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m*.
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TITAM
IMPE1BE1E
TEÎLO.
N/H/35
•
Library
of the
University of Toronto
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/oeuvrescomplette35rous
CE U V RE S
COMPLETTES
EE J. J. ROUSSEAU,
U V R E S
COMPLETTES
DE J. J. ROUSSEAU,
Citoyen de Genève.
NOUVELLE ÉDITION.
TOME TRENTE-CINQUIÈME.
A PARIS,
Bii iw, Libraire , rue St. Jacques, n°. arj.
.Caille, me de lu Harpe, n° i5o.
|6rbooiiu(, rue du Coq Sr. Honoré.
\ «'LLAnd, quai des Au ^ustins , u°. i5.
17 9 0.
RECUEIL
DE LETTRES.
MtUres. Tome VU.
LETTRE
A M. IL E MARQUIS
DE MIRABEAU.
A Amiens , le 2 juin 1767,
J 'ai diffère, Monsieur, de vous écrire jus-
qu'à ce que je puisse vous marquer le jour
de mon départ , et le lieu démon arrivée. Je
compte partir demain et arriver après-demain
au soir à S. Denis , où le séjournerai le lende-
main vendredi , peur y attendre de vos nou-
velles. Je logerai aux Trora-Maillets. Comme
on trouve des fiacres à S. Denis , sans prendre
la peine d'y venir vous-même , il suffit que
vous ayez la bonté d'envoyer un domestique,
qui nous conduise dans l'asyle hospitalier
que vous voulez bien me destiner. Il m'a été
impossible de rester inconnu , comme je
l'avais désiré , et je crains bien que mon nom
ne me suive à la piste. A tout événement,
quelque- nom que me donnent les autres , je
prendrai celui de M. Jacques, et c'est sous
A 2
4 LETTRE
ce nom que vous pourrez me faire demander
aux Trois-Maillets. Rien n'égale le plaisir
avec lequel je vais habiter votre maison , si
ce n'est le tendre empressement que j'ai d'en
embrasser le vertueux maître.
A U M Ê M E.
A Fleury (i) , ce vendredi à midi 5 juin 1767
XL faut, Monsieur, jouir de vos hontes et
de vos soins , et ne vous remercier plus de
rien. L'air, la maison, le fard in , le parc,
tout est admirable; et je me suis dépéché
de m'emparer de tout par la jouissance. J'ai
parcouru tous les environs, et au retour j'ai
trouvé M. Garçon qui m'a tire de pi me sur
votre retour d'hier , et m'a donne l'espoir de
vous voir demain. Je ne veux point me
laisser donner d'inquiétudes; mais quelque
agréable et douce que me soit l'habitation de
votre maisou , mon inieution est toujours de
(1) Maison de campagne de M. le marquis d»
tyirfthffAU.
A M. DE MIRABEAU. 5
les prévenir. Mille très-humbles salutations
•t respects de Mlle, le Vasseur.
v
AU MÊME.
Ce mardi 9 juin 1767.
otre présence, Monsieur , votre noble
hospitalité, vos bontés de toute espèce ont
mis le comble aux sentimens que m'avaient
inspirés vos écrits et vos lettres. Je vous suis
attache par tous le, liens qui peuvent rendre
un homme respectable et cher à un autre-
«nais je suis venu d'Angleterre avec une ré-
solution qu'il De m'est pas même permis de
Changer , puisque je ne saurais devenir votre
hôte à demeure, sans contracter des obliga-
tions qu'il n'est pas en mon pouvoir ni même
en ma volonté de remplir j et pour répondre
uucfo.spourtontes^aunmotquevousm'avez
ait en passant , je vous répète et vous déclare
q«c jamais je ne reprendrai la plume pour le
publie , sur quelque sujet que ce puisse être ;
que je ne ferai ni ne laisserai rien imprimer
<le moi avant ma mort , même de ce qui resta
A 3
6 LETTRE
encore en manuscrit ; que je ne puis ni ne
veux rien lire désormais de ce qui puurra.t
révc.ller mes idées éteintes, pas même vos
propres écrits -, que dès à présent , jesuis mort
à toute littérature , sur quelque su,et que ce
puisse être, et que jamais rien ne me fer»
changer de résolution sur ce point. Je suis
assurément pénétré I pour vous, de reconnu.
Sance, mais nou pas jusqu'à vouloir m pou-
voir me tirer de mon ancantisemeut mental.
N'attendez rien de moi , « moins que , pour
mes péchés, je ne devenue empereur ou roi
encore ce que je ferai dans ce cas sera- "il
moins pour vous que pour mes peuples-, puis-
que pareil cas , quand je ne vous devrais
rien , je ne le ferais pas moins.
En outre , quoi que vous puissiez, fa.rc , au
Bigtion je serais che« vous, et je ne puis ét«
à mon aise que chez moi ; je serais dans le
report du parlement de Paris, qui parratson
daconvenanee peut, au moment ou ou j
peu.eralemoius.faireuueexéeutionuouvelto
\7animarin;)* ne veux pas le laisser e*-
posé à la tentation.
j'iraispourtautvoirvotreterreaveograud
plaisir, «•ela^efaisaitpa.uudétoujriuotile,
et si je ne craignais un peu, quand, y serais,
A M. DE MIRABEAU. f
d'avoir la tentation d'y rester. Là - dessus
toutefois , votre volonté soit faite: je ne résis-
terai jamais au bien que vous voudrez me
faire , quand je le sentirai conforme à mou
bien réel ou de fantaisie ; car pour moi c'est
tout un. Ce que je crains n'est pas de vous
être obligé , niais de vous être inutile.
Je suis très-surpris et très en peine de no
recevoir aucune nouvelle d'Angleterre, et
sur-tout de Suisse, dont j"en attends avec
inquiétude. Ce retard me met dans le cas do
faire à vous et à moi le plaisir de rester ici ,
jusqu'à ce que j'en aie reçu , et par consé-
quent celui de vous y embrasser quelquefois
encore, sachant que les œuvres de miséri-
corde plaisent à votre cœur. Je remets clone
à ces doux momens , ce qu'il me reste à vous
dire, et sur-tout à vous remercier du bien que
vous m'avez procuré dimanche au soir , et
que par la manière dont je l'ai senti , je mérite
d'avoir encore, y aie , et me ama.
A 4
* LETTRE
A U M Ê M E.
Ce vendredi, 17 juin 1767.
*IE lirai votre livre, puisque vous le vou-
lez : ensuite j'aurai à tous remercier de
l'avoir lu ; mais il ne résultera rien de plus
àf cette lecture , que la confirmation de»
senti mens que vous m'avez inspirés , et do
mon admiration pour votre grand et pro-
fond génie; ce que je me permets de vous
dire en passant , et seulement une fois. Je
»e roiis réponds pas même de vous suivre
toujours, pan. qu'il m'a toujours été péni-
ble de penser, lai, gant de suivre les pensées
des nntics, et qu'à présent, je ne le puis
pins du tout. Je ne vous remercie point;
ma s je sois de votre maison , lier d'y avoir
u admis, et plus désireux que jamais de
conserver les boutés et l'amitié du maître.
Du reste , quelque mal que vous pensiez de
la sensibilité, prise pour toute nourriture ,
c'est l'unique qui me t restée ; je ne vis plus
que par le cœur. Je veUl VOUS aimer autant
que je tous respecte. C'est beaucoup ; mais
A M. DE MIRABEAU. 9
voilà tout : n'attendez jamais de moi rien de
plus. J'emporterai, si je puis, votre livre
de plantes ; s'il m'embarrasse trop , je le
laisserai , dans l'espoir de revenir quelque
jour le lire plus à mou aise. Adieu , mon cher
et respectable hôte, je pais plein de tous,
et content de moi, puisque j'emporte votre
estime et votre amitié'.
AU M Ë M E.
A Trye-leChdceau , le 24 juin 17S7.
«J espérais, Monsieur, voui rendre compte
un peu en détail , de ce qui regarde mou
arrivée et mon habitation : mai» une douleur
fort vive, qui me tient depuis hier à la joiu-
ture du poignet , me donne à tenir la plume ,
une difficulté qui me force d'abréger. Le
château est vieux ; le pays est agréable ; et
j'y suis dans un hospiee qui ne me laisserait
lien à regretter , si je ne sortais pas de Fleury.
J'ai apporté votre livre de plantes, dont
j'aurai graud soin ; j'ai apporté votre Philo-
sophie rurale , que j'ai «ssayé de lire et de
A 5
iQ LETTRE
suivre, ?ans pouvoir en venir a bout; j'y
reviendrai toutefois. Je réponds de la bonne
volonté, mais non pas du succès. J'ai aussi
apporta la ciefdu parc ; j'étais en train d'em-
porter toute la maison. Je vous renverra!
cette clef par la première occasion. Je vous
prie de me garder le secret sur mon asyle.
M le prince de Couti le désire ainsi, et je
m'y suis engagé. Le nom de Jacques ne lui
avant pas plu , j'y ai substitue celui que ,c
signe ici , et sous lequel j'espère, Monsieur ,
recevoir de vos nouvelles àl'adressc suivante.
Agréez , Monsieur , mes salutations très-
humbles. Je vous révère, et vous embrasse
de tout mon cœur.
Remit.
A Milord HARCOURT.
Le io juillet i7(,7-
J K recois seulement en ce moment , Milord ,
la lettre que vous m'avez l'ait l'honneur de
rn'écrirelc 711131 , et le billet que vous m'avez
envoyé sous la même date. En vous remer-
ciant de l'une et de l'autre, et eu vous ici icranl
A MILORD HARCOURT. il
mes très-humbles excuses, de la peine que
vous avez bien voulu prendre en ma faveur
permettez qu'étant éloigné de vous, je prenne
la liberté de me recommander à l'honneuc
de votre souvenir, de vous assurer que vos
bontés ne sortiront point de ma mémoire,
et de vous rcnouveller les protestations da
ma reconnaissance et de mon respect.
Je vous demande la permission , Milord
de ne point dater quant à présent, du lieu
de ma retraite , et de ne plus signer un nom
sous lequel j'ai vécu si mallieurcureux. Vous
ne tarderez pas d'être instruit de celui que
j'ai pris , et sous lequel je vous rendrai désor-
mais nies hommages , si vous me permettez
de vous les rcnouveller quelquefois. Si vous
m'honorez d'une réponse, monsieur Watelet
est à portée de me la l'aire passer.
AM.GRAKVILL E.
De France, le 1er. août 1767,
c .,
OI ) avais eu, Monsieur, l'honneur de vous
écrire autant de fois que je l'ai résolu, vous
auriez été accablé de mes lettres ; mais les
A 6
ii LETTRE
tracas d'une vie ambulante , et ceux d'une
multitude de survenans , ont absorbé tou>
mon temps, jusqu'à ce que je sois parvenu,
à olid-mr nu asyle un peu plus tranquille.
(Quelque agréable qu'il soit , j'y sens souvent,
Monsieur, la privation de votre voisinage
et de votre société, et j'en remplis souvent
la sobuide, du souvenir de vos bontés pour
moi. Peu s'en est fallu que je ne sois retourné
jour e (ont cela, chez mon ancien et ai-
mable hôte ; mais .a manière dont vos papiers
publics ont parlé de ma retraite, m'a déter-
miné à li fane entière , et à exécuter un projet
dont vous avez été le premier confident. Je
you disais alors, qu'en quelque lieu que je
fusse, je ne vous oublierais jamais ; j'ajoute
maiutenant , qu'à ce souvenir si bien du , se
jo dra toute ma vie le regret de l'entretenir
de si loin.
Permette*, du moins , que ce regret soit
tempéré par le plaisir de vous demander et
d'apprendre quelquefois de vos nouvelles , et
réitérer de temps en temps, les assurances de
ma reconnaissance et de mon respect.
A M. DE MIRABEAU. i3
A M. LE MARQUIS
DE MIRABEAU.
A Trye, le 12 août 1767.
«JE suis affligé, Monsieur, que tous me
mettiez dans le cas d'avoir un refus à vous
faire ; mais ce que vous me demandez , est
contraire à ma plus inébranlable résolution,
même à mes eugagetnens ; et vous pouvez
être assure' que de ma vie, une ligne de moi
ne sera imprimée de mon aveu. Pour ôter
même une fois pour toutes, les sujets de ten-
tation , je vous déclare que dès ce moment,
je renonce pour jamais à toute autre lecture
que des livres de plantes, et même à celle
des articles de vos lettres, qui pourraient
réveiller en moi , des idées que je veux et dois
étouffer. Après cette déclaratiou , Monsieur,
si vous revenez à la charge , ne vous offensez
pas que ce soit inutilement.
Vous voulez que je vous rende compte
de la manière dont je suis ici. Non, mou
respectable ami , je ue déchirerai pas yotr»
x+ LETTRE
noble cœur par un semblable récit. Lestrai-
temens que j'éprouve en ce pays, de la part
de tous les habitans saus exception, et diï
l'instant de mou arrivée, sont trop contraires
à l'esprit de la nation, et aux intentions du
grand prince qui m'a donné cet hospice, pour
que je les puisse imputer qu'à un esprit de
vertige , dont je ne veux pas même rechercher
la cause. Puissent-ils rester ignorés de toute
la terre, et puisse- je parvenir moi-même à
les regarder comme non avenus !
Je fais des vœux pour L'heureux vovago
de ma bonne et belle compatriote, que je
crois déjà partie. Je suis bien lier que madame
la comtesse ait daigné se rappeller un homme
qui n'a eu qu'un moment l'honneur de pa-
raître à sls yeux, et dont les abords ne sont
pas brillau?. Elle aurait trop à faire , s'il
fallait qu'elle gardât un peu des souvenirs
qu'elle laisse à quiconque a eu le bonheur
de la voir. Recevez mes plus tendues nii-
brassemens.
A M. DE LIIRABEAU. iâ
A U Ivl È 3.1 E.
Ce 22 août 17G7,
Je vous dois bien des remerciement ,
Monsieur, pour votre dernière lettre, et je
vous les fais de tout mon cœur. Elle m'a
tire' d'une grande peine ; car vous étant aussi
sincèrement attaché que je le suis , je ne
pouvais rester un moment tranquille , dans
la crainte de vous avoir déplu. Grâces à vos
boules, me voilà tranquillisé sur ce point ;
tous me trouvez grognon ; passe pour cela :
>c réponds du moins que vous ne me trou-
verez jamais ingrat : mais n'exigez rien de
ma déférence et de mon amitié, contre la
e'auss que j'ai le plus expressément stipulée ;
car je vous confirme pour la dernière fois,
que ce serait inutilement.
J'ai tore de n'avoir rieu mis pour mousieur
l'Abbé ; mais ce tort n'est qu'extérieur et
apparent, je vous jure. Il me semble que
ht hommes de son ordre doivent deviner
l'impression qu'ils font, sans qu'on la leur
temoi^ue. La raison même qui m'empêchait
iS LETTRE
de répondre à sa politesse, est obligeante
pour lui ; puisque c'était la crainte d'être
entraîné dans des discussions que je me suis
interdites, et où j'avais peur de n'être pas le
plus Fort. Je vous dirai tout franchement que
j'ai parcouru chez vous quelques pages de
son ouvrage, que vous aviez négligemment
laisse sur le bureau de monsieur Garçon,
et que sentant que je mordais un peu à
l'hameçon, je me suis dépêché de fermer le
livre, avant que j'y fusse tout-à-fait pris.
Or prêchez et patrocinez tout à votre aise.
Je vous promets que je ne rouvrirai de mes
jours, ni celui-]?,, ni les vôtres, ni aucun
autre de pareil acabit : hors V^strée, je ne
Veux plus que des livres qui m'ennuient, ou
qui ne parlent que de mon foin.
Je crains bien que vous n 'aviez deviné
trop juste sur la source de ce qui se passe
ICI, et dont vous uc sauriez même avoir
l'idée : mais tout cela n'étant point dan*
l'ordre naturel des choses , ne fournit point
do conséquence contre le séjour de la cam-
pagne , et ne m'en rebute assurément pas.
Ce qu'il faut fuir, n'est pas la campagne,
mais les maisons des grands et des princes,
qui uc sont point les maîtres chez eux, et
A M. DE MIRABEAU. 17
ne savent rien de ce qui s'y fait. Mon mal-
heur est premièrement d'habiter dans un
château , et non pas sous un toit de chaume ;
chez autrui, et non pas chez moi, et sur-
tout d'avoir un hôte si élevé, qu'entre lui
et moi, il faut nécessaire eut des intermé-
diaires. Je sens bien qu'il faut me détacher
de l'espoir d'un sort tranquille, et d'une
vie rustique : mais je ne puis m'em pêcher
de soupirer en y songeant. Aimez-moi,
et plaignez-moi. Ah, pourquoi faut-il que
j'aie fai.t des livres! J'étais si peu fait pour
ce triste métier ! J'ai le cœur serré ; je buis,
et vous embrasse.
A M. D'IVERN O I S.
Au château de Trye, ce 24 août 1767.
sfE n'ai reçu que depuis peu de jours >
mon bon ami, votre lettre du 20 mai,
adressée à Wootton. Elle était dans le plus
triste état du monde, à demi -brûlée, et
paraissant avoir été ouverte plusieurs fois.
Les pièces que vous y avez jointes , ayant
t8 L E T T A E
grossi le paquet, ont augmenté la curiosité.
Je ne sais pourquoi vous vous obstinez à
m'envo3"cr de pareilles pièces: peine qui ne
peut servir de rien, ni ù vous, ni à moi,
ni à personne , et qui empêchera toujours
que vos lettrés ne me parviennent fidelle-
uient. Quand vos affaires seront accommodées,
apprenez le-moi, pour consoler mon cœur.
Jusques-là, ne me parlez que de vous.
Lorsque je doutais que vous vinssiez me
voi: a \\ ootton , ce n'était pas de votre
volonté que j'étais en p ine, niais bien des
obstacles que vous trouveriez à l'exécuter.
Soyez persuadé que , si vous m'étiez venu
voir en Angleterre, de quelque manière que
vous vousy Fussiez pris, vous n'auriez point
passé Londres, Si jamais la concorde renaît
parmi vous, j'ai lieu d'espérer que n'ayant
plus à courir si loin, vous aurez moins de
difficultés à me rejoindre. Monsicurdu Peyrou
vous en indiquera les moyens quand il sera
temps , et soyez sur que l'espoir de vous
embrasser j est un de ceux qui me l'ont encore
aimer la vie.
• Ji- ne sais comment j'avais oublié de voiti
rendre compte de l'affaire dont vous m'aviez
(barge à Berlin. J'aurais jure de vous en avoit
A M. D'ITEBNOIS, i9
rendu compte il y a longtemps ; car dans mon,
premier moment de relâche , j'écrivis a cet
effet à inilord Mare'chal. C'était précisément
quand monsieur Michel venait d'être nommé.
Milord me répondit qu'il était allé exprès à,
Berlin pour parler aux ministres, de votre
affaire ; qu'il fallait nécessairement que vous
vous adressassiez directement à eux, ou au
viee-gouverueur ; que depuis la nomination
du dernier, il ne lui convenait plus -de se
mêler d'aucune affaire qui regardâtNeuchatel
en aucune sorte ; qu'il avait refusé au colonel
Cliaillct de se mêler d'une affaire pareille à
celle qu'il venait de proposer à ma sollici-
tation ; et qu'il me priait de ne plus me
charger à l'avenir de recommandation auprès
de lui , de quelque espèce qu'elles pussent
être. Je ne doute pas qu'en vous adressant
directement au ministère , votre affaire ne
passât sans difficulté ; d'autant plus qu'elle
a déjà été proposée , et qu'on est toujours
bien venu dans cette cour-là, quand ou se
présente avec de l'argent. Eu partant de l'isle
de St-Pierre, je laissai vos papiers avec tous
les miens , à monsieur du Peyrou , des mains
de qui vous les retirerez sans difficulté quand,
il vous plaira.
*o LETTRE
Je n'ai laissé nuls papiers à l'isle de
St-Pierre , qu'il m'importe de ravoir; mais
comme j'aime toujours mieux qu'ils soient en
mains amies qu'en d'autres, si vous voulez
les retirer en mon nom, vous n'avez qu'à
in'cnvoyer la formule du billet qu'il faut
que je fasse pour cela , et je vous l'enverrai
sans délai.
Comme lorsque vos aff lires publiques
seront'terminees^ vous pourriez avoir quelque
Voyage à faire dans le pays où je suis , sans
passer par Neuchatel, je vous préviens que,
si de Paris vous pouvez vous rendre au château
de Trye , près de Gisors, et demander mon-
sieur Elmou , il vous donnera de mes nouvelles
sures. Gisors est à quinze petites lieues de
Paris , et il y a un carrosse public qui part
de Gisors tous les mercredis, et de Paris tous
les samedis, et lai* la route eu été dans uu
jour. Je vous embrasse, mon bon ami, de
tout mon cœur, ainsi que tout ce qui vous
est cher, et tous nos amis.
Monsieur du Peyrou étanl tombé malade
à Paris, cette lettre a été prodigieusement
retardée.
Ce S novembre,
A litre retard bien plus long,, monsieur
A M. 2i
du Peyrou étant retombé malade ici , et y
ayant été retenu plus de deux mois, vous
pouvez juger si ces longs retards me tiennent
en inquiétude, et me rendent vos promptes
nouvelles nécessaires, sur les tristes choses
que j'apprends.
A M.
A Trye-It-Château , le 9 septembre 17C7.
Monsieur,
X brmittez que j'aie l'honneur d'exé-
cuter près de vous , l'ordre exprès que m'a
donné l'auteur d'un livre intitulé : Diction-
vaire de musique, par J. J. Rousseau,
qui s'imprime chez la veuve Duchesne. Cet
ordre est, Monsieur, de m'opposer de sa
part, comme je fais, à la publication de cet
ouvrage qui porte son nom , jusqu'à ce qu'd
ait été de nouveau soumis à la censure :
attendu que des passages raturés et rétablis
dans le manuscrit, peuvent faire naître des
difficultés que le premier censeur étaut mort,
as LETTRE
ne pourrait lever, et que l'auteur veut pre'-
venir. Vous êtes très-humblement supplié,
Monsieur, (l'arrêter ladite publication jusqu'à
ce temps-là.
J'ai l'honneur d'être avec un profond
respect.
Signe Renoc, (t).
A M. LE MARQUIS
\
DE MIRABEAU.
Ce 12 décembre 1767.
,1 F, consens de tovit mon cœur , mon illustre
ami , que vous Fassiez imprimer , avec les
précautions dont vous parlez, la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrirc ; et
je vous remercie de l'honnêteté avec laquelle
\01ts voulez bien me demander mon consen-
tement pour cela.
Vous voilà donc embarque tout de bon ,
( 1 "* C'était le nom qu'avait priî l'auteur , en so
retirant au château de T'rye.
À MILORD HARCOURT. 2 3
dans les guerres littéraires. Que j'en suis
affligé, et que je vous plains! Sans prendre
la liberté de vous dire là-dessus , rien de mon
chef, j'oserai vous transcrire ici deux vers du
Tasse, que je me rappelle, et auxquels je
n'ajouterai rien.
Giunta è rua gloria al somme, e per innanzi
Fugir le dubbie guerre a te conviene.
Je vous honore et vous embrasse, Monsieur,
de tout mou cœur.
A Milord HARCOURT.
i3 janvier 17GS.
%) E me reprocherais, Milord, d'avoir tarde'
si long-temps à vous écrire et à vous remercier,
si je ne me rendais le témoignage que la va-
lonté y était toute entière, et que ce que je
veux faire , est toujours ce que je fais le moins.
J'ai entr'autres été depuis trois mois garde-
malade, et je n'ai pas quitté le chevet d'uu
ami , qui grâces au ciel , est enfin parfaitement
rétabli. Je vous offre, Milord , les prémices de
mes loisirs; et c'est avec autantd'empressement
24 LETTRE
que de reconnaissance , que touche de toutes
les boules dont vous m'avez honoré, je vous
en demande la continuation. Il ne tiendra
pas à moi qu'eu les cultivant avec le plus
grand soin , je ue vous témoigne en tout»
occasion , combien elles me sont précieuses.
J'ai reçu dcpuii long-temps , l'argent du
billet que vous prîtes la peine de m'envoyer
pour le produit des estampes; et c'est encore
un de mes torts les moins excusables, de ne
Vous en avoir pas tout de suite accusé la ré-
ception : mais je me reposais un peu en cela ,
sur votre banquier , qui n'aura pas manqné
de vous en donner avis. Vous me demandez,
Milord , ce qu'il fallait faire des estampes de
]W. Watclct. Nous étions convenus que puis-
que vous ne les aviez pas, et qu'elles vous
étaient agréables, vous les ajouteriez à vos
porte-feuilles, d'autant plus qu'elles ne pou-
vaient passer décemment et convenablement
que, dans les mains <\\u\ ami de l'auteur.
Ainsi , j'espère qu'à ce titre , vous ne dé-
daignerez pas de les accepter. A l'égard de
l'estampe du roi , je désire extrêmement qu'elle
axe parvienne ; et si vous permettez que j'a-
Luse encore de vos bontés , j'ose vous supplier
de la faire envelopper ayee soin dans uu rou-
leau
A MILORD HARCOURT. 2 5
leau. Je désire extrêmement recevoir bientôt
cette belle estampe, que j'aurai soin de faire
encadrer convenablement , pour avoir les
traits de mon auguste bienfaiteur, incessam-
ment gravés sous mes yeux, comme ses bon-
tés le sont dans mon cœur.
Daignez, Milord , continuera m'bonorer
des vôtres., et quelquefois des marques de
votre souvenir. Je tâcherai de mon côté, de
ne me pas laisser oublier de vous, en vous
renouvellant , autant que cela ne vous im-
portunera pas, les assurances de mon plus
entier dévouement et de mon plus vrai res-
pect.
A M. LE MARQUIS
DE MIRABEAU.
i3 janvier 1768.
J
'ai, mou illustre ami, pour vous écrire ,
laissé passer le temps des sots complimens
dictes non par le cœur , mais par le jour et
Ltttrcs, Tome VU. B
26 LETTRE
par l'heure., et qui partent à leur moment,
comme la dolente d'une horloge. Mes senti-
ruens pour vous sont trop vrais, pour avoir
besoin d'être dits ; et vous les méritez trop
bien pour manquer de les connaître. Je vous
plains du fond de mon cœur, des tracas où
Vous êtes ; car quoi que vous eu disiez , je
vous vois embarqué , sinon dans des que-
relles littéraires, au moins dans des querelles
économiques et politiques : ce qui serait peut-
être encore pis , s'il était possible. .Je suis
prêt à tomber en défaillance , au seul sou-
venir de toit cela. Permettez que je n'eu parle
plus , que je n'y pense plus que par le tendre
intérêt que je prends à votre repos , à votre
gloire. Je puis bien tenir les mains élevées
pendant le combat , mais non pas me résoudre
à le regarder.
Parlons de chansons, cela vaudra mieuv
Serait-il p'^ss ble que vous songeassiez tout
de bon à Faire un opéra ? (), que vous seriez
aimable, et que j'aimerais bien mieuv vous
voir chanter à l'opéra, que trier dans le dé-
serf ! Non qu'on uc vous écoute et qu'on ne
vous lise ; mais on ne vous suit, ni ne vent
vous entendre. Ma foi. Mouiscur; faUou*
A M. DE MIRABEAU. 27
Comme les nourrices, qui , quand les enfans
grondent, leur chantent et les font dauser.
Votre seule proposition m'a déjà mis, moi
vieux radoteur, parmi ces enfans là; et il s'en
faut peu que ma muse chenue ne soit prête
à se ranimer aux acceus de la vôtre, ou même
à la seule annonce de ces acceus. Je ne vous
en dirai pas aujourd'hui davantage ; car votre
proposition m'a tout l'air de n'être qu'une
vaine amorce, pour voir si le vieux fou mor-
drait encore à l'hameçon. A présent que vous
en avez à peu près le plaisir, dites-moi tout
rondement ce qu'il en est, et je vous dirai
franchement, moi, ce que j'en pense, etee
que je crois y pouvoir faire. Après cela, si
lecrcur vous en dit , nousen pourrons causer
avec mon aimable payse, qui nous donnera
sur tout cela de très-bons conseils. Adieu,
mou illustre ami ; je vous embrasse avec res-
pect , mais de tout mon cœur
B
3g LETTRE
A M. G R AN VILLE.
A Trya, le 25 janvier 1768.
J E n'aurais pas tardé si long-temps , Mon-
sieur, à vous remercier du plaisir que m'a fait
la lettre dont vous m'avez honoré le 6 no-
vembre, sans beaucoup de tracas , qui venus
à la traverse, m'ont empêché de disposer de
mon temps comme j'aurais voulu. Les té-
moignages de votre souveuir et de votre amitié
me seront toujours aussi chers que vos hon-
nêtetés et ves hontes m'ont été sensibles ,
pendant tout le temps que j'ai eu le bonheur
d'être votre voisin, (le qui ajoute a mon dé-
plaisir de vous écrire si tard , est la crainte
que cette lettre vous trouvant déjà parti de
Calwich, ne lasse un bien long circuit pour
vous aller chercher à Bath. Je désire fort,
Monsieur, que vous ayei cette lois entrepris
ce voyage annuel , plus par li ibitude que par
nécessité ; et que toutefois les eaux vous las-
sent tant de bien , que \uus puissiez, jouir eu
A M. GRANVILLE. i9
paix , de la belle saison qui s'approche , dans
votre charmante demeure , sans aucun res^r
sentiment de vos préce'dentes incommodités.
Vous y trouverez , je pense , à votre retour,
uu barbouillage nouvellement imprimé, où
je me suis mêlé de bavarder sur la musique,
et dont j'ai fait adresser un exemplaire à M.
Rougemont , avec prière de vous le faire
passer. Aimant la musique, et vous y con-
naissant aussi bien que vous faites, vous ne
dédaignerez peut-être pas de donner quelques
momens de solitude et d'oisiveté, ù parcourir
une espèce de livre qui en traite tant bien que
mal. J'aurais voulu pouvoir mieux faire -
mais enfin, le voilà tel qu'il esl.
Le défaut d'occasion, Monsieur, pour faire
partir cette lettre, rend sa date bien surannée,
et me l'a fait écrire à deux fois. L'occasion
même d'un ami prêt à partir, et qui veut
bien sren charger , ne me laisse pas le temps
de transcrire ma réponse à l'aimable berger»
de Calwich , et me force à la laisser partir
un peu barbouillée. Veuillez lui faire excuser
cette petite irrégularité, ainsi que celle du
défaut de signature , dont vous pouvez savoir
la raison. Recevez, Monsieur, mes saluta-
B 2
i9 LE [ t fi E
lions empressées , et mes vœux pour l'affer-
missement de votre saute'.
L'herboriste de mad. la Duchesse
de Portlatid.
p. S. Comme l'exemplaire du Diction"
noire de musique , qui vous étaitdestîué, avait
été adressé à M. Vaillant , qui u'a jamais paru
fort soigneux des commissions qui me regar-
dent , j'en ai fait envoyer depuis , un second
a M. Rougemont , pour vous le faire passer,
au défaut du premier.
A M. LE MAllQL'l S
DE MI R A B E A U.
A Ti ye, U 18 janviei i
JE me souviens, mon illustre ami, que le
jour où ie renonçai aux petites vanités du
monde et en même-temps à sea avantages,
je me dis entr'autres , eu me défaisant de ma
montre : grâce» au ciel , je n'aurai plusbesoin
de savoir l'heure qu'il est. J'aurais pu me due
la même chose sur le quantième, en me de-
A M. DE MIRABE A IL 3i
faisant de mon almanach : mais quoique je
n'y tienne plus par les affaires , j'y tieus encore
par l'amitié'. Cela rend mes correspondance*,
plus douces et moins fre'quentes: c'est pour-
quoi je suis sujet à me tromper dans mes dates,
de semaine, et même quelquefois de mois; car
quoiqu'avec l'almauach, jesachc bien trouver
lequautièmedans la semaine , sachant le jour,
quand il s'agit de trouver aussi la semaine, je
suis totalement en de'faut. J'y devrais pour-
tant être moins avec vous qu'avec tout autre ,
puisque je n'écris à personne plus souvent et
plus volontiers qu'à vous.
Conclusion : nous ne ferons d'opéra ni l'un.
ni l'autre ; c'est de quoi j'étais d'avance à
peu pris sûr. J'avoue pourtant que dans ma
situation présente, quelque distraction atta-
chante et agréable me serait nécessaire. J'au-
rais besoin , sinon de faire cic la musique, au
moins d'en entendre ; et cela me ferait beau-
coup plus de bien. Je suis attaché plus que
jamais à la solilude; mais il y a tan t d'entours
déplaisans à la mienne , et tant de tristes sou-
venirs m'y poursuivent malgré moi , qu'il
m'en faudrait une autre encore plus entière,
mais où des objets agréables pussent effacer
l'impression de ceux qui m'occupent , et faire
3i LETTRE
diversion au sentiment de mes malheurs. Des
spectacles où je pusse être seul dans un coin
et pleurer à mon aise , de la musique qui
put ranimer un peu mon cœur affaissé, voilà
ce qu'il me faudrait pour effacer toutes les
idées antérieures , et me ramener uniquement
à mes plantés } qui m'ont quitté pour trop
long-temps cet hiver. Je n'aurai rien de tout
cela; car en toutes choses, les consolations
les plus simples nie sont refusées ; mais il me
faut un peu de travail sur moi-même, pour
v suppléer de mon propre Fond.
On dit à Paris que je retourne en Angle-
terre : je n'ensuis pas surpris; car le public
me connaît si bien , qu'il me fait toujours
faire exactement le contraire des choses que
je fais en effet. M. Daveuport m'a écrit des
lettres tres-honnetes et très-empressées , pour
inc rappelhr chez lui. Je n'ai pas cru devoir
répondre brutalement à ses avances; mais je
n'ai jamais marqué l'intention d'y retourner.
Honoré des bienfaits du souverain , et des
boutés de beaucoup de gens de mérite dans
ce pays-là , j'y suis attaché par reconnais-
sance ; et je ne doute pas qu'avec un peu
de choix dans, mes li;usons , ic n'y pusse vivre
agréablement. Mais l'air i\\\ pays, qui m'en
AM. D'IVERNOIS. 33
a chassé , n'a pas changé depuis ma retraite ,
et ne me permet pas de songerau retour. Celui
de France est de tous les airs du momie, celui
qui convient le mieux à mon corps et a mon
cœur ; et tant qu'on me permettra d'y vivre
eu liberté, ;e ne choisirai point d'autre asyle
pour y finir mes jours.
On me presse pour la poste , et je suis
forcé de liuir brusquement, en vous saluant
avec respect et vous embrassant de tout mou
cœur.
A M. D'IVERNOIS.
Du château de Trye , ce 9 février 1765.
D
'ans l'incertitude , mon excellent ami , de
la meilleure voie pour vous faire passer cette
lettre sûrement et promptement, je prends le
parti de risquer directement ce duplicata,
et d'en adresser un autre à M. Coiudet , pour
vous le faire passer. C'est une lettre qu'il a
reçue , et qu'il m'a envoyée , qui a occasionné
la mienne. Le temps me presse; je suis rendu
de fatigue et navré de douleur , dans la
crainte d'une catastrophe. Au nom de Dieu ,
34 LETTRE
faites-moi passer des nouvelles si-tôt que le
.«ort de votre pauvie état sers décidé. C) la
paix, la paix, mon bon ami ! Hélas ! il n'y
a que cela de bon dans ectto courte vie. J'em-
brasse nos auiis. Je vous embrasse de toute
la tendresse de mou cœur. J'implore la bé-
nédiction du ciel sur vos soins patriotiques,
et j'en attends le succès avec la plus vive
impatience.
J'espère que vous avez reçu ma précédente,
que je vous ai adressée en droiture. CVst.
toujours la voie qu'il faut préférer, sur-tout
pour tout ce qui peut demander du secret.
AU M È M E.
Le 9 fevi ier 176g.
o
\T m'a communiqué , mon bon ami ,
quelques articles des deux projotsd'aci pmmo-
d eme ut qui vous sont proposés ,et j'apprends
que le Conseil-général, qui doit en décider,
est lixé au 28. Quoique tant He précipitation
ne me laisse pas le temps de peser suffisam-
ment ces articles ; quoique je ne sois pas sur
les lieux, que j'iguorc L'état des eboses, que
A M. D'ITERNOIS. 35
je n'aie ni papiers , ni livres, et que ma mé-
moire , absolument éteinte , ne me rappelle
pas même votre constitution , je suis trop
affecte de votre situation, pour ne pas vous
dire , bien qu'à la hâte , mon opinion sur
1rs moyens qu'on vous offre d'en sortir. Quel-
que mal digérée que soit cette opinion , je ne
laisse pas, Messieurs , de vous l'exposer avec
confiance , non pas en moi , mais en vous ; '
tres-sur que si je me trompe , vous démêlerez
aisément mou erreur.
Dans l'extrait qui m'a été envoyé, il n'y
a, du projet oppcllé te second, qu'un seul
article, qui est aussi le second ; savoir, l'é-
lection de la moitié du Petit-Conseil p'ar le
Conseil-sdnéral: ce second article n'étant bon
a pas grand'chosc , je ne dirai rien du projet
dont il est tiré.
Jeparleraidel'autrcaprèsavoir posé deux
principes que vous ne contesterez pas . l'Un
quuliaccommodeffientnesupposep^
cède tout d'un côté et rien de l'autre, mai.
qu ou se rapproche des deux côtés; l'autre
qu .1 n'est pas question de victoire dan, cette
affaire, n, de donner gain de cause aux né-
gat.ti ou au* repréientane, mais de faire le
36 LETTRE
plus grand bien de la chose commune., sans
songer si l'on est Ru Iule ouïïoyen.
Cela pose , j'oserai vous dire que ce projet
me paraît, non-seulement acccptaldc, mais
avec quelques chatigemens et l'addition d'un
ou deux anicles , le meilleur peut-être que
vous puissiez adopter.
Le Petit Conseil tend fortement à la plus
dure aristocratie Les maximes des représen-
tai vont par leus conséquences, non-seu-
lement a l'excès, mais à l'abus de la de mocra tic ;
cela est certain. Or ,il ne faut ni l'un ni l'autre
dan* votre république; vous le sente/ tous.
Entré le Petit-Conseil , violent aristocrate,
et le Conseil-général , démocrate effréné, où
trouver uneforceintérmédiaire,quicontienne
V,.n el l'autre , et soit la olef du gouverne-
ment i Elleexïste œtte Force ; c'est le conseil
du Deux-cent: mais pourquoi cette lo.ee ne
*«-t-elle pas a sou but ? Pourquoi le Deux-
cènt, au lieu de contenir le \ ingt-oinq, en
etf-il l'esclave î N'j a-t-il pas moyen de
corriger cela? Voila précisément de quoi il
s'agit.
Avant d'entrer dans 1 examen di IS moyens ,
permettes-moi, Bi«iieurs, d'insistersur une
■ reilexion
A M. D'IVERNOIS. S7
réflexion dontj'ai lecœur plein. Les meilleures
institutions humaines ont leurs de'fauts. La
vôtre, excellente à tant d'égards, a celui
d'être une source e'ternelle de divisions in-
testines. Des familles dominantes s'enorgueil-
lissent, abusent de leur pouvoir, excitent la
jalousie. Le peuple, sentant son droit, s'in-
digne d'être ainsi traîné dans la fange par ses
égaux. Des tribunaux concurrens se chicanent,
se contre-poiutent. Des brigues disposent des'
élections. L'autorité et la liberté, dans un
conflit perpétue! , portent leurs querellesjus-
qu'à la guerre civile : j'ai vu vos concitoyens
armés s'entr'égorger dans vos murs. En ce
moment même, cette horrible catastrophe
est prête à renaître ; et quand dans vos plans
de réforme, vous devriez, par des moyens
de concorde et de paix , pardes établissement
doux et sages , lâcher de couper la racine à
ces maux, vous allez comme à plaisir , les
attiser, en excitant parmi vous de nouvelles
animosités, de nouvelles haines, par la plus
dure de tontes les censures, par l'inquisition
du grabeau. Cela , Messieurs , permettez-moi
de le dire, n'est assurément pas bien pensé.
Premièrement , le Conseil ne souffrira jamais
un établissement trop humiliant pour de fier»
Lettres, Tome Y If. C
ma
LETTRE
r,strats. et quand ils le souffriraient , ie
ir le bien de b paix et de la ifatne ,
peuvent rester sans danger
«..,,t mixte, mais diltmle a coini i-
îouvcrnementmixiv,
S,î;*<— p"»1*."!
C(
<ll
S1
tU'" -. le vice inhérent et fodamcnt-l, est
di
lee
' „*•„ autre. CooieiU qui composent 1.
" UO'* ;.„, Ce.t,oi.Con«i1.,do..td«»«
, f.rcc est en ration mirer» de leui
,Ue': Se et que .•inférieur d
i. échine puUse aller bien.
À M. D'IVERNOIS. 9 3
machine , qui ne laisse pas d'être admirable ,
est, que cet important équilibre peut s'établir
sans rien changer aux principales pièces. Tous
les ressorts ?ont bons ; il ne s'agit crue de le3
faire jouer un peu différemment.
Mais ce qu'il y a de fâcheux , est que cette
réforme demande des sacrifiées, et précisé-
ment de ta part des deux corps qui jusqu'ici
ont paru le moins disposés à en faire ; sa-
voir , le Couseil-géne'ral et celui des Vingt-
cinq.
Or, voilà que, par plusieurs articles que
j'ai sous les yeux, les Vingt -cinq officnt
d'eux-mêmes , presque tout ce qu'on pourrait
avoir à leur demander ; même eu un sens ,
davantage. Ajoutez un seul article, litais in-
dispensable ; et le Pclil-Conicil a fait de son
côte, tous les pas nécessaires vers un accord
raisonnable et solide. Cet article regard©
l'élection des syndics , dan9 la suppo-
sition presqu'impossible , que le cas qui se
présente ici pour la première fuis depuis la
fondation de la république, y pût renaîtra
une seconde fois ; auquel cas , au lieu de pré-
senter de recbefle Conseil en corps, comme
ou va faire , il faudrait, selon moi, se ré-
soudre à présenter de nouveaux candidats,
C 2
40 LETTRE
tires des Soixante : je dirai mes raisons ci-
après.
ÇUie le Conseil-général veuille cédera son
tour, ou plutôt échanger, contre l'élection
des Soixante qu'il gagne , un droit , un seul
droit qu'il prétend, mais qu'on lui conteste,
et dontil n'est poiuten possession ; au moyen
de cela , tout est l'ait. Je parle du droit de
prononcer souverainement et en dernier res-
sort, sur l'objet des représentations. En un
mot , c'est le droit négatif, qu'il s'agit d'ac-
corder au Deux-cent, déjà juge suprême de
tous les autres appels. Peut-être est-il j
dans le projet , de cet article , et cela doit
être ; mais l'extrait que j'ai , n'en dit rien.
Avec ces additions, et quelques lêj
modifications au reste, le projet dont les ar-
ticles sont sous mes yeux , me paraît offrir
un moyen de pacification convenable à tout
le monde, raisonnable du moins, solide et
durable autant qu'on peut L'espérer de l'état
présent dos choses , et de La disposition dei
esprits; et je crois qu'il en résulterait un gou-
vernement qui , sans être plus compose que
l'ancien , serait mieux lié dans ses parties, et
par conséquent plus fort dans son tout. .
C'est sur-tout daus Je second article, <jus
A M. D'IVERNOIS. 4t
consiste essentiellement la bonté' du projet.
Par cet article, le Conseil des Soixante est
en entier e'!u par le Conseil-général f et tous
ïes membres du Petit-Conseil doivent être
tirés du Soixante (car il faut 6 ter d'ici les
aulitenrs). L'idée de donner une existence
à ce Censeil des Soixante , qui n'était rien au-
paravant, est très-bonne ; elle est due aux
médiateurs : il faut en profiter , et leur en
savoir gré. Ceci &uppose qu'on revêtira ce
corps , de nouvelles attributions qui lui don-
neront du poids dans l'état ; mais bien qu'il
soit rempli par le peuple , ce n'est pourtant
pas en lui -même que s'opérera son plus grand
efTet , mais dans le Deux-cent , dont les mem-
bres rentreront ainsi dans la dépendance du
Conseil-général , maître de leur ouvrir ou fer-
mer à son gré , la porte des grandes magistra-
tures. Voilà prc'ciséojer.tlasolntion très-simple
et très-sûre, du problème que je proposais
au commencement de cette lettre.
Par le premier article, on accorde au Con-
seil-général l'élection de la moitié des Deux-
cent : je ne serais pas trop d'avis qu'on acceptât
cette concession. Ces moitiés d'élection sont
inoins efficaces qu'embarrassantes. Il ne faut
pas considérer les élections faites par le peuple^
C 3
42 LETTRE
parleur f • ITc ( subséquent, qui n'est rien ; mai»
par leur rlfct antérieur, qni est tout. Les syn-
dics sont élus par le Conseil-général; vovez
toutefois comment ils le traitent! Le peuple
ne doit pas espérer de ses créatures, plus de
reconnaissance qu'il n'en a pour ses bienfai-
teurs. Ce n'est pas à ce qu'on fait après être
élu , mais à ce qu'on a fait pour être élu , qu'il
faut regarder eu bonne politique, (^uand le
peuple tire ses magistrats eleson propre sein,
il n'augmente de rien sa force ; mais quand
il les tire d'un autre corps, il se donne eh- la
force sur ce corps-là, Voiià pourquoi l'élection
du Soixante vous donnera de l'ascendaut en
Deux-eent, et pourquoi l'électron du Petit-
.jConseil donnera de l'asceudantau Deux-cent
en Soixante. Nous en auriez par les syndics
sur le Vingt-cinq même , s'il était.plus nom-
breux , ou que le eliois ne IV; i pas f *cé. ( i'esi
ainsi que lesplus simples moyens, les meilleurs
fn toute chose , vont toutremettredaus l'ordre
légitime et naturel.
Jl suit de -là, que le privilège d'élire la
moi tiédu Deux-cent, tous est bcaucoupmoint
avantageux qu'il ne. semble ; et cela est trop
remuant pour votre ville, trop bruyant pour
votre Conseil-général. Le jeu de la machina
A M. D'IVERNOÏS. 4*
doUétrca^ifacneque.impl^cttoulours
«n.W, «tant qu'il* P^ Lelecl.oa.
i •../,» an iVtit-Con^eii , a
du Deux-cent , laissée au lem v,
pourtant de grands «convenions, je 1 avoue,
Lis n'y aurait-il pas , pour y pourvoi,
quelque expédient plus court et mieux en-
tendu ? Par exemple, où serait le mal que
cette élection Eut une des nouvelles allnbu-
tmnsdontonrevétiraitlcConseildesSo.xante
Le Petit-Conseil lui-même ydevraltd autant
moins répugner , que par sa présidence et par
sou nombre, qui fait presque la mo.l.e du
«ombre total , il n'aurait guère moins d in-
fluence dans ces élections , que s'il continuait
seul à les faire. Je n'imagine pas que ceci
fasse une grande difficulté.
Mais je crains que l'article de l'élection
des syndics n'en fasse davantage, et ne coûte
beaucoup an Conseil : car il y a chez Ses
tommes les plus éclairés , des entètemens
dont ils ne se doutent pas eux -mémo; et
souvent ils agissent par obstination , pensant
agir par raison. Us s'effrayeront de la possi-
bilité d'un cas qui ne saurait même arrivai
désormais, sur-tout si la loi qui doit y pour-
" voir, passe. Le Conseil des Ving-tcinq s#lt
trop sa puissance absolue ; il sent trop que
C 4
44
LETTRE
tout dépend de lui, que lui seul ne dépend
de rien , de rien du tout. Cela doit le rendra
dur, exigeant, impérieux, quelquefois in-
juste. Pour son propre intérêt, pour se faire
supporter, il faut qu'il dépende de quelque
chose; car le ton qu'il a pris ne peut être
souffert par des hommes. Eh! quelle pins
légère dépendance peut-il s'imposer que celle,
non pas de souffrir, mais de prévoir seulement
dans un cas extrême , la perle passagère d'un
syndicat en ide'e, et qui réellement ne sortira
jamais de sou corps ? Cependaut ce sacribeo
idéal et purement chimérique , peut et doit
produire un grand effet, pour leur rendre cet
esprit humain et patriotique , qui paraît s'être
éteint parmi eux. l'.h ! s'il en reste un seul ,
à qui quelque goutte de Bang Genevois coule
encore dans 1rs veines , COmmenl ne frémit-il
pas, en songeant au péril auquel ils viennent
d'exposer l'état pour vous asservir, et dont ils
n ont été garantis eux-mêmes que par votre
fermeté , par votre ^<-s.s« , par la modération
des médiateurs, quoique si cruellement pré*
Venus? Comment les chefs de la république)
pouvaient-ils ne pas prévoir, en exposant
fiinsi sa liberté, que le peuple en aurait avant
eux déploré la perte , mais qu'ils l'auraient
A M. D'IVERNOI S. 45
sentie avant lui ! En voyant un moyen si
doux , mais si sûr, de garantir Icurssuccesseurs
de pareille incartade, ils devraient, s'ils ai-
maient leur pays, le proposer eux-mêmes a
quand persounc avant eux ne l'aurait proposé.
Pour moi , je vous déclare que cet article me
paraît d'une si grande importance , que rien ,
selon moi , ne devait vous y faire renoncer ;
pas, quand on vous céderait tout le reste;
pas , quand les Conseils voudraient en échange
renoncer au droit négatif.
Mais je ne vous dissimulerai pas non plus,
que ce droit négatif, attribué, non pas au
Petit-Conseil , ni même au Soixante , mais
au Deux-cent , me paraît si nécessaire au bon
ordre, au maintien de toute police , à la
tranquillité publique, à la force du gouver-
nement , que quand on y voudrait renoncer^
vous ne devriez jamais le permettre. S'il n'y
a point d'arbitre des plaintes , comment
finiront-elles ? Si !e Conseil-général, auteur
des ioix , veut être aussi juge des faits , vous
n'êtes pluscitoyens.yousêtes magistrats; c'est
l'anarchie d'Athènes, tout est perdu. Que cha-
cun rentre dans sa sphère, et s'y tienne, tout est
cauvé. Encore une fois , ne soyez ni négatifs ,
m représentons ; soyez patriotes , et ne reçoe-
C 5
46 LETTRE
naissez pour vos droits, que ceux qui sont
utiles â celte petite, mais illustre république ,
que de si dignes citoyens couvrent de gloire.
Ce n'est point , Messieurs, à des gens comme
vous qu'il faut tout dire. Je ne m'arrêterai
point à vous détailler les avantages du projet
propose' , dans l'état où vous pouvez raisou-
nablcmsnt demander qu'on le mette,, et où
les cliaugemcns à faire , sont autant contre
vous que pour vous. Je n'ai rien dit, par
exemple, de l'abolition du plus grand Beau
de votre patrie , de cette autorité devenue
héréditaire tt tyran nique , usurpée et réunie
par des famille* qui tu abusaient si cruelle-
ment, ("'est à celte première entrée, qu'il faut
attendre et repousser au passage, tout ce
qui est de même sang, ou de mc:ne nom;
car une l'ois dans le Conseil, soyez sûrs qu'ils
parviendront au syndicat malgré vous; mais
ils n'entreront pas dans le Conseil malgré*
vous : c'est à VOUS d'y veiller , Cl cela devient
très-facile. Encore une fois, cette observa-
tion, ni d'autres pareilles , ne sont pas de
celles (ju'o.i a Besoiu de vous rappcllcr. C'est
assez d'avoir établi les priucipea ; les consé-
quences ii" vous échapperont pas.
Je me suis hâté , mou bon ami, de vous
A M. D'IVERNOIS. 47
faire ah hoc et ab hac, me? petites obser-
vations, dans la crainte de les rendre trop
tardives. Si je me suis trompé dans cet examen
trop précipité, hommes sages et respectables,
pardonnez mon erreur à mon zèle. Je crois
sincèrement que le projet dont il s'agit , serait
dans son exécution, favorable à la liberté,
à la tranquillité, à la paix. Je crois de plus,
que celte paix vous est très-nécessaire ; que
les circonstances sont propres à la faire avan-
tageusement , et ne le redeviendront peut-être
jamais. Puisîé-je en apprendre bientôt l'heu-
reuse nouvelle, et mourir de joie au même
iustant ! Je mourrais plus heureusement que
je n'ai vécu. 4« vous embrasse de tout moa
cœur.
AU MÊME.
Du château de Trye, ce 20 février 1768.
J E reçois, mon bon ami , avec votre lettre
du 17, le mémoire que vous y avez joint ;
et quand je serais en état d'y faire les obser-
vations que Y-ous me demandez, il ets clair
que le temps me manquerait pour cela
C 6
4» I- E T T R E
puisque cette lettre écrite sur le moment
même, aura peine, supposé même que rien
n'en suspende la marche, à vous arriver avant
le 28. Mais, mon excellent ami , je sens que
ma mémoire est éteinte ; que ma tête est
en Confusion ; que de nouvelles idées n'y
peuvent plus entrer : qu'il me faut même
un temps et des efforts infinis pojr reprendre
ta trace de celles qui m'ont été familières.
Je ne suis plus en état de comparée, de
Combiner ; je ne vois qu'un nuage, en par-
courant votre mémoire. Je n'y vois qu'une
chose claire, que je savais, mais qui m'est
bien confirmée; c'est que les rédacteurs de
ce mémoire sont assez instruits, assez éclairés,
assez sages, pour taire par eux-mêmes, une
besogne tout aussi bonne qu'elle pmt l'être,
et que dans l'objet qui les occupe, ils n'ont
besoin que de temps, et non pas de conseils,
peur la rendre parfaite. J'y vois bien claire*
ment encore que, comme je l'avais prévu,
la précipitation de ma lettre précédente et
: ignorance d'une roule de choses qu'il fallait
savoir, m'y ont fait tomber dans de grandes
bévues,, dont vous en relevez dans \otre
lettre, une qui maintenant me saute aux
yeux.
A M. B'ÎVERNOIS. 49
Cependant , je suis dans la plus intime
pcrsuasiou que votre e'tat a le plus grand
besoin d'une prompte pacification , et que
de plus longs délais vous peuvent précipiter
dans les plus grands, malheurs. Dans cette
position , il me vient une idée qui doit sûre-
ment être venue a quelqu'un d'entre vous,
et dont je ne vois pas pourquoi vous ne feriez
pas usage, parce qu'elle peut avoir de grands
avantages, sans aucun inconvénient. Ce serait;
pour vous donner le temps de peser un ou-
vrage qui demande cependant la pi us prompte
exécution, de fa ire un règlement provisionnel,
qui n'eut force de loi que pour vingt ans,
durant lesquels on aurait le teinps d'en
observer la force et la marche, et au bout
desquels il serait abrogé, modifié, ou con-
firmé, selon que l'expérience en aurait fait
sentir les inconvéniens ou les avantages. Pour
moi , je n'appercois que ce seul expédient
pour concilier la diligence avec la prudence,
et j'avoue que je n'en appercois pas le danger,
La paix , mes amis , la paix, et protnptemcnt ,
ou je meurs de peur que tout n'aille mal.
Vous ne recevrez point le duplicata de
tua lettre par monsieur Coindet. Il n'en a
So LETTRE
pas été content, et m, Va rendue. Je m'ea
étais douté d'avance.
L'article IX, pa-e 40 , commence par ces
mo,s : S'il *• Publiait il faut, ce me
semble, ajouter ces deux-ci : dans V état '
car enfin il me paraît absurde et ridicule,'
que le gouvernement de Genève prétend*
avoir jurisdiction sur les livres qui s'impri-
ment hors de son territoire, dans tout le
reste du monde ; et parce que le Petit-Conseil
a fait une fois cela- faute, i] ne faut pas pour
cela la consacrer dans vos loix ; d'autant
plus que je ne demande, ni ne désire, ni
n'approuve que l'on revienne jamais sur
cette affaire ; puisqu'ayaut fait un serment
folcmnel de ne rentrer jamais clan. Genève,
si ce petit grief étaifredresse', il ne dépendrait
pas de moi de tirer aucun parti de ce redres-
sement : ce dont je suis bien aise de vous
prévenir, de peur que votre scie amical ne
vous inspirât dans la suite quelque démarche
inutile sur un point qui doit à jamais rester
dans l'oubli. Au reste, je mets si peu de
fierté à cette résolution, que si par quelque
démarche respectueuse, je pouvais ôter une
paiiic du levain d'aigreur qui fermente eu-
cure , je la ferais de tout mon cœur.
a m: D'IVERNOIS. Si
.Te ûh*is à la hâte ce griffonnage, que je
n'ai pas même le temps de relire , tant je
suis pressé de le Taire partir.
Eh mou Dieu ! cher ami , j'oublie de
vous parler de ce que vous avez fait nord
ma boune tante, et de l'argent que vous
avez avance pour moi. Hc'las ! je suis si
occupé de vous, que je ne songe pas même
à ce que vous laites pour moi. Mais, mon
digne ami, vous connaissez mon cœur, je
m'en flatte ; et vous êtes bien sûr que cet
oubli ne durera pas long-temps. Ah, plaise
au ciel que votre première lettre m'annonce
une bonne nouvelle ! Si je tarde encore un
instant, ma lettre n'est plus à temps, .le
Vous embrasse.
A M. M O U L T O U.
A Trye , par Gisors, le 7 mars 17G8.
(jn mme j'ignore , Monsieur , ce que
monsieur Coindet a pu vous écrire , je
veux vous rendre «ompte moi-même de ce
que j'ai fait. Si-tôt qu'il m'eut envoyé votre
première lettre, j'en ec rivis une à monsieur
5a L E T T R F.
d'Ivernois, le seul correspondant que je m©
sois laissé à Genève , et auquel mémo, depuis
mon funeste de'part pour l'Angleterre, je
n'avais pas écrit plus de cinq ou six fois.
Cette lettre, raisonné? de inou mieux, mais
pressante et impartiale autant qu'il était
possible, péchait en plusieurs points, faute
di- connaissance de la situation de vos
affaires, dont je ne savais absolument rien
que ce qui en était dit dans la vôtre. J>
blâmais fortement le grabeau proposé ; j'y
proposais le projet du Conseil , dont j'avais
l'extrait dans votre lettre, connu- excellent
en lui-même, sauf quelques ebangemens et
additions, les unes Fayor blés , les autres
contraires aux représentant , selon qu'il
m avait paru nécessaire pour faire un tout
plus sol.ue et bien pondéré. J'avais écrit
cette lettre à la bâte ; elle était très-longue.
Je l'envoyai ouverte à monsieur Coindet,
le priant de la faire passer à son adresse,
et de vous en envoyer en même temps une
copie. Quelques jours après , il me marqua
n'avoir rien fait de tout cela, parce qu'il ne
trouvait pas que cette lettre allât à son but.
Il est venu me voir, et je me la suis fait
rendre. J'offre de vous l'envoyer quand il
A M. M O U L T O U. 53
Vous plaira , afin que vous eu puissiez juger
vous-même. Comme le moment pressait, et
que je pre'voyais un peu ce qu'a fai t monsieur
Coindet, j'avais envoyé en même temps , le
biouilllon de la même lettre en duplicata,
directement à monsieur d'Ivernois , dont les
amis ne l'ont pas non plus approuvée ; et il
m'est arrivé ce qu'il arrive ordinairement à
tout homme impartial , entre deux partis
échauffes, qui cherche sincèrement l'intérêt
commun , et ne va qu'au bien de la chose :
j'ai déplu également des deux côtés. Voyant
les esprits si peu disposés encore à se rappro-
cher, et sentant toutefois, combieu la plus
prompte pacification vous est à tous impor-
tante et nécessaire, j'ai eu depuis une autre
idée que j'ai communiquée erJtore à monsieur
d'Ivernois ; mais je ne sais s'il aura reçu ma
lettre. Ce serait de tâcher du moins , de faire
un règlement provisionnel pour vingt ans,
au bout desquels on pourrait l'annuller, ou
le continuer, selon qu'on l'aurait reconnu
bon ou mauvais à l'usage. Ou doit tout faire
pour appaiser ce moment de chaleur qui peut
avoir les suites les plus funestes. ÇUinnd ou
ne se fera plus un devoir cruel de m'affbger ;
quand je ne serai plus, et que les circonstance*
$4 LETTRE
seront changées, les esprits se rapprocheront
naturellement, et chaetm sentira «Jt on tard,
que sou plus vrai bien n'est que dans le bien
de la patrie.
Vous devez le savoir, Monsieur ; si j'en
avais été cru, non- seulement on n'eût point
soutenu les représentations , mais on n'en eût
point fait; car n a tu Tellement je sentais qu'elles
ne pouvaient avoir ni succès ni suite, crue
tout était contre, les représentant, et qu'ils
seraient infailliblement les victimes de leur
zèlepatrip tique. J'étais bit :i éloigne de prévoir
le grand et beau spectacle qu'ils Viennent de
donner à l'univers, et qui , quoiqu'en puissent
dire nos contemporains, fera l'admiration de
la postérité. Cela devrait bien guérir vos
magistrats, d'ailleurs si éclairés, si sages sur
tout autre point, de l'erreur de regarder le
peuple tic Genève comme une populace
ordinaire. Tant qu'ils ont agi sur co faux
i . ' rail de grandes fautes qu'ils
ont bien pay< ; et je prédis qu'il en sera
de même,, tant qu'ils s'obstineront dansée
mépris très-mal entendu. Quand en veut asser-
vir i\u peuple libre, i! faut savoir employer
des moyens ast ortis a son génie , et rien n'est
plus aiaé ; mais ils sout loin de ces moyens-là
A M. M O U L T O U. 55
Je reviens à moi : 1© malheur que j'ai eu
d'être impliqué dans les commenceuicns de
vos troubles , m'a fait un devoir dont je ne
me suis jamais départi , de n'être ni la cause,
ni le prétexte de leur continuation. C'est co
qui m'a emjxiclié d'aller purger le décret ;
c'est ce qui m'a fait renoncer à ma bour-
geoisie ; c'est ce qui m'a fuit faire le serment
solemnel de ne rentrer jamais dans Genève ;
c'est ce qui m'a fait écrire et parler à tous
mes amis, comme j'ai toujours Tait ; et j'ai
encore renouvelle eu dernier lieu , à monsieur
d'Ivernois, les mêmes déclarations que j'ai
souvent faites sur cet article ; ajoutant même
que, s'il ne tenait qu'à une démarche aussi
respectueuse qu'il soit possible , pour appaiser
l'auimosité du Conseil , j'étais prêt à la faire
hautement; et de tout mon cœur. Pourvu
que vous ayiez la paix , rien nu me coûtera,
Monsieur, je vous proteste; et cela, sans
espoir d'aucun retourde justice st d'honnêteté
de la part de personne. Les réparations qui
me sont dues, ne me seront faites qu'après
ira mort , je le sais -, mais elles seront grandes
et sincères : j'y compte, et cela me suffit.
Malheureusement, je ne peux rien ; je n'ai
nulle espèce de créditdans Genève , pas même
56 LETTRE
parmi les représentant Si j'en avais eu, je»
vous le répète, tout ce qui s'est fait, ne se
serait point l'ait. D'ailleurs , je ne puis qu'ex-
horter ; mais je ne veux pas tromper. Je dirai,
comme je le crois, que la paix vaut mieux
que la liberté ; qu'il ne reste plus d'asyle à
la liberté sur la terre, que dans le cœur de
l'homme juste, et que. ce n'est pas la peine
de se batailler pour le reste. Mais quand il
s'agira de peser un projet , et d'en dire mon
sentiment, je le dirai sans déguisement. En-
core une fois, je veux exhorter, mais non
pas tromper.
Je suis bien aise, Monsieur,, que vous
pensiez savoir que je suis tranquille , et que»
cela vous fasse plaisir. Cependant , si vous
connaissiez ma véritable si tuât ion , vous no
me croiriez pas si hors des mains de nionsieiir
ihi" • ; et vous ne vous adresseriez pas ~i
monsieur Coindet , pour dire le mal que vous
pouvez penser de c ( liommc-Ki. Adieu,
Monsieur, je Ferai toujours cas de votre
amitié , el je serai toujours Batte d'en recei oir
des témoignages ; mais comme voas n'ignorez,
ni mon habitation , ni le nom que j'v porte,
VOUS me Iriez plaisir de m'eer.rr directement
par préférence, ou de fane passer vos lettres
A M. D'IVERNOIS. 5;
par d'autres mains ; et sur-tout, ne soyez
jamais la dupe de ceux qui font le plus de
bruit de leur grande amitié pour moi. J'ou-
bliais de vous dire que monsieur Coindet ne
m'envoya que le 29 , c'est-à-dire le leudeinoiu
du Conseil général , votre lettre du 10 ; que
je ne la reçus que le 3 mars, et que par
conséquent, il n'était plus temps d'eu faire
usage. Du reste, ordonnez. Je suis prêt.
A M. D'IVERNOIS.
Au château de Trye , le 8 mars 1768.
Votre lettre, mon ami, du 29, me fait
frémir. Ali, cruels amis! quelles angoisses
vous me donnez ! N'ai-je donc pas assez des
miennes ? Je vous exhorte de toutes les puis-
sances de mon aine , de renoncer à ce mal-
heureux grabeau , qui sera la cause de votre
perte ,etqui va susciter contre vous la clameur
universelle, qui jusqu'à-présent était en votre
faveur. Cherchez d'autres équivalons -, con-
sultez vos lumières ; pesez, imaginez, pro-
posez : mais je vous eu conjure, hâtez-vous
58 LETTRE
de finir, et de finir e:i hommes de biet: et
de paix, et avec autant de modération , do
sagesseet de gloire , que vous avez commence'.
N'attendez pas que votre étonnante union sa
relâche , et ne comptez pas qu'un pareil
miracle dure encore long- temps. L'expédiant
d'un règlement provisionnel peut vous faire
passer sur bien des choses, qui pourront avoir
leur correctif dans un meilleur temps. Ce
moment court et passager vous est favorable:
mais si vous ne le saisisse/, rapidement, il va
vous échapper ; tout est contre vous, et vous
rtes perdus. Je pense bien différemment de
vous , sur la chance générale de l'avenir •
car je suis très-persuade que dans dix ans,
et sur-tout dans vingt, elle sera beaucoup
plus avantageuse à la cause des représentant
eî cela me p:irait infaillible : mais on ne peut
pas tout dire par lettres ; cela deviendrait
trop long. Enfin , je vous en conjure derechef
par vos Familles, par votre patrie , par tous.
vos devoirs , finissez , et promptement ,
dussiez-vous beaucoup céder. Ne changeai
pas la constance en opiniâtreté ; c'est le seul
moyeu de conserver ["estime publique, qu»
vous avez acquise , et dont vous «eu tire* lu
prix un jour. Mou coeur est si plein de cette
A M. D'IVERNOIS. 5^
néccsttc d'un prompt accord, qu'il voudrait
s'élancer au milieu de vous, se verser dans
tous les vôtres, pour vous la faire sentir.
Je diffère de vous rembourser les cent
francs que vous avez avances pour moi ,
dans l'espoir d'une occasion plus commode.
Lorsque vous songerez à réaliser votre ancien
projet, point d'j confidcus, point de bruit,
point de noms ; et sur-tout, défiez-vous par
préférence, de ceux qui font ostentation de
leur grande amitié pour moi. Adieu, mon
ami. Dieu veuille bénir vos travaux et le*
couronner ! Je vous embrasse.
A M. LE MARQUIS
DE MIRABEAU.
g mars 17G8.
J
E ne vous répéterai pas , mou illustre ami ,
les monotones excuses de mes longs silences ,
d'autant moins que ce serait toujours à re-
commencer : car à mesure que mon abbalte-
meat et mou découragement augmentent,
6o LETTRE
ma paresse augiucnte en méinc raison. Je n'ai
plus d'activité pour rien ; plus même pour la
promenade , à laquelle d'ailleurs je suis forcé
de renoncer depuis quelque temps. Réduit
au travail très-fatigant de me lever ou de
me coucher, je trouve cela de trop encore ;
du reste je suis nid. Ce n'est pas seulement
là, le mieux pour nia paresse ; c'est le mieux
aussi pour ma raison : et comme rien n'use
plusvainement la \ ie que de regimber contre
la nécessité, le meilleur parti qui me reste à
prendre et que je prends , est de laisser faire
sans résistance, ceux qui disposent ici de moi.
Lu proposition d'aller vous voira Flcury,
est aussi charmante qu'honnête ; et je sens
que l'aimable société que j'y trouverais, serait
en effet un spécifique excellent contre ma
tristesse. Vos expediens 9 mon illustre and,
vont mieux à mon eccur que votre morale ;
je la trouve trop haute pour moi , plus stoïque
que consolante ; et rien ne me paraît moins
calmant pour les gens qui souillent , que de
leur prouver qu'ils n'ont point de mal. Ce
pèlerinage me tente beaucoup , et c'est pré-
cisément pour cela , (pie je crains de ne le
pouvoir faire : il uc m'est pas douué d'avoir
taut
A M. DE MIRABEAU. 61
tant de plaisir. Au reste , je ne prévois d'obs-
tacle vraiment dirimant, que la durée de
mon état présent , qui ne me permettrait pas
d'entreprendreun voyage, quoiqu'assezconrt.
(<)uant à la volonté, je vous jure qu'elle y est
toute entière, de même que la sécurité. J'ai
la certitude que vous ne voudriez pas m'ex-
poscr, et l'expérience que votre hospitalité
est aussi sûre que douce. Déplus, le refuge
que je suis venu chercher au sein de votre
nation, sans précautions d'aucune espèce,
sans autre sûreté que mon estime pour elle,
doit montrer ce que j'en pense , et que je ne
prends pas pour argent comptai! t, les terreurs
que l'on cherche à me donner. Enfin, quand
uu homme de mon humeur, et qui n'a rien
à se reprocher, veut bien , en se livrant sans
réserve ù ceux qu'il pourrait craindre , se
soumettre aux précautions suffisantes pour
ne les pas forcer à le voir : assurément une
telle conduite marque, non pas de l'arro-
gance , mais de la confiance ; elle est un
témoignage d'estime auquel on do:t être sen-
sible, et non pas une témérité dont on se
paisse offenser. Je suis certain qu'aucun esprit
.bien fait ne peut penser autrement.
Comptez donc, mon illustre ami, qu'au-
Leltres. Touîq VII. D
62 LETTRE
cime crainte no m'empêchera de vous aller
voir, ,7c n'ai rien altéré du droit de ma
liberté, et difficilement ferais-ic jamais do
oe droit, un usage plus agréable que celui
que vous m'avez propose'. Mais mon eut
présent ne me permet cet espoir, qu'autant
qu'il changera en mieux avec la saison ; c'est
do quoi je ne puis juger que quand elle sera
venue. Eu attendant, recevez mou respect,
meB rtuicrcicrucus et rues embrassemens les
plus tendres.
A M. DE LA LANDE.
Mari 17C8.
yoafi n'êtes pas, Monsieur, de ceux qui
s'amusent à rendre aux infortunés, des hon-
neurs ironiques, et qui couronnent la victime
qu'ils veulent sacrifier. Ainsi , tout ce que j«
conclus des louanges dont il vous plaît de
m'accablcr, dans la Lettre que vous m'avez
fait la Faveur de m'écrirc , est que la générosité
vous entraîne a outrer le respect que l'on
doit à l'adversité. J'attribue a un sentiment
aussi louable , le compte avantageux que
A M. DE LA LANDE. 63
vous avez bien voulu rendre de mon Diction-
naire ; et votre extrait me paraît fait avec
beaucoup d'esprit, de méthode et d'art. Si
cependant vous eussiez choisi moins scru-
puleusement , les endroits où la musique
française est le pins maltraitée, je ne sais si
celte réserve eût été nuisible à !a ciiose; mais
je crois Qu'elle eut été favorable a l'auteur.
J'aurais bien aussi quelquefois désiré un autre
choix des articles que vous avc3 pris la peine
d'extraire , quelques-uns de ces articles n'étant
que de remplissage , d'autres, extrai ts 0:1 com-
pilés de divers auteurs _, tandis que la plupart
des articles importans m'appartiennent uni-
quement, et sont meilleurs en eux-mêmes ;
tels q n c acceu t3 consonnance } disso nuance j
expression 3 goât f harmonie t intervalle,
licence } opéra , son, tempérament, unité
de mélodie , voix 3 etc. et sur-tout l'article
enharmonique , dans lequel j'ose croire que
ce genre difficile, et jusqu'à-present ttès-m-il
ea tendu , c.^t mieux expliqué que dans aucun
autre livre. Pardon, Monsieur, de la liberté
avec laquelle J'ose vous dire ma prisée ; je
la soumets avec une pleine confiance j à votre
décision, qui n'exige pas de vous une nouvelle
peine, puisque vous avez été appelle h lire
D 2
<M LETTRE
le livre entier ; niimi dont je vous fais à-la-
fois , mes remerciemens et mes excuses.
Je me souviens, .Monsieur , avec plaisir et
reconnaissance , de la visite dont vous m'ho-
norâtes à Montmorency , et du désir qu'elle
me laissa de jouir quelquefois du même avan-
tage. Je compte pgrmi les malheurs de nia
vie , celui de ne pouvoir cultiver une si bonne
' connaissance,, et mériter peut-être un jour de
votre part, moins d'éloges et plus de bontés.
A M. D'IVERNOIS.
"S mars 1768
T
%J l. ne me pardonnerais pas, mon ami, de
vous laisser l'inquiétude qu'a pu voi^s donner
ma précédente lettre , sur les idées dont j'étais
frappé en l't -rivant Je 6s ma promenade
agréablement ; 1 revins heureusement ; je
reçus des nouvelles qui me tirent plaisir : « 1
voyant que rien de tout ce que j'avais ima-
giné, n'est arrivé, je commence à craindre,
après tant de malheurs réels , d'en \ 0 r quel-
quefois d'imaginaires, qui peuvent agir, sur
mon cerveau. Ce quejjesaisbien,c( rtainement,
A M. D'IVERNOÏ S. 65
ç'c-t que quelqu 'altération qui survienne a
ma tête , mon cœur restera toujours leméme^
el qu'il vous aimera toujours. J'espère que
vous commencez à goûter les doux fruits de
la paix. Que vous êtes heureux ! Ne cessez
jamais de l'être. Je vous embrasse ds tout
înpn cœur.
AU M È M E,
26 avril 17SS.
0
_ GoiouE je fusse accoutumé , mon boa
cuii , h recevoir de vous des paquets fréquens
et coûteux, j'ai été vivement alarme à la vue
du dernier, taxe' et payé six livres quatre sols
de port, J'ai cru d'abord qu'il s'agissait de
quelque nouveau trouble dans votre ville»
dont vous m'envoyiez à la hâte , l'important
et cruel détail ; mais à peine en ai-je parcouru
cinq ou six lignes, que je me suis tranquillisé.,
voyant de quoi il s'agissait: et de peur d'être
tente d'en lire davantage, je me suis pressé
do jeter mes six livres quatro sols au feu 3
surpris, je l'avoue, que mon ami, monsieur
d'iveruoisj m'envoyât de pareils paquets d<5».
D 3
6fÇ LETTRÉ
si loin, par la poste, et bien plus surpris
encore , qu'il m'osât conseiller d'y répondre.
Ides conseils., mon bon ami, me paraissent
meilleurs que les yôtres . et ne méritaient assu-
rément pas un pareil retour de votre part.
A mon départ pourGisors, regardant cette
course comme périlleuse, je vous envoyai un
billet de crut francs sur madame Duclusne,
afin que s'il mésarrivait de moi, vous n'eu
fussiez pas pour ces cent francs, dont vous
m'aviez Tait l'avance. Il vous a plu de supposer
que cet envoi voulait dire , ne venez pas. Une
interprétation si bisarre , est peu naturelle.;
si je vous connaissais moins, je croirais, moi ,
qu'elle était de votre part,, un mauvais pré-
texte pour ne pis venir, après m'en avoir
témoigne tant d'envie : mais je ne suis pas
si prompt rue vous, à mésinternrétei les
motifs de mes .unis ; et je me contenterai do
vous assurer, avec vérité, que rien jamais ne
fut plus éloigné do ma pensée, en écrivant
ce billet, que le motif que vous m'avez
supposé.
Si i'etais en état de faire d'une manière
satisfaisante, la lettre dont vous m'avez dit
€ sujet , je vous en enverrais ci-jouit \o
modèle ; niais mon coeur serre, ma tête eu
A M. D'IYERNOI S. 67
désordre, toutes tues facultés troublées, ne
me permettent plus de rien écrire avec soin,
même avec clarté; e t il tie me reste précisément
qu'assczde sagesse, pour ne plus entreprendre
çg que je ne suis plus en étatd'exécuter. Il n'y
a point à ce refila, de mauvaise volonté, je
vous le jure ; et je suis désormais hors d'état
d'écrire pour moi-même , les choses mémo
les plus simples, et dont j'aurais le pins grand
besoin.
Je crois, mon bon ami , pour de bonnes
raisons _, devoir renoncer a la pension du roi
d'Angleterre ; et pour des raisons non moins
bonnes , j'ai rompu irrévocablement l'accord
que j'avais fait avec monsieur du Peyrou. Je
ne vous consulte pas, sur ces résolutions, je
Vous en rends compte ; ainsi vous pouvez
vous épargner d'inutiles efforts pour m'en
dissuader. Il est vrai que faible, inurme ,
découragé, je reste à peu près sans pain sur
mes vieux jours, et hors d'ttat d'en gagner.
Mais qu'a cela ne tienne ; la providence y
pourvoira de manière ou d'autre. Tant que
j'ai vécu pauvre , j'ai vécu heureux ; et ce
n'est que quand rien ne m'a manqué pour
le nécessaire, que je me suis senti le plus
malheureux des mortels. Peut-être lebouheur
68 LETTRE
ou du moins le repos que je cherche, reviens
dra-t-il a\cc mon ancienne pauvreté. 1 afl
attention que vous devriez peut-être à l'état
où je rentre, seroit d'être un peu moins
prodigue en envois coûteux par la poste, et
de ne pas vous imaginer qu'eu me proposant
ïe remboursement d<s ports_, vous serez pris
au mot. Il est beaucoup plus Honnête areq
des amis , dans le cas où je nie trouve, de leur
économiser la dépense , que d'offrir de la leur
rembourser.
Bon jour, mon cher d'Ivernois ; je vous
aime et vous embrasse de tout mon cœur.
J'espère que vous n'irez pas inquiéter ma
bonne vieille tante, sur la suite de sa petite
pension. Tant qu'elle et moi vivrons, elle
lui sera continuée , quoiqu'il arrive , à moins
que je ne sois tout-à-fail sur le point do
mourir de l'jiin ; et j'ai confiance cjue cela
n'arrivera pas.
P. S. (^uand monsieur du IVyron me
marqua que la salle de comédie avait été
brûlée, je craignis le contre-coup d oél
accident pour la cause des représentai» : mais
que et- soit à moi que \ oit, lire l'impute, je
Vois là de quoi rire ; je n'v vois point du
tout de quoi répondre , ni se fâcher. Les
AM. DECONTI. 69
amis de ce pauvre hornms feraient bien,
de le faire baigner et saigner de temps eo.
temps.
A M. LE PRINCE
DE C O N T I.
T Trye-le-Chàteau, juin 1768,
Monseigneur ,
C
j e u x qui composent votre maison ()e
n'en excepte personne ) sont peu faits
pour me connaître. Soit qu'ils me pren-
nent pour un espion, soit qu'ils me croient
honnête homme , tous doivent également
craindre mes regards. Aussi, [Monseigneur ,
ils n'ont rien épargné, et ils n'épargneront
lion , chacun par les manoeuvres qui leur
Conviennent, pour me rendre haïssable et
méprisable à tous les yeux , et pour me forcer
de sortir enfin de votre château. Monseigneur,
en cela, je dois et je veux leur complaire.
Les grâces dont m'a comblé Votre Altesse
Sérénissime , suffisent pour me consoler de
tous les malheurs qui m'atteudent eu sortant
7°
t. Ë T T R E
de cet asyle, où la gloire et l'opprobre ont
partage mou séjour. Ma vie et iKOtl • Ql
«ont à von?;, mais mon honneur est à moi ;
permettez que j'obéisse à sa voix qui erie ,
et que jfi sorte dès demain , de ctu / vous.
J'ose dire que vous le devez. Ne laisses pal
un coquin de mon espèce, parmi ces lion-
ne tes gens.
A Mlle. LE VASSEUR,
Sous h nom de Mlle. R E N 0 U.
A Grcnoblo , co 2.t JLi'!lrt, à trois heures
du matin , 1 7^3.
'ats une heure d'ici , chère amie, je par-
tirai pour Chainbé*ry , muni de bons passe-
ports et de In protection des puissances, mais
non pas du sauf-conduit des philosophes ,
que vous savez. Si mon voyage se fait heu-
reusement, je compte être ici de retour avant
la fin de la semaine , <*<t je vous écrirai
sur-le-champ. Si vous ne receves pas dans
huit jours de mes nouvelles, n'en attendes
plus , et disposez de vous, à l'aide des pro-
A MUc. LE VASSEUR. 7%
testions , en qui vous savez que j'ai toute
confiance , et cjui ne vous abandonneront
pa». Vous savez où sont les effets , en quoi
consistaient nos dernières ressources ; tout
est à vous. Je suis certain que les gens d'hon-
neur qui en sont dépositaires, ne tromperont
point mes intentions ni mes espe'rauces. Pesés
bien toute chose avant de prendre un parti.
Consultez madame l'Abbesse ; elle est bien-
faisante , éclairée ; elle nous aime , elle vous
conseillera bien ; mais je doute qu'elle vous
conseille de rester auprès d'elle. Ce n'est pas
dans une communauté qu'on trouve la liberté
ni la paix ; voui êtes accoutumée à l'une ,
vous avez besoin de l'autre. Pour être libre
et tranquille, soyez chez vous, et ne vous
laissez subjuguer par personne. Si j'avais un
conseil à vous donner, ce serait de venir à
Lyon. Voyez l'aimable Madelon ; demeurez ,
non chez elle, mais auprès d'elle. Cette ex-
cellente fille a rempli de tout point mon,
pronostic. Elle n'avait pas quinze ans, que
j'ai hautement annoncé quelle femme et queile
mère elle serait un jour. Elle l'est maintenant
et grâces au ciel , si solidement et avec si peu
d'éclat , que sa mère , son mari , ses frères t
ses sœurs , tous ses proches ne se doutent p4fc
72 LïtîR*
eux-mêmes du proFond respect qu'ils Irti por-
tent, et croient ne Faire que l'aimer de tout
km- cœur. Aimez-là comme ils Font, chère
amie-, elle en est diSnc, et vous le rendra
bien. Tout ce qu'il restait de vertu surla terre ,
semble s'être réfugié dans vos deux COSIUS.
Souvenez-vous de votre ami l'une et l'autre;
parlez-en quelquefois entre vous. Puisse ma
mémoire vous être toujours chère, et mou-
rir parmi les hommes avec la dernière des
deux !
Depuis mon départ de Trye , j'ai des preuves
de jour eu jour plus certaines , que l'œil
vigilant de la malveillance ne me quitte pas
d'un pas, et m'attend principal' ment sur la
frontière. Selojn le parti qu'ils pourront pren-
dre ils me feront peut-être du bien sans le
vouloir. Mon principal objet est bien, dans
ce petit Voyage, d'aller sur la tombe de cette
tendre mère que vous ave;: connue, pi
le malheur que j'ai eu de lui survivre ; mais
il v entre aussi , je l'avoue , i\n desir de dohni r
Il beau jeu a mes ennemis, qu'ils jouen t enfin
de leur reste : car vivre sani cesse entouré
de leurs satellites flagorneurs et Fourb i, e«l
un état pour moi , pire que la mort. Si toute-
fm* mou alteutc et mes conjectures me Yrom-
peut
A M, U L I A U D. -3
tient , et que je revienne comme je suis allé a
tous savez, chère sœur , chère amie , qu'en-
nuyé' , dégoûté de la vie , je n'y cherchais ci
n'y trouvais plus d'autre plaisir, que de cher-
cher a vous la rendre agréahle et douce ; dans
ee qui peut m'en rester encore, je lie changerai
ni d'occupation ni de goût. Adieu, chèr«
sœur ; je vous embrasse en frère et eu ami*
A M. LALIAUD.
ABourgoin, le3i août 1768,
N
ous vous devons, et nous vous faisons j
Monsieur, Mlle. Rendu et moi, les plus vi&
femerciemeris de tontes vos bontés pour tous
îes deux ; mais nous ne vous en ferons ni l'un
ni l'autre, pour la compagne dr voyage que
Vous lui avez donnée. J'ai le plaisir .d'avoir1
ici depuis quelques jours, celle de mes .1. fur-
tunes. Voyant qu'à tout prix, clic vtiùlaif
suivre madestinée, j'ai fait ensoi le an moins,
qu'elle pût la suivre avec honneur. J ai cru
ne rien risquer de rendre indlasoluWe nu
attachement de vingt-ciiuj au», que l'sstimo
lettres, Touw VU M
74 LETTRE
mutuelle, sans laquelle il n'est point d'amitié
durable, n'a fait qu'augmeuterincessammeut.
La tejidre et pure Fraternité, dans laquelle
i,ousvivonsdcpu'rstfeiaeans,u'apointchangé
de nature par le nœud conjugal; elle est,
et sera jusqu'à la mort, ma femme, parla
force de nos liens, et ma sœur, par leur pureté.
Cet honnête et saint engagement a été con-
tracte dans toute la si m pi; eue , mais aussi dans
toute la vente de la nature, en présence de
deux hommes de mérite et d'honneur, offi-
ciers d'artillerie , et l'un BU d\m de mes
ane.ensamisdu bon temps, c'est-à-dire, avant
gue j'eusee aucun nom dans le inonde, et
l'autre, mairede cette ville, et proche parent
du premier. Durant cet acte si court et Bi
Simple , j'ai vu fondre en larmes ces deux
dl..nes hommes , et ie ne puis vous dire
combien cette marque de la honte de leurs
eœurs m'a attaché a l'un et à l'autre.
Je ne suis pas plus avance- sur le choix do
ma demeure, que quand j'eus l'honneur de
VWr; voir à Lyon ; et tant de cabarets et de
Bourses ne facilitent pas un bon établissement.
Le, nouveaux voyages à faire me font peur,
sur-toùk à l'entrée de la saison où nous tou-
chons ; et ,c prendra! le paru de m'amlcr
A M. L A L I A U D. 1%
volontairement ici , si je puis , avant que je
me trouve , par rua situation , dans l'impossi-
bilité d'y rester, et dans celle d'aller plus
loin. Ainsi, Monsieur, je me vois forcé de
renoncer pour cette année , à l'espoir de me
rapprocher de vous, sauf à voir daus la suite
ce que je pourrai faire pour contenter mou
désir à cet e'^ard.
Recevez les salutatious de ma femme , et
celles , Monsieur , d'un homme qui vousaUne
de tout son cœur.
A M. LE COMTE
DE TONNERRE.
A Bourgoin, le G septembre 1768.
I
L y a peu de résolutions et il n'y a point de
répugnance , par-dessus lesquelles le désir
d'approfondir l'affaire du sieur Theveniu ,
ne me fasse passer; et si ma confrontation
sous vos yeux, avec cet homme , peut vous
engager, Monsieur, à la suivre jusqu'au bout,
je suis prêt a partir. Permettez seulement,
E 2
<?6 LETTRE
que j'ose vous demander auparavant , l'assu-
rance que ce voyage ne sera point inutile ;
quevous ne dédaignerez aucune des précau-
tions convenables pour constater la vérité,
tant à vos yeux qu'à CCUJC du public ; et que
le motif d'éviter l'éclat , que je ne crains point,
n'arrêtera aucune des démarches nécessaires
à cet effet II ne serait assurément pas digne
tic \ otre générosité j ni de la protection dont
von:; m'honorez, que des imposteurs pussent
à leur gré , nie promener de ville en ville ,
m 'attirer au milieu d'eux, et m'y rendre im-
punément le jouet de leurs suppôts.
J'attends vos ordres, monsieur le Comte ,
et quelque parti qu'il vous plaise de prendre
sur cette a (l'a ire , dont je vous cause à regret
la longue importunité , je vous supplie de
vouloir bien me renvoyer la lettre de M. Bo-
vier, et la copie de ma réponse, que j'eus
l'honneur de vous envoyer.
Je vous supplie , monsieur le Comte , d'a-
gréer avec boutu ma reconnaissance et mon
respect.
'A M. DE TONNERRE. 77
A U M É M E.
A Bourgoin , le 18 septembre J76S.
MOSSIETTR,
JLiE contre-temps de votre absence à mon
arrive'e à Grenoble , m'affligea d'autant plus
que, sentant combien il m'importait que,
selon votre désir , mon entrevue avec le sieur
Thevenin se passât sous vos yenx , et ne pou-
vant le trouverqu'à l'aide de M. Bovier, que
j'aurais voulu ne pas voir, je me voyais forcé
d'atteudre à Grenoble votre retour, à quoi
je ne pouvais me résoudre ; ou de revenir
l'atteudre ici , ce qui m'exposait à un second
voyage. J'aurais pris, Monsieur, ce dernier
parti , sans la lettre que vous me fîtes l'hon-
neur de m'éenre le i5 , et qui me fut euvoyée
à lauuit par M. Bovier. Je compris par cette
lettre, qu'afin que mon voyage ne fût pas
inutile , vous pensiez que je pouvais voir
ledit Thevenin } quoiqu'on votre absence ;
et c'est oe que je fis > par l'eutremise de M.
E 3
73 LETTRE
Eovier , auquel il fallut bien recourir pour
cela.
Je le vis tard , a lu hâte, en deux reprises;
j'étais en proie à mille idées cruelles , indigné 9
navre' de tue voir, après soixante ans d'hon-
neur , compromis j seul, loin de vous , sans
appui , sans amis, vis-à-vis d'un pareil misé-
rable, et sur-tout de lire dans les cœurs des
assistons ^ et de ceux même à qui je m'étais
conlié, leur mauvaise volonté secrette.
Mais , quelque courte qu'ait été cette con-
férence .. elle u sufli pour l'objel que je m'y
proposais. Avant d'y venir, permettez-moi ,
monsieur le Comte ,, une petite observation
qui >'v rapporte. M. Bovier m'avait induit
en erreur, en me marquant que c'était per-
sonnellement àmoi , que ledit Thevenin avait
prêté neuf francs ; au lieu que I hei eniu lui-
même dit seulement les avoir fait passer par
la main d'aufrui , en prêt ou en don (car il
De s'explique pas clairement là-dessus) a ust
homme appelle Rousseau , duquel au ri ta
il ne donne p.is le moindre renseignement ,
ni de son nom , ni de son âge , ni dt son etatj
ni de sa demeure, ni de sa ligure, ni de son
habit, excepté la couleur, et qu'il s'était
dans une lettre., le voyageurperp&uel.
A M. BE TONNERRE. 79
M. Bovier, sur le simple rapport d'un quidam
qu'il dit ne pas connaître , part de ces seuls
indices, et de celui du lieu où se s'ont vus ces
deux hommes ; pourm'écrire en ces termes :
« Je crois vous faire plaisir de vous rappcller
un homme qui vous a rendu un service, il
y a près de dix années, et qui se trouve au-
jourd'hui dans le cas que vous vous en sou-
veniez »• Ce même M. Bovier, dans sa lettre
précédente, me parlait ainsi: « Je vous ai
vu ; j'ai été émerveillé de trouver une ame
aussi belle que la vôtre , jointe à un génie
aussi sublime ». Voilà , ce me semble, cette
belle aine transformée un peu légèrement, eu
celle d'un vil emprunteur, et d'un plus vil
banqueroutier. Il faut que les belles âmes
soient bien communes à Grenoble ; car as-
surément on ne les y met pas a haut prix.
Voici la substance de ladécla ration dudi tThe-
venin,tant en présence de M.Bovieretdesa fa-
mille, que de M. de Cha m pagneux, maire et châ-
telain de Bourgoin , deson cousin, M. de Ro-
zière, ollicier d'artillerie, etd'un autre officier
du même corps, leur ami, dont j'ignore le nom;
laquelle déclaration a été faite en plusieurs
fo'is , avec des variations , en hésitant , ou se-
reprenant ; quoiqu'assurément il dût avoir ta
E 4
8o LETTRE
mémoire bien fraîche de ce qu'il avait dit
tant de fois , et à yous , monsieur le Comte
et avant vous , à M, Bovier.
Çjue <\^ la Charité-sur-Loire , qui est son
pays , venant en Suisse et passaut aux Verriè-
res de Joux, dans un cabaret dont l'hôte
s'appelle Janin , un homme nommé Rousseau
Je voyant mettre à genoux , lui demanda s'il
jetait catholique ; que là-dessus s'étant pris
de conversation, cet homme lui donna une
lettre de recommandation pour Yverdon •
qu'ayant continué dedemeurer ensemble dans
ledit cabaret, ledit Rousseau le pria de lui
prêter quelqu'argent , et lui donna deux
jpurs après, deux autres lettres de recomman-
dation ; savoir, nue seconde pour Yverdon ,
Ct l'autre pour Paria, où ledit Rousseau lui
dit qu'il avait mis pour signature : le roya-
gçur perpétuel ; qu'en reconnaissance de ce
service, lui, Thevenin lui lit remettre neuf
francs par Janin leur bote, après un voyage
qu'ils firent tous trois des Verrières à S. Sul-
pice , où ils dînèrent encore ensemble ; qu'eu-
suite ils se Réparèrent ; <juo lui , Thevenin
6(6 rendit de-là à Yverdon, et porta les deux
lettres de recommandation à leurs adresses
l'uno pour M. de Faugucs, l'autre pour M.
A M. DE TONNERRE. 81
HaMimand ; que ne les ayant trouves ni l'un
ni l'autre, il remit ses lettres à leurs gens,
sans que pendant deux ans qu'il resta sur les
lieux , la fantaisie lui ait pris de retourner
chez ces messieurs , voir, dumoins par curio-
sité, l'effet de ces mêmes lettres qu'il avait
si bien payées. A l'égard de la lettre de re-
commandation pour Paris, signée le voya~
geur perpétuel , il l'envoya à la Charité-sur-
jLoire, à sa femme , qui la fit passer par le
Curé à son adresse , dont il ne se souvient
point.
<^)uant à la personne dudit Rousseau, j'ai
déjà dit qu'il ne s'en rappellait rien , ni rien
de ce qui s'y rapporte. Interroge si ledit Rous-
seau portait son chapeau sur la tête ou sous
le. bras, il a dit ne s'en pas souvenir ; s'il
portait perruque , ou s'il avait ses cheveux,
a dit qu'il ne s'en souvenait pas non plus,
et que cela ne faisait pas une différence bien
sensible. Interrogé sur l'habillement , il a dit
que tout ce qu'il s'en rappellait, était qu'il
portait un habit gris, doublé de bleu ou de
ferd. Interrogé s'il savait la demeure dudit
Rousseau, a dit qu'il n'en savait rien ; s'il
n'avait plus eu de ses nouvelles, a dit que
jurant tout sonscjouiàVvtrdonet àEstavayé
E à
82 LETTRE
où il alla travailler cm sortant de là, il n'a
jamais pins ouï parler dudît Rousseau ,
et n'a su ce qu'il était devenu, jusqu'à ce.
qu'apprenant qu'il y avait un M. Rousseau
à Grenoble, il s'est adresse par le vicaire de
la paroisse, à sou voisin, M. Bovier , pour
savoir si ledit sieur Rousseau ne serait point
son homme des Verrières : chose qu'.l n'a
pourtant jamais affirmée, ni dite, ni crue,
mais dont il voulait simplement s'informer.
Comme sa déclaration laissait assez indé-
terminé le temps de l'époque, j'ai parcouru,'
pour le Bxer, ceux de ses papiers qu'il a bîcu
voulu me montrer, et j'y ai trouve un cer-
tificat daté du 3o juillet 1763, par lequel le
sieur Cnclie, chamois*»* d'-ï verdon, a des te
que ledit Tli venin a demeuré cbe* lui pen-
du i 1 nvii on deui ans , el .
Supposant onc que Tbevenin soit entré
chez I sieur Ciiclie, immédiatement à -
arrivée à Yverdon , et qu'il se soit rendu im-
médiatement à YimiImi, en quittant ledit
Rousseau à s. Sulpîce, cela détermine le
t< i' de leur entrevue , à la fin de l'i 1
au p'us Inrd. [t est possible que celte époque
remonte plus haut ; mais il ne t'est pas qu'elle
sèit plus récente, puisqu'il faudrait alors que
A M. DE TONNERRE. 83
cette rencontre se fut faite , du temps que
ledit Thevenin était déjà à Yverdon; au lieu
qu'elle se lit avant qu'il y fût arrivé.
J'ai demande à cet homme , le nom du
maître chez lequel il travaille à Grenoble; il
me l'a dit; je l'ai oublié. Je lui ai demandé
pour qui ce maître travaillait , quelles étaient
ses pratiques ; il m'a dit qu'il n'en savait rien,
et qu'il n'en connaissait aucune. Je lui ai
demandé s'il ne travaillait poiut pour son
voisin, M. Bovier le père, qui est gantier •
il m'a dit qu'il n'en savait rien; et M. Bovier
bis prenant la parole, a dit que non ; et il
fallait bien en effet qu'ils ne se connussent
point, puisque pour parvenir à lui parler ,
ledit Thevenin a eu recours au vicaire delà
paroisse.
Voiià , dans ce qu'adit cet homme; tout co
qui me paraît avoir trait à la question.
Cette question en peutoffrir deux distincte.*.
Premièrement } si ledit Thevenin dit vrai ou
s'il ment ?
Supposa ut qu'il dit vrai, seconde question :
Quel est l'homme nommé Rousseau, auquel
il a prêté sou argent, sans connaître de lui
que Je nom ? Car enfin l'identité des noms
ne fait pas celle des personnes ; et il ne suffi i
E 6
B4 LETTRE
pas , n'en déplaise à !\f. iovier, de porter I*
jû mi de Rousseau , pour être par cela seul,
ébiteur ou l'obligé du sieur The venin.
11 n'y a , selon le réeit <ln dernier , que trois
personnes en état d'en attester la vérité ; sa-
voir , le Rousseau dont il ne connaît que
Je nom , Thevenin lui-même , et l'hâte Janin,
qui est absent. D'ailleurs, le témoignage des
deux premiers, comme parties, est nul, à
inoins qu'ils ne so. eut d'accord ; et celui du
dernû r Bcraitsuspecl , s'il FavorisaitTheveniu ;
car il peut être son complice ; il peut même
ptre le seul frippon , comme vous l'avez .
Monsieur, soupçonne vous-même; il j)eut
encore être pja^né par ceux qui ont aposté
l'autre, Jl n'est décisif qu'au cas qu'il con-
damne Thcvenin. En tout état de cause, |e
ne vois pas à tout cela, de quoi Faire preuve
sans d'autres informations. Jl est vrai que les
Circonstances an récit de Tlievenin ne sera i< nr
pas un préjugé qui lui fut bien favorable ,
quand mémo il aurait affaire au dernier des
malheureux, qui aurait tous les antres pré-
jugés contre lui : mais enfin tout cela nosont
pas des preuves. (v)u'un garcoti chamoiseur,
qui court le pavs pour chercher de l'ouvrage ,
ys'dle mettre à genoux ea parade, dans un
A M. DE TONNERRE. 8S
eaWret protestant-, qu'un autre homme qui
le voit, conclue de-là qu'il est catholique,
lui en fas^e compliment, lui offre des lettres
de recommandation , et lui demande de l'ar-
gent sans le connaître et sans eu être connu
d'aucune façon ; qu'au lieu de présumer de-là
que l'emprunteur est un escroc j et que se*
recommandations sontdes torches-cul, l'autre
transporté du bonheur de les obtenir, firc
aussi-tôt neuf francs de sa bourse cossue ;
qu'il ait même la complaisante délicatesse de
p'oscr les donner lui-même à celui qui ose
bien les lui demander ; qu'il attende pour cela
d'être eu un autre lieu, et de les lui faire mo-
destement présenter par un autre homme:
tout cela , tout inepte et r.sible qu'il est, n'est
pas absolument impossible.
(Jue le préteur, ou donneur, passe trois
jours avec l'emprunteur ; qu'il mange avec
lui ; qu'il voyage avec lui , sans savoir com-
ment il est fait, s'il porte perruque ou non,
s'il est grand ou petit, noir ou blond, sans
retenir la moindre chose de sa figure : cela
parait si singulier, que je lui en fis l'objec-
tion. A cela, il me répondit qu'en marchant,
lui Thevenin était derrière l'autre, et ne le
voyait que par le dos • et qu'à table, il »e
86 LETTRE
le voyait pas bien non plus , parce que ledit
Rousseau ne se tenait pas assis, mais se pro-
ineuait par ia chambre eu mangea ut, Il faut
convenir, eu riant de plus fort , que cela n'est
pas encore impossible.
U ne l'est pascnliu , qu<- desdites lettres de
recommandations! précieuses , aucune ue soit
parvenue , attendu que ledit Tbeveniu, mo-
des te pour (es lettres coiumi oour l'argent,
ne voulut pas les rendre lui-më ne , m s'in-
former an moins de leur effel , quoiqu'il de-
meurât dan> le même lieu qu'babitaii 1 1 1 ceu«
à qui elks étaient adressées, qu'il les vit
peut-cire dix fois par jour, el q le c lui au
moins une curiosité Fort naturelle dr .-voir
«i un coureur de cabarets, à l'affui des écua
des passa n s , nouvail rire réellernenteu lia son
arec ces Messieurs- là. Si ,comm< il esta crain-
dre , aucune desdites lettres »' si parvenue
pèseront ottsooquiud le valets, h qui l'bon ête
Tbeveniu les a remises, qui lui auront joue
le lourde l,s Mil. r. .le ne' di^ rien de la lettre
pour Pans ; d i si si clair qu'un" reeo ri m an-
datioil pour Puis , esi e\lièuieincn t utile à nu
garçon ebamoiseur qui va travailler à Fver-
dmi !
Pardon , Monsieur, je ris de ma simplicité',
A M. DE TONNERRE. 87
et j'admire votre patiente : mais eufin, si
Tbevemii n'est pas un imposteur , il faut
de nécessite absolue , qwe toutes ces Toiles
soient autant de vente:.
Supposons - les telles, et passons outre,
Voilà le généreux Tbeyenîn , créancier ou
bienfaiteur d'un nommé Rousseau, lequel,
comme le dit t'ès-bien monsieur Bovier,
doit être pénétré de reconnaissance. Quel es.t
ce Rousseau ? Lui Tlievenin ixcn sait rien;
mais monsieur Bovier le sait pour lui , et
présume avec beaucoup de vraisemblance,
que ce Rousseau est l'infortuné Jean-Jacques
Rousseau, si connu par ses malheurs passés,
et qui le sera bien plus encore par ceux que
l'on lui prépare. Je ne sache pas cependant,
que parmi ces multitudes d'atroces et ridi-
cules charges , que ses ennemis inventent
journellement contre lui, ils l'aient jamais
accusé d'être un coureur de cabarets , un
crochctcur de bourses , qui va pochetant
quelques écus ra et là, chez le premier va,-
nu-pied qu'il rencontre. Si le Jean-Jacques
Rousseau qu'on connaît, pouvait s'abaisser
à pareille infamie, il faudrait qu'on l'eût vu,
pour le pou voir croire • et encore après l'avoir
vu, n'eu croiïait-on rien. Monsieur Boviçr
88 LETTRE
est moins incrédule ; le simple doute d'un
misérable qu'il 11c connaît point, se trans-
forme à srs yeux , eu certitude , et lui prouve
qu'une belle aine qu'il connaît, est celle du
plus vil des tnctidiaus , ou du plus lâche des
flippons.
Si le Jean -Jacques Rousseau dont il s'aeit ,
n'est qu'un infâme , ce n*. st pas tout : il faut
encore qu'il soit un sot ; car s'il accepte les
neuf Francs que ledit Th. venin ne lui donne
pas de la main à la main, mais qu'il lui fuit
donner par un autre homme habitant du
pays, il doit s'attendre qu'ils lui seront re-
prochés mille fois le jour : il doit compter
qu'à chaque fois qu'on citera dans le pays
quelque trait de sa facilité à répandre , rt de
sa répugnance à recevoir, le sieur J.uiiu ne
manquera pas de dire : Eh , par dieu , cet
homme n'est pas toujours si Jîer ; il a
demande et reçu neuf' francs d'un faquin
d'encrier </ni logeait dans mon auberge ;
e! /'en suis hien sûr, car c'est moi qui les
ni licrés. Quand on commença d'ameuter la
peuple contre ce pauvre Jean-Jacques, et
qu'où le faisait lapider jusque* dans son lit ,
Jinin aurait fait sa fortune avec celte ins-
toire j sou cahara u 'aurait pas désempli
'A M. DE TONNERRE. 8ç>
Thevcnin fait bien de la contera Grenoble ;
suais s'il l'osait conter à St-Sulpice ou aux
Verrières, et dans tout le pays, où ce même
Jean-Jacques a pourtant reçu tant d'outrages,
et qu'il dit qu'elle le regarde , je suis sûr que
les habitans lui cracheraient au nez.
Préjugés vrais ou faux à part , passons aux
preuves, et permettez , monsieur le Comte,
que nous examinions un peu le rapport de
notre homme, et que nous voyions s'il se
peut rapporter à moi.
LesieurTbevenin G (connaissance avecledit
Rousseau aux Verrières , et ils y demeurèrent
ensemble deux ou trois jours , loge's chez
Janin. J'ai demeure' long-temps a Motiers
sans aller aux Verrières, et je n'y ai jamais
été qu'une seule fois , nllant à Poutarlier avec
monsieur de Sauttcrshann , dit dans le pays ,
le baron Sauttern. Je n'y couchai point eu
allant , j'en suis très-sur : je suis très-persuadé
que je n'y couchai point en revenant ,
quoique |e n'en sois pas sur de même ; mais
si j'y couchai, ce fut sans y séioumcr, et
sans quitter le Karon.TUt venindit cependant
que son homme était seul. Ma mémoire affai-
blie me sert mal :ur les faits récens ; mais il
«ri est, sur lesquels elle uepeut me tromper}
90 LETTRE
et je suis aussi sur de n'avoir jamais séjourné ,
ni peu , m beaucoup, aux \ errières, que je
suis sur de n'avoir jamais etc à Pékin.
Je ne suis donc pas l'homme qui resta doux
ou trois jours au\ Verrières, à contempler
le» géuuflexious du dévot Tbeveuin.
Je ne peux guère être, non pins, celui
qui lui demanda de l'argent à emprunter bus
mêmes Verrières , parce que , outre monsieur
du Terreau , maire du lieu , j'y connaissais
beaucoup un monsieur B reguet , très-galant
homme, qui m'aurait fourni tout ['argent
dont j'aurais eu besoin, et avec lequel )'ai
eu bien des querelles, pour n'avoir pn tenir
la promesse que je lui avais faite de l'y aller.
voir. SÎ j'avais loçê là seul, c'eut elè chez
lui , selon toute apparence , et non pas chez
lv sieur Jaain , sur-tout quand j'aurais été
sans argent.
Je ne suis point l'homme à l'habit £i'is
double de bleu ou de verd , parce que jo
n'en ai jamais porte de pareil , durant tout
mon séjour en Suisse. .1 e n'y ai jamais voj -i-^e
qu'en habit d'Arménien , qui su rem :n( ■> était
double ni de M'i I ni <!<• bleu. Thevcnin ne sa
souvient pas si SOU ho mine av.J; t ses cheveux
çu la perruque, s'il portait kou chapeau sur
A M. DE TONNERRE. 91
la tête ou sous le bras. Un Arme'nien ne
porte point de chapeau du tout ; et son
équipage est trop remarquable pour qu'on
eu perde totalement le souvenir, après avoir
demeuré trois jours avec lu' , et après l'avoir
vu dans la chambre et en ', oy.-ige, pardevaut,
par derrière ; et de tontes les façons.
Je ne suis point i'liMnme qui a donné au
rieur The venin une lettre do recommanda-
tion pour mo isieur de Faugues, qu - je ne
cou ; s ;> - pas même uioore , quainl ledit
Thcvcniu a'ij à Yverdon ; et je ne suis point
riioumn qui lui a do:. ne uni- lettre de re-
con.ii.oii i.i ( .1 pour monsieur Raldimand,
que je n'ai co mû de ma vie, et que je ne
crois fias même, avoir e' • de retour d'Italie
à STverdon , sons la même date (r).
Je ne suis ponn l'houiOM qui a donné au
sieur The venin une lettre de recommanda trou
pour Pari- , signé le voyageur perpétuai. Je
ne crois pas avoir jamais employé cette plate
signature, cl je suis parfaitement sur de n'a-
voirpu L'employer à l'époque de ma prétendue
( 1 ) J'ai appris seulement depuis qnelr|uo»
jours , que le secrétaire baillival d'Yverdon s'ap.
pelloit aussi M. Haldi; a n!.
9a LETTRE
rencontre avec Theveuin ; CM cette îettrs
devant être antérieure à L'arrivée duclit Thé-
venin à Yverdon , dut l'être à plus forte
raison , à sou départ de la même ville. Or,
même en ce temps- là, je ne pouvais signer
le voyageur perpétutl avec aucune apparence
de vérité d'aucune espèce ; car durant l'esp ce
de dix-huit ans, depuis mon retour d'Italie
à Paris, jusqu'à mou départ pour la Suisse,
je n'avais fait qu'un seul voyage ; et il est
absurde de donner le nom de voyageur per-
pétuel , à an homme qui ne fait qu'un voyage»
en dix-huit ans. Depuis la date de mon ai rivée
à Moticrs, jusqu'à celle du départ de The-
Tcnind'Vvcrdon , je n'avaisfaitcueore aucune
promenade dans le pays , qui pût porter \a
nom de voyage. Ainsi cette signature , nu
moment que Thcvcnin la suppose, eut et»
non-seulement plate et sotte, mais fausse c n
tous sens , et de toute iau seté.
Il n'est pas non plus Tort aise de croirw
que je sois l'homme do il Thevenin n'a plus
ouï parler , durant tout son séjour en Suisse ;
puisqu'on n'y parlait que de cet homme
infernal , qui osait croire en Dieu sans croire
au\ miracles , contre lequel les prédicans
prêchaient avec le plus saint zèle, cl OU ils
A M. DE TONNERRE. 95
nommaient hautement V^nte - Christ. Je
mis sur qu'il n'y avait pas dans tonte la
Suisse, un honnête chamoiseur qui n'édifiât
son quartier , en m'y maudissant saintement
mille fois le jour ; et je crois que le bénin,
Thevcnin n'était pas des derniers à s'acquitter
de cette bonne œuvre. Mais sr;ns rien con-
clure de tout cela, je finis par ma preuve
péremptoire.
Je ne suis point l'homme qui a pu se
trouver aux Verrières et à St-Sulpice avec
le sieur Thevcnin, quand, venant de la
Charité-sur-Loire il allait à Yverdon ; car
il n'a pu passer aux Verrières plus tard quo
l'été de 1 76 r , puisque le 3o juillet 1768,
il v avait environ deux aus qu'il demeurait
chez le sieur Cuche , et probablement davan-
tage, qu'il demeurait à Yverdon. Or, au vu
et au su de toute la France , j'ai passé l'année
entière de 1 761 , et la moitié de la suivante,
tranquille à Montmorency. Je ne pouvais
donc pas, dès rannéeprécédente , avoir couru
les cabarets aux Verrières et à St-Sulptce.
.Ajoute*, je vous supplie, qu'arrivant eu
-M'is^e , je n'allai pas tout de suite à Motiers ;
ajoutez encore, qu'arrivé à Motiers , et tout
•ccupé jusqu'à l'hiver, de uiou etablissemcut,
04 LETTRE
je ne fis aucun voyage du restb de l'année,
ni bien avant dans la suivante. Selon Tiic-
venin , notre rencontre a dû se faire avant
qu'il allât à Vvciilon ; et selon la vérité, il
étaitdéjà parti de cl- ttt- ville , quaud je fis mon
premier et unique voyage aux Verrières : ]e
n'étais donc pas L'homme portant le nom de
Rousseau, qu'il y rencontra. C'est ce que
j'avais à prouver.
Quel était cet homme ? Je l'ignore. Ce que
je sais, c'est que , pour que ledit Theveiiin
no soit pas un imposteur, il faut que cet autre
homme se trouve ; c'est-à - diie , que son
existence koit connue sur les lieux. Jl Faut
qu'il s'y soit trouvé dans l'année ij6< ; qu'il
s'appellât Rousseau ; qu'il eût un habil ris,
doublé de verd ou de bleu «qu'il
des lettres à messieurs de Fa ligues et liaj-
dimand , qui parconséquent étaient de sa
connaissance -, qu'il ait écrit une tutre lettre
à P. uis, signée le voyageur per > t ■■..', qu'a-
près avoir passé deus joun
aux Verrières, ils aient encor c< n-
pagnie à St-Sulpice avec Janin leui
et qu'après y avoir dîne tous trois eu:
leditTbc venin ait fait donner audit Rou
ueuf francs par ledit Janin, La
A M. DE TONNERRE. 93
de tous ces faits gît en informations, que je
ne suis point en état de faire, et qui ne
m'intéressent en aucune sorte , si ce n'est
pour prouver ce que je sais bien ssns cela,
savoir, que ledit Tlieveniu est un imposteur
aposte'. J'ai pourtant e'erit dans le pays, pour
avoir là - dessus des e'claircissemens dont
j'aurai l'honneur, Monsieur, de vous faire
part, s'ils me parviennent. Mais comment
pourrais-je espérer que des lettres de cette
espèce échapperont à l'interception , puisque
celles même que j'adresse à monsieur leprince
dcCouti.n'y e'ciiappentpas, et queladeruicre
que j'eus l'honneur de lui écrire, et que je
mis moi-même à la poste, en partant de
Grenoble, ne lui est pas parvenue ? Mais ils
auront beau faire : je me ris des machines
qu'ils entassent sans cesse autour de moi ;
elles s'écrouleront par leur propre masse,
et le cri de la vérité percera le ciel tôt ou
tard.
Agréez, monsieur le Comte , les assurances
de mon respect (i).
( i ) Apostille de T auteur.
N.B. » Certe lettre est restée sans réponse,
« de même qu'une autre écrite encore l'ordinaire
9C LETTRE
A M. L A L I A U D,
ABour-;oin, le 11 septembre 176?.
Jr ne puis résister, Monsieur , au désir de
vous donner, par la copie ci-jointe, une
idée de la manière dont je suis traité dans
ce pays. Si-tôt que je fus parti de Grenoble,
pour venir ici, l'on y déterra un Sarçou
cUamoiseur , nommé Tluvcnin , qui me
redemandait neuf francs , qu'il prétendait
m'aroir prêtés en Suisse, et qu'il prétend
a-préaent m'avoir donnés ; parce que ceux
« suivant, k M. le comte de Tonnerre , en lui eu
« envoyant une, dam laquelle ML Roguiu me
« donnaitd îs informations sur le sieui Thevenia,
« el . y < t ■ ne m'a point été renvoyée. Depuis lois,
« je n'ai reçu, ni <!<■ M. .le Tonnerre, ni d'au-
« cune ente vivante, aucun avis .le rien d? ce
-, qui sY-81 passé k Grenoble, nu sujet de cette
a affaire, ni de ce qu'est devenu ledit Theve-
■>i nui te.
< >.i peur ranprorlier de la lettre qu'on vient de
lire, une note relaiive a son objet, insérée dans
li vol. »4, in-8. page 5oi de la Collection de»
Œuvres d$ RausteaUf éduion d* Genève , 178a.
T'r
AM. LALIAUD. 97
qui l'instruisent ont senti le ridicule de faire
prêter de l'argent par un passant, s quelqu'un,
qui demeure dans le pays. Cette extravagante
histoire, qui par-tout ailleurs, eut attiré
audit Thevenin le traitement qu'il mérite,
lui attire ici la faveur publique ; et il n'y
a personne à Grenoble, et parmi les gens
qui m'entourent , qui ne donnât tout au
monde , pour que Thevenin se trouvât l'hon-
nête homme et moi lefrippon. Malheureuse-
ment pour eux, l'apprends à l'instant, per
une lettre de Suisse , qui m'est arrivée sous
couvert étranger, que ledit Thevenin a eu
ci-devant l'honneur d'être condamné par un
arrêt du parlement de Paris, à être marqué
et envoyé aux galères , pour fabrication de
faux actes , dans un procès qu'il eut l'im-
pudence d'intenter à monsieur Thevenin de
Tanley , conseiller honoraire actuel au parle-
ment, rue des Enfaus-rouges , au Marais (1).
( 1 ) L'arrêt est du 10 mars 1761. Il fut permis
à Jean Tlievenln de Tanlzy et consors, de le faire
imprimer, publier et afficher. On y voit même,
que ledit N':colas-Eloi Thevenin, de la Charité-
Sur-Loire , esi condamné au carcan, en place de
Grève, poury demeurer d -puis midi jusqu'à deux
heures, avant écriteau devant et derrière, portaut
cei mots : Calomniateur et imposteur insigne.
Lettres, Tome VII. F.
98 L E T T R F.
J'ni écrit en Suisse, pour avoir des La forma-
tions sur le compte de ce misérable ; je n'ai
eu encore que celte seule réponse, qui heu-
reusement n'est pas venue directementà mon
adresse. J'ai écrit à monteur de Faugues,
receveur-général des finances à Paris, lequel
a connu, à ce qu'on me marque , ledit
Theveniu ;jen'en ai aucune réponse.. le crains
bien que mes lettres ne soient interceptées à
la poste. Monsieur de Faugnes demeure rue
Feydau. Si, sans vous incommoder, vous
pouviez, Monsieur, passer chez lui et élu/.
monsieur Thevenin deTanley, vous tireriez
peut-être de ces Messieurs , des informations
qui me seraient utiles pour confondre mou
coquin , malgré la faveur do ses honnêtes
protecteurs^
j(- vois que ma diffamation est jurée, et
qu'on veut l'opérera tout prix. Mou intention
n'est pas de daigner me défendre, quoiqu'en
celte occasion, je n'aie pu résister au désir
de démarquer l'imposteur -, mais j'avoue,
qu'eu fin dégoûté de la France,, je n'aspira
plos qu'à m'en éloigner, et du lover dos
lots lout je suis la victime, .le n'espère
pas éch pp« à nus ennemis , en quelque lieu
qute je uic réfugie ; mais eu les forçant do
A M. LALIAU D. 99
multiplierleurs complices, je rendsleursccret
plus difficile à garder , et je le crois déjà au
point de ue pouvoir me survivre. C'est tout
ce qui me reste; à désirer de'sormais. Bonjour,
Monsieur ; votre dernière lettre m'est bien
parvenue ; cela me fait espérer le même
bonheur pour celle-ci, et peut-être pour
▼ otre réponse. Faitcs-là un peu prompte-
ment, je vous supplie, si vous voulez que
je la reçoive ; car dans une quinzaine de
jours , je pourrais bien n'être plus ici. Ma
femme vous prie d'agréer ses obéissances.
Recevez mes très-humbles salutations.
AU M È M E.
A Bourgoin , le 5 octobre 1768.
V
otre lettre, Monsieur, du 29 septembre,
m'est parvenue en son temps, mais sans le
duplicata ; et je suis d'avis que vous ne vous
donniez plus la peine d'eu faire par cette
voie, espérant que vos lettres continuel ont
à me parvenir en droiture , ayant peut-être
été ouvertes ; mais n'importe pas, pourvu
qu'elles parviennent. Si j'apperçois uue iu~
F 2
IOO
LETTRE
terruption , je chercherai nue adresse inter-
médiaire , ici , si je puis , ou à I.yon.
Je suis bien touché de vos soins , et de la
peine qu'ils vous donnent, à laquelle je suis
très-sûr que vous n'avez pas regret : mais il
est superflu que vous continuiez d'en prendre
au sujet de ce coquin de Tluvcnin , dont
l'imposture est maintenant dans un degré
d'évidence , auquel M. de Tonnerre lui-même
ne peut se refuser. Savez -vous là -dessus,
quelle justice il se propose de me rendre ,
après m'avoir promis la protection la plus
authentique pour tirer cette affaire au clair?
C'est d'imposer silence à cet homme ; et moi ,
toute la peine que je me suis donnée, était
dans l'espoir qu'il le forcerait de parler. Ko
parlons plus de ce misérable , ni de ceux qui
l'ont mis en jeu. Je sais que l'impunité de
celui-ci va les mettre à leur aise pour en
susciter mille autres , et c'était pour cela ,
qu'il m'importait de démasquer le premier.
Je l'ai fait, cela me suffit ; il en viendrait
maintenant cent par jour, que je ne daigne-
rais pas leur répondre.
(Quoique ma situation devienne plus cruelle
de jour en jour , que je me voie réduit à passer
dans un cabaret, l'hiver dont je sens déjà les
A M. L A L I A U D. toi
atteintes, et qu'il ne me reste pas une pierre
pour y poser ma tète, il n'y a point d'ex-
trémité que je n'endure, plutôt que de re-
tourner a Trye ; et vous ne me proposeriez
sûrement pas ce retour, si vous saviez ce
qu'on m'y a fait souffrir, et entre les mains
de quelles gens j'étais tombé -là. Je frémis
seulement à y songer ; n'en reparlons jamais,
je vous prie.
Plus je réfléchis aux traitemens que j'é-
prouve, moins je puis comprendre ce qu'on
me veut. Egalement tourmenté , quelque parti
que je prenne , je n'ai la liberté, ni de rester
où je suis, ni d'aller où ;e veux ; je ne puis
pas même obtenir desavoir où l'on veut que
je sois, ni ce qu'on veut faire de moi. J'ai
vainement désiré qu'on disposât ouvertement
de ma personne ; ce serait me mettre en repo" ,
et voilà ce qu'on ne veut pas. Tout ce que je
sens, est qu'on est importuné de mon exis-
tence, et qu'on veut faire ensorte que je le
sois moi-même ; il est impossible de s'y prend re
mieux pour cela. Il m'est cent fois venu dans
l'esprit de proposer mon transport en Amé-
rique , espérant qu'on voudrait bien m'v lais-
ser tranquille, en quoi je crois bien que jo
me flattais trop ; mais enfin j'en aurais l'ait
F 3
xoa LETTRE
Je bon cœur la tentative , si nous étions plu?
en t'iat, ma femme et moi, d'en supporter
le voyage et L'air. Il me vient une autre idée,
dont je veux vous parler, et que ma passion
pour la botanique m'a fait naître; car voyant
qu'on ne voulait pas me laisser herboriser en
repos, j'ai voulu quitter les plantes ; mais
j'ai vu que je ne pouvais plus m'en passer;
c'est une distraction qui m'est nécessaire ab^
sol u ment • c'est nn engouement d'enfant, mais
qui me durera toute ma vie.
Je voudrais, Monsieur, trouver quelque
moyen d'aller la finir, dans les isles de l' \ rchi-
pcl , dans celle de Chipre , ou daqs quelque
autre coin de la Grèce ; il ne m'importe OÙ ,
pourvu que je trput e un lu au climat . fertile
en végétaux, et que la chante cbrélicitnc ne
dispose plus de moi. J'ai dans l'esprit que la
barbarie Turque me sera moins cruelle : rual-
lieurt nscment pour y aller , pour y \ i\ ri IVCC
ma femme, j'ai lu-, oin d'aide et de prot< ction.
saurais subsister là-bas sans ressource ;
« t sans quelque faveur de la Porte, ou quel-
que recommandation du moins , pour quel-
qu'un des consuls qui résident dan» le p;>>s.
pion établissement y serait totalement impos-
able. Comme ;■• ne serai» pas sans espoir d'y
A M. L A L I A U D. io-3
tendre mon séjour de quelque utilité au.
progrès de l'histoire naturelle et de la botani-
que , je croirais pouvoir "à ce titre, obtenir
quelque assistance des souverains qui se font
honneur de le favoriser. Je ne suis pas un
Tourncfort, tii un Jnssieu : maïs aussi je ne
ferai* pas ce travail en passant, plein d'autres
vues, et par tâche; je m'y livrerais touteutier,
uniquement par plaisir, et jusqu'à la mort.
Le goût, l'assiduité , la constance, peuvent
suppléer à beaucoup de connaissances, et
même les donner à la fin. Si j'avais o::tcrc ma
pension du roi d'Angleterre, elle me suffirait
et je ne deinau erais rien, sinon qu'on favo-
risât mon passage, et qu'on m'accordât quel-
que recommandation. Mais sans y avoir re-
noncé formellement, je me suis mis dans le
cas de ne pouvoir demander, ùi désirer même
honnêtement qu'elle me soit continuée,
et d'ailleurs , avant d'aller m'esiler-là ,
pour le reste de mes jours , il me Faudrait
quelque assurance raisonnable de n'y pas ctre
oublié, et laissé mourir de faim. J'avoue qu 'en
faisant usage de mes propres ressources, l'en
trouverais dans le fruit de mes travaux passés^
de suffisantes pour subsister où que ce fut;
uwis cela, demanderait d'autres arraiigeineus
,©4 LETTRE
que ceux qui subsistent , et des soins que je
ne suis plus en état d'y donner. Pardon ,
Monsieur : je vous expose bien confusément
Pidée qui m'est venue, et les obstacles que
je vois à son exécution. Cependant, comme
ces obstacles ne sont pas insurmontables , et
que cette idée m'offre le seul espoir de repos
qui me reste , j'ai cru devoir vous en parler ,
afin que sondant le terrain , si l'occasion s'en
présente, soit auprès de quelqu'un qui ait du
crédit à la cour, etdes protecteurs que vous
me connaissez , soit pour tâober de savoir en
quelle disposition l'on serait à celle de Lon-
dres, pour protéger mes herborisations dans
l'A rcbipcl , vous puissiez me marquer ! • I exil
dans ce pays-là , que je désire , peut être favo-
risé d'un des deux souverains. Au reste, il
n'y a que ce moyen de le rendre praticable,
et je ne me résoudrai jamais , avec quelque
ardeur que je le désire; à recourir pour cela,
à aucun particulier, quel qu'il soit. La voie
la plus courte et la plus siire de savoir là-rles-
sus ce qui se peut faire , serait , à mon avis,
de consulter madame la Marccbalede Luxem-
bourg. J'ai même une si pleine confiance, et
dans sa bonté pour moi , et dans ses lumières,
que je voudrais que vous uc parlassiez d'abord
AM.DE TONNERRE. io$
de ce projet qu'à elle seule ; que vous ue lis-
siez là-dessus , que ce qu'elle approuvera ,
etque vous n'y pensiez plus, si elle le juge im-
praticable. Vous m'avez écrite Monsieur, de
compter sur vous. Voilà ma re'ponse. Je mets
mon sort dans vos mains, autant qu'il peut
dépendre de moi. Adieu, Monsieur ; je vous
embrasse de tout mon cœur.
A M. LE COMTE
DE TONNERRE,
En lui envoyant l'écrit suivant.
A Bourgoin , le 9 novembre 1768.
Monsieur,
x) 'ai l'honneur de vous envoyer c'-joinfc ,
la déclaration juridique du sieur Jeannct,
cabaretier des Verrières , relative à celle du
sieur Tlicvenin. De peur d'abuser de votre
patience, je m'abstiens dejoindreà cette pièce,
celles que j'ai rrçues en meme-temps , puis-
qu'elle bullit seule à la suite des preuves que
i®6 LETTRE
vous avez déjà , pour démontrer pleinement,'
non. l'erreur, mais l'imposture clete dernier. Je
n'aurai» assurément pas eu l'indiscrétion de
vous importuner de cette ridicule affaire, si le
ton décidésur lequel M. Bpvier 3e faisait le por-
teur de parole de ce misérable , n'eut excité
ma juste indignation. Nous m'avez fait l'hon-
neur de me marquer, qu'après te qui s'est
passé , mon prétendu créancier se tiendra pour
dit , qu'il ne saurait se flatter de trouver en
moi son débiteur. Voilà, monsieur le Comte ,
de quoi jamais il ne s'est flatté, je vous assure :
mais il s'est flatté , premièrement , de mentir,
et m'avilir à son aise ; puis après avoir dit tout
ce qu'il voulait dirt-, et n'ayant plus qu'à se
taire, de se taire ensuite tranquillement; et
s'il était enfin çoni ain< d d'être un imposteur,
desortir néanmoins de ce tteaffaire, confondu ,
très-peu lui importe, mais impuni, mais
triomphant. Pour un homme qui parait si
bote , je trouve qu'il n'a pas trop mal cal-
culé.
Je VOUS supplie, Monsieur, de vouloirbicii
ordonner, à votre commodité , que les deux
pièces ci-jointes me soient renvoyées avec la
lettre de M. Roguin. Je sens que j'ai fort
abusé dans cette occasion, de la permission
A M. DE TONNERRE. 107
que vous m'avez doune'e de faire veuir mes
lettres sous votre pli. Je serai plus discret à
l'avenir ; et si l'impuuité du premier fourbe
en suscite d'autres , elle me servira de leçon
pour ne m'en plus tourm nter.
J'ai l'honneur, monsieur le Comte, de
vous assurer de tout mon lespeet.
Déclaration juridique du sieur Jeannet.
L'an 1768 _, et le dix-neuvième jour du mois
de septembre , par-devant noble et prudent
Charles-Auguste du Terraux , bourgeois de
NeiiGÎialel et de Romain-Motiers , maire pour
S. M. le roi dePrusse , notresouverainprince
et seigneur, en la jurisdiction des Verrières ;
administrant justice par jour extraordinaire,
mais au lieu et heure uccoutume's, et en la
présence des sieurs jurés enicelle après nom-
més :
Personncllcmentest comparu M. Guyenet,
receveur pour S. M. , et lieutenant en l'ho-
norable cour de justice du Val-de-Travers ,
qui a représenté, qu'ayant reçu depuis peu
une lettre de M. J. J. Rousseau, datée de
Bourgoin du 8 du courant, par laquelle ii
lui marque quclc uomméTbtveuiu, chamci*
3c3 LETTRE
seur de sa profession , lui ayant fait demander
neuf livres argent de France, qu'il prétend
lui avoir fait remettre en prêt, au logis du
Soleil , à S. Sulpicc , il y a à-peu-près dis ans;
et comme cet article est trop intéressant k
l'honueurdemonditsieur Rousseau , pour ne
pas l'éclaircir , vu et d'autant qu'il n'a jamaij
été dans le cas d'emprunter cette somme dudit
Thcvcnin, et que cet article est con trouvé;
c'est pourquoi raondit sieur le lieutenant
Guyenet se présente aujourd'hui par-devant
cette honorable Justice, pour requérir que
par reconnaissance, il puisse justifier autheu-
tiquement ce qu'il vient d'avancer ; ayant pour
cet effet , fait citer en témoignage le sieur Jean-
JHenri Jeannet , cabarctier dece lieu , présent,
lequel et par qui l'argent que répète ledit
Tlievcuin à mondit sieur Rousseau, doit,
suivant lui, avoir été remis ; requérant qu'a-
vant de faire déposer ledit sieur Jeannet , il
v soit appointé , ce qui a été
Connu.
Ri pour v satisfaire, ledit sieur Jeannet
étant comparu, a, après serment intimé sur
les interrogats circonstanciés, à lui adressés,
tendaus à dire tout ce qu'il peut S8VO UT de cette
atlaire , déposé comjue suit ;
Qu'A
A M. DE TONNERRE. 109
Qu'il n'a aucuneconnaissancequele norari
Theve.iin , Cnaujoiseur, ait jamais pré
lui, déposant-, ai ailleurs, aucun argenl à
M. Jean-Jacques Rousseau , peudan t tout le
laps de temps qu'il a demeuré d:ns ce pays ,
n'ayant jamais eu l'honneur de n'r dans son
logis , mondit sieur Rousseau ; bien est-il
Vrai qu'il y a à-peu-près cinq ans, qu'il ]0
vit s'en revenant du côte de Pontariier, sans
lui avoir parlé, ni l'avoir revu dès-lors.
Il se rappelle aussi très-bien , qu>u x?62
pendant le courant du mois de mai , arriva
chex lui un nommé Theveniu, qui s'e disait
être de Ja Cl.arité-sur-Loire , réfugie dans ce
pays, pour éviter l'effet d'aue lettre de cachet
obtenue contre lui , lequel «tait accompagné
du nommé Guillobcl, marchand îiorloger^du
même lieu ; lix'it Thevenin n'ayant séjourné
chez lui que huit à dix jours, peuduntlequel
tempsarriva eacoredans son logis , un nomm»
Decustreau, qu'il connaissait depuis près a
vingt ans, pour avoir logé cV.vz lui à diffé
rentes fois , et duquel il peut produire des
lettres.
LeditDecustreaupartitauboutdequelquea
jours, pour Neuchatel ; Thevenin avec lui,
Jeauuét, l'accompagnèrentjmques àS.SulI
Lettres. Tome XLL, q
de
xio LETTRE
picc au logisdu Soleil, où ils dînèrent Àprè.
le départ dudit Dccustrc-.ua , ledit Theven.n
demanda au déposant s'il connaissait ledit
becustreau ; il lui repondit qu'il leconnaissait
pottravoirlogéchezlui.Cettcdemandedndi*
Tbevenin ayant excite an déposant la cuno-
.itéd'anprendredelui , pourquoi ,1 lu. Formait
Cettequest.on, ledit Thevcnin lui répondit
ouec'éteritàeaosed'unécadetroiSl.vresquil
araitprctéauditDeenstreaa^urlademande
«•il lui en avait faite. Et eufin ledit «eut
Lnnetaioutc que .pendant tout le temps
cucleditr.ievcnina reste chez lu,,. lue lu
apointparlédeM.Ronssea«,n.d,tqaieu
joindre chose à faire avec lui; que led,t
Thevenin, lorsqu'il arriva dans ce pays, na-
;a:tpointdeprofession,.yantde,-lors.pPna
ceUetlccliamoiseuraEstavaye-le-lac.
C'est tout ce que ledit sieur Jeannct a dé-
claré savoir sur cette affaire.
Qu monditsienrlelieutenanta continue
adiré, qu'étant nécessaire. M. Rousseau d a-
voir le tout par écrit, pour lui servir en ca.
de besoin.ildemandaitquepar connaissance,
il lui fût adjugé-, ce qui lui a été.
Connuetiugé par les sieurs Jacques L^im-
belet, doyen, et Jacob Perroud , tous dei«
A M. M O U L T O U. m
justiciers dudit lieu ; et par moudit sieur Je
maire ordonné au notaire soussigné , greffier
des Verrières j de lui en faire l'expédition eu
cette forme. Le jour prédit, 19 septembre
1768.
Par ordonnance. Signé , Jeanjaquet.
A M. M O U L T O U.
A Eor.rgoin , le 10 octobre 17C8.
V os lettres , Monsieur , me sont parvenues.
Je ne répondis point à la première, parce que
vous m'annoncez votre prochain départ de
Genève; mais j'y crus voir de votre partv la
continuation d'une amitié à laquelle je serai
toujours sensible, et j'y trouvai la clef de bleu
des mystères, auxquels depuis long-temps je
ne comprenais rien. Cela m'a fait rompre un
peu imprudemment peut-être, avec des ingrats
dont j'ai plus à craindre qu'à espérer, après
jçn'êtrc perdu, pour leur service ; mais mon
horreur pour toute espèce de déguisement,
augmente avec L'effet de ceux dont je suis U
G 2
ji2 LETTRE
victime. Aussi bien, dans l'état où Ton m'a
réduit, je puis désormais cire franc impuné-
ment ; je n'en deviendrai pas plus miséir.blr.
J'ignore absolutncntce que c'est que le châ-
teau de Lavagnac , à qui il appartient , sur
quel pied j'y pourrais loger , s'H est habitable
pour moi, c'est-à-dire, à ma manière, et
meublé; en un mot, tout ce qui s'y rapporte,
hors le peu que vous m'en dites dar.s votre
dernière lettre, et qui me parahtrès-atti :;y m*.
Coindet ae m'en a jamais parlé , et cela ne
m'étonne guère. Votre courte description du
local est charmante. Vous m'offrez de m'eu
dire davautage , et même d'aller prendre de»
éclaircisseinens sur les lieux. Je suis bien tenté
de vous prendre au mot ; car aller habiter un
si beau lieu , moi qui n'ai d'asyle qu'an ca-
baret, vous voir en passant, être voisin de
M. Yenel, pour lequel j'ai la plus véritable
estime, tout cela m'attire assez fortement pour
me déterminer probablement tout-à-lait, pour
peu que les convenances dont j'ai besoin s'y
rencontrent. A l'égard du profond secret que
vous me promettez, vous n'en êtes plus ie
maître; ne laissez pourtant pas de le garder
autant qu'il vous sera possible; je vous en
A M. M O U L T O U. n3
prie instamment, puisque votre lettre a été
ouverte, quoique telle qui lui servait d'enve-
loppe ne l'ait pas e'té. Avis au lecteur.
J'apprends avec le plus vrai plaisir, que
votre voyage a été salutaire à la santé de Mad.
Moultou : mon empressement de vous voir
est cucore augmenté par le désir d'être connu
d'elle, et de lui agréer. Si je n'obtiens pas
qu'elle approuve votre amitié pour moi , et
qu'elle en suive l'exemple , je réponds au moins
que ce ne sera pas ma faute : mais comme je
désire m'artêter un peu à Montpellier pour
voir M. Guan et le jardin des plantes , je ne
logerai pas chez vous. Je vous prierai seule-
ment de me chercher deux chambres dans
votre voisinage, et qui n'empêcheront pas,
si je ne vous importune point , que vous ne
me voyiez chez vous presque autant que si
j'y logeais , à condition que vous'ne fermerez
pour cela votre ports à personne : les sociétés
bonnes pour vous , seront sûrement très bon-
nes pour moi ; et si je no suis pas bon pour
elles , ce ne sera pas la faute de ma volonté.
Vous savez sûrement que ma gouvernante,
et mon amie , et ma sœur , et mou tout, est
enfm devenue ma femme. Puisqu'elle a voulu
suivre mon sort et partager toutes les misère»
G *
TT4 LETTRE
de ma vie, j'ai dû faire au moins que ce fût
avec honneur. Vingt-cinq ans d'union des
cœurs ont produit lu lin celle des personne?.
L'estime et la confiance ont formé ce lien. S'il
s'en formait plus souvent sous les mêmes au ;-
pices , il y en aurait moins de malheureux.
Madame Renou ne sera poi h t l'ornement d'un
cercle, et les belles dames riront d'elle , sans
que cela la Fâche; mais elle sera jusqu'à la liu
de mes jours t la plus douce consolation,
peut-être l'unique, d'un homme qui eu a le
plus grand besoin.
Je vous embrasse de tout mon coeur.
Vous pouvez m'écrîre en droiture à Bt. Re-
nou, àBourgoin eaDauphiné.
A M. LALIAUD.
A Bourgoin, le s3 octobre 176S.
J'ai, Monsieur, votre lettre du i3, et les
autres. Je ne vous ferai point d'autres rcmer-
ciemens des peines que je vous donne, que
d'en profiter -, il eu est pourtant , que je vou-
drais vous éviter, c.imue celle des duplicata
de vos lettres, que vous prenez luuùleiucnt ,
AMtLALlAUD. nS
puisqu'il est de la dernière évidence que, si
l'on prenait le parti de supprimer vos lettres,
on supprimerait encore plus certainement les
duplicata.
Je sens l'impossibilité d'exécuter mon pro-
jet : vos raisons sont sans réplique ; mais je
ne conviens pas qu'en supposant cette exécu-
tion , ce serait donner plus beau jeu à mes
ennemis : je suis certain de ne pouvoir pas plus
éviter en France qu'en A ngleterre , de tomber
dans les mains de leurs satellites; au lieu que
les pachas ne se piquant pas de philosophie,
et n'étant que médiocrement galaus, lesMa-
Chiavels et leurs amies ne disposeraient pas
tout-a-fait aussi aisément d'eus , que de ceux
d'ici. Le projet que vous substituez au mien ,
savoir, celui de ma retraite dans les Cévenues,
a été te premier des miens , ensongeant a quit-
ter Trye. Je le proposai à monsieur le Prince
deCoiiti, qui s'y opposa et me força de l'a-
bandonner. Ce projetcût été Fortdemon goût,
et le serait encore; mais je vous ayoue qu'une
habitutiou tout-à-fait isolée m'effraie un peu ,
depuis que je vois dans ceux qui disposentde
inoi , tant d'ardeur à m'y conuner. .le n sa>s
ce qu'ils veulent faire de moi dans un désert;
mais ils m'y veulent entraîner à toute force,
G 4
n6 LETTRE
et je ne doute pas que ce ne soit l'une des
raisons qui les a portés a me chasser :1 • Trye ,
dont l'habita tiou ne leur paraissait pas encore
assez solitaire pour leur oLiet , quoique le
vœu commun deSon Altesse., de madame la
Maréchale et le mien , fut quej*v liui.se mes
jours. S'ils n'avaient voulu que s'assurer de
moi, me diffamer à leur aise, sans que jamais
je pusse dévoiler leurs trames aux yeux du
public , ni même les pénétrer , c'était là qu'ils
devaient me tenir, puisque j maîtres absolus
dans la maison c!u prince, où il n'a lui-même,
aucun pouvoir, ils y disposaient de moi tout
■a leur gré. Cependant, après avoir tâché do
rue dissuader d'y entrer , et de me persuader
d en sortir , trouvant ma volonté inébranla-
ble , ils ont fini par m'en chasser de vive force ,
par les mains du sacripant que le maître avait
char <: de me protéger . mais qui se sentait
trop bien protégé ici , même par d'autres, pour
avoir peur de désobéir. Que me veulent-ils
maintenant, qu'ils me tiennent tout-à-fait?
Je L'ignore ; je sais seulement qu'Us ne me
veulent ni à Trye, ni dan: une ville, ni au
voisinage d'aucun ami , ni même au voisinago
de personne, et qu'ils ne veulent autre chose
encore , que simplement s'assurer de moi.
A M. L A T. I A U D. 117
Convenez que voilà de quoi donner à penser.
Comme n t le prince me protégera-t-il ailleurs ,
s'il n'a pu me protéger dans sa maison même ?
Que d-viendrai-je dans ces montagnes, si je
vais m'y fourrer sans préliminaire, sans con-
naissance, et sûr d'être , comme par-tout, la
dupe et la victime du premier fourbe qui
viendra me circonvenir ? Si nous prenons des
arrnngcmens d'avance , il arrivera ce qui est
toujours arrivé; c'est que monsieur le prince
de Couti e t madame la Maréchale ne pouvant
Îescaclieraui-Macuiavélistesquilesentourent,
et qni se gardent bien de laisser voir leurs,
desseins secrets, leur donneront le plus beciu
jeu du monde, pour dresser d'avance leurs
batteries dans le lieu que je dois habiter. Je
serai attendu ta, comme je l'étaisà Grenoble,
et comme je le suis par-tout où l'on sait que
je veux aller. Si c'est une maison isolée, la
chose leur sera cent fois plus commode ; ils
n'auront à corrompre que les gens dont je
dépendrai pour tout et en tout. Si ce n'était
que pour în'cspionner , à la bonne heure , et
très-peu m'importe : mais c'est pour autre
chose, comme je vous l'ai prouvé. Et pour-
quoi ? Je l'ignore , et je m'y perds ; mais cou-
venez que le doute n'est paa attirant.
G S
u8 LETTRE
Voilà , Monsieur, des considérations que
je vous prie de bien peser ; à quoi j'ajoute les
incommodités infinies d'une habitation iso-
lée , pour un étranger II mon âge , et dans mou
état; la dépense au moins triple ; les idées
terribles auxquelles je dois être en proie m
séquestré du genre 1m itiuin , non ' i taire*
ment et par goût, mais par force 1 1 pour as-
souvirla rage de lues oppresseurs: car d'ail-
leurs , je vous jure que mou même goût pour
la solitude est plutôt augmente que diminué
par mes infortunes, et que si j'étais pleine-
ment libre et maître de mon sort, je choisirais
la plus profonde retraite pour) finir ines jours.
Bien plus , une captivité déclarée n'aurait rien
de pénible et de triste pour moi. (Ju'ou me
traite comme ou voudra, pourvu que ce soit
ouvertement : je puis tout.souffrir sans mur-
mure ; mais mon cœur ne peut plus tenir aiu
flagorneries d'un sot Fourbe, qui se croit bn
parce qu'il est faux. J'étais tranquille aux cail-
loux des assassins de Motiers , et ne puis l'être
aux phrases des admirateurs de Grenoble-
Il faut vous dire encore, que ma situation
présente est trop désagréable et violente , pour
que je ne saisisse pas la première occasion d'en
sortir; ainsi, des arrangquieusd'unc exécution
A M. L A L I A TJ D. 119
éloignée , ne peuvent (amaisétre pour moi des
engigemens absolus , qui m'obligent à renoi -
cer aux ressources qui peuvent se présenter
dans l'intervalle. J'ai dû, Monsieur, entier
avec vous dans ces détails , auxquels je dois
ajouter , que l'espèce de liberté de disposer de
ïnoi , que mes ressources me laissent , n'est pas
illimitée \ que ma situation la restreint tous
les jours ; que je ne puis former des projets
quepour deux ou trois an nées, passé lesquelles
d'autres loix ordonneront de mon sort, et de
celui de ma campagne : mais l'avenir éloigné
ne m'a jamais effrayé. Je sens qu'eu général,
vivantou mort, le tenipsest pour moi; mesen»
nemis le sent eut aussi , et c'est ce qui les désole;
ils se pressent de jouer de leur reste ; dès main-
tenant ils en ont trop fait, pour que leurs
manœuvres puissent rester long-temps cachées ;
et le moment qui doit les mettre en évidence,
sera précisément celui où ils voudront leséten-
dre sur l'avenir. Vous êtes jeune, Monsieur,
souvenez- vous de la prédiction que je vous
fais, et soyez sûr que vous la verrez accomplie.
Il me reste maintenant à vous dire que, pré-
venu de tout cela , vous pouvez agir comme
votre cœur vous inspirera, et comme voti»
raison vous éclairera. Plein de confiance en
G 6
320
LETTRE
Vos son timons et en vos lumières , rcrtain que
vous n'êtes pas homme à servir mes intérêts
aux dépens de mon honneur, je vous donne
toute ma confiance. Yoyeamad. La Maréchale:
la mienne en elle, est toujours la même. Je
compte également, et sur «es bontés, et sur
telles de monsieur le Prince de Couli ; mais
l'un est subjugué, l'autre ne l'est pas ; et ;e
jatitie d'avance tout ce que vous résoudrczaveCJ
elle , comme fait pour mou plu? grand bien.
A l'égard du titre dont vous me parle/, ie
tiendrai toujours a très-grand honneur d'ap-
partenir à S. A. S., et il ne tiendra pas à moi de
le mériter ; mais ce sont de ces choses qui
s'acceptent, etquînese demandent pas.
Je ne suis pas encore à la Ou de mon
bavardage j, mais je suis à la hu de mon
papier ; j'ai pourtant encore à vous dire
qiu- l'aventure de Theveuio a produit sur-
moi l'effet que vous desiriez. Je me trouve
moi-même fort ridicule d'avoir pris à cceur
une pareille affaira ; ce que je n'aurais.
pourtant pas tait .je vous jure, si je n'eusse
sur que c'était v\\ diole aposlé. JcdeSH
yais, non par veogeance assurément, mais,
pour nia sûreté, qu'on dévoilât ses insti-
gateurs : ou ne l'a pas voulu, soit ; il eu
A M. L A L I A U D. iax
viendrait mille autres, que je ne daignerai*
pas même répondre à ceux qui m'en parle-
raient. Bonjour , Monsieur ; je vous embrasse
de tout mou creur.
P. S. J'oubliais de vous dire que mon
chamoiseur est bien le cordonnier de monsieur
de Tanley. Il apprit le métier de chamoiseur
à Yverdon, après sa retraite. J'ai fait faire
en Suisse des informations , avec la déposition
j undique et légalisée du cabaretier Jeannet.
AU MEME.
A Bourgoin , le 2 novembre 1768.
D,
epuis la dernière lettre , Monsieur, que
je vous ai écrite, et dont je n'ai pas encore
la réponse, j'ai reçu de mons eur le duc de
Cboiseul, un passe-port que je lui avai*
demandé pour sortir du royaume , il y a
près de six semaines, et auquel je ne songeai*
plus. Me sentant de plus eu plus dans l'absolue
nécessité de me servir de ce passe-port, j'ai
délibéré dans la cruelle extrémité où je m*
trouve, et dans la saison où nous sommes,
sur l'usage que j'en ferais, ne voulant ni US
122 LETTRE
pouvant le laisser écouler comme l'autre.
Vous serez e'touue' du résultat de ma déli-
bération, faite pourtant avec tout le poids,
tout le sang-froid, toute la réflexion dont
je suis capable ; c'est de retourner en An-
gleterre , et d'y aller finir mes jours dans ma
solitude deWoottou. Je crois cette résolution
la plus sage que j'aie prise en ma vie, et j'ai
pour un des garans de sa solidité, l'horreur
qu'il m'a fallu surmonter pour la prendre,
et telle qu'en cet instant même, je n'y puis
penser sans frémir. Je ne puis, Monsieur,
vous en dire davantage dans une lettre ; mais
mon parti est pris, et je m'y sens inébran-
lable , à proportion de ce qu'il m'en a coûté
pour le prendre. Voici une lettre qui s'y
rapporte, et à laquelle je vous priede vouloir
bietl donner cours. J'écris à monsieur l'am-
bassadeur d'Angleterre ; mais je ne sais s'il
est à Paris. Vous m'obligeriez de vouloir bien
vous en informer, et si vous pouviez même
parvenir à savoir s'il a reçu ma lettre, vous
feriez une bonne œuvre de m'en donner a vis :
car tandis que j'attends ici sa réponse, mou
passe-port s'écoule , et le temps est précieux.
A uns êtes trop clairvoyant pou rue pas sentir
combien il m'importe que la résolution que
A M. L A L I A U D. 12.3
)e vous communique demeure seerctte , et
sccreile sans exception : toutefois je n'exig©
rien de vous , cjue ce que la prudente et votre
amitié eu exigeront. Si monsieur l'ambassa-
deur d'Angleterre ébruite ce dessein, c'est
toute autre chose ; et d'ailleurs je ne l'en puis
empêcher. En prenanttnonparti sur ce peint ,
vous sentez que je l'ai pris sur tout le reste.
Je quitterai ce continent, comme je quitterais
le séjour de la lune. L'autre fois ce n'était
pas la même chose ; j'y laissais des attache-
ment , j'y croyais laisser des amis. Pardon,
Monsieur ; mais je parle des anciens. Vous
sentez que les nouveaux, quelque vrais qu'ils
soient, ne laissent pas ces déchiremens de
cœur qui le l'ont saigner durant toute la vit- ,
par la rupture de la plus douce habitude
qu'il puisse contracter. Toutes mes blessures
saigneront, j'en conviens, le reste de mes
jours; mais mes erreurs du moins sont bien
guéries ; la cicatrice est faite de ce côte-là-
Je vous embrasse.
124 LETTRE
A M. M O U L T O U.
A Bouigoin , le j novembre
V ou s avez fait, cher Moultou , une prit*
que tous vos amis et tous les lionnétc* gens
doivent pleurer avec vous ; et j'en ai t'ait une
en particulier, dans votre digue père, par
les sentimeus dont i! m'honor il , et dont
tant de Eaux amis, dont je suis la victime,
m'ont bieu tait connaître le prix, (l'est ainsi,
cher Moultou , que je meurs en détail , dans
tous ceux qui m'aiment ; tandis que ceux
qui me haïssent et me trahissent , semblent
trouver dans l'âge et dans 1rs années, une
nouvelle vigueur pour me tourmenter. Je
vous entretiens de ma perte, au lieu «le parler
de la vôtre : mais la véritable douleur, qui
n'a point de consolation , m- .sait guère eu
trouver pour autrui; on console les indifférent
mais on s'afflige avec ses amis. 11 me semble
que si j'étais près de vous, que nous nous
embrassassions, que nous pleurassions tous
deui sans nous rien dire, nos cœurs se sciaient
beaucoup dit.
A M. M O U L T O U. 12&
Cruel ami , que de regrets vous me préparez
dans votre description de Lavagnac ! Hélas!
ce beau séjour était l'asile qu'il me fallait ;
j'y aurais oublié, dans un doux repos, les
eunuis de ma vie ; je pouvais espérer d'y
trouver enfin de paisibles jours, et d'y attendre
sans impatience, la mort qu'ailleurs je dési-
rerai sans cesse. Il est trop tard. La fatal©
destinée qui m'entraîne , ordonne autrement
de mou sort. Si j'en avais été le maître, si
le prince lui-même eût été le maître chez
lui je ne serais jamais sorti de Trye } dont
il u'avait rien épargué pour me rendre le
séjour agréable. Jamais prince n'en a tant
fait pour aucun particulier , qu'il en a daigné
faire pour moi : Je le mets ici à ma place ,
disait-il à sou oiheier; je veux qu'il ait la
même autorité que moi , et je n'entends pas
qu'on lui offre rien , parce que je le fais
le maître de tout. Il a même daigné me
Tenir voir plusieurs fois , souper avec moi
téte-à-tëte , me dire eu présence de toute
6a suite, qu'il venait exprès pour cela, et
ce qui m'a plus touché que tout le reste,
s'abstenir même de chasser, de peur que le
motit de son voyage ne fût équivoque. Ho
bien, cher Moultou , malgré ses soius, ses
n6 LETTRE
ordres les plus absolus , maigre le désir , la
passion j'ose dire, qu'il avait de me rendre
heureux dans la retraite qu'il m'avait donnée,
ou est parvenu à m'en chasser , et cela par des
moyens tels que l'horrible récit n'en sortira
jamais de ma bouche ni de ma plume. Sou
Altesse a tout su, et n'a pu désapprouver
ma retraite. Les bontés, la protection , l'amitié
de ce grand homme m'ont suivi dans cette
province , et n'ont pu me garantir des indi-
gnités que j'y ai souffertes. Voyant qu'on ne
ïnc laisserait jamais en repos dans le royau-
me, j'ai résolu d'en sortir; j'ai demande un
passe-port à monsieur de Choiseul , qui après
in 'avoir laissé long-temps sans réponse, vient
enlin de m'envoyer ce pas>,c-poit. Sa lettre
est très-polie, mais n'est que cela ; il m'en
avait écrit auparavant d'obligeantes. Ne point
m'invitera ne pas faire usage de ce passe-port,
c est în'inviter en quelque sorte à eu Faire
usage. H ne convient pas d'importuner les
ministres pour rien : cependant depuis Io
moment où j'ai demandé ce passe-port, jusqu'à
celui où je l'ai obtenu , la saison s'est avancée;
les Alpes se sont couvertes de glace et de
Jicigc ; il n'y a plus de moyen de songer à
les passer daus mon état. Mille considérations
A M, MOULTOU. 127
impossibles à détailler dans une lettre , m'ont
forcé à prendre le parti le plus violent, le
plus terrible, auquel mon cœur pût jamais
se résoudre, mais le seul qiii m'ait paru me
rester ; c'est de repasser en Angleterre, et
d'aller linir mes malheureux jours , dans ma
triste solitude de Wootton,, où depuis mon
départ, le propriétaire m'a souvent rappelé
par force cajoleries. Je viens de lui écrire en
conséquence de cette résolution ; j'ai même
écrit aussi à l'ambassadeur d'Angleterre : si
ma proposition est acceptée, comme elle le
sera infailliblement, je ne puis plus m'en
dédire , et il faut partir. Rien ne peut égaler
l'horreur que m'inspire ce voyage ; mais je
ne vois plus de moyen de m'en tirer, sans
mériter des reproches ; et à tout âge , sur-tout
au mien , il vaut mieux être malheureux que
coupable.
J'aurais doublement tort d'acheter par rien
de répréhcnsible, le repos du peu de jour»
qui me restent à passer. Mais je vous avoue
que ce beau séjour de Lavagnac, le voisinage
de monsieur Vcnel, l'avantage d'être auprès
de son ami , parconséquent d'un honnête
homme, an lieu qu'à Trye j'étais entre les
mains du dernier des malheureux -, tout cela
«28 LETTRE
me suivra en idée dans ma sombre retraite,
et y augmentera ma misère , pour n'avoir
pu faire mou bonheur. Ce qui me tourmente
•ncore plus en ce moment; est une lueur de
Vaine espérance, dont je vois l'illusion , mais
qui m'inquiète malgré que j'en aie. Quand.
mou sort sera parfaitement décidé, et qu'il
ne me restera qu'à m'y soumettre , j'aurai plus
de tranquillité. C'est en attendant un grand
soulagement pour mou cœur, d'avoir épanche!^,
daus le vôtre tout ce détail de ma situation.
Au reste, je suis attendri d'imaginer vos Da-
mes , vous et monsieur Vc-nel , faisant en-
semble ce pèlerinage bienfaisant, qui mérite
mieux que ceux de Lorettc , d'être mis au
nombre des œuvres de miséricorde. Recevez
tous mes plus tendres remerciement, et ceux
de ma femme ; faites agréer ses respects * t les
miens à vos Dames. Nous vous saluons et
vous embrassons l'un et l'autre de tout notre
cœur.
P. S. J'ai proposé L'alternative de V ^"~
filc terre ou de Kl inorque ,que j'aimerais mieux
à cause du climat Si OC d< I -nier parti est pré-
féré, ne pourrions-nous pas nous voir avant
mon départ , soit à Montpellier t soit à
Marseille ?
A M. L A L I A U D, 129
rAutrc P. S. Si j'avais reçu votre lettre
avautle départ des miennes, je doute qu'elles
fuEfent parties.
A M. L A L I A U D.
A Bourgoin, le 7 novembre 176S.
Depuis ma dernière lettre, Monsieur, j'at
reçu d'un ami , l'incluse qui a fort augmenté
mon regret d'avoir pris mon parti si brusque-
ment. La situation charmante de ce château
de Lavaguac , le maître auquel il appartient,
l'honnête homme qu'il a pour agent , la
beauté , la douceur du climat , si convenable
a mon pauvre corps délabré, le lieu asscs
solitaire pour êlre tranquille , et pas assez
pour être un désert ; toutçela , je vous l'avoue,
si jfi passe en A ogletcrre , ou même à Mahon ,
car j'ai proposé l'alternative, tout cela, dis-je,
me fera souvent tourner les yeux et soupirer
vers cet agréable asyle , si bien fait pour me
rendre heureux, si l'on m'y laissait en paix.
Mais j'ai éent ; si l'ambassadeur me repond
honnêtement , me voilà engagé ; j'aurais l'air
de me moquer de lui , si je changeai* de réso*
i3o LETTRE
lution ; et d'ailleurs ce serait en quelque sorte
marquer peu d'égard pour le passe-port que
monsieur de Choiscul a eu la honte de m'en-
vover à ma prière. Les ministres sont trop
occupés , et d'affaires trop importantes, pour
qu'.l soit permis de les importuner inutile-
ment. D'ailleurs, plus je regarde autour de
moi, plus je vois avec certitude, qu'il se
brasse quelque cliosc , sans que Je puisse
devin r quoi. Thcvcniu n'a pas été apo té
pour rien : il y avait dans cette farce ridicule
quelque vue qu'il m'est impossible de péné-
trer ; et dans la profonde obscurité qui m'eu-
virouuc, j'ai peur au moindre mouvement
de faire un faux pas. Tout ce qui m'est arrivé
depuis mon retour eu France, et depuis mon
départ de Trye , me montre évidemment, qu'il
n'y a que monsieur le prince dcConti , parmi
ceux qui m'aiment, qui sache a» vrai le secret
de ma situation , et qu'il a fait tout ce qu'il
a pu pour la rendre tranquille, sans pouvoir
y réussir. Cette persuasion m 'arrache des élan»
de reconnaissance et d'attendrissement vers
ce grand prince,, et i> me reproche vivement
mou impatience, au sujet du silence qu'il a
|i;ardé surines deux dernières lettres ; car il
y a peu de temps que j'en ai écrit à b'. A. uut
A M. L A L I A U D. i3t
seconde qu'elle n'a peut-être pas plus reçue
que la première ; c'est de quoi je désirerais
extrêmement d'être instruit. Je n'ose eu a jouter
une pour elle dans ce paquet, de peur de le
grossir au point de donner dans la vue : mais
si dans ce moment critique, vous aviez pour
moi , la charité de vous présenter à son
audience, vous me rendriez un office bien
signalé, de l'infoimcr de ce qui se passe, et
de me faire parvenir sou avis, c'est-à-dire,
ses ordres ; car dans tout ce que j'ai fait de
mon chef, je n'ai fait que des sottises qui
me serviront au moins de leçons à l'avenir,
s'il daigne encore se mêler de moi. Demandez-
lui aussi de ma part, je vous supplie,, la
permission de lui écrire désormais sons votre
couvert , puisque sous le sien , mes lettres ne
passent pas.
La tracasserie du sieur Thevcnin est enfin
terminée. Après les preuves sans réplique,
que j'ai données à monsieur de Tonnerre,
de l'imposture de ce coquin, il m'a offert
de le punir par quelques jours de prison.
Vous sentez bien que c'est ce que je n'ai pas
accepté, et que ce n'est pas de quoi il était
question. Vous ne sauriez imaginer les an-
goisses que m'a données cette sotte .lfaiic,
î?2 L E T T R E
non pour ce misérable, à qui je ii'auraîa pas
daigne repondre , mais pour ceir: qui l'ont
aposté, et que rien n'était plus aise que de
démasquer, si on l'eût voulu. Rien ne m'a
mieux fait sentir combien je suis inepte et
bête en pareil cas, le seul, à la vérité, de
cette espèce, où je me sois jamais trouvé.
J'étais navré, consterné, presque tremblant;
je ne savais ce que je disais en que:tionuant
l'imposteur ; et lui , tranquille et calme dau»
ses absurdes mensonges, portait dans l'audace
du crime , toute l'apparence de la sécurité
des innocens. Au reste, j'ai fait passer à
monsieur de Tonnerre , l'arrêt imprimé con-
cernant ce misérable, qu'un ami m'a envoyé,
et par lequel monsieur de Tonnerre a pu voir
que ceux qui avaient mis cet homme en ]eu ,
in aient su choisir un sujet expérimenté dans
bes sortes d'affaires.
Je ue me trouvai jamais dans des embarras
pareils à ceux où je suis, et jamais je ue me
sentis plus tranquille. Je ne vois d'aucun
côte nul espoir de repos ; et loin de uic dé-
sespérer , mon coeur me dit que mes maux
touchent à leur un. Il en serait bien temps,
je vous assure. Vous voyez , Monsieur ,
couuuout je vous «cris, coinuieut je vous
charge
A M. M O U L T O U. i3S
charge de mille- soins , comment je remets
mon sort en vos mains , et à vous seul. Si
vous n'appelez pas cela de la confiance et
de l'amitié' , aussi bien que de l'importunite',
et de l'indiscrétion peut-être , vous avez tort.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
A M. M O U L T O U.
A Bourgoin , le 21 novembre 1768.
J'ai, mon ami, votre lettre du 14. Je
ne puis me détacher de l'idée d'aller vous
embrasser, et délibérer avec vous, de ma
destination ultérieure. Je n'ai point encore
de réponse de l'ambassadeur d'Angleterre ; il
n'était pas à Pars quand je lui ai écrit ; et j'ai
appris daus l'intervalle qu'il avait l'honnête
Walpole pour secrétaire d'ambassade. Cette
ïiouvclle a achevé de me déterminer. Je n'irai
point en Angleterre : on me traitera comme
on voudra eu France; mais je suis déterminé
à y rester. Je ne puis renoncer à l'espérance,
qu'au moins pour l'honneur de l'hospitalité
française, il s'y trouvera quelque coin où l'eu
Ltttres. Tome VII, H
i34 LETTRE
voudra bien me laisser mourir en repos. Si ce
coin , ihar Moullou , en pouvait être uu du
château de Lavaguac, il me semble que sous
les auspices de l'amitié , l'habitation m'en
serait délicieuse. Malheureusement , j'écris
inutilement à monsieur le prince de Conti ;
mes lettres ne lui parviennent point. 11 me
répondait fortexactcment.iu commencement;
il ne me répond plus ; il m'a fait dire qu'il ne
recevait point de mes nouvelles. Les négo-
ciations intermédiaires ont leurs inconvéniens.
La générosité de ce grand prince m'a accou-
tumé à accepter, et non pas à demander. Je
ne puis me résoudre à changer de méthode.
Si l'ami de monsieur Vend, qui commande
dans le château, veut écrire,, a la bonne
heure ; je lui en serai obligé. Pour moi, je
n'écrirai pas. Mais dites-moi , n'y a-t-il dans
le pays aucune habitation qui put me con-
venir que ce château ? Le bon monsieur Vcncl
ne pourrait-il pas me trouver un terrier ù
Pe/cnas même, ou aux environs ? Pourvu
que je sois son voisin , que m'importe en quel
lieu j'habite ? Si nous étions dans une meil-
leure saison , si le voyage était moins pénible,
si j'avais plus de facilités pour le faire, je
tolérais près de vous ; tuais mon transport
A m M O U L T O U. i35
et celui de tout mon attirail de botanique,
est embarrassant. Je ne suis point à portée
ici d'avoir des voitures. Il me faudrait un bon
carrossin , qui pût charger avec nous cinq
ou six malles, ou caisses ; il me faudrait uu
bon voiturier , qui nous conduisît bien et qi.i
fût honnête homme. J'ai pensé que cela se
pourrait trouver où vous êtes, et que vous
pourriez être à portée de faire pour moi ce
marché, et de m'envoyer la voiture au temps
convenu. Voyez. Ah, si vous pouviez faire
plus ! Mais, madame Moultou , votre santé,
vos affaires ! et quand tout vous le permet-
trait, je ne devrais pas le souffrir. Quoiqu'il
en soit, j'ai le plus grand desir de me rendre
auprès de vous ; et cela, d'autant plus que
j'ai quelque lieu de croire qu'où m'y verrait
avec plus de plaisir qu'ici.
J'ai reçu depuis peu , avec le reste de mes
plantes et bouquins , une lettre que monsieur
Gou.?n m'écrivait à Tryc. Elle est de si vieille
date, que je ne sais plus cornaient y répondre.
Il m'accusera de malhonnête envers lui, moi
qui voudrais tout faire pour obtenir ses ins-
tructions et sa correspondance , et que C3
desir anime encore à me rendre à Montpellier,
bi vous le connaissez, si vous le voyez,
H 2
Ji6 LETTRE
obtenez-moi , je vous prie , ses bonnes grâces;
eu attendant que iesoisà portée de les cultiver.
Quel trésor vous m'annoncez dans l'herbier
de plantes marines ! Que je suis touché de la
générosité de votre digne paient ! Elle me
fera , avec celle du brave Doinbey , une
collection complète, sur-tout si monsieur
Gouan veut bien y ajouter quelques fragment
de ses dernières dépouilles des Pyrénées. Quo
je vais être riche i Je suis si avare et si enfant,
que le cœur m'en bat de joie. Gardez-moi bien
précieusement ce beau présent, je vous prie,
jusqu'à ce qu'il soit décidé qui de lui ou de
moi ira joindre l'autre.
J'ai été très-malade, très-agité de peine et
de fièvre ces temps derniers. Maintenant je
suis tranquille , mais très-faible. J*aime mieux
cet état que l'autre; et j'aurai peu de regret aux
forces qui me manquent, s'il m'en reste assez
pour vous aller voir. Adieu , cher Moultou ;
faites agréer à Madame , les hommages et
respects de votre vieux ami et de sa femme.
Nous vous cmbrasïous l'un et l'autre , de tout
notre coeur.
A M. LALIAU D. i3?
A M. LALIAU D.
A Eourgoin, le 28 novem&re 1768.
J E ne puis pas mieux vous détromper ,
Monsieur , sur la réservé dont vous me
soupçonnez envers vous, qu'en suivant en
tout vos idées et vous en confiant l'exécution ;
et c'est ce que je fais, je vous jure, avec une
confiance dont mon cœur est content, et
dont le vôtre doit l'être. Voici une lettre
pour monsieur le prince de Conti, où je
parie comme vous le desirez et comme j©
pense. Je n'ai jamais ni désiré, ni cru, que
ma lettre à monsieur l'ambassadeur d'An-
gleterre , dût ni pût être un secret pour Son.
Altesse, ni pour les gens en place, niais
seulement pour le public; et je vous préviens,
une fois pour toutes, que quelque secret que
je puisse vous demander sur quoi que ce
puisse être, il ne regardera jamais monsieur.
le prince de Conti, en qui j'ai autant et plus
de confiance qu'eu moi-même. Vous m'aves
promis que ma lettre lui serait remise en uaaia
H 3
,38 LETTRE
propre ; je suppose que ce sera par vous ; j'y
compte, et je vous le demande.
Vous aurez pu voir que le projet de passer
en Angleterre, qui rue vint cii recevant lo
parse-port, a etc presqu'aussi-tôt révoqué
que forme : de nouvelles lumières sur ma
situation , m'ont appris que je me devais de
rester en France, et j'y resterai. Monsieur
Davenport m'a lait une réponse très-enga-
geante et très - Honnête. L'ambassadeur ne
m'a point répondu. Si j'avais su que le Bieur
Walpole était auprès de lui , vous jugez bien
que je n'aurais pas écrit. Je m'imaginais bon-
nement que toute l'Angleterre avait conçu
pour ce misérable et pour son camarade tout
le mépris dont ils sont dignes. J'ai toujours
agi d'après la supposition des sentimeaa do
droiture et d'honneur, innés dans If-s coeurs
des hommes. Ma lui, pour le coup, je me
tiens coi , et je ne suppose plus rien ; me \ oila
de jour en jour plus déplacé parmi eux, et
plus embarrassé de ma ligure. Si c'est leur
tort ou le mien , c'est ce que je les laisse
décider à leur mode ; ils peuvent continuer
à balloter ma pauvre machine à leur gré , mais
ils ne m'ôteront pas ma place ; elle n'est pas
au milieu d'eux.
A M. LALIAUD. i39
J'ai été très-bien pendant une dixaine
de jours. J'étais gai , javais boa appétit , j'ai
fait à mon herbier de bonnes augmentations.
Depuis deux jours je suis inoins bien ; j'ai de
la lièvre , un grand mal de tête , que les échecs
où j'ai joué hier, ont augmenté. Je les aime,
et il faut que je les quitte. Mes plantes ne
m'amusent plus. Je ne fais que chanter des
stropbesduTasse; il est étonnantquel charme
je trouve dans ce chant, avec ma pauvre voix
cassée et déjà tremblotante. Je me mis hier
tout en larmes, sans presque m'en apperec-
voir, on chantant l'histoire d'Olinde et de
Sophronie. Si j'avais une pauvre petite épi net te
pour soutenir un peu ma voix faiblissante,
je chanterais du matin jusqu'au soir. Il est
impossible à ma mauvaise tête, de renoncer
aux châteaux eu Espagne. Le foin de la cour
du château de Lavaguac , une épinette et mon
Tasse , voilà celui qui m'occupe aujourd'hui
malgré moi. Boujour, Monsieur; ma femme
vous salue de tout sou cœur ; j'en lais de
même ; nous vous aimons tous deux bien
■iueèroment.
140 LETTRE
A U M È M E.
A JBourgoin , ce 7 décembre 17G8.
V 01 ci, Monsieur, une lettre à laquelle
je vous prie de vouloir bien donner COUTS.
Elle est pour mousieur Davenport, qui m'a
écrit trop honnêtement, pour que je puisse
me dispenser de lui donner avis que j'ai
changé de résolution. J'espère que nia pie-
ce'dcnteavec l'incluse vous sera bien pai venue,
et j'en attends la réponse au premier jour. Je
Suis assez content de mou état présent ; je passe
entre mon Tasse et mon herbier, des heures
assez rapides pour nie faire sentir combien
il est ridicule de donner tant d'importance
à une existence aussi fugitive. J'attends sans
impatience que la mienne soit fixée ; elle l'est
par tout ce qui dépendait de moi ; le reste,
qui devient tous les jours moindre, est à la
merci de la nature et des hommes : ce n'est
plus la peiné de le leur disputer. J'aimerais
assez à passer ce reste dans la grotte de la
Bal me , si les chauve-souris ne IVmpuaii-
tissaieut pas. il faudra que nous l'allions voix
A M: M O U L T O U. 141
ensemble, quand vous passerez par ici. J©
tous embrasse de tout mou cœur.
A M. M O U L T O U.
A Bourgoin, le 12 décembre 1768.
C/uoi, Monsieur, c'est à monsieur Q t
qu'on s'est adressé ; c'est à lui qu'ont été
envoye's les extraits des lettres que je vous
avais écrites dans la confidence de- l'amitié ;
et ce serait sous les auspices de l'homme qui
m'a chasse du château de Trye, malgré son
maître , que j'irais habiter celui de Lavaguac ?
Vraimeut, mon ami , vous avez opéré là de
belles choses ! Mais n'en parlons plus ; ce
n'est pas votre faute : vous ne saviez ni ce
qu'était monsieur Q t, ni ce que faisait
monsieur M x ; mais vous ne deviez pas,
me semble, être si facile à donner les extraits
des lettres de votre ami. Le plus grand mal
de tout ceci , est que j'ai trouvé de mon côté
le moven d'écrire au prince, et de lui faire
passer ma lettre. Si Sou Atteste agrée que
j'aille à Lavaguac , comment Êcrai-je pou?
W LETTRE
m'en dédire , après le lui avoir demandé ?
ou à quelle destinée dois-je m'a t tendre, fi
j'ose aller me livrera des gens sur qui (^ t
a de l'influence ? Ce qu'il y a de sûr, est
qu il n'y a rien à quoi je ne m'expose , plutôt
qu'à la disgrâce du prince, et sur-tout à la
mériter. Ainsi , s'il approuve que j'aille à
Lavagnac, je suis déterminé à m'y rendre*
tout risque , quoiqu'assurément le destin
qu'on m'y prépare, ne puisse être pire que
celui auquel je m'attends. Mais que j'écrive
fc monsieur (^ t,moi! Non, mon ami;
le riche Dauphinois et le célèbre Genevois
ne sont point faits pour s'écrire l'un à
l'autre, et ne s'écriront jamais, je vous en
réponds.
Je suis vivement touché du zèle et de»
bontés de monsieur Veuel. Je ne lui écris
pas, parce qu'il m'est très-pénible d'écrire ;
mais j'ai le eneur plein de lui. Si j'alluis à
Lavagnac, l'avantage d'être auprès de lui,
me pourrait consoler et dédommager d«
D( auc< ui) de choses : mais je vous avons
que l'idée d'être au pouvoir du sieur Q t,
m« fait frémir. Ce qu'il y adebisarre, cstquo
connais point du tout cet homme-là,
que je n'ai jamais eu nulle affaire avec lui,
A M. MOULTOU. i43
nulle sorte de liaison, que je ne l'ai même
jamais vu, que je sache. Il me hait, comme
tous mes autres ennemis, sans avoir à se
plaindre de moi en aucune sorte, et unique-
ment parce qu'ils ont tous des cœurs faits
pour goûter un plaisir sensible, à haïr et
tourmenter les infortunés. Au reste, vous
vous doutez bien qu'un courtisan aussi délié
que monsieur Q t se garde bien d'avouer
sa haine : il suit encore en cela, les même»
erremens des autres ; et pour mieux servir sa
haine , il a grand soin de la cacher.
Je vous renvoie ci -jointe, la lettre de
votre ami. J'en suis pe'ne'tre'. Si je dépendais
de moi , je ne tarderais guère à aller lui
demander ses directions , et proûter de ses
soi.is généreux. Il ne de'pcndra même pas de
moi , que cela n'arrive : mais ceux qui dis-
posent de moi, règlent ma marche, cqjtnme
Dieu celle de la mer. Procèdes hhc } et non
ibis amplins. Adieu, cher Moultou; je ne
sais ce qu'il arrivera de moi. Je vois que
je soupire en vain, après le repos qu'on ne
veut pas m'accorder; mais ce qu'on nem'ôtera
pas du moins, quoi qu'il arrive, c'est le
plaisir de vous aimer jusqu'à juion. deruier
soupir.
M4 LETTRE
Je vois par ce qne Monsieur votrr ami
vous dit tic son herbier, et ck ce qu'il se
propose d'y joindre, que ce n'est pas tont-à-
faiteeque j'avais imaginé survotre expression.
Voivs m'aviez annoncé des plantes marines ;
les plantes marines sont des fucus qui vien-
nent dans la mer ; et je présume par sa lettre,
que ce sont seulement des plantes maritimes,
qui viennent sur les rivages. C'est antre chose ;
mais n'importe : l'un ou l'autre présent me
sera toujours très-précieux.
Je vois que Mad. Moultou a été malade.
Vous ne m'en aviez rien dit. Vous aviez tort;
l'armtiécstunsentimentsi doux, qu'elle donne
mémeune sorte de plaisir à partagerles peines
de nos amis, et vous m'avez ravi ce plaisir la.
Il est vrai que je lui préfère celui de partager
maintenant votre joie : mille respects de ma
part , et de celle de ma femme , à votre cbèrt
convalescente, et prenez-en votre part.
A M. L A L I A U D. z^
A M. L A L I A U D.
A Eourgoin, le 19 décembre 1768.
P
A auvre garçon, pauvre Sauttershaim !
Trop occupé de moi durant ma de'tresse je
l'avais un. peu perdu de vue ; mais il n'était
point sorti de mou cœur, et j'y avais nourri
le désir secret de me rapprocher de lui, si
jamais je trouvais quelque intervalle de repos
entre les malheurs et la mort. C'était l'homme
qu'il me fallait pour me fermer les yeux • son.
caraclère était doux ; sa société était simple •
lien de la pretintaille française ; encore plus
de sens que d'esprit ; un -ont sain , formé par
la bonté de son cœur ; des talcns assez pour
parer mm solitude, et un naturel'fait pour
L'aimer avec un ami : c'était mou homme -
la Providence me l'a ôté ; Us hommes m'ont
ôtc la jouissance de tout ce qui dépendait
d'eux; ils me vendent insrju-;, |a petite mesure
d'air qu'ils permettent que je respire ; f, ue me
restait qu'une espérai ë illusoire; il ne m'en
rcsteplusdulout. Sans doute ie ciel me trouve
digne de tirer demoi seul , toutes mos retour-
Lettres. Tome VII. I
■t46 LETTRE
ces , puisqu'il ne m'en laisse plus aneune antre.
Je sens que la perte de ce pauvre -arçon in'af-
fçcle plus à proportion , qu'aucun de mes
autres malheurs. Il fallait qu'il y eûl une sym-
pathie bieu forte entre lui et moi , pmsq n'ayant
de'ià appris à me mettre en garde contre tes
empressés , je I- reçus à brasoùvi rts, sitôt qu'il
çc présenta } et dès le- premiers jours de notre
Il j son . e||e lut intime. Je me souviens que
(ia.,s c, même temps, on m'écrivit deGenève
q..c c'était wn espion apostc pour lâcher de
m'ait rer en France, où l'on voulait, disait
la lettre, me Faire un mauvais part I à-dessus,
;,• proposai à Sautiershahn an voyagea Pon-
tarlicr,sauslui parler de ma lettre. Il) consent ;
nous partons ; en arrivant à Ponlailior, je
l'embrasse a> ec tr insport , et puisse lui montre
la lettre ; il la 'il sans s'émouvoir : nous nous
embrassons «le rechef, et nos larmes coulent.
J'< n verse de recheF, en me rappel lant ce dc-
licieux moment. .J'ai Fait avec lui, plusieurs
petits voyages pédestres ; je commençais d'her-
boriser il prenait le mêmegoùt ; nous allions
voir Ulilord Mai» clial qui , sachant que je
L'aimais , le recevait bien ,et le prit bientôt en
amitié lui-même. Il avait raison. Sauttershaim
était aimable ; mais sou mérite uc pou\ ai t rive
A M- L A L I À U D. 147
senti que des gens bien nés , il glissait sur tous
les autres.. La génération dans laquelle il a
vécu , n'était pas faite pour le connaître : aussi
n'a-t-il rieu pu faire à Paris ni ailleurs. Le
ciel l'a retiré du milieu des hommes t où il
était étranger : mais pourquoi m'y a-t-,l
laissé ?
Pardon , Monsieur ; mais vous aimiez ce
pauvre garçon , et je sais que l'effusion de m0u
attachement et de mon regret, ne peut vous
déplaire. Je suis sen;ine à la peine que vous
avez bien voulu prendre eu ma faveur, auprès
de monsieur le Prince deConti ; mais vous en
avez été bien payé , par le plaisir de converser
avec le plus aimable et le plus généreux des
bonunes, qui sûrement eût aimé et favorisé
notre pauvre Sauttersliaim , s'il l'avait connu)
Je vois par ce que vous me marquez de ses
nouvelles bontés pour moi, qu'elles sont iné-
puisables , comme la générosité de son cœur.
AU! pourquoi faut-il que tant d'intermédiai-
res qui nous séparent , détournent et anéan-
tissent tout l'effet de ses soins ? J'apprends
que son trésorier , qui m'a fait chasser du
château de Trye à force d'intrigues , est en
liaison avec l'agent du Prince à celui de La-
I 2
T48 LETTRE
vagnac , et qu'il a déjà été question de moi
entr'eux deux. Il ne m'en faut pas davantaga
pour juger d'avance , du sort qu'on m'v pré-
pare ; niais u'iuiporte , me voilà prêt, et il n'y
a rien que je n'endure , plutôt que de méritez
la disgrâce du Prince, eu me rétractant sur ce
que j'ai demande' moi-même, et en laissant
inutiles par nia faute , les démarches qu'il
veut bien faire en ma faveur. De tons les mal-
heurs dont on a résolu de m'accabler iiisqu"<i
ma dernière heure, il y en a un du nui in. s ,1,,, t
je saurai me garantir , quoi qu'on Fas e : c\ i
celui de perdre sabienveillance ctsa protection
par ma tante.
Vous avez la bonté, Monsieur, de me cher-
cher une épi nette. Voilà un soin dout j
suis très-obligé, nuis dont le su<
barrasseraii beaucoup ; car, avant d'avoir la-
dite épi nette , il Faudrait me pourvoir d'un
lieu pour la placer, et premièrement d'une
pierrre pour y poser ma tête. Mon herbier et
mes livres de botanique me coûtent déjà beau-
coupdepeineet d'argent à transporter de gîte
eu gîte, et de cabaret en cabaret. Si u^ns
ajoutionsde surcroît , une épine t te , il !..
donc y attacher des courroies, afin que je
A M. L A L I A TJ D. 149
pusse la porter sur mon dos, comme les Sa-
voyardes portent leurs vieilles; toutcetattirail
me ferait un équipage assez digue du roman
comique, mais aussi peu visible qu'utile pour
moi. Dans les douces rêveries dont je suis en-
core a scz fou pour me bercer quelquefois, j'ai
pu faire entrer le désir d'une epinette; mais
nous serons assez à temps de songer à cet article
quand tous les autres seront réalisée ; et il me
semble que de tous les services que vous
pourriez me rendre, celui de me pourvoir
d'une epinette, doit être laissé pour le dernier.
Il est vrai que vous me voyez déjà tranquille
au château de Lavagnac. Ah ! mon cher M. La-
liaud , cela me prouve que vous avez la vue
plus longue que moi. Bon jour , Monsieur;
nous vous saluons tous deux de tout notre
cœur. Je vous donne l'exemple de finir
sans complimens ; vous ferez bien de le
suivre.
I 3
i5o LETTRE
A M. M O U L T O U.
A Bourgoin, le 3o décembre 17C8.
J 'attend Aïs, cher Moultou , pour répondre
à votre dernière lettre, d'avoir reçu les ordres
que monsieur le Prince de Conti m'avait lait
annoncer , ensuite de l'approbation qu'il a
donnée an projet de ma retraite à Lavagnac ;
mais ces ordres ne sont point encore venus,
et je crains qu'ils ne viennent pas sitôt . car
S. A. m'a fait prévenir qu'il fallait, avant de
m'écrire, qu'elle prît povirec projet, dis nr-
rangemens semblables à ceux qu'elle a cru à
propos de prendre , pour mon voyage eu
Daupliine : ces arrangemens dépendent oc
l'accord de personnes qui ne se rencontrent
p 18 souvent ; et quelle que soit la générosité
de cœur de ce grand prince, de quelque ex*
treme boute qu'il m'honore , vous sentez qu'il
n'est pas ni ne saurait être occupé de moi
seul; et la chose du monde qui fait le mieux
son e'lo:;c,est qu'il ne se soit pas encore en-
Duyéde tous l«s soins que je lui ai coûtés.
J'attends doue sans impatience; mais eu at-
À M. MOULTOU. i5i
tendant , ma situation devient /a tous égards ,
plus critique de jour en jour ; et l'air maréca-
geux et l'eau de Bourgoin , m'ont t'ait con-
tracter , depuis quelque temps , une maladie
singulière, dont, de manière ou d'i ulrc , il
faut tacher de me délivrer. C'est un gpnflc-
inent d'estomac très-considérable et seu-iide
même, au-dehors , qni m'oppresse, m'étouffe
et me gêne au point de ne pouvoir plus me
baisser; et .1 faut que ma pauvre femme oit
la peine de me mettre mes souliers, etc. Je
croyais d'abor I d'engraisser , mais la graissa
n'étouffe pas; je n'engraisse que de l'estomac,
etle reste est tout aussi maigre qu'à l'ordinaire.
Cette incommodité qui croît à vue d'oeil , me
détermine à tacher de sortir de ce marais , le
plutôt qu'il me sera possible, en attendant
que le prince ait jugé à propos de disposer de
moi. Il V a dans ce pays , à demi lieue de la
ville, une maison à mi-côte, agréable, bien
•ihtée,OÙ l'eau et l'air son très-bons , et où
le propriétaire veut bien me céder un petit
logomcntquei'aidesscin d'occuper. La maison
est seule, loin de tout village, et inhabitée en
cette saison. J'y serai seul avec ma Femme , et
une servante qu'on y tient: voilà une belle
occasion , pour ceux qui disposen t de moi , d*
l 4
ï52 LETTRE
se délivrer du soin de ma garde, et de me
délivrer , moi, des misères de cette v.:<- ( , tte
idée ne me détourne , „i De me dét< rmiue. Je
compte aller là dans quelques, purs, alamerci
des hommes , et à la garde de la Providcuce ;
en attendant que je sache s'il m'est permis
d'aller vous joindre, ou si je dois rester dan.
Ce pays ; car je suis détermine à ne prendre
aucun parti sans l'aveu du Prince, pour qui
ma confiance est égale à ma reconnaissance
et c'est tout dire. Cher Mpuftou , adieu ; fa
ne sais ni dans que! temps, ni à qu< Ile occa-
sion, je cesserai de vous écrire : mais tant
que je vivrai , je ne cesserai de vous aimer.
A M. BEAU-CHA TE AU.
A Bourgqin, le g janvier 1769,
H
11,rR' Monsieur, je reçus par le canal du
sieur Guy, libraire a Pan., avcc des <
nés mignonnes , votre lettre du 7 septembre
3768.
Mes ennemis ont toujours parle'; mesamis,
*i j'eu ai , se sont toujours tus. Lea uns et Ici
A M. BEAU-CHATEAU. i&3
autres peuvent continuer de même. Je ne
désire point qu'on me loue, encore moins
qu'où me justifie, j'approche d'uu séjour où
les injustices des hommes ne pénètrent pas.
La seule chose que je désire en les quittant,
est de les laisser tous heureux et en pais.
Adieu , Monsieur.
AU MÊME.
A Bourgoin , le 4 avril 17^9.
V.
ocs vous moquez de moi , Monsieur, avec
votre médaille. Allez , je ne veux point d'au-
tre médaille que et lie qui restera dans les cœurs
des honuétes gens qui me survivront , et
qui connaîtront mes sentimens et ma des-
tinée. Je vous salue , Monsieur, très-hum-
blement.
1 5
i&4 LETTRE
A M. L A L I A U D.
A Bourgoin, le 16 janvier 171V4.
+J E commence, Monsieur, d'entrevoir le repoa
que vous m'annoncez, et que j'ai pressenti
même avant vous. Un grand mal d'estomac,
accompagné d'enflure, d'etouuYment et de
Fièvre , m'en mon lie la route , autre que et lie
que vous avez prévue, niais la seule par la-
quelle |'y puis parvenir. (Jette bisarre maladie
a des relâches, que je paie par des retours plus
cruels ; et hier même je me croyais guéri. J'ai
change' cette nuit d'opinion ; je comprends
que j'en ai pour le reste de la route : mais
j ignore si le trajet qui me reste à faire, m ra
courtou long. La srulechosc que je sens, c'est
qu'il sera rude, d'autant plus que l'impossi-
bilité de me baisser, de me chausser, d'her-
boriser par conséquent, et l'extrême difficulté
d'écrire, me condamnent à la plus insuppor-
table inaction , ne pouvant supporter aucune
lecture, ni feuilleter que des livres de plantes ,
qui vont 11e me servir plus de rien. Je crois
que l'altitude d'être coutiiuicllciueut occupe
A M. L A L I A U D. i5S
à coller des plantes , et courbé sur la caisse
de mon herbier, a beaucoup contribué à dé-
truire mon estomac , et lorsque je repn uds
dans des ynomens , la même attitude , la dou-
leur et l'oppression qu redoublent, me forcent
bien vite à la quitter : ruais je crois que l'ail"
et l'eau de ce pays marécageux m'ont fait pi is
de ma! encore ; je ne m'en suis pas se i i ii tout
seul ; et ma femme, qui vient dV.re aussi
malade , ;.) a éprouvé sa part. Cela m'a dé-
terminé , me voyant tota:em.:-.;t oublié, ou du
moins abandonné , à accepter \m petit loge-
ment qui m'a été offert sur la hauteur, à une
lieue. d'ici, dans une maison inhabitée, mais
en très-bon air; et je compte m'y transplanter
aussi-tôt r; u' il sera prêt , et que nous en aurons
la force: trop heureux si l'on m'y laisse au
moins finir mes jours dans la langueur d'une
oisiveté total?, ou mêlée uniquement dénies
maux , plus supportables pour moi , qu'elle.
Voici, Monsieur, une Ictlre-de-change do
dix livres sterling sur l' \ ogleterre ,que je vous
prie de. tâcher de négocier, ou d'envoyer à
Londres; elle sera payée sur-le-champ ; c'est
une petite îvnt • viagère , que j'ai reçue en paie-
ment de mes livres , que je vendis à Londres,
i
I 6
ï56 LETTRE
pour n'avoir plus à les traîner après moi , de-
puis qu'ils m'étaient devenus inutiles.
Mon cher monsieur Lai au I , piaiguez-
xnoi , et pardonne/.- moi. Je ne puis plus
écrire sans souffrir beaucoup , et sans aggra-
ver mon mal; et pour surcroît , je n'ai à f.ure
qVà des ^eus exigeans , q^.i s'embarrassent
très-peu de mou état , et me comptent leurs
lignes , S>«- les pages qu'ils exigent de moi.
Vous iiVi;s gas'de même; aussi loute mou
attente est en sous. Je ne vous écrirai que
pour clioses nécessaires, et très en bref. Ne
comptez pas rigoureusement avec votre ser-
viteur, je vous en conjure, et donnez-moi
la consolation d'apprendrede temps en temps,
que vo..s ne m'oubliez pas. Je vous embrasse
de tout mon cœur , et ma femme voua salue.
AU ME M E.
À Monquia, le îS janvier ;
*j E ne connais point M. de la Sale; je sais
reniement que c'est un fabricant de Lyon.
11 accompagna cet automne , le fila de Mad.
A M, I- A L I A U D. 1S7
Eoy-de-Ia-Tour mon amie, qui vint me voir
ici. Me voyant logé si tristement et dans un
si mauvais air, il me proposa une habitation,
en Bombes. Je ne dis ni oui ni non. Cet hiver,
me voyait dépérir, il est revenu à la charge 5
j'ai refusé , il m'a pressé : faute d'autres bon-
nes raisons à lui dire , je lui ai déclaré que
je ne pouvais sortir de cette province, sans
l'agrément de M. le prince de Conti. Il m'a
pressé de lui permettre de demander cet
agrément; je ne. m'y suis pas oppose. Voilà
tout.
J'apprends par la plus grand hasard du
monde, qu'on vient d'imprimer à Lausanne,
un ancien chiffon de nia façon. C'est un dis-
cours sur une question proposée en ijbi , par
M: de Curzay, taudis qu'il était en Corse.
Quand il fut fait, je le trouvai si mauvais
que je ne voulus ni l'envoyer , ni le faire
imprimer. Je le remis avec tout ccque j'avais
en manuscrit , à M. du Peyr'ou, avant mon
départ pour l'Angleterre. Je ne l'ai pas revu
depuis , et n'y ai pas même pensé ; je ne puis
me rappeler avec certitude , si ce barbouillage
est ou n'est point un des manuscrits inlisi-
blcs que M., du Peyrou m'envoya à Woottou
pour les transcrire , et que je lui renvoyai ,
i58 LETTRE
copie et brouillon , par son ami M. de
Cerjal , chez lequel , ou durant le transport,
le vol aura pu se faire; ce qu'il y a de sur^
c'est que je n'ai aucune part à cette impres-
sion , et que si j'eusse été assez insensé pour
vouloir mettre encore quelque chose sous la
presse, ce n'est pas un pareil torche -cul que
J aurais choisi J'ignore couinent il c-t p.issé
sons la presse; mais je crois AI. du Peyrou
parfaitement incapable d'une paieil!.- infidé-
lité'. Eu ce qui me regarde , voilà la vérité,
et il m'importe que cette vérité soit connue.
Je vous embrasse et vous salue, mon cher
Monsieur , de tout mou cœur.
AU M É M E.
A Monquin , le 4 fé\ 1 ier ;
T
\* ai reçu, Monsieur, vos deuv dernières
lettres, et avec la première, la rescription
que vous avez en la bonté de m'enroyer,
et dont je vous remercie.
<^noi , Monsieur, le barbouillage acadé-
mique, imprime à Lausanne, l'avait aussi
A M. L A L I A U D. i5?
été à Paris !.... et o'est M. Frérou qui en est
l'éditeur!.... Le temps de l'impression, le
choix d" la pièce, la moindre et la plus plate
de tout ce que j'ai lassé en manuscrit , tout
ui'aoprend par quelles espèces de mains, et
à quelle intention cet écrit a éié publié.
L'édition de Lausanne, si elle existe, ura
probablement été faite sur celle de Paris.
Mais le silence de ML du Peyrou m. fait Hou-
ter de celte seconde édition, dont la nou-
velle m'a été donnée. l'ass 8 loin , pour qu'où
ait pu confondre; et de pareils chiffons ne
sont guère de ceux qu'on imprime deux fois.
Vous avez pris le vrai moyen d'aller , s'il est
possible, à la source du vol , par l'examen du
manuscrit; cela vaut mieux qu'une lettre
imprimée, qui ne ferait que faire souvenir
de moi, le public et mes ennemis , dont je
cb( relie à être oublié , et sur laquelle les
coupables n'iront sûrement pas se déclarer.
Tous m'apprenez aussi qu'on a imprimé uu
nouveau volume de mes écrits vrais ou taux.
C'est ainsi qu'on me dissèque de mon vivant,
ou plutôt qu'on dissèque un autre corps sous
mou nom. Car quelle part ai-je au recueil
dont vous me parle*? si ce n'est deux ou
trois lettres de moi, qui y sout insérées, et
jf.o LETTRE
sur lesquelles , pour faire croire que le recueil
entier en était , on a eu l'impudence de le
faire imprimer à Londres sous mou nom ,
tandis que j'étais en Angleterre , en suppri-
mant la première édition de Lausanne, faite
sous les yeus de l'auteur. J'entrevois que
l'impression du chiffon académique tient en-
core à quelque autre manœuvre souterraiue
de même acabit. Vous m'avez écrit quelque-
fois que je faisais du noir ; l'expression n'est
pas juste : ce n'est pas moi , .Monsieur, qui
iais du noir; mais c'est moi qu'on eu bar-
bouille. Patience. Ils ont beau vouloir écar-
ter le vivier d'eau claire; il se trouvera quand
je ne serai plus eu leur pouvoir, et au mo-
ment qn'ils y penseront le moins. Aussi,
qu'ils fassent désormais à leur aise, je les
mets au pis. J'attends sans alarmes , l'explo-
sion qu'ils comptenl Faire après ma morl sut
ma mémoire-, semblables aux vils corbeaux
qui s'acliirneat sur les cadavres. ( 'est alort
qu'ils croiront n'avoir plus à craindre le trait
de lumière qui , de mon vivant , ne ee.se de
les faire trembler ; et c'est alors que l'on con-
naîtra peut-être j le pris de ma patience et
de mou silence. Quoi qu'il ensuit, en quit-
tant Boui-goin , j'ai quitte tous les SOUC
A M. L A L I A U D. i6x
m'en otit rendu le séjour aussi déplaisant que
nuisible. L'état où je suis, a plus t'ait pour
ma tranquillité , que les leçons de la philo-
sophie et de la raison. J'ai vécu, Monsieur;
je suis content de l'emploi de ma vie ; et du
même œil que j'en voisins restes, je vois aussi
les éve'nemcns qui les peuvent remplir. Je
renonce donc à savoir dc'sormais rieu de ce
qui se dit, de ce qui se fait, de ce qui se
passe par rapport à moi ; vous avez eu la
discrétion de ne m'en jamais rien dire. Je
vous conjure de continuer. Je ne me refuse
pas aux Soins que votre amitié, votre équité
peuveut vous inspirer pour la vérité, pour
moi , dans l'occasion ; parce qu'après les seu-
tnneiis (jiii; vous professez envers moi , co
serait vous manquer à vous-même. Mais dans
l'état où sont tes choses, et dans le train que
je leur vois prendre, je ne veux plus m'occu-
per de rieu qui me rappelle hors de moi , de
rien qui puisse ôter à mou euprit la même
tranquillité dont jouit ma conscience.
Je vous écris sans y penser } de longues
lettres qui l'ont giand bien à mou cceui , et
grand mal à mon obtomac. Je remets à une
autre fois , le détail de mon habitation.
Mad. Rcncu vous remercie et vous saine: et
i6i LETTRE
moi , mon cher Monsieur, je vous embrasse
de tout mou cœur.
A M. M O U L T O U.
A Monqinn, le uj février 1769.
J E suis déloge', cher Moultou ; j'ai quitté
l'air marécageux de Bourgoin , pour venu
occuper sur la hauteur, une maison vide
et solitaire , que la dame h qui elle appartient,
m'a offerte depuis long-t mps , et où j'ai été
reçu avec une hospitalité très-noble, mais
trop bien pour me faire oublier que je ne suis
pas chez moi. Ayant pris ce parti, l'état où
je suis ne me laisse plus peuser à une autre
habitatioi ; l'honnêteté même ne me p< met-
trait pas de quitter si promptemenl celle-ci
après avoir consenti qu'on L'arrangeât nour
moi. Ma situation , la nécessité ,. mon gôùt ,
tout me porte à borner mes désirs et mes
soins à unir dans celte solitude, des jours
dont, grâces au ciel, et quoi que vous en
puissiei dire, je ne crois pas le terme bien
éloigné. Accablé des maux do U vie et de
A M. M O U L T O U. i63
l'injustice des hommes , j'approche avec joie,
d'un séjour où tout cela ne pénètre point;
et en attendant , je ne veux plus m'occuper,
si je puis, qu'à me rapprocher de moi-même,
et à goûter ici entre la compagne de mes
infortunes , et mon cœur , et Dieu qui
le voit, quelques heures de douceur et de
paix, en attendant la dernière. Ainsi, mou
Lon ami, parlez- moi de votre amilié pour
moi, elle me sera toujours chère; mais ne
me parlez plus de projets. 11 n'en est plus
pour moi d'antre en ce monde , que celui
d'en sortir avec la même innocence que j'y
ai vécu.
J'ai vu , mon ami, dans quelques-unes de
vos lettres, notamment dans la dernière, que
le torrent de la mode vous gagne ,e que vous
commencez à vaciller dans des sentimens où
je vous croyais inébranlable. Ah! cher ami ,
comment avez-vous fait? Vous eu qui j'ai
toujours cru voir un cœur si sain , une ame
si forte, cessez-vous donc d'être content de
VOùs-méme, et le témoin secret de vos sen-
timens commencerait-il à vous devenir im-
portun ? Je s-rs que la foi n'est pas indis-
pensable .quel'incrédulité sincère n'est point
un crime, et qu'où sera jugé sur ce qu'on
164 LETTRE
aura fait , et non sur ce qu'on aura cru. Mais
prenez garde : je vous conjure, «l'être bien
de bonne foi arec vous - même ; car il est
très-différent de n'avoir pas cru , ou de n'avoir
pas voulu croire : et je puis concevoir coin-
tnent celui qui n'a jamais cru , ne croira
jamais ; mais non comment celui qui a cru ,
peut cesser de croire. Encore an coup, ce
que je vous demande, n'est pas tant la foi
que la bonne foi. Voulez-vous rejeter l'iu-
telligence universelle ? les causes finales voua
crèvent les yeux. Voulez-vous étouffer l'ins-
tinct moral? la vois interne s'élève dan» vo-
tre cœur , v foudroie les petit.» argumensàla
mode, et vous crie qu'il n'est pas vrai que
l'honnête homme et le scélérat , le vice et la
vertu ne soient rien ; car vous êtes trop bon
raisonneur pour ne pjs voir à l'instant , qu'eu
rejetant la cause première , et faisaut tout
avec la matière et le mouvement , on ute
toute moralité de ia vie humaine. Eh ! quoi ,
mon D.eu , le juste informé, en proie, à
tous les iuau\- de cette vie , sans en excepter
même l'opprobre et le deshonneur, n'aurait
nul dédommagciiHiit à attendre après elle,
et mourrait en bête , après avoir vécu en Dieu?
ï>on, non, Moultou ; Jésus que ce siècle à
A M. M O U L T O U. i6$
méconnu , parce qu'il est indigne de le con-
naître; Jésus qui inoiu.it pour avoir voulu
faire un peuple illustre et vertueux , de ses
vils compatriotes , le sublime Jésus ne mou-
rut point tout entier sur la croix; et moi ,
nui ne suis qu'un chétif homme plein de
faiblesses, mais qui me sens un cœur dont
un sentiment coupable n'approcha jamais,
c'en est nssez pour qu'eu sentant approcher la
dissolution de mon corps, je sente en même
temps la certitude de vivre. La nature entière
m'en est garante. Elle n'est pas contradic-
toire avec elle-même ; j'y vois régner un ordre
physique admirable et qui ne se dément ja-
mais. L'ordre moral y doit. correspondre. Il
fut pourtant renversé pour moi durant ma
y-ie. il va don© commencer à ma mort. Par-
don, mon ami , je sens que je rabâche ; mais
mon cœur, plein pour moi , d'espoir et de
coufiance , et pour vous , d'intérêt et d'at-
tachement , ne pouvait se refuser à ce court
épanchement.
Je ne songe plus à Lavngnac , et proba-
blement mes voyages sorrt finis. J'ai pourtant,
reçu dernièrement une lettre du patron de la
case , aussi pleine de bontés et d'amitié
qu'il m'en ait jamais écrit , et qui douue son
i66 LETTRE
approbation à une autre proposition qui
m'avait cte fuite ; ma.s toujours projeter ne
me convient plus. Je veux jouir eutre la
nature et moi , du peu de jours qui me res-
tent, sans plus ine laisser promener, si je
puis, parmi les hommes qui m'ont si mal
traité, et plus mal connu. (Quoique je ne
puisse plus me baisser pour herboriser . je ne
puis renoncer aux plantes, et je les observe
avec plus de plaisir que jamais. Je ne vous
dis point de m'envoyer les vôtres, parce que
j'espère que vous les apporterez; ce moment
cher Mou Itou , me sera bien doux. Adieu , jo
vous embrasse; paitagez tous les senti mens
de mon cœur avec votre digne moitié , et
recevez l'un et l'autre les respects de |;1
mienne. Elle va rester à plaindre. C'est bien
malgré elle, c'est bien malgré nous, qu'elle
et moi n'avons pu remplir de grands devoirs -
mais elle en a rempli de bien respectables.
Que de choses qui devraint être sues, vont
être ensevelies avec moi ; et combien nus
cruels ennemis tireront d'avantages, de l'un,
possibilité où ils m'ont mis de parler!
Vous pouvez continuer à ni 'écrire, tout
simplement à Bourgoin.
A M. L A L I A U D. 167
A M. LALIAUD.
A Monquin, le 17 mars 17S9.
T
O ai reçu, Monsieur, avec votre dernière
lettre, votre seconde rescription , dont je
vous remercie , et dont je u'ai pas encore fait
usage , faute d'occasion.
Je me trouve beaucoup mieux depuis que
je suis ici ; je respire et j'agis beaucoup plus
librement , quoique l'estomac ne soit pas
désenflé; outre reflet de l'air et de l'eau ma-
récageuse , je crois devoir attribuer, en grande
partie , mon incommodité au vin du cabaret,
dont j'ai apporté avec moi, une vingtaine
de bouteilles , et dont j'ai senti le mauvais
effet , toutes les fois que j'en ai bu. Tous les
cabartiers falsifient et Parlaient ici , leurs vins
avec de l'alun ; et rien n'est plus pernicieux ,
sur-tout pour moi.
J'ai appris par M. du Peyrou , que le
discours eu question , avait été absolument
défiguré et mutilé à l'impression ; et que
non-seulement, on n'avait pas suivi les cor-
rections que j'y ai faites, mais qu'on ayait
168 LETTRE
mémo retranche des morceaux de la première
composition' Cela me console , en quelque
sorte, de ce larcin, où personne de bon
sens ne peut reconnaître mon ouvrage.
Permettez que je vous prie de douuer
cours ?i la lettre ci-] ointe.
.l'oubliais- de vous répondre au sujet des
livres cl ml vous offrez de me défaire, s'ils
sont tolérés j j'y consens ; s'ils sont défendus ,
je m'y oppose. Mais une chose qui me tient
beaucoup plus au cœur, et dont vous ne
nie parlez point, est le portrait du roi
d'Angleterre. !l est singulier que, de quel-
que Façon que je m'y prenne , il me soit
impossible d'avoir ce portrait; Il est pourtant
bien à moi , ce me semble ; et je ne suis
d'humeur à le céder à qui que ce : oi t , pas
même à vois, ;i moins qu'il ne vu1'- ''*
autant de plaisir qu'à moi.
Donnez-nous, Monsieur, de vos nouvel-
les, à vos momens de loisir. Mad. Ilenou
vous souhaite, ainsi que moi , bonheur et
Santé ; et nous vous lai uns l'uu et lautre,
bien des salutations^
A M. DE C O N T I.
[69
A M. LE PRINCE
DE C O N T I.
A Bourgofn , le 3i mai 1769.
Monseigneur,
P.
ui sotte Votre Altesse Sérénissime n'ap-
pronve pas que ;c dispose, de moi sans ses
ordres , et puisque je ne veux en rien lui
dcplane, il faut qu'elle daigne endurer les
importuuitçs que ma situation reud indis-
pensables.
Je uc puis res'cr volontairement ici , ni
choisir mon habitation dans le lieu qu'il vous
a plu , Monseigneur , de me désigner. Mes
raisons ne peuvent s'écrire. J'ai cent fois été
tenté de partir , à tout risque , pour porter à
vos pieds, les éclaircissemeus qu'il m'importe
qui soicut connus de vous, et de vous sçul.
Avant de céder h cette tentation , qui devient
plus forte de jour eu jour , je crois devoir
vous eu instruire. Daignez l'approuver , et
Lettre». Tome VII. h
î70 LETTRE
n'avoir pas plus d'égard à mes périls , que je
n'en veux avoir moi-même ; parce qu'il n'est
pas de la magnanimité de votre ame , de vou-
loir ma sûreté aux dépens de mon honneur.
Si je suis assez malheureux pour que
Voire Altesse Sérénissime se refuse à cette
audience, je la supplie an moins, d'ap-
prouver que je choisisse moi-même, dans
le royaume , le lieu de mon babitation ;
que je lechoisisse eu toute liberté, sans être
obligé d'indiquer ce lieu d'avance ; parce
que je ne puis juger de celui qui me con-
viendra , qu'après eu avoir fait l'osai.
Si oui de ces deux partis n'obtient l'agré-
ment de Notre Altesse Sérénissime, je le lui
demande au moins , pour sortir du royaume,
à la faveur d'un passe-port pareil au pi
dent, que m'accorda M. de Cboiseul et dont
je n'ai pu ni dû taire usage.
Enfin , Monseigeur , si vous n'approuvez
aucune de ces propositions , ou que vous
ne m'honoriez d'aucune réponse , je prends
le ciel à témoin de mou profond respect
pour vos ordres , et l'ardent désir que j'ai de
mériter toujours vos bontés ; mais comme
rien ne peut me dispenser de ce que je me
dois à uioi-mëtuc , dans l'extrémité on je suis ,
A Mad. ROUSSEAU. 171
je disposerai de moi comme mon cœur me
l'inspirera.
Veuillez, Monseigneur , agréer avec bonté,
mon profond respect.
A Mad. ROUSSEAU.
A Monquin , ce samedi 12 août 1769.
.L/epuis vingt-six ans, ma chère amie,
que notre union dure , je n'ai cherché mon
bonheur que dans le vôtre ; je ne me suis
occupé qu'à tâcher de vous rendre heureuse ;
et vous avez vu , par ce que j'ai fait en der-
nier lieu , sans m'y être engagé jamais , que
votre honneur et voire bonheur ne m'étaient
pas moins chers l'un que l'autre. Je m'ap-
perçois avec douleur , que le succès ne
répond pas à mes soins, et qu'ils ne vous
sont pas aussi doux à recevoir, qu'il me
l'est de vous les rendre. Je sais que les
•entiinens de droiture et d'honneur, avec
lesquels vous êtes née, ne s'altéreront jamais
en vous -, mais quant à ceux de tendresse et
d'attachement, qui jadis étaient réciproques,
je sens qu'ils n'existent plus que de mou
xft L E T T R E
côté. Ma chère a-nic , non-seulement vous
avez cesse du vous plaire avec moi ; mus
il faut que vous preniez beaucoup sur
vous, pour y rester quelques îuomens par
complaisance. Vous êtes à votre aise avec
tout le monde, hors avec moi ; tous ceux
qui vous entoureut, soûl dans nos secrets,
excepté moi , et votre seul véritable ami
est le seul exclus de voir? couffdcnce. Je
ne vous parle point de beaucoup d'autres
choses. J! faut prendre nos amis .née leurs
défauts, et je dois vous passer les vôtres,
comme vous me passez les miens. Si vous
e'ticz heureuse avec moi , je serais content ;
mais je vois clairement, que nous ne l'eus
pas ; et voilà ce qui me déchire. Si je
pouvais faire mieux pour y contribuer, je U
ferais et je me tairais; mais cela n'est pas
possible. Je n'ai rien omis de ce que j'ai
cru pouvoir contribuer à votre [elioité ; je
ne saurais Faire d'avantage , quelque aident
désir que j'en aie. En nous unissant , j'ai lait
mes conditions ; vous y avea consenti; je les
ai remplies. Il n'j avait qu'un tendre atta-
chement de votre part, qui pûtm'engagcr à
les passer , el a n'écouter que rj itre amour, au
péril de uu vie et d.- ma saute. Convenez, ma
A Mad. ROUSSEAU. 1 7S
chère amie , que vous e'loiguer de moi , n'est
paslemoyendeme rapprocher devons: c'e'tait
pourtant mon intention, je vousle jure ; mais
votre refroidissement m'a retenu , et des aga-
ceries ne suffisent pas pour m'attirer , lorsque
le cœur me repousse. En ce moment même ,
où je vous écris, navré de détresse et d'afflic-
tion , je n'ai pas de désir plus vif et plus vrai ,
que celui de finir mes jours avec vous, dans
l'union la plus parfaite, et c!e n'avoir plus
qu'un lit, lorsque nous n'aurons plus qu'un©
ame.
Rien ne plait, lien n'agrée de la part de
quelqu'un qu'on n'aime pas. Voilà pourquoi;
de quelque façon que je m'y prenne, toui
mes soins, tous mes efforts auprès de vous
sont insuffisaus. Le cœur, ma obère amie,
ne se commande pas , et ce mal est sans,
remède. Cependant , quelque passion que
j'aie de vous voir heureuse , à quelque pris
que ce soit, je n'aurais jam;;is songe ù m'e-
loigner de vous pour cela , si vous n'eussiez,
été la première à m'en faire la proposition.
Je sais bien qu'il ne faut pas donner trop de
poids à ce qui se dit dans la chaleur d'une
querelle ; mais vous êtes revenue trop sou-
Vent à cette idée, pour qu'elle n'ait pas faii.
K 3
174 LETTRE
sur vous quelque impression. Vous connais-
sez mon sort; il est tel qu'on n'oserait pas
e le décrire , parce qu'on n'y saurait
• "ter Foi. Je n'avais, obère amie, qu'une
i nie consolation , mais bien douce; c'était
d'épancher mon cœur dans le tien : quand
j'avais parlé de mes peines avec toi , elles
étaient soulagées ; et quaud tu m'avais plaint,
je ne me trouvais plus à plaindre. M est sur
que , ne trouvant plus que des cœurs fermes
ou faux, toute ma ressource , toute ma con-
fiance est en toi seule; le mien ne peut vivra
sans s'épancher , et ne peut s'épancher qu'a-
vec toi. Il est sûr que, si tu me manques , et
que /e sois reluit à vivre absolument seul ,
cela m'est impossible, et je suis \m homme
mort. Mus je mourrais cc.it fois plus crnclle-
ment encore, si nous continuions de vivre
ensemble en mésintelligence , et que la con-«
fiance et l'amitié s'éteignissent entre nous,
A !i , mon enfant ! à Dieu ne plaise que je sois
réservé .:; ce comble de misère ! Il vaut mieux
cent lois cesser de se voir, s'aimer encore, et
se regretter quelquefois. Quelque sacrifice
qu'il laille de nia part , pour te rendre heu-
reuse , sois-le, à quelque prix que ce soit,
et je ^is content.
A Mad. ROUSSE A.U. i7&
Je te conjure donc, ma chère femme, de
bien rentrer en toi-même , de bien sonder
ton cœur, et de bien examiner s'il ne serait
pas mieux pour l'un et pour l'autre , que tu
suivisses ton projet de te mettre eu pension.
dans une communauté , pour t'épagner les
désagrémens de mon humeur, et à moi ceux
de ta froideur ; car dans l'état présent des
choses, il est impossible que nous trouvions
notre bonheur l'un avec l'autre: je ne puis
rien changer en moi, et j'ai peur que tu ne
puisses rien changer en toi non plus. Je te
laisse parfaitement libre de choisir ton asyle,
et d'en changer si-tôt que cela te convien-
dra. Tu ni manqueras de rien ; j'aurai soin
de toi plus que de moi-même; et sitôt que
nos cœurs nous feront mieux sentir combien
nous étions nés l'un pour l'autre , et le vrai
besoin de nous réunir, nous le ferons pour
vivre en paix , et nous rendre heureux
mutuellement jusqu'au tombeau. Je n'en-
durerais pas l'idée d'une séparation éternel-
le ; je n'eu veux qu'uue qui nous serv? à
tous d< uv de leçon. Je ne l'exige point même ,
je ne l'impose point ; je crains seulement
qu'e'le ne soit devenue nécessaire. Je t\u
Jaissc le juge, et je m'en rapporte à la de-,
276 LETTRE
cision. La seule chose que j'exige , si uous
en venons là, c'est que le parti que tu juge-
ras à propos de prendre , se prenne de
concert entre nous ; je te promets de me
prêter IJi-dessus , eu tout à ta volonté, au-
tant qu'elle sera raisonnable et juste , sans
bumeur de ma part, et sans chicane. Mais
quant au parti que tu voulais prendre dans
ta colère, de me quitter et de l'éclipser sans
que je m'en mêlasse , et sens que je susse
même où tu voudrais aller, je n'v consentirai
de ma vie , parce qu'il serait honteux et
déshonorant pour l'un et pour l'antre , et
contraire à tous nos engagemens.
Je vous laisse le temps de bien peser ton-
tes choses. Réfléchissez pendant mou absen-
ce , au sujet de cette lettre. fcttwea à ce que
vous devez, a ce que nous me devez , à ce
que nous sommes depuis long-temps l'un à
l'autre , et à ce que nous devons être jusqu'à
la fin de nos jours, dont la plus grande et
la plus belle partie est passée , et dont il ne
nous reste que ce qu'il faut, pour couron-
ner une vie infortunée , mais innocente .
honnête et vertueuse, par une fin qui l'ho-
nore et nous assure un bonheur durable.
Noua ayons des fautes à pleurer et à ezpj^r ;
A Mad. ROUSSEAU. 177
mais grâces au ciel , nous n'avons à nous
reprocher ni noirceurs, ni crimes; n'eiïa-
cous pas par l'imprudence de nos dernier»
jours, la douceur et la pureté' de ceux que
nous avons passés ensemble.
Je ne vais pas faire u\i voyage bien long,
ni bien périlleux : cependant la nature dis-
pose de nous, au moment que nous y peu-
sous le moins. Vous connaissez trop mes
vrais sentimens, pour craindre, qu'à quel-
que degré que nies malheurs puissent aller,
je sois homme à disposer jamais de ma vie,
avant le temps que la nature ou les hommes,
auront masque'. Si quelque accident doit
terminer ma carrière, soyez bien sûre , quoi
qu'on puisse dire , que ma volonté n'y aura
pas eu la moindre part. J'espère me retrouva*
en honne santé dans vos bras , d'ici à quinze
jours au plus tard-, mais s'il en était autre-
ment , et que nous n'eussions pas le bonheur
de nous revoir , souvenez-vous en pareil cas ,
de l'homme dont vous êtes la veuve , et
d'honorer sa mémoire , en vous honorant.
Tirez- vous d'ici le plus tôt que vous pourrez.
Qu'aucun moine ne se mêle de vous, ni de
vos aliaircs , eu quelque façon quecesoit. Je
ne vous dis point ceci par jalousie , et je suis.
178 LETTRE
fcien convaincu qu'ils n'en veulent point à
votre personne ; mais n'importe , profitez rie
cet avis , nu soyez sûre de n'attirer que dés-
honneur et calamité sur le reste de votre vie.
Adressez - vous à M. de S. Germain, pour
sortir d'ici. Tâchez d'endurer l'air méprisant
de sa femme, parla certitude que vous ne
l'avez pas mérité. Cherche/, à Paris , à Orléans,
ou à lîlois , une communauté qui vous con-
vienne, et tâchez d'y vivre, plutôt que seule
dans une chambre. Ne comptez sur aucun
ami ; vous n'en avez point , ni moi non plus ,
soyez-en sûre : mais comptez sur les honnêtes
gens, et soyez sure que la bonté de cœur et
1 équité d'un bonuête homme vaut cent fois
mieux que l'amitié d'un coquin. C'est à ce
titre d'honnête homme, que vous pouvez
donner votre confiance au seul homme de
lettres que vous savez que je tiens pour tel.
Ce D est pas un ami chaud ; mais c'est un
homme droit, qui qe vous trompera pas, et
qui n'insultera pas ma mémoire, parer qu'il
m'a bien connu, et qu'il est juste; mais il
ne se compromettra pas , et je ne désire pas
JJU il ?e compromette. Laissez tranquillement
exécuter les complota faits contre voire mari ;
«e vous tourmentez point à justifier sa uié^
A Mad. ROUSSEAU. ij9
moire outragée ; contentez-vous de rendre
honneur à la vérité dans l'occasion , et lais-
sez la providence et le temps , faire leur
oeuvre : cette œuvre se fera tôt ou tard. Ne
vous rapprochez plus des grands ; n'acceptez
aucune de leurs offres , encore moins dé celles
des gens de ^lettres. J'exclus nommément
toutes les femmes qui se sont dites mes amies.
J'excepte Mad. Dupiu et Mad. de Chenon-
ccaux. L'une et l'autre sont sûres à mon
égard , et incapables de trahison. Parlez-leur
quelquefois de mes sentimens pour elles- ils
vous sont connus. Vous aurez assez de quoi
vivre indépendante, avec les secours que M.
du Peyrou a dessein de vous donner, et qu'il
vous doit , puisqu'il eu a reçu l'argent. Si
Vous aimez mieux vivre seule chez vous , que
chez des religieuses , vous le pouvez;mais ne
vous laissez pas subjuguer; ne vous liYrca
pas à vos voisines, et ne vous fiez pas aux
gens avant de les connaître. .1 finis ma lettre
si à la hâte , que je ne sais plus ce que fe dis.
Adieu, chère auiîe de mou cœur; ù vous
revoir; et si nous ne n„us revoyons pas, sou-
venez-vous toujours du seul ami véritable
que vous ayez eu, et que vous aurez jamais.
Jene me signerai pas lienou, puisque oeuom
iSo
LETTRE
fat fatal à votre tendresse ; mais pour ce mo«
mentb j'en veux repreudro un que votrei
ne saurait oublier.
J. J. Rousseau.
A M. L A L I A U D.
AMonquin.le 2- août 1769.
U N voyage de botanique , Monsieur , que
).ai fait au mont Pilât, presque eu arrivant
ici , m'a prive du plaisir de vous repondre
aussi-tôt que je l'aurais i\u.l<- voyage a été
désastreux, toujours de la pluie ;,*ai trouve
peu de plantes , e1 j'ai perdu mon chien blessé
par un au«.rc, et Fugitif ; je Le croyais mort
dans les bois, de sa blessure , quand à ino»
retour, 'je l'ai trouvé ici bien portant , sans
une je puisse imaginer comment U a pu foire
douw lieues, et repasser le Rhône dans Tétai
où il était. Vous ave« , Monsieur, la dou-
ceur de revoir vos pénates , et de vivre au
m, lieu de vos amis. Je prendrais pari à ce
bonheur, en vous en voyant jouir; mais je
doute que le ciel medestiue à ce partage, J ai
irons*»
A M. L A L I A U D. 181
trouvé Mad. Renou 'en assez bonne santé"
elle vous remercie de votre souvenir , et vous
salue de tout son cœur. J'en fais de- mène,
e'tnnt force d'être bref, à cause du soin que
demandent quelques plantes que j'ai rappor-
tées , et quelques graines que je destinais 1
Mad.de Portkttd, le tout étant arrivé ici, à
demi pourri parla pluie. Je voudrais du mbïW
eu sauver quelque chose, pour n'avoir pas
perdu tout-à-fait mon voyage , et la peine
que j'ai prise à les recueillir. Adieu , nion.
cher monsieur Laliaud -f conservez-vous et
vivez content.
A M. M O U L T O U.
A Monquin, le 8 septembre 1763,
Oans une foulure à la main , cher Moultou '
qui me fait souffrir depuis plusieurs jours, je
me livrerais à mon aise , au plaisir de cause*
avec vous ; mais je ne désespère pas d'en
retrouver une occasion plus commode. Ea
attendant , recevez mon remerciement de vo*
lettres. Tome VU, £
a8a L F T T R F.
tre bon souvenir, et de celui de Bkfad. M Mill-
ion ? dont je me consolerai difficilement
d'avoir été' si près, sans lavoir. Je veux croire
qu'elle a quelque part au plaisir que vous
m'avez fait de ni'amener votre fils, et cela
?n'a vendu plus touchante la vue de cet aima*
bl enfant. Je suis Tort aise qu'il soit un peu
Jaloux , dans ce qu'il fait , de mou approba-
tion. IL lui est toujours aisé de s'en assurer
p ir la vôtre : car sur ce point, comme sur
beaucoup d'autres , nous ne saunons penser
différemment vous et moi.
Je ne .uis point surpris de ce que vous me
xnarçrui z des dispositions secrettes des gens
qui vr.us entourent. Il y a long-tempa qu'ils
ont changé le patriotisme en égoïsme, et
l'amour prétendu du bien publie n'est plus
dans leurs cœurs , que la haine des partis.
Garantissez Je vôtre , ô cher MoultOU , de ce
.sentiment pénible, qui donne toujours plus
de tourment que de jouissance, et «]"« lors
même qu'il l'assouvit, venge dans le cœur
de celui qui l'éprouve , le mal qu'il fait à sou
ennemi. Paradis aux bicnlcsans , disait sans
cesse le bon abbé de S.Pierre. Voilà un para-
dis que les méchan» uc peuvent ôter à ptr-
A M. LALIADD. 18S
sonne j et qu'ils se donneraient, s'ils en con-
naissaient le prix.
Adieu , cher Moulton; je vous embrasse.
A M. LALIAUD.
A Monrjuin, le So novembre 1769.
J 'appri^d; avec plaisir, Monsieur, que
vous jouissez en bonne santé , et avec agré-
ment, du beau climat que vous babitez, et
que vous êtes content à-la-fois de votre sé-
jour j et de votre récolte. Vous avez deviné
bien juste, que taudis que l'ardeur du soleil
vous forçait encore quelquefois à chercher
l'ombre , jetais réduit à garder mes tisons ; et
nous avions eu dé|à de fortes gelées et des nei-
ges durables , long-temps avant la réception
de votre lettre. Cela , Monsieur , me chagrine
eti une chose , c'est de ne pouvoir plus , pour
cette année , exécuter votre petite commis-
sion des rosiers à feuilles odorantes , puis-
qu'ayantdcpuisloug- temps perdu toutes leurs
feuilles, ils seraient à présent impossibles à
distinguer , et difficiles même à trouver. Je
L 2
ï84 LETTRE
suis doue forcé de remettre cette recherche à
l'année prochaiue , et je vous assure que vous
rue fournissez l'occasion d'une petite herbo-
risation très-agréable , eu songeant que je la
fais pour votre jardin.
Je vous dois et vous fais , IVronsicur , bien
des remercicmens des lauriers que voua avez
la bonne intentiou de m'envoyer pour mou
herbies, quoique je ne me rappelle point du
tout qu'il en ait été question entre nous. Ilg
ne laisseront pas de trouver leur place, et de
nie rappeler votre obligeant souvenir, aussi
long- temps que je reste rai possesseur de mou
herbier; car il pourrai t dans peu , changer de
maître , ainsi que mes livres de plantes, dont
)e cherche a me défaire , étant sur le poiutdo
quitter totalement la botanique.
J ai fait votre commission auprès de Mnd.
de Lesscrt , et je ne doute pas que dans sa
première lettre, elle ne me charge de ses re-
mercicmens et salutations pour vous. Elfe a
eu la bonté de me pourvoir d'une bonne épi-
nette pour cet hiver. Cet instrument me fait
plaisir encore, et me donne quelques moment
d'amusement; maisil ne me fournit plus d«
nouvelles ùiées tic musique , et je ine suis vai-
nement efforcé d'eu jeter quelques-unes sur
X M. M O U L T O U. i85
le papicv : rien n'est venu , et je sens qu'il faut
renoncer désormais à lacomposition , comme
à tout le reste. Cela n'est pas surprenant.
Bon jour, Monsieur; le beau soleil qu'il
fait ici dans ce moment, me fait imaginer des
promenades délicieuses en cette saison 5 dans
le pays où vous êtes ; etsi j'y e'taisaussi, j'ai-
merais bien à les faire avec vt>us.
Bon jourderechrf;portez-vousbien, amu-
sez-vous, et donnez-moi quelquefois de VO>
nouvelles.
A M. M O U L T O U.
A MoDquin, 1« 5 janvier 1770*
•JE comprends, mon cher Moultou , qu'un»
caisse deconBtures, que j'ai reçue de Mont-
pellier, est le cadeau que vous m'aviez an-
noncé cet été, et auquel |e ne songeais plus,
quand il est venu me surprendre en gurt-à-
pens. (^ue voulez-vous que je fasse d'un si
grand magasin? Voulez-vous que je me mette
marchand de sucre ? U me semble que je
n étais pas trop appelé à ce métier. Voulez-
L 3
i86 LETTRE
vous que je le mange ? Il eu faudrait beau-
coup, je l'avoue, pour adoucir les Ucuves
d'amertume qu'on me fait avaler depuis tant
d'années; mais c'est une amertume mielleuse
et traîtresse , qui ne saurait s'allier avec la
franche douceur du sucre. Votre envoi , cher
Moultou, uVstraisonnable qu'aucasquevous
vouliez venir m'aider à le consommer -, j'en
goûterais alors la douceur dans toute sa
pureté. \> faudrait attendre , il est vrai, que
la ïaisu': fut plus douce elle-même : car quant
à présent, la campagne n'est pas tenable ; il
j Fai presque aussi froid que dans ma cham-
1).* , ou j;iès d'un grand feu, je gèle en me.
rôtissant , et L'onglée me fait tomber la plume
desdoigts.
Adieu , cher Moultou ; mes deux moitiés
embrassent les deux vôtres, et tout ce qui
vous est dur.
A M. M O U L T O U. 187.
AU M È M E.
A Monquin, le 9 février 1770.
Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel , démasque les imposteurs ,
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux regards des hommes.
c
jher Moultou , quoique Vous paraissiez
m'oublicr, je vous aime toujours , et je n'ai
pas voulu m'éloigner de ce pays , s uis TOUS
eu donner avis , et vous dire encore un adieu.
Je compte y rester qu' ize jours ou trois
semaines, avant de me rendre à Lyon. Cc=
trois semaines me seraient bien précieuses
pour l'herborisation des mousses et des I
ciicns, si la neige n'y portait obstacle .
probablement l'occasion n'en reviendi
pour moi. Le temps, qui parait v
remettre, peut permettre un es
avoir été long-temps bien malin .
tenter aujourd'hui l'anal ysedequelqui
d'arbres. Faites comme moi. Adieu; je yoi
L 4
188 LETTRE
embrasse tendrement, et je vous exhorte à
m aimer , car je le mérite.
J. J. Rousseau.
Je reprends un nom que Je n'aurais famaii
dû quitter. N'en employez plus d'autres pour
m écrire.
A Mad. GONCERU, net Rousseau.
A Monquin , le s> février i779.
Pauvret aveugles que noussommei!
Ciel, démasque les imposteurs,
Et force leurs baibare!, cœurs
A s'ouvrir aux i égards des homme».
AI A bonne, ma chère, ma respectable
tante, ne mourant, je vous pardonne de
m'avoir fait v.vre, et ie m'afflige de ne pou-
voir vous rendre à la fin de vos jour», les ten-
dres soins que vous m'avez prodigués au com-
mencement des miens. A la première lueur
d'une meilleure fortune, je songeai à vous
faire une petite part de ma subsistance, qui
put rendre la vôtre un peu plus commode. .Te
vous eu Gs aussi-tôt douuer avis, et votre
A M. G O N C E R U. 189
petite pension commença de courir en même
temps ; savoir , à la fin de mars 1767. 11 n'y
a pas encore de cela trois ans révolus , et ces
trois an s vous ont été payés d'avance , année
par année ; ainsi, quand vous ne recevriez
rien d'un au d'ici , toutserait encore en règle,
et il n'y aurait encore rien d'arriéré. Mon
intention est bien pourtant de continuer à
vous payer d'avance , etl'année quiccrainen-
ccra bientôt de courir , et les suivantes , au-
tant que mes moyen s me le permettront; mais,
ma chère tante , je ne puis pas vous dissimu-
ler que la dureté présente et future de ma
situation me met dans la nécessité décompter
avec moi-même : sans quoi , je ne me résou-
drais jamais a compter avec vous. Veuillez
donc prendre un peu de patience , dans la
certitude de n'être pas oubliée ; et s'il arri-
vait dans la suite , que votre pension tardât
à venir, ce qui ne sera pas , autant qu'il me
sera possible, dites-vous alorsà vous-même:
Je connais le caur de mon neveu ; et sûre
qu'il ne m'oublie pas, je le plains de n'être
■pasenctat de mieux faire. Adieu , ma bonne
«t respectable tante; je vous recommande à
la providence ; faites la même chose pour moi ,
1. 2
193 LETTRE
car j'en ai grand besoin; et recevezavec bonté',
mes plus tendres et respectueuses salutations.
A M. DE SAINT-GERMAIN.
AMoncju»n,le 2G février 1770*
o
U ctrs-vous, brave S. Germain ? Quand
pourrai-je vous embrasser , et réchauffer au
feu de votre courage, celai dont j'ai besoin
pour supporter les rigueurs de ma destinée ?
yu'il est cruel, qu'il e<t déchirant, pour le
phis aimant des hommes , de se voir devenir
l'horreur de ses semblables , en retour de son
tendre attachement pour eux , et «ans pou-
voir imaginer la cause décrite Frénésie, ni
par conséquent la guérir ! Quoi ! l'implacable
animosité des méchans peut-elle donc ainsi
renverser les têtes et changer les cœurs do
toute une nation, de toute une génération 2
lui montrer noir ce qui est blanc , lui ren lie
odieux ce qu'elle doit aimer, lui l'aire estimer
l'iniquité, justice, la trahison, générosité?
Ah! c'est aussi trop accorder à la puissance,
A M. DE SAINT-GERMAIN. 191
que de lui soumettre ainsi le jugement, lo
sentiment, la raison, et de se dépouiller pour
elle , de tout ce qui nouji fait hommes.
Quels sont mes tors envers M. de C 1 ?
Un seul , mais grand ; celui d'avoir pu l'esti-
mer. Pans ma retraite , je ne connaissais de
lui , que son ministère ; son pacte de famille
me prévint eu faveur de ses talens. Il av.ait
paru bien disposé pour moi ; cette bienveil-
lance m'en avait inspiré. Je ue savais rien de
sou naturel , de ses goûts , de ses inclina-
tions , de son caractère ; et dans Tes ténèbre»
où je suis plongé depuis tant d'années, j'ai
long-temps ignoré touteela. Jugeant du reste
par ce qui m'était connu , je lui donnai des
louanges qu'il méritait trop peu, pour les
prendre au pied de la lettre : il se crut insulté.
De là, sa haine et tous mes malheurs. Eu me
punissant de mon tort , il m'en a corrigé. S'il
uie punit maintenant de lui rendre justice , il
ne peut être trop sévère; car assurément, je
la lui reuds bien.
Pour mieux assouvir sa vengeance, il n'a
Toulu , ni ma mort quilinrs sait nies malheurs,
ni ma captivité qui m'eût du moins donné lo
repos. Il a conçu que le plus grand supplice
d'une ame tière et brûlante d'amour poiu la
.16
*9*. LETTRE
gloire, était le mépris et l'opprobre; et qu'il
•n'y avait poinl pour moi, de pire tourment
que celui d'être haï. C'est sur ce double objet
• qu'il a lin é sou plan. Ii s'est appliqué à me
travestir en monstre effroyaLI»; il a concerté
dans le secret, l'œuvre dénia diffamation ; il
m'a Tait enlacer de toutes parts, par ses satel-
lites; il m'.i fait traîner par eux dans la fange;
il '"'a rendu la Table du peuple , et le Jouet do
lacanaille. Pour m'accabler encore mreui de
la haine pnbliqut , il a pris son de la faire
sortir, parles moqueuses caresses des fourbes
dont il me faisait entourer; et pour dernier
raffinement, il a fait ens-orte que par-tout,
les égards et les attentions parussent me sui-
ve , afin que, quand trop sensible aux ou-
trag s, j'exhalerais quelques plaintes, j'eusse
I air d'un homme qui r/esl pas àson aise avec
lui-même , et qui se plaint des autres , parce
qu',1 est mécontent de lui.
Pour m'isoler et m'ôter tout appui ,
les moyens étaient simples. Tout cède à
la puissance, et presque tout à l'intrigue;
on connaissait mes amis ; on a travaillé
sur eux ; aucun n'a résisté. Ou a éventé
parla poste", toutes les correspondances que
je pouvais avoir. Ou m'a dùlacué de tcui-ps
A M. DE SAINT-GERMAIN. 193
eu temps, de petits chercheurs de places.,
de petits împloreurs de reco ;i mandations,
pour savoir par eux, s'il ne restât personne
qui eût pour moi , de la bienveillance , et
travailler aussi-tôt à me i'ôter. Je connais
si bien ce manège , et j'en ai si bien senti
le succès, que je ne serais pas sans crainte
pour M. de S. Germain lui-même , si je
le savais moins clair-voyant , et que je con-
nusse moins sa sagesse et sa fermeté. Parmi,
les objets de tant de vigilance, mes papiers
n'ont pas été oubliés. J'ai coufié tous ceus
que j'avais , en des mains amies ou que je
crus telles : tous sont à la merci de mes
ennemis. Enfin , l'ou m'a lié moi-même par
des engagemeas, dont j'ai cru vainement
acheter mon repos , et qui n'ont servi qu'à
nie livrer pieds et poings liés, au sort qu'on
voulait me faire. On ne m'a laissé pour
déleuse, que le oiel , dout ou ne s'embar-
rasse guère, et mou innocence, qu'on n'a
pu m'ôter.
Parvenu une fois à ce point , tout le
reste va de lui-même et sans la poindra
difficulté. Les gens chargés de disposer de
moi, ne trouvent plus d'obstacle. Les essaims
d'e*p;ons malveillaus et vigilans, dont je suis
i94 LETTRE
entoure, savent comment ils ont à faire leur
cour. S'il y a du bien , ils se garderont de
le dire, ou prendront grand soin de* le tra-
vestir : s'il y a du mal , ils l'aggraveront ;
s'il n'v en a pas , ils l'inventeront. Ils
peuvent me charger tout à leur aise ; ils
n'ont pas peur de me trouver là, pour les
démentir. Chacun veut prendre part à la
fête, et présenter le plus beau bouquet. Dès
qu'il est convenu que je suis un homme
noir, c'est à qui me con trouvera le plus de
(limes. (Quiconque eu a fait un, peut i u
faire cent : et vous verrez que bientôt j'irai ,
violant, brûlant, empoisonnant, assassinant
à droite et à gauche, pour nus menus plai-
sirs , sans m'embarrasser des foules de surveil-
lant qui me guettent, sans) songer que les
planchers sous lesquels je suis , ont des \ eux ;
que les mars qui m'entourent, ont des
oreilles ; que je ne fois pas un pas qui no
soit compté, pas un mouvement de doigt
qui ne soit noté, et sans que durant tout
ce temps la , personne ait la < haritéde pour-
voir à la sûreté publique, en m'empéchant
de continuer toutes ces horreurs , dont ils se
contentent de tenir tranquillement le regis-
tre, tandis que je les lais tout aussi trau jiui-
A M. DE SAINT-GERMAIN. io5
lement sous leurs yeux : tant la haine est
aveugle et bête dans sa méchanceté ! mais
n'importe : dès qu'il s-'agira de ra'nnputer
des forfaits , je vous réponds que le
M. de C 1 sera coulant sur les preuves ,
et qu'après ma mort , toutes ces inepties
deviendront autant de faits incontestables ,
parce que M. l'un, et M. l'autre, et Mad.
celle-ci , et Mlle, celle-là , tous gens de la plus
haute probité, les auront attestés, et que
)c ne ressusciterai pas pour y répondre.
Encore une fois, tout devient facile, et
désormais on va faire de moi , tout ce qu'on
voudra de mauvais. Si je reste en repos , c'est
que je médite des crimes ; et peut-être le
pire de tous, celui de dire la vérité. Si , pour
me distraire de mes maux, je m'amuse à
l'étude des plantes , c'est pour y chercher
des poisons. Mon Dieu! quand quelque jour
ceux qui sauront quel fut mon caractère , et
qui liront mes écrits , apprendront qu'on a
fait de .T. J,. Rousseau un empoisonneur, ils
demanderont quelle sorte d'êtres existait de
sou temps, et ne pourront croire que ce
fussent des liommes.
Mais comment en est-on venu là ? quel
fut le premier forfait qui rendit les autres
i96 LETTRE
croyables ? Voilà ce qui me passe ; voila
l'étonnante énigme. C'est ce premier pa»
qu'il faut expliquer, et qui (l'offre à mes
yeux , qu'un abyme impénétrable. M. do
S. Germain , dans ce que vous connaissez
de moi par vous-même , trouvez-vous do
l'étoffe pour faire un scélérat ? Tel je paraît
a vos yeux depuis plus d'un an , tel )c fus
pendant près de soixaute. Je n'eus jamais
que des goûts bon notes , que des passions
douces : je m'élevai, pour ainsi dire, moi-
même ; }e me livrai par eboix , aux meil-
leures études ; je ne oui lirai que des talens
aimables. J'aimai toujours la retraite, la
vie paisible et so'itaire. J'ai passe la jeunesse
et l'âge mûr , ebéri de mes amis , bien voulu
de mes connaissances , tranquille , beureux ,
content de mon sort , et sans avoir eu jamais
qu'une seule querelle avec un extravagant t
laquelle tourna tout à ma gloire. Malhcu-
reusement , ayant déjà passé l'âge mûr , je
me laissai tenter enfin de communiquer au
public , dans des livres qui ne respirent qu«
la vertu , de» ma\iines que je crus utiles à
mes semblables , ou de nouvelles idées pour
le prégrès des beaux arts. Me voilà devenu
depuis lors f uu homme noir ; de quelle
A M. DE SAINT-GERMAIN. 197
façon ? je l'ignore. Eli ! quels sont ces
malheureux , dont les aines sombres et con-
centrées , couvent le crime ? sont-ce des
auteurs, des gens de !• fctrçs , dévoués à la
paisib'e occupation d'écrire d*s livres, des
romans, de la musique, des opéras ? Ont-ils
des coeurs ou\ wl> , c ourVins , faciles à s'épan-
cher ? Et où de pareils secrets se cacheraient-
ils un moment dans le mien , transparent
comme le cristal , et qui porte à l'instant
dans mes yeux et sur mon visage , chaque
mouvement dont il est affecte. Seul , étran-
ger , sans parti , livré dans ma retraite à
de parei Is goûts, quel avantage , quel moyen,
quelle tentation ponvais-je avoir de mal
faire ? Quoi ! lorsque l'amour, la raison,
la vertu, prenaient sous ma plume, leurs
plus doux , leurs plus énergiques accens ,
lorsque je m'enivrais à torrens , des plus déli-
cieux Bentimens qui jamais soient entrés
dans un cœur d'homme, lorsque je planais
dans l'empvrée au milieu des objets cliar-
maus et presque angéliques, dont je m'étais
entouré ; c'était précisément alors , et pour
la première fois , que ma noire et farouche
aine méditait, digérait , commettai t les for-
faits atroces, dont ou ne me voila l'impu-
x^8 LETTRE
tation , que pour ru'ôler les moyens de m'en
défendre , et cela , sans motif, sans raison ,
sans sujet, sans autre intérêt que celui de
satisfaire la plus infernale féroeité. Et l'on
peut Si jamais pareille contradiction ,
pareille extravagance , pareille absurdité
pouvait réellement trouver foi dans l'esprit
d'un homme , oui , J'ose le dire sans crainte , il
faudrait étouffer cet homme-là.
î,es passions qui portent au crime, sont
analogues à leurs noirs effets. Où fuient Ks
miennes? Je n'ai connu jamais les passions
haineuses : jamais l'envie , la méchanceté , la
vengeance n'entrèrent dans mon cœur, ,7c suis
bouillant, emporte, quelquefois colère; ja-
mais fourbe , ai ran« unier ; et quand je cesse
d'aimer quelqu'un , celas' t bien vite.
.1 i qui veut n nuire; mais sitôt
que ne le crains plus , je ne le hais plus.
Iderol . <| te G.., m sur-tout, le premier,
le plus cach , k plus ardent , le plus'impla-
ca!.!.' • I : qui m'attira tous les autres , dise
peu;...! il me ' lit. Est-ce pour le mal qu'il
a n ç de moi ? Non, c'est pour celui qu'il
m'a lait ; car : DUVCUt L'offensé pardonne , tuais
l'oHeu ur ne pardonne jamais. i.)irai-jc me.
A M. DE SAINT-GERMAIN. 199
torts envers lui ? J'en sais deux. Le premier :
}e l'ai trop aimé. Le second : son cœur fut dé-
chire par la louange qui n'était pas pour
lui (*). Si lui , si Diderot ont quelque autre
grief, qu'ils le disent. Ils ont découvert, di-
ra-t-on, que j'étais un monstre. Ah! c'est une
autre affaire ; mais toujours est-il sûr que ce
monstre ne leur fit jamais de mal.
Madame la Comtesse de B s me hait,
et en femme; c'est tout due. Quels sont ses
gviefs ? Les voici :
Le premier. J'ai dit dans Ylléloise , que la
femme d'un charbonnier était plus respectable
que la maîtresse d'un prince : mais quand
j'écrivis ce passage, je ne songeais ni à elle ,
nia aucune femme en particulier ; je ne savajs
pas même alors qu'il existât une comtesse de
B s , encore moins qu'elle pût s'offeuser
de ce trait ; et je n'ai fait que long-temps
après, connaissance avec elle.
Le second. Madame de B s me consulta
sur une tragédie en prose , de sa façon ; c'est-
à-dire , qu'elle me demanda des éloges. Je lui
(*) Passage remarquable du Petit - Prophète ,
ouvrage de M. G... m, et clans lequel U s est
peint sans y songer.
200 LETTRE
donnai ceux que je crus lui étf 'Jus : mail
je l'avertis qui sa pièce ressembl > !>•■ i:. <>up
à une pièce aug'a pc qui j lui no .•■•;i J eus
le so.t de Gtl-Blas au pics de l'cviqiu pie'di-
catear.
L< troisième. M»d de B s était aimable
alors, <•( jeune encore. Les amil es do .t elle
m'honora . me touchèrent |dus<iu in'eul fallu
peut-être. Elle s'en apperçut. vjue q ie t.-mps
ap'ès , j'appris ses liaisons , que dans ma betiso
je ne savais p;is encore. Je ne crus pas qu'il
convîntà J.J. Rousseau , d'allersur es brisée»
d'un prince du sang , et je me retirai. Je no
sais, Monsieur, ce que vous île ce
crime ; mais il serait singulier que tous les
malheu-s d: ma rie fussent venus de trop de
prudence 3 dans un liouune qui eu eut toujours
•i peu.
Mil .laine la Maréchale de L £ me hait ;
elle a raison. J'ai commis envers elle, des
balourdises bien innocentes assurément dans
mon cœur, bien involontaires, mais que ja-
mais femme ne pardonne , quoiqu'on n'ait pas
eu l'intention de l'offenser. Cependant je ne
puis la croire essentiellement méchante, ni
perdre le souvenir des jours heureux que )'ai
passes près d'elle et de M. deL g- De tous
A M. DE SAINT-GERMAIN. 201
mes ennemis , elle est la seule que je crois ca-
pable de retour , mais non pas de mon vivant.
Je désire ardemment qu'elle me survive, sûr
d'être regretté, peut-être pliure d'elle après
jna mort.
Ajoutez à cette courte liste, M. deC. 1,
dont j'ai déjà parlé, et qui malheureusement
à lui seul en vaut mille: le docteur T n ,
avec qui je n'eus d'autre tort que d'être Gène-
Toiscommelui, et d'avoir autantde célébrité,
quoique j'eusse gagné moins d'argent : enfin ,
le baron d'H k , aux avances duquel j'ai
résisté long-temps, par la seule raisou qu'il
était trop riche -, raison que je lui dis pour
ïéponseàscs instances, etquimalheureusement
11e se trouva que trop juste dans la suite. Sur
mes premiers écrits, et su rie bruit qu'ils firent,
il se pVit pour moi d'une telle haine, et, comme
je crois , par l'impulsiou de G. ..m, qu'il me
traita dans sa propre maison , et sans le moin-
dre sujet, avec une brutalité sans exemple.
Diderot et M. de Margcncy , gentilhomme
ordinaire du roi, furent témoins de la que-
relle et ledernier m'a souvent dit depuis lors,
qu'il avait admiré ma patience et ma modé-
ration.
Ces détails, Monsieur, sont dan* la plus
3ob LETTRE
exacte vérité. Trouvez-vous là quelque mé-
chanceté dans le pauvre Jean- Jacques ? Voilà
pourtaut les seuls ennemis personnels quo
j'aie eus jamais. Tous les autres ne le sont que
par jalousie, comme d'Alembert , avec lequel
j'ai eu très-peu de liaisons, ou sur parole,
comme la foule ; ou parce qu'en général, les
lâches aiment à faire leur cour aux puissaus ,
eu achevant d'accabler ceux qu'ils oppriment.
C^ue puis-je faire à cela ?
Les naturels haineux , jaloux, n:-:chans , ne
se déguisent guère. Leurs propos , leurs écrits
décèlent bientôt leurs penchans ; ils vont tou-
jours se mêlant des affaires des autres. Les
pointes de la satyre lardent leurs discours et
leurs ouvrages ; les mots cou vers, (es allusions
ma lignes leur échappent malgré eux : mes écrits
sont dans hs mains de tout le monde , et vous
connaissez mon ton. Veuillez, Monsieur,
juger par vous-même , et voyez s'il y a de la
malignité dans mon coeur.
Le jeu : je ne puis le soufTYir. Je n'ai vrai-
ment joué qu'une fois en ma vie au redoute,
à Venise. Je gagnai beaucoup , m'ennuyai ,
et ne jouai plus. Les échecs, où l'on ne joue
rien , sont le seul jeu qui m'amuse. Je u'ai
pai peur d'être un Bcvcrley.
A M. DE SAINT-GERMAIN. ao3
L'ambition , l'avidité, l'avarice: je suis trop
paresseux , je déteste trop la René, j'aime trop
mon indépendance , pour avoir des goûts qui
demandent un homme laborieux , vigilant,
courtisan, souple, intrigant; les choses du
monde les plus contraires à mon humeur.
M'a-t-on vu souventaux toileites desfemmes,
ou dans les antiebambres desgrauds ? Ce sont
pourtant là les portes de ia fortune. J'ai refusé
beaucoup de places, et n'en rechercherai ja-
mais. C'est par paresse que je suis attaché à
l'argent que j'ai, crainte de la peine d'en cher-
cher quand je n'eu ai plus : mais je ne crois
pas qu'il me soit arrivé de ma vie, ayant le
nécessaire du moment, de rien convoiter au-
delà ; et après avoir toujours vécu dans une
honnête aisance, je me vois prêt à manquer
de pain sur mes vieux jours, sans eu avoir grand
souci. Combien j'ai laissé échapper de choses,
par nia nonchalance à les retenir ou à les saisir î
Citons un seul fait. Un receveur-général des
finances , auquel j'étais attache depuis long-
temps, m'offre sa caisse ; je l'accepte. Au bout
de quinze jours, l'embarras, l'assujettissement,
l'inquiétude sur- tout de cette maudite caisse ,
me font tomber malade. Je finis par quitter la
caisse , et me faire copiste de musique à six
204 LETTRE *
sols la page. M. de Franceuil , à tu' jp marque
ma résolut o", m ci il "i i l m
port de la fièvre, vaut me voir, me pai ,
m'exhorte, ne m'ébranle pas. Il attend inuti-
lement; et voyant ma résolution bren p ;,e
et bien confirmer, il dîsposeenG i de sa ca s*ej
et me donne un successeur. Ce fait seul prouve',
ce me semb,'',, que l'avidité de l'argent n'est
pas mou défaut, et j'en pourrais donerdes
preuves récentes , plus fuite? que celle-là Et
de quoi me servirait l'opulence ? Je déteste le
luxe, j'aime la retraite, je n'ai que It
delà simplicité', je ne saurais <ouT>'; aill »Ut
de moi des domestiques { et quand j'aur is
cent mille livres de rentes, je ne voudrais
aire ni mieux vêtu, ni mieux logé, ni m eux
nourri que je ne le suis. Je ne voudrais être
riche que pour faire du bien , et l'on us
cherche pas à satisfaire un pareil goût par des
crimes.
Les femmes ! Oh ! voici le grand ar-
ticle ; car assurément le violateur de la chaste
Vcrtier doit être un terrible homme auprès
d'elles; et le plus difficile des travaux d'fler-
dole doit pou lui conter, après celui-là. Il y
a quinze ans qu'on eut été étonné de m'eu-
teudre accuser dépareille iulamie; mais laissez
faire
A M. DE SAINT-GERMAIN. 3oS
faire M. de C 1 et Mad. de B s. Ils ont
bien ope'ré d'autres métamorphoses, et je les
vois en train de ne s'arrêter plus guère que par
l'impossibilité d'en imaginer. Je doute qu'au-
cun homme ait eu une jeunesse plus chaste
que la mienne. J'avais trente ans passe's , sans
avoir eu qu'un seul attachement, ni fait à sou
objet qu'une seule infidélité : c'était là tout.
Le reste de ma vie a doublé cette licence; je
n'ai pas été plusloin. Je nefais point houneur
de cet te réserve h ma sagesse ; elle est bien plus
due à ma timidité; et j'avoue avoir manqué
par elle, bien des bonnes fortunes que j'ai
convoitées , et qui , si j'en avais tenté l'aven-
ture, ne m'auraient peut-être pas réduit au
même crime, auquel , selon la Vertier, m'ont
entraîné ses attraits.
Pour contenter les besoins de mon cœur,
encore plus que ceux de mes sens , je me donnai
une compagne honnête et fidclle , dont après
vingt-cinqatis d'épreuve et d'estime , j'ai fait
ma femme. Si c'est là ce qu'on appelle de la
débauche, je m'en honore , et ce n'est pas du
moins celle-là qui mène dans les lieux publics.
L'exemple., la nécessité, l'honneur de celle
qui m'était chèro , d'autres puissantes raison»
J.*ttrts. Toms Yil. M
3o6" LETTRE
me firent confier mes enfans à l'établissement
fait pour cela , et m'empêchèrent de remplir
moi-même le premier ,1e plus saint desdevoirs
delà nature. En cela, loin de m'excuser , je
m'accuse : et quand ma raison me dit que ;'ai
fait dans ma situation, ce que j'ai du faire,
je l'en crois moins que mon cœur , qui gémit
et qui la dément. Je ne lis point un secret de
ma conduite à mes amis , ne voulant pas pas-
ser à leurs yeux , pour meilleur que je a'étais.
C^uel parti les barbares en ont tiré! Avec qml
art ils l'ont mise dan s les jours les plus odieux !
Comme ils se sont plus à me peindre en père
dénaturé, parce que jYlais à plaindre ! Comme
ilsont cherché a tirer du fond de mon carac-
tère , une faute qui fut l'ouvrage de mou mal-
heur! Comme si pécher n'était pas dr l'homme,
et même de l'Iiommc juste ! Elle fut grave,
sans doute; elle fut impardonnable : mais
aussi ce fut la seule , et je l'ai bien expiée.
A cela près , et des vices qui n'ont jamais lait
de mal qu'à moi , je puis exposer à tous les
yeux, une vie irréprochable dans tout le se-
cret de mon crrnr. Ah ! que ces hommes si
sévères aux fautes d'autrui , rentrent dans le
fond de leurs consciences , et que chacun
A M. DE SAINT-GERMAIN. 207
d'eux se félicite , s'il sent qu'au jour où tout
sans exception sera manifesté, lui-même en
sera quitte à meilleur compte !
La Providence a veillé sur mes enfans, par
le péché même de leur père. Eli Dieu ! quelle
eût été leur destinée, s'ils avaient eu la mienne
à partager ! Que seraient-ils devenus dans mes
désastres ! Ils seront ouvriers ou paysans ; ils
passeront dans l'obscurité, desjours paisibles;
que n'ai-je eu le même bouheur ! Je rends au
moins grâces au ciel, de n'avoir abreuvé que
moi, des amertumes de ma vie , et de les en
avoir préservés. J'aime mieux qu'ils vivent du
travail de leurs mains, sans ni- connaître,
que de les voir avilis et nourris pat le traîtresse
générosité de mes eunemis, qui les instrui-
raien t à baïr , peut-être à trahir leur père : et
j'aime mieux cent fois être ce père infortuné,
qui commit la faute et qui la pleure, que
d'être le méchant qui la relève, l'étend , l'am-
plifie , l'aggrave avec la plus maligne joie , que
d'être l'ami perbdc, qui traliitla cou fiance de
son ami , et divulgue pour le diffamer, le se-
•cret qu'il a versé dans son sein.
Mais des fautes , quelques grandes qu'elles
soient, n'en supposent pas qui leur soient
tonUadiytuircs. Les débauchés sont peu dans
M 2
2o8 LETTRE
le cas d'en commettre de pareilles, comme
ceux qui s'occupent dans le port, à charger
des vaisseaux que bientôt ils perdent de vue
ne songent guère à les assurer. Mes attache-
inens me préservèrent du désordre, et toujours,
je lr re'pète , je fus réglé dans mes mrcnrs. Je
ne doute pas même que celles de ma jeunesse
n'aient contribué dans la suite, à répandre
dansmes écrits , cette viveclialeur que les gens
qui ne sentent rien, prennent pour de l'art,
mais que l'ait ne peut contrefaire, et que ne
saurait fournir un sang appauvri par la de'-
Jjauche. Pour répondre à ces bommes vils,
qui m'osent accuser d'avoir gagné dans des
lieux que je ne connais point , des maux que
je connais encore moins , je ne voudrais que
la Nom^I/e Héîoise. Est-ce ainsi qu'on ap-
prend à parler dans la crapule? (v)u'on prenne
au tant de débauchés qu'on voudra , tons doués
d'autant d'esprit qu'il est possible, cl je les
délie entre eux tous, de faire une seule page
à mettre à cîW d'une des lettres bridantes
dont ce roman n'abonde que trop. Non , non ,
il est pour l'âme un prix aux bonnes moeurs ,
c'est de la vivifier. L'amour et la débauche
ne sauraient aller ensemble; il faut choisir.
Ceux qui ks confondent ne connaissent quo
A M. DE SAINT-GERMAIN. 209
la dernière. C'est sur leur propre état, qu'ils
jugent du mien ; mais ils se trompent. Adorer
les femmes, et les pos éder , sont deux choses
très-difFére rites. Us ont fait l'une, et j'ai fait
l'autre. J'ai connu quelquefois leurs plaisirs ;
mais ils n'ont jamais connu les miens.
L'amour que je conçois , celui que j'ai pu
sentir, s'enflamme à l'image illusoire de la
perfection de l'objet aime', et celte illusion
même le porte à l'enthousiasme de la vertu;
car cette idée entre toujours dans celle d'une
femme parfaite. Si quelquefois l'amour peut
porter au crime, c'est dans l'erreur d'un mau-
vais choix qui nous égare , ou dans les trans-
ports de la jalousie. Mais ces deux e'tats , dont
aucun n'a jamais été' le mien , sont raomin-
tanés ,et ne transforment point un cœur noble
eu u ne ame noire. Si l'amour m'eût fait faire un
crime, il faudrait m'en punir et m'en plaindre;
mais il ne me rcudraitpas l'horreur des hon-
nêtes gens.
Voilà tout , ce me semble , à moins qu'on
ne veuille ajouter l'amour de la solitude ; car
cet amour fut la première marque à laquelle
Diderot parut juger que j'étais un scélérat.
Ses mystérieuses trames avec G. ..m, éUienï
commencées, quand j'allai vivre à l'Hernie
M 3
?.if5 LETTRE
tnge. Il publia quelque temps après , le Fils
naturel, dans lequel il inséra cette sentence ;
ïln'y ci que lt méchant qui soit seul. Je lui
écrivis avec tendresse, pour me plaindre qu'il
n'eût misa ce passage aucun adoucissement-
Il me ic'pondit durement, et sans aucune ex-
plication. Pour moi , quoique cette sentence
ait quelque chose qui papillote à l'oreille , jy
n'y trouve qu'une absurdité; et il est si faux
qu'il n'y ait que le méchant qui soit seul,
qu'au ion traire il est impossible qu'un homme
qui sait vivre seul, soit méchant, et qu'un
méchant veuille vivre seul; car à qui Ferait-il
du mal , et avec qui formerait-il ses intrigues '*.
La sentence en elle-même exigeait donc tout
an moins une explication : elle l'exigeait bien
plus encore , ce me semble', de li part d'un,
auteur qui, lorsqu'il parlait de la sorte au
public , avait nu ami utile depuis six mois
dans une solitude ; et il i lait également cho-
quant et mal-honnéte de refuser, du moins
«•u maxime générale , l'honorable et juste
exception qu'il devait non-seulement à cet
ami , mais à tant de sa^cs respectes _, qui dans
tous l«s temps ont cherché h' calme et la paix
dans la retraite, et dont pour la première.
fois , depuis que le monde existe , un écrivain.
A M. DE SAINT-GERMAIN. 211
s'avise avec un trait de plume , de faire autant
de scélérats : mais Diderot avait ses vues ,
et ne s'embarrassait pas de déraisonner pourvu,
qu'il préparât de loin, les coups qu'il m'a
portés dans la suite.
Je vais faire une remarque qui peut paraître
légère, maisqui me paraîtàmoidesplussûres,
pour juger de l'état interne et vrai d'un au-
teur. On sent dans les ouvrages que j'écrivais
à Paris, la bile d'un homme importuné du
tracas de cette grande ville, et aigri par le
spectable continuel de ses vices. (*) Ceux que
j'écrivis depuis ma retraite à l'Hermitage ,
respirent une tendresse de cœur , une douceur
d'ame, qu'on ne trouve que dans les bocages,
et qui prouvent l'effet que faisaient sur moi
la retraite et la campagne, et qu'elle:; feront
toujours sur quiconque en saura sentir le
ebarme , et y vivre aussi volontiers que moi,
(*) Ajoutez les impulsions continuelles de
Diderot, qui, soit qu'il ne put oublier le donjon
de Vincennes, soit avec le projet déjà formé, de
inr rendre odieux , in'allait sans cesse excitant et
stimulant aux sarcasmes. Sitôt que je fus à la
campagne, et que ces impulsions cessèrent, le
caractère et le ton de mes écrits changèrent, et
je rentrai dans mon naturel.
212 LETTRE
Les pensées mâles de la vertu, dit le nerveux
Young, les nobles élans du génie , les brû-
lons transports d'un cœur sensible , sont
perdus pour V homme oui croit , f n'être seul
est une solitude. Le malheureux s'est con-
damné à ne les jamais sentir. JJieu et la
raison ! quelle immense société '. Que leurs
entretiens sont sublimés ! que leur commerce
est plein de douceurs! Voilà MM. Young
et Diderot d'avis un peu diflérens , sans ajou-
ter celui de Virgile. Pour moi , je me fait
honneur d'avoir imite le soc'lérat Descartel ,
quand il s'en alla méchamment philosopher
dans sa solitude de Nord-Hollande.
Je viens de faire , ce me semble , une revue
exacte , et je n'y vois rien encore qui m'ait pu
donner des penchaus pervers. Que reste- t-il
donc en ti 11 ? L'amour de la gloire. Quoi !
ce noble sentiment qui élève l'ame aux su*
blîmea contemplations qui l'élancé dais les
régions él berces, qui l'étcnd , peur ainsi d ire %
sur toute la postérité , pourrait Lui dicter des
forfaits ? Il prendrait , pour s'honorer , la
route de [infamie! Eh! qui ne sait que rien,
n'avilit , ne resserre et ne concentre l'aine
comme le crime ; que rien de e;ratid et de géné-
raux se peut partir d'uu intérieur corrompu?
A M. DE SAINT-GERMAIN. 21S
Non, non ; cherchez des passions viles pour
cause à des actions viles. On peut être un,
mal-honnête homme , et faire un bon livre ;
mais jamais les divins élans du génie n'iiono*
rèrentl'amc d'un malfaiteur ; et si les soupçous
do quelqu'un que j'estimerais , pouvoient à ce
point ravaler la mienne , je lui présenterais
mon Discours sur Vinêgaîité (*) pour toute
réponse , et je lui dirais : lis et rougis. (**)
Vous me citerez Erostrate. A cela, voioi
ma réponse. L'histoire d'Erostrate est une
fable; mais supposons- la vraie. Erostrate,
sans génie et sans talent, eut un moment la
(*) En retranchant quelques morceaux de la
façon de Diderot, qu'il m'y fit insérer presque
malrgé moi. Il eu avait ajouté de plus durs en-
core ; mais je ne pus me résoudre à les employer.
(**) Que serait-ce , si je lui présentais ma lettre
à d'Alenihert , sur les spectacles, ouvrage où le
plus tenilie délire perce à travers la force du rai-
sonnement, et rend cette lecture ravissante? Il
n'y a point d'absurdité qu'on ne rende imagina-
ble , en supposant que des scélérats peuvent traiter
ainsi de pareils sujets. Démocrite prouva aux
.Abdéritt-s, qu'il n'était pas fou, en leur lisant une
de ses pièces; et moi, je de'fie tout homme sensé,
qui lira cette lettre, de pouvoir croire que l'auteua
soit un Coquin.
2 14 LETTRE
fantaisie de la célébrité, à laquelle il n'avait
aucun droit. Il prit la seule et courte voie
que son mauvais cœur et son esprit étroit put
lui suggérer : mais comptez que s'il se fut
senti capable de Faire V Emile, il n'eut pomt
brûlé le temple d'tOphèse. !\on, Monsieur , on
n'aspire point par le crime au prix qu'on peut
obtenir par la vertu ; et voilà u' qui rend plus
ridicule l'imposture dont Je sus l'objet. Ou'a-
vais-je besoin de gloire et do célébrité ? Je
l'avais déjà toute acquise : non par des noir-
ceurs et des actes abominables , mais par des
moyens vertueux , honnêtes , par des taie us
distingues , par des livres utiles , par une i ou-
duiie estimable, par tout le bien que j'avais
pu faire selon mon pouvoir; elle «.lait belU .
elle était sans tache: qu'y pouvais-jc ajouter
désormais, si ce n'est la persévérance dans
l'honorable carrière donl je voyais déjà d'as-
sez prés le tenue ? Que dis-je ! je l'avais at-
teint; je n'avais plus qu'à me reposer et jouir.
Peut-o:i conci uir que de gaieté de CO UI et
par des loi faits , l'aie cherché mui-mcine ù
ternir ma gloire , à la détruire , à laii s:- réchap-
per de mes mains, ou plutôt à jeter dans un
transport de furie, le prix, inestimable que
j'avais Légitimement acquis ? Quoi ! Le sage j
A M. DE SAINT-GERMAIN-. 215
le brave S. Germain retournerait-il exprès à
la guerre , pour y fle'trir par des lâchetés in-
fâmes , les lauriers sous lesquels il a blanchi ?
Ne sait-on pas qu'une belle réputation est
la plus noble et la plus douce re'c.;mpense de
la vertu sur la terre ? Et l'on veut qu'un,
homme qui se l'est dignement procurée, s'aille
exprès plonger dans le crime pour la souiller?
Non , cela n'est pas , parce que cela ne peut
pas être ; et il n'y a que des gens sans hon-t
neur , qui puissent ne pas sentir cetto impos-
sibilité.
Mais quels sont enfin ces forfaits, dont je
me suis avi.oési tard de souiller une réputation,
déjà toute acquise par mieux que dos livres,
par quarante ans d'honneur et d'intégrité?
Oh ! c'est ici le mystère profond qu'.i vc faut
jamais que je sache , et qui ne doit être ou-
vertement publié qu'a près ma mort, quoi qu'on
fasse ensorte pendant ma vie,, que tout la
monde eu soit instruit , hors moi seul. Pour
me forcer , en attendant, de boire la coupe
amère de l'ignominie , on aura soin de la
faire circuler sans cessa autour de moi dans
l'obscurité _, de la faire dégoutter, ruisseler
su rmaréte, afin qu'elle m'abreuve, m'inonde,
me suffoque ; mais saus qu'aucun trait de
2ï6 LETTRE
lumière l'offre jamais à ma vue, et me laisse
discerner ce qu'elle oontierft. On me séquestrera
du commerce des hommes, même en vivant
avec eux ; tout sera pour moi , secret , mys-
tère et mensonge; on me rendra étranger à
la société , sans paraître m'en chasser ; on
élèvera autour de moi , un impénétrable
édifice de ténèbres, on m'ensevelira tout vi-
vant dans uneercuèil. C'est exactement ainsi,
que sans prétexte et sans droit, on traite eu
France un homme libre , un étranger qui
n'est point sujet du roi, qui ne doit compta
à personne de sa conduite, en continuant d'y
respecter, comme il a toujours fait, le roi
les Ioix , les magistrats et la nation. Que s'il
est coupable , qu'on l'accuse , qu'on 1« juge
«t qu'on le punisse; s'il ne l'est pas , qu'on
le laisse libre, non pas en apparence, mais
réellement. Voilà, Monsieur, ce qui est juste}
tout ce qui est hors de là, de quelque pré-
texte qu'on l'habille , est trahison, fourberie ,
iniquité.
Non , je ne serai point aCcusé , point arrêté,
point jugé, point puni en apparence ; mais
on l'attachera, sans qu'il y paraisse, à me
rendre la vie odieuse, insupportable, pire
ccftt lois que la mort. Ou Défera garder à
Vue ;
& M. DE SAINT-GERMAIN. at>
TOe ; je ne ferai pas un pas sans être suivi ;
on m'ôtera tous moyens de rien savoir et
de ce qui me regarde , et de ce qui ne me
regarde pas ; les nouvelles publiques les plus
indifférentes , les gazettes même me seront
interdites ; on ne laissera courir mes lettres
et paquets, que pour ceux qui me trahissent ;
on coupera ma correspondance avec tout
autre ; la re'ponse universelle à toutes mes
questions, sera toujours qu'on ne sait pas «
tout se taira dans toute assemblée à mon,
arrive'e ; les femmes n'auront plus de langue
les barbiers seront discrets et silencieux • [e
Vivrai dans le sein de la nation laplus loquace
comme chez un peuple demuets. Si je voya e
on préparera tout d'avance, pour disposer
de moi par-tout où je veux aller ; on mo
consignera aux passagers , aux cochers, aux
cabaretiers. A peine trouverai-je à inaoeer
avec quelqu'un dans les auberges ; à peine y
trouverai-je un logement qui ne soit pas
isolé; enfin, l'on aura soin âe répandre une
telle horreur de ntoî sur ma route , qn'h
chaque pas que je Ferai , à chaque ob/ei qU0
je verrai, mon ame soit ijécli
n'empêchera pas que, traité eo an
je ne reçoive par-tout ceui courbetti i
Lettres. Tome VU.
2i8 LETTRE
qn eu ses, avec autant de complimensde respect
et d'admiration. Ce sont de ces politesses de
tigres, qui semblent vous sourire au moment
«ju'ils vont vous déchirer.
Imaginez, Monsieur, s'il est possible, un
traitement plus insultant, plus cruel, plus
barbare, et dont le concert incroyablement
unanime , laisse au sein d'une nation toute
entière, ui\ infortuné rigoureusement seul et
sans consolation. Tel est le talent supérieur
de monsieur de C 1 pour les détails ; tels
sont les soins avec lesquels il est servi , quand
il est question de nuire. Mais s'il s'agissait
d'une oeuvre de boute , de générosité , de
justice, trouverait- il la même fidélité dans
ses créatures ? J'en doute. Aurait-il lui-même
]a même aetivité? .l'en doute encore plus.
J'ai beau chercher des cas où il soit permis
d'accuser , de juger, de diffamer un homme
à son insu, sans vouloir l'entendre, sans
soulliir qu'il réponde, et même qu'il parle ;
je ne trouve rien. Je veux supposer toutes les
preuves possibles. Mais quand en plein midi ,
toute la ville verrait un homme eu assassiner
un autre sur la place publique; encore, eu
jugeant l'accusé , ne l'empêcherait-on pas
de répoudre, encore ne le jugerait-un pas
A M. DE SAINT-GERMAIN. 219
sans l'avoir interrogé. A l'inquisition l'on
cache à l'accusé son délateur , je l'avoue ;
mais au moins lui dit-on qu'il est accusé,
au moins ne le condamne-t-on pas sans
l'entendre, au moins ne l'empèche-t-on pas
de parler. Un délateur secret accuse, il ne
prouve pas -, il ne peut prouver dans aucun
cas possible ; car , comment prouverait-il ?
Par des témoins ? Mais l'accusé peut avoir
contre ces témoins des moyens de récusation
que les juges ignorent. Par des écritures ?
Mais l'accusé peut y faire appercevoir des
marques de fausseté que d'autres n'ont pu
connaître. Un délateur qui se cache est tou-
jours un lâche : s'il prend des mesures pour
que l'accuse ne puisse répondre à l'accusation
ni même à être instruit, il est un fourbe :
s'il prenait en même temps avec l'accusé 1©
masque de l'amitié., il serait un traître. Or,
un traître qui prouve ne prouve jamais assez ,
ou ne prouve que contre lui-même ; et
quiconque est un traître peutbien être encore
un imposteur. Eh , quel serait, grand Dieu !
le sort des particuliers, s'il était permis de
leur faire a leur insu leur procès , et puis de
les aller prendre chez eux pour les mener
tout de suite au supplice, sous prétexte gu«
N a
220 LETTRE
les preuves sou t si oïaires, qu'il leur est imiti!»
d'être entendus ?
Remarquez, Monsieur, je vous supplie ,
combien cet'.e première accusation dut pa-
raître extraordinaire , vu la réputation sans)
reproche dont je jouissais, et que soutenaient
ma conduite et mes écrits. Assurément ceus
qui vinrent apprendre pour la première fois,
aux chefs de la nation , que j'étais un scélérat.
durent les étonner beaucoup ; et rien ne de\ ai t
manquer à la prmve d'une parerlle accusation
pour être admise. 11 y manqua pourtant au
moins une petite circonstance, savoir, l'au-
dition de l'accusé ; on se cacha de lui très>-
soigneusement , et il fut jugé. Messieurs
messieurs ! quand il serait généralement
permis de juger un accusé sans fouir, il y a
du moins des hommes qui mériteraient d'être
exceptés; et Jean-Jacquts pouvoir espérer
ce me semble, d'être mis an nomirc de ces
hommes-la.
On ne vous a pas jugé, diront-ils. F.t
qu'avez -vous doue Fait, misérables ? I t
1. i ;nant d'épargner ma personne, vous m'ôtex
l'honneur j vous m'accablez d'opprobres ;
vous me laisse/, la vie, mais vous me la rendez
odieuse, eu y joignant la diUamaùou, Yoiu
A M. DE SAINT-GERMAIX. 221
me traitez plus cruellement mille fois, que
si vous m'aviez fait mourir ; et vous appelez
cela ne m'avoir pas jugé ? Les fourbes ! il ne
manquait plus à leur barbarie que le vernis
do la générosité.
Non, jamais on ne vit des gens aussi fiers
d'être trahres. Prudemment enfonce'» dans
leurs tannières , ils s'app'audissent de leurs
lâchete's, et insultent à ma franchise en la
redoutaut. Pour m'étouffer s-ans que je crie,
fis m'ont auparavant attaché un bâillon. A
voir enfin leur bénigne contenance, on les
prendrait pour les bourreaux de l'iufortuué
L)om Carlos, qui prétendaient qu'il leur fut
encore redevable de la peine qu'ils prenaient
de l'étranglrr.
En vérité, Monsieur, plus je médite sur
cette étrange conduite, plus j'y trouve une
complication de lâcheté, d'iniquité, de four-
berie, oui la rend inimaginable. Ce qui me
passa encore plus , est que tout cela paraît
se faire de l'aveu de la nation entière ; que
non - seulement mes prétendus amis, mais
d'honnêtes gens réellement estimables , y
paraissent acquiescer ; et que monsieur de
bt-Germain lui-même, ne m'en paraît pas
encore assez scandalisé. Cependant fussé-j«
H 3
222 LETTRE
coupable , fussé-je en effet, tout ce qu'on
m'accuse d'être, tant qu'on ne- m'aurait pas
convaincu j cette conduite envers moi, serait
encore injuste , fausse , inexcusable. Que
doit-elle me paraître, à moi, qui me seus
innocent ?
Soyons équitables toujours. Je ne crois
point que M. de C I soit l'auteur do
l'imposture ; mais je ne doute point qu'il
n'ait très-bien vu que c'en était une ; et que
ce ne soit pour cela, qu'il prend tant do
mesures pour m'empécber d'en être instruit
Car autrement, nvec la haine envenimée quo
tout décèle en lui contre moi , jamais il ne
se refuserait le plaisir de me convaincre et de
me confondre, dût-il s'oter par-là, celui de
me voir souffrir plus long-temps.
Quoique ma pénétration , naturellement
très-mousse, mais aigu ise'e a Force de s'exercer
dans les ténèbres, m- fasse deviner assea juste,
des multitudes de choses qu'on s'appbqnc a
me cacher, ce noir mystère r<t encore enve-
loppé pour moi, d'un voile impénétrable :
mais à force d'indices combinés, compares;
a force de demi-mots échappés et saisis a la
Volée ; h force de souvenirs effaces, qui pat
asard me reviennent, je présume G. ..m
A M. DE SAINT-GERMAIN. 2 23
et Diderot les premiers auteurs de toute la
trame. Je leur ai vu commencer, il y a plus
de dix-huit ans, des menées auxquelles je ne
comprenais rien , mais que je voyais certaine-
ment couvrir quelque mystère dont je ne
m'inquiétais pas beaucoup , parGe que les
aimant de tout mou cœur, je comptais qu'ils
m'aimaient de même. A quoi ont abouti ces
menées? Autre énigme non moins obscure.
Tout ce que je puis supposer le plus rai-
sonnablement , est qu'ils auront fabriqué
quelques écrits abominables, qu'ils m'auront
attribués. Cependant comme il est peu naturel
qu'on les en ait crus sur leur parole, il aura
fallu qu'ilsaicnt accumulé des vraisemblances
sansoublierd'imiter le style et la main. Çjuant
au style, un homme qui possède supérieure-
ment l\'irt d'écrire, imite aisément jusqu'à
certain point, le style d'un autre, quoique
bien marqué. C'est ainsi que Boileau imita le
style de Voiture et celui de Balsac , à s'y
tromper ; et cette imitation du mien peut
tire sur-tout facile à Diderot, dont j'étudiais
particulièrement la diction , quand je com-
mençai d'écrire, et qui même a mis dans mes
premiers ouvrages, plusieurs morceaux qui
ne tranchent point avec le reste, et qu'on
N 4
224 LETTRE
ne saurait distinguer, du moins quant au
style (*). 11 est certain que sa tournure et
la mienne, sur-tout dans mes premiers ou-
vrages , dont la diction est comme la sienne,
un peu sautante et sentencieuse , sont parmi
celles de nos contemporains, les deux qui
se ressemblent le plus. D'ailleurs, il y a si
peu de juges en état de prononcer sur la
différence ou l'identité des styles, et ceux*
même qui le sont, peuvent si aisément s'y
tromper, que chacun peut décider là-dessus
comme il lui plaît , sans craindre d etr*
convaincu d'erreur.
La main est plus difficile à contrefaire ;
je crois même cela presque impossible, dans
(*) Quant aux pensées, celles qu'il a ru la
bonté" de rm prétei . : que j'ai eu la bêtise d'adop-
EU i i!< a miennes,
on peut le voir dans celle du philosophe,
gumenu i ant son bounet sur set
• - (D se. utr l':nc'p. ) : car ce morre.iu est do
i fer. Il es; certain que M. I >idero«
an de ma i et de ma Facilité,
pour d mes écrits, un ton dur et un air
' • qu il- n'eurent pins si-iôi qu'il cessa de me
ei , et que je lus livre tout-à-lait à moi*
A M. DE SAINT-GERMAIN. 22S
un ouvrage de longue haleine. C'est pourquoi
Je présume qu'on aura préféré des lettres , qui
n'ont pas la même difficulté et qui rem-
plissent le même objet. Quant à l'écrivain
chargé de cette contrefactiou , il aura été
plus facile à trouver a Diderot, qnà tout
autre, parce qu'ctaut chargé de la partie des
arts dans Y Encyclopédie , il avait de graudes
relations avec les artistes dans tous les genres.
Au reste, quand la puissance s'en mêle,
beaucoup de difficultés s'applanisseut ; et
quand il s'agirait, par exemple, de décider
si une écriture est ou n'est pas contrefaite,
je ne crois pas qu'on eût beaucoup de peine
à trouver des experts prêts à être de l'avis
qu'il plairait à monsieur de C I
Si ce n'est pas cela, ou de faux témoins,
je n'imagine rien. Je peucheraisméme un peu
pour cette dernière opinion, parce qu'assuré-
ment le bénin Thevc-nin } quoiqu'on en dise,
ne fut pas aposté pour rien ; et je ne puis
imaginer d'autreobjet à la fable de cemanan,
et à l'adroite faoon dont ceux qui l'avaient
«posté, l'ont* accrédité (*), que de vouloir
(*) Enfin, tant ont opéré les gens quidfsposent
de moi, qu'il reste clair comme le jour, à Gre-
î26 LETTRE
îàter d'avance, comment je soutiendrais la
confrontation d'un faux, témoin.
Les Holbackiens , qui croyaient m'avoir
déjà coulé à fond , furieux de nie voir bien
au château de Montmorency et chef M. lu
prince deConti, firent jouer leurs machines
par d'Alembert ; et profitant des piques se-
crettes dont j'ai parlé, firent passer par le
Temple, leur complot à l'hôtel de Luxem-
bourg. 11 est aisé d'imaginer comment M. do
C 1 s'associa pour cette affaire particu-
lière, arec la ligue, et s'en fit le chef; c©
qui rendit des- lors, le succès immanquable,
au moyen des manœuvres souterraines , dont
G. ..m avait probablement fourni le plan.
Ce complot a pu se tramer de toute autre
manière ; mais voilà celle où les indices ,
<l as ce que j'ai vu, se rapportent le mieux.
noble et ailleurs, que le «alérien Thevenin m'a
neuf francs aux i tandis que j «tau
à Montmorencj ; qu'il me les apn i mains
du caban lier Jeannet, notre < ommun hôte , chei
qui je n'ai jamais loj j'' ne parlai do
nia vie; ei que je lui donnai en reconnaissance,
des lc;ircs de recommandation poui MM. de
îcs et Haldixrund , que je ne coniuissj.i»
pas.
A M. DE SAINT-GERMAIX. 227
Il fallait, avant de rien tenter du c6té du
public, m'éloigner au préalable ; sans quoi,
le complot risquait à chaque instant d'être
découvert, et son auteur confondu. U Emile
en fournit les moyens, et l'on disposa tout
pour m'effrayer par un décret comminatoire,
auquel on n'en voulait cependant venir, que
quaud j'aurais pris le parti de fuir. Maia
voyant que, malgré tout le fracas dont on
accompagnait la menace de ce décret, jo
lestais tranquille et ne voulais pas démarrer,
on s'avisa d'un expédient tout puissant sur
mou cœur. Mad.nue de Boufflers, avec une
grande éloquence , me fît voir l'alternative
inévitable, de compromettre madame de
L.......g si j'étais interrogé, ou de mentir;
ce que j'étais bien résolu de ne pas faire.
Sur ce motif, auquel je ne pus résister, je
partis enfin, et l'on ne lâcha le décret, que
quand ma résolution fut bien prise, et qu'on
put le savoir. Il parait que dès-lors, le projet
était arrangé entre madame de BoufHers et
monsieur Hume, pour disposer de moi ; elle
n'épargna rienpour ni 'envoyer en Angleterre.
Je tins bon, et voulus passer en Suisse. Ce
n'était pas là le compte de la ligue, qui par
*es manœuvres parviut avec peine à m'en,
N é
LETTRE
chasser. Nouvelles sollicitations plus rive*
pour l'Angleterre : nouvelle résistance de
pàa |) 1 1 ■! pars pour aller joindre milord
?.].::, l,,,i à Berlin. La ligue vit L'instant où
Vji„ns lui échapper. Son complot s'en allait
»eui-ètre ei| fumée, si l'on ne m'eût tendu
tant de piégea à Strasbourg , qu'enfin j'y
tombai, me laissai livrer à Hume, et partis
avec lui pour l'Angleterre, où j'étais attendit
depuis si long-temps. Dès ccinoinent ils m'ont
tenu ; je ne leur échapperai plus.
Que je regrettai la France! Avec quelle
ardeur . avec quelle .constaucc je surmontai
tons les obstacles , tous les dangers même
qu'on eut soin d'opposer à mon retour; et
pela pour venir essuyer dans ce pays si désiré ,
des traitcincns qui m'ont fait regretter I' \ n-
glpterre ! Cependant les seize mois que j'y
passai, ne furent pas perdus pour la Ligue,
A mon retour, je trouvai la France et l'Ku-
rope totalement changées* mou égard ; et ma
prévention, ma stupidité furent telles, que
trop frappé des manœuvres de David Huma
et de qes associés, je m'obstinais à oheroheï
à Poudres, la cause des indignités que j'es-
suyaisa Trye, Me voilà bien désabusé depu'rs
(juc je n'y suis plus , et je rends au* Anglais
A M. DE SAINT-GERMAIN. 229
la justice qu'ils me refusent. Néanmoins, s'ils
étaient ce qu'on les suppose, ils auraient dit :
n'imitons pas la légèreté' française ; détions-
nous des preuves d'accusations qu'on cache
si soigneusement à l'accusé, et gardons-nous
de juger sans l'entendre, un homme qu'on
cajole avec tant de fausseté, et qu'on charge
avec tant d'animosité.
Enfin ce complot , conduit avec tant d'art
et de mystère , est en pleine exécution. (,)ue
dis-jc ! il est déjà consommé. Me voilà devenu
le mépris , la dérision , l'horreur de cette
même nation dont j'avais, il y a dix ans ,
l'estime, la bienveillance, j'oserais dire la
considération; et ce changement prodigieux,
quoiqu'opéié sur un homme du peuple, sera
pourtant la plus grande œuvre du ministère de
M. de C. I , celle qu'il arue le plus à cœur,
celle à laquelle il a cousacié le plus d« temps
et de soins. Elle prouvera par un exempta
flétrissant pour l'espèce humaine , combien
est forte l'uuion des méchans pour mal faire,
tandis que celle des bons , quand elle existe,
est si lâche, si faible , et toujours si facilQ
à rompre.
Rien n'a été omis pour l'exécution de cette
ftoble entreprise ; toute la puissance d'un
^5o LETTRE
grand royaume , tous les lalctiB d'un ministre
intrigant, toutes les ruses de ses satellites,
toute la vigilance de ses espions , la plume
des auteurs , la langue des clabaudeurs , la
séduction de mes amis, L'encouragement de
mes ennemis, les malignes recherches sur ma
vie pour la souiller, sur mes propos pour
les empoisonner, sur mes écrits pour les fal-
sifier ; l'art de dénaturer, si facile à la puis-
sance, celui de me rendre odieux à tous les
ordres , de me diffamer dans tous les pays-
Les détails de tous ces laits seraient presque
incroyables , s'il m'était possible d'exposer
ici seulement gcux qui me sont connus. On
m'a lâche des espions de toutes lis espèces,
aventuriers , gens de le! tics, abbés , militaires ,
courtisans. On a envoyé des émissaires en
divers pays, pour m'y peindre sous les traits
qu'on leur a marques. J'avais eu Savoie, un
témoin dema jeunesse , un ami que j'estimais,
et sur lequel je comptais, .le vais le voir , je
vois qu'il me trompe ; je le trouve en cor-
respondance avec M. de C I J'avais a
Paris un vieux compatriote, un ami, u cs-
bon homme : on le met à la Bastille ; j'ignore
pourquoi , c'est-à-dire, sur quel prétexte. T.o
long-temps qu'il y a reste, lui lait honneur j
A M. DE SAINT-GERMAIN. 23 r
on l'aura trouvé moins docile qu'on n'avait
cru ; je veux espérer qu'on n'aura pas lassé
sa patience , et qu'au bout de seiz^ mois, il
sera ; orti de la Bastille aussi honnête homme
qu'il y est entré. Je désire la même chose
du libraire Guy, qu'on y a mis de même,
et détenu presque aussi long-temps. On
disait avoir trouvé dans les papiers du
premier, un projet de moi pour l'établisse-
ment d'une pure démocratie à Genève , et j'ai
toujours blâmé la pure démocratie à Genève,
et par-tout ailleurs: on disait y avoir trouvé
des lettres par lesquelles j'excitais les brouil-
leries de Genève; et non-seulement j'ai tou-
jours blâmé les brouilleries de Genève, mais
je n'ai lien épargné pour porter les représen-
tans à la paix : mais qu'importe qu'on en
impose et qu'on mente? Un mensonge dit
en l'air fait toujours son effet, sur-tout quand
il vient des bureaux d'un ministre , et quand
il tire sur moi.
En songeant au libraire de Paris, avee le-
quel j'eus si peu d'affaires , M de C 1 qui
n'oublie lien, a-t-il oublié mon libraire de
Hollande ! Je ne sais , mais dans un livre que
ccîui-ci s'est obstiné à vouloir me dédier
quoique j'y sois maltraité, et dont il n'a pas
232 LETTRE
voulu me communiquer d'avance l'epitrc de'*
dicatoire , j'ai trouve la tournure de cette
épître si singulière et si peu naturelle, qu'il
est difOcile de n'y pas supposer un bût
cache , qui tieut à quelque 111 de la grande
trame.
Enfin nulle attention n'a c'tc omise pour
me défigurer de tout point , jusqu'à ccllcqu'oii
n'imaginerait pas , de l'aire disparaître les
portraits de moi qui me ressemblent, et d'eu
répandre un à très-grand bruit ,qui me donne
un air farouche et une mina de Cyelope. A.
ce gracieux portrait, on a mis pour peudant
celui de David Hume (*) , qui réellement a la
tète d'un Cyelope, à qui l'on donne un air
charmant. Comme ils peignent nos figures,
ainsi peignent-ils nos âmes , avec la mémo
fidélité. En un mot, les détails qu'embrassa
l'exécution du plan qui me regarde, sont
immenses, inconcevables. O ! si je savais tous
(*) Quand il s'avisa de me faire peindre i
Londres, je ne pus imaginer quel était son Lut;
car j'entrevoyais déjà le reste , que ce n'était pas
par amitié pour moi. Je le \uis maintenant nès-
bion , <.e but ; mai> je ne me paadoniier&ii P*1 d*
l'avoir dcyijyL
A M. DE SAINT-GERMAIN. 235
ceux que j'ignore , si je voyais mieux ceux
que je n'ai fait que conjecturer, si je pouvais
embrasser d'un coup-d'œil, tous ceux dont
je suis l'objet depuis dix an nées, ils pourraient
ine donner quelque orgueil , si mon cœur en
ctaitmoins déchire'. Si M. de C 1 eût em-
ployé à bien gouverner l'état, la moitié du
temps, des talens, de l'argent, et des soins
qu'il a mis à satisfaire sa haine; il eût été
l'un des grands ministres qu'ait eu la France.
Ajoutezà touteela l'expédition de la Corse ,
eette iniqueetridicule expédition, qui choque
toute justice, toute humanité, toute politi-
que, toute raison : expédition que son succès
rend encore plus ignominieuse , eu ce que
n'ayant pu conquérir ce peuple infortuné par
le fer , il l'a fallu conquérir par l'or. La France
peut bien dire de cette inutile et coûteuse
conquête , ce que disait Pyrrhus de ses vic-
toires : encore une, et nous sommes perdus.
Mais hélas ! l'Europe n'offrira plus à M. de
C 1 d'autre peuple naissant à détruire , ni
d'aussi grand homme à noircir, que son il-
lustre et vertueux chef.
C'est ainsi que l'homme le plus (in se décèle,
en écoutant trop son animosité. M. deC 1
connaissait bien la plaie la plus cruelle par
^34 LETTRE
laquelle il pût déchirer mou cœur, et il ne
rue l'a pas épargnée ; niais il n'a pas vu com-
bien celle barbare vengeance le démasquait
et devait éventer son complot. Je le défie de
pallier jamais celle expédition, d'aucune
raison , ni d'aucun prétexte qui puisse con-
tenter un homme sensé. On saura que ]e sus
voir le premier , un peuple disciplinaire et
libre , où toute l'Inrope ne voyait encore
qu'un tas de rebelles et de bandits; que je
vis germer les palmes de cette passion nais-
sante ; qu'elle me choisit pour le* arroser*
que ce choix fit son infortune et la mienne ;
que ses premiers combats furent des victoires ;
que n'ayant pu la vaincre, il fallut l'acheter.
Quant à la conclusion qui me regarde, ou
présumera quelque jour, je l'espère, malgré
tous les artifices de M. de C I, qu'il n'y
avait qu'un homme estimable qu'il pût haïr
avec tant de fureur.
\ oilà, Monsieur, ce qui me fait prendre
mon parti avec plus de courage, que n'eu
semblail annoncer l'accablement où vous m'a-
vez vu ; mais je décoU~j rais ;:lors pour la pre-
mière fois, des horreurs dont je n'avais pas
la moindre idée, <i auxquelles H n'est pas
même permis à un honnête humme d'être
A M. DE SÀINT-GERMAIN. 2 3 5
préparé. Epouvanté dcsinfernales trames dont
je me sentais enlacé , je donnais trop de
pouvoir à l'imposture , j'en prolongeais trop
loin l'effet sur l'avenir. Je voyais mon nom,
qui doit me survivre , couvert par elle d'un,
opprobre e'ternel , au lieu de la gloire et des
honneurs que je sens dans mon cœur m'étre
dus. Je frémissais de douleur et d'indignation
à cette cruelle image. Aujourd'hui, que j'ai
eu le temps de m'apprivoiser avec des idées
qui m'étaient si nouvelles , de les peser, de
les comparer , de mettre par ma raison, les
iniques oeuvres des hommes à la coupelle du
temps et de la vérité, je ne crains plus que
le vil alliage y résiste; le soufre et le plomb
s'en iront en fumes , et l'or pur demeurera tôt
ou tatd , quand mes ennemis morts , ainsi
que moi, ne l'altéreront plus. Il est impos-
sible que, de tant de trames ténébreuses,
quelqu'une au. moins ne soit pas enfin dévoi-
lée au grand jour ; et c'en est assez pour juger
des antres. Les bons ont horreur des médians _,
et les fuient ; mais ils ne brassent pas des
Complots contre eux. Il est impossible que,
revenus de la haine aveugle qu'on leur ins-
pire , mes semblables ne reconnaissent pas un
jour dans mes ouvrages , un homme qui parla
236 LETTRE
d'après smi cœur. Il est impossible qu'en
blâmant et plaignant les erreurs où j'ai pu
tomber, ils ne louent pas mes inteutions;
qu'ils ne bénissent pas ma mémoire, qu'ils
ue s'attendrissent pa^ sur mes malheurs. Une
seule considération suffit pour me rendre la
tranquillité que m'était l'effroi d'une igno-
minie éternelle : c'est celle de la rouie qu'ont
prise ceux qui m'oppriment , pour égarer a
leur suite la génération présente, mais qui
n'égarera sûrement pas la postérité , sur la-
quelle ils n'auront plus L'ascendant dont ils
abusent. Ses euuemis, dira-t-on , se sont at-
tachés , comme de vils corbeaux , sur son
cadavre: mais jamais de son vivant, aucun
d'eux l'osa-t-il attaquer en lace ? 1 ls 1? prirent
en traîtres ; ils s'enfoncèrent dans des sou-
terrains , pour creusez des gouffres sous ses
pas , taudis qu'il marchait à la lumière du
soleil , et qu'il déliait le reprocha du crime,
de soutenir ses regards. Ouoi ! la justice et
la vérité rampent-elles ainsi dans les ténèbres ?
Les hommes droits et vertueux se font-ils
ainsi fourbes et traîtres , tandis que le coupable
appelle à grands cris ses accusateurs ? Si cette
considération leur fait reprendre le même exa-
juou avec plus d'impartialité, je n'en veux pas
A M. DE SAINT-GERMAIN. z37
davantage. Tranquillise pour l'avenir sur la
terre , j'aspire au séjour du repos , où les
œuvres de l'iniquité ne pénètrent pas. En
attendant, je me dois d'approfcndir cet abo-
minable complot, s'il m'est possible; c'est
tout ce qui me reste à faire ici bas , et je
n'épargnerai pour cela , rien de ce qui est eu
ma faible puissance. Je sais que mon naturel
craintif, honteux , timide, ne me promet ni
sang-froid, ni présence d'esprit, ni mémoire,
quand il faudra payer de ma personne et
confondre les imposteurs. J'avoue même que
l'indigne rôle auquel je me vois ravalé, et
pour lequel la nature m'avait si peu fait,
Kie donne un frémissement et des serremens
de cœur que je ne puis vaincre, et don t j'au-
rais été moins subjugué dans de plus heureux
temps. Il y a dix ans que l'imputation d'un
forfait m'eût fait rire , et rien de plus. Mais
depuis que les cruels m'ont ainsi défiguré,
sans me laisser même aucun moyen de me
défendre , tout injurieux soupçon que je lis
dans les cœurs } plonge lemirn dansuu trou-
ble inexprimable. Les scélérats endurcis au
«rime , ont des fronts d'airain ; mais l'iu-
japeeuce rougit ot pleure en se voyant couvrir
s38 LETTRE
de fange. Une ame noble et fière a beau se
roidir et s'élever, un tempérament timide ne
peut se refondre : dans toutes les situations
de ma vie, le mien me subjugue toujours;
soit forcé de parler au milieu d'un cercle , soit
tête h tête, agacé par une femme railleuse,
soit avili dans la confrontation d'un impu-
dent, mon trouble est toujours le même ; et
le courage que je sens au fond de mon cœur,
refuse de se montrer sur ma contenance. Je
ne sais ni parler ni répondre-, je n'ai jamais
su trouver qu'après coup , la chose que j'avais
à dire , ou le mot qu'il fallait employer. Ur-
baiu Grandier, dans le même cas que moi ,
avait L'assurance et la facilité qui me man-
quent , et il périt. J'aurais tort d'espérer une
meilleure destinée , mais ce n'est pas de cela
qu'il s'agit. Que je sache à tout prix de quoi
je suis coupable; que j'apprenne enfin quel
est mou crime ; qu'on m'en montre le témoi-
gnage et les preuves , ces invincibles preuves
qui bien qu'administrées si secrètement et
pat des mains si suspectes , n'ont laissé la
moindre doute k personne, et sur lesquelles
ame vivante n'a même imaginé qu'il fût pour-
tant bon de savoir si je n'avais rien à dire.
A M. DE SAINT-GERMAIN. a39
Enfin qu'on daigne , je ne dis pas me convain-
cre, mais m'accuser moi présent (*), et je meurs
content.
Eh ! que reste-t-il ici bas, pour me faire
aimer à vivre ? Déjà vieux, souffrant, sans
ami , sans appui , sans consolation , sans res-
source, voilà la pauvreté prête à me talonner;
et quand on m'aurait laissé même la liberté
d'employer mes talens à gagner mon pain,
de quoi jouirais-je en le mangeant? yuoi ,
voir toujours des hommes faux , haineux ,
malveillaus, toujours des masques , toujours
des traîtres ; et loin de vous , pas un seul
v;sugc d'homme ; plus d'épanchement dans
(*) Jh suis persuadé qu'il y a sous tout cela,
quelque équivoque , quelque mal-entendu , quel-
que adroit mensonge, sur lequel un mot peut-
être serait un trait de lumière qui frapperait tout
le monde, et démasquerait les imposteurs. Ils le
sentent et le craignent , sans doute : aussi paraît-
il qu'ils ont mis toute l'adresse, toute la ruse,
toute la sagacité de leur esprii , à chercher des
raisons plausibles et spécieuses , pour prévenir
toute explication. Cependant, comment ont-ils
pu couvrir l'iniquité de c»tte conduite, jusqu'à
tromper les gens de bon sens ? Voilà ce qui rae
passe,
*49 LETTRE
le sein d'un ami , plus de ces doux sentimeuî
qu'une longue habitude rend délicieux ? Ah !
la vie à ce pris m'est insupportable ; et quand
sa fin ne serait que celle de mes peines., je
désirerais d'en sortir : mais clic sera le com-
mencement de cette lelicité pour laquelle je
me sentais né, et que je cherchai vainement
sur la terre. Que j'aspire à celte heureuse
époque , et que j'aimerai quiconque m'y fera
parvenir ! J'étais homme, et j'ai péché ; j'ai
fait de grandes fautes que j'ai bien expiées,
mais le crime jamais n'approcha de mou cœur.
Je me sens juste, bon, vertueux, autant
qu'homme qui soit sur la terre : voila le motif
de mon espérance et de ma sécurité, Quoiqm»
je paraisse absolument oublié de la Provi-
dence, je n'en désespérerai jamais. Que ses
récompenses pour les bons doivent être belles,
puisqu'elle les néglige à ce point ici bas !
J'avoue pourtant, qu'en la voyant dormir
si long-temps, il me prend desmomens d'a-
battement. Ils sout rares, ils ne durent guère ,
et ne changent rien à ma disposition. J'espère
que la mort ne viendra pas dans un de ces
tristes mouiens : mais quand cllcy viendrait,
elle me serait moins consolante , sans m 'être
plus redoutable. Je uic dirais ; je ne serai
ricua
A M. DE SAINT-GERMAIN". 241
rien , ou je serai bien ; cela vaut toujours
mieux pour moi , que cette vie.
La moi test douce aux malheureux ; la souf-
france est toujours cruelle. Par là, je reste
ici bas à la merci des médians , mais enfin,
que me peuvent-ils faire ? Ils ne me feront
pas plus souffrir que ne lit la néphrétique,
et j'ai fait lardessus , l'essai de mes forces :
s'ils sout longs , ils exerceront mou amc à la
patience , à la constance, au courage ; ils lui
feront mériter les prix destinés à la vertu ; et
au jour cle ma mort, qu'il faudra bien enfin
qui vienne , mes persécuteurs m'auront rendu
service en dépit d'eux. Pour quiconque en
est là , les bonnnes ne sont plus guère à
craindre. Aussi M. de C I peut jouer de
son reste avec toute sa puissance. Tant qu'il
ne changera pas la nature des choses, tant
qu'il n'ôlera pas de ma poitrine, le cœur de
J. J. Rousseau , pour y remettre celui d'un
mal -honnête homme, je le mets au pis.
Monsieur, j'ai vécu : je ne vois plus rien
même clans l'ordre dos possibles, qui piU m«
donner encore sur la terre, un moment de
yrai plaisir. On m'offrirait ici bas le choix
de ce que j'y veux être, que je répondrais,
mort. Rien de ce qui flattait mon cœur, no
Lettres. Tome VUt O
242 LETTRE
peut plus exister pour moi. S'il nie reste un
intervalle encore , jusqu'à ce moment si lent
à venir, je le dois à l'honneur de ma mémoire.
Je veux tâcher que la lin de ma vie honore son
cours et y réponde. Jusqu'ici j'ai supporte' le
malheur ; il me reste à savoir supporter lacap-
tivite , la douleur, la mort : ce n'est pas le
plus difficile; mais la dérision _, le mépris,
l'opprobre , apanage ordinaire de la vertu
parmi les médians, dans tous les points par
où l'on pourra me les faire sentir. J'espère
qu'un jour on jugera de ce qu>' je Fus, par
ce que j'ai su souffrir. Tout ce que vous m'avea
dit pour me détourner, quoi [Ue plein de sens,
de vérité, d'éloquence , n'a lait qu'enflammer
mou courage ; c'est uu fait qu'il est naturel
d'éprouver près de vous ; et je n'ai pas peur
que d'autres m'ébraulent , quaud vous ne
m'avez pas ébranlé. Non , je ne trouve rien
de si grand , de si beau , que de souffrir pour
la vérité. J'envie la gloire des martyrs. Si je
n'ai pas en tout la même foi qu'eux, j'ai la
mémo innocence et le même zèle, et mon
cœur se sent digne du même prix.
Adieu , Monsieur ; ce n'est pas sans un
vrai regret que je me vois a la veille de
lu'éloiguer de vous. Avant de vous quitter,
A M. DE SAINT-GERMAIN. 243
j'ai voulu du moins goûter la douceur d'é-
pancher mon cœur dans celui d'un homme
vertueux. C'est, selon toute appareuce, un
avantage que jeuerctouveraide long-temps.
Note oubliée de ns ma lettre à M. de Saint-
Germain.
Je me souviens d'avoir, étant jeune, employé
le vers suivant dans une comédie :
C'est en le trahissant, qu'il faut punir un traître.
Mais outre que c'e'tait dans un cas très excusable,
et où il ne s'agissait point d'une véritable trahi-
son , ce vers échappé dans la rapidité de la com-
position, dans une pièce non publique et non
corrigée, ne prouve point que l'auteur pense ce
qu'il fait dire à une femme jalouse, et ne fait
autoiité pour personne. S'il est permis de trahir
les traîtres , ce n'est qu'aux gens qui leur rpssi'in-
hlent; mais jamais les armes desméchans ne souil-
lèrent Les mains d'un honnête homme. Comme il
n'est pas permis de mentir à un menteur, il est
encore moins permis de trahir un traître : sans
cela, toute la morale serait subvertie, et la vertu
ne serait plus qu'un vain nom; car le nombre des
mal - honnêtes gens étant malheureusement le
plus grand su- la terre , si l'on se permettait d'a-
dopter vis-à-vis d'eux , leurs propres maximes,
on serait !e plus souvent malhonnête homme foi
O 2
244 EXTRAIT D'UNE LETTRE
EXTRA I T
D'une Lettre à M. du Bell or.
12 mars 1770.
V_jE que vous me dites des imputations
dont vous m'avez entendu charger, et du
peu d'effet qu'elles ont fait sur vous , ne
în'étoune que par l'imbécillité de ceux qui
pensaient vous surprendre par cette voie. Ce
n'est pas sur des bourres tels que vous,
que les discours eu l'air ont quclqu»
prise • mais les frivoles clameurs de la ca-
lomnie , qui n'excitant guère d'attention,
bien différentes dans leurs effets, des complots
trames et concertes durant longues années ,
dans un profond silence, et dont les dé-
▼eloppemens successifs se font lentement ,
sourdement, et avec méthode. Vous parlez
même, et l'on en viendrait bientôt h supposer
toujours, que l'on a à faire à des toiiuins, afin
de s'autoriser à l'être.
A M. DU BELL OY. 24$
d'évidence : quand vous la verrez contre
moi , jugez-moi ; c'est votre droit : mais
n'oubhez pas de juger aussi mes accusateurs.
Examinez quel motif leur inspire tant de
zèle. J'ai toujours cru que les médians ins-
piraientde l'horreur, mais point d'aniinosité.
Ou les punit , ou on les fuit : mais on ne
se tourmente pas d'eux sans cesse ; ou ne
s'occupe pas sans cesse à les circonvenir, à
les tromper, à les trahir ; ce n'est point a
eux que l'on fait ces choses-là ; ce sont eux
qui les font aux autres. Dites donc à ces
honnêtes gens si ze'lc's , si vertueux, si liers
sur-tout d'être des traîtres, et qui se mas-
quent avec tant de soin pour me démasquer :
« Messieurs, j'admire votre zèle, et vos
« preuves me paraissent sans réplique; mais
« pourquoi donc craindre si fort que l'accusé
« ne lus sache et n'y réponde? Permettez que
« je l'eu instruise, et que je vous nomme,
« II n'est pa* généreux, il n'est même jis
« juste de diffamer un homme, quel qu'il
« soit, en se cachant de lui. C est, dites-vous,
« par ménagement pour lui , que vous ne
« voulez pas le confondre, mais il serait
« inoins cruel, cerne semble, de le confondre
« que de le diffamer, et de lui ôter la vie,
O 3
i g LETTRE
« que de la lui rendre insupportable."
lit hypocrite do vertu doit être publi-
« qut-uiPDt confondu : c'est là son vrai
Uiiuent ; et l'évidence elle-inéine est
<• .. ,< cl ■■ , quand elle élude la conviction
« de l'accusé». En leur parlant de la sorte,
examinez leur contenance ; pesez leur ré-
ponse; suivezen la jugeant, les mouvemens
de votre cour, <'t les lumières de votrc*raison :
voilà, Monsieur, ce que je vous demande,
et je nie t .eu s alors pour bicu jugé.
A M. MOULTO U.
Mcnquin, zS mars 1770.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
J F. tardais , cber Moulton , pour répondre
h votre dernière lettre , de pouvoir vous
donner quelque avis certain de ma marche ;
mais les neiges qui sont revenues m'assiéger,
rendent les chemina de cette montagne telle-
ment impraticables, que je ne sais plus quand
j'en pourrai partir. Ce sera dans mou projet,
A M. M O U L T O TT. 247
pour me rendre à Lyon, cToù je sais bien
ce que je veux faire ; mais j'ignore ce que
je ferai.
J'avais eu le projet que vous me suggérez
d'aller m'etablir en Savoie ; je demandai et
obtins durant mon séjour à Bourgoin , un
passe-port pour cela, dont sur des lumières
qui me vinrent eu même temps , je ne voulus
point faire usage. J'ai résolu d'achever mes
jours dans ce royaume, et d'y laisser à ceux
qui disposent de moi , le plaisir d'assouvir
leur fantaisie jusqu'à mou dernier soupir.
Je ne suis point dans le cas d'avoir besoin
de la bourse d'autrui , du moins pour le
présent ; et dans la position où je suis, je
ne dépense guère moins en place qu'en voyage :
mais je suis fâché que l'offre de votre bourse
m'ait ôté la ressource d'y recourir au besoin ;
ma maxime la plus chérie est de ne jamais
rien demander à ceux qui m'offrent. Je les
punis de m'avoir ôté un plaisir eu les privant
d'un autre ; et quand je me ferai des amis
à mon goût, je ne les irai pas choisir au
Monopotapa , quoiqu'en dise la Fontaine.
Cela tient à mon tour d'esprit particulier,
dont je n'excuse pas la bisarrerie, mais que
je dois consulter quand il s'agit d'être oblige ;
248 LETTRE
car autant je suis touché de tout ce qu'on
in'accoide , autant je le suis peu de ce qu'on
me fait accepter. Aussi je n'accepte jamais
rien qu'eu rechignant, et vaincu par la
tyrannie des importunitc.;. Mais l'ami qui
veut bien m'obliger à ma mode, et non pas
à la sienne, sera toujours content de mou
cœur. J'avoue pourtant que l'a -propos de
votre offre mérite une exception ; et je la fais
eu tâchant de l'oublier, afin de ne .pas ôter
à notre amitié, l'un des dioits que l'inégalité
de fortune y doit mettre.
Il faut assurément que vous joviez peu
difficile eu ressemblance , pour trouver la
mienne dans cette figure de ( \ clope , qu'on
débite à si grand bruit sous mon nom. Quand
il plut à riiouuètc monsieur Huma de me
faire peindre eu Angleterre, je ne pus jamais
deviner son motif, quoique dès-lors je \isse
assez que ee n'était pas l'amitié. Je ne l'ai
compris qu'en voyant l'estampe, et sur-tout
en apprenant qu'on lui en donnait pour pen-
dant, une autre représentant ledit monsieur
Hume, qui réellement a la figurc-d'iiuCyclopc,
et à qui l'on donne un air cliarmaut. Gomme
ils peignent nos visages , ainsi peignent-ils nos
amc^ avec la même fidélité. Je comprends
A M. M O U L T O U. 249
que les bruyans éloges qu'on vous a fait de et»
portrait, vous ont subjugué ; niais regardez-y
mieux, et ôtez-moi de votre chambre c< tte
mine farouche , qui n'est pas la mienne assu-
rément. Les gravures faites sur le portrait
peint par la Tour, me font plus jeune- à la
vérité, mais beaucoup plus ressemblant ;
remarquez qu'on les a fait disparaître, ou
contrefaire hideusement. Comment ne sentez-
vous pas d'où tout cela vient , et ce que
tout cela sLnifie ?
Voici deux actes d'honnêteté , de justice et
d'amitié à faire. C'est à vous que j'en donne
la commission.
i°. Rey vient de faire u ie édition de mes
•crits , à laquelle , et à d'autres marques , j'ai
recounu que mon homme était enrôlé. J'au-
rais du prévo;r, et ruades gens si attent fs ne
l'oublieraieit p;'s, et qu'il ue serait pas à
l'épreuve. E&utre-autres remarques que j'ai
faites sur cette édition , j'y ai trouvé aveo
autant d'indignation que de surprise , trois
ou quatre lettres de monsieur le comte de
Tresbau , avec les réponses, qui furent écrites,
il y a une quinzaine d'années , au sujet d'une
tracasserie de Palissot. Je n'ai jamais com-
muniqué ces lettres qu'au seul Vemes, auquel
25o LETTRE
j'avais alors, et bien malheureusement , la
même confiance que j'ai maintenant eu vous.
Depuis lois je ne les ai montrées à qui qua
ce sou, et «e me rappelle pas même eu avoir
parle. Voilà pourtant Rey qui les imprime ;
d'où h s ;i-i-il eues ? Ce n'est certainement
pas de moi ; et il no m'a pas d:t un mot de
c s lettres, en me pu:i,.nt de cette édition.
Je comprends aiséi >.nt qu'il n'a pas mieux
rempli le devoir d'obtenir l'agrément de M.
dr Tressan , qui probablement ne l'aurait pas
douûé u ou plus que mo Du cercueil où l'on
me tient enfermé tout rivant, je ne puis pas
re à monsieur de Tressan , dont je ne sais
adresse ,et à qir ma II tire ne parviendrait
■ il inement pa>. Je vous prie de remplir ce
devoir pour moi. Dites-lui que ce ne serait
pas i river* lui que j'honore , que j'aurais en-
Fn mi un devoir, dont j'ai parte l'observation
jusqu'à un scrupule, peut-être inouï envers
"V oltaire, que j'ai laissé falsifier et défigure!
mes lettres, et taire le* siennes , sans que j'ai©
voulu jusqu'ici, montrer ni les unes ui les
autre? ;i personne. Ce n'e.>t sûrement pas pour
m <• aire honneur, que ces lettres ont été im-
prunces ; c'c.-t iniquement pour m'attire!
I inimitié de monsieur de Tressan.
A M. M O U L T O U. 2$i
2°. J'ai fait , il y quelques mois , à madame
la duchesse douairière de Port'aud, un envoi
de plantes que j'avais été' herboriser pour elle
au mont Pilât, et que j'avais préparées avec
beaucoup de soin , de même qu'un assorti-
ment de graines que j'y avais joint. Je n'ai
aucune nouvelle de madame de Portland , ai
de cet envoi , quo'que j'aie éout, et à elle
et à son commissionnaire : iirs lettres >out
restées sans réponse, et je comprends qu'elles
out été supprimées ainsi que l'envoi , par des
motifs qui ne vous serout pis difficiles à
pénétrer. Les manœuvres qu'on emploie so.it
très - assorties à l'objet qu'on se propose.
Ayez, cher Mouliou, la complaisance d'écrire
à madame de Portland ce que j'di fait, et
combien j'ai de regret qu'on ne me laisse
pas remplir tes fonctions du litre qu'elle
m'avait permis de prendre auprès d'elle, et
que je me faisais un honneur de mériter. Vous
sentez que je ne peux pas entretenir des
correspondance malgré ceux qui les inter-
ceptent. Ainsi là-de>sus , comme sur toute
chose où la nécessité commande, je me sou-
mets. Je voudrais seulement , que mes anciens
correspoudaus sussent qu'il n'y a p^s de uia
c$2 LETTRE
faute, et que je ne lésai pas négligés. La même
chose m'est arrivée avec monsieur G rouan
de Montpellier, à qui j'ai fait un envoi sous
l'adresse de monsieur de St-Pricxt. La même
chose m 'arrivera peut-être avec vous. A ecusez-
liioi du moins, je vous prie, la réception de
cett? le tre, si elle vous, parvient encore ; la
vôtre, si vous l'écrivez à la réception de la
mienne, pourra me parvenir encore ici. Le
papier me manque. Mes respects et ceux do
ma femme à madame Moultou. Nous vous
embrassons conjointement de tout notre
eueur. Adieu , cher Moultou.
A M. LALIAUD.
A Monrjuin, le 4 avril l~"°-
(/ist par oubli, Monsieur , que je n'avais
pas répondu a votre précédente lettre; car,
quoique je ne promette de l'exactitude à per-
Bonne , je me fera s un plaisir d'en avoir avec
vous. La description devoir vie Iran (fui Ile
et champêtre, me fait grand plaisir, aiu»i que
selle
A M. L A L I A U D. ^3
celle du climat que vous liai) lez , aux vents
près, qui ne sont point du mou goût. Cette
douce vie, pour laquelle (tais ne', eut été
celle dans laquelle j'aurais achevé mes jours
si on m'avait I aiisc faire; mais quand l'hon-
neur, le devoir et la nécessité, commandent
il faut obéir. Ne m'e'crivez plus ici , Monsieur- •
votre lettre ne m'y trouver it vraisemblable-
ment plus, et je ne puis vous donnerd'adresse
i-ssure'e , parce que, quoique dès-
bien ce que je veux faire^ j'ignore absolument
ce que je ferai. Je suis fâché de quitter ce
pays sans vous envoyer des rosiers ; mais la
nature, tardive en ces cantons, n'est pas
encore éveillée ; à peine avons-nous déjà
quelques violettes, et je ne dois plus espérer
de recueillir des roses. Adieu , mon cher
monsieur Laliaud. Souvenez- vous de moi
quelquefois : je vous salue, et vous embrasse
de tout mon cœur.
Lettres t Tome VII.
2$4 LETTRE
A M. M O U L *T O U.
Mon juin, le 6 avril i~7o.
Pauvres aveugles que nous sommi a ! eti
Votre lettre, cher Moullou , m'afflige
sur votre santé. Vous m'aviez parlé dans la
précédente, de votre mal de gor^e , comme
d'une chose passés, et je le regardais comme
un de ceux auxquels j'ai moi-même clé si
sujet ; qui sont vils, courts, il ne laissent
aucune trace. Mais si c'est une humeur de
goutte, il sera difficile que vous ne voii9 en
ressentiez pas de temps en temps : mais sur-
tout n'allez pas vous mettre dans lu tête d'en
■vouloir guenr ; car ce sei.iit vouloir guérir
de la vie, le mal que les lions doivent sup-
porter , tant qu'il leur reste quelque bien à
faire. Du Peyrou, pour avoir voulu droguer
lu sienne, l'ellaroucha , la lit renio Mer; et
ce ne fut pas sans beaucoup de peines que
nous parvînmes a la rappeler aui extrémités.
"Vous savez sans doute ce qu'il faut l'aire
pour cela ; i'ai vu l'effet grand et prompt de
AM. MOULTOU. 2SS
la moutarde à la plante des pieds ; je vous
la recommande en pareille occurrence, dont
veuille le ciel vous pre'server. Si jeune, déjà
la "-outte ! Que je vous plains ! Si vous eussiez
toujours suivi le régime que je vous faisais
faire à Motiers, sur-tout quant à l'exercice,
vous ne seriez point atteint de cette cruelle
maladie. Point de soupes, peu de cabinet,
et beaucoup de marche dans vos relâches :
voilà ce qu'il me reste à vous recommander.
Ce que vous m'apprenez qui s'est passe
dernièrement dans votro ville me fâche en-
core , mais ne me surprend plus. Comment !
votre Conseil souverain se met à rendre des
jugemeps criminels ? Les rois , plus sages que
lui, n'en rendent point. Voilà ces pauvres
gens prenant à grands pas le train des Athé-
niens , et courant chercher la même destinée,
qu'ils trouveront, hélas! assez tôt sans tant
courir. Mais ,
Çuos vult perdere Jupiter , dément a t.
Je ne doute point que les natifs ne missent
à leurs prétentions l'insolence de gens qui se
sentent soufflés , et qui se croient soutenus ;
mais je doute encore moins que , si ces pauvres
cicovens ne se laissaient aveugler par la pros-
J P 2
zhS LETTRE
péri té , et séduire par un v'1 intérêt , ils
n'eussent été les premiers à leur offrir le par-
. dans le fond très-juste , très-raison-
nable , et très-avantageux à ions, que ta
autres leur demandaient. Les voilà aussi dors
aristocrates avec les habitans, que les magis-
trats furent jadis avec eux. De ces deux
aristocraties , j'aimerais encore mieux [a
première.
Je suis sensible à la bonté que vous avez
de vouloir bien écrire à Mad. de Portland et
à M. de Tresran. L'équité, l'amitié dicteront
vos lettres; je ne suis pas en peine de ce que
vous dire/. Ce que vous me dites de l'anté-
rieure impression des lettres (\n dernier, dis-
culpe absolument lie y sur cet article ,
n'infirme point au reste, les fort » raisons quo
j'ai de le tenir tout au moins pour suspect*
et je connais trop bien les gens à qui j'ai à
faire, pour pouvoir croire que, songeant à
tant de monde et à tant de choses, ils aient
oubl e cet bomme là. Ce que vous ,, dit
rein, du bruit qu'il rail de son amitié
pour moi , n'est pas ; q'j donner plus
ette affectation e i singulière-
ment dans le p!nn de ceux qui disposent de
tooi' C •" y brillait par ex-cellence, et
A M. M O U L T O U. 2S7
jamais il ne parlait de moi , sans verser des
larmes de tendresse. Ceux qui m'aiment véri-
tablement, se gardent bien , dans les circons-
tances présentes , de se mettre -en avant avec
tant d'emphase. Ils gémissent tout bas au
contraire, observent et se taisent, jusqu'à ce
que le temps soit venu de parler.
Voilà, cher Moultou, ce que je vous prie
et vous conseille de faire. Vous compromettre
ne serait pas me servir. Il y a quinze ans qu'où
travaille sous terre; les mains qui se prêtent à
cette œuvre de ténèbres , la rendent trop
redoutable pour qu'il soit permis à uni hon-
nête homme d'en approcher pour l'examiner.
Il faut , pour monter {pur la mine, attendre
qu'elle ait f.iit son explosion ; et ce n'est plus
n\ù personne qu'il faut songer à défendre ,
c'est ma mémoire. Voilà , cher Moultou , ce
que j'ai toujours attendu de vous. Ne crovez
pas que ('ignore vos liaisons ; ma confiance
n'est pas celle d'uu sot, mais celle au con-
traire de quelqu'un qui se cou naît eu hommes,
en diversité d'étoffes d'aines , qui n'attend
rien des C t , et qui attend tout des Moul-
tou. Je ue puis douter qu'on n'ait voulu vous
Séduire ; je suis persuadé qu'où n'a fait tout
au plus que vous tromper. Mais aveo votre
P 3
25S LETTRE
pénétration, vous avez vu trop de choses ,
et vous en verrez trop encore , pour pouvoir
être trompé long-temps. Quand vous verrez
la vérité, il ne sera pas pour cela temps de
la dire ; il faut attendre les révolutions qui
lui seront favorables, et qui viendront tôt
ou tard. C'est alors que le nom de mon ami ,
dont il faut maintenant se cacher, honorera
ceux qui l'auront porté , et qui rempliront
les devoirs qu'il leur impose. Voilà ta t;ïche ,
ô Moultou ! Elle est grande, elle est belle ,
elle est digne de toi , et depuis bien des
années , mon coeur t'a choisi pour la remplir.
A' oici peut-être la dernière fois , que je
tous écrirai. Vous devez comprendre com-
bien il me serait intéressanl <!<■ vous voir:
mais ne parlons plus de Chambéri ; ce n'eit
pas là où je suis appelle. L'honneur et îc
devoir crient ; je n'entends plus que leur vbix.
Adieu : recei cz l'embrassemenl que mou cœur
vous envoie. Toutes nus lettres sont ouvertes ;
ce n'est pas là ce qui me Fâche , mais plusieurs
ne parviennent pas. Faites en sorte que je
sache si celle-ci aura été plus heureuse. Vous
n'ignorerez pas où je serai ; mais je dois
vous prévenir qu'après avoir été ouvertes à
la poste, mes lettres le seront encore dans la
A M. M O U L T O U. 259
maison où je vais loger. Adieu derechef.
]\Tous vous embrassons l'un et l'autre , avec
toute la tendresse de notre cœur. Nos hom-
mages et respects les plus tendres à madame.
Il est vrai que j'ai cherché à me défaire de
mes livres de botanique , et même de mou
herbier. Cepeudaut, comme l'herbier est uu
présent, quoique non tout-à-fait gratuit ,
je ne m'en déferai qu'à la dernière extrémité ;
et mon intention est de le laisser , si je puis,
à celui qui me l'a donné , augmenté de plus
de trois cents plantes que j'y ai ajoutées.
A M. DE CEZARGES.
A Monquin , fin d'avril 1770.
J E vous avoue , Monsieur , que vous con-
naissant pour un gentilhomme plein d'hon-
neur et de probité, je n'apprends pas sans
surprise , la tranquillité avec laquelle vous
avez souffert en mon absence, les ontrage9
atroees que ma reuwue a reçus du bandit en
cotillon , auquel Mad. de Cezarges a jugé à
propos de nous livrer, après nous avoir ôte
r 4
Z6Q LETTRE etc.
1« gens qu'elle nous avait tant vantea clic-
mené, fet avec qui nous vivons en pair.
Je sais bien, Monsieur, qu'on vous taxe
davou- peu d'autorité cbc* vous, et nue le
papita.ue Vmi.-r vous a subjugué, dît-on ,
?°m " U aulr«- Mai, je no vous aurais
ïan,a,.sQra dénué de crédit dans votre propre
zûa,,on, .-,„ point de n'y pouvoir procurer
la sûreté a.» bot,-, ,uevOUS y .,v z places
vous-même. Puisque cela , toutefois , je me
"";S ?rom;v; P»«que von, ne pouvez vous
débvror des raains dpj ^^ ^ .^ ^
cot.llon, e. puiSque Mad I eIle_
tteme nevoit d>'rc remède ,n „,.„.
traitemens q„e je puis recevoir dos .,,,> q„j
de>nd°"t d'elle, que ed olée , ne
trouvez pas mauvais, jusqu' , pu;88f)
me procurer nne autre demeure , que réduit
a m°' ScuI POUr ' ' - . beda
me : iust,"ce que ic ne puis obtenir,
0,1 P < de mou mieux, à ma pro,
pre JH; •"-'• M à la protection que je dois à
»'- femme. Hue s'il ,,, arrive ,;„ s'caudaIo
IS '",iv maison, |e vous p. end, vous-
,'"'""' •' (,: ''«"" , qu'il n'y aura pas de ma
&Ute ; puisque ne pouvant, sans manquer ù
FRAGMENT d'usé LETTRE etc. 261
moi-même et à ma femme, éviter d'en venir
là , je ne l'ai fait cependant qu'à la dernière
extrémité', et après vous en avoir prévenu.
F R A G M E N T
D* U N E LETTRE
A M. L. D. M.
A Paris, le 2ù novembre 1770,
V^/ui, le cruel moment où cette lettre fut
e'erite , fut celui où pour la première et Tu-
nique fois , je crus percer le sombre voile du
complot inouï dont je suis enveloppé ; com-
plot dont, malgré mes efforts pour en péuétrer
le mystère, il ne m'élaitvcuu jusqu'alors la
moindre idée , et dont la trace s'effaça bientôt
d,:ns mou esprit, au milieu des ab>urdités
sans nombre dont je le vis environné. La vio-
lence de mes idées, et le trouble où elles me
plongèrent à cette découvert , m'ont plutôt
laissé le souvenir de leur impression , que
celui de leur tissu, Four en bien jugeï , u
V 3
2Ô2 FRAGMENT D'UNE LETTRE
faudrait avoir présens à l'esprit , tous 1rs dé-
tails de la situation où j'étais pour lors, et
toutes les circonstances qui la rendaient acca-
blante ; seul, sans appui, sans conseil, sans
guide , à la merci desgens chargés de disposer
de moi ; livré par leurs soins , à la haine pu-
blique que je voyais , que je sentais eu fré-
missant, sans qu'il me Eut possible d'en ap-
percevoir, d'en conjecturer au moins la cause,
pas même, ce qui paraît incroyable , de savoir
les nouvelles publiques et de lire les gasettes ;
environné des plus noires ténèbres, à travers
lesquelles je n'appereetais que de sinistres ob-
jets; confiné pour tout asylej aux approches
de l'hiver , dans un méchant cabaret , et
d'autant plus effrayé de ce qui venait de
m'arriver à Trye , que j'en voyais la suite rt
l'effet à Grenoble.
L'aventure de Tberenin, que j'attribuais
aux intrigues des Anglais et des -eus de let-
tres, m'apprit que ces intrigues Tenaient de
plus près et de plus haut J'avais cru ce Tbe-
venin aposté seulement par le sieur Bovier.
J'appris par hasard, que Bovier n'agissait
dans cette affaire, «pie par l'ordre de M. l'in-
tendant ; ce qui ne me donna pas peu à
penser, AI. de Tonnerre, après ju'-.\o.j hau-
A M. L. D. M. 263
tement promis toute la protection dont j'avais
besoin pour approfondir cette affaire , me
pressa de la suivre, et me proposa le voyage
de Grenoble , pour m'aboucher avec ledit
Thevcnin. La proposition me parut bizarre,
après les preuves péremptoires que j'avais
données. J'y consentis néanmoins. O' and
j'eus fait ce voyage , et que malgré mon inep-
tie, son imposture fut parvenue au plus haut
degré d'évidence,, M. de Tonnerre, oubliant
l'assurance qu'il m'avait donnée , ui'offr t de
punir ce malheureux par quelques jours de
prison , ajoutant qu'il ne pouvait rien de plus.
Je n'acceptai point cette offre , et l'affaire en
demeura là. Mais il resta clair par l'expérience,
qu'un imposteuradroit pourrait m'embarras-
ser , et que je manquais souvent du sang-
froid et de la présence d'esprit nécessaires pour
me démêler de ses ruses. Je crus aussi m'ap-
percevoir que c'était là ce qu'on avait voulu
savoir, et que cette connaissance influait sur
les intrigues dont j'étais l'objet. Cette idée
m'en rappclla d'autre s, auxquelles jusqu'alors
j'avais fa.t peu d'attention, et des multitude*
d'observations que j'avais rejetées comme les
vaines inquiétudes d'une imagination efla-
rouchee par mes malheurs,
P 6
264 Fil iXSMi NT ::
Pour remonter à un événement qui n'est
pas sans mystère, l'époque du décret contre
ma per Qnne, n:e parut avoir été celle d'une
sourde trame contre ma r putation , qui
d'année en année, étendit doucement ses
menées , jusqu'à ce que mon départ ;iour l'.A u-
gleterre, les manœuvres de M. Hume , et U
lettre d M. AVa!po!e,lcs mirent. -
couvert ; jusqu'à ce qu'ayant écarté de moi
tout le monde, hors les fauteurs du complot,
traîner dans la fange ouvertement
et impunément.
C'est ainsi que peu à peu, tout ohangeait
autour de moi. Le langage même de nus
lees changeait très-sensibh nu-ut. Il
régnait jusejucs dans leurs éloges, u
tion de réserve, d'équivoque et d'obscurité,
q" ils n'avaient jamais eue auparavant ; et
rabeau m Wootton,
Pour ' j le en France , prit un
to" ■' , et se Bervait de tonrni
i qu'il ma Fallait toute la si
de l'innocence ri toute ma confiance en ses
■mitié, pour n'être pas choqué d'ua
langage. J'y fis pour lors si peu d'at,
tentioo , que je n'en vins pas moins en France,
* HW invitation ; mais j'y trouvai un :•..!
A M. L. D. M. 26S
changement par rapport à moi , et une telle
impossibilité' d'en découvrir la cause , que ma
tête déjà altérée par l'air sombre de l'Angle-
terre , s'affectait davantage de plus en pins,
Je m'apperçus qu'on cherchait à m'ôter la
Connaissance de tout ce qui se passait autour
de moi. I! n'y avait pas là de quoi me tran-
quilliser ; encore moins dans les traitemens
dont, à l'insu de M. le prince de Conti , (du
moins je le croyais ainsi) Ton m'accablait au
château deTrve. Le bruit eu étant parvenu
jusqu'à S. A. S., elle n'épargna rien pour y
mettre ordre, quoique toujours sans succès,
sans doute n iree que l'impulsion secrette eu
venait à la fois du dedans et du dehors. Enfin
poussé à bout, je pris le parti de m'adresser
à Madame de Luxembourg, qui peur toute
assistance , me fit faire de bouche nue réponse
assez sèche, très-peu consolante, et qui ne
répondait guère an* boutés dont ce prince
paraissait m'accabler.
Depuis très -longr- temps, et long- temps
même avaut le décret, j'avais remarqué dans
cette dame un grand changement de ton et
de manières envers moi. J'en attribuais la
cause à un refroidissement assez naturel de
la part d'une grande dame, qui d'abord s'é-
266 FRAGMENT D'UNE LETTÏIE
tant trop engouée de moi sur nies écrits,
s'en était ensuite ennuyée par ma bêtise dans
la conversation , et par ma gaucherie dans la
société. Riais il y avait plus , et j'avais trop
d'indices de sa secrette haine, pour pouvoir
raisonnablement en douter. Je jugeais même
que cette haine était fondée sur des balourdises
dénia part, bien innocentes assurément dans
mon cœur , bien involontaires , mais que ja-
mais les Femmes ne pardonnent, quoiqu'on
n'ait eu nulle intention de les offenser. Je
flottai-, pourtant toujours dans c.tte opinion ,
ne pouvant me persuader qu'une fem e de
ce rang , qui m'avait si bien connu , qui m'a-
vait marqué tant de bienveillance et même
d'empressement , la veuve d'un seigneur qui
m'honorait d'une amitié particulière , pût
jamais se résoudre h me haïr assez cruellement
pour vouloir travailler * ma perte. Une seule
chose m'avait paru toujours inexplicable. En
partant de Montmorency , l'avais laissé à
Al. dé Luxembourg tous mes papiers, les mi!»
déjà triés, les autres qu'il se chargea de trier
lui-même, pour me les envoyer avec les pre-
miers , et huiler ce qui m'était inutile. En
n cevant cet envoi , je trouvai qu'il manquait
dans le triage plusieurs manuscrits que j'y
À M. L. D. M. 267
avais mis , et nombre de lettres indifférentes
en elles-mêmes , mais qui faisaient lacune dans
la suite que j'avais voulu conserver, ayant
de'ià formé le projet d'e'crire un jour mes
mémoires. Cette infidélité me frappa. Je ne
pouvais l'attribuer à monsieur le Maréchal ,
dont je connaissais la droiture invariable, et
la vérité de son amitié pour moi. Je n'osais
non plus en soupçonner mad. la Maréchale,
sachant sur-tout qu'on ne pouvait tirer de
ces papiers , aucun usage qui pût me nuire ,
à moins de les falsifier. Je présumai que
M. d'Alembert, qui depuis quelque temps
s'était introduit auprès d'elle, avait trouve
le moyen de fureter ces papiers et d'en enlever
ce qu'il lui avait plu, soit pour tirer de ces
papiers ce qui lui pouvait convenir , soit pour
tâcher de me susciter quelque tracasserie.
Comme j'étais déjà déterminé à quitter tout-
à-fait la littérature , je m'inquiétai peu de
ces larcins, qui n'étaient pas les premiers de
la même main, que j'avais endurés sans m en
plaindre (*).
(*) Sans parler ici de ses Elcmens de musique,
je venais de parcourir un Dict ennaire des beaux
arts, portant le nom d'un M. Lacombe, dans le-
quel je trouvai beaucoup d'articles tout entiers,
268 FRAGMENT D'UNE LETTRE
Par trait de temps , et malgré quelques
démonstrations affrétées et toujours plus rares,
les seulimens secrets de Madame de Luxem-
bourg se manifestaient davantage de jour en
jour: cependant, craignant toujours d'être
injuste, je ne ces«ai point de me confier à elle
xlans tues malheurs, quoique toujours sans
réponse et sans succès'. Enfin en dernier lieu ,
ayant écrit à M. de Choiseul pour lui deman-
der, dans 1 extrémité où j'étais, un passe-port
pour sorti- du royaume , et n'ayant point de
réponse , j'écrivis encore à Mâd. de Luxem-
bourg , qui ne me fit aucune réponse non
plus. Ce silence, dans la circonstance, mo
parut décisif, et j'en couclm quesi cette dame
i) 'cuirait pas directement dans le complot,
du moins elle en était instruite, et ne voulait
in aider ni a le connaître ni à m'en tirer, .le
reçus le passe -port lorsque j'avais cessé de
l'attendre. Al. de CI,. „\, u[ l'accompagna d'une
lettre d'un suie objpnr, ambigu, choquant
même , et assez scml.JaMe à celui des lettres
de M. de Mirabeau. Je jugeai qu'on ne m'a-
de ceux que j'avais faits en i7.\0, pour YEncyclo-
•l qui, depuis nombre d'année*) étaient
d-ms les mains de M. d'Aleinbert.
A M. L. D. M. 269
▼ait faîtattcndrc ainsi lepassc-port , que pour
se donner le temps de machiner à ion aise,
dans les lieux où l'on savait que j'avais des-
sein d'aller. Cette ide'c me lit changer sur-le-
champ tontes mes résolutions , et prendre
celle de retourner en Angleterre, où pour lo
coup j'avais tout lieu de croire que fenetais
pas attendu. J'écrivis à l'ambassadeur; j'é-
crivis à M. Davenport : man's tandis que
j'attendais mes réponses, j'apperçus autoiu?
de moi une agitation si marquée , j'entendis
rebattre à mes oreilles des propos si mysté-
rieux , Bovîrr m'écrivait de Grenoble des
lettres si inquiétantes, qu'il fut clair qu'on
cherchait à m'aiarmeret me troubler tout-à-
fatt, et l'on réussit. Ma léte s'affecta de tant
d'effia yaus m ystères,dont on s'efforçait d aug-
menter l'horreur par l'obscurité. Précisément
dans le même-temps , ou arrêta , dit-on , sur
la frontière du Dauphiné, un homme qu'on
disait complice d'un attentat exécrable : on
m'assura que cet homme passait par Bour-
goin (*). L.i rumeur fut graude ; les propos
(*) Comme on n'a plus entendu parler, que
du prisonnier, \n ne doute
point que tout cela ne fût un jeu barbare et digne
de mes persécuteurs.
270 FRAGMENT D'UNE LETTRE
mystérieux allèrent leur train , avec l'affec-
tation la plus marquée. Kiil'm , quand on
aurait foruié le proie t d'achever de me rendre
tout-à-fait frénétique , on n'aurait pas pu
mieux s'y prendre ; et si la plus noire fureur
ne s'empara pas alors de mon ame , c'est que
les mouvemens de cette espèce ne sont pas
dans sa nature. Vous sentez du moins que
dans l'émotion successive qu'on m'avait don-
née,il n'y avait pas la de quoi me tranquilliser;
et que tant de noires idées qu'on avait soin de
renouveller et d'entretenir sans cesse, n'étaient
pas propres à rendre aux miennes leur séré-
nité. Continuant cependant à me disposer au
prochain départ pour l'Angleterre, je visitais
à loisir les papiers qui m'étaient restés, et
que j'avais dessein de brûler, comme un em-
barras mutile , que je traînais après moi.
Je commençais cette opération sur un recueil
transcrit de lettres, que j'avais discontinué
depuis lon£-tcinps , et j'en feuilletais machi-
nalement le premier volume, (*) quand je
tombai par basard sur la lacune dont j'ai
parlé , et qui m'avait toujours paru difficile
à comprendre, (^uc devins-je, en remarquant
( * ) C'en est ici le second.
A M. L. D. M. 271
que cette lacune tombait pre'cise'ment sur le
temps de l'époque dont le prisonnier qui ve-
nait dépasser, m'avait rappelé l'idée, et à
laquelle , sans cet événement , je n'aurais pas
plus songé qu'auparavant? Cette découverte
me bouleversa. J'y trouvai la clef de tous les
mystères qui m'environnaient. Je compris
que cet eulèvementde lettres avait certaine-
ment rapport au temps où elles avaient été
écrites, et que , quelqu'innocentes que fus-
sent ces lettres, ce u'éta t pas pour rien qu'où
s^en était emparé. Je conclus de là , que
depuis plus de six ans ma perte était jurée ,
et que ces lettres, inutiles à tout autre usage,
servaient à fournir les points fixes des temps
et des lieux, pour bâtir le système d'impos-
tures dont on voulait me rendre la victime.
Dès l'instant même je renonçai au projet
d'aller en Angleterre ; et sans balancer un
moment, je résolus de m'exposer, armé de
ma seule innocence , à tous lss complots que
la puissance , la ruse et l'injustice pouvaient
tramer contre elle. (*) La nuit même où je
(*) Ce fut par une suite de cette même réso-
lution, que je conservai mon recueil de lettres,
dont heureusement je n'avais encore déchiré et
brûlé que quelques feuillets.
2-J2 FRAGMENT D' UN ELFTTRE etc.
lis cette affreuse découverte, fe songeais saJ
chaut bieu que toutes mes lettres étaient
ouvertes à la poste, à profiter du retour de
M. Pépin de Belleisle ( ♦) qui m\ tant venu
voir la veille, m'accablait ries plus pressantes
offre* de service, et je lui remis le matin une
lettre pour "Madame de Brioune,qui en con-
tenait une autre pour M. le prince de Conti,
l'une et l'autre écrites si à la bâte, qu'ayant
été contraint d'en transcrire une, j'envoyai
Je brouillon au lieu delà copie.
Tels sont , autant que je puis me le rap-
peler, le sujet et l'occasiou desdites lettres :
car encore une fois, l'agitation où j'étais eu
les écrivant ne m'a pas permis de garder un
souvenir bien distinct de tout ce qui s'y rap-
porte.
(*) Il venait d'ncrompagner en Fiémont , Mad#
la piinecsse Je Caiiguttn,
LETTRE A M. DU SÀULX.
iA. M. DU SAULX.
9 février 1771.
Mossiïui,
JE suis toujours frappé de l'idée que vous
avez eue, de me mettre dans le livre que
vous faites, en pendant avec un scéle'rat abo-
minable, qui fait du masque de la vertu,
l'instrument du crime, et qui, selon vous,
la rend aussi touchante dans ses discours
qu'elle l'est dans mes ccr t . J'ai toujours cru,
Je crois encore, qu'il faut aimer sincèrement
la vertu , pour savoir la rendre aimable aux
autres ; et que quiconque y croit de bonne
foi, distingue aisément dans son cœur, le
langage de l'hypocrisie d'avec celui que le
cœur a dicté. Vous me dites pour excuse que
■?ous portiez ce jugement à l'âge de dix-sept
ans : mais, Monsieur , à dix-sept ans vous
n'aviez pas lu mes écrits ; c'est a l'âge où vous
êtes, c'est au moment où vous écrivez, que
vous identifie* L'impression que vous fait leur
.274 LETTR E
lecture . avec celle des disoours du fourb»
dont il s'agit. Si c'est-là la seule ou la plus
honorable mention que vous faites dans sotie
ouvrage, d'un homme a qui vous marque*
entre vous et lui , tant d'estime et d'empres-
sement, le tour, si c'est un éloge , est neuf
et bisarre ; si c'est un art employé pour
appuyer couvertemeut l'imposture t il est in-
fernal. Vous paraissez disposé à changer dans
le passage, ce qui peut me déplaire : n'y
changez rien , Monsieur : s'il a pu vous plaire
un moment, il ne me déplaira jamais. Je
suis bien aise que toute la terre sache quelle
place vous donnez dans VOS écrits, à un homme
qu'eu même-temps vous recherchez avec tant
de zèle , et à qui vous paraissez , au moins eu
pariant à lui , eil donner une si belle dans
votre estime et dans votre COBUr. Cette remari
que m'en rappelle d'autres trop petites pour
être citées, mais sur l'effet desquelles je nui
Vous ouvrir le mien.
«.près m'avoirditSl souvent et en si beaux
termes , que vous me connaissiez , m'aimiez ,
m'estimiez, m'honoriez parfaitement, il est
constant, et je le dis de tout mon cœur,
que les prévenances et les honnêtetés dont
vous m'ayez comblé, adressées dans votre
A M. DU S A U L X. 27$
intention comme dans la vérité , à un homme
de bien et d'honneur, vous donnent à ma
reconnaissance et à mon attachement, un
droit que je serai toujours empressé d'ac-
quitter.
Mais s'il était possible , au contraire, que
m'ayant pris pour un hypocrite et un scélé-
rat , vous m'eussiez cependant prodigué taut
d'avances, de caresses, de cajoleries de toute
espèce , pour capter ma confiance et mon
amitié , soit parce que mon caractère supposé
conviendrait au vôtre, soit pour aller par
astuce à des fins que vous me cacheriez avec
soin: dans ce cas, il n'est pas moins sur qu'eu
tout état de choses possible, vous ne seriez
vous-même qu'un vil fourbe et un mal-hon-
néte-homme , digne de tout le mépris que
vous auriez eu pour moi.
J'aurais bien quelque chose encore à dire ;
mais je m'en tiens-là , quant à présent. Voilà ,
Monsieur, un doute que j'ai senti naître avec
douleur, et qui s'augmente au point d'être
intolérable. Je vous le déclare avec ma fran-
chise ordinaire, dont, quelque mal qu'elle
m'ait fait et qu'elle me fasse , je ne me dé-
partirai jamais. Imitcz-là, je vous prie , daus
Votre réponse. Je vous montre bien mes sen-
K& LETTRÉ
timens ; montrez-moi si bien les vôtres, que
je sache avec certitude ce que vous pensez
de moi. Je me souviens de vous avoir dit
que , si jamais je nie défiais de vous , ce serait
votre i'autc. Vous voilà dans le cas ; c'esl à
tous d'y pourvoir, au moins si vous donnez
quelque prix à mon estime. En y pourvoyant,
n'en laites pas à deux Fois; car je vous aver-
tis qu'à la seconde, vous n'y suiez plus à
temps.
Je me suis confié à vous, Monsieur, et
à d'antres que je ne connaissais pas plus que
vous. Le témoignage Intérieur de l'innocence
el de la vérité, m'a l'ait croire qu'il suffisait
d'épancher mon cœur dans des cours d'hom-
mes, pour; verser le sentiment dontil était
plein. J'espère encore ne m'étre pas trompé
dans mon choix; mais quand cet espoir m'a-
busérait, je n'en serais point abattu. La
vérité, le temps triompheront enfin de l'im-
posture , et de mon vivant même , elle n'osera
jamais soutenir mes regards; son plus grand
soin , sou p!us grand art est de s\ dérober :
mais cet art même la décèle. Jamais on n'a
vu , jamais on ne verra le mensonge marcher
fièrement à la face du soleil, en interpellant
a grands cris la vérité ; et celle-ci devenir
cauteleuse ,
A M. DU S A. V L X. 277
cauteleuse 3 craintive et traîtresse, se mas-
quer devant lui , fuir sa présence , n'oser
l'accuser qu'en secret, et se cacher dans les
ténèbres.
Je vous fais , Monsieur , mes très-humbles
salutations.
AU MEME.
Le 16 février 1770.
'ai voulu, Monsieur, mettre un intervalle
entre votre dernière lettre et celle-ci , pour
laisser calmer mes premiers mouvemens , et
agir ma seule raison. Votre lettre est bien
pins employée à me dire ce que je dois penser
de vous , que ce que vous pensez de moi ;
quoique je vous eusse prévenu que de ce
dernier jugement dépendait absolument l'au-
tre. Il faut pourtant que je me décide, et
que je vous juge en ce qui me regarde, quoi-
que j'aie renoncé, comme vous me le conseil-
lez , à juger des hommes , bien convaincu que
l'obscur labyrinthe do leur coeur m'est impé-
nétrable, à moi dont le eccur transparent
Lettres, Tome VU. Q
278 LETTRE
comme le crystal , ne peut cacher aucun ds
scsinouvcmens; et qui, jugeant si long-temps
des autres par moi, n'ai cesse' depuis vingt
ans d'être leur jouet et leur victime.
A force de m'euvironner de ténèbres, ou
m'acependant rendu quelquefois un peu plus
clairvoyant ; et l'expérience et la nécessité
me font appercevoir bien des choses, par le
soin même qu'on prend à me les cacher. J'ai
yu dans toute votre conduite avec moi, les
honnêtetés les plus marquées, les attentions les
plus obligeantes et des lins secrettea à tout
cela ; j'y ai même démêle des signes de peu
d'estime en bien des points , et sur-tout dans
1rs petits cadeaux, auxquels vous m'avez ap-
paremment cru fort sensible, au lieu qu'ils
me sont indifférons ou suspects. Tinuo V,i-
naos et doua ferentes. C'est précisément par
le peu de cas que j'en fais , que je ne les refuse
plus, lassé des disputes et des ridicules que
m'attirèrent long-temps ces refus , parla ma-
ligne obstination des donneurs qui avaient
leurs vues, et bien sûr en recevant et oubliant
tout, d'éoarter en lin plus sûrement toutes ce»
petites amorces. Je cherchais un logement :
vous avez voulu m'avoir pour voisin , et pres-
que pour hôte- cela était bon et amical j
A M. DU S A U L X. 279
mais j'ai vu que tous le vouliez trop , et que
vous cherchiez à m'attirer : vous avez fait
par-là tout le contraire. Vous avez cru que
j'aimais les dînes ; vous avez cru que j'aimais
les louanges : tout , à travers la pompe de vos
paroles , m'a prouvé que j'étais mal connu de
vous. Les je ne sais quoi , trop longs à dire,
mais frappans à remarquer, m'ont averti qu'il
y avait quelque mystère caché sous vos ca-
resses , et tout a confirme mes premières ob-
servations.
L'article que vous m'avez lu, a achevé de
m'éclaircr. Plus j'y ai réfléchi , moins je l'ai
trouvé naturel dans ma position présente , de
la part d'un bienveillant. Vous faites trop
Valoir le soin que vous avez pris de me lire
cet article. Vous avez prévu que je le verrais
un jour, et vous sentiez ee que j'en aurais pu
penser et dire, si vous me l'eussiez tû jusqu'à
sa publication. Vous avez cru me leurrer par
ce mot d'illustre. Ah ! vous êtes trop loin
de voir combien la réputation d'homme bon,
juste et vrai , que je gardai quarante ans, et
que je n'ai jamais mérité de perdre, m'est
plus chère que toutes vos glorioles li ttéraires,
dont j'ai si bien senti le néant. Ne changeons
point, Monsieur, l'état de la question. Il ne
28o LETTRE
s agil pas de savoir comment vous avez pro-
cédé pour faire passer un article aussi captieux,
mais comment il vous est venu dans L esprit
de l'écrire, de nie mettre gracieusement eu
parallèle avec un exécrable scélérat, et cela
précisément au moment où l'imposture n'é-
pargne aucune ruse pour me noircir. Mrs
écrits respirent l'amour de la vertu, dont lo
eœurde l'auteur était embrase. Quoi que mes
ennemis paissent faire, cela se «eut et les
de'sole. Dites-moi , si pour énerver ce senti-
ment, aucun d'eux s'y prit jamais plus adroi-
tement que vous.
Et maintenanl , au lieu de me dire nette-
ment quel jugement vous portez de moi , de
mes sentimens, de mes mœurs, de mon ca-
ractère, comme vous le deviez dans la cir-
constance, et comme je \ ou s ru avais con jure ,
vous me parlez de larmes d'attendrissement
et d'un intérêt de commisération : comme si
e'etui assez pour moi d'exciter votre pitié,
sans prétendre à des sentimens plus lionora-
bles. Je vous estime encore , me dit< s-vous ,
mais je vous plains. Moi , je vous réponds ;
quiconque ne m'estimera que par grâce ,
trouvera difficilement en moi la même gé-
nérosité.
A M. DU S A U L X. 28*
Je voudrais , Monsieur , entendre un peu
plus clairement quel est ce grand intérêt qu»
vous dites prendre en moi. Ls premier, le
plus grand intérêt d'un homme , est sou
honneur. Vous auriez donné, dites-vous,
un de vos hras pour m'en sauver un ? C'est
beaucoup , et c'est même trop. Je n'aurais
pas donné mon bras pour le vôtre ; mais je
l'aurais clonué, je le jure, pour la défense de
votre ■ honneur. Entouré de ces preucurs
d'intérêt, qui ne cherchent qu'à me donner,
comme faisait aux passans ce Romain , un
ccu et un souffleta chaque rencontre , je ne
prends pas le cliange sur cet intérêt prétendu;
je sais qu'ils n'ontd'autrc butdansleur faussa
bienveillance , que d'ajouter à leurs noirceur*
quand je m'en plains , le reproche de L'in-
gratitude.
Le généreux tIe vertueux J.J. rlousseau-t
inquietet défiant comme un lâche criminel.
Monsieur Dusaulx , si vous sentant poignar-
der par-derrière par des assassins masqués.,
vous poussiez en vous retournant , les cris
de la douleur et de l'indignation , que diriez-»
vous de celui qui pour cela, vous reproche-,
vait froidement d'être inquiet etdcûaut conuiiA
nu lâche criminel ?
282 LETTRE
Il n'y nura jamais que des cœurs capables
du crime, qui puissent en soupçonner le mien ;
et quant à la lâcheté, maigre' tout l'effroi
qu'on a voulu me donner, me voici dans
Paris , seul , e'tranger, sans appui , s;ins amis ,
sans parens , sans conseil , arme de ma seule
innocence et de mon courage , à la merci
d'adroits et puissans persécuteurs, qui me
diffament en se cachant, les provoquant et
leur criant : parlez liant , me voilà. Ma foi ,
Monsieur, si quelqu'un fait lâchement le
plongeon dans cette affaire ; il me Bemble que
ce n'est pas moi.
Je veux être juste toujours. S'il n'y a contre
moi nulle œuvre de ténèbres , votre reproche
est fondé , )'cn conviens ; mais s'il existe une
pareille œuvre, et que vous le sachiez très-
bien, convenez aussi que ce même reprocha
est bien barbare. Je prends là-dessus, votre
conscience pour juge entre vous et moi.
Nous me trompez, Monsieur, j'ignore à
quelle lin ; mais vous me trompez. C'est assu-
rément tromper un homme à qui l'on marque
la plus tendre affection , que de lui cacher les
choses qui le regardent, et qu'il lui importo
le plus de savoir. Encore une fois, j 'ignora
quels sont vos motifs ; ruais je sais qu'on ne
A M. DU S A U L X. s83
trompe personne pour son bien. Je n'attaque
à tout autre égard , ni votre droiture ni vos
vertus. Je ne sais qu'une seule chose , mais
je la sais bien : c'est que vous me trompez.
Je veux que tout le monde lise dans mon
cœur , et que ceux avec qui ie vis, sachent
comme moi-même ce que je pense d'eux,
quoiqu'une malheureuse honte que je ne
puis vaincre , m'empêche d'oser leur dire en
face; c'est afin que vous n'ignoriez pas mes
sentimens , que je vous écris. Du reste, mon
intention n'est de rompre avec vous , qu'au-
tant que cela vous conviendra. Je vous laisse
le choix. Si je connaissais un seul homme à
ma portée, dont le cœur fût ouvert comme
le mien , qui eût autant en horreur la dissi-
mulation , le mensonge, quidédaignât , qui
refusât de hanter ceux auxquels il n'oserait
dire ce qu'il pense d'eux , j'irais à cet homme ,
et très-sûr d'en faire mon ami , je renoncerais
à tous les autres ; il serait pour moi tout le
genre humain. Mais après dixans de recherche
inutile, je me lasse, et ma lanterne est éteinte.
Environné de gens qui , sous un air d'in térêt
grossièrement affecté, me flattent pour me
surprendre, je les laisse faire, parce qu'il faut
bien yiYi'e ayee quelqu'un, et qu'eu quittant
234 LETTRE
ceuN-là pour d'autres, (e ne trouverais pas
mieux. Du reste, s'ils ne voient pas ce qwt
je pense d'eux, t'est assurément leur faute.
Je suis toujours surplis , je l'avoue, de les voir
m'étaler pompeusement leurs vertus et leur
amitié pour moi ; je cherche inutilement
comment oii peut être vertueux et Taux tout
à la fois, comment on peut se faire, un hon-
neur de tromper les gens qu'on aime : je n'au-
rais jamais cru qu'on put être aussi fiers d'être
des traîtres. Livre' depuis si long-temps à tous
ces gens-la , j'aurais tort aussurément d'être
difficile en liaisons âet bien plus de uie refuser
à la vôtre, puisque votre société me paraît
très-agréable, et que sans VOUS confondre avec
tous les empressés qui m'entourent, je vous
compte parmi ceux que j'estime le plus ; ainsi
je vous laisse le maître de me voir ou de ne
pas me voir , comme cela vous conviendra.
Pour l'iutimi tic , je n'en veux plus a\cc per-
sonne, à moins que contre toute opparence ,
je ne trouve fortuitement l'homme juste" et
vrai que j'ai cessé de chercher. Quiconque
aspire à ma confiance, doit commencer par.
me donner la sienne ; et du reste, malade
ou non, pauvre ou riche, je trouverai ton-?
jours très-mauvais que sous prétexte d'ua
A M. DE C O S S É. 283
zèle que je n'accepte point, qui que ce soit
veuille, maigre moi, se mêler de mes af-
faires.
Je viens de vous ouvrir mon cœur sans ré-
serve. C'est à vous maintenant de consulter le
vôtre; etde prendre le parti qui vous convien-
dra. Je vous salue, Monsieur, trèï-humble»!
ment.
A M. LZ CHEVALIER
DE C O S S É.
Paris, le a5 juillet 1771.
T
•J E suis , monsieur le Chevalier , touché de
Vos bontés et des soins qu'ellesvous suggèrent
en ma faveur. Tres-persuadé que cas soins de
votre part sont des fruits de votre boa naturel
et de votre bienveillance envers moi ; après
vous en avoir remercié de tout mon cœur , je
prendrai la liberté d'y correspondre par un
conseil qui part de la même source; et que la
différence de nos âges autorise de ma part;
c'est, Monsieur, de ne vous mêler d'au-;
a86 LETTRE
cune affaire, que vous n'en soyez préalable-
ment bien instruit.
La pension que vous dites m'avoir été' re-
tirée, et que tous offre/ de me faire rendre ,
rn'a e'te' apportée avec les arrérages , ici , dans
ma chambre, il n'y a pas quatre mois, en une
lettre de change de sis mille francs , qu'on
offrait de me payer comptant sur-le-champ ;
et je vous assure quelesplusvives sollicitations
ne furent pas épargnées pour me faire recevoir
cet argent. En voilà , ce me semble , assez pour
vous faire comprendre que ceux qui ont pré-
tendu vous mettre au fait de cette affaire, ne
vous ont pas fait un rapport bdellc, et que
la difficulté n'est pas où vous la croyez voir.
Je vous réitère , Monsieur , mes actions de
grâces de l'intérêt que vous voulez bien pren-
dre à moi , et qui m'est plus précieux que
toutes les pensions du mon, le : mais comme
j'ai pris mon parti sur celle-là , je vous prie
de ne m'en reparler jamais. A gréez mes liuiu-
blcB salutations.
A M. LE NOIR. 286
A M. LE NOIR.
Paris, le i5 jaavier 177a.
Monsieur,
j
E sais de quel prix sont vos momcns ; je
sais qu'on les doit respecter : mais je sais
aussi , que les plus précieux sont ceux quo
vous consacrez à protéger les opprimés; et si
j'ose en réclamer quelques-uns, ce n'est pas
sans titre pour cela.
Après tant de vains efforts pour faire percer
quelque rayou de lumière, à travers les ténè-
bres dont ou m'environne depuis dix ans , j'y
renonce. J'ai de grands vices^ mais qui n'ont
jamais fait de mal qu'à moi ; j'ai commis de
grandes fautes , mais que je n'ai point tues
à mes amis ; et ce n'est que par moi qu'elles
sout connues, quoi qu'elle;; aient été publiées
par d'autres, qui sout quelquefois plus dis-
crets. A cela près , si quelqu'un m'impute
quelque sentiment vicieux , quelque discours
blâmable, ou quelque acte injuste, qu'il »o
283 LETTRE
montre , et qu'il parle ; je l'attends et ne me
cache pas. Mais tant qu'il se cachera, lui,
de moi , pour me diffamer , il n'aura diffamé
que lui-même , aux yeux de tout homme équi-
table et sensé. L'évidence et les ténèbres sont
incompatibles; les preuves administrées par
de mal-honnêtes gens , sont toujours sus-
pectes ; et celui qui, commençant par fouler
aux pieds la plus inviolable loi du droit na-
turel et de la justice, se déclare parla, déjà làclio
et méchant , peut bien être encore imposteur
et fourbe. Et comment donnerai t-il à sou tc-
moignage , et si l'on veut i ses preuves, la force
que l'équité n'accorde même à nulle évidence
de disposer de l'honneur d'uû homme, plus
précieux que la vie , sans l'avoir mis pre
xnenl en état de se défendre el d'être entendu î
Que celui doue qui s'obstine à méjuger ainsi,
restedans le stupideavauglement qu'il aime;
sou erreur 8St do sou propre, fait : c'est lui seul
qu'«iledcshonore:aprc! m'êtr< ffert pour l'en
tirer, je l'\ laisse puisqu'il le veut, et qu'il
m'est impossible de l'en guérir malgré lui.
Grâces au ciel , tout l'art humain ne changera
pas la nature des choses ; il ne fera pas que le
mensonge dei ienne la vérité , ni que de mon
vivant, lu poitrine de J. J. Rouseau renferme
le
A M. LE NOIR. 289
le cœur d'un mal-honnête homme : cela me
suffit, et je vis en paix, eu attendant que mou
moment et celui de la vérité vienne ; car il
viendra J'en suis très-?,iir , et je l'attends avec
un témoignage qui me dédommage de leluî
d'autrui.
Tranquille donc sur tout ce qu'on me
cache avec tant de soin , et même sur ce qui
me parvient par hasard , j'ai laisse' débitez
parmi cent autres bruits non moins ineptes,
que j'avais cessé de voir M.id. de Luxem-
bourg , après lui avoir emporté trois cents
louis ; que je ne copiais de la musique que
par grimace ; que j'avais de quoi vivre fort
à mon aise ; que j'avais six bonnes mille
livres de rente ; que la veuve Duchesne faî-J
sait une pension de six cents livres ?' ma
femme ; qu'elle m'en faisait une autre à moi
de mille écus , pour une édition, nouvelle de
mes écrits , que j'avais dirigé;. J'ai laissé
débiter tous ces mensonges ; je n . Fait qu'en
rire quand ils me sont revenus , et je n'ai pas
même été tenté de vous importuner , Mon-
sieur , de mes plaintes à ce sujet ; quoique je
sentisse parfaitement, le coup que cette opi-
nion de mon opulence devait porter aux res-
sources que mon travail me procure , pour
Lettres. Tome V1!. R.
2Q0 LETTRE
suppléer à L'insuffisance de mon revenu
Une petite circonstance de plus a passé la
mesure , et m'a causé quelque émotion ;
parce que l'imposture marchant toujours sous
c masque de la trahison , a pris jusqu'ici
grand soin de faire le plongeon devant moi,
et ne m'avait pas encore accoutumé a l'ef-
fronterie. Mais en voici une qui m'a, je
Tatoue, affecté.
J'avais prié nu de ceux qui m'ont averti des
Lruits dont je viens déparier , de tacher d'ap-
prendre si madame Duchesne et le sieur Guy
y avaient quelque part. De cher eux , où il u'a
trouvé que des garçons , il est aile chez Simon .
qu'on lui disait avoir imprimé la nouvelle
édition qui m'avait été si bien payée. Simon
lui a dit qu'on effet , il venait d'imprimer
quelques-uns de mes écrits sous mes yeux;
que j'en avais revu les épreuves, et que
j'étais même aile chei lui , -1 n'y avait pas
long-temps. Quoique je sois par moi-même,
le moins important des hommes, ,c le suis
aMeadevenu par ma singulière position , pou:
être assuré que rien de ce que je Fais et de ce
™}e ne tais pas, ne vous échappe : c'est une
de me. plot douces consolations; et ,e vous
«oue, Momieur, que l'avance dfi I
A M. LE NOIR. 291
sous 'es yeux d'un magistrat intègre et vigi-
lant , auquel on n'en impose pas aisément ,
est un des motifs qui m'ont arraché des cam-
pagnes , où , livré sans ressource aux ma-
nœuvres des gens qui disposent de moi , je
Kie voyais en proie à leurs satellites, et à
toutes les illusions par lesquelles les gens
puissans et iutrigans abusent si aisément le
public , sur le compte d'un étranger isolé , à
<mi l'on est veuu à bout de faire un invio-
lable secret de tcut ce qui le regarde, et qui
par conséquent n'a pas la moindre défense
contre les mensonges les plus extravagans.
J'ai donc peu besoin , Monsieur , de vous
dire que cette opulence, dont on me gratifie
si libéralement dans les cercles, que toutes
ces pensions si fièrement spécifiées , ( ) cette
(*) C«U«s en particulier de Mad. Duchesne,
,e réduisent toutes, à une rente de trois cents
francs , stipulée dans le marché Je mon Diction-
„a;re de musique. J'en ai une de six cents fanes ,
de milord Maréchal , dont je jouis par 1 attention
de celui qu'il en a chargé à ma prière , mais sans
autre .û.eté que son bon plaisir, n'ayant aucun
acte valable pour la réclamer de mon chef J ai
une rente de dix livres sterling , pour mes livres
que j'ai vendusen Angleterre , sur la tète de l'ache-
teur et sur la mienne ; ensuite que cette rente doit
B. a
292 LETTRE
édition qu'on me prête, «ont autaut de 6c-
tions : mais je n'ai pu m'eiupècher de mettre
sous vos yeux , l'impudence incroyable dudit
Simon , que je ne vis de mes jours, que je
sache , chez qui je n'ai jamais mis le pied
dont je ne sais pas la demeure , et que j'igno-
rais même avant ces bruits, avoir imprime'
aucun de mes écrits. Comme je n'attends plus
aucune justice de la part des hommes , je
m'épargne désormais la peine inutile de la
demander , et je ne vous demande à vous-
même que la patience de me lire , quoique
je fasse l'exception qui est due à votre inté-
grité et à la générosité qui vous intéresse aux
infortunés. Mais ne voyant plus rien qui
puisse me flatter dans cette vie , les restes
m\m sont devenus indiffèrent La seule dou-
ceur qui peut m'y toucher encore , est que
l'œil clairvoyant d'un homme juste pénétra
au vrai ma situation ; qu'il la connaisse et
s'éteindre au premier mouranr. Tout cela fait en-
semble onze cents francs de viager, dont il n'y a
(\nn trois cents de solides. Ajoutez à cela, quel-
qu'argent comptant, dernier reste du petit capi-
tal «jue j'ai consumé dans mes voyages, et nue je
m'étais réservé pour avoir quelque avance en
Uisant ici mou «ubiissemem.
A M. LE N O I R. 293
Jne plaigne en lui-même, sans se commettra
pour madéfensc, avec mes dangereux ennemis.
Je vous aurais choisi pour cela , Monsieur ,
quand tous ne rempliriez point la place où
Vous êtes ; mais j'y vois , je l'avoue , un avan-
tage de plus, puisque par cette place même ,
vous avez été à porte'e de ve'rifier assez d'im-
postures , pour en présumer beaucoup d'au-
tres , que vous pouvez vérifier de même un
jour. Peut-être vous écrirai-je quelquefois
encore , mais je ne vous demanderai jamais
rien ; et si ma confiance devient importune
à l'homme occupe' t je réponds du moins
qu'elle ne sera jamais à charge au magistrat.
Ç 1 liez ne la pas dédaigner; veuillez, Mon-
sieur, vous rappeller qu'elle ne tient pas seu-
lement au respect que vous m'avez inspiré ,
mais encore aux témoignages de bonté, dont
vous m'avez: îionoré quelquefois, et que j.»
Veux mériter toute ma vie.
u4 la suite de cette lettre , Fauteur a
ajouté, soit connue apostille , soit comme
simple observation , l'article au on va lire.
Il n*ett peut-être pas inutile d'observer que
le sieur Guy vient très-fréquemment chez
R 3
Ï94 LETTRE.
moi, sans avoir rien à me dire, et sans que
je puisse trouver aucun motif à ses visites ,
vu que toutes les affaires que nous avons
ensemble, n'exigent qu'une entre vue de deux
minutes par an , et qu'il n'y a point de liaison
d'amitié entre lui et moi. Il m'a prie' de lui
faire un triage de chansons dans les anciens
recueils, pour en faire un nouveau. Je l'ai
prié de mou côte' , de me prêter quelques
romans , pour amu.-er uia femme durant les
soirées d'hiver. Il est parti de là, pour me
faire apporter en pompe, d'immenses paquets
de brochures qui , avec ses allées et venues ,
lui donnent l'air d'avoir avec moi beaucoup
d'affaires. Tout cela , joint aux bruits dont
j'ai parlé, commence à me faire soupçonner
que ces fréquentes visites, que je n<- prenais
que pour un petit espionnage assez commun
aux gens qui m'entourent , et très- indiffèrent
pour moi , pourraient bien avoir un objet
plus méthodique , et dirigé de plus loin. Il y
a dans tout cela , de petites manœuvres
adroites, dont le but me paraîtrait pourtant
facile à découvrir, dans toute autre position
que la mienne , pour peu qu'on y mît de
soin.
A M1L0RD HARCOURT. i95
A Milord HARCOURT.
A Paris, 16 juin 1773.
J'ai reçu, Milord , avec plaisir et recon-
naissance*, des témoignages de la continua-
tion d« Totre souvenir et fie vos bontés , par
madame la duchesse de Portland , et je suis
encore plus sensible à la peine que vous pre-
nez de m'en donner par vous-même. J'avais
espéré que l'ambassade de milord Harcourt
pourrait vous attirer dans ce pays, et c'eût
été pour moi , une-véritable douceur de vous
y voir. Je me dédommage , autant qu'il se
peut , de cette attente frustrée , eu nourrissant
dans mon cœur et dans ma mémoire , les
sentimens que vous m'avez inspirés, et qui
sont par leur nature , à l'épreuve du temps ,
de l'éloignement et de l'interruption du com-
merce. Je n'entretiens plus de correspon-
dance , je n'éeris plus que pour l'absolue né-
cessité ; mais je n'oublie point tout ce qui m'a
paru mériter mon estima et mon attacha-
R 4
59*5 LETTRE
ment ; et c'est dans cet asyle de difficile accès
mais par-là plus digne, de vous , et où rien
n'entre sans le pass«-port de la vertu , que
vous occuperez toujours une place distin-
guée.
Je suis sensible, Milord, à vos offres obli-
geantes ; et si l'étais dans le cas de m'en pré-
valoir, je le ferais avec confiance , et même
avec joie , pour vous montrer combien je
compte sur vos boutés : mais , grâces au ciel ,
je u'ai nulle affaire , et tout sur la terre m'est
devenu si indifférent, que je ne me donne-
rais pas mcuic la peine de former un désir
pour cette vie, quand cet acte seul suffirait
pour l'accomplir. Ma femme vous prie d'a-
gréer ses remerciemena très - humbles , de
L'honneur de votre souvenir; et nous vous
offrons , Milord , de tout notre cœur l'un et
l'autre, nos salutations et nos respecta.
A M. D'o.;:; 297
A M. LE COMTE
D' O
Paris, 1776.
V-
o ti s vous donnez , monsieur le Comte ~t
pour avoir des singularités, et c'en est pres-
que une d'être obligeant sans intérêt. C'en
estune bien plus grande de l'être de plus loin ,
pour quelqu'un que l'on ne connaît pas. Vos
offres obligeantes , le ton dout vous tue les
faites, et la description de l'habitation que
vous me destinez, seraient assurément très-
capables de m'y attirer , si j'étais moins
infirme, plus allant, plus jeune, et que vous
fussiez plus près du soleil. Je craindrais d'ail-
leurs, qu'en voyant celui que vous honorez
d'une invitation , vous n'eussiez quelque
regret. Vous attendriez un homme de lettres ,
un beau diseur qui devrait payer d'esprit et
de paroles , votre généreuse hospitalité ; et
vous n'auriez qu'un bon homme bien sim-
ple , que son goût et ses malheurs ont rendu
r à
ïq8 RÉPONSE
fort solitaire, et qui pour tout amusement;
herborise toute la journée , et trouve à com-
mercer avec les plautes , cotte paix si doue©
à sou cœur, que lui ont refusé les humains.
Je n'irai donc pas, Monsieur, habiter votre
maison ; mais je mesouvicudrai toujours avec
reconnaissance , que vous me l'avez offerte ,
et je regretterai quelquefois de n'y être pas,
pour cultiver la bonté et l'amitié' du maître.
.Agréez, monsieur le Comte , je vous sup-
plie, mes remerciemens très-sincères, et mes
très-humbles salutations.
RÉPONSE
A M a r>. LA C OMTESSE
DE St. * * *
%J E suis fâché de ne pouvoir complaire a
madame la Comtesse ; mais je ne fais point
les honneurs de l'homme qu'elle est curieusa
de voir, et jamais il n'a logé chez moi ; le
saul moyen d'y etre admis , de mon aveu ,
À. Madami DE St. ***. 199
pour quiconque m'est inconnu , c'est un»
réponse cathe'gorique à ce billet (1).
SECONDE ET DERNIÈRE
RÉPONSE
A Ma'd. LA COMTESSE
DE St. * * *.
Jeudi a3 mai 1776.
J'ai «u d'autant plus de tort , Madame,"
d'employer un mot qui vous était inconnu ,
que je vois par la réponse dont vous m'avez
honoré, que même à l'aide d'un dictionnaire,
Tous n'avez pas entendu ce mot. Il fauttàchc»
de m'expliquer.
(t) Ce billet dont parle Rousseau, et dont il
avait accompagné #a réponse à Mad. la comtess*
de St. *** , était Le billet circula ir* , portant pouf
• dresse : A tous Français mimant encore la jutticeetla.
vérité , qu'on ne donne pas ici, par la raison qu'il
a déjà paru dans l'édition de Oenèvft i?8a, tin du
tome XXII in-8.
Il 6
3oO RÉPONSE
La phrase du billet, à laquelle il s'agit do
répondre, est celle-ci : Mais ce que je veux ,
et ce qui m'est dû tout au moins % après une
condamnation si cruelle et ii infamante ,
c'est qu'on ni* apprenne enfin quels sont mes
crimes, t comment, et par qui , j'ai t lé
jugé.
Tout ce que je desire ici , est une réponse
à cet article. C'est mal-à-propos que je la
demandais cathégorique : car telle qu'elle
soit, clic le sera toujours pour moi. Ma
demeure et mon cœur sont ouverts pour le
reste de ma vie, à quiconque nie dévoilera
ce mystère abominable. S'il m'impose le se-
cret , je promets , je jure de lui garder
inviolablement jusqu'à la mort ; et je me
conduirai exactement, s'il l'exige , comme s'il
ne m'eût rien appris. Voilà la réponse que
l'attends, ou plutôt qnc j« désire : car depuis
longtemps , j'ai cesse de l'espérer.
Celle que j'aurai vraisemblablement, sera
la teinte d'ignorer un secret qui ,par le plus
étonnant prodige , n'eu est un que pour moi
seul dans l'eu r ope entière. Cette réponse sera
moins Franche assurément, mais non moins
claire que la pn mi ère j enfin , le refus me mu
de répondre, n'aura pas pour moi plus d'obs>
A Matjame DE St. ***. Soi
curité. D^ grâce , Madame., ue vous offensez
pas de trouver ici, quelques traces de défian-
ce : c'est bien à tort que le public m'en accuse:
caria défiance suppose du doute, et il ne m'en
reste plus à son égard. Vous voyez, par les
explications dans lesquelles j'ose entrer ici s
que je procède au vôtre avec plus de réserve ,
et cette différence u'est pas désobligante pour
vous. Cependant vous avez commencé avec
moi, comme tout le monde; et les louanges
hyperboliques ( * ) et outrées , dont vos deux
lettre» sont remplies , semblent être le cachet
particulier de mes plus ardens persécuteurs :
mais loin de sentir eu les lisant, ces mouve-
mens de mépris et d'indignation que le* leurs
me causent, je n'ai pu me défendre d'un vît
désir que vous ne leur ressemblassiez pas ;
et malgré tant d'expériencescruelles , un désir
aussi vif entraîne toujours un peu d'espérant
Au reste, ce que vous me dites , Madame ,
du prix que je mets au bonheur de me voir ,
ne me fera pas prendre le change : je serais
touché de l'honneur de votre visite, faite avec
(*) Voici encore un mot pour le dictionnaire.
Hélas! pour parler de ma destinée, il faudrait un
vorabulaiictout nouveau , qui n'eut été compose
que pour moi.
3oï RÉPONSE ete:
ïes sentimens dont je me sens digne ; mais
quiconque ne veut voir que le rhinocéros
doit aller, s'il veut, à la foire, et non pas
chez moi ; et tout le persiflage dont on assai-
sonne cette insultaute curiosité, n'est qu'un
outrage de plus , qui n'exige pas de ma part
une grande différence. Voulez -vous donc
Madame, être distinguée de la foule î c'est
à vous de faire ce qu'il faut pour cela.
Il est vrai que je aopie de la musique :
je ne refuse point de copier la vôtre, si
c'est tout de bon que vous le dites ; niais
cette vieille musique a tout l'air d'un pré-
texte , et je ne m'y prête pas volontiers là-
dessus. Néanmoins , votre volonté' soit faite.
Je vous supplie , madame la Comtesse ,
d'agrc'er mon respect.
MÉMOIRE ete. 3o3
MÉMOIRE
Ecrit au mois de février 7777 , et depuis
lors remis ou montré à diverses per-
sonnes.
IVl A femme est malade depuis long-temps ;
et le progrès de son mal , qui la met hors
d'état de soigner sou petit ménage , lui rend
les soins d'autrui nécessaires à elle-même ,
quand elle est forcée a garder son lit. Je
l'ai jusqu'ici gardée et soignée dans toute»
ses maladies ; la vieillesse ne me permet plus
le même service. D'ailleurs le ménage , tout
petit qu'il est, ne se fait pas tout seul; il
faut se pourvoir au dehors , des choses néces-
saires à la subsistance , et les préparer ; il faut
maintenir la propreté dans la maison (*)• Ne
pouvant remplir seul tous ces soins, j'ai été
forcé , pour y pourvoir , d'essayer de donner
(*) Mon inconcevable situation , dont personne
n'a l'idée, pas même ceux qui m'y ont réduit, me
force d'entrer dans ces détails.
3o.f MÉMOIRE etc."
une servante à ma femme. Dix mois d'expé-
rience m'ont fait sentir l'insuffisance et les
inconvénient inévitables et intolérables de
cette ressource, dans utie position pareille a.
la nôtre. Réduits à vivre absolument seuls ,
et néanmoins bors d'état de nous passer du
service d'autrui , il ne nous reste dans les
infirmités et l'abandon , qu'un seul moyeu de
soutenir nos vieux jours : c'est de prier ceux
qui disposent de nos destinées, de vouloir
bien disposer aussi de nos personnes , et nous
ouvrir quelqu'asylc où nous puissions sub-
sister, à nos frais, mais exempts d'un travail
qui désormais passe nos forces , et de dé-
tails et de soins dont nous ne sommes plus
capables.
Du reste , de quelque Façon qu'on 1110
traite, qu'on me tienne en clôture formelle
ou en apparente liberté, dans un hôpital ou
dans un désert , avec des gens doux ou durs,
faux ou francs (sideceiij-ci il eu est encore),
je consens à tout , pourvu qu'on rende à ma
femme les soins que son état exige , et qu'on
me donne le couvert , le vêtement le plus sim-
ple et la nourriture la plus sobre jusqu'à la
fin de mes jours , saus que je sois plus obligé
de me mêler de rien. Nous donnerons pour
MEMOIRE etc. 3oS
cela, ce que nous pouvons avoir d'argent ,
d'effets et de rentes ; et j'ai lieu d'espérer que
cela pourra suffire dans des provinces où les
denrées sont à bon marché , et dan» des mai-
sons destinées à cet usage , où les ressources
de l'économie sont connues et pratiquées ;
sur-tout en me soumettant , comme je fais
de bon cœur, à uu régime proportionné à
mes moyens.
Je crois ne rieu demander en ceci , qui
dans une aussi triste situation que la mienne,
s'il en peut être, se refuse parmi les humains ;
et je suis même bien sûr que cet arrange-
ment, loin d'être onéreux à ceux qui dispo-
sent de mou sort , leur vaudrait des épargnes
considérables, et de soucis et d'argent. Cepeu-
dant l'expérience que j'ai du système qu'on
suit à mon égard , me fait douter que cette
faveur me soit accordée : mais je me dois de
la demander; et si elle m'est refusée , j'en
supporterai p'us patiemment daus ma vieil-
lesse , les angoisses de ma situation, en me
rendant le témoignage d'avoir fait ce qui dé-
pendait do moi pour les adoucir.
3o6 FRAGMENT etc.
FRAGMENT
Trouvé parmi les papiers
de j. j. ro usseau.
W utcow <j tj E , sans urgente nécessite f
sans allai rcs indispensables , recherche , et
même jusqu'à l'iuiportunite' t un homrtiB
dont il pense mal , sans vouloir s'éclaircir avee
lui, de la justice ou de l'injustice du juge-
ment qu'il en porte , soit qu'il se trompe ou
non dans ce jugement , est lui-mémo uu
homme dont il faut mal parler.
Cajoler un homme présent, et le diffamer
absent , est certainement la duplicité d'un
traître , et vraisemblablement la manœuvre
d'un imposteur.
Dire en se cachant «l'un homme, pour le
diffamer , que c'est par ménagement pour
lui , qu'on ne veut pas le confondre , c'est
faire un mensonge non moins inepte quo
lâche. La diffamation étant le pirx des maux
FRAGMENT etc. 3o7
civils, et celui dont les effets sont les plus
terribles , s'il était vrai qu'on voulût ména-
ger cet homme , on le confondrait , on 1©
menacerait peut-être de le diffamer ; mais ou
n'en ferait rien. On lui reprocherait son crime
en particulier , en le cachant à tout le monde;
mais le dire à tout le monde en le cachant à
lui seul , et feindre encore de s'intéresser à
lui , est le raffinement de la haine , le combî*
de la barbarie et de la noirceur.
Faire l'aumône par supercherie, à quel-
qu'un malgré lui , n'est pas le servir , c'est
l'avilir ; ce n'est pas un acte de bonté , c'en
est un de malignité: sur-tout si, rendant
l'aumône mesquine, inutile, mais bruyaute t
et inévitable 3b celui qui eu est l'objet , on
fait discrètement ensorte que tout le monde
en soit instruit , excepté lui. Cette fourberie
est non-seulement cruelle , mais basse. En se
couvrant du masque de la bienfaisance, elle
habille en vertu la méchanceté , et par contre-
coup en ingratitude, l'indignation de l'hon-
neur outragé.
Le don est un contrat qui suppose toujours
le consentement des deux parties. Un don
fait par force ou par ruse, et qui n'est pas
3o8 FRAGMENT etc.
accepte, est un vol. Il est tyraunique , il est
horrible de, vouloir faire en trahison , un
devoir de la reconnaissance à celui dont
on a mérité la haine et dont on est juste-
ment méprisé.
L'bonmui étant plus précieux et plus im-
portant que la vie , et rien ne la rendant plus
à charge que la perte de l'honneur , il n'y
a aucun cas possible , où il soit permis de
cacher à celui qu'on diffame, non plus qu'à
celui qu'on punit de mort , l'accusation ,
l'accusateur et ses preuves. L'évidence même
est soumise à cette indispensable loi : car si
toute la ville avait vu un homme en assas-
siner un autre , encore ne ferait-on point
mourir l'accusé sans l'interroger et l'entendre.
Autrement , il n'y aurait plus de sûreté pour
personne , et la société s'ccrouhrait par ses
fondement. Si cette loi sacrée est saus excep-
tion , elle est aussi sans abus ; puisque toute
l'adresse d'un accusé ne peut empêcher qu'un
délit démontre' , ne continue à l'être, ni le
garantir en pareille cas , d^ctre convaincu.
Mais sans cette conviction , l'évidence ne
peut exister. Elle dépend essentiellement drr.
réponses de l'accusé ou de son silence ;
FRAGMENT etc. Sop
parce qu'on ne sauvait présumer que des
ennemis , ni même des indiflërens , donne-
ront aux preuves du dc'lit, la mcine atten-
tion à saisir le faible de ces preuves, ni les
éclaircissemens qui les peuvent détruire j que
l'accusé peut naturellement y donner: ainsi
personne n'a droit de se mettre à sa place ,
pour le dépouiller du droit de se défendre,
en s'en chargeant sans son aveu ; et ce sera
beaucoup même, si quelquefois une disposi-
tion serrette ne fait pas voir à ces gens,
qui ont tant de plaisir à trouver l'accusé cou-
pable , cette prétendue évidence, où lui-
même eût démontré l'imposture, s'il avait
été entendu.
Il suit de là , que cette même évidence est
contre l'accusateur , lorsqu'il s'obstine à
violer cette loi sacrée ; car cette lâcheté d'un
accusateur, qui met tout en œuvre pour se
cacher de l'accusé, de quelque prétexte qu'on
la couvre, ne peut avoir d'autre vrai motif
que la crainte de voir dévoiler sou impos-
ture et justifier l'innocent. Donc , tous ceux
qui dans ce cas, approuvent les manœuvres
de l'accusateur et s'y prêtent, sont des satel-
lites de l'iniquité.
3io FRAGMENT etc.
Nous soussignés acquiesçons de tout notre
cœur , à ces maximes , et croyons toute
personne raisonnable- et juste , tenue d'y
acquiescer.
REPONSE
Au Mémoire anonyme , intitulé : Si le
monde que nous habitons est une
s-plière &c. inséré dans le Mercure de
juillet, -p. i5iq.
MoxSIKUR,
ZlTTinÉ par le litre de votre mémoire,
je l'ai lu avec toute l'avidité d'un homme qui
depuis plusieurs années attendait impatiem-
ment , avec toute l'Europe , le résultat de
ces fameux voyages entrepris par plusieurs
membres de l'acadcmic-royale des sciences,
sous les auspices du plus magniGquc de tous
les rois. J'avouerai franchement, Monsieur,
que j'ai eu quelque regret de voir que ce que
j'avais pris pour le précis des observations
de ces grands hommes, n'était effectivement
qu'une conjecture hasardée , peut-être un peu
hors de propos. Je ne prétends pas pour cela
avilir ce que votre mémoire contient d'ingé-
nieux; mais vous permettrez , Monsieur, que
je me prévale du même privilège que vous
vous <j|es accordé ^ et doot , selon vous, tout
3ia RÉPONSE
liouirae doit être eu possession , qui est de
dire librement sa pensée sur le sujet dout il
s'agit.
D'abord , il me paraît que vous avez eboisi
le temps le moins convenable pour faire part
au public de votre sentiment. Vous nous as-
surez , Monsieur , que vous n'avez point eu en
vue do ternir la gloire de Messieurs les acadé-
miciens observateurs , ni de diminuer le prix
de la gc'ue'rosité du roi. Je suis assurément
très-porté à justifier votre coeur sur cet article ;
et il paraît aussi par la lecture de votre mé-
moire, qu'en effet des sentiment si b;is sont
très-éloignés de votre pensée : cependant vous
conviendrez, Monsieur, que si vous aviez en
effet tranché la difficulté, et l'ait voir que la
Ggure de la terre n'est point cause de la va-
riation qu'on a trouvée dans la mesure de
différens degrés de latitude ; tout le prix des
soins et des fatigues de ces messieurs , des frais
qu'il en a coûté , et la gloire qui en doit être
le fruit , seraient bien pies d'être anéantis
dans l'opinion publique. Je ne prétends pas
pour cela , Monsieur , que vous ayez cl 1 1 dé-
guiser ou caclier aux hommes la vérité quand
vous avea cru la trouver , par des considé-
ration*
AU MÉMOIRE ANONYME. 2i3
rations particulières ; je parlerais contre mes
principes les plus chers. La vérité est si pré-
cieuse à mon cœur; que je ne fais entrer nul
autre avantage en comparaison avec elle.
Mais , Monsieur, il n'était ici questiou que de
retarder votre mémoire de quelques mois , ou
plutôt de l'avancer de quelques années. A lors,
vous auriez pu avec bienséance user de la li-
berté qu'ont tous les hommes de dire ce qu'ils
pensent sur certaines matières, et il eût sans
doute été bien doux pour vous , si vous eussiez
rencontré juste, d'à voir évité au roi la dépense
de deux si longs voyages , et à ces Messieurs
les peines qu'ils ont souffertes ,, et les dangers
qu'ils ont essuyés. Mais aujourd'hui que les
voici de retour , avant que d'être au fait des
observations qu'ils ont faites , des consé-
quences qu'ils en ont tirées ; en un mot , avant
que d'avoir vu leurs relations et leurs décou-
vertes ; il paraît , Monsieur , que vous deviez,
moins vous hâter de proposer vos objections,
qui plus elles auraient de force, plus aussi
seraient propres à ralentir l'empressement et
la reconnaissance du public, et à priver ce*
messieurs de la gloire légitime due à leur*
travaux.
-Lettres. Tome VII. £
314 RÉPONSE
Il est question de savoir si la terre est spbé-
rique , ou non. Fonde sur quelques argu-
mens , vous vous décidez pour l'affirmative.
Autant que je suis capable de porter mon
jugement sur ces matières , vos raisonnemens
ont de la solidité. La conséquence cependant
ne m'en paraît pas invinciblement néces-
saire.
En premier lieu , l'autorité dont vous for-
tifiez votre cause , en vous as^ciant avec les
anciens est bien faible, à mou avis. Je crois
que la prééminence qu'ils ont tres-sagemen t
conservée sur les modernes , en fait de poésie
et d'éloquence , ne s'étend pas jusqu'à la phy-
sique et à l'astronomie ; et je doute qu'on osât
mettre Aristotc et Ptolomét en comparaison
avec le chevalier Newton et M. Cossini.
Ainsi, Monsieur, ue vous flattez pas d< tirer
un grand avalage de leur appui. On peut
croire , sans offenser la mémoire de ces grandi
hommes, qu'il aéohappéquelquechosea leurs
lumières. Destitués, comme ils ont été, des
expériences et des instrumena nécessaires, il*
n'ont pas dû prétendre a la gloire d'avoir tout
connu; et si l'on met leur disette en com-
paraison avec les secours dout uous jouissons
AU MÉMOIRE ANONYME. 3i5
aujourd'hui , on verra que leur opinion ne
do:t pas être d'un grand poids contre le sen-
timent des modernes : je dis des modernes en
général , parce qu'en effet vous les rassemblez
tous contre vous, eu vous déclarant contre
les deux nations qui tiennent sans contredit
le premier rang dans les sciences dont il s'agit;
car vous avez en tête les Français d'une part,
et les Anglais de l'autre, lesquels à la vérité
ne s'accordent pas entr'eux sur la figure de
la terre , mais qui se réunissent en ce point,
de nier sa sphéricité. En vérité , Monsieur ,
si la gloire de vaincre augmente à proportion
du nombre et de la valeur des adversaires,
votre victoire , si vous la remportez, sera ac-
compagnée d'un triomphe bien flatteur.
Votiv première preuve tirée de la tendance
égale des eaux vers leur centre de gravité , me
paraît avoir beaucoup de force, et j'avoue
de bonne foi que je n'y sais pas de réponse
satisfesaute. En effet, s'il est vrai que la su-
perficie de la mer soit sphérique, il faudra
nécessairement ou que le globeentier suivre la
même figure , ou bien que les terres des rivages
soi%ut horriblement escarpées dans les lieux
de leurs alongemeus. D'ailleurs , (et je iné-
N 2
3i6 RÉPONSE
tonne que ceci vous aitéchappé) on ne saurait
concevoir que le cours des rivières pût tendra
de l'équateur vers les pôles, suivant l'hypo-
thèse de M. Cassini : celle de M. Newton
serait aussi sujette aux mêmes inconvénient
tuais dans un sens contraire; c'est-à-dire des
lieux bas vers les parties plus élevées, prin-
cipalement aux environs des cercles polaires
et dans les régions froides où l'élévation de-
viendrait plus sensible; cependant, l'expé-
rience nous apprend qu'il y a quantité de
rivières qui suivent cette direction.
Que pourrait -on répondre à de si fortes
instances? Je n'en sais rien du tout. Remar-
quez cependant, Monsieur, que votre dé-
monstration, ou celle du P. Tacquet , est
fondée sur ce principe, que toutes les parties
delà masse terraquée tendent j>ar leur pesan-
teur vers un centre commun , qui n'est qu'un
point, et n'a par conséquent aucune lon-
gueur; et sans doute il n'était pas probable
qu'un axiome si évident, et qui lait le foude-
ment de deux partie* considérables des ma»
thématiques, pût devenir sujet à être con-
testé : mais quand il s';igira de concilier des
démonstrations contradictoires avec des faits
AU MÉMOIRE ANONYME. 3i7
assures, que ne pourra-t-on point contester ?
J'ai vu dans la préface des élémens d'astro-
nomie de M. Fiz.es, professeur en mathé-
matiques de Montpellier, un raisonnement
qui tend à montrer que dans l'hypothèse de
Copernic , et suivant les principes de la pe-
senteur établis par Descentes , il s'ensuivrait
que le centre de gravité de chaque partie de
la terre. , devrait qtre> nou Pas ie centre
commun du globe , mais la portion de l'axe
qui répondrait perpendiculairement à cette
partie, et que par conséquent la figure de la
terre se trouverait cylindrique. Je n'ai garde
assurément de vouloir soutenir un si étonnant
paradoxe , lequel pris îi la rigueur est très-
évidemment faux : mais qui nous répondra
que la terre une fois démontrée oblonguc par
deconstantes observations, quelquephysiciea
plus subtil et plus hardi que moi , n'adop-
terait pas quelque hypothèse approchaute ?
Car enfin , dirait-il , c'est une nécessité en
physique , que ce qui doit être se trouve d'ac-
cord avec ce qui est.
Mais ne chicanons point ; je veux accorder
Totre premier argument. Vous ave/ démontts
«pe la superficie de U mer et par oonséqi:«ut
3ï8 RÉPONSE
celle de la terre doit être spbérique : si par
l'expérience je démontrais qu'elle ne l'est
point, tout votre raisonnement pourrai t-il dé-
truire la forcedema conséquence? Supposons
pour un moment que cent épreuves exates
et ré térées vinssent a nous convaincre, qu'un
degré rie latitude a constammeul plus de lon-
gu ..i à mesure qu'on approche de l'c quateur;
serai-je mo.ns en droit d'en conclure à mon
tour ; donc la terre est effectivement plus
courbée vers les pôles que vers l'cquateur ;
donc elle s'alongc en ce scns-!à : donc c'est
un sphéroïde ? Ma démonstration fondée sur
1rs opérations les plus Bdellesde la géométrie,
serait-elle moini évidente que la vôtre établie
sur un principe universellement accorde ? Ou
les Faits parlent, n'est-ce pas au raisonnement
a se * are ? Or c'est pour constater le fait eu
question , que plusieurs membres de l'ara-
démie ont entrepris les \ ovales du Nord et du
Peyrou. C'est donc à l'acadénùeà en décider ,
et Votre argument n'aura point de Force contre
«a décision.
Pour éluder d'avance une conclusion dont
vous sent B la nécessite, vous tâchez de ictet
de l'incertitude sur les opérations idiles eu
AU MÉMOIRE ANONTxME. 3i?
divers lieux et à plusieurs reprises , par mes-
sieurs Picart , de la Hire , et Cassini pour
tracer la fameuse me'ridicune qui traverse la
France desquelles donnèrent lieu à M. Cassini
de soupçonner le premier de l'irrégularité dans
la rondeur du globe, quand il se fut assuré
que les degrés mesures vers le septentrion,
avaient quelque longueur de moins que ceux
qui s'avauçaient vers le midi.
Vous distinguez deux manières de consi-
dérer la surface de la terre; vue de loin, comme
par exempte , depuis la lune , vous l'établissez
sphérique ; mais regardée de près, elle ne
vous paraît plus telle, à cause de ses inéga-
lités : car, dites-vous, les royons tirés du
centre au sommet des plus hautes montagnes,
ne seront pas égaux à ceux qui seront bornés
à la superficie de la mer ; ainsi les arcs do
cercles , quoique proportionnels entr'eux ,
étant inégaux suivant l'inégalité des rayons,
il se peut très-bien que les différences qu'on a
trouvées cntreles degrés mesurés ,quoiqu'avec
toute l'exactitude et la précision dont l'at-
tention humaine est capable, viennent des
différentes élévations sur lesquelles ils ont été
pris , lesqu , lies ont dû donner des arcs inégaux
3a» RÉPONSE
en grandeur, quoiqu'elles portions de leurs
cercles respectifs.
J'ai deux choses à re'poudre à cela. Eu
premier lieu, .Monsieur, je ue crois point
que la seule inégalité des Iwuteurs sur les-
quelles on a fait les observations, ait suffi
pour donner des différences biçn sensibles
dans la mesure des degrés. Pour s'en con-
vaincre , il faut considérer que, suivant le
sentiment commun des géographes, les plus
hautes montagnes ne sont non plus capables
d'altérer la figure de la terre, sphérique ou
autre, que quelques grains de sable ou d«
gravier sur une boule de deux ou trois pieds
de diamètre. En effet , on convient générale-
ment aujourd'hui qu'il n'y a poiut de mon-
tagne qui ait une lieue perpendiculaire sur
la surlace de la terre : une lieue cependant
ne serait pas giand'chose , en comparaison
d'un circuit de huit ou neuf mille, (Juant à
la hauteur de la surface de la terre même par-
dessus celle de la mer , cl derechef de la mer par-
dessus certaines terres, comme par exemple
du Zuider/ée au-dessus de la Northollando ,
on sait qu'elles sont peu considérables. Le
cours modéré de la plupart des fleuves et de»
AU MÉMOIRE ANONYME. 322
rivières ne peut être que l'effet d'une pente
extrêmement douce. J'avouerai cependant
que ces différences prises seraient bien ca-
pables d'en apporter dans les mesures : mais
de bonne foi , serait-il raisonnable de tirer
avantage de toute la diffe'reuce qui peut aô
trouver entre la cime de la plus haute mon-
tagne et les terres intérieures à la mer? les
observations qui ont donne lieu aux nouvelles
conjectures sur la Sgure de la terre, ont-elles
été prises à des distances si énormes ?
Vous n'ignorez pas sans doute , Monsieur ,
qu'on eut soin dans la construction de la
grande méridienne , d'établir des stations sur
les hauteurs les plus égales qu'il fût possible:
ce fut même une occasion qui contribua beau-
coup à la perfection des nivaux.
Ainsi , Monsieur, en supposant avec vous
que la terre est sphérique, il me reste main-
tenant à faire voir que cette supposition , de
la manière que vous la prenez, est une pure
pétition de principe. Un moment d'attention ,
et je m'explique.
Tout votre raisonnement roule sur ce
théorème démontré en géométrie , que deux
eercles étant concentriques y si l'on mine-
322 REPONSE
des rayons jusqu'à la circonférenee du
grand , les arcs coupés par ces rayons
seront inégaux et plus grands , à propor-
tion qu'ils seront portions de plu* grand*
s. Jusqu'ici tout est bien ; votre prin-
ci e est incontestable : ma's vous nie pa-
raissi / moins heureux dans l'application que
vous en Faites aux degiés de latitu Iç. (^u'on
d Vise un mér dien terrestre en S6o parties
égales, par des rayons menés du centre , ces
parties e^,al<s selon vous seront des degrés
pa; lesquels on mesurera I < levation du pôle.
J'o-e, Mousieur, m'inserire en faux contre
un pareil sentiment, et je soutiens que ce
n'est point là l'idée qu'on doit se fane des
degrés de latitude.
Pour vous en convaincre d'une manière
invincible, voyons ce qui résulterait de-la,
en supposant pour un moment que la terro
fut un sphéroïde oblong. Pour faire la divi-
sion des degrés , j'inscris un cercle dans un
ellipse représentant la ligure de la terre. Le
petit axe sera l'équateur, et le ^rarui sera l'axo
tnéme de la tore. Je divise le oercle en trois
cents soixante degrés, de sorte que les den*
axes passent pur quatre de ces divisons. Par
AU MÉMOIRE ANONYME. S23
toutes les autres divisions, je mène des rayons
nue je prolonge jusqu'à la circonférance de
l'ellipse : les arcs de cette courbe compris
entre les extrémités des rayons donneront
l'étendue des degrés, lesquels seront évidem-
ment inégaux , (une ligure rendrait tout ceci
plus intelligible, je l'amets pour uepas effrayer
les yeux des dames qui lisent ce journal , )
mais daus'un sens contraire à ce qui doit être;
caries degrés seront plus longs v:rs les pôles
et plus courts vers Péquateur , comme il est
manifeste à quiconque à quelque teinture de
la géométrie. Cependant i! est démontre que
si la terre est oblougue , les degrés doivent
avoir plus de longueur vers l'équatcur q le-
vers les pôles. C'est à'vous, Monsieur, à
sauver la contradiction.
Quelle est donc L'idée qu'on doit se for-
mer des degrés de latitude ? Le terme même
d'élévation du pôle vous l'apprend. Des
différena degrés de ccjle élévation , t rez de
part et d'autre des tangentes n la superficie
delà terre ; ls intervalles compris eotrjj les
points d'attouchement donneront les degrés
de latitude : or il est bien vrai q'ie si la terre
était sphérique, tous ces points coticspou-
3?4 RÉPONSE
draient aux divisions qui marqueraient les
ciegrés de la circonférence de la terre consi-
dérée comme circulaire ; mais si elle ne l'est
point, ce ne sera plus la même chose. Tout
au contraire de votre système , les pôles
étant plus élevés , les degrés y devraient être
plus grands ; ainsi la terre étant plus courbée
vers les pôles , les degrés sont plus petits.
C'est le plus ou moins de courbure , et non
l'éloignement du centre , qui influe sur la
longueur des degrés d'élévation du pôle. Puis
donc que votre raisonnement n'a de justesse
qu'autant que vous supposez que la terre est
sphérique , j'ai été eu droit dédire que vous
Vous foudeï sur une pétition de principe ;
et puisque ce n'est pas du plus grand , ou
.moindre éloigucnifeiit du centre , que résul-
tera la longueur des degrés de latitude, je
concilierai de rechef que votre argument n'a
de solidité en aucune de ses parties.
Il se peut que le terme de û'<y,/y' , équi-
voque dans le cas dont il s'agit , vous ait
induit en erreur : îutrc clio.se est au degré
de la terre considéré comme lu 36o"»e partie
d'Une circonférence circulaire , cl autre chose
1441 degi» de latitude coiT*idcré comme la
mesure
AU MÉMOIRE ANONYME. S2S
mesure de l'élévation du pôle par- dessus
l'borisou ; et quoiqu'on puisse prendre l'un
pour l'autre dans le cas que la terre soit
spliérique, il s'en faut beaucoup qu'on en
puisse faire de même , si la figure est irrégu-
lière.
Prenez garde , Monsieur, que quand j'ai
dit que la terre n'a pas de pente considéra-
ble , je l'ai entendu , non par rapport à
la ligure spliérique, mais par rapport à
sa figure naturelle, obiougue ou autre ; ligure
que je regarde comme déterminée dès le com-
mencement par les lois de la pesanteur et du
mouvement , et à laquelle l'équilibre ou le
niveau des fluides peut très-bien être assu-
jetti : mais sur ces matières on ne peut hasar-
der aucun raisonnement, que le fait même
ne nous soit mieux connu.
Pour ce qui est de l'inspection de la lune ,
il est bien vrai qu'elle nous paraît spliérique
et elle l'est probablement; mais il ne s'ensuit
point du tout que la terre le soit aussi. Par
qui Ile règle sa ligure serait-elle assujettie à
celle de la lune, plutôt qu'à celle de Jupiter,
planète d'une toute autre importance , et qui
pourtant n'est pas spliérique ? La raison que
Vous tirez de l'ombre de la terre n'est guère
Lettres. Toino Vil, T
326 RÉPOXSË AU MÉMOIRE de.
plus forte. Si le cercle se montrait tout en-
tier, elle serait sans réplique; niais vous
savez , MEoetsieur , qu'il est difficile de distin-
guer une portion de courbe d'avec l'arc d'un
cercle pins ou moins grand. D'ailleurs ou ne
croil point que la terre s'éloigne si fort de la
figuré spherique , que cela doive occasionner
sur la surface de la lune une ombre sensi-
blement irrégulière ; d'autant plus que la
terre <;(aut considérablement pins grande que
la Lune*, il ne parait jamais sur celle-ci qu'une
bien petite partie de son circuit.
Je suis , etc.
R o V S S F. X V.
Ch.ainhCry , zo septembre i?33.
LETTRE (*)
DE M. CHARLES BONNET,
Au sujet du Discours de M. J. J. Rous-
seau de Genève, sur l'origine et les
fondemens de l'inégalité parmi les
hommes.
J E viens , Monsieur , de lire le discours de
M. ./• /• Rousseau do Genève , sur l'origine
et les fondemens de f inégalité parmi les
hommes. J'ai admiré le coloris de cet e'traoge
tableau; mais je n'ai pu admirer de mêmç
le dessin et la représentation. Je iais grand
cas du mérite et des talens de M. Rousseau,
et je félicite Genève , qui est aussi ma patrie,
de le compter parmi les nommes célèbres
auxquels elle a donné le jour; mais je re-
grette qu'il ait adopté des idées qui me pa-
raissent si opposées au vrai , ct'si peu propres
a faire des heureux.
On écrira , sans doute, beaucoup contre
ee nouveau discours , comme on a beaucoup
(*) Cette lettre a été imprimée clans le Mercure
de France du mois d'octobre \~jj-
T a
32$ LETTRE
écrit contre celui qui a remporte le prix de
l'académie de Dijon : el parce qu'on a beau-
coup cent et qu'on écrira beaucoup encore
«outre M. Rousseau 3 on lui rendra plus
cher un paradoxe qu'il n'a que trop caisse.
Pour moi qui n'ai nulle envie de faire un
livre contre M. Rousseau, et qui suis très-
convaincu que la dispute est de tous moyens
celui qui peut le moins sur ce génie hardi et
indépendant; je me borne à lui proposer
d'approfondir un raisonnement tout simple ,
et qui tue semble renfermer ce qu'il y a de
plus essentiel dans la question.
"\ oici ce raisonnement
Tout ce qui résulte immédiatement des
facultés de L'homme , ne cioit-il pas être dit
résulter de sa nature ? Or , je crois que l'on
démontre [oit bien que l'état de .>^, tété ré-
sulte immédiatement des facultés île L'hom-
me : je n'en veux point alléguer d'autres
preuves à notre savant auteur, que ses pro-
pres idées sur L'établissement des soeù tés ;
idées ingénieuses, et qu'il a si élégamment
exprimées dans la seconde partie de son dis-
cours, si donc Vétat Je société découle des
facultés de l'homme , il est naturel "h l'homme.
Il serait donc aussi déraisonnable de se plaiu-
D E M. B O N N E T. 3aç>
drc de ce que ces facultés , en se dévelop-
pant ont donné naissance à cet état , qu'il
le serait de se plaindre de ce que Dieu a
donné à l'homme de telles facultés.
L homme est tel que l'exigeait la place
qu'il devait occuper dans l'univers. Il y fallait
apparemment des hommes qui bâtissent des
villes , comme il fallait des castors qui cons-
truisissent des cabanes. Cette perfectibilité ,
dans laquelle M. Rousseau fait consister
le caractère qui distingue esesn tidlement
l'homme de la brute , dev t , du propre
aveu de l'auteur , conduire l'homme au point
où nous le voyons aujourd'hui. Vouloir
que cela ne fût point, ce serait vouloir que
l'homme ne fût point hommes L'aigle qui s©
perd dans la nue, rampe-t-il dans la pous-
sière comme le serpent ?
/.homme sauvage de M. Rousseau , cet
homme qu'il chérit avec tant de complai-
sance , n'est point du tout Y homme que Diect
a voulu faire ; mais Dieu a fait des oravg-
tmtangs et des singes , qui ne sont pas des
hommes.
Quand donc M. Rousseau déclame avec
tant de vélir'mence et d'ohstination contre
l'état Uc iQcu'ti- 1 il ï'élèYc , sans y penser ?
TJ
33o LETTRE
contre la voi ot»té de celui qui a Fait l'Iioin-
me , et qui a ordonne cet état. Les faits sont-
ils autre chose que l'expression de sa volonté
Adorable ?
Lors qu'avec le pinceau d'un le Brun ,
l'auteur trace à nos yeui ['effroyable pein-
ture des maux que l'état civil a enfantés ,
il oublie que la planète où l'on voit ces
choses, fait partie d'un Tout immense que
nous ne connaissons point, mais que nous
savons être l'ouvrage d'une sagesse par-
faite.
Ainsi renonçons pour toujours à la chi-
mérique entreprise de prouver que l'hom-
me serait mieux s'il éÇaât autrement : L'abeille,
qui construit des cellules si régulières ,
voudra -l-tclle juger de ia façade du Louvre ?
.Au nom du hou sens cl de la raison , pre-
nons l'homme tel qu'il est avec ses dépen-
dances ; laissons aller le inonde connue il va ,
et soyons surs qu'il va aussi bien qu'il pou-
vait aller.
s'il s'agissait de Justifier la providence
aux yeux des hommes , Leibnitz cl Pope
l'ont lait ; et les ouvrages immortels de ces
génies sublimes sont des monument élevés
4 la gloire de la raison. Le Discours d*
DE M. BONNET. 33i
M. Rousseau est un monumeut élevé ?i
l'esprit , mais à l'esprit chagrin er mécontent
de lui-même et des autres.
Lorsque notre philosophe voudra consa-
crer ses lumières et ses taleus à nous décou-
vrir les origines des choses , à nous montrer
ïes développemens plus ou moins lents des
biens et des maux , en un mot , à suivre
l'humanité dans la courbe tortueuse qu'elle
décrit ; les tentatives de ce génie original et
fécond pourront nous valoir des connais-
sances précieuses sur ces ob;e!s intéressans.
Nous nous empresserons alors de recueillir
ces connaissances ; et d'offrir à Tau leur le
tribut de reconnaissance et d'éloges qu'elles
}ui auront mérité, et qui n'aura pas été ,
je m'assure, la principale un de ses re-
cherches.
Il y a lieu , Monsieur , de s'étonner, et je
m'en étonnerais davantage, si j'avais moins
été appelé à réfl îebir sur les sources de la
diversité dis opinions des ho il y a,
dis-je , lieu de s'étonne) ' qui
a si bien connu
Vcrneincn!,' . peints dans
sa belle dé notre république, où il a
cru voir tous ces avantages réunis, les ait
333 LETTRE
sitôt et si parfaitement perdus de vue dans
son discours. On fait des efforts inutiles pour
se persuader qu'un écrivain qui serait sans
doute lâche' qu'on ne le crut pas judicieux ,
préférât sérieusement d'aller passer sa vie
darfs les bois, si sa santé le lui permettait, à
▼ ivre au milieu de concitoyens chéris et dignes
de I être. Eût-on jamais présumé qu'un écri-
vain qui pense, avancerait, dans un siècle tel
que le nôtre,, cet étrange paradoxe, qui ren-
ferme seul une si grande foule d'inconsé-
quences , pour ne rien dire déplus fort ï Si
la nature nous a destinés à être sains ( *),
j'ose presque assurer que Tétai de réflexion
est un état contre nature , et que r homme
qui médite est un animal dépravé. DisA
page 22.
Je l'ai iusinué en commençant cette lettre;
(*) C'était bien sains , sani , et non saints,
sancti, que portail le manuscrit original de Phi-
lopolis. On ignora si L'on avait imprimé suints ,
sancti dans le Mercure de Franct d'octobre 1755 ,
et «ni le présume fai ilement. biais cette remarque
■ufKra pour faire tombei la petite plaisanterie de
M. Rousseau. H est singulier qu'il n'eût pas soup-
çonné ici une faute d 'impression.
Voyez ci-devant tojnei.
DE M. BONNET- 33»
mon dessein n'est point de proui
M. Rousseau par des argumens , qu'assez
d'antres f'erontsaus moi, et qu'il serai t peut-
être mieux que l'on ne fît point , la su]
rite «le l'e'tat de citoyen sur l'état I
sauvage- qui eût jamais imaginé que cela
sciait mis en question ! Mon but est unique-
ment d'essayer de faire sentir à notre auteur
combien ses plaintes continuelles seront su-
perflues et déplacées ,ct combien il est évident
que la société entrait dans la destination de
notre être.
J'ai parlé à M. Rousseau avec toute la
franchise que la relation de compatriote au-
torise. J'ai une si gramle idée des qualités de
son cœur, que je n'ai pas songé un instant
qu'il pût ne pas prendre en bonne part ces
reflexions. L'amour seul de la vérité me les
a dictées. Si pourtant en les lisant il m'était
'échappé quelque chose qui pût déplaire k
]\1 . Rousseau , je le prie de me pardonner,
et d'être persuadé de la pureté de mes in-
tentions.
Je ne dis plus qu'un mot ; c'est sur Ia/v'//V,
cette vertu si célébrée par notre auteur, et
qui fut , selon lui , le plus bel appanage de
l'homme dans l'enfance du monde. Je pria
33* LETTRE DE M. BONNET.
M. Rousseau de vouloir bien réfléchir sur Us
questions suivantes.
Un homme ou tout être sensible qui n'au-
rait jamais connu la douleur, aurait-il de la
pitié , et serai t-t- il ému à la vue d'un enfant
qu'on égorgerait?
Pourquoi la populace, à qui M. Rousseau
accorde une si grande dose de pitié j se repait-
clle avec tant d'avidité , du spectacle d'un
malheureux expirant sur la roue?
\ï affection que les femelles des animaux
témoignent pour leurs petits , a-t-c!
petits pour objet ou la mère? Si par li. isard
c'était celle-ci , le bien-être des petits n'eu
aurait été que mieux assuré.
J'ai l'honneur d'être , etc.
Phi l o r o l i s , citoyen de Genève.
A Genève , le z5 d'août i?55.
Tin du Toms f-'IIdes Lcl
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