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Full text of "Oeuvres complètes"

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University  of  Ottawa 


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ŒUVRES  CO^IPLÈTES 


DE 


JULES   LAFORGUE 


OEUVRES  COMPLÈTES 


DE 


JULES  LAFORGUE 


LETTRES.  -   II 

(1883-1887) 

NOTES 

de   G.    JEAN-AUBRY 


PARIS 
MERCVRE    DE     FRANGE 

XXVI,  RVE  DE  CONDÉ,  XXVI 


BIBLIOTHECA 


IL    A    ETE    TIRE  : 

49   exemplaires    sur    vergé    cTArckes 
numérotés  à   la  presse  de  1  à  19. 

250  exemplaires     sur     vergé     pur     fil 
numérotés   de   50   à   299. 


JVSTIFICATION   DU    TIRAGE 


1m»3  droits   réservé». 


LETTRES 


II 

1883-1887) 


LX 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Berlin,  [février,  lundi  1883]. 

Mon  cher  Henry, 

Vous  êtes  donc  de  retour.  Écrivez-moi  donc, 
dites,  racontez-moi  tout  ce  que  vous  avez  fait,  vu, 
rapporté  dans  votre  salon  rouge  ! 

Vous  êtes  inconcevable. 

Merci  de  la  Vie  Moderne.  Je  l'ai  reçue  hier, 
dimanche. 

Maintenant,  un  autre  service. 

J'écris  un  article  sur  l'Impressionnisme,  article 
qui  sera  traduit  et  paraîtra  dans  une  revue  alle- 
mande, à  l'occasion  de  quoi  un  ami  de  Berlin,  qui 
a  une  dizaine  d'impressionnistes,  en  fera  une  expo- 
sition. 

C'est  très  important.  Pourriez-vous  donc  me 
trouver  quelque  chose  que  mon  libraire  d'ici  n'a  pu 


ŒUVRES    DE   JULES   LAFORGUE 


me  trouver  ?  Une  petite  brochure  de  50  cent,  inti- 
tulée, je  crois,  «  les  Impressionnistes  »,  par  Théodore 
Duret,  avec  un  dessin  de  Renoir  (1).  Cette  brochure 
a  paru  il  y  a  quatre  ans,  je  crois.  Je  ne  sais  où  elle 
a  été  éditée,  peut-être  chez  Ghio,  peut-être  chez 
Marpon.  En  tout  cas,  je  l'ai  vue  longtemps  jadis 
chez  Marpon,  à  l'Odéon  :  de  toutes  façons  vous 
pourriez  la  voir  à  la  Bibliothèque.  Je  vous  serais 
bien  obligé  si  vous  mettiez  la  main  dessus  et  me 
l'envoyiez. 

Je  vous  écrirai  longuement  et  vous  enverrai  des 
vers  un  de  ces  jours,  sans  blague. 

Je  vous  serre  la  main.  Travaillez- vous  ? 

Votre 

Jules  Laforgue. 


(1)  H  s'agit  de  la  brochure  célèbre  publiée  en  1878  et  dont  le 
titre  exact  était  :  Les  Peintres  Impressionnistes  (Claude  Monet, 
Sisleifj  C.  Pissarro,  Renoir,  Bertlie  Morisot)  avec  un  dessin  de 
Renoir.  Paris,  Librairie  parisienne,  Hayman  et  Pcrois,  38,  avenue 
de  l'Opéra.  —  Mai  1878. 


LETTRES  1883-1887 


LXI 

A  CHARLES  EPHRUSSI 

Berlin,  26  février  1883   [lundi]. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

L'êtes- vous  assez,  rancunier?  Pourquoi  ne  m'écri- 
vez-vous pas  le  moindre  petit  mot? 

Avant-hier,  à  la  soirée  du  Kronprinz,  j'ai  causé 
avec  M.  de  Seckendorff  qui  m'a  dit  avoir  reçu 
nombre  de  lettres  de  vous,  et  m'a  appris  que  vous 
aviez  d'abord  le  projet  de  venir  à  Berlin  pour 
l'Exposition,  mais  que  c'est  M.  Gonse  qui  viendra, 
et  que  vous  prépariez  des  choses  et  des  choses. 
A  la  même  soirée,  coudoyé  plusieurs  fois  M.  Lipp- 
mann.  Un  de  mes  remords.  Lorsque  j'irai  vous  voir, 
je  vous  remettrai  intacte  la  lettre  de  recomman- 
dation que  vous  m'aviez  donnée  pour  lui,  il  y  a  des 
temps  infinis  de  cela.  Il  paraît  qu'il  est  très  bourru 
mais  que  sa  femme  est  charmante,  double  raison  > 
maison  à  éviter. 


10  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

J'écris  de  menus  vers  et  une  pièce  en  un  acte 
qui  déborde  d'optimisme.  Outre  cela,  M.  Bernstein 
m'a  persuadé  de  mettre  en  vers  le  Don  Juan  de 
Pouchkine,  et  j'y  vais  de  bon  cœur. 

Ne  prononcez  pas  mon  nom  devant  l'auteur  des 
Aveux.  Vous  réveilleriez  de  pénibles  souvenirs. 

Au  revoir  et  un  petit  mot  d'amitié,  s.  v.  p. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  11 


LXII 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Berlin,  lundi  [26  février  1883]. 

Mon  cher  Henry, 

Pourquoi  n'ai-je  plus  de  vos  nouvelles  !  Je 
m'ennuie  horriblement.  Je  n'ai  pas  reçu  un  mot  de 
vous  depuis  votre  retour.  Kahn  m'a  écrit,  pour 
me  dire  que  ma  dernière  lui  était  arrivée  15  jours 
en  retard,  et  qu'il  était  je  ne  sais  où,  il  ne  me  donne 
pas  sa  nouvelle  adresse. 

Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  vous  ne  m'avez 
pas  envoyé  le  moir  dre  petit  mot.  Le  barde  de  la 
rue  Denfert  vous  a-t-elle  infusé  ses  sentiments  à 
mon  égard  ? 

Que  faites-vous,  nom  de  Dieu  ?  Que  devenez-^ 
vous  ?  et  vos  livres  ?  et  votre  peinture  à  la  cire  ? 
et  tout  enfin  ? 

Ma  vie  est  toujours  la  même.  J'entends  beau- 


12  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


coup  de  musique.  Que  faire  à  Berlin,  sinon  en- 
tendre beaucoup  de  musique  ? 

J'ai  un  ami,  un  des  grands  pianistes  de  demain  (1), 
qui  m'a  fait  connaître  les  trois  cahiers  de  musique 
de  Rollinat. 

Je  viens  de  lire  et  de  relire  les  Névroses.  Du 
talent,  c'est  certain,  et  au  fond  une  sincère  et 
intense  émotion.  Mais  que  de  parti  pris,  —  sur- 
tout que  de  cabotinage.  Il  est  vrai  que  devant 
n'importe  quel  monsieur  qui  s'est  fait  un  genre, 
il  est  bien  difficile  de  dire  où  finit  la  correction  de 
race  et  où  commence  le  cabotinage.  Et  puis,  à  mon 
avis,  il  y  a  beaucoup  de  grossièretés  de  métier, 
des  abus  d'adjectifs  souvent  neutres  intrinsèque- 
ment ou  neutres  à  force  d'être  voulus. 

Mon  ami  le  pianiste  (Théo  Ysaye)  et  moi  sommes 
fous  des  Contes  de  Villiers  de  l'Isle-Adam  et  des 
quelques  vers  sous  le  titre  Conte  d'Amour. 

Savez- vous  que  je  fais  depuis  deux  semaines 
une  pièce  en  prose  en  un  acte  se  passant  à  Paris  au 
mois  d'avril  1882  ?  (2)  —  Aussi  quelques  vers. 

Hé  !  n'avez-vous  pas  reçu  ma  dernière  lettre  ? 
Je  vous  y  demandais  certaine  brochure  sur  l'Im- 


(1)  Théophile  Ysayc, 

(2)  «  Pierrot  fumiste  ». 


LETTRES  1883-1887  13 


pressionnisme  par  Théodore  Duret  ?  Est-elle  introu- 
vable ? 

Écrivez-moi  donc  un  mot,  sinon  je  vous  tutoie 
à  ma  prochaine  lettre;  inconvenance  qui  sera 
atténuée  par  les  injures  dont  je  vous  accablerai. 
En  ce  moment,  je  suis  démesurément  vanné. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


14  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXIII 

A  M.   CHARLES  HENRY 

Samedi  [Berlin,  mars  1883]. 

Mon  cher  Henry, 

J'ai  reçu  votre  courte  lettre  et  le  manuscrit  — 
il  y  a  de  cela  quelques  jours  —  mais  de  là  à  au- 
jourd'hui il  m'eût  été  impossible  de  répondre  par 
le  moindre  bout  de  lettre.  Vous  comprenez  que 
j'ai  dévoré  votre  Lespinasse  (1).  C'est  très  nourri 
et  très  complet  sans  doute.  Vous  êtes  un  dévot 
pour  elle,  mais  vous  avez  gardé  trop  votre  dignité. 
Vous  dites  vous-même  au  commencement  :  «  Il  est 
indécent...  »  —  J'aurais  hurlé  !  —  Il  fallait  vous 


(1)  Il  s'agit  de  la  préface  datée  «  août  1882  »  des  Lettres  iné- 
dites I  de  Mademoiselle  de  Lespinasse  |  a  Gondorcet,  a 
d'Alembert,  a  Guibert  I  AU  comte  de  Grillon  |  publiées  j 
avec  des  lettres  de  ses  amis,  des  documents  nouveaux  —  et 
une  étude  I  Par  M.  Gharles  Henry  ]  Paris  |  E.  Dentu,  édi- 
teur i    1887. 


à 


LETTRES   1883-1887  15 

rouler  dans  les  souvenirs  de  cette  amante  passée 
comme  dans  des  linges  de  femme  au  fond  d'un 
cabinet  de  toilette.  Les  soirées  de  l'hiver  74  !  le 
10  février,  à  minuit  !  Et  la  monomanie  du  remords 
à  côté  de  Sapho  et  de  sainte  Thérèse.  Mais  c'eût 
été  oublier  que  ce  n'était  pas  là  un  roman  à  écrire. 
«  Elle  aima  l'amour  avec  abnégation  par  delà  son 
corps  et  par  delà  son  âme.  » 

N'était-il  pas  possible  —  ou  ne  l'avez- vous  pas 
voulu  —  de  parfumer  cela  de  ce  quelque  chose  qui 
embaume  une  page,  par  exemple  :  le  damas  rouge 
de  la  chambre  à  coucher.  Et  avec  Guibert  cette 
journée  du  Moulin- Joli  dans  le  frais  encadrement 
de  Montmorency  et  d' Argenteuil  —  et  plus  loin  cette 
journée  où  le  soleil  de  février  a  des  douceurs  de 
convalescence.  —  Vous  savez  mieux  que  moi  que 
c'eût  été  l'affaire  de  deux  ou  trois  après-midi  passés 
au  Cabinet  des  Estampes.  C'est  tout  de  même 
empoignant  ce  roman  furieux  au  seuil  de  la  ré- 
volution, on  en  a  le  cœur  légèrement  étranglé, 
ma  parole. 

Je  vous  retourne  le  manuscrit.  —  Vous  n'avez 
pas  peur  de  confier  des  manuscrits  à  la  poste. 

Ecrivez-moi  plus  souvent,  hein  ?  —  J'entends 
beaucoup  de  musique  ici. 

J'espère    vous    présenter    un   jour    mon   jeune 

*****  2 


16  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Rubinstein  de  18  ans  à  peine  (1).  Vous  l'adorerez 
comme  moi,  un  brun  au  visage  insensé,  peut-être 
un  peu  plus  haut  que  vous,  et  une  masse  de  cheveux 
crépus.  —  Je  l'appelle  le  Nubien.  —  Un  fumeur 
elïréné.  —  Je  fume  la  pipe.  —  Je  les  collectionne.  — 
Trois  scènes  et  ma  prose  en  un  acte  est  terminée, 
achevons-la  vite  et  qu'on  n'en  parle  plus.  J'ai 
aussi  l'idée  d'un  Faust  en  un  acte.  Je  traduisais 
en  vers  un  Don  Juan  de  Pouchkine,  je  l'ai  lâché.  — 
Comment,  vous  n'avez  pas  lu  les  Contes  cruels  !  Si 
Kahn  le  savait  !  —  Lisez,  c'est  insensé.  —  Et  au 
revoir.  Que  dit  le  barde  (2)  de  moi  ? 

Jules. 

(Tiens  !  j'ai  oublié  de  vous  tutoyer.) 


(1)  Il  s'agit  toujours  de  Théophile  Ysaye. 

(2)  M"""  Mullezer,  avec  qui  Jules  Laforgue  s'était  brouillé  du- 
rant l'automne  1882. 


LETTRES  1883-1887  17 


LXIV 

A  M.   CHARLES  HENRY 

Bade    [20    avril    1883]. 

Mon  cher  Henry, 

Je  vous  écris  un  petit  mot  qui  n'est  pas  une 
réponse  à  votre  lettre,  mais  simplement  une  excuse 
et  un  acompte. 

Je  commence  à  respirer.  Mes  deux  derniers  jours  à 
Berlin  ont  été  très  occupés  —  préparatifs  de  départ 
—  puis  été  passer  deux  jours  à  Dresde  —  chemin  de 
fer,  mal  de  tête,  musée  inouï  !  Des  Rembrandt 
à  lécher  le  parquet  qui  les  reflète,  l'Elbe  adorable, 
etc.,  puis  rentré  à  Berlin,  faire  malles,  éreinté  — 
enfin,  après  un  peu  de  rechemin  de  fer,  arrivé  ici, 
pioncé,  et  je  vous  écris,  bien  que  mon  intérêt  soit 
de  me  mettre  à  dévorer  mes  3  journaux  quotidiens 
qui,  multiphés  par  3  jours  de  retard,  font  9,  plus 
le  supplément  du  Figaro,  et  le  nouveau  cahier  de  la 


18  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Revue,  qui  voulut  embulozer  Balzac  (ici  on  appelle 
ça  un  cahier).  Dans  vos  archives  :  je  ne  sais.  J'ai  un 
ami  à  Berlin,  professeur  à  l'université,  qui,  seul, 
peut  me  renseigner;  en  ce  moment  il  a  ses  congés 
et  parcourt  l'Italie,  je  crois. 

Au  revoir. 

Mes  minutes  sont  comptées.  Avec  ça  j'ai  à  faire 
ma  barbe,  aller  prendre  un  bain  et  un  shampoing. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  19 


LXV 

A  SA  SŒUR 

Bade,   lundi,   83   [mai]   (1). 

Ma  chère  Marie, 

Reçu  ta  lettre  il  y  a  plusieurs  jours.  Je  l'avoue, 
mea  culpa,  mca  culpa. 

Et  ton  portrait,  qui  est  toujours  devant  moi. 

Enfin,  voilà  un  vrai  portrait.  L'^s  photographes 
établis  sont  des  imposteurs  fallacieux.  Tu  es  très 
bien.  Je  te  vois  au  naturel.  Envoie-m'en  encore 
un  autre,  bientôt.  Ça  ne  coûte  rien  à  Emile. 

Pour  le  mériter,  d'ailleurs,  je  t'envoie  une  poi- 
gnée de  vers  pris  dans  le  tas  (si,  toutefois,  cet 
envoi  ne  va  pas  à  l'encontre  de  mon  but).  Des  tas 
d'affaires  m'ont  empêché  de  te  répondre. 

(1)  Cette  lettre  porte  84,  dans  une  édition  antérieure  :  mais  dès 
juillet  83  Laforgue  écrit  à  M.  Ch.  Henry  qu'il  a  40  complaintes 
et  il  dit  ici  «  une  vingtaine  »  :  la  lettre  doit  être  vraisemblablement 
de  mai  1883. 


20  ŒUVRES    DE    JULES   LAFORGUE 

Il  fait  une  chaleur  accablante,  à  canoniser  le  pôle 
arctique.  Je  lis,  je  fume,  je  travaille,  je  vrgabonde 
par  la  Forêt  Noire.  Mais  les  paysages  d'ici,  bien 
qu'uniques  au  monde,  m'écœurent,  ils  sont  plus 
beaux  que  nature,  ça  a  l'air  d'après  les  tableaux 
de  Gustave  Doré.  Vraiment.  Puis,  j'ai  voulu  te 
recopier  quelques  vers.  Ne  les  perds  pas.  Je  n'en 
ai  qu'une  copie.  Ils  te  paraîtront  peut-être  bizarres. 
Mais  j'ai  abandonné  mon  idéal  de  la  rue  Berthollet, 
mes  poèmes  philosophiques. 

Je  trouve  stupide  de  faire  la  grosse  voix  et  de 
jouer  de  l'éloquence.  Aujourd'hui  que  je  suis  plus 
sceptique  et  que  je  m'emballe  moins  aisément  et  que, 
d'autre  part,  je  possède  ma  langue  d'une  façon  plus 
minutieuse,  plus  clownesque,  j'écris  de  petits 
poèmes  de  fantaisie,  n'ayant  qu'un  but  :  faire  de 
l'original  à  tout  prix.  J'ai  la  jerme  intention  de 
pubher  un  tout  petit  volume  (johe  édition),  luxe 
typographique,  écrin  digne  de  mes  bijoux  litté- 
raires !  titre  :  Quelques  complaintes  de  la  vie.  Avec 
cette  épigraphe  tirée  des  Aveux  : 

Et  devant  ta  présence  épouvantable,  ô  mort, 
Je  pense  qu'aucun  but  ne  vaut  aucun  effort. 

J'ai    déjà    une   vingtaine    de    ces    complaintes. 


LETTRES   1883-1887  21 


Encore  une  douzaine  et  je  porte  mon  manuscrit  je 
ne  sais  où. 

J'y  regrette  une  chose  —  certains  vers  natura- 
listes y  échappés  et  nécessaires.  J'ai  perdu  de  mon 
enthousiasme,  mes  naturahsmes,  comme  poète  seu- 
lement (pour  le  roman,  c'est  autre  chose),  (le  miheu 
dans  lequel  je  vis  n'est  d'ailleurs  pour  rien  dans 
ce  retour).  La  vie  est  grossière,  c'est  vrai  —  mais, 
pour  Dieu  !  quand  il  s'agit  de  poésie,  soyons  distin- 
gués comme  des  œillets;  disons  tout,  tout  (ce  sont 
en  effet  surtout  les  saletés  de  la  vie  qui  doivent 
mettre  une  mélancolie  humoristique  dans  nos  vers), 
mais  disons  les  choses  d'une  façon  raffinée.  Une 
poésie  ne  doit  pas  être  une  description  exacte 
(comme  une  page  de  roman),  mais  noyée  de  rêve. 

(Je  me  souviens  à  ce  propos  d'une  définition  que 
me  donnait  Bourget  :  La  poésie  doit  être  à  la  vie 
ce  qu'un  concert  de  parfums  est  à  un  parterre  de 
fleurs),  voilà  mon  idéal.  Pour  le  moment  du  moins. 
Car  la  destinée  d'un  artiste  est  de  s'enthousiasmer 
et  se  dégoûter  d'idéaux  successifs.  Cet  idéal,  mes 
complaintes  n'y  répondent  pas  assez  encore  à  mon 
gré,  et  je  les  retoucherai,  je  les  noierai  un  peu  plus. 

En  voilà  assez.  Lis-les,  et  dis-moi  ton  avis  (tu 
connais  d'ailleurs,  déjà,  ma  complainte  des  montres). 
Et  envoie-moi  une  autre  photographie. 


22  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Qu'Emile  photographie  aussi  un  des  enfants  et 
me  l'envoie.  J'en  serai  aux  anges.  Je  crois  de  plus 
en  plus  que  mes  congés  commenceront  un  peu  plus 
tôt  cette  année-ci.  —  Où  irons-nous  ? 

Dis  à  Emile  s'il  se  souvient  de  nos  soirs  au  Fran- 
çais. Paul  Reney  est  venu  jouer  à  Bade.  —  A-t-il 
le  catalogue  du  Salon  ?  Dis-lui  qu'on  parle  beaucoup 
du  tableau  de  Rochegrosse  et  de  celui  d'Aman- 
Jean. 

Tu  trouveras  peut-être  cette  lettre  un  peu  sèche. 
Laisse-moi  la  compenser  par  un  bon  baiser.  (Rap- 
pelle-moi au  souvenir  des  enfants.) 

Jules. 

Pardon  pour  les  livres  non  envoyés.  Tu  les  liras 
plus  tard. 


LETTRES  1883-1887  23 


LXVI 


A  SA  SŒUR 


Strasbourg,  lundi  [21  mai  1883].  (1) 

Ma  chère  Marie, 

Je  viens  de  dîner  dans  un  hôtel,  quelconque,  où 
je  n'ai  entendu  parler  que  français.  Je  suis  à  Stras- 
bourg (je  t'écris  dans  un  café  plein  de  soleil).  Je 
n'avais  rien  à  faire  à  Bade  aujourd'hui. 

En  trois  heures  et  demie  de  chemin  de  fer  on  est 
à  Strasbourg,  et  je  suis  venu. 

Je  suis  extrêmement  heureux  de  passer  ma  jour- 
née ici.  Que  d'observations  !  Tu  sais  que  Strasbourg 
fait  partie  de  l'empire  allemand  depuis  le  traité  de 
Francfort  qui  a  terminé  la  guerre  de  1870,  donc 
que  d'observations  ! 

(1)  Cette  date  nous  est  fournie  par  l'Agenda  1883  publié  dans 
le  numéro  d'octobre  1920  de  la  Nouvelle  Revue  Française  et  que 
l'on  trouvera  au  volume  des  Œuvres  posthumes. 


24  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


On  se  croirait  en  France.  —  Les  enseignes  sont 
en  français,  etc..  On  entend  partout  parler  notre 
douce  langue,  excepté,  hélas  !  par  les  petits  enfants 
qui  jouent  dans  les  ruisseaux,  chose  qui  m'a  touché 
au  cœur.  Au  lieu  des  marchands  de  cigares  que  l'on 
voit  partout  en  Allemagne,  c'est  encore  ici  le  bureau 
de  tabac  avec  sa  lanterne  rouge  —  et  la  cathédrale 
(si  célèbre,  tu  le  sais);  un  quidam  s'offrait  comme 
guide  et  comme  je  déclinais  ses  services  en  français, 
il  m'a  offert  l'image  que  je  t'envoie  ici.  Il  m'a 
confié,  avec  des  larmes  dans  la  voix,  qu'il  était  un 
ancien  commissionnaire  et  je  me  suis  fendu  d'un 
franc. 

En  entrant  dans  la  ville  sur  le  seuil  d'une  bou- 
tique un  enfant  pleurait.  Une  jeune  bonne  est  venue 
et  lui  a  dit  :  «  Pourquoi  que  tu  pleures,  René  !  »  Tu 
ne  peux  te  figurer  combien  cette  simple  phrase 
m'est  allée  au  cœur;  le  bon  moyen  de  maintenir 
le  patriotisme  dans  le  cœur  des  Français  est  de  les 
faire  voyager. 

On  voit  partout  des  gibus  et  des  pieds  peu  élé- 
gants, c'est  la  France.  —  Puis  les  cigarettes  et  les 
cheveux  et  la  barbe  noirs  ou  du  moins  châtains. 

J'ai  devant  moi  deux  journaux  d'Alsace.  La 
feuille  est  divisée  en  deux,  la  moitié  en  allemand, 
la  moitié  en  français.  Mais  je  n'ai  qu'à  regarder 


LETTRES  1883-1887  25 


sur  la  place  des  troupiers  à  lourdes  bottes  et  à 
masques  pointus,  ils  font  l'exercice. 

Je  t'embrasse. 
Adieu.  Écris-moi  —  le  28  de  ce  mois  nous  par- 
tons pour  Berlin. 

Jules. 


26  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXVI[ 

A  M.  CHARLES   HENRY 

Coblentz  [6  ou  7  juin  1S8'J\. 

Mon  cher  Henry, 

Votre  lettre  était  adressée  à  Bade  que  j'avais 
quitté  pour  passer  une  semaine  à  Berlin  (occasion 
d'un  article  sur  le  Salon)  et  je  suis  ici. 

Que  devenez-vous  ou  plutôt  que  ne  devenez-vous 
pas?  Que  publiez-vous  ou  plutôt  que  ne  publiez- 
vous  pas  ?  Et  la  sculpture  ? 

J'aime  V Oiseau  crucifié  de  Marie  Krysinska  (1). 
Mais  avouez  qu'il  y  a  là  trois  ou  quatre  scories  ou 
bavures  rentrées.  Pourquoi  Bellanger  ne  devient- 
il  pas  quelqu'un?  Vous  êtes  bien  heureux  d'avoir 
vu  le  Salon.  Il  y  a  là  des  inconnus  qui  m'intéres- 
sent   :    Aman-Jean,    Stott,    etc.,   et  Rochegrosse 

(1)  Un  poème  publié  dans  la  Vie  Moderne  avec  un  dessin  de 
leur  ami  Bellanger. 


LETTRES  1883-1887  27 

qui  se  fourvoie,  à  moins  qu'il  n'ait  subtilement 
calculé  qu'en  exposant  une  Andromaque,  le  monde 
serait  d'autant  plus  épaté  l'an  prochain  en  voyant 
de  lui  une  Scène  de  coulisses,  etc.,  (1). 

Ah!  si  j'étais  à  Paris  avec  une  plume! 

Tout  est  à  renouveler  en  peinture.  (Quels  triom- 
phes I)  Quel  langage  aussi  pour  une  nature-mort- 
croque  qui  fera,  au  lieu  de  melons,  de  chaudrons, 
de  poissons,  d'armures,  etc.,  une  vitrine  de  modiste 
(les  chapeaux  de  femmes  !  !),  un  étal  de  frompges, 
une  bijouterie  du  Palais-Royal,  un  intérieur  d'om- 
nibus roulant.  Y  a-t-il  encore  un  peintre  des  indus- 
tries du  métal  ?  etc. 

Je  fais  le  Salon  de  Berlin  qui  est  d'un  lamentable 
achevé. 

Jules  Laforgue. 


(1)  M.  William  Stott  exposait  Ronde  d'enfants  et  l'Atelier  dit 
grand-père.  De  M.  Aman- Jean,  qui  depuis  orthographia  son  pré- 
nom Aman,  se  voyaient  le  Portrait  de  M"""  X...  et  Saint  Julien 
l'Hospitalier  (  «  Il  s'en  alla,  mendiant  sa  vie  par  le  monde.  Il  connut 
la  faim,  la  soif  et  la  vermine.  »  G.  Flaubert).  Le  prix  du  Salon  fut 
dévolu  à  M.  Georges  Rochegrosse, qui  déjoua  les  prévisions  de  cette 
lettre,  en  1883  par  son  abstention,  et  les  années  suivantes  par  sa 
peinture.  [Note  de  M.  Félix  Fénécn.l 


28  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXVIII 

A  MAX  KLINGER 

Coblentz,  lundi  [11  juin  1883].  (1) 

Cher  jeune  Maître, 

Je  trouve  votre  complaisante  et  longue  lettre 
en  revenant  de  Cologne,  où  j'ai  visité  deux  expo- 
sitions (dont  un  musée).  Je  suis  content  d'avoir 
vu  là  la  Vergiftet  de  G.  Max,  que  je  n'aimais  pas 
jusqu'ici,  ne  la  jugeant  que  par  deux  ou  trois  têtes 
fades,  une  entre  autres  chez  Gurlitt.  Je  voulais 
citer  dans  mon  Salon  Fischer,  Oeder,  etc.,  qui 
m'avaient  paru  pas  sans  valeur,  mais  j'ai  vu  de 
leurs  toiles  à  Cologne,  c'est  toujours  la  même  chose. 
C'est  trop  bête,  n'est-ce  pas  ? 

J'ai  passé  une  semaine  à  Berlin.  Je  croyais  que 

(1)  Cette  lettre,  ainsi  que  les  trois  autres  adressées  au  même 
Max  Klinger,  furent  publiées  peu  aprôs  la  mort  de  Laforgue  dans 
la  Cravache  parisienne  du  8  septembre  1888,  et,  en  allemand,  en 
tête  de  la  traduction  des  Moralités  légendaires  par  Paul  Wiegler. 
«  Sagenhafle  Sinnspiele  ».  Stuttgart,  1905. 


LETTRES  1883-1887  20 

vous  n'}^  étiez  pas,  —  et  je  regrette  bien  de  n'avoir 
pas  été  vous  voir,  excusez-moi. 

Mille  merci  pour  les  renseignements  qui  ont  dû 
vous  distraire  de  votre  travail  ou  plutôt  de  vos 
rêveries.  Comment  !  vous  avez  lu  V Education 
sentimentale.  Vous  êtes  vraiment  extraordinaire  : 
pessimiste  comme  vous  l'êtes,  tout  Flaubert  vous 
plaira. 

Oui,  je  fais  le  Salon  de  Berlin  tant  bien  que  mal. 
Je  parle  longuement  de  vous  comme  de  l'artiste  le 
plus  personnel,  mais  non  sans  reproche.  Vous  verrez, 
(c  qui  aime  bien  châtie  bien  )>... 

Je  dirai  que  je  préfère  le  petit  Menzel  à  ses  deux 
Frédéric  de  la  National  Galerie.  Je  dirai  du  mal  de 
Richter  et  aussi  (??)  de  Gustrow,  non  en  général, 
mais  pour  ses  portraits  de  Salon  que  je  trouve 
fades  et  bêtes. 

J'ai  vu  à  Cologne  un  joli  J.  Brandt,  moins  banal 
que  tout  ce  qu'il  fabrique  en  général,  etc.  Je  crois 
que  vous  approuverez  mes  impressions.  Tout  de 
Hertel  ne  me  plaît  pas  également,  mais  (impres- 
sionnisme à  part)  il  a  un  joli  tempérament  de  peintre 
(son  aquarelle). 

Quel  vilain  métier  que  celui  de  critique  d'art, 
n'est-ce  pas  ?  Ce  métier  a  été  déshonoré  par  tant 
d'ignorants  et  les  artistes  ont  bien  souvent  raison 


30  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


de  nous  mépriser.  Pour  ma  part,  vous  ne  pourriez 
croire  avec  quelle  conscience  je  m'y  adonne.  Non 
en  lisant  des  livres  et  en  fouillant  les  vieux  Musées, 
mais  en  cherchant  à  voir  clair  dans  la  nature  en 
regardant  humainement,  comme  un  homme  préhis- 
torique, l'eau  du  Rhin,  les  ciels,  les  prairies,  les 
foules,  et  les  rues,  etc.  J'ai  plus  étudié  dans  les  rues, 
les  appartements,  les  théâtres,  etc.,  de  Paris  que 
dans  ses  bibliothèques.  Si  je  n'étais  pas  persuadé 
que  j'ai  l'œil  artiste  et  que  je  suis  hostile  à  tous  les 
préjugés  artistiques,  sincère  et  désireux  d'instruire 
le  public  déhcat,  je  n'écrirais  point  cela,  croyez-le. 

Vous  allez  à  Paris,  j'en  suis  bien  heureux  pour 
vous.  Quel  bien  cela  vous  fera  !  Tâchez  de  connaître 
Renouard,  Lançon,  Guérard  (veuf  de  M"^^  Éva 
Gonzalés)  et  Ghifïlart  aussi.  J'ai  un  frère  qui  a 
quitté  l'École  des  Beaux- Arts,  il  y  a  quatre  ans, 
mais  il  n'est  pas  à  Paris  en  ce  moment.  Vous  arri- 
verez trop  tard  pour  voir  le  Salon,  et,  ce  qui  est 
plus  irréparable,  l'exposition  de  Sisley. 

Vous  verrez  les  beaux  paysages  de  la  Seine, 
Notre-Dame,  au  soleil  couchant,  etc. 

Si  vous  arrivez  avant  la  fin  de  la  saison,  allez 
aux  cafés-concerts  des  Champs-Elysées,  et  du 
moins    aux    Folies-Bergère. 

Vous  verrez  comme  les  habits  noirs  (les  fracs) 


LETTRES  1883-1887  31 

sont  sublimes  à  Paris.  Et  les  chapeaux  de  femmes  ! 
Allez  passer  des  après-midi  dans  la  foule  aux  ma- 
gasins du  Louvre  et  du  Bon  Marché. 

J'oubliais.  Tâchez  de  connaître  le  graveur  en 
pointe  sèche  Desboutin  et  l'extraordinaire  Brac- 
quemond.  Feuilletez   les   albums   de   Jacquemart. 

Ne  vous  préoccupez  pas  de  mes  photographies  (1). 
Si  elles  vous  servaient  à  quelque  chose,  emportez- 
les  à  Paris.  Si  Bernstein  vous  donne  une  lettre  pour 
Ch.  Ephrussi,  celui-ci  vous  fera  connaître  qui  vous 
voudrez. 

Votre  pessimisme  deviendra  plus  noir  encore 
dans  les  tristesses  et  les  splendeurs  de  la  ville 
monstre  :  vous  lirez  beaucoup.  Votre  pointe  se 
fera  plus  libre,  plus  grasse,  votre  œil  plus  envelop- 
pant et  plus  aigu  et,  avec  votre  imagination  alors, 
vous  ferez  sensation  à  Paris. 

Vous  verrez  comme  la  presse  parisienne  est  admi- 
rable quand  elle  a  découvert  un  véritable  et  origi- 
nal  artiste. 

Je  serai  à  Paris  dans  deux  mois.  Sans  doute 
j'aurai  votre  adresse.  Au  revoir. 

Votre 

Jules  Laforgue. 

(1)  Des  reproductions  d'œuvres  appartenant  au  musée  du  Louvre. 
**♦♦♦  o 


32  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXIX 

A   CHARLES  EPHRUSSI 

Coblentz,  jeudi  [14  juin  1883]. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Il  est  écrit  que  vous  ne  m'écrirez  plus,  sans  doute. 
L'Impératrice  m'a  dit  que  vous  aviez  conduit  la 
princesse  royale  au  Salon  et  qu'elle  vous  avait  ou 
que  vous  lui  aviez  demandé  de  mes  nouvelles. 

En  voici.  J'ai  été  passer  une  semaine  à  Berlin. 
Je  me  suis  éreinté  au  Salon  de  Charlottenbourg. 
Et  ici  j'ai  travaillé  mes  notes.  Puis-je  vous  l'en- 
voyer comme  toujours  ? 

11  est  très  attendu  à  Berlin  et  fera  quelque  bruit 
dans  ce  grand  Landerneau.  On  m'a  aussi  trahi  près 
de  l'Impératrice  qui  attend  que  je  le  lui  lise.  Je  le 
lui  lirai  en  le  modifiant  au  vol.  Puis-je  vous 
l'envoyer  ? 

Je  ne  vous  demande  pas  ce  que  vous  faites. 


LETTRES  1883-1887  33 


Vous  êtes  probablement  au  vert  à  Versailles  ou 
ailleurs  ?  Peut-être  en  Italie  ou  à  Londres. 

En  attendant  de  vous  revoir  et  de  dissiper  le 
dernier  malentendu  que  vous  aviez  à  mon  sujet, 
s'il  en  reste,  je  vous  serre  la  main. 

Votre,  comme  je  n'ai  jamais  cessé  de  l'être, 

Jules  Laforgue. 


34  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXX 

A  CHARLES  EPHRUSSI 

[Coblentz,  mardi  3]  juillet  1883. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Merci  de  votre  lettre  vraiment.  J'ai  reçu  mon 
Salon.  Alas,  poor!  Je  viens  de  le  refaire  d'après  vos 
conseils.  Je  vois  que  vous  êtes  un  vétéran  et  que 
je  ne  suis  encore  qu'un  jeune. 

Voici  :  D'abord  je  vous  sacrifie  39  noms,  bien 
comptés  !  !  Ce  que  j'en  laisse  est  absolument  néces- 
saire sous  peine  de  faire  écrouler  un  jour  sur  ma 
tête  le  Vieux  musée  de  Berlin  avec  les  fresques  de 
Schinkel  —  horror  !  J'ai  rarrangé  Boecklin  et  Her- 
tel,  et  condensé  Klinger,  arrangé  Brozik  selon  votre 
observation,  supprimé  Guillemet,  le  Ruysdaël  du 
vieux  Bercy!  (celle-ci,  vous  l'expierez  un  jour!) 
Poirson,  etc.. 

Piloty  n'est-il  pas  embeaumé  ("sic^  à  l'heure  qu'il 
est? 


LETTRES  1883-1887  35 


Je  vais  demainàDusseldorf  (1).  (J'aiétéà  Dresde.) 

—  Voir  V  Innocent  VI  de  Velasquez  à  Londres  et 
mourir. 

J'irai  peut-être  à  Munich.  J'espère  que  vous  ne 
trouverez  pas  mss  conclusions  trop  exclusives. 
(D'autre  part,  vous  savez  que  ma  position  ici  n'a 
rien  à  voir  là-dedans.) 

Connais>ez-vous  la  p3tite  manière  de  Menzel?  — 
En  somme,  je  crois  y  voir  de  plus  en  plus  clair. 

J'ai  passé  des  midis  sur  les  hauteurs  de  Bade  à 
m' abrutir  de  soleil  et  de  verdure  verte.  Je  suis 
affolé  de  vastes  toiles  limpides  dans  lesquelles  on 
pourra  se  baigner  !  Je  n'aime  plus  les  demi-ma- 
nières. Tout  clair.  Le  noir  seulement  systéma- 
tique, comme  chez  Ribot  par  exemple. 

J'ai  envie  de  donner  des  coups  de  canif  ou  au 
moins  des  coups  de  plum3  (de  mon  aile  d'oie)  dans 
les  portraits  à  fonds  muUâtres  (sic),  fussent-ils  du 
basque  Bonnat. 

Un  jour  vous  avez  conseillé  au  peintre  Blanche  (2) 
devant  moi,  de  ne  pas  mettre  d'eau  dans  son  vin. 

—  Mettez -vous  toujours  du  vin  dans  l'eau  de  la  rue 
Favart  (8  pour  les  abonnés)? 

(1)  Laforgue  dut  remettre  ce  voyage  à  Dusseldorf  et  ne  semble 
pas  y  être  allé  par  la  suite. 

(2)  M.  Jacques-Emile  Blanche. 


36  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Camille  Lemonnier  et  Duret  sont-ils  défunts^ 
l'un  d'une  indigestion  de  kermesse  flamande  et 
l'autre  d'une  ophtalmie? 

C'est  la  seconde  de  ces  fuis  que  je  me  souhaite 
pour  plus  tard. 

Avec  quelle  œuvre  êtes-vous  en  train  de  faire 
gémir  les  presses  octave-uzannesques  de  Quantin? 

Avez-vous  le  courage  de  travailler  par  cette 
chaleur  qui  fait  éclore  des  infusoires  dans  les 
encriers  ? 

Au  revoir  (pour  septembre). 

Votre 

Jules  Laforgue. 

Merci  de  faire  passer  la  chose  dans  la  Gazette 
même.  —  Merci  de  tout. 


LETTRES  1883-1887  37 


LXXI 


A  M.  CHARLES  HENRY 


Coblentz-Schloss,    samedi 
[14  juillet  1883]. 


Mon  cher  Henrv, 


Pardon  pour  ce  papier  de  coifïeur. 

Êtes- vous  rue  Berthollet?  Que  faites- vous?  Je 
vois  partout  des  machines  sur  votre  bouquin. 
Peut-on  en  avoir  un  exemplaire  ?  En  tout  cas,  f  éhci- 
tations.  Mais  à  quand  votre  roman  ou  vos  poèmes 
en  prose  ?  J'ai  eu  beaucoup  de  travail.  Après  dix 
jours  à  Berhn,  venu  à  Goblentz,  fait  le  Salon  berli- 
nois en  prose  sage  à  idées  sages  pour  le  1^^  août  de 
la  Gazette  des  Beaux- Arts,  passé  un  jour  1  /2  à  Co- 
logne, puis  4  à  Munich,  où  vu  Bellanger  devant  les 
Rubens  de  la  Pinacothèque  !  Catalogues  et  notes. 
Je  ferai  également  pour  la  Gazette  l'Exposition 
internationale  de  Munich.  Me  revoilà  à  Coblentz, 


38  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

avec  le  Rhin  sous  ma  fenêtre,  une  photo  de  Velas- 
quez  devant  moi,  fumant  les  pipes,  regardant  mes 
complaintes.  J'en  ai  30  à  40.  Je  les  mettrai  au  net 
pour  un  imprimeur,  que  ça  paraisse  et  qu'on  n'en 
parle  plus.  Comme  vous  passerez  votre  14  juillet 
enfermé  chez  vous,  vous  pouvez  m' écrire  quelques 
lignes  pour  me  tenir  au  courant  de  vos  fermentations 
littéraires  et  autres. 

Et  le  barde  de  la  rue  d'Enfer? 

Et  les  idiots  de  l'incident  Corot-Trouillebert(l)? 

Voyons,  que  se  passe- t-il  à  Paris,  ou  du  moins  dans 

le  petit  Rambouillet  faisandé  de  Marie  Krysinska. 

Le  feu  d'artifice  RoDinat  est-il  mort  à  jamais?  Que 

fait  B***,  ce  doux? 

Et  Antoine  Gros,  ce  primitif  ? 
Et  Charles  Cros  ? 

Avez-vous  fait  la  connaissance  d'un  vrai  peintre 
ayant  un  œil  ?  D'un  musicien  ?  D'un  véreux  ? 
Que  savez-vous  de  Kahn  ?  est -il  au  Tonkin  ?  Non. 
Mais  il  doit  être  sur  la  fm  de  sa  captivité. 

J'ai  fait  venir  la  Sagesse  de  Verlaine.  Trois  ou 
quatre  pièces  de  lui,  voilà  qui  enfonce  toutes  les 
Chansons   des   Gueux,  toutes  les    Sully-Prudhom- 


(1)  Peu  après  une  vente,  Alexandre  Dumas  fils  avait  découvert 
qu'un  tableau  qu'on  lui  avait  vendu  pour  un  Corot  n'était  qu'un 
Trouillebert. 


LETTRES  1883-1887  39 


meries  qu'on  sait.  Il  annonce  un  nouveau  volume  : 
Amour. 

Soyez  sûr  que  n'en  voilà  un  qui  reviendra  à  Mont- 
martre qui  rime  pour  lui  avec  dartre  maintenant. 

Vous  envoyé-je  de  mes  complaintes?  Elles  vous 
plairont  peut-être  ? 

Je  suis  pressé.  Je  fais  de  gros  dîners  indigestes. 
Et  le  soir  je  lis  un  roman  de  Guida  ! 

Au  revoir  ! 

Jules  Laforgue. 


40  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXXII 

AU.  CHARLES  HENR  Y 

Coblentz,  vendredi  [27  juillet  1883]. 

Mon  cher  Henry, 

Je  vous  écris  à  la  hâte. 

J'ai  reçu  votre  très  intéressante  lettre  (pourquoi 
si  rare?)  hier  au  soir. 

Par  suite  de  complications  où  l'équihbre  euro- 
péen n'entre  pour  rien,  mes  congés  commencent 
vers  le  10  août  et  vont  à  peu  près  jusqu'au  1^^  nov. 

Je  serai  à  Paris  dans  une  douzaine  de  jours.  Y 
serez- vous  ?  Probablement  pas.  J'y  resterai  trois  à 
quatre  jours,  de  là  à  Tarbes  et  en  revenant  je 
passerai  deux  semaines  à  Paris,  où  vraisemblable- 
ment alors  nous  nous  verrons. 

Je  tiendrais  beaucoup  à  savoir  votre  impression 
de  mes  Complaintes.  Je  suis  en  train  de  les  mettre 


LETTRES   1883-1887  41 


au  net  avec  une  pièce  en  un  acte  déjà  vieille.  Mon 
brusque  départ  me  noie  de  besogne. 

Merci  des  2  Chat  noir. 

Marie  Krysinska  a  sensibilité  artiste  à  fond  origi- 
nal, mais  tout  cela  est  bien  noyé  dans  la  rhéto.  à 
la  mode,  n'est-ce  pas  ? 

Elle  écrit  les  Fenêtres  parce  que  Lorin  (1)  a  mis 
à  la  mode  les  Becs  de  gaz,  les  Maisons,  les  Voitures, 
etc.  Il  y  a  beaucoup  là  de  fabrique. 

Maizeroy,  etc.,  etc.,  m'ont  dégoûté  de  tout  cela. 
C'est  l'école  de  Fortuny.  J'ai  en  ce  moment  un 
idéal  que  j'essaie  d'insuffler  à  mes  Complaintes,  — 
et  dont  certaines  pages  de  la  Sagesse  et  des  Aveux 
me  semblent  jusqu'ici  les  belles  choses  vraies. 

Kahn,  dans  ses  proses,  avait  de  ces  pièces-là. 
Le  sonnet  d'Icres,  dans  le  même  Chat  noir,  est 
assommant.  Que  de  tempéraments  versant  ainsi 
dans  le  cabotin  du  jour.  Nous  parlerons  avec  plai- 
sir de  tout  ça  à  Paris,  n'est-ce  pas  ?  Je  ne  m'étonne 
pas  qu'on  ne  vous  ait  pas  répondu  de  Berlin.  Ce 
sont  tous  des  ours,  des  tardigrades. 

J'ai  passé  deux  ans  à  acquérir  la  conviction 
que  c'est  le  peuple  le  plus  activement  antiartistique 
des  peuples  connus.  Ah  !  si  j'avais  écrit  mon  Salon 

(1)  Georges  Lorin. 


42  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


berlinois  dans  une  boîte  moins  timorée  que  la 
Gazelle;  enfin  j'y  ai  cependant  un  peu  soulagé  mes 
nerfs. 

Je  ne  songe  pas  à  la  Vie  Moderne  pour  mes  com- 
plaintes. Je  crois  avoir  avec  ces  50  un  petit  volums 
un  peu  propre.  Eh  bien,  mon  désir  serait  de  faire 
—  en  payant  même  si  nécessaire  —  un  de 
ces  petits  volumes  Kistemaeckers,  où  sont  publiés 
Huysmans,  Mendès,  Maupassant,  etc.,  à  peine 
quelques  exemplaires,  quelques-uns  pour  moi, 
c'est-à-dire  les  quelques  êtres  que  mes  choses 
peuvent  dans  ce  genre  intéresser,  et  le  reste  au 
hasard  et  au  plaisir  de  l'éditeur.  Je  ne  m'en 
occuperai  pas  davantage.  Avez-vous  des  renseigne- 
ments sur  ces  petites  éditions  Kistemaeckers  et 
sur  ces  sortes  d'affaires  ?  Si  l'affaire  m'ennuie  ou  est 
chère,  j'achèterai  pour  cinquante  francs  de  cuivre, 
j'y  autographierai  moi-mêma  m3s  poésies,  peut-être 
avec  quelque  machine  de  mon  frère,  je  ferai  mordre 
et  je  les  ferai  tirer  sur  bon  papier  rue  Saint- Jacques 
à  des  exemplaires  juste  pour  les  êtres  en  question. 

A  la  hâte.  Je  me  suis  trop  attardé.  Au  revoir 
pour  votre  livre  des  lignes. 

Jules  Laf[orgue.] 


LETTRES  1883-1887  43 


LXXIII 
A  M.  CHARLES  HENRY 


Coblentz  [début  d'août  1883). 

Mon  cher  Henry, 

Je  viens  de  recevoir  votre  lettre.  —  Enchanté 
que  vous  so^^ez  à  Paris.  J'irai  tout  de  suite  rue 
Berthollet.  Merci  du  Salon  !  !  Un  ami  qui  loge  à 
Montmartre  m'a  trouvé  quelque  chose  du  côté  de 
la  rue  Drouot. 

Je  devais  partir  d'ici  le  11,  mais  sous  prétexte 
que  je  veux  me  figurer  que  l'Exposition  des 
Cent  chefs-d'œuvre  (1)  ferme  le  10.  Je  vais  intri- 

(1)  C'étaient,  exposés  Galerie  Georges  Petit,  à  Paris,  et  prove- 
nant des  collections  parisiennes,  plus  de  cent  tableaux  de  Corot, 
Courbet,  Daubigny,  Decamps,  Delacroix,  Diaz,  J.  Dupré,  Fromen- 
tin, Fortuny,  Carbet,  Géricault,  Isabey,  Leys,  Marilhat,  Meisso- 
nier,  Millet,  Rousseau,  Ary  Schelïer,  Troyon,  Antonello  de  Mes- 
sine, Boucher,  Greuze,  Franz  Hais,  Pîobbema,  Lancret,  Metzu, 
Isaac  van  Ostade,  Pater,  Pieter  de  Hoog,  Raibolini,  Rembrandt, 
Rubens,  Jacob  Ruysdael,  Teniers  le  jeune,  Terburg,  Isaac  van  de 
Velde. 


44  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


guer  pour  partir  d'ici  le  9  et  j'espère  réussir  (1). 

Êtes- vous  souvent  chez  vous?  Guère,  je  crois, 
à  part  le  soir,  car  ne  vous  tentent  ni  le  cirque  ni  le 
théâtre. 

J'ai  maintenant  fermé  mes  40  complaintes  (2) 
(préface  en  vers)  et  aussi  franchement  que  j'en  trou- 
vais d'abord  quelques-unes  très  intéressantes,  une 
dizaine  au  moins,  aussi  franchement  je  déclare  que 
maintenant  le  tout  me  paraît  petit  et  éphémère. 
Ce  qui  n'est  pas  éternel  est  court,  et  ce  qui  n'en- 
ferme pas  tout  est  bien  étroit,  mais  c'est  ce  que 
j'ai  fait  de  mieux.  Quant  à  ma  pièce  qai  n'est  point 
un  drame  ni  une  comédie,  mais  une  pièce,  un  acte  : 
franchement,  elle  me  paraît  maintenant  un  exercice 
dans  ce  genre  avec  une  bonne  volonté  de  faire  autre 
chose  que  ce  qu'on  fait  ordinairement,  pas  plus. 

Vous  savez  que  j'ai  été  faire  le  Salon  de  Berhn, 
que  j'ai  visité  Dresde,  Munich,  Cologne.  L'an  pro- 
chain je  ferai  de  semblables  visites.  Et  un  jour  q.u 
l'autre  j'essaierai  un  volume  sur  l'art  contempo- 
rain ou  plutôt  germanique. 

L'illustre  Khnger,  qui  vous  plairait  beaucoup,  est 


(1)  Laforgue,  cette  année-là,  ne  quitta  Coblentz  que  le  10  août, 
passa  une  semaine  en  Belgique  avant  de  se  rendre  à  Paris  et  à 
Tarbes.  (Cf.  Agenda  1883,  et  lettre  à  Klinger,  15  septembre  1883.) 

(2)  Le  recueil,  définitivement,  en  contint  cinquante. 


I 


LETTRES  18S3-1887  45 


à  Paris  maintenant.  Je  vais  tâcher  à  savoir  son 
adresse. 

Je  crois  que  la  Gazette  lui  a  demandé  un  cuivre 
pour  mon  article. 

Avez-vous  VArt  moderne  de  Huysmans  ? 

Bourget  commence  un  roman,  V Irréparable,  dans 
la  Nouvelle  Revue. 

Nous  aurons  beaucoup  à  bavarder  dans  votre 
salon,  que  vous  me  permettrez  d'inspecter  avec  ma 
pipe,  n'est-ce-pas  ? 

Au  revoir. 

Jules  Laforgue. 


46  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXXIV 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Coblentz  [8  août  1883]. 

Mon  cher  ami, 

Enchanté  de  vous  être  agréable,  tout  en  regret- 
tant que  ce  soit  à  si  peu  de  frais.  Je  vous  envoie  le 
papier  en  question,  j'ai  peut-être  bien  fait  de  le 
dater  de  la  capitale,  du  titre  pompeux  en  question, 
avec  date,  où  j'étais  réellement  dans  ledit  endroit? 

Je  crois  qu'on  ne  me  laissera  partir  d'ici  que 
samedi  soir  ou  matin.  Mais  c'est  le  plus  tard. 

Donc  au  revoir  dans  quelques  jours. 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  47 


LXXV 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Tarbes  [22  août  1883]  (1). 

Mon  cher  Henry, 

Je  vous  écris  dans  un  lourd  lendemain  de  cha- 
leur accablante  de  petite  ville.  Je  ne  fais  rien.  Je 
ne  sais  que  faire.  Le  premier  jour,  repos;  le  second, 
visites;  le  troisième,  promenade  à  Bagnères  :  toutes 
les  villes  d'eaux  se  ressemblent.  Je  vais  tacher  main- 
tenant de  me  faire  un  coin  et  d'y  noircir  consciem- 
ment, et  non  peu  richement,  des  feuilles  blanches. 

Je  fume  des  pipes.  Je  lisotte  et  je  regarde  les 
gens. 

Je  m'amuse  avec  des  chats  aux  yeux  gris. 

(1)  Cette  lettre  avait  paru  d'abord  avec  la  date  [octobre  1882] 
qui  ne  peut  être  qu'erronée,  les  indications  que  donne  Laforgue 
dans  cette  lettre  coïncidant  exactement  avec  son  emploi  du  temps 
pour  août  1883,  tel  que  nous  le  montre  l'Agenda  déjà  cité. 

<(c  A  :|c  :((  :1c  â 


48  a:uvRES  de  jules  Laforgue 

J'irai  vers  le  24,  5,  6,  à  San  Sébastian  voir  une 
vraie  corrida  de  toros.  Connaissez-vous  la  chose  ? 

Que  faites-vous  ?  Tous  ces  jours  passés  à  Paris, 
vous  m'avez  vaguement  paru  ne  rien  faire.  Atte- 
lez-vous donc  à  un  roman.  Entre  nous,  je  le  souhai- 
terais avec  la  plus  singulière  et  la  plus  sincère  curio- 
sité. A  votre  âge  vous  avez  un  énorme  passé  de 
science,  de  bibhothèque  et  de  vie;  mettez- vous  au 
roman;  donnez-nous  des  choses  riches  et  absolu- 
ment tirées  de  votre  fonds  et  arrière-fonds.  Mais  vous 
y  avez  songé  et  le  tout  est  de  s'y  mettre.  D'ail- 
leurs, vous  savez  qu'il  n'y  a  que  ça  au  monde  et 
vous  avez  conscience  d'être  de  la  race. 

Si  vous  voyez  Henry  Gros,  dites-lui  de  ma  part 
tout  ce  que  vous  trouverez  de  mieux. 

(On  m'appelle  pour  déjeuner.) 

Votre 

Jules  Laforgue. 

Tarbes,  rue  Massey. 


LETTRES  1883-1887  •       49 


LXXVI 


A  MAX  KLINGER 


Tarbes,  15  septembre  [1883]. 

Cher  grand  artiste, 

Je  reçois  de  Berlin  et  votre  lettre  et  votre  magni- 
fique cadeau.  Que  je  vous  dise  d'abord  que  j'ai 
quitté  Coblentz  le  10  août,  que  j'ai  passé  une  se- 
maine en  Belgique,  puis  une  semaine  à  Paris  (sans 
avoir  votre  adresse  !)  et  me  voilà  depuis  quelque 
temps  dans  les  Pyrénées  (Biarritz,  courses  de  tau- 
reaux à  Saint-Sébastien),  à  Tarbes  (Hautes-Pyré- 
nées). 

Maintenant  je  vous  remercie  mille  fois  de  vos 
Dramen  (1)  et  du  mot  charmant  que  vous  avez 
écrit  à  la  première  page  de  mon  exemplaire.  Je 
suis  vraiment  touché.  Je  vous  assure  que  je  n'y 

(1)  Dramen,  album  d'eaux-fortes  de  Max  Klinger. 


50  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

avais  pensé.  En  disant  de  vous  ce  que  je  pensais 
dans  la  Gazette  des  Beaux- Arts  (avez- vous  vu  le 
num'^ro  du  l^^"  août?)  je  n'ai  fait  que  mon  devoir. 
Encore  je  crois  que  dans  ce  dernier  article  du  1^^ 
août,  j'ai  été  un  peu  sévère  ou  du  moins  froid- 
J'aurais  dû  crier  que  vous  aviez  du  génie.  Enfin  je 
m'acquitterai  envers  votre  amabilité  en  publiant 
un  jour  une  dizaine  de  bonnes  pages  sur  vous  uni- 
quement. A  bientôt. 

Le  Luxembourg  a  été  une  déception  pour  vous  ? 

Revenez-y.  Regardez  Ribot,  Cazin,  Daubigny, 
Guillemet  et  d'autres. 

Le  Salon  triennal  est  ouvert,  nous  le  visiterons 
sans  doute  ensemble. 

Je  serai  à  Paris  vers  le  10  octobre  prochain. 

A  propos  avez-vous  reçu  autrefois  une  longue 
lettre  envoyée  de  Coblentz  dans  le  mois  de  juin 
dernier  et  adressée  Mittelstrasse  ? 

Je  suis  très  pressé.  Je  vous  quitte.  Je  vous  écri- 
rai bientôt  en  attendant  d'aller  vous  serrer  la 
main  dans  un  mois  à  peine.  Aimez  Paris  et  surtout 
ses  paysages  de  la  banlieue,  de  la  Bièvre.  Du  cou- 
rage, travaillez  et  Paris  vous  fera  fête. 

A  bientôt,  votre 

Jules  Laforgue. 

à  Tarbcs,  rue  Masscy  (Hautes-Pyrénccs). 


LETTRES  1883-1887  51 


Je  ne  vous  parle  pas  aujourd'hui  de  votre  étrange 
et  profond  frontispice  de  vos  Drameih  étant  trop 
pressé  pour  en  parler  sérieusement. 


52  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXXVII 


A  SA  SŒUR 


Paris  [lundi  30  octobre  83J  (1). 

Ma  chère  Marie, 

J'ai  reçu  ton  autre  lettre.  Misérable,  va  !  enfin, 
je  te  pardonne. 

Il  est  midi  —  devine  ce  que  je  viens  de  perpé- 
trer, de  commettre  ?  Je  viens  de  déjeuner  sans 
doute. 

Mais  avant  ça  ?  Devine  ?  J'ai  été...  non,  je  n'oserai 
jamais.  J'ai  été...  poser  chez  un  photographe.  0 
mânes  de  Flaubert,  veuillez  me  pardonner  !  —  oui, 
c'est  fait...  dans  six  jours  peut-être  tu  recevras  un 
exemplaire  de  ma  face.  T'ai-je  dit  que  j'avais  été 


(1)  Cette  lettre,  publiée  précédemment  avec  l'indication  «  sep- 
tembre »,  est  assurément  du  30  octobre  à  cause  de  l'allusion  qu'elle 
contient  aux  congés  de  la  Toussaint.  En  septembre,  Laforgue  était 
à  Tarbes  auprès  de  sa  sœur. 


LETTRES  1883-1887  53 

voir  Delcassé  (1)  et  que  j'avais  dîné  avec  lui,  et  qu'il 
a  publié  une  brochure  politique  intitulée  Hervé... 
où  allons-nous? 

Je  n'ai  pas  revu  Bourget.  Chariot  t'a-t-il  encore 
répondu?  Tous  ces  jours-ci  je  suis  pris  par  Riemer 
qui  a  ses  congés  de  la  Toussaint. 

Hier  encore,  nous  avons  été  ensemble  à  la  ^are 
de  Lyon  chercher  Riefîel  qui,  après  avoir  séjourné 
à  Constantinople,  a  parcouru  l'Italie.  C'est  un  sin- 
gulier individu. 

Tu  sais  comme  on  s'ennuie  les  jours  de  fêtes  : 
tous  ces  gens  endimanchés.  Puis,  on  ne  sait  où  aller, 
et  impossible  de  passer  l'après-midi  chez  soi,  seul. 

Hier  Riemer  et  moi  avons  été  à  vêpres  à  Notre- 
Dame.  C'était  l'archevêque  qui  officiait. 

Riemer  a  fait  des  calembours.  Il  a  des  habits 
neufs  —  et  comme  il  était  cynique,  je  lui  disais 
qu'il  était  un  satyre.  Oui,  a-t-il  répondu,  un  satyre, 
mais  nippé  (ménippée).  Revu  aussi  Soula  et  Pérès  (2). 

(1)  Théophile  Delcassé  (1855-1923),  qui  fut  l'homme  politique 
que  l'on  sait,  avait  été,  tout  jeune  homme,  de  novembre  1870  à 
décembre  1872,  répétiteur  au  Ij^cée  de  Tarbes  où  il  avait  eu  Jules 
Laforgue  et  son  frère  Emile  parmi  ses  élèves.  Il  avait  apprécié  la 
vivacité  d'esprit  de  l'enfant,  et  leurs  relations  se  poursuivirent 
quelques  années  plus  tard  à  Paris,  où  Théophile  Delcassé  aban- 
donna l'enseignement  pour  le  journalisme,  puis  pour  la  politique. 
Delcassé  donna,  en  1885,  à  la  République  Française,  un  compte 
rendu  des  Complaintes. 

(2)  Anciens  condisciples  du  lycée  de  Tarbes. 


54  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Que  c'est  embêtant  de  rester  à  Paris  dans  le 
provisoire  !   Je   n'ai  pas  encore  été  voir  Ephrussi. 

Vous  autres,  vous  venez  de  dîner.  C'est  l'heure 
où  Mylord  monte,  puis  fuite  [?]  aux  jappements  de 
Sarah.  —  Parle-moi  de  tes  leçons  chez  Madame  La- 
bastre.  Sais-tu  la  Marche  funèbre  "> 

Les  titres  [?]  —  Si  j'étais  près  de  toi,  je  te  ferais 
maintenant  mourir  sous  les  charmilles.  —  Te  sou- 
viens-tu de  nos  dernières  promenades  au  Massey  ? 
Était-ce    assez    navrant  ! 

Naturellement  je  n'ai  pas  été  chez  ma  tante;  dis 
à  Emile  qu'il  peut  m'envoyer  ici  le  Saint  Antoine. 
J'y  tiens  beaucoup,  et  je  te  demande  à  toi  de  faire 
ton  possible  pour  qu'il  l'envoie. 

J'ai  encore  une  lettre  à  écrire  en  Allemagne 

Je  t'embrasse.  —  Adieu.  —  Ne  t'ennuie  pas  trop, 
et  joue,  en  pensant  à  moi,  La  Dernière  Pensée. 

Jules. 


LETTRES  1883-1887  55 


LXXVIII 

A  M,  CHARLES  HENRY 

Bade  [mardi  6  nov.  1883]  (1). 

Mon  cher  Henry, 

Je  vous  écris  à  la  hâte  que  je  suis  arrivé  samedi 
soir  ici,  —  une  température  de  printemps  humide. 
Nous  ne  restons  ici  que  jusqu'au  12,  —  de  là  à 
Goblentz  jusqu'au  1^^  décembre,  —  puis  Bedin. 

Je  me  suis  remis  dans  mes  banaux  engrenages. 
Et  ça  va.  — •  Pour  me  consoler,  sur  ma  table,  ma 
cire  me  sourit  obliquement. 

J'ai  écrit  à  Bourget  pour  lui  donner  l'adresse  de 
Gros  (2),  pour  l' affaire  (?)  en  question.  Bourget 
s'attend  à  un  prix  d'artiste  (et  il  le  mérite),  mais 

(1)  La  date  de  cette  lettre  nous  est  fournie  par  l'Agenda  déjà 
cité. 

(2)  Il   s'agissait   de   l'achat   par   M.   Paul   Bourget   d'une   cire 
d'Henry  Gros. 


56  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

j'ai  lâché  cette  insinuation  sans  l'avis  préalable 
de  Gros,  et  peut-être  ai-je  fait  une  bévue  ? 

(A  ce  propos,  bonjour  à  Gros  avec  tout  ce  que 
vous  trouverez  de  plus  sincère.) 

Tenez-moi  au  courant,  n'est-ce  pas,  de  vos 
proses  slaves  et  de  V Encaustique. 

Bonjour  à  Bellanger  avec  mes  regrets.  Je  vous 
écris  à  la  hâte,  ayant  encore  une  dizaine  de  ces 
papiers  à  confectionner. 

Mettez-moi  aux  pieds  de  M^^  Gandiani  avec 
toutes  les  civilités  de  son  abominable  et  puissant 
serviteur 

Jules   Laforgue. 

A  bientôt. 


LETTRES  1883-1887  57 


LXXIX 

A  M.   CHARLES  HENRY 


Berlin,  lundi, 
[17  décembre   1883]. 


Mon  cher  Henry, 


Je  vous  écris  à  la  hâte.  Si  j'ai  tant  tardé  à  vous 
répondre,  c'est  que  j'espérais  vous  écrire  en  vous 
envoyant  cette  lettre  de  d'Alenibert. 

J'ai  dû  d'abord  attendre,  pourvoir  le  directeur, 
la  bonne  disposition  d'un  tiers.  La  lettre  est 
trouvée. 

Je  puis  aller  la  copier  près  d'un  certain  docteur 
Glatt,  lequel  n'est  là  chaque  matin  précisément 
qu'à  l'heure  de  ma  lecture.  Je  voulais  attendre 
encore,  espérant  que  cette  lettre  ne  vous  tarde  pas. 
Et  voilà  que  la  bibliothèque  va  fermer  pour  les 
fêtes  de  Noël  qui  sont  tout  ici. 

Êtes- vous   pressé  ? 


58  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Quant  au  Ileyse  et  à  l'autre,  je  vous  enverrai 
ça  ces  jours-ci,  devant  recevoir  des  sommes. 

J'aime  beaucoup  le  poème  de  Kahn.  Avec  son 
sans-gêne.  Il  me  doit  une  lettre.  La  cire  de  Gros 
avance-t-elle  ?  La  mienne,  hélas  !  ne  rm  sourit 
plus  sur  ma  table,  -^  elle  circule. 

A  la  hâte,  au  revoir  et  mes  bonjours  à  M"^^ 
Candiani. 

Jules  Laforgue. 

A  propos,  on  avait  reçu  ici  votre  demanda  pour 
d'Alembert,  on  me  l'a  avoué  cyniquement.  Et  on 
ne  vous  avait  pas  répondu,  je  crois? 


LETTRES  1883-1887  59 


LXXX 


A  CHARLES  EPHRUSSI 


Berlin,  mercredi,  [décembre  1883], 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Vous  ai-je  écrit  depuis  que  je  suis  à  Berlin?  J'ai 
revu  M.  et  M^^  Bernsteinqui  non  seulement  sont  les 
personnes  les  plus  artistes  d'ici  mais  encore  ont 
la  bonté  de  ne  pas  remarquer  ma  sauvagerie.  Nous 
avons  vu  les  impressionnistes  de  chez  Gurlitt  (1), 
très  intéressants  sinon  des  plus  significatifs. 
Pissarro  est  vraiment  un  monsieur  sohde;  mais  nous 
n'avions  pas  de  Caillebotte.  Les  Jockeys  de  Degas 
étaient  merveilleux  avec  son  culotté  de  tapisserie, 
mais  pas  de  Danseuse.  Devant  les  Renoir,  toujours 
la  même  impression,  c'est  fin,  c'est  moelleux  et 
chatoyant  comme  un  pastel,  son  nu  de  femme  est 

(1)  Marchand  de  tableaux  à  Berlin. 


60  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


solide,  savant,  et  curieux,  mais  je  n'aime  pas  ce 
porcelaine  lisse. 

J'ai  fait  un  assez  long  article  de  revue,  une  ex- 
plication physiologique  esthétique  (?)  de  la  formule 
impressionniste  que  M.  Bernstein  traduisait  pour 
une  revue.  Je  le  lui  ai  remis  hier. 

Vous  ai-je  dit  que  dans  ces  vingt  jours,  enfermé, 
cloîtré  dans  ce  château  de  Coblentz,  j'avais  infi- 
niment pensé  et  travaillé?  J'ai  relu  les  esthétiques 
diverses,  Hegel,  SchelUng,  Saisset,  Lévêque,  Taine 
—  dans  un  état  de  cerveau  inconnu  depuis  mes 
dix-huit  ans  à  la  bibl.  nationale.  Je  me  suis 
recueilli,  et  dans  une  nuit,  de  10  du  soir  à  4  du 
matin,  tel  Jésus  au  Jardin  des  Oliviers,  Saint  Jean 
à  Pathmos,  Platon  au  cap  Sunium,  Bouddha  sous 
le  figuier  de  Gaza,  j'ai  écrit  en  dix  pages  les  prin- 
cipes métaphysiques  de  l'Esthétique  nouvelle,  une 
esthétique  qui  s'accorde  avec  l'Inconscient  de  Hart- 
mann, le  transformisme  de  Darwin,  les  travaux  de 
Helmholtz. 

Ma  méthode,  ou  plutôt  ma  divination  est-elle  en- 
fantine, ou  ai-je  enfin  la  vérité  sur  cette  éternelle 
question  du  Beau  ?  —  On  le  verra.  En  tout  cas, 
c'est  très  nouveau,  ça  touche  aux  problèmes  derniers 
de  la  pensée  humaine  et  ça  n'est  en  désaccord  ni 
avec  la  physiologie  optique  moderne,  ni  avec  les 


LETTRES   1883-1887  61 


travaux  de  psycViologie  les  plus  avancés,  et  ça 
explique  le  génie  spontané,  ce  sur  quoi  Taine  se 
tait,  etc. 

...  Enfin  on  verra,  et  vous  verrez...  J'aurai  du 
moins  rêvé  que  j'étais  le  John  Ruskin  définitif. 

Je  mets  la  dernière  main  à  mes  quelques  pages 
préliminaires  sur  l'Allemagne  pour  l'étude  sur  la 
National  Galerie  de  Berlin  (1). 

Je  n'ai  encore  lu  de  la  Gazelle  que  le  numéro 
de  novembre  avec  la  canne  de  Balzac.  —  Autre 
chose,  aussitôt  arrivé  ici  j'ai  pris  la  préface  du 
Durer  et  j'ai  cherché  la  faute  d'impression.  Je  ne 
l'ai  pas  trouvée.  Ai-je  été  autrefois  victime  d'une 
hallucination?  Je  me  souviens  pourtant  que  j'étais 
furieux  de  cette  faute,  qui  était  très  grosse.  J'ai 
ensuite  lu  et  relu  mot  à  mot  cette  préface  avec 
l'obstination  d'un  noyé.  Je  n'ai  rien  trouvé,  mais 
je  ne  désespère  pas.  Il  faut  que  je  trouve  cette 
faute  sous  peine  de  m' avouer  que  je  suis  sujet  à  des 
hallucinations.  Je  suis  au  pied  du  mur. 

Et  maintenant  une  monstruosité  dont  seul  je  suis 
capable  et  dont  je  vais  me  soulager.  Vous  vous 
souvenez  m' avoir  envoyé  dans  les  premiers  jours 


(1)  Cette  étude  n'a  été  publiée  qu'en  1895,  dans  la  Revue  blanche 
du  1er  octobre  (tome  IX,  n'  56). 


62  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

de  mon  séjour  ici  une  lettre  pour  une  visite  à 
M.  Lippmann. 

Cette  visite,  je  l'ai  différée,  différée,  tant  qu'au 
bout  de  deux  mois  j'eusse  été  ridicule  en  y  donnant 
suite.  Sans  compter  que  depuis  j'ai  revu  M.  Lipp- 
mann chez  le  Kronprinz.  Cette  lettre,  je  voulais 
vous  la  rendre.  Je  l'avais  égarée  dans  les  chaos  de 
paperasses.  Je  viens  de  la  retrouver.  Vous  la  rece- 
vrez et  voudrez  bien  excuser  cette  nouvelle  mons- 
truosité de  votre 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  63 


LXXXI 


A   UNE  DAME 


Dimanche  |29  décembre  1883]. 

Vous, 

J'ai  reçu  vos  lignes  jésuitiques.  Qu'est-ce  que 
c'est  que  cette  histoire  de  canapé  ?  Que  ne  vous 
expliquez- vous  clairement?  Qu'est-ce  que  c'est  que 
ces  réticences  ? 

Vous  parlez  de  mes  tendresses  plus  que  frater- 
nelles et  moins  qu'amoureuses  avec...  Avec  qui  ? 

Qu'entendez-vous  par  Joseph?  Si  j'avais  su  que, 
selon  votre  propre  expression,  vous  jouiez  le  rôle 
ingrat  de  Madame  Putiphar,  il  fallait  le  dire,  oh  ! 

Je  ne  suis  pas  un  Joseph  !  Je  suis  un  artiste  ! 
un  poète  français  !  un  troubadour  !  A  votre  service 
comme  tel. 

Sachez  aussi  que  je  ne  bois  de  la  bière  ni  chez 
Kroll  ni  ailleurs.  Que  mes  joues  ne  sont  point  lui- 


64  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


santés  ni  gonflées,  mais  pâles  et  creuses,  surtout 
la  gauche  (parce  qu'on  m'a  de  ce  côté-là  arraché 
deux  dents).  Et  que  je  n'ai  pas  de  gros  yeux  vi- 
cieux, —  mais  des  yeux  moyens  et  bleus,  doux 
d'une  douceur  très  douce. 

Après  ça,  vous  êtes  une  drôle  de  personne. 

Pour  parler  d'autre  chose,  je  ne  sais  ce  qui  a 
été  traduit  de  Heyse  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes. 
Je  n'ai  pas  une  collection  de  cette  revue  ici,  tandis 
qu'Henry  l'a  sous  la  main  dans  la  première  bibho- 
thèque  venue,  —  pour  le  reste  je  vous  répondrai 
demain,  c'est  aujourd'hui  dimanche  et  mon  h- 
braire  est  fermé  (geschlossen). 

Je  ne  vous  baise  rien,  ni  le  bout  des  doigts^ 
ni  autre  chose  et  ne  suis  pas  votre 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  05 


LXXXII 

A  CHARLES  EPHRUSSI 

Berlin,  31  décembre  1883. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Permettez-moi  de  vous  souhaiter  —  à  la  mode 
universelle  et  incorrigible  —  bon  an  avec  l'espoir 
que  vous  et  les  vôtres  allez  tous  bien. 

Nous  avons  ici  un  froid  lupal  (lupus,  loup,  ex- 
pression de  Richepin).  Par  ce  temps,  je  me  suis  fait 
arracher  deux  dents,  plomber  une  troisième  et 
connu  le  martyre  des  nuits  blanches. 

Je  fais  toujours  couci-couçà  de  l'esthétique  et 
je  serais  heureux  si  vous  vouliez  bien  me  donner 
les  renseignements  que  voici. 

Vous  qui  vivez  depuis  10  ou  12  ans  dans  le 
monde  de  l'art  et  de  la  critique,  pouvez- vous  me 
dire  comment  est  coté  dans  ce  monde  «  l'Esthétique)) 
d'Eugène  Véron,  ce  verbiage  pédant  et  enfantin  ? 


66  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Ça  a-t-il  jamais  été  pris  au  sérieux,  ces  500  pages 
arrivées  à  leur  deuxième  édition  ?  Je  me  suis 
toujours  demandé  qu'est-ce  que  c'était  que  cet 
Eugène  Véron  qui  n'est  ni  le  docteur  Véron  de 
l'Opéra,  ni  Pierre  Véron  du  Chavari,  mais  Véron 
de  VArt. 

Connaissez-vous  le  comte  ou  comtesse  Paul 
Vasili   (1)? 

Le  travail  de  Claudius  Popelin  sur  le  Songe  de 
Polyphile  a-t-il  quelque  rapport  avec  celui  que 
vous  préparez  ? 

Et  le  nouveau  roman  de  Bourget  ?  plus  impie 
encore  sans  doute  que  le  premier  ? 

L'Impératrice  m'a  fait  cadeau  à  Noël  d'un 
poisson  d'argent  presse-papier  (du  Béloutchistan), 
d'un  plateau  imité  d'un  du  xv^  siècle  en  métal, 
d'une  chancelière  pour  les  pieds. 

Avez-vous  lu  les  deux  nouveaux  album  de 
Caldecott?  La  dernière  «  Gazette  »  lue  est  celle  de 
la  Canne  de  Balzac  par  Froment  Meurice.  Pas  lu 


(1)  Nom  d'auteur  sous  lequel  venait  de  paraître  un  ouvrage 
intitulé  La  Société  de  Berlin  qui  fit  scandale  alors  et  dont  on  attri- 
buait la  plus  grande  part  à  un  ancien  lecteur  de  l'Impératrice, 
M,  Gérard,  qui,  par  la  suite,  suivit  la  carrière  diplomatique.  La 
publication  de  cet  ouvrage  renouvela  autour  de  Laforgue  l'atmo- 
sphère de  malaise  qu'avait  créée  la  publication  des  articles  d'Amédée 
Pigeon;  mais  la  correction  de  Laforgue  et  son  éloignement  de 
toute  question  politique  dissipèrent  bientôt  ces  nuages. 


LETTRES  1883-1887  67 


encore   celui   de   décembre,    où  vous    avez    peut- 
être  quelque  chose. 

Oublié  de  mettre  la  lettre  à  la  poste,  —  l^'" 
janvier  1884  —  les  voitures  de  gala  vont  circuler. 
Bonjour  et  bon  an.  Dieu  vous  préserve  de  lire 
les  lettres  de  M.  de  Rémusat  avec  sa  mère. 

Au  revoir. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


68  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXXXIII 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Mardi  soir  [janvier  1884|. 

Mon  cher  Henry, 

J'ai  reçu  les  billets  ce  matin  ?  Votre  lettre  l'autre 
jour,  puis  une  carte.  Et  ce  soir  ]a  cire  !  ! 

Des  nouvelles  de  Heyse  rien  n'a  été  traduit, 
sauf,  il  y  a  un  ou  deux  ans,  quelque  chose  dans 
la  Revue  des  Deux  Mondes.  Je  saurai  demain  si 
la  lettre  d'Alembert  est  publiable.  Demain  aussi 
je  montrerai  la  cire  à  son  futur  propriétaire.  J'arri- 
verai très  tard  en  soirée  et  j'entrerai  dans  le  salon 
la  cire  sous  le  bras  !  Elle  est  tout  simplement 
délicieuse.  L'expression  est  d'une  finesse  et  saisie 
dans  un  moment  irrespirable!  Ah!  le  joli  petit 
sphinx  !  la  plume,  le  cordonnet  alterné  d'or  du 
chapeau,  le  collet  strié  d'or,  et  les  dentelles  retom- 
bant flasques  sont  d'un  chiffonné  exquis  et  discret. 


LETTRES  1883-1887         .  69 


Je  ne  l'ai  encore  vue  qu'aux  lumières,  cette  enfant. 
Je  viens  de  la  recevoir,  il  est  8  heures.  Le  fond 
en  changera-t-il  au  jour?  il  est  aux  lumières 
très  fin,  très  fin  et  à  souhail.  Aussi  simplement  que 
je  vous  dis  cela,  je  dirni  aussi  que  —  aux  lumières 
seulement  peut-être? —  le  châle  me  paraît  du 
ton  de  la  cire  ordinaire  brun- rouge  ou  terre-de- 
sienne.  J'en  aurai  rêvé  un  d'un  autre  ton  plus 
rare.  Qu'il  prendra  peut-être  demain  au  jour? 
et  (qu'en  pensez-vous?)  un  châle  écossais  à  carreaux 
blancs  et  noirs  n'aurait-il  pas  été  là  à  se  pâmer? 
Enfin  c'est  une  petite  merveille  et  m....  pour  ceux 
qui  ne  seront  pas  amoureux  de  cette  petite  ! 

J'ai  reçu  la  Revue  libérale,  mais  un  dilettanti 
me  l'a  aussitôt  empruntée  avant  que  j'eusse 
eu  le  temps  de  la  couper.  Elle  va  me  revenir. 

Et  r Encaustique  ?  Et  votre  santé  ? 

Irez-vous  voir  les  Manet  (1)? 

Avez-vous  reçu  mes  Complaintes  ?  Voulez- vous, 
quand  vous  aurez  un  instant,  vous  en  occuper, 
à  votre  gré  ?  Je  paierai.  Mais  que  ça  paraisse  vite 
et  qu'on  n'en  parle  plus.  Ça  peut-il  paraître  en 
avril  ? 


(1)  Les  cent  soixante-dix-neuf  toiles,  aquarelles,  pastels,  eaux- 
fortes,  lithographies  et  dessins  de  Manet  exposés  à  l'Ecole  des 
Beaux-Arts. 


70  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Ma  lecture  m'attend  (un  proverbe  d'Octave 
Feuillet  dans  la  Revue).  Je  vous  serre  à  la  hâte 
la  main.  Je  vous  écrirai  un  de  ces  jours. 

A  propos,  dites  à  Gros  que  nous  allons  exposer 
chez  Gurhtt  à  côté,  le  Goupil  de  Beriin,  ses  deux 
cires. 

Au  revoir,  au  revoir. 

Votre 

Jules  Laforgue. 

Donnez-moi  des  nouvelles  de  V  Encaustique. 
Aussitôt  paru,  vous  verrez  comme  je  vais  le  faire 
circuler. 


LETTRES  1883-1887  71 


LXXXIV 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Dimanche  [Berlin,  janvier  ISSlj. 

Mon  cher  Henry, 

Je  viens  de  recevoir  vos  trois  lettres  en  une. 

D'abord  la  cire.  Son  châle  est  pommade  carmin, 
et  le  fond  peluche  bronze,  tout  est  pour  le  mieux 
dans  le  plus  coquet  des  mondes  possibles.  J'ai  fait 
mon  entrée  dans  ce  salon  comme  je  vous  avais 
dit,  toutes  deux  ont  eu  un  vrai  succès.  La  dame 
du  monsieur  trouve  la  Parisienne  adorable,  le 
monsieur  l'aime  beaucoup  aussi,  mais  il  préfère 
de  beaucoup  la  mienne  et  la  guigne  et  la  prendrait 
volontiers  à  la  place  de  l'autre.  Bref,  nous  en  avons 
causé,  ce  qu'on  en  peut  causer  dans  un  salon,  et 
ce  matin  il  me  les  renvoie  toutes  deux  par  son 
domestique  sans  un  mot.  Je  le  verrai  mardi 
et  saurai   à    quoi   m'en  tenir.    De   toutes  façons, 


72  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


s'il  ne  la  veut  pas,  par  dépit  de  n'avoir  pas  la 
mienne,  après  cependant  l'avoir  commandée  et  bien 
qu'il  soit  l'homme  le  plus  artiste  de  Berlin  (il 
a  une  douzaine  d'impressionnistes,  un  Diaz,  etc..) 
et  Un  des  plus  riches,  eh  bien,  si  Gros  le  veut,  je 
la  garderai  pour  ma  bonne  jouissance  et  la  lui 
paierai  quand  je  pourrai. 

Quant  à  mon  pauvre  bouquin,  je  trouve  sa 
note  effrayante  (1).  Figurez-vous  que,  par  suite 
d'un  tas  d'ennuis,  je  vis  en  ce  moment  sur  mon 
trimestre  avril-juillet  et  que  par  suite  d'etc..., 
etc..  je  ne  pourrai  donner  700  frs  à  un  imprimeur 
qu'au  premier  janvier  prochain,  sans  acompte 
possible  que  300  frs  en  juillet.  — Mais  trouveriez- 
vous  donc  bien  une  machine  riche  en  papier 
vergé?  Ne  vaut-il  pas  mieux  s'adresser  à  cet 
idéal  Léon  Vanier  sur  le  quai  avant  d'arriver 
à  Notre-Dame,  Léon  Vanier  qui  imprime  sur  un 
divin  papier  d'épicerie  des  vers  de  Verlaine, 
Valade,  etc..  On  lui  commanderait  une  édition, 
le  moins  d'exemplaires  possible,  de  3^  classe 
(comme  aux  pompes  funèbres)  et  on  lui  donne- 
rait 300  frs  en  juillet.  —  Ce  Lemerre  me  semble 

(1)  Le  recueil  des  Complaintes,  pour  lequel,  à  ses  frais,  Jules 
Laforgue  s'eflorçait  alors,  par  l'entremise  de  M.  Charles  Henry, 
de  trouver  un  éditeur  à  Paris. 


LETTRES  1883-1887  73 


grisé  par  le  succès  des  illustrations  en  couleurs 
de  ses  livres  d'étrennes,  pour  traiter  si  «  fami- 
lionnairement  »  un  rimeur  considérablement  mo- 
deste ! 

—  Merci  pour  ces  tracas. 

Je  vous  récrirai  demain  au  sujet  de  la  lettre 
di  d'Alembert. 

Bonjour  et  poignée  de  main  à  Gros.  Maintenant 
je  vais  répondre  à  l'autre.  Vous  êtes  tout  de  même 
heureux  de  voir  les  Manet.  Et  si  j'avais  le  sou,  je 
demanderais  bien  quinze  jours.  Au  revoir. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


74  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXXXV 

A    M.  CHARLES   HENRY 

Berlin,    jeudi    [avril    1884). 

Mon  cher  Henry, 

Toujours  malade  donc?  N'auriez-vous  pas  sur 
la  conscience  des  plaisanteries  imprimées  sur  les 
marchands  de  flanelle  ?  Deux  jours  de  soleil  (qui 
arrive,  il  arrive  !)  en  auront  raison. 

Merci  pour  tous  les  ennuis  du  volume  (qui 
commence  à  me  sembler  niais  et  faux  à  distance, 
mais  je  m'en  f...)  (1).  Je  viens  d'écrire  au  Vanier  qui 
doit  être  intelligent  ayant  publié  le  Paris  moderne 
avec  du  Verlaine  (d'après  la  crise).  Je  lui  réponds 
manuscrit  définitif.  Je  verserai  les  200  francs  en 
juillet  prochain,  etc.,  et  je  demande  des  détails 
sur  le  format,  exemplaires  à  part  (et  qu'on  m'en- 
voie les  épreuves  à  moi,  c'est  bien  assez). 

(1)  Les  Complaintes. 


LETTRES  1883-1887  75 


J'ai  envoyé  à  la  Gazette  un  article  qui  me  tenait 
à  cœur,  mais  qu'ils  ne  voudront  peut-être  pas 
publier. 

Je  traduis  pour  la  Gazette  une  brochure  d'ici 
sur  la  polychromie  en  plastique  (1).  Je  la  ferai 
précéder  de  quelques  Hgnes  sur  l'état  de  la  question 
chez  nous,  avec  Gros,  entre  autres  citations. 

Celui  qui  n'a  pas  voulu  de  la  petite  cire  n'a  fait 
ainsi  que  parce  qu'il  voulait  la  mienne.  C'est  un 
tort,  mais  il  n'a  rien  de  cuistre,  au  contraire.  Il 
est  très  artiste,  et  il  aura  à  tout  prix  une  cire  de 
Gros. 

J'attends,  n'est-ce  pas,  les  détails  sur  la  tête 
de  cire. 

Cros  recevra  vers  mai  la  visite  de  deux  types 
qui  ont  bien  admiré  ses  deux  cires,  —  le  plus  habile 
peintre  de  l'Allemagne,  Skarbina  (2)  (croate,  hon- 
grois et   non    allemand)  —  et   son   inséparable  le 


(1)  La  brochure  Sollen  ivir  unsere  Slatuen  bemalen  ?  du  docteur 
Trcu  dont  il  est  question  clans  la  lettre  LXXXVII  à  Charles 
Eplirussi.  Rien  de  tel  ne  parut  dans  la  Gazette  des  Beaux-Arts,  ni 
dans  la  Chronique  des  Arts  et  de  la  Curiosité. 

(2)  M.  Franz  Skarbina  a  fait  à  Berlin  deux  portraits  de  Laforgue, 
une  aquarelle  inédite  (buste),  et,  étude  pour  un  de  ses  tableaux, 
un  crayon,  très  documentaire  sur  le  port  de  tête  et  de  parapluie 
de  Jules  Laforgue,  qui  a  été  inséré,  réduit,  dans  le  texte  de  la  bio- 
graphie de  Laforgue  par  M.  Gustave  Kahn  (Hommes  d'aujourd'hui, 
n°  298). 


76  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


D^  Diimond,  dentiste  de  l'Impératrice,  adorable 
bruxellois,  artiste  collectionneur,  bon  comme  un 
belge,  qui  a  des  souvenirs  (entre  autres  d' avoir 
connu  Poe  à  Washington  et  l'avoir  ramassé  sur 
les  trottoirs  des  tavernes)  et  qui  lui  achètera 
quelque  chose.  Mon  cher,  prêchez  Gros.  Gros 
gagnerait  des  sommes  et  des  sommes  sans  déroger 
s'il  se  mettait  à  regarder  les  rues  modernes  et  à 
faire  des  cires,  des  cires,  des  cires  !  des  grues, 
bustes  ou  en  pied,  des  garçons  de  café,  des  piou- 
pious,  des  bébés  et  des  jockeys  !  et  des -danseuses  ! 
et  du  paysage  bas-relief,  des  chiffonniers,  des 
tas  et  des  tas  de  jolies  choses  que  j'entrevois  et 
dont  je  n'ai  jamais  compris  qu'il  ne  fût  pas  tenté. 
Allez  !  qu'il  s'y  mette  à  la  fin  des  fins  !  je  vous 
assure  que  je  suis  très  fort  en  propagande.  Je 
porte  même  à  domicile.  Je  fais  l'article.  Et  ici 
fat  la  foi.  Prêchez-le  (il  faut  croire  peut-être 
que  son  esthétique  de  primitif  répugne  à  ces  sujets?). 
Non  sans  doute. 

Ecrivez- moi  donc  un  peu. 

Votre 

Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  77 


LXXXVI 

A  MAX   KLINGER 


Baden-Baden,  Maison  Messner 
jeudi  [juin  1884.] 

'  Cher  Monsieur  Klinger, 

Gomment  allez-vous  ?  que  faites-vous  ?  Comment 
se  porte  monsieur  votre  génie  ?  Sans  doute  toujours 
très  malade,  ce  qui  est  au  mieux. 

Je  vous  écris  non  pas  pour  vous  faire  des  compli- 
ments, mais  pour  vous  prier  de  m'envoyer,  car 
j'en  aurai  besoin  pour  un  travail  (mais  si  vous  ne 
vous  en  servez  pas  !).  mes  photographies  de  Paris. 
En  attendant,  pardon  de  l'ennui  que  vous  donnera 
cet  envoi. 

La  Gazette  des  Beaux- Arts  publiera  de  moi  un 
article  (humble)   sur  V Exposition  Menzel  (1).    Je 

(1)  Il  parut  dans  le  numéro  de  juillet  1884  de  la  Gazette  des 
Beaux-Arts,  sous  ce  titre  :  Correspondance  de  Berlin.  Exposition 
de  M.  Ad.  Menzel  à  la  National  Galerie. 


78  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


n'ai  pas  manqué  de  citer  en  note  votre  eau-forte 
allégorique. 

Je  suis  ici  depuis  un  mois. 

Mais  avant  de  quitter  Berlin,  par  un  jour  plu- 
vieux qui  donnait  toute  sa  lamentable  poésie  à 
cette  gare  et  ces  voies  ferrées  de  petits  villages 
autour  d'une  capitale,  j'ai  été  avec  M.  Bernstein 
voir  vos  peintures  à  Steglitz. 

Bravo  !  les  changements  de  décor  des  portes, 
trumeaux,  linteaux,  corniches  et  cheminées  (les 
gens  qui  verront  ça  !)  Selig  sind  die  Glaubigen, 
die  nach  der  Farbe  hungert  und  diirstet,  ils 
seront  rassasiés. 

Je  me  suis  permis  d'en  jouir.  Le  nouveau  ?  Tout 
le  travail  de  petits  tons  minutieux  pour  nourrir 
les  reflets  de  l'eau,  ou  le  terrain  à  herbes  au  solei]. 

J'avais  peur  que,  comme  il  s'agissait  de  pein- 
tures murales,  vous  n'eussiez  fait  des  teintes  plates 
comme  les  autres.  Vous  avez  fait  des  tableaux 
travaillés  sans  souci  de  l'architecture.  J'aime 
beaucoup  le  tout.  Quand  j'accepte  ainsi  un  tem- 
pérament d'enthousiasme,  c'est  que  ce  tempéra- 
ment est  uniquement  original  et  quand  quelqu'un 
est  original  (il  y  en  a  si  peu)  il  faut  l'accepter 
en  bloc,  sans  réserves.  Je  préfère  même  vos  nus 
de  femmes  à   tous  les  meilleurs  nus  d'école.  Que 


LETTRES  1883-1887  79 

de  détails  à  vous  dire  !  mais  je  serai  à  Paris  dans 
deux  mois. 

Je  m'arrête,  au  revoir. 

Votre 

Laforgue. 


***** 


80  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


LXXXVII 

A  CHARLES  EPHRUSSl 

Bad.-Bad.,  mardi  [juin  1884]. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Etes-vous  toujours  à  Paris?  Y  étiez-vous  quand 
ont  paru  vos  articles  derniers  de  la  Gazette  sur 
TExpos'it.    des    noces    d'argent? 

Avez-vous  toujours  l'héroïque  amabilité  de  dé- 
chiffrer ma  copie  d^éternel  débutant? 

Avez-vous  reçu  mon  cher  et  [?]  paquet  de  pre- 
mier article  sur  l'Art  en  Allemagne,  vous  savez, 
l'indigeste  bouillie  esthétique  ? 

En  tout  cas,  c'est  envoyé  depuis  longtemps. 
J'espère  que  ça  ne  s'est  pas  égaré,  je  l'espère 
pour  celui  à  qui  la  chose  serait  échue  par  erreur. 

Je  vous  envoie  trois  pages  qui  m'ont  coûté  un 
temps,  des  visites  et  des  recopiages  infinis,  sur 
l'Exposition  de  Menzel.  Donnez-lui  cinq  minutes 


LETTRES  1883-1887  81 


de  lecture,  n'est-ce  pas,  quand  vous  n'aurez  rien 
à  faire,  dans  votre  coupé,  par  ex. 

Mon  second  article,  celui  sur  Cornélius,  est  fini 
et  également  énorme,  mais  passablement  nourri 
sans  nulle   biographie  ou  compilation,  je  crois. 

Je  vous  enverrai  aussi  un  de  ces  jours  une  page 
pour  la  chronique  bibhographique  sur    VEncaus 
tique  d'H.  Gros  et  Ch.  Henry  qui  vient  de  paraître. 

Et  le  Polyphile  ?  Entre  nous,  je  crois  que  vous 
vous  dépensez  pas  mal  en  comités  et  en  exposi- 
tions ? 

Je  lis  beaucoup  d'allemands  (sic),  V Esthétique  de 
Fechner,  terrible  !  Un  de  ces  jours  je  vous  écrirai 
au  sujet  d'une  brochure  que  je  finis  de  traduire 
et  qui  pourrait  paraître  en  trois  fois,  petit  texte 
humble,  —  Sollen  wir  unsere  Statuen  bemalen?  — 
par  M.  Treu,  directeur  du  musée  de  Dresde,  avec 
qui  j'ai  causé  dernièrement,  brochure  dédiée  à 
M.  Bernstein  —  et  que  vous  avez  sans  doute  déjà 
reçue  et  lue.  —  L'étrange,  c'est  qu'elle  est  citée 
en  note  dans  V Encaustique  qui  vient  à  peine  de 
paraître  ! 

Je  suis  à  Bade  depuis  une  semaine.  Les  deux 
santés  vont  assez  bien  et  ne  chancellent  que  dans 
les  journaux. 

Il  est  2  h.  du  matin.  Ma  lampe  est  la  dernière 


82  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

qui  brûle  à  Bade.  Tout  est  éteint  —  les  chiens  hur- 
lent à  la  lune;  le  jet  d'eau  de  la  cour  en  bas  ruis- 
selle inépuisablement. 

Lisez-vous  les  divins  Bourget  des  Débats  ? 

Au  revoir,  à  une  prochaine  lettre. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  83 


LXXXVIII 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Bade,  vendredi  [juin  1884]. 

Mon  cher  ami, 

J'avais  réservé  ces  cinq  minutes  pour  aller 
rendre  visite  au  Max.  Du  Camp  qu'on  a  entrevu 
hier  ici.  Je  vous  écris. 

L'article  sur  V Encaustique  (1)  est  déjà  à  la 
Gazette,  J'ai  dit  qu'il  était  pressé.  J'espère  qu'on 
le  publiera  avant  ceux  que  j'y  ai  encore. 

Au  nom  du  ciel,  portez  vos  lignes  à  la  Gazette 
et,  si  ce  n'est  pas  encore  rédigé,  portez-y  d'abord 
—  vous  l'auriez  tout  de  suite  prêt,  je  crois,  —  un 
Durer  ou  un  Vinci  mathématiciens. 

Connaissez- vous  ce  que  Georges  Guéroult  a  publié 

(1)  C'est-à-dire  sur  le  livre  que  M.  Charles  Henry  venait  de  pu- 
blier, en  société  avec  Henry  Cros,  L'Encaustique  et  autres  procédés 
de  peinture  chez  les  Anciens. 


84  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


vers  1880  à  la  Gazette  des  Beaux-Arts  après  la  revue 
de  Ribot  sur  les  lignes  aussi  (1)? 

J'attends  le  Watteau  (2). 

Avez-vous  lu,  —  ce  qu'il  y  avait  à  peu  près  à  lire 
cet  hiver,  —  la  Joie  de  vivre,  Chérie,  les  Blasphèmes, 
Sapho  même? 

Mettez-moi  une  fois  pour  toutes  au  pied  de  la 
Regina.  Pour  me  faire  pardonner  les  griefs  imagi- 
naires, je  mets  à  ses  pieds  l'idée  de  traduire  quel- 
que chose  de  Kraszewski  (3),  que  cet  énorme  procès 
vient  de  mettre  à  la  mode  (à  moins  qu'avec  votre 
habitude  de  ne  jamais  lire  un  journal  à  la  maison 
vous  ne  sachiez  encore  ce  que  c'est  que  le  procès 
Kraszewski.) 

Vous  vous  êtes  donc  constitué  l'ange  gardien  de 
mes  Complaintes.  Je  recevrai  donc  les  épreuves  ici. 

(1)  Probablement  Formes,  couleurs  et  mouvements  (1882,  t.  I, 
p.  165)  ou  bien,  du  même  auteur,  et  publié  l'année  précédente, 
Du  rôle  du  mouvement  des  yeux  dans  les  émotions  esthétiques  (1881, 
t.  I,  p.  536;  t.  II,  p.  82). 

(2)  M.  Charles  Henry  a  publié,  mais  seulement  en  1886,  Vie 
d'Antoine  Wateau  d'après  le  manuscrit  autographe  de  Caylus.  Ce 
que  Jules  Laforgue  lui  réclamait  dès  1884,  c'est  sans  doute  cette 
version  de  l'essai  du  comte  de  Caylus,  Elle  diffère  sensiblement 
(et  pas  seulement  par  l'orthographe  du  nom)  de  la  version  que 
les  Concourt  avaient  trouvée  dans  les  «  Conférences  de  l'Académie 
royale   de  peinture  ». 

(3)  Ignace  Kraszewski,  le  grand  écrivain  polonais  (1812-1887), 
qui  venait  d'être,  en  Allemagne,  accusé  de  haute  trahison  au  profit 
de  la  France  et  emprisonné  à  Magdebourg. 


LETTRES  1883-1887  85 


Pourvu  que  le  Vanier  ne  l'oublie  pas  dans  les 
délices  de  la  campagne. 

Ce  serait  une  bonne  action  que  donner  une  édition 
des  Verlaine. 

J'ai  vu  des  pièces  de  son  prochain  volume 
Amour,  C'est  au-dessus  de  tout. 

Villiers  et  Mallarmé  devraient  bien  publier  ce 
qu'assurément  ils  ont  de  vers  dans  leurs  papiers. 

Il  fait  très  chaud  ici  —  on  fait  quatre  repas  par 
jour,  ce  qui  nous  force  à  fumer  quatre  pipes  et  huit 
cigarettes  —  et  alors  on  est  gâteux  et  l'on  souffle 
comme  un  phoque. 

Dans  deux  mois  mes  vacances. 

Je  recommence  mon  manège,  fermer  les  yeux 
pour  revoir  des  endroits  de  Paris,  les  magasins  du 
Panthéon,  la  station  d'omnibus  à  l'Odéon,  etc.  Je 
vais  me  mettre  à  faire  de  sérieuses  économies  pour 
pouvoir  toutes  dettes  payées  (entre  autres  l'excel- 
lent Cros  à  qui  je  dois  250  francs)  aller  à  Paris, 
sans  fugue  économique  à  Tarbes,  et  n'y  ravoir  pas 
les  ennuis  de  la  fois  passée. 

Si  je  peux  prolonger  jusqu'en  novembre  (à  moins 
que  je  ne  sois  hors  de  l'Allemagne  défmitivement), 
nous  serons  avec  Kahn  de  Chanaan,  ça  sera  corsé. 
Mais,  le  pauvre,  il  va  retomber  dans  les  femmes  à 
passions  et  à  noces  noctambules. 


86  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Il  faudrait  lui  faire  attraper  une  c ,  ça  le  tien- 
drait deux  mois  en  repos,  —  ci  un  Volume. 
Portez-vous  bien. 

Votre 

Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  87 


LXXXIX 

A  MAX  KLINGER 


Baden-Baden,  dimanche  (ever  spleen 
day)  [fin  juin  1884]  (1). 

Cher  Monsieur  Klinger, 

J'ai  reçu  les  photographies  en  question  !  merci.  — 
Vous  êtes  bien  heureux  d'être  à  Paris,  —  à  Paris 
où  je  vous  retrouverai  sans  doute  dans  un  mois  et 
demi. 

Comment  !  Vous  avez  été  refusé  au  Salon  ? 
N'aviez-vous  envoyé  que  ce  Burg  de  Boecklin  ? 
(Vous  savez  que  je  vous  dis  toujours  ce  que  je 


(1)  Cette  lettre,  qui  a  paru  datée  1886,  ne  peut  pas  être  de  cette 
année-là,  il  y  fait  allusion  aux  mêmes  photographies  prêtées  par 
lui  à  Klinger  (cf.  précédente  lettre,  p.  77)  et  que  celui-ci  n'aurait 
pas  mis  deux  ans  à  lui  renvoyer  :  ce  n'est  pas  au  bout  de  deux  ans 
non  plus  que  Laforgue  aurait  demandé  à  Klinger  :  «  Commencez- 
vous  à  connaître  Paris?  »  Klinger  était  à  Paris  depuis  juillet  ou 
août  1883.  Cette  lettre  fait  en  outre  allusion  à  l'article  sur  Men- 
zel  qui  parut  dans  la   Gazette  en  juillet  1884. 


^8  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


pense.)  J'aimais  votre  Burg  parce  qu'il  était  de 
vous  et  que  tout  de  vous  est  intéressant  si  mal  que 
ce  puisse  être;  ce  Burg  faisait  de  l'effet,  la  mer 
surtout  était  large;  mais  pour  mon  humble  goût 
je  trouvais  le  tout  trop  sommairement  plat,  sans 
aucun  travail  de  pointe,  soit,  mais  aussi  sans 
recherche  de  nuance  et  d'effets  profonds  dans  ces 
teintes  noires,  plates.  (Je  vous  expliquerai  mieux 
la  chose  dans  un  mois  à  Paris,  d'ailleurs  en  toute 
humilité.)  Mais  j'espérais  que  vous  aviez  aussi 
envoyé  autre  chose  au  Salon,  non  ? 

Je  comprends  que  Meissonier  vous  laisse  froid, 
{ni  âme,  ni  tempérament  :  un  greffier  puant  le 
récépissé  et  le  bois  sec)  et  que  Munkaczy  vous  hor- 
ripile, un  balayeur  sans  âme  ni  nerfs. 

J'ai  là  le  catalogue  de  Rafaëlh  :  les  titres  des 
tableaux  sont  fort  intéressants,  les  dessins  aussi, 
mais  le  texte  n'atteint  malheureusement  pas  encore 
son  but.  Mais  c'est  là  un  bon  signal  :  l'annonce  d'un 
temps  où  enfin  les  artistes  se  décideront  à  se  ra- 
conter eux-mêmes,  à  s'expHquer  la  plume  à  la 
main  et  à  chasser  des  journaux  la  chque  des  faux 
critiques  d'art. 

—  Avez-vous  vu  dans  la  Gazette  d'avril  un  petit 
dessin  de  Rafaëlh,  un  «Marché  aux  bœufs»?  C'est 
une  merveille. 


LETTRES  1883-1887  89 

Maintenant  laissez-moi  vous  conseiller  de  lire 
les  livres  suivants  que  Riefïel  vous  fera  facilement 
procurer  dans  un  cabinet  de  lecture  :  U  Irrépa- 
rable par  Bourget  (le  premier  écrivain  de  la  géné- 
ration nouvelle)  et  A  Rebours  par  Huysmans. 

Quand  ferez-vous  quelques  planches  pour  les 
Taies  oj  Edgar  Poe  ? 

Commencez-vous  à  connaître  Paris  et  l'âme 
française,  cette  âme  que  personne  ne  connaît  en 
Allemagne  ni  ne  veut  connaître  ? 

Pour  cela  il  faut  habiter  les  templa  serena  et 
savoir  le  français  à  fond,  la  langue  (pas  celle  de 
Voltaire  ou  de  Béranger  !)  et  avoir  le  courage  de 
lire  beaucoup. 

Au  revoir,  poignée  de  main. 

(Mon  article  paraîtra  peut-être  le  h'^  juillet, 
ne  sais.) 

Bonjour  à  Riefïel  qui  ne  m'écrit  pas. 

Jules  Laforgue. 
Je  quitte  Bade  jeudi  pour  Goblentz. 


90  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


XG 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Coblentz,  samedi  [juin  1884]. 

Mon  cher  Henry, 

Les  deux  cires  sont  toujours  exposées  au  musée 
de  Dresde,  le  directeur  m'a  écrit  qu'elles  faisaient 
furorCf  et  m'enverra  des  journaux. 

En  outre,  d'après  des  arrangements,  où  j'ai  cru 
agir  le  plus  rapacement  possible  pour  notre  ami, 
dès  que  le  directeur  pourra  disposer  de  500  francs 
(pas  plus,  hélas  !)  sur  son  budget  qui  est  ridicule, 
m'écrit-il,  il  les  mettra  à  une  cire  de  Gros. 

J'avais  envoyé  à  la  Gazette  un  gros  article  sur 
Menzel.  Je  reçois  un  mot  du  directeur,  le  nommé 
Gonse,  qui,  le  trouvant  a  trop  raffiné  »  pour  ses 
abonnés,  me  demande  l'autorisation  de  l'arranger 
un  peu.  J'ai  répondu  :  soit,  mais  envoi] ez-moi  les 


LETTRES  1883-1887  01 

épreuves  (1).  C'était  sec.  J'aurais  dû  refuser;  mais 
je  voulais  voir. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


(1)  L'article  parut  dans  le  n"  de  juillet  1884. 


92  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


XGI 

A  M.   CHARLES  HENRY 

Coblentz,  vendredi  [juillet  1884J. 

Mon  cher  Henry, 

J'ai  reçu  votre  lettre  (d'aîné). 

Mais,  vraiment,  vous  me  ferez  plaisir  en  ne  lisant 
pas  le  Menzel. 

Il  n'est  pas  de  moi.  Vous  n'imaginez  pas  le 
français,  la  psychologie,  l'esprit  et  même  les  affir- 
mations de  faits  que  me  prête  ce  monsieur. 

Tout  cela  est  d'ailleurs  passé  et  l'incident  est 
des  plus  clos. 

J'ai  été  passer  trois  jours  à  Cassel.  J'ai  vu  20 
Rembrandt,  des  Hais,  des  Rubens,  des  Van  Dyck. 
Tout  un  trésor.  Je  rapporte  quelques  photos. 

Le  Vanier  a  raison  d'attendre,  et  puis  je  pourrai 
revoir  la  chose  et  supprimer  des  grossièretés  qu'une 
vulgaire    conception    de    la    force    en    httérature 


LETTRES  1883-1887  9,'^ 


(l'éloquence  !  tords-lui  le  cou  (1),  comme  dit  Ver- 
laine) m'avait  induit  à  y  laisser. 

Je  serai  à  Paris  le  10  août,  comme  l'an  dernier. 

J'ai  écrit,  pour  Heyse  (qui  vit  encore)  et  Spiel- 
hagen.  A  bientôt  réponse. 

Poignée  de  main  et  au  revoir  à  Gros. 

Votre 

Laforgue. 


(1)  Prends  l'éloquence  et  tords- lui  son  cou. 

(Jadis  f'I  Naguère.} 


94  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


XGII 

A  M.  CHARLES  HENRY 


Ile  de  la  Mainau  (1), 
[juillet    1884]. 


Mon  cher  Henry, 


Je  suis  dans  une  île;  je  mange  dans  de  la  vais- 
selle royale  les  élucubrations  de  deux  cuisiniers 
.français,  je  n'ai  rien  à  faire,  je  reçois  mes  trois 
journaux  par  jour  et  je  passe  tdglich  quatre  heures 
sur  le  lac,  seul,  en  canot  (il  y  a  même  deux 
gondoles  ici).  Je  rame,  je  rame,  je  vais  fumer  des 
pipes  en  regardant  les  pêcheurs  jeter  leurs  filets, 
je  m'amuse  à  poursuivre  des  branches  qui  flottent. 
Je  me  couche  tôt,  éreintè.  Je  vais  parfois  à  la  ville 
(Constance). 

(1)  Sur  le  conseil  de  ses  médecins,  l'Impératrice  avait  accepté 
cette  année-là  d'aller  faire  un  séjour  au  château  de  Mainau  dans 
l'île  de  Mainau,  sur  le  lac  de  Constance,  château  qui  appartenait 
au  grand-duc  de  Bade. 


LETTRES  1883-1887  95 

Je  crois  que  nous  serons  vendredi  ou  samedi 
à  Hombourg  (près  Francfort).  Nous  quittons  Hom- 
bourg  le  10  août  et,  voilà  le  hic,  j'ai  peur  d'avoir  à 
passer  encore,  avant  mon  congé,  une  ou  deux 
semaines  au  Babelsberg  ou  Potsdam,  c'est-à-dire 
Berlin. 

Avez-vous  déjà  quitté  Paris?  (J'attends  un  petit 
mot  de,  ou  de  la  part  de  Gros,  pour  répondre  à 
M.  Treu)  (1). 

Vous  me  dites  :  si  je  vais  à  Spa.  Pourquoi  irais-je 
à  Spa?  J'irai  directement  à  Paris.  J'ai  les  Rimes 
de  joie  (2)  parmi  mes  bouquins.  Je  m'étais  long- 
temps proposé  d'aller  cette  fois-ci  à  Londres. 
Mais  «  faulte  de  monnaie  !  » 

Nous  y  irons  un  jour  ensemble  plutôt. 

Il  est  une  heure,  je  ne  suis  encore  ni  lavé,  ni 
habillé.  J'irai  à  Constance  dans  une  demi-heure. 
Au  fond,  je  continue  à  mener  la  même  vie  vide. 
Il  serait  temps  que  je  fisse  autre  chose.  Je  vous 
trouve  heureux  et  complet,  vous,  d'être  installé 
dans  une  existence.  Je  vais  encore  à  l'état  de  cohs. 
J'aurais  pu  et  j'aurais  dû  faire  en  ces  trois  ans  des 
économies  qui  me  permissent  de  quitter  cet  ici,  de 

(1)  Voir  la  note  de  la  lettre  d* avril  1884. 

(2)  De  Théodore  Hannon. 


f)6  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

rentrer  à  Paris  et  d'y  flâner  un  an  en  attendant 
quelque  chose.  Voilà,  je  vis  au  sein  de  l'Inconscient; 
il  aura  soin  de  moi. 

Je  me  bats  les  flancs  pour  mettre  des  lignes  sur  ce 
papier,  sous  le  préjugé  que  c'est  du  papier  à  lettre 
et  qu'il  faut  que  sa  destinée  s'accomplisse. 

Au  revoir. 

J'espère  encore  n'aller  pas  au  Babelsberg  et 
palper  les  mains  de  votre  silhouette  dès  le  10  août. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  97 


XCIII 


A  M.  CHARLES  HENRY 


[Novembre    1884]. 


Mon  cher  Henry, 


Je  ne  comprends  pas  que  tu  n'aies  pas  reçu  cet 
argent  de  la  Gazette.  Je  vais  écrire  tout  de  suite  à 
Ephrussi.  Je  te  renvoie  le  numéro  de  l'Encaus- 
tique. —  C'est  tout  simplement  navrant. 

Le  passage  en  question  n'est  pas  de  moi  et  sert 
à  remplacer  toute  une  demi-colonne  qui,  enlevée, 
fait  que  le  reste  n'a  plus  ni  queue  ni  tête. 

Puis  encore  quelques  lignes  enlevées  avant  le 
dernier  paragraphe.  Ah  !  ils  sont  intelligents  dan^ 
cette  boîte  ! 

Tu  n'as  pas  idée  de  ce  que  je  m'embête  ici. 
C'est  à  crever.  Je  fais  mauvaise  mine.  Je  ne 
travaille  pas.  Je  passe  mon  temps  à  lire  la  Guerre 


98  ŒUVRES    DE   JULES    LAFORGUE 

et  la  Paix,  de  Tolstoï,  en  fumant  des  pipes 
bonnes. 

J'attends  quelque  chose  d'extraordinaire  tou- 
jours. 

En  attendant  ce  beau  jour  du  retour. 

Ton  Laforgue. 
Bonjour  à  Madame,  si  elle  est  de  bonne  humeur. 


LETTRES  1883-1887  99 


XCIV 

A  CHARLES  EPHRUSSI 


Coblentz, 
jeudi,  20  novembre  1884. 


Cher  Monsieur  Ephrussi, 

J'espère  que  le  nommé  choléra  ne  vous  a  pas 
chassé  vers  Versailles  —  l'Invulnérable  —  et  que 
du  moins  vous  et  les  vôtres  êtes  en  parfaite  santé. 

Voilà  deux  semaines  que  je  suis  ici  et  je  me  remets 
seulement.  L'Impératrice  m'a  demandé  de  vos 
nouvelles  comme  toujours.  Elle  est  toujours  la 
même,  sauf  à  certains  moments  une  certaine  immo- 
bilité morne  que  je  ne  lui  connaissais  pas  :  la  tête 
toujours  absolument  libre  d'ailleurs.  Nous  arri- 
verons à  Berlin  le  1^^  décembre  avec  de  la  neige 
probablement. 

Avez-vous  vu  dans  la  Revue  Universelle  (cette 


VJniversTJiaJ' 
BIBLIOTHECA 


100  ŒUVRES    DE   JULES    LAFORGUE 


revue  bleue  de  Genève)  (1)  quelque  chose  sur  votre 
Durer  (numéro  d'août). 

Je  ne  perds  pas  de  vue  ma  chronique.  Puis-je 
vous  envoyer  comme  première  chronique  (vous  la 
recevriez  avant  le  15  décembre)  un  article  avec 
extraits  (six  à  huit  pages,  petit  texte)  sur  la  fa- 
meuse brochure  de  M.  Treu  :  Sollen  wir,  etc.. 

Je  l'ai  entièrement  traduite  depuis  des  mois. 
Comme  vous  le  pensiez,  une  traduction  in  extenso 
déborderait  la  Gazette.  Un  article  ira  donc?  Les 
abonnés  seront  ainsi  mis  à  peu  de  frais  au  courant 
de  la  question  de  la  polychromie  en  sculpture. 

J'ai  retrouvé  ici  un  lieutenant  de  hussards 
(comte  Hohenthal)  parent  du  peintre  Hébert, 
celui  des  mosaïques  du  Panthéon. 

Avez-vous  lu  l'article  sur  le  Rouge  et  le  Noir  de 
Bourget  dans  les  Débats  ?  Je  viens  de  finir  la 
Guerre  et  la  Paix  de  Tolstoï  (3  volumes).  C'est  une 
des  choses  les  plus  étonnantes  que  j'aie  lues.  C'est 
autrement  «  surprenant  »  que  les  eaux-fortes  sur  la 
guerre  de  Lançon,  si  inexplicablement  vénérées  par 
ce  bavard  de  Fourcaud. 

Et  je  me  suis  mis  à  un  roman  américain  :  A 
gentleman  of  leisure. 

(1)  Plus  exactement  Bibliothèque  Universelle. 


LETTRES  1883-1887  lOi 


Il  fait  triste  ici,  il  neigeotte  et  le  Rhin  est  toujours 
plat  comme  une  sole  et  par  conséquent  peu  en- 
combré de  bateaux. 

J'espère  pour  vous  (êtes-vous  mélomane?)  qu'on 
va  réformer  ce  pauvre  Opéra.  Ah  î  si  on  faisait 
un  pont  d'or,  sans  cahier  des  charges,  à  Lamou- 
reux  !  Vous  souvenez- vous  des  articles  de  Weiss  sur 
l'Opéra  de  Francf ort-sur-le-Mein  ? 

Mais  non,  vous  serez  encore  longtemps  abandonné, 
à  Guillaume  Tell,  au  Prophète,  à  Robert  le  Diable. 
Et  moi  j'entendrai  bientôt  encore  la  Walkiire. 

Je  verrai  aussi  en  arrivant  le  numéro  de  décembre 
de  la  Gazette.  Y  avez-vous  quelque  chose  ? 

L'auteur  de  l'article  sur  les  Affiches (V)  est-il  aussi 
l'auteur  de  la  Velléda  qui  est  au  Luxembourg? 

A  bientôt,  c'est-à-dire  à  une  prochaine  lettre, 
car  en  voici  encore  pour  dix  mois  loin  de  Paris. 
Mais  qui  sait  ce  qui  adviendra  ? 

Une  poignée  de  main  à  M.  votre  frère.  Mes  bien 

respectueuses  salutations  à  Madame  votre  Mère. 

Votre  dévoué 

Jules  Laforgue. 

P.-S.  —  Que  je  vous  dise,  seulement  pour  me- 

(1)  Ernest  Maindron,  Les  Affiches  illustrées,  Paris,  Launette, 
1886,  in-4.Get  écrivain  n'avait  rien  de  commun  avec  le  sculpteur 
Hippolyte  Maindron,  auteur  de  la  Velléda. 


102  ŒUVRES   DE   JULES   LAFORGUE 


moire,  que  la  lettre  en  question  n'est  pas  arrivée 
pour  moi  22,  rue  Berthollet,  de  la  part  de  la  Gazette. 
C'est  sans  doute  qu'elle  ne  doit  pas  arriver?  Ceci 
simplement  pour  acquit  et  en  m' excusant  à  ce  pro- 
pos, comme  je  n'ai  pu  vous  l'expliquer,  du  retard 
que  j'apporte  à  m' acquitter  encore  complètement. 
Je  suppose  que  vous  me  connaissez  et  que  vous 
n'attribuerez  pas  à  de  l'indélicatesse  ce  qui  n'est 
que  de  la  nécessité  la  plus  ennuyeuse. 


LETTRES  1883-1887  103 


xcv 

A  M.  CHARLES  HENRY 


Coblentz,    dimanche 
[30  novembre  18841. 


Mon  cher  Henry, 


Nous  partons  demain  matin  pour  Berlin  (tou- 
jours la  même  adresse,  Prinzessinen  Palais).  Figure- 
toi  que  j'ai  été  malade  tout  ce  temps-ci  :  palpi- 
tations, point  de  côté,  etc.,  et  absolument  veule. 
Je  me  remets  et  commence  à  dormir. 

J'espère  que  tu  n'as  pas  été  dans  le  même  cas, 
de  quelque  côté  que  ce  soit? 

Madame***  comprendra  pourquoi  j'ai  fait  traîner 
en  longueur  l'adaptation  de  la  Fille  des  neiges  (1) 
que  voici  enfin. 

C'est  ce  soir  que  je  lis  à  l'Impératrice  les  lettres 
de  d'Alembert. 

(1)  D'Andersen. 


104  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Nous  partons  demain  matin  à  9  heures,  et  ar- 
rivons à  11   %  heures  du  soir.  De  la  neige  partout. 

Heureux  homme,  à  Paris,  un  Ghoubersky  chez 
soi,  et  des  besognes.  Je  crois  que  tu  ne  me  tiendras 
au  courant  de  rien.  Il  faut  tant  de  courage  pour 
écrire  un  bout  de  lettre. 

Et  Kahn?  — •  Il  m'écrivait  de  Tunisie.  —  Et  de 
Paris  maintenant  point.  Je  vais  lui  écrire  un  de  ces 
jours  en  adressant  chez  toi. 

Au  revoir.  —  Aux  pieds  de  Madame***.  Bonjour 
à  Kahn  et  à  Gros. 

T'ai-je  dit  que  j'avais  reçu  la  pipe?  Merci.  — 
Reçu  aussi  l'article  dans  le  XI X^  Siècle  —  la 
phrase  de  conclusion  est  une  trouvaille  solide 
comme  le  XI X^  Siècle  n'en  imprime  pas  souvent, 
même  quand  il  fait  de  la  philosophie  de  l'histoire. 

Ai-je  laissé  un  dict[ionnaire]  anglais  chez  toi  ? 
Dis-le-moi  pour  me  rassurer  seulement  quand  tu 
m'enverras  un  mot,  mais  ne  l'envoie  pas  en  tout 
cas. 

Je  te  serre  la  main. 

Laforgue. 


I 


LETTRES  1883-1887  105 


XCVI 

A    M.    CHARLES    HENRY 

[Berlin,  décembre    1884] 

Mon  cher  Henry, 

Sur  le  point  de  t' écrire  une  longue  lettre  (style 
filial  et  carotteur),  je  ne  t'écris  qu'un  billet... 

Son  secrétaire  [de  l'impératrice]  avait  déjà  lu 
cette  plaquette  sur  Frédéric  II  que  tu  m'avais 
donnée  il  y  a  trois  ans  (1). 

A  la  hâte,  santé,  salutations,  et  à  bientôt  une 
lettre. 

Ton 

Laforgue. 


(1)  Deux  pages  inédites  \  de  \  la  vie  \  de  \  Frédéric  le  Grand. 
Extrait  de  Ja  Nouvelle  Revue  du  15  avril  1881.  Paris,  1881,  librairie 
de    J.  Baur,  éditeur. 


106  ŒUVRES   DE    JULES    LAFORGUE 


XGVII 

A   M.  CHARLES  HENRY 

[Berlin]    1"   janvier    [1885]. 

Mon  cher  Henry, 

J'ai  reçu  par  mon  libraire  le  livre  de  Verlaine  (1). 
Je  trouve  absolument  nulles  toutes  les  pièces 
longues,  sans  musique  ni  art,  de  Naguère.  Mais 
j'adore  Kaléidoscope,  Vers  pour  être  calomnié, 
Pantoum  négligé,  et  Madrigal.  Mais  que  de  came- 
lote à  part  ça  —  du  Goppée  —  de  vieux  vers  ou- 
bliés des  Poèmes  Saturniens  (descriptifs). 

As-tu  tenu  le  volume?  A  propos,  je  serais  bien 
heureux  si  Gauthier- Villars  (à  qui  bonjour)  te 
rendant  mes  poèmes  maudits  (2),  tu  me  les  en- 
voyais pour  que  j'en  féconde  ici  mon  pianiste  (3). 

(1)  Jadis  et  Naguère. 

(2)  Laforgue  veut  parler  du  livre  de  P.  Verlaine  ;  Les  Poètes 
maudits.  Vanier,  1884. 

(3)  Théo  Ysaye. 


LETTRES  1883-1887  107 


Parole  d'honneur,  je  t'enverrai  bientôt  une  bonne 
longue  causette  ainsi  qu'à  Kahn. 

En  attendant,  bonjour  à  tous,  surveille  les  alen- 
tours   de    tes    pectoraux   et   émarge    au   budget. 

Ton 

Jules  Laforgue. 


108  ŒUVRES    DE   JULES    LAFORGUE 


XGVIII 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Jeudi    [janvier    1885], 

Mon  cher  ami, 

Merci  pour  les  Poètes  maudits. 

Fait-il  beau  à  Paris?  Ici  j'ai  dans  les  yeux  en  ce 
moment  les  Linden  dans  un  joli  brin  de  soleil 
d'hiver.  Je  songe  à  la  place  deMédicis  parce  temps- 
là  et  je  me  sens  rudement  exilé. 

Je  ne  fais  rien  depuis  le  1^^*  décembre,  c'est-à-dire 
mon  arrivée  ici.  J'ai  le  cœur  vide  de  tout  le  vide 
de  la  province,  et  alors,  comme  tu  sais,  c'est  la 
question  féminine  qui  s'installe,  plus  insoluble  que 
la  question  d'Orient.  Je  ne  puis  la  résoudre  ici  et 
en  à  compte  sur  l'infmi  que  par  deux  ou  trois 
contemplations  platoniques,  et  de  hasardeux  dériva- 
tifs physiologiques.  Tout  cela  pour  dire  que  je 
m'embête  inexprimablement.    Je   ne    lis   rien,   je 


LETTRES  1883-1887  109 

fume  des  pipes.  J'entends  du  piano.  (Kahn 
connaît-il  les  sonates  du  vieux,  c'est-à-dire  de 
Beethoven?)  Je  me  couche  à  3  heures. 

Mais  je  ne  te  dis  pas  tout  cela  d'une  façon  assez 
intéressante. 

Et  toi?  Quels  papiers?  Quels  rêves?  Quels  Vincis 
préhistoriques?  A  quand  les  lignes  et  le  roman? 

Gros,  à  qui  j'ai  écrit  pour  l'Exposition  d'ici,  ne 
me  donne  pas  signe  de  vie.  Dis-lui,  si  tu  le  vois, 
qu'il  s'agit  presque  de  faire  honneur  à  des  engage- 
ments et  qu'il  a  tout  avantage  de  donner  un  coup 
de  collier  à  cette  occasion. 

Dis-moi  aussi,  entre  nom,  ce  que  fait  Kahn,  où 
en  sont  ses  vers,  sa  prose  et  son  indépendance- 

Après  le  Maître  de  forges  d'Ohnet 
Hoél 
Après  Théodora 
Holàl 

Et  le  jeune  Eliacin  Marsolleau? 
Au  revoir.  A  quand? 

Jules  Laforgue. 


110  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


XGIX 

A  M.    CHARLES  HENRY 

Mercredi  [mars  1885]. 

Mon  cher  ami, 

Je  ne  te  réponds  qu'après  avoir  envoyé  à  Vanier 
ta  figure  que  je  lui  conseille  et  qui  ira  bien;  d'au- 
tant plus  que  s'il  remet  la  publication  de  mon 
malheureux  volume  au  jour  où  je  lui  aurai  livré 
ses  armes  parlantes  par  un  artiste  d'ici,  ce  n'est 
plus  la  peine  d'en  parler.  Je  quitte  BerUn  dès  le 
15  avril,  et  de  plus  les  personnes  qui  auraient 
acheté  mon  volume  ne  seront  plus  là  dès  le  1^^  mai. 

Enfin  toutes  les  plaintes  sont  superflues.  Que  sa 
volonté  soit  faite  et  non  la  mienne. 

Que  penses-tu  de  Lindenlaub  ? 

Il  n'est  pas  riche  au  premier  abord.  Mais  peu 
à  peu  on  voit  qu'il  sait  pas  mal  de  choses,  d'expé- 


LETTRES  1883-1887  111 

rience,  et  d'intéressantes.  Il  meuble  bien,  comme 
verve,  dans  un  cercle  de  camarades,  en  fumant. 

Kahn  me  doit  une  lettre. 

Je  m'intéresse  pour  le  moment  à  un  volume  de 
nouvelles. 

Et  toi  ? 

Rien  ne  me  serait  plus  facile  que  de  revenir  un 
peu  le  l^r  mai  pour  le  Salon  mais  denaro. 

Au  revoir,  en  août  seulement. 

Je  te  serre  la  main. 

Jules  Laforgue. 
Merci  toujours  pour  tes  corvées  chez  Vanier. 


112  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


A  LÉON  VAN  1ER  (1) 

Berlin,  dimanche  [mars  1885 j. 

Cher  monsieur  Vanier, 

M.  Kahn  insistant  pour  un  ex-libris  quel- 
conque, je  vous  envoie,  puisqu'il  faut  en  passer 
par  là,  vos  initiales  gothiques  sur  enseigne  ter- 
minée en  gousses  de  pavot.  (Pavot  ne  fait  pas 
allusion  à  vos  livres  en  général,  mais  simplement 
au  mien.) 

A  la  hâte,  poignée  de  main  empressée. 

Jules  Laforgue. 


(1)  Toutes  les  lettres   à   Léon   Vanier,  l'éditeur,   ont  trait  aux 
Complaintes,  qui  parurent  chez  lui. 


LETTRES  1883-1887  113 


CI 

A  M.   CHARLES  HENRY 

Mardi   [mars   1885]. 

Mon  cher  ami, 

Je  t'envoie  à  la  hâte  les  100  francs  pour  le  billet 
souscrit.  Crois  qu'il  faut  que  je  sois  réduit  au  juste 
jusqu'à  juillet  pour  que  je  ne  m'acquitte  envers  toi 
ni  envers  Cros.  Ça  viendra  en  juillet.  Ton  ménage 
va-t-il  bien  ? 

J'oublie  toujours  de  te  demander  si  c'est  chez 
toi  que  j'ai  laissé  mon  dictionnaire  anglais-français 
de  Spier.  Je  ne  sais  où  il  est  passé,  et  comme  je  lis 
les  revues  d'art,  je  suis  obligé  d'en  acheter  un. 

N'oublie  pas  que  tu  me  dois  une  lettre. 

Grande  fête.  70^  année  de  Bismarck.  Ma  chambre 
pleine,  pour  mes  trois  fenêtres  donnant  sous  les 
tilleuls  où  passeront  les  cortèges. 


114  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Je  me  remets  à  faire  des  vers  (1). 
Poignée  de  main  et  des  nouvelles  de  toi. 

Ton 

Laforgue. 


(1)  Probablement  des  poèmes    de    Vlmitalion  de   Nolre-Damt 
la  Lune  que  peu  après  il  dit  avoir  fini. 


LETTRES  1883-1887  115 


cil 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Mercredi  [mars  1885]. 

Mon  cher  ami, 

Merci  pour  tes  bonnes  et  intéressantes  quatre 
pages.  Tu  ne  me  gâtes  pas.  C'est  la  lettre  d'un 
homme  qui  se  porte  bien.  Je  te  félicite. 

Je  crois  que  nous  passerons  avec  Kahn  un  été 
à  s'en  lécher  les  doigts.  Je  vais  m'y  préparer  di- 
gnement. A  nous  l'esthétique  ! 

Je  commence  sincèrement  à  m'efïrayer  de  tes 
vues  sur  moi. 

Je  t'enverrai  des  pages  de  poétique,  je  serai 
comblé  d'être  ton  sujet  dans  la  Revue  indépendante^ 
après  nous  le  déluge.  Je  fmirai  par  y  croire.  Je  vais 
m'y  mettre. 

Je  n'ai  rien  reçu  à  propos  d'Haraucourt  et  c'est 
toi  qui  m'apprends  —  je  croyais,  par  Kahn,  que  ce 
n'était  que  quelques  mots  dits  en  l'air  chez  Moréas 
ou  dans  la  boutique  de  Vanier  —  c'est  toi  qui 


116  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


m'apprends  que  c'est  plus  grave  et  que  la  stigma- 
tisation dans  le  Lutèce  a  été  jugée  nécessaire  (1). 
Pour  un  pauvre  livre  qui  n'a  pas  encore  paru,  c'est 
rai  de  !  Mais  là  où  il  n'y  a  nulle  illusion  d'impor- 
tance publique  ces  attaques  perdent  leurs  droits. 
Vanier  ne  m'a  pas  envoyé  le  journal.  J'espère  que 
tu  seras  assez  gentil  pour  me  l'envoyer.  Je  meurs 
d'envie  de  voir  ça.  Ne  me  fais  pas  languir;  j'en 
perds  l'appétit. 

Je  ne  voudrais  pas  t' embêter  avec  le  diction- 
naire anglais.  J'en  ai  bien  un  ici  pour  lire  à  la  biblio- 
thèque, mais  c'est  que  le  25  avril  nous  partons  pour 
Bade,  où  j'aurai  les  revues  anglaises,  mais  point  de 
dictionnaire. 

Je  te  demande  en  grâce  de  t'opposer  absolument 
à  la  petite  figure  de  Vanier,  plutôt  rien  (2). 

Au  revoir.  Quand  changes-tu  d'adresse  ? 

Ton 

Laforgue. 

(1)  Le  n"  163  (8-15  mars  1885)  de  Lutèce  avait  publié  de  Lafor- 
gue la  Complainte  propitiatoire  à  l'Inconscient  et  la  Complainte- 
placet  de  Faust  fils.  Au  numéro  suivant,  deux  poètes  exprimèrent 
leur  indignation  :  M.  Georges  Trouillot,  avocat,  par  une  lettre  datée 
de  Lons-le-Saunier,  9  mars,  et  M.  Edmond  Haraucourt,  par  un 
fragment  de  lettre  enclavé  dans  un  article  anonyme,  intitulé  : 
Où  ils  vont. 

(2)  Aucune  vignette  éditoriale  ne  s'imprima  sur  la  couverture 
des  Complaintes,  Laforgue  réprouvait  la  marque  habituelle  de  la 
maison  Vanier  :  une  Folie  s'écartelant  sur  un  livre  ouvert. 


LETTRES  1883-1887  117 


cm 

A  LÉON  VANIER 


Mardi  [avril  1885]. 

La  «  petite  baladeuse  »  (ce  nom  n'est  pas  de 
moi)  est  fort  gentille,  mais  serait  déplacée  dans  le 
cas  présent. 

Je  connais  des  peintres  ici,  mais  aucun  du 
nom  de  Wagner  !  Je  tâcherai  de  vous  faire  dessiner 
les  armes  parlantes  en  question  par  un  vignettiste 
qui  n'est  pas  à  Berlin  en  ce  moment.  Il  faudrait 
attendre  peut-être  deux  mois.  En  attendant,  le 
mieux  ou  du  moins  le  plus  expéditif,  est,  je  crois, 
de  mettre  mes  pavots  pour  mes  Complaintes.  C'est 
à  peu  près  propre  et  tout  en  traits  simples.  Ça  ne 
tire  pas  l'œil.  Il  me  tarde  bien  que  tout  cela  soit 
arrangé.  Mettez-moi  donc  mes  pavots  pour  moi,  je 
vous  aurai  votre  vannier  poétique  pour  vos  autres 
titres.  C'est  dit. 


118  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CIV 

A  LÉON  VANIER 


[Avril  1885]. 

Maintenant  pour  votre  ex-libris,  enlevez  la 
petite  baladeuse,  certes.  Par  quoi  la  remplacer  ? 
Vous  dessiner  des  armes  parlantes,  j'en  serais  fort 
incapable.  Si  c'est  un  ex-libris  pour  vos  Complaintes 
particulières  et  non  pour  vos  éditions  en  général, 
j'aimerais  qu'...  vous  mît  dans  votre  «  livre  ouvert  » 
une  figure  géométrique  (symbole  de  fatalisme), 
par  exemple  celle  du  théorème  :  la  somme  des  angles 
(Vun  triangle  est  égale  à  deux  droits  (formule  qui  se 
trouve  dans  une  de  ces  complaintes  d'ailleurs), 
tout  en  conservant  vos  L.  V.  ou  bien  un  alpha  et  un 
oméga  :  a  ^o  (symbole  également),  ou  bien  ne  laissez 
que  le  livre  ouvert  avec  vos  initiales  tout  simple- 
ment. 


LETTRES  1883-1887  119 


cv 

A    M.   CHARLES  HENRY 

Berlin,  vendredi  [avril  1885]. 

Mon  cher  (scientifiquissime), 

Merci  du  D^  (1)  anglais.  J'ai  eu,  en  efîet,  la 
Liitèce  par  Vanier.  Félicite  pour  le  quai  d'Anjou. 

Je  vois  ça  d'ici.  Tu  ne  pouvais  mieux  choisir, 
des  murs  vieux,  de  l'eau  où  l'on  vit,  —  toujours 
aristo  avec  ça. 

J'ai  commencé  à  noter  la  poétique,  mais  tu  sais 
que  je  n'ai  pas  de  brouillon  de  mes  Complaintes 
et  que  je  ne  les  sais  pas  non  plus  par  cœur.  Com- 
ment citer?  Attends  encore  un  peu.  Ce  sera  plus 
franc  et  plus  sérieux.  Tu  me  combles  pour  la  Revue* 

Peste,  oui,  je  voudrais  bien  y  paraître  !  si  on 
prenait   dans   les    Complaintes,    ce   serait   absolu- 

(1)  Dictionnaire. 


120  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

ment  dans  les  choses  déjà  corrigées  (celles-là  ont 
été  revues  et  parfois  modifiées).  Les  épreuves  que 
tu  vois  ne  sont  rien  à  côté  de  celles  que  je  renvoie  à 
Vanier  et  j'en  suis  bien  soulagé.  Par  exemple, 
celles  des  Formalités  nuptiales,  dont  tu  me  parles; 
j'ai  mis  angle  comme  on  dit  dans  le  rayon  (pas 
géométriquement  ni  topographiquement),  mais  jet 
comme  d'une  lanterne  "sourde  de  voleur.  Je  crois 
qu'on  peut  garder  angle  :  cercle  ferait  les  vers  impos- 
siblement  faux  d'ailleurs. 

Kahn  m'a  écrit  une  lettre  très  drôle,  un  peu 
pompette.  Ça  sentait  vraiment  l'escapade.  Kahn  et 
le  mois  de  mai,  quel  couple  ! 

Je  crois  que  nous  serons  lundi  soir  à  Bade 
(toujours  Villa  Mesmer).  Il  faut  que  j'y  vienne  à 
bout  de  mon  premier  roman  :  Saison  (ça  s'appelle 
ainsi  jusqu'à  présent).  J'ai  aussi  un  g'^  article  pour 
la  Gazette,  Et  le  reste  ! 

Je  viens  de  voir  l'article  du  Journal  des  Savants , 
où  l'on  parle  du  «  jeune  savant  ». 

Sais-tu  du  nouveau?  As-tu  des  conjectures  sur 
ce  qui  se  passe  dans  les  hautes  sphères  de  l'admi- 
nistration éditoriale  sise  en  l'encéphale  de  Vanier  ? 
T'a-t-il  jamais  dit  une  date  pour  la  livraison  du 
volume  ?  As-tu  vu  les  épreuves  telles  que  je  les  ai 
renvoyées  ?  —  Elles  sont  un  peu  délicates,  surtout 


LETTRES  1883-1887  121 


dans  les  additions  (1).  Crois-tu  qu'on  s'en  tirera 
et  que  du  moins  Vanier  y  met  de  la  bonne  volonté 
et  un  brin  d'amour-propre  ?  Si  tu  as  un  mot  pour 
me  rassurer,  tu  seras  bien  gentil,  bien  marquis  de 
Marigny  (dont  nous  ferons  les  Folies-Marigny)  en 
me  le  mandant. 

Au  revoir.  Au  10  août.  Le  pianiste  (2)  sera  à  Paris  l 


Ton 

Jules  Laforgue. 


(1)  Quelques  coquilles  échappèrent  aux  corrections. 

(2)  Il  s'agit  toujours  de  Théo  Ysaye. 


122  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CVI 

A   THÉOPHILE   YSAYE 

Baden-Baden,  [mai  1885  (?)] 

Mon  cher  Théo, 

Comment  donc!  Pourquoi  ne  reçois-je  plus  de 
lettres?  Un  malheur  t'est-il  arrivé?  Ton  silence 
m'est  inexphcable.  Si  le  destin  le  veut,  je  pense  que 
nous  serons  le  15  de  ce  mois  à  Babelsberg.  Je  ren- 
trerai avec  plaisir  à  Berlin.  Mais  au  nom  de  tout 
ce  qui  nous  reste  de  foi,  donne-moi  de  tes  nouvelles, 
dix  lignes  suffisent.  Ma  vie  est  toujours  affreuse- 
ment la  même.  J'entre  dans  une  période  d'apa- 
thie, c'est  pourquoi  je  me  suis  payé  un  néologisme  : 
je  me  «  madréporise  ».  Mon  Dieu  !  J'aimerais  vous 
voir  vous  «  madréporiser  »,  comme  je  me  «  madré- 
porise »,  moi  :  vous  vous  en  étonneriez. 

J'ai  reçu  un  cadeau  de  l'Impératrice,  un  ther- 
momètre enchâssé  dans  une  clef.  J'en  suis  flatté. 


LETTRES  1883-1887  123 

Mon  cher,  mon  vieux  camarade,  donne-moi  de 
tes  nouvelles  ou  tu  me  feras  de  la  peine. 
Entendu.  Je  t'embrasse. 

Jules. 


124  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


GVIl 
A  M.    CHARLES  HENRY 

[Mai     1885]. 

Mon  cher  ami, 

Je  serai  probablement,  très  probablement,  dans 
deux  mois  à  Paris. 

Il  est  à  peu  près  certain  aussi  que  j'irai  à  Tarbes. 

En  attendant,  je  m'embête,  je  vis  comme  un 
repu,  sous  toutes  les  faces,  et  travaille  un  peu, 
la  nuit  quand  il  fait  frais  et  que  la  journée  a  été 
lourde. 

Je  fais  une  Salomé  (1)  !  ! 

Et  en  définitive  je  ne  sais  que  faire. 

Kahn  ne  m'envoie  jamais  de  vers.  Il  se  recueille, 
comme  la  Russie  de  Gortschakofï.  Les  mésaven- 
tures de  M.  Du  Camp  trouvent  ici  un  écho  sympa- 

(1)  Première  esquisse  de  la  Salomé   des   Moralités   légendaires. 


LETTRES  1883-1887  12Ô 


thique  et  dolent.  J'oubliais  de  te  dire  que,  aussi- 
tôt lus,  j'ai  mis  tes  articles  à  la  poste  pour  Berlin 
à  un  professeur  très  bibliophile  et  qui  est  l'initia- 
teur d'une  société  de  bibliophiles  allemands. 

Je  ne  te  parle  pas  de  mes  Complaintes;  tu  es 
autant  que  moi  au  courant  de  cette  histoire  lamen- 
table. —  On  décernera  à  Vanier  le  titre  de  Fabius 
Cunctator  —  parce  que,  à  supposer  qu'un  poète 
lui  confie  un  manuscrit  payé,  que  ce  poète  s'appelle 
Cund  et  qu'il  compte  avoir  son  livre  au  j  our  convenu, 
on  pourra  dire  de  lui  :  Gunct  a  tort  de  compter,  etc.  — 
J'en  resterai  sur  ce  mot,  qui  te  donne  la  mesure  de 
mon  régime  ici.  —  Je  n'en  suis  pas  moins  toujours 
digne  de  te  lire  et  suis  ton  serviteur. 

Jules  Laforgue. 


126  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CVIII 

A  LÉON  VANIER 


Berlin,  lundi 
[mai  ou  juin  1885]. 

Je  vous  renvoie  ces  épreuves.  Vous  verrez  que 
j'ai  beaucoup  ajouté  à  la  pièce  les  Voix,  etc..  pour 
moi  la  plus  importante  (significative)  en  ce  sens  du 
volume.  J'ai  numéroté  la  série  des  distiques  pour 
l'ordre  dans  lequel  ils  seront  placés.  Une  erreur 
dans  cette  pièce  me  désolerait. 


LETTRES  1883-1887  127 


CIX 
A  M.   CHARLES  HENRY 

Bade,  samedi  [1885]. 

Mon  cher  ami, 

J'ai  reçu  la  charmante  et  déhrante  lettre  de 
Cernay. 

Le  blason  des  barons  est  trouvé  1 

Est-ce  que  Kahn  a  des  ramifications  dans  ce 
monde-là? 

Je  ne  sais  trop  si  nous  irons  à  Coblentz.  Peut- 
être  à  Berlin. 

Tu  dois  voir  de  ci  de  là  dans  les  feuilles  de  Paris 
des  bulletins  de  santé  qui  en  disent  long. 

Je  n'irai  guère  à  Paris  qu'au  10  août,  comme  tou- 
jours. Et  cette  fois  probablement  pour  y  rester. 
C'est  très  compliqué  à  raconter,  ça  dépend  de  mille 
riens  (en  dehors  d'un  gros  fait  qui  bâclerait  vite 
la  chose). 

*****  Q 


128  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Kahn  t'a  peut-être  parlé  d'une  Imitation  de 
Notre-Dame  la  Lune,  une  trentaine  de  pièces.  C'est 
fini,  archi-copié.  Je  n'y  ajoute  plus  une  virgule 
et  je  m'en  débarrasserai  à  Paris  le  mieux  possible, 
en  payant  naturellement. 

Tu  connais  VHérodias  de  Flaubert.  Je  viens  de 
finir  une  petite  Saiomé  de  moi. 

Ah  !  mon  cher,  qu'il  est  plus  facile  de  tailler  des 
strophes  que  d'établir  de  la  prose  1  Je  ne  m'en 
étais  jamais  douté. 

J'ai  tout  un  roman  en  scène  et  notes  dûment 
classées.  L'idée  d'arranger  et  polir  ça  d'ensemble 
me  fait  froid  dans  la  nuque. 

Je  trouve  que  l'étude  de  Charles  Morice  donne 
une  idée  très  intime  de  Bourget.  L'as- tu  lue  ? 

Au  revoir.  Nous  causerons.  En  ménage  d'Huys- 
mans,  c'est  amusant  quoique  de  surface,  mais  au 
fond  c'est  bien  une  plaie  capitale. 

Et  nous  ferons  nos  poèmes  en  prose  projetés 
d'antan. 

Je  te  la  serre. 

Jules  Laforgue 


LETTRES  1883-1887  129 


ex 

A  LÉON  VAN  1ER 

Coblentz,  jeudi 
[juillet  1885], 

Enfin  ! 

Mais  hélas,  page  118  (1)  que  vous  m'avez  esca- 
motée, —  au  5^  vers  manquent  3  syllabes  :  ainsi. 

Quand  Vai-je  fécondée  à  jamais!  Oh!  ce  dut... 

Au  7^  lire  : 

Je  fai,  tu  m'as,  et  non  :  tu  nias,  et  au  même  vers  : 
Partout  au  lieu  de  Partant.  Enfm,  c'est  fini.  —  Et 
le  reste  a  bonne  mine. 


(1)  Complainte  du  Temps  et  de  sa  commère  l'Espace. 


130  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXI 

A  M.   CHARLES  HENRY 

[Juillet  1885]. 

Mon  cher  ami, 

Je  quitte  Goblentz  demain  lundi  pour  Hombourg 
(près  Francfort-sur-le-Main)  (au  château)  où  je 
reste  jusqu'au  17,  de  là  à  Potsdam.  Tu  dois  avoir 
reçu  un  exemplaire  des  Complaintes.  Imyoïs  qu'il  y 
est  resté  des  fautes  d'impression  et  autres. 

Je  t'enverrai  demain  sans  faute  les  notes  intimes 
en  question. 

Donne-moi  l'adresse  de  Kahn  dès  que  tu  auras 
un  moment. 

Je  suis  très  pressé,  malle  à  faire,  etc.. 

Je  t'écrirai  longuement  demain. 

Je  travaillotte,  et  toi  ? 

Je  te  serre  la  main. 

Je  t'écris  et  t'envoie  ça  demain. 

Ton 

Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  131 


GXII 


A  M.  CHARLES  HENRY 


Hombourg,  mercredi  [juillet  1885], 

Très  précieux  jeune  homme  et  même 
ami, 

Reçu  ici  ton  article  qui  te  sera  payé  au  centuple 
dans  un  monde  meilleur,  Dieu  dût-il  hypothéquer 
ses  étoiles  de  première  grandeur.  (Maximus  in  mi- 
nimis  !) 

Je  me  suis  permis  de...  le  mettre  au  net.  J'ai 
laissé  tes  sévérités  même  sur  ma  métaphysique. 
(Quant  aux  néologismes,  je  suis  furieux  contre 
le  sexciproque,  que  j'avais  corrigé  sur  les  épreuves, 
et  dont  je  ne  me  suis  pas  aperçu  sur  les  bonnes 
feuilles  pour  en  faire  un  erratum.) 

J'ai  insisté  sur  l'esthétique  empirique  de  la 
complainte.  —  Je  te   dirai    à   toi  que   ça  m'est 


132  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

venu,  la  première  idée,  à  la  fête  de  l'inaugura- 
tion du  lion  de  Belfort,  carrefour  de  l'Observa- 
toire (1). 

J'ai  mis  besoin  de  vivre  au  lieu  de  besoin  d'aimer 
—  ça  dit  aussi  savoir,  etc. 

Et  puis  tu  me  laisses  insister  sur  mon  cher 
humour  de  pierrot,  mes  formules  sur  la  femme 
(dans  les  Voix  sous  le  figuier  boudhique,  etc.),  et  mes 
rythmes  et  rimes  absolument  inédits,  ce  qu'il  n'y 
a  pas  eu  depuis  quinze  ans,  nulle  part,  sauf  en 
Verlaine  un  peu. 

Puis  j'ai  enlevé  la  citation  que  tu  faisais,  elle 
est  trop  lâchée  et  sans  autre  curiosité  que  comme 
cul-de-lampe  à  toute  la  pièce  même.  J'ai  cité  des 
choses  typiques  : 

1°  0  Robe,  etc..  comme  tenue  boudhiste  et 
curiosité  de  façon  de  dire  ; 

2^  Nature,  comme  refrain,  comble  du  mal  rimé 
sans  façon,  mais  trouvé; 

3^  Ah  !  ah  !  comme  petits  vers  drôles  et  typiques 
de  nombre  en  ce  sens  dans  le  volume; 

4^  Vous  verrez,  type  sentimental,  et  panaché 
d'images,  violet,  deuil,  couleur  locale  (rime  étale  !)  — 
yeux,  vases  d'Election,  et  vase  des  Danaïdes; 

(1)  Le  20  septembre  1880. 


LETTRES  1883-1887  133 

5^  Puis  frêle...,  strophe  absolument  inédite  à 
vers  de  14  pieds; 

6^'  Et  les  Vents,  refrain  rossard  et  complainteux 
pour  finir. 

Ces  6  citations  (à  défaut  de  plus)  sont  les  mieux 
faites  pour  allécher  les  lettrés  —  le  lecteur  sera 
absolument  renversé,  et  le  coup  d'œil  qui  suit  sur 
la  Table  des  matières  le  tuera  —  et  toi,  je  te  bénirai 
dans  les  sjècles  des  siècles  en  te  persuadant  que 
cet  article  n'est  cependant  pas  ton  plus  beau  titre 
littéraire. 

Et  à  charge  de  revanche,  comme  disent  les 
commis  en  se  payant  des  grenadines. 

Ecris-moi,  n'est-ce  pas,  un  de  ces  jours  une  bonne 
lettre  sur  notre  chien  et  sur  ta  vie  et  ton  travail  à 
€hevreuse  —  tu  dois  avoir  de  jolies  choses  à  me 
raconter. 

Nous  restons  ici  jusqu'au  17  de  ce  mois,  —  puis 
Potsdam.  Au  revoir. 

Ton 

J.  Laforgue. 


134  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXIII 

A  EMILE  LAFORGUE  (1) 
(Fragment.  ) 


Chez  Bingham  une  Parisienne  de  Stevens, 
un  chef-d'œuvre.  — •  Chez  Goupil  probablement 
quelque  Schreyer,  probablement  des  rosses  de 
quarante-cinq  sous  cachées  par  des  rafales  de 
neige.  —  A  Y  Art,  une  petite  femme  de  Duez, 
regardant  avec  ses  prunelles  une  voile  à  l'horizon, 
au  bord  de  la  mer.  —  C'est  tout,  je  crois  —  On  n'en- 
tend plus  parler  de  Rochegrosse,  on  ne  voit  plus 
rien  de  lui.  Quant  à  l'autre.  Bigot,  il  collabore  à  une 
édition  illustrée  qu'on  publie  de  Nana. 

Tu  sais  peut-être  que  dernièrement  il  y  a  eu  dans 
tout  Paris  des  élections  municipales. 

Or  voici  une  petite  épopée. 

(1)  Fragment  de  lettre  de  Jules  Laforgue  à  son  frère  Emile, 
communiqué  en  manuscrit  par  M^^  Labat-Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  135 


La  scène  est  à  Passy.  —  Quatre  jours  avant  l'élec- 
tion —  le  candidat  sortant,  un  radical,  harangue 
ses  électeurs  dans  une  réunion.  Quand  il  descend 
de  la  tribune,  on  entend  une  voix  qui  demande  la 
parole  !  la  parole  !  —  Accordée  —  un  petit  monsieur 
monte  à  la  tribune.  —  C'est  Delcassé  (Théophile). 
Pendant  une  heure  et  demie  il  improvise,  on  applau- 
dit, on  braille,  on  l'acclame,  on  le  porte  candidat.  — • 
Il  ne  lui  reste  plus  que  quatre  jours,  il  fait  une  confé- 
rence, dépense  huit  cents  francs  à  couvrir  son  ar- 
rondissement de  ses  professions  de  foi  (Il  m'en  a 
donné).  Arrive  le  jour  du  scrutin  et  Delcassé  a... 
103  voix.  Des  félicitations  lui  arrivent  d'Ariège,  on 
lui  propose  la  candidature  à  la  députation  pour  l'an 
prochain.  Ce  type-là  est  capable  d'aller  siéger  à  la 
Chambre  un  de  ces  quatre  matins. 


136  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXIV 

A  LÉO  TRÉZENIK  (1) 

[Août  1885.] 

Cher  Monsieur  Mostrailles, 

Permettez-moi  de  vous  remercier  de  votre  article 
de  Lutèce  sur  les  Complaintes.  Je  ne  l'ai  lu  qu'un 
peu  tard,  étant  à  ce  moment  hors  de  France. 

Mon  merci  vous  sera  sans  doute  plus  sérieux 
si  j'y  ajoute  les  légitimes  réflexions  qu'il  m'a 
suggérées  (votre  article). 

Tout  le  monde  me  jette  Corbière  à  la  tête.  Lais- 
sez-moi vous  confier  pour  la  forme  que  mes  Com- 
plaintes étaient  chez  M.  Vanier  six  mois  avant  la 
publication  des  Poètes  maudits  et  que  je  n'ai  tenu 


(1)  Cette  lettre,  adressée  à  Léo  Trézenik  (dont  Mostrailles  était 
le  pseudonyme),  directeur  de  la  revue  Lutèce,  parut  dans  cette 
revue,  le  4  octobre  1885. 


LETTRES  1883-1887  137 


le  volume  des  Amours  jaunes  qu'en  juin  dernier 
(un  rare  exemplaire  acheté  chez  M.  Vanier). 

Ceci  confié,  je  me  reconnais  un  grain  de  cousi- 
nage d'humeur  avec  l'adorable  et  irréparable  fou 
Corbière.  Je  vais  publier  une  étude  dévouée  sur  son 
œuvre,  et  me  reportant  à  mes  Complaintes,  je  crois 
pouvoir  démontrer  ceci  :  si  j'ai  l'âme  de  Corbière 
un  peu,  c'est  dans  sa  nuance  bretonne,  et  c'est 
naturel;  quant  à  ses  procédés,  point  n'en  suis  :  ce 
sont  triplés  et  plus  spontanés  ceux  d'Anatole 
de  Manette  Salomon,  de  Banville,  de  Charles  De- 
mailly,  des'  Frères  Zemganno  et  les  pitres  déchirants 
de  la  Faustin. 

Corbière  a  du  chic  et  j'ai  de  l'humour;  Corbière 
papillotte  et  je  ronronne;  je  vis  d'une  philosophie 
absolue  et  non  de  tics  ;  je  suis  bon  à  tous  et  non  insai- 
sissable de  fringance  ;  je  n'ai  pas  l'amour  jaune  ;  mais 
blanc  et  violet  gros  deuil.  Enfin,  Corbière  ne  s'occupe 
ni  de  la  strophe  ni  des  rimes  (sauf  comme  un  trem- 
phn  à  concetti)  et  jamais  de  rythmes,  et  je  m'en 
suis  préoccupé  au  point  d'en  apporter  de  nouvelles 
et  de  nouveaux;  j'ai  voulu  faire  de  la  symphonie 
et  de  la  mélodie,  et  Corbière  joue  de  l'éternel 
crincrin  que  vous  savez. 

Ne  parlons  pas  de  mes  procédés  :  je  ne  crois 
pas  à  mon  obscurité,   à  mes  rébus  (comme  dit 


138  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


M.  Robert  Gaze)  et  je  ne  suis  pas  un  faiseur  :  cela 
en  conscience  et  en  inconscience.  Pour  le  reste,  voyez 
P.  Bourget,  Edouard  de  Hartmann,  Tolstoï,   etc.. 

En  somme,  une  bonne  âme  qui  s'amuse  selon 
ses  moyens,  qui  a  la  foi  et  croit  à  sa  mission,  comme 
vous  l'avez  deviné,  mais  qui,  hélas,  est  sujette  à  se 
dire,  d'après  le  «  Quand  Auguste  avait  bu,  la  Po- 
logne était  ivre  »  :  —  Quand  j'ai  fait  une  complainte 
bien  pure,  la  conscience  humaine  est  plus  légère. 

Recevez  mes  remerciements,  je  vous  prie. 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  139 


cxv 


A  M.    CHARLES  HENRY 


Tarbes  [octobre  1885], 

Mon  cher  ami, 

Je  partirai  d'ici  lundi.  J'ai  retardé  pour  maintes 
choses,  voir  des  élections  en  province  et  surtout 
dans  des  villages  de  60  feux.  Puis  encore  quelques 
jours  attendant  un  mot  de  Lindenlaub  à  qui  j'avais 
demandé  une  passe  pour  chemin  de  fer.  Mais  tu 
as  peut-être  su  qu'il  avait  été  lui-même  ces  temps- 
ci  en  Espagne.  —  Enchanté  que  la  petite  annonce, 
en  attendant  mieux,  ait  paru  dans  la  Chronique. 
Nous  causerons  du  cercle  universel,  ou  du  moins 
je  t' écouterai  là-dessus  avec  transports. 

Je  n'ai  pas  d'exemplaires  ici. 

Aussitôt  arrivé  à  Paris,  j'en  enverrai  comme  tu 
me  le  dis.  Si  c'est  pressé,  pour  la  Belgique,  en  pas- 


140  ŒUVRES    DE    JULES   LAFORGUE 


sant  chez  Vanier,  tu  pourrais  expédier  ça,  si  tu  as 
un  instant  ? 

Je  commence  à  croire  que  c'est  toute  ma  per- 
sonne qui  a  déplu  à  l'illustre  R...  On  n'est  pas 
parfait.  Si  j'avais  su,  je  ne  t'aurais  pas  laissé  cette 
inutile  corvée  de  leur  remettre  mes  nouvelles. 

J'ai  reçu  une  jolie  lettre  d'Huysmans. 

Toi,  tu  spécules,  —  et  Kahn,  que  fait-il  ? 

J'arrive  mardi  matin. 

Je  n'ai  rien  fait  ici.  J'ai  erré  dans  des  paysages 
de  mes  14  ans,  etc.  (Vu  T...) 

Au  revoir  donc. 

A  mardi  donc. 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  141 


CXVI 

A   THÉOPHILE   YSAYE 

Coblence    [1885,  novembre]. 

Mon  cher  Théo, 

C'est  là  que  je  voudrais  vivre  (mélodie  connue). 
Ma  fenêtre  m'offre  toujours,  et  dans  le  même 
cadre,  le  même  panorama  — -  le  Rhin  flasque,  agité 
parfois  par  de  lourds  bateaux  à  vapeur  ou  caressé 
de  flots  lisses  —  et  dans  le  lointain  la  chaîne  des 
collines  avec  leurs  jolies  maisonnettes,  avec  les  che- 
mins de  ronde  des  fortifications. 

Une  note  charmante  :  l'aboi  clair  des  chiens  qui 
me  parvient  de  l'autre  rive,  aussi  clair  que  de 
l'aquarelle  (ne  regarde  pas  cela  seulement  comme 
de  la  Littérature,  mais  bien  comme  une  impression 
réelle). 

Voudrais-je  te  dire  que  je  ne  m'ennuie  pas  —  ce 
serait  comme  si  je  voulais  t' assurer  que  j'ai  ressenti 


142  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


de  vives  joies  depuis  mon  départ  de  Paris.  Ah  ! 

comme  je  m'ennuie  !  Je  n'en  ai  plus  faim Et 

je  comprends  que  l'on  ait  écrit  d'émouvants  sonnets 
sur  r Insaisissable  Aimée  que  l'on  appelle  ici 
la  liberté.  Ga —  Ga  —  Ga.  Le  sifflet  des  intermi- 
nables trains  de  marchandises  qui  fdent  le  long  du 
Rhin  me  transperce  de  désespoir  de  la  tête  aux 
pieds.  Ga  —  Ga  —  Ga.  Quand  je  pense  à  ce  bien- 
heureux soir  où  nous  nous  payâmes  les  Maîtres 
chanteurs,  et  dans  quel  décor  de  la  vie  et  du  temps 
cela  se  passa  !  Je  voudrais,  là,  dans  le  château, 
faire  du  scandale,  et  accuser,  reprocher  à  l'Huma- 
nité de  ne  pas  comprendre  mon  sacré-cœur,  mon 
divin  cœur  ! 

A  quoi  bon,  je  veux  travailler,  faire  de  mon  vo- 
lume de  nouvelles  quelque  chose  de  plus  qu'un 
médiocre  bouquet  de  fleurs  disparates.  Ce  sera  de 
l'Art. 

D'ailleurs  —  hélas  !  je  sais  qu'en  quatre  ans 
je  pourrais  faire  fortune  si  je  voulais  écrire  des 
romans  à  la  Guy  de  Maupassant.  «  Bel-Ami  »  est 
d'un  maître,  mais  ce  n'est  pas  de  l'art  pur.  Peut- 
être  ce  désir  de  créer  de  l'art  pur  est- il  un  louable 
mais  pauvre  désir  de  nos  vingt-cinq  ans  ?  Et  tout 
n'est-il  pas  égal  devant  la  face  de  la  Mort? 

Mon  vieux  Théo,  j'ai  traversé  la  Belgique.  J'ai  vu 


LETTRES  1883-1887  143 

des  quantités  de  tas  de  poussière  de  charbon  avec  des 
brouettes,  les  quatre  fers  en  l'air,  abandonnées 
au  sommet.  Et  les  filles  ont  des  manières  aussi  mas- 
culines que  de  petits  galopins  mal  dégrossis,  et  les 
villes  sous  des  toits  de  tuiles  noires...  etc.. 

Et  je  pensais  que  tu  étais  dans  le  bonheur,  à 
Paris...  Travaille,  fume,  aime-moi,  écris-moi  et 
garde  pour  Paris  un  amour  infini. 

Je  t'embrasse. 

Jules. 


«^c^t* 


10 


144  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXVII 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Berlin     [janvier     1886]. 

Mon  cher  ami, 

A  la  hâte  (je  reviens  d'une  semaine  tout  au  nord, 
Copenhague).  Mon  premier  soin  est  de  t'envoyer  les 
300  frs  que  tu  conquis  si  généreusement  pour  moi 
dans  une  heure  de  détresse. 

Encore  merci  et  ton 

Laforgue. 

Il  faudra  que  je  t'écrive  un  de  ces  matins. 

Tu  dois  avoir  reçu  2  enveloppes  pour  M.  et 
]\^me  Brisbane.  J'ignorais  le  numéro  de  l'adresse. 
Et  je  m'en  tiens  d'ailleurs  à  ton  expérience  pour 
qu'elles  soient  déposées,  ou  non  s'il  ne  faut  pas. 


LETTRES  1883-1887  145 


GXVIII 

A  M.  CHARLES  HENRY 

Dimanche  [février  1886]. 

Mon  cher  ami, 

Kahn  me  donne  de  tes  nouvelles,  illustre  dé- 
bordé de  travaux  et  de  projets  !  —  Malgré  cet  état 
de  débordé,  tu  me  rappelles,  à  moi  oublieux,  j'avoue, 
le  projet  de  Eléments  of  paintures,  dont  je  n'ai 
même  pas  encore  vu  un  exemplaire.  —  Pas  plus  tard 
que  demain  je  vais  le  faire  venir  par  le  libraire  et 
m'y  mettrai.  Je  me  sens  en  état  de  traduire  (1)  — 
mais  à  en  juger  par  des  pages  de  3  autres  volumes 
de  Ruskin  que  j'ai,  et  ai  lus,  il  y  aura  des  pages 
assez  décourageantes.  Il  divague  souvent  et  pour 
lui  seul.  Mais  on  verra  bien  ! 

Et  suis  ton,  ô  Bon  Chevalier  Errant  de  la  Rose, 

Jules  Laforgue. 

(1)  En  marge  d'un  exemplaire  de  la  traduction  des  Histoires 
grotesques  et  sérieuses  de  Poe,  Laforgue  rectifia  de  nombreux 
passages  du  texte  de  Baudelaire,  notamment  dans  l'Ange  du 
Bizarre  et  Eléonora.  [Note  de  M.  Ch.  Henry.] 


146  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXIX 

A  EMILE  LAFORGUE 

[Juillet  1886]  (1). 

Mon  cher  Emile, 

•  Reçu  ta  lettre.  Une  chose  m'enchante,  c'est  quand 
tu  dis  :  «  Je  ne  me  dissimule  pas  que  tout  est  à  re- 
commencer, mais  je  suis  persuadé  aussi,  même 
après  avoir  vu  les  autres,  que  j'y  arriverai  ».  A  la 
bonne  heure. 

Je  me  souviens  du  temps  où  je  portais  à  Bourget 
des  pièces  de  théâtre,  des  chapitres  de  roman,  et 
des  masses  de  vers,  en  songeant  :  de  ce  coup-ci,  il 
va  être  épaté  !  Et  il  me  répondait  le  dimanche  sui- 
vant: «Vous  ne  savez  pas  encore  le  français,  ni  le 
métier  du  vers,  et  vous  n'en  êtes  pas  encore  à 
penser  par  vous-même.  » 

Quand  je  relis  ce  qui  me  reste  des  vieilles  choses, 
je  sens  combien  il  avait  raison  et  je  me  féhcite  de 

(1)  Date  Indiquée  par  M^^  Labat. 


LETTRES  1883-1887  147 


mon  séjour  ici  en  ce  que  cet  éloignement  de  Paris 
m'a  empêché  de  publier  des  sottises  qui  m'auraient 
ensuite  fait  faire  du  mauvais  sang  toute  ma  vie.  — 
Maintenant  je  puis  publier  hardiment.  Je  sais 
quand  j'ouvre  un  journal  où  il  y  a  un  article  sur  moi 
que  je  serai  pris  au  moins  au  sérieux. 

As-tu  été  à  l'Exposition  de  Blanc  et  de  Noir. 
Regarde  les  aquarelles  de  mon  ami  Skarbina  (un 
Croate  né  à  Berlin  et  installé  à  Paris).  , 

J'ai  ici  deux  aquarelles  de  lui,  mon  portrait. 
Je  te  mènerai  chez  lui  aux  vacances.  Il  demeure 
boulevard  de  CUchy,  dans  ton  quartier. 

As-tu  été  voir  l'Exp.  des  aquarelles  de  Gustave 
Moreau  ? 

Je  t'envoie  tous  les  numéros  jusqu'ici  de  la 
Revue  Illustrée.  Je  t'envoie  aussi  le  roman  de  Zola, 
r Œuvre.  Claude  est  un  peu  Manet;  Sandoz,  c'est 
Zola,  et  Vagnerolles,  Gervex,  dit-on. 

TAche  de  voir  des  Rafaëlli,  et  des  Monet.  Passe 
le  plus  souvent  à  la  vitrine  de  la  place  Vendôme, 
il  y  a  souvent  des  Impressionnistes. 

Est-ce  qu'il  y  a  toujours  au  Luxembourg  ces 
ileurs  de  Quost  et  une  chose  en  gris  de  Barreau 
(ou  Berbeaux)  (1)  et  les  2  marines  merveilleuses  de 

(1)  Le  peintre  Emile  Barau,  auteur  du  tableau  :  Sur  la  Suippes. 


148  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Flameng  (je  me  trompe,  l'autre  n'est  que  de  Mon- 
tenard).  Ne  trouves-tu  pas  Lhermitte  trop  sculp- 
tural, trop  ronde-bosse,  trop  découpé  ?  Et  comme 
le  Nittis  est  intéressant  (pas  la  place  des  Pyramides, 
—  l'autre,  le  Carrousel). 

Je  ne  t'ai  pas  encore  dit  que  cette  fois-ci,  une  fois 
à  Paris,  je  m'y  installe  et  n'en  sors  pas  pour  revenir 
ici.  —  Je  commence  déjà  à  envoyer  mes  affaires.  Je 
logerai  rue  Laugier,  4.  J'y  publierai  au  plus  tôt  un 
livre  «Berlin  dans  la  ruo),  ce  que  je  n'aurais  jamais 
pu  faire  après  avoir  accepté  une  pension  d'ici.  Il 
est  inutile  que  je  reste  ici  plus  longtemps.  J'y  ai 
exploité  tout  ce  que  j'avais  à  y  exploiter,  maintenant 
j'y  perds  mon  temps.  J'y  fais  plus  de  dettes  que 
d'économies.  Je  perds  en  restant  et  n'ai  nul  intérêt 
à  ne  m'en  aller  qu'après  décès,  si  proche  que  ce  décès 
puisse  être. 

Je  suis  en  ce  moment  comme  toujours  sans  le 
sou  ou  du  moins  réduit  au  strict  nécessaire.  Mais 
tout  compte  fait  j'arriverai  à  Paris  avec  2.000  fr. 
De  quoi  vivre  dix  mois  modestement,  en  attendant 
de  trouver  quelque  chose,  ce  qui  ne  sera  pas  abso- 
lument facile.  Je  puis  croire  en  tout  cas  que  le  livre 
sur  BerUn  me  rapportera  quelque  chose. 

Mais  tout  plutôt  qu'un  second  hiver  à  Bedin. 
J'y  perds  mon  temps  sans  intérêt  et  j'ai  par  lassi- 


LETTRES  1883-1887  149 

tude  failli  m'y  marier.  Ce  que  je  n'ai  pas  encore  le 
droit  de  faire. 

J'espère  que  tu  travailles  toujours  et  chaque 
jour.  Dis-toi  que  la  patience  est  tout  :  une  patience 
de  bœuf  au  labour. 

J'ai  reçu  des  nouvelles  de  Tarbes.  Marie  a  été 
très  malade,  à  deux  doigts  de  la  mort,  une  de  ces 
terribles  maladies  qui  précèdent  souvent  les  pre- 
mières couches.  Elle  est  maintenant  au  mieux. 

Nulles  nouvelles  de  Charles.  Je  ne  sais  rien  de  rien 
sur  lui. 

Au  revoir. 

Jules. 


150  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


cxx 

A  SA  SŒUR 
Berlin,   mercredi    [8   septembre    1886], 

Ma  chère  Marie, 

Je  t'écris  en  trempant  ma  plume  dans  une  encre 
desséchée,  —  car  voilà  trois  jours  que  je  n'y  ai  pas 
touché,  —  car  voilà  trois  jours  que  je  ne  passe 
guère  à  la  maison.  Je  ne  sais  comment  commencer,  il 
faut  que  je  te  dise  tout  cela  pêle-mêle. 

T'ai-je  parlé  cet  hiver,  dans  mes  lettres,  d'une 
jeune  Anglaise  avec  qui  j'avais  pris  quelques  leçons 
de  prononciation  ?  Eh  bien,  en  bloc,  c'est  avant- 
hier  au  soir  que  je  me  suis  déclaré,  et  qu'elle  a 
dit  oui,  et  que  nous  sommes  fiancés. 

Depuis  avant-hier  ma  vie  ne  m'appartient  plus 
seul,  et  je  sens  toute  la  grandeur  de  cette  idée.  — 
Mais  aussi  depuis  avant-hier  je  suis,  et  près  d'elle 
et  quand  je  suis  seul,  dans  un  état  d'énervement 


LETTRES   1883-1887  151 


heureux  que  je  n'aurais  jamais  imaginé.  (Je  ne 
l'ai  pas  encore  embrassée,  — •  hier,  j'étais  assis 
près  d'elle  en  voiture,  dans  la  soirée,  et  en  la 
regardant  l'idée  m'est  venue  que  je  pourrai  cares- 
ser ses  cheveux,  • —  et  j'en  ai  eu  le  vertige,  et  je 
n'en  suis  pas  encore  là  —  loin  de  là.) 

Mais  il  faut  que  je  te  raconte  tout,  car  je  n'ai 
que  toi,  et  un  de  ses  premiers  mots  après  que  je 
me  suis  déclaré  a  été  pour  que  je  t'écrive  tout  de 
suite.  Elle,  de  son  côté,  elle  écrit  à  son  frère  favori. 

Je  t'ai  dit  qu'elle  est  anglaise.  Elle  a  beaucoup 
de  sœurs  mariées  ou  non,  et  des  frères  (un  avocat 
à  Folkestone,  un  autre  pasteur  dans  la  Nouvelle- 
Zélande,  un  autre  officier  dans  le  Zoulouland,  etc.). 
Sa  mère  est  morte,  il  y  a  quatre  ans.  Son  père  se 
remaria  contre  le  gré  de  ses  enfants,  qui  tous  le 
quittèrent. 

Elle,  elle  vint  en  Suisse  dans  un  pensionnat  (elle 
y  a  appris  très  bien  le  français),  puis  elle  est  venue 
ici  à  Berlin  où  elle  est  depuis  deux  ans,  —  vivant 
moitié  de  ce  qu'elle  reçoit  de  son  père,  moitié  de  ce 
que  lui  rapportent  ses  leçons.  C'est  dans  la  seconde 
semaine  de  janvier  que  je  suis  venu  chez  elle 
prendre  des  leçons.  —  Je  suis  le  seul  homme  à 
qui  elle  en  ait  donné  (je  lui  étais  recommandé  par 
une  amie)  et  le  seul  par  conséquent  qui  venait  chez 


152 


ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


elle.  Dès  les  premières  fois  —  sans  connaître  son 
caractère  —  j'ai  senti  que  ou  bien  je  lui  demanderais 
de  passer  sa  vie  avec  moi,  ou  bien  je  n'avais  qu'à 
m'en  aller  et  sûr  d'être  pour  longtemps  tourmenté 
et  incapable  de  travailler. 

Tu  me  comprends,  nos  leçons  se  bornaient  à  des 
lectures  anglaises,  et  bonjour  et  au  revoir.  Elle 
étudiait  la  peinture  et  peu  à  peu  je  lui  ai  apporté 
des  gravures  et  puis  des  livres,  et  puis  mes  billets 
d'opéra. 

Tout  cela  très  simplement,  sans  même  la  poignée 
de  main  si  naturelle  pourtant  chez  les  Anglais.  Nos 
premières  conversations  —  en  dehors  de  la  leçon 
—  furent  la  peinture,  à  propos  d'une  exposition 
d'ici  sur  laquelle  je  lui  apportais  un  article  de  moi 
et  restais  chez  moi,  malheureux  comme  tout  et  plus 
malheureux  chaque  fois.  Je  sais  que  beaucoup  de 
femmes  ne  dédaignent  pas  les  déclarations  soudai- 
nes. Mais  pour  rien  au  monde  je  n'aurais  dit  un 
mot,  et  ne  l'aurais  jamais  regardée  en  face  avant 
de  me  connaître  patiemment  des  mois  et  des  mois 
comme  un  garçon  bon,  déhcat,  et  loyal.  Un  jour, 
au  mois  d'avril,  je  ne  sais  comment,  en  causant 
peinture,  je  lui  ai  proposé  de  visiter  ensemble  le 
Musée.  Elle  a  rougi,  baissé  la  tête,  et  n'a  pas 
répondu. 


LETTRES  1883-1887  153 

Rentré  à  la  maison,  comme  un  fou,  je  lui  écrivis 
une  lettre  d'excuses,  lui  jurant  que  j'avais  cru  faire 
une  chose  très  simple  et  à  la  leçon  suivante  très 
simplement  elle  me  proposa  elle-même  cette  visite. 
Ce  fut  naturellement  une  occasion  de  causer,  et  je 
la  raccompagnai  chez  elle.  Et,  tu  t'en  doutes,  après 
ce  musée  ce  fut  un  autre  musée.  Puis  souvent, quand 
je  lui  donnais  mon  billet  d'opéra,  je  réservais  ma 
place  à  côté  et  nous  causions,  et  je  la  raccompa- 
gnais et  je  me  faisais  connaître.  Gela  alla  ainsi 
sans  un  mot  de  plus  jusqu'au  quinze  mai. 

Je  partis  pour  Bade,  puis  Paris,  Coblentz,  Ba- 
belsberg.  Je  suis  à  Berlin  depuis  le  premier  sep- 
tembre et  nous  sommes  aujourd'hui  le  huit.  Nos 
courses  aux  musées  et  à  l'opéra,  et  la  raccompagner 
ensuite,  recommencèrent.  Je  devais  partir  incessam- 
ment. Nous  nous  étions  promis  de  nous  écrire  en 
bons  amis.  Et  chaque  fois,  sous  divers  prétextes,  je 
retardais  mon  départ.  Et  avatit-hier,  en  la  raccom- 
pagnant, je  lui  ai  tout  dit  —  je  ne  lui  ai  pas  dit: 
«  Je  vous  aime  ».  Je  lui  ai  balbutié  des  tas  de  choses 
que  je  ne  me  rappelle  plus.  (C'était  le  long  du  bois, 
figure-toi  par  exemple  comme  à  Passy  ou  à  Neuilly.) 
Je  lui  ai  demandé  si  elle  me  connaissait,  elle  m'a 
dit  que  oui. 

Je  lui  ai  demandé,  avec  des  tas  de  circonlocutions, 


iZ-i  ,  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


si  elle  voudrait  passer  sa  vie  avec  moi  (je  me  rappelle 
ma  voix  étranglée  et  mes  larmes  dans  les  yeux)  et 
ne  lui  ai  pas  donné  le  temps  de  me  répondre,  je 
me  suis  lancé  dans  des  protestations.  Elle  a  dit  oui 
avec  un  regard  extraordinaire. 

Je  ne  lui  ai  pas  laissé  dire  qu'elle  m'aimait  mais 
qu'elle  eût  confiance  en  mon  dévouement...,  etc., 
etc..  Je  ne  me  rappelle  plus.  Je  la  raccompagnai 
et  nous  nous  donnâmes  une  solide  poignée  de  main 
sans  trop  nous  regarder  en  face. 

Je  t'ai  annoncé  que  je  quittais  l'Impératrice. 

De  toutes  façons  il  le  fallait.  —  Ou  bien  miss 
Leah  Lee  (prononce  Lia  Li  —  toujours  les  initiales 
de  maman,  de  notre  nom  et  celui  de  ton  mari, 
comme  tu  vois)  me  disait  non  et  je  ne  pouvais 
plus  rester  ici,  —  ou  bien  elle  me  disait  oui  et  alors 
il  fallait  de  même  rentrer  à  Paris  et  conquérir  vite 
ma  place  pour  nous  marier  au  plus  tôt. 

Or,  je  ne  puis  la  laisser  à  Berlin.  Elle  tousse  un 
peu  et  ne  doit  pas  passer  un  autre  hiver  ici. 

Et  puis  je  serais  trop  jaloux,  et  puis  cela  est  im- 
possible. 

Voici  ce  qui  a  été  arrangé.  Je  pars  demain  soir 
pour  la  Belgique,  je  vais  chez  les  Ysaye,  comme  je 
te  l'ai  dit,  et,  ce  que  je  ne  puis  plus  faire  ici,  je 
vais  travailler  mon  livre  sur  Berlin,   dont  Villas- 


LETTRES  1883-1887  155 

tration  m'a  déjà  demandé  des  chapitres  (si  ce  livre 
est  bien  lancé,  quel  rêve  !  nous  nous  marierons  tout 
de  suite  et  nous  irons  vous  voir,  serait-ce  en  plein 
mois  de  janvier,  pourvu  que  je  ne  meure  pas  de 
bonheur).  Je  vais  donc  en  Belgique;  elle,  reste  ici 
et  met  ordre  à  ses  dernières  leçons.  —  Cela  jus- 
qu'au premier  octobre. 

Le  premier  octobre  je  reviens  à  Cologne  où  je 
l'attends  à  la  gare;  elle  arrivera  vers  huit  heures 
du  matin.  Nous  passons  la  journée  à  Cologne,  et  le 
même  soir,  par  l'express  de  dix  heures,  nous  partons 
pour  Paris.  Aussitôt  arrivés  (dix  heures  du  matin), 
je  l'accompagne  dans  une  pension  tenue  par  une 
vieille  dame  anglaise  où  elle  sera  avec  d'autres 
jeunes  fdles,  rue  Denfert-Rochereau  (pas  loin  de  la 
rue  Berthollet,  comme  tu  vois).  Elle  demeurera  là 
et  y  prendra  ses  repas.  Elle  donnera  peut-être  une 
leçon  par  jour  et  dans  la  maison  même,  —  elle 
peut  occuper  un  peu  ses  journées.  De  mon  côté,  je 
me  mettrai  à  l'œuvre.  Le  soir,  j'irai  la  chercher  et 
nous  sortirons  un  peu  ensemble.  Dans  la  journée, 
quand  j'aurai  un  moment,  je  lui  ferai  visiter  les 
musées,  etc..  (elle  a  déjà  passé,  en  1878,  deux 
semaines  à  Paris  avec  deux  de  ses  frères  qui  de- 
meuraient à  Asnières  pour  étudier  le  français)  et 
alors  nous  nous  marierons  au  plus  tôt. 


156  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Que  te  dire  de  plus  ?  J'emporte  en  Belgique  sa 
photographie.  Je  ne  puis  te  l'envoyer  encore.  C'est 
un  petit  personnage  impossible  à  décrire.  Elle  est 
grande  comme  toi  et  comme  moi,  mais  très  maigre 
et  très  anglaise,  très  anglaise  surtout,  avec  ses 
cheveux  châtains  à  reflets  roux,  d'un  roux  dont  tu 
ne  peux  te  douter  et  que  je  n'aurais  jamais  soup- 
çonné  avant  de  la  voir,  un  teint  mat,  un  cou  déli- 
cat, et  des  yeux...  oh  !  ses  yeux,  tu  les  verras  !  J'ai 
été  longtemps  sans  pouvoir  les  fixer  un  peu.  Mais 
tu  verras,  figure-toi  seulement  une  figure  de  bébé 
avec  un  sourire  malicieux  et  de  grands  yeux  (cou- 
leur goudron)  toujours  étonnés,  et  une  petite  voix 
et  un  drôle  de  petit  accent  en  parlant  français  avec 
des  manières  si  distinguées  et  si  délicates,  mélange 
de  timidité  naturelle  et  de  jolie  franchise  (songe 
qu'elle  vit  seule  et  libre  depuis  deux  ans  et  qu'elle 
a  voyagé  seule  —  chose  naturelle  aux  Anglaises  et 
qui  ne  tire  pas  plus  à  conséquence).  Elle  sait  sa 
langue  et  l'allemand  et  le  français.  —  Elle  est  in- 
struite comme  toutes  les  jeunes  filles,  avec,  en  plus, 
ce  qu'on  peut  acquérir  en  voyage  et  en  appre- 
nant deux  langues  étrangères,  et  ce  qu'elle  a 
retenu  de  nos  interminables  conversations  depuis 
avril. 

Je  lui  ai  raconté  de  notre  famille.  Je  lui  ai  sur- 


LETTRES  1883-1887  157 


tout  parlé  de  toi.  Elle  adore  la  carrière  que  j'ai 
choisie  et  en  a  confiance  en  moi. 

Je  t'écris  de  cette  éternelle  chambre  de  Prinzes- 
sinen  Palais  où  je  ne  reviendrai  plus.  J'ai  sa  photo- 
graphie sous  mes  yeux  en  t' écrivant.  Je  la  regarde, 
nous  sommes  restés  ensemble  hier  au  soir  jusqu'à 
onze  heures;  je  lui  ai  tenu  la  main,  je  regarde  son 
portrait  et  ne  puis  me  figurer  que  c'est  une  réalité. 
J'irai  la  chercher  ce  soir,  à  cinq  heures  et  demie, 
au  sortir  d'une  de  ses  leçons.  Et  demain  elle  m'ac- 
compagnera à  la  gare. 

Et  le  premier  octobre  je  la  retrouverai  à  Cologne, 
oh  !  si  nous  pouvions  nous  marier  en  janvier,  et 
aller  vous  surprendre  !  J'oubhe,  par  acquit  de 
conscience,  de  te  dire  qu'elle  n'a  aucune  espèce 
de  dot,  et  que  tout  ce  qu'elle  aura  désormais,  elle 
le  tiendra  de  moi  seul.  Elle  est  protestante,  mais 
ne  pratique  pas.  Il  lui  est  indifférent  d'aller  à 
l'église  ou  de  ne  pas  y  aller.  —  Tu  sais  comment 
se  font  beaucoup  de  mariages  anglais  :  on  se  prend 
par  la  main,  on  va  avec  quatre  témoins  chez  le 
pasteur  d'en  face,  on  signe,  et  cela  dispense  même 
du  mariage  civil.  Nous  nous  marierons  simple- 
ment, elle  en  simple  toilette;  nous  donnerons  ren- 
dez-vous à  quatre  témoins  un  beau  matin  à  la  mai- 
rie.  On  signera.   Nous  remercierons  les  témoins. 


r 


158  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


Ce  sera  un  samedi,  je  la  raccompagnerai  chez  elle; 
le  lendemain  dimanche,  nous  irons  nous  perdre 
dans  un  coin  pendant  une  grande  messe  avec  orgue 
à  la  Madeleine  ou  à  Notre-Dame,  nous  nous  figu- 
rerons que  tout  cet  orgue  sera  pour  nous.  Cette 
émotion  nécessaire  adoucira  ce  qu'a  de  sec  la 
simple  formalité  d'union  devant  le  code,  et  nous 
nous  sentirons  bel  et  bien  mariés  pour  la  vie.  Et 
alors  nous  partirons  et  elle  sera  ma  petite  Leah  à 
moi  pour  la  vie. 

Je  ne  sais  au  juste  l'âge  qu'elle  a,  le  même  que 
toi,  je  pense.  Comme  il  me  tarde  que  tu  la  voies  ! 

Je  ne  l'appelle  pas  par  son  prénom  encore,  je 
l'appelle  toujours  «  petit  personnage  ».  Elle  ne 
s'ennuiera  jamais  avec  moi,  je  me  le  promets  bien. 

Pour  parler  encore  mariage,  je  vais  assister  en 
Belgique  à  celui  d'Eugène  Ysaye,  ce  violoniste  dont 
je  t'ai  souvent  parlé  (ne  pas  confondre  avec  mon 
ami  très  intime  son  frère  cadet,  le  pianiste  Théo- 
phile Ysaye). 

Ma  chère  Marie,  écris-moi  une  bonne  lettre  de 
sœur,  et  dis-moi  que  tu  es  contente  de  moi. 

Je  reste  toujours  ton  bon  frère  et  le  parrain  de 
la  demoiselle. 

Écris-moi.  Je  t'ai  donné  mon  adresse  chez  Ysaye, 
à  Arlon,  Belgique. 


LETTRES  1883-1887  159 

Emile,  t'ai-je  dit,  fait  ses  vingt-huit  jours. 
Je  lui  ai  envoyé  quelque  chose. 
Au  revoir,  raconte  tout  à  ton  mari. 
Au  revoir. 

Jules. 

Écris-moi  que  tu  es  contente. 
J'enveloppe  ma  lettre  de  papier,  parce  que  l'en- 
veloppe est  transparente. 

Monsieur  Jules  Laforgue  a  l'honneur  de  vous 
faire  part  de  son  mariage  avec  Miss  Leah  Lee. 


4iilr4c.1c*  I  I 


160  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


cxxi 

A  M.  FÉLIX  FÉNÉON 


Arlon,  mardi 
|21    septembre    1886]. 


Mon  cher  Fénéon, 


Est-ce  que  l'on  parle  toujours  delà  crise  à  Paris  ? 
j'espère  bien  passer  au  travers.  En  attendant,  je  vais 
être  obligé  d'emprunter  le  logement  de  Kahn  pour 
ma  première  semaine,  lui  étant  recueilli  par 
l'armée.  Je  suis  content  que  ma  petite  amie  «  Andro- 
mède ))  vous  ait  charmé  :  elle  est  plus  moderne  que 
l'antique,  et  je  me  félicite  de  lui  avoir  fait  un  sort. 

Le  pianiste  Ysaye  a  fait  votre  connaissance  à  la 
même  occasion  que  moi  chez  Henry.  Il  vous  envoie 
ses  salutations  et  l'on  se  reverra  sans  doute  à  Paris 
où  il  rentre  avec  moi.  C'est  l'aîné  qui  se  marie  et 
va  habiter  Bruxelles. 

Je  suppose  que  vous  ne  connaissez  pas  Arlon. 


LETTRES  1883-1887  161 


Nous  demeurons  hors  de  la  ville,  à  deux  pas  de  la 
frontière  du  Luxembourg.  Nous  rentrions  la  se- 
maine dernière  par  des  clairs  de  lune  magnifiques, 
nous  avons  vu  faucher  à  1  h.  du  matin  sur  fond  de 
ciel  vaguement  étoile. 

On  voit  ici,  le  dimanche,  des  pantalons  rouges  de 
Longwy  qui  ont  passé  la  frontière.  Je  suis  monté 
pour  la  première  fois  dans  ma  triste  existence  sur 
les  petits  chevaux  de  bois,  et  j'ai  fait  des  prouesses 
à  un  tir. 

A  part  cela,  je  fais  des  besognes  concernant 
Berhn,  et  je  songe  aux  tuiles  qui  vont  bien  pouvoir 
tomber  sur  ma  tête  à  Paris. 

Au  revoir,  mon  cher  Fénéon,  au  masque  connu, 
et  poignée  de  main. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


162  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXXII 

A  M.   THÉOPHILE   YSA  YE 

Verviers  [30  septembre  1886]. 

Mon  cher  Théo, 

Je  t'écris,  mais  c'est  de  l'hôtel  de  Londres,  et  non 
pas  de  celui  d'Angleterre. 

0  mon  cher,  jamais  je  n'ai  vécu  une  semaine 
ou  n'ai  pensé  qu'on  pût  en  vivre  une  comme 
celle  que  je  viens  de  passer  à  Arlon,  dans  l'atmo- 
sphère du  mariage  d'Eugène.  En  quittant  Arlon 
et  en  respirant  l'air  de  l'Europe  il  me  semblait  que  je 
m'éveillais  comme  au  sortir  d'une  maison  enchantée, 
presque   d'une   maison   de   fous. 

Ah!  Je  suis  plus  que  jamais  l'esclave  du  sort. 
Ce  que  l'on  nomme  notre  état  normal  est  la  grâce 
d'une  totale  Ivresse  qui  se  déchaîne,  déhvrée.  C'est 
effrayant  et  divin.  Je  me  suis  dit  :  à  quoi  tient  notre 
sort!  d'émouvants  (ou   d'efTrayants)  hasards,   un 


LETTRES  1883-1887  163 

sourire  fortuit  dans  un  village  et  nous  devenons 
shakespeariens,  notre  destinée  se  fixe.  Je  soupirais 
en  pensant  à  la  plainte  de  nos  cerveaux  qui  aspirent 
follement  à  l'Unique,  à  la  plénitude  du  sort;  iro- 
niquement et  à  pleins  poumons,  je  respire  l'air  fier 
des  longs  voyages.  Puis,  vint  le  crépuscule  et  une 
heure  d'attente  en  une  petite  station;  je  déam- 
bulais de-ci  de-là,  contemplant  les  profondeurs 
du  ciel  prodigieusement  constellées,  je  regardais 
une  lampe  à  la  fenêtre  d'une  lourde  maison  bour- 
geoise (c'était  une  lampe  à  abat-jour  rose),  et  je  me 
mis  à  rêver.  Les  Corinne,  les  Ophélie,  etc.,  tout  cela, 
dans  notre  vie,  est  mensonge  :  dans  le  fond,  il  n'y  a 
pour  nous  que  les  petites  Adrienne  au  bon  cœur, 
aux  longs  cils,  au  juvénile  et  éphémère  sourire,  les 
petites  Adrienne  à  la  peau  enchanteresse,  que  le 
hasard  (et  tout  n'est-il  pas  hasard?)  a  conduites  sur 
notre  chemin.  Oui,  tout  est  hasard,  car  n'y  eût-il  pas 
existé  d' Adrienne,  il  y  aurait  eu  une  Leah;  n'y  eût-il 
pas  eu  de  Leah,  il  y  aurait  eu  une  Nini,  et  ainsi  de 
suite.  C'est  pourquoi  il  nous  est  enjoint  de  nous  at- 
tacher à  la  première  que  le  hasard  nous  présente,  et 
nous  l'aimerons  seule,  car  c'est  la  première  et  nous 
ne  rêverons  pas  à  une  autre.  La  vieille  maxime  du 
sage  est  :  «  Aimes-tu  deux  femmes  en  même  temps, 
n'en  choisis  aucune,  car  tu  regretterais  toujours 


164  ŒUVRES   DE   JULES   LAFORGUE 

l'autre  ».  Cependant,  c'est  l'ivresse  de  la  vie  créée, 
continuée,  l'ivresse  de  l'action  et  de  la  joie,  l'ivresse 
d'avoir  obéi  à  l'Inconscient,  à  la  volonté  du  destin. 

Voici  que  je  me  suis  doucement  assoupi. 

Je  vais  confier  ces  lignes  à  la  poste  (elles  sont 
pleines  de  littérature,  mais  n'est-ce  pas  ce  que 
l'humanité  a  de  plus  vrai,  de  moins  décevant?)  et 
aller  à  la  gare. 

Je  la  verrai  dans  une  demi-heure.  Cette  minute 
me  fait  palpiter  le  cœur,  et  dans  quarante  ans  je 
penserai  combien  longue  à  venir  fut  cette  minute. 

Jules. 


LETTRES  1883-1887  165 


CXXIII 


A   M.  CHARLES  HENRY 


Paris,   lundi  [4   octobre  1886]- 

Mon    cher    ami, 

J'ai  quitté  Arlon  le  30,  j'ai  passé  la  nuit  à  Ver- 
viers,  de  Verviers  à  Bruxelles  où  passé  un  jour, 
puis  à  Calais  et  de  Calais  rentré  à  Paris  dans  la  nuit 
de  samedi.  Passé  le  dimanche  seul  (je  loge  chez 
Kahn). 

Je  n'ai  vu  Kahn  que  dans  la  nuit. 

Il  n'a  pu  me  dire  que  des  choses  vagues,  autant 
dire  rien,  sur  cette  vacance  au  Musée  de  Versailles. 
C'est  toi,  paraît-il,  qui  lui  en  as  parlé,  et  tu  as  vu 
cela  dans  le  Temps. 

J'allais  t' écrire  à  Colmar,  mais  j'ai  eu  le  bon 
esprit  d'aller  quai  d'Anjou,  où  l'on  m'a  donné  ta 
véritable  adresse  —  où  je  t'écris. 

Peux-tu  m' envoyer  un  mot,  me  dire  où  tu  as 


166  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

VU  quelque  chose  sur  cette  place  (si  tu  peux  m' in- 
diquer le  numéro  du  Temps),  sur  quel  papier  timbré 
écrire,  à  qui  adresser,  que  dire,  et  jusqu'à  quand 
on  a  pour  cette  demande. 

Je  crois  pouvoir  me  faire  fort  du  reste.  Mon 
principal  titre,  depuis  cinq  ans  à  la  Gazette,  ira 
bien;  j'ai,  dans  le  numéro  du  1^^  octobre,  un  ar- 
ticle (1)  pour  lequel  le  Gonse  m'a  écrit  des  remer- 
cléments. 

Mais,  tu  comprends,  au  lieu  d'aller  dire  à  Ephrus- 
si,  etc.  :  il  y  a  une  place  vacante  à  Versailles,  pro- 
posez-moi, j'aime  mieux  poser,  comme  sans  doute 
beaucoup  d'autres,  simplement  ma  candidature, 
et  puis  mettre  en  œuvre  les  influences  nécessaires 
quand  on  me  demandera  mes  titres  et  qu'on  ira 
aux  renseignements.^ 

J'ai  donné  ma  démission  à  l'Imp.,  il  y  a  deux 
semaines.  De  ce  côté-là,  c'est  fini. 

Paris  et  l'avenir  à  Paris  (comme  toute  la  vie 
d'ailleurs)  m'ont  apparu  bien  changés.  J'ai,  depuis 
le  10  septembre,  une  énorme  et  fatale  influence 
dans  ma  vie.  Ça  devait  arriver,  étant  donné  Moi 
et  mes  droits  à  l'existence  selon  Moi.  Je  me  sens 
non  seulement  fécondé,   mais  comblé,   vraiment, 

(1)  Exposition  du  centenaire  de  l'Académie  royale  des  Beaux- 
Arts  de  Berlin  (Gazette  des  Beaux- Arts,  l^r  octobre  1886>. 


LETTRES  1883-1887  167 

entre  nous.  Je  ne  suis  plus  une  ganache  pusilla-» 
nime.  Je  me  sens  heureux  et  pour  longtemps  (pour 
ne  pas  dire  à  jamais).  Mais  assez  parlé  de  moi, 
en  attendant,  ô  homme  savant  et  très  distingué, 
que  je  t'en  parle  de  vive  voix. 

Et  toi  ?  ta  vie,  c'est-à-dire  tes  travaux  ?  Nous 
avons  eu  si  peu  l'occasion  de  causer  de  vie  en 
juin  et  juillet  derniers. 

Ta  concierge  m'a  dit  que  tu  revenais  le  8.  J'irai 
te  voir  au  plus  tôt. 

J'ai  des  affaires  avec  V Illustration  (1).  Mon  Hvre 
sur  Berlin  avance  et  me  promet. 

Ton  vieil  ami  distingué. 

Laforgue. 


(1)  La  mort  de  l'empereur  d'Allemagne  était  alors  tenue  pour 
imminente.  L' Illustration  eût  incontinent  publié  sur  la  Cour  de 
Berlin  un  numéro  rédigé  par  Laforgue.  Ce  sont  les  éléments  de  ce 
numéro  qui  forment  une  partie  du  livre  Berlin,  la  cour  et  la  ville, 
et  qui  parurent  dans  le  supplément  littéraire  du  Figaro  (29  jan- 
vier, 12  février,  12  mars  et  17  septembre  1887). 


168  ŒUVRES    DE   JULES    LAFORGUE 


CXXIV 

A  M.  EDOUARD  DU  JARDIN 

Samedi  [4  décembre  1886], 

Mon  cher  Dujardin  (1), 

Je  reçois  votre  mot. 

Pour  ce  qui  est  de  la  visite  à  J.  E.  Blanche,  que 
]e  vous  dise  seulement  que  j'ai  passé  avec  lui  la 
journée  d' avant-hier  et  celle  d'hier.  Je  ne  saurais 
donc  décemment  et  autrement  y  revenir  demain. 

Quant  à  Bullier  demain  soir,  volontiers  (!); 
c'est-à-dire    que    je    dois    absolument    être    vers 


(1)  M.  Edouard  Dujardin,  alors  qu'il  dirigeait  avec  Teodor  de 
Wyzewa  la  Revue  wagnérienne,  avait,  au  cours  d'un  voyage  en 
Allemagne,  fait  la  connaissance  de  Jules  Laforgue  par  l'entremise 
du  correspondant  de  cette  Revue  wagnérienne,  à  Berlin,  un 
Hollandais  nommé  Van  Santen  Kolf.  Lorsque  Laforgue  vint  s'éta- 
blir à  Pâns,la  Revue  Indépendante  était  en  gestation  par  les  soins 
des  mêmes  Edouard  Dujardin  et  Teodor  de  Wyzewa  qui  s'assurè- 
rent sa  collaboration  et  se  réunissaient  avec  lui  fréquemment,  dans 
l'hiver  1886-1887. 


LETTRES   1883-1887  169 

9  h.  chez  E.  Hennequin  (1)  (rue  Bara).  Nous  pour- 
rions donc  aller  au  quartier  ou  en  revenir  ensemble. 
—  Où  se  trouverait-on  pour  cela  ?  Si  l'on  doit  se 
trouver  à  Bullier,  ne  pourriez-vous  (car  autre- 
ment?...) m'envoyer  une  entrée  —  je  suppose  que 
vous  avez  des  entrées. 

(Vous  vous  faites  de  jolis  dimanches,  vous  !) 

Au  revoir. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


<t)  Emile  Hennequin,  le  critique  littéraire. 


170  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


cxxv 

A  SA   SŒUR 


Londres,  31  décembre  1886. 
[Paris]  26  janvier  1887. 

Ma  chère  Marie, 

Excuse-moi  si  j'ai  tant  tardé  à  t'écrire. 

Il  y  a  eu  tant  de  choses  !  Après  trois  jours  passés 
à  l'installation  ici  (8,  rue  de  Commaille)  le  30  au 
soir,  je  suis  parti  pour  Londres.  J'y  suis  arrivé  le 
matin  à  six  heures  et  demie.  A  dix  heures,  je  me 
suis  trouvé  avec  Leah,  nous  avons  été  à  une  heure 
seuls  dans  une  petite  église  protestante  où  un 
pasteur  nous  a  mariés  en  un  quart  d'heure,  sans 
messe  et  pour  25  francs.  Sans  papiers  (c'est  en  ren- 
trant à  Paris  que  j'ai  trouvé  l'extrait  mortuaire  que 
tu  m'envoyais  et  qui  m'était  inutile,  comme  nous 
étions  parvenus  à  nous  en  passer).  Nous  avons 
passé  trois  jours  à  Londres  et  une  heure  à  Douvres. 


LETTRES  1883-1887  171 

J'avais  toujours  mon  rhume,  vieux  de  trois  mois. 
En  rentrant  à  Paris,  j'ai  dû  voir  un  médecin  qui 
m'a  embêté  et  dont  je  ne  suis  parvenu  à  me  débar- 
rasser qu'au  bout  d'une  semaine  —  et  je  tousse 
encore  tristement.  Voilà  pour  mes  doléances  (qui 
sont  en  même  temps  l'excuse  au  retard  de  cette 
lettre).  Quant  à  mes  non-doléances,  elles,  elles  sont 
absolues. 

Nous  avons  une  installation  incomplète  mais  très 
amusante,  des  chambres  avec  du  soleil,  etc.,  de 
l'argent  tout  juste.  Je  porte  des  articles  çà  et  là. 
(11  faut  bien  mille  francs  par  mois  pour  être  heu- 
reux modestement  en  ménage  à  Paris.)  Nous  en 
dépensons  quinze  par  jour.  Heureusement,  le  petit 
personnage  que  j'ai  épousé  est  d'une  vraie  santé  de 
maigre,  toujours  gaie  et  fantaisiste.  Il  est  neuf 
heures.  C'est  l'heure  où  les  amis  qui  veulent  me 
voir  et  ont  égard  à  ma  difficulté  de  me  déplacer 
moi-même  en  ces  commencements  viennent  sonner. 
—  Il  ne  viendra  probablement  personne. 

Nous  avons  un  bon  feu,  une  belle  lampe,  du  bon 
thé  dans  le  service  que  l'Impératrice  m'avait  don- 
né. 

Et  toi,  comment  vas-tu  ?  et  la  petite  fille  ? 

Et  les  affaires  de  ton  mari  ?  J'espère  que  tout  va 
à  peu  près  bien. 


172  ŒUVRES    DE   JULES    LAFORGUE 


Je  vois  à  peine  Emile,  qui,  par  une  sotte  timidité,, 
ne  vient  pas  à  la  maison.  —  Les  affaires  de  la  tante 
sont  bien  mal.  Ils  ont  dû  mettre  leurs  bijoux  au. 
Mont-de-Piété. 

Je  suis  encore  trop  malade  et  épuisé  par  la  fièvre 
des  trois  derniers  mois  pour  pouvoir  bien  travailler 
et  surtout  faire  toutes  les  courses  que  je  devrais 
faire.  Mais  bientôt  je  serai  en  voie,  et  en  bonne 
voie. 

Donne-moi  de  tes  nouvelles.  Tu  sais  bien  que 
toi,  ton  ménage  et  tes  affaires  sont  ceux  au  monde 
auxquels  je  m'intéresse  le  plus.  —  Donne-moi  de 
vos  nouvelles,  je  t'en  prie.  Mes  bonnes  amitiés 
dévouées  à  ton  mari.  Je  t'envoie,  tard,  un  faire- 
part  inutile  pour  toi.  Eût-il  fallu  en  envoyer  à. 
Tarbes  ? 

Ton  Jules. 

8,  rue  de  Commaille. 


LETTRES  1883-1887  lis 


CXXVI 

A  M.   EDOUARD  DU  JARDIN 

Vendredi  [21  janvier  1887]. 

Mon  cher  Dujardin, 

J'ai  voulu  vous  dire  bonjour  hier  au  soir.  J'ai 
vu  Wyzewa  qui  m'a  parlé  d'une  chronique  (1). 
Je  me  suis  hâté,  elle  est  sans  doute  très  lourde,, 
sèche  et  peu  30  jours.  Je  vous  l'envoie.  Une  autre 
fois,  si  une  autre  fois  il  y  a,  ce  sera  mieux. 

Mais  que  ma  chronique  vous  plaise  ou  que  vous 
n'en  usiez,  j'ai  un  petit  service  à  vous  demander. 
J'ai  dans  le  supplément  de  samedi  prochain  un 
article  de  300  lignes.  C'est  sans  doute  lundi  que 
je  le  toucherai,  je  vous  demande  en  toute  simplicité. 


(1)  Teodor  de  Wyzewa  avait  demandé  à  Jules  Laforgue  de  col- 
laborer régulièrement  à  la  Revue  Indépendante  en  y  publiant  cha- 
que mois  une  chronique.  Ces  chroniques  parisiennes  parurent  dans, 
les  numéros  de  février  à  août  1887  de  la  Revue.  La  mort  de  l'écri- 
vain en  interdit  la  suite. 


174  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

et  je  n'ai  songé  qu'à  vous,  si  vous  pouvez  me  prêter 
jusqu'à  ce  lundi  un  ou  deux  louis.  —  Si  je  vous 
avais  vu  hier  je  ne  vous  aurais  pas  parlé  de  cela, 
une  surprise  m'y  oblige  soudainement  aujourd'hui. 

—  Si  vous  pouvez,  le  plus  tôt  envoyé  sera  le  mieux, 
demain  dans  la  journée  si  possible,  je  vous  prie. 

Ne  voyez  dans  tout  cela  qu'un  accident.  Si 
un  soir  vous  êtes  dans  ce  quartier  vers  huit  I/2, 
neuf  h.,  montez,  nous  prendrons  le  thé  en  famille. 
Vous  comprenez  que  je  me  déplace  difficilement 

—  en  tout  cas  j'irai  à  votre  prochain  lundi,  qui  est 
encore  loin. 

Votre  dévoué,  je  vous  prie, 

J.  Laforgue. 
8,  rue  de  Commaille. 


LETTRES  1883-1887  175 


CXXVII 

A  M.  EDOUARD  DU  JARDIN 

[23  janvier  1887]  (1). 

Mon   cher  Dujardin, 
Reçu  hier  au  soir  et  merci  bien. 
Votre 

JULES    LAFORGUE. 

M'avertirez- vous  d'un  mot  quand  vous  viendrez  ? 


(1)  Carte  postale. 

***** .  J2 


176 


ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXXVIII 


A  M.  EDOUARD  DU  JARDIN 


[24  janvier  1887]  (1). 

Voilà  tout  ce  dont  j'ai  pu  le  débarbouiller  dans 
la  nervosité  où  me  tenait  votre  groom  (sans  livrée) 
attendant  dans  l'autre  pièce. 


Votre 


J.  L. 


(1)  Carte  de  visite. 


LETTRES  1883-1887  177 


CXXIX 

A  M,  EDOUARD  DU  JARDIN 

Mercredi  19  février  ISS?]. 

Mon  cher  Dujardîn, 

Excusez  mon  importunité  :  une  déception  de  ce 
matin  me  pousse  à  l'expédient  suivant  :  vous 
demander  si  ma  première  chronique  doit  m' être 
payée  (1)... 

Sinon,  entre  amis,  pouvez- vous  m' avancer  la 
prochaine  (dans  laquelle  je  dois  me  surpasser)? 

J'espère  que  vous  ne  me  ferez  jamais  rougir  de 
tout  ceci  et  continuerez  à  voir  en  moi  un  honnête 
artiste. 

Votre 

Laforgue. 

(8,  rue  de  Commaille.) 

(1)  La  Revue  Indépendante,  malgré  son  extrême  pauvreté, 
s'efforça  de  payer  et  le  plus  généralement  payait  ses  collaborateurs, 
mais  leur  demandait  toujours  le  sacrifice  de  leur  premier  article. 
(Note  de  M.  Edouard  Dujardin.] 


178  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


cxxx 

A  M.  EDOUARD  DU  JARDIN 

Samedi  [5  mars  1887]. 

Mon    cher    Dujardin, 

Je  vous  ai  envoyé  les  Deux  Pigeons  hier  (1). 

E.  Ysaye  repart  demain  pour  Bruxelles  (34, 
rue  de  la  Prévoyance);  quand  il  vient  à  Paris, il  des- 
cend chez  son  frère  Théophile  Y.,  142,  boule- 
vard d'Enfer. 

Au  revoir.  Vous  aurez  la  chronique  le  20. 

J.  Laforgue. 

P.-S.  —  Pouvez-vous  m'envoyer  mon  salaire 
demain,  après-demain? 

(1)  Un  conte  que  l'on  trouve  aux  Œuvres  Posthumes  de  Jules 
Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  179 


CXXXI 

A  M.  EDOUARD  DU JARDIN 

Vendredi  [25  mars  1887]  (1). 

A  tout  hasard,  pouvez-vous  me  rendre  le  ser- 
vice pressant,  pressant,  de  m' avancer  ma  chro- 
nique ? 

Votre 

J.  L. 
8,  rue  de  Gommaille. 


(1)  Carte  postale. 


180  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXXXII 

A  M.  EDOUARD  DU  JARDIN 

[27  mars  1887.] 

Mon  cher  Directeur, 

Merci  de  la  publication  du  Pan  (1).  Vous  me 
parlez  de  suppressions  possibles  dans  la  Chro- 
nique. Pourquoi  ne  me  les  avoir  pas  indiquées 
en  douceur?  Je  n'ai  su  qu'en  penser,  surtout  à  ce 
point  de  vue  de  coïncidence  avec  le  «  Pan  ».  — 
Mais  si  cela  vaut  la  peine  ne  pouvez-vous  me  ren- 
voyer ces  épreuves  avec  quelques  indications  en 
même  temps  que  celles  de  ce  «  Pan  »  ? 

Quand  vous  passerez  par  ce  quartier,  ne  manquez 
pas  de  monter,  et  soyez  moins  fugitif,  on  vous  fera 
du  thé  ou  du  café. 


(1)  Pan  et  la  Syrinx,  la  dernière  des  Moralités  Légendaires,  pu- 
bliée dans  la  Revue  Indépendante,  t.  3,  n°  6,  avril  1887. 


LETTRES  1883-1887^  181 


Dites  à  Wyzewa  que  je  l'attends  tous  les  soirs 
avec  du  lait  de  la  ferme  d'Armenont. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


182  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


GXXXIII 

A  M.   EDOUARD  DU  JARDIN      . 

[30   mars    1887]  (1). 

(Histoires  de  l'an  87  de  la  Littérature  française  !  !) 

Quand  saurai-je  si  votre  évangélique  proposition 
de  m' aboucher  par  le  bon  Samaritain  Wyzewa  avec 
l'éditeur  Quantin  est  réalisable  en  ce  monde  ?  C'est- 
à-dire  jusqu'à  quand  ai-je  pour  ne  pas  écrire  à 
Stock? 

Votre 

J.  Laforgue. 


(1)  Carte  postale. 


LETTRES  1883-1887  183 


CXXXIV 

A  M.  EDOUARD  DU  JARDIN 

[6  avril  1887]  (1). 

Mon  cher  ami, 

Contre  mon  attente,  je  n'ai  reçu  mon  lot  de  billets 
(concert  Bach)  qu'hier  (5  avril)  deux  heures  avant 
le  concert.  J'en  avais  pour  M.  Mourey,  mais  à  cette 
heure  pressée  un  envoi  par  la  poste  était  impossible 
et  je  n'ai  pu  moi-même  obUquer  jusqu'à  la  place 
Pigalle.  (Aurais-je  même  à  cette  heure  trouvé  ce 
Monsieur,  qui  d'autre  part  attendait  le  concert 
le  4  et  non  le  5  ?)  —  Regrets,  et  votre 

Jules  Laforgue. 


(1)  Carte  postale. 


184  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


GXXXV 

A  CHARLES  EPHRUSSl 

8,  rue  de  Commaille 
Samedi  9  avril  1887. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Je  viens  vous  demander  un  service,  et  un  service 
d'argent. 

N'ayant  pu  rien  faire,  paralysé  encore  par  la 
fièvre  avec  d'autre  part  un  éditeur  qui  me  traîne 
en  longueur  et  mon  grand  article  du  Figaro  qui 
a  dû  être  renvoyé  à  samedi  prochain  (1),  je  me 
trouve  stupidement  pris  au  dépourvu  devant  le 
15  avril  (terme,  etc.)  et  sans  issue. 

Voulez-vous  avoir  la  bonté  de  me  sauver? 
J'aurais  besoin  de  300  frs.  Vous  savez  que  je  ne 


(1)  Cet  article,  intitulé  L' Impératrice  (chapitre  de  Berlin,  la  cour 
et  la  ville),  ne  parut  en  fin  de  compte  au  Figaro  que  le  17  septembre 
1887,  un  mois  après  la  mort  de  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  185 

suis  pas  un  vulgaire  emprunteur?  Je  ne  suis  pas 
même  un  emprunteur  du  tout.  Croyez  que  si  je  me 
suis  si  aisément  décidé  à  cette  démarche  d'ailleurs, 
c'est  que  je  suis  sûr  de  vous  rendre  et  vous  rendrai 
d'une  part  dans  le  courant  d'avril,  de  l'autre  dans 
le  courant  de  mai. 

Je  vous  dois  déjà  trop  depuis  que  je  vous  connais 
pour  essayer  de  vous  faire  des  protestations  de 
reconnaissance,  vous  savez  que  je  n'oublie  rien  et 
que  je  suis  votre  profondément  dévoué 

Jules  Laforgue. 


186  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXXXVI 

A  CHARLES  EPHRUSSI 


Paris,  11  avril  1887, 
lundi. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

J'ai  reçu  hier  au  soir  les  trois  cents  francs. 

Vraiment  vous  êtes  d'une  bonté  et  d'une  sim- 
plicité charmantes. 

Vous  savez,  n'est-ce  pas,  comme  je  vous  remercie. 

Je  vous  avais  écrit  dans  un  triste  moment,  étant 
au  lit,  me  voyant  aux  abois,  etc.. 

Vous  m'avez  délivré  d'un  gros  souci.  Je  me  sens 
maintenant  tous  les  courages. 

Encore  merci,  je  vous  prie.  Tout  ce  que  j'ai  de 
sincèrement  reconnaissant  en  moi  est  bien  à  vous. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  187 


CXXXVII 

A  CHARLES  EPHRUSSl 

Lundi  2  mai  1887. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Il  y  a  longtemps  que  je  voulais  aller  vous  remer- 
cier de  vive  voix.  Lundi,  quoique  dans  un  état 
d'extrême  faiblesse,  je  suis  allé  jusqu'à  chez  vous, 
vous  n'y  étiez  pas.  Je  voulais  venir  ce  matin; 
hélas,  pas  le  courage  de  sortir.  J'aurais  tenu  à 
m'excuser  des  conséquences  du  retard  dans  la 
pubhcation  de  mon  article  du  Figaro.  Mais  ce 
n'est  qu'un  retard. 

Avant  de  partir,  Bourget  m'a  donné  une  lettre 
pour  le  docteur  Robin,  son  médecin.  Il  me  soigne 
très  bien.  Et,  à  part  mon  état  de  faiblesse,  je  vais 
bien    mieux. 

Au  premier  jour  de  force,  j'irai  vous  voir  et  vous 

remercier. 

Votre    dévoué 

Jules  Laforgue. 


188  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXXXVIII  ^ 

A  M,  EDOUARD  DU  JARDIN 

[26  mai  1887]  (1). 

Mon  cher  ami, 

Pas  de  nouvelles  de  votre  mission  à  V  Illustration^ 
N'avez-vous  rien  pu? 

Pourriez-vous  m' envoyer  les  trente  de  la  Chro- 
nique ?  Je  suis  à  court  dès  demain  jusqu'au  premier. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


(1)  Carte   postale. 


LETTRES  1883-1887  189 


GXXXIX 

A  M.  EDOUARD  DU  JARDIN 

Jeudi   [2   juin   1887]. 

Mon  cher  ami, 

A  la  hâte,  mon  «salaire »  au  plus  tôt,  je  vous  prie  ! 
Pourvu  que  vous  ne  soyez  pas  absent  de  Paris  ! 

Votre 

Jules  Laforgue. 


190 


ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXL 


A   TEODOR  DE  WYZEWA 


Mercredi  [juin  1887]. 


Mon  bien  cher  ami, 

J'ai  été  ce  matin  chez  Quantin.  De  Malherbe  m'a 
reçu  on  ne  peut  plus  aimablement  (Je  vous  dois 
encore  cela).  Il  me  donnera  une  réponse  lundi. 

Figurez- vous  que  je  n'ai  rien  reçu  de  Du  jar- 
din. Je  n'y  comprends  rien.  Il  n'imagine  pas  les  at- 
tentes, etc.. 


Votre  ami, 


Jules  Laforgue. 


LETTRES  1883-1887  191 


CXLI 

A  CHARLES  EPHRUSSI 


8,  rue  de  Commaille. 
Lundi   juin   1887. 


Cher   Monsieur   Ephrussi, 

J'espère  que  vous  n'aurez  pas  mal  interprété  le 
manque  absolu  de  mes  visites.  D'abord  l'heure  où 
l'on  peut  vous  trouver  est  si  vague.  Et  puis,  je  ne 
sais  pas  si  vous  le  savez,  je  suis  entre  les  mains  du 
docteur  Robin  et  toute  sortie  m'est  interdite  tant 
que  le  temps  n'aura  pas  radicalement  changé. 
Depuis  le  1^^"  mai  je  n'ai  pas  mis  les  pieds  dehors, 
sauf  pour  aller  chez  le  médecin.  Tout  le  reste  du 
temps  je  reste  calfeutré  dans  ma  chambre,  heureux 
quand  l'opium  que  contiennent  mes  pilules  ne 
m'engourdit  pas  assez  pour  m'empêcher  de  tra- 
vailler. 

J'attends  toujours  (et  je  vous  fais  attendre  avec 

*****  13 


192  ŒUVRES   DE   JULES   LAFORGUE 

mon  article  du  Figaro).  Marcade  (1),  Interpellé 
depuis  des  semaines,  m'a  répondu  :  i<  Attendez  donc. 
Nous  ne  pouvons  pas  publier  tous  nos  articles  à  sen- 
sation coup  sur  coup.  )) 

Quant  à  mon  livre  sur  Berlin,  j'ai  un  éditeur. 
On  me  i'a  trouvé.  Je  ne  l'ai  jamais  vu.  La  chose  est 
conclue,  seulement  mon  manuscrit  est  encore  assez 
loin  d'être  prêt  à  être  remis. 

J'attends  chaque  jour  un  lendemain  tolérable 
où  je  puisse  arriver  chez  vous  assez  calme  et  non 
pas  capable  uniquement  de  répondre  à  votre  conver- 
sation par  des  quintes  de  toux  inextinguibles,  ce 
qui  est  triste  et  parfois  même  pas  beau. 

Inutile  de  dire  que  je  n'ai  été  ni  au  Salon,  ni 
à  Millet,  ni  à  l'Exposition  Internationale.  C'est  un 
peu  avant  midi,  n'est-ce  pas  et  non  plus  à  11  h., 
qu'on  a  chance  de  vous  trouver  ? 

Souhaitez-moi  un  jour  un  peu  tiède  et  même 
une  série  indéfinie. 

Au  revoir. 

Votre  tant  reconnaissant, 

Jules  Laforgue. 


(1)  Qui  s'occupait  du  supplément  littéraire  du  Figaro. 


LETTRES  1883-1S87  193 


CXLII 

A  CHARLES  EPHRUSSI 


Jeudi   16  juin   1887. 

Voici  un  petit  mot  que  je  voulais  vous  envoyer 
aussitôt  rentré,  le  jour  où  j'étais  chez  vous. 

J'étais  ce  jour-là  venu  pour  vous  remercier  et 
franchement  pour  m'excuser  d'un  involontaire 
manque  de  promesse,  et  voilà  que  je  sors  de  chez 
vous  confus  avec  un  nouveau  prêt  dans  ma  poche. 

Vous  avez  fait  cela  si  vite  et  si  franchement  que 
je  n'ai  su  que  dire  sur  le  moment.  Et  j'ai  accepté 
(je  dois  avouer  que  j'étais  alors  aux  abois,  premier 
rement,  et  j'avais  l'intention  de  vous  parler  de 
l'éditeur  Rothschild).  Vous  expédiez  aimablement 
les  choses.  Qu'ajouterai-je  ?  Je  n'ai  plus  de  remer- 
ciements. Mais  je  n'oublierai  jamais  rien  de  tout 
ce  que  vous  avez  fait  si  délicatement  pour  moi  et  je 
resterai  toujours   votre  sincèrement  dévoué. 


194  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Merci  encore,  vous  m'évitez  des  courses,  des 
expédients  et  m'assurez  des  semaines  de  repos  pour 
mon  travail  et  ma  guérison. 

Votre 

Jules  Laforgue. 

N.  B.  —  J'ai  vu  P.  Bourget  ce  matin,  son  roman 
n'est  pas  fini  (1). 


(1)  Vraiscmblablemont  Mensonges. 


LETTRES  1883-1887  195 


GXLIII 

A  SA  SŒUR 

Dimanche,  juillet  1887. 

Ma  chère  Marie, 

Triste  dimanche,  sans  forces,  au  coin  du  feu. 

Il  y  a  deux  semaines  j'ai  eu  un  redoublement  de 
maladie.  Mes  amis  se  sont  émus.  Bourget  m'a 
adressé  avec  les  recommandations  les  plus  parti- 
cuUères  à  une  sommité  médicale,  le  D^  Robin.  J'ai 
été  ausculté,  percuté  aussi  soigneusement  qu'on 
peut  l'être.  Ce  serait  trop  long  à  raconter. 

Le  résultat  de  tout  cela  est  qu'il  ne  m'est 
permis  de  rester  à  Paris  que  jusqu'au  commen- 
cement d'octobre.  —  J'ai  un  poumon  menacé.  — 
De  toutes  façons  je  ne  puis  songer  de  quatre  ou 
cinq  ans  à  passer  V hiver  à  Paris.  Donc  à  tout 
prix,  dès  la  fm  de  septembre,  je  quitterai  Paris. 
Mes  amis  vont  tout  faire  pour  moi.  Trouver  une 


196  ŒUVRES   DE    JULES    LAFORGUE 

place  suffisante  à  Pau  est  assez  improbable  —  mais 
à  Alger  ce  sera  beaucoup  plus  facile. 

Il  est  donc  assez  probable  que  dès  octobre  nous 
serons   à  Alger. 

Ma  bonne  Marie,  je  n'ai  guère  de  force  dans  la 
main  pour  t' écrire.  J'avais  abusé  de  pilules  d'opium 
qui  me  coupaient  la  toux. 

Mon  estomac  en  a  été  très  malade,  j'ai  passé 
une  bonne  semaine  sans  dormir  ni  manger.  De  là 
ma  faiblesse.  Je  commence  à  me  remettre,  c'est-à- 
dire  à  dormir  et  manger  un  peu. 

Ces  trois  mois  de  fièvre,  ces  journées  au  lit,  ces 
quintes  de  toux,  tout  cela  m'a  assommé  comme  une 
pauvre  bête,  il  me  semble  que  depuis  quatre  mois 
je  ne  me  suis  pas  réveillé. 

Je  n'ai  pas  pour  deux  sous  d'idées,  et  cependant 
je  publie  des  articles  et  c'est  pour  mon  talent  que 
mes  amis  s'intéressent  à  moi.  Il  y  a  longtemps  que 
tu  ne  sais  plus  rien  de  mes  affaires  littéraires.  Ce 
serait  trop  long  à  détailler,  mais  sache  d'un  mot 
que  j'ai  le  droit  d'être  fier;  il  n'y  a  pas  un  littéra- 
teur de  ma  génération  à  qui  on  promette  un  pareil 
avenir.  Tu  dois  penser  qu'il  n'y  a  pas  beaucoup  de 
littérateurs  qui  s'entendent  dire  :  «  Vous  avez  du 
génie  ».  Hélas  !  qu'il  me  tarde  d'être  guéri  et  d'être 
installé  dans  un  endroit  où  je  puisse  respirer  sans 


LETTRES  1883-1887  197 

souffrance  !  Tu  ne  m'écris  pas.  Fait-il  doux  à 
Tarbes  ?  Comment  vas-tu  et  as-tu  été  cet  hiver  ? 
Et  ton  mari  et  ton  enfant  ? 

Tu  serais  bien  bonne  de  m' écrire  quelques  lignes. 

Je  t'embrasse. 

Bien  des  choses  et  une  poignée  de  main  à  ton 
mari.  Vous  recevrez  l'argent  dès  que  je  pourrai 
sortir  et  attraper  quelque  supplément  d'argent. 

Ton    Jules. 
8,  rue  de  Gommaille. 


198  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXLIV 

A   TEODOR  DE   WYZEWA 

Mercredi  [13  juillet  1887]  (1). 

Mon  cher  Ami, 

Merci  d'avoir  pris  à  cœur  ma  situation.  Elle  ne 
fut  heureusement  que  d'un  jour  et  une  nuit. 

Fénéon  vint  et  surgit,  toujours  froid  comme  la 
statue  du  Commandeur  (que  le  nom  lui  en  reste  !)• 
Un  usurier  (un  débutant)  a  fait  l'affaire. 

Je  vous  en  souhaite  autant  —  toutes  les  courses 
hier  —  (et  aujourd'hui  veille  de  départ  :  mon  frère, 
etc..)  m'ont  empêché  d'aller  vous  voir  au  Vinti- 
mille  ou  au  Café  —  mais  nous  n'en  sommes  pas  là? 

Au  revoir  —  et  mes  amitiés  à  Dujardin. 

Poignée  de  main  dévouée,  je  vous  prie. 

Votre 

Jules  Laforgue. 

(1)  Par  une  erreur  d'impression  ce  billet  avait  été  daté  1886  dans 
Je  numéro  de  mai  des  Entreliens  Idéalistes  où  il  fut  d'abord  publié. 


LETTRES  1883-1887  199 


CXLV 

A  TEODOR  DE  WYZEWA 

Vendredi  [15  juillet  1887]. 

Mon  cher  ami, 

Vraiment,  vous  m'avez  donné  le  droit  de  vous 
adresser  de  pareilles  lettres.  C'est  sur  votre  recom- 
mandation que  de  Malherbe  m'a  dit  à  la  remise  de 
mon  manuscrit  :  «  Le  livre  ne  paraîtra  qu'en  octobre, 
mais  matériellement  pour  vous  ce  sera  comme  s'il 
paraissait  aujourd'hui.  Là-dessus  il  m'a  renvoyé 
à  lundi;  le  lundi,  il  était  content,  mais  il  fallait 
voir  M.  May  et  il  m'a  renvoyé  à  mercredi  :  mer- 
credi, je  reçois  une  lettre  me  renvoyant  à  aujour- 
d'hui (une  lettre)  et  aujourd'hui  je  n'ai  rien  reçu. 
Et  aujourd'hui  me  tombe  sur  la  tête  tout  ce  qui 
vous  tombe  sur  la  tête  un  quinze  de  trimestre. 

Voici  ce  que  je  voulais  vous  dire.  Il  est  impossible 


200  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

de  désespéier  de  mon  livre  chez  Quantin  après  les 
promesses  de  Malherbe,  j'aurai  de  l'argent  de  ce 
côté-là.  Or  vous  avez  en  Rzewuski  une  relation 
facile  à  la  détente;  eh  bien  !  ce  n'est  pas  un  emprunt 
falot  que  je  voudrais  faire  auprès  de  lui,  mais  un 
emprunt  qui  serait  effacé  dès  que  j'aurais  touché 
chez  de  Malherbe,  ou,  en  cas  de  malheur,  j'essaierai 
chez  Lemerre.  Ce  serait  350  à  peu  près  dont  j'aurais 
besoin. 

J'ai  attendu  jusqu'à  aujourd'hui  pour  vous 
remercier  (répondre  à)  votre  longue  lettre  de  l'autre 
soir,  longue,  et  comme  toutes  nos  rencontres  ser- 
viable. 

Comment  est-il  possible  que  vous  donniez 
huit  heures  de  leçons  par  jour?  Je  me  rappelle 
encore  ce  soir  d'automne  où  nous  vous  avons  ac- 
compagné jusqu'à  Passy,  avec  Kahn.  J'espère 
que  si  une  de  vos  leçons  vous  amenait  par  ici  vous 
monteriez  chaque  fois  vous  reposer  (nous  n'avons 
plus  de  lait  l'après-midi,  mais  toujours  du  fruit). 

Avouez  un  peu  que  l'article  pour  Rzewuski  est 
une  petite  comédie  arrangée;  si  vraiment  c'est 
vrai  je  m'en  acquitterai,  comme  de  toute  autre 
besogne,    consciencieusement. 

Quant  à  la  campagne...  Perreau  est  venu  et  nous 
a  ébloui;  mais,  hélas,  il  faut  compter  sur  si  peu. 


LETTRES  1883-1887  201 


Moi  qui  espérais  toucher  aujourd'hui  chez  de 
Malherbe    deux   éditions. 

Vous  viendrez  naturellement  avant  de  partir 
pour  la  Hongrie.  Bourget  aussi  part  pour  la  cam- 
pagne dans  quelques  jours. 

Avez-vous  vu  que  le  tout  jeune  homme  de  la 
République  française  que  je  connais  (1)  a  été  dé- 
coré ?  Il  a  de  la  santé,  il  a  guéri  son  estomac  avec  six 
cures  de  Vichy. 

Au  revoir,  mon  véritable  et  rare  ami.  Il  y  a  des 
mois  que  songeant,  impotent,  ce  que  je  pouvais 
faire  pour  vous  et  je  n'ai  encore  trouvé  que  cette 
chose  falote  que  je  n'ai  jamais  depuis  le  temps 
pensé  à  vous  dire  :  vous  dédier  mes  «  nouvelles  » 
que  Dujardin  éditerait. 

Au  revoir. 

Votre 

Jules  Laforgue. 


1)  Théophile  Delcassé. 


202  ŒUVRES   DE   JULES   LAFORGUE 


CXLVI 
A  CHARLES   EPHRUSSI 

22  juillet   87,  Paris. 

Cher  Monsieur  Ephrussi, 

Vous  pensez  que  si  je  n'ai  pas  été  vous  voir,  c'est 
que  les  visites  me  sont  difficiles. 

Je  voudrais  bien  vous  demander  si  l'article  Gail- 
lard a  paru  et  dans  ce  cas  si  on  ne  pourrait  pas 
presser  ces  messieurs  pour  l'autre  côté  de  la  ques- 
tion ? 

C'est  une  de  ces  choses  sur  lesquelles  j'ai  compté 
un  peu  tous  les  jours,  surtout  cette  semaine  où  la 
somme  que  vous  m'avez  dit  parferait  justement 
mon  terme  dont  chaque  jour  de  retard  m'humilie 
devant  un  propriétaire  fâché  que  j'aie  donné 
congé. 

D'autre  part,  j'attends  toujours  un  mot  de  mon 


LETTRES  1883-1887  203 


éditeur.  Mon  livre  sur  Berlin  est  au  complet 
depuis  trois  semaines  chez  lui. 

Il  m'est  arrivé  une  bonne  affaire,  des  articles 
dans  une  revue  russe  :  100  frs  par  article  (c'est  du 
moins  le  prix  de  mon  premier),  un  jour  ce  sera 
peut-être  200  francs.  Besogne  facile. 

J'irai  sans  doute  bientôt  vous  voir  :  homme  plein 
de  santé,  que  je  vous  féhcite. 

Votre    bien    dévoué, 

Jules  Laforgue. 
8,    rue    de    Gommaille. 


204  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CXLVII 

A   TEODOR  DE  WYZEWA  (1) 


22  juillet  1887. 

Je  ne  vous  envoie  cette  carte  que  maintenant, 
les  100  anonymes  étant  arrivés  hier  au  soir.  Et  je 
viens  de  recevoir  par  simple  mandat  100  (cent)  de 
Jevousky  d'Aix-les-Bains,  avec  longue  lettre  sur 
l'article  à.  faire. 

Je  vous  attends  samedi.  Rien  de  Malherbe. 

Votre 

Jules  Laforgue. 

Le  propriétaire  ne  s'est  pas  encore  montré. 


(1)  Cette  carte  postale  est  adressée  à  : 

M.  de  Wyzewa 

11,  avenue  de  Clichy 

E.  V. 
Le  timbre  de  la  poste,  très  net,  est  «  22  juillet  87  ». 


LETTRES  1883-1887  205 


CXLVIII 

A  SA  SŒUR 


Juillet  2,  août,  87 
Paris,  Mardi. 


Ma  chère  Marie, 


Une  lettre  de  toi,  et  une  bonne  lettre,  tu  ne  sau- 
rais croire  le  plaisir  que  tu  m'as  fait. 

Mais,  en  vérité,  et  tout  d'abord,  tu  es  effrayante 
avec  ces  maternités  successives  !  Il  me  semble  que 
si  Leah  était  dans  cet  état,  je  vivrais  dans  des 
angoisses  continuelles. 

Et  que  de  soucis  !  une  semaine  a  passé  depuis 
ta  lettre,  j'espère  qu'elle  aura  été  décisive  en  bien 
pour  Juliette. 

Ma  chère  Marie,  t'ai-je  bien  expliqué  comme  je 
suis  malade  ?  Te  souviens-tu  des  quintes  de  toux 
et  des  oppressions  de  papa?  Eh  bien,  j'en  suis  là, 
avec  ces  quintes,  une  moitié  invariablement  de  la 
nuit.  Mais,  comme  je  te  l'ai  dit,  je  suis,  soins  et 
remèdes  gratis,  entre  les  mains  d'un  des  grands 


206  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


médecins  de  Paris;  et  depuis  un  mois  qu'il  me 
soigne,  je  guéris  rapidement,  j'ai  encore  jusqu'à 
septembre.  Pendant  tout  ce  mois  je  n'ai  mis  les 
pieds  dehors  que  pour  ma  consultation. 

Ah  !  si  papa,  deux  mois  avant  d'aller  à  Tarbes, 
s'était  mis  entre  les  mains  d'un  pareil  médecin,  au 
lieu  de  se  soigner  d'après  des  livres  de  hasard,  cela 
lui  aurait  coûté  deux  cents  francs  et  il  vivrait 
encore,  j'en  suis  sûr. 

Tu  me  dis  que  tu  attendais  notre  visite  :  tu  es 
bien  bonne.  Mais  ne  t'ai-je  pas  dit  que  je  devais 
rester  en  traitement  jusqu'en  fm  septembre  chez  le 
D^  et  puis  quitter  Paris  ?  Ne  t'ai-je  pas  dit  que  je 
quittais  absolument  Paris  en  septembre  et  que  de 
trois,  quatre  ans  je  n'y  pouvais  passer  l'hiver?  Ce 
déplacement,  comme  tu  penses,  est  une  grosse 
question,  il  faut  qu'en  arrivant  à  l'endroit  dit,  une 
place  m'y  attende. 

Je  ne  puis  sortir,  faire  les  démarches,  naturel- 
lement. Mais  tu  n'as  pas  idée  des  amitiés,  des  dé- 
vouements que  m'amènent  les  petites  choses  que 
je  pubUe.  La  moindre  page  a  du  succès,  et  je  n'ai 
pas  un  ennemi,  chose  rare  si  tu  savais  ?  Donc,  un 
ami,  journaliste,  qui  a  pour  moi  une  admiration 
exagérée,  colporte  cela,  s'occupe  de  me  trouver 
quelque  chose  à  Alger.  Mais  le  plus  probable  est 


LETTRES  1883-1887  207 


que  nous  irons  en  Egypte,  au  Caire,  par  Bourget 
qui  pourrait  me  placer  au  consulat  comme  tra- 
ducteur. Tu  ne  sais  pas  tout  ce  que  Bourget  a 
fait  pour  moi,  c'est  par  lui  que  le  D^"  Robin  me 
soigne  et  si  particulièrement  et  gratis  et  me  four- 
nit de  la  pharmacie  de  son  hôpital.  C'est  aussi  par 
lui  —  mais  il  est  si  simple  —  que  j'ai  vécu  à  moitié 
tout  ce  mois,  le  reste  me  venant  d'articles  arriérés. 

J'ai  un  livre  qui,  si  je  puis  le  pubher  assez  tôt, 
nous  permettra,  en  quittant  Paris,  d'aller  vous  voir. 
Leah  aimerait  bien  te  voir.  Elle  te  plaira,  moi  elle 
m'étonne  toujours.  C'est  un  si  drôle  de  person- 
nage î  Inutile  de  te  dire  que  j'ai  tous  les  caprices 
—  on  me  soigne  toujours  avec  un  bon  sourire  et 
de   grands   yeux. 

Je  ne  t'ai  parlé  que  de  moi,  et  pourtant  ta  vie,  ton 
ménage  doit  être  seul  un  monde  de  préoccupations. 

Remercie  ton  mari  de  sa  bonne  confiance.  Pou- 
vais-je  prévoir  les  choses  ?  Ah  !  si  je  pouvais  tra- 
vailler comme  tout  le  monde  !  mais  l'opium  de  mes 
pilules  me  tient  engourdi  deux  après-midi  sur 
trois.  Je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'est  devenu 
Charles.  —  Ma  chère  Marie,  je  t'embrasse  et  te 
souhaite  une  douce  délivrance  et  un  garçon. 

Jules. 

*****  14 


108 


ŒUVRES    DE    JUI.ËS    LAFORGUE 


CXLIX 


A    TEODOR   DE    WYZEWA 


Mardi  [fin  juillet  1887] 


Je  reviens  de  chez  Robin,  mon  cher  ami.  Et  je 
vous  écris  avec  une  demi-respiration,  qui  ne  se 
trouve  pas  dans  le  Dante. 

D'abord  les  grosses  choses. 

J'ai  reçu  100  d'Aix-les-Bains,  et  ce  matin  100 
autres.  J'ai  payé  un  demi-terme.  J'ai  reçu  100  de 
Vienne  et  payé  les  fournisseurs  alimentaires  qui 
s'intéressent  singulièrement  à  ma  santé. 

Reçu  une  lettre  de  Malherbe  au  nom  de  M.  May, 
lequel  ne  veut  le  livre  que  sous  certaines  conditions 
grotesques. 

La  seconde  partie  lui  paraît  avoir  été  dite  par  de 
précédents  ouvrages,  —  ce  qui  est  une  erreur  (il 
s'agit  des  mœurs  berlinoises).  Je  n'ai  au  contraire 
donné  que  du  nouveau,  ayant  séjourné  placidement 


LETTRES  1883-1887  209 


5  ans  à  Berlin  et  non  passé  une  quinzaine  dans  un 
hôtel.  J'ai  même  évité  ce  qui  est  trop  connu,  comme 
les  mœurs  des  étudiants  si  ressassées.  (Mais  il  n'a 
pas  lu  cette  partie.)  D'autre  part,  il  voudrait  que, 
cela  supprimé,  j'allonge  le  chapitre  cour.  Ce  qui  est 
impossible.  Je  sais  tout  et  il  n'y  a  pas  davantage. 
(Il  fallait  voir  la  joie  de  Marcade  devant  mon 
Emp.  et  mon  Imp.  qui  m'avait  demandé  de  l'inédit.) 
Enfin,  tout  cela  confectionné,  il  faudrait  que  je 
mette  sur  la  couverture  mon  nom  avec  :  Ancien 
lecteur  de  Vlmp.  Augusta.  —  J'irai  reprendre  mon 
manuscrit,  comme  vous  pensez  (Dujardin  veut  en 
parler  à  Lévy). 

Je  transpire  de  ces  4  pages,  dites-moi  votre  vie, 
je  puis  vous  écrire  tous  les  deux  jours. 

Votre 

Jules  Laforgue 


210  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


CL 

A    M,  EDOUARD   DU  JARDIN 


Imprimerie  Louis  Boyer  et  C'« 
Asnièrcs,  le  29  juillet  1887. 

(Edouard    Btijardiii    à    Jules    Laforgue,    qui    lui 
renvoya  sa  lettre  avec  ses  réponses.) 

Mon  cher  Laforgue, 

J'ai  donné  à  la  composition  vos  Moralités  légen- 
daires, elles  paraîtront  donc,  si  cela  vous  va,  cet 
automne. 

(De  la  main  de  Laforgue)  :  Oui. 

Or  : 

P  N'aimeriez-vous  pas  mieux  le  titre  :  «  Mora- 
lités légendaires  »  au  lieu  de  «  petites  moralités 
légendaires»;  comme  éditeur,  je  le  préfère  beaucoup; 
aussi,  d'ailleurs,  comme  confraternel  ami. 

(De  la  main  de  Laforgue)  :  Oui. 


LETTRES   1883-1887  211 


2°  Je  vous  envoie  le  «  Pan  »;  y  avez-vous  des 
corrections  à  faire;  alors,  tout  de  suite,  n'est-ce  pas? 

(De  la  main  de  Laforgue)  :  Bon. 

2^^  bis.  Le  titre  est-il  «  Moralités  légendaires  »,  ou 
«  Les  moralités  légendaires  »? 
(Laforgue  a  de  deux  traits  de  plume  barré  «  les  », 
et    répondu)    :    supprimer   les. 

3°  Vous  renoncez  aux  ((  Deux  Pigeons  )?  ils  ne 
sont  pas  dans  le  manuscrit.  Tant  mieux  ! 

(De  la  main  de  Laforgue)  :  oui,  renonce. 

4*^  Aurez-vous  des  corrections  importantes  à 
faire,  dans  le  volume  ?  Parce  que,  voici  :  —  si  le 
texte  que  vous  m'avez  donné  est  définitif,  alors 
vous  ne  recevrez  des  épreuves  qu'après  la  mise  en 
pages,  —  et  moi  j'y  aurai  une  très  grande  économie; 
mais  si  vous  voulez  faire  de  nouveaux  changements 
dites-le-moi  d'avance. 

(De  la  main  de  Laforgue)  :  texte  tel  quel  définitif. 

A  tout  cela  répondez- moi  vite.  A  ma  prochaine 
visite,  je  vous  expUquerai  mes  plans  pour  cette 
édition,   fort  simples   d'ailleurs;   le   point  spécial 


212  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


1 


est  ceci  :  petit  tirage  (200  ou  300  exemplaires). 
Mon  commis  ira  chercher  le  Pan  chez  vous  dès  que 
vous  me  direz  de  le  faire;  en  même  temps  il  vous 
portera  le  découpage  de  tous  vos  .vers  de  la  Vogue, 
Saluez  de  ma  part  respectueusement  madame  La- 
forgue, et  bien  vôtre  sachez-moi. 

Edouard    Dujardin. 

Répondez-moi  vite,  n'est-ce  pas. 

(De  la  main  de  Laforgue)  :  Au  revoir. 

Votre 

J.    L 


LETTRES  1883-1887  213 


CLI 


A   TEODOR  DE   WYZEWA 


[Début  d'août  1887.] 

Mon  cher  ami, 

Quel  efïort  de  prendre  la  plume  quand  on  passe 
ses  journées  à  sommeiller  dans  un  fauteuil  ! 

Et  il  fait  si  chaud. 

Mais  quelque  éveil  me  vient.  Je  passe  de  bonnes 
nuits  ayant  imaginé  de  ne  plus  dormir  dans  un  lit, 
mais  dans  mon  fauteuil  arrangé;  la  position  un  peu 
assise  me  supprimant  la  toux.  Et  puis  nous  rece- 
vons de  la  glace  chaque  jour. 

A  quoi  pouvez-vous  bien  passer  vos  journées 
à  Cracovie  ?  Avez-vous  emporté  de  la  besogne  ? 
Entreprenez-vous  quelque  chose  ?  Ceci  serait  inté- 
ressant. Quand  le  feriez- vous  en  effet?  Mais, 
d'autre  part,  le  rêve  et  rien  que  le  rêve,  n'est-ce  pas  ? 


214  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 

Racontez-moi  donc  une  journée  de  Cracovie; 
je  regarderai  sur  la  carte. 

Je  suppose  que  vous  n'avez  pas  un  besoin  immé- 
diat de  la  petite  somme  que  je  vous  dois?  cent  francs 
me  sont  tombés  du  ciel  il  y  a  une  semaine,  dette  à 
laquelle  je  n'eusse  jamais  plus  pensé,  et  d'un  homme 
de  lettres. 

A  part  cela,  je  ne  fais  rien.  Vous  ne  me  parlez 
pas  de  la  solution  de  M.  May.  Cela  ne  vous  a-t-il 
pas  semblé  risible? 

Je  ne  coupe  si  brusquement  ma  lettre  —  je 
souffre  un  peu  —  qu'avec  la  résolution  de  vous 
écrire  un  de  ces  jours  vraiment  et  autrement.  En 
vérité,  vous  êtes  le  seul  pour  qui  je  pouvais  prendre 
la  plume  par  cette  torpeur. 

Votre   dévoué   pour   toujours, 

Jules  Laforgue. 
Ma  femme  vous  serre  cordialement  la  main. 


LETTRES  1883-1887  215 


CLII 
A  M.   EDOUARD  DU  JARDIN 


[7    août    1887.] 

Quelle  est  l'adresse  immédiate   de    Perreau? 
Avez-vous  dit  un  mot  à  Lévy  de  mon  livre  ainsi 
que  promis  ?  «  Pan  >)  est  prêt  et  correct.  A  la  hâte. 

Votre 

J.  Laforgue. 


216  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


1 


CLIII 

A    XAVIER    PERREAU  (1) 

[10  août  1887.] 

Cher  monsieur  Perreau, 

Sans  aller  à  Versailles  et  en  écrivant  au  besoin 
un  petit  mot,  pourriez- vous  savoir  si  dans  la  maison 
en  question  (Versailles)  on  nous  prendrait  pour 
15  jours  —  à  quel  prix  —  si  l'on  pourrait  avoir  la 
pension  et  à  quel  prix  (deux  personnes)?  Je  vous 
serais  bien  obligé. 

Votre,  je  vous  prie, 

Jules  Laforgue. 
8,    rue    de    Gommaille. 

(1)  Carte  postale.  Edouard  Dujardin  avait  demandé  au  musi- 
cien Xavier  Perreau,  avec  qui  il  était  très  lié  et  qui  venait  de 
faire  un  séjour  à  Versailles  et  y  retournait  fréquemment,  s'il 
pourrait  y  trouver  pour  Laforgue  un  appartement  où  celui-ci 
respirerait  un  air  pur.  (Note  de  M.  Edouard  Dujardin.) 

Le  samedi  20  août  1887,  Jules  Laforgue  s'éteignait  à  Paris» 
8,  rue  de  Gommaille,  quatre  jours  après  le  vingt-septième  anniver- 
saire de  sa  naissance. 


NOTES 


Les  cent  cinquante-trois  lettres  de  Jules  Laforgue  qui 
figurent  dans  ce  recueil  ont  été  soit  empruntées  à  des 
recueils  précédents  ou  à  des  revues  disparues,  soit 
copiées  sur  les  manuscrits  qui  nous  ont  été  remis. 

On  trouvera  ici  le  détail  de  ces  diverses  sources. 

U  lettres  à  Charles  Ephriissi  (\8S1-1SH7).  —  Vingt-deux 
d'entre  elles  ont  paru  dans  la  Revue  Blanche  (1^^, 
15  septembre  et  l^r  octobre  1896): 

9  lettres,  numérotées  I  à  IX,  sous  le  titre  Lettres 
de  Jules  Laforgue  à  M***  (1881-1882)  (Revue 
Blanche,  t.  XI,  no  78,  p.  219  à  228). 

5  lettres,  numérotées  X  à  XIV,  sous  le  titre 
Lettres  de  Jules  Laforgue  à  M***  (Allemagne 
1882)  (Revue  Blanche,  t.  XI,  no  79,  p.  271  à  276). 

8  lettres,  numérotées  XV  à  XXII,  sous  le  même 
titre  (Revue  Blanche,  t  XI,  n^  80,  p.  313  à  320). 

Ces  lettres  furent  publiées  ensuite  dans  le  volume 
Mélanges  Posthumes  (Mercure  de  France,  1903) 
sous  le  titre  Lettres  à  M.  Ephrussi  (1881-1882)  (à 


2l3  ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


l'exception  des  lettres  I,  II  et  XIV  de  la  Revue 
Blanche,  sans  qu'on  puisse  s'en  expliquer  la  raison). 
Ces  trois  lettres  figurent  ici  sous  les  numéros  III,  V, 
et  XXVII,  avec,  en  outre  : 

12  lettres  inédites  (du  26  février  1883  au  22  juillet 
1887)  dont  les  copies  nous  ont  été  remises  par 
M.  Félix  Fénéon. 

58  lettres  à  M.  Charles  Henry  (1881-1886). 

51  lettres  (du  30  novembre  1881  au  4  octobre  1886) 
parurent  sous  le  titre  «  Lettres  inédites  de  Jules 
Laforgue  à  un  de  ses  amis  (1881-1886)  »  dans 
VArt  Moderne  de  Bruxelles,  hebdomadairement 
à  partir  du  4  décembre  1887,  par  les  soins  de 
M.  Félix  Fénéon,  qui  y  ajouta  quelques  notes  et 
projetait  d'en  faire  un  tirage  à  part,  dont  il 
nous  a  transmis  les  épreuves  :  elles  se  composaient 
de  48  pages  mises  en  page  (lettres  I  à  XXV  de 
VArt  Moderne),  de  2  placards  (lettres  XXVI  à 
XXX  incluses),  le  reste  en  copie.  La  page  de  titre 
se  lisait  ainsi  :  Lettres  inédites — de — Jules 
Laforgue — à — un  de  ses  amis — (1881-1886) — 
L'Art  Moderne — ^Bruxelles — 1889.  Une  réim- 
pression de  ces  51  lettres  fut  faite  dans  un 
volume  intitulé  Exil,  Poésie,  Spleen  (p.  55  à  160) 
édité  par  la  Connaissance,  Paris,  1921.  Le  texte  de 
cette  impression  fourmille  d'erreurs  :  dates 
erronées  (14  janvier  1882  au  lieu  de  4  janvier, 


Notes  21Ô 

par  exemple),  mots  estropiés  :  L'Art  en  question 
pour  UArt  de  la  Mode  (p.  86);  Hermeling  pour 
Memling  (p.  86);  Thiergaten  pour  Thiergarten, 
(p.  91);  J'avais  au  lieu  de  J'apaise  (p.  95); 
Babelsperg  et  Hambourg  au  lieu  de  Babelsberg  et 
Hombourg  (passim);  le  sans-gêne  de  ses  ruines 
au  lieu  de  le  sans-gêne  de  ses  rimes  (p.  104): 
Arnaud  Jean  pour  Aman-Jean  (p.  117):  style 
familial  au  lieu  de  style  fdial  (p.  131);  sous  un 
monde  au  lieu  de  dans  un  monde  (p.  155)  :  notes 
démarquées  (à  quelques  exceptions  près,  les  notes 
sont  celles  de  M.  Fénéon  dans  VArt  Moderne^ 
auxquelles  on  a  ajouté  des  incorrections  et  des 
bévues);  rectifications  fâcheuses  (p.  86,  on  attri- 
bue à  Lacaussade,  en  les  estropiant,  des  vers  qui 
sont  de  Louis  Bouilhet,  comme  le  dit  avec  raison 
Laforgue  lui-même);  aucune  date  douteuse  n'a 
été  précisée  ou  corrigée;  des  citations  tronquées 
de  lettres  à  Vanier  et  à  Max  Klinger,  aucune  ind- 

cation  de  références,  etc 

7  lettres  inédites  dont  les  copies  nous  ont  été  com- 
muniquées par  M.  Félix  Fénéon  (lettres  des  8  août 
1883,  6  novembre  1883,  17  décembre  1883,  no- 
vembre 1884,  avril  1885,  juillet  1885,  janvier  1886). 

12  lettres  à  Marie  Laforgue  [Madame  Labat]  (1881-1887). 
—  Ces  12  lettres  furent  publiées  par  les  soins  de 
M.  Francis  Vielle- Griffin  dans  V Occident  (janvier- 


220 


ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


février  et  mars  1901),  puis  rééditées  dans  Mélanges 
Posthumes  (Mercure  de  France,  1903)  sous  le  titre 
Lettres  à  sa  sœur  (p.  288  à  332). 

11  lettres  à  M"^'  MuUezer  (1882). 

6  de  ces  lettres  parurent  sous  le  titre  Lettres  et  Vers 
dans  la  Revue  Blanche,  t.  IX,  n^  52:  p.  110  à 
118,  1®^  août  1895,  numérotées  de  I  à  VI  suivies 
de  deux  poèmes  La  Complainte  du  petit  hyper- 
trophique  et  Spleen  des  nuits  de  juillet.  Les 
lettres  III,  IV,  V,  VI  figurent  sous  le  titre  Lettres 
à  M"ie  ***  (j^j^s  Mélanges  Posthumes  (Mercure  de 
France,  p.  273  à  285)  :  mais  les  lettres  I  et  II  de 
la  Revue  Blanche  n'y  figurent  pas.  Ces  deux 
lettres  ont  été  reproduites  dans  Exil,  Poésie, 
Spleen,  p.  23  et  25,  (La  Connaissance,  1921)  avec 

5  lettres  inédites  (du  23  janvier,  du  6  avril,  de 
Coblentz,  lundi,  juin,  du  18/uî7/e/etdu  19  août  1882), 
sous  le  titre  Lettres  à  un  poète.  Les  mêmes  re- 
marques s'appliquent  à  cette  édition  des  lettres  à 
Mme  Mullezer  aussi  bien  qu'à  celles  du  même  vo- 
lume adressées  à  M.  Charles  Henry  (Rentzon  et 
Ainda,  pour  Bentzon  et  Ouida,  p.  22;  Hambourg 
pour  Hambourg,  p.  26.  —  «  La  vie  m'a  appris 
à  être/rès  peu  fort,  au  lieu  de  très  peu  fat  (p.  21)  \ 
(Augustin  au  lieu  d'Augustus  (p.  30),  etc.). 

1  lettre  à  une  dame  (1883).  —  Inédite  :  copie  communi- 
quée par  M.  F.  Fénéon. 


NOTES  221 

2  lettres  à  Emile  Laforgue  (1885-1886).   —    Ces    deux 

lettres,  inédites,  nous  ont  été  communiquées  en 
manuscrit  par  M"^^  q  Labat,  née  Marie  Laforgue. 

4  lettres  à  Max  Klinger  (1883-1884).  —  Ces  quatre  lettres 

furent  d'abord  publiées  dans  la  Cravache  pari- 
sienne, du  samedi  8  septembre  1882. 

3  lettres  à  Théophile  Ysa^/e  (1885-1886).  —  Les  manuscrits 

de  ces  trois  lettres  ne  nous  sont  pas  parvenus  : 
nous  en  avons  trouvé  le  texte  traduit  en  allemand 
en  tête  de  Sagenhafte  Sinnspicle,  traduction 
allemande  des  Moralités  Légendaires  par  M.  Paul 
Wiegler,  Axel  Junker  Verlag,  Stuttgart,  1905. 
Force  a  été  de  les  retraduire  en  français.  La  tra- 
duction en  est  due  à  M.  François  Ruchon  de 
Genève.  Les  deux  dernières  de  ces  lettres  figu- 
raient déjà  p.  Lxxxiii  et  lxxxvi  de  l'Introduction 
à  Berlin,  la  Cour  et  la  Ville. 

5  lettres  à  Léon  Vanier  (1885).  —  De  ces  cinq  lettres, 

trois  ont  été  publiées  fragmentairement  dans  VArt 
Moderne  de  Bruxelles,  les  deux  dernières  nous 
furent  communiquées  en  copie  par  M.  Félix  Fénéon. 

1  lettre  à  Léo  Trézenik  [Mostrailles]  (1885).  —  Elle  parut 
dans  le  numéro  du  4  octobre  1885  de  la  revue 
Lutèce. 

1  lettre  à  M.  Félix  Fénéon  (1886).  —  Comnumiquée  par 
le  destinataire. 


222  (ÈUVRÊS  DÉ  JULES  LAFORGUE 


5  lettres  à  Teodor  de  Wyzewa  (1887).  —  Ces  cinq  lettres 
ou  cartes  postales  inédites  nous  ont  été  remises 
en  manuscrit  par  le  destinataire  lui-même,  peu 
avant  sa  mort. 


Avec  les  lettres  de  Jules  Laforgue  Teodor  de  Wyzewa 
nous  remit  ce  billet  de  W^^  Jules  Laforgue,  par  télé- 
gramme daté  du  5  décembre  1887  (trois  mois  et  demi 
après  la  mort  de  son  mari)  et  adressé  à  :  M.  de  Wyzewa, 
aux  soins  de  M.  Dujardin,  1 1 ,  rue  de  la  Chaussée-d'Antin. 

Dear  Sir, 

Should  I  be  troubling  you  much  if  I  were  to  ask 
you  to  call  on  me  sometime  to-morrow.  I  am 
leaving  for  Mentone,  on  tlie  evening  of  Tuesday 
and  hâve  before  I  go  a  kindness  to  beg  you 
relative  to  my  husband's  papers.  If  you  send  a 
Une  to  my  hôtel  I  will  be  in  at  any  time  you 
mention. 

Believe  me 
truly  yours 
Leah  Laforgue. 
Hôtel  de  Londres  et  Milan 
8,  rue  Saint-HyacinLhe-Saint-Honoré. 

Monday. 


NOTES  223 

Quelques  mois  après  ce  rendez-vous  qu'elle  deman- 
dait à  Teodor  de  Wyzewa  pour  l'entretenir  du  sort  des 
œuvres  posthumes  de  son  mari,  M^^  Jules  Laforgue 
mourait  elle-même  à  Menton,  au  cours  de  l'année  1888. 


15  lettres  à  M.  Edouard  Dujardin  (1886-1887).  —  Les 
quinze  lettres  et  cartes  postales  adressées  par 
Jules  Laforgue  à  M.  Edouard  Dujardin  ont  été 
publiées  par  celui-ci  dans  le  numéro  de  mai  1923 
des  Cahiers  Idéalistes,  p.  67-72. 

1  lettre  à  M.  Xavier  Perreau  (1887).  -  Ce  dernier  billet 
de  Jules  Laforgue  a  été  publié  dans  le  même 
numéro  des  Cahiers  Idéalistes,  p.  76. 

G.  J.  A. 


*****  -  15 


» 
¥ 


TABLE  DES  MATIÈRES 


1883 


LX.                         A    M.   CHARLES    HENRY 7 

LXI.                 A  CHARLES  EPHRussi  (inédit) 9 

LXII.                    A  M.   CHARLES  HENRY 11 

LXIII.                               ID.                                     14 

LXIV.                      ID.                          17 

LXV.                     A  SA  SŒUR 19 

LXVI.                      ID 23 

LXVII.                A   M.   CHARLES   HENRY 26 

LXVIII.              A   MAX   KLINGER 28 

LXIX.             A  CHARLES  EPHRUSSI  (inédite) 32 

LXX.                       ID.                         (inédite) 34 

LXXI.                  A  M.   CHARLES  HENRY 37 

LXXII.                           ID.                                   40 

LXXIII.                  ID.                          43 

LXXIV.                  ID.                      (inédite) 46 

LXXV.                    ID.                     47 

LXXVI.              A  MAX  KLINGER 49 

LXXVII.         A  SA  SŒUR. 52 

LXXVIII.      A  M.  CHARLES  HENRY  (inédite) 55 

LXXIX.                  ID.                     (inédite) 57 

LXXX.                A    CHARLES    EPHRUSSI 59 

LXXXI.         A  UNE  DAME   (inédite) 63 

LXXXII.       A  CHARLES  EPHRUSSI  (inédite) 65 


228 


ŒUVKES    DE    JULES    LAFORGUE 


1884 


LXXXIII.        A    M.   CHARLES    HENRY 68 

LXXXIV.               ID.                           71 

LXXXV.                 ID.                           74 

LXXXVI.         A  MAX  KLINGER 77 

LXXXVII.     A  CHARLES  EPHRUSsi  (inédite) 80 

LXXXVIII.    A  M.  CHARLES  HENRY 83 

LXXXIX.        A  MAX  KLINGER 87 

XC.                          A  M.   CHARLES  HENRY 90 

XGI.                                   ID.                                      92 

XCII.                       ID.                           94 

XCIII.                     ID.                       (inédite) 97 

XCIV.              A  CHARLES  EPHRUSSI  (inédite) 99 

XGV.                      A  M.   CHARLES   HENRY 103 

XCVI.                      ID.                           105 


1885 


XCVII.                A  M.   CHARLES  HENRY 106 

XCVIII.                         ID.                                    108 

XCIX.                      ID.                          110 

G.                               A  LÉON  VANIER 112 

CI.                     A  M.  CHARLES  HENRY   (inédite) 113 

CIL                          ID.              115 

cm.                      A    LÉON    VANIER    117 

GIV.                         ID.                  118 

GV.                          A    M.   CHARLES    HENRY 119 

GVI.                A  THÉOPHILE  YSAYE  (inédite) 122 


TABLE  DES  MATIERES 


229 


GVII.  A  M.  CHARLES  HENRY 124 

CVIII.  A  LÉON  VANIER 126 

CIX.  A  M.  CHARLES  HENRY 127 

ex.  A  LÉON  VANIER 129 

CXI.  A  M.  CHARLES  HENRY  (inédite) 130 

CXII.  m.  131 

CXIII.  A  EMILE  LAFORGUE (iragment )  ('z7?érfz7e^  134 

CXIV.  A  LÉO   TRÉZENIK 136 

GXV.  A  M.   CHARLES  HENRY 139 

GXVI.  A  THÉOPHILE  YSAYE  (inédite) 141 


1886 


CXVII.  A  M.  CHARLES  HENRY    (inédite) 144 

GXVIII.  iD.  145 

GXIX.  A  EMILE  LAFORGUE  (inédite) 146 

GXX.  A    SA    SŒUR 150 

GXXI.  A    M.   FÉLIX    FÉNÉON 160 

GXXII.  A  THÉOPHILE  YSAYE  (inédite) 162 

GXXIII.  A    M,   CHARLES    HENRY 165 

GXXIV.  A    M.  EDOUARD    DUJARDIN 168 


1887 


GXXV.             A  SA  SŒUR 170 

GXXVI                A    1\I.    EDOUARD    DUJARDIN 173 

GXXVII.                ID.                                   175 

GXXVIII.              ID.                                    176 

GXXIX.                  ID.                                   177 


230 


ŒUVRES    DE    JULES    LAFORGUE 


GXXX.                A    M.     EDOUARD    DUJARDIN 178 

GXXXI.                   iD.                                     179 

GXXXII.                 iD.                                     180 

CXXXIII.               iD.                                     182 

GXXXIV.                iD.                                     183 

GXXXV.            A    CHARLES    EPHRUSSI 184 

GXXXVL               iD.                            186 

GXXXVII.              ID.                            187 

GXXXVIII.    A  M.  EDOUARD    DUJARDIN.  . 188 

GXXXIX.              ID.                              189 

GXL.  A  TEODOR  DE  WYZEWA   (inédite) ...  .  190 

GXLI.              A  CHARLES  EPHRUSSI    (inédite) 191 

GXLII.                    ID.                              (inédite) 193 

GXLIII.            A  SA  SŒUR 195 

GXLIV.  A  TEODOR  DE  WYZEWA   (inédite) ...  .  198 

GXLV.                      ID.                                 (inédite) 199 

GXLVI.           A  CHARLES  EPHRUSSI   (inédite) 202 

GXLVII.  A  TEODOR  DE  WYZEWA   (inédite)  ....  204 

GXLVIII.       A  SA  SŒUR  205 

GXL IX.          A  TEODOR  DE  WYZEWA  (inédite) 208 

GL.                            A  M.    EDOUARD  DUJARDIN 210 

GLI.                 A  TEODOR  DE  WYZEWA  (inédite) 213 

GLII.                      A    M.   EDOUARD    DUJARDIN 215 

GLIII.                   A    XAVIER    PERREAU 216 


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215 


(Chartres.  —  Imprimerie  Félix    Lai.nj';.    ll)p.6.25. 


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