidélité  n'cst-elle 
])as  un  nouveau  lien  pour  la  mienne  ?  Ah  l 
dans  le  transport  d'amour  qui  me  rend  à 
loi ,  mon  seul  regret  est  d'avoir  combattu  des 
sentimens  si  chers  et  si  légitimes.  Nature  ,  ô 
douce  nature  !  reprends  tous  tes  droits;  j'ab- 
jure les  barbares  vertus  qui  t'anéantissent.  Les 
penehans  que  tu  m'as  donnés  seront-ils  plus 
trompeurs  qu'une  raison  qui  m'égara  tant 
de  fois  ? 

Respecte  ces  tendres  penehans  ,  mon 
aimable  ami ,  tu  leur  dois  trop  powr  les  haïr; 
niaissouffres-en  le  cher  et  doux  partage;  sou  flVe 
^que  les  droits  du  sang  et  de  l'amitié  ne  soiciit 
>a8  éteints  par  ceux  de  l'amour.    Ne  pense 


292       LA     NOUVELLE 

point  que  pour  te  suivre  j'abandonne  jamais 
la  maison  paternelle.  N'espère  point  que  je  me 
refuse  aux  liens  que  m'impose  une  autorité 
sacrée.  La  cruelle  perte  de  l'un  des  auteurs  de 
nies  jours  m'a  trop  appris  a  craindre  d'affliger 
l'autre.  Non  ,  celle  dont  il  attend  désormais 
toute  sa  consolation  ne  contristera  point  son 
ame  accablée  d'ennuis  •  je  n'aurai  point  donné 
la  mort  à  tout  ce  qui  me  donna  la  vie.  Non  , 
non  ,  je  connais  mon  crime  ,  et  ne  puis  le 
haïr.  Devoir,  honneur,  vertu,  tout  cela  ne 
me  dit  plus  rien;  mais  pourtant  je  ne  suis 
point  un  monstre;  je  suis  faible  et  non  déna- 
turée. Mon  parti  est  pris  ,  je  ne  veux  désoler 
aucun  de  ceux  que  j'aime.  Qu'un  père  esclave 
de  sa  parole,  et  jaloux  d'un  vain  titre,  dis- 
pose de  ma  main  qu'il  a  promise  ;  que  l'amour 
seul  dispose  de  mon  cœur  ;  que  mes  pleurs 
ne  cessent  de  couler  dans  le  sein  d'une  tendre 
amie;  que  je  sois  vile  et  malheureuse;  mais 
que  tout  ce  qui  m'est  cher  soit  heureux  et 
content  ,  s'il  est  possible.  Formez  tous 
trois  ma  seule  existence,  et  que  votre  bonheur 
me  fasse  oublier  ma  misère  et  mon  désespoir. 


LETTRE 


H  É  L  O  1  s  E.  293 

LETTRE    XVI. 

RÉPONS  E, 


N. 


o  u  s  renaissons  ,  ma  Julie  ;  tous  les 
vrais  sentimciis  de  nos  âmes  repienneiit  leur 
cours.  La  nature  nous  a  conserve  l'être  ,  e^ 
l'amour  nous  rend  la  vie.  Eu  doutais-tu 
L'osas-tu  croire  ,  de  pouvoir  m'ôter  ton  cœur  ^ 
Va  ,  je  le  connais  mieux  que  toi ,  ce  cœur 
que  le  ciel  a  fait  pour  le  mien.  Je  les  sens 
joints  par  une  existence  couuuune  qu'ils  ne 
peuvent  erdre  qu'à  lu  mort.  Dépend-il  de 
nous  de  les  séparer ,  ni  même  de  le  vouloir  ? 
Ticniient-ils  l'un  à  l'autre  par  des  noeuds  que 
les  hommes  aient  formés,  et  qu'ils  puissent 
rompre?  Non,  non,  Julie  ^  si  le  sort  cruel 
lions  refuse  le  doux  nom  d'époux  ,  rien  ne 
peut  nous  ôter  celui  d'amans  fidelles;  il  fera 
la  consolation  de  nos  tristes  jours,  et  nous 
l'emporterons  au  tombeau. 

.Ainsi  nous  recommençons  de  vivre  pour 
recommencer  de  souffrir,  et  le  sentiment  de 
notre  existence  n'est  pour  nous  qu'un  senti- 
ment de  douleur.  Infoi  tunes  !  que  sommes- 
nous  devenus  ?  Comment  avons-nous   cessé 

Nouvelle  Héloise,  Tome  II.  S 


254        ï^  A     NOUVELLE 

d'être  ce  que  nous  fûmes  ?  où  est  cet  enchante- 
ment   de   bonheur    suprême  ?    où   sôîit  ces 
ravissemens  exquis  dont  les  vertus  animaient 
nos  feux  ?    Il  ne  reste  de    nous   que  notre 
amour;    l'amour  seul  reste,  et  ses  charmes 
se  sont  éclipse's.  Fille  trop  soumise,  amante 
sans  coviragc,  tous  nos  maux  viennent  de  tes 
erreurs.  Hclas  ,  un  cœur  moins  pur  t'aurait 
bien  moins   égarée  !    Oui  ,    c'est  l'bonnéteté 
du  tien  qui  nous  perd  ;  les  sentimens  droits 
qui  le  remplissent  en  ont  chassé  la  sagesse.  Tu 
as  voulu   concilier  la   tendresse   finale   avec 
l'indomptable  amour;  en  te  livrant  à-la-fois 
à  tous  tes  penchans  ,  tu  les  confonds  au-lieu 
de  les  accorder  ,  et  deviens  coupable  à  force 
de    vertus.   O    Julie  !   quel  est    ton    incon-' 
cevable  empire  ?  par  quel  étrange  pouvoir  tu 
fascines    ma    raison  !   même    en    me    fesant 
rougir  de  nos  feax  ,  tu  te  fais  encore  estimer' 
par  tes  fan  tes  ;  tu  me  forces  de  t'ad  mirer  eiï 
partageant  tes  remords  ....  Des  remords  !  — 
était-ce   à  toi  d'en  sentir  ?  .  ..   toi  que  j'aL- 
niai  ....  toi  que  je  ne  puis  cesser  d'adorer .... 
le  crime  pourrait-il  approcher  de  ton  cœur?... 
Cruelle  !    en   me   le    rendant,   ce   cœur  qui 
m'appartient ,  rends-le  moi  tel  qu'il  me  fuè 
donné. 


H   E  L  O  1  s  E.  29S 

Que  ra'as-tu  dit?...  qu'oscs-tn  me  faiia 
en  tendre  ? .  ,  . .  toi  passer  dans  les  bras  d'un 
autre  !  un  autre  te  posséder  ! .  .. .  iN'ctre  plus 
à  moi!...  ou  pour  comble  d'horreur  h 'et  r» 
pas  à  uioi  seul  !  Moi ,  j'éprouverais  cet  affreux 
supplice  !  .  .  .  je  te  verrais  survivre  h  toi- 
même  !...  Non;  j'aime  mieux  te  perdre  que 
te  partager.  . .  .  Que  le  ciel  ne  me  donna-t-il 
un  courage  digne  des  transports  qui  m'agi-^ 
tent!...  avant  que  ta  main  fût  avilie  dans 
ce  nœud  funeste  abliorrë  par  l'amour  et 
re'prouvç  par  l'honneur,  j'irais  de  la  mienne 
te  plonger  un  poignard  dans  le  sein  :  j'ëpuise- 
rais  ton  chaste  cœur  d'un  sang  que  n'aurait 
point  souille  riniidélitë,  A  ce  pur  sang  je 
mêlerais  celui  qui  brûle  dans  mes  veines  d'uu 
feu  que  rien  ne  peut  éteindre  ;  je  tomberais 
dans  tes  bras;  je  rendrais  sur  tes  lèvres  mou 
dernier  soupir....  je  recevrais  le  tien.... 
Julie  expirante  !  .  .  .  ces  yeux  si  doux  éteints 
par  les  liorrcurs  de  la  mort!  ...  ce  sein  ,  ce 
trône  de  l'amour  ,  de'chiré  par  ma  main  , 
versant  à  gros  bouillons  le  sang  et  la  vie..,. 
JVon  ,  vis  et  souflVes  ,  porte  la  peine  de  ma 
lâcheté'.  Non  ,  je  voudrais  que  tu  ne  fusse 
plus  ;  mais  je  ne  puis,  t'aimer  assez  pour  te 
poignarder. 

S  3 


296        LA     NOUVELLE 

Oh  si  tu  connaissais  l'état  de  ce  cœur  serre 
de  détresse  !  Jamais  il  ne  brnla  d'uu  feu  si 
sacré  :  jamais  ton  innocence  et  ta  vertu  ne  lui 
furentsi  chères.  Je  suis  amant,  Je  sais  aimer,  je 
le  sens  :  mais  je  ne  suis  qu'un  homme  ,  et  il  est 
au-dessus  de  la  force  humaine  de  renoncer  à 
la  suprême  félicité.  Une  nuit  ,  une  seule  nuit 
a  changé  pour  jamais  toute  mon  ame.  Ote-moi 
cedangereux  souvenir,  et  je  suis  vertueux.  Mais 
cette  nuit  fatale  règne  au  fond  de  mon  cœur, 
et  va  couvrir  de  son  ombre  le  reste  de  ma 
vie.  Ah  Julie  ,  objet  adoré  !  s'il  faut  être  à 
jamais  misérables,  encore  une  heure  de  bon- 
heur, et'  des  regrets  éternels  ! 

Ecoutecelui  qui  t'aime.  Pourquoi  voudrions- 
nous  être  plus  sages  nous  seuls  que  toutle  reste 
des  hommes^  et  suivre  avec  une  simplicité 
d'enfans  de  chimériques  vertus  dont  tout  le 
monde  parle,  et  que  personne  ne  pratique? 
Quoi  !  serons-nous  meilleurs  moralistesque  ces 
foules  de  savans  dont  Londres  et  Paris  sont 
peuplés  ,  qui  tous  se  raillent  de  la  fidélité 
conjugale,  et  regardent  l'adultère  comme  un 
jeu  ?  Les  exemples  n'en  sont  point  scandaleux  ; 
il  n'est  pas  même  permis  d'y  trouver  à  redire  , 
et  tous  les  honnêtes  gens  se  riraient  ici  de  celui 
(juij  par  respect  pour  le  mariage,  résisterait 


H  E  L  G  1  s  E.  297 

au  pcncliautdc  soiicœiir.  Eu  cfil*t,  disent-ils, 
ua  tort  qui  n'est  que  dans  l'opinion  n'cst-il 
pas  nul  quand  il  est^ecret  ?  (^ucl  mal  reçoit  ua 
mari  d'une  infidélité  qu'il  ignore?  De  quelle 
complaisance  une  leuime  ne  raci>ète-t-elle  pas 
ses  fautes  ?  (//«)  Quelle  douceur  u'emploie-t- 
elle  [)as  à  prévenir  ou  à  «guérir  ses  soupconsl 
Privé  d'un  bien  imaginaire,  il  vit  réellement 
plus  heureux,  et  ce  prétendu  crime  ,  dont  ori 
lait  tant  de  bruit,  n'est  qu'un  lien  deplustiaus 
la  société. 

A  Dieu  ne  plaise,  ô  chère  amie  de  uîon 
cœur,  que  je  veuille  rassurer  le  tien  par  ces 
honteuses  maximes.  Je  les  abhorre  sans  savoir 
les  combattre  ,  et  ma  conscience  y  répond 
mieux  que  ma  raison.  Xon  que  je  me  fasse 
fort  d'un  courage  que  ]e  hais,  ni  que  jc  vou- 

(nn)  Et  où  le  boa  suisse  avait-il  vu  cela  ?  il  y 
Z  long-temps  que  les  femmes  galantes  l'ont  pris 
sur  un  plus  haut  ton.  Elles  commencent  par. 
établir  fièrement  leurs  amans  dans  la  maison  ^ 
et  si  l'an  daigne  y  souffiii  le  mari,  c'est  autant 
qu'il  se  comporte  envers  eux  avec  le  respect 
qu'il  leur  doit.  Une  femme  qui  se  cacherait  d'un 
mauvais  commerce  ferait  croire  qu'elle  en  a 
haute  ,  et  serait  déshonorée  ;  pas  une  bonnet© 
femme  ne  voudrait  la  voir. 

S  J 


tç^^        LA     NOUVELLE 

lusse  d'une  vertu  si  coûteuse  ;  mais  je  me  croii 
moins  covipablc  en  me  reprochant  mes  fautes, 
qu'en  m'efiorcanfc  de  lesjustifier,  et  jercgarde 
comme  le  cotublc  du  crime  d'en  vouloir  ôter 
les  reiTiords. 

Je  ne  sais  ceque  j'écris  ;  je  mescnsFamedans 
un  état  affreux  ,  pire  que  celui  même  ou  j'étais 
avantd'avoir  reçu  ta  lettre..  L'espoir  que  tu  me 
rends  est  triste  et  sombre;  il  éteint  cette  lueur 
si  pure  qui  nous  guida  tant  de  fois  ;  tes  attraits 
s'en  terr.issent  et  ne  deviennent  que  plus  tou- 
clians  ;  je  te  vois  tendre  et  malheureuse;  mon 
cœur  est  inondé  des  pleurs  qui  coulent  de  tes 
yeux,  et  je  uie  r-cproche  avec  amertume  un 
bonheur  que  je  ne  puis piys  goûter  qu'aux  dé- 
pens du  tien. 

Je  sens  pourtant  qu'une  ardeur  secrète 
in'anime  encore  ,  et  me  rend  le  courage  que 
veulent  m'ôLer  les  remords.  Chère  amie  ,  ah  !; 
sais-tu  de  combien  de  pertes  un  amour  pareil 
au  mien  peut  te  dédommager?  sals-tu  jusqu'à 
quel  point  ton  amant,  qui  ite  respire  que  poui: 
toi,  peut  te  faire  aimer  la  vie?  concois-tu 
bien  que  cestpour  toi  seule  que  je  veux  vivre  , 
<igir  ,  penser  ,  sentir  désormais  ?  Non  ,  source 
délicieuse  de  mon  être,  je  n'aurai  plusd'ara& 
^u,e  ton  asie  ;  ye,  ne  ferai  plus  rien  q'4'ii,i\© 


H  Ê  L  O  l  s  E.  299 

pnitlo  (le  (oi-ni'.'me  ,  et  tu  trouveras  au  fond 
de  mon  cœur  une  si  douce  existence  que  lu  ua 
sentiras  point  ce  que  la  tienne  aura  perdu  de 
?cs  charmes.  Hebien  ,  nous  serons  coupables, 
mais  nous  ne  serons  point  médians  ;  nous 
serons  coupables,  mais  nous  aimerons  tou- 
jours la  vertu  :  loin  d'oser  excuser  nos  fautes  , 
Jious  eu  gémirons  ;  nous  les  pleurerons  en- 
semble; nous  les  rachèterons  ,  s'il  estpossible^ 
à  force  d'être  bicnfesans  et  bons.  Julie!  ô 
JnlU  !  que  ferais-tu  ,  que  pcux^tu  faire  ?  tu 
ne  peux  échapper  à  mon  cœur:  n'a-t-il  pas 
e'pouse'  le  tien  ? 

Ces  vains  projets  de  fortune  qui  m'ont  si 
grossièrement  abusé  sont  oubliés  depuis  long-» 
temps;  je  vais  m'occupcr  uniquement  des 
çoiusque  je  dois  à  inilord  Edouard  y  il  veut 
m'cntrahier  en  Angleterre  ,  il  prétend  que  je 
puis  l'y  servir.  Hé  bien  ,  je  l'y  suivrai  :  mais 
je  me  déroberai  tous  les  ans  ;  je  me  rendrai 
secrètement  jîiès  de  toi.  Si  je  ne  puis  te  parler, 
aumoins  jc  t'aurai  vue  ;  j'auraidu  moins  baisé 
tes  pas  ;  un  regard  de  tes  yeux  m'aura  donné 
dix  mois,  de  vie.  Forcé  de  repartir  ,  en  m'éloi-^ 
gnant  de  celle  que  j'aime  ,  je  compterai  pour 
me  consoler  les  pas  qui  doivent  m'en  rappro-. 
çl\er,Cesfré(juens  voyages  don,ueroiitlc  cliang^% 


Soo        LA     NOUVELLE 

àtou  malheureux  amant;  il  croira  déjà  jouir 
de  ta  vue  eu  partant  pour  t'aller  voir;  le  sou- 
venir de  ses  transports  l'enchantera  durant 
son  retour  ;  malgré  le  sort  cruel,  ses  tristes 
ans  ne  seront  pas  toutà-fait  perdus;  il  n'j 
en  aura  point  qui  ne  soient  marqués  par  des 
plaisirs,  et  les  courts  momens  qu'il  passera 
près  de  toi  se  multiplieront  sur  sa  vie  eu-- 
tière. 

LETTRE    XVII. 

VE    MADAME    D'ORBE 
A  V AMANT  DE  JULIE. 


v< 


OTRE  amante  n'est  plus  ,  mais  j'ai  re-» 
trouvé  mon  amie  ,  et  vous  en  avez  acquis  une 
dont  le  cœur  peut  vous  rendre  beaucoup  plus 
que  vous  n'avez  perdu.  Julie  est  mariée,  et 
digne  de  rendre  heureux  Thonuéte  houim& 
qui  vient  d'unir  son  sort  au  sien.  Après  tant 
d'imprudences  ,  rendez  grâces  au  ciel  qui  vous 
a  sauvés  tous  deux,  elle  de  l'ignominie  ,  et 
vous  du  regret  de  l'avoir  déshonorée.  Respectez 
son  uouveiétat;  ne  lui  écrivez  point,  elle  vous 
en  prie.  Attendez  qu'elle  vous  écrive  ;  c'est 
ce  qu'elle  fera  daus  peu.  Yoici  le  temps  où 


H  E  L  O  1  s  E.  Soi 

je  vais  connaître  si  vous  inciitcz  l'estime  quo 
j'eus  pour  vous,  et  si  votre  cœur  est  sensible 
à  une  amitié' pure  et  sans  inlerét. 

LETTRE     XVIII. 

DE  JULIE  A  SON  AMI. 


V. 


eus  êtes  depuis  si  long-temps  le  dc'po- 
sltaire  de  tous  les  secrets  démon  cœur,  qu'il 
ne  saurait  plus  perdre  luic  si  douce  habitude. 
Dans  la  plus  importante  occasion  dénia  vie  il 
Veut  s'épancher  avec  vous.  (  Îuvrez-Uii  le  vôtre  , 
mon  aimable  ami;  recueillez  dans  votre  sein 
les  longs  discours  de  l'amitié  ;  si  quelquefois 
elle  rend  diffus  l'ami  qui  parle  ,  o^le  rend  tou- 
jours patient  l'ami  qui  e'coute. 

Lice  au  sort  d'un  époux,  on  plutôt  aux 
volontésd'un  père  parunechaîne  Indissoluble, 
j'entre  dans  une  nouvelle  carrière  qui  nedoit 
unir  qu'à  la  mort.  En  la  commençant ,  jetons 
un  moment  les  yeux  sur  celle  qne  je  quitte  ;  il 
Jie  nous  sera  pas  pénible  de  rappeler  un  temps 
si  cher.  Peut-ctreytrouverai-je  des  leçons  pour 
bien  user  de  celui  qui  me  reste  ;  peut-être  y 
trouvercz-vous  des  lumières  pour  expliquer  ce 
que  ma  conduite  eut  toujours  d'obscur  a  vos 


'So3        LA     NOUVELLE 

yeux.  Au  moins  ea  considérant  ce  que  nons 
fûmes  l'un  à  l'autre  ,  nos  cœurs  n'en  sentiront 
que  mieux  ce  qu'ils  se  doivent  jusqu'à  la  fin 
de  nos  jor.rs. 

Il  y  a  six  ans  à-peu-.près  que  je  vous  vis  pour 
la  première  fois.  Vous  étiez  jeune,  bien  fait , 
aiuiable;  d'autres  jeunes  gensrn'ont  paru  plus 
beaux  et  mieux  faits  que  vous  ;  aucun  ne  m'a 
çionnéla  moindre  émotion,  et  mon  cœur  fut  à 
TOUS  dès  la  première  vue.  {oo)  Je  crus  voir  sur 
Totre  visageles  traits  de  l'ame  qu'il  fallait  à  la 
mienne.  Il  me  sembla  que  mes  sens  ne  servaient 
que  d'organes  à  des  sentimens  plus  nobles;  et 
j'aimai  dans  vous,  moins  ce  que  j'y  voyais 
que  ce  que  je  croyais  sentir  en  n^.oi-méme.  Il 
n'v  a  pas  de^ix  mois  que  je  pciisais  encore  ne 
in'étre  pas^  trompée  ;  l'aveugle  amour,  me 
disais-je  ,  avait  raison  ;  nous  étions  faits  l'un 
pour  l'autre  ;  je  serais  a  lui  si  l'ordre  humain 
^'eù!:  troublé  les  rapports  de  la  nature  ;  et  s'il 

(oo)  M.  Richardson  se  moque  beaucoup  de  ces 
ettachemens  nés  de  la  preniière  vue  et  fondés 
sur  des  conformités  indéMnissables.  C'est  fort 
bien  fait  de  s'en  moquer,  mais  comme  il  n'en 
existe  pourtant  que  trop  de  cette  espèce  ,  au-beu 
de  s'amuser  à  les  nier  ,  ne  ferait-ou  pas  mieuv 
^p  nous  apprendre  à  les  vaincre? 


tï  E  L  O  ï  s  É:  Soi 

€tait  permis  à  quelqu'un  d'être  beureii?:,  iidtia 
aurions  du  Tètrc  ensemble. 

Mes  scntimcris  nous  furent  communs;  ila 
m'auraientabusc'esijelcseusse  éprouves  senlc^ 
L'amour  que  j'ai  connu  ne  peut  naître  qu6 
d'une  convenance  réciproque  et  d'uil  accord 
des  âmes.  On  n'aime  point  si  l'on  n'est  aimé, 
du  moins  on  n'aime  pas  long-temps.  Ces  pas- 
sions sans  retour  qui  font,  dit-on,  tant  da 
xîiallicureux  ne  sont  fondées  que  sur  les  sens  ; 
si  quelques-unes  pénètrent  jusqu'à  l'ame ,  c'esÊ 
par  des  rapports  faux  dont  on  est  bientôfc 
détrompé.  L'amour  sensuel  ne  peut  se  passcf 
de  la  possession  ,  et  s'éteint  par  elle.  Le  ve'ri-» 
table  amolirne  peut  se  passer  du  cœur,  et  dure 
autant  que  les  rapports  qui  l'ont  fait  uaitrd 
(^pp)-  Tel  fut  le  nôtre  en  commençant;  tel  il 
S'^ra  ,  j'espère,  jusqu'à  la  lin  de  nos  jours  j 
quand  nous  l'aurons  itiieux  ordonné.  Je  vis  , 
)e  sentis  que  j'étais  aimée  et  que  je  devais 
l'être.  La  bouche  était  muette  ;  le  regard  était 
contraint,  mais  le  coeur  se  fcsait  entendre* 
Nous  éprouvâmes    bientôt  eutre  nous  ce  JQ 

(pp)  Quand  ces  rapports  sont  chimériques,  ils 
durent  autant  que  l'illusion  qui  nous  les  lait 
imaeiusn 


8o4        LA     NOUVELLE 

jie  sais  quoi  qui  rend  le  silence  e'ioqneirt  , 
qui  fait  parler  des  yeux  baissés  ,  qui  donue 
une  timidité'  téméraire,  qui  montre  les  dé- 
sirs par  la  crainte  ,  et  dit  tout  ce  qu'il  n'ose 
exprimer. 

Je  sentis  mon  cœur  ,  et  me  jugeai  perdue 
à  votre  premier  mot.  J'apereus  la  gcne  de 
votre  réserve;  j'approuvai  ce  respect ,  je  vous 
en  aimai  davantage  ;  je  cherchai  à  vous  dé- 
domuiager  d'un  silence  pénibleet  nécessaire  , 
sans  qu'il  en  coi'itàt  à  mon  innocence  ;  je 
forçai  mon  naturel;  j*imitai  ma  cousine  ,  je 
devins  badine  et  folâtre  comme  elle  ,  pour 
prévenir  des  explications  trop  graves  ,  et  faire 
2>asser  mille  tendres  caresses  à  la  faveur  de 
ce  fei^it  enjouement.  Je  voulais  vous  rendre 
si  doux  votre  état  présent  que  la  crainte  d'en 
changer  augmentât  votre  retenue.  Tout  cela 
me  réussit  mal;  on  ne  sort  point  de  sou  na- 
turel impunément.  Insertsée  que  j'étais  ,  j'ac- 
célérai ma  perte  au-lieu  de  la  prévenir,  j'em- 
ployai du  poison  pour  palliatif  ;  et  ce  qui 
(levait  vous  faire  taire  fut  précisément  ce  qui 
^'ous  fit  parler.  J'eus  beau  ,  par  une  froideur 
aûcctce ,  vous  tenir  éloigné  dans  le  téte-à-tétc  ; 
cette  contrainte  même  me  trahit  :  vous  écri- 
vîtes. Au  lieu  de  jeter  au  feu  votre  première 

lettre  , 


H  É  L  O  ï  s  JC,  ?jo^i 

îottie   ,  ou   de  la  porter  a  ma  more,  j'osai 
Touvrir.  Ce   fut  là  luou  crime  ,   et    tout  Id 
reste  fut  forcé.  Je  voulus  tu 'empêcher  de  re'- 
pondre  à  ces  lettres  funestes  que  je  ne  pou- 
vais m'empécher  de  lire  :  cet  affreux  combat 
alte'ra  ma  saute.  Je   vis  l'abymc    ou    j'allais 
jtne  précipiter^  J'eus  horreur  de  moi-même  , 
et  ne   pus  me  résoudre  a.  vous  laisser  partir* 
Je  tombal  dans  Une  sorte  de  désespoir;  j'au- 
tais  mieux   aimé  que  vous    ne   fussiez  plurt 
que  de  n'être  point  a  moi:  j'en  vins  jusqu'à 
souhaiter  Votre  mort  ,  jusqu'à  vous  la   dc- 
tnaudcr.  Le  ciel  a  vu  mon  cœur;  cet  efiort 
doit  rach*  ter  quelques  fautes. 

Vous  voyant  prêt  à  m*obéir  ,  il  fallut  par- 
ler.  J'avais  reçu  de  la   Chaillot  des  leçons 

.k  yk 

qui  rie  nie  firent  que  mieux  connaître  les 
dangers  de  cet  aveu.  L'amour  qui  me  l'arra- 
èliait  m'apprit  à  en  cli.dcr  l'ciret.  Vous  fûtes 
mon  dernier  refuge  ;  j'eus  assez  de  confîanccî 
eu  vous  pour  vous  armer  contre  ma  faiblesse  ; 
je  vous  crus  digne  de  me  sauver  de  uioi-- 
tnême  ,  et  je  vous  rendis  justice.  En  vous 
voA^ant  respecter  un  dépôt  si  cher,  je  coiuuid 
que  ma  passion  ne  m'aveuglait  point  surleîJ 
"Vertus  qu'elle  me  fcsait  tlouver  en  vous,  J<$ 
tn'y  livrais  dvec  d'autant  plus  de  scC  irit4 
NowelU  Héloise.  Tcme  II,  T 


3o5       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

qu'il  lac  sembla  que  nos  cœurs  se  sufEsaiciiÉ 
l'un  à  l'autre.  Sûre  de  ne  trouver  au  foud  du 
mien  que  des  seiitiuieus  honnêtes  ,  je  goû- 
tais sans  précaution  les cliarnics  d'une  douce 
familiarité.  Helas  !  je  ne  voj-ais  pas  que  le 
mal  s'invétérait  par  ma  négligence  ,  et  que 
l'habitude  était  plus  dangereuse  que  l'amour. 
Touchée  de  votre  retenue  ,  je  crus  pouvoir 
sans  risque  modérer  la  mienne  ;  dans  l'inno- 
cence de  mes  désirs  je  pensais  encourager  en 
vous  la  vertu  même  ,  par  les  tendres  caresses 
de  l'amitié.  J'appris  dans  le  bosquet  de  Cla- 
rens  que  j'avais  trop  compté  sur  moi,  et 
qu'il  ne  faut  rien  accorder  aux  sens  quand 
on  veut  leur  refuser  quelque  chose.  Un  ins- 
tant,  un  seul  instant  embrasa  les  miens  d'un 
feu  que  rien  ne  put  éteindre  ;  et  si  ma  vo- 
lonté résistait  encore  ,  dès-lors  mon  cœur  fut 
corrompu. 

Vous  partagiez  mon  égarement  ;  votre  let- 
tre me  fit  trembler.  Le  péril  était  double  : 
pour  me  garantir  de  vous  et  de  moi  ,  il  fallut 
vous  éloigner.  Ce  fut  le  dernier  effort  d'une 
vertu  mourante  ;  en  fuyant  vous  achevâtes 
de  vaincre  ;  et  sitôt  que  je  ne  vous  vis  plus  , 
ma  langueur  ua'ôta  le  peu  de  force  qui  me 
îestftit  pour  vous  résister. 


H  É  L  O  ï  S  E.  3o7 

Mon  pcrc  en  quittant  le  service  avait 
amené  chez  lui  ^I.  de  Jf'olinar  ;  la  vie  qu'il 
lui  devait ,  et  une  liaison  de  vingt  ans  ,  lui 
lendaicnt  cet  ami  si  cher  qu'il  ne  pouvait  se 
séparer  de  lui.  iNI.  de  ÏP^olniar  avançait  en 
âge,  et  quoique  riche  et  de  grande  naissance, 
il  ne  trouvait  point  de  femme  qui  lui  con- 
TÎnt.  3Ion  j)ère  lui  avait  parle'  de  sa  iillc  en 
homme  qui  souhaitait  de  se  faire  un  gendre 
de  son  ami  ;  il  fut  question  de  la  voir  ,  et 
c'est  dans  ce  dessein  qu'ils  firent  le  vovage 
ensemble.  Mon  destin  voulut  que  je  plusse 
a  M.  de  Tf^olmar  qui  n'avait  jamais  rien 
aimé.  Il  se  donnèrent  secrètement  leur  pa- 
role ,  et  M.  de  Tf^olniar  ayant  beaucoup 
d'aflalrcj  à  régler  dans  une  cour  du  Nord  ou 
étaient  sa  famille  et  sa  fortune  ,  il  en  de- 
manda le  temps  ,  et  partit  sur  cet  engage- 
ment mutuel.  Après  son  départ  ,  mon  père 
nous  déclara  à  ma  mère  et  à  moi  qu'il  me 
Tavait  destin':,  pour  époux,  et  m'ordonna^ 
d'un  ton  qui  ne  laissait  point  de  réplique  à 
ma  timidité  ,  de  me  disposer  à  recevoir  sa 
main.  Mamère  ^qui  n'avait  que  trop  remarqué 
le  penchant  de  mon  cœur  ,  et  qui  se  sentait  , 
pour  vous  une  inclination  naturelle  ,  essaya 
plusieurs  fois  d'ébranler   cette   résolution  ; 

T   2 


3o8       LA    NOUVELLE 

sans  oser  vous  proposer  ,  elle  parlait  ck;  ma- 
nière a  donner  a  mou  père  de  la  considé- 
ration pour  vous  ,  et  le  dcsir  de  vous  con- 
naître ;  mais  la  qualité  qui  vous  manquait  le 
rendit  insensible  à  toutes  celles  que  vous  pos- 
sédiez ;  et  s'il  convenait  que  la  naissance  ne 
les  pouvait  remplacer  ,  il  prétendait  qu'elle 
seule  pouvait  les  faire  valoir. 

L'impossibilité  d'être  heureuse  irrita  des 
feux  qu'elle  eût  dû  éteindre.  Une  flatteuse 
illusion  me  soutenait  dans  mes  peines  ;  je 
perdis  avec  elle  la  force  de  les  supporter. 
Tant  qu'il  me  fût  resté  quelque  espoir  d'être 
avons  ,  peut-être  aurais-je  triomphé  de  moi; 
il  m'en  eût  moins  coiité  de  vous  résister 
toute  ma  vie  que  de  renoncer  à  vous  pour 
jamais  ,  et  la  seule  idée  d'un  combat  éternel 
ni'ôta  le  courage  de  vaincre. 

La  tristesse  et  l'amour  consumaient  mon 
cœur  ;  je  tombai  dans  un  abattement  dont 
mes  lettres  se  sentirent.  Celle  que  vous  m'é- 
crivîtes de  Meilierie  y  mit  le  comble  ;  à  mes 
propres  douleurs  se  joignit  le  sentiment  de 
votre  désespoir.  Hélas  !  c'est  toujours  Tame 
la  plus  faible  qui  porte  les  peines  de  toutes 
deux.  Le  parti  que  vous  m'osiez  proposer 
mit  le  comble  à  mes  perplexités.  L'iufortuue 


H  É  L  O  ï  s  E.  3o9 

de  mes  jours  ^tait  assurée  ;  l'iuevitable  choir 
qui  iiic  restait  à  faire  était  d'y  joiiiflrc  celle 
de  lues  p  irens  ou  la  vôtre.  Je  ne  pus  sup- 
porter cette  horrible  alternative  ;  les  forces 
de  la  nature  ont  un  terme  ;  tant  d'agitation 
épuisa  les  miennes.  Je  souhaitai  d'être  de'- 
livrée  de  la  vie.  Le  ciel  parut  avoir  pitié  de 
moi  ;  mais  la  cruelle  mort  m'épar<^na  pour 
me  perdre.  Je  vous  vis  ,  je  fus  guérie,  et  je 
péris. 

Si  je  ne  trouvai  point  le  bonheur  dans 
mes  fautes,  je  n'avais  jamais  espéré  l'y  trou- 
ver. Je  sentais  que  mon  cœur  était  fait  ])our 
la  vertu  ,  et  qu'il  ne  pouvait  être  heureux 
aans  elle  :  je  succombai  par  faiblesse  et  non 
par  erreur  ;  je  n'eus  pas  même  l'excuse  de 
l'aveuglement.  Il  ne  me  restait  aucun  espoir; 
je  ne  pouvais  plusqu'êtrc  infortunée. L'inno- 
cence et  l'amour  m'étaient  également  néces- 
saires ;  ne  pouvant  lee  couserver  ensemble  , 
et  voyant  votre  égarement  ,  je  ne  consultai 
que  vous  dans  mon  choix  ,  et  me  perdis  pour 
vous  sauver. 

Mais  il  n'est  pas  si  facile  qu'on  pense  de 
renoncer  a  la  vertu.  Elle  tourmente  long- 
temps ceux  qui  l'abandonnent",  et  ses  char- 
mes ,   qui  font   les  délices   des   âmes  pures, 

T  3 


3io        LA     NOUVELLE 

fout  le  premier  supplice  du  lue'cbant,  qui  les 
aime  encore  et  n'eu  saurait  plus  jouir.  Cou- 
pable et  lion  dépravée  ,  je  ue  pus  échapper 
aux  remords  qui  m'attendaient;  riionnêtcté 
me  fut  chère  ,  même  après  l'avoir  perdue  ; 
ma  honte  pour  être  secrète  ne  m'en  fut  pas 
moins  anière  ;  et  quand  tout  l'univers  en  eût 
été  témoin  ,  je  ne  l'aurais  pas  mieux  sentie. 
Je  me  consolais  dans  ma  douleur  comme  un. 
blessé  qui  craint  la  gangrène  ,  et  en  qui  \o 
sentiment  de  son  mial  soutient  l'espoir  d'eu, 
guérir. 

Cependant  cet  état  d'opprobre  m'était 
odieux.  A  force  de  vouloir  étouffer  le  re- 
proche sans  renoncer  5,r  crime  ,  il  m'arriva 
ce  qu'il  arrive  à  toute  ame  honnête  qui 
s'égare  et  qui  se  plaît  dans  son  égarement. 
XJiie  illusion  nouvelle  vint  adoucir  l'amer- 
tume du  repentir  ;  j'espérai  tirer  de  ma  faute 
un  moyen  de  la  réparer,  et  j'osai  former  le 
projet  de  contraindre  mou  père  à  nous  unir. 
Le  premier  fruit  de  notre  amour  devait  serrer 
ce  doux  lien.  Je  le  demandais  au  ciel  coiume 
le  gage  de  mou  retour  à  la  vertu  ,  et  de  notre 
bonheur  commun.  Je  le  désirais  comiue  uns 
autre  a  ma  place  aurait  pu  le  craindre  ;  le 
tendre  amour  ,  tempérant  par   son  prcstigs 


H  E  L  O  1  s  E.  3ir 

le  murmure  de  la  conscience  ,  me  consolait 
de  ma  faiblesse  par  l'efi'et  que  j'en  attendais, 
et  fesait  d'une  si  chère  attente  le  charme  et 
l'espoir  de  ma  vie. 

Si-tôt  que  j'aurais  porte' des  marques  sensi- 
bles de  mon  état,  j'a\ais  résolu  d'en  faire  en. 
présence  de  toute  ma  famille  une  de'clara- 
tion  publique  à  Af.  Perret  {(jcj  ).  Je  suis  ti- 
mide ,  il  est  vrai  ;  je  sentais  tout  ce  qu'il 
m'en  devait  coûter  ,  mais  l'honueur  uiéme 
animait  mon  courage  ;  et  j'aimais  mieux  sup- 
porter une  fois  la  confusion  que  j'avais  mé- 
ritée ,  que  de  nourrir  une  honte  éternelle  an 
fond  de  mon  cœur.  Je  savais  qu^  mon  pèro 
me  donnerait  la  mort  ou  mon  amant  ;  cette 
alternative  n'avait  rien  d'effrayant  pour  moi; 
€t  ,  de  manière  ou  d'autre  ,  j'envisageais  dans 
cette  démarche  la  fin  de  tous  mes  malheurs. 

Tel  était,  mon  bon  ami,  le  mystère  que 
je  voulus  vous  dérober  ,  et  que  vous  cher- 
chiez à  pénétrer  aveeuncsi  curieuse  inquié- 
tude. Mille  raisons  me  forçaient  à  cette  ré- 
serve avec  un  homme  aussi  emporté  que 
vous  :  sans  compter  qu'il  ne  fallait  pas  armer 
d'un  nouveau  prétexte  votre  indiscrète  i^î- 

(77)  Pasteur  du  lieu. 

T  4 


3i2        LA     N  O  U  Y  E  L  L  E 

portniiite.  Il  était  à  propos  sur-tcut  de  vous 
éloigner  durant  une  si  périlleuse  scène  ;  et 
je  savais  bien  que  vous  n'auriez  jamais  con- 
senti à  m'abandonner  dans  un  danger  pareil  , 
s'il  vous  eût  été  connu. 

Hélas    î  je  fus  encore   abusée  par   une    si 
douce  espérance  !   Le  ciel  rejeta  des  projets 
conçus   dans   le  crime  ;    je    ne   méritais  pas 
l'honixeur  d'être  mère  ;  mon  attente  resta  tou- 
jours vaine,  et  il  me  fut  refusé  d'expier  ma 
faut*"   aux  dcpens   de  ma    réputation.   Dans 
îe  désespoir  que    ''en   conçus   ,   l'imprudent 
rendez- vous  qui  mettait  votre  vie  en  danger 
fut  une  témérité  que  mon  fol  amour  me  voi- 
lait d'une  si  douce  excuse  :  je  m'en  prenais 
à  moi  du  mauvais  succès  de  mes  vœux  ,  et 
înon  cœur  ,  abusé  par  ses  désirs  ,  ne  voyait 
dans  l'ardeur  de  les   contenter  que  le    soin 
de  les  reîidre  un  jour  légitimes. 

Je  les  crus  ini  instant  accomplis  ;  cette 
erreur  fut  la  source  du  plus  cuisant  de  mes 
regrets  ;  et  l'amour  exaucé  par  la  nature 
ii'en  fut  que  plus  cruellement  trahi  par  la 
destinée.    Vous  avez  su  (/'r)  quel  accident 

(rr)  Ceci  suppose  d'autres  lettres  que  nous 
£.' avons  pas. 


lî  É  L  O  ï  S  E.  3i3 

Uctniisit,  avec  le  ç;crmc  que  je  portais  dans 
iiu)u  selii  ,  le  dernier  fondement  de  mes  es- 
j)erances.  Ce  inalhenr  iii'arriva  précii^cmcnt 
dans  le  temps  de  notre  séparation  :  comme 
si  le  ciel  eût  voulu  m'accablcr  alors  de  tons 
les  maux  que  j'avais  mérités  j  et  couper 
a-!a-t"ois  tous  les  liens  qui  pouvaient  nous 
unir. 

A  otrc  départ  fut  la  fin  de  mes  erreurs  ainsi 
que  de  mes  plaisirs;  je  reconnus,  mais  trop 
lard  ,  les  chimères  qui  m'avaient  abusée.  Je 
me  vis  aussi  méprisable  que  je  l'étais  devenue , 
tt  aussi  malheureuse  que  je  devais  toujours 
1  être  avec  un  amour  sans  innocence  ,  et  des 
désirs  sans  espoir,  qu'il  m'était  impossible 
d'éteindre.  Tourmentée  de  mille  vains  regrets , 
}e  renonçai  à  des  réOcxionsaussi  douloureuses 
qu'inutiles  :  )e  ne  valais  plus  la  peine  que  je 
songeasse  à  moi-même  ,  je  consacrai  ma  vie 
à  m'occuper  de  vous.  Je  n'avais  plus  d'hon- 
neur que  le  vôtre  ,  plus  d'espérance  qu'eu 
votre  bonheur  ;  et  les  sentimcns  qui  me 
venaient  de  vous  étaient  les  seuls  dont  je 
crusse  pouvoir  être  encore  émue. 

L'amour  ne  m'aveuglait  point  sur  vos 
défauts,  mais  il  me  les  rendait  chers;  et  telle 
ctait  son  illusion  ,  que  je  vous  aurais  moins 

i'  5 


3i4        LA     NOUVELLE 

aiiue  SI  vous  aviez  été  plus  parfait.  Je  con- 
naissais votre  cœur  ,  vos  cmporteinciis  ;  je 
savais  qu'avec  plus  de  courage  que  luoi  vous 
aviez  moins  de  patieuce  ,  et  que  les  maux 
dont  mon  ame  était  accable'e  mettraient  la 
vôtre  au  désespoir.  C'est  par  cette  raison  que 
je  vous  cachai  toujours  avec  soin  les  engage- 
niens  de  mon  père  ;  et  a  notre  se'paratioîi  , 
voulant  profiter  du  zèle  demiîord  Edouard 
pour  votre  fortune  ,  et  vous  en  inspirer  un 
pareil  à  vous-même  ,  je  vous  flattai  d'un 
espoir  que  je  n'avais  pas.  Je  fis  plus  ;  con- 
naissant le  danger  qui  nous  menncait,  je  pris 
la  seule  précaution  qui  pouvait  nous  en 
garantir  ;  et  vous  engageant  avec  ma  parole 
ma  liberté,  autant  qu'il  m'était  possible,  je 
tâcliai  d'inspirer  à  vous  de  la  coJifiancc  ,  à 
moi  de  la  fermeté,  par  une  promesse  que  je 
n'osasse  enfreindre  et  qui  pût  vouà  tranquil- 
liser. C'était  un  devoir  puérile,  j'en  conviens, 
et  cependant  je  ne  m'en  serais  jamais  départie. 
La  vertu  est  si  nécessaire  à  nos  cœurs ,  que 
quand  on  a  une  fois  abandonné  la  véritable, 
on  s'en  fait  ensuite  une  à  sa  mode,  et  Ton  y 
tient  plus  fortement,  peut-être  parcequ'elle 
est  de  notre  choix. 

Je  ne  vous  dirai  point  combien  j'éprouvai. 


H  K  L  O  I  s  E.  3i5 

d''aj;itatioiis  depuis  votre  éloi^ncincnt  :  la 
pire  de  toutes  était  la  crainte  d'clrc  oubliée. 
Le  séjour  où  vous  étiez  uie  fesait  trembler  ; 
votre  manière  d'y  vivre  augmentait  mou 
effroi  ;  je  croyais  déjà  vous  voir  avilir  jusqu'à 
n'être  jdIus  qu'un  homme  à  bonnes  fortunes. 
Cette  ignominie  m'était  plus  cruelle  que  tous 
mes  maux  ;  j'aurais  mieux  aimé  vous  savoir 
malheureux  que  méprisable;  après  tant  de 
peines  auxquelles  j'étais  accoutuuiée  ,  votre 
déshonneur  était  !a  seule  que  je  ne  pouvais 
supporter. 

Je  fus  rassurée  sur  des  craintes  que  le  ton 
de  vos  lettres  commençait  à  eonlirmer  ;  et  je 
le  fus  par  un  moyen  qui  eût  pu  mettre  le 
comble  aux  alarmes  d'une  autre.  Je  parle 
du  désordre  où  vous  vous  laissâtes  entraîner, 
et  dont  le  prouipt  et  libre  aveu  fut  de  toutes 
les  preuves  de  votre  franchise  celle  qui  m'a 
le  plus  touchée.  Je  vous  connaissais  trop 
pour  ignorer  ce  qu'un  pareil  aveu  devait  vous 
coûter  quand  même  j'aurais  cessé  de  vous 
être  chère  ;  je  vis  que  l'amour  vainqueur  de 
la  honte  avait  pu  seul  vous  l'arracher.  Je 
jugeai  qu'un  cncnr  si  sincère  était  incapable 
d'une  inlidélité  cachée  ;  je  trouvai  moins 
de    tort   dans  votre  faute   que  de  mérite  à 

T  6 


3i6       LA     NOUVELLE 

In  confesser  ,  et  rappelant  tos  anciens  on^ 
gaj^emens  ,  je  me  guéris  pour  jamais  de  la 
jalousie. 

Mou  ami  ,  je  n'en  fus  pas  plus  heureuse; 
pour  un  tourment  de  moins  sans  cesse  il  en 
renaissait  mille  antres  ,  et  je  ne  connus  jamais 
Tnieux  combien  il  est  insensé  de  chercher  dans 
régarem.cMt  de  son  cœur  un  repos  qu'on  ne 
trouve  que  dans  la  sagesse.  Depuis  long-temps 
je  pleurais  en  secret  la  meilleure  des  mères 
qu'une  langueur  mortelle  consumait  insensi- 
blement. Bibi  ^  à  qui  le  fatal  etî'et  de  ma 
chute  m'avait  forcée  à  me  confier,  me  trahit 
et  lui  découvrit  nos  amours  et  mes  fautes.  A 
peine  eus- je  retiré  vos  lettres  de  chez  ma 
cousine  qu'elles  furent  surprises.  Le  témoi- 
gnage était  convainquant;  la  tristesse  acheva 
d'ôter  à  ma  micre  le  peu  de  forces  que  son 
mal  lui  avait  laissées.  Je  faillis  expirer  do 
regret  a  ses  pieds.  Loin  de  m'exposer  à  la 
inort  que  je  méritais,  elle  voila  ma  honte  , 
et  se,  contenta  d'en  gémir  :  vous-même,  qui 
l'aviez  si  cruellement  abusée  ,  ne  pûtes  lui 
Revenir  odieux.  Je  fus  témoin  de  i'eÛ'et  qiiç 
produisit  votre  lettre  sur  son  cœur  tendre 
et  compatissant.  Hélas  !  elle  désirait  votre 
liQuliçm'  et  Iç   mieu,  Elle  tcuta  plus  d'une 


H  É  L  OÏ  s  E.  3i7 

fois....  quo  sert  de  lappcUr  une  espérance 
à  jamais  éteinte  ?  Le  ciel  en  avait  autre- 
ment ordonne.  Elle  finit  ses  tristes  jcnrs 
dans  la  douleur  de  n'avoir  pu  fléehir  im 
éjjoux  sévère  ,  et  de  laisser  une  lillc  t-i  peu 
digne   d'elle. 

Aecablée  d'une  si  cruclio  perte  ,  mon  ame 
n'eut  plus  de  force  que  pour  la  sentir  ;  la  voix 
de  la  nature  j;émissan te  étoufl'a  les  murmures 
de  l'amour.  Je  pris  dans  une  espèce  d'hor- 
reur la  cause  de  tant  de  maux  :  Je  voulus 
étouffer  enùn  l'odieuse  passion  qui  me  les 
avait  attirés,  et  renoncer  à  vous  jjour  jamais. 
Il  le  fallait,  sans  doute:  n'avais-je  pas  assez 
de  quoi  pleurer  le  reste  de  ma  vie  ,  sans  cher- 
cher incessamment  de  nouveaux  sujets  de 
larmes  ?  Tout  semblait  favoriser  ma  résolu- 
tion. Si  la  tristesse  attendrit  l'amc,  une  pro- 
fonde affliction  l'endurcit.  Le  souvenir  de 
m.a  mère  mourante  effaçait  le  vôtre  ;  nous 
étions  éloignés  ;  l'espoir  m'avait  abandonnée; 
jamais  mon  iacomparahle  amie  ne  fut  si 
sublime,  ni  si  digne  d'occuper  seule  tout  uîou 
creur.  Sa  vertu  ,  sa  raison  ,  son  amitié,  ses 
tendres  caresses  semblaient  l'avoir  ])urifié;  Je 
vous  crus  oublié  ,  je  me  crus  guérie.  Il  était 
ti'op  tard  5  ce  ^ue  j'avais  pris  pour  la  froideur 


Si8        LA     N  O  U  Y  E  L  L  E 

d'un  amour  éteint  n'était  que  l'abattement  du 
désespoir. 

Comme  un  malade  qui  cesse  de  souffrir  eu. 
tombant  eu  faiblesse  se  ranime  à  de  plus 
vives  douleurs  ,  je  sentis  bientôt  renaître 
toutes  les  miennes  quand  mon  père  i^n'eut  an- 
noncé le  prochain  retour  de  M.  de  Tf^oîmar. 
Ce  fut  alors  que  l'invincible  aiaour  me  rendit 
des  forces  que  je  croyais  n'avoir  plus.  Pour 
la  première  fois  de  ma  vie  j'osai  résister  en 
face  à  mon  père.  Je  lui  protestai  nettement 
que  jamais  M.  de  ff'olmar  ne  me  serait  rien  ; 
que  j'étais  déterminée  à  mourir  lille  ;  qu'il 
était  maître  de  ma  vie  ,  mais  non  pas  de  mou 
cœur,  et  que  rien  ne  me  ferait  changer  de 
volonté.  Je  ne  vous  parlerai  ni  de  sa  colère  , 
ni  des  traitemens  que  j'eus  à  souffrir.  Je  fus 
inébranlable  ;  ma  timidité  surmontée  m'avait 
portée  à  l'autre  extrémité,  et  si  j'avais  le  lou. 
moins  impérieux  que  mou  père  ,  je  l'avais  tout 
aussi  résolu. 

Il  vit  que  j'avais  pris  mon  parti,  et  qu'il 
ne  gagnerait  rien  sur  moi  par  autorité.  Ua 
instant  je  me  crus  déhvrée  de  ses  persécutions  : 
mais  que  devins-je  quand  tout-à-coup  je  vis 
à  mes  pieds  le  plus  sévère  des  pè-es  attendri 
et  fondant  ca  larmes  1  Sans  me  permettre  de 


H  E  L  O  1  s  E.  3i9 

me  lever  il  me  serrait  les  genoux  ,  et  fixant 
SCS  yeux,  luoiiillcs  sur  les  miens  ,  il  uie  dit 
d'une  voix  toucliautc  que  j'entends  encore 
au-dedaiis  de  moi  :  Ma  tille  !  respecte  les 
cheveux  blancs  de  ton  malheureux  père  ; 
MC  le  fais  pas  descendre  avec  douleur  au 
tombeau,  comme  celle  qui  le  porta  dans  son 
sein.  Ah  !  veux-tu  domicr  la  mort  a  toute  ta 
famille  ? 

Concevez  mon  saisissement.  Cette  attitude , 
ce  ton  ,  ce  geste  ,  ce  discours  ,  cette  afireu^e 
ide'e  me  bouleversèrent  au  point  que  je  me 
laissai  aller  dcmi-mortc  entre  ses  bras,  et  ce 
ne  fut  qu'après  bien  des  sanglots  dont  j'étais 
oppressée,  que  ic  pus  lui  repondre  d'une  voix 
altérée  et  faibltî  :  O  mou  père  !  j'avais  des 
annes  contre  vos  menaces  ,  je  n'en  ai  point 
contre  vos  pleurs.  C'est  vous  qui  ferez  mourir 
votre  fille. 

Nous  étions  tous  deux  tellement  agités  que 
nous  ne  pûmes  de  long-temps  nous  remettre. 
Cependant  ,  en  repassant  en  moi-même  ses 
derniers  mots,  je  conçus  qu'il  étaitpius  ins- 
_  truit  que  je  n'avais  cru  ,  et  résolue  de  mo 
prévaloir  contre  lui  de  ses  propres  connais- 
-iiuuîes ,  je  me  préparais  à  lui  faire,  au  péril 
tic  ma  vie,  un  aycu  trop  long-tciups  dilléré. 


320        LA     NOUVELLE 

quand  m'anctant  avec  vivacité,  comme  s'il 
ciit  prévu  et  craint  ce  que  j'allais  lui  dire  ,  il 
me  parla  ainsi. 

»  Je  sais  quelle  fantaisie  indigne  cVuns 
«  fille  bien  née  vous  nourrissez  au  fond  de 
«  votre  cœur.  Il  cet  tempr.  de  sacrifier  an 
«  devoir  et  à  riionncteté  une  passion  lion- 
«  teusc  qui  vous  dc.sliouore,  et  que  vous  ne 
«  satisferez  Jamais  qu'aux  dépens  de  ma  vie. 
«  Ecoutez  une  fois  ce  que  l'honneur  d'un 
«  père  et  le  vôtre  exigent  de  vous  ,  et  jugez- 
«   vous  vous-mêiue. 

«  M.  de  TP^chnar  est  un  homme  d'une 
«  grande  naissance,  distingué  par  toutes  les 
«  qualités  qui  jjcuvent  la  soutenir,  qui  jouit 
«  de  la  considération  publique  et  qui  la 
«  mérite.  Je  lui  dois  la  vie;  vous  savez  les 
«  engagemens  que  j'ai  pris  avec  lui.  Ce  qu'il 
«  faut  vous  apprendre  encore,  c'est  qu'étant 
«  allé  dans  son  pays,  pour  mettre  ordre  à 
«  ses  affaiies,  il  s'est  trouvé  enveloppé  dans 
«  la  dernière  révolution,  qu'il  y  a  perdu  ses 
<*  biens  ,  qu'il  n'a  lui-même  échappé  à  l'exil 
«  en  Sibérie  que  par  lui  bonheur  singulier, 
«  et  qu'il  revient  avec  le  triste  débris  de  sa 
«  fortune,  sur  la  parole  de  son  ami  qui  n'en 
«  manqua  jamais  à  personne.  Prescrivez-moi 


H  E  L  O  1  s  E.  321 

K  maintenant  la  réception  qu'il  faut  lui  faire 
«  à  sou  retour.  Lui  dirai-je  :  Monsieur  ,  )c 
«  vous  promis  ma  fille  tandis  que  vous  étiez 
«  rielie,  mais  à  présent  que  vous  n'avez  plus 
«  rien,  je  me  rétracte  ,  et  ma  tille  ne  veut 
«  point  de  vous  ?  Si  ce  n'est  pas  ainsi  qno 
«  j'énonce  mon  relus,  c'est  ainsi  qu'on  l'in- 
«  tcrprètera  :  vos  amours  allégués  seront  pris 
«  pour  un  prétexte  ,  ou  ne  seront  pour  moi 
«  qu'un  afTront  de  plus,  et  nous  passerons, 
«  vous  pour  une  fille  perdue,  moi  pour  nu 
«  mal-honnétc  homme  qui  saeri  lie  son  devoir 
«  et  sa  foi  à  un  vil  intérêt,  et  joint  i'in^ra- 
«  titnde  à  l'intidél-té.  Ma  tille  ,  il  est  trop 
«  tard  pour  finir  dans  l'opprobre  une  vie 
«  sans  tache  ,  et  soixante  ans  d'honneur 
«  ne  s'abandonnent  pas  on  un  quart-d'heure. 
«<  Voyez  donc  ,  continua-t-il  ,  combien 
«■  tout  ce  que  vous  pouvez  me  dire  est  à 
«  présent  hors  de  propos.  Voyez  si  des  prélé-< 
«  rences  que  la  pnd'mr  désavoue,  et  quelque 
«  feu  passager  de  Jeunesse,  peuvent  jamais 
«  être  mis  en  balance  avec  le  devoir  d'une 
«  fille  et  riionîicur  coiuproiuis  d'un  père. 
«  S'il  n'était  question  pour  l'un  des  deux 
«  que  d'numolrr  son  bonheur  à  l'antre  ,  ma 
«■   tendresse  vous  diijputcrait  un  si  doux,  su- 


^22-       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

«  crifice  ;  mais,  mon  enfaut ,  l'honneur  a 
«  parlé,  et  dans  le  sang  dont  tu  sors,  c'est 
«   toujours  lui  qui  décide  ». 

Je  ne  manquais  pas  de  bonnes  réponses  à 
ce  discours  ;  mais  les  préjugés  de  mon  pcre 
lui  donnent  des  principes  si  didérens  des 
miens  ,  que  des  raisons  qui  me  semblaient 
sans  réplique  ne  l'auraient  pas  uit'iue  ébranlé. 
D'ailleurs  ,  ne  sachant  ni  d'où  lui  venaient 
les  lumières  qu'il  paraissait  avoir  acquises 
sur  ma  conduite  ,  ni  jusqu'oii  elles  pouvaieiit 
aller  ;  craignant  à  son  afiectation  de  m'in- 
terrompre  qu'il  n'eût  déjà  pris  son  parti  sur 
ce  que  j'avais  h  lui  dire,  et,  plus  que  tout 
cela  ,  retenue  par  une  honte  que  je  n'ai 
} aurais  pu  vaincre  ,  j'aimai  mieux  employer 
une  excuse  qui  me  parut  plus  sûre  ,  parca 
qu'elle  était  plus  selon  ma  manière  de  penser. 
Je  lui  déclarai  sans  détour  l'engagement  que 
j'avais  pris  avec  vous  ;  je  protestai  que  je  no 
vous  manquerais  point  de  parole,  et  que, 
quoi  qu'il  pût  arriver  ,  je  ne  me  marierais 
jamais  sans  votre  consentement. 

En  effet,  je  m'aperçus  avec  joie  que  mon 
scrupule  ne  lui  déplaisait  pas  ;  il  me  fit  de 
vifs  reproches  sur  ma  promesse,  mais  il  n'y 
objecta    rien   :   tant   un   gentilhomme  plein 


H  É  L  O  ï  s  E.  325 

dliomiciir  a  naturellcmeiit  une   haute  idce 
de  la  foi  des  ciii^at^cmcns  ,  et  regarde  la  parole 
comme  une  chose  toujours  sacrée  î  Au -lieu 
donc  de   s'amuser  à   di.puter  sur   la  nullité 
de  cette  promesse  ,  dont  je  ne  serais  jauiais 
convenue,  il  m'oLligea  d  écrire  un  billet  au- 
quel il  joignit  isnc  lettre  qu'il  fit  partir  sur- 
le-champ.  Avec  quelle  a^^itation  n'attcndis-je 
pas  votre  réponse  !  combien   je  fis  de  vœux 
pour  vous  trouver  moins  de  délicatesse  que 
vous  ne  deviez  en  avoir  î  Mais  je  vous  con- 
naissais trop  pour  douterdc  votre  obéissance  , 
et  je  savais  que  plus  le  sacrifice  cî>i^é  vous 
serait  pénible  ,  plus    vous   seriez  prompt   à 
TOUS   l'imposer  ;   la  réponse  vint  ;    elle    me 
fut  cachée  durant  ma  maladie  :   après  mon 
rétablissement  mes    craintes    furent  confir- 
mées ;    il  ne   me    resta   plus   d'excuses.    Au 
moins  mon  père  me  de'clara  qu'il  n'en  rece- 
rrait  plus,  et  avec  Tascendant  que  le  terrible 
mot  qu'il  m'avait   dit  lui   donnait  sur   mes 
'volonte's  ,    il  me   fit   jurer  que   je   ne  dirais 
rien  cl  M.  de  Jf'ohnar  qui  pût  le  détourner 
de  m'épouscr  :  car,  ajoutait-il,  cela  lui  pa- 
raîtrait   un  jeu    concerte'  entre  nous   ;  et  à 
quelque  prix  que  ce  «oit,  il  faut  que  ce  ma^ 
riage  s'achève  ou  que  je  meure  de  douleur. 


324       LA     NOUVELLE 

Tons  le  savez,  mou  ami,  ma  santé  si  ro- 
buste contre  la  fatigue  et  les  injures  de  l'air, 
ne  peutre'sister  aux  intempéries  des  passions, 
et  c'est  dans  mon  trop  sensible  cœur  qu'est 
la  source  de  tous  les  maux  et  de  mou  corps 
et  de  mon  ame.  Soit  que  de  longs  chagrins 
eussent  corrompu  mon  sang  ,  soit  que  la 
nature  eût  pris  ce  temps  pour  l'épurer  d'uu 
levain  funeste,  je  me  sentis  fort  incommodée 
à  la  fin  de  cet  entretien.  En  sortant  de  la 
chambre  de  mon  père,  je  m'efforçai  pour 
vous  écrire  un  mot,  et  me  trouvai  si  mal 
qu'en  ine  mettant  au  lit,  j'espérai  ne  m'en, 
plus  relever.  Tout  le  reste  vousest  trop  connu; 
mon  imprudence  attira  la  vôtre.  Vous  Tintes, 
je  vous  vis,  et  crus  n'avoir  fait  qu'un  de  ces 
rêves  qui  vous  offraient  si  souvent  à  moi 
durant  mon  délire.  Mais  quand  j'appris  que 
vous  étiez  venu,  que  je  vous  avais  vu  réelle- 
ment, et  que,  voulant  partager  le  mal  dont 
vous  ne  pouviez  me  guérir,  vous  l'aviez  pris 
àdesscm,  je  ne  pus  supporter  cette  dernière 
épreuve,  et  voyant  un  si  tendre  amour  sur- 
vivre à  rcspérauce,  le  mien  que  j'avais  pris 
tant  de  peine  à  contenir  ne  connut  plus  de 
freiu  ,  et  se  ranima  bientôt  avec  plus  d'ar- 
deur que  jamais.   Je   vis   qu'il  fallait  aimer 


H  E  L  O  1  s  K.  335 

jnialgvé  moi  ;  je  senti»  qu'il  fallait  être  cou- 
pable ;  que  je  ne  pouvais  résister  ni  à  njoa 
j)ère  ni  à  mon  amant,  et  que  je  n'accorderais 
jamais  les  droits  de  l'amour  et  du  san^  qu'aux 
dépens  de  l'honnêteté.  Ainsi  tous  mes  bons 
sentimcns  achevèrent  de  s'e'teindre  ;  toutes 
ines  facultés  s'altérèrent  ;  le  crime  perdit  son 
horreur  à  mes  yeux  ;  je  me  sentis  toute  autre 
au-dedans  de  moi  ;  enfin  ,  les  transporls 
cffréne's  d'une  passion  rendue  furieuse  par 
les  obstacles,  me  jetcrer.t  dans  le  plusafïVcnx 
désespoir  qui  puisse  accabler  une  amc  ;  j'osai 
désespérer  de  la  vertu.  Votre  lettre  ,  plus 
propre  à  réveiller  les  remords  qiià  les  pré- 
venir ,  acheva  de  m'égarer.  Mou  cœur  était 
si  corrompu  que  ma  raison  ne  put  résister 
aux  discours  de  vos  philosophes.  Des  horreurs 
dont  l'idée  n'avait  jamais  souillé  mon  esjMit 
osèrent  s'y  présenter.  La  volonté  les  com- 
tattait  encore,  mais  l'imagination  s'accou- 
tumait à  les  voir,  et  si  je  ue  portais  pas 
d'avance  le  crime  au  fond  de  mou  cœur,  je 
n'y  portais  plus  ces  résolutions  généreuses 
qui  seules  peuvent  lui  résister. 

J'ai  peine  à  poursuivre.  Arrêtons  un  mo- 
ment. Rappelez-vous  ces  temps  de  bonheur 
et  d'juuoccncc,  oiî  ce  feu  si  vif  et  si  doux 


326        LA     NOUVELLE 

dont  nous  étions   animes    épurait  tons  nos 
seutimens  ,    oii  sa    sainte  ardeur   Çss')   nous 
rendait  la  pudeur  plus  chère  et  l'honnêteté 
plus   aimable,  où    les  désirs  même  ne  sem- 
blaient naître  que  pour  nous  donner  l'hon- 
neur de  les  vaincre  et  d'en  être  plus  dignes 
l'un  de  l'autre.  Relisez  nos  premières  lettres  ; 
songez  à  ces   momens  si  courts  et  trop  peu 
goûtés  où   l'amour  se  paraît  à  nos  yeux  de 
tous  les  charmes   de    la    vertu  ,   et  où   nous 
nous  aimions   trop  pour  former  entre  nous 
des  liens  désavoués  par  elle. 

Qu'étions  -  nous  ,  et  que  sommes  -  nous 
devenus  ?  Deux  amans  tendres  passèrent 
ensemble  une  année  entière  daus  le  plus 
rigoureux  silence  ,  leurs  soupirs  n'osaient 
s'exhaler  ,  mais  leurs  cœiars  s'entendaient  : 
ils  croyaient  souffrir ,  et  ils  étaient  heureux, 
A  force  de  s'entendre  ,  ils  se  parlèrent;  mai$ 
contens  de  savoir  triompher  d'eux-mêmes, 
et  de  s'en  rendre  mutuellement  l'honorable 
témoignage  ,  ils  passèrent  une  autre  année 
dans  une  réserve  non  moins  sévère  ;  ils  se 
disaient  leurs  peines  ,  et  ils  étaient  heureux. 

(ss)  Sainte  ardeur  !  Julie  ,  ah  Julie  !  quel  mot 
pour  une  femme  aussi  biôii  guérie  que  vou* 
crevez  l'être. 


H  E  L  O  I  s  E.  S27 

Ces  lonpis  combats  furent  mal  contenus  ;  un 
instant  de  faiblesse  les  égara  ;  ils  s'oublièrent 
dans  les  plaisirs  ;  mais  s'ils  cessèrent  d'être 
chastes  ,  au  moins  ils  étaient  iidclles  ;  au 
moins  le  ciel  et  la  nature  autorisaient  les 
nœuds  qu'ils  avaient  formés  ;  au  moins  la 
vertu  leur  était  toujours  chère  ;  ils  l'aimaient 
encore  et  la  savaient  encore  honorer  ;  ils 
s'étaient  moins  corrompus  qu'avilis.  Moins 
dij^nes  d'être  heureux,  ils  l'étaient  pourtant 
encore. 

<^ue  sont  maintenant  ces  amans  si  tendres 
qui  brillaient  d'une  flamme  si  pure  ,  qui 
sentaient  si  bien  le  prix  de  l'honnctetc  ? 
qui  l'apprendra  sans  gémir  sur  eux  ?  Les 
yoiià  livrés  au  crime.  L'idée  même  de  souiller 

le  lit  conjugal  ne  leur  fait  plus  d'horreur 

ils  méditent  des  adultères  !  Quoi  !  sont-ils 
bien  les  mêmes?  leurs  âmes  u'ont-elles  point 
changé  ?  Comment  cette  ravissante  image 
que  le  méchant  n'aperçut  jamais  peut-elle 
s'cfl'acer  des  cœms  où  elle  a  brillé  ?  Comment 
l'attrait  de  la  vertu  ne  d('goûte-t-il  pas  pour 
toujours  du  vice  ceux  qui  l'ont  une  fois  con- 
nue ?  Combien  de  siècles  ont  pu  produire 
ce  changement  étrange  ?  Quelle  longueur  de 
temps  put  détruire  un  si  charmant  souyeiiir. 


328       LA     NOUVELLE 

et  faire  perdre  le  vrai  sentiment  du  bônheuT 
à  qui  l'a  pu  savourer  une  fois  ?  ah  !  si  le 
premier  désordre  est  pénible  et  lent,  que 
tous  les  autres  sont  prompts  et  faeiles  !  Pres- 
tige des  passions  !  tu  fascines  ainsi  la  raison, 
ta  trompes  la  sagesse  et  changes  la  nature 
avant  qu'on  s'en  aperçoive.  On  s'égare  un 
seul  moment  de  la  vie  ;  on  se  détourne  d'un 
seul  pas  de  la  droite  route  ;  aussi-tôt  une 
pente  inévitable  nous  entraîne  et  nous  perd  : 
on  tombe  enfin  dans  un  gouffre,  et  l'on  se 
réveille  épouvanté  de  se  trouver  couvert  de 
crimes  ,  avec  un  cœur  né  pour  la  vertu.  Mon 
bon  ami,  laissons  retomber  ce  voîle.  Avons- 
]ious  besoin  de  voir  le  précipice  aflreux  qu'il 
nous  cache  pour  éviter  d'en  approcher?  Je 
reprends  mon  récit. 

M.  de  ^^o//«<2/- arriva ,  et  ne  se  rebuta  pas 
du  changement  de  mon  visage.  Mon  père  ne 
me  laissa  pas  respirer.  Le  deuil  de  ma  mère 
allait  finir,  et  ma  douleur  était  a  l'épreuve 
du  temps.  Je  ne  pouvais  alléguer  ni  l'un  nii 
l'autre  pour  éluder  ma  promesse  :  il  fallut 
l'accomplir.  Le  jour  qui  devait  m'ôter  pour 
jamais  à  vous  et  à  moi  me  parut  le  dernier 
de  ma  vie.  J'aurais  vu  les  apprêts  de  ma 
sépultuve   avec  moins  d'effroi  que  ceux  de 


H  K  L  O  ï  S  E.  329 

mou  mariage.  Plus  j'approchais  du  moment 
fatal  ,  moins  je  pouvais  déraciner  de  rnoa 
cœur  mes  premières  aScctions  ;  elles  s'irri- 
taient par  mes  efforts  pour  les  éteindre.  En- 
lin,  je  me  lassai  de  comballre  inutilement. 
Uaus  l'instaut  uièuie  où  j'étais  prête  h  jurer 
à  un  autre  une  e'iernelle  fidélité,  mon  cœur 
vous  jurait  eucorc  uu  auiour  éternel,  et  je 
fus  mené  au  temple  comme  une  victime 
impure,  qui  souille  le  sacrifice  où  l'on  va 
l'immoler. 

Arrivée  k  l'église  ,  je  sentis  en  entrant  une 
sorte  d'émotion  que  je  n'avais  jamais  éprou- 
vée. Je  ne  sais  quelle  terreur  vint  saisir  mon 
ame  dans  ce  lieu  simple  et  auguste  ,  tout 
rempli  de  la  majesté  de  celui  qu'on  y  sert. 
Une  frayeur  soudaine  me  fit  frissonner  ; 
tremblante  et  prête  à  tomber  en  défaillance, 
j'eus  peine  à  me  traîner  jusqu*au  pied  de  la 
chaire.  Loin  de  me  remettre,  je  sentis  mon 
trouble  augmenter  durant  la  cérémonie  ;  et 
s'il  me  laissait  apercevoir  les  objets,  c'était 
pour  en  être  épouvantée.  Le  jour  sombre  de 
l'édifice,  le  protbnd  silence  des  spectateurs, 
leur  maintien  modeste  et  recueilli ,  le  cortège 
de  tous  mes  parens ,  l'imposant  aspect  de  mou 
féuéré  père,    tout  donnait  à  ce   qui  s'allait 

JSou^elh  Héiohe.  Tome  II»  V 


33o        LA     NOUVELLE 

passer  nu  air  de  solemnité  qui  m'excitait  h 
l'atteiitiou  et  au  respect,  et  qui  ui'eût  l'ait 
frémir  à  la  seule  ide'e  d'un  parjure.  Je  crus 
voir  l'organe  de  la  Providence  et  entendre 
la  voix  de  Dieu  dans  le  ministre  prononçant 
gravement  la  sainte  liturgie.  La  pureté ,  la  di- 
gnité, la  sainteté  du  mariage  si  vivement  expo- 
sées dans  les  paroles  de  l'Ecriture  ,  ses  chastes 
et  sublimes  devoirs  si  importais  au  bonheur  , 
à  l'ordre,  à  la  paix,  à  la  durée  du  genre- 
humain,  si  doux  à  remplir  pour  eux-mêmes; 
tout  cela  me  lit  une  telle  impression  que  je 
crus  sentir  intérieurement  une  révolution 
subite.  Une  puissance  inconnue  sembla  cor- 
riger tout-à-covip  le  désordre  de  mes  affections 
et  les  rétablir  selon  la  loi  du  devoir  et  de  la 
nature.  L'œil  éternel  qui  voit  tout,  disais-je 
en  nioi-m.éme  ,  lit  maintenant  au  fond  de 
mon  cœur  ;  il  compare  ma  volonté  cachée  à 
la  réponse  de  ma  bouche  :  le  ciel  et  la  terre 
sont  témoins  de  l'engagement  sacré,  que  je 
prends  ;  ils  le  seront  encore  de  ma  lidélité  à 
l'observer.  Quel  droit  peut  respecter  parmi  les 
hommes  quiconque  ose  violer  le  premier  de 
tous  ? 

Un  coup  d'œil  jeté  par  hazard  sur  M.  et 
Madame  d'Orùe  ,   que  je  vis  à  côté  l'un  de 


H  É  L  0  1  s  E.  33t 

l'autre  ,  et  fixant  sur  moi  des  yeux  atten- 
dris ,  m'cmut  plus  puissaniiucnt  encore  que 
n'avaient  fait  tous  les  au  très  objets.  Aimable 
€t  vertueux  couple  ,  pour  moins  connaître 
Tamour  en  étes-vous  moins  unis  ?  Le  devoir 
et  rhonuctetc  vous  lient  ;  tendres  amis  , 
époux  {jdelles,  saiis  brûler  de  ce  feu  dévo- 
rant qui  coiiïiuinc  Tame  ,  vous  vous  aitnez 
d'un  sentiment  pur  et  doux  qui  la  nourrit, 
que  la  sagesse  autorise  et  que  la  raison  di- 
rij;e  ;  vous  u>n  êtes  que  plus  solidement 
heureux.  Ah  !  puissé-je  dans  un  lien  pareil 
recouvrer  la  même  innocence  et  jouir  du 
méuic  bonheur  ;  si  je  ne  l'ai  pas  mérité 
comme  \ous,  je  m'en  rendrai  digne  à  votre 
exemple.  Ces  sentimens  réveillèrent  mon  es- 
pérance et  mon  courage.  J'envisageai  le  saint 
nœud  que  j'allais  former  comme  un  nouvel 
état  qui  devait  purilier  mon  amc  et  la  rendre 
a  tous  ses  devoirs,  (^uand  le  pasteur  me  de- 
manda si  je  promettais  obéissance  et  fidélité 
parfaite  à  celui  que  jacceptais  pour  époux  , 
ma  bouche  et  mon  cœur  le  promirent.  Je  le 
tiendrai  jusqu'à  la  mort. 

De  retour  au  logis  .  je  soupirais  après  une 
heure  de  solitude  et  de  recueillement.  Je 
l'obtins  ,    non   sans  peine  ,  et  quelque  cm- 

Y  2 


S32        LA     NOUVELLE 

pressement  que  j'eusse  d'eu  profiter,  je  ne 
m'examinai  d'abord  qu'avec  re'pugnauce 
craignant  de  n'avoir  e'prouve'  qu'une  fer- 
mentation passagère  en  changeant  de  con- 
dition ,  et  de  me  retrouver  aussi  peu  di^^ue 
épouse  que  j'avais  été  fille  peu  sage.  L'épreuve 
était  sûre,  mais  dangereuse,  je  commençai 
par  songer  à  vous.  Je  me  rendais  le  témoi- 
gnage que  nul  tendre  souvenir  n'avait  pro- 
fané l'engagement  solemuel  que  je  venais  de 
prendre.  Je  ne  pouvais  concevoir  par  quel 
prodige  votre  opiniâtre  image  m'avait  pu 
laisser  si  long-temps  en  paix  avec  tant  de 
sujet  de  me  la  rappeler  :  je  me  serais  défiée 
de  l'indifférence  et  de  l'oubli,  comme  d'un 
état  trompeur  qui  m'était  trop  peu  naturel 
pour  être  durable.  Cette  illusion  n'étaitguère 
à  craindre  :  je  sentis  que  je  vous  aimais  au- 
tant et  plus,  peut-être,  que  je  n'avais  fait  ; 
mais  je  le  sentis  sans  rougir.  Je  vis  que  je 
n'avais  pas  besoin  pour  penser  à  vous  d'ou- 
blier que  j'étais  la  femme  d'un  autre.  En 
me  disant  coiubien  vous  m'étiez  cher  ,  mon 
cœur  était  ému  ,  mais  ma  conscience  et  mes 
sens  étaient  tranquilles,  et  je  counus  dès  ce 
momeut  que  j'étais  réellement  changée.  Quel 
torrent   de  pure  joie  viut  alors  inonder  mou 


H  É  L  O  1  s  E.  333 

amc!  Quel  scatimciit  de  paix  efface  depuis  sî 
long-temps  vint  rariiuier  ce  cœur  fle'tri  par 
riguoiiiiuic  ,  et  re'paiidre  dans  tout  mou  être 
inic  serc'iiite  nouvelle!  Je  crus  me  sentir  re- 
naître ;  je  crus  recommencer  une  autre  vie. 
Douce  eteonsolante  vertu,  je  la  recommence 
pour  toi  ;  c'est  toi  q^ui  me  la  rendras  clicre  ; 
c'est  a  toi  que  je  la  veux  consacrer.  Aii!  j'ai 
trop  appris  ce  qu'il  en  coûte  à  te  perdre  pour 
.  t'abandonner  une  seconde  fois  ! 

Dans  le  ravissement  d'uu  changement  sL 
grand  ,  si  promjît ,  si  inespéré  ,  j'osai  consi- 
dérer l'état  où  j'étais  la  veille;  je  fre'jnis  de 
l'indigne  abaissement  où  m'avait  réduit  l'ou- 
Lli   de  moi-même  ,  et    de  tous  les  dangers 
que  j'avais  connue  depuis  mon  premier  éga- 
rement. Quelle  heureuse  révolution  mie  ve- 
nait de  montrer  Thorreur  du  crime  qui  m'avait 
tentée  ,  et  réveillait  en  moi  le  goût  de  la  sa- 
gesse  î  Par  quel    rare   bonheur  avais-je   été 
plus  fidelle  k  l'amour  qu'à  l'honneur  qui  me 
fut  si  cher?  Par  quelle  faveur  du  sort  votre 
inconstance    ou  la    mienne  ne    m'avait-clle 
point  livrée  à  de  nouvelles  inclinations  ?  Com- 
ment eussé-je  opposé  à  un  autre  amant  une 
résistance  que  le  premier  avait  déjà  vaincue  ^ 
et  une  honte  accoutumée  à  céder  aux  désirs  t 

Y  a 


334        LA     N  O  U  T  E  L  L  E 

Aurais-je  plus  respecté  les  droits  d'un  amour 
e'teiiit  que  je  n'avais  respecte'  ceux  de  la 
vertu  ,  jouissant  encore  de  tout  leur  empire  ? 
Quelle  sûreté  avais-je  eue  de  n'aimer  que  vous 
seul  au  monde,  si  ce  n'est  un  sentiment  in- 
térieur que  croient  avoir  tous  les  amans  qui 
se  jurent  une  constance  éternelle,  et  se  par- 
jurent innocemment  toutes  les  fois  qu'il  plaît 
au  ciel  de  cliauger  leur  cœur  !  Chaque  dé- 
faite eût  ainsi  préparc  la  suivante;  l'habitude 
du  vice  en  eût  eÊFacé  l'horreur  a  mes  yeux:. 
Entraînée  du  déshonneur  à  l'infamie  sans 
trouver  de  prise  pour  m'arrcter  ,  d'une 
amante  abusée  je  devenais  une  fille  perdue  , 
l'opprobre  de  mon  sexe  ,  et  le  désespoir  de 
ma  famille.  Qui  m'a  garantie  d'un  eflet  si 
naturel  de  ma  première  faute  ?  qui  m'a  re- 
tenue après  le  premier  pas  ?  Qui  m'a  conservé 
ma  réputation  et  l'estime  de  ceux  qui  me  sont 
cliers  ?  Qui  m'a  mise  sous  la  sauve-garde  d'un 
époux  vertueux  ,  sage  ,  aimable  par  son  ca- 
ractère et  même  par  sa  personne,  et  rempli 
pour  moi  d'un  respect  et  d'un  attachement 
si  peu  mérités  ?  Qui  m.e  permet  enfin  d'as- 
p.irer  encore  au  titre  d'honuéte  femme  ,  et 
me  rend  le  courage  d'en  être  digne  ?  Je  le 
vois  5  je  le  sens  j  la  main  sccourablc  qui  m'a 


H  É  L  O  ï  s  E.  <635 

conduite  a  travers  Jcs  téucbrcs  est  celle  qui 
lève  à  mes  yeux  le  voîic  de  l'crrenr  ,  et  me 
rend  à  moi  malgré  moi-uicme.  La  voix  se- 
crète qui  ne  cessait  de  murmurer  au  fond  de 
mon  cœur  s'e'lève  et  tonne  avec  jilus  de  force 
au  moment  où  j'étais  près  de  périr.  L  auteur 
de  toute  vérité  n'a  point  sonffcrt  que  je  sor- 
tisse de  sa  présencecoupable  d'un  vil  parjure  , 
et  pre'venant  mon  crime  par  mes  reuiords 
il  m'a  montré  l'abyme  où  j'allais  me  préci- 
piter. Providence  éternelle  ,  qui  fais  ramper 
l'insecte  et  rouler  les  cieux  ,  tu  veilles  sur 
la  moindre  de  tes  œuvres  !  Tu  me  rappelles 
au  bien  que  tu  ui'as  fait  aimer  ;  daigne  ac- 
cepter d'un  cœur  épuré  par  tes  soins  l'hom- 
mage  que  toi  seule  rends  digne  de  t'étre 
offert  ! 

A  l'instant  pénétrée  d'un  vif  sentiment  du 
danger  dont  j'étais  délivrée  ,  et  de  l'état 
d'honneur  et  de  sûreté  où  je  me  sentais  ré- 
tablie, je  me  prosternai  contre  terre,  j'élevai 
vers  le  ciel  mes  mains  suppliantes  ;  j'invo- 
quai l'être  dont  il  est  le  trône  ,  et  qui  sou- 
tient ou  détruit  quand  il  lui  plaît  pa>-  nos 
propres  forces  la  liberté  qu'il  nous  donne. 
Je  veux- ,  lui  dis-je  ,  le  bien  que  tu  veux  et 
dont  toi  seul  es  la  source  j  je  yeux  aimex 


336       LA     NOUVELLE 

IVpoux  que  tu  m'as  douué  ;  je  veux  être 
fidelle  ,  parce  que  c'est  le  premier  devoir  qui 
lie  la  famille  et  toute  la  société;  je  veux  être 
chaste ,  parce  que  c'est  la  première  vertu  qui 
nourrit  toutes  les  autres  ;  je  veux  tout  ce 
qui  se  ra|7j3orte  à  l'ordre  de  la  uature  que 
tu  as  éta])li  ,  et  aux  règles  de  la  raisou  que 
je  tiens  de  toi.  Je  remets  mou  cœur  sous 
ta  garde  et  mes  désirs  en  ta  main.  Rends 
toutes  mes  actions  conformes  à  ma  volonté 
constante  qui  est  la  tienne  ,  et  ne  permets 
plus  que  l'erreur  d'un  moment  l'emporte  sur 
le  choix  de  toute  ma  vie. 

Après  cette  courte  prière  ,  la  première  que 
j'eusse  faite  avec  un  vrai  zèle  ,  je  me  sentis 
tellement  affermie  dans  mes  résolutions  ;  i\ 
me  parut  si  facile  et  si  doux  de  les  suivre  , 
que  je  vis  clairement  où  je  devais  cher- 
cher désormais  la  force  dont  j'avais  be- 
soin pour  résistera  mon  propre  cœur  ,  et 
que  je  ne  pouvais  trouver  en  moi-même.  Je 
tirai  de  cette  seule  découverte  une  confiance 
nouvelle  ,  et  je  déplorai  le  triste  aveuglement 
qui  me  l'avait  fait  manquer  si  long-temps. 
Je  n'avais  jamais  été  tout-à-fait  sans  reli- 
gion :  mais  peut-être  vaudrait-il  mieux  n'eu, 
point  avoir  du  tout  que  d'eu  avoir  une  ex- 


H  É  L  O  1  s  E.  33; 

tr'rlcnrc   et  maniérée  ,    qui  sans   toncbcr  le 
cœur  rassure  la  conscience  ;   de  se  borner  à 
des   formuics  ,   et   de   croire  exactement  eu 
Dieu  a  certaines  heures  pour  n'y  plus  penser 
le  reste  du  temps.  Scrupuleusement  atlache'e 
au  culte  public  ,  je  n'en  savais  rien  tirer  pour 
la  pratique  de  ma  vie.  Je  me    sentais  biea 
née   et  me  livrais  à  mes  penclians  ;  j'aimais, 
à  rc'flcchir  et  me  bais  a  ma  raison  :  ne  pou- 
vant accorder  l'espritde  l'évangile  avec  celui 
du  monde  ,  ni  la  foi  avec  les  oeuvres  ,  j'avais 
pris  un  milieu  qui  contentait  ma  vaine  sa- 
gesse ;    j'avais    des  maximes  pour    croire  et 
d'autres  pour  agir  :  j'oubliais  dans  uu  lien 
ce  que  j'avais  pensé  dans  l'autre  ;  j'étais  dé- 
vote à  l'église  et  philosophe  au  logis.  Hélas  î 
je  n'étais  rien  nulle  part;  mes  prières  n'étaient 
que  des  mots,  mes  raisonnemens  des  sophis^ 
mes  ,  et  je  suivais  pour  toute  lumière  la  fausse 
lueur  des  feux  errans  qui  me  guidaient  pour 
tnc  perdre. 

Je  ne  puis  vous  dire  combien  ce  principe 
intérieur,  qui  m'avait  manqué  jusqu'ici  ,  m'a 
dotuié  de  mépris  pour  ceux  qui  m'ont  si  mal 
conduite.  Quelle  était,  je  vous  prie,  leur  raison 
première ,  et  sur  quelle  base  étaient-ils  fondés  ^ 
Un  heureux  instinct  me  porte  au  bien  ,  une 


S3B        LA     NOUVELLE 

violente  passion  s'élève  ;  elle  a  sa  racine  dans 
le  rnérae  instinct,  queferai-je  pour  la  détruire  ? 
De  la  considération  de  l'ordre  je  tire  la  beauté 
de  la  vertu  ,  et  sa  bonté  de  l'utilité  commune  ; 
mais  que  fait  tout  cela  contre  mon  intérêt  par- 
ticulier,  et  lequel  au  fond  m'importe  le  plus, 
de  mon  bonheur  aux  dépens  du  reste  des  hom.- 
mes  ,  ou  du  bonheur  des   autres  aux  dépens 
du  mien  ?  Si  la  crainte  ou  la  honte  du  châ- 
timent niVmpcche  de   mal  faire  pour  mon 
proht,  je  n'ai  qu'a  mal  faire  en  secret, la  vertu 
n'a  plus  rien  à  me  dire;  et  si  je  suis  surprise 
enfante,  on  punira  comme  à  Sparte  ,  non  le 
délit,  mais  la  mal-adresse.  Enfin  que  le  ca- 
ractère et  l'amour  du  beau  soient  empreints 
par  la  nature  au  fond  de  mon  ame,  j'aurai 
ma    règle    aussi   long-ternps  qu'ils  ne  seront 
point  défigurés  -,  mais  comment  m'assurer  de 
conserver  toujours  dans  sa  pureté  cette  effigie 
intérieure,  qui  n'a  point  parmi  les  êtres  sen- 
sibles de  modèle  auquel  on    puisse  la    com- 
parer? Ne  sait-on  pas  que  les  affections  dé- 
sordonnées corrompent  le  jugement  ainsi  que 
la  volonté,  et  que  la  conscience  s'altère  et  se 
modifie  insensiblement   dans  chaque  siècle  , 
dans  chaque  peuple  ,  dans  chaque  individu, 
selon  riucoustance  et  la  variété  des  préjugés  2 


H  K  L  O  1  s  E.  339 

Adorez  rétre  éternel,  mou  digne   et  sage 
auii  ;  d'uusoufïlc  vous  détruirez  ces  fantômes 
de  raison  ,  qui  n'ont  qu'une  vaine  apparence 
et  fuient  comme  une  ombre  de  vaut  l'immuable 
Terite'.  Rien    n'existe  que    par   celui  qui  est. 
C'est  lui  quidonne  un  butàla  justice,  une  base 
à  la  vertu,  un  prix  à  cette  courte  vie  employée 
à  lui  plaire;  c'est  lui  qui  ue  cesse  de  crier  aux 
coupables  que   leurs  crimes  secrets    ont   été 
vus  ,  et  qui  sait  dire  au  juste  oublié,  tes  ver- 
tus ont  un  témoin  ;  c'est  lui ,  c'est  sasubstance 
inaltérable  qui  est  le  vrai  modèle  des  perfec- 
tions dont  nous  portons  tous  une  image  eu 
nous-mêmes.  Nos  passions  ont  beau  la  défi- 
gurer, tous  ses  traits  liés  à  l'essence  inlinie 
se  représentent  toujours  à  la  raison  ,  et  lui  ser- 
vent à  rétablir  ce  que  l'imposture  et  l'erreur 
en  ont  ahcié.  Ces  distinctions  me  semblent 
faciles  ;  le  sens  commun  suffit  pour  les  faire. 
Tout  ce  qu'on  ue  peut  séparer   de  l'idée  de 
cette  essence  e^t  Dieu  ;  tout  le  reste  est  l'ou- 
vrage des  bomraes.  C'est  à  la  contemplation 
de  ce  divin  modèle  que  l'ame  s'épure  et  s'élève, 
qu'elle  apprend  a  mépriser   ses  inclinations 
basses  et  à  surmonter  ses  vils  penchans.  Un 
coeur  pénétré  de  ces  sublimes    vérités  se  re- 
fuse aux  petites  passions  des  faomujes  ;  cette 


S40       L  À    N  O  U  V  E  L  L  E 

grandeur  infinie  le  dégoûte  de  leur  orgueil  ;  le 
charme  de  la  méditation  l'arrache  aux  de'sirs 
terrestres  ;  et  quand  l'être  immense  dont  il 
s'occupe  n'existerait  pas  ,  il  serait  encore  bon 
qu'il  s'en  occupât  sans  cesse  pour  être  plus 
maître  de  lui-aiiéme.  plus  fort,  plus  heureux 
et  plus  sage. 

Cherchez-vous  un  exemple  sensible  des  vains 
sophismes  d'une  raison  qui  ne  s'appuie  que  sur 
elie-méjue  ?  Considérons   de  sang -froid  les 
discours  de  vos  philosophes  ^  dignes    apolo- 
gistes du  crime  ,  qui  ne  séduisirent  jamais  qne 
des  coeurs   déjà  corrompus.  Ne  dirait-on  pas 
qu'en  s'attaquant  directement  au  plus  saint  et 
au  plus  solemnel  des  engagemcns,  ces  dange- 
reux raisonneurs  ont  résolu  d'anéantir  d'an 
seul  coup  toute  la  société  humaine  ,  qui  n'est 
fondée  que  sur  la  foi  des  conventions?  Mais 
voyez,  je  vous  prie,  comment  Ils  discuipenÊ 
un  adultère  secret  !  C'est ,  disent-ils  ,  qu'il  n'en 
résulte  aucun  mal ,  pas  même  pourl'épouxqui 
l'ignore:  comme  s'ils  pouvaient  être  sûrs  qu'il 
1  ignorera  toujours?  comme  s'il  suffisaitpour 
autoriser   le  parjure   et  l'infidélité  qu'Us    ne 
nuibissent  pas  a  autrui  ?  comme  si  ce  n'était 
pas  assez  ,  pour  abhorrer  le  crime  ,  du  mal 
qn'ilfaitàceuxquilecomincttcut?  Quoi  doue! 

ce 


H  É  L  O  ï  S  E.  34^ 

ce  n'est  pas  un  mal  de  manquer  de  foi,  d'a- 
néantir autant  quM  est  en  soi  la  forée  du  ser- 
ment et  des  contrats  les  plus  inviolables?  ce 
n'est  pas  un  mal  de  se  forcer  soi-mcme  à  de- 
venir roiirbe  et  menteur  ?  ce  n'est  pas  un  mal 
de  former  des  liens  qui  vous  font  désirer  le  mal 
et  la  mort  d'autrui;  la  mort  de  celui  mcm« 
qu'on  doit  1"  plus  aimer  et  avec  qui  l'on  a  Jure 
de  vivre  ?  ce  n'est  pas  un  mal  qu'un  ctatdont 
mille  autres  crimes  sont  toujours  le  fruit  ?  Uii 
bien  qui  produirait  tant  de  uiaux  serait  par 
cela  seul  un  mal  lui-même. 

L'un  des  deux  penserait-il  être  innocent, 
parce  qu'il  est  libre  peut-être  de  son  côte  et  ne 
ïiianque  de  foi  à  personne  ?  Il  se  trompe  gros- 
sièrement. Ce  n'est  pas  seulement  l'intérêt  des 
cpou\,  mais  la  cause  commune  de  tous  les 
hommes  que  la  pureté  du  mariage  ne  soit  point 
altérée.  Chaque  fois  que  deux  époux  s'unissent 
par  un  uneud  solemnel ,  il  ir.tervient  un  enga- 
gement tac  te  de  tout  le  genre -humain  de 
respecter  ce  lien  sacré,  d'honorer  en  eux  l'unioa 
conjugale  ;  et  c'est ,  ce  me  semble,  une  raisoa 
très-forte  contre  les  mariages  clandestins  ,  qui, 
n'offrant  nul  signe  de  cette  union,  exposent 
des  cœurs  innocens  a  brûler  d'une  Uamm» 
adultère.  Le  publicesten  quelque  sorte  garant 

A'ouvelle  HéloLc.  Tome  II.  X 


342       LA    N  O  U  T  E  L  L  E 

d'unecouventioupassce  en  saprësence ,  et  l'om 
peut  dire  que  l'honneur  d'une  femme  piidiqua 
est  sous  la  protection  spéciale  de  tous  les  gens  de 
bien.  Ainsi  quiconque  ose  la  corrompre  pèche, 
premièrement  parce  qu'il  la  fait  pécher  ,  et 
qu'on  partage  toujours  les  crimes  qu'on  fait 
commettre  ;  il  pèche  encore  directement  luî- 
mêmc  ,  parce  qu'il  viole  la  foi  publique  et 
•acrée  du  mariage,  sans  laquelle  rien  ne  peut 
•ubsisier  dans  l'ordre  légitime  des  choses  hu- 
tuaines. 

Le  crime  est  secret,  disent-ils,  et  il  H*eri 
résulte  aucun  mal  pour  personne.  Si  ces  philo- 
sophes croient  l'existence  de  Dieu  et  l'immor- 
talité de l'ame,  peuvent-ils  appeler  un  crime 
secret  celui  qui  a  pour  témoin  le  premier  offensa 
et  le  seul  vrai  juge  ?  Etrange  secret  que  celui 
«ju'on  dérobe  à  tous  les  j^eux ,  hors  ceux  à  qui 
l'on  a  le  plus  d'intérêt  à  le  cacher  ?  Quand 
tnême  ils  ne  reconnaîtraientpasla  présence  de 
la  Divinité,  comment  osent-ils  soutenir  qu'il» 
ixe  font  de  mai  a  personne?  Comment  prou-. 
Vcnt-ils  qu'il  est  indifférent  à  un  père  d'avoir 
des  héritiers  qui  ne  soient  pas  de  son  sang  ; 
d'être  chargés  peut-être  de  plus  d'enfans  qu'il 
n'en  aurait  eus  ,  et  forcé  de  partager  ses  biens 
^uz  ga§ei  de  loa  dcskouueur  sans  «eu tir  poui 


H  E  L  O  i  s  E.  84S 

«ux  des  entrailles  de  père  ?  Supposons  ces  rai- 
aotmcurs  matérialistes  ,  on  n'eu  est  que  mieux 
i'oude'  à  leur  opposer  la  douce  voix  de  la  na- 
ture ,  qui  réclame  au  fond  de  tous  les  cœurs 
contre  une  ori^ucilicuse  philosophie  et  qu'où 
zi'attaqua  jamais  par  de  bonnes  raisons.  Eu 
effet,  si  le  corps  seul  produit  la  pensée,  et 
que  le  sentiment  dépende  uniquement  des  or- 
ganes, deux  êtres  formés  d'un  même  sang  na 
doivent-ils  pas  avoir  entre  eux  une  plus  étroite 
analogie,  un  attachement  plus  fort  l'un  pour 
l'autre  ,  et  se  ressembler  d'ame  comme  de 
Tisage  ,  ce  qui  est  une  grande  raison  de 
«'aimer  ? 

N'est-ce  doncfaire  aucun  mal  ,à  votre  avis, 
que  d'anéantir  ou  troubler  par  un  sang  étran- 
ger cette  union  naturelle ,  et  d'altérer  dans 
son  principe  l'affection  mutuelle  qui  doit  lier 
entre  eux  tous  les  membres  d'une  famille  ?  Y 
a-t-il  au  monde  un  honnête  homme  qui  n'eût 
horreur  de  changer  l'enfant  d'un  autre  en 
nourrice  ?  et  le  crime  est-il  moindre  de  le 
changer  dans  le  sein  de  la  mère  ? 

Si  je  considère  mon  sexe  en  particulier  , 
que  de  maux  j'aperçois  dansce  désordre  qu'ils 
prétendent  ne  faire  aucun  mal!  ne  fût-ce  qu« 
i'aYiiisseuicut  d'u^e  ïcmUi%  coupable  à  quil^ 


344        LA     NOUVELLE 

perte  de  riionnenr  ôte  bientôt  toutes  les  au- 
tres vertus,  (^iie  d'indices  trop  sûrs  pour  un 
tendreéponx  d'une  intelligence  qu'ils  pensent 
justifier  par  le  secret  !  ne  fût-ce  que  de  n'étr* 
plus  aimé  de  sa  femme,  (^ne  fera-t-elle  ave»i 
ses  soins  artificieux  que  mieux  prouver  son  in^. 
différence?  Est-ce  l'œil  de  l'amour  qu'on  abus« 
par  de  feintes  caresses  ?  et  quel  supplice  auprès 
d'un  objet  chéri  ,  de  sentir  que  la  main  non» 
embrasse  et  que  le  cœur  nous  repousse?  Je» 
veux  que  la  fortune  seconde   une  prudenca 
qu'elle  a   si  souvent  trompée;  je  compte  ui» 
moment  pour  rien  la  témérité  de  conûer  sa 
prétendue    innocence  et  le  repos  d 'autrui    à 
des  précautions  que  le  ciel  se  plaît  à  confondrez 
que  de  faussetés  ,  que  de  mensonges  ,  que  d» 
fou  rberies  pour  couvrir  un  mauv.ais  commerce, 
pour  tromper  un  mari ,  pour  corrompre  des 
domestiques  ,    pour  en  imposer  au  public  ! 
Quel  scandale  pour  des  complices!  quel  exem- 
ple pour  des  eu  fans  !  Que  devient  leur  éduca- 
tion parmi  tant  de  soius  pour  satisfaire  im- 
punément de  coupables  feux  ?  que  devient  la 
paix  de  la  maison  et  l'union  des  chefs  .  Qu.oi  ! 
dans  tout  cela  l'époux  n'est  point  lésé  ?  Mais 
qui  le  dédommagera  donc  d'un  cœur  qui  lui 
était  dû  ?  qui  lui  pourra  rendre  une  femme 


H  É  L  O  l  s  E.  845 

«stimable  ?  qui  lui  donnera  le  repos  et  la  sû- 
reté ?  qui  le  guérira  de  ses  justes  .soupçons? 
qui  fera  confier  un  père  au  sentiment  de  la 
nature  en  embrassant  son  propre  enfant  ? 

Al'cgarddcs liaisons prétenrlues  que  l'adul- 
tère et  rinfidclitc'  peuvent  former  entre  les 
familles,  c'est  moius  une  raison  sérieuse  qu'une 
plaisanterie  absurde  et  brutale  qui  ne  mérite 
pour  toute  re'ponse  que  le  mépris  et  l'indi- 
gnation. Les  trahisons ,  les  querelles,  les  com- 
bats, les  meurtres  ,  les  empoisonncmcnsdont 
ce  desordre  a  couvert  la  terre  dans  tous  les 
temps  ,  montrent  assez  ce  qu'on  doit  attendre 
pour  le  repos  et  l'union  des  hommes  d'un  at- 
taelicment  forme  par  le  crime.  S'il  résulte 
quelque  sorte  de  société  de  ce  vil  et  mépri- 
sable conunerce  ,  elle  est  semblable  à  celle  des 
brigands  qu'il  faut  détruire  et  anéantir  pour 
assurer  les  sociétés  légitimes. 

J'ai  tâché  de  suspendre  l'indignation  qu© 
m'inspirent  ces  maximes  pour  les  discuter 
paisiblement  avec  vous.  Plus  je  les  trouve 
insensées, moins  je  dois  dédaigner  de  les  ré- 
futer pour  me  faire  honte  à  moi-même  de 
les  avqir  peut-être  écoutées  avec  trop  peu 
d'cloignement.  Vous  voyez  combien  elles 
supportent  mal  l'examen  de  la  ^ainc  raison; 

X  3 


2^6       L  A     N  O  U  T  E  L  L  E  ;i 

mais  où  chercher  la  saine  raison  sinon  dans 
celui  qui  en  est  la  source  ,  et  que  penser  do 
ceux  qui  consacrent  a  perdre  les  hommes  ce 
flambeau  divin  qu'il  leur  donna  pour  les  gui- 
der ?De'fions-  nous    d'une  philosophie  en 
paroles  ;    défions -nous  d'une    fausse  vertu 
qui  sappe  toutes  les  vertus  ,  et  s'applique  à 
justifier  tous  les  vices  pour  s'autoriser  à  les 
avoir  tous.  Le  meilleur  moyeu  de  trouver  c« 
qui  est  bien  est  de  le  chercher  sincèrement, 
et  Tonne  peut  long-temps    le  chercher  ainsi 
sans  remonter  à  l'auteur  de  tout  bien.  C'est 
ce  qu'il  me  semble    avoir  fait  depuis  que  je 
m'occupe   à  rectifier   mes   sentimeus    et  ma 
raison ,  c'est  ce  que  vous  ferez  mieux  que  moi 
quand  vous  voudrez   suivre  la   même  route. 
Il  m'est  consolant  de  songer  que  vous  avez 
souvent  nourri  mon  esprit  de  grandes  idées 
delà  religion;  et  vous  ,  dont  le   cœur   n'eut 
rien  de  cache'  pour  moi  ,  ne  m'en  eussiez  pas 
ainsi  parle'  si  vous   aviez  eu  d'autres  senti- 
mens.  Il  me  semble  même  que  ces  conversa- 
tions avaient  pour  nous  des  charmes.  La  pré- 
sence de  l'être  suprême  ne   nous  fut  jamais 
importune;  elle  nous    donnait  plus  d'espoir 
que   d'épouvante;  elle  n'effraya  jamais   que 
l'ame  du  méchant  ;   nous  aimions  à  Tavoiif 


H  É  L  O  i  5  Eï  ^47 

j)Our  témoin  de  nos  entretiens  ,  à  nous  élever 
conjointement  jusqn'à  lui.  Si  quelqnefois 
nous  étions  humiliés  par  la  honte  ,  nous  nous 
disions  en  déplorant  nos  faiblesses  ,  au  moins 
il  volt  le  fond  de  nos  cœurs,  et  nous  eu  étions 
plus  tranquilles. 

Si  cette  sécurité  nous  égara  ,  c'est  au  priu- 
cipe  sur  lequel  elle  était  fondée  a.  nous  ra- 
mener. N'est-il  pas  bien  indigne  d'un  homme 
de  ne  pouvoir  jamais  s'accorder  avec  lui-» 
ïnéme  ,  d'avoir  une  règle  pour  ses  actions  , 
une  autre  pour  ses  sentimens  ,  de  penser 
comme  s'il  était  sans  corps  ,  d'agir  comme 
s'il  étaitsansame  ,  ctde  ne  jamais  approprier 
à  soi  tout  entier  rien  de  ce  qu'il  fait  en  toute 
sa  lie  ?  Pour  moi  ,  je  trouve  qu'on  est  bien 
fort  avec  nos  anciennes  maximes  ,  quand  on 
ne  les  borne  pas  à  de  vaines  spéculations.  La 
faiblesse  est  de  l'homme  ,  et  le  Dieu  clément 
qui  le  fit  la  lui  pardonnera  sans  doute  ;  mais 
le  crime  est  du  méchant  et  ne  resterapoint 
impuni  devant  l'auteur  de  toute  justice.  Un 
incrédule  ,  d'ailleurs  heureusement  né  ,  se 
livre  aux  vertus  qu'il  aime;  il  fait  le  bien  par 
goût  et  non  par  choix.  Si  tous  ses  désir» 
•ont  droits  ,  il  les  suit  sans  contrainte  ;  il 
l«s  suivrait  de  même  s'ils  ne  l'étaient  pas; 

X4 


§43        LA     NOUVELLE 

car  pourquoi  se   gênerait  -   il  ?    Mais    celui 
qui    reconnaît  et  sert  le  père    coieiouq   de? 
liommcs     se     croit     une   plus    haute    desti- 
iiatiou;    l'ardeur  de    la  remplir  anime    sou 
zèle  ;    et  suivant  une   règle  plus    sûre  que 
ses  pencliaus  ,    il   sait  faire  le    bien    qui   lui 
coûte  et  sacriiJer  les  désirs  de  sou  cœur  à  la 
loi  du  devoir.  Tel  est  ,  mon  aiui  ,  le  sacri-» 
fice  héroïque  auqîicl  nous  sommes  tous  deux 
appelés.  L'amour  qui  nous  un:?sait  eût  fait 
le  charme  de  notre  vie.  Il  survcquit  à  l'es- 
ptrancc  ;  il  brava  le  temps  et  réloigncmeut  ; 
il  supporta  toutes  les  épreuves.  Un  sentiment 
$i  parfait  ne  devait  point  périr  de  lui-même  ; 
il  était  digne  de  n'être  immolé  qu'à  la  vertu. 
Je  vous  dirai  plus.  Tout  est  changé  entre 
nous  ;  il  faut  nécessairement  que  votre  cœur 
cîiange.  Julie  de  ff'olmar    n'est  plus  votre 
ancienne  Julie  ^   la  révolution  de  vos  senti- 
mens  pour  elle  est  inévitable  ,  et  il  ne   vous 
reste    que  le  choix  de  faire  honneur  de    c© 
changement  au  vice  ou  à  la  vertu.  Jai  dans 
la  mémoire  un  passage  d'iui  auteur  que  vous 
ne  récuserez  pas.  «  L'amour  ,  dit-il  ,  cstpriva 
«de  son  plus  grand  charme  quand  l'honné- 
«  teté  l'abandonne.    Pour    eu    sentir   tout  lo 
«prix,  il  fâut  que  le  cœur  s'y  coiuplaise  et 


H  K  L  O  ï  S  E.  349 

«  qu'il  nous   t'icvc  01  élevant    l'objet  aimé. 
«  Otez  l'idée  de  la  pei  Icetiou  ,  vous  ôtcz  l'en- 
«  thousiasuie  ;  ôtcz  l'estime,  et  l'amour  n'est 
«  plus  rien.  Comment  une  femme  lionorera- 
«  t-elleun  homme  qu'elle  doit  mépriser?  com- 
«  ment  pourra-t-il  honorer  lui-même  ccllequi 
«  n'a  pas  craint  de  s'abandoiuicr  à  un  vil  cor- 
«  rupteur?Ainsibientôtilssemépriserontmu- 
•t  tuellement.  L'amour ,  ce  sentiment  céleste, 
«  ne  sera  plus  pour  eux  qu'un  honteux  com- 
«  raerce.  Ils  auront  perdu  l'iionneur  etn'au- 
«  ront point  trouvé  lafélieité.  {tt)  Voilà  notre 
leçon  ,  mon  ami ,  c'est  vous  qui  l'avez  dictée. 
Jamais  nos  cœurs  s'aimèrent-ils  plus  délicieu- 
sement ,  et   jamais  l'Iionnctctc  leur  fut-elle 
aussi  chère  que  dans  les    teujps    heureux  où 
cette  lettre  fut   écrite  ?  Voyez  donc  à  quoi 
nous  mèneraient   aujourd'hui    de  coupables 
feux  nourris  aux  dépens  des  plus  doux  trans- 
ports qui  ravissent  l'amc  L'horreurdu  vice, 
qui  !ious  est  si  t)atureileà  tous  deux  ,  s'éten- 
drait bientôt  sur  le  complice  de  nos  fautes; 
nous  nous  haïrions  pour  nous  être  trop  aimés, 
et  l'amour  s'éteindrait  dans  les  nuiords.  Ne 
vaut-il  pas  mieux  épurer  un  scntimentsi cher 

^t)  Voyez  la  première  partie  ,  lerrr»»  XXIV. 


350       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

pour  le  rendre  durable  ?  ne  vaut-il  pas  mieut 
eu  conserver  au  moins  ce  qui  peut  s'accor- 
der avec  l'innocence  ?  N'est-ce  pas  conserver 
tout  ce  qu'il  eut  de  plus  charmant  ?  Oui, mou 
bon  et  digne  ami  ;  pour  nous  aimer  toujours 
il  faut  renoncer  l'un  a  l'autre.  Oublions  tout 
le  reste  ,  et  sovez  l'amant  de  mon  arae.  Cett# 
ide'e  est  si  douce   qu'elle  console  de  tout. 

Voilà  le  lidelle  tableau  de  ma  vie  ,  et 
l'histoire  naïve  de  tout  ce  qui  s'est  passé 
dans  moncœur.  Je  vous  aiuie  toujours  ,  n'eu 
doutez  pas.  Le  sentiment  qui  m'attache  à 
vous  est  si  tendre  et  si  vif  encore  ,  qu'un© 
autre  en  serait  peut-être  alarmée;  pour  moi 
j'en  connus  un  trop  diflerent  pour  me  de'fier 
de  celui-ci.  Je  sens  qu'il  a  changé  de  nature  , 
et  du  moins  en  cela,  mes  fautes  passées  fon- 
dent ma  sécurité  présente.  Je  sais  que  l'exacte 
bi^iséance  et  la  vertu  de  parade  exigeraient 
davantage  encore  ,  et  ne  seraient  pas  conten- 
tes que  vous  ne  fussiez  tout -à -fait  oublie. 
Je  crois  avoir  une  règle  plus  sûre  et  je  m'y 
tiens.  J'écoute  en  secret  ma  conscience  ;  ell« 
ne  mo  reproche  rien  ,  et  jamais  elle  ne  tromp» 
une  ame  qui  la  consulte  sincèrement.  Si  cela 
ne  suffit  pas  pour  me  justifier  dans  le  monde, 
«Xîla  suffit  pour  ma  propre  tranquillité.  Com- 


H  E  LOIS  E.  35i 

■lent  s*cst  fait  cet  heureux  cliangement  ?  je 
l'ignore.  Ce  que  je  sais  ,  c'est  que  je  l'ai  vive- 
ment désiré  :  Dieu  seul  a  fait  le  reste.  J« 
penserais  qu'une  aine  une  fois  corrompue  l'est 
pour  toujours  et  ne  revient  plus  au  loieii 
d'elle-même  ,àraoinsque  quelque  re'volutioti 
subite  ,  quelque  brusque  changement  de  for- 
tune et  de  situation  ne  change  tout-à-coup 
ses  rapports  ;  et  par  un  violent  ébranlement 
Me  l'aide  à  retrouver  une  bonne  assiette* 
Toutes  ses  habitudes  étant  rompues  ettoutet 
ses  passions  modifiées  ,  dans  ce  bouleverse- 
ment général  on  reprend  quelquefois  son 
caractère  primitif,  et  l'on  devient  coniuie 
un  nouvel  être  sorti  récemment  des  mains 
de  la  nature.  Alors  le  souvenir  de  sa  précé-  . 
dente  bassesse  peut  servir  de  préservatif 
contre  une  rechute.  Hier  on  était  abject  et 
faible  ,  aujourd'hui  on  est  fort  et  magna- 
nime. En  se  contemplant  de  si  près  dan» 
deux  états  si  différens  on  en  sent  mieux  1« 
prix  de  celui  où  l'on  est  remonté  et  l'on  en 
devient  plus  attentif  à  s'y  soutenir.  Moa 
mariage  m'a  fait  éprouver  quelque  cho?o 
de  semblable  à  ce  que  je  tâche  de  vous  expli- 
quer. Ce  lien  si  redouté  me  délivre  d'un» 
•ervitude  beaucoup  plus  redoutable,  et  mo«. 

X6 


3o2        LA     NOUVELLE 

ëpoux  m'en  devient  plu|  cbcr  pour  m'avoir 
rendue  à  moi-même. 

IVons  étions  trop  unis  vous  et  moi  pour 
qu'eu  changeant  d'espèce  notre  union  se 
détruise.  Si  vous  perdez  une  tendre  amante  , 
vo'.is  gagnez  une  fideile  aurie  ;  et  quoi  que 
nous  en  ayions  pu  dire  durant  nos  illusions  , 
je  doute  que  ce  changement  vous  soit  dé- 
savantageux. Tirez  -  en  le  même  parti  qi.G 
moi,  je  vous  en  conjure  ,  pour  devenir  meil- 
leur et  plus  sage  ,  et  pour  épurer  par  des 
mœurs  chrétiennes  les  leçons  de  la  philoso- 
phie. Je  ne  serai  jamais  heureuse  que  vous 
ne  soyiez  heureux  aussi  ;  et  je  sens  plus  que 
jamais  qu'il  n'y  a  point  de  honhcur  sans  la 
vertu.  Si  vous  m'aimez  véritablement ,  don- 
nez-moi la  douce  consolation  de  voir  que 
nos  cœurs  ne  s'accordent  pas  moins  dans 
leur  retour  au  bien  qu'ils  s'accordèrent  dans 
leur   égarement. 

Je  ne  crois  pas  ayoirbesoiu  d'apologie  pour 
cette  longue  lettre.  Si  vous  m'étiez  moins 
cher  ,  elle  serait  plus  courte.  Avant  de  la 
finir  il  me  veste  une  grâce  à  vous  demander. 
Un  cruel  fardeau  me  pèse  sur  le  cœur.  Ma 
conduitepasseeestignoreedeM.de  Ji^ohna?'\ 
xnais  une  sincérité  sans  réserve  fait  partie  d« 


H  K  L  O  1  s  E.  853 

la  fidélité  que  je  lui  do  s.  J'aurais  déjà 
ccut  fois  toutavoué  ,  vous  seul  ui'avcz  reteuue. 
(Quoique  je  connaisse  la  sagesse  et  la  modé- 
ra tion  de  M.  de  ll^ohnar  ,  c'est  touiouis 
vous  compromettre  que  de  vous  nommer,  ek 
je  n'ai  point  voulu  le  faire  sans  votre  con- 
sentement. Serait-ce  vous  déjjlaiic  que  d© 
TOUS  le  demander  ,  et  aurais-je  trop  pré- 
sumé de  vous  ou  de  moi  en  me  flattant  de 
l'obtenir  ?  vSongez  ,  je  vous  supplie  ,  que 
cette  réserve  hc  saurait  être  iiuiocente  , 
qu'elle  m'cstchaque  jour  plus  cruelle  ,  et  que 
jusqu'à  la  réception  de  votre  réponse  je 
n'aurai  pas  un  instant  de  tranquillité. 

LETTRE    XIX. 

RÉPONS  E. 

Xli  T  vous  ne  seriez  plus  ma  Julie  ?  Ab  ! 
ne  dites  pas  cela  ,  digne  et  respectable 
femme.  Vous  l'ctcs  plus  que  jamais.  Vous 
êtes  celle  qui  uiérilcz  les  bommagcs  de  tout 
l'univers  ;  vous  êtes  celle  que  j'adorai  en 
commençant  d'être  senjiible  à  la  véritable 
beauté;  vous  êtes  celle  que  jene  cesserai  d'à- 
çlprerméme  après  ma  mort ,  s'il  reste  çiicox* 


554       LA     NOUVELLE 

en  mon  ame  quelque  souvenir  des  attrait» 
vraiment  célestes  qui  l'enchantèrent  durant 
ma  vie.  Cet  eCFort  décourage  qui  vous  ramèus 
à  toute  votre  vertu  ne  vous  rend  que  plus 
semblable  à  vous-même.  Non  ,  non  ,  quelque 
supplice  que  j'éprouve  à  le  sentir  et  a.  le  dire  , 
jamais  vous  ne  fuies  mieux  ma.  Julie  qu'au 
moment  que  vous  renoncez  àmoi.  Hélas  !  c'est 
en  vous  perdant  que  je  vous  ai  retrouve'e.Mais 
moi  dont  le  cœur  frémit  au  seul  projet  de  vous 
imiter  ,  moi  tourmenté  d'une  passion  crimi- 
nelle que  je  ne  puis  ni  supporter  ni  vaincre, 
suis-je  celui  que  je  pensais  être  ?  Etais-je  digne 
de  vous  plaire  ?  quel  droit  avais-je  de  vous 
importuner  de  mes  plaintes  et  de  mon  déses- 
poir ?  C'était  bien  à  moi  d'oser  soupirer 
pour  vous  !  Eh  !  qu'étais-je  pour  vous  aimer  ? 
Insensé  !  comme  si  je  n'éprouvais  pas 
assez  d'humiliations  sans  en  rechercher  d© 
nouvelles  !  Pourquoi  compter  des  différences 
que  Tamour  fit  disparaître  ?  Il  m  élevait , 
m'égalait  à  vous  ,  sa  flamme  me  soutenait  ; 
nés  coeurs  s'étaient  confondus  ,  tous  leurs 
sentimens  nous  étaient  communs  ,  et  \g% 
miens  partageaient  la  grandeur  des  vôtres. 
Me  voilà  donc  retombé  dans  toute  ma 
bassesse  !  Doux  espoir  qui  nourrissais  mon 


H  É  L  O  ï  s  Fî.  S55 

aine  et  m'abusas  si  lonj;-temps  ,  te  voilà 
donc  éteint  sans  retour  ?  Elle  ne  sera  point 
à  moi  ?  Je  la  perds  pour  toujours  ?  Elle 
fait  le  bonheur  d'un  autre  ?...  ô  rage  !  ô 
tourment  de  l'enfer  ! , . .  Inlidelle  !  ah  !  devais- 
tu  jamais  ....  Pardon  ,  pardon  ,  Madame  , 
ayez  pitié  de   mes   fureurs.   O   Dieu  î  vous 

l'avez  trop    bien  dit ,  elle  n'est  plus elle 

n'est  plus  cette  tendre  Julie  à  qui  je  pou- 
vais montrer  tous  les  mouvemens  de  mon. 
cœur.  Quoi  !  je  me  trouvais  malheureux  , 
et  je  pouvais  me  plaindre  ?....  elle  pouvait 
m'e'couter  ?    J'e'tais    malheureux  ?....    que 

suis-je   donc   aujourd'hui? Non,   je  ne 

vous  ferai  plus  rougir  de  vous  ni  de  moi. 
C'en  est  fait ,  il  faut  renoncer  l'un  à  l'autre  ;  il 
faut  nous  quitter.  La  vertu  même  en  a  dicte 
l'arrêt  ;  votre  main  l'a  pu  tracer.  Oublions- 
nous...  oubliez-moi,  du  moins.  Je  l'ai  re'solu 
je  le  jure;  je  ne  vous  parlerai  plu*  de  \i\o\, 
Oserai-je  vous  parler  de  vous  encore  ,  et 
conserver  le  seul  intérêt  qui  me  reste  au 
inonde  ,  celui  de  votre  bonheur  ?  En  m'ex- 
posant  l'état  de  votre  ame  vous  ne  m'avez 
rien  dit  de  votre  sort.  Ah  !  pour  prix  d'un 
sacrifice  qui  doit  être  senti  de  vous,  daigncx 
ffie  tirer  de  ce  doute  insupportable.  Julie^ 


356        LA     NOUVELLE 

ctes-voLis  heureuse  ?  Si  vous  l'êtes  ,  donueU" 
moi  dans  uiou  désespoir  la  seule  consolation 
dont  je  sois  susceptible  ;  si  vous  ne  l'êtes 
}Das ,  par  pitié  daignez  me  le  dire  ,  j'en  serai 
moins  long-temps  malheureux. 

Plus  je  réfléchis  sur  l'aveu  que  vous  mé- 
ditez ,  moins  j'y  puis  cousentir;  et  le  même 
motif  qui  m'ôta  toujours  le  courage  de  vous 
faire  un  refus,  me  doit  rendre  inexorable 
sur  celui-ci.  Le  sujet  est  de  la  dernière  im- 
portance ,  et  je  vous  e\Iioite  à  bien  peser 
mes  raisons.  Premièrement  ,  il  me  semble 
que  votre  extrême  délicatesse  vous  jette  à 
cet  égard  dans  l'erreur  ,  et  je  ne  vois  point 
sur  quel  fondement  la  plus  austère  vertu 
pourrait  exiger  une  pareille  confession.  Nul 
engagement  au  monde  ne  peut  avoir  un 
effet  rétroactif.  On  ne  saurait  s'obliger  pour 
le  passé  ,  ni  promettre  ce  qu'on  n'a  plus  le 
pouvoir  de  tenir  ;  |)ou'  quoi  devrait-on  compte 
■i  celui  à  qui  l'on  s'engage  de  l'usage  anté- 
rieur qu'on  a  fait  de  sa  liberté  et  d'une 
fidélité  qu'on  ne  lui  a  point  promise  ?  Ne 
vous  y  trompez  pas,  Julie  ^  ce  n'est  pas  à 
Totre  époux  ,  c'est  à  votre  ami  que  vous 
nvez  manqué  de  foi.  Avant  la  tvraunie  de 
Yo,tre  père,  1«  cid.  et  la  sature  nous  avaient 


H  É  L  O  1  s  E.  357 

imis  l'un  à  Tau  tic.  Vous  avez  fait  en  formant 
d'autres  nœuds  un  crime  que  l'amour  ut 
l'iionneur  peut-être  ne  pardonnent  point, 
et  c'est  à  moi  seul  de  reclamer  le  bien  que 
]M.   de   1/  o/niar  m'a  ravi. 

S'il  est  des  cas  où  le  devoir  puisse  exiger 
iHi  pareil  aveu  ,  c'est  quand  le  danger  d'une 
rechute  oblige  une  femme  prudente  à  des 
pre'cautions  pour  s'en  garantir.  Mais  voir» 
lettre  m'a  plus  éclairé  que  vous  ne  pense» 
sur  vos  vrais  seutimens.  Eu  la  lisant,  j'ai 
$cnti  dans  mon  propre  cœur  combien  la 
vôtre  eût  abhorré  de  près  ,  même  au  scia 
de  l'amour  ,  un  engagement  criminel  doul 
l'éloignement  nous  ôtait  l'horreur. 

Dès-là  que  le  devoir  et  riionnéteto  n'exi- 
gent pas  cette  conQdence  ,  la  sagesse  et  la 
raison  la  défendent  ;  car  c'est  ri*;quer  sans 
nécessité  ce  qu'il  5' a  de  plus  précieux  dans 
le  iHariage  ,  l'attachement  d'un  époux  ,  la 
mutuelle  couûance  ,  la  paix  de  la  mai<;on. 
JVvez-vous  assez  réfléchi  sur  une  pareil ie 
démarche  ?  Connaissez-vous  assez  votr^ 
inari  pour  être  sûre  de  l'eiTet  qu'elle  pror 
duira  sur  lui  ?  Savez-vous  combien  il  y  a 
d'hommes  au  monde  auxquels  il  n'eu  fau- 
drait   pas    davantage    pour    concevoir    ui;« 


358        LA     NOUVELLE 

jalousie  effrénée,  uu  mépris    invincible,  et 
peut-être  attenter  aux  jours  d'une  femme  ?  Il 
faut  pour  ce  délicat  examen  avoir  égard  aux 
tems  ,    aux  lieux  ,    aux  caractères.   Dans    1© 
pays  oiJi  je  suis  ,  de  pareilles  confidences  sont 
sans  aucun  danger,  et  ceux  qui  traitent  si  lé- 
gèrement la  foi  conjugale  ne  sont  pas  gens 
à  faire  une  si  grande  affaire  des  fautes  qui  pré- 
cédèrent l'engagement.  Sans  parler   des  rai- 
sons qui  rendent  quelquefois  ces  areux  indis- 
pensables ,  et  qui  n'ont  pas  eu  lieu  pour  vous  , 
je  connais  des  femmes   assez   médiocrement 
estimables  ,  qui  se  sont  fait  a  peu  de  risques 
un  mérite  de  cette  sincérité  ,  peut-être  pour 
obtenir  à   ce    prix  une  confiance  dont  elles 
pussent   abuser   au    besoin.    Mais   dans   des 
lieux  oii  la  sainteté  du  mariage  est  plus  res- 
pectée ,  dans  des  lieux  où  ce  lien  sacré  forme 
une  union  solide  ,  et  oii  les  maris  ont  un  vé- 
ritable attachement  pour  leurs  femmes  ,    ils 
leur  demandent  un  compte  plus  sévère  d'elles- 
mêmes  ;   ils  veulent  que  leurs  cœurs  n'aient 
connu  que  pour  eux   un  sentiment  tendre  ; 
usurpant  un  droit  qu'ils  n'ont  pas,  ils  exi- 
gent qu'elles  soient  à  eux  seuls  avant  de  leur 
appartenir,  et  ne  pardonnent  pas  plus  l'abu* 
4e  la  liberté  qu'une  infidélité  réelle. 


H  E  L  O  1  s  E.  359 

Croyez-moi,  vertueuse  .7///z>  ,  dcTicz-vous 
d'un  zèle  sans  fruit  et  sans  nécessite.  Gardez 
un  secret  dangereux  que  rien  ne  vous  oblige  à 
Te'vëler  ,  dont  la  communication  peut  vous 
perdre  ,  et  n'est  d'aucun  usage  à  votre  époux. 
S'il  est  digne  de   cet  aveu  ,  son  ame  en  sera 
contriste'e,  et  vous  l'aurez  affligé  sans  raison. 
S'il  n*en  est  pas  digne  ,  pourquoi  voulez-vous 
donner  un  prétexte  à  ses  torts  envers  vous  ? 
Que  savez-vous  si  votre  vertu  ,  qui  vous  a 
soutenue  contre  les  attaques  de  votre  cœur  , 
Vous  soutiendrait  encore  contre  des  chagrins 
domestiques  toujours  renaissans  ?  N'empirez 
point  volontairement  vos  maux ,  depeur  qu'ils 
ne  deviennent  plus  forts  que  votre  courage  , 
«t  que  vous  ne  retombiez  ,  à  force  de  scru- 
pule ,  dans  un  état  pire  que  celui  dont  vous 
avez  eu  peine  à  sortir.  La  sagesse  est  la  basa 
de  toute  vertu;  consultez-la,  je  vous  en  con* 
jure  ,   dans  la  plus  importante  occasion  de 
votre  vie  ;  et  si  ce  fatal  secret  vous  pèse  si 
cruellement,  attendez  du  moins,  pour  vous 
en  décharger  ,  que  le  tems ,  les  années  vous 
donnent  une  connaissance  plus  parfaite  de 
votre  époux  ,  et  ajoutent  dans  son  cœur  à 
l'effet  de  votre  beauté  l'effet  plus  sûr  encore 
des  charmf^  de  ?otre  caractère,  et  la  doue* 


36o        L  Jl     nouvelle 

habitude  de  les  seutir.  Eiifm,  quand  ces  rai- 
sons ,  toutes  solides  qu'elles  sont  ,  ne  vous 
persuaderaient  pas,  ue  fermez  point  l'oreille 
à  la  voix  qui  vous  les  expose.  O  Julie!  écouter 
un  homme  capable  de  quelque  vertu  ^  et  qui 
mérite  au  moius  de  vous  quelque  sacrifice 
par  celui  qu'il  vous  fait  aujourd'hui  ! 

Il  faut  finir  cette  lettre.  Je  ne  pourrais  ,  je 
le  sens  ,  m'cmpecher  d'}'  reprendre  un  ton 
que  vous  ne  devez  plus  entendre.. /w/ie,  il  faut 
vous  quitter!  si  jeune  encore,  il  faut  de'jà 
renoncer  au  bonheur  !  O  tems  !  qui  ne  dois 
plus  revenir!  tems  passé  pour  toujours,  source 
de  regrets  éternels!  plaisus ,  transports,  douces 
extases  ,  moinens  délicieux  ,  ravissemeus  ce-» 
lestes!  mes  amours  ,  mes  uniques  amours, 
honneur  et  charme  de  ma  vie  !  adieu  pour 
jamais. 

LETTRE     XX. 

DE     JULIE, 


V. 


eus  me  demandez  si  je  suis  heureuse. 
Cette  question  me  touche  ,  et  en  la  fesant 
vous  m'aidez  à  y  répondre  ;  car  bien  loiu 
4e  chercher  l'oubli  dont  vous  parlez,  j'avoue 


n  E  LOIS  E.  36 r 

que  ]C  ne  saurais  ctre  licnrcuscsi  vous  cessiez 
de  m'aimcr  :  mais  je  le  .^uis  a  tous  égards, 
et  rien  ne  manque  à  mon  l)onlieur  que  le 
vôtre.  Si  )'ai  évite'  dans  ma  lettre  précédente 
de  parler  de  M.  de  Tf^'ohnar  ^  Je  l'ai  fait  par 
ménagement  pour  vous.  Je  connaissais  trop 
votre  sensibilité  pour  ne  pas  craindre  d'ai- 
grir vos  peines  ;  mais  votre  inquiétude  sur 
mon  sort  m'obligeant  à  vous  parler  de  celui 
dont  il  dépend  ,  je  ne  puis  vous  en  parler 
([ue  d'une  manière  digne  de  lui  ,  comme  il 
convient  à  sou  épouse  et  à  une  amie  de  la 
vérité. 

M.  de  Tf^olmar  a  près  de  cinquante  ans  ; 
sa  vie  unie  ,  réglée  ,  et  le  calme  des  passions 
lui  ont  conservé  une  constitution  si  saine  et 
un  air  si  frais  qu'il  paraît  à  peine  en  avoir 
quarante  ,  et  il  n'a  rien  d'un  âge  avancé  que 
l'expérience  et  la  sagesse.  Sa  physionomie  ç%t 
noble  et  prévenante  ,  son  abord  simple  et 
ouvert  ,  ses  manières  sont  plus  honnêtes 
qu'empressées  ;  il  parle  peu  et  d'un  graiidsens, 
mais  sans  affecter  m  précision,  ni  sentences. 
Il  est  le  même  pour  tout  le  monde  ,  ne  cherche 
et  ne  fuit  personne  ,  et  n'a  jamais  d'autres 
préférences  que  ccllns  de  la  raison, 

^lalgré  sa   fjoideur    naturelle  ,    son   cœur 


34^2        LA     NOUVELLE 

secondant  les  intentions  de  mon  père  cruC 
sentir  que  je  lui  convenais  ,  et  pour  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie  il  prit  un  attachement. 
Ce  goût  modéré  mais  durable  s'est  si  bien 
réglé  sur  les  bienséances,  et  s'est  maintenu 
dans  une  telle  égalité  ,  qu'il  n'a  pas  eu  be- 
soin de  changer  de  ton  en  changeant  d'état, 
et  que  sans  blesser  la  gravité  conjugale  ,  il 
conserve  avec  moi  depuis  son  mariage  les 
mêmes  manières  qu'il  avoit  auparavant.  Je 
ne  l'ai  jamais  vu  ni  gai  ni  triste  ,  mais  tou- 
jours content  ;  jamais  il  ne  me  parle  de  lui  , 
rarement  de  moi  ;  il  ne  hic  cherche  pas  , 
mais  il  n'est  pas  fâché  que  je  le  cherche,  et 
me  quitte  peu  volontiers.  Il  ne  rit  point  ;  il 
est  sérieux  sans  donner  envie  de  l'être  ;  au 
contraire  ,sou  abord  serein  semble  m'iuviter 
a  l'enjouement  ;  et  comme  les  plaisirs  que  je 
goûte  sont  les  seuls  auxquels  il  paraît  sen- 
sible ,  une  des  attentions  que  je  lui  dois  est 
de  chercher  àin'ainuser.  En  un  mot,  il  veut 
que  je  sois  heureuse  ;  il  ne  me  le  dit  pas  , 
mais  je  le  vois  ;  et  vouloir  le  bonheur  de  sa 
femme  n'est-ce   pas  l'avoir  obtenu  ? 

Avec  quelque  soin  que  j'aie  pu  l'observer^ 
je  n'ai  su  lui  trouver  depassion  d'aucune  espèce 
5ue  celle  ^u'il  a  pour  moi.  Eucore  cette  pas*- 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  56J 

slom  cst-ellc  si  c^alc  et  si  tempérée  qu'on  di- 
rait qu'il  n'aime  qu'autant  qu'il  veut  aimer, 
et  qu'il  ne  le  veut  qu'autant  que  la  raison  le 
permet.  11  est  réellement  ce  que  niilord 
Edouard  croit  être;  en  quoi  je  le  trouve 
3)icn  supérieur  à  tous  nos  autres  gens  à  senti- 
ment que  nous  achuirons  tant  nous-mcmes  : 
car  le  cœur  nous  trompe  en  uiille  manières  , 
et  n'agit  que  par  un  principe  toujours  sus- 
pect ;  mais  la  raison  n'a  d'autre  fin  que  co 
qui  est  bien;  ses  règles  sont  sûres,  claires, 
faciles  dans  la  conduite  de  la  vie  ,  et  jamais 
elle  ne  s'égare  que  dans  d'inutiles  spécula-" 
tions  qui  ne  sont  pas  faites  pour  elle. 

Le  plus  grand  goût  de  M.  de  JJ^ohnar  est 
d'observer.  Il  aime  à  juger  des  caractères  des 
hommes  et  des  actions  qu'il  voit  faire.  Il  eu 
juge  avec  une  profonde  sagesse  et  la  plus  par- 
faite impartialité.  Si  un  ennemi  lui  fcsoit  du 
mal,  il  en  discuterait  les  motifs  et  les  moyens 
aussi  paisiblement  que  s'il  s'agissait  d'une 
chose  indifférente.  Je  ne  sais  comment  il  a 
entendu  parler  de  vous  ;  mais  il  m'en  a  parlé 
plusieurs  fois  lui-même  avec  beaucoup  d'es- 
time ,  et  je  le  connais  incapable  de  déguise- 
ment. J'ai  cru  remarquer  quelquefois  qu'il 
m'obserfait  duroiit  ges  ^tretieas  \  mais  U  j 


S64        LA     IT  O  U  T  S  L  L  E 

a  grande  apparence  que  cette  prétendue  re- 
marque n'est  que  le  secret  reproche  d'uns 
conscience  alarme'e.  Quoi  qu'il  en  soit  ,  j'ai 
fait  en  cela  mon  devoir  ;  la  crainte  ni  la  honte 
ne  m'ont  point  inspiré  de  réserve  injuste,  et 
je  vous  ai  rendu  justice  auprès  de  lui ,  comm» 
je  la  lui   rends  auprès  de  vous. 

J'oubliais  de  vous  parler  de  nos  revenus  et 
de  leur  administration.  Le  débris  des  biens  de 
M.  de  Tf^olmaj'  j  joint  à  celui  de  mon  père, 
qui  ne  s'est  réservé  vj^u'une  pension,  lui  fait 
une  fortune  honnête  et  modérée  ,  dont  il 
use  noblement  et  sagement ,  en  maintenant 
chez  lui ,  non  l'incommode  et  vain  appareil 
du  luxe  ,  mais  l'abondance ,  les  véritables 
commodités   de  la  vie,  (?///)  et  le  nécessaire 

{nu)  Il  n'y  a  pas  d'association  plus  commune 
^ue  celle  du  faste  et  de  la  lésine.  On  prend  sur 
la  nature,  sur  les  vrais  plaisirs,  sur  le  besoin 
même  ,  tout  ce  qu'on  donne  à  l'opinion.  Tel 
homme  orne  son  palais  aux  dépens  de  sa  cui- 
sine ;  tel  autre  aime  mieux  une  belle  vaissellt 
qu'un  bon  dîné  ;  tel  autre  fait  un  repas  d'appa- 
reil, et  meurt  de  ftam  tout  le  reste  de  l'année. 
Quand  je  vois  un  bufet  de  vermeil,  je  m'attends 
à  du  vin  qui  m'empoisonne.  Combien  de  fois 
dans  des  maisons  de  campagne ,  en  respiranc 
le  frais  au  matiu,  l'a^pict  d'uji  b«au  jardin  vou» 


H  E  L  O  I  s  E.  365^ 

chrz  les  voisins  indigenç.  L'ordre  qu'il  a  mis 
da.is  sa  iiinisoti  c;*t  Tiinage  de  celui  qui  règne 
au  [\)\ix{  (le  son  aine,  et  semble  imiter  dans 
un  petit  ménage  l'ordre  établi  dans  le  gou- 
vernement du  moiule.  On  n'y  voit  ni  cette 
inflexible  régularité'  qui  donne  plus  de  gène 
que  (l'avantage,  et  n'est  supportable  qnà  celui 
qui  l'impose  ,  ni  cette  contusion  mal  entendue 
qui,  poiu'  trop  avoir,  ôte  l'usage  de  tout.  On 
\  reconnaît  toujours  la  main  du  maître  ,  et 
l'on  ne  la  sent  jamais  ;  il  a  si  bien  ordonne  le 
premier    arrangemeut  ,•  qu'à  présent  tout  va 

Tente  ?  On  se  lève  de  bonne  heure  ,  on  se  pro- 
jiiène  ,  o'i  gagae  de  l'appcïtit,  on  veut  déjeuner. 
L'offit  ier  est  sorti,  ou  les  provisions  manquent, 
ou  madame  n'a  pas  donné  ses  ordres,  ou  l'on 
vous  faii  ennuyer  d'aLtendre.  Quelquefois  on 
vous  pjévieut  ,  on  vient  magnifiquement  vous 
offrir  fie  tout,  à  condition  cpie  vous  n'accepterez 
rien.  Il  faut  resrer  à  jeun  jusqu'à  trois  Leures  , 
ou  déjeuner  avec  des  rulij»es.  Je  me  souviens 
de  mètre  promené  dans  un  très-beau  parc,  dont 
on  disait  que  la  maîtresse  aimait  beaucoup  le 
café  et  n'en  prenaii  jamais ,  ai  tendu  <ju'il  routait 
quatre  sons  la  tasse;  mais  elle  donnait  de  grand 
<  œur  mille  é  us  à  son  jardinier.  Je  crois  que 
j'aimerais  mieux  avoir  des  rbarmilles  moins 
bien  taillées  ,  ei  prendre  du  café  plus  souvent. 
Noui>eUe  Héloise.  Tome  JI,  Y; 


^66       L  À    N  O  U  V  E  L  L  È 

tout  seul  ,  et  qu'on  jouit  à-la-fois  de  la  lègl» 
et  de  la  liberté. 

Voilà  ,  mon  bon  ami  ,  une  idée  abre'gée  y 
mais  fidelle  du  caractère  de  M.  de  Jïf^ohnar ^ 
autant  que  Je  l'ai  pu  connaître  depuis  que  je 
vis  avec  lui.  Tel  il  m'a  paru  le  premier  jour, 
tel  il  me  paraît  le  dernier  sans  aucune  alté- 
ration ;  ce  qui  me  fait  espérer  que  je  l'ai  bicu 
vu  ,  et  qu'il  ne  me  reste  plus  rien  à  décou- 
vrir; car  je  n'imagine  pas  qu'il  pût  se  mon- 
trer autrement  sans  y  perdre. 

Sur  ce  tableau  vous  pouvez  d'avance  vous 
répondre  à  vous-même  ,  et  il  faudrait  me  mé- 
priser beaucoup  pour  ne  pas  me  croire  heu- 
reuse avec  tant  de  sujet  de  l'être.  (r.r)  Ce  qui 
■QXà.  long-temps  abusée  ,  et  qui  peut-être  vous 
abuse  encore  ,  c'est  la  pensée  que  l'amour  est 
nécessaire  pour  former  un  li.eureux  mariage. 
Mon  ami,  c'est  une  erreur  :  l'honnêteté,  la 
vertu,  de  certaines  convenances,  moins  de 
conditions  et  d'âges  que  de  caractères  et  d'hu- 
meurs ,  suffisent  entre  deux  époux  ;  ce  qui 
n'empêche  point  qu'il  ne  résulte  de  cette  unioi> 

(rx)  Apparemment  qu'elle  n'avait  pas  décou- 
vert encore  le  fatal  secret  qui  la  tourmenta  si 
fort  dans  la  suite  ,  ou  qu'elle  se  voulait  p** 
alors  1«  coaiier  i  (on  amL 


H  E  L  O  1  s  E.  S67 

Un  attachement  très-tendre  ,  qui,  pour  n'étro 
pas préciséineutde l'amour  ,  n'en  est  pasmoins 
doux  et  nen  est  que  plus  durable.  L'amour 
est  accompagné  d'une  inquiétude  continuell© 
de  jalousie  ou  de  privation,  peu  convenable 
au  mariage  ,  qui  est  un  état  de  jouissance  et 
de  paix.  On  ne   s'épouse  point  pour  penser 
uniquement  l'un  à  l'autre,  mais  pour  rem- 
plir conjointement  les  devoirs  de  la  vie  ci- 
vile ,  gouverner  prudemment  sa  maison  ,  bieu 
élever  ses  enfans.  Les  amans  ne  voient  jamais 
qu'eux  ,    ne    s'occupent    incessamment    que 
d'eux,  et  la  seule  chose  qu'ils  sachent  faire 
est  de  s'aimer.  Ce   n'est  pas    assez  pour  des 
époux  qui  ont  tant  d'autres  soins  à  remplir. 
Il  n'y  a  point  de  passion  qui  nous  fasse  une 
si  forte  illusion  que  l'amour  :  on  prend  sa 
Tiolcnce  pour  un  signe  de  sa  durée  ;  le  cœur 
surchargé  d'un  sentiment  si  doux  l'étend  pour 
ainsi  dire  sur  l'avenir  ,  et  tant  que  cet  amour 
dure  on  croit   qu'il  ne  finira  point.  Mais  au 
contraire  ,  c'est  son  ardeur  même  qui  le  con- 
sume ;  il  s'use  avec  la  jeunesse  ,  il  s'elïacc  avec 
la  beauté  ,  il  s'éteint  sous  les  glaces  de  l'âge  ; 
et  depuis  que  le  monde  existe  ,  on  n'a  jamais 
vu  deux  amans  en   cheveux  blancs  soupirer 
l'un  pour  l'autre.  On  doit  donc  compter  qu'oa 

Y  2 


368        LA     NOUVELLE 

cessera  de  s'adorer  tôt  ou  lard;  alors  l'Ido'ft 
qu'on  servait  étant  détruite  ,  ou  se  voit  reci- 
proqueuieut  tels  qu'où  est.  Ou  cherehe  avee 
e'touueuicut  l'objet  qu'on  diUia  ;  uele  trouvant 
plus  ,  on  se  de'pite  contre  celui  qui  reste,  et 
souvent  riuiagination  le  dëSgure  autant 
qu'elle  l'avait  paré  :  il  y  a  peu  de  ^ens  ,  dit /a 
Hochefoucault  ^  qui  ne  soient  honteux  da 
s'être  aiuiés  ,  quand  ils  ne  s'aiment  plus,  (j^'} 
Combien  alors  il  est  a  craindre  que  l'ennui 
ne  succède  à  des  seutimens  trop  vifs ,  que  leur 
déclin  ,  sans  s'arrêter  à  rindiScrence  ,  ne 
passe  jusqu'au  dégoût  ,  qu'on  ne  se  trouve 
enfin  tout-à-fait  ra.-.sasiés  i'un  de  l'autre  ,  et 
que  pour  s'être  trop  aimés  amans,  on  n'en 
vienne  à  se  haïr  époux  1  Mon  cher  ami  , 
vous  m'avez  toujours  paru  bien  aimable,  beau- 
coup trop  pour  mon  innocence  et  pourmon 
repos;  mais  je  ne  vous  ai  janiais  vu  qu'amou- 
reux :  qne  sais-je  ce  qne  vous  seriez  devenu 
cessant  de  l'être?  L'amour  éteint  vous  eût  tou- 
jours laissé  ia  vertu  ,  je  l'avoue  :  mais  en  est- 
ce  assez  pour  être  heureux  daus  un  lien  que 

(yj)  Je   serais   bien  surpiis  que  Julie   eût  lu  et 
cité    la.   Roch^foucault    eu    route    aune    oc  asion. 
Jamais  soa  triste  livre  ne  sera  goûté  des  bonnes  . 
cens. 


H  K  L  O  l  S  E.  26,) 

le  cncur  doit  serrer,  et  coiiiI)ieii  d'hommes 
Vertueux  ne  laissent  pas  d'être  don  maris  in- 
suj3|)ortable.s  ?  Sur  tout  cela  vous  pouvez  ea 
dire  autant  de  inoî. 

Pour  M,  de  If^olniar  ^  nulle  illusion  ne 
Tious  prévient  l'un  pour  l'autre  ;  nous  nous 
voyons  tels  que  nous  sommes  ;  le  sentiment 
qui  nous  joint  n'est  point  l'aveugle  transport 
des  coeurs  passioiincs,  mais  l'immuable  et 
constant  attacliem'ut  de  deux  personnes  lion- 
iictcs  et  raisonnables  ,  qui  ,  destinées  à  jîasscr 
enscndjle  le  reste  de  leurs  jours,  sont  con- 
tentes de  leur  sort,  et  tâchent  de  se  le  re«idrô 
doux  l'une  à  l'autre.  Il  semble  que  quand 
on  nous  eût  formes  exprès  pour  nous  unir, 
on  n'aurait  pu  réussir  mieux.  S'il  avoit  le 
cœur  aussi  tendre  que  moi^  il  serait  impos- 
sible que  tant  de  sensibilité  de  part  et  d'autre 
jie  se  heurtât  quelquefois  ,  et  qu'il  \\cw  ré- 
sultat des  querelles.  Si  j'étais  aussi  tranquille 
que  lui ,  trop  de  froideur  règneraitentrenous , 
et  rendrait  la  société  moins  agréable  et  moins 
douce.  S'il  ne  m'aimait  point,  nous  vivrions 
mal  ensemble  ;  s'il  m'eut  trop  aimée  ,  il  m'eût 
ctéimportun. Chacun  des  dcuxest  pTccisénicnt 
to  qu'il  fautàrautrc-,  ilm'éclaireet je  l'aniuic; 
uous  eu  valons  luit^ux réunis,  et  il  semt)lcqu» 


Syô        LA    NOUVELLE 

tlous  soyions  destines  a  ne  faire  entre  nouf 
qu'une  seule  ame  ,  dont  il  est  l'entendement 
et  moi  la  volonté'.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  son  âg« 
impeuarancé  qui  ne  tourne  au  commun  ayan» 
tage  :  car  avec  la  passion  dont  j'étais  tovir- 
ïnente'e  ,  il  est  certain  que  s'il  eût  été  plus 
jeune,  je  l'aurais  épousé  avec  plus  de  pein» 
tncore  ,  et  cet  excès  de  répugnance  eût  peut- 
être  empêché  l'heureuse  révolution  qui  s'est 
faite  en  moi. 

Mon  ami ,  le  ciel  éclaire  la  bonne  intention 
des  pères ,  et  récompense  la  docilité  des  enfans^ 
A  DiEO  ne  plaise  que  je  veuille  insulter  à  vo» 
déplaisirs.  Le  seul  désir  de  vous  rassurer  plei- 
nement sur  mon  sort  me  fait  ajouter  ce  qu» 
je  vais  vous  dire.  Quand  avec  les  sentimens  qu» 
j'eus  ci-devantpour vous  ,  etlesconnaissancet 
que  j'ai  à  présent ,  je  serais  libre  encore  ,  et 
jnaitresse  de  me  choisir' un  mari,  je  prends  îi 
témoin  de  ma  sincérité  ce  Dieu  qui  daigno 
an'cclairer  et  qui  lit  au  fond  de  mon  cœur  , 
ce  n'est  pas  vous  que  je  choisirais  >  c'est 
M.  de  If^olmar. 

Il  importe  peut-être  à  votre  entière  guérisou 
que  j'achève  de  vous  dire  ce  qui  me  reste  sur  le 
cœur.  M.  de  îf^ohnar  est  plus  âgé  que  moi.  Si 
pour  me  puxur  di  met  fautes  ;  le  ciel  m'ôtoit  le 


H  É  L  O  ï  s  E.  tjt 

digne  ('poux  que  j'ai  si  peu  mérite  ,  ma  ferme 
résolution  est  de  n'en  prendre  jamais  un  autre. 
S'il  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  trouver  une  tillo 
chaste  ,  il  laissera  du  moins  une  chaste  veuve. 
Vous  me  connaissez  trop  bien  pour  croire 
qu'après  vous  avoir  fait  cette  déclaration ,  je 
sois  femme  à  m'en  re'tracter  jamais,  (^zz) 

(lO  Nos  situations  diverses  déterminent  et 
changent  malgré  nous  les  affections  de  iu)s  cœurs  : 
nous  serons  vicieux  et  médians  tant  que  nous 
aurons  intérêt  à  l'être  ,  et  malheureusement  les 
chaînes  dont  nous  sommes  chargés  multiplient 
cet  intérêt  autour  de  nous.  L'effort  de  corriger 
le  désordre  de  nos  désirs  est  presque  toujours 
Tain ,  et  rarement  il  est  vrai  :  ce  qu'il  faut 
changer  c'est  moins  nos  désirs  que  les  situations 
qui  les  produisent.  Si  nous  voulons  devenir  bons, 
étons  les  rapports  qui  nous  empêchent  de  l'être  ; 
il  n'y  a  point  d'autre  moyen.  Je  ne  voudrais  pas, 
pour  tout  au  monde  ,  avoir  droit  à  la  succession 
d'autrui  ,  sur-tout  de  personnes  qui  devraient 
m'être  chères  ;  car  je  sais  quel  horrible  vœu 
3'indigence  pourrait  m'arracher  !  Sur  ce  principe  , 
examinez  bien  la  résolution  de  Julie  et  la  décla- 
ration qu'elle  en  fait  à  son  ami.  Pesez  cette 
résolution  dans  toutes  ses  circonstaHces  ,  et  vou» 
verrez  comment  un  cœur  droit  en  doute  de 
lui-même  sait  s'oter  au  besoin  tout  intérêt  con- 
traire au  devoir.  Dès  ce  moment  Julie  ,  malgré 
l'amour  qui  lui  reste  ,  met  ses  sens  du  parti  d% 


372        LA     NOUVELLE 

^  Ce  que  j'ai  dit  pour  lever  vos  doutes  peut 
servir  encore  à  résoudre  eu  partie  vos  objec- 
tions coutre  l'aveu  que  je  crois  devoir  faire 
à  mou  mari.  11  est  trop  sage  pour  me  punir 
d'une  démarche  humiliante  que  le  repentir 
seul  peut  lu'arracher,  et  je  ne  suis  pas  plus  in- 
capalîle  d'user  de  la  ruse  des  dames  dont  vous 
parlez,  qu'il  l'est  de  m'en  soupçonner.  Quawt 
à  la  raison  sur  laquelle  vous  prétendez  que 
cet  aveu  n'est  pas  nécessaire,  elle  est  certai- 
nement un  sophisme  :  car  quoiqu'on  ne  soit 
tenue  à  rien  envers  un  époux  qu'on  n'a  pas 
encore  ,  cela  n'autorise  point  à  se  douner  à 
lui  pour  autre  chose  que  ce  qu'on  est.  Je 
l'avais  senti ,  même  avant  de  me  marier  ;  et  si 
le  serment  extorqué  par  mon  père  m'empêcha 
de  faire  à  cet  égard  mon  devoir,  je  n'en  fus 
que  plus  coupable  ,  puisque    c'est  un  crimo 

sa  vertu  ;  elle  se  force,  pour  ainsi  dire  ,  d'aimer 
Wolmar  comme  son  unique  époux  ,  comme  le 
seul  homme  avec  lequel  elle  habitera  de  sa  vie  : 
elle  change  l'intérêt  secret  qu'elle  avait  à  sa 
perte  en  intérêt  à  le  conserver.  Ou  je  ne  connais 
rien  au  cœur  humain  ,  ou  c'est  à  cette  seule 
résolution  si  critique  cfue  tient  le  tnomphe  de 
la  vertu  dans  tout  le  reste  de  la  vie  de  Julie, 
et  l'attachement  sincère  et  constani  qu'elle  a 
jusqu'à  la  lin  pour  son  jnari. 


H  K  L  O  I   S  E.  S73 

df*  Hiiic  un  scnnciit  injuste  ,  et  un  second  de 
le  tenir.  Mais  j'avaisune  autre  raison  que  mon 
cirur  n'osait  s'avouer,  et  qui  me  rendait  beau- 
coup plus  coupable  encore.  Grâces  au  ciel  elle 
ne  subsiste  plus. 

U'icconsidération  pluslé^itijneetd'unplus 
p;rand  poids  est  le  danger  de  troubler  inutile- 
ment le  repos  d'un  honnête  homme,  qui  tire 
son  bonlieurde  l'estime  qu'il  a  pour  sa  femme. 
Il  est  .surqu'il  ue  dépend  plus  de  lui  de  rompre 
le  n(rud  qui  nous  unit,  ni  de  raoi  d'en  avoir 
cte  plus  dij^iie.  Ain^i  je  risque  paruncconû- 
<îcnce  indiscrète  de  l'aflli^rr  à  pure  perte  ,  sans 
tirer  d'autre  avantap;c  de  ma  sincérité  nue  de 
décharger  uion  c(curd'un  secret  iunestequim© 
pèsecruellement.  J'en  serai  plus  tranquille,  je 
le  sens,  après  le  lui  avoir  déclaré;  mais  lui  , 
j)cut-étre,  lesrra-t-il  moins,etcescraitbienmal 
réparer  mes  torts  que  de  préférer  mon  repos  au 
sic). 

(^uc  fcrai-je  donc  dans  1<  doute  où  je  suis  ? 
lin  attendant  que  le  ciel  m'éclaire  mieux  sur 
mes  <levoirs  ,  )e  suivrai  le  conseil  de  votre 
amitié  ;  je  i^arderai  le  silence  ;  je  tairai  mes 
fautes  à  mon  é|)()u\  ,  et  je  tâcherai  de  les 
elUicer  par  une  conduite  qui  puisse  nu  jour 
•u  mériter  le  pardon. 


Bj4       t^  A    N  0  U  Y  E  L  L  E 

Pour  commencer  une   re'forme   aussi  né- 
cessaire, trouvez  bon,  mon  ami,    que  nous 
cessions  désormais  tout  commerce  entre  nous. 
Si  M.  de  TP^ohnar  avait  reçu  ma  confession , 
déciderait  jusqu'à  quel  point  nous  pouvons 
nourrir  les  sentimens  de  l'amitié  qui  nous 
lie,  et  nous  en  donner  les  innocens  témoi- 
gnages ;  mais  puisque  je  n'ose  le  consulter 
là-dessus  ,  j'ai  trop  appris  âmes  dépens  com- 
bien nous  peuvent  égarer  les  habitudes  les 
plus  légitimes  en  apparence.  Il  est  temps  do 
devenir  sage.  Malgré  la  sécurité  de  mon  cœur, 
je  ne  veux  plus  être  juge  en  ma  propre  cause , 
ni  me  livrer  étant  femme  à  la  même  pré- 
somption qui  me  perdit  étant  fille.  Voici  la 
dernière   lettre   que   vous   recevrez    de   mioi. 
Je  vous   supplie  aussi  de  il£  plus  m'écrire. 
Cependant  comme  je  ne  cesserai  jamais  de 
prendre  à  vous  le  plus  tendre  intérêt,  et  que 
ce  sentiment  est  aussi  pur  que  le  jour  qui 
m'éclaire  ,  je  serai  bien  aise  de  savoir  quel- 
quefois  de    vos  nouvelles  ,  et  de  vous  voir 
parvenir  au  bonheur  que  vous  méritez.  Vous 
pourrez  de  temps  à  autre  écrire  à  madame 
éi'Orbe   dans   les    occasions    où.   vous   aurez 
quelque  événement  intéressant  à   nous  ap- 
prendre. J'espère  que  l'honnêteté  de  votr» 


H  É  L  O  ï  s  E.  Sy» 

«me  se  pehidia  toujours  daus  vos  lettrei. 
D'ailleurs  ma  cousine  est  vertueuse  et  sa^eJ 
pour  ne  me  communiquer  que  ce  qu'il  mo 
conviendra  de  voir  ,  et  pour  supprimer 
cette  correspondance  si  vous  étiez  capable 
d'en   abuser. 

Adieu  ,  mon  cher  et  bon  ami  :  si  je  croyai» 
que  la  fortune  pût  vous  rendre  heureux,  jo 
vous  dirais,  courez  à  la  fortune  ;  mais  peut- 
être  avez-vous  raison  de  la  dédaigner  avec 
tant  de  trésors  pour  vous  passer  d'elle.  J'aimo 
mieux  vous  dire,  courez  a  la  félicité,  c'est 
la  fortune  du  sage  ;  nous  avons  toujours  senti 
qu'il  n'y  en  avait  point  sans  la  vertu  :  mai» 
prenez  garde  que  ce  mot  de  vertu  trop  abstrait 
n'ait  plus  d'éclat  que  de  solidité,  et  ne  soit 
un  nom  de  parade  qui  sert  plu«  à  éblouir  les 
autres  qu'à  nous  contenter  nous-mêmes.  Jo 
frémis  ,  quand  je  songe  que  des  gens  qui 
portaient  l'adultère  au  fond  de  leurs  cœ^ir» 
osaient  parler  de  vertu  !  Savez- vous  bien, 
ce  que  signifiait  pour  nous  un  terme  si 
respectable  et  si  profané,  tandis  que  nouâ 
étions  engagés  dans  un  commerce  criminel  2 
C'était  cet  amour  forcené  dont  nous  étions 
embrasés  l'un  et  l'autre  qui  déguisait  seii 
trausporU  soui  ce  taiat  culUouiiasme,  pou* 


3-6        LA     NOUVELLE 

liCus  les  rendre   encore  pins  chers,  et  uou$ 
abuser  plus  long-temps.   Nous  e'tions  faits  , 
j'ose  le  croire,  pour  suivre  et  clie'rir  la  véri- 
table vertu  ;  mais  nous  nous  trompions  en 
la  cherchant,  et  ne  suivions  qu'un  vain  fan- 
tôuie.   Il  est  temps    que  l'illusioii  cesse  ;  il 
est  temps  de  r:?venir  d'un  trop  long  e'gare- 
jnent.    Mon  ami ,    ce   retour  ne    vous  sera 
pas  difficile.  Vous  avez  votre  guide  en  vous- 
même  ;  vous  l'avez  pu  nc'gliger,  mais  vous 
lie  l'avez  jamais  rebuté.  Votre  auie  est  saine, 
elle   s'attache  à   tout   ce  qui  est  bien,   et  si 
quelquefois  il  lui  échappe,  c'est  qu'elle  n'a 
pas  usé   de  toute   sa   force   pour    s'y  tenir. 
Rentrez  au  fond  de  votre  conscience  ,  et  cher- 
chez SI  vous  n'y  retrouveriez  point  quelque 
principe    oublié  qui   servirait   à   mieux   or- 
donner toutes   vos    actions,   à  les  lier   j)lus 
soi.dmncnt  er.tr'ellcs ,  et  avec  un  objet  com- 
mun. Ce  n'est  pas  assez,  croyez-moi,  que  la 
vertu  soit  la  base  de  votre  conduite,  si  vous 
11  établissez  cette   base  même   sur  un  fonde- 
riicnt  inébranlable.    Souvenez  -  vous    de  ces 
îndiens  qui  font  porter  le  monde  surun  grand 
éléphant,  puis  l'éléphant  sur  une  tortue,  et 
quand   on   leur    demande  sur  quoi   porte  la 
tortue,  ils  ue  savent  plus  que  dire. 

.T© 


H  Ê  L  O  ï  s  E  t'/7 

Je  vous  conjure  de  faire  quelque  attcntiou 
oiix:  discours  de  votre  amie  ,  et  de  choisir  pour 
aller  au  bonheur   une   route  plus  siirc  que 
celle  qui  nous  a  si  long-temps  e'gare's.  Je  no 
cesserai  de  demander  au   ciel  pour  vous  et 
pour  moi  cette  félicite'  pure,  et  je  ne  serai 
contente  qu'après  l'avoir  obtenue  pour  tous 
les   deux.   Ali  !  si  jamais  nos  coeurs  se  rap- 
pellent  maigre   nous    les    erreurs    de   notr© 
jcimesse  ,    fesons    au  moins   que   le    retour 
qu'elles  auront  produit  en  autorise  le  sou- 
venir, et  que  nous   puissions  dire  avec  cet 
ancien   :    Hélas   !    nous    périssions    si    uoug 
n'eussions  péri  ! 

Ici  finissent  les  sermons  de  la  prêcheuse. 
Elle  aura  désormais  assez  à  faire  à  se  prcclier 
elle-même.  Adieu,  mon  aimable  ami,  adieu 
pour  toujours  ;  ainsi  l'ordonne  l'inflexible 
devoir.  Mais  croyez  que  le  cœur  de  JuîU 

ne  sait  point  oublier  ce  qui  lui  fut  cher 

inon  Dieu  !  que  fais-je  ? vous  le  verrea 

trop  à  l'état  de  ce  papier.  Ah  !  n'est-il  pas 
permis  de  s'attendrir  en  disant  à  son  ami  la 
dernier  adieu  ? 


KouvelU  Jiélolse.  Tome  II. 


378        LA     NOUVELLE 

LETTRE    XXL 

DE    VAMANT  DE    JULIE 
A  MILORD  EDOUARD. 


O 


u  I  ,  Milord  ,  il  est  vrai ,  mon  ame  esfc> 
oppressée  du  poids  de  la  vie.  Depuis  loug- 
temps  elle  m'e.^t  à  charge  ;  j'ai  perdu  tout 
ce  qui  pouvait  me  la  rendre  chère,  il  ii« 
«n'eu  reste  que  les  ennuis.  Mais  ou  dit  qu'il 
ne  m'est  pas  permis  d'en  disposer  sans  l'ordre 
de  celui  qui  me  l'a  donnée.  Je  sais  aussi 
qu'elle  vous  appartient  à  plus  d'un  titre.  Vos 
soins  me  l'ont  sauvée  deux  fois,  et  vos  bien- 
faits me  la  conservent  sans  cesse.  Je  n'en 
disposerai  jamais  que  je  ne  sois  sûr  de  1© 
pouvoir  faire  sans  crime  ,  ni  tant  qu'il  me 
restera  la  moindre  espérance  de  la  pouvoir 
employer  pour  vous. 

Vous  disiez  que  je  vous  étais  nécessaire  ; 
pourquoi  me  trompiez  -  vous  ?  Depuis  que 
nous  sommes  à  Londres  ,  loin  que  vous 
songiez  à  m'occuper  de  vous,  vous  ne  vous 
occupez  que  de  moi.  Que  vous  prenez  de 
soins  superflus  !  Milord,  vous  le  savez,  ^e 
kais  Iç  crime  encore  plus  que  la  vie  j  j'adore 


H  E  L  O  1  s  E.  379 

TEtPe  ctcrnel  ;  Je  vous  dois  tout  ;  je  vous 
aime  ,  je  ne  tiens  qu'à  voi?5  sur  la  terre  ; 
l'amitié,  le  devoir  y  peuvent  enchaîner  uu 
infortune  ;  des  pre'testes  et  des  sophismes  ne 
l'y  retiendront  point.  Eclairez  ma  raison  , 
parlez  à  mon  cœur  ;  je  suis  prêt  à  vous 
entendre  :  mais  souvenez-vous  que  ce  n'est 
point  le  désespoir  qu'on  abuse. 

Vous  voulez  qu'on  raisonne  :  hé  bien  rai- 
sonnons. Vous  voulez  qu'on  proportionne 
la  délibération  à  l'importance  de  la  question 
qu'on  agite  ,  j'y  consens.  Cherchons  la  vérité 
paisiblement ,  tranquillement.  Discutons  la 
proposition  générale  ,  comme  s'il  s'agissait 
d'iMi  autre.  E-oieck  lit  l'apologie  de  la  mort 
volontaire  avant  de  se  la  donner.  Je  ne  veux 
pas  iaire  un  livre  à  son  exemple  et  je  ne  suis 
pas  fort  content  du  sien  ;  mais  j'espère  imiter 
son  sang-froid  dans  cette  discussion. 

J'ai  long-temps  médité  sur  ce  grave  sujet  : 
vous  devez  le  savoir,  car  vous  connaissezmon 
sort  et  je  vis  encore.  Plus  j'y  réfléchis,  plus 
je  trouve  qnc  la  question  se  réduit  à  cette 
proposition  fondamentale  :  (Chercher  son  bien 
et  fuir  son  mal  en  ce  qui  n'oQcnse  point 
autrui,  c'est  le  droit  de  la  nature.  (Juand 
notre  vie  est  un  mal  pour  nous  et  n'est  un 

Z  2 


380       LÀ    NOUVELLE 

bien  pour  personne  ,  il  est  donc  permis  de 
s'en  délivrer.  S'il  y  a  dans  le  monde  une 
maxime  évidente  et  certaine,  je  pense  que 
c'est  celle-là  :  et  si  l'on  venait  à  bout  de 
la  renverser,  il  n'y  a  point  d'action  humaine 
dont  on  ne  pût  faire  un  crime. 

(^e  disent   là-dessus  nos  sophistes  ?   Pre- 
mièrement ils  regardent  la  vie  comme  une 
chose  qui  n'est  pas  à  nous  ,  parce  qu'elle  nous 
a  été  donnée  ;  mais  c'est  précisément  jDarce 
qu'elle  nous  a  été  donnée  qu'elle  est  à  nous. 
■Dieu  ne  leur  a-t-il  pas  donné  deux  bras  ? 
cependant  quand  ils  craignent  la  gangrène 
ils  s'en  font  couper  un,  et  tous  les  deux,  s'il 
le  faut.  La  parité  est  exacte  pour  qui  croit 
l'immortalité  de  l'arue  ;  car  si  je  sacrifie  mon 
bras  à  la  conservation  d'une  chose  plus  pré- 
cieuse ,  qui  est  mon  corps,  je  sacrifie  mon 
corps   à  la  conservation    d'une   chose    plus 
précieuse,  qui  est  mon  bien-être.  Si  tous  les 
dons  que  le  ciel  nous  a  faits  sont  naturelle- 
ment des  biens  pour  nous,  ils  ne  sont  que 
trop  sujets  à  changer  de  nature,  et  il  y  ajouta 
la  raison  pour  nous  apprendre  à  les  discerner. 
Si  cette  règle  ne  nous  autorisait  pas  à  choisir 
les  uns  et  à  rejeter  les  autres,  quel  serait  sod 
usage  parmi  les  hommes  2 


H  É  L  O  ï  s  E.  3Bi 

Celte  objection  si  peu  solide  ,  ils  la  re- 
tournent de  mille  manières.  Ils  regardent 
l'homme  vivant  sur  la  terre  comme  un  soldat 
mis  en  faction.  Dieu,  disent-ils,  t'a  placé 
dans  ce  monde  ,  pourquoi  en  sors-tu  sans 
son  congé  ?  Mais  toi-uiémc  ,  il  ta  placé  dans 
ta  ville,  pourquoi  en  sors-tu  sans  son  congé? 
Le  congé  n'est-il  j^as  dans  le  mal-étre  ?  En 
quelque  lieu  qu'il  me  place,  soit  dans  un. 
corps,  soit  sur  la  terre,  c'est  pour  y  rester 
autaîit  qnjc  j'y  suis  bien,  et  pour  en  sortir 
dès  que  j'y  suis  mal.  Yoiià  la  voix  de  la 
nature,  et  la  voix  de  Dieu.  Il  faut  attendre 
l'ordre  ,  j'en  conviens  ;  mais  quand  je  meurs 
naturellement,  Dieu  îjc  m'ordonne  pas  de 
quitter  la  vie  ,  il  me  l'ôte  :  c'est  en  me  la 
rendant  insupportable  qu'il  m'ordonne  de  la 
quitter.  Dans  le  premier  cas,  je  résiste  de 
toute  ma  force;  dans  le  second,  j'ai  le  mérite 
d'obéir. 

Concevez-vous  qu'il  y  ait  des  gens  assez 
injustes  pour  taxer  la  mort  volontaire  de 
rébellion  contre  la  Providence  ,  comme  si 
l'on  voulait  se  soustraire  à  ses  lois?  Ce  n'est 
point  pour  s'y  soustraire  qu'on  cc^se  de  vi- 
vre ,  c'est  pour  les  exécuter,  (^uoi  !  Dieu 
ir^a-t-il  de  pouvoir  que  sur  mon   corps  ? 

Z3 


382        LA     NOUVELLE 

Est-il  quelque  lieu  dans  l'univers ,  où  quelque 
être  existant  ne  soit  pas  sous  sa  main  ,  et 
agira -t- il  moins  imme'diateinent  sur  moi, 
quand  lua  substance  épurée  sera  pins  une, 
et  plus  semblable  à  la  gicnne  ?  Non ,  sa  Justice 
et  sa  bonté  font  mon  espoir,  et  si  je  croyais 
que  la  mort  pût  me  soustraire  à  sa  puissance  , 
je  ne  voudrais  plus  mourir. 

C'est  un  des  sophismes  du  Phédon,  rempli 
d'ailleurs  de  vérités  sublimes.  Si  ton  esclave 
se  tiia'it,  dit  S  ocra  fe 'a  6V^^^ ,  nele  punirais-ta 
pas  s'il  t'était  possible,  pour  t'avoir  injuste- 
ment privé  de  ton  bien  ?  Bon  Socrate ^  que 
nous  dites-vous  ?  n'apparticnt-on  plus  à 
Dieu  quand  on  est  mort  ?  Ce  n'est  point 
cela  du  tout ,  ma's  il  fallait  dire  ;  si  tu  charges 
ton  esclave  d'un  vêtement  qui  le  gène  dans 
le  service  qu'il  té  doit,  le  puniras-tu  d'avoir 
quitté  cet  habit  pour  mieux  faire  son  service? 
La  grande  erreur  est  de  donner  trop  d'im- 
portance à  la  vie  ;  comme  si  notre  être  en 
dépendait  ,  et  qu'aprt-s  la  mort  on  ne  fût  plus 
rien.  Notre  vie  n'est  rien  aux  yenx  de  Dieu; 
elle  n'est  rien  aux  yeux  de  la  raison,  elle  ne 
doit  rien  être  aux  nôtres  ,  et  quand  nous 
laissons  notre  corps  ,  nous  ne  fesons  qus 
poser  un  vêtement  incommode.  Esf-celapeme 


H  É  L  O  ï  s  E.  383 

d'cii  faire  un  si  grand  bruit  ?  Milord  ,  ces 
dcclamatcnrs  ne  sont  point  de  bonne  foi. 
Absurdes  et  cruels  dans  leurs  raisoniicmens , 
ils  aggravent  le  prétendu  criine  ,  comme  si  l'on 
s'ôtait  rcxistencc  ,  et  le  punissent,  comme  si 
l'on  existait  toujours. 

Quand  au  Pht?don  qui  leur  a  fourni  le  seul 
argument  spécieux  qu'ils  aient  jamais  em- 
ploya, cette  question  n'y  est  traitc'e  que  trcs- 
Icgèrcment  et  comme  en  passant.  Socraie^ 
condamne'  par  un  jugement  inique  à  perdre 
la  vie  dans  quelques  heures,  n'avait  pas  besoin 
d'examiner  bien  attentivement  s'il  lui  était 
permis  d'en  disposer.  En  supposant  qu'il  ait 
tenu  réellement  les  discours  que  Platon  lui 
fait  tenir  ,  croyez-moi  ,  JVlilord  ,  il  les  eût 
médités  avec  plus  de  soiu  dans  l'occasion  de 
les  mettre  en  pratique;  et  la  preuve  qu'on  ne 
peut  tirer  de  cet  immortel  ouvrage  aucune 
bonne  objection  contre  le  droit  de  disposer 
de  sa  propre  vie  ,  c'est  que  Caton  le  lut  deux 
fois  tout  entier,  la  nuit  même  qu'il  quitta 
la  terre. 

Ces  mêmes  sophistes  demandent  si  jauiaîs 
la  vie  peut  être  un  uial.  En  considérant  cette 
foule  d'erreurs  ,  de  tourmens  et  de  vices  dont 
elle  est  remplie,  ou  serait  bien  plus  tenté  de 

Z  4 


^S4        L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

demander  si  jamais  elle  fut  un  bien  ?  le  crimd 
assiège  sans  cesse  l'homme  le  plus  vertueux  ; 
chaque  instant  qu'il  vit,  il  est  prct  à  devenir 
la  proie  du  me'chant  ou  me'chant  lui-même. 
Combattre  et  souffrir,  voilà  son  sort  dans  ce 
monde  ;  mal  faire  et  souffrir  ,  voilà  celui  du 
mal-hoiuiéte  homme.   Dans   tout  le  reste  ils 
différent  cutr'eux;  ils  n'ont  rien  en  connuuu 
que  les  raiisères  de  la  vie.  S'il  vous  fallait  des 
autorités   et   des  faits  ,    ;c  vous   citerais  des 
oracles,  des  réponses  de  sages,  des  actes  de 
■vertu  recompensés  par  la  mort.  Laissous  tout 
cela  ,  Mib^rd,  c'est  à  vous  que  je  parle  ,  et  je 
"VOUS  demande  quelle  est  ici-bas  la  principale 
occupatiou  du  sage,  si  ce  n'est  de  se  concen- 
trer ,  peur  ainsi  dire,  au  fond  de  son  ame,' 
et  de  s'efforcer  d'être  mort  durant  sa  vie  ? 
XiC  seul  moyen  qu'ait  trouvé  la  raison  pour 
nous  soustraire  aux  maux  de  l'humanité,  n  est- 
il  pas  de  nous  détacher  des  objets  terrestres  et 
de  tout  ce  qu'il  y  a  de  mortel  en  nous,  de 
jious  recueillir  au  dedans  de  nous-mêmes  ; 
d.e  nous  élever  aux  sublimes  contemplations: 
et   si   nos   passions   et  nos  erreurs  foJit  nos 
infortunes  ,  avec  quelle  ardeur  devons-nous 
soupirer  après  un  état  qui  nous  délivre  des 
liues  et  des  autres  ?   Qvijb  font  ces  hommes, 


l 


n  É  L  O  I  s  E.  385 

sensuels  qui  muUiplIciit  si  ind;?cvctement 
leurs  douleurs  par  leurs  volu|)tcs?  Ils  aneau- 
tisscnt ,  pour  ainsi  dire ,  leur  exii^tcnce ,  à  force 
de  l'étendre  sur  la  terre;  ils  ag;gra  vent  le  poids 
de  leurs  chaînes  par  le  nombre  de  leurs  atta- 
clieuiens  ;  ils  n'ont  point  de  jouissances  qui 
ne  leur  préparent  mille  anières  privations: 
plus  ils  sentent  et  plus  il  souffrent,  plus  ils 
s'enfoncent  dans  la  vie,  et  plus  ils  sont  lual- 
licureux. 

Mais  qu'en  p;cnéral  ce  soit,  si  l'on  veut, 
un  bien  pour  l'houune  de  ramper  tristement 
sur  la  terre,  j'y  consens;  je  ne  prétends  pas 
que  tout  le  genre-humain  doive  s'immoler 
d'un  commun  accord  ,  ni  faire  un  vaste  tom- 
beau du  uionde.  Il  est ,  il  est  des  infortunés 
trop  privilégiés  pour  suivre  la  route  cora- 
inunc  ,  et  pour  qui  le  désespoir  et  les  amcres 
douleurs  sont  le  passe-port  de  la  nature.  C'est 
à  ceux-là  qu'il  serait  aussi  insensé  de  croire 
que  leur  vie  est  un  bien  ,  qu'il  l'était  au 
sophiste  Possidouiiis  tourmenté  de  la  goutte 
de  nier  qu'elle  fut  un  mal.  Tant  qu'il  nous 
est  bon  de  vivre  ,  nous  le  désirons  fortement, 
et  il  n'y. a  que  le  icntimcnt  des  maux  extrême» 
qui  puisse  vaincre  en  nous  ce  désir  ;  car  nous 
ayou»  tous  reçu  de  la  uature  une  très-grande 

Z6 


386        LA     NOUVELLE 

horreur  de  la  mort,  et  cette  horreur  deriii^R 
ànosycuxics  uiisèresde  lacondltlonhuînainc. 
O.i  supoortc  long-tejups  une  vie  pénible  et 
douioureuse  avaiit  de  se  résoudre  à  la  quitter; 
mais  quand  une  fois  l'ennui  de  vivre  l'em- 
porte sur  riiorreur  de  mourir,  alors  la  vie 
est  évidemment  un  grand  mal  ,  et  l'on  ne 
peut  s'en  délivrer  trop  tôt.  Ainsi ,  quoiqu'on 
ne  puii'sc  exactement  assigner  le  point  où  elle 
cesse  d'être  un  h'ien  ,  on  sait  très-certaine- 
ment au  moins  qu'elle  est  un  mal  long-temps 
avant  de  nous  le  paraître,  et  chez  tout  homme 
sensé  le  droit  d'y  renoncer  en  précède  ton- 
jours  de  beaucoup  la  tentation. 

Ce  n'est  pas  tout  :  après  avoir  nié  que  l'. 
vie  puisse  être  un  mal  ,  pour  nousôter  le  droit 
de  nous  en  défaire  ,  ils  disent  ensuite  qu'elle 
est  un  mal  pour  nous  reprocher  de  ne  la  pon- 
voir  endurer.  Selon  eux,  c'est  une  lâcheté  de 
se  soustraire  à  ses  douleurs  et  à  ses  peines, 
et  il  n'y  a  jamais  que  des  poltrons  qui  se 
donnent  la  mort.  O  Rome  ,  conquérante 
dum.onde,  quelle  troupe  de  poltrons  t'en 
donna  l'empire  !  Qu'^/vz^  ,  Eponiiie ,  Lu- 
crèce soient  dans  le  nomb|-e  ,  elles  étaient 
femmes.  Mais  Briitus  ^  mais  Cassms  ,  et  toi 
c[ui  partageais  avec  les  dieux  les  respects  de 


n  É  L  O  l  s  E.  3^7 

la  terre  etonuec  ,  grand  et  divin  Colon  ,  toi 
dont  l'iniaj;c  auguste  et  sacrée  animait  les 
Roruains  d'un  saint  zèle,  »  t  fesail  frémir  les 
tyrans  ,  les  fiers  admirateurs  ne  pensaient 
pas  qu'un  jour  dans  le  coin  poudreux  d'un 
collège  ,  de  vils  rliéteurs  prouveraient  que  tu 
ne  Tus  qu'un  lâche  ,  pour  avoir  refuse  au 
crime  l'heureux  houiinage  de  la  vci  tu  dans 
les  fers.  Force  et  grandeur  des  écrivains  mo- 
dernes ,  que  vous  êtes  sublimes  ,  et  qu'ils 
sont  intrépides  la  plume  à  la  inain  !  Mais 
dites-moi  ,  braves  et  vaillans  héros  ,  qui  vous 
sauvez  si  courageusement  d'un  combat  pour 
supporter  plus  long-temps  la  |)eine  de  vivre, 
quand  un  tison  brûlant  vient  à  tomber  sur 
cette  éloquente  main  ,  pourquoi  la  retirez- 
vous  si  vite?  Quoi!  vous  avez  la  lâcheté  de 
n'oser  soutenir  l'ardeur  du  feu  !  Rien,  dites- 
vous,  ne  m'oblige  à  supporter  ie  tison;  et 
moi,  qui  m'oblige  à  supporter  la  vie  ?  La 
génération  d'un  homme  a-t-ellc  coûté  plus 
à  la  providence  que  celle  d'un  fétu  ,  et  l'une 
et  l'autre  n'est-clle  pas  cgalemeut  sou  ou- 
vrage ? 

Sans  doute,  il  y  a  du  courage  à  souffrir 
avec  constance  les  maux  qu'on  ne  peut  évi- 
ter; mais  il  n'y   a  qu'un  iuscusé  qui  souQr* 

Z    6 


3P.8       L  A,     N  O  U  V  E  L  L  E 

Toloiitairemeut  ceux  dont  il  peut  s'esempter 
sans  mal  faire  ,  et  c'est  souvent  un  très-grand 
mal  d'endurer  un  mal  sans  nécessité.  Celui 
qui  ne  sait  pas  se  délivrer  d'une  vie  doulou- 
reuse par  une  prompte  mort,  ressemble  à 
celui  qui  aime  mieux  laisser  envenimer  une 
plaie  que  de  la  livrer  au  fer  salutaire  d'un 
chirurgien.  Viens  ,  respectable  Parisot  (^)  , 
coupe-moi  cette  jambe  qui  me  ferait  périr. 
Je  te  verrai  faire  sar.s  sourciller,  et  me?  lais- 
serai traiter  de  lâche  par  le  brave  qui  voit 
tomber  la  sienne  en  pourriture  faute  d'oser 
toutcnir  la  même  opération. 

J'avoue  qu'il  est  des  devoirs  envers  autrui, 
qui  ne  permettent  pas  à  tout  homm.e  de  dis- 
poser de  lui-même  ,  mais  eu  revanclie  com- 
bien eu  est-il  qui  l'ordonnent?  Qu'un  ma- 
gistrat à  qui  tientle  salut  delà  patrie  ,  qu'uïi 
père  de  famille  qui  d©it  la  subsistance  a  ses 
enfans,  qu'un  débiteur  insolvable  qui  rui- 
nerait ses  créanciers  ,  se  dévouent  à  leur 
devoir,  quoi  qu'il  arrive;  que  mille  autres 
relations  civiles  et  domestiques    forcent  un 

(û)  Chirurgien  de  Lyon,  homme  d'honneur, 
boa  ciîoveu,  ami  tendre  et  généreux,  négligé, 
mais  non  pas  oublié  de  tel  qui  fut  honoré  d-s 
ses  bienfaits. 


H  É  L  O  ï  s  E.  3I?9 

konnètc  lioiniue  inforLiiné  de  supporter  le 
mallieur  de  vivre  ,  pour  éviter  le  malheur 
plus  grand  d'être  injuste  ,  est-il  permis  ,  pour 
cela,  dans  des  cas  tout  différens  ,  de  conser- 
ver, aux  dépens  d'une  foule  de  misérables, 
une  vie  qui  n'est  utile  qu'à  celui  qui  n'ose 
mourir  ?  Tue-moi ,  mon  enfant ,  ditlc  sauvage 
décrépit  àsonliisquile  porte  et  fléchit  sous  le 
poids;  les  ennemis  sont  là;  va  combattre  avec 
tes  frères,  va  sauver  tes  enfans  ,  et  n'expose  pas 
ton  pè  re  h  tomber  vif  entre  les  mains  de  ceux 
dont  il  mangea  les  pareus.  Quand  la  faim, 
les  maux,  la  misère,  ennemis  domestiques 
pires  que  les  sauvages  ,  permettraient  a  un 
malheureux  estropié  de  consommer  dans  son 
lit  le  pain  d'une  famille  qui  peut  à  peine  en 
gagner  pour  elle;  celui  qui  ne  tient  à  rien  , 
celui  que  le  ciel  réduit  à  vivre  seul  sur  la 
terre  ,  celui  dont  la  malheureuse  existence  ne 
peut  produire  aucun  bien  ,  pourquoi  n'au- 
rait-il  pas  au  moins  le  droit  de  quitter  nu 
séjour  où  ses  plaintes  sont  importunes  et  ses 
maux  sans  utilité  ? 

Pesez  ces  considérations,  3Iilord  ;  rassem- 
blez toutes  ces  raisons ,  et  vous  trouverez 
qn'elles  se  réduisent  au  plus  simple  des  droits 
de  la  nature  ,  qu'un  honmic   seusç  ne  mit 


390       LA     NOUVELLE 

jamais  en  question.  En  effet  ,  pourquoi  se- 
rait-il permis  de  se  guérir  de  la  goutte  et 
non  de  la  vie  ?  L'une  et  l'autre  ne  nous 
viennent-elles  pas  de  la  même  main  ?  S'il  est 
pénible  de  mourir  ,  qu'est-ce  à  dire  ?  les  dro- 
gues font-ellvs  plaisir  à  prendre  ?  Combien 
de  gens  préfèrent  la  mort  à  la  médecine  ? 
preuve  que  la  nature  répugne  à  l'une  et  à 
l'autre,  (^u'on  me  montre  donc  comment  il 
est  plus  permis  de  se  délivrer  d'un  mal  passager 
en  fesant  des  remèdes,  que  d'un  mal  incu- 
rable, en  s'ôtant  la  vie,  et  comment  on  est 
moins  coupable  d'user  de  quinquina  pour  la 
fièvre  ,  q:ic  d'opium  pour  la  pierre  ?  Si  nous 
regardons  à  l'objet  ,  l'un  et  l'autre  est  de 
nous  délivrer  du  aial-étre  ;  si  nous  regardons 
au  moyeu,  l'un  et  l'autre  est  également  na- 
turel ;  si  nous  regardons  à  la  répugnance  , 
il  yen  a  Cj^alement  des  deux  côtés;  si  nous 
regardons  à  la  volonté  du  maître  ,  quel  mal 
veut-on  combattre  qu'il  ne  nous  ait  pas 
envoyé?  A  quelle  douleur  veut-on  se  sous- 
traire qiii  ne  nous  vienne  pas  de  sa  main  ? 
Quelle  est  la  borne*  où  linit  sa  puissance  , 
et  où  l'on  peut  légitimement  résister  ?  Ne 
nous  est-il  donc  permis  de  changer  l'étafi 
d'aucune  chose,  parce  que  tout  ce  qui  est. 


H  E  L  O  l  s  E.  ^9r 

est  comme  il  l'a  voulu  ?  Fnut-il  ne  ricu  faire 
eu  ce  nioudc  de  peur  d'euFrcindre  ses  lois  ,  et 
quoi  que  nous  fassions  ,  pouvons-uous  lainais 
les  cufreindre  ?  Non  ,  ]>îilord  ,  la  vocation 
de  l'homme  est  plus  grande  et  plus  iu^î)le. 
Dieu  ne  l'a  poiut  animé  pour  rester  iuuuo- 
bile  dans  un  quiétisme  éternel  ;  mais  il  lui 
a  donné  la  liberté  pour  faire  le  bien  ,  la 
conscience  pour  le  vouloir,  et  la  raison  pour 
le  choisir.  Il  l'a  constitué  seul  juge  de  ses 
propres  actions.  Il  a  écrit  dans  son  cœur  : 
Fais  ce  qui  t'est  salutaire  ,  et  n'est  nuisible 
à  personne.  Si  je  sens  qu'il  m'est  bon  de 
mourir,  je  résiste  à  son  ordre  en  m'opiniâ- 
trant  à  vivre  :  car  en  me  rendant  la  mort 
désirable,  il  me  prescrit  de  la  chercher. 

Bomston  ,  j'en  appelle  à  votre  sagesse  et 
à  votre  candeur  ,  quelles  maximes  plus  cer- 
taines la  raison  peut-elle  déduire  de  la  reli- 
gion sur  la  mort  volontaire  ?  Si  les  chrétiens 
en  ont  établi  d'opposées  ,  ils  ne  les  ont  ti- 
rées ni  des  principes  de  leur  religion,  ni  de 
sa  règle  unique  ,  qui  est  l'Ecriture  ,  mais 
seulement  des  philosophes  païens.  Laciance 
et  Aiigiiatin  ,  qui  les  premiers  avancèrent 
cette  nouvelle  doctrine  dont  Jksus-Christ 
iii  les  apôtres  u'ayaknt  pas  dit  uu  mot,   ue 


Sps        LA     NOUVELLE 

s'appuyèrent  que  sur  le  raisonnement  du 
Phe'don  que  j'ai  dojà  combattu  ;  de  sorte 
que  les  lidelles  ,  qui  croient  suivre  en  cela 
l'autorité  de  l'évangile  ,  ne  suivent  que  celle 
de  Platon.  En  eîï'et  ,  où  verra-t-ou  dans  la 
Bible  entière  une  loi  contre  le  suicide  , 
ou  même  une  simple  improbation  ;  et 
n'eit-il  pas  bien  e'trangc  que  dans  les  exem- 
ples de  gens  qui  se  sout  donnes  la  mort ,  on 
n'y  trouve  pas  un  seul  mot  de  blâme  contre 
aucun  de  ces  exemples  ?  Il  y  a  plus  ;  celui 
de  Samson  est  autorisé  par  un  prodige  qui 
le  venge  de  ses  ennemis.  Ce  miracle  se  serait- 
il  fait  pour  ju.sti5cr  un  crime  ,  et  cet  hommo 
qui  perdit  sa  force  pour  s'être  laissé  séduire 
par  une  femme,  l'eût-il  recouvrée  pour  com- 
mettre un  forfait  authentique,  comme  siDiEff 
lui-même  eût  voulu  tromper  les  hommes  ? 

Tu  ne  tueras  point ,  dit  le  Décalogue.  (^ue 
s'ensuit-il  de-là  ?  Si  ce  commandement  doit 
être  pris  à  la  lettre  ,  il  ne  faut  tuer  ni  les 
malfaiteurs  ni  les  ennemis  ;  et  Moïse  qui  fit 
tant  iuourir  de  gens  entendait  fort  uial  sou 
propre  précepte.  S  il  y  a  quelques  exceptions  , 
la  première  est  certainement  en  faveur  de 
la  mort  volontaire  ,  parce  quelle  est  exempte 
de  violeiice  et  d'injustice  ^  les  deux  seules 


H  E  L  O  1  s  E.  393 

•onsidérations  qui  puissent  rendre  l'iiouii- 
cidc  criminel  ,  et  la  nature  y  a  luis  d'ail- 
leurs un  suffisant  obstacle. 

Mais  ,  d  scnt-ils  encore  ,  soufîrez  patiem- 
ment les  maux  que  Dieu  vous  envoie  ;  faites- 
vous    un   mérite  de    vos   peines.    Appliquer 
ainsi  les  maximes  du  christianisme  ,  que  c'est 
mal  eu  saisir   l'esprit  !   L'homme  est  sujet  à 
mille  maux,  sa  vie  est  un  tissu  de  uiisères  , 
et  il  ne  semble  naître  que  pour  soufliir.  Do 
ces  maux  ,  ceux  qu'il  peut  éviter  ,  la  raison 
veut  qu'il  les  évite,  et  la  religion  ,  qui  n'est 
jamais  contraire  à    la   raison    ,    l'approuve. 
jMais   que  leur  somme  est  petite    auprès    do 
ceux  qu'il  est  forcé  de  i«ou3rir  malgré  lui  ! 
C'est  de  ceux-ci  qu'un  Dieu  clément  permet 
aux  hommes  de  se  faire  un  mérite  ;  il  accepte 
en  hommage  volontaire  le  tribut  forcé  qu'il 
nous  impose  ,  et  uiarqiic  au  profit  de  l'autre 
vie  la  résignation  dans  celle-ci.  l^a  véritable 
pénitence  de  riiomuic  lui  est  imposée  par  la 
nature;  s'il  endure  patiemment  tout  ce  qu'il 
est  contraint  d'endurer  ,  il  a  fait  à  cet  égard 
tout  ce  que  Dieu  lui  demando  ;  et  si  quel- 
qu'un montre   assez  d'orgueil  pour  vouloir 
faire   davantage  ,    c'est    un    fou    qu'il   faut 
cnfciiuer  ,   ou  un  fourbe  qu'il  faut  puuu\ 


294       I^A     NOUVELLE 

Fuyons  donc  sans  scrupule  tous  les  maux 
que  nous  pouvons  fuir  ,  il  ne  nous  en  restera 
que  trop  à  souffrir  encore.  Délivrons-nous 
sans  remords  de  la  vie  même  ,  aussitôt  qu'elle 
est  un  mal  pour  nous  .  puisqu'il  dépend  de 
nous  de  le  faire,  et  qu'en  cela  nous  n'offensons 
3ii  Dieu  ni  les  hommes.  S'il  faut  un  sacrifice 
à  le  tre  suprême  ,  n  est-ce  rien  que  demovirir  ? 
Offrons  à  Dieu  la  mort  qu'il  nous  impose 
par  la  voix  de  la  raison  ,  et  versons  paisi- 
blement dans  son  sein  notre  ame  qu'il  re- 
demande. 

Tels  sont  les  préceptes  généraux  que  le 
bon  sens  dicte  a  tous  les  hommes  ,  et  que  la 
rel  igiou  autorise  (  ^  ).  Revenons  à  nous.  Vous 

(h)  L'étrange  lettre  pour  la  rlélibération  dont 
îl.  s'agit  !  Pvaisoune-t»on  si  paisiblement  sur  une 
question  pareille,  quand  on  l'examine  pour  soi? 
La  lettre  est-elle  fabriquée,  ou  l'auteur  ne  veut-il 
qu'è'.re  réfuté  ?  Ce  qui  peut  tenir  en  doute,  c'est 
l'exemple  de  Vioheck  qu'il  cite  ,  et  qui  semble 
auioriser  le  sien,  l^obeck  délibéra  si  posément 
qu'il  eut  la  patience  de  faire  un  livre  ,  un  gros 
livre,  bien  long  ,  bien  pesant,  bien  froid,  et 
quand  i]  eut  établi  ,  selon  lui ,  qu'il  était  permis 
de  se  donner  la  mort ,  il  se  la  donna  avec  la 
même  tranquillité.  Défions-nous  des  préjugés  de 
siècle  et  de  nation.  Quand  ce  n'est  pas  la  niod« 


H  É  L  O  ï  s  E.  395 

avez  daigne  m'ouvrir  votre  cœur  ;  je  connais 
vos  peines;  vous  ne  soufTicz  pas  moins  que 
moi  ;  vos  maux  sont  sans  remède  ainsi  que 
les  miens  ,  et  d'autant  plus  sans  remède  que 
les  lois  de  l'honneur  sont  plus  immuables  que 
celles  de  la  fortune.  Vous  les  supportez,  je 
l'avoue  ,  avec  fermeté.  La  vertu  vous  sou- 
tient ;  un  pas  de  plus  ,  elle  vous  de'gage. 
Vous  me  pressez  de  souffrir:  Milord  ,  j'ose 
vous  presser  de  terminer  voo  souffrances  ,  et 
je  vous  laisse  à  juger  qui  de  nous  est  le  plus 
clier  à   l'autre. 

Que  tardons-nous  à  faire  un  pas  qu'il  faut 
toujours  faire  ?  Attendrons-nous  que  la  vieil- 
lesse et  les  ans  nous  attachent  bassement  à 
la  vie  après  nous  en  avoir  ôté  ics  cliarmcs; 
et  que  nous  traînions  avec  effort  ,  ignomi- 
nie et  douleur  ,  un  corps  infirme  et  cassé  ? 
Nous  sommes  dans  l'âge    où  la  vigueur  de 

de  se  tuer,  on  n'imagine  que  des  enia£;é-s  qui 
se  tupnt  ;  tous  les  a'  cS  Lie  -  ouraj^e  sont  Mutant 
de  chimères  pour  les  âmes  faibles  :  tha<ua  ne 
îuçe  (les  autres  qu**  pav  soi.  Ceper»danr  combien 
n'avons-nous  pas  d'exemples  attesrés  d'hommes 
sages  en  tout  autre  poim  ,  qui,  sans  remoids, 
sans  fureur  ,  sans  désespoir  ,  renon<  enl  à  la 
vie  uniquement  pai  ce  qu'elle  leur  e^i  à  charsje, 
et  meurent  plus  tranquillemeni  qu'ils  n'ont  vécu? 


596       LA     NOUVELLE 

l'ame  la  dégage  aisément  de  ses  entraves  ^ 
et  où  riiomiue  sait  encore  mourir;  plus  tard 
il  se  laisse  en  gémissant  arracher  la  vie.  Pro- 
fitons d'un  temps  où  Tennui  de  vivre  nous 
rend  la  mort  désirable  ,  craignons  qu'elle  ne 
vienne  avec  ses  'lorreuris  au  mome^it  où  nous 
n'en  voudrons  plus.  Je  m'en  souviens  ,  il  fut 
un  iuscant  où  je  ne  demandais  qu'une  lieure 
au  ciel  ,  et  où  je  serais  mort  désespéré  si  je 
ue  l'eusse  obtenue.  Ah  î  qu'on  a  ue  peine  à 
triser  les  iiœuds  qui  lient  nos  cceurs  à  la 
terre  ,  et  qu'il  est  sage  de  les  quitter  aussitôt 
qu'ils  sont  rompus  !  Je  le  sens  ,  Milord  ,  nous 
sommes  dignes  tous  deux  d'i:-ne  habitation, 
plus  pure;  la  vertu  nous  la  montre  ,  et  le  sort 
nous  invite  a  la  chercher.  Que  l'amitié  qui 
nous  joint  nous  unisse  encore  à  notre  der- 
nière heure.  O  qu'elle  volupté  pour  deux 
Trais  amis  de  finir  leurs  jours  volontairement 
daus  les  bras  l'un  de  l'autre,  de  confondre 
leurs  derniers  soupirs  ,  d'exhaler  à-la-Fois  les 
deux  moitiés  de  ieurame  !  Quelle  douleur, 
quel  regret  peut  empoisonner  leurs  derniers 
iustaiis  ?  Que  quittent-ils  eu  sortant  du 
nionde  ?  ils  s'en  vont  ensemble,  ils  ne  quit» 
tent  rien. 


H  É  L  O  ï  S  E.  297 

LETTRE     XXII. 

RÉPONSE. 

Jeune  hoznme  ,  un  aveugle  transport 
t'égare  ;  sois  pins  discret  ,  ne  conseille  point 
en  demandant  conseil.  J'ai  connu  d'autres 
maux  que  les  ticus.  J'ai  l'amc  ierme  ;  je  suis 
anglais  ,  je  sais  mourir  ;  car  je  sais  vivre  , 
soufTrir  en  homme.  J'ai  vu  la  mort  de  près  , 
et  la  regarde  avec  trop  d'indiilércuce  pour 
l'aller  chercher.  Parlons  de  toi. 

Il  est  vrai  tu  m'étais  ne'cessaire;  mon  aine 
avait  besoin  de  la  tienne;  tes  soins  pouvaient 
m'ctre  utiles  ;  ta  raison  pouvait  m'e'clairer 
dans  la  plus  importante  afiaire  de  ma  vie  : 
si  je  ne  m'en  sers  point,  àqui  t'en  prends-tu? 
Où  est-elle  ?  qu'est-clle  devenue  ?  que  peux- 
tu  faire  ?  A  quoi  es-tu  bon  dans  l'état  où 
te  voilà  ?  Quels  services  puis-jc  espérer  de 
toi  ?  Une  douleur  insensée  te  rend  stupide 
et  impitoyable.  Tu  n'es  pas  un  honune  ,  tu 
n'es  rien  -,  et  si  je  ne  regardais  à  ce  que  ta 
peux  être,  tel  que  tu  es,  je  ne  vois  rien  dans 
le  monde  au-dessous  de  toi. 

Je  n'eu  veux  pour  preuve  que  ta  lettre 


SpS        L  A     N  O  U  Y  E  L  L  E  , 

inérae.  Autrefois  Je  trouvais  eu  toi  du  sens , 
de  la  vérité'  ;  tes  seutimeus  e'toient  droits,  tu 
pensais  juste;  et  je  ne  t'aimais  pas  seulement 
par  goût  ,  mais  par  choix  ,  comme  uu 
moyen  de  plus  pour  moi  de  cultiver  la  sa- 
gesse. Qu'ai-je  trouvé  maintenant  dans  les 
raisonnemensde  cette  lettre  dont  tu  parais  si 
content  ?  un  misérable  et  perpétuel  sophisme, 
qui  dans  régarement  de  ta  raison  marque 
celui  de  ton  cœur  ,  et  que  je  ne  daignerais 
pas  même  relever,  si  je  n'avais  pitié  de  toa 
délire. 

Pour  renverser  tout  cela  d'ua  mot  ,  je  ne 
veux  te  demander  qu'une  seule  chose.  Toi 
qui  crois  Dieu  existant,  l'ame  immortelle, 
et  la  liberté  de  l'homnae  ,  tu  ne  penses  pas  , 
sans  doute  ,  qu'un  être  intelligent  recoiv© 
un  corps  et  soit  placé  sur  la  terre  au  hasard, 
seulement  pour  vivre  ,  souffrir  et  mourir  ? 
Il  y  a  bien  ,  peut-être  ,  à  la  vie  humaine  ua 
but,  une  tin  ,  un  objet  moral  ?  Je  te  prie 
de  me  répondre  clairement  sur  ce  point  ; 
après  quoi  Jious  reprendrons  pied  à  pied 
ta  lettre,  et  tu  rougiras  de    l'avoir  écrite. 

Mais  laissons  les  maximes  géiérales,  dont 
on  fait  souvent  beaucoup  de  bruit  sans  ja- 
Biais  en  suivre  aucuae  ;  car  il  se  trouve  touv 


H  É  L  O  I  s  E.  399 

jours  dans  l'application  quelque  condition 
particulicic  ,  qui  change  tellement  l'e'tat  des 
choses  que  chacun  se  croit  dispensé  d'obéir 
à  la  rè^le  qu'il  prescrit  aux  autres  ,  et  l'on, 
sait  bien  que  tout  homme  qui  pose  des  uiaxi- 
mes  générales  entend  qu'elles  obligent  tont 
le  monde,  excepté  lui.  Encore  un  coup  par- 
lons de  toi. 

Il  t'est  donc  permis ,  selon  toi  ,  de  cesser 
de  vivre  ?  La  preuve  en  est  singulière  ;  c'est 
que  tu  as  envie  de  mourir.  Voilà  certes  ua 
argument  fort  commode  pour  les  scélérats; 
ils  doivent  t'étre  bien  obligés  des  armes  que 
tu  leur  fournis  ;  il  n'y  aura  plus  de  forfaits 
qu'ils  ne  justifient  par  la  tentation  de  les 
coaunettre  ;'  et  dès  que  la  violence  de  la 
passion  l'emportera  sur  l'horreur  du  crime, 
dans  le  désir  de  mal  faire  ils  en  trouveront 
aussi  le  droit. 

Il  t'est  donc  permis  de  cesser  de  vivre  ?  J© 
voudrais  bien  savoir  si  tu  as  commence.  Quoi  ! 
fus-tu  placé  sur  la  terre  pour  n'y  rien  faire? 
Le  ciel  ne  t'imposa-t-il  point  avec  la  vie  uno 
tàchepourla  remplir  ?  Si  tu  as  fait  ta  journée 
avant  le  soir,  repose-toi  le  reste  du  jour,  tu 
le  peux  ;  mais  voyons  ton  ouvrage.  (Quelle 
réponse  tieiis-tu  pjêtç  au  juge  bupréwe  qui 


4C0        LA     NOUVELLE 

te  demaudcra  compte  de  ton  temps  ?  Parle  " 
que  lui  diias-tu  ?  J'ai  se'duit  ime  fille  hoa- 
îiéte.  J'abandonne  un  ami  dans  ses  chagrins, 
Malheureux  !  trouve-moi  ce  juste  qui  se  vante 
d'avoir  assez  vécu  ;  que  j'apprenne  de  lui 
comment  il  faut  avoir  porte' la  vie  iDOurétre 
eu   droit  de  ia  qLiittci-. 

Tu  comptes  les  maux  de  l'humanité;  tune 
rougis  pas  d'épuiser  des  lieux  communs  cent 
lois  rebattus  ,  et  tu  dis  :  La  vie  est  un  mal. 
Mais  regarde,  chcrclje  dans  l'ordre  des  cho- 
ses ,  si  tu  y  trouves  quelques  biens  qui  ne 
soient  poiut  mêlés  de  maux.  Est-ce  donc  à 
dire  qu'il  n'y  ait  aucun  bien  dans  l'univers  , 
et  peux-tu  confondre  ce  qui  est  mal  par  sa 
nature  avec  ce  qui  ne  soufire  le  ?nal  que  par 
accident  ?  Tu  l'as  dit  toi-même  ,  la  vie  pas- 
sive de  l'homme  n'est  rien  ,  et  ne  regarde 
qu'un  corps  dont  il  sera  bientôt  délivré  : 
mais  sa  vie  active  et  morale  ,  qui  doit  influer 
sur  tout  son  être  ,  consiste  dans  l'exercice  de 
sa  volonté.  La  vie  est  un  mal  pour  le  mé- 
chant qui  prospère,  et  un  bien  pour  i'jion- 
Jiète  homme  infortuné  ;  car  ce  n'est  pas  une 
modification  passagère  ,  mais  sou  rapport 
avec  son  objet  qui  la  rend  bonne  ou  mau- 
Taise.Queiiessoat  enfin  ces  douleurs  sicruelies 

qui 


H  E  L  O  I  s  E.  40» 

^ul  te  forcent  de  la  quitter?  Penscs-tu  que 
je  ne  n'aie  pas  dcuiélc'  sons  ta  feinte  impar- 
tialité' dans  le  dénouibrenicnt  des  maux  de 
cette  vie  la  honte  de  parler  des  tiens?  Crois- 
inol  ,  n'abandonne  pas  à-la-fois  tontes  tes 
vertus.  Garde  au  moins  ton  ancienne  fran- 
chise ,  et  dis  ouvertement  à  ton  ami  :  J'ai 
perdu  l'espoir  de  corrompre  une  hoHnéte 
femme  ;  me  voilà  forcé  d'être  homme  do 
bien  :  j'aime  mieux  mourir. 

Tu  t'ennuyes  de  vivre,  et  tu  dis  :  La  vie 
est  un  mal.  Tôt  ou  tard  tu  seras  console, 
et  tu  diras  la  vie  est  un  bien.  Tu  diras  plus 
vrai  sans  mieux  raisonner  :  car  rien  n'aura 
changé  que  toi.  Change  donc  dès  aujour- 
d'hui ;  et  puisque  c'est  dans  la  mauvaise 
disposition  de  ton  ame  qu'est  tout  le  mal  , 
corrige  tes  affections  déréglées,  et  ne  brûle 
pas  ta  maison  pour  n'avoir  pas  la  peine  de 
la  ranger. 

Je  souffre  ,  me  dis-tu  ;  dépend-il  de  moi 
de  ne  pas  souffrir  ?  D'abord  ,  c'est  changer 
l'état  de  la  question  ;  car  il  ne  s'agit  pas  de 
savoir  si  lu  souffres  ,  mais  si  c'est  un  mal 
pour  toi  de  vivre.  Passons  ;  tu  souffres  ,  tu 
dois  chercher  à  ne  plus  souffrir.  Voyous  s'U 
est  besoin  de  mourir  pour  cela. 

Noui'eUc  Héloise*  Tome  II.         A  a 


402        LA     NOUVELLE 

Considère  un  moment  le   progrès  naturel 
des  maux  de   l'ame  directement  opposé  au 
progrès  des  maux  du  corps,  comme  les  deux 
substances    sont  opposées   par   leur   nature. 
Ceux-ci  s'invétèreut ,  s'empirent  en  vieillissant 
et    détruisent  enfin  cette  machine  m^ortelle. 
Les  autres  ,  au  contraire  ,  altérations  externes 
et  passagères  d'un  être  immortel  et  simple, 
s'effaceat  inseusiblement  ,  et  le  laissent  dans> 
la  forme  originelle  que  rien  ne  saurait  chan- 
ger. La  tristesse  ,  l'ennui  ,  les  regrets  ,  le  dé- 
sespoir sont  des  douleurs  peu  durables,  qui 
ne  s'enracinent  jamais  dans  l'ame,  et  l'ex- 
périence dément  tonjours  ce  sen  timent  d'amer- 
tume qui  nous  faitregarder  nos  peines  comr'ae 
éternelles.  Je  dirai  plus  ;  je  ne  puis  croire 
que  les   vices    qui    nous   corrompent    nous 
soient  plus  inhérens  que  nos  chagrins  :  non- 
seulement  je  pense   qu'ils  périssent  avec  le 
corps  qui  les  occasionne  ;  mais  je  ne  doute 
pas  qu'une  plus   longue   vie  ne  put   suffire 
pour  corriger  les  hommes  ,  et  que  plusievirs 
siècles  de  jeunesse   ne  nous  apprissent  qu'il 
n'y  a  rien  de  meilleur  que  la  vertu. 

Quoi  qu'il  eu  soit  ;  puisque  la  plupart  de 
nos  maux  physiques  ne  fout  qu'augmenter 
sans  cesse  ,   de  violentes  douleurs  du  corps , 


H  É  L  O  1  s  E.  4o3 

quand  elles  sont  incurables,  peuvent  autoriser 
lin  homme  a  disposer  de  lui  :  car  toutes  ses 
faculte's  étant  aliénées  par  la  douleur,  et  le 
lual  étant  sans  remède,  il  n'a  plus  l'usage 
ni  de  sa  volonté  ni  de  sa  raison  ;  il  cesse 
d'être  homme  avant  de  mourir  ,  et  ne  fait 
en  s'ôtant  la  vie  qu'achever  de  quitter  un 
corps  qui  l'embarrasse,  et  oii  sou  ame  n'est 
déjà  plus. 

Mais  il  nen  est  pas  ainsi  des  douleurs  de 
l'amc  ,  qui  ,■  pour  vives  qu'elles  soient,  por- 
tent toujours  leur  remède  avec  elles.  Eu  eGét , 
qu'est-ce  qui  rend  un  mal  quelconque  into- 
lérable? c'est  sa  durée.  Les  opérations  de  la 
chirurgie  sont  communément  beaucoup  plus 
cruelles   que    les  soulTrances  qu'elles  guéris- 
sent ;  mais  la  douleur  du  mal  est  permanente  , 
celle  de  l'opération   passagère  ,  et  l'on  pré- 
fère   celle-ci.  Qu'cst-il  donc  besoin  d'opéra- 
tion pour  des  douleurs  qu'éteint  leur  propre 
durée  ,  qui  seule  les  rendrait  insupportables  ? 
Est-il  raisonnable  d'appliquer  d'aussi  v'olcns 
remèdes  aux  maux  qui  s'cfTaccnt  d'eux-mêmes  ? 
Pour  qui  fait  cas  de  la  constance  et  u'c=time 
les   ans  que  le  peu   qu'ils  valent  ,  de  deux 
moyens  de  se  délivrer  des  mêmes  souffrances , 
lequel   doit   être  préféré   de    la  mort  ou  du 

Aa  2 


404       LA     NOUVELLE 

temps  ?  Attends  et  tu  seras  guéri  ;  que  de- 
maiides-tu  davantage. 

Ah  !  c'est  ce  qui  redouble  mes  peines  de 
songer  qu'elles  finiront  !  Vain  sophisme  de 
la  douleur  !  bon  mot  sans  raison  ,  sans  jus- 
tesse ,  et  peut-être  sans  bonne  foi.  Quel  ab- 
surde m.otif  de  désespoir  que  l'espoir  de  ter- 
miner sa  misère.  (<:  )  !  Même  en  supposant 
ce  bizarre  sentiment  ,  qui  n'aimerait  mieux 
aigrir  un  moment  la  douleur  présente  par 
l'assurance  de  la  voir  finir  ,  comme  on  sa- 
crifie une  plaie  pour  la  faire  cicatriser  ?  et 
quand  la  douleur  aurait  un  charme  qui  nous 
ferait  aimer  à  souffrir,  s'en  priver  en  s'ôtant 
la  vie,  n'est-ce  pas  Faire  à  l'instant  même  tout 
ce  qu'on  craint  de  l'avenir? 

Penses-y  bien,  jeune  homme;  que  sont 
dix  ,  vingt,  trente  ans  pour  un  être  immor- 
tel ?  La  peine  et  le  plaisir  passent  comme  une 
ombre  ;  la  vie  s'écoule  en  un  instant  :    elle 

(c)  Non  ,  Milord  ,  on  ne  termine  pas  ainsi 
sa  misère  ,  on  y  met  le  comble  ;  on  rompt  les 
dernifirs  nœuds  qui  nous  attachaient  au  bonheur. 
En  regrettant  ce  qui  nous  fut  cher,  on  tient 
encore  à  l'objet  de  sa  douleur  par  sa  douleur 
même ,  et  cet  état  est  moins  affreux  que  de  n» 
tenir  plus  à  rien. 


H  E  L  O  X  s  E.  4o5 

a'cst  rien  par  elle-même  ,  sou  prix  dépend 
de  sou  emploi.  Le  bien  seul  qu'on  a  fait 
demeure,  et  c'est  par  lui  qu'elle  est  quelque 
chose. 

Ne  dis  donc  plus  que  c'est  un  mal  pour 
toi  de  vivre,  puisqu'il  dépend  de  toi  seul  que 
ce  soit  un  jjicn  ,  et  que  si  c'est  un  mal  d'avoir 
Te'cu  ,  c'est  une  raison  de  plus  pour  vivre 
encore.  Ne  dis  pas  ,  non  plus  ,  qu'il  t'est 
permis  de  mourir  ;  car  autant  vaudrait  dire 
qu'il  t'est  permis  de  n'être  pas  homme  ,  qu'il 
t'est  permis  de  te  révolter  contre  l'auteur  de 
ton  être,  et  de  tromper  ta  destination.  Mais 
en  ajoutant  que  ta  mort  n«;  fait  de  mal  à  per- 
sonne, songes-tu  que  c'est  à  ton  ami  que  tu 
l'oses  dire  ? 

Ta  mort  ne  fait  de  mal  à  persoTine!  J'en- 
tends :  mourir  à  nos  dépens  ne  t'importe 
guère,  tu  comptes  pour  rien  nos  re2;rcls.  Je 
ne  te  parle  plus  des  droits  de  l'amitié  que  tu 
méprises  ;  n'en  est- il  point  de  plus  chers 
encore  Ç^d')  qui  t'obligent  à  te  conserver? 
S'il  est  une  personne  au  inonde  qui  t'ait  assez 

(d)  Des  droits  plus  rhers  que  reux  de  ramitié!' 
Et  r'est  un  sage  qui  le  dit  !  Mais  ce  prétendu 
•âge  était  amoureux  lui-iuéme. 


4o6        L  A     N  O  U  T  E  L  L  E 

aime  pour  ne  vouloir  pas  te  survivre ,  et  à 
qui  ton  bonheur  manque  pour  être  heureuse , 
penses -tu  ne  lui  rien  devoir  ?  Tes  funestes 
projets  exe'cutc's  ne  troubleront -ils  point  la 
paix  d*une  ame  rendue  avec  tant  de  peine  à 
sa  première  innocence  ?  Ne  crains-tu  point 
de  rouvrir  dans  ce  cœur  trop  tendre  des  bles- 
sures mal  refermées  ?  Ne  crains-tu  point  que 
ta  perte  n'en  entraine  une  autre  encore  plus 
cruelle ,  en  ôtant  au  monde  et  à  la  vertu  leur 
plus  digne  ornement?  et  si  elle  te  survit,  ne 
crains -tu  point  d'exciter  dans  son  sein  le 
remords ,  pins  pesant  à  supporter  que  la  vie  ? 
Ingrat  ami ,  amant  sans  délicatesse  ,  seras-tu 
toujours  occupe'  de  toi-même  ?  ne  songeras-tu 
jamais  qu'à  tes  peines  ?  N'es-tu  point  sensible 
au  bonheur  de  ce  qui  te  fut  cher  ?  et  ne 
saurais-tu  vivre  pour  celle  qui  voulut  mourir 
avec  toi  ? 

Tu  parles  des  devoirs  du  magistrat  et  du 
père  de  famille,  et  parce  qu'ils  ne  te  sont 
pas  inaposes  ,  tu  [e  crois  aflVanchi  de  tout. 
Et  la  société  à  qui  tu  dois  ta  conservation, 
tes  taleus,  tes  lumières  ;  la  patrie  à  qui  tu 
appartiens,  les  malheureux  qui  ont  besoin 
de  toi,  ne  leur  dois-tu  rien  ?  O  l'exact  dé- 
nombrement c^ue  tu  fais  !  parmi  les  devoirs 


H  E  L  O  1  s  F.  407 

que  tn  comptes  ,  tu  n'oublies  qup  cmjx 
d'hoinme  et  de  citoyen.  Où  est  ce  vertueux 
patriote  qui  refuse  de  vendre  so7i  san^;  à  un 
prince  étranger,  parce  qu'il  ne  doit  le  verser 
que  pour  sou  pays,  et  qui  \cut  uiaintenant 
le  re'pandrc  en  désespère  contre  l'expresse 
défense  des  lois  ?  Les  lois,  les  lois^  jeufie 
homme  !  le  sage  les  mcprise-t-il  ?  Socrate 
innocent,  par  respect  pour  elles  ne  voulut 
pas  sortir  de  prison.  Tu  ne  balances  point 
à  les  violer  pour  sortir  injustement  de  la  vie , 
et  tu   demandes  ?  Quel  mal  fais-Je  ? 

Tu  veux  t'autoriser  j)ar  des  exemples.  Tu 
m'oses  nommer  des  romains  !  Toi  ,  des  ro- 
mains! Il  t'appartient  bien  d'oser  prononcer 
ces  noms  illustres  !  Dis-moi  ,  J^rittiis  iiiou- 
rut-ilen  amant  de'sespéré,  et  Caton  décbira- 
t-il  ses  entrailles  pour  sa  maltresse  ?  Houiînc 
petit  et  faible,  qu'y  a-t-11  entre  Cala?}  et  toi  ? 
Montre -moi  la  mesure  commune  fie  cette 
amc  sublime  et  de  la  tinine.  Téincrairc  ,  ab  ! 
tais-toi.  Je  crains  de  profaner  son  nom  par 
son  apologie.  A  ce  nom  saint  et  auguste, 
tout  aini  de  la  vertu  doit  mettre  le  front 
dajis  la  poussière  et  bonorer  en  silence  la 
iiiétnoire  du  plus  grand  des  Iionunes. 

<^uc  tes  exemples  sont  mal  choisis ,  et  qu# 


4c8       LA    NOUVELLE 

tu  juges  bassement  des  Romains  ,  si  tu  pense» 
qu'ils  se  crussent  en  droit  de  s'ôter  la  vie 
aussi  tôt  qu'elle  leur  e'tait  à  charge.  Regarde 
les  beaux  teuips  delà  république  ,  et  cherche 
si  tu  y  verras  un  seul  citoyen  vertueux  se 
délivrer  ainsi  du  poids  de  ses  devoirs,  même 
après  les  plus  cruelles  infortunes.  Hégulustç.^ 
tournant  à  Carthage  prévint-il  par  sa  mort 
les  tourmens  qui  l'attendaient  ?  Que  n'eût 
point  donné  Postuinins  pour  que  cette  res- 
source lui  fût  permise  aux  fourches  caudines  ? 
Quel  effort  décourage  le  sénat  même  n'admira- 
t-il  pas  dans  le  consul  p'orroji  pour  avoir 
pu  survivre  à  sa  défaite  ?  Par  quelle  raison 
tant  de  généraux  se  laissèrent- ils  volontai- 
rement livrer  aux  ennemis  ,  eux  a  qui  l'igno- 
minie était  si  cruelle,  et  à  qui  1  en  coûtait 
si  peu  de  mourir  ?  C'est  qu'ils  devaient  à  la 
patrie  leur  sang  ,  leur  vie  et  leurs  derniers 
soupirs  ,  et  que  la  honte  ni  les  revers  ne  les 
pouvaient  détourner  de  ce  devoir  sacré. Mais 
quand  les  lois  furent  anéanties  ,  et  que  l'E- 
tat fut  en  proie  à  des  tyrans  ,  les  citoyens 
reprirent  leur  liberté  naturelle  et  leurs  droits 
sur  eux-mêmes.  Quand  Rome  ne  fut  plus  ,  il 
fut  permis  à  des  Romains  de  cesser  d'être  ;  ils 
•ayoieiit  rempli  leurs  fonctions  sur  la  tc?i*e  ; 


H  E  L  O  I  s  E.  409 

ils  ii'nvaient  plus  de  patrie;  ils  e'toifnt  en 
droit  de  disposer  d'eux  ,  et  de  se  rendre  à  eux- 
mêmes  la  liberté  qu'ils  11e  ])f)nvnient  j)lus 
rendre  à  leur  pays.  Après  av^oir  employé 
leur  vie  à  servir  Rome  expirante  ,  et  à  com- 
battre pour  les  lois,  ils  mouriireiit  vertueux 
et  grands  comme  ils  avaient  vécu  ,  et  leur 
mort  fut  encore  un  tribut  à  la  gloire  du 
nom  rouiain  ,  aUn  qu'on  ne  vît  dans  aucun 
d'eux,  le  spectacle  in.ligtie  de  vrais  citoyens 
servant  nu  usurpateur. 

Maie  toi  ,  qui  es-tu  ?  qu'as-tu  fait  ?  crois- 
tu  t'excuser  sur  ton  obscurité  ?  ta  faiblesse 
t'cxerapte-t-e:le  de  tes  devoirs  ;  et  pour  n'a- 
Toir  ni  nom  ni  rang  dans  ta  patrie  ,  en  es-tu 
moins  soumis  à  ses  loisPll  te  sied  bicnd'oser 
parler  de  mourir,  tandis  que  tu  dois  l'usage 
de  ta  vie  à  tes  semblables  !  Apprends  qu'une 
mort  telle  que  tu  la  médites  est  honteuse  et 
fiirtive.  C'est  un  vol  fait  au  genre- hiunain; 
Avant  de  le  quitter  ,  rends-lui  ce  qu'il  a  fait 
pour  toi.  Mais  je  ne  tietis  a  rien....  Je  suis 
inutde  au  monde..  .  Philosophe  d*un  jour  ! 
ignores  -  tu  que  tu  ne  saurais  faire  \tn  pas 
sur  la  terre  sans  y  trouver  quelque  devoirà^ 
remplir  ,  et  que  tout  homme  est  utile  à  i'Uu-» 
niauite'  par  cela  seul  qu'il  existe  ? 


^1(5        L^      NOUTELLE 

Ecoute-moi  ,  jeune  insensé;  tu  m'es  cher; 
j'ai  plt'e  Cir  tr^s  erreurs.  SM  te  reste  au  fond 
du  cœiuicmOiiiciresentlRientdevertu  ,  viens  , 
que  je  t'apprenne  à  aimer  •  i  vie,  Chaq^ue  fois 
que  tn  srras  tenté  d'en  sorrr  ,  dis  eu  toi- 
même  :  (^ue  je  fasse  cn'.Oieuue  boiiue  action 
avant  que  de  mourir.  Puis  va  rbcrclier  quel- 
que indigent  à  secourir  ,  que||ttr?e  infor- 
tuné à  consoler  ,  quelque  oprimé  \  dé- 
fendre. Rapproche  de  moi  les  malheureux 
que  mon  .-^bord  intimide  ;  ne  crains  d'a« 
buser  ni  de  ma  bourse  ni  démon  crédit: 
prends  ,  épuise  mes  biens  ,  fais-moi  riche.  Si 
cette  considération  te  retient  aujourd'hui  , 
elle  te  retiendra  encore  demain  ,  après  de- 
main ,  toute  ta  vie.  Si  elle  ne  te  retient  pas, 
meurs;  tu  n'es  qu'un  méchant. 

LETTRE      XXIII. 

ni:     M  I  L  O  R  D     É  D  O  UA  R  D 
A   V AMANT   DE    JULIE. 


J 


E  ne  pourrai  ,  mon  cher  ,  vous  embrasser 
aujourd'hui  ,  comme  je  l'avais  espéré ,  et  l'on 
me  retient  encore  pour  deux  jours  à  Kin- 
singtoii.  I,e  train  de  la  cour  est  qu'on  y 
travadie  beaucoup  sans  rien  faire  ,  et  que  tou- 


H  É  L  O  l  s  E.  411 

tes  les  affaires  s'y  succèdent  sans    s'achever. 
Celle  qui    m'arrête    ici  depuis  huit  jours   ne 
dcuiandait  pas  deux  lueures  ;  uiais  comme  la 
plus  importante  affaire  des  ministres  est  d'a- 
voir toujours  l'air   aQairé  ,  ils  perdent   plus 
de  temps  à  me  remettre  qu'ils  n'en  auraient 
mis  à  m'expedier.    Mou  impatience    un  peu 
trop  visible  n'abrège  pas  ces  délais.  Vous  savez 
que  la  cour  ne  me  couvieut  guère  ;  elle  m'est 
encore  plus   insupportable  depu's  que   nous 
vivons  ensemble  ,  et  j'aime  cent  fois    mieux 
partager    votre    inélaPA^olie  que   l'ennui   des 
>  alcts  qui  peuplv!it  ce  pays. 

Cependant  en  ci  isant  avec  ces  empresses 
fainéaiis  ,  il  m'est  venu  une  ide'e  qui  vous 
regarde,  et  sur  laquelle  je  n'a  tends  que  vo- 
tre aveu  pour  disposer  de  vous.  Je  vois 
qu'en  combattant  vos  peines  vous  souffrez 
à-la-fois  du  mal  et  de  la  résistance.  Si  vous 
voulez  vivre  et  guérir  ,  c'est  m.oins  parce  que 
l'honneur  et  la  raison  l'exigent  ,  que  pour 
complaire  a  vos  hid'h.  Mon  cher  ,  c^^  n'est  pas 
assez  :  il  faut  reprendre  legoiïtde  la  vie  pour 
en  bien  remplir  les  devoirs, et  avec  tant  d'in- 
différence pour  toute  chose  ,  on  ne  réussit 
jauiais  à  rien.  Nous  avons  beau  faire  l'un  et 
l'autre  j  la  raisou  seule  ne  vous  leudra  pat 


412       LA    N  O  U  T  E  L  L  E 

la  raisou.  Il  faut  qu'une  multitude  d'objets 
nouveaux  et  frappans  vous  aiiaclient  un© 
partiede  l'attention  que  votre  cœur  ne  donne 
qu'à  celui  qui  l'occupe.  Il  faut  pour  vous 
rendre  à  vous-même  que  vous  sortiez  d'au- 
dedans  de  vous  ,  etce  u'e  t  que  dans  i'agitatioa 
d'uiie  vie  active  que  vous  pouvez  retrouver 
le  repos. 

Il  se  présente  pour  cette  épreuve  une  occa- 
sion qui  n'est  pas  a  dédaigner  ;  il  est  question 
d'une  entreprise  grande,  belle  ,  et  telle  que 
bien  des  àgcs  i\'t\\  voient  pas  de  semblables. 
Il  dépend  de  vous  d  en  être  témoin  et  d'y 
concourir.  Vous  verrez  le  plus  grand  spec- 
tacle qui  puisse  frapper  les  yeux  des  hommes; 
votre  goût  pour  l'observation  trouvera  de 
quoi  se  contenter.  Vos  fonctions  seront^ ho- 
norables ;  elles  n'exigeront  ,  avec  les  talens 
que  vous  possédez  ,  que  du  courage  et  delà 
santé.  Vous  y  trouverez  plus  de  péril  que  de 
gêue  ;  elles  ne  vous  en  conviendront  que 
in;eux  :  enlin  votre  engagement  ne  sera  pas 
fort  long.  Je  ne  puis  vous  en  dire  aujour- 
d'hui davanlagc  ,  parce  que  ce  projet  sur  le 
pOiUt  d'éclore  est  pourtant  encore  un  secret- 
don  t  je  ne  suis  pas  le  maître.  J'ajouterai 
seukineut  que  si  vous  négligez  celte  heu- 
reuse 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  4ïS 

relise  et  rare  occasion  ,  vous  ne  la  retrouverez 
probablement  jamais  ,  et  la  regretterez,  peut- 
^tre  ,  toute  votre  vie. 

J'ai  donné  ordre  à  mon  coureur,  qui  vous 
porte  cette  lettre  ,  de  vous  chercher  où  que 
soyicz,  et  de  ne  point  revenir  sans  votre  ré- 
ponse ;car  elle  presse  ,  et  je  dois  donner  la 
mienne  avant  de    partir  d'ici. 

LETTRE    XXI  V^ 

RÉPONSE. 

1  AiTEs,  Milord,  ordonnez  de  moi,  vous 
ne  serez  désayoué  sur  rien.  En  attendant 
que  je  mérite  de  vous  servir,  au  moins  que 
je  vous   obéisse. 

LETTRE    XXV. 

DE     MILORD    EDOUARD 
A  L'AMANT  DE   JULIE. 

P 

J    a  I  s  Q  u  E  vous  approuvez  Tidée  qui  m'est 

venue  ,  je  ne  veux  pas  tarder  un  moment  à 
vous  marquer  que  tout  vient  d'être  conclu  , 
çt  à  vous  expliquer  de  quoi  il  s'agit ,  selon  la 
Nouviîle  Héloisç,  Tome  IJ,         Bi> 


414        LA     IV  O  U  V  E  L  L  E 

permission  que  j'en  ai  reçue  en  répcudant  d» 
vous. 

Vous  savez  qu'on  vient  d'armerà  Plimoutî^ 
une  escadre  de  cinq  \ aisseaux  de  guerre  ,  et 
qu'elle  est  prête  à  mettre   à  la   voile.  Celui 
qui  doit  la  commander  est  31.  George  y4nson  , 
iiabile  et  vaillant  officier,  mon   ancien  ami. 
Elle  est  destine'e    pour  la  mer    du  Sud  ,  où 
elle  doit  se  rendre  par  les   Indes   orientales, 
j^insi   vous  voyez    qu'il  n'est    pas   question 
de  moins  que  du  tour  du  monde  ;  espe'dition. 
qu'on  estiucie  devoir  durer  environ  trois  ans. 
j  'aurais  pu  vous  faire  inscrire  comme  volon- 
taire ;  mais  pour  vous  donner  plus  déconsi- 
dération dans  l'équipage  ,  j'y  ai   fait  ajouter 
un  titre  ,  et  vous   êtes  couché  sur  l'état  eîi, 
qualité   d'ingénieur  des  troupf^s    de   débar- 
quement ,  ce    qui    vous    convient  d'autant 
mieux    que    le    génie    étant    votre   premiers 
destination  ,    je  sais   que  vous  l'avez   appris 
dès   votre  enfance. 

Je  compte  retourner  demain  à  Londres  (e) 

(e)  Je  n'entends  pas  trop  bien  ceci.  Kinsington 
n'étant  qu'à  un  quart  de  lieue  de  Londres,  le» 
seigneurs  qui  vont  à.  la  cour  n'y  couclient  pas, 
cependant  voilà  milord  'Edouard  forcé  d'y  passée 
je  ne  sais  combien  de  jours,_ 


H  E  L  O  I  s  E.  41S 

et  TOUS  présenter  à  M.  Anson  dans  deux: 
jours.  Em  attendant ,  songez  à  votre  équi- 
page ,  et  à  vous  pourvoir  d'iustrumcns  et 
de  livres  ;  car  rcuibarqucment  est  prêt  , 
et  Ton  n'attend  plus  que  l'ordre  du  d«»- 
part.  Mon  cher  aiui  ,  j'espère  que  Dieu  vous 
ramènera  sain  de  corps  et  de  coeur  de  ce 
long  voyage  ,  et  qu'à  votre  retour  nous  nous 
rejoindrons  pour  ne  nous  sc'parcr  jamais. 

LETTRE    XXVI. 

DE     L'AMANT     DE    JULIE 
A  MADAME  D'ORBE. 

%|  E  pars  ,  chère  et  cliannante  cousine  ,  pour 
faire  le  tour  du  globe  ;  je  vais  chercher  dans 
un  autre  hémisphère  la  paix  dont  je  n'ai  pu 
jouir   dans  celui-ci.  Insensé'  que  je  suis  î  Je 
vais  errer  dans  l'univers  sans  trouver  un  lieu 
pour  y  reposer  mon  cœur  \  je  vais  chercher 
un  asile  au  monde  où  je  puisse  être  loin  de 
TOUS  !  Mais  il  faut  respecter  les  volontés  d'un 
ami ,  d'un  bienfaiteur,  d'un  père.  Sans  espé- 
rer  de  guérir  ,  il  faut  au  moins  le  vouloir  , 
puisque  .////iV  et  la  vertu  l'ordonnent.  Dans 
trois  iieurcs  je  vais  être  à  la  njerci  des  flots  ; 

Bb  2 


4r6        LA     NOUVELLE 

dans  trois  jours  je  ne  verrai  plus  l'Europe  ; 
dans  trois  mois  je  serai  dans  des  mers  in- 
connues où  régnent  d'éternels  orages  ;  dans 

trois    ans  peut-être qu'il   serait  affreux 

de  ne  vous  plus  voir  !  Hélas  !  le  plus  grand 
pe'ril  est  au  fond  do  mon  cœur  :  car  quoi 
qu'il  eu  soit  démon  sort  ,  je  l'ai  résolu,  je 
le  jure  ,  vous  me  verrez  digue  de  paraître  à 
vos  yeux  ,  ou  vous  ne  ms  reverrez  jamais. 

Milord  Edouard  qui  retourne  à  Rome 
vous  remettra  cette  lettre  en  passant,  et  vous 
fera  le  détail  de  ce  qui  me  regarde.  Vous 
connoissez  son  ame  ,  et  vous  devinerez  aise'- 
nient  ce  qu'il  ne  vous  dira  pas.  Vous  con- 
nûtes la  mienne  ;  jugez  aussi  de  ce  que  je  no 
vous  dis  pas  nioi-méme  Ah  Milord  !  vos  yeux 
les  re verront  ! 

Votre  amie  a  donc,  ainsi  que  vous,  le 
bonheur  d'être  mère  ?  Elle  devait  donc 
l'être  ?  . .  ..  Ciel  inexorable  ! .,.  ô  ma  mère  ! 
pourquoi*  vous  donna-t-il  un  fils  dans  sa 
colère  ?  .  .  .. 

II  faut  finir,  je  le  sens.  Adieu  ,  charmantes 
cousines.  Adieu  ,  beautés  incomparables. 
Adieu,  pures  et  célestes  âmes.  Adieu  ,  ten- 
dres et  inséparables  amies  ,  femmes  uniques 
sur  la  terre.  Chacune  de  vous  est  le  seul  objefc 


H  E  L  O  1  s  E.  417 

digne  du  cœur  de  l'autre.  Faites  mutuelle- 
ment votre  bonheur.  Dai^^tiez  vous  rappeler 
quelquefois  la  mémoire  d'un  ijifortune,  qui 
n'existait  que  pour  partager  cotre  vous  tous 
les  sentimens  de  sou  ame  ,  et  qui  cessa  de 
vivre  au  moment  qu'il  s'éloigna  de  vous.  Si 
jamais...  .  j'entends  le  signal  et  les  cris  des 
matelots;  Je  vois  fraîchir  le  veut  etdéplovcr 
les  voiles.  Il  faut  monter  à  bord  ,  il  faut 
partir.  Mer  vaste  ,  mer  immense  ,  qui  dois 
peut-être  ui'engloutir  dans  ton  sein  ,  puissé- 
jc  retrouver  sur  tes  flots  le  calme  qui  fuit 
mou  cœur  agite  ! 

Fin  de  ta  troisième  Partie  et  du  Tome 
eccQnd, 


«b» 


TABLE 

DES    LETTRES 

ET     MATIÈPlES 

Contenues  en  ce  volume, 

JLjETTRE    PREMIERE  ,  à  Julic. 

Jieproches  que  lui  fait  son  amant  en  proie 
aux  peines  de  l'absence.  P^^ge    i 

Let.  II^   de  luilord  Edouard  à  Claire. 

Jl  riîiforme  du  trouble  de  V amant  de  Julie  ^ 
et  promet  de  ne  point  le  quitter  qu'il  ne 
le  voie  dans  un  état  sur  lequel  il  puisse 
compter.  6 

Ï*RAGMEKS  joints  à  la  lettre  précédente. 

J^'amant  de  Julie  se  plaint  que  Vainour  et 
V amitié  le  séparent  de  tout  ce  qu''il 
aime.  Il  soupçonne  qu'on  lui  a  conseillé 
de  V éloigner,  lâ 


TABLE.  419 

Let.  in  y  de  milord  Edouard  à  Julie. 

21  lui  propose  de  passer  en  Angleterre  atfec 
son  amant  pour  Vépouscr  ,  et  leur  ojfrc 
une  terre  qu'il  a  dans  le  duché  d'Vorck. 

TjET.    IV ,   de  Julie  à  Claire. 

Perplexités  de  Julie  incertaine  si  elle  ac* 
ceptera  ou  non  la  proposition  de  milord 
JEdouard  y  elle  demande  conseil  à  son 
amie.  24 

ïiET.   V^  Réponse. 

Claire  témoigne  h.  Julie  le  plus  inviolable 
attachement ^  et  V assure  qu'elle  la  suivra, 
par-tout  j  sa?is  lui  conseiller  néanmoins 
d'abandonner  la  maison  paternelle,     28 

Billet  de  Julie  à  Claire. 

'Julie  remercie  sa  cousine  du  conseil  qu^elle 
a  cru  entrevoir  dans  la  lettre  précédente. 

H 

Xet.  VI ,  de  Julie  à  milord  Edouard. 

Me/us  de  la  proposition  qu'il  lui  a  faitt 

ibid' 
B  b  4 


420  TABLE. 

Let.  TII  5  de  Julie. 

^Ue  relevé  h  courage  abattu  de  son  amanf  , 
et  lui  peint  vii-ement  V injustice  de  ses  re- 
proches. Sa  crainte  de  contracter  des 
nœuds  abhoi'rés  ^  et  peut-être  inévi- 
tables. 43 

Let.  YIII  ^  de  Claire. 

JElIe  reproche  à  Pâmant  de  Julie  son  ton 
grondeur  et  ses  mécontenteinens  j  et  lui 
alloue  qu^elle  a  engagé  sa  cousine  à  Vé- 
Joigner  et  a  refuser  les  oj^res  de  milord 
Edouard.  5» 

Let.  IX  ^  de  milord  Edouard  a.  Julie. 

L'amant  de  Julie  plus  raisonnable.  Départ 
de  milord  Edouard  pour  E.o?ne.  fl  doit 
à  son  retour  reprendre  son  ami  a  Paris  , 
V emmener  en  Angleterre  ^  et  dans  quelles 
vues.  h  4, 

Let.  X  ,  à  Claire. 

Soupçons  de  V amant  de  Julie  contre  milord 
Edouard.  Suites.  Eclaircissement.  Son 
repentir.  Son  inquiétude  causée  par  quel- 
ques   mots  d'une   lettre  de  Julie.         60 


TABLE.  421 

Let.  XI.  de  Julie. 

Mlle  exhorte  son  amant  a  faire  usage  de 
ses  talens  dans  la  carrière  qu^  il  va  courir  ^ 
€1  n^ abandonner  jarnais  la  vertu  ,  et  à 
n^  oublier  jamais  son  amante  :  elle  ajoute 
qu'elle  ne  l'épousera  point  sans  le  consen- 
tement du  baron  d'Etange  j  mais  qu'elle 
ne  sera  point  à  un  autre  sans  le  sien.  65 

Let.  XII  j  à  Julie. 

Son  amant  lui  annonce  son  départ.        77 

Let.  XIII  ,  à  Julie. 

jirrivée  de  son  amant  a  Paris.  Il  lui  jure 
une  constance  éternelle  ^  et  Vin/orme  de 
la  générosité  de  jnilord  Edouard  à  son 
égard.  78. 

Let.  XIV.  à  Julie. 

Entrée  de  son  amant  dans  le  monde. 
Eausses  amitiés.  Idée  du  ton  des  con- 
versations à  la  mode.  Contraste  entre  les 
discours  et  les  actions.  85 

Let.  XV  ,  de  Julie. 

Critique  de  la  lettre  précédente.  Prochain 
mariage  de  Claire,  9^ 

B  b  S 


422  TABLE. 

Let.  XVI  ,  à  Julie. 

S 071  mnant  répond  a  la  critique  de  sa  der- 
nière lettre.  Oii  }  et  ccimnent  il  faut  étu- 
dier un  peuple.  Le  sen  tinient  de  ses  peines^ 
Consolation  dans  l'absence.  104 

Let.   XVII  ^  à  Julie. 

So7i  amant  tout-à-fait  dans  le  torrent  du 
monde.  Difficulté  de  V étude  du  monde. 
Soupers  priés.   T^isites.  Spectacles.   114 

Let,   XVIII ,  de  Julie. 

Elle  inforjue  son  amant  du  mariage  de 
Claire  )  prend  ai>ec  lui  des  mesures  pour 
continuer  leur  correspondance  par  une 
autre  voie  que  celle  de  sa  cousine  j  fait 
V  éloge  des  Français  j  se  plaint  de  ce  qu'il 
ne  lui  dit  rien  des  Parisiennes  /  incite 
son  ami  à  faire  usage  de  ses  talens  ci 
Paris  y  lui  annonce  V  arrivée  de  deux 
épouseurs  et  la  meilleure  santé  de  madame 
d'Etange.  i36 

Let.  XIX,  à  Julie. 

Mloiif  de  la  franchise  ^e  sQJl  amant  vis- 


TABLE.  428 

a-vis  des  Parisiens.  Par  quelle  raison 
il  préfère  V Angleterre  à  la  France  pour 
y  faire  valoir  ses  talens.  148 

Let.  XX,  de  Julie. 

HUe  enu'oie  son  portrait  à  son  amant  y  et 
lui  annonce  le  départ  des  deux  épouseurs. 

i5a 

Let.  XXr  ;,  à  Julie. 

Son  amant  lui  fait  le  portrait  des  Pari" 
siennes.  iSâ 

Let.  XXII  ,  à  Julie. 

Transports  de  Vamani  de   Julie  a,  la  vue 
du  portrait  de  sa  maîtresse.  181 

Let.  XXIII ,  de  rainant  de  Julie  à  ma.-» 
dame  d'Orbe. 

Description  critique  de  Vopéra  de  Pariai 

18!» 

Let.  XXIV^  de  Julie. 

'^lle  informa  sonam^ant  de  la  manière  dont 
elle  s^y  est  prise  pour  avoir  le  portrait 
<j[u^elle  lui  a  envoyé*  302^ 


424  TABLE, 

Let.  XXV  ,  à  Julie. 

Critique  de  son  portrait*  Son  amant  Je  fait 
réformer.  20  S 

Let.  XXVI  ,  à  Julie. 

Son  amant  conduit  ^  sans  le  sat-oir  ^  chez 
des  femmes  du  moiide.  Suites,  y^çeu  de 
son  crime.  Ses  regrets.  2 1  r 

Let.  XXVII  ,  de  Julie. 

Elle  reproche  a  son  amant  ses  sociétés  et 
sa  mauvaise  honte  j  comme  les  premières 
causes  de  sa  faute  y  lui  conseille  de  rem- 
plir sa  fonction  d^ observateur  parmi  le 
bourgeois  ,  et  même  le  bas  peuple  ;  se  plaint 
de  la  différence  entre  les  relatiojis  frivoles 
qu'il  lui  envoie  ,  et  celles  beaucoup  meil- 
leures qu'  il  adresse  a  madame  d'Orbe.  218 

Let.  XXVÏII  ,  de  Julie. 

Las  lettres  de  son  amant  surprises  par  sât 
Tnere.  2  3â 

TROISIÈME    PARTIE. 

Lettre  première  ,  de  Madame  d'Orbe. 
mie  annonce  a  V amant  de  Julie  la  itialadie 


TABLE,  425 

•  de  madame  d'Etavge  et  V accablement  de 
sajille  j  et  l'engage  à  renoncer  à  Julie  237 

Let.  II  ,  de  l'ainaut  de  Julie  à  madame 
d'Etauge. 

Promesse  de  rompre  tout  commerce  avec 
Julie.  244 

Let.  III  ,  de  l'amant  de  Julie  à  madame 
d'Orbe  j  eu  lui  euvoyaut  la  lettre  précé- 
dente. 

//  lui  reproche  rengagement  qu^elle  lui  a 
fait  prendre  de  renoncer  à  Julie.        247 

Let.  IV  ,  de  madame  d'Orbe  à  l'amant  de 
Julie. 

a  lie  lui  apprend  V  effet  de  sa  lettre  sur  le 
cœur  de  madame  d^Etange.  249 

Let.  V  ,  de  Julie  à  son  amant. 

Mort  de  madame  d^Etange.  Désespoir  de 
Julie,  Son  trouble  en  disant  adieu  pour 
jamais  à  son   amant.  262 

Let.  VI ,  de  l'amant  de  Julie  à  madame 
d'Orbe. 

//  lui  témoigne  combien    il   ressent  riye^ 


^26  TABLE- 

ment  les  peines  de  Julie  ,  et  la  recom^ 
jnaîide  à  son  amitié.  Ses  inquiétudes  sur 
la  véritable  cause  de  la  mort  de  madame 
d^  Et  ange,  2h6 

liET.    VII  ,   Rëpoji&e. 

Madame  d^Orbe  félicite  tramant  de  Julie 
du  sacrifice  qu'il  a  fait  /  cherche  à  le 
consoler  de  la  perte  de  son  amante  ^  et 
dissipe  ses  inquiétudes  sur  la  cause  dcr 
la   mort  de  madame  d'Étange.  261 

Let.  VIII,  de  milord  Edouard  à  l'amant  de 
Julie. 

//  lui  reproche  de  Voublier  ;  le  soupçonne 
de  vouloir  cesser  de  vii>re  ^  et  V accuse 
d'ingratitude»  21"^. 

Let.  IX,  Réponse. 

JJ amant  de  Julie  rassure  mîlord É douar â 
sur  ses  craintes.  27s 

Billet  de  Julie. 

Mlle  demande  a  son  amant  de  lui  rendre 
«a  libertés  ihid» 


T  A  C  L  E.  '      427 

Let.  X  ,  du  l)aroii  d'Etangc  ,  dans  laquelle 
était  le  prcccdeut  Billet. 

Ilcproches  et  menaces  à  rimant  de  sajîlîe. 

273 
Let.   XI  ,  Réponse. 

L^ amant  de  Jnlie  brave  les  vienaces  du 
baron  d^ Etavge  j  et  lui  reproche  sa  bar- 
barie. 274 

Billet  inclus  dans  la  pre'cédente  Lettre. 

L^ amant  de  Julie  lui  rend  le  droit  de  dis- 
poser  de  sa  main.  ijS 

liET.  XII  ,  de  Julie. 

Son  désespoir  de  se  voir  sur  le  point  d'être 
séparée  à  jamais  de  son  amant.  Sa  ma- 
ladie. 21  "J 

Let.  XIII ,  de   Julie  à  madame  d'Orbe. 

Mlle  lui  reproche  les  soins  qu'elle  a  pris 
pour  la  rappeler  à  la  vie.  Prétendu  réie 
qui  lui  fait  craindre  que  son  amant  ne 
çoit  plus,  578 


42»  TABLE. 

Let.XIV  3  Réponse. 

Explication  du  prétendu  rêve  de  JuUe^ 
jlrrii>ée  subite  de  non  amant.  Il  sHno- 
cuh  volontairement  en  lui  baisant  la 
main.  Son  départ.  Il  tombe  malade  en 
chemin.  Sa  guérison.  Son  retour  à  Pa- 
ris avec  m  il  or  d  Edouard,  283 

Let.  XY  ,  de  Julie. 

Nouveaux  témoignages  de  tendresse  pour 
son  amant.  Elle  est  cependant  résolue 
à  obéir  à   son  père,  2^0 

Let.  XVI ,  Réponse. 

Transports  d^  arnour  et  de  fureur  de  V  amant 
de  Julie.  Maximes  honteuses  aussitôt 
rétractées  qu^ avancées.  Il  suivra  milord 
Edouard  en  Angleterre  ,  et  projette  de  se 
dérober  tous  les  ans ,  et  de  se  rendre  se- 
crètement près  de  son  amante,  293 

Let.  XVII ,  de  madame  d'Orbe  à  l'amaul 
de  Julie. 

'S île  lui  apprend  le  mariage  de  Julie.  3oe 


TABLE.  425 

IjET.  XVIII  ,  de  Julie  à  son  amî. 

Récapitulation  de  leurs  amours,   f'ne.t  de 
Julie  dans  ses  re?idez-i^oiis.  Sa  grossesse. 
Ses  espérances   évanouies.    Comment  sa 
lucre  fut  informée  de  tout.  Elle  proteste 
à    son    père    qu'elle   n'épousera  jamais 
M'  de  ff^oJmar.  Qi/els  moyens  son  père 
emploie  pour  vaincre  sa  fermeté.  Klle  se 
laisse  mener  à  l'église.  Changement  total 
de  son  cœur.  Réfutation   solide  des  so- 
phismes  qui  tendent  à   disculper  l'adul- 
tère. JLlle  engage  celui  qui  fut  son  amant 
a  s'en  tenir  ,  comme  elle  fait ,  aux  sen- 
iimens  d'une  amitié Ji dell e ^  et  lui  demande 
son     consentement   pour    avouer  a    son 
époux  sa  conduite  passée.  3oi 

X.ET,  XIX  ,  Réponse. 

Sentimens  d'admiration  et  de  fureur  chez 
Vaml  de  Julie.  Il  s'informe  d'elle  si  elle 
est  heureuse  ,  et  la  dissuade  défaire  Vaueu 
qu'elle  médite,  352 

XiET.  XX  ,  de  Julie. 

Son  bonheur  avec  M.  de  îf^olmar  ,  dont 
elle  dépeint  à  son  ami  le  caractère.   Ce 


43o  TABLE. 

qui  siiffit  entre  deux  époux  pour  vif-'re 
heureux.  Par  quelle  considération  elle 
ne  fera  pas  Vaueu  qu'elle  méditait.  Elle 
rompt  tout  commerce  avec  son  ami  y  lui 
permet  de  lui  donner  de  ses  noui^elles par 
madame  d'Orbe  dans  les  occasions  in- 
téressantes ,  et  lui  dit  adieu  pour  tou- 
jours. 36o 

LtT.  XXI  5  de  l'amaut  de  Julie  à  milord 
Edouard. 

Ennuyé  de  la  vie  j  il  cherche  a  justifier  le 
suicide,  378 

Let.  XXII,  Réponse. 

Milord  Edouard  réfute  apec  force  les  rai- 
sons alléguées  par  V amant  de  Julie  pour 
autoriser  le   suicide.  897 

Î.ET.  XXIII,  de  milord  Edouard  à  l'amauC 
de  Julie. 

//  propose  à  son  ami  de  chercher  le  repos 
de  Vame  dans  V agitation  d'une  vie  active. 
Il  lui  parle  d'une  occasion  qui  se  présente 
pour  cela  •  et  j  sans  s' expliquer  davan- 
toge .  lui  demande  sa  réponse^  4113 


TABLE.  43i 

Let.  XXIY  ,  Réponse. 

HésignatioTi  de  l'amant  de  Julie  aux  ro^ 
lontés  de  milord  Edouard.  41 3 

Let.  XXV  ,  de  milord  Edouard  a  l'amant 
de   Julie. 

//  a  tout  disposé  pour  V embarquement  de 

son  ami  en    qualité   d^vgénieur  sur  un 

vaisseau  d'une  escadre  anglaise ^  qui  doit 

_faire  le  tour  du  inonde.  ibid, 

Let.  XXYI  ,  de  l'amant  de  Julie  à  madame 
d'Orbe. 

Tendres  adieux   a  madame   d'Orbe    et   a. 
madame  de  Ji^olmar.  41  5 

Fiai  de  la  Table  du  deuxième  volume. 


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