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ŒUVRES CO^IPLÈTES
DE
JULES LAFORGUE
OEUVRES COMPLÈTES
DE
JULES LAFORGUE
LETTRES. - II
(1883-1887)
NOTES
de G. JEAN-AUBRY
PARIS
MERCVRE DE FRANGE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
BIBLIOTHECA
IL A ETE TIRE :
49 exemplaires sur vergé cTArckes
numérotés à la presse de 1 à 19.
250 exemplaires sur vergé pur fil
numérotés de 50 à 299.
JVSTIFICATION DU TIRAGE
1m»3 droits réservé».
LETTRES
II
1883-1887)
LX
A M. CHARLES HENRY
Berlin, [février, lundi 1883].
Mon cher Henry,
Vous êtes donc de retour. Écrivez-moi donc,
dites, racontez-moi tout ce que vous avez fait, vu,
rapporté dans votre salon rouge !
Vous êtes inconcevable.
Merci de la Vie Moderne. Je l'ai reçue hier,
dimanche.
Maintenant, un autre service.
J'écris un article sur l'Impressionnisme, article
qui sera traduit et paraîtra dans une revue alle-
mande, à l'occasion de quoi un ami de Berlin, qui
a une dizaine d'impressionnistes, en fera une expo-
sition.
C'est très important. Pourriez-vous donc me
trouver quelque chose que mon libraire d'ici n'a pu
ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
me trouver ? Une petite brochure de 50 cent, inti-
tulée, je crois, « les Impressionnistes », par Théodore
Duret, avec un dessin de Renoir (1). Cette brochure
a paru il y a quatre ans, je crois. Je ne sais où elle
a été éditée, peut-être chez Ghio, peut-être chez
Marpon. En tout cas, je l'ai vue longtemps jadis
chez Marpon, à l'Odéon : de toutes façons vous
pourriez la voir à la Bibliothèque. Je vous serais
bien obligé si vous mettiez la main dessus et me
l'envoyiez.
Je vous écrirai longuement et vous enverrai des
vers un de ces jours, sans blague.
Je vous serre la main. Travaillez- vous ?
Votre
Jules Laforgue.
(1) H s'agit de la brochure célèbre publiée en 1878 et dont le
titre exact était : Les Peintres Impressionnistes (Claude Monet,
Sisleifj C. Pissarro, Renoir, Bertlie Morisot) avec un dessin de
Renoir. Paris, Librairie parisienne, Hayman et Pcrois, 38, avenue
de l'Opéra. — Mai 1878.
LETTRES 1883-1887
LXI
A CHARLES EPHRUSSI
Berlin, 26 février 1883 [lundi].
Cher Monsieur Ephrussi,
L'êtes- vous assez, rancunier? Pourquoi ne m'écri-
vez-vous pas le moindre petit mot?
Avant-hier, à la soirée du Kronprinz, j'ai causé
avec M. de Seckendorff qui m'a dit avoir reçu
nombre de lettres de vous, et m'a appris que vous
aviez d'abord le projet de venir à Berlin pour
l'Exposition, mais que c'est M. Gonse qui viendra,
et que vous prépariez des choses et des choses.
A la même soirée, coudoyé plusieurs fois M. Lipp-
mann. Un de mes remords. Lorsque j'irai vous voir,
je vous remettrai intacte la lettre de recomman-
dation que vous m'aviez donnée pour lui, il y a des
temps infinis de cela. Il paraît qu'il est très bourru
mais que sa femme est charmante, double raison >
maison à éviter.
10 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
J'écris de menus vers et une pièce en un acte
qui déborde d'optimisme. Outre cela, M. Bernstein
m'a persuadé de mettre en vers le Don Juan de
Pouchkine, et j'y vais de bon cœur.
Ne prononcez pas mon nom devant l'auteur des
Aveux. Vous réveilleriez de pénibles souvenirs.
Au revoir et un petit mot d'amitié, s. v. p.
Votre
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 11
LXII
A M. CHARLES HENRY
Berlin, lundi [26 février 1883].
Mon cher Henry,
Pourquoi n'ai-je plus de vos nouvelles ! Je
m'ennuie horriblement. Je n'ai pas reçu un mot de
vous depuis votre retour. Kahn m'a écrit, pour
me dire que ma dernière lui était arrivée 15 jours
en retard, et qu'il était je ne sais où, il ne me donne
pas sa nouvelle adresse.
Je voudrais bien savoir pourquoi vous ne m'avez
pas envoyé le moir dre petit mot. Le barde de la
rue Denfert vous a-t-elle infusé ses sentiments à
mon égard ?
Que faites-vous, nom de Dieu ? Que devenez-^
vous ? et vos livres ? et votre peinture à la cire ?
et tout enfin ?
Ma vie est toujours la même. J'entends beau-
12 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
coup de musique. Que faire à Berlin, sinon en-
tendre beaucoup de musique ?
J'ai un ami, un des grands pianistes de demain (1),
qui m'a fait connaître les trois cahiers de musique
de Rollinat.
Je viens de lire et de relire les Névroses. Du
talent, c'est certain, et au fond une sincère et
intense émotion. Mais que de parti pris, — sur-
tout que de cabotinage. Il est vrai que devant
n'importe quel monsieur qui s'est fait un genre,
il est bien difficile de dire où finit la correction de
race et où commence le cabotinage. Et puis, à mon
avis, il y a beaucoup de grossièretés de métier,
des abus d'adjectifs souvent neutres intrinsèque-
ment ou neutres à force d'être voulus.
Mon ami le pianiste (Théo Ysaye) et moi sommes
fous des Contes de Villiers de l'Isle-Adam et des
quelques vers sous le titre Conte d'Amour.
Savez- vous que je fais depuis deux semaines
une pièce en prose en un acte se passant à Paris au
mois d'avril 1882 ? (2) — Aussi quelques vers.
Hé ! n'avez-vous pas reçu ma dernière lettre ?
Je vous y demandais certaine brochure sur l'Im-
(1) Théophile Ysayc,
(2) « Pierrot fumiste ».
LETTRES 1883-1887 13
pressionnisme par Théodore Duret ? Est-elle introu-
vable ?
Écrivez-moi donc un mot, sinon je vous tutoie
à ma prochaine lettre; inconvenance qui sera
atténuée par les injures dont je vous accablerai.
En ce moment, je suis démesurément vanné.
Votre
Jules Laforgue.
14 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXIII
A M. CHARLES HENRY
Samedi [Berlin, mars 1883].
Mon cher Henry,
J'ai reçu votre courte lettre et le manuscrit —
il y a de cela quelques jours — mais de là à au-
jourd'hui il m'eût été impossible de répondre par
le moindre bout de lettre. Vous comprenez que
j'ai dévoré votre Lespinasse (1). C'est très nourri
et très complet sans doute. Vous êtes un dévot
pour elle, mais vous avez gardé trop votre dignité.
Vous dites vous-même au commencement : « Il est
indécent... » — J'aurais hurlé ! — Il fallait vous
(1) Il s'agit de la préface datée « août 1882 » des Lettres iné-
dites I de Mademoiselle de Lespinasse | a Gondorcet, a
d'Alembert, a Guibert I AU comte de Grillon | publiées j
avec des lettres de ses amis, des documents nouveaux — et
une étude I Par M. Gharles Henry ] Paris | E. Dentu, édi-
teur i 1887.
à
LETTRES 1883-1887 15
rouler dans les souvenirs de cette amante passée
comme dans des linges de femme au fond d'un
cabinet de toilette. Les soirées de l'hiver 74 ! le
10 février, à minuit ! Et la monomanie du remords
à côté de Sapho et de sainte Thérèse. Mais c'eût
été oublier que ce n'était pas là un roman à écrire.
« Elle aima l'amour avec abnégation par delà son
corps et par delà son âme. »
N'était-il pas possible — ou ne l'avez- vous pas
voulu — de parfumer cela de ce quelque chose qui
embaume une page, par exemple : le damas rouge
de la chambre à coucher. Et avec Guibert cette
journée du Moulin- Joli dans le frais encadrement
de Montmorency et d' Argenteuil — et plus loin cette
journée où le soleil de février a des douceurs de
convalescence. — Vous savez mieux que moi que
c'eût été l'affaire de deux ou trois après-midi passés
au Cabinet des Estampes. C'est tout de même
empoignant ce roman furieux au seuil de la ré-
volution, on en a le cœur légèrement étranglé,
ma parole.
Je vous retourne le manuscrit. — Vous n'avez
pas peur de confier des manuscrits à la poste.
Ecrivez-moi plus souvent, hein ? — J'entends
beaucoup de musique ici.
J'espère vous présenter un jour mon jeune
***** 2
16 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Rubinstein de 18 ans à peine (1). Vous l'adorerez
comme moi, un brun au visage insensé, peut-être
un peu plus haut que vous, et une masse de cheveux
crépus. — Je l'appelle le Nubien. — Un fumeur
elïréné. — Je fume la pipe. — Je les collectionne. —
Trois scènes et ma prose en un acte est terminée,
achevons-la vite et qu'on n'en parle plus. J'ai
aussi l'idée d'un Faust en un acte. Je traduisais
en vers un Don Juan de Pouchkine, je l'ai lâché. —
Comment, vous n'avez pas lu les Contes cruels ! Si
Kahn le savait ! — Lisez, c'est insensé. — Et au
revoir. Que dit le barde (2) de moi ?
Jules.
(Tiens ! j'ai oublié de vous tutoyer.)
(1) Il s'agit toujours de Théophile Ysaye.
(2) M""" Mullezer, avec qui Jules Laforgue s'était brouillé du-
rant l'automne 1882.
LETTRES 1883-1887 17
LXIV
A M. CHARLES HENRY
Bade [20 avril 1883].
Mon cher Henry,
Je vous écris un petit mot qui n'est pas une
réponse à votre lettre, mais simplement une excuse
et un acompte.
Je commence à respirer. Mes deux derniers jours à
Berlin ont été très occupés — préparatifs de départ
— puis été passer deux jours à Dresde — chemin de
fer, mal de tête, musée inouï ! Des Rembrandt
à lécher le parquet qui les reflète, l'Elbe adorable,
etc., puis rentré à Berlin, faire malles, éreinté —
enfin, après un peu de rechemin de fer, arrivé ici,
pioncé, et je vous écris, bien que mon intérêt soit
de me mettre à dévorer mes 3 journaux quotidiens
qui, multiphés par 3 jours de retard, font 9, plus
le supplément du Figaro, et le nouveau cahier de la
18 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Revue, qui voulut embulozer Balzac (ici on appelle
ça un cahier). Dans vos archives : je ne sais. J'ai un
ami à Berlin, professeur à l'université, qui, seul,
peut me renseigner; en ce moment il a ses congés
et parcourt l'Italie, je crois.
Au revoir.
Mes minutes sont comptées. Avec ça j'ai à faire
ma barbe, aller prendre un bain et un shampoing.
Votre
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 19
LXV
A SA SŒUR
Bade, lundi, 83 [mai] (1).
Ma chère Marie,
Reçu ta lettre il y a plusieurs jours. Je l'avoue,
mea culpa, mca culpa.
Et ton portrait, qui est toujours devant moi.
Enfin, voilà un vrai portrait. L'^s photographes
établis sont des imposteurs fallacieux. Tu es très
bien. Je te vois au naturel. Envoie-m'en encore
un autre, bientôt. Ça ne coûte rien à Emile.
Pour le mériter, d'ailleurs, je t'envoie une poi-
gnée de vers pris dans le tas (si, toutefois, cet
envoi ne va pas à l'encontre de mon but). Des tas
d'affaires m'ont empêché de te répondre.
(1) Cette lettre porte 84, dans une édition antérieure : mais dès
juillet 83 Laforgue écrit à M. Ch. Henry qu'il a 40 complaintes
et il dit ici « une vingtaine » : la lettre doit être vraisemblablement
de mai 1883.
20 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Il fait une chaleur accablante, à canoniser le pôle
arctique. Je lis, je fume, je travaille, je vrgabonde
par la Forêt Noire. Mais les paysages d'ici, bien
qu'uniques au monde, m'écœurent, ils sont plus
beaux que nature, ça a l'air d'après les tableaux
de Gustave Doré. Vraiment. Puis, j'ai voulu te
recopier quelques vers. Ne les perds pas. Je n'en
ai qu'une copie. Ils te paraîtront peut-être bizarres.
Mais j'ai abandonné mon idéal de la rue Berthollet,
mes poèmes philosophiques.
Je trouve stupide de faire la grosse voix et de
jouer de l'éloquence. Aujourd'hui que je suis plus
sceptique et que je m'emballe moins aisément et que,
d'autre part, je possède ma langue d'une façon plus
minutieuse, plus clownesque, j'écris de petits
poèmes de fantaisie, n'ayant qu'un but : faire de
l'original à tout prix. J'ai la jerme intention de
pubher un tout petit volume (johe édition), luxe
typographique, écrin digne de mes bijoux litté-
raires ! titre : Quelques complaintes de la vie. Avec
cette épigraphe tirée des Aveux :
Et devant ta présence épouvantable, ô mort,
Je pense qu'aucun but ne vaut aucun effort.
J'ai déjà une vingtaine de ces complaintes.
LETTRES 1883-1887 21
Encore une douzaine et je porte mon manuscrit je
ne sais où.
J'y regrette une chose — certains vers natura-
listes y échappés et nécessaires. J'ai perdu de mon
enthousiasme, mes naturahsmes, comme poète seu-
lement (pour le roman, c'est autre chose), (le miheu
dans lequel je vis n'est d'ailleurs pour rien dans
ce retour). La vie est grossière, c'est vrai — mais,
pour Dieu ! quand il s'agit de poésie, soyons distin-
gués comme des œillets; disons tout, tout (ce sont
en effet surtout les saletés de la vie qui doivent
mettre une mélancolie humoristique dans nos vers),
mais disons les choses d'une façon raffinée. Une
poésie ne doit pas être une description exacte
(comme une page de roman), mais noyée de rêve.
(Je me souviens à ce propos d'une définition que
me donnait Bourget : La poésie doit être à la vie
ce qu'un concert de parfums est à un parterre de
fleurs), voilà mon idéal. Pour le moment du moins.
Car la destinée d'un artiste est de s'enthousiasmer
et se dégoûter d'idéaux successifs. Cet idéal, mes
complaintes n'y répondent pas assez encore à mon
gré, et je les retoucherai, je les noierai un peu plus.
En voilà assez. Lis-les, et dis-moi ton avis (tu
connais d'ailleurs, déjà, ma complainte des montres).
Et envoie-moi une autre photographie.
22 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Qu'Emile photographie aussi un des enfants et
me l'envoie. J'en serai aux anges. Je crois de plus
en plus que mes congés commenceront un peu plus
tôt cette année-ci. — Où irons-nous ?
Dis à Emile s'il se souvient de nos soirs au Fran-
çais. Paul Reney est venu jouer à Bade. — A-t-il
le catalogue du Salon ? Dis-lui qu'on parle beaucoup
du tableau de Rochegrosse et de celui d'Aman-
Jean.
Tu trouveras peut-être cette lettre un peu sèche.
Laisse-moi la compenser par un bon baiser. (Rap-
pelle-moi au souvenir des enfants.)
Jules.
Pardon pour les livres non envoyés. Tu les liras
plus tard.
LETTRES 1883-1887 23
LXVI
A SA SŒUR
Strasbourg, lundi [21 mai 1883]. (1)
Ma chère Marie,
Je viens de dîner dans un hôtel, quelconque, où
je n'ai entendu parler que français. Je suis à Stras-
bourg (je t'écris dans un café plein de soleil). Je
n'avais rien à faire à Bade aujourd'hui.
En trois heures et demie de chemin de fer on est
à Strasbourg, et je suis venu.
Je suis extrêmement heureux de passer ma jour-
née ici. Que d'observations ! Tu sais que Strasbourg
fait partie de l'empire allemand depuis le traité de
Francfort qui a terminé la guerre de 1870, donc
que d'observations !
(1) Cette date nous est fournie par l'Agenda 1883 publié dans
le numéro d'octobre 1920 de la Nouvelle Revue Française et que
l'on trouvera au volume des Œuvres posthumes.
24 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
On se croirait en France. — Les enseignes sont
en français, etc.. On entend partout parler notre
douce langue, excepté, hélas ! par les petits enfants
qui jouent dans les ruisseaux, chose qui m'a touché
au cœur. Au lieu des marchands de cigares que l'on
voit partout en Allemagne, c'est encore ici le bureau
de tabac avec sa lanterne rouge — et la cathédrale
(si célèbre, tu le sais); un quidam s'offrait comme
guide et comme je déclinais ses services en français,
il m'a offert l'image que je t'envoie ici. Il m'a
confié, avec des larmes dans la voix, qu'il était un
ancien commissionnaire et je me suis fendu d'un
franc.
En entrant dans la ville sur le seuil d'une bou-
tique un enfant pleurait. Une jeune bonne est venue
et lui a dit : « Pourquoi que tu pleures, René ! » Tu
ne peux te figurer combien cette simple phrase
m'est allée au cœur; le bon moyen de maintenir
le patriotisme dans le cœur des Français est de les
faire voyager.
On voit partout des gibus et des pieds peu élé-
gants, c'est la France. — Puis les cigarettes et les
cheveux et la barbe noirs ou du moins châtains.
J'ai devant moi deux journaux d'Alsace. La
feuille est divisée en deux, la moitié en allemand,
la moitié en français. Mais je n'ai qu'à regarder
LETTRES 1883-1887 25
sur la place des troupiers à lourdes bottes et à
masques pointus, ils font l'exercice.
Je t'embrasse.
Adieu. Écris-moi — le 28 de ce mois nous par-
tons pour Berlin.
Jules.
26 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXVI[
A M. CHARLES HENRY
Coblentz [6 ou 7 juin 1S8'J\.
Mon cher Henry,
Votre lettre était adressée à Bade que j'avais
quitté pour passer une semaine à Berlin (occasion
d'un article sur le Salon) et je suis ici.
Que devenez-vous ou plutôt que ne devenez-vous
pas? Que publiez-vous ou plutôt que ne publiez-
vous pas ? Et la sculpture ?
J'aime V Oiseau crucifié de Marie Krysinska (1).
Mais avouez qu'il y a là trois ou quatre scories ou
bavures rentrées. Pourquoi Bellanger ne devient-
il pas quelqu'un? Vous êtes bien heureux d'avoir
vu le Salon. Il y a là des inconnus qui m'intéres-
sent : Aman-Jean, Stott, etc., et Rochegrosse
(1) Un poème publié dans la Vie Moderne avec un dessin de
leur ami Bellanger.
LETTRES 1883-1887 27
qui se fourvoie, à moins qu'il n'ait subtilement
calculé qu'en exposant une Andromaque, le monde
serait d'autant plus épaté l'an prochain en voyant
de lui une Scène de coulisses, etc., (1).
Ah! si j'étais à Paris avec une plume!
Tout est à renouveler en peinture. (Quels triom-
phes I) Quel langage aussi pour une nature-mort-
croque qui fera, au lieu de melons, de chaudrons,
de poissons, d'armures, etc., une vitrine de modiste
(les chapeaux de femmes ! !), un étal de frompges,
une bijouterie du Palais-Royal, un intérieur d'om-
nibus roulant. Y a-t-il encore un peintre des indus-
tries du métal ? etc.
Je fais le Salon de Berlin qui est d'un lamentable
achevé.
Jules Laforgue.
(1) M. William Stott exposait Ronde d'enfants et l'Atelier dit
grand-père. De M. Aman- Jean, qui depuis orthographia son pré-
nom Aman, se voyaient le Portrait de M""" X... et Saint Julien
l'Hospitalier ( « Il s'en alla, mendiant sa vie par le monde. Il connut
la faim, la soif et la vermine. » G. Flaubert). Le prix du Salon fut
dévolu à M. Georges Rochegrosse, qui déjoua les prévisions de cette
lettre, en 1883 par son abstention, et les années suivantes par sa
peinture. [Note de M. Félix Fénécn.l
28 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXVIII
A MAX KLINGER
Coblentz, lundi [11 juin 1883]. (1)
Cher jeune Maître,
Je trouve votre complaisante et longue lettre
en revenant de Cologne, où j'ai visité deux expo-
sitions (dont un musée). Je suis content d'avoir
vu là la Vergiftet de G. Max, que je n'aimais pas
jusqu'ici, ne la jugeant que par deux ou trois têtes
fades, une entre autres chez Gurlitt. Je voulais
citer dans mon Salon Fischer, Oeder, etc., qui
m'avaient paru pas sans valeur, mais j'ai vu de
leurs toiles à Cologne, c'est toujours la même chose.
C'est trop bête, n'est-ce pas ?
J'ai passé une semaine à Berlin. Je croyais que
(1) Cette lettre, ainsi que les trois autres adressées au même
Max Klinger, furent publiées peu aprôs la mort de Laforgue dans
la Cravache parisienne du 8 septembre 1888, et, en allemand, en
tête de la traduction des Moralités légendaires par Paul Wiegler.
« Sagenhafle Sinnspiele ». Stuttgart, 1905.
LETTRES 1883-1887 20
vous n'}^ étiez pas, — et je regrette bien de n'avoir
pas été vous voir, excusez-moi.
Mille merci pour les renseignements qui ont dû
vous distraire de votre travail ou plutôt de vos
rêveries. Comment ! vous avez lu V Education
sentimentale. Vous êtes vraiment extraordinaire :
pessimiste comme vous l'êtes, tout Flaubert vous
plaira.
Oui, je fais le Salon de Berlin tant bien que mal.
Je parle longuement de vous comme de l'artiste le
plus personnel, mais non sans reproche. Vous verrez,
(c qui aime bien châtie bien )>...
Je dirai que je préfère le petit Menzel à ses deux
Frédéric de la National Galerie. Je dirai du mal de
Richter et aussi (??) de Gustrow, non en général,
mais pour ses portraits de Salon que je trouve
fades et bêtes.
J'ai vu à Cologne un joli J. Brandt, moins banal
que tout ce qu'il fabrique en général, etc. Je crois
que vous approuverez mes impressions. Tout de
Hertel ne me plaît pas également, mais (impres-
sionnisme à part) il a un joli tempérament de peintre
(son aquarelle).
Quel vilain métier que celui de critique d'art,
n'est-ce pas ? Ce métier a été déshonoré par tant
d'ignorants et les artistes ont bien souvent raison
30 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
de nous mépriser. Pour ma part, vous ne pourriez
croire avec quelle conscience je m'y adonne. Non
en lisant des livres et en fouillant les vieux Musées,
mais en cherchant à voir clair dans la nature en
regardant humainement, comme un homme préhis-
torique, l'eau du Rhin, les ciels, les prairies, les
foules, et les rues, etc. J'ai plus étudié dans les rues,
les appartements, les théâtres, etc., de Paris que
dans ses bibliothèques. Si je n'étais pas persuadé
que j'ai l'œil artiste et que je suis hostile à tous les
préjugés artistiques, sincère et désireux d'instruire
le public déhcat, je n'écrirais point cela, croyez-le.
Vous allez à Paris, j'en suis bien heureux pour
vous. Quel bien cela vous fera ! Tâchez de connaître
Renouard, Lançon, Guérard (veuf de M"^^ Éva
Gonzalés) et Ghifïlart aussi. J'ai un frère qui a
quitté l'École des Beaux- Arts, il y a quatre ans,
mais il n'est pas à Paris en ce moment. Vous arri-
verez trop tard pour voir le Salon, et, ce qui est
plus irréparable, l'exposition de Sisley.
Vous verrez les beaux paysages de la Seine,
Notre-Dame, au soleil couchant, etc.
Si vous arrivez avant la fin de la saison, allez
aux cafés-concerts des Champs-Elysées, et du
moins aux Folies-Bergère.
Vous verrez comme les habits noirs (les fracs)
LETTRES 1883-1887 31
sont sublimes à Paris. Et les chapeaux de femmes !
Allez passer des après-midi dans la foule aux ma-
gasins du Louvre et du Bon Marché.
J'oubliais. Tâchez de connaître le graveur en
pointe sèche Desboutin et l'extraordinaire Brac-
quemond. Feuilletez les albums de Jacquemart.
Ne vous préoccupez pas de mes photographies (1).
Si elles vous servaient à quelque chose, emportez-
les à Paris. Si Bernstein vous donne une lettre pour
Ch. Ephrussi, celui-ci vous fera connaître qui vous
voudrez.
Votre pessimisme deviendra plus noir encore
dans les tristesses et les splendeurs de la ville
monstre : vous lirez beaucoup. Votre pointe se
fera plus libre, plus grasse, votre œil plus envelop-
pant et plus aigu et, avec votre imagination alors,
vous ferez sensation à Paris.
Vous verrez comme la presse parisienne est admi-
rable quand elle a découvert un véritable et origi-
nal artiste.
Je serai à Paris dans deux mois. Sans doute
j'aurai votre adresse. Au revoir.
Votre
Jules Laforgue.
(1) Des reproductions d'œuvres appartenant au musée du Louvre.
**♦♦♦ o
32 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXIX
A CHARLES EPHRUSSI
Coblentz, jeudi [14 juin 1883].
Cher Monsieur Ephrussi,
Il est écrit que vous ne m'écrirez plus, sans doute.
L'Impératrice m'a dit que vous aviez conduit la
princesse royale au Salon et qu'elle vous avait ou
que vous lui aviez demandé de mes nouvelles.
En voici. J'ai été passer une semaine à Berlin.
Je me suis éreinté au Salon de Charlottenbourg.
Et ici j'ai travaillé mes notes. Puis-je vous l'en-
voyer comme toujours ?
11 est très attendu à Berlin et fera quelque bruit
dans ce grand Landerneau. On m'a aussi trahi près
de l'Impératrice qui attend que je le lui lise. Je le
lui lirai en le modifiant au vol. Puis-je vous
l'envoyer ?
Je ne vous demande pas ce que vous faites.
LETTRES 1883-1887 33
Vous êtes probablement au vert à Versailles ou
ailleurs ? Peut-être en Italie ou à Londres.
En attendant de vous revoir et de dissiper le
dernier malentendu que vous aviez à mon sujet,
s'il en reste, je vous serre la main.
Votre, comme je n'ai jamais cessé de l'être,
Jules Laforgue.
34 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXX
A CHARLES EPHRUSSI
[Coblentz, mardi 3] juillet 1883.
Cher Monsieur Ephrussi,
Merci de votre lettre vraiment. J'ai reçu mon
Salon. Alas, poor! Je viens de le refaire d'après vos
conseils. Je vois que vous êtes un vétéran et que
je ne suis encore qu'un jeune.
Voici : D'abord je vous sacrifie 39 noms, bien
comptés ! ! Ce que j'en laisse est absolument néces-
saire sous peine de faire écrouler un jour sur ma
tête le Vieux musée de Berlin avec les fresques de
Schinkel — horror ! J'ai rarrangé Boecklin et Her-
tel, et condensé Klinger, arrangé Brozik selon votre
observation, supprimé Guillemet, le Ruysdaël du
vieux Bercy! (celle-ci, vous l'expierez un jour!)
Poirson, etc..
Piloty n'est-il pas embeaumé ("sic^ à l'heure qu'il
est?
LETTRES 1883-1887 35
Je vais demainàDusseldorf (1). (J'aiétéà Dresde.)
— Voir V Innocent VI de Velasquez à Londres et
mourir.
J'irai peut-être à Munich. J'espère que vous ne
trouverez pas mss conclusions trop exclusives.
(D'autre part, vous savez que ma position ici n'a
rien à voir là-dedans.)
Connais>ez-vous la p3tite manière de Menzel? —
En somme, je crois y voir de plus en plus clair.
J'ai passé des midis sur les hauteurs de Bade à
m' abrutir de soleil et de verdure verte. Je suis
affolé de vastes toiles limpides dans lesquelles on
pourra se baigner ! Je n'aime plus les demi-ma-
nières. Tout clair. Le noir seulement systéma-
tique, comme chez Ribot par exemple.
J'ai envie de donner des coups de canif ou au
moins des coups de plum3 (de mon aile d'oie) dans
les portraits à fonds muUâtres (sic), fussent-ils du
basque Bonnat.
Un jour vous avez conseillé au peintre Blanche (2)
devant moi, de ne pas mettre d'eau dans son vin.
— Mettez -vous toujours du vin dans l'eau de la rue
Favart (8 pour les abonnés)?
(1) Laforgue dut remettre ce voyage à Dusseldorf et ne semble
pas y être allé par la suite.
(2) M. Jacques-Emile Blanche.
36 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Camille Lemonnier et Duret sont-ils défunts^
l'un d'une indigestion de kermesse flamande et
l'autre d'une ophtalmie?
C'est la seconde de ces fuis que je me souhaite
pour plus tard.
Avec quelle œuvre êtes-vous en train de faire
gémir les presses octave-uzannesques de Quantin?
Avez-vous le courage de travailler par cette
chaleur qui fait éclore des infusoires dans les
encriers ?
Au revoir (pour septembre).
Votre
Jules Laforgue.
Merci de faire passer la chose dans la Gazette
même. — Merci de tout.
LETTRES 1883-1887 37
LXXI
A M. CHARLES HENRY
Coblentz-Schloss, samedi
[14 juillet 1883].
Mon cher Henrv,
Pardon pour ce papier de coifïeur.
Êtes- vous rue Berthollet? Que faites- vous? Je
vois partout des machines sur votre bouquin.
Peut-on en avoir un exemplaire ? En tout cas, f éhci-
tations. Mais à quand votre roman ou vos poèmes
en prose ? J'ai eu beaucoup de travail. Après dix
jours à Berhn, venu à Goblentz, fait le Salon berli-
nois en prose sage à idées sages pour le 1^^ août de
la Gazette des Beaux- Arts, passé un jour 1 /2 à Co-
logne, puis 4 à Munich, où vu Bellanger devant les
Rubens de la Pinacothèque ! Catalogues et notes.
Je ferai également pour la Gazette l'Exposition
internationale de Munich. Me revoilà à Coblentz,
38 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
avec le Rhin sous ma fenêtre, une photo de Velas-
quez devant moi, fumant les pipes, regardant mes
complaintes. J'en ai 30 à 40. Je les mettrai au net
pour un imprimeur, que ça paraisse et qu'on n'en
parle plus. Comme vous passerez votre 14 juillet
enfermé chez vous, vous pouvez m' écrire quelques
lignes pour me tenir au courant de vos fermentations
littéraires et autres.
Et le barde de la rue d'Enfer?
Et les idiots de l'incident Corot-Trouillebert(l)?
Voyons, que se passe- t-il à Paris, ou du moins dans
le petit Rambouillet faisandé de Marie Krysinska.
Le feu d'artifice RoDinat est-il mort à jamais? Que
fait B***, ce doux?
Et Antoine Gros, ce primitif ?
Et Charles Cros ?
Avez-vous fait la connaissance d'un vrai peintre
ayant un œil ? D'un musicien ? D'un véreux ?
Que savez-vous de Kahn ? est -il au Tonkin ? Non.
Mais il doit être sur la fm de sa captivité.
J'ai fait venir la Sagesse de Verlaine. Trois ou
quatre pièces de lui, voilà qui enfonce toutes les
Chansons des Gueux, toutes les Sully-Prudhom-
(1) Peu après une vente, Alexandre Dumas fils avait découvert
qu'un tableau qu'on lui avait vendu pour un Corot n'était qu'un
Trouillebert.
LETTRES 1883-1887 39
meries qu'on sait. Il annonce un nouveau volume :
Amour.
Soyez sûr que n'en voilà un qui reviendra à Mont-
martre qui rime pour lui avec dartre maintenant.
Vous envoyé-je de mes complaintes? Elles vous
plairont peut-être ?
Je suis pressé. Je fais de gros dîners indigestes.
Et le soir je lis un roman de Guida !
Au revoir !
Jules Laforgue.
40 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXXII
AU. CHARLES HENR Y
Coblentz, vendredi [27 juillet 1883].
Mon cher Henry,
Je vous écris à la hâte.
J'ai reçu votre très intéressante lettre (pourquoi
si rare?) hier au soir.
Par suite de complications où l'équihbre euro-
péen n'entre pour rien, mes congés commencent
vers le 10 août et vont à peu près jusqu'au 1^^ nov.
Je serai à Paris dans une douzaine de jours. Y
serez- vous ? Probablement pas. J'y resterai trois à
quatre jours, de là à Tarbes et en revenant je
passerai deux semaines à Paris, où vraisemblable-
ment alors nous nous verrons.
Je tiendrais beaucoup à savoir votre impression
de mes Complaintes. Je suis en train de les mettre
LETTRES 1883-1887 41
au net avec une pièce en un acte déjà vieille. Mon
brusque départ me noie de besogne.
Merci des 2 Chat noir.
Marie Krysinska a sensibilité artiste à fond origi-
nal, mais tout cela est bien noyé dans la rhéto. à
la mode, n'est-ce pas ?
Elle écrit les Fenêtres parce que Lorin (1) a mis
à la mode les Becs de gaz, les Maisons, les Voitures,
etc. Il y a beaucoup là de fabrique.
Maizeroy, etc., etc., m'ont dégoûté de tout cela.
C'est l'école de Fortuny. J'ai en ce moment un
idéal que j'essaie d'insuffler à mes Complaintes, —
et dont certaines pages de la Sagesse et des Aveux
me semblent jusqu'ici les belles choses vraies.
Kahn, dans ses proses, avait de ces pièces-là.
Le sonnet d'Icres, dans le même Chat noir, est
assommant. Que de tempéraments versant ainsi
dans le cabotin du jour. Nous parlerons avec plai-
sir de tout ça à Paris, n'est-ce pas ? Je ne m'étonne
pas qu'on ne vous ait pas répondu de Berlin. Ce
sont tous des ours, des tardigrades.
J'ai passé deux ans à acquérir la conviction
que c'est le peuple le plus activement antiartistique
des peuples connus. Ah ! si j'avais écrit mon Salon
(1) Georges Lorin.
42 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
berlinois dans une boîte moins timorée que la
Gazelle; enfin j'y ai cependant un peu soulagé mes
nerfs.
Je ne songe pas à la Vie Moderne pour mes com-
plaintes. Je crois avoir avec ces 50 un petit volums
un peu propre. Eh bien, mon désir serait de faire
— en payant même si nécessaire — un de
ces petits volumes Kistemaeckers, où sont publiés
Huysmans, Mendès, Maupassant, etc., à peine
quelques exemplaires, quelques-uns pour moi,
c'est-à-dire les quelques êtres que mes choses
peuvent dans ce genre intéresser, et le reste au
hasard et au plaisir de l'éditeur. Je ne m'en
occuperai pas davantage. Avez-vous des renseigne-
ments sur ces petites éditions Kistemaeckers et
sur ces sortes d'affaires ? Si l'affaire m'ennuie ou est
chère, j'achèterai pour cinquante francs de cuivre,
j'y autographierai moi-mêma m3s poésies, peut-être
avec quelque machine de mon frère, je ferai mordre
et je les ferai tirer sur bon papier rue Saint- Jacques
à des exemplaires juste pour les êtres en question.
A la hâte. Je me suis trop attardé. Au revoir
pour votre livre des lignes.
Jules Laf[orgue.]
LETTRES 1883-1887 43
LXXIII
A M. CHARLES HENRY
Coblentz [début d'août 1883).
Mon cher Henry,
Je viens de recevoir votre lettre. — Enchanté
que vous so^^ez à Paris. J'irai tout de suite rue
Berthollet. Merci du Salon ! ! Un ami qui loge à
Montmartre m'a trouvé quelque chose du côté de
la rue Drouot.
Je devais partir d'ici le 11, mais sous prétexte
que je veux me figurer que l'Exposition des
Cent chefs-d'œuvre (1) ferme le 10. Je vais intri-
(1) C'étaient, exposés Galerie Georges Petit, à Paris, et prove-
nant des collections parisiennes, plus de cent tableaux de Corot,
Courbet, Daubigny, Decamps, Delacroix, Diaz, J. Dupré, Fromen-
tin, Fortuny, Carbet, Géricault, Isabey, Leys, Marilhat, Meisso-
nier, Millet, Rousseau, Ary Schelïer, Troyon, Antonello de Mes-
sine, Boucher, Greuze, Franz Hais, Pîobbema, Lancret, Metzu,
Isaac van Ostade, Pater, Pieter de Hoog, Raibolini, Rembrandt,
Rubens, Jacob Ruysdael, Teniers le jeune, Terburg, Isaac van de
Velde.
44 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
guer pour partir d'ici le 9 et j'espère réussir (1).
Êtes- vous souvent chez vous? Guère, je crois,
à part le soir, car ne vous tentent ni le cirque ni le
théâtre.
J'ai maintenant fermé mes 40 complaintes (2)
(préface en vers) et aussi franchement que j'en trou-
vais d'abord quelques-unes très intéressantes, une
dizaine au moins, aussi franchement je déclare que
maintenant le tout me paraît petit et éphémère.
Ce qui n'est pas éternel est court, et ce qui n'en-
ferme pas tout est bien étroit, mais c'est ce que
j'ai fait de mieux. Quant à ma pièce qai n'est point
un drame ni une comédie, mais une pièce, un acte :
franchement, elle me paraît maintenant un exercice
dans ce genre avec une bonne volonté de faire autre
chose que ce qu'on fait ordinairement, pas plus.
Vous savez que j'ai été faire le Salon de Berhn,
que j'ai visité Dresde, Munich, Cologne. L'an pro-
chain je ferai de semblables visites. Et un jour q.u
l'autre j'essaierai un volume sur l'art contempo-
rain ou plutôt germanique.
L'illustre Khnger, qui vous plairait beaucoup, est
(1) Laforgue, cette année-là, ne quitta Coblentz que le 10 août,
passa une semaine en Belgique avant de se rendre à Paris et à
Tarbes. (Cf. Agenda 1883, et lettre à Klinger, 15 septembre 1883.)
(2) Le recueil, définitivement, en contint cinquante.
I
LETTRES 18S3-1887 45
à Paris maintenant. Je vais tâcher à savoir son
adresse.
Je crois que la Gazette lui a demandé un cuivre
pour mon article.
Avez-vous VArt moderne de Huysmans ?
Bourget commence un roman, V Irréparable, dans
la Nouvelle Revue.
Nous aurons beaucoup à bavarder dans votre
salon, que vous me permettrez d'inspecter avec ma
pipe, n'est-ce-pas ?
Au revoir.
Jules Laforgue.
46 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXXIV
A M. CHARLES HENRY
Coblentz [8 août 1883].
Mon cher ami,
Enchanté de vous être agréable, tout en regret-
tant que ce soit à si peu de frais. Je vous envoie le
papier en question, j'ai peut-être bien fait de le
dater de la capitale, du titre pompeux en question,
avec date, où j'étais réellement dans ledit endroit?
Je crois qu'on ne me laissera partir d'ici que
samedi soir ou matin. Mais c'est le plus tard.
Donc au revoir dans quelques jours.
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 47
LXXV
A M. CHARLES HENRY
Tarbes [22 août 1883] (1).
Mon cher Henry,
Je vous écris dans un lourd lendemain de cha-
leur accablante de petite ville. Je ne fais rien. Je
ne sais que faire. Le premier jour, repos; le second,
visites; le troisième, promenade à Bagnères : toutes
les villes d'eaux se ressemblent. Je vais tacher main-
tenant de me faire un coin et d'y noircir consciem-
ment, et non peu richement, des feuilles blanches.
Je fume des pipes. Je lisotte et je regarde les
gens.
Je m'amuse avec des chats aux yeux gris.
(1) Cette lettre avait paru d'abord avec la date [octobre 1882]
qui ne peut être qu'erronée, les indications que donne Laforgue
dans cette lettre coïncidant exactement avec son emploi du temps
pour août 1883, tel que nous le montre l'Agenda déjà cité.
<(c A :|c :(( :1c â
48 a:uvRES de jules Laforgue
J'irai vers le 24, 5, 6, à San Sébastian voir une
vraie corrida de toros. Connaissez-vous la chose ?
Que faites-vous ? Tous ces jours passés à Paris,
vous m'avez vaguement paru ne rien faire. Atte-
lez-vous donc à un roman. Entre nous, je le souhai-
terais avec la plus singulière et la plus sincère curio-
sité. A votre âge vous avez un énorme passé de
science, de bibhothèque et de vie; mettez- vous au
roman; donnez-nous des choses riches et absolu-
ment tirées de votre fonds et arrière-fonds. Mais vous
y avez songé et le tout est de s'y mettre. D'ail-
leurs, vous savez qu'il n'y a que ça au monde et
vous avez conscience d'être de la race.
Si vous voyez Henry Gros, dites-lui de ma part
tout ce que vous trouverez de mieux.
(On m'appelle pour déjeuner.)
Votre
Jules Laforgue.
Tarbes, rue Massey.
LETTRES 1883-1887 • 49
LXXVI
A MAX KLINGER
Tarbes, 15 septembre [1883].
Cher grand artiste,
Je reçois de Berlin et votre lettre et votre magni-
fique cadeau. Que je vous dise d'abord que j'ai
quitté Coblentz le 10 août, que j'ai passé une se-
maine en Belgique, puis une semaine à Paris (sans
avoir votre adresse !) et me voilà depuis quelque
temps dans les Pyrénées (Biarritz, courses de tau-
reaux à Saint-Sébastien), à Tarbes (Hautes-Pyré-
nées).
Maintenant je vous remercie mille fois de vos
Dramen (1) et du mot charmant que vous avez
écrit à la première page de mon exemplaire. Je
suis vraiment touché. Je vous assure que je n'y
(1) Dramen, album d'eaux-fortes de Max Klinger.
50 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
avais pensé. En disant de vous ce que je pensais
dans la Gazette des Beaux- Arts (avez- vous vu le
num'^ro du l^^" août?) je n'ai fait que mon devoir.
Encore je crois que dans ce dernier article du 1^^
août, j'ai été un peu sévère ou du moins froid-
J'aurais dû crier que vous aviez du génie. Enfin je
m'acquitterai envers votre amabilité en publiant
un jour une dizaine de bonnes pages sur vous uni-
quement. A bientôt.
Le Luxembourg a été une déception pour vous ?
Revenez-y. Regardez Ribot, Cazin, Daubigny,
Guillemet et d'autres.
Le Salon triennal est ouvert, nous le visiterons
sans doute ensemble.
Je serai à Paris vers le 10 octobre prochain.
A propos avez-vous reçu autrefois une longue
lettre envoyée de Coblentz dans le mois de juin
dernier et adressée Mittelstrasse ?
Je suis très pressé. Je vous quitte. Je vous écri-
rai bientôt en attendant d'aller vous serrer la
main dans un mois à peine. Aimez Paris et surtout
ses paysages de la banlieue, de la Bièvre. Du cou-
rage, travaillez et Paris vous fera fête.
A bientôt, votre
Jules Laforgue.
à Tarbcs, rue Masscy (Hautes-Pyrénccs).
LETTRES 1883-1887 51
Je ne vous parle pas aujourd'hui de votre étrange
et profond frontispice de vos Drameih étant trop
pressé pour en parler sérieusement.
52 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXXVII
A SA SŒUR
Paris [lundi 30 octobre 83J (1).
Ma chère Marie,
J'ai reçu ton autre lettre. Misérable, va ! enfin,
je te pardonne.
Il est midi — devine ce que je viens de perpé-
trer, de commettre ? Je viens de déjeuner sans
doute.
Mais avant ça ? Devine ? J'ai été... non, je n'oserai
jamais. J'ai été... poser chez un photographe. 0
mânes de Flaubert, veuillez me pardonner ! — oui,
c'est fait... dans six jours peut-être tu recevras un
exemplaire de ma face. T'ai-je dit que j'avais été
(1) Cette lettre, publiée précédemment avec l'indication « sep-
tembre », est assurément du 30 octobre à cause de l'allusion qu'elle
contient aux congés de la Toussaint. En septembre, Laforgue était
à Tarbes auprès de sa sœur.
LETTRES 1883-1887 53
voir Delcassé (1) et que j'avais dîné avec lui, et qu'il
a publié une brochure politique intitulée Hervé...
où allons-nous?
Je n'ai pas revu Bourget. Chariot t'a-t-il encore
répondu? Tous ces jours-ci je suis pris par Riemer
qui a ses congés de la Toussaint.
Hier encore, nous avons été ensemble à la ^are
de Lyon chercher Riefîel qui, après avoir séjourné
à Constantinople, a parcouru l'Italie. C'est un sin-
gulier individu.
Tu sais comme on s'ennuie les jours de fêtes :
tous ces gens endimanchés. Puis, on ne sait où aller,
et impossible de passer l'après-midi chez soi, seul.
Hier Riemer et moi avons été à vêpres à Notre-
Dame. C'était l'archevêque qui officiait.
Riemer a fait des calembours. Il a des habits
neufs — et comme il était cynique, je lui disais
qu'il était un satyre. Oui, a-t-il répondu, un satyre,
mais nippé (ménippée). Revu aussi Soula et Pérès (2).
(1) Théophile Delcassé (1855-1923), qui fut l'homme politique
que l'on sait, avait été, tout jeune homme, de novembre 1870 à
décembre 1872, répétiteur au Ij^cée de Tarbes où il avait eu Jules
Laforgue et son frère Emile parmi ses élèves. Il avait apprécié la
vivacité d'esprit de l'enfant, et leurs relations se poursuivirent
quelques années plus tard à Paris, où Théophile Delcassé aban-
donna l'enseignement pour le journalisme, puis pour la politique.
Delcassé donna, en 1885, à la République Française, un compte
rendu des Complaintes.
(2) Anciens condisciples du lycée de Tarbes.
54 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Que c'est embêtant de rester à Paris dans le
provisoire ! Je n'ai pas encore été voir Ephrussi.
Vous autres, vous venez de dîner. C'est l'heure
où Mylord monte, puis fuite [?] aux jappements de
Sarah. — Parle-moi de tes leçons chez Madame La-
bastre. Sais-tu la Marche funèbre ">
Les titres [?] — Si j'étais près de toi, je te ferais
maintenant mourir sous les charmilles. — Te sou-
viens-tu de nos dernières promenades au Massey ?
Était-ce assez navrant !
Naturellement je n'ai pas été chez ma tante; dis
à Emile qu'il peut m'envoyer ici le Saint Antoine.
J'y tiens beaucoup, et je te demande à toi de faire
ton possible pour qu'il l'envoie.
J'ai encore une lettre à écrire en Allemagne
Je t'embrasse. — Adieu. — Ne t'ennuie pas trop,
et joue, en pensant à moi, La Dernière Pensée.
Jules.
LETTRES 1883-1887 55
LXXVIII
A M, CHARLES HENRY
Bade [mardi 6 nov. 1883] (1).
Mon cher Henry,
Je vous écris à la hâte que je suis arrivé samedi
soir ici, — une température de printemps humide.
Nous ne restons ici que jusqu'au 12, — de là à
Goblentz jusqu'au 1^^ décembre, — puis Bedin.
Je me suis remis dans mes banaux engrenages.
Et ça va. — • Pour me consoler, sur ma table, ma
cire me sourit obliquement.
J'ai écrit à Bourget pour lui donner l'adresse de
Gros (2), pour l' affaire (?) en question. Bourget
s'attend à un prix d'artiste (et il le mérite), mais
(1) La date de cette lettre nous est fournie par l'Agenda déjà
cité.
(2) Il s'agissait de l'achat par M. Paul Bourget d'une cire
d'Henry Gros.
56 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
j'ai lâché cette insinuation sans l'avis préalable
de Gros, et peut-être ai-je fait une bévue ?
(A ce propos, bonjour à Gros avec tout ce que
vous trouverez de plus sincère.)
Tenez-moi au courant, n'est-ce pas, de vos
proses slaves et de V Encaustique.
Bonjour à Bellanger avec mes regrets. Je vous
écris à la hâte, ayant encore une dizaine de ces
papiers à confectionner.
Mettez-moi aux pieds de M^^ Gandiani avec
toutes les civilités de son abominable et puissant
serviteur
Jules Laforgue.
A bientôt.
LETTRES 1883-1887 57
LXXIX
A M. CHARLES HENRY
Berlin, lundi,
[17 décembre 1883].
Mon cher Henry,
Je vous écris à la hâte. Si j'ai tant tardé à vous
répondre, c'est que j'espérais vous écrire en vous
envoyant cette lettre de d'Alenibert.
J'ai dû d'abord attendre, pourvoir le directeur,
la bonne disposition d'un tiers. La lettre est
trouvée.
Je puis aller la copier près d'un certain docteur
Glatt, lequel n'est là chaque matin précisément
qu'à l'heure de ma lecture. Je voulais attendre
encore, espérant que cette lettre ne vous tarde pas.
Et voilà que la bibliothèque va fermer pour les
fêtes de Noël qui sont tout ici.
Êtes- vous pressé ?
58 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Quant au Ileyse et à l'autre, je vous enverrai
ça ces jours-ci, devant recevoir des sommes.
J'aime beaucoup le poème de Kahn. Avec son
sans-gêne. Il me doit une lettre. La cire de Gros
avance-t-elle ? La mienne, hélas ! ne rm sourit
plus sur ma table, -^ elle circule.
A la hâte, au revoir et mes bonjours à M"^^
Candiani.
Jules Laforgue.
A propos, on avait reçu ici votre demanda pour
d'Alembert, on me l'a avoué cyniquement. Et on
ne vous avait pas répondu, je crois?
LETTRES 1883-1887 59
LXXX
A CHARLES EPHRUSSI
Berlin, mercredi, [décembre 1883],
Cher Monsieur Ephrussi,
Vous ai-je écrit depuis que je suis à Berlin? J'ai
revu M. et M^^ Bernsteinqui non seulement sont les
personnes les plus artistes d'ici mais encore ont
la bonté de ne pas remarquer ma sauvagerie. Nous
avons vu les impressionnistes de chez Gurlitt (1),
très intéressants sinon des plus significatifs.
Pissarro est vraiment un monsieur sohde; mais nous
n'avions pas de Caillebotte. Les Jockeys de Degas
étaient merveilleux avec son culotté de tapisserie,
mais pas de Danseuse. Devant les Renoir, toujours
la même impression, c'est fin, c'est moelleux et
chatoyant comme un pastel, son nu de femme est
(1) Marchand de tableaux à Berlin.
60 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
solide, savant, et curieux, mais je n'aime pas ce
porcelaine lisse.
J'ai fait un assez long article de revue, une ex-
plication physiologique esthétique (?) de la formule
impressionniste que M. Bernstein traduisait pour
une revue. Je le lui ai remis hier.
Vous ai-je dit que dans ces vingt jours, enfermé,
cloîtré dans ce château de Coblentz, j'avais infi-
niment pensé et travaillé? J'ai relu les esthétiques
diverses, Hegel, SchelUng, Saisset, Lévêque, Taine
— dans un état de cerveau inconnu depuis mes
dix-huit ans à la bibl. nationale. Je me suis
recueilli, et dans une nuit, de 10 du soir à 4 du
matin, tel Jésus au Jardin des Oliviers, Saint Jean
à Pathmos, Platon au cap Sunium, Bouddha sous
le figuier de Gaza, j'ai écrit en dix pages les prin-
cipes métaphysiques de l'Esthétique nouvelle, une
esthétique qui s'accorde avec l'Inconscient de Hart-
mann, le transformisme de Darwin, les travaux de
Helmholtz.
Ma méthode, ou plutôt ma divination est-elle en-
fantine, ou ai-je enfin la vérité sur cette éternelle
question du Beau ? — On le verra. En tout cas,
c'est très nouveau, ça touche aux problèmes derniers
de la pensée humaine et ça n'est en désaccord ni
avec la physiologie optique moderne, ni avec les
LETTRES 1883-1887 61
travaux de psycViologie les plus avancés, et ça
explique le génie spontané, ce sur quoi Taine se
tait, etc.
... Enfin on verra, et vous verrez... J'aurai du
moins rêvé que j'étais le John Ruskin définitif.
Je mets la dernière main à mes quelques pages
préliminaires sur l'Allemagne pour l'étude sur la
National Galerie de Berlin (1).
Je n'ai encore lu de la Gazelle que le numéro
de novembre avec la canne de Balzac. — Autre
chose, aussitôt arrivé ici j'ai pris la préface du
Durer et j'ai cherché la faute d'impression. Je ne
l'ai pas trouvée. Ai-je été autrefois victime d'une
hallucination? Je me souviens pourtant que j'étais
furieux de cette faute, qui était très grosse. J'ai
ensuite lu et relu mot à mot cette préface avec
l'obstination d'un noyé. Je n'ai rien trouvé, mais
je ne désespère pas. Il faut que je trouve cette
faute sous peine de m' avouer que je suis sujet à des
hallucinations. Je suis au pied du mur.
Et maintenant une monstruosité dont seul je suis
capable et dont je vais me soulager. Vous vous
souvenez m' avoir envoyé dans les premiers jours
(1) Cette étude n'a été publiée qu'en 1895, dans la Revue blanche
du 1er octobre (tome IX, n' 56).
62 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
de mon séjour ici une lettre pour une visite à
M. Lippmann.
Cette visite, je l'ai différée, différée, tant qu'au
bout de deux mois j'eusse été ridicule en y donnant
suite. Sans compter que depuis j'ai revu M. Lipp-
mann chez le Kronprinz. Cette lettre, je voulais
vous la rendre. Je l'avais égarée dans les chaos de
paperasses. Je viens de la retrouver. Vous la rece-
vrez et voudrez bien excuser cette nouvelle mons-
truosité de votre
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 63
LXXXI
A UNE DAME
Dimanche |29 décembre 1883].
Vous,
J'ai reçu vos lignes jésuitiques. Qu'est-ce que
c'est que cette histoire de canapé ? Que ne vous
expliquez- vous clairement? Qu'est-ce que c'est que
ces réticences ?
Vous parlez de mes tendresses plus que frater-
nelles et moins qu'amoureuses avec... Avec qui ?
Qu'entendez-vous par Joseph? Si j'avais su que,
selon votre propre expression, vous jouiez le rôle
ingrat de Madame Putiphar, il fallait le dire, oh !
Je ne suis pas un Joseph ! Je suis un artiste !
un poète français ! un troubadour ! A votre service
comme tel.
Sachez aussi que je ne bois de la bière ni chez
Kroll ni ailleurs. Que mes joues ne sont point lui-
64 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
santés ni gonflées, mais pâles et creuses, surtout
la gauche (parce qu'on m'a de ce côté-là arraché
deux dents). Et que je n'ai pas de gros yeux vi-
cieux, — mais des yeux moyens et bleus, doux
d'une douceur très douce.
Après ça, vous êtes une drôle de personne.
Pour parler d'autre chose, je ne sais ce qui a
été traduit de Heyse dans la Revue des Deux Mondes.
Je n'ai pas une collection de cette revue ici, tandis
qu'Henry l'a sous la main dans la première bibho-
thèque venue, — pour le reste je vous répondrai
demain, c'est aujourd'hui dimanche et mon h-
braire est fermé (geschlossen).
Je ne vous baise rien, ni le bout des doigts^
ni autre chose et ne suis pas votre
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 05
LXXXII
A CHARLES EPHRUSSI
Berlin, 31 décembre 1883.
Cher Monsieur Ephrussi,
Permettez-moi de vous souhaiter — à la mode
universelle et incorrigible — bon an avec l'espoir
que vous et les vôtres allez tous bien.
Nous avons ici un froid lupal (lupus, loup, ex-
pression de Richepin). Par ce temps, je me suis fait
arracher deux dents, plomber une troisième et
connu le martyre des nuits blanches.
Je fais toujours couci-couçà de l'esthétique et
je serais heureux si vous vouliez bien me donner
les renseignements que voici.
Vous qui vivez depuis 10 ou 12 ans dans le
monde de l'art et de la critique, pouvez- vous me
dire comment est coté dans ce monde « l'Esthétique))
d'Eugène Véron, ce verbiage pédant et enfantin ?
66 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Ça a-t-il jamais été pris au sérieux, ces 500 pages
arrivées à leur deuxième édition ? Je me suis
toujours demandé qu'est-ce que c'était que cet
Eugène Véron qui n'est ni le docteur Véron de
l'Opéra, ni Pierre Véron du Chavari, mais Véron
de VArt.
Connaissez-vous le comte ou comtesse Paul
Vasili (1)?
Le travail de Claudius Popelin sur le Songe de
Polyphile a-t-il quelque rapport avec celui que
vous préparez ?
Et le nouveau roman de Bourget ? plus impie
encore sans doute que le premier ?
L'Impératrice m'a fait cadeau à Noël d'un
poisson d'argent presse-papier (du Béloutchistan),
d'un plateau imité d'un du xv^ siècle en métal,
d'une chancelière pour les pieds.
Avez-vous lu les deux nouveaux album de
Caldecott? La dernière « Gazette » lue est celle de
la Canne de Balzac par Froment Meurice. Pas lu
(1) Nom d'auteur sous lequel venait de paraître un ouvrage
intitulé La Société de Berlin qui fit scandale alors et dont on attri-
buait la plus grande part à un ancien lecteur de l'Impératrice,
M, Gérard, qui, par la suite, suivit la carrière diplomatique. La
publication de cet ouvrage renouvela autour de Laforgue l'atmo-
sphère de malaise qu'avait créée la publication des articles d'Amédée
Pigeon; mais la correction de Laforgue et son éloignement de
toute question politique dissipèrent bientôt ces nuages.
LETTRES 1883-1887 67
encore celui de décembre, où vous avez peut-
être quelque chose.
Oublié de mettre la lettre à la poste, — l^'"
janvier 1884 — les voitures de gala vont circuler.
Bonjour et bon an. Dieu vous préserve de lire
les lettres de M. de Rémusat avec sa mère.
Au revoir.
Votre
Jules Laforgue.
68 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXXXIII
A M. CHARLES HENRY
Mardi soir [janvier 1884|.
Mon cher Henry,
J'ai reçu les billets ce matin ? Votre lettre l'autre
jour, puis une carte. Et ce soir ]a cire ! !
Des nouvelles de Heyse rien n'a été traduit,
sauf, il y a un ou deux ans, quelque chose dans
la Revue des Deux Mondes. Je saurai demain si
la lettre d'Alembert est publiable. Demain aussi
je montrerai la cire à son futur propriétaire. J'arri-
verai très tard en soirée et j'entrerai dans le salon
la cire sous le bras ! Elle est tout simplement
délicieuse. L'expression est d'une finesse et saisie
dans un moment irrespirable! Ah! le joli petit
sphinx ! la plume, le cordonnet alterné d'or du
chapeau, le collet strié d'or, et les dentelles retom-
bant flasques sont d'un chiffonné exquis et discret.
LETTRES 1883-1887 . 69
Je ne l'ai encore vue qu'aux lumières, cette enfant.
Je viens de la recevoir, il est 8 heures. Le fond
en changera-t-il au jour? il est aux lumières
très fin, très fin et à souhail. Aussi simplement que
je vous dis cela, je dirni aussi que — aux lumières
seulement peut-être? — le châle me paraît du
ton de la cire ordinaire brun- rouge ou terre-de-
sienne. J'en aurai rêvé un d'un autre ton plus
rare. Qu'il prendra peut-être demain au jour?
et (qu'en pensez-vous?) un châle écossais à carreaux
blancs et noirs n'aurait-il pas été là à se pâmer?
Enfin c'est une petite merveille et m.... pour ceux
qui ne seront pas amoureux de cette petite !
J'ai reçu la Revue libérale, mais un dilettanti
me l'a aussitôt empruntée avant que j'eusse
eu le temps de la couper. Elle va me revenir.
Et r Encaustique ? Et votre santé ?
Irez-vous voir les Manet (1)?
Avez-vous reçu mes Complaintes ? Voulez- vous,
quand vous aurez un instant, vous en occuper,
à votre gré ? Je paierai. Mais que ça paraisse vite
et qu'on n'en parle plus. Ça peut-il paraître en
avril ?
(1) Les cent soixante-dix-neuf toiles, aquarelles, pastels, eaux-
fortes, lithographies et dessins de Manet exposés à l'Ecole des
Beaux-Arts.
70 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Ma lecture m'attend (un proverbe d'Octave
Feuillet dans la Revue). Je vous serre à la hâte
la main. Je vous écrirai un de ces jours.
A propos, dites à Gros que nous allons exposer
chez Gurhtt à côté, le Goupil de Beriin, ses deux
cires.
Au revoir, au revoir.
Votre
Jules Laforgue.
Donnez-moi des nouvelles de V Encaustique.
Aussitôt paru, vous verrez comme je vais le faire
circuler.
LETTRES 1883-1887 71
LXXXIV
A M. CHARLES HENRY
Dimanche [Berlin, janvier ISSlj.
Mon cher Henry,
Je viens de recevoir vos trois lettres en une.
D'abord la cire. Son châle est pommade carmin,
et le fond peluche bronze, tout est pour le mieux
dans le plus coquet des mondes possibles. J'ai fait
mon entrée dans ce salon comme je vous avais
dit, toutes deux ont eu un vrai succès. La dame
du monsieur trouve la Parisienne adorable, le
monsieur l'aime beaucoup aussi, mais il préfère
de beaucoup la mienne et la guigne et la prendrait
volontiers à la place de l'autre. Bref, nous en avons
causé, ce qu'on en peut causer dans un salon, et
ce matin il me les renvoie toutes deux par son
domestique sans un mot. Je le verrai mardi
et saurai à quoi m'en tenir. De toutes façons,
72 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
s'il ne la veut pas, par dépit de n'avoir pas la
mienne, après cependant l'avoir commandée et bien
qu'il soit l'homme le plus artiste de Berlin (il
a une douzaine d'impressionnistes, un Diaz, etc..)
et Un des plus riches, eh bien, si Gros le veut, je
la garderai pour ma bonne jouissance et la lui
paierai quand je pourrai.
Quant à mon pauvre bouquin, je trouve sa
note effrayante (1). Figurez-vous que, par suite
d'un tas d'ennuis, je vis en ce moment sur mon
trimestre avril-juillet et que par suite d'etc...,
etc.. je ne pourrai donner 700 frs à un imprimeur
qu'au premier janvier prochain, sans acompte
possible que 300 frs en juillet. — Mais trouveriez-
vous donc bien une machine riche en papier
vergé? Ne vaut-il pas mieux s'adresser à cet
idéal Léon Vanier sur le quai avant d'arriver
à Notre-Dame, Léon Vanier qui imprime sur un
divin papier d'épicerie des vers de Verlaine,
Valade, etc.. On lui commanderait une édition,
le moins d'exemplaires possible, de 3^ classe
(comme aux pompes funèbres) et on lui donne-
rait 300 frs en juillet. — Ce Lemerre me semble
(1) Le recueil des Complaintes, pour lequel, à ses frais, Jules
Laforgue s'eflorçait alors, par l'entremise de M. Charles Henry,
de trouver un éditeur à Paris.
LETTRES 1883-1887 73
grisé par le succès des illustrations en couleurs
de ses livres d'étrennes, pour traiter si « fami-
lionnairement » un rimeur considérablement mo-
deste !
— Merci pour ces tracas.
Je vous récrirai demain au sujet de la lettre
di d'Alembert.
Bonjour et poignée de main à Gros. Maintenant
je vais répondre à l'autre. Vous êtes tout de même
heureux de voir les Manet. Et si j'avais le sou, je
demanderais bien quinze jours. Au revoir.
Votre
Jules Laforgue.
74 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXXXV
A M. CHARLES HENRY
Berlin, jeudi [avril 1884).
Mon cher Henry,
Toujours malade donc? N'auriez-vous pas sur
la conscience des plaisanteries imprimées sur les
marchands de flanelle ? Deux jours de soleil (qui
arrive, il arrive !) en auront raison.
Merci pour tous les ennuis du volume (qui
commence à me sembler niais et faux à distance,
mais je m'en f...) (1). Je viens d'écrire au Vanier qui
doit être intelligent ayant publié le Paris moderne
avec du Verlaine (d'après la crise). Je lui réponds
manuscrit définitif. Je verserai les 200 francs en
juillet prochain, etc., et je demande des détails
sur le format, exemplaires à part (et qu'on m'en-
voie les épreuves à moi, c'est bien assez).
(1) Les Complaintes.
LETTRES 1883-1887 75
J'ai envoyé à la Gazette un article qui me tenait
à cœur, mais qu'ils ne voudront peut-être pas
publier.
Je traduis pour la Gazette une brochure d'ici
sur la polychromie en plastique (1). Je la ferai
précéder de quelques Hgnes sur l'état de la question
chez nous, avec Gros, entre autres citations.
Celui qui n'a pas voulu de la petite cire n'a fait
ainsi que parce qu'il voulait la mienne. C'est un
tort, mais il n'a rien de cuistre, au contraire. Il
est très artiste, et il aura à tout prix une cire de
Gros.
J'attends, n'est-ce pas, les détails sur la tête
de cire.
Cros recevra vers mai la visite de deux types
qui ont bien admiré ses deux cires, — le plus habile
peintre de l'Allemagne, Skarbina (2) (croate, hon-
grois et non allemand) — et son inséparable le
(1) La brochure Sollen ivir unsere Slatuen bemalen ? du docteur
Trcu dont il est question clans la lettre LXXXVII à Charles
Eplirussi. Rien de tel ne parut dans la Gazette des Beaux-Arts, ni
dans la Chronique des Arts et de la Curiosité.
(2) M. Franz Skarbina a fait à Berlin deux portraits de Laforgue,
une aquarelle inédite (buste), et, étude pour un de ses tableaux,
un crayon, très documentaire sur le port de tête et de parapluie
de Jules Laforgue, qui a été inséré, réduit, dans le texte de la bio-
graphie de Laforgue par M. Gustave Kahn (Hommes d'aujourd'hui,
n° 298).
76 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
D^ Diimond, dentiste de l'Impératrice, adorable
bruxellois, artiste collectionneur, bon comme un
belge, qui a des souvenirs (entre autres d' avoir
connu Poe à Washington et l'avoir ramassé sur
les trottoirs des tavernes) et qui lui achètera
quelque chose. Mon cher, prêchez Gros. Gros
gagnerait des sommes et des sommes sans déroger
s'il se mettait à regarder les rues modernes et à
faire des cires, des cires, des cires ! des grues,
bustes ou en pied, des garçons de café, des piou-
pious, des bébés et des jockeys ! et des -danseuses !
et du paysage bas-relief, des chiffonniers, des
tas et des tas de jolies choses que j'entrevois et
dont je n'ai jamais compris qu'il ne fût pas tenté.
Allez ! qu'il s'y mette à la fin des fins ! je vous
assure que je suis très fort en propagande. Je
porte même à domicile. Je fais l'article. Et ici
fat la foi. Prêchez-le (il faut croire peut-être
que son esthétique de primitif répugne à ces sujets?).
Non sans doute.
Ecrivez- moi donc un peu.
Votre
Laforgue.
LETTRES 1883-1887 77
LXXXVI
A MAX KLINGER
Baden-Baden, Maison Messner
jeudi [juin 1884.]
' Cher Monsieur Klinger,
Gomment allez-vous ? que faites-vous ? Comment
se porte monsieur votre génie ? Sans doute toujours
très malade, ce qui est au mieux.
Je vous écris non pas pour vous faire des compli-
ments, mais pour vous prier de m'envoyer, car
j'en aurai besoin pour un travail (mais si vous ne
vous en servez pas !). mes photographies de Paris.
En attendant, pardon de l'ennui que vous donnera
cet envoi.
La Gazette des Beaux- Arts publiera de moi un
article (humble) sur V Exposition Menzel (1). Je
(1) Il parut dans le numéro de juillet 1884 de la Gazette des
Beaux-Arts, sous ce titre : Correspondance de Berlin. Exposition
de M. Ad. Menzel à la National Galerie.
78 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
n'ai pas manqué de citer en note votre eau-forte
allégorique.
Je suis ici depuis un mois.
Mais avant de quitter Berlin, par un jour plu-
vieux qui donnait toute sa lamentable poésie à
cette gare et ces voies ferrées de petits villages
autour d'une capitale, j'ai été avec M. Bernstein
voir vos peintures à Steglitz.
Bravo ! les changements de décor des portes,
trumeaux, linteaux, corniches et cheminées (les
gens qui verront ça !) Selig sind die Glaubigen,
die nach der Farbe hungert und diirstet, ils
seront rassasiés.
Je me suis permis d'en jouir. Le nouveau ? Tout
le travail de petits tons minutieux pour nourrir
les reflets de l'eau, ou le terrain à herbes au solei].
J'avais peur que, comme il s'agissait de pein-
tures murales, vous n'eussiez fait des teintes plates
comme les autres. Vous avez fait des tableaux
travaillés sans souci de l'architecture. J'aime
beaucoup le tout. Quand j'accepte ainsi un tem-
pérament d'enthousiasme, c'est que ce tempéra-
ment est uniquement original et quand quelqu'un
est original (il y en a si peu) il faut l'accepter
en bloc, sans réserves. Je préfère même vos nus
de femmes à tous les meilleurs nus d'école. Que
LETTRES 1883-1887 79
de détails à vous dire ! mais je serai à Paris dans
deux mois.
Je m'arrête, au revoir.
Votre
Laforgue.
*****
80 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
LXXXVII
A CHARLES EPHRUSSl
Bad.-Bad., mardi [juin 1884].
Cher Monsieur Ephrussi,
Etes-vous toujours à Paris? Y étiez-vous quand
ont paru vos articles derniers de la Gazette sur
TExpos'it. des noces d'argent?
Avez-vous toujours l'héroïque amabilité de dé-
chiffrer ma copie d^éternel débutant?
Avez-vous reçu mon cher et [?] paquet de pre-
mier article sur l'Art en Allemagne, vous savez,
l'indigeste bouillie esthétique ?
En tout cas, c'est envoyé depuis longtemps.
J'espère que ça ne s'est pas égaré, je l'espère
pour celui à qui la chose serait échue par erreur.
Je vous envoie trois pages qui m'ont coûté un
temps, des visites et des recopiages infinis, sur
l'Exposition de Menzel. Donnez-lui cinq minutes
LETTRES 1883-1887 81
de lecture, n'est-ce pas, quand vous n'aurez rien
à faire, dans votre coupé, par ex.
Mon second article, celui sur Cornélius, est fini
et également énorme, mais passablement nourri
sans nulle biographie ou compilation, je crois.
Je vous enverrai aussi un de ces jours une page
pour la chronique bibhographique sur VEncaus
tique d'H. Gros et Ch. Henry qui vient de paraître.
Et le Polyphile ? Entre nous, je crois que vous
vous dépensez pas mal en comités et en exposi-
tions ?
Je lis beaucoup d'allemands (sic), V Esthétique de
Fechner, terrible ! Un de ces jours je vous écrirai
au sujet d'une brochure que je finis de traduire
et qui pourrait paraître en trois fois, petit texte
humble, — Sollen wir unsere Statuen bemalen? —
par M. Treu, directeur du musée de Dresde, avec
qui j'ai causé dernièrement, brochure dédiée à
M. Bernstein — et que vous avez sans doute déjà
reçue et lue. — L'étrange, c'est qu'elle est citée
en note dans V Encaustique qui vient à peine de
paraître !
Je suis à Bade depuis une semaine. Les deux
santés vont assez bien et ne chancellent que dans
les journaux.
Il est 2 h. du matin. Ma lampe est la dernière
82 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
qui brûle à Bade. Tout est éteint — les chiens hur-
lent à la lune; le jet d'eau de la cour en bas ruis-
selle inépuisablement.
Lisez-vous les divins Bourget des Débats ?
Au revoir, à une prochaine lettre.
Votre
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 83
LXXXVIII
A M. CHARLES HENRY
Bade, vendredi [juin 1884].
Mon cher ami,
J'avais réservé ces cinq minutes pour aller
rendre visite au Max. Du Camp qu'on a entrevu
hier ici. Je vous écris.
L'article sur V Encaustique (1) est déjà à la
Gazette, J'ai dit qu'il était pressé. J'espère qu'on
le publiera avant ceux que j'y ai encore.
Au nom du ciel, portez vos lignes à la Gazette
et, si ce n'est pas encore rédigé, portez-y d'abord
— vous l'auriez tout de suite prêt, je crois, — un
Durer ou un Vinci mathématiciens.
Connaissez- vous ce que Georges Guéroult a publié
(1) C'est-à-dire sur le livre que M. Charles Henry venait de pu-
blier, en société avec Henry Cros, L'Encaustique et autres procédés
de peinture chez les Anciens.
84 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
vers 1880 à la Gazette des Beaux-Arts après la revue
de Ribot sur les lignes aussi (1)?
J'attends le Watteau (2).
Avez-vous lu, — ce qu'il y avait à peu près à lire
cet hiver, — la Joie de vivre, Chérie, les Blasphèmes,
Sapho même?
Mettez-moi une fois pour toutes au pied de la
Regina. Pour me faire pardonner les griefs imagi-
naires, je mets à ses pieds l'idée de traduire quel-
que chose de Kraszewski (3), que cet énorme procès
vient de mettre à la mode (à moins qu'avec votre
habitude de ne jamais lire un journal à la maison
vous ne sachiez encore ce que c'est que le procès
Kraszewski.)
Vous vous êtes donc constitué l'ange gardien de
mes Complaintes. Je recevrai donc les épreuves ici.
(1) Probablement Formes, couleurs et mouvements (1882, t. I,
p. 165) ou bien, du même auteur, et publié l'année précédente,
Du rôle du mouvement des yeux dans les émotions esthétiques (1881,
t. I, p. 536; t. II, p. 82).
(2) M. Charles Henry a publié, mais seulement en 1886, Vie
d'Antoine Wateau d'après le manuscrit autographe de Caylus. Ce
que Jules Laforgue lui réclamait dès 1884, c'est sans doute cette
version de l'essai du comte de Caylus, Elle diffère sensiblement
(et pas seulement par l'orthographe du nom) de la version que
les Concourt avaient trouvée dans les « Conférences de l'Académie
royale de peinture ».
(3) Ignace Kraszewski, le grand écrivain polonais (1812-1887),
qui venait d'être, en Allemagne, accusé de haute trahison au profit
de la France et emprisonné à Magdebourg.
LETTRES 1883-1887 85
Pourvu que le Vanier ne l'oublie pas dans les
délices de la campagne.
Ce serait une bonne action que donner une édition
des Verlaine.
J'ai vu des pièces de son prochain volume
Amour, C'est au-dessus de tout.
Villiers et Mallarmé devraient bien publier ce
qu'assurément ils ont de vers dans leurs papiers.
Il fait très chaud ici — on fait quatre repas par
jour, ce qui nous force à fumer quatre pipes et huit
cigarettes — et alors on est gâteux et l'on souffle
comme un phoque.
Dans deux mois mes vacances.
Je recommence mon manège, fermer les yeux
pour revoir des endroits de Paris, les magasins du
Panthéon, la station d'omnibus à l'Odéon, etc. Je
vais me mettre à faire de sérieuses économies pour
pouvoir toutes dettes payées (entre autres l'excel-
lent Cros à qui je dois 250 francs) aller à Paris,
sans fugue économique à Tarbes, et n'y ravoir pas
les ennuis de la fois passée.
Si je peux prolonger jusqu'en novembre (à moins
que je ne sois hors de l'Allemagne défmitivement),
nous serons avec Kahn de Chanaan, ça sera corsé.
Mais, le pauvre, il va retomber dans les femmes à
passions et à noces noctambules.
86 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Il faudrait lui faire attraper une c , ça le tien-
drait deux mois en repos, — ci un Volume.
Portez-vous bien.
Votre
Laforgue.
LETTRES 1883-1887 87
LXXXIX
A MAX KLINGER
Baden-Baden, dimanche (ever spleen
day) [fin juin 1884] (1).
Cher Monsieur Klinger,
J'ai reçu les photographies en question ! merci. —
Vous êtes bien heureux d'être à Paris, — à Paris
où je vous retrouverai sans doute dans un mois et
demi.
Comment ! Vous avez été refusé au Salon ?
N'aviez-vous envoyé que ce Burg de Boecklin ?
(Vous savez que je vous dis toujours ce que je
(1) Cette lettre, qui a paru datée 1886, ne peut pas être de cette
année-là, il y fait allusion aux mêmes photographies prêtées par
lui à Klinger (cf. précédente lettre, p. 77) et que celui-ci n'aurait
pas mis deux ans à lui renvoyer : ce n'est pas au bout de deux ans
non plus que Laforgue aurait demandé à Klinger : « Commencez-
vous à connaître Paris? » Klinger était à Paris depuis juillet ou
août 1883. Cette lettre fait en outre allusion à l'article sur Men-
zel qui parut dans la Gazette en juillet 1884.
^8 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
pense.) J'aimais votre Burg parce qu'il était de
vous et que tout de vous est intéressant si mal que
ce puisse être; ce Burg faisait de l'effet, la mer
surtout était large; mais pour mon humble goût
je trouvais le tout trop sommairement plat, sans
aucun travail de pointe, soit, mais aussi sans
recherche de nuance et d'effets profonds dans ces
teintes noires, plates. (Je vous expliquerai mieux
la chose dans un mois à Paris, d'ailleurs en toute
humilité.) Mais j'espérais que vous aviez aussi
envoyé autre chose au Salon, non ?
Je comprends que Meissonier vous laisse froid,
{ni âme, ni tempérament : un greffier puant le
récépissé et le bois sec) et que Munkaczy vous hor-
ripile, un balayeur sans âme ni nerfs.
J'ai là le catalogue de Rafaëlh : les titres des
tableaux sont fort intéressants, les dessins aussi,
mais le texte n'atteint malheureusement pas encore
son but. Mais c'est là un bon signal : l'annonce d'un
temps où enfin les artistes se décideront à se ra-
conter eux-mêmes, à s'expHquer la plume à la
main et à chasser des journaux la chque des faux
critiques d'art.
— Avez-vous vu dans la Gazette d'avril un petit
dessin de Rafaëlh, un «Marché aux bœufs»? C'est
une merveille.
LETTRES 1883-1887 89
Maintenant laissez-moi vous conseiller de lire
les livres suivants que Riefïel vous fera facilement
procurer dans un cabinet de lecture : U Irrépa-
rable par Bourget (le premier écrivain de la géné-
ration nouvelle) et A Rebours par Huysmans.
Quand ferez-vous quelques planches pour les
Taies oj Edgar Poe ?
Commencez-vous à connaître Paris et l'âme
française, cette âme que personne ne connaît en
Allemagne ni ne veut connaître ?
Pour cela il faut habiter les templa serena et
savoir le français à fond, la langue (pas celle de
Voltaire ou de Béranger !) et avoir le courage de
lire beaucoup.
Au revoir, poignée de main.
(Mon article paraîtra peut-être le h'^ juillet,
ne sais.)
Bonjour à Riefïel qui ne m'écrit pas.
Jules Laforgue.
Je quitte Bade jeudi pour Goblentz.
90 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
XG
A M. CHARLES HENRY
Coblentz, samedi [juin 1884].
Mon cher Henry,
Les deux cires sont toujours exposées au musée
de Dresde, le directeur m'a écrit qu'elles faisaient
furorCf et m'enverra des journaux.
En outre, d'après des arrangements, où j'ai cru
agir le plus rapacement possible pour notre ami,
dès que le directeur pourra disposer de 500 francs
(pas plus, hélas !) sur son budget qui est ridicule,
m'écrit-il, il les mettra à une cire de Gros.
J'avais envoyé à la Gazette un gros article sur
Menzel. Je reçois un mot du directeur, le nommé
Gonse, qui, le trouvant a trop raffiné » pour ses
abonnés, me demande l'autorisation de l'arranger
un peu. J'ai répondu : soit, mais envoi] ez-moi les
LETTRES 1883-1887 01
épreuves (1). C'était sec. J'aurais dû refuser; mais
je voulais voir.
Votre
Jules Laforgue.
(1) L'article parut dans le n" de juillet 1884.
92 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
XGI
A M. CHARLES HENRY
Coblentz, vendredi [juillet 1884J.
Mon cher Henry,
J'ai reçu votre lettre (d'aîné).
Mais, vraiment, vous me ferez plaisir en ne lisant
pas le Menzel.
Il n'est pas de moi. Vous n'imaginez pas le
français, la psychologie, l'esprit et même les affir-
mations de faits que me prête ce monsieur.
Tout cela est d'ailleurs passé et l'incident est
des plus clos.
J'ai été passer trois jours à Cassel. J'ai vu 20
Rembrandt, des Hais, des Rubens, des Van Dyck.
Tout un trésor. Je rapporte quelques photos.
Le Vanier a raison d'attendre, et puis je pourrai
revoir la chose et supprimer des grossièretés qu'une
vulgaire conception de la force en httérature
LETTRES 1883-1887 9,'^
(l'éloquence ! tords-lui le cou (1), comme dit Ver-
laine) m'avait induit à y laisser.
Je serai à Paris le 10 août, comme l'an dernier.
J'ai écrit, pour Heyse (qui vit encore) et Spiel-
hagen. A bientôt réponse.
Poignée de main et au revoir à Gros.
Votre
Laforgue.
(1) Prends l'éloquence et tords- lui son cou.
(Jadis f'I Naguère.}
94 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
XGII
A M. CHARLES HENRY
Ile de la Mainau (1),
[juillet 1884].
Mon cher Henry,
Je suis dans une île; je mange dans de la vais-
selle royale les élucubrations de deux cuisiniers
.français, je n'ai rien à faire, je reçois mes trois
journaux par jour et je passe tdglich quatre heures
sur le lac, seul, en canot (il y a même deux
gondoles ici). Je rame, je rame, je vais fumer des
pipes en regardant les pêcheurs jeter leurs filets,
je m'amuse à poursuivre des branches qui flottent.
Je me couche tôt, éreintè. Je vais parfois à la ville
(Constance).
(1) Sur le conseil de ses médecins, l'Impératrice avait accepté
cette année-là d'aller faire un séjour au château de Mainau dans
l'île de Mainau, sur le lac de Constance, château qui appartenait
au grand-duc de Bade.
LETTRES 1883-1887 95
Je crois que nous serons vendredi ou samedi
à Hombourg (près Francfort). Nous quittons Hom-
bourg le 10 août et, voilà le hic, j'ai peur d'avoir à
passer encore, avant mon congé, une ou deux
semaines au Babelsberg ou Potsdam, c'est-à-dire
Berlin.
Avez-vous déjà quitté Paris? (J'attends un petit
mot de, ou de la part de Gros, pour répondre à
M. Treu) (1).
Vous me dites : si je vais à Spa. Pourquoi irais-je
à Spa? J'irai directement à Paris. J'ai les Rimes
de joie (2) parmi mes bouquins. Je m'étais long-
temps proposé d'aller cette fois-ci à Londres.
Mais « faulte de monnaie ! »
Nous y irons un jour ensemble plutôt.
Il est une heure, je ne suis encore ni lavé, ni
habillé. J'irai à Constance dans une demi-heure.
Au fond, je continue à mener la même vie vide.
Il serait temps que je fisse autre chose. Je vous
trouve heureux et complet, vous, d'être installé
dans une existence. Je vais encore à l'état de cohs.
J'aurais pu et j'aurais dû faire en ces trois ans des
économies qui me permissent de quitter cet ici, de
(1) Voir la note de la lettre d* avril 1884.
(2) De Théodore Hannon.
f)6 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
rentrer à Paris et d'y flâner un an en attendant
quelque chose. Voilà, je vis au sein de l'Inconscient;
il aura soin de moi.
Je me bats les flancs pour mettre des lignes sur ce
papier, sous le préjugé que c'est du papier à lettre
et qu'il faut que sa destinée s'accomplisse.
Au revoir.
J'espère encore n'aller pas au Babelsberg et
palper les mains de votre silhouette dès le 10 août.
Votre
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 97
XCIII
A M. CHARLES HENRY
[Novembre 1884].
Mon cher Henry,
Je ne comprends pas que tu n'aies pas reçu cet
argent de la Gazette. Je vais écrire tout de suite à
Ephrussi. Je te renvoie le numéro de l'Encaus-
tique. — C'est tout simplement navrant.
Le passage en question n'est pas de moi et sert
à remplacer toute une demi-colonne qui, enlevée,
fait que le reste n'a plus ni queue ni tête.
Puis encore quelques lignes enlevées avant le
dernier paragraphe. Ah ! ils sont intelligents dan^
cette boîte !
Tu n'as pas idée de ce que je m'embête ici.
C'est à crever. Je fais mauvaise mine. Je ne
travaille pas. Je passe mon temps à lire la Guerre
98 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
et la Paix, de Tolstoï, en fumant des pipes
bonnes.
J'attends quelque chose d'extraordinaire tou-
jours.
En attendant ce beau jour du retour.
Ton Laforgue.
Bonjour à Madame, si elle est de bonne humeur.
LETTRES 1883-1887 99
XCIV
A CHARLES EPHRUSSI
Coblentz,
jeudi, 20 novembre 1884.
Cher Monsieur Ephrussi,
J'espère que le nommé choléra ne vous a pas
chassé vers Versailles — l'Invulnérable — et que
du moins vous et les vôtres êtes en parfaite santé.
Voilà deux semaines que je suis ici et je me remets
seulement. L'Impératrice m'a demandé de vos
nouvelles comme toujours. Elle est toujours la
même, sauf à certains moments une certaine immo-
bilité morne que je ne lui connaissais pas : la tête
toujours absolument libre d'ailleurs. Nous arri-
verons à Berlin le 1^^ décembre avec de la neige
probablement.
Avez-vous vu dans la Revue Universelle (cette
VJniversTJiaJ'
BIBLIOTHECA
100 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
revue bleue de Genève) (1) quelque chose sur votre
Durer (numéro d'août).
Je ne perds pas de vue ma chronique. Puis-je
vous envoyer comme première chronique (vous la
recevriez avant le 15 décembre) un article avec
extraits (six à huit pages, petit texte) sur la fa-
meuse brochure de M. Treu : Sollen wir, etc..
Je l'ai entièrement traduite depuis des mois.
Comme vous le pensiez, une traduction in extenso
déborderait la Gazette. Un article ira donc? Les
abonnés seront ainsi mis à peu de frais au courant
de la question de la polychromie en sculpture.
J'ai retrouvé ici un lieutenant de hussards
(comte Hohenthal) parent du peintre Hébert,
celui des mosaïques du Panthéon.
Avez-vous lu l'article sur le Rouge et le Noir de
Bourget dans les Débats ? Je viens de finir la
Guerre et la Paix de Tolstoï (3 volumes). C'est une
des choses les plus étonnantes que j'aie lues. C'est
autrement « surprenant » que les eaux-fortes sur la
guerre de Lançon, si inexplicablement vénérées par
ce bavard de Fourcaud.
Et je me suis mis à un roman américain : A
gentleman of leisure.
(1) Plus exactement Bibliothèque Universelle.
LETTRES 1883-1887 lOi
Il fait triste ici, il neigeotte et le Rhin est toujours
plat comme une sole et par conséquent peu en-
combré de bateaux.
J'espère pour vous (êtes-vous mélomane?) qu'on
va réformer ce pauvre Opéra. Ah î si on faisait
un pont d'or, sans cahier des charges, à Lamou-
reux ! Vous souvenez- vous des articles de Weiss sur
l'Opéra de Francf ort-sur-le-Mein ?
Mais non, vous serez encore longtemps abandonné,
à Guillaume Tell, au Prophète, à Robert le Diable.
Et moi j'entendrai bientôt encore la Walkiire.
Je verrai aussi en arrivant le numéro de décembre
de la Gazette. Y avez-vous quelque chose ?
L'auteur de l'article sur les Affiches (V) est-il aussi
l'auteur de la Velléda qui est au Luxembourg?
A bientôt, c'est-à-dire à une prochaine lettre,
car en voici encore pour dix mois loin de Paris.
Mais qui sait ce qui adviendra ?
Une poignée de main à M. votre frère. Mes bien
respectueuses salutations à Madame votre Mère.
Votre dévoué
Jules Laforgue.
P.-S. — Que je vous dise, seulement pour me-
(1) Ernest Maindron, Les Affiches illustrées, Paris, Launette,
1886, in-4.Get écrivain n'avait rien de commun avec le sculpteur
Hippolyte Maindron, auteur de la Velléda.
102 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
moire, que la lettre en question n'est pas arrivée
pour moi 22, rue Berthollet, de la part de la Gazette.
C'est sans doute qu'elle ne doit pas arriver? Ceci
simplement pour acquit et en m' excusant à ce pro-
pos, comme je n'ai pu vous l'expliquer, du retard
que j'apporte à m' acquitter encore complètement.
Je suppose que vous me connaissez et que vous
n'attribuerez pas à de l'indélicatesse ce qui n'est
que de la nécessité la plus ennuyeuse.
LETTRES 1883-1887 103
xcv
A M. CHARLES HENRY
Coblentz, dimanche
[30 novembre 18841.
Mon cher Henry,
Nous partons demain matin pour Berlin (tou-
jours la même adresse, Prinzessinen Palais). Figure-
toi que j'ai été malade tout ce temps-ci : palpi-
tations, point de côté, etc., et absolument veule.
Je me remets et commence à dormir.
J'espère que tu n'as pas été dans le même cas,
de quelque côté que ce soit?
Madame*** comprendra pourquoi j'ai fait traîner
en longueur l'adaptation de la Fille des neiges (1)
que voici enfin.
C'est ce soir que je lis à l'Impératrice les lettres
de d'Alembert.
(1) D'Andersen.
104 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Nous partons demain matin à 9 heures, et ar-
rivons à 11 % heures du soir. De la neige partout.
Heureux homme, à Paris, un Ghoubersky chez
soi, et des besognes. Je crois que tu ne me tiendras
au courant de rien. Il faut tant de courage pour
écrire un bout de lettre.
Et Kahn? — • Il m'écrivait de Tunisie. — Et de
Paris maintenant point. Je vais lui écrire un de ces
jours en adressant chez toi.
Au revoir. — Aux pieds de Madame***. Bonjour
à Kahn et à Gros.
T'ai-je dit que j'avais reçu la pipe? Merci. —
Reçu aussi l'article dans le XI X^ Siècle — la
phrase de conclusion est une trouvaille solide
comme le XI X^ Siècle n'en imprime pas souvent,
même quand il fait de la philosophie de l'histoire.
Ai-je laissé un dict[ionnaire] anglais chez toi ?
Dis-le-moi pour me rassurer seulement quand tu
m'enverras un mot, mais ne l'envoie pas en tout
cas.
Je te serre la main.
Laforgue.
I
LETTRES 1883-1887 105
XCVI
A M. CHARLES HENRY
[Berlin, décembre 1884]
Mon cher Henry,
Sur le point de t' écrire une longue lettre (style
filial et carotteur), je ne t'écris qu'un billet...
Son secrétaire [de l'impératrice] avait déjà lu
cette plaquette sur Frédéric II que tu m'avais
donnée il y a trois ans (1).
A la hâte, santé, salutations, et à bientôt une
lettre.
Ton
Laforgue.
(1) Deux pages inédites \ de \ la vie \ de \ Frédéric le Grand.
Extrait de Ja Nouvelle Revue du 15 avril 1881. Paris, 1881, librairie
de J. Baur, éditeur.
106 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
XGVII
A M. CHARLES HENRY
[Berlin] 1" janvier [1885].
Mon cher Henry,
J'ai reçu par mon libraire le livre de Verlaine (1).
Je trouve absolument nulles toutes les pièces
longues, sans musique ni art, de Naguère. Mais
j'adore Kaléidoscope, Vers pour être calomnié,
Pantoum négligé, et Madrigal. Mais que de came-
lote à part ça — du Goppée — de vieux vers ou-
bliés des Poèmes Saturniens (descriptifs).
As-tu tenu le volume? A propos, je serais bien
heureux si Gauthier- Villars (à qui bonjour) te
rendant mes poèmes maudits (2), tu me les en-
voyais pour que j'en féconde ici mon pianiste (3).
(1) Jadis et Naguère.
(2) Laforgue veut parler du livre de P. Verlaine ; Les Poètes
maudits. Vanier, 1884.
(3) Théo Ysaye.
LETTRES 1883-1887 107
Parole d'honneur, je t'enverrai bientôt une bonne
longue causette ainsi qu'à Kahn.
En attendant, bonjour à tous, surveille les alen-
tours de tes pectoraux et émarge au budget.
Ton
Jules Laforgue.
108 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
XGVIII
A M. CHARLES HENRY
Jeudi [janvier 1885],
Mon cher ami,
Merci pour les Poètes maudits.
Fait-il beau à Paris? Ici j'ai dans les yeux en ce
moment les Linden dans un joli brin de soleil
d'hiver. Je songe à la place deMédicis parce temps-
là et je me sens rudement exilé.
Je ne fais rien depuis le 1^^* décembre, c'est-à-dire
mon arrivée ici. J'ai le cœur vide de tout le vide
de la province, et alors, comme tu sais, c'est la
question féminine qui s'installe, plus insoluble que
la question d'Orient. Je ne puis la résoudre ici et
en à compte sur l'infmi que par deux ou trois
contemplations platoniques, et de hasardeux dériva-
tifs physiologiques. Tout cela pour dire que je
m'embête inexprimablement. Je ne lis rien, je
LETTRES 1883-1887 109
fume des pipes. J'entends du piano. (Kahn
connaît-il les sonates du vieux, c'est-à-dire de
Beethoven?) Je me couche à 3 heures.
Mais je ne te dis pas tout cela d'une façon assez
intéressante.
Et toi? Quels papiers? Quels rêves? Quels Vincis
préhistoriques? A quand les lignes et le roman?
Gros, à qui j'ai écrit pour l'Exposition d'ici, ne
me donne pas signe de vie. Dis-lui, si tu le vois,
qu'il s'agit presque de faire honneur à des engage-
ments et qu'il a tout avantage de donner un coup
de collier à cette occasion.
Dis-moi aussi, entre nom, ce que fait Kahn, où
en sont ses vers, sa prose et son indépendance-
Après le Maître de forges d'Ohnet
Hoél
Après Théodora
Holàl
Et le jeune Eliacin Marsolleau?
Au revoir. A quand?
Jules Laforgue.
110 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
XGIX
A M. CHARLES HENRY
Mercredi [mars 1885].
Mon cher ami,
Je ne te réponds qu'après avoir envoyé à Vanier
ta figure que je lui conseille et qui ira bien; d'au-
tant plus que s'il remet la publication de mon
malheureux volume au jour où je lui aurai livré
ses armes parlantes par un artiste d'ici, ce n'est
plus la peine d'en parler. Je quitte BerUn dès le
15 avril, et de plus les personnes qui auraient
acheté mon volume ne seront plus là dès le 1^^ mai.
Enfin toutes les plaintes sont superflues. Que sa
volonté soit faite et non la mienne.
Que penses-tu de Lindenlaub ?
Il n'est pas riche au premier abord. Mais peu
à peu on voit qu'il sait pas mal de choses, d'expé-
LETTRES 1883-1887 111
rience, et d'intéressantes. Il meuble bien, comme
verve, dans un cercle de camarades, en fumant.
Kahn me doit une lettre.
Je m'intéresse pour le moment à un volume de
nouvelles.
Et toi ?
Rien ne me serait plus facile que de revenir un
peu le l^r mai pour le Salon mais denaro.
Au revoir, en août seulement.
Je te serre la main.
Jules Laforgue.
Merci toujours pour tes corvées chez Vanier.
112 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
A LÉON VAN 1ER (1)
Berlin, dimanche [mars 1885 j.
Cher monsieur Vanier,
M. Kahn insistant pour un ex-libris quel-
conque, je vous envoie, puisqu'il faut en passer
par là, vos initiales gothiques sur enseigne ter-
minée en gousses de pavot. (Pavot ne fait pas
allusion à vos livres en général, mais simplement
au mien.)
A la hâte, poignée de main empressée.
Jules Laforgue.
(1) Toutes les lettres à Léon Vanier, l'éditeur, ont trait aux
Complaintes, qui parurent chez lui.
LETTRES 1883-1887 113
CI
A M. CHARLES HENRY
Mardi [mars 1885].
Mon cher ami,
Je t'envoie à la hâte les 100 francs pour le billet
souscrit. Crois qu'il faut que je sois réduit au juste
jusqu'à juillet pour que je ne m'acquitte envers toi
ni envers Cros. Ça viendra en juillet. Ton ménage
va-t-il bien ?
J'oublie toujours de te demander si c'est chez
toi que j'ai laissé mon dictionnaire anglais-français
de Spier. Je ne sais où il est passé, et comme je lis
les revues d'art, je suis obligé d'en acheter un.
N'oublie pas que tu me dois une lettre.
Grande fête. 70^ année de Bismarck. Ma chambre
pleine, pour mes trois fenêtres donnant sous les
tilleuls où passeront les cortèges.
114 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Je me remets à faire des vers (1).
Poignée de main et des nouvelles de toi.
Ton
Laforgue.
(1) Probablement des poèmes de Vlmitalion de Nolre-Damt
la Lune que peu après il dit avoir fini.
LETTRES 1883-1887 115
cil
A M. CHARLES HENRY
Mercredi [mars 1885].
Mon cher ami,
Merci pour tes bonnes et intéressantes quatre
pages. Tu ne me gâtes pas. C'est la lettre d'un
homme qui se porte bien. Je te félicite.
Je crois que nous passerons avec Kahn un été
à s'en lécher les doigts. Je vais m'y préparer di-
gnement. A nous l'esthétique !
Je commence sincèrement à m'efïrayer de tes
vues sur moi.
Je t'enverrai des pages de poétique, je serai
comblé d'être ton sujet dans la Revue indépendante^
après nous le déluge. Je fmirai par y croire. Je vais
m'y mettre.
Je n'ai rien reçu à propos d'Haraucourt et c'est
toi qui m'apprends — je croyais, par Kahn, que ce
n'était que quelques mots dits en l'air chez Moréas
ou dans la boutique de Vanier — c'est toi qui
116 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
m'apprends que c'est plus grave et que la stigma-
tisation dans le Lutèce a été jugée nécessaire (1).
Pour un pauvre livre qui n'a pas encore paru, c'est
rai de ! Mais là où il n'y a nulle illusion d'impor-
tance publique ces attaques perdent leurs droits.
Vanier ne m'a pas envoyé le journal. J'espère que
tu seras assez gentil pour me l'envoyer. Je meurs
d'envie de voir ça. Ne me fais pas languir; j'en
perds l'appétit.
Je ne voudrais pas t' embêter avec le diction-
naire anglais. J'en ai bien un ici pour lire à la biblio-
thèque, mais c'est que le 25 avril nous partons pour
Bade, où j'aurai les revues anglaises, mais point de
dictionnaire.
Je te demande en grâce de t'opposer absolument
à la petite figure de Vanier, plutôt rien (2).
Au revoir. Quand changes-tu d'adresse ?
Ton
Laforgue.
(1) Le n" 163 (8-15 mars 1885) de Lutèce avait publié de Lafor-
gue la Complainte propitiatoire à l'Inconscient et la Complainte-
placet de Faust fils. Au numéro suivant, deux poètes exprimèrent
leur indignation : M. Georges Trouillot, avocat, par une lettre datée
de Lons-le-Saunier, 9 mars, et M. Edmond Haraucourt, par un
fragment de lettre enclavé dans un article anonyme, intitulé :
Où ils vont.
(2) Aucune vignette éditoriale ne s'imprima sur la couverture
des Complaintes, Laforgue réprouvait la marque habituelle de la
maison Vanier : une Folie s'écartelant sur un livre ouvert.
LETTRES 1883-1887 117
cm
A LÉON VANIER
Mardi [avril 1885].
La « petite baladeuse » (ce nom n'est pas de
moi) est fort gentille, mais serait déplacée dans le
cas présent.
Je connais des peintres ici, mais aucun du
nom de Wagner ! Je tâcherai de vous faire dessiner
les armes parlantes en question par un vignettiste
qui n'est pas à Berlin en ce moment. Il faudrait
attendre peut-être deux mois. En attendant, le
mieux ou du moins le plus expéditif, est, je crois,
de mettre mes pavots pour mes Complaintes. C'est
à peu près propre et tout en traits simples. Ça ne
tire pas l'œil. Il me tarde bien que tout cela soit
arrangé. Mettez-moi donc mes pavots pour moi, je
vous aurai votre vannier poétique pour vos autres
titres. C'est dit.
118 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CIV
A LÉON VANIER
[Avril 1885].
Maintenant pour votre ex-libris, enlevez la
petite baladeuse, certes. Par quoi la remplacer ?
Vous dessiner des armes parlantes, j'en serais fort
incapable. Si c'est un ex-libris pour vos Complaintes
particulières et non pour vos éditions en général,
j'aimerais qu'... vous mît dans votre « livre ouvert »
une figure géométrique (symbole de fatalisme),
par exemple celle du théorème : la somme des angles
(Vun triangle est égale à deux droits (formule qui se
trouve dans une de ces complaintes d'ailleurs),
tout en conservant vos L. V. ou bien un alpha et un
oméga : a ^o (symbole également), ou bien ne laissez
que le livre ouvert avec vos initiales tout simple-
ment.
LETTRES 1883-1887 119
cv
A M. CHARLES HENRY
Berlin, vendredi [avril 1885].
Mon cher (scientifiquissime),
Merci du D^ (1) anglais. J'ai eu, en efîet, la
Liitèce par Vanier. Félicite pour le quai d'Anjou.
Je vois ça d'ici. Tu ne pouvais mieux choisir,
des murs vieux, de l'eau où l'on vit, — toujours
aristo avec ça.
J'ai commencé à noter la poétique, mais tu sais
que je n'ai pas de brouillon de mes Complaintes
et que je ne les sais pas non plus par cœur. Com-
ment citer? Attends encore un peu. Ce sera plus
franc et plus sérieux. Tu me combles pour la Revue*
Peste, oui, je voudrais bien y paraître ! si on
prenait dans les Complaintes, ce serait absolu-
(1) Dictionnaire.
120 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
ment dans les choses déjà corrigées (celles-là ont
été revues et parfois modifiées). Les épreuves que
tu vois ne sont rien à côté de celles que je renvoie à
Vanier et j'en suis bien soulagé. Par exemple,
celles des Formalités nuptiales, dont tu me parles;
j'ai mis angle comme on dit dans le rayon (pas
géométriquement ni topographiquement), mais jet
comme d'une lanterne "sourde de voleur. Je crois
qu'on peut garder angle : cercle ferait les vers impos-
siblement faux d'ailleurs.
Kahn m'a écrit une lettre très drôle, un peu
pompette. Ça sentait vraiment l'escapade. Kahn et
le mois de mai, quel couple !
Je crois que nous serons lundi soir à Bade
(toujours Villa Mesmer). Il faut que j'y vienne à
bout de mon premier roman : Saison (ça s'appelle
ainsi jusqu'à présent). J'ai aussi un g'^ article pour
la Gazette, Et le reste !
Je viens de voir l'article du Journal des Savants ,
où l'on parle du « jeune savant ».
Sais-tu du nouveau? As-tu des conjectures sur
ce qui se passe dans les hautes sphères de l'admi-
nistration éditoriale sise en l'encéphale de Vanier ?
T'a-t-il jamais dit une date pour la livraison du
volume ? As-tu vu les épreuves telles que je les ai
renvoyées ? — Elles sont un peu délicates, surtout
LETTRES 1883-1887 121
dans les additions (1). Crois-tu qu'on s'en tirera
et que du moins Vanier y met de la bonne volonté
et un brin d'amour-propre ? Si tu as un mot pour
me rassurer, tu seras bien gentil, bien marquis de
Marigny (dont nous ferons les Folies-Marigny) en
me le mandant.
Au revoir. Au 10 août. Le pianiste (2) sera à Paris l
Ton
Jules Laforgue.
(1) Quelques coquilles échappèrent aux corrections.
(2) Il s'agit toujours de Théo Ysaye.
122 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CVI
A THÉOPHILE YSAYE
Baden-Baden, [mai 1885 (?)]
Mon cher Théo,
Comment donc! Pourquoi ne reçois-je plus de
lettres? Un malheur t'est-il arrivé? Ton silence
m'est inexphcable. Si le destin le veut, je pense que
nous serons le 15 de ce mois à Babelsberg. Je ren-
trerai avec plaisir à Berlin. Mais au nom de tout
ce qui nous reste de foi, donne-moi de tes nouvelles,
dix lignes suffisent. Ma vie est toujours affreuse-
ment la même. J'entre dans une période d'apa-
thie, c'est pourquoi je me suis payé un néologisme :
je me « madréporise ». Mon Dieu ! J'aimerais vous
voir vous « madréporiser », comme je me « madré-
porise », moi : vous vous en étonneriez.
J'ai reçu un cadeau de l'Impératrice, un ther-
momètre enchâssé dans une clef. J'en suis flatté.
LETTRES 1883-1887 123
Mon cher, mon vieux camarade, donne-moi de
tes nouvelles ou tu me feras de la peine.
Entendu. Je t'embrasse.
Jules.
124 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
GVIl
A M. CHARLES HENRY
[Mai 1885].
Mon cher ami,
Je serai probablement, très probablement, dans
deux mois à Paris.
Il est à peu près certain aussi que j'irai à Tarbes.
En attendant, je m'embête, je vis comme un
repu, sous toutes les faces, et travaille un peu,
la nuit quand il fait frais et que la journée a été
lourde.
Je fais une Salomé (1) ! !
Et en définitive je ne sais que faire.
Kahn ne m'envoie jamais de vers. Il se recueille,
comme la Russie de Gortschakofï. Les mésaven-
tures de M. Du Camp trouvent ici un écho sympa-
(1) Première esquisse de la Salomé des Moralités légendaires.
LETTRES 1883-1887 12Ô
thique et dolent. J'oubliais de te dire que, aussi-
tôt lus, j'ai mis tes articles à la poste pour Berlin
à un professeur très bibliophile et qui est l'initia-
teur d'une société de bibliophiles allemands.
Je ne te parle pas de mes Complaintes; tu es
autant que moi au courant de cette histoire lamen-
table. — On décernera à Vanier le titre de Fabius
Cunctator — parce que, à supposer qu'un poète
lui confie un manuscrit payé, que ce poète s'appelle
Cund et qu'il compte avoir son livre au j our convenu,
on pourra dire de lui : Gunct a tort de compter, etc. —
J'en resterai sur ce mot, qui te donne la mesure de
mon régime ici. — Je n'en suis pas moins toujours
digne de te lire et suis ton serviteur.
Jules Laforgue.
126 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CVIII
A LÉON VANIER
Berlin, lundi
[mai ou juin 1885].
Je vous renvoie ces épreuves. Vous verrez que
j'ai beaucoup ajouté à la pièce les Voix, etc.. pour
moi la plus importante (significative) en ce sens du
volume. J'ai numéroté la série des distiques pour
l'ordre dans lequel ils seront placés. Une erreur
dans cette pièce me désolerait.
LETTRES 1883-1887 127
CIX
A M. CHARLES HENRY
Bade, samedi [1885].
Mon cher ami,
J'ai reçu la charmante et déhrante lettre de
Cernay.
Le blason des barons est trouvé 1
Est-ce que Kahn a des ramifications dans ce
monde-là?
Je ne sais trop si nous irons à Coblentz. Peut-
être à Berlin.
Tu dois voir de ci de là dans les feuilles de Paris
des bulletins de santé qui en disent long.
Je n'irai guère à Paris qu'au 10 août, comme tou-
jours. Et cette fois probablement pour y rester.
C'est très compliqué à raconter, ça dépend de mille
riens (en dehors d'un gros fait qui bâclerait vite
la chose).
***** Q
128 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Kahn t'a peut-être parlé d'une Imitation de
Notre-Dame la Lune, une trentaine de pièces. C'est
fini, archi-copié. Je n'y ajoute plus une virgule
et je m'en débarrasserai à Paris le mieux possible,
en payant naturellement.
Tu connais VHérodias de Flaubert. Je viens de
finir une petite Saiomé de moi.
Ah ! mon cher, qu'il est plus facile de tailler des
strophes que d'établir de la prose 1 Je ne m'en
étais jamais douté.
J'ai tout un roman en scène et notes dûment
classées. L'idée d'arranger et polir ça d'ensemble
me fait froid dans la nuque.
Je trouve que l'étude de Charles Morice donne
une idée très intime de Bourget. L'as- tu lue ?
Au revoir. Nous causerons. En ménage d'Huys-
mans, c'est amusant quoique de surface, mais au
fond c'est bien une plaie capitale.
Et nous ferons nos poèmes en prose projetés
d'antan.
Je te la serre.
Jules Laforgue
LETTRES 1883-1887 129
ex
A LÉON VAN 1ER
Coblentz, jeudi
[juillet 1885],
Enfin !
Mais hélas, page 118 (1) que vous m'avez esca-
motée, — au 5^ vers manquent 3 syllabes : ainsi.
Quand Vai-je fécondée à jamais! Oh! ce dut...
Au 7^ lire :
Je fai, tu m'as, et non : tu nias, et au même vers :
Partout au lieu de Partant. Enfm, c'est fini. — Et
le reste a bonne mine.
(1) Complainte du Temps et de sa commère l'Espace.
130 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXI
A M. CHARLES HENRY
[Juillet 1885].
Mon cher ami,
Je quitte Goblentz demain lundi pour Hombourg
(près Francfort-sur-le-Main) (au château) où je
reste jusqu'au 17, de là à Potsdam. Tu dois avoir
reçu un exemplaire des Complaintes. Imyoïs qu'il y
est resté des fautes d'impression et autres.
Je t'enverrai demain sans faute les notes intimes
en question.
Donne-moi l'adresse de Kahn dès que tu auras
un moment.
Je suis très pressé, malle à faire, etc..
Je t'écrirai longuement demain.
Je travaillotte, et toi ?
Je te serre la main.
Je t'écris et t'envoie ça demain.
Ton
Laforgue.
LETTRES 1883-1887 131
GXII
A M. CHARLES HENRY
Hombourg, mercredi [juillet 1885],
Très précieux jeune homme et même
ami,
Reçu ici ton article qui te sera payé au centuple
dans un monde meilleur, Dieu dût-il hypothéquer
ses étoiles de première grandeur. (Maximus in mi-
nimis !)
Je me suis permis de... le mettre au net. J'ai
laissé tes sévérités même sur ma métaphysique.
(Quant aux néologismes, je suis furieux contre
le sexciproque, que j'avais corrigé sur les épreuves,
et dont je ne me suis pas aperçu sur les bonnes
feuilles pour en faire un erratum.)
J'ai insisté sur l'esthétique empirique de la
complainte. — Je te dirai à toi que ça m'est
132 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
venu, la première idée, à la fête de l'inaugura-
tion du lion de Belfort, carrefour de l'Observa-
toire (1).
J'ai mis besoin de vivre au lieu de besoin d'aimer
— ça dit aussi savoir, etc.
Et puis tu me laisses insister sur mon cher
humour de pierrot, mes formules sur la femme
(dans les Voix sous le figuier boudhique, etc.), et mes
rythmes et rimes absolument inédits, ce qu'il n'y
a pas eu depuis quinze ans, nulle part, sauf en
Verlaine un peu.
Puis j'ai enlevé la citation que tu faisais, elle
est trop lâchée et sans autre curiosité que comme
cul-de-lampe à toute la pièce même. J'ai cité des
choses typiques :
1° 0 Robe, etc.. comme tenue boudhiste et
curiosité de façon de dire ;
2^ Nature, comme refrain, comble du mal rimé
sans façon, mais trouvé;
3^ Ah ! ah ! comme petits vers drôles et typiques
de nombre en ce sens dans le volume;
4^ Vous verrez, type sentimental, et panaché
d'images, violet, deuil, couleur locale (rime étale !) —
yeux, vases d'Election, et vase des Danaïdes;
(1) Le 20 septembre 1880.
LETTRES 1883-1887 133
5^ Puis frêle..., strophe absolument inédite à
vers de 14 pieds;
6^' Et les Vents, refrain rossard et complainteux
pour finir.
Ces 6 citations (à défaut de plus) sont les mieux
faites pour allécher les lettrés — le lecteur sera
absolument renversé, et le coup d'œil qui suit sur
la Table des matières le tuera — et toi, je te bénirai
dans les sjècles des siècles en te persuadant que
cet article n'est cependant pas ton plus beau titre
littéraire.
Et à charge de revanche, comme disent les
commis en se payant des grenadines.
Ecris-moi, n'est-ce pas, un de ces jours une bonne
lettre sur notre chien et sur ta vie et ton travail à
€hevreuse — tu dois avoir de jolies choses à me
raconter.
Nous restons ici jusqu'au 17 de ce mois, — puis
Potsdam. Au revoir.
Ton
J. Laforgue.
134 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXIII
A EMILE LAFORGUE (1)
(Fragment. )
Chez Bingham une Parisienne de Stevens,
un chef-d'œuvre. — • Chez Goupil probablement
quelque Schreyer, probablement des rosses de
quarante-cinq sous cachées par des rafales de
neige. — A Y Art, une petite femme de Duez,
regardant avec ses prunelles une voile à l'horizon,
au bord de la mer. — C'est tout, je crois — On n'en-
tend plus parler de Rochegrosse, on ne voit plus
rien de lui. Quant à l'autre. Bigot, il collabore à une
édition illustrée qu'on publie de Nana.
Tu sais peut-être que dernièrement il y a eu dans
tout Paris des élections municipales.
Or voici une petite épopée.
(1) Fragment de lettre de Jules Laforgue à son frère Emile,
communiqué en manuscrit par M^^ Labat-Laforgue.
LETTRES 1883-1887 135
La scène est à Passy. — Quatre jours avant l'élec-
tion — le candidat sortant, un radical, harangue
ses électeurs dans une réunion. Quand il descend
de la tribune, on entend une voix qui demande la
parole ! la parole ! — Accordée — un petit monsieur
monte à la tribune. — C'est Delcassé (Théophile).
Pendant une heure et demie il improvise, on applau-
dit, on braille, on l'acclame, on le porte candidat. — •
Il ne lui reste plus que quatre jours, il fait une confé-
rence, dépense huit cents francs à couvrir son ar-
rondissement de ses professions de foi (Il m'en a
donné). Arrive le jour du scrutin et Delcassé a...
103 voix. Des félicitations lui arrivent d'Ariège, on
lui propose la candidature à la députation pour l'an
prochain. Ce type-là est capable d'aller siéger à la
Chambre un de ces quatre matins.
136 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXIV
A LÉO TRÉZENIK (1)
[Août 1885.]
Cher Monsieur Mostrailles,
Permettez-moi de vous remercier de votre article
de Lutèce sur les Complaintes. Je ne l'ai lu qu'un
peu tard, étant à ce moment hors de France.
Mon merci vous sera sans doute plus sérieux
si j'y ajoute les légitimes réflexions qu'il m'a
suggérées (votre article).
Tout le monde me jette Corbière à la tête. Lais-
sez-moi vous confier pour la forme que mes Com-
plaintes étaient chez M. Vanier six mois avant la
publication des Poètes maudits et que je n'ai tenu
(1) Cette lettre, adressée à Léo Trézenik (dont Mostrailles était
le pseudonyme), directeur de la revue Lutèce, parut dans cette
revue, le 4 octobre 1885.
LETTRES 1883-1887 137
le volume des Amours jaunes qu'en juin dernier
(un rare exemplaire acheté chez M. Vanier).
Ceci confié, je me reconnais un grain de cousi-
nage d'humeur avec l'adorable et irréparable fou
Corbière. Je vais publier une étude dévouée sur son
œuvre, et me reportant à mes Complaintes, je crois
pouvoir démontrer ceci : si j'ai l'âme de Corbière
un peu, c'est dans sa nuance bretonne, et c'est
naturel; quant à ses procédés, point n'en suis : ce
sont triplés et plus spontanés ceux d'Anatole
de Manette Salomon, de Banville, de Charles De-
mailly, des' Frères Zemganno et les pitres déchirants
de la Faustin.
Corbière a du chic et j'ai de l'humour; Corbière
papillotte et je ronronne; je vis d'une philosophie
absolue et non de tics ; je suis bon à tous et non insai-
sissable de fringance ; je n'ai pas l'amour jaune ; mais
blanc et violet gros deuil. Enfin, Corbière ne s'occupe
ni de la strophe ni des rimes (sauf comme un trem-
phn à concetti) et jamais de rythmes, et je m'en
suis préoccupé au point d'en apporter de nouvelles
et de nouveaux; j'ai voulu faire de la symphonie
et de la mélodie, et Corbière joue de l'éternel
crincrin que vous savez.
Ne parlons pas de mes procédés : je ne crois
pas à mon obscurité, à mes rébus (comme dit
138 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
M. Robert Gaze) et je ne suis pas un faiseur : cela
en conscience et en inconscience. Pour le reste, voyez
P. Bourget, Edouard de Hartmann, Tolstoï, etc..
En somme, une bonne âme qui s'amuse selon
ses moyens, qui a la foi et croit à sa mission, comme
vous l'avez deviné, mais qui, hélas, est sujette à se
dire, d'après le « Quand Auguste avait bu, la Po-
logne était ivre » : — Quand j'ai fait une complainte
bien pure, la conscience humaine est plus légère.
Recevez mes remerciements, je vous prie.
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 139
cxv
A M. CHARLES HENRY
Tarbes [octobre 1885],
Mon cher ami,
Je partirai d'ici lundi. J'ai retardé pour maintes
choses, voir des élections en province et surtout
dans des villages de 60 feux. Puis encore quelques
jours attendant un mot de Lindenlaub à qui j'avais
demandé une passe pour chemin de fer. Mais tu
as peut-être su qu'il avait été lui-même ces temps-
ci en Espagne. — Enchanté que la petite annonce,
en attendant mieux, ait paru dans la Chronique.
Nous causerons du cercle universel, ou du moins
je t' écouterai là-dessus avec transports.
Je n'ai pas d'exemplaires ici.
Aussitôt arrivé à Paris, j'en enverrai comme tu
me le dis. Si c'est pressé, pour la Belgique, en pas-
140 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
sant chez Vanier, tu pourrais expédier ça, si tu as
un instant ?
Je commence à croire que c'est toute ma per-
sonne qui a déplu à l'illustre R... On n'est pas
parfait. Si j'avais su, je ne t'aurais pas laissé cette
inutile corvée de leur remettre mes nouvelles.
J'ai reçu une jolie lettre d'Huysmans.
Toi, tu spécules, — et Kahn, que fait-il ?
J'arrive mardi matin.
Je n'ai rien fait ici. J'ai erré dans des paysages
de mes 14 ans, etc. (Vu T...)
Au revoir donc.
A mardi donc.
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 141
CXVI
A THÉOPHILE YSAYE
Coblence [1885, novembre].
Mon cher Théo,
C'est là que je voudrais vivre (mélodie connue).
Ma fenêtre m'offre toujours, et dans le même
cadre, le même panorama — - le Rhin flasque, agité
parfois par de lourds bateaux à vapeur ou caressé
de flots lisses — et dans le lointain la chaîne des
collines avec leurs jolies maisonnettes, avec les che-
mins de ronde des fortifications.
Une note charmante : l'aboi clair des chiens qui
me parvient de l'autre rive, aussi clair que de
l'aquarelle (ne regarde pas cela seulement comme
de la Littérature, mais bien comme une impression
réelle).
Voudrais-je te dire que je ne m'ennuie pas — ce
serait comme si je voulais t' assurer que j'ai ressenti
142 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
de vives joies depuis mon départ de Paris. Ah !
comme je m'ennuie ! Je n'en ai plus faim Et
je comprends que l'on ait écrit d'émouvants sonnets
sur r Insaisissable Aimée que l'on appelle ici
la liberté. Ga — Ga — Ga. Le sifflet des intermi-
nables trains de marchandises qui fdent le long du
Rhin me transperce de désespoir de la tête aux
pieds. Ga — Ga — Ga. Quand je pense à ce bien-
heureux soir où nous nous payâmes les Maîtres
chanteurs, et dans quel décor de la vie et du temps
cela se passa ! Je voudrais, là, dans le château,
faire du scandale, et accuser, reprocher à l'Huma-
nité de ne pas comprendre mon sacré-cœur, mon
divin cœur !
A quoi bon, je veux travailler, faire de mon vo-
lume de nouvelles quelque chose de plus qu'un
médiocre bouquet de fleurs disparates. Ce sera de
l'Art.
D'ailleurs — hélas ! je sais qu'en quatre ans
je pourrais faire fortune si je voulais écrire des
romans à la Guy de Maupassant. « Bel-Ami » est
d'un maître, mais ce n'est pas de l'art pur. Peut-
être ce désir de créer de l'art pur est- il un louable
mais pauvre désir de nos vingt-cinq ans ? Et tout
n'est-il pas égal devant la face de la Mort?
Mon vieux Théo, j'ai traversé la Belgique. J'ai vu
LETTRES 1883-1887 143
des quantités de tas de poussière de charbon avec des
brouettes, les quatre fers en l'air, abandonnées
au sommet. Et les filles ont des manières aussi mas-
culines que de petits galopins mal dégrossis, et les
villes sous des toits de tuiles noires... etc..
Et je pensais que tu étais dans le bonheur, à
Paris... Travaille, fume, aime-moi, écris-moi et
garde pour Paris un amour infini.
Je t'embrasse.
Jules.
«^c^t*
10
144 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXVII
A M. CHARLES HENRY
Berlin [janvier 1886].
Mon cher ami,
A la hâte (je reviens d'une semaine tout au nord,
Copenhague). Mon premier soin est de t'envoyer les
300 frs que tu conquis si généreusement pour moi
dans une heure de détresse.
Encore merci et ton
Laforgue.
Il faudra que je t'écrive un de ces matins.
Tu dois avoir reçu 2 enveloppes pour M. et
]\^me Brisbane. J'ignorais le numéro de l'adresse.
Et je m'en tiens d'ailleurs à ton expérience pour
qu'elles soient déposées, ou non s'il ne faut pas.
LETTRES 1883-1887 145
GXVIII
A M. CHARLES HENRY
Dimanche [février 1886].
Mon cher ami,
Kahn me donne de tes nouvelles, illustre dé-
bordé de travaux et de projets ! — Malgré cet état
de débordé, tu me rappelles, à moi oublieux, j'avoue,
le projet de Eléments of paintures, dont je n'ai
même pas encore vu un exemplaire. — Pas plus tard
que demain je vais le faire venir par le libraire et
m'y mettrai. Je me sens en état de traduire (1) —
mais à en juger par des pages de 3 autres volumes
de Ruskin que j'ai, et ai lus, il y aura des pages
assez décourageantes. Il divague souvent et pour
lui seul. Mais on verra bien !
Et suis ton, ô Bon Chevalier Errant de la Rose,
Jules Laforgue.
(1) En marge d'un exemplaire de la traduction des Histoires
grotesques et sérieuses de Poe, Laforgue rectifia de nombreux
passages du texte de Baudelaire, notamment dans l'Ange du
Bizarre et Eléonora. [Note de M. Ch. Henry.]
146 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXIX
A EMILE LAFORGUE
[Juillet 1886] (1).
Mon cher Emile,
• Reçu ta lettre. Une chose m'enchante, c'est quand
tu dis : « Je ne me dissimule pas que tout est à re-
commencer, mais je suis persuadé aussi, même
après avoir vu les autres, que j'y arriverai ». A la
bonne heure.
Je me souviens du temps où je portais à Bourget
des pièces de théâtre, des chapitres de roman, et
des masses de vers, en songeant : de ce coup-ci, il
va être épaté ! Et il me répondait le dimanche sui-
vant: «Vous ne savez pas encore le français, ni le
métier du vers, et vous n'en êtes pas encore à
penser par vous-même. »
Quand je relis ce qui me reste des vieilles choses,
je sens combien il avait raison et je me féhcite de
(1) Date Indiquée par M^^ Labat.
LETTRES 1883-1887 147
mon séjour ici en ce que cet éloignement de Paris
m'a empêché de publier des sottises qui m'auraient
ensuite fait faire du mauvais sang toute ma vie. —
Maintenant je puis publier hardiment. Je sais
quand j'ouvre un journal où il y a un article sur moi
que je serai pris au moins au sérieux.
As-tu été à l'Exposition de Blanc et de Noir.
Regarde les aquarelles de mon ami Skarbina (un
Croate né à Berlin et installé à Paris). ,
J'ai ici deux aquarelles de lui, mon portrait.
Je te mènerai chez lui aux vacances. Il demeure
boulevard de CUchy, dans ton quartier.
As-tu été voir l'Exp. des aquarelles de Gustave
Moreau ?
Je t'envoie tous les numéros jusqu'ici de la
Revue Illustrée. Je t'envoie aussi le roman de Zola,
r Œuvre. Claude est un peu Manet; Sandoz, c'est
Zola, et Vagnerolles, Gervex, dit-on.
TAche de voir des Rafaëlli, et des Monet. Passe
le plus souvent à la vitrine de la place Vendôme,
il y a souvent des Impressionnistes.
Est-ce qu'il y a toujours au Luxembourg ces
ileurs de Quost et une chose en gris de Barreau
(ou Berbeaux) (1) et les 2 marines merveilleuses de
(1) Le peintre Emile Barau, auteur du tableau : Sur la Suippes.
148 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Flameng (je me trompe, l'autre n'est que de Mon-
tenard). Ne trouves-tu pas Lhermitte trop sculp-
tural, trop ronde-bosse, trop découpé ? Et comme
le Nittis est intéressant (pas la place des Pyramides,
— l'autre, le Carrousel).
Je ne t'ai pas encore dit que cette fois-ci, une fois
à Paris, je m'y installe et n'en sors pas pour revenir
ici. — Je commence déjà à envoyer mes affaires. Je
logerai rue Laugier, 4. J'y publierai au plus tôt un
livre «Berlin dans la ruo), ce que je n'aurais jamais
pu faire après avoir accepté une pension d'ici. Il
est inutile que je reste ici plus longtemps. J'y ai
exploité tout ce que j'avais à y exploiter, maintenant
j'y perds mon temps. J'y fais plus de dettes que
d'économies. Je perds en restant et n'ai nul intérêt
à ne m'en aller qu'après décès, si proche que ce décès
puisse être.
Je suis en ce moment comme toujours sans le
sou ou du moins réduit au strict nécessaire. Mais
tout compte fait j'arriverai à Paris avec 2.000 fr.
De quoi vivre dix mois modestement, en attendant
de trouver quelque chose, ce qui ne sera pas abso-
lument facile. Je puis croire en tout cas que le livre
sur BerUn me rapportera quelque chose.
Mais tout plutôt qu'un second hiver à Bedin.
J'y perds mon temps sans intérêt et j'ai par lassi-
LETTRES 1883-1887 149
tude failli m'y marier. Ce que je n'ai pas encore le
droit de faire.
J'espère que tu travailles toujours et chaque
jour. Dis-toi que la patience est tout : une patience
de bœuf au labour.
J'ai reçu des nouvelles de Tarbes. Marie a été
très malade, à deux doigts de la mort, une de ces
terribles maladies qui précèdent souvent les pre-
mières couches. Elle est maintenant au mieux.
Nulles nouvelles de Charles. Je ne sais rien de rien
sur lui.
Au revoir.
Jules.
150 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
cxx
A SA SŒUR
Berlin, mercredi [8 septembre 1886],
Ma chère Marie,
Je t'écris en trempant ma plume dans une encre
desséchée, — car voilà trois jours que je n'y ai pas
touché, — car voilà trois jours que je ne passe
guère à la maison. Je ne sais comment commencer, il
faut que je te dise tout cela pêle-mêle.
T'ai-je parlé cet hiver, dans mes lettres, d'une
jeune Anglaise avec qui j'avais pris quelques leçons
de prononciation ? Eh bien, en bloc, c'est avant-
hier au soir que je me suis déclaré, et qu'elle a
dit oui, et que nous sommes fiancés.
Depuis avant-hier ma vie ne m'appartient plus
seul, et je sens toute la grandeur de cette idée. —
Mais aussi depuis avant-hier je suis, et près d'elle
et quand je suis seul, dans un état d'énervement
LETTRES 1883-1887 151
heureux que je n'aurais jamais imaginé. (Je ne
l'ai pas encore embrassée, — • hier, j'étais assis
près d'elle en voiture, dans la soirée, et en la
regardant l'idée m'est venue que je pourrai cares-
ser ses cheveux, • — et j'en ai eu le vertige, et je
n'en suis pas encore là — loin de là.)
Mais il faut que je te raconte tout, car je n'ai
que toi, et un de ses premiers mots après que je
me suis déclaré a été pour que je t'écrive tout de
suite. Elle, de son côté, elle écrit à son frère favori.
Je t'ai dit qu'elle est anglaise. Elle a beaucoup
de sœurs mariées ou non, et des frères (un avocat
à Folkestone, un autre pasteur dans la Nouvelle-
Zélande, un autre officier dans le Zoulouland, etc.).
Sa mère est morte, il y a quatre ans. Son père se
remaria contre le gré de ses enfants, qui tous le
quittèrent.
Elle, elle vint en Suisse dans un pensionnat (elle
y a appris très bien le français), puis elle est venue
ici à Berlin où elle est depuis deux ans, — vivant
moitié de ce qu'elle reçoit de son père, moitié de ce
que lui rapportent ses leçons. C'est dans la seconde
semaine de janvier que je suis venu chez elle
prendre des leçons. — Je suis le seul homme à
qui elle en ait donné (je lui étais recommandé par
une amie) et le seul par conséquent qui venait chez
152
ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
elle. Dès les premières fois — sans connaître son
caractère — j'ai senti que ou bien je lui demanderais
de passer sa vie avec moi, ou bien je n'avais qu'à
m'en aller et sûr d'être pour longtemps tourmenté
et incapable de travailler.
Tu me comprends, nos leçons se bornaient à des
lectures anglaises, et bonjour et au revoir. Elle
étudiait la peinture et peu à peu je lui ai apporté
des gravures et puis des livres, et puis mes billets
d'opéra.
Tout cela très simplement, sans même la poignée
de main si naturelle pourtant chez les Anglais. Nos
premières conversations — en dehors de la leçon
— furent la peinture, à propos d'une exposition
d'ici sur laquelle je lui apportais un article de moi
et restais chez moi, malheureux comme tout et plus
malheureux chaque fois. Je sais que beaucoup de
femmes ne dédaignent pas les déclarations soudai-
nes. Mais pour rien au monde je n'aurais dit un
mot, et ne l'aurais jamais regardée en face avant
de me connaître patiemment des mois et des mois
comme un garçon bon, déhcat, et loyal. Un jour,
au mois d'avril, je ne sais comment, en causant
peinture, je lui ai proposé de visiter ensemble le
Musée. Elle a rougi, baissé la tête, et n'a pas
répondu.
LETTRES 1883-1887 153
Rentré à la maison, comme un fou, je lui écrivis
une lettre d'excuses, lui jurant que j'avais cru faire
une chose très simple et à la leçon suivante très
simplement elle me proposa elle-même cette visite.
Ce fut naturellement une occasion de causer, et je
la raccompagnai chez elle. Et, tu t'en doutes, après
ce musée ce fut un autre musée. Puis souvent, quand
je lui donnais mon billet d'opéra, je réservais ma
place à côté et nous causions, et je la raccompa-
gnais et je me faisais connaître. Gela alla ainsi
sans un mot de plus jusqu'au quinze mai.
Je partis pour Bade, puis Paris, Coblentz, Ba-
belsberg. Je suis à Berlin depuis le premier sep-
tembre et nous sommes aujourd'hui le huit. Nos
courses aux musées et à l'opéra, et la raccompagner
ensuite, recommencèrent. Je devais partir incessam-
ment. Nous nous étions promis de nous écrire en
bons amis. Et chaque fois, sous divers prétextes, je
retardais mon départ. Et avatit-hier, en la raccom-
pagnant, je lui ai tout dit — je ne lui ai pas dit:
« Je vous aime ». Je lui ai balbutié des tas de choses
que je ne me rappelle plus. (C'était le long du bois,
figure-toi par exemple comme à Passy ou à Neuilly.)
Je lui ai demandé si elle me connaissait, elle m'a
dit que oui.
Je lui ai demandé, avec des tas de circonlocutions,
iZ-i , ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
si elle voudrait passer sa vie avec moi (je me rappelle
ma voix étranglée et mes larmes dans les yeux) et
ne lui ai pas donné le temps de me répondre, je
me suis lancé dans des protestations. Elle a dit oui
avec un regard extraordinaire.
Je ne lui ai pas laissé dire qu'elle m'aimait mais
qu'elle eût confiance en mon dévouement..., etc.,
etc.. Je ne me rappelle plus. Je la raccompagnai
et nous nous donnâmes une solide poignée de main
sans trop nous regarder en face.
Je t'ai annoncé que je quittais l'Impératrice.
De toutes façons il le fallait. — Ou bien miss
Leah Lee (prononce Lia Li — toujours les initiales
de maman, de notre nom et celui de ton mari,
comme tu vois) me disait non et je ne pouvais
plus rester ici, — ou bien elle me disait oui et alors
il fallait de même rentrer à Paris et conquérir vite
ma place pour nous marier au plus tôt.
Or, je ne puis la laisser à Berlin. Elle tousse un
peu et ne doit pas passer un autre hiver ici.
Et puis je serais trop jaloux, et puis cela est im-
possible.
Voici ce qui a été arrangé. Je pars demain soir
pour la Belgique, je vais chez les Ysaye, comme je
te l'ai dit, et, ce que je ne puis plus faire ici, je
vais travailler mon livre sur Berlin, dont Villas-
LETTRES 1883-1887 155
tration m'a déjà demandé des chapitres (si ce livre
est bien lancé, quel rêve ! nous nous marierons tout
de suite et nous irons vous voir, serait-ce en plein
mois de janvier, pourvu que je ne meure pas de
bonheur). Je vais donc en Belgique; elle, reste ici
et met ordre à ses dernières leçons. — Cela jus-
qu'au premier octobre.
Le premier octobre je reviens à Cologne où je
l'attends à la gare; elle arrivera vers huit heures
du matin. Nous passons la journée à Cologne, et le
même soir, par l'express de dix heures, nous partons
pour Paris. Aussitôt arrivés (dix heures du matin),
je l'accompagne dans une pension tenue par une
vieille dame anglaise où elle sera avec d'autres
jeunes fdles, rue Denfert-Rochereau (pas loin de la
rue Berthollet, comme tu vois). Elle demeurera là
et y prendra ses repas. Elle donnera peut-être une
leçon par jour et dans la maison même, — elle
peut occuper un peu ses journées. De mon côté, je
me mettrai à l'œuvre. Le soir, j'irai la chercher et
nous sortirons un peu ensemble. Dans la journée,
quand j'aurai un moment, je lui ferai visiter les
musées, etc.. (elle a déjà passé, en 1878, deux
semaines à Paris avec deux de ses frères qui de-
meuraient à Asnières pour étudier le français) et
alors nous nous marierons au plus tôt.
156 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Que te dire de plus ? J'emporte en Belgique sa
photographie. Je ne puis te l'envoyer encore. C'est
un petit personnage impossible à décrire. Elle est
grande comme toi et comme moi, mais très maigre
et très anglaise, très anglaise surtout, avec ses
cheveux châtains à reflets roux, d'un roux dont tu
ne peux te douter et que je n'aurais jamais soup-
çonné avant de la voir, un teint mat, un cou déli-
cat, et des yeux... oh ! ses yeux, tu les verras ! J'ai
été longtemps sans pouvoir les fixer un peu. Mais
tu verras, figure-toi seulement une figure de bébé
avec un sourire malicieux et de grands yeux (cou-
leur goudron) toujours étonnés, et une petite voix
et un drôle de petit accent en parlant français avec
des manières si distinguées et si délicates, mélange
de timidité naturelle et de jolie franchise (songe
qu'elle vit seule et libre depuis deux ans et qu'elle
a voyagé seule — chose naturelle aux Anglaises et
qui ne tire pas plus à conséquence). Elle sait sa
langue et l'allemand et le français. — Elle est in-
struite comme toutes les jeunes filles, avec, en plus,
ce qu'on peut acquérir en voyage et en appre-
nant deux langues étrangères, et ce qu'elle a
retenu de nos interminables conversations depuis
avril.
Je lui ai raconté de notre famille. Je lui ai sur-
LETTRES 1883-1887 157
tout parlé de toi. Elle adore la carrière que j'ai
choisie et en a confiance en moi.
Je t'écris de cette éternelle chambre de Prinzes-
sinen Palais où je ne reviendrai plus. J'ai sa photo-
graphie sous mes yeux en t' écrivant. Je la regarde,
nous sommes restés ensemble hier au soir jusqu'à
onze heures; je lui ai tenu la main, je regarde son
portrait et ne puis me figurer que c'est une réalité.
J'irai la chercher ce soir, à cinq heures et demie,
au sortir d'une de ses leçons. Et demain elle m'ac-
compagnera à la gare.
Et le premier octobre je la retrouverai à Cologne,
oh ! si nous pouvions nous marier en janvier, et
aller vous surprendre ! J'oubhe, par acquit de
conscience, de te dire qu'elle n'a aucune espèce
de dot, et que tout ce qu'elle aura désormais, elle
le tiendra de moi seul. Elle est protestante, mais
ne pratique pas. Il lui est indifférent d'aller à
l'église ou de ne pas y aller. — Tu sais comment
se font beaucoup de mariages anglais : on se prend
par la main, on va avec quatre témoins chez le
pasteur d'en face, on signe, et cela dispense même
du mariage civil. Nous nous marierons simple-
ment, elle en simple toilette; nous donnerons ren-
dez-vous à quatre témoins un beau matin à la mai-
rie. On signera. Nous remercierons les témoins.
r
158 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Ce sera un samedi, je la raccompagnerai chez elle;
le lendemain dimanche, nous irons nous perdre
dans un coin pendant une grande messe avec orgue
à la Madeleine ou à Notre-Dame, nous nous figu-
rerons que tout cet orgue sera pour nous. Cette
émotion nécessaire adoucira ce qu'a de sec la
simple formalité d'union devant le code, et nous
nous sentirons bel et bien mariés pour la vie. Et
alors nous partirons et elle sera ma petite Leah à
moi pour la vie.
Je ne sais au juste l'âge qu'elle a, le même que
toi, je pense. Comme il me tarde que tu la voies !
Je ne l'appelle pas par son prénom encore, je
l'appelle toujours « petit personnage ». Elle ne
s'ennuiera jamais avec moi, je me le promets bien.
Pour parler encore mariage, je vais assister en
Belgique à celui d'Eugène Ysaye, ce violoniste dont
je t'ai souvent parlé (ne pas confondre avec mon
ami très intime son frère cadet, le pianiste Théo-
phile Ysaye).
Ma chère Marie, écris-moi une bonne lettre de
sœur, et dis-moi que tu es contente de moi.
Je reste toujours ton bon frère et le parrain de
la demoiselle.
Écris-moi. Je t'ai donné mon adresse chez Ysaye,
à Arlon, Belgique.
LETTRES 1883-1887 159
Emile, t'ai-je dit, fait ses vingt-huit jours.
Je lui ai envoyé quelque chose.
Au revoir, raconte tout à ton mari.
Au revoir.
Jules.
Écris-moi que tu es contente.
J'enveloppe ma lettre de papier, parce que l'en-
veloppe est transparente.
Monsieur Jules Laforgue a l'honneur de vous
faire part de son mariage avec Miss Leah Lee.
4iilr4c.1c* I I
160 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
cxxi
A M. FÉLIX FÉNÉON
Arlon, mardi
|21 septembre 1886].
Mon cher Fénéon,
Est-ce que l'on parle toujours delà crise à Paris ?
j'espère bien passer au travers. En attendant, je vais
être obligé d'emprunter le logement de Kahn pour
ma première semaine, lui étant recueilli par
l'armée. Je suis content que ma petite amie « Andro-
mède )) vous ait charmé : elle est plus moderne que
l'antique, et je me félicite de lui avoir fait un sort.
Le pianiste Ysaye a fait votre connaissance à la
même occasion que moi chez Henry. Il vous envoie
ses salutations et l'on se reverra sans doute à Paris
où il rentre avec moi. C'est l'aîné qui se marie et
va habiter Bruxelles.
Je suppose que vous ne connaissez pas Arlon.
LETTRES 1883-1887 161
Nous demeurons hors de la ville, à deux pas de la
frontière du Luxembourg. Nous rentrions la se-
maine dernière par des clairs de lune magnifiques,
nous avons vu faucher à 1 h. du matin sur fond de
ciel vaguement étoile.
On voit ici, le dimanche, des pantalons rouges de
Longwy qui ont passé la frontière. Je suis monté
pour la première fois dans ma triste existence sur
les petits chevaux de bois, et j'ai fait des prouesses
à un tir.
A part cela, je fais des besognes concernant
Berhn, et je songe aux tuiles qui vont bien pouvoir
tomber sur ma tête à Paris.
Au revoir, mon cher Fénéon, au masque connu,
et poignée de main.
Votre
Jules Laforgue.
162 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXXII
A M. THÉOPHILE YSA YE
Verviers [30 septembre 1886].
Mon cher Théo,
Je t'écris, mais c'est de l'hôtel de Londres, et non
pas de celui d'Angleterre.
0 mon cher, jamais je n'ai vécu une semaine
ou n'ai pensé qu'on pût en vivre une comme
celle que je viens de passer à Arlon, dans l'atmo-
sphère du mariage d'Eugène. En quittant Arlon
et en respirant l'air de l'Europe il me semblait que je
m'éveillais comme au sortir d'une maison enchantée,
presque d'une maison de fous.
Ah! Je suis plus que jamais l'esclave du sort.
Ce que l'on nomme notre état normal est la grâce
d'une totale Ivresse qui se déchaîne, déhvrée. C'est
effrayant et divin. Je me suis dit : à quoi tient notre
sort! d'émouvants (ou d'efTrayants) hasards, un
LETTRES 1883-1887 163
sourire fortuit dans un village et nous devenons
shakespeariens, notre destinée se fixe. Je soupirais
en pensant à la plainte de nos cerveaux qui aspirent
follement à l'Unique, à la plénitude du sort; iro-
niquement et à pleins poumons, je respire l'air fier
des longs voyages. Puis, vint le crépuscule et une
heure d'attente en une petite station; je déam-
bulais de-ci de-là, contemplant les profondeurs
du ciel prodigieusement constellées, je regardais
une lampe à la fenêtre d'une lourde maison bour-
geoise (c'était une lampe à abat-jour rose), et je me
mis à rêver. Les Corinne, les Ophélie, etc., tout cela,
dans notre vie, est mensonge : dans le fond, il n'y a
pour nous que les petites Adrienne au bon cœur,
aux longs cils, au juvénile et éphémère sourire, les
petites Adrienne à la peau enchanteresse, que le
hasard (et tout n'est-il pas hasard?) a conduites sur
notre chemin. Oui, tout est hasard, car n'y eût-il pas
existé d' Adrienne, il y aurait eu une Leah; n'y eût-il
pas eu de Leah, il y aurait eu une Nini, et ainsi de
suite. C'est pourquoi il nous est enjoint de nous at-
tacher à la première que le hasard nous présente, et
nous l'aimerons seule, car c'est la première et nous
ne rêverons pas à une autre. La vieille maxime du
sage est : « Aimes-tu deux femmes en même temps,
n'en choisis aucune, car tu regretterais toujours
164 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
l'autre ». Cependant, c'est l'ivresse de la vie créée,
continuée, l'ivresse de l'action et de la joie, l'ivresse
d'avoir obéi à l'Inconscient, à la volonté du destin.
Voici que je me suis doucement assoupi.
Je vais confier ces lignes à la poste (elles sont
pleines de littérature, mais n'est-ce pas ce que
l'humanité a de plus vrai, de moins décevant?) et
aller à la gare.
Je la verrai dans une demi-heure. Cette minute
me fait palpiter le cœur, et dans quarante ans je
penserai combien longue à venir fut cette minute.
Jules.
LETTRES 1883-1887 165
CXXIII
A M. CHARLES HENRY
Paris, lundi [4 octobre 1886]-
Mon cher ami,
J'ai quitté Arlon le 30, j'ai passé la nuit à Ver-
viers, de Verviers à Bruxelles où passé un jour,
puis à Calais et de Calais rentré à Paris dans la nuit
de samedi. Passé le dimanche seul (je loge chez
Kahn).
Je n'ai vu Kahn que dans la nuit.
Il n'a pu me dire que des choses vagues, autant
dire rien, sur cette vacance au Musée de Versailles.
C'est toi, paraît-il, qui lui en as parlé, et tu as vu
cela dans le Temps.
J'allais t' écrire à Colmar, mais j'ai eu le bon
esprit d'aller quai d'Anjou, où l'on m'a donné ta
véritable adresse — où je t'écris.
Peux-tu m' envoyer un mot, me dire où tu as
166 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
VU quelque chose sur cette place (si tu peux m' in-
diquer le numéro du Temps), sur quel papier timbré
écrire, à qui adresser, que dire, et jusqu'à quand
on a pour cette demande.
Je crois pouvoir me faire fort du reste. Mon
principal titre, depuis cinq ans à la Gazette, ira
bien; j'ai, dans le numéro du 1^^ octobre, un ar-
ticle (1) pour lequel le Gonse m'a écrit des remer-
cléments.
Mais, tu comprends, au lieu d'aller dire à Ephrus-
si, etc. : il y a une place vacante à Versailles, pro-
posez-moi, j'aime mieux poser, comme sans doute
beaucoup d'autres, simplement ma candidature,
et puis mettre en œuvre les influences nécessaires
quand on me demandera mes titres et qu'on ira
aux renseignements.^
J'ai donné ma démission à l'Imp., il y a deux
semaines. De ce côté-là, c'est fini.
Paris et l'avenir à Paris (comme toute la vie
d'ailleurs) m'ont apparu bien changés. J'ai, depuis
le 10 septembre, une énorme et fatale influence
dans ma vie. Ça devait arriver, étant donné Moi
et mes droits à l'existence selon Moi. Je me sens
non seulement fécondé, mais comblé, vraiment,
(1) Exposition du centenaire de l'Académie royale des Beaux-
Arts de Berlin (Gazette des Beaux- Arts, l^r octobre 1886>.
LETTRES 1883-1887 167
entre nous. Je ne suis plus une ganache pusilla-»
nime. Je me sens heureux et pour longtemps (pour
ne pas dire à jamais). Mais assez parlé de moi,
en attendant, ô homme savant et très distingué,
que je t'en parle de vive voix.
Et toi ? ta vie, c'est-à-dire tes travaux ? Nous
avons eu si peu l'occasion de causer de vie en
juin et juillet derniers.
Ta concierge m'a dit que tu revenais le 8. J'irai
te voir au plus tôt.
J'ai des affaires avec V Illustration (1). Mon Hvre
sur Berlin avance et me promet.
Ton vieil ami distingué.
Laforgue.
(1) La mort de l'empereur d'Allemagne était alors tenue pour
imminente. L' Illustration eût incontinent publié sur la Cour de
Berlin un numéro rédigé par Laforgue. Ce sont les éléments de ce
numéro qui forment une partie du livre Berlin, la cour et la ville,
et qui parurent dans le supplément littéraire du Figaro (29 jan-
vier, 12 février, 12 mars et 17 septembre 1887).
168 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXXIV
A M. EDOUARD DU JARDIN
Samedi [4 décembre 1886],
Mon cher Dujardin (1),
Je reçois votre mot.
Pour ce qui est de la visite à J. E. Blanche, que
]e vous dise seulement que j'ai passé avec lui la
journée d' avant-hier et celle d'hier. Je ne saurais
donc décemment et autrement y revenir demain.
Quant à Bullier demain soir, volontiers (!);
c'est-à-dire que je dois absolument être vers
(1) M. Edouard Dujardin, alors qu'il dirigeait avec Teodor de
Wyzewa la Revue wagnérienne, avait, au cours d'un voyage en
Allemagne, fait la connaissance de Jules Laforgue par l'entremise
du correspondant de cette Revue wagnérienne, à Berlin, un
Hollandais nommé Van Santen Kolf. Lorsque Laforgue vint s'éta-
blir à Pâns,la Revue Indépendante était en gestation par les soins
des mêmes Edouard Dujardin et Teodor de Wyzewa qui s'assurè-
rent sa collaboration et se réunissaient avec lui fréquemment, dans
l'hiver 1886-1887.
LETTRES 1883-1887 169
9 h. chez E. Hennequin (1) (rue Bara). Nous pour-
rions donc aller au quartier ou en revenir ensemble.
— Où se trouverait-on pour cela ? Si l'on doit se
trouver à Bullier, ne pourriez-vous (car autre-
ment?...) m'envoyer une entrée — je suppose que
vous avez des entrées.
(Vous vous faites de jolis dimanches, vous !)
Au revoir.
Votre
Jules Laforgue.
<t) Emile Hennequin, le critique littéraire.
170 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
cxxv
A SA SŒUR
Londres, 31 décembre 1886.
[Paris] 26 janvier 1887.
Ma chère Marie,
Excuse-moi si j'ai tant tardé à t'écrire.
Il y a eu tant de choses ! Après trois jours passés
à l'installation ici (8, rue de Commaille) le 30 au
soir, je suis parti pour Londres. J'y suis arrivé le
matin à six heures et demie. A dix heures, je me
suis trouvé avec Leah, nous avons été à une heure
seuls dans une petite église protestante où un
pasteur nous a mariés en un quart d'heure, sans
messe et pour 25 francs. Sans papiers (c'est en ren-
trant à Paris que j'ai trouvé l'extrait mortuaire que
tu m'envoyais et qui m'était inutile, comme nous
étions parvenus à nous en passer). Nous avons
passé trois jours à Londres et une heure à Douvres.
LETTRES 1883-1887 171
J'avais toujours mon rhume, vieux de trois mois.
En rentrant à Paris, j'ai dû voir un médecin qui
m'a embêté et dont je ne suis parvenu à me débar-
rasser qu'au bout d'une semaine — et je tousse
encore tristement. Voilà pour mes doléances (qui
sont en même temps l'excuse au retard de cette
lettre). Quant à mes non-doléances, elles, elles sont
absolues.
Nous avons une installation incomplète mais très
amusante, des chambres avec du soleil, etc., de
l'argent tout juste. Je porte des articles çà et là.
(11 faut bien mille francs par mois pour être heu-
reux modestement en ménage à Paris.) Nous en
dépensons quinze par jour. Heureusement, le petit
personnage que j'ai épousé est d'une vraie santé de
maigre, toujours gaie et fantaisiste. Il est neuf
heures. C'est l'heure où les amis qui veulent me
voir et ont égard à ma difficulté de me déplacer
moi-même en ces commencements viennent sonner.
— Il ne viendra probablement personne.
Nous avons un bon feu, une belle lampe, du bon
thé dans le service que l'Impératrice m'avait don-
né.
Et toi, comment vas-tu ? et la petite fille ?
Et les affaires de ton mari ? J'espère que tout va
à peu près bien.
172 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Je vois à peine Emile, qui, par une sotte timidité,,
ne vient pas à la maison. — Les affaires de la tante
sont bien mal. Ils ont dû mettre leurs bijoux au.
Mont-de-Piété.
Je suis encore trop malade et épuisé par la fièvre
des trois derniers mois pour pouvoir bien travailler
et surtout faire toutes les courses que je devrais
faire. Mais bientôt je serai en voie, et en bonne
voie.
Donne-moi de tes nouvelles. Tu sais bien que
toi, ton ménage et tes affaires sont ceux au monde
auxquels je m'intéresse le plus. — Donne-moi de
vos nouvelles, je t'en prie. Mes bonnes amitiés
dévouées à ton mari. Je t'envoie, tard, un faire-
part inutile pour toi. Eût-il fallu en envoyer à.
Tarbes ?
Ton Jules.
8, rue de Commaille.
LETTRES 1883-1887 lis
CXXVI
A M. EDOUARD DU JARDIN
Vendredi [21 janvier 1887].
Mon cher Dujardin,
J'ai voulu vous dire bonjour hier au soir. J'ai
vu Wyzewa qui m'a parlé d'une chronique (1).
Je me suis hâté, elle est sans doute très lourde,,
sèche et peu 30 jours. Je vous l'envoie. Une autre
fois, si une autre fois il y a, ce sera mieux.
Mais que ma chronique vous plaise ou que vous
n'en usiez, j'ai un petit service à vous demander.
J'ai dans le supplément de samedi prochain un
article de 300 lignes. C'est sans doute lundi que
je le toucherai, je vous demande en toute simplicité.
(1) Teodor de Wyzewa avait demandé à Jules Laforgue de col-
laborer régulièrement à la Revue Indépendante en y publiant cha-
que mois une chronique. Ces chroniques parisiennes parurent dans,
les numéros de février à août 1887 de la Revue. La mort de l'écri-
vain en interdit la suite.
174 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
et je n'ai songé qu'à vous, si vous pouvez me prêter
jusqu'à ce lundi un ou deux louis. — Si je vous
avais vu hier je ne vous aurais pas parlé de cela,
une surprise m'y oblige soudainement aujourd'hui.
— Si vous pouvez, le plus tôt envoyé sera le mieux,
demain dans la journée si possible, je vous prie.
Ne voyez dans tout cela qu'un accident. Si
un soir vous êtes dans ce quartier vers huit I/2,
neuf h., montez, nous prendrons le thé en famille.
Vous comprenez que je me déplace difficilement
— en tout cas j'irai à votre prochain lundi, qui est
encore loin.
Votre dévoué, je vous prie,
J. Laforgue.
8, rue de Commaille.
LETTRES 1883-1887 175
CXXVII
A M. EDOUARD DU JARDIN
[23 janvier 1887] (1).
Mon cher Dujardin,
Reçu hier au soir et merci bien.
Votre
JULES LAFORGUE.
M'avertirez- vous d'un mot quand vous viendrez ?
(1) Carte postale.
***** . J2
176
ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXXVIII
A M. EDOUARD DU JARDIN
[24 janvier 1887] (1).
Voilà tout ce dont j'ai pu le débarbouiller dans
la nervosité où me tenait votre groom (sans livrée)
attendant dans l'autre pièce.
Votre
J. L.
(1) Carte de visite.
LETTRES 1883-1887 177
CXXIX
A M, EDOUARD DU JARDIN
Mercredi 19 février ISS?].
Mon cher Dujardîn,
Excusez mon importunité : une déception de ce
matin me pousse à l'expédient suivant : vous
demander si ma première chronique doit m' être
payée (1)...
Sinon, entre amis, pouvez- vous m' avancer la
prochaine (dans laquelle je dois me surpasser)?
J'espère que vous ne me ferez jamais rougir de
tout ceci et continuerez à voir en moi un honnête
artiste.
Votre
Laforgue.
(8, rue de Commaille.)
(1) La Revue Indépendante, malgré son extrême pauvreté,
s'efforça de payer et le plus généralement payait ses collaborateurs,
mais leur demandait toujours le sacrifice de leur premier article.
(Note de M. Edouard Dujardin.]
178 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
cxxx
A M. EDOUARD DU JARDIN
Samedi [5 mars 1887].
Mon cher Dujardin,
Je vous ai envoyé les Deux Pigeons hier (1).
E. Ysaye repart demain pour Bruxelles (34,
rue de la Prévoyance); quand il vient à Paris, il des-
cend chez son frère Théophile Y., 142, boule-
vard d'Enfer.
Au revoir. Vous aurez la chronique le 20.
J. Laforgue.
P.-S. — Pouvez-vous m'envoyer mon salaire
demain, après-demain?
(1) Un conte que l'on trouve aux Œuvres Posthumes de Jules
Laforgue.
LETTRES 1883-1887 179
CXXXI
A M. EDOUARD DU JARDIN
Vendredi [25 mars 1887] (1).
A tout hasard, pouvez-vous me rendre le ser-
vice pressant, pressant, de m' avancer ma chro-
nique ?
Votre
J. L.
8, rue de Gommaille.
(1) Carte postale.
180 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXXXII
A M. EDOUARD DU JARDIN
[27 mars 1887.]
Mon cher Directeur,
Merci de la publication du Pan (1). Vous me
parlez de suppressions possibles dans la Chro-
nique. Pourquoi ne me les avoir pas indiquées
en douceur? Je n'ai su qu'en penser, surtout à ce
point de vue de coïncidence avec le « Pan ». —
Mais si cela vaut la peine ne pouvez-vous me ren-
voyer ces épreuves avec quelques indications en
même temps que celles de ce « Pan » ?
Quand vous passerez par ce quartier, ne manquez
pas de monter, et soyez moins fugitif, on vous fera
du thé ou du café.
(1) Pan et la Syrinx, la dernière des Moralités Légendaires, pu-
bliée dans la Revue Indépendante, t. 3, n° 6, avril 1887.
LETTRES 1883-1887^ 181
Dites à Wyzewa que je l'attends tous les soirs
avec du lait de la ferme d'Armenont.
Votre
Jules Laforgue.
182 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
GXXXIII
A M. EDOUARD DU JARDIN .
[30 mars 1887] (1).
(Histoires de l'an 87 de la Littérature française ! !)
Quand saurai-je si votre évangélique proposition
de m' aboucher par le bon Samaritain Wyzewa avec
l'éditeur Quantin est réalisable en ce monde ? C'est-
à-dire jusqu'à quand ai-je pour ne pas écrire à
Stock?
Votre
J. Laforgue.
(1) Carte postale.
LETTRES 1883-1887 183
CXXXIV
A M. EDOUARD DU JARDIN
[6 avril 1887] (1).
Mon cher ami,
Contre mon attente, je n'ai reçu mon lot de billets
(concert Bach) qu'hier (5 avril) deux heures avant
le concert. J'en avais pour M. Mourey, mais à cette
heure pressée un envoi par la poste était impossible
et je n'ai pu moi-même obUquer jusqu'à la place
Pigalle. (Aurais-je même à cette heure trouvé ce
Monsieur, qui d'autre part attendait le concert
le 4 et non le 5 ?) — Regrets, et votre
Jules Laforgue.
(1) Carte postale.
184 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
GXXXV
A CHARLES EPHRUSSl
8, rue de Commaille
Samedi 9 avril 1887.
Cher Monsieur Ephrussi,
Je viens vous demander un service, et un service
d'argent.
N'ayant pu rien faire, paralysé encore par la
fièvre avec d'autre part un éditeur qui me traîne
en longueur et mon grand article du Figaro qui
a dû être renvoyé à samedi prochain (1), je me
trouve stupidement pris au dépourvu devant le
15 avril (terme, etc.) et sans issue.
Voulez-vous avoir la bonté de me sauver?
J'aurais besoin de 300 frs. Vous savez que je ne
(1) Cet article, intitulé L' Impératrice (chapitre de Berlin, la cour
et la ville), ne parut en fin de compte au Figaro que le 17 septembre
1887, un mois après la mort de Laforgue.
LETTRES 1883-1887 185
suis pas un vulgaire emprunteur? Je ne suis pas
même un emprunteur du tout. Croyez que si je me
suis si aisément décidé à cette démarche d'ailleurs,
c'est que je suis sûr de vous rendre et vous rendrai
d'une part dans le courant d'avril, de l'autre dans
le courant de mai.
Je vous dois déjà trop depuis que je vous connais
pour essayer de vous faire des protestations de
reconnaissance, vous savez que je n'oublie rien et
que je suis votre profondément dévoué
Jules Laforgue.
186 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXXXVI
A CHARLES EPHRUSSI
Paris, 11 avril 1887,
lundi.
Cher Monsieur Ephrussi,
J'ai reçu hier au soir les trois cents francs.
Vraiment vous êtes d'une bonté et d'une sim-
plicité charmantes.
Vous savez, n'est-ce pas, comme je vous remercie.
Je vous avais écrit dans un triste moment, étant
au lit, me voyant aux abois, etc..
Vous m'avez délivré d'un gros souci. Je me sens
maintenant tous les courages.
Encore merci, je vous prie. Tout ce que j'ai de
sincèrement reconnaissant en moi est bien à vous.
Votre
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 187
CXXXVII
A CHARLES EPHRUSSl
Lundi 2 mai 1887.
Cher Monsieur Ephrussi,
Il y a longtemps que je voulais aller vous remer-
cier de vive voix. Lundi, quoique dans un état
d'extrême faiblesse, je suis allé jusqu'à chez vous,
vous n'y étiez pas. Je voulais venir ce matin;
hélas, pas le courage de sortir. J'aurais tenu à
m'excuser des conséquences du retard dans la
pubhcation de mon article du Figaro. Mais ce
n'est qu'un retard.
Avant de partir, Bourget m'a donné une lettre
pour le docteur Robin, son médecin. Il me soigne
très bien. Et, à part mon état de faiblesse, je vais
bien mieux.
Au premier jour de force, j'irai vous voir et vous
remercier.
Votre dévoué
Jules Laforgue.
188 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXXXVIII ^
A M, EDOUARD DU JARDIN
[26 mai 1887] (1).
Mon cher ami,
Pas de nouvelles de votre mission à V Illustration^
N'avez-vous rien pu?
Pourriez-vous m' envoyer les trente de la Chro-
nique ? Je suis à court dès demain jusqu'au premier.
Votre
Jules Laforgue.
(1) Carte postale.
LETTRES 1883-1887 189
GXXXIX
A M. EDOUARD DU JARDIN
Jeudi [2 juin 1887].
Mon cher ami,
A la hâte, mon «salaire » au plus tôt, je vous prie !
Pourvu que vous ne soyez pas absent de Paris !
Votre
Jules Laforgue.
190
ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXL
A TEODOR DE WYZEWA
Mercredi [juin 1887].
Mon bien cher ami,
J'ai été ce matin chez Quantin. De Malherbe m'a
reçu on ne peut plus aimablement (Je vous dois
encore cela). Il me donnera une réponse lundi.
Figurez- vous que je n'ai rien reçu de Du jar-
din. Je n'y comprends rien. Il n'imagine pas les at-
tentes, etc..
Votre ami,
Jules Laforgue.
LETTRES 1883-1887 191
CXLI
A CHARLES EPHRUSSI
8, rue de Commaille.
Lundi juin 1887.
Cher Monsieur Ephrussi,
J'espère que vous n'aurez pas mal interprété le
manque absolu de mes visites. D'abord l'heure où
l'on peut vous trouver est si vague. Et puis, je ne
sais pas si vous le savez, je suis entre les mains du
docteur Robin et toute sortie m'est interdite tant
que le temps n'aura pas radicalement changé.
Depuis le 1^^" mai je n'ai pas mis les pieds dehors,
sauf pour aller chez le médecin. Tout le reste du
temps je reste calfeutré dans ma chambre, heureux
quand l'opium que contiennent mes pilules ne
m'engourdit pas assez pour m'empêcher de tra-
vailler.
J'attends toujours (et je vous fais attendre avec
***** 13
192 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
mon article du Figaro). Marcade (1), Interpellé
depuis des semaines, m'a répondu : i< Attendez donc.
Nous ne pouvons pas publier tous nos articles à sen-
sation coup sur coup. ))
Quant à mon livre sur Berlin, j'ai un éditeur.
On me i'a trouvé. Je ne l'ai jamais vu. La chose est
conclue, seulement mon manuscrit est encore assez
loin d'être prêt à être remis.
J'attends chaque jour un lendemain tolérable
où je puisse arriver chez vous assez calme et non
pas capable uniquement de répondre à votre conver-
sation par des quintes de toux inextinguibles, ce
qui est triste et parfois même pas beau.
Inutile de dire que je n'ai été ni au Salon, ni
à Millet, ni à l'Exposition Internationale. C'est un
peu avant midi, n'est-ce pas et non plus à 11 h.,
qu'on a chance de vous trouver ?
Souhaitez-moi un jour un peu tiède et même
une série indéfinie.
Au revoir.
Votre tant reconnaissant,
Jules Laforgue.
(1) Qui s'occupait du supplément littéraire du Figaro.
LETTRES 1883-1S87 193
CXLII
A CHARLES EPHRUSSI
Jeudi 16 juin 1887.
Voici un petit mot que je voulais vous envoyer
aussitôt rentré, le jour où j'étais chez vous.
J'étais ce jour-là venu pour vous remercier et
franchement pour m'excuser d'un involontaire
manque de promesse, et voilà que je sors de chez
vous confus avec un nouveau prêt dans ma poche.
Vous avez fait cela si vite et si franchement que
je n'ai su que dire sur le moment. Et j'ai accepté
(je dois avouer que j'étais alors aux abois, premier
rement, et j'avais l'intention de vous parler de
l'éditeur Rothschild). Vous expédiez aimablement
les choses. Qu'ajouterai-je ? Je n'ai plus de remer-
ciements. Mais je n'oublierai jamais rien de tout
ce que vous avez fait si délicatement pour moi et je
resterai toujours votre sincèrement dévoué.
194 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Merci encore, vous m'évitez des courses, des
expédients et m'assurez des semaines de repos pour
mon travail et ma guérison.
Votre
Jules Laforgue.
N. B. — J'ai vu P. Bourget ce matin, son roman
n'est pas fini (1).
(1) Vraiscmblablemont Mensonges.
LETTRES 1883-1887 195
GXLIII
A SA SŒUR
Dimanche, juillet 1887.
Ma chère Marie,
Triste dimanche, sans forces, au coin du feu.
Il y a deux semaines j'ai eu un redoublement de
maladie. Mes amis se sont émus. Bourget m'a
adressé avec les recommandations les plus parti-
cuUères à une sommité médicale, le D^ Robin. J'ai
été ausculté, percuté aussi soigneusement qu'on
peut l'être. Ce serait trop long à raconter.
Le résultat de tout cela est qu'il ne m'est
permis de rester à Paris que jusqu'au commen-
cement d'octobre. — J'ai un poumon menacé. —
De toutes façons je ne puis songer de quatre ou
cinq ans à passer V hiver à Paris. Donc à tout
prix, dès la fm de septembre, je quitterai Paris.
Mes amis vont tout faire pour moi. Trouver une
196 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
place suffisante à Pau est assez improbable — mais
à Alger ce sera beaucoup plus facile.
Il est donc assez probable que dès octobre nous
serons à Alger.
Ma bonne Marie, je n'ai guère de force dans la
main pour t' écrire. J'avais abusé de pilules d'opium
qui me coupaient la toux.
Mon estomac en a été très malade, j'ai passé
une bonne semaine sans dormir ni manger. De là
ma faiblesse. Je commence à me remettre, c'est-à-
dire à dormir et manger un peu.
Ces trois mois de fièvre, ces journées au lit, ces
quintes de toux, tout cela m'a assommé comme une
pauvre bête, il me semble que depuis quatre mois
je ne me suis pas réveillé.
Je n'ai pas pour deux sous d'idées, et cependant
je publie des articles et c'est pour mon talent que
mes amis s'intéressent à moi. Il y a longtemps que
tu ne sais plus rien de mes affaires littéraires. Ce
serait trop long à détailler, mais sache d'un mot
que j'ai le droit d'être fier; il n'y a pas un littéra-
teur de ma génération à qui on promette un pareil
avenir. Tu dois penser qu'il n'y a pas beaucoup de
littérateurs qui s'entendent dire : « Vous avez du
génie ». Hélas ! qu'il me tarde d'être guéri et d'être
installé dans un endroit où je puisse respirer sans
LETTRES 1883-1887 197
souffrance ! Tu ne m'écris pas. Fait-il doux à
Tarbes ? Comment vas-tu et as-tu été cet hiver ?
Et ton mari et ton enfant ?
Tu serais bien bonne de m' écrire quelques lignes.
Je t'embrasse.
Bien des choses et une poignée de main à ton
mari. Vous recevrez l'argent dès que je pourrai
sortir et attraper quelque supplément d'argent.
Ton Jules.
8, rue de Gommaille.
198 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXLIV
A TEODOR DE WYZEWA
Mercredi [13 juillet 1887] (1).
Mon cher Ami,
Merci d'avoir pris à cœur ma situation. Elle ne
fut heureusement que d'un jour et une nuit.
Fénéon vint et surgit, toujours froid comme la
statue du Commandeur (que le nom lui en reste !)•
Un usurier (un débutant) a fait l'affaire.
Je vous en souhaite autant — toutes les courses
hier — (et aujourd'hui veille de départ : mon frère,
etc..) m'ont empêché d'aller vous voir au Vinti-
mille ou au Café — mais nous n'en sommes pas là?
Au revoir — et mes amitiés à Dujardin.
Poignée de main dévouée, je vous prie.
Votre
Jules Laforgue.
(1) Par une erreur d'impression ce billet avait été daté 1886 dans
Je numéro de mai des Entreliens Idéalistes où il fut d'abord publié.
LETTRES 1883-1887 199
CXLV
A TEODOR DE WYZEWA
Vendredi [15 juillet 1887].
Mon cher ami,
Vraiment, vous m'avez donné le droit de vous
adresser de pareilles lettres. C'est sur votre recom-
mandation que de Malherbe m'a dit à la remise de
mon manuscrit : « Le livre ne paraîtra qu'en octobre,
mais matériellement pour vous ce sera comme s'il
paraissait aujourd'hui. Là-dessus il m'a renvoyé
à lundi; le lundi, il était content, mais il fallait
voir M. May et il m'a renvoyé à mercredi : mer-
credi, je reçois une lettre me renvoyant à aujour-
d'hui (une lettre) et aujourd'hui je n'ai rien reçu.
Et aujourd'hui me tombe sur la tête tout ce qui
vous tombe sur la tête un quinze de trimestre.
Voici ce que je voulais vous dire. Il est impossible
200 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
de désespéier de mon livre chez Quantin après les
promesses de Malherbe, j'aurai de l'argent de ce
côté-là. Or vous avez en Rzewuski une relation
facile à la détente; eh bien ! ce n'est pas un emprunt
falot que je voudrais faire auprès de lui, mais un
emprunt qui serait effacé dès que j'aurais touché
chez de Malherbe, ou, en cas de malheur, j'essaierai
chez Lemerre. Ce serait 350 à peu près dont j'aurais
besoin.
J'ai attendu jusqu'à aujourd'hui pour vous
remercier (répondre à) votre longue lettre de l'autre
soir, longue, et comme toutes nos rencontres ser-
viable.
Comment est-il possible que vous donniez
huit heures de leçons par jour? Je me rappelle
encore ce soir d'automne où nous vous avons ac-
compagné jusqu'à Passy, avec Kahn. J'espère
que si une de vos leçons vous amenait par ici vous
monteriez chaque fois vous reposer (nous n'avons
plus de lait l'après-midi, mais toujours du fruit).
Avouez un peu que l'article pour Rzewuski est
une petite comédie arrangée; si vraiment c'est
vrai je m'en acquitterai, comme de toute autre
besogne, consciencieusement.
Quant à la campagne... Perreau est venu et nous
a ébloui; mais, hélas, il faut compter sur si peu.
LETTRES 1883-1887 201
Moi qui espérais toucher aujourd'hui chez de
Malherbe deux éditions.
Vous viendrez naturellement avant de partir
pour la Hongrie. Bourget aussi part pour la cam-
pagne dans quelques jours.
Avez-vous vu que le tout jeune homme de la
République française que je connais (1) a été dé-
coré ? Il a de la santé, il a guéri son estomac avec six
cures de Vichy.
Au revoir, mon véritable et rare ami. Il y a des
mois que songeant, impotent, ce que je pouvais
faire pour vous et je n'ai encore trouvé que cette
chose falote que je n'ai jamais depuis le temps
pensé à vous dire : vous dédier mes « nouvelles »
que Dujardin éditerait.
Au revoir.
Votre
Jules Laforgue.
1) Théophile Delcassé.
202 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXLVI
A CHARLES EPHRUSSI
22 juillet 87, Paris.
Cher Monsieur Ephrussi,
Vous pensez que si je n'ai pas été vous voir, c'est
que les visites me sont difficiles.
Je voudrais bien vous demander si l'article Gail-
lard a paru et dans ce cas si on ne pourrait pas
presser ces messieurs pour l'autre côté de la ques-
tion ?
C'est une de ces choses sur lesquelles j'ai compté
un peu tous les jours, surtout cette semaine où la
somme que vous m'avez dit parferait justement
mon terme dont chaque jour de retard m'humilie
devant un propriétaire fâché que j'aie donné
congé.
D'autre part, j'attends toujours un mot de mon
LETTRES 1883-1887 203
éditeur. Mon livre sur Berlin est au complet
depuis trois semaines chez lui.
Il m'est arrivé une bonne affaire, des articles
dans une revue russe : 100 frs par article (c'est du
moins le prix de mon premier), un jour ce sera
peut-être 200 francs. Besogne facile.
J'irai sans doute bientôt vous voir : homme plein
de santé, que je vous féhcite.
Votre bien dévoué,
Jules Laforgue.
8, rue de Gommaille.
204 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CXLVII
A TEODOR DE WYZEWA (1)
22 juillet 1887.
Je ne vous envoie cette carte que maintenant,
les 100 anonymes étant arrivés hier au soir. Et je
viens de recevoir par simple mandat 100 (cent) de
Jevousky d'Aix-les-Bains, avec longue lettre sur
l'article à. faire.
Je vous attends samedi. Rien de Malherbe.
Votre
Jules Laforgue.
Le propriétaire ne s'est pas encore montré.
(1) Cette carte postale est adressée à :
M. de Wyzewa
11, avenue de Clichy
E. V.
Le timbre de la poste, très net, est « 22 juillet 87 ».
LETTRES 1883-1887 205
CXLVIII
A SA SŒUR
Juillet 2, août, 87
Paris, Mardi.
Ma chère Marie,
Une lettre de toi, et une bonne lettre, tu ne sau-
rais croire le plaisir que tu m'as fait.
Mais, en vérité, et tout d'abord, tu es effrayante
avec ces maternités successives ! Il me semble que
si Leah était dans cet état, je vivrais dans des
angoisses continuelles.
Et que de soucis ! une semaine a passé depuis
ta lettre, j'espère qu'elle aura été décisive en bien
pour Juliette.
Ma chère Marie, t'ai-je bien expliqué comme je
suis malade ? Te souviens-tu des quintes de toux
et des oppressions de papa? Eh bien, j'en suis là,
avec ces quintes, une moitié invariablement de la
nuit. Mais, comme je te l'ai dit, je suis, soins et
remèdes gratis, entre les mains d'un des grands
206 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
médecins de Paris; et depuis un mois qu'il me
soigne, je guéris rapidement, j'ai encore jusqu'à
septembre. Pendant tout ce mois je n'ai mis les
pieds dehors que pour ma consultation.
Ah ! si papa, deux mois avant d'aller à Tarbes,
s'était mis entre les mains d'un pareil médecin, au
lieu de se soigner d'après des livres de hasard, cela
lui aurait coûté deux cents francs et il vivrait
encore, j'en suis sûr.
Tu me dis que tu attendais notre visite : tu es
bien bonne. Mais ne t'ai-je pas dit que je devais
rester en traitement jusqu'en fm septembre chez le
D^ et puis quitter Paris ? Ne t'ai-je pas dit que je
quittais absolument Paris en septembre et que de
trois, quatre ans je n'y pouvais passer l'hiver? Ce
déplacement, comme tu penses, est une grosse
question, il faut qu'en arrivant à l'endroit dit, une
place m'y attende.
Je ne puis sortir, faire les démarches, naturel-
lement. Mais tu n'as pas idée des amitiés, des dé-
vouements que m'amènent les petites choses que
je pubUe. La moindre page a du succès, et je n'ai
pas un ennemi, chose rare si tu savais ? Donc, un
ami, journaliste, qui a pour moi une admiration
exagérée, colporte cela, s'occupe de me trouver
quelque chose à Alger. Mais le plus probable est
LETTRES 1883-1887 207
que nous irons en Egypte, au Caire, par Bourget
qui pourrait me placer au consulat comme tra-
ducteur. Tu ne sais pas tout ce que Bourget a
fait pour moi, c'est par lui que le D^" Robin me
soigne et si particulièrement et gratis et me four-
nit de la pharmacie de son hôpital. C'est aussi par
lui — mais il est si simple — que j'ai vécu à moitié
tout ce mois, le reste me venant d'articles arriérés.
J'ai un livre qui, si je puis le pubher assez tôt,
nous permettra, en quittant Paris, d'aller vous voir.
Leah aimerait bien te voir. Elle te plaira, moi elle
m'étonne toujours. C'est un si drôle de person-
nage î Inutile de te dire que j'ai tous les caprices
— on me soigne toujours avec un bon sourire et
de grands yeux.
Je ne t'ai parlé que de moi, et pourtant ta vie, ton
ménage doit être seul un monde de préoccupations.
Remercie ton mari de sa bonne confiance. Pou-
vais-je prévoir les choses ? Ah ! si je pouvais tra-
vailler comme tout le monde ! mais l'opium de mes
pilules me tient engourdi deux après-midi sur
trois. Je voudrais bien savoir ce qu'est devenu
Charles. — Ma chère Marie, je t'embrasse et te
souhaite une douce délivrance et un garçon.
Jules.
***** 14
108
ŒUVRES DE JUI.ËS LAFORGUE
CXLIX
A TEODOR DE WYZEWA
Mardi [fin juillet 1887]
Je reviens de chez Robin, mon cher ami. Et je
vous écris avec une demi-respiration, qui ne se
trouve pas dans le Dante.
D'abord les grosses choses.
J'ai reçu 100 d'Aix-les-Bains, et ce matin 100
autres. J'ai payé un demi-terme. J'ai reçu 100 de
Vienne et payé les fournisseurs alimentaires qui
s'intéressent singulièrement à ma santé.
Reçu une lettre de Malherbe au nom de M. May,
lequel ne veut le livre que sous certaines conditions
grotesques.
La seconde partie lui paraît avoir été dite par de
précédents ouvrages, — ce qui est une erreur (il
s'agit des mœurs berlinoises). Je n'ai au contraire
donné que du nouveau, ayant séjourné placidement
LETTRES 1883-1887 209
5 ans à Berlin et non passé une quinzaine dans un
hôtel. J'ai même évité ce qui est trop connu, comme
les mœurs des étudiants si ressassées. (Mais il n'a
pas lu cette partie.) D'autre part, il voudrait que,
cela supprimé, j'allonge le chapitre cour. Ce qui est
impossible. Je sais tout et il n'y a pas davantage.
(Il fallait voir la joie de Marcade devant mon
Emp. et mon Imp. qui m'avait demandé de l'inédit.)
Enfin, tout cela confectionné, il faudrait que je
mette sur la couverture mon nom avec : Ancien
lecteur de Vlmp. Augusta. — J'irai reprendre mon
manuscrit, comme vous pensez (Dujardin veut en
parler à Lévy).
Je transpire de ces 4 pages, dites-moi votre vie,
je puis vous écrire tous les deux jours.
Votre
Jules Laforgue
210 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
CL
A M, EDOUARD DU JARDIN
Imprimerie Louis Boyer et C'«
Asnièrcs, le 29 juillet 1887.
(Edouard Btijardiii à Jules Laforgue, qui lui
renvoya sa lettre avec ses réponses.)
Mon cher Laforgue,
J'ai donné à la composition vos Moralités légen-
daires, elles paraîtront donc, si cela vous va, cet
automne.
(De la main de Laforgue) : Oui.
Or :
P N'aimeriez-vous pas mieux le titre : « Mora-
lités légendaires » au lieu de « petites moralités
légendaires»; comme éditeur, je le préfère beaucoup;
aussi, d'ailleurs, comme confraternel ami.
(De la main de Laforgue) : Oui.
LETTRES 1883-1887 211
2° Je vous envoie le « Pan »; y avez-vous des
corrections à faire; alors, tout de suite, n'est-ce pas?
(De la main de Laforgue) : Bon.
2^^ bis. Le titre est-il « Moralités légendaires », ou
« Les moralités légendaires »?
(Laforgue a de deux traits de plume barré « les »,
et répondu) : supprimer les.
3° Vous renoncez aux (( Deux Pigeons )? ils ne
sont pas dans le manuscrit. Tant mieux !
(De la main de Laforgue) : oui, renonce.
4*^ Aurez-vous des corrections importantes à
faire, dans le volume ? Parce que, voici : — si le
texte que vous m'avez donné est définitif, alors
vous ne recevrez des épreuves qu'après la mise en
pages, — et moi j'y aurai une très grande économie;
mais si vous voulez faire de nouveaux changements
dites-le-moi d'avance.
(De la main de Laforgue) : texte tel quel définitif.
A tout cela répondez- moi vite. A ma prochaine
visite, je vous expUquerai mes plans pour cette
édition, fort simples d'ailleurs; le point spécial
212 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
1
est ceci : petit tirage (200 ou 300 exemplaires).
Mon commis ira chercher le Pan chez vous dès que
vous me direz de le faire; en même temps il vous
portera le découpage de tous vos .vers de la Vogue,
Saluez de ma part respectueusement madame La-
forgue, et bien vôtre sachez-moi.
Edouard Dujardin.
Répondez-moi vite, n'est-ce pas.
(De la main de Laforgue) : Au revoir.
Votre
J. L
LETTRES 1883-1887 213
CLI
A TEODOR DE WYZEWA
[Début d'août 1887.]
Mon cher ami,
Quel efïort de prendre la plume quand on passe
ses journées à sommeiller dans un fauteuil !
Et il fait si chaud.
Mais quelque éveil me vient. Je passe de bonnes
nuits ayant imaginé de ne plus dormir dans un lit,
mais dans mon fauteuil arrangé; la position un peu
assise me supprimant la toux. Et puis nous rece-
vons de la glace chaque jour.
A quoi pouvez-vous bien passer vos journées
à Cracovie ? Avez-vous emporté de la besogne ?
Entreprenez-vous quelque chose ? Ceci serait inté-
ressant. Quand le feriez- vous en effet? Mais,
d'autre part, le rêve et rien que le rêve, n'est-ce pas ?
214 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
Racontez-moi donc une journée de Cracovie;
je regarderai sur la carte.
Je suppose que vous n'avez pas un besoin immé-
diat de la petite somme que je vous dois? cent francs
me sont tombés du ciel il y a une semaine, dette à
laquelle je n'eusse jamais plus pensé, et d'un homme
de lettres.
A part cela, je ne fais rien. Vous ne me parlez
pas de la solution de M. May. Cela ne vous a-t-il
pas semblé risible?
Je ne coupe si brusquement ma lettre — je
souffre un peu — qu'avec la résolution de vous
écrire un de ces jours vraiment et autrement. En
vérité, vous êtes le seul pour qui je pouvais prendre
la plume par cette torpeur.
Votre dévoué pour toujours,
Jules Laforgue.
Ma femme vous serre cordialement la main.
LETTRES 1883-1887 215
CLII
A M. EDOUARD DU JARDIN
[7 août 1887.]
Quelle est l'adresse immédiate de Perreau?
Avez-vous dit un mot à Lévy de mon livre ainsi
que promis ? « Pan >) est prêt et correct. A la hâte.
Votre
J. Laforgue.
216 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
1
CLIII
A XAVIER PERREAU (1)
[10 août 1887.]
Cher monsieur Perreau,
Sans aller à Versailles et en écrivant au besoin
un petit mot, pourriez- vous savoir si dans la maison
en question (Versailles) on nous prendrait pour
15 jours — à quel prix — si l'on pourrait avoir la
pension et à quel prix (deux personnes)? Je vous
serais bien obligé.
Votre, je vous prie,
Jules Laforgue.
8, rue de Gommaille.
(1) Carte postale. Edouard Dujardin avait demandé au musi-
cien Xavier Perreau, avec qui il était très lié et qui venait de
faire un séjour à Versailles et y retournait fréquemment, s'il
pourrait y trouver pour Laforgue un appartement où celui-ci
respirerait un air pur. (Note de M. Edouard Dujardin.)
Le samedi 20 août 1887, Jules Laforgue s'éteignait à Paris»
8, rue de Gommaille, quatre jours après le vingt-septième anniver-
saire de sa naissance.
NOTES
Les cent cinquante-trois lettres de Jules Laforgue qui
figurent dans ce recueil ont été soit empruntées à des
recueils précédents ou à des revues disparues, soit
copiées sur les manuscrits qui nous ont été remis.
On trouvera ici le détail de ces diverses sources.
U lettres à Charles Ephriissi (\8S1-1SH7). — Vingt-deux
d'entre elles ont paru dans la Revue Blanche (1^^,
15 septembre et l^r octobre 1896):
9 lettres, numérotées I à IX, sous le titre Lettres
de Jules Laforgue à M*** (1881-1882) (Revue
Blanche, t. XI, no 78, p. 219 à 228).
5 lettres, numérotées X à XIV, sous le titre
Lettres de Jules Laforgue à M*** (Allemagne
1882) (Revue Blanche, t. XI, no 79, p. 271 à 276).
8 lettres, numérotées XV à XXII, sous le même
titre (Revue Blanche, t XI, n^ 80, p. 313 à 320).
Ces lettres furent publiées ensuite dans le volume
Mélanges Posthumes (Mercure de France, 1903)
sous le titre Lettres à M. Ephrussi (1881-1882) (à
2l3 ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
l'exception des lettres I, II et XIV de la Revue
Blanche, sans qu'on puisse s'en expliquer la raison).
Ces trois lettres figurent ici sous les numéros III, V,
et XXVII, avec, en outre :
12 lettres inédites (du 26 février 1883 au 22 juillet
1887) dont les copies nous ont été remises par
M. Félix Fénéon.
58 lettres à M. Charles Henry (1881-1886).
51 lettres (du 30 novembre 1881 au 4 octobre 1886)
parurent sous le titre « Lettres inédites de Jules
Laforgue à un de ses amis (1881-1886) » dans
VArt Moderne de Bruxelles, hebdomadairement
à partir du 4 décembre 1887, par les soins de
M. Félix Fénéon, qui y ajouta quelques notes et
projetait d'en faire un tirage à part, dont il
nous a transmis les épreuves : elles se composaient
de 48 pages mises en page (lettres I à XXV de
VArt Moderne), de 2 placards (lettres XXVI à
XXX incluses), le reste en copie. La page de titre
se lisait ainsi : Lettres inédites — de — Jules
Laforgue — à — un de ses amis — (1881-1886) —
L'Art Moderne — ^Bruxelles — 1889. Une réim-
pression de ces 51 lettres fut faite dans un
volume intitulé Exil, Poésie, Spleen (p. 55 à 160)
édité par la Connaissance, Paris, 1921. Le texte de
cette impression fourmille d'erreurs : dates
erronées (14 janvier 1882 au lieu de 4 janvier,
Notes 21Ô
par exemple), mots estropiés : L'Art en question
pour UArt de la Mode (p. 86); Hermeling pour
Memling (p. 86); Thiergaten pour Thiergarten,
(p. 91); J'avais au lieu de J'apaise (p. 95);
Babelsperg et Hambourg au lieu de Babelsberg et
Hombourg (passim); le sans-gêne de ses ruines
au lieu de le sans-gêne de ses rimes (p. 104):
Arnaud Jean pour Aman-Jean (p. 117): style
familial au lieu de style fdial (p. 131); sous un
monde au lieu de dans un monde (p. 155) : notes
démarquées (à quelques exceptions près, les notes
sont celles de M. Fénéon dans VArt Moderne^
auxquelles on a ajouté des incorrections et des
bévues); rectifications fâcheuses (p. 86, on attri-
bue à Lacaussade, en les estropiant, des vers qui
sont de Louis Bouilhet, comme le dit avec raison
Laforgue lui-même); aucune date douteuse n'a
été précisée ou corrigée; des citations tronquées
de lettres à Vanier et à Max Klinger, aucune ind-
cation de références, etc
7 lettres inédites dont les copies nous ont été com-
muniquées par M. Félix Fénéon (lettres des 8 août
1883, 6 novembre 1883, 17 décembre 1883, no-
vembre 1884, avril 1885, juillet 1885, janvier 1886).
12 lettres à Marie Laforgue [Madame Labat] (1881-1887).
— Ces 12 lettres furent publiées par les soins de
M. Francis Vielle- Griffin dans V Occident (janvier-
220
ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
février et mars 1901), puis rééditées dans Mélanges
Posthumes (Mercure de France, 1903) sous le titre
Lettres à sa sœur (p. 288 à 332).
11 lettres à M"^' MuUezer (1882).
6 de ces lettres parurent sous le titre Lettres et Vers
dans la Revue Blanche, t. IX, n^ 52: p. 110 à
118, 1®^ août 1895, numérotées de I à VI suivies
de deux poèmes La Complainte du petit hyper-
trophique et Spleen des nuits de juillet. Les
lettres III, IV, V, VI figurent sous le titre Lettres
à M"ie *** (j^j^s Mélanges Posthumes (Mercure de
France, p. 273 à 285) : mais les lettres I et II de
la Revue Blanche n'y figurent pas. Ces deux
lettres ont été reproduites dans Exil, Poésie,
Spleen, p. 23 et 25, (La Connaissance, 1921) avec
5 lettres inédites (du 23 janvier, du 6 avril, de
Coblentz, lundi, juin, du 18/uî7/e/etdu 19 août 1882),
sous le titre Lettres à un poète. Les mêmes re-
marques s'appliquent à cette édition des lettres à
Mme Mullezer aussi bien qu'à celles du même vo-
lume adressées à M. Charles Henry (Rentzon et
Ainda, pour Bentzon et Ouida, p. 22; Hambourg
pour Hambourg, p. 26. — « La vie m'a appris
à être/rès peu fort, au lieu de très peu fat (p. 21) \
(Augustin au lieu d'Augustus (p. 30), etc.).
1 lettre à une dame (1883). — Inédite : copie communi-
quée par M. F. Fénéon.
NOTES 221
2 lettres à Emile Laforgue (1885-1886). — Ces deux
lettres, inédites, nous ont été communiquées en
manuscrit par M"^^ q Labat, née Marie Laforgue.
4 lettres à Max Klinger (1883-1884). — Ces quatre lettres
furent d'abord publiées dans la Cravache pari-
sienne, du samedi 8 septembre 1882.
3 lettres à Théophile Ysa^/e (1885-1886). — Les manuscrits
de ces trois lettres ne nous sont pas parvenus :
nous en avons trouvé le texte traduit en allemand
en tête de Sagenhafte Sinnspicle, traduction
allemande des Moralités Légendaires par M. Paul
Wiegler, Axel Junker Verlag, Stuttgart, 1905.
Force a été de les retraduire en français. La tra-
duction en est due à M. François Ruchon de
Genève. Les deux dernières de ces lettres figu-
raient déjà p. Lxxxiii et lxxxvi de l'Introduction
à Berlin, la Cour et la Ville.
5 lettres à Léon Vanier (1885). — De ces cinq lettres,
trois ont été publiées fragmentairement dans VArt
Moderne de Bruxelles, les deux dernières nous
furent communiquées en copie par M. Félix Fénéon.
1 lettre à Léo Trézenik [Mostrailles] (1885). — Elle parut
dans le numéro du 4 octobre 1885 de la revue
Lutèce.
1 lettre à M. Félix Fénéon (1886). — Comnumiquée par
le destinataire.
222 (ÈUVRÊS DÉ JULES LAFORGUE
5 lettres à Teodor de Wyzewa (1887). — Ces cinq lettres
ou cartes postales inédites nous ont été remises
en manuscrit par le destinataire lui-même, peu
avant sa mort.
Avec les lettres de Jules Laforgue Teodor de Wyzewa
nous remit ce billet de W^^ Jules Laforgue, par télé-
gramme daté du 5 décembre 1887 (trois mois et demi
après la mort de son mari) et adressé à : M. de Wyzewa,
aux soins de M. Dujardin, 1 1 , rue de la Chaussée-d'Antin.
Dear Sir,
Should I be troubling you much if I were to ask
you to call on me sometime to-morrow. I am
leaving for Mentone, on tlie evening of Tuesday
and hâve before I go a kindness to beg you
relative to my husband's papers. If you send a
Une to my hôtel I will be in at any time you
mention.
Believe me
truly yours
Leah Laforgue.
Hôtel de Londres et Milan
8, rue Saint-HyacinLhe-Saint-Honoré.
Monday.
NOTES 223
Quelques mois après ce rendez-vous qu'elle deman-
dait à Teodor de Wyzewa pour l'entretenir du sort des
œuvres posthumes de son mari, M^^ Jules Laforgue
mourait elle-même à Menton, au cours de l'année 1888.
15 lettres à M. Edouard Dujardin (1886-1887). — Les
quinze lettres et cartes postales adressées par
Jules Laforgue à M. Edouard Dujardin ont été
publiées par celui-ci dans le numéro de mai 1923
des Cahiers Idéalistes, p. 67-72.
1 lettre à M. Xavier Perreau (1887). - Ce dernier billet
de Jules Laforgue a été publié dans le même
numéro des Cahiers Idéalistes, p. 76.
G. J. A.
***** - 15
»
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TABLE DES MATIÈRES
1883
LX. A M. CHARLES HENRY 7
LXI. A CHARLES EPHRussi (inédit) 9
LXII. A M. CHARLES HENRY 11
LXIII. ID. 14
LXIV. ID. 17
LXV. A SA SŒUR 19
LXVI. ID 23
LXVII. A M. CHARLES HENRY 26
LXVIII. A MAX KLINGER 28
LXIX. A CHARLES EPHRUSSI (inédite) 32
LXX. ID. (inédite) 34
LXXI. A M. CHARLES HENRY 37
LXXII. ID. 40
LXXIII. ID. 43
LXXIV. ID. (inédite) 46
LXXV. ID. 47
LXXVI. A MAX KLINGER 49
LXXVII. A SA SŒUR. 52
LXXVIII. A M. CHARLES HENRY (inédite) 55
LXXIX. ID. (inédite) 57
LXXX. A CHARLES EPHRUSSI 59
LXXXI. A UNE DAME (inédite) 63
LXXXII. A CHARLES EPHRUSSI (inédite) 65
228
ŒUVKES DE JULES LAFORGUE
1884
LXXXIII. A M. CHARLES HENRY 68
LXXXIV. ID. 71
LXXXV. ID. 74
LXXXVI. A MAX KLINGER 77
LXXXVII. A CHARLES EPHRUSsi (inédite) 80
LXXXVIII. A M. CHARLES HENRY 83
LXXXIX. A MAX KLINGER 87
XC. A M. CHARLES HENRY 90
XGI. ID. 92
XCII. ID. 94
XCIII. ID. (inédite) 97
XCIV. A CHARLES EPHRUSSI (inédite) 99
XGV. A M. CHARLES HENRY 103
XCVI. ID. 105
1885
XCVII. A M. CHARLES HENRY 106
XCVIII. ID. 108
XCIX. ID. 110
G. A LÉON VANIER 112
CI. A M. CHARLES HENRY (inédite) 113
CIL ID. 115
cm. A LÉON VANIER 117
GIV. ID. 118
GV. A M. CHARLES HENRY 119
GVI. A THÉOPHILE YSAYE (inédite) 122
TABLE DES MATIERES
229
GVII. A M. CHARLES HENRY 124
CVIII. A LÉON VANIER 126
CIX. A M. CHARLES HENRY 127
ex. A LÉON VANIER 129
CXI. A M. CHARLES HENRY (inédite) 130
CXII. m. 131
CXIII. A EMILE LAFORGUE (iragment ) ('z7?érfz7e^ 134
CXIV. A LÉO TRÉZENIK 136
GXV. A M. CHARLES HENRY 139
GXVI. A THÉOPHILE YSAYE (inédite) 141
1886
CXVII. A M. CHARLES HENRY (inédite) 144
GXVIII. iD. 145
GXIX. A EMILE LAFORGUE (inédite) 146
GXX. A SA SŒUR 150
GXXI. A M. FÉLIX FÉNÉON 160
GXXII. A THÉOPHILE YSAYE (inédite) 162
GXXIII. A M, CHARLES HENRY 165
GXXIV. A M. EDOUARD DUJARDIN 168
1887
GXXV. A SA SŒUR 170
GXXVI A 1\I. EDOUARD DUJARDIN 173
GXXVII. ID. 175
GXXVIII. ID. 176
GXXIX. ID. 177
230
ŒUVRES DE JULES LAFORGUE
GXXX. A M. EDOUARD DUJARDIN 178
GXXXI. iD. 179
GXXXII. iD. 180
CXXXIII. iD. 182
GXXXIV. iD. 183
GXXXV. A CHARLES EPHRUSSI 184
GXXXVL iD. 186
GXXXVII. ID. 187
GXXXVIII. A M. EDOUARD DUJARDIN. . 188
GXXXIX. ID. 189
GXL. A TEODOR DE WYZEWA (inédite) ... . 190
GXLI. A CHARLES EPHRUSSI (inédite) 191
GXLII. ID. (inédite) 193
GXLIII. A SA SŒUR 195
GXLIV. A TEODOR DE WYZEWA (inédite) ... . 198
GXLV. ID. (inédite) 199
GXLVI. A CHARLES EPHRUSSI (inédite) 202
GXLVII. A TEODOR DE WYZEWA (inédite) .... 204
GXLVIII. A SA SŒUR 205
GXL IX. A TEODOR DE WYZEWA (inédite) 208
GL. A M. EDOUARD DUJARDIN 210
GLI. A TEODOR DE WYZEWA (inédite) 213
GLII. A M. EDOUARD DUJARDIN 215
GLIII. A XAVIER PERREAU 216
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215
(Chartres. — Imprimerie Félix Lai.nj';. ll)p.6.25.
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