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Full text of "Oeuvres complètes de Chamfort"

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University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/oeuvrescomplt04cham 


IMF-  DE  DAVID,   BUE  DU    FAUB.  POISSONMIERE  ,  M      I. 


OEUVRES 


COMPLETES 


DE  CHAMFORT. 


TOME  QUATRIEME, 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  DAVID, 

nUK   DU  FAUBOURG  POISSONNIÈRE,  K"    1. 


OEUVRES 

COMPLÈTES 

DE  CHAMFORT, 

RECUEILLIES  ET  PUBLIEES,  AVEC  UNE  IfOTICE  HISXORIQUK 
SUR  L\  VIE  ET  LES  ECRITS  DE   l'aUTEUR  , 

Par  p.  R.  AUGUIS. 
TOME  QUATRIÈME. 


PARIS, 

CHEZ  CHAUMEROT  JEUNE,  LIBRAIRE, 

PALAIS-ROYAL,   GALERIES  DE  BQlS  ,  ^«    iSo, 


Cr©- ©<-&«.  C"©- 


1824. 


t. 

BIBLfOTHcCA 
Ottaviena»» 


..A 


ŒUVRES 

COMPLÈTES 

DE  CHA3IF0RT. 

n.  VV\  VVVt'VVVt  V%/V\  VVV\  Vl'Vl  vvv\  vvv\  vvv%  vvv\  v%/v%  vvv\  \%  vvv%  vvv\  vvv%  v%/i/%  %/vv^ 

ÉBAtCHES 

D'UNE  POÉTIQUE  DRAMATIQUE. 

DE    LA    TRAGÉDIE  CHEZ   LES  ANCIENS. 

Le  hasard  et  Bacchus  donnèrent  les  premières 
idées  de  la  tragédie  en  Grèce  :  l'histoire  en  est  as- 
sez connue.  Bacchus  ayant  trouvé  le  secret  de  cul- 
tiver la  vigne  et  d'en  tirer  le  vin  ,  l'enseigna  à  un 
certain  Icarius,  dans  une  contrée  de  l'Attique,  qui 
prit  depuis  le  nom  d'Icarie. 

Cet  homme  un  jour  rencontra  un  bouc  qui 
faisait  du  dégât  dans  ses  vignes,  et  l'immola  à  son 
bienfaiteur,  autant  par  intérêt  que  par  reconnais- 
sance. Des  paysans ,  témoins  de  ce  sacrifice ,  se 
mirent  à  danser  autour  de  la  victime,  en  chantant 

IV.  I 


2  OEUVRES 

les  louanges  du  dieu.  Ce  divertissement  passager 
devint  un  usage  annuel ,  puis  sacrifice  public ,  en- 
suite cérémonie  universelle,  enfin  spectacle  public 
profane  :  car  ,  comme  tout  était  sacré  dans  l'anti- 
quité payenne,  les  jeux  et  les  amuseraens  se  tour- 
nèrent en  fêtes  ,  et  les  temples  à  leur  tour  se  mé- 
tamorphosèrent en  théâ^i'es  ;  mais  cela  n'arriva 
que  par  degrés. 

Les  Grecs  venant  à  se  polir ,  transportèrent  dans 
leurs  villes  une  fête  née  du  loisir  de  la  campa- 
gne. Les  poètes  les  plus  distingués  se  firent  gloire 
de  composer  des  hymnes  religieuses  en  l'honneur 
de  Bacchus,  et  d'y  ajouter  tout  ce  que  la  musique 
et  la  danse  pouvaient  y  répandre  d'agrémens.  Ce 
fut  une  occasion  de  disputer  le  prix  de  la  poésie  ; 
et  ce  prix,  au  moins  à  la  campagne ,  était  un  bouc, 
ou  une  outre  de  vin  ,  par  allusion  au  nom  de 
riivmne  bachique  ,  appelée  depuis  long-temps 
tragédie^  c'est-à-dire,  chanson  du  bouc  ou  des 
vendanges.  Ce  ne  fut ,  en  effet ,  rien  autre  chose 
durant  un  long  espace  d'années. 

On  perfectionna  dé  plus  en  plus  le  miéme  genre; 
mais  on  ne  le  changea  pas.  11  fit,  entre  autres, la 
réputation  de  plus  de  quinze  ou  seize  poètes,  pres- 
que tous  successeurs  les  uns  des  autres. 

On  voit  assez  que ,  ni  dans  ces  hymnes ,  ni  dans 
les  chœurs  qui  les  chantaient ,  on  ne  trouve  au- 
cune trace  de  la  véritable  tragédie ,  à  en  pénétrer 
l'idée  plutôt  que  le  nom.  On  peut  toutefois  con- 
jecturer avec  fondement  que  ces  poésies  devinrent 


DE  CUAMFORT.  3 

graves,  touchantes  et  passionnées,  telles  à  peu 
près  que  l'iipime  des  Persans ,  qui  est  rapportée 
par  Chardin ,  et  qu'on  trouve  distribuée  en  sept 
chants,  composée  en  l'honneur  de  Mahomet  et 
d'Ali,  avec  des  pensées  et  des  sentimens  qui  ont 
quelque  chose  de  l'esprit  tragique.  Aussi  les  poètes 
se  lassèrent-ils  à  la  fin  de  ces  éloges  bachiques , 
qui  apparemment  devenaient  froids ,  comme  les 
louanges  réitérées  sur  le  même  sujet ,  et  qui  d'ail- 
leurs tournaient  plus  au  profit  des  prêtres  de  Bac- 
chus ,  qu'au  plaisir  des  sjDectateurs. 

L'un  de  ces  poètes  (  ce  fut  Thespis  )  eut  la  har- 
diesse d'y  changer  quelque  chose  ,  et  eut  le  bon- 
heur de  réussir.  Il  s'avisa  d'interrompre  le  chœur 
par  des  récits,  sous  prétexte  de  se  délasser  ;  cette 
nouveauté  réussit. 

Mais  qu'était-ce  que  ces  récits  ?  L'unique  auteur 
qu'il  introduisait,  jouait-il  seul  une  tragédie?  il 
est  visible  que  non  :  point  de  tragédie  sans  dia- 
logue ,  et  point  de  dialogue  sans  deux  interlocu- 
teurs ,  pour  le  moins. 

Je  me  figure  que  Thespis  ,  sur  l'idée  d'Homère, 
dont  on  récitait  les  livres  dans  la  Grèce,  crut  que 
des  traits  de  l'histoire  ou  de  la  fable ,  soit  sérieux, 
soit  comiques,  pourraient  amuser  les  Grecs:  il 
barbouillait  même  ces  acteurs  de  lie ,  dit  Horace  , 
po^r  les  rendre  plus  semblables  à  des  satyres  ;  et 
il  les  promenait  dans  des  chariots,  d'où  il  disait 
souvent  des  paroles  piquantes  aux  passans  :  voilà 
l'origine  des  tragédies  satiriques.  Mais  il  y  avait 


/l  OCLVRFS 

quelque  chose  de  plus  dans  les  tragédies  sérieuses, 
dont  il  n'inventa  pourtant  que  l'ébauche. 

Il  y  a  lieu  de  croire  que,  bien  qu'un  seul  acteur 
parût  et  récitât ,  il  supposait  une  action  réelle  , 
et  qu'il  venait ,  dans  les  intervalles  du  chœur  ,  en 
reiidie  compte  aux  spectateurs ,  soit  par  voie  de 
narration  ,  soit  en  jouant  le  rôle  d'un  héros,  puis 
d'un  autre ,  et  ensuite  d'un  troisième. 

Je  suppose ,  par  exemple ,  que  Thespis ,  ou  quel- 
que autre  de  ses  successeurs,  eût  pris  pour  sujet, 
comme  Homère ,  la  colère  d'Achille  :  je  m'ima- 
gine, que  son  acteur,  représentant  le  prêtre  d'A- 
pollon, venait  dire  que  vainement  il  avait  tâché  de 
fléchir  Agamemnon  par  des  prières  et  des  présens  ; 
que  ce  roi  inflexible  s'était  obstiné  à  ne  lui  pas 
rendre  sa  fille  Chryséide  ;  que  sur  cela  Chrysès 
implorait  le  secours  du  dieu  pour  se  venger. 

Dans  un  second  monologue ,  le  .même  acteur, 
ou  un  autre  ,  si  Ton  veut ,  faisait  entendre  qu'A- 
pollon avait  vengé  Chrysès ,  en  répandant  sur  le 
camp  des  Grecs  une  peste  cruelle  ,  qui  causait  la 
désolation  :  selon  les  apparences,  on  continuait  de 
même  jusqu'à  la  fin. 

Voilà  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  vraisem- 
blable, en  ne  supposant,  avec  Aristote,  qu'un  ac- 
teur ;  mais ,  après  tout ,  ces  récits  d'une  action 
qu'on  ne  voyait  pas  n'étaient  qu'une  espèce  ^e 
poème  épique.  En  un  mot ,  il  n'y  a  point  encore 
là  de  vraie  tragédie  ;  il  peut  au  plus  y  en  avoir  un 
léger  crayon;  car,  outre  que  le  sujet  des  récits  de 


DE     CIIAMFORT.  0 

l'acteur  était  nne  action  suivie,  l'accessoire  rem- 
porta peu  à  peu  sur  le  principal. 

Thespis ,  Phrynicus,  Chérilus  ,  et  tous  ceux  fpii 
composèrent  dans  le  goût  de  Thespis  ,  oublièrent 
presque  entièrement  la  destination  du  chœur ,  et 
ne  parlèrent  plus  de  Bacchus.  De  là,  ditPhitarque  , 
il  arriva  que  la  tragédie  fut  détournée  de  son  but , 
et  passa  des  honneurs  rendus  à  Bacchus ,  à  des 
fables  et  à  des  représentations  passionnées.  Les 
prêtres  s'en  plaignirent,  et  leurs  plaintes  fondèrent 
un  proverbe  :  «  Cela  est  beau ,  disait-on  ;  mais  on 
»  n'y  voit  rien  de  Bacchus.  » 

L'embarras  est  de  savoir  comment  Thespis 
imagina  le  premier  cette  ombre  de  la  tragédie ,  si 
les  chœurs  ne  lui  en  ont  pas  donné  lieu.  La  nature 
va  ordinairement  de  l'un  à  l'autre  dans  les  arts  , 
ainsi  que  dans  ses  productions  ;  et  il  arrive  presque 
toujours  que  l'idée  nouvelle  qui  survient ,  a  quelque 
rapport  avec  celle  qui  Ta  fait  naître. 

Il  est  surprenant  que  ni  Aristote ,  ni  ceux  qui 
ont  traité  cette  matière  ,  ne  nous  montrent  pas 
avec  précision  les  divers  changeraens  que  reçut  la 
tragédie  ,  depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa  maturité 
^  en  Grèce.  Il  ne  l'est  pas  moins  qu'ils  ne  nous 
disent  point  nettement  (  excepté  Philostrate  et 
Quintilien  )  une  chose  qu'il  faut  toutefois  néces- 
sairement conclure  de  leurs  écrits ,  savoir,  qu'Es- 
chyle fut  le  véritable  inventeur  de  la  tragédie  pro- 
prement dite.  Tous  ,  en  effet ,  s'accordent  à  dire 
qu'il  joignit  un  second  acteur  à  celui  de  Thespis. 


6  OEfJVRlS 

Voilà  des  interlocuteurs  ,  voilà  le  dialogue  ,  et  par 
conséquent  un  germe  de  la  tragédie.  Avant  lui  , 
rien  de  tout  cela  :  c'est  donc  Eschyle  qui  en  est 
le  père. 

Sophocle  et  Euripide  coururent  après  lui  la 
même  carrière  ;  et  en  moins  d'un  siècle  .  la  tragédie 
grecque ,  qui  avait  pris  forme  tout  d'un  coup  entre 
les  mains  d'Eschyle ,  arriva  au  point  où  les  Grecs 
nous  l'ont  laissée  :  car  ,  quoique  les  poètes  dont 
je  viens  de  parler ,  eussent  des  rivaux  d'un  très- 
grand  mérite  ,  qui  même  l'emportèrent  souvent 
sur  eux  dans  les  jeux  publics  ,  les  suffrages  des 
contemporains  et  de  la  postérité  se  sont  néanmoins 
réunis  en  leur  faveur.  On  les  reconnaît  pour  les 
maîtres  de  ia  scène  ancienne  ;  et  c'est  uniquement 
sur  le  peu  de  pièces  qui  nous  restent  d'eux  ,  que 
nous  devons  juger  du  théâtre  des  Grecs. 

Aussi  les  passions  principales  que  touche  Homère, 
sont-elles  conformes  à  la  durée  de  son  poème  et 
à  la  nature  de  l'homme^  considéré  comme  lecteur; 
c'est  la  joie  ,  la  curiosité  et  l'admiration ,  passions 
douces ,  qui  peuvent  attacher  long-temps  le  cœur 
sans  le  fatiguer  :  au  lieu  que  la  terreur,  l'indi- 
gnation ,  la  haine ,  la  compassion  ,  et  quantité 
d'autres  dont  la  vivacité  peut  épuiser  l'âme  ,  ne 
sont  traitées  dans  \ Iliade  qu'en  passant,  et  toujours 
avec  subordination  aux  passions  modérées  qu'on 
y  voit  régner.  Mais  dans  un  spectacle  qui  doit 
peu  durer,  les  passions  vives  peuvent  jouer  leurs 
jeux ,  et  de  subalternes  qu'elles  sont  dans  le  poème 


DE   CHAMFORT.  7 

épique  ,  devenir  dominantes  dans  la  tragédie  , 
sans  lasser  le  spectateur ,  que  des  mouvemens 
trop  lents  lie  feraient  qu'endormir. 

Ce  raisonnement ,  au  reste ,  est  fondé  sur  la 
nature  des  passions  mêmes.  Un  homme  ne  peut 
soutenir  long-temps  une  violente  agitation  :  la 
"colère  a  ses  emportemens  ,  la  vengeance  a  ses 
fureurs  ;  mais  leurs  derniers  éclats  sont  de  peu  de 
durée.  Si  ces  mouvemens  résident  plusieurs  années 
dans  un  cœur  ,  ce  n'est  que  comme  un  feu  assoupi 
sous  la  cendre  ;  leur  flamme  cause  un  incendie 
trop  grand  pour  être  durable  :  désir ,  effroi  , 
pitié ,  amour  ,  haine  même ,  tout  cela ,  porté  aux 
derniers  excès, s'épuise  bientôt; la  violence  d'une 
tempête  est  un  présage  de  sa  fin. 

Les  passions  vives  et  courtes  sont  donc  le| 
vrais  mobiles  propres  à  animer  le  théâtre  ;  car  si 
ce  que  je  viens  de  dire  est  vrai  dans  la  nature  ,  le 
spectacle  qui  en  est  une  imitation ,  doit  s'y  confor- 
mer d'autant  plus  ,  que  les  passions ,  fussent-elles 
feintes ,  se  communiquent  d'homme  à  homme 
d'une  manière  plus  soudaine  que  la  flamme  d'une 
maison  embrasée  ne  s'attache  aux  édifices  voisins. 
Ne  sentons-nous  pas  nos  entrailles  s'émouvoir  à  la 
vue  d'un  malheureux  qui ,  avec  des  cris  pitoyables , 
nous  expose  une  extrême  misère  ?  La  crainte  ne 
pénètre-t-eî!e  pas  jusque  dans  la  moelle  des  os  , 
quand  on  voit  une  ville  livrée  à  l'ennemi,  des  vi- 
sages pâles,  des  femmes  tremblantes,  des  soldats  fu- 
rieux, et  tout  l'appareil  d'une  prochaine  désolation  ? 


8  OEUVRES 

Que  serait-ce  si  l'on  voyait  les  traits  de  la  rage 
et  du  désespoir ,  que  la  nature  grave  elle-même 
sur  le  front  d'un  homme  et  d'un  peuple  destiné  à 
périr  sans  ressource  ?  et  quel  effet  ne  produirait 
point  une  terreur  panique? 

Une  passion  bien  imitée  trouve  aussi  aisément 
entrée  dans  le  cœur  humain  ,  parce  qu'elle  va 
trouver  les  mêmes  ressorts  pour  les  ébranler ,  avec 
cette  d.fférence  remarquable  qui  a  sans  doute 
frappé  Eschyle  :  c'est  que  les  passions  feintes  nous 
procurent  un  plaisir,  au  lieu  que  les  passions 
véritables  ne  nous  donnent  qu'une  satisfaction 
légère  et  novée  dans  une  grande  amertume.  Un 
monstre  horrible  nous  ferait  sécher  de  frayeur  ;  un 
misérable  que  nous  ne  pourrions  soulager,  nous 
déchirerait  les  entrailles  :  mais  ce  monstre  et  ce 
"malheureux,  en  peinture,  l'un  lùt-il plus effiayant 
que  l'hydre  de  Lerne ,  et  l'autre  plus  à  plaindre 
que  Eélisaire  ,  ne  sauraient  manquer  de  faire  un 
plaisir  très-grand  aux  spectateurs  ,  s'ils  sont  tracés 
par  une  main  habile  ;  et  voilà  pourquoi  Boileau  a 
si  bien  dit  après  Aristote  : 

Il  n'est  point  de  serpent  ni  de  monstre  odieux, 
Qui ,  par  l'art  imité,  ne  puisse  plaire  aux  yeux. 
D'un  pinceau  délicat  l'artifice  agréable. 
Du  plus  affreux  objet  fait  un  objet  aimable. 
Ainsi ,  pour  nous  charmer,  la  tragédie  en  pleurs 
D'OEdipe  tout  sanglant  fit  parler  les  douleurs, 
D'Oreste  parricide  exprima  les  alarmes. 
Et  pour  nous  divertir  nous  arracha  des  larmes. 


DK    CIIAMFORT.  9 

Mais  si  toutes  les  passions  bien  représentées 
produisent  ce  plaisir  délicat ,  il  n'en  est  aucune 
qui  le  cause  avec  plus  de  vivacité  que  la  terreur  et 
la  compassion.  Ce  sont  là  proprement  les  deux 
pivots  de  rame.  Comme  nous  sommes  plus  sen- 
sibles au  mal  qu'au  bien  ,  nous  haïssons  beaucoup 
plus  l'un  que  nous  n'aimons  l'autre  ;  et  nous  sou- 
haitons moins  vivement  d'être  heureux,  que  nous 
n'appréhendons  d'être  misérables  ;  d'où  il  arrive 
que  la  crainte  nous  est  plus  naturelle  et  nous 
donne  des  secousses  plus  fréquentes  que  toute 
autre  passion  ,  par  le  sentiment  intime  et  expéri- 
mental qui  nous  avertit  toujours"  que  les  maux 
assiègent  de  toutes  parts  la  vie  humaine. 

La  .pitié  ,  qui  n'est  qu'tm  secret  repli  sur  nous 
à  la  vue  des  maux  d'au!  rui  dont  nous  pouvons  être 
également  les  victimes  ,  a  une  liaison  si  étroite 
avec  la  crainte  ,  que  ces  «leux  passions  sont  insé- 
parables dans  les  hommes ,  que  le  besoin  mutuel 
oblige  de  vivre  dans  la  société  civile.  C'est  ce  qui 
fait  dire  à  Virgile  ,  en  parlant  du  bonheur  ines- 
timable d'un  heureux  loisir  que  goûte  un  philo- 
sophe solitaire  :  «  Il  n'est  point  dans  la  nécessité 
»  de  compatir  à  la  misère  d'un  vertueux  indigent, 
»  ou  de  porter  envie  au  riche  coupable.  » 

La  crainte  et  la  pitié  sont  les  passions  les  plus 
dangereuses ,  comme  elles  sont  les  plus  communes  : 
car  ,  si  l'une  ,  et  par  conséquent  l'autre  ,  à  cause 
de  leur  liaison ,  glace  éternellement  les  hommes  , 
il  n'y  a  plus  lieu  à  la  fermeté   d'âme  nécessaire 


I O  OEUVRES 

pour  supporter  les  malheurs  inévitables  de  la  vie, 
et  pour  survivre  à  leur  impression  trop  souvent  réi- 
térée. C'est  pour  cela  que  la  philosophie  a  employé 
tant  d'art  à  purger  l'une  et  l'autre  (  pour  user  du 
terme  d'Aristote  )  ,  à  dessein  de  conserver  ce 
qu'elles  ont  d'utile ,  en  écartant  ce  qu'elles  peuvent 
avoir  de  pernicieux. 

Mais  il  faut  convenir  qu'en  ceci  ]a  poésie  l'em- 
porte infiniment  sur  la  philosophie  ,  dont  les  rai- 
sonnemens  trop  crus  sont  un  préservatif  trop  faible 
ou  un  remède  peu  sûr  contre  les  mauvais  effets 
de  ces  passions  :  au  lieu  que  les  images  poétiques 
ont  quelque  chose  de  plus  flatteur  et  de  plus  insi- 
nuant pour  faire  goûter  la  raison. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier  et  de  surprenant  en 
cette  matière  ,  c'est  que  la  poésie  corrige  la  crainte 
par  la  crainte  ,  et  la  pitié  par  la  pitié  ;  chose  d'au- 
tant plus  agréable  que  le  cœur  humain  aime  ses 
sentimens  et  ses  faiblesses.  Il  s'imagine  donc  qu'on 
veut  les  flatter;  et  il  se  trouve* insensiblement 
guéri  par  le  plaisir  même  qu'il  a  pris  à  se  séduire. 
Heureuse  erreur  dont  l'effet  est  d'autant  plus  cer- 
tain ,  que  le  remède  naît  du  mal  même  qu'on 
chérit  ! 

A  la  vérité  ,  la  vie  humaine  est  un  grand  théâtre 
où  l'on  est  spectateur  de  bien  des  malheurs  de 
toute  espèce.  L'on  y  voit  paraître  tous  les  jours 
(outre l'indigence ,  la  douleur  et  la  mort)  les  désirs 
fougueux  et  les  espérances  trompées  ,  les  craintes 
désespérantes  et  les  soucis  dévorans.  Mais  tout  ce 


UE    CHAMFOÎIT.  I  I 

spectacle  n'inspire  qu'une  terreur  et  qu'une  pitié 
plus  capables  d'abattre  le  cœur  que  de  l'affermir. 

On  a  beau  dire  ,  la  vue  des  misérables  ne  nous 
console  point  de  l'être  :  sans  compter  que  l'homme 
se  porte  avec  soin  à  éviter  ,  autant  qu'il  le  peut , 
une  si  triste  vue,  pour  jouir  plus  tranquillement 
des  douceurs  de  la  vie  ;  ou  qu'il  se  rend  dur  et 
insensible  sur  les  misères  de  ses  pareils  ,  oubliant 
qu'il  est  homme  comme  eux  ,  et  qu'il  paiera  chè- 
rement de  courtes  joies  par  de  longues  douleurs. 

Comment  donc  précautionner  lliomme  contre 
des  maux  inévitables  ?  comment  le  rendre  sensible 
autant  qu'il  doit  l'être  ?  comment  le  fortifier 
contre  l'abattement  où  le  jettent  la  crainte  et  la 
pitié  ?  On  le  peut  faire  ,  en  le  réjouissant  par  le 
spectacle  même  de  ses  maux  ,  en  y  attachant  ses 
regards  malgré  lui  par  un  attrait  de  plaisir  dont 
il  ne  puisse  se  défendre  ,  et  en  insinuant  dans  son 
cœur  ce  que  cette  crainte  et  cette  pitié  ont  d'agréa- 
ble et  de  doux ,  non-seulement  pour  le  genre 
humain  ,  mais  encore  pour  lui  apprendre  à  modé- 
rer ses  passions,  quand  des  maux  réels  viendront 
les  exciter.  Car  lorsqu'on  s'apprivoise  avec  l'idée 
des  maux ,  on  se  fortifie  soi-même  contre  eux ,  et 
on  se  porte  plus  vivement  à  les  so\ilager  en  autrui , 
BW  l'espoir  du  retour. 

Par  ce  moyen  ,  la  poésie  procure  deux  avan- 
tages considérables  à  l'humanité  :  l'un ,  d'adoucir 
les  mœurs  des  hommes  comme  l'ont  fait  Orphée  , 
Linus  et  Homère  ;  l'autre,  de  rendre  leur  sensibi- 


1 2  OEUVRES 

lité  raisonnable  et  de  la  renfermer  dans  de  justes 
bornes ,  comme  l'ont  pratiqué  les  poètes  tragiques 
de  la  Grèce. 

L'on  me  dira  peut-être  qu'il  n'est  pas  croyable 
que  toutes  ces  réflexions  aient  passé  par  l'esprit 
d'Homère  et  d'Eschyle  quand  ils  se  sont  mis  à 
composer,  l'un  son  Iliade  et  l'autre  ses  tragédies; 
que  ces  idées  paraissent  postiches  et  venues  après 
coup  ;  qu'Aristote ,  charmé  d'avoir  démêlé  dans 
leurs  ouvrages  de  quoi  fonder  le  but  et  l'art  de 
l'épopée  et  de  la  tragédie  ,  a  mis  sur  le  compte 
de  ces  auteurs  des  choses  auxquelles  ,  selon  les 
apparences  ,  ils  n'ont  pas  songé  ;  qu'enfin  je  m'ef- 
force vainement  moi-même  de  leur  prêter  des 
vues  qu'ils  n'avaient  pas.  Mais  croira-t-on  que  ces 
grands  hommes  aient  travaillé  sans  dessein  ? 

S'il  est  vrai  qu'en  effet  l'art  de  la  tragédie  ré- 
sulte de  leurs  ouvrages ,  leur  refusera-t-on  le 
mérite  de  l'y  avoir  mis  ?  et  voudra-t-on  leur  ravir 
l'honneur  d'avoir  pu  penser  ce  que  nous  n'avons 
pensé  qu'après  eux  et  par  eux?  Mais  je  veux  qu'ils 
n'aient  pas  eu  dans  l'esprit  ces  réflexions  aussi 
analysées  qu'elles  l'ont  été  depuis  :  on  ne  peut  au 
moins  nier  raisonnablement  qu'ils  u  on  aient  eu 
le  fond  et  la  substance,  et  qu'ils  les  ont  développés 
peu  à  peu,  à  mesure  qu'ils  voyaient  le  succès  \^ 
ou  mauvais  de  leurs  spectacles.  Car  alors  ,  non 
contens  ^'étudier  la  nature  dans  leur  propre  cœur , 
ils  jugeaient  de  ce  qui  devait  plaire  par  ce  qui 
plaisait  en  effet ,  et  se  conformaient  au  goût  des 


DE  CIIAMFORT.  I  J 

peuples  pour  suivre  de  plus  près  la  nature , 
comme  un  sculpteur  habile  et  éclairé  étudie  l'an- 
tique qui  a  plu  ,  pour  approcher  de  plus  près  du 
vrai  beau  qui  doit  plaire. 

Je  vais  encore  plus  loin  ,  et  je  suppose  qu'Es- 
chyle n'ait  pas  connu  tout  d'un  coup  que  le  but 
de  la  tragédie  était  de  corriger  la  crainte  et  la  pitié 
par  leurs  propres  effets  ;  du  moins  on  doit  conve- 
nir que  ,  puisqu'il  a  tâché  de  les  exciter  dans  ses 
pièces  ,  il  a  eu  en  vue  de  réjouir  ses  spectateurs 
par  l'imitation  de  la  crainte  et  de  la  pitié ,  et  que  par 
conséquent  il  a  senti  le  prix  de  ces  passions  mises 
en  œuvre.  S'il  n'a  voulu  instruire  ,  il  a  prétendu 
plaire  :  et  pouvait-il  imaginer  deux  moyens  plus 
efficaces  pour  y  parvenir  ? 

pnfin ,  Eschyle  a  conçu  visiblement  que  la  tra- 
gédie devait  se  nourrir  de  passions ,  ainsi  que  le 
poème  épique  ,  quoique  d'une  façon  différente , 
c'est-à-dire ,  avec  un  air  plus  vif  et  pliis  animé  ,  à 
proportion  de  la  différence  qui  doit  se  trouver 
entre  la  durée  de  l'un  et  celle  de  l'autre,  entre  un 
livre  et  un  spectacle.  11  s'est  représenté  l'épopée 
comme  une  reine  auguste  assise  sur  un  trône  ,  et 
dont  le  front  chargé  de  nuages  laisse  entrevoir  de 
vastes  projets  et  d'étranges  révolutions  :  au  lieu 
qu'il  s'est  figuré  la  tragédie ,  éplorée  et  le  poi- 
gnard-en  main  ,  telle  qu'on  la  présente,  accompa- 
gnée de  la  terreur  et  de  la  compassion  ,  précédée 
par  le  désespoir  ,  et  bientôt  suivie  de  la  tristesse 
et  du  dei^iil.   Mais  pour  ces  mouvemens ,  il  faut 


l4  OEUVRES 

des  changemens  de  fortune  ,  des  reconnaissances, 
des  intrigues  ;  et  tout  cela  suppose  une  ou  plu- 
sieurs actions.  Homère  ,  guidé  par  la  raison  ,  n'en 
a  choisi  qu'une  seule  ,  qu'il  a  conduite  jusqu'à 
vingt-quatre  chants  fort  étendus.  J.a  raison  veut 
donc  beaucoup  plus  encore  qu'on  n'en  traite 
qu'une  dans  un  spectacle  de  peu  d'heures  :  l'ordre 
et  la  proportion  des  parties  leur  ont  paru  le  point 
le  plus  essentiel  deY Iliade,  et  conséquemment de 
la  traiïédie. 

En  effet,  puisque  le  poème  épique  fait  un  corps 
accompli  avec  ses  justes  dimensions,  et  que  par 
là  il  est  conforme  à  la  nature,  il  a  fallu  faire  cou- 
ler cet  ordre  et  cet  heureux  arrangement  dans  le 
spectacle  tragique ,  pour  le  rendre  agréable.  11  a 
fallu,  pour  cela,  déterminer  sa  véritable  durée, 
mais  d'une  manière  plus  précise  que  n'a  fait  Ho- 
mère dans  son  Iliade  et  dans  son  Odjssée  ;  carj  un 
poème  qu'on  doit  lire  peut  prolonger  ou  rac- 
courcir la  durée  de  son  action  un  peu  plus  ou  un 
peu  moins ,  sans  autre  règle,  sinon  que  l'étendue 
n'en  doit  pas  être  ou  trop  considérable  ou  trop 
petite. 

Un  poème  épique  est  un  édifice  dont  on  doit 
voir  les  dimensions  d'un  coup-d'œil ,  après  l'avoir 
examiné  par  parties  et  en  détail.  Que  l'édifice  soit 
plus  ou  moins  grand  ,  pourvu  qu'il  soit  bien  pro- 
portionné et  qu'il  ne  passe  pas  la  portée  de  l'œil, 
il  n'importe.  Voilà  la  règle  de  la  nature,  telle 
qu'Homère  l'a  choisie,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  insi- 


DE    CHAMFORT.  l5 

inié;  et  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  raisonnable- 
ment en  alléguer  d'autres.  Mais  il  n'en  est  pas 
de  même  d'une  action  mise  en  spectacle  :  c'est 
une  autre  sorte  d'édifice,  qui  non  seulement  doit 
avoir  une  étendue  beaucoup  moindre  que  le  pre- 
mier ,  mais  encore  qui  ne  peut  souffrir  qu'une 
mesure  déterminée ,  pour  ne  pas  rebuter  le  spec- 
tateur, obligé  de  le  parcourir  sans  repos  et  sans 
interruption. 

Il  est  donc  naturel  que  la  mesure  de  l'action  ne 
passe  pas  de  beaucoup  celle  de  la  représentation. 
Telle  est  la  règle  du  bon  sens  que  la  réflexion  fit 
naître  à  Eschyle ,  et  plus  nettement  à  ses  succes- 
seurs, en  considérant  qu'une  action  représentée 
doit  essentiellement  ressembler  à  Faction  réelle 
dont  elle  est  l'image  ;  car,!sans  cela,  il  n'y  a  plus 
d'imitation ,  plus  d'erreur ,  plus  de  vraisemblance 
et  par  conséquent  plus  d'enchantement. 

Toutefois ,  comme  cette  ressemblance  ne  sau- 
rait être  toujours  si  parfaite,  qu'elle  n'admette 
quelque  différence  en  faveur  des  beautés  de  l'art, 
l'art  même,  pour  ménager  ces  beautés,  peut 
faire  illusion  au  spectateur,  et  lui  montrer  avec 
succès  une  action  dont  la  durée  exige  huit  ou  dix 
heures,  quoique  le  spectacle  n'en  emploie  que 
deux  ou  trois  :  c'est  que  l'impatience  du  specta- 
teur, qui  aime  à  voir  la  suite  d'une  action  intéres- 
sante ,  lui  aide  à  se  tromper  lui-même ,  et  à  sup- 
poser que  le  temps  nécessaire  s'est  écoulé,-ou  que 
ce  qui   exigeait  un  temps  considérable    s'est  pu 


1 G  OEDvr.ts 

faire  en  moins  de  temps.  Il  ne  va  pas  se  chica- 
ner lui-même,  et  il  se  prête  si  naturellement  à 
3on  erreur,  pour  peu  que  l'art  la  favorise,  qu'il 
lui  faudrait  bien  des  réflexions  pour  s'en  tirer  : 
tant  son  impatience  est  ingénieuse  à  le  séduire. 
Ainsi  l'artifice,  joint  à  la  nature,  justifie  assez  la 
conduite  des  premiers  poètes  tragiques,  qui 
n'ont  passé  que  de  fort  peu  la  durée  de  la  repré- 
sentation dans  l'espace  qu'ils  ont  donné  à  l'ac- 
tion de  leurs  tragédies. 

Je  me  contente  de  remarquer,  par  ce  que  je 
viens  de  dire,  la  différence  exacte  des  expositions 
du  poème  épique  et  de  celles  des  tragédies,  afin 
qu'on  distingue  nettement  ce  qu'Eschyle  et  les 
tragiques  grecs  ont  emprunté  de  V Iliade ,  et  ce 
qu'ils  ont  changé  quant  à  l'exposition  du  sujet. 
Homère  n'a  pas  été  gêné  dans  la  sienne ,  n'étant 
que  narrateur.  Mais  les  tragédiens  ont  été  obligés 
d'en  rectifier  l'art  pour  l'ajuster  à  la  tragédie:  il 
faut  des  coups  de  maître  pour  exposer  heureuse- 
ment un  sujet  sur  le  théâtre  ;  au  lieu  qu'il  n'est 
besoin  que  d'une  belle  simplicité,  qui  toutefois  est 
rare,  pour  commencer  un  poème  épique 

C'est  donc  un  effort  d'esprit  considéra]  le  dans 
Eschyle ,  d'avoir  le  premier  aperçu  cette  diffé- 
rence de  l'épique  et  du  tragique,  en  faisant  naître 
l'un  de  l'autre  avec  tant  d'art  que  le  disciple  en 
ceci  l'emporte  sur  le  maître.  Après  cet  effort ,  il 
lui  était  bien  moins  difficile  de  transporter  de  l'é- 
popée à  la  tragédie ,  ce  qui  s'appelle  intrigue  ou 


DE    CHA.MFORT.  I7 

nœud  ;  car  il  est  plus  aisé  de  faire  oublier  le  poète 
et  le  uarraTeur,  quand  on  vient  à  brouiller  ditfé- 
rens  intérêts  et  à  nouer  le  jeu  de  divers  person- 
nages, que  quand  on  veut  mettre  les  spectateurs 
au  fait  d'une  action ,  sans  qu'ils  s'aperçoivent  qu'on 
ait  eu  dessein  de  le  faire. 

Le  nœud  est  cependant  la  partie  la  plus  consi- 
dérable de  la  tragédie  ;  c'est  ce  qui  lui  donne  cette 
espèce  de  vie  qui  l'anime,  aussi  bien  que  le  poème 
épique.  Les  poètes  grecs ,  pleins  du  génie  d'Ho- 
mère, y  trouvèrent,  sans  contredit,  ce  balance- 
ment de  raisons,  de  mouvemens  ,  d'intérêts  et  de 
passions,  qni  tient  les  esprits  suspendus  et  qui 
pique  jusqu'à  la  fin  la  curiosité  des  auditeurs. 

Sur  ce  principe  ,  l'art  de  varier  à  l'infini  les 
mouvemens  de  la  balance  du  théâtre,  se  présente 
de  soi-même  à  l'esprit.  Deux  ou  trois  incidens 
suffisent  pour  produire  de  grands  effets  ,  sans  en- 
tasser ,  comme  on  fait  souvent ,  un  nombre  pro- 
digieux de  machines  qui  marquent  plus  la  disette 
que  la  fécondité.  Un  outrage  vengé ,  dans  le  Cicl^ 
a  enfanté  seul  ce  chef-d'œuvre  d'intrigue,  que  le 
public  révolté  ,  comme  dit  Despréaux  ,  s^est  obs- 
tiné à  toujours  admirer  ,  malgré  une  cabale  puis-, 
santé,  des  raisonnemens  spécieux  et  quantité  de 
visibles  défauts. 

Le  goût ,  aidé  du  bon  sens  et  de  l'exemple  d'Ho- 
mère, est  la  plus  sure  règle  pour  faire  croître  le 
trouble  de  scène  en  scène  et  d'acte  en  acte.  Mais 
la  beauté  des  intrigues  dépend  du  choix  des  ac- 

IV.  2 


l8  OEUVRFS 

lions;  et  ce  choix  est  souvent  l'effet  du  bonheur 
phitôt  que  du  discernement.  L'histoire  et  la  fable 
en  fournissent  d'intéressantes,  mais  en  plus  petit 
nombre  qu'on  ne  le  peut  penser.  Cependant  c'est 
le  fonds  où  il  faut  puiser  pour  se  rendre  croyable. 

Un  sujet  de  pure  imagination  préviendrait  le 
spectateur  incrédule  et  l'empêcherait  de  concourir 
à  se  laisser  tromper.  Les  changemens  légers  dont 
il  peut  ne  pas  s'apercevoir,  sont  les  seuls  qu'il 
permet  au  poète ,  et  que  le  poète  doit  employer 
pour  l'artifice  de  l'intrigue.  Son  adresse  consiste  à 
inventer  des  situations  délicates  où  le  père  se 
trouve  en  compromis  avec  ses  enfans  ,  l'amant 
avec  la  personne  aimée,  l'intérêt  avec  l'amitié, 
l'honneur  avec  l'amour.  Plus  la  décision  est  em- 
barrassante ,  plus  le  trouble  s'accroît. 

L'intrigue  ,  en  im  mot ,  est  un  dédale,  un  laby- 
rinthe qui  va  et  revient  toujours  sur  lui  même, 
où  l'on  aime  à  se  perdre,  d'où  l'on  cherche  pour- 
tant à  sortir,  mais  où  l'on  rentre  avec  plaisir 
quand  une  fausse  issue  nous  y  rejette.  Pour  cela, 
il  faut  que  le  fil  qui  conduit  le  spectateur ,  sans 
qu'il  y  pense ,  soit  en  effet  si  délié  qu'il  ne  le  sente 
pas. 

L'art  une  fois  découvert  fait  évanouir  tout  le 
charme  :  c'est  par  le  choc  violent  des  passions  , 
qu'on  vient  particulièrement  à  bout  de  sauver 
l'art.  Ainsi  Homère  l'apprit-il  aux  Grecs.  Chez  eux, 
les  passions  roulent,  se  heurtent,  se  bouleversent 
et  retournent  sans  cesse  sur  elles-mêmes ,  comme 


DE    CHAMFORT.  I9 

les  vagues  de  la  mer ,  jusqu'à  la  fin  de  la  tempête, 
qui  n'est  autre  chose  que  le  dénoùment. 

Ce  dénoùment  ,  autre  invention  des  Grecs 
sur  les  pas  d'Homère ,  résout  l'embarras  et  dé- 
mêle peu  à  peu  ou  tout-à-coup  l'intrigue,  quand 
elle  est  portée  aussi  loin  qu'elle  peut  l'être.  C'est 
encore  ^a  nature  qui  le  veut  ainsi;  car  l'esprit  im- 
patient court  avidement  à  l'issue.  Piqué  par  le 
concours  de  différens  projets  et  de  diverses  pas- 
sions dont  on  a  mêlé  le  jeu ,  il  attend  la  main 
qui  doit  délier  le  nœud  gordien. 

Il  me  semble  que  la  plus  grande  utilité  du 
théâtre  est  de  rendre  la  vertu  aimable  aux  hommes, 
de  les  accoutumer  à  s'intéresser  pour  elle,  de  don- 
ner ce  pli  à  leur  cœur,  de  leur  proposer  de  grands 
malheurs,  de  fortifier  et  d'élever  leurs  sentimens. 
11  s'ensuit  de  là  que  non-seulement  il  faut  des  ca- 
ractères vertueux ,  mais  qu'à  la  manière  élevée  et 
fière  de  Corneille,  ils  affermissent  le  cœur  et  don- 
nent des  leçons  de  courage.  D'autres  caractères  , 
vertueux  aussi,  mais  plus  conformes  à  la  nature 
commune,  amolliraient  l'âme  et  feraient  prendre 
au  spectateur  une  habitude  de  faiblesse  et  d'abat- 
tement. Pour  l'amour,  puisque  c'est  un  mal  né- 
cessaire, il  serait  à  souhaiter  que  les  pièces  de  Cor- 
neille ne  l'inspirassent  aux  spectateurs  que  tel 
qu'elles  le  représentent. 

Les  parties  principales  de  toute  tragédie  sont 
l'exposition ,  le  nœud  ou  intrigue  ,  et  le  dénoù- 
ment ou  catastrophe  :  mais  ces  mêmes  parties , 


20  OEUVr.ES 

qu'Aristote  appelé  les  parties  d'extension  on  de 
quantité,  en  supposent  plusieurs  autres  qui  font 
corps  avec  elles,  et  que  le  même  poète  nomme 
parties  intégrantes.  H  en  trouve  six ,  qui  sont  le 
sujet  ou  la  fable,  les  mœurs  ,  les  sentimens  ,  la 
diction  ou  le  st^le,  la  musique  et  la  décoration. 
La  musique  n'entre  plus  pour  rien  dans  nos  tra- 
gédies modernes,  excepté  nos  tragédies 'lyriques 
ou  opéras. 

CHOEUR. 

Le  chœur  ,  duis  la  tragédie  ancienne  ,  signifie 
un  ou  plusieurs  acteurs,  qui  sont  supposés  spec- 
tateurs ,  mais  qui  témoignent  de  temps  en  temps 
la  part  qu'ils  prennent  à  l'action  par  des  discours 
qui  V  sont  liés  ,  sans  pourtant  en  faire  une  partie 
essentielle. 

Le  chœur,  chez  les  Grecs,  était  une  des  parties 
de  quantité  de  la  tragédie;  il  se  partageait  en  trois 
parties  ,  qu'on  appelait  parodos  ,  strasimoji  et 
commoï. 

La  tragédie  n'était,  dans  son  origine,  qu'un 
chœur  qui  chantait  des  dithyrambes  en  l'honneur 
de  Bacchus,  sans  autres  acteurs  qui  déclamassent. 
Thespis,  pour  soulager  le  chœur  ,  ajouta  un  ac- 
teur qui  récitait  les  aventures  de  quelque  héros. 
A  ce  personnage  unique ,  Eschyle  en  ajouta  un 
second,  et  diminua  les  chœurs  pour  donner  plus 
d'étendue  au  dialogue.  On  nomma  épisode  ce  que 


DE  (.IIVHFORT.  21 

nous  appelons  aujourd'hui  acte ,  et  qui  se  trou- 
vait renfermé  entre  les  chants  du  chœur. 

]\rais  quand  la  tragédie  eut  commencé  à  pren- 
dre une  meilleure  forme,  ces  récits  ou  épisodes, 
qui  n'avaient  été  imaginés  que  comme  un  acces- 
soire pour  laisser  reposer  le  chœur  ,  devinrent 
eux-mêmes  la  partie  principale  du  poème  drama- 
tique ,  dont,  à  son  tour,  le  chœur  ne  fut  plus 
que  l'accessoire. 

Les  poètes  eurent  seulement  l'attention  de  ra- 
mener au  sujet  ces  chants  qui  auparavant  étaient 
pris  de  sujets  tout  différens.  li  y  eut  des-lors  unité 
dans  le  spectacle.  Le  chœur  devint  partie  intéres- 
sée dans  l'action,  quoique  d'une  manière  plus 
éloignée  que  les  personnages  qui  y  concouiaient» 

Ils  rendaient  la  tragédie  plus  régulière  et  plus 
variée:  plus  régulière,  en  ce  que,  chez  les  anciens, 
le  lieu  de  la  scène  était  toujours  le  devant  d'un 
tem|.le,  d'un  palais,  ou  quelque  autre  endroit 
pubhc  ;  et  l'action  se  passant  entre  les  pre- 
mières personnes  de  l'état,  la  vraisemblance  exi- 
geait qu'elle  eût  beaucoup  de  témoins  ,  qu'elle 
intéressât  tout  un  peuple  :  et  ces  témoins  for- 
maient le  chœur. 

De  plus  ,  il  n'est  pas  naturel  que  des  gens  inté- 
ressés à  l'action ,  et  qui ,  en  attendent  l'issue  avec 
impatience,  restent  toujours  sans  rien  dire.  La  rai- 
son veut,  au  contraire,  qu'ils  s'entretiennent  de 
ce  qui  vient  de  se  passer,  de  ce  qu'ils  ont  à  crain- 
dre ou  à  espérer  ,  lorsque  les  principaux  person- 


'J.1  OEUVRES 

nages,  en  cessant  d'agir,  leur  en  donnent  le  temps  ; 
et  c'est  aussi  ce  qui  faisait  la  matière  des  chants 
du  chœur. 

Ils  contribuaient  encore  à  la  vérité  du  spectacle 
par  la  musique  et  l'harmonie,  par  les  danses ,  etc. 
Ils  en  augmentaient  la  pompe  par  le  nombre  des 
acteurs.,  la  magnificence  et  la  diversité  de  leurs 
habiis  ;  et  l'utilité  ,  par  les  instructions  qu'ils 
donnaient  aux  spectateurs.  Voilà  quels  étaient  les 
avantaoes  des  choeurs  dans  l'ancienne  tragédie, 
avantages  que  les  partisans  de  l'antiquité  ont  fait 
valoir  ,  en  supprimant  les  inconvéniens  qui  en 
pouvaient  naître. 

En  effet,  ou  le  chœur  parlait  dans  les  entr'actes 
de  ce  qui  s'était  passé  dans  les  actes  précédens, 
et  c'était  une  répétition  fatigante  ;  ou  il  prévoyait 
ce  qui  devait  arriver  dans  les  actes  suivans  ,  et 
c'était  une  annonce  qui  pouvait  dérober  le  plaisir 
de  la  surprise  ;  ou  enfin  il  était  étranger  au  sujet , 
et  par  conséquent  il  devait  ennuyer. 

La  présence  continuelle  du  chœur,  dans  la  tra- 
gédie, paraît  encore  plus  impraticable.  L'intrigue 
d'une  pièce  intéressante  exige  d'ordinaire  que  les 
principaux  acteurs  aient  des  secrets  à  se  confier  : 
et  le  moyen  de  dire  son  secret  à  tout  un  peuple  ? 
Comment  Phèdre,  dans  Euripide,  peut-elle  avouer 
à  une  troupe  de  femmes  im  amour  incestueux 
qu'eile  doit  craindre  de  s'avoueV  à  elle-même  ? 
Comment  les  anciens  conservaient-ils  si  scrupu- 
leusement un  usage  si  sujet  au    ridicule  ?  c'est 


DE   CHAMFOr.T.  23 

que  le  chœur  étant  l'origine  de  la  tragédie ,  ils 
étaient  persuadés  qu'il  devait  en  être  la  base. 

Le  chœur,  ainsi  incorporé  à  l'action,  parlait 
quelquefois,  dans  les  scènes,  par  la  bouche  de 
son  chef  ^  appelé  Choryphée.  Dans  les  intermèdes, 
il  donnait  le  ton  au  reste  du  chœur,  qui  remplis- 
sait par  des  chants  tout  le  temps  que  les  acteurs 
n'étaient  point  sur  la  scène  :  ce  qui  augmentait  la 
vraisemblance  et  la  continuité  de  l'action. 

Outre  ces  chants ,  qui  marquaient  la  division 
des  actes  ,  les  personnages  du  chœur  accompa- 
gnaient quelquefois  les  plaintes  et  les  regrets  des 
acteurs  sur  des  accidens  funestes  arrivés  dans  le 
cours  d'un  acte  :  rapport  fondé  sur  l'intérêt  qu'un 
peuple  prend  ou  doit  prendre  aux  malheurs  de 
son  prince. 

Dans  la  tragédie  moderne  ,  on  a  supprimé  les 
chœurs ,  si  nous  en  exceptons  XAthalic  et  XEsther 
de  Racine  et  VOEdipe  de  Voltaire.  Les  violons  y 
suppléent.  On  a  blâmé  ce  dernier  usage, qui  ôte  à 
la  tragédie  une  partie  de  son  lustre. 

On  trouve  ridicule  que  l'action  tragique  soit 
coupée  et  suspendue  par  des  sonates  de  musique 
instrumentale.  Le  grand  Corneille  répond  à  ces 
objections  ,  que  cet  usage  a  été  établi  pour  don- 
ner du  repos  à  l'esprit ,  dont  l'attention  ne  pour- 
rait se  soutenir  pendant  cinq  actes  ,  et  n'est  point 
assez  relâchée  par  les  chants  du  chœur  ,  dont  le 
spectateur  est  obligé  d'entendre  les  moralités  ; 
que  ,  de  plus ,  il  est  bien  plus  facile  à  l'imagina- 


3  4  CœUVRES 

tion  de  se  figurer  un  long  terme  écoulé  dans  nos 
entr'actes,  que  dans  les  entr'actes  des  Grecs  ,  dont 
la  mesure  était  plus  présente  à  l'esprit  ;  qu'enfin 
la  constitution  de  la  tragédie  moderne  est  de  ne 
point  avoir  de  chœur  sur  le  théâtre ,  au  moins 
pendant  toute  la  pièce. 

Voyez  avec  quel  art  Racine  et  Voltaire  les  ont 
introduits  !  Il  n'y  paraît  qu'à  son  tour ,  et  seule- 
ment lorsqu'il  est  nécessaire  à  l'action  ,  ou  qu'il 
peut  contribuer  à  l'ornement  de  la  scène.  Le  chœur 
serait  absolument  déplacé  dans  Bajazet ,  dans 
Mithndate  ,  dans  Britannicus  ,  et  généralement 
dans  toutes  les  pièces  dont  l'intrigue  n'est  fondée 
que  sur  les  intérêts  de  quelques  particuliers. 

Qiiand  le  chœur  ne  faisait  que  parler ,  un  seul 
parlait  pour  toute  la  troupe  ;  mais  quand  il  chan- 
tait ,  on  entendait  chanter  ensemble  tous  ceux 
qui  composaient  le  chœur.  Le  nombre  des  per- 
sonnages monta  jusqu'à  cinquante  personnes  ; 
mais  Eschyle  ayant  fait  paraître,  dans  un  de  ces 
chœurs,  une  troupe  de  furies  qui  parcouraient  la 
scène  avec  des  flambeaux  allumés  ,  ce  spectacle  fit 
tant  d'impression  que  des  enfans  en  moururent 
de  frayeur  ,  et  que  des  femmes  grosses  accouchè- 
rent avant  terme.  Les  magistrats  réduisirent  alors 
le  chœur  à  quinze  personnes. 

DE  LA  COMÉDIE  CHEZ  LES  ANCIENS. 

L.v  comédie ,  qu'on  peut  définir  l'art  de  faire 


UE     CHA.MFORT.  2  5 

servir  la  malignité  humaine  à  la  correction  des 
mœurs ,  est  presque  aussi  ancienne  que  la  tragédie  ; 
et  ses  commencemens  ne  sontpas moins  grossiers. 

La  comédie  ne  fut  d'abord  qu'un  tissu  d'injures 
adressées  aux  passans  par  des  vendangeurs  bar- 
bouillés de  lie  ;  mais  Cratès ,  à  l'exemple  d'Epi- 
charmus  et  de  Phormis ,  poètes  siciliens ,  l'éleva 
sur  un  théâtre  plus  décent  et  dans  un  ordre  plus 
régulier. 

Alors  la  comédie  prit  pour  modèle  la  tragédie  , 
inventée  par  Eschyle  ;  et  ce  fut  là  proprement 
l'origine  grossière  de  la  comédie  grecque ,  dont 
on  distingue  trois  époques  remarquables  ,  qui  la 
divisent  en  ancienne  ,  moyenne  et  /louvel/e. 

La  comédie  parut  d'abord  une  satyre  publique, 
injurieuse  ,  licencieuse ,  bouffonne  et  outrée  ,  où 
les  personnages  étaient  nommés  sans  ménagement, 
avec  les  qualifications  les  plus  odieuses  et  les 
charges  les  plus  ridicules.  Telle  fut  la  comédie 
dite  ancienne,  dont  le  trop  fameux  Aristophane , 
poète  grec  ,  vi\ant  vers  Tan  du  monde  3G8o  ,  est 
regardé  comme  le  fondateur ,  ne  respectant  ni  les 
mœurs  ,  ni  les  lois  ,  ni  les  vertus  ,  ni  la  société.  Il 
eut  le  malheureux  talent  de  servir  le  fanatisme 
des  prêtres  d'Athènes  ,  et  de  leur  livrer  pour  vic- 
time le  sage  Socrate ,  dont  ces  prêtres  redoutaient 
le  plus  la  morale  et  la  raison.  Les  Athéniens  répri- 
mèrent bientôt  cette  licence  ,  et  punirent  les  cou- 
pables. Les  poètes  continuèrent  alors  la  comédie 
moyenne ,  dans   laquelle  ils   se   contentèrent  de 


26  OEUVRES 

désigner  les  objets  de  leur  censure ,  dont  ils  adou- 
cirent l'âcreté.  Enfin  ,  cette  ressource  étant  encore 
interdite  aux  poètes  comiques ,  Ménandre  et  ses 
contemporains  cherchèrent  à  intéresser  le  specta- 
teur par  une  intrigue  attachante  et  par  la  peinture 
des  mœurs  générales  :  c'est  ce  qu'on  appelle  la 
comédie  nouvelle  ,  que  Plaute  et  Térence  offrirent 
aux  Romains. 

La  comédie  dégénéra  ensuite  à  Rome.  Il  faut 
passer  au  quinzième  siècle,  pour  en  voir  la  renais- 
sance en  Italie.  Des  baladins  allaient  de  ville  en 
ville  jouer  des  farces  qu'ils  appelaient  comédies  ^ 
dont  les  intrigues  sans  vraisemblance  et  les  situa- 
tions bizarres  ne  servaient  qu'à  faire  valoir  la 
pantomime  italienne. 

La  véritable  comédie  doit  être  composée  des 
mêmes  parties  que  la  tragédie,  c'est-à-dire  ,  expo- 
sition ,  nœud ,  dénoùnient.  Elle  est  soumise  aux 
mêmes  règles  ,  aux  unités  de  temps  ,  de  lieu  , 
d'action,  d'intérêt,  de  desseni.  Les  moyens  seuls 
sont  différens. 

On  di\  ise  ordinairement  la  comédie  en  deux 
espèces ,  la  comédie  d'intrigue  et  la  comédie  de 
caractère. 

La  comédie  d'intrigue  est  celle  où  l'auteur  place 
ses  personnages  dans  des  situations  bizarres  et 
plaisantes  qui  naissent  les  unes  des  autres  ,  jus- 
qu'à ce  que 


DE    CHAMFORT.  27 

D'un  secret ,  tout-à-coup  la  vérité  connue, 
Change  tout ,  donne  à  tout  une  face  imprévue, 

et  amène  le  dénoùment. 

On  peut  distinguer  deux  sortes  de  comédies 
d'intrigue. 

Dans  la  première,  aucun  des  personnages  n'a 
dessein  de  traverser  l'action ,  qui  semble  devoir 
aller  d'elle-même  à  sa  fin  ,  mais  qui  néanmoins  se 
trouve  interrompue  par  des  événemens  que  le 
pur  hasard  paraît  avoir  amenés. 

Cette  sorte  d'intrigue  est  celle  qui  produit  un 
plus  grand  effet ,  parce  que  le  spectateur,  indépen- 
damment de  ses  réflexions  sur  l'art  du  poète  ,  est 
bien  plus  flatté  d'imputer  les  obstacles  qui  sur- 
viennent, au  caprice  du  hasard,  qu'à  la  malignité 
des  maîtres  ou  des  valets. 

Amphjtrion  est  le  modèle  des  pièces  de  ce 
genre.  Il  offre  une  action  que  les  personnages  n'ont 
aucun  dessein  de  traverser  ;  c'est  le  hasard  seul  qui 
fait  arriver  Sosie  dans  un  moment  où  ]\Iercure  ne 
peut  le  laisser  entrer  chez  Amphytrion.  Le  dégui- 
semenl  de  Jupiter  produit  une  brouillerie  entre 
Amphytrion  et  Alcmène  :  faction  est  toujours 
conduite  ainsi  Jusqu'au  moment  où  la  présence 
des  deux  Amphytrions  amène  le  dénoùment  et 
oblige  Jupiter  à  se  déclarer.  Il  ne  manque  à  cette 
comédie  que  la  simplicité  dans  le  principe  de 
l'action  :  celui  des  Ménechmes  est  encore  plus 
vicieux. 


28  OEL'VRES 

Dans  l'antre  espèce  d'intrigue ,  beaucoup  plus 
commune ,  tous  les  incidens  sont  prémédités. 
C'est ,  par  exemple  ,  un  fils  amoureux  de  la  per- 
sonne que  son  père  veut  épouser  ,  et  qui  imagine 
des  ruses  pour  arriver  à  son  but  ;  c'est  une  fille 
qui ,  étant  destinée  à  un  homme  dont  elle  ne  veut 
point ,  fait  agir  un  amant ,  une  soubrette  ou  un 
valet ,  pour  détourner  ses  parens  de  l'alliance 
qu'ils  lui  proposent ,  et  parvenir  à  celle  qui  fait 
l'objet  de  ses  désirs.  Ici ,  tous  les  événemens  sont 
produits  par  des  personnages  qui  ont  dessein  de  les 
faire  naître  ;  et  souvent  le  spectateur  prévient  ces 
événemens:  ce  qui  diminue  infiniment  son  plaisir. 

Mais  de  tous  les  inconvéniens  qui  sont  attachés 
a  cette  sorte  d'intrigue, 'le  plus  considérable  est  le 
défaut  de  vraisemblance ,  défaut  qu'entraînent  les 
déguisemens  et  la  plupart  des  ruses  employées  en 
pareil  cas  dans  les  comédies. 

La  seconde  espèce  est  îa  comédie  de  caractère  : 
c'est  celle  qui  est  la  plus  utile  aux  mœurs  et  la 
plus  difficile.  Elle  ne  présente  pas  les  hommes 
comme  le  jouet  du  hasard ,  mais  comme  les 
victimes  de  leurs  vices  ou  de  leurs  ridicules  ;  elle 
leur  présente  le  miroir,  et  les  fait  rougir  de  leur 
propre  image. 

Dans  la  comédie  de  caractère  ,  l'auteur  dispose 
son  plan  de  manière  que  les  situations  mettent  en 
évidence  le  caractère  qu'il  veut  peindre  :  expres- 
sions ,  sentimens  ,  actions  ,  incidens  ,  épisodes  , 
tout  doit  se  rapporter  à  cet  unique  but. 


-T 


DE    CIIAMFORT.  29 

Mais  c'est  en  traitant  de  la  Comédie  chez  les 
Modernes ,  que  l'on  donnera  une  connaissance 
plus  étendue  des  principes  de  ce  bel  art,  et  des 
moyens  imaginés  pour  varier  l'instruction  et  les 
amusemens  que  la  bonne  comédie  doit  offrir  à  la 
société  chez  une  nation  policée. 

Dans  la  comédie  ancienne  ,  il  y  avait  un 
chœur  ,  que  l'on  nonimait  grex.  Ce  n'était 
d'abord  qu'un  personnage  qui  parlait  dans  les 
entr'actes  ;  on  en  ajouta  successivement  deux  , 
puis  trois  ,  enfin  tant  de  personnages ,  que  ces 
comédies  anciennes  n'étaient  presque  qu'un  chœur 
perpétuel ,  qui  faisait  aui  spectateurs  des  leçons 
de  vertu.  Mais  les  poètes  ne  se  continrent  pas 
toujours  dans  ces  bornes  :  les  chœurs  furent 
composés  ensuite  ,  ou  de  personnages  satiriques  , 
ou  de  personnages  qui  recevaient  des  traits  de 
satire  qui  rejaillissaient  indirectement  sur  les 
principaux  citoyens.  L'abus  fut  porté  si  loin  en 
ce  gein-e  ,  que  les  magistrats  supprimèrent  les 
chœurs  dans  la  comédie  dite  ancienne ,  et  on  n'en 
trouve  point  dans  la  comédie  dite  nouvelle. 

THEATRE  FRA]?fÇAIS.  — 

Les  Confrères  de  la  Passion  ayant  loué  uu  salle 
à  l'hôpital  de  la  Trinité  ,  élevèrent  un  théâtre 
propre  à  ce  genre  de  représentations  qu'ils  don- 
nèrent au  peuple  les  jours  de  fête.  Le  devant  de 
leur   théâtre  était  semblable  à  celui  que  nous 


3o  OEUVRES 

avons  aujourd'hui  :  mais  ils  avaient  dressé,  dans  le 
fond,  des  échafauds  ,  dont  le  plus  élevé  était  des- 
tiné à  représenter  le  paradis  ;  un  autre  représen- 
tait la  maison  de  Pilate  ,  etc. 

A  chaque  côté  du  théâtre ,  il  y  avait  des  gradins 
sur  lesquels  les  acteurs  s'asseyaient  après  avoir 
joué  leurs  rôles ,  ou  pour  attendre  cpie  leur  tour 
revint  ;  car  ils  ne  disparaissaient  qu'après  avoir 
fini  entièrement  tout  ce  qu'ils  avaient  à  dire  :  en 
sorte  qu'il  fallait  que  le  spectateur  les  supposât 
absens,  lorsqu'ils  élaient  assis. 

Sur  le  bord  du  théâtre,  on  avait  placé  l'enfer  : 
c'était  une  gueule  de  dragon  par  laquelle  les  diables 
entraient  ou  sortaient.  Il  y  avait  encore  une  petite 
niche  avec  des  rideaux  ;  et  c'était  une  espèce  de 
chambre  pour  cacher  aux  spectateurs  certains  dé- 
tails qu'on  ne  pouvait  leur  représenter. 

Le  théâtre  est  aujourd'hui  une  grand'salle  dont 
une  partie  est  occupée  par  la  scène  ,  que  nous 
appelons  particulièrement  théâtre,  qui  comprend 
l'espace  où  les  acteurs  représentent,  et  dans  lequel 
sont  les  décorations  et  les  machines.  Le  reste  de 
la  salle  est  distribué  en  un  espace  nommé  par- 
terre ,  ou  l'on  est  debout ,  et  en  un  amphithéâtre 
carré,  opposé  au  théâtre,  avec  plusieurs  rangs 
de  sièges  et  de  loges  par  étages  au  pourtour. 

On  appela  d'abord  Moralités  les  premières  co- 
médies sain! es  qui  furent  jouées  en  France  dans 
le  quinzième  et  le  seizième  siècles.  Au  nom  de  mo- 
ralité  succéda  celui  de  mystères  de  la  passion.  Ces 


D£    CHAMFORT.  3l 

pieuses  farces  étaient  un  mélange  monstreux  d'im- 
piétés et  de  simplicités ,  mais  que  ni  les  auteurs 
ni  les  spectateurs  n'avaient  l'esprit  d'apercevoir. 

Dans  la  Conception  à  personnages  (  c'est  le  ti- 
tre d'une  des  premières  moralités  jouées  sur  le 
Théâtre  français  ,  et  imprimée  /..-4°  gothique  ,  à 
Paris  ,  chez  Allain  Lotrian  )  ;  on  fait  ainsi  parler 
Joseph  : 

Mon  soulcy  ne  se  peut  deffaire. 
De  Marie,  mon  épouse  sainte, 
Que  j'ai  ainsi  trouvée  enceinte  ; 
Ne  sçay  s'il  y  a  faute  ou  non. 


De  moi  n'est  la  chose  venue  : 
Sa  promesse  n'a  pas  tenue 

Elle  a  rompu  son  mariage. 
Je  suis  bien  infaible ,  incrédule  , 
Quand  je  regarde  bien  son  faire , 
De  croire  qu'il  n'y  ait  meffaire. 
Elle  est  enceinte  ;  et  d'où  viendroit 
Le  fruict  ?  Il  faut  dire  par  d  roit 
Qu'il  y  ait  vice  d'adultère  , 
Puisque  je  n'en  suis  pas  le  père. 

Elle  a  été  trois  mois  entiers 
Hors  d'icy,  et  au  bout  du  tiers 
Je  l'ai  toute  grosse  reçue  : 
L'aurait  quelque  paillard  déçue  , 
Ou  de  fait  voulu  efforcer  ? 
Ha  !  brief ,  ne  sçay  que  penser. 


32  OEUVRES 

Voilà  de  vrais  blasphèmes  en  bon  français  ^  et 
Joseph  allait  quitter  son  épouse,  si  l'ange  Gabriel 
ne  Tetit  averti  de  n'en  rien  faire.  Mais  qui  croi- 
rait qu'un  jésuite  espagnol  du  dix-septième  siècle, 
Jean  Carthagena  mort  à  Napl^s  en  i6i  7 ,  ait  débité 
dans  un  livre  intitulé  Josephi  Mysteria ,  que, 
saint  Joseph  peut  tenir  rang  parmi  les  martyrs, 
à  cause  de  la  jalousie  qui  lui  déchirait  le  cœur, 
quand  il  s'aperçut  de  jour  en  jour  de  la  grossesse 
de  son  épouse  ?  Quelle  porte  n'ouvre-t-on  pas 
aux  railleries  des  profanes,  lorsqu'on  ose  se  faire 
des  martyrs  de  cette  nature,  et  qu'on  expose 
nos  mystères  à  des  idées  d'une  imagination 
aussi  dépravée  ! 

On  donnait  aussi  autrefois  le  nom  de  moralités  à 
des  espèces  de  ballets  ou  opéras.  On  en  représenta 
un  de  cette  espèce  au  mariage  du  prince  palatin 
du  Rhin  avec  la  princesse  d'Angleterre.  En  voici 
la  description ,  telle  que  l'a  faite  un  auteur 
contemporain. 

Un  Orphée  jouant  de  sa  lyre  entra  sur  le  théâtre, 
suivi  d'un  chien  ,  d'un  chat ,  d'un  chameau ,  d'un 
ours ,  d'un  mouton ,  et  de  plusieurs  animaux  sau- 
vages, lesquels  avaient  délaissé  leur  nature  farou- 
che et  cruelle  en  l'oyant  chanter  de  sa  lyre.  Après, 
vint  Mercure  ,  qui  pria  Orphée  de  continuer  les 
doux  airs  de  sa  musique,  l'assurant  que,  non- 
seulement  les  bétes  farouches,  mais  les  étoiles 
du  ciel  danseraient  au  son  de  sa  voix. 

Orphée  pour  contenter  Mercure ,  recommença 


DE   CHAMFORT.  33 

ses  chansons.  Aussitôt  on  vit  que  les  étcwles  du 
ciel  commencèrent  à  se  remuer,  sauter,  danser  ; 
ce  que  Mercure  regardant,  et  voyant  Jupiter 
dans  une  nue ,  il  le  supplia  de  vouloir  transformer 
quelques-unes  de  ces  étoiles  en  des  chevaliers 
qui  eussent  été  renommés  en  amour  par  leur 
constance  fidélité  envers  les  dames. 

A  l'instant,  parurent  plusieurs  chevaliers  dans 
le  ciel,  tous  vêtus  d'une  couleur  de  flamme, 
tenant  des  lances  noires ,  lesquels ,  ravis  aussi  de 
la  musique  d'Orphée  ,  lui  en  rendirent  une  infi- 
nité de  louanges. 

Mercure  alors  supplia  Jupiter  de  transformer 
les  autres  étoiles  en  autant  de  dames  qui  avaient 
aimé  ces  chevaliers.  Incontinent  ces  étoiles,  chan- 
gées en  autant  de  dames,  se  montrèrent  vêtues 
de  la  même  couleur  que  les  chevaliers. 

Mercure  voyant  que  Jupiter  avait  oui  ses 
prières,  le  supplia  de  permettre  que  toutes  ces  âmes 
célestes  de  chevaliers,  avec  leurs  dames,  descen- 
dissent en  terre  pour  danser  à  ces  noces  royales. 

Jupiter  lui  accorda  encore  cette  requête  ;  et 
les  chevaliers  et  leurs  dames,  descendant  des 
nues  sur  le  théâtre  au  son  de  plusieurs  instru- 
mens  ,  dansèrent  divers  ballets  :  ce  qui  fut  la 
fin  de  cette  belle  moralité. 

Le  sujet  d'une  moralité  intitulée   le  Mirouer 

et  V Exemple  des  En/ans  ingrats  ,   est  singulier. 

Un  père  et  une  mère ,  en  mariant  leur  fils  unique, 

lui  abandonnent  généralement  tous  leurs  biens 

IV.  3 


34  ©EUVRES 

sans  se  rien  réserver.  Ils  tombent  bientôt  après 
dans  une  grande  misère ,  et  ont  recours  à  ce 
fils  à  qui  ils  ont  tout  donné.  Mais  celui-ci ,  pour 
n'être  pas  obligé  de  les  secourir  ,  feint  de  ne  les 
pas  connaître ,  et  les  fait  chasser  de  la  maison. 

Peu  de  temps  après,  il  se  sent  envie  de  manger 
du  pâté  de  venaison;  il  le  fait  faire  :  on  le  lui  ap- 
porte, il  l'ouvre  avec  empressement  ;  aussitôt,  il 
en  sort  un  gros  crapaud  qui  lui  saute  au  visage 
et  s'y  attache.  Sa  femme  ,  ses  domestiques ,  font 
de  vains  efforts  pour  l'en  arracher,  rien  ne  peut 
faire  démordre  ci^^t  animal.  L'on  soupçonne  alors 
que  ce  pourrait  être  là  une  punition  divine. 

On  le  mène  chez  le  curé ,  qui ,  instruit  de  sa 
conduite  envers  ses  père  et  mère  ,  trouve  le  cas 
trop  grave  pour  en  connaître,  et  le  renvoie  à 
l'évêque.  Celui-ci ,  informé  de  l'excès  de  son  in- 
gratitude ,  juge  qu'il  n'y  a  que  le  pape  qui  puisse 
l'absoudre ,  et  lui  conseille  de  l'aller  trouver  :  il 
obéit.  Dès  qu'il  est  arrivé,  il  se  confesse  au  saint 
père  ,  qui  lui  fait  un  beau  sermon  pour  lui  faire 
sentir  toute  l'énormité  de  son  crime  ;  et  voyant 
la  sincérité  de  son  repentir ,  il  lui  donne  l'absolu- 
tion. A  l'instant ,  le  crapaud  tombe  du  visage  de 
ce  jeune  homme  ,  qui ,  suivant  l'ordre  du  pape  , 
vient  se  jetter  aux  pieds  de  son  père  et  de  sa  mère 
pour  leur  demander  pardon  :  et  il  l'obtient. 


1>E    CHAMFORT.  35 

MYSTÈRES. 

Mystères  :  terme  consacré  aux  farces  pieuses 
jouées  autrefois  sur  nos  théâtres  ;  en  voici  l'ori-  ' 
gine. 

Il  est  certain  que  les  pèlerinages  introduisirent 
ces  spectacles  de  dévotion.  Ceux  qui  revenaient  de 
la  Terre  Sainte  ,  de  Sainte-Reine ,  du  Mont-Saint- 
Michel  ,  de  Notre-Dame-du-Piiy  ,  et  d'autres  lieux 
semblables,  composaient  des  cantiques  sur  leurs 
voyages ,  auxquels  ils  mêlaient  le  récit  de  la  vie  et 
de  la  mort  de  Jésus-Christ,  d'une  manière  vérita- 
blement très-grossière  ,  mais  que  la  simplicité  de 
ces  temps-là  semblait  rendre  pathétique.  Ils  chan- 
taient les  miracles  des  saints ,  leur  martyre ,  et 
certaines  fables  auxquelles  la  créance  des  peuples 
donnait  le  nom  de  visions. 

Ces  pèlerins,  allant  par  troupes  et  s'arrétant 
dans  les  places  pubhques,  où  ils  chantaient,  le 
bourdon  à  la  main,  le  chapeau  et  le  mantelet 
chargés  de  coquilles  et  d'images  peintes  de  diffé- 
rentes couleurs,  faisaient  une  espèce  de  spectacle 
qui  plut ,  et  qui  excita  quelques  bourgeois  de  Pa- 
ris à  former  des  fonds  pour  élever  un  théâtre  où 
l'on  représenterait  ces  moralités  les  jours  de  fêtes, 
autant  pour  l'instruction  du  peuple  que  pour 
son  divertissement.  L'Italie  en  avait  déjà  montré 
l'exemple  ;  on  s'empressa  de  l'imiter. 

Ces  sortes  de  spectacles  parurent  si  beaux  dans 


36  OEUVRES 

ces  siècles  ignorans ,  que  l'on  en  fit  les  princi- 
paux ornemens  des  réceptions  des  princes,  quand 
ils  entraient  dans  les  villes;  et  comme  on  chantait' 
noël  ^  noël^  au  lieu  des  cris  de  vive  le  roi ^  on  re- 
présentait dans  les  rues  la  Samaritaine ^  le  Mau- 
vais Riche ,  la  Conception  de  la  sainte  Vierge  , 
la  Passion  de  Jésus-Christ ,  et  plusieurs  autres 
mystères  ,  pour  les  entrées  des  rois. 

On  allait  au  devant  d'eux  en  procession  avec  les 
bannières  des  églises  ;  on  chantait  à  leur  louange 
des  cantiques  composés  de  passages  de  l'écriture 
sainte  ,  cousus  ensemble  pour  faire  allusion  aux 
actions  de  leurs  règnes. 

Telle  est  l'origine  de  notre  théâtre  ,  où  les  ac- 
teurs  qu'on  nommait   Confrères  de  la  Passion, 
commencèrent  àjouer  leurs  pièces  dévotes  en  i  l\oi. 
Cependant ,  comme  elles  devinrent  ennuyeuses  à 
la  longue,  les  confrères,  intéressés  à  réveiller  la 
curiosité  du  peuple  ,  entreprirent ,  pour  y  par- 
venir ,  d'égayer  les  mystères  sacrés.   11  aurait  fallu 
un  siècle  plus  éclairé  pour  leur  conserver  leur  di- 
gnité; et  dans  un  siècle  éclairé  ,  on  ne  les  aurait 
pas  choisis.  On  mêlait  aux  sujets  les  plus  respec- 
tables les  plaisanteries  les  plus  basses  ,  et  que  l'in- 
tention seule  empêchait  d'être  impies;  car,  ni  les 
auteurs ,  ni  les  spectateurs ,  ne  faisaient  une  atten- 
tion bien  soutenue   à  ce   mélange  extra\  agant , 
persuadés  que  la  sainteté  du  sujet  couvrait  la  gros- 
sièreté des  détails.  Enfin,  le  magistrat  ouvrit  les 
yeux ,  et  se  crut  obhgé  ,  en  i545  ,  de  proscrire 


DE   CHAMFORT.  3^ 

sévèrement  cet  alliage  honteux  de  religion  et  de 
bouffonnerie. 

Alors  naquit  la  comédie  profane,  qui,  livrée  à 
elle-même  et  au  goût  peu  délicat  de  la  nation, 
tomba  ,  sous  Henri  ni ,  dans  une  licence  effrénée, 
et  ne  prit  le  masque  honnête  qu'au  commence- 
ment du  siècle  de  Louis  xiv. 


SOTTIES. 


Les  sotties  étaient  des  espèces  de  farces,  carac- 
térisées par  une  satire  effrénée  el;  souvent  même 
personnelle.  Il  ne  nous  en  est  parvenu  qu'un  très- 
petit  nombre.  Celle  qui  fut  jouée  aux  Halles ,  le 
mardi-gras  de  i5i  i,  était  un  tissu  de  traits  amers 
et  piquans  contre  le  pape  Jules  ii. 

Je  hasarderai  une  conjecture  sur  l'étvmologie 
du  mot  de  sottie.  Les  poètes  de  ce  temps  cachaient 
le  plus  souvent  leur  véritable  nom ,  ou  ne  l'indi- 
quaient que  dans  quelque  endroit  de  leurs  ou- 
vrages,'par  des  espèces  d'acrostiches;  c'est-à-dire, 
par  les  lettres  initiales  d'un  certain  nombre  de 
vers ,  lesquelles  répondaient  à  celles  dont  était 
formé  leur  nom,  ou  un  autre  que  souvent  ils 
adoptaient  et  qui  pouvait  les  faire  connaître. 

Jehan  Bouchet  s'annonçait  sous  celui  du  Tra- 
verseur  des  voies  périlleuses  ;  François  Habert , 
sous  celui  du  Banni  de  Liesse ,  etc.  Pierre  Grin- 
gore  se  déguisait  sous  le  titre  de  Mère  sotte.  La 
satire  caractérisait  particulièrement  les  ouvrages 


38  OEUVRES 

de  ce  dernier  ;  on  peut  en  avoir  la  preuve  dans 
ses  Fantaisies  et  ses  Menus  propos.  Il  est  donc 
probable  que ,  d'après  le  nom  que  cet  auteur 
avait  adopté,  on  a  appliqué  la  dénomination  de 
sottie  aux  pièces  de  théâtre  que  le  ton  satirique 
distinguait  des  autres  ,  comme  pn  appelle  ,  dans 
la  conversation  ordinaire  ,  des  pasquinades  les 
plaisanteries  épigrammatiques  et  mordantes,  sem- 
blables à  celles  qu'on  affiche  à  Rome  sur  la  statue 
de  Pasquin. 


»&#^« 


DE    CHAMFOP.T.  39 


OBSERVATIONS   GENERALES 


SUR 


L  aut  duamatique. 


Un  honnête  spectacle  est  la  plus  belle  éduca- 
tion qu'on  puisse  donner  à  la  jeunesse  ,  le  plus 
noble  délassement  du  travail,  la  meilleure  instruc- 
tion pour  tous  les  ordres  de  citoyens  ;  c'est  pres- 
que la  seule  manière  dassembler  les  hommes 
sociables. 

Emollit  mores  ,  nec  sinit  esse  feros. 

Rien ,  en  effet ,  ne  rend  les  hommes  plus  socia- 
bles ,  n'adoucit  plus  leurs  mœurs  ,  ne  perfec- 
tionne plus  leur  raison,  que  de  les  rassembler 
pour  leur  faire  goi\ter  ensemble  les  plaisirs  purs 
de  l'esprit. 

Je  regarde ,  dit  Voltaire  ,  la  tragédie  et  la  bonne 
C'  médie  comme  des  leçons  de  vertu ,  de  raison 
et  de  bienséance.  Corneille,  ancien  Rom.ain  parmi 
les  Français,  a  établi  une  école  de  grandeur  d'âme; 


4o  OEUVRES 

et  Molière  a  fondé  celle  de  la  vie  civile.  Les 
génies  fi-anrais  formés  par  eux  appèlent  du  fond 
de  l'Europe  les  étrangers,  qui  viennent  s'ins- 
truire chez  nous  et  qui  contribuent  à  l'abondance 
de  Paris. 


SALLE    DE    SPECTACLE. 

Un  théâtre  construit  selon  les  règles  ,  doit  être 
très-vaste  ;  il  doit  représenter  une  partie  d'une 
place  publique  ,  le  péristyle  d'un  palais  ,  l'en- 
trée d'un  temple.  Il  doit  être  fait  de  sorte  qu'un 
personnage  vu  par  les  spectateurs  ,  puisse  ne 
l'être  point  par  les  autres  personnages  ,  selon 
le  besoin  ;  il  doit  en  imposer  aux  yeux ,  qu'il 
faut  to'  jours  séduire  les  premiers  ;  il  doit  être 
susceptible  de  la  pompe  la  plus  majestueuse.  Tous 
les  spectateurs  viennent  pour  voir  et  entendre 
également,  en  quelque  endroit  qu'ils  soient  pla- 
cés. Comment  cela  peut-il  s'exécuter  sur  une 
scène  étroite,  au  milieu  d'une  foule  de  jeunes 
gens  qui  laissent  à  peine  dix  pieds  de  place  aux 
acteurs  ?(*) 

Un  abus  public  n'est  jamais  corrigé  qu'à  la 
dernière  extrémité.  Au    reste,  quand    je    parle 


(*)  Cet  abus  a  été  corrigé  par  le  changement  qu'on  a  fait  à  la 
scène  ;  mais  la  plupait  des  autres  vices  de  la  salle  de  spectacle  sub- 
sistent. 


DE    CHAMFORT.  4^ 

d'une  action  théâtrale,  je  parle  d'un  appareil, 
d'une  cérémonie,  d'une  assemblée  ,  d'un  événe- 
ment nécessaire  à  la  pièce,  et  non  pas  de  ces  \  ains 
spectacles  plus  puérils  que  pompeux ,  de  ces  res- 
sources du  décorateur  qui  suppléent  à  la  stérilité 
du  poète,  et  qui  amusent  les  yeux  quand  on  ne 
sait  pas  parler  aux  oreilles  et  à  l'âme. 


ACTION    THEATRALE. 


On  se  propose  de  réunir  ici  quelques  re- 
marques préliminaires  concernant  l'ac  ion  théâ- 
trale. On  tâchera  surtout  de  développer  l'arlilicc 
qui  a  présidé  à  la  texture  de  quelques-uns  de 
nos  chefs-d'œuvres:  on  entrera  dans  quelques  dé- 
tails, parce  que  les  préceptes  paraissent  peu  de 
chose  sans  les  exemples  qui  les  éclaircissent. 

Outre  les  principales  règles  de  l'art  drama- 
tique, qu'on  peut  voir  ci-après  aux  mots  action  , 
intrigue^  intérêt^  unité,  et  autres,  on  sait  q.  il  y  a 
un  art  plus  caché  et  plus  délicat,  qui  règle  en 
quelque  façon  tous  les  pas  qu'on  doit  faire,  et  qui 
n'abandonne  rien  aux  caprices  du  génie  même.  Il 
consiste  à  ranger  tellement  ce  qu'on  a  à  dire,  que 
du  commencement  à  la  fin  ,  les  choses  se  servent 
de  préparation  les  unes  aux  autres  ,  et  que  cepen- 
dant elles  ne  paraissent  jamais  dites  pour  rien 
préparer. 

C'est  une  attention  de  tous  les  instans ,  à  met- 
tre si  bien  toutes  les  circonstances  à  leur  place , 


42  OEUVRES 

qu'elles  soient  nécessaires  où  on  les  met,  et  que 
d'ailleurs  elles  s'éclaircissent  et  s'embellissent 
toutes  réciproquement  ;  à  tout  arranger  pour  les 
effets  qu'on  a  en  vue,  sans  laisser  apercevoir  de 
dessein;  de  manière  enfin  que  le  spectateur  suive 
toujours  une  action  et  ne  sente  jamais  un  ou- 
vrage :  autrement  l'illusion  cesse,  et  on  ne  voit 
plus  que  le  poète  au  lieu  des  personnages. 

C'est  encore  un  prand  secret  de  l'art,  quand 
un  morceau  plein  d'éloquence  ou  un  beau  dé- 
veloppement servent,  non-seulement  à  passion- 
ner la  scène  où  ils  se  trouvent,  mais  encore  à 
préparer  le  dénoûment  ou  quelque  incident 
terribJe.  En  voici  un  exemple  frappant  dans  les 
Horaces. 

Le  vieil  Horace  s'applaudit  de  ce  que  ses  en- 
fans  n'ont  pas  voulu  qu'on  les  empêchât  de 
combattre    contre  les  trois    Curiaces. 

Ils  sont ,  grâces  aux  dieux  ,  dignes  de  leur  patrie  ; 
Aucun  t'tonnemeiit  n'a  lem-  gloire  fl;  trie  ; 
Et  j'ai  vu  leur  hoiiueiu   cifîue  de  la  moitié 
Quand  ils  ont  des  deux  camps  refusé  la  pitié. 
Si  par  quelque  faiblesse  ils  l'avaient  mendiée  , 
Si  leur  liante  vertu  ne  l'eût  r -pudiée, 
Ma  maiu  bientôt  sm   eux  m'eût  veng*^  hautement 
De  l'afliont  que  m'eût  fait  ce  mou  consentement. 

Ce  discours  du  vieil  Horace,  dit  Voltaire,  est 
plein  d'un  art  d'autant  plus  beau  qu'il  ne  paraît 
pas  :  on  ne  voit  que  la  hauteur  d'un  Romain  et 
la  chaleur  d'un  vieillard   qui  préfère   l'honneur 


DE   CHAMFORT.  4^ 

à  la  nature;  mais  cela  même  prépare  le  déses- 
poir que  montre  le  vieil  Horace  dans  la  scène 
suivante,  lorsqu'il  croit  que  son  troisième  fils 
s'est  enfui. 

Le  poète  ,  dit  La  Motte ,  travaille  dans  un 
certain  ordre ,  et  le  spectateur  sent  dans  un  au- 
tre. Le  poète  se  propose  d'abord  quelques  beau- 
tés principales  sur  lesquelles  il  fonde  l'espoir 
de  son  succès  :  c'est  de  là  qu'il  part,  et  il  ima- 
gine ensuite  ce  qui  doit  être  dit  ou  fait  pour 
parvenir  à  son  but. 

Le  spectateur ,  au  contraire ,  part  de  ce  qu'il 
voit  et  de  ce  qu'il  entend  d  abord  ;  et  il  passe 
de  là  aux  progrès  et  au  dénoûment  de  l'action, 
comme  à  des  suites  naturelles  du  premier  état 
où  on  lui  a  exposé  les  choses. 

Il  faut  donc  que  ce  que  le  poète  a  inventé 
arbitrairement  pour  amener  ces  beautés ,  de- 
vienne pour  les  spectateurs  le  fondement  néces- 
saire dont  elles  naissent.  En  un  mot,  tout  est 
art  du  côté  de  celui  qui  arrange  une  action  théâ- 
trale; mais  rien  ne  le  doit  paraître  à  celui  qui  la 
voit. 

Il  y  a  certains  sujets  très-beaux,  mais  d'une 
difficulté  presque  insurmontable  ,  parce  que 
leur  beauté  même  tient  à  quelque  défaut  de 
vraisemblance  qu'on  ne  peut  éviter  :  c'est  alors 
que  le  génie  développe  toutes  ses  ressources. 
L'art  consiste  à  couvrir  ce  défaut  par  des  beau- 
tés d'un  ordre  supérieur. 


44  OEUVRES 

Telle  était,  dans  Tancrède,  la  difficulté  d'empê- 
cher que  les  deux  amans  ne  pussent  se  voir  et 
s'expliquer  ,  ni  avant  ni  après  le  combat.  Que 
fait  l'auteur?  Tancrède  apprend,  de  la  bouche 
du  père  même  d'Aménaïde  ,  qu'elle  est  infidèle. 
Aucun  chevalier  ne  se  présente  pour  la  défendre. 

Celle  qui  fut  ma  lîUe  à  mes  yeux  va  périr 
Sans  trouver  un  guerrier  qui  l'ose  secourir  : 
Ma  douleur  s'en  accroît ,  ma  honte  s'en  augmente. 
Tout  frémit ,  tout  se  tait ,  aucun  ne  se  présente. 

T\NCRÈDE. 

Il  s'en  présentera,  gardez-vous  d'en  douter. 

ARGYRE. 

De  quel  espoir,  seigneur,  daignez-vous  me  flatter? 

Eh  !  qui  ,  pour  nous  défendre,  entrera  dans  la  lice? 
Nous  sommes  en  horreur;  on  est  glacé  d'effroi  : 
Qui  daignera  me  tendre  une  main  protectrice  ? 
Je  n'ose  m'en  flatter.  Qui  combattera  ? 

TANCRÈDE. 

Qui  ?  Moi. 
Moi,  dis-je  ;  et  si  le  ciel  seconde  ma  vaillance, 
Je  demande  de  vous,  seigneur,  pour  récompense, 
De  partir  à  l'instant  sans  être  retenu , 
Sans  voii'  Aménaïde  et  sans  être  connu. 

Que  de  beautés  dans  cette  scène  !  L'auteur  saisit 
le  moment  d'une  émotion  si  vive  pour  vous  ca- 
cher le  défaut  de  son  sujet.  Quel  intérêt  il  an- 
nonce !  il  vous  donne  beaucoup  et  vous  promet 
davantage.  Tancrède,  vainqueur,  ne  pourra  point 


DE  CIIAMFORT.  4^ 

parler  à  sa  maîtresse;  mais  vous  vous  y  attendez. 
D'ailleurs,  elle  ne  le  verra  qu'environné  de  ses  en- 
nemis ,  qui  ne  le  connaissent  point.  Cette  circons- 
tance ,  toute  nécessaire  qu'elle  est ,  cesse  de  vous 
le  paraître  ,  parce  que ,  dans  un  moment  que  le 
spectateur  ne  pouvait  point  la  prévoir,  Tancrède 
a  déjà  résolu  de  partir  sans  voir  Aménaïde.  C'est 
là  le  comble  de  l'art. 

Dans  le  Fanatisme ,  il  paraît  nécessaire  que 
Séide  arrive  dans  la  INIecque  avant  Mahomet. 
Mais  est  -  il  dans  l'exacte  vraisemblance  qu'un 
jeune  homme  vienne  ainsi  se  donner  lui-même 
en  otage ,  sans  l'aveu  de  son  maître  ?  L'auteur  a 
bien  senti  ce  défaut.  Il  en  tire  une  beauté.  Séide, 
en  voyant  Mahomet ,  s'écrie  : 

O  mon  père  !  ô  mon  roi  ! 
Le  dieu  qui  vous  inspire  a  marché  devant  moi. 
Prêt  à  mourir  pour  vous ,  prêt  à  tout  entreprendre , 
J'ai  prévenu  votre  ordre. 

MAHOMET. 

II  eût  fallu  l'attendre  : 
Qui  fait  plus  qu'il  ne  doit ,  ne  sait  point  me  servir. 
J'obéis  à  mon  dieu  ;  vous,  sachez  m'obéir. 

L'empressement  de  Palmire  à  justifier  Séide 
devant  Mahomet,  qui  abhorre  en  lui  son  rival, 
est  aussi  une  beauté  qui  naît  de  ce  léger  défaut. 

Sémiramis  est  encore  un  modèle  admirable  de 
la  manière  de  triompher  des  difficultés  d'un  sujet. 
L'auteur  veut  présenter  le  tableau  terrible  d'une 


46  OEUVRES 

reine  meurtrière  de  son  époux  ,  immolée  sur  la 
cendre  de  cet  époux  par  son  fils  même ,  qu'elle 
allait  défendre  contre  un  ministre  qui  fut  com- 
plice de  ses  crimes.  Mais  comment  amener  Sé- 
miramis  dans  le  tombeau  de  Ninus  ?  Le  poète  , 
pour  sauver  cette  invraisemblance  ,  fait  inter- 
veiiir  le  ministère  des  dieux.  Ce  sont  eux  qui,  de- 
puis quinze  ans  ,  préparent  tout  pour  la  ven- 
geance. Ce  sont  eux  qui  ont  sauvé  Ninias  par  les 
soins  de  Phradate  ;  ce  sont  eux  qui  ordonnent  à 
Sémiramis  de  rappeler  Arsuce,  et  qui  inspirent  à 
la  reine  le  dessein  de  l'opposer  à  Assur  et  de  lui 
donner  son  trône. 

La  majesté  sombre  et  terrible  du  sujet,  tout 
le  rôle  d'Oroès  ,  le  style  et  le  grand  intérêt , 
la  leçon  terrible  donnée  aux  rois  et  même  à 
tous  les  bommes  :  voilà  l'artifice  théâtral  dont  le 
poète  se  sert  pour  triompher  de  tant  d'obstacles. 

Une  des  beautés  de  l'art  dramatique  ,  c'est  de 
disposer  tellement  la  pièce  ,  que  les  principaux 
personnages  soient  eux  -  mêmes  les  agens  de 
leur  propre  malheur.  Yoltaire  y  a  rarement 
manqué. 

Sans  parler  ^ Œdipe  ,  qui  est  fondé  d'un  bout 
à  l'autre  sur  l'ancien  système  du  fatalisme  ;  c'est 
Brutus  qui ,  dans  la  pièce  de  ce  nom  ,  veut  , 
contre  l'avis  de  Valerius ,  qu'on  admette  dans 
Rome  l'ambassadeur  toscan  ,  qui  doit  séduire  son 
fds  ;  c'est  lui  qui  ,  par  noblesse  et  par  grandeur 
d'âme  ,  a   donné  à  la  iiile  de  Tarquin  un  asile 


DE  CHAMFORT.  47 

dans  sa  maison  ;  c'est  encore  lui   qui ,  au    cin- 
quième acte,  s'écrie  : 

Mais  quand  nous  connaîtrons  le  nom  des  parricides, 
Prenez  garde,  Romains:  point  de  grâce  aux  perfides. 
Fussent-ils  nos  amis,  nos  femmes,  nos  enfans, 
Ne  voyez  que  leur  crime,  et  gardez  vos  seimens. 

Admirez  l'usage  que  l'auteur  fait  de  ce  person- 
nage. Il  ne  le  fait  paraître  que  dans  les  momens 
où  sa  présence  peut  jeter  de  l'intérêt  ou  de  l'effroi: 
c'est  pour  se  plaindre  à  Ptlessala  ,  complice  de  Ti- 
tus, des  emportemens  de  son  fils  ;  c'est  pour  faire 
partir  Tullie,  dans  le  moment  que  son  fils  allait 
promettre  de  lui  tout  sacrifier;  c'est  pour  le  char- 
ger du  soin  de  défendre  Rome,  quand  ce  fils  mal- 
heureux vient  de  la  trahir. 

Dans  Zaïre ^  c'est  Orosraane  et  Zaïre  qui  sont  les 
agens  de  leurs  maux.  La  générosité  d'Orosmane, 
qui  délivre  les  chevaliers  chrétiens  ,  et  celle  de 
Zaïre  qui  a  demandé  et  obtenu  la  grâce  de  Lu- 
signan  ,  amènent  la  reconnaissance  de  lAisignan 
et  de  sa  fille ,  et  tous  les  malheurs  d'Orosmane  et 
de  Zaïre. 

Même  artifice  à  peu  près  dans  Alzire.  C'est  Al- 
varès  qui  a  obtenu  la  liberté  des  prisonniers  , 
parmi  lesquels  se  trouvera  son  libérateur  ,  qui 
deviendra  le  meurtrier  de  son  fils. 

Préparer  et  suspendre ,  sont  les  deux  grands  se- 
crets  du  théâtre.  Un  incident  est-il  d'une  impor- 
tance majeure:  faites-le  pressentir  ,  mais  sans   le 


48  ŒUVRES 

laisser  deviner.  Est-il  moins  intéressant  :  contentez- 
vous  d'en  laisser  entrevoir  le  genre. 
'  Voyez  avec  quel  soin  l'auteur  de  Mérope  in- 
siste sur  les  moyens  de  détruire  la  puissance  de 
Poîifonte  !  voyez  comment  il  prévient  toutes  les 
objections  qu'on  peut  lui  faire!  C'est  encore  une 
adresse  théâtrde  d'aller  au-devant  des  objections, 
fut-on  même  dans  l'impossibilité  de  les  détruire. 
Le  spectateur,  content  de  voir  que  l'auteur  n'a 
point  péché  par  ignorance,  prend  le  change  et 
impute  tout  à  la  difficulté  du  sujet. 

L'art  de  tenir  les  esprits  en  suspens  ,  n'est  pas 
moindre  que  celui  de  préparer.  Cette  adresse  a 
souvent  fait  le  succès  de  plusieurs  ouvrages 
assez  médiocres.  C'est  elle  qui  a  soutenu  si 
long-temps  la  Sophonisbe  de  Mairet.  IN  os  grands 
maîtres  n'y  manquent  jamais.  En  voici  un  des 
exemples  le  plus  remarquables  :  il  est  tiré  du 
Duc  de  Fcix. 

Vamir  ,  fait  prisonnier  par  son  frère  ,  a  pris  les 
armes  pour  lui  enlever  Amélie.  L'auteur  veut 
prolonger  ,  jusqu  à  i'arrivée  d'Amélie  ,  l'explica- 
tion qui  doit  apprendre  au  duc  de  Foix  que  Vamir 
est  aimé  d  elle  ,  et  qiùi  n'a  pris  les  armes  que 
pour  la  lui  arracher.  Voyez  avec  quel  art  il  y 
réussit  !  Vamir  reproche  à  son  frère  d'être  révolté 
contre  sa  patrie.  Le  duc  lui  répond  : 

Ce  jour,  qui  semble  si  funeste, 
Des  feux  de  la  discorde  cteindi-a  ce  qui  reste. 


DE    CHAMFORT.  49 


VAMIR. 

Ce  jour  est  trop  horrible. 

lE  DUC, 

Il  va  comhler  mes  vœux. 

▼AMIR. 

Comment  ? 

lE    DUC. 

Tout  est  changé  ,  ton  frère  est  trop  heureux. 

VAMIR. 

Je  le  crois.  On  dirait  que  d'un  amour  extrême. 
Violent,  effréné  (car  c'est  ainsi  qu'on  aime), 
Ton  cœur  depuis  trois  mois  s'occupait  tout  entier. 

IK    DUC. 

J'aime  :  la  renommée  a  pu  le  publier. 

Oui,  j'aime  avec  fureur 

Ne  blâme  point  l'amonr  où  ton  frère  est  en  proie  ; 
Pour  me  justifier,  il  suffit  qu'on  la  voie. 

TAMIR. 

Cruel  !..  elle  vous  aime?... 

lE    DUC. 

Elle  le  doit  du  moins. 
Il  n'était  qu'un  obstacle  au  succès  de  mes  soins. 
Il  n'en  est  plus ,  je  veux  que  rien  ne  nous  sépare. 

VAMIR. 

Quels  effroyables  coups  le  cruel  me  prépare  ! 
Ecoute.  A  ma  douleur  ne  veux-tu  qu'insulter  ? 
Me  connais-tu  ?  Sais-tu  ce  que  j'ose  tenter  ? 
Dans  ces  funestes  lieux,  sais-tu  ce  qui  m'amène? 

LE    DUC. 

Oublions  ces  sujets  de  discorde  et  de  haine. 

Amélie  arrive  ,  et  c'est  devant  elle  que  §e  fait 
l'explication. 

VL  4 


5o  OEUVRES 

C'est  cet  art  de  suspendre  qui  fait  passer  le 
spectateur  de  l'espérance  à  la  crainte  ,  du  trouble 
à  la  joie  :  c'est  l'artifice  du  cinquième  acte  de 
Tanerède.  L'auteur  n'a  ,  pour  occuper  la  scène  , 
que  le  danger  de  Tancrède  et  l'incertitude  des 
événemens.  Argyre  envoie  les  chevaliers  le  secou- 
rir. Aménaïde  est  partagée  entre  la  crainte  et 
l'espérance.  Sa  confidente  vient  lui  apprendre  la 
victoire  de  son  amant.  Aménaïde  se  livre  aux 
transports  de  sa  joie;  et  le  retour  d'Aldanon,  qui 
lui  annonce  que  Tancrède  est  blessé  mortellement, 
la  rejette  dans  le  désespoir. 

Il  faudrait  parcourir  les  pièces  de  Racine  et  de 
Voltaire  pour  faire  voir  toutes  les  finesses  de  l'art 
dramatique  ;  et  dans  le  comique  ,  il  n'y  a  pas  une 
seule  des  bonnes  pièces  de  Molière  qui  ne  fasse 
admirer  toutes  les  ressources  de  son  génie  et  les 
finesses  de  son  art. 

POÈME  DRAMATIQUE. 

« 

Le  poème  dramatique ,  représentation  d'actions 
merveilleuses  ,  héroïques  ou  bourgeoises ,  est 
ainsi  nommé  du  mot  grec  'Jpa.u.a,  action ,  représen- 
tation ,  parce  que  ,  dans  cette  espèce  de  poème  , 
on  ne  raconte  point  l'action  comme  dans  l'épopée, 
mais  qu'on  la  montre  elle-même  dans  les  person- 
nages qui  la  représentent. 

L'action  dramatique  est  soumise  aux  yeux  et 
doit  se  peindre  comme  la  vérité  :  or  ,  le  jugement 


Dt   CHAMFORT.  5l 

des  yeux ,  ea  fait  de  spectacle ,  est  infiniment  plus 
redoutable  que  celui  des  oreilles.  Cela  est  si  vrai 
que ,  dans  les  drames  même  ,  on  met  en  récit  ce 
qui  serait  peu  vraisemblable  en  spectacle-  On  dit 
seulement  qu'Hippolyte  a  été  attaqué  par  un 
monstre  et  déchiré  par  ses  chevaux ,  parce  que ,  si 
on  eût  voulu  représenter  cet  événement  plutôt 
que  le  raconter,  il  y  aurait  eu  une  infinité  de 
petites  circonstances  qui  auraient  trahi  l'art  et 
changé  la  pitié  en  risée.  Le  précepte  d'Horace  y 
est  formel  ;  et  quand  Horace  ne  l'aurait  point  dit , 
le  raison  le  dit  assez. 

On  y  exige  encore,  non-seulement  que  l'action 
soit  une  ,  mais  qu'elle  se  passe  toute  en  un  même 
jour,  en  un  même  lieu.  La  raison  de  tout  cela  est 
dans  l'imitation.  Comme  toute  l'action  se  passe  en 
un  lieii ,  ce  lieu  doit  être  convenable  à  la  qualité 
des  acteurs.  Si  ce  sont  des  bergers ,  la  scène  est 
un  paysage  ;  celle  des  rois  est  un  palais  :  ainsi  du 
reste.  Pourvu  qu'on  conserve  le  caractère  du  lieu, 
il  est  permis  de  l'embellir  de  toutes  les  richesses 
de  l'art  ;  les  couleurs  et  la  perspective  en  font 
toute  la  dépense  :  cependant  il  faut  que  les  mœurs 
des  acteurs  soient  peintes  dans  la  même  scène , 
qu'il  y  ait  une  juste  proportion  entre  la  demeure 
et  le  maître  qui  l'habite,  qu'on  y  remarque  les 
usages  des  temps  ,  des  pays  ,  des  nations.  Un  Amé- 
ricain ne  doit  être  ni  vêtu  ni  logé  comme  un 
Français ,  ni  un  Français  comme  un  ancien  Ro- 
main ,  ni  même  comme  un  Espagnol  moderne.  Si 


5)2  OEUVRES 

on  n'a  point  de  modèle ,  il  faut  s'en  figurer  un  , 
conformément  à  Tidée  que  peuvent  en  avoir  les 
spectateurs. 

Les  deux  principales  espèces  de  poèmes  dra- 
matiques sont  la  tragédie  et  la  comédie ,  ou  , 
comme  disaient  les  anciens ,  le  cothurne  et  le 
brodequin. 

La  tragédie  partage  avec  l'épopée  la  grandeur 
et  l'importance  de  l'action ,  et  n'en  diffère  que  par 
le  dramatique  seulement  ;  elle  imite  le  beau ,  le 
grand  ;  la  comédie  imite  le  ridicule  ;  l'une  élève 
l'âme  et  forme  le  cœur,  l'autre  polit  les  mœurs  et 
corrige  les  dehors.  La  tragédie  nous  humanise  par 
la  compassion ,  et  nous  retient  par  la  crainte  ;  la 
comédie  ôte  le  masque  à  demi ,  et  nous  présente 
adroitement  le  miroir.  La  tragédie  ne  fait  pas 
rire  ,  parce  que  les  sottises  des  grands  sont^resque 
toujours  des  malheurs  publics  : 

Quidqiiid  délirant  reges ,  plectuntur  Acbivi. 

La  comédie  fait  rire ,  parce  que  les  sottises  des 
petits  ne  sont  que  des  sottises  :  on  n'en  craint 
point  les  suites.  I^a  tragédie  excite  la  terreur  et  la 
pitié;  ce  qui  est  signifié  par  le  nom  même  de  tra- 
gédie. La  comédie  fait  rire  ;  et  c'est  ce  qui  la  rend 
comique  ou  comédie. 

Au  reste  ,  la  poésie  dramatique  fit  plus  de 
progrès  depuis  j635  jusqu'en  i665  ;  elle  se  per- 
fectionna plus  en  ces  trente  années-là ,  qu'elle  ne 


DE    CHAMFORT.  53 

i"  avait  fait  dans  les  trois  siècles  précédens.  Rotroii 
parut  en  même  temps  que  Corneille  ;  Racine  , 
Molière  et  Quinaut  vinrent  bientôt  après.  Mais  il 
est  inutile  d'entrer  ici  dans  de  plus  grands  détails. 

PIÈCE    DE    THÉÂTRE. 

C'est  le  nom  qu'on  donne  à  la  fable  d'une  tra- 
gédie ou  d'une  comédie  ,  ou  à  l'action  qui  y  est 
représentée.  Chambers  ajoute  que  ce  mot  se  prend 
plus  particulièrement  pour  signifier  le  noeud  eu 
l'intrigue  qui  fait  la  difficulté  et  l'embarras  d'un 
poème  dramatique.  Cette  acception  du  mot  de 
pièce  peut  avoir  lieu  en  Angleterre  ;  mais  elle  n'est 
pas  reçue  parmi  nous.  Par  y^ièce  ,  nous  entendons 
le  poème  dramatique  tout  entier;  et  nous  compre- 
nons les  tragédies,  les  comédies,  les  opéras,  même 
les  opéras  comiques  ,  sous^le  nom  générique  de 
pièces  de  théâtre. 

On  appelle  aussi  pièces  de  poésie  certains  ou- 
vrages en  vers  d'une  médiocre  longueur. 

PLAN. 

C'est  le  nom  que  Ton  donne  au  tissu  d'une  pièce 
de  théâtre,  dont  le  plan  est  jeté  sur  le  papier  ,  d^is- 
tribué  en  actes  divisés  par  scènes,  et  dont  l'objet 
est  clairement  indiqué  par  l'auteur.  On  trouve  , 
dans  les  œuvres  de  Racine ,  le  canevas  du  premier 
acte  (\!Tphigénie  en  Tauride  ,  qui  peut  servir  do 
modèle. 


54 


OEUVRES 


CANEVAS. 


Le  plan  est  la  distribution  du  sujet  dramatique 
qu'on  veut  traiter  dans  ses  parties  conformément 
aux  règles  du  théâtre  ,  c'est-à-dire ,  en  actes  et  en 
scènes.  Si  l'on  est  bien  rempli  de  son  sujet,  si  on 
l'a  médité  long-temps  ,  on  n'aura  pas  de  peine , 
dit  Horace,  à  l'arranger  et  à  le  traiter  ensuite  avec 
la  clarté  et  la  noblesse  convenables. 


Cui  lecta  potenter  erit  res, 
Nec  facnndia  deseret  hune ,  nec  lucidus  ordo. 


Il  faut  bien  discerner  le  moment  où  l'action  doit 
commencer  et    où   elle  doit  finir ,  bien    choisir 
le  noeud  qui  doit  l'embarrasser  et  l'incident  prin- 
cipal qui   doit   la  dénouer  ,  considérer  de  quels 
personnages    secondaires  on  aura  besoin    pour 
mieux  faire  briller  le  principal,  bien  assurer  le 
caractère  qu'on  veut  leur  donner.   Cela  fait,  on 
divise  son  sujet  par  actes  et  les  actes  par  scènes  , 
de  manière  que  chaque  acte ,  quelque  grandes 
situations  qu'il  amène  ,  en  fasse  attendre  encore 
de  plus  grandes  ,  et  laisse  toujours  le  spectateur 
dans  l'inquiétude  (le  ce  qui  doit  arriver  jusqu'à 
l'entier  dénoûment.  Le  premier  acte  est  toujours 
destiné  à  l'exposition   du  sujet  ;  mais  ,  dans  les 
autres ,  il  est  de  l'art  du  poète  de  ménager  dans 
chacun  ,  des  situations  intéressantes  ,  de  grands 


DE  CUAMFORT.  55 

troubles  de  passions  ,  et  des  choses  qui  fassent 
spectacle.  En  conséquence,  on  distribue  les  scènes 
de  chaque  acte  ,  faisant  venir  pour  chacune  les 
personnages  qui  y  sont  nécessaires  ,  observant 
qu'aucun  ne  s'y  montre  sans  raison,  n'y  parle 
que  conformément  à  sa  dignité  ,  à  son  caractère, 
n'y  dise  que  ce  qui  est  convenable  et  qui  tend  à 
au£:menter  l'intérêt  de  l'action. 

Les  parties  du  drame  étant  ainsi  esquissées ,  ses 
actes  bien  marqués  ,  ses  incidens  bien  ménagés  et 
enchaînés  les  uns  aux  autres  ,  ses  scènes  bien 
liées ,  bien  amenées  ,  tous  ses  caractères  bien 
dessinés  ,  il  ne  reste  plus  au  poète  que  les  vers  à 
composer.  C'est  ce  que  le  grand  Corneille  trouvait 
de  moindre  dans  une  tragédie.  Quand  l'échafau- 
dage d'une  de  ses  pièces  était  dressé,  qu'il  en  avait- 
tracé  le  plana  :  Ma  pièce  est  faite,  disait-il  ;  je 
»  n'ai  plus  que  les  vers  à  faire.  » 

Aristote  donne  l'idée  d'un  plan  de  drame  dans 
sa  poétique  ,  mais  tracé  seulement  en  grand  et 
sans  descendre  dans  les  détails.  Soit  que  l'on 
travaille,  dit-il ,  sur  un  sujet  connu  ,  soit  que  l'on 
en  tente  un  nouveau ,  il  faut  commencer  par 
esquisser  la  fable  et  penser  ensuite  aux  épisodes 
ou  circonstances  qui  doivent  l'étendre. 

Est-ce  une  tragédie  ?  Dites  :  Une  jeune  prin- 
cesse est  conduite  sur  un  autel  pour  y  être  im- 
molée ;  mais  elle  disparaît  tout-à-coup  aux  yeux 
des  spectateurs  ,  et  elle  est  transportée  dans  un 
pays  où  la  coutume  est  de  sacrifier  les  étrangers 


56  ŒUVRfiS 

à  la  déesse  qu'on  y  adore.  On  la  fait  prétresse. 
Quelques  années  après,  le  frère  de  cette  prin- 
cesse arrive  dans  ce  pays  ;  il  est  saisi  par  les 
habifans  et  sur  le  poiiït  d'être  sacrifié  par  les 
mains  de  sa  sœur.  Il  s'écrie  :  «  Ce  n'est  donc  pas 
assez  que  ma  sœur  ait  été  sacrifiée,  il  faut  que 
je  le  sois  aussi  !»  A  ce  mot  il  est  reconnu  et 
sauvé. 

Mais  pourquoi  la  princesse  avait-elle  été  con- 
damnée à  mourir  sur  un  autel  ? 

Pourquoi  immole-t-on  les  étrangers   dans  la 
terre  barbare  où  son  frère  la  rencontre  ? 
Comment  a-t-il  été  pris  ? 

Il  vient  pour  obéir  à  un  oracle;  et  pourquoi 
cet  oracle  ? 

Il  est  reconnu  par  sa  sœur;  mais  cette  recon- 
naissance ne  pouvait-elle  se  faire  autrement? 

Toutes  ces  choses  sont  hors  du  sujet;  il  faut 
les  suppléer  dans  la  iable. 

Selon  le  même  Aristote,  il  faut  dresser  tout  le 
plan  de  son  sujet,  le  mettre  par  écrit  le  plus  exac- 
tement qu'on  le  peut,  et  le  faire  passer  tout 
entier  sous  ses  yeux  ;  car  en  voyant  amsi  nous- 
mêmes  très-clairement  toutes  ses  parties,  comme  si 
nous  étions  mêlés  dans  l'action  ,  nous  ti'ouve- 
rons  bien  sûrement  ce  qui  sied  ,  et  nous  remar- 
querons jusqu'aux  moindres  défauts  et  jusqu'aux 
moindres  contrariétés  qui  pourraient  nous  être 
échappées. 

Il  veut  encore  qu'en  composant  on  imite  les 


DE    CHAMFORT.  ^7 

gestes  et  l'action  de  ceux  qu'on  fait  parler;  car  , 
de  deux  hommes  qui  seront  d'un  égal  génie  ,«ce- 
lui  qui  se  mettra  dans  la  passion  sera  toujouri» 
plus  persuasif  :  et  une  preuve  de  cela,  c'est 
que  celui  qui  est  véritablement  agité ,  agite 
de  même  ceux  qui  l'écoutent  ;  celui  qui  est  en 
colère ,  ne  manque  jamais  d'exciter  les  mêmes 
mouvemens  dans  le  cœur  des  spectateurs. 

Une  invention  purement  raisonnable,  dit  le 
grand  Corneille,  peut  être  très-mauvaise;  une 
invention  théâtrale  que  la  raison  condamne  dans 
l'examen ,  peut  faire  un  très-grand  effet  :  c'est 
que  l'imagination  émanée  de  la  grandeur  du  spec- 
tacle se  demande  rarement  compte  de  son  plaisu'. 

Si,  dans  le  plan  qu'on  trace  de  son  sujet,  on 
commence  par  une  situation  forte,  il  faut  que 
tout  le  reste  soit  de  la  même  vigueur,  ou  il 
languira/ H  est  donc  bien  essentiel,  en  crayon- 
nant son  dessin,  de  ménager  les  situations  de 
manière  qu'elles  deviennent  toujours  plus  frap- 
pantes, plus  intéressantes,  plus  terribles.  Il  faut 
commencer  par  le  plus  faible  pour  aller  par 
degrés  au  plus  fort. 

Le  plan  d'un  drame  peut  être  fait  et  très-bien 
fait,  sans  que  le  poète  sache  rien  encore  du  ca- 
ractère qu'il  attachera  à  ses  personnages.  Des 
hommes  de  différens  caractères  sont  tous  les 
jours  exposés  à  un  même  événement.  Celui  qui 
sacrifie  s^  fille  peut  être  ambitieux,  faible  ou  fé- 
roce; celui  qui  a  perdu  son  argent  peut  être  ri- 


n 


58  ŒUVRES 

che  ou  pauvre  ;  celui  qui  craint  pour  sa  maî- 
tresse, bourgeois  ou  héros,  tendre  ou  jaloux, 
prince  ou  valet  :  c'est  au  poète  à  se  décider  pour 
l'un  ou  pour  l'autre. 

Une  des  meilleures  règles  pour  bien  former 
un  plan,  c'est  de  diviser  l'action  principale  en 
cinq  parties  bien  distinctes,  qui  fassent  autant 
de  tableaux  différens  qui  ne  se  confondent  pas 
les  uns  dans  les  autres,  et  qui  mettent  une  es- 
pèce d'unité  dans  chaque  acte.  Cette  méthode 
produit  nécessairement  deux  effets;  elle  facilite 
l'attention  du  spectateur,  parce  que  les  choses, 
plus  liées  entre  elles,  se  lient  aussi  plus  facilement 
dans  son  esprit  ;  et  elle  augmenle  d'ailleurs  son 
émotion  ,  parce  qu'il  est  frappé  plus  continû- 
ment par  le  même  endroit. 


SUJET. 


Le  sujet  est  ce  que  les  anciens  ont  nommé, 
dans  le  poème  dramatique,  la  fable,  et  ce  que 
nous  nommons  encore  l'histoire  ou  le  roman  : 
c'est  le  fonds  principal  de  l'action  d'une  tragédie 
ou  d'une  comédie.  Tous  les  sujels  frappans  dans 
l'histoire  ou  dans  la  fable  ne  peuvent  point  tou- 
jours paraître  heureusement  sur  la  scène  :  en 
effet  ,  leur  beauté  dépend  souvent  de  quelque 
circonstance  que  le  théâtre  ne  peut  souffrir.  Le 
poète  ne  peut  retrancher  ou  ajouter  à  son  sujet, 
parce  quil  n'esl  point  d'une  nécessité  absolue  que 


DE    CHAMFOllT.  .>9 

la  scène  donne  les  choses  comme  elles  ont  été , 
mais  seulement  comme  elles  ont  pu  être. 

On  peut  distinguer  plusieurs  sortes  de  sujets; 
les  uns  sont  d'incidens,  les  autres  de  passions  : 
il  y  a  des  sujets  qui  admettent  tout  à  la  fois  les 
incidens  et  les  passions. 

C'est  un  sujet  d'incidens,  lorsque,  d'acte  en 
acte  et  presque  de  scène  en  scène ,  il  arrive  quel- 
que chose  de  nouveau  dans  l'action  ;  c'est  un 
sujet  de  passion,  quand,  d'un  fonds  simple  en 
apparence,  le  poète  a  l'art  de  taire  sortir  des  mou- 
vemens  rapides  et  extraordinaires ,  qui  portent 
l'épouvante  ou  l'admiration  dans  l'àme  des  spec- 
tateurs. 

Enfin,  les  sujets  mixtes  sont  ceux  qui  produi- 
sent en  même  temps  la  surprise  des  incidens  et 
le  trouble  des  passions.  H  est  hors  de  doute  que 
les  sujets  mixtes  sont  les  meilleurs  et  se  sputien- 
nent  le  mieux. 

ROMAN. 

C'est  le  nom  qu'on  donne  quelquefois  au  tissu 
d'événemens  qui  entrent  dans  l'action.  Ce  mot 
sert  aussi  quelquefois  à  désigner  les  pièces  dont 
le  fonds  est  un  roman  connu ,  telles  que  sont  la 
plupart  des  pièces  de  La  Chaussée. 

FABLE. 

C'est,  dans  la  poétique  d'Aristote,  une  des  six 


6o  OEUVRES 

parties  de  la  tragédie  ;  il  la  définit  la  composition 
des  choses.  Il  divise  les  fables,  en  fables  simples 
et  en  fables  implexes;  il  appelle  simples,  les  ac- 
tions qui,  étant  continues  et  unies,  finissent  sans 
reconnaissance  et  sans  révolutions;  il  appelle  im- 
plexes, celles  qui  ont  la  révolution  ou  la  recon- 
naissance, ou,  mieux  encore,  toutes  les  deux. 

Dans  la  fable  simple,  il  n'y  point  de  révolution 
décisive;  les  choses  y  suivent  un  même  cours, 
comme  dans  Atrée.  Celui  qui  méditait  de  se  ven- 
ger, se  ^enge;  celui  qui,  dès  le  commencement, 
était  dans  le  malheur,  y  succombe  :  et  tout  est 
fini.  L'inconvénient  de  ces  sortes  de  fables  ,  c'est 
qu'elles  ne  portent  pas  assez  loin  la  terreur  et  la 
pitié. 

La  fable  implexe  est  à  révolution  simple  ou  à 
ré\olution  composée.  Dans  le  premier  cas,  s'il 
n'y  a  qu'un  personnage  principal,  il  est  vertueux, 
ou  méchant,  ou  mixte;  et  il  passe  d'un  état  heu- 
reux à  un  état  malheureux,  ou  au  contraire.  S'il 
y  a  deux  personnages  principaux,  l'un  et  l'autre 
passent  de  la  bonne  à  la  mauvaise  fortune,  ou  de 
la  mauvaise  à  la  bonne;  ou  la  fortune  de  l'un  per- 
siste ,  tandis  que  celle  de  l'autre  change;  et  ces 
combinaisons  se  multiplient  par  la  qualité  des 
personnages,  dont  chacun  peut  être  méchant  ou 
bon,  ou  mêlé  de  -viCes  et  de  vertus. 

La  fable  à  révolution  composée  ou  double  , 
doit  avoir  deux  personnages  principaux,  bons  , 
mauvais  ou  mixtes ,  et  la  même  révolution  doit 


DE    CHAMFORT.  6l 

les  faire  changer  de  fortune  en  sens  contraire. 
Dans  la  fable  unie  et  smjjle,  si  l'on  représente 
le  malheur  du  méchant,  ce  malheur  n'inspire  ni 
pitié  ni  terreur;  nous  le  regardons  comme  la 
juste  punition  de  son  crime.  Si  c'est  l'homme  de 
bien  qu'on  nous  retrace  dans  le  malheur  et  la 
disgrâce,  son  malheur,  à"  la  vérité,  nous  afflige  et 
nous  épouvante ,  maià  comme  ce  malheur  ne 
change  par  aucune  révolution,  il  nous  attriste, 
nous  décourage  ,  et  finit  par  nous  révolter.  Il  ne 
reste  donc  à  la  fable  simple  que  le  malheur  d'un 
personnage  mixte,  c'est-à-dire  qui  ne  soit  ni  tout 
à-fait  bon ,  ni  tout-à-fait  méchant. 

Dans  les  fables  à  double  révolution,  il  faut 
éviter  de  faire  entrer  deux  principaux  person- 
nages de  même  qualité,  car  si ,  de  ces  deux  hom- 
mes également  bons  ou  mauvais,  ou  mêlés  de 
vices  et  de  vertus,  l'un  devient  heureux  et  l'au- 
tre malheureux ,  l'impression  de  deux  événemens 
opposés  se  contrarie  et  se  détruit.  On  ne  sait 
plus  si  l'on  doit  s'affliger  ou  se  réjouir^  ni  ce 
qu'on  doit  craindre  ou  espérer. 

Il  faut  éviter  aussi  d'y  faire  périr  l'homme  de 
bien  et  prospérer  le  méchant  ;  mais  il  faut  obser- 
ver la  règle  contraire,  c'est-à-dire,  que  le  m'échant 
tombe  dans  l'infortune,  et  que  le  juste,  le  ver- 
tueux, pour  qui  on  s'intéresse,  passe  du  malheur 
à  la  prospérité.  C'est  ainsi  que  la  vertueuse  Iphi- 
génie ,  qu'on  tremble  de  voir  immolée  selon  l'o- 
racle de  Calchas,  se  trouve  sauvée;  et  Ériphile  sa 


62  ŒUVRES 

rivale,  injuste  et  méchante,  se  trouve, par  la  même 
révolution  ,  la  malheureuse  victime  désignée  par 
l'oracle;  et  elle  s'immole  elle-même  de  rage  et  de 
dépit. 

La  fable  tragique  ,  selon  Aristote ,  peut  se 
combiner  de  quatre  manières  différentes  :  la  pre- 
mière ,  lorsque  le  crime  s'achève  ;  la  seconde  , 
lorsqu'il  ne  s'achève  pas  ;  la  troisième ,  quand  il 
est  commis  sans  connaissance  et  comme  invo- 
lontairement; la  quatrième  enfin,  quand  il  est 
commis  de  propos  délibéré.  Dans  toutes  ces  com- 
binaisons, le  poète  hal^ile  peut  trouver  de  l'in- 
téressant et  du  pathétique. 

Dans  Œdipe  ^  le  crime  est  commis  avant  d'être 
connu  ;  et  la  connaissance  qu'en  ont  ensuite  ceux 
qui  l'ont  commis,  cause  la  plus  grande  terreur 
dans  le  dénoùment. 

Dans  Mérope  et  dans  Iphigénie  en  Tauride ,  le 
crime  est  reconnu  avant  d'être  commis  ;  Mérope 
recomiaît  son  fils  Existe  sur  le  ooint  de  l'immo- 
1er.  Iphigénie  reconnaît  de  même  Oreste  son  frère, 
au  moment  où  elle  va  le  sacrifier.  Cette  recon- 
naissance empêche  le  crime  de  se  consommer  ; 
mais  le  spectateur  n'en  a  pas  moins  frémi  sur 
le  sort  d'Égiste  et  d'Oreste  ;  et  le  but  de  la  tra- 
gédie est  également  rempli   dans  ces  fables. 

Le  grand  Corneille  a  inventé  une  autre  combi- 
naison pour  la  fable  tragique ,  ou ,  si  l'on  veut  , 
un  autre  genre  de  fable  :  c'est  celle  où  le  crime , 
entrepris    avec    connaissance   de  cause,  ne  s'a- 


DE    CHAMFORT.  63 

chève  pas.  La  fin  de  ces  sortes  de  fables  n'a  rien 
de  touchant  ;  mais  elles  ne  laissent  pas  de  donner 
lieu ,  dans  le  cours  du  spectacle,  au  plus  grand 
pathétique  et  aux  plus  fortes  émotions  de  l'àme  , 
par  les  combats  que  doit  éprouver  celui  qui  a 
médité  le  crime.  Il  faut  observer,  dans  cette  sorte 
de  fable ,  que  celui  qui  a  entrepris  le  crime  ne  l'a- 
bandonne pas  par  un  simple  changement  de  vo- 
lonté, mais  qu'il  en  soit  empêché  par  une  cause 
étran£[ère. 

La  fable  de  la  comédie  consiste  dans  l'exposi- 
tion d'une  action  prise  de  la  vie  ordinaire ,  dans 
le  choix  des  caractères,  dans  l'intrigue  ,  les  inci- 
dens ,  etc. ,  au  moyen  desquels  on  parvient  à  faire 
sortir  le  ridicule  d'un  vice  quelconque  ,  si  le  sujet 
est  vraiment  comique,  ou  à  développer  divers 
sentimens  du  cœur,  si  le  sujet  n'est  pas  véritable- 
ment comique. 

La  fable,  soit  tragique,  soit  comique,  est  ce 
qu'on  appelé  plus  ordinairement  le  roman  de  la 
pièce. 


DIVISION  DRAMATIQUE. 

PROLOGUE. 

C'est,  dans  le  poème  dramatique,  un  discours 
qui  précède  la  pièce,  et  dans  lequel  on  introduit, 
tantôt  un  seul  acteur,   et  tantôt  plusieurs  interlo- 


04  cœuvnES 

cuteuis.  Ce  mot  vient  du  grec  rjo  ,  devant,  et  Àoyo^-, 
discours  ;  prœloquium,  discours  qui  précède 
quelque  chose. 

L'objet  du  prologue,  chez  les  anciens  et  origi- 
nairement, était  d'apprendre  aux  spectateurs  le 
sujet  de  la  pièce  qu'on  allait  représenter,  à  les 
préparer  à  entrer  plus  aisément  dans  l'action  et  à 
en  suivre  le  til. 

Quelquefois  aussi,  il  contenait  l'apologie  du 
poète,  et  une  réponse  aux  critiques  qu'on  avait 
faites  de  ses  pièces  précédentes.  On  peut  s'en  con- 
vaincre par  l'inspection  des  prologues  des  tragé- 
dies grecques  et  des  comédies  de  Térence. 

Les  prologues  des  pièces  anglaises  roulent 
presque  toujours  sur  l'apologie  de  l'auteur  dra- 
matique dont  on  va  jouer  la  pièce  ;  l'usage  du 
prologue  est ,  sur  le  théâtre  anglais  ,  beaucoup 
plus  ancien  que  celui  de  l'épilogue. 

Les  Français  ont  presque  entièrement  banni  le 
prologue  de  leurs  pièces  de  théâtre ,  à  l'exception 
des  opéras.  On  a  cependant  quelques  comédies 
avec  des  prologues,  telles  que  les  Caractères  de 
Thalie ,  Basile  et  Quitteriez  Ésope  au  Parnasse ^  et 
quelques  pièces  du  théâtre  italien  ;  mais  en  gé- 
néral ,  il  n'y  a  que  les  opéras  qui  aient  conservé 
constamment  le  prologue. 

Le  sujet  du  prologue  des  opéras  est  presque 
toujours  détaché  de  la  pièce;  souvent  il  n'a  pas 
avec  elle  la  moindre  liaison.  La  plupart  des  pro- 
logues des  opéras  de  Quinaut  sont  à  la  louange 


I 


DE    CHAMFORT.  65 

de  Louis  xiv.  On  regarde  cependant  comme  les 
meilleurs  prologues  ceux  qui  ont  du  rapport  à 
la  pièce  qu'ils  précèdent ,  quoiqu'ils  n'aient  pas  le 
même  sujet  :  tel  est  celui  à'Amadis  des  Gaules.  Il 
y  a  des  prologues  qui,  sans  avoir  de  rapport  à  la 
piè(^ ,  ont  cependant  un  mérite  particulier  pour 
la  convertance  qu'ils  ont  au  temps  où  elle  a  été 
représentée  :  tel  est  le  prologue  à'Hésione  ,  opéra 
qui  fut  donné  en  1700.  Le  sujet  de  ce  prologue 
est  la  célébration  des  jeux  séculaires. 

Dans  l'ancien  théâtre  ,  on  appelait  prologue 
l'acteur  qui  récitait  le  prologue  ;  cet  acteur  était 
regardé  comme  un  des  personnages  de  la  pièce  , 
où  il  ne  paraissait  pourtant  qu'avec  ce  caractère. 
Ainsi  ,  dans  Y Amphytrion  de  Plante  ,  Mercure 
fait  le  prologue;  mais,  comme  il  fait  aussi,  dans  îa 
comédie,  un  des  principaux  rôles  ,  les  critiques 
ont  pensé  que  c'était  une  exception  à  la  règle 
o^énérale. 

Chez  les  anciens ,  la  pièce  commençait  dès  le 
prologue  :  chez  les  Anglais ,  elle  ne  commence  que 
quand  le  prologue  (îst  fini  ;  c'est  pour  cela  qu'au 
théâtre  anglais  ,  la  toile  ne  se  lève  qu'après  le  pro- 
logue, au  lieu  qu'au  théâtre  des  anciens,  elle  devait 
se  lever  auparavant.  Chez  les  Anglais,  ce  n'est 
point  un  personnage  de  la  pièce ,  c'est  l'auteur 
même  qui  est  censé  adresser  la  parole  aux  spec- 
tateurs :  au  contraire,  celui  que  les  anciens  nom- 
maient prologue ,  était  censé  pariei-  à  des  per- 
sonnes présentes  à  l'action  même  ,  et  avait ,  au 
IV.  5 


66  OLUvr.KS 

moins  pour  le  prologue,  un  caractère  dramatique. 
Les  anciens  distinguaient  trois  sortes  de  pro- 
logues :  l'un  ,  dans  lequel  le  poète  exposait  le 
sujet  de  la  pièce  ;  l'autre  ,  où  le  poète  implorait 
l'indulgence  du  public ,  ou  pour  son  ouvrage  ,  ou 
pour  lui-même  ;  le  troisième,  où  il  répondait  aux 
objections.  Donat  en  ajoute  une  quatrième  espèce, 
dans  laquelle  entrait  quelque  chose  de  toutes  les 
autres,  et  qu'il  appelle,  par  cette  raison ,  prologue 
mixte.  Les  anciens  distinguaient  encore  les  pro- 
logues en  deux  espèces  :  l'une  où  l'on  n'Introdui- 
sait qu'un  seul  personnage  ,  l'autre  oii  deux 
acteurs  dialoguaient.  On  trouve  de  l'une  et  de 
l'autre  dans  Plante. 


PROTASE. 


Dans  l'ancienne  poésie  dramatique  ,  c'était  la 
première  partie  d'une  pièce  de  théâtre,  qui  servait 
à  faire  connaître  le  caractère  des  principaux  per- 
sonnages ,  et  à  exposer  le  sujet  sur  lequel  roulait 
toute  la  pièce. 

Ce  mot  est  formé  d'un  mot  grec  ,  qui  veut  dire 
tenir  le  premier  lieu  :  c'était ,  en  effet,  par  là  que 
s'ouvrait  le  drame.  Selon  quelques-uns ,  la  pro- 
tase  des  anciens  revient  à  nos  deux  premiers 
actes  ;  mais  ceci  a  besoin  d'être  éclairci. 

Scaliger  définit  la  protase  :  in  quel  proponitur 
et  narratur  summa  rel  sine  declaratione ,  c'est-à 
dire,  l'exposition  du  sujet  sans  en  laisser  pénétrer 


DE    Cil  AM  FORT.  G  7 

le  dénoûmeut.  Mais  si  cette  exposition  se  fait  en 
une  scène  ,  on  n'a  donc  besoin  pour  cela ,  ni  d'un , 
ni  de  deux  actes.  C'est  la  longueur  du  récit ,  sa 
nature  et  sa  nécessité,  qui  déterminaient  l'étendue 
de  la  protase  à  plus  ou  moins  de  scènes  ,  la  ren- 
fermaient quelquefois  dans  le  premier  acte  ,  et  le 
second. 

Aussi,  Vossius  remarque-t-il  que  cette  notion 
que  Donat  ou  Evanthe  ont  donnée  de  la  protase 
( protasis  est  primus  actas  initiumque  dramatis ) , 
n'est  rien  moins  qu'exacte;  et  il  allègue  en  preuve 
le  Miles gloriosLis  de  Plante  ,  où  la  protase,  ce  que 
Scaliger  appelle  rei  sumnia ,  ne  se  fait  que  dans 
la  première  scène  du  second  acte  ;  après  quoi , 
l'action  commence  proprement.  La  protase  ne 
revient  donc  à  nos  deux  premiers  actes  qu'à  raison 
de  la  première  place  qu'elle  occupait  dans  une 
tragédie  ou  dans  une  comédie ,  et  iniUement  à 
cause  de  son  étendue. 

'Ce  que  les  anciens  entendaient  par  protase , 
nous  l'appelons  préparation  ou  exposition  du 
V  sujet  ,  deux  choses  qu'il  ne  faut  pas  confondre. 
L'une  consiste  à  donner  une  idée  générale  de  ce 
qui  \  a  se  passer  dans  le  cours  de  la  pièce  ,  par 
le  récit  de  quelques  événemens  que  l'action  sup- 
pose nécessairement.  C'est  d'elle  que  Despréaux  a 
dit  : 

Que  ,  dès  les  premiers  vers ,  l'action  pit'paiVe  , 
Sans  peiue  du  sujet  aplanisse  l'eiitJLf. 


6S  OEllVRî-S 

L'autre  développe  d'une  manière  un  peu  plus 
précise  et  plus  circonstanciée  le  véritable  sujet  de 
la  pièce.  Sans  cette  exposition  ,  qui  consiste  quel- 
quefois dans  un  récit,  et  quelquefois  se  développe 
peu  à  peu  dans  le  dialogue  des  premières  scènes , 
il  serait  comme  impossible  aux  spectateurs  d'en- 
tendre une  tragédie  dans  laquelle  les  divers  inté- 
rêts et  les  principales  actions  des  personnages  ont 
un  rapport  essentiel  à  quelque  autre  grand  évé- 
nement qui  influe  sur  l'action  théâtrale  ,  qui  dé- 
termine les  incidens ,  et  qui  prépare  ,  ou  comme 
cause,  ou  comme  occasion  ,  les  choses  qui  doivent 
ensuite  arriver.  C'est  de  cette  partie  que  ce  même 
poè^te  a  dit  : 

Le  sujet  n'est  jamais  assez  tôt  explique. 

Cette  exposition  du  sujet  ne  doit  point  être  si 
claire  ,  qu'elle  instruise  parfaitement  le  spectateur 
de  tout  ce  qui  doit  arriver  dans  la  suite,  mais  le 
lui  laisser  entrevoir  comme  une  perspective,  pour 
le  rapprocher  par  degrés  et  le  développer  succes- 
sivement ,  afin  de  ménager  toujours  un  nouveau 
plaisir  partant  du  même  principe  ,  quoique  varié 
par  de  nouveaux  incidens  qui  piquent  et  réveillent 
îa  curiosité.  Car  si  l'on  suppose  une  fois  l'esprit 
suffisamment  instruit ,  on  le  prive  du  plaisir  de  la 
surprise  ,  auquel  il  s'attendait.  C'est  précisément 
ce  que  dit  Donat,  quand  il  définit  la  protase  : 
Primas  actus  fabulœ  ,  quo  pars  argumenti  expli- 


Dr    CHÀMFORT.  69 

catur ,  pars    reticetur  ad  popuU  expectationeni 
tenenclam. 

Les  anciens  connaissaient  peu  cet  art  :  au  moins 
les  Latins  s'enjbarrassaient-iis  peu  de  tenir  ainsi 
l'esprit  des  spectateurs  dans  l'attente.  Dès  le  pro- 
logue d'une  pièce  ,  ils  en  annonçaient  toute  l'or- 
donnance ,  la  conduite  et  le  dénoùment  :  témoin 
YJmphjtrion  de  Plante.  Les  modernes  entendent 
mieux  leurs  intérêts  et  ceux  du  public. 

ÉPITASE  ,   EXPOSITION. 

L'EXPOSiTio^r  est  la  partie  du  poème  dramatique 
dans  laquelle  l'auteur  jette  les  fondemens  de  la 
pièce ,  en  exposant  les  faits  de  l'avant-scène  qui 
doi-'.ent  produire  ceux  qui  vont  arriver,  en  éta-, 
blissant  les  intérêts  et  les  caractères  des  person- 
nages qui  doivent  y  avoir  part ,  et  surtout  en  diri- 
geant l'esprit  et  le  cœur  du  côté  de  l'intérêt  prin- 
cipal dont  on  \eut  les  occuper. 

r*iais  comme  la  tragédie  est  une  action  ,  il  faut 
que  le  poète  se  cache  dès  le  commencement ,  de 
manière  qu'on  ne  s'aperçoive  pas  qu'il  prend  ses 
avantages  et  que  c'est  lui  qui  s'arrange  ,  plutôt 
que  les  acteurs  n'agissent. 

Beaucoup-  d'expositions  de  nos  tragédies  res- 
semblent bien  moins  à  une  partie  de  l'action  qu'à 
des  prologues  des  anciens  ,  où  un  comédien  venait 
mettre  le  spectateur  au  fait  de  l'aclion  qu'on  allait 


70  OEUVRES 

lui  représenter  ,  en  lui  racontant  franchement  les 
aventures  passées  qui  y  donnaient  lieu.  ^ 

Le  poète  s'affranchissait  par  là  de  l'art  pénible 
de  mêler  les  échafaudages  avec  l'édifice  et  de  les 
tourner  en  ornemens.  Corneille  lui-même  ne 
s'est  pas  trop  élevé  au-dessus  de  ces  usages  dans 
l'exposition  de  Roclogune ,  où ,  par  un  acteur 
désintéressé,  il  fait  faire  à  im  autre  qui  ne  l'est  pas 
moins ,  toute  l'histoire  nécessaire  à  l'intelligence 
de  la  tragédie  ;  et  l'histoire  est  si  longue  qu'il  a 
fallu  la  couper  en  deux  scènes,  ou  l'interrompre, 
pour  laisser  parler  les  deux  princes  qui  arrivent  : 
et  on  la  reprend  dès  qu'ils  sont  sortis. 

C'est  le  plus  grand  exemple  d'une  exposition 
froide  ;  mais  aussi  c'est  ce  même  Corneille  qui  en 
a  donné  le  plus  parfait  modèle  dans  la  Mort  de 
Pompée,  où  Ptolemée  tient  conseil  sur  la  conduite 
qu  il  doit  tenir  après  la  victoire  de  César  à  Phar- 
sale.  Cette  exposition  est  imposante,  auguste, 
attendrissante  ;  elle  forme  en  même  temps  le  nœud 
de  l'action. 

La  première  règle  de  l'exposision  est  de  bien 
faire  connaître  les  personnages,  celui  qui  parle, 
celui  à  qui  on  parle  et  celui  dont  on  parle  ,  le  lieu 
où  ils  sont,  le  temps  où  l'action  commence  : 

Que ,  dès  les  premiers  vers ,  l'.ictlon  préparée , 
Sans  peine  du  sujet  aplanisse  TentnV  : 
I.c  sujet  n'cr.t  jamais  assez  tôt  expliqué. 


DK    CHAT.TFO'RT.  7I 

Le  grand  secret  est  d'exciter  d'abord  beaucoup 
de  curiosité  : 

Inventez  des  ressorts  qui  puissent  m'attacher. 

^  Toute  scène  qui  ne  donne  pas  envie  de  voir  les 
autres  ,  ne  vaut  rien'.  (  0  kiitx,»»-i    ) 

Si  le  sujet  est  grand,  est  connu  ,  comme  la. 3Iort 
de  Pompée  ,  le  poète  peut  tout  d'un  coup  entrer 
en  matière  ;  les  spectateurs  sont  au  fait  de  l'action 
commencée  ,  dès  les  premiers  vers  ,  sans  obscu- 
rité :  mais  si  les  héros  de  la  pièce  sont  tous  nou- 
veaux pour  les  spectateurs,  il  faut  faire  connaître, 
dès  les  premiers  vers,  leurs  différens intérêts,  etc. 

L'oubli  le  plus  léger  suffit  pour  détruire  toute 
illusion.  Une  petite  circonstance  omise  ou  mal 
présentée  décèle  la  maladresse  du  poète  et  affai- 
blit l'intérêt.  Il  faut  expliquer  tout  ce  qui  le 
demande,  et  rien  au-delà. 

Corneille  prétend  que  le  poète  est  dispensé  de 
motiver  ,  dans  l'exposition  ,  l'arrivée  des  acteurs  ; 
c'est  une  licence  qui  peut  quelquefois  être  prise  , 
mais  il  semble  qu'il  est  mieux  de  s'en  passer.  L'acte 
est  froid  quand  l'exposition  n'est  pas  amenée  par 
un  incident  important  ;  il  est  même  à  souhaiter 
qu'elle  en  soit  suivie. 

La  manière  la  plus  commune,  et  par  conséquent"^\ 
la  plus  défectueuse,  d'amener  une  exposition,  c'est 
de  faire  faire  à  un  acteur  ,  par  un  autre,  tous  les 
récits  dont  il  a  besoin ,  tantôt   dans  le  dessein 


«7^  ŒUVRES 

d'instruire  un  personnage  qui  n'est  pas  au  fait , 
tantôt  en  lui  rappelant  ce  qu'il  peut  avoir  oublié  , 
quelquefois  même  en  lui  disant  qu'il  s'en  souvient, 
comme  si  c'était  une  raison  de  le  lui  redire.  De  là, 
deux  défauts  :  celui  de  la  ressemblance  et  celui  de 
la  langueur.  Le  spectateur  est  tellement  habitué 
à  cet  usage ,  qu'il  n'est  qu'auditeur  dans  le  com- 
mencement. Il  ne  compte  pas  qu'il  soit  encore 
temps  d'être  ému.  Les  règles  veulent  qu'il  attende  ; 
ef  il  abarulonne  le  premier  acte ,  quelquefois 
davantage,  aux  besoins  du  poète,  dans  l'espérance 
qu  il  lui  ménage  par  là  de  grandes  émotions. 

On  doit  tâcher  de  mettre  tout  en  action  jusqu'à 
rexpositi(jn.  On  en  impose  au  spectateur,  qui  se 
trouve  d'abord  dans  l'iJUision.  Il  n'aperçoit  pas  le 
poète  sous  les  personnages  ;  l'art  des  préparatifs 
disparaît. 

Il  est  difficile  ,  en  effet ,  de  croire  que  les  dis- 
cours de  deux  personnages  passionnés  aient  d'autre 
objet  que  de  développer  leurs  sentimens  ;  et ,  à  la 
faveur  de  cette  émotion  ,  le  poète  instruit  adroi- 
tement 1  s  spectateurs  de  tout  ce  qu'il  a  intérêt 
qu'on  sache. 

Si  le  poète  ose  débuter  par  une  situation  forte  , 
il  se  mettra  dans  la  nécessité  de  soutenir  le  ton 
qu'il  aura  pris  ,  et  son  ouvrage  y  gagnera. 

Si  le  poète  a  choisi  un  sujet  dont  l'avant-scène 
ne  soit  pas  trop  compliquée ,  l'exposition  en  sera 
plus  facile  et  plus  claire. 
:  'Il  est  à  souhaiter  que  l'action  commence  dans 


DE    CHAMFORT.  73 

un  jour  illustre  ou  désiré,  remarquable  par  quel- 
que événement  qui  tienne  lieu  cVépoque  ou 
qui  puisse  le  devenir.  Corneille  manque  rare- 
ment à  cette  règfle. 

I.e  poète  doit  se  ménager ,  autant  que  son  sujet 
peut  le  lui  permettre  ,  quelqne  description  bril- 
lante qui  passionne  son  exposition,  comme  le  dis- 
cours de  Cinna  aux  conjurés,  comme  le  récit  de 
la  mort  de  Cresfonte  dans   Mérope. 

L'exposition  d'Othoii  est  citée  comme  modèle: 
elle  est  naturelle  ,  noble  ,  bien  amenée,  marquée 
par  une  époque  intéressante.  Il  s'agit  de  désigner 
un  successeur  à  Galba.  L'avant-scène  y  entre  avec 
beaucoup  de  netteté  et  de  précision  ;  mais  ne 
manque-t-elle  pas  l'objet  de  toute  exposition  ,  qui 
est  d  exciter  un  vif  intérêt ,  au  moins  de  curio- 
sité ?  Othon  est  amoureux  de  Plautine  ,  fille  de 
Vinius,  consul,  et  ministre  de  Galba.  Albin  ,  con- 
fident d'Otlion ,  conseille  à  son  maître  de  s'atta- 
cher à  Camille,  nièce  de  l'empereur  ,  qui  lui  por- 
tera l'empire  en  dot.  Voici  comment  Othon  rejette 
cette  proposition. 

Porte  à  d'autres  qu'à  moi  cette  amorce  inutile  : 
Mon  cœur,  tout  à  Plautine  ,  est  ferme-  pour  Camille. 
La  beauté  de  l'objet,  la  bonté  de  cbanger, 
Le  succès  incertain,  l'infaillible  danger, 
Tout  met  à  ces  projets  d'invincibles  obstacles. 

Un  amant  qui  fait  entrer  Tincertitude  de  réussir 
auprès  d'une  autre  femme,  dans  les  raisons  d'être 


74  ŒUVIIILS 

fidèle  à  celle  qu  il  aime  ,  ne  peut  intéresser  vive- 
ment ;  et  Plauîine  qui  renonce  généreusement  à 
Othon  ,  ne  réchauffe  pas  l'intérêt  en  lui  offrant 
le  dédommagement  d'un  amour  au-dessus  des 
sens. 

L'exposition  de  Bajazet  paraît  d'un  ordre  infi- 
niment supérieur.  Osmin  arrive  d'un  long  voyage. 
L'étonnement  qu'il  montre  en  entrant  dans  Tin- 
té rieiu^  du  sérail  ,  fait  voir  qu'il  s'est  passé  quel- 
que chose  d'important  dans  son  absence,  et  qu'il 
ne  peut  savoir.  Les  questions  d'Acomat  laissent 
entrevoir  une  partie  de  ses  projets.  Il  y  a  peu 
d'avant-scènes  aussi  chargées  de  détads  néces- 
saires ,  et  il  y  en  a  peu  qui  soient  aussi  claires. 
Aussi  cette  exposition  passe-t-elle  pour  un  modèle 
unique  en   son  genre. 

Mais  ne  pourrait -on  pas  lui  préférer  encore 
celles  qui  joignent  à  ce  mérite  celui  d'être  en 
sentiment  et  en  tableaux  ?  Il  semble  que  celle 
di  Iphigénie  réunit  ce  double  avantage. 

Un  grand  roi,  réveillé  par  ses  inquiétudes  pa- 
ternelles ,  voyant  ses  soldats  endormis  autour  de 
lui, 'présente  un  tableau  bien  noble;  et  les  com- 
bats de  son  cœur  forment  une  exposition  bien 
touchante. 

C'est  encore  le  mérite  de  Sémiramis.  Le  grand- 
prêtre  ,  qui  reçoit  des  mains  d'Arsace  le  coffre 
qui  contient  la  lettre  ,  le  glaive  et  la  couronne 
de  Ninus  ,  forme  dès  lors  le  nœud  et  prépare  le 
dénoûment.  C'est  le  comble  de  l'art. 


DE  ClîAMrORT. 


Les  anciens  ont  connu  ces  expositions  en  ta- 
Ijleaux.  Voyez  celle  de  \  Œdipe  roi.  L'ouverture 
de  la  scène  présente  aux  yeux  une  place  publi- 
que ,  un  palais ,  un  autel  ;  à  la  porte  du  palais 
d'OEdipe  ,  des  enfans  ,  des  vieillards  prosternés  , 
demandant  la  fin  de  leurs  maux. 

En  remontant  encore  plus  haut  ,  on  peut  voir, 
par  l'exposition  des  CœphoreSy  comment  Eschyle 
avait  conçu  la  tragédie.  Le  fond  de  la  scène  est 
le  tombeau  d'Agamemnon.  Oreste  y  arrive  avec 
Pilade  ;  il  invoque  Mercure  qui  préside  aux  fu- 
nérailles ;  il  coupe  sa  chevelure  pour  la  répandre 
sur  le  monument  ;  et  tandis  qu'il  est  occupé  à 
cette  pieuse  cérémonie,  il  aperçoit  de  loin  Electre 
sa  sœur,  à  la  tête  d'une  troupe  de  jeunes  filles 
qui  s'avancent  avec  des  dons  pour  le  mort. 

La  Motte,  après  avoir  loué  les  expositions  en 
tableaux,  prétend  qu'elles  sont  très-dangereuses, 
et  que  l'auteur  ,  avant  de  les  hasarder  ,  doit  bien 
consulter  ses  forces.  Selon  lui ,  il  est  à  craindre 
que  le  spectateur  ne  voie  avec  peine  le  théâtre 
presque  vide ,  après  l'avoir  vu  occupé  par  une 
foule  de  personnages.  Cette  crainte  peut  être 
fondée  :  mais  il  n'y  a  guère  que  le  défaut  d'in- 
térêt dans  les  actes  suivans ,  qui  rappelé  au  spec- 
tateur que  le  théâtre  était  rempli  au  premier  acte: 
témoin  Brutus  et  les  ouvrages  déjà  cités. 

Les  principes  de  l'exposition  sont  les  mêmes 
pour  la  comédie.  La  plus  grande  attention  de  l'au- 
teur doit  être  de  faire  marcher  de  front  le  co- 


76  ŒUVRES 

mique ,  le  cléveloj3pement  du  sujet  et  celui   des 
caractères. 

Quand  la  pièce  est  un  tissu  de  caractères ,  il 
est  permis  de  s'occuper  de  leur  développement, 
plus  encore  que  de  l'exposition  du  sujet.  Telle  est 
la  première  scène  du  Misanthrope  ,  qui  est  em- 
ployée principalement  à  dessiner  les  caractères 
d'Alceste  et  de  Philinte. 

ÉPISODE, 

C'était  chez  les  Grecs,  une  des  parties  de  quan- 
tité de  la  tragédie. 

On  appelait  ainsi  cette  portion  du  drame  qui 
était  entre  les  chants  du  chœur  ;  elle  équivalait  à 
ïios  trois  actes  du  milieu. 

Ce  récit  des  acteurs,  interposé  entre  les  chants 
du  chœur,  étant  distribué  en  plusieurs  morceaux 
différens  ,  on  peut  le  considérer  comme  un  seul 
épisode  composé  de  plusieurs  parties;  à  moins 
qu'on  n'aime  mieux  donner  à  chacune  de  ses  par- 
ties le  nom  d^épisode. 

En  effet,  c'était  quelquefois  un  même  sujet  di- 
visé en  différens  récits,  et  quelquefois  chaque 
récit  contenait  un  sujet  particulier  dépendant  des 
autres.  Mais  ce  qui  n'avait  été  qu'un  ornement 
dans  la  tragédie,  en  étant  devenu  la  partie  prin- 
cipale, on  regarde  la  totahté  des  épisodes  comme 
ne  devant  former  qu'un  seul  corps  dont  les  par- 
ties soient  dépendantes  les  unes  des  autres. 


DE    CÎIAMfORT.  77 

j^es  meilleurs  poètes  conçurent  leurs  épisodes 
de  la  sorte,  et  les  tirèrent  d'une  même  action  ; 
pratique  si  généralement  établie  du  temps  dAris- 
tote,  qu'il  en  a  fait  une  règle  :  en  sorte  qu'on 
nommait  simplement  tragédies,  les  pièces  où 
l'unité  de  ces  épisodes  était  observée,  et  tragé- 
dies épisodiques,  celles  où  elle  était  négligée.  Les 
mauvais  poètes  tombaient  dans  ce  défaut  par 
ignorance,  et  les  bons  par  leur  complaisance  pour 
quelques  acteurs  aimés  du  public  ,  à  qui  l'on 
voulait  donner  des  rôles,  sans  que  la  contexture 
de  la  pièce  l'exigeât  ou  le  permît. 

Parmi  nous,  l'épisode  se  prend  pour  un  inci- 
dent ou  une  action  détachée  qu'un  poète  insère 
dans  son  ouvrage  et  lie  à  son  action  principale, 
pour  y  jeter  une  plus  grande  diversité  d'é\éne- 
mens.  Les  actions  les  plus  simples  sont  les  plus 
sujettes  à  cette  irrégularité,  en  ce  qu'ayant  moins 
d'incidens  et  de  parties  que  les  autres  plus 
composées  ,  elles  ont  plus  besoin  qu'on  y  en 
ajoute  d'étrangères. 

Un  poète  peu  habile  épuisera  quelquefois  tout 
son  sujet  dès  le  second  acte,  et  se  trouvera  par  là 
dans  la  nécessité  d'avoir  recours  à  des  actions 
étrangères  pour  remplir  les  autres  actes:  c'étaitle 
défaut  des  premiers  poètes  français.  Pour  remplir 
chaque  acte,  ils  prenaient  des  actions  qui  apparte- 
naient bien  au  même  héros,  mais  qui  n'avaient 
aucune  liaison  entre  elles. 

Le  poète  doit  choisir ,  autant  qu'il  est  possible, 


■^8  OEUVRES 

des  sujets  dont  le  fond  lui  fournisse  les  incidens  et 
les  obstacles  qui  doivent  concourir  à  l'action  prin- 
cipale; mais  lorsque  le  sujet  n'en  suggère  point, 
ou  que  les  incideus  ne  sont  point  par  eux-mêmes 
assez  importans  pour  produire  les  effets  qu'on  se 
propose ,  alors  le  poète  doit  employer  toutes  les 
ressources  de  son  art  à  lier  tellement  l'épisode 
à  son  sujet ,  qu'il  y  devienne  comme  absolument 
nécessaire. 

Racine  a  donné,  àdias^mbomaque  et  dans  Iphi- 
génie ,  deux  modèles  admirables  de  la  manière 
dont  un  épisode  doit  être  lié  à  l'action.  Dans  An- 
dromaque ,  Oreste ,  ouvrant  la  scène  ,  déclare  à 
Pilade  sa  passion  pour  Hermione  ,  et  y  intéresse 
tellement  le  spectateur,  qu'on  est  tenté  de  prendre 
cet  amour  épisodique  pour  l'action  principale.  Il 
est  le  représentant  de  la  Grèce;  il  vient  demander 
à  Pyrrhus  le  fils  d'Hector;  enfin  ^  son  rôle  est  si 
bien  lié  à  l'action  qu'il  est  impossible  de  l'en 
séparer. 

INIème  artifice  à  peu  près  dans  Iphigénie.  Dès 
le  premier  acte,  l'arrivée  d'Eriphile  est  annoncée  ; 
on  explique  même  le  sujet  de  sa  venue.  Elle  veut 
interroger  Calchas  sur  le  secret  de  sa  naissance  ; 
elle  est  liée  d'amitié  avec  Iphigénie  ;  elle  est  cap- 
tive d'Achille ,  et  Iphigénie  le  prie  de  la  délivrer. 
C'est  elle  qui  déclare  aux  Grecs  le  projet  du  dé- 
part de  la  reine  et  de  la  princesse  ;  c'est  elle  qui 
est  la  victime  du  sacrifice  qu'elle  veut  hâter,  et 


i)V.     CHAMFORT.  79 

elle   ne  tient  guère  moins  à  la  pièce  qu'Oreste 

dans  Andromaque. 

Voyez  encore  la  manière  dont  Voltaire ,  dans 

Sémircunis  ^  a  lié  à  son  sujet  l'amour  d'Arsace  et 

d'Azéma;  et  dans  Mahomet^  celui  de  Palmire  et 

de  Séide. 

On  connaît  encore,  sur  le  théâtre  français,  une 

espèce  d'ouvrages  nommés  comédies  épisodiques, 

ou  pièces  à  tiroir.  Les  Fâcheux  sont  le  modèle 
des  pièces  de  ce  genre ,  et  jamais  aucun  auteur 
n'a  pu  en  approcher. 

Ces  ouvrages  sont  composés  d'un  certain  nom- 
bre de  scènes  détachées,  qui  ont  un  rapport  à 
un  certain  but  général.  Le  secret  de  Fauteur  con- 
siste à  faire  passer  rapidement  devant  les  yeux 
du  spectateur  un  grand  nombre  de  personnages 
qui  viennent  donner  ou  montrer  des  ridicules  ; 
ce  sont  surtout  des  travers  de  modes  que  l'on  at- 
taque ordinairement  dans  ces  pièces. 

Le  nom  de  comédie  ne  leur  convient  nulle- 
ment ,  puisque  la  comédie  est  une  action  et  em- 
porte dans  son  idée  l'unité  d'action  ;  mérite  qui 
manque  absolument  à  ces  ouvrages,  qui  ne  sont 
que  des  déclamations  partagées  en  plusieurs 
points. 

Les  anciens  ne  connaissaient  point  les  pièces 
épisodiques  ;  mais  ils  avaient  une  autre  manière 
d'attaquer  en  même  temps  plusieurs  espèces  de 
ridicules  et  de  les  immoler  :i  la  fois.  Les  chœurs 
de  leurs  comédies  étaient  en  partie  destinés  à  cet 


8o  OlîUVRES 

usage  ;  ils  y  rassemblaient  plusieurs  personnages 
ridicules  sur  lesquels  le  poète  lançait  rapidement 
une  foule  de  traits. 

Nos  auteurs  ont  préféré  la  méthode  d'immoler 
leurs  victimes  successivement. 

Au  reste,  cet  usage  dura  peu  chez  les  Grecs  , 
c'était  dans  les  chœurs  cpie  les  poètes  portaient 
le  plus  loin  la  licence,  et  c'est  sur  les  chœurs  prin- 
cipalement que  tombe  la  réforme  qui  sert  d'épo- 
que à  la  comédie  nouvelle. 

Quand  le  poète  introduit  deux  intrigues  dans 
sa  pièce,  il  doit  conduire  les  deux  actions  de  ma- 
nière que  leur  mouvement  soit  égal  et  ne  se 
nuise  point  ^réciproquement  :  c'est  alors  qu'il  faut 
éviter  la  multiplication  des  incidens  ,  qui  détour- 
nerait l'attention  des  spectateurs. 

Si  la  pièce  dans  laquelle  on  introduit  un  épi- 
sode est  une  comédie  de  caractère  ,  il  faut  avoir 
égard  à  deux  choses  :  la  première,  que  les  intri- 
gues des  deux  actions  soient  légères  ;  la  seconde  , 
que  le  caractère  les  embrasse  toutes  deux.  C'est 
ainsi  que  Molière  en  a  usé  dans  l'^^^a/e. 

Harpagon,  père  d'Elise  et  amoureux  de  Ma- 
rianne, embrasse  les  deux  intrigues,  l'une  de  Va- 
lère  amant  de  sa  fille,  et  l'autre  de  son  fils  Cléante 
amoureux  de  Rïarianne.  Ces  deux  intrigues  sont 
légères,  parce  qu'elles  sont  subordonnées  au  ca- 
ractère principal  de  l'Avare,  qui  les  occupe  et  les 
fait  marcher. 


t)E  CH  A  M  FORT.  8l 


CATASTASE. 


La  catastase  est,  selon  quelques-uns,  la  troi- 
sième partie  du  poème  dramatique  chez  les  an- 
ciens ,  dans  laquelle  les  intrigues ,  nouées  dans 
Yépitase  ou  V exposition,  se  soutiennent,  conti- 
nuent, augmentent,  jusqu'à  ce  qu'elles  se  trou- 
vent préparées  par  le  dénoùment  qui  doit  arriver 
dans  la  catastrophe. 

Quelques  auteurs  confondent  la  catastase  avec 
l'épitase,  ou  ne  les  distinguent  tout  au  plus  qu'en 
ce  que  l'une  est  le  commencement,  et  l'autre  la 
suite  du  nœud  de  l'intrigue. 

Ce  mot  veut  dire  en  grec  constitution ,  parce 
que  c'est  cette  partie  qui  forme  comme  le  corps 
de  faction  théâtrale,  que  la  protase  ne  fait  que 
préparer  ,  et  la  catastrophe  démêler. 

ÉPILOGUE. 

Aristote  définit  l'épilogue,  une  partie  qu'on 
récite  dans  la  tragédie,  lorsque  le  chœur  a  chanté 
pour  la  dernière  fois. 

D.ans  la  poésie  dramatique,  il  signifiait,  chez 
les  anciens ,  ce  qu'un  des  principaux  acteurs  adres- 
sait aux  spectateurs  lorsque  la  pièce  était  finie, 
et  qui  contenait  ordinairement  quelques  ré- 
flexions relatives  à  cette  même  pièce  et  au  rôle 
qu'  y  avait  joué  cet  acteur. 

VI.  G 


Ba  ŒUVRES 

Parmi  les  modernes,  ce  nom  et  ce  rôle  sont  in- 
connus; mais  àî'épilogue  des  anciens,  ils  ont  subs- 
titué l'usage  des  petites  pièces  ou  comédies,  qu'on 
fait  succéder  aux  pièces  sérieuses,  afin,  dit-on, 
de  calmer  les  passions  et  de  dissiper  les  idées 
tristes  que  la  tragédie  aurait  pu  exciter. 

L'épilogue  n'a  pas  toujours  été  d'usage  sur  le 
théâtre  des  anciens;  et  il  n'est  pas,  à  beaucoup 
près,  de  l'antiquité  du  prologue. 

Il  est  vrai  que  plusieurs  auteurs  ont  confondu, 
dans  le  drame  grec,  l'épilogue  avec  ce  qu'on  nom- 
mait exode ,  trompés  par  la  définition  d'Aristote. 
Mais  ces  deux  choses  étaient  en  effet  aussi  diffé- 
rentes que  l'étaient  nos  grandes  et  nos  petites 
pièces  ;  Yexode  étant  (  comme  on  l'a  dit  ci-devant) 
une  des  parties  de  la  tragédie,  c'est-à-dire  ,  la 
quatrième  et  dernière,  qui  renfermait  la  catastro- 
phe ou  le  dénoùment  de  l'intrigue ,  et  répondait 
à  notre  cinquième  acte  :  au  lieu  que  l'épilogue 
était  hors  d'oeuvre  ,  et  n'avait  tout  au  plus  que  des 
rapports  arbitraires  et  fort  éloignés  avec  la  tra- 
gédie. 

KÉCIT  DRAMATIQUE. 

Le  récit  dramatique  qui  termine  ordinairement 
nos  tragédies,  est  la  description  d'un  événement 
funeste ,  destiné  à  mettre  le  comble  aux  passions 
tragiques,  c'est-à-dire  ,  à  porter  à  leur  plus  haut 
point  la  terreur  et  la  pitié,  qui  se  sont  accrues  du- 
rant tout  le  cours  de  la  pièce. 


J)F.    CliAMTORT.  83 

Ces  sortes  de  récits  sont,  pour  l'ordinaire,  dans  la 
bouche  des  personnages  qui,  s'ils  n'ont  pas  un  in- 
térêt à  l'action  du  poème  ,  en  ont  du  moins  un 
très-fort  qui  les  attache  au  personnage  le  plus 
intéressé  dans  l'événement  funeste. qu'ils  ont  à  ra- 
conter. Ainsi,  quand  ils  viennent  rendre  compte 
de  ce  qui  s'est  passé  sous  leurs  yeux,  ils  sont  dans 
cet  état  de  trouble  qui  naît  du  mélange  des  pas- 
sions. 

La  douleur,  le  désir  de  faire  passer  cette  dou- 
leur chez  les  autres,  la  juste  indignation  contre 
les  auteurs  du  désastre  dont  ils  viennent  d'être 
témoins,  l'envie  d'exciter  à  les  en  punir,  et  les 
divers  sentimens  qui  peuvent  naître  des  diffé- 
rentes raisons  de  leur  attachement  à  ceux  dont 
ils  déplorent  la  perte  :  toutes  ces  raisons  agissent 
en  eux ,  en  même  temps ,  indistinctement ,  sans 
qu'ils  le  sachent  eux-mêmes,  et  les  mettent  dans 
une  situation  à  peu  près  pareille  à  celle  où  Longin 
nous  fait  remarquer  qu'est  Sapho  ,  qui,  racontant 
ce  qui  se  passe  dans  son  âme  à  la  vue  de  l'infidé- 
lité de  celui  qu'elle  aime ,  présente  en  elle  ,  non 
une  passion  unique,  mais  un  concours  de  pas- 
sions. 

On  voit  aisément  que  je  me  restreins  aux  ré- 
cits qui  décrivent  la  mort  des  personnages  pour 
lesquels  on  s'est  intéressé  durant  la  pièce. 

Les  récits  de  la  mort  des  peisonnages  odieux 
ne  sont  pas  absolument  assujétis  aux  mêmes 
règles,  quoique  cependant  il  ne  fut  pas  difficile 


84  ŒUVRES 

de  les  y  ramener,  à  l'aide  d'un  peu  d'explication^ 
Le  but  de  nos  récits  étant  donc  de  porter  la 
terreur  et  la  pitié  le  plus-loin  qu'elles  puissent  al- 
ler, il  est  évident  cpi'ils  ne  doivent  renfermer  que 
les  circonstances  qui  conduisent  à  ce  but. 

Dans  l'événement  le  plus  triste  et  le  plus  ter- 
rible, tout  n'est  pas  également  capable  d'imprimer 
de  la  terreur  ou  de  faire  couler  des  larmes.  Il  y  a 
donc  un  choix  à  faire  ;  et  ce  choix  commence  par 
écarter  les  circonstances  frivoles ,  petites  et  pué- 
riles. Voilà  la  première  règle  prescrite  par  Lon- 
gin  ;  et  sa  nécessité  se  fait  si  bien  sentir  qu'il  est 
inutile  de  la  détailler  plus  au  long. 

La  seconde  règle  est  de  préférer,  dans  le  choix 
des  circonstances  ,  celles  qui  sont  principales.  La 
raison  de  cette  règle  est  claire.  Il  est  impossible  , 
moralement  parlant,  que,  dans  les  grands  mouve- 
menSjle  feu  de  l'orateur  ou  du  poète  se  soutienne 
toujours  au  même  degré.  Pendant  qu'on  passe  en 
revue  une  longue  file  de  circonstances  ,  le  feu  se 
ralentit  nécessairement ,  et  l'impression  qu'on  veut 
faire  sur  l'auditeur  languit  en  même  temps.  Le 
])athétique  manque  une  partie  de  son  effet  ;  et  l'on 
peut  dire  que ,  dès  qu'il  en  manque  une  partie,  il 
le  perd  tout  entier.  Cette  seconde  règle  n'est  pas 
moins  nécessaire  pour  nos  récits  que  la  première. 
Les  personnages  qui  les  font,  sont  dans  une  situa- 
tion extrêmement  violente  ;  et  ce  que  le  poète 
leur  fait  dire,  doit  être  une  peinture  exacte  de  leur 
situation.  Le  tumulte  dos  passions  qui  les  agitent, 


DE    CriVMFOÎlT.  85 

ne  les  rend  eux-mêmes  attentifs,  dans  le  désordre 
d'un  premier  mouvement ,  qu'aux  traits  les  plus  ■ 
frappans  de  ce  qui  s'est  passé  sous  leurs  yeux. 

Je  dis  dans  le  désordre  d'un  premier  mouve- 
ment ,  parce  que  ce  qu'ils  racontent  venant  de  se 
passer  dans  le  moment  même  ,  il  serait  absurde 
de  supposer  qu'ils  eussent  eu  le  temps  de  la  ré- 
flexion ,  et  que  le  comble  du  ridicule  serait  de  les 
faire  parler  comme  s'ils  avaient  pu  méditer  à  loi- 
sir l'ordre  et  l'art  qu'il  leur  faudrait  employer 
pour  arriver  plus  sûrement  à  leurs  fins.  C'est  pour- 
tant sur  ce  modèle  si  déraisonnable,  que  sont  faits 
la  plupart  des  récits  de  nos  tragédies,  et  on  n'en 
connaît  guère  qui  ne  pècbe  contre  la  vraisem- 
blance. 

La  troisième  règle  est  que  les  récits  soient  ra- 
pides ,  parce  que  les  descriptions  pathétiques 
doivent  être  presque  toujours  véhémentes,  et  qu'il 
n'y  a  point  de  véhémence  sans  rapidité. 

IS  os  récits  sont  asservis  à  cette  règle;  mais  il 
ne  paraît  pas  que  la  plupart  de  nos  tragiques  la 
connaissent  ou  qu'ils  se  soucient  de  la  pratiquer. 
Si  leurs  récits  font  quelque  impression  au  théâtre, 
elle  est  l'ouvrage  de  l'acteur  qui  supplée  par  son 
art  à  ce  qui  leur  manque. 

Le  style  le  plus  vif  et  le  plus  serré  convient  à 
nos  récits.  Les  circonstances  doivent  s'y  précipiter 
les  unes  sur  les  auti'es;  chacune  doit  être  présentée 
avec  le  moins  de  mots  qu'il  est  possible. 

Ce  n'est  point  à  Racine^  comme  poète,  que  l'on 


86  OEUVRES 

fait  le  procès  clans  son  récit  :  c'est  à  PLacine  fai- 
sant parler  Thèramène  ;  c'est  à  Théramène  lui- 
même  ,  qui  ne  peut  pas  plus  jouir  des  privilèges 
accordés  aux  poètes,  qu'aucun  personnage  de  tra- 
gédie. La  première  partie  du  récit  de  Théramène 
répond  à  ceux  que  les  anciens  ont  faits  de  la  mort 
d'Hippolyte.  Racine  en  avait  trois  devant  les  yeux: 
celui  d'Euripide,  celui  d'Ovide  et  celui  de  Sénè- 
que.  Il  les  admira  ;  et ,  selon  toute  apparence  ,  les 
fautes  qu'on  lui  reproche  ne  vieiment  que  de 
la  noble  ambition  qu'il  a  eue  de  vouloir  surpas- 
ser tous  ces  niodèles.  Au  reste ,  on  a  discuté  ce 
beau  morceau,  avec  la  dernièie  rigueur,  dans  la 
dernière  édition  de  Despréaux,  à  cause  de  l'excel- 
lence de  l'auteur  ;  mais  les  critiques  qu'on  en  a 
faites  ,  toutes  bonnes  qu'elles  puissent  être ,  ne 
tournent  qu'à  la  gloire  des  talens  admirables  d'un 
illustre  écrivain ,  qui ,  dès  l'instant  qu'il  com- 
mença de  donner  ses  tragédies  au  public, fit  voir 
que  Corneille ,  le  grand  Corneille ,  n'était  plus  le 
seul  poète  tragique  en  France. 

MONOLOGUE    ET    MONODIE. 

Le  monologue  est  le  discours  d'un  seul  per- 
sonnage. 

Encore  que  je  n'aie  point  trouvé  le  terme  de 
monologue  chez  les  auteurs  anciens  qui  nous  ont 
parlé  du  théâtre,  ni  même  dans  le  grand  œuvre 
de  Jiiies  Scaliger,  lui  qui  n'a  rien  oublié  de  eu- 


DE   CHAMFOUT.  «^ 

rieiix  sur  ce  sujet,  il  ne  faut  pourtant  pas  laisser 
d'en  dire  mon  sentiment,  selon  l'intellioence  des 
modernes,  pour  ne  pas  me  départir  des  choses 
qui  sont  reçues  parmi  eux. 

Je  commence  par  une  observation  nécessaire, 
en  avertissant  d'abord  qu'on  ne^doit  pas  confon- 
dre la  monodie  des  anciens  avec  ce  qu'aucuns 
appellent  maintenant  monologues  :  car,  quoique 
la  monodie  soit  une  pièce  de  poésie  chantée 
ou  récitée  par  un  homme  seul,  l'usage  néan- 
moins la  restreint  pour  signifier  les  vers  lugubres 
qui  se  chantaient  par  l'un  de  ceux  qui  compo- 
saient le  chœur  en  l'honneur  d'un  mort;  et  l'on 
tient  qu'Olimpe,  musicien,  fut  le  premier  qui 
en  usa  de  la  sorte  en  faveur  de  Pithon ,  au  rapport 
d'Aristoxène. 

Je  m'étonne  qu'un  moderne  ait  dit  que  la 
monodie  est  un  poème  composé  pour  un  seul 
personnage,  tel  que  la  Cassandi'e  de  Licopliron; 
car  n'étant  pas  même  d'accord  avec  Scaliger 
touchant  l'intelligence  de  ce  simple  terme  poé- 
tique ,  il  me  semble  qu'on  peut  bien  aussi  n'ap- 
prouver pas  son  opinion. 

D'ailleurs,  il  y  a  des  savans  qui  ne  veulent 
point  recevoir  le  mot  grec  pour  signifier  l'entre- 
tien d'un  homme  seul ,  mais  bien  un  discours 
en  tout  semblable,  sans  aucune  variété.  J'estime 
donc  que,  de  nos  jours,  on  a  nommé  monologues, 
ce  que  les  anciens  appelaient  en  grec  récit  d'un 
seul  personnage ,  par  exemple  ,  plusieurs  églogues 


88  OEUVRES 

grecques  et  latines ,  et  plusieurs  discours  du 
ehœur  dans  les  premières  comédies,  et  que 
Striblin  appelle  nionocUes  ^  mettant  de  ce  nom- 
dre  le  discours  d'Electre  seule  dans  Euripide,  et 
un  autre  encore  d'elle-même  dans  Sophocle ,  bien 
qu'elle  parle  en  la  présence  du  chœur. 

J'avoue  qu'il  est  quelquefois  bien  agréable  sur 
le  théâtre  de  voir  un  homme  seul  ouvrir  le 
fond  de  son  âme,  de  l'entendre  parler  hardiment 
de  toutes  ses  plus  secrètes  pensées,  expliquer 
tous  ses  sentimens,  et  dire  tout  ce  que  la  vio- 
lence de  sa  passion  lui  suggère;  mais  il  n'estpas 
toujours  bien  facile  de  le  lui  faire  faire  avec 
vraisemblance. 

Les  anciens  tragiques  ne  pouvaient  faire  ces 
monologues,  à  cause  des  chœurs  qui  ne  sortaient 
point  du  théâtre;  et  si  ma  mémoire  ne  me  trompe, 
hors  celui  qu'Ajax  (  dans  Sophocle  )  fait  sur  le 
point  de  mourir  au  coin  d'un  bois  pendant  que 
le  chœur  est  sorti  pour  le  chercher ,  je  ne  crois 
pas  qu'il  s'en  trouve  un  dans  les  trente-cinq 
tragédies  qui  restent. 

Je  sais  bien  que  souvent  on  ne  trouve  intitu- 
lé, dans  nos  scènes,  qu'un  acteur;  mais  si  l'on 
y  prend  garde,  on  reconnaîtra  qu'il  n'est  pas 
seul  sur  le  théâtre,  et  c[ue  son  discours  s'adresse 
à  des  gens  qui  le  suivent  en  personne,  quoiqu'ils 
ne  soient  point  marqués  à  l'édition. 

Quant  aux  prologues,  ils  sont  récités  ordinaire-' 
ment  par  des  personnages  seuls,  mais  non  pas 


DE    CHAMFORT.  89 

en  forme  de  monologues:  c'est  une  scène  hors 
d'œuvre,  qui,  à  la  \érité,  fait  bien  partie  du 
poème  ancien,  mais  non  pas  de  l'action  théâtrale; 
c'est  un  discours  qui  s'adresse  aux  spectateurs  et 
en  leur  faveur,  pour  les  instruire  du  fond  de 
l'histoire,  en  attendant  l'entrée  du  chœur,  où 
commonce  précisément  l'action  ,  selon  Aristote. 

Les  deux  comiques  latins  que  nos  modernes 
ont  imités  ,  ont  inséré  plusieurs  monologues  dans 
presque  toutes  les  comédies  que  nous  en  a^ons; 
mais  comme  il  y  en  a  quelques-uns  qui  sont 
faits  à  propos,  et  d'autres  contre  toute  raison  , 
je  n'en  veux  pas  faire  ici  le  jugement  en  détail. 

Je  dirai  seulement  ce  que  j'estime  qu'il  faut 
observer  pour  faire  un  monologue  avec  vraisem- 
blance; et  si  l'on  approuve  mes  sentimens,  l'on 
pourra  juger  queîis  sont  les  bons  et  les  mauvais, 
tant  chez   les    anciens   que  chez   les   modernes. 

Premièrement,  il  ne  faut  jam.ais  qu'un  acteur 
fasse  un  monologue  en  parlant  aux  spectateurs, 
et  seulement  pour  les  instruire  de  quelques  cir- 
constances qu'ils  doivent  savoir;  mais  il  faut  cher- 
cher, dans  la  vérité  de  l'action,  quelque  raison  qui 
l'ait  pu  obliger  à  faire  ce  discours;  autrement 
c'est  un  vice  dans  la  représentation ,  vice  que  l'on 
trouve  fréquemment  dans  Plante ,  et  que  Té- 
rence  n'a  pas  entièrement  évité. 

a**  Quand  celui  qui  croit  parler  seul  est  enten- 
du par  hasard  de  quelque  autre ,  pour  lors  il  doit 
être  réputé  parler  tout  bas  ;   d'autant  qu'il  n'est 


90  CEIVRKS 

point  vraisemblable  qu'un  homme  seul  crie  à 
haute  voix,  comme  il  faut  que  les  histrions 
fassent  pour  être  entendus. 

Je  demeure  d'accord  avec  Scaliger,  que  c'est 
un  défaut  du  théâtre;  et  je  l'excuse  avec  lui  par 
la  nécessité  de  la  représentation  ,  étant  impossible 
de  représenter  les  pensées  d'un  homme  autrement 
que  par  ses  paroles.  Mais  ce  qui  fait  paraître  ces 
défauts  sur  le  théâtre ,  c'est  quand  un  autre  acteur 
entend  tout  ce  que  dit  celui  qui  parle  seul  :  car 
alors  nous  voyons  bien  qu'il  disait  tout  haut  ce 
qu'il  devait  seulement  penser  ;  et  bien  qu'il  soit 
quelquefois  arrivé  qu'un  hon  je  ait  parlé  tout 
haut  de  ce  qu'il  ne  croyait  et  ne  devait  se  dire 
qu'à  lui-même ,  nous  ne  le  souffrons  pas  néan- 
moins au  théâtre,  parce  que  l'on  ne  doit  pas  y 
représenter  si  grossièrement  l'imprudence  hu- 
maine ,  en  quoi  Plante  a  souvent  péché. 

En  ces  rencontres  donc  ,  il  faut  trouver  une 
raison  de  vraisemblance  qui  obhge  cet  acteur  à 
parler  tout  haut ,  ce  qui  est  assez  difficile  ;  car 
l'excès  de  la  douleur  ou  d'une  passion  n'est  pas  , 
à  mon  avis ,  suffisant.  Il  peut  bien  obliger  un 
homme  à  faire  quelques  plaintes  en  paroles  inter- 
rompues ,  mais  non  pas  un  discours  de  suite  et 
tout  raisonné  :  ou  bien  il  faudrait  que  le  poète 
usât  d'une  telle  adresse  en  la  composition  de  ce 
monologue-,  que  l'acteur  dût  élever  sa  voix  en 
récitant  certaines  paroles  seulement ,  et  la  modé- 
rer en  d'autres  ;  et  cela ,  afin  qu'il  soit  vraisem- 


DE    CH,VMFORT.  Ç)l 

blable  que  l'autre  acteur ,  qui  l'écoute  de  loin  , 
puisse  entendre  les  unes  comme  prononcées  tout 
haut,  et  par  l'effet  d'une  passion  qui  éclaterait  à 
diverses  reprises ,  mais  non  pas  les  autres ,  comme 
étant  prononcées  tout  bas. 

Or ,  pour  dire  ce  qui  me  semble  de  cette  com- 
position ,  il  faudrait  que  l'autre  acteur  ,  après  la 
parole  prononcée  d'une  voix  fort  haute  par  celui 
qui  ferait  ce  monologue  ,  dit  quelques  paroles 
d'étonnement  et  de  joie  ,  selon  le  sujet ,  et  qu'il  se 
fâchât  de  ne  pouvoir  ouir  le  reste  ;  quelquefois 
même ,  quand  l'acteur  qui  ferait  !e  monologue 
retiendrait  sa  voix ,  il  faudrait  que  l'autre  remar- 
quât toutes  ses  actions  ,  comme  d'un  homme  qui 
révérait  profondément  et  qui  serait  travaillé  d'une 
violente  inquiétude. 

Ainsi ,  peut-être,  pourrait-on  conserver  la  vrai- 
semblance et  faire  un  beau  jeu  de  théâtre  ;  mais 
alors  ,  il  faudrait  éviter  de  confier  ces  rôles  à  ces 
acteurs  présomptueux  et  ignorans,  qui  s'imaginent 
faire  tout  admirablement ,  et  qui ,  quoiqu'ils  ne 
sachent  rien  faire  bien ,  ne  prennent  conseil  que 
de  leur  insuffisance.  A  moins  d'avoir  des  gens 
aussi  dociles  que  furent  autrefois  ceux  de  la  nou- 
velle troupe  du  Marais  ,  on  aurait  bien  de  la  peine 
à  faire  réussir  une  scène  de  cette  qualité. 

La  troisième  observation  touchant  les  mono- 
logues ,  est  de  les  faire  en  telle  sorte  qu'ils  aient 
pu  vraisemblablement  avoir  lieu  ,  sans  que  la 
considération  «de  la  personne,  du  lieu,  du  temps 


02  OGUVr.ES 

et  des   autres   circonstances  ,  ait  dii  l'empêcher. 

Par  exemple  ,  il  ne  serait  pas  vraisemblable 
qu'un  général  d'armée  venant  de  prendre  par 
force  une  ville  importante ,  se  trouvât  seul  dans 
la  grande  place  ;  et ,  par  conséquent ,  si  l'on  met- 
tait un  monologue  en  la  bouche  de  ce  personnage, 
on  ferait  une  chose  ridicule. 

Qu'un  grand  seigneur  reçût  un  affront  dans  la 
salle  du  palais  royal  et  qu'il  y  demeurât  seul  ,  fai- 
sant une  longue  plainte  de  son  malheur  ,  en  lui- 
même  ;  ce  serait  ure  invraisemblance. 

Il  n'y  avu-ait  pas  d'apparence  qu'un  amant  eût 
nouvelle  que  sa  maîtresse  est  en  grand  péril ,  et 
qu'il  s'amusât  tout  seul  à  quereller  les  destins ,  au 
lieu  de  courir  à  son  secours.  On  ne  lui  pardonne- 
rait pas  cette  conduite  dans  la  représentation  , 
non  plus  que  dans  la  vérité. 

En  ces  rencontres  donc ,  il  faut  trouver  des 
couleurs  pour  obliger  un  homme  à  faire  éclater 
tout  haut  sa  passion,  ou  bien  lui  donner  lui  con- 
fident avec  lequel  il  puisse  parler  comme  à  l'oreille  ; 
en  tout  cas  ,  le  mettre  en  lieu  commode  pour  s'en- 
tretenir seul  et  rêver  à  son  aise  ,  ou  enfin  lui  don- 
ner un  temps  propre  pour  se  plaindre  à  loisir  de 
sa  mauvaise  fortune.  En  un  mot,  partout  il  se 
faut  laisser  conduire  par  la  vraisemblance  ^  comme 
par  la  seule  lumière  du  théâtre. 

Si  quelque  chose  peut  prouver  que  nous  nous 
accoutumons  à  tout ,  et  que ,  tout  jaloux  que  nous 
paraissons  de  l'imitation  de  la  nature  ,  le  moindre 


DE    CIIAMFORT.  qS 

plaisir  nous  fait  passer  sur  Lien  des  irrégularités, 
c'est  qu'on  ne  soit  pas  blessé  des  monologues  dans 
les  tragédies,  surtout  quand  ils  sont  un  peu  longs. 
Où  trouverait-on,  dans  la  nature,  des  hommes 
raisonnables  qui  parlassent  ainsi  tout  haut,  qui 
prononçassent  distinctement  et  avec  ordre  tout 
ce  qui  se  passe  dans  leur  cœur  ?  Si  quelqu'un  était 
surpris  à  tenir  tout  seul  des  discours  si  passionnés 
et  si  continus  ,  ne  serait-il  pas  légitimement  sus- 
pect de  folie  ? 

Cependant  tous  nos  héros  de  théâtre  sont  atteints 
de  cette  espèce  d'égarement  ;  ils  raisonnent ,  ils 
racontent  même,  ils  arrangent  des  projets,  s'ob- 
jectent des  difficultés  qu'ils  lèvent  dans  le  moment, 
balancent  différens  partis  et  des  raisons  contraires, 
et  se  déterminent  enfin  au  gré  de  leurs  passions  et 
de  leurs  intérêts  ;  tout  cela  comme  s'ils  ne  pou- 
vaient se  sentir  et  se  conseiller  eux-mêmes,  sans 
articuler  tout  ce  qu'ils  pensent. 

Où  prendre  ,  encore  un  coup  ,  les  originaux  de 
semblables  discoureurs  ?  On  va  me  dire  ,  sans 
doute  ,  qu'ils  sont  supposés  ne  pas  parler  :  mais 
il  faudrait  alors  que ,  par  une  supposition  plus 
violente ,  nous  nous  imaginassions  lire  dans  leur 
cœur  et  suivre  exactement  leurs  pensées.  De 
qîielque  façon  que  nous  l'entendions ,  voilà  des 
idées  bien  bizarres  ;  ne  §ommes-nous  pas  réduits 
à  avouer  que  la  force  de  l'habitude  nous  fait 
dévorer  les  absurdités  les  plus  étranges  ? 

Hasarderai-je  là-dessus  une  pensée  qui  ne  me 


94  OLUVRES 

paraît  pas  sans  fondement  ?  Ce  qui  fait  qu'on  n'est 
pas  blessé  d'un  monologue  au  théâtre  ,  c'est  que  , 
quoique  le  personnage  qui  parle  soit  supposé 
seul ,  il  y  a  cependant  une  assemblée  qui  nous 
frappe.  ISous  voyons  des  auditeurs  ;  et  dès-lors  le 
parleur  ne  nous  paraît  pas  ridicule  :  ce  n'est  pas 
à  eux  qu'il  s'adresse ,  mais  c'est  pour  eux  qu'il 
s'explique.  Cette  considération  fait  disparaître 
l'autre  ;  et  parce  que  nous  sommes  bien  aises 
d'être  instruits,  nous  oublions  que  l'acteur  devrait 
se  taire. 

Aujourd'hui,  les  monologues  conservent  la  même 
mesure  des  vers  que  le  reste  de  la  tragédie  ;  et  ce 
style  alors  est  supposé  le  langage  commun  :  mais 
Corneille  en  a  pris  quelquefois  occasion  de  faire 
des  odes  régulières ,  comme  dans  Polieiicte  et  dans 
le  Cid ,  où  le  personnage  devient  tout  à  coup  un 
poète  de  profession ,  non-seulement  par  la  con- 
trainte particulière  qu'il  s'impose  ,  mais  encore  en 
s 'abandonnant  aux  idées  les  plus  poétiques  ,  et 
même  en  affectant  des  refrains  de  ballade  où  il 
fallait  toujours  retomber  ingénieusement. 

Tout  cela  a  eu  ses  admirateurs.  Bien  des  sens 
sont  encore  charmés  des  stances  de  Polieucte  : 
tant  il  est  vrai  que  nous  ne  sommes  pas  si  délicats 
sur  les  convenances ,  et  que  la  coutimie  donne 
souvent  autant  de  force  aux  fausses  beautés  ,  que 
la  nature  en  peut  donner  aux  véritables  ! 

Qu'y  a-t-il  à  conclure  de  tout  ceci  ?  C'est  que 
les  poètes  ne  doivent  se  permettre  de  monologues 


DE    CHAMFOnX.  95 

que  le  moins  qu'il  est  possible  ;  et ,  quand  ils  ne 
peuvent  s'en  dispenser ,  d'y  éviter  au  moins  la 
longueur  ;  car  ils  pourraient  quelquefois  être  si 
courts  qu'ils  ne  blesseraient  pas  la  nature  ;  il  nous 
arrive  dans  la  passion  de  laisser  échapper  quel- 
ques paroles  que  nous  n'adressons  qu'à  nous- 
mêmes.  C'est  encore  de  n'y  point  admettre  les 
raisonnemens ,  ni  à  plus  forte  raison  les  récits. 
Quelques  mouvemens  entrecoupés  ,  quelques  ré- 
solutions brusques ,  sont  une  excuse  la  plus  natu- 
relle et  la  plus  raisonnable  :  bien  entendu  ,  mal- 
gré tout  cela ,  que  des  beautés  exquises  de  pensées 
et  de  sentimens  prévaudraient  pour  l'effet  à  ces 
précautions  ;  et  c'est  ce  que  jesous-entends  presque 
toujours  dans  les  règles  que  j'imagine  pour  la 
perfection  de  la  tragédie. 

On  pardonne  un  monologue  qui  est  un  com- 
bat du  cœur;  mais  non  pas  une  récapitulation 
historique.  Ces  avertissemens  au  parterre ,  où 
l'acteur  annonce  ce  qu'il  doit  faire,  ne  sont  plus 
permis  ;  on  s'est  aperçu  qu'il  y  a  très-peu  d'art  à 
dire  :  je  vais  agir  avec  art. 

Cette  faute  de  faire  dire  ce  qui  arrivera,  par 
un  acteur  qui  parle  seul  et  qu'on  introduit  sans 
raison ,  était  très-commune  sur  les  théâtres  grecs 
et  latins  :  ils  avaient  cet  usage,  parce  qu'il  est  fa- 
cile. Mais  on  eût  dû  dire  aux  Menandre  ,  aux: 
Aristophane ,  aux  Plante  :  «  Surmontez  la  diffi- 
culté, instruisez  nous  du  fait  sans  avoir  l'air  de 
nous  instruire  ;  amenez  sur  le  théâtre  des  person- 


96  CœUVRES 

nages  nécessaires  qui  aient  des  raisons  de  se  par- 
ler; qu'ils  m'expliquent  tout,  sans  jamais  s'adres- 
ser à  moi;  que  je  les  voie  agir  et  dialoguer  :  sinon, 
vous  êtes  dans  l'enfance  de  l'art.  » 

A  mesure  que  le  public  s'est  plus  éclairé,  il 
s'est  plus  dégoûté  des  longs  monologues.  Jamais 
un  monologue  ne  fait  un  bel  effet  que  quand  on 
s'intéresse  à  celui  qui  parle,  que  quand  >ses  pas- 
sions, ses  vertus,  ses  malheurs,  ses  faiblesses  font 
dans  son  âme  un  combat  si  noble ,  si  attachant , 
si  animé  ,  que  vous  lui  pardonnez  de  se  parler  à 
soi-même. 

C'est  dans  un  opéra  que  les  monologues  sont 
plus  supportables.  On  n'est  point  choqué  de  voir 
un  homme  ou  une  femme  chanter  seul  et  expri- 
mer par  le  chant  les  mouvemens  de  joie,  (|e  ten- 
dresse ,  de  plaisir ,  de  tristesse,  dont  son  âme  est 
atteinte.  C'est  même  souvent  dans  ces  monolo- 
gues que  le  musicien  déploie  tout  le  brillant  de 
son  art  ;  il  peut  se  livrer  à  son  génie;  il  n'est 
point  gêné  par  la  présence  d'un  interlocuteur 
qui  demande  à  chanter  à  son  tour. 

DIALOGUE. 

Le  dialogue  est  proprement  l'art  de.  conduire 
l'action  par  les  discours  des  personnages,  telle- 
ment que  chacun  d'eux  dise  précisément  ce  qu'il 
doit  dire  ;  que  celui  qui  parle  le  premier  dans 
une  scène,  l'entame  par  les  choses  que  la  passion 


DE    CHAMFORT.  97 

et  l'intérêt  doivent  offrir  le  plus  naturellement 
à  son  esprit  ;  et  que  les  autres  acteurs  lui  répon- 
dent ou  l'interrompent  à  propos,  selon  leur  con- 
venance particulière.  Ainsi,  le  dialogue  sera  d'au- 
tant plus  parfait ,  qu'en  observant  scrupuleuse- 
ment cet  ordre  naturel,  on  n'y  dira  rien  que 
d'utile  ,  et  qui  ne  soit,  pour  ainsi  dire,  un  pas 
vers  le  dénoûment- 

Le  personnage  qui  parle  le  premier  dans  une 
scène,  peut  tomber  dans  plusieurs  défauts;  en  ne 
disant  pas  d'abord  ce  qui  doit  l'occuper  le  plus  , 
ou  faute  d'employer  les  tours  que  sa  passion  de- 
mandait, ou  même  en  s'étendant  trop,  et  ne  s'ar- 
rétant  pas  aux  endroits  où  il  doit  attendre  et  dé- 
sirer qu'on  lui  réponde. 

Les  autres  peuvent  aussi  blesser  la  nature  de 
plusieurs  manières  : 

1°  En  ne  répondant  pas  juste,  sans  qu'il  y  ait 
une  raison,"  prise  de  la  situation  et  du  caractère, 
pour  éluder  les  discours  qu'on  leur  adresse  ;  ce 
qui  serait  alors  une  justesse  véritable ,  et  même 
plus  délicate  que  la  justesse  prise  dans  un  sens 
plus  étroit  ; 

2°  En  ne  répondant  'pas  tout  ce  qu'ils  de- 
vraient répondre  ; 

3°  En  n'interrompant  pas  où  ils  devraient  in- 
terrompre. 

C'est  encore,  ce  me  semble,  une  manière  indi- 
recte de  manquer  au  dialogue ,  que  de  faire  sortir 
des    personnages   qui   devraient  attendre   qu'on 
IV.  7 


98  OEUVRES 

leur  répondît ,  ou  de  faire  rester  ceux  qui   de- 
vraient répondre. 

Une  des  plus  grandes  perfections  du  dialogue , 
c'est  la  vivacité  ;  et  comme,  dans  la  tragédie,  tout 
doit  être  action ,  la  vivacité  y  est  d'autant  plus 
nécessaire.  Il  n'est  pas  naturel  qu'au  milieu  d'in- 
térêts violens  qui  agitent  tous  les  personnages  , 
ils  se  donnent ,  pour  ainsi  dire ,  le  loisir  de  se  ha- 
ranguer réciproquement.  Ce  doit  être  entre  eux 
un  combat  de  sentimens  qui  se  choquent ,  qui  se 
repoussent,  ou  qui  triomphent  les  uns  des  au- 
tres; c'est  surtout  dans  cette  partie  que  Cor- 
neille est  supérieur.  Voyez  la  belle  scène  du  Ciel , 
où  Rodrigue  vient  demander  la  mort  à  son 
amante  : 

N'épargnez  point  mon  sang  ;  goûtez  sans  résistance 
La  douceur  de  ma  perte  et  de  votre  vengeance. 

CHIMÈNE. 

Hélas  ! 

RODRIGUE. 

Écoute-moi. 

CHIMÈNE. 

Je  me  mems. 

RODRIGUE. 

Un  moment. 

CHIMÈNE. 

Va ,  laisse-moi  mourir. 

RODRIGUE. 

Quatre  mots  seulement  ;       ^ 
Après ,  ne  me  réponds  qu'avecque  cette  cpée. 

CHIMÈIVE. 

Quoi  !  du  sang  de  mon  père ,  eucor  toute  trempée  ! 


DE  CHA.MFORT.  99 

RODRIGUE. 

Ma  Chimène  ! 

CHIMÈNE, 

Ote-moi  cet  objet  odieux , 
Qui  reproche  ton  crime  et  ta  vie  à  mes  yeux. 

RODRIGUE. 

Regarde-le  plutôt  pour  exciter  ta  haine , 

Pour  croître  ta  douleur  et  pour  hâter  ma  peine. 

CHIMÈNE. 

Il  est  teint  de  mon  sang  ! 

RODRIGUE. 

Ton  malheureux  amant  aura  bien  moins  de  peine 
A  mourir  par  ta  main ,  qu'à  vivre  avec  ta  haine. 

CHIMÈNE. 

Va ,  je  ne  te  hais  point. 

RODRIGUE, 

Tu  le  dois. 

CHIMÈNE. 


Je  ne  puis. 


RODRIGUE. 


Que  je  meure. 

CHIMÈNE. 

Va-t'en. 

RODRIGUE. 

A  quoi  te  résous-tu  ?  etc. 

On  a  cité  ,  avec  raison ,  comme  une  beauté  de 
dialogue  du  premier  ordre ,  la  cinquième  scène 
du  troisième  acte  de  Cinna.  Emilie  a  déterminé 
Cinna  à  ôter  la  vie  à  Auguste  ;  Cinna  s'y  est  engagé , 
mais  il  se  percera  le  sein  du  même  poignard  dont 


lOO  OTTIVRr.S 

il  aura  vengé  sa  maîtresse.  Emilie  reste  avec  sa 
confidente.  Dans  son  trouble  elle  s'écrie  : 

Cours  après  lui ,  Fulvie  ; 
Et  si  ton  amitié  daigne  me  secourir , 
Arrache-lui  du  cœur  ce  dessein  de  mourir. 
Dis-lui 

FULVIK. 

Qu'en  sa  faveur  vous  laissez  vivre  Auguste. 

EMILIE. 

Ah  !  c'est  faire  à  ma  haine  une  loi  trop  injuste. 

FULVIE. 

Et  quoi  donc  ? 

EMILIE. 

Qu'il  achève  ,  et  dégage  sa  foi , 
Et  qu'il  choisisse  après  de  la  mort  ou  de  moi. 

C'est  ainsi  que  Corneille  conserve  le  caractère  , 
et  qu'il  satisfait  en  un  mot  à  la  dignité  d'une  âme 
romaine  ,  à  la  vengeance,  à  l'ambition  ,  à  l'amour. 

Racine  semble  s'être  proposé  cette  espèce  de 
beauté  pour  modèle  dans  Jndromaque.  Andro- 
maque  est  forcée  d'épouser  Pyrrhus  pour  sauver 
son  fils  Astyanax  ;  après  des  combats  du  cœur  , 
elle  se  croit  résolue  à  tout  : 

Allons  trouver  Pyrrhus.  .  .  Mais  non,  chère  Céphise, 
Va  le  trouver  pour  moi. 

CÉPHISE. 

Que  faut-il  que  je  dise  ? 

ANDROMAQUE. 

Dis-lui  que  de  mon  fîls  l'amour  est  assez  fort.  .  . 
Mais  crois-tu  qu'en  son  âme  il  ait  juré  sa  mort  ? 


DE   CHAMFORT.  lOI 

L'amour  peut-il  si  loin  pousser  sa  barbarie  ? 

CÉPHISE. 

Madame,  il  va  bientôt  revenir  en  furie. 

ANDROMAQUE. 

Eh  bien  !  va  l'assurer 

CÉPHISE. 

De  quoi  ?  de  votre  foi  ? 

ANDROMAQUE. 

Hélas  !  pour  la  promettre,  est-elle  encore  à  moi  ? 
O  cendres  d'un  époux  !  ô  Troyens  !  ô  mou  père  ! 
O  mon  fils  !  que  tes  jours  coûtent  cher  à  ta  mère  ! 
Allons 

CÉPHISE. 

Où  donc,  madame?  et  que  résolvez-vous  ? 

ANDROMAQUE. 

Allons  sur  son  tombeau  consulter  mon  époux. 

Dans  Cad/nus  et  Hermione ,  opéra  de  Quinaut , 
il  y  a,  dans  la  dernière  scène  du  premier  acte,  une 
très-grande  beauté  de  dialogue.  Cadmus  se  trouve 
placé  entre Pallas  et  Junon,  dontl'unelui  ordonne 
et  l'autre  lui  défend  de  secourir  la  princesse. 

JUNON. 

Pallas,  pour  les  amans,  se  déclare  en  ce  jour  ; 
Qui  l'aurait  jamais  osé  croire  ? 

PALI-AS. 

Qui  peut  être  contre  l'amour. 
Quand  il  s'accorde  avec  la  gloire  ? 

JUNON. 

Évite  wn  courroux  dangereux. 

PALLAS. 

Profite  d'un  avis  fidèle. 


I02  OEUVRES 

JUNON. 

Fuis  un  trépas  affreux. 

P  ALLAS. 

Cherche  dans  les  périls  vuie  gloire  immortelle, 

CADMUS. 

Entre  deux  déitës  qui  suspendent  mes  vœux , 
Je  n'ose  résister  à  pas  une  des  deux  ; 
Mais  je  suis  l'amour  qui  m'appelle. 

Gadmus  accorde  le  respect  qu'il  doit  à  deux 
divinités  ,  avec  ce  qu'il  doit  à  sa  gloire  et  à  sa 
maîtresse. 

On  désirerait  que  Racine  eût  quelquefois  imité 
le  dialogue  vif  et  coupé  de  Corneille.  On  lui 
ï-eproclie  de  faire  souvent  dire  de  suite  à  un  de  ses 
personnages  tout  ce  qu'il  a  à  dire  ;  on  répond  de 
même  ,  et  une  longue  scène  se  consume  quelque- 
fois en  deux  ou  trois  répliques. 

Il  est  vrai  que  chaque  discours  fait  une  magni- 
fique suite  de  vers ,  qui  s'embellissent  encore  par 
la  continuité.  L'effet  en  est  admirable  à  la  lecture; 
mais  au  théâtre  ,  les  scènes  en  deviennent  moins 
vives ,  et  si  l'on  y  prend  garde ,  moins  naturelles  , 
parce  qu'en  voyant  les  autres  acteurs  présens  ,  on 
les  sent  souvent  embarrassés  de  leur  silence. 

Voltaire  est  le  seul  qui  ait  donné  quelques 
exemples  de  ces  traits  de  répartie  et  de  réplique 
on  deux  ou  trois  mots  ,  qui  ressemblent  à  des 
coups  d'escrime  poussés  et  parés  eii  même  temps. 
Il  y  a  une  scène  iXOEdipe  dans  ce  goût. 


DE  CHAMFORT.  lOj 

OEDIPE. 

J'ai  tué  votre  époux. 

JOCASTE. 

Mais  vous  êtes  le  mien. 

OEDIPE. 

Je  le  suis  par  le  crime. 

JOCVSTE. 

Il  est  involontaire. 

OEDIPE. 

N'importe,  il  est  commis. 

JOCASTE. 

O  comble  de  misèi'e  1 

OEDIPE. 

O  trop  fatal  hymen  !  ô  feux  jadis  si  doux  ! 

JOCASTE. 

Ils  ne  sont  point  éteints  :  vous  êtes  mon  époux. 

OEDIPE. 

Non  ,  je  ne  le  suis  plus  ,  etc. 

Mais  il  n'est  pas  nécessaire  qu'un  acteur  prenne 
la  parole ,  pour  avoir  part  au  dialogue.  Il  y  peut 
entrer  par  un  geste ,  par  un  regard ,  par  le  seul 
air  de  son  visage ,  pourvu  que  ses  mouvemens 
soient  aperçus  par  l'acteur  qui  parle  ,  et  qu'ils  lui 
deviennent  une  occasion  de  nouvelles  pensées  et 
de  nouveaux  sentimens.  Alors  la  continuité  du 
discours  n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  une  sorte  de 
dialogue  ,  parce  que  l'action  muette  d'un  des  per- 
sonnages a  exprimé  quelque  chose  d'important,  et 
qu'elle  a  produit  son  effet  sur  celui  qui  parle  ; 
comme  : 

Zaïre ,  vous  pleurez. 


I04  OEUVRES 

et  dans  Androniaque , 

Perfide,  je  le  voi  ; 
Tu  comptes  les  momens  que  tu  perds  avec  moi. 

Tout  cela  répond  à  des  mouvemens  aperçus  qui , 
quelquefois  plus  expressifs  que  la  parole  ,  font 
sentir  du  moins  le  dialogue  de  la  passion.,  dans  les 
endroits  même  où  l'on  n'entend  qu'un  personnage. 

Les  maximes  générales  retardent  et  affaiblissent 
le  dialogue ,  à  moins  qu'elles  ne  soient  en  senti- 
ment et  très-courtes  ,  comme  dans  cet  exemple  : 

Je  connais  peu  l'amour  ;  mais  j'ose  te  répondre 

Qu'il  n'est  pas  condamné  ,  puisqu'on  veut  le  confondre. 

Acomat  ne  dit  là  que  ce  qu'il  pense  dans  l'occa- 
sion présente  ;  et  l'auditeur  y  découvre  en  même 
temps  le  caractère  général  de  l'amour. 

Ce  n'est  que  dans  une  grande  passion ,  que  dans 
l'excès  d'un  grand  malheur ,  qu'il  est  permis  de  ne 
pas  répondre  à  ce  que  dit  l'interlocuteur  ;  l'âme 
alors  est  toute  remplie  de  ce  qui  l'occupe  et  non 
de  ce-  qu'on  lui  dit  :  c'est  alors  qu'il  est  beau  de  ne 
pas  répondre. 

On  flatte  Armide  sur  sa  beauté ,  sur  sa  jeunesse, 
sur  le  pouvoir  de  ses  enchantemens  ;  rien  de  tout 
cela  ne  dissipe  la  rêverie  où  elle  est  plongée.  On 
lui  parle  de  ses  triomphes  et  des  captifs  qu'elle  a 
faits  :  ce  mot  seul  touche  à  l'endroit  sensible  de 


DE    CllAMfcOHT.  lO-^ 

son  âme  ;  sa  passion  se  réveille  ,  elle  rompt  le 
silence. 

Je  ne  triomphe  pas  du  plus  vaillant  de  tous  ; 
Renaud 

Mérope ,  à  l'exemple  d'Armide  ,  entend  ,  sans 
l'écouter ,  tout  ce  qu'on  lui  dit  de  ses  prospérités 
et  de  sa  gloire.  Elle  avait  un  fils,  elle  l'a  perdu, 
elle  l'attend  ;  ce  sentiment  seul  l'intéresse. 

Quoi!  Narbas  ne  vient  point!  reverrai-je  mon  fils? 

Corneille  a  donné  en  même  temps  l'exemple  et 
la  leçon  de  l'attention  qu'on  doit  apporter  à  la 
vérité  du  dialogue.  Dans  la  scène  d'Auguste  avec 
Cinna  ,  Auguste  va  convaincre  d'ingratitude  un 
jeune  homme  fort  bouillant,  que  le  seul  respect 
ne  saurait  contraindre  à  l'écouter  sans  l'interrom- 
pre, à  moins  d'une  loi  expresse  ;  Corneille  a  donc 
préparé  le  silence  de  Cinna  par  l'ordre  le  plus 
formel  d'Auguste.  Cependant ,  malgré  cet  ordre , 
dès  que  l'empereur  arrive  à  ces  vers  : 

Cinna ,  tu  t'en  souviens ,  et  veux  m'assassiner  ! 

Cinna  s'emporte  et  veut  répondre  :  mouvement 
naturel  et  vrai ,  que  Corneille  n'a  pas  manqué  de 
saisir.  C'est  ainsi  que  la  réplique  doit  partir  sur 
le  trait  qui  la  sollicite. 

On  peut  compter,  parmi  les  manières  de  man- 
quer au  dialogue  ,  un  usage  vicieux  ,  familier  à 
plusieurs  poètes  ,  et  surtout  à  Thomas  Corneille  : 


Io6  OEUVRES 

c'est  de  ne  point  finir  sa  phrase ,  sa  période  ,  et  de 
se  laisser  interrompre  ,  surtout  quand  le  person- 
nage qui  interrompt  est  subalterne  et  manque  aux 
bienséances  en  coupant  la  parole  à  son  supérieur. 

Les  principes  du  dialogue  sont  les  mêmes  pour 
la  comédie.  Il  doit  être  celui  de  la  nature  même. 
C'est  un  des  grands  mérites  d§  Molière.  On  ne 
voit  pas ,  dans  toutes  ses  pièces ,  un  seul  exemple 
d'une  réplique  hors  de  propos. 

Ses  successeurs  ont  multiplié  les  tirades ,  les 
portraits,  etc.  Rien  n'est  plus  contraire  à  la  rapi- 
dité du  dialogue.  Un  amant  reproche  à  sa  maî- 
tresse d'être  coquette;  elle  répond  par  une  défi- 
nition de  la  coquette  :  c'est  sur  le  mot  qu'on  ré- 
pond ,  et  presque  jamais  sur  la  chose. 

La  répartie  sur  le  mot  est  quelquefois  plai- 
sante ,  mais  ce  n'est  qu'autant  qu'elle  va  au  fait. 
Qu'un  valet,  pour  appaiser  son  maître  qui  me- 
nace un  homme  de  lui  couper  le  nez ,  lui  dise  : 

Que  feriez-vous,  monsieur,  du  ne»  d'un  margulUier  ? 

Le  mot  est  lui-même  une  raison.  La  lune  tout 
entière  de  Jodelet  est  encore  plus  comique  ;  c'est 
une  naïveté  excellente,  et  l'on  sent  bien  que  ce 
n'est  pas  là  un  de  ces  jeux  de  mots  que  l'on  con- 
damne avec  raison  dans  le  dialogue. 

Il  serait  à  souhaiter  que  la  disposition  du  su- 
jet fût  telle  qu'à  chaque  scène  on  partît  d'un 
^oint  pour  arriver  à  un  autre  point  déterminé  ; 


DE  CHAMFORT.  IO7 

ensorte  que  le  dialogue  ne  servît  qu'aux  progrès 
de  l'action.  Chaque  réplique  serait  un  nouveau 
pas  vers  le  dénoùment,  un  des  chaînons  de  l'in- 
trigue ,  en  un  mot ,  un  moyen  de  nouer  ou  d(f 
développer,  de  préparer  une  situation  ou  de 
passer  à  une  situation  nouvelle. 

Mais,  dans  la  distribution  primitive,  on  laisse 
des  intervalles  vides  d'action  ;  ce  sont  ces  vides 
qu'on  veut  remplir,  et  de  là  les  excursions  du 
dialogue. 


APARTE. 


C'est  le  nom  qu'on  donne  à  un  discours  que 
tient  un  personnage  ,  pour  n'être  pas  entendu 
d'un  autre ,  soit  que  cet  autre  l'aperçoive  ou  ne 
l'aperçoive  pas.  Quoiqu'il  y  ait  très-peu  de  cas  où 
un  homme  puisse  parler  sans  être  entendu  de 
son  voisin,  on  a  admis  cette  supposition  au  théâ- 
tre ,  vu  la  difficulté  où  serait  un  personnage 
de  laisser  voir  ses  véritables  sentimens  dans  des 
situations  où  il  importe  au  public  de  les  con- 
i^aître. 

C'est  la  Menardière  qui ,  dans  sa  Poétique ,  a 
donné  à  ces  discours  le  nom  d'aparté,  qui  a  passé 
dans  la  langue  dramatique.  De  plusieurs  volu- 
mes que  ce  la  Menardière  a  faits  pour  le  théâtre, 
c'est  le  seul  mot  qui  soit  resté. 

On  trouve  peu  d'aparté  chez  les  Grecs  :  ils  ne 
sont  guères  que  d'un  vers  ou  deux  ;  encore  sont- 


Io8  ŒUVRES 

ils  dans  la  bouche  du  chœur,  qui  les  dit  après 
qu'un  acteur  vient  de  parler ,  pour  donner  à  l'au- 
tre le  temps  de  méditer  sa  réponse,  ou  quand 
un  acteur  arrive  au  théâtre. 

Les  Latins  se  sont  moins  asservis  à  cette  règle  : 
on  trouve  dans  Plante  des  aparté  d'une  longueur 
insupportable;  mais  Térence  les  fait  beaucoup 
plus  courts.  Sénèque  le  tragique  s'en  est  permis 
de  dix-sept  vers. 

L'art  consiste  à  rendre  Xaparté  intéressant  par 
la  situation  du  personnage  qui  laisse  voir  les 
mouvemens  dont  il  est  combattu ,  ou  qui  révèle 
quelque  secret  terrible. 

Dans  la  comédie ,  il  faut  s'en  servir  pour  pro- 
duire des  jeux  de  théâtre,  comme  lorsqu'un  ac- 
teur fait  en  deux  mots ,  tout  bas ,  une  réflexion 
plaisante  sur  ce   que   l'autre  dit  tout  haut,  etc. 

Dans  tous  les  Q,2i^^\ aparté  est  fort  court  ;  il  serait 
à  souhaiter  qu'il  ne  fût  que  d'un  mot,  parce  que, 
dans  l'exacte  vérité ,  il  nous  peut  échapper  une 
parole  qui  n'est  pas  entendue  de  celui  à  qui  l'on 
parle. 

Il  est  encore  à  propos ,  pour  la  vraisemblance, 
qu'un  des  personnages  paraisse  s'être  aperçu  que 
l'autre  avait  parlé  ,  et  lui  demande  ce  qu'il  a  dit, 
comme  Harpagon  qui  fouille  son  valet  dans 
X Avare  de  Molière. 

LArJLÈciiK   dit  tout  bas: 
Ah  !  qu'un  homme  comme  cela  mériterait  bien  ce  qu'il  craint ,  et 
qhe  j'aurais  de  joie  à  le  voler  ! 


Dr. 

CnAMFORT 

HARPAGON. 

10 

9 

Hé? 

L.V  FLÈCHE. 

Quoi 

p 

HARPAGON. 

Que 

parles 

-tu 

de  voler? 

iA  FLÈCHE. 

Jed 

is  que 

vous  fouillez 

bien  pourtant 

pour 

voir 

si 

je 

vous 

ai 

Tolé. 

vSi  le  besoin  de  la  pièce  fait  durer  Vaparté'trop 
long-temps,  il  faut  que  l'autre  personnage  s'éton- 
ne de  la  rêverie  où  le  premier  est  plongé ,  et  pa- 
raisse inquiet  de  ce  qui  l'occupe. 

Il  y  a  des  aparté  très-naturels  et  même  néces- 
saires ;  ce  sont  les  discours  que  tient  un  acteur, 
tandis  que  l'autre  lit  une  lettre  ou  fait  autre 
chose.  C'est  une  des  lois  du  théâtre,  qu'il  doit 
toujours  y  avoir  quelqu'un  qui  parle. 

C'est  un  grand  art  de  faire  que  Xaparté  influe 
sur  la  pièce  même ,  comme  dans  le  Préjugé  à  la 
mode^  où  ,  tandis  que  Durval  écrit  un  billet  qui 
va  le  réconcilier  avec  sa  femme  ,  son  valet  répète 
un  rôle  d'une  comédie  où  tout  ridiculise  les  maris 
amoureux  de  leurs  femmes,  et  empêche  ainsi  la 
réconciliation. 


I  I O  ŒUVRES 


CONDUITE  DE  L'ACTION  DRAMATIQUE. 

INTÉRÊT. 

L'intérêt  est  ce  qui  attache,  excite  la  curiosité, 
ce  qui  soutient  l'attention  et  produit  dans  l'âme 
les  différens  mouvemens  qui  l'agitent  :  la  crainte, 
l'espérance  ,  l'horreur,  la  joie,  le  mépris,  l'in- 
dignation, le  trouble,  la  haine,  l'amour,  l'admi- 
ration, etc. 

L'intérêt,  dans  un  ouvrage  de  théâtre,  naît  du 
sujet,  des  caractères,  des  incidens,  des  situations, 
de  leur  enchaînement,  de  leur  vraisemblance, 
du  style,  et  de  la  réunion  de  toutes  ces  parties. 

Si  Tunemanque,  l'intérêt  cesse  ou- diminue.  Ima- 
ginez les  situations  les  plus  pathétiques  :  si  elles 
sont  mal  amenées,  vous  n'attacherez  point.  Con- 
duisez votre  poème  avec  tout  l'art  imaginable  :  si 
les  situations  en  sont  froides  et  si  la  vraisem- 
blance n'est  pas  dans  le  tout,  vous  n'intéresse- 
rez pas. 

Une  pièce  de  théâtre ,  dit  Voltaire,  est  une  expé- 
rience sur  le  cœur  humain.  Tout  personnage 
principal  doit  inspirer  un  degré  d'intérêt  :  c'est 
une  des  règles  inviolables  ;  elles  sont  toutes  fon- 
dées sur  la  nature.  Tout  acteur  qui  n'est  pas  né- 
cessaire, gâte  les  plus  grandes  beautés. 


I)E    CHAMFORT.  I  I  I 

Il  faut,  autant  qu'on  le  peut ,  fixer  toujours  l'at- 
tention sur  les  grands  objets,  et  parler  peu  des 
petits ,  mais  avec  dignité.  Préparez ,  quand  vous 
voulez  toucher  ;  n'interrompez  jamais  les  assauts 
que  vous  livrez  au  cœur.  Les  plus  beaux  senti- 
mens  n'attendrissent  point,  quand  ils  ne  sont  pas 
amenés  ou  préparés  par  une  situation  pressante , 
par  quelque  coup  de  théâtre,  par  quelque  trait 
vif  et  animé.  Il  faut  toujours,  jusqu'à  la  fin  ,  de 
l'inquiétude  et  de  l'incertitude  sur  la  scène. 

Je  remarquerai  que ,  toutes  les  fois  qu'on  cède  ce 
qu'on  aime  ,  ce  sacrifice  ne  peut  faire  aucun  effet, 
à  moins  qu'il  ne  coûte  beaucoup  :  ce  sont  les  com- 
bats du  cœur  qui  forment  les  grands  intérêts.  De 
simples  arrangemens  de  mariage  ne  .sont  jamais 
tragiques  ,  à  moins  que ,  dans  ces  arrangemens 
même ,  il  n'y  ait  un  péril  évident  et  quelque 
chose  de  funeste. 

Le  grand  art  de  la  tragédie  est  que  le  cœur  soit 
toujours  frappé  des  mêmes  coups,  et  que  des  idées 
étrangères  n'affaiblissent  pas  le  sentiment  domi- 
nant. Partout  où  il  n'y  a  ni  crainte  ,  ni  espérance, 
ni  combats  du  cœur,  ni  circonstances  attendris- 
santes ,  il  n'y  a  point  de  tragédie  :  c'est  une  loi 
du  théâtre  qui  ne  souffre  guère  d'exception. 

Ne  commettez  jamais  de  grands  crimes  ,  que 
quand  de  grandes  passions  en  diminueront  l'atro- 
cité ,  et  attireront  même  quelque  compassion 
des  spectateurs.  Cléopâtre,  à  la  vérité,  dans  la 
tragédie  de  Roclogwie ,  ne  s'attire  nulle  compas- 


I  I  2  Or.UVRES 

sion  ;  mais  songez  que,  si  elle  n'était  pas  possédée 
de  la  passion  forcenée  de  régner,  on  ne  la  pourrait 
pas  souffrir,  et  que  si  elle  n'était  pas  punie,  la 
pièce  ne  pourrait  être  jouée. 

C'est  une  règle  puisée  dans  la  nature ,  qu'il  ne 
faut  point  parler  d'amour  quand  on  vient  de  com- 
mettre un  crime  horrible,  moins  par  amour  que 
par  ambition.  Comment  le  froid  amour  d'un  scé- 
lérat pourrait-il  produire  quelque  intérêt  ?  Que  le 
forcené  Ladislas ,  emporté  par  sa  passion ,  teint 
du  sang  de  son  rival,  se  jette  aux  pieds  de  sa  maî- 
tresse ,  on  est  ému  d'horreur  et  de  pitié.  Oreste 
fait  ufi  effet  admirable  dans  Andromaque ,  quand 
il  paraît  devant  Hermione ,  qui  l'a  forcé  d'assassi- 
ner Pyrrhus-  Point  de  grands  crimes  ,  sans  de 
grandes  passions  qui  fassent  pleurer  pour  le  cri- 
minel même  :  c'est  là  la  vraie  tragédie. 

Le  plus  capital  de  tous  les  défauts  dans  la  tra- 
gédie ,  est  de  faire  commettre  de  ces  crimes  qui 
révoltent  la  nature  ,  sans  donner  au  criminel  des 
remords  aussi  grands  que  son  attentat,  sans  agiter 
son  âme  par  des  combats  touchans  et  terribles , 
comme  on  l'a  déjà  insinué. 

L'importance  de  la  tragédie  se  tire  de  la  dignité 
des  personnages  et  de  la  grandeur  de  leurs  in- 
térêts. 

Quand  les  actions  sont  de  telle  nature  que ,  sans 
rien  perdre  de  leur  beauté  ,  elles  pourraient  se 
passer  entre  des  personnes  peu  considérables,  les 
noms  des  princes  et  des  rois  ne  sont  qu'une  pa- 


DE   CHAMFORT.  I  I  3 

rare  étrangère  que  l'on  donne  aux  sujets;  mais 
cette  parure  ,  toute  étrangère  qu*elle  est,  est  né- 
cessaire. Si  Ariane  n'était  qu'une  bourgeoise  trahie 
par  son  amant  et  par  sa  sœur ,  la  pièce  qui  porte 
son  nom  ne  laisserait  pas  de  subsister  toute 
entière  ;  mais  cette  pièce  si  agréable  y  perdrait 
un  grand  ornement.  £1  faut  qu'Ariane  soit  prin- 
cesse; tant  nous  sbmmes  destinés  à  être  toujours 
éblouis  par  les  titres  ! 

Les  Horaces  et  les  Curiaces  ne  sont  que  des  par- 
ticuliers, de  simples  ^citoyens  de  deux  petites 
villes  ;  mais  la  fortune  de  deux  états  est  attachée 
à  ces  particuliers.  L'une  de  ces  deux  petites  villes  a 
un  grand  nom  ,  et  porte  toujours  dans  l'esprit  une 
grande  idée  :  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  an- 
noblir  les  Horaces  et  les  Curiaces. 

Les  grands  intérêts  se  réduisent  à  être  en  péril 
de  perdre  la  vie,  ou  l'honneur,  ou  la  liberté,  ou 
un  trône ,  ou  son  ami ,  ou  sa  maîtresse. 

On  demande  ordinairement  si  la  mort  de  quel- 
qu'un des  personnages  est  nécessaire  dans  la  tra- 
gédie. Une  mort  est  à  la  vérité  un  événement  im- 
portant ;  mais  souvent  il  sert  plus  à  la  facilité  du 
dénoùment  qu'à  l'importance  de  l'action  ,  et  le 
péril  de  la  mort  n'y  sert  pas  quelquefois  davan- 
tage. 

Ce  qui  rend  Rodrigue  si  digne  d'attention ,  est- 
ce  le  péril  qu'il  court  en  combattant  le  comte  , 
les  IMaures  ou  don  Sanche  ?  ?<ullement  :  c'est  la 
nécessité  où  il  est  de  perdre  l'honneur  ou  sa  maî- 
IV.  8 


Il4  OELVÎIFS 

/  tresse  ;  c'est  la  difficulté  d'obtenir  sa  grâce  de  Chi- 
mène  ,  dont  il  a' tué  le  père. 

Les  grands  intérêts  sont  tout  ce  qui  remue  for- 
tement les  hommes  ;  et  il  y  a  des  momens  où  la 
vie  n'est  pas  leur  puis  grande  passion. 

Il  semble  que  les  grands  intérêts  se  peuvent  par- 
tager en  deux  espèces  :  les  uns  plus  nobles  ,  tels 
que  l'acquisition  ou  la  conservation  d'un  trône , 
un  devoir  indispensable  ,  une  vengeance ,  etc.  ; 
les  autres  plus  touchans ,  tels  que  l'amitié.  L'une 
ou  l'autre  de  ces  deux  sortçs  d'intérêt  donne  son 
caractère  aux  tragédies  où  elle  domine. 

Naturellement,  le  noble  doit  l'emporter  sur  le 
touchant; et  Nicomède  qui  est  tout  noble, est  d'un 
ordre  supérieur  à  Bérénice  qui  est  toute  tou- 
chante. Mais  ce  qui  est  incontestablement  au-des- 
sus de  tout  le  reste,  c'est  le  noble  et  le  touchant 
réunis  ensemble. 

Le  seul  secret  qu'il  y  ait  pour  cela,  est  démettre 
l'amour  en  opposition  avec  le  devoir  ,  l'ambition , 
la  gloire  ;  de  sorte  qu'il  les  combatte  avec  force , 
et  en  soit  à  la  fin  surmonté.  Alors  ces  actions  sont 
véritablement  importantes  par  la  grandeur  des  in- 
térêts opposés. 

Les  pièces  sont  en  même  temps  touchantes  par 
les  combats  de  l'amour  ,  et  nobles  par  sa  défaite. 

Pour  la  grandeur  d'une  action,  voici  les  idées 
que  je  m'en  suis  faites.  Je  pense  qu'elle  doit  se 
mesurer  à  l'importance  des  sacrifices  et  à  la  force 
des  motifs  qui  engagent  à  les  faire.  On  croirait 


DE      CHAMFORT.  Il5 

d'abord  que  le  courage  serait  d'autant  plus  digne 
d'admiration,  qu'il  se  résout  à  un  plus  grand  mal 
pour  un  plus  petit  avantage  ;  mais  il  n'en  est  pas 
ainsi. 

Nous  voulons  de  l'ordre  et  de  la  raison  par- 
tout, quand  nous  sommes  hors  d'intérêt  ;  le  cou- 
rage ne  nous  paraîtrait  qu'aveuglement  et  folie, 
s'il  n'était  appuyé  sur  des  raisons  proportionnées 
à  ce  qu'il  souffre  ou  à  ce  qu'il  ose.  Ainsi  ^  les  héros 
qui  s'immolent  pour  leur  patrie  sont  sûrs  de  notre 
admiration,  parce  que ,  au  jugement  de  la  raison, 
le  bonheur  de  tout  un  peuple  est  préférable  à 
celui  d'un  homme ,  et  que  rien  n'est  plus  grand 
que  de  pouvoir  se  porter  ce  jugement  contre  soi- 
même  et  agir  en  conséquence. 

Ainsi,  le  courage  des  ambitieux  nous  en  impose, 
parce  que,  au  jugement  de  l'orgueil  humain  , 
l'éclat  du  commandement  n'est  pas  trop  acheté 
par  les  plus  grands  périls.  Nous  allons  même 
jusqu'à  trouver  de  la  grandeur  dans  ce  que  la 
vengeance  fait  entreprendre  ,  parce  que  ,  d'un 
côté  ,  le  préjugé  attachant  1  honneur  à  ne  pas 
souffrir  d'outrages  ,  et  de  l'autre  ,  la  raison  faisant 
préférer  l'honneur  à  la  vie  ,  nous  jugeons  qu'il 
est  d'une  âme  forte  d'écouter ,  au  péril  de  ses 
jours,  un  juste  ressentiment. 

Les  vengeances  sans  danger  et  sans  justice 
apparente  ne  nous  laissent  voir  que  la  bassesse 
et  la  perfidie.  Si  quelquefois  les  amans  obtiennent 
nos  suffrages,  par  ce  qu  ils  tentenjLd'héroïque  pour 


l 1 6  OEUVRES 

une  maîtresse ,  c'est  quand  ils  regardent ,  et  que 
nous  regardons  avec  eux ,  leurs  entreprises  comme 
des  devoirs.  Ils  se  sentent  liés  par  la  foi  des  sermens  ; 
ils  se  reprocheraient ,  en  osant  moins  ,  une  espèce 
de  parjure  ;  et  ils  nous  paraissent  alors  autant 
animés  pai'  la  vertu  que  par  la  passion  même  ;  ils 
deviennent  des  héros  par  son  objet.  Si ,  au  con- 
traire ,  ils  ne  sont  entrahiés  que  par  l'ivresse  de 
leur  passion  ,  ils  ne  nous  paraissent  alors  que  des 
furieux  plus  dignes  de  nos  larmes  que  de  notre 
estime  ;  et  loin  qu'ils  nous  élèvent  le  courage  ,  ils 
ne  nous  attendrissent  que  parce  que  nous  sommes 
faibles  comme  eux. 

Unité  d'intérêt. 

Je  hasarderai  ici  un  paradoxe  :  c'est  qu'entre 
les  premières  règles  du  théâtre ,  on  a  presque  ou- 
blié la  plus  importante.  On  ne  traite  d'ordinaire 
que  de  trois  unités  ,  de  temps  ,  de  lieu  et  d'action  : 
or ,  j'en  ajouterai  une  quatrième  ,  sans  laquelle 
les  ti'ois  autres  sont  inutiles ,  et  qui  toute  seule 
pourrait  encore  produire  un  grand  effet  :  c'est 
l'unité  d  intérêt  ,  qui  est  la  vraie  source  de  l'émo- 
tion continue  ;  au  lieu  que  les  trois  autres  condi- 
tions ,  exactement  remplies  ,  ne  sauveraient  pas 
un  ouvrage  de  la  langueur. 

On  peut  ajouter  aux  réflexions  ci-dessus  ,  que, 
pour  produire  l'intérêt  nécessaire  à  la  tragédie  , 
les  moyens  les  plus  propres  sont ,  premièrement , 


DE    CIIAMJFOllT.  I  1  "J 

de  choisir  un  héros  dont  le  sort  puisse  nous  atten- 
drir et  nous  toucher.  Pour  cela,  il  ne  faut  pas 
choisir  un  homme  vicieux  et  scélérat  tout-à-fait  ; 
ses  prospérités  nous  causeraient  de  l'indignation  , 
et  ses  malheurs  n'exciteraient  en  nous  aucune 
compassion.  Il  faut  donc  le  choisir  bon,  ayant  de 
la  vertu  ,  mais  sujet  aux  faiblesses  attachées  à  la 
nature  humaine  ,  et  soumis  au  pouvoir  et  à  la 
tyrannie  des  passions  ,  comme  les  autres  hommes. 
Il  faut  qu'il  ne  mérite  pas  d'être  aussi  malheureux 
qu'il  l'est ,  ou  que  ses  malheurs  soient  la  punition 
de  ses  fautes  passées.  S'il  tombe  dans  quelques 
grands  crimes,  il  faut  que  ce  soit  involotitairement, 
qu'il  y  soit  poussé  par  la  violence  de  sa  passion  ou 
par  la  force  des  mauvais  conseils ,  et  que  nous 
puissions  le  plaindre,  quoique  coupable. 

Secondement ,  c'est  de  lui  faire  éprouver  ces 
grands  combats  qui  déchirent  le  cœur  en  le  balan- 
çant entre  deux  intérêts  opposés  ,  et  dont  le 
sacrifice  lui  est  également  coûteux.  Rien  de  si 
attachant  pour  le  spectateur  ,  qiie  ces  sortes  de 
situations  ;  il  se  n^et  à  la  place  du  héros  et  éprouve 
les  mêmes  déchiremens.  C'est  de  le  jeter  dans 
de  grands  périls  qui  nous  fassent  trembler  pour 
lui.  Voilà  ce  qui  alarme  ,  ce  qui  attache  :  ce  nest 
pas  le  meurtre  qui  touche  ,  c'est  l'intérêt  qu'on 
prend  au  malheureux  qui  le  copimet ,  ou  à  celui 
qui  en  est  l'objet ,  et  quelquefois  à  tous  les  deux 
ensemble. 

Troisièmement ,  c'est  de  tenir  le  fil  du  dénoù- 


I  1  8  OEUVRES 

ment  soigneusement  caché  jusqu'à  la  fin.  L'intérêt 
ne  peut  se  soutenir  que  par  l'incertitude  de  ce  qui 
peut  arriver  ,  et  il  s'augmente  par  le  désir  et 
l'impatience  qu'on  a  de  l'apprendre. 

L'art  est  de  toujours  faire  croître  l'intérêt;  mais 
la  première  règle ,  c'est  de  choisir  un  sujet ,  une 
aciion  déjà  capable  d'intéresser  par  elle  même  ,  et 
propre  à  fournir  de  grands  mouvemens,  de  belles 
situations  ,  de  grands  sentimens  ,  etc. 

Un  poète  ,  dit  Dubos  ,  qui  traite  un  sujet  sans 
intérêt  ,  n'en  peut  vaincre  la  stérilité  :  il  ne  peut 
mettre  du  pathétique  dans  laction  qu'il  imite  , 
qu'en  deux  manières  :  ou  bien  il  embellit  cette 
action  par  des  épisodes  ,  ou  bien  il  change  les 
principales  circonstances  de  cette  action.  S'il  choi- 
sit le  premier  parti ,  l'intérêt  qu'on  prend  à  ces 
épisodes,  ne  sert  (pj'à  mieux  faire  sentir  la  froideur 
de  l'action  principale,  et  il  a  ma'i  rempli  son  titre. 
Si  le  poète  change  les  principales  circonstances 
de  l'action  ,  que  l'on  suppose  être  un  événement 
connu ,  son  poème  cesse  d'être  vraisemblable. 

I)e  V intérêt  propre  à  la  comédie. 

Il  faut  attacher*?  dans  la  comédie  comme  dans 
la  tragédie  :  C3  qui  ne  peut  se  faire  que  par  l'inté- 
rêt ;  mais  il  n'est  pas  le  même  que  dans  la  tragédie. 
Là  ,  c'est  le  cœur  tout  seid  qu'il  faut  intéresser  , 
toucher  ,  émouvoir  ,  attendrir  ;  dans  la  comédie  , 
c'est   l'esprit  ,   pour  ainsi    dire  seul ,  qu'il  faut 


DE  CHAMFORT.  I  l() 

attacher  et  amuser  :  ce  qui  est  peut-être  plus 
difficile  encore  ,  à  cause  de  sa  légèreté  et  de  son 
inconstance.\Pour  fixer  son  attention ,  on  se  sert 
d'ordinaire  d'une  petite  intrigue  ,  qui  est  commu- 
nément un  mariage  ;  mais  ce  n'est  point  assez  ,  il 
faut  encore  le  réveiller  sans  cesse  et  l'attacher 
par  des  traits  piquans^  des  scènes  vives  ,  des 
peintures  ,  des  incidens  nouveaux.  L'intrigue  est 
souvent  ce  qui  l'intéresse  le  moins. 

Gradation  cViiitérét. 

L'action  doi^  être  très-intéressante  dès  le  com- 
mencement ,  et  l'intérêt  doit  croître  de  scène  en 
scène,  sans  interruption ,  jusqu'à  la  fin.  Tout  acte , 
toute  scène  qui  ne  redouble  pas  la  terreur  ou  la 
pitié  dont  le  spectateur  doit  être  saisi ,  n'est  qu'un 
allongement  inutile  de  l'action.  C'est  à  l'auteur  de 
chercher,  dans  son  sujet,  des  circonstances  inté- 
ressantes qui  enchérissent  l'une  sur  l'autre. 

Cette  attention  qu'il  faut  donner  à  la  grada- 
tion d'intérêt  dans  les  cinq  actes  ,  il  faut  la  porter 
ensuite  à  chaque  acte  en  particulier  ,  le  regarder 
presque  comme  une  pièce  à  part ,  et  en  arranger 
les  scènes  de  façon  que  l'important  et  le  pathé- 
tique se  fortifient  toujours. 

Autre  chose  est  un  arrangement  raisonnable  , 
et  une  autre  chose  est  un  arrangement  théâtral. 
Dans  le  premier ,  il  suffit  que  les  choses  s'amènent 


/     ^ 


1 20  ŒUVRES 

naturellement,  et  que  la  vraisemblance  ne  soit  pas 
blessée.  Dans  le  second ,  il  faut  ménager  une  suite 
qui  favorise  la  passion,  et  compter  pour  rien  que 
l'esprit  soit  content ,  si  le  cœur  n'a  de  quoi  s'atta- 
clier  toujours  davantage.  Il  est  vrai  qu'il  faudra 
souvent ,  pour  parvenir  à  cette  beauté  ,  arranger 
lui  acte  de  vingt  manières  différentes  ,  toutes 
bonnes  ,  si  l'on  veut ,  du  côté  de  la  raison  ;  mais 
toutes  imparfaites  par  le  défaut  de  1  ordre  que 
que  demanderait  le  sentiment. 

Ce  n'est  pas  tout  :  chaque  scène  veut  encore  la 
même  perfection  ;  il  faut  la  considérer  au  mo- 
ment qu'on  la  travaille ,  comme  un  ouvrage  en- 
tier ,  qui  doit  avoir  son  commencement  ,  ses  pro" 
grès  et  sa  fin.  Il  faut  qu'elle  marche  comme  la 
pièce,  et  qu'elle  ait,  pour  ainsi  dire,  son  exposition, 
son  nœud  et  son  dénoùment.  On  entend  par 
son  exposition  ,  l'état  où  se  trouvent  les  person- 
nages et  sur  lequel  ils  délibèrent  ;  on  entend  par 
son  nœud  ,  les  intérêts  ou  les  sentimens  qu'un 
des  personnages  oppose  aux  désirs  des  autres  ; 
et  enfin  par  son  dénoùment ,  l'état  de  fortune 
ou  de  passion  où  la  scène  doit  les  laisser  :  après 
quoi ,  l'auteur  ne  doit  plus  perdre  de  temps  en 
discours  qui,  tout  beaux  qu'ils  seraient,  auraient 
du  moins  la  froideur  de  l'inutilité. 

Cette  gradation  que  Ton  exige  dans  l'intérêt , 
il  serait  à  souhaiter  de  pouvoir  la  porter  encore 
dans  les  traits  du  caractère  des  principaux  per- 
sonnages ,  et  même  dans  la  magie  des  tableaux 


DE     CH.VMFORT.  121 

qu'on  expose  sur  la  scène  ;  mais  il  y   a  peu  de 
sujets  susceptibles  d'une  si  grande  perfection. 

Les  anciens  négligeaient  trop  souvent  la  gra- 
dation d'intérêt.  Ce  défaut  se  fait  sentir  dans 
plusieurs  de  leurs  pièces  ,  et  surtout  dans  les  tra- 
gédies d'Euripide.  Racine  l'a  quelqutfois  négligée 
aussi  dans  ses  cinquièmes  actes  :  c'est  qu'alors  on 
les  mettait  rarement  en  tableaux.  C'est  au  qua- 
trième acte  que  Racine  porte  ordinairement  les 
grands  coups,  comme  dans  Britannicus  ,  Phèdre, 
Iphigénie.  Depuis  que  la  forme  de  notre  théâtre 
permet  que  les  cinquièmes  actes  soient  en  ta- 
bleaux ,  les  auteurs  n'obtiennent  plus  l'indul- 
gence qu'on  avait  pour  ceux  du  siècle  passé. 

NOEUD. 

Le  nœud  est  un  événement  inopiné  qui  sur- 
prend ,  qui  embarrasse  agréablement  l'esprit , 
excite  l'attention  ,  et  fait  naître  une  douce  impa- 
tience d'en  voir  la  fin.  Le  dénoùment  vient  en- 
suite calmer  l'agitation  où  l'on  a  été  ,  et  produit 
une  certaine  satisfaction  de  voir  finir  une  aven- 
ture à  laquelle  on  s'est  ^  ivement  intéressé. 

Le  nœud  et  le  dénoùment  sont  deux  princi- 
pales parties  du  poème  épique  et  du  poème  dra- 
matique. L'unité ,  la  continuité  ,  la  durée  de  l'ac- 
tion ,  les  mœurs ,  les  sentimens  ,  les  épisodes ,  et 
tout  ce  qui  compose  ces  deux  poèmes ,  ne  tou- 
chent 'que  les  habiles  dans  l'art  poétique  ,  ceux 


12,  a  OEUVRES 

qui  en  connaissent  les  préceptes  et  les  beautés; 
mais  le  nœud  et  le  dénoûment  bien  ménagés 
produisent  leurs  effets  également  sur  tous  les  spec- 
tateurs et  sur  tous  les  lecteurs. 

Le  nœud  est  composé,  selon  Aristote,  en  partie 
de  ce  qui  s'ei^  passé  hors  du  théâtre  avant  le  com- 
mencement qu'on  y  décrit,  et  en  partie  de  ce  qui 
s'y  passe  ;  le  reste  appartient  au  dénoûment.  Le 
changement  d'une  fortune  en  l'autre  fait  la  sépa- 
ration de  ces  deux  parties.  Tout  ce  qui  le  précède 
est  de  la  première  ;  et  ce  changement,  avec  ce 
cjui  le  suit ,  regarde  l'autre. 

Le  nœud  dépend  entièrement  du  choix  et  de 
l'imagination  industrieuse  du  poète  ;  et  l'on  n'y 
peut  donner  de  règle  ,  sinon  qu'il  doit  ranger 
toutes  choses  selon  la  vraisemblance  ou  le  néces- 
saire ,  sans  s'endjarrasser  ,  le  moins  du  monde  , 
des  choses  arrivées  avant  l'action  qui  se  présente. 

Les  narrations  dupasse  importunent  ordinaire- 
ment, parce  qu'elles  gênent  l'esprit  de  l'auditeur, 
qui  est  obligé  de  charger  sa  mémoire  de  ce  qui 
est  arrivé  plusieurs  années  auparavant,  pour  com- 
prendre ce  qui  s'offre  à  sa  vue.  Mais  les  narra- 
tions qui  se  font  des  choses  qui  arrivent  et  se 
passent  derrière  le  théâtre  depuis  l'action  com- 
mencée, produisent  toujours  un  bon  effet,  parce 
qu'elles  sont  attendues  avec  quelque,  curiosité  , 
et  font  partie  de  cette  action  qui  se  présente. 

Une  des  raisons  qui  donnent  tant  de  suffrages  à 
Cin/ia,  c'est  qu'il  n'y  a  aucune  narration  du  passé  : 


DE    CHAMFORT.  2l3 

celle  qu'il  fait  de  sa  conspiration  à  Emilie ,  étant 
plutôt  un  ornement  qui  amuse  l'esprit  des  spec- 
tateurs ,  qu'une  instruction  nécessaire  des  parti- 
cularités qu'ils  doivent  savoir  pour  l'intelligence 
de  la  suite.  Emilie  leur  fait  assez  connaître  ,  dans 
les  deux  premières  scènes ,  que  Cinna  conspirait 
contre  Auguste  en  sa  faveur;  et  quand  son  amant 
Jui  dirait  tout  simplement  que  les  conjurés  sont 
prêts  pour  le  lendemain  ,  il  avancerait  ai^tant 
l'action  que  par  les  cent  vers  qu'il  emploie  à  rendre 
compte ,  et  de  ce  qu'il  leur  a  dit ,  et  de  la  manière 
dont  ils  l'ont  reçu. 

Il  y  a  des  intrigues  qui  commencent  dès  la 
naissance  du  héros  ,  comme  celle  ^ Heraclius  ; 
mais  ces  srands  efforts  d'imaiji nation  en  deman- 
dent  une  extraordinaire  à  l'attention  du  specta- 
teur, et  l'empéclient  souvent  de  prendre  un  plaisir 
entier  aux  premières  représentations ,  à  cause  de 
la  fatigue  qu'elles  lui  causent. 

Un  des  grands  secrets  pour  piquer  la  curiosité, 
c'est  de  rendre  l'événement  incertain.  Il  faut  pour 
cela  que  le  nœud  soit  tel  qu'on  ait  de  la  peine  à 
en  prévoir  le  dénoûment ,  et  que  le  dénoùment 
soit  douteux  jusqu'à  la  fin  ,  et ,  s'il  se  peut,  jus- 
ques  dans  la  dernière  scène. 

Lorsque  ,  dans  Stilicon  ,  Félix  est  tué  au  mo- 
ment qu'il  va  en  secret  donner  avis  de  la  conju- 
ration à  l'empereur ,  Ilonorius  voit  clairement 
que  Stilicon  ou  Euchérius,  ses  deux  favoris,  sont 
les  chefs  de  la  conjuration  ,  parce  qu'ils  étaient 


124  ŒUVRES 

les  seuls  qui  sussent  que  l'empereur  devait  donner 
une  audience  secrète  à  FéJix.  Voilà  un  nœud  qui 
met  Honorius,  Stilicon  et  Euchérius  dans  une  si- 
tuation très-embarrassante  ;  et  il  est  très-difficile 
d'imaginer  comment  ils  en  sortiront. 

Tout  ce  qui  serre  le  nœud  davantage  ,  tout 
ce  qui  le  rend  plus  mal-aisé  à  dénouer  ,  ne  peut 
manquer  de  faire  un  he\  effet.  11  faudrait  même  » 
s'il  se  pouvait ,  faire  craindre  au  spectateur  que 
le  nœud  ne  se  put  pas  dénouer  heureusement. 

La  curiosité  une  fois  excitée  n'aime  pas  à  lan- 
guir ;  il  faut  lui  promettre  sans  cesse  de  la  satis- 
faire, et  la  conduire  cependant ,  sans  la  contenter, 
jusqu'au  terme  que  l'on  s'est  proposé  ;  il  faut  ap- 
procher le  spectateur  de  la  conclusion ,  et  tou- 
jours la  lui  cacher  ;  il  faut  qu'il  ne  sache  où  il  va, 
s'il  est  possible ,  mais  qu'il  voie  qu'il  avance.  Le 
sujet  doit  marcher  avec  vitesse  ;  une  scène  qui 
n'est  point  un  nouveau  pas  vers  la  fin ,  est  vicieuse. 

Tout  est  action  sur  le  théâtre;  et  les  plus  beaux 
discours  même  y  seraient  insupportables,  s'ils 
n'étaient  que  des  discours. 

La  longue  délibération  d'Auguste ,  qui  remplit 
le  second  acte  de  Cin/ia,  toute  divine  qu'elle  est, 
serait  la  plus  mauvaise  chose  du  monde ,  si ,  à  la 
fin  du  premier  acte,  on  n'était  pas  demeuré  dans 
l'inquiétude  de  ce  que  veut  Auguste  aux  chefs  de 
la  conjuration  qu'il  a  demandés;  si  ce  n'était  pas 
une  extrême  surprise  de  le  voir  délibérer  de  sa 
plus  importante  affaire  avec   deux  hommes  qui 


l)i:    CII.V?.TFORT.  llS 

ont  conjuré  contre  lui  ;  s'ils  n'avaient  pas  tous 
deux  des  raisons  cachées,  et  que  le  s}3ectateur 
pénètre  avec  plaisir  ,  pour  prendre  deux  partis 
tout  opposés  ;  enfin,  si  cette  bonté  qu'Auguste 
leur  marque  n'était  pas  le  sujet  des  remords  et 
des  itrésolutions  de  Cinna,  qui  font  la  grande 
beauté  de  sa  situation.  Un  dénoùment  suspendu 
jusqu'au  bout  et  imprévu  est  d'un  grand  prix. 

Camma ,  pour  sauver  la  vie  à  Sostrate  qu'elle 
aime,  se  résout  enfin  à  épouser  Sinorix   qu'elle 
hait   et  qu'elle   doit   haïr.  On  voit,  dans  le    cin- 
quième acte ,  Camma  et  Sinorix,  revenus  du  tem- 
ple où  ils  ont  été  mariés  ;  on  sait  bien  que  ce  ne 
peut  ]>as  là  être  une  fin  ;  on  n'imagine  point  où 
tout  cela  aboutira,  et  d'autant  moins,  que  Camma 
apprend  à   Sinorix  qu'elle   sait^son  plus   grand 
crime ,  dont  il  ne  la  croyait  pas  instruite  ,  et  que 
quoiqu'elle  l'ait  épousé  ,  elle  n'a  rien  relâché  de 
sa  haine  pour  lui.  Il  est  obligé  de  sortir  ;  et  elle 
écoute  tranquillement  les  plaintes  de  son  amant 
qui  lui  reproche  ce  qu'elle  vient  de  faire  pour  lui 
prouver  à  quel   point  elle  l'aime.  Tout  est  sus- 
pendu avec  beaucoup  d'art,  jusqu'à  ce  cpi'on  ap- 
prenne que  Sinorix   vient  de   mourir   d'un  mal 
dont  il  a  été  attaqué  subitement ,  et  que  Camma 
déclare.à  Sostrate  qu'elle  a  empoisonné  la  coupe 
nuptiale  où  elle  a  bu  avec  Sinorix  ,  et  qu'elle  va 
mourir  aussi.  Il  est  rare    de  trouver  un  dénoù- 
ment aussi  peu  attendu  et  en  même  temps  aussi 
naturel. 


1-26 


ŒUVRES 


DEVELOPPEMEPTS. 


A  proprement  parler ,  tout  est  développement 
au  théâtre  ,  puisque  les  personnages  ne  doivent 
paraître  que  pour  développer  ou  leurs  intérêts  , 
ou  leurs  passions.  Mais  on  donne  plus  particuliè- 
ment  ce  nom  à  ces  sentimens  naturels  mais  dé- 
licats, à  ces  nuances  fines  ,  à  ces  mouvemens  In- 
volontaires  dont  l'âme  ne  se  rend  pas  compte. 
L'art  de  rendre  avec  intérêt  ces  détails ,  est  ce 
qu'on  appelle  l'art  des  développemens. 

C'est  peut-être  celui  qui  est  le  plus  nécessaire 
au  poète  dramatique  ,  du  moins  s'il  aspire  à  des 
succès  soutenus.  Racine  et  Voltaire  sont  des  mo- 
dèles admirables  en  ce  genre.  C'est  par  là  surtout 
que  Racine  a  relevé  la  faiblesse  de  certains  rôles 
d'amoureux.  Voyez  la  scène  où  Néron  déclare  son 
amour  à  Junie.  La  princesse  avoue  qu'elle  aime 
Britannicus. 

;   .  Je  lui  fus  destinée , 

Quand  l'empire  devait  suivre  son  hymenée; 
Mais  ces  mêmes  malheurs  qui  l'en  ont  écarté ,     • 
Ses  honneurs  abolis,  son  palais  déserté, 
La  fuite  d'une  cour  que  sa  chute  a  bannie  , 
Sont  autant  de  liens  qui  retiennent  Junie. 
Tout  ce  que  vous  voyez  conspire  à  vos  désirs  ; 
Vos  jours  toujours  sereins  coulent  dans  les  plaisirs; 
L'empire  en  est  pour  vous  l'inépuisable  source  ; 
Ou  si  quelque  chagrin  en  interrompt  la  course  , 


UK     CHAMFORT.  1%'] 

Tout  l'uuivers ,  soigneux  de  les  entretenir, 

S'empresse  à  l'effacer  de  votre  souvenir  : 

Britannicus  est  seul  ;  quekju'ennui  qui  le  presse, 

Il  ne  voit  dans  son  soi  t  que  moi  qui  s'intéresse , 

Et  n'a  pour  tout  plaisir,  Seigneur,  que  quelques  pleurs 

Qui  lui  foi>t  quelquefois  oublier  ses  malheurs. 

Voyez   encore  îa  scène  où   îîritannicus  vient 
reprocher  à  Junie  son  infidélité. 

De  mes  persécuteurs  j'ai  vu  le  ciel  complice  : 
_^     Tant  d'Iiorreurs  n'avaient  point  épuisi-  son  courroux  ; 
Madame  ,  il  me  icstait  d'être  oublié  ^  vous. 

JUNIE. 

Dans  im  temps  plus  heureux,  ma  juste  impatience 
Vous  ferait  repentir  de  votre  défiance  : 
Mais  Néron  vous  menace.  En  ce  pressant  danger, 
Seigneur ,  j'ai  d'autres  soins  que  de  vous  affliger. 
Allez  ,  rassurez-vous  ,  et  cessez  de  vous  plaindre  : 
Néron  nous  écoutait ,  et  m'ordonnait  de  feindre. 

ERITAKNICUS. 

De  quel  trouble  un  regard  pouvait  me  préserver  ! 
Il  fallait 

JTTNIE. 

Il  fallait  nie  taire  et  vous  sauver. 
Combien  de  fois ,  liélas  !  puisqu'il  faut  vous  le  dire  , 
Mon  cœur,  de  son  désordre  allait-il  vous  instruire  ? 
De  combien  de  soupirs  interrompant  ie  cours , 
Ai-je  évité  vos  yeux  que  je  cherchais  toujours! 
Quel  tourment  de  se  taire  en  voyant  ce  qu'on  aime  , 
De  l'entendre  gémir  ,  de  l'affliger  soi-même , 


laS  OEUVRES 

Lorsque ,  par  un  regard ,  on  peut  le  consoler  ! 

Mais  quels  pleurs  ce  regard  aurait-il  fait  couler  ! 

Ah!  dans  ce  souvenir,  inquiète  ,  troublée, 

Je  ne  me  sentais  pas  assez  dissimulée  ; 

De  mon  front  cflrayé  je  craignais  la  pâleur  ; 

Je  trouvais  mes  regards  trop  pleins  de  ma  douleur  , 

Sans  cesse  il  me  semblait  que  Néron  en  colère 

Me  venait  reprocher  trop  de  soins  de  vous  plaire  ; 

Je  craignais  mon  amour  vainement  renfermé  ; 

Enfin  ,  j'aurais  voulu  n'avoir  jamais  aimé. 

Quelle  vérité!  quelle  finesse  de  sentiment  et 
quel  style  !  C'est  ce  langage  enchanteur  qui  sou- 
tient la  tragédie"^e  Bérénice. 

Je  ne  citerai  plus  que  la  scène  où  Atalide  exige 
de  Bajazet  qu'il  promette  à  Roxane  de  l'épouser. 


AT\JLIDE. 


Vos  bontés  pour  une  infortunée 

Ont  assez  disputé  contre  la  destinée  : 

Il  vous  en  coûte  trop  pour  vouloir  m'épargner, 

Il  faut  vous  rendre;  il  faut  me  quitter  et  régner. 


Vous  quitter  ! 

ATALIDE. 

Je  le  veux  :  je  me  suis  consultée. 
De  mille  soins  jaloux  jusqu'alors  agitée, 
Il  est  vrai ,  je  n'ai  pu  concevoir  sans  effroi 
Que  Bajazet  piit  vivre  et  n'être  plus  à  moi  ; 
Et  lorsque  quelquefois  ,  de  ma  rivale  heureuse 
Je  me  représentais  l'image  douloureuse , 


DE  CFÎ.VBIFORT.  I  29 

Votre  mort  (pardonnez  aux  fureurs  des  amans) 
Ne  me  paraissait  pas  le  plus  grand  des  tourraens. 
Mais  à  mes  tristes  yeux  votre  mort  préparée, 
Dans  toute  son  horreur  ne  s'était  pas  montrée  : 
Je  ne  vous  voyais  pas,  ainsi  que  je  vous  vois, 
Prêt  à  me  dire  adieu  pour  la  dernière  fois. 
Seigneur,  je  sais  trop  bien  avec  quelle  constance 
Vous  allea  de  la  mort  affronter  la  présence  , 
Je  sais  que  votre  coçur  se  fait  quelques  plaisirs  . 
De  me  prouver  sa  foi  dans  ses  derniers  soupirs  ; 
Mais,  liélas  !  épargnez  une  âme  plus  timide; 
Mesurez  vos  malheurs  aux  forces  d'Atalide  ; 
Et  ne  m'exposez  point  aux  plus  vives  douleurs  , 
Qui  jamais  d'une  amante  épuiscieut  les  pleurs. 


Et  que  deviendrez-vous  si,  dès  cette  journée , 
Je  célèbre  à  vos  yeux  ce  funeste  hyménée  ? 


Ne  vous  informez  point  ce  que  je  deviendrai  : 

Peut-être  à  mon  destin,  Seigneur,  j'obéirai. 

Que  sais-je  ?  A  ma  douleur  je  chercherai  des  charmes  ; 

Je  songerai  peut-être,  au  milieu  de  mes  larmes, 

Qu'à  vous  perdre  pour  moi  vous  étiez  résolu  , 

Que  vous  vivez  ,  qu'eiiCu  c'est  mol  qui  l'ai  voulu. 

Quel  intérêt!  quelle  délicatesse!  quelle  con- 
naissance profonde  du  cœur  humain  !  Il  n'y  a  à 
reprendre  ,  dans  ce  morceau  ,  que  ce  vers-ci  ; 

Ne  vous  informez  pas  ce  que  je  deviendrai. 
IV.  Q 


lOO  COUVRES 

Cette  phrase  était  alors  exacte.  Il  serait  aisé  de 
substituer  : 

Ne  me  demandez  point  ce  que  je  deviendrai. 

L'art  des  développemens  est  surtout  nécessaire 
dans  les  scènes  où  un  personnage  veut  cacher  un 
sentiment  qui  le  domine,  et  en  feindre  un  autre 
qu'il  n'a  pas.  Telle  est  la  scène  où  Hermione  s'ef- 
force de  retenir  sa  colère  contre  Pyrrhus.  Elle 
s'est  fait  A^iolence  jusqu'au  moment  où  Pyrrhus 
paraît  croire  n'avoir  jamais  été  aimé,  et  ajoute: 

Rien  ne  vous  obligeait  à  m'aimer  en  effet. 

HERMIOXE. 

Je  ne  t'ai  point  aimé ,  cruel  !  Qu'ai-je  donc  fait  ? 

Telle  est  la  scène  où  Mithridate  feint  de  vou- 
loir accorder  INÏonime  à  Xipharès.  La  princesse 
donne  dans  le  piège  ,  découvre  son  secret ,  et 
s'écrie  : 

Seigneur  ,  vous  changez  de  visage  ! 

Telle  est  la  scène  où  Ariane ,  prête  à  éclater  en 
reproches  contre  la  perfidie  de  Thésée ,  lui  dit  : 

Approchez-vous,  Thésée,  et  perdez  cette  crainte. 

Enfin  la  scène  où  Orosmane  se  croyant  trahi 


DE    CHAMFORT.  l3l 

par  Zaïre,  feint  pour  elle  une  indifférence  et  un 
mépris  quil  va  désavouer  avectransport.ill  faut  au 
poète  une  grande  connaissance  du  cœur  humain, 
pour  saisir  le  moment  où  le  personnage  doit 
laisser  échapper  le  sentiment  dont  il  est  plein. 

L'art  de  ces  développemens  délicats  n'est  guère 
moins  nécessaire  à  la  comédie.  Les  modèles  en 
ce  genre  sont  les  scènes  de  racommodement  dans 
le  Dépit  amoureux,  dans  le  Tartuffe.  On  en  trouve 
une  à  peu  près  pareille  dans  la  Mère  coquette  ou 
les  Amans  brouillés  de  Quinaut ,  une  autre  dans 
Mélanide. 

On  peut  citer  encore  la  belle  scène  où   le  Mi 
santhrope  vient  demander  à  la  Coquette  l'explica- 
tion d'une  lettre  qu'il  croit  adressée  à  un   de  ses 
rivaux.  Il  commence  par  de  l'emportement.   Céli- 
mène  lui  répond  : 

Mais  si  c'est  une  femme  à  qui  va  ce  billet  ? 


Voyons  ,  voyons  un  peif ,  par  quel  biais  ,  de  quel  air. 

Vous  voulez  soutenir  un  mensonge  si  clair  ; 

Et  comment  vous  pourrez  tourner  pour  tme  femme , 

Tous  les  mots  d'un  billet  qui  montre  tant  de  flamme  ? 

Ajustez  ,  pour  couvrir  un  manquement  de  foi, 

Ce  que  je  m'en  vais  lire 

CÉX.IMÈ:!»E. 

Il  ne  me  plaît  pas ,  moi  î 
Je  vous  trouve  plaisant  d'user  d'un  tel  empire , 
Et  de  me  dire  au  nez  ce  que  vous  m'osez  dire  ! 


l32  /  OEUVRES 

Alceste  finit  par  demander  en  grâce  qu'on 
daigne  au  moins  prendre  quelques  soins  pour  le 
tromper. 

Voici  une  scène  que  M.  de  Fontenelle  cite 
comme  le  modèle  d'un  développement  très-heu- 
reux. 

Qu'un  amant  mécontent  de  sa  maîtresse  s'em- 
porte jusqu'à  dire  qu'il  ne  perd  pas  beaucoup  en 
la  perdant ,  et  qu'elle  n'est  pas  trop  belle  ;  voilà 
déjà  le  dépit  poussé  assez  loin.  Qu'un  ami  à  qui 
cet  amant  parle ,  convienne  qu'en  effet  cette  per- 
sonne  n'a   pas    beaucoup   de  beauté;  que,  par 
exemple,  elle  a  les  3  eux  trop  petits  ;  que,  sur  cela, 
l'amant  dise  que  ce  ne  sont  pas  ses  yeux  qu'il  faut 
blâmer,  et  qu'elle  les  a  très-agréables  ;  que  l'ami 
attaque  ensuite  la  bouche,  et  que  l'amant  en  pren- 
ne la  défense  ;   le  même  jeu  sur  le  teint,  sur  la 
taille  :  voilà  un   effet  de   passion  peu   commun , 
fin,  délicat  et  très-agréable  à  considérer.   C'est 
une  scène  tirée  du  Bourgeois  gentilhomme.  Nos 
ouvrages  dramatiques  et  nos  bons  romans  sont 
pleins  de  traits  de  cette  espèce  ;  et  les  Français  ont 
en  ce  genre  poussé  très-loin  la  science  du  cœur. 


COUPS    DE    THEATRE. 


On  donne  ce  nom  à  ce  qui  arrive  sur  la  scène 
d'une  manière  imprévue,  qui  change  l'état  des 
choses,  et  qui  produit  de   grands   mouvemens 


DE    CHAMFORT.  l33 

dans  rame  des  pei'sonnages  et  des  spectateurs. 
L'importance  de  îa  matière  fait  que  nous  la  di^ 
viserons  :  nous  parlerons  des  coups  de  théâtre 
dans  la  tragédie  et  dans  la  comédie,  en  commen- 
çant par  la  première. 

Le  poème  épique  admet  ces  surprises,  qui 
ajoutent  à  l'intérêt  ;  quoiqu'il  y  en  ait  peu  dans 
Homère ,  il  peut  même  en  ceci  être  regardé 
comme  inventeur,  en  ayant  donné  l'idée  aux 
poètes  tragiques.  L'arrivée  de  Priam  au  camp 
d'Achille ,  la  nouvelle  de  la  mort  de  Patrocle, 
peuvent  passer  pour  de  vrais  coups  de  théâtre , 
puisqu'elles  font  naître  dans  l'âme  du  héros  des 
mouvemens  divers  ,  et  quelles  y  excitent  des 
combats. 

La  simplicité  de  l'action ,  chez  les  Grecs ,  ne 
permettait  pas  qu'ils  fassent  parmi  eux  si  fré- 
quens  que  sur  nos  théâtres  :  la  reconnaissance 
est  un  de  ceux  qu'ils  employaient  le  plus  ordi- 
nairement. 

Le  coup  de  théâtre  le  phTS''frappant  de  la  scène 
grecque,  était  le  moment  où  un  vieillard  venait, 
dsLïïS  le  Cresphonte  d'Euripide,  arrêter  Mérope 
prête  à  immoler  son  fils,  quelle  prenait  pour  l'as- 
sassin de  ce  fils  même. 

La  double  confidence  de  Jocaste  et  d'OEdipe, 
dans  Sophocie  ;  les  pleurs  d'Electre  sur  l'urne  de 
son  frère,  qu'elle  embrasse  devant  ce  frère  qu'elle 
croit  mort,  sont  ce  que  la  tragédie  ancienne  of- 
fre de  plus  beau  en  ce  genre. 


l34  OEUVRKS 

On  a  sujet  d'être  étonné,  en  voyant  la  variété 
des  ressorts  par  lesquels  le  génie  des  modernes 
a  multiplié  au  théâtre  ces  surprises  frappantes, 
qui  transportent  l'âme  des  spectateurs. 

Les  moyens  les  plus  simples  sont  ceux  à  qui 
les  connaisseurs  accordent  plus  volontiers  leurs 
suffrages. 

Voici  la  simplicité  des  moyens  que  Corneille 
emploie  dans  ses  belles  tragédies.  Dans  le  Cid  y 
par  exemple,  un  vieillard  respectable  vient  de 
recevoir  un  affront;  il  ne  peut  se  venger  :  il  ren- 
contre son  fils,  il  le  charge  de  sa  vengeance.  Le 
fils  demande  le  nom  de  l'offenseur. 


D.    DIEGUE. 

C'est  .... 

U.    RODRIGUE. 

De  grâce,  achevez.   .  . 

D.   DIÈGUE. 


,   -  Le  père  de  Cliiniène. 

D.    RODRIGUE. 

Le.  .  . 

D.    DIÈGUE. 

Ne  réplique  pas  ;  je  connais  ton  amour. 
Mais  qui  peut  vivre  infâme,  est  indigne  du  jour. 
Plus  l'offenseur  est  cher,  et  plus  grande  est  l'offense. 

Venge-moi ,  venge-toi  ; 
Montre-toi  digne  fils  d'un  père  tel  que  moi. 


DE    CHAMFORT.  l35 

Dans  les  Horaces ,  c'est  u!i  simple  messager  qui 
produit  un  coup  de  théâtre  terrible. 

Horace  époux  de  la  sœur  deCuriace,  et  Cu- 
riace  amant  de  la  sœur  d'Horace ,  sont  en  scène. 
Curiace  déplore  le  malheur  d'Albe  ,  qui  n'a  point 
encore  nommé  les  trois  £;uerriers  qu'elle  doit 
opposer  aux  trois  Horaces.  Flavian  arrive. 

CURIACE. 

Albe  de  trois  guerriers  a-t-elle  fait  le  choix  ? 

FLAVIAW. 

Je  viens  pour  vous  l'apprendre. 

CURr.VCE. 

Oh  bien ,  qui  sont  les  trois  ? 

FLAVIAN. 

Vos  deux  frères  et  vous. 

CURIACE. 

Qui? 

PLAVIAM. 

Vous  et  vos  deux  frères. 

Voilà  la  première  scène  au  théâtre,  dit  Vol- 
taire, où  un  simple  messager  ait  fait  un  effet 
tragique  ,  en  croyant  apporter  des  nouvelles  or- 
dinaires. C'est  le  comble  de  l'art. 

Même  exemple  dans  Cinna.  Cinna  vient  de 
rendre  compte  à  Emilie  de  la  conspiration  contre 
Auguste;  Évandre  arrive  et  dit  : 

Seigneur,  César  vous  mande  ,et  Maxime  avec  vous. 


l36  OEUVRES 

Un  des  plus. beaux,  qu'on  puisse  encore  citer 
en  ce  g.^re,  est  celui  du  second  acte  ^ Andro- 
inaque.  Oreste  se  croit  sûr  d'enlever  Hermione  de 
la  cour  de  Pyrrhus,  amoureux  d'Androraaque. 
Pyrrhus ,  rebuté  par  les  refus  de  sa  captive ,  se 
résout  à  épouser  la  princesse  ;  il  vient  en  avertir 
Oreste  : 

D'une  éternelle  paix  Hermione  est  le  gage. 

Je  l'épouse.  Il  semblait  qu'un  spectacle  si  doux 

N'attendait  en  ces  lieux  d'autre  témoin  que  vous. 

Allez ,  dites-lui  que  demain 
J'attends  ,  avec  la  paix,  son  cœur,  de  votre  main. 

La  générosité  d'un  personnage  produit  encore 
des  coups  de  théâtre  d'un  gran<^  effet. 

Dans  1res  de  Castro ,  Inès  est  au  pouvoir  de 
la  reine  son  ennemie  ;  don  Pèdre  son  époux  , 
qui  a  forcé  le  palais  pour  venir  la  délivrer,  ne 
peut  l'enf^ager  à  le  suivre  ;  elle  lui  rappelle  le 
respect  qu'il  doit  à  son  père,  et  veut  rester  com- 
me un  earant  de  sa  fidélité. 

Ti2iVi^  Ab salon  ^  Tharès,  fenmie  de  ce  prince, 
à  qui  son  époux  vient  de  faire  part  de  ses  projets 
contre  David  son  père ,  accusée  par  la  reine  d'ex- 
citer Absalon  à  la  révolte,  se  livre  elle-même  en- 
tre les  mains  de  David ,  pour  lui  tenir  lieu 
dolage. 

Cornélie,  dans  X^Mort  de  Pompée ^  pleurant  la 


DE  chamfort.  j37 

mort  de  son  époux  vaincu  par  César ,  vient  lui 
apprendre  une  conspiration  formée  contre  lui. 

La  surprise  qui  naît  du  retour  d'un  héros 
qu'on  crojait  tué  dans  un  combat  ; 

L'apparition  d'un  spectre  qui  vient  révéler  des 
crimes  secrets  ,  comme  dans  Hamlet  et  dans 
Sémiraniis  ; 

La  vue  d'un  personnage  qu'on  croyait  tué'à 
l'instant,  et  dont  le  meurtrier  même  venait  de 
raconter  ia  mort,  comme  l'apparition  d'Assur,  au 
cinquième  act*^  de  Séinirainis  \  celle  du  duc,  au 
quatrième  acte  de  Venceslas\  celle  de  Mélicerte,' 
au  cinquièm.e  acte  d'/zzo  ; 

Une  confidence  que  fait  un  personnage  à  son 
ennemi,  qu'il  ne  connaît  pas  pour  tel,  comme  le 
projet  d'assassiner  Mélicerte ,  confié  à  Ino  sa 
propre  mère  ; 

L'aveu  que  Monime  fait  à  IVIithridate  de  son 
amour  pour  Xipharès  : 

Seigneur ,  vous  changez  de  visage  ; 

Les  reconnaissances,  lorsqu'un  personnage  dit 
à  un  autre  une  chose  qui  produit  un  effet  con- 
traire à  ce  qu'il  attendait  ;  ainsi ,  quand  Azéma 
veut  empêcher  Arsace  de  descendre  dans  la  tombe 
de  Ninus,  en  lui  disant  qu'Assur  l'attend  pour 
l'y  sacrifier,  Arsace  s'écrie  avec  transport  : 

Tout  est  donc  éclairci,  etc. , 


/ 


I>8  OELVRliS 

et  il  descend  dans  la  tombe,  où  il  va  immoler  sa 
mère  ; 

Le  contraste  du  caractère  avec  la  situation , 
comme  lorsque  Brutus  ordonne  à  son  fils  d'aller 
combattre  pour  Rome  qu'il  vient  de  trahir  ;  lors- 
que Zopire  s'empresse  d'offrir  un  asile  à  Séide  , 
qui  vient  de  promettre  sa  mort  à  Mahomet  ; 
loi'squ' Auguste  dit  à  Cinna  : 

Par  vos  conseils  je  retiendrai  l'empire  ; 
Mais  je  le  retiendrai  pour  vous  en  laire  part. 

Pour  épouse  ,  Cinna  ,  je  te  donne  Emilie  ; 

et  c'est  pour  elle  que  Cinna  vient  de  conspirer  la 
mort  d'Auguste  ; 

Ce  sont  là  autant  de  coups  de  théâtre. 

Souvent  un  seul  mot ,  qui  donne  un  nouveau 
mouvement  à  la  scène ,  devient  un  coup  de  théâ- 
tre ;  comme  lorsque  Orosmane  vient  déclarer 
à  Zaïre  qu'il  renonce  à  elle  :  il  fobserve,  et 
s'écrie  : 

Zaïre  ,  vous  pleurez  I 

Une  résolution  subite  et  généreuse,  une  vic- 
toire sur  soi-même,  un  mot  sublime,  devient 
aussi  un  coup  de  théâtre. 

Soyons  amis ,  Cinna ,  c'est  moi  qui  t'en  convie  ; 

est  un  des  plus  beaux  traits  qu'on  puisse  imaginer. 


DE   CHAMFORT.  1^9 

Souvent  un  personnage  forme  un  coup  de 
théâtre,  en  apprenant ,  sans  le  vouloir,  à  un  au- 
tre personnage ,  une  chose  qui  intéresse  ce  der- 
nier ;  comme  au  quatrième  acte  de  Phèdre ,  lors- 
que Thésée  dit  à  Phèdre,  en  parlant  d'Hyppolite  '• 

Tous  ses  crimes  encor  ne  vous  sont  pas  connus. 
Sa  fureur  coatre  vous  se  rôpand  en  injures  : 
Votre  bouche,  dit-il ,  est  pleine  d'impostures  ; 
Il  soutient  qu'Aricie  a  son  cœur,  a  sa  foi , 
Qu'il  l'aime 

PHÈDRE. 

Quoi  !  seigneur. 

THÉSÉE. 

Il  l'a  dit  devant  moi. 
Mais  je  sais  rejeter  im  frivole  artifice  ,  etc. 

Il  en  est  de  même  ,  lorsque  Montèze ,  au  deu- 
xième acte  ^Alzire ,  ordonne  aux  gardes  d'em- 
pêcher Zamore  d^  le  suivre  à  l'autel  : 

Des  payens  élevés  dans  des  lois  étrangères 
Pourraient  de  nos  chrétiens  profaner  les  mystères. 
Il  ne  m'appartient  pas  de  vous  donner  des  lois  ; 
Mais  Gusman  vous  l'ordonne  et  parle  par  ma  voix. 

INCIDENT. 

On  a  appelé  ainsi  un  événement  quelconque  lié 
avec  l'action  principale  ,  et  qui  sert  à  en  augmen- 
ter l'intérêt ,  à  embarrasser  ou  aplanir  l'intrigue. 


1  /jO  OEUVRES 

Toutes  les  pièces  de  théâtre  ne  sont  qu'un  enchaî- 
nement d'incidens  subordonnés  les  uns  aux  autres, 
et  tendans  tous  à  faire  naître  Xincident  principal 
qui  termine  Faction.  Les  incidens  qui  le  précèdent, 
sont  appelés  aussi  épisodes. 

Ce  qu'on  peut  ajouter  par  rapport  aux  incidens, 
aux  épisodes,  c'est  qu'ils  doivent  naître  du  fonds 
du  sujet,  et  ne  point  paraître  forcés,  ni  amenés 
de  trop  loin. 

Ils  doivent  suspendre  le  dénoiiment ,  avoir  une 
raison  qui  satisfasse  le  spectateur ,  mettre  le  hé- 
ros dans  des  situations  frappantes,  et  que  des 
coups  de  théâtre  augmentent  ses  périls ,  déve- 
loppent son  caractère  ,  ses  sentimens.  Ils  tiennent 
toujours  l'attention  du  spectateur  en  haleine  et 
dans  l'incertitude  de  ce  qui  arrivera. 

L'avantagé  des  incidens ,  bien  ménagés  et  en- 
chaînés avec  adresse  les  uns  aux  autres  ,  est  de 
promener  l'esprit  d'objets  en  objets,  de  faire  re- 
naître sans  cesse  sa  curiosité ,  et  d'ajouter  aux 
émotions  du  cœur,  la  nouvelle  force  que  leur 
donne  la  surprise  ;  d'amener  l'âme  par  degrés  jus- 
qu'au comble  de  la  terreur  ou  de  la  pitié  ;  si  l'ac- 
tion est  comique  ,  de  pousser  le  ridicule  ou  l'in- 
dignation jusqu'où  ils  peuvent  aller. 

Il  faut  éviter  la  multiplicité  trop  grande  des 
incidens  ,  dont  la  confusion  ne  servirait  qu'à  fa- 
tiguer l'esprit  du  spectateur  ,  et  ne  ferait  que  des 
impressions  légères  sur  son  cœur. 

il  est  nécessaire  que  chaque  incident  ait  le 


DE    CilAMFORT.  l4î 

temps  de  produire  son  degré  de  crainte  ,  de  ter- 
reur ou  de  ridicule ,  avant  de  passer  à  un  autre , 
lequel  doit  enchérir  sur  le  précédent,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'au  dénoûment. 

On  demande,  par  rapport  à  l'incident  principal 
de  la  tragédie ,  de  quelle  nature  il  doit  être  .  On 
répond  qu'il  doit  être  terrible  ou  pitoyable  ,  c'est- 
à  dire  ,  produire  la  terreur  ou  la  pitié. 

Tout  ce  qui  se  présente  ,  arrive  entre  des  amis, 
entre  des  ennemis  ,  ou  entre  des  personnes  indif- 
férentes. 

Un  ennemi  qui  tue  ou  qui  va  tuer  son  ennemi , 
n'excite  d'autre  pitié  que  celle  qui  naît  du  mal 
même  ;  mais  lorsque  cela  se  fait  entre  des  amis  ,' 
qu'un  frère  tue  ou  va  tuer  son  frère ,  un  fils  son 
père  ,  une  mère  son  fils  ,  ou  un  fils  sa  mère  ,  ou 
qu'ils  commettent  quelque  chose  semblable ,  c'est 
ce  qu'il  faut  chercher. 

Voilà  pourquoi  l'on  ne  doit  pas  changer  les 
fables  déjà  reçues  :  par  exemple ,  il  faut  que  Cly- 
temnestre  soit  tuée  par  Oreste  ,  et  Eriphyle  par 
Alcmœon. 

Mais  le  poète  doit  inventer  hiiméme,  en  se 
servant ,  comme  il  fait ,  des  fables  reçues  ;  c'est-à- 
dire  ,  on  peut  représenter  des  actions  qui  se  font 
par  des  gens  qui  agissent  avec  une  entière  con- 
naissance et  qui  savent  ce  qu'ils  font ,  et  c'était  la 
pratique  des  anciens  poètes.  Euripide  l'a  suivie 
lorsqu'il  a  représenté  Médée  tuant  ses  enfans. 
On  peut  aussi  faire  agir  des  gens  qui  ne  con- 


l/^l  OliUMlES 

naissent  pas  l'atrocité  de  l'action  qu'ils  corn-* 
mettent,  et  qui  viennent  ensuite  à  reconnaître  la 
liaison  qui  était  entre  eux  et  ceux  sur  qui  ils  se 
sont  vengés,  comme  FOEdipe  de  Sophocle.  (  Il  est 
vrai  que,  dans  Sophocle,  cette  action  d'OEdipe  est 
hors  de  la  tragédie.) 

Voici  des  exemples  dans  la  tragédie  même  :  la 
mort  d'Eriphyle  tuée  par  Alcmœon,  dans  le  poète 
Astydamas  ,  et  la  blessure  d'Ulysse  par  Télégonus. 

Enfin,  on  peut  faire  qu'une  personne  qui ,  par 
ignorance,  va  commettre  un  très-grand  crime,  le 
reconnaisse  avant  de  l'exécuter. 

Si  l'on  y  prend  bien  garde ,  il  n'y  a  rien  au-delà 
de  ces  trois  manières ,  au  moins ,  qui  soit  propre 
à  la  tragédie  ;  car  il  faut  qu'une  action  se  fasse  ou 
ne  se  fasse  pas,  et  que  l'un  ou  l'autre  arrive  par 
des  gens  qui  agissent ,  ou  par  ignorance ,  ou  avec 
une  entière  connaissance,  ou  de  propos  délibéré. 

Il  est  vrai  que  cela  renferme  une  quatrième  ma- 
nière, qui  est  lorsqu'une  personne  va  pour  com- 
mettre un  crime,  le  voulant  et  le  sachant ,  et  ne 
l'exécute  point.  Mais  cette  manière  est  très-mau- 
vaise; car,  outre  que  cela  est  horrible ,  il  n'y  a  rien 
de  tragique,  parce  que  la  fin  n'a  rien  de  touchant. 

Voilà  pourquoi  les  poètes  n'ont  pas  suivi  cette 
quatrième  manière;  ou  s'ils  l'ont  fait,  ça  été  très- 
rarement.  Sophocle  s'en  est  servi  ime  seule  fois 
dans  son  Antigone^  où  Hcemon  veut  tuer  son  père 
Créon.  Dans  ces  occasions,  il  vaut  mieux  que  le 
ciime  s'exécute  comme  dans  la  première  manière. 


DF.   CHAMFORT.  1  V'» 


La  seconde  manière  est  encore  préférable  à 
celle-là;  car  alors  le  crime  n'a  rien  de  scélérat,  et 
la  reconnaissance  est  très-pathétique. 

La  meillem-e  de  toutes  ces  manières ,  c'est  la 
troisième,  qu'Euripide  a  suivie  dans  son  Cres- 
phonte  ,  où  Mérope  reconnaît  son  fils  comme  elle 
va  le  tuer  ;  et  dans  son  Ipliigénie ,  où  cette  prin- 
cesse reconnaît  son  frère  lorsqu'elle  va  le  sacrifier  : 
c'est  ainsi  que,  dans  VHellé^  Phryxus  reconnaît  sa 
mère  sur  le  point  de  la  livrer  à  ses  ennemis. 

On  voit  par  là  que  peu  de  familles  peuvent  four- 
nir de  bons  sujets  de  tragédie  :  la  raison  de  cela 
est  que  les  premiers  poètes,  en  cherchant  des  su- 
jets, ne  les  ont  pas  tirés  de  leur  art ,  mais  les  ont 
empruntés  de  la  fortune ,  dont  ils  ont  suivi  les 
caprices  dans  leurs  imitations.  Voilà  pourquoi  les 
poètes  modernes  sont  forcés  d'avoir  souvent  re- 
cours à  ces  mêmes  familles  ,  dans  lesquelles  la 
fortune  a  permis  que  tons  ces  grands  malheurs 
soient  arrivés. 


DELIBERATIOBT. 


On  entend  ici  par  le  mot  de  délibération ,  non 
pas  ces  incertitudes  où  se  livre  un  personnage 
combattu  par  les  divers  mouvemens  de  sa  pas- 
sion, comme  dans  le  monologue  où  Rodrigue  ba- 
lance entre  son  amour  et  son  devoir;  celui  où 
Emilie  délibère  sur  le  péril  où  elle  expose  Cinna  ; 
la  scène  où  Auguste  est  certain  de  ce  qu'il  doit 


l44  OtUVUES 

faire  dans  la  dernière  conjuration  dont  son  favori 
s'était  rendu  le  chef,  etc  :  ce  sont  des  combats  du 
cœur  ;  les  discours  y  sont  impétueux ,  animés  ^ 
tout  y  porte  le  caractère  théâtral  ;  et  ils  sont 
l'âme  de  la  tragédie. 

On  parle  ici  de  ces  délibérations  sur  une  ques- 
tion importante  qui  intéresse  le  sort  d'un  empire  : 
telle  est  celle  d'Auguste  ,  lorsqu'il  veut  quitter 
l'empire  ;  telle  est  encore  celle  où  Ptolomée 
examine  s'il  doit  recevoir  Pompée  ,  ou  lui  donner 
la  mort. 

On  peut  citer  de  même  la  scène  où  Mithridate 
propose  à  ses  enfans  le  dessein  d'aller  porter  la 
guerre  en  Italie ,  celle  où  Mahomet  propose  à 
Zopire  de  le  servir  (lans  ses  desseins  ,  s'il  veut 
revoir  ses  enfans.  Quoique,  dans  ces  deux  dernières 
pièces ,  le  principal  personnage  soit  décidé  sur  le 
parti  qu'il  doit  prendre ,  cependant  il  éprouve  de 
si  grandes  contradictions  du  personnage  avec  qui 
il  est  en  scène,  qu'on  peut  regarder  ces  morceaux 
comme  de  vraies  délibérations. 

Observons  que  ces  scènes  sont  dangereuses  au 
théâtre  ,  et  qu'il  ne  faut  les  y  mettre  qu'avec 
beaucoup  de  précautions. 

La  première  condition  est  que  le  sujet  soit 
grand  ,  illustre  et  extraordinaire.  Il  faut  ensuite 
que  le  motif  d'une  délibération  mise  sur  la  scène 
soit  pressant  et  nécessaire. 

Il  faut  que  les  raisonnemens  répondent  à  la 
grandeur  du  sujet. 


DE  CHrVMFORT.  I  4^ 

li  ne  faut  jamais  attendre  que  le  théâtre  soit 
dans  la  chaleur  et  l'activité  de  l'intrigue ,  pour 
faire  ces  délibérations ,  parce  qu'elles  la  ralentissent 
et  en  étouffent  les  beautés.  Le  second  acte ,  ou 
tout  au  plus  le  conHnencement  du  troisième  , 
paraissent'en  être  la  place  naturelle. 

Il  y  en  a  cependant  qui  ouvrent  la  scène  ;  telle 
est  celle  de  Brutus,  où  l'on  examine  s'il  faut  rece- 
voir ou  non  l'ambassadeur  de  Tarquin  :  mais 
cette  délibération  n'étant  pas  en  elle-même  d'une 
extrême  importance ,  et  n'occupant  pas  la  scène 
entière  ,  ne  conclut  rien  contre  la  règle  que  nous 
venons  d'établir.  Celle  d'Auguste  est  au  second 
acte  ;  celle  de  Mahomet  au  second  acte  ;  celle  de 
Mithridate  au  commencement  du  troisième. 

Mais  la  condition  la  plus  nécessaire  ,  c'est  que 
la  délibération  même  soit  tellement  attachée  au 
sujet,  et  que  ceux  qui  donnent  conseil  soient  si 
fort  intéressés  en  ce  qu'ils  proposent ,  que  les 
spectateurs  brûlent  d'envie  de  connaître  leurs 
sentimens.  Il  faut ,  de  plus ,  que  le  parti  qu'on 
prendra  ait  de  l'influence  sur  tout  le  reste  de  la 
pièce. 

La  délibération  d'Auguste  remplit  toutes  ces 
conditions  :  elle  est  importante  ,  elle  intéresse 
tout  l'univers  connu  ;  elle  saisit  le  spectateur  , 
informé  de  la  haine  d'Emilie  ,  de  l'amour  de 
Cinna  ,  de  la  conspiration  faite  contre  l'empereur. 
On  veut  savoir  ce  que  diront  Cinna  et  Maxime  , 
quel  parti  ils  prendront  ;  ils  deviennent  des  ac- 
IV.  I  o 


l46  ŒUVRES 

leurs  iiitéressans  ;  et  quand  on  voit  ces  deux 
traîtres  chargés  de  nouveaux  bienfaits  de  l'empe- 
reur, l'incertitude  du  spectateur  et  l'intérêt  re- 
doublent encore. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  celle  de  Pompée  ;  elle 
n'est  pas  nécessaire  à  l'action.  Ptolomêe  pouvait 
délibérer  en  son  cabinet  s'il  recevrait  Pompée  ou 
s'il  lui  donnerait  la  mort ,  et  rentrer  en  apprenant 
au  spectateur  le  parti  qu'il  a  pris. 

Racine  a  bien  senti  la  nécessité  de  lier  ces 
sortes  de  scènes  à  l'action.  Il  commence  par  pré- 
parer avec  soin  la  proposition  de  Mithridate. 
A  peine  le  héros  est-il  arrivé  ,  qu'il  dit  un  mot  de 
son  projet  à  ses  enfans  : 

Tout  vaincu  que  je  suis,  et  voisin  du  naufrage  , 
Je  médite  un  dessein  digne  de  mon  courage , 
Vous  en  serez  bientôt  instruits  plus  amplement. 

Écoutons  ce  grand  poète  lui-même.  «  Cette 
entreprise  (  de  descendre  en  Italie  )  fut  en  partie 
cause  de  sa  mort ,  qui  est  l'action  de  ma  tragédie. 
J'ai  encore  lié  ce  dessein  de  plus  près  à  mon  sujet; 
je  m'en  suis  servi  pour  faire  connaître  à  Mithridate 
les  secrets  sentimens  de  ses  deux  fils.  » 

On  ne  peut  prendre  trop  de  précautions  pour 
ne  rien  mettre  sur  le  théâtre  qui  ne  soit  très-né- 
cessaire ;  et  les  plus  belles  scènes  sont  en  danger 
d'ennuyer,  du  moment  qu'on  peut  les  séparer  de 
l'action,  et  qu'elles  l'interrompent,  au  lieu  de  la 
conduire  vers  sa  fin. 


DF,   CHAMFORT.  l47 

C'est  ce  qu'on  peut  reproolier  à  la  belle  scène 
de  l'entrevue  de  Sertorius  et  de  Pompée  ,  qui  ne 
produit' rien  dans  la  pièce.  »  Si  elle  faisait  naître 
dit  Voltaire  ,  la  conspiration  ou  quelque  intrigue 
intéressante  et  terrible ,  elle  eût  été  une  beauté 
tragique  ,  au  lieu  qu'elle  n'est  qu'une  beauté  de 
dialogue.  » 

Celle  de  Brutus  est  intéressante  ,  en  ce  qu'elle  a 
de  l'effet  sur  le  reste  de  la  pièce  :  c'est  Brutus  même 
qui  veut  qu'on  reçoive  l'ambassadeur  de  Tarquin , 
et  qui  par  là  prépare  la  séduction  et  la  mort  de 
son  fils. 

Celle  de  Mahomet  est  de  la  plus  grande  impor- 
tance ;  elle  sert  à  développer  les  projets  d'un 
ambitieux  qui  veut  donner  de  nouvelles  lois  et 
une  nouvelle  religion  à  l'univers  ;  elle  est  d'ailleurs 
intimement  liée  à  l'action.  Zopire ,  en  refusant  la 
proposition  de  Mahomet ,  l'irrite  par  sa  fermeté  , 
et  le  met  dans  le  cas  d'écouter  l'avis  d'Omar,  qui 
lui  conseille  défaire  périr  Zopire  par  Séide,  et  de 
plus  prépare  la  reconnaissance  ,  en  apprenant  à 
Zopire  que  ses  enfans  vivent  encore. 

On  cite  encore ,  dans  Corneille  ,  la  déhbération 
où  Attila  examine  s'il  doit  se  joindre  aux  Français 
pour  achever  d'accabler  l'empire  romain  ,  ou  dé- 
fendre l'empire  romain  contre  les  Français.  Cette 
scène  est  encore  une  beauté  de  tlialogue  ,  plutôt 
qu'une  beauté  dramatique  ;  mais  son  plus  grand 
défaut  est  d'être  dans  une  pièce  dépourvue  d'in- 
térêt. 


ï48  QLUVRES 

Le  poète  ^,  dans  les  délibérations,  doit  chercher 
à  s^  ménager  de  grands  tableaux ,  tels  qu'on  en 
voit  dans  la  scène  de  Mahomet  et  de  Zopire  ;  ils 
doivent  être  suivis,  s'il  est  possible,  d'un  dialogue 
vif  et  pressé  ^  pour  réveiller  le  spectateur  qui  a 
prêté  une  longue  attention  aux  projets  du  princi- 
pal personnage. 

TIRADES. 

Expression  nouvellement  introduite  dans  la 
langue ,  pour  désigner  certains  lieux  communs 
dont  nos  poètes  dramatiques  ,  surtout ,  embel- 
lissent ,  ou  ,  pour  mieux  dire ,  défigurent  leurs 
ouvrages. 

S'ils  rencontrent  par  hasard ,  dans  le  cours 
d'une  scène  ,  les  mots  de  misère ,  de  vertu  ,  de 
crime  ,  de  patrie  ,  de  superstition  ,  de  prêtres  , 
de  religion  ,  etc. ,  ils  ont ,  dans  leurs  portefeuilles, 
une  demi-douzaine  de  vers  faits  d'avance ,  qu'ils 
plaquent  dans  ces  endroits. 

Il  n'y  a  qu'un  art  incroyable ,  un  grand  charme 
de  diction ,  et  la  nouveauté  ou  la  force  des  idées  , 
qui  puissent  faire  supporter  ces  hors  d'œuvrcs. 

Pour  juger  combien  ils  sont  déplacés ,  on  n'a 
qu'à  considérer  l'embarras  de  l'acteur  dans  ces 
endroits  ;  il  ne  sait  à  qui  s'adresser.  Est-ce  à  celui 
avec  lequel  il  est  sur  la  scène  ?  cela  serait  ridicule  ; 
on  ne  fait  pas  de  ces  sortes  de  petits  sermons  à 


DE  CHAMFORT.  I  49 

ceux  qu'on  entretient  de  sa  situation  ;  est-ce  au 
parterre  ?  on  ne  doit  jamais  lui  parler. 

Les  tirades ,  quelque  belles  qu'elles  soient ,  sont 
donc  de  mauvais  goût,  et  tout  lionime  un  peu 
versé  dans  la  lecture  des  anciens ,  les  rejetera 
comme  le  lambeau  de  pourpre  dont  Horace  a  dit  ^ 

Purpureus  latè  qui  splendeat  unus  et  alter 
Assuitur  pannus  :  sed  non  erat  liis  locus.  .  .  . 

Cela  sent  l'écolier  qui  fait  l'amplification. 

CARACTÈRES. 

Le  carractère,  dans  les  personnages  qu'un  poète 
dramatique  introduit  sur  la  scène,  est  l'inclination 
ou  la  passion  dominaîite  qui  éclate  dans  toutes 
les  démarches  et  les  discours  de  ces  personnages;  il 
est  le  principe  et  le  premier  mobile  de  toutes  leurs 
actions  ;  par  exemple,  l'ambition  dans  César ^  la 
jalousie  dans  Hermione ,  la  vengeance  dans  Atrée, 
la  probité  dans  Burrhus. 

L'art  de  dessiner ,  de  soutenir,  de  renforcer  un 
caractère,  est  une  des  parties  les  plus  importantes 
de  l'art  dramatique  ;  et  quoique  les  principes 
soient  à  peu  près  les  mêmes  pour  la  tragédie  et 
la  comédie,  nous  séparerons  les  deux  genres  , 
pour  éviter  de  dire  des  choses  trop  vagues  ;  et 
nous  commencerons  par  la  tragédie. 

Les    tragiques   grecs    paraissent   n'avoir    fait 


1 5o  ŒUVRES 

qu'ébaucher  cette  partie  de  leur  art.  Homère  fût 
leur  maître  eu  ceci  comme  en  tout  ;  mais  il  n'alla 
pas  beaucoup  plus  loin  que  ses  imitateurs.  Achille, 
Agamemnon,  Ajax,  Ulysse  ,  sont  peints  plus  for- 
tement dans  l'Iliade  que  dans  les  poètes  qui  les 
ont  introduits  sur  la  scène,  quoique  le  théâtre 
exige  des  traits^lus  caractérisés.  C'est  que  les  tra- 
giques grecs,  contens  de  dessiner  d'après  Homère, 
et  de  ne  point  démentir  l'idée  qu'on  s'était  faite 
de  leurs  personnages^  ne  songeaient  point  à  y 
ajouter. 

Ce  sont  les  modernes  qui  ont  senti  les  premiers 
que  chaque  mot  échappé  à  leur  personnage  de- 
vait.peindre  son  âme,  la  montrer  tout  entière, 
la  distinguer  de  tous  les  autres,  d'mie  fnanière 
neuA^e  et  frappante,  renforcer  son  caractère,  et 
le  porter  au  point  par-cfelà  lequel  il  cesserait 
d'être  dans  la  nature. 

C'est  Corneille  qui  nous  a  donné  les  premières 
leçons  de  ce  grand  art  ;  et  s'il  y  a  manqué  dajis 
Cinna  qui  est  quelquefois  trop  avili , dans  Horace 
qui  devient  l'assassin  de  sa  sœur,  on  le  retrouve 
dans  Rodrigue^  Chùnène ,  Pauline^  Cléopâtre  et 
Nicomède. 

Racine  est  admirable  en  cette  partie  ;  et  hors 
Néron  et  Mithridate  ,  dégradés  par  la  superche- 
rie dont  ils  usent  envers  leurs  rivaux,  tous  les 
autres  soutiennent  l'idée  que  le  poète  a  donnée 
d'eux  dès  les  premiers  vers ,  et  chaque  mot  y 
ajoute  un  nouveau  trait.  Toutes  ses  pièces  et  celles 


DE    CHAMFORT.  l5l 

de  Voltaire  sont  des  applications  de  ce  précepte 
Les  premiers  mots  du  principal  personnage  doi- 
vent peindre  son  caractère ,  et  d'une  manière  atta- 
chante.Yoyez^dsins  Baj'azet,  comme  l'âme  d'Acoma'^ 
se  développe  avec  l'exposition  du  sujet  ;  comme 
Rhadamiste  vous  saisit,  quand,  dès  les  premiers 
vers,  il  dit  à  son  ami  : 

Ne  me  regarde  plus  que  comme  im  furieux  , 

Trop  digne  du  courroux  des  hommes  et  des  dieux  , 

Qu'a  proscrit  dès  long-temps  la  vengeance  céleste  ; 

De  crimes ,  de  remords ,  assemblage  funeste  ; 

Indigne  de  la  vie  et  de  ton  amitié , 

Objet  digne  d'horreur  ,  mais  digne  de  pitié  ; 

Traître  envers  la  natiu-e  ;  envers  l'amom" ,  perfide  ; 

Usurpateur,  ingrat  ,  parjure  ,  parricide; 

Sans  les  remords  affreux  qui -déchirent  mon  cœur, 

Hiéron ,  j'oublîrais  qu'il  est  un  ciel  vengeur. 

Remarquez  comme  la  déclaration  d'Orosmane 
à  Zaïre  rassemble  tous  les  traits  de  son  caractère  : 
excès  d'amour ,  fierté ,  générosité ,  violence ,  germe 
de  jalousie ,  etc. 

Soutenir  un  caractère  est  aussi  essentiel  que 
de  l'établir  avec  force.  Il  faut  que  le  sentiment 
dominant  se  montre  sous  des  formes  toujours 
nouvelles. 

La  passion  dominante  de  IMithridate  est  sa 
haine  contre  les  Romains.  Avec  quel  art  Racine 
la  mêle  à  toutes  les  autres!  Mithridate  vaincu  , 
amoureux,  jaloux,  incertain    des    sentimens  de- 


iSa  OliUVRES 

Monime,  arrive  clans  Nympliéc.  Après  le  reproché 
qu'il  fait  à  ses  fils  ,  ses  premiers  mots  sont  : 

Tont  vaincu  que  je  suis ,  et  voisin  du  naufrage  , 
Je  médite  un  dessein  digne  de  mon  courage 

et  c'est  d'aller  attaquer  Rome. 

Da-ns  la  scène  avec  Arbate  même ,  en  soupçon- 
nant Xipharès  d'être  son  rival,  il  lui  fait  un  mérite 
de  sa  haine  contre  les  Romains  : 

Je  sais  que  de  tout  temps  ,  à  mes  ordres  soumis , 
Il  hait  autant  que  moi  nos  communs  ennemis. 

Il  s'applaudit  de  ce  que  ses  soupçons  tombent 
plutôt  sur  Pharnace  : 

Que  Pharnace  m'offense  ,  il  offre  à  ma  colère 
Un  rival  dès  long-temps  soigneux  de  me  dcplaii-e  , 
Qui  toujours  des  Romains  admirateur  secret , 
Ne  s'est  jamais  contr'eux  déclaié  qu'à  regret. 

Cette  haine  parait  même  dans  la  scène  avec  Mo- 
nime ;  c'est  elle  qui  amène  la  belle  scène  où  Mi- 
thridate  développe  son  grand  dessein  d'aller  assié- 
ger Rome.  Lorsque  Pharnace  refuse  d'épouser  la 
fdle  du  roi  des  Parthes ,  Mithridate  lui  dit  : 

Traître ,  pour  les  Romains  tes  lâches  complaisances 
N'étaient  pas  à  mes  yeux  d'assez  noires  offenses  ! 
Il  te  fallait  encor  les  perfides  amours 
Pour  être  le  supplice  et  l'horrcm-  de  mes  joms  ! 


DE    CHA.VFOllT.  1  53 

Dans  la  scène  où  il  feint  de  vouloir  que  Mo- 
nime  épouse  Xipharès,  il  lui  dit: 

Cessez  de  prétendre  à  Pharnace  ; 

Je  ne  souffrirai  point  que  ce  fils  odieux 

Que  je  viens  pour  jamais  de  bannir  de  mes  yeux  , 

Possédant  une  amour  qui  me  fut  déniée, 

Vous  fasse  des  Romains  devenir  l'alliée. 

Et  dans  l'éloge  de  Xipharès  : 

C'est  un  autre  moi-même. 
Un  fils  victorieux,  qui  me  chérit ,  que  j'aime, 
L'emiemi  des  Romains 

Il  apprend  ensuite  que  ce  fils  est  aimé  de  la 
reine  ;  il  a  résolu  sa  mort ,  il  s'écrie  : 

Sans  distinguer  entr'eux  qui  je  hais  ou  qui  j'aime. 
Allons  et  commençons  par  Xipharès  lui-même. 
Mais  quelle  est  ma  fureur ,  et  qu'est-ce  que  je  dis  ? 
Tu  vas  sacrifier  ;  qui ,  malheureux  !  ton  fils  ? 
Un  fils  que  Rome  craint,  qui  peut  venger  son  père  ! 

Et  quand  Mitliridate   revient   mourant ,  c'est 
pour  dire: 

Le  ciel  n'a  pas  voulu  qu'achevant  mon  dessein, 
Rome  en  cendres  me  vît  expirer  dans  son  sein  : 
Mais  au  moins  quelque  joie  en  mourant  me  console  ; 
J'expire  environné  d'ennemis  que  j'immole  ; 
Dans  leur  sang  odieux  j'ai  pu  tremper  mes  mains. 
Et  mes  derniers  regards  ont  vu  fuir  les  Romains. 


l54  OELivr.KS 

L'auteur  àe  Rhadaîriiste  a  peint  Pbarasmane 
comme  un  maître  terrible,  un  père  redoutable  à 
ses  enfans  ;  et  Pbarasmane,  teint  du  sang  de  l'un 
de  ses  fils  qu'il  a  immolé  sans  le  connaître  ,  dit 
à  l'autre  : 

Courez  vous  emparer  du  trône  d'Arménie  ; 

Avec  mon  amitié  je  vous  rends  Zénobie  : 

Je  dois  ce  sacrifice  à  mon  fils  malheureux. 

De  ces  lieux  cependant  éloignez -vous  tous  deux  : 

De  mes  transports  jaloux  mon  sang  doit  se  défendre  ; 

Fuyez ,  n'exposez  plus  un  père  à  le  répandre. 

C'est  le  dernier  vers  du  rôle  et  de  la  pièce.  Quel 
homme  que  celui  qui,  même  dans  le  remords 
que  lui  cause  le  meurtre  d'un  de  ses  fils ,  craint 
d'attenter  à  la  vie  de  l'autre  ! 

Souvent  le  poète  a  besoin  de  renforcer  un  ca- 
ractère, pour  fonder  un  événement  nécessaire  à 
la  constitution  de  son  poème. 

L'auteur  de  Brutus  donne  à  Titus,  que  l'on  veut 
séduire  ,  un  confident  adroit ,  courageux  ,  qui  , 
sous  le  voile  de  l'amitié  ,  travaille  pour  lui-même . 
C'est  de  Messala  qu'on  a  dit  : 

Il  est  ferme ,  intrépide ,  autant  que  si  l'honneur 
Ou  l'amour  du  pays  excitait  sa  valeur  ; 
Maître  de  son  secret ,  et  mîûtre  de  lui-même , 
Impénétrable  et  calme'cn  sa  fureur  extrême. .. . 

Messala   apprend  à  Titus   que  Tibérinus,  son 


DE   CilAMFORT.  1  55 

frère,  livrera  à  Tarqiiin  la  porte  Quirinale.  ïitiis 
s'écrie  : 

Mon  frère  trahit  Rome  ! 

MESSALA. 

Il  sert  Rome  et  son  roi  ; 
Et  Tarquin ,  malgré  vous  ,  n'acceptera  pour  gendre 
Que  celui  des  Romains  qui  l'aura  pu  défendre. 

TITUS. 

Ciel  !  perfide  ,  écoutez  :  mon  cœur  long-temps  séduit 
A  méconnu  l'abîme  où  vous  m'avez  conduit  ; 
Vous  pensez  me  réduire  au  malheiu-  nécessaire 
D'être  ou  le  délateur  ou  complice  d'un  frère  : 
Mais  plutôt  votre  sang .  .  . 

MESSAL.V. 

Vous  pouvez  m'en  punir  ; 
Frappez,  je  le  mérite  ;  en  voulant  vous  servir 
Du  sang  de  votre  ami  que  votre  main  fumante 
Y  joigne  encore  le  sang  d'un  frère  et  d'une  amante  ; 
Et,  leur  tête  à  la  main,  demandez  au  sénat. 
Pour  prix  de  vos  vertus ,  l'honneur  du  consulat  ; 
Ou  moi-même  à  l'instant ,  déclarant  les  complices , 
Je  m'en  vais  commencer  ces  affreux  sacrifices. 

TITUS. 

Demeure,  malheureux;  ou  crains  mon  désespoir. 

Le  caractère  de  Messala  ,  développant  tout-à- 
coup  tant  de  courage ,  d'audace  et  d'adresse  , 
achève  de  justifier ,  pour  ainsi  dire  ,  Titus  aux 
yeux  des  spectateurs  :  on  sent  qu'assiégé  par 
un  tel  homme ,  il  est  impossible  qu'il  ne  suc- 
combe pas. 


T  56  OEUVRES 

La  nécessité  exige  quelquefois  qu'un  héros 
lasse  une  démarche  qui  semble  affaiblir  son  ca- 
ractère. L'art  consiste  à  le  relever  sur-le-champ 
et  à  le  montrer  plus  grand  encore.  En  voici  un 
exemple. 

Dans  XAndronic  de  Campistron  ,  Andronic ,  lié 
d'intérêt  avec  les  Bulgares  ,  veut  engager  les  mi- 
nistres de  son  père  à  intercéder  pour  eux  auprès 
de  l'empereur.  Ces  deux  ministres  sont  les  en- 
nemis du  jeune  princ;'  qui  leur  fait  cette  prière. 
Un  d'eux  semble  montrer  quelque  opposition  ;  le 
prince  l'interrompt  : 

Arrêtez  :  11  me  reste  à  vous  dira 
Que  je  dois  être  un  jour  le  maître  de  l'empire. 

On  sent  combien  ce  mot  relève  le  caractère 
du  héros  ,  qui  avait  été  obligé  de  faire  une  prière 
inutile  à  des  hommes  qu'il  hait  et  même  qu'il 
méprise. 

Acomat,  dans  Bajazet^  est  un  personnage  assez 
important   pour   qu'on  ne  le  voie  pas  se  dégra- 
der sans  peine.  Bajazet   lui  apprend  l'alternative' 
où  il  est  d'épouser  Roxane  ou  de  mourir.  Hé  bien! 
dit  Acomat , 

Promettez  ;  affranchi  du  péril  qui  vous  presse , 
Vous  verrez  de  quel  poids  sera  votre  promesse. 

BjVJAZET. 

Mei! 


DE  CHA.MFor.r.  i:)7 

ACOMA.T. 

Ne  rougissez  point  :  le  sang  des  Ottomans 
Ne  doit  point  en  esclave  obéir  aux  sermens. 
Consultez  ces  héros  que  le  droit  de  la  guerre 
Mena  victorieux  jusqu'au  bout  de  la  terre  : 
Libres  dans  leur  victoire,  et  maîtres  de  leur  foi, 
L'intérêt  de  l'état  fut  le^ir  unique  loi  ; 
Et  d'un  trône  si  saint  la  moitié  n'est  fondée 
Que  sur  la  foi  promise  et  rarement  gardée. 
Je  m'emporte,  seigneur 

Quoique  ces  idées  aient  été ,  en  effet ,  celles 
des  sultans,  des  Français  peuvent  en  être  révoltés, 
et  croire  qu'elles  avilissent  Acomat  ;  mais  ces 
mots , 

Je  m'emporte,  seigneur 


relèvent  son  caractère  et  le  réconcilient  avec   !e 
spectateur. 

Les  remords  d'un  héros  ,  les  reproches  qu'il 
se  fait  d'une  faiblesse  ou  d'un  crime,  contribuent 
encore  beaucoup  à  le  rendre  intéressant.  Qui  ne 
pardonne  à  Mithridale  son  amour  et  sa  jalousie  , 
en  entendant  ces  beaux  vers  ? 

O  Monime  !  ô  mon  fils  !  inutile  courroux  ! 
Et  vous  ,  heureux  Romains,  quel  triomphe  pour  vous, 
Si  vous  saviez  ma  honte ,  et  qu'un  ami  fidelle 
De  mes  lâches  com.bats  vous  portât  la  nouvelle  ! 
Quoi  ?  des  plus  chères  mains  craignant  les  trahisons, 
J'ai  pris  soin  de  m'armer  contre  tous  les  poisons; 
J'ai  su,  pai-  une  longue  et  pénible  industrie, 
Des  plus  mortels  venins  prévenir  la  fiuie  : 


1 58  ŒUVRES 

Ah  !  qu'il  eût  mieux  valu ,  plus  sage  et  plus  heureux , 
Et  repoussant  les  traits  d'un  amour  dangereux , 
Ne  pas  laisser  remplir  d'ardeurs  empoisonnées 
Un  cœur  déjà  glacé  par  le  frœd  des  années  ? 

On  était  fâché  de  voir  que  Mithridate  vaincu, 
méditant  un  grand  dessein  ,  se  livrât  à  l'amour 
et  à  la  jalousie.  Après  ces  vers ,  il  est  presque 
aussi  grand  que  s'il  n'avait  point  eu  de  faiblesse. 

Un  auteur  doit  avoir  grand  soin  de  ne  rien 
mêler ,  dans  le  caractère  d'un  personnage  ,  qui 
puisse  repousser  ou  affaiblir  l'intérêt  qu'il  a  des- 
sein d'y  répandre.  Cette  faute  n'est  pas  sans 
exemple  ,  et  l'on  y  tombe  de  trois  manières  : 

lo  En  rappelant  des  actions  passées  qui  flétris- 
sent le  personnage  ; 

20  En  lui  faisant  faire  ou  penser,  dans  le  cours 
même  de  la  pièce  ,  quelque  chose  qui  l'avilit  ; 

3°  En  faisant  prévoir  qu'il  doit  démentir  dans 
la  suite ,  ce  qu'il  a  actuellement  d'estimable.  C'est 
peut-être  le  défaut  qu'on  peut  reprocher  à  Atha- 
lie.  Le  spectateur  ,  pendant  toute  la  pièce  ,  s'inté- 
resse à  Joas:  après  le  couronnement  de  ce  prince, 
Joas  embrasse  Zacharie ,  fils  du  grand-prêtre  son 
bienfaiteur  ,  qui  s'écrie  : 

Enfans ,  ainsi  toujours  pulssiez-vous  être  unis  ! 

Ce  souhait,  qui  rappelé  au  spectateur  que 
Joas  sera  un  jour  souillé  du  sang  de  Zacharie  , 
affaiblit  l'intérêt  que  l'on  a  pris  à  ce  jeune  prince. 


DE    CIIAMFORT.  I  69 

L'art  consiste  à  déployer  le  caractère  d'un  pei'- 
sonnage  et  tous  ses  sentimens ,  par  la  manière 
dont  on  le  fait  parler  ,  et  non  par  la  manière  dont 
ce  personnage  parle  de  lui.  A-t-il  l'âme  noble  et 
fière  ?  que  tout  ce  qu'il  dit  porte  l'empreinte  de 
cette  noblesse  et  de  cette  fierté  ;  mais  qu'il  se 
garde  bien  de  se  vanter  de  sa  hauteur.  C'est  le 
défaut  de  Corneille  ;  il  fait  toujours  dire  à  ses 
héros  qu'ils  sont  grands:  ce  serait  les  avilir,  s'ils 
pouvaient  l'être.  L'opposé  de  la  magnanimité  est 
de  se  dire  magnanime. 

Racine  n'a  jamais  manqué  à  cette  règle  ;  il  peint 
de  grandes  âmes  qui  semblent  ignorer  qu'elles  sont 
grandes.  En  voici  un  exemple:  Bajazet,  en  scène 
avec  Atalide ,  lui  déclare  qu'il  aime  mieux  mourir 
que  de  tromper  Roxane ,  en  lui  faisant  espérer 
qu'il  l'épousera  quand  il  sera  monté  sur  le  trône. 
Il  ajoute,  pour  justifier  ce  refus  : 

Ne  vous  figurez  point  que,  dans  cette  journée  , 
D'un  lâche  désespoir  ma  vertu  consternée , 
Craigne  les  soins  d'un  trône  où  je  pourrais  monter  , 
Et  par  un  prompt  trépas  clierclie  à  les  éviter. 
J'écoute  trop  peut-être  une  imprudente  audace  : 
Mais  ,  sans  cesse  occupé  des  grands  noms  de  ma  race  , 
J'espérais  que,  fnvant  un  indigne  repos  , 
Je  prendrais  quelque  place  entre  tant  de  héros  ; 
Mais  ,  quelque  amhition  ,  quelqu'amour  qui  me  brûle , 
Je  ne  puis  plus  tromper  une  amante  crédule. 

Quelle  âme  que  celle   qui  craint  d'être  soup*- 


l6o  OCUYRES 

çonnée  de  chercher  la  mort ,  pour  éviter  les  dan- 
gers d'une  conspiration  !  voilà  comme  Racine 
peint  presque  toujours.  Rappelons  encore  la  ma- 
nière dont  il  montre  l'âme  entière  de  Roxane  : 
elle  s'adresse  à  Atalide  ,  que  Bajazet  vient  de 
quitter  : 

....  Il  vous  parlait  :  quels  étaient  ses  discours  , 
Madame  ? 

ATALIDE. 

Moi ,  madame  !  Il  vous  aime  toujours. 

ROXANE. 

Il  y  va  de  sa  vie  ,  au  moins  que  je  le  croye. 

Par  ce  dernier  vers,  Roxane  annonce  sans  em- 
phase et  comme  malgré  elle  ,  toute  la  violence  et 
les  excès  dont  elle  est  capable ,  si  elle  apprend 
que  Bajazet  aime  Atalide.  Un  mot  qui  échappe 
du  cœur ,  peint  mieux  que  les  menaces  directes 
les  plus  violentes. 

Il  faut  toujours  peindre  les  caractères  dans  un 
degré  élevé  :  rien  de  médiocre,  ni  vertus,  ni  vices. i 
Ce  qui  fait  les  grandes  vertus ,  ce  sont  les  grands 
obstacles  qu'elles  surmontent. 

Le  vieil  Horace  sacrifie  l'amour  paternel  à  l'a- 
mour de  la  patrie:  voilà  un  grand  amour  pour  la 
patrie.  Pauhne  ,  malgré  la  passion  qu'elle  a  pour 
Sévère  ,  qu'elle  pourrait  épouser  après  la  mort 
de  Polieucte  ,  veut  que  ce  même  Sévère  sauve  la 
vie  à  Polieucte.    Quel  admirable  attachement  à 


Dh   CHAMFORT.  l6l 

son  devoir  !  Un  seul  de  ces  traits  suffirait  pour 
faire  un  grand  caractère. 

Les  vices  ont  aussi  leur  perfection.  Un  deini- 
tyran  serait  indigne  d'être  regardé  ;  mais  l'ambi- 
tion ,  la  cruauté,  la  perlldie,  poussées  à  leur  plus 
haut  Doint ,  deviennent  de  plus    grands  objets. 

La  tragédie  demande  encore  qu'on  les  rende, 
autant  qu'il  est  possible  ,  de  beaux  objets;  il  faut 
donner  au  crime  un  air  de  noblesse  et  d'éléva- 
tion. L'ambition  est  noble,  quand  elle  ne  se  pro- 
pose que  des  trônes  ;  la  cruauté  l'est  en  quelque 
sorte ,  quand  elle  est  soutenue  d'une  grande 
fermeté  d'âme;  la  perfidie  même  l'est  aussi,  quand 
elle  est  soutenue  d'une  extrême  habileté. 

Le  théâtre  n'est  pas  ennemi  de  ce  qui  est  vi- 
cieux, mais  de  ce  qui  est  bas  et  petit.  Néron  qui 
se  cache  derrière  une  tapisserie  pour  épier  deux 
amans  ,  Mithridate  qui  a  recours  à  une  petite  ruse 
comique  pour  surprendre  le  secret  de  Monime  , 
sont  des  personnages  indignes  de  la  scène  tra- 
gique. 

Les  caractères  bas  ne  peuvent  y  être  admis  que 
lorsqu'ils  servent  à  faire  valoir  des  caractères  su- 
périeurs ;  et  c'est  peut-être  ce  qui  sert  à  faire  to- 
lérer Prusias  dans  Niconiède ,  et  Félix  dans  Po- 
lieucte. 

Ceux  qui  veulent  justifier  les  poètes  d'av(ïir 
peint  de  tels  hommes  ,  disent  qu'ils  sont  dans  la 
nature.  Mais  on  leur  répond:  N'y  a-t-il  pas  quel- 
que chose  de  plus  parfait ,  de  plus  rare ,  de  plus 

IV.  *  1  I 


162  OEUVIIES 

noble,  qui  est  aussi  dans  la  nature  ?   c'est  cela 
qu'on  voudrait  voir.  • 

Si  quelque  chose  pouvait  être  au-dessous  des  ca- 
ractères bas  et  méprisables,  ce  serait  les  caractè- 
res faibles  et  indécis.  Ils  ne  peuvent  jamais  réussir, 
à  moins  que  leur  incertitude  ne  naisse  d'une  pas- 
sion violente  ,  et  qu'on  ne  voie,  dans  cette  indéci- 
sion même,  l'effet  du  sentiment  dominant  qui  les 
emporte.  Tel  est  Pyrrhus  dans  Androinaque. 

Les  caractères  doivent  être  à  la  fois  naturels  et 
attachans  ;  il  ne  faut  jamais  leur  donner  de  ces 
sentimens  trop  bizarres,  dont  les  spectateurs  ne 
sentiraient  pas  les  semences  en  eux-mêmes.  On  veut 
rencontrer  l'homme  partout;  et  on  ne  s'intéresse 
point  à  des  portraits  chimériques  ,  qui  ne  ressem- 
blent à  rien  de  ce  qu'on  connaît.  Les  singularités 
ne  s'attirent  point  de  créance  au  théâtre ,  et  pri- 
vent le  spectateur  du  plaisir  d'une  imitation  dont 
il  puisse  juger. 

Les  caractères  ne  peuvent  être  attachans  que 
de  trois  manières  :  ou  par  la  vertu  parfaite  et 
sans  mélange,  ou  par  des  qualités  imposantes 
auxquelles  le  préjugé  a  lié  des  idées  de  grandeur 
et  de  vertu ,  ou  par  un  assemblage  de  vei^tus  et 
de  faiblesses  reconnues  pour  telles. 

Les  caractères  absolument  vertueux  sont  rares  , 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  susceptibles  de  variété  ; 
et  l'on  a  remarqué  ,  avec  raison  ,  qu'un  stoïcien 
ferait  peu  d'effet  au  théâtre.  Il  n'y  a,  sur  îa  scène, 
qu'un  seul  héros  qui  y  fasse  quelque  plaisir  ,  en 


I 


JjK    CHiMFORT.  I  G3 

se  gouvernant  toujours  par  les  principes  d'une 
vertu  tranquille;  c'est  Régulus  ,dans  la  pièce  de 
Pradon.  Si  cette  idée  fût  venue  à  un  homme  de 
génie,  et  qui ,  par  l'exécution ,  ne  fut  pas  demeuré 
au-dessous,  peut-être  aurions-nous  une  tragédie 
d'un  genre  nouveau. 

Enfin ,  on  rend  un  personnage  intéressant  par 
le  mélange  de  vertus  et  de  faiblesses  reconnues 
pour  telles  :  c'est  même  la  voie  la  plus  sûre  ;  on 
admire  moins  ,  mais  on  est  plus  touché.  C'est  que 
ceux  en  qui  nous  voyons  nos  faiblesses ,  ont  plus 
de  droit  sur  notre  cœur  ,  et  sont  plus  proches  de 
nous  que  les  autres.  Notre  amour  propre  voit 
avec  plaisir  nos  défauts  unis  à  de  grandes  qualités. 
De  plus  ,  ces  caractères  mêlés  sont  dans  un 
trouble  continuel,  où  ils  nous  entretiennent  nous- 
mêmes  :  ce  n'est  qu'un  long  combat  de  passions  et 
de  vertus,  où,  tantôt  vaincus  et  tantôt  vainqueurs  , 
ils  nous  contmuniquent  autant  de  divers  mouve- 
mens;  et  c'est  cette  agitation  ,  ce  sont  ces  secousses 
de  l'âme  ,  qui  font  le  plaisir   de  la  tragédie. 

Ces  personnages  sont  de  deux  espèces  :  ceux 
qui  sortt  totalement  odieux  ,  et  qu'on  ne  doit 
montrer  qu'autant  qu'il  est  nécessaire  pour  re- 
doubler le  péril  des  principaux  personnages  ;  et 
ceux  qui  ne  sont  odieux  qu'en  partie  ,  comme 
Médée  et  Cléopâtre  dans  Rodogune^  qui  rachètent 
leurs  crimes  par  une  grande  intrépidité  d'âme  , 
que  Tune  montre  dans  sa  vengeance,  et  l'autre 
dans  son  ambition. 


|64  OECVUES 

Un  des  grands  secrets  de  l'art  dramatique ,  c'est 
de  faire  sans  cesse  contraster  les  caractères  avec 
les  situations. 

AMOUR. 

Cette  passion  est  devenue  ,  surtout  parmi  les 
modernes ,  l'âme  de  tous  les  théâtres  :  tragédies  , 
comédies  ,  opéras  ,  elle  s'est  emparée  de  tout. 
Voyons  par  quels  degrés  elle  y  est  parvenue  ,  et 
examinons-la  successivement  dans  la  tragédie,  la 
comédie  et  la  tragédie  lyrique. 

Les  anciens  n'ont  presque  pas  mis  d'amour  dans 
leurs  tragédies.  Phèdre  est  presque  la  seule  pièce 
de  l'antiquité,  où  l'a^jour  joue  un  grand  rôle  et 
soit  vraiment  théâtral  ;  dans  Alceste  ^  il  est  plutôt 
un  devoir  qu'une  passion. 

Les  Grecs  ne  se  sont  jamais  avisés  de  faire 
entrer  l'amour  dans  des  sujets  aussi  terribles 
qu'OEdJpe ,  Electre  ,  Iphigénie  en  Tauride  :  de 
plus ,  ils  n'avaient  point  de  comédiennes  ;  les 
rôles  de  femmes  étaient  joués  par  des  hommes 
masqués ,  et  il  semble  que  l'amour  eut  été  ridicule 
dans  leur  bouche. 

Chez  les  Romains,  il  n'occupa  guères  que  la 
scène  comique.  11  est  étonnant  que  la  Didon  de 
Virgile  n'ait  point  ap]:)ris  aux  poètes  combien 
l'amour  pourrait  devenir  terrible  et  théâtral  ; 
peut-être  l'était-il  dans  la  Médée  d'Ovide  ,  si  l'on 
en  juge  par  son  grand  succès  ,  et  surtout  par  la 
manière  dont  l'auteur  a  traité  cette  passion  dans 


DE    CHaMFORT.  i65 

plusieurs  endroits  des  Métamorphoses.  L'épisode 
de  Mvrriia  et  de  Cynire  est  un  modèle  que  Racine 
a  imité  dans  Phèdre ,  et  surtout  dans  ia  confidence 
de  Plîèdre  à  Énone.  Le  peu  d'amour  qui  se  trouve 
dans  les  pièces  de  Sénèque ,  est  froid  et  décla- 
mateur. 

Le  Cid  espagnol  fut  la  première  pièce  ,  parmi 
les  modernes ,  où  l'amour  fut  digne  de  la  scène 
tragique  ;  c'est  là  que  Corneille  apprit  le  grand 
art  de  l'opposer  aiî  devoir  ,  et  créa  un  nouveau 
genre  de  tragédie.  jMais  ce  grand  homme  ayant 
depuis  contracté  l'habitude  do  le  faire  entrer  dans 
des  intrigues  peu  dran::atiques  ,  où  même  il  ne 
tenait  que  le  second  rang ,  il  devint  languissant 
et  froid. 

Enfin  Racine  parut  ;  et  Ilermione  ,  Roxane  , 
Plîèdre  ,  nous  apprirent  comment  il  fallait  traiter 
l'amour. 

Les  grands  effets  qu'il  produisit  au  théâtre , 
firent  croire  qu'une  pièce  ne  pouvait  s'y  soutenir 
sans  lui. 

Corneille  y  dans  ses  discours  sur  l'art  drama- 
tique ,  recommande  de  ne  donner  à  l'amour  que 
la  seconde  place  ,  et  de  céder  la  première  aux 
autres  passions.  Fontenelle  ,  intéressé  à  étendre 
les  principes  de  son  oncle  ,  fit ,  de  cet  usage  ^  un 
précepte  dans  sa  Poétique.  Racine  n'avait  rien 
écrit  :  on  crut  Fontenelle,  appuyé  du  grand  nom 
de  son  oncle.  Dès-lors,  on  ne  vit  plus,  sur  la  scène 
tragique,  qu.e  de  fades  romans  dialogues;  et  des 


l66  ŒUVRES 

auteurs  qui  seiiiblaient  n'avoir  pas  besoin  de 
cette  ressource  ,  le  firent  entrer  dans  des  sujets 
où  il  était  absolument  étranger. 

Enfin  Voltaire,  après  avoir,  malgré  lui,  payé 
le  tribut  au  goût  de  son  siècle  dans  Œdipe  , 
fit  voir  dans  Zaïre  Alzire  ,  Adélaïde  ,  etc.  ,  que 
l'amour  ,  au  théâtre,  doit  être  terrible,  passionné, 
accompagné  de  remords  ;  et  qu'il  doit  surtout 
avoir  la  première  place. 

Il  faut ,  ou  que  l'amour  conduise  aux  malheurs 
et  aux  crimes ,  pour  faire  voir  combien  il  est 
dangereux  ,  ou  que  la  vertu  en  triomphe ,  pour 
montrer  qu'il  n'est  pas  invincible  :  sans  cela,  ce 
ïî'est  plus  qu'un  amour  d'églogue  ou  de  comédie. 

Si  vous  êtes  forcé  de  ne  lui  donner  que  la  seconde 
place ,  alors  imitez  Racine  dans  l'art  difficile  de 
le  rendre  intéressant  par  les  développemens 
délicats  du  cœur  humain ,  par  des  nuances  fines , 
et  surtout  par  un  style  correct  et  soutenu. 

Pour  que  l'amour  soit  intéressant ,  il  faut  que 
le  spectateur  le  suppose  au  comble ,  que  ce  sen- 
timent subsiste  depuis  long-temps  ,  qu'il  ne  soit 
pas  né  devant  lui  comme  dans  les  pièces  de  la 
Grange-Chancel  et  de  quelques  autres  ,  où  des 
princesses  deviennent  amoureuses  pour  avoir  vu 
le  héros  un  moment  ;  il  faut  que  l'on  n'aime 
pas  une  femme  uniquement  pour  sa  beauté. 

On  a  remarqué  qu'on  ne  s'intéresse  jamais  sur 
la  scène  à  un  amant,  lorsqu'on  est  sur  qu'il  sera 
rebuté.  Pourquoi  Oreste   intéresse-t-il  dans   An- 


DE    CRAMFORT.  16"^ 

dromaque  ?  C'est  que  Racine  a  eu  le  grand  art 
de  faire  espérer  qu'Oreste  serait  aimé.  Un  amant 
toujours  rébuté  par  sa  maîtresse,  l'est  toujours  pat* 
le  spectateur ,  à  moins  qu'il  ne  respire  la  fureur 
de  la  vengeance. 

On  ne  '  s'intéresse  jamais  non  plus  aux  amans 
fidèles  sans  succès  et  sans  espoir ,  qui ,  comme 
Antiochus  dans  Bérénice  ,  disent  : 

Je  pars  fidèle  encor  ,  quand  je  n'espère  plus. 

C'était  une  idée  prise  dans  la  galanterie  ridicule 
du  quinzième  et  du  seizième  siècles. 

Il  y  a  des  personnages  qu'il  ne  faut  jamais 
représenter  amoureux:  les  grands  hommes,  comme 
Alexandre,  César, Scipion,  Caton  ,  Cicéron,  parce 
que  c'est  les  avilir  ;  et  les  hommes  médians ,  parce 
que  Tamour ,  dans  une  ame  féroce ,  ne  peut  ja- 
mais être  qu'une  passion  grossière  qui  révolte  au 
lieu  de  toucher,  à  moins. qu'un  tel  caractère  ne 
soit  attendri  et  changé  par  une  passion  qui  le  sub- 
jugue. 

Si  vous  introduisez  un  ambitieux  obligé  de 
parler  d^amour,  qu'il  ^i  parle  conformément  à 
son  caractère;  qu'il  fasse  servir  même  l'amour  à 
ses  desseins, comme  Assur,  Catilina  dans  Rome 
sauvée:  surtout  qu'il  ne  tienne  point  parler  de 
son  amour  après  qu'il  vient  de  commettre  quel, 
que  crime,  moins  par  amour  que   par  ambition. 


lG8  OEUVRES 

Si  Oreste  fait  un  si  grand  effet,  quand  il  revient 
devant  Hermione  après  avoir  assassiné  Pyrrhus 
par  ses  ordres,  c'est  qu'il  a  été  #veugîé  par 
l'amour,    et  qu'il  va  être    déchiré    de   remords. 

Que  la  passion  du  héros  paraisse  dans  tous  ses 
discours  et  dans  toutes  ses  actions;  mais  qu'il  ne 
soit  jamais  discoureur  d'amour,  comme  dans  les 
pièces  du  grand  Corneille  et  de  son   frère. 

Une  scène  d'amans  contens  doit  passer  fort 
vite  ;  et  une  scène  d'amans  malheureux  qui  ap- 
puient sur  toutes  les  circonstances  de  leur  mal- 
heur, peut  être  assez  longue  sans  ennuyer.  La 
curiosité  n'a  plus  rien  à  faire  avec  des  gens  heu- 
reux ;  elle  les  abandonne,  à  moins  c^u'elle  n'ait 
lieu  de  prévoir  qu'ils  retomberont  bientôt  dans 
le  malheur  :  alors  ce  contraste  diversifie  très- 
agréablement  le  spectacle  qu'on  offre  à  l'esprit, 
et  les  passions  qui  agitent  le  cœur. 

L'amour,  dans  la  comédie,  paraît  être  beaucoiîp 
plus  à  sa  place;  et  personne  ne  la  lui  a  jamais 
contestée.  Il  ne  paraît  pas  jouer  un  grand  rôle 
dans  les  pièces  d'Aristophane,  parce  que  l'auteur, 
occupé  à  faire  sans  cesse  la  satire  du  gouver- 
nement et  de  ses  concitoyens ,  ne  s'est  point  oc- 
cupé à  peindre  les  symptsomes  et  les  ri<iicules  de 
cette  passion. 

Mais  quand  les  poètes  furent  forcés  de  se  retran- 
cher dans  les  bornes  d'une  censure  générale ,  il 
paraît  que  l'amour  entra  pour  beaucoup  dans  les 
pièces  de  Ménandre  et  des  poètes  de  la  comédie 


DE    CnAMFORT.  169 

nouvelle.  Tl  esl  le  principal  ressort  de  celles  de 
Plante  et  de  Térence;  et  on  trouve  chez  eux  des 
peintures  très  savantes  de   cette  passioii. 

Nulle  autre  passion,  en  effet,  ne  paraît  plus 
favorable  à  la  comédie.  La  finesse ,  la  vivacité  des 
sentimens  qu'elle  inspire,  les  brouilleries ,  les 
raccommodemens  ,  les  dépits,  les  jalousies,  etc., 
tout  concourt  à  la  rendre  extrêmement  comique. 

Tantôt  c'est  un  amant  qui  fait  ce  qu'il  ne  croit 
pas  faire,  ou  qui  dit  le  contraire  de  ce  qu'il  veut 
dire  ;  qui  est  dominé  par  un  sentiment  qu'il  croit 
avoir  vaincu,  ou  qui  découvre  ce  qu'il  prend 
grand  soin  de  cacher. 

Le  raccommodement  de  deux  pmans  dans  la 
Mère  coquette^  la  même  scène  à  peu  près  dans 
le  Dépit  amoureux^  dans  le  Tartuffe^  dans  le  Bour- 
geois gentilhomme:  toutes  ces  scènes  qui  ne  sont 
que  des  développemens  de  l'ode  d'Horace  Donec 
gratus  eram  tibi ,  toutes  ces  scènes  sont  des  mo- 
dèles en  ce  genre. 

Racine,  avant  qu'il  eût  perfectionné  l'idée 
qu'il  avait  de  la  vraie  tragédie,  avait  développé, 
dans  Andromaque  ^  quelques-uns  de  ces  mouve- 
mens  ;  mais  il  conçut  bientôt  après  qu'il  devait 
les  abandonner  à  Molière. 

Dans  la  vraie  comédie ,  il  faut  observer  de  tour, 
ner  toujours  les  scènes  d'amans  en  gaieté.  Cette 
attention  est  d'autant  plus  nécessaire ,  que  ces 
scènes  sont  devenues  des  lieux  communs,quele  spec- 
tateur ne  daigne  écouter  que  quand  l'auteur  déve- 


l'yO  OEUVRES 

loppe,  d'une  manière  comique,  les  replis  du  cœur 
humain  dans  la  passion  qui  lui  est  la  plus  chère. 
On  a  cru  long-temps ,  d'après  quelques  ariettes 
des  opéras  de  Quinaut,  et  d'après  les  ouvrages  de 
presque  tous  ses  successeurs ,  que  l'amour,  sur  la 
scène  lyrique  ,  ne  devait  être  que  de  la  simple  ga- 
lanterie. Mais  après  la  mort  de  ce  poète  ,  on  lui  a 
rendu  justice,  comme  à  Racine,  sm^  l'usage  qu'il 
avait  fait  de  l'amour.  Ce  n'est  que  depuis  ce  temps 
qu'on  s'est  souvenu  que  Qumaut  l'avait  peint 
comme  une  passion  terrible  ,  ennemie  du  devoir, 
combattue  par  les  remords ,  détruisant  l'héroïsme, 
et  menant ,  comme  la  vraie  tragédie ,  au  crime  et 
au  malheur.  Alceste  ^  dans  Quinaut  comme  dans 
Euripide,  offre  le  triomphe  de  l'amour  conjugal. 
Dans  Thésée^  c'est  une  Médée  qui  s'écrie: 

Le  destin  de  Médée  est  d'être  criminelle  ; 
Mais  son  cœur  était  fait  pour  aimer  la  vertu. 

Mon  cœur  aurait  encor  sa  première  innocence 
S'il  n'avait  jamais  eu  d'amour. 

Mon  frère  et  mes  deux  fils  ont  été  les  victimes 

De  mon  implacable  fureur  ; 

J'ai  rempli  l'univers  d'horreur  : 
Mais  le  cruel  amour  a  fait  seul  tous  mes  crimes. 

Dans  Atjs ,  c'est  un  amant  qui  immole  sa   maî- 
tresse sans  la  connaître. 

Atys,  Atys  lui-même 
Immole  ce  qu'il  aime. 


DE    CHAMFORT.  I7I 

Dans  Roland  et  dans  Arinide ,  ce  sont  deux  héros 
avilis  par  l'amour,  et  qui  revolent  vers  la  gloire  , 
en  détestant  la  mollesse  où  ils  ont  langui.  Dans 
Arinide  même,  cette  morale  est  développée  d'une 
façon  neuve  et  frappante. 

Il  est  donc  incontestable  que,  si  l'amour,  n'a  pas 
occupé  la  scène  lyrique  avec  autant  d'avantage 
qu'il  a  paru  dans  la  tragédie  ,  c'est  uniquement  la 
faute  des  poètes  et  non  celle  du  genre. 

Quinaut  a  précisément  suivi  la  route  de  Racine. 
Quand  il  n'a  pu  rendre  l'amour  très-théâtral  ,  il 
l'a  rendu  intéressant  par  des  développemens  et 
par  un  style  enchanteur.  En  voici  un  exemple. 

Dans/i^w,  Pirante,  qui  veut  rassurer  Hierax 
sur  le  sort  de  son  amour  ,  lui  dit  : 

Se  peut -il  qu'elle  dissimule  ? 
Après  tant  de  sermens ,  ne  la  croyez-vous  pas  ? 

HIERAX. 

Je  ne  les  crus  que  trop ,  hélas  ! 
Ces  sermens  qui  trompaient  mon  cœur  tendre  et  crédule. 
Ce  fut  dans  ces  vallons  où  par  mille  détours  , 
Inaclius  prend  plaisir  à  prolonger  son  cours  : 

Ce  fut  sur  son  qliai'mant  rivage 
Que  sa  fiUe'N  olage 

Me  promit  de  m'aimer  toujo'ars. 
Le  zéphir  fut  ténibin ,  l'onde  fut  attentive  , 
Quand  la  nymphe  jura  de  ne  changer  jamais; 
Mais  le  zéphir  léger  et  l'on^  fugitive 
Ont  enfin  emporté  les  sermens  qu'elle  a  faits. 

Quelquefois  ce  poète  est  aussi  profond  que  Pia- 


l'JI  OEUVRES 

cine  lui-même  dans  la  connaissance  du  cœur  hu- 
main. 

Hierax  se  plaint  d'Io  et  de  ses  froideurs  ;  lu 
nymphe  lui  répond  : 

C'est  à  tort  que  tous  m'accusez  ; 
Vous  avez  vu  toujours  vos  rivaux  méprisés. 

HIERAX. 

Le  mal  de  mes  rivaux  n'égale  point  ma  peine. 
La  douce  illusion  d'une  espérance  vaine 
Ne  les  fait  point  tomber  du  faî(e  du  bonheur  : 
Aucun  d'eux,  comme  moi,  n'a  perdu  votre  cœur  ; 

Comme  eux  ,  à  votre  humeur  sévère 

Je  ne  suis  point  accoutumé. 

Quel  toui  nient  de  cesser  déplaire  , 
Quand  on  a  fait  l'essai  du  plaisir  d'être  aimé  ! 

Voyez  ceux  de  la  déclaration  de  Pluton  à  Pro- 
serpine ,  dans  l'opéra  de  ce  nom. 

Je  suis  roi  des  enfers  ,  Neptune  est  roi  de  l'onde  : 
Nous  regnrdons  avec  des  yeux  jaloux 
Jupitei  plus  heureux  qile  nous; 
Son  sceptre  est  le  premier  des  trois  sceptres  du  monde. 
Mais  SI  de  votre  copur  j'étaisvictorieux, 
Je  serais  plus  content  d'adorer  vm  beaux  yeux  , 
Au  milieu  des  enfers,  dans  une  paix  profonde, 
Que  Jupiter,  le  plus  heureux  des  dieux  , 
N'est  content  d'être  roi  de  la  terre  et  des  cieux. 

Telle  est  la  manière  dont  ce  poère  fait  parler  l'a- 
mour, quand  il  ne   le  peint  pas  ternble  et  pas- 


DE    CIIAMFORT.  1  73 

sioiiné ,  comme  dans  Jtjs  et  dans  Armide.  C'est 
la  réunion  de  ces  deux  talens  qui  le  met  au-dessus 
de  tous  ceux  qui  ont  osé  marcher  sur  ses  traces 
dans  la  carrière  qu'il  s'était  ouverte. 


AMOUR  CONJUGAL. 


On  a  cru  long -temps  que  l'amour  conjugal  n'é- 
tait pas  propre  au   théâtre  :  on  §e  fondait  sans 
doute  sur  ce  que  la  possession  refroidit  les  désirs, 
et  que  les  sentimens  du  devoir  ne  sauraient  être 
aussi  vifs  que  ceux  qui  sont  irrités  par  la  défense. 
Si    l'expérience  du  théâtre  a  souvent  confirmé 
ce  préjugé,  ce   n'est  pas  à  la  nature,  c'est  aux 
poètes  qu'il   faut  s'en  prendre.  Ou  ils  n'ont  pas 
mis  les  époux  dans  des   situations   assez  fortes 
pour  déployer  une  passion  vive;  ou  ils  n'ont  pas 
mis  dans  leurs  discours  les  mêmes  sentimens  de 
déhcatesse,  ni  cette   chaieur   qu'ils  prodiguaient 
dans  les  discours  des  amans  :  en  un  mot,  ils  ont 
moins  fait  sentir  la  passion  que  le  devoir,  et  il  est 
vrai  que  ce  n'est  pas  assez.    Ils  pouvaient  bien 
par  là  attirer  l'approbation,  exciter  l'admiration 
même ,  mais  non  pas  cette  pitié  qui  fait  entrer , 
pour  ainsi  dire,  toute  rame   du  spectateur  dans 
l'intérêt  du  personnage. 

Joignez  Texcès  de  la  passion  aux  règles  étroites 
du  devoir;  que  deux  personnes  soient  l'une  à 
l'autre ,  par  sentiment ,  ce  que  la  vertu  existe 
qu'elles  soient;  que  leurs  discours  et  leurs  actions 


1^4  ŒUVRES 

soient  tout  ensemble  passionnés  et  raisonnables  : 
vous  toucherez  beaucoup  plus  que  par  des  mou- 
vemens  déréglés  ou  moins  autorisés.  La  raison  en 
est  évidente  :  nous  portons  au  théâtre  une  raison 
et  un  cœur  ;  il  faut  satisfaire  l'une  et  l'autre.  Si 
les  acteurs  agissent  par  vertu ,  voilà  notre  sensi- 
bilité exercée  ;  mais  si  la  passion  et  la  vertu  sont 
d'accord  ,  voilà  tous  nos  besoins  remplis. 

11  est  étonnant  que  les  modernes  aient  été  pré- 
venus si  long- temps  contre  l'amour  conjugal: 
ïyilceste  d'Euripide  aurait  dû  leur  apprendre 
qu'il  pouvait  devenir  touchant  et  dramatique. 

Le  mauvais  succès  de  Pertharite  fit  croire  quel- 
que temps  que  l'amour  conjugal  ,  très-respec- 
table dans  la  société ,  n'était  point  recevable  sur 
la  scène. 

Ce  fut  la  tragédie  de  Manlius ,  par  Lafosse  , 
qui  attaqua  la  première  ce  préjugé  ridicule.  On 
fut  touché  de  l'amour  de  Valérie  pour  son  époux, 
de  la  tendresse  héroïque  de  ses  sentimens,  du 
respect  qu'elle  mêle  à  son  amour,  du  ménage- 
ment avec  lequel  elle  sonde  le  cœur  de  son  époux, 
pour  y  rappeler  la  vertu  et  pour  assurer  son  hon- 
neur et  sa  vie. 

Le  concours  de  tous  ces  sentimens  forme  un 
caractère  si  passionné  et  si  raisonnable  tout  en- 
semble ,  que ,  malgré  la  terreur  dominante  de  la 
pièce,  on  sent  encore  une  espèce  de  joie  à  la  vue 
d'une  héroïne  en  qui  la  passion  et  le  devoir  ne 
sont  qu'un  même  sentiment. 


DE  CHAMFORT.  I  '7$ 

Dans  AbsalGii ,  Tharès  a  la  même  passion  et  le 
même  héroïsme  :  elle  est  autant  alarmée  pour  la 
vertu  de  son  époux  que  pour  sa  vie  ;  et  pour 
l'empêcher  de  consommer  un  crime,  sans  le  déce- 
ler, elle  ose  se  mettre  en  otage  avec  sa  fille,  entre 
les  mains  de  David,  après  lui  avoir  fait  faire  un 
serment  solennel  que  ,  s'il  se  trou\  e  un  traître  , 
fût-ce  son  propre  fils  ,  il  ne  fera  grâce  ni  à  sa 
femme  ni  à  ses  enfans. 

Elle  fait  plus  :  quand  la  reine  ose  l'accuser  d'a- 
voir armé  Absalon  contre  son  père,  elle  ne  lui  ré- 
pond qu'en  remettant  au  roi  une  lettre  par  la- 
quelle il  apprend  ce  qu'on  trame  contre  lui  et 
ce  qu'on  tente  pour  la  tirer  elle-même  de  ses 
mains.  Mais  sa  magnanimité  n'est  ni  féroce  ni 
hautaine  ;  elle  y  mêle  tant  de  tendresse,  tant  de 
raison  et  tant  d'égards,  qu'elle  n'en  devient  que 
plus  chère  et  plus  respectable  pour  son  époux ,  au 
moment  même  qu'elle  le  fait  trembler ,  et  que  le 
spectateur  sent  à  la  fois  le  plaisir  de  la  pitié  et 
celui  de  l'admiration. 

Si  l'amour  doit  être  réciproque  entre  les  amans, 
cette  règle  acquiert  un  nouveau  degré  de  force 
relativement  à  l'amour  entre  les  époux.  Si  l'un 
des  deux  n'était  pas  aimé  autant  qu'il  aime  ,  il  en 
serait  en  quelque  sorte  avili,  et  l'autre  paraîti-ait 
injuste.  Il  faut  qu'ils  soient  tous  deux  dignes  de 
ce  qu'ils  font  l'un  pour  l'autre  ;  et  le  témoignage 
mutuel  qu'ils  se  rendent,  devient,  pour  le  specta- 


1  '^6  OELVRES 

teiir,  ]e  gage  assuré  de  ce  qu'ils  ont  d'intéressant 
et  d'aimable. 

Le  grand  succès  d'Inès  de  Castro  fit  tomber 
pour  jamais  le  préjugé  contre  l'amour  conjugal  : 
mais  il  n'en  parut  pas  moins  difficile  à  traiter  , 
puisqu'il  ne  s'est  s^uère  montré  depuis  sur  la  scène, 
jusqu'à  \ Orphelin  de  la  Chine  ^  où  Voltaire  a  fait 
voir  une  femme  qui  a  épousé  son  mari,  dans  le 
temps  où  elle  aurait  aimé  un  amant  qui  depuis 
est  devenu  son  maître,  et  à  qui  elle  déclare  qu'elle 
aimerait  mieux  mourir  que  de  lui  sacrifier  un 
jépoux  qu'elle  chérit  et  qu'elle  respecte. 

Si  ces  beautés  sont  moins  touchantes,  elles  sont 
aussi  d'un  genre  plus  difficile  et  plus  délicat ,  et 
prouvent  que  l'amour  conjugal  fera  toujours  grand 
plaisir  au  théâtre,  quand  la  situation  sera  vive  et 
qu'elle  sera  traitée  avec  adresse. 

^  AMITIÉ. 

L'amitié,  sans  être  une  passion  comme  l'amour 
Tambition,  etc. ,  a  produit,  dans  certaines  âmes, 
de  si  grands  effets  de  générosité,  de  renoncement 
à  soi-même  ;  ce  sentinient  est  si  doux ,  si  sublime, 
si  consolant  pour  l'humanité,  qu'il  a  plusieurs 
fois  l'empli  la  scène  avec  succès. 

Par  sa  nature,  il  est  une  source  de  beautés  du 
genre  admiratif;  et  les  deux  amis  peuvent  être 
placés   dans   des  situations  qui   produisent   des 


UE    CHAMFORT,  1^-7 

beautés  non  moins  dramatiques  que  celles  de  la 
terreur  et  de  la  pitié. 

L'importance  des  intérêts  ,  la  grandeur  des 
sacrifices  ,  est  encore  ici  nécessaire  :  Tamitié 
seule  ne  peut  produire  de  grands  mouvemens 
au  théâtre  que  quand  un  ami  sacrifie  à  son  ami 
un  trône ,  une  grande  passion  ,  ou  même  sa  vie. 

Le  combat  d'Oreste  et  de  Pilade  à  qui  mourra 
l'un  pour  l'autre ,  la  dispute  d'Héraclius  et  de 
Martian  qui  se  prétendent  tous  deux  fils  de 
Maurice  pour  épargner  la  mort  à  leur  ami ,  sont 
ce  que  nous  avons  au  théâtre  de  plus  touchant 
en  ce  genre. 

L'égalité  parfaite  semble  être  nécessaire  entre' 
les  amis ,  et  relever  le  caractère  de  l'un  et  de 
l'autre.  On  est  fâché  de  voir  ,  dans  Androma- 
que ,  Pilade  si  fort  au-dessous  d'Oreste  ,  qui  le 
tutoie ,  et  à  qui  il  répond  avec  un  respect  qui 
nuit  à  l'effet  que  produirait  le  spectacle  de  leur 
amitié.  11  serait  beau  de  voir  le  représentant  de 
tous  les  rois  de  la  Grèce  ,  tutoyé  par  son  ami. 
Cette  réponse  sublime  de  Pilade  à  Oreste  ,  dont 
il  a  inutilement  combattu  la  passion  : 

Eh  bien  !  Seigneur,  enlevons  Hermione. 

Cette  réponse  serait  bien  plus  sublime  ,  sans 
ce  mot  de  seigneur ,  qui  la  dépare. 

IV.  la 


1 78  OEUVRES 

L'amitié  fraternelle  ,  étant  plus  touchante , 
semble  être  encore  plus  faite  pour  la  scène  ,  où 
elle  ne  s'est  montrée  encore  que  rarement.  On 
est  fâché  que  l'amitié  d'Antiochus  et  de  Séleucus, 
dans  Rodogune ,  ne  produise  pas  plus  d'effet. 
Corneille  s'est  privé  lui  -  même,  .des  ressources 
qu'elle  aurait  pu  lui  fournir  dans  Nicomède  ,  en 
reculant  ,  jusqu'à  la  fin  de  la  pièce  ,  la  recon- 
naissance des  deux  frères.  On  voit  ce  que  l'a- 
mitié fraternelle  peut  produire  ,  au  théâtre ,  par 
le  plaisir  qu'elle  fait  dans  Rhadamiste  et  dans 
Adélaïde  ,  où  elle  n'a  pu  être  le  fonds  du  sujet. 
L'amitié ,  entre  un  frère  et  une  sœur ,  a  quel- 
que chose  de  plus  doux  encore.  Electre,  embras- 
sant ,  devant  Oreste ,  l'urne  où  elle  croit  qu'est 
renfermée  la  cendre  de  ce  frère  chéri ,  et  dispu- 
tant cette  cendre  à  son  tyran ,  est  le  tableau  le 
plus  touchant  que  cette  amitié  puisse  offrir. 

COMBATS    DU   COEUR. 

On  n'entend  pas  ici  ces  délibérations  tranquilles 
OÙ  se  balancent  de  grands  intérêts,  de  sang-froid, 
et  avec  toute  la  liberté  de  l'esprit  et  de  la  raison  ; 
mais  on  entend  plus  particulièrement  ces  chocs 
violens  de  passions  qui  se  combattent  récipi'o- 
quement ,  ces  cruelles  irrésolutions  du  cœur  pla- 


DE     CHAMFORT.  I  ^Q 

cées    entre   deux    partis    également  douloureux 
pour  lui. 

C'est  de  ces  combats  que  naît  la  chaleur  de 
l'action  théâtrale  et  le  23athétique  des  mouve-. 
mens.  Pour  assurer  l'effet  de  ces  sortes  de  com- 
bats ,  il  est  nécessaire  qu'ils  résultent  de  l'oppo- 
sition du  devoir  avec  le  penchant^  ou  de  l'oppo- 
sition d'un  penchant  avec  un  autre  également 
violent.  Il  faut  que  l'alternative  n'ait  point  de  mi- 
lieu ,  et  que  les  deux  intérêts  soient  incompati- 
bles ;  que  le  Cid  laisse  son  père  déshonoré  ,  ou 
qu'il  tue  celui  de  son  amante. 

11  faut,  de  plus,  que  les  deux  intérêts^ mis  en 
opposition  ,  soient  assez  forts  pour  se  balancer 
et  assez  grands  pour  être  dignes  du  combat  qu'ils 
se  livrent,  que  le  parti  le  plus  vertueux  soit  aussi 
le  plus  violent  et  le  plus  pénible  pour  la  nature, 
et  qu'enfin  le  personnage  intéressant  se  décide 
pour  le  parti  le  plus  vertueux  ,  et  qui  exige  de 
lui  un  sacrifice  plus  coûteux  à  son  cœur.  On  ne 
peut  mieux  faire  sentir  la  vérité  de  ces  règles 
que  par  des  exemples  :  nous  en  rapporterons  un 
ici. 

Dans  Iphigénie ,  Agamemnon,  chef  de  la  flotte 
grecque  armée  contre  Troie ,  est  instruit ,  par  un 
oracle  ,  qu'il  faut  qu'il  sacrifie  sa  fille  pour  ob- 
tenir les  vents  favorables  ,  sans  lesquels  la  flotte 
ne  peut  sortir  de  l'Auhde,  où  elle  est  arrêtée  par 
un  calme  qui  la  consume  inutilement.  L'intérêt 
de  l'armée   et  de  tous  les  principaux  chefs ,   la 


l8o  OEUVRES 

gloire  même  d'Agamemnon  ,  semblent  exiger  ce 
cruel  sacrifice  ;  mais  l'amour  paternel  s'y  op- 
pose. 

Voilà  la  source  des  combats  les  plus  déchirans 
que  ce  malheureu>i  père  va  éprouver  durant  toute 
la  pièce ,  soit  en  présence  d'Ulysse  ,  ou  du  fier 
Achille  promis  à  Iphigénie  ,  soit  à  l'égard  de 
Clytemnestre  ,  son  épouse  ,  et  de  sa  fille  ,  etjde 
lui-même. 

Le  soin  de  sa  gloire  ,  l'intérêt  de  la  nation  , 
l'obéissance  aux  dieux  ,  semblent  l'avoir  décidé 
d'abord  pour  le  sacrifice.  Déjà  il  a  rappelé  sa 
fille  absente  avec  sa  mère  ,  sous  prétexte  de  célé- 
brer son  hymen  avec  Achille  :  mais  la  sentant 
approcher ,  son  amour  se  réveille  en  son  cœur  ; 
et  les  combats  de  sa  tendresse  commencent  à  se 
faire  sentir  dans  ces  vers  : 

Ma  fille  qui  s'approche  et  court  àson  trépas  , 
Qui,  loin  de  soupçonner  un  arrêt  si  sévère  , 
Peut-être  s'applaudit  des  bontés  de  son  père  ; 

Ma  fille  ! ce  nom  seul  dont  les  droits  sont  si  saints, 

Sa  jeunesse,  mon  sang,  n'est  pas  ce  que  je  plains: 

Je  plains  mille  vertus ,  une  amour  mutuelle , 

Sa  piété  pour  moi ,  ma  tendresse  pour  elle  , 

Un  respect  qu'en  son  cœur  rien  ne  peut  balancer.. .^ 

Non  ,  je  ne  croirai  point ,  ô  ciel  !  que  ta  justice 

Approuve  la  fureur  d'un  si  noir  sacrifice. 

Il  envoie  au-devant  d'elle  pour  l'engager  ,  elle 
et  sa  mère,  à  retourner  sur  leurs  pas  ;  et  cepen- 


I»E    CHAMFORT.  iSl 

dant  il  prend  la  résolution  de  congédier  l'armée 
et  de  renoncer  à  la  guerre  de  Troie  :  Ulysse  s'ef- 
force de  le  ramener  à  son  premier  parti.  Ce 
qu'Agamemnon  lui  répond,  marque  bien  la  vio- 
lence qu'il  se  fait  à  lui-même  ;  il  l'attaque  par 
son  propre  cœur  : 

Ah  !  seigneur  !  qu'éloigné  du  malheur  qui  m'opprime , 
Votre  cœur  aisément  se  montre  magnanime  ! 
Mais  que  si  vous  voyez ,  ceint  du  bandeau  mortel , 
Votre  fils  Télémaque  approcher  de  l'autel, 
Nous  vous  verrions  ,  troublé  de  cette  affreuse  image , 
Changer  bientôt  en  pleurs  ce  superbe  langage  , 
Eprouver  la  douleur  que  j'éprouve  aujourd'hui , 
Et  courir  vous  jeter  entre  Calchas  et  lui  ! 
Seigneur,  vous  le  savez,  j'ai  donné  ma  parole.... 
Et  si  ma  fille  vient ,  je  consens  qu'on  l'immole 

A  peine  a-t-il  prononcé  ces  mots ,  qu'on  vient 
lui  dire  que  sa  femme  et  sa  fille  sont  arrivées  au 
camp.  Quel  nouvel  embarras  pour  ce  malheureux 
père  !  Son  entrevue  avec  sa  fille  doit  lui  déchi- 
rer l'âme  ;  elle  l'accable  de  respect  et  de  ten- 
dresse. H  paraît  triste  et  sombre  ;  il  ne  sait  s'il 
doit  lui  apprendre  ou  lui  cacher  son  sort.  Sa  fille 
lui  dit  : 

Calchas ,  dit-on ,  prépare  un  pompeux  sacrifice. 

Il  lui  répond  : 

Puissé-je  auparavant  fléchir  leur  injustice  ! 


jSa  OEUVRES 

IPHIGKJVIE 

L'offrira-t-on  bientôt  ? 

AGAMEMNOJV. 

Plutôt  que  je  ne  veux. 

IPHIGÉKIE. 

Me  sera-t-il  permis  de  me  joindre  à  vos  vœux  ? 
Yena-t-on  à  l'autel  votre  heureuse  famille  ? 

AGAMEMNOS. 

Hélas  ! 

IPH IGÉNIE. 

Vous  vous  taisez  ! 

AGAMEMNON. 

Vous  y  serez  ,  ma  fille. 
Adieu. 

Qui  ne  sent  et  n'éprouve  en  soi  le  combat  af- 
freux de  son  cœur ,  la  violence  extrême  qu'il  se 

fait  clans  ce  moment  pour  retenir  ses  larmes  ? 

Ses  perplexités ,  ses  alarmes,  ses  déchiremens,  ne 
font  que  croître  ainsi ,  à  mesure  que  le  temps  du 
sacrifice  approche.  Ce  qui  met  le  comble  à  sa 
douleur  ,  c'est  qu'il  faut  qu'il  dispose  lui-même  ^ 
et  sa  fille ,  et  sa  femme,  et  Achille  amant  d'Iphi- 
génie,  à  consentir  au  sacrifice  qu'il  redoute  encore 
plus  qu'eux  tous.  Le  dernier  combat  qu'il  essuie , 
est  avec  lui-même  : 

Que  vais-je  faire  ? 
Puis-je  le  prononcer  cet  ordre  sanguinaire  ? 


DR    CBL^MFOUT. 


l83 


Cruel,  à  quel  combat  faut-il  te  préparer? 

Quel  est  cet  ennemi  que  tu  leur  vas  livrer  ? 

Une  mère  m'attend,  une  mère  intrépide, 

Qui  défendra  son  sang  contre  un  père  homicide. 

Je  verrai  mes  soldats,  moins  barbares  que  moi , 

Respecter  dans  ses  bras  la  fille  de  leur  roi. 

Achille  nous  menace,  Achille  nous  méprise; 

Mais  ma  fille  en  est-elle  à  mes  lois  moins  soumise  ? 

Ma  fille  ,  de  l'autel  cherchant  à  s'échapper , 

Gémit-elle  du  coup  dont  je  la  veux  frapper  ? 

Que  dis-je  ?  que  prétend  mon  sacrilège  zèle  ? 

Quels  vœux  ,  en  l'immolant,  formerai-je  sur  elle? 

Quels  lauriers  me  plairont ,  de  son  sang  arrosés?.. 

Je  veux  fléchir  des  dieux  la  puissance  suprême. 

Ah  !  quels  dieux  me  seraient  plus  cruels  quemoi-m  ême! 

Non  ;  je  ne  puis  :  cédons  au  sang,  à  l'amitié , 

Et  ne  rougissons  plus  d'une  juste  pitié. 

Qu'elle  vive  !  Mais  quoi  ?  Peu  jaloux  de  ma  gloire  , 

Dois-je  au  superbe  Achille  accorder  la  victoire  ? 

Son  téméraire  orgueil,  que  je  vais  redoubler. 

Croira  que  je  lui  cède  et  qu'il  me  fait  trembler 

De  quel  frivole  soin  mon  esprit  s'embarrasse  ? 

Ne  puis-je  pas  d'Achille  humilier  l'audace  ? 

Que  ma  fille  à  ses  yeux  soit  un  sujet  d'ennui  ; 

Il  l'aime:  elle  vivra  pour  un  autre  que  lui. 

Il  envoie  chercher  la  reine  et  Iphigénie  ;  et  ce- 
pendant il  continue  : 

Grands  dieux  !  si  votre  haine 
Persévère  à  vouloir  l'arracher  de  mes  mains, 
Que  peuvent  devant  vous  tousles  faibles  humains  ? 
Loin  de  la  secourir,  mon  amitié  l'opprime; 
Je  le  sais  :  mais  ,  grands  dicnx  !  une  telle  victime 


1 84  ŒUVRES 

Vaut  bien  que ,  confirmant  tos  rigoureuses  lois  , 
Vous  me  la  demandiez  une  seconde  fois. 


Il  se  décide ,  en  attendant ,  à  la  faire  évader. 
On  peut  voir  ,  par  cette  analyse  ,  comment  doi- 
vent se  conduire  les  combats  du  cœur.  Les  règles 
prescrites  ci-dessus  ,  sont  ici  parfaitement  suivies. 
Voilà  l'amour  paternel  opposé  à  l'ordre  des  dieux 
et  à  l'intérêt  de  toute  une  armée.  Comme  roi  , 
Agamemnon  doit  immoler  sa  fille  à  la  cause  pu- 
blique ;  comme  père  ,  il  ne  peut  y  consentir- 
L'intérêt  de  sa  gloire  et  l'intérêt  de  sa  tendresse 
sont  dignes  de  se  balancer  mutuellement.  Il  n'y 
a  point  non  plus  de  milieu  à  l'alternative  ;  ou  il 
faut  qu'il  s'expose  au  murmure  de  toute  la  Grèce 
et  à  soii  mépris,  ou  qu'il  perde  sa  fille  :  enfin 
il  se  décide  pour  le  parti  le  plus  vertueux. 

L'intérêt  de  son  cœur  doit  céder  à  l'intérêt  gé- 
néral; mais  il  ne  s'y  décide  qu'après  avoir  cherché 
tous  les  moyens  possibles  de  sauver  sa  fille.  Enfin, 
il  veut  au  moins  que  l'oracle  lui  demande  ce  sa- 
crifice une  seconde  fois  :  c'est  la  seule  ressource 
qui  lui  reste. 

Mais  tout  le  camp  s'oppose  à  sa  fuite  ;  Achille, 
son  amant ,  veut  l'enlever  malgré  elle  et  malgré 
les  Grecs  ;  elle  refuse  ;  elle  est  conduite  à  l'autel 
malgré  les  efforts  et  les  cris  de  sa  mère  :  et  c'est  là 
que  l'oracle  à  double  sens  s'explique  ,  et  qu'elle 
est  sauvée. 


DE    CIIAMFORT. 


NUANCES. 


l85 


Ce  sont  des  traits  légers  et  presque  impercep- 
tibles qui  différencient  les  caractères  e1;  les  pas- 
sions selon  les  personnes  ;  car  les  mêmes  passions 
ont  encore  certaines  choses  qui  les  empêchent  de 
se  ressembler  tout-à-fait ,  et  ce  sont  ces  légères 
différences  qu'on  nomme  nuances. 

Il  n'appartient  qu'au  grand  maître  de  les  saisir, 
et  aux  connaisseurs  de  les  bien  apercevoir.  Idamé, 
dans  Y  Orphelin  de  la  Chine  ,  Mérope  et  Andro- 
maque,sont  trois  mères  sensibles  et  tendres, toutes 
alarmées  sur  le  sort  de  leurs  fils  :  cep(3ndant  que 
de  nuances  de  tendresse  et  de  douleurs  entre 
elles  ! 

DICTION    ET  STYLE  DRAMATIQUE. 

La  diction  ou  le  style  est,  en  géne'ral ,  la  ma- 
nière dont  on  exprime,  par  les  paroles,  ses  senti- 
mens  et  ses  idées. 

Le  style  dramatique  a,  pour  règle  générale ,  de 
devoir  être  toujours  conforme  à  l'état  de  celui 
qui  parle.  Un  roi,  un  simple  particulier  ,  un  com- 
merçant ,  un  laboureur ,  ne  doivent  point  parler 
du  même  ton  ;  mais  ce  n'est  pas  assez. 

Ces  mêmes  hommes  sont  dans  la  joie  ou  dans 
la  douleur  ,  dans  l'espérance  ou  dans  la  crainte  : 
cet  état  actuel  doit  donner  une  seconde  confor- 
mation à  leur  style,  laquelle  sera  fondée  sur  la  pre- 
mière ,  comme  cet  état  actuel  est  fondé  sur  l'ha- 


1 86  OEUVRES 

bitiiel  ;  et  c'est  ce  qu'on  appelle  la  condition  de  la 
personne. 

Pour  ce  qui  regarde  la  comédie,  c'est  assez  de 
dire  que  son  style  doit  être  simple  ,  clair  ,  fami- 
lier ,  cependant  jamais  bas ,  ni  rampant.  Je  sais 
bien  que  la  comédie  doit  élever  quelquefois  son 
ton  ;  mais  dans  ses  plus  grandes  hardiesses  ,  elle 
ne  s'oublie  point,  elle  est  toujours  ce  qu'elle  doit 
être  ;  si  elle  allait  jusqu'au  tragique,  elle  serait  hors 
de  ses  limites.  Son  style  demande  encore  d'être 
assaisonné  de  pensées  fines,  délicates  et  d'expres- 
sions plus  vives  qu'éclatantes. 

Il  est  important  de  faire  ici  quelques  réflexions 
sur  le  style  de  la  tragédie.  On  a  accusé  Corneille 
de  se  méprendre  un  peu  à  cette  pompe  de  vers  et 
à  cette  prédilection  qu'il  témoigne  pour  le  style 
de  Lucain.  Il  faut  que  cette  pompe  n'aille  jamais 
jusqu'à  l'enflure  et  à  l'exagération  :  on  n'estime 
point  dans  Lucain , 

Bella  per  emathios  plus  quàni  civilla  campos. 

On  estime 

Nil  actum  reputans,  si  quld  siiperesset  agendum. 

De  même  les  connaisseurs  ont  toujours  con- 
damné dans  Pompée , 

Les  fl  euves....  rendus  rapides 

Par  le  débordement...  des  panicides  ; 

et  tout  ce  qui  est  dans  ce  goût  ;  mais  ils  ont  ad- 
miré : 


DE    CHAMb'ORT.  187 

O  ciel!  que  de  vertus  vous  me  faites  haïr  ! 

Restes  d'un  demi-dieu  ,  dont  à  peine  je  puis 
Egaler  le  grand  nom ,  tout  vainqueur  que  j'en  suis. 

Voilà  le  véritable  style  de  la  tragédie  :  il  doit 
être  toujours  d'une  simplicité  noble ,  qui  convient 
aux  personnes  du  premier  rang  ;  jamais  rien 
d'ampoulé  ni  de  bas,  jamais  d'affectation  ni  d'obs 
curité. 

La  pureté  du  langage  doit  être  rigoureusement 
observée;  tous  les  vers  doivent  être  harmonieux  , 
sans  que  cette  harmonie  dérobe  rien  à  la  force 
des  sentimens.  Il  ne  faut  pas  que  les  vers  marchent 
toujours  de  deux  en  deux  ;  mais  que  tantôt  une 
pensée  soit  exprimée  en  un  vers,  tantôt  en  deux  ou 
trois,  quelquefois  dans  un  seul  hémistiche. 

On  peut  étendre  une  image  dans  une  phrase  de 
cinq  ou  six  vers  ,  ensuite  en  renfermer  une  autre 
dans  un  ou  deux.  Il  faut  souvent  finir  un  sens  par 
la  rime  correspondante. 

On  peut  distinguer  de  deux  sortes  de  style  dans 
la  poésie,  le  style  d'imagination,  et  le  style  de  sen- 
timent et  de  pensées.  Le  premier  consiste  à  relever? 
à  anoblir  par  des  figures  et  à  représenter  par  des 
images  propres  à  nous  émouvoir ,  tout  ce  qui  ne 
toucherait  pas  s'il  était  dit  simplement. 

Si  Hippolyte  disait   simplement  :  Depuis    que 


l88  OEUVRES 

j'aime ,  je  ne  puis  plus  supporter 
toucherait  pas  ;  mais  qu'il  dise  : 


la  chasse,   il  ne 


Mes  traits  ,  mes  javelots  ,  mon  arc ,  tout  m'importune  ; 

Voilà  la  pensée  anoblie  et  rendue  touchante. 

Racine  excelle  dans  l'art  d'embellir  son  style  par 
des  images.  Voyez  avec  quelle  noblesse  Aricie 
rend  une  idée  assez  triviale  : 

Pour  moi ,  je  suis  plus  fîère  ,  et  fuis  la  gloire  aisée 
D'arracher  un  hommage  à  mille  autres  offert , 
Et  d'entrer  dans  un  cœur  de  toutes  parts  ouvert. 

Que  de  tableaux  dans  ce  peu  de  vers  ! 

Le  style  d'images  est  ce  qui  fait  la  différence  de 
la  poésie  et  de  la  prose  j  il  sert  à  exprimer  les 
plus  communes,  d'une  manière  non  commune  ;  il 
donne  de  la  noblesse  ,  de  la  grâce  à  tout. 

Le  style  de  sentiment  est  celui  qui  tire  sa  force 
et  sa  beauté,  de  la  force  même  et  de  la  beauté  des 
sentimens  et  des  pensées  qu'il  exprime.  Ces  pre- 
mières ^dées,  qui  naissent  dans  l'âme  lorsqu'elle 
reçoit  une  affection  vive,  et  qu'on  appelle  com- 
munément sentiment,  touchent  toujours,  quoi- 
qu'elles soient  énoncées  par  les  termes  les  plus 
simples. 

Ils  sont  le  langage  du  cœur.  On  ne  s'arrête  point 
à  l'enveloppe  ;  les  sentimens  cesseraient  même 
d'être  aussi  touchans,  aussi  sublimes ,  s'ils  étaient 


DE    CHAMFORT.  I  89 

exprimés  en   termes  magnifiques   et  pompeux. 
L'amitié  intéresse,  quand  elle  dit: 

J'aime  encor  plus  Cinna  ,  que  je  ne  hais  Auguste. 

Si  ce  fameux  quil  mourût!  était  rendu  avec 
des  figures,  il  ne  serait  plus  rien.  Où  Ton  aper- 
çoit l'affectation ,  on  ne  reconnaît  plus  le  langage 
du  cœur. 

Le  stjle  dont  nous  parlons  ici,  est  indispensable' 
dans  les  situations  passionnées  :  celui  d'imagina- 
tion y  serait  déplacé  ;  il  faut  le  réserver  pour  les 
descriptions,  les  récits,  et  tout  ce  qui  n'est  point 
mouvement.  IMais  il  faut  prendre  garde  de  n'em- 
ployer jamais  de  grandes  expressions  et  des  termes 
fort  relevés  pour  énoncer  un  sentiment  faible  : 
rien  ne  choque  davantage. 

Le  style  faible  ,  non-seulement  en  tragédie  , 
mais  en  toute  poésie,  consiste  à  laisser  tomber 
ses  vers  deux  à  deux,  sans  entremêler  de  longues 
périodes  et  de  courtes ,  et  sans  varier  la  mesure  ; 
à  rimer  trop  en  épitliètes,  à  prodiguer  des  expres- 
sions trop  communes,  à  répéter  souvent  les  mêmes 
mots,  à  ne  pas  se  servir  à  propos  des  conjonc- 
tions qui  paraissent  inutiles  aux  esprits  peu  ins- 
truits ,  et  qui  contribuent  cependant  beaucoup  à 
l'élégance  du  discours. 

Ce  sont  toutes  ces  finesses  imperceptibles  qui 
font  en  même  temps  la  difficulté  et  la  perfection 
de  l'art. 


igo  OEUVRES 

Rien  n'est  si  froid  que  le  style  ampoulé.  Un 
héros,  dans  une  tragédie  ,  dit  qu'il  a  essuyé  une 
tempête ,  qu'il  a  vu  périr  son  ami  dans  cet  orage  ; 
il  touche  ,  il  intéresse  ,  s'il  parle  avec  douleur  de 
sa  Derte ,  s'il  est  plus  occupé  de  son  ami  que  de 
tout  le  reste  ;  il  ne  touche  point ,  il  devient  froid, 
s'il  fait  une  description  de  la  tempête ,  s'il  parle 
de  source  de  feux  bouillonnans  sur  les  eaux ,  et 
de  la  foudre  qui  gronde  et  qui  frappe  à  sillons  re- 
doublés la  terre  et  l'onde. 

Ainsi ,  le  style  froid  vient,  tantôt  de  la  stérilité, 
tantôt  de  l'intempérance  des  idées,  souvent  d'une 
diction  trop  commune ,  quelquefois  d^me  diction 
trop  recherchée. 

TERREUR. 

Terreur  ,  grand  effroi  causé  par  la  présence 
ou  par  le  récit  de  quelque  terrible  catastrophe. 

Il  paraît  assez  difficile  de  définir  la  terreur  ; 
elle  semble  pourtant  consister  dans  la  totalité 
des  incidens  qui,  en  produisant  chacun  leur  effet 
et  menant  insensiblement  l'action  à  sa  fin  ,  opè- 
rent sur  nous  cette  appréhension  salutaire  ,  qui 
met  un  frein  à  nos  passions  d'après  le  triste 
exemple  d  autrui  ,  et  nous  empêche  par  là  de 
tomber  dans  les  malheurs  dont  la  représentation 
nous  arrache  des  larmes. 

En    nous   conduisant   de   la  compassion  à  la 
crainte  ,  elle  trouve  un  moyen  d'intéresser  notre 


DE    CHAMFORT.  IQl 

amour-propre  par  un  sentiment  d'autant  plus  vif 
du  contre  -  coup  ,  que  l'art  de  la  poésie  ferme 
nos  yeux  sur  une  surprise  aussi  avantageuse ,  et 
fait  à  l'humanité  plus  d'honneur  qu'elle  ne  mé- 
rite. 

On  ne  peut  trop  appuyer  sur  les  beautés  de  ce 
qu'on  appelle  teneur  dans  le  tragique  :  c'est  pour- 
quoi nous  ne  pouvons  manquer  d'avoir  une 
grande  opinion  de  la  tragédie  des  anciens.  L'uni- 
que objet  de  leurs  poètes  était  de  produire  la 
terreur  et  la  pitié  ;  ils  chérissaient  un  sujet  sus- 
ceptible de  ces  deux  passions  ,  et  le  façonnaient 
par  leur  génie.  Il  semble  même  que  rien  n'était 
plus  rare  que  de  si  beaux  sujets  ,  puisqu'ils  ne 
les  puisaient  ordinairement  que  dans  une  ou  deux 
familles  de  leurs  rois. 

Mais  c'est  triompher  de  l'art  que  de  réussir  en 
ce  genre  ;  et  c'est  ce  qui  fait  la  gloire  de  Crébillon 
sur  le  théâtre  français. 

Toute  belle  qu'est  la  description  de  l'enfer  par 
Milton  ,  bien  des  gens  la  trouvent  faible  auprès 
de  cette  scène  de  Hamlet ,  dans  Shakespear ,  où 
le  fantôme  paraît  :  il  est  vrai  que  cette  scène  est 
le  chef-d'œuvre  du  théâtre  moderne  dans  le  eenre 
terrible  ;  elle  présente  une  grande  variété  d'ob- 
jets diversifiés  de  cent  façons  différentes,  toutes 
plus  propres  l'une  que  l'autre  à  remplir  les  spec- 
tateurs de  terreur  et  d'effroi.  îl  n'y  a  presque  pas 
une  de  ces  variations  qui  ne  forme  \\\\  tableau  , 
et»  qui  ne  soil  digne  du  pinceau  d'un  Caravage. 


igi  OEUVRES 

On  a  observé  qu'il  faut  distinguer  deux  sortes 
de  crainte  ou  de  terreur  ,  dans  l'effet  théâtral  ; 
l'une  directe  ,   et  l'autre  réfléchie. 

La  première  est  celle  que  nous  éprouvons  en 
voyant  le  héros  dans  le  péril  et  la  perplexité,  et 
pour  lequel  nous  frémissons.  Antiochus  tient  au 
bord  de  ses  lèvres  la  coupe  empoisonnée  ;  c'est 
pour  lui  que  je  tremble. 

La  seconde  est  celle  que  nous  ressentons  lors- 
que ,  par  réflexion  ,  nous  craignons  pour  nous- 
mêmes  le  sort  d'un  autre.  Orosmane  ,  dans  un 
moment  de  fureur  et  de  jalousie  ,  plonge  le  poi- 
gnard dans  le  cœur  de  Zaïre  qu'il  adorait.  Capa- 
bles des  mêmes  passions  et  des  mêmes  transports, 
c'est  pour  nous-mêmes  ,  c'est  nous-mêmes  que 
nous  craignons  à  la  vue  de  cet  événement. 

La  terreur  ,  que  la  tragédie  produit  en  nous  , 
nous  est  donc  quelquefois  étrangère  ;  et  quel- 
quefois elle  nous  est  personnelle  :  l'une  cesse  avec 
le  péril  du  personnage  intéressant ,  ou  se  dis- 
sipe peu  après  ;  l'autre  laisse  une  impression  qui 
survit  à  l'illusion  du  spectacle. 

Il  semble  que  les  anciens  se  soient  plus  atta- 
chés à  exciter  la  terreur  directe  que  l'autre  ;  et 
que  leur  but  ait  été  même  de  guérir  plutôt  de 
la  pitié  et  de  la  terreur  qu'ils  regardaient  comme 
des  faiblesses  ,  que  de  donner  des  leçons  de  mo- 
rale par  leur  moyen. 

En  effet,  quelle  terreur  salutaire  peut  produire 
la  vue  d'un  OEdipe  ,  qui ,   sans  le  savoir  ,  sans  1(* 


DE    CHAMFORT.  IQS 

vouloir ,  sans  l'avoir  mérité  ,  tombe  dans  des 
malheurs  et  dans  des  crimes  qui  me  font  dresser 
les  cheveux  d'horreur. 

La  première  réflexion  que  je  fais  en  consé- 
quence, c'est  de  m'indigner  de  l'ascendant  de  ma 
destinée  sur  moi  ,  de  gémir  sur  ma  dépendance 
des  dieux  :  la  seconde  ,  c'est  de  ne  plus  craindre 
des  crimes  qui  se  commettent  nécessairement , 
ni  de  m'affliger  de  malheurs  dont  toute  ma  pru- 
dence ne  peut  me  garantir. 

Le  théâtre  moderne  ne  prétend  pas  nous  gué- 
rir de  la  pitié  ni  de  la  terreur  ,  ni  simplement 
se  borner  à  exciter  ces  deux  grandes  affections  en 
nous  ,  pour  le  plaisir  de  nous  faire  verser  des  lar- 
mes et  de  nous  épouvanter  ;  mais  il  prétend  s'en 
servir  comme  des  deux  plus  puissans  ressorts 
pour  nous  porter  à  l'horreur  du  crime  et  à 
l'amour  de  la  vertu. 

Ce  n'est  plus  par  l'ordre  inévitable  des  destins 
que  le  crime  et  le  malheur  arrivent  sur  notre 
théâtre  ;  c'est  par  la  volonté  de  l'homme ,  que  la 
passion  égare  et  emporte.  La  terreur  réfléchie  se 
joint  à  la  terreur  directe  ,  et  elle  devient  plus 
morale  et  plus  fructueuse  pour  le  spectateur. 

La  terreur  est ,  pour  ainsi  dire  ,  le  comble  de 
la  pitié  ;  c'est  par  l'une  qu'il  faut  aller  à  l'autre. 
Les  malheurs  épouvantables  tomberont  sur  un 
homme ,  que  j'en  serai  peu  touché,  si  vous  ne  me 
l'avez  pas  montré  d'abord  digne  de  ma  compas- 
sion et  de  ma  pitié. 

IV.  I  i 


194  QETTvniES 

La  décoration  peut  contribuer  au  terrible  ;  une 
sombre  prison  ,  un  bûcher ,  un  échafaud ,-  un 
cercueil ,  etc.  ;  tous  ces  objets  sont  très-propres 
à  accroître  la  terreur  :  il  n'y  a  que  l'effusion  de 
sang  que  nous  ne  voulons  point  voir  sur  le  théâtre: 

Nec  coram  populo  Medœa  trucidet. 


PITIE. 


La  pitié  est  un  mouvement  de  l'âme  qui  nous 
porte  à  nous  affliger  du  mal  d'autrui. 

L'homme  est  né  timide  et  compatissant;  comme 
il  se  voit  dans  ses  semblables  ,  i!  craint  pour  eux 
et  pour  lui-même  les  périls  dont  ils  sont  menacés  ; 
il  s'attendrit  sur  leurs  peines  ,  et  s'afflige  de  leurs 
malheurs  ;  et  moins  ces  malheurs  sont  mérités , 
plus  ils  l'intéressent. 

La  crainte  même  et  la  pitié  qu'il  en  ressent,  lui 
deviennent  chères  ;  car  au  plaisir  physique  d'être 
ému  ,  au  plaisir  moral  et  tacitement  réfléchi  d'é- 
prouver qu'il  est  juste,  sensible  et  bon  ,  se  joint 
celui  de  se  comparer  aux  malheureux  dont  le  sort 
le  touche. 

Non  quia  vexari  queinquani  est  jucimda  voluptas  ; 
Sed  quibus  ipse  nialis  careas  quia  cernere  suave  est. 

Lucrèce. 

Il  était  donc  naturel  de  choisir  ,  pour  le  lessort 
de  la  tragédie  ,  la  pitié  et  la  terreur. 

Je  dis  la  pitié  et  la  terreur  ;  car  ,  quoique  ces 


DE    CHAMFORT.  IQD 

deux  sentimeiis  paraissent  un  peu  différens 
quant  à  leurs  effets  ,  ils  partent  de  la  même 
source  et  rentrent  l'un  dans  l'autre. 

Nous  tremblons,  nous  frémissons  pour  un  mal- 
heureux  ,  parce  que  nous  sommes  touchés  de  son 
sort ,  et  qu'il  nous  inspire  de  la  tendresse  et  de  la 
pitié  ;  ou  bien  la  terreur  s'empare  de  nous ,  parce 
que  nous  craignons  pour  nous  mêmes  ce  que  nous 
voyons  arriver  aux  autres. 

Ce  double  sentiment  est  celui  qui  agite  le  cœur 
le  plus  fortement  et  le  plus  long-temps. 

L'émotion  de  la  haine  est  triste  et  pénible  ;  celle 
de  l'horreur  est  insoutenable  pour  nous  ;  celle  de 
la  joie  est  trop  passagère  et  ne  nous  affecte  pas 
assez  profondément.  L'admiration  qu'excitent  en 
nous  la  vertu  ,  la  grandeur  d'âme  ,  l'héroïsme  , 
ajoute  à  l'intérêt  théâtral  ;  mais  cet  enthousiasme 
est  trop  rapide  :  au  lieu  que  les  émotions  de  la 
crainte  et  de  la  pitié  agitent  l'âme  long-temps 
avant  de  se  calmer  ,  elles  y  laissent  des  traces 
profondes  qui  ne  s'effacent  qu'avec  peine. 

Le  double  intérêt  de  la  crainte  et  de  la  pitié 
doit  donc  être  l'âme  de  toute  la  tragédie  :  c'est  là 
le  but  qu'il  faut  frapper.  Pour  y  parvenir  ,  la 
grande  règle  proposée  par  Aristote  et  par  tous  les 
grands  maîtres  ,  est  que  le  héros  intéressant  ne 
soit  ni  tout-à-fait  bon  ,  ni  tout-à-fait  méchant. 

S'il  était  tout-à-fait  bon  ,  son  malheur  nous 
indignerait  ;  s'il  était  tout-à-fait  méchant ,  son 
malheur  nous  réjouirait. 


tqG  œuvres 

Or  voici  ,  à  cet  égard  ,'  deux  principes  incon- 
testables :  le  premier  est  de  ne  donner  au  per- 
sonnage intéressant ,  que  des  crimes  et  des  pas- 
sions qui  peuvent  se  concilier  avec  la  bonté 
naturelle  ;  le  second,  de  lui  donner  pour  victime 
des  maux  qu'il  cause,  ou  pour  cause  des  maux 
qu'il  éprouve,  une  personne  qui  lui  soit  chère, 
afin  que  son  crime  lui  soit  plus  odieux  ,  ou  son 
malheur  plus  sensible. 

C'est  ainsi ,  pour  en  donner  un  exemple  ,  que 
Phèdre  n'est  ni  tout-à-fait  coupable  ,  ni  tout-à-fait 
innocente..  Elle  est  engagée  par  sa  destinée  et  par 
la  colère  des  dieux  ,  dans  une  passion  illégitime  , 
dont  elle  a  horreur  la  première  ;  elle  fait  tous  ses 
efforts  pour  la  surmonter  ;  elle  aime  mieux  se 
laisser  mourir  que  de  la  déclarer  à  personne  ;  et 
lorsqu'elle  est  forcée  de  la  découvrir ,  elle  en 
parle  avec  une  confusion  qui  fait  qu'on  la  plaint  : 
mais  cette  même  passion  devient  la  cause  du  vœu 
fatal  que  fait  Thésée  contre  son  fils  innocent  et 
qu'il  croit  coupable  ,  et  dont  il  devient  la  victime; 
^voilà  la  personne  chère  dont  Phèdre  cause  la 
mort ,  et  c'est  ce  qui  met  le  comble  à  sa  douleur 
et  à  son  désespoir. 

HORREUR. 

L'intérêt  de  la  crainti  et  de  la  pitié  doit  être 
l'âme  de  la  tragédie  :  on  y  a  trop  souvent  substi- 
tué l'horreur. 


DE  CUAMFORT.  I(j7 

Les  premières  tragédies  formèrent  des  spectii- 
cles  plus  horribles  qu'intéressans  :  l'apparition 
des  furies  qui  poursuivaient  un  coupable  ,  Pro- 
méthée  attaché  à  un  rocher,  tandis  qu'un  vautour 
lui  déchire  le  foie  ;  voilà  ce  qu'Eschyle  exposa 
sur  la  scène  dans  l'enfance  de  l'art  dramatique. 
Mais  bientôt  après,  Sophocle  adoucit  ces  tableaux 
affreux  :  il  fit  de  la  terreur,  le  ressort  tie  la  tragé- 
die ;  et  si  riîorreur  se  montra  quelquefois  sur  la 
scène  ,  comme  dans  la  tragédie  d'OEdipe ,  où  ce 
malheureux  prince  se  fait  voir  aux  spectateurs  le 
visage  couvert  de  sang,  après  s'être  percé  de  son 
épée ,  l'auteur  tempère  cette  atrocité  par  le  pathé- 
tique qu'il  y  mêle. 

Les  atrocités  ne  font  de  l'effet  au  théâtre  que 
quand  la  passion  les  excuse  ,  quand  celui  qui  va 
tuer  quelqu'un  a  des  remords  aussi  grands  que 
ses  attentats ,  et  quand  cette  situation  produit  de 
grands  mouvemens. 

Il  ne  faut  émouvoir  les  spectateurs  qu'autant 
que  les  spectateurs  veulent  être  émus.  11  est  im  ~ 
point  au  -  delà  duquel  le  spectacle  est  trop  dou- 
loureux :  tel  est  pour  nous ,  peut  -  être  ,  celui 
d'Atrée ,  qui  donne  le  sang  d'un  fils  à  boire  à  son 
père;  tel  serait  pour  des  Fiançais  celui  d'OEdipe, 
si  l'on  n'avait  pas  adouci  le  cinquième  acte  de  So- 
phocle. 

Cela  dépend  du  naturel  et  des  mœurs  du  peu- 
ple à  qui  l'on  s'adresse;  <  t  par  le  degré  de  sensibi 
h  té  qu'il  apporte  à  ces  spectacles,  on  jugera  du 


1  gS  ŒUVRES 

degré  de  force  qu'on  peut  donner  aux  tableaux 
qu'on  expose  à  ses  yeux. 

On  ne  peut  guère  aller,  en  ce  geiu'e,  par-delà 
le  quatrième  acte  de  Mahomet^  le  cinquième  acte 
de  Bodogime ,  le  cinquième  acte  de  Séînb^ainis. 

Cependant  les  auteurs  semblent  ,  depuis  quel- 
que temps^  mettre  le  sentiment  pénible  de  l'hor- 
reur à  la  place  de  la  terreur  et  de  la  pitié  ,  qui 
seront  à  jamais  les  ressorts  de  la  véritable  tragédie. 

ADMIRA.TIOW. 

Cet  enthousiasme  momentané  qui  élève  et 
transporte  l'âme  à  la  vue  d'une  belle  action  ou 
d'un  beau  sentiment ,  est  devenu  parmi  nous  un 
des  puissans  moyens  de  la  tragédie. 

Il  n'a  pas  été  tout-à-fait  inconnu  aux  anciens  ; 
on  peut  s'en  convaincre  par  quelques  traits  du 
Philoctecte  de  Sophocle;  mais  les  anciens  tragi- 
ques paraissent  en  avoir  fait  peu  d'usage ,  et  lui 
ont  préféré ,  avec  raison  ,  les  deux  grands  ressorts 
de  la  tragédie,  la  terreur  et  la  pitié. 

C'est  Corneille  qui  a  créé  parmi  nous  ce  moyen 
tragique. 

Nourri  de  la  lecture  de  Lucain  ,  de  Sénèque  et 
des  poètes  espagnols,  dans  lesquels  on  trouve 
toujours  de  la  grandeur,  il  a  fait  de  ce  sentiment 
l'âme  de  son  théâtre. 

L'admiration  domine  seiisibiement  dans  le  Cid, 
qui  préfère  son  honneur  à  sa  maîtresse  ;    dans 


DE  CHAMFORT.  199 

Cinna  i  où  une  amante  expose  son  amant  pour 
venger  son  père  ,  où  un  empereur  pardonne  à 
son  assassin  qu'il  avait  comblé  de  bienfaits;  dans 
PoUeucte ,  où  une  femme  se  sert  du  pouvoir 
qu'elle  a  sur  son  amant ,  pour  sauver  son  mari  ; 
dans  Héradius  ,  où  deux  amis  se  disputent  l'hon- 
neur d'être  fds  de  Maurice  ,  pour  mourir  au  lieu 
de  régner. 

Corneille  a  même  soutenu  des  pièces  entières 
avec  ce  seul  res3CJ*t  :  tels  sont  Sertorius ,  et  sur- 
tout Nicoinède  ,  où  l'on  voit  un  jeune  prince 
opposer  une  âme  inébranlable  et  calme  à  l'or- 
gueil despotique  des  Romains ,  à  la  perfidie  d'une 
marâtre  ,  et  à  la  faiblesse  d'un  père  qui  le  craint 
et  qui  est  prêt  à  le  haïr.  «  Le  caractère  de  Nico- 
mède  ,  dit  Voltaire  ,  combiné  avec  inie  intrigue 
comme  celle  de  Rodogune  ,  aurait  été  un  chef- 
d'œuvre.  » 

Cependant  il  paraît  que  l'exemple  de  Corneille 
est  trop  dangereux  pour  pouvoir  être  imité  ;  l'ad- 
miration est  un  sentiment  qui  s'épuise  et  qui  de- 
mande à  finir  ;  Corneille  lui-même ,  malgré  son 
génie ,  n'a  pu  éviter  la  langueur  dans  les  pièces 
où  il  a  fait ,  de  l'admiration  ,  la  base  du  tragique. 

L'adresse  consiste  à  combiner  l'admiration  avec 
le  ressort  de  la  terreur  et  de  la  pitié  :  quand  ces 
trois  moyens  sont  réunis  ensemble,  l'art  est 
porté  à  son  comble. 

Racine  semble  avoir  ,   à  l'exemple  des  Grecs 
négligé  d'exciter  le   sentiment  de   l'admiration 


aOO  OEUVRES 

excepté  dans  Alexandre ,    où  il  imitait   encore 
Corneille. 

Quoique  Bajazet  se  montre  généreux ,  quoi- 
que Iphigénie  s'apprête  à  recevoir  la  mort  avec 
courage  ,  cette  générosité  indispensable  dans  un 
héros  de  tragédie,  ne  fait  le  fonds  d'aucune  pièce 
de  Racine. 

Voltaire  paraît  être  un  des  poètes  qui  ont  le 
mieux  connu  la  puissance  du  sentiment  de  l'ad- 
miration ;  mais  il  l'a  toujoui  s  combiné  avec  un 
intérêt  plus  théâtral.  Voyez ,  au  cinquième  acte 
i^Alzire  ,  le  retour  de  Gusman  ,  qui  va  pardon- 
ner à  son  rival  et  à  son  meurtrier  :  c'est  une 
beauté  du  genre  admiratif  ;  mais  elle  serait  beau- 
coup moins  dramatique  ,^  si  le  fonds  était  moins 
intéressant. 

La  scène  du  Fanatisme  ,  où  IMahomet  révèle  à 
Zopire  tous  ses  grands  projets  ,  est  une  beauté  à 
peu  près  du  même  genre  ;  comme  l'entrevue  de 
Pompée  et  de  Sertorius  dans  la  tragédie  de  Cor- 
neille :  mais  combien  celle-ci  est  moins  théâ- 
trale !  c'est  qu'elle  n'excite  que  l'admiration  sans 
intérêt,  et  que  ce  sentiment  cesse  avec  la  sur- 
prise qui  l'a  produit. 

PERSONNAGES    PRINCIPAUX  DANS    LA    TRAGÉDIE. 

Les  personnages  principaux  doivent ,  en  géné- 
ral ,  et  particulièrement  dans  la  tragédie  ,  fixer 
rattention  du  spectateur  ;  et  il  ne  faut  pas  l'abais- 


DE   CHA.MFORT.  aOI 

ser  trop  aux  petits  intérêts  des  personnages  su- 
balternes ;  voilà  pourquoi  Narcisse  est  si  mal 
reçu  dans  Britannicus ,  quand  il  dit ,  en  parlant 
de  lui-même  : 

La  fortune  t'appelle  une  seconde  fois. 

On  ne  se  soucie  point  de  la  fortune  de  Nar- 
cisse ;  son  crime  excite  l'horreur  et  le  mépris  :  si 
c'était  un  criminel  auguste ,  il  imposerait. 

CONFIDENS    ET  SUBALTERNES. 

Les  conlidens  ,  dans  une  tragédie  ,  sont  des 
personnages  surabondans  ,  simples  témoins  des 
sentimens  et  des  desseins  des  acteurs  principaux. 
Tout  leur  emploi  est  de  s'effrayer  ou  de  s'attexi- 
drir  sur  ce  qu'on  leur  confie  et  sur  ce  qui  arrive  ; 
et,  à  quelques  discours  près  qu'ils  sèment  dans 
la  pièce  ,  plutôt  pour  laisser  reprendre  haleine 
aux  héros  que  pour  aucune  autre  utilité ,  ils  n'ont 
pas  plus  de  part  à  l'action  que  les  spectateurs. 

Il  suit  de  là  qu'un  grand  nombre  de  conlidens, 
dans  une  pièce  ,  en  suspendent  la  marche  et  l'in- 
térêt ,  et  qu'ils  y  jettent  par  là  beaucoup  de  froi- 
deur et  d'ennui.  Si ,  comme  dans  plusieurs  tra- 
gédies ,  il  y  a  quatre  personnages  agissans  et  au- 
tant de  confidens  et  de  confidentes  ,  il  y  aura  la 
moitié  des  scènes  en  pure  perte  pour  faction  , 
qui  n'y  sera  remplacée  que  par  des  plaintes  plus 


aOa  CflEDVRES 

élégiaques  que  dramatiques  :  mais  il  ne  faut  rien 
confondre. 

Il  y  a  des  personnages  qui  sont ,  pour  ainsi 
dire  ,  demi-confidens  et  demi-acteurs  :  tel  est 
Phénix  dans  Andromaque  ,  telle  est  Enone  dans 
Phèdre. 

Phénix ,  par  l'autorité  de  gouverneur ,  humilie 
Pyrrhus  ,  même  en  lui  faisant  sentir  les  illusions 
de  son  amour  ;  et ,  par  le  ton  imposant  qu'il 
prend  avec  lui ,  il  contribue  beaucoup  à  l'effet  de 
la  scène  entière. 

Enone  ,  par  une  tendresse  aveugle  de  nour- 
rice ,  dissuade  Phèdre  de  se  dérober  au  crime  par 
la  mort  ;  et ,  quand  ce  crime  est  fait ,  elle  prend 
sur  elle  d'en  accuser  Hippolyte  :  ce  qui,  par  l'im- 
portance de  l'action  ,  la  fait  devenir  un  person- 
nage du  premier  ordre. 

Les  confidens  ,  qui  ne  sont  que  des  confidens  , 
sont  toujours  des  personnages  froids  ,  quoiqu'en 
bien  des  occasions  il  soit  fort  difficile  au  poète 
de  s'en  passer.  Quand  ,  par  exemple  ,  il  faut  ins- 
truire le  spectateur  des  divers  mouvemens  et  des 
desseins  d'un  grand  personnage  ,  et  que  ,  par  la 
constitution  de  la  pièce  ,  ce  personnage  ne  peut 
ouvrir  son  cœur  aux  autres  acteurs  principaux  , 
le  confident  alors  remédie  à  l'inconvénient,  et  il 
sert  de  prétexte  pour  instruire  le  spectateur  de 
ce  qu'il  faut  qu'il  sache. 

L'art  consiste  à  construire  la  pièce  de  manière 
que  ces  confidens  agissent  un  peu ,  en  leur  mé- 


DE   CHAMFORT.  3o3 

nageant  quelque  passion  personnelle  qui  influe 
sur  les  partis  que  prennent  les  acteurs  dominans  ; 
hors  de  là ,  les  scènes  de  confidence  ne  sont  pres- 
que que  des  monologues  déguisés  ,  mais  qui  ne 
méritent  pas  toujours  le  reproche  de  lenteur  , 
parce  que  le  poète  y  peut  déployer ,  dans  le  per- 
sonnage, des  sentimens  ou  vifs  ou  délicats ,  aussi 
intéressans  que  le  cours  de  l'action  même. 

Néarque  ,  dans  Polieucte ,  montre  comment  un 
confident  peut  être  nécessaire  ;  Fanie  ,  dans  le 
quatrième  acte  de  Tancrède ,  enseigne  comment 
il  peut  donner  lieu  à  de  beaux  mouvemens. 

Le  bon  goût  et  la  raison  ont  proscrit  du  théâtre 
français  ces  scènes,  où  deux  confidens  seuls  s'en- 
tretiennent des  intérêts  de  leurs  maîtres.  On  est 
étonné  que  Corneille  se  soit  servi  de  deux  con- 
fidens pour  faire  l'exposition  de  Rodogune. 

On  a  proscrit  également  ces  scènes ,  dans  les- 
quelles un  confident  parle  à  une  femme  en  faveur 
de  l'amour  d'un  autre  :  c'est  ce  qu'on  a  reproché 
à  Racine  dans  son  Alexandre  ,  où  Ephestion  pa- 
raît en 

Fidèle  confident  du  beau  feu  de  son  maître. 

a  Rien  n'a  plus  avili  notre  théâtre  ,  dit  Voltaire, 
et  ne  l'a  rendu  si  ridicule  aux  yeux  de  l'étranger, 
que  ces  scènes  d'ambassadeurs  d'amour.  » 

Un  grand  art  dont  Ratine  a  donné  les  premières 
leçons  ,  c'est  celui  de  charger  le  confident  d'un 
crime  qui  avilirait  le  principal  personnage. 


ao/j  OEUVRES 

C'est  ainsi ,  conjme  on  vient  de  le  voir  ,  qii'Énone 
sauve  Phèdre  de  l'horreur  qu'elle  inspirerait ,  si 
elle  accusait  elle-même  Hyppolite. 

Dans  le  Fanatisme  ,  c'est  Omar  qui  donne  à 
Mahomet  l'idée  de  faire  assassiner  Zopire  par 
Séïde. 

Le  rôle  d'Octar  ,  dans  la  tragédie  de  Y  Orphelin 
de  la  Chine ,  est  consacré  à  faire  valoir  celui  de 
Gengis ,  par  le  contraste  de  la  férocité  aveugle 
d'unTartare  etdela  grandeurd'âme  du  conquérant 
de  l'Asie  ,  adouci  par  l'amour. 

Les  subalternes  sont  les  personnages  les  moins 
importans  d'une  pièce  de  théâtre  :  ils  ne  doivent 
jamais  ouvrir  une  tragédie. 

GENRE    COMIQUE. 

Ce  mot ,  appliqué  au  genre  de  la  comédie ,  est 
relatif.  Ce  qui  est  comique  pour  tel  peuple  ,  p»ur 
telle  société ,  pour  tel  homme,  peut  ne  pas  l'être 
pour  tel  autre. 

L'effet  du  comique  résulte  de  la  comparaison 
qu'on  fait ,  même  sans  s'en  apercevoir ,  de  ses 
mœurs  avec  les  mœurs  qu'on  voit  tourner  en 
ridicule ,  et  suppose  entre  le  spectateur  et  le  per- 
sonnage représenté  une  différence  avantageuse 
pour  le  premier. 

Ce  n'est  pas  que  le  même  homme  ne  puisse  rire 
de  sa  propre  image,  lors  même  qu'il  s'y  reconnaît; 
cela  vient  d'une  duplicité  de  caractère  ,  qui  s'ob- 


DE    CniMFOllT.  à'Ô.^ 

serve  encore  plus  dans  le  combat  des  passions  où 
l'homme  est  sans  cesse  en  opposition  avec  lui- 
même  ;  on  se  condamne ,  on  se  plaisante  comme 
un  tiers  ,  et  l'amour-propre  y  trouve  son  compte. 

Le  comique  n'étant  qu'une  relation  ,  il  doit 
perdre  à  être  transplanté  ;  mais  il  perd  plus  ou 
moins ,  en  raison  de  sa  bonté  essentielle.  S'il  est 
peint  avec  force  et  vérité,  il  auratoujom^s,  comme 
certains  portraits ,  le  mérite  de  la  peinture  ,  lors 
même  qu'on  ne  sera  plus  en  état  de  juger  de  la 
ressemblance. 

C'est  ainsi  que  les  Précieuses  ridicules  et  les 
Femmes  savantes  ont  survécu  aux  ridicules  qu'elles 
représentaient. 

Bailleurs,  si  le  comique  roule  sur  des  caractères 
généraux  et  sur  quelque  vice  radical  de  l'huma- 
nité ,  il  sera  ressemblant  dans  tous  les  siècles. 
\J Avocat  Patelin  semble  peint  de  nos  jours  ; 
\ Avare  de  Plante  a  ses  originaux  à  Paris  ;  le 
Misantrope  de  Molière  eût  trouvé  les  siens  à  Rome. 
L'avarice  ,  l'envie  ,  l'hypocrisie  ,  la  flatterie  ,  tous 
ces  vices  et  une  infinité  d'autres  existeront  partout 
où  il  y  aura  des  hommes  ,  et  partout  ils  seront 
regardés  comme  des  vices  ;  ce  qui  assure  à  jamais 
le  succès  du  comique  cpii  attaque  les  mœurs 
générales. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  du  comique  local  et  momen- 
tané •  il  est  borné  ,  par  les  lieux  et  par  les  temps, 
au  cercle  du  ridicule  cpi'il  attaque  :  mais  il  n'en 
est  souvent  que  plus  louable ,  attendu  que  c'est  lui 


ao6  OETTVRtS 

qui  empêche  le  ridicule  de  se  perpétuer  et  de  se 
reproduire  ,  en  détruisant  ses  propres  modèles  ,  et 
que ,  s'il  ne  ressemble  plus  à  personne  ,  c'est  que 
personne   n'ose    plus   lui   ressembler. 

Le  genre  comique  français ,  le  seul  dont  nous 
traitons  ici ,  comme  étant  le  plus  parfait  de  tous  , 
se  divise  en  comique  noble  ,  comique  bourgeois 
et   bas  comique. 

Le  comique  noble  peint  les  moeurs  des  grands, 
et  celles-ci  diffèrent  des  mœurs  du  peuple  et  de  la 
bourgeoisie  ,  moins  par  le  fond  que  par  la  forme  ; 
les  vices  des  grands  sont  moins  grossiers  ;  leurs 
ridicules,  moins  choquans  ;  ils  sont  même,  pour  la 
plupart ,  si  bien  colorés  par  la  politesse ,  qu'ils 
entrent ,  pour  ainsi  dire  ,  dans  le  caractère  de 
l'homime  aimable  ;  ils  sont  d'ailleurs  si  bien  com- 
posés qu'ils  sont  à  peine  visibles. 

Quoi  de  plus  sérieux  en  soi  que  le  Misanthrope? 
Molière  le  rend  amoureux  d'une  coquette  ;  dès  lors 
il  est  comique  :  il  le  met  en  scène  avec  un  homme 
de  la  cour ,  qui  vient  le  consulter  sur  un  sonnet 
de  sa  composition  ;  et  le  voilà  devenu  théâtral  : 
il  l'est  dans  la  scène  des  marquis  ,  dans  celle  où 
la  prude  Arsinoë  veut  le  dégager  de  l'amour  de 
Célimène. 

Le  Tartuffe  est  un  chef-d'œuvre  plus  surprenant 
encore  dans  l'art  des  contrastes.  Dans  cette  intrigue 
si  comique,  aucun  des  principaux  personnages  , 
pris  séparément  ,  ne  le  serait  ;  ils  le  deviennent 
tous  par  leur  opposition  :  en  général ,  les  carac- 


DE  CHAMFORT.  lO'J 

tères  ne  se  développent  que  par  leurs  mélanges. 

Les  prétentions  déplacées  et  les  faux  airs  font 
l'objet  principal  du  comique  bourgeois  ;  les  pro- 
grès de  la  politesse  et  du  luxe  l'ont  approché  du 
comique  noble  ,  mais  ne  les  ont  point  confondus. 
La  vanité  ,  qui  a  pris  dans  la  bourgeoisie  un  ton 
plus  haut  qu'autrefois  ,  traite  de  grossier  tout  ce 
qui  n'a  pas  l'air  du  beau  monde  :  c'est  peut-être 
cette  disposition  des  esprits  qui  a  fait  tomber  en 
France  la  vraie  comédie. 

En  effet,  l'esprit  et  les  manières  de  la  bour- 
geoisie sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  favorable  au 
comique  ;  le  ridicule ,  dans  cette  classe  d'hommes, 
se  montre  bien  plus  facilement,  et  n'en  est  que 
plus  théâtral  ;  le  comique  ne  consiste  pas  en  des 
nuances  qui  ne  sont  aperçues  que  des  connais- 
seurs. Souvent  il  échappe  aux  gens  du  peuple 
des  aveux  naïfs  dont  l'effet  est  toujours  sur  au 
théâtre  :  c'est  le  secret  de  Mohère  dans  presque 
toutes  ses  pièces  de  comique  bourgeois.  Voyez 
(  nous  le  répétons  )  dans  le  Bourgeois- Gentil-' 
homme  ^  la  scène  du  tailleur. 

M.  JOURDAl>'  ,  regardant  son  habit. 
Qu'est-ce  qiie  c'est  que  ceci  ?  vous  avez  mis  les  fleurs  en  en-bas. 

LE    TAIiLECR. 

Vous  ne  m'aviez  pas  dit  que  vous  les  vouliez  en  en-haut. 

,'.r.    J3URD\IX. 

Est-ce  qu'il  faut  dire  cela? 


2o8  ŒUVRF.S 

LE    TAILLEUR. 

Oui  vràinient;  toutes  les  personnes    de  qualité  les  portent  de 
la  sorte. 

M.    JOURDAIN. 

Les  personnes  de  qualité  portent  les  fleurs  en  en-bas? 

LE    TAILLEUR. 

Orti ,  monsieur. 

M.    JOURDAIN. 

Oli  !  voilà  qui  est  donc  bien. 

LE    TAILLEUR. 

Si  vous  voulez  je  les  mettrai  en  en  haut. 

M.    JOURDAIN. 

Non,  non. 

LE    TAILLEUR. 

Vous  n'avez  qu'à  dire. 

M.    JOURDAIN. 

Non ,  vous  dis-je ,  vous  avez  bien  fait. 

Aboyez  encore,  dans  le  Mariage  forcé ,  Sganarelle 
sort  de  chez  lui  ,  en  adressant  la  parole  à  ceux 
qui  sont  dans  sa  maison  : 

SGANARELLE. 

Je  suis  de  retour  dans  un  moment  :  que  l'on  ait  bien  soin  du 
logis,  et  que  tout  aille  comme  il  faut:  si  l'on  m'apporte  de 
l'argent,  que  l'on  me  vienne  me  quérir  vite  chez  le  seigneur  Géro- 
nimo  ;  et  si  l'on  vient  m'en  demander  ,  que  l'on  dise  que  je  suis 
sorti,  et  que  je  ne  dois  revenir  de  la  journée. 

Si  les  grands  mettaient  leurs  ridicules  en  évi- 


DE    CUAMFORT.  2O9 

dence  aussi  naïvement ,  le  haut  comique  ne  se- 
rait pas  si  difficile.  Observons  que  presque  tous 
les  moyens  de  comique,  qui  excitent  les  éclats  de 
rire ,  sont  pris  dans  le  comique  bourgeois  ;  tels 
sont  le  contraste  du  geste  avec  le  discours  ,  du 
discours  avec  l'action  ,  etc. 

Le  comique  bas ,  ainsi  nommé  parce  qu'il  imite 
les  mœurs  du  bas  peuple  ,  peut  avoir ,  comme 
les  tableaux  français ,  le  mérite  du  coloris  ,  de  la 
vérité  et  de  la  gaîté  :  il  en  a  aussi  la  finesse  et 
les  grâces  ,  et  il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  le 
comique  grossier. 

Celui-ci  consiste  dans  la  manière  ;  ce  n'est  pas 
un  genre  à  part ,  c'est  le  défaut  de  tous  les  gen- 
res :  les  amours  d'une  bourgeoise  et  l'ivresse  d'un 
marquis  peuvent  être  du  comique  grossier,  com- 
me tout  ce  qui  blesse  le  goût  et  les  mœurs. 

Le  comique  bas  ,  au  contraire  ,  est  susceptible 
de  délicatesse  et  d'honnêteté.  Il  donne  même  une 
nouvelle  force  au  comique  bourgeois  et  au  co- 
mique noble  ,  lorsqu'il  contraste  avec  eux  :  Mo- 
lière en  fournit  mille  exemples. 

Voyez  ,  clans  le  Dépit  amoureux ,  la  brouillerie 
et  la  réconciliation  entre  Mathurine  et  Gros-René, 
où  sont  peints  ,  dans  la  simplicité  villageoise ,  les 
mêmes  mouvemens  de  dépit  et  les  mêmes  retours 
de  tendresse ,  qui  viennent  de  se  passer  dans  la 
scène  des  deux  amans. 

IMolière  ,  à  la  vérité  ,  mêle  quelquefois  le  co- 
mique grossier  avec  le  bas  comique.  Dans  la  scène 

IV.  i4 


2  10  OEIJVRKS 

que  nous  avoiîs  citée  :  «  Voilà  ton  demi-cent  d'é- 
pi ngies  de  Paris  _,  »  c'est  du  comique  bas  ;  «  Je 
voudrais  bien  aussi  te  rendre  ton  potage  »  ,  est 
du  comique  grossier  ;  la  paille  rompue  est  un 
trait  de  génie. 

Ces  sortes  de  scènes  sont  comme  des  miroirs  où 
la  nature  ,  ailleurs  peinte  avec  le  coloris  de  l'art , 
se  répète  dans  toute  sa  simplicité. 

Molière  a  tiré  des  contrastes  encore  plus  forts 
du  mélange  des  comiques.  C'est  ainsi  que  ,  dans 
le  Festin  de  Pierre ,  il  nous  peint  la  crédulité  de 
deux  petites  villageoises,  leur  facilité  à  se  laisser  sé- 
duire par  un  scélérat,  dont  la  magnificence  les 
éblouit.  C'est  ainsi  que,  dans  le  Bourgeois  gentil- 
homme^ la  grossièreté  de  Nicole  jette  un  nouveau 
ridicule  sur  les  prétentions  impertinentes  et 
l'éducation  forcée  de  M.  Jourdain.  C'est  ainsi  que, 
dans  V École  des  Femmes ,  l'imbécillité  d'Alain  et 
de  Georgette,  nuancée  avec  l'ingénuité  d'Agnès, 
concourt  à  faire  réussir  les  entreprises  de 
l'amant ,  et  échouer  les  précautions  du  jaloux. 

RIDICULE. 

Le  ridicule  ,  dans  le  poème  comique  ,  est,  se- 
lon Aristote  ,  tout  défaut  qui  cause  difformité 
sans  douleur ,  et  qui  né  menace  personne  de  des- 
truction, pas  même  celui  en  qui  se  trouve  le  dé- 
faut :  car ,  s'il  menaçait  de  destruction  ,  il  ne 


DE    CHAMFORT.  a  1  I 

pourrait  faire  rire  ceux  qui  ont  le  cœur  bien  fait  ; 
ini  retour  secret  sur  eux-mêmes  leur  ferait  trou- 
ver plus  cle  charmes  dans  la  compassion. 

Le  ridicule  est  essentiellement  l'objet  de  la  co- 
médie. Un  philosophe  disserte  contre  le  vice ,  un 
satirique  le  reprend  aigrement ,  un  orateur  le 
combat  avec  feu  ;  la  comédie  l'attaque  par  des 
railleries  ,  et  elle  réussit  quelquefois  mieux  que 
les  plus  forts  argumens. 

La  difformité ,  qui  constitue  le  ridicule  ,  sera* 
donc  une  contradiction  des  pensées  de  quelque 
homme ,  de  ses  sentimens  ,  de  ses  mœurs ,  de 
son  air ,  de  sa  façon  de  faire ,  avec  la  nature  , 
avec  les  lois  reçues ,  avec  les  usages ,  avec  ce  que 
semble  exiger  la  situation  présente  de  celui  en 
qui  est  la  difformité. 

Un  homme  est  dans  la  plus  basse  fortune  ,  il 
ne  parle  que  de  tétrarques  et  de  princes  ;  il 
est  de  Paris ,  à  Paris  il  s'habille  à  la  chinoise  ; 
il  a  cinquante  ans  ,  et  il  s'amuse  sérieusement  à 
atteler  des  rats  de  papier  à  un  petit  charriot  de 
cartes;  il  est  accablé  de  dettes,  ruiné,  et  veut 
apprendre  aux  autres  à  se  conduire  et  à  s'enrichir. 
Voilà  des  difformités  ridicules,  qui  sont,  comme 
on  le  voit,  autant  de  contradictions  a\ec  une  cer- 
taine idée  d'ordre  ou  de  décence  établie. 

Il  faut  observer  que  tout  ridicule  n'est  pas  ri- 
sible.  Il  y  a  un  ridicule  qui  nous  ennuie  ,  qui 
est  maussade  :  c'est  le  ridicule  grossier.  Il  y  en 
a  un  qui  nous  cause  du  dépit,  parce  qu'il  tient 


2  1 1  OEUVRES 

à  un  défaut  qui  prend  sur  notre  amour-propre  : 
tel  est  le  sot  orgueil.  Celui  qui  se  montre  sur  la 
scène  comique  est  toujours  agréable,  délicat ,  et 
ne  nous  cause  aucune  inquiétude  secrète. 

Le  comique  ,  que  les  Latins  appellent  m  co- 
mica  ^  est  donc  le  ridicule  vrai,  mais  chargé  plus 
ou  moins,  selon  que  le  comique  est  plus  ou  moins 
délicat.  11  y  a  un  point  exquis  en-deçà  duquel  on 
ne  rit  point,  et  au-delà  duquel  on  ne  rit  plus, 
au  moins  les  honnêtes  gens. 

Plus  on  a  le  goût  fin  et  exercé  sur  les  bons 
modèles  ,  plus  on  le  sent  ;  mais  c'est  de  ces 
choses  qu'on  ne  peut  que  sentir. 

Or,  la  vérité  paraît  poussée  au-delà  des  limites , 
1°  quand  les  traits  sont  multipliés  et  présentés 
les  uns  à  côté  des  autres.  H  y  a  des  ridicules  dans 
la  société  ;  mais  ils  sont  moins  frappans  ,  parce 
qu'ils  sont  moins  fréquens.  Un  avare  ,  par  exem- 
ples ,  ne  fait  ses  preuves  d'avarie^  que  de  loin  en 
loin  ;  les  traits  qui  prouvent ,  sont  noyés  ,  per- 
dus dans  une  infinité  d'autres  traits  qui  portent 
un  autre  caractère  ;  ce  qui  leur  ôte  presque  toute 
leur  force.  Sur  le  théâtre ,  un  avare  ne  dit  pas 
un  mot ,  ne  fait  pas  un  geste  qui  ne  représente 
l'avarice  ;  ce  qui  fait  un  spectacle  singulier ,  quoi- 
que vrai,  et  d'un  ridicule  qui  nécessaiiement  fait 
rire. 

ao  La  vérité  paraît  au-delà  des  limites  ,  quand 
elle  passe  la  vraisemblance  ordinaire.  Un  avare 
voit  deux  chandelles  allumées  ,  il  en  souffle  une  ; 


DE    CHAMFORT.  2l3 

cela  est  juste.  On  la  rallume  encore ,  il  la  met 
dans  sa  poche  ;  c'est  aller  loin  :  mais  cela  n'est 
pas  peut-être  au-delà  des  bornes  du  comique. 
Don  Quichotte  est  ridicule  par  ses  idées  de  che- 
valerie ,  Sanclio  ne  l'est  pas  moins  par  ses  idées 
de  fortune  ;  mais  il  semble  que  l'auteur  se  moque 
de  tous  deux ,  et  qu'il  leur  souffle  des  choses  ou- 
trées et  bizarres,  pour  les  rendre  ridicules  aux  au- 
tres ,  et  pour  se  'divertir  luî-méme. 

La  troisième  manière  de  faire  sortir  le  comi- 
que ,  est  de  faire  contraster  le  décent  avec  le  ridi- 
cule. On  voit ,  sur  la  même  scène  ,  un  homme 
sensé ,  et  un  joueur  de  trictrac  qui  vient  lui  tenir 
des  propos  impertinens  :  l'un  tranche  ,  l'autre  le 
relève.  La  femme  ménagère  figure  à  côté  de  la  sa- 
vante ,  l'homme  poli  et  humain  à  côté  du  misan- 
thrope, et  un  jeune  homme  prodigue  à  côté  d'un 
père  avare. 

La  comédie  est  le  choc  des  travers  ,  des  ridi- 
cules ,  entre  eux,  ou  avec  la  droite  raison  et  la  dé- 
cence. Le  ridicule  se  trouve  partout  :  il  n'y  a  pas 
une  de  nos  actions  ,  de  nos  pensées  ,  pas  un  de 
nos  gestes  ,  de  nos  mouvemens  ,  qui  n'en  soient 
susceptib!es.  On  peut  les  conserver  tout  entier^, 
et  les  faire  grimacer  par  la  plus  légère  addition  : 
d'où  il  est  aisé  de  conclure  que  quiconque  est 
vraiment  né  pour  être  poète  comique ,  a  un  fonds 
inépuisable  de  ridicules  à  mettre  sur  la  scène, 
dans  tous  les  caractères  des  gens  qui  composent 
la  société. 


'^l^l  OEUVRES 


OPERA. 


L'opéra  est  un  drame  dont  l'action  se  chante 
et  réunit  le  pathétique  de  la  tragédie  et  le  mer- 
veilleux de  l'épopée. 

Le  pathétique  que  l'opéra  imite  de  la  tragédie , 
consiste  dans  les  sentimens,  les  situations  tou- 
chantes ,  le  noeud,  les  incidens  frappans,  l'intérêt, 
le  dénoûment. 

Le  merveilleux  qu'il  imite  de  l'épopée ,  consis- 
te à  réaliser  aux  yeux  tout  ce  qu'elle  ne  fait  que 
peindre  à  l'imagination.  S'il  y  est  question  d'une 
divinité  du  ciel  ,  de  l'enfer,  d'un  naufrage^  des 
êtres  même  moraux  et  inanimés ,  il  les  représen- 
te au  naturel  par  la  magie  des  décorations. 

Le  caractère  de  l'épopée  est  de  transporter  la 
scène  de  la  tragédie  dans  l'imagination  du  lecteur. 
Là ,  profitant  de  l'étendue  de  son  théâtre ,  elle 
agrandit  et  varie  ses  tableaux,  se  répand  dans 
la  fiction,  et  marie  à  son  gré  tous  les  ressorts 
du  merveilleux. 

r 

Dans  l'opéra,  la  muse  tragique,  à  son  tour, 
jalouse  des  avantages  que  la  muse  épique  a  sur 
elle,  essaie  de  marcher  son  égale,  ou  plutôt  de  la 
surpasser  ,  en  réalisant,  du  moins  pour  les  sens 
ce  que  l'autre  ne  peint  qu'en  idée. 

Pour  bien  concevoir  ces  deux  révolutions,  sup- 


DE     CHAMFORT.  2  i  D 

posez,  sur  le  théâtre ,  une  reine  de  Phénicie,  qui, 
par  ses  grâces  et  sa  beauté ,  ait  attendri ,  intéressé 
pour  elle  lès  chefs  les  plus  vaillans  de  l'armée  de 
Godefroi ,  qui  en  ait  même  attiré  quelques-uns 
dans  sa  cour,  y  ait  donné  asyle  au  fier  Renaud 
dans  sa  disgrâce ,  l'ait  aimé ,  ait  tout  fait  pour  lui , 
et  qu  elle  voie  s'arracher  aux  plaisirs  pour  suivre 
les  pas  de  la  gloire:  voilà  le  sujet  d'Armide  en  tra- 
gédie. 

Le  poète  épique  s'en  empare  ;  et  au  lieu  d'une 
reine  tout  naturellement  belle,  sensible ,  il  en  fait 
une  enchanteresse.  Dès-lors,  dans  une  action 
simple,  tout  devient  magique  et  surnaturel.  Dans 
Armide,  le  don  de  plaire  est  un  prestige;  dans 
Renaud,  l'amour  est  un  enchantement:  les  plai- 
sirs qui  les  environnent ,  les  lieux  même  qu'ils 
habitent,  ce  qu'on  y  voit,  ce  qu'on  y  entend ,  la 
volupté  qu'on  y  respire,  tout  n'est  qu'illusion,  et 
c'est  le  plus  charmant  des  songes. 

Telle  est  Armide,  embellie  des  mains  de  la  muse 
héroïque.  La  muse  du  théâtre  la  réclame  et  la 
reproduit  sur  la  scène,  avec  toute  la  pompe  du 
merveilleux.  Elle  demande,  pour  varier  et  pour 
embellir  ce  brillant  spectacle ,  les  mêmes  licences 
que  la  muse  épique  s'est  données;  et ,  appellant  à 
son  secours  la  musique,  la  danse,  la  peinture, 
elle  nous  fait  voir,  par  une  magie  nouvelle  ,  les 
prodiges  que  sa  rivale  ne  nous  a  fait  qu'imaginer. 
Voilà  Armide  sur  le  théâtre  lyrique  ;  et  voilà  l'idée 


21 6  ŒUVRES 

qu'on  peut  se  former  d'un  spectacle  qui  réunit 
le  prestige  de  tous  les  arts; 

Où  les  beaux  vers,  la  danse,  la  musique, 
L'art  de  tromper  les  yeux  par  les  couleurs , 
L'art  plus  heureux  de  séduire  les  eœurs  , 
De  cent  plaisirs  font  un  plaisir  unique. 

Voltaire. 

Dans  ce  composé,  tout  est  mensonge ,  mais  tout 
est  d'accord  :  et  cet  accord  en  fait  la  vérité.  La 
musique  y  fait  le  charme  du  merveilleux  ;  le 
merveilleux  y  fait  la  vraisemblance  de  la  musique  ; 
on  est  dans  un  monde  nouveau;  c'est  la  nature 
dans  l'enchantement,  et  visiblement  animée  par 
vme  foule  d'intelligences  dont  les  volontés  sont 
des   lois. 

Une  intrigue  nette  et  facile  à  nouer  et  à  dé- 
nouer, des  caractères  simples ,  des  incidens  qui 
naissent  d'eux  mêmes,  des  tableaux  sans  cesse 
variés  par  le  moyen  du  clair-obscur,  des  passions 
douces,  quelquefois  violentes,  mais  dont  l'accès 
est  passager;  un  intérêt  v'f  et  toi.  hâ.  , .  mais  qui 
par  intervalles  laissa  rsspiiei  i  âme  ;  voilà  les 
sujets  que  chérit  la  poésie  lyrique,  et  dont  Qui- 
naut  a  fait  un  si  beau  choix. 

La  passion  qu'il  a  préférée  est  de  toutesla  plus 
féconde  en  images  et  en  sentimens,  celle  où  se 
succèdent  avec  le  plus  de  naturel  toutes  les  nuan- 
ces de  la  poésie,  et  qui  réunit  le  plus  de  tableaux 
riants  et  sombres  tour-à-tour. 


DE     ClIOTFORT.  1 1  7 

Les  sujets  de  Qiiinaut  sont  simples,  faciles  à 
exposer,  noués  et  dénoués  sans  peine.  Voyez  celui 
de  Roland  :  ce  héros  a  tout  quitté  pour  Angélique  ; 
Angélique  le  trahit  et  l'abandonne  pour  Médor. 
Yoilà  l'intrigue  de  son  poème  ;  un  anneau  ma- 
gique en  fait  le  merveilleux  ;  une  fête  de  village 
en  amène  le  dénoûment.  Il  n'y  a  pas  dix  vers 
qui  ne  soient  en  sentimens  ou  en  images.  Le 
sujet  d'Armide   est   encore   plus   simple. 

L'opéra  peut  embrasser  des  sujets  de  trois 
genres  différens  :  du  genre  tragique,  tlu  genre 
comique,  et  du  genre  pastoral.  Nous  allons  faire 
quelques  observations  sur  chacun  de  ces  genres. 

Le  poète  qui  fait  une  tragédie  lyrique ,  s'at- 
tache plus  à  faire  illusion  ^aux  sens  qu'à  l'esprit  ; 
il  cherche  plutôt  à  produire  un  spectacle  enchan- 
teur ,  qu'une  action  où  la  vraisemblance  soit 
exactement  observée.  Il  s'affranchit  des  lois  ri- 
goureuses de  la  tragédie;  et  s'il  a  quelque  égard 
à  l'unité  d'intérêt  et  d'action,  il  viole  sans  scrupule 
les  unités  de  temps  et  de  lieu,  les  sacrifiant  aux 
charmes  de  la  variété  et  du  merveilleux.  Ses  héros 
sont  plus  grands  que  nature;  ce  sont  des  dieux 
ou  des  hommes  en  commerce  avec  eux ,  et  qui 
participent  de  leur  puissance  :  ils  franchissent  les 
barrières  de  l'Olympe;  ils  pénètrent  les  abîmes 
de  l'enfer;  à  leur  voix  la  nature  s'ébranle,  les 
élémens    obéissent ,   l'univers   leur   est    soumis. 

Le  poète  tend  à  retracer  des  sujets  vastes  et 
sublimes;  le  musicien  se  joint  à  lui  pour  les  ren- 


2  1  8  OEUVRES 

dre encore  plus  sublimes:  l'un  et  l'autre  réunis- 
sent les  efforts  de  leur  art  et  de  leur  génie,  pour 
enlever  et  enchanter  le  spectateur  étonné,  pour 
le  transporter  tantôt  dans  les  palais  enchantés 
d'Armide,  tantôt  dans  l'Olympe,  tantôt  dans  les 
Enfers  ou  parmi  les  ombres  fortunées  de  l'Elysée. 
Mais  quelque  effet  que  produisent  sur  les  sens 
l'appareil  pompeux  et  la  diversité  des  décorations  , 
le  poète  doit  encore  plus  s'attacher  à  produire , 
dans  les  spectateurs ,  l'intérêt  du  sentiment. 

Les  sujets  tragiques  ne  sont  pas  les  seuls  qui 
soient  du  ressort  du  théâtre  lyrique  ;  il  peut  s'ap- 
proprier aussi  le  genre  comique,  c'est-à-dire  les 
pièces  de  caractère,  d'intrigue,  de  sentiment. 

Le  comique  de  caractère  peut  être  d'une  res- 
source infinie  pour  ce  théâtre  ;  il  fournirait  au 
poète  et  au  musicien  un  moyen  de  sortir  de  la 
monotonie  éternelle  d'expressions  miellées,  de  sen- 
timens  doucereux ,  qui  caractérisent  nos  opéras 
lyriques.  Cependant  ce  genre  est  entièrement  né- 
gligé à  notre  grand  Opéra  :  on  Fa  abandonné  au 
théâtre  des  Italiens  ,  avec  les  pièces  d'intrigue  et 
de  sentiment. 

Le  genre  pastoral  trouve  aussi  sa  place  au  théâtre 
lyrique.  Plusieurs  de  nos  poètes  s'y  sont  exercés 
avec  succès.  Les  sujets  champêtres  font  plaisir  par 
les  tableaux  naïfs  qu'ils  nous  présentent ,  et  sont 
très-susceptibles  d'une  musique  gracieuse ,  par  les 
images  riantes  dont  ils  sont  ornés.  L'amour  pas- 
toral a  une  candeur ,  une  aménité  ,  un  charme  ra- 


DE  CHAMFORT.  aiQ 

vissant;  il  rappelle  l'âge  d'or  ,  où  le  goût  seul  fai- 
sait le  choix  des  amans,  et  le  sentiment,  leurs 
liens  et  leurs  délices.  C'est  parmi  nos  bergers  que 
l'amour  est  vraiment  un  enfant  :  simple  comme 
la  nature  qui  le  produit,  il  plait  sans  fard  et  sans 
déguisement ,  il  blesse  sans  cruauté ,  il  attache 
sans  violence.  De  telles  peintures  demandent  une 
musique  naïve,  des  airs  simples,  un  chant  lini  , 
une  symphonie  douce  et  tendre  ;  mais  ce  genre 
semble  épuisé  parmi  nous ,  et  n'avoir  plus  rien 
que  de  fade  et  de  monotone. 

POÈME    LYRIQUE,  OPERA. 

Les  Italiens  ont  appelé  le  poème  lyrique  ou  le 
spectacle  en  musique ,  opéra ,  et  ce  mot  a  été 
adopté  en  français. 

Tout  art  d'imitation  est  fondé  sur  un  mensonge  : 
ce  mensonge  est  une  espèce  d'hypothèse  établie  et 
admise  en  vertu  d'une  con-  ention  tacite  entre 
l'artiste  et  ses  juges.  Passez-moi  ce  premier  men- 
songe, a  dit  l'artiste ,  et  je  vous  mentirai  avec  tant 
de  vérité  que  vous  y  serez  trompés. 

L'imitation  de  la  nature  par  le  chant  a  du  être 
une  des  premières  qui  se  soient  offertes  à  l'ima- 
gination. Tout  être  vivant  est  sonicité,par  le  sen- 
timent de  son  existence,  à  produire,  en  de  certains 
momens,  des  accens  plus  ou  moins  mélodieux  , 
suivant  la  nature  de  ses  organes. 

Comment ,  au  milieu  de  tant  de  chanteurs , 


ÛaO  OEUVRES 

l'homme  serait-il  resté  clans  le  silence  ?  La  joie  a 
vraisemblablement  inspiré  les  premiers  chants  ; 
on  a  chanté  cl  'abord  sans  paroles ,  ensuite  on  a 
cherché  à  adapter  au  chant  quelques  paroles  con- 
formes au  sentiment  qu'il  devait  exprimer  :  le  cou- 
plet et  la  chanson  ont  été  ainsi  la  première  mu- 
sique. 

Mais  l'homme  de  génie  ne  se  borna  pas  long- 
temps à  ces  chansons,  enfans  de  la  simple  nature; 
il  conçut  un  projet  plus  noble  et  plus  hardi,  celui 
de  faire  du  chant  un  instrument  d'imitation.  Il 
s'aperçut  bientôt  cjue  nous  élevons  notre  voix,  et 
que  nous  mettons  dans  nos  discours  plus  de  force 
et  de  mélodie,  à  mesure  que  notre  âme  sort  de  son 
assiette  ordinaire.  En  étudiant  les  hommes  dans 
différentes  situations ,  il  les  entendit  chanter  réel- 
lement dans  toutes  les  occasions  importantes  de 
la  vie  ;  il  vit  encore  que  chaque  passion  ,  chaque 
affection  de  l'âme  avait  son  accent,  ses  réflexions, 
sa  mélodie  et  son  chant  propre. 

De  cette  découverte  naquirent  la  musique  imita- 
tive  et  l'art  du  chant,  qui  devint  une  sorte  de  poésie, 
mi  art  d'imitation,  dont  l'hypothèse  fut  d'exprimer 
une  langue  parla  mélodie,  et  à  l'aide  de  l'harmonie, 
toute  espèce  de  discours ,  d'accent,  de  passions , 
et  d'imiter  quelquefois  juscju'à  des  effels  physiques. 

La  réunion  de  cet  art;  aussi  sublime  que  voisin 
de  la  nature,  avec  l'art  dramatique,  a  donné  nais- 
sance au  spectacle  de  l'opéra  ,  le  plus  noble  et  le 
plus  brillant  d'entre  les  spectacles  modernes. 


DE    CHATVIFORT.  221 

La  musique  est  une  langue.  Imaginez  un  peuple 
d'inspirés  et  d'enthousiastes,  dont  la  tète  serait 
toujours  exaltée ,  dont  l'âme  serait  toujours  dans 
l'ivresse  et  dans  l'extase  ;  qui ,  avec  nos  passions  et 
nos  principes,  nous  seraient  cependant  supérieurs 
par  la  sensibilité ,  la  pureté  et  la  délicatesse  des 
sens,  par  la  mobilité,  la  finesse  et  la  perfection 
des  organes  :  un  tel  peuple  chanterait  au  lieu  de 
parler,  sa  langue  naturelle  serait  la  musique. 

Le  poème  lyrique  ne  représente  pas  des  êtres 
d'une  organisation  différente  de  la  nôtre ,  mais 
seulement  d'une  organisation  plus  parfaite  ;  ils 
s'expriment  dans  une  langue  qu'on  ne  saurait  par- 
ler sans  génie  ,  mais  qu'on  ne  saurait  non  plus  en- 
tendre sans  un  goût  délicat^  sans  des  organes  ex- 
quis et  exercés. 

Ainsi,  ceux  qui  ont  appelé  le  chant  le  plus  fa- 
buleux de  tous  les  langages ,  et  qui  se  sont  mo- 
qués d'un  spectacle  où  les  héros  meurent  en  chan- 
tant, n'ont  pas  eu  autant  de  raison  qu'on  le  croirait 
d'abord  ;  mais  comme  ils  n'aperçoivent ,  dans  la 
musique,  que  tout  au  plus  un  bruit  harmonieux 
et  agréable ,  une  suite  d'accords  et  de  cadences  , 
ils  doivent  le  regarder  comme  une  langue  qui 
leur  est  étrangère  :  ce  n'est  point  à  eux  d'appré- 
cier le  talent  du  compositeur ,  il  faut  une  oreille 
attique  pour  juger  de  l'éloquence  de  Démosthène. 

La  langue  du  musicien  a ,  sur  celle  du  poète  , 
l'avantage  qu'une  langue  universelle  a  sur  un 
idiome  particulier  ;  celui-ci  ne  parle  que  la  langue 


•J22  OEUVRES 

de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  siècles.  Toute 
langue  universelle  est  vague  par  sa  nature;  ainsi, 
en  voulant  embellir,  par  son  art,  la  représenta- 
tion théâtrale  ,  le  musicien  a  été  obligé  d'avoir  re- 
cours au  poète.  Non  seulement  il  en  a  besoin 
pour  l'invention  de  l'ordonnance  du  drame  lyri- 
que ,  mais  il  ne  peut  se  passer  d  interprète  dans 
toutes  les  occasions  où  la  précision  du  discours 
devient  indispensable ,  où  la  langue  musicale  en- 
traînerait le  spectateur  dans  l'incertitude. 

Le  musicien  n'a  besoin  d'aucun  secours  pour 
exprimer  la  douleur,  le  désespoir  ,  le  délire  d'une 
femme  menacée  d'un  grand  malheur;  mais  son 
poète  nous  dit  :  Cette  femme  éplorée  que  vous 
voyez,  est  une  mère  qui  redoute  quelque  catas- 
trophe funeste  pour  un  fils  unique;....  cette  mère 
est  Sara  ,  qui  ne  voyant  pas  revenir  son  fils  du 
sacrifice ,  se  rappelé  le  mystère  avec  lequel  ce  sa- 
crifice a  été  préparé  ,  et  le  soin  avec  lequel  elle  en 
a  été  écartée  ;  elle  se  porte  à  questionner  les  com- 
pagnons de  son  fils^  conçoit  de  l'effroi  de  leur  em- 
barras et  de  leur  silence ,  et  monte  ainsi ,  par  de- 
grés, des  soupçons  à  l'inquiétude,  de  l'inquiétude 
à  la  terreur  ,  jusqu'à  en  perdre  la  raison.  Alors, 
dans  le  trouble  dont  elle  est  agitée,  ou  elle  se  croit 
entourée  lorsqu'elle  est  seule,  ou  elle  ne  reconnaît 
plus  ceux  qui  sont  avecelle;  ...tantôt  elle  les  presse 
dé  parler,  tantôt  elle  les  conjure  de  se  taire. 

Deh  ,  parlate  :  che  forze  taccendo. 
Par  pitié  ,  parlez  :  peut-être  qu'en  tous  taisant. 


I>E    CHAMFORT.  2^3 

Men  pietosi ,  più  barbari  siete. 
Vous  êtes  moins  compatissans  que  barbares. 

Ah  !  v'intendo  !  tacete ,  tacete . 
Ah  !  je  vous  entends!  taisez-vous,  taisez-vous. 

Non  mi  dite  che'i  figlio  è  morto. 
Ne  me  dites  point  que  mon  Gis  est  mort. 

Après  avoir  ainsi  nommé  le  sujet  et  créé  la  si- 
tuation, après  l'avoir  préparée  et  fondée  par  les 
discours,  le  poète  n'en  fournit  plus  que  les  masses, 
qu'il  abandonne  au  génie  du  compositeur;  c'est  à 
celui-ci  à  leur  donner  toute  l'expression  ,  et  à  dé- 
velopper toute  la  finesse  des  détails  dont  elles 
sont  susceptibles. 

Le  drame  en  musique  doit  donc  faire  une  im- 
pression bien  autrement  profonde  que  la  tragédie 
et  la  comédie  ordinaire  :  il  serait  inutile  d'em- 
ployer l'instrument  le  plus  puissant,  pour  ne  pro- 
duire que  des  effets  médiocres.  Si  la  tr;igédie  de 
Mérope  m'attendrit ,  me  touche ,  me  fait  verser 
des  larmes,  il  faut  que,  dans  l'opéra,  les  angoisses, 
les  mortelles  alarmes  de  cette  mère  infortunée, 
passent  toutes  dans  mon  âme  ;  il  faut  que  je'  sois 
effrayé  de  tous  les  fantômes  dont  elle  est  obsédée, 
que  sa  douleur  et  son  délire  me  déchirent  et  m'ar- 
rachent le  cœur.  Le  musicien  qui  m'en  tiendrait 
quitte  pour  quelques  larmes ,  pour  un  attendris- 
sement passager,  serait  bien  au-dessous  de  son  art. 

Il  en  est  de  même  de  la  comédie.  Si  la  comédie 
de  Térence  et  de  Molière  enchante  ,  il  faut  que  la 
comédie  eit  musique  me  ravisse.  L'une  représente 


11  L\  OEUVRES 

les  hommes  tels  qu'ils  sont,  l'autre  leur  donne  un. 
degré  de  verve  et  de  génie  de  plus  :  ils  sont  tout 
près  de  la  folie.  Pour  sentir  le  mérite  de  la  pre- 
mière ,  il  ne  faut  que  des  oreilles  et  du  bon  sens; 
mais  la  comédie  chantée  paraît  être  faite  pour 
l'élite  des  gens  d'esprit  et  de  goût. 

La  musique  donne  aux  ridicules  et  aux  mœurs 
un  caractère  d'inégalité,  une  finesse  d'expression , 
qui ,  pour  être  saisis ,  exigent  un  tact  prompt  et 
délicat ,  et  des  organes  très-exercés.  Mais  la  pas- 
sion a  ses  repos  et  ses  intervalles ,  et  l'art  du 
théâtre  veut  qu'on  suive  en  cela  la  marche  de  la 
nature. 

On  ne  peut  pas ,  au  spectacle ,  toujours  rire 
aux  éclats,  ni  toujours  fondre  en  larmes.  Oreste 
n'est  pas  toujours  tourmenté  par  les  Euménides  ; 
Andromaque ,  au  milieu  de  ses  alarmes ,  aperçoit 
quelques  rayons  d'espérance  qui  la  calment;  il  n'y 
a  qu'un  pas  de  cette  sécurité  au  moment  affreux 
où  elle  verra  périr  son  fils;  mais  ces  deux  mo- 
mens  sont  différens  ,  et  le  dernier  ne  devient  que 
plus  tragique  par  la  tranquillité  du  précédent. 

Les  personnages  subalternes,  quelque  intérêt 
qu'ils  prennent  à  l'action  ,  ne  peuvent  avoir  les 
accens  passionnés  de  leur  héros  ;  enfin ,  la  situa- 
tion la  plus  pathétique  ne  devient  touchante  et 
terrible  que  par  degrés  ;  il  faut  qu'elle  soit  prépa- 
rée ;  et  son  effet  dépend  ,  en  grande  partie,  de  ce 
qui  l'a  précédée  et  amenée. 
Voilà  donc  deux  momensbien  distincts  du  drame 


DE    CHAMFORT.  jaS 

lyrique  ;  le  moment  tranquille ,  et  le  moment  pas- 
sionné :  et  le  premier  soin  du  compositeur  a  dû 
consister  à  trouver  deux  genres  de  déclamation 
essentiellement  différens,  et  propres  ,  l'un  à  ren- 
dre le  discours  tranquille ,  l'autre  à  exprimer  le 
langage  des  passions  dans  toute  sa  force  ,  dans 
toute  sa  variété  et  dans  tout  son  désordre. 

Cette  dernière  déclamation  porte  le  nom  d'air  ; 
la  première  a  été  appelée  le  récitatif.  Celui-ci 
est  une  déclamation  notée ,  soutenue  et  conduite 
par  une  simple  basse ,  qui  se  faisant  entendre  à 
chaque  changement  de  modulation,  empêche  l'ac- 
teur de  détonner. 

Lorsque  les  personnages  raisonnent,  délibèrent, 
s'entretiennent  et  dialoguent  ensemble ,  ils  ne 
peuvent  que  réciter.  Rien  ne  serait  plus  faux, 
que  de  les  voir  discuter  en  chantant,  ou  dialoguer 
par  couplets,  en  sorte  qu'un  couplet  devint  la 
réponse  de  l'autre. 

Le  récitatif  est  le  seul  instrument  propre  à  la 
scène  et  au  dialogue.  11  ne  doit  pas  être  chantant; 
il  doit  exprimer  les  véritables  inflexions  du  dis- 
cours ,  par  des  intervalles  un  peu  plus  marqués 
et  plus  sensibles  que  la  déclamation  ordinaire  ;  du 
reste,  il  doit  en  conserver  la  gravité  et  la  rapidité, 
et  tous  les  autres  caractères.  Il  ne  doit  pas  être 
exécuté  en  mesure  exacte  ;  il  faut  qu'il  soit  aban- 
donné à  Tint  lligence  et  à  la  chaleur  de  l'acteur, 
qui  doit  se  hâter  ou  se  ralentir ,  suivant  l'esprit 
de  son  rôle  ou  de  son  jeu.  Un  récitatif  qui  n'au- 
IV.  1 5 


2  26  OEUVRES 

rait  pas  tous  ces  caractères,  ne  pourrait  jamais 
être  employé  sur  la  scène  avec  succès. 

Le  récitatif  est  beau  pour  le  peuple ,  lorsque  le 
poète  a  fait  une  belle  scène ,  et  que  l'acteur  l'a 
bien  jou,ée.  Il  est  beau  pour  l'homme  de  goût  , 
lorsque  le  musicien  a  bien  saisi,  non  seulement 
le  principal  caractère  de  la  déclamation  ,  mais  en- 
core toutes  les  finesses  qu'elle  reçoit  des  intérêts 
de  ceux  qui  parient  et  agissent  dans  le  drame. 

L'air  et  le  chant  commencent  avec  la  passion  ; 
dès  qu'elle  se  montre ,  le  musicien  doit  s'en  empa- 
rer avec  toutes  les  ressources  de  son  art. 

A  rbace  explique  à  Mandane  les  motif  s  qui  l'obli- 
gent de  quitter  la  capitale  avant  le  retour  de  l'au- 
rore ,  de  s'éloigner  de  ce  qu'il  a  de  plus  cher  au 
monde.  Cette  tendre  princesse  combat  les  rai- 
sons de  son  amant  ;  mais  lorsqu'elle  en  a  reconnu 
la  solidité,  elle  consent  à  son  éloignement ,  non 
sans  un  extrême  regiet:  voilà  le  sujet  de  la  scène 
et  du  récitatif.  Mais  elle  ne  quittera  pas  son  amant 
sans  lui  parler  de  toutes  les  peines  de  l'absence  , 
sans  lui  recommander  les  intérêts  de  l'amour  le 
plus  tendre  :  et  c'est  le  moment  de  la  passion  et 
du  chant  : 

Conserve-toi  fidèle. 
Songe  que  je  reste  et  que  je  peine. 
Et  quelquefois  du  moins 
Ressouviens-toi  de  moi. 

Il  eût  été  faiix  de  chanter  durant  l'entretien  de 


DE  CHAMFORT.  227 

la  scène  ;  il  n'y  a  point  ci'air  propre  à  peser  les 
raisons  de  la  nécessité  d'un  départ  :  mais  quelque 
simple  et  touchant  que  soit  l'adieu  de  Mandane, 
quelque  tendresse  qu'une  habile  actrice  mette 
dans  la  manière  de  déclamer  ces  quatre  vers  ,  ils 
ne  seraient  que  froids  et  insipides  ,  si  on  se  bor- 
nait à  les  réciter. 

C'est  qu'il  est  évident  qu'une  amante  pénétrée, 
qui  se  trouve  dans  la  situation  de  Mandane,  répé- 
tera à  son  amant ,  au  moment  de  la  séparation  , 
de  vingt  manières  passionnées  et  différentes,  les 
mots  cités  plus  haut.  Elle  les  dira ,  tantôt  avec 
un  attendrissement  extrême  ,  tantôt  avec  résigna- 
tion et  courage,  tantôt  avec  l'espérance  d'an  meil. 
leur  sort,  tantôt  dans  la  confiance  d'un  heureux 
retour.  Elle  ne  pourra  recommander  à  son  amant 
de  songer  quelquefois  à  sa  solitude  et  à  ses  peines, 
sans  être  frappée  elle-même  de  la  situation  où 
elle  va  se  trouver  dans  un  moment  :  ainsi  les  ac- 
cens  prendront  le  caractère  de  la  plainte  la  plus 
touchante,  à  laquelle  Mandane  fera  peut-être  suc- 
céder un  effort  subit  de  fermeté  ,  de  peur  de 
rendre  à  Arbace  ce  moment  aussi  douloureux 
qu'il  l'est  pour  elle. 

Cet  effort  ne  sera  peut-être  suivi  que  de  plus 
de  faiblesse  ;  et  une  plainte,  d'abord  peu  violente, 
finira  par  des  sanglots  et  des  larmes.  En  un  mot, 
tout  ce  que  la  passion  la  plus  douce  et  la  plus  ten- 
dre pourra  inspirer  dans  cette  position  à  une 
âme  sensible,  composera  les  élémens  de  l'air  de 


O/i.S  OiîL'VRES 

Mandane  ;  niais  quelle  pkirae  serait  assez  élo- 
quente pour  donner  une  idée  de  tout  ce  que  con- 
tient un  air  !  Quel  critique  sera  assez  hardi  pour 
assigner  les  bornes  du  génie  î 

Le  duo  ,  ou  le  duetto  ,  est  donc  un  air  dialogué, 
chanté  par  deux  personnes  animées  de  la  même 
passion  ou  de  passions  opposées.  Au  moment  le 
plus  pathétique  de  l'air,  leurs  accens  peuvent  se 
confondre;  cela  est  dans  la  nature.  Un  exclama- 
tion, une  plainte  ,  peut  les  réunir;  mais  le  reste 
de  l'air  doit  être  en  dialogue. 

Il  serait  également  faux  de  faire  alternative- 
ment parler  et  chanter  les  personnages  du  drame 
lyrique.  Non-seulement  le  passage  du  discours  au 
chant ,  et  le  retour  du  chant  au  discours,  auraient 
quelque  chose  de  désagréable  et  de  brusque  ;  mais 
ce  serait  un  mélange  monstrueux  de  vérité  et  de 
fausseté. 

Dans  nulle  imitation,  le  mensonge  de  l'hypothèse 
ne  doit  disparaître  un  instant  ;  c'est  la  conven- 
tion sur  laquelle  l'illusion  est  fondée.  Si  vous 
laissez  prendre  une  fois  à  vos  personnages  le-  ton 
de  la  déclamation  ordinaire  ,  vous  en  faites  des 
gens  comme  nous;  et  je  ne  vois  plus  de  raison 
pour  les  faire  ch  aiter  ,  sans  blesser  le  bon 
sens. 

Cette  économie  intérieure  du  spectacle  en  mu- 
sique, fondée  d'un  côté  sur  la  vérité  de  l'imita- 
tion, et  de  l'autre  sur  la  nature  de  nos  organes,  doit 
servir  de  poétique  élénientiiire  au  poète  lyrique. 


DE  CHA.MFORT.  T.îC) 

Tl  faut,  à  la  vérité,  qu'il  se  soumette  en  tout 
au  musicien  ;  il  ne  peut  prétendre  qu'au  second 
rôle  ;  mais  il  lui  reste  d'assez  beaux  moyens,  pour 
partager  la  gloire  de  son  compagnon.  Le  choix  et 
la  disposition  du  sujet,  l'ordonnance  et  la  mar- 
ché de  tout  le  drame,  sont  l'ouvrage  du  poète. 
Le  sujet  doit  être  rempli  d'intérêt,  et  disposé  de 
la  manière  la  plus  simple  et  la  plus  intéressante. 
Tout  y  doit  être  en  action,  et  viser  aux  grands 
effets. 

Jamais  le  poète  ne  doit  craindre  de  donner  à 
son  musicien  une  tâche  trop  forte.  Comme  la  ra- 
pidité est  un  caractère  inséparable  de  la  musique, 
et  une  des  principales  causes  de  ses  prodigieux  ef- 
fets, la  marche  du  poème  lyrique  doit  être  tou- 
jours rapide.  Les  discours  longs  et  oisifs  ne  seraient 
nulle  part  plus  déplacés.  Il  doit  se  hâter  vers  son 
dénoûment,  en  se  développant  de  ses  propres 
forces ,  sans  embarras  et  sans  intermittence. 

Cette  simplicité  et  cette  rapidité  nécessaires  à  la 
marche  et  au  développemeist  du  poème  lyrique  , 
sont  aussi  indispensables  au  style  du  poète.  Rien 
ne  serait  puis  opposé  au  langage  musical ,  que  ces 
longues  tirades  de  nos  pièces  modernes ,  et  cette 
abondance  de  paroles  que  l'usage  et  la  nécessité 
de  la  rime  ont  introduite  sur  nos  théâtres. 

Le  sentiment  et  la  passion  sont  précis  dans  le 
choix  des  termes  ;  ils  emploient  toujours  l'expres- 
sion propre ,  comme  la  pins  énergique  :  dans  les 
instans  passionnés ,  ils  la  répéteraient  vingt  fois  , 


a3o  OEUVRES 

plutôt  que  de  chercher  à  la  varier  par  de  froides 
périphrases. 

Le  style  lyrique  doit  donc  être  énergique ,  na- 
turel et  facile.  Il  doit  avoir  de  la  grâce;  mais  il 
abhorre  l'élégance  étudiée.  Tout  ce  qui  sentirait 
la  peine ,  la  facture  ou  la  recherche ,  une  epi- 
gramme,  un.  trait  d'esprit,  d'ingénieux  madrigaux, 
des  sentimens  alambiqués,  des  tournures  compas- 
sées, feraient  la  croix  et  le  désespoir  du  compo- 
siteur :  car  quel  chant ,  quelle  expression  donner 
à  cela  ? 

11  y  a  même  cette  différence  essentielle  entre  le 
lyrique  et  le  poète  tragique ,  qu'à  mesure  que  ce- 
lui-ci devient  éloquent  et  verbeux  ,  l'autre  doit 
devenir  précis  et  avare  de  paroles,  parce  que 
l'éloquence  des  momens  passionnés  appartient 
toute  entière  au  musicien. 

Rien  ne  serait  moins  susceptible  de  chant  ,  que 
toute  cette  sublime  et  harmonieuse  éloquence  par 
laquelle  la  Cljtemnestre  de  Racine  cherche  à  sous- 
traire sa  fille  au  couteau  fatal.  Le  poète  lyrique  , 
en  plaçant  une  mère  dans  une  situation  pareille  , 
ne  pourra  lui  faire  dire  que  quatre  vers  : 

Rends  mon  fils 

Ah  !  mon  cœur  se  fend  : 

Je  ne  suis  plus  mère,  ô  ciel! 

Je  n'ai  plus  de  fils. 

Mais ,  avec  ces  quatre  petits  vers  ,  la  musique 
fera  en  un  instant  plus  d'effet ,  que  le  divin  Ra- 


DE    CHAMFORT.  àS  r 

ci  ne  n'en  pourra  jamais  produire   avec  toute  la 
magie  de  la  poésie. 


OPERA    ITALIEN. 


Les  moralités  qui  sont  semées  dans  Topéra  ita- 
liens ,  ne  plaisaient  pas  beaucoup  en  France, non 
plus  que  cette  mode  monotone  de  terminer  la 
scène  la  plus  passionnée  par  une  ariette,  par  une 
comparaison.  Est-elle  bien  placée  dans  le  person- 
nage accablé  de  douleur  ?  A-t-il  bonne  ^rkce  à  se 
livrer  à  ce  badinage  ?  N'est-ce  pas  refroidir  l'au- 
diteur ,  et  détruire  Timpression  du  sentiment  ? 

Cela  est  aussi  disparate  que  de  mettre  en  mu- 
sique une  conspiration  ,  un  conseil ,  que  d'opiner 
en  chantant. 

Il  est  reçu  de  chanter  les  plaintes,  la  joie  et  la 
fureur  ;  mais  la  musique  ,  faite  pour  toucher  ,  ne 
raisonne  pas.  Titus  fredonnant  un  cours  de  mo- 
rale, ferait  tomber  nos  jeunes  gens  en  léthargie. 

Je  trouve  ,  en  général,  dans  tous  les  opéras 
itahens  ,  des  germes  de  passions ,  jamais  la  pas- 
sion amenée  à  sa  maturité  ,  des  scènes  jamais  fi- 
lées, peu  soutenues,  toujours  étouffées  par  des 
sens  suspendus  ,  point  finis ,  et  qui  laissent  à  l'au- 
diteur le  soin  de  deviner. 

Si  nos  scènes  étaient  aussi  hachées  ,  occasion- 
neraient-elles des  morceaux  de  musique  bien  pa- 
thétiques ou  bien  agréables  ,  des  descriptions 
vives  et  animées ,  des  images  riantes ,  des  tableaux 
galans  ? 


234  OEUVRES 

Notre  opéra,  veut  des  fêtes  liées  à  l'action  et 
sorties  de  son  sein  ;  l'opéra  italien  s'en  dispense. 
Des  pantomimes  dans  les  entr'actes  détournent 
l'attention  due  au  poème ,  et  font  diversion  ayix 
idées  tragiques.  Quel  assemblage  de  bouffon  et 
de  sérieux  !  Nous  voulons  un  tout  dont  les  parties 
soient  plus  analogues. 

L'amour ,  qui  ne  devrait  être  qu'accessoire 
dans  les  autres  théâtres ,  est  le  principal  mobile 
de  la  scène  lyrique.  Atys  est  vraiment  opéra , 
parce  que  tous  les  incidens  naissent  de  l'amour  ; 
Armide  de  même  ;  Phaéton  un  peu  moins ,  car 
l'ambition  du  soleil  est  peu  agréable. 


FIN  DES  EBAUCHES  D  UNE  POETIQUE  DRAMATIQUE. 


MUSTAPHA 


f 


ET   ZEANGIR 


TRAGEDIE 


REPHESENTEE  SUR  LE  THEATRE    DE  LA    COMEDIE  FRANÇAISE  .    Lf. 
l5  DÉCEMBRE    1777. 


PERSONNAGES. 

SOLIMAN  ,  empereur  des  Turcs. 

ROXELANE  ,  épouse  de  Soliman. 

MUSTAPHA  ,    fils  aine  de   Soliman ,    mais    d'une  autra 
femme. 

ZÉAISGIR  ,  fils  de  Soliman  et  de  Roxelane. 

AZÉlMIRE  ,  princesse  de  Perse. 

OSMAN  ,  grand-visir. 

ALI  ,  chef  des  Janissaires. 

ACHMET,  ancien  gouverneur  de  Mustapha. 

FELIiME,  confidente  d'Azémire. 

NÉSSIR. 

Gardes. 


La  scène  est  dans  le  sérail  de  Constantinople 
autrement  Byzance. 


MUSTAHFA  ET  ZEANGIR, 
TRAGÉDIE. 

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ACTE  PREMIER. 

SCENE  PREMÈRE. 
ROXELANE,  OSMAN. 

OSMAN. 

On,  madame ,  en  secret  le  sultan  Tient  d'entendre 
Le  récit  des  succès  que  je  dois  vous  apprendre  ; 
Les  Hongrois  sont  vaincus,  et  Témcswar  surpris,     , 
Garant  de  ma  victoire,  en  est  encore  le  prix. 
Mais  tout  près  d'obtenir  une  gloire  nouvelle  , 
Dans  Byzance  aujourd'hui  quel  ordre  me  rappelle? 

ROXELANE. 

Et  quoi!  vous  l'ignorez!...  Oui,  c'est  moi  seule,  Osman, 
Dont  les  soins  ont  hâté  l'ordre  de  Soliman. 
Visir,  notre  ennemi  se  livre  à  ma  vengeance  ; 
Le  prince  ,  dès  ce  jour,  va  paraître  à  Byzance. 


a36  OEUVRES 

Il  revient  :  ce  moment  doit  décider  enfin 
Et  du  sort  de  l'empire  et  de  notre  destin. 
On  saura  si,  toujours  puissante,  fortunée  , 
Roxelane  ,  vingt  ans  d'honneure  environnée  , 
Qui  vit  du  monde  entier  l'arbitre  à  ses  genoux  , 
Tremblera  sous  les  lois  du  fils  de  son  époux  ; 
Ou  si  de  Zéangir  l'heureuse  et  tendre  mère. 
Dans  le  sein  des  grandeurs  achevant  sa  carrière  . 
Dictant  les  volontés  d'un  fils  respectueux, 
De  l'univers  encor  attachera  les  yeux. 

OSMAN. 

Que  n'ai-je  ,  en  abattant  une  tête  ennemie , 
Assuré  d'un  seul  coup  vos  grandeurs  et  ma  vie  ! 
J'osais  vous  en  flatter:  le  sultan  soupçonneux 
M'ordonnait  de  saisir  un  fils  victorieux  , 
Dans  son  gouvernement ,  au  sein  de  l'Amasie. 
Je  pars  sur  cet  espoir  :  j'arrive  dans  l'Asie  ; 
J'y  vois  notre  ennemi  des  peuples  révéré  , 
Chéri  de  ses  soldats ,  partout  idolâtré  ; 
Ma  présence  effrayait  leur  tendresse  alarmée; 
Et,  si  le  moindre  indice  eût  instruit  son  armée 
De  l'ordre  et  du  dessein  qui  conduisaient  mes  pas  , 
Je  périssais ,  madame ,  et  ne  vous  servais  pas. 

aOXELANE. 

Soyez  tranquille ,  Osman  ;  vous  m'avez  bien  servie  : 
Puisqu'on  l'aime  à  ce  point,  qu'il  tremble  pour  sa  vie. 
Je  sais  que  Soliman  n'a  point,  dans  ses  rigueurs  , 
De  ses  cruels  aïeux  déployé  les  fureurs; 
Que  souvent,  près  de  lui,  la  terre  avec  surprise 
Sur  le  trône  ottoman  vit  la  clémence  assise  ; 


DE    r.HAMFORT.  20 7 

Riais  ,  s'il  est  moins  lérocc  ,  il  est  plus  soupçonneux. 
Plus  despote,  plus  fier  ,  non  moins  terrible  qu'eux. 
J'ignore  si ,  d'ailleurs,  au  comble  de  la  gloire, 
Couronné  quarante  ans  des  mains  de  la  victoire  , 
Sans  regret  par  son  fils  un  père  est  égalé  ; 
Mais  le  fils  est  perdu,  si  le  père  a  tremblé. 


Ne  m'écrivez-vous  point  qu'une  lettre  surprise  ,  . 
Par  une  main  vénale  entre  vos  mains  remise , 
Du  prince  et  de  Thamas  trahissant  les  secrets, 
Doit  prouver  qu'à  la  Perse  il  vend  nos  intérêts  ? 
Cette  lettre,  sans  doute,  au  sultan  parvenue — 

ROXELANE. 

Cette  lettre,  visir,  est  encore  inconnue  ; 

Mais  apprenez  quel  prix  le  sultan  ,  par  ma  voix  , 

Annonce  en  ce  moment  au  vainqueur  des  Hongrois. 

De  ma  fille  ,   à  vos  vœux  par  n)on  choix  destinée  , 

Il  daigne  à  ma  prière  approuver  l'hyménée  ; 

Et  ce  nœud  sans  retour  unit  nos  intérêts. 

J'ai  pu  ,  jusqu'aujourd'hui,  sans  nuire  à  nos  projets  , 

Dans  le  fond  de  mon  cœur  ne  point  laisser  surprendie 

Tous  les  secrets  qu'ici  j'abandonne  à  mon  gendre. 

Ecoutez.  Du  moment  qu'un  hymen  glorieux 

Du  sultan  pour  jamais  m'eut  asservi  les  vœux  , 

Je  redoutai  le  prince  ;  idole  de  son  père, 

11  pouvait  devenir  le  vengeur  de  sa  mère  ; 

Il  pouvait...  Cher  Osman,  j'en  frémissais  d'horreur.... 

Au  faite  du  pouvoir  ,  au  sein  de  la  grandeur. 

Du  sérail,  de  l'état  souveraine  paisible. 

Je  voyais,  dans  le  fond  de  ce  palais  terrible  , 


2  38  OEUVRES 

Un  enfant  s'élever  pour  m'imposer  la  loi  ; 
Chaque  instant  redoublait  ma  haine  et  mon  effroi. 
Les  cœurs  volaient  vers  lui;  sa  fierté,  son  courage, 
Ses  vertus  s'annonçaient  dans  les  jeux  de  son  âge  ; 
Et  ma  rivale,  un  jour,  arbitre  de  mon  sort, 
M'eût  présenté  le  choix  des  fers  ou  de  la  mort. 
Tandis  que  ces  dangers  occupaient  ma  prudence , 
Le  ciel  de  Zéangir  m'accorda  la  naissance. 
Je  triomphais,  Osman;  j'étais  mère  ,  et  ce  nom 
Ouvrait  un  champ  plus  vaste  à  mon  ambition. 
Je  cachais  toutefois  ma  superbe  espérance; 
De  mon  fils  près  du  prince  on  éleva  l'enfance , 
Et  même  l'amitié,  vain  fruit  des  premiers  ans. 
Sembla  mêler  son  charme  ù  leurs  jeux  innocens. 
Bientôt  mon  ennemi ,  plus  âgé  que  son  frère  , 
S'enflammant  au  récit  des  exploits  de  son  père , 
S'indigna  de  languir  dans  le  sein  du  repoe , 
Et  brida  de  marcher  sur  les  pas  des  héros. 
Avec  plus  d'art  alors  cachant  ma  jalousie  , 
Je  fis  à  son  pouvoir  confier  l'Amasie  ; 
Et,  tandis  que  mes  soins  l'exilaient  prudemment , 
Tout  l'empire  me  vit  avec  étonnement 
Assurer  à  ce  prince  un  si  noble  partage, 
De  l'héritier  du  trône  ordinaire  apanage  ; 
Sa  mère  auprès  de  lui  courut  cacher  ses  pleurs. 
Mon  fils  ,  demeuré  seul ,  attira  tous  les  cœurs  : 
Mon  fils  à  ses  vertus  sait  unir  l'art  de  plaire  : 
Presqu'autant  qu'à  moi-même  il  lut  cher  à  son  père 
Et,  remplaçant  bientôt  le  rival  que  je  crains. 
Déjà,  sans  les  connaître,  il  servait  mes  desseins. 
Je  goûtais  ,  en  silence,  une  joie  inquiète  ; 
Lorsque,  las  de  payer  le  prix  de  sa  défaite. 


DE    CHAMFORT.  ^39 

Thauias  à  Soliman  refusa  les  tributs , 

Salaire  de  la  paix  que  l'on  vend  aux  vaincus. 

Il  fallut  pour  arbitre  appeler  la  victoire  ; 

Le  prince,  jeune  ,  ardent,  animé  par  la  gloire, 

Brigua  près  du  sultan  l'honneur  de  commander  : 

Aux  vœux  de  tout  l'empire  il  me  fallut  céder. 

Eh!  qui  savait ,  Osman,  si  la  guerre  inconstante  , 

Punissant  d'un  soldat  la  valeur  imprudente  , 

Naurait  pu  ? —  Vain  espoir!  les  Persans  terrassés  , 

Trois  fois  dïins  leurs  déserts  devant  lui  dispersés  ; 

La  fille  de  Thamas  aux  chaînes  réservée  - 

Dans  Tauris  pris  d'assaut  par  ses  mains  enlevée  : 

Ces  rapides  exploits  l'ont  mis,  dès  son  printemps. 

Au  rang  de  ces  héros  ,  honneur  des  Ottomans... 

J'en  rends  grâces  au  ciel...  Oui,  c'est  sa  renommée, 

Cet  amour,  ce  transport  du  peuple  et  de  l'armée, 

Qui  d'un  maître  superbe  aigrissant  les  soupçons  , 

A  ses  regards  jaloux  ont  paru  des  affronts. 

Il  n'a  pu  se  contraindre  ;  et  son  impatience 

Rappelle,  sans  détour,  le  prince  dans  1^'zance  : 

Je  m'en  applaudissais,  quand  le  sort  dans  mes  mains 

Fit  passer  cet  écrit  propice  à  mes  desseins. 

Je  voulais  au  sultan,  contre  un  fils  que  j'abhorre... 

Il  faut  que  ce  billet  soit  plus  funeste  encore; 

Le  prince  est  violent  et  son  malheur  l'aigrit; 

Il  est  fier,  inflexible,  il  me  hait...  Il  suffît. 

Je  sais  l'art  de  pousser  ce  superbe  courage 

A  des  emportemens  qui  serviront  ma  rage  ; 

Son  orgueil  finira  ce  que  j'ai  commencé. 

OSMAN. 

Hâtez-vous  ;  qu'à  l'instant  l'arrêt  soit  prononcé, 


l[{0  COUVRES 

Avant  que  l'ennemi  que  vous  voulez  proscrire 
Sur  le  cœur  de  son  père  ait  repi'is  son  empire. 
Mais  ne  craignez-vous  point  cette'  ardente  amitié 
Dont  votre  fils,  madame,  à  son  frère  est  lié  ? 
Vous-même ,  pardonnez  à  ce  discours  sincère  , 
Vous-même ,  l'envoyant  sur  les  pas  de  son  frère  , 
D'une  amitié  fatale  avez  serré  es  nœuds. 

R0XELA.KE. 

Et  quoi  !  fallait-il  donc  qu'enchaîné  dans  ces  lieux  , 

Au  sentier  de  l'honneur  mon  fds  n'osât  pai'aître  ? 

Entouré  de  héros  ,  Zéangir  voulut  l'être. 

Je  l'adore ,  il  est  vrai  ;  mais  c'est  avec  grandeur. 

J'éprouvai,  j'admirai ,  j'excitai  son  ardeur  ; 

La  politique  même  appuyait  sa  prière  ; 

Du  trône  sous  ses  pas  j'abaissais  la  barrière. 

Je  crus  que  ,  signalant  une  heureuse  valeur, 

Il  devait  à  nos  vœux  promettre  un  empereur 

Digne  de  soutenir  la  splendeur  ottomane. 

Eh!  comment  soupçonner  qu'un  fils  de  Roxelane, 

Si  près  de  ce  haut  rang,  pourrait  le  dédaigner, 

Et  former  d'autres  vœux  que  celui  de  régner? 

Mais  ,  non  :   rassurez-vous  ;  quel  excès  de  prudence 

Redoute  une  amitié,  vaine  erreur  de  l'enfance, 

Prestige  d'un  moment ,  dont  les  faibles  lueurs 

Vont  soudain  disparaître  à  l'éclat  des  grandeurs  ? 

Mon  fils 

OSMAS. 

Vous  ignorez  à  quel  excès  il  l'aime. 
Je  ne  puis  vous  tromper  ni  me  tromper  moi-même  : 
Je  déteste  le  prince  autant  que  je  le  crains  ; 
Il  doit  haïr  en  moi  l'ouvrage  de  vos  mains  , 


DE   CHAMFORT.  I^ï 

Un  visir  qui  le  brave  est  bientôt  votre  gendre. 
D'Ibrahim  qu'il  aimait  il  veut  venger  la  cendre. 
Successeur  d'Ibrahim  ,  je  puis  prévoir  mon  sort. 
S'il  vit,  je  dois  trembler;  s'il  règne,  je  suis  mort. 
Jugez  sur  ses  destins  quel  intérêt  m'éclaire. 
Perdez  votre  ennemi ,  mais  redoutez  son  frère  ; 
Par  des  nœuds  éternels  ils  sont  unis  tous  deus. 

ROXELASE. 

Zéangir!...  ciel!  mon  fils!...  il  trahirait  mes  vœux! 
Ah  !  s'il  était  possible...  Oui,  malgré  ma  tendresse... 
Je  suis  mère  ,  il  le  sait,  mais  mère  sans  faiblesse. 
Ses  frivoles  douleurs  ne  pourraient  m'alarmer, 
Et  mon  cœur  en  l'aimant  sait  comme  il  faut  l'aimer. 

OSMAN. 

Il  est  d'autres  périls  dont  je  dois  vous  instruire  : 
Je  crains  que,  dans  ces  lieux,  cette  jeune  Azémire 
N'ouvre  à  l'amour  enfin  le  cœur  de  voti'e  fils. 

ROXELAXE. 

J'ai  mes  desseins,  Osman.  Captive  dans  Tauris  , 
Je  la  fis  demander  au  vainqueur  de  son  père  : 
La  fille  de  Thamas  peutm'être  nécessaire. 
Vous  saurez  mes  projets  ,  quand  il  en  sera  temps. 
Allez,  j'attends  mon  fils  ;  profitez  desinstans; 
Assiégez  mon  époux.  Sultane  et  belle-mère  , 
Jusqu'au  moment  fatal  je  dois  ici  me  taire  : 
Parlez  :  de  ses  soupçons  nourrissez  la  fureur  : 
C'est  par  eux  qu'en  secret  j'ai  détruit  dans  son  cœur 
Ce  fameux  Ibrahim,  cet  ami  de  son  maître  , 
S'il  est  vrai  toutefois  qu'un  sujet  puisse  l'être. 
Plus  craint ,  notre  ennemi  sera  plus  odieux. 
Du  despotisme  ici  tel  est  le  sort  affreux  : 

IV.  i6 


2^2  OEUVRES 

Ainsi  que  la  terreur  le  danger  l'environne  ; 

Tout  tremble  à  ses  genoux;  il  tremble  sur  le  trône. 

On  vient.  C'est  Zéangir.  Un  instant  d'entretien  , 

Me  dévoilant  son  cœur  ,  va  décider  le  mien. 

SCÈNE  IL 
ROXELANE,  ZÉANGIR. 

ROXELANE. 

Mon  fils,  le  temps  approche,  où,  devançant  votre  âge, 

De  mes  soins  maternels  accomplissant  l'ouvrage, 

Vous  devez  assurer  l'effet  de  mes  desseins. 

Elevez  votre  cœur  jusques  à  vos  destins. 

Le  sultan  (  notre  amour  veut  en  vain  nous  le  taire  ) 

Touche  au  terme  fatal  de  sa  longue  carrière  ; 

De  l'Euphrate  au  Danube,  et  d'Ormus  à  Tunis   (i)  , 

Cent  peuples,  sous  ses  lois  étonnés  d'être  unis  , 

Vont  voir  à  qui  le  sort  doit  remettre  en  partage 

De  sceptres,  de  grandeurs  cet  immense  héritage. 

Le  prince,  après  huit  ans  ,  rappelé  dans  ces  lieux.... 

ZÉANGIR. 

Ah!...  je  tremble  pour  lui. 

RoxELANE ,  «  part. 

Qui  ?  vous  ,  mon  fils  !...   0  cieux! 

ZÉANGIR. 

C'est  pour  lui  que  j'accours  ;  souffrez  que  ma  prière 
Implore  vos  bontés  en  faveur  de  mon  frère. 
Les  enfans  des  sultans  (  vous  ne  l'ignorez  pas  )  , 
Bannis  pour  commander  en  de  lointains  climats, 
Ne  peuvent  en  sortir  sans  l'ordre  de  leur  père  ; 
Mais  cet  ordre  est  souvent  terrible .  sanguinaire. 

(i)  Les  flottes  deSoUmanpénctrèreiit  jusques  daiisle  golfe  Persique. 


DE    CHAMFORT.  ^^% 

Sur  le  seuil  du  palais  si  mon  frère  immolé... 

ROXELANE. 

Et  voilà  de  quels  soins  votre  cœur  est  troublé  ! 

De  nos  grands  intérêts  quand  mon  âme  est  remplie  ! 

Quand  vous  devez  régler  le  sort  de  notre  vie  ! 

ZÉANGIR. 

Moi  ! 

ROXELANE  ,  à  part. 

Vous...  Ciel ,  qu'il  est  loin  de  concevoir  mes  vœux  ! 
{Haut). 

Ceux  dont  ici  pour  vous  le  zèle  ouvre  les  yeux 
Vous  tracent  vers  le  trône  un  chemin  légitime. 

ZÉASGIR. 

Le  trône  est  à  mon  frère  :  y  penser  est  un  crime. 

ROXE^NE.  ' 

Il  est  vrai  qu'en  effet ,  s'il  eût  persévéré , 

S'il  eût  vaincu  l'orgueil  dont  il  est  dévoré, 

S'il  n'eût  trahi  l'état ,  vous  n'y  pouviez  prétendre. 

ZÉANGIR. 

Qui?  lui  !  trahir  l'état!  ô  ciel!  puis-je  l'entendre  ? 
Croyez  qu'en  cet  instant,  pour  dompter  mon  courroux. 
J'ai  besoin  du  respect  que  mon  cœur  a  pour  vous. 
Qui  venais-je  implorer  I  quel  appui  pour  moi.  frère  ! 

ROXELANE. 

Eh  bien  !  préparez-vous  à  braver  votre  père  ; 
Prouvez-lui  que  ce  fils,  noirci,  calomnié,         • 
D'aucun  traité  secret  à  Thamas  n'est  lié  ; 
Que,  depuis  son  rappel,  ses  délais  qu'on  redoute, 
Sur  lui ,  sur  ses  desseins,  ne  laissent  aucun  doute. 


a  44  ŒUVRES 

Mais  tremblez  que  son  père  aujourd'hui ,  dans  ces  lieux. 

N'ait  de  la  trahison  la  preuve  sous  ses  yeux. 

ZÉANGIR. 

Quoi!...  Non,  je  ne  crains  rien,  rien  que  la  calomnie. 
Rougissez  du  soupçon  qui  veut  flétrir  sa  vie  : 
Il  est  indigne  ,  afîreux. 

ROXELANE- 

Modérez-vous ,  mon  fds. 
Eh  bien  !  nous  pourrons  voir  nos  doutes  éclaircis. 
Cependant  vous  deviez,  s'il  faut  ici  le  dire,     ' 
Excuser  une  erreur  qui  vous  donne  un  empire. 
Yous  le  sacrifiez  ;  quel  repentir  un  jour!... 

ZÉAI7GIB. 

Moi  !  jamais. 

ROXELANE. 

• 

Prévenez  ce  funeste  retour. 
Quel  fruit  de  mes  travaux  !  Quel  indigne  salaire  I 
Savez-vous  pour  son  fds  ce  qu'a  fait  votre  mère  ? 
Savez-vous  quels  degrés,  préparant  ma  grandeur, 
D'avance,  par  mes  soins  ,  fondaient  votre  bonheur? 
Née,  on  vous  Ta  pu  dire,  au  sein  de  l'Italie, 
Surprise  sur  les  mers  qui  baignent  ma  patrie, 
Esclave,  je  parus  aux  yeux  de  Soliman  ; 
Je  lui  plus  ;  il  pensa  qu'éprise  d'un  sultan  , 
M'honorant  d'un  caprice,  heureuse  de  ma  honte, 
Je  briguerais  moi-même  une  défaite  prompte. 
Qu'il  se  Mit  détrompé  !  ma  main,  ma  propre  main. 
Prévenant  mon  outrage,  allait  percer  mon  sein  ; 
11  pûlit  à  mes  pieds,  il  connut  sa  maîtresse. 
Ma  fierté ,  son  estime  accrurent  sa  tendresse  ; 


DE    CHAMFORT.  ^45 

Je  sus  m'en  prévaloir  :  une  orgueilleuse  loi 
Défendait  que  l'hymen  assujétît  sa  foi  ; 
Cette  loi  fut  proscrite  ;  et  la  terre  étonnée 
Vit  un  sultan  soumis  au  joug  de  l'hyménée. 
Je  goûtai,  je  l'avoue,  un  instant  de  bonheur  ; 
Mais  bientôt,  mon  cher  fils,  lasse  de  ma  grandeur, 
Une  langueur  secrète  empoisonna  ma  vie  ; 
Je  te  reçus  du  ciel,  mon  âme  fut  remplie. 
Ce  nouvel  intérêt,  si  tendre,  si  pressant. 
Répandit  sur  mes  jours  un  chai-me  renaissant  ; 
J'aimai  plus  que  jamais  ma  nouvelle  patrie; 
La  gloire  vint  parler  à  mon  âme  agrandie  ; 
J'enflammai  d'un  époux  l'heureuse  ambition  ; 
Près  de  son  nom  peut-être  on  placera  mon  nom. 
Eh  bien  !  tous  ces  surcroîts  de  gloire ,  de  puissance  ^ 
C'est  à  toi  que  mon  cœur  les  soumettait  d'avance  ; 
C'est  pour  toi  que  j'aimais  et  l'empire  et  le  jour; 
Et  mon  ambition  n'est  qu'un  excès  d'amour. 

ZÉANGIR. 

Ah  !  vous  me  déchirez...  Mais  quoi!  que  faut-il  faire  ? 
Faut-il  tremper  mes  mains  dans  le  sang  de  mon  frère  ? 
Moi  qui  voudrais  pour  lui  voir  le  mien  répandu  ! 

ROXELANE. 

Quoi  I  vous  l'aimez  ainsi  ?  Dieul  quel  charme  inconnu. 
Peut  lui  donner  sur  vous  cet  excès  de  puissance? 

ZÉANGIR. 

Le  charme  des  vertus,  de  la  reconnaissance  , 
Celui  de  l'amitié...  Vous  me  glacez  d'effroi. 

ROXELANE. 

Adieu. 


246  œUVRES 

ZÉANGIR. 

Qu'allez-vous  faire  ? 

ROXEIANE. 

Il  est  affreux  pour  moi 
D'avoir  à  séparer  mes  intérêts  des  vôtres  : 
Ce  cœur  n'était  pas  fait  pour  en  connaître  d'autres. 

ZÉANGIR. 

Vous  fuyez...  Dans  quel  temps  m'accable  son  courroux  ? 
Quand  un  autre  intérêt  m'appelle  à  ses  genoux, 
Quand  d'autres  vœux... 

ROXELANE. 

Comment  ! 

ZÉANGIR. 

Je  tremble  de  le  dire. 

ROXELANE. 

Parlez. 

ZÉANGIR. 

Si  mon  destin  m'écarte  de  l'empire  , 
Il  est  un  bien  plus  cher  et  plus  fait  pour  mon  cœur, 
Qui  pourrait  à  mes  yeux  remplacer  la  grandeur. 
Sans  vous,  sans  vos  bontés  je  n'y  dois  point  prétendre; 
Je  l'oserais  par  vous. 

ROXELANE. 

Je  ne  puis  vous  entendre  ; 
Mais  quel  que  soit  ce  bien  pour  vous  si  précieux , 
Mon  fds,  il  est  à  vous,  si  vous  ouvrez  les  yeux. 
Votre  imprudence  ici  renonce  au  rang  suprême; 
Vous  en  voyez  le  fruit  :  et  dans  cet  instant  même 


DE    CHAMFORT.  2  47 

Il  VOUS  faut  implorer  mon  secours,  ma  faveur. 
Régnez,  et  de  vous  seul  dépend  votre  bonheur; 
Et,  sans  avoir  besoin  qu'une  mère  y  consente, 
Vous  verrez  à  vos  lois  la  terre  obéissante. 

SCÈNE  lïT. 

ZÉANGIR  seul. 

Quels  assauts  on  prépare  à  ce  cœur  effrayé  ! 
Craindrai-je  pour  l'amour,  tremblant  pour  l'amitié? 
O  mon  frère  !  ô  cher  prince  !  après  un  an  d'absence. 
Hélas  !  était-ce  à  moi  de  craindre  sa  présence  ? 
J'augmente  ses  dangers...  je  vole  à  ton  secours... 
Et  c'est  ma  mère  ,  ô  ciel  !  qui  menace  tes  jours  ! 
Se  peut-il  que  d'un  crime  on  me  rende  complice  , 
Et  que  je  sois  formé  d'un  sang  qui  te  haïsse  ? 

SCÈNE  VI. 

ZÉANGIR ,  AZÉMIRE. 

zéàncir. 

Ah!  princesse,  apprenez,  partagez  ma  douleur. 

Ma  voix,  de  la  sultane  implorant  la  faveur. 

Et  de  mes  feux  secrets  découvrant  le  mystère, 

Allait  à  mon  bonheur  intéresser  ma  mère  , 

Quand  j'ai  compris  soudain,  sur  un  affreux  discours, 

Quels  périls  vont  du  prince  environner  les  jours. 

AZÉMIRE. 

Eh  quoi  !  que  faut-il  craindre  ?  Et  quel  nouvel  orage... 

ZÉANGIR.  , 

Souffrez  qu'entre  vous  deux  mon  âme  se  partage; 


248  ŒUVRES 

Que  d'un  frère  à  vos  yeux  j'ose  occuper  mon  cœur. 
Vous  pouvez  le  haïr,  je  le  sais... 

AZÉMIRE. 

Moi,  seigneur! 

ZÉ  AN6IR. 

Je  ne  me  flatte  point;  par  lui  seulprisonnière  , 
C'est  par  lui  qu'Azémire  est  aux  mains  de  mon  père. 
L'instant  où  je  vous  vis  est  un  iiialheur  pour  vous, 
Et  mon  frère  est  l'objet  d'un  trop  juste  courroux. 

AZÉMIRE. 

Par  mon  seul  intérêt  mon  âme  prévenue , 
A  ses  vertus ,  seigneur,  n'a  point  fermé  la  vue  ; 
Je  suis  loin  de  haïr  un  généreux  vainqueur. 
Ses  soins  ont  de  mes  fers  adouci  la  rigueur; 
Il  a  même  permis  que  mes  yeux,  dans  son  âme, 
Vissent...  quelle  amitié  pour  sou  frère  l'enflâme  ! 

ZëANGIR. 

Ah!  que  n'avez-vous  pu  lire  au  fond  de  son  cœur  ; 
De  tous  ses  sentimens  connaître  la  grandeur  ! 
Vous  sauriez  à  quel  point  son  amitié  m'est  chère. 

AZÉMIRE. 

Je  vous  l'ai  dit,  seigneur;  j'admire  votre  frère; 
Je  sens  que  son  danger  doit  vous  faire  frémir. 
Quel  est-il  ? 

ZEAKGIR. 

On  prétend,  on  ose  soutenir 
Qu'avec  Thamas,  madame,  il  est  d'intelligence. 

AZÉMIRE. 

0  cicll  qui  peut  ainsi  flétrir  son  innocence  ? 


DE    CIIAMfORT.  ^49 

ZÉAKGIR.  * 

De  ces  affreux  soupçons  je  confondrai  l'auteur. 

Mais,  si  j'ose,  à  mon  tour,  soigneux  de  mon  bonheur... 

AZÉMIRE. 

Faut-il  que  de  mes  vœux  vous  le  fassiez  dépendre  ? 
D'un  trop  funeste  amour  que  devez-vous  attendre  ? 
Nos  deslins  par  l'hymen  peuvent-ils  être  unis? 
Thamas  et  Soliman,  éternels  ennemis, 
Dans  le  cours  d'un  long  règne ,  illustre  par  la  guerre , 
De  leurs  sanglans  débats  ont  occupé  la  terre  ; 
Et,  malgré  ses  succès,  votre  père  ,  seigneur  , 
Laisse  au  seul  nom  du  mien  éclater  sa  fureur. 
Je  vois  que  votre  amour  gémit  de  ce  langage  ; 
Mais  mon  cœur,  je  le  sens,  gémirait  davantage. 
Si  le  vôtre ,  seigneur,  par  le  temps  détrompé , 
Me  reprochait  l'espoir  dont  il  s'est  occupé. 

ZÉAKGIR. 

Non  ;  je  serai  moi  seul  l'auteur  de  mon  supplice  ; 

Cruelle  !  je  vous  dû^s  cette  affreuse  justice. 

Mais  je  veux,  maij^p  vous,  par  mes  soins  redoublés , 

Triompher  des  raisons  qu'ici  vous  rassemblez; 

Et  si ,  dans  vos  refus  ,  votre  âme  persévère, 

Mes  larmes  couleront  dans  le  sein  de  mon  frère. 

SCÈNE  V. 

AZÉMIRE  ,  FÉLIME. 

azÉmire. 

Dans  le  sein  de  son  frère!.,  ah!  souvenir  fatal î 
Pour  essuyer  ses  pleurs,  il  attend  son  rival  ! 


aSo  ŒUVRES 

Qyelle  épreuve  !  et  c'est  moi ,  grand  Dieu  !  qui  la  prépare  I 
fÉlime. 

Je  conçois  les  terreurs  où  votre  cœur  s'égare  ;        j 
Mais  un  mot,  pardonnez,  pouvait  les  prévenir. 
L'aveu  de  votre  amour... 

AZÉMIRE. 

J'ai  dû  le  retenir. 
Quand  un  ordre  cruel ,  m'appelant  à  Byzance  , 
Du  prince  ,  après  trois  mois  ,  m'eut  ravi  la  présence, 
Sa  tendresse.  Félinie  ,  exigea  de  ma  foi 
Qy\e  ce  fatal  secret  ne  fût  livré  qu'à  toi. 
Il  craignait  pour  tous  deux  sa  cruelle  ennemie. 
Est-ce  elle  dont  la  liaine  arme  la  calomnie  ? 
A-t-il  pour  notre  hymen  sollicité  Tliamas  ? 
O  ciel!  que  de  dangers  j'assemble  sur  ses  pas! 
Etrange  aveuglement  d'un  amour  téméraire  ! 
Ces  raisons  qu'à  l'instant  j'opposais  à  son  frère. 
Contre  le  prince,  hélas  !  parlaient  plus  fortement; 
Je  les  sentais  à  peine  auprès  de  mon  amant  ; 
Et  quand ,  plus  que  jamais  ,  ma  flamme  est  combattue  , 
C'est  l'amour  d'un  rival  qui  les  offre  à!^a  vue  ! 

FÉtlME. 

Je  frémis  avec  vous  pour  vous-même  et  pour  eux. 
Eh  !  qui  peut  sans  douleur  voir  deux  cœurs  vertueux 
Briser  les  nœuds  sacrés  d'une  amitié  si  chère  , 
Et  contraints  de  haïr  un  rival  dans  un  frère  ? 

azÉmire. 

Ah!  loin  d'aigrir  les  maux  d'un  cœur  trop  agité  , 
Peins-moi  plutôt,  peins-moi  leur  générosité; 
Peins-moi  de  deux  rivaux  l'amitié  courageuse. 
De  ces  nobles  combats  sortant  victorieuse  , 


I  DE    CIIAMFORT.  sSl 

Et  d'un  exemple  unique  étonnant  l'univers. 
Mais  un  trône,  l'amour,  des  intérêts  si  chers... 
Fuyez  ,  soupçons  affreux  !  gardez-vous  de  paraître  ! 
Quel  espoir,  cher  amant,  dans  mon  cœur  vient  de  naître, 
Quand  ton  frère,  à  mes  yeux  partageant  mon  effroi, 
Au  lieu  de  son  amour  ne  parlait  que  de  toi  ! 
L'amitié  dans  son  âme  égalait  l'amour  même  : 
Il  te  rendait  justice,  et  c'est  ainsi  qu'on  t'aime. 
Tu  verras  une  amante,  un  rival  malheureux, 
Unir,  pour  te  sauver,  leurs  efforts  et  leurs  vœux. 
Le  ciel,  qui  veut  confondre  et  punir  ta  marâtre, 
Charge  de  ta  défense  un  fils  qu'elle  idolâtre. 


FIN  DU  PREMIER  ACTE. 


lSl  OEUVRES 

ACTE  IL 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
LE  PRINCE,  ACHMET. 

LE    PRINCE. 

iliST-CE  toi,  cher  Achmet ,  que  j'embrasse  aujourd'hui, 
Toi ,  de  mes  premiers  ans  et  le  guide  et  l'appui! 
Ah!  puisqu'il  mes  regards  on  permet  ta  présence  , 
De  mes  fiers  ennemis  je  crains  peu  la  vengeance. 
Par  tes  conseils  prudens  je  puis  parer  leurs  coups  ; 
Un  si  fidèle  ami... 

ACHMET. 

Prince ,  que  faites-vous  ? 
D'un  tel  excès  d'honneur  mon  âme  est  accablée. 
Je  voudrais  voir  ma  vie  à  la  vôtre  immolée; 
Mais  ce  titre... 

LE    PRINCE. 

Tes  soins  ont  su  le  mériter. 
Pour  en  être  plus  digne  il  le  faut  accepter. 
On  m'accuse  en.ces  lieux  d'un  orgueil  inflexible  : 
C'est  du  moins,  cher  Achmet,  celui  d'un  cœur  sensible. 
Je  sais  chérir  toujours  et  ton  zèle  et  ta  foi; 
Et  l'orgueil  des  grandeurs  est  indigne  de  moi. 
Voilà  donc  ce  séjour  si  cher  à  mon  enfance. 
Où  jadis...   Quel  accueil  après  huit  ans  d'absence  ! 


T)E  CHAMFORT.  ^53 

Tu  le  vois;  c'est  ainsi  qu'on  reçoit  un  vainqueur  !... 
On  dérobe  à  mes  j^eux  l'empressement  flatteur 
D'un  peuple  dont  la  joie  honorait  mon  entrée. 
Une  barque  en  secret,  sur  la  mer  préparée  , 
Aux  portes  du  sérail  me  mène  obscurément  ; 
Un  ordre  me  prescrit  d'attendre  le  moment 
Qui  doit  m'admettre  aux  pieds  de  in  on  juge  sévère  ; 
Il  faut  que  je  redoute  un  regard  de  mon  père , 
Et  que  l'amour  d'un  fils  ,  muet  à  son  aspect , 
Se  cache  avec  terreur  sous  un  morne  respect. 

ACHMET. 

Ecartez,  croyez-moi,  cette  sombre  pensée. 
N'enfoncez  point  les  traits  dont  votre  âme  est  blessée; 
A  vos  dangers,  au  sort  conformez  rotre  cœur. 
Du  joug,  sans  murmurer,  souffrez  la  pesanteur; 
De  vos  exploits  surtout  bannissez  la  mémoire  ; 
Plus  que  vos  ennemis  ,  redoutez  votre  gloire  ; 
Et,  d'un  visir  jaloux  confondant  les  desseins  , 
Tremblez  au  pied  d'un  trône  affermi  par  vos  mains. 

LE    PRINCE. 

Le  lâche  !  d'Ibrahim  il  occupe  la  place  ! 

Un  jour...  Dirais-tu  bien  que  sa  superbe  audace. 

Dans  mon  camp ,  sous  mes  yeux,  voulait  dicter  des  lois  ? 

ACHMET. 

De  vos  ressentimens,  prince ,  étouffez  la  voix. 

LE    PRINCE. 

Qui  !  moi  !  souffrir  l'injure  et  dévorer  l'offense  ! 
Détester  sans  courroux  et  frémir  sans  vengeance  !... 
Je  le  voudrais  en  vain  ;  n'attends  point  cet  effort... 
Pardonne  ,  cher  Achmet ,  pardonne  à  ce  transport. 


254  ŒUVRES 

Je  devrais  ,  je  le  sens,  vaincre  ma  violence... 

Mais  prends  pilié  d'un  cœur  déchiré  dès  l'enfance  , 

Que  d'horreur,  d'aniCiUime  on  se  plut  à  nourrir, 

D'un  cœur  ("ait  pour  aimer,  qu'on  force  de  haïr. 

Eh!  qui  jamais  du  sort  sentit  mieux  la  colère  ? 

Témoin,  presqu'en  naissant,  des  ennuis  de  ma  mère, 

Confident  de  ses  pleurs  dans  mon  sein  recueillis, 

Le  soin  de  les  sécher  fut  l'emploi  de  son  fils. 

Elle  fuit  avec  moi  ;  je  pars  pour  l'Amasie. 

Dès  ce  moment,  Achmet,  l'imposture,  l'envie. 

Quand  je  verse  mon  sang,  osent  flétrir  mes  jours  ; 

Une  indigne  marâtre  empoisonne  leur  cours. 

Vainqueur  dans  les  combats  ,  consolé  par  la  gloire  , 

Je  n'ose  aux  pieds  d'un  maître  apporter  ma  victoire. 

Je  m'écarte  en  tremblant  du  trône  paternel  ; 

Je  languis  dajis  l'exil,  en  craignant  mon  rappel. 

J'en  reçois  l'ordre,  Achmet;  et  quand  ?  lorsque*ma  mère 

A  besoin  de  ma  main  pour  fermer  sa  paupière. 

A  cet  ordre  fatal  juge  de  son  effroi; 

Expirante  à  mes  3'eux  ,  elle  a  prdi  pour  moi  ; 

Ses  soupirs,  ses  sanglots  ,  ses  muettes  caresses. 

Remplissaient  de  terreur  nos  dernières  tendresses  : 

J'ai  IlMous  mes  daisgers  dans  ses  regards  écrits  , 

Et  sur  son  lit  de  mort  elle  a  pleuré  son  fils. 

Ah  !  cette  image  encor  me  poursuit  et  m'accable; 

El  tandis  qu'occupé  d'un  devoir  lamcnlable. 

Je  recueillais  sa  cendre  et  la  baignais  de  pleurs  , 

Ici  l'on  accusait  mes  coupables  lenteurs  ; 

On  cherchait  à  douter  de  mon  obéissance. 

Un  fils  pleurant  sa  mère  a  besoin  de  clémence  , 

Et  doit  justifier,  en  abordant  ces  lieux. 

Quelques  momens  perdus  à  lui  fermer  les  yeux  ! 


DE    CHA.MFORT.  ^55 

ACHMET. 

Ah!  d'un  nouvel  effroi,  vous  pénétrez  mon  âme. 
Si  votre  cœur  se  livre  au  courroux  qui  renflame  , 
De  la  sultane  ici  soutiendrez-vous  l'aspect  ? 
Feindrez-vous  devant-elle  une  ombre  de  respect  ? 
N'allez  point  à  sa  haine  offrir  une  victi  i;e; 
Contenez,  renfermez  l'horreur  qui  vous  anime. 

LE    PRINCE. 

Ah  !  voilà  de  mon  sort  le  coup  le  plus  affreus  ! 

C'est  peu  de  l'abhorrer,  de  paraître  à  ses  veux, 

D'étouffer  des  douleurs  qu'irrite  sa  présence; 

Mon  cœur  s'est  pour  jamais  interdit  la  vengeance. 

Mère  de  Zéangir,  ses  jours  me  sont  sacrés. 

Que  les  miens,  s'il  le  faut,  à  sa  fureur  livrés... 

Mais  quoi!  puis-je  penser  qu'un  grand  homme  ,  qu'un  pire, 

Adoptant  contre  un  fils  une  haine  étrangère... 

ACHMET. 

Ne  TOUS  aveuglez  point  de  ce  crédule  espoir  ; 

Parla  mort  d'Ibrahim  jugez  de  son  pouvoir. 

Connaissez,  redoutez  votre  fière  ennemie. 

Vingt  ans  sont  écoulés  depuis  que  son  génie 

Préside  aux  grands  destins  Je  l'empire  ottoman. 

Et,  sans  le  dégrader,  règne  sur  Soliman. 

Le  séjour  odieux  qui  lui  donna  naissance  , 

Lui  montra  l'art  de  feindre  et  l'art  de  la  vengeance. 

Son  âme,  aux  profondeurs  de  ses  déguisemens. 

Joint  l'audace  et  l'orgueil  de  nos  fiers  Musulmans. 

Sou»un  maître  absolu  souveraine  maîtresse  , 

Elle  osa  dédaigner,  même  dans  sa  jeunesse. 

Ce  frivole  artifice  et  ces'soins  séducteurs 

Par  qui  son  faible  sexe,  enchaînant  de  grands  cœurs  . 


2  56  ŒUVRES 

OiFre  aux  yeux  indignés  la  douloureuse  image 

D'un  héros  avili  dans  un  long  esclavage  ! 

De  son  illustre  époux  seconder  les  projets  ; 

Utile  dans  la  guerre  ,  utile  dans  la  paix  , 

Sentir  ainsi  que  lui  les  fureurs  de  la  gloire; 

L'enflammer,  le  pousser  de  victoire  en  victoire  : 

Voilà  par  quelle  adresse  elle  a  su  l'asservir. 

Sans  la  braver,  du  moins  ,  laissez-là  vous  haïr. 

Eh  !  par  quelle  imprudence  augmentant  nos  alarmes  , 

Contre  vous-même  ici  lui  donnez-vous  des  armes? 

LE    PRINCE. 

Comment? 

ACHMET. 

Pourquoi,  seigneur,  tous  ces  chefs,  ces  soldats, 
Qui  jusqu'au  pied  des  murs  ont  marché  sur  vos  pas  ? 
Pourquoi  cet  appareil  qui  menace  Byzance  , 
Et  qui  d'un  camp  guerrier  présente  l'apparence  ? 

LE    PRINCE. 

N'accuse  pas  des  miens  le  transport  indiscret. 
Aux  ordres  du  sultan  j'obéissais,  Achmet  ; 
J'annonçais  mon  rappel  ;  et  le  peuple  et  l'armée, 
Tout  frémit  :  on  s'assemble  ;  une  troupe  alarmée 
M'environne  ,  me  presse  et  s'attache  à  mes  pas. 
On  s'écrie,  en  pleurant,  que  je  cours  au  trépas  ; 
Je  m'arrache  à  leur  foule  ;  alors,  pleins  d'épouvante, 
Furieux,  égarés,  ils  volent  à  leur  lente  , 
Saisissent  l'étendart,   et  d'un  zèle  insensé  , 
Croyant  me  suivre,  ami,  m'ont  déjà  devancé.  • 

Pardonne  :  à  tant  d'amour,  hélas  !  je  fus  sensible. 
E  t  quel  serait,  dis-moi,  le  mortel  inflexible  , 


DE    CHAMFORT.  257 

Qui ,  sous  le  poids  des  maux  dont  je  suis  opprimé  , 
Aurait  fermé  son  cœur  au  plaisir  d'être  aimé  ? 
Mais  mon  frère  en  ces  lieux  tarde  bien  à  paraître. 

ACHMET. 

Il  s'occupe  de  vous,  quelque  part  qu'il  puisse  être. 
De  sa  tendre  amitié  je  me  suis  tout  promis  ; 
C'est  mon  plus  ferme  espoir  contre  vos  ennemis. 

LE    PRINCE. 

Hélas  !  nous  nous  aimons  dés  'a  plus  tendre  enfance  . 

El ,  de  son  C\ge  au  mien  oubliant  la  distance , 

iSos  âmes  se  cherchaient  alors  comme  aujourd'hui  ; 

L"n  charme  attendrissant  régnait  autour  de  lui  ; 

Et,  le  cœur  encor  plein  des  douleurs  de  ma  mère  , 

L'amitié  m'appelait  au  berceau  de  mon  frère. 

Tu  le  sais,  tu  le  vis  ;  et  lorsque  les  combats. 

Loin  de  lui,  vers  la  gloire  emportèrent  mes  pas, 

La  gloire,  loin  de  lui ,  moins  touchante  et  moins  belle. 

M'apprit  qu'il  est  des  biens  plus  désirables  qu'elle. 

Il  vint  la  partager.  La  victoire  deux  fois 

Associa  nos  noms,  confondit  nos  exploits. 

C'était  le  prix  des  miens;  et  mon  ;îme  enchantée 

Crut  la  gloire  d'un  frère  à  la  mienne  ajoutée. 

Mais  je  te  retiens  trop.  Cours ,  observe  ces  lieux  ; 

Sur  les  pièges  cachés  ouvre  pour  moi  les  yeux. 

Aux  regards  du  sultan  je  dois  bicntnt  paraître. 

Reviens...  J'entends  du  bruit.  C'est  Zéangir  peut-être. 

C'est  lui.  Va,  laisse-moi  dans  ces  heureux  momens, 

Oublier  mes  douleurs  dans  ses  embrassemens. 


lY.  17 


9.58  OEUVRl'S 

SCÈNE  IL 

LE  PraiNCE,  ZÉAISGJR. 

ZÉANGIR. 

Où  trouver?...  C'est  lui-même.  O  mon  ami  !  mon  frère  î 
Que,  malgré  mes  frayeurs,  ta  présence  m'est  chère! 
Laisse-moi,  dans  tes  bras,  laisse-moi  respirer. 
De  ce  bonheur  si  pur  laisse-moi  m'enivrer  ! 

LE    PRINCE. 

Ah  !  que  mon  âme  ici  répond  bien  à  la  tienne  ! 
Ami ,  que  ta  tendresse  égale  bien  la  mienne  ! 
Que  ces  épancheniens  ont  pour  moi  de  douceurs  ! 
Pour  moi,  près  de  mou  frère,  il  n'est  plus  de  malheurs.. 

ZîÎAMGIR. 

Je  connais  tes  dangers,  ils  redoublent  mon  zèle. 

LE    PBINCE. 

Tu  ne  les  sais  pas  tous. 

ZÉANGIR. 

Quelle  crainte  nouvelle  ?... 

LE    PRINCE. 


Écoule. 

Je  frémis. 


LE    PRINCE. 


Tu  vis  de  quelle  ardeur 
Les  charmes  de  la  gloire  avaient  rempli  mon  cœur; 
Tu  sais  si  l'amitié  le  pénètre  et  l'enflâme  : 
Aces  deuxsentimeus  dont  s'occupait  mon  âme  , 


1)K    CIIAMFOHT.  a5<) 

Le  ciel  on  joint  im  autre  ;  et  pent-êlie  ce  jour... 

KÉAKGIA. 

Eh  bien!... 

LE    PRINCE. 

A  ce  transport  méconnais-tu  l'ainour? 

zÉAXGir,. 

QuVnlend.s-je  ?  et  qncl  objet  ?. .. 

LE    PRINCE. 

.]e  prévois  les  alarnieî. 

ZKA^GIR. 

AchèYP. 

I-E    PRINCE. 

Il  te  souvient  que  la  l'avexir  des  armes 
Dans  les  murs  de  Tauris  remit  entre  uses  mains.  .^ 

ZÉANGIR. 

Azémire  ?. .. 

Ï.K    PUIXCK. 

EUe-uiênic. 

ZÉANGIR. 

O  douleur  !  ô  deslins  ! 

LE    PRINCE. 

Je  t€  l'avais  bien  dit  :  ta  crainte  est  légitime  ; 
Je  sens  que  sous  mes  pas  j'ouvre  un  nouvel  abîme. 
Mais  c'est  d'elle  à  jamais  que  dépendra  mon  sort  ; 
C'est  pour  elle  qu'ici  je  viens  braver  la  mort. 

Je  suis  aimé,  du  moins,  et  sa  tendresse  extrême 

En  croirai-je  ma  vue  ?. ..  à  ciel!  c'est  elle-même. 


260  OEUVRKS 

SCÈNE  III. 
LE  PRINCE,  ZÉANGIR,  AZÉMIRE. 

lE    PRINCE. 

Azémire,  est-ce  vous  ?  qui  tous  ouvre  ces  lieux? 
Quel  miracle  remplit  le  plus  cher  de  mes  vœux  ? 
Puis-je  enfin  devant  vous  montrer  la  violence 
D'un  amour  loin  de  vous  accru  dans  le  silence  ? 
Comptiez-vous  quelquefois,  sensible  à  mes  tourmens, 
Des  jours  dont  ma  tendresse  a  compté  les  momens  ? 
J'ose  encor  m'en  flatter;  mais  daignez  me  le  dire. 
Vous  baissez  vos  regards^  et  votre  cœur  soupire  ! 
Je  vois...  Ah!  pardonnez,  ne  craignez  point  ses  yeux; 
Qu'il  soit  le  confldeot,  le  témoin  de  nos  feux. 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  c'est  un  autre  moi-même. 
Ce  séjour,  cet  instant  m'offrent  tout  ce  que  j'aime  ; 
Mon  bonheur  est  parfait...  Vous  pleurez?...  tu  pâlis?... 
De  douleur  et  d'effroi  vos  regards  sont  remplis 

ZÉA^XIR. 

0  tourmens  ! 

azémire . 
Jour  affreux  ! 

LE    PRINCE. 

Quel  transport  !  quel  langage  ! 
Du  sort  qui  me  poursuit  est-ce  un  nouvel  outrage  ? 

ZÉANGIR. 

Non...    c'est  moi  seul  ici  qu'opprime  son  courroux; 
C'est  à  moi  dôsorn.ais  qu'il  réserve  ses  coups. 


DE    CHA.MFORT.  l6] 

Il  me  perce  le  cœur  par  la  main  la  plus  chère  ; 
J'aime,  et  pour  mon  rival  il  a  choisi  mon  frère. 

LE    PRINCE. 

Cieux  ! 

ZÉANGIB. 

Ma  mère  en  secret ,   j'ignore  à  quel  dessein  , 
Dans  ce  piège  fatal  m'a  conduit  de  sa  main. 
Sa  cruelle  bonté  ,  secondant  r.ion  adresse, 
A  permis  à  mes  yeux  l'aspect  de  la  princesse  ; 
J'ai  prodigué  les  soins  d'un  amour  indiscret, 
Pour  attendrir  ,  hélas  !  un  cœur  qui  t'adorait. 
Je  Tenais  à  tes  yeux  dévoilant  ce  uiystèi-c... 

(à  AzéYnire.  ) 
Cruelle  !   eh  quel  devoir,  vous  forçant  à  vous  taire, 
Me  laissait  enivrer  de  ce  poison  fatal? 
\-t-on  craint  de  me  voir  haïr  un  tel  rival  ? 

azÉmire. 
Je  l'avoûrai ,    seigneur  ,  ce  reproche  m'étonne  ; 
L'ayant  peu  mérité  ,  mon  cœur  vous  le  pardonne  ; 
J'en  plains  même  la  cause,  et  je  crois  qu'en  secret 
Déjà  vous  condamnez  un  transport  indiscret. 

(  au  Prince.) 
Vous  n'avez  pas  pensé,  prince,  que  votre  amante, 
Négligeant  d'étouffer  une  flâme  imprudente  , 
Fière  d'un  autre  hommage  à  ses  yeux  présenté  , 
Ait  d'un  frivole  encens  nourri  sa  vanité  ; 
Et  me  justifler,  c'est  vous  faire  une  offense. 
Mais  puisque  je  vous  dois  expliquer  mon  silence , 
Du  repos  d'un  ami  comptable  devant  vous, 
Souffrez  qu'en  ce  moment  je  rappelle  entre  nous 
Quels  serraens  redoublés  me  forçaient  à  lui  taire 
Un  secret... 


162  ex:.' viîrs 

LE  PKI^cl;. 

Ciel  !   iiiudanic  ,  un  secret  pour  mon  frère  . 
Eh  poiivais-je  prévoir  ?... 

AZÉMIRU. 

Je  sais  que  ce  palais 
Devait  à  tous  les  yeux  me  soustraire  à  jamais  ; 
Qu'entouré  d'ennemis  empressés  ù  vous  nuire  , 
De  nos  vœux  mutuels  vous  n'avez  pu  l'instruire. 
Hélas  !  me  chargeait-t-on  de  ce  soin  douloureu  x, 
Moi  qui,  dans  ce  séjour  pour  vous  si  dangereux, 
Craignant  mon  cœur,  mes  yeux  et  mon  silence  même. 
Vingt  fois  ai  souhaité  de  me  cacher  qui  j'aime  ? 
Mais ,  non  :  je  lur  parlais  de  vous ,  de  tos  vertus  ; 
Enfin ,  je  vous  nommais  ;  que  fallait-il  de  plus  ? 
Et  quand  de  son  amour  la  prompte  violence 
A  condamné  ma  bouche  à  rompre  le  silence  , 
J'ai  vu  son  désespoir,  tout  prêt  ù  s'exhaler, 
Repousser  le  secret  que  j'allais  révéler. 

tE    PRINCE. 

Oui,  sans  doute  ;  et  ce  trait  manquait  ù  ma  misère  ; 
Je  devais  voir  couler  les  larmes  de  mon  frère , 
Voir  l'amitié,  l'amour,  unis,  armés  tous  deux. 
Contre  un  infortuné  qui  ne  vit  que  pour  eus. 
Mon  âme  à  l'espérance  était  encore  ouverte  ; 
C'en  est  fait  :  je  l'abjure,  et  le  ciel  veut  ma  perte  ; 
Je  la  veux  comme  lui,  si  je  fais  ton  malheur, 

ZÉANGIR. 

Ta  perte  !...  Achève,  ingrat,  de  déchirer  mon  cœur. 
Il  te  fallait...  Cruel!  as-tu  la  barbarie 
D'offenser  un  rival  qui  tremble  pour  ta  vie  ? 


I)K    CHA.MFOl'.T.  ^65 

Ta  perte  î...  et  de  quel  crime  ?...  11  n'en  est  qu'un  pour  loi  : 
Tu  viens  de  le  commettre  en  doutant  de  ma  foi. 
Crois-tu  que  ton  ami ,  dans  sa  jalouse  ivresse  , 
Devienne  ton  tyran,  celui  de  ta  maîtresse  ; 
Abjure  l'amitié  ,  la  vertu  ,  le  devoir  , 
Pour  contempler  partout  les  pleurs  du  désespoir  , 
Pour  mériter  son  sort  en  perckint  ce  qu'il  aime  ? 
Qui  de  nous  deux  ici  doit  s'immoler  lui-même  ? 
Est-ce-toi  qu'à  mourir  son  choix  a  condamné  ? 
Ne  suis-je  pas  enfin  le  seul  infortuné  ? 

LE    PRI>'CE. 

Arrête!  Peux-tu  bien  me  tenir  ce  langage  ? 
C'est  un  frère,  un  ami  qui  me  fait  cet  outrage  I 
Cruel  !  quand  ton  amour  au  mien  veut  s'immoler, 
Est-ce  par  ton  malheur  qu'il  faut  nîe  consoler  ? 
Que  tu  craignes  ma  mort  qui  t'assure  le  trône, 
Cette  vertu  n'a  rif;n  dont  la  mienne  s'étonne  : 
Le  ciel  en  te  privant  d'un  ami  couronné  , 
ïe  ravirait  bien  plus  qu'il  ne  t'aurait  donné  ; 
Mais  te  voir  à  mes  vœux  sacrifier  ta  flâme  , 
Sentir  tous  les  conibats  qui  déchirent  ton  âme  , 
Et  ne  pouvoir  t'offrir,  pour  prix  de  les  bienfaits. 
Que  le  seul  désespoir  de  l'égaler  jamais  : 
Ce  supplice  est  affreux,  si  tu  peux  me  connaître. 


Va,  ce  seul  sentiment  m'a  tout  payé  peu^-ètrç. 
Mon  frère,  laisse-moi,  dans  mes  vœux  confondus. 
Laisse-moi  ce  bonlieur  que  donnent  les  vertus  ; 
Il  me  coûte  assez  cher  pour  que  j'ose  y  prétendre  ; 
Tu  dois  vivre  et  rh'airhcr  ;  moi ,  vivre  et  te  défendre. 


^ 


264  OEUVRES 

Tout  l'ordonne,  le  ciel ,  la  nature  ,  l'honneur. 

Respecte  cette  loi  qu'ils  font  tous  à  mon  cœur , 

Je  t'en  conjure  ici  par  un  frère  qui  t'aime, 

Par  toi,  partes  malheurs...  par  ton  amour  lui-même. 

(  a  Azémire.  ) 
Joignez-vous  à  mes  vœux;  c'est  à  vous  de  fléchir 
Uu  cœur  aimé  de  vous ,  qui  peut  vouloir  mourir. 

LE  PRINCE  ,  avec  transport. 

C'en  est  fait ,  je  me  rends  ;  ce  cœur  me  justifie. 
Je  vous  aime  encor  plus*que  je  ne  hais  la  vie. 
Oui,  dans  les  nœuds  sacrés  qui  m'unissent  à  toi , 
Ton  triomphe  est  le  mien,  tes  vertus  sont  à  moi. 
Va;  ne  crains  point,  ami,  que  ma  fierté  gémisse  , 
Ni  qu'opprimé  du  poids  d'un  si  grand  sacrifice , 
Mon  cœur  de  tes  bienfaits  puisse  être  humilié  ; 
Et  connaît-on  l'orgueil  auprès  de  l'amitié  ! 

SCÈNE  IV. 
LE  PRINCE,  ZÉANGIR,  AZÉMIRE,  ACHMET. 

ACHMET. 

Pardonnez  si  déjà  mon  zèle  en  diligence 
A  vos  épanchemens  vient  mêler  ma  présence  : 
Mais  d'un  subit  effroi  le  palais  est  troublé. 
Déjà,  près  du  sultan  le  visir  appelé  , 

(  au  Prince.  ) 
Prodigue  contre  vous  les  conseils  de  la  haine. 
La  moitié  du  sérail,  que  sa  voix  seule  entraîne, 
Séduite  dès  long-temps,  s'intéresse  pour  lui  ; 
Même  on  dit  qu'en  secret  un  plus  puissant  appui... 


DE    CHAMFOKT.  265 

Pardonnez...  Dans  vos  cœurs  mes  regards  ont  dû  lire; 
Mais  une  mère...  hélas!  je  crains... 

LE    PRINCE. 

Qu'oses-tu  dire  P 
zÉANGiR,  transporté. 
Ichèw;. 

ACHMET. 

Eh  bien  !  l'on  dit  qu'invisible  à  regret , 
Sa  main  conduit  les  coups  qu'on  prépare  en  secret  ; 
On  redoute  un  courroux  qu'elle  force  au  silence  ; 
On  craint  son  artifice,  on  craint  sa  violence; 
Mais  un  bruit  dont  surtout  mon  cœur  est  consterné... 
Le  sultan  veut  la  voir  ,  et  l'ordre  en  est  donné. 

AZÉMiaE. 

Ciel! 

ACHMET. 

On  tremble  ,  on  attend  cette  grande  entrevue  ; 
On  parle  d'une  lettre  au  sultan  inconnue. 

LE    PRINCE. 

(  à  Zéangir.  ) 
Dieu  !  mon  sort  voudrait-il  ?...  Tu  sauras  tout... 


ACHMET. 

Contre  un  juste  courroux  détendez  votre  cœur. 
Vous  ignorez  quel  ordre  et  quel  projet  sinistre 
Mena  dans  votre  camp  un  odieux  ministre. 
Le  visir  (  je  voudrais  en  vain  vous  le  cacher  ) 
Aux  bras  de  vos  soldats  devait  vous  arracher. 


Seigneur? 


'iGÔ  OLL'VRES 

I.E    PRINCE. 

Que  cîib-Ui  ? 

ACHMET. 

Le  péril  arrêta  son  audace. 
Cher  prince,  devant  vous  si  mes  pleui's  trouvent  grâce. 
Si  mes  vœux,  si  mes  soins  méritent  quelque  prix. 
Si  d'un  vieillard  tremblant  vous  souffrez  les  avis. 
Modérez  vos  transports;  et,  loin  d'aigrir  un  père  y 
Réveillez  dans  son  cœur  sa  tendresse  première  ; 
Il  aima  votre  enfance,  il  aîme  vos  vertus. 
Vous  pourriez...  Pardonnez.  Je  n'ose  en  dire  plus. 
A  de  plus  chers  conseils  mon  cœur  vous  abandonne  , 
Et  vole  à  d'autres  soins  que  mon  zèle  m'ordonne. 

SCÈNE  V. 
ZÉANGIR  ,  LE  PRINCE  ,  AZÉMIRE. 

ZÉANGIR. 

Quel  est  donc  le  péril  dont  je  t'ai  vu  frémir? 
Cette  lettre  fatale...  Ami,  daigne  éclaircir... 

LE    PRINCE. 

J'accroîtrai  les  douleurs. 

zÉANGTft. 

Parle. 

LE  PRINCE. 

Avant  que  mon  perc 
Demandât  la  princesse  en  mes  mains  prisonnière  , 
Thaoïas  secrètement  députa  près  de  moi, 
Et  pour  priser  ses  fers  et  pour  tenter  ma  loi. 


nii     CIIAMIOÎIT. 


Si 


Ami.  tu  me  connais  ;  et  mon  devoir  l'annonce  , 
Malgré  mes  vœux  naissans  ,  qlielle  fut  ma  réponse  ; 
Mais  lorsque,  chaque  jour,  ses  vertus,  ses  attraits., 
Je  t'urraclie  le  coeur... 


ZEANGIK. 

JNoii ,  mon  cœur  est  en  paix. 
Poursuis. 

LE  rRi::îÇE. 

O  ciel!...  Éh  biien  !  bi'ûlatît  d'amour  pour  elle  , 
Et  depuis,  accablé  d'une  absence  cruelle. 
Je  crus  que  je  pouvais,  sans  blesser  mon  devoir. 
De  la  paix  à  Thamas  présenter  quelque  espoir. 
Et  demander,  pour  prix  d'une  heureuse  entremise 
Que  la  main  de  sa  fdie  à  ma  foi  fût  promise. 
Nadir,  de  mes  desseins  fidèle  confident, 
Autorisé  d'un  mot,  partit  secrètement; 
J'attendais  son  retour.  J'apprends  qu'en  Assyrie 
Attaqué,  défendant  mon  secret  et  sa  vie  , 
Accablé  sous  le  nombre  ,  il  avait  succombé. 

zéàngir. 

Je  vois  dans  quelles  mains  ce  billet  est  tombé. 
Je  vois  ce  que  préparc  une  haine  inhumaine  : 
Cette  lettre  aujouid'hui  vient  d'enhardir  sa  haine. 
Hélas!  de  toi  bientôt  dépendront  ses  destins, 
Bient^  son  empereur... 

LE  PRINCE. 

One  dis-tu  ?  Ouoi  !  lu  crains... 


i68 


OEirvRES 


ZEANGIK. 

Non,  mon  âme  à  ta  foi  ne  fait  point  cette  offense. 
Sans  crainte  pom-  ses  jours ,  je  vole  à  ta  défense. 
Je  vois  quels  coups  bientôt  doivent  m'être  portés  : 
Il  en  est  un  surtout...  J'en  frémis...  Écoutez. 
Je  jure  ici  par  vous  que  ,  dans  cette  journée , 
Si  je  pouvais  surprendre  en  mon  âme  indignée  , 
Quelque  désir  jaloux,  quelque  perfide  espoir, 
Capable  un  seul  moment  d'ébranler  mon  devoir. 
Dans  ce  cœur  avili...  Non,  il  n'est  pas  possible... 
Le  ciel  me  soutiendra  dans  cet  instant  terrible , 
Et  satisfait  d'un  cœur  trop  long-temps  combattu. 
De  l'affront  d'un  remords  sauvera  ma  vertu. 


FIN    DU    SECOND    ACTE, 


DE  CHAMFORT.  ti6q 


ACTE  III. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
SOLIMAN  ,  ROXELANE. 


Prenez  place,  madame  ;  il  faut  que,  dans  ce  jour, 
Votre  âme  à  mes  regards  se  montre  sans  détour  : 
Le  prince  dans  ces  lieux  yient  enfin  de  se  rendre. 

ROXELANE. 

Les  cris  de  ses  soldats  viennent  de  me  l'apprendre. 

SOLIMAN. 

J'entrevois  par  ce  mot  vos  secrets  sentimens  ; 

Vous  jugerez  des  miens  :  daignez  quelques  momens 

Vous  imposer  laloi  de  m'entendre  en  silence. 

Mon  fils  a  mérité  ma  juste  défiance  ; 

Et  son  retour,  d'ailleurs  fait  pour  me  désarmer. 

Avec  quelque  raison  peut  encor  m'alarmer. 

Sans  doute  je  suis  loin  de  lui  chercher  des  crimes  ; 

Mais  il  faut  éclaircir  des  soupçons  légitimes. 

Vos  yeux  ,  si  du  visir  j'explique  les  discours, 

Ont  surpris  des  secrets  d'où  dépendent  mes  jours. 

Je  n'examine  point  si ,  pour  mieux  me  confondre , 

De  concert  avec  lui...  vous  pourrez  me  répondre. 

Hélas!  il  est  affreux  de  soupçonner  la  foi 

Des  cœur*  que  l'on  chérit  et  qu'on  croyait  à  soi; 


S.'JO  OEUVRES 

Mais  au  bord  du  lombeau  telle  est  uia  dcstini-p- 
Par  d'autres  intérêts  maintenant  gouvernée  , 
Aux  soins  de  l'avenir  vous  croyez  vous  devoir; 
Je  conçois  vos  raisons  ,  vos  craintes ,  votre  espoir  ; 
Et,  malgré  mes  vieux  ans,  ma  tendresse  constante 
A  vos  destins  futurs  n'est  point  indifférente. 
Mais  vous  n'espérez  point  que,  pour  votre  repos, 
Je  répande  le  sang  d'un  fils  et  d'un  héros. 
Son  juge,  en  ce  moment,  se  souvient  qu'il  est  père. 
Je  ne  veux  écouter  ni  soupçons  ni  colère. 
Ce  sérail,  qui,  jadis,  sous  de  cruels  sultans, 
Craignait  de  leurs  fureurs  les  caprices  sanglans, 
A  connu,  dans  le  cours  d'un  régne  plus  propice  , 
Quelquefois  ma  clémence,  et  toujours  ma  justice. 
Juste  envers  mes  sujets  ,  juste  envers  mes  enfans. 
Un  jour  ne  perdra  point  l'honneur  de  quarante  ans. 
Après  un  tel  aveu  ,  parlez  ,  je  vous  écoute  ; 
Mais  que  la  vérité  s'offre  sans  aucun  doute. 
Je  dois  ,  s'il  faut  porter  un  jugement  cruel , 
En  répondre  à  l'état,  à  l'avenir  ,  au  ciel. 

ROXELANE. 

Seigneur,  d'étoiinement  je  demeure  frappée. 

De  vous,  de  votre  fils  en  secret  occupée  , 

J'ai  dû  ,  sans  m'éxpliqucr  sur  ce  grand  intérêt , 

3iuette  avec  l'empire  ,  attendre  son  arrêt. 

Mais,  puisque  le  premier  vous  quittez  la  conîrainte 

D'un  silence  affecté,  trop  semblable  à  la  feinte , 

De  mon  âme  à  vos  yeux  j'ouvrirai  les  replis  : 

Je  déteste  le  prince  et  j'adore  mon  fils  ; 

Ainsi  que  vous,  du  moins,  je  parle  avec  franchise; 

Et,   loin  qu'avec  effort  ma  haine  se  déguise. 


DE   CIIAMFORT.  27! 

J'ose  entreprendre  ici  de  la  justifier  , 
Vous  invitanl  A'ous-même  à  vous  en  défier. 
Je  ne  vous  cache  point  (  qu'est-il  besoin  de  feindre  ?  ) 
Que  prompte  en  ce  péril  à  tout  voir,  à  tout  craindre, 
J'ai  d'un  visir  fidèle  emprunté  les  avis,  ^jk,, 

Et  moi-même  éclairé  les  pas  de  votre  fils- 
Tout  fondait  mes  soupçons;  un  père  les  partage. 
Eh  !  qui  donc,  en  effet ,  pourrait  voir  sans  ombrage 
Un  jeune  ambitieux  qui,  d'orgueil  enivré. 
Des  cœurs  qu'il  a  séduits,  disposant  ù  son  gré  , 
A  vous  intimider  semble  mettre  sa  gloire  , 
Et  croit  tenir  ce  droit  des  mains  de  la  victoire  ? 
Qui ,  mandé  par  son  maître  ,  a,  jusques  à  ce  jour. 
Fait  douter  de  sa  foi,  douter  de  son  retour. 
Et  du  grand  Soliman  a  réduit  la  puissance 
A  craindre  ,  je  l'ai  vu  ,  sa  désobéissance? 
Qui,  j'ose  l'attester,  et  mes  garans  sont  prêts, 
Achète  ici  les  yeux  ouverts  sur  vos  secrets  , 
Parle,  agit  en  sultan;  et,  si  l'on  veut  l'entendre, 
Et  la  guerre  et  la  paix  de  lui  seul  vont  dépendre. 
Oui,  seigneur,  oui,  vous  dis-je ,  et  peut-être  aujourd'hui 
Vous  en  aurez  la  preuve  et  la  tiendrez  de  lui. 

SOLIMAN. 

Ciel  ! 

ROXELANE. 

D'un  fils,  d'un  sujet  est-ce  donc  la  conduite  ? 
Et  depuis  quand  ,  seigneur, n'en  craint-on  plus  la  suite  ? 
Est-ce  dans  ce  séjour  ?...  vainement  sous  vos  lois, 
La  clémence  en  ces  lieux  fit  entendre  sa  voix; 
Une  autre  voix  peut-être  y  parle  plus  haut  qu'elle, 
La  voix  de  ces  sultans  qu'une  main  criminelle  , 


272  OEUVRES 

Sanglans,  a  renversés  aux  genoux  de  leurs  fils  ; 
La  voix  des  fils  encor  qui,  près  du  trône  assis, 
N'ont  point  devant  ce  trône  assez  courbé  la  tête. 
11  le  sait  :  d'où  vient  donc  que  nul  frein  ne  l'arrête  ? 
Sans  doute  mieux  qu'un  autre  il  connaît  son  pouvoir  ; 
De  l'empire  ,  en  effet ,  il  est  l'unique  espoir. 
Eh  !  qui  d'un  peuple  ingrat  n'a  vu  cent  fois  l'ivresse 
Oser  à  vos  vieux  ans  égaler  sa  jeunesse. 
Et  d'un  héros,  l'honneur  des  sultans  ,  des  guerriers. 
Devant  un  fier  soldat  abaisser  les  lauriers? 
Qui  peut  vous  rassurer  contre  tant  d'insolence  ? 
Est-ce  un  camp  qui  frémit  aux  portes  de  Byzance? 
Un  peuple  de  mutins,  d'esclaves  factieux, 
De  leur  maître  indigné  tyrans  capricieux? 
Ah  !  seigneur,  est-ce  ainsi  ('e  vous  cite  à  vous-même) 
Que,  rasurant  Sélim,  dans  un  péril  extrême  , 
Vous  vîntes  dans  ses  mains  ici  vous  déposer  , 
Quand  ces  mêmes  soldats,  ardens  à  tout  oser. 
Pour  vous ,  malgré  vous  seul ,  pleins  d'uM|  zèle  unanime , 
Rebelles,  prononçaient  votre  nom  dans  leur  crime  ? 
On  vous  vit  accourir,  seul,  désarmé,  soumis, 
Plein  d'un  noble  courroux  contre  ses  ennemis  , 
Et  tombant  à  ses  pieds  ,  otage  volontaire , 
Echapper  au  malheur  de  détrôner  un  père. 
Tel  était  le  devoir  d'un  fils  plus  soupçonné  , 
Et  votre  exemple  au  moins  l'a  déjà  condamné. 


Ce  qu'a  fait  Soliman,  Soliman  dut  le  faire. 
Celui  qui  fut  bon  fils  doit  être  aussi  bon  père, 
Et  quand  vous  rappelez  ces  preuves  de  ma  foi , 
Votre  voix  m'avertit  d'être  dicnc  de  moi. 


1)K    CHAMFORT.  2 -y  3 

Des  revers  des  sultans  vous  me  tracez  l'image  : 

Je  reconnais  vos  soins,  madame;  et  je  présage 

Que,  grâce  aux  miens  peut  être,  un  sort  moins  rigoureux 

Ecartera  mon  nom  de  ces  noms  malheureux. 

Trop  d'autres,  négligeant  le  devoir  qui  m'arrête  , 

A  des  fils  soupçonnés  ont  demandé  leur  tête. 

Oui  :  mais  n'ont-ils  jamais,  après  ces  rudes  coups, 

Détesté  les  transports  d'un  aveugle  courroux? 

Hélas!  si  ce  moment  doit  m'oflVir  un  coupable. 

Peut-être  que  mon  sort  est  assez  déplorable. 

Serais-je  donc  rangé  parmi  ces  souverains 

Qu'on  a  vus  ,  de  leurs  fds  juges  trop  inhumains. 

Réduits  à  s'imposer  ce  fatal  sacrifice  ? 

Malheureux  qu'on  veut  plaindre  et  qui  faut  qu'on  haïsse  ! 

Quelqu'éclat  dont  leur  régne  ait  ébloui  les  yeux  •, 

De  ces  grands  châtimens  le  souvenir  affreux, 

Eternisant  l'eflroi ■qu'imprime  leur  mémoire. 

Mêle  un  sombre  nuage  aux  rayons  de  leur  gloire. 

Le  nom  de  Soliman  ,  madame  ,  a  mérité 

De  parvenir  sans  tache  à  la  postérité. 

Dans  mon  cœur  vainement  votre  cruelle  adresse 

Cherche  d'un  vil  dépit  la  vulgaire  faiblesse. 

Et  voudrait  par  la  haine  irriter  mes  soupçons  ; 

J'écarte  ici  la  haine  et  pèse  les  raisons. 

L'intérêt  de  mon  sang  me  dit ,  pour  le  défendre , 

Qu'un  coupable  en  ces  lieux  eût  tremblé  de  se  rendre; 

Qu'adoré  des  soldats Je  l'étais  comme  lui. 

ROXELANE. 

Comme  lui,  des  Persans  imploriez-vous  l'appui? 

SOLIMAN. 

Des  Persans...  Luil  grands  dieux  !...  je  reliens  ma  colère... 

IV.  i8 


1']^  OEUVRES 

Ce  ne  pas  vous  ici  que  rluit  en  croire  un  père. 
Que  des  garans  certains  à  mes  yeux  présentés  , 
Que  la  preuve  à  l'instant.... 

KOXELANE.  • 

Je  le  veux. 

SOLIMAN,  se  levant. 

Arrêtez. 
Je  redoute  un  Courroux  ti'op  facile  à   surprendre. 
Son  maître  en  vain  frémit,  son  juge  doit  l'entendre. 
Que  mon  fils  soit  présent...   Faites  venir  mon  fils. 

[Roxclaiie  se  lève,  le  lùsir  parait.  ) 
Que  veut-on  ? 

SCÈNE  II. 

SOLIMAN,  ROXELANE,  OSMAN. 

OSMAN. 

J'attendais  le  moment  d'être  admis. 
Seigneur,  je  viens  chercher  des  ordres  nécessaires. 
Ali,  ce  brave  Ali,  ce  chef  des  janissaires. 
Qui ,  même  sous  Sélim  ,  s'est  illustré  jadis, 
Et,  malgré  son  grand  âge,  a  suivi  voire  fils. 
Se  flatte  qu'à  vos  pieds  vous  daignerez  l'admettre  ; 
II  apporte  un  secret  qu'il  a  craint  de  commettre  : 
Le  salut  de  l'empire  ,  a-t-il  dit  ,  en  dépend. 
Et  des  moindres  délais  il  me  rendait  garant. 
Je  cru  que  son  grand  nom  ,  ses  exploits... 

SOLIMAN. 

Qu'il  paraisse. 
ROXELANE,  à  part. 
Que  veul-il  ? 


UE    CHAMFORT.  27!) 

soLiMAXj  lai  faisdîit  signe  de  sortir. 

Vous  savez  quelle  est  Totre  promesse. 

KOXELANE. 

Je  ne  reparaîtrai  que  la  preuve  à  la  main. 

SCÈNE  III. 
SOLIMAN,    OSMAN,   ALf. 

SOLIMAN. 

Quel  soin  pressant  t'amène,  et  quel  est  ton  dessein? 
Veux-tu  qu'il  se  retire  ? 

ALI. 

Il  le  faudrait  peut-être. 

Mais  je  viens  contre  lui  m'adresser  à  son  maître  ; 

Qu'il  demeure,  il  le  peut.   Sultan,  tu  ne  crois  pas 

Que  j'eusse  d'un  rebelle  accompagné  les  pas. 

Ton  fils,  ainsi  que  moi,  vit  et  mourra  fidèle. 

J'ai  su  calmer  des  siens  et  la  fougue  et  le  zèle; 

Ils  te  révèrent  tous.  Mais  on  craint  les  complots 

Que  la  haine  en  ces  lieux  trame  contre  un  héros. 

«  Ah!  du  moins,  disaient-ils,  dans  leur  secret  murmure 

»    Ah  !  si  la  vérité  confondait  l'imposture  ! 

»    Si ,  détrompant  un  maître  et  cherchant  ses  regards 

»   Elle  osait  pénétrer  ces  terribles  remparts  ! 

))    Mais  la  mort  punirait  un  zèle  téméraire.  » 

On  peut  près  du  cercueil  hasarder  de  déplaire. 

Sultan,  d'un  vieux  guerrier  ces  restes  languissans, 

Ce  sang,  dans  les  combats  prodigué  soixante  ans. 

Exposés  pour  ton  fils  que  tout  l'empire  adore. 

S'ils  sauvaient  un  héros  te  serviraient  encore. 


2^76  .       .  OEUVRES 

JDe  noire  amour  pour  lui  ne  prends  aucuns  soupçons; 
C'est  le  grand  Soliman  qu'en  lui  nous  chérissons  ; 
Il  nous  rend  tes  vertus,  et  tu  permets  qu'on  l'aime. 
Mais  crains  ses  ennemis,  crains  ton  pouvoir  suprême. 
Crains  d'éternels  regrets,  et  surtout  un  remords. 
J'ai  rempli  mon  devoir:  ordonnes-tu  ma  mort  ? 

SOLIMAN. 

j'estime  ce  courage  et  ce  zèle  sincère  ; 
Je  permets  à  te»  yeux  de  lire  au  cœur  d'un  père. 
Ne  crains  point  un  courroux  imprudent  ni  cruel. 
J'ai:ne  un  fds  innocent,  je  le  hais  criminel  : 
Ne  crains  pour  lui  que  lui.  L'audace  et  l'artiflce 
En  moi  de  leurs  fureurs  n'auront  point  un  complice. 
Contiens  dans  son  devoir  le  soldat  turbulent  ; 
Leur  idole  répond  d'un  caprice  insolent. 
Sans  dicter  mon  arrêt ,  qu'on  l'attende  en  silence. 
Tu  peux  de  ce  séjour  sortir  en  assurance  : 
Va  ,  les  cœurs  généreux  ne  craignent  rien  de  moi. 

ALI 

Sur  le  sort  de  ton  fils  je  suis  donc  sans  elTroi. 

SCÈNE  IV. 

SOLIMAN  ,  LE    PRINCE. 

SOLIMAN. 

Approchez  :  à  mon  ordre  on  daigne  enfin  se  rendre. 
J'ai  cru  qu'avant  ce  jour  je  pouvais  vous  attendre. 

LE  PKIMCE. 

Lin  devoir  douloureux  a  retenu  mes  pas; 
Une  mère  ,  seigneur,  expirante  en  mes  bras... 


SOUMAK. 

Elle  n'est  plus  ! Je  dois  des  rep:reis  à  sa  cendre. 

i.E  i-ruscî:. 

Occupée,  en  mourant,  d'un  souvenir  trop  tendre... 

sonM.vn. 

C'est  assez.  Plut  au  ciel  qu'à  de  justes  raisons 
Je  pusse  voir  encor  céder  d'autres  soupçons, 
Sans  que  de  vos  soldats  l'audace  et  l'insolence 
Vinssent  d'un  fds  suspect  attester  l'innocence  I 

LE   PRINCE. 

Ne  me  reprochez  point  leurs  transports  effrénés. 
Qu'en  ces  lieux  ma  présence  a  déjà  condamnés. 
Ah  !  seigneur,  si  pour  moi  l'excès  de  leur  tendresse 
Jusqu'à  l'emportement  a  poussé  leur  ivresse. 
Daignez  ne  l'imputer,  hélas  !  qu'à  mon  malheur  : 
C'est  mon  funeste  sort  qui  parle  en  ma  faveur. 
Privé  de  vos  bontés  où  je  pouvais  prétendre, 
J'inspire  une  pitié  plus  pressante  et  plu><  tendre. 

SOLIMAN. 

Peut-être  il  vaudrait  mieux  leur  en  inspirer  nioin-  : 
Peut-être  qu'un  sujet  devait  borner  ses  soins 
A  savoir  obéir,  à  faire  aimer  sa  gloire  , 
A  servir  sans  orgueil  ,  à  ne  point  laisser  croire 
Que  ses  desseins  secrets  ,  de  la  Perse  approuvés... 

LE    PBIXCE. 

Oh  ciel  !  le  croyez  vous  ! 

SOLIMAN. 

Non  ,  puisque  vous  vivcT. 


l'J^  OIÎUVJÎKS 

SCÈNE  V. 
LES  PRÉCÉDENS,  ROXELANE- 

HOXELANE ,  à  SoUmav. 

Sultan  ,  vous  pourrez  voir  ma  promesse  accomplie. 

A  a  Prince. 
Prince  ,  un  destin  cruel  m'a  fait  votre  ennemie  ; 
Mais  cette  haine,  au  moins  ,  en  s'attaquant  à  vous  , 
Dans  la  nuit  du  secret  ne  cache  point  ses  coups  : 
Vous  êtes  accusé,  vous  pourrez  vous  défendre. 

LE   PRINCE. 

A  ce  trait  généreux  j'avais  droit  de  m'attendre. 

SOLIMAN,  prenant  la  lettre. 

«  A  VOS  désirs  on  refusa  la  paix  : 
»   Un  heureux  changement  vous  permet  d'y  prétendre. 
»   Victorieux  par  moi,  peut  être  à  mes  souhaits 

»    Le  Sultan  voudra  condescendre. 
»   Les  raisons  de  cette  offre  et  le  prix  que  j'y  mets , 
»   Je  les  tairai;  Nadir  doit  seul  vous  les  apprendre.  » 
Que  vois-je?  avoûrez-vous  cette  lettre,  ce  seing? 

LE   PBINCE. 

Oui;  ce  billet,  seigneur  ,  fut  tracé  de  ma  main. 

SOLIMAN. 

Holà!  gardes. 

LE  PRINCE. 

Je  dois  vous  paraître  coupable  , 
Je  le  sais.  Cependant ,  si  le  sort  qui  m'accable 
Souffrait  que  votre  fils  pût  se  justifier. 
Si  mon  cœur  à  vos  yeux  se  montrait  tout  entier.. ► 


DE  r.IIAMl  OUT.  IJl) 

ROXELANÏ. 

{Au  Prince.  (  Au  Sultan  ).  {Au  Prince  ). 

Il  le  faut...  Permettez...  Vous  n'avez  rien  à  craindre  ; 

Parlez  ,  Nadir  n'est  plus ,  et  vous  pouvez  tout  feindre. 

LE  PRINCE. 

Barbare  !  à  cet  opprobre  étais-je  réservé  ? 

Par  pitié  ,  si  mon  crime  à  vos  yeux  est  prouvé  , 

D'un  père  ,  d'un  sultan  déployez  la  puissance  ; 

Par  mille  affreux  tourmens  éprouvez  ma  constance  : 

Je  puis  chérir  des  coups  que  vous  aurez  portés  ; 

Mais  ne  me  livrez  point  à  tant  d'indignités. 

Votre  gloire  l'exige,  et  votre  fils  peut  croire... 


Perfide  !  il  le  sied  bien  d'intéresser  ma  gloire  ! 
Toi  qui  veux  la  flétrir,  toi,  l'ami  des  Persans  ! 
Toi  qui ,  devant  leur  maître  ,  avilis  mes  vieux  ans  ! 
Qui,  sachant  contre  lui  quelle  fureur  m'anime... 

LE  PRINCE. 

Ah  !  croyez  que  son  nom  fait  seul  mon  plus  grand  crime  ; 
Que  ,  sans  ce  fier  courroux,  j'aurais  pu...  Non  ,  jamais. 

(  Montratit  Roxelane). 
J'ai  mérité  la  mort,  et  voilà  mes  forfaits. 
Celte  lettre  en  vos  mains,  seigneur,  m'accusait-elle, 
Quand  d'avance  par  vous  traité  comme  un  rebelle  , 
L'ordre  de  m' arrêter  dans  mon  camp  ? 

SOLIMAN. 

Just'js  cieux  ! 
Tu  «avais...  Je  vois  tout.  D'un  écrit  odieux 


280  CœUVRES 

Ta  bouche  en  ce  moment  lu'éclaircit  le  mystère  ; 
Il  demande  à  Thamas  des  secours  contre  un  père. 

LE    PRINCE. 

Quoi  !  ce  secret  fatal  qu'à  l'instant  dans  ces  lieux... 

SOXIMAN. 

Traître  !  c'en  est  assez.  Qu'on  l'ôte  de  mes  yeux. 

SCÈNE  VI. 
LES  PRliCÉDENS,  ZÉANGIR. 

LE  FRiNCE ,  voyant  Zéangir. 
Ciel! 

ZÉAKGIR. 

(  à  part.  ) 
Mon  père  ,  daignez...  O  mère  trop  cruelle  ! 

SOUMAN. 

Quoi  !   sans  être  appelé  ? 

ROXELANE. 

Quelle  audace  nouvelle  ! 

SOLIMAN. 

Qu'on  m'en  réponde  ,  allez. 

ZÉANGIR. 

Suspendez  un  moment. 

LE    PRINCE. 

Ah  !  qu'il  suffise  au  moins  à  cet  embrassement. 
Va,  de  ton  amitié  cette  preuve  dernière 
A  trop  bien  démenti  les  fureurs  de  ta  mère  ; 


DE    CFIAMFORT. 


a8i 


Elle  surpasse  loiit,  sa  rage  et  mes  malheurs, 
Et  la  haine  qu'on  doit  à  ses  persécuteurs. 

(//  sort  ). 

SCÈNE  VII. 
SOLIMAN,  ROXELANE,  ZÉANGIR. 

SOLIAIAN. 

Quel  orgueil! 

zÉangir. 
Ah  !  craignez  que  dans  votre  vengeance... 

SOLIMAN. 

Je  veux  bien  de  ce  zèle  excuser  rimprudencc  ; 
Et  j'aimerais,  mon  fils  ,  à  vous  voir  généreux. 
Si  le  crime  du  moins  pouvait  être  douteux  : 
Mais  ne  me  parlez  point  en  faveur  d'un  perfide 
Qui  peut-être  déjà  médite  un  parricide. 

(  à  Roxelane.  ) 
J'excuse  votre  haine,  et  je  vais  de  ce  pas 
Prévenir  les  effets  de  ses  noirs  attentats. 

SCÈNE  Vlil. 

ROXELANE,  ZÉANGIR. 

zéangih. 
Quoi  !  déjà  votre  haine  a  frappé  sa  victime  ! 
Un  père  en  un  moment  la  trouve  légitime  ! 

BOXELAKE. 

Pour  convaincre  un  coupable,  il  ne  faut  qu'un  instant. 


282  Oi:  LIVRES 

ZÉANGIR. 

Si  vous  n'aviez  un  fils,  il  serait  innocent, 

ROXELANE. 

Le  ciel  me  l'a  donné,  peut-être  en  sa  colère. 

ZÉANGIH. 

Le  ciel  vous  l'a  donné...  pour  attendrir  sa  uièrc. 

Je  veux  croire  et  je  crois  que,  prête  à  l'opprimer. 

Contre  un  coupable  ici  vous  pensez  vous  armer  ; 

El  l'amour  maternel  que  dans  vous  je  révère 

(  Car  je  combats  des  voeux  dont  la  source  m'est  chère  ) , 

Abusant  vos  esprits  sur  moi  seul  arrêtés  , 

Vous  persuade  encor  ce  que  vous  souhaitez; 

ftlais  cet  amour  vous  trompe ,  et  peut  être  funeste. 

KOXELANE. 

Dieu!  quel  aveuglement!  le  criae  est  manifeste , 
Son  père  en  a  tenu  le  gage  de  sa  main. 

ZÉANGIR^    à  pari. 

Que  ne  puis-je  parler  ? 

ROXELANE. 

Vous  fréniissez  en  vain. 
Abandonnez  un  traitre  à  son  sort  déplorable. 
Vous  l'aimiez  vertueux,  oubliez-le  coupable. 
Ou,  si  votre  an  itié  lui  donne  quelques  pleurs. 
Voyez  du  moins,  voyez,  à  travers  vos  douleurs, 
Quel  brillant  avenir  le  destin  vous  présente  ; 
Col  éclat  des  sultans  ,  celte  pompe  imposante  , 
L'miivers  de  vos  lois  docile  adorateur  , 
El  la  gloire  plus  belle  encor  que  la  grandeur  , 
La  gloire  que  vos  vœux... 


DF.    CHAMFORT.  28'^ 

zéangir. 
Sans  doute  elle  m'anime. 

ROXELAKE". 

Un  Irône  ici  la  donne. 

ZÉAT(GIR. 

Un  trône  acquis  sans  crime,     • 

ROXELANE. 

Quel  crime  conimels-tu  ? 

ZÉANGIR. 

Ceux  qu'on  commet  pour  moi. 

ROXELAXE. 

Des  attentats  d'autrui  je  profite  pour  loi. 

ZÉANGIB. 

Vous  le  croyez  coupable  ,  et  c'est  là  votre  excuse. 

Mais  moi  qui  vois  son  cœur,  mais  moi  que  rien  n'abuse... 

ROXELANE. 

Tu  pleureras  un  jour  quand  l'absolu  pouvoir... 

ZÉANGIR. 

A-t-on  jamais  pleuré  d'avoir'fait  son  devoir  ? 

ROXELANE. 

J'ai  pitié,  mon  cher  fils,  d'un  tel  excès  d'ivresse  j 
Je  vois  avec  quel  art,  séduisant  ta  jeunesse. 
Il  a  su",  plus  prudent,  par  cette  illusion , 
T'écartant  du  sentier  de  son  ambition... 

ZÉANGIR. 

Quoi!  vous  doutez... 


284  OE[;VRF,S 

r.OXELANE. 

Eh  bien  ,  je  veux  le  croire  .  il  liiiine 
Ainsi  que  toi ,  mon  fils  ,il  se  trompe  lui-même. 
Vous  ignorez  tous  deux,  dans  votre  aveugle  erreur. 
Et  le  cœur  des  humains  et  votre  propre  cœur. 
Mais  le  temps,  d'autres  vœux,  l'orgueil  de  la  puissance. 
Du  monarque  au  sujet  cet  intervalle  immense. 
Tout  va  briser  bientôt  un  nœud  mal  affermi , 
Va  sur  le  trône  un  jour  tu  verras... 

ZÉANGIR. 

Un  ami.  ' 

ROXELANE. 

E'aini  d\in  maître  !  ô  ciel!  ah!  quitte  un  vain  prestige. 

7.ÉANGIR. 
Jamais. 

ROXELANE. 

Les  Ottomans  ont-ils  vu  ce  prodige  ') 

ZÉANCIR. 

Ils  le  verront. 

BOXEtANE. 

Mon  fils,  songes-tu  dans  quels  lieux  ?.., 
Encor  si  tu  vivais  dans  ces  climats  heureux, 
Qui,  grâce  à  d'autres  mœurs,  à  des  lois  moins  sévères, 
Peuvent  offrir  des  rois  que  chérissent  leurs  frères  ; 
Où  ,  près  du  maître  assis,  brillans  de  sa  splendeur  , 
Quelquefois  partageant  le  poids  de  sa  grandeur, 
Ils  vont  à  des  sujets  placés  loin  de  sa  vue 
De  leurs  devoirs  sacrés  rappeler  l'étendue  ; 


DE     CHAMFORT. 


285 


Et,  marchant  sur  sa  trace  ,  aux  conseils  ,  aux  combats, 

UecucHlent  les  honneurs  attachés  à  ses  pas  ! 

Qu'à  ce  prix  signalant  l'aïuitié  fraternelle  , 

On  mette  son  orgueil  à  s'immoler  pour  elle  , 

Je  conçois  cet  effort.  Mais  en  ces  lieux  !  mais  toi  !... 


Il  est  fait  pour  mon  âme  ,  il  est  digne  de  moi. 

Est-ce  donc  un  effort  que  de  chérir  son  frère  ? 

Serait-ce  une  vertu  quelque  part  étrangère  ? 

Ai-je  dû  m'en  défendre  ?  Et  quel  cœur  endurci 

Ne  l'eût  aimé  partout  comme  je  l'aime  ici  ? 

Partout  il  eût  trouvé  des  cœurs  aussi  sensibles  , 

Un  père,  hélas!  plus  doux...  des  destins  moins  terribles. 

Non  ,  vous  ne  savez  pas  tout  ce  gue  je  lui  dois. 

Si  mon  nom  près  du  sien  s'est  placé  quelquefois  , 

C'est  lui  qui  vers  l'honneur  appelait  ma  jeunesse, 

Encourageait  mes  pas,  soutenait  ma  faiblesse  ; 

Sa  tendresse  inquiète  au  milieu  des  combats  , 

Prodigue  de  ses  jours ,  m'arrachait  au  trépas  ; 

La  gloire  enfin ,  ce  bien  qu'avec  excès  on  aime  , 

Dont  le  cœur  est  avare  envers  l'amitié  même. 

Lui  semblait  le  trahir ,  et  manquait  à  ses  vœux  , 

Si  son  éclat  du  moins  ne  nous  couvrait  tous  deux. 

Cent  fois... 

ROXELAl^E. 

Ah  !  c'en  est  trop  :  va,  quoiqu'il  ait  pu  faire, 
ïu  peux  tout  acquitter  par  le  sang  de  la  mère. 

zÉAKGIfi. 

Ocicl! 


286  OEUVRES 

UOXELANE. 

Oui,  par  mon  sang!  lui  seul  doit  expier 
Des  affronts  que  jamais  rien  ne  fait  oublier. 
Sous  les  yeux  de  son  fils ,  ma  rivale  en  silence 
Vingt  ans  de  ses  appas  a  pleuré  l'impuissance. 
Il  l'a  vue  exhaler,  dans  ses  derniers  soupirs, 
L'amertume  et  le  fiel  de  ses  longs  déplaisirs  ; 
Il  revient  poursuivi  de  cette  affreuse  image  ; 
Et,  lorsque  mon  nom  seul  doit  exciter  sa  rage, 
Il  me  voit,  calme  et  fière,  annonçant  mon  dessein, 
Lui  montrer  son  forfait  attesté  par  son  seing. 
Dis-moi  si,  pour  le  trône  élevé  dès  l'enfance, 
Le  plus  fier  des  humains  oublîra  cette  offense. 

ZÉANGIR. 

Je  vais  vous  étonner  ;  le  plus  fier  des  humains 
Verrait ,  sans  se  venger,  la  vengeance  en  ses  mains; 
Le  plus  fier  des  humains  est  encore  le  plus  tendre... 
Je  prévoyais  qu'ici  vous  ne  pourriez  m'entendre; 
Mais,  quoi  que  vous  pensiez,  je  le  connais  trop  bien... 

ROXELANE. 

Insensé  ! 

ZÉANGIR.  ^ 

Votre  cœur  ne  peut  juger  le  sien  ; 
Pardonnez.  Mon  respect  frémit  de  ce  langage  ; 
Mais  vous  concevez  mal  qu'on  pardonne  un  outrage. 
Un  autre  l'a  conçu.  Je  réponds  de  sa  foi , 
Et  vos  jours  sont  sacrés  pour  lui  comme  pour  moi  ; 
Il  sait  trop  qii'à  ce  coup  je  ne  pourrais  survivre. 

KOXELANE. 

J'entends...  pour  prix  des  soins  où  l'amitié  vous  livre. 


DE     CHAafFORT.  287 

Sa  bonté  souffrira  que  du  plus  beau  destin 
Je  coure  dans  l'opprobre  ensevelir  la  fin  ; 
Et  ramper,  vile  esclave,  et  rebut  de  sa  haine, 
En  ces  lieux  où  vingt  ans  j'ai  marché  souveraine. 
Décidons  notre  sort,  et  daignez  écouter 
Ce  qu'un  amour  de  mère  avait  su  me  dicter. 
De  mon  époux  bientôt  je  vais  pleurer  la  perte  , 
Et  de  la  gloire  ici  la  barrière  est  ouverte  : 
Soliman  la  cherchait;  mais  détestant Thamas, 
Malgré  moi  cette  haine  en  détournait  ses  pas. 
Loin  de  porter  ses  coups  à  la  Perse  abattue  , 
Dans  ses  vastes  déserts  sans  fruit  toujours  vaincue  , 
Il  fallait  s'appuyer  des  secours  du  Persan 
Contre  les  vrais  rivaux  de  l'empire  ottoman. 
L'hymen  fait  les  traités  ;  et  la  main  d'Azémirc 
Pourrait  unir  par  vous  et  l'un  et  l'autre  empire. 

ZÉANGIR. 

Par  moi  ! 

ROXELANE. 

J'offre  à  vos  vœux  la  gloire  et  le  bonheur 

ZÉANGIR. 

Le  bonheur!  désormais  est-il  fait  pour  mon  cœur  ? 
Si  vous  saviez... 

ROXELANE. 

Mon  fils:  je  sais  tout. 

ZÉANGIR. 

Que  dit-elle  ? 

ROXET.ANE. 

Vous  l'aimez. 


lS8  ŒLUVllES 


ZKANGIR. 


Je  l'adore,  et  je  fuis...  Ah,  cruelle  ! 
O  ciel ,  dont  la  rigueur  vend  si  cher  les  vertus  , 
D'un  cœur  au  désespoir  n'exige  rien  de  plus. 

SCÈNE  IX. 

ROXELANE,  seule. 

Voilà  donc  de  ce  cœur  quel  est  l'endroit  sensible  I 
Allons  ,  frappons  un  coup  plus  sûr  et  plus  terrible. 
Mon  fils  est  amoureux,  sans  doute  il  est  aimé; 
Intéressons  l'objet  dont  il  est  enflammé. 
Pour  être  ambitieux,  il  porte  un  cœur  trop  tendre  ; 
Mais  l'amour  va  parler,  j'ose  tout  en  attendre. 
Espérons.  Qui  pourrait  triompher  en  un  jour 
Des  charmes  de  l'empire  et  de  ceux  de  l'amour  ? 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


DE    CIIAMFORT.  9.89 


AdlE  IV. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
ZÊANGIR,  AZÉMIRE. 


Non  ,  je  n'ai  point  douté  qu'un  héroïque  zèle 

Ne  signalât  toujours  votre  amitié  fidèle  ; 

Je  vous  ai  trop  connu.   Votre  frère  arrêté*, 

Aujourd'hui,  de  vous  seul  attend  la  liberté. 

La  sultane  me  quitte;  et,  dans  sa  violence.   .   .    . 

Quel  entretien  fatal  et  quelle  confidence  ! 

De  ses  desseins  secrets  complice  malgré  moi , 

Ainsi  que  ma  douleur  j'ai  caché  mon  effroi. 

Je  respire  par  vous;  et,  dans  ma  tendre  estime. 

J'ose  encore  implorer  un  rival  magnanime  : 

Je  tremble  pour  le  prince  j  et  mes  vœux  éperdus 

Lui  cherchent  un  asile  auprès  de  vos  vertus. 

ZÊANGIR. 

J'ai  subi  comme  vous  cette  épreuve  cruelle, 
Je  n'ai  pu  désarmer  une  main  maternelle. 
Manière,  en  son  erreur,  se  flatte  qu'aujourd'hui 
Vos  vœux,  fixés  pour  moi,  me  parlent  contre  lui  ; 
Que  le  sang  de  Thamas  doit  détester  mon  frère. 
Ignorant  mon  malheur,  elle  croit,  elle  espère 
Que  la  séduction  d'un  amour  mutuel 
M'intéresse  par  vous  à  son  projet  cruel  : 

■iV.  I  y 


aqo  OEUVRES 

]1  sera  confomhi.  Déjà  jusqu'à  mon  père 
Une  lettre  en  secret  a  porté  ma  prière  : 
On  Ta  AU  s'attendrir;  ses  larmes  ont  coulé; 
C'est  par  son  ordre  ici  que  je  suis  appelé. 
J'obtiendrai  qu'à  ses  yeux  le  prince  reparaisse; 
Je  saurai  pour  son  fils  réveiller  sa  tendresse. 
Songez,  dans  vos  frayeurs,  qu'il  lui  reste  un  appui  : 
Et  tant  que  je  vivrai,  ne  craignez  rien  pour  lui. 

AZÉMIRE. 

Je  retiens  !es  transports  de  ma  reconnaissance. 
Mais,  par  pitié  peut-être,  on  nous  rend  l'espérance: 
Four  mieux  me  rassurer,  vous  cachez  vos  terreurs; 
Vous  détcurnez  les  yeux  en  essuyant  mes  pleurs. 
Que  de  périls  pressans  !  le  visir,  votre  mère, 
Moi  niOme,  cette  lettre  et  ce  fatal  mystère, 
Un  sultan  soupçonneux,  l'ivresse  des  soldats, 
L'horreur  de  Soliu)an  pour  le  nom  de  Thamas, 
Horreur  toujours  nouvelle  et  par  le  temps  accrue, 
Que  sans  fruit  la  sultane  a  même  combattue  ! 
Ah  !  si,  dans  les  dangers  qu'on  redoute  pour  moi , 
Ceux  du  prince  à  mon  cœur  inspiraient  moins  d'effroi, 
Je  vous  dirais  :  Forcez  son  généreux  silence , 
Dévoilez  son  secret,  montrez  son  innocence: 
Heureuse  si  j'avais,  en  voulant  le  sauver, 
Et  des  périls  plus  grands,  et  la  mort  à  braver! 

ZÉANCIR. 

Comme  elle  sait  aimer!  je  vois  toute  ma  perte. 
Pardonnez  ;  ma  blessure  un  instant  s'est  ouverte  ; 
Laissez-moi  :  loin  de  vous  je  suis  plus  généreux; 
Le  sultan  va  paraître  :  on  vicnl.  Fuyez  ces  lieux. 


DE  CHAMFORT.  agi 

SCÈNE  IL 
SOLIMAN,  ZÉANGIR. 

ZÉANGIR. 

Souffrez  qu'à  vos  genoux  j'adore  l'indulgence 
Qui  rend  i  mes  regaids  votre  auguste  présence  , 
Et  d'un  ordre  sévère  adoucit  la  rigueur. 

SOLIMAN. 

Touché  de  tes  vertus,  satisfait  de  ton  cœur, 

D'un  sentiment  plus  doux  je  n'ai  pu  me  défendre. 

Dans  ces  premiers  momens,  j'ai  bi-'U  voidu  t'entendre  : 

Mais  que  vas-tu  me  dire  en  faveur  d'un  ingrat 

Dont  ce  jour  a  prouvé  le  rebelle  attentat  ? 

De  ce  triste  entrelien  quel  fruit  peux-tu  prétendre? 

Et  de  ma  complaisance  ,  hélas  !  que  dois-je  attendre , 

Hors  la  douceur  de  voir  que  le  ciel  aujourd'hui 

Me  laisse  au  moins  en  toi  plus  qu'il  ue  m'ôte  en  lui? 

ZÉANGIR. 

Il  n'est  point  prononcé  ,  cet  arrêt  sanguinaire  ! 
Le  prince  a  pour  appui  les  bontés  de  son  père. 
Vous  l'aimâtes,  seigneur;  je  vous  ai  vu  cent  fois 
Entendre  avec  transport  et  compter  ses  exploits, 
Des  splendeurs  de  l'empire  en  tirer  le  présage, 
Et  montrer  ce  modèle  à  mon  jeune  courage. 
Depuis  plus  de  huit  ans  éloigné  de  ces  lieux  , 
Ou  a  de  ses  vertus  détourné  trop  vos  yeux. 

SOLIMAN. 

Quoi  !  quand  toi-même  as  vu  jusqu'où  sa  violence 
A  fait  de  ses  adieux  éclater  l'insolence  ! 


2Q2  OEUVRES 


Gardez  de  le  juger  sur  un  emportement, 
D'une  âme  au  désespoir  rapide  égarement. 
Vous  savez  quel  affront  enflammait  son  courage. 
On  excuse  l'orgueil  qui  repousse  un  outrage. 

SOUMAN. 

De  l'orgueil  devant  moi  !  menacer  à  mes  yeux  ! 
Dès  long-temps... 

ZÉANGIR. 

Pardonnez,  il  était  malheureux; 
Dans  les  rigueurs  du  sort  son  âme  était  plus  fière  : 
Tels  sont  tous  les  grands  cœurs,  tel  doit  être  mon  frère. 
Rendez-lui  vos  bontés,  vous  le  verrez  soumis  , 
Embrasser  vos  genoux,  vous  rendre  votre  fils  ; 
•l'en  réponds. 

SOLIMAN. 

Eh  !  pourquoi  réveiller  ma  tendresse, 
Quand  je  dois  à  mon  cœur  reprocher  ma  faiblesse  , 
Quand  un  traître  aujourd'hui  sollicite  Thamas  , 
Quand  son  crime  avéré?... 

zÉANGlR. 

Seigneur,  il  ne  l'est  pas  : 
Croyez-en  l'amitié  qui  me  parle  et  m'anime  ; 
De  tels  nœuds  ne  sont  point  resserrés  par  le  crime. 
Quels  que  soient  les  garans qu'on  ose  vous  donner. 
Croyez  qu'il  est  des  cœurs  qu'on  ne  peut  soupçonner. 
Eh  !  qui  sait,  si ,  fermant  la  bouche  à  l'innocence... 

SOLIMAN. 

Va,  son  forfait  lui  seul  l'a  réduit  au  silence. 


DE    CHAMFORT.  af)"> 


Eh  !  peut-ii  démentir  ce  camp ,  dont  les  clameurâ 
Déposent  contre  lui  pour  ses  accusateurs? 


ZEANGIR. 


Oui.  Souffrez  seulement  qu'il  puisse  se  défendre. 
Daignez,  daignez  du  moins  le  revoir  et  l'entendre. 


SOLIMAIS. 

Que  dis-tu  !  ciel  !  qui  ?  lui  !  qu'il  paraisse  à  mes  yeux  ! 
Me  voir  encor  braver  par  cet  audacieux  ! 

ZÉANGIR. 

Eh  quoi  !  votre  vertu ,  seigneur  ,  votre  justice  , 

De  ses  persécuteurs  se  montrerait  complice  ! 

Vous  avez  entendu  ses  mortels  ennemis  , 

Et  pourriez  ,  sans  l'entendre,  immoler  votre  fils  , 

L'héritier  de  l'empire  I  Ah  !  son  père  est  trop  juste. 

OiTi  serait,  pardonnez-,  cette  clémence  auguste, 

Qui  dicta  vos  décrets,  par  qui  vous  effacez 

Nos  plus  fameux  sultans  ,  près  de  vous  éclipsés  ? 


Eh!  qui  l'atteste  mieux,  dis-moi,  cette  clémence. 

Que  les  soins  paternels  qu'avait  pris  ma  prudence 

D'étouffer  mes  soupçons,  d'exiger  qu'en  ma  main 

Fût  remis  du  forfait  le  gage  trop  certain  ; 

D'ordonner  que,  présent,  et  prêt  à  les  confondre, 

A  ses  accusateurs  lui-même  il  pût  répondre  ? 

Hélas!  je  m'en  flattais;  et  lorsque  ses  soldats 

Menacent  un  sultan  des  derniers  attentats  , 

Qu'ils  me  bravent  pour  lui,  réponds-moi,  qui  m'arrête  ? 

Quel  autre  dans  leur  camp  n'eût  fait  voler  sa  tête  ? 


294  OEUVRES 

El  moi,  loîn  de  frapper,  je  tremble  en  ce  moment 

Que  leur  zèle,  poussé  jusqu'au  soulèvement, 

Malgré  moi  ne  m'arrache  un  ordre  nécessaire. 

Eh!  qui  sait,  si  tantôt ,  secondant  ta  prière, 

Ce  reste  de  bonté,  qui  m'enchaîne  le  bras, 

IS'a  point  porté  vers  toi  mes  regrets  et  mes  pas  ; 

Si  je  n'ai  point  cherché,  dans  l'horreur  qui  m'accable  , 

A  pleuier  avec  toi  le  ciime  et  le  coupable? 

Hélas  !  il  est  trop  vrai  qu'au  déclin  de  mes  ans, 

Fuyant  des  yeux  cruels,  suspects,  indifîerens  , 

Contraint  de  renfermer  mon  chagrin  solitaire, 

J'ai  chéri  l'intéi  et  que  tu  prends  à  ton  frère  ; 

Et  qu'en  le  refusant,  ma  douleur  aujourd'hui 

Goûte  quelque  plaisir  à  te  parler  de  lui. 


Vous  l'aimez,  votre  cœur  embrasse  sa  défense. 
Ah  !  si  vos  yeux  trop  tard  voyaient  son  innocence; 
Si  le  sort  vous  condamne  à  cet  affreux  malheur. 
Avouez  qu'en  effet  vous  mourrez  de  douleur. 

SOLIMAN. 

Oui.  Je  mourrais,  mon  fils,  sans  toi ,  sans  ta  tendresse, 
Sans  les  vertus  qu'en  toi  va  chérir  ma  vieillesse. 
Je  te  rends  grâce,    ô  ciel,  qui,  dans  ta  cruauté  , 
Veux  que  mon  malheur  même  adore  ta  bonté; 
Qui  ,  dans  l'un  de  mes  fils,  prenant  une  victime  , 
De  l'autre  me  fais  voir  la  douleur  magnanime  , 
Oubliant  les  grandeurs  dont  il  doit  hériter, 
Pleurant  au  pied  du  trône  et  tremblant  d'y  monter! 


iiL  cirA'.TFor>T.  295 


Ah  !  si  vous  m'approuvez,  si  mon  cœur  peut  vous  plaire  , 

Accordez-m'eu  le  prix  en  me  rendant  mon  frère. 

(]es  sentimens  qu'en  moi  vous  d. lignez  applaudir, 

Communs  à  vos  deuxfils,  ont  trop  su  les  unir  ; 

Vous  formâtes  ces  nœuds  aux  jours  de  mon  enfance  , 

Le  temps  les  a  serrés. ..c'était  votre  espérance... 

Ah  !  ne  les  brisez  point.  Songez  quels  ennemis 

Sa  valeur  a  domptés,  son  bras  vous  a  soumis. 

Quel  triomphe  pour  eux!  el  bientôt  quelle  audace, 

Si  leur  haine  apprenait  le  coup  qui  le  menace  ! 

Qurls  vœux,  s'ils  conte::jp'aienl  le  bras  levé  sur  lui  ! 

Et  d.ms  quel  temps  veut-on  vous  ravir  cet  appui  ? 

Voyez  le  Transi! vain  ,  le  Hongrois,  le  3Ioldalve  , 

Infecter  à  lenvi  le  Danube  et  la  Drave. 

Rhodes  n'est  plus  !  D'où  vient  que  ses  ficis  défenseurs, 

Sur  le  rocher  de  Malle  insultent  leurs  vainqueurs  ? 

Et  que  sont  devenus  ces  projets  d'un  grand  homme  , 

Quand  vous  deviez,  seigneur,  dans  les  remparts  de  Rome, 

Détruisant  des  chrétiens  le  culle  florissant , 

Aux  murs  du  Capitole  arborer  le  croissant  ? 

Parlez,  armez  nus  ui;iins  ;  et  q-ie  nitr3  jeunesse 

Fasse  encor  respecter  ceite  augusie  vieillesse. 

Vous  ,  craint  de  l'univers  ,  revoyez  vos  deux  fils 

Vainqueurs  ,  à  vos  genoux  retomber  plus  soumis, 

Baiser  avec  respect  cette  main  triomphante, 

Incliner  devant  vous  ieur  tète  obéissante  , 

Et  chargés  d'une  gloire  offerte  à  vos  vieux  ans  , 

De  leurs  doubles  lauriers  couvrir  vos  cheveux  blancs. 

Vous  vous  troublez,  je  vois  vos  larmes  se  Répandre. 


2f)6  OECVRKS 

SOLIMAN. 

Je  cède  à  la  douleur  et  si  noble  et  si  tendre. 

Ah  !  qu'il  soit  innocent,  et  nntes  vœux  sont  remplis..! 

Gardes,  que  devant  moi  on  amène  mon  fils. 

ZÉANGIR. 

(  Aux  gardes,  ) 
Mon  père...  demeurez...  Ah  !  souffrez  que  mon  zèle 
Coure  de  vos  bontés  lui  porter  la  nouvelle  ; 
Je  reviens  avec  lui  me  jeter  à  vos  pieds. 

SCÈNE  m. 

SOLIMAN,  ^m/. 

O  nature  !  ô  plaisirs  trop  long-temps  oubliés  ! 

O  doux  épanchemens  qu'une  contrainte  austère 

A  long-temps  interdits  aux  tendresses  d'un  père  ! 

Vous  rendez  quelque  calme  à' mes  sens  oppressés. 

Egalez  vos  douceurs  à  mes  ennuis  passés. 

Quoi  donc  !  ai-je  oublié  dans  quels  lieux  je  respire? 

Et  par  qui  mon  aïeul ,  dépouillé  de  l'empire  , 

Vit  son  fils  ?...   Murs  aflreux!  séjour  des  noirs  soupçons, 

Ne  me  retracez  plus  vos  sanglantes  leçons. 

Mon  fils  est  vertueux,  ou  du  moins  je  l'espère. 

Mais  si  de  ses  soldats  la  lureur  téméraire 

Malgré  lui-même  osait...  triste  sort  des  sultans 

Réduits  à  redouter  leurs  sujets,  leurs  enfans! 

Qui  ?  moi  !  je  souffrirai  qu'arbitre  de  ma  vie... 

Monarques  des  chrétiens,  que  je  vous  porte  envie  ! 

Moins  craints  et  plus  chéris ,  vous  êtes  plus  heureux. 

Vous  voyez  de  vos  lois  vos  peuples  amoureux 


DE   CHAMFORT.  297 

Joindre  un  plus  doux  hommage  à  leur  obéissance; 
Ou  ,  si  quelque  coupable  a  besoin  d'indulgence  , 
Vos  cœurs  à  la  pitié  peuvent  s'abandonner  ; 
Et ,  sans  effroi  du  moins,  vous  pouvez  pardonner. 

SCÈNE  IV. 

SOLIMAN  ,  LE  PRINCE  ,  ZÉANGIR. 

SOLIMAN. 

Vous  me  voyez  encor,  je  vous  fais  cette  grâce; 

Je  veux  bien  oublier  votre  nouvelle  audace. 

Sans  ordre,  sans  aveu  ,  traiter  avec  Thamas, 

Est  un  crime  qui  seul  méritait  le  trépas. 

Offrir  la  paix  !  qui?  vous!  De  quel  droit?  à  quel  titre  ? 

De  ces  grands  intérêts  qui  vous  a  fait  l'arbitre  ? 

Sachez,  si  votre  main  combattit  pour  l'état. 

Qu'un  vainqueur  n'est  encor  qu'un  sujet,  un  soldat. 

LE    PRINCE. 

Oui,  j'ai  tâché  du  moins,  seigneur  ,  de  le  paraître  , 
Et  mon  sang  prodigué... 

SOLIMA.N. 

Vous  serviez  votre  maître. 
Votre  orgueil  croirait-il  faire  ici  mes  destins  ? 
Soliman  peut  encor  vaincre  par  d'autres  mains. 
Un  autre  avec  succès  a  marché  sur  ma  trace  , 
Et  votre  égal  un  jour... 

LE  PRINCE. 

Mon  frère  !  il  me  surpasse  ; 


2C)8  OEUVRES 

Le  ciel,  qui  pour  moi  seul  garde  sa  cruauté, 
S'il  vous  laisse  un  tel  fils,  ne  vous  a  rien  ôté. 

SOLIMAN. 

Qu'entends-je?  à  la  grandeur  joint-on  la  perfidie  ? 

ZÉANGIR. 

En  se  montrant  à  vous,  son  cœur  se  justifie. 

SOLIMAN. 

Je  le  souhaite  au  moins.   Mais  n'apprendrai-je  paj 
Le  prix  que  pour  la  paix  on  demande  à  Thamas  ? 
Le  perfide  ennemi,  dont  le  nom  seul  m'ofl'ense. 
Vous  a-l-il  contre  moi  promis  son  assistance  ? 

LE    PRINCE. 

Juste  ciel  !  ce  soupçon  me  fait  frémir  d'horreur. 
Si  le  crime  un  moment  fût  entré  dans  mon  cœur 
(  Vous  rie  penserez  pas  que  la  mort  m'intimide  )  , 
Je  vous  dirais  :  Frappez,  punissez  un  perfide... 
Mais  je  suis  innocent,  mais  l'ombre  d'un  forfait... 

SOLIMAN. 

Eh  bien  !  je  veux  vous  croire  ,  expliquez  ce  billet. 

LE  PRINCE,  après  an  moment  de  silence. 

Je  frémis  de  l'aveu  qu'il  faut  que  je  vous  fasse  ; 
Mon  respect  s'y  résout,  sans  espérer  ma  grâce  : 
J'ai  craint,  je  l'avoCirai,  pour  des  jours  précieux; 
J'ai  craint,  non  le  courroux  d'un  sultan  généreux, 
Mais  une  main....  Seigneur,  votre  nom,  votre  gloire, 
Soixante  ans  de  vertus  chers  à  notre  mémoire. 
Tout  me  répond  des  jours  commis  à  votre  foi , 
Et  mes  malheurs  du  moins  n'accableront  que  moi. 


DE  CHAMFORT.  ^99 

solima:s. 
Et  pour  qui  ces  terreurs  ? 

LE    PRINCE. 

Cet  écrit ,  ce  message  , 
Que  de  la  trahison  vous  avez  cru  l'ouvriige  , 
C'est  celui  de  l'ainour;  ordonnez  mon  trépas  : 
Votre  ûh  bràle  ici  pour  le  sang  de  Thaaias. 

SOLlMAiy. 

Pour  le  sang  de  Thamas  ! 

LE    PRINCE. 

Oui,  i'adore  Azémire. 

SOLIMAN. 

Pr.is-je  l'entendre  .  ô  ciel  !  et  qu'oses-tu  me  dire  ? 

E.-.l-ce  là  le  secret  que  j'avais  attendu  ? 

Yoilà  donc  le  garant  que  m'offre  ta  vertu  ! 

Quoi  !  tu  pars  de  ces  lieux  chargé  de  ma  vengeance, 

Et  de  mon  ennemi  tu  brigues  l'alliance  ! 

ZÉANGIR. 

S'il  mérite  la  mort,  si  votre  haine... 

SOLIMAN. 

Eh  bien  ? 

ZÉANGIR. 

L'amour  est  son  seul  crime  ,  et  ce  crime  est  le  mien. 
Vous  Yoyez  mon  rival ,  mon  rival  que  l'on  aime  ; 
Ou  prononcez  sa  grâce ,  ou  m'immolez  moi-même. 

SOLIMAN. 

Ciel  !  de  mes  ennemis  suis-je  donc  entouré  ? 


v)00  OEIJVIIES 

ZÉANGIR. 

De  deux  fils  vertueux  vous  êtes  adoré. 

SOLIMAN. 

O  surprise  !  ô  douleur  ! 

ZÉANGIB. 

Qu'ordonnez  vous  ? 

LE   PRINCE. 

Mon  père  , 
Rien  n'a  pu  m'abaisser  jusques  à  la  prière , 
Rien  n'a  pu  me  contraindre  à  ce  cruel  effort. 
Et  je  le  fais  enfin  pour  demander  la  mort. 
Ne  punissez  que  moi. 

ZÉANGIR. 

C'est  perdre  l'un  et  l'autre. 

LE    PRINCE. 

C'est  votre  unique  espoir. 

ZÉANGIR. 

Sa  mort  serait  la  vôtre. 

LE    PRINCE.      , 

C'est  pour  moi  qu'il  révèle  un  secret  dangereux, 

ZÉANGIR. 

Pour  vous  fléchir  ensemble,  ou  pour  périr  tous  deux. 

LE    PRI5CE. 

Il  m'immolait  l'amour  qui  seul  peut  vous  déplaire. 

ZÉANGIR. 

J'ai  dû  sauver  des  jours  consacrés  à  son  père. 


DE    CHAMFORT.  3o 

SOLIMAN. 

Mes  enfans,  suspendez  ces  généreux  débats. 
O  tendresse  héroïque  !  admirables  combats! 
Spectacle  trop  touchant  offert  à  ma  vieillesse! 
Mes  yeux  connaîtront-ils  des  larmes  d'allégresse? 
Grand  Dieu  !  me  payez-vous  de  mes  longues  douleurs  ? 
De  mes  troubles  mortels  chassez-vous  les  horreurs? 
Non,  je  ne  croirai  point  qu'un  cœur  si  magnanime 
Parmi  tant  de  vertus  ait  laissé  place  au  crime. 
Dieu  !  vous  m'épargnerez  le  malheur... 

SCÈNE  V. 

Les  Précédens  ,  OSMAN. 


Paraissez  : 
Le  trône  est  en  péril ,  vos  jours  sont  menacés. 
Transfuges  de  leur  camp,  de  nombreux  janissaires, 
Des  fureurs  de  l'armée  insolens  émissaires^ 
Dans  les  murs  de  Byzance  ont  semé  leur  terreur; 
Séditieux  sans  chef,  unis  par  la  douleur, 
Ils  marchent.  Leur  maintien,  leur  silence  menace. 
En  prdissant  de  crainte,  ils  frémissent  d'audace  ; 
Leur  calme  est  effrayant  ;  leurs  yeux  avec  horreur 
Des  remparts  du  sérail  mesurent  la  hauteur. 
Déjà,  devançant  l'heure  aux  prières  marquée, 
Les  flots  d'un  peuple  immense  inondent  la  mosquée  ; 
Tandis  que,  dans  le  camp,  un  deuil  séditieux 
D'un  désespoir  farouche  épouvante  les  yeux, 


3o2  ŒUVRES 

Que  des  plus  forcenés  l'emportement  funeste 
Des  drapeaux  déchirés  ensevelit  le  reste  ; 
Comme  si  leur  courroux,  en  les  foulant  aux  pieds  , 
Venait  d'anéantir  leurs  sermens  oubliés. 
Montrez-vous,  imposez  à  leur  foule  insolente. 


J'y  cours  ;  va,  pour  toi  seul  un  père  s'épouvante. 
Frémis  de  mon  danger ,  frémis  de  leur  fureur , 
Et  surtout  fais  des  vœux  pour  me  revoir  vainqueur. 

LE    PRINCE. 

Je  fais  plus  ,  sans  frémir  je  deviens  leur  otage; 
J'aime  à  l'être,  seigneur  ;  je  dois  ce  témoignage 
A  de  braves  guerriers  qu'on  veut  rendre  suspects, 
Quand  leur  douleur  soumise  atteste  leurs  respects. 
Ah  !  s'il  m'était  permis  ,  si  ma  vertu  fidèle 
Pouvait ,  à  vos  côtés  ,  désavouant  leur  zèle  , 
Se  montrer,  leur  apprendre,  en  signalant  ma  foi, 
Comment  doit  éclater  l'amour  qu'ils  ont  pour  moi 

90HMAN  ,   moment  de  silence. 

Gardes,  qu'il  soit  conduit  dans  l'enceinte  sacrée. 
Des  plus  audacieux  en  tout  temps  révérée  ; 
Qu'au  fidèle  Nëssir  ce  dépôt  soit  commis. 
"Va,  mon  destin  jamais  ne  dépendra  d'un  fils. 
Visir  ,  à  ses  soldats  ,  aux  vainqueurs  de  l'Asie, 
Opposez  vos  guerriers,  vainqueurs  de  la  Hongrie; 
Qu'on  soit  prêt  à  marcher  à  mon  commandement  ; 
Veillez  sur  le  sérail. 


DE    CHAMFORT.  3o3 

SCÈNE  VI. 
ZÉANGIR  ,  OSMAN. 


Arrêtez  un  moment. 
C'est  vous  qui,  de  mon  frère  accusant  rinnocence, 
Contre  lui  du  sultan  excitez  la  Tengean-^e. 
Je  lis  dans  votre  cœur  ,  et  conçois  vos  desseins  ; 
Tous  voulez  par  sa  mort  assurer  mes  destins  , 
Et  des  pièges  qu'ici  l'amitié  me  présente 
Garantir  par  piliè  ma  jeunesse  imprudente. 
Vous  croyez  que  vos  soins  ,  en  m'immoîant  ses  jours, 
M'afïligent  un  moment  pour  me  servir  toujours; 
Que,  dans  l'art  de  régner,  sans  doute  moins  novice, 
Je  sentirai  le  prix  d'un  ^i  rare  service, 
Et  que  j'approuverai  dans  le  fond  de  mon  cœur 
Un  crime  malgré  moi  commis  pour  ma  grandeur. 

OSMAiy. 

Moi  !  seigneur  j  que  mon, finie  à  ce  point  abaissée... 

ZÉANGIR. 

Vous  le  nîriez  en  vain  ,  telle  est  votre  pensée. 
Vous  attendez  de  moi  le  prix  de  son  trépas. 
Et  même  en  ce  moment  vous  ne  me  cro3'ez  pas. 
Quoiqu'il  en  soit,  visir,  lâchez  de  me  connaître  : 
D'un  écueil  à  mon  tour  je  vous  sauve  peut-être  ; 
Ses  dangers  sont  les  miens  ,  son  sort  sera  mon  sort, 
Et  c'est  moi  qu'on  trahit  en  conspirant  sa  mort. 


3o4  ŒUVRES 

Vous-même,  redoutez  les  fureurs  de  ma  mère  ; 
Tremblez  autant  que  moi  pour  les  jours  de  mon  frère  ; 
A  ce  péril  nouveau  c'est  vous  qui  les  livrez; 
Je  vous  en  fais  garant ,  et  vous  m'en  répondrez. 

OSMAN  ,   seul. 

Quel  avenir,  ô  ciel  !  quel  destin  dois-je  attendre  ! 

SCÈNE  III. 
ROXELANE  ,  OSMAxN. 

ROXELANE. 

Viens  ;  les  momens  sont  chers  :  marchons, 

OSMAN. 

Daignez  m'entendre. 

ROXELANE. 

Eh  quoi  ? 

OSMAN. 

Dans  cet  instant  Zéangir  en  courroux... 

ROXELANE. 

N'importe.  Ciel!  L'ingrat  !...  Frappons  les  derniers  coups. 
Le  sultan  hors  des  murs  va  porter  sa  présence  ; 
Dans  un  projet  hardi  viens  servir  ma  vengeance. 

OSMAN. 

Quel  projet  ?  ah  !  craignez... 

ROXEtANE. 

Quand  un  sort  rigoureux 
A  voulu  qu'un  desiin  terrible,  dangereux, 


DE    CHAMFORT.  3o: 

Devînt  en  nos  malheurs  notre  unique  espérance  , 
Il  faut ,  pour  l'assurer  ,  consulter  la  prudence  , 
Balancer  les  hazards ,  tout  voir ,  tout  prévenir  ; 
Et  j  si  le  sort  nous  trouîpe^.il  faut  savoir  mourir. 


JIX    DV    QIATBIEME    ACTE, 


IV, 


âO 


3o6  COUVRES 


ACTE  Y.       • 

he  l/icâtrc  représente  l'intérieur  de  l'enceinte  sacrée;  Nessiret 
les  Gardas  au  fond  du  théâtre  ;  le  Prince  sur  le  devant ,  et 
ussis  au  commencement  du  monologue. 

SCÈNE  PREMIÈRi:. 

LE   PRIINCE,  seul. 

L'excès  du  désespoir  semble  calmer  mes  sens. 

Quel  repos  !  moi  des  fers  !  ô  douleur  I  ô  tourmens  ! 

Sultane  ambitieuse,  achève  ton  ouvrage, 

Joins  pour  m'assassiner  l'artifice  à  la  rage  ; 

A  ton  biche  visir  dicte  tous  ses  forfaits. 

Le  traître  !  avec  quel  art,  secondant  tes  projets, 

De  son  récit  trompeur  la  perfide  industrie 

Du  sultan  par  degrés  réveillait  la  furie  ! 

Combien  de  ses  discours  l'adroite  fausseté 

A  laissé  ,  malgré  lui ,  percer  la  vérité  ! 

Ce  peuple  conslernc,  ce  silence  ,  ces  larmes 

Qu'arrache  ma  disgrâce  aux  publicpies  alarmes  ; 

Ce  deuil,  marque  du  sceau  de  la  religion, 

C'était  donc  le  signal  de  la  rébellion  ; 

Hélas  !  prier,  gémir,  est-ce  trop  de  licence  ? 

Est-on  rebelle  enfin  pour  pleurer  l'innocence  ? 

Et  le  sultan  le  craint  !  Il  croit,  dans  son  erreur. 

Aller  d'un  camp  rebelle  appaiscr  la  fureur  I 


L 


DE    CHAMFORT.  3o7 

Il  verra  leurs  respects  dans  leur  sombre  tristesse  ; 

On  m'aime  en  chérissant  sa  gloire  et  sa  vieillesse. 

Suspect  dans  mon  exil,  nourri,  presque  opprimé, 

A  révérer  son  nom  je  les  accoutumai; 

Son  fils  à  ses  vertus  se  plut  à  rendre  hommage  : 

Que  ne  m'a-t-il  permis  de  l'aimer  davantage  ! 

On  ne  vient  point  :  ô  ciel  !  on  me  laisse  en  ces  lieux  , 

En  ces  lieux  si  souvent  teints  d'un  sang  précieux, 

Où  tant  de  criminels  et  d'innocens,  peut-être. 

Sont  morts  sacrifiés  aux  noirs  soupçons  d'un  maître 

Que  tarde  le  sultan  ?  s'est-il  enfiii5|feaontré  ? 

A-t-il  vu  ce  tumulte,  et  s'est-il  rassuré  ? 

Et  Zéangir  !  mon  frère,  ô  vertus!  o  tendresse  I 

Mon  frère,  je  le  vois,  il  s'alarme,  il  s'empresse  ; 

De  sa  cruelle  mère  il  fléchit  les  fureurs  ; 

Il  rassure  Azémire ,  il  lui  donne  des  pleurs  , 

Lui  prodigue  des  soins,  me  sert  dans  ce  que  j'aime  : 

Une  seconde  fois  il  s'immole  lui-même. 

Quelle  ardeur  enflammait  &a  générosité  , 

En  se  chargeant  du  crime  à  moi  seul  imputé  1 

Quels  combats!  quels  transports!  il  me  rendait  mon  père; 

C'est  un  de  ses  bienfaits,  je  dois  tout  à  mon  frère. 

Non,  le  ciel,  je  le  vois,  n'ordonne  point  ma  mort; 

Non  ,  j'ai  trop  accusé  mon  déplorable  sort; 

J'ai  trop  cru  mes  douleurs,  tout  mon  cœur  les  condamne. 

Je  sens  qu'en  ce  moment  je  hais  moins  Roxelane. 

Mais  quel  bruit  !  ah  !  du  moins...  Que  vois-je  ?  le  visir  ! 

Lui ,  dans  un  tel  moment  !  lui  dans  ces  lieui  ! 


Ncssir, 


3o8  CHÎUVRES 

SCÈNE    II. 
LE  PRINCE,  OSMAN. 

OSMAN. 

Adorez  à  genoux  l'ordre  de  votre  maître. 
(  //  lui  remet  an  papier.  ) 

LE  PRINCE ,  assî^Ktaprès  un  moment  de  silence. 
Et  TOUS  a-t-on  permis  oe  le  faire  connaître  ? 

OSMAN. 

Bientôt  vous  l'apprendrez. 

LE    PRINCE. 

Et  que  fait  le  sultan  ? 

OSMAN. 

Contre  les  révoltés  il  marche  en  cet  instant. 

LE    PRINCE. 

(  A  part.  )  (  Haut.  ) 

Les  révoltés!  0  ciel  !  contraignons-nous.  J'espère 
Qu'on  peut  m'apprendre  aussi  ce  que  devient  mon  frère. 

OSMAN. 

Un  ordre  du  sultan  l'éloigné  de  ses  yeux. 

LE  PRINCE ,   à  part. 

Zéangir  éloigné  !  mon  appui  !  justes  cieux  ! 

(  Haut.  ) 
Azémire... 


DE    CHAMFORT.  3of) 

OSMAN. 

Azémire  à  Tliamas  est  rendue  ; 
Elle  quitte  Byzance. 

lE  PRINCE  ,  à  part» 

O  rigueur  imprévue  ! 
(  Haut.  ) 
Quel  présage  !  Et  Nessir...  cet  ordre... 

OSMAN. 

Est  rigoureux. 
Craignez  de  vos  amis  le  secours  dangereux. 
Qui  voudrait  vous  servir  vous  trahirait  peut-être. 
Ce  séjour  est  sacré  ;  puisse-t-il  toujours  l'être  ! 
Souhaitez-le  et  tremblez  ;  vos  périls  sont  accrus  : 
Ce  zèle  impétueux  qu'excitent  vos  vertus... 

lE    PRINCE. 

Cessez;  je  sais  le  prix  qu'il  faut  que  J'en  espère  ; 
Roxelane  avec  vous  les  vantail  ù  mon  père. 
Sortez. 

OSMAN. 

Vous  avez  lu,  Nessir,  obéissez. 

SCÈNE  III. 

LE  PRINCE,  seul.' 

0  ciel  !  que  de  malheurs  à  la  fois  annoncés  ! 
Zéangir  écarté  !  le  départ  d'Azémire  ! 
Tout  ce  qui  me  confond ,  tout  ce  qui  me  déchire  ! 
Craignez  de  vos  amis  le  secours  dangereux  !... 
Je  lis  avec  horreur  dans  ce  mystère  affreux. 


3 1 0  OEUVRES 

(  à  Nesstr.  ) 

Si  l'on  s'armait  pour  moi ,  si  l'on  forçait  l'enceinle... 
ïu  frémis,  je  t'entends...  D'où  peut  naître  leur  crainte? 
Leur  crainte  !  on  l'espérait  :   cet  espoir  odieux 
Le  visir  l'annonçait,  le  portait  dans  ses  yeux. 
S'il  ne  s'en  croyait  sfir,  eût-il  osé  ui'instruire  ? 
tiendrait-il  insulter  l'héritier  de  l'empire  ? 
Comme  il  me  regardait,  incertain  de  mon  sort, 
Mendier  chaque  mot  qui  me  donnait  la  mort  ! 
Et  j'ai  du  le  souffrir,  l'insolent  qui  me  brave  ! 
Le  fils  de  Soliman  bravé  par  un  esclave! 
Cet  affront,  cette  horreur  manquaient  ù  mon  destin  ; 
Après  ce  coup  affreux,  le  trépas...  Mais  enfin 
Qui  peut  les  enhardir?  quelle  est  leur  espérance  ? 
Qu'on  attaque  l'enceinte  ?  Et  sur  quelle  apparence... 
Est-ce  dans  ce  sérail  que  j'ai  donc  tant  d'amis  ! 
Parmi  ces  cœurs  rampans,  à  l'intérêt  soumis, 
Qu'importent  mes  périls,  nson  sort,  ma  renommée? 
C'est  le  peuple  "qui  plaint  l'innocence  opprimée. 
L'esclave  du  pouvoir  ne  tremble  point  pour  moi  : 
A  Roxelane  ici  tout  a  vendu  sa  loi... 
Quel  jour  vient  ni'éclairer  ?  Si  c'était  la  sultane... 
Ce  crime  est  en  effet  digne  de  Roxelane. 
Oui ,  tout  est  éclairci.  Le  trouble  renaissant , 
Le  peuple  épouvarité ,  le  soldat  frémissant , 
C'est  elle  qui  l'excite  :  elle  effrayait  mon  père  , 
Pour  surprendre  à  sa  main  cet  ordre  sanguinaire. 
Les  meuririers  sont  prêts,  par  sa  rage  aposlés; 
Des  coups  sont  attendus  ;  les  momcns  sont  comptés. 
Grand  Dieu  !  si  le  malheur,  si  la  faible  innocence 
Ont  droit  à  ton  secours  non  moins  qu'à  ta  vengeance  ; 


DE    CH\MFORT.  3  I  I 

Toi  dont  le  bras  prévient  ou  punit  les  forfaits, 

Au  lieu  de  ton  courroux  signale  tes  bienfaits; 

Je  t'en  conjure  ,  ù  Dieu  !  par  la  voix  gémissante 

Qu'élève  à  tes  autels  la  douleur  suppliante, 

Par  mon  respect  constant  pour  ce  père  trompé  , 

Qui  périra  du  coup  dont  tu  m'auras  frappé. 

Par  ces  vœux  qu'en  mourant  t'offi-ait  pour  moi  ma  mère  ; 

Je  t'en  conjure...  au  nom  des  vertus  de  mon  frère. 

Calmons-nous  ,  espérons  :  je  respire  ;  mes  pleurs 

De  mon  cœur  moins  saisi  soulagent  les  douleui-s  : 

Le  ciel...   Qu'ai-je  entendu  ?... 

(  ^a  biHiit  qu'on  entend ,  les  gardes  tirent  leurs  coutelas.  Nessir 
tire  son  poignard.  Nessir  écoute  s'il  enteûd  un  second  bruit.) 

Frappe ,  ta  main  chancelle  ; 
Frappe. 

(^Le  second  bruit  se  fait  entendre.  Ceux  des  gardes  qui  sont  à  la 
droite  du  Prince,  passent  devant  pour  aller  vers  la  porte  de 
la  prison  ,  et  en  passant  forment  un  rideau,  qui  doit  cacher 
absolument  l'action  de  Nessir  aux  yeux  du  public.  ) 

SCÈNE  IV. 

LE  PRIiNCE,   ZÉANGIR. 

zÉANGiR,  s' avançant  jusque  sur  le  devant  du  théâtre  de  l'autre 

coté. 

Viens,  signalons  notre  foi,  notre  zèle  ; 
C  curons  vers  le  sultan  ;  désarmons  les  soldats  : 
Qu'il  reconnaisse  enfin... 

(  En  ce  moment  les  gardes  qui  environnent  le  prince  mourant'' 


3l: 


OEi;VI\KS 


se  rangent  et  se  développent  de  manière  à  laisser  voir  le  Prince 
à  Zcangir  et  aux  spectateurs.  ) 

O  ciel  ?  que  Aois-je  !...  hélas  ! 
Mon  frère!  u.oii  cher  frère  !  ô  crime  I  6  harbarie  1 

{Aux  gardes.  ) 

Monstres!  quel  noir  projet,  quelle  aAeugle  furie  !.., 

(  Nessir  lui  montre  l'ordre ,  sur  lequel  Zéangir  jette  les  yeux.  ) 

Qu'ai-je  lu  ?  qu'ai-je  fait?  malheureux  !  quoi  !  ma  main... 
O  mon  frère  !  et  c'est  moi  qui  suis  ton  assassin  I 
O  sort  !  c'est  Zéangir  que  tu  fais  parricide  ! 
Quel  pouvoir  formidable  à  nos  destins  préside  ? 
Ciel  ! 

lE    PRINCE. 

De  trop  d'ennemis  j'étais  enveloppé; 
Ton  frère  à  leurs  fureurs  n'aurait  point  échappé. 
Je  plains  le  désespoir  où  ton  âme  est  en  proie.^ 
La  mienne  en  ce  malheur  goûte  au  moins  quelque  joie. 
Je  te  revois  encor  :  je  ne  l'espérais  pas; 
Ta  présence  adoucit  l'horreur  de  mon  trépas. 

ZÉANGIB. 

Tu  meurs  !  ah!  c'en  est  fait! 

SCÈNE  V  ET  DERNIERE. 
LE  PRINCE  ,  ZÉANGIR  ,  SOLIMAN  ,  ROXELANE- 

SOLIMAN. 

Tout  me  fuit,  tout  m'évite; 
Quelle  inorne  terreur  dans  tous  les  yeux  écrite  I 


DE    CHAMFORT.  3  10 

Quevois-je?  se  peut-il  ?..  .  mon  fils  mourant,  ô  cieux! 

•  ROXELISE. 

11  n'est  plus. 

SOLIMAS. 

Quoi!  ^essir,  quel  bras  audacieux  ?  .  .  . 
zÉAiîGiR  ,  se  relevant  de  dessus  le  corps  de  so7i  frère. 
Pleurez  sur  l'attentat ,  pleurez  sur  le  coupable. 
C'est  Zéangir. 

SOLIMAN. 

0  crime  !  ô  jour  épouvantable! 
KOXELAKE ,  «  part 
Jour  plus  affreux  pour  moi  ! 

SOLIMA>'. 

Cruel  !  qu'espérais-tu  ? 

,  ZÉAîîGIR. 

Prévenir  vos  dangers,  vous  montrer  sa  vertu  ; 
Des  soldats  désarmés  arrêter  la  licence. 

SOLIMAN. 

Hélas!  dans  leurs  respects  j'ai  vu  son  innocence. 
Détrompé,  plein  de  joie^  en  les  trouvant  soumis. 
Tout  mon  cœur  s'écriait:  Vous  me  rendez  mon  fils. 
Et  pour  des  jours  si  chers  quand  je  suis  sans  alarmes, 
Quand  j'apporte  en  ces  lieux  ma  tendresse  et  mes  larmes. 

zÉAsGiR,  hors  de  fui  et  s' adressant  à  Roxe/ane. 

C'est  vous  dont  la  fureur  l'égorgc  par  mon  bras. 
Vous  dont  l'ambition  jouit  de  son  trépas, 
Qui ,  sur  tant  de  vertus  fermant  les  yeux  d'un  père, 
L'avez  fait  un  moment  injuste ,  sanguinaire. .... 


3l4  OEUVRES  _ 

M 

(  à  Soliman.  ) 
Pardonnez,  je  vous  plains,  je  vous  fhéris. . . .  hélas! 
Je  connais  voire  cœur,  vous  n'y  survivrez  pas. 
C'est  la  dernière  fois  que  le  mien  vous  offense. 

^Regardant  sa  mère.  ) 

Mon  supplice  finit,  et  le  vôtre  commence. 

(  //  se  tue  sur  Le  corps  de  son  frère.  ) 

SOLIMAN. 

0  comble  des  horreurs  ! 

ROXEtANE. 

O  transports  inouis  ! 

SOLIMAN. 

o  père  infortuné! 

ROXELANE. 

Malheureuse  !  mon  ûh. 
Lui  pour  qui  j'ai  tout  fait!  lui,  depuis  sa  naissance, 
De  mon  ambition  l'objet,  la  récompense  ! 
Lui  qui  punit  sa  mère  en  se  donnant  la  mort. 
Par  qui  mon  désespoir  me  tient  lieu  de  remord! 
Pour  lui  j'ai  tout  séduit,  ton  vieir,  ton  armée; 
Je  t'effrayais  du  deuil  de  Byzance^alarmée  ; 
De  ton  fils  en  secret  j'excitais  les  soldats  ; 
Par  cet  ordre  surpris  tu  signais  son  trépas; 
Je  forçais  sa  prison  ,  sa  perte  était  certaine. 
L'amitié  de  mon  fils  a  devancé  ma  haine. 
Un  dieu  vengeur  par  lui  prévenant  mon  dessein.  .  .  . 
Le  Musulman  le  pense,  et  je  le  crois  enfin. 
Qu'une  fatalité  terrible,  irrévocable, 
IN'ous  enchaîne  à  ses  lois,  de  son  joug  nous  accable. 


f 


► 


DE     CnAMFORT.  3l5 

Qu'un  Dieu,  près  de  l'abîme  où  nous  devons  périr, 
Même  en  nous  le  montrant,   nous  force  d'y  courir! 
J'y  tombe  sans  effroi,  j'y  brave  sa  colère, 
Le  pouvoir  d'uii  despote  et  les  fureurs  d'un  père. 
Ma  mort.  ... 

(  Elle  fait  un  pas  vers  son  fils.  ) 

SOLIMAN.  ^ 

Non,  tu  vivras  pour  pleurer  tes  forfaits. 
Monstre  ! . .  .  De  ses  transports  prévenez  les  effets; 
Qu'on  l'enchaîne  en  ces  lieux  ,  qu'on  veille  sur  sa  vie. 
Tu  vivras  dans  les  fers  et  dans  l'ignominie; 
Aux  plus  vils  des  humains  vil  objet  de  mépris, 
Sous  ces  lambris  affreux  teints  du  sang  de  ton  fils. 
Que  cet  horrible  aspect  te  poursuive  sans  cesse  ; 
Que  le  ciel,  prolongeant  ton  obscure  vieillesse. 
T'abandonne  au  courroux  de  ces  mânes  sanglans  ; 
Que  mon  ombre  bientôt  redouble  tes  tourmens. 
Et  puisse  en  inventer  de  qui  la  barbarie 
Egale  mes  malheurs,  ma  haine  et  ta  furie. 


FIN    DU    CINQUIEME    ET    DEHNIER    ACTE. 


LA 


JEUNE   INDIENNE^ 


COMEDIE  EN  UN  ACTE  ET  EN  VERS. 


%/W\WWWVV WW VWVWVX  V,  \Xl/t Wi/V VWV%/VVij  WtA  WW\  VWV\/W\  VWi vvwv%/vvww 

• 


PERSONNAGES. 


BETÏI. 
BELTON. 
MOWBRAI. 
MYLFORD. 
UN  NOTAIRE. 
JOHN ,  laquais. 


La   scène  est  à  Charlestown ,  colonie  anglaise  de 
V  Am  érique  sep  ten  trionale. 


LA  JEL^NE  INDIENNE  , 

COMÉDIE. 

»/«,V\llVl(VVMWV\VVVW\'l/1VVX^VYVXVl'f»*\'V»'VVVi\\'V^%*WV\VW\»/VV\iVVV\VV^'\\VV» 

SCÈISE  PREMIERE. 
BELTON,  MYLFORÏ. 

MYLEOîiD. 

A  Charlestown,  enfin  ,  vous  voilà  revenu  : 

L'ami  que  je  pleurais  à  mes  vœux  est  rendu. 

Je  vous  vois,  vous  calmez  ma  juste  impatience. 

Mais  de  ce  morne  accueil  que  faut-il  que  je  pense  ? 

J'arrive  au  moment  même.  En  entrant  dans  le  port. 

J'apprends  votre  retour,  j'accours  avec  transport; 

Je  m'attends  au  bonheur  de  répandre  ma  joie 

Dans  le  sein  d'un  ami  que  le  ciel  me  renvoie  : 

Je  vous  trouve  abattu,  pénétré  de  douleur. 

Daignez  me  rassurer,  ouvrez-moi  votre  cœur. 

Tout  semble  vous  promettre  un  deslin  plus  tranquille. 

De  ces  lieux  à  Boston  le  trajet  est  facile  ; 

D'un  père,  avant  trois  jours,  vous  comblerez  les  vœux. . . 

BELTON. 

Ah!  j'ai  fait  son  malheur!  comment  puis-je  être  heureux? 
La  jeunesse  d'un  fils  est  le  vrai  bien  d'un  père. 
Je  regrette  mes  jours  perdus  dans  la  misère. 
Ces  jours  si  prodigués,  dont  un  plus  sage  emploi 
Pouvait  me  rendre  utile  à  ma  famille  ,  à  moi. 


320  OEOVRI-S 

Dès  long-temps,  cher  MylforJ,  une  fougueuse irresse , 

L'ardeur  de  voyager  domina  ma  jeunesse. 

J'abandonnai  mon  père,  et  le  ciel  m'en  punit. 

Dans  un  orage  affreux  notre  vaisseau  périt. 

Je  fus  porté  mourant  vers  une  île  sauvage  : 

Un  vieillard  et  sa  fille  accourent  au  rivage. 

J'allais  périr,  hélas!  sans  eux,  sans  leur  secours; 

Quels  soins,  quels  tendres  soins  ils  prirent  de  mes  jours? 

Leur  chasse  me  nourrit;  leur  force,  leur  adresse, 

Pourvut  à  mes  besoins  et  soutint  ma  faiblesse. 

Voilà  donc  les  mortels  parmi  nous  avilis  ? 

J'avois  passé  quatre  ans  dans  ce  triste  pays, 

Quand  ce  vieillard  mourut.  L'ennui,  l'inquiétude, 

Mon   père,  mon  état,  ma   longue  solitude, 

Cet  espoir  si   flatteur  d'être   utile  d   mon  tour 

A  celle  dont  les  soins   m'avaient  sauvé  le  jour. 

Tout  me  rendit  alors  ma  retraite  importune  : 

J'engageai  ma  compagne  à  tenter  la  fortune. 

Vous  savez  tout.  Après  mille  périls  divers. 

Nous  fûmes  à  la  fin  rencontrés  sur  les  mers, 

Par  un  de  vos  vaisseaux  qui   nous  sauva  la  vie. 

Mais  quels  chagrins  encore    il   faudra  que   j'essuie! 

Il  faudra  retourner  vers  un  père  indigné 

Contre  un  fils  criminel  et  plus  infortuné. 

Soutiendrai-je  ses  yeux  en   cet  état  funeste  ! 

Irai-je  de  sa  vie  empoisonner  le  reste  ? 

Prodiguede  ses  biens  et  même  de  ses  jours, 

Puis-je  encor  justement  prétendre  à  tes  secours? 

MYLPORD. 

L'amour  et  l'amité  vont  d'une  ardeur  commune 
D'un  amant  ,  d'un  ami  respecter  la  fortune. 


UE    CHAMFORT.  3a  1 

/ 

BELTOX. 

L'amour  ?... 

MYLFOBD. 

Oubliez-vous  qu'Arabelle  autrefois 
Fut  promise  ù  vos  vœux  ?  Eh  !  vous  l'aimiez  ,  je  crois. 

BELTON. 

Personne  sans  l'aimer  ne  peut  voir  Arabelle  : 
Mais  quand  Mowbrai  formait  cette  union  si  belle  , 
Quand  cet  aimable  objet  à  mes  vœux  fut  promis  , 
De  l'amour  ,  je  le  sens,  il  n'était  pas  le  piix. 
Votre  oncle  affermissait  une  amitié  sincère 
Qui  joignait  ses  destins  aux  destins  de  mon  père  ; 
Mais  croyez-vous  encor  qu'il  voulût  aujourd'hui , 
Après  cinq  ans  passés... 

MYLFORD. 

Quoi  !  vous  doutez  de  lui  ? 
Vous  ignorez  pour  vous  jusqu'où  va  sa  tendresse  ? 
Vos  malheurs  vont  bâter  l'efTet-de  sa  promesse. 
Les  charmes  d'Arabelle  augmentent  chaque  jour  : 
Je  lirai  dans  son  cœur ,  il  sera  sans  détour. 
Pour  vous,  voyez  mon  oncle  ;  il  est  d'un  caractère 
Excellent,  sans  façon  ,  d'une  vertu  sévère. 
La  secte  dont  il  est  tranche  les  complimens; 
Les  Quakers,  comme  on  sait,  ne  sont  pas  fort  galans. 

BELTON. 

Eh  ?  depuis  si  long-temps  vous  croyez  qu'Arabelle... 

MYLFORT. 

Répondez-moi  de  vous,  je  réponds  presque  d'elle. 

IV.  Il 


Û22  OEUVRES 

BEtTON. 

Revenez  au  plutôt:  un  cœur  comme  le  mien 

Doit ,  vous  n'en  doutez  pas  ,  goûter  votre  entretien. 

Voire  oncle  m'est  fort  cher  :  je  l'aime  ;  mais  son  âge 

M'impose  du  respect,  et  m'interdit  l'usage 

De  ses  épanchemens  à  l'amitié  si  doux  ; 

Mon  cœur  ea  a  be.^oin  ,  et  les  garJopour  vous. 

SCÈISE  II. 
BELTON ,  seul. 

Je  revois  ce  séjour  !  je  vis  parmi  des  hommes  ! 

Quel  sort  vais-je  éprouver  dans  les  lieux  où  nous  sommes? 

Cet  hymen  d'Arabelle  ,  autrefois  projeté, 

Devient,  dans  ma  disgrâce  ,  une  nécessité. 

Généreuse  Betti,  tes  soins  et  ton  courage 

Sauvent  mes  tristes  jours,  m'arrachent  au  naufrage  : 

Je  saisis  le  bonheur  au  fond  de  tes  déserts, 

Et  je  trouve  une  amante  ou  bout  de  l'univers. 

Pourquoi  donc  te  ravir  à  ce  climat  sauvage  ? 

Etais-je  malheureux  ?  Ton  cœur  fut  mon  partage. 

O  ciel  !  je  possédais  ,  dans  ma   félicité  , 

Ce  cœur  tendre  et  sublime  avec  simplicité  ; 

Heureux  et  satisfaits  du  bonheur  l'un  et  l'autre  , 

Dans  un  affreux  séjour  quel  destin  fut  le  nôtre  ! 

Le  mépris  n'y  suit  point  la  triste  pauvreté  ; 

Le  mépris,  ce  tyran  de  la  société. 

Cet  horrible  fléau  ,  ce  poids  insupportable 

Dont  l'homme  accable  l'homme  et  charge  son  semblable. 


DE  CHAMFORT.  323 

Oui,  Betti,  je  le  sens  ,  j'aurais  bravé  pour  toi 
Les  maux  que  ton  amour  a  supportés  pour  moi. 
Mais  je  ne  puis  duaipter  l'horreur  inconcevable... 
Ma  faiblesse  à  iietti  paraîtra  pardonnable  , 
Quand  elle  connaîtra  nos  usages  ,  nos  mœurs  , 
Mon  déplorable  état,  et  nos  communs  malheurs. 

SCÈNE  III. 
MOWBRAI,  BELTON. 

(  Belton  lai  fait  une  profonde  révérence.  ) 

MCWBRAI. 

Laisse-là  tes  saints,  mon  cher,  couvre  ta  tête. 

Pour  être  un  peu  plus  franc,  sois  un  peu  moins  honnête. 

Je  te  l'ai  déjà  dit,  et  le  dis  de  nouveau  : 

Aime-moi ,  tu  le  dois  ;  mais  laisse  ton  chameau. 

Mon  ami ,  tes  erreurs  et  ta  folle  jeunesse 

De  ton  malheureux  père  ont  hâté  la  vieillesse. 

Ce  père  fut  pour  moi  le  meilleur  des  amis. 

Je  te  retrouve  enfin,  je  lui  rendrai  son  fils. 

BELTON. 

Mais  ,  monsieur... 

MOWBaAI. 

Heum,  monsieur!  C'est  Mowbrai  qu'on  me  nomme. 

BELTON. 

Peosez-vous... 

MOWBRAI. 

Penses-tu...  Je  ne  suis  qu'un  seul  homin* 


3^4  ŒUVRES 

Et  non  deux;  souriens-l-en  ,  et  parle  au  singulier. 

BELTOJÎ. 

Tu  le  veux  :  eh  bien!  soit.  Je  vais  vous...  tutoyer. 

Mon  père  est  indulgent;  mais  ma  trop  longue  absence 

A  peut-être  depuis  lassé  sa  patience  ; 

Après  tous  les  chagrins  que  j'ai  pu  lui  donner  , 

Le  penses-tu  ?  peut-il  encor  me  pardonner? 

motvbrai. 

Tu  ne  sais  ce  que  c'est  que  l'âme  paternelle. 

Dès  qu'un  enfant  revient  se  ranger  sous  notre  aile  , 

On  n'examine  plus  s'il  est  coupable  ou  non  ; 

Et  l'aveu  de  l'erreur  est  l'instant  du  pardon. 

M  ais  après  ce  qu'ici  je  consens  à  te  dire , 

Si  désormais  encor  un  imprudent  délire 

T'égarait,  t'éloignait  des  routes  du  devoir, 

Si  d'un  pareil  aveu  tu  t'osais  prévaloir, 

Je  te  mépriserais  «sans  retour  ;  mais  je  pense 

Qu'après  cinq  ans  entiers  d'erreurs  et  d'imprudence  , 

Le  fils  infortuné  d'un  ami  généreux, 

Puisqu'il  s'adresse  à  moi,  veut  être  vertueux  : 

Et  pour  me  mettre  en  droit  d'adoucir  ta  misère... 

(  Ici  Belton  frémit.  ) 

Ta  misère...  oui.  Voyez  un  peu  la  belle  affaire... 

Regardez  comme  il  est  confus,  humilié  , 

Pour  ce  mot  de  misère  !...  0  ciel  !  quelle  pitié  ! 

De  ton  père  envers  moi  l'amitié  peu  commune 

Dernièrement  encor  a  sauvé  ma  fortune. 

Je  perdis  deux  vaisseaux,  presqu'au  port ,  sous  mes  yeux  ; 

On  me  crut  sans  ressource  :  un  créancier  fougueux  , 

Afin  de  rassurer  sa  timide  avarice  , 

Veut  que  je  fixe  un  terme ,  et  que  j'aille  en  justice, 


DE    CHAMFORT.  ÔID 

Par  un  serment  coupable  autant  qu<;  solennel , 
Déshonorer  pour  lui  le  nuni  de  l'Eternel. 
A  l'Etre  tout  puissant  faire  une  telle  injure  ! 
J'allais  m'exécuter  ,  la  faillite  était  sûre  , 
Quand  je  reçus  soudain  ce  billet.  Lis. 

BELTON  prend  le  billet  et  Ut  : 

«  Monsieur... 

MOWBRAl. 

Ah  !  sans  doute. 

BEtTON  continue. 

n  Je  viens  d'apprendre  le  malheur 
»  Qui  vous  met  hors  d'état  de  pouvoir  faire  face 
«  A  quelqu'arrangement.  Je  vous  demande  en  grâce 
»  D'accepter  de  ma  part  cinquante  mille  écus, 
»  Que  j'ai  fort  à  propos  nouvellement  reçus. 
»  Ignorez,  s'il  vous  plaît,  l'auteur  de  ce  service. 
*  Si  la  fortune  un  jour  vous  redevient  propice, 
»  Je  les  reclamerai.  Conservez  ce  billet  : 
»  11  est  votre  quittance,  et  je  suis  satisfait.  » 

MOAVBP.Ai,  reprenant  le  billet. 

Ton  père  de  ce  trait  me  parut  seul  capable. 
C'est  en  effet  à  lui  que  j'en  suis  redevable... 
Ne  te  voilà-t-ii  pas  interdit,  confondu  ! 
Mon  fils,  ne  sois  jamais  surpris  de  la  vertu. 
Te  voilà  maintenant  en  état  de  comprendre 
Quel  intérêt  sensible  à  tous  deux  je  dois  prendre  : 
Mais  n'attends  pas  de  moi  des  protestations  , 
Des  élans  d'amitié  ,  des  exclamation>. 
Je  suis  tout  uni ,  moi  :  sois  donc  de  la  famille  ; 
Dès  ce  jour  mon  neveu  te  présente  à  ma  fille. 


326  OEUVRES 

BELTON. 

Votre...  ta  fille  !... 

MOWBRAI. 

Eh  !  oui.  ïu  semblés  t'étonner? 
A  ton  aise,  s'entend  ,  ne  va  pas  te  gêner. 


Dès  long-temps  ,  en  faveur  d'un  amitié  fidèle, 
Ta  bouche  à  mon  amour  promettait  Arabelle. 
J'aspirais  à  ces  nœuds  ;  et  cet  espoir  flatteur  , 
Précieux  à  mon  père  ,  était  cher  à  mon  cœur. 
Mais  je  me  rends  justice  ,  et  j'ai  trop  lieu  de  craindre 
Que  mes  longues  erreurs  n'aient  dû  peut-être  éteindre 
Cet  espoir  dont  jadis  mon  cœur  s'était  flatté. 
Je  sens  que  cet  hymen  ,  entre  nous  concerté. 
Serait  le  seul  moyen  de  me  rendre  à  mon  père  , 
Et  de  m 'offrir  à  lui  digne  encor  de  lui  plaire. 

MOWBRAI. 

Va,  mon  cœur  est  encor  ce  qu'il  fut  autrefois; 

Je  chéris  ton  maiheur,  il  ajoute  à  tes  droits. 

Oui,  tant  de  maux  soufferts,  fruits  de  ton  imprudence  . 

Doivent  t'avoir  donné  vingt  ans  d'expérience. 

Belton  ,  il  faut  du  sort  uiettre  à  profit  les  coups; 

Oublier  ses  mallieurs,  c'est  le  plus  grand  de  tous. 

Adieu...  Bon  !  glisse  donc  le  pied  !  la  révérence  ! 

(  A  part.  ) 

Il  me  fait  enrager  avec  son  élégance. 

Depuis  trois  jours  entiers  que  nous  l'avons  ici, 

Il  ne  se  forme  pas,  il  est  toujours  poli. 


DE    CIIA-MFORT. 

(  Haut.  ) 

La  iVanchise  ,  mon  cher  ,  voilà  la  politesse  : 

Les  bois  t'en  auraient  dû  donner  de  cette  espèce. 

(//  veut  sortir,  et  revient  sur  ses  pas.  ) 

A  propos,  j'oubliais...  Quelle  est  donc  cette  enfant 
Que  toute  ma  famille  entoure  en  l'admirant  ? 
En  habit  de  sauvage  ,  en  longue  chevelure  , 
Je  viens  de  l'entrevoir...  L'aimable  créature  ! 

BELTON. 

C'est  elle  dont  les  soins  et  les  heureux  travaux 
Ont  protégé  mes  jours  ,  m'ont  conduit  sur  les  eaux  ; 
Elle  était  avec  moi,  lorsque  ton  capitaine, 
Nous  voyant  lutter  seuls  contre  une  mort  certaine  , 
Cingla  soudain  vers  nous ,  et  nous  prit  sur  son  bord. 

MOWBRAI. 

Ah  !  ce  que  tu  m'en  dis  m'intéresse  à  son  sort. 
Elle  a  des  droits  sacrés  sur  ta  reconnaissance  ; 
Mais  je  te  laisse.  Adieu  :  la  voici  qui  s'avance. 

(  //  sort.  ) 

BELTON  ,    seul. 

Hélas  !  puis-je  à  mon  cœur  dissimuler  jamais 

Qu'il  n'est  qu'un  seul  moyen  de  payer  ses  bienfaits  ? 

SCÈNE  IV. 
BETTI ,  BELTON. 

BETTI. 

Ah  !  je  te  trouve  enfin.  L'on  m'assiège  sans  cesse. 
D'où  vient  qu'autour  de  moi  tout  le  monde  s'empresse 


328  QELVRES 

On  me  fait  à  la  fois  cinq  ou  six  questions  ; 
J'écoute  de  mon  mieux,  à  toutes  je  réponds; 
On  rit  avec  excès.  Que  faut-il  que  j'en  croie  , 
Belton  ?  Le  rire  ici  marque  toujours  la  joie... 

BELTON. 

Tu  leur  as  fait  plaisir... 

BETTI. 

Oh  bien!  si  c'est  ainsi. 
Tant  mieux.  Mais,  toi,  d'où  vient  ne  ris-tu  pas  aussi  ? 
On  te  croirait  fûché, 

BELTON.  V 

J'ai  bien  raison  de  l'être. 

BETTI. 

Quelle  raison  ?  Dis-moi,  ne  puis-je  la  connaître  ? 
Tu  parais  inquiet... 

BELTON. 

Je  le  suis...  non  pour  moi. 

BETTI. 

Pour  qui  donc ,  mon  ami  ? 

BELTON. 

Le  dirai-je  ?  pour  toi! 
Je  crains  que  dans  ces  lieux  ton  sort  ne  soit  à  plaindre. 

BETTI. 

Tn  m'aimes,  il  suffît  ;  que  puis-je  avoir  à  craindre  ? 

BELTON. 

Non  ,  il  ne  suffit  pas.  Il  faut ,  pour  être  heureux , 
Quelque  chose  de  plus... 


DE    CHAMFORT.  Sag 


BETTI. 

Que  faut-il  en  ces  lieux? 

BELTON. 

La  richesse. 

BETTI. 

A  parler  tu  m'instruisis  sans  cesse  ; 
Mais  tu  ne  m'as  pas  dit  ce  qu'était  la  richesse. 

BELTON. 

Eh  î  peut-on  se  passer  ?... 

BETTI. 

Tu  parles  de  l'amour... 
On  ne  s'aime  donc  pas  dans  ce  triste  séjour  ? 

BELTON. 

On  s'aime  ;  mais  souvent  l'amour  laisse  connaître 
Des  besoins  plus  pressans. . . 

BETTI. 

Et  que  peuvent-ils  être  ? 

BELTON. 

L'amour  sans  d'autres  biens.... 

BETTI. 

L'amour  sans  la  gaîté 
Ne  peut  guère  suffire  à  la  félicité  ; 
Mais  dans  votre  pays,  ainsi  que  dans  le  nôtre  , 
Ne  peut-on  à  la  fois  conserver  l'un  et  l'autre  ? 

BELTON. 

Il  faut,  pour  bien  jouir  de  l'un  et  l'autre  don  , 
Être  riche. 


33o  ŒUVRES 

BETTI. 

Eh  !  dis-moi ,  suis-je  riche  ,  Belton  ? 

BELTON. 

Toi?  non;  tu  n'as  pas  d'or. 

BETTI, 

Quoi  !  ce  métal  stérile 
Que  j'ai  vu  ... 

BELTON. 

Justement. 

BETTI. 

Il  te  fut  inutile  ; 
Tu  ne  t'en  servis  pas  pendant  plus  de  quatre  ans. 
Mais  dans  ce  pays-ci  tu  connais  bien  des  gens  ; 
Ils  l'en  donneront  tous  ,  s'il  t'est  si  nécessaire  ; 
Ils  ne  voudront  jamais  laisser  souffrir  leur  frère. 

BELTOX. 

Ecoute-moi,  Betti,  tu  n'es  phis  dans  hjs  bois. 
Les  hommes  en  ces  lieux  sont  souiDis  à  des  lois  ; 
Le  besoin  les  rapproche  et  les  unit  ensemble  : 
Ces  mortels  opposés,  que  l'intérêt  rassemble  , 
Voudraient  ne  voir  admis  dans  la  société 
Que  ceux  dont  les  travaux  en  ont  bien   mérité. 

BETTI. 

Mais...  cela  me  parait  tout  à  fait  raisonnable. 

BELTON ,  à  part. 

Chaque  instant  à  mes  yeux  la  rend  plus  estimable. 

(  Haut.  ) 
Belti...  la  pauvreté  m'inspire  un  juste  effroi. 


I 


ï 


DE     CHAMFORT. 

BETTI. 

La  pauvreté  !  mais  ,  c'est  manquer  de  tout,  je  crois? 

BELTON. 

Oui. 

BETTI. 

J'en  sauvai  toujours  et  toi-même  et  mon  père... 
Quoi!  nous  pourrions  ici  manquer  du  nécessaire  ? 

BELTON. 

Non  ;  mais  il  ne  faut  pas  y  borner  tous  nos  soins. 

Nous  sommes  assiégés  de  liifférens  besoins  : 

Ils  naissent  chaque  jour,  chaque  instant  les  ramène  ; 

Et  lorsque  par  hasard  la  fortune  inhumaine 

Ne  nous  a  pas  donné... 

BETTI. 

Je  ne  te  comprends  pas... 
Manquer  d'un  vêtement,  d'un  abri,  d'un  repas, 
Voilà  la  pauvreté  ;  je  n'en  connais  pas  d'autre. 

BELTON. 

Voilà  la  tienne  :  hélas!  connais  quelle  est  la  nôtre. 

BETTI. 

Une  autre  pauvreté  !  vous  en  avez  donc  deux  ? 
On  doit  dans  ce  pays  être  bien  malheureux  ! 

BELTON. 

C'est  peu  de  contenter  les  besoins  d^  la  vie... 
Une  prévention,  parmi  nous  établie  , 
Fait  ici,  par  malheur,  une  nécessité 
Des  choses  d'a^ément  et  de  commodité, 


332  cœuvREs 

Dont  tes  yeux  étonnés  ont  5dmii-é  l'usage  ; 
Et  d'éternels  besoins  un  funeste  assemblage... 

BETTI. 

Oh  !  cette  pauvreté...  C'est  votre  faute  aussi. 
Pourquoi  donc  inventer  encore  celle-ci  ? 
Chez  nous,  grâce  à  nos  soins,  la  terre  inépuisable 
Etait  de  tous  nos  biens  la  source  intarissable. 
Belton,  comment  ont  fait,  et  comment  font  encor 
Tous  ceux  qui,  parmi  vous,  possèdent  le  plus  d'or  ? 

BELTON. 

L'un  le  lient  du  hasard,  et  tel  autre  d'un  père  : 
Du  crime  trop  souvent  il  devient  le  salaire; 
Mais  la  vertu  par  fois  a  produit... 

BETTI. 

Que  dis-tu  ? 
Avec  de  l'or  ici  vous  payez  la  vertu  ? 

BELTON. 

Contre  le  besoin  d'or  l'infaillible  remède.. . 

BETTI. 

Eh  bien  ! 

BELTON. 

C'est  de  servir  quiconque  le  possède  ; 
De  lui  vendre  son  cœur,  de  ramper  sous  ses  lois. 

BETTI. 

v 

O  ciel  !  j'aime  bien  mieux  retourner  dans  nos  bois. 
Quoi  !  quiconque  a  de  l'or  oblige  un  autre  à  faire 
Ce  qu'il  juge  à  propos,  tout  ce  qui  peut  lui  plaire  ? 


DE    CHAMFORT.  333 

BELTOX. 

Souvent. 

BETTI. 

En  laissez-vous  aux  malhonnêtes  gens  ? 

BELTOX. 

Plus  qu'à  d'autres. 

BETTI. 

De  l'or  clans  les  mains  des  méchans  ! 
Mais  vous  n'y  pensez  point ,  et  cela  n'est  pas  sage  : 
N'en  pourraienl-ils  pas  faii-e  un  dangereux  usage  ? 
Vous  devez  trembler  tous ,  si  l'or  peut  tout  oser.  . 
De  vous  et  de  vos  jours  ils  peuvent  disposer. 
La  flèche  qui ,  dans  l'air,  cherchait  ta  nourriture , 
Était ,  entre  nies  mains ,  naoins  terrible  et  moins  sûre  ! 

BELTON. 

Chacun,  suivant  son  cœur,  s'en  sert  différemment; 
Des  vertus  ou  du  vice  il  devient  l'instrument. 
Avec  avidité  celui-ci  le  resserre  , 
L'enfouit  en  secret,  et  le  rendu  la  terre... 

BETTI. 

Ah  !  fuyons  ces  gens-L\.  Tu  viens  de  me  parler 

D'un  pays  plus  heureux  où  nous  pouvons  aller, 

Ce  pays  où  les  gens  veulent  qu'on  soit  utile 

A  leur  société.  Si  la  terre  est  fertile  , 

Ils  en  auront  de  trop  :  nous  le  demanderons; 

Et  comme  elle  est  à  tous  ,  soudain  nous  l'obtiendrons. 

BELTON. 

Ils  ne  donneront  rien  ;  les  champs  les  plus  fertiles 
Ne  suffisent  qu'à  peine  auxhabitans  des  villes... 


334  ŒUVRES 

BETTI. 

Tant  pis  ;  cai'  j'aurais  bien  travaillé. 

BELTON. 

Dans  ces  lieux, 
On  épargne  à  ton  sexe  un  travail  odieux. 

BETTI. 

C'est  que  vos  femmes  sont  languissantes,  débiles  : 
J'en  ai  déjà  vu  deux  tout-à-fait  immobiles  ; 
Mais  pour  moi  le  travail  eut  toujours  des  appas  ; 
Dans  nos  champs,  dès  l'enfance,  il  exerça  mes  bras. 

BELTON. 

Tu  ne  peux  travailler  au  séjour  où  nous  sommes  ; 
L'usage  le  défend. 

BETTI. 

Le  permet-il  aux  hommes? 

BELTON. 

Sans  doute  ,  il  le  permet. 

BETTI  ,  avec  joie. 

Belton ,  embrasse-moi. 

BELTON. 

Quoi  donc  ? 

BETTI. 

Tu  me  rendras  ce  que  j'ai  fait  pour  toi. 

BELTON. 

Ah  !  c'est  trop  prolonger  un  supplice  si  rude  ! 
"Vois  la  cause  et  l'excès  dc'mon  inquiétude. 


DE    CHAMFORT.  335 

Va.  Belti  ,  j'ai  dt'ià  rcgnMté  ti.n  pays  : 

Ici.  par  ces  travaux,  nous  sommes  avilis. 

Vois  à  quel  sort ,  Iviias!  nous  devons  nous  attendre  ? 

Des  liesoins  renaissans  l"horr<;ur  va  nous  surprendre  ; 

Privés  d'appuis,  de  biens,  abandonnés  de  tous, 

L'œil  affreux  du  mépris  s'attachera  sur  nous. 

Nous  n'oserons  encor  prendre  ces  soins  utiles 

Que  l'amour  ennoblit ,  qu'ici  l'on  croit  serviles. 

Il  faudra  dévorer,  mendier  les  dédains  ; 

Rebutés,  co^jdanmés  à  Tapiront  (FCtre  plaints, 

Tout  aigrira  nos  maux,  jusqu'à  notre  tendresse; 

Nous  haïronsl'ai.iour ,  nous  craindrons  la  vieillesse; 

En  d'autres  malheureux  reproduits,  chaque  jour, 

Nos  mains  repousseront  le  Iruit  de  notre  amour. 

BETTI. 

Ciel  ! 

SCÈNE  V. 

BETTI ,  BELTON  ,  MYLFORT. 

MYi,F0RD,  à  Belton. 
Je  quitte  ^rabelle,  et  je  vais  vous  instruire... 
BETTI ,  à  Mylford. 
Aimes-tu  Belton  ? 

MYLFORD. 

Oui. 

BETTI. 

Bon  !  il  vient  de  me  dire 
Qu'il  n'a  point  d'or — 


336  CŒL'VRES 

BEr.TON  ,  à  Mylfoni. 

O  ciel  !  oseriez-YOus  penser  !... 

MYLFORD, 

Par  un  vain  désaveu  craignez  de  m'offenser. 

Vous  connaissez  mon  cœur,  mes  sentimens  ,  mon  zèle. 

Je  sais  l'heureux  devoir  de  l'amitié  fidèle  : 

Tout  mon  bien  est  à  vous. 

BELTON  ,  bas  à  Bctt'i. 

A  quoi  me  réduis-tu  ? 

BETTi  ,   à  Belton. 

Mais  il  t'offre  son  or  :  que  ne  le  reçois-tu  ? 

;^  A  Mjlford,  ) 
Nous  ne  prendrons  pas  tout. 

BELTON  ,   à  Mylford. 

Souffrez  que  je  l'instruise. 
[A  Betti.) 
Il  se  fait  tort  pour  moi,  son  cœur  le  lui  déguise. 
11  m'offre  tout  son  bien,  je  dois  le  refuser, 
Ou  de  so«  amitié  ce  serait  abuser. 
Cette  offre  où  quelquefois  un  ami  se  résigne. 
Quand  on  l'ose  accepter,  on  en  devient  indigne. 

BETTI. 

Quoi  !  l'on  rejette  ici  les  dons  de  l'amitié  ! 

BELTON. 

Souvent  qui  les  reçoit  excite  la  pitié. 


DE  CllAMFORT.  SS^ 

BETTI. 

Je  ne  vous  entends  point.  Si  chez  vous  la  parole 
Ne  présente  aucun  sens,  c'est  donc  un  bruit  frivole. 
Des  cris  dans  nos  forêts  parlaient  plus  clairement 
Que  ce  langage  vain  que  votre  cœur  dément. 
Quoi  !  tu  veux  que  les  dons  puissent  être  une  tache  , 
Que  sur  qui  les  reçoit  quelque  opprobre  s'attache, 
Que  la  main  d'un  ami  ?...  Non,  tu  t'es  abusé ^ 
J'en  suis  sûre  ;  jamais  je  ne  t'ai  mépiùsé. 

MYLFORD. 

Belton,  vous  entendez  la  voix  de  la  nature. 
Elle  me  venge,  ami;  vous  m'aviez  fait  injure. 

(  A  BetlL  ) 
Je  voudrais  lui  parler;  Betti,  retire-toi. 

BETTI. 

Pourquoi  donc?  ne  peux-tu  lui  parler  devant  moi  ? 
Est-il  quelque  secret  que  l'on  doive  me  taire? 

(  A  Belloii  qu'elle  regarde  tendrement.  ) 

Quand  je  t'en  confiais,  éloignais-je  mon  père  ? 
Tu  le  veux  ?... 

(  Belton  lai  fait  signe  de  la  tête.  ) 

Allons  donc  ! 

{Betti,  en  sortant  f  soupire,  et  regarde  plusieurs  fois  Belton.  ) 

SCÈNE  VI. 
BELTON,  MYLFOllD. 

MYIFORD. 

Enfin  tout  est  conclu. 
ly.  2i 


338  OEUVRES 

Je  suis  sûr  d'AiabelIe  ,  et  son  cœur  m'est  coruui. 
Sa  réponse  pour  aous  est  des  plus  favorables. 
«  Ces  nœuds,  a-t-ellc  dit,  me  semblent  désirables. 
»!Mon  cœur,  depuis  six  ans,  à  Belton  tut  promis  ; 
»  Mes  yeux  ont  vu  Belton  ,  et  ce  cœur  s'est  soumis. 
»  Je  déplorais  sa  mort,  le  ciel  nous  le  renvoie  ; 
))  Mon  père  a  commandé,  j'obéis  avec  joie.  » 
3Iais  de  cet  air  chagrin  ,  que  dois-je  enfin  penser  ? 
L'amitié  doit  savoir. .. 

BELTON. 

Ah  !  e'est  trop  l'olTenser. 
Connaissez  mon  état.  La  jeune  infortunée  , 
Compagne  de  mes  maux,  en  ces  lieux  amenée... 
L'homme  est  fait  pour  aimer.  J'ai  possédé  son  cœur. 
Dans  un  cliinut  barbare  elle  a  fait  mon  bonheur. 
INon,  je  ne  puis  trahir  sa  tendresse  fidelle  ; 
Elle  a  tout  fait  pour  moi. 

MYLFORD. 

Vous  ferez  tout  pour  elle. 
11  in'est  doux  de  trouver  mon  ami  généreux; 
Mais  mon  premier  désir  est  de  vous  voir  heureux. 
De  l'hymen  d'Arabelle  observez  l'avantage  ; 
Observez  que  déjà  vous  touchez  à  pet  âge, 
Où  pour  un  état  sûr  votre  choix  arrêté 
Doit  vous  donner  un  rang  dans  l.i  société. 
Pour  vous,  par  cet  hymen  la  fortune  est  fixée  ; 
Et  de  tous  vos  malheurs  la  trace  est  eflacéc. 

BELTON. 

Je  le  sens  ,  vos  raisons  pénètrent  mon  esprit. 

Sans  peine,  il  les  admet  ;  mais  mon  cœur  les  détruit. 


DE   CHA.MFORT.  SSq 

Qui?  moi!  trahir  Betti  !  la  rendre  mallieureuse  ! 
Je  n'en  puis  soutenir  l'image  douloureuse. 
Hélas  !  si  vous  saviez  tout  ce  que  je  lui  dois  ! 
Mais  qui  peut  le  savoir?  C'est  elle  ,  je  la  vois. 
Le  remords  à  ses  yeux  m'agite  et  me  dévore. 

SCÈNE  VIL 
BETTI,  BELTON  ,  MYLFORD. 

BETTI ,  à  Belton. 

As-tu  quelque  secret  à  me  cacher  encore  ? 
Hélas!  oui...  Loin  de  moi  tu  détournes  les  yeux. 
Ah  !  je  veux  t'arracher  ce  secret  odieux. 
Mais  qui  vient  nous  troubler? 

MTlFORD  ,  à  Belton. 

C'est  mon  oncle  lui-même. 

BETTI. 

Quel  pays  !  on  n'y  peut  jouir  de  ce  qu'on  aime. 

MYLFORD. 

Adieu  ,  décidez-vous  ;  vous  n'avez  qu'un  instant  : 
Songez  à  votre  état ,  au  pris  qui  vous  attend , 
A  cinq  ans  de  malheurs  ,  à  vous  ,  à  votre  père, 
Et  prenez  un  parti  que  je  crois  nécessaire. 

BETTI  ,  à  Belton  ,  lui  montrant  Mowbrai. 

Ne  faut-il  pas  sortir  encor  pour  celui-là  ? 
Moi,  j'aime  ce  vieillard  ,  je  reste. 


34o  (iKÎUVRES 

SCÈNE  VIII. 

BETTI,  BELTON,  MOWBRAI. 

MOWBRAI. 

Te  voilà  ! 
Je  te  cherchais;  j'apporte  une  heureuse  nouvelle. 
J'ai  pour  toi  la  promesse  et  les  vœux  d'ArabelIe. 
Le  contrat  est  tout  prêt. 

BELTON. 

Une  telle  faveur... 
Autant  qu'il  est  en  vous....  peut  faire  mon  bonheur. 
BETTij  à  Mowhrai,  avec  ingénuité. 

Bien  obligé... 

MOWBRAI. 

Betti,  tu  serviras  ma  fille  ; 
Et  je  te  veux  toujours  garder  dans  ma  famille. 

BETTI. 

Oh!  pour  moi,  je  ne  veux  servir  que  mon  ami. 

MOWBRAi  ,  à  Bclton. 

Combien  tu  dois  l'aimer  !  je  me  sens  attendri. 
En  formant  ces  doux  nœuds,  l'amitié  paternelle 
Croit  assurer  aussi  le  bonheur  d'ArabelIe  ; 
Et  par  l'égalité  cet  hymen  assorti , 
A  ma  fille... 

BETTI. 

Belton  ,  que  parle-t-il  ici 
De  sa  fille  ?  et  qu'importe  ?... 


DE  CHAMFORT.  34 1 

MOWBRAi  ,  àBelton. 

Ehl  daigne  lui  répondre. 
BELTON ,  à  part. 
Dieux  !  quel  affreux  moment  !  que  je  me  sens  confondre  ! 

MOWBBAI. 

Son  amitié  méi'ite  un  meilleur  traitement, 
Et  tu  dois  avec  elle  en  user  autrement. 
Et  quand  elle  saurait  qu'un  prochain  hyméuée 
De  ma  fille  à  ton  sort  joindra  la  destinée.  . 
Elle  prend  part  assez... 

BETTI. 

Bon  vieillard,  que  dis-tu  ? 
MOWBRAi,  à  Belton. 
Mais  d'où  vient  donc  cet  air  inquiet ,  épei'du  ? 

(  A  Betti.  ) 
Dès  aujourd'hui  ma  fille... 

BELTON  ,  à  part. 

Il  va  lui  percer  l'âuic. 

MOWBRAI. 

Par  des  nœuds  éternels  va  devenir  sa  femme. 

BETTI. 

Sa  femme!  votre  fille I... 

(  A  Belton.  ) 
Est-il  bien  vrai ,  cruel  ! 
Aurais-tu  bien  formé  ce  projet  criminel  ? 
Quoi  !  tu  pourrais  trahir  l'amante  la  plus  tendre  ? 
0  malheur  1  ô  forfait  que  je  ne  puis  comprendre  ! 


342  OEUVRES 

Mais  je  ne  te  crains  plus  ;  tu  m'as  dit  mille  fois 
Qu'ici  contre  le  crime  on  a  lecours  aux  lois. 
J'ose  les  iiiiplorer  ;  tu  m'y  forces,  pertîde! 
Respectable  vieillard,  sois  mon  juge  et  mon  guide; 
Que  ta  voix  avec  moi  les  implore  aujourd'hui. 

MOWBRA.I. 

(  A  part,  )  (  A  Betti.  ) 

Qu'allais-je  faire  ?  ô  ciel  !...  Je  serai  ton  appui. 
Mais,  mon  enfant,  ces  lois  que  ton  amour  réclame, 
En  vain... 

BETTI. 

Quoi!  par  vos  lois  il  peut  trahir  ma  flamme  ! 
Il  pourrait  oublier...  Dieu  !  quels  afl'reux  climats! 
Dans  quel  pays,  ô  ciel  !  as-tu  condi  it  mes  pas? 
Arrache-moi  des  lieux  ,  témoins  de  mon  injure , 
Qui  d'un  amant  chéri  font  un  amant  parjure  ; 
Exécrable  séjour,  asile  du  malheur. 
Où  l'on  a  des  besoins  autres  que  ceux  du  cœur  ; 
Où  les  bienfaits  trahis  ,  où  l'amour  qu'on  outrage... 
De  la  fidélité  quel  est  ici  le  gage  ? 
Quel  appui... 

MOWBRAI. 

Des  témoins,  sûrs  garans  de  l'honneur. 
BETTI ,  vivement. 


Oh!  j'en  ai.. 


MOWBRAI. 

Quels  sont-ils  ? 

BETTJ. 

Moi,  le  ciel  et  son  cœur. 


DE  CIIAMFORT.  343 

MOWBRAI. 

Si,  par  une  promesse  auguste  et  solennelle... 

BETTI. 

Il  m'a  promis  cent  fois  l'amour  le  plusfiiielle. 

MOWBRAI. 

A-t-il  par  un  écrit  ?... 

BETTl. 

O  ciel!  qu'ai-je  entendu? 
Quoi  ?  tu  peux  demander  un  écrit!  l'o&es-tu  ? 
Un  écritî  oui  ,  j'en  ai...  Les  horreurs  du  naufrage  , 
Mes  soins  dans  un  climat  que  tu  nommas  sauvage. 
Les  dangers  que  pour  toi  j'ai  mille  fois  courus; 
Voilà  mes  titres!  viens,  puisqu'ils  sont  méconnus, 
Dans  le  fond  des  forêts,  barbare  ,  viens  les  lire  ; 
Partout  ,  à  chaque  pas,  l'amour  sut  les  écrire  , 
Au  som:t  et  des  rochers,  dans  nos  antres  déserts. 
Sur  le  bord  du  rivage  et  sur  le  sein  des  mers. 
Il  me  doit  tout.  C'est  peu  d'avoir  sauvé  ta  vie. 
Qu'un  tigre  ou  que  la  faim  t'aurait  cent  fois  ravie; 
Mes  travaux,  mes  périls  t'ont  sauvé  chaque  jour.  . 
Entre  mon  père  et  lui  partageant  mon  amour... 
Mon  père  !...  Ah  !  je  l'entends  à  son  heure  dernière  , 
Au  moment  où  nos  mains  lui  fermaient  la  paupière  , 
Nous  dire  :  Mes  enfans,  aimez-vous  à  jamais  ; 
Je  t'entends  lui  répondre  :  Oui ,  je  te  le  promets. 

(  Se  tournant  vers  le  Quaker.  ) 

Tu  t'attendris... 

BELTON,  à  part. 

O  ciel  !  quel  homme  impitoyable 


3  4  4  OEUVRES 

Pourrait... 

MOAVBRAI. 

De  la  trahir  serais-tu  bien  capabl  e 

BETTi ,  à  Belton. 

i)ue  ne  me  laissais-tu  clans  le  fond  des  forêts? 

J'y  pourrais  sans  témoins  gémir  de  tes  forfaits. 

Dans  mon  obscur  réd.iit,  dans  ma  grotte  profonde, 

Savais-je  s'il  était  des  p.  alheureux  au  monde  ? 

Ah!  combien  je  le  sens,  quand  tu  ne  m'aimes  plus  ! 

Eli  bien  !  puisqu'à  jamais  nos  liens  sont  rompus... 

Tire  n  oi  de  ces  lieux...  qu'au  moins,  dans  ma  misère, 

Mes  pleurs  puissent  couler  sur  le  tombeau  d'un  père. 

Toi ,  cruil,  vis  ici  parmi  les  malheureux, 

Ils  te  ressemblent  tous  ,  ils  te  souffrent  chez  eux. 

BELTON,  se  retournant  tendrement. 
Eelti... 

BETTI. 

Tu  m'as  donné  ce  nom  que  je  déleste. 
Ce  nom  qui  me  rappMe  un  souvenir  funeste, 
Ce  nom  qui  fait,  hélas!  mon  malheur  aujourd'hui, 
Jadis  il  me  fut  cher  :  il  me  venait  de  lui. 
A  ve  nom  qu'il  aimait ,  autrefois  sa  tendresse 
Daignait  joindre  îe  sien,  les  prononçait  sans  cesse; 
Se  faisait  un  bonheur  de  les  unir  tous  deux  ; 
Prononcés  par  ma  bouihe,  ils  rallumaient  ses  feux; 
Son  afiVeux  changement  pour  jamais  les  sépare. 

MOWBBAi  ,  à  part. 

yicïi  coeur  est  oppx'cssé... 

(  J  Belton.  ) 
Quoi!  ti!  pourrais,  barbare  !. 


DE    CHAMFOIIT.  34^ 

BELïON. 

Je  le  suis  en  effet  ponr  avoir  n'îsisté 

A  cet  ainuiir  si  tendre  et  trop  peu  mérité. 

(  A  Betti.  ) 

Ah  !  crois-en  les  sermens  de  mon  âme  attendrie  ! 
L'indigence  et  les  maux  où  j'exposais  ta  vie  , 
Seuls  à  l'abandonner  pouvaient  forcer  mon  cœur  : 
Même  en  te  trahissant ,  je  voulais  ton  bonheur. 
Dût  cent  fois  dans  tes  bras  la  misère  ,  l'outrage  , 
M'accabîer,  m'écraser  ,  je  bénis  mon  partage. 
Je  brave  ces  besoins  qui  pouvaient  m'alarmer. 
Je  n'en  connais  plus  qu'un  :  c'est  celui  de  t'aimer. 
Je  te  perdais  !  0  ciel  !  que  j'allais  être  à  plaindre  ! 

{  //  se  jette  à  ses  pieds.  ) 

Voudras-tu  pardonner  ?...  \ 

BETTI. 

Ah  !  lu  n'as  rien  à  craindre , 
Cruel,  tu  le  sais  trop  :  ce  cœur  qui  t'est  connu 
Peut-il  ?... 

BELTON. 

Chère  Bclli!  quel  cœur  j'aurais  perdu  ! 

(  Ils  s'embrassent.  ) 

MOWBRAl. 

O  spectacle  touchant  !  Tendresse  aimable  et  pure  î 
L'aînour porte  en  mon  sein  le  cri  de  la  nature! 
I.ivrez-vous  sans  réserve  A  des  transports  si  doux  ; 
Je  les  sens  ,  et  mon  cœur  les  partage  avec  vous. 


346  OEUVRES 

(  A  Bellon.  )  (  A  Betti.  ) 

Tu  fus  vil  un  instant...  Et  toi ,  que  tu  m'es  chère  ! 

(  //  va  vers  la  coulisse.  ) 
John  ,  John. 

SCÈNE  IX. 
BETTI ,  MOWBRAI ,  BELTON  ,  JOHN. 


Écoute. 


MOWBRAI. 
JOHN. 

Quoi  ? 

MOWBBAI. 

Fais  venir  le  notaire. 
(  John  sort.  ) 


Belton ,  rends  grâce  au  ciel  de  t'avoir  réservé 
Ce  cœur  si  généreux  par  toi-même  éprouvé  ; 
Et  que  ton  âme  un  jour  puisse  égaler  la  sienne. 

BETTI. 

Égale  ,  cher  Belton  ,  ta  tendresse  à  la  mienne  . 

Existant  dans  ton  cœur  ,  riche  de  ton  amour  , 

Le  mien  peut  être  heureux,  même  dans  ce  séjour. 

(  A  Mowbrai.  ) 
Cesse  de  l'accabler  par  un  cruel  reproche  : 
Il  m'aime... 

MOWBRAI. 

Quelqu'un  vient ,  c'est  le  notaire. 


DE     CHAMFORT.  347 

SGÈPnE  X  ET  DERNIÈRE. 
BETTI,  BELTON  ,  3I0WBRAI ,  LE  ^'OTAIRE. 

MOWBRAI. 

Approche. 

LE    NOTAIRE. 

Serriteur. 

MOWBRAI. 

Assieds-toi...  C'est  pour  ces  deux  époux. 
BETTI ,  à  Belton. 
Quel  est  cet  horame-là  ? 

BELTON. 

Cet  homme  vient  pour  nous. 

LE  NOTAIRE  ,   à  Mowhvai. 

Tu  te  trompes,  je  crois;  je  ne  viens  pas  pour  elle  ; 
Et  j'ai  sur  ce  contrat  mis  le  nom  d'Arabelle. 

MOWBRAI. 

Efface-moi  ce  nom  ;  mets  celui  de  Betti. 

LE    NOTAIRE, 

Betti  ! 

MOTFBKAI. 

Vite  ,  dépêche. 

LE   NOTAIRE. 

Allons,  soit...  J'ai  fini. 


3^8  OEUVRES 

BELTOS. 

Signons. 

LE   NOTAIRE. 

C'est  bien  dit  ;  mais,  avant  la  signature. 
Il  faudrait  mettre  au  moins  la  dot  de  la  future. 

MOWBRAI. 

Allons  ,  mets  :  ses  vertus. 

LE  NOTAIRE  ,  laissant  tomber  sa  plume. 

Bon  !  tu  railles,  je  crois  ? 

MOWBRAI. 

Ses  vertus. 

LE    NOTAIRE. 

Allons  donc,  tu  te  moques  de  moi. 
Qui  jamais  aurait  vu  ?... 

MOWBRAI ,  acec  impatience. 

Mets  ses  vertus ,  te  dis-je. 

LE    NOTAIRE. 

Tout  de  bon  !  par  ma  foi,  ceci  tient  du  prodige. 
N'aioute-t-on  plus  rien  ? 

MOWBRAI. 

Est-il  rien  au-dessus?... 
Ajoute,  si  tu  veux,  cinquante  mille  écus. 

LE    NOTAIRE. 

CiîKjuaiite  miîle  écus ,  si  tu  veux!  L'accessoire 
Vaut  bien  le  principid  ,  autant  que  je  puis  croire. 


DT    CnAMFORT.  3/|9 

BELTON  ,    à  Betti. 

Il  nous  comble  de  biens  !  Ah  !  courons  dans  ses  bras... 

BETTI. 

Ah  !  surtout,  bon  vieillard,  ne  nous  méprise  pas. 

MOWBRAI. 

Que  dit-elle  ? 

BETTI. 

Je  sais  que  chez  vous  on  méprise 
Quiconque  en  recevant  des  dons... 

MOWBRAI. 

Autre  sottise. 
Où  prend-elle  cela  ?  Serait-ce  toi ,  Belton, 
Qui  peux  la  prévenir  de  cette  illusion  ? 
De  rougir  des  bienfaits  ton  âme  a  la  faiblesse  ? 
Puisqu'avec  le  malheur  tu  confonds  la  bassesse  , 
Je  dois  te  rassurer.  Je  ne  te  donne  rien  : 
La  somme  est  à  ton  père,  et  je  te  rends  ton  bien. 

LE    NOTAIBE  ,    à  BeltOU. 

Signez.  (  Belton  signe.  ) 

(  J  Betli.  ) 
A  vous... 

BETTI. 

Qui  ?  moi,  je  ne  sais  point  écrire. 

BELTON. 

Donnez-moi  votre  main,  l'amour  va  la  conduire. 


35o  OEUVRES 

BETTI. 

Et  le  cœur  et  la  main  ,  Belton ,  tout  est  à  toi. 

BELTON. 

Votre  cœur  en  aimant  ne  le  cède  qu'à  moi. 

BETTI. 

Eh  bien  !  c'est  donc  fini  ?  Que  cela  \eut-il  dire  ? 

BELTON. 

Qu'au  bonheur  de  tous  deux  vous  venez  de  souscrire; 
Vous  m'assurez  l'objet  qui  m'avait  su  charmer. 

BETTI. 

Quoi  !  sans  cet  homme  noir,  je  n'aurais  pu  t'aimer  ! 

(.Au  Notaire.  ) 
Donne-moi  cet  écrit. 

LE    NOTAIRE. 

Il  n'est  pas  nécessaire. 
Cet  écrit  doit  toujours  i-ester  chez  le  notaire. 
D'ailleurs  que  feriez-vous  de... 

BETTI. 

Ce  que  j'en  ferais  ? 
S'il  cessait  de  m'aimer ,  je  le  lui  montrerais. 

LE    NOTAIRE. 

Peste  !  le  beau  secret  qu'a  trouvé  là  madame  ! 

BELTON. 

En  doutant  de  mes  feux  vous  aflliffez  mon  âme. 


DE    CHAMFORT.  35  l 


Par  les  nœuds  les  plus  saints  je  viens  de  vous  unir. 
Ton  père  l'aurait  fait ,  j'ai  dû  le  prévenir. 
Il  approuvera  tout  ; 

(  En  montrant  Betti.  ) 

Et  voilà  notre  excuse. 
Instruisons  mon  ami  que  sa  doulc^ur  abuse. 
Lui-niê  ai;  en  t'embrassant  voudra  tout  oublier  : 
Consoler  ses  vieux  jours,  c'est  te  justifier. 


Tl^  DE  LA  JECSE  I.VDIENNE. 


LE  MARCHAJ^D  DE  SMYRNE  , 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE  ET  EN  PROSE  , 

*  BEPRÉSENTÉK,  pour  1,1  PREMIÈRE  FOIS^  lE  26  JANVIER   I77O. 


VVV».î/VVVlX\'ilA'YVVV\'lV\*'l-\%'V%'%\/V%/»\/VVV\/\.'V'VV\V'\'V'W\'\^y\'VV  .WXW'WV'WW'WVWIrt 


PERSONNAGES. 

HASSAN,  Turc,  habitant  de  Smyrne. 

ZAYDE,  femme  de  Hassan. 

DORNAL  ,  Marseillais. 

AMÉLIE,  promise  à  Dornal. 

KALED  ,  marchand  d'esclaves. 

NÉBI ,  Turc. 

FATMÉ  ,  esclave  de  Zayde. 

ANDRÉ  ,   domestique  de  Dornal. 

Un  Espagnol. 

Un  Italien. 

Un  Vieillard  turc,  esclave. 


La  scène  est  à  Snijrne  ,  dans  un  jardin  commun  à 
Hassan  et  à  Kaled,  dont  les  deux  maisons  sont  en 
regard  sur  le  bord  de  la  mer. 


LE 


MARCHAND  DE  SMYRNE  ^ 


COMEDIE. 


*XVA\\Vî'VVV'»VV\.'»\/VV\'V\'l/^^/%'V\V\\/VV»/\'^V*'\/^VVl'lVVX\\^VlA"^VX'V^V%'Vl^/VV»M'V*VV^^ 


SCENE  PREMIERE. 


HASSAN  ,  seul. 


On  dit  que  le  mal  passé  n'est  qu'un  songe  ;  c'est  bien 
nfiieux  ,  il  sert  à  faire  sentir  le  bonheur  présent.  II  y  a  deux 
ans  que  j'étais  esclave  chez  les  chrétiens  .  à  Marseille  ;  et  il 
y  a  un  an  aujourd'hui,  jour  pour  jour,  que  j'ai  épousé  la 
plus  jolie  fille  de  Smyrne.*Ccla  fait  une  différence.  Quoique 
bon  musulman,  je  n'ai  qu'une  femme.  Mes  voisins  en  ont 
deux,  quatre,  cinq,  six,  et  pourquoi  faire? —  La  loi  le 
permet . .  .heureusement,,  elle  ne  l'ordonne  pas.  Les  Français 
ont  raison  de  n'en  avoir  qu'une;  je  ne  sais  pas  s'ils  l'aiment; 
j'ai, i. 6  beaucoup  la  mienne  ,  moi.  Mais  elle  tarde  bien  à 
venir  prendre  le  frais.  Je  ne  la  gêne  pas.  Il  ne  faut  pas 
gêner  les  femmes.  On  m'a  dit  en  France  que  cela  portait 
malheur...  La  voici. 


356  œUVRES 

SCÈNE  11. 
HASSAN,  ZAYDE. 

HASSAN. 

Vous  êtes  descendue  bien  tard,  ma  chère  Zayde  ? 

ZAYDE. 

Je  me  suis  amusée  ù  voir,  du  haut  de  mon  pavillon  ,  les 
ruisseaux  rentrer  dans  le  port.  J'ai  cru  reniarquei*  plu» 
de  tumulte  qu'à  l'ordinaire.  Serait-ce  que  nos  corsaires 
auraient  fait  quelque  prise? 

HASSAW. 

Il  y  a  long-temps  qu'ils  n'en  ont  fait;  et ,  en  vérité,  je 
n'en  suis  pas  fâché.  Depuis  qu'un  chrétien  m'a  délivré  d'es. 
clavage  et  m'a  rendu  à  ma  chère  Zayde  ,  il  m'est  impos- 
sible de  les  haïr. 

ZAYDE. 

£t  pourquoi  les  haïr  ?  parce  qu'ils  ne  connaissent  pas 
notre  saint  prophète  ?  Ne  sont-ils  pas  assez  à  plaindre  ? 
D'ailleurs,  je  les  aime  ,  moi  ;  il  faut  que  ce  soient  de  bonnes 
gens;  ils  n'ont  qu'une  femme  ;  je  trouve  cela  très-bien. 

HASSAN ,  souriant. 
Oui;  mais,  en  récompense... 

ZAYDK. 

Quoi? 

HASSAN. 

Rien,  [à part.)  Pourquoi  lui  dire  cela  ?  c'est  détruire  un* 


DE    CHAMFORT,  So^ 

idée  agréable.  (  haut.)  J'ai  fait  vœu  d'en  délivrer  un  tous  les 
ans.  Si  nos  gens  avaient  fait  quelques  esclaves  aujourd'hui , 
qui  est  précisément  l'anniversaire  de  mon  mariage  ,  je 
croirais  que  le  ciel  bénit  ma  reconnaissance. 

ZAYDE. 

Que  j'aime  votre  libérateur,  sans  le  connaître!  Je  ne  le 
verrai  jamais...  je  ne  le  souhaite  pas^  au  moins. 

HASSA>'. 

Son  image  est  ù  jamais  gravée  dans  mon  cœur.   Quelle 

ùme Si  vous  aviez  vu On  rachetait  quel.jues-uns  de 

nos  compagnons;  j'étais  couché  à  terre  ;  je  songeais  à  vous 
et  je  soupirais:  un  chrétien  s'avance  et  me  demande  la  cause 
de  mes  larmes.  «  J'ai  été  arraché,  lui  dis-je,  à  une  maî- 
Iresse  que  j'adore  ;  j'étais  près  de  l'tpouser  ,  et  je  mourrai 
loin  d'elle .  faute  de  deux  cents  sequins.  »  A  peine  cus-je  dit 
ces  mots ,  des  pleurs  roulèrent  dans  ses  yeux.  «  Tu  es  sé- 
j.aré  de  ce  que  tu  aimes,  dit-il;  tiens,  mon  ami  ,  voilà 
deux  cents  sequins,  retourne  chez  toi,  sois  heureux  ,  et  ne 
hais  pas  les  chrétiens.  »  Je  me  lève  avec  transport;  je  tombe 
à  se^ pieds,  je  les  embrasse  ;  je  prononce  votre  nom  avec 
des  sanglots;  je  lui  demande  le  sien  pour  lui  faire  reiiiellre 
son  argent  à  mon  retour.  «  >Jon  ami,  me  dit-il  en  me  prenant 
par  la  main  ,  j'ignorais  que  tu  pusses  me  le  rendre  ;  j'ai  cru 
faire  une  action  honnête  :  permets  qu'elle  ne  dégénère  pas 
en  simple  prêt,  et  en  échauge  d'argent.  Tu  ignoi-eras  mon 
nom.  »  Je  restai  confondu;  et  il  m'accompagna  jusqu'à  la 
(ihaloupe,  où  nous  nous  séparilmes  les  larmes  aux  yeux. 

ZAYDE. 

Puisse  le  cie!  le  bénir  à  jamais  î  II  sera  heureux   sans 
doute  ,.  avec  une  âme  si  sensible  !  , 


358  OEUV11E5 


II  était  prêt  d'épouser  une  jeune  personne  qu'il  devait 
aller  chercher  à  Malte. 

ZAïDE. 

Comme  elle  doit  l'aimer  ! 

SCÈNE  III. 

HASSAN,  ZAYDE,  FÂTMÉ. 

Z.VYDE. 

Fatmé,  que  viens-tu  donc  nous  annoncer?  tu  parais  hors 
d'haleine. 

rATMÉ. 

II  vient  d'arriver  des  esclaves  chrétiens.  Cet  Arménien  , 
dont  vous  êtes  fâché  d'être  le  voisin,  et  que  vous  méprisez 
tant,  parce  qu'il  vend  des  hommes  ,  en  a  acheté  une  dou- 
zaine, et  en  a  déjà  vendu  plusieurs. 

HASSAN. 

Voici  donc  le  jour  où  je  vais  remplif  mon  vœu.  J'aurai  le 
plaisir  d'être  libérateur  à  mon  tour. 

ZAYDE. 

Mon  cher  Hassan  ,  sera-ce  une  femme  que  vous  déli- 
vrerez ? 

HASSAN ,  souriant. 

Pourquoi?  cela  vous  inquiète...  vous  craignez  que 
l'exemple.. . 

ZATDE. 

Nqn,  je  suis  sans  alarmes.  J'espère  que  vous  ne  me  don- 


DK     Cil  A  M  BOUT.  '^Si) 

lierez  jamais  un  si  cruel  chagrin.  Vous  ne  m'entendez  pas. 
Sera-ce  un  homme  ? 


Sans  doute. 

ZAYDE. 

Pourquoi. pas  une  femme  ? 

HASSAN. 

« 

C'est  un  homme  qui  m'a  délivré. 

ZAYDE. 

C'est  une  femme  que  vous  aimez. 

HASSAN. 


ê 


^'  Oui —  Mais  ,  Zayde ,  un  peu  de  conscienc;e.  Un  pauvre 
homme  en  esclavage  est  bien  malheureux;  au  lieu  qu'une 
femme,  à  Smyrne,  à  Constantinople ,  à  Tunis  ,  en  Alger  , 
n'est  jamais  à  plaindre.  La  beauté  est  toujours  dans  sa 
patrie.  Allons,  ce  sera  un  homme,  si  vous  voulez  bien. 

ZAYDE. 

Soit,  puisqu'il  le  faut. 

HASSAN. 

Adieu.  Je  me  hâte  d'aller  chercher  ma  bourse  ;  il  ne  faut 
pas  qu'un  bon  Musulman  paraisse  devant  un  Arménien  sans 
argent  comptant ,  cl  surtout  devant  un  avare  comme 
cclui'-là. 


36o  OEUVRES 

SCÈNE  IV. 
ZAYDE,  FATMlî. 

ZAYDE. 

Mon  mari  a  quelque  dessein  ,  ira  chère  Fatmé  ;  il  me 
prépare  une  lêle  ;  je  fais  semblant  de  ne  pas  m'en  aperce- 
voir, comme  cela  se  pratique.  Je  veux  le  surprendre  aussi, 
moi.  J'entends  du  biuit...  c'est  sûrement  Raled  avec  se» 
escl^Jes  ;  je  ne  veux  |  as  voir  ces  malheureux  ;,  cela  m'at- 
tendriraittrop.  Suis-moi,  et  exécute  fidèlement  mes  ofdres. 

SCÈNE  V. 

RALED,  DORNAL,  AMIÎ'LIE,  ANDRÉ,  UN  ESPAGNOL, 
UN  ITALIEN  ,  encliainés. 

KALED. 

Jamais  on  ne  s'est  si  fort  pressé  d'acheter  ma  marchan- 
dise. On  voit  bien  qu'il  y  a  long-temps  qu'on  n'avait  fait 
d'esclaves  ;  il  fallait  qu'on  fût  en  paix  :  cela  était  bien 
malheureux. 

DORÎÎAI. 

0  désespoir  I  la  veille  d'un  mariage!  ma  chère  Amélie  î 

K.ALED  ,  resardont  autour  de  lui. 

Qu'est-ce  que  c'est?  On  dit  qu'il  y  a  des  pays  où  l'on  ne 

connait  point  l'esclavage ÏMauvais  pays.   Aurais-je  fait 

fortune  là  ?  J'ai  déjà  fait  de  bonnes  affaires  aujourd'hui  ;  je 
me  suis  débarrassé  de  ce  vieil  esclave  qui  tirait  de  sci 
poches  de  vieilles  médailles  de  cuivre  ,  toutes  rouillces  , 


DE    CIIAMFORT.  36 1 

qu'il  regardait  altenlivement.  Ces  gens-là  sont  dune  dure 
défaite.  J'y  ai  déjà  été  pris.  Je  ne  !-uis  pas  fâché  non  plus 
d'être  délivré  de  ce  méde-in  français.  Rentrons;  avancez. 
Qu'est-ce  qui  arrive  ?  C'est  >ébi;  il  a  l'air  furieux.  Serait-il 
niécoutent  de  son  emplette. 

SCÈNE  VI. 

Les    Précédens ,   NJtlBI. 


Kaled  ,  je  viens  vous  déclarer  qu'il  faut  vous  résoudre  à 
reprendre  votre  esclave,  à  me  rendre  mon  argent ,  ou  à 
paraître  devant  le  cadi. 

KALED. 

Pourquoi  donc  ?  de  quel  esclave  parlez-vous  ?  est-ce  de 
cet  ouvrier ,  de  ce  marchand?  Je  consens  à  les  reprendre. 

rébi. 

Il  s'agit  bien  de  cela  ?  Vous  faites  l'ignorant  :  je  parle  de 
votre  médecin  français.  Rendez-moi  mou  argent,  ou  veuez 
chez  le  cadi. 

KALED. 

Comment  !  qu'a-t-il  donc  fait  ? 
kÉbi. 

Ce  qu'il  a  fait  ?  J'ai  dans  mon  sérail  une  jeune  Espa- 
gnole .  actuellement  ma  favorite  ;  elle  est  incommodée; 
savez-vous  ce  qu'il  lui  a  ordonné  ? 

EALEI>. 

IMa  foi  ,  non. 


362  cœuvR  F.S 

NÉBI. 

L'air  natal.  Cela  ne  m'arrange-t-il  pas  l)ien,  iiioi  ? 

KâLED. 

Eh  !...  l'air  natal....  Quand  je  vais  dans  mou  pays?  je 
me  porte  bien. 

NÉBI. 

Qiicl  médecin  !  apparemment  que  ses  malades  ne  pué- 
rissent  qu'à  cinq  cents  lieues  de  lui  !  L'ignorant!  il  a  bien 
fait  d'éviter  ma  colère  ;  il  s'est  enfui  dans  mes  jardins  ; 
mais  mes  esclaves  le  poursuivent  et  vont  vous  l'amener. 
Mon  argent,  mon  argent! 

KALED. 

Votre  argent  I  Oh  !  le  marché  est  bon  ;  il  tiendra. 

NÉBI. 

Il  tiendra  !  Non,  par  Mahomet.  J'obtiendrai  justice  celte 
fois-ci.  Vous  vous  êtes  prévalu  du  besoin  que  j'avais  d'un 
médecin,  c'est  bien  malgré  moi  que  j'ai  eu  recours  à  vous; 
mais  je  n'en  serai  plus  la  dupe.  Vous  croyez  que  cela  se 
passera  comme  l'année  dernière,  quand  vous  m'avez  vendu 
ce  savant  ? 

KALET). 

Quel  savant? 

SÉBI. 

Oui,  oui;  ce  savant  qui  ne  savait  pas  distinguer  du  maïs 
ilavcc  du  blé  ,  et  qui  m'a  fait  perdre  six  ccnls  sequins  . 
pour  avoir  ensemencé  ma  ierre  suivant  une  nouvelle  mé- 
tliode  de  son  l»a\'s. 


DE  crivMFor.T.  36: 


Eli  bien  !  est-ce  ma  'aule  à  moi  ?  pourquoi  faites-vous 
ensemencer  vos  terres  par  des  savans  ?  est-ce  qu'ils  y  en- 
lendent  rien  ?  n"avez-vous  pas  des  laboureurs?  Il  n'y  a  qu'à 
les  bien  nourrir,  et  les  faire  travailler!  Regardez-le  donc 
avec  ses  savans! 

kÉbi. 

Et  cet  autre  que  vous  m'avez  vendu  au  poids.de  l'or,  qui 
disait  toujours  :  De  qui  est-il  fils  ?  de  qui  est-il  fils  ?  et  quel 
est  le  père,  et  le  grand-  pire,  et  le  bisaïeul?  Il  appelait 
cela,  je  crois,  être  généalogiste.  Ne  voulail-il  pas  me  faire 
descendre,  moi,  du  grand-visir  Ibrahim  ? 

K.ALËD. 

Voyez  le  grand  malheur  !  quel  tort  cela  vous  i'ail-ii?  Au- 
tant vaut  descendre  d'Ibrahim  que  d'un  autre. 

KÉBI. 

Vraiment ,  je  le  sais  bien;  mais  le  prix... 

RALED. 

Eh  bjen  !  le  prix  !  je  vous  l'ai  vendu  cher  ?  apparemment 
qu'il  m'avait  aussi  coûté  beaucoup;  il  y  a  long-temps  de 
cela.  Je  n'étais  point  alors  au  fait  de  mon  commerce.  Pou" 
vais-je  deviner  que  ceux  qui  me  coûtent  le  plus  sont  les  plus 
inutiles  ? 

xébi. 

Belle  raison  !  cela   est-il  vraisemblable  ?  est-il  possible 

qu'il  y  ail  un  pays  où  l'on'  soit  assez  dupe  ! Excuse  de 

fripon,  excuse  de  fripon.  Je  ne  m'étonne  pa^  si  on  fait  des 
fortunes. 


364  ŒUVRES 


Excuse  de  fripon!  des  fortunes  !  vraiment  oui,  des  for- 
tunes !  ne  croit-il  pas  que  tout  est  profil?  et  les  mauvais 
marchés  qui  me  ruinent  ?  IS'ont-ils  pas  centujétiers  où  l'on 
ne  comprend  rien  ?  Et  quand  j'ai  acheté  ce  haron  allemand 
dont  je  n'ai  jamais  pu  me  défaire  ,  et  qui  est  encore  là-de- 
dans à  manger  mon  pain  !  et  ce  riche  Anglais  qui  voyageait 
pour  son  spleen  ,  dont  j'ai  refusé  cinq  cents  sequins  ,  et  qui 
s'est  tué  le  lendemain  à  ma  vue .  et  m'a  emporté  mon  ar- 
gent !  cela  ne  iait-il  pas  saigner  le  cœur?  Et  ce  docteur  , 
com.me  on  l'appeliit ,  croyez-vous  qu'on  gagne  là-dessus  ? 
Et  a  la  dernière  foire  de  Tunis,  n'ai-je  pas  eu  la  hêtise  d'a- 
cheter un  procureur,  et  trois  abbés,  que  je  n'ai  pas  seule- 
ment daigné  exposer  sur  la  place  ,  et  qui  sont  encore  chez 
moi  avec  le  baron  allemand  ! 

PÉBI. 

Maudit  infidèle  !  tu  crois  m'en  imposer  par  des  clameurs? 
mais  le  cadi  me  fera  justice. 


Je  ne  vous  crains  pas;  le  cadi  est  un  homme  juste  ,  in- 
telligent, qui  soutient  le  commerce,  qui  sait  très-bien  que 
celui  des  esclaves  va  tomîjer,  parce  que  tous  ces  gens-là 
valent  moins  de  jour  en  jour. 


Ah  çà  !  une  fois,  deux  fois,  voulez-vous  reprendre  volrK 
irédecin  ? 


Non ,  ma  foi. 


Dr  ciiAMFor.T.  365 

kébi. 

Ëîi  Lien!  nous  allons  voir. 

KALED. 

A  la  bonne  heure. 

SCÈNE  Vil. 

KALED ,  LES  ESCLAVES. 

KALED ,  aux  esclaves. 

Eh  bien  !  vous  autres,  vous  voyez  combien  on  a  de  peine 
à  vous  vendre.  Quel  diable  d'homme  !  il  m'a  mis  hors  de 
moi.  Il  n'y  a  pas  «l'apparence  qu'il  me  vienne  d'acheteurs 
aujourd'hui;  rentrons.  Qui  est-ce  que  J'entends  ?  est-ce  un 
charlatan? 

SCÈNE  VIII. 

IJ1\  VIEILLARD  TURC  ,  LES  PRÉCÉDENS. 

KALED. 

Bon,  ce  n'est  rien.  C'est  un  esclave  d'ici  près. 

LE    VIEILLARD. 

Bonjour,  voisin:  est-ce  là  votre  reste  ? 

KALED. 

Ne  m'arrête  pas  ,  tu  ne  m'achèteras  rien. 

LE    VIEILLARD. 

Je  n'achèterai  rien  !  Oh  !  vous  allez  voir. 


3G6  OEUVRES 

RALED, 

Que  veut-il  dire  ? 

DORNAL ,  à  part. 
Je  tremble. 

LE  VIEILLARD. 

Avcz-vous  bieii  des  femmes  ?  c'est  une   femme  que  je 
veux. 

KALED. 

Quel  gaillard  ,  à  son  âge  ! 

LE     VIEILLARD.' 

Eh  I  il  n'y  en  a   qu'une  ? 

RiLED. 

Encore  n'cst-elle  pas  pour  toi. 

LE  VIELLABD. 

Pourquoi  donc  cela  ? 

KALED.  , 

J.e  l'ai  refusée  à  de  plus  riches. 

LE    VIEILLARD. 

Vous  me  la  vendrez. 

KALED. 

Oui  I  oui! 

DOBNAL. 

Serait-il  possible  ?  Quoi  !  ce  misérable... 

LE  VIEILLARD. 

Combien  vaut-elle  !' 


DE    CIIAMFORT.  SÔ^ 

RALED. 

Quatre  cents  sequins. 

LE    VIEILLARD. 

Quatre  cents  sequins  !  c'est  bien  cher. 

KALED. 

Ah  dame  !  c'est  une  Française  :  cela  se  vend  bien  ;  tout 
le  monde  m'en  demande. 

LE     VIEILLARD. 

Voyons-la. 

KALED. 

Oh!  elle  est  bien. 

LE  VIEILLARD. 

Elle  baisse  les  yeux;  elle  pleure;  elle  me  touche.  C'est 
pourtant  une  chrétienne  :  cela  est  singulier.  Trois  cent 
cinquante. 

KALED. 

Pas  un  de  moins. 

LE  VIELI.ARD. 

Les  voilà. 

KALED. 

Emmenez. 

DOBXAL. 

Arrêtez...  O  ma  clière  Amélie!,..  Arrêtez. 

KALED. 

IVe  vas-tu  pasm'cmpêcher  de  vendre?  vraiment,  je  n'au- 
rai pas  assez  de  peine  à  me  défaire  de  toi.  Vous  autres  Fran- 


368  ŒUVRES 

rais  ,  les  maris  de  ce  pays-ci  ne  vous  achètent  point.  Vous 
êtes  toujours  à  rôder  autour  des  sérails,  à  risquer  le  tout 
pour  le  tout. 

DOKNAt. 

Vieillard,  tous  ne  paraissez  pas  tout  à  fait  insensible; 
laissez- vous  loucher.  Peut-être  avez-vous  une  femme,  des 
enfiins  ?    , 

LE   VIEILLARD. 

Non  ,  non. 

DORWAL. 

Par  tout  ce  que  vous  avez  de  plus  cher,  ne  nous  séparez 
pa'j  !  C'est  ma  femme. 

LE  VIEILLARD. 

Sa  fcumie  ?  cela  est  fort  différent  :  mais,  vraiment  Kaled, 
si  c'est  sa  femme  ,  vous  me  surfaites. 

DORNAL. 

Pour  toute  grâce,  achetez-moi  du  moins  avec  elle. 

LE  VIEILLARD. 

Hélas  !  mon  ami,  je  le  voudrais  bien;  mais  je  n'ai  be- 
soin que  d'une  femme. 

DORNAt.  • 

Je  vous  servirai  fidèlen)ent. 

LE    VIEILLARD. 

Tu  me  serviras  !  Je  suis  esclave. 

KALED. 

Est-ce  que  tu  les  écoules  ? 


DE   CHAMFORT.  369 

ANDRÉ. 

Mes  pauvres  maîtres  ! 

AMÉLIE. 

O  !  mon  ami  ,  quel  soit  ! 

Dor.N  vt. 

Ne  l'achetez  pas.  Quelqi-.e  liumme  riche  nous  achètera 
peut-être  ensemble. 

LE    VIEILLARD. 

C'est  bien  ce  qui  pourrait  tarriver  de  pis  :  il  t'en  ferait 
le  gardien. 

DORNAL,  à  Kaled. 

Ne  pouvez-vous  différer  de  quelques  jours  ? 

KALED. 

Différer  !  on  voit  bien  que  tu  n'entends  rien  au  com- 
merce. Est-ce  que  je  le  puis  ?  Je  trouve  mon  profit  ;  je  le 
prends. 

DOUNAL. 

o  ciel!  se  peut-il?...  Mais  que  dirai-je  pour  attendrir  un 
pareil  homme  ?  Quel  métier  !  quelles  âmes!  trafiquer  de  ses 
semblables  ! 

KALED. 

Que  veut-il  donc  dire  ?  ne  vendez-vous  pas  des  nègres  ? 

Eh  bien!    moi,  je    vous  vends N'est-ce   pas  la  même 

chose  ?  II  n'y  a  jaiiiais  que  la  différence  du  blanc  au  noir. 

LE    VIEILLARD. 

En  vérité,  je  n'ai  pas  le  courage... 

ly.  24 


X 


SyO  OEUVRES 

KAIED. 

Allons,  toi,  ne  vas-tu  pas  pleurer  aussi  ?  Je  gai'de  ton 
argent  ;  emmène  ta  marchandise,  si  tu  veux.  H  se  fait  tard. 

AMÉLIE. 

Adieu  ,  mon  cher  Dornal  ! 

DORNAt. 

Chère  Amélie  ! 

AMÉLIE. 

Je  n'y  survivrai  pas  ! 

KALED. 

Cela  ne  me  regarde  plus. 

rORKAI.. 

J"en  mourrai. 

KALED. 

Tout  doucement ,  toi,  je  t'en  prie  ;  ce  n'est  pas  là  mon 
compte.  Ne  vas-tu  pas  faire  comme  l'Anglais  (  repoussant 

Dornal  )  ? 

DORNAL. 

Ah  Dieu!  faut-il  que  je  sois  enchaîné!... 

ANDRÉ. 

0  ma  chère  maîtresse  ! 

SCÈNE  IX. 

RALED ,  DORNAL ,  ANDRÉ,  L'ESPAGNOL ,  L'ITALIEN. 

KALED. 

M'en  voilà  quitte  pourtant.  Je  suis  bien  heureux  d'avoir 


DE    CITAMFORT.  3-^1 

un  cœur  dur  :  j'aurais  succombé.  Ma  foi,  sans  son  argent 
comptant,  il  ne  l'aurait  jamais  emmenée,  tant  je  m'en  sen- 
tais ému.  Diable!  si  je  m'étaisattendri,j'auraisperdu  quatre 

cents  sequins.  (Il  compte  ses  esclaves.  )  Un  ,  deux Il  n'y 

en  a  plus  que  quatre.  Oh  l  je  m'en  déferai  bien,  je  m'en 
déferai  bien. 

SCÈNE  X. 

Les  Précédens  ,  HASSAN. 

HASSAN  ,  «  Kaled. 
Eh  bien  ,  voisin  ,  comment  va  le  commerce  ? 

K.ALED. 

Fort  mal,  le  temps  est  dur.  (  à  part  )  Il  faut  toujours  se 
plaindre. 

HASSAS. 

Voilà  donc  ces  pauvres  malheureux  !  Je  ne  puis  les  déli- 
vrer tous  ;  j'en  suis  bien  fùché.  Tâchons  au  moins  de  bien 
placer  notre  bonne  action.  C'est  un  devoir  que  cela  ;  c'est  un 
devoir.  (  à  l'Espagnol.  )  De  quel  pays  cs-tu  ,  toi  ?  parle. 
Tu  as  l'air  bien  haut...  parle  donc. 

l'espagnol. 
Je  suis  gentilhomme  espagnol. 

HASSAN. 

Espagnols  !  braves  gensi  Un  peu  fiers ,  ù  ce  qu'on  m'a 
dit  en  France...  Ton  état  ? 

l'espagnol. 
Je  vous  l'ai  déjà  dit  :  gentilhomme. 


/ 


Ô'JI  OEUVRES 

HASSAN. 

Genlilhomme  !  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est.  Que  fais-tu  ? 

l'espagnol. 
Rien. 

HASSAK. 

Tant  pis  pour  toi,  mon  ami  ;  lu  vas  bien  t'ennuyer. 
(  à  Kaled.  )  Vous  n'avez  pas  fait  une  trop  bonne  emplette. 

KALED. 

Ne  voilà-t-il  pas  que  je  suis  encore  attrappé  ?...  Gentil- 
homme, c'est  sans  doute  comme  qiii  dirait  baron  allemand. 
C'est  ta  faute  aussi  :  pourquoi  vas-tu  dire  que  tu  es  gentil- 
homme? je  ne  pourrai  jamais  me  défaire  de  toi. 

HASSAN  ,  à  ritalien. 

Et  toi,  qui  es-tu  avec  ta  jaquette  noire  ?  Ton  pays  ? 

l'italien. 

Je  suis  de  Padoue. 

HASSAN. 

Padoue  ?  Je  ne  connais  pas  ce  pays-h\,..  Ton  métier? 

l'italien. 
Homme  de  Ici. 

HASSAN. 

Fort  bien.  Mais  quelle  est  ta  fonction  particulière  ? 

l'italien. 

De  me  mêler  des  affaires  d'autrui  pour  de  l'argent,  de 
faire  souvent  réussir  les  plus  dé^^espérées  ,  ou  du  moins  de 
les  faire  durer  dix  ans ,  quinze  ans  ,  vingt  ans. 


DÉ    CHAMFORT.  373 

HASSAN. 

Bon  métier!  et  dis-moi ,  rends-tu  ce  beau  service  à  ceux 
qui  ont  tort,  à  ceux  qui  ont  raison  indifféremment  ? 

l'italien. 

Sans  doute  :  la  justice  est  pour  tout  le  monde. 

HASSAN  ,  7'iant.    . 

Et  on  souffre  cela  à  Padoue  ! 

l'italien. 
Assurément. 

HASSAN. 

Le  drôle  de  pays  que  Padoue  !  Il  se  passera  bien  de  toi , 
je  m'imagine.  (  à  André.  )  Et  toi ,  qui  es-tu  ? 

ANDRÉ. 

Moins  que  rien.  Je  suis  un  pauvre  homme. 

HASSAN. 

Tu  es  pauvre  ?  tu  ne  fais  donc  rien  ? 

ANDRÉ. 

Hélas  !  je  suis  fils  d'un  paysan  :  je  l'ai  été  :i  oi-mêmc. 

KALED. 

Bon!  c'est  sur  ceux-là  que  je  me  sauve. 

asdrÉ. 

Je  me  suis  ensuite  attaché  au  service  d'un  bon  maître, 
mais  qui  est  plus  malheureux  que  noi. 

HASSAN. 

Cela  se  peut  bien  ;  il  ne  sait  peut-être  pas  labourer  la 
terre.  Mais  c'est  l'habit  français  que  tu  as  lii? 

ANDSÉ. 

Je   le  suis    aussi. 


374  OEUVRES 

HASSAN. 

ïu  es  Trançais  !  bonnes  gens  que  les  Français  !  ils  ne 
haïssent  personne.  Tu  es  Français,  mon  ami!  il  suffît  , 
c'est  toi  qu'il  faut  que  je  délivre. 

ANDRÉ. 

Généreux  musulman,  si  c'est  un  Français  que  vous  vou- 
lez délivrer  ,  choisissez  quelqu'autre  que  moi.  Je  n'ai  ni 
père,  ni  mère  ,  ni  femme  ,  ni  enfans  ;  j'ai  l'habitude  du 
malheur  :  ce  n'est  pas  moi  qui  suis  le  plus  à  plaindre.  Dé- 
livrez mon  pauvre  maître. 

HASSAN. 

Ton  maître!  qu'est-ce  que  j'entends?  Quelle  générosité  ! 
Quoi!...  Ces  Français...  Mais  est-ce  qu'ils  sont  touscomme 
cela  ?...  Et  où  est-il  ton  maître  ? 

AKDHÉj  lui  montrant  Dornal. 
Le  voilà  ;  il  est  abîmé  dans  sa  douleur. 

HASSAN. 

Qu'il  parle  donc  I  II  se  cache ,  il  détourne  la  vue ,  il  garde 
le  silence.  (  Hassan  avance,  le  considère  viaigré  lui.  )  Que 
vois-je  î  est-il  possible  !  je  ne  me  trompe  pas.  C'est  lui , 
c'est  lui-même  ;  c'est  mon  libérateur  I  (  //  l'embrasse  avec 
transport.  ) 

BORNAI. 

0  bonheur  I  ô  i^encontre  imprévue  ! 

KALED. 

Comme  ils  s'embrassent!  Il  l'aime  ;  bon]!  il  le  paiera. 

HASSAN. 

Je  n'en  reviens  point.  Mon  ami  I  mon  bienfaiteur  ! 


DE    CHAMFOBT.  SyS 

Peste  !  un  ami  !  un  bienfaiteur  I  cela  doit  bien  se  vendre  ; 
cela  doit  bien  se  vendre, 

HASSAN. 

Mais  ,  dites-moi  donc,  comment  se  fait-il?...  par  quel 
bonheur?...  Qu'est-ce  que  je  dis?  la  tête  me  tourne.  Quoi! 
c'est  envers  vous-même  que  je  puis  m'acquitter!  J'ai  fait 
vœu  de  délivrer  tous  les  ans  un  esclave  chrétien  ;  je  venais 
pour  remplir  mon  vœu  ;  et  c'est  vous... 

DORNAL. 

O  mon  ami  !  connaissez  tout  mon  malheur. 


Du  malheur!  il  n'y  en  a  plus  pour  vous.  (  Se  tournant  du 
côté  de  Kaled.  )  Raled  ,  combien  vous  dois-je  pour  l'em- 
mener ? 


K.ALED. 


Cinq  cents  sequins. 


HASSAK. 

Cinqcents  sequins...  Raled,  je  ne  marchande  point  mon 


ami  ;  tenez. 

Quelle  générosité  I 


DORNAL. 


HASSAN  ,  à  Kalcd. 

Je  vous  dois  ma  fortune  ,  car  vous  pouviez  me  la   de- 
mander. 

KALED. 

Que  je  suis  une  grande  bête  !  bonne  leçon. 


SyÔ  OEUVRES 


Laissez-nous  seulement,  je  vous  prie  :  que  je  jouisse  des 
embrassejuens  de  mon  bienfaileur. 


Ob  !  cela  est  juste  .  cela  est  juste.  Il  est  bien  à  vous.  Al- 
lons ,  vous  autres,  suivez-uioi. 

ANDuÉ,  à  D ornai. 

Adieu  ,  mon  cber  maire. 

DOR>AL,  «  Hassan.  f 

Que  dis-tu?  Peux-tii  jHn>^or?...  Mon  i  her  ami,  ce  pauvre 
mallieiin  iix  ,  yohs  a\ez  vu  s'il  m'esi  attatbé,  s'il  est  fidèle, 
sïl  a  un  cœur  sen&ible  ! 

HASSAN. 

Sans  doute  ,  sans  doute  ,  il  faut  le  l'acheter. 

KALED. 

Quel  homme  !  comme  il  prodigue  l'or!  Si  je  profitais  de 
cette  occasion  jiour  faire  délivrer  mou  baron  allemand.... 
Mais  il  ne  voudra  pas. 

HASSAN. 

Tenez  j  Raled. 

KALED ,  regardant  les  sequini. 
En  vérité,  voisin,  cela  ne  suffit  pas. 

HASSAN. 

Comment  !  cent  sequins  ne   suffisent  pas  !  L'n  dômes-  • 
li<^'ue.... 


DE   CHAMFORT.  377 

KVLED. 

Eh!  mais...  un  domestique...  Après  tout,  c'est  un  hornm» 
comme  un  autre. 

HASSAN. 

Bon  !  voilà  de  la  morale  à  présent. 

KALED, 

Et  puis  un  valet  Gdèle ,  qui  a  un  cœur  sensible  ,  qui  tra- 
vaille, qui  laboure  la  terre,  qui  n'est  pas  gentilhomme.... 
En  conscience... 

HASSAN  ,   donnant  quelques  scquins. 

Allons,  lais  se-nous.  Qu'entendez-vous  ?   qu'est-ce   que 
vous  voulez  ? 


Voisin  ,  c'est  que  j'ai  chez  moi  un  pauvre  malheureux  , 
un  brave  homme,  qui  est  au  pain  et  à  l'eau  depuis  trois 
ans  ;  cela  fend  le  cceur  :  cela  s'appelle  un  baron  allemand. 
Vous  qui  êtes  si  bon,  vous  devriez  bien... 

HASSAN. 

Je  ne  puis  pas  délivrer  tout  le  monde. 

KALED. 

A  moitié  perte. 

HASSAN. 

Cela  est  impossible. 

KALED. 

Quand  je  disais  que  cet  homme-là  me  resterait!  Oh!  si 
jumais  on  m'y  rattrappe...  Allons  ,  homme  de  loi,  gentil- 


'6']  s  OEUVRES 

homme,   rcntrez-là  dedans;   allez  vous  coucher,  il  faut 
que  je  soupe. 

SCÈNE  XI. 
HASSAN,  DORNAL. 

.    ,  HASSAN. 

Mon  cher  ami ,  que  je  vous  présente  à  ma  femme.  Savez- 
vous  que  je  suis  marié  ?  C'est  à  vous  que  je  le  dois.  Et  vous, 
cette  jeune  personne  que  vous  deviez  aller  chercher  à 
Malte  ? 

DORNAL. 

Je  l'ai  perdue. 

HASSAN. 

Que  dites-vous  ? 

DORNAL. 

Je  l'emmenais  à  Marseille  pour  l'épouser:  elle  a  été  prise 
avec  moi. 

HASSAN. 

Eh  bien  !  est-ce  l'Arménien  qui  l'a  achetée  ? 

DORNAL. 

Oui. 

HASSAN. 

Courons  donc  vite. 

DORNAL. 

11  n'est  plus  temps  :  le  barbare  l'a  vendue. 


Dr    CHAMFORT.  879 


A  qui  ? 


Je  l'ignore.  Un  esclave  de  quelque  homme  riche  l'a  arra- 
chée de  mes  bras. 


Ah,  malheureux!  c'est  peut-être   pour  quelque  pacha. 
Est-elle  belle  ? 

DOBXAL. 

Si  elle  est  belle  !  ^ 

SCÈISE  XII. 

Les  Précédens,  ZAYDE. 

ZAYDi;. 

Mon  ami ,  vous  me  laissez  bien  long-temps  seule.  Et 
votre  esclave  chrétien  ? 


Mon  esclave  !  c'est  mon  ami ,  c'est  mon  libérateur  que 
je  vous  présente.  J'ai  eu  le  bonheur  de  le  délivrer  à  mon 
tour. 

ZAYDE. 

Etranger,  je  vous  dois  le  bonheur  de  ma  vie. 


38o  OEUVRES 

SCÈNE  XIII. 

Les  Précédens  ,    FATMÉ. 

fatmé. 
Est-il  temps  ?  Ferai-je  entrer? 

ZAYDE. 

Oui ,  tu  le  peux... 

SCÈNE  XIV. 
ZAYDE,   HASSAN,   DORNAL. 

HASSAN. 

Quel  est  ce  mystère  ? 

ZAYDE. 

Mon  ami ,  vous  m'avez  tantôt  soupçonnée  de  jalousie  ;  je 
Tais  Yous  prouver  ma  conflunce.  Je  me  suis  servi  de  vos 
bienfaits  pour  acheter  un  esclave  chrétienne  ,  je  venais 
TOUS  la  présenter ,  afin  qu'elle  tînt  sa  liberté  de  vos  mains. 

SCÈP^E   XV  ET  DERNIÈRE. 

HASSAN,  ZAYDE,  DORNAL,  FATMÉ,  UNE  ESCLAVE 

«hrétietme ,  vêtue  en  musulmane  ,  avec  un  voile  sur  la  tête. 


La  voici  :  voyez  le  spectacle  le  plus  intéressant,  la  beauté 
dans  la  douleur. 


DE    CHAMFORT.  38 1 

HASSATî  s^ approche  et  lève  le  voile. 
Qu'elle  est  touchante  et  belle  ! 

DORNAL. 

Amélie  !  Ciel  !  (  //  cote  dans  ses  bras.  ) 

AMÉLIE ,  arec  joie. 
Que  voi»-je  ?  mon  cliCf  Dornal  ! 

DOKXAt. 

Ma  chère  Amélie  ,  vous  «"tes  libre  !  je  le  suis  aussi.  Vous 
êtes  auprès  cie  votre  bijniaitrice  ,  de  ;non  libérateur.  (  // 
saute  au  cou  de  Hassan ,  et  veut  ensuite  embrasser  Zayde  ,  qui 
recule  avec  modestie.  ) 

HASSAN  ,  à  Dornal. 

Embrassez!  embrassez!  il  est  honnête  ce  transport-là. 
(  J  Zayde  qui  reste  confuse.  )  Ma  chère  amie,  c'est  la  cou- 
tume de  France. 

AMÉLIE,  à  Zayde.  , 

Madame  ,  je  vous  dois  tout  !  Que  ne  puis-je  vous  donner 
ma  vie  ! 


C'est  à  moi  de  vous  rendre  grâces.  Vous  ne  me  devez 
que  votre  liberté,  et  je  dois  ù  votre  époux  la  liberté  du 
B;icn. 

AMÉLIE. 

Quoi?  c'ejt  lui... 


382  OEUVRES 

HASSAN. 

Oh!  cela  est  incroyable  !  A  propos,  vous  n'êtes  point 
mariés  ? 

BORNAL.  . 

Vraiment  non  :  nous  ne  le  serons  qu'à  notre  retour.  Ine 
de  ses  tantes  nous  accompagnait  :  elle  est  morte  dans  la 
traversée. 

ÈASSAN. 

Yite,  yite,  un  cadi,  un  cadi...  Ah  !  mais  ù  propos,  on 
ne  peut  pas...  c'est  cet  habit  qui  me  trompe. 

DORNAL. 

Ma  chère  petite  musulmane,  quand  serons-nous  en 
terre  chrétienne?  Ah!  mon  Dieu!  nos  pauvres  compa- 
gnons d'infortune! 

HASSAN. 

Si  j'étais  assez  riche...  Mais,  après  tout,  l'homme  de 
loi,  et  cet  autre,  cela  ne  doit  pas  coûter  cher,  n'est-ce 
pas  ? 

DORNAL. 

Ah  !  mon  Dieu,  non.   Nous  les  aurons  à  bon  marché. 

FATMÉ. 

Ah!  c'est  bien  vrai.  Je  viens  de  rencontrer  l'Arménien; 
tout  ce  qu'il  demande,  c'est  de  les  vendre  au  prix  coûtant. 

BORNAI. 

D'ailleurs,  moi,  je  suis  riche,  et  je  prétends  bien... 


DE  CHAMFORT.  383 


Allons  ,  délivrons-les.  (  A  Fatmc.  )  Va  les  chercher  ; 
qu'ils  partagent  notre  joie,  qu'ils  soient  heureux,  et  qu'ils 
nous  pardonnent  de  porter  un  doliman  au  lieu  d'un  juste- 
au  corps. 

(  Fatmé  amène  I' Armcnie.n  suivi  des  esclaves  qui  ont  paru 
dans  la  pièce  ,  et  de  ceux  dont  il  y  est  parlé.  Ils  forment  un 
ballet ,  et  témoignent  leur  reconnaissance  à  Zayde  ,  à  Hassan 
cl  à  Dornal.) 


FIN  DU  MARCHAND  DE  SMYRNE. 


ZEMS    ET    ALMASIE  9 

BALLET  héroïque. 

REPRÉSENTÉ  DEVANT  SA  MAJESTÉ,  ACHOISY,  EN  SEPTEMBRE  iyy'5. 


IV.  25 


l/^'Vl/V\VV\'\(VVV\V\'VÏVVV'*VVVI'VVV'\VVVl'VVV'^VV%/\(VVV*VV'\AiV\.V\V\^^'VVV\VÏ.V^ 


PERSONNAGES. 


ZMIS. 
ALMASIE.     . 
LE  GÉNIE. 

Une  voix. 

Une  personne  de  la  fête. 

CHCffiTIR  DE  GÉNIES    ET  DE  FEES. 


1 


ZENIS    ET    ALMASIE  , 

BALLET  HÉROîQLE. 

Le  Tlicâtre  représente  un  désert  hérissé  de  rochers ,  et  l'on 
toit  (tu  fond  un  volcan  qui  jette  des  feux. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

ZÉNIS  ,  seul. 

Ci 'est  toi,  cruel  Amour,  qui  déchires  mon  cœur. 
Malgré  le  voile  épais,  qui  couvre  ma  naissance, 
La  reine  de  Memphis  partageait  mon  ardeur. 
J'avais^sauvé  ses  jours  ;  et  sa  reconnaissance, 
En  me  donnant  la  main  ,  couronnait  ma  valeur  ; 

Mais  une  barbare  puissance 
M'a  ravi  cet  objet  si  cher  à  mon  bonheur. 
Je  cherche  en  vain  l'ennemi  qui  m'outrage  : 
Mille  obstacles  affreux,  mille  dangers  divers, 

S'oftrenl  sans  cesse  à  mon  passage. 
Cependant  une  voix  m'arrête  en  ces  déserts. 
Et  d'un  sort  moins  cruel  m'annonce  le  présage. 
C'est  un  piège  fatal ,  peut-être,  où  l'on  m'engage. 
N'importe.  Fallùt-il  combattre  les  enfers, 
L'excès  de  mon  amour  servira  mon  courage. 
Que  vois-je  !  contre  moi  déchainent-ils  leur  rage  ? 

(  Des  monstres  sortent  des  rochers.  ) 


388  OEUVRES 

L'NE    YOIX. 

ZéniSi  d'aucun  danger  ne  sois  épouvanté  , 
Si  lu  veux  être  instruit  de  ta  naissance. 

zÉNis  ,  en  mettant  le  sabre  à  la  main. 

Je  t'obéis,  et  ma  constance 
Me  fera  triompher   de    mon    adversité. 

(  //  combat  les  monstres  et  les  fait  fuir.  Un  aigle  parait ,  et 
vote  autour  du  théâtre.  ) 

LA    MÊME    VOIX. 

Zénis,  suis  cet  aigle  rapide, 
Et  tu  pourras  revoir  l'objet  qui  t'a  charmé. 


Dieu  des  amans ,  c'est  toi ,  c'est  ta  voix  qui  me  guide  ; 
Par  l'espoir  le  plus  doux  je  me  sens  animé. 

Que  vois-je?...  ô  fortune  perfide  ! 
L'aigle  s'est  abîmé  dans  cestorrens  de  feux... 

[L'aigle  s' abîme  dans  le  volcan.  ) 

J'y  vole ,  je  m'expose  au  sort  le  plus  affreux. 
Un  cœur  qui  sait  aimer  est  toujours  intrépide. 

[Zenis  se  jette  dans  le  volcan.  ) 


i 

v' 

1; 

À 


DK    CHAMFORT.  v'^89 

SCÈNE    ÎI. 

Le  théâtre  change ,  et  représente  an  palais  superbe.  La  princesse 
Almasie  parait  endormie,  au  fond  du  théâtre,  sous  un  pavil- 
lon magnifique.  On  voit,  à  côté  d'elle,  sur  un  riche  carreau, 
un  sceptre  d'or. 

ZÉNIS  ,  ALMASIE. 


Quel  changement!  où  suis-je  ?...  Et  quel  palais  pompeux  ! 
Que  vois-je  ?...  Est-ce  l'objet  de  l'amour  le  plus  tendre  ? 
Aux  transports  que  je  sens  pouvais-je  aie  méprendre  ? 
C'est  elle  que  le  sort  lend  enfin  à  mes  vœux. 


Ciel!  Zénis  !...  en  quels  lieux  l'offrez-vous  à  ma  vue 
Ah  !  dissipez  l'effroi  de  mon  âme  éperdue. 
Quel  pouvoir  vous  a  fait  découvrir  ce  séjour  ? 


Puisque  j'y  revois  Almasie, 
Je  dois  ce  miracle  à  l'Amour. 

ALMASlE. 

Auriez-vous  pu  fléchir  le  souverain  génie 

Qui  commande  en  ces  lieux,  qui  m'y  lient'asservie  ? 

ZÉiVlS. 

Dieux!  qu'entends-je?...  Un  génie  est  maître  en  ce  palais  ? 


ALMASIE. 

O  ciel  !  vous  l'ignorez...  quel  orage  s'apprête  ! 
Zénis  ,  craignez-en  les  effets, 
Dérobez-vous  à  la  tempête. 

ZÉMS. 

Vous  tremblez,  il  vous  aime... 

ALMASIE. 

Et  mon  cœur  en  gémit. 
Il  peut  vous  réduire  en  poudre  ; 
II  veut,  et  tout  obéit  ; 
Sur  les  ailes  des  vents  il  fait  voler  la  foudre; 
11  regarde  la  terre  ,  et  la  terre  frémit. 

De  ses  soupçons  craignez  la  violence. 


Je  ne  crains  que  votre  inconstance  , 
Et  je  méprise  son  courroux. 


Que  dis-lu  ?...  Fuis,  Zénis,  fuis  ses  transports  jaloux. 
Il  y  va  de  tes  jours,  fuis  des  momens  terribles. 
Le  pouvoir  du  génie  est  prêt  de  t'accabler. 
Dans  ce  palais,  des  esprits  invisibles 
Veillent  sans  cesse  et  peuvent  t'immoler. 
S'ils  touchaient  seulement  ce  sceptre  redoutable, 
Tu  k  verrai-^  lui-même,  au  milieu  des  éclairs, 
Sur  un  char  enflammé  paraître  dans  les  airs  , 
Et  tu  serais  l'objet  de  sa  haine  implacable. 


DE   CHAMFORT.  891 

ZÉNIS. 

Vous  cherchez  vainement  ;\  me  faire  trembler. 
Je  vous  adore  et  brave  sa  puissance. 

ALMASIE. 

Je  sens,  à  chaque  instant,  mes  craintes  redoubler... 
Tout  semble  s'animer  pour  venger  son  ofl'ense.... 
Ces  colonnes  ,  ces  murs  paraissent  s'ébranler... 
Peut-être  il  n'est  plus  temps  d'éviter  sa  vengeance. 

zénis. 
Non,  je  ne  le  crains  point. 
[eu  brisant  le  sceptre.  )  Qu'il  paraisse. 

(  Des  que  le  sceptre  est  brisé  ,  on  entend  une  tempête  affreuse  ; 
le  théâtre  s'obscurcit ,  le  tonnerre  gronde.  ) 

ALMASIE. 

Ah!  grands  dieux! 

ZÉNIS. 

Je  veux  en  triompher,  ou  périr  à  vos  yeux. 

CHGECR    d'esprits  INVISIBIES. 

0  crime  épouvantable  ! 
O  jour  funeste I  jour  aifreux! 
Tu  vas  périr  ,-  mortel  audacieux  ! 
La  foudre  va  partir  ,    et  punir  le  coupable  ; 
Tu  vas  périr,  mortel  audacieux! 

SCÈNE  III. 

LE  GENIE  ,  paraissant  dans  les  airs  ,  sur  un  char  de  feu  , 
ALMASIE,  ZÉNIS. 

ALMASIE. 

Je  me  meurs. 


892  .  OEUVRES 

LE    GÉNIE. 

Quel  spectacle  à  mes  yeux  se  présente  ? 
Almasie  éperdue  et  mon  sceptre  brisé  !    , 
Punissons,  punissons  une  audace  insolente  : 

Vengeons  mon  pouvoir  méprisé. 
Ministres  de  mes  lois,  venez,  servez  ma  rage; 
Paraissez  ,  enchaînez  l'ennemi  qui  m'outrage. 

SCÈNE  IV. 
TROUPE  DE  GÉNIES  ,  LE  GÉNIE,  ALMASIE,  ZÉNIS. 

CHOEUR   DE    GÉNIES. 

Nous  t'obéissons , 
Tu  connais  le  crime  , 
Nous  en  frémissons  , 
Frappe  ta  victime. 

ÂLMASIE. 

Juste  ciel  ! 

LE    GÉNIE. 

Tu  devrais  mieux  cacher  ta  douleur  , 
Voilà  donc  le  rival  qui  règne  dans  ton  âme  ? 

C'est  lui  qui  m'enlève  ton  cœur. 
Et  qui  fait  mépriser  mes  bienfaits  et  ma  flâme. 

ALMAsIE. 

Ah!  seigneur,  écartez  des  soupçons  odieux, 

LE    GÉNIE. 

Quel  est  donc  son  projet?  et  quel  pouvoir  suprême 
L'a  fait  pénétrer  en  ces  lieux  ? 


DE  Cil .VM FORT.  Sq^ 

ALMASIE. 

Hélas  !  je  l'ignort;  moi-niêûie. 

LE    GÉKIE. 

Je  te  soupçonne,  j'en  gémis; 
Mais  s'il  n'est  pas  l'objet  de  ton  amour  extrême  , 
Prends  ce  fer;  frappes...  tu  frémis  ! 

(  //  lai  donne  an  poignard.  ) 

Ah  !  perfide  ,  lu  nia  trahis. 

ALMASIE. 

M'oses- tu  proposer  un  forfait  que  j'abhorre  ? 

Pour  calmer  la  fureur  ,  j'immolerais  Zénis  !... 

J'immolerais  ce  que  j'adore  ! 

ZÉNIS. 

Ah  !  cet  aveu  me  venge  ,  et  je  brave   le   sort. 

LE  GÉNIE. 

El  toi ,  tu  m'offenses  encore  : 
C'est  donc  à  moi  de  te  donner  la  mort. 

ALMASIE. 

Barbare...  arrête  : 
S'il  faut  du  sang  pour  t'appaiser, 
Donne  ;  nia  main  est  toute  prête  : 
(  Elle  veut  arracher  le  poignard  ,  pour  s'en  frapper.  ) 
C'est  le  mien  que  je  vais  verser. 

LE  GENIE  ,  faisant  signe  aux  Génies  de  se  retirer. 

C'est  assez.  Il  est  temp  sde  me  faire  connaître. 


304  ŒUVRES 

Tendres  amans  ,  vos  tourmens  sont  finis. 
J'ai  su  vous  éprouver.  Ton  cournge  ,  Zénis, 
Annonce  à  l'univers  le  sang  qui  l'a  fait  naître. 

(  à  J Imasie.  ) 

Et  vous  ,  de  votre  cœur  je  connais  tout  le  prix; 
Sovez  heureuse  enfin  ,  vous  méritez  de  l'être  ; 
Pardonnez-moi  vos  maux  ,  je  vous  donne  mon  ÛU 

ALMASIE. 

Votre  fils  !... 

ZÉXIS. 

Vous  mon  père  ! 
Ah  !  pourquoi  si  long-temps  m'en  avoir  fait  mystère  ! 

LE   GlÎNIE. 

Ma  tendresse,  mon  fils,  m'en  imposa  la  loi. 

La  nature  toujours  rend  la  naissance  égale. 

Ce  n'est  qu'en  s'illustrant  qu'on  met  un  intervalc 

Entre  tous  les  mortels  et  soi. 
S'ils  ne  gravent  leur  nom  au  temple  de  mémoire , 
Les  enfans  des  héros  sont  dans  l'obscurité; 

C'est  par  sa  propre  gloire 

Que  l'on  détruit  l'égalité. 

zÉNIS. 

Amour  ,  voilà  l'eÛet  de  tes  divins  oracles. 

LE  gékie. 

Ils  n'étaient  dictés  que  par  moi. 
J'ai  voulu  t'opposcrdes  dangers  ,  des  obstacles; 


1)F     CHVMFOKT.  SqS 

J'ai  vu  ton  àuie  incapable  d'effroi, 
Et  je  viens  partager  mon  empire  avec  toi. 

zéms. 

A  vos  bienfaits  déjà  mon  cœur  ne  peut  sufiire. 
Âhnasie  est  à  moi.  Puis-je  former  des  vœux  ? 

Mon  père,  en  couronnant  mes  feux. 
Vous  avez  fait  bien  plus  que  me  donner  l'empii-c. 

LE  GÉNIE. 

Votre  bonheur,  mon  fils,  est  tout  ce  que  j«^  veux. 

ALMA.SIE  ,    ZÉNIS. 

Triomphe  ,  Amour,  règne  sur  nous  sans  cesse  , 

Dans  nos  coeurs  lance  tous  tes  traits  ; 
Que  chaque  jour  notre  bonheur  renaisse. 

Nous  le  devons  à  tes  bienfaits. 

LE  géme. 
(  La  fête  commence.  ) 

Chantez  l'Amour  ;  célùbrez  sa  victoire  ; 
Il  est  le  plus  charmant  des  dieux  : 
Il  soutient  son  empire  ,  en  comblant  tous  vos  vœux  , 
C'est  le  plaisir  qui  prend  soin  de  sa  gloire. 

LE     CHOELR. 

chantons  l'amour,  etc. 

LE   GÉ?fIE. 

Esprits  sous  mes  lois  réunis, 
Pour  votre  roi,  reconnaissez  mon  Gis. 
Ou'il  décliuîne  les  vents,  qu'il  lance  le  tonnerre  , 
Qu'il  soulève  et  calme  les  mers, 


396  OEUVRES 

Qu'il  règne  sur  tout  l'univers  , 
Et  soit  l'arbitre  de  la  terre. 


Mon  pouvoir  va  inc  i-endre  heureux. 
Devenez  immortelle,  adorable  Almasie  ; 
Que  vos  attraits  ,  que  votre  vie 
Burent  autant  que  l'excès  de  mes  feux. 


Si  vous  m'êtes  fidèle  , 
Que  mon  bonheur  sera  parfait  ! 
Mon  immortaSité  ne  peut  être  un  bienfait , 
Qu'en  vous  Aoyant  brfder  d'une  amour  éternelle. 

ZÉNIS. 

Partagez  mes  suprêmes  droits, 
Et  régnez  dans  les  Cieux,  sur  la  terre  et  sur  l'onde. 
Il  est  plus  doux  d'obéir  à  vos  lois , 

Que  d'en  pouvoir  donner  au  monde. 

ALMASIE. 

(  On  danse.  ) 

Les  traits  que  l'amour  lance 
Sont  toujours  des  traits  vainqueurs  ; 
Il  règne  sur  tous  les  cœurs  , 
Pourquoi  lui  faire  résistance  ? 
Cédons  au  plus  charmant  des  dieux  ; 
L"effort  qu'on  fait  pour  se  défendre 
Ne  sert  qu'à  lendie 
Son  triomphe  plus  glorieux. 
Les  traits .  etc. 


DE    CHàMFORT. 

AiMASiE,  idternatict'inent  avec  le  chœur. 

Est-il  sans  aimer, 
Des  biens  qu'un  cœur  désire? 
Non  :  l'amour  seul  peut  charmer; 
Doit-on  s'allarmer 
Des  transports  qu'il  inspire  ? 
Non,  laissons-nous  enflammer. 

CHOEUR. 

Est-il  sans  aimer  ,  etc. 

ALMASIE. 

Dans  ces  lieux  il  choisit  son  empire  ; 

L'air  qu'on  y  respire 
Est  rempli  de  ses  feux; 

Au  tendre  délire, 
Aux  soins  amoureux, 
Cédons  ,  ici  tout  conspire 

Pour  nous  rendre  heureux. 

CHOEUR. 

Est-il  sans  aimer,  etc. 

ALMASIE. 

Dans  ses  chaînes, 

S'il  est  quelques  peines, 

Les  soupirs 

Font  naître  les  plaisirs. 

Aimons,  sans  nous  contraindre  ; 

Doit-on  craindre  , 


397 


398  OEUVRES 

Sous  ses  lois , 
Quand  on  fait  un  bon  choix  ? 

Que  nos  voix 
Célèbrent  son  empire  ; 
Qu'on  entende  dire 
Mille  et  mille  fois  : 


Est-il  sans  aimer. 
Des  biens  qu'un  cœur  désire  ? 
Non  ,  l'amour  seul  peut  charmer; 
Doit-on  s'alarmer 
Des  transports  qu'il  inspire  ? 
Non,  laissons-nous  enflammer. 

(  Ballet  général.  ) 


FIN  DE  ZESIS  ET  ALMASIE, 


PALMIRE, 

BALLET  Héroïque  en  un  acte  , 


REPRESENTE  DEVANT  LECRS  MAJESTES  ,   A  FONTAINEBLEAU  , 
LE  24  OCTOtnE   1755. 


# 


PALMIRE  9 

BALLET     héroïque. 

W»)»  W\.-HW\  WY^  VVV\  WW  VVV»  VVV\  WV»  fVV»  VW»  VW» V»  O  i;t\»  V»'»,^  WVA »\'V> VK  IV  Y 1 

On  voit  au  fond  du  théâtre  les  portes  du  temple  de  l' Amour. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

LE  GRAND  PRÊTRE,  seul. 

ZÉtÉNOR  va  paraître  annoncé  par  la  gloire  , 
Sa  valeur  a  sauvé  le  temple  de  l'Amour. 

Hélas  !  faut-il  voir,  eu  ce  jour, 
La  reine  devenir  le  prix  de  sa  victoire  ? 

CHOEUR  DE  PEUPLE  ,  derrière  le  théâtre. 

Régnez,  aimez,  jeune  vainqueur, 
Que  la  gloire  et  l'amour  partagent  votre  cœur  ! 

LE    GRAND    PRÊTRE. 

Ces  chants  redoublent  mes  alarmes. 
Dieux  !  (pie  c'est  un  destin  fatal 
D'être  forcé  d'admirer  son  rival  ! 
Riais  de  son  sort  je  troublerai  les  charme». 
Fatal  hj^men  !  funeste  jour  ! 
Pour  mon  cœur  déchiré  ,  ta  pompe  est  un  outrtige  ! 
J'éteindrai  tes  flambeaux  dans  les  mains  de  l'amour  î 
Ils  ne  s'allumeront  que  du  feu  de  ma  rage  î 

IV.  li) 


4o2  OEUVRES 

SCÈNE  IL 

LE   GRAND    PRÊTRE,    ZÉLÉXOR  ,    PALMIRE , 
PEUPLES. 

CHGEtIR. 

Régnez  ,  aimez  ,  jeune  vainqueur  , 
Que  la  gloire  et  l'amour  partagent  AOtre  cœur! 

ZÉLÉNOR. 

Minisire  du  dieu  dont  l'empire 
S'étend  sur  tout  ce  qui  respire  , 
Présentez-lui  deux  cœurs  qui  chérissent  ses  fers. 
Quels  hommages  lui  sont  plus  chers 
Que  lessentimens  qu'il  inspire! 


L'oracle  de  l'Amour  doit  approuver  mon  choix  ; 
Daignez  l'inlerroger ,  qu'il  nous  dicte  ses  lois. 

ZÉLÉNOR. 

Si  j'en  crois  les  transports  de  mon  âme  ravie  , 
Déjà  j'entends  ce  dieu  vous  consacrer  ma  vie. 

Quel  sera  mon  bonheur. 
Si  j'en  crois  les  transports  de  mon  âiiic  ravie  î 

VALMIRE. 

L'oracle  de  l'Amour  est  écrit  dans  mon  cœur. 


DE  cn\:viFORT.  4o3 


Que  leurs  chaînes  soient  éternelles  ! 

,,  Puissant  Amour  !  remplis  leurs  yœux  : 

Rends  ces  amans  heureux 

Autant  qu'ils  sont  fidelles. 

LE    GRA>'D     PRÊTRE. 

Allons  prier  ce  dieu  d'approuver  leur  ardeur  ; 
Qu'il  les  unisse  l'un  et  l'autre  ; 
Lui  demander  de  faire  leur  bonheur  , 
C'est  former  des  Aoeus  pour  le  vôtre. 

SCÈNE  III. 

ZÉLÉNOR,  PALMIRE. 

zélÉnor. 

L'excès  de  ma  félicité 
Répand  l'ivresse  dans  mon  âme; 
Mes  yeux  vous  expriment  ma  tlàmc. 
Les  vôtres  sont  varans  de  ma  fidélité. 


Au  plus_tendre  penchantje  me  laissai  conduire  : 
"f      Quand  je  vous  vis,  je  commençai  d'aimer  : 
J'ignorais  le  bonheur  ;  mais  mon  cœur  sut  m'instruirc 

Vous  avez  le  don  de  charmer  , 
Et  les  autres  mortels  n'ont  que  l'art  de  séduiri 
Ah  !  l'Amour  me  devait  un  si  parfait  amant 


4o4  OEUVRES 

ZÉLÉNOR. 

Que  l'Amour  est  un  dieu  charmant, 
Quand  il  fait  partager  les  transports  qu'il  inspire  ! 

l'ALMIRE  . 

Cher  Zélénor  ! 

ZÉLÉNOH. 

Adorable  Palmire  ! 

ENSEMBLE. 

Je  vous  aimerai  toujours  , 
Je  veux  passer  tous  mes  jours 
A  répéter  l'aveu  du  serment  qui  nous  lie  , 
Et  vous  redire  encore  ,  en  terminant  ma  vie  : 
Je  vous  adorerai  toujours. 

(  On  entend  un  bruit  de  symphoîùe  champêtre.  ) 

PALMIRE. 

Le  son  charmant  de  ces  musettes 
Annonce  ici  les  bergers  de  ces  lieux. 

ZÉLENOR. 

Ils  quittent  leurs  retraites  , 
Pour  offrir  à  vos  yeux 
L'hommage  le  plus  pur  et  le  plus  précieux. 

PALMIRE. 

L'Amour  se  plaît  à  les  entendre  ; 
Pour  notre  hymen  c'est  un  présage  heui'cui. 


DB  CHAMFORT.  ^O^ 

ZÉLÉNOR. 

Pour  un  cœur  embrasé  de  l'ardeur  la  plus  tendre , 
Le  vrai  présage  est  celui  de  ses  feux. 

SCÈNE  IV. 

Les  Précédens,  BERGERS  ,  BERGÈRES. 

(  On  danse.  ) 

ZÉLÉNOR. 

Bergers ,  chantez  une  reine  si  belle. 

PALMIRE. 

Bergers ,  chantez  la  gloire  de  mon  choix. 

CHŒTIR. 

Chantons  une  reine  si  belle; 
Chantons  la  gloire  de  son  choix. 

PALMIRE. 

Vous  chérirez  ses  loix. 

ZÉLÉNOR. 

Je  les  recevrai  d'e^e. 
CHecrR. 
Chantons ,  etc. 


(  On  danse.  ) 


/|o6  œuvRES 


Éclatez  ,  transports  d'allégresse  , 
Consacrez  l'ardeur  de  mes  feux  ; 
Témoins  de  toute  ma  tendresse, 
Chantez  i'amant  le  plus  heureux 

Eclatez,  transports  d'allégresse, 
Consacrez  l'ardeur  de  mes  feux  ; 
Ah!  qu'il  est  doux  de  lire, 

Dans  tous  les  yeux, 
Le  souverain  empire 
De  l'objet  de  ses  feux. 

Eclatez ,  transports  d'allégresse  , 
Consacrez  l'ardeur  de  mes  feux. 


[On  danss.  ) 


SCÈNE  V. 

Les  Précédens,  LE  GRAND  PRÊTRE. 


LE    GRAND    PRETRE. 


Viens,  Amour,  dicte  tes  arrêts, 
Fais  le  bonheur  d'un  amant  qui  t'implore  : 
Ne  triomphe  d'un  cœur,  et  n'y  lance  tes  traits 
Que  pour  l'unir  à  l'objet  qu'il  adore  ! 


LE    CHOEUR. 


Viens,  Amour,  dicte  les  arrêts  ; 
Triomphe  ,  prononce  tes  dcéïets. 


1)F.    CHAiNIFORT.  l\0'] 


LL     GRAND     PRETRE. 

Le  dieu  m'entend,  il  va  prononcer  ses  décrets; 
()uc  du  plus  saint  respect  votre  âme  soit  saisie! 

l'oracle. 

Palmire,  ce  n'est  pas  aux  profanes  mortels 
Que  l'Amour  destine  ta  vie  : 

Tu  ne  dois  être  unie 
Qu'au  ministre  de  ses  autels. 


Quel  oracle  fatal  î 


Quel  désespoir  extrême  ! 
L'Amour  lui-même,  hélas  !  veut  donc  nous  séparer 

LE    GRAND    PRÊTRE. 

Le  dieu  vient  de  se  déclarer; 
Vous  devez  respecter  sa  volonté  suprême  : 
C'est  un  crijnc  d'en  murmurer, 

PALMIRE. 

Dieu  barbare  !  quelle  est  la  rigueur  de  tes  chaînes  ? 

Tu  ne  te  plais  qu'à  voir  couler  nos  pleurs. 
Si  {)our  les  tendres' cœurs  tu  réserves  les  peines  , 

Sur  moi  seule  du  moin-s  épuise  tes  rigueurs. 

LE    GRAND   PRETRE. 

Chaque  instant  vous  rend  plus  coupables  . 


4o8  QETJVRrS 

L'Amour  condamne  votre  ardeur  ; 
Ses  arrêts  sont  irn'-yocables  j 
Venez  à  se»  autels,  prévenez  sa  fureur. 

zélÉnor. 
Peuples,  opposez-vous  à  cette  barbarie. 

ïÉtÉlSOK    AVEC    LE    CBOEtB. 

I   je  ne  souffrirai  ) 

Non,  non,  ^  .  pas 

(    nous  ne  souiirirons  ) 

(   me    ) 
Qu'elle  l  ]    soit  ravie. 

(    te     ) 

Frémissez,  ministres  ingrats  ; 

Et  craignez  les  transports  de  ma  juste  furie. 

ISon  ,  non  ,  etc. 

LE    GRAND    PRETRE    ET    SA   StJITE. 

Amour,  on  méprise  tes  lois  ; 
Viens  effrayer  la  terre  ; 

.   (  mes  )   ,     . 
Soutiens  ta  puissance  et  I  J  droits, 

I   ses   j 
Du  souverain  des  dieux  emprunte  le  tonnerre. 

(  On  entend  le  tonnerre.  ) 

PALMtRE    ET   zÉlÉkOR. 

Hélas  !  nous  nous  voyons  pour  la  dernière  fois. 


DE    CHAMFORT.  4o9 

SCÈ^E    VI. 

Les  Précédens,  L'AMOUR. 

L'AMOrR. 

En  vain  à  mes  projets  voulez-vous  mettre  obstacle  ; 
Pour  les  faire  accomplir  ,  je  descends  en  ces  lieux. 

Tremblez,  mortels  audacieux  ! 

Et  soumettez^ous  à  l'oracle. 

LE  GRÀ\D     PBÊTBE. 

Qu'cntends-je  ? 

PALMIRE    ET    ZÉlÉNOR. 

Juste  Ciel  ! 

L'AMOrR. 

Et  toi ,  de  mes  autels 
Ministre  coupable  et  parjure, 
Je  vais  faire  éclater  tes  complots  criminels  , 

Je  vais  punir  ton  imposture  : 
Tu  trompas  ces  amans  par  un  oracle  faux  ; 

Il  va  servir  -À  faire  ton  supplice. 
Pour  augmenter  ta  honte  et  terminer  leurs  maux. 

Je  veux  que  l'hymen  les  unisse. 
Zélénor,  présidez  dans  ce  temple  sacré; 
L'oracle  est  accompli,  je  vous  joins  à  Palmire. 


/|U)  OEUVRES 


1,F,    GRAND    PRETRE. 


0  rage  !  ô  désespoir!  quel  rigoureux  martyre  ! 

PALMiRE  ET  zÉlÉnor  ,  cnscwhle  rf  àlternalive/nent. 

Quelle  lélicitc  ! 
Nos  chaînes  seront  éternelles. 
Pour  te  servir  avec  sincérité. 
Tu  ne  pouvais  choisir  deux  amans  plus  fidelles  , 
"    Ni  plus.remplis  de  ta  divinité. 
Quelle  félicité  ! 
Nos  chaînes  seront  éternelles  ; 
L'amour  vient  de  combler  nos  vœux  ; 
C'est  l'amour  qui  nous  rend  heureux. 

Quelle  félicité  I 
Nos  chaînes  seront  éternelles. 

SCÈNE    Vil  ET  DERNIÈRE. 

LE  GRAND- PRÊTRE,    ZÉLÉNOR,    PALMURE, 
L'AMOLiR,    SriTE    de  l'Amoua. 


Vous  qui  brûlei  d'une  si  belle  fliime  , 
Tendres  amans,  livrez-vous  aux  désirs; 

Vous  ressentirez  dans  votre  âme 

Que  JG  suis  le  Dieu  des  plaisirs  ; 

Le  bonheur  vous  rendra  fidelles  ; 
Formez  des  vœux,  je  les  remplirai  tous: 

Je  suis  le  tyran  des  jaloux; 


DE   CIIVAIFORT.  /{l  l 

iMais  je  suis  l'esclave  des  belles. 
Volez  ,  plaisiis ,  rassemblez-vous  ; 
Dans  vos  jeux  retracez  l'histoire 
De  la  déesse  des  forêts  : 
Célébrez  à  jamais 
Ma  plus  éclatante  victoire. 


{Le  théâtre  change  et  les  plaisirs  ex-^cutent    un 
ballet  pantomime   . 


LA  VENGEANCE  DE  L  AMOUR  ç 


DIANE   ET   ENDIMION, 

PiSTOMIME    HÉROÏQUE,    EN    TROIS    ACTES, 

EXÉCLTÉE    DEYi.Nr    LKURS     MAJESTES,    A    FOMAISEBLEAC  ,    A    LA 
âCITE   DE    PALMIBE. 


LA  TENGEANCE  DE  E  AMOUR  , 

ou 

DIAISE  ET  ENDIMION , 

PANTOMIME    HÉROÏQUE. 

o*e*c-«-»*««-t-t'-fi*c^t<"C^c-C'ev<-e-e-cc-e'*-c*fr*c<-c*s<'e-ot*c*o*C'*-C'*&*-c^  €-•■ 

ACTE  PREMIER. 


Le  théâtre  représente  une  forêt.   Plusieurs  forges,  galamment 
ornées ,  sont  placées  dans  des  buissons. 


Lne  troupe  d'Amours  entre  sur  la  scène  sous  la  coniluile 
de  leur  chel".  Les  uns  travaillent,  sur  des  enclumes,  à  forger 
des  fers  et  des  flèches  ;  d'autres  les  aiguisent  ;  d'autres  ar- 
rondissent des  arcs  ;  quelques-uns  les  tendent ,  et  essaient 
leurs  traits  en  tirant  à  des  blancs  suspendus  aux  arbres.  La 
fatigue  assoupit  successivejnent  les  Amours.  Ils  tombent, 
les  uns  après  les  autres,  sur  le  gazon,  pour  y  prendre  du 
repos.  Lorsqu'ils  sont  endormis,  on  voit  paraître  quelques 
Nymphes  de  Diane.  Elle  marquent  de  la  crainte  en  aperce- 
vant les  Amours.  Quelques-unes  avancent  avec  timidité  ; 
elles  fuyent  au  moindre  bruit  qu'elles  croient  entendre  , 
au  moindre  luonvciucnt  que  font  quelques  Amours  en  dor- 
mant. 


4  1 6  ŒUVRES 

Enfin,  elles  font  signe  à  leurs  compagnes  d'approcher  ; 
elles  vont  au-devant  d'elles,  et  reviennent  toutes  ensemble 
pour  s'encourager  mutuellement.  Peu  à  peu  elles  s'enhar- 
dissent; elles  approchent, et  profitent  du  sommeil  des  Amours 
pour  les  désarmer  et  pour  briser  leurs  arcs  et  leurs  flèches. 
Devenues  encore  plus  hardies  par  ce  succès  ,  une  d'entre 
elles  va  allumer  une  torche  de  branchages  au  feu  des  forges, 
tandis  que  les  autres  font  un  monceau  des  armes  brisées 
auquel  elles  mettent  le  feu  ,  et  se  retirent  précipitamment. 

Les  Amours  se  réveillent.  Ils  voient  avec  douleur  le  ra- 
vage que  les  Nymphes  ont  fait.  Un  d'entre  eux  trouve  un 
trait  échappé  à  leur  fureur  ;  il  s'en  saisit  ;  il  le  remet  à 
l'Amour  principal  qui  le  montre  à  la  troupe  comme  l'instru- 
ment d'une  vengeance  prochaine.  Ils  sortent  tous  de  la 
scène,  pour  se  mettre  en  embuscade  dans  diflérens  endroits 
de  la  forêt. 

Diane  vient  avec  ses  Nymphes,  qui  lui  font  remarquer 
les  débris  des  armes  qu'elles  ont  brisées.  La  déesse  leur  or- 
donne d'aller  tendre  des  filets  au.K  environs.  Les  Nymphes 
s'éloignent  pour  exécuter  ses  ordres.  Quelques-unes  restent 
auprès  de  Diane,  pour  la  féliciter  de  l'avantage  qu'on  vient 
de  remporter  sur  les  Amours. 

On  aperçoit  un  grand  mouvement  dans  les  filets;  toutes 
les  Nymphes  y  courent.  Diane  attend  avec  impatience  qu'on 
lui  amène  sa  proie.  Les  nymphes  reviennent  et  conduisent 
Endimion  enchaîné  avec  des  guirlandes  de  feuilles.  Il  paraît 
leur  demander  grâce.  11  sollicite  en  vain  leur  pitié;  ses 
prières  ne  font  qu'irriter  leur  barbarie.  Lne  d'entr'elles 
veut  le  percer  de  son  javelot  ;  Diane  le  saisit  et  fait  entendre 
qu'elle  veut  elle-même  punir  le  téméraire.  Les  Nymphes  se 
retirent. 


DE    Cni.MFORT.  4l5 

Diane  se  dispose  à  immoler  la  victime  ;  Endimion  im- 
plore sa  clémence.  La  déesse  paraît  inexorable.  Il  se  jette 
à  ses  pieds;  elle  détourne  ses  regards,  et  cependant  sus- 
pend le  coup  fatal.  Enfin,  elle  fixe  les  jeux  sur  Endimion  , 
et  lui  tend  la  main  pour  le  relever;  il  lui  témoigne  sa  re- 
connaissance ;  elle  paraît  le  voir  avec  plaisir;  ils  dansent 
un  pas  de  deux,  et  les  regards  de  la  déesse  expriment  au 
jeune  berger  les  sentimens  les  plus  flatteurs. 

Les  Nymphes  reviennent  ;  elles  paraissent  surprises  de 
la  clémence  de  Diane.  Un  nuage  dérobe  Endimion  à  leur 
colère. 


FM    un    PRE-MtER    ACIS, 


IV. 


^. 


/il  G 


ŒUVRES 


ACTE  II. 

Le  théâtre  représente  une  grotte  ,  au  fond  de  la  forêt. 


L'Amour,  porté  par  des  Faunes  sur  un  trône  de  fleurs  , 
entre  en  triomphe  sur  la  scène  ,  accompagné  d'une  troupe 
d'amours,  de  bergers  et  de  bergères,  qui  célèbrent  ,  par 
leurs  danses,  la  victoire  de  ce  dieu. 

La  grotte  s'ouvre  aux  ordres  de  l'Amour.  On  y  voit  En- 
dimion  endormi.  Le  silence,  le  mystère  et  les  songes  l'en- 
vironnent. 

Les  songes  forment  des  danses  d'enchantement.  Un  pas 
de  deux  amans  que  l'Amour  enchaîne  et  que  le  mystère-cou- 
ronne ,  peint  à  Endimion  la  gloire  qui  lui  est  destinée. 

Diane  survient  à  son  approche  :  toute  la  troupe  se  re- 
tire ;  et  les  amours  se  cachent  dans  les  environs.  Diane 
touche  Endimion  de  son  arc  ;  il  s'éveille;  il  court  avec  em- 
pressement à  la  déesse,  qui,  dans  un  pas  de  deux,  exprime 
tO'te  sa  tendresse  et  annonce  le  rang  glorieux  atiquel  elle 
Ta  l'élever. 


FIN     Dl?    SECOND    ACTE.. 


DE    CHAMFORT.  4^7 


ACTE  lîl. 

Le  théâtre  représente  le  palais  de  la  Lune  ,  préparé  pour  célé- 
brer l'hymen  de  Diane  et  d'Endimion. 


La  déesse  est  sur  son  trône  brillant  avec  Endimion  ,  et 
environnée  de  toute  sa  cour,  à  laquelle  s'est  jointe  la  troupe 
des  amours  et  les  suivans  d'Endiuiion,  unis  aux  Nymphes 
de  Diane.  Tous  ensemble  célèbrent,  par  leurs  danses,  la  vic- 
toire de  l'Amour  et  le  bonheur  d'Endimion  ;  ce  qui  forme 
le  divertissement  général  ,  à  la  fin  duquel  la  déesse  vient 
elle-même  se  joindre,  pour  danser  avec  Endimion  ,  qu'elle 
couronne  d'ime  guirlande  d'étoiles  brillantes. 


TIN    Bt    TROISIEME    ACTE, 


TABLE   DES  MATIERES 

CONTENUES  DANS    LE    QUATRIÈME   VOLUME. 


pages. 

Lbacches   d'une    poétique  dramatique 1 

—  De  la  Tragédie  chez  les  anciens Ibid. 

—  Chœur 20 

—  De  la  Comédie  chez  les  anciens 24 

—  Théâtre  français 29 

—  Blystères 55 

—  Sotlies 37 

Observations  générales  sur  l'art  dramatique.   .  .  39 

—  Salle  de  spectacle 4^ 

—  Action  théâtrale 4' 

—  Poème  dramatique ."       <  5o 

—  Pièces  de  théâtre 53 

—  Plan .  ibid. 

—  Caneyas 54 

—  Sujet   .  .  .   .  , 58 

—  Roman '  .   ,  59 

—  Fable ibïd. 

Division  dramatique 63 

—  Prologue , ib. 

—  Protase 6Q 

—  Epitase,  Exposition.    ." 69 

—  Episode 76 

—  Catastase 8  j 


ZjaO  TABI.F    DES    MATrÈRES 

pages. 

—  Epilogue 8i 

—  Récit  dramatique 8a 

—  Monologue  et  monodie 86 

—  Dialogue 96 

—  Aparté • 107 

Conduite  de  l'action  duamatiqtje 110 

—  Intérêt Ibid. 

—  Unité  d'Intérêt 116 

—  De   l'Intérêt  propre  ù  la   Comédie 118 

—  Gradation  d'Intérêt 119 

—  Nœud , 121 

—  Développemens 127 

—  Coups   de  théâtre '  ï^5 

—  Délibération , i43 

—  Tirades 148 

—  Caractères, i49 

—  Amour 164 

—  Amour  conjugal 175 

—  AmiJ.ié ^  176- 

—  Combats  du  cœur 178 

—  Nuances i85 

—  Terreur.     •   •   • 190 

—  Pitié 194 

—  Horreur 196 

—  Admiration 198 

—  Personnages  principaux  dans  la  Tragédie.  .   .  200 

—  Confidens    et  subalternes 201 

—  Genre  comique 204 

—  Ridicule 210 

—  Opéra 314 

—  Poème    lyrique 219 


TABLE    DES    MATIÈRES.  4^1 

pages. 

—   Opéra  italien 23 1 

Mustapha  et  Zéangir  ,  tragédie 235 

La  Jeune  Indienne ,   comédie 3 1 7 

Le  Marchand  de  Smyrne ,   comédie 353 

Zénis  et   Almazis  ,  ballet  héroïque 385 

Palmire  ,  ballet  héroïque 399 

La  Vengeance  de  l'Amour,   pantomime  héroïque.  4i3 


FIN   DE   LA   TABLE   DES   MATIEUEi   T>V   QUATRIEME    VOLVME. 


"UnJversffaî* 

B»BUOTHECA 
Ottavi«nii» 


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La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échéance 

Celui  qui  rapporte  un  volume 
après  la  dernière  date  timbrée 
ci-dessous  devra  payer  une  amen- 
de de  cinq  cents,  plus  deux  cents 
pour   chaque   jour   de   retard. 


The  Library 
University  of  Ottowa 

Dote   due 

For  failure  to  return  a  book  on 
or  before  the  last  date  stomped 
below  there  will  be  a  fine  of  five 
cents,  and  an  extra  charge  of  two 
cents  for  each  additional   day. 


m  1 6 19 

9  1960 


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CE  PQ   1963 
•C4  1824  V4 

COO   CHAMFORT, 
ACC#  13895  83 


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