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Full text of "Oeuvres complettes de J.J. Rousseau, citoyen de Genève"

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TITAM 

IMPE1BE1E 
TEÎLO. 


N/H/35 


• 


Library 

of  the 

University  of  Toronto 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvrescomplette35rous 


CE  U  V  RE  S 


COMPLETTES 


EE  J.  J.  ROUSSEAU, 


U  V  R  E  S 

COMPLETTES 

DE  J.   J.   ROUSSEAU, 

Citoyen  de  Genève. 

NOUVELLE       ÉDITION. 

TOME    TRENTE-CINQUIÈME. 


A    PARIS, 

Bii  iw,  Libraire  ,  rue  St.  Jacques,  n°.  arj. 
.Caille,  me  de    lu    Harpe,   n°    i5o. 
|6rbooiiu(,  rue  du   Coq  Sr.  Honoré. 

\  «'LLAnd,  quai  des  Au ^ustins  ,  u°.  i5. 

17    9    0. 


RECUEIL 
DE    LETTRES. 


MtUres.  Tome  VU. 


LETTRE 

A    M.     IL  E     MARQUIS 

DE   MIRABEAU. 

A  Amiens  ,  le  2  juin  1767, 


J  'ai  diffère,  Monsieur,  de  vous  écrire  jus- 
qu'à ce  que  je  puisse  vous  marquer  le  jour 
de  mon  départ ,  et  le  lieu  démon  arrivée.  Je 
compte  partir  demain  et  arriver  après-demain 
au  soir  à  S.  Denis  ,  où  le  séjournerai  le  lende- 
main vendredi  ,  peur  y  attendre  de  vos  nou- 
velles. Je  logerai  aux  Trora-Maillets.  Comme 
on  trouve  des  fiacres  à  S.  Denis  ,  sans  prendre 
la  peine  d'y  venir  vous-même  ,  il  suffit  que 
vous  ayez  la  bonté  d'envoyer  un  domestique, 
qui  nous  conduise  dans  l'asyle  hospitalier 
que  vous  voulez  bien  me  destiner.  Il  m'a  été 
impossible  de  rester  inconnu  ,  comme  je 
l'avais  désiré  ,  et  je  crains  bien  que  mon  nom 
ne  me  suive  à  la  piste.  A  tout  événement, 
quelque-  nom  que  me  donnent  les  autres  ,  je 
prendrai  celui  de  M.  Jacques,  et  c'est  sous 

A  2 


4  LETTRE 

ce  nom  que  vous  pourrez  me  faire  demander 
aux  Trois-Maillets.  Rien  n'égale  le  plaisir 
avec  lequel  je  vais  habiter  votre  maison  ,  si 
ce  n'est  le  tendre  empressement  que  j'ai  d'en 
embrasser  le  vertueux  maître. 

A  U    M  Ê  M  E. 

A  Fleury  (i)  ,  ce  vendredi  à  midi  5  juin  1767 

XL  faut,  Monsieur,  jouir  de  vos  hontes  et 
de  vos  soins  ,  et  ne  vous  remercier  plus  de 
rien.  L'air,  la  maison,  le  fard  in  ,  le  parc, 
tout  est  admirable;  et  je  me  suis  dépéché 
de  m'emparer  de  tout  par  la  jouissance.  J'ai 
parcouru  tous  les  environs,  et  au  retour  j'ai 
trouvé  M.  Garçon  qui  m'a  tire  de  pi  me  sur 
votre  retour  d'hier  ,  et  m'a  donne  l'espoir  de 
vous  voir  demain.  Je  ne  veux  point  me 
laisser  donner  d'inquiétudes;  mais  quelque 
agréable  et  douce  que  me  soit  l'habitation  de 
votre  maisou  ,  mon  inieution  est  toujours  de 

(1)  Maison  de  campagne  de  M.  le  marquis  d» 
tyirfthffAU. 


A    M.     DE     MIRABEAU.       5 

les  prévenir.  Mille  très-humbles  salutations 
•t  respects  de  Mlle,  le  Vasseur. 


v 


AU    MÊME. 

Ce  mardi  9  juin  1767. 


otre  présence,  Monsieur ,  votre  noble 
hospitalité,  vos  bontés  de  toute  espèce  ont 
mis  le  comble  aux  sentimens  que  m'avaient 
inspirés  vos  écrits  et  vos  lettres.  Je  vous  suis 
attache  par  tous  le,  liens  qui  peuvent  rendre 
un  homme  respectable  et  cher  à  un  autre- 
«nais  je  suis  venu  d'Angleterre  avec  une  ré- 
solution qu'il  De  m'est  pas  même  permis  de 
Changer  ,  puisque  je  ne  saurais  devenir  votre 
hôte  à  demeure,  sans  contracter  des  obliga- 
tions qu'il  n'est  pas  en  mon  pouvoir  ni  même 
en  ma  volonté  de  remplir  j  et  pour  répondre 

uucfo.spourtontes^aunmotquevousm'avez 
ait  en  passant ,  je  vous  répète  et  vous  déclare 
q«c  jamais  je  ne  reprendrai  la  plume  pour  le 
publie  ,  sur  quelque  sujet  que  ce  puisse  être  ; 
que  je  ne  ferai  ni  ne  laisserai  rien  imprimer 
<le  moi  avant  ma  mort ,  même  de  ce  qui  resta 

A  3 


6  LETTRE 

encore  en  manuscrit  ;  que  je  ne  puis  ni  ne 
veux  rien  lire  désormais  de  ce   qui  puurra.t 
révc.ller  mes   idées  éteintes,   pas  même   vos 
propres  écrits  -,  que  dès  à  présent ,  jesuis  mort 
à  toute  littérature  ,  sur  quelque  su,et  que  ce 
puisse  être,   et  que  jamais  rien  ne  me  fer» 
changer  de  résolution  sur  ce  point.  Je  suis 
assurément  pénétré I  pour  vous,  de  reconnu. 
Sance,  mais  nou  pas  jusqu'à  vouloir  m  pou- 
voir me  tirer  de  mon  ancantisemeut  mental. 
N'attendez  rien  de  moi ,  «  moins  que  ,  pour 
mes  péchés,  je  ne  devenue empereur  ou  roi 
encore  ce  que  je  ferai  dans  ce  cas     sera-  "il 

moins  pour  vous  que  pour  mes  peuples-,  puis- 
que pareil  cas  ,  quand  je  ne  vous  devrais 
rien  ,  je  ne  le  ferais  pas  moins. 

En  outre  ,  quoi  que  vous  puissiez,  fa.rc  ,  au 
Bigtion  je  serais  che« vous,  et  je  ne  puis ét« 

à  mon  aise  que  chez  moi  ;  je  serais  dans  le 
report  du  parlement  de  Paris,  qui  parratson 

daconvenanee  peut,  au  moment  ou  ou  j 
peu.eralemoius.faireuueexéeutionuouvelto 

\7animarin;)*  ne  veux  pas  le  laisser  e*- 

posé  à  la  tentation. 

j'iraispourtautvoirvotreterreaveograud 

plaisir, «•ela^efaisaitpa.uudétoujriuotile, 

et  si  je  ne  craignais  un  peu,  quand,  y  serais, 


A     M.     DE     MIRABEAU.        f 

d'avoir  la  tentation  d'y  rester.  Là  -  dessus 
toutefois  ,  votre  volonté  soit  faite:  je  ne  résis- 
terai jamais  au  bien  que  vous  voudrez  me 
faire  ,  quand  je  le  sentirai  conforme  à  mou 
bien  réel  ou  de  fantaisie  ;  car  pour  moi  c'est 
tout  un.  Ce  que  je  crains  n'est  pas  de  vous 
être  obligé  ,  niais  de  vous  être  inutile. 

Je  suis  très-surpris  et  très  en  peine  de  no 
recevoir  aucune  nouvelle  d'Angleterre,  et 
sur-tout  de  Suisse,  dont  j"en  attends  avec 
inquiétude.  Ce  retard  me  met  dans  le  cas  do 
faire  à  vous  et  à  moi  le  plaisir  de  rester  ici  , 
jusqu'à  ce  que  j'en  aie  reçu  ,  et  par  consé- 
quent celui  de  vous  y  embrasser  quelquefois 
encore,  sachant  que  les  œuvres  de  miséri- 
corde plaisent  à  votre  cœur.  Je  remets  clone 
à  ces  doux  momens  ,  ce  qu'il  me  reste  à  vous 
dire,  et  sur-tout  à  vous  remercier  du  bien  que 
vous  m'avez  procuré  dimanche  au  soir  ,  et 
que  par  la  manière  dont  je  l'ai  senti ,  je  mérite 
d'avoir  encore,  y  aie  ,  et  me  ama. 


A  4 


*  LETTRE 

A  U    M  Ê  M  E. 

Ce  vendredi,  17  juin   1767. 

*IE  lirai  votre  livre,  puisque  vous  le  vou- 
lez :  ensuite  j'aurai  à  tous  remercier  de 
l'avoir  lu  ;  mais  il  ne  résultera  rien  de  plus 
àf  cette  lecture  ,  que  la  confirmation  de» 
senti  mens  que  vous  m'avez  inspirés  ,  et  do 
mon  admiration  pour  votre  grand  et  pro- 
fond génie;  ce  que  je  me  permets  de  vous 
dire  en  passant ,  et  seulement  une  fois.  Je 
»e  roiis  réponds  pas  même  de  vous  suivre 
toujours,  pan.  qu'il  m'a  toujours  été  péni- 
ble de  penser,  lai, gant  de  suivre  les  pensées 
des  nntics,  et  qu'à  présent,  je  ne  le  puis 
pins  du  tout.  Je  ne  vous  remercie  point; 
ma  s  je  sois  de  votre   maison  ,  lier  d'y  avoir 

u  admis,  et  plus  désireux  que  jamais  de 
conserver  les  boutés  et  l'amitié  du  maître. 
Du  reste ,  quelque  mal  que  vous  pensiez  de 
la  sensibilité,  prise  pour  toute  nourriture  , 
c'est  l'unique  qui  me  t  restée  ;  je  ne  vis  plus 
que  par  le  cœur.  Je  veUl  VOUS  aimer  autant 

que  je  tous  respecte.  C'est  beaucoup  ;  mais 


A     M.     DE     MIRABEAU.       9 

voilà  tout  :  n'attendez  jamais  de  moi  rien  de 
plus.  J'emporterai,  si  je  puis,  votre  livre 
de  plantes  ;  s'il  m'embarrasse  trop  ,  je  le 
laisserai  ,  dans  l'espoir  de  revenir  quelque 
jour  le  lire  plus  à  mou  aise.  Adieu  ,  mon  cher 
et  respectable  hôte,  je  pais  plein  de  tous, 
et  content  de  moi,  puisque  j'emporte  votre 
estime  et  votre  amitié'. 

AU    M  Ë  M  E. 

A  Trye-leChdceau  ,  le  24  juin  17S7. 

«J  espérais,  Monsieur,  voui  rendre  compte 
un  peu  en  détail  ,  de  ce  qui  regarde  mou 
arrivée  et  mon  habitation  :  mai»  une  douleur 
fort  vive,  qui  me  tient  depuis  hier  à  la  joiu- 
ture  du  poignet ,  me  donne  à  tenir  la  plume  , 
une  difficulté  qui  me  force  d'abréger.  Le 
château  est  vieux  ;  le  pays  est  agréable  ;  et 
j'y  suis  dans  un  hospiee  qui  ne  me  laisserait 
lien  à  regretter ,  si  je  ne  sortais  pas  de Fleury. 
J'ai  apporté  votre  livre  de  plantes,  dont 
j'aurai  graud  soin  ;  j'ai  apporté  votre  Philo- 
sophie rurale ,  que  j'ai  «ssayé  de  lire  et  de 

A  5 


iQ  LETTRE 

suivre,  ?ans  pouvoir  en   venir  a  bout;  j'y 
reviendrai  toutefois.  Je  réponds  de  la  bonne 
volonté,  mais  non  pas  du  succès.  J'ai  aussi 
apporta  la  ciefdu  parc  ;  j'étais  en  train  d'em- 
porter toute   la   maison.    Je    vous  renverra! 
cette  clef  par  la  première  occasion.   Je  vous 
prie  de  me  garder  le  secret  sur  mon  asyle. 
M    le  prince   de  Couti  le  désire  ainsi,  et  je 
m'y  suis  engagé.   Le  nom  de  Jacques  ne  lui 
avant  pas   plu  ,  j'y  ai  substitue  celui  que   ,c 
signe  ici  ,  et  sous  lequel  j'espère,  Monsieur  , 
recevoir  de  vos  nouvelles  àl'adressc  suivante. 
Agréez  ,    Monsieur  ,    mes  salutations  très- 
humbles.  Je  vous  révère,  et  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 

Remit. 

A   Milord   HARCOURT. 

Le  io  juillet  i7(,7- 


J  K  recois  seulement  en  ce  moment , Milord  , 
la  lettre  que  vous  m'avez  l'ait  l'honneur  de 
rn'écrirelc  711131  ,  et  le  billet  que  vous  m'avez 
envoyé  sous  la  même  date.  En  vous  remer- 
ciant de  l'une  et  de  l'autre,  et  eu  vous  ici  icranl 


A  MILORD  HARCOURT.  il 

mes  très-humbles  excuses,  de  la  peine  que 
vous  avez  bien  voulu  prendre  en  ma  faveur 
permettez  qu'étant  éloigné  de  vous,  je  prenne 
la  liberté  de  me  recommander  à  l'honneuc 
de  votre  souvenir,  de  vous  assurer  que  vos 
bontés  ne  sortiront  point  de  ma  mémoire, 
et  de  vous  rcnouveller  les  protestations  da 
ma  reconnaissance  et  de  mon  respect. 

Je  vous  demande  la  permission  ,  Milord 
de  ne  point  dater  quant  à  présent,  du  lieu 
de  ma  retraite  ,  et  de  ne  plus  signer  un  nom 
sous  lequel  j'ai  vécu  si  mallieurcureux.  Vous 
ne  tarderez  pas  d'être  instruit  de  celui  que 
j'ai  pris  ,  et  sous  lequel  je  vous  rendrai  désor- 
mais nies  hommages  ,  si  vous  me  permettez 
de  vous  les  rcnouveller  quelquefois.  Si  vous 
m'honorez  d'une  réponse,  monsieur  Watelet 
est  à  portée  de  me  la  l'aire  passer. 

AM.GRAKVILL  E. 

De  France,  le  1er.  août  1767, 

c  ., 

OI  )  avais  eu,  Monsieur,  l'honneur  de  vous 
écrire  autant  de  fois  que  je  l'ai  résolu,  vous 
auriez  été  accablé  de  mes  lettres  ;  mais  les 

A  6 


ii  LETTRE 

tracas  d'une  vie  ambulante  ,  et  ceux  d'une 
multitude  de  survenans  ,  ont  absorbé  tou> 
mon  temps,  jusqu'à  ce  que  je  sois  parvenu, 
à  olid-mr  nu  asyle  un  peu  plus  tranquille. 
(Quelque  agréable  qu'il  soit ,  j'y  sens  souvent, 
Monsieur,  la  privation  de  votre  voisinage 
et  de  votre  société,  et  j'en  remplis  souvent 
la  sobuide,  du  souvenir  de  vos  bontés  pour 
moi.  Peu  s'en  est  fallu  que  je  ne  sois  retourné 
jour  e  (ont  cela,  chez  mon  ancien  et  ai- 
mable hôte  ;  mais  .a  manière  dont  vos  papiers 
publics  ont  parlé  de  ma  retraite,  m'a  déter- 
miné à  li  fane  entière  ,  et  à  exécuter  un  projet 
dont  vous  avez  été  le  premier  confident.  Je 
you  disais  alors,  qu'en  quelque  lieu  que  je 
fusse,  je  ne  vous  oublierais  jamais  ;  j'ajoute 
maiutenant ,  qu'à  ce  souvenir  si  bien  du  ,  se 
jo  dra  toute  ma  vie  le  regret  de  l'entretenir 
de  si  loin. 

Permette*,  du  moins  ,  que  ce  regret  soit 
tempéré  par  le  plaisir  de  vous  demander  et 
d'apprendre  quelquefois  de  vos  nouvelles  ,  et 
réitérer  de  temps  en  temps,  les  assurances  de 
ma  reconnaissance  et  de  mon  respect. 


A   M.    DE   MIRABEAU.      i3 
A    M.    LE    MARQUIS 

DE      MIRABEAU. 

A  Trye,  le  12  août  1767. 

«JE  suis  affligé,  Monsieur,  que  tous  me 
mettiez  dans  le  cas  d'avoir  un  refus  à  vous 
faire  ;  mais  ce  que  vous  me  demandez  ,  est 
contraire  à  ma  plus  inébranlable  résolution, 
même  à  mes  eugagetnens  ;  et  vous  pouvez 
être  assure'  que  de  ma  vie,  une  ligne  de  moi 
ne  sera  imprimée  de  mon  aveu.  Pour  ôter 
même  une  fois  pour  toutes,  les  sujets  de  ten- 
tation ,  je  vous  déclare  que  dès  ce  moment, 
je  renonce  pour  jamais  à  toute  autre  lecture 
que  des  livres  de  plantes,  et  même  à  celle 
des  articles  de  vos  lettres,  qui  pourraient 
réveiller  en  moi ,  des  idées  que  je  veux  et  dois 
étouffer.  Après  cette  déclaratiou  ,  Monsieur, 
si  vous  revenez  à  la  charge ,  ne  vous  offensez 
pas  que  ce  soit  inutilement. 

Vous  voulez  que  je  vous  rende  compte 
de  la  manière  dont  je  suis  ici.  Non,  mou 
respectable  ami ,  je  ue  déchirerai  pas  yotr» 


x+  LETTRE 

noble  cœur  par  un  semblable  récit.  Lestrai- 
temens  que  j'éprouve  en  ce  pays,  de  la  part 
de  tous  les  habitans  saus  exception,  et  diï 
l'instant  de  mou  arrivée,  sont  trop  contraires 
à  l'esprit  de  la  nation,  et  aux  intentions  du 
grand  prince  qui  m'a  donné  cet  hospice,  pour 
que  je  les  puisse  imputer  qu'à  un  esprit  de 
vertige  ,  dont  je  ne  veux  pas  même  rechercher 
la  cause.  Puissent-ils  rester  ignorés  de  toute 
la  terre,  et  puisse- je  parvenir  moi-même  à 
les  regarder  comme  non  avenus  ! 

Je  fais  des  vœux  pour  L'heureux  vovago 
de  ma  bonne  et  belle  compatriote,  que  je 
crois  déjà  partie.  Je  suis  bien  lier  que  madame 
la  comtesse  ait  daigné  se  rappeller  un  homme 
qui  n'a  eu  qu'un  moment  l'honneur  de  pa- 
raître à  sls  yeux,  et  dont  les  abords  ne  sont 
pas  brillau?.  Elle  aurait  trop  à  faire  ,  s'il 
fallait  qu'elle  gardât  un  peu  des  souvenirs 
qu'elle  laisse  à  quiconque  a  eu  le  bonheur 
de  la  voir.  Recevez  mes  plus  tendues  nii- 
brassemens. 


A   M.    DE   LIIRABEAU.        iâ 

A  U    Ivl  È  3.1  E. 

Ce  22  août  17G7, 

Je    vous    dois    bien     des     remerciement , 
Monsieur,  pour  votre  dernière  lettre,  et  je 
vous  les  fais  de  tout  mon  cœur.    Elle   m'a 
tire'  d'une  grande  peine  ;  car  vous  étant  aussi 
sincèrement  attaché   que   je  le  suis  ,    je  ne 
pouvais  rester  un  moment  tranquille  ,  dans 
la  crainte  de  vous  avoir  déplu.  Grâces  à  vos 
boules,  me  voilà  tranquillisé  sur  ce  point  ; 
tous  me  trouvez  grognon  ;  passe  pour  cela  : 
>c  réponds  du  moins  que  vous  ne  me  trou- 
verez jamais  ingrat  :  mais  n'exigez  rien  de 
ma  déférence  et  de   mon  amitié,  contre  la 
e'auss  que  j'ai  le  plus  expressément  stipulée  ; 
car  je  vous  confirme  pour  la  dernière  fois, 
que  ce  serait  inutilement. 

J'ai  tore  de  n'avoir  rieu  mis  pour  mousieur 
l'Abbé  ;  mais  ce  tort  n'est  qu'extérieur  et 
apparent,  je  vous  jure.  Il  me  semble  que 
ht  hommes  de  son  ordre  doivent  deviner 
l'impression  qu'ils  font,  sans  qu'on  la  leur 
temoi^ue.  La  raison  même  qui  m'empêchait 


iS  LETTRE 

de  répondre  à  sa  politesse,  est  obligeante 
pour  lui  ;  puisque  c'était  la  crainte  d'être 
entraîné  dans  des  discussions  que  je  me  suis 
interdites,  et  où  j'avais  peur  de  n'être  pas  le 
plus  Fort.  Je  vous  dirai  tout  franchement  que 
j'ai  parcouru  chez  vous  quelques  pages  de 
son  ouvrage,  que  vous  aviez  négligemment 
laisse  sur  le  bureau  de  monsieur  Garçon, 
et  que  sentant  que  je  mordais  un  peu  à 
l'hameçon,  je  me  suis  dépêché  de  fermer  le 
livre,  avant  que  j'y  fusse  tout-à-fait  pris. 
Or  prêchez  et  patrocinez  tout  à  votre  aise. 
Je  vous  promets  que  je  ne  rouvrirai  de  mes 
jours,  ni  celui-]?,,  ni  les  vôtres,  ni  aucun 
autre  de  pareil  acabit  :  hors  V^strée,  je  ne 
Veux  plus  que  des  livres  qui  m'ennuient,  ou 
qui  ne  parlent  que  de  mon  foin. 

Je  crains  bien  que  vous  n 'aviez  deviné 
trop  juste  sur  la  source  de  ce  qui  se  passe 
ICI,  et  dont  vous  uc  sauriez  même  avoir 
l'idée  :  mais  tout  cela  n'étant  point  dan* 
l'ordre  naturel  des  choses  ,  ne  fournit  point 
do  conséquence  contre  le  séjour  de  la  cam- 
pagne ,  et  ne  m'en  rebute  assurément  pas. 
Ce  qu'il  faut  fuir,  n'est  pas  la  campagne, 
mais  les  maisons  des  grands  et  des  princes, 
qui  uc  sont  point  les  maîtres  chez  eux,  et 


A    M.    DE    MIRABEAU.        17 

ne  savent  rien  de  ce  qui  s'y  fait.  Mon  mal- 
heur est  premièrement  d'habiter  dans  un 
château  ,  et  non  pas  sous  un  toit  de  chaume  ; 
chez  autrui,  et  non  pas  chez  moi,  et  sur- 
tout d'avoir  un  hôte  si  élevé,  qu'entre  lui 
et  moi,  il  faut  nécessaire  eut  des  intermé- 
diaires. Je  sens  bien  qu'il  faut  me  détacher 
de  l'espoir  d'un  sort  tranquille,  et  d'une 
vie  rustique  :  mais  je  ne  puis  m'em pêcher 
de  soupirer  en  y  songeant.  Aimez-moi, 
et  plaignez-moi.  Ah,  pourquoi  faut-il  que 
j'aie  fai.t  des  livres!  J'étais  si  peu  fait  pour 
ce  triste  métier  !  J'ai  le  cœur  serré  ;  je  buis, 
et  vous  embrasse. 


A    M.    D'IVERN  O  I  S. 

Au  château  de  Trye,  ce  24  août  1767. 

sfE  n'ai  reçu  que  depuis  peu  de  jours  > 
mon  bon  ami,  votre  lettre  du  20  mai, 
adressée  à  Wootton.  Elle  était  dans  le  plus 
triste  état  du  monde,  à  demi -brûlée,  et 
paraissant  avoir  été  ouverte  plusieurs  fois. 
Les  pièces  que  vous  y    avez  jointes  ,  ayant 


t8  L  E  T  T  A  E 

grossi  le  paquet,  ont  augmenté  la  curiosité. 
Je  ne  sais  pourquoi  vous  vous  obstinez  à 
m'envo3"cr  de  pareilles  pièces:  peine  qui  ne 
peut  servir  de  rien,  ni  ù  vous,  ni  à  moi, 
ni  à  personne  ,  et  qui  empêchera  toujours 
que  vos  lettrés  ne  me  parviennent  fidelle- 
uient.  Quand  vos  affaires  seront  accommodées, 
apprenez  le-moi,  pour  consoler  mon  cœur. 
Jusques-là,  ne  me  parlez  que  de  vous. 

Lorsque  je  doutais  que  vous  vinssiez  me 
voi:  a  \\  ootton  ,  ce  n'était  pas  de  votre 
volonté  que  j'étais  en  p  ine,  niais  bien  des 
obstacles  que  vous  trouveriez  à  l'exécuter. 
Soyez  persuadé  que  ,  si  vous  m'étiez  venu 
voir  en  Angleterre,  de  quelque  manière  que 
vous  vousy  Fussiez  pris,  vous  n'auriez  point 
passé  Londres,  Si  jamais  la  concorde  renaît 
parmi  vous,  j'ai  lieu  d'espérer  que  n'ayant 
plus  à  courir  si  loin,  vous  aurez  moins  de 
difficultés  à  me  rejoindre.  Monsicurdu  Peyrou 
vous  en  indiquera  les  moyens  quand  il  sera 
temps  ,  et  soyez  sur  que  l'espoir  de  vous 
embrasser j  est  un  de  ceux  qui  me  l'ont  encore 
aimer  la  vie. 

•  Ji-  ne  sais  comment  j'avais  oublié  de  voiti 
rendre  compte  de  l'affaire  dont  vous  m'aviez 
(barge  à  Berlin.  J'aurais  jure  de  vous  en  avoit 


A    M.    D'ITEBNOIS,  i9 

rendu  compte  il  y  a  longtemps  ;  car  dans  mon, 
premier  moment  de  relâche  ,  j'écrivis   a  cet 
effet  à  inilord  Mare'chal.  C'était  précisément 
quand  monsieur  Michel  venait  d'être  nommé. 
Milord  me  répondit  qu'il  était  allé  exprès  à, 
Berlin  pour  parler   aux  ministres,  de  votre 
affaire  ;  qu'il  fallait  nécessairement  que  vous 
vous  adressassiez  directement  à  eux,  ou  au 
viee-gouverueur  ;  que  depuis  la  nomination 
du  dernier,   il  ne  lui  convenait  plus -de  se 
mêler  d'aucune  affaire  qui  regardâtNeuchatel 
en  aucune  sorte  ;  qu'il  avait  refusé  au  colonel 
Cliaillct  de  se  mêler  d'une  affaire  pareille  à 
celle  qu'il  venait  de   proposer  à  ma  sollici- 
tation  ;   et    qu'il  me   priait   de  ne   plus  me 
charger  à  l'avenir  de  recommandation  auprès 
de  lui  ,  de  quelque  espèce   qu'elles  pussent 
être.  Je  ne  doute  pas  qu'en  vous  adressant 
directement  au    ministère  ,   votre  affaire  ne 
passât  sans  difficulté  ;  d'autant  plus  qu'elle 
a  déjà  été  proposée  ,  et  qu'on  est  toujours 
bien  venu  dans  cette  cour-là,   quand  ou  se 
présente  avec  de  l'argent.  Eu  partant  de  l'isle 
de  St-Pierre,  je  laissai  vos  papiers  avec  tous 
les  miens  ,  à  monsieur  du  Peyrou  ,  des  mains 
de  qui  vous  les  retirerez  sans  difficulté  quand, 
il  vous  plaira. 


*o  LETTRE 

Je  n'ai  laissé  nuls  papiers  à  l'isle  de 
St-Pierre  ,  qu'il  m'importe  de  ravoir;  mais 
comme  j'aime  toujours  mieux  qu'ils  soient  en 
mains  amies  qu'en  d'autres,  si  vous  voulez 
les  retirer  en  mon  nom,  vous  n'avez  qu'à 
in'cnvoyer  la  formule  du  billet  qu'il  faut 
que  je  fasse  pour  cela  ,  et  je  vous  l'enverrai 
sans  délai. 

Comme  lorsque  vos  aff lires  publiques 
seront'terminees^  vous  pourriez  avoir  quelque 
Voyage  à  faire  dans  le  pays  où  je  suis  ,  sans 
passer  par  Neuchatel,  je  vous  préviens  que, 
si  de  Paris  vous  pouvez  vous  rendre  au  château 
de  Trye  ,  près  de  Gisors,  et  demander  mon- 
sieur Elmou  ,  il  vous  donnera  de  mes  nouvelles 
sures.  Gisors  est  à  quinze  petites  lieues  de 
Paris  ,  et  il  y  a  un  carrosse  public  qui  part 
de  Gisors  tous  les  mercredis,  et  de  Paris  tous 
les  samedis,  et  lai*  la  route  eu  été  dans  uu 
jour.  Je  vous  embrasse,  mon  bon  ami,  de 
tout  mon  cœur,  ainsi  que  tout  ce  qui  vous 
est  cher,  et  tous  nos  amis. 

Monsieur  du  Peyrou  étanl  tombé  malade 
à  Paris,  cette  lettre  a  été  prodigieusement 
retardée. 

Ce  S  novembre, 

A  litre   retard   bien  plus  long,,  monsieur 


A    M.  2i 

du  Peyrou  étant  retombé  malade  ici ,  et  y 
ayant  été  retenu  plus  de  deux  mois,  vous 
pouvez  juger  si  ces  longs  retards  me  tiennent 
en  inquiétude,  et  me  rendent  vos  promptes 
nouvelles  nécessaires,  sur  les  tristes  choses 
que  j'apprends. 

A    M. 

A  Trye-It-Château ,  le  9  septembre  17C7. 

Monsieur, 

X  brmittez  que  j'aie  l'honneur  d'exé- 
cuter près  de  vous ,  l'ordre  exprès  que  m'a 
donné  l'auteur  d'un  livre  intitulé  :  Diction- 
vaire  de  musique,  par  J.  J.  Rousseau, 
qui  s'imprime  chez  la  veuve  Duchesne.  Cet 
ordre  est,  Monsieur,  de  m'opposer  de  sa 
part,  comme  je  fais,  à  la  publication  de  cet 
ouvrage  qui  porte  son  nom ,  jusqu'à  ce  qu'd 
ait  été  de  nouveau  soumis  à  la  censure  : 
attendu  que  des  passages  raturés  et  rétablis 
dans  le  manuscrit,  peuvent  faire  naître  des 
difficultés  que  le  premier  censeur  étaut  mort, 


as  LETTRE 

ne  pourrait  lever,  et  que  l'auteur  veut  pre'- 
venir.  Vous  êtes  très-humblement  supplié, 
Monsieur,  (l'arrêter  ladite  publication  jusqu'à 
ce  temps-là. 

J'ai    l'honneur    d'être    avec    un    profond 
respect. 

Signe  Renoc,  (t). 

A    M.     LE    MARQUIS 
\ 

DE      MIRABEAU. 

Ce  12  décembre  1767. 

,1  F,  consens  de  tovit  mon  cœur  ,  mon  illustre 
ami  ,  que  vous  Fassiez  imprimer  ,  avec  les 
précautions  dont  vous  parlez,  la  lettre  que 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrirc  ;  et 
je  vous  remercie  de  l'honnêteté  avec  laquelle 
\01ts  voulez  bien  me  demander  mon  consen- 
tement pour  cela. 

Vous  voilà  donc  embarque  tout  de  bon  , 

(  1  "*   C'était  le  nom  qu'avait  priî  l'auteur  ,  en  so 
retirant  au  château  de  T'rye. 


À  MILORD  HARCOURT.  2  3 

dans  les  guerres  littéraires.  Que  j'en  suis 
affligé,  et  que  je  vous  plains!  Sans  prendre 
la  liberté  de  vous  dire  là-dessus  ,  rien  de  mon 
chef,  j'oserai  vous  transcrire  ici  deux  vers  du 
Tasse,  que  je  me  rappelle,  et  auxquels  je 
n'ajouterai  rien. 

Giunta  è  rua  gloria  al  somme,  e  per  innanzi 
Fugir  le  dubbie  guerre  a  te  conviene. 

Je  vous  honore  et  vous  embrasse,  Monsieur, 
de  tout  mou  cœur. 

A  Milord  HARCOURT. 

i3  janvier  17GS. 

%)  E  me  reprocherais,  Milord,  d'avoir  tarde' 
si  long-temps  à  vous  écrire  et  à  vous  remercier, 
si  je  ne  me  rendais  le  témoignage  que  la  va- 
lonté  y  était  toute  entière,  et  que  ce  que  je 
veux  faire  ,  est  toujours  ce  que  je  fais  le  moins. 
J'ai  entr'autres  été  depuis  trois  mois  garde- 
malade,  et  je  n'ai  pas  quitté  le  chevet  d'uu 
ami  ,  qui  grâces  au  ciel ,  est  enfin  parfaitement 
rétabli.  Je  vous  offre,  Milord  ,  les  prémices  de 
mes  loisirs;  et  c'est  avec  autantd'empressement 


24  LETTRE 

que  de  reconnaissance  ,  que  touche  de  toutes 
les  boules  dont  vous  m'avez  honoré,  je  vous 
en  demande  la  continuation.  Il  ne  tiendra 
pas  à  moi  qu'eu  les  cultivant  avec  le  plus 
grand  soin  ,  je  ue  vous  témoigne  en  tout» 
occasion  ,  combien  elles  me  sont  précieuses. 

J'ai  reçu  dcpuii  long-temps  ,  l'argent  du 
billet  que  vous  prîtes  la  peine  de  m'envoyer 
pour  le  produit  des  estampes;  et  c'est  encore 
un  de  mes  torts  les  moins  excusables,  de  ne 
Vous  en  avoir  pas  tout  de  suite  accusé  la  ré- 
ception :  mais  je  me  reposais  un  peu  en  cela  , 
sur  votre  banquier  ,  qui  n'aura  pas  manqné 
de  vous  en  donner  avis.  Vous  me  demandez, 
Milord  ,  ce  qu'il  fallait  faire  des  estampes  de 
]W.  Watclct.  Nous  étions  convenus  que  puis- 
que vous  ne  les  aviez  pas,  et  qu'elles  vous 
étaient  agréables,  vous  les  ajouteriez  à  vos 
porte-feuilles,  d'autant  plus  qu'elles  ne  pou- 
vaient passer  décemment  et  convenablement 
que,  dans  les  mains  <\\u\  ami  de  l'auteur. 
Ainsi  ,  j'espère  qu'à  ce  titre  ,  vous  ne  dé- 
daignerez pas  de  les  accepter.  A  l'égard  de 
l'estampe  du  roi ,  je  désire  extrêmement  qu'elle 
axe  parvienne  ;  et  si  vous  permettez  que  j'a- 
Luse  encore  de  vos  bontés  ,  j'ose  vous  supplier 
de  la  faire  envelopper  ayee  soin  dans  uu  rou- 
leau 


A  MILORD  HARCOURT.  2 5 

leau.  Je  désire  extrêmement  recevoir  bientôt 
cette  belle  estampe,  que  j'aurai  soin  de  faire 
encadrer  convenablement  ,  pour  avoir  les 
traits  de  mon  auguste  bienfaiteur,  incessam- 
ment gravés  sous  mes  yeux,  comme  ses  bon- 
tés le  sont  dans  mon  cœur. 

Daignez,  Milord  ,  continuera  m'bonorer 
des  vôtres.,  et  quelquefois  des  marques  de 
votre  souvenir.  Je  tâcherai  de  mon  côté,  de 
ne  me  pas  laisser  oublier  de  vous,  en  vous 
renouvellant  ,  autant  que  cela  ne  vous  im- 
portunera pas,  les  assurances  de  mon  plus 
entier  dévouement  et  de  mon  plus  vrai  res- 
pect. 

A     M.     LE     MARQUIS 

DE     MIRABEAU. 

i3  janvier  1768. 


J 


'ai,  mou  illustre  ami,  pour  vous  écrire  , 
laissé  passer  le  temps  des  sots  complimens 
dictes  non  par  le  cœur  ,  mais  par  le  jour  et 

Ltttrcs,  Tome  VU.  B 


26  LETTRE 

par  l'heure.,  et  qui  partent  à  leur  moment, 
comme  la  dolente  d'une  horloge.  Mes  senti- 
ruens  pour  vous  sont  trop  vrais,  pour  avoir 
besoin  d'être  dits  ;  et  vous  les  méritez  trop 
bien  pour  manquer  de  les  connaître.  Je  vous 
plains  du  fond  de  mon  cœur,  des  tracas  où 
Vous  êtes  ;  car  quoi   que  vous  eu  disiez  ,  je 
vous  vois    embarqué  ,   sinon  dans  des  que- 
relles littéraires,  au  moins  dans  des  querelles 
économiques  et  politiques  :  ce  qui  serait  peut- 
être  encore  pis  ,    s'il  était  possible.    .Je   suis 
prêt  à  tomber  en  défaillance  ,   au  seul  sou- 
venir de  toit  cela.  Permettez  que  je  n'eu  parle 
plus  ,  que  je  n'y  pense  plus  que  par  le  tendre 
intérêt  que  je  prends  à  votre  repos  ,  à   votre 
gloire.   Je  puis    bien    tenir   les  mains   élevées 
pendant  le  combat ,  mais  non  pas  me  résoudre 
à  le  regarder. 

Parlons  de  chansons,  cela  vaudra  mieuv 
Serait-il  p'^ss  ble  que  vous  songeassiez  tout 
de  bon  à  Faire  un  opéra  ?  (),  que  vous  seriez 
aimable,  et  que  j'aimerais  bien  mieuv  vous 
voir  chanter  à  l'opéra,  que  trier  dans  le  dé- 
serf  !  Non  qu'on  uc  vous  écoute  et  qu'on  ne 
vous  lise  ;  mais  on  ne  vous  suit,  ni  ne  vent 
vous  entendre.    Ma  foi.    Mouiscur;   faUou* 


A  M.  DE  MIRABEAU.  27 
Comme  les  nourrices,  qui  ,  quand  les  enfans 
grondent,  leur  chantent  et  les  font  dauser. 
Votre  seule  proposition  m'a  déjà  mis,  moi 
vieux  radoteur,  parmi  ces  enfans  là;  et  il  s'en 
faut  peu  que  ma  muse  chenue  ne  soit  prête 
à  se  ranimer  aux acceus  de  la  vôtre,  ou  même 
à  la  seule  annonce  de  ces  acceus.  Je  ne  vous 
en  dirai  pas  aujourd'hui  davantage  ;  car  votre 
proposition  m'a  tout  l'air  de  n'être  qu'une 
vaine  amorce,  pour  voir  si  le  vieux  fou  mor- 
drait encore  à  l'hameçon.  A  présent  que  vous 
en  avez  à  peu  près  le  plaisir,  dites-moi  tout 
rondement  ce  qu'il  en  est,  et  je  vous  dirai 
franchement,  moi,  ce  que  j'en  pense,  etee 
que  je  crois  y  pouvoir  faire.  Après  cela,  si 
lecrcur  vous  en  dit ,  nousen  pourrons  causer 
avec  mon  aimable  payse,  qui  nous  donnera 
sur  tout  cela  de  très-bons  conseils.  Adieu, 
mou  illustre  ami  ;  je  vous  embrasse  avec  res- 
pect ,  mais  de  tout  mon  cœur 


B 


3g  LETTRE 

A    M.     G  R  AN  VILLE. 

A  Trya,  le  25  janvier  1768. 

J  E  n'aurais  pas  tardé  si  long-temps  ,  Mon- 
sieur, à  vous  remercier  du  plaisir  que  m'a  fait 
la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  le  6  no- 
vembre, sans  beaucoup  de  tracas  ,  qui  venus 
à  la  traverse,  m'ont  empêché  de  disposer  de 
mon   temps   comme  j'aurais  voulu.  Les   té- 
moignages de  votre  souveuir  et  de  votre  amitié 
me  seront  toujours  aussi  chers  que  vos  hon- 
nêtetés   et    ves    hontes   m'ont  été  sensibles  , 
pendant  tout  le  temps  que  j'ai  eu  le  bonheur 
d'être  votre  voisin,  (le  qui  ajoute  a  mon  dé- 
plaisir de  vous  écrire  si   tard  ,  est  la  crainte 
que  cette  lettre   vous  trouvant  déjà   parti  de 
Calwich,  ne  lasse  un  bien  long  circuit  pour 
vous   aller   chercher  à    Bath.  Je  désire  fort, 
Monsieur,   que  vous  ayei  cette  lois  entrepris 
ce  voyage  annuel  ,  plus  par  li  ibitude  que  par 
nécessité  ;  et   que  toutefois  les  eaux  vous  las- 
sent tant  de  bien  ,  que  \uus  puissiez,  jouir  eu 


A  M.  GRANVILLE.  i9 
paix  ,  de  la  belle  saison  qui  s'approche  ,  dans 
votre  charmante  demeure  ,  sans  aucun  res^r 
sentiment  de  vos  préce'dentes  incommodités. 
Vous  y  trouverez  ,  je  pense  ,  à  votre  retour, 
uu  barbouillage  nouvellement  imprimé,  où 
je  me  suis  mêlé  de  bavarder  sur  la  musique, 
et  dont  j'ai  fait  adresser  un  exemplaire  à  M. 
Rougemont  ,  avec  prière  de  vous  le  faire 
passer.  Aimant  la  musique,  et  vous  y  con- 
naissant aussi  bien  que  vous  faites,  vous  ne 
dédaignerez  peut-être  pas  de  donner  quelques 
momens  de  solitude  et  d'oisiveté,  ù  parcourir 
une  espèce  de  livre  qui  en  traite  tant  bien  que 
mal.  J'aurais  voulu  pouvoir  mieux  faire  - 
mais  enfin,  le  voilà  tel  qu'il  esl. 

Le  défaut  d'occasion,  Monsieur,  pour  faire 
partir  cette  lettre,  rend  sa  date  bien  surannée, 
et  me  l'a  fait  écrire  à  deux  fois.  L'occasion 
même  d'un  ami  prêt  à  partir,  et  qui  veut 
bien  sren  charger  ,  ne  me  laisse  pas  le  temps 
de  transcrire  ma  réponse  à  l'aimable  berger» 
de  Calwich  ,  et  me  force  à  la  laisser  partir 
un  peu  barbouillée.  Veuillez  lui  faire  excuser 
cette  petite  irrégularité,  ainsi  que  celle  du 
défaut  de  signature  ,  dont  vous  pouvez  savoir 
la  raison.   Recevez,  Monsieur,  mes  saluta- 

B  2 


i9  LE   [    t  fi  E 

lions  empressées  ,  et  mes  vœux  pour  l'affer- 
missement de  votre  saute'. 

L'herboriste  de  mad.  la  Duchesse 
de  Portlatid. 

p.   S.  Comme  l'exemplaire  du  Diction" 
noire  de  musique ,  qui  vous  étaitdestîué,  avait 

été  adressé  à  M.  Vaillant ,  qui  u'a  jamais  paru 
fort  soigneux  des  commissions  qui  me  regar- 
dent ,  j'en  ai  fait  envoyer  depuis  ,  un  second 
a  M.  Rougemont  ,  pour  vous  le  faire  passer, 
au  défaut  du  premier. 

A   M.    LE     MAllQL'l  S 

DE    MI  R  A  B  E  A  U. 

A  Ti  ye,   U  18  janviei  i 

JE  me  souviens,  mon  illustre  ami,  que  le 
jour  où  ie  renonçai  aux  petites  vanités  du 
monde  et  en  même-temps  à  sea  avantages, 
je  me  dis  entr'autres  ,  eu  me  défaisant  de  ma 
montre  :  grâce»  au  ciel ,  je  n'aurai  plusbesoin 
de  savoir  l'heure  qu'il  est.  J'aurais  pu  me  due 
la  même  chose  sur  le  quantième,  en  me  de- 


A    M.    DE    MIRABE  A  IL        3i 

faisant  de  mon  almanach  :  mais  quoique  je 
n'y  tienne  plus  par  les  affaires  ,  j'y  tieus  encore 
par  l'amitié'.  Cela  rend  mes  correspondance*, 
plus  douces  et  moins  fre'quentes:  c'est  pour- 
quoi je  suis  sujet  à  me  tromper  dans  mes  dates, 
de  semaine,  et  même  quelquefois  de  mois;  car 
quoiqu'avec  l'almauach,  jesachc  bien  trouver 
lequautièmedans  la  semaine  ,  sachant  le  jour, 
quand  il  s'agit  de  trouver  aussi  la  semaine,  je 
suis  totalement  en  de'faut.  J'y  devrais  pour- 
tant être  moins  avec  vous  qu'avec  tout  autre  , 
puisque  je  n'écris  à  personne  plus  souvent  et 
plus  volontiers  qu'à  vous. 

Conclusion  :  nous  ne  ferons  d'opéra  ni  l'un. 
ni  l'autre  ;  c'est  de  quoi  j'étais  d'avance  à 
peu  pris  sûr.  J'avoue  pourtant  que  dans  ma 
situation  présente,  quelque  distraction  atta- 
chante et  agréable  me  serait  nécessaire.  J'au- 
rais besoin  ,  sinon  de  faire  cic  la  musique,  au 
moins  d'en  entendre  ;  et  cela  me  ferait  beau- 
coup plus  de  bien.  Je  suis  attaché  plus  que 
jamais  à  la  solilude;  mais  il  y  a  tan  t  d'entours 
déplaisans  à  la  mienne  ,  et  tant  de  tristes  sou- 
venirs m'y  poursuivent  malgré  moi  ,  qu'il 
m'en  faudrait  une  autre  encore  plus  entière, 
mais  où  des  objets  agréables  pussent  effacer 
l'impression  de  ceux  qui  m'occupent ,  et  faire 


3i  LETTRE 

diversion  au  sentiment  de  mes  malheurs.  Des 
spectacles  où  je  pusse  être  seul  dans  un  coin 
et  pleurer  à  mon  aise  ,  de  la  musique  qui 
put  ranimer  un  peu  mon  cœur  affaissé,  voilà 
ce  qu'il  me  faudrait  pour  effacer  toutes  les 
idées  antérieures  ,  et  me  ramener  uniquement 
à  mes  plantés  }  qui  m'ont  quitté  pour  trop 
long-temps  cet  hiver.  Je  n'aurai  rien  de  tout 
cela;  car  en  toutes  choses,  les  consolations 
les  plus  simples  nie  sont  refusées  ;  mais  il  me 
faut  un  peu  de  travail  sur  moi-même,  pour 
v  suppléer  de  mon  propre  Fond. 

On  dit  à  Paris  que  je  retourne  en  Angle- 
terre :  je  n'ensuis  pas  surpris;  car  le  public 
me  connaît  si  bien  ,  qu'il  me  fait  toujours 
faire  exactement  le  contraire  des  choses  que 
je  fais  en  effet.  M.  Daveuport  m'a  écrit  des 
lettres  tres-honnetes  et  très-empressées  ,  pour 
inc  rappelhr  chez  lui.  Je  n'ai  pas  cru  devoir 
répondre  brutalement  à  ses  avances;  mais  je 
n'ai  jamais  marqué  l'intention  d'y  retourner. 
Honoré  des  bienfaits  du  souverain  ,  et  des 
boutés  de  beaucoup  de  gens  de  mérite  dans 
ce  pays-là  ,  j'y  suis  attaché  par  reconnais- 
sance  ;  et  je  ne  doute  pas  qu'avec  un  peu 
de  choix  dans,  mes  li;usons  ,  ic  n'y  pusse  vivre 
agréablement.  Mais  l'air  i\\\   pays,  qui  m'en 


AM.    D'IVERNOIS.         33 

a  chassé  ,  n'a  pas  changé  depuis  ma  retraite  , 
et  ne  me  permet  pas  de  songerau  retour.  Celui 
de  France  est  de  tous  les  airs  du  momie,  celui 
qui  convient  le  mieux  à  mon  corps  et  a  mon 
cœur  ;  et  tant  qu'on  me  permettra  d'y  vivre 
eu  liberté,  ;e  ne  choisirai  point  d'autre  asyle 
pour  y  finir  mes  jours. 

On  me  presse  pour  la  poste  ,  et  je  suis 
forcé  de  liuir  brusquement,  en  vous  saluant 
avec  respect  et  vous  embrassant  de  tout  mou 
cœur. 

A    M.     D'IVERNOIS. 

Du  château  de  Trye  ,  ce  9  février  1765. 


D 


'ans  l'incertitude  ,  mon  excellent  ami ,  de 
la  meilleure  voie  pour  vous  faire  passer  cette 
lettre  sûrement  et  promptement,  je  prends  le 
parti  de  risquer  directement  ce  duplicata, 
et  d'en  adresser  un  autre  à  M.  Coiudet ,  pour 
vous  le  faire  passer.  C'est  une  lettre  qu'il  a 
reçue  ,  et  qu'il  m'a  envoyée  ,  qui  a  occasionné 
la  mienne.  Le  temps  me  presse;  je  suis  rendu 
de  fatigue  et  navré  de  douleur ,  dans  la 
crainte  d'une  catastrophe.  Au  nom  de  Dieu  , 


34  LETTRE 

faites-moi  passer  des  nouvelles  si-tôt  que  le 
.«ort  de  votre  pauvie  état  sers  décidé.  C)  la 
paix,  la  paix,  mon  bon  ami  !  Hélas  !  il  n'y 
a  que  cela  de  bon  dans  ectto  courte  vie.  J'em- 
brasse nos  auiis.  Je  vous  embrasse  de  toute 
la  tendresse  de  mou  cœur.  J'implore  la  bé- 
nédiction du  ciel  sur  vos  soins  patriotiques, 
et  j'en  attends  le  succès  avec  la  plus  vive 
impatience. 

J'espère  que  vous  avez  reçu  ma  précédente, 
que  je  vous  ai  adressée  en  droiture.  CVst. 
toujours  la  voie  qu'il  faut  préférer,  sur-tout 
pour  tout  ce  qui  peut  demander  du  secret. 

AU    M  È  M  E. 

Le  9  fevi  ier  176g. 


o 


\T  m'a  communiqué ,  mon  bon  ami  , 
quelques  articles  des  deux  projotsd'aci  pmmo- 
d eme ut  qui  vous  sont  proposés  ,et  j'apprends 
que  le  Conseil-général,  qui  doit  en  décider, 
est  lixé  au  28.  Quoique  tant  He  précipitation 
ne  me  laisse  pas  le  temps  de  peser  suffisam- 
ment ces  articles  ;  quoique  je  ne  sois  pas  sur 
les  lieux,  que  j'iguorc  L'état  des  eboses,  que 


A  M.  D'ITERNOIS.  35 
je  n'aie  ni  papiers ,  ni  livres,  et  que  ma  mé- 
moire  ,  absolument  éteinte  ,  ne  me  rappelle 
pas  même  votre  constitution  ,  je  suis  trop 
affecte  de  votre  situation,  pour  ne  pas  vous 
dire  ,  bien  qu'à  la  hâte  ,  mon  opinion  sur 
1rs  moyens  qu'on  vous  offre  d'en  sortir.  Quel- 
que mal  digérée  que  soit  cette  opinion  ,  je  ne 
laisse  pas,  Messieurs ,  de  vous  l'exposer  avec 
confiance  ,  non  pas  en  moi  ,  mais  en  vous  ;  ' 
tres-sur  que  si  je  me  trompe  ,  vous  démêlerez 
aisément  mou  erreur. 

Dans  l'extrait  qui  m'a  été  envoyé,  il  n'y 
a,  du  projet  oppcllé  te  second,  qu'un  seul 
article,  qui  est  aussi  le  second  ;  savoir,  l'é- 
lection de  la  moitié  du  Petit-Conseil  p'ar  le 

Conseil-sdnéral:  ce  second  article  n'étant  bon 
a  pas  grand'chosc  ,  je  ne  dirai  rien  du  projet 
dont  il  est  tiré. 

Jeparleraidel'autrcaprèsavoir  posé  deux 
principes  que  vous  ne  contesterez  pas  .  l'Un 
quuliaccommodeffientnesupposep^ 

cède  tout  d'un  côté  et  rien  de  l'autre,  mai. 
qu  ou  se  rapproche  des  deux  côtés;  l'autre 
qu  .1  n'est  pas  question  de  victoire  dan,  cette 
affaire,  n,  de  donner  gain  de  cause  aux  né- 
gat.ti  ou  au*  repréientane,  mais  de  faire  le 


36  LETTRE 

plus  grand  bien  de  la  chose  commune.,  sans 

songer  si  l'on  est  Ru  Iule  ouïïoyen. 

Cela  pose  ,  j'oserai  vous  dire  que  ce  projet 
me  paraît,  non-seulement  acccptaldc,  mais 
avec  quelques  chatigemens  et  l'addition  d'un 
ou  deux  anicles  ,  le  meilleur  peut-être  que 
vous  puissiez  adopter. 

Le  Petit  Conseil  tend  fortement  à  la  plus 
dure  aristocratie  Les  maximes  des  représen- 
tai vont  par  leus  conséquences,  non-seu- 
lement a  l'excès,  mais  à  l'abus  de  la  de mocra tic  ; 
cela  est  certain.  Or  ,il  ne  faut  ni  l'un  ni  l'autre 
dan*  votre  république;  vous  le  sente/  tous. 
Entré  le  Petit-Conseil  ,  violent  aristocrate, 
et  le  Conseil-général  ,  démocrate  effréné,  où 
trouver  uneforceintérmédiaire,quicontienne 
V,.n  el  l'autre  ,  et  soit  la  olef  du  gouverne- 
ment i  Elleexïste  œtte  Force  ;  c'est  le  conseil 
du  Deux-cent:  mais  pourquoi  cette  lo.ee  ne 
*«-t-elle  pas  a  sou  but  ?  Pourquoi  le  Deux- 
cènt,  au  lieu  de  contenir  le  \  ingt-oinq,  en 
etf-il  l'esclave  î  N'j  a-t-il  pas  moyen  de 
corriger  cela?  Voila  précisément  de  quoi  il 

s'agit. 

Avant  d'entrer  dans  1  examen  di IS  moyens  , 

permettes-moi,  Bi«iieurs,  d'insistersur  une 

■  reilexion 


A  M.  D'IVERNOIS.  S7 
réflexion  dontj'ai  lecœur  plein.  Les  meilleures 
institutions  humaines  ont  leurs  de'fauts.  La 
vôtre,  excellente  à  tant  d'égards,  a  celui 
d'être  une  source  e'ternelle  de  divisions  in- 
testines. Des  familles  dominantes  s'enorgueil- 
lissent, abusent  de  leur  pouvoir,  excitent  la 
jalousie.  Le  peuple,  sentant  son  droit,  s'in- 
digne d'être  ainsi  traîné  dans  la  fange  par  ses 
égaux.  Des  tribunaux  concurrens  se  chicanent, 
se  contre-poiutent.  Des  brigues  disposent  des' 
élections.  L'autorité  et  la  liberté,  dans  un 
conflit  perpétue!  ,  portent  leurs  querellesjus- 
qu'à  la  guerre  civile  :  j'ai  vu  vos  concitoyens 
armés  s'entr'égorger  dans  vos  murs.  En  ce 
moment  même,  cette  horrible  catastrophe 
est  prête  à  renaître  ;  et  quand  dans  vos  plans 
de  réforme,  vous  devriez,  par  des  moyens 
de  concorde  et  de  paix  ,  pardes  établissement 
doux  et  sages  ,  lâcher  de  couper  la  racine  à 
ces  maux,  vous  allez  comme  à  plaisir  ,  les 
attiser,  en  excitant  parmi  vous  de  nouvelles 
animosités,  de  nouvelles  haines,  par  la  plus 
dure  de  tontes  les  censures,  par  l'inquisition 
du  grabeau.  Cela  ,  Messieurs  ,  permettez-moi 
de  le  dire,  n'est  assurément  pas  bien  pensé. 
Premièrement  ,  le  Conseil  ne  souffrira  jamais 
un  établissement  trop  humiliant  pour  de  fier» 
Lettres,  Tome  Y  If.  C 


ma 


LETTRE 

r,strats.  et  quand  ils  le  souffriraient  ,  ie 
ir  le   bien  de  b  paix  et  de  la  ifatne  , 


peuvent  rester  sans  danger 


«..,,t  mixte,  mais  diltmle  a  coini  i- 
îouvcrnementmixiv,  


S,î;*<— p"»1*."! 


C( 

<ll 

S1 

tU'"  -.  le  vice  inhérent  et  fodamcnt-l,  est 

di 

lee 


'     „*•„  autre.  CooieiU  qui  composent  1. 
"   UO'*  ;.„,   Ce.t,oi.Con«i1.,do..td«»« 

,       f.rcc  est  en  ration  mirer»  de  leui 
,Ue':   Se    et  que  .•inférieur  d 

i.  échine  puUse  aller  bien. 


À     M.     D'IVERNOIS.         9  3 

machine  ,  qui  ne  laisse  pas  d'être  admirable  , 
est,  que  cet  important  équilibre  peut  s'établir 
sans  rien  changer  aux  principales  pièces.  Tous 
les  ressorts  ?ont  bons  ;  il  ne  s'agit  crue  de  le3 
faire  jouer  un  peu  différemment. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  fâcheux  ,  est  que  cette 
réforme  demande  des  sacrifiées,  et  précisé- 
ment de  ta  part  des  deux  corps  qui  jusqu'ici 
ont  paru  le  moins  disposés  à  en  faire  ;  sa- 
voir ,  le  Couseil-géne'ral  et  celui  des  Vingt- 
cinq. 

Or,  voilà  que,  par  plusieurs  articles  que 
j'ai  sous  les  yeux,  les  Vingt -cinq  officnt 
d'eux-mêmes  ,  presque  tout  ce  qu'on  pourrait 
avoir  à  leur  demander  ;  même  eu  un  sens  , 
davantage.  Ajoutez  un  seul  article,  litais  in- 
dispensable ;  et  le  Pclil-Conicil  a  fait  de  son 
côte,  tous  les  pas  nécessaires  vers  un  accord 
raisonnable  et  solide.  Cet  article  regard© 
l'élection  des  syndics  ,  dan9  la  suppo- 
sition presqu'impossible  ,  que  le  cas  qui  se 
présente  ici  pour  la  première  fuis  depuis  la 
fondation  de  la  république,  y  pût  renaîtra 
une  seconde  fois  ;  auquel  cas  ,  au  lieu  de  pré- 
senter de  recbefle  Conseil  en  corps,  comme 
ou  va  faire  ,  il  faudrait,  selon  moi,  se  ré- 
soudre à  présenter  de  nouveaux  candidats, 

C    2 


40  LETTRE 

tires  des  Soixante  :    je  dirai  mes  raisons  ci- 
après. 

ÇUie  le  Conseil-général  veuille  cédera  son 
tour,  ou  plutôt  échanger,  contre  l'élection 
des  Soixante  qu'il  gagne  ,  un  droit  ,  un  seul 
droit  qu'il  prétend,  mais  qu'on  lui  conteste, 
et  dontil  n'est  poiuten  possession  ;  au  moyen 
de  cela  ,  tout  est  l'ait.  Je  parle  du  droit  de 
prononcer  souverainement  et  en  dernier  res- 
sort, sur  l'objet  des  représentations.  En  un 
mot  ,  c'est  le  droit  négatif,  qu'il  s'agit  d'ac- 
corder au  Deux-cent,  déjà  juge  suprême  de 
tous  les  autres  appels.  Peut-être  est-il  j 
dans   le  projet  ,  de  cet  article  ,   et  cela    doit 
être  ;  mais  l'extrait  que  j'ai  ,    n'en  dit  rien. 

Avec  ces  additions,  et  quelques  lêj 
modifications  au  reste,  le  projet  dont  les  ar- 
ticles sont  sous  mes  yeux  ,  me  paraît  offrir 
un  moyen  de  pacification  convenable  à  tout 
le  monde,  raisonnable  du  moins,  solide  et 
durable  autant  qu'on  peut  L'espérer  de  l'état 
présent  dos  choses  ,  et  de  La  disposition  dei 
esprits;  et  je  crois  qu'il  en  résulterait  un  gou- 
vernement qui ,  sans  être  plus  compose  que 
l'ancien  ,  serait  mieux  lié  dans  ses  parties,  et 
par  conséquent  plus  fort  dans  son  tout.  . 
C'est  sur-tout  daus  Je  second  article,  <jus 


A     M.     D'IVERNOIS.  4t 

consiste  essentiellement  la  bonté'  du  projet. 
Par  cet  article,  le  Conseil  des  Soixante  est 
en  entier  e'!u  par  le  Conseil-général  f  et  tous 
ïes  membres  du  Petit-Conseil  doivent  être 
tirés  du  Soixante  (car  il  faut  6 ter  d'ici  les 
aulitenrs).  L'idée  de  donner  une  existence 
à  ce  Censeil  des  Soixante ,  qui  n'était  rien  au- 
paravant, est  très-bonne  ;  elle  est  due  aux 
médiateurs  :  il  faut  en  profiter  ,  et  leur  en 
savoir  gré.  Ceci  &uppose  qu'on  revêtira  ce 
corps  ,  de  nouvelles  attributions  qui  lui  don- 
neront du  poids  dans  l'état  ;  mais  bien  qu'il 
soit  rempli  par  le  peuple  ,  ce  n'est  pourtant 
pas  en  lui -même  que  s'opérera  son  plus  grand 
efTet ,  mais  dans  le  Deux-cent ,  dont  les  mem- 
bres rentreront  ainsi  dans  la  dépendance  du 
Conseil-général  ,  maître  de  leur  ouvrir  ou  fer- 
mer à  son  gré  ,  la  porte  des  grandes  magistra- 
tures. Voilà  prc'ciséojer.tlasolntion  très-simple 
et  très-sûre,  du  problème  que  je  proposais 
au  commencement  de  cette  lettre. 

Par  le  premier  article,  on  accorde  au  Con- 
seil-général l'élection  de  la  moitié  des  Deux- 
cent  :  je  ne  serais  pas  trop  d'avis  qu'on  acceptât 
cette  concession.  Ces  moitiés  d'élection  sont 
inoins  efficaces  qu'embarrassantes.  Il  ne  faut 
pas  considérer  les  élections  faites  par  le  peuple^ 

C   3 


42  LETTRE 

parleur  f •  ITc (  subséquent,  qui  n'est  rien  ;  mai» 
par  leur  rlfct  antérieur,  qni  est  tout.  Les  syn- 
dics sont  élus  par  le  Conseil-général;  vovez 
toutefois  comment  ils  le  traitent!  Le  peuple 
ne  doit  pas  espérer  de  ses  créatures,  plus  de 
reconnaissance  qu'il  n'en  a  pour  ses  bienfai- 
teurs. Ce  n'est  pas  à  ce  qu'on  fait  après  être 
élu  ,  mais  à  ce  qu'on  a  fait  pour  être  élu  ,  qu'il 
faut  regarder  eu  bonne  politique,  (^uand  le 
peuple  tire  ses  magistrats  eleson  propre  sein, 
il  n'augmente  de  rien  sa  force  ;  mais  quand 
il  les  tire  d'un  autre  corps,  il  se  donne  eh-  la 
force  sur  ce  corps-là,  Voiià  pourquoi  l'élection 
du  Soixante  vous  donnera  de  l'ascendaut  en 
Deux-eent,  et  pourquoi  l'électron  du  Petit- 
.jConseil  donnera  de  l'asceudantau  Deux-cent 
en  Soixante.  Nous  en  auriez  par  les  syndics 
sur  le  Vingt-cinq  même ,  s'il  était.plus  nom- 
breux ,  ou  que  le  eliois  ne  IV; i  pas  f  *cé.  (  i'esi 
ainsi  que  lesplus simples  moyens,  les  meilleurs 
fn  toute  chose ,  vont  toutremettredaus  l'ordre 
légitime  et  naturel. 

Jl  suit  de -là,  que  le  privilège  d'élire  la 
moi  tiédu  Deux-cent,  tous  est  bcaucoupmoint 
avantageux  qu'il  ne.  semble  ;  et  cela  est  trop 
remuant  pour  votre  ville,  trop  bruyant  pour 
votre  Conseil-général.  Le  jeu  de  la  machina 


A     M.    D'IVERNOÏS.         4* 

doUétrca^ifacneque.impl^cttoulours 
«n.W,  «tant  qu'il*  P^    Lelecl.oa. 

i   •../,»   an  iVtit-Con^eii  ,  a 
du  Deux-cent  ,  laissée  au  lem  v, 

pourtant  de  grands  «convenions,  je  1  avoue, 
Lis  n'y  aurait-il  pas  ,  pour  y  pourvoi, 
quelque  expédient  plus  court  et  mieux  en- 
tendu ?  Par  exemple,  où  serait  le  mal  que 
cette  élection  Eut  une  des  nouvelles  allnbu- 
tmnsdontonrevétiraitlcConseildesSo.xante 

Le  Petit-Conseil  lui-même  ydevraltd  autant 
moins  répugner  ,  que  par  sa  présidence  et  par 
sou  nombre,  qui  fait  presque  la  mo.l.e  du 
«ombre  total ,  il  n'aurait  guère  moins  d  in- 
fluence dans  ces  élections  ,  que  s'il  continuait 
seul  à  les  faire.  Je  n'imagine  pas  que  ceci 
fasse  une  grande  difficulté. 

Mais  je  crains  que  l'article  de  l'élection 
des  syndics  n'en  fasse  davantage,  et  ne  coûte 
beaucoup  an  Conseil  :  car  il  y  a  chez  Ses 
tommes  les  plus  éclairés  ,  des  entètemens 
dont  ils  ne  se  doutent  pas  eux -mémo;  et 
souvent  ils  agissent  par  obstination  ,  pensant 
agir  par  raison.  Us  s'effrayeront  de  la  possi- 
bilité d'un  cas  qui  ne  saurait  même  arrivai 
désormais,  sur-tout  si  la  loi  qui  doit  y  pour- 
"  voir,  passe.  Le  Conseil  des  Ving-tcinq  s#lt 
trop  sa  puissance  absolue  ;  il  sent  trop  que 

C  4 


44 


LETTRE 


tout  dépend  de  lui,  que  lui  seul  ne  dépend 
de  rien  ,  de  rien  du  tout.  Cela  doit  le  rendra 
dur,  exigeant,  impérieux,  quelquefois  in- 
juste. Pour  son  propre  intérêt,  pour  se  faire 
supporter,  il  faut  qu'il  dépende  de  quelque 
chose;  car  le  ton  qu'il  a  pris  ne  peut  être 
souffert    par   des    hommes.   Eh!  quelle   pins 

légère  dépendance  peut-il  s'imposer  que  celle, 

non  pas  de  souffrir,  mais  de  prévoir  seulement 
dans  un  cas  extrême  ,  la  perle  passagère  d'un 
syndicat  en  ide'e,  et  qui  réellement  ne  sortira 
jamais  de  sou  corps  ?  Cependaut  ce  sacribeo 
idéal  et  purement  chimérique  ,  peut  et  doit 
produire  un  grand  effet,  pour  leur  rendre  cet 
esprit  humain  et  patriotique  ,  qui  paraît  s'être 
éteint  parmi  eux.  l'.h  !  s'il  en  reste  un  seul  , 
à  qui  quelque  goutte  de  Bang  Genevois  coule 
encore  dans  1rs  veines  ,  COmmenl  ne  frémit-il 
pas,  en  songeant  au  péril  auquel  ils  viennent 
d'exposer  l'état  pour  vous  asservir,  et  dont  ils 
n  ont  été  garantis  eux-mêmes  que  par  votre 
fermeté ,  par  votre  ^<-s.s«  ,  par  la  modération 
des  médiateurs,  quoique  si  cruellement  pré* 
Venus?  Comment  les  chefs  de  la  république) 
pouvaient-ils  ne  pas  prévoir,  en  exposant 
fiinsi  sa  liberté,  que  le  peuple  en  aurait  avant 
eux   déploré  la  perte  ,  mais  qu'ils  l'auraient 


A    M.     D'IVERNOI  S.         45 

sentie  avant  lui  !  En  voyant  un  moyen  si 
doux  ,  mais  si  sûr,  de  garantir  Icurssuccesseurs 
de  pareille  incartade,  ils  devraient,  s'ils  ai- 
maient leur  pays,  le  proposer  eux-mêmes  a 
quand  persounc  avant  eux  ne  l'aurait  proposé. 
Pour  moi  ,  je  vous  déclare  que  cet  article  me 
paraît  d'une  si  grande  importance  ,  que  rien  , 
selon  moi  ,  ne  devait  vous  y  faire  renoncer  ; 
pas,  quand  on  vous  céderait  tout  le  reste; 
pas  ,  quand  les  Conseils  voudraient  en  échange 
renoncer  au  droit  négatif. 

Mais  je  ne  vous  dissimulerai  pas  non  plus, 
que   ce  droit  négatif,  attribué,  non  pas  au 
Petit-Conseil  ,  ni  même   au  Soixante  ,  mais 
au  Deux-cent  ,  me  paraît  si  nécessaire  au  bon 
ordre,  au   maintien   de  toute  police  ,    à  la 
tranquillité  publique,  à  la  force  du  gouver- 
nement ,  que  quand  on  y  voudrait  renoncer^ 
vous  ne  devriez  jamais  le  permettre.  S'il  n'y 
a    point    d'arbitre    des   plaintes  ,    comment 
finiront-elles  ?  Si  !e  Conseil-général,  auteur 
des  ioix  ,  veut  être  aussi  juge  des  faits  ,  vous 
n'êtes  pluscitoyens.yousêtes  magistrats;  c'est 
l'anarchie  d'Athènes,  tout  est  perdu.  Que  cha- 
cun rentre  dans  sa  sphère,  et  s'y  tienne,  tout  est 
cauvé.  Encore  une  fois  ,  ne  soyez  ni  négatifs , 
m  représentons  ;  soyez  patriotes ,  et  ne  reçoe- 

C  5 


46  LETTRE 

naissez  pour  vos  droits,  que  ceux  qui  sont 
utiles  â  celte  petite,  mais  illustre  république  , 
que  de  si  dignes  citoyens  couvrent  de  gloire. 

Ce  n'est  point ,  Messieurs,  à  des  gens  comme 
vous  qu'il  faut  tout  dire.  Je  ne  m'arrêterai 
point  à  vous  détailler  les  avantages  du  projet 
propose' ,  dans  l'état  où  vous  pouvez  raisou- 
nablcmsnt  demander  qu'on  le  mette,,  et  où 
les  cliaugemcns  à  faire  ,  sont  autant  contre 
vous  que  pour  vous.  Je  n'ai  rien  dit,  par 
exemple,  de  l'abolition  du  plus  grand  Beau 
de  votre  patrie  ,  de  cette  autorité  devenue 
héréditaire  tt  tyran  nique  ,  usurpée  et  réunie 
par  des  famille*  qui  tu  abusaient  si  cruelle- 
ment, ("'est  à  celte  première  entrée,  qu'il  faut 
attendre  et  repousser  au  passage,  tout  ce 
qui  est  de  même  sang,  ou  de  mc:ne  nom; 
car  une  l'ois  dans  le  Conseil,  soyez  sûrs  qu'ils 
parviendront  au  syndicat  malgré  vous;  mais 
ils  n'entreront  pas  dans  le  Conseil  malgré* 
vous  :  c'est  à  VOUS  d'y  veiller  ,  Cl  cela  devient 
très-facile.  Encore  une  fois,  cette  observa- 
tion, ni  d'autres  pareilles ,  ne  sont  pas  de 
celles  (ju'o.i  a  Besoiu  de  vous  rappcllcr.  C'est 
assez  d'avoir  établi  les  priucipea  ;  les  consé- 
quences ii"  vous  échapperont  pas. 

Je  me  suis  hâté ,  mou  bon  ami,  de  vous 


A     M.     D'IVERNOIS.         47 

faire  ah hoc  et  ab  hac,  me?  petites  obser- 
vations, dans  la  crainte  de  les  rendre  trop 
tardives.  Si  je  me  suis  trompé  dans  cet  examen 
trop  précipité,  hommes  sages  et  respectables, 
pardonnez  mon  erreur  à  mon  zèle.  Je  crois 
sincèrement  que  le  projet  dont  il  s'agit ,  serait 
dans  son  exécution,  favorable  à  la  liberté, 
à  la  tranquillité,  à  la  paix.  Je  crois  de  plus, 
que  celte  paix  vous  est  très-nécessaire  ;  que 
les  circonstances  sont  propres  à  la  faire  avan- 
tageusement ,  et  ne  le  redeviendront  peut-être 
jamais.  Puisîé-je  en  apprendre  bientôt  l'heu- 
reuse nouvelle,  et  mourir  de  joie  au  même 
iustant  !  Je  mourrais  plus  heureusement  que 
je  n'ai  vécu.  4«  vous  embrasse  de  tout  moa 
cœur. 

AU    MÊME. 

Du  château  de  Trye,  ce  20  février  1768. 

J  E  reçois,  mon  bon  ami ,  avec  votre  lettre 
du  17,  le  mémoire  que  vous  y  avez  joint  ; 
et  quand  je  serais  en  état  d'y  faire  les  obser- 
vations que  Y-ous  me  demandez,  il  ets  clair 
que   le    temps  me   manquerait   pour   cela 

C  6 


4»  I-  E  T  T  R  E 

puisque  cette  lettre  écrite  sur  le  moment 
même,  aura  peine,  supposé  même  que  rien 
n'en  suspende  la  marche,  à  vous  arriver  avant 
le  28.  Mais,  mon  excellent  ami  ,  je  sens  que 
ma  mémoire  est  éteinte  ;  que  ma  tête  est 
en  Confusion  ;  que  de  nouvelles  idées  n'y 
peuvent  plus  entrer  :  qu'il  me  faut  même 
un  temps  et  des  efforts  infinis  pojr  reprendre 
ta  trace  de  celles  qui  m'ont  été  familières. 
Je  ne  suis  plus  en  état  de  comparée,  de 
Combiner  ;  je  ne  vois  qu'un  nuage,  en  par- 
courant votre  mémoire.  Je  n'y  vois  qu'une 
chose  claire,  que  je  savais,  mais  qui  m'est 
bien  confirmée;  c'est  que  les  rédacteurs  de 
ce  mémoire  sont  assez  instruits,  assez  éclairés, 
assez  sages,  pour  taire  par  eux-mêmes,  une 
besogne  tout  aussi  bonne  qu'elle  pmt  l'être, 
et  que  dans  l'objet  qui  les  occupe,  ils  n'ont 
besoin  que  de  temps,  et  non  pas  de  conseils, 
peur  la  rendre  parfaite.  J'y  vois  bien  claire* 
ment  encore  que,  comme  je  l'avais  prévu, 
la  précipitation  de  ma  lettre  précédente  et 
:  ignorance  d'une  roule  de  choses  qu'il  fallait 
savoir,  m'y  ont  fait  tomber  dans  de  grandes 
bévues,,  dont  vous  en  relevez  dans  \otre 
lettre,  une  qui  maintenant  me  saute  aux 
yeux. 


A     M.     B'ÎVERNOIS.         49 

Cependant  ,   je   suis  dans  la    plus   intime 
pcrsuasiou   que  votre   e'tat  a  le    plus  grand 
besoin  d'une  prompte  pacification  ,  et  que 
de  plus  longs  délais  vous  peuvent  précipiter 
dans  les  plus  grands,  malheurs.    Dans  cette 
position  ,  il  me  vient  une  idée  qui  doit  sûre- 
ment être  venue  a  quelqu'un  d'entre  vous, 
et  dont  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  ne  feriez 
pas  usage,  parce  qu'elle  peut  avoir  de  grands 
avantages,  sans  aucun  inconvénient.  Ce  serait; 
pour  vous  donner  le  temps  de  peser  un  ou- 
vrage qui  demande  cependant  la  pi  us  prompte 
exécution,  de  fa  ire  un  règlement  provisionnel, 
qui   n'eut  force  de  loi  que  pour  vingt  ans, 
durant   lesquels    on    aurait    le    teinps    d'en 
observer  la  force  et  la  marche,  et  au  bout 
desquels   il  serait  abrogé,  modifié,  ou  con- 
firmé,  selon  que  l'expérience  en  aurait  fait 
sentir  les  inconvéniens  ou  les  avantages.  Pour 
moi  ,  je  n'appercois   que  ce  seul   expédient 
pour  concilier  la  diligence  avec  la  prudence, 
et  j'avoue  que  je  n'en  appercois  pas  le  danger, 
La  paix  ,  mes  amis  ,  la  paix,  et  protnptemcnt , 
ou  je  meurs  de  peur  que  tout  n'aille  mal. 

Vous  ne  recevrez  point  le   duplicata    de 
tua  lettre  par  monsieur  Coindet.   Il  n'en  a 


So  LETTRE 

pas  été  content,  et  m,  Va  rendue.  Je  m'ea 
étais   douté  d'avance. 

L'article  IX,  pa-e  40  ,  commence  par  ces 

mo,s  :  S'il  *•  Publiait il  faut,  ce  me 

semble,   ajouter  ces  deux-ci  :  dans  V état ' 
car  enfin   il  me  paraît  absurde  et  ridicule,' 
que  le   gouvernement  de  Genève   prétend* 
avoir  jurisdiction  sur  les  livres  qui  s'impri- 
ment hors  de  son   territoire,    dans   tout  le 
reste  du  monde  ;  et  parce  que  le  Petit-Conseil 
a  fait  une  fois  cela-  faute,  i]  ne  faut  pas  pour 
cela    la  consacrer    dans    vos    loix  ;   d'autant 
plus  que  je  ne   demande,    ni    ne  désire,   ni 
n'approuve    que    l'on    revienne   jamais    sur 
cette  affaire  ;  puisqu'ayaut  fait  un  serment 
folcmnel  de  ne  rentrer  jamais  clan.  Genève, 
si  ce  petit  grief  étaifredresse',  il  ne  dépendrait 
pas  de  moi  de  tirer  aucun  parti  de  ce  redres- 
sement :   ce  dont   je  suis   bien  aise   de  vous 
prévenir,  de  peur  que  votre  scie  amical  ne 
vous  inspirât  dans  la  suite  quelque  démarche 
inutile  sur  un  point  qui  doit  à  jamais  rester 
dans   l'oubli.   Au   reste,    je  mets  si   peu   de 
fierté  à  cette  résolution,  que  si  par  quelque 
démarche  respectueuse,  je  pouvais  ôter  une 
paiiic  du  levain  d'aigreur  qui  fermente  eu- 
cure ,  je  la  ferais  de  tout  mon  cœur. 


a     m:    D'IVERNOIS.         Si 

.Te  ûh*is  à  la  hâte  ce  griffonnage,  que  je 
n'ai  pas  même  le  temps  de  relire  ,  tant  je 
suis   pressé  de  le  Taire  partir. 

Eh  mou  Dieu  !  cher  ami  ,  j'oublie  de 
vous  parler  de  ce  que  vous  avez  fait  nord 
ma  boune  tante,  et  de  l'argent  que  vous 
avez  avance  pour  moi.  Hc'las  !  je  suis  si 
occupé  de  vous,  que  je  ne  songe  pas  même 
à  ce  que  vous  laites  pour  moi.  Mais,  mon 
digne  ami,  vous  connaissez  mon  cœur,  je 
m'en  flatte  ;  et  vous  êtes  bien  sûr  que  cet 
oubli  ne  durera  pas  long-temps.  Ah,  plaise 
au  ciel  que  votre  première  lettre  m'annonce 
une  bonne  nouvelle  !  Si  je  tarde  encore  un 
instant,  ma  lettre  n'est  plus  à  temps,  .le 
Vous  embrasse. 

A    M.     M  O  U  L  T  O  U. 

A  Trye  ,  par  Gisors,  le  7  mars  17G8. 

(jn  mme  j'ignore  ,  Monsieur  ,  ce  que 
monsieur  Coindet  a  pu  vous  écrire  ,  je 
veux  vous  rendre  «ompte  moi-même  de  ce 
que  j'ai  fait.  Si-tôt  qu'il  m'eut  envoyé  votre 
première  lettre,  j'en  ec  rivis  une  à  monsieur 


5a  L  E  T  T  R  F. 

d'Ivernois,  le  seul  correspondant  que  je  m© 
sois  laissé  à  Genève  ,  et  auquel  mémo,  depuis 
mon  funeste  de'part  pour  l'Angleterre,  je 
n'avais  pas  écrit  plus  de  cinq  ou  six  fois. 
Cette  lettre,  raisonné?  de  inou  mieux,  mais 
pressante  et  impartiale  autant  qu'il  était 
possible,  péchait  en  plusieurs  points,  faute 
di-  connaissance  de  la  situation  de  vos 
affaires,  dont  je  ne  savais  absolument  rien 
que  ce  qui  en  était  dit  dans  la  vôtre.  J> 
blâmais  fortement  le  grabeau  proposé  ;  j'y 
proposais  le  projet  du  Conseil  ,  dont  j'avais 
l'extrait  dans  votre  lettre,  connu-  excellent 
en  lui-même,  sauf  quelques  ebangemens  et 
additions,  les  unes  Fayor  blés  ,  les  autres 
contraires  aux  représentant  ,  selon  qu'il 
m  avait  paru  nécessaire  pour  faire  un  tout 
plus  sol.ue  et  bien  pondéré.  J'avais  écrit 
cette  lettre  à  la  bâte  ;  elle  était  très-longue. 
Je  l'envoyai  ouverte  à  monsieur  Coindet, 
le  priant  de  la  faire  passer  à  son  adresse, 
et  de  vous  en  envoyer  en  même  temps  une 
copie.  Quelques  jours  après  ,  il  me  marqua 
n'avoir  rien  fait  de  tout  cela,  parce  qu'il  ne 
trouvait  pas  que  cette  lettre  allât  à  son  but. 
Il  est  venu  me  voir,  et  je  me  la  suis  fait 
rendre.   J'offre  de  vous  l'envoyer  quand   il 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.         53 

Vous  plaira  ,  afin  que  vous  eu  puissiez  juger 
vous-même.  Comme  le  moment  pressait,  et 
que  je  pre'voyais  un  peu  ce  qu'a  fai  t  monsieur 
Coindet,  j'avais  envoyé  en  même  temps  ,  le 
biouilllon  de   la  même   lettre  en  duplicata, 
directement  à  monsieur  d'Ivernois  ,  dont  les 
amis  ne  l'ont  pas  non  plus  approuvée  ;  et  il 
m'est  arrivé  ce  qu'il  arrive  ordinairement  à 
tout  homme   impartial  ,  entre   deux   partis 
échauffes,  qui  cherche  sincèrement   l'intérêt 
commun  ,  et  ne  va  qu'au  bien  de  la  chose  : 
j'ai  déplu  également  des  deux  côtés.  Voyant 
les  esprits  si  peu  disposés  encore  à  se  rappro- 
cher, et  sentant  toutefois,  combieu  la  plus 
prompte  pacification  vous  est  à  tous  impor- 
tante et  nécessaire,  j'ai  eu  depuis  une  autre 
idée  que  j'ai  communiquée  erJtore  à  monsieur 
d'Ivernois  ;  mais  je  ne  sais  s'il  aura   reçu  ma 
lettre.  Ce  serait  de  tâcher  du  moins  ,  de  faire 
un  règlement  provisionnel  pour  vingt  ans, 
au  bout  desquels  on  pourrait  l'annuller,  ou 
le  continuer,  selon   qu'on   l'aurait  reconnu 
bon  ou  mauvais  à  l'usage.  Ou  doit  tout  faire 
pour  appaiser  ce  moment  de  chaleur  qui  peut 
avoir  les  suites  les  plus   funestes.  ÇUinnd  ou 
ne  se  fera  plus  un  devoir  cruel  de  m'affbger  ; 
quand  je  ne  serai  plus,  et  que  les  circonstance* 


$4  LETTRE 

seront  changées,  les  esprits  se  rapprocheront 
naturellement,  et  chaetm  sentira  «Jt  on  tard, 
que  sou  plus  vrai  bien  n'est  que  dans  le  bien 
de  la  patrie. 

Vous  devez  le  savoir,  Monsieur  ;  si  j'en 
avais  été  cru,  non- seulement  on  n'eût  point 
soutenu  les  représentations ,  mais  on  n'en  eût 
point  fait;  car  n  a  tu  Tellement  je  sentais  qu'elles 
ne  pouvaient  avoir  ni  succès  ni  suite,  crue 
tout  était  contre,  les  représentant,  et  qu'ils 
seraient  infailliblement  les  victimes  de  leur 
zèlepatrip  tique.  J'étais  bit  :i  éloigne  de  prévoir 
le  grand  et  beau  spectacle  qu'ils  Viennent  de 
donner  à  l'univers,  et  qui ,  quoiqu'en  puissent 
dire  nos  contemporains,  fera  l'admiration  de 
la  postérité.  Cela  devrait  bien  guérir  vos 
magistrats,  d'ailleurs  si  éclairés,  si  sages  sur 
tout  autre  point,  de  l'erreur  de  regarder  le 
peuple  tic  Genève  comme  une  populace 
ordinaire.  Tant  qu'ils  ont  agi  sur  co  faux 
i  .  '  rail  de  grandes  fautes  qu'ils 

ont  bien  pay<  ;  et  je  prédis  qu'il  en  sera 
de  même,,  tant  qu'ils  s'obstineront  dansée 
mépris  très-mal  entendu.  Quand  en  veut  asser- 
vir i\u  peuple  libre,  i!  faut  savoir  employer 
des  moyens  ast  ortis  a  son  génie ,  et  rien  n'est 
plus  aiaé  ;  mais  ils  sout  loin  de  ces  moyens-là 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.         55 

Je  reviens  à  moi  :  1©  malheur  que  j'ai  eu 
d'être  impliqué  dans  les  commenceuicns  de 
vos  troubles ,  m'a  fait  un  devoir  dont  je  ne 
me  suis  jamais  départi ,  de  n'être  ni  la  cause, 
ni  le  prétexte  de  leur  continuation.  C'est  co 
qui  m'a  emjxiclié  d'aller  purger  le  décret  ; 
c'est  ce  qui  m'a  fait  renoncer  à  ma  bour- 
geoisie ;  c'est  ce  qui  m'a  fuit  faire  le  serment 
solemnel  de  ne  rentrer  jamais  dans  Genève  ; 
c'est  ce  qui  m'a  fait  écrire  et  parler  à  tous 
mes  amis,  comme  j'ai  toujours  Tait  ;  et  j'ai 
encore  renouvelle  eu  dernier  lieu  ,  à  monsieur 
d'Ivernois,  les  mêmes  déclarations  que  j'ai 
souvent  faites  sur  cet  article  ;  ajoutant  même 
que,  s'il  ne  tenait  qu'à  une  démarche  aussi 
respectueuse  qu'il  soit  possible ,  pour  appaiser 
l'auimosité  du  Conseil ,  j'étais  prêt  à  la  faire 
hautement;  et  de  tout  mon  cœur.  Pourvu 
que  vous  ayiez  la  paix  ,  rien  nu  me  coûtera, 
Monsieur,  je  vous  proteste;  et  cela,  sans 
espoir  d'aucun  retourde  justice  st  d'honnêteté 
de  la  part  de  personne.  Les  réparations  qui 
me  sont  dues,  ne  me  seront  faites  qu'après 
ira  mort ,  je  le  sais  -,  mais  elles  seront  grandes 
et  sincères  :  j'y  compte,  et  cela  me  suffit. 
Malheureusement,  je  ne  peux  rien  ;  je  n'ai 
nulle  espèce  de  créditdans  Genève  ,  pas  même 


56  LETTRE 

parmi  les  représentant  Si  j'en  avais  eu,  je» 
vous  le  répète,  tout  ce  qui  s'est  fait,  ne  se 
serait  point  l'ait.  D'ailleurs  ,  je  ne  puis  qu'ex- 
horter ;  mais  je  ne  veux  pas  tromper.  Je  dirai, 
comme  je  le  crois,  que  la  paix  vaut  mieux 
que  la  liberté  ;  qu'il  ne  reste  plus  d'asyle  à 
la  liberté  sur  la  terre,  que  dans  le  cœur  de 
l'homme  juste,  et  que.  ce  n'est  pas  la  peine 
de  se  batailler  pour  le  reste.  Mais  quand  il 
s'agira  de  peser  un  projet  ,  et  d'en  dire  mon 
sentiment,  je  le  dirai  sans  déguisement.  En- 
core une  fois,  je  veux  exhorter,  mais  non 
pas  tromper. 

Je  suis  bien  aise,  Monsieur,,  que  vous 
pensiez  savoir  que  je  suis  tranquille  ,  et  que» 
cela  vous  fasse  plaisir.  Cependant  ,  si  vous 
connaissiez  ma  véritable  si  tuât  ion  ,  vous  no 
me  croiriez  pas  si  hors  des  mains  de  nionsieiir 
ihi"  •  ;  et  vous  ne  vous  adresseriez  pas  ~i 
monsieur  Coindet ,  pour  dire  le  mal  que  vous 
pouvez    penser    de    c    (     liommc-Ki.     Adieu, 

Monsieur,  je  Ferai  toujours  cas  de  votre 
amitié ,  el  je  serai  toujours  Batte  d'en  recei  oir 
des  témoignages  ;  mais  comme voas  n'ignorez, 

ni  mon  habitation  ,  ni  le  nom  que  j'v  porte, 
VOUS  me  Iriez  plaisir  de  m'eer.rr  directement 
par  préférence,  ou  de  fane  passer  vos  lettres 


A    M.     D'IVERNOIS.  5; 

par  d'autres  mains  ;  et  sur-tout,  ne  soyez 
jamais  la  dupe  de  ceux  qui  font  le  plus  de 
bruit  de  leur  grande  amitié  pour  moi.  J'ou- 
bliais de  vous  dire  que  monsieur  Coindet  ne 
m'envoya  que  le  29  ,  c'est-à-dire  le  leudeinoiu 
du  Conseil  général ,  votre  lettre  du  10  ;  que 
je  ne  la  reçus  que  le  3  mars,  et  que  par 
conséquent,  il  n'était  plus  temps  d'eu  faire 
usage.  Du  reste,  ordonnez.  Je  suis  prêt. 

A    M.    D'IVERNOIS. 

Au  château  de  Trye ,  le  8  mars  1768. 

Votre  lettre,  mon  ami,  du  29,  me  fait 
frémir.  Ali,  cruels  amis!  quelles  angoisses 
vous  me  donnez  !  N'ai-je  donc  pas  assez  des 
miennes  ?  Je  vous  exhorte  de  toutes  les  puis- 
sances de  mon  aine  ,  de  renoncer  à  ce  mal- 
heureux grabeau  ,  qui  sera  la  cause  de  votre 
perte  ,etqui  va  susciter  contre  vous  la  clameur 
universelle,  qui  jusqu'à-présent était  en  votre 
faveur.  Cherchez  d'autres  équivalons  -,  con- 
sultez vos  lumières  ;  pesez,  imaginez,  pro- 
posez :  mais  je  vous  eu  conjure,  hâtez-vous 


58  LETTRE 

de  finir,  et  de  finir  e:i  hommes  de  biet:  et 
de  paix,  et  avec  autant  de  modération  ,  do 
sagesseet  de  gloire  ,  que  vous  avez  commence'. 
N'attendez  pas  que  votre  étonnante  union  sa 
relâche  ,    et   ne    comptez   pas    qu'un  pareil 
miracle  dure  encore  long- temps.  L'expédiant 
d'un  règlement  provisionnel  peut  vous  faire 
passer  sur  bien  des  choses,  qui  pourront  avoir 
leur   correctif  dans   un  meilleur   temps.   Ce 
moment  court  et  passager  vous  est  favorable: 
mais  si  vous  ne  le  saisisse/,  rapidement,  il  va 
vous  échapper  ;  tout  est  contre  vous,  et  vous 
rtes  perdus.  Je  pense  bien  différemment  de 
vous  ,  sur  la  chance  générale  de  l'avenir  • 
car  je  suis  très-persuade  que  dans  dix  ans, 
et  sur-tout  dans   vingt,  elle  sera  beaucoup 
plus  avantageuse  à  la  cause  des  représentant 
eî  cela  me  p:irait  infaillible  :  mais  on  ne  peut 
pas  tout  dire  par  lettres  ;  cela  deviendrait 
trop  long.  Enfin  ,  je  vous  en  conjure  derechef 
par  vos  Familles,  par  votre  patrie ,  par  tous. 
vos  devoirs  ,    finissez  ,    et    promptement  , 
dussiez-vous  beaucoup  céder.  Ne  changeai 
pas  la  constance  en  opiniâtreté  ;  c'est  le  seul 
moyeu  de  conserver  ["estime  publique,  qu» 
vous  avez  acquise  ,  et  dont  vous  «eu tire*  lu 
prix  un  jour.  Mou  coeur  est  si  plein  de  cette 


A     M.     D'IVERNOIS.  5^ 

néccsttc  d'un  prompt  accord,  qu'il  voudrait 
s'élancer  au  milieu  de  vous,  se  verser  dans 
tous  les  vôtres,  pour  vous  la  faire  sentir. 

Je  diffère  de  vous  rembourser  les  cent 
francs  que  vous  avez  avances  pour  moi  , 
dans  l'espoir  d'une  occasion  plus  commode. 
Lorsque  vous  songerez  à  réaliser  votre  ancien 
projet,  point  d'j  confidcus,  point  de  bruit, 
point  de  noms  ;  et  sur-tout,  défiez-vous  par 
préférence,  de  ceux  qui  font  ostentation  de 
leur  grande  amitié  pour  moi.  Adieu,  mon 
ami.  Dieu  veuille  bénir  vos  travaux  et  le* 
couronner  !   Je  vous  embrasse. 

A    M.    LE    MARQUIS 

DE    MIRABEAU. 

g  mars  17G8. 


J 


E  ne  vous  répéterai  pas  ,  mou  illustre  ami , 
les  monotones  excuses  de  mes  longs  silences , 
d'autant  moins  que  ce  serait  toujours  à  re- 
commencer :  car  à  mesure  que  mon  abbalte- 
meat  et  mou  découragement  augmentent, 


6o  LETTRE 

ma  paresse  augiucnte  en  méinc  raison.  Je  n'ai 
plus  d'activité  pour  rien  ;  plus  même  pour  la 
promenade  ,  à  laquelle  d'ailleurs  je  suis  forcé 
de  renoncer  depuis  quelque  temps.  Réduit 
au  travail  très-fatigant  de  me  lever  ou  de 
me  coucher,  je  trouve  cela  de  trop  encore  ; 
du  reste  je  suis  nid.  Ce  n'est  pas  seulement 
là,  le  mieux  pour  nia  paresse  ;  c'est  le  mieux 
aussi  pour  ma  raison  :  et  comme  rien  n'use 
plusvainement  la  \  ie  que  de  regimber  contre 
la  nécessité,  le  meilleur  parti  qui  me  reste  à 
prendre  et  que  je  prends ,  est  de  laisser  faire 
sans  résistance, ceux  qui  disposent  ici  de  moi. 
Lu  proposition  d'aller  vous  voira  Flcury, 
est  aussi  charmante  qu'honnête  ;  et  je  sens 
que  l'aimable  société  que  j'y  trouverais,  serait 
en  effet  un  spécifique  excellent  contre  ma 
tristesse.  Vos  expediens  9  mon  illustre  and, 
vont  mieux  à  mon  eccur  que  votre  morale  ; 
je  la  trouve  trop  haute  pour  moi ,  plus  stoïque 
que  consolante  ;  et  rien  ne  me  paraît  moins 
calmant  pour  les  gens  qui  souillent  ,  que  de 
leur  prouver  qu'ils  n'ont  point  de  mal.  Ce 
pèlerinage  me  tente  beaucoup  ,  et  c'est  pré- 
cisément pour  cela  ,  (pie  je  crains  de  ne  le 
pouvoir  faire  :  il  uc  m'est  pas  douué  d'avoir 

taut 


A   M.   DE   MIRABEAU.        61 

tant  de  plaisir.  Au  reste  ,  je  ne  prévois  d'obs- 
tacle vraiment  dirimant,  que  la  durée  de 
mon  état  présent ,  qui  ne  me  permettrait  pas 
d'entreprendreun  voyage,  quoiqu'assezconrt. 
(<)uant  à  la  volonté,  je  vous  jure  qu'elle  y  est 
toute  entière,  de  même  que  la  sécurité.  J'ai 
la  certitude  que  vous  ne  voudriez  pas  m'ex- 
poscr,  et  l'expérience  que  votre  hospitalité 
est  aussi  sûre  que  douce.  Déplus,  le  refuge 
que  je  suis  venu  chercher  au  sein  de  votre 
nation,  sans  précautions  d'aucune  espèce, 
sans  autre  sûreté  que  mon  estime  pour  elle, 
doit  montrer  ce  que  j'en  pense  ,  et  que  je  ne 
prends  pas  pour  argent  comptai!  t,  les  terreurs 
que  l'on  cherche  à  me  donner.  Enfin,  quand 
uu  homme  de  mon  humeur,  et  qui  n'a  rien 
à  se  reprocher,  veut  bien  ,  en  se  livrant  sans 
réserve  ù  ceux  qu'il  pourrait  craindre  ,  se 
soumettre  aux  précautions  suffisantes  pour 
ne  les  pas  forcer  à  le  voir  :  assurément  une 
telle  conduite  marque,  non  pas  de  l'arro- 
gance ,  mais  de  la  confiance  ;  elle  est  un 
témoignage  d'estime  auquel  on  do:t  être  sen- 
sible, et  non  pas  une  témérité  dont  on  se 
paisse  offenser.  Je  suis  certain  qu'aucun  esprit 
.bien  fait  ne  peut  penser  autrement. 

Comptez  donc,  mon  illustre  ami,  qu'au- 
Leltres.  Touîq  VII.  D 


62  LETTRE 

cime  crainte  no  m'empêchera  de  vous  aller 
voir,  ,7c  n'ai  rien  altéré  du  droit  de  ma 
liberté,  et  difficilement  ferais-ic  jamais  do 
oe  droit,  un  usage  plus  agréable  que  celui 
que  vous  m'avez  propose'.  Mais  mon  eut 
présent  ne  me  permet  cet  espoir,  qu'autant 
qu'il  changera  en  mieux  avec  la  saison  ;  c'est 
do  quoi  je  ne  puis  juger  que  quand  elle  sera 
venue.  Eu  attendant,  recevez  mou  respect, 
meB  rtuicrcicrucus  et  rues  embrassemens  les 
plus  tendres. 

A    M.    DE    LA   LANDE. 

Mari  17C8. 

yoafi  n'êtes  pas,  Monsieur,  de  ceux  qui 
s'amusent  à  rendre  aux  infortunés,  des  hon- 
neurs ironiques,  et  qui  couronnent  la  victime 
qu'ils  veulent  sacrifier.  Ainsi ,  tout  ce  que  j« 

conclus  des  louanges  dont  il  vous  plaît  de 
m'accablcr,  dans  la  Lettre  que  vous  m'avez 
fait  la  Faveur  de  m'écrirc ,  est  que  la  générosité 
vous  entraîne  a  outrer  le  respect  que  l'on 
doit  à  l'adversité.  J'attribue  a  un  sentiment 
aussi    louable  ,  le  compte  avantageux    que 


A    M.   DE   LA    LANDE.        63 

vous  avez  bien  voulu  rendre  de  mon  Diction- 
naire ;  et  votre  extrait  me  paraît  fait  avec 
beaucoup  d'esprit,  de  méthode  et  d'art.  Si 
cependant  vous  eussiez  choisi  moins  scru- 
puleusement ,  les  endroits  où  la  musique 
française  est  le  pins  maltraitée,  je  ne  sais  si 
celte  réserve  eût  été  nuisible  à  !a  ciiose;  mais 
je  crois  Qu'elle  eut  été  favorable  a  l'auteur. 
J'aurais  bien  aussi  quelquefois  désiré  un  autre 
choix  des  articles  que  vous  avc3  pris  la  peine 
d'extraire ,  quelques-uns  de  ces  articles  n'étant 
que  de  remplissage  ,  d'autres,  extrai  ts  0:1  com- 
pilés de  divers  auteurs _,  tandis  que  la  plupart 
des  articles  importans  m'appartiennent  uni- 
quement, et  sont  meilleurs  en  eux-mêmes  ; 
tels  q  n c  acceu t3  consonnance  }  disso nuance j 
expression  3  goât f  harmonie  t  intervalle, 
licence  }  opéra  ,  son,  tempérament,  unité 
de  mélodie ,  voix  3  etc.  et  sur-tout  l'article 
enharmonique ,  dans  lequel  j'ose  croire  que 
ce  genre  difficile,  et  jusqu'à-present  ttès-m-il 
ea tendu  ,  c.^t  mieux  expliqué  que  dans  aucun 
autre  livre.  Pardon,  Monsieur,  de  la  liberté 
avec  laquelle  J'ose  vous  dire  ma  prisée  ;  je 
la  soumets  avec  une  pleine  confiance  j  à  votre 
décision,  qui  n'exige  pas  de  vous  une  nouvelle 
peine,  puisque  vous  avez  été  appelle  h  lire 

D   2 


<M  LETTRE 

le  livre  entier  ;  niimi  dont  je  vous  fais  à-la- 
fois  ,  mes  remerciemens  et  mes  excuses. 

Je  me  souviens,  .Monsieur  ,  avec  plaisir  et 
reconnaissance  ,  de  la  visite  dont  vous  m'ho- 
norâtes à  Montmorency  ,  et  du  désir  qu'elle 
me  laissa  de  jouir  quelquefois  du  même  avan- 
tage. Je  compte  pgrmi  les  malheurs  de  nia 
vie  ,  celui  de  ne  pouvoir  cultiver  une  si  bonne 
'  connaissance,,  et  mériter  peut-être  un  jour  de 
votre  part,  moins  d'éloges  et  plus  de  bontés. 

A   M.   D'IVERNOIS. 

"S  mars  1768 

T 

%J  l.  ne  me  pardonnerais  pas,  mon  ami,  de 
vous  laisser  l'inquiétude  qu'a  pu  voi^s donner 
ma  précédente  lettre  ,  sur  les  idées  dont  j'étais 
frappé  en  l't  -rivant  Je  6s  ma  promenade 
agréablement  ;  1  revins  heureusement  ;  je 
reçus  des  nouvelles  qui  me  tirent  plaisir  :  «  1 
voyant  que  rien  de  tout  ce  que  j'avais  ima- 
giné, n'est  arrivé,  je  commence  à  craindre, 
après  tant  de  malheurs  réels  ,  d'en  \  0  r  quel- 
quefois d'imaginaires,  qui  peuvent  agir,  sur 
mon  cerveau.  Ce  quejjesaisbien,c(  rtainement, 


A     M.     D'IVERNOÏ  S.        65 

ç'c-t  que  quelqu 'altération  qui  survienne  a 
ma  tête  ,  mon  cœur  restera  toujours  leméme^ 
el  qu'il  vous  aimera  toujours.  J'espère  que 
vous  commencez  à  goûter  les  doux  fruits  de 
la  paix.  Que  vous  êtes  heureux  !  Ne  cessez 
jamais  de  l'être.  Je  vous  embrasse  ds  tout 
înpn  cœur. 

AU    M  È  M  E, 

26  avril  17SS. 


0 


_  GoiouE  je  fusse  accoutumé  ,  mon  boa 
cuii ,  h  recevoir  de  vous  des  paquets  fréquens 
et  coûteux,  j'ai  été  vivement  alarme  à  la  vue 
du  dernier,  taxe'  et  payé  six  livres  quatre  sols 
de  port,  J'ai  cru  d'abord  qu'il  s'agissait  de 
quelque  nouveau  trouble  dans  votre  ville» 
dont  vous  m'envoyiez  à  la  hâte  ,  l'important 
et  cruel  détail  ;  mais  à  peine  en  ai-je  parcouru 
cinq  ou  six  lignes,  que  je  me  suis  tranquillisé., 
voyant  de  quoi  il  s'agissait:  et  de  peur  d'être 
tente  d'en  lire  davantage,  je  me  suis  pressé 
do  jeter  mes  six  livres  quatro  sols  au  feu  3 
surpris,  je  l'avoue,  que  mon  ami,  monsieur 
d'iveruoisj  m'envoyât  de  pareils  paquets  d<5». 

D  3 


6fÇ  LETTRÉ 

si  loin,  par  la  poste,  et  bien  plus  surpris 
encore  ,  qu'il  m'osât  conseiller  d'y  répondre. 
Ides  conseils.,  mon  bon  ami,  me  paraissent 
meilleurs  que  les  yôtres  .  et  ne  méritaient  assu- 
rément pas  un  pareil  retour  de  votre  part. 

A  mon  départ  pourGisors,  regardant  cette 
course  comme  périlleuse,  je  vous  envoyai  un 
billet  de  crut  francs  sur  madame  Duclusne, 
afin  que  s'il  mésarrivait  de  moi,   vous  n'eu 
fussiez  pas  pour  ces  cent  francs,  dont  vous 
m'aviez  Tait  l'avance.  Il  vous  a  plu  de  supposer 
que  cet  envoi  voulait  dire  ,  ne  venez  pas.  Une 
interprétation  si  bisarre ,  est  peu  naturelle.; 
si  je  vous  connaissais  moins,  je  croirais,  moi  , 
qu'elle  était  de  votre  part,,  un  mauvais  pré- 
texte pour  ne    pis  venir,    après  m'en   avoir 
témoigne  tant  d'envie  :  mais  je  ne  suis  pas 
si   prompt  rue  vous,  à  mésinternrétei  les 
motifs  de  mes  .unis  ;  et  je  me  contenterai  do 
vous  assurer,  avec  vérité,  que  rien  jamais  ne 
fut   plus  éloigné  do  ma  pensée,  en  écrivant 
ce  billet,    que    le   motif   que    vous    m'avez 
supposé. 

Si  i'etais  en  état  de  faire  d'une  manière 
satisfaisante,  la  lettre  dont  vous  m'avez  dit 
€  sujet  ,  je  vous  en  enverrais  ci-jouit  \o 
modèle  ;  niais  mon  coeur  serre,  ma    tête  eu 


A    M.    D'IYERNOI  S.  67 

désordre,  toutes  tues  facultés  troublées,  ne 
me  permettent  plus  de  rien  écrire  avec  soin, 
même  avec  clarté;  e  t  il  tie  me  reste  précisément 
qu'assczde  sagesse,  pour  ne  plus  entreprendre 
çg  que  je  ne  suis  plus  en  étatd'exécuter.  Il  n'y 
a  point  à  ce  refila,  de  mauvaise  volonté,  je 
vous  le  jure  ;  et  je  suis  désormais  hors  d'état 
d'écrire  pour  moi-même  ,  les  choses  mémo 
les  plus  simples,  et  dont  j'aurais  le  pins  grand 
besoin. 

Je  crois,  mon  bon  ami ,  pour  de  bonnes 
raisons _,  devoir  renoncer  a  la  pension  du  roi 
d'Angleterre  ;  et  pour  des  raisons  non  moins 
bonnes ,  j'ai  rompu  irrévocablement  l'accord 
que  j'avais  fait  avec  monsieur  du  Peyrou.  Je 
ne  vous  consulte  pas,  sur  ces  résolutions,  je 
Vous  en  rends  compte  ;  ainsi  vous  pouvez 
vous  épargner  d'inutiles  efforts  pour  m'en 
dissuader.  Il  est  vrai  que  faible,  inurme  , 
découragé,  je  reste  à  peu  près  sans  pain  sur 
mes  vieux  jours,  et  hors  d'ttat  d'en  gagner. 
Mais  qu'a  cela  ne  tienne  ;  la  providence  y 
pourvoira  de  manière  ou  d'autre.  Tant  que 
j'ai  vécu  pauvre  ,  j'ai  vécu  heureux  ;  et  ce 
n'est  que  quand  rien  ne  m'a  manqué  pour 
le  nécessaire,  que  je  me  suis  senti  le  plus 
malheureux  des  mortels. Peut-être  lebouheur 


68  LETTRE 

ou  du  moins  le  repos  que  je  cherche,  reviens 
dra-t-il  a\cc  mon  ancienne  pauvreté.  1  afl 
attention  que  vous  devriez  peut-être  à  l'état 
où  je  rentre,  seroit  d'être  un  peu  moins 
prodigue  en  envois  coûteux  par  la  poste,  et 
de  ne  pas  vous  imaginer  qu'eu  me  proposant 
ïe  remboursement  d<s  ports_,  vous  serez  pris 
au  mot.  Il  est  beaucoup  plus  Honnête  areq 
des  amis  ,  dans  le  cas  où  je  nie  trouve,  de  leur 
économiser  la  dépense  ,  que  d'offrir  de  la  leur 
rembourser. 

Bon  jour,  mon  cher  d'Ivernois  ;  je  vous 
aime  et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

J'espère  que  vous  n'irez  pas  inquiéter  ma 
bonne  vieille  tante,  sur  la  suite  de  sa  petite 
pension.  Tant  qu'elle  et  moi  vivrons,  elle 
lui  sera  continuée ,  quoiqu'il  arrive  ,  à  moins 
que  je  ne  sois  tout-à-fail  sur  le  point  do 
mourir  de  l'jiin  ;  et  j'ai  confiance  cjue  cela 
n'arrivera  pas. 

P.  S.  (^uand  monsieur  du  IVyron  me 
marqua  que  la  salle  de  comédie  avait  été 
brûlée,  je  craignis  le  contre-coup  d  oél 
accident  pour  la  cause  des  représentai»  :  mais 

que  et-  soit  à  moi  que  \  oit, lire  l'impute,  je 
Vois  là  de  quoi  rire  ;  je  n'v  vois  point  du 
tout  de  quoi    répondre  ,   ni  se  fâcher.    Les 


AM.     DECONTI.         69 

amis  de  ce  pauvre  hornms  feraient  bien, 
de  le  faire  baigner  et  saigner  de  temps  eo. 
temps. 

A     M.     LE     PRINCE 

DE     C  O  N  T  I. 

T  Trye-le-Chàteau,  juin  1768, 
Monseigneur  , 


C 


j  e  u  x  qui  composent  votre  maison  ()e 
n'en  excepte  personne  )  sont  peu  faits 
pour  me  connaître.  Soit  qu'ils  me  pren- 
nent pour  un  espion,  soit  qu'ils  me  croient 
honnête  homme  ,  tous  doivent  également 
craindre  mes  regards.  Aussi,  [Monseigneur , 
ils  n'ont  rien  épargné,  et  ils  n'épargneront 
lion  ,  chacun  par  les  manoeuvres  qui  leur 
Conviennent,  pour  me  rendre  haïssable  et 
méprisable  à  tous  les  yeux  ,  et  pour  me  forcer 
de  sortir  enfin  de  votre  château.  Monseigneur, 
en  cela,  je  dois  et  je  veux  leur  complaire. 
Les  grâces  dont  m'a  comblé  Votre  Altesse 
Sérénissime ,  suffisent  pour  me  consoler  de 
tous  les  malheurs  qui  m'atteudent  eu  sortant 


7° 


t.  Ë  T  T  R  E 


de  cet  asyle,  où  la  gloire  et  l'opprobre  ont 
partage  mou  séjour.  Ma  vie  et  iKOtl  •  Ql 
«ont  à  von?;,  mais  mon  honneur  est  à  moi  ; 
permettez  que  j'obéisse  à  sa  voix  qui  erie  , 
et  que  jfi  sorte  dès  demain  ,  de  ctu  /  vous. 
J'ose  dire  que  vous  le  devez.  Ne  laisses  pal 
un  coquin  de  mon  espèce,  parmi  ces  lion- 
ne tes  gens. 

A  Mlle.    LE   VASSEUR, 

Sous   h    nom    de    Mlle.    R  E  N   0  U. 


A  Grcnoblo  ,  co  2.t  JLi'!lrt,  à  trois  heures 
du  matin  ,  1 7^3. 

'ats  une  heure  d'ici  ,  chère  amie,  je  par- 
tirai pour  Chainbé*ry ,  muni  de  bons  passe- 
ports et  de  In  protection  des  puissances,  mais 
non  pas  du  sauf-conduit  des  philosophes  , 
que  vous  savez.  Si  mon  voyage  se  fait  heu- 
reusement, je  compte  être  ici  de  retour  avant 
la  fin  de  la  semaine  ,  <*<t  je  vous  écrirai 
sur-le-champ.  Si  vous  ne  receves  pas  dans 
huit  jours  de  mes  nouvelles,  n'en  attendes 
plus  ,  et  disposez  de  vous,  à  l'aide  des  pro- 


A    MUc.    LE    VASSEUR.       7% 

testions  ,  en  qui  vous  savez  que  j'ai  toute 
confiance  ,  et  cjui  ne  vous  abandonneront 
pa».  Vous  savez  où  sont  les  effets  ,  en  quoi 
consistaient  nos  dernières  ressources  ;  tout 
est  à  vous.  Je  suis  certain  que  les  gens  d'hon- 
neur qui  en  sont  dépositaires,  ne  tromperont 
point  mes  intentions  ni  mes  espe'rauces.  Pesés 
bien  toute  chose  avant  de  prendre  un  parti. 
Consultez  madame  l'Abbesse  ;  elle  est  bien- 
faisante ,  éclairée  ;  elle  nous  aime  ,  elle  vous 
conseillera  bien  ;  mais  je  doute  qu'elle  vous 
conseille  de  rester  auprès  d'elle.  Ce  n'est  pas 
dans  une  communauté  qu'on  trouve  la  liberté 
ni  la  paix  ;  voui  êtes  accoutumée  à  l'une  , 
vous  avez  besoin  de  l'autre.  Pour  être  libre 
et  tranquille,  soyez  chez  vous,  et  ne  vous 
laissez  subjuguer  par  personne.  Si  j'avais  un 
conseil  à  vous  donner,  ce  serait  de  venir  à 
Lyon.  Voyez  l'aimable  Madelon  ;  demeurez  , 
non  chez  elle,  mais  auprès  d'elle.  Cette  ex- 
cellente fille  a  rempli  de  tout  point  mon, 
pronostic.  Elle  n'avait  pas  quinze  ans,  que 
j'ai  hautement  annoncé  quelle  femme  et  queile 
mère  elle  serait  un  jour.  Elle  l'est  maintenant 
et  grâces  au  ciel  ,  si  solidement  et  avec  si  peu 
d'éclat  ,  que  sa  mère  ,  son  mari  ,  ses  frères t 
ses  sœurs  ,  tous  ses  proches  ne  se  doutent  p4fc 


72  LïtîR* 

eux-mêmes  du  proFond  respect  qu'ils  Irti  por- 
tent, et  croient  ne  Faire  que  l'aimer  de  tout 
km-  cœur.  Aimez-là  comme  ils  Font,  chère 

amie-,  elle  en  est  diSnc,  et  vous  le  rendra 
bien.  Tout  ce  qu'il  restait  de  vertu  surla  terre  , 
semble  s'être  réfugié  dans  vos  deux  COSIUS. 
Souvenez-vous  de  votre  ami  l'une  et  l'autre; 
parlez-en  quelquefois  entre  vous.  Puisse  ma 
mémoire  vous  être  toujours  chère,  et  mou- 
rir parmi  les  hommes  avec    la  dernière   des 

deux  ! 

Depuis  mon  départ  de  Trye  ,  j'ai  des  preuves 
de   jour    eu  jour  plus   certaines  ,  que    l'œil 
vigilant  de  la  malveillance  ne  me  quitte  pas 
d'un  pas,  et  m'attend  principal' ment  sur  la 
frontière.  Selojn  le  parti  qu'ils  pourront  pren- 
dre    ils  me  feront   peut-être  du   bien  sans  le 
vouloir.   Mon  principal  objet  est  bien,  dans 
ce  petit  Voyage,  d'aller  sur  la  tombe  de  cette 
tendre  mère  que  vous  ave;:  connue,  pi 
le  malheur  que  j'ai  eu  de  lui  survivre  ;  mais 
il  v  entre  aussi  ,  je  l'avoue  ,  i\n  desir  de  dohni  r 
Il  beau  jeu  a  mes  ennemis,  qu'ils  jouen  t  enfin 
de  leur    reste  :    car  vivre   sani   cesse  entouré 
de  leurs  satellites  flagorneurs  et  Fourb  i,  e«l 
un  état  pour  moi ,  pire  que  la  mort.  Si  toute- 
fm*  mou  alteutc  et  mes  conjectures  me  Yrom- 

peut 


A    M,     U  L  I  A  U  D.         -3 

tient ,  et  que  je  revienne  comme  je  suis  allé  a 
tous  savez,  chère  sœur  ,  chère  amie  ,  qu'en- 
nuyé' ,  dégoûté  de  la  vie  ,  je  n'y  cherchais  ci 
n'y  trouvais  plus  d'autre  plaisir,  que  de  cher- 
cher a  vous  la  rendre  agréahle  et  douce  ;  dans 
ee  qui  peut  m'en  rester  encore,  je  lie  changerai 
ni  d'occupation  ni  de  goût.  Adieu,  chèr« 
sœur  ;  je  vous  embrasse  en  frère  et  eu  ami* 

A    M.    LALIAUD. 

ABourgoin,  le3i  août  1768, 


N 


ous  vous  devons,  et  nous  vous  faisons  j 
Monsieur,  Mlle.  Rendu  et  moi,  les  plus  vi& 
femerciemeris  de  tontes  vos  bontés  pour  tous 
îes  deux  ;  mais  nous  ne  vous  en  ferons  ni  l'un 
ni  l'autre,  pour  la  compagne  dr  voyage  que 
Vous  lui  avez  donnée.  J'ai  le  plaisir  .d'avoir1 
ici  depuis  quelques  jours,  celle  de  mes  .1.  fur- 
tunes.  Voyant  qu'à  tout  prix,  clic  vtiùlaif 
suivre  madestinée,  j'ai  fait  ensoi  le  an  moins, 
qu'elle  pût  la  suivre  avec  honneur.  J  ai  cru 
ne  rien  risquer  de  rendre  indlasoluWe  nu 
attachement  de  vingt-ciiuj  au»,  que  l'sstimo 
lettres,  Touw  VU  M 


74  LETTRE 

mutuelle,  sans  laquelle  il  n'est  point  d'amitié 
durable,  n'a  fait  qu'augmeuterincessammeut. 
La  tejidre  et  pure  Fraternité,  dans  laquelle 
i,ousvivonsdcpu'rstfeiaeans,u'apointchangé 

de  nature  par  le  nœud  conjugal;  elle  est, 
et  sera  jusqu'à  la  mort,  ma  femme,  parla 
force  de  nos  liens,  et  ma  sœur,  par  leur  pureté. 

Cet  honnête  et  saint  engagement  a  été  con- 
tracte dans  toute  la  si  m  pi;  eue  ,  mais  aussi  dans 
toute  la  vente  de  la  nature,  en  présence  de 
deux  hommes  de  mérite  et  d'honneur,  offi- 
ciers d'artillerie  ,  et  l'un  BU  d\m  de  mes 
ane.ensamisdu  bon  temps,  c'est-à-dire,  avant 

gue  j'eusee  aucun  nom  dans  le  inonde,  et 
l'autre,  mairede  cette  ville,  et  proche  parent 
du  premier.  Durant  cet  acte  si  court  et  Bi 
Simple  ,  j'ai  vu  fondre  en  larmes  ces  deux 
dl..nes  hommes  ,  et  ie  ne  puis  vous  dire 
combien  cette  marque  de  la  honte  de  leurs 
eœurs  m'a  attaché  a  l'un  et  à  l'autre. 

Je  ne  suis  pas  plus  avance-  sur  le  choix  do 
ma  demeure,  que  quand  j'eus  l'honneur  de 
VWr;  voir  à  Lyon  ;  et  tant  de  cabarets  et  de 
Bourses  ne  facilitent  pas  un  bon  établissement. 
Le,  nouveaux  voyages  à  faire  me  font  peur, 
sur-toùk  à  l'entrée  de  la  saison  où  nous  tou- 
chons ;  et  ,c  prendra!  le  paru  de  m'amlcr 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.  1% 

volontairement  ici  ,  si  je  puis ,  avant  que  je 
me  trouve  ,  par  rua  situation  ,  dans  l'impossi- 
bilité d'y  rester,  et  dans  celle  d'aller  plus 
loin.  Ainsi,  Monsieur,  je  me  vois  forcé  de 
renoncer  pour  cette  année  ,  à  l'espoir  de  me 
rapprocher  de  vous,  sauf  à  voir  daus  la  suite 
ce  que  je  pourrai  faire  pour  contenter  mou 
désir  à  cet   e'^ard. 

Recevez  les  salutatious  de  ma  femme  ,  et 
celles  ,  Monsieur ,  d'un  homme  qui  vousaUne 
de  tout  son  cœur. 


A     M.     LE     COMTE 

DE    TONNERRE. 

A  Bourgoin,  le  G  septembre  1768. 


I 


L  y  a  peu  de  résolutions  et  il  n'y  a  point  de 
répugnance  ,  par-dessus  lesquelles  le  désir 
d'approfondir  l'affaire  du  sieur  Theveniu  , 
ne  me  fasse  passer;  et  si  ma  confrontation 
sous  vos  yeux,  avec  cet  homme  ,  peut  vous 
engager, Monsieur, à  la  suivre  jusqu'au  bout, 
je  suis  prêt  a  partir.   Permettez  seulement, 

E  2 


<?6  LETTRE 

que  j'ose  vous  demander  auparavant  ,  l'assu- 
rance que  ce  voyage  ne  sera  point  inutile  ; 
quevous  ne  dédaignerez  aucune  des  précau- 
tions convenables  pour  constater  la  vérité, 
tant  à  vos  yeux  qu'à  CCUJC  du  public  ;  et  que 
le  motif  d'éviter  l'éclat ,  que  je  ne  crains  point, 
n'arrêtera  aucune  des  démarches  nécessaires 
à  cet  effet  II  ne  serait  assurément  pas  digne 
tic  \  otre  générosité j  ni  de  la  protection  dont 
von:;  m'honorez,  que  des  imposteurs  pussent 
à  leur  gré  ,  nie  promener  de  ville  en  ville  , 
m 'attirer  au  milieu  d'eux,  et  m'y  rendre  im- 
punément le  jouet  de  leurs  suppôts. 

J'attends  vos  ordres,  monsieur  le  Comte  , 
et  quelque  parti  qu'il  vous  plaise  de  prendre 
sur  cette  a  (l'a  ire  ,  dont  je  vous  cause  à  regret 
la  longue  importunité ,  je  vous  supplie  de 
vouloir  bien  me  renvoyer  la  lettre  de  M.  Bo- 
vier,  et  la  copie  de  ma  réponse,  que  j'eus 
l'honneur  de  vous  envoyer. 

Je  vous  supplie  ,  monsieur  le  Comte  ,  d'a- 
gréer avec  boutu  ma  reconnaissance  et  mon 
respect. 


'A    M.  DE   TONNERRE.        77 

A  U    M  É  M  E. 

A  Bourgoin  ,  le  18  septembre  J76S. 
MOSSIETTR, 


JLiE  contre-temps  de  votre  absence  à  mon 
arrive'e  à  Grenoble  ,  m'affligea  d'autant  plus 
que,  sentant  combien  il  m'importait  que, 
selon  votre  désir  ,  mon  entrevue  avec  le  sieur 
Thevenin  se  passât  sous  vos  yenx  ,  et  ne  pou- 
vant le  trouverqu'à  l'aide  de  M.  Bovier,  que 
j'aurais  voulu  ne  pas  voir,  je  me  voyais  forcé 
d'atteudre  à  Grenoble  votre  retour,  à  quoi 
je  ne  pouvais  me  résoudre  ;  ou  de  revenir 
l'atteudre  ici  ,  ce  qui  m'exposait  à  un  second 
voyage.  J'aurais  pris,  Monsieur,  ce  dernier 
parti ,  sans  la  lettre  que  vous  me  fîtes  l'hon- 
neur de  m'éenre  le  i5  ,  et  qui  me  fut  euvoyée 
à  lauuit  par  M.  Bovier.  Je  compris  par  cette 
lettre,  qu'afin  que  mon  voyage  ne  fût  pas 
inutile ,  vous  pensiez  que  je  pouvais  voir 
ledit  Thevenin  }  quoiqu'on  votre  absence  ; 
et  c'est  oe  que  je  fis  >  par  l'eutremise    de  M. 

E  3 


73  LETTRE 

Eovier  ,  auquel  il  fallut  bien  recourir  pour 
cela. 

Je  le  vis  tard  ,  a  lu  hâte,  en  deux  reprises; 
j'étais  en  proie  à  mille  idées  cruelles  ,  indigné  9 
navre'  de  tue  voir,  après  soixante  ans  d'hon- 
neur ,  compromis  j  seul,  loin  de  vous ,  sans 
appui  ,  sans  amis,  vis-à-vis  d'un  pareil  misé- 
rable, et  sur-tout  de  lire  dans  les  cœurs  des 
assistons  ^  et  de  ceux  même  à  qui  je  m'étais 
conlié,  leur  mauvaise  volonté  secrette. 

Mais  ,  quelque  courte  qu'ait  été  cette  con- 
férence ..  elle  u  sufli  pour  l'objel  que  je  m'y 
proposais.  Avant  d'y  venir,  permettez-moi , 
monsieur  le  Comte ,,  une  petite  observation 
qui  >'v  rapporte.  M.  Bovier  m'avait  induit 
en  erreur,  en  me  marquant  que  c'était  per- 
sonnellement àmoi ,  que  ledit  Thevenin  avait 
prêté  neuf  francs  ;  au  lieu  que  I  hei  eniu  lui- 
même  dit  seulement  les  avoir  fait  passer  par 
la  main  d'aufrui ,  en  prêt  ou  en  don  (car  il 
De  s'explique  pas  clairement  là-dessus)  a  ust 
homme  appelle  Rousseau  ,  duquel  au  ri  ta 
il  ne  donne  p.is  le  moindre  renseignement  , 
ni  de  son  nom  ,  ni  de  son  âge  ,  ni  dt  son  etatj 
ni  de  sa  demeure,  ni  de  sa  ligure,  ni  de  son 
habit,  excepté  la  couleur,  et  qu'il  s'était 
dans  une  lettre.,  le voyageurperp&uel. 


A    M.    BE    TONNERRE.        79 

M.  Bovier,  sur  le  simple  rapport  d'un  quidam 
qu'il  dit  ne  pas  connaître  ,  part  de  ces  seuls 
indices,  et  de  celui  du  lieu  où  se  s'ont  vus  ces 
deux  hommes  ;  pourm'écrire  en  ces  termes  : 
«  Je  crois  vous  faire  plaisir  de  vous  rappcller 
un  homme  qui  vous  a  rendu  un  service,  il 
y  a  près  de  dix  années,  et  qui  se  trouve  au- 
jourd'hui dans  le  cas  que  vous  vous  en  sou- 
veniez »•  Ce  même  M.  Bovier,  dans  sa  lettre 
précédente,  me  parlait  ainsi:  «  Je  vous  ai 
vu  ;  j'ai  été  émerveillé  de  trouver  une  ame 
aussi  belle  que  la  vôtre  ,  jointe  à  un  génie 
aussi  sublime  ».  Voilà  ,  ce  me  semble,  cette 
belle  aine  transformée  un  peu  légèrement,  eu 
celle  d'un  vil  emprunteur,  et  d'un  plus  vil 
banqueroutier.  Il  faut  que  les  belles  âmes 
soient  bien  communes  à  Grenoble  ;  car  as- 
surément on  ne  les  y  met  pas  a  haut  prix. 

Voici  la  substance  de  ladécla  ration  dudi  tThe- 
venin,tant en  présence  de  M.Bovieretdesa  fa- 
mille, que  de  M.  de  Cha  m  pagneux,  maire  et  châ- 
telain de  Bourgoin  ,  deson  cousin,  M.  de  Ro- 
zière,  ollicier  d'artillerie,  etd'un  autre  officier 
du  même  corps,  leur  ami,  dont  j'ignore  le  nom; 
laquelle  déclaration  a  été  faite  en  plusieurs 
fo'is  ,  avec  des  variations  ,  en  hésitant  ,  ou  se- 
reprenant  ;  quoiqu'assurément  il  dût  avoir  ta 

E  4 


8o  LETTRE 

mémoire  bien   fraîche  de  ce  qu'il  avait   dit 
tant  de  fois ,  et  à  yous  ,  monsieur  le  Comte 
et  avant  vous  ,  à  M,  Bovier. 

Çjue  <\^  la  Charité-sur-Loire  ,  qui  est  son 
pays ,  venant  en  Suisse  et  passaut  aux  Verriè- 
res de  Joux,  dans  un  cabaret  dont  l'hôte 
s'appelle  Janin  ,  un  homme  nommé  Rousseau 
Je  voyant  mettre  à  genoux  ,  lui  demanda  s'il 
jetait  catholique  ;  que  là-dessus  s'étant  pris 
de  conversation,  cet  homme  lui  donna  une 
lettre  de  recommandation  pour  Yverdon  • 
qu'ayant  continué  dedemeurer  ensemble  dans 
ledit  cabaret,  ledit  Rousseau  le  pria  de  lui 
prêter  quelqu'argent  ,  et  lui  donna  deux 
jpurs après,  deux  autres  lettres  de  recomman- 
dation ;  savoir,  nue  seconde  pour  Yverdon  , 
Ct  l'autre  pour  Paria,  où  ledit  Rousseau  lui 
dit  qu'il  avait  mis  pour  signature  :  le  roya- 
gçur  perpétuel  ;  qu'en  reconnaissance  de  ce 
service,  lui,  Thevenin  lui  lit  remettre  neuf 
francs  par  Janin  leur  bote,  après  un  voyage 
qu'ils  firent  tous  trois  des  Verrières  à  S.  Sul- 
pice ,  où  ils  dînèrent  encore  ensemble  ;  qu'eu- 
suite  ils  se  Réparèrent  ;  <juo  lui  ,  Thevenin 
6(6  rendit  de-là  à  Yverdon,  et  porta  les  deux 
lettres  de  recommandation  à  leurs  adresses 
l'uno  pour  M.  de  Faugucs,  l'autre  pour  M. 


A    M.    DE    TONNERRE.        81 

HaMimand  ;  que  ne  les  ayant  trouves  ni  l'un 
ni  l'autre,  il  remit  ses  lettres  à  leurs  gens, 
sans  que  pendant  deux  ans  qu'il  resta  sur  les 
lieux  ,  la  fantaisie  lui  ait  pris  de  retourner 
chez  ces  messieurs  ,  voir,  dumoins  par  curio- 
sité, l'effet  de  ces  mêmes  lettres  qu'il  avait 
si  bien  payées.  A  l'égard  de  la  lettre  de  re- 
commandation pour  Paris,  signée  le  voya~ 
geur perpétuel ,  il  l'envoya  à  la  Charité-sur- 
jLoire,  à  sa  femme  ,  qui  la  fit  passer  par  le 
Curé  à  son  adresse  ,  dont  il  ne  se  souvient 
point. 

<^)uant  à  la  personne  dudit  Rousseau,  j'ai 
déjà  dit  qu'il  ne  s'en  rappellait  rien  ,  ni  rien 
de  ce  qui  s'y  rapporte.  Interroge  si  ledit  Rous- 
seau portait  son  chapeau  sur  la  tête  ou  sous 
le.  bras,  il  a  dit  ne  s'en  pas  souvenir  ;  s'il 
portait  perruque  ,  ou  s'il  avait  ses  cheveux, 
a  dit  qu'il  ne  s'en  souvenait  pas  non  plus, 
et  que  cela  ne  faisait  pas  une  différence  bien 
sensible.  Interrogé  sur  l'habillement ,  il  a  dit 
que  tout  ce  qu'il  s'en  rappellait,  était  qu'il 
portait  un  habit  gris,  doublé  de  bleu  ou  de 
ferd.  Interrogé  s'il  savait  la  demeure  dudit 
Rousseau,  a  dit  qu'il  n'en  savait  rien  ;  s'il 
n'avait  plus  eu  de  ses  nouvelles,  a  dit  que 
jurant  tout  sonscjouiàVvtrdonet  àEstavayé 

E  à 


82  LETTRE 

où  il  alla  travailler  cm  sortant  de  là,  il  n'a 
jamais  pins  ouï  parler  dudît  Rousseau  , 
et  n'a  su  ce  qu'il  était  devenu,  jusqu'à  ce. 
qu'apprenant  qu'il  y  avait  un  M.  Rousseau 
à  Grenoble,  il  s'est  adresse  par  le  vicaire  de 
la  paroisse,  à  sou  voisin,  M.  Bovier  ,  pour 
savoir  si  ledit  sieur  Rousseau  ne  serait  point 
son  homme  des  Verrières  :  chose  qu'.l  n'a 
pourtant  jamais  affirmée,  ni  dite,  ni  crue, 
mais  dont  il  voulait  simplement  s'informer. 

Comme  sa  déclaration  laissait  assez  indé- 
terminé le  temps  de  l'époque,  j'ai  parcouru,' 
pour  le  Bxer,  ceux  de  ses  papiers  qu'il  a  bîcu 
voulu  me  montrer,  et  j'y  ai  trouve  un  cer- 
tificat daté  du  3o  juillet  1763,  par  lequel  le 
sieur  Cnclie,  chamois*»*  d'-ï  verdon,  a  des  te 
que  ledit  Tli  venin  a  demeuré  cbe*  lui  pen- 
du i  1  nvii  on  deui  ans  ,  el  . 

Supposant  onc  que  Tbevenin  soit  entré 
chez  I  sieur  Ciiclie,  immédiatement  à  - 
arrivée  à  Yverdon  ,  et  qu'il  se  soit  rendu  im- 
médiatement à  YimiImi,  en  quittant  ledit 
Rousseau  à  s.  Sulpîce,  cela  détermine  le 
t<  i'  de  leur  entrevue ,  à  la  fin  de  l'i  1 
au  p'us  Inrd.  [t  est  possible  que  celte  époque 
remonte  plus  haut  ;  mais  il  ne  t'est  pas  qu'elle 
sèit  plus  récente,  puisqu'il  faudrait  alors  que 


A    M.   DE  TONNERRE.         83 

cette  rencontre  se  fut  faite  ,  du  temps  que 
ledit  Thevenin  était  déjà  à  Yverdon;  au  lieu 
qu'elle  se  lit  avant  qu'il  y  fût  arrivé. 

J'ai  demande  à  cet  homme  ,  le  nom  du 
maître  chez  lequel  il  travaille  à  Grenoble;  il 
me  l'a  dit;  je  l'ai  oublié.  Je  lui  ai  demandé 
pour  qui  ce  maître  travaillait ,  quelles  étaient 
ses  pratiques  ;  il  m'a  dit  qu'il  n'en  savait  rien, 
et  qu'il  n'en  connaissait  aucune.  Je  lui  ai 
demandé  s'il  ne  travaillait  poiut  pour  son 
voisin,  M.  Bovier  le  père,  qui  est  gantier  • 
il  m'a  dit  qu'il  n'en  savait  rien;  et  M.  Bovier 
bis  prenant  la  parole,  a  dit  que  non  ;  et  il 
fallait  bien  en  effet  qu'ils  ne  se  connussent 
point,  puisque  pour  parvenir  à  lui  parler  , 
ledit  Thevenin  a  eu  recours  au  vicaire  delà 
paroisse. 

Voiià  ,  dans  ce  qu'adit  cet  homme;  tout  co 
qui  me  paraît  avoir  trait  à  la  question. 

Cette  question  en  peutoffrir  deux  distincte.*. 
Premièrement }  si  ledit  Thevenin  dit  vrai  ou 
s'il  ment  ? 

Supposa  ut  qu'il  dit  vrai,  seconde  question  : 
Quel  est  l'homme  nommé  Rousseau,  auquel 
il  a  prêté  sou  argent,  sans  connaître  de  lui 
que  Je  nom  ?  Car  enfin  l'identité  des  noms 
ne  fait  pas  celle  des  personnes  ;  et  il  ne  suffi  i 

E  6 


B4  LETTRE 

pas  ,  n'en  déplaise  à  !\f.  iovier,  de  porter  I* 
jû  mi  de  Rousseau  ,  pour  être  par  cela  seul, 
ébiteur  ou  l'obligé  du  sieur  The  venin. 
11  n'y  a  ,  selon  le  réeit  <ln  dernier ,  que  trois 
personnes  en  état  d'en  attester  la  vérité  ;  sa- 
voir ,  le  Rousseau  dont  il  ne  connaît  que 
Je  nom  ,  Thevenin  lui-même  ,  et  l'hâte  Janin, 
qui  est  absent.  D'ailleurs,  le  témoignage  des 
deux  premiers,  comme  parties,  est  nul,  à 
inoins  qu'ils  ne  so. eut  d'accord  ;  et  celui  du 
dernû  r  Bcraitsuspecl ,  s'il  FavorisaitTheveniu  ; 
car  il  peut  être  son  complice  ;  il  peut  même 
ptre  le  seul  frippon  ,  comme  vous  l'avez  . 
Monsieur,  soupçonne  vous-même;  il  j)eut 
encore  être  pja^né  par  ceux  qui  ont  aposté 
l'autre,  Jl  n'est  décisif  qu'au  cas  qu'il  con- 
damne Thcvenin.  En  tout  état  de  cause,  |e 
ne  vois   pas  à  tout  cela,   de  quoi  Faire  preuve 

sans  d'autres  informations.  Jl  est  vrai  que  les 
Circonstances  an  récit  de  Tlievenin  ne  sera i< nr 
pas  un  préjugé  qui  lui  fut  bien  favorable , 
quand  mémo  il  aurait  affaire  au  dernier  des 
malheureux,  qui  aurait  tous  les  antres  pré- 
jugés contre  lui  :  mais  enfin  tout  cela  nosont 
pas  des  preuves.  (v)u'un  garcoti  chamoiseur, 
qui  court  le  pavs  pour  chercher  de  l'ouvrage  , 
ys'dle  mettre  à  genoux  ea  parade,  dans  un 


A   M.    DE  TONNERRE.         8S 

eaWret  protestant-,  qu'un  autre  homme  qui 
le  voit,  conclue  de-là  qu'il  est  catholique, 
lui  en  fas^e  compliment,  lui  offre  des  lettres 
de  recommandation  ,  et  lui  demande  de  l'ar- 
gent sans  le  connaître  et  sans  eu  être  connu 
d'aucune  façon  ;  qu'au  lieu  de  présumer  de-là 
que  l'emprunteur  est  un  escroc  j  et  que  se* 
recommandations  sontdes  torches-cul,  l'autre 
transporté  du  bonheur  de  les  obtenir,  firc 
aussi-tôt  neuf  francs  de  sa  bourse  cossue  ; 
qu'il  ait  même  la  complaisante  délicatesse  de 
p'oscr  les  donner  lui-même  à  celui  qui  ose 
bien  les  lui  demander  ;  qu'il  attende  pour  cela 
d'être  eu  un  autre  lieu,  et  de  les  lui  faire  mo- 
destement présenter  par  un  autre  homme: 
tout  cela  ,  tout  inepte  et  r.sible  qu'il  est,  n'est 
pas  absolument  impossible. 

(Jue  le  préteur,  ou  donneur,  passe  trois 
jours  avec  l'emprunteur  ;  qu'il  mange  avec 
lui  ;  qu'il  voyage  avec  lui  ,  sans  savoir  com- 
ment il  est  fait,  s'il  porte  perruque  ou  non, 
s'il  est  grand  ou  petit,  noir  ou  blond,  sans 
retenir  la  moindre  chose  de  sa  figure  :  cela 
parait  si  singulier,  que  je  lui  en  fis  l'objec- 
tion. A  cela,  il  me  répondit  qu'en  marchant, 
lui  Thevenin  était  derrière  l'autre,  et  ne  le 
voyait  que  par  le  dos  •  et  qu'à  table,  il  »e 


86  LETTRE 

le  voyait  pas  bien  non  plus  ,  parce  que  ledit 
Rousseau  ne  se  tenait  pas  assis,  mais  se  pro- 
ineuait  par  ia  chambre  eu  mangea  ut,  Il  faut 
convenir,  eu  riant  de  plus  fort ,  que  cela  n'est 
pas  encore  impossible. 

U  ne  l'est  pascnliu  ,  qu<-  desdites  lettres  de 
recommandations!  précieuses ,  aucune  ue  soit 
parvenue  ,  attendu  que  ledit  Tbeveniu,  mo- 
des te  pour  (es  lettres  coiumi  oour  l'argent, 
ne  voulut  pas  les  rendre  lui-më  ne  ,  m  s'in- 
former an  moins  de  leur  effel  ,  quoiqu'il  de- 
meurât dan>  le  même  lieu  qu'babitaii  1 1 1  ceu« 
à  qui  elks  étaient  adressées,  qu'il  les  vit 
peut-cire  dix  fois  par  jour,  el  q  le  c  lui  au 
moins  une  curiosité  Fort  naturelle  dr  .-voir 
«i  un  coureur  de  cabarets,  à  l'affui  des  écua 
des  passa  n  s  ,  nouvail  rire  réellernenteu  lia  son 
arec  ces  Messieurs- là.  Si  ,comm<  il  esta  crain- 
dre ,  aucune  desdites  lettres  »'  si  parvenue 
pèseront  ottsooquiud  le  valets,  h  qui  l'bon  ête 
Tbeveniu  les  a  remises,  qui  lui  auront  joue 

le  lourde  l,s  Mil. r.  .le  ne'  di^  rien  de  la  lettre 
pour  Pans  ;  d  i  si  si  clair  qu'un"  reeo  ri  m  an- 
datioil  pour  Puis  ,  esi  e\lièuieincn  t  utile  à  nu 

garçon  ebamoiseur  qui  va  travailler  à  Fver- 

dmi   ! 

Pardon ,  Monsieur,  je  ris  de  ma  simplicité', 


A    M.    DE    TONNERRE.        87 

et  j'admire  votre  patiente  :  mais  eufin,  si 
Tbevemii  n'est  pas  un  imposteur  ,  il  faut 
de  nécessite  absolue  ,  qwe  toutes  ces  Toiles 
soient  autant  de  vente:. 

Supposons  -  les  telles,  et  passons  outre, 
Voilà  le  généreux  Tbeyenîn ,  créancier  ou 
bienfaiteur  d'un  nommé  Rousseau,  lequel, 
comme  le  dit  t'ès-bien  monsieur  Bovier, 
doit  être  pénétré  de  reconnaissance.  Quel  es.t 
ce  Rousseau  ?  Lui  Tlievenin  ixcn  sait  rien; 
mais  monsieur  Bovier  le  sait  pour  lui  ,  et 
présume  avec  beaucoup  de  vraisemblance, 
que  ce  Rousseau  est  l'infortuné  Jean-Jacques 
Rousseau,  si  connu  par  ses  malheurs  passés, 
et  qui  le  sera  bien  plus  encore  par  ceux  que 
l'on  lui  prépare.  Je  ne  sache  pas  cependant, 
que  parmi  ces  multitudes  d'atroces  et  ridi- 
cules charges  ,  que  ses  ennemis  inventent 
journellement  contre  lui,  ils  l'aient  jamais 
accusé  d'être  un  coureur  de  cabarets ,  un 
crochctcur  de  bourses  ,  qui  va  pochetant 
quelques  écus  ra  et  là,  chez  le  premier  va,- 
nu-pied  qu'il  rencontre.  Si  le  Jean-Jacques 
Rousseau  qu'on  connaît,  pouvait  s'abaisser 
à  pareille  infamie,  il  faudrait  qu'on  l'eût  vu, 
pour  le  pou  voir  croire  •  et  encore  après  l'avoir 
vu,  n'eu  croiïait-on  rien.  Monsieur  Boviçr 


88  LETTRE 

est  moins  incrédule  ;  le  simple  doute  d'un 
misérable  qu'il  11c  connaît  point,  se  trans- 
forme à  srs  yeux  ,  eu  certitude ,  et  lui  prouve 
qu'une  belle  aine  qu'il  connaît,  est  celle  du 
plus  vil  des  tnctidiaus ,  ou  du  plus  lâche  des 
flippons. 

Si  le  Jean -Jacques  Rousseau  dont  il  s'aeit , 
n'est  qu'un  infâme  ,  ce  n*.  st  pas  tout  :  il  faut 
encore  qu'il  soit  un  sot  ;  car  s'il  accepte  les 
neuf  Francs  que  ledit  Th.  venin  ne  lui  donne 
pas  de  la  main  à  la  main,  mais  qu'il  lui  fuit 
donner  par  un  autre  homme  habitant  du 
pays,  il  doit  s'attendre  qu'ils  lui  seront  re- 
prochés mille  fois  le  jour  :  il  doit  compter 
qu'à  chaque  fois  qu'on  citera  dans  le  pays 
quelque  trait  de  sa  facilité  à  répandre  ,  rt  de 
sa  répugnance  à  recevoir,  le  sieur  J.uiiu  ne 
manquera  pas  de  dire  :  Eh  ,  par  dieu  ,  cet 
homme  n'est  pas  toujours  si  Jîer  ;  il  a 
demande  et  reçu  neuf'  francs  d'un  faquin 
d'encrier  </ni  logeait  dans  mon  auberge  ; 
e!  /'en  suis  hien  sûr,  car  c'est  moi  qui  les 
ni  licrés.  Quand  on  commença  d'ameuter  la 
peuple  contre  ce  pauvre  Jean-Jacques,  et 
qu'où  le  faisait  lapider  jusque*  dans  son  lit , 
Jinin  aurait  fait  sa  fortune  avec  celte  ins- 
toire  j  sou  cahara   u 'aurait   pas  désempli 


'A    M.   DE  TONNERRE.         8ç> 

Thevcnin  fait  bien  de  la  contera  Grenoble  ; 
suais  s'il  l'osait  conter  à  St-Sulpice  ou  aux 
Verrières,  et  dans  tout  le  pays,  où  ce  même 
Jean-Jacques  a  pourtant  reçu  tant  d'outrages, 
et  qu'il  dit  qu'elle  le  regarde  ,  je  suis  sûr  que 
les  habitans  lui  cracheraient  au  nez. 

Préjugés  vrais  ou  faux  à  part ,  passons  aux 
preuves,  et  permettez  ,  monsieur  le  Comte, 
que  nous  examinions  un  peu  le  rapport  de 
notre  homme,  et  que  nous  voyions  s'il  se 
peut  rapporter  à  moi. 

LesieurTbevenin  G  (connaissance  avecledit 
Rousseau  aux  Verrières  ,  et  ils  y  demeurèrent 
ensemble  deux  ou  trois  jours  ,  loge's  chez 
Janin.  J'ai  demeure'  long-temps  a  Motiers 
sans  aller  aux  Verrières,  et  je  n'y  ai  jamais 
été  qu'une  seule  fois  ,  nllant  à  Poutarlier  avec 
monsieur  de  Sauttcrshann  ,  dit  dans  le  pays  , 
le  baron  Sauttern.  Je  n'y  couchai  point  eu 
allant ,  j'en  suis  très-sur  :  je  suis  très-persuadé 
que  je  n'y  couchai  point  en  revenant  , 
quoique  |e  n'en  sois  pas  sur  de  même  ;  mais 
si  j'y  couchai,  ce  fut  sans  y  séioumcr,  et 
sans  quitter  le  Karon.TUt  venindit  cependant 
que  son  homme  était  seul.  Ma  mémoire  affai- 
blie me  sert  mal  :ur  les  faits  récens  ;  mais  il 
«ri  est,  sur  lesquels  elle  uepeut  me  tromper} 


90  LETTRE 

et  je  suis  aussi  sur  de  n'avoir  jamais  séjourné , 
ni  peu  ,  m  beaucoup,  aux  \  errières,  que  je 
suis  sur  de  n'avoir  jamais  etc  à  Pékin. 

Je  ne  suis  donc  pas  l'homme  qui  resta  doux 
ou  trois  jours  au\  Verrières,  à  contempler 
le»  géuuflexious  du  dévot  Tbeveuin. 

Je  ne  peux  guère  être,  non  pins,  celui 
qui  lui  demanda  de  l'argent  à  emprunter  bus 
mêmes  Verrières  ,  parce  que  ,  outre  monsieur 
du  Terreau  ,  maire  du  lieu  ,  j'y  connaissais 
beaucoup  un  monsieur  B reguet ,  très-galant 
homme,  qui  m'aurait  fourni  tout  ['argent 
dont  j'aurais  eu  besoin,  et  avec  lequel  )'ai 
eu  bien  des  querelles,  pour  n'avoir  pn  tenir 
la  promesse  que  je  lui  avais  faite  de  l'y  aller. 
voir.  SÎ  j'avais  loçê  là  seul,  c'eut  elè  chez 
lui  ,  selon  toute  apparence  ,  et  non  pas  chez 
lv  sieur  Jaain  ,  sur-tout  quand  j'aurais  été 
sans  argent. 

Je  ne  suis  point  l'homme  à  l'habit  £i'is 
double  de  bleu  ou  de  verd  ,  parce  que  jo 
n'en  ai  jamais  porte  de  pareil  ,  durant  tout 
mon  séjour  en  Suisse.  .1  e  n'y  ai  jamais  voj -i-^e 
qu'en  habit  d'Arménien ,  qui  su  rem  :n(  ■>  était 
double  ni  de  M'i  I  ni  <!<•  bleu.  Thevcnin  ne  sa 
souvient  pas  si  SOU  ho  mine  av.J;  t  ses  cheveux 
çu  la  perruque,  s'il  portait  kou  chapeau  sur 


A    M.    DE   TONNERRE.         91 

la  tête  ou  sous  le  bras.  Un  Arme'nien  ne 
porte  point  de  chapeau  du  tout  ;  et  son 
équipage  est  trop  remarquable  pour  qu'on 
eu  perde  totalement  le  souvenir,  après  avoir 
demeuré  trois  jours  avec  lu'  ,  et  après  l'avoir 
vu  dans  la  chambre  et  en  ',  oy.-ige,  pardevaut, 
par  derrière  ;  et  de  tontes  les  façons. 

Je  ne  suis  point  i'liMnme  qui  a  donné  au 
rieur  The  venin  une  lettre  do  recommanda- 
tion pour  mo  isieur  de  Faugues,  qu  -  je  ne 
cou  ;  s  ;>  -  pas  même  uioore  ,  quainl  ledit 
Thcvcniu  a'ij  à  Yverdon  ;  et  je  ne  suis  point 
riioumn  qui  lui  a  do:. ne  uni-  lettre  de  re- 
con.ii.oii  i.i  (  .1  pour  monsieur  Raldimand, 
que  je  n'ai  co  mû  de  ma  vie,  et  que  je  ne 
crois  fias  même,  avoir  e'  •  de  retour  d'Italie 
à  STverdon  ,  sons  la  même  date  (r). 

Je  ne  suis  ponn  l'houiOM  qui  a  donné  au 
sieur  The  venin  une  lettre  de  recommanda  trou 
pour  Pari- ,  signé  le  voyageur  perpétuai.  Je 
ne  crois  pas  avoir  jamais  employé  cette  plate 
signature,  cl  je  suis  parfaitement  sur  de  n'a- 
voirpu  L'employer  à  l'époque  de  ma  prétendue 

(  1  )  J'ai  appris  seulement  depuis  qnelr|uo» 
jours  ,  que  le  secrétaire  baillival  d'Yverdon  s'ap. 
pelloit  aussi  M.  Haldi;  a  n!. 


9a  LETTRE 

rencontre  avec  Theveuin  ;  CM  cette  îettrs 
devant  être  antérieure  à  L'arrivée  duclit  Thé- 
venin  à  Yverdon  ,  dut  l'être  à  plus  forte 
raison  ,  à  sou  départ  de  la  même  ville.  Or, 
même  en  ce  temps- là,  je  ne  pouvais  signer 
le  voyageur perpétutl avec  aucune  apparence 
de  vérité  d'aucune  espèce  ;  car  durant  l'esp  ce 
de  dix-huit  ans,  depuis  mon  retour  d'Italie 
à  Paris,  jusqu'à  mou  départ  pour  la  Suisse, 
je  n'avais  fait  qu'un  seul  voyage  ;  et  il  est 
absurde  de  donner  le  nom  de  voyageur  per- 
pétuel ,  à  an  homme  qui  ne  fait  qu'un  voyage» 
en  dix-huit  ans.  Depuis  la  date  de  mon  ai  rivée 
à  Moticrs,  jusqu'à  celle  du  départ  de  The- 
Tcnind'Vvcrdon  ,  je  n'avaisfaitcueore  aucune 
promenade  dans  le  pays  ,  qui  pût  porter  \a 
nom  de  voyage.  Ainsi  cette  signature  ,  nu 
moment  que  Thcvcnin  la  suppose,  eut  et» 
non-seulement  plate  et  sotte,  mais  fausse  c  n 
tous  sens  ,  et  de  toute  iau  seté. 

Il  n'est  pas  non  plus  Tort  aise  de  croirw 
que  je  sois  l'homme  do  il  Thevenin  n'a  plus 
ouï  parler  ,  durant  tout  son  séjour  en  Suisse  ; 
puisqu'on  n'y  parlait  que  de  cet  homme 
infernal  ,  qui  osait  croire  en  Dieu  sans  croire 
au\  miracles  ,  contre  lequel  les  prédicans 
prêchaient  avec  le  plus  saint  zèle,  cl  OU  ils 


A    M.  DE   TONNERRE.        95 

nommaient  hautement  V^nte  -  Christ.  Je 
mis  sur  qu'il  n'y  avait  pas  dans  tonte  la 
Suisse,  un  honnête  chamoiseur  qui  n'édifiât 
son  quartier  ,  en  m'y  maudissant  saintement 
mille  fois  le  jour  ;  et  je  crois  que  le  bénin, 
Thevcnin  n'était  pas  des  derniers  à  s'acquitter 
de  cette  bonne  œuvre.  Mais  sr;ns  rien  con- 
clure de  tout  cela,  je  finis  par  ma  preuve 
péremptoire. 

Je  ne  suis  point  l'homme  qui  a  pu  se 
trouver  aux  Verrières  et  à  St-Sulpice  avec 
le  sieur  Thevcnin,  quand,  venant  de  la 
Charité-sur-Loire  il  allait  à  Yverdon  ;  car 
il  n'a  pu  passer  aux  Verrières  plus  tard  quo 
l'été  de  1 76  r  ,  puisque  le  3o  juillet  1768, 
il  v  avait  environ  deux  aus  qu'il  demeurait 
chez  le  sieur  Cuche ,  et  probablement  davan- 
tage, qu'il  demeurait  à  Yverdon.  Or,  au  vu 
et  au  su  de  toute  la  France  ,  j'ai  passé  l'année 
entière  de  1  761  ,  et  la  moitié  de  la  suivante, 
tranquille  à  Montmorency.  Je  ne  pouvais 
donc  pas,  dès  rannéeprécédente  ,  avoir  couru 
les  cabarets  aux  Verrières  et  à  St-Sulptce. 
.Ajoute*,  je  vous  supplie,  qu'arrivant  eu 
-M'is^e  ,  je  n'allai  pas  tout  de  suite  à  Motiers  ; 
ajoutez  encore,  qu'arrivé  à  Motiers  ,  et  tout 
•ccupé  jusqu'à  l'hiver,  de  uiou  etablissemcut, 


04  LETTRE 

je  ne  fis  aucun  voyage  du  restb  de  l'année, 
ni  bien  avant  dans  la  suivante.  Selon  Tiic- 
venin  ,  notre  rencontre  a  dû  se  faire  avant 
qu'il  allât  à  Vvciilon  ;  et  selon  la  vérité,  il 
étaitdéjà  parti  de  cl- ttt-  ville  ,  quaud  je  fis  mon 
premier  et  unique  voyage  aux  Verrières  :  ]e 
n'étais  donc  pas  L'homme  portant  le  nom  de 
Rousseau,  qu'il  y  rencontra.  C'est  ce  que 
j'avais  à  prouver. 

Quel  était  cet  homme  ?  Je  l'ignore.  Ce  que 
je  sais,  c'est  que  ,  pour  que  ledit  Theveiiin 
no  soit  pas  un  imposteur,  il  faut  que  cet  autre 
homme  se  trouve  ;  c'est-à  -  diie ,  que  son 
existence  koit  connue  sur  les  lieux.  Jl  Faut 
qu'il  s'y  soit  trouvé  dans  l'année  ij6<  ;  qu'il 
s'appellât  Rousseau  ;  qu'il  eût  un  habil  ris, 
doublé  de  verd  ou  de  bleu  «qu'il 
des  lettres  à  messieurs  de  Fa  ligues  et  liaj- 
dimand ,  qui  parconséquent  étaient  de  sa 
connaissance  -,  qu'il  ait  écrit  une  tutre  lettre 
à  P. uis,  signée  le  voyageur  per  >  t ■■..',  qu'a- 
près avoir  passé  deus  joun 
aux  Verrières,  ils  aient  encor  c<   n- 

pagnie  à  St-Sulpice  avec  Janin   leui 
et  qu'après  y  avoir  dîne  tous  trois  eu: 
leditTbc  venin  ait  fait  donner  audit  Rou 
ueuf  francs  par  ledit  Janin,  La 


A    M.    DE   TONNERRE.         93 

de  tous  ces  faits  gît  en  informations,  que  je 
ne  suis  point  en  état  de  faire,  et  qui  ne 
m'intéressent  en  aucune  sorte  ,  si  ce  n'est 
pour  prouver  ce  que  je  sais  bien  ssns  cela, 
savoir,  que  ledit  Tlieveniu  est  un  imposteur 
aposte'.  J'ai  pourtant  e'erit  dans  le  pays,  pour 
avoir  là  -  dessus  des  e'claircissemens  dont 
j'aurai  l'honneur,  Monsieur,  de  vous  faire 
part,  s'ils  me  parviennent.  Mais  comment 
pourrais-je  espérer  que  des  lettres  de  cette 
espèce  échapperont  à  l'interception  ,  puisque 
celles  même  que  j'adresse  à  monsieur  leprince 
dcCouti.n'y  e'ciiappentpas,  et  queladeruicre 
que  j'eus  l'honneur  de  lui  écrire,  et  que  je 
mis  moi-même  à  la  poste,  en  partant  de 
Grenoble,  ne  lui  est  pas  parvenue  ?  Mais  ils 
auront  beau  faire  :  je  me  ris  des  machines 
qu'ils  entassent  sans  cesse  autour  de  moi  ; 
elles  s'écrouleront  par  leur  propre  masse, 
et  le  cri  de  la  vérité  percera  le  ciel  tôt  ou 
tard. 

Agréez,  monsieur  le  Comte  ,  les  assurances 
de  mon  respect  (i). 

(  i  )  Apostille  de  T auteur. 

N.B.  »  Certe   lettre   est  restée  sans  réponse, 
«  de  même  qu'une  autre  écrite  encore  l'ordinaire 


9C  LETTRE 

A    M.    L  A  L  I  A  U  D, 

ABour-;oin,  le  11   septembre  176?. 

Jr  ne  puis  résister,  Monsieur ,  au  désir  de 
vous  donner,  par  la  copie  ci-jointe,  une 
idée  de  la  manière  dont  je  suis  traité  dans 
ce  pays.  Si-tôt  que  je  fus  parti  de  Grenoble, 
pour  venir  ici,  l'on  y  déterra  un  Sarçou 
cUamoiseur  ,  nommé  Tluvcnin  ,  qui  me 
redemandait  neuf  francs ,  qu'il  prétendait 
m'aroir  prêtés  en  Suisse,  et  qu'il  prétend 
a-préaent  m'avoir  donnés  ;  parce  que  ceux 

«  suivant,  k  M.  le  comte  de  Tonnerre ,  en  lui  eu 
«  envoyant  une,  dam  laquelle  ML  Roguiu  me 
«  donnaitd  îs  informations  sur  le  sieui  Thevenia, 
«  el  . y < t ■  ne  m'a  point  été  renvoyée.  Depuis  lois, 
«  je  n'ai  reçu,  ni  <!<■  M.  .le  Tonnerre,  ni  d'au- 
«  cune  ente  vivante,  aucun  avis  .le  rien  d?  ce 
-,  qui  sY-81  passé  k  Grenoble,  nu  sujet  de  cette 
a  affaire,  ni  de  ce  qu'est  devenu  ledit  Theve- 
■>i   nui  te. 

<  >.i  peur  ranprorlier  de  la  lettre  qu'on  vient  de 
lire,  une  note  relaiive  a  son  objet,  insérée  dans 
li  vol.  »4,  in-8.  page  5oi  de  la  Collection  de» 
Œuvres  d$  RausteaUf  éduion  d*  Genève  ,  178a. 

T'r 


AM.     LALIAUD.  97 

qui  l'instruisent  ont  senti  le  ridicule  de  faire 
prêter  de  l'argent  par  un  passant,  s  quelqu'un, 
qui  demeure  dans  le  pays.  Cette  extravagante 
histoire,  qui  par-tout  ailleurs,  eut  attiré 
audit  Thevenin  le  traitement  qu'il  mérite, 
lui  attire  ici  la  faveur  publique  ;  et  il  n'y 
a  personne  à  Grenoble,  et  parmi  les  gens 
qui  m'entourent  ,  qui  ne  donnât  tout  au 
monde  ,  pour  que  Thevenin  se  trouvât  l'hon- 
nête homme  et  moi  lefrippon.  Malheureuse- 
ment pour  eux,  l'apprends  à  l'instant,  per 
une  lettre  de  Suisse  ,  qui  m'est  arrivée  sous 
couvert  étranger,  que  ledit  Thevenin  a  eu 
ci-devant  l'honneur  d'être  condamné  par  un 
arrêt  du  parlement  de  Paris,  à  être  marqué 
et  envoyé  aux  galères  ,  pour  fabrication  de 
faux  actes  ,  dans  un  procès  qu'il  eut  l'im- 
pudence d'intenter  à  monsieur  Thevenin  de 
Tanley ,  conseiller  honoraire  actuel  au  parle- 
ment, rue  des  Enfaus-rouges  ,  au  Marais  (1). 

(  1  )  L'arrêt  est  du  10  mars  1761.  Il  fut  permis 
à  Jean  Tlievenln  de  Tanlzy  et  consors,  de  le  faire 
imprimer,  publier  et  afficher.  On  y  voit  même, 
que  ledit  N':colas-Eloi  Thevenin,  de  la  Charité- 
Sur-Loire  ,  esi  condamné  au  carcan,  en  place  de 
Grève,  poury  demeurer  d -puis  midi  jusqu'à  deux 
heures,  avant  écriteau  devant  et  derrière,  portaut 
cei  mots  :  Calomniateur  et  imposteur  insigne. 

Lettres,  Tome  VII.  F. 


98  L  E  T  T  R  F. 

J'ni  écrit  en  Suisse,  pour  avoir  des  La  forma- 
tions sur  le  compte  de  ce  misérable  ;  je  n'ai 
eu  encore  que  celte  seule  réponse,  qui  heu- 
reusement n'est  pas  venue  directementà  mon 
adresse.  J'ai  écrit  à  monteur  de  Faugues, 
receveur-général  des  finances  à  Paris,  lequel 
a  connu,  à  ce  qu'on  me  marque  ,  ledit 
Theveniu  ;jen'en  ai  aucune  réponse.. le  crains 
bien  que  mes  lettres  ne  soient  interceptées  à 
la  poste.  Monsieur  de  Faugnes  demeure  rue 
Feydau.  Si,  sans  vous  incommoder,  vous 
pouviez,  Monsieur,  passer  chez  lui  et  élu/. 
monsieur  Thevenin  deTanley,  vous  tireriez 
peut-être  de  ces  Messieurs  ,  des  informations 
qui  me  seraient  utiles  pour  confondre  mou 
coquin  ,  malgré  la  faveur  do  ses  honnêtes 
protecteurs^ 

j(-  vois  que  ma  diffamation  est  jurée,  et 
qu'on  veut  l'opérera  tout  prix.  Mou  intention 
n'est  pas  de  daigner  me  défendre,  quoiqu'en 
celte  occasion,  je  n'aie  pu  résister  au  désir 
de  démarquer  l'imposteur  -,  mais  j'avoue, 
qu'eu  fin  dégoûté  de  la  France,,  je  n'aspira 
plos  qu'à  m'en  éloigner,  et  du  lover  dos 
lots  lout  je  suis  la  victime,  .le  n'espère 
pas  éch  pp«  à  nus  ennemis  ,  en  quelque  lieu 
qute  je  uic  réfugie  ;  mais  eu  les  forçant  do 


A     M.     LALIAU  D.  99 

multiplierleurs complices,  je  rendsleursccret 
plus  difficile  à  garder  ,  et  je  le  crois  déjà  au 
point  de  ue  pouvoir  me  survivre.  C'est  tout 
ce  qui  me  reste;  à  désirer  de'sormais.  Bonjour, 
Monsieur  ;  votre  dernière  lettre  m'est  bien 
parvenue  ;  cela  me  fait  espérer  le  même 
bonheur  pour  celle-ci,  et  peut-être  pour 
▼  otre  réponse.  Faitcs-là  un  peu  prompte- 
ment,  je  vous  supplie,  si  vous  voulez  que 
je  la  reçoive  ;  car  dans  une  quinzaine  de 
jours  ,  je  pourrais  bien  n'être  plus  ici.  Ma 
femme  vous  prie  d'agréer  ses  obéissances. 
Recevez  mes  très-humbles  salutations. 


AU      M   È    M    E. 

A  Bourgoin  ,  le  5  octobre  1768. 


V 


otre  lettre,  Monsieur,  du  29  septembre, 
m'est  parvenue  en  son  temps,  mais  sans  le 
duplicata  ;  et  je  suis  d'avis  que  vous  ne  vous 
donniez  plus  la  peine  d'eu  faire  par  cette 
voie,  espérant  que  vos  lettres  continuel  ont 
à  me  parvenir  en  droiture  ,  ayant  peut-être 
été  ouvertes  ;  mais  n'importe  pas,  pourvu 
qu'elles  parviennent.   Si  j'apperçois  uue  iu~ 

F  2 


IOO 


LETTRE 


terruption  ,  je  chercherai  nue  adresse  inter- 
médiaire ,  ici ,   si  je  puis  ,  ou  à  I.yon. 

Je  suis  bien  touché  de  vos  soins ,  et  de  la 
peine  qu'ils  vous  donnent,  à  laquelle  je  suis 
très-sûr  que  vous  n'avez  pas  regret  :  mais  il 
est  superflu  que  vous  continuiez  d'en  prendre 
au  sujet  de  ce  coquin  de  Tluvcnin  ,  dont 
l'imposture  est  maintenant  dans  un  degré 
d'évidence  ,  auquel  M.  de  Tonnerre  lui-même 
ne  peut  se  refuser.  Savez -vous  là -dessus, 
quelle  justice  il  se  propose  de  me  rendre  , 
après  m'avoir  promis  la  protection  la  plus 
authentique  pour  tirer  cette  affaire  au  clair? 
C'est  d'imposer  silence  à  cet  homme  ;  et  moi , 
toute  la  peine  que  je  me  suis  donnée,  était 
dans  l'espoir  qu'il  le  forcerait  de  parler.  Ko 
parlons  plus  de  ce  misérable  ,  ni  de  ceux  qui 
l'ont  mis  en  jeu.  Je  sais  que  l'impunité  de 
celui-ci  va  les  mettre  à  leur  aise  pour  en 
susciter  mille  autres  ,  et  c'était  pour  cela  , 
qu'il  m'importait  de  démasquer  le  premier. 
Je  l'ai  fait,  cela  me  suffit  ;  il  en  viendrait 
maintenant  cent  par  jour,  que  je  ne  daigne- 
rais pas  leur  répondre. 

(Quoique  ma  situation  devienne  plus  cruelle 
de  jour  en  jour  ,  que  je  me  voie  réduit  à  passer 
dans  un  cabaret,  l'hiver  dont  je  sens  déjà  les 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.        toi 

atteintes,  et  qu'il  ne  me  reste  pas  une  pierre 
pour  y  poser  ma  tète,  il  n'y  a  point  d'ex- 
trémité que  je  n'endure,  plutôt  que  de  re- 
tourner a  Trye  ;  et  vous  ne  me  proposeriez 
sûrement  pas  ce  retour,  si  vous  saviez  ce 
qu'on  m'y  a  fait  souffrir,  et  entre  les  mains 
de  quelles  gens  j'étais  tombé -là.  Je  frémis 
seulement  à  y  songer  ;  n'en  reparlons  jamais, 
je  vous  prie. 

Plus  je  réfléchis  aux  traitemens  que  j'é- 
prouve,  moins  je  puis  comprendre  ce  qu'on 
me  veut.  Egalement  tourmenté  ,  quelque  parti 
que  je  prenne  ,  je  n'ai  la  liberté,  ni  de  rester 
où  je  suis,  ni  d'aller  où  ;e  veux  ;  je  ne  puis 
pas  même  obtenir  desavoir  où  l'on  veut  que 
je  sois,  ni  ce  qu'on  veut  faire  de  moi.  J'ai 
vainement  désiré  qu'on  disposât  ouvertement 
de  ma  personne  ;  ce  serait  me  mettre  en  repo" , 
et  voilà  ce  qu'on  ne  veut  pas.  Tout  ce  que  je 
sens,  est  qu'on  est  importuné  de  mon  exis- 
tence, et  qu'on  veut  faire  ensorte  que  je  le 
sois  moi-même  ;  il  est  impossible  de  s'y  prend  re 
mieux  pour  cela.  Il  m'est  cent  fois  venu  dans 
l'esprit  de  proposer  mon  transport  en  Amé- 
rique ,  espérant  qu'on  voudrait  bien  m'v  lais- 
ser tranquille,  en  quoi  je  crois  bien  que  jo 
me  flattais  trop  ;  mais  enfin  j'en  aurais  l'ait 

F  3 


xoa  LETTRE 

Je  bon  cœur  la  tentative  ,  si  nous  étions  plu? 
en  t'iat,  ma  femme  et  moi,  d'en  supporter 
le  voyage  et  L'air.  Il  me  vient  une  autre  idée, 
dont  je  veux  vous  parler,  et  que  ma  passion 
pour  la  botanique  m'a  fait  naître;  car  voyant 
qu'on  ne  voulait  pas  me  laisser  herboriser  en 
repos,  j'ai  voulu  quitter  les  plantes  ;  mais 
j'ai  vu  que  je  ne  pouvais  plus  m'en  passer; 
c'est  une  distraction  qui  m'est  nécessaire ab^ 
sol u ment  •  c'est  nn  engouement  d'enfant,  mais 
qui  me  durera  toute  ma  vie. 

Je  voudrais,  Monsieur,  trouver  quelque 
moyen  d'aller  la  finir,  dans  les  isles  de  l'  \  rchi- 
pcl  ,  dans  celle  de  Chipre  ,  ou  daqs  quelque 
autre  coin  de  la  Grèce  ;  il  ne  m'importe  OÙ  , 
pourvu  que  je  trput  e  un  lu  au  climat  .  fertile 
en  végétaux,  et  que  la  chante  cbrélicitnc  ne 
dispose  plus  de  moi.  J'ai  dans  l'esprit  que  la 
barbarie  Turque  me  sera  moins  cruelle  :  rual- 
lieurt  nscment  pour  y  aller  ,  pour  y  \  i\  ri  IVCC 
ma  femme,  j'ai  lu-,  oin  d'aide  et  de  prot<  ction. 
saurais  subsister  là-bas  sans  ressource  ; 
«  t  sans  quelque  faveur  de  la  Porte,  ou  quel- 
que  recommandation  du  moins  ,  pour  quel- 
qu'un des  consuls  qui  résident  dan»  le  p;>>s. 
pion  établissement  y  serait  totalement  impos- 
able. Comme  ;■•  ne  serai»  pas  sans  espoir  d'y 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.         io-3 

tendre    mon   séjour    de   quelque    utilité    au. 
progrès  de  l'histoire  naturelle  et  de  la  botani- 
que ,  je  croirais  pouvoir "à  ce  titre,  obtenir 
quelque  assistance  des  souverains  qui  se  font 
honneur  de    le   favoriser.  Je   ne  suis  pas  un 
Tourncfort,  tii  un  Jnssieu  :   maïs  aussi  je  ne 
ferai*  pas  ce  travail  en  passant,  plein  d'autres 
vues,  et  par  tâche;  je  m'y  livrerais  touteutier, 
uniquement  par   plaisir,  et  jusqu'à  la  mort. 
Le  goût,  l'assiduité  ,  la  constance,  peuvent 
suppléer   à    beaucoup  de  connaissances,  et 
même  les  donner  à  la  fin.  Si  j'avais  o::tcrc  ma 
pension  du  roi  d'Angleterre,  elle  me  suffirait 
et  je  ne  deinau    erais  rien,  sinon  qu'on  favo- 
risât mon  passage,  et  qu'on  m'accordât  quel- 
que recommandation.  Mais  sans  y  avoir  re- 
noncé formellement,   je  me  suis  mis  dans  le 
cas  de  ne  pouvoir  demander,  ùi  désirer  même 
honnêtement     qu'elle    me    soit    continuée, 
et    d'ailleurs  ,     avant   d'aller    m'esiler-là   , 
pour  le  reste  de  mes  jours  ,   il   me    Faudrait 
quelque  assurance  raisonnable  de  n'y  pas  ctre 
oublié,  et  laissé  mourir  de  faim.  J'avoue  qu  'en 
faisant    usage  de  mes  propres  ressources,  l'en 
trouverais  dans  le  fruit  de  mes  travaux  passés^ 
de  suffisantes  pour  subsister  où  que  ce  fut; 
uwis  cela,  demanderait  d'autres  arraiigeineus 


,©4  LETTRE 

que  ceux  qui  subsistent  ,  et  des  soins  que  je 
ne  suis  plus  en  état  d'y  donner.  Pardon , 
Monsieur  :  je  vous  expose  bien  confusément 
Pidée  qui  m'est  venue,  et  les  obstacles  que 
je  vois  à  son  exécution.  Cependant,  comme 
ces  obstacles  ne  sont  pas  insurmontables  ,  et 
que  cette  idée  m'offre  le  seul  espoir  de  repos 
qui  me  reste  ,  j'ai  cru  devoir  vous  en  parler  , 
afin  que  sondant  le  terrain  ,  si  l'occasion  s'en 
présente,  soit  auprès  de  quelqu'un  qui  ait  du 
crédit  à  la  cour,  etdes  protecteurs  que  vous 
me  connaissez  ,  soit  pour  tâober  de  savoir  en 
quelle  disposition  l'on  serait  à  celle  de  Lon- 
dres, pour  protéger  mes  herborisations  dans 
l'A  rcbipcl ,  vous  puissiez  me  marquer  !  •  I  exil 
dans  ce  pays-là  ,  que  je  désire  ,  peut  être  favo- 
risé d'un  des  deux  souverains.  Au  reste,  il 
n'y  a  que  ce  moyen  de  le  rendre  praticable, 
et  je  ne  me  résoudrai  jamais  ,  avec  quelque 
ardeur  que  je  le  désire;  à  recourir  pour  cela, 
à  aucun  particulier,  quel  qu'il  soit.  La  voie 
la  plus  courte  et  la  plus  siire  de  savoir  là-rles- 
sus  ce  qui  se  peut  faire  ,  serait ,  à  mon  avis, 
de  consulter  madame  la  Marccbalede  Luxem- 
bourg. J'ai  même  une  si  pleine  confiance,  et 
dans  sa  bonté  pour  moi ,  et  dans  ses  lumières, 
que  je  voudrais  que  vous  uc  parlassiez  d'abord 


AM.DE   TONNERRE.       io$ 

de  ce  projet  qu'à  elle  seule  ;  que  vous  ue  lis- 
siez là-dessus  ,  que  ce  qu'elle  approuvera  , 
etque  vous  n'y  pensiez  plus,  si  elle  le  juge  im- 
praticable. Vous  m'avez  écrite  Monsieur,  de 
compter  sur  vous.  Voilà  ma  re'ponse.  Je  mets 
mon  sort  dans  vos  mains,  autant  qu'il  peut 
dépendre  de  moi.  Adieu,  Monsieur  ;  je  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A    M.    LE    COMTE 

DE    TONNERRE, 

En  lui  envoyant  l'écrit  suivant. 

A  Bourgoin  ,  le  9  novembre  1768. 

Monsieur, 

x)  'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  c'-joinfc  , 
la  déclaration  juridique  du  sieur  Jeannct, 
cabaretier  des  Verrières  ,  relative  à  celle  du 
sieur  Tlicvenin.  De  peur  d'abuser  de  votre 
patience,  je  m'abstiens  dejoindreà  cette  pièce, 
celles  que  j'ai  rrçues  en  meme-temps  ,  puis- 
qu'elle bullit  seule  à  la  suite  des  preuves  que 


i®6  LETTRE 

vous  avez  déjà  ,  pour  démontrer  pleinement,' 
non. l'erreur,  mais  l'imposture  clete  dernier.  Je 
n'aurai»  assurément  pas  eu  l'indiscrétion  de 
vous  importuner  de  cette  ridicule  affaire,  si  le 
ton  décidésur  lequel  M.  Bpvier  3e  faisait  le  por- 
teur de  parole  de  ce  misérable  ,  n'eut  excité 
ma  juste  indignation.  Nous  m'avez  fait  l'hon- 
neur de  me  marquer,  qu'après  te  qui  s'est 
passé ,  mon  prétendu  créancier  se  tiendra  pour 
dit  ,  qu'il  ne  saurait  se  flatter  de  trouver  en 
moi  son  débiteur.  Voilà,  monsieur  le  Comte  , 
de  quoi  jamais  il  ne  s'est  flatté,  je  vous  assure  : 
mais  il  s'est  flatté  ,  premièrement  ,  de  mentir, 
et  m'avilir  à  son  aise  ;  puis  après  avoir  dit  tout 
ce  qu'il  voulait  dirt-,  et  n'ayant  plus  qu'à  se 
taire,  de  se  taire  ensuite  tranquillement;  et 
s'il  était  enfin  çoni  ain<  d  d'être  un  imposteur, 
desortir  néanmoins  de  ce  tteaffaire,  confondu  , 
très-peu  lui  importe,  mais  impuni,  mais 
triomphant.  Pour  un  homme  qui  parait  si 
bote  ,  je  trouve  qu'il  n'a  pas  trop  mal  cal- 
culé. 

Je  VOUS  supplie,  Monsieur,  de  vouloirbicii 
ordonner,  à  votre  commodité  ,  que  les  deux 
pièces  ci-jointes  me  soient  renvoyées  avec  la 
lettre  de  M.  Roguin.  Je  sens  que  j'ai  fort 
abusé  dans  cette  occasion,  de  la  permission 


A   M.    DE   TONNERRE.       107 

que  vous  m'avez  doune'e  de  faire  veuir  mes 
lettres  sous  votre  pli.  Je  serai  plus  discret  à 
l'avenir  ;  et  si  l'impuuité  du  premier  fourbe 
en  suscite  d'autres  ,  elle  me  servira  de  leçon 
pour  ne  m'en  plus  tourm  nter. 

J'ai  l'honneur,  monsieur  le  Comte,  de 
vous  assurer  de  tout  mon  lespeet. 

Déclaration  juridique  du  sieur  Jeannet. 

L'an  1768  _,  et  le  dix-neuvième  jour  du  mois 
de  septembre  ,  par-devant  noble  et  prudent 
Charles-Auguste  du  Terraux  ,  bourgeois  de 
NeiiGÎialel  et  de  Romain-Motiers ,  maire  pour 
S.  M.  le  roi  dePrusse  ,  notresouverainprince 
et  seigneur,  en  la  jurisdiction  des  Verrières  ; 
administrant  justice  par  jour  extraordinaire, 
mais  au  lieu  et  heure  uccoutume's,  et  en  la 
présence  des  sieurs  jurés  enicelle  après  nom- 
més : 

Personncllcmentest  comparu  M.  Guyenet, 
receveur  pour  S.  M. ,  et  lieutenant  en  l'ho- 
norable cour  de  justice  du  Val-de-Travers , 
qui  a  représenté,  qu'ayant  reçu  depuis  peu 
une  lettre  de  M.  J.  J.  Rousseau,  datée  de 
Bourgoin  du  8  du  courant,  par  laquelle  ii 
lui  marque  quclc  uomméTbtveuiu,  chamci* 


3c3  LETTRE 

seur  de  sa  profession  ,  lui  ayant  fait  demander 
neuf  livres  argent  de  France,   qu'il  prétend 
lui  avoir  fait  remettre  en  prêt,  au  logis  du 
Soleil  ,  à  S.  Sulpicc  ,  il  y  a  à-peu-près  dis  ans; 
et  comme  cet  article  est  trop  intéressant  k 
l'honueurdemonditsieur  Rousseau  ,  pour  ne 
pas  l'éclaircir  ,  vu  et  d'autant  qu'il  n'a  jamaij 
été  dans  le  cas  d'emprunter  cette  somme  dudit 
Thcvcnin,  et  que  cet  article  est  con trouvé; 
c'est    pourquoi    raondit   sieur  le   lieutenant 
Guyenet  se  présente  aujourd'hui  par-devant 
cette  honorable  Justice,    pour  requérir  que 
par  reconnaissance,  il  puisse  justifier autheu- 
tiquement  ce  qu'il  vient  d'avancer  ;  ayant  pour 
cet  effet ,  fait  citer  en  témoignage  le  sieur  Jean- 
JHenri  Jeannet ,  cabarctier  dece  lieu  ,  présent, 
lequel  et  par  qui   l'argent    que   répète  ledit 
Tlievcuin    à  mondit  sieur  Rousseau,  doit, 
suivant  lui,  avoir  été  remis  ;  requérant  qu'a- 
vant de  faire  déposer  ledit  sieur  Jeannet ,  il 
v  soit  appointé  ,  ce  qui  a  été 
Connu. 

Ri  pour  v  satisfaire,  ledit  sieur  Jeannet 
étant  comparu,  a,  après  serment  intimé  sur 
les  interrogats  circonstanciés,  à  lui  adressés, 
tendaus  à  dire  tout  ce  qu'il  peut  S8VO  UT  de  cette 

atlaire  ,  déposé  comjue  suit  ; 

Qu'A 


A    M.    DE  TONNERRE.        109 

Qu'il  n'a  aucuneconnaissancequele  norari 
Theve.iin  ,  Cnaujoiseur,  ait  jamais  pré 
lui,  déposant-,  ai  ailleurs,  aucun  argenl  à 
M.  Jean-Jacques  Rousseau ,  peudan t  tout  le 
laps  de  temps  qu'il  a  demeuré  d:ns  ce  pays  , 
n'ayant  jamais  eu  l'honneur  de  n'r  dans  son 
logis  ,  mondit  sieur  Rousseau  ;  bien  est-il 
Vrai  qu'il  y  a  à-peu-près  cinq  ans,  qu'il  ]0 
vit  s'en  revenant  du  côte  de  Pontariier,  sans 
lui  avoir  parlé,  ni  l'avoir  revu  dès-lors. 

Il  se  rappelle  aussi  très-bien  ,  qu>u  x?62 
pendant  le  courant  du  mois  de  mai  ,  arriva 
chex  lui  un  nommé  Theveniu,  qui  s'e  disait 
être  de  Ja  Cl.arité-sur-Loire  ,  réfugie  dans  ce 
pays,  pour  éviter  l'effet  d'aue  lettre  de  cachet 
obtenue  contre  lui ,  lequel  «tait  accompagné 
du  nommé  Guillobcl,  marchand  îiorloger^du 
même  lieu  ;  lix'it  Thevenin  n'ayant  séjourné 
chez  lui  que  huit  à  dix  jours,  peuduntlequel 
tempsarriva  eacoredans  son  logis ,  un  nomm» 
Decustreau,  qu'il  connaissait  depuis  près  a 
vingt  ans,  pour  avoir  logé  cV.vz  lui  à  diffé 
rentes  fois  ,  et  duquel  il  peut  produire  des 
lettres. 

LeditDecustreaupartitauboutdequelquea 
jours,  pour  Neuchatel  ;  Thevenin  avec  lui, 
Jeauuét,  l'accompagnèrentjmques  àS.SulI 

Lettres.  Tome  XLL,  q 


de 


xio  LETTRE 

picc   au  logisdu  Soleil,  où  ils  dînèrent  Àprè. 

le  départ  dudit  Dccustrc-.ua  ,  ledit  Theven.n 

demanda  au  déposant  s'il   connaissait  ledit 

becustreau  ;  il  lui  repondit  qu'il  leconnaissait 

pottravoirlogéchezlui.Cettcdemandedndi* 

Tbevenin  ayant  excite  an  déposant    la  cuno- 

.itéd'anprendredelui ,  pourquoi  ,1  lu.  Formait 

Cettequest.on,  ledit  Thevcnin   lui  répondit 

ouec'éteritàeaosed'unécadetroiSl.vresquil 

araitprctéauditDeenstreaa^urlademande 

«•il  lui  en  avait  faite.  Et  eufin  ledit  «eut 
Lnnetaioutc  que  .pendant  tout  le  temps 

cucleditr.ievcnina  reste  chez  lu,,.  lue  lu 
apointparlédeM.Ronssea«,n.d,tqaieu 

joindre  chose  à  faire  avec  lui;  que  led,t 
Thevenin,  lorsqu'il  arriva  dans  ce  pays,  na- 
;a:tpointdeprofession,.yantde,-lors.pPna 
ceUetlccliamoiseuraEstavaye-le-lac. 

C'est  tout  ce  que  ledit  sieur  Jeannct  a  dé- 
claré savoir  sur  cette  affaire. 

Qu  monditsienrlelieutenanta continue 

adiré,  qu'étant  nécessaire.  M.  Rousseau  d  a- 
voir  le  tout  par  écrit,  pour  lui  servir  en  ca. 
de  besoin.ildemandaitquepar connaissance, 

il  lui  fût  adjugé-,  ce  qui  lui  a  été. 

Connuetiugé  par  les  sieurs  Jacques  L^im- 

belet,  doyen,  et  Jacob  Perroud  ,  tous  dei« 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.       m 

justiciers  dudit  lieu  ;  et  par  moudit  sieur  Je 
maire  ordonné  au  notaire  soussigné  ,  greffier 
des  Verrières  j  de  lui  en  faire  l'expédition  eu 
cette  forme.  Le  jour  prédit,  19  septembre 
1768. 

Par  ordonnance.  Signé ,  Jeanjaquet. 

A    M.    M  O  U  L  T  O  U. 

A  Eor.rgoin ,  le  10  octobre  17C8. 

V  os  lettres  ,  Monsieur  ,  me  sont  parvenues. 
Je  ne  répondis  point  à  la  première,  parce  que 
vous  m'annoncez  votre  prochain  départ  de 
Genève;  mais  j'y  crus  voir  de  votre  partv  la 
continuation  d'une  amitié  à  laquelle  je  serai 
toujours  sensible,  et  j'y  trouvai  la  clef  de  bleu 
des  mystères,  auxquels  depuis  long-temps  je 
ne  comprenais  rien.  Cela  m'a  fait  rompre  un 
peu  imprudemment  peut-être,  avec  des  ingrats 
dont  j'ai  plus  à  craindre  qu'à  espérer,  après 
jçn'êtrc  perdu,  pour  leur  service  ;  mais  mon 
horreur  pour  toute  espèce  de  déguisement, 
augmente  avec  L'effet  de  ceux  dont  je  suis  U 

G   2 


ji2  LETTRE 

victime.  Aussi  bien,   dans  l'état  où  Ton  m'a 
réduit,  je  puis  désormais  cire  franc  impuné- 
ment ;  je  n'en  deviendrai  pas  plus  miséir.blr. 
J'ignore  absolutncntce  que  c'est  que  le  châ- 
teau de  Lavagnac  ,  à  qui  il  appartient  ,  sur 
quel  pied  j'y  pourrais  loger  ,  s'H  est  habitable 
pour  moi,  c'est-à-dire,   à   ma   manière,   et 
meublé;  en  un  mot,  tout  ce  qui  s'y  rapporte, 
hors  le  peu  que  vous  m'en  dites   dar.s  votre 
dernière  lettre,  et  qui  me  parahtrès-atti  :;y  m*. 
Coindet  ae  m'en   a  jamais  parlé  ,  et  cela  ne 
m'étonne  guère.  Votre  courte  description  du 
local  est  charmante.  Vous  m'offrez  de  m'eu 
dire  davautage  ,  et  même  d'aller  prendre  de» 
éclaircisseinens  sur  les  lieux.  Je  suis  bien  tenté 
de  vous  prendre  au  mot  ;  car  aller  habiter  un 
si  beau  lieu  ,   moi  qui  n'ai  d'asyle  qu'an  ca- 
baret, vous  voir  en   passant,  être  voisin  de 
M.  Yenel,  pour  lequel  j'ai   la  plus  véritable 
estime,  tout  cela  m'attire  assez  fortement  pour 
me  déterminer  probablement  tout-à-lait,  pour 
peu  que  les  convenances  dont   j'ai  besoin  s'y 
rencontrent.  A  l'égard  du  profond  secret  que 
vous   me  promettez,   vous    n'en  êtes  plus  ie 
maître;  ne  laissez  pourtant  pas  de  le  garder 
autant  qu'il  vous  sera  possible;  je  vous  en 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.       n3 

prie  instamment,  puisque  votre  lettre  a  été 
ouverte,  quoique  telle  qui  lui  servait  d'enve- 
loppe ne  l'ait  pas  e'té.  Avis  au  lecteur. 

J'apprends  avec  le  plus  vrai  plaisir,  que 
votre  voyage  a  été  salutaire  à  la  santé  de  Mad. 
Moultou  :  mon  empressement  de  vous  voir 
est  cucore  augmenté  par  le  désir  d'être  connu 
d'elle,  et  de  lui  agréer.  Si  je  n'obtiens  pas 
qu'elle  approuve  votre  amitié  pour  moi ,  et 
qu'elle  en  suive  l'exemple  ,  je  réponds  au  moins 
que  ce  ne  sera  pas  ma  faute  :  mais  comme  je 
désire  m'artêter  un  peu  à  Montpellier  pour 
voir  M.  Guan  et  le  jardin  des  plantes  ,  je  ne 
logerai  pas  chez  vous.  Je  vous  prierai  seule- 
ment de  me  chercher  deux  chambres  dans 
votre  voisinage,  et  qui  n'empêcheront  pas, 
si  je  ne  vous  importune  point  ,  que  vous  ne 
me  voyiez  chez  vous  presque  autant  que  si 
j'y  logeais  ,  à  condition  que  vous'ne  fermerez 
pour  cela  votre  ports  à  personne  :  les  sociétés 
bonnes  pour  vous  ,  seront  sûrement  très  bon- 
nes pour  moi  ;  et  si  je  no  suis  pas  bon  pour 
elles  ,  ce  ne  sera  pas  la  faute  de  ma  volonté. 

Vous  savez  sûrement  que  ma  gouvernante, 
et  mon  amie  ,  et  ma  sœur  ,  et  mou  tout,  est 
enfm  devenue  ma  femme.  Puisqu'elle  a  voulu 
suivre  mon  sort  et  partager  toutes  les  misère» 

G  * 


TT4  LETTRE 

de  ma  vie,  j'ai  dû  faire  au  moins  que  ce  fût 
avec  honneur.  Vingt-cinq  ans  d'union  des 
cœurs  ont  produit  lu  lin  celle  des  personne?. 
L'estime  et  la  confiance  ont  formé  ce  lien.  S'il 
s'en  formait  plus  souvent  sous  les  mêmes  au ;- 
pices  ,  il  y  en  aurait  moins  de  malheureux. 
Madame  Renou  ne  sera  poi  h  t  l'ornement  d'un 
cercle,  et  les  belles  dames  riront  d'elle  ,  sans 
que  cela  la  Fâche;  mais  elle  sera  jusqu'à  la  liu 
de  mes  jours t  la  plus  douce  consolation, 
peut-être  l'unique,  d'un  homme  qui  eu  a  le 
plus  grand  besoin. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  coeur. 

Vous  pouvez  m'écrîre  en  droiture  à  Bt.  Re- 
nou,  àBourgoin  eaDauphiné. 

A    M.    LALIAUD. 

A  Bourgoin,  le  s3  octobre  176S. 

J'ai,  Monsieur,  votre  lettre  du  i3,  et  les 
autres.  Je  ne  vous  ferai  point  d'autres  rcmer- 
ciemens  des  peines  que  je  vous  donne,  que 

d'en  profiter  -,  il  eu  est  pourtant  ,  que  je  vou- 
drais vous  éviter,  c.imue  celle  des  duplicata 
de  vos  lettres,  que  vous  prenez  luuùleiucnt  , 


AMtLALlAUD.         nS 

puisqu'il  est  de  la  dernière  évidence  que,  si 
l'on  prenait  le  parti  de  supprimer  vos  lettres, 
on  supprimerait  encore  plus  certainement  les 

duplicata. 

Je  sens  l'impossibilité  d'exécuter  mon  pro- 
jet :  vos  raisons  sont  sans  réplique  ;  mais  je 
ne  conviens  pas  qu'en  supposant  cette  exécu- 
tion ,  ce  serait  donner  plus  beau  jeu  à  mes 
ennemis  :  je  suis  certain  de  ne  pouvoir  pas  plus 
éviter  en  France  qu'en  A  ngleterre  ,  de  tomber 
dans  les  mains  de  leurs  satellites;  au  lieu  que 
les  pachas  ne  se  piquant  pas  de  philosophie, 
et  n'étant  que  médiocrement  galaus,  lesMa- 
Chiavels  et  leurs  amies  ne  disposeraient  pas 
tout-a-fait  aussi  aisément  d'eus  ,  que  de  ceux 
d'ici.  Le  projet  que  vous  substituez  au  mien  , 
savoir, celui  de  ma  retraite  dans  les  Cévenues, 

a  été  te  premier  des  miens ,  ensongeant  a  quit- 
ter Trye.  Je  le  proposai  à  monsieur  le  Prince 
deCoiiti,  qui  s'y  opposa  et  me  força  de  l'a- 
bandonner. Ce  projetcût  été  Fortdemon  goût, 
et  le  serait  encore;  mais  je  vous  ayoue  qu'une 
habitutiou  tout-à-fait  isolée  m'effraie  un  peu  , 
depuis  que  je  vois  dans  ceux  qui  disposentde 
inoi  ,  tant  d'ardeur  à  m'y  conuner.  .le  n  sa>s 
ce  qu'ils  veulent  faire  de  moi  dans  un  désert; 
mais  ils   m'y  veulent  entraîner  à  toute  force, 

G  4 


n6  LETTRE 

et  je  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  l'une  des 
raisons  qui  les  a  portés  a  me  chasser  :1  •  Trye  , 
dont  l'habita tiou  ne  leur  paraissait  pas  encore 
assez  solitaire  pour  leur  oLiet  ,  quoique  le 
vœu  commun  deSon  Altesse.,  de  madame  la 
Maréchale  et  le  mien  ,  fut  quej*v  liui.se  mes 
jours.  S'ils  n'avaient  voulu  que  s'assurer  de 
moi,  me  diffamer  à  leur  aise,  sans  que  jamais 
je  pusse  dévoiler  leurs  trames  aux  yeux  du 
public  ,  ni  même  les  pénétrer  ,  c'était  là  qu'ils 
devaient  me  tenir,  puisque j  maîtres  absolus 
dans  la  maison  c!u  prince,  où  il  n'a  lui-même, 
aucun  pouvoir,  ils  y  disposaient  de  moi  tout 
■a  leur  gré.  Cependant,  après  avoir  tâché  do 
rue  dissuader  d'y  entrer ,  et  de  me  persuader 
d  en  sortir  ,  trouvant  ma  volonté  inébranla- 
ble ,  ils  ont  fini  par  m'en  chasser  de  vive  force  , 
par  les  mains  du  sacripant  que  le  maître  avait 
char  <:  de  me  protéger  .  mais  qui  se  sentait 
trop  bien  protégé  ici ,  même  par  d'autres,  pour 
avoir  peur  de  désobéir.  Que  me  veulent-ils 
maintenant,  qu'ils  me  tiennent  tout-à-fait? 
Je  L'ignore  ;  je  sais  seulement  qu'Us  ne  me 
veulent  ni  à  Trye,  ni  dan:  une  ville,  ni  au 
voisinage  d'aucun  ami ,  ni  même  au  voisinago 
de  personne,  et  qu'ils  ne  veulent  autre  chose 
encore  ,   que   simplement  s'assurer  de   moi. 


A     M.     L  A  T.  I  A  U  D.         117 

Convenez  que  voilà  de  quoi  donner  à  penser. 
Comme n t  le  prince  me  protégera-t-il ailleurs  , 
s'il  n'a  pu  me  protéger  dans  sa  maison  même  ? 
Que  d-viendrai-je  dans  ces  montagnes,  si  je 
vais  m'y  fourrer  sans  préliminaire,  sans  con- 
naissance, et  sûr  d'être  ,  comme  par-tout,  la 
dupe    et  la  victime   du    premier  fourbe  qui 
viendra  me  circonvenir  ?  Si  nous  prenons  des 
arrnngcmens  d'avance  ,   il  arrivera  ce  qui  est 
toujours  arrivé;  c'est  que  monsieur  le  prince 
de  Couti  e  t  madame  la  Maréchale  ne  pouvant 
Îescaclieraui-Macuiavélistesquilesentourent, 
et  qni  se  gardent  bien   de    laisser  voir  leurs, 
desseins  secrets,  leur  donneront  le  plus  beciu 
jeu  du  monde,  pour  dresser  d'avance  leurs 
batteries  dans  le  lieu  que  je  dois  habiter.   Je 
serai  attendu  ta,  comme  je  l'étaisà  Grenoble, 
et  comme  je  le  suis  par-tout  où  l'on  sait  que 
je  veux  aller.  Si  c'est  une  maison  isolée,  la 
chose  leur  sera  cent  fois  plus  commode  ;   ils 
n'auront  à  corrompre  que  les  gens  dont   je 
dépendrai  pour  tout  et  en  tout.  Si  ce  n'était 
que  pour  în'cspionner  ,  à  la  bonne  heure  ,  et 
très-peu  m'importe  :    mais   c'est  pour  autre 
chose,  comme  je  vous  l'ai  prouvé.  Et  pour- 
quoi ?  Je  l'ignore  ,  et  je  m'y  perds  ;  mais  cou- 
venez  que  le  doute  n'est  paa  attirant. 

G   S 


u8  LETTRE 

Voilà  ,  Monsieur,  des  considérations  que 
je  vous  prie  de  bien  peser  ;  à  quoi  j'ajoute  les 
incommodités  infinies  d'une  habitation  iso- 
lée ,  pour  un  étranger  II  mon  âge  ,  et  dans  mou 
état;  la  dépense  au  moins  triple  ;  les  idées 
terribles  auxquelles  je  dois  être  en  proie  m 

séquestré  du  genre  1m itiuin  ,  non  '  i  taire* 
ment  et  par  goût,  mais  par  force  1 1  pour  as- 
souvirla  rage  de  lues  oppresseurs:  car  d'ail- 
leurs ,  je  vous  jure  que  mou  même  goût  pour 
la  solitude  est  plutôt  augmente  que  diminué 
par  mes  infortunes,  et  que  si  j'étais  pleine- 
ment libre  et  maître  de  mon  sort,  je  choisirais 
la  plus  profonde  retraite  pour)  finir  ines  jours. 
Bien  plus ,  une  captivité  déclarée  n'aurait  rien 
de  pénible  et  de  triste  pour  moi.  (Ju'ou  me 
traite  comme  ou  voudra,  pourvu  que  ce  soit 
ouvertement  :  je  puis  tout.souffrir  sans  mur- 
mure ;  mais  mon  cœur  ne  peut  plus  tenir  aiu 
flagorneries  d'un  sot  Fourbe,  qui  se  croit  bn 
parce  qu'il  est  faux.  J'étais  tranquille  aux  cail- 
loux des  assassins  de  Motiers  ,  et  ne  puis  l'être 
aux  phrases  des  admirateurs  de  Grenoble- 

Il  faut  vous  dire  encore,  que  ma  situation 
présente  est  trop  désagréable  et  violente ,  pour 
que  je  ne  saisisse  pas  la  première  occasion  d'en 
sortir;  ainsi,  des  arrangquieusd'unc  exécution 


A     M.     L  A  L  I  A  TJ  D.        119 

éloignée  ,  ne  peuvent  (amaisétre  pour  moi  des 
engigemens  absolus ,  qui  m'obligent  à  renoi  - 
cer  aux  ressources  qui  peuvent  se  présenter 
dans  l'intervalle.  J'ai  dû,  Monsieur,  entier 
avec  vous  dans  ces  détails  ,  auxquels  je  dois 
ajouter  ,  que  l'espèce  de  liberté  de  disposer  de 
ïnoi ,  que  mes  ressources  me  laissent ,  n'est  pas 
illimitée  \  que  ma  situation  la  restreint  tous 
les  jours  ;  que  je  ne  puis  former  des  projets 
quepour  deux  ou  trois  an  nées,  passé  lesquelles 
d'autres  loix  ordonneront  de  mon  sort,  et  de 
celui  de  ma  campagne  :  mais  l'avenir  éloigné 
ne  m'a  jamais  effrayé.  Je  sens  qu'eu  général, 
vivantou  mort, le  tenipsest  pour  moi;  mesen» 
nemis  le  sent  eut  aussi ,  et  c'est  ce  qui  les  désole; 
ils  se  pressent  de  jouer  de  leur  reste  ;  dès  main- 
tenant ils  en  ont  trop  fait,  pour  que  leurs 
manœuvres  puissent  rester  long-temps  cachées  ; 
et  le  moment  qui  doit  les  mettre  en  évidence, 
sera  précisément  celui  où  ils  voudront  leséten- 
dre  sur  l'avenir.  Vous  êtes  jeune,  Monsieur, 
souvenez- vous  de  la  prédiction  que  je  vous 
fais,  et  soyez  sûr  que  vous  la  verrez  accomplie. 
Il  me  reste  maintenant  à  vous  dire  que,  pré- 
venu de  tout  cela  ,  vous  pouvez  agir  comme 
votre  cœur  vous  inspirera,  et  comme  voti» 
raison  vous  éclairera.  Plein  de  confiance  en 

G  6 


320 


LETTRE 


Vos  son  timons  et  en  vos  lumières  ,  rcrtain  que 
vous  n'êtes  pas  homme  à  servir  mes  intérêts 
aux  dépens  de  mon  honneur,  je  vous  donne 
toute  ma  confiance.  Yoyeamad.  La  Maréchale: 
la  mienne  en  elle,  est  toujours  la  même.  Je 
compte  également,  et  sur  «es  bontés,  et  sur 
telles  de  monsieur  le  Prince  de  Couli  ;  mais 
l'un  est  subjugué,  l'autre  ne  l'est  pas  ;  et  ;e 
jatitie  d'avance  tout  ce  que  vous  résoudrczaveCJ 
elle  ,  comme  fait  pour  mou  plu?  grand  bien. 
A  l'égard  du  titre  dont  vous  me  parle/,  ie 
tiendrai  toujours  a  très-grand  honneur  d'ap- 
partenir à  S.  A. S.,  et  il  ne  tiendra  pas  à  moi  de 
le  mériter  ;  mais  ce  sont  de  ces  choses  qui 
s'acceptent,  etquînese  demandent  pas. 

Je  ne  suis  pas  encore  à  la  Ou  de  mon 
bavardage j,  mais  je  suis  à  la  hu  de  mon 
papier  ;  j'ai  pourtant  encore  à  vous  dire 
qiu-  l'aventure  de  Theveuio  a  produit  sur- 
moi  l'effet  que  vous  desiriez.  Je  me  trouve 
moi-même  fort  ridicule  d'avoir  pris  à  cceur 
une  pareille  affaira  ;  ce  que  je  n'aurais. 
pourtant  pas  tait  .je  vous  jure,  si  je  n'eusse 
sur  que  c'était  v\\  diole  aposlé.  JcdeSH 
yais,  non  par  veogeance  assurément,  mais, 
pour  nia  sûreté,  qu'on  dévoilât  ses  insti- 
gateurs :  ou  ne  l'a  pas  voulu,  soit  ;  il  eu 


A     M.    L  A  L  I  A  U  D.        iax 

viendrait  mille  autres,  que  je  ne  daignerai* 
pas  même  répondre  à  ceux  qui  m'en  parle- 
raient. Bonjour , Monsieur  ;  je  vous  embrasse 
de   tout  mou  creur. 

P.  S.  J'oubliais  de  vous  dire  que  mon 
chamoiseur  est  bien  le  cordonnier  de  monsieur 
de  Tanley.  Il  apprit  le  métier  de  chamoiseur 
à  Yverdon,  après  sa  retraite.  J'ai  fait  faire 
en  Suisse  des  informations  ,  avec  la  déposition 
j  undique  et  légalisée  du  cabaretier  Jeannet. 

AU    MEME. 

A  Bourgoin  ,  le  2  novembre  1768. 


D, 


epuis  la  dernière  lettre  ,  Monsieur,  que 
je  vous  ai  écrite,  et  dont  je  n'ai  pas  encore 
la  réponse,  j'ai  reçu  de  mons  eur  le  duc  de 
Cboiseul,  un  passe-port  que  je  lui  avai* 
demandé  pour  sortir  du  royaume  ,  il  y  a 
près  de  six  semaines,  et  auquel  je  ne  songeai* 
plus.  Me  sentant  de  plus  eu  plus  dans  l'absolue 
nécessité  de  me  servir  de  ce  passe-port,  j'ai 
délibéré  dans  la  cruelle  extrémité  où  je  m* 
trouve,  et  dans  la  saison  où  nous  sommes, 
sur  l'usage  que  j'en  ferais,  ne  voulant  ni  US 


122  LETTRE 

pouvant  le  laisser  écouler  comme  l'autre. 
Vous  serez  e'touue'  du  résultat  de  ma  déli- 
bération, faite  pourtant  avec  tout  le  poids, 
tout  le  sang-froid,  toute  la  réflexion  dont 
je  suis  capable  ;  c'est  de  retourner  en  An- 
gleterre ,  et  d'y  aller  finir  mes  jours  dans  ma 
solitude  deWoottou.  Je  crois  cette  résolution 
la  plus  sage  que  j'aie  prise  en  ma  vie,  et  j'ai 
pour  un  des  garans  de  sa  solidité,  l'horreur 
qu'il  m'a  fallu  surmonter  pour  la  prendre, 
et  telle  qu'en  cet  instant  même,  je  n'y  puis 
penser  sans  frémir.  Je  ne  puis,  Monsieur, 
vous  en  dire  davantage  dans  une  lettre  ;  mais 
mon  parti  est  pris,  et  je  m'y  sens  inébran- 
lable ,  à  proportion  de  ce  qu'il  m'en  a  coûté 
pour  le  prendre.  Voici  une  lettre  qui  s'y 
rapporte,  et  à  laquelle  je  vous priede  vouloir 
bietl  donner  cours.  J'écris  à  monsieur  l'am- 
bassadeur d'Angleterre  ;  mais  je  ne  sais  s'il 
est  à  Paris.  Vous  m'obligeriez  de  vouloir  bien 
vous  en  informer,  et  si  vous  pouviez  même 
parvenir  à  savoir  s'il  a  reçu  ma  lettre,  vous 
feriez  une  bonne  œuvre  de  m'en  donner  a  vis  : 
car  tandis  que  j'attends  ici  sa  réponse,  mou 
passe-port  s'écoule  ,  et  le  temps  est  précieux. 
A  uns  êtes  trop  clairvoyant  pou  rue  pas  sentir 
combien  il  m'importe  que  la  résolution  que 


A     M.     L  A   L  I  A  U  D.        12.3 

)e  vous  communique  demeure  seerctte  ,  et 
sccreile  sans  exception  :  toutefois  je  n'exig© 
rien  de  vous  ,  cjue  ce  que  la  prudente  et  votre 
amitié  eu  exigeront.  Si  monsieur  l'ambassa- 
deur d'Angleterre  ébruite  ce  dessein,  c'est 
toute  autre  chose  ;  et  d'ailleurs  je  ne  l'en  puis 
empêcher.  En  prenanttnonparti  sur  ce  peint , 
vous  sentez  que  je  l'ai  pris  sur  tout  le  reste. 
Je  quitterai  ce  continent,  comme  je  quitterais 
le  séjour  de  la  lune.  L'autre  fois  ce  n'était 
pas  la  même  chose  ;  j'y  laissais  des  attache- 
ment ,  j'y  croyais  laisser  des  amis.  Pardon, 
Monsieur  ;  mais  je  parle  des  anciens.  Vous 
sentez  que  les  nouveaux,  quelque  vrais  qu'ils 
soient,  ne  laissent  pas  ces  déchiremens  de 
cœur  qui  le  l'ont  saigner  durant  toute  la  vit- , 
par  la  rupture  de  la  plus  douce  habitude 
qu'il  puisse  contracter.  Toutes  mes  blessures 
saigneront,  j'en  conviens,  le  reste  de  mes 
jours;  mais  mes  erreurs  du  moins  sont  bien 
guéries  ;  la  cicatrice  est  faite  de  ce  côte-là- 
Je  vous  embrasse. 


124  LETTRE 

A    M.     M  O  U  L  T  O   U. 

A  Bouigoin  ,   le   j   novembre 

V  ou  s  avez  fait,  cher  Moultou  ,  une  prit* 
que  tous  vos  amis  et  tous  les  lionnétc*  gens 
doivent  pleurer  avec  vous  ;  et  j'en  ai  t'ait  une 
en  particulier,  dans  votre  digue  père,  par 
les  sentimeus  dont  i!  m'honor  il  ,  et  dont 
tant  de  Eaux  amis,  dont  je  suis  la  victime, 
m'ont  bieu  tait  connaître  le  prix,  (l'est  ainsi, 
cher  Moultou  ,  que  je  meurs  en  détail ,  dans 
tous  ceux  qui  m'aiment  ;  tandis  que  ceux 
qui  me  haïssent  et  me  trahissent  ,  semblent 
trouver  dans  l'âge  et  dans  1rs  années,  une 
nouvelle  vigueur  pour  me  tourmenter.  Je 
vous  entretiens  de  ma  perte,  au  lieu  «le  parler 
de  la  vôtre  :  mais  la  véritable  douleur,  qui 
n'a  point  de  consolation  ,  m-  .sait  guère  eu 
trouver  pour  autrui;  on  console  les  indifférent 
mais  on  s'afflige  avec  ses  amis.  11  me  semble 
que  si  j'étais  près  de  vous,  que  nous  nous 
embrassassions,  que  nous  pleurassions  tous 
deui  sans  nous  rien  dire,  nos  cœurs  se  sciaient 
beaucoup  dit. 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.       12& 

Cruel  ami ,  que  de  regrets  vous  me  préparez 
dans  votre  description  de  Lavagnac  !  Hélas! 
ce  beau  séjour  était  l'asile  qu'il  me  fallait  ; 
j'y  aurais  oublié,  dans  un  doux  repos,  les 
eunuis  de  ma  vie  ;  je   pouvais  espérer   d'y 
trouver  enfin  de  paisibles  jours,  et  d'y  attendre 
sans  impatience,  la  mort  qu'ailleurs  je  dési- 
rerai sans  cesse.  Il  est  trop  tard.  La  fatal© 
destinée  qui  m'entraîne  ,  ordonne  autrement 
de  mou  sort.  Si  j'en  avais  été  le  maître,   si 
le  prince  lui-même   eût  été  le  maître   chez 
lui     je  ne  serais  jamais  sorti  de  Trye  }  dont 
il  u'avait  rien  épargué  pour   me  rendre  le 
séjour   agréable.  Jamais   prince   n'en  a   tant 
fait  pour  aucun  particulier  ,  qu'il  en  a  daigné 
faire  pour  moi  :  Je  le  mets  ici  à  ma  place  , 
disait-il  à  sou  oiheier;  je  veux  qu'il  ait  la 
même  autorité  que  moi  ,  et  je  n'entends  pas 
qu'on  lui  offre  rien  ,  parce   que  je  le  fais 
le  maître   de    tout.    Il  a    même   daigné  me 
Tenir  voir  plusieurs  fois  ,    souper  avec  moi 
téte-à-tëte ,    me  dire   eu   présence  de   toute 
6a    suite,  qu'il   venait  exprès   pour   cela,  et 
ce   qui   m'a   plus   touché  que  tout  le  reste, 
s'abstenir  même  de  chasser,  de  peur  que  le 
motit  de  son  voyage  ne  fût  équivoque.  Ho 
bien,  cher  Moultou ,  malgré  ses  soius,  ses 


n6  LETTRE 

ordres  les  plus  absolus  ,  maigre  le  désir  ,  la 
passion  j'ose  dire,  qu'il  avait  de  me  rendre 
heureux  dans  la  retraite  qu'il  m'avait  donnée, 
ou  est  parvenu  à  m'en  chasser ,  et  cela  par  des 
moyens  tels  que  l'horrible  récit  n'en  sortira 
jamais  de  ma  bouche  ni  de  ma  plume.  Sou 
Altesse  a  tout  su,  et  n'a  pu  désapprouver 
ma  retraite.  Les  bontés,  la  protection  ,  l'amitié 
de  ce  grand  homme  m'ont  suivi  dans  cette 
province  ,  et  n'ont  pu  me  garantir  des  indi- 
gnités que  j'y  ai  souffertes.  Voyant  qu'on  ne 
ïnc  laisserait  jamais  en  repos  dans  le  royau- 
me, j'ai  résolu  d'en  sortir;  j'ai  demande  un 
passe-port  à  monsieur  de  Choiseul  ,  qui  après 
in 'avoir  laissé  long-temps  sans  réponse,  vient 
enlin  de  m'envoyer  ce  pas>,c-poit.  Sa  lettre 
est  très-polie,  mais  n'est  que  cela  ;  il  m'en 
avait  écrit  auparavant  d'obligeantes.  Ne  point 
m'invitera  ne  pas  faire  usage  de  ce  passe-port, 
c  est  în'inviter  en  quelque  sorte  à  eu  Faire 
usage.  H  ne  convient  pas  d'importuner  les 
ministres  pour  rien  :  cependant  depuis  Io 
moment  où  j'ai  demandé  ce  passe-port,  jusqu'à 
celui  où  je  l'ai  obtenu  ,  la  saison  s'est  avancée; 
les  Alpes  se  sont  couvertes  de  glace  et  de 
Jicigc  ;  il  n'y  a  plus  de  moyen  de  songer  à 
les  passer  daus  mon  état.  Mille  considérations 


A     M,     MOULTOU.       127 

impossibles  à  détailler  dans  une  lettre  ,  m'ont 
forcé  à  prendre  le  parti  le  plus  violent,  le 
plus  terrible,  auquel  mon  cœur  pût  jamais 
se  résoudre,  mais  le  seul  qiii  m'ait  paru  me 
rester  ;   c'est  de  repasser  en  Angleterre,  et 
d'aller  linir  mes  malheureux  jours  ,  dans  ma 
triste  solitude  de  Wootton,,  où  depuis  mon 
départ,  le  propriétaire  m'a  souvent  rappelé 
par  force  cajoleries.  Je  viens  de  lui  écrire  en 
conséquence  de  cette  résolution  ;  j'ai  même 
écrit  aussi  à  l'ambassadeur  d'Angleterre  :  si 
ma  proposition  est  acceptée,  comme  elle  le 
sera   infailliblement,    je  ne  puis  plus  m'en 
dédire  ,  et  il  faut  partir.  Rien  ne  peut  égaler 
l'horreur  que  m'inspire  ce  voyage  ;  mais  je 
ne  vois  plus  de  moyen  de  m'en  tirer,  sans 
mériter  des  reproches  ;  et  à  tout  âge ,  sur-tout 
au  mien  ,  il  vaut  mieux  être  malheureux  que 
coupable. 

J'aurais  doublement  tort  d'acheter  par  rien 
de  répréhcnsible,  le  repos  du  peu  de  jour» 
qui  me  restent  à  passer.  Mais  je  vous  avoue 
que  ce  beau  séjour  de  Lavagnac,  le  voisinage 
de  monsieur  Vcnel,  l'avantage  d'être  auprès 
de  son  ami  ,  parconséquent  d'un  honnête 
homme,  an  lieu  qu'à  Trye  j'étais  entre  les 
mains  du  dernier  des  malheureux  -,  tout  cela 


«28  LETTRE 

me  suivra  en  idée  dans  ma  sombre  retraite, 
et  y  augmentera  ma  misère  ,  pour  n'avoir 
pu  faire  mou  bonheur.  Ce  qui  me  tourmente 
•ncore  plus  en  ce  moment;  est  une  lueur  de 
Vaine  espérance,  dont  je  vois  l'illusion  ,  mais 
qui  m'inquiète  malgré  que  j'en  aie.  Quand. 
mou  sort  sera  parfaitement  décidé,  et  qu'il 
ne  me  restera  qu'à  m'y  soumettre  ,  j'aurai  plus 
de  tranquillité.  C'est  en  attendant  un  grand 
soulagement  pour  mou  cœur,  d'avoir  épanche!^, 
daus  le  vôtre  tout  ce  détail  de  ma  situation. 
Au  reste,  je  suis  attendri  d'imaginer  vos  Da- 
mes ,  vous  et  monsieur  Vc-nel  ,  faisant  en- 
semble ce  pèlerinage  bienfaisant,  qui  mérite 
mieux  que  ceux  de  Lorettc  ,  d'être  mis  au 
nombre  des  œuvres  de  miséricorde.  Recevez 
tous  mes  plus  tendres  remerciement,  et  ceux 
de  ma  femme  ;  faites  agréer  ses  respects  *  t  les 
miens  à  vos  Dames.  Nous  vous  saluons  et 
vous  embrassons  l'un  et  l'autre  de  tout  notre 
cœur. 

P.  S.  J'ai  proposé  L'alternative  de  V  ^"~ 
filc  terre  ou  de  Kl  inorque  ,que  j'aimerais  mieux 
à  cause  du  climat  Si  OC  d<  I -nier  parti  est  pré- 
féré, ne  pourrions-nous  pas  nous  voir  avant 
mon  départ  ,  soit  à  Montpellier  t  soit  à 
Marseille   ? 


A    M.    L  A  L  I  A  U  D,        129 

rAutrc  P.  S.  Si  j'avais  reçu  votre  lettre 
avautle  départ  des  miennes,  je  doute  qu'elles 
fuEfent  parties. 

A    M.    L  A  L  I  A  U  D. 

A  Bourgoin,  le  7  novembre  176S. 

Depuis  ma  dernière  lettre,  Monsieur,  j'at 
reçu  d'un  ami ,  l'incluse  qui  a  fort  augmenté 
mon  regret  d'avoir  pris  mon  parti  si  brusque- 
ment. La  situation  charmante  de  ce  château 
de  Lavaguac  ,  le  maître  auquel  il  appartient, 
l'honnête  homme  qu'il  a  pour  agent  ,  la 
beauté  ,  la  douceur  du  climat ,  si  convenable 
a  mon  pauvre  corps  délabré,  le  lieu  asscs 
solitaire  pour  êlre  tranquille  ,  et  pas  assez 
pour  être  un  désert  ;  toutçela ,  je  vous  l'avoue, 
si  jfi  passe  en  A  ogletcrre  ,  ou  même  à  Mahon  , 
car  j'ai  proposé  l'alternative,  tout  cela,  dis-je, 
me  fera  souvent  tourner  les  yeux  et  soupirer 
vers  cet  agréable  asyle  ,  si  bien  fait  pour  me 
rendre  heureux,  si  l'on  m'y  laissait  en  paix. 
Mais  j'ai  éent  ;  si  l'ambassadeur  me  repond 
honnêtement ,  me  voilà  engagé  ;  j'aurais  l'air 
de  me  moquer  de  lui  ,  si  je  changeai*  de  réso* 


i3o  LETTRE 

lution  ;  et  d'ailleurs  ce  serait  en  quelque  sorte 
marquer  peu  d'égard  pour  le  passe-port  que 
monsieur  de  Choiscul  a  eu  la  honte  de  m'en- 
vover  à  ma  prière.  Les  ministres  sont  trop 
occupés ,  et  d'affaires  trop  importantes,  pour 
qu'.l  soit  permis  de  les  importuner  inutile- 
ment. D'ailleurs,  plus  je  regarde  autour  de 
moi,  plus  je  vois  avec  certitude,  qu'il  se 
brasse  quelque  cliosc  ,  sans  que  Je  puisse 
devin  r  quoi.  Thcvcniu  n'a  pas  été  apo  té 
pour  rien  :  il  y  avait  dans  cette  farce  ridicule 
quelque  vue  qu'il  m'est  impossible  de  péné- 
trer ;  et  dans  la  profonde  obscurité  qui  m'eu- 
virouuc,  j'ai  peur  au  moindre  mouvement 
de  faire  un  faux  pas.  Tout  ce  qui  m'est  arrivé 
depuis  mon  retour  eu  France,  et  depuis  mon 
départ  de  Trye  ,  me  montre  évidemment,  qu'il 
n'y  a  que  monsieur  le  prince  dcConti ,  parmi 
ceux  qui  m'aiment,  qui  sache  a»  vrai  le  secret 
de  ma  situation  ,  et  qu'il  a  fait  tout  ce  qu'il 
a  pu  pour  la  rendre  tranquille,  sans  pouvoir 
y  réussir.  Cette  persuasion  m 'arrache  des  élan» 
de  reconnaissance  et  d'attendrissement  vers 
ce  grand  prince,,  et  i>  me  reproche  vivement 
mou  impatience,  au  sujet  du  silence  qu'il  a 
|i;ardé  surines  deux  dernières  lettres  ;  car  il 
y  a  peu  de  temps  que  j'en  ai  écrit  à  b'.  A.  uut 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.        i3t 

seconde  qu'elle  n'a  peut-être  pas  plus  reçue 
que  la  première  ;  c'est  de  quoi  je  désirerais 
extrêmement  d'être  instruit.  Je  n'ose  eu  a  jouter 
une  pour  elle  dans  ce  paquet,  de  peur  de  le 
grossir  au  point  de  donner  dans  la  vue  :  mais 
si  dans  ce  moment  critique,  vous  aviez  pour 
moi  ,  la  charité  de  vous  présenter  à  son 
audience,  vous  me  rendriez  un  office  bien 
signalé,  de  l'infoimcr  de  ce  qui  se  passe,  et 
de  me  faire  parvenir  sou  avis,  c'est-à-dire, 
ses  ordres  ;  car  dans  tout  ce  que  j'ai  fait  de 
mon  chef,  je  n'ai  fait  que  des  sottises  qui 
me  serviront  au  moins  de  leçons  à  l'avenir, 
s'il  daigne  encore  se  mêler  de  moi.  Demandez- 
lui  aussi  de  ma  part,  je  vous  supplie,,  la 
permission  de  lui  écrire  désormais  sons  votre 
couvert ,  puisque  sous  le  sien ,  mes  lettres  ne 
passent  pas. 

La  tracasserie  du  sieur  Thevcnin  est  enfin 
terminée.  Après  les  preuves  sans  réplique, 
que  j'ai  données  à  monsieur  de  Tonnerre, 
de  l'imposture  de  ce  coquin,  il  m'a  offert 
de  le  punir  par  quelques  jours  de  prison. 
Vous  sentez  bien  que  c'est  ce  que  je  n'ai  pas 
accepté,  et  que  ce  n'est  pas  de  quoi  il  était 
question.  Vous  ne  sauriez  imaginer  les  an- 
goisses que  m'a  données  cette  sotte  .lfaiic, 


î?2  L  E  T  T  R  E 

non  pour  ce  misérable,  à  qui  je  ii'auraîa  pas 
daigne  repondre  ,  mais  pour  ceir:  qui  l'ont 
aposté,  et  que  rien  n'était  plus  aise  que  de 
démasquer,  si  on  l'eût  voulu.  Rien  ne  m'a 
mieux  fait  sentir  combien  je  suis  inepte  et 
bête  en  pareil  cas,  le  seul,  à  la  vérité,  de 
cette  espèce,  où  je  me  sois  jamais  trouvé. 
J'étais  navré,  consterné,  presque  tremblant; 
je  ne  savais  ce  que  je  disais  en  que:tionuant 
l'imposteur  ;  et  lui ,  tranquille  et  calme  dau» 
ses  absurdes  mensonges,  portait  dans  l'audace 
du  crime  ,  toute  l'apparence  de  la  sécurité 
des  innocens.  Au  reste,  j'ai  fait  passer  à 
monsieur  de  Tonnerre  ,  l'arrêt  imprimé  con- 
cernant ce  misérable,  qu'un  ami  m'a  envoyé, 
et  par  lequel  monsieur  de  Tonnerre  a  pu  voir 
que  ceux  qui  avaient  mis  cet  homme  en  ]eu  , 
in  aient  su  choisir  un  sujet  expérimenté  dans 
bes  sortes  d'affaires. 

Je  ue  me  trouvai  jamais  dans  des  embarras 
pareils  à  ceux  où  je  suis,  et  jamais  je  ue  me 
sentis  plus  tranquille.  Je  ne  vois  d'aucun 
côte  nul  espoir  de  repos  ;  et  loin  de  uic  dé- 
sespérer ,  mon  coeur  me  dit  que  mes  maux 
touchent  à  leur  un.  Il  en  serait  bien  temps, 
je  vous  assure.  Vous  voyez  ,  Monsieur  , 
couuuout  je    vous    «cris,  coinuieut  je  vous 

charge 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.       i3S 

charge  de  mille- soins  ,  comment  je  remets 
mon  sort  en  vos  mains  ,  et  à  vous  seul.  Si 
vous  n'appelez  pas  cela  de  la  confiance  et 
de  l'amitié' ,  aussi  bien  que  de  l'importunite', 
et  de  l'indiscrétion  peut-être  ,  vous  avez  tort. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A    M.    M  O  U  L  T    O  U. 

A  Bourgoin  ,  le  21  novembre   1768. 

J'ai,  mon  ami,  votre  lettre  du  14.  Je 
ne  puis  me  détacher  de  l'idée  d'aller  vous 
embrasser,  et  délibérer  avec  vous,  de  ma 
destination  ultérieure.  Je  n'ai  point  encore 
de  réponse  de  l'ambassadeur  d'Angleterre  ;  il 
n'était  pas  à  Pars  quand  je  lui  ai  écrit  ;  et  j'ai 
appris  daus  l'intervalle  qu'il  avait  l'honnête 
Walpole  pour  secrétaire  d'ambassade.  Cette 
ïiouvclle  a  achevé  de  me  déterminer.  Je  n'irai 
point  en  Angleterre  :  on  me  traitera  comme 
on  voudra  eu  France;  mais  je  suis  déterminé 
à  y  rester.  Je  ne  puis  renoncer  à  l'espérance, 
qu'au  moins  pour  l'honneur  de  l'hospitalité 
française,  il  s'y  trouvera  quelque  coin  où  l'eu 
Ltttres.  Tome  VII,  H 


i34  LETTRE 

voudra  bien  me  laisser  mourir  en  repos.  Si  ce 
coin  ,  ihar  Moullou  ,  en  pouvait  être  uu  du 
château  de  Lavaguac,  il  me  semble  que  sous 
les  auspices  de  l'amitié  ,  l'habitation  m'en 
serait  délicieuse.  Malheureusement  ,  j'écris 
inutilement  à  monsieur  le  prince  de  Conti  ; 
mes  lettres  ne  lui  parviennent  point.  11  me 
répondait  fortexactcment.iu  commencement; 
il  ne  me  répond  plus  ;  il  m'a  fait  dire  qu'il  ne 
recevait  point  de  mes  nouvelles.  Les  négo- 
ciations intermédiaires  ont  leurs  inconvéniens. 
La  générosité  de  ce  grand  prince  m'a  accou- 
tumé à  accepter,  et  non  pas  à  demander.  Je 
ne  puis  me  résoudre  à  changer  de  méthode. 
Si  l'ami  de  monsieur  Vend,  qui  commande 
dans  le  château,  veut  écrire,,  a  la  bonne 
heure  ;  je  lui  en  serai  obligé.  Pour  moi,  je 
n'écrirai  pas.  Mais  dites-moi  ,  n'y  a-t-il  dans 
le  pays  aucune  habitation  qui  put  me  con- 
venir que  ce  château  ?  Le  bon  monsieur  Vcncl 
ne  pourrait-il  pas  me  trouver  un  terrier  ù 
Pe/cnas  même,  ou  aux  environs  ?  Pourvu 
que  je  sois  son  voisin ,  que  m'importe  en  quel 
lieu  j'habite  ?  Si  nous  étions  dans  une  meil- 
leure saison  ,  si  le  voyage  était  moins  pénible, 
si  j'avais  plus  de  facilités  pour  le  faire,  je 
tolérais  près  de  vous  ;  tuais  mon  transport 


A     m     M  O  U  L  T  O  U.        i35 

et  celui  de  tout  mon  attirail  de  botanique, 
est  embarrassant.  Je  ne  suis  point  à  portée 
ici  d'avoir  des  voitures.  Il  me  faudrait  un  bon 
carrossin  ,  qui  pût  charger  avec  nous  cinq 
ou  six  malles,  ou  caisses  ;  il  me  faudrait  uu 
bon  voiturier ,  qui  nous  conduisît  bien  et  qi.i 
fût  honnête  homme.  J'ai  pensé  que  cela  se 
pourrait  trouver  où  vous  êtes,  et  que  vous 
pourriez  être  à  portée  de  faire  pour  moi  ce 
marché,  et  de  m'envoyer  la  voiture  au  temps 
convenu.  Voyez.  Ah,  si  vous  pouviez  faire 
plus  !  Mais,  madame  Moultou  ,  votre  santé, 
vos  affaires  !  et  quand  tout  vous  le  permet- 
trait, je  ne  devrais  pas  le  souffrir.  Quoiqu'il 
en  soit,  j'ai  le  plus  grand  desir  de  me  rendre 
auprès  de  vous  ;  et  cela,  d'autant  plus  que 
j'ai  quelque  lieu  de  croire  qu'où  m'y  verrait 
avec  plus  de  plaisir  qu'ici. 

J'ai  reçu  depuis  peu  ,  avec  le  reste  de  mes 
plantes  et  bouquins  ,  une  lettre  que  monsieur 
Gou.?n  m'écrivait  à  Tryc.  Elle  est  de  si  vieille 
date,  que  je  ne  sais  plus  cornaient  y  répondre. 
Il  m'accusera  de  malhonnête  envers  lui,  moi 
qui  voudrais  tout  faire  pour  obtenir  ses  ins- 
tructions et  sa  correspondance  ,  et  que  C3 
desir  anime  encore  à  me  rendre  à  Montpellier, 
bi    vous    le   connaissez,  si    vous    le    voyez, 

H    2 


Ji6  LETTRE 

obtenez-moi ,  je  vous  prie  ,  ses  bonnes  grâces; 
eu  attendant  que  iesoisà  portée  de  les  cultiver. 
Quel  trésor  vous  m'annoncez  dans  l'herbier 
de  plantes  marines  !  Que  je  suis  touché  de  la 
générosité  de  votre  digne  paient  !  Elle  me 
fera  ,  avec  celle  du  brave  Doinbey  ,  une 
collection  complète,  sur-tout  si  monsieur 
Gouan  veut  bien  y  ajouter  quelques  fragment 
de  ses  dernières  dépouilles  des  Pyrénées.  Quo 
je  vais  être  riche  i  Je  suis  si  avare  et  si  enfant, 
que  le  cœur  m'en  bat  de  joie.  Gardez-moi  bien 
précieusement  ce  beau  présent,  je  vous  prie, 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  décidé  qui  de  lui  ou  de 
moi  ira  joindre  l'autre. 

J'ai  été  très-malade,  très-agité  de  peine  et 
de  fièvre  ces  temps  derniers.  Maintenant  je 
suis  tranquille  ,  mais  très-faible.  J*aime  mieux 
cet  état  que  l'autre;  et  j'aurai  peu  de  regret  aux 
forces  qui  me  manquent,  s'il  m'en  reste  assez 
pour  vous  aller  voir.  Adieu  ,  cher  Moultou  ; 
faites  agréer  à  Madame  ,  les  hommages  et 
respects  de  votre  vieux  ami  et  de  sa  femme. 
Nous  vous  cmbrasïous  l'un  et  l'autre ,  de  tout 
notre  coeur. 


A     M.     LALIAU  D.        i3? 

A    M.    LALIAU  D. 

A  Eourgoin,  le  28  novem&re  1768. 

J  E    ne   puis  pas  mieux   vous   détromper  , 
Monsieur  ,  sur   la    réservé    dont    vous    me 
soupçonnez  envers  vous,  qu'en  suivant  en 
tout  vos  idées  et  vous  en  confiant  l'exécution  ; 
et  c'est  ce  que  je  fais,  je  vous  jure,  avec  une 
confiance   dont   mon   cœur  est  content,    et 
dont  le  vôtre  doit  l'être.  Voici   une    lettre 
pour   monsieur  le   prince  de  Conti,   où  je 
parie  comme  vous   le   desirez   et  comme  j© 
pense.  Je  n'ai  jamais  ni  désiré,  ni  cru,  que 
ma   lettre  à   monsieur  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre ,  dût  ni  pût  être  un  secret  pour  Son. 
Altesse,  ni   pour  les  gens  en   place,    niais 
seulement  pour  le  public;  et  je  vous  préviens, 
une  fois  pour  toutes,  que  quelque  secret  que 
je   puisse  vous  demander  sur  quoi   que  ce 
puisse  être,  il  ne  regardera  jamais  monsieur. 
le  prince  de  Conti,  en  qui  j'ai  autant  et  plus 
de  confiance  qu'eu  moi-même.  Vous  m'aves 
promis  que  ma  lettre  lui  serait  remise  en  uaaia 

H  3 


,38  LETTRE 

propre  ;  je  suppose  que  ce  sera  par  vous  ;  j'y 

compte,  et  je  vous  le  demande. 

Vous  aurez  pu  voir  que  le  projet  de  passer 
en  Angleterre,  qui  rue  vint  cii  recevant  lo 
parse-port,  a  etc  presqu'aussi-tôt  révoqué 
que  forme  :  de  nouvelles  lumières  sur  ma 
situation  ,  m'ont  appris  que  je  me  devais  de 
rester  en  France,  et  j'y  resterai.  Monsieur 
Davenport  m'a  lait  une  réponse  très-enga- 
geante et  très  -  Honnête.  L'ambassadeur  ne 
m'a  point  répondu.  Si  j'avais  su  que  le  Bieur 
Walpole  était  auprès  de  lui  ,  vous  jugez  bien 
que  je  n'aurais  pas  écrit.  Je  m'imaginais  bon- 
nement que  toute  l'Angleterre  avait  conçu 
pour  ce  misérable  et  pour  son  camarade  tout 
le  mépris  dont  ils  sont  dignes.  J'ai  toujours 
agi  d'après  la  supposition  des  sentimeaa  do 
droiture  et  d'honneur,  innés  dans  If-s  coeurs 
des  hommes.  Ma  lui,  pour  le  coup,  je  me 
tiens  coi ,  et  je  ne  suppose  plus  rien  ;  me  \  oila 
de  jour  en  jour  plus  déplacé  parmi  eux,  et 
plus  embarrassé  de  ma  ligure.  Si  c'est  leur 
tort  ou  le  mien  ,  c'est  ce  que  je  les  laisse 
décider  à  leur  mode  ;  ils  peuvent  continuer 
à  balloter  ma  pauvre  machine  à  leur  gré  ,  mais 
ils  ne  m'ôteront  pas  ma  place  ;  elle  n'est  pas 
au  milieu  d'eux. 


A     M.     LALIAUD.        i39 

J'ai  été  très-bien  pendant  une  dixaine 
de  jours.  J'étais  gai  ,  javais  boa  appétit  ,  j'ai 
fait  à  mon  herbier  de  bonnes  augmentations. 
Depuis  deux  jours  je  suis  inoins  bien  ;  j'ai  de 
la  lièvre  ,  un  grand  mal  de  tête  ,  que  les  échecs 
où  j'ai  joué  hier,  ont  augmenté.  Je  les  aime, 
et  il  faut  que  je  les  quitte.  Mes  plantes  ne 
m'amusent  plus.  Je  ne  fais  que  chanter  des 
stropbesduTasse;  il  est  étonnantquel  charme 
je  trouve  dans  ce  chant,  avec  ma  pauvre  voix 
cassée  et  déjà  tremblotante.  Je  me  mis  hier 
tout  en  larmes,  sans  presque  m'en  apperec- 
voir,  on  chantant  l'histoire  d'Olinde  et  de 
Sophronie.  Si  j'avais  une  pauvre  petite  épi  net  te 
pour  soutenir  un  peu  ma  voix  faiblissante, 
je  chanterais  du  matin  jusqu'au  soir.  Il  est 
impossible  à  ma  mauvaise  tête,  de  renoncer 
aux  châteaux  eu  Espagne.  Le  foin  de  la  cour 
du  château  de  Lavaguac  ,  une  épinette  et  mon 
Tasse  ,  voilà  celui  qui  m'occupe  aujourd'hui 
malgré  moi.  Boujour,  Monsieur;  ma  femme 
vous  salue  de  tout  sou  cœur  ;  j'en  lais  de 
même  ;  nous  vous  aimons  tous  deux  bien 
■iueèroment. 


140  LETTRE 

A  U    M  È  M  E. 

A  JBourgoin  ,  ce  7  décembre  17G8. 

V  01  ci,   Monsieur,  une  lettre  à   laquelle 
je  vous  prie  de  vouloir  bien  donner  COUTS. 
Elle  est  pour  mousieur  Davenport,  qui  m'a 
écrit  trop  honnêtement,  pour  que  je  puisse 
me   dispenser   de    lui    donner  avis    que    j'ai 
changé  de  résolution.  J'espère  que  nia  pie- 
ce'dcnteavec  l'incluse  vous  sera  bien  pai  venue, 
et  j'en  attends  la  réponse  au  premier  jour.  Je 
Suis  assez  content  de  mou  état  présent  ;  je  passe 
entre  mon  Tasse  et  mon  herbier,  des  heures 
assez  rapides  pour  nie  faire  sentir  combien 
il  est  ridicule  de  donner   tant  d'importance 
à  une  existence  aussi  fugitive.  J'attends  sans 
impatience  que  la  mienne  soit  fixée  ;  elle  l'est 
par  tout  ce  qui  dépendait  de  moi  ;  le  reste, 
qui  devient  tous  les  jours  moindre,  est  à  la 
merci  de  la  nature  et  des  hommes  :  ce  n'est 
plus  la  peiné  de  le  leur  disputer.  J'aimerais 
assez  à  passer  ce  reste  dans   la  grotte  de  la 
Bal  me  ,   si    les   chauve-souris   ne   IVmpuaii- 
tissaieut  pas.  il  faudra  que  nous  l'allions  voix 


A     M:     M  O  U  L  T  O  U.       141 

ensemble,  quand  vous  passerez  par  ici.  J© 
tous  embrasse  de  tout  mou  cœur. 

A    M.    M  O  U  L  T  O  U. 

A  Bourgoin,  le  12  décembre  1768. 

C/uoi,  Monsieur,  c'est  à  monsieur  Q t 

qu'on  s'est  adressé  ;  c'est  à  lui  qu'ont  été 
envoye's  les  extraits  des  lettres  que  je  vous 
avais  écrites  dans  la  confidence  de-  l'amitié  ; 
et  ce  serait  sous  les  auspices  de  l'homme  qui 
m'a  chasse  du  château  de  Trye,  malgré  son 
maître  ,  que  j'irais  habiter  celui  de  Lavaguac  ? 
Vraimeut,  mon  ami  ,  vous  avez  opéré  là  de 
belles  choses  !  Mais  n'en  parlons  plus  ;  ce 
n'est  pas  votre  faute  :  vous  ne  saviez  ni  ce 

qu'était  monsieur  Q t,  ni  ce  que  faisait 

monsieur  M x  ;  mais  vous  ne  deviez  pas, 

me  semble,  être  si  facile  à  donner  les  extraits 
des  lettres  de  votre  ami.  Le  plus  grand  mal 
de  tout  ceci  ,  est  que  j'ai  trouvé  de  mon  côté 
le  moven  d'écrire  au  prince,  et  de  lui  faire 
passer  ma  lettre.  Si  Sou  Atteste  agrée  que 
j'aille  à  Lavaguac ,  comment  Êcrai-je  pou? 


W  LETTRE 

m'en  dédire  ,  après  le  lui  avoir  demandé  ? 
ou  à  quelle  destinée  dois-je  m'a t tendre,  fi 

j'ose  aller  me  livrera  des  gens  sur  qui  (^ t 

a  de  l'influence  ?  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  est 
qu  il  n'y  a  rien  à  quoi  je  ne  m'expose  ,  plutôt 
qu'à  la  disgrâce  du  prince,  et  sur-tout  à  la 
mériter.  Ainsi ,  s'il  approuve  que  j'aille  à 
Lavagnac,  je  suis  déterminé  à  m'y  rendre* 
tout  risque  ,  quoiqu'assurément  le  destin 
qu'on  m'y  prépare,  ne  puisse  être  pire  que 
celui  auquel  je  m'attends.  Mais  que  j'écrive 

fc  monsieur  (^ t,moi!   Non,  mon  ami; 

le  riche  Dauphinois  et  le  célèbre  Genevois 
ne  sont  point  faits  pour  s'écrire  l'un  à 
l'autre,  et  ne  s'écriront  jamais,  je  vous  en 
réponds. 

Je  suis  vivement  touché  du  zèle  et  de» 
bontés  de  monsieur  Veuel.  Je  ne  lui  écris 
pas,  parce  qu'il  m'est  très-pénible  d'écrire  ; 
mais  j'ai  le  eneur  plein  de  lui.  Si  j'alluis  à 
Lavagnac,  l'avantage  d'être  auprès  de  lui, 
me  pourrait  consoler  et  dédommager  d« 
D(  auc<  ui)    de  choses    :    mais    je    vous   avons 

que  l'idée  d'être  au  pouvoir  du  sieur  Q t, 

m«  fait  frémir.  Ce  qu'il  y  adebisarre,  cstquo 

connais  point  du  tout  cet  homme-là, 

que  je  n'ai  jamais  eu  nulle  affaire  avec  lui, 


A  M.  MOULTOU.  i43 
nulle  sorte  de  liaison,  que  je  ne  l'ai  même 
jamais  vu,  que  je  sache.  Il  me  hait,  comme 
tous  mes  autres  ennemis,  sans  avoir  à  se 
plaindre  de  moi  en  aucune  sorte,  et  unique- 
ment parce  qu'ils  ont  tous  des  cœurs  faits 
pour  goûter  un  plaisir  sensible,  à  haïr  et 
tourmenter  les  infortunés.  Au  reste,  vous 
vous  doutez  bien  qu'un  courtisan  aussi  délié 

que  monsieur  Q t  se  garde  bien  d'avouer 

sa  haine  :  il  suit  encore  en  cela,  les  même» 
erremens  des  autres  ;  et  pour  mieux  servir  sa 
haine  ,  il  a  grand  soin  de  la  cacher. 

Je  vous  renvoie  ci -jointe,  la  lettre  de 
votre  ami.  J'en  suis  pe'ne'tre'.  Si  je  dépendais 
de  moi  ,  je  ne  tarderais  guère  à  aller  lui 
demander  ses  directions  ,  et  proûter  de  ses 
soi.is  généreux.  Il  ne  de'pcndra  même  pas  de 
moi ,  que  cela  n'arrive  :  mais  ceux  qui  dis- 
posent de  moi,  règlent  ma  marche,  cqjtnme 
Dieu  celle  de  la  mer.  Procèdes  hhc }  et  non 
ibis  amplins.  Adieu,  cher  Moultou;  je  ne 
sais  ce  qu'il  arrivera  de  moi.  Je  vois  que 
je  soupire  en  vain,  après  le  repos  qu'on  ne 
veut  pas  m'accorder;  mais  ce  qu'on  nem'ôtera 
pas  du  moins,  quoi  qu'il  arrive,  c'est  le 
plaisir  de  vous  aimer  jusqu'à  juion.  deruier 
soupir. 


M4  LETTRE 

Je  vois  par  ce  qne  Monsieur  votrr  ami 
vous  dit  tic  son  herbier,  et  ck  ce  qu'il  se 
propose  d'y  joindre,  que  ce  n'est  pas  tont-à- 
faiteeque  j'avais  imaginé  survotre expression. 
Voivs  m'aviez  annoncé  des  plantes  marines  ; 
les  plantes  marines  sont  des  fucus  qui  vien- 
nent dans  la  mer  ;  et  je  présume  par  sa  lettre, 
que  ce  sont  seulement  des  plantes  maritimes, 
qui  viennent  sur  les  rivages.  C'est  antre  chose  ; 
mais  n'importe  :  l'un  ou  l'autre  présent  me 
sera  toujours  très-précieux. 

Je  vois  que  Mad.  Moultou  a  été  malade. 
Vous  ne  m'en  aviez  rien  dit.  Vous  aviez  tort; 
l'armtiécstunsentimentsi  doux, qu'elle  donne 
mémeune  sorte  de  plaisir  à  partagerles  peines 
de  nos  amis,  et  vous  m'avez  ravi  ce  plaisir  la. 
Il  est  vrai  que  je  lui  préfère  celui  de  partager 
maintenant  votre  joie  :  mille  respects  de  ma 
part ,  et  de  celle  de  ma  femme  ,  à  votre  cbèrt 
convalescente,  et  prenez-en  votre  part. 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.        z^ 

A    M.    L  A  L  I  A  U  D. 

A  Eourgoin,  le  19  décembre  1768. 

P 

A    auvre  garçon,  pauvre  Sauttershaim  ! 

Trop  occupé  de  moi  durant  ma  de'tresse  je 
l'avais  un.  peu  perdu  de  vue  ;  mais  il  n'était 
point  sorti  de  mou  cœur,  et  j'y  avais  nourri 
le  désir  secret  de  me  rapprocher  de  lui,  si 
jamais  je  trouvais  quelque  intervalle  de  repos 
entre  les  malheurs  et  la  mort.  C'était  l'homme 
qu'il  me  fallait  pour  me  fermer  les  yeux  •  son. 
caraclère  était  doux  ;  sa  société  était  simple  • 
lien  de  la  pretintaille  française  ;  encore  plus 
de  sens  que  d'esprit  ;  un  -ont  sain  ,  formé  par 
la  bonté  de  son  cœur  ;  des  talcns  assez  pour 
parer  mm  solitude,  et  un  naturel'fait  pour 
L'aimer  avec  un  ami  :  c'était  mou  homme  - 
la  Providence  me  l'a  ôté  ;  Us  hommes  m'ont 
ôtc  la  jouissance  de  tout  ce  qui  dépendait 
d'eux;  ils  me  vendent  insrju-;,  |a  petite  mesure 
d'air  qu'ils  permettent  que  je  respire  ;  f,  ue  me 
restait  qu'une  espérai  ë  illusoire;  il  ne  m'en 
rcsteplusdulout.  Sans  doute  ie  ciel  me  trouve 
digne  de  tirer  demoi  seul ,  toutes  mos  retour- 
Lettres.  Tome  VII.  I 


■t46  LETTRE 

ces  ,  puisqu'il  ne  m'en  laisse  plus  aneune  antre. 
Je  sens  que  la  perte  de  ce  pauvre  -arçon  in'af- 
fçcle  plus  à  proportion  ,  qu'aucun  de  mes 
autres  malheurs.  Il  fallait  qu'il  y  eûl  une  sym- 
pathie bieu  forte  entre  lui  et  moi ,  pmsq  n'ayant 
de'ià  appris  à  me  mettre  en  garde  contre  tes 
empressés ,  je  I-  reçus  à  brasoùvi  rts,  sitôt  qu'il 

çc  présenta  }  et  dès  le-  premiers  jours  de  notre 
Il  j  son  .  e||e  lut  intime.  Je  me  souviens  que 
(ia.,s  c,  même  temps,  on  m'écrivit  deGenève 
q..c  c'était  wn  espion  apostc  pour  lâcher  de 
m'ait  rer  en  France,  où  l'on  voulait,  disait 
la  lettre,  me  Faire  un  mauvais  part  I  à-dessus, 
;,•  proposai  à  Sautiershahn  an  voyagea  Pon- 
tarlicr,sauslui  parler  de  ma  lettre.  Il)  consent  ; 
nous  partons  ;    en   arrivant    à    Ponlailior,   je 

l'embrasse a>  ec  tr  insport ,  et  puisse  lui  montre 
la  lettre  ;  il  la  'il  sans  s'émouvoir  :  nous  nous 
embrassons  «le  rechef, et  nos  larmes  coulent. 
J'<  n  verse  de  recheF,  en  me  rappel lant  ce  dc- 
licieux  moment.  .J'ai  Fait  avec  lui,  plusieurs 
petits  voyages  pédestres  ;  je  commençais  d'her- 
boriser il  prenait  le  mêmegoùt  ;  nous  allions 
voir    Ulilord    Mai»  clial    qui  ,    sachant    que  je 

L'aimais  ,  le  recevait  bien  ,et  le  prit  bientôt  en 
amitié  lui-même.  Il  avait  raison. Sauttershaim 
était  aimable  ;  mais  sou  mérite  uc  pou\  ai t  rive 


A     M-     L  A  L  I  À  U  D.        147 

senti  que  des  gens  bien  nés  ,  il  glissait  sur  tous 
les  autres..  La  génération  dans  laquelle  il  a 
vécu  ,  n'était  pas  faite  pour  le  connaître  :  aussi 
n'a-t-il  rieu  pu  faire  à  Paris  ni  ailleurs.  Le 
ciel  l'a  retiré  du  milieu  des  hommes  t  où  il 
était  étranger  :  mais  pourquoi  m'y  a-t-,l 
laissé  ? 

Pardon  ,  Monsieur  ;  mais  vous  aimiez  ce 
pauvre  garçon  ,  et  je  sais  que  l'effusion  de  m0u 
attachement  et  de  mon  regret,  ne  peut  vous 
déplaire.  Je  suis  sen;ine  à  la  peine  que  vous 
avez  bien  voulu  prendre  eu  ma  faveur,  auprès 
de  monsieur  le  Prince  deConti  ;  mais  vous  en 
avez  été  bien  payé  ,  par  le  plaisir  de  converser 
avec  le  plus  aimable  et  le  plus  généreux  des 
bonunes,  qui  sûrement  eût  aimé  et  favorisé 
notre  pauvre  Sauttersliaim  ,  s'il  l'avait  connu) 
Je  vois  par  ce  que  vous  me  marquez  de  ses 
nouvelles  bontés  pour  moi,  qu'elles  sont  iné- 
puisables ,  comme  la  générosité  de  son  cœur. 
AU!  pourquoi  faut-il  que  tant  d'intermédiai- 
res qui  nous  séparent ,  détournent  et  anéan- 
tissent tout  l'effet  de  ses  soins  ?  J'apprends 
que  son  trésorier  ,  qui  m'a  fait  chasser  du 
château  de  Trye  à  force  d'intrigues  ,  est  en 
liaison  avec  l'agent  du  Prince  à  celui  de  La- 

I  2 


T48  LETTRE 

vagnac  ,  et  qu'il  a  déjà  été  question  de  moi 
entr'eux  deux.  Il  ne  m'en  faut  pas  davantaga 
pour  juger  d'avance ,  du  sort  qu'on  m'v  pré- 
pare ;  niais  u'iuiporte  ,  me  voilà  prêt,  et  il  n'y 
a  rien  que  je  n'endure  ,  plutôt  que  de  méritez 
la  disgrâce  du  Prince,  eu  me  rétractant  sur  ce 
que  j'ai  demande'  moi-même,  et  en  laissant 
inutiles  par  nia  faute  ,  les  démarches  qu'il 
veut  bien  faire  en  ma  faveur.  De  tons  les  mal- 
heurs dont  on  a  résolu  de  m'accabler  iiisqu"<i 
ma  dernière  heure,  il  y  en  a  un  du  nui  in. s  ,1,,,  t 
je  saurai  me  garantir  ,  quoi  qu'on  Fas  e  :  c\  i 
celui  de  perdre sabienveillance  ctsa  protection 
par  ma  tante. 

Vous  avez  la  bonté,  Monsieur,  de  me  cher- 
cher une  épi  nette.  Voilà  un  soin  dout  j 
suis  très-obligé,  nuis  dont  le  su< 
barrasseraii  beaucoup  ;  car,  avant  d'avoir  la- 
dite épi  nette  ,  il  Faudrait  me   pourvoir  d'un 
lieu  pour  la  placer,  et  premièrement  d'une 
pierrre  pour  y  poser  ma   tête.  Mon  herbier  et 
mes  livres  de  botanique  me  coûtent  déjà  beau- 
coupdepeineet  d'argent  à  transporter  de  gîte 
eu  gîte,  et    de   cabaret  en  cabaret.    Si    u^ns 
ajoutionsde  surcroît ,  une  épine  t  te  ,  il  !.. 
donc   y   attacher  des  courroies,  afin  que  je 


A     M.     L  A  L  I  A  TJ  D.       149 

pusse  la  porter  sur  mon  dos,  comme  les  Sa- 
voyardes portent  leurs  vieilles;  toutcetattirail 
me  ferait  un  équipage  assez  digue  du  roman 
comique,  mais  aussi  peu  visible  qu'utile  pour 
moi.  Dans  les  douces  rêveries  dont  je  suis  en- 
core a  scz  fou  pour  me  bercer  quelquefois,  j'ai 
pu  faire  entrer  le  désir  d'une  epinette;  mais 
nous  serons  assez  à  temps  de  songer  à  cet  article 
quand  tous  les  autres  seront  réalisée  ;  et  il  me 
semble  que  de  tous  les  services  que  vous 
pourriez  me  rendre,  celui  de  me  pourvoir 
d'une  epinette,  doit  être  laissé  pour  le  dernier. 
Il  est  vrai  que  vous  me  voyez  déjà  tranquille 
au  château  de  Lavagnac.  Ah  !  mon  cher  M.  La- 
liaud  ,  cela  me  prouve  que  vous  avez  la  vue 
plus  longue  que  moi.  Bon  jour  ,  Monsieur; 
nous  vous  saluons  tous  deux  de  tout  notre 
cœur.  Je  vous  donne  l'exemple  de  finir 
sans  complimens  ;  vous  ferez  bien  de  le 
suivre. 


I  3 


i5o  LETTRE 

A    M.    M  O  U  L  T  O  U. 

A  Bourgoin,  le  3o  décembre  17C8. 

J  'attend  Aïs,  cher  Moultou  ,  pour  répondre 
à  votre  dernière  lettre,  d'avoir  reçu  les  ordres 
que  monsieur  le  Prince  de  Conti  m'avait  lait 
annoncer  ,  ensuite  de  l'approbation  qu'il  a 
donnée  an  projet  de  ma  retraite  à  Lavagnac  ; 
mais  ces  ordres  ne  sont  point  encore  venus, 
et  je  crains  qu'ils  ne  viennent  pas  sitôt  .  car 
S.  A.  m'a  fait  prévenir  qu'il  fallait,  avant  de 
m'écrire,  qu'elle  prît  povirec  projet,  dis  nr- 
rangemens  semblables  à  ceux  qu'elle  a  cru  à 
propos  de  prendre  ,  pour  mon  voyage  eu 
Daupliine  :  ces  arrangemens  dépendent  oc 
l'accord  de  personnes  qui  ne  se  rencontrent 
p  18  souvent  ;  et  quelle  que  soit  la  générosité 
de  cœur  de  ce  grand  prince,  de  quelque  ex* 
treme  boute  qu'il  m'honore  ,  vous  sentez  qu'il 
n'est  pas  ni  ne  saurait  être  occupé  de  moi 
seul;  et  la  chose  du  monde  qui  fait  le  mieux 
son  e'lo:;c,est  qu'il  ne  se  soit  pas  encore  en- 
Duyéde  tous  l«s  soins  que  je  lui  ai  coûtés. 
J'attends  doue  sans  impatience;  mais  eu  at- 


À     M.     MOULTOU.        i5i 
tendant  ,  ma  situation  devient  /a  tous  égards  , 
plus  critique  de  jour  en  jour  ;  et  l'air  maréca- 
geux et   l'eau  de   Bourgoin  ,   m'ont  t'ait  con- 
tracter ,  depuis  quelque  temps  ,   une  maladie 
singulière,  dont,  de  manière  ou  d'i  ulrc  ,  il 
faut   tacher  de  me  délivrer.  C'est  un  gpnflc- 
inent  d'estomac  très-considérable  et  seu-iide 
même,  au-dehors ,  qni  m'oppresse,  m'étouffe 
et  me  gêne  au  point  de  ne    pouvoir   plus  me 
baisser;  et  .1  faut  que  ma  pauvre  femme  oit 
la  peine  de  me  mettre  mes  souliers,  etc.  Je 
croyais  d'abor  I  d'engraisser  ,  mais  la  graissa 
n'étouffe  pas;  je  n'engraisse  que  de  l'estomac, 
etle  reste  est  tout  aussi  maigre  qu'à  l'ordinaire. 
Cette  incommodité  qui  croît  à  vue  d'oeil  ,  me 
détermine  à  tacher  de  sortir  de  ce  marais ,  le 
plutôt  qu'il  me  sera   possible,   en   attendant 
que  le  prince  ait  jugé  à  propos  de  disposer  de 
moi.    Il  V  a  dans  ce  pays  ,  à  demi  lieue  de  la 
ville,  une  maison  à  mi-côte,  agréable,  bien 
•ihtée,OÙ  l'eau  et  l'air  son  très-bons  ,  et  où 
le  propriétaire  veut  bien   me  céder  un    petit 
logomcntquei'aidesscin  d'occuper. La  maison 
est  seule,  loin  de  tout  village,  et  inhabitée  en 
cette  saison.  J'y  serai  seul  avec  ma  Femme  ,  et 
une  servante  qu'on  y   tient:    voilà   une  belle 
occasion  ,  pour  ceux  qui  disposen  t  de  moi ,  d* 

l  4 


ï52  LETTRE 

se  délivrer  du  soin  de  ma  garde,  et  de  me 
délivrer  ,  moi,  des  misères  de  cette  v.:<-  (  ,  tte 
idée  ne  me  détourne  ,  „i  De  me  dét<  rmiue.  Je 
compte  aller  là  dans  quelques,  purs,  alamerci 
des  hommes  ,  et  à  la  garde  de  la  Providcuce  ; 
en  attendant  que  je  sache  s'il  m'est  permis 
d'aller  vous  joindre,  ou  si  je  dois  rester  dan. 
Ce  pays  ;  car  je  suis  détermine  à  ne  prendre 
aucun  parti  sans  l'aveu  du  Prince,  pour  qui 
ma  confiance  est  égale  à  ma  reconnaissance 
et  c'est  tout  dire.  Cher  Mpuftou  ,  adieu  ;  fa 
ne  sais  ni  dans  que!  temps,  ni  à  qu<  Ile  occa- 
sion, je  cesserai  de  vous  écrire  :  mais  tant 
que  je  vivrai ,  je  ne  cesserai  de  vous  aimer. 

A  M.  BEAU-CHA  TE  AU. 

A  Bourgqin,  le  g  janvier  1769, 

H 

11,rR'  Monsieur,   je  reçus  par  le  canal  du 
sieur  Guy,  libraire  a   Pan.,  avcc  des  < 
nés  mignonnes  ,  votre  lettre  du  7  septembre 
3768. 

Mes  ennemis  ont  toujours  parle';  mesamis, 

*i  j'eu  ai  ,  se  sont  toujours  tus.  Lea  uns  et  Ici 


A    M.    BEAU-CHATEAU.        i&3 

autres  peuvent  continuer  de  même.  Je  ne 
désire  point  qu'on  me  loue,  encore  moins 
qu'où  me  justifie,  j'approche  d'uu  séjour  où 
les  injustices  des  hommes  ne  pénètrent  pas. 
La  seule  chose  que  je  désire  en  les  quittant, 
est  de  les  laisser  tous  heureux  et  en  pais. 
Adieu  ,  Monsieur. 

AU    MÊME. 


A  Bourgoin ,  le  4  avril  17^9. 


V. 


ocs  vous  moquez  de  moi ,  Monsieur,  avec 
votre  médaille.  Allez  ,  je  ne  veux  point  d'au- 
tre médaille  que  et  lie  qui  restera  dans  les  cœurs 
des  honuétes  gens  qui  me  survivront  ,  et 
qui  connaîtront  mes  sentimens  et  ma  des- 
tinée. Je  vous  salue  ,  Monsieur,  très-hum- 
blement. 


1  5 


i&4  LETTRE 

A    M.     L  A  L  I  A  U  D. 

A  Bourgoin,  le  16  janvier  171V4. 

+J  E commence,  Monsieur,  d'entrevoir  le  repoa 
que  vous  m'annoncez,  et  que  j'ai  pressenti 
même  avant  vous.  Un  grand  mal  d'estomac, 
accompagné  d'enflure,  d'etouuYment  et  de 
Fièvre  ,  m'en  mon  lie  la  route  ,  autre  que  et  lie 
que  vous  avez  prévue,  niais  la  seule  par  la- 
quelle |'y  puis  parvenir.  (Jette  bisarre  maladie 
a  des  relâches,  que  je  paie  par  des  retours  plus 
cruels  ;  et  hier  même  je  me  croyais  guéri.  J'ai 
change'  cette  nuit  d'opinion  ;  je  comprends 
que  j'en  ai  pour  le  reste  de  la  route  :  mais 
j  ignore  si  le  trajet  qui  me  reste  à  faire,  m  ra 
courtou  long.  La  srulechosc  que  je  sens, c'est 
qu'il  sera  rude,  d'autant  plus  que  l'impossi- 
bilité de  me  baisser,  de  me  chausser,  d'her- 
boriser par  conséquent,  et  l'extrême  difficulté 
d'écrire,  me  condamnent  à  la  plus  insuppor- 
table inaction  ,  ne  pouvant  supporter  aucune 
lecture,  ni  feuilleter  que  des  livres  de  plantes  , 
qui  vont  11e  me  servir  plus  de  rien.  Je  crois 
que  l'altitude  d'être  coutiiuicllciueut  occupe 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.         i5S 

à  coller  des  plantes  ,  et  courbé  sur  la  caisse 
de  mon  herbier,  a  beaucoup  contribué  à  dé- 
truire mon  estomac  ,  et  lorsque  je  repn  uds 
dans  des  ynomens  ,  la  même  attitude  ,  la  dou- 
leur et  l'oppression  qu  redoublent,  me  forcent 
bien  vite  à  la  quitter  :  ruais  je  crois  que  l'ail" 
et  l'eau  de  ce  pays  marécageux  m'ont  fait  pi  is 
de  ma!  encore  ;  je  ne  m'en  suis  pas  se i i  ii  tout 
seul  ;  et  ma  femme,  qui  vient  dV.re  aussi 
malade  ,  ;.)  a  éprouvé  sa  part.  Cela  m'a  dé- 
terminé ,  me  voyant  tota:em.:-.;t  oublié,  ou  du 
moins  abandonné ,  à  accepter  \m  petit  loge- 
ment qui  m'a  été  offert  sur  la  hauteur,  à  une 
lieue. d'ici,  dans  une  maison  inhabitée,  mais 
en  très-bon  air;  et  je  compte  m'y  transplanter 
aussi-tôt  r; u' il  sera  prêt ,  et  que  nous  en  aurons 
la  force:  trop  heureux  si  l'on  m'y  laisse  au 
moins  finir  mes  jours  dans  la  langueur  d'une 
oisiveté  total?,  ou  mêlée  uniquement  dénies 
maux  ,  plus  supportables  pour  moi  ,  qu'elle. 

Voici,  Monsieur,  une  Ictlre-de-change  do 
dix  livres  sterling  sur  l'  \  ogleterre  ,que  je  vous 
prie  de.  tâcher  de  négocier,  ou  d'envoyer  à 
Londres;  elle  sera  payée  sur-le-champ  ;  c'est 
une  petite  îvnt  •  viagère ,  que  j'ai  reçue  en  paie- 
ment de  mes  livres ,  que  je  vendis  à  Londres, 

i 

I  6 


ï56  LETTRE 

pour  n'avoir  plus  à  les  traîner  après  moi ,  de- 
puis qu'ils  m'étaient  devenus  inutiles. 

Mon  cher  monsieur  Lai  au  I  ,  piaiguez- 
xnoi  ,  et  pardonne/.-  moi.  Je  ne  puis  plus 
écrire  sans  souffrir  beaucoup  ,  et  sans  aggra- 
ver mon  mal; et  pour  surcroît  ,  je  n'ai  à  f.ure 
qVà  des  ^eus  exigeans ,  q^.i  s'embarrassent 
très-peu  de  mou  état  ,  et  me  comptent  leurs 
lignes  ,  S>«-  les  pages  qu'ils  exigent  de  moi. 
Vous  iiVi;s  gas'de  même;  aussi  loute  mou 
attente  est  en  sous.  Je  ne  vous  écrirai  que 
pour  clioses  nécessaires,  et  très  en  bref.  Ne 
comptez  pas  rigoureusement  avec  votre  ser- 
viteur, je  vous  en  conjure,  et  donnez-moi 
la  consolation  d'apprendrede  temps  en  temps, 
que  vo..s  ne  m'oubliez  pas.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur  ,  et  ma  femme  voua  salue. 


AU     ME  M  E. 


À  Monquia,  le   îS  janvier  ; 

*j  E  ne  connais  point  M.  de  la  Sale;  je  sais 
reniement  que  c'est  un  fabricant  de  Lyon. 
11  accompagna  cet  automne  ,  le  fila  de  Mad. 


A     M,     I-  A   L  I  A   U  D.         1S7 

Eoy-de-Ia-Tour  mon  amie,  qui  vint  me  voir 
ici.  Me  voyant  logé  si  tristement  et  dans  un 
si  mauvais  air,  il  me  proposa  une  habitation, 
en  Bombes.  Je  ne  dis  ni  oui  ni  non.  Cet  hiver, 
me  voyait  dépérir,  il  est  revenu  à  la  charge  5 
j'ai  refusé  ,  il  m'a  pressé  :  faute  d'autres  bon- 
nes raisons  à  lui  dire  ,  je  lui  ai  déclaré  que 
je  ne  pouvais  sortir  de  cette  province,  sans 
l'agrément  de  M.  le  prince  de  Conti.  Il  m'a 
pressé  de  lui  permettre  de  demander  cet 
agrément;  je  ne.  m'y  suis  pas  oppose.  Voilà 
tout. 

J'apprends  par  la  plus   grand  hasard  du 
monde,  qu'on  vient  d'imprimer  à  Lausanne, 
un  ancien  chiffon  de  nia  façon.  C'est  un  dis- 
cours sur  une  question  proposée  en  ijbi  ,  par 
M:  de  Curzay,   taudis  qu'il  était  en  Corse. 
Quand  il  fut  fait,  je  le   trouvai  si    mauvais 
que  je  ne  voulus  ni   l'envoyer  ,  ni  le   faire 
imprimer.  Je  le  remis  avec  tout  ccque  j'avais 
en  manuscrit  ,  à  M.  du  Peyr'ou,  avant  mon 
départ  pour  l'Angleterre.  Je  ne  l'ai  pas  revu 
depuis  ,  et  n'y  ai  pas  même  pensé  ;  je  ne  puis 
me  rappeler  avec  certitude  ,  si  ce  barbouillage 
est  ou   n'est  point  un  des  manuscrits  inlisi- 
blcs  que  M.,  du  Peyrou m'envoya  à  Woottou 
pour  les  transcrire  ,  et  que  je  lui  renvoyai , 


i58  LETTRE 

copie  et  brouillon  ,  par  son  ami  M.  de 
Cerjal  ,  chez  lequel  ,  ou  durant  le  transport, 
le  vol  aura  pu  se  faire;  ce  qu'il  y  a  de  sur^ 
c'est  que  je  n'ai  aucune  part  à  cette  impres- 
sion ,  et  que  si  j'eusse  été  assez  insensé  pour 
vouloir  mettre  encore  quelque  chose  sous  la 
presse,  ce  n'est  pas  un  pareil  torche -cul  que 
J  aurais  choisi  J'ignore  couinent  il  c-t  p.issé 
sons  la  presse;  mais  je  crois  AI.  du  Peyrou 
parfaitement  incapable  d'une  paieil!.-  infidé- 
lité'. Eu  ce  qui  me  regarde  ,  voilà  la  vérité, 
et  il  m'importe  que  cette  vérité  soit  connue. 
Je  vous  embrasse  et  vous  salue,  mon  cher 
Monsieur  ,  de  tout  mou  cœur. 

AU    M  É  M  E. 

A  Monquin  ,  le  4  fé\  1  ier  ; 

T 

\*  ai  reçu,  Monsieur,  vos  deuv  dernières 
lettres,  et  avec  la  première,  la  rescription 
que  vous  avez  en  la  bonté  de  m'enroyer, 
et  dont  je  vous  remercie. 

<^noi  ,  Monsieur,  le  barbouillage  acadé- 
mique, imprime  à  Lausanne,   l'avait  aussi 


A     M.     L  A   L  I  A  U  D.         i5? 

été  à  Paris  !....  et  o'est   M.  Frérou  qui  en  est 
l'éditeur!....     Le  temps   de  l'impression,   le 
choix  d"  la  pièce,  la  moindre  et  la  plus  plate 
de  tout  ce  que  j'ai  lassé  en  manuscrit  ,  tout 
ui'aoprend  par  quelles  espèces  de   mains,  et 
à  quelle    intention    cet  écrit    a    éié    publié. 
L'édition  de  Lausanne,  si  elle  existe,      ura 
probablement  été   faite  sur    celle    de   Paris. 
Mais  le  silence  de  ML  du  Peyrou  m.   fait  Hou- 
ter  de  celte  seconde  édition,   dont    la    nou- 
velle m'a  été  donnée. l'ass  8  loin  ,  pour  qu'où 
ait  pu  confondre;   et  de   pareils  chiffons  ne 
sont  guère  de  ceux  qu'on  imprime  deux  fois. 
Vous  avez  pris  le  vrai  moyen  d'aller  ,  s'il  est 
possible,  à  la  source  du  vol  ,  par  l'examen  du 
manuscrit;    cela   vaut    mieux  qu'une   lettre 
imprimée,  qui   ne  ferait  que   faire    souvenir 
de  moi,  le  public  et  mes  ennemis  ,  dont  je 
cb(  relie    à    être  oublié  ,   et    sur    laquelle    les 
coupables  n'iront  sûrement   pas  se  déclarer. 
Tous  m'apprenez  aussi  qu'on  a  imprimé  uu 
nouveau  volume  de  mes  écrits  vrais  ou  taux. 
C'est  ainsi  qu'on  me  dissèque  de  mon  vivant, 
ou  plutôt  qu'on  dissèque  un  autre  corps  sous 
mou  nom.   Car  quelle  part  ai-je  au  recueil 
dont  vous  me    parle*?    si   ce  n'est  deux  ou 
trois  lettres  de  moi,  qui  y  sout  insérées,  et 


jf.o  LETTRE 

sur  lesquelles  ,  pour  faire  croire  que  le  recueil 
entier  en  était  ,  on  a  eu  l'impudence  de  le 
faire  imprimer  à  Londres  sous  mou  nom  , 
tandis  que  j'étais  en  Angleterre  ,  en  suppri- 
mant la  première  édition  de  Lausanne,  faite 
sous  les  yeus  de  l'auteur.  J'entrevois  que 
l'impression  du  chiffon  académique  tient  en- 
core à  quelque  autre  manœuvre  souterraiue 
de  même  acabit.  Vous  m'avez  écrit  quelque- 
fois que  je  faisais  du  noir  ;  l'expression  n'est 
pas  juste  :  ce  n'est  pas  moi  ,  .Monsieur,  qui 
iais  du  noir;  mais  c'est  moi  qu'on  eu  bar- 
bouille. Patience.  Ils  ont  beau  vouloir  écar- 
ter le  vivier  d'eau  claire;  il  se  trouvera  quand 
je  ne  serai  plus  eu  leur  pouvoir,  et  au  mo- 
ment qn'ils  y  penseront  le  moins.  Aussi, 
qu'ils  fassent  désormais  à  leur  aise,  je  les 
mets  au  pis.  J'attends  sans  alarmes  ,  l'explo- 
sion  qu'ils  comptenl  Faire  après  ma  morl  sut 
ma  mémoire-,  semblables  aux  vils  corbeaux 
qui  s'acliirneat  sur  les  cadavres.  (  'est  alort 
qu'ils  croiront  n'avoir  plus  à  craindre  le  trait 
de  lumière  qui  ,  de  mon  vivant  ,  ne  ee.se  de 
les  faire  trembler  ;  et  c'est  alors  que  l'on  con- 
naîtra peut-être j  le  pris  de  ma  patience  et 
de  mou  silence.  Quoi  qu'il  ensuit,  en  quit- 
tant Boui-goin  ,  j'ai  quitte  tous  les  SOUC 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.        i6x 

m'en  otit  rendu  le  séjour  aussi  déplaisant  que 
nuisible.  L'état  où  je  suis,  a  plus  t'ait  pour 
ma  tranquillité  ,  que  les  leçons  de  la  philo- 
sophie et  de  la  raison.  J'ai  vécu,  Monsieur; 
je  suis  content  de  l'emploi  de  ma  vie  ;  et  du 
même  œil  que  j'en  voisins  restes,  je  vois  aussi 
les  éve'nemcns  qui  les  peuvent  remplir.  Je 
renonce  donc  à  savoir  dc'sormais  rieu  de  ce 
qui  se  dit,  de  ce  qui  se  fait,  de  ce  qui  se 
passe  par  rapport  à  moi  ;  vous  avez  eu  la 
discrétion  de  ne  m'en  jamais  rien  dire.  Je 
vous  conjure  de  continuer.  Je  ne  me  refuse 
pas  aux  Soins  que  votre  amitié,  votre  équité 
peuveut  vous  inspirer  pour  la  vérité,  pour 
moi  ,  dans  l'occasion  ;  parce  qu'après  les  seu- 
tnneiis  (jiii;  vous  professez  envers  moi  ,  co 
serait  vous  manquer  à  vous-même.  Mais  dans 
l'état  où  sont  tes  choses,  et  dans  le  train  que 
je  leur  vois  prendre,  je  ne  veux  plus  m'occu- 
per  de  rieu  qui  me  rappelle  hors  de  moi ,  de 
rien  qui  puisse  ôter  à  mou  euprit  la  même 
tranquillité  dont  jouit  ma  conscience. 

Je  vous  écris  sans  y  penser  }  de  longues 
lettres  qui  l'ont  giand  bien  à  mou  cceui  ,  et 
grand  mal  à  mon  obtomac.  Je  remets  à  une 
autre  fois  ,  le  détail  de  mon  habitation. 
Mad.  Rcncu  vous  remercie  et  vous  saine:  et 


i6i  LETTRE 

moi  ,  mon  cher  Monsieur,  je  vous  embrasse 
de  tout  mou  cœur. 


A    M.     M  O  U  L  T  O  U. 

A  Monqinn,  le  uj  février  1769. 

J  E  suis  déloge',  cher  Moultou  ;   j'ai  quitté 
l'air  marécageux  de  Bourgoin  ,  pour  venu 
occuper    sur    la   hauteur,   une    maison  vide 
et  solitaire  , que  la  dame  h  qui  elle  appartient, 
m'a  offerte  depuis  long-t  mps ,  et  où  j'ai  été 
reçu  avec  une  hospitalité  très-noble,  mais 
trop  bien  pour  me  faire  oublier  que  je  ne  suis 
pas  chez  moi.  Ayant  pris  ce  parti,  l'état  où 
je  suis  ne  me  laisse  plus  peuser  à  une  autre 
habitatioi  ;  l'honnêteté  même  ne  me  p<  met- 
trait pas  de  quitter  si  promptemenl  celle-ci 
après  avoir  consenti  qu'on  L'arrangeât  nour 
moi.    Ma  situation  ,  la  nécessité  ,. mon  gôùt  , 
tout  me  porte  à  borner  mes   désirs    et  mes 
soins   à  unir  dans  celte   solitude,   des  jours 
dont,  grâces   au  ciel,   et  quoi   que  vous  en 
puissiei  dire,   je   ne  crois  pas  le  terme  bien 
éloigné.    Accablé  des  maux  do  U  vie  et  de 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.       i63 

l'injustice  des  hommes  ,  j'approche  avec  joie, 
d'un  séjour  où  tout  cela  ne  pénètre  point; 
et  en  attendant ,  je  ne  veux  plus  m'occuper, 
si  je  puis,  qu'à  me  rapprocher  de  moi-même, 
et  à  goûter  ici  entre  la  compagne  de  mes 
infortunes  ,  et  mon  cœur  ,  et  Dieu  qui 
le  voit,  quelques  heures  de  douceur  et  de 
paix,  en  attendant  la  dernière.  Ainsi,  mou 
Lon  ami,  parlez- moi  de  votre  amilié  pour 
moi,  elle  me  sera  toujours  chère;  mais  ne 
me  parlez  plus  de  projets.  11  n'en  est  plus 
pour  moi  d'antre  en  ce  monde  ,  que  celui 
d'en  sortir  avec  la  même  innocence  que  j'y 


ai  vécu. 


J'ai  vu  ,  mon  ami,  dans  quelques-unes  de 
vos  lettres,  notamment  dans  la  dernière,  que 
le  torrent  de  la  mode  vous  gagne  ,e    que  vous 
commencez  à  vaciller  dans  des  sentimens  où 
je  vous  croyais  inébranlable.  Ah!  cher  ami  , 
comment  avez-vous  fait?    Vous   eu   qui  j'ai 
toujours  cru  voir  un  cœur  si  sain  ,  une  ame 
si  forte,  cessez-vous  donc  d'être  content  de 
VOùs-méme,  et  le  témoin  secret  de  vos sen- 
timens  commencerait-il  à  vous  devenir  im- 
portun ?   Je  s-rs  que   la  foi  n'est  pas  indis- 
pensable .quel'incrédulité  sincère  n'est  point 
un  crime,  et  qu'où  sera  jugé  sur  ce  qu'on 


164  LETTRE 

aura  fait ,  et  non  sur  ce  qu'on  aura  cru.  Mais 
prenez  garde  :  je  vous  conjure,   «l'être   bien 
de  bonne  foi   arec  vous  -  même  ;  car  il  est 
très-différent  de  n'avoir  pas  cru  ,  ou  de  n'avoir 
pas  voulu  croire  :  et  je  puis  concevoir  coin- 
tnent   celui    qui    n'a    jamais    cru  ,   ne   croira 
jamais  ;  mais  non  comment  celui  qui  a  cru  , 
peut  cesser  de  croire.   Encore  an  coup,  ce 
que  je  vous  demande,   n'est  pas  tant  la  foi 
que  la  bonne  foi.  Voulez-vous  rejeter  l'iu- 
telligence  universelle  ?  les  causes  finales  voua 
crèvent  les  yeux.  Voulez-vous  étouffer  l'ins- 
tinct moral?  la  vois  interne  s'élève  dan»  vo- 
tre cœur  ,  v  foudroie  les  petit.»  argumensàla 
mode,  et  vous  crie  qu'il  n'est  pas   vrai  que 
l'honnête  homme  et  le  scélérat  ,  le  vice  et  la 
vertu  ne  soient  rien  ;  car  vous  êtes  trop  bon 
raisonneur  pour  ne  pjs  voir  à  l'instant  ,  qu'eu 
rejetant  la   cause  première  ,   et  faisaut   tout 
avec    la   matière  et   le  mouvement  ,   on   ute 
toute  moralité  de  ia  vie  humaine.  Eh  !  quoi , 
mon   D.eu  ,    le  juste   informé,  en   proie,  à 
tous  les  iuau\-  de  cette  vie  ,  sans  en  excepter 
même  l'opprobre  et  le  deshonneur,  n'aurait 
nul   dédommagciiHiit  à  attendre  après  elle, 
et  mourrait  en  bête  ,  après  avoir  vécu  en  Dieu? 
ï>on,  non,  Moultou  ;  Jésus  que  ce  siècle  à 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.       i6$ 

méconnu  ,  parce  qu'il  est  indigne  de  le  con- 
naître; Jésus  qui  inoiu.it  pour  avoir  voulu 
faire  un  peuple  illustre  et  vertueux  ,  de  ses 
vils  compatriotes  ,  le  sublime  Jésus  ne  mou- 
rut point  tout  entier  sur  la  croix;  et  moi  , 
nui  ne  suis  qu'un  chétif  homme  plein  de 
faiblesses,  mais  qui  me  sens  un  cœur  dont 
un  sentiment  coupable  n'approcha  jamais, 
c'en  est  nssez  pour  qu'eu  sentant  approcher  la 

dissolution  de  mon  corps,  je  sente  en  même 
temps  la  certitude  de  vivre.  La  nature  entière 
m'en  est  garante.  Elle  n'est  pas  contradic- 
toire avec  elle-même  ;  j'y  vois  régner  un  ordre 
physique  admirable  et  qui  ne  se  dément  ja- 
mais. L'ordre  moral  y  doit. correspondre.  Il 
fut  pourtant  renversé  pour  moi  durant  ma 
y-ie.  il  va  don©  commencer  à  ma  mort.  Par- 
don, mon  ami ,  je  sens  que  je  rabâche  ;  mais 
mon  cœur,  plein  pour  moi  ,  d'espoir  et  de 
coufiance  ,  et  pour  vous ,  d'intérêt  et  d'at- 
tachement ,  ne  pouvait  se  refuser  à  ce  court 
épanchement. 

Je  ne  songe  plus  à  Lavngnac  ,  et  proba- 
blement mes  voyages  sorrt finis.  J'ai  pourtant, 
reçu  dernièrement  une  lettre  du  patron  de  la 
case  ,  aussi  pleine  de  bontés  et  d'amitié 
qu'il  m'en  ait  jamais  écrit  ,  et  qui  douue  son 


i66  LETTRE 

approbation  à  une  autre  proposition  qui 
m'avait  cte  fuite  ;  ma.s  toujours  projeter  ne 
me  convient  plus.  Je  veux  jouir  eutre  la 
nature  et  moi  ,  du  peu  de  jours  qui  me  res- 
tent, sans  plus  ine  laisser  promener,  si  je 
puis,  parmi  les  hommes  qui  m'ont  si  mal 
traité,  et  plus  mal  connu.  (Quoique  je  ne 
puisse  plus  me  baisser  pour  herboriser .  je  ne 
puis  renoncer  aux  plantes,  et  je  les  observe 
avec  plus  de  plaisir  que  jamais.  Je  ne  vous 
dis  point  de  m'envoyer  les  vôtres,  parce  que 
j'espère  que  vous  les  apporterez;  ce  moment 
cher  Mou  Itou  ,  me  sera  bien  doux.  Adieu  ,  jo 
vous  embrasse;  paitagez  tous  les  senti  mens 
de  mon  cœur  avec  votre  digne  moitié  ,  et 
recevez  l'un  et  l'autre  les  respects  de  |;1 
mienne.  Elle  va  rester  à  plaindre.  C'est  bien 
malgré  elle,  c'est  bien  malgré  nous,  qu'elle 
et  moi  n'avons  pu  remplir  de  grands  devoirs  - 
mais  elle  en  a  rempli  de  bien  respectables. 
Que  de  choses  qui  devraint  être  sues,  vont 
être  ensevelies  avec  moi  ;  et  combien  nus 
cruels  ennemis  tireront  d'avantages,  de  l'un, 
possibilité  où  ils  m'ont   mis  de  parler! 

Vous  pouvez  continuer  à  ni 'écrire,   tout 
simplement  à  Bourgoin. 


A    M.     L  A  L  I  A  U  D.        167 
A    M.    LALIAUD. 

A  Monquin,  le  17  mars  17S9. 

T 

O  ai  reçu,  Monsieur,  avec  votre  dernière 
lettre,  votre  seconde  rescription  ,  dont  je 
vous  remercie  ,  et  dont  je  u'ai  pas  encore  fait 
usage  ,  faute  d'occasion. 

Je  me  trouve  beaucoup  mieux  depuis  que 
je  suis  ici  ;  je  respire  et  j'agis  beaucoup  plus 
librement  ,  quoique  l'estomac  ne  soit  pas 
désenflé;  outre  reflet  de  l'air  et  de  l'eau  ma- 
récageuse ,  je  crois  devoir  attribuer,  en  grande 
partie  ,  mon  incommodité  au  vin  du  cabaret, 
dont  j'ai  apporté  avec  moi,  une  vingtaine 
de  bouteilles  ,  et  dont  j'ai  senti  le  mauvais 
effet  ,  toutes  les  fois  que  j'en  ai  bu.  Tous  les 
cabartiers  falsifient  et  Parlaient  ici  ,  leurs  vins 
avec  de  l'alun  ;  et  rien  n'est  plus  pernicieux  , 
sur-tout  pour  moi. 

J'ai  appris  par  M.  du  Peyrou  ,  que  le 
discours  eu  question  ,  avait  été  absolument 
défiguré  et  mutilé  à  l'impression  ;  et  que 
non-seulement,  on  n'avait  pas  suivi  les  cor- 
rections que  j'y  ai  faites,   mais  qu'on   ayait 


168  LETTRE 

mémo  retranche  des  morceaux  de  la  première 
composition'  Cela  me  console  ,  en  quelque 
sorte,  de  ce  larcin,  où  personne  de  bon 
sens  ne  peut  reconnaître  mon  ouvrage. 

Permettez  que  je  vous  prie  de  douuer 
cours  ?i  la  lettre  ci-] ointe. 

.l'oubliais-  de  vous  répondre  au  sujet  des 
livres  cl  ml  vous  offrez  de  me  défaire,  s'ils 
sont  tolérés j  j'y  consens  ;  s'ils  sont  défendus  , 
je  m'y  oppose.  Mais  une  chose  qui  me  tient 
beaucoup  plus  au  cœur,  et  dont  vous  ne 
nie  parlez  point,  est  le  portrait  du  roi 
d'Angleterre.  !l  est  singulier  que,  de  quel- 
que Façon  que  je  m'y  prenne  ,  il  me  soit 
impossible  d'avoir  ce  portrait;  Il  est  pourtant 
bien  à  moi  ,  ce  me  semble  ;  et  je  ne  suis 
d'humeur  à  le  céder  à  qui  que  ce  :  oi t  ,  pas 
même  à  vois,  ;i  moins  qu'il  ne  vu1'-  ''* 
autant  de  plaisir  qu'à  moi. 

Donnez-nous,  Monsieur,  de  vos  nouvel- 
les, à  vos  momens  de  loisir.  Mad.  Ilenou 
vous  souhaite,  ainsi  que  moi  ,  bonheur  et 
Santé  ;  et  nous  vous  lai  uns  l'uu  et  lautre, 
bien  des  salutations^ 


A     M.     DE     C  O  N  T  I. 


[69 


A   M.     LE     PRINCE 


DE       C    O    N   T    I. 


A  Bourgofn  ,  le  3i  mai  1769. 


Monseigneur, 


P. 


ui  sotte  Votre  Altesse  Sérénissime  n'ap- 
pronve  pas  que  ;c  dispose,  de  moi  sans  ses 
ordres  ,  et  puisque  je  ne  veux  en  rien  lui 
dcplane,  il  faut  qu'elle  daigne  endurer  les 
importuuitçs  que  ma  situation  reud  indis- 
pensables. 

Je  uc  puis  res'cr  volontairement  ici  ,  ni 
choisir  mon  habitation  dans  le  lieu  qu'il  vous 
a  plu  ,  Monseigneur  ,  de  me  désigner.  Mes 
raisons  ne  peuvent  s'écrire.  J'ai  cent  fois  été 
tenté  de  partir ,  à  tout  risque  ,  pour  porter  à 
vos  pieds,  les  éclaircissemeus  qu'il  m'importe 
qui  soicut  connus  de  vous,  et  de  vous  sçul. 
Avant  de  céder  h  cette  tentation  ,  qui  devient 
plus  forte  de  jour  eu  jour  ,  je  crois  devoir 
vous  eu  instruire.     Daignez  l'approuver  ,  et 

Lettre».  Tome  VII.  h 


î70  LETTRE 

n'avoir  pas  plus  d'égard  à  mes  périls  ,  que  je 
n'en  veux  avoir  moi-même  ;  parce  qu'il  n'est 
pas  de  la  magnanimité  de  votre  ame  ,  de  vou- 
loir ma  sûreté  aux  dépens  de  mon  honneur. 

Si  je  suis  assez  malheureux  pour  que 
Voire  Altesse  Sérénissime  se  refuse  à  cette 
audience,  je  la  supplie  an  moins,  d'ap- 
prouver que  je  choisisse  moi-même,  dans 
le  royaume  ,  le  lieu  de  mon  babitation  ; 
que  je  lechoisisse  eu  toute  liberté,  sans  être 
obligé  d'indiquer  ce  lieu  d'avance  ;  parce 
que  je  ne  puis  juger  de  celui  qui  me  con- 
viendra ,  qu'après    eu   avoir   fait    l'osai. 

Si  oui  de  ces  deux  partis  n'obtient  l'agré- 
ment de  Notre  Altesse  Sérénissime,  je  le  lui 
demande  au  moins  ,  pour  sortir  du  royaume, 
à  la  faveur  d'un  passe-port  pareil  au  pi 
dent,  que  m'accorda  M.  de  Cboiseul  et  dont 
je   n'ai   pu   ni  dû  taire  usage. 

Enfin  ,  Monseigeur  ,  si  vous  n'approuvez 
aucune  de  ces  propositions  ,  ou  que  vous 
ne  m'honoriez  d'aucune  réponse  ,  je  prends 
le  ciel  à  témoin  de  mou  profond  respect 
pour  vos  ordres  ,  et  l'ardent  désir  que  j'ai  de 
mériter  toujours  vos  bontés  ;  mais  comme 
rien  ne  peut  me  dispenser  de  ce  que  je  me 
dois  à  uioi-mëtuc ,  dans  l'extrémité  on  je  suis  , 


A    Mad.    ROUSSEAU.        171 

je  disposerai  de  moi  comme  mon  cœur  me 
l'inspirera. 

Veuillez,  Monseigneur ,  agréer  avec  bonté, 
mon  profond  respect. 


A   Mad.    ROUSSEAU. 

A  Monquin  ,  ce  samedi  12  août  1769. 

.L/epuis  vingt-six  ans,  ma  chère  amie, 
que  notre  union  dure  ,  je  n'ai  cherché  mon 
bonheur  que  dans  le  vôtre  ;  je  ne  me  suis 
occupé  qu'à  tâcher  de  vous  rendre  heureuse  ; 
et  vous  avez  vu  ,  par  ce  que  j'ai  fait  en  der- 
nier lieu  ,  sans  m'y  être  engagé  jamais  ,  que 
votre  honneur  et  voire  bonheur  ne  m'étaient 
pas  moins  chers  l'un  que  l'autre.  Je  m'ap- 
perçois  avec  douleur ,  que  le  succès  ne 
répond  pas  à  mes  soins,  et  qu'ils  ne  vous 
sont  pas  aussi  doux  à  recevoir,  qu'il  me 
l'est  de  vous  les  rendre.  Je  sais  que  les 
•entiinens  de  droiture  et  d'honneur,  avec 
lesquels  vous  êtes  née,  ne  s'altéreront  jamais 
en  vous  -,  mais  quant  à  ceux  de  tendresse  et 
d'attachement,  qui  jadis  étaient  réciproques, 
je  sens  qu'ils    n'existent  plus   que  de  mou 


xft  L  E  T  T  R  E 

côté.  Ma  chère  a-nic  ,  non-seulement  vous 
avez  cesse  du  vous  plaire  avec  moi  ;  mus 
il  faut  que  vous  preniez  beaucoup  sur 
vous,  pour  y  rester  quelques  îuomens  par 
complaisance.  Vous  êtes  à  votre  aise  avec 
tout  le  monde,  hors  avec  moi  ;  tous  ceux 
qui  vous  entoureut,  soûl  dans  nos  secrets, 
excepté  moi  ,  et  votre  seul  véritable  ami 
est  le  seul  exclus  de  voir?  couffdcnce.  Je 
ne  vous  parle  point  de  beaucoup  d'autres 
choses.  J!  faut  prendre  nos  amis  .née  leurs 
défauts,  et  je  dois  vous  passer  les  vôtres, 
comme  vous  me  passez  les  miens.  Si  vous 
e'ticz  heureuse  avec  moi  ,  je  serais  content  ; 
mais  je  vois  clairement,  que  nous  ne  l'eus 
pas  ;  et  voilà  ce  qui  me  déchire.  Si  je 
pouvais  faire  mieux  pour  y  contribuer,  je  U 
ferais  et  je  me  tairais;  mais  cela  n'est  pas 
possible.  Je  n'ai  rien  omis  de  ce  que  j'ai 
cru  pouvoir  contribuer  à  votre  [elioité  ;  je 
ne  saurais  Faire  d'avantage  ,  quelque  aident 
désir  que  j'en  aie.  En  nous  unissant  ,  j'ai  lait 
mes  conditions  ;  vous  y  avea  consenti;  je  les 
ai  remplies.  Il  n'j  avait  qu'un  tendre  atta- 
chement de  votre  part,  qui  pûtm'engagcr  à 
les  passer  ,  el  a  n'écouter  que  rj  itre  amour,  au 
péril  de  uu  vie  et  d.-  ma  saute. Convenez,  ma 


A     Mad.     ROUSSEAU.  1 7S 

chère  amie  ,  que  vous  e'loiguer  de  moi ,  n'est 
paslemoyendeme rapprocher  devons:  c'e'tait 
pourtant  mon  intention,  je  vousle  jure  ;  mais 
votre  refroidissement  m'a  retenu  ,  et  des  aga- 
ceries ne  suffisent  pas  pour  m'attirer  ,  lorsque 
le  cœur  me  repousse.  En  ce  moment  même  , 
où  je  vous  écris,  navré  de  détresse  et  d'afflic- 
tion ,  je  n'ai  pas  de  désir  plus  vif  et  plus  vrai , 
que  celui  de  finir  mes  jours  avec  vous,  dans 
l'union  la  plus  parfaite,  et  c!e  n'avoir  plus 
qu'un  lit,  lorsque  nous  n'aurons  plus  qu'un© 
ame. 

Rien  ne  plait,  lien  n'agrée  de  la  part  de 
quelqu'un  qu'on  n'aime  pas.  Voilà  pourquoi; 
de  quelque  façon  que  je  m'y  prenne,  toui 
mes  soins,  tous  mes  efforts  auprès  de  vous 
sont  insuffisaus.  Le  cœur,  ma  obère  amie, 
ne  se  commande  pas  ,  et  ce  mal  est  sans, 
remède.  Cependant  ,  quelque  passion  que 
j'aie  de  vous  voir  heureuse  ,  à  quelque  pris 
que  ce  soit,  je  n'aurais  jam;;is  songe  ù  m'e- 
loigner  de  vous  pour  cela  ,  si  vous  n'eussiez, 
été  la  première  à  m'en  faire  la  proposition. 
Je  sais  bien  qu'il  ne  faut  pas  donner  trop  de 
poids  à  ce  qui  se  dit  dans  la  chaleur  d'une 
querelle  ;  mais  vous  êtes  revenue  trop  sou- 
Vent  à  cette  idée,  pour  qu'elle  n'ait  pas  faii. 

K  3 


174  LETTRE 

sur  vous  quelque  impression.  Vous  connais- 
sez mon  sort;  il  est  tel  qu'on  n'oserait  pas 
e  le  décrire  ,  parce  qu'on  n'y  saurait 
•  "ter  Foi.  Je  n'avais,  obère  amie,  qu'une 
i  nie  consolation  ,  mais  bien  douce;  c'était 
d'épancher  mon  cœur  dans  le  tien  :  quand 
j'avais  parlé  de  mes  peines  avec  toi  ,  elles 
étaient  soulagées  ;  et  quaud  tu  m'avais  plaint, 
je  ne  me  trouvais  plus  à  plaindre.  M  est  sur 
que  ,  ne  trouvant  plus  que  des  cœurs  fermes 
ou  faux,  toute  ma  ressource  ,  toute  ma  con- 
fiance est  en  toi  seule;  le  mien  ne  peut  vivra 
sans  s'épancher ,  et  ne  peut  s'épancher  qu'a- 
vec toi.  Il  est  sûr  que,  si  tu  me  manques  ,  et 
que /e  sois  reluit  à  vivre  absolument  seul  , 
cela  m'est  impossible,  et  je  suis  \m  homme 
mort.  Mus  je  mourrais  cc.it  fois  plus  crnclle- 
ment  encore,  si  nous  continuions  de  vivre 
ensemble  en  mésintelligence ,  et  que  la  con-« 
fiance  et  l'amitié  s'éteignissent  entre  nous, 
A  !i  ,  mon  enfant  !  à  Dieu  ne  plaise  que  je  sois 
réservé  .:;  ce  comble  de  misère  !  Il  vaut  mieux 
cent  lois  cesser  de  se  voir,  s'aimer  encore,  et 
se  regretter  quelquefois.  Quelque  sacrifice 
qu'il  laille  de  nia  part  ,  pour  te  rendre  heu- 
reuse ,  sois-le,  à  quelque  prix  que  ce  soit, 
et  je  ^is  content. 


A    Mad.    ROUSSE  A.U.  i7& 

Je  te  conjure  donc,  ma  chère  femme,  de 
bien  rentrer  en  toi-même  ,  de  bien  sonder 
ton  cœur,  et  de  bien  examiner  s'il  ne  serait 
pas  mieux  pour  l'un  et  pour  l'autre  ,  que  tu 
suivisses  ton  projet  de  te  mettre  eu  pension. 
dans  une  communauté  ,  pour  t'épagner  les 
désagrémens  de  mon  humeur,  et  à  moi  ceux 
de  ta  froideur  ;  car  dans  l'état  présent  des 
choses,  il  est  impossible  que  nous  trouvions 
notre  bonheur  l'un  avec  l'autre:  je  ne  puis 
rien  changer  en  moi,  et  j'ai  peur  que  tu  ne 
puisses  rien  changer  en  toi  non  plus.  Je  te 
laisse  parfaitement  libre  de  choisir  ton  asyle, 
et  d'en  changer  si-tôt  que  cela  te  convien- 
dra. Tu  ni  manqueras  de  rien  ;  j'aurai  soin 
de  toi  plus  que  de  moi-même;  et  sitôt  que 
nos  cœurs  nous  feront  mieux  sentir  combien 
nous  étions  nés  l'un  pour  l'autre  ,  et  le  vrai 
besoin  de  nous  réunir,  nous  le  ferons  pour 
vivre  en  paix  ,  et  nous  rendre  heureux 
mutuellement  jusqu'au  tombeau.  Je  n'en- 
durerais pas  l'idée  d'une  séparation  éternel- 
le ;  je  n'eu  veux  qu'uue  qui  nous  serv?  à 
tous  d<  uv  de  leçon.  Je  ne  l'exige  point  même  , 
je  ne  l'impose  point  ;  je  crains  seulement 
qu'e'le  ne  soit  devenue  nécessaire.  Je  t\u 
Jaissc  le  juge,  et  je  m'en  rapporte  à  la  de-, 


276  LETTRE 

cision.  La  seule  chose  que  j'exige  ,  si  uous 
en  venons  là,  c'est  que  le  parti  que  tu  juge- 
ras à  propos  de  prendre  ,  se  prenne  de 
concert  entre  nous  ;  je  te  promets  de  me 
prêter  IJi-dessus  ,  eu  tout  à  ta  volonté,  au- 
tant qu'elle  sera  raisonnable  et  juste ,  sans 
bumeur  de  ma  part,  et  sans  chicane.  Mais 
quant  au  parti  que  tu  voulais  prendre  dans 
ta  colère,  de  me  quitter  et  de  l'éclipser  sans 
que  je  m'en  mêlasse  ,  et  sens  que  je  susse 
même  où  tu  voudrais  aller,  je  n'v  consentirai 
de  ma  vie  ,  parce  qu'il  serait  honteux  et 
déshonorant  pour  l'un  et  pour  l'antre  ,  et 
contraire  à  tous  nos  engagemens. 

Je  vous  laisse  le  temps  de  bien  peser  ton- 
tes choses.  Réfléchissez  pendant  mou  absen- 
ce ,  au  sujet  de  cette  lettre.  fcttwea  à  ce  que 
vous  devez,  a  ce  que  nous  me  devez  ,  à  ce 
que  nous  sommes  depuis  long-temps  l'un  à 
l'autre  ,  et  à  ce  que  nous  devons  être  jusqu'à 
la  fin  de  nos  jours,  dont  la  plus  grande  et 
la  plus  belle  partie  est  passée ,  et  dont  il  ne 
nous  reste  que  ce  qu'il  faut,  pour  couron- 
ner une  vie  infortunée  ,  mais  innocente  . 
honnête  et  vertueuse,  par  une  fin  qui  l'ho- 
nore et  nous  assure  un  bonheur  durable. 
Noua  ayons  des  fautes  à  pleurer  et  à  ezpj^r  ; 


A    Mad.    ROUSSEAU.  177 

mais  grâces  au  ciel  ,  nous  n'avons  à  nous 
reprocher  ni  noirceurs,  ni  crimes;  n'eiïa- 
cous  pas  par  l'imprudence  de  nos  dernier» 
jours,  la  douceur  et  la  pureté'  de  ceux  que 
nous  avons  passés  ensemble. 

Je  ne  vais  pas  faire  u\i  voyage  bien  long, 
ni  bien  périlleux  :  cependant  la  nature  dis- 
pose de  nous,  au  moment  que  nous  y  peu- 
sous   le   moins.     Vous  connaissez    trop   mes 
vrais  sentimens,  pour  craindre,   qu'à   quel- 
que degré  que  nies  malheurs  puissent  aller, 
je  sois  homme  à  disposer  jamais  de  ma  vie, 
avant  le  temps  que  la  nature  ou  les  hommes, 
auront    masque'.    Si   quelque    accident   doit 
terminer  ma  carrière,  soyez  bien  sûre  ,  quoi 
qu'on   puisse  dire  ,  que  ma  volonté  n'y  aura 
pas  eu  la  moindre  part.  J'espère  me  retrouva* 
en  honne  santé  dans  vos  bras  ,  d'ici  à  quinze 
jours  au  plus  tard-,  mais  s'il  en  était  autre- 
ment ,  et  que  nous  n'eussions  pas  le  bonheur 
de  nous  revoir  ,  souvenez-vous  en  pareil  cas  , 
de   l'homme    dont   vous    êtes    la   veuve  ,    et 
d'honorer   sa  mémoire  ,    en  vous   honorant. 
Tirez- vous  d'ici  le  plus  tôt  que  vous  pourrez. 
Qu'aucun  moine  ne   se  mêle  de  vous,  ni  de 
vos  aliaircs  ,  eu  quelque  façon  quecesoit.  Je 
ne  vous  dis  point  ceci  par  jalousie ,  et  je  suis. 


178  LETTRE 

fcien  convaincu  qu'ils  n'en  veulent  point  à 
votre  personne  ;  mais  n'importe  ,  profitez  rie 
cet  avis  ,  nu  soyez  sûre  de  n'attirer  que  dés- 
honneur et  calamité  sur  le  reste  de  votre  vie. 
Adressez  -  vous  à   M.  de   S.  Germain,  pour 
sortir  d'ici.  Tâchez  d'endurer  l'air  méprisant 
de  sa  femme,   parla  certitude  que  vous  ne 
l'avez  pas  mérité.  Cherche/,  à  Paris  ,  à  Orléans, 
ou  à  lîlois  ,  une  communauté  qui  vous  con- 
vienne, et  tâchez  d'y  vivre,  plutôt  que  seule 
dans   une  chambre.  Ne  comptez   sur   aucun 
ami  ;  vous  n'en  avez  point ,  ni  moi  non  plus  , 
soyez-en  sûre  :  mais  comptez  sur  les  honnêtes 
gens,  et  soyez  sure  que  la  bonté  de  cœur  et 
1  équité  d'un  bonuête  homme  vaut  cent  fois 
mieux  que  l'amitié  d'un  coquin.   C'est  à  ce 
titre   d'honnête  homme,    que  vous    pouvez 
donner  votre  confiance  au   seul   homme   de 
lettres  que  vous  savez  que  je  tiens  pour   tel. 
Ce  D  est  pas    un  ami  chaud  ;  mais    c'est  un 
homme  droit,  qui  qe   vous   trompera  pas,  et 
qui  n'insultera  pas  ma  mémoire,  parer  qu'il 
m'a   bien    connu,  et   qu'il    est    juste;  mais   il 
ne  se  compromettra  pas  ,  et  je  ne  désire   pas 
JJU  il  ?e  compromette.  Laissez  tranquillement 
exécuter  les  complota  faits  contre  voire  mari  ; 
«e  vous  tourmentez  point  à  justifier  sa  uié^ 


A  Mad.  ROUSSEAU.  ij9 
moire  outragée  ;  contentez-vous  de  rendre 
honneur  à  la  vérité  dans  l'occasion  ,  et  lais- 
sez la  providence  et  le  temps  ,  faire  leur 
oeuvre  :  cette  œuvre  se  fera  tôt  ou  tard.  Ne 
vous  rapprochez  plus  des  grands  ;  n'acceptez 
aucune  de  leurs  offres  ,  encore  moins  dé  celles 
des  gens  de  ^lettres.  J'exclus  nommément 
toutes  les  femmes  qui  se  sont  dites  mes  amies. 
J'excepte  Mad.  Dupiu  et  Mad.  de  Chenon- 
ccaux.  L'une  et  l'autre  sont  sûres  à  mon 
égard  ,  et  incapables  de  trahison.  Parlez-leur 
quelquefois  de  mes  sentimens  pour  elles-  ils 
vous  sont  connus.  Vous  aurez  assez  de  quoi 
vivre  indépendante,  avec  les  secours  que  M. 
du  Peyrou  a  dessein  de  vous  donner,  et  qu'il 
vous  doit  ,  puisqu'il  eu  a  reçu  l'argent.  Si 
Vous  aimez  mieux  vivre  seule  chez  vous  ,  que 
chez  des  religieuses  ,  vous  le  pouvez;mais  ne 
vous  laissez  pas  subjuguer;  ne  vous  liYrca 
pas  à  vos  voisines,  et  ne  vous  fiez  pas  aux 
gens  avant  de  les  connaître.  .1  finis  ma  lettre 
si  à  la  hâte  ,  que  je  ne  sais  plus  ce  que  fe  dis. 
Adieu,  chère  auiîe  de  mou  cœur;  ù  vous 
revoir;  et  si  nous  ne  n„us  revoyons  pas,  sou- 
venez-vous  toujours  du  seul  ami  véritable 
que  vous  ayez  eu,  et  que  vous  aurez  jamais. 
Jene  me  signerai  pas  lienou, puisque  oeuom 


iSo 


LETTRE 


fat  fatal  à  votre  tendresse  ;  mais  pour  ce  mo« 
mentb  j'en  veux  repreudro  un  que  votrei 

ne  saurait  oublier. 

J.  J.  Rousseau. 


A    M.    L  A  L  I  A  U  D. 


AMonquin.le  2-  août  1769. 

U  N  voyage  de  botanique  ,  Monsieur  ,  que 
).ai  fait  au  mont  Pilât,  presque  eu  arrivant 
ici  ,  m'a  prive  du  plaisir  de  vous  repondre 
aussi-tôt  que  je  l'aurais  i\u.l<-  voyage  a  été 
désastreux,  toujours  de  la  pluie  ;,*ai  trouve 
peu  de  plantes  ,  e1  j'ai  perdu  mon  chien  blessé 
par  un  au«.rc,  et  Fugitif  ;  je  Le  croyais  mort 
dans  les  bois,  de  sa  blessure  ,  quand  à  ino» 
retour,  'je  l'ai  trouvé  ici  bien  portant  ,  sans 
une  je  puisse  imaginer  comment  U  a  pu  foire 
douw  lieues,  et  repasser  le  Rhône  dans  Tétai 
où  il  était.  Vous  ave« ,  Monsieur,  la  dou- 
ceur de  revoir  vos  pénates  ,  et  de  vivre  au 
m, lieu  de  vos  amis.  Je  prendrais  pari  à  ce 
bonheur,  en  vous  en  voyant  jouir;  mais  je 
doute  que  le  ciel  medestiue  à  ce  partage, J  ai 

irons*» 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.        181 

trouvé  Mad.  Renou 'en  assez  bonne  santé" 
elle  vous  remercie  de  votre  souvenir  ,  et  vous 
salue  de  tout  son  cœur.  J'en  fais  de-  mène, 
e'tnnt  force  d'être  bref,  à  cause  du  soin  que 
demandent  quelques  plantes  que  j'ai  rappor- 
tées ,  et  quelques  graines  que  je  destinais  1 
Mad.de  Portkttd,  le  tout  étant  arrivé  ici,  à 
demi  pourri  parla  pluie.  Je  voudrais  du  mbïW 
eu  sauver  quelque  chose,  pour  n'avoir  pas 
perdu  tout-à-fait  mon  voyage  ,  et  la  peine 
que  j'ai  prise  à  les  recueillir.  Adieu  ,  nion. 
cher  monsieur  Laliaud  -f  conservez-vous  et 
vivez  content. 


A  M.    M  O  U  L  T  O  U. 

A  Monquin,  le  8  septembre  1763, 

Oans  une  foulure  à  la  main  ,  cher  Moultou  ' 
qui  me  fait  souffrir  depuis  plusieurs  jours,  je 
me  livrerais  à  mon  aise  ,  au  plaisir  de  cause* 
avec  vous  ;  mais  je  ne  désespère  pas  d'en 
retrouver  une  occasion  plus  commode.  Ea 
attendant ,  recevez  mon  remerciement  de  vo* 
lettres.  Tome  VU,  £ 


a8a  L  F  T  T  R  F. 

tre  bon  souvenir,  et  de  celui  de  Bkfad.  M  Mill- 
ion ?  dont  je  me  consolerai  difficilement 
d'avoir  été'  si  près,  sans  lavoir.  Je  veux  croire 
qu'elle  a  quelque  part  au  plaisir  que  vous 
m'avez  fait  de  ni'amener  votre  fils,  et  cela 
?n'a  vendu  plus  touchante  la  vue  de  cet  aima* 
bl  enfant.  Je  suis  Tort  aise  qu'il  soit  un  peu 
Jaloux  ,  dans  ce  qu'il  fait ,  de  mou  approba- 
tion. IL  lui  est  toujours  aisé  de  s'en  assurer 
p  ir  la  vôtre  :  car  sur  ce  point,  comme  sur 
beaucoup  d'autres  ,  nous  ne  saunons  penser 
différemment  vous  et  moi. 

Je  ne  .uis  point  surpris  de  ce  que  vous  me 
xnarçrui  z  des  dispositions  secrettes  des  gens 
qui  vr.us  entourent.  Il  y  a  long-tempa  qu'ils 
ont  changé  le  patriotisme  en  égoïsme,  et 
l'amour  prétendu  du  bien  publie  n'est  plus 
dans  leurs  cœurs  ,  que  la  haine  des  partis. 
Garantissez  Je  vôtre  ,  ô  cher  MoultOU  ,  de  ce 
.sentiment  pénible,  qui  donne  toujours  plus 
de  tourment  que  de  jouissance,  et  «]"«  lors 
même  qu'il  l'assouvit,  venge  dans  le  cœur 
de  celui  qui  l'éprouve  ,  le  mal  qu'il  fait  à  sou 
ennemi.  Paradis  aux  bicnlcsans  ,  disait  sans 
cesse  le  bon  abbé  de  S.Pierre.  Voilà  un  para- 
dis que  les  méchan»  uc  peuvent  ôter  à  ptr- 


A    M.    LALIADD.         18S 

sonne  j  et  qu'ils  se  donneraient,  s'ils  en  con- 
naissaient le  prix. 

Adieu  ,  cher  Moulton;  je  vous  embrasse. 


A    M.    LALIAUD. 


A  Monrjuin,  le  So  novembre  1769. 

J  'appri^d;  avec  plaisir,  Monsieur,  que 
vous  jouissez  en  bonne  santé  ,  et  avec  agré- 
ment, du  beau  climat  que  vous  babitez,  et 
que  vous  êtes  content  à-la-fois  de  votre  sé- 
jour j  et  de  votre  récolte.  Vous  avez  deviné 
bien  juste,  que  taudis  que  l'ardeur  du  soleil 
vous  forçait  encore  quelquefois  à  chercher 
l'ombre  ,  jetais  réduit  à  garder  mes  tisons  ;  et 
nous  avions  eu  dé|à  de  fortes  gelées  et  des  nei- 
ges durables  ,  long-temps  avant  la  réception 
de  votre  lettre.  Cela  ,  Monsieur  ,  me  chagrine 
eti  une  chose  ,  c'est  de  ne  pouvoir  plus  ,  pour 
cette  année  ,  exécuter  votre  petite  commis- 
sion des  rosiers  à  feuilles  odorantes  ,  puis- 
qu'ayantdcpuisloug- temps  perdu  toutes  leurs 
feuilles,  ils  seraient  à  présent  impossibles  à 
distinguer  ,  et  difficiles  même  à  trouver.  Je 

L  2 


ï84  LETTRE 

suis  doue  forcé  de  remettre  cette  recherche  à 
l'année  prochaiue  ,  et  je  vous  assure  que  vous 
rue  fournissez  l'occasion  d'une  petite  herbo- 
risation très-agréable  ,  eu  songeant  que  je  la 
fais  pour  votre  jardin. 

Je  vous  dois  et  vous  fais ,  IVronsicur  ,  bien 
des  remercicmens  des  lauriers  que  voua  avez 
la  bonne  intentiou  de  m'envoyer  pour  mou 
herbies,  quoique  je  ne  me  rappelle  point  du 
tout  qu'il  en  ait  été  question  entre  nous.  Ilg 
ne  laisseront  pas  de  trouver  leur  place,  et  de 
nie  rappeler  votre  obligeant  souvenir,  aussi 
long- temps  que  je  reste  rai  possesseur  de  mou 
herbier;  car  il  pourrai t  dans  peu  ,  changer  de 
maître  ,  ainsi  que  mes  livres  de  plantes,  dont 
)e  cherche  a  me  défaire ,  étant  sur  le  poiutdo 
quitter  totalement  la  botanique. 

J  ai  fait  votre  commission  auprès  de  Mnd. 
de  Lesscrt  ,  et  je  ne  doute  pas  que  dans  sa 
première  lettre,  elle  ne  me  charge  de  ses  re- 
mercicmens et  salutations  pour  vous.  Elfe  a 
eu  la  bonté  de  me  pourvoir  d'une  bonne  épi- 
nette  pour  cet  hiver.  Cet  instrument  me  fait 
plaisir  encore,  et  me  donne  quelques  moment 
d'amusement;  maisil  ne  me  fournit  plus  d« 
nouvelles  ùiées  tic  musique  ,  et  je  ine  suis  vai- 
nement efforcé  d'eu  jeter  quelques-unes  sur 


X    M.     M  O  U  L  T  O  U.       i85 

le  papicv  :  rien  n'est  venu  ,  et  je  sens  qu'il  faut 
renoncer  désormais  à  lacomposition  , comme 
à  tout  le  reste.  Cela  n'est  pas  surprenant. 

Bon  jour,  Monsieur;  le  beau  soleil  qu'il 
fait  ici  dans  ce  moment,  me  fait  imaginer  des 
promenades  délicieuses  en  cette  saison  5  dans 
le  pays  où  vous  êtes  ;  etsi  j'y  e'taisaussi,  j'ai- 
merais bien  à  les  faire  avec  vt>us. 

Bon  jourderechrf;portez-vousbien,  amu- 
sez-vous, et  donnez-moi  quelquefois  de  VO> 
nouvelles. 

A    M.     M  O  U  L  T  O  U. 

A  MoDquin,  1«  5  janvier  1770* 


•JE  comprends, mon  cher Moultou  ,  qu'un» 
caisse  deconBtures,  que  j'ai  reçue  de  Mont- 
pellier, est  le  cadeau  que  vous  m'aviez  an- 
noncé cet  été,  et  auquel  |e  ne  songeais  plus, 
quand  il  est  venu  me  surprendre  en  gurt-à- 
pens.  (^ue  voulez-vous  que  je  fasse  d'un  si 
grand  magasin?  Voulez-vous  que  je  me  mette 
marchand  de  sucre  ?  U  me  semble  que  je 
n  étais  pas  trop  appelé  à  ce  métier.  Voulez- 

L  3 


i86  LETTRE 

vous  que  je  le  mange  ?  Il  eu  faudrait  beau- 
coup, je  l'avoue,  pour  adoucir  les  Ucuves 
d'amertume  qu'on  me  fait  avaler  depuis  tant 
d'années;  mais  c'est  une  amertume  mielleuse 
et  traîtresse  ,  qui  ne  saurait  s'allier  avec  la 
franche  douceur  du  sucre.  Votre  envoi ,  cher 
Moultou,  uVstraisonnable  qu'aucasquevous 
vouliez  venir  m'aider  à  le  consommer -,  j'en 
goûterais  alors  la  douceur  dans  toute  sa 
pureté.  \>  faudrait  attendre ,  il  est  vrai, que 
la  ïaisu':  fut  plus  douce  elle-même  :  car  quant 
à  présent,  la  campagne  n'est  pas  tenable  ;  il 
j  Fai  presque  aussi  froid  que  dans  ma  cham- 
1).*  ,  ou  j;iès  d'un  grand  feu,  je  gèle  en  me. 
rôtissant ,  et  L'onglée  me  fait  tomber  la  plume 
desdoigts. 

Adieu  ,  cher  Moultou  ;  mes  deux  moitiés 
embrassent  les  deux  vôtres,  et  tout  ce  qui 
vous  est  dur. 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.        187. 

AU    M  È  M  E. 

A  Monquin,  le  9  février  1770. 


Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  ! 
Ciel  ,  démasque  les  imposteurs , 
Et  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  regards  des  hommes. 


c 


jher  Moultou  ,  quoique  Vous  paraissiez 
m'oublicr,  je  vous  aime  toujours ,  et  je  n'ai 
pas  voulu  m'éloigner  de  ce  pays  ,  s  uis  TOUS 
eu  donner  avis  ,  et  vous  dire  encore  un  adieu. 
Je    compte  y    rester  qu'  ize  jours    ou  trois 
semaines,  avant  de  me  rendre  à  Lyon.  Cc= 
trois   semaines   me   seraient  bien    précieuses 
pour  l'herborisation   des  mousses  et  des  I 
ciicns,    si  la  neige  n'y  portait  obstacle  . 
probablement  l'occasion  n'en  reviendi 
pour  moi.  Le  temps,   qui   parait   v 
remettre,  peut  permettre  un  es 
avoir  été  long-temps  bien  malin   . 
tenter  aujourd'hui  l'anal ysedequelqui 
d'arbres.  Faites  comme  moi.   Adieu;  je  yoi 

L  4 


188  LETTRE 

embrasse  tendrement,  et  je  vous  exhorte  à 
m  aimer  ,  car  je  le  mérite. 

J.  J.  Rousseau. 
Je  reprends  un  nom  que  Je  n'aurais  famaii 
dû  quitter.  N'en  employez  plus  d'autres  pour 


m  écrire. 


A  Mad.  GONCERU,  net  Rousseau. 

A  Monquin  ,  le  s>  février  i779. 

Pauvret  aveugles  que  noussommei! 
Ciel,  démasque  les  imposteurs, 
Et  force  leurs  baibare!,  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  i égards  des  homme». 

AI  A  bonne,  ma  chère,  ma  respectable 
tante,  ne  mourant,  je  vous  pardonne  de 
m'avoir  fait  v.vre,  et  ie  m'afflige  de  ne  pou- 
voir vous  rendre  à  la  fin  de  vos  jour»,  les  ten- 
dres soins  que  vous  m'avez  prodigués  au  com- 
mencement des  miens.  A  la  première  lueur 
d'une  meilleure  fortune,  je  songeai  à  vous 
faire  une  petite  part  de  ma  subsistance,  qui 
put  rendre  la  vôtre  un  peu  plus  commode.  .Te 
vous  eu  Gs  aussi-tôt  douuer  avis,  et  votre 


A     M.     G  O  N  C  E  R  U.        189 

petite  pension  commença  de  courir  en  même 
temps  ;  savoir  ,  à  la  fin  de  mars  1767.  11  n'y 
a  pas  encore  de  cela  trois  ans  révolus  ,  et  ces 
trois  an  s  vous  ont  été  payés  d'avance  ,  année 
par  année  ;  ainsi,  quand  vous  ne  recevriez 
rien  d'un  au  d'ici ,  toutserait  encore  en  règle, 
et  il  n'y  aurait  encore  rien  d'arriéré.  Mon 
intention  est  bien  pourtant  de  continuer  à 
vous  payer  d'avance  ,  etl'année  quiccrainen- 
ccra  bientôt  de  courir  ,  et  les  suivantes  ,  au- 
tant que  mes  moyen  s  me  le  permettront;  mais, 
ma  chère  tante  ,  je  ne  puis  pas  vous  dissimu- 
ler que  la  dureté  présente  et  future  de  ma 
situation  me  met  dans  la  nécessité  décompter 
avec  moi-même  :  sans  quoi ,  je  ne  me  résou- 
drais jamais  a  compter  avec  vous.  Veuillez 
donc  prendre  un  peu  de  patience  ,  dans  la 
certitude  de  n'être  pas  oubliée  ;  et  s'il  arri- 
vait dans  la  suite  ,  que  votre  pension  tardât 
à  venir,  ce  qui  ne  sera  pas  ,  autant  qu'il  me 
sera  possible,  dites-vous  alorsà  vous-même: 
Je  connais  le  caur  de  mon  neveu  ;  et  sûre 
qu'il  ne  m'oublie  pas,  je  le  plains  de  n'être 
■pasenctat  de  mieux  faire.  Adieu  ,  ma  bonne 
«t  respectable  tante;  je  vous  recommande  à 
la  providence  ;  faites  la  même  chose  pour  moi , 

1.    2 


193  LETTRE 

car  j'en  ai  grand  besoin; et  recevezavec  bonté', 
mes  plus  tendres  et  respectueuses  salutations. 

A  M.  DE  SAINT-GERMAIN. 

AMoncju»n,le  2G  février  1770* 


o 


U  ctrs-vous,  brave  S.  Germain  ?  Quand 
pourrai-je  vous  embrasser  ,  et  réchauffer  au 
feu  de  votre  courage,  celai  dont  j'ai  besoin 
pour  supporter  les  rigueurs  de  ma  destinée  ? 
yu'il  est  cruel,  qu'il  e<t  déchirant,  pour  le 
phis  aimant  des  hommes  ,  de  se  voir  devenir 
l'horreur  de  ses  semblables  ,  en  retour  de  son 
tendre  attachement  pour  eux  ,  et  «ans  pou- 
voir imaginer  la  cause  décrite  Frénésie,  ni 
par  conséquent  la  guérir  !  Quoi  !  l'implacable 
animosité  des  méchans  peut-elle  donc  ainsi 
renverser  les  têtes  et  changer  les  cœurs  do 
toute  une  nation,  de  toute  une  génération  2 
lui  montrer  noir  ce  qui  est  blanc  ,  lui  ren  lie 
odieux  ce  qu'elle  doit  aimer,  lui  l'aire  estimer 
l'iniquité,  justice,  la  trahison,  générosité? 
Ah!  c'est  aussi  trop  accorder  à  la  puissance, 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       191 

que  de  lui  soumettre  ainsi  le  jugement,  lo 
sentiment,  la  raison,  et  de  se  dépouiller  pour 
elle  ,  de  tout  ce  qui  nouji  fait  hommes. 

Quels  sont  mes  tors  envers  M.  de  C 1  ? 

Un  seul  ,  mais  grand  ;  celui  d'avoir  pu  l'esti- 
mer. Pans  ma  retraite  ,  je  ne  connaissais  de 
lui ,  que  son  ministère  ;  son  pacte  de  famille 
me  prévint  eu  faveur  de  ses  talens.  Il  av.ait 
paru  bien  disposé  pour  moi  ;  cette  bienveil- 
lance m'en  avait  inspiré.  Je  ue  savais  rien  de 
sou  naturel ,  de    ses   goûts  ,  de  ses  inclina- 
tions ,  de  son  caractère  ;  et  dans  Tes  ténèbre» 
où  je  suis  plongé  depuis  tant  d'années,  j'ai 
long-temps  ignoré  touteela.  Jugeant  du  reste 
par  ce  qui  m'était  connu  ,  je  lui  donnai  des 
louanges  qu'il  méritait   trop  peu,  pour  les 
prendre  au  pied  de  la  lettre  :  il  se  crut  insulté. 
De  là,  sa  haine  et  tous  mes  malheurs.  Eu  me 
punissant  de  mon  tort  ,  il  m'en  a  corrigé.  S'il 
uie  punit  maintenant  de  lui  rendre  justice  ,  il 
ne  peut  être  trop  sévère;  car  assurément,  je 
la  lui  reuds  bien. 

Pour  mieux  assouvir  sa  vengeance,  il  n'a 
Toulu  ,  ni  ma  mort quilinrs sait  nies  malheurs, 
ni  ma  captivité  qui  m'eût  du  moins  donné  lo 
repos.  Il  a  conçu  que  le  plus  grand  supplice 
d'une  ame  tière  et  brûlante  d'amour  poiu  la 

.16 


*9*.  LETTRE 

gloire,  était  le  mépris  et  l'opprobre;  et  qu'il 
•n'y  avait  poinl  pour  moi,  de  pire  tourment 
que  celui  d'être  haï.  C'est  sur  ce  double  objet 
•  qu'il  a  lin  é  sou  plan.  Ii  s'est  appliqué  à  me 
travestir  en  monstre  effroyaLI»;  il  a  concerté 
dans  le  secret,  l'œuvre  dénia  diffamation  ;  il 
m'a  Tait  enlacer  de  toutes  parts,  par  ses  satel- 
lites; il  m'.i  fait  traîner  par  eux  dans  la  fange; 
il '"'a  rendu  la  Table  du  peuple  ,  et  le  Jouet  do 
lacanaille.  Pour  m'accabler  encore  mreui  de 
la  haine  pnbliqut  ,  il  a  pris  son  de  la  faire 
sortir,  parles  moqueuses  caresses  des  fourbes 
dont  il  me  faisait  entourer;  et  pour  dernier 
raffinement,  il  a  fait  ens-orte  que  par-tout, 
les  égards  et  les  attentions  parussent  me  sui- 
ve ,  afin  que,  quand  trop  sensible  aux  ou- 
trag  s,  j'exhalerais  quelques  plaintes, j'eusse 
I  air  d'un  homme  qui  r/esl  pas  àson  aise  avec 
lui-même  ,  et  qui  se  plaint  des  autres  ,  parce 
qu',1  est  mécontent  de  lui. 

Pour  m'isoler  et  m'ôter  tout  appui  , 
les  moyens  étaient  simples.  Tout  cède  à 
la  puissance,  et  presque  tout  à  l'intrigue; 
on  connaissait  mes  amis  ;  on  a  travaillé 
sur  eux  ;  aucun  n'a  résisté.  Ou  a  éventé 
parla  poste",  toutes  les  correspondances  que 
je  pouvais  avoir.  Ou  m'a  dùlacué  de  tcui-ps 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.      193 

eu  temps,  de  petits  chercheurs  de  places., 
de  petits  împloreurs  de  reco  ;i  mandations, 
pour  savoir  par  eux,  s'il  ne  restât  personne 
qui  eût  pour  moi  ,  de  la  bienveillance  ,  et 
travailler  aussi-tôt  à  me  i'ôter.  Je  connais 
si  bien  ce  manège  ,  et  j'en  ai  si  bien  senti 
le  succès,  que  je  ne  serais  pas  sans  crainte 
pour  M.  de  S.  Germain  lui-même  ,  si  je 
le  savais  moins  clair-voyant ,  et  que  je  con- 
nusse moins  sa  sagesse  et  sa  fermeté.  Parmi, 
les  objets  de  tant  de  vigilance,  mes  papiers 
n'ont  pas  été  oubliés.  J'ai  coufié  tous  ceus 
que  j'avais  ,  en  des  mains  amies  ou  que  je 
crus  telles  :  tous  sont  à  la  merci  de  mes 
ennemis.  Enfin  ,  l'ou  m'a  lié  moi-même  par 
des  engagemeas,  dont  j'ai  cru  vainement 
acheter  mon  repos  ,  et  qui  n'ont  servi  qu'à 
nie  livrer  pieds  et  poings  liés,  au  sort  qu'on 
voulait  me  faire.  On  ne  m'a  laissé  pour 
déleuse,  que  le  oiel  ,  dout  ou  ne  s'embar- 
rasse guère,  et  mou  innocence,  qu'on  n'a 
pu   m'ôter. 

Parvenu  une  fois  à  ce  point ,  tout  le 
reste  va  de  lui-même  et  sans  la  poindra 
difficulté.  Les  gens  chargés  de  disposer  de 
moi,  ne  trouvent  plus  d'obstacle.  Les  essaims 
d'e*p;ons  malveillaus  et  vigilans,  dont  je  suis 


i94  LETTRE 

entoure,  savent  comment  ils  ont  à  faire  leur 
cour.  S'il  y  a  du  bien  ,  ils  se  garderont  de 
le  dire,  ou  prendront  grand  soin  de* le  tra- 
vestir :  s'il  y  a  du  mal  ,  ils  l'aggraveront  ; 
s'il  n'v  en  a  pas  ,  ils  l'inventeront.  Ils 
peuvent  me  charger  tout  à  leur  aise  ;  ils 
n'ont  pas  peur  de  me  trouver  là,  pour  les 
démentir.  Chacun  veut  prendre  part  à  la 
fête,  et  présenter  le  plus  beau  bouquet.  Dès 
qu'il  est  convenu  que  je  suis  un  homme 
noir,  c'est  à  qui  me  con trouvera  le  plus  de 
(limes.  (Quiconque  eu  a  fait  un,  peut  i  u 
faire  cent  :  et  vous  verrez  que  bientôt  j'irai  , 
violant,  brûlant,  empoisonnant,  assassinant 
à  droite  et  à  gauche,  pour  nus  menus  plai- 
sirs ,  sans  m'embarrasser  des  foules  de  surveil- 
lant qui  me  guettent,  sans)  songer  que  les 
planchers  sous  lesquels  je  suis  ,  ont  des  \  eux  ; 
que  les  mars  qui  m'entourent,  ont  des 
oreilles  ;    que    je    ne    fois    pas  un    pas  qui    no 

soit  compté,  pas  un  mouvement  de  doigt 
qui  ne  soit  noté,  et  sans  que  durant  tout 
ce  temps  la  ,  personne  ait  la  <  haritéde  pour- 
voir  à  la  sûreté  publique,  en  m'empéchant 

de  continuer  toutes  ces  horreurs  ,  dont  ils  se 
contentent  de  tenir  tranquillement  le  regis- 
tre, tandis  que  je  les  lais  tout  aussi  trau  jiui- 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.      io5 

lement  sous  leurs  yeux  :  tant  la  haine  est 
aveugle  et  bête  dans  sa  méchanceté  !  mais 
n'importe  :  dès  qu'il  s-'agira  de  ra'nnputer 
des    forfaits  ,   je  vous    réponds   que   le 

M.  de  C 1  sera   coulant  sur  les  preuves  , 

et  qu'après  ma  mort  ,  toutes  ces  inepties 
deviendront  autant  de  faits  incontestables  , 
parce  que  M.  l'un,  et  M.  l'autre,  et  Mad. 
celle-ci  ,  et  Mlle,  celle-là  ,  tous  gens  de  la  plus 
haute  probité,  les  auront  attestés,  et  que 
)c  ne  ressusciterai  pas  pour  y  répondre. 

Encore  une  fois,  tout  devient  facile,  et 
désormais  on  va  faire  de  moi ,  tout  ce  qu'on 
voudra  de  mauvais.  Si  je  reste  en  repos  ,  c'est 
que  je  médite  des  crimes  ;  et  peut-être  le 
pire  de  tous,  celui  de  dire  la  vérité.  Si ,  pour 
me  distraire  de  mes  maux,  je  m'amuse  à 
l'étude  des  plantes  ,  c'est  pour  y  chercher 
des  poisons.  Mon  Dieu!  quand  quelque  jour 
ceux  qui  sauront  quel  fut  mon  caractère  ,  et 
qui  liront  mes  écrits  ,  apprendront  qu'on  a 
fait  de  .T.  J,.  Rousseau  un  empoisonneur,  ils 
demanderont  quelle  sorte  d'êtres  existait  de 
sou  temps,  et  ne  pourront  croire  que  ce 
fussent  des  liommes. 

Mais  comment  en  est-on  venu  là  ?  quel 
fut  le  premier  forfait  qui  rendit  les  autres 


i96  LETTRE 

croyables  ?  Voilà  ce  qui  me  passe  ;  voila 
l'étonnante  énigme.  C'est  ce  premier  pa» 
qu'il  faut  expliquer,  et  qui  (l'offre  à  mes 
yeux ,  qu'un  abyme  impénétrable.  M.  do 
S.  Germain  ,  dans  ce  que  vous  connaissez 
de  moi  par  vous-même  ,  trouvez-vous  do 
l'étoffe  pour  faire  un  scélérat  ?  Tel  je  paraît 
a  vos  yeux  depuis  plus  d'un  an  ,  tel  )c  fus 
pendant  près  de  soixaute.  Je  n'eus  jamais 
que  des  goûts  bon  notes  ,  que  des  passions 
douces  :  je  m'élevai,  pour  ainsi  dire,  moi- 
même  ;  }e  me  livrai  par  eboix  ,  aux  meil- 
leures études  ;  je  ne  oui  lirai  que  des  talens 
aimables.  J'aimai  toujours  la  retraite,  la 
vie  paisible  et  so'itaire.  J'ai  passe  la  jeunesse 
et  l'âge  mûr ,  ebéri  de  mes  amis  ,  bien  voulu 
de  mes  connaissances  ,  tranquille  ,  beureux  , 
content  de  mon  sort ,  et  sans  avoir  eu  jamais 
qu'une  seule  querelle  avec  un  extravagant  t 
laquelle  tourna  tout  à  ma  gloire.  Malhcu- 
reusement ,  ayant  déjà  passé  l'âge  mûr  ,  je 
me  laissai  tenter  enfin  de  communiquer  au 
public  ,  dans  des  livres  qui  ne  respirent  qu« 
la  vertu  ,  de»  ma\iines  que  je  crus  utiles  à 
mes  semblables  ,  ou  de  nouvelles  idées  pour 
le  prégrès  des  beaux  arts.  Me  voilà  devenu 
depuis  lors  f    uu   homme   noir  ;   de    quelle 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       197 

façon  ?  je  l'ignore.  Eli  !  quels  sont  ces 
malheureux  ,  dont  les  aines  sombres  et  con- 
centrées ,  couvent  le  crime  ?  sont-ce  des 
auteurs,  des  gens  de  !•  fctrçs  ,  dévoués  à  la 
paisib'e  occupation  d'écrire  d*s  livres,  des 
romans,  de  la  musique,  des  opéras  ?  Ont-ils 
des  coeurs  ou\  wl>  ,  c  ourVins  ,  faciles  à  s'épan- 
cher  ?  Et  où  de  pareils  secrets  se  cacheraient- 
ils  un  moment  dans  le  mien  ,  transparent 
comme  le  cristal  ,  et  qui  porte  à  l'instant 
dans  mes  yeux  et  sur  mon  visage  ,  chaque 
mouvement  dont  il  est  affecte.  Seul ,  étran- 
ger ,  sans  parti  ,  livré  dans  ma  retraite  à 
de  parei  Is  goûts, quel  avantage  ,  quel  moyen, 
quelle  tentation  ponvais-je  avoir  de  mal 
faire  ?  Quoi  !  lorsque  l'amour,  la  raison, 
la  vertu,  prenaient  sous  ma  plume,  leurs 
plus  doux  ,  leurs  plus  énergiques  accens  , 
lorsque  je  m'enivrais  à  torrens  ,  des  plus  déli- 
cieux Bentimens  qui  jamais  soient  entrés 
dans  un  cœur  d'homme,  lorsque  je  planais 
dans  l'empvrée  au  milieu  des  objets  cliar- 
maus  et  presque  angéliques,  dont  je  m'étais 
entouré  ;  c'était  précisément  alors  ,  et  pour 
la  première  fois  ,  que  ma  noire  et  farouche 
aine  méditait,  digérait  ,  commettai  t  les  for- 
faits atroces,  dont  ou  ne    me  voila  l'impu- 


x^8  LETTRE 

tation  ,  que  pour  ru'ôler  les  moyens  de  m'en 
défendre  ,  et  cela  ,  sans  motif,  sans  raison  , 
sans  sujet,  sans  autre  intérêt  que  celui  de 
satisfaire  la    plus   infernale    féroeité.  Et  l'on 

peut Si  jamais  pareille  contradiction  , 

pareille  extravagance  ,  pareille  absurdité 
pouvait  réellement  trouver  foi  dans  l'esprit 
d'un  homme ,  oui  ,  J'ose  le  dire  sans  crainte  ,  il 
faudrait  étouffer  cet  homme-là. 

î,es  passions  qui  portent  au  crime,  sont 
analogues  à  leurs  noirs  effets.  Où  fuient  Ks 
miennes?  Je  n'ai  connu  jamais  les  passions 
haineuses  :  jamais  l'envie  ,  la  méchanceté  ,  la 
vengeance  n'entrèrent  dans  mon  cœur,  ,7c  suis 
bouillant,  emporte,  quelquefois  colère;  ja- 
mais fourbe  ,  ai  ran«  unier  ;  et  quand  je  cesse 
d'aimer  quelqu'un  ,  celas'  t  bien  vite. 

.1  i  qui  veut n     nuire;  mais  sitôt 

que  ne  le  crains  plus  ,  je  ne  le  hais  plus. 
Iderol  .  <|  te  G.., m  sur-tout,  le  premier, 
le  plus  cach  ,  k  plus  ardent ,  le  plus'impla- 
ca!.!.'  •  I  :  qui  m'attira  tous  les  autres ,  dise 
peu;...!  il  me  '  lit.  Est-ce  pour  le  mal  qu'il 
a  n  ç  de  moi  ?  Non,  c'est  pour  celui  qu'il 
m'a  lait  ;  car  :  DUVCUt  L'offensé  pardonne  ,  tuais 
l'oHeu     ur  ne  pardonne  jamais.  i.)irai-jc  me. 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.  199 
torts  envers  lui  ?  J'en  sais  deux.  Le  premier  : 
}e  l'ai  trop  aimé.  Le  second  :  son  cœur  fut  dé- 
chire par  la  louange  qui  n'était  pas  pour 
lui  (*).  Si  lui  ,  si  Diderot  ont  quelque  autre 
grief,  qu'ils  le  disent.  Ils  ont  découvert,  di- 
ra-t-on,  que  j'étais  un  monstre.  Ah!  c'est  une 
autre  affaire  ;  mais  toujours  est-il  sûr  que  ce 
monstre  ne  leur  fit  jamais  de  mal. 

Madame  la  Comtesse  de  B s  me  hait, 

et  en  femme;  c'est  tout  due.  Quels  sont  ses 
gviefs  ?  Les  voici  : 

Le  premier.  J'ai  dit  dans  Ylléloise  ,  que  la 
femme  d'un  charbonnier  était  plus  respectable 
que  la  maîtresse  d'un  prince  :  mais  quand 
j'écrivis  ce  passage,  je  ne  songeais  ni  à  elle  , 
nia  aucune  femme  en  particulier  ;  je  ne  savajs 
pas  même  alors  qu'il  existât  une  comtesse  de 

B s  ,  encore  moins  qu'elle  pût  s'offeuser 

de  ce    trait  ;  et   je   n'ai  fait  que  long-temps 
après,  connaissance  avec  elle. 

Le  second.  Madame  de  B s  me  consulta 

sur  une  tragédie  en  prose  ,  de  sa  façon  ;  c'est- 
à-dire  ,  qu'elle  me  demanda  des  éloges.  Je  lui 

(*)  Passage  remarquable  du  Petit  -  Prophète  , 
ouvrage  de  M.  G... m,  et  clans  lequel  U  s  est 
peint  sans  y  songer. 


200  LETTRE 

donnai  ceux  que  je  crus  lui  étf  'Jus  :  mail 
je  l'avertis  qui  sa  pièce  ressembl  >  !>•■  i:.  <>up 
à  une  pièce  aug'a  pc  qui  j  lui  no  .•■•;i  J  eus 
le  so.t  de  Gtl-Blas  au  pics  de  l'cviqiu  pie'di- 
catear. 

L<  troisième.  M»d  de  B s  était  aimable 

alors,  <•(  jeune  encore.  Les  amil  es  do  .t  elle 
m'honora  .  me  touchèrent  |dus<iu  in'eul  fallu 
peut-être.  Elle  s'en  apperçut.  vjue  q  ie  t.-mps 
ap'ès ,  j'appris  ses  liaisons  ,  que  dans  ma  betiso 
je  ne  savais  p;is  encore.  Je  ne  crus  pas  qu'il 
convîntà  J.J. Rousseau  ,  d'allersur  es  brisée» 
d'un  prince  du  sang  ,  et  je  me  retirai.  Je  no 
sais,  Monsieur,  ce  que  vous  île  ce 

crime  ;  mais  il  serait  singulier  que  tous  les 
malheu-s  d:  ma  rie  fussent  venus  de  trop  de 
prudence  3  dans  un  liouune  qui  eu  eut  toujours 
•i  peu. 

Mil  .laine  la  Maréchale  de  L £  me  hait  ; 

elle  a  raison.  J'ai  commis  envers  elle,  des 
balourdises  bien  innocentes  assurément  dans 
mon  cœur,  bien  involontaires,  mais  que  ja- 
mais femme  ne  pardonne  ,  quoiqu'on  n'ait  pas 
eu  l'intention  de  l'offenser.  Cependant  je  ne 
puis  la  croire  essentiellement  méchante,  ni 
perdre  le  souvenir  des  jours  heureux  que  )'ai 
passes  près  d'elle  et  de  M.  deL g-  De  tous 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       201 

mes  ennemis  ,  elle  est  la  seule  que  je  crois  ca- 
pable de  retour  ,  mais  non  pas  de  mon  vivant. 
Je  désire  ardemment  qu'elle  me  survive,  sûr 
d'être  regretté,  peut-être  pliure  d'elle  après 
jna  mort. 

Ajoutez  à  cette  courte  liste,  M.  deC. 1, 

dont  j'ai  déjà  parlé,  et  qui  malheureusement 

à  lui  seul  en  vaut  mille:  le  docteur  T n  , 

avec  qui  je  n'eus  d'autre  tort  que  d'être  Gène- 
Toiscommelui,  et  d'avoir  autantde  célébrité, 
quoique  j'eusse  gagné  moins  d'argent  :  enfin  , 

le  baron  d'H k  ,  aux  avances  duquel  j'ai 

résisté  long-temps,  par  la  seule  raisou  qu'il 
était  trop  riche  -,  raison  que  je  lui  dis  pour 
ïéponseàscs  instances,  etquimalheureusement 
11e  se  trouva  que  trop  juste  dans  la  suite.  Sur 
mes  premiers  écrits,  et  su  rie  bruit  qu'ils  firent, 
il  se  pVit  pour  moi  d'une  telle  haine,  et,  comme 
je  crois  ,  par  l'impulsiou  de  G. ..m,  qu'il  me 
traita  dans  sa  propre  maison  ,  et  sans  le  moin- 
dre sujet,  avec  une  brutalité  sans  exemple. 
Diderot  et  M.  de  Margcncy  ,  gentilhomme 
ordinaire  du  roi,  furent  témoins  de  la  que- 
relle et  ledernier  m'a  souvent  dit  depuis  lors, 
qu'il  avait  admiré  ma  patience  et  ma  modé- 
ration. 

Ces  détails,  Monsieur,  sont  dan*  la  plus 


3ob  LETTRE 

exacte  vérité.  Trouvez-vous  là  quelque  mé- 
chanceté dans  le  pauvre  Jean- Jacques  ?  Voilà 
pourtaut  les  seuls  ennemis  personnels  quo 
j'aie  eus  jamais.  Tous  les  autres  ne  le  sont  que 
par  jalousie,  comme  d'Alembert  ,  avec  lequel 
j'ai  eu  très-peu  de  liaisons,  ou  sur  parole, 
comme  la  foule  ;  ou  parce  qu'en  général,  les 
lâches  aiment  à  faire  leur  cour  aux  puissaus  , 
eu  achevant  d'accabler  ceux  qu'ils  oppriment. 
C^ue  puis-je  faire  à  cela  ? 

Les  naturels  haineux  ,  jaloux,  n:-:chans  ,  ne 
se  déguisent  guère.  Leurs  propos  ,  leurs  écrits 
décèlent  bientôt  leurs  penchans  ;  ils  vont  tou- 
jours se  mêlant  des  affaires  des  autres.  Les 
pointes  de  la  satyre  lardent  leurs  discours  et 
leurs  ouvrages  ;  les  mots  cou  vers,  (es  allusions 
ma  lignes  leur  échappent  malgré  eux  :  mes  écrits 
sont  dans  hs  mains  de  tout  le  monde ,  et  vous 
connaissez  mon  ton.  Veuillez,  Monsieur, 
juger  par  vous-même  ,  et  voyez  s'il  y  a  de  la 
malignité  dans  mon  coeur. 

Le  jeu  :  je  ne  puis  le  soufTYir.  Je  n'ai  vrai- 
ment joué  qu'une  fois  en  ma  vie  au  redoute, 
à  Venise.  Je  gagnai  beaucoup  ,  m'ennuyai  , 
et  ne  jouai  plus.  Les  échecs,  où  l'on  ne  joue 
rien  ,  sont  le  seul  jeu  qui  m'amuse.  Je  u'ai 
pai  peur  d'être  un  Bcvcrley. 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       ao3 

L'ambition  ,  l'avidité,  l'avarice:  je  suis  trop 
paresseux  ,  je  déteste  trop  la  René,  j'aime  trop 
mon  indépendance  ,  pour  avoir  des  goûts  qui 
demandent   un  homme  laborieux  ,   vigilant, 
courtisan,  souple,   intrigant;  les  choses  du 
monde  les   plus  contraires  à  mon    humeur. 
M'a-t-on  vu  souventaux  toileites  desfemmes, 
ou  dans  les  antiebambres  desgrauds  ?  Ce  sont 
pourtant  là  les  portes  de  ia  fortune.  J'ai  refusé 
beaucoup  de  places,  et  n'en  rechercherai  ja- 
mais. C'est  par  paresse  que  je  suis  attaché  à 
l'argent  que  j'ai,  crainte  de  la  peine  d'en  cher- 
cher quand  je  n'eu  ai  plus  :  mais  je  ne  crois 
pas  qu'il  me  soit  arrivé  de  ma  vie,  ayant  le 
nécessaire  du  moment,  de  rien  convoiter  au- 
delà  ;  et  après  avoir  toujours  vécu  dans  une 
honnête  aisance,  je  me  vois  prêt  à  manquer 
de  pain  sur  mes  vieux  jours,  sans  eu  avoir  grand 
souci.  Combien  j'ai  laissé  échapper  de  choses, 
par  nia  nonchalance  à  les  retenir  ou  à  les  saisir  î 
Citons  un  seul  fait.  Un  receveur-général  des 
finances  ,  auquel  j'étais  attache  depuis  long- 
temps, m'offre  sa  caisse  ;  je  l'accepte.  Au  bout 
de  quinze  jours,  l'embarras,  l'assujettissement, 
l'inquiétude  sur- tout  de  cette  maudite  caisse  , 
me  font  tomber  malade.  Je  finis  par  quitter  la 
caisse  ,  et  me  faire  copiste  de  musique  à  six 


204  LETTRE       * 

sols  la  page.  M.  de  Franceuil  ,  à  tu'  jp  marque 
ma  résolut  o",  m  ci  il  "i  i  l  m 
port  de  la  fièvre,  vaut  me  voir,  me  pai  , 
m'exhorte,  ne  m'ébranle  pas.  Il  attend  inuti- 
lement; et  voyant  ma  résolution  bren  p  ;,e 
et  bien  confirmer,  il  dîsposeenG  i  de  sa  ca  s*ej 
et  me  donne  un  successeur.  Ce  fait  seul  prouve', 
ce  me  semb,'',,  que  l'avidité  de  l'argent  n'est 
pas  mou  défaut,  et  j'en  pourrais  donerdes 
preuves  récentes  ,  plus  fuite?  que  celle-là  Et 
de  quoi  me  servirait  l'opulence  ?  Je  déteste  le 
luxe,  j'aime  la  retraite, je  n'ai  que  It 
delà  simplicité',  je  ne  saurais  <ouT>';  aill  »Ut 
de  moi  des  domestiques  {  et  quand  j'aur  is 
cent  mille  livres  de  rentes,  je  ne  voudrais 
aire  ni  mieux  vêtu,  ni  mieux  logé,  ni  m  eux 
nourri  que  je  ne  le  suis.  Je  ne  voudrais  être 
riche  que  pour  faire  du  bien  ,  et  l'on  us 
cherche  pas  à  satisfaire  un  pareil  goût  par  des 
crimes. 

Les  femmes  ! Oh  !  voici  le  grand  ar- 
ticle ;  car  assurément  le  violateur  de  la  chaste 
Vcrtier  doit  être  un  terrible  homme  auprès 
d'elles;  et  le  plus  difficile  des  travaux  d'fler- 
dole  doit  pou  lui  conter,  après  celui-là.  Il  y 
a  quinze  ans  qu'on  eut  été  étonné  de  m'eu- 
teudre  accuser  dépareille  iulamie;  mais  laissez 

faire 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       3oS 

faire  M.  de  C 1  et  Mad.  de  B s.  Ils  ont 

bien  ope'ré  d'autres  métamorphoses,  et  je  les 
vois  en  train  de  ne  s'arrêter  plus  guère  que  par 
l'impossibilité  d'en  imaginer.  Je  doute  qu'au- 
cun homme  ait  eu  une  jeunesse  plus  chaste 
que  la  mienne.  J'avais  trente  ans  passe's  ,  sans 
avoir  eu  qu'un  seul  attachement,  ni  fait  à  sou 
objet  qu'une  seule  infidélité  :  c'était  là  tout. 
Le  reste  de  ma  vie  a  doublé  cette  licence;  je 
n'ai  pas  été  plusloin.  Je  nefais  point  houneur 
de  cet  te  réserve  h  ma  sagesse  ;  elle  est  bien  plus 
due  à  ma  timidité;  et  j'avoue  avoir  manqué 
par  elle,  bien  des  bonnes  fortunes  que  j'ai 
convoitées  ,  et  qui  ,  si  j'en  avais  tenté  l'aven- 
ture, ne  m'auraient  peut-être  pas  réduit  au 
même  crime,  auquel ,  selon  la  Vertier,  m'ont 
entraîné  ses  attraits. 

Pour  contenter  les  besoins  de  mon  cœur, 
encore  plus  que  ceux  de  mes  sens  ,  je  me  donnai 
une  compagne  honnête  et  fidclle  ,  dont  après 
vingt-cinqatis  d'épreuve  et  d'estime  ,  j'ai  fait 
ma  femme.  Si  c'est  là  ce  qu'on  appelle  de  la 
débauche,  je  m'en  honore  ,  et  ce  n'est  pas  du 
moins  celle-là  qui  mène  dans  les  lieux  publics. 
L'exemple.,  la  nécessité,  l'honneur  de  celle 
qui  m'était  chèro  ,  d'autres  puissantes  raison» 

J.*ttrts.  Toms  Yil.  M 


3o6"  LETTRE 

me  firent  confier  mes  enfans  à  l'établissement 
fait  pour  cela  ,  et  m'empêchèrent  de  remplir 
moi-même  le  premier  ,1e  plus  saint  desdevoirs 
delà  nature.  En  cela,  loin  de  m'excuser  ,  je 
m'accuse  :  et  quand  ma  raison  me  dit  que  ;'ai 
fait  dans  ma  situation,  ce  que  j'ai  du  faire, 
je  l'en  crois  moins  que  mon  cœur  ,  qui  gémit 
et  qui  la  dément.  Je  ne  lis  point  un  secret  de 
ma  conduite  à  mes  amis  ,  ne  voulant  pas  pas- 
ser à  leurs  yeux  ,  pour  meilleur  que  je  a'étais. 
C^uel  parti  les  barbares  en  ont  tiré!  Avec  qml 
art  ils  l'ont  mise  dan  s  les  jours  les  plus  odieux  ! 
Comme  ils  se  sont  plus  à  me  peindre  en  père 
dénaturé,  parce  que  jYlais  à  plaindre  !  Comme 
ilsont  cherché  a  tirer  du  fond  de  mon  carac- 
tère ,  une  faute  qui  fut  l'ouvrage  de  mou  mal- 
heur! Comme  si  pécher  n'était  pas  dr  l'homme, 
et  même  de  l'Iiommc  juste  !  Elle  fut  grave, 
sans  doute;  elle  fut  impardonnable  :  mais 
aussi  ce  fut  la  seule  ,  et  je  l'ai  bien  expiée. 
A  cela  près  ,  et  des  vices  qui  n'ont  jamais  lait 
de  mal  qu'à  moi  ,  je  puis  exposer  à  tous  les 
yeux,  une  vie  irréprochable  dans  tout  le  se- 
cret de  mon  crrnr.  Ah  !  que  ces  hommes  si 
sévères  aux  fautes  d'autrui  ,  rentrent  dans  le 
fond  de  leurs  consciences  ,   et   que  chacun 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       207 

d'eux  se  félicite  ,  s'il  sent  qu'au  jour  où  tout 
sans  exception  sera  manifesté,  lui-même  en 
sera  quitte  à  meilleur  compte  ! 

La  Providence  a  veillé  sur  mes  enfans,  par 
le  péché  même  de  leur  père.  Eli  Dieu  !  quelle 
eût  été  leur  destinée,  s'ils  avaient  eu  la  mienne 
à  partager  !  Que  seraient-ils  devenus  dans  mes 
désastres  !  Ils  seront  ouvriers  ou  paysans  ;  ils 
passeront  dans  l'obscurité,  desjours  paisibles; 
que  n'ai-je  eu  le  même  bouheur  !  Je  rends  au 
moins  grâces  au  ciel,  de  n'avoir  abreuvé  que 
moi,  des  amertumes  de  ma  vie  ,  et  de  les  en 
avoir  préservés.  J'aime  mieux  qu'ils  vivent  du 
travail  de  leurs  mains,  sans  ni-  connaître, 
que  de  les  voir  avilis  et  nourris  pat  le  traîtresse 
générosité  de  mes  eunemis,  qui  les  instrui- 
raien  t  à  baïr  ,  peut-être  à  trahir  leur  père  :  et 
j'aime  mieux  cent  fois  être  ce  père  infortuné, 
qui  commit  la  faute  et  qui  la  pleure,  que 
d'être  le  méchant  qui  la  relève,  l'étend ,  l'am- 
plifie ,  l'aggrave  avec  la  plus  maligne  joie  ,  que 
d'être  l'ami  perbdc,  qui  traliitla  cou  fiance  de 
son  ami  ,  et  divulgue  pour  le  diffamer,  le  se- 
•cret  qu'il  a  versé  dans  son  sein. 

Mais  des  fautes  ,  quelques  grandes  qu'elles 
soient,  n'en  supposent  pas  qui  leur  soient 
tonUadiytuircs.  Les  débauchés  sont  peu  dans 

M  2 


2o8  LETTRE 

le  cas  d'en  commettre  de  pareilles,   comme 
ceux  qui  s'occupent  dans  le  port,  à  charger 
des  vaisseaux  que  bientôt  ils  perdent  de  vue 
ne  songent  guère   à   les  assurer.   Mes  attache- 
inens  me  préservèrent  du  désordre, et  toujours, 
je  lr  re'pète  ,  je  fus  réglé  dans  mes  mrcnrs.  Je 
ne  doute  pas  même  que  celles  de  ma  jeunesse 
n'aient  contribué  dans  la  suite,  à  répandre 
dansmes  écrits  , cette  viveclialeur  que  les  gens 
qui  ne  sentent  rien,  prennent  pour  de  l'art, 
mais  que  l'ait  ne  peut  contrefaire,  et  que  ne 
saurait  fournir  un  sang  appauvri  par  la  de'- 
Jjauche.  Pour  répondre  à  ces  bommes  vils, 
qui   m'osent  accuser  d'avoir  gagné  dans  des 
lieux  que  je  ne  connais  point  ,  des  maux  que 
je  connais  encore  moins  ,  je  ne  voudrais  que 
la  Nom^I/e  Héîoise.  Est-ce  ainsi  qu'on  ap- 
prend à  parler  dans  la  crapule?  (v)u'on  prenne 
au  tant  de  débauchés  qu'on  voudra  ,  tons  doués 
d'autant  d'esprit  qu'il  est  possible,  cl  je   les 
délie  entre  eux  tous,  de  faire  une  seule  page 
à  mettre  à   cîW  d'une  des    lettres   bridantes 
dont  ce  roman  n'abonde  que  trop.  Non  ,  non  , 
il  est  pour  l'âme  un  prix  aux  bonnes  moeurs  , 
c'est  de   la  vivifier.   L'amour  et  la  débauche 
ne  sauraient  aller  ensemble;  il   faut  choisir. 
Ceux  qui  ks confondent  ne  connaissent  quo 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       209 

la  dernière.  C'est  sur  leur  propre  état,  qu'ils 
jugent  du  mien  ;  mais  ils  se  trompent.  Adorer 
les  femmes,  et  les  pos  éder  ,  sont  deux  choses 
très-difFére  rites.  Us  ont  fait  l'une,  et  j'ai  fait 
l'autre.  J'ai  connu  quelquefois  leurs  plaisirs  ; 
mais  ils  n'ont  jamais  connu  les  miens. 

L'amour  que  je  conçois  ,  celui  que  j'ai  pu 
sentir,  s'enflamme  à  l'image  illusoire  de  la 
perfection  de  l'objet  aime',  et  celte  illusion 
même  le  porte  à  l'enthousiasme  de  la  vertu; 
car  cette  idée  entre  toujours  dans  celle  d'une 
femme  parfaite.  Si  quelquefois  l'amour  peut 
porter  au  crime,  c'est  dans  l'erreur  d'un  mau- 
vais choix  qui  nous  égare  ,  ou  dans  les  trans- 
ports de  la  jalousie.  Mais  ces  deux  e'tats  ,  dont 
aucun  n'a  jamais  été'  le  mien  ,  sont  raomin- 
tanés  ,et  ne  transforment  point  un  cœur  noble 
eu  u ne  ame  noire.  Si  l'amour  m'eût  fait  faire  un 
crime,  il  faudrait  m'en  punir  et  m'en  plaindre; 
mais  il  ne  me  rcudraitpas  l'horreur  des  hon- 
nêtes gens. 

Voilà  tout  ,  ce  me  semble  ,  à  moins  qu'on 
ne  veuille  ajouter  l'amour  de  la  solitude  ;  car 
cet  amour  fut  la  première  marque  à  laquelle 
Diderot  parut  juger  que  j'étais  un  scélérat. 
Ses  mystérieuses  trames  avec  G. ..m,  éUienï 
commencées,  quand  j'allai  vivre  à  l'Hernie 

M  3 


?.if5  LETTRE 

tnge.  Il  publia  quelque  temps  après  ,  le  Fils 
naturel,  dans  lequel  il  inséra  cette  sentence  ; 
ïln'y  ci  que  lt méchant  qui  soit  seul.  Je  lui 
écrivis  avec  tendresse,  pour  me  plaindre  qu'il 
n'eût  misa  ce  passage  aucun  adoucissement- 
Il  me  ic'pondit  durement,  et  sans  aucune  ex- 
plication.  Pour  moi ,  quoique  cette  sentence 
ait  quelque  chose  qui  papillote  à  l'oreille  ,  jy 
n'y  trouve  qu'une  absurdité;  et  il  est  si  faux 
qu'il  n'y  ait  que  le  méchant  qui  soit  seul, 
qu'au  ion  traire  il  est  impossible  qu'un  homme 
qui  sait  vivre  seul,  soit  méchant,  et  qu'un 
méchant  veuille  vivre  seul;  car  à  qui  Ferait-il 
du  mal ,  et  avec  qui  formerait-il  ses  intrigues  '*. 
La  sentence  en  elle-même  exigeait  donc  tout 
an  moins  une  explication  :  elle  l'exigeait  bien 
plus  encore  ,  ce  me  semble',  de  li  part  d'un, 
auteur  qui,  lorsqu'il  parlait  de  la  sorte  au 
public  ,  avait  nu  ami  utile  depuis  six  mois 
dans  une  solitude  ;  et  il  i  lait  également  cho- 
quant et mal-honnéte  de  refuser,  du  moins 
«•u  maxime  générale  ,  l'honorable  et  juste 
exception  qu'il  devait  non-seulement  à  cet 
ami  ,  mais  à  tant  de  sa^cs  respectes  _,  qui  dans 
tous  l«s  temps  ont  cherché  h'  calme  et  la  paix 
dans  la  retraite,  et  dont  pour  la  première. 
fois  ,  depuis  que  le  monde  existe  ,  un  écrivain. 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       211 

s'avise  avec  un  trait  de  plume  ,  de  faire  autant 
de  scélérats  :  mais  Diderot  avait  ses  vues  , 
et  ne  s'embarrassait  pas  de  déraisonner  pourvu, 
qu'il  préparât  de  loin,  les  coups  qu'il  m'a 
portés  dans  la  suite. 

Je  vais  faire  une  remarque  qui  peut  paraître 
légère,  maisqui  me  paraîtàmoidesplussûres, 
pour  juger  de  l'état  interne  et  vrai  d'un  au- 
teur. On  sent  dans  les  ouvrages  que  j'écrivais 
à  Paris,  la  bile  d'un  homme  importuné  du 
tracas  de  cette  grande  ville,  et  aigri  par  le 
spectable  continuel  de  ses  vices.  (*)  Ceux  que 
j'écrivis  depuis  ma  retraite  à  l'Hermitage  , 
respirent  une  tendresse  de  cœur ,  une  douceur 
d'ame,  qu'on  ne  trouve  que  dans  les  bocages, 
et  qui  prouvent  l'effet  que  faisaient  sur  moi 
la  retraite  et  la  campagne,  et  qu'elle:;  feront 
toujours  sur  quiconque  en  saura  sentir  le 
ebarme  ,  et  y  vivre  aussi  volontiers  que  moi, 

(*)  Ajoutez  les  impulsions  continuelles  de 
Diderot,  qui,  soit  qu'il  ne  put  oublier  le  donjon 
de  Vincennes,  soit  avec  le  projet  déjà  formé,  de 
inr  rendre  odieux  ,  in'allait  sans  cesse  excitant  et 
stimulant  aux  sarcasmes.  Sitôt  que  je  fus  à  la 
campagne,  et  que  ces  impulsions  cessèrent,  le 
caractère  et  le  ton  de  mes  écrits  changèrent,  et 
je  rentrai  dans  mon  naturel. 


212  LETTRE 

Les  pensées  mâles  de  la  vertu,  dit  le  nerveux 
Young,  les  nobles  élans  du  génie  ,  les  brû- 
lons transports  d'un  cœur  sensible  ,  sont 
perdus  pour  V homme  oui  croit  ,  f  n'être  seul 
est  une  solitude.  Le  malheureux  s'est  con- 
damné à  ne  les  jamais  sentir.  JJieu  et  la 
raison  !  quelle  immense  société  '.  Que  leurs 
entretiens  sont  sublimés  !  que  leur  commerce 
est  plein  de  douceurs!  Voilà  MM.  Young 
et  Diderot  d'avis  un  peu  diflérens  ,  sans  ajou- 
ter celui  de  Virgile.  Pour  moi  ,  je  me  fait 
honneur  d'avoir  imite  le  soc'lérat  Descartel  , 
quand  il  s'en  alla  méchamment  philosopher 
dans  sa  solitude  de  Nord-Hollande. 

Je  viens  de  faire  ,  ce  me  semble  ,  une  revue 
exacte  ,  et  je  n'y  vois  rien  encore  qui  m'ait  pu 
donner  des  penchaus  pervers.  Que  reste- t-il 
donc  en ti  11  ?  L'amour  de  la  gloire.  Quoi  ! 
ce  noble  sentiment  qui  élève  l'ame  aux  su* 
blîmea  contemplations  qui  l'élancé  dais  les 
régions  él berces,  qui  l'étcnd  ,  peur  ainsi d ire  % 
sur  toute  la  postérité  ,  pourrait  Lui  dicter  des 
forfaits  ?  Il  prendrait  ,  pour  s'honorer  ,  la 
route  de  [infamie!  Eh!  qui  ne  sait  que  rien, 
n'avilit  ,  ne  resserre  et  ne  concentre  l'aine 
comme  le  crime  ;  que  rien  de  e;ratid  et  de  géné- 
raux se  peut  partir  d'uu  intérieur  corrompu? 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       21S 

Non,  non  ;  cherchez  des  passions  viles  pour 
cause  à  des  actions  viles.  On  peut  être  un, 
mal-honnête  homme  ,  et  faire  un  bon  livre  ; 
mais  jamais  les  divins  élans  du  génie  n'iiono* 
rèrentl'amc  d'un  malfaiteur  ;  et  si  les  soupçous 
do  quelqu'un  que  j'estimerais  ,  pouvoient  à  ce 
point  ravaler  la  mienne  ,  je  lui  présenterais 
mon  Discours  sur  Vinêgaîité (*)  pour  toute 
réponse  ,  et  je  lui  dirais  :  lis  et  rougis.  (**) 

Vous  me  citerez  Erostrate.  A  cela,  voioi 
ma  réponse.  L'histoire  d'Erostrate  est  une 
fable;  mais  supposons- la  vraie.  Erostrate, 
sans  génie  et  sans  talent,  eut  un  moment  la 

(*)  En  retranchant  quelques  morceaux  de  la 
façon  de  Diderot,  qu'il  m'y  fit  insérer  presque 
malrgé  moi.  Il  eu  avait  ajouté  de  plus  durs  en- 
core ;  mais  je  ne  pus  me  résoudre  à  les  employer. 

(**)  Que  serait-ce  ,  si  je  lui  présentais  ma  lettre 
à  d'Alenihert  ,  sur  les  spectacles,  ouvrage  où  le 
plus  tenilie  délire  perce  à  travers  la  force  du  rai- 
sonnement, et  rend  cette  lecture  ravissante?  Il 
n'y  a  point  d'absurdité  qu'on  ne  rende  imagina- 
ble ,  en  supposant  que  des  scélérats  peuvent  traiter 
ainsi  de  pareils  sujets.  Démocrite  prouva  aux 
.Abdéritt-s,  qu'il  n'était  pas  fou,  en  leur  lisant  une 
de  ses  pièces;  et  moi,  je  de'fie  tout  homme  sensé, 
qui  lira  cette  lettre,  de  pouvoir  croire  que  l'auteua 
soit  un  Coquin. 


2  14  LETTRE 

fantaisie  de  la  célébrité,  à  laquelle  il  n'avait 
aucun  droit.    Il   prit    la  seule  et  courte  voie 
que  son  mauvais  cœur  et  son  esprit  étroit  put 
lui  suggérer   :   mais  comptez  que  s'il  se  fut 
senti  capable  de  Faire  V Emile,  il  n'eut  pomt 
brûlé  le  temple  d'tOphèse.  !\on,  Monsieur  ,  on 
n'aspire  point  par  le  crime  au  prix  qu'on  peut 
obtenir  par  la  vertu  ;  et  voilà  u'  qui  rend  plus 
ridicule  l'imposture  dont  Je  sus  l'objet.  Ou'a- 
vais-je  besoin  de  gloire  et  do  célébrité  ?  Je 
l'avais  déjà  toute  acquise  :  non  par  des  noir- 
ceurs et  des  actes  abominables  ,  mais  par  des 
moyens  vertueux  ,  honnêtes  ,  par  des  taie  us 
distingues  ,  par  des  livres  utiles  ,  par  une  i  ou- 
duiie  estimable,  par  tout  le  bien  que  j'avais 
pu  faire  selon  mon  pouvoir;  elle  «.lait  belU  . 
elle  était  sans  tache:  qu'y   pouvais-jc  ajouter 
désormais,  si  ce  n'est  la  persévérance   dans 
l'honorable  carrière  donl  je  voyais  déjà  d'as- 
sez  prés  le   tenue  ?  Que  dis-je  !  je  l'avais  at- 
teint; je  n'avais  plus  qu'à  me  reposer  et  jouir. 
Peut-o:i    conci    uir  que  de  gaieté  de  CO  UI  et 
par   des  loi  faits  ,    l'aie    cherché    mui-mcine   ù 
ternir  ma  gloire  ,  à  la  détruire  ,  à  laii  s:- réchap- 
per de  mes  mains,  ou  plutôt  à   jeter  dans  un 
transport  de  furie,    le  prix,   inestimable  que 
j'avais  Légitimement  acquis  ?  Quoi  !  Le  sage  j 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN-.       215 

le  brave  S.  Germain  retournerait-il  exprès  à 
la  guerre  ,  pour  y  fle'trir  par  des  lâchetés  in- 
fâmes ,  les  lauriers  sous  lesquels  il  a  blanchi  ? 
Ne  sait-on  pas  qu'une  belle  réputation  est 
la  plus  noble  et  la  plus  douce  re'c.;mpense  de 
la  vertu  sur  la  terre  ?  Et  l'on  veut  qu'un, 
homme  qui  se  l'est  dignement  procurée,  s'aille 
exprès  plonger  dans  le  crime  pour  la  souiller? 
Non  ,  cela  n'est  pas  ,  parce  que  cela  ne  peut 
pas  être  ;  et  il  n'y  a  que  des  gens  sans  hon-t 
neur  ,  qui  puissent  ne  pas  sentir  cetto  impos- 
sibilité. 

Mais  quels  sont  enfin  ces  forfaits,  dont  je 
me  suis  avi.oési  tard  de  souiller  une  réputation, 
déjà  toute  acquise  par  mieux  que  dos  livres, 
par  quarante  ans  d'honneur  et  d'intégrité? 
Oh  !  c'est  ici  le  mystère  profond  qu'.i  vc  faut 
jamais  que  je  sache  ,  et  qui  ne  doit  être  ou- 
vertement publié  qu'a  près  ma  mort,  quoi  qu'on 
fasse  ensorte  pendant  ma  vie,,  que  tout  la 
monde  eu  soit  instruit ,  hors  moi  seul.  Pour 
me  forcer  ,  en  attendant,  de  boire  la  coupe 
amère  de  l'ignominie  ,  on  aura  soin  de  la 
faire  circuler  sans  cessa  autour  de  moi  dans 
l'obscurité _,  de  la  faire  dégoutter,  ruisseler 
su  rmaréte,  afin  qu'elle  m'abreuve,  m'inonde, 
me  suffoque  ;  mais   saus   qu'aucun   trait  de 


2ï6  LETTRE 

lumière  l'offre  jamais  à  ma  vue,  et  me  laisse 
discerner  ce  qu'elle  oontierft.  On  me  séquestrera 
du  commerce  des  hommes,  même  en  vivant 
avec  eux  ;  tout  sera  pour  moi ,  secret  ,  mys- 
tère et  mensonge;  on  me  rendra  étranger  à 
la  société  ,  sans  paraître  m'en  chasser  ;  on 
élèvera  autour  de  moi  ,  un  impénétrable 
édifice  de  ténèbres,  on  m'ensevelira  tout  vi- 
vant dans  uneercuèil.  C'est  exactement  ainsi, 
que  sans  prétexte  et  sans  droit,  on  traite  eu 
France  un  homme  libre  ,  un  étranger  qui 
n'est  point  sujet  du  roi,  qui  ne  doit  compta 
à  personne  de  sa  conduite,  en  continuant  d'y 
respecter,  comme  il  a  toujours  fait,  le  roi 
les  Ioix  ,  les  magistrats  et  la  nation.  Que  s'il 
est  coupable  ,  qu'on  l'accuse  ,  qu'on  1«  juge 
«t  qu'on  le  punisse;  s'il  ne  l'est  pas  ,  qu'on 
le  laisse  libre,  non  pas  en  apparence,  mais 
réellement.  Voilà,  Monsieur,  ce  qui  est  juste} 
tout  ce  qui  est  hors  de  là,  de  quelque  pré- 
texte qu'on  l'habille ,  est  trahison,  fourberie , 
iniquité. 

Non  ,  je  ne  serai  point  aCcusé  ,  point  arrêté, 
point  jugé,  point  puni  en  apparence  ;  mais 
on  l'attachera,  sans  qu'il  y  paraisse,  à  me 
rendre  la  vie  odieuse,  insupportable,  pire 
ccftt  lois  que  la  mort.  Ou  Défera  garder  à 

Vue  ; 


&  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       at> 

TOe  ;  je  ne  ferai  pas  un  pas  sans  être  suivi  ; 
on  m'ôtera  tous  moyens  de  rien  savoir     et 
de  ce  qui  me  regarde ,  et  de  ce  qui  ne  me 
regarde  pas  ;  les  nouvelles  publiques  les  plus 
indifférentes  ,  les  gazettes  même  me  seront 
interdites  ;  on  ne  laissera  courir  mes  lettres 
et  paquets,  que  pour  ceux  qui  me  trahissent  ; 
on  coupera   ma    correspondance  avec    tout 
autre  ;   la   re'ponse  universelle  à  toutes  mes 
questions,  sera  toujours  qu'on  ne  sait  pas  « 
tout  se  taira   dans    toute    assemblée   à  mon, 
arrive'e  ;  les  femmes  n'auront  plus  de  langue 
les  barbiers  seront  discrets  et  silencieux  •  [e 
Vivrai  dans  le  sein  de  la  nation  laplus  loquace 
comme  chez  un  peuple  demuets.  Si  je  voya  e 
on  préparera  tout  d'avance,  pour  disposer 
de  moi  par-tout  où   je  veux  aller  ;  on  mo 
consignera  aux  passagers  ,  aux  cochers,  aux 
cabaretiers.  A  peine  trouverai-je  à  inaoeer 
avec  quelqu'un  dans  les  auberges  ;  à  peine  y 
trouverai-je   un   logement  qui    ne  soit   pas 
isolé;  enfin,  l'on  aura  soin  âe  répandre  une 
telle   horreur  de   ntoî   sur    ma    route  ,    qn'h 
chaque  pas  que  je  Ferai  ,  à  chaque  ob/ei  qU0 
je  verrai,    mon   ame   soit  ijécli 
n'empêchera  pas  que,  traité  eo  an 
je  ne  reçoive  par-tout  ceui  courbetti       i 
Lettres.  Tome  VU. 


2i8  LETTRE 

qn  eu  ses,  avec  autant  de  complimensde  respect 
et  d'admiration.  Ce  sont  de  ces  politesses  de 
tigres,  qui  semblent  vous  sourire  au  moment 
«ju'ils  vont  vous  déchirer. 

Imaginez,  Monsieur,  s'il  est  possible,  un 
traitement  plus  insultant,  plus  cruel,  plus 
barbare,  et  dont  le  concert  incroyablement 
unanime  ,  laisse  au  sein  d'une  nation  toute 
entière,  ui\  infortuné  rigoureusement  seul  et 
sans  consolation.  Tel  est  le  talent  supérieur 

de  monsieur  de  C 1  pour  les  détails  ;  tels 

sont  les  soins  avec  lesquels  il  est  servi  ,  quand 
il  est  question  de  nuire.  Mais  s'il  s'agissait 
d'une  oeuvre  de  boute  ,  de  générosité  ,  de 
justice,  trouverait- il  la  même  fidélité  dans 
ses  créatures  ?  J'en  doute.  Aurait-il  lui-même 
]a  même  aetivité?  .l'en  doute  encore  plus. 

J'ai  beau  chercher  des  cas  où  il  soit  permis 
d'accuser  ,  de  juger,  de  diffamer  un  homme 
à  son  insu,  sans  vouloir  l'entendre,  sans 
soulliir  qu'il  réponde,  et  même  qu'il  parle  ; 
je  ne  trouve  rien.  Je  veux  supposer  toutes  les 
preuves  possibles.  Mais  quand  en  plein  midi , 
toute  la  ville  verrait  un  homme  eu  assassiner 
un  autre  sur  la  place  publique;  encore,  eu 
jugeant  l'accusé  ,  ne  l'empêcherait-on  pas 
de  répoudre,  encore  ne  le  jugerait-un  pas 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       219 

sans  l'avoir    interrogé.    A  l'inquisition  l'on 
cache  à  l'accusé  son  délateur  ,  je  l'avoue  ; 
mais  au  moins  lui   dit-on  qu'il  est  accusé, 
au  moins  ne    le   condamne-t-on   pas   sans 
l'entendre,  au  moins  ne  l'empèche-t-on  pas 
de  parler.  Un  délateur  secret  accuse,  il  ne 
prouve  pas  -,   il  ne  peut  prouver  dans  aucun 
cas  possible  ;  car  ,  comment  prouverait-il  ? 
Par  des  témoins  ?  Mais  l'accusé  peut  avoir 
contre  ces  témoins  des  moyens  de  récusation 
que  les   juges    ignorent.   Par  des  écritures  ? 
Mais  l'accusé  peut  y    faire    appercevoir  des 
marques  de  fausseté  que  d'autres  n'ont  pu 
connaître.  Un  délateur  qui  se  cache  est  tou- 
jours un  lâche  :  s'il  prend  des  mesures  pour 
que  l'accuse  ne  puisse  répondre  à  l'accusation 
ni  même  à  être  instruit,  il  est  un  fourbe  : 
s'il  prenait  en  même  temps  avec  l'accusé  1© 
masque  de  l'amitié.,  il  serait  un  traître.  Or, 
un  traître  qui  prouve  ne  prouve  jamais  assez  , 
ou  ne  prouve  que    contre  lui-même    ;    et 
quiconque  est  un  traître  peutbien  être  encore 
un  imposteur.  Eh  ,  quel  serait,  grand  Dieu  ! 
le  sort  des  particuliers,  s'il  était  permis  de 
leur  faire  a  leur  insu  leur  procès ,  et  puis  de 
les  aller   prendre   chez  eux  pour  les  mener 
tout  de  suite  au  supplice,  sous  prétexte  gu« 

N   a 


220  LETTRE 

les  preuves  sou t  si  oïaires,  qu'il  leur  est  imiti!» 
d'être  entendus  ? 

Remarquez,  Monsieur,  je  vous  supplie  , 
combien  cet'.e  première  accusation  dut  pa- 
raître extraordinaire ,  vu  la  réputation  sans) 
reproche  dont  je  jouissais,  et  que  soutenaient 
ma  conduite  et  mes  écrits.  Assurément  ceus 
qui  vinrent  apprendre  pour  la  première  fois, 
aux  chefs  de  la  nation  ,  que  j'étais  un  scélérat. 
durent  les  étonner  beaucoup  ;  et  rien  ne  de\  ai  t 
manquer  à  la  prmve  d'une  parerlle  accusation 
pour  être  admise.  11  y  manqua  pourtant  au 
moins  une  petite  circonstance,  savoir,  l'au- 
dition de  l'accusé  ;  on  se  cacha  de  lui  très>- 
soigneusement  ,  et  il  fut  jugé.  Messieurs 
messieurs  !  quand  il  serait  généralement 
permis  de  juger  un  accusé  sans  fouir,  il  y  a 
du  moins  des  hommes  qui  mériteraient  d'être 
exceptés;  et  Jean-Jacquts  pouvoir  espérer 
ce  me  semble,  d'être  mis  an  nomirc  de  ces 
hommes-la. 

On  ne  vous  a  pas  jugé,  diront-ils.  F.t 
qu'avez -vous  doue  Fait,  misérables  ?  I  t 
1.  i  ;nant d'épargner  ma  personne,  vous  m'ôtex 
l'honneur  j  vous  m'accablez  d'opprobres  ; 
vous  me  laisse/,  la  vie,  mais  vous  me  la  rendez 
odieuse,  eu  y  joignant  la  diUamaùou,  Yoiu 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIX.       221 

me  traitez  plus  cruellement  mille  fois,  que 
si  vous  m'aviez  fait  mourir  ;  et  vous  appelez 
cela  ne  m'avoir  pas  jugé  ?  Les  fourbes  !  il  ne 
manquait  plus  à  leur  barbarie  que  le  vernis 
do  la  générosité. 

Non,  jamais  on  ne  vit  des  gens  aussi  fiers 
d'être  trahres.  Prudemment  enfonce'»  dans 
leurs  tannières  ,  ils  s'app'audissent  de  leurs 
lâchete's,  et  insultent  à  ma  franchise  en  la 
redoutaut.  Pour  m'étouffer  s-ans  que  je  crie, 
fis  m'ont  auparavant  attaché  un  bâillon.  A 
voir  enfin  leur  bénigne  contenance,  on  les 
prendrait  pour  les  bourreaux  de  l'iufortuué 
L)om  Carlos,  qui  prétendaient  qu'il  leur  fut 
encore  redevable  de  la  peine  qu'ils  prenaient 
de  l'étranglrr. 

En  vérité,  Monsieur,  plus  je  médite  sur 
cette  étrange  conduite,  plus  j'y  trouve  une 
complication  de  lâcheté,  d'iniquité,  de  four- 
berie, oui  la  rend  inimaginable.  Ce  qui  me 
passa  encore  plus  ,  est  que  tout  cela  paraît 
se  faire  de  l'aveu  de  la  nation  entière  ;  que 
non  -  seulement  mes  prétendus  amis,  mais 
d'honnêtes  gens  réellement  estimables  ,  y 
paraissent  acquiescer  ;  et  que  monsieur  de 
bt-Germain  lui-même,  ne  m'en  paraît  pas 
encore  assez  scandalisé.    Cependant  fussé-j« 

H  3 


222  LETTRE 

coupable  ,  fussé-je  en  effet,  tout  ce  qu'on 
m'accuse  d'être,  tant  qu'on  ne-  m'aurait  pas 
convaincu  j  cette  conduite  envers  moi,  serait 
encore  injuste  ,  fausse  ,  inexcusable.  Que 
doit-elle  me  paraître,  à  moi,  qui  me  seus 
innocent    ? 

Soyons  équitables    toujours.   Je   ne  crois 

point    que  M.    de  C I    soit  l'auteur  do 

l'imposture  ;  mais  je  ne  doute  point  qu'il 
n'ait  très-bien  vu  que  c'en  était  une  ;  et  que 
ce  ne  soit  pour  cela,  qu'il  prend  tant  do 
mesures  pour  m'empécber  d'en  être  instruit 
Car  autrement,  nvec  la  haine  envenimée  quo 
tout  décèle  en  lui  contre  moi  ,  jamais  il  ne 
se  refuserait  le  plaisir  de  me  convaincre  et  de 
me  confondre,  dût-il  s'oter  par-là,  celui  de 
me  voir  souffrir  plus  long-temps. 

Quoique  ma  pénétration  ,  naturellement 
très-mousse,  mais  aigu ise'e  a  Force  de  s'exercer 
dans  les  ténèbres,  m-  fasse  deviner  assea  juste, 
des  multitudes  de  choses  qu'on  s'appbqnc  a 
me  cacher,  ce  noir  mystère  r<t  encore  enve- 
loppé pour  moi,  d'un  voile  impénétrable  : 
mais  à  force  d'indices  combinés,  compares; 
a  force  de  demi-mots  échappés  et  saisis  a  la 
Volée  ;  h  force  de  souvenirs  effaces,  qui  pat 
asard   me    reviennent,    je   présume    G. ..m 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       2  23 

et  Diderot  les  premiers  auteurs  de  toute  la 
trame.  Je  leur  ai  vu  commencer,  il  y  a  plus 
de  dix-huit  ans,  des  menées  auxquelles  je  ne 
comprenais  rien  ,  mais  que  je  voyais  certaine- 
ment couvrir  quelque  mystère  dont  je  ne 
m'inquiétais  pas  beaucoup  ,  parGe  que  les 
aimant  de  tout  mou  cœur,  je  comptais  qu'ils 
m'aimaient  de  même.  A  quoi  ont  abouti  ces 
menées?  Autre  énigme  non  moins  obscure. 
Tout  ce  que  je  puis  supposer  le  plus  rai- 
sonnablement ,  est  qu'ils  auront  fabriqué 
quelques  écrits  abominables,  qu'ils  m'auront 
attribués.  Cependant  comme  il  est  peu  naturel 
qu'on  les  en  ait  crus  sur  leur  parole,  il  aura 
fallu  qu'ilsaicnt  accumulé  des  vraisemblances 
sansoublierd'imiter  le  style  et  la  main.  Çjuant 
au  style,  un  homme  qui  possède  supérieure- 
ment l\'irt  d'écrire,  imite  aisément  jusqu'à 
certain  point,  le  style  d'un  autre,  quoique 
bien  marqué.  C'est  ainsi  que  Boileau  imita  le 
style  de  Voiture  et  celui  de  Balsac ,  à  s'y 
tromper  ;  et  cette  imitation  du  mien  peut 
tire  sur-tout  facile  à  Diderot,  dont  j'étudiais 
particulièrement  la  diction  ,  quand  je  com- 
mençai d'écrire,  et  qui  même  a  mis  dans  mes 
premiers  ouvrages,  plusieurs  morceaux  qui 
ne  tranchent  point  avec  le  reste,  et  qu'on 

N  4 


224  LETTRE 

ne  saurait  distinguer,  du  moins  quant  au 
style  (*).  11  est  certain  que  sa  tournure  et 
la  mienne,  sur-tout  dans  mes  premiers  ou- 
vrages ,  dont  la  diction  est  comme  la  sienne, 
un  peu  sautante  et  sentencieuse ,  sont  parmi 
celles  de  nos  contemporains,  les  deux  qui 
se  ressemblent  le  plus.  D'ailleurs,  il  y  a  si 
peu  de  juges  en  état  de  prononcer  sur  la 
différence  ou  l'identité  des  styles,  et  ceux* 
même  qui  le  sont,  peuvent  si  aisément  s'y 
tromper,  que  chacun  peut  décider  là-dessus 
comme  il  lui  plaît  ,  sans  craindre  d  etr* 
convaincu   d'erreur. 

La  main   est   plus  difficile  à  contrefaire  ; 
je  crois  même  cela  presque  impossible,  dans 

(*)    Quant  aux  pensées,  celles   qu'il  a  ru  la 
bonté"  de  rm  prétei  .    :  que  j'ai  eu  la  bêtise  d'adop- 

EU    i   i!<  a  miennes, 

on  peut  le  voir  dans  celle  du  philosophe, 

gumenu    i  ant  son  bounet  sur  set 

•  -   (D  se.  utr  l':nc'p.  )  :  car  ce  morre.iu  est  do 

i  fer.    Il  es;  certain  que  M.    I  >idero« 

an  de  ma  i  et  de  ma  Facilité, 

pour  d  mes  écrits,    un  ton  dur  et  un  air 

'  •  qu  il-  n'eurent  pins  si-iôi  qu'il  cessa  de  me 

ei  ,  et  que  je  lus  livre   tout-à-lait  à  moi* 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       22S 

un  ouvrage  de  longue  haleine.  C'est  pourquoi 
Je  présume  qu'on  aura  préféré  des  lettres  ,  qui 
n'ont  pas  la  même  difficulté  et  qui  rem- 
plissent le  même  objet.  Quant  à  l'écrivain 
chargé  de  cette  contrefactiou  ,  il  aura  été 
plus  facile  à  trouver  a  Diderot,  qnà  tout 
autre,  parce  qu'ctaut  chargé  de  la  partie  des 
arts  dans  Y  Encyclopédie ,  il  avait  de  graudes 
relations  avec  les  artistes  dans  tous  les  genres. 
Au  reste,  quand  la  puissance  s'en  mêle, 
beaucoup  de  difficultés  s'applanisseut  ;  et 
quand  il  s'agirait,  par  exemple,  de  décider 
si  une  écriture  est  ou  n'est  pas  contrefaite, 
je  ne  crois  pas  qu'on  eût  beaucoup  de  peine 
à  trouver  des  experts  prêts  à  être  de  l'avis 

qu'il  plairait  à  monsieur  de  C I 

Si  ce  n'est  pas  cela,  ou  de  faux  témoins, 
je  n'imagine  rien.  Je  peucheraisméme  un  peu 
pour  cette  dernière  opinion,  parce  qu'assuré- 
ment le  bénin  Thevc-nin  }  quoiqu'on  en  dise, 
ne  fut  pas  aposté  pour  rien  ;  et  je  ne  puis 
imaginer  d'autreobjet  à  la  fable  de  cemanan, 
et  à  l'adroite  faoon  dont  ceux  qui  l'avaient 
«posté,  l'ont*  accrédité  (*),  que  de  vouloir 

(*)  Enfin,  tant  ont  opéré  les  gens  quidfsposent 
de  moi,  qu'il  reste  clair  comme  le  jour,  à  Gre- 


î26  LETTRE 

îàter  d'avance,  comment  je  soutiendrais  la 

confrontation  d'un  faux,  témoin. 

Les  Holbackiens  ,  qui  croyaient  m'avoir 
déjà  coulé  à  fond  ,  furieux  de  nie  voir  bien 
au  château  de  Montmorency  et  chef  M.  lu 
prince  deConti,  firent  jouer  leurs  machines 
par  d'Alembert  ;  et  profitant  des  piques  se- 
crettes  dont  j'ai  parlé,  firent  passer  par  le 
Temple,  leur  complot  à  l'hôtel  de  Luxem- 
bourg. 11  est  aisé  d'imaginer  comment  M.  do 
C 1  s'associa  pour  cette  affaire  particu- 
lière, arec  la  ligue,  et  s'en  fit  le  chef;  c© 
qui  rendit  des- lors,  le  succès  immanquable, 
au  moyen  des  manœuvres  souterraines  ,  dont 
G. ..m  avait  probablement  fourni  le  plan. 
Ce  complot  a  pu  se  tramer  de  toute  autre 
manière  ;  mais  voilà  celle  où  les  indices  , 
<l    as  ce  que  j'ai  vu,  se  rapportent  le  mieux. 

noble  et  ailleurs,  que  le  «alérien  Thevenin  m'a 
neuf  francs  aux   i  tandis  que  j  «tau 

à  Montmorencj  ;  qu'il  me  les  apn  i  mains 

du  caban  lier  Jeannet,  notre  <  ommun  hôte  ,  chei 
qui  je  n'ai   jamais  loj  j''  ne   parlai  do 

nia  vie;  ei  que  je  lui  donnai  en  reconnaissance, 
des  lc;ircs    de  recommandation    poui    MM.    de 
îcs  et  Haldixrund  ,  que  je  ne    coniuissj.i» 
pas. 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIX.       227 

Il  fallait,  avant  de  rien  tenter  du  c6té  du 
public,  m'éloigner  au  préalable  ;  sans  quoi, 
le  complot  risquait   à   chaque  instant  d'être 
découvert,  et  son  auteur  confondu.  U Emile 
en  fournit  les  moyens,  et  l'on  disposa  tout 
pour  m'effrayer  par  un  décret  comminatoire, 
auquel  on  n'en  voulait  cependant  venir,  que 
quaud  j'aurais    pris   le    parti   de  fuir.  Maia 
voyant  que,  malgré  tout  le  fracas  dont  on 
accompagnait   la    menace   de   ce    décret,   jo 
lestais  tranquille  et  ne  voulais  pas  démarrer, 
on  s'avisa  d'un  expédient  tout  puissant  sur 
mou  cœur.  Mad.nue  de  Boufflers,  avec  une 
grande  éloquence  ,  me  fît  voir  l'alternative 
inévitable,    de    compromettre    madame   de 
L.......g  si   j'étais   interrogé,  ou   de  mentir; 

ce  que  j'étais  bien  résolu  de  ne  pas  faire. 
Sur  ce  motif,  auquel  je  ne  pus  résister,  je 
partis  enfin,  et  l'on  ne  lâcha  le  décret,  que 
quand  ma  résolution  fut  bien  prise,  et  qu'on 
put  le  savoir.  Il  parait  que  dès-lors,  le  projet 
était  arrangé  entre  madame  de  BoufHers  et 
monsieur  Hume,  pour  disposer  de  moi  ;  elle 
n'épargna  rienpour  ni 'envoyer  en  Angleterre. 
Je  tins  bon,  et  voulus  passer  en  Suisse.  Ce 
n'était  pas  là  le  compte  de  la  ligue,  qui  par 
*es  manœuvres  parviut   avec  peine   à  m'en, 

N  é 


LETTRE 

chasser.  Nouvelles  sollicitations  plus  rive* 
pour  l'Angleterre  :  nouvelle  résistance  de 
pàa  |)  1 1  ■!  pars  pour  aller  joindre  milord 
?.].::,  l,,,i  à  Berlin.  La  ligue  vit  L'instant  où 
Vji„ns  lui  échapper.  Son  complot  s'en  allait 
»eui-ètre  ei|  fumée,  si  l'on  ne  m'eût  tendu 
tant  de  piégea  à  Strasbourg  ,  qu'enfin  j'y 
tombai,  me  laissai  livrer  à  Hume,  et  partis 
avec  lui  pour  l'Angleterre,  où  j'étais  attendit 
depuis  si  long-temps.  Dès  ccinoinent  ils  m'ont 
tenu  ;  je  ne  leur  échapperai  plus. 

Que  je  regrettai  la  France!  Avec  quelle 
ardeur  .  avec  quelle  .constaucc  je  surmontai 
tons  les  obstacles  ,  tous  les  dangers  même 
qu'on  eut  soin  d'opposer  à  mon  retour;  et 
pela  pour  venir  essuyer  dans  ce  pays  si  désiré  , 
des  traitcincns  qui  m'ont  fait  regretter  I'  \  n- 
glpterre  !  Cependant  les  seize  mois  que  j'y 
passai,  ne  furent  pas  perdus  pour  la  Ligue, 
A  mon  retour,  je  trouvai  la  France  et  l'Ku- 
rope  totalement  changées*  mou  égard  ;  et  ma 
prévention,  ma  stupidité  furent  telles,  que 
trop  frappé  des  manœuvres  de  David  Huma 
et  de  qes  associés,  je  m'obstinais  à  oheroheï 
à  Poudres,  la  cause  des  indignités  que  j'es- 
suyaisa  Trye,  Me  voilà  bien  désabusé  depu'rs 
(juc  je  n'y  suis  plus  ,  et  je  rends  au*  Anglais 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       229 

la  justice  qu'ils  me  refusent.  Néanmoins,  s'ils 
étaient  ce  qu'on  les  suppose,  ils  auraient  dit  : 
n'imitons  pas  la  légèreté'  française  ;  détions- 
nous  des  preuves  d'accusations  qu'on  cache 
si  soigneusement  à  l'accusé,  et  gardons-nous 
de  juger  sans  l'entendre,  un  homme  qu'on 
cajole  avec  tant  de  fausseté,  et  qu'on  charge 
avec  tant  d'animosité. 

Enfin  ce  complot ,  conduit  avec  tant  d'art 
et  de  mystère  ,  est  en  pleine  exécution.  (,)ue 
dis-jc  !  il  est  déjà  consommé.  Me  voilà  devenu 
le  mépris  ,  la  dérision  ,  l'horreur  de  cette 
même  nation  dont  j'avais,  il  y  a  dix  ans  , 
l'estime,  la  bienveillance,  j'oserais  dire  la 
considération;  et  ce  changement  prodigieux, 
quoiqu'opéié  sur  un  homme  du  peuple,  sera 
pourtant  la  plus  grande  œuvre  du  ministère  de 

M.  de  C. I ,  celle  qu'il  arue  le  plus  à  cœur, 

celle  à  laquelle  il  a  cousacié  le  plus  d«  temps 
et  de  soins.  Elle  prouvera  par  un  exempta 
flétrissant  pour  l'espèce  humaine ,  combien 
est  forte  l'uuion  des  méchans  pour  mal  faire, 
tandis  que  celle  des  bons  ,  quand  elle  existe, 
est  si  lâche,  si  faible  ,  et  toujours  si  facilQ 
à  rompre. 

Rien  n'a  été  omis  pour  l'exécution  de  cette 
ftoble   entreprise  ;   toute  la  puissance  d'un 


^5o  LETTRE 

grand  royaume  ,  tous  les  lalctiB  d'un  ministre 
intrigant,  toutes  les  ruses  de  ses  satellites, 
toute  la  vigilance  de  ses  espions  ,  la  plume 
des  auteurs  ,  la  langue  des  clabaudeurs  ,  la 
séduction  de  mes  amis,  L'encouragement  de 
mes  ennemis,  les  malignes  recherches  sur  ma 
vie  pour  la  souiller,  sur  mes  propos  pour 
les  empoisonner,  sur  mes  écrits  pour  les  fal- 
sifier ;  l'art  de  dénaturer,  si  facile  à  la  puis- 
sance, celui  de  me  rendre  odieux  à  tous  les 
ordres  ,  de  me  diffamer  dans  tous  les  pays- 
Les  détails  de  tous  ces  laits  seraient  presque 
incroyables  ,  s'il  m'était  possible  d'exposer 
ici  seulement  gcux  qui  me  sont  connus.  On 
m'a  lâche  des  espions  de  toutes  lis  espèces, 
aventuriers  ,  gens  de  le!  tics,  abbés  ,  militaires  , 
courtisans.  On  a  envoyé  des  émissaires  en 
divers  pays,  pour  m'y  peindre  sous  les  traits 
qu'on  leur  a  marques.  J'avais  eu  Savoie,  un 
témoin  dema  jeunesse  ,  un  ami  que  j'estimais, 
et  sur  lequel  je  comptais,  .le  vais  le  voir  ,  je 
vois  qu'il  me  trompe  ;  je  le  trouve  en  cor- 
respondance   avec  M.   de    C I    J'avais  a 

Paris  un  vieux  compatriote,  un  ami,  u cs- 
bon  homme  :  on  le  met  à  la  Bastille  ;  j'ignore 
pourquoi  ,  c'est-à-dire,  sur  quel  prétexte.  T.o 
long-temps  qu'il  y  a  reste,  lui  lait  honneur  j 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       23 r 

on  l'aura  trouvé  moins  docile  qu'on  n'avait 
cru  ;  je  veux  espérer  qu'on  n'aura  pas  lassé 
sa  patience  ,  et  qu'au  bout  de  seiz^  mois,  il 
sera  ;  orti  de  la  Bastille  aussi  honnête  homme 
qu'il  y  est  entré.  Je  désire  la  même  chose 
du  libraire  Guy,  qu'on  y  a  mis  de  même, 
et  détenu  presque  aussi  long-temps.  On 
disait  avoir  trouvé  dans  les  papiers  du 
premier,  un  projet  de  moi  pour  l'établisse- 
ment d'une  pure  démocratie  à  Genève  ,  et  j'ai 
toujours  blâmé  la  pure  démocratie  à  Genève, 
et  par-tout  ailleurs:  on  disait  y  avoir  trouvé 
des  lettres  par  lesquelles  j'excitais  les  brouil- 
leries  de  Genève;  et  non-seulement  j'ai  tou- 
jours blâmé  les  brouilleries  de  Genève,  mais 
je  n'ai  lien  épargné  pour  porter  les  représen- 
tans  à  la  paix  :  mais  qu'importe  qu'on  en 
impose  et  qu'on  mente?  Un  mensonge  dit 
en  l'air  fait  toujours  son  effet,  sur-tout  quand 
il  vient  des  bureaux  d'un  ministre  ,  et  quand 
il  tire  sur  moi. 

En  songeant  au  libraire  de  Paris,  avee  le- 
quel j'eus  si  peu  d'affaires  ,  M   de  C 1  qui 

n'oublie  lien,  a-t-il  oublié  mon  libraire  de 
Hollande  !  Je  ne  sais  ,  mais  dans  un  livre  que 
ccîui-ci  s'est  obstiné  à  vouloir  me  dédier 
quoique  j'y  sois  maltraité,  et  dont  il  n'a  pas 


232  LETTRE 

voulu  me  communiquer  d'avance  l'epitrc  de'* 
dicatoire  ,  j'ai  trouve  la  tournure  de  cette 
épître  si  singulière  et  si  peu  naturelle,  qu'il 
est  difOcile  de  n'y  pas  supposer  un  bût 
cache  ,  qui  tieut  à  quelque  111  de  la  grande 
trame. 

Enfin  nulle  attention  n'a  c'tc  omise  pour 
me  défigurer  de  tout  point ,  jusqu'à  ccllcqu'oii 
n'imaginerait  pas  ,  de  l'aire  disparaître  les 
portraits  de  moi  qui  me  ressemblent,  et  d'eu 
répandre  un  à  très-grand  bruit  ,qui  me  donne 
un  air  farouche  et  une  mina  de  Cyelope.  A. 
ce  gracieux  portrait,  on  a  mis  pour  peudant 
celui  de  David  Hume  (*)  ,  qui  réellement  a  la 
tète  d'un  Cyelope,  à  qui  l'on  donne  un  air 
charmant.  Comme  ils  peignent  nos  figures, 
ainsi  peignent-ils  nos  âmes  ,  avec  la  mémo 
fidélité.  En  un  mot,  les  détails  qu'embrassa 
l'exécution  du  plan  qui  me  regarde,  sont 
immenses,  inconcevables.  O  !  si  je  savais  tous 


(*)  Quand  il  s'avisa  de  me  faire  peindre  i 
Londres,  je  ne  pus  imaginer  quel  était  son  Lut; 
car  j'entrevoyais  déjà  le  reste ,  que  ce  n'était  pas 
par  amitié  pour  moi.  Je  le  \uis  maintenant  nès- 
bion  ,  <.e  but  ;  mai>  je  ne  me  paadoniier&ii  P*1  d* 
l'avoir  dcyijyL 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       235 

ceux  que  j'ignore  ,  si  je  voyais  mieux  ceux 
que  je  n'ai  fait  que  conjecturer,  si  je  pouvais 
embrasser  d'un  coup-d'œil,  tous  ceux  dont 
je  suis  l'objet  depuis  dix  an  nées,  ils  pourraient 
ine  donner  quelque  orgueil  ,  si  mon  cœur  en 
ctaitmoins  déchire'.  Si  M.  de  C 1  eût  em- 
ployé à  bien  gouverner  l'état,  la  moitié  du 
temps,  des  talens,  de  l'argent,  et  des  soins 
qu'il  a  mis  à  satisfaire  sa  haine;  il  eût  été 
l'un  des  grands  ministres  qu'ait  eu  la  France. 

Ajoutezà  touteela  l'expédition  de  la  Corse , 
eette  iniqueetridicule  expédition,  qui  choque 
toute  justice,  toute  humanité,  toute  politi- 
que, toute  raison  :  expédition  que  son  succès 
rend  encore  plus  ignominieuse  ,  eu  ce  que 
n'ayant  pu  conquérir  ce  peuple  infortuné  par 
le  fer  ,  il  l'a  fallu  conquérir  par  l'or.  La  France 
peut  bien  dire  de  cette  inutile  et  coûteuse 
conquête  ,  ce  que  disait  Pyrrhus  de  ses  vic- 
toires :  encore  une,  et  nous  sommes  perdus. 
Mais   hélas  !  l'Europe  n'offrira  plus  à  M.  de 

C 1  d'autre  peuple  naissant  à  détruire  ,  ni 

d'aussi  grand  homme  à  noircir,  que  son  il- 
lustre et  vertueux  chef. 

C'est  ainsi  que  l'homme  le  plus  (in  se  décèle, 

en  écoutant  trop  son  animosité.  M.  deC 1 

connaissait  bien  la  plaie  la  plus  cruelle  par 


^34  LETTRE 

laquelle  il  pût  déchirer  mou  cœur,  et  il  ne 
rue  l'a  pas  épargnée  ;  niais  il  n'a  pas  vu  com- 
bien celle  barbare  vengeance  le  démasquait 
et  devait  éventer  son  complot.  Je  le  défie  de 
pallier  jamais  celle  expédition,  d'aucune 
raison  ,  ni  d'aucun  prétexte  qui  puisse  con- 
tenter un  homme  sensé.  On  saura  que  ]e  sus 
voir  le  premier  ,  un  peuple  disciplinaire  et 
libre  ,  où  toute  l'Inrope  ne  voyait  encore 
qu'un  tas  de  rebelles  et  de  bandits;  que  je 
vis  germer  les  palmes  de  cette  passion  nais- 
sante ;  qu'elle  me  choisit  pour  le*  arroser* 
que  ce  choix  fit  son  infortune  et  la  mienne  ; 
que  ses  premiers  combats  furent  des  victoires  ; 
que  n'ayant  pu  la  vaincre,  il  fallut  l'acheter. 
Quant  à  la  conclusion  qui  me  regarde,  ou 
présumera  quelque  jour,  je  l'espère,  malgré 

tous  les  artifices  de  M.  de  C I,   qu'il  n'y 

avait  qu'un  homme  estimable  qu'il  pût  haïr 
avec  tant   de   fureur. 

\  oilà,  Monsieur,  ce  qui  me  fait  prendre 
mon  parti  avec  plus  de  courage,  que  n'eu 
semblail  annoncer  l'accablement  où  vous  m'a- 
vez vu  ;  mais  je  décoU~j  rais  ;:lors  pour  la  pre- 
mière fois,  des  horreurs  dont  je  n'avais  pas 
la  moindre  idée,  <i  auxquelles  H  n'est  pas 
même    permis    à  un  honnête    humme  d'être 


A  M.  DE  SÀINT-GERMAIN.       2  3  5 

préparé. Epouvanté  dcsinfernales  trames  dont 
je  me  sentais  enlacé  ,  je  donnais  trop  de 
pouvoir  à  l'imposture  ,  j'en  prolongeais  trop 
loin  l'effet  sur  l'avenir.  Je  voyais  mon  nom, 
qui  doit  me  survivre  ,  couvert  par  elle  d'un, 
opprobre  e'ternel  ,  au  lieu  de  la  gloire  et  des 
honneurs  que  je  sens  dans  mon  cœur  m'étre 
dus.  Je  frémissais  de  douleur  et  d'indignation 
à  cette  cruelle  image.  Aujourd'hui,  que  j'ai 
eu  le  temps  de  m'apprivoiser  avec  des  idées 
qui  m'étaient  si  nouvelles  ,  de  les  peser,  de 
les  comparer  ,  de  mettre  par  ma  raison,  les 
iniques  oeuvres  des  hommes  à  la  coupelle  du 
temps  et  de  la  vérité,  je  ne  crains  plus  que 
le  vil  alliage  y  résiste;  le  soufre  et  le  plomb 
s'en  iront  en  fumes  ,  et  l'or  pur  demeurera  tôt 
ou  tatd  ,  quand  mes  ennemis  morts  ,  ainsi 
que  moi,  ne  l'altéreront  plus.  Il  est  impos- 
sible que,  de  tant  de  trames  ténébreuses, 
quelqu'une  au. moins  ne  soit  pas  enfin  dévoi- 
lée au  grand  jour  ;  et  c'en  est  assez  pour  juger 
des  antres.  Les  bons  ont  horreur  des  médians  _, 
et  les  fuient  ;  mais  ils  ne  brassent  pas  des 
Complots  contre  eux.  Il  est  impossible  que, 
revenus  de  la  haine  aveugle  qu'on  leur  ins- 
pire ,  mes  semblables  ne  reconnaissent  pas  un 
jour  dans  mes  ouvrages ,  un  homme  qui  parla 


236  LETTRE 

d'après  smi  cœur.  Il  est  impossible  qu'en 
blâmant  et  plaignant  les  erreurs  où  j'ai  pu 
tomber,  ils  ne  louent  pas  mes  inteutions; 
qu'ils  ne  bénissent  pas  ma  mémoire,  qu'ils 
ue  s'attendrissent  pa^  sur  mes  malheurs.  Une 
seule  considération  suffit  pour  me  rendre  la 
tranquillité  que  m'était  l'effroi  d'une  igno- 
minie éternelle  :  c'est  celle  de  la  rouie  qu'ont 
prise  ceux  qui  m'oppriment  ,  pour  égarer  a 
leur  suite  la  génération  présente,  mais  qui 
n'égarera  sûrement  pas  la  postérité  ,  sur  la- 
quelle ils  n'auront  plus  L'ascendant  dont  ils 
abusent.  Ses  euuemis,  dira-t-on  ,  se  sont  at- 
tachés ,  comme  de  vils  corbeaux  ,  sur  son 
cadavre:  mais  jamais  de  son  vivant,  aucun 
d'eux  l'osa-t-il  attaquer  en  lace  ?  1  ls  1?  prirent 
en  traîtres  ;  ils  s'enfoncèrent  dans  des  sou- 
terrains ,  pour  creusez  des  gouffres  sous  ses 
pas  ,  taudis  qu'il  marchait  à  la  lumière  du 
soleil  ,  et  qu'il  déliait  le  reprocha  du  crime, 
de  soutenir  ses  regards.  Ouoi  !  la  justice  et 
la  vérité  rampent-elles  ainsi  dans  les  ténèbres  ? 
Les  hommes  droits  et  vertueux  se  font-ils 
ainsi  fourbes  et  traîtres  ,  tandis  que  le  coupable 
appelle  à  grands  cris  ses  accusateurs  ?  Si  cette 
considération  leur  fait  reprendre  le  même  exa- 
juou  avec  plus  d'impartialité,  je  n'en  veux  pas 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       z37 

davantage.  Tranquillise  pour  l'avenir  sur  la 
terre ,  j'aspire  au  séjour  du  repos ,  où  les 
œuvres  de  l'iniquité  ne  pénètrent  pas.  En 
attendant,  je  me  dois  d'approfcndir  cet  abo- 
minable complot,  s'il  m'est  possible;  c'est 
tout  ce  qui  me  reste  à  faire  ici  bas  ,  et  je 
n'épargnerai  pour  cela  ,  rien  de  ce  qui  est  eu 
ma  faible  puissance.  Je  sais  que  mon  naturel 
craintif,  honteux  ,  timide,  ne  me  promet  ni 
sang-froid,  ni  présence  d'esprit,  ni  mémoire, 
quand  il  faudra  payer  de  ma  personne  et 
confondre  les  imposteurs.  J'avoue  même  que 
l'indigne  rôle  auquel  je  me  vois  ravalé,  et 
pour  lequel  la  nature  m'avait  si  peu  fait, 
Kie  donne  un  frémissement  et  des  serremens 
de  cœur  que  je  ne  puis  vaincre,  et  don  t  j'au- 
rais été  moins  subjugué  dans  de  plus  heureux 
temps.  Il  y  a  dix  ans  que  l'imputation  d'un 
forfait  m'eût  fait  rire  ,  et  rien  de  plus.  Mais 
depuis  que  les  cruels  m'ont  ainsi  défiguré, 
sans  me  laisser  même  aucun  moyen  de  me 
défendre  ,  tout  injurieux  soupçon  que  je  lis 
dans  les  cœurs  }  plonge  lemirn  dansuu  trou- 
ble inexprimable.  Les  scélérats  endurcis  au 
«rime  ,  ont  des  fronts  d'airain  ;  mais  l'iu- 
japeeuce  rougit  ot  pleure  en  se  voyant  couvrir 


s38  LETTRE 

de  fange.   Une  ame  noble  et  fière  a  beau  se 
roidir  et  s'élever,  un  tempérament  timide  ne 
peut  se  refondre  :  dans  toutes  les  situations 
de  ma  vie,    le  mien  me  subjugue  toujours; 
soit  forcé  de  parler  au  milieu  d'un  cercle  ,  soit 
tête  h    tête,  agacé  par  une  femme  railleuse, 
soit  avili  dans  la  confrontation  d'un  impu- 
dent, mon  trouble  est  toujours  le  même  ;  et 
le  courage  que  je  sens  au  fond  de  mon  cœur, 
refuse  de  se  montrer  sur  ma  contenance.  Je 
ne  sais  ni  parler  ni  répondre-,  je  n'ai  jamais 
su  trouver  qu'après  coup  ,  la  chose  que  j'avais 
à  dire  ,  ou  le  mot  qu'il  fallait  employer.  Ur- 
baiu  Grandier,  dans  le  même  cas  que  moi  , 
avait  L'assurance  et  la  facilité  qui  me  man- 
quent ,  et  il  périt.  J'aurais  tort  d'espérer  une 
meilleure  destinée  ,  mais  ce  n'est  pas  de  cela 
qu'il  s'agit.  Que  je  sache  à  tout  prix  de  quoi 
je  suis  coupable;  que  j'apprenne  enfin  quel 
est  mou  crime  ;  qu'on  m'en  montre  le  témoi- 
gnage et  les  preuves  ,  ces  invincibles  preuves 
qui  bien  qu'administrées    si  secrètement     et 
pat  des   mains    si   suspectes  ,    n'ont    laissé    la 
moindre  doute  k  personne,  et  sur  lesquelles 
ame  vivante  n'a  même  imaginé  qu'il  fût  pour- 
tant bon  de  savoir  si  je  n'avais  rien  à  dire. 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       a39 

Enfin  qu'on  daigne  ,  je  ne  dis  pas  me  convain- 
cre, mais  m'accuser  moi  présent  (*),  et  je  meurs 
content. 

Eh  !  que  reste-t-il  ici  bas,  pour  me  faire 
aimer  à  vivre  ?  Déjà  vieux,  souffrant,  sans 
ami ,  sans  appui  ,  sans  consolation  ,  sans  res- 
source, voilà  la  pauvreté  prête  à  me  talonner; 
et  quand  on  m'aurait  laissé  même  la  liberté 
d'employer  mes  talens  à  gagner  mon  pain, 
de  quoi  jouirais-je  en  le  mangeant?  yuoi  , 
voir  toujours  des  hommes  faux  ,  haineux  , 
malveillaus,  toujours  des  masques  ,  toujours 
des  traîtres  ;  et  loin  de  vous  ,  pas  un  seul 
v;sugc  d'homme  ;  plus  d'épanchement  dans 


(*)  Jh  suis  persuadé  qu'il  y  a  sous  tout  cela, 
quelque  équivoque  ,  quelque  mal-entendu  ,  quel- 
que adroit  mensonge,  sur  lequel  un  mot  peut- 
être  serait  un  trait  de  lumière  qui  frapperait  tout 
le  monde,  et  démasquerait  les  imposteurs.  Ils  le 
sentent  et  le  craignent ,  sans  doute  :  aussi  paraît- 
il  qu'ils  ont  mis  toute  l'adresse,  toute  la  ruse, 
toute  la  sagacité  de  leur  esprii ,  à  chercher  des 
raisons  plausibles  et  spécieuses  ,  pour  prévenir 
toute  explication.  Cependant,  comment  ont-ils 
pu  couvrir  l'iniquité  de  c»tte  conduite,  jusqu'à 
tromper  les  gens  de  bon  sens  ?  Voilà  ce  qui  rae 
passe, 


*49  LETTRE 

le  sein  d'un  ami  ,  plus  de  ces  doux  sentimeuî 
qu'une  longue  habitude  rend  délicieux  ?  Ah  ! 
la  vie  à  ce  pris  m'est  insupportable  ;  et  quand 
sa   fin  ne   serait  que   celle  de  mes  peines.,  je 
désirerais  d'en  sortir  :  mais  clic  sera  le  com- 
mencement de  cette  lelicité  pour  laquelle  je 
me  sentais  né,  et  que  je  cherchai  vainement 
sur  la   terre.    Que  j'aspire    à    celte    heureuse 
époque  ,  et  que  j'aimerai  quiconque  m'y  fera 
parvenir  !  J'étais  homme,  et  j'ai  péché  ;  j'ai 
fait  de  grandes  fautes  que  j'ai  bien  expiées, 
mais  le  crime  jamais  n'approcha  de  mou  cœur. 
Je  me   sens    juste,    bon,    vertueux,  autant 
qu'homme  qui  soit  sur  la  terre  :  voila  le  motif 
de  mon  espérance  et  de  ma  sécurité,  Quoiqm» 
je   paraisse  absolument   oublié  de   la   Provi- 
dence, je  n'en  désespérerai  jamais.  Que  ses 
récompenses  pour  les  bons  doivent  être  belles, 
puisqu'elle   les    néglige   à    ce  point    ici   bas  ! 
J'avoue  pourtant,   qu'en   la   voyant   dormir 
si  long-temps,  il  me  prend  desmomens  d'a- 
battement. Ils  sout  rares,  ils  ne  durent  guère , 
et  ne  changent  rien  à  ma  disposition.  J'espère 
que  la  mort  ne  viendra  pas  dans    un   de  ces 
tristes  mouiens  :   mais  quand  cllcy  viendrait, 
elle  me  serait  moins  consolante  ,  sans  m 'être 
plus  redoutable.    Je  uic  dirais  ;   je  ne  serai 

ricua 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN".       241 

rien  ,  ou  je  serai  bien  ;  cela   vaut  toujours 
mieux  pour  moi  ,  que  cette  vie. 

La  moi  test  douce  aux  malheureux  ;  la  souf- 
france est  toujours  cruelle.  Par  là,  je  reste 
ici  bas  à  la  merci  des  médians  ,  mais  enfin, 
que  me  peuvent-ils  faire  ?  Ils  ne  me  feront 
pas  plus  souffrir  que  ne  lit  la  néphrétique, 
et  j'ai  fait  lardessus  ,  l'essai  de  mes  forces  : 
s'ils  sout  longs  ,  ils  exerceront  mou  amc  à  la 
patience  ,  à  la  constance,  au  courage  ;  ils  lui 
feront  mériter  les  prix  destinés  à  la  vertu  ;  et 
au  jour  cle  ma  mort,  qu'il  faudra  bien  enfin 
qui  vienne  ,  mes  persécuteurs  m'auront  rendu 
service  en  dépit  d'eux.  Pour  quiconque  en 
est  là  ,   les    bonnnes  ne    sont   plus   guère    à 

craindre.  Aussi  M.  de  C I  peut  jouer  de 

son  reste  avec  toute  sa  puissance.  Tant  qu'il 
ne  changera  pas  la  nature  des  choses,  tant 
qu'il  n'ôlera  pas  de  ma  poitrine,  le  cœur  de 
J.  J.  Rousseau  ,  pour  y  remettre  celui  d'un 
mal -honnête  homme,  je  le  mets  au  pis. 

Monsieur,  j'ai  vécu  :  je  ne  vois  plus  rien 
même  clans  l'ordre  dos  possibles,  qui  piU  m« 
donner  encore  sur  la  terre,  un  moment  de 
yrai  plaisir.  On  m'offrirait  ici  bas  le  choix 
de  ce  que  j'y  veux  être,  que  je  répondrais, 
mort.  Rien  de  ce  qui  flattait  mon  cœur,  no 
Lettres.  Tome  VUt  O 


242  LETTRE 

peut  plus  exister  pour  moi.  S'il  nie  reste  un 
intervalle  encore  ,  jusqu'à  ce  moment  si  lent 
à  venir,  je  le  dois  à  l'honneur  de  ma  mémoire. 
Je  veux  tâcher  que  la  lin  de  ma  vie  honore  son 
cours  et  y  réponde.  Jusqu'ici  j'ai  supporte'  le 
malheur  ;  il  me  reste  à  savoir  supporter  lacap- 
tivite  ,  la  douleur,  la  mort  :  ce  n'est  pas  le 
plus  difficile;  mais  la  dérision  _,  le  mépris, 
l'opprobre  ,  apanage  ordinaire  de  la  vertu 
parmi  les  médians,  dans  tous  les  points  par 
où  l'on  pourra  me  les  faire  sentir.  J'espère 
qu'un  jour  on  jugera  de  ce  qu>'  je  Fus,  par 
ce  que  j'ai  su  souffrir.  Tout  ce  que  vous  m'avea 
dit  pour  me  détourner,  quoi  [Ue  plein  de  sens, 
de  vérité,  d'éloquence  ,  n'a  lait  qu'enflammer 
mou  courage  ;  c'est  uu  fait  qu'il  est  naturel 
d'éprouver  près  de  vous  ;  et  je  n'ai  pas  peur 
que  d'autres  m'ébraulent  ,  quaud  vous  ne 
m'avez  pas  ébranlé.  Non  ,  je  ne  trouve  rien 
de  si  grand  ,  de  si  beau  ,  que  de  souffrir  pour 
la  vérité.  J'envie  la  gloire  des  martyrs.  Si  je 
n'ai  pas  en  tout  la  même  foi  qu'eux,  j'ai  la 
mémo  innocence  et  le  même  zèle,  et  mon 
cœur  se  sent  digne  du  même  prix. 

Adieu  ,  Monsieur  ;  ce  n'est  pas  sans  un 
vrai  regret  que  je  me  vois  a  la  veille  de 
lu'éloiguer  de  vous.  Avant  de  vous  quitter, 


A  M.  DE  SAINT-GERMAIN.       243 

j'ai  voulu  du  moins  goûter  la  douceur  d'é- 
pancher mon  cœur  dans  celui  d'un  homme 
vertueux.  C'est,  selon  toute  appareuce,  un 
avantage  que  jeuerctouveraide  long-temps. 

Note  oubliée  de  ns  ma  lettre  à  M.  de  Saint- 
Germain. 

Je  me  souviens  d'avoir,  étant  jeune,  employé 
le  vers  suivant  dans  une  comédie  : 

C'est  en  le  trahissant,  qu'il  faut  punir  un  traître. 

Mais  outre  que  c'e'tait  dans  un  cas  très  excusable, 
et  où  il  ne  s'agissait  point  d'une  véritable  trahi- 
son ,  ce  vers  échappé  dans  la  rapidité  de  la  com- 
position, dans  une  pièce  non  publique  et  non 
corrigée,  ne  prouve  point  que  l'auteur  pense  ce 
qu'il  fait  dire  à  une  femme  jalouse,  et  ne  fait 
autoiité  pour  personne.  S'il  est  permis  de  trahir 
les  traîtres ,  ce  n'est  qu'aux  gens  qui  leur  rpssi'in- 
hlent;  mais  jamais  les  armes  desméchans  ne  souil- 
lèrent Les  mains  d'un  honnête  homme.  Comme  il 
n'est  pas  permis  de  mentir  à  un  menteur,  il  est 
encore  moins  permis  de  trahir  un  traître  :  sans 
cela,  toute  la  morale  serait  subvertie,  et  la  vertu 
ne  serait  plus  qu'un  vain  nom;  car  le  nombre  des 
mal  -  honnêtes  gens  étant  malheureusement  le 
plus  grand  su-  la  terre  ,  si  l'on  se  permettait  d'a- 
dopter vis-à-vis  d'eux  ,  leurs  propres  maximes, 
on  serait  !e  plus  souvent  malhonnête  homme      foi 

O   2 


244       EXTRAIT  D'UNE  LETTRE 

EXTRA    I  T 

D'une  Lettre  à  M.  du  Bell  or. 

12  mars  1770. 

V_jE  que  vous  me  dites  des  imputations 
dont  vous  m'avez  entendu  charger,  et  du 
peu  d'effet  qu'elles  ont  fait  sur  vous  ,  ne 
în'étoune  que  par  l'imbécillité  de  ceux  qui 
pensaient  vous  surprendre  par  cette  voie.  Ce 
n'est  pas  sur  des  bourres  tels  que  vous, 
que  les  discours  eu  l'air  ont  quclqu» 
prise  •  mais  les  frivoles  clameurs  de  la  ca- 
lomnie ,  qui  n'excitant  guère  d'attention, 
bien  différentes  dans  leurs  effets,  des  complots 
trames  et  concertes  durant  longues  années , 
dans  un  profond  silence,  et  dont  les  dé- 
▼eloppemens  successifs  se  font  lentement  , 
sourdement,  et  avec  méthode.   Vous  parlez 


même,  et  l'on  en  viendrait  bientôt  h  supposer 
toujours,  que  l'on  a  à  faire  à  des  toiiuins,  afin 
de  s'autoriser  à  l'être. 


A    M.    DU    BELL  OY.         24$ 

d'évidence   :    quand    vous    la    verrez    contre 
moi  ,   jugez-moi   ;   c'est   votre   droit  :    mais 
n'oubhez  pas  de  juger  aussi  mes  accusateurs. 
Examinez   quel    motif   leur  inspire   tant  de 
zèle.  J'ai  toujours  cru  que  les  médians  ins- 
piraientde  l'horreur,  mais  point d'aniinosité. 
Ou  les  punit ,  ou  on  les  fuit  :  mais  on  ne 
se  tourmente  pas  d'eux  sans   cesse  ;  ou  ne 
s'occupe  pas  sans  cesse  à  les  circonvenir,  à 
les  tromper,   à  les  trahir  ;   ce   n'est  point  a 
eux  que  l'on  fait  ces  choses-là  ;  ce  sont  eux 
qui   les   font  aux   autres.    Dites   donc   à   ces 
honnêtes  gens  si  ze'lc's  ,  si  vertueux,  si   liers 
sur-tout  d'être  des  traîtres,  et  qui  se  mas- 
quent avec  tant  de  soin  pour  me  démasquer  : 
«   Messieurs,    j'admire    votre    zèle,    et    vos 
«  preuves  me  paraissent  sans  réplique;  mais 
«  pourquoi  donc  craindre  si  fort  que  l'accusé 
«   ne  lus  sache  et  n'y  réponde?  Permettez  que 
«  je  l'eu   instruise,  et  que  je  vous  nomme, 
«  II    n'est   pa*  généreux,  il   n'est  même  jis 
«  juste  de   diffamer  un  homme,   quel  qu'il 
«  soit,  en  se  cachant  de  lui.  C  est,  dites-vous, 
«   par  ménagement   pour   lui  ,  que  vous   ne 
«  voulez  pas    le   confondre,    mais  il   serait 
«   inoins  cruel,  cerne  semble,  de  le  confondre 
«  que  de  le  diffamer,  et  de  lui  ôter  la  vie, 

O  3 


i    g  LETTRE 

«  que  de  la  lui  rendre  insupportable." 
lit  hypocrite  do  vertu  doit  être  publi- 
«  qut-uiPDt  confondu  :  c'est  là  son  vrai 
Uiiuent  ;  et  l'évidence  elle-inéine  est 
<•  ..  ,<  cl ■■  ,  quand  elle  élude  la  conviction 
«  de  l'accusé».  En  leur  parlant  de  la  sorte, 
examinez  leur  contenance  ;  pesez  leur  ré- 
ponse; suivezen  la  jugeant,  les  mouvemens 
de  votre  cour,  <'t  les  lumières  de  votrc*raison  : 
voilà,  Monsieur,  ce  que  je  vous  demande, 
et  je  nie  t .eu s  alors  pour  bicu  jugé. 

A    M.     MOULTO  U. 

Mcnquin,  zS  mars  1770. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

J  F.  tardais ,  cber  Moulton  ,  pour  répondre 
h  votre  dernière  lettre ,  de  pouvoir  vous 
donner  quelque  avis  certain  de  ma  marche  ; 
mais  les  neiges  qui  sont  revenues  m'assiéger, 
rendent  les  chemina  de  cette  montagne  telle- 
ment impraticables,  que  je  ne  sais  plus  quand 
j'en  pourrai  partir.  Ce  sera  dans  mou  projet, 


A     M.     M  O  U  L  T  O  TT.       247 

pour  me  rendre  à  Lyon,  cToù  je  sais  bien 
ce  que  je  veux  faire  ;  mais  j'ignore  ce  que 
je  ferai. 

J'avais  eu  le  projet  que  vous  me  suggérez 
d'aller  m'etablir  en  Savoie  ;  je  demandai  et 
obtins  durant  mon  séjour  à  Bourgoin  ,  un 
passe-port  pour  cela,  dont  sur  des  lumières 
qui  me  vinrent  eu  même  temps  ,  je  ne  voulus 
point  faire  usage.  J'ai  résolu  d'achever  mes 
jours  dans  ce  royaume,  et  d'y  laisser  à  ceux 
qui  disposent  de  moi  ,  le  plaisir  d'assouvir 
leur  fantaisie  jusqu'à  mou  dernier  soupir. 

Je  ne  suis  point  dans  le  cas  d'avoir  besoin 
de  la  bourse  d'autrui  ,  du  moins  pour  le 
présent  ;  et  dans  la  position  où  je  suis,  je 
ne  dépense  guère  moins  en  place  qu'en  voyage  : 
mais  je  suis  fâché  que  l'offre  de  votre  bourse 
m'ait  ôté  la  ressource  d'y  recourir  au  besoin  ; 
ma  maxime  la  plus  chérie  est  de  ne  jamais 
rien  demander  à  ceux  qui  m'offrent.  Je  les 
punis  de  m'avoir  ôté  un  plaisir  eu  les  privant 
d'un  autre  ;  et  quand  je  me  ferai  des  amis 
à  mon  goût,  je  ne  les  irai  pas  choisir  au 
Monopotapa ,  quoiqu'en  dise  la  Fontaine. 
Cela  tient  à  mon  tour  d'esprit  particulier, 
dont  je  n'excuse  pas  la  bisarrerie,  mais  que 
je  dois  consulter  quand  il  s'agit  d'être  oblige  ; 


248  LETTRE 

car  autant  je  suis  touché  de  tout  ce  qu'on 
in'accoide ,  autant  je  le  suis  peu  de  ce  qu'on 
me  fait  accepter.  Aussi  je  n'accepte  jamais 
rien  qu'eu  rechignant,  et  vaincu  par  la 
tyrannie  des  importunitc.;.  Mais  l'ami  qui 
veut  bien  m'obliger  à  ma  mode,  et  non  pas 
à  la  sienne,  sera  toujours  content  de  mou 
cœur.  J'avoue  pourtant  que  l'a -propos  de 
votre  offre  mérite  une  exception  ;  et  je  la  fais 
eu  tâchant  de  l'oublier,  afin  de  ne  .pas  ôter 
à  notre  amitié,  l'un  des  dioits  que  l'inégalité 
de  fortune  y  doit  mettre. 

Il  faut  assurément  que  vous  joviez  peu 
difficile  eu  ressemblance  ,  pour  trouver  la 
mienne  dans  cette  figure  de  (  \  clope  ,  qu'on 
débite  à  si  grand  bruit  sous  mon  nom.  Quand 
il  plut  à  riiouuètc  monsieur  Huma  de  me 
faire  peindre  eu  Angleterre,  je  ne  pus  jamais 
deviner  son  motif,  quoique  dès-lors  je  \isse 
assez  que  ee  n'était  pas  l'amitié.  Je  ne  l'ai 
compris  qu'en  voyant  l'estampe,  et  sur-tout 
en  apprenant  qu'on  lui  en  donnait  pour  pen- 
dant, une  autre  représentant  ledit  monsieur 
Hume,  qui  réellement  a  la  figurc-d'iiuCyclopc, 
et  à  qui  l'on  donne  un  air  cliarmaut.  Gomme 
ils  peignent  nos  visages  ,  ainsi  peignent-ils  nos 
amc^  avec  la  même  fidélité.  Je  comprends 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.        249 

que  les  bruyans  éloges  qu'on  vous  a  fait  de  et» 
portrait,  vous  ont  subjugué  ;  niais  regardez-y 
mieux,  et  ôtez-moi  de  votre  chambre  c<  tte 
mine  farouche ,  qui  n'est  pas  la  mienne  assu- 
rément. Les  gravures  faites  sur  le  portrait 
peint  par  la  Tour,  me  font  plus  jeune-  à  la 
vérité,  mais  beaucoup  plus  ressemblant  ; 
remarquez  qu'on  les  a  fait  disparaître,  ou 
contrefaire  hideusement. Comment  ne  sentez- 
vous  pas  d'où  tout  cela  vient ,  et  ce  que 
tout  cela  sLnifie  ? 

Voici  deux  actes  d'honnêteté  ,  de  justice  et 
d'amitié  à  faire.  C'est  à  vous  que  j'en  donne 
la  commission. 

i°.  Rey  vient  de  faire  u  ie  édition  de  mes 
•crits  ,  à  laquelle ,  et  à  d'autres  marques ,  j'ai 
recounu  que  mon  homme  était  enrôlé.  J'au- 
rais du  prévo;r,  et  ruades  gens  si  attent  fs  ne 
l'oublieraieit  p;'s,  et  qu'il  ue  serait  pas  à 
l'épreuve.  E&utre-autres  remarques  que  j'ai 
faites  sur  cette  édition  ,  j'y  ai  trouvé  aveo 
autant  d'indignation  que  de  surprise  ,  trois 
ou  quatre  lettres  de  monsieur  le  comte  de 
Tresbau  ,  avec  les  réponses,  qui  furent  écrites, 
il  y  a  une  quinzaine  d'années  ,  au  sujet  d'une 
tracasserie  de  Palissot.  Je  n'ai  jamais  com- 
muniqué ces  lettres  qu'au  seul  Vemes,  auquel 


25o  LETTRE 

j'avais  alors,  et  bien  malheureusement ,  la 
même  confiance  que  j'ai  maintenant  eu  vous. 
Depuis  lois  je  ne  les  ai  montrées  à  qui  qua 
ce  sou,  et  «e  me  rappelle  pas  même  eu  avoir 
parle.  Voilà  pourtant  Rey  qui  les  imprime  ; 
d'où  h  s  ;i-i-il  eues  ?  Ce  n'est  certainement 
pas  de  moi  ;  et  il  no  m'a  pas  d:t  un  mot  de 
c  s  lettres,  en  me  pu:i,.nt  de  cette  édition. 
Je  comprends  aiséi  >.nt  qu'il  n'a  pas  mieux 
rempli  le  devoir  d'obtenir  l'agrément  de  M. 
dr  Tressan  ,  qui  probablement  ne  l'aurait  pas 
douûé  u ou  plus  que  mo  Du  cercueil  où  l'on 
me  tient  enfermé  tout  rivant,  je  ne  puis  pas 
re  à  monsieur  de  Tressan  ,  dont  je  ne  sais 
adresse  ,et  à  qir  ma  II  tire  ne  parviendrait 
■  il  inement  pa>.  Je  vous  prie  de  remplir  ce 
devoir  pour  moi.  Dites-lui  que  ce  ne  serait 
pas  i  river*  lui  que  j'honore  ,  que  j'aurais  en- 
Fn  mi  un  devoir,  dont  j'ai  parte  l'observation 
jusqu'à  un  scrupule,  peut-être  inouï  envers 
"V  oltaire,  que  j'ai  laissé  falsifier  et  défigure! 
mes  lettres,  et  taire  le*  siennes  ,  sans  que  j'ai© 
voulu  jusqu'ici,  montrer  ni  les  unes  ui  les 
autre?  ;i  personne.  Ce  n'e.>t  sûrement  pas  pour 
m  <•  aire  honneur,  que  ces  lettres  ont  été  im- 
prunces  ;  c'c.-t  iniquement  pour  m'attire! 
I  inimitié  de  monsieur  de  Tressan. 


A    M.     M  O  U  L  T  O  U.        2$i 

2°.  J'ai  fait ,  il  y  quelques  mois  ,  à  madame 
la  duchesse  douairière  de  Port'aud,  un  envoi 
de  plantes  que  j'avais  été'  herboriser  pour  elle 
au  mont  Pilât,  et  que  j'avais  préparées  avec 
beaucoup  de  soin  ,  de  même  qu'un  assorti- 
ment de  graines  que  j'y  avais  joint.  Je  n'ai 
aucune  nouvelle  de  madame  de  Portland  ,  ai 
de  cet  envoi  ,  quo'que  j'aie  éout,  et  à  elle 
et  à  son  commissionnaire  :  iirs  lettres  >out 
restées  sans  réponse,  et  je  comprends  qu'elles 
out  été  supprimées  ainsi  que  l'envoi ,  par  des 
motifs  qui  ne  vous  serout  pis  difficiles  à 
pénétrer.  Les  manœuvres  qu'on  emploie  so.it 
très  -  assorties  à  l'objet  qu'on  se  propose. 
Ayez,  cher  Mouliou,  la  complaisance  d'écrire 
à  madame  de  Portland  ce  que  j'di  fait,  et 
combien  j'ai  de  regret  qu'on  ne  me  laisse 
pas  remplir  tes  fonctions  du  litre  qu'elle 
m'avait  permis  de  prendre  auprès  d'elle,  et 
que  je  me  faisais  un  honneur  de  mériter.  Vous 
sentez  que  je  ne  peux  pas  entretenir  des 
correspondance  malgré  ceux  qui  les  inter- 
ceptent. Ainsi  là-de>sus  ,  comme  sur  toute 
chose  où  la  nécessité  commande,  je  me  sou- 
mets. Je  voudrais  seulement , que  mes  anciens 
correspoudaus  sussent  qu'il  n'y  a  p^s  de  uia 


c$2  LETTRE 

faute,  et  que  je  ne  lésai  pas  négligés. La  même 
chose  m'est  arrivée  avec  monsieur  G  rouan 
de  Montpellier,  à  qui  j'ai  fait  un  envoi  sous 
l'adresse  de  monsieur  de  St-Pricxt.  La  même 
chose  m 'arrivera  peut-être  avec  vous.  A  ecusez- 
liioi  du  moins,  je  vous  prie,  la  réception  de 
cett?  le  tre,  si  elle  vous,  parvient  encore  ;  la 
vôtre,  si  vous  l'écrivez  à  la  réception  de  la 
mienne,  pourra  me  parvenir  encore  ici.  Le 
papier  me  manque.  Mes  respects  et  ceux  do 
ma  femme  à  madame  Moultou.  Nous  vous 
embrassons  conjointement  de  tout  notre 
eueur.  Adieu  ,  cher  Moultou. 


A    M.    LALIAUD. 

A  Monrjuin,  le  4  avril  l~"°- 


(/ist  par  oubli,  Monsieur  ,  que  je  n'avais 
pas  répondu  a  votre  précédente  lettre;  car, 
quoique  je  ne  promette  de  l'exactitude  à  per- 
Bonne  ,  je  me  fera  s  un  plaisir  d'en  avoir  avec 
vous.   La  description  devoir     vie  Iran  (fui  Ile 

et  champêtre,  me  fait  grand  plaisir,  aiu»i  que 

selle 


A     M.     L  A  L  I  A  U  D.        ^3 

celle  du  climat  que  vous  liai)  lez  ,  aux  vents 
près,  qui  ne  sont  point  du  mou  goût.  Cette 
douce  vie,  pour  laquelle  (tais  ne',  eut  été 
celle  dans  laquelle  j'aurais  achevé  mes  jours 
si  on  m'avait  I aiisc  faire;  mais  quand  l'hon- 
neur, le  devoir  et  la  nécessité,  commandent 
il  faut  obéir.  Ne  m'e'crivez  plus  ici  ,  Monsieur- • 
votre  lettre  ne  m'y  trouver  it  vraisemblable- 
ment plus,  et  je  ne  puis  vous  donnerd'adresse 
i-ssure'e  ,  parce    que,   quoique  dès- 

bien  ce  que  je  veux  faire^  j'ignore  absolument 
ce  que  je  ferai.  Je  suis  fâché  de  quitter  ce 
pays  sans  vous  envoyer  des  rosiers  ;  mais  la 
nature,  tardive  en  ces  cantons,  n'est  pas 
encore  éveillée  ;  à  peine  avons-nous  déjà 
quelques  violettes,  et  je  ne  dois  plus  espérer 
de  recueillir  des  roses.  Adieu  ,  mon  cher 
monsieur  Laliaud.  Souvenez- vous  de  moi 
quelquefois  :  je  vous  salue,  et  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 


Lettres  t  Tome  VII. 


2$4  LETTRE 

A    M.    M  O  U  L  *T  O  U. 

Mon  juin,  le  6  avril  i~7o. 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommi  a  !  eti 

Votre  lettre,  cher  Moullou  ,  m'afflige 
sur  votre  santé.  Vous  m'aviez  parlé  dans  la 
précédente,  de  votre  mal  de  gor^e  ,  comme 
d'une  chose  passés,  et  je  le  regardais  comme 
un  de  ceux  auxquels  j'ai  moi-même  clé  si 
sujet  ;  qui  sont  vils,  courts,  il  ne  laissent 
aucune  trace.  Mais  si  c'est  une  humeur  de 
goutte,  il  sera  difficile  que  vous  ne  voii9  en 
ressentiez  pas  de  temps  en  temps  :  mais  sur- 
tout n'allez  pas  vous  mettre  dans  lu  tête  d'en 
■vouloir  guenr  ;  car  ce  sei.iit  vouloir  guérir 
de  la  vie,  le  mal  que  les  lions  doivent  sup- 
porter ,  tant  qu'il  leur  reste  quelque  bien  à 
faire.  Du  Peyrou,  pour  avoir  voulu  droguer 

lu  sienne,   l'ellaroucha  ,    la    lit    renio  Mer;  et 

ce  ne  fut  pas  sans  beaucoup  de  peines  que 
nous  parvînmes  a  la  rappeler  aui  extrémités. 

"Vous   savez    sans    doute    ce    qu'il    faut   l'aire 

pour  cela  ;  i'ai  vu  l'effet  grand  et  prompt  de 


AM.     MOULTOU.       2SS 

la  moutarde  à  la  plante  des  pieds  ;  je  vous 
la  recommande  en  pareille  occurrence,  dont 
veuille  le  ciel  vous  pre'server.  Si  jeune,  déjà 
la  "-outte  !  Que  je  vous  plains  !  Si  vous  eussiez 
toujours  suivi  le  régime  que  je  vous  faisais 
faire  à  Motiers,  sur-tout  quant  à  l'exercice, 
vous  ne  seriez  point  atteint  de  cette  cruelle 
maladie.  Point  de  soupes,  peu  de  cabinet, 
et  beaucoup  de  marche  dans  vos  relâches  : 
voilà  ce  qu'il  me  reste  à  vous  recommander. 

Ce  que  vous  m'apprenez  qui  s'est  passe 
dernièrement  dans  votro  ville  me  fâche  en- 
core ,  mais  ne  me  surprend  plus.  Comment  ! 
votre  Conseil  souverain  se  met  à  rendre  des 
jugemeps  criminels  ?  Les  rois  ,  plus  sages  que 
lui,  n'en  rendent  point.  Voilà  ces  pauvres 
gens  prenant  à  grands  pas  le  train  des  Athé- 
niens ,  et  courant  chercher  la  même  destinée, 
qu'ils  trouveront,  hélas!  assez  tôt  sans  tant 
courir.   Mais  , 

Çuos  vult  perdere  Jupiter  ,  dément  a  t. 

Je  ne  doute  point  que  les  natifs  ne  missent 
à  leurs  prétentions  l'insolence  de  gens  qui  se 
sentent  soufflés  ,  et  qui  se  croient  soutenus  ; 
mais  je  doute  encore  moins  que ,  si  ces  pauvres 
cicovens  ne  se  laissaient  aveugler  par  la  pros- 

J  P   2 


zhS  LETTRE 

péri  té  ,  et  séduire  par  un  v'1  intérêt  ,  ils 
n'eussent  été  les  premiers  à  leur  offrir  le  par- 
.  dans  le  fond  très-juste  ,  très-raison- 
nable ,  et  très-avantageux  à  ions,  que  ta 
autres  leur  demandaient.  Les  voilà  aussi  dors 
aristocrates  avec  les  habitans,  que  les  magis- 
trats furent  jadis  avec  eux.  De  ces  deux 
aristocraties  ,  j'aimerais  encore  mieux  [a 
première. 

Je  suis  sensible  à  la  bonté  que  vous  avez 
de  vouloir  bien  écrire  à  Mad.  de  Portland  et 
à  M.  de  Tresran.  L'équité,  l'amitié  dicteront 
vos  lettres;  je  ne  suis  pas  en  peine  de  ce  que 
vous  dire/.  Ce  que  vous  me  dites  de  l'anté- 
rieure impression  des  lettres  (\n  dernier,  dis- 
culpe absolument  lie  y  sur  cet  article  , 
n'infirme  point  au  reste,  les  fort  »  raisons  quo 
j'ai  de  le  tenir  tout  au  moins  pour  suspect* 
et  je  connais  trop  bien  les  gens  à  qui  j'ai  à 
faire,  pour  pouvoir  croire  que,  songeant  à 
tant  de  monde  et  à  tant  de  choses,  ils  aient 
oubl  e  cet  bomme  là.  Ce  que  vous  ,,  dit 
rein,  du  bruit  qu'il  rail  de  son  amitié 
pour  moi ,  n'est  pas  ;  q'j  donner  plus 

ette  affectation  e  i  singulière- 
ment dans  le  p!nn  de  ceux  qui  disposent  de 
tooi'  C •"  y   brillait  par  ex-cellence,  et 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.        2S7 

jamais  il  ne  parlait  de  moi  ,  sans  verser  des 
larmes  de  tendresse.  Ceux  qui  m'aiment  véri- 
tablement, se  gardent  bien  ,  dans  les  circons- 
tances présentes  ,  de  se  mettre -en  avant  avec 
tant  d'emphase.  Ils  gémissent  tout  bas  au 
contraire,  observent  et  se  taisent,  jusqu'à  ce 
que  le  temps  soit  venu  de  parler. 

Voilà,  cher  Moultou,  ce  que  je  vous  prie 
et  vous  conseille  de  faire.  Vous  compromettre 
ne  serait  pas  me  servir.  Il  y  a  quinze  ans  qu'où 
travaille  sous  terre;  les  mains  qui  se  prêtent  à 
cette  œuvre  de  ténèbres  ,  la  rendent  trop 
redoutable  pour  qu'il  soit  permis  à  uni  hon- 
nête homme  d'en  approcher  pour  l'examiner. 
Il  faut  ,  pour  monter  {pur  la  mine,  attendre 
qu'elle  ait  f.iit  son  explosion  ;  et  ce  n'est  plus 
n\ù  personne  qu'il  faut  songer  à  défendre  , 
c'est  ma  mémoire.  Voilà  ,  cher  Moultou  ,  ce 
que  j'ai  toujours  attendu  de  vous.  Ne  crovez 
pas  que  ('ignore  vos  liaisons  ;  ma  confiance 
n'est  pas  celle  d'uu  sot,  mais  celle  au  con- 
traire de  quelqu'un  qui  se  cou  naît  eu  hommes, 
en  diversité  d'étoffes  d'aines  ,  qui  n'attend 
rien  des  C t ,  et  qui  attend  tout  des  Moul- 
tou. Je  ue  puis  douter  qu'on  n'ait  voulu  vous 
Séduire  ;  je  suis  persuadé  qu'où  n'a  fait  tout 
au  plus  que  vous  tromper.  Mais  aveo  votre 

P  3 


25S  LETTRE 

pénétration,  vous  avez  vu  trop  de  choses  , 
et  vous  en  verrez  trop  encore  ,  pour  pouvoir 
être  trompé  long-temps.  Quand  vous  verrez 
la  vérité,  il  ne  sera  pas  pour  cela  temps  de 
la  dire  ;  il  faut  attendre  les  révolutions  qui 
lui  seront  favorables,  et  qui  viendront  tôt 
ou  tard.  C'est  alors  que  le  nom  de  mon  ami  , 
dont  il  faut  maintenant  se  cacher,  honorera 
ceux  qui  l'auront  porté  ,  et  qui  rempliront 
les  devoirs  qu'il  leur  impose.  Voilà  ta  t;ïche  , 
ô  Moultou  !  Elle  est  grande,  elle  est  belle  , 
elle  est  digne  de  toi  ,  et  depuis  bien  des 
années  ,  mon  coeur  t'a  choisi  pour  la  remplir. 
A'  oici  peut-être  la  dernière  fois  ,  que  je 
tous  écrirai.  Vous  devez  comprendre  com- 
bien il  me  serait  intéressanl  <!<■  vous  voir: 
mais  ne  parlons  plus  de  Chambéri  ;  ce  n'eit 
pas  là  où  je  suis  appelle.  L'honneur  et  îc 
devoir  crient  ;  je  n'entends  plus  que  leur  vbix. 
Adieu  :  recei  cz  l'embrassemenl  que  mou  cœur 
vous  envoie.  Toutes  nus  lettres  sont  ouvertes  ; 
ce  n'est  pas  là  ce  qui  me  Fâche  ,  mais  plusieurs 
ne  parviennent  pas.  Faites  en  sorte  que  je 
sache  si  celle-ci  aura  été  plus  heureuse.  Vous 
n'ignorerez  pas  où  je  serai  ;  mais  je  dois 
vous  prévenir  qu'après  avoir  été  ouvertes  à 
la  poste,  mes  lettres  le  seront  encore  dans  la 


A     M.     M  O  U  L  T  O  U.       259 

maison   où   je   vais   loger.    Adieu   derechef. 
]\Tous  vous  embrassons  l'un  et  l'autre  ,  avec 
toute  la  tendresse  de  notre  cœur.  Nos  hom- 
mages et  respects  les  plus  tendres  à  madame. 
Il  est  vrai  que  j'ai  cherché  à  me  défaire  de 
mes  livres  de  botanique  ,  et  même  de  mou 
herbier.  Cepeudaut,  comme  l'herbier  est  uu 
présent,   quoique   non  tout-à-fait  gratuit  , 
je  ne  m'en  déferai  qu'à  la  dernière  extrémité  ; 
et  mon  intention  est  de  le  laisser  ,  si  je  puis, 
à  celui  qui  me  l'a  donné  ,  augmenté  de  plus 
de  trois  cents  plantes  que  j'y  ai  ajoutées. 

A  M.   DE   CEZARGES. 

A  Monquin  ,  fin  d'avril  1770. 

J  E  vous  avoue  ,  Monsieur  ,  que  vous  con- 
naissant pour  un  gentilhomme  plein  d'hon- 
neur et  de  probité,  je  n'apprends  pas  sans 
surprise  ,  la  tranquillité  avec  laquelle  vous 
avez  souffert  en  mon  absence,  les  ontrage9 
atroees  que  ma  reuwue  a  reçus  du  bandit  en 
cotillon  ,  auquel  Mad.  de  Cezarges  a  jugé  à 
propos  de  nous  livrer,  après  nous  avoir  ôte 

r  4 


Z6Q  LETTRE   etc. 

1«  gens  qu'elle  nous  avait  tant  vantea  clic- 

mené,  fet  avec  qui  nous  vivons  en  pair. 
Je  sais  bien,  Monsieur,  qu'on  vous  taxe 

davou-  peu  d'autorité  cbc*  vous,  et  nue  le 
papita.ue  Vmi.-r  vous  a  subjugué,  dît-on  , 
?°m  "  U  aulr«-  Mai,  je  no  vous  aurais 
ïan,a,.sQra  dénué  de  crédit  dans  votre  propre 
zûa,,on,  .-,„  point  de  n'y  pouvoir  procurer 
la  sûreté  a.»  bot,-,  ,uevOUS  y  .,v  z  places 
vous-même.  Puisque  cela ,  toutefois  ,  je  me 

"";S  ?rom;v;    P»«que  von,  ne  pouvez  vous 
débvror  des  raains    dpj   ^^  ^    .^   ^ 

cot.llon,  e.  puiSque  Mad         I  eIle_ 

tteme  nevoit  d>'rc  remède  ,n   „,.„. 
traitemens  q„e  je  puis  recevoir  dos  .,,,>  q„j 
de>nd°"t  d'elle,  que  ed     olée  ,  ne 

trouvez pas  mauvais,  jusqu'  ,  pu;88f) 

me  procurer  nne  autre  demeure ,  que  réduit 
a  m°' ScuI  POUr  '  '  -  .  beda 

me  :  iust,"ce  que  ic  ne  puis  obtenir, 

0,1  P  <  de  mou  mieux,  à  ma  pro, 

pre  JH;  •"-'•  M  à  la  protection  que  je  dois  à 
»'-   femme.   Hue  s'il  ,,,  arrive  ,;„  s'caudaIo 

IS  '",iv  maison,  |e  vous  p. end,  vous- 
,'"'""'  •'  (,:  ''«""  ,  qu'il  n'y  aura  pas  de  ma 
&Ute  ;  puisque  ne  pouvant,  sans  manquer  ù 


FRAGMENT  d'usé  LETTRE  etc.     261 

moi-même  et  à  ma  femme,  éviter  d'en  venir 
là  ,  je  ne  l'ai  fait  cependant  qu'à  la  dernière 
extrémité',  et  après   vous   en  avoir  prévenu. 

F  R  A  G  M  E  N  T 

D*   U    N     E        LETTRE 

A    M.    L.    D.    M. 

A  Paris,  le  2ù  novembre  1770, 

V^/ui,  le  cruel  moment  où  cette  lettre  fut 
e'erite  ,  fut  celui  où  pour  la  première  et  Tu- 
nique fois  ,  je  crus  percer  le  sombre  voile  du 
complot  inouï  dont  je  suis  enveloppé  ;  com- 
plot dont,  malgré  mes  efforts  pour  en  péuétrer 
le  mystère,  il  ne  m'élaitvcuu  jusqu'alors  la 
moindre  idée  ,  et  dont  la  trace  s'effaça  bientôt 
d,:ns  mou  esprit,  au  milieu  des  ab>urdités 
sans  nombre  dont  je  le  vis  environné.  La  vio- 
lence de  mes  idées,  et  le  trouble  où  elles  me 
plongèrent  à  cette  découvert  ,  m'ont  plutôt 
laissé  le  souvenir  de  leur  impression  ,  que 
celui  de  leur  tissu,  Four  en  bien  jugeï  ,  u 

V  3 


2Ô2     FRAGMENT  D'UNE  LETTRE 

faudrait  avoir  présens  à  l'esprit  ,  tous  1rs  dé- 
tails de  la  situation  où  j'étais  pour  lors,  et 
toutes  les  circonstances  qui  la  rendaient  acca- 
blante ;  seul,  sans  appui,  sans  conseil,  sans 
guide  ,  à  la  merci  desgens  chargés  de  disposer 
de  moi  ;  livré  par  leurs  soins  ,  à  la  haine  pu- 
blique que  je   voyais  ,   que  je  sentais  eu  fré- 
missant, sans  qu'il  me  Eut  possible  d'en  ap- 
percevoir,  d'en  conjecturer  au  moins  la  cause, 
pas  même,  ce  qui  paraît  incroyable  ,  de  savoir 
les  nouvelles  publiques  et  de  lire  les  gasettes  ; 
environné  des  plus  noires  ténèbres,  à  travers 
lesquelles  je  n'appereetais  que  de  sinistres  ob- 
jets; confiné  pour  tout  asylej  aux  approches 
de    l'hiver  ,    dans    un   méchant    cabaret  ,   et 
d'autant    plus  effrayé    de    ce  qui    venait    de 
m'arriver  à  Trye  ,  que  j'en  voyais  la  suite  rt 
l'effet  à  Grenoble. 

L'aventure  de  Tberenin,  que  j'attribuais 
aux  intrigues  des  Anglais  et  des  -eus  de  let- 
tres, m'apprit  que  ces  intrigues  Tenaient  de 
plus  près  et  de  plus  haut  J'avais  cru  ce  Tbe- 
venin  aposté  seulement  par  le  sieur  Bovier. 
J'appris  par  hasard,  que  Bovier  n'agissait 
dans  cette  affaire,  «pie  par  l'ordre  de  M.  l'in- 
tendant ;    ce   qui    ne    me  donna    pas    peu    à 

penser,  AI.  de  Tonnerre,  après  ju'-.\o.j  hau- 


A     M.     L.     D.     M.  263 

tement  promis  toute  la  protection  dont  j'avais 
besoin  pour   approfondir    cette  affaire  ,    me 
pressa  de  la  suivre,  et  me  proposa  le  voyage 
de  Grenoble  ,   pour  m'aboucher    avec    ledit 
Thevcnin.  La  proposition  me  parut  bizarre, 
après  les    preuves   péremptoires  que    j'avais 
données.    J'y   consentis   néanmoins.    O'  and 
j'eus  fait  ce  voyage  ,  et  que  malgré  mon  inep- 
tie,  son  imposture  fut  parvenue  au  plus  haut 
degré  d'évidence,,  M.  de  Tonnerre,  oubliant 
l'assurance  qu'il  m'avait  donnée ,  ui'offr  t  de 
punir  ce  malheureux  par  quelques  jours  de 
prison  ,  ajoutant  qu'il  ne  pouvait  rien  de  plus. 
Je  n'acceptai  point  cette  offre  ,  et  l'affaire  en 
demeura  là.  Mais  il  resta  clair  par  l'expérience, 
qu'un  imposteuradroit  pourrait  m'embarras- 
ser  ,    et  que  je  manquais  souvent  du  sang- 
froid  et  de  la  présence  d'esprit  nécessaires  pour 
me  démêler  de  ses  ruses.  Je  crus  aussi  m'ap- 
percevoir  que  c'était  là  ce  qu'on  avait  voulu 
savoir,  et  que  cette  connaissance  influait  sur 
les   intrigues    dont  j'étais   l'objet.  Cette  idée 
m'en  rappclla  d'autre  s,  auxquelles  jusqu'alors 
j'avais  fa.t  peu  d'attention,  et  des  multitude* 
d'observations  que  j'avais  rejetées  comme  les 
vaines    inquiétudes  d'une   imagination   efla- 
rouchee  par  mes  malheurs, 

P  6 


264     Fil  iXSMi  NT  :: 

Pour  remonter  à  un  événement  qui  n'est 
pas  sans  mystère,  l'époque  du  décret  contre 
ma  per  Qnne,  n:e  parut  avoir  été  celle  d'une 
sourde  trame  contre  ma  r  putation  ,  qui 
d'année  en  année,  étendit  doucement  ses 
menées  ,  jusqu'à  ce  que  mon  départ  ;iour  l'.A  u- 
gleterre,  les  manœuvres  de  M.  Hume  ,  et  U 
lettre  d  M.  AVa!po!e,lcs  mirent.  - 
couvert  ;  jusqu'à  ce  qu'ayant  écarté  de  moi 
tout  le  monde,  hors  les  fauteurs  du  complot, 
traîner  dans  la  fange  ouvertement 
et  impunément. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu,  tout  ohangeait 
autour  de  moi.  Le  langage  même  de  nus 
lees  changeait  très-sensibh  nu-ut.  Il 
régnait  jusejucs  dans  leurs  éloges,  u 
tion  de  réserve,  d'équivoque  et  d'obscurité, 
q"  ils  n'avaient  jamais  eue  auparavant  ;  et 
rabeau  m  Wootton, 

Pour  '  j  le  en   France  ,  prit  un 

to"   ■'  ,  et  se  Bervait  de  tonrni 

i  qu'il  ma  Fallait  toute  la  si 
de  l'innocence  ri  toute  ma  confiance  en  ses 
■mitié,  pour  n'être  pas  choqué  d'ua 
langage.    J'y  fis  pour  lors  si  peu  d'at, 
tentioo  ,  que  je  n'en  vins  pas  moins  en  France, 
*  HW   invitation  ;   mais  j'y   trouvai   un  :•..! 


A     M.     L.     D.     M.  26S 

changement  par  rapport  à  moi  ,  et  une  telle 
impossibilité' d'en  découvrir  la  cause  ,  que  ma 
tête  déjà  altérée  par  l'air  sombre  de  l'Angle- 
terre ,  s'affectait  davantage  de  plus  en  pins, 
Je  m'apperçus  qu'on  cherchait  à  m'ôter  la 
Connaissance  de  tout  ce  qui  se  passait  autour 
de  moi.  I!  n'y  avait  pas  là  de  quoi  me  tran- 
quilliser ;  encore  moins  dans  les  traitemens 
dont,  à  l'insu  de  M.  le  prince  de  Conti ,  (du 
moins  je  le  croyais  ainsi)  Ton  m'accablait  au 
château  deTrve.  Le  bruit  eu  étant  parvenu 
jusqu'à  S.  A.  S.,  elle  n'épargna  rien  pour  y 
mettre  ordre,  quoique  toujours  sans  succès, 
sans  doute  n  iree  que  l'impulsion  secrette  eu 
venait  à  la  fois  du  dedans  et  du  dehors.  Enfin 
poussé  à  bout,  je  pris  le  parti  de  m'adresser 
à  Madame  de  Luxembourg,  qui  peur  toute 
assistance  ,  me  fit  faire  de  bouche  nue  réponse 
assez  sèche,  très-peu  consolante,  et  qui  ne 
répondait  guère  an*  boutés  dont  ce  prince 
paraissait  m'accabler. 

Depuis  très -longr- temps,  et  long- temps 
même  avaut  le  décret,  j'avais  remarqué  dans 
cette  dame  un  grand  changement  de  ton  et 
de  manières  envers  moi.  J'en  attribuais  la 
cause  à  un  refroidissement  assez  naturel  de 
la  part  d'une  grande  dame,  qui  d'abord  s'é- 


266     FRAGMENT  D'UNE  LETTÏIE 

tant   trop   engouée   de   moi  sur  nies    écrits, 
s'en  était  ensuite  ennuyée  par  ma  bêtise  dans 
la  conversation  ,  et  par  ma  gaucherie  dans  la 
société.  Riais  il  y  avait  plus  ,  et  j'avais  trop 
d'indices  de  sa  secrette  haine,  pour  pouvoir 
raisonnablement  en  douter.  Je  jugeais  même 
que  cette  haine  était  fondée  sur  des  balourdises 
dénia  part,  bien  innocentes  assurément  dans 
mon  cœur  ,  bien  involontaires  ,  mais  que  ja- 
mais les  Femmes  ne  pardonnent,  quoiqu'on 
n'ait  eu    nulle  intention    de  les  offenser.  Je 
flottai-,  pourtant  toujours  dans  c.tte  opinion  , 
ne  pouvant  me  persuader  qu'une  fem     e  de 
ce  rang  ,  qui  m'avait  si  bien  connu  ,  qui  m'a- 
vait marqué    tant  de  bienveillance  et  même 
d'empressement ,  la  veuve  d'un  seigneur  qui 
m'honorait  d'une   amitié    particulière  ,    pût 
jamais  se  résoudre  h  me  haïr  assez  cruellement 
pour  vouloir  travailler  *  ma  perte.  Une  seule 
chose  m'avait  paru  toujours  inexplicable.  En 
partant   de   Montmorency  ,  l'avais  laissé  à 

Al.  dé  Luxembourg  tous  mes  papiers,  les  mi!» 

déjà  triés,  les  autres  qu'il  se  chargea  de  trier 
lui-même,  pour  me  les  envoyer  avec  les  pre- 
miers ,  et  huiler  ce  qui  m'était  inutile.  En 
n  cevant  cet  envoi ,  je  trouvai  qu'il  manquait 
dans  le  triage  plusieurs  manuscrits   que  j'y 


À    M.     L.     D.     M.  267 

avais  mis  ,  et  nombre  de  lettres  indifférentes 
en  elles-mêmes  ,  mais  qui  faisaient  lacune  dans 
la  suite  que  j'avais  voulu  conserver,  ayant 
de'ià  formé   le    projet   d'e'crire    un    jour  mes 
mémoires.  Cette  infidélité  me  frappa.  Je  ne 
pouvais  l'attribuer  à  monsieur  le  Maréchal  , 
dont  je  connaissais  la  droiture  invariable,  et 
la  vérité  de  son  amitié  pour  moi.  Je  n'osais 
non  plus  en  soupçonner  mad.  la  Maréchale, 
sachant  sur-tout  qu'on  ne    pouvait  tirer  de 
ces  papiers  ,  aucun  usage  qui  pût  me  nuire  , 
à  moins    de    les    falsifier.    Je    présumai    que 
M.   d'Alembert,   qui  depuis   quelque   temps 
s'était  introduit  auprès   d'elle,  avait  trouve 
le  moyen  de  fureter  ces  papiers  et  d'en  enlever 
ce  qu'il  lui  avait  plu,  soit  pour  tirer  de  ces 
papiers  ce  qui  lui  pouvait  convenir  ,  soit  pour 
tâcher   de    me   susciter    quelque    tracasserie. 
Comme  j'étais  déjà  déterminé  à  quitter  tout- 
à-fait  la    littérature  ,    je  m'inquiétai   peu  de 
ces  larcins,  qui  n'étaient  pas  les  premiers  de 
la  même  main,  que  j'avais  endurés  sans  m  en 
plaindre  (*). 

(*)  Sans  parler  ici  de  ses  Elcmens  de  musique, 
je  venais  de  parcourir  un  Dict  ennaire  des  beaux 
arts,  portant  le  nom  d'un  M.  Lacombe,  dans  le- 
quel je  trouvai  beaucoup  d'articles  tout  entiers, 


268     FRAGMENT  D'UNE  LETTRE 

Par   trait   de    temps  ,    et  malgré  quelques 
démonstrations  affrétées  et  toujours  plus  rares, 
les  seulimens  secrets  de  Madame  de  Luxem- 
bourg se  manifestaient  davantage  de  jour  en 
jour:   cependant,  craignant  toujours  d'être 
injuste,  je  ne  ces«ai  point  de  me  confier  à  elle 
xlans  tues   malheurs,  quoique  toujours  sans 
réponse  et  sans  succès'.  Enfin  en  dernier  lieu  , 
ayant  écrit  à  M.  de  Choiseul  pour  lui  deman- 
der, dans  1  extrémité  où  j'étais,  un  passe-port 
pour  sorti-  du  royaume  ,  et  n'ayant  point  de 
réponse  ,  j'écrivis  encore  à  Mâd.  de  Luxem- 
bourg ,    qui   ne  me    fit  aucune   réponse   non 
plus.   Ce  silence,    dans  la  circonstance,   mo 
parut  décisif,  et  j'en  couclm  quesi  cette  dame 
i) 'cuirait   pas  directement  dans   le  complot, 
du  moins  elle  en  était  instruite,  et  ne  voulait 
in  aider  ni  a  le  connaître  ni  à  m'en  tirer,  .le 
reçus    le   passe -port  lorsque  j'avais  cessé  de 
l'attendre.  Al.  de  CI,. „\,  u[  l'accompagna  d'une 
lettre  d'un  suie  objpnr,  ambigu,   choquant 
même  ,    et  assez  scml.JaMe  à  celui  des  lettres 
de  M.  de  Mirabeau.  Je  jugeai  qu'on  ne  m'a- 

de  ceux  que  j'avais  faits  en  i7.\0,  pour  YEncyclo- 
•l  qui,  depuis  nombre  d'année*)  étaient 
d-ms  les  mains  de  M.  d'Aleinbert. 


A     M.     L.     D.     M.  269 

▼ait  faîtattcndrc  ainsi  lepassc-port ,  que  pour 
se  donner  le  temps  de  machiner  à  ion  aise, 
dans  les  lieux  où  l'on  savait  que  j'avais  des- 
sein d'aller.  Cette  ide'c  me  lit  changer  sur-le- 
champ  tontes  mes  résolutions  ,  et  prendre 
celle  de  retourner  en  Angleterre,  où  pour  lo 
coup  j'avais  tout  lieu  de  croire  que  fenetais 
pas  attendu.  J'écrivis  à  l'ambassadeur;  j'é- 
crivis à  M.  Davenport  :  man's  tandis  que 
j'attendais  mes  réponses,  j'apperçus  autoiu? 
de  moi  une  agitation  si  marquée  ,  j'entendis 
rebattre  à  mes  oreilles  des  propos  si  mysté- 
rieux ,  Bovîrr  m'écrivait  de  Grenoble  des 
lettres  si  inquiétantes,  qu'il  fut  clair  qu'on 
cherchait  à  m'aiarmeret  me  troubler  tout-à- 
fatt,  et  l'on  réussit.  Ma  léte  s'affecta  de  tant 
d'effia yaus m ystères,dont  on  s'efforçait d  aug- 
menter l'horreur  par  l'obscurité.  Précisément 
dans  le  même-temps  ,  ou  arrêta  ,  dit-on  ,  sur 
la  frontière  du  Dauphiné,  un  homme  qu'on 
disait  complice  d'un  attentat  exécrable  :  on 
m'assura  que  cet  homme  passait  par  Bour- 
goin   (*).  L.i  rumeur  fut  graude  ;  les  propos 

(*)   Comme  on   n'a  plus  entendu   parler,  que 

du  prisonnier,  \n  ne  doute 

point  que  tout  cela  ne  fût  un  jeu  barbare  et  digne 

de  mes  persécuteurs. 


270     FRAGMENT  D'UNE  LETTRE 

mystérieux  allèrent  leur  train  ,  avec  l'affec- 
tation la  plus  marquée.  Kiil'm  ,  quand  on 
aurait  foruié  le  proie  t  d'achever  de  me  rendre 
tout-à-fait  frénétique  ,  on  n'aurait  pas  pu 
mieux  s'y  prendre  ;  et  si  la  plus  noire  fureur 
ne  s'empara  pas  alors  de  mon  ame  ,  c'est  que 
les  mouvemens  de  cette  espèce  ne  sont  pas 
dans  sa  nature.  Vous  sentez  du  moins  que 
dans  l'émotion  successive  qu'on  m'avait  don- 
née,il  n'y  avait  pas  la  de  quoi  me  tranquilliser; 
et  que  tant  de  noires  idées  qu'on  avait  soin  de 
renouveller  et  d'entretenir  sans  cesse,  n'étaient 
pas  propres  à  rendre  aux  miennes  leur  séré- 
nité. Continuant  cependant  à  me  disposer  au 
prochain  départ  pour  l'Angleterre,  je  visitais 
à  loisir  les  papiers  qui  m'étaient  restés,  et 
que  j'avais  dessein  de  brûler,  comme  un  em- 
barras mutile  ,  que  je  traînais  après  moi. 
Je  commençais  cette  opération  sur  un  recueil 
transcrit  de  lettres,  que  j'avais  discontinué 
depuis  lon£-tcinps ,  et  j'en  feuilletais  machi- 
nalement le  premier  volume,  (*)  quand  je 
tombai  par  basard  sur  la  lacune  dont  j'ai 
parlé  ,  et  qui  m'avait  toujours  paru  difficile 
à  comprendre,  (^uc  devins-je,  en  remarquant 

(  *  )  C'en  est  ici  le  second. 


A    M.     L.     D.     M.  271 

que  cette  lacune  tombait  pre'cise'ment  sur  le 
temps  de  l'époque  dont  le  prisonnier  qui  ve- 
nait dépasser,  m'avait  rappelé  l'idée,    et   à 
laquelle  ,  sans  cet  événement ,  je  n'aurais  pas 
plus  songé  qu'auparavant?  Cette  découverte 
me  bouleversa.  J'y  trouvai  la  clef  de  tous  les 
mystères  qui    m'environnaient.   Je  compris 
que  cet  eulèvementde  lettres  avait  certaine- 
ment rapport  au  temps  où  elles  avaient  été 
écrites,   et  que  ,  quelqu'innocentes  que  fus- 
sent ces  lettres,  ce  u'éta  t  pas  pour  rien  qu'où 
s^en  était    emparé.  Je   conclus  de   là  ,    que 
depuis  plus  de  six  ans  ma  perte  était  jurée  , 
et  que  ces  lettres,  inutiles  à  tout  autre  usage, 
servaient  à  fournir  les  points  fixes  des  temps 
et  des  lieux,  pour  bâtir  le  système  d'impos- 
tures dont  on  voulait  me  rendre  la  victime. 

Dès  l'instant  même  je  renonçai  au  projet 
d'aller  en  Angleterre  ;  et  sans  balancer  un 
moment,  je  résolus  de  m'exposer,  armé  de 
ma  seule  innocence  ,  à  tous  lss  complots  que 
la  puissance  ,  la  ruse  et  l'injustice  pouvaient 
tramer  contre  elle.  (*)  La  nuit  même  où  je 

(*)  Ce  fut  par  une  suite  de  cette  même  réso- 
lution, que  je  conservai  mon  recueil  de  lettres, 
dont  heureusement  je  n'avais  encore  déchiré  et 
brûlé  que  quelques  feuillets. 


2-J2  FRAGMENT  D' UN ELFTTRE  etc. 
lis  cette  affreuse  découverte,  fe songeais  saJ 
chaut  bieu  que  toutes  mes  lettres  étaient 
ouvertes  à  la  poste,  à  profiter  du  retour  de 
M.  Pépin  de  Belleisle  (  ♦)  qui  m\  tant  venu 
voir  la  veille,  m'accablait  ries  plus  pressantes 
offre*  de  service,  et  je  lui  remis  le  matin  une 
lettre  pour  "Madame  de  Brioune,qui  en  con- 
tenait une  autre  pour  M.  le  prince  de  Conti, 
l'une  et  l'autre  écrites  si  à  la  bâte,  qu'ayant 
été  contraint  d'en  transcrire  une,  j'envoyai 
Je  brouillon  au  lieu  delà  copie. 

Tels  sont  ,  autant  que  je  puis  me  le  rap- 
peler, le  sujet  et  l'occasiou  desdites  lettres  : 
car  encore  une  fois,  l'agitation  où  j'étais  eu 
les  écrivant  ne  m'a  pas  permis  de  garder  un 
souvenir  bien  distinct  de  tout  ce  qui  s'y  rap- 
porte. 

(*)  Il  venait  d'ncrompagner  en  Fiémont ,  Mad# 
la  piinecsse  Je  Caiiguttn, 


LETTRE  A  M.  DU  SÀULX. 
iA.    M.    DU    SAULX. 


9  février  1771. 


Mossiïui, 


JE  suis  toujours  frappé  de  l'idée  que  vous 
avez  eue,  de  me  mettre  dans  le  livre  que 
vous  faites,  en  pendant  avec  un  scéle'rat  abo- 
minable, qui  fait  du  masque  de  la  vertu, 
l'instrument  du  crime,  et  qui,  selon  vous, 
la  rend  aussi  touchante  dans  ses  discours 
qu'elle  l'est  dans  mes  ccr  t  .  J'ai  toujours  cru, 
Je  crois  encore,  qu'il  faut  aimer  sincèrement 
la  vertu  ,  pour  savoir  la  rendre  aimable  aux 
autres  ;  et  que  quiconque  y  croit  de  bonne 
foi,  distingue  aisément  dans  son  cœur,  le 
langage  de  l'hypocrisie  d'avec  celui  que  le 
cœur  a  dicté.  Vous  me  dites  pour  excuse  que 
■?ous  portiez  ce  jugement  à  l'âge  de  dix-sept 
ans  :  mais,  Monsieur  ,  à  dix-sept  ans  vous 
n'aviez  pas  lu  mes  écrits  ;  c'est  a  l'âge  où  vous 
êtes,  c'est  au  moment  où  vous  écrivez,  que 
vous  identifie*  L'impression  que  vous  fait  leur 


.274  LETTR  E 

lecture  .  avec  celle  des  disoours  du  fourb» 
dont  il  s'agit.  Si  c'est-là  la  seule  ou  la  plus 
honorable  mention  que  vous  faites  dans  sotie 
ouvrage,  d'un  homme  a  qui  vous  marque* 
entre  vous  et  lui  ,  tant  d'estime  et  d'empres- 
sement, le  tour,  si  c'est  un  éloge  ,  est  neuf 
et  bisarre  ;  si  c'est  un  art  employé  pour 
appuyer  couvertemeut  l'imposture t  il  est  in- 
fernal. Vous  paraissez  disposé  à  changer  dans 
le  passage,  ce  qui  peut  me  déplaire  :  n'y 
changez  rien  ,  Monsieur  :  s'il  a  pu  vous  plaire 
un  moment,  il  ne  me  déplaira  jamais.  Je 
suis  bien  aise  que  toute  la  terre  sache  quelle 
place  vous  donnez  dans  VOS  écrits,  à  un  homme 
qu'eu  même-temps  vous  recherchez  avec  tant 
de  zèle  ,  et  à  qui  vous  paraissez ,  au  moins  eu 
pariant  à  lui  ,  eil  donner  une  si  belle  dans 
votre  estime  et  dans  votre  COBUr.  Cette  remari 

que  m'en  rappelle  d'autres  trop  petites  pour 

être  citées,  mais  sur  l'effet  desquelles  je  nui 
Vous  ouvrir  le  mien. 

«.près  m'avoirditSl  souvent  et  en  si  beaux 
termes  ,  que  vous  me  connaissiez  ,  m'aimiez  , 
m'estimiez,  m'honoriez  parfaitement,  il  est 
constant,  et  je  le  dis  de  tout  mon  cœur, 
que  les  prévenances  et  les  honnêtetés  dont 
vous  m'ayez  comblé,  adressées  dans  votre 


A     M.     DU     S  A  U  L  X.       27$ 

intention  comme  dans  la  vérité  ,  à  un  homme 
de  bien  et  d'honneur,  vous  donnent  à  ma 
reconnaissance  et  à  mon  attachement,  un 
droit  que  je  serai  toujours  empressé  d'ac- 
quitter. 

Mais  s'il  était  possible  ,  au  contraire,  que 
m'ayant  pris  pour  un  hypocrite  et  un  scélé- 
rat ,  vous  m'eussiez  cependant  prodigué  taut 
d'avances,  de  caresses,  de  cajoleries  de  toute 
espèce  ,  pour  capter  ma  confiance  et  mon 
amitié  ,  soit  parce  que  mon  caractère  supposé 
conviendrait  au  vôtre,  soit  pour  aller  par 
astuce  à  des  fins  que  vous  me  cacheriez  avec 
soin:  dans  ce  cas,  il  n'est  pas  moins  sur  qu'eu 
tout  état  de  choses  possible,  vous  ne  seriez 
vous-même  qu'un  vil  fourbe  et  un  mal-hon- 
néte-homme  ,  digne  de  tout  le  mépris  que 
vous  auriez  eu  pour  moi. 

J'aurais  bien  quelque  chose  encore  à  dire  ; 
mais  je  m'en  tiens-là  ,  quant  à  présent.  Voilà  , 
Monsieur,  un  doute  que  j'ai  senti  naître  avec 
douleur,  et  qui  s'augmente  au  point  d'être 
intolérable.  Je  vous  le  déclare  avec  ma  fran- 
chise ordinaire,  dont,  quelque  mal  qu'elle 
m'ait  fait  et  qu'elle  me  fasse  ,  je  ne  me  dé- 
partirai jamais.  Imitcz-là,  je  vous  prie  ,  daus 
Votre  réponse.  Je  vous  montre  bien  mes  sen- 


K&  LETTRÉ 

timens  ;  montrez-moi  si  bien  les  vôtres,  que 
je  sache  avec  certitude  ce  que  vous  pensez 
de  moi.  Je  me  souviens  de  vous  avoir  dit 
que  , si  jamais  je  nie  défiais  de  vous  ,  ce  serait 
votre  i'autc.  Vous  voilà  dans  le  cas  ;  c'esl  à 
tous  d'y  pourvoir,  au  moins  si  vous  donnez 
quelque  prix  à  mon  estime.  En  y  pourvoyant, 
n'en  laites  pas  à  deux  Fois;  car  je  vous  aver- 
tis qu'à  la  seconde,  vous  n'y  suiez  plus  à 
temps. 

Je  me  suis  confié  à  vous,  Monsieur,  et 
à  d'antres  que  je  ne  connaissais  pas  plus  que 
vous.  Le  témoignage  Intérieur  de  l'innocence 
el  de  la  vérité,  m'a  l'ait  croire  qu'il  suffisait 
d'épancher  mon  cœur  dans  des  cours  d'hom- 
mes, pour;  verser  le  sentiment  dontil  était 
plein.  J'espère  encore  ne  m'étre  pas  trompé 
dans  mon  choix;  mais  quand  cet  espoir  m'a- 
busérait,  je  n'en  serais  point  abattu.  La 
vérité,  le  temps  triompheront  enfin  de  l'im- 
posture ,  et  de  mon  vivant  même  ,  elle  n'osera 
jamais  soutenir  mes  regards;  son  plus  grand 
soin  ,  sou  p!us  grand  art  est  de  s\  dérober  : 
mais  cet  art  même  la  décèle.  Jamais  on  n'a 
vu  ,  jamais  on  ne  verra  le  mensonge  marcher 
fièrement  à  la  face  du  soleil,  en  interpellant 
a  grands  cris  la  vérité  ;  et  celle-ci   devenir 

cauteleuse  , 


A    M.    DU    S  A.  V  L  X.       277 

cauteleuse  3  craintive  et  traîtresse,  se  mas- 
quer devant  lui  ,  fuir  sa  présence  ,  n'oser 
l'accuser  qu'en  secret,  et  se  cacher  dans  les 
ténèbres. 

Je  vous  fais  ,  Monsieur  ,  mes  très-humbles 
salutations. 


AU    MEME. 

Le  16  février  1770. 

'ai  voulu,  Monsieur,  mettre  un  intervalle 
entre  votre  dernière  lettre  et  celle-ci  ,  pour 
laisser  calmer  mes  premiers  mouvemens  ,  et 
agir  ma  seule  raison.  Votre  lettre  est  bien 
pins  employée  à  me  dire  ce  que  je  dois  penser 
de  vous  ,  que  ce  que  vous  pensez  de  moi  ; 
quoique  je  vous  eusse  prévenu  que  de  ce 
dernier  jugement  dépendait  absolument  l'au- 
tre. Il  faut  pourtant  que  je  me  décide,  et 
que  je  vous  juge  en  ce  qui  me  regarde,  quoi- 
que j'aie  renoncé,  comme  vous  me  le  conseil- 
lez ,  à  juger  des  hommes  ,  bien  convaincu  que 
l'obscur  labyrinthe  do  leur  coeur  m'est  impé- 
nétrable, à  moi  dont  le  eccur  transparent 
Lettres,  Tome  VU.  Q 


278  LETTRE 

comme  le  crystal ,  ne  peut  cacher  aucun  ds 
scsinouvcmens;  et  qui,  jugeant  si  long-temps 
des  autres  par  moi,  n'ai  cesse'  depuis  vingt 
ans  d'être  leur  jouet  et  leur  victime. 

A  force  de  m'euvironner  de  ténèbres,  ou 
m'acependant  rendu  quelquefois  un  peu  plus 
clairvoyant  ;  et  l'expérience  et  la  nécessité 
me  font  appercevoir  bien  des  choses,  par  le 
soin  même  qu'on  prend  à  me  les  cacher.  J'ai 
yu  dans  toute  votre  conduite  avec  moi,  les 
honnêtetés  les  plus  marquées,  les  attentions  les 
plus  obligeantes  et  des  lins  secrettea  à  tout 
cela  ;  j'y  ai  même  démêle  des  signes  de  peu 
d'estime  en  bien  des  points  ,  et  sur-tout  dans 
1rs  petits  cadeaux,  auxquels  vous  m'avez  ap- 
paremment cru  fort  sensible,  au  lieu  qu'ils 
me  sont  indifférons  ou  suspects.  Tinuo  V,i- 
naos  et  doua  ferentes.  C'est  précisément  par 
le  peu  de  cas  que  j'en  fais  ,  que  je  ne  les  refuse 
plus,  lassé  des  disputes  et  des  ridicules  que 
m'attirèrent  long-temps  ces  refus  ,  parla  ma- 
ligne obstination  des  donneurs  qui  avaient 
leurs  vues,  et  bien  sûr  en  recevant  et  oubliant 
tout,  d'éoarter  en  lin  plus  sûrement  toutes  ce» 
petites  amorces.  Je  cherchais  un  logement  : 
vous  avez  voulu  m'avoir  pour  voisin  ,  et  pres- 
que  pour  hôte-  cela  était   bon  et  amical  j 


A     M.     DU     S  A  U  L  X.       279 

mais  j'ai  vu  que  tous  le  vouliez  trop  ,  et  que 
vous  cherchiez  à  m'attirer  :  vous  avez  fait 
par-là  tout  le  contraire.  Vous  avez  cru  que 
j'aimais  les  dînes  ;  vous  avez  cru  que  j'aimais 
les  louanges  :  tout ,  à  travers  la  pompe  de  vos 
paroles  ,  m'a  prouvé  que  j'étais  mal  connu  de 
vous.  Les  je  ne  sais  quoi  ,  trop  longs  à  dire, 
mais  frappans  à  remarquer,  m'ont  averti  qu'il 
y  avait  quelque  mystère  caché  sous  vos  ca- 
resses ,  et  tout  a  confirme  mes  premières  ob- 
servations. 

L'article  que  vous  m'avez  lu,  a  achevé  de 
m'éclaircr.  Plus  j'y  ai  réfléchi  ,  moins  je  l'ai 
trouvé  naturel  dans  ma  position  présente  ,  de 
la  part  d'un  bienveillant.  Vous  faites  trop 
Valoir  le  soin  que  vous  avez  pris  de  me  lire 
cet  article.  Vous  avez  prévu  que  je  le  verrais 
un  jour,  et  vous  sentiez  ee  que  j'en  aurais  pu 
penser  et  dire,  si  vous  me  l'eussiez  tû  jusqu'à 
sa  publication.  Vous  avez  cru  me  leurrer  par 
ce  mot  d'illustre.  Ah  !  vous  êtes  trop  loin 
de  voir  combien  la  réputation  d'homme  bon, 
juste  et  vrai  ,  que  je  gardai  quarante  ans,  et 
que  je  n'ai  jamais  mérité  de  perdre,  m'est 
plus  chère  que  toutes  vos  glorioles  li  ttéraires, 
dont  j'ai  si  bien  senti  le  néant.  Ne  changeons 
point,  Monsieur,  l'état  de  la  question.  Il  ne 


28o  LETTRE 

s  agil  pas  de  savoir  comment  vous  avez  pro- 
cédé  pour  faire  passer  un  article  aussi  captieux, 
mais  comment  il  vous  est  venu  dans  L  esprit 
de  l'écrire,  de  nie  mettre  gracieusement  eu 
parallèle  avec  un  exécrable  scélérat,  et  cela 
précisément  au  moment  où  l'imposture  n'é- 
pargne aucune  ruse  pour  me  noircir.  Mrs 
écrits  respirent  l'amour  de  la  vertu,  dont  lo 
eœurde  l'auteur  était  embrase.  Quoi  que  mes 
ennemis  paissent  faire,  cela  se  «eut  et  les 
de'sole.  Dites-moi  ,  si  pour  énerver  ce  senti- 
ment, aucun  d'eux  s'y  prit  jamais  plus  adroi- 
tement que  vous. 

Et  maintenanl  ,  au  lieu  de  me  dire  nette- 
ment quel  jugement  vous  portez  de  moi ,  de 
mes  sentimens,  de  mes  mœurs,  de  mon  ca- 
ractère,  comme  vous  le  deviez  dans  la  cir- 
constance, et  comme  je  \  ou  s  ru  avais  con  jure , 
vous  me  parlez  de  larmes  d'attendrissement 
et  d'un  intérêt  de  commisération  :  comme  si 
e'etui  assez  pour  moi  d'exciter  votre  pitié, 

sans  prétendre  à  des  sentimens  plus  lionora- 

bles.  Je  vous  estime  encore  ,  me  dit<  s-vous , 
mais  je  vous  plains.  Moi ,  je  vous  réponds  ; 
quiconque  ne  m'estimera  que  par  grâce  , 
trouvera  difficilement  en  moi  la  même  gé- 
nérosité. 


A     M.     DU     S  A  U  L  X.       28* 

Je  voudrais  ,  Monsieur  ,  entendre  un  peu 
plus  clairement  quel  est  ce  grand  intérêt  qu» 
vous  dites  prendre  en  moi.  Ls  premier,  le 
plus  grand  intérêt  d'un  homme  ,  est  sou 
honneur.  Vous  auriez  donné,  dites-vous, 
un  de  vos  hras  pour  m'en  sauver  un  ?  C'est 
beaucoup  ,  et  c'est  même  trop.  Je  n'aurais 
pas  donné  mon  bras  pour  le  vôtre  ;  mais  je 
l'aurais  clonué,  je  le  jure,  pour  la  défense  de 
votre  ■  honneur.  Entouré  de  ces  preucurs 
d'intérêt,  qui  ne  cherchent  qu'à  me  donner, 
comme  faisait  aux  passans  ce  Romain  ,  un 
ccu  et  un  souffleta  chaque  rencontre  ,  je  ne 
prends  pas  le  cliange  sur  cet  intérêt  prétendu; 
je  sais  qu'ils  n'ontd'autrc  butdansleur  faussa 
bienveillance  ,  que  d'ajouter  à  leurs  noirceur* 
quand  je  m'en  plains  ,  le  reproche  de  L'in- 
gratitude. 

Le  généreux  tIe  vertueux  J.J.  rlousseau-t 
inquietet  défiant  comme  un  lâche  criminel. 
Monsieur  Dusaulx  ,  si  vous  sentant  poignar- 
der par-derrière  par  des  assassins  masqués., 
vous  poussiez  en  vous  retournant ,  les  cris 
de  la  douleur  et  de  l'indignation  ,  que  diriez-» 
vous  de  celui  qui  pour  cela,  vous  reproche-, 
vait  froidement  d'être  inquiet  etdcûaut  conuiiA 
nu  lâche  criminel  ? 


282  LETTRE 

Il  n'y  nura  jamais  que  des  cœurs  capables 
du  crime,  qui  puissent  en  soupçonner  le  mien  ; 
et  quant  à  la  lâcheté,  maigre'  tout  l'effroi 
qu'on  a  voulu  me  donner,  me  voici  dans 
Paris ,  seul  ,  e'tranger,  sans  appui ,  s;ins  amis , 
sans  parens  ,  sans  conseil  ,  arme  de  ma  seule 
innocence  et  de  mon  courage  ,  à  la  merci 
d'adroits  et  puissans  persécuteurs,  qui  me 
diffament  en  se  cachant,  les  provoquant  et 
leur  criant  :  parlez  liant  ,  me  voilà.  Ma  foi  , 
Monsieur,  si  quelqu'un  fait  lâchement  le 
plongeon  dans  cette  affaire  ;  il  me  Bemble  que 
ce  n'est  pas  moi. 

Je  veux  être  juste  toujours.  S'il  n'y  a  contre 
moi  nulle  œuvre  de  ténèbres  ,  votre  reproche 
est  fondé  ,  )'cn  conviens  ;  mais  s'il  existe  une 
pareille  œuvre,  et  que  vous  le  sachiez  très- 
bien,  convenez  aussi  que  ce  même  reprocha 
est  bien  barbare.  Je  prends  là-dessus,  votre 
conscience  pour  juge  entre  vous  et  moi. 

Nous  me  trompez,  Monsieur,  j'ignore  à 
quelle  lin  ;  mais  vous  me  trompez.  C'est  assu- 
rément tromper  un  homme  à  qui  l'on  marque 
la  plus  tendre  affection  ,  que  de  lui  cacher  les 
choses  qui  le  regardent,  et  qu'il  lui  importo 

le  plus  de  savoir.  Encore  une  fois,  j 'ignora 
quels  sont  vos  motifs  ;  ruais  je  sais  qu'on  ne 


A     M.     DU     S  A  U  L  X.       s83 

trompe  personne  pour  son  bien.  Je  n'attaque 
à  tout  autre  égard  ,  ni  votre  droiture  ni  vos 
vertus.  Je  ne  sais  qu'une  seule  chose  ,  mais 
je  la  sais  bien  :  c'est  que  vous  me  trompez. 

Je  veux  que  tout  le  monde  lise  dans  mon 
cœur  ,  et  que  ceux  avec  qui  ie  vis,   sachent 
comme    moi-même   ce  que  je  pense    d'eux, 
quoiqu'une   malheureuse    honte   que    je   ne 
puis  vaincre  ,  m'empêche  d'oser  leur  dire  en 
face;  c'est  afin  que  vous  n'ignoriez  pas  mes 
sentimens  ,  que  je  vous  écris.  Du  reste,  mon 
intention  n'est  de  rompre  avec  vous  ,  qu'au- 
tant que  cela  vous  conviendra.  Je  vous  laisse 
le  choix.   Si  je  connaissais  un  seul  homme  à 
ma  portée,  dont  le  cœur  fût  ouvert  comme 
le  mien  ,  qui  eût  autant  en  horreur  la  dissi- 
mulation ,  le  mensonge,  quidédaignât ,  qui 
refusât   de  hanter  ceux  auxquels  il   n'oserait 
dire  ce  qu'il  pense  d'eux  ,  j'irais  à  cet  homme , 
et  très-sûr  d'en  faire  mon  ami ,  je  renoncerais 
à  tous  les  autres  ;  il  serait  pour  moi  tout  le 
genre  humain.  Mais  après  dixans  de  recherche 
inutile,  je  me  lasse,  et  ma  lanterne  est  éteinte. 
Environné  de  gens  qui ,  sous  un  air  d'in  térêt 
grossièrement  affecté,  me  flattent  pour  me 
surprendre,  je  les  laisse  faire,  parce  qu'il  faut 
bien  yiYi'e  ayee  quelqu'un,  et  qu'eu  quittant 


234  LETTRE 

ceuN-là  pour  d'autres,  (e  ne  trouverais  pas 
mieux.  Du  reste,  s'ils  ne  voient  pas  ce  qwt 
je  pense  d'eux,  t'est  assurément  leur  faute. 
Je  suis  toujours  surplis  ,  je  l'avoue,  de  les  voir 
m'étaler  pompeusement  leurs  vertus  et  leur 
amitié  pour  moi  ;  je  cherche  inutilement 
comment  oii  peut  être  vertueux  et  Taux  tout 
à  la  fois,  comment  on  peut  se  faire,  un  hon- 
neur de  tromper  les  gens  qu'on  aime  :  je  n'au- 
rais jamais  cru  qu'on  put  être  aussi  fiers  d'être 
des  traîtres.  Livre'  depuis  si  long-temps  à  tous 
ces  gens-la  ,  j'aurais  tort  aussurément  d'être 
difficile  en  liaisons  âet  bien  plus  de  uie  refuser 
à  la  vôtre,  puisque  votre  société  me  paraît 
très-agréable,  et  que  sans  VOUS  confondre  avec 
tous  les  empressés  qui  m'entourent,  je  vous 
compte  parmi  ceux  que  j'estime  le  plus  ;  ainsi 
je  vous  laisse  le  maître  de  me  voir  ou  de  ne 
pas  me  voir  ,  comme  cela  vous  conviendra. 
Pour  l'iutimi tic ,  je  n'en  veux  plus  a\cc  per- 
sonne, à  moins  que  contre  toute  opparence  , 
je  ne  trouve  fortuitement  l'homme  juste"  et 
vrai  que  j'ai  cessé  de  chercher.  Quiconque 
aspire  à  ma  confiance,  doit  commencer  par. 
me  donner  la  sienne  ;  et  du  reste,  malade 
ou  non,  pauvre  ou  riche,  je  trouverai  ton-? 
jours  très-mauvais  que  sous  prétexte  d'ua 


A     M.     DE     C  O  S  S  É.        283 

zèle  que  je  n'accepte  point,  qui  que  ce  soit 
veuille,  maigre  moi,  se  mêler  de  mes  af- 
faires. 

Je  viens  de  vous  ouvrir  mon  cœur  sans  ré- 
serve. C'est  à  vous  maintenant  de  consulter  le 
vôtre;  etde  prendre  le  parti  qui  vous  convien- 
dra. Je  vous  salue,  Monsieur,  trèï-humble»! 
ment. 


A    M.    LZ    CHEVALIER 
DE      C   O    S   S  É. 

Paris,  le  a5  juillet  1771. 

T 

•J  E  suis ,  monsieur  le  Chevalier  ,  touché  de 
Vos  bontés  et  des  soins  qu'ellesvous  suggèrent 
en  ma  faveur.  Tres-persuadé  que  cas  soins  de 
votre  part  sont  des  fruits  de  votre  boa  naturel 
et  de  votre  bienveillance  envers  moi  ;  après 
vous  en  avoir  remercié  de  tout  mon  cœur  ,  je 
prendrai  la  liberté  d'y  correspondre  par  un 
conseil  qui  part  de  la  même  source;  et  que  la 
différence  de  nos  âges  autorise  de  ma  part; 
c'est,  Monsieur,    de  ne    vous  mêler   d'au-; 


a86  LETTRE 

cune  affaire,  que  vous  n'en  soyez  préalable- 
ment bien  instruit. 

La  pension  que  vous  dites  m'avoir  été'  re- 
tirée, et  que  tous  offre/  de  me  faire  rendre  , 
rn'a  e'te'  apportée  avec  les  arrérages  ,  ici  ,  dans 
ma  chambre,  il  n'y  a  pas  quatre  mois,  en  une 
lettre  de  change  de  sis  mille  francs ,  qu'on 
offrait  de  me  payer  comptant  sur-le-champ  ; 
et  je  vous  assure  quelesplusvives  sollicitations 
ne  furent  pas  épargnées  pour  me  faire  recevoir 
cet  argent.  En  voilà ,  ce  me  semble  ,  assez  pour 
vous  faire  comprendre  que  ceux  qui  ont  pré- 
tendu vous  mettre  au  fait  de  cette  affaire,  ne 
vous  ont  pas  fait  un  rapport  bdellc,  et  que 
la  difficulté  n'est  pas  où  vous  la  croyez  voir. 

Je  vous  réitère  ,  Monsieur  ,  mes  actions  de 
grâces  de  l'intérêt  que  vous  voulez  bien  pren- 
dre à  moi  ,  et  qui  m'est  plus  précieux  que 
toutes  les  pensions  du  mon, le  :  mais  comme 
j'ai  pris  mon  parti  sur  celle-là  ,  je  vous  prie 
de  ne  m'en  reparler  jamais.  A  gréez  mes  liuiu- 
blcB  salutations. 


A     M.    LE    NOIR.  286 

A    M.    LE    NOIR. 

Paris,  le  i5  jaavier  177a. 
Monsieur, 


j 


E  sais  de  quel  prix  sont  vos  momcns  ;  je 
sais  qu'on  les  doit  respecter  :  mais  je  sais 
aussi ,  que  les  plus  précieux  sont  ceux  quo 
vous  consacrez  à  protéger  les  opprimés;  et  si 
j'ose  en  réclamer  quelques-uns,  ce  n'est  pas 
sans  titre  pour  cela. 

Après  tant  de  vains  efforts  pour  faire  percer 
quelque  rayou  de  lumière,  à  travers  les  ténè- 
bres dont  ou  m'environne  depuis  dix  ans  ,  j'y 
renonce.  J'ai  de  grands  vices^  mais  qui  n'ont 
jamais  fait  de  mal  qu'à  moi  ;  j'ai  commis  de 
grandes  fautes  ,  mais  que  je  n'ai  point  tues 
à  mes  amis  ;  et  ce  n'est  que  par  moi  qu'elles 
sout  connues,  quoi  qu'elle;;  aient  été  publiées 
par  d'autres,  qui  sout  quelquefois  plus  dis- 
crets. A  cela  près  ,  si  quelqu'un  m'impute 
quelque  sentiment  vicieux  ,  quelque  discours 
blâmable,  ou  quelque   acte  injuste,  qu'il  »o 


283  LETTRE 

montre  ,  et  qu'il  parle  ;  je  l'attends  et  ne  me 
cache  pas.  Mais  tant  qu'il  se  cachera,  lui, 
de  moi  ,  pour  me  diffamer  ,  il  n'aura  diffamé 
que  lui-même ,  aux  yeux  de  tout  homme  équi- 
table  et  sensé.  L'évidence  et  les  ténèbres  sont 
incompatibles;  les  preuves  administrées  par 
de  mal-honnêtes  gens  ,  sont  toujours  sus- 
pectes ;  et  celui  qui,  commençant  par  fouler 
aux  pieds  la  plus  inviolable  loi  du  droit  na- 
turel et  de  la  justice,  se  déclare  parla,  déjà  làclio 
et  méchant  ,  peut  bien  être  encore  imposteur 
et  fourbe.  Et  comment  donnerai t-il  à  sou  tc- 
moignage ,  et  si  l'on  veut  i  ses  preuves,  la  force 
que  l'équité  n'accorde  même  à  nulle  évidence 
de  disposer  de  l'honneur  d'uû  homme,  plus 
précieux  que  la  vie  ,  sans  l'avoir  mis  pre 
xnenl  en  état  de  se  défendre  el  d'être  entendu  î 
Que  celui  doue  qui  s'obstine  à  méjuger  ainsi, 
restedans  le  stupideavauglement qu'il  aime; 
sou  erreur  8St  do  sou  propre,  fait  :  c'est  lui  seul 
qu'«iledcshonore:aprc!  m'êtr<  ffert  pour  l'en 
tirer,  je  l'\  laisse  puisqu'il  le  veut,  et  qu'il 
m'est  impossible  de  l'en  guérir  malgré  lui. 
Grâces  au  ciel ,  tout  l'art  humain  ne  changera 
pas  la  nature  des  choses  ;  il  ne  fera  pas  que  le 
mensonge  dei  ienne  la  vérité  ,  ni  que  de  mon 
vivant,  lu  poitrine  de  J.  J.  Rouseau  renferme 

le 


A     M.     LE     NOIR.         289 

le  cœur  d'un  mal-honnête  homme  :  cela  me 
suffit,  et  je  vis  en  paix,  eu  attendant  que  mou 
moment  et  celui  de  la  vérité  vienne  ;  car  il 
viendra  J'en  suis  très-?,iir ,  et  je  l'attends  avec 
un  témoignage  qui  me  dédommage  de  leluî 
d'autrui. 

Tranquille  donc  sur  tout  ce  qu'on  me 
cache  avec  tant  de  soin  ,  et  même  sur  ce  qui 
me  parvient  par  hasard  ,  j'ai  laisse'  débitez 
parmi  cent  autres  bruits  non  moins  ineptes, 
que  j'avais  cessé  de  voir  M.id.  de  Luxem- 
bourg ,  après  lui  avoir  emporté  trois  cents 
louis  ;  que  je  ne  copiais  de  la  musique  que 
par  grimace  ;  que  j'avais  de  quoi  vivre  fort 
à  mon  aise  ;  que  j'avais  six  bonnes  mille 
livres  de  rente  ;  que  la  veuve  Duchesne  faî-J 
sait  une  pension  de  six  cents  livres  ?'  ma 
femme  ;  qu'elle  m'en  faisait  une  autre  à  moi 
de  mille  écus  ,  pour  une  édition,  nouvelle  de 
mes  écrits  ,  que  j'avais  dirigé;.  J'ai  laissé 
débiter  tous  ces  mensonges  ;  je  n  .  Fait  qu'en 
rire  quand  ils  me  sont  revenus  ,  et  je  n'ai  pas 
même  été  tenté  de  vous  importuner  ,  Mon- 
sieur ,  de  mes  plaintes  à  ce  sujet  ;  quoique  je 
sentisse  parfaitement,  le  coup  que  cette  opi- 
nion de  mon  opulence  devait  porter  aux  res- 
sources   que  mon  travail  me  procure  ,  pour 

Lettres.  Tome  V1!.  R. 


2Q0  LETTRE 

suppléer  à  L'insuffisance  de  mon  revenu 
Une  petite  circonstance  de  plus  a  passé  la 
mesure  ,  et  m'a  causé  quelque  émotion  ; 
parce  que  l'imposture  marchant  toujours  sous 
c  masque  de  la  trahison  ,  a  pris  jusqu'ici 
grand  soin  de  faire  le  plongeon  devant  moi, 
et  ne  m'avait  pas  encore  accoutumé  a  l'ef- 
fronterie. Mais  en  voici  une  qui  m'a,  je 
Tatoue,  affecté. 

J'avais  prié  nu  de  ceux  qui  m'ont  averti  des 
Lruits  dont  je  viens  déparier  ,  de  tacher  d'ap- 
prendre si  madame  Duchesne  et  le  sieur  Guy 
y  avaient  quelque  part.  De  cher  eux  ,  où  il  u'a 
trouvé  que  des  garçons  ,  il  est  aile  chez  Simon . 
qu'on   lui  disait  avoir  imprimé   la  nouvelle 
édition  qui  m'avait  été  si  bien  payée.  Simon 
lui  a   dit   qu'on  effet  ,  il   venait   d'imprimer 
quelques-uns  de  mes  écrits  sous  mes  yeux; 
que  j'en    avais    revu   les   épreuves,    et    que 
j'étais  même  aile  chei  lui  ,  -1  n'y  avait  pas 
long-temps.  Quoique  je  sois  par  moi-même, 
le  moins  important  des  hommes,  ,c  le  suis 
aMeadevenu  par  ma  singulière  position  ,  pou: 
être  assuré  que  rien  de  ce  que  je  Fais  et  de  ce 
™}e  ne  tais  pas,  ne  vous  échappe  :  c'est  une 
de  me.  plot  douces  consolations;  et  ,e  vous 

«oue,  Momieur,  que  l'avance  dfi  I 


A     M.    LE     NOIR.  291 

sous  'es  yeux  d'un  magistrat  intègre  et  vigi- 
lant ,  auquel  on  n'en  impose  pas  aisément , 
est  un  des  motifs  qui  m'ont  arraché  des  cam- 
pagnes ,  où  ,  livré  sans  ressource  aux  ma- 
nœuvres des  gens  qui  disposent  de  moi  ,  je 
Kie  voyais  en  proie  à  leurs  satellites,  et  à 
toutes  les  illusions  par  lesquelles  les  gens 
puissans  et  iutrigans  abusent  si  aisément  le 
public  ,  sur  le  compte  d'un  étranger  isolé  ,  à 
<mi  l'on  est  veuu  à  bout  de  faire  un  invio- 
lable secret  de  tcut  ce  qui  le  regarde,  et  qui 
par  conséquent  n'a  pas  la  moindre  défense 
contre  les  mensonges  les  plus  extravagans. 
J'ai  donc  peu  besoin  ,  Monsieur  ,  de  vous 
dire  que  cette  opulence,  dont  on  me  gratifie 
si  libéralement  dans  les  cercles,  que  toutes 
ces  pensions  si  fièrement  spécifiées  ,    (  )  cette 

(*)  C«U«s  en  particulier  de  Mad.  Duchesne, 
,e  réduisent  toutes,  à  une  rente  de  trois  cents 
francs  ,  stipulée  dans  le  marché  Je  mon  Diction- 
„a;re  de  musique.  J'en  ai  une  de  six  cents  fanes  , 
de  milord  Maréchal ,  dont  je  jouis  par  1  attention 
de  celui  qu'il  en  a  chargé  à  ma  prière  ,  mais  sans 
autre  .û.eté  que  son  bon  plaisir,  n'ayant  aucun 
acte  valable  pour  la  réclamer  de  mon  chef  J  ai 
une  rente  de  dix  livres  sterling ,  pour  mes  livres 
que  j'ai  vendusen  Angleterre ,  sur  la  tète  de  l'ache- 
teur et  sur  la  mienne  ;  ensuite  que  cette  rente  doit 

B.  a 


292  LETTRE 

édition  qu'on  me  prête,  «ont  autaut  de  6c- 
tions  :  mais  je  n'ai  pu  m'eiupècher  de  mettre 
sous  vos  yeux  ,  l'impudence  incroyable  dudit 
Simon  ,  que  je  ne  vis  de  mes  jours,  que  je 
sache  ,  chez  qui  je  n'ai  jamais  mis  le  pied 
dont  je  ne  sais  pas  la  demeure  ,  et  que  j'igno- 
rais même  avant  ces  bruits,  avoir  imprime' 
aucun  de  mes  écrits.  Comme  je  n'attends  plus 
aucune  justice  de  la  part  des  hommes  ,  je 
m'épargne  désormais  la  peine  inutile  de  la 
demander  ,  et  je  ne  vous  demande  à  vous- 
même  que  la  patience  de  me  lire  ,  quoique 
je  fasse  l'exception  qui  est  due  à  votre  inté- 
grité et  à  la  générosité  qui  vous  intéresse  aux 
infortunés.  Mais  ne  voyant  plus  rien  qui 
puisse  me  flatter  dans  cette  vie  ,  les  restes 
m\m  sont  devenus  indiffèrent  La  seule  dou- 
ceur qui  peut  m'y  toucher  encore  ,  est  que 
l'œil  clairvoyant  d'un  homme  juste  pénétra 
au  vrai  ma   situation  ;  qu'il  la  connaisse  et 

s'éteindre  au  premier  mouranr.  Tout  cela  fait  en- 
semble onze  cents  francs  de  viager,  dont  il  n'y  a 
(\nn  trois  cents  de  solides.  Ajoutez  à  cela,  quel- 
qu'argent  comptant,  dernier  reste  du  petit  capi- 
tal «jue  j'ai  consumé  dans  mes  voyages,  et  nue  je 
m'étais  réservé  pour  avoir  quelque  avance  en 
Uisant  ici  mou  «ubiissemem. 


A     M.     LE     N  O  I  R.  293 

Jne  plaigne  en  lui-même,  sans  se  commettra 
pour  madéfensc,  avec  mes  dangereux  ennemis. 
Je  vous  aurais  choisi  pour  cela  ,  Monsieur  , 
quand  tous  ne  rempliriez  point  la  place  où 
Vous  êtes  ;  mais  j'y  vois ,  je  l'avoue ,  un  avan- 
tage de  plus,  puisque  par  cette  place  même  , 
vous  avez  été  à  porte'e  de  ve'rifier  assez  d'im- 
postures ,  pour  en  présumer  beaucoup  d'au- 
tres ,  que  vous  pouvez  vérifier  de  même  un 
jour.  Peut-être  vous  écrirai-je  quelquefois 
encore  ,  mais  je  ne  vous  demanderai  jamais 
rien  ;  et  si  ma  confiance  devient  importune 
à  l'homme  occupe'  t  je  réponds  du  moins 
qu'elle  ne  sera  jamais  à  charge  au  magistrat. 
Ç  1  liez  ne  la  pas  dédaigner;  veuillez,  Mon- 
sieur, vous  rappeller  qu'elle  ne  tient  pas  seu- 
lement au  respect  que  vous  m'avez  inspiré , 
mais  encore  aux  témoignages  de  bonté,  dont 
vous  m'avez:  îionoré  quelquefois,  et  que  j.» 
Veux  mériter  toute  ma  vie. 


u4  la  suite  de  cette  lettre  ,  Fauteur  a 
ajouté,  soit  connue  apostille  ,  soit  comme 
simple  observation  ,  l'article  au  on  va  lire. 

Il  n*ett  peut-être  pas  inutile  d'observer  que 
le  sieur  Guy  vient  très-fréquemment   chez 

R  3 


Ï94  LETTRE. 

moi,  sans  avoir  rien  à  me  dire,  et  sans  que 
je  puisse  trouver  aucun  motif  à  ses  visites  , 
vu  que  toutes  les  affaires  que  nous  avons 
ensemble,  n'exigent  qu'une  entre  vue  de  deux 
minutes  par  an  ,  et  qu'il  n'y  a  point  de  liaison 
d'amitié  entre  lui  et  moi.  Il  m'a  prie'  de  lui 
faire  un  triage  de  chansons  dans  les  anciens 
recueils,  pour  en  faire  un  nouveau.  Je  l'ai 
prié  de  mou  côte'  ,  de  me  prêter  quelques 
romans  ,  pour  amu.-er  uia  femme  durant  les 
soirées  d'hiver.  Il  est  parti  de  là,  pour  me 
faire  apporter  en  pompe,  d'immenses  paquets 
de  brochures  qui  ,  avec  ses  allées  et  venues  , 
lui  donnent  l'air  d'avoir  avec  moi  beaucoup 
d'affaires.  Tout  cela  ,  joint  aux  bruits  dont 
j'ai  parlé,  commence  à  me  faire  soupçonner 
que  ces  fréquentes  visites,  que  je  n<-  prenais 
que  pour  un  petit  espionnage  assez  commun 
aux  gens  qui  m'entourent ,  et  très- indiffèrent 
pour  moi  ,  pourraient  bien  avoir  un  objet 
plus  méthodique  ,  et  dirigé  de  plus  loin.  Il  y 
a  dans  tout  cela  ,  de  petites  manœuvres 
adroites,  dont  le  but  me  paraîtrait  pourtant 
facile  à  découvrir,  dans  toute  autre  position 
que  la  mienne  ,  pour  peu  qu'on  y  mît  de 
soin. 


A  M1L0RD  HARCOURT.         i95 

A   Milord   HARCOURT. 

A  Paris,  16  juin  1773. 

J'ai  reçu,  Milord  ,  avec  plaisir  et  recon- 
naissance*, des  témoignages  de  la  continua- 
tion d«  Totre  souvenir  et  fie  vos  bontés  ,  par 
madame  la  duchesse  de  Portland  ,  et  je  suis 
encore  plus  sensible  à  la  peine  que  vous  pre- 
nez de  m'en  donner  par  vous-même.  J'avais 
espéré  que  l'ambassade  de  milord  Harcourt 
pourrait  vous  attirer  dans  ce  pays,  et  c'eût 
été  pour  moi  ,  une-véritable  douceur  de  vous 
y  voir.  Je  me  dédommage ,  autant  qu'il  se 
peut ,  de  cette  attente  frustrée  ,  eu  nourrissant 
dans  mon  cœur  et  dans  ma  mémoire  ,  les 
sentimens  que  vous  m'avez  inspirés,  et  qui 
sont  par  leur  nature ,  à  l'épreuve  du  temps  , 
de  l'éloignement  et  de  l'interruption  du  com- 
merce. Je  n'entretiens  plus  de  correspon- 
dance ,  je  n'éeris  plus  que  pour  l'absolue  né- 
cessité ;  mais  je  n'oublie  point  tout  ce  qui  m'a 
paru  mériter  mon  estima  et  mon   attacha- 

R  4 


59*5  LETTRE 

ment  ;  et  c'est  dans  cet  asyle  de  difficile  accès 
mais  par-là  plus  digne,  de  vous  ,  et  où  rien 
n'entre  sans  le  pass«-port  de  la  vertu  ,  que 
vous  occuperez  toujours   une  place   distin- 
guée. 

Je  suis  sensible,  Milord,  à  vos  offres  obli- 
geantes ;  et  si  l'étais  dans  le  cas  de  m'en  pré- 
valoir, je  le  ferais  avec  confiance  ,  et  même 
avec  joie  ,  pour  vous  montrer  combien  je 
compte  sur  vos  boutés  :  mais  ,  grâces  au  ciel  , 
je  u'ai  nulle  affaire  ,  et  tout  sur  la  terre  m'est 
devenu  si  indifférent,  que  je  ne  me  donne- 
rais pas  mcuic  la  peine  de  former  un  désir 
pour  cette  vie,  quand  cet  acte  seul  suffirait 
pour  l'accomplir.  Ma  femme  vous  prie  d'a- 
gréer ses  remerciemena  très  -  humbles  ,  de 
L'honneur  de  votre  souvenir;  et  nous  vous 
offrons  ,  Milord  ,  de  tout  notre  cœur  l'un  et 
l'autre,  nos  salutations  et  nos  respecta. 


A    M.   D'o.;:;  297 

A     M.     LE     COMTE 

D'  O 

Paris,  1776. 


V- 


o  ti  s  vous  donnez  ,  monsieur  le  Comte  ~t 
pour  avoir  des  singularités,  et  c'en  est  pres- 
que une  d'être  obligeant  sans  intérêt.  C'en 
estune  bien  plus  grande  de  l'être  de  plus  loin  , 
pour  quelqu'un  que  l'on  ne  connaît  pas.  Vos 
offres  obligeantes  ,  le  ton  dout  vous  tue  les 
faites,  et  la  description  de  l'habitation  que 
vous  me  destinez,  seraient  assurément  très- 
capables  de  m'y  attirer  ,  si  j'étais  moins 
infirme,  plus  allant,  plus  jeune,  et  que  vous 
fussiez  plus  près  du  soleil.  Je  craindrais  d'ail- 
leurs, qu'en  voyant  celui  que  vous  honorez 
d'une  invitation  ,  vous  n'eussiez  quelque 
regret.  Vous  attendriez  un  homme  de  lettres  , 
un  beau  diseur  qui  devrait  payer  d'esprit  et 
de  paroles  ,  votre  généreuse  hospitalité  ;  et 
vous  n'auriez  qu'un  bon  homme  bien  sim- 
ple ,  que  son  goût  et  ses  malheurs  ont  rendu 

r  à 


ïq8  RÉPONSE 

fort  solitaire,  et  qui  pour  tout  amusement; 
herborise  toute  la  journée  ,  et  trouve  à  com- 
mercer avec  les  plautes  ,  cotte  paix  si  doue© 
à  sou  cœur,  que  lui  ont  refusé  les  humains. 
Je  n'irai  donc  pas,  Monsieur,  habiter  votre 
maison  ;  mais  je  mesouvicudrai  toujours  avec 
reconnaissance  ,  que  vous  me  l'avez  offerte  , 
et  je  regretterai  quelquefois  de  n'y  être  pas, 
pour  cultiver  la  bonté  et  l'amitié'  du  maître. 
.Agréez,  monsieur  le  Comte  ,  je  vous  sup- 
plie, mes  remerciemens  très-sincères,  et  mes 
très-humbles  salutations. 

RÉPONSE 


A    M  a  r>.     LA    C  OMTESSE 

DE    St.    *  *  * 


%J  E  suis  fâché  de  ne  pouvoir  complaire  a 
madame  la  Comtesse  ;  mais  je  ne  fais  point 
les  honneurs  de  l'homme  qu'elle  est  curieusa 
de  voir,  et  jamais  il  n'a  logé  chez  moi  ;  le 
saul  moyen  d'y  etre  admis  ,  de  mon  aveu  , 


À.  Madami  DE  St.   ***.  199 

pour  quiconque   m'est  inconnu  ,    c'est  un» 
réponse  cathe'gorique  à  ce  billet  (1). 


SECONDE    ET    DERNIÈRE 

RÉPONSE 

A     Ma'd.    LA    COMTESSE 

DE    St.    *  *  *. 

Jeudi  a3  mai  1776. 

J'ai  «u  d'autant  plus  de  tort ,  Madame," 
d'employer  un  mot  qui  vous  était  inconnu  , 
que  je  vois  par  la  réponse  dont  vous  m'avez 
honoré,  que  même  à  l'aide  d'un  dictionnaire, 
Tous  n'avez  pas  entendu  ce  mot.  Il  fauttàchc» 
de  m'expliquer. 

(t)  Ce  billet  dont  parle  Rousseau,  et  dont  il 
avait  accompagné  #a  réponse  à  Mad.  la  comtess* 
de  St.  *** ,  était  Le  billet  circula  ir*  ,  portant  pouf 
•  dresse  :  A  tous  Français  mimant  encore  la  jutticeetla. 
vérité ,  qu'on  ne  donne  pas  ici,  par  la  raison  qu'il 
a  déjà  paru  dans  l'édition  de  Oenèvft  i?8a,  tin  du 
tome  XXII  in-8. 

Il  6 


3oO  RÉPONSE 

La  phrase  du  billet,  à  laquelle  il  s'agit  do 
répondre,  est  celle-ci  :  Mais  ce  que  je  veux  , 
et  ce  qui  m'est  dû  tout  au  moins %  après  une 
condamnation  si  cruelle  et  ii  infamante , 
c'est  qu'on  ni* apprenne  enfin  quels  sont  mes 
crimes,  t  comment,  et  par  qui  ,  j'ai  t  lé 
jugé. 

Tout  ce  que  je  desire  ici ,  est  une  réponse 
à  cet  article.  C'est  mal-à-propos  que  je  la 
demandais  cathégorique  :  car  telle  qu'elle 
soit,  clic  le  sera  toujours  pour  moi.  Ma 
demeure  et  mon  cœur  sont  ouverts  pour  le 
reste  de  ma  vie,  à  quiconque  nie  dévoilera 
ce  mystère  abominable.  S'il  m'impose  le  se- 
cret ,  je  promets  ,  je  jure  de  lui  garder 
inviolablement  jusqu'à  la  mort  ;  et  je  me 
conduirai  exactement, s'il  l'exige , comme  s'il 
ne  m'eût  rien  appris.  Voilà  la  réponse  que 
l'attends,  ou  plutôt  qnc  j«  désire  :  car  depuis 
longtemps ,  j'ai  cesse  de  l'espérer. 

Celle  que  j'aurai  vraisemblablement,  sera 
la  teinte  d'ignorer  un  secret  qui  ,par  le  plus 
étonnant  prodige ,  n'eu  est  un  que  pour  moi 
seul  dans  l'eu r ope  entière.  Cette  réponse  sera 
moins  Franche  assurément,  mais  non  moins 
claire  que  la  pn  mi  ère  j  enfin  ,  le  refus  me  mu 
de  répondre,  n'aura  pas  pour  moi  plus  d'obs> 


A  Matjame  DE  St.  ***.  Soi 

curité.  D^  grâce  ,  Madame.,  ue  vous  offensez 
pas  de  trouver  ici,  quelques  traces  de  défian- 
ce :  c'est  bien  à  tort  que  le  public  m'en  accuse: 
caria  défiance  suppose  du  doute,  et  il  ne  m'en 
reste  plus  à  son  égard.  Vous  voyez,  par  les 
explications  dans  lesquelles  j'ose  entrer  ici  s 
que  je  procède  au  vôtre  avec  plus  de  réserve , 
et  cette  différence  u'est  pas  désobligante  pour 
vous.  Cependant  vous  avez  commencé  avec 
moi,  comme  tout  le  monde;  et  les  louanges 
hyperboliques  (  *  )  et  outrées  ,  dont  vos  deux 
lettre»  sont  remplies  ,  semblent  être  le  cachet 
particulier  de  mes  plus  ardens  persécuteurs  : 
mais  loin  de  sentir  eu  les  lisant,  ces  mouve- 
mens  de  mépris  et  d'indignation  que  le*  leurs 
me  causent,  je  n'ai  pu  me  défendre  d'un  vît 
désir  que   vous   ne  leur  ressemblassiez  pas  ; 
et  malgré  tant  d'expériencescruelles  ,  un  désir 
aussi  vif  entraîne  toujours  un  peu  d'espérant 
Au  reste,  ce  que  vous  me  dites  ,  Madame  , 
du  prix  que  je  mets  au  bonheur  de  me  voir  , 
ne  me  fera  pas  prendre  le  change  :   je  serais 
touché  de  l'honneur  de  votre  visite,  faite  avec 

(*)  Voici  encore  un  mot  pour  le  dictionnaire. 
Hélas!  pour  parler  de  ma  destinée,  il  faudrait  un 
vorabulaiictout  nouveau  ,  qui  n'eut  été  compose 
que  pour  moi. 


3oï  RÉPONSE  ete: 

ïes  sentimens  dont  je  me  sens  digne  ;  mais 
quiconque  ne  veut  voir  que  le  rhinocéros 
doit  aller,  s'il  veut,  à  la  foire,  et  non  pas 
chez  moi  ;  et  tout  le  persiflage  dont  on  assai- 
sonne cette  insultaute  curiosité,  n'est  qu'un 
outrage  de  plus  ,  qui  n'exige  pas  de  ma  part 
une  grande  différence.  Voulez -vous  donc 
Madame,  être  distinguée  de  la  foule  î  c'est 
à  vous  de  faire  ce  qu'il  faut  pour  cela. 

Il  est  vrai  que  je  aopie  de  la  musique  : 
je  ne  refuse  point  de  copier  la  vôtre,  si 
c'est  tout  de  bon  que  vous  le  dites  ;  niais 
cette  vieille  musique  a  tout  l'air  d'un  pré- 
texte  ,  et  je  ne  m'y  prête  pas  volontiers  là- 
dessus.  Néanmoins  ,  votre  volonté'  soit  faite. 
Je  vous  supplie  ,  madame  la  Comtesse  , 
d'agrc'er  mon  respect. 


MÉMOIRE  ete.  3o3 

MÉMOIRE 

Ecrit  au  mois  de  février  7777  ,  et  depuis 
lors  remis  ou  montré  à  diverses  per- 
sonnes. 

IVl  A  femme  est  malade  depuis  long-temps  ; 
et  le  progrès  de  son  mal  ,  qui  la  met  hors 
d'état  de  soigner  sou  petit  ménage  ,  lui  rend 
les  soins  d'autrui  nécessaires  à  elle-même  , 
quand  elle  est  forcée  a  garder  son  lit.  Je 
l'ai  jusqu'ici  gardée  et  soignée  dans  toute» 
ses  maladies  ;  la  vieillesse  ne  me  permet  plus 
le  même  service.  D'ailleurs  le  ménage  ,  tout 
petit  qu'il  est,  ne  se  fait  pas  tout  seul;  il 
faut  se  pourvoir  au  dehors  ,  des  choses  néces- 
saires à  la  subsistance  ,  et  les  préparer  ;  il  faut 
maintenir  la  propreté  dans  la  maison  (*)•  Ne 
pouvant  remplir  seul  tous  ces  soins,  j'ai  été 
forcé  ,  pour  y  pourvoir  ,  d'essayer  de  donner 

(*)  Mon  inconcevable  situation  ,  dont  personne 
n'a  l'idée,  pas  même  ceux  qui  m'y  ont  réduit,  me 
force  d'entrer  dans  ces  détails. 


3o.f  MÉMOIRE  etc." 

une  servante  à  ma  femme.  Dix  mois  d'expé- 
rience m'ont  fait  sentir  l'insuffisance  et  les 
inconvénient  inévitables  et  intolérables  de 
cette  ressource,  dans  utie  position  pareille  a. 
la  nôtre.  Réduits  à  vivre  absolument  seuls  , 
et  néanmoins  bors  d'état  de  nous  passer  du 
service  d'autrui  ,  il  ne  nous  reste  dans  les 
infirmités  et  l'abandon  ,  qu'un  seul  moyeu  de 
soutenir  nos  vieux  jours  :  c'est  de  prier  ceux 
qui  disposent  de  nos  destinées,  de  vouloir 
bien  disposer  aussi  de  nos  personnes  ,  et  nous 
ouvrir  quelqu'asylc  où  nous  puissions  sub- 
sister, à  nos  frais,  mais  exempts  d'un  travail 
qui  désormais  passe  nos  forces  ,  et  de  dé- 
tails et  de  soins  dont  nous  ne  sommes  plus 
capables. 

Du  reste  ,  de  quelque  Façon  qu'on  1110 
traite,  qu'on  me  tienne  en  clôture  formelle 
ou  en  apparente  liberté,  dans  un  hôpital  ou 
dans  un  désert  ,  avec  des  gens  doux  ou  durs, 
faux  ou  francs  (sideceiij-ci  il  eu  est  encore), 
je  consens  à  tout ,  pourvu  qu'on  rende  à  ma 
femme  les  soins  que  son  état  exige  ,  et  qu'on 
me  donne  le  couvert ,  le  vêtement  le  plus  sim- 
ple et  la  nourriture  la  plus  sobre  jusqu'à  la 
fin  de  mes  jours  ,  saus  que  je  sois  plus  obligé 
de  me  mêler  de  rien.  Nous  donnerons  pour 


MEMOIRE  etc.  3oS 

cela,  ce  que  nous  pouvons  avoir  d'argent  , 
d'effets  et  de  rentes  ;  et  j'ai  lieu  d'espérer  que 
cela  pourra  suffire  dans  des  provinces  où  les 
denrées  sont  à  bon  marché  ,  et  dan»  des  mai- 
sons destinées  à  cet  usage  ,  où  les  ressources 
de  l'économie  sont  connues  et  pratiquées  ; 
sur-tout  en  me  soumettant  ,  comme  je  fais 
de  bon  cœur,  à  uu  régime  proportionné  à 
mes  moyens. 

Je  crois  ne  rieu  demander  en  ceci ,  qui 
dans  une  aussi  triste  situation  que  la  mienne, 
s'il  en  peut  être,  se  refuse  parmi  les  humains  ; 
et  je  suis  même  bien  sûr  que  cet  arrange- 
ment, loin  d'être  onéreux  à  ceux  qui  dispo- 
sent de  mou  sort ,  leur  vaudrait  des  épargnes 
considérables,  et  de  soucis  et  d'argent.  Cepeu- 
dant  l'expérience  que  j'ai  du  système  qu'on 
suit  à  mon  égard  ,  me  fait  douter  que  cette 
faveur  me  soit  accordée  :  mais  je  me  dois  de 
la  demander;  et  si  elle  m'est  refusée  ,  j'en 
supporterai  p'us  patiemment  daus  ma  vieil- 
lesse ,  les  angoisses  de  ma  situation,  en  me 
rendant  le  témoignage  d'avoir  fait  ce  qui  dé- 
pendait do  moi  pour  les  adoucir. 


3o6  FRAGMENT  etc. 

FRAGMENT 

Trouvé  parmi    les  papiers 
de    j.    j.    ro    usseau. 

W  utcow  <j  tj  E  ,  sans  urgente  nécessite  f 
sans  allai rcs  indispensables  ,  recherche  ,  et 
même  jusqu'à  l'iuiportunite'  t  un  homrtiB 
dont  il  pense  mal ,  sans  vouloir  s'éclaircir  avee 
lui,  de  la  justice  ou  de  l'injustice  du  juge- 
ment qu'il  en  porte  ,  soit  qu'il  se  trompe  ou 
non  dans  ce  jugement  ,  est  lui-mémo  uu 
homme  dont  il  faut  mal  parler. 

Cajoler  un  homme  présent,  et  le  diffamer 
absent  ,  est  certainement  la  duplicité  d'un 
traître  ,  et  vraisemblablement  la  manœuvre 
d'un  imposteur. 

Dire  en  se  cachant  «l'un  homme,  pour  le 
diffamer  ,  que  c'est  par  ménagement  pour 
lui  ,  qu'on  ne  veut  pas  le  confondre  ,  c'est 
faire  un  mensonge  non  moins  inepte  quo 
lâche.  La  diffamation  étant  le  pirx  des  maux 


FRAGMENT  etc.         3o7 

civils,  et  celui  dont  les  effets  sont  les  plus 
terribles  ,  s'il  était  vrai  qu'on  voulût  ména- 
ger cet  homme  ,  on  le  confondrait  ,  on  1© 
menacerait  peut-être  de  le  diffamer  ;  mais  ou 
n'en  ferait  rien.  On  lui  reprocherait  son  crime 
en  particulier  ,  en  le  cachant  à  tout  le  monde; 
mais  le  dire  à  tout  le  monde  en  le  cachant  à 
lui  seul  ,  et  feindre  encore  de  s'intéresser  à 
lui ,  est  le  raffinement  de  la  haine  ,  le  combî* 
de  la  barbarie  et  de  la  noirceur. 

Faire  l'aumône  par  supercherie,  à  quel- 
qu'un malgré  lui  ,  n'est  pas  le  servir ,  c'est 
l'avilir  ;  ce  n'est  pas  un  acte  de  bonté  ,  c'en 
est  un  de  malignité:  sur-tout  si,  rendant 
l'aumône  mesquine,  inutile,  mais  bruyaute  t 
et  inévitable  3b  celui  qui  eu  est  l'objet ,  on 
fait  discrètement  ensorte  que  tout  le  monde 
en  soit  instruit  ,  excepté  lui.  Cette  fourberie 
est  non-seulement  cruelle  ,  mais  basse.  En  se 
couvrant  du  masque  de  la  bienfaisance,  elle 
habille  en  vertu  la  méchanceté ,  et  par  contre- 
coup en  ingratitude,  l'indignation  de  l'hon- 
neur outragé. 

Le  don  est  un  contrat  qui  suppose  toujours 
le  consentement  des  deux  parties.  Un  don 
fait  par  force  ou  par  ruse,  et  qui  n'est  pas 


3o8         FRAGMENT  etc. 

accepte,  est  un  vol.  Il  est  tyraunique ,  il  est 
horrible  de,  vouloir  faire  en  trahison  ,  un 
devoir  de  la  reconnaissance  à  celui  dont 
on  a  mérité  la  haine  et  dont  on  est  juste- 
ment méprisé. 

L'bonmui  étant  plus  précieux  et  plus  im- 
portant que  la  vie  ,  et  rien  ne  la  rendant  plus 
à  charge  que  la  perte  de  l'honneur  ,  il  n'y 
a  aucun  cas  possible  ,  où  il  soit  permis  de 
cacher  à  celui  qu'on  diffame,  non  plus  qu'à 
celui  qu'on  punit  de  mort  ,  l'accusation  , 
l'accusateur  et  ses  preuves.  L'évidence  même 
est  soumise  à  cette  indispensable  loi  :  car  si 
toute  la  ville  avait  vu  un  homme  en  assas- 
siner un  autre  ,  encore  ne  ferait-on  point 
mourir  l'accusé  sans  l'interroger  et  l'entendre. 
Autrement  ,  il  n'y  aurait  plus  de  sûreté  pour 
personne  ,  et  la  société  s'ccrouhrait  par  ses 
fondement.  Si  cette  loi  sacrée  est  saus  excep- 
tion ,  elle  est  aussi  sans  abus  ;  puisque  toute 
l'adresse  d'un  accusé  ne  peut  empêcher  qu'un 
délit  démontre'  ,  ne  continue  à  l'être,  ni  le 
garantir  en  pareille  cas  ,  d^ctre  convaincu. 
Mais  sans  cette  conviction  ,  l'évidence  ne 
peut  exister.  Elle  dépend  essentiellement  drr. 
réponses    de   l'accusé    ou    de    son    silence  ; 


FRAGMENT  etc.  Sop 

parce  qu'on  ne  sauvait  présumer  que  des 
ennemis  ,  ni  même  des  indiflërens  ,  donne- 
ront aux  preuves  du  dc'lit,  la  mcine  atten- 
tion à  saisir  le  faible  de  ces  preuves,  ni  les 
éclaircissemens  qui  les  peuvent  détruire  j  que 
l'accusé  peut  naturellement  y  donner:  ainsi 
personne  n'a  droit  de  se  mettre  à  sa  place  , 
pour  le  dépouiller  du  droit  de  se  défendre, 
en  s'en  chargeant  sans  son  aveu  ;  et  ce  sera 
beaucoup  même,  si  quelquefois  une  disposi- 
tion serrette  ne  fait  pas  voir  à  ces  gens, 
qui  ont  tant  de  plaisir  à  trouver  l'accusé  cou- 
pable ,  cette  prétendue  évidence,  où  lui- 
même  eût  démontré  l'imposture,  s'il  avait 
été   entendu. 

Il  suit  de  là  ,  que  cette  même  évidence  est 
contre  l'accusateur  ,  lorsqu'il  s'obstine  à 
violer  cette  loi  sacrée  ;  car  cette  lâcheté  d'un 
accusateur,  qui  met  tout  en  œuvre  pour  se 
cacher  de  l'accusé,  de  quelque  prétexte  qu'on 
la  couvre,  ne  peut  avoir  d'autre  vrai  motif 
que  la  crainte  de  voir  dévoiler  sou  impos- 
ture et  justifier  l'innocent.  Donc  ,  tous  ceux 
qui  dans  ce  cas,  approuvent  les  manœuvres 
de  l'accusateur  et  s'y  prêtent,  sont  des  satel- 
lites de  l'iniquité. 


3io         FRAGMENT  etc. 

Nous  soussignés  acquiesçons  de  tout  notre 
cœur  ,  à  ces  maximes  ,  et  croyons  toute 
personne  raisonnable-  et  juste  ,  tenue  d'y 
acquiescer. 


REPONSE 

Au  Mémoire  anonyme ,  intitulé  :  Si  le 
monde  que  nous  habitons  est  une 
s-plière  &c.  inséré  dans  le  Mercure  de 
juillet, -p.  i5iq. 

MoxSIKUR, 

ZlTTinÉ  par  le  litre  de  votre  mémoire, 
je  l'ai  lu  avec  toute  l'avidité  d'un  homme  qui 
depuis  plusieurs  années  attendait  impatiem- 
ment ,  avec  toute  l'Europe  ,  le  résultat  de 
ces  fameux  voyages  entrepris  par  plusieurs 
membres  de  l'acadcmic-royale  des  sciences, 
sous  les  auspices  du  plus  magniGquc  de  tous 
les  rois.  J'avouerai  franchement,  Monsieur, 
que  j'ai  eu  quelque  regret  de  voir  que  ce  que 
j'avais  pris  pour  le  précis  des  observations 
de  ces  grands  hommes,  n'était  effectivement 
qu'une  conjecture  hasardée  ,  peut-être  un  peu 
hors  de  propos.  Je  ne  prétends  pas  pour  cela 
avilir  ce  que  votre  mémoire  contient  d'ingé- 
nieux; mais  vous  permettrez  ,  Monsieur,  que 
je  me  prévale  du  même  privilège  que  vous 
vous  <j|es  accordé  ^  et  doot ,  selon  vous,  tout 


3ia  RÉPONSE 

liouirae  doit  être  eu  possession  ,  qui  est  de 
dire  librement  sa  pensée  sur  le  sujet  dout  il 
s'agit. 

D'abord  ,  il  me  paraît  que  vous  avez  eboisi 
le  temps  le  moins  convenable  pour  faire  part 
au  public  de  votre  sentiment.  Vous  nous  as- 
surez ,  Monsieur ,  que  vous  n'avez  point  eu  en 
vue  do  ternir  la  gloire  de  Messieurs  les  acadé- 
miciens observateurs  ,  ni  de  diminuer  le  prix 
de  la  gc'ue'rosité  du  roi.  Je  suis  assurément 
très-porté  à  justifier  votre  coeur  sur  cet  article  ; 
et  il  paraît  aussi  par  la  lecture  de  votre  mé- 
moire, qu'en  effet  des  sentiment  si  b;is  sont 
très-éloignés  de  votre  pensée  :  cependant  vous 
conviendrez,  Monsieur,  que  si  vous  aviez  en 
effet  tranché  la  difficulté,  et  l'ait  voir  que  la 
Ggure  de  la  terre  n'est  point  cause  de  la  va- 
riation qu'on  a  trouvée  dans  la  mesure  de 
différens  degrés  de  latitude  ;  tout  le  prix  des 
soins  et  des  fatigues  de  ces  messieurs  ,  des  frais 
qu'il  en  a  coûté  ,  et  la  gloire  qui  en  doit  être 
le  fruit  ,  seraient  bien  pies  d'être  anéantis 
dans  l'opinion  publique.  Je  ne  prétends  pas 
pour  cela  ,  Monsieur  ,  que  vous  ayez  cl 1 1  dé- 
guiser ou  caclier  aux  hommes  la  vérité  quand 
vous  avea  cru  la  trouver ,  par  des  considé- 
ration* 


AU  MÉMOIRE  ANONYME.       2i3 

rations  particulières  ;  je  parlerais  contre  mes 
principes  les  plus  chers.  La  vérité  est  si  pré- 
cieuse à  mon  cœur;  que  je  ne  fais  entrer  nul 
autre  avantage   en    comparaison    avec    elle. 
Mais  ,  Monsieur,  il  n'était  ici  questiou  que  de 
retarder  votre  mémoire  de  quelques  mois ,  ou 
plutôt  de  l'avancer  de  quelques  années.  A lors, 
vous  auriez  pu  avec  bienséance  user  de  la  li- 
berté qu'ont  tous  les  hommes  de  dire  ce  qu'ils 
pensent  sur  certaines  matières,  et  il  eût  sans 
doute  été  bien  doux  pour  vous ,  si  vous  eussiez 
rencontré  juste,  d'à  voir  évité  au  roi  la  dépense 
de  deux  si  longs  voyages  ,  et  à  ces  Messieurs 
les  peines  qu'ils  ont  souffertes ,,  et  les  dangers 
qu'ils  ont  essuyés.  Mais  aujourd'hui  que  les 
voici  de  retour  ,  avant  que  d'être  au  fait  des 
observations    qu'ils    ont   faites  ,    des   consé- 
quences qu'ils  en  ont  tirées  ;  en  un  mot ,  avant 
que  d'avoir  vu  leurs  relations  et  leurs  décou- 
vertes ;  il  paraît ,  Monsieur  ,  que  vous  deviez, 
moins  vous  hâter  de  proposer  vos  objections, 
qui  plus  elles  auraient  de  force,  plus  aussi 
seraient  propres  à  ralentir  l'empressement  et 
la  reconnaissance  du  public,  et  à  priver  ce* 
messieurs  de  la   gloire  légitime  due  à  leur* 
travaux. 
-Lettres.  Tome  VII.  £ 


314  RÉPONSE 

Il  est  question  de  savoir  si  la  terre  est  spbé- 
rique  ,  ou  non.  Fonde  sur  quelques  argu- 
mens  ,  vous  vous  décidez  pour  l'affirmative. 
Autant  que  je  suis  capable  de  porter  mon 
jugement  sur  ces  matières  ,  vos  raisonnemens 
ont  de  la  solidité.  La  conséquence  cependant 
ne  m'en  paraît  pas  invinciblement  néces- 
saire. 

En  premier  lieu  ,  l'autorité  dont  vous  for- 
tifiez votre  cause  ,  en  vous  as^ciant  avec  les 
anciens  est  bien  faible,  à  mou  avis.  Je  crois 
que  la  prééminence  qu'ils  ont  tres-sagemen t 
conservée  sur  les  modernes  ,  en  fait  de  poésie 
et  d'éloquence  ,  ne  s'étend  pas  jusqu'à  la  phy- 
sique et  à  l'astronomie  ;  et  je  doute  qu'on  osât 
mettre  Aristotc  et  Ptolomét  en  comparaison 
avec  le  chevalier  Newton  et  M.  Cossini. 
Ainsi,  Monsieur,  ue  vous  flattez  pas  d<  tirer 
un  grand  avalage  de  leur  appui.  On  peut 
croire  ,  sans  offenser  la  mémoire  de  ces  grandi 
hommes, qu'il  aéohappéquelquechosea  leurs 
lumières.  Destitués,  comme  ils  ont  été,  des 
expériences  et  des  instrumena  nécessaires,  il* 
n'ont  pas  dû  prétendre  a  la  gloire  d'avoir  tout 
connu;  et  si  l'on  met  leur  disette  en  com- 
paraison avec  les  secours  dout  uous  jouissons 


AU  MÉMOIRE  ANONYME.       3i5 

aujourd'hui  ,  on  verra  que  leur  opinion  ne 
do:t  pas  être  d'un  grand  poids  contre  le  sen- 
timent des  modernes  :  je  dis  des  modernes  en 
général  ,  parce  qu'en  effet  vous  les  rassemblez 
tous  contre  vous,  eu  vous  déclarant  contre 
les  deux  nations  qui  tiennent  sans  contredit 
le  premier  rang  dans  les  sciences  dont  il  s'agit; 
car  vous  avez  en  tête  les  Français  d'une  part, 
et  les  Anglais  de  l'autre,  lesquels  à  la  vérité 
ne  s'accordent  pas  entr'eux  sur  la  figure  de 
la  terre  ,  mais  qui  se  réunissent  en  ce  point, 
de  nier  sa  sphéricité.  En  vérité ,  Monsieur , 
si  la  gloire  de  vaincre  augmente  à  proportion 
du  nombre  et  de  la  valeur  des  adversaires, 
votre  victoire  ,  si  vous  la  remportez,  sera  ac- 
compagnée d'un  triomphe  bien  flatteur. 

Votiv  première  preuve  tirée  de  la  tendance 
égale  des  eaux  vers  leur  centre  de  gravité  ,  me 
paraît  avoir  beaucoup  de  force,  et  j'avoue 
de  bonne  foi  que  je  n'y  sais  pas  de  réponse 
satisfesaute.  En  effet,  s'il  est  vrai  que  la  su- 
perficie de  la  mer  soit  sphérique,  il  faudra 
nécessairement  ou  que  le  globeentier  suivre  la 
même  figure  ,  ou  bien  que  les  terres  des  rivages 
soi%ut  horriblement  escarpées  dans  les  lieux 
de  leurs  alongemeus.  D'ailleurs  ,  (et  je  iné- 

N  2 


3i6  RÉPONSE 

tonne  que  ceci  vous  aitéchappé)  on  ne  saurait 
concevoir  que  le  cours  des  rivières  pût  tendra 
de  l'équateur  vers  les  pôles,  suivant  l'hypo- 
thèse de  M.  Cassini  :  celle  de  M.  Newton 
serait  aussi  sujette  aux  mêmes  inconvénient 
tuais  dans  un  sens  contraire;  c'est-à-dire  des 
lieux  bas  vers  les  parties  plus  élevées,  prin- 
cipalement aux  environs  des  cercles  polaires 
et  dans  les  régions  froides  où  l'élévation  de- 
viendrait plus  sensible;  cependant,  l'expé- 
rience nous  apprend  qu'il  y  a  quantité  de 
rivières  qui  suivent  cette  direction. 

Que  pourrait -on  répondre  à  de  si  fortes 
instances?  Je  n'en  sais  rien  du  tout.  Remar- 
quez cependant,  Monsieur,  que  votre  dé- 
monstration, ou  celle  du  P.  Tacquet ,  est 
fondée  sur  ce  principe,  que  toutes  les  parties 
delà  masse  terraquée  tendent  j>ar  leur  pesan- 
teur vers  un  centre  commun  ,  qui  n'est  qu'un 
point,  et  n'a  par  conséquent  aucune  lon- 
gueur; et  sans  doute  il  n'était  pas  probable 
qu'un  axiome  si  évident,  et  qui  lait  le  foude- 
ment  de  deux  partie*  considérables  des  ma» 
thématiques,  pût  devenir  sujet  à  être  con- 
testé :  mais  quand  il  s';igira  de  concilier  des 
démonstrations  contradictoires  avec  des  faits 


AU  MÉMOIRE  ANONYME.       3i7 

assures,  que  ne  pourra-t-on  point  contester  ? 
J'ai  vu  dans  la  préface  des  élémens  d'astro- 
nomie de  M.  Fiz.es,  professeur  en  mathé- 
matiques de  Montpellier,  un  raisonnement 
qui  tend  à  montrer  que  dans  l'hypothèse  de 
Copernic  ,  et  suivant  les  principes  de  la  pe- 
senteur  établis  par  Descentes  ,  il  s'ensuivrait 
que  le  centre  de  gravité  de  chaque  partie  de 
la  terre.  ,  devrait  qtre>  nou  Pas  ie  centre 
commun  du  globe  ,  mais  la  portion  de  l'axe 
qui  répondrait  perpendiculairement  à  cette 
partie,  et  que  par  conséquent  la  figure  de  la 
terre  se  trouverait  cylindrique.  Je  n'ai  garde 
assurément  de  vouloir  soutenir  un  si  étonnant 
paradoxe  ,  lequel  pris  îi  la  rigueur  est  très- 
évidemment  faux  :  mais  qui  nous  répondra 
que  la  terre  une  fois  démontrée  oblonguc  par 
deconstantes observations,  quelquephysiciea 
plus  subtil  et  plus  hardi  que  moi ,  n'adop- 
terait pas  quelque  hypothèse  approchaute  ? 
Car  enfin  ,  dirait-il ,  c'est  une  nécessité  en 
physique ,  que  ce  qui  doit  être  se  trouve  d'ac- 
cord avec  ce  qui  est. 

Mais  ne  chicanons  point  ;  je  veux  accorder 
Totre  premier  argument.  Vous  ave/  démontts 
«pe  la  superficie  de  U  mer  et  par  oonséqi:«ut 


3ï8  RÉPONSE 

celle  de  la  terre  doit  être  spbérique  :  si  par 
l'expérience  je  démontrais  qu'elle  ne  l'est 
point, tout  votre  raisonnement  pourrai t-il  dé- 
truire la  forcedema  conséquence?  Supposons 
pour  un  moment  que  cent  épreuves  exates 
et  ré  térées  vinssent  a  nous  convaincre,  qu'un 
degré  rie  latitude  a  constammeul  plus  de  lon- 
gu  ..i  à  mesure  qu'on  approche  de  l'c  quateur; 
serai-je  mo.ns  en  droit  d'en  conclure  à  mon 
tour  ;  donc  la  terre  est  effectivement  plus 
courbée  vers  les  pôles  que  vers  l'cquateur  ; 
donc  elle  s'alongc  en  ce  scns-!à  :  donc  c'est 
un  sphéroïde  ?  Ma  démonstration  fondée  sur 
1rs  opérations  les  plus  Bdellesde  la  géométrie, 
serait-elle  moini  évidente  que  la  vôtre  établie 
sur  un  principe  universellement  accorde  ?  Ou 
les  Faits  parlent,  n'est-ce  pas  au  raisonnement 
a  se  *  are  ?  Or  c'est  pour  constater  le  fait  eu 
question  ,  que  plusieurs  membres  de  l'ara- 
démie  ont  entrepris  les  \  ovales  du  Nord  et  du 
Peyrou.  C'est  donc  à  l'acadénùeà  en  décider  , 
et  Votre  argument  n'aura  point  de  Force  contre 
«a  décision. 

Pour  éluder  d'avance  une  conclusion  dont 
vous  sent  B  la  nécessite,  vous  tâchez  de  ictet 
de  l'incertitude  sur  les  opérations  idiles  eu 


AU  MÉMOIRE  ANONTxME.        3i? 

divers  lieux  et  à  plusieurs  reprises  ,  par  mes- 
sieurs Picart  ,  de  la  Hire  ,  et  Cassini  pour 
tracer  la  fameuse  me'ridicune  qui  traverse  la 
France  desquelles  donnèrent  lieu  à  M.  Cassini 
de  soupçonner  le  premier  de  l'irrégularité  dans 
la  rondeur  du  globe,  quand  il  se  fut  assuré 
que  les  degrés  mesures  vers  le  septentrion, 
avaient  quelque  longueur  de  moins  que  ceux 
qui  s'avauçaient  vers  le  midi. 

Vous  distinguez  deux  manières  de  consi- 
dérer la  surface  de  la  terre;  vue  de  loin,  comme 
par  exempte ,  depuis  la  lune  ,  vous  l'établissez 
sphérique  ;  mais  regardée  de  près,  elle  ne 
vous  paraît  plus  telle,  à  cause  de  ses  inéga- 
lités :  car,  dites-vous,  les  royons  tirés  du 
centre  au  sommet  des  plus  hautes  montagnes, 
ne  seront  pas  égaux  à  ceux  qui  seront  bornés 
à  la  superficie  de  la  mer  ;  ainsi  les  arcs  do 
cercles  ,  quoique  proportionnels  entr'eux  , 
étant  inégaux  suivant  l'inégalité  des  rayons, 
il  se  peut  très-bien  que  les  différences  qu'on  a 
trouvées  cntreles  degrés  mesurés  ,quoiqu'avec 
toute  l'exactitude  et  la  précision  dont  l'at- 
tention humaine  est  capable,  viennent  des 
différentes  élévations  sur  lesquelles  ils  ont  été 
pris ,  lesqu ,  lies  ont  dû  donner  des  arcs  inégaux 


3a»  RÉPONSE 

en  grandeur,  quoiqu'elles  portions  de  leurs 
cercles  respectifs. 

J'ai  deux  choses  à  re'poudre  à  cela.  Eu 
premier  lieu,  .Monsieur,  je  ue  crois  point 
que  la  seule  inégalité  des  Iwuteurs  sur  les- 
quelles on  a  fait  les  observations,  ait  suffi 
pour  donner  des  différences  biçn  sensibles 
dans  la  mesure  des  degrés.  Pour  s'en  con- 
vaincre ,  il  faut  considérer  que,  suivant  le 
sentiment  commun  des  géographes,  les  plus 
hautes  montagnes  ne  sont  non  plus  capables 
d'altérer  la  figure  de  la  terre,  sphérique  ou 
autre,  que  quelques  grains  de  sable  ou  d« 
gravier  sur  une  boule  de  deux  ou  trois  pieds 
de  diamètre.  En  effet ,  on  convient  générale- 
ment aujourd'hui  qu'il  n'y  a  poiut  de  mon- 
tagne qui  ait  une  lieue  perpendiculaire  sur 
la  surlace  de  la  terre  :  une  lieue  cependant 
ne  serait  pas  giand'chose  ,  en  comparaison 
d'un  circuit  de  huit  ou  neuf  mille,  (Juant  à 
la  hauteur  de  la  surface  de  la  terre  même  par- 
dessus celle  de  la  mer ,  cl  derechef  de  la  mer  par- 
dessus certaines  terres,  comme  par  exemple 
du  Zuider/ée  au-dessus  de  la  Northollando , 
on  sait  qu'elles  sont  peu  considérables.  Le 
cours  modéré  de  la  plupart  des  fleuves  et  de» 


AU  MÉMOIRE  ANONYME.       322 

rivières  ne  peut  être  que  l'effet  d'une  pente 
extrêmement  douce.  J'avouerai  cependant 
que  ces  différences  prises  seraient  bien  ca- 
pables d'en  apporter  dans  les  mesures  :  mais 
de  bonne  foi  ,  serait-il  raisonnable  de  tirer 
avantage  de  toute  la  diffe'reuce  qui  peut  aô 
trouver  entre  la  cime  de  la  plus  haute  mon- 
tagne et  les  terres  intérieures  à  la  mer?  les 
observations  qui  ont  donne  lieu  aux  nouvelles 
conjectures  sur  la  Sgure  de  la  terre,  ont-elles 
été  prises  à  des  distances  si  énormes  ? 

Vous  n'ignorez  pas  sans  doute ,  Monsieur , 
qu'on  eut  soin  dans  la  construction  de  la 
grande  méridienne  ,  d'établir  des  stations  sur 
les  hauteurs  les  plus  égales  qu'il  fût  possible: 
ce  fut  même  une  occasion  qui  contribua  beau- 
coup à  la  perfection  des  nivaux. 

Ainsi  ,  Monsieur,  en  supposant  avec  vous 
que  la  terre  est  sphérique,  il  me  reste  main- 
tenant à  faire  voir  que  cette  supposition  ,  de 
la  manière  que  vous  la  prenez,  est  une  pure 
pétition  de  principe.  Un  moment  d'attention  , 
et  je  m'explique. 

Tout  votre  raisonnement  roule  sur  ce 
théorème  démontré  en  géométrie  ,  que  deux 
eercles  étant  concentriques  y  si  l'on   mine- 


322  REPONSE 

des  rayons  jusqu'à  la  circonférenee  du 
grand  ,  les  arcs  coupés  par  ces  rayons 
seront  inégaux  et  plus  grands  ,  à  propor- 
tion qu'ils  seront  portions  de  plu*  grand* 
s.  Jusqu'ici  tout  est  bien  ;  votre  prin- 
ci  e  est  incontestable  :  ma's  vous  nie  pa- 
raissi  /  moins  heureux  dans  l'application  que 
vous  en  Faites  aux  degiés  de  latitu  Iç.  (^u'on 
d  Vise  un  mér  dien  terrestre  en  S6o  parties 
égales,  par  des  rayons  menés  du  centre  ,  ces 
parties  e^,al<s  selon  vous  seront  des  degrés 
pa;  lesquels  on  mesurera  I  <  levation  du  pôle. 
J'o-e,  Mousieur,  m'inserire  en  faux  contre 
un  pareil  sentiment,  et  je  soutiens  que  ce 
n'est  point  là  l'idée  qu'on  doit  se  fane  des 
degrés  de  latitude. 

Pour  vous  en  convaincre  d'une  manière 
invincible,  voyons  ce  qui  résulterait  de-la, 
en  supposant  pour  un  moment  que  la  terro 
fut  un  sphéroïde  oblong.  Pour  faire  la  divi- 
sion des  degrés  ,  j'inscris  un  cercle  dans  un 
ellipse  représentant  la  ligure  de  la  terre.  Le 
petit  axe  sera  l'équateur,  et  le  ^rarui  sera  l'axo 
tnéme  de  la  tore.  Je  divise  le  oercle  en  trois 
cents  soixante  degrés,  de  sorte  que  les  den* 
axes  passent  pur  quatre  de  ces  divisons.   Par 


AU  MÉMOIRE  ANONYME.       S23 

toutes  les  autres  divisions,  je  mène  des  rayons 
nue  je  prolonge  jusqu'à  la  circonférance  de 
l'ellipse  :  les  arcs  de  cette  courbe  compris 
entre  les  extrémités  des  rayons  donneront 
l'étendue  des  degrés,  lesquels  seront  évidem- 
ment inégaux  ,  (une  ligure  rendrait  tout  ceci 
plus  intelligible,  je  l'amets  pour  uepas  effrayer 
les  yeux  des  dames  qui  lisent  ce  journal  ,  ) 
mais  daus'un  sens  contraire  à  ce  qui  doit  être; 
caries  degrés  seront  plus  longs  v:rs  les  pôles 
et  plus  courts  vers  Péquateur ,  comme  il  est 
manifeste  à  quiconque  à  quelque  teinture  de 
la  géométrie.  Cependant  i!  est  démontre  que 
si  la  terre  est  oblougue ,  les  degrés  doivent 
avoir  plus  de  longueur  vers  l'équatcur  q  le- 
vers les  pôles.  C'est  à'vous,  Monsieur,  à 
sauver  la  contradiction. 

Quelle  est  donc  L'idée  qu'on  doit  se  for- 
mer des  degrés  de  latitude  ?  Le  terme  même 
d'élévation  du  pôle  vous  l'apprend.  Des 
différena  degrés  de  ccjle  élévation  ,  t  rez  de 
part  et  d'autre  des  tangentes  n  la  superficie 
delà  terre  ;  ls  intervalles  compris  eotrjj  les 
points  d'attouchement  donneront  les  degrés 
de  latitude  :  or  il  est  bien  vrai  q'ie  si  la  terre 
était  sphérique,  tous  ces  points  coticspou- 


3?4  RÉPONSE 

draient  aux  divisions  qui  marqueraient  les 
ciegrés  de  la  circonférence  de  la  terre  consi- 
dérée comme  circulaire  ;  mais  si  elle  ne  l'est 
point,  ce  ne  sera  plus  la  même  chose.  Tout 
au  contraire  de  votre  système  ,  les  pôles 
étant  plus  élevés  ,  les  degrés  y  devraient  être 
plus  grands  ;  ainsi  la  terre  étant  plus  courbée 
vers  les  pôles  ,  les  degrés  sont  plus  petits. 
C'est  le  plus  ou  moins  de  courbure  ,  et  non 
l'éloignement  du  centre  ,  qui  influe  sur  la 
longueur  des  degrés  d'élévation  du  pôle.  Puis 
donc  que  votre  raisonnement  n'a  de  justesse 
qu'autant  que  vous  supposez  que  la  terre  est 
sphérique  ,  j'ai  été  eu  droit  dédire  que  vous 
Vous  foudeï  sur  une  pétition  de  principe  ; 
et  puisque  ce  n'est  pas  du  plus  grand  ,  ou 
.moindre  éloigucnifeiit  du  centre  ,  que  résul- 
tera la  longueur  des  degrés  de  latitude,  je 
concilierai  de  rechef  que  votre  argument  n'a 
de  solidité  en  aucune  de  ses  parties. 

Il  se  peut  que  le  terme  de  û'<y,/y' ,  équi- 
voque dans  le  cas  dont  il  s'agit  ,  vous  ait 
induit  en  erreur  :  îutrc  clio.se  est  au  degré 
de  la  terre  considéré  comme  lu  36o"»e  partie 
d'Une  circonférence  circulaire  ,  cl  autre  chose 
1441    degi»  de   latitude  coiT*idcré  comme    la 

mesure 


AU  MÉMOIRE  ANONYME.       S2S 

mesure  de  l'élévation  du  pôle  par- dessus 
l'borisou  ;  et  quoiqu'on  puisse  prendre  l'un 
pour  l'autre  dans  le  cas  que  la  terre  soit 
spliérique,  il  s'en  faut  beaucoup  qu'on  en 
puisse  faire  de  même  ,  si  la  figure  est  irrégu- 
lière. 

Prenez  garde  ,  Monsieur,  que  quand  j'ai 
dit  que  la  terre  n'a  pas  de  pente  considéra- 
ble ,  je  l'ai  entendu  ,  non  par  rapport  à 
la  ligure  spliérique,  mais  par  rapport  à 
sa  figure  naturelle,  obiougue  ou  autre  ;  ligure 
que  je  regarde  comme  déterminée  dès  le  com- 
mencement par  les  lois  de  la  pesanteur  et  du 
mouvement  ,  et  à  laquelle  l'équilibre  ou  le 
niveau  des  fluides  peut  très-bien  être  assu- 
jetti :  mais  sur  ces  matières  on  ne  peut  hasar- 
der aucun  raisonnement,  que  le  fait  même 
ne  nous  soit  mieux  connu. 

Pour  ce  qui  est  de  l'inspection  de  la  lune  , 
il  est  bien  vrai  qu'elle  nous  paraît  spliérique 
et  elle  l'est  probablement;  mais  il  ne  s'ensuit 
point  du  tout  que  la  terre  le  soit  aussi.  Par 
qui  Ile  règle  sa  ligure  serait-elle  assujettie  à 
celle  de  la  lune,  plutôt  qu'à  celle  de  Jupiter, 
planète  d'une  toute  autre  importance  ,  et  qui 
pourtant  n'est  pas  spliérique  ?  La  raison  que 
Vous  tirez  de  l'ombre  de  la  terre  n'est  guère 

Lettres.  Toino  Vil,  T 


326     RÉPOXSË  AU  MÉMOIRE  de. 

plus  forte.  Si  le  cercle  se  montrait  tout  en- 
tier,  elle  serait  sans  réplique;  niais  vous 
savez  ,  MEoetsieur  ,  qu'il  est  difficile  de  distin- 
guer une  portion  de  courbe  d'avec  l'arc  d'un 
cercle  pins  ou  moins  grand.  D'ailleurs  ou  ne 
croil  point  que  la  terre  s'éloigne  si  fort  de  la 
figuré  spherique ,  que  cela  doive  occasionner 
sur  la  surface  de  la  lune  une  ombre  sensi- 
blement irrégulière  ;  d'autant  plus  que  la 
terre  <;(aut  considérablement  pins  grande  que 
la  Lune*,  il  ne  parait  jamais  sur  celle-ci  qu'une 
bien  petite  partie  de  son  circuit. 
Je  suis  ,  etc. 

R    o    V    S    S   F.    X    V. 

Ch.ainhCry  ,  zo  septembre  i?33. 


LETTRE   (*) 

DE  M.  CHARLES  BONNET, 

Au  sujet  du  Discours  de  M.  J.  J.  Rous- 
seau de  Genève,  sur  l'origine  et  les 
fondemens  de  l'inégalité  parmi  les 
hommes. 

J  E  viens  ,  Monsieur  ,  de  lire  le  discours  de 
M.  ./•  /•  Rousseau  do  Genève  ,  sur  l'origine 
et  les  fondemens  de  f  inégalité  parmi  les 
hommes.  J'ai  admiré  le  coloris  de  cet  e'traoge 
tableau;  mais  je  n'ai  pu  admirer  de  mêmç 
le  dessin  et  la  représentation.  Je  iais  grand 
cas  du  mérite  et  des  talens  de  M.  Rousseau, 
et  je  félicite  Genève  ,  qui  est  aussi  ma  patrie, 
de  le  compter  parmi  les  nommes  célèbres 
auxquels  elle  a  donné  le  jour;  mais  je  re- 
grette qu'il  ait  adopté  des  idées  qui  me  pa- 
raissent si  opposées  au  vrai  ,  ct'si  peu  propres 
a  faire  des  heureux. 

On   écrira  ,  sans  doute,  beaucoup   contre 
ee  nouveau  discours  ,  comme  on  a  beaucoup 

(*)  Cette  lettre  a  été  imprimée  clans  le  Mercure 
de  France  du  mois  d'octobre  \~jj- 

T  a 


32$  LETTRE 

écrit  contre  celui  qui  a  remporte  le  prix  de 
l'académie  de  Dijon  :  el  parce  qu'on  a  beau- 
coup cent  et  qu'on  écrira  beaucoup  encore 
«outre  M.  Rousseau 3  on  lui  rendra  plus 
cher  un  paradoxe  qu'il  n'a  que  trop  caisse. 
Pour  moi  qui  n'ai  nulle  envie  de  faire  un 
livre  contre  M.  Rousseau,  et  qui  suis  très- 
convaincu  que  la  dispute  est  de  tous  moyens 
celui  qui  peut  le  moins  sur  ce  génie  hardi  et 
indépendant;  je  me  borne  à  lui  proposer 
d'approfondir  un  raisonnement  tout  simple  , 
et  qui  tue  semble  renfermer  ce  qu'il  y  a  de 
plus  essentiel  dans  la  question. 

"\  oici  ce  raisonnement 

Tout  ce  qui  résulte  immédiatement  des 
facultés  de  L'homme  ,  ne  cioit-il  pas  être  dit 
résulter  de  sa  nature  ?  Or  ,  je  crois  que  l'on 
démontre  [oit  bien  que  l'état  de  .>^,  tété  ré- 
sulte immédiatement  des  facultés  île  L'hom- 
me :  je  n'en  veux  point  alléguer  d'autres 
preuves  à  notre  savant  auteur,  que  ses  pro- 
pres idées  sur  L'établissement  des  soeù  tés  ; 
idées  ingénieuses,  et  qu'il  a  si  élégamment 
exprimées  dans  la  seconde  partie  de  son  dis- 
cours, si  donc  Vétat  Je  société  découle  des 
facultés  de  l'homme  ,  il  est  naturel  "h  l'homme. 
Il  serait  donc  aussi  déraisonnable  de  se  plaiu- 


D  E     M.     B  O  N  N  E  T.        3aç> 

drc  de  ce  que  ces  facultés  ,  en  se  dévelop- 
pant ont  donné  naissance  à  cet  état  ,  qu'il 
le  serait  de  se  plaindre  de  ce  que  Dieu  a 
donné  à  l'homme  de  telles  facultés. 

L  homme  est  tel  que  l'exigeait  la  place 
qu'il  devait  occuper  dans  l'univers.  Il  y  fallait 
apparemment  des  hommes  qui  bâtissent  des 
villes  ,  comme  il  fallait  des  castors  qui  cons- 
truisissent des  cabanes.  Cette  perfectibilité  , 
dans  laquelle  M.  Rousseau  fait  consister 
le  caractère  qui  distingue  esesn tidlement 
l'homme  de  la  brute  ,  dev  t  ,  du  propre 
aveu  de  l'auteur ,  conduire  l'homme  au  point 
où  nous  le  voyons  aujourd'hui.  Vouloir 
que  cela  ne  fût  point,  ce  serait  vouloir  que 
l'homme  ne  fût  point  hommes  L'aigle  qui  s© 
perd  dans  la  nue,  rampe-t-il  dans  la  pous- 
sière comme  le  serpent  ? 

/.homme  sauvage  de  M.  Rousseau  ,  cet 
homme  qu'il  chérit  avec  tant  de  complai- 
sance ,  n'est  point  du  tout  Y  homme  que  Diect 
a  voulu  faire  ;  mais  Dieu  a  fait  des  oravg- 
tmtangs  et  des  singes ,  qui  ne  sont  pas  des 
hommes. 

Quand  donc  M.  Rousseau  déclame  avec 
tant  de  vélir'mence  et  d'ohstination  contre 
l'état  Uc  iQcu'ti- 1  il  ï'élèYc  ,  sans  y  penser  ? 

TJ 


33o  LETTRE 

contre  la  voi  ot»té  de  celui  qui  a  Fait  l'Iioin- 
me  ,  et  qui  a  ordonne  cet  état.  Les  faits  sont- 
ils  autre  chose  que  l'expression  de  sa  volonté 
Adorable  ? 

Lors  qu'avec  le  pinceau  d'un  le  Brun  , 
l'auteur  trace  à  nos  yeui  ['effroyable  pein- 
ture des  maux  que  l'état  civil  a  enfantés  , 
il  oublie  que  la  planète  où  l'on  voit  ces 
choses,  fait  partie  d'un  Tout  immense  que 
nous  ne  connaissons  point,  mais  que  nous 
savons  être  l'ouvrage  d'une  sagesse  par- 
faite. 

Ainsi  renonçons  pour  toujours  à  la  chi- 
mérique entreprise  de  prouver  que  l'hom- 
me serait  mieux  s'il  éÇaât autrement  :  L'abeille, 
qui  construit  des  cellules  si  régulières  , 
voudra -l-tclle  juger  de  ia  façade  du  Louvre  ? 
.Au  nom  du  hou  sens  cl  de  la  raison  ,  pre- 
nons l'homme  tel  qu'il  est  avec  ses  dépen- 
dances ;  laissons  aller  le  inonde  connue  il  va  , 
et  soyons  surs  qu'il  va  aussi  bien  qu'il  pou- 
vait aller. 

s'il  s'agissait  de  Justifier  la  providence 
aux  yeux  des  hommes  ,  Leibnitz  cl  Pope 
l'ont  lait  ;  et  les  ouvrages  immortels  de  ces 
génies  sublimes  sont  des  monument  élevés 
4  la  gloire  de    la   raison.   Le  Discours  d* 


DE     M.     BONNET.       33i 

M.  Rousseau  est  un  monumeut  élevé  ?i 
l'esprit ,  mais  à  l'esprit  chagrin  er  mécontent 
de  lui-même  et  des  autres. 

Lorsque  notre  philosophe  voudra  consa- 
crer ses  lumières  et  ses  taleus  à  nous  décou- 
vrir les  origines  des  choses  ,  à  nous  montrer 
ïes  développemens  plus  ou  moins  lents  des 
biens  et  des  maux  ,  en  un  mot  ,  à  suivre 
l'humanité  dans  la  courbe  tortueuse  qu'elle 
décrit  ;  les  tentatives  de  ce  génie  original  et 
fécond  pourront  nous  valoir  des  connais- 
sances précieuses  sur  ces  ob;e!s  intéressans. 
Nous  nous  empresserons  alors  de  recueillir 
ces  connaissances  ;  et  d'offrir  à  Tau  leur  le 
tribut  de  reconnaissance  et  d'éloges  qu'elles 
}ui  auront  mérité,  et  qui  n'aura  pas  été  , 
je  m'assure,  la  principale  un  de  ses  re- 
cherches. 

Il  y  a  lieu  ,  Monsieur  ,  de  s'étonner,  et  je 
m'en  étonnerais  davantage,  si  j'avais  moins 
été  appelé  à  réfl  îebir  sur  les  sources  de  la 
diversité  dis  opinions  des   ho  il  y  a, 

dis-je  ,  lieu  de  s'étonne)  '  qui 

a  si  bien  connu 

Vcrneincn!,'  .  peints  dans 

sa  belle  dé  notre  république, où  il  a 

cru  voir  tous  ces  avantages  réunis,   les  ait 


333  LETTRE 

sitôt  et  si  parfaitement  perdus  de  vue  dans 
son  discours.  On  fait  des  efforts  inutiles  pour 
se  persuader  qu'un  écrivain  qui  serait  sans 
doute  lâche'  qu'on  ne  le  crut  pas  judicieux  , 
préférât  sérieusement  d'aller  passer  sa  vie 
darfs  les  bois,  si  sa  santé  le  lui  permettait,  à 
▼  ivre  au  milieu  de  concitoyens  chéris  et  dignes 
de  I  être.  Eût-on  jamais  présumé  qu'un  écri- 
vain qui  pense,  avancerait,  dans  un  siècle  tel 
que  le  nôtre,,  cet  étrange  paradoxe,  qui  ren- 
ferme seul  une  si  grande  foule  d'inconsé- 
quences ,  pour  ne  rien  dire  déplus  fort  ï  Si 
la  nature  nous  a  destinés  à  être  sains  (  *), 
j'ose  presque  assurer  que  Tétai  de  réflexion 
est  un  état  contre  nature  ,  et  que  r homme 
qui  médite  est  un  animal  dépravé.  DisA 
page  22. 

Je  l'ai  iusinué  en  commençant  cette  lettre; 

(*)  C'était  bien  sains  ,  sani  ,  et  non  saints, 
sancti,  que  portail  le  manuscrit  original  de  Phi- 
lopolis. On  ignora  si  L'on  avait  imprimé  suints  , 
sancti  dans  le  Mercure  de  Franct d'octobre  1755 , 
et  «ni  le  présume  fai  ilement.  biais  cette  remarque 
■ufKra  pour  faire  tombei  la  petite  plaisanterie  de 
M.  Rousseau.  H  est  singulier  qu'il  n'eût  pas  soup- 
çonné  ici  une  faute  d 'impression. 

Voyez  ci-devant  tojnei. 


DE     M.     BONNET-         33» 

mon     dessein     n'est    point     de     proui 
M.  Rousseau    par   des  argumens  ,    qu'assez 
d'antres  f'erontsaus  moi,  et  qu'il  serai  t  peut- 
être  mieux  que  l'on  ne  fît  point  ,  la  su] 
rite  «le  l'e'tat  de  citoyen  sur  l'état    I 
sauvage-   qui   eût  jamais  imaginé   que   cela 
sciait  mis  en  question  !  Mon  but  est  unique- 
ment d'essayer  de  faire  sentir  à  notre  auteur 
combien  ses  plaintes  continuelles  seront   su- 
perflues et  déplacées  ,ct  combien  il  est  évident 
que  la   société  entrait  dans  la  destination  de 
notre  être. 

J'ai  parlé  à  M.  Rousseau  avec  toute  la 
franchise  que  la  relation  de  compatriote  au- 
torise. J'ai  une  si  gramle  idée  des  qualités  de 
son  cœur,  que  je  n'ai  pas  songé  un  instant 
qu'il  pût  ne  pas  prendre  en  bonne  part  ces 
reflexions.  L'amour  seul  de  la  vérité  me  les 
a  dictées.  Si  pourtant  en  les  lisant  il  m'était 
'échappé  quelque  chose  qui  pût  déplaire  k 
]\1 .  Rousseau  ,  je  le  prie  de  me  pardonner, 
et  d'être  persuadé  de  la  pureté  de  mes  in- 
tentions. 

Je  ne  dis  plus  qu'un  mot  ;  c'est  sur  Ia/v'//V, 
cette  vertu  si  célébrée  par  notre  auteur,  et 
qui  fut  ,  selon  lui  ,  le  plus  bel  appanage  de 
l'homme  dans  l'enfance  du  monde.  Je   pria 


33*      LETTRE   DE  M.   BONNET. 

M.  Rousseau  de  vouloir  bien  réfléchir  sur  Us 
questions  suivantes. 

Un  homme  ou  tout  être  sensible  qui  n'au- 
rait jamais  connu  la  douleur,  aurait-il  de  la 
pitié ,  et  serai  t-t- il  ému  à  la  vue  d'un  enfant 
qu'on  égorgerait? 

Pourquoi  la  populace,  à  qui  M.  Rousseau 
accorde  une  si  grande  dose  de  pitié  j  se  repait- 
clle  avec  tant  d'avidité  ,  du  spectacle  d'un 
malheureux  expirant  sur  la  roue? 

\ï affection  que  les  femelles   des  animaux 
témoignent   pour   leurs    petits  ,    a-t-c! 
petits  pour  objet  ou  la  mère?  Si  par  li. isard 
c'était  celle-ci  ,  le  bien-être    des   petits    n'eu 
aurait  été  que  mieux  assuré. 

J'ai  l'honneur  d'être  ,  etc. 

Phi  l  o  r  o  l  i  s  ,  citoyen  de  Genève. 

A  Genève ,  le  z5  d'août  i?55. 

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