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Full text of "Oeuvres complètes de J. J. Rousseau ; avec des éclaircissements et des notes historiques par P.R. Auguis"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvrescomplt20rous 


OEUVRES 

COMPLÈTES 


DE 


J.J.ROUSSEAU 


TOME  XX. 


I.Ul'ItlMEIUE  DE  JULES  UIDOT  AÎNÉ, 
rire  du  Pont-tlc-Loili,  n*  6. 


OEUVRES 

COMPLÈTES 

DE 


J.  J.  ROUSSEAU 

AVEC 

DES  ÉCLAIRCISSEMENTS  ET  KES  NOTES  HISTORIQUES 

PAR  P.  R.  AUGUIS. 


DIALOGUES. 
TOME  I. 


A  PARIS 


CHEZ  DALIBON,  LIBRAIRE 

DE  S.  A.  S.  MONSEIGNEUR  LE  DUC  DE  NEMOURS, 

RUE  SAIMT-ANDRÉ-DES-ARCS,    N°  4». 

M.  DCCC.  XXV.  ,  <P23 


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2ùSô 
IÎIS 


i.2Q 


AVANT-PROPOS. 


Le  mérite  des  écrits  de  Jean-Jacques  Rousseau  a  été 
cent  fois  agité  et  remis  en  problème;  presque  toujours 
accueillis  avec  enthousiasme  par  le  public,  ils  ont  ren- 
contré en  même  temps  des  détracteurs  obstinés;  et 
l'esprit  de  parti  a  sans  cesse  présidé  au  jugement  qui 
en  a  été  porté.  Un  demi-siécle  s'est  écoulé,  et  la  répu- 
tation de  Jean-Jacques  Rousseau  est  encore,  comme  le 
cadavre  de  Patrocle,  disputée  entre  deux  partis  animés 
l'un  contre  l'autre.  Un  tel  combat  suffirait  pour  per- 
pétuer la  gloire  de  ce  nom.  Des  hommes  se  sont  illustrés 
pour  l'avoir  défendu  ;  d'autres  n'ont  eu  de  célébrité  que 
pour  s'être  attachés  sans  relâche  à  l'attaquer.  Dans  ce 
conflit ,  si  longuement  prolongé ,  la  renommée  de  J  ean- 
Jacques  Rousseau  n'a  pas  sans  doute  conservé  tout 
l'éclat  dont  elle  a  brillé  ;  ce  n'est  plus  cet  enthousiasme 
national,  cette  admiration  égale  à  celle  qu'inspirent  les 
héros  et  les  bienfaiteurs  de  l'humanité  ;  ce  n'est  plus 
ce  triomphe  qui  lui  fut  décerné  seize  ans  après  qu'il 
fut  descendu  dans  la  tombe  :  un  jugement  plus  froid  et 
plus  mesuré  a  affoibli  ces  vives  manifestations;  mais  il 
y  a  quelque  chose  d'absurde  et  de  ridicule  dans  les 
efforts  de  ceux  qui  travaillent  à  ternir  entièrement  la 
gloire  de  Jean-Jacques  Rousseau.  Un  assez  long  espace 
dé  temps  s'est  écoulé  pour  qu'on  puisse  regarder  le  ju- 
gement de  la  postérité  comme,  prononcé.  Si  parmi  les 
écrivains  illustres  du  dix-huitième  siècle  il  en  est  un 


DIALOGUES.  T.  I. 


ij  AVANT-PROPOS, 

qui  ait  eu  une  influence  particulière,  et  qui  ne  se  soit 
jt;is  asservi  à  suivre  le  mouvement  commun ,  c'est  sans 
doute  Jean-Jacques  qui  a  obtenu  cet  honneur.  Formé 
dans  le  malheur  et  dans  la  solitude,  nourri  de  longues 
méditations  et  de  chagrins  secrets,  il  est,  à  ce  qu'il 
semble,  de  tous  les  écrivains  contemporains  celui  qui 
porte  le  plus  un  caractère  distinctif  et  natif:  tandis  que 
les  autres  recevoient  toutes  les  influences  de  la  société, 
participoient  aux  mœurs  et  aux  opinions  répandues  dans 
le  public ,  s'efforçoient  de  lui  plaire  en  se  conformant 
à  son  esprit,  Jean-Jacques  ressentoit  tous  ses  effets 
dune  autre  manière  ;  leur  action  s'exerçoit  sur  lui 
comme  un  poids  qui  l'oppressoit  sans  l'entraîner.  Son 
talent,  au  milieu  de  telles  circonstances,  en  contracte 
quelque  chose  de  plus  individuel,  et  conséquennnent 
de  plus  profond  et  de  plus  persuasif;  aussi  sa  gloire  a- 
t-elle  été  plus  grande  et  plus  flatteuse  :  les  autres  sont 
parvenus  à  plaire,  Rousseau  a  excité  l'enthousiasme; 
et  ce  qui  honore  à-la-fois  l'écrivain  et  ses  admirateurs, 
c'est  qu'un  tel  succès  est  dû,  en  partie,  à  des  opinions 
plus  nobles ,  à  un  langage  rempli  de  plus  de  force ,  d'en- 
thousiasme et  d'émotion.  La  philosophie  dans  la  bou- 
che de  Rousseau  retrouva  les  armes  dont  on  vouloit 
alors  la  dépouiller,  l'éloquence  et  le  sentiment. 

On  éprouve  un  sentiment  bien  doux  à  voir  un  mora- 
liste dépouillé  de  cette  tristesse,  de  cette  dureté,  de 
ce  mépris  de  l'homme,  qui  suit  presque  toujours  l'é- 
tude qu'on  en  fait.  L'homme  est  condamné  à  un  double 
et  contradictoire  supplice;  lui  qui  est  si  vain  vis-à-vis 
des  autres,  porte  en  soi  et  pour  son  tourment  un  sen- 
timent  profond  d'humilité  que  nourrissent  la  réflexion 


AVANT-PROPOS.  iij 

et  l'examen  de  soi-même  ;  il  ne  sait  pas  se  révolter  quand 
on  le  calomnie;  et  lorsqu'on  lui  présente  avec  quelque 
force  des  opinions  qui  dégradent  sa  nature ,  il  les  adopte 
avec  une  sorte  d'empressement,  car  elles  sont  con- 
formes à  des  impressions  qu'il  a  mille  fois  éprouvées. 
Jean-Jacques  n'avoit  point  cette  ferme  persuasion,  ce 
besoin  pressant  de  la  religion  qui  inspira  le  génie  des 
philosophes  chrétiens  ;  mais  son  ame ,  qui  ne  pouvoit 
se  passer  de  sentiments  nobles  et  élevés,  ne  s'attachoit 
pas  à  flétrir  ceux  que  l'homme  peut  éprouver  indépen- 
damment d'une  croyance  positive  :  au  contraire,  il  les 
a  développés  avec  une  sorte  de  prédilection;  il  a  es- 
péré du  cœur  humain,  et  sa  morale  tend  à  lui  donner 
de  la  dignité.  Le  caractère  des  hommes  qui  se  livroient 
aux  lettres  et  aux  sciences  avoit  bien  changé.  Jadis  ré- 
pandus en  petit  nombre  dans  l'Europe  entière,  écri- 
vant dans  une  langue  inconnue  au  vulgaire,  vivant 
dans  un  temps  où  n'existoit  pas  ce  qu'on  a  appelé  de- 
puis la  société  et  la  conversation,  ils  étoient  renfermés 
dans  la  science  ;  le  monde  et  les  autres  hommes  ne  les 
touchoient  guère,  et  leur  étoient  peu  connus.  De  là 
venoit  cet  amour  sans  bornes  pour  la  science  qu'on 
cultivoit,  cette  complaisance  franche  et  entière  dans 
les  connoissances  qu'on  avoit  acquises,  ce  dédain  pour 
le  suffrage  du  monde ,  cette  bonne  foi  qui  s'exposoit  au 
ridicule ,  sans  s'en  apercevoir,  enfin  tout  ce  qui  com- 
posent cette  pédanterie  farouche  des  premiers  érudits. 
Peu  «à  peu  les  travaux  de  ces  hommes  laborieux  portèrent 
fruit;  l'instruction  commença. à  se  répandre;  il  se 
forma  un  public.  Alors  ce  fut  à  lui ,  et  non  plus  à  leur 
propre  satisfaction,  que  les  écrivains  dédièrent  leurs 


iv  AVANT- PROPOS. 

ouvrages;  ce  fut  à  lui  qu'ils  voulurent  plaire;  ils  atta- 
chèrent plus  d'intérêt  à  leurs  succès ,  moins  à  leurs  com- 
positions :  non  qu'ils  ne  s'efforçassent  de  bien  faire, 
mais  ils  vouloientréussir.D'ailleurs,  sans  qu'ils  y  prissent 
garde,  communiquant  avec  les  autres  hommes,  ils  en 
ressentoient  l'influence ,  et  il  se  formoit  une  sorte  d'har- 
monic  entre  les  idées  qui  circuloient  autour  d'eux  et 
celles  que  leur  génie  enfantoit.  Ce  public,  qui  étoit  de- 
venu leur  juge,  se  composa  d'abord  des  hommes  à  qui 
leur  situation  permettait  le  loisir:  dans  les  temps  peu 
civilisés  ,  cette  classe  est  peu  nombreuse.  Ce  fut  d'a- 
bord pour  les  princes  et  les  courtisans  que  la  littérature 
commença  à  descendre  des  hauteurs  de  l'érudition: 
les  écrivains,  cherchant  à  plaire  à  des  hommes  élevés 
au-dessus  deux  ,  n'étoient  point  humiliés  de  cette  in- 
fériorité de  position  ;  les  applaudissements  des  princes 
les  flattoient  et  les  honoroient  ;  ils  recherchoient  de 
tels  succès  avec  déférence  et  respect. Lorsque  ensuite, 
parl'effetdela  civilisation, la  classe  oisive  fut  devenue 
plus  nombreuse;  lorsqu'un  public  plus  étendu  eut  re- 
cherché comme  un  besoin  les  jouissances  intellec- 
tuelles et  littéraires,  et  qu'en  même  temps  la  cour  eut 
perdu  une  partie  de  sa  considération,  les  hommes  de 
lettres  conquirent  une  position  plus  indépendante;  le 
sort  de  leurs  ouvrages  et  de  leur  personne  ne  fut  plus 
attaché  à  la  faveur  du  pouvoir.  Dès-lors  ils  commen- 
cèrent à  s'apercevoir  qu'ils  occupoient  dans  l'état  une 
place  inférieure;  leur  orgueil  s'en  offensa,  et  leurs 
opinions  furent  par-là  modifiées.  Quel  est  l'homme  qui, 
se  trouvant  dans  une  position  indépendante,  et  cepen- 
dant inférieure,  n'a  pas  souvent  éprouvé  en  lui-même 


AYANT-PROPOS.  v 

un  sentiment  de  révolte  contre  cette  inégalité  dont  la 
nécessité    ne  semble  plus  indiquée  par  Tordre  des 

choses? 

Dans  toutes  les  classes  de  l'état  croissoit  avec  la  ci- 
vilisation l'esprit  d'égalité,  résultant  du  changement 
dans  la  manière  de  vivre,  de  la  communication  entre 
les  hommes  ,  et  du  progrès  de  leurs  réflexions  ;  la  dif- 
férence des  rangs  devenoit  de  plus  en  plus  pesante, 
parcequ'elle    n'avoit  plus   de   fondements   réels,    et 
qu'elle  sembloit  porter  à  faux.  La  politique  ne  pou- 
voit   plus  se  fonder  sur   les  traditions    historiques, 
sur  les  antiques  lois,  sur  les  mœurs  des  nations;  les 
considérations  ne  fournissoient  point  de  base  pour  une 
science  précise  et  universelle.  La  société  fut  regardée 
comme  un  assemblage  d'individus  réunis  pour  la  dé- 
fense mutuelle  de  leurs  intérêts;  toute  la  théorie  devoit 
reposer  sur  ce  premier  fait,  et  alors  on  pouvoit  chemi- 
ner facilement  dans  la  route  de  l'abstraction.  On  arri- 
voit  ainsi  à  croire  qu'une  même  police,  un  même  régime, 
étoient  les  meilleurs  de  tous ,  à  de  légères  modifications 
près.  D'abord  on  avoit  appelé  constitution  d'un  peuple 
l'ensemble  de  ses  mœurs,  de  ses  lois,  de  son  caractère, 
de  toutes  ses  circonstances  intérieures  et  extérieures  ; 
de  même  que  la  constitution  d'un  individu  se  compose 
de  toutes  les  circonstances  qui  le  font  vivre.  Dans  la 
nouvelle  politique,  la  constitution  fut  une  règle  tex- 
tuelle déduite  de  la  théorie  générale  pour  être  tout-à- 
coup  imposée  à  une  nation.  La  manière  dont  ce  mot 
s'est  trouvé  insensiblement  détourné  de  cette  accep- 
tion primitive  montre  mieux  qu'un  long  détail  quelle 
fut  la  marche  du  raisonnement  dans  la  politique.  Une 


vj  AVANT-PROPOS, 

science  nouvelle  naquit  alors  sous  le  nom  d'économie 
politique;  on  rechercha  quelle  étoit  la  source  de  la  ri- 
chesse des  citoyens  et  des  nations,  et  comment  la  vie 
d'un  peuple  et  sa  plus  ou  moins  grande  prospérité 
dépendent  des  relations  pécuniaires  et  commerciales 
des  individus  et  du  pays  entier.  La  théorie  de  cette 
circulation  de  la  fortune  publique  et  particulière  fut 
ingénieusement  et  clairement  établie;  elle  obtint  un 
succès  extraordinaire  :  l'Europe  presque  entière  ac- 
cueillit avec  une  sorte  d'enthousiasme  les  systèmes  de 
bonheur  public  des  économistes.  Les  souverains  ho- 
noroient  hautement  ces  nouveaux  législateurs;  on  par- 
tageoit  leurs  espérances;  on  croyoit  que  ces  amis  des 
hommes  alloient  subjuguer,  par  l'évidence  de  la  raison, 
et  les  rois  et  les  peuples,  et  forcer,  par  un  calcul  lumi- 
neux de  leurs  intérêts,  les  uns  à  être  touj ouïs  justes, 
les  autres  à  être  toujours  soumis.  Mais  pour  arriver 
à  cette  certitude  mathématique,  ils  avoient  négligé 
bien  des  éléments  qu'il  eût  été  nécessaire  de  considé- 
rer. Depuis  on  a  profité  de  leurs  travaux,  en  suppléant 
à  ces  omissions  ;  la  théorie  a  cessé  d'être  ma  thématique  ; 
elle  n'est  plus  une  suite  d'axiomes  d'où  dérivent  des 
conclusions  incontestables  :  en  devenant  moins  précise 
et  moins  certaine,  elle  a  été  plus  applicable  et  plus  utile  ; 
ce  n'est  plus  une  loi  qui  gouverne  despotiquement  l'ad- 
ministration publique  ,  ce  sont  des  conseils  qui  la 
guident. 

11  y  a  deux  manières  d'envisager  la  métaphysique  : 
l'une  s'occupe  du  centre  de  l'homme,  des  facultés  et 
des  opérations  de  son  ame ,  de  la  destination  qu'elle 
|m m  avoir,  «le  son  essence,  de  la  nature  de  son  action  : 


AVANT- PROPOS.  vij 

la  difficulté  de  cette  science,  c'est  de  rattacher  l'urne 
aux  opérations  du  corps,  et  de  trouver  à-la-fois  lu  li- 
mite et  lu  transition  entre  l'action  morale  et  l'action 
physique;  l'autre  métaphysique  suit  une  marche  com- 
plètement opposée;  elle  part  des  objets  extérieurs, 
cherche  leur  action  mécanique  sur  l'homme ,  examine 
les  sensations,  leurs  résultats  immédiats,  et  chemine  le 
plus  avant  qu'elle  peut  dans  cette  route ,  s  efforçant  à 
arriver  du  dehors  jusqu'au  point  central  qui  constitue 
le  moi  humain.  Autrefois,  négligeant  d'examiner  tout  ce 
mécanisme  des  sens,  tous  ces  rapports  directs  du  corps 
avec  les  objets,  les  philosophes  ne  s'occupoient  que  de 
ce  qui  se  passe  au-dedans  de  l'homme ,  la  science  de 
l'homme ,  telle  qu'elle  a  été  la  noble  étude  de  Descartes , 
de  Pascal,  de  Malebranche ,  de  Leibnitz  :  ils  dédai- 
gnoient  toute  la  partie  de  la  pensée  qui  a  rapport  au 
sens  extérieur.  Us  apercevoient  bien  cette  question 
particulière  de  métaphysique  qu'on  appela  depuis  la 
formation  des  idées;  mais,  suivant  eux,  elle  touchoit 
trop  peu  au  fond  des  choses  pour  mériter  leur  atten- 
tion. Plus  tard  on  traita  de  vaines  subtilités ,  on  flétrit 
du  titre  de  rêveries  scolastiques  les  travaux  de  ces 
grands  esprits;  on  se  jeta  dans  la  science  des  sensa- 
tions, espérant  qu'elle  seroit  plus  à  la  portée  de  l'intel- 
ligence humaine;  on  s'occupa  de  plus  en  plus  des  rap- 
ports mécaniques  de  l'homme  avec  les  objets,  et  de 
l'influence  de  son  organisation  physique.  Le  dix-hui- 
tième siècle  voulut  faire  de  cette  manière  d'envisa- 
ger l'homme  un  de  ses  principaux  titres  de  gloire. 
Locke  avoit  déju  marché  dans  cette  direction,  et  s'étoit 
occupé  de  développer  les  mêmes  questions.  La  philo- 


viij  AVANT-PROPOS. 

Sophie  des  encyclopédistes  s'empara  des  idées  de  Locke, 
et  les  poussa  aux  dernières  conséquences.  Ce  système 
est  professé  implicitement  dans  le  Discours  prélimi- 
naire de  l'Encyclopédie  ;  mais  ce  n'est  point  là  ce- 
pendant qu'il  faut  le  chercher  quand  on  veut  le  bien 
connoître  ;  il  n'y  est  pas  développé  complètement  et 
avec  clarté  :  Condillac,  qui  commença  à  écrire  un  peu 
avant  cette  époque,  est  le  chef  de  l'école;  c'est  dans 
ses  ouvrages,  et  dans  quelques  pages  de  l'Emile,  que 
cette  métaphysique  exerce  toutes  les  séductions  de  sa 
méthode  et  de  sa  lucidité.  Peu  d'écrivains  ont  obtenu 
et  mérité  plus  de  succès  que  Condillac  ;  il  a  mis  la 
science  de  la  pensée  à  la  portée  de  tous  les  esprits. 
Cette  nouvelle  métaphysique  ne  tarda  pas  à  faire  sentir 
son  influence  sur  toutes  les  théories  ;  il  y  eut  bientôt  une 
nouvelle  manière  d'examiner  chaque  branche  des  con- 
noissances  humaines,  d'en  établir  les  principes,  d'en 
enchaîner  les  raisonnements.  Ce  fut  une  révolution 
d'autant  plus  importante  que  les  idées  et  les  opinions 
qu'elle  a  répandues  sont,  pour  ainsi  dire,  devenues  clas- 
siques en  France.  Les  sciences  exactes  et  naturelles 
s'accommodèrent  fort  bien  de  la  métaphysique  des  sen- 
sations ;  peut-être  est-ce  à  leur  esprit  qu'elle  doit  la 
naissance  :  du  moins  est -il  vrai  qu'elles  reçurent  à 
ce  moment  une  impulsion  qui  détermina  de  rapides 
progrès;  ces  sciences  cherchent  à  découvrir  ce  qu'est 
la  nature  en  elle-même,  indépendamment  de  l'effet 
qu'elle  produit  sur  chacun  des  hommes.  Ce  fut  ainsi 
que,  ne  voulant  plus,  pour  établir  la  morale,  partir  du 
sentiment  de  justice  et  de  sympathie  qui  vit  dans  l'aine 
de  tous  les  hommes,  et  qui  y  combat  plus  ou  moins 


AVANT-PROPOS.  ix 

d'autres  dispositions,  on  chercha  à  la  fonder  sur  un 
fait  commun  à  toute  la  nature  animale,  le  besoin  de  la 
conservation  et  du  bien-être,  d'où  dérive  l'amour  de 
son  propre  intérêt. 

Mais  le  penchant  le  plus  naturel  à  l'homme  n'est  pas 
de  travailler  sa  pensée  pour  la  rendre  semblable  à  celle 
de  tous  les  autres  hommes;  il  est,  au  contraire,  sans 
cesse  occupé  à  trouver  les  moyens  de  faire  partager 
aux  autres  sa  propre  impression  telle  qu'il  l'a  reçue, 
sans  l'abstraire  d'aucune  circonstance.  Un  sentiment 
de  sympathie  lui  fait  un  besoin  d'exciter  en  autrui  la 
sensation  qu'il  éprouve  :  la  vérité  de  sentiment  et  de 
persuasion  fait  partie  de  l'homme  lui-même,  et  le  mo- 
difie dans  tout  l'ensemble  de  sa  pensée.  Chacune  des 
directions  où  s'exerce  l'esprit  de  l'homme  vient  se  rat- 
tacher à  une  disposition  de  lame  qui  lui  correspond  : 
tant  il  est  vrai  que  l'aine  a  des  dispositions  nécessaires 
qui  appartiennent  à  sa  propre  nature,  qui  sont  indé- 
pendantes des  circonstances  extérieures,  qui  se  retrou- 
vent dans  tous  les  états  de  civilisation,  dans  toutes  les 
variétés  de  l'organisation  physique,  et  qui  font  le  ca- 
ractère distinctif  de  l'homme,  tout  autant  que  sa  forme 
corporelle.  Ces  dispositions  sont  plus  ou  moins  déve- 
loppées ,  plus  ou  moins  capables  de  s'exprimer  ;  les  sens 
apportent  plus  ou  moins  de  matière  à  l'activité  de  leur 
flamme  :  ainsi  par-tout  vous  trouverez  dans  l'homme 
le  sentiment  de  l'infini ,  vous  le  verrez  désirant  au-delà 
de  ses  besoins ,  demandant  encore  quand  ils  sont  sa- 
tisfaits; cherchant  toujours  au-delà  de  tout;  supposant 
une  vie  après  la  sienne;  respectant  et  ensevelissant  les 
morts,  parcequ'il  ne  peut  les  imaginer  finis  pour  tou- 


x  AVANT-PROPOS. 

jours;  inquiet  du  cours  de  la  nature,  ne  pouvant  la 
croire  immuable,  lui  soupçonnant  un  commencement, 
et  redoutant  sa  destruction  :  telle  est,  dans  la  nature 
de  l'homme,  la  disposition  qui  le  rend  religieux:  quel- 
que sauvage  que  vous  le  supposiez ,  vous  apercevrez 
toujours  dans  son  cœur  une  fibre  destinée  à  ce  genre 
de  sentiments.  C'est  donc  ce  penchant  de  lame  qui  est 
le  principe  de  la  religion.  C'est  ce  que  Jean-Jacques  a 
parfaitement  développé  dans  la  Profession  de  foi  du 
vicaire  savoyard.  Une  chose  qui  n'a  pas  été  assez  remar- 
quée, c'est  que  Rousseau,  dans  Lmile,  a  fondé  toute  la 
morale  sur  la  considération  de  l'intérêt  personnel ,  dune 
façon  peut-être  encore  plus  spéciale  qu'Helvétius.  Il 
est  singulier  qu'ayant,  pour  arriver  à  ce  résultat,  em- 
ployé la  métaphysique  du  dix-huitième  siècle  il  ait, 
dans  la  Profession  de  foi ,  usé  avec  la  plus  noble  élo- 
quence de  la  philosophie  cartésienne ,  qui  seule  en  effet 
pouvoit  le  conduire  directement  aux  croyances  reli- 
gieuses. On  est  aussi  surpris  de  le  voir  remonter  d'abord, 
par  un  essor  sublime,  jusqu'à  laconnoissance  de  Dieu, 
et  puis  partir  de  là  pour  rejeter  les  religions  positives 
et  les  cultes  ;  mais  une  telle  marche  est  conforme  à 
toute  la  philosophie  de  Rousseau  :  l'idée  de  la  Divinité, 
un  sentiment  vague  de  reconnoissance  et  de  respect 
pour  elle,  en  un  mot  ce  qu'on  a  appelé  la  religion  na- 
turelle, tout  cela  est  du  domaine  de  l'imagination; 
on  peut  être  sans  cesse  agité  par  ces  nobles  pensées 
sans  que  les  actions  s'en  ressentent;  mais  un  culte  est 
l'application  positive  de  ces  sentiments  ;  c'est  par  cet 
intermédiaire  qu'ils  deviennent  utiles  ;  c'est  par- là 
seulement  qu'ils  prennent  corps,  acquièrent  de  la  n'a- 


AVANT-PROPOS.  xj 

lité,  et  s'emparent  de  quelque  influence  sur  la  con- 
duite :  en  examinant  Rousseau  on  voit  qu'il  y  a  de 
l'analogie  entre  une  religion  sans  culte  et  une  vertu 
sans  pratique. 

C'est  assurément  un  phénomène  bien  singulier  qu'un 
homme  qui  entreprend  de  conquérir  l'estime  et  même 
l'admiration  de  la  postérité  en  lui  faisant  connoître 
les  détails  d'une  vie  qui  n'a  rien  de  grand,  qui  n'offre 
aucune  action  élevée,  et  qui,  au  contraire,  est  remplie 
de  détails  ignobles  et  de  fautes  impardonnables;  mais 
il  y  a  quelque  chose  de  plus  surprenant  encore,  c'est 
le  succès  d'une  pareille  entreprise ,  c'est  d'avoir  per- 
suadé qu'il  étoit  vertueux,  en  racontant  comme  il 
ne  l'étoit  pas.  C'est  bien  là  ce  qui  prouve  combien  est 
puissante  sur  le  cœur  de  l'homme  la  peinture  d'une 
impression  vive  et  réelle  ,  quelle  sympathie  elle  excite 
en  lui,  et  comme  elle  établit,  entre  celui  qui  parle 
et  celui  qui  écoute,  des  rapports  si  intimes,  que  l'un 
éprouve  bientôt  ce  que  l'autre  a  éprouvé  ;  aussi  est-il 
vrai  de  dire  que  nul  n'a  mieux  su  que  Rousseau  ré- 
véler l'intérieur  de  son  ame.  Qui  ne  s'est  pas  senti 
ému  et  charmé  en  lisant  la  peinture  animée  de  ces 
vagues  rêveries;  de  ces  espérances  sans  cesse  trom- 
pées et  sans  cesse  renaissantes;  de  ces  jouissances  de 
l'imagination  ;  de  ces  romans  de  vertu  et  de  bonheur, 
toujours  démentis  et  renouvelés  toujours  ;  de  ces  tem- 
pêtes qui  se  passent  au  plus  profond  du  cœur,  enfin 
de  toute  l'illusion  d'une  ame  rêveuse  et  solitaire? 
Après  nous  avoir  ainsi  placés  par  la  magie  de  la  vérité 
dans  toute  sa  situation ,  Rousseau  nous  fait  partager 
chacune   de  ses  pensées,  et,  pour  ainsi  dire,  de  ses 


xij  AVANT- PROPOS. 

actions;  nous  tombons  tons  avec  lui  dans  ses  erreurs 
par  une  pente  irrésistible  ;  nous  prenons  son  sot  or- 
gueil, nous  ne  voyons  qu'outrage  et  injustice,  nous 
devenons  les  ennemis  de  tous  les  hommes,  et  nous  le 
préférons  à  eux. 

Mais  en  réfléchissant  mieux  nous  pourrons  aperce- 
voir que  cet  homme,  qui  a  su  nous  entraîner  avec  lui, 
a  constamment  mené  une  vie  pleine  d'égoïsme,  qu'il  a 
tout  ramené  à  lui-même,  que  les  jouissances  qu'il  a  re- 
cherchées ont  toujours  eu  quelque  chose  de  satisfait 
et  de  non  partagé;  qu'il  n'a  jamais  sacrifié  son  intérêt 
qu'à  son  orgueil;  que  souvent  il  a  été  envieux  de  ce 
qu'il  n'a  pas  obtenu,  quoiqu'il  ait  souvent  renoncé  à 
l'obtenir;  que  ses  affections  mêmes  ont  eu  un  caractère 
d'égoïsme  ;  qu'il  a  aimé  pour  sa  propre  satisfaction  et 
non  pour  celle  des  autres.  Enfin  on  se  repent  de  s'être 
ainsi  calomnié  en  ne  se  croyant  pas  meilleur  qu'un  tel 
homme;  on  conçoit  bien  toutes  ses  fautes,  mais  on  ne 
les  pardonne  plus,  et  on  ne  confond  plus  des  explica- 
tions avec  des  excuses.  De  toutes  les  passions  du  cœur 
humain,  la  haine  est  celle  qui  s'éteint,  qui  se  calme 
même  le  plus  difficilement  dans  lame  où  elle  est  entrée 
une  fois  avec  toutes  ses  fureurs;  elle  ne  peut  plus  re- 
venir à  l'équité,  parcequ'elle  a  perdu  tous  les  moyens 
de  voir  la  vérité;  elle  marche  audacieusement  et  en 
paix  avec  sa  conscience  dans  les  voies  deTiniquité  et 
de  l'homicide  ;  elle  est  livrée  aux  spectres  ,  et  c'est  pour 
cela  qu'elle  devient  une  furie  :  comme  elle  ne  voit  plus 
les  choses  sous  leur  véritable  forme,  ni  les  hommes 
sous  leurs  véritables  traits,  plus  l'innocence  qu'elle 
proscrit  prendra  d'éclat ,  et  plus  ses  yeux  seront  blessés  ; 


AVANT-PROPOS.  xiij 

les  tortures  quelle  voudroit  faire  souffrir,  elle  les 
éprouve,  et  les  prend  pour  les  preuves  des  crimes 
quelle  forge  et  quelle  impute  :  elle  a  beau  voir  que 
chaque  attaque  est  pour  elle  une  confusion,  elle  attaque 
encore  sans  prévoir  qu'elle  va  être  écrasée  d'une  con- 
fusion plus  ignominieuse. 

Dans  Jean -Jacques  dominoit  ce  tempérament  atra- 
bilaire qui  tourmente  ceux  qui  l'ont,  et  d'où  sont  sortis 
dans  tous  les  siècles  les  tempêtes  qui  ont  bouleversé  le 
monde  moral.  Les  esprits  de  ce  genre  ne  peuvent  laisser 
legenrehumainenpaixque lorsqu'ils  sont  misdebonne 
heure  dans  les  chaînes  d'une  religion  menaçante,  ou 
dans  les  chaînes  d'une  logique  très  exacte  et  très  sévère; 
il  faut  qu'ils  soient  des  fous  ou  des  scélérats,  des  saints 
ou  de  grands  philosophes.  Dans  les  siècles  religieux  il 
leur  arrive  souvent  après  avoir  commis  quelque  crime, 
dont  ils  sont  eux-mêmes  épouvantés,  d'aller  pour  toute 
leur  vie  se  mettre  à  genoux  dans  des  déserts  ou  dans 
des  cavernes,  où  leur  imagination  profonde  et  trem- 
blante creuse  incessamment  les  abymes  de  l'enfer.  Les 
cloîtres,  en  ensevelissant  beaucoup  d'hommes  de  ce 
genre,  ont  rendu  à  cet  égard  de  grands  services  au 
monde.  Dans  les  siècles  où  il  y  a  une  philosophie,  ils 
s'y  dévouent  comme  à  une  religion:  ils  portent  très 
loin  l'attention  et  le  raisonnement;  mais  le  raisonne- 
ment est  trop  souvent  altéré  par  eux  dans  ses  sources 
mêmes,  dans  les  sensations;  et  c'est  pour  cela  que  dans 
les  objets  où  leurs  sensations  ne  sont  pas  corrompues 
ils  ont  du  génie,  que  dans  tous  les  autres  ils  délirent 
méthodiquement  et  sans  retour. 

Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  Jean -Jacques 


xiv  AVANT-PROPOS. 

ne  pouvoit  j)lus  parler  que  de  la  campagne  ;  il  étouffoit , 
il  avoit  besoin  de  fuir  les  hommes  pour  respirer.  A 
Ermenonville  la  présence  de  la  nature  ne  put  calmer 
son  ame.  Quanta  ceux  de  ses  ennemis  qui  vouloientle 
juger  sur  leurs  haines,  et  non  pas  sur  ses  torts,  plus  il 
leur  faisoit  sentir  qu'il  n'avoit  pas  de  torts,  plus  ils  sen- 
toient  qu'ils  avoient  des  haines.  Ce  n'est  pas  pour  eux 
qu'il  a  dû  écrire  ses  Dialogues.  Tandis  que  les  uns  cher- 
choient  à  l'effrayer  par  leur  colère,  d'autres  avoient 
l'air  de  le  rassurer  en  le  menaçant  de  leur  indulgence  : 
et  comment  auroient-ils  pu  faire  croire  qu'en  le  conser- 
vant uniquement  pour  ses  talents,  ses  talents  auroient 
pu  être  conservés,  auroient  pu  encore  être  utiles?Quel 
ascendant  victorieux  auroit  eu  la  vérité  dans  la  bouche 
ou  sous  la  plume  d'un  homme  qui  eût  véritablement 
perverti  l'esprit  public  dans  des  écrits  dangereux? 
Qu'auroit-il  prouvé  par  les  hommages  qu'il  auroit 
rendus  à  la  vertu ,  sinon  qu'on  peut  l'honorer  par  ses 
expressions,  et  la  trahir  par  ses  sentiments? Qui  sait 
combien  de  doutes  répandus  sur  la  sincérité  de  ce 
peintre  éloquent  de  la  vertu ,  de  Sénèque ,  sur  l'accord 
de  sa  morale  et  de  ses  mœurs,  de  ses  principes  et  de  sa 
vie,  ont  répandu  de  doutes  sur  la  réalité  de  la  vertu 
elle-même?  En  dégradant  un  philosophe  ,  l'infâme 
Suilius  et  ses  infâmes  échos  ont  beaucoup  dégradé  la 
philosophie  elle-même,  et  c'étoit  là  peut-être  leur  but 
principal  et  leur  plus  chère  espérance. 

Rousseau  avoit  quarante  ans  quand  il  commença  à 
espérer  que  des  idées  qui  ne  l'avoient  guère  occupé 
jusque-là  que  comme  beau  idéal  pouvoient  se  réaliser 
sur  la  terre;  il  espéra  que  des   rêveries  délicieuses 


AVANT-PROPOS.  \\ 

pourraient  devenir  des  pensées  utiles,  et  qu'après  avoir 
fait  son  bonheur  elles  pourraient  entrer  dans  le  con- 
cours de  toutes  les  vues  qui  dévoient  préparer  le  bon- 
heur du  genre  humain;  mais  il  savoit  et  n'avoit  point 
oublié,  au  milieu  de  ses  espérances  enivrantes,  com- 
bien les  vérités  importantes  et  étendues  sont  difficiles 
à  découvrir,  combien  les  vérités  découvertes  sont  dif- 
ficiles à  démontrer,  combien  les  vérités  démontrées  par 
une  analise  rigoureuse  sont  difficiles  à  présenter  aux 
hommes  avec  cette  clarté  qui  les  dispense  dune  lon- 
gue attention,  et  avec  ce  charme  qui  les  récompense 
d'une  attention  passagère  ;  il  comprit  parfaitement 
combien  la  mission  qu'il  croyoit  avoir  reçue  de  la  na- 
ture étoit  difficile  à  remplir,  combien  elle  exigeoit  de 
temps  et  d'indépendance  entière.  Il  est  beau  de  pro- 
clamer les  principes  qui  peuvent  seuls  mettre  les  hom- 
mes en  sûreté,  et  le  genre  humain  en  paix;  mais  pour 
en  être  protégé  il  ne  suffit  pas  de  les  proclamer,  il  faut 
les  respecter;  il  ne  suffit  pas  de  les  respecter  envers 
ses  amis  pour  soi-même,  il  faut  les  respecter  contre 
soi-même  et  envers  ses  ennemis.  Les  vrais  principes 
sont  les  articles  d'un  traité  de  paix  dicté  par  la  raison 
aux  passions  et  aux  erreurs  qu'elle  ne  peut  détruire. 
Etre  bienfaisant  et  juste  envers  ce  qu'on  aime,  et  ce 
dont  on  est  aimé,  n'est  pas  une  vertu;  les  tigres  même 
et  les  loups  le  sont.  La  véritable  vertu,  la  seule  vertu 
sociale,  est  cette  force  éclairée  qui  ne  se  précipite  ni  du 
côté  de  l'amour,  ni  du  côté  de  la  haine,  mais  qui,  mar- 
chant toujours  les  balances  du  raisonnement  et  de  la 
justice  à  la  main ,  arrête  les  passions  par  la  prévoyance, 
résiste  aux  affections  personnelles  par  la  vue  et  par  le 


xvj  AVANT- PROPOS. 

sentiment  de  Tordre  général,  et  ne  s'avance  jamais 
qu'en  posant  des  barrières  ou  des  fanaux  par-tout  où 
elle  aperçoit  des  précipices. 

Le  temps  où  Fou  pouvoit  tromperies  gouvernements 
sur  les  intentions  de  Jean-Jacques  est  passé;  la  vérité 
commence  à  percer  de  toutes  parts  ;  il  existe  des  hom- 
mes capables  de  la  discerner  à  travers  tous  les  nuages 
dont  elle  a  été  enveloppée,  capables  de  la  présenter  avec 
les  traits  précis  et  éclatants  qui  assurent  son  triomphe, 
en  lui  donnant  son  évidence.  Tl  n'existe  pas  sur  la  terre 
de  puissance  capable  d'anéantir  ou  d'obscurcir  les  vé- 
rités que  Rousseau  a  consignées  dans  ses  pages  immor- 
telles: puisqu'elles  sont  écrites,  elles  sont  impérissa- 
bles; toutes  se  tiennent,  et  elles  tiennent  à  tout  ce  qui 
a  été.  Le  sceau  qu'il  leur  a  imprimé  sera  plus  ineffaçable 
que  celui  de  toutes  les  chancelleries.  Ce  que  tous  ap- 
peloient  sa  folie  est  devenu  la  sagesse  de  tous;  il  ne 
s'est  pas  trompé,  puisqu'ils  ont  reconnu  leurs  erreurs; 
il  est  justifié,  puisqu'ils  se  sont  pardonnes.  Il  est  un 
tribunal,  mais  c'est  le  seul  devant  lequel  ils  doivent 
tous  paroître,  c'est  celui  de  la  postérité.  L'esprit  de 
parti,  qui  n'est  pas  l'esprit  des  siècles,  cherchera  en- 
core à  faire  arriver  ses  dépositions  erronées  ou  falla- 
cieuses à  ce  tribunal  ;  mais  elles  périront  dans  ces  routes 
du  temps  que  la  vérité  seule  traverse  dans  toute  leur 
étendue  ;  elles  ne  seront  point  entendues  ou  elles  n'in- 
flueront point  sur  les  jugements  que  la  postérité  pro- 
nonce et  qu'elle  grave  sur  les  tombes  qui  ont  enseveli 
dès  long-temps  tous  les  partis;  et  puisque  son  nom  est 
attaché  à  des  opinions  et  à  des  événements  qui  seront 
l'entretien  et  la  leçon  des  siècles,  la  postérité  laissera 


AVANT -PROPOS.  xvij 

arriver  jusqu'à  elle  l'homme  qui  a  passé  au  milieu  de 
tous  les  partis,  qui  n'a  jamais  embrassé  que  celui  <le  la 
raison  et  de  l'espèce  humaine  froissées  entre  les  partis 
de  tous  les  genres  ;  qui,  en  blessant  toutes  les  passions 
qu'il  vouloit  éclairer  et  désarmer,  les  a  presque  toujours 
contraintes  à  l'aveu  de  la  pureté  de  ses  intentions ,  que 
tous  les  fanatismes  ont  accusé  d'être  foible  parcequ'il 
a  eu  la  force  de  résister  également  aux  emportements 
de  tous  les  fanatismes,  et  que  rien  ne  doit  paroître 
foible ,  comme  la  raison ,  à  des  esprits  enivrés  par  toutes 
les  passions;  qui  enfin,  depuis  qu'il  se  lança  dans  la 
carrière  épineuse  des  lettres,  entièrement  dévoué  à 
elles,  toujours  pi'êt  à  sceller  la  raison  de  son  sang,  et 
jamais  du  sang  des  autres ,  n'a  jamais  formé  qu'un  vœu, 
le  vœu  de  voir  la  société  assise  sur  les  bases  de  la  na- 
ture. Il  y  a  deux  routes  à  prendre  pour  tout  grand  chan- 
gement politique  dans  un  état:  ou  on  change  l'opinion, 
qui  change  ensuite  les  pouvoirs  et  les  institutions ,  ou 
on  ébranle  ou  renverse  les  institutions  et  les  pouvoirs, 
et  l'opinion  change  ensuite  :  la  première  route  est  lon- 
gue, et  on  la  parcourt  avec  lenteur;  la  seconde  est 
moins  une  route  qu'un  précipice  qu'il  faut  franchir, 
cela  n'exige  qu'un  saut  et  qu'un  instant.  La  démocratie 
naissante  chez  un  grand  peuple  qui  a  vécu  des  siècles 
sous  des  rois  a  des  vices  qui  paroissent  des  vertus  jus- 
qu'à ce  qu'on  soit  universellement  épouvanté  de  leurs 
excès.  Et  avant  d'arriver  à  ce  comble  des  fureurs  et  des 
horreurs  qui  corrige  d'une  manière  si  terrible  ceux  qui 
restent,  ce  n'est  qu'en  faisant  entrer  la  démocratie  avec 
des  ménagements  profonds  sous  le  régime  sévère  d'un 
gouvernement  puissant,  qu'on  l'empêche  d'être  éter- 

DIALOGCES    T.  I.  L 


xviij  AVANT- PROPOS, 

ncllement  une  démagogie  forte,  atroce  et  destructive. 
C'est  une  chose  inévitable,  quand  les  passions  condui- 
sent les  événements,  que  les  événements,  à  leur  tour, 
irritent  et  enflamment  les  passions.  Ce  sont  de  grands 
drames,  en  quelque  sorte,  qui  se  jouent  sur  la  terre, 
et  dans  lesquels  les  événements  enfantés  par  les  pas- 
sions ,  et  les  passions  développées  par  les  événements , 
accélèrent  et  précipitent  leur  marche  vers  les  catastro- 
phes, où  les  principaux  acteurs  périssent,  où  Faction 
s'arrête  sur  la  scène  inondée  de  sang ,  jusqu'à  ce  que 
d'autres  personnages  soient  entraînés  par  d'autres  pas- 
sions à  d'autres  drames  ,  et  par  d'autres  drames  à  des 
dénouements  également  funestes. 

Les  Rêveries  du  promeneur  solitaire  sont  le  dernier 
ouvrage  de  Jean-Jacques  Rousseau;  il  dit  lui-même, 
dans  la  première  ,  qu'elles  peuvent  être  regardées 
comme  un  appendice  à  ses  Confessions,  mais  qu'il 
ne  leur  en  donne  plus  le  titre,  ne  sentant  plus  rien  à 
dire  qui  puisse  le  mériter.  Des  dix  Rêveries  qui  com- 
posent cet  ouvrage,  neuf  seulement  sont  entières;  la 
dixième,  qui  fut  écrite  le  12  avril  1778,  peu  de  mois 
avant  la  mort  de  Jean-Jacques,  n'est  point  achevée  :  il 
n'est  question  dans  ce  que  Rousseau  en  a  écrit  que  de 
madame  de  Warens.  Plus  près  du  tomheau  ,  Jean- 
Jacques  est  plus  calme  dans  les  Rêveries  que  dans  les 
Dialogues.  Sa  pensée  a  moins  d'amertume,  et  son  style 
est  plus  facile.  La  conspiration  de  ses  ennemis  n'a  point 
envahi ,  comme  dans  les  Dialogues ,  toutes  ses  facultés  ; 
son  imagination  se  reporte  avec  moins  de  peine  vers 
le  passe;  sod  esprit,  moins  aigri,  a  plus  de  facilité,  plus 
d'abandon;  il  s'arrête  plus  long-temps  sur  de  douces 


AVANT- PROPOS.  xix 

idées;  il  revoit  la  nature  avec  un  nouveau  ravissement; 
sa  pensée  a  moins  d'égoïsme  que  dans  les  Dialogues, 
où  toujours  aux  prises  avec  les  ennemis  que  se  forge 
son  imagination,  avec  son  amour-propre  et  sa  misan- 
thropie, il  s'épuise  en  vaines  conjectures,  et  tournant 
sans  cesse  autour  du  même  cercle,  persécute  le  lecteur 
de  ses  soupçons  et  de  ses  malheurs. 


ROUSSEAU 

JUGE 

DE  JEAN-JACQUES. 

DIALOGUES. 

Parbarus  hic  ego  sum,  quia  non  intelligor  illi- 
Ovro.,  Trist.,  v,  Eleg    io,v.  37. 


DIALOGUES.  T.  I 


DU  SUJET  ET  DE  LA  FORME 

DE  CET  ÉCRIT. 


J'ai  souvent  dit  que ,  si  Ton  m'eût  donné  d'un  autre 
homme  les  idées  qu'on  a  données  de  moi  à  mes  con- 
temporains, je  ne  me  serois  pas  conduit  avec  lui 
comme  ils  font  avec  moi.  Cette  assertion  a  laissé  tout 
le  inonde  fort  indifférent  sur  ce  point,  je  n'ai  vu  chez 
personne  la  moindre  curiosité  de  savoir  en  quoi  ma 
conduite  eût  différé  de  celle  des  autres,  et  quelles 
eussent  été  mes  raisons.  J'ai  conclu  de  là  que  le  pu- 
blic ,  parfaitement  sûr  de  l'impossibilité  d'en  user  plus 
justement  ni  plus  honnêtement  qu'il  ne  fait  à  mon 
égard,  l'étoit  par  conséquent  que,  dans  ma  supposi- 
tion, j'aurois  eu  tort  de  ne  pas  l'imiter.  J'ai  cru  même 
apercevoir  dans  sa  confiance  une  hauteur  dédaigneuse 
qui  ne  pouvoit  venir  que  d'une  grande  opinion  de  la 
vertu  de  ses  guides  et  de  la  sienne  dans  cette  affaire. 
Tout  cela,  couvert  pour  moi  d'un  mystère  impénétra- 
ble, nepouvants'accorderavecmes  raisons,  m'a  engagé 
aies  dire,  pour  les  soumettre  aux  réponses  de  qui- 
conque auroit  la  charité  de  me  détromper;  car  mou 
erreur,  si  elle  existe,  n'est  pas  ici  sans  conséquence  : 
elle  me  force  à  mal  penser  de  tous  ceux  qui  m'entou- 
rent, et ,  comme  rien  n'est  plus  éloigné  de  ma  volonté 
que  d'être  injuste  et  ingrat  envers  eux,  ceux  qui  me 


4  DU  SUJET 

désabuseraient,  en  me  ramenant  à  de  meilleurs  juge- 
ments, substitueroient  dans  mon  cœur  la  gratitude  à 
l'indignation,  et  me  rendroient  sensible  et  reconnois- 
sant  en  me  montrant  mon  devoir  à  l'être.  Ce  n'est  pas 
là  cependant  le  seul  motif  qui  m'ait  mis  la  plume  à  la 
main:  un  autre  encore,  plus  fort  et  non  moins  légi- 
time, se  fera  sentir  dans  cet  écrit.  Mais  je  proteste 
qu'il  n'entre  plus  dans  ces  motifs  l'espoir  ni  presque 
le  désir  d'obtenir  enfin  de  ceux  qui  m'ont  jugé  la  jus- 
tice qu'ils  me  refusent,  et  qu'ils  sont  bien  déterminés 
à  me  refuser  toujours. 

En  voulant  exécuter  cette  entreprise,  je  me  suis 
vu  dans  un  bien  singulier  embarras:  ce  n'étoit  pas  de 
trouver  des  raisons  en  faveur  de  mon  sentiment,  c  é- 
toit  d'en  imaginer  de  contraires  ;  c'étoit  d'établir  sur 
quelque  apparence  d'équité  des  procédés  où  je  n'en 
aperçevois  aucune.  Voyant  cependant  tout  Paris,  toute 
la  France,  toute  l'Europe,  se  conduire  à  mon  égard 
avec  la  plus  grande  confiance  sur  des  maximes  si 
nouvelles,  si  peu  concevables  pour  moi,  je  ne  pou- 
vois  supposer  que  cet  accord  unanime  n'eût  aucun 
fondement  raisonnable ,  ou  du  moins  apparent ,  et  que 
toute  une  génération  s'accordât  à  vouloir  éteindre  à 
plaisir  toutes  les  lumières  naturelles,  violer  toutes  les 
lois  de  la  justice,  toutes  les  règles  du  bon  sens,  sans 
objet,  sans  profit,  sans  prétexte,  uniquement  pour 
satisfaire  une  fantaisie  dont  je  ne  pouvois  pas  même 
apercevoir  le  but  et  l'occasion.  Le  silence  profond, 
universel,  non  moins  inconcevable  que  le  mystère 
qu'il  couvre,  mystère  que  depuis  quinze  ans  on  me 


DE  CET  ÉCRIT.  5 

cache  avec  un  soin  que  je  m'abstiens  de  qualifier,  et 
avec  un  succès  qni  tient  du  prodige;  ce  silence  ef- 
frayant et  terrible  ne  m'a  pas  laissé  saisir  la  moindre 
idée  qui  pût  m'éclairer  sur  ces  étranges  dispositions. 
Livré  pour  toute  lumière  à  mes  conjectures ,  je  n'en  ai 
su  former  aucune  qui  pût  expliquer  ce  qui  m'arrive , 
de  manière  à  pouvoir  croire  avoir  démêlé  la  vérité. 
Quand  de  forts  indices  m'ont  fait  penser  quelquefois 
avoir  découvert  avec  le  fond  de  l'intrigue  son  objet  et 
ses  auteurs,  les  absurdités  sans  nombre  que  j'ai  vues 
naître  de  ces  suppositions  m'ont  bientôt  contraint  de 
les  abandonner,  et  toutes  celles  que  mon  imagination 
s'est  tourmentée  à  leur  substituer  n'ont  pas  mieux  sou- 
tenu le  moindre  examen. 

Cependant,  pour  ne  pas  combattre  une  chimère, 
pour  ne  pas  outrager  toute  une  génération,  il  falloit 
bien  supposer  des  raisons  dans  le  parti  approuvé  et 
suivi  par  tout  le  monde.  Je  n'ai  rien  épargné  pour  en 
chercher,  pour  en  imaginer  de  propres  à  séduire  la 
multitude;  et,  si  je  n'ai  rien  trouvé  qui  dût  avoir 
produit  cet  effet,  le  ciel  m'est  témoin  que  ce  n'est  faute 
ni  de  volonté  ni  d'efforts ,  et  que  j'ai  rassemblé  soi- 
gneusement toutes  les  idées  que  mon  entendement 
m'a  pu  fournir  pour  cela.  Tous  mes  soins  n'aboutis- 
sant à  rien  qui  pût  me  satisfaire,  j'ai  pris  le  seul  parti 
qui  me  restoit  à  prendre  pour  m'expliquer  :  c  étoit,  ne 
pouvant  raisonner  sur  des  motifs  particuliers  qui 
m'étoient  inconnus  et  incompréhensibles,  de  raison- 
ner sur  une  hypothèse  générale  qui  pût  tous  les 
rassembler:  c'était,  entre  toutes  les  suppositions  pos- 


6  DU  SUJET 

sibles,  de  choisir  la  pire  pour  moi,  la  meilleure  pour 
mes  adversaires;  et,  dans  cette  position,  ajustée, 
autant  qu'il  m'étoit  possible,  aux  manœuvres  dont  je 
me  suis  vu  l'objet,  aux  allures  que  j'ai  entrevues ,  aux 
propos  mystérieux  que  j'ai  pu  saisir  çà  et  là,  d'exa- 
miner quelle  conduite  de  leur  part  eût  été  la  plus 
raisonnable  et  la  plus  juste.  Épuiser  tout  ce  qui  se 
pouvoit  dire  en  leur  faveur  étoit  le  seul  moyen  que 
j'eusse  de  trouver  ce  qu'ils  disent  en  effet,  et  c'est  ce 
que  j'ai  tâché  de  faire,  en  mettant  de  leur  côté  tout  ce 
que  j'y  ai  pu  mettre  de  motifs  plausibles  et  d'argu- 
ments spécieux,  et  cumulant  contre  moi  toutes  les 
charges  imaginables.  Malgré  tout  cela,  j'ai  souvent 
rougi,  je  l'avoue,  des  raisons  que  j'étois  forcé  de  leur 
prêter.  Si  j'en  avois  trouvé  de  meilleures ,  je  les  aurais 
employées  de  tout  mon  cœur  et  de  toute  ma  force,  et 
cela  avec  d'autant  moins  de  peine,  qu'il  me  paraît 
certain  qu'aucune  n'aurait  pu  tenir  contre  mes  répon- 
ses ,  parecque  celles-ci  dérivent  immédiatement  des 
premiers  principes  de  la  justice,  des  premiers  élé- 
ments du  bon  sens,  et  qu'elles  sont  applicables  à  tous 
les  cas  possibles  d'une  situation  pareille  à  celle  où  je 
suis. 

La  forme  du  dialogue  m'ayant  paru  la  plus  propre 
;i  discuter  le  pour  et  le  contre,  je  l'ai  choisie  pour 
cette  raison.  J'ai  pris  la  liberté  de  reprendre  dans  ces 
entretiens  mon  nom  de  famille,  que  le  public  a  jugé  à 
propos  de  m'ôter,  et  je  me  suis  désigné  en  tiers,  ù 
son  exemple,  par  celui  de  baptême,  auquel  il  lui  a 
plu  de  me  réduire.  En  prenant  un  François  pour  mou 


DE  CET  ÉCRIT.  7 

autre  interlocuteur,  je  n'ai  rien  fait  que  d'honnête  et 
d'obligeant  pour  le  nom  qu'il  porte,  puisque  je  me 
suis  abstenu  de  le  rendre  complice  d'une  conduite  que 
je  désapprouve,  et  je  n'aurois  rien  fait  d'injuste  en  lui 
donnant  ici  le  personnage  que  toute  sa  nation  s'em- 
presse de  faire  à  mon  égard.  J'ai  même  eu  l'attention 
de  le  ramener  à  des  sentiments  plus  raisonnables  que 
je  n'en  ai  trouvé  dans  aucun  de  ses  compatriotes  ;  et 
celui  que  j'ai  mis  en  scène  est  tel  qu'il  seroit  aussi 
beureux  pour  moi  qu  honorable  à  son  pays  qu'il  s'y 
en  trouvât  beaucoup  qui  limitassent.  Que  si  quelque- 
fois je  l'engage  à  des  raisonnements  absurdes,  je  pro- 
teste derechef,  en  sincérité  de  cœur,  que  c'est  tou- 
jours malgré  moi;  et  je  crois  pouvoir  défier  toute  la 
France  d'en  trouver  de  plus  solides  pour  autoriser  les 
singulières  pratiques  dont  je  suis  l'objet,  et  dont  elle 
paroît  se  glorifier  si  fort. 

Ce  que  j'avois  à  dire  étoit  si  clair,  et  j'en  étois  si 
pénétré ,  que  je  ne  puis  assez  m'étonner  des  longueurs , 
des  redites ,  du  verbiage  et  du  désordre  de  cet  écrit. 
Ce  qui  l'eût  rendu  vif  et  véhément  sous  la  plume  d'un 
autre  est  précisément  ce  qui  l'a  rendu  tiède  e.t  lan- 
guissant sous  la  mienne.  C'étoit  de  moi  qu'il  s'agis- 
soit,  et  je  n'ai  plus  trouvé  pour  mon  propre  intérêt  ce 
zèle  et  cette  vigueur  de  courage  qui  ne  peut  exalter 
uneame  généreuse  que  pour  la  cause  d'autrui.  Le  rôle 
humiliant  de  ma  propre  défense  est  trop  au-dessous  de 
moi,  trop  peu  digne  des  sentiments  qui  m'animent, 
pour  que  j'aime  à  m'en  charger  :  ce  n'est  pas  non  plus , 
on  le  sentira  bientôt,  celui  que  j'ai  voulu  remplir  ici; 


8  DU  SUJET 

mais  je  ne  pouvois  examiner  la  conduite  du  public  à 
mon  égard  sans  me  contempler  moi-même  dans  la 
position  dumondelaplus  déplorable  et  la  plus  cruelle. 
Il  falloit inoccuper  d'idées  tristes  et  déchirantes,  de 
souvenirs  amers  etrévoltants,  de  sentiments  les  moins 
laits  pour  mon  cœur  ;  et  c'est  en  cet  état  de  douleur  et 
de  détresse  qu'il  a  fallu  me  remettre  chaque  fois  que 
quelque  nouvel  outrage,  forçant  ma  répugnance,  m'a 
fait  faire  un  nouvel  effort  pour  reprendre  cet  écrit  si 
souvent  abandonné.  Ne  pouvant  souffrir  la  continuité 
d'une  occupation  si  douloureuse,  je  ne  m'y  suis  livré 
que  durant  des  moments  très  courts,  écrivant  chaque 
idée  quand  elle  me  venoit,  et  m'en  tenant  là  ;  écrivant 
dix  fois  la  même  quand  elle  m'est  venue  dix  fois ,  sans 
me  rappeler  jamais  ce  que  j'avois  précédemment  écrit, 
et  ne  m'en  apercevant  qu'à  la  lecture  du  tout,  trop 
tard  pour  pouvoir  rien  corriger,  comme  je  le  dirai 
tout-à-l'heure.  La  colère  anime  quelquefois  le  talent, 
mais  le  dégoût  et  le  serrement  de  cœur  létouffent  ;  et 
l'on  sentira  mieux,  après  m'avoir  lu,  que  c'étoient  là  les 
dispositions  constantes  où  j'ai  dû  me  trouver  durant 
ce  pénible  travail. 

Une  autre  difficulté  me  l'a  rendu  fatigant:  c'étoit, 
forcé  déparier  de  moi  sans  cesse ,  d'en  parler  avec  jus- 
tice et  vérité,  sans  louange  et  sans  dépression.  Cela 
n'est  pas  difficile  à  un  homme  à  qui  le  public  rend 
l'honneur  qui  lui  est  dû  :  il  est  par-là  dispensé  d'en 
prendre  le  soin  lui-même.  Il  peut  également  et  se  taire 
sans  s'avilir,  et  s'attribuer  avec  franchise  les  qualités 
que  tout  le  momie  reconnoît  en  lui.  Mais  celui  qui  se 


DE  CET  ÉCRIT.  y 

sent  digne  d'honneur  et  d'estime,  et  que  le  public  dé- 
figure et  diffame  à  plaisir ,  de  quel  ton  se  rendra-t-il 
seul  la  justice  qui  lui  est  due?  Doit-il  se  parler  de  lui 
même  avec  des  éloges  mérités,  mais  généralement 
démentis?  Doit-il  se  vanter  des  qualités  qu'il  sent  en 
lui,  mais  que  tout  le  monde  refuse  d'y  voir?  Il  y  auroit 
moins  d'orgueil  que  de  bassesse  à  prostituer  ainsi  la 
vérité.  Se  louer  alors,  même  avec  la  plus  rigoureuse 
justice,  seroit  plutôt  se  dégrader  que  s'honorer;  et  ce 
seroit  bien  mal  connoitre  les  hommes  que  de  croire 
les  ramener  d'une  erreur  dans  laquelle  ils  se  complai- 
sent par  de  telles  protestations.  Un  silence  fier  et 
dédaigneux  est  en  pareil  cas  plus  à  sa  place,  et  eût 
été  bien  plus  de  mon  goût;  mais  il  n'auroit  pas  rem- 
pli mon  objet;  et,  pour  le  remplir,  il  falloit  néces- 
sairement que  je  disse  de  quel  œil,  si  j'étois  un  autre, 
je  verrois  un  homme  tel  que  je  suis.  J'ai  tâché  de  m'ac- 
quitter  équitablement  et  impartialement  d'un  si  dif- 
ficile devoir,  sans  insulter  à  l'incroyable  aveuglement 
du  public ,  sans  me  vanter  fièrement  des  vertus  qu'il 
me  refuse,  sans  m'accuser  non  plus  des  vices  que  je 
n'ai  pas ,  et  dont  il  lui  plaît  de  me  charger ,  mais  en 
expliquant  simplement  ce  que  j'aurois  déduit  d'une 
constitution  semblable  à  la  mienne,  étudiée  avec  soin 
dans  un  autre  homme.  Que  si  l'on  trouve  dans  mes 
descriptions  de  la  retenue  et  de  la  modération,  qu'on 
n'aille  pas  m'en  faire  un  mérite.  Je  déclare  qu'il  ne  m'a 
manqué  qu'un  peu  plus  de  modestie  pour  parler  de 
moi  beaucoup  plus  honorablement. 

Voyant  l'excessive  longueur  de  ces  Dialogues,  j'ai 


io  DU  SUJET 

tente  plusieurs  fois  de  les  élaguer,  d'en  ôter  les  fré- 
quentes répétitions,  d'y  mettre  un  peu  d'ordre  et  de 
suite;  jamais  je  n'ai  pu  soutenir  ce  nouveau  tour- 
ment: le  vif  sentiment  de  mes  malheurs,  ranimé  par 
cette  lecture,  étouffe  toute  l'attention  qu'elle  exige.  Il 
m'est  impossible  de  rien  retenir,  de  rapprocher  deux 
phrases,  et  de  comparer  deux  idées.  Taudis  que  je 
force  mes  yeux  à  suivre  les  lignes,  mon  cœur  serré 
gémit  et  soupire.  Après  de  fréquents  et  vains  efforts, 
je  renonce  à  ce  travail,  dont  je  me  sens  incapable  ;  et, 
faute  de  pouvoir  faire  mieux,  je  me  borne  à  trans- 
crire ces  informes  essais,  que  je  suis  hors  d'état  de  cor- 
riger. Si,  tels  qu'ils  sont,  l'entreprise  en  étoit  encore 
à  faire,  je  ne  la  ferois  pas,  quand  tous  les  biens  de 
l'univers  y  seroient  attachés  ;  je  suis  même  forcé  d'a- 
bandonner des  multitudes  d'idées  meilleures  et  mieux 
rendues  que  ce  qui  tient  ici  leur  place,  et  que  j'avois 
jetées  sur  des  papiers  détachés  dans  l'espoir  de  les 
encadrer  aisément;  mais  l'abattement  m'a  gagné  au 
point  de  me  rendre  même  impossible  ce  léger  travail. 
Après  tout ,  j'ai  dit  à-peu-près  ce  que  j'avois  à  dire  :  il  est 
noyé  dans  un  chaos  de  désordre  et  de  redites ,  mais  il  y 
est  ;  les  bons  esprits  sauront  l'y  trouver.  Quant  à  ceux 
qui  ne  veulent  qu'une  lecture  agréable  et  rapide,  ceux 
qui  n'ont  cherché ,  qui  n'ont  trouvé  que  cela  dans  mes 
CiinJ'cssions,  ceux  qui  ne  peuvent  souffrir  un  peu  de 
fatigue ,  ni  soutenir  une  attention  suivie  pour  l'intérêt 
de  la  justice  et  de  la  vérité,  ils  feront  bien  de  s'épar- 
gner l'ennui  de  cette  lecture;  ce  n'est  pas  à  eux  que 
j'ai  voulu  parler;  et,  loin  de  chercher  à  leur  plaire, 


DE  CET  ÉCRIT.  u 

j'éviterai  du  moins  cette  dernière  indignité,  que  le 
tableau  des  misères  de  ma  vie  soit  pour  personne  un 
objet  d'amusement. 

Que  deviendra  cet  écrit?  Quel  usage  en  pourrai-je 
faire?  Je  l'ignore ,  et  cette  incertitude  a  beaucoup 
augmenté  le  découragement  qui  ne  m'a  point  quitté 
en  y  travaillant..  Ceux  qui  disposent  de  moi  en  ont  eu 
connoissance  aussitôt  qu'il  a  été  commencé,  et  je  ne 
vois  dans  ma  situation  aucun  moyen  possible  d'em- 
pêcher qu'il  ne  tombe  entre  leurs  mains  tôt  ou  tard. 
Ainsi,  selon  le  cours  naturel  des  choses,  toute  la 
peine  que  j'ai  prise  est  à  pure  perte.  Je  ne  sais  quel  parti 
le  ciel  me  suggérera,  mais  j'espérerai  jusqu'à  la  fin  qu'il 
n'abandonnera  point  la  cause  juste.  Dans  quelques 
mains  qu'il  fasse  tomber  ces  feuilles ,  si  parmi  ceux 
qui  les  liront  peut-être  il  est  encore  un  cœur  d'homme , 
cela  me  suffit,  et  je  ne  mépriserai  jamais  assez  l'es- 
pèce humaine  pour  ne  trouver  dans  cette  idée  aucun 
sujet  de  confiance  et  d'espoir. 


ROUSSEAU 

JUGE 

DE  JEAN-JACQUES 


PREMIER  DIALOGUE. 

Du  système  de  conduite  envers  Jean-Jacques,  adopté  par 
l'Administration,  avec  l'approbation  du  public. 

ROUSSEAU. 

Quelles  incroyables  choses  je  viens  d'apprendre! 
Je  n'en  reviens  pas:  non,  je  n'en  reviendrai  ja- 
mais. Juste  ciel!  quel  abominable  homme!  qu'il 
m'a  fait  de  mal  !  que  je  le  vais  détester  ! 

UN    FRANÇOIS. 

Et  notez  bien  que  c'est  ce  même  homme  dont 
les  pompeuses  productions  vous  ont  si  charmé, 
si  ravi,  par  les  beaux  préceptes  de  vertu  qu'il  y 
étale  avec  tant  de  faste. 

ROUSSEAU. 

Dites,  de  force.  Soyons  justes,  même  avec  les 
méchants.  Le  faste  n'excite  tout  au  plus  qu'une 
admiration  froide  et  stérile,  et  sûrement  ne  me 
charmera  jamais.  Des  écrits  qui  élèvent  l'ame  et 
enflamment  le  cœur  méritent  un  autre  mot. 


14  PREMIER  DIALOGUE. 

LE   FRANÇOIS. 

Faste  ou  force,  qu'importe  le  mot  si  l'idée  est 
toujours  la  même,  si  ce  sublime  jargon  tiré  par 
l'hypocrisie  d'une  tête  exaltée  n'en  est  pas  moins 
dicté  par  une  ame  de  boue? 

ROUSSEAU. 
Ce  choix  du  mot  me  paroît  moins  indifférent 
qu'à  vous.  Il  change  pour  moi  beaucoup  les  idées; 
et,  s'il  n'y  avoit  que  du  faste  et  du  jargon  dans  les 
écrits  de  l'auteur  que  vous  m'avez  peint,  il  m'in- 
spireroit  moins  d'horreur. Tel  homme  pervers  s'en- 
durcit à  la  sécheresse  des  sermons  et  des  prônes, 
qui  rentreroit  peut-être  en  lui-même  et  devien- 
droit  honnête  homme  si  l'on  savoit  chercher  et 
ranimer  dans  son  cœur  ces  sentiments  de  droiture 
et  d'humanité  que  la  nature  y  mit  en  réserve  et 
que  les  passions  étouffent.  Mais  celui  qui  peut 
contempler  de  .sang-froid  la  vertu  dans  toute  sa 
beauté,  celui  qui  sait  la  peindre  avec  ses  charmes 
les  plus  touchants  sans  en  être  ému,  sans  se  sentir 
épris  d'aucun  amour  pour  elle,  un  tel  être,  s'il 
peut  exister,  est  un  méchant  sans  ressource;  c'est 
un  cadavre  moral. 

LE   FRANÇOIS. 

Comment  1  s'il  peut  exister?  Sur  l'effet  qu'ont 
produit  en  vous  les  écrits  de  ce  misérable,  qu'en- 
tendez-vous par  ce  doute,  après  les  entretiens  que 
nous  venons  d'avoir?  Expliquez-vous* 


PREMIER   DIALOGUE.  i5 

ROUSSEAU. 

Je  m'expliquerai  :  mais  ce  sera  prendre  le  soin 
le  plus  inutile  ou  le  plus  superflu  ;  car  tout  ce  que 
je  vous  dirai  ne  sauroit  être  entendu  que  par  ceux 
à  qui  l'on  n'a  pas  besoin  de  le  dire. 

Figurez- vous  donc  un  inonde  idéal  semblable 
au  nôtre,  et  néanmoins  tout  différent.  La  nature 
y  est  la  même  que  sur  notre  terre,  mais  l'économie 
en  est  plus  sensible,  l'ordre  en  est  plus  marqué, 
le  spectacle  plus  admirable,  les  formes  sont  plus 
élégantes,  les  couleurs  plus  vives,  les  odeurs  plus 
suaves,  tous  les  objets  plus  intéressants.  Toute  la 
nature  y  est  si  belle,  que  sa  contemplation,  en- 
flammant les  âmes  d'amour  pour  un  si  touchant 
tableau ,  leur  inspire,  avec  le  désir  de  concourir  à 
ce  beau  système,  la  crainte  d'en  troubler  l'har- 
monie; et  de  là  naît  une  exquise  sensibilité  qui 
donne  à  ceux  qui  en  sont  doues  des  jouissances 
immédiates,  inconnues  aux  cœurs  que  les  mêmes 
contemplations  n'ont  point  avivés. 

Les  passions  y  sont,  comme  ici,  le  mobile  de 
toute  action,  mais  plus  vives,  plus  ardentes, 
ou  seulement  plus  simples  et  plus  pures  ;  elles 
prennent  par  cela  seul  un  caractère  tout  différent. 
Tous  les  premiers  mouvements  de  la  nature  sont 
bons  et  droits.  Ils  tendent  le  plus  directement 
qu'il  estr  possible  à  notre  conservation  et  à  notre 
bonheur;  mais  bientôt,  manquant  de  force  pour 


16  PREMIER   DIALOGUE, 

suivre  à  travers  tant  de  résistance  leur  première 
direction,  ils  se  laissent  défléchir  par  mille  ob- 
stacles, qui,  les  détournant  du  vrai  but,  leur  font 
prendre  des  routes  obliques  où  l'homme  oublie 
sa  première  destination.  L'erreur  du  jugement, 
la  force  des  préjugés,  aident  beaucoup  à  nous 
faire  prendre  ainsi  le  change  ;  mais  cet  effet  vient 
principalement  de  la.  foiblesse  de  lame,  qui,  sui- 
vant mollement  l'impulsion  de  la  nature,  se  dé- 
tourne au  choc  d'un  obstacle,  comme  une  boule 
prend  l'angle  de  réflexion  ;  au  lieu  que  celle  qui 
suit  plus  vigoureusement  sa  course  ne  se  détourne 
point,  mais,  comme  un  boulet  de  canon,  force 
l'obstacle,  ou  s'amortit  et  tombe  à  sa  rencontre. 

Les  habitants  du  monde  idéal  dont  je  parle 
ont  le  bonheur  d'être  maintenus  par  la  nature,  à 
laquelle  ils  sont  plus  attachés ,  dans  cet  heureux 
point  de  vue  où  elle  nous  a  placés  tous,  et  par 
cela  seul  leur  ame  garde  toujours  son  caractère 
originel.  Les  passions  primitives,  qui  toutes  ten- 
dent directement  à  notre  bonheur,  ne  nous  occu- 
pent que  des  objets  qui  s'y  rapportent ,  et ,  n'ayant 
que  l'amour  de  soi  pour  principe,  sont  toutes  ai- 
mantes et  douces  par  leur  essence  :  mais  quand , 
détournées  de  leur  objet  par  des  obstacles,  elles 
s'occupent  plus  de  l'obstacle  pour  l'écarter  que 
de  l'objet  pour  l'atteindre,  alors  elles  changent  de 
nature,  et  deviennent  irascibles  et  haineuses;  et 


PREMIER   DIALOGUE.  i7 

voilà  comment  l'amour  de  soi,  qui  est  un  sen- 
timent bon  et  absolu,  devient  amour- propre, 
c'est-à-dire  un  sentiment  relatif  par  lequel  on  se 
compare,  qui  demande  des  préférences,  dont  la 
jouissance  est  purement  négative,  et  qui  ne  cher- 
che plus  à  se  satisfaire  par  notre  propre  bien, 
mais  seulement  par  le  mal  d'autrui. 

Dans  la  société  humaine,  sitôt  que  la  foule  des 
passions  et  des  préjugés  qu'elle  engendre  a  fait 
prendre  le  change  à  l'homme,  et  que  les  obstacles 
qu'elle  entasse  l'ont  détourné  du  vrai  but  de  notre 
vie,  tout  ce  que  peut  faire  le  sage,  battu  du  choc 
continuel  des  passions  d'autrui  et  des  siennes,  et, 
parmi  tant  de  directions  qui  l'égarent,  ne  pouvant 
plus  démêler  celle  qui  le  conduiroit  bien ,  c'est  de 
se  tirer  de  la  foule  autant  qu'il  lui  est  possible,  et 
de  se  tenir  sans  impatience  à  la  place  où  le  hasard 
l'a  posé,  bien  sûr  qu'en  n'agissant  point  il  évite 
au  moins  de  courir  à  sa  perte  et  d'aller  chercher 
de  nouvelles  erreurs.  Comme  il  ne  voit  dans  l'agi- 
tation des  hommes  que  la  folie  qu'il  veut  éviter, 
il  plaint  leur  aveuglement  encore  plus  qu'il  ne 
hait  leur  malice  ;  il  ne  se  tourmente  point  à  leur 
rendre  mal  pour  mal,  outrage  pour  outrage;  et, 
si  quelquefois  il  cherche  à  repousser  les  atteintes 
de  ses  ennemis ,  c'est  sans  chercher  à  les  leur 
rendre,  sans  se  passionner  contre  eux,  sans  sortir 
ni  de  sa  place  ni  du  calme  où  il  veut  rester. 


DIALOGUES.  T.  I. 


i8  PREMIER   DIALOGUE. 

Nos  habitants ,  suivant  des  vues  plus  profondes, 
arrivent  presque  au  même  but  par  la  route  con- 
traire, et  c'est  leur  ardeur  même  qui  les  tient  dans 
l'inaction,  L  'état  céleste  auquel  ils  aspirent  et  qui 
fait  leur  premier  besoin  par  la  force  avec  laquelle 
il  s'offre  à  leurs  cœurs,  leur  fait  rassembler  et 
tendre  sans  cesse  toutes  les  puissances  de  leur  ame 
pour  y  parvenir.  Les  obstacles  qui  les  retiennent 
ne  sauroient  les  occuper  au  point  de  le  leur  faire 
oublier  un  moment;  et  de  là  ce  mortel  dégoût 
pour  tout  le  reste,  et  cette  inaction  totale  quand 
ils  désespèrent  d'atteindre  au  seul  objet  de  tous 
leurs  vœux. 

Cette  différence  ne  vient  pas  seulement  du 
genre  des  passions ,  mais  aussi  de  leur  force  ;  car  les 
passions  fortes  ne  se  laissent  pas  dévoyer  comme 
les  autres.  Deux  amants,  l'un  très  épris,  l'autre 
assez  tiède,  souffriront  néanmoins  un  rival  avec 
la  même  impatience,  l'un  à  cause  de  son  amour, 
l'autre  à  cause  de  son  amour-propre.  Mais  il  peut 
très  bien  arriver  que  la  haine  du  second ,  devenue 
sa  passion  principale ,  survive  à  son  amour  et 
même  s'accroisse  après  qu'il  est  éteint,  au  lieu 
que  le  premier,  qui  ne  hait  qu'à  cause  qu'il  aime, 
cesse  de  haïr  son  rival  sitôt  qu'il  ne  le  craint  plus. 
Or  si  les  âmes  foibles  et  tiédes  sont  plus  sujettes  aux 
passions  haineuses  qui  ne  sont  que  des  passions 
secondaires  et  défléchies,  et  si  les  âmes  grandes 


PREMIER   DIALOGUE.  19 

et  fortes,  se  tenant  dans  leur  première  direction, 
conservent  mieux  les  passions  douces  et  primitives 
qui  naissent  directement  de  l'amour  de  soi ,  vous 
voyez  comment,  d'une  plus  grande  énergie  dans 
les  facultés  et  d'un  premier  rapport  mieux  senti, 
dérivent  dans  les  habitants  de  cet  autre  monde 
des  passions  bien  différentes  de  celles  qui  déchi- 
rent ici-bas  les  malheureux  humains.  Peut-être 
n'est-on  pas  dans  ces  contrées  plus  vertueux  qu'on 
ne  l'est  autour  de  nous,  mais  on  y  sait  mieux 
aimer  la  vertu.  Les  vrais  penchants  de  la  nature 
étant  tous  bons,  en  s'y  livrant  ils  sont  bons  eux- 
mêmes  ;  mais  la  vertu  parmi  nous  oblige  souvent 
à  combattre  et  vaincre  la  nature,  et  rarement 
sont-ils  capables  de  pareils  efforts.  La  longue  in- 
habitude de  résister  peut  même  amollir  leurs  âmes 
au  point  de  faire  le  mal  par  foiblesse,  par  crainte, 
par  nécessité.  Ils  ne  sont  exempts  ni  de  fautes  ni 
de  vices  ;  le  crime  même  ne  leur  est  pas  étranger, 
puisqu'il  est  des  situations  déplorables  où  la  plus 
haute  vertu  suffit  à  peine  pour  s'en  défendre,  et 
qui  forcent  au  mal  l'homme  foible,  malgré  son 
cœur  :  mais  l'expresse  volonté  de  nuire,  la  haine 
envenimée,  l'envie,  la  noirceur,  la  trahison,  la 
fourberie,  y  sont  inconnues;  trop  souvent  on  y 
voit  des  coupables,  jamais  on  n'y  vit  un  méchant. 
Enfin  s'ils  ne  sont  pas  plus  vertueux  qu'on  ne  l'est 
ici,  du  moins,  par  cela  seul  qu'ils  savent  mieux 


2o  PREMIER    DIALOGUE. 

s'aimer  eux-mêmes,  ils  sont  moins  malveillants 

pour  autrui. 

Ils  sont  aussi  moins  actifs ,  ou ,  pour  mieux  dire, 
moins  remuants.  Leurs  efforts  pour  atteindre  à 
l'objet  qu'ils  contemplent  consistent  en  des  élans 
vigoureux;  mais,  sitôt  qu'ils  en  sentent  l'impuis- 
sance, ils  s'arrêtent,  sans  chercher  à  leur  portée 
des  équivalents  à  cet  objet  unique,  lequel  seul 
peut  les  tenter. 

Gomme  ils  ne  cherchent  pas  leur  bonheur 
dans  l'apparence,  mais  dans  le  sentiment  intime, 
en  quelque  rang  que  les  ait  placés  la  fortune,  ils 
s'agitent  peu  pour  en  sortir  ;  ils  ne  cherchent  guère 
à  s'élever,  et  descendroient  sans  répugnance  à  des 
relations  plus  de  leur  goût,  sachant  bien  que  l'état 
le  plus  heureux  n'est  pas  le  plus  honoré  de  la 
foule,  mais  celui  qui  rend  le  cœur  plus  content. 
Les  préjugés  ont  sur  eux  très  peu  de  prise,  l'opi- 
nion ne  les  mène  point;  et,  quand  ils  en  sentent 
l'effet,  ce  n'est  pas  eux  qu'elle  subjugue,  mais  ceux 
qui  influent  sur  leur  sort. 

Quoique  sensuels  et  voluptueux,  ils  font  peu 
de  cas  de  l'opulence,  et  ne  font  rien  pour  y  par- 
venir, connoissant  trop  bien  l'art  de  jouir  pour 
ignorer  que  ce  n'est  pas  à  prix  d'argent  que  le  vrai 
plaisir  s'achète;  et,  quant  au  bien  que  peut  faire 
un  riche,  sachant  aussi  que  ce  n'est  pas  lui  qui  le 
fait,  mais  sa  richesse;  qu'elle  le  feroit  sans  lui 


PREMIER   DIALOGUE.  21 

mieux  encore,  répartie  entre  plus  de  mains,  ou 
plutôt  anéantie  par  ce  partage,  et  que  tout  ce  bien 
qu'il  croit  faire  par  elle  équivaut  rarement  au  mal 
réel  qu'il  faut  faire  pour  l'acquérir.  D'ailleurs 
aimant  encore  plus  leur  liberté  que  leurs  aises, 
ils  craindroient  de  les  acheter  par  la  fortune,  ne 
fût-ce  qu'à  cause  de  la  dépendance  et  des  embar- 
ras attachés  au  soin  de  la  conserver.  Le  cortège 
inséparable  de  l'opulence  leur  seroit  cent  fois 
plus  à  charge  que  les  biens  qu'elle  procure  ne 
leur  seroient  doux.  Le  tourment  de  la  possession 
empoisonneroit  pour  eux  tout  le  plaisir  de  la 
jouissance. 

Ainsi  bornés  de  toutes  parts  par  la  nature  et 
par  la  raison,  ils  s'arrêtent,  et  passent  la  vie  à  en 
jouir  en  faisant  chaque  jour  ce  qui  leur  paroit 
bon  pour  eux  et  bien  pour  autrui,  sans  égard  à 
l'estimation  des  hommes  et  aux  caprices  de  l'opi- 
nion. 

LE   FRANÇOIS. 

Je  cherche  inutilement  dans  ma  tête  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  commun  entre  les  êtres  fantas- 
tiques que  vous  décrivez  et  le  monstre  dont  nous 
parlions  tout-à-1'heure. 

ROUSSEAU. 

Rien,  sans  doute,  je  le  crois  ainsi:  mais  per- 
mettez que  j'achève. 

Des  êtres  singulièrement  constitués  doivent  né- 


22  PREMIER  DIALOGUE, 

eessairement  s'exprimer  autrement  que  les  hom- 
mes ordinaires.  Il  est  impossible  qu'avec  des  âmes 
si  différemment  modifiées  ils  ne  portent  pas 
dans  l'expression  de  leurs  sentiments  et  de  leurs 
idées  l'empreinte  de  ces  modifications.  Si  cette 
empreinte  échappe  à  ceux  qui  n'ont  aucune  notion 
de  cette  manière  d'être,  elle  ne  peut  échapper  à 
ceux  qui  la  connoissent  et  qui  en  sont  affectés  eux- 
mêmes.  C'est  un  signe  caractéristique  auquel  les 
initiés  se  reconnoissent  entre  eux  ;  et  ce  qui  donne 
un  grand  prix  à  ce  signe,  si  peu  connu  et  encore 
moins  employé,  est  qu'il  ne  peut  se  contrefaire, 
que  jamais  il  n'agit  qu'au  niveau  de  sa  source,  et 
que,  quand  il  ne  part  pas  du  cœur  de  ceux  qui 
limitent,  il  n'arrive  pas  non  plus  aux  cœurs  faits 
pour  le  distinguer;  mais  sitôt  qu'il  y  parvient,  on 
ne  sauroit  s'y  méprendre  :  il  est  vrai  dès  qu'il  est 
senti.  C'est  dans  toute  la  conduite  de  la  vie,  plu- 
tôt que  dans  quelques  actions  éparses,  qu'il  se 
manifeste  le  plus  sûrement.  Mais  dans  des  situa- 
tions vives  où  lame  s'exalte  involontairement, 
l'initié  distingue  bientôt  son  frère  de  celui  qui, 
sans  l'être,  veut  seulement  en  prendre  l'accent: 
et  cette  distinction  se  fait  sentir  également  dans 
les  écrits.  Les  habitants  du  monde  enchanté  font 
généralement  peu  de  livres  ,  et  ne  s'arrangent 
point  pour  en  faire;  ce  n'est  jamais  un  métier 
pour  eux.  Quand  ils  en  font,  il  faut  qu'ils  y  soient 


PREMIER   DIALOGUE.  23 

forcés  par  un  stimulant  plus  fort  que  l'intérêt  et 
même  que  la  gloire.  Ce  stimulant,  difficile  à  con- 
tenir, impossible  à  contrefaire,  se  fait  sentir  dans 
tout  ce  qu'il  produit.  Quelque  heureuse  décou- 
verte à  publier,  quelque  belle  et  grande  vérité  à 
répandre,  quelque  erreur  générale  et  pernicieuse 
à  combattre,  enfin  quelque  point  d'utilité  pu- 
blique à  établir;  voilà  les  seuls  motifs  qui  puissent 
leur  mettre  la  plume  à  la  main  :  encore  faut-il  que 
les  idées  en  soient  assez  neuves,  assez  belles, 
assez  frappantes,  pour  mettre  leur  zèle  en  efferves- 
cence et  le  forcer  à  s'exhaler.  Il  n'y  a  point  pour 
cela  chez  eux  de  temps  ni  d'âge  propre.  Comnn 
écrire  n'est  point  pour  eux  un  métier,  ils  commen 
ceront  ou  cesseront  de  bonne  heure  ou  tard ,  se- 
lon que  le  stimulant  les  poussera.  Quand  chacun 
aura  dit  ce  qu'il  avoit  à  dire,  il  restera  tranquille 
comme  auparavant,  sans  s'aller  fourrant  dans  le 
tripot  littéraire,  sans  sentir  cette  ridicule  déman- 
geaison de  rabâcher  et  barbouiller  éternellement 
du  papier,  qu'on  dit  être  attachée  au  métier  d'au- 
teur; et  tel,  né  peut-être  avec  du  génie,  ne  s'en 
doutera  pas  lui-même  et  mourra  sans  être  connu 
de  personne ,  si  nul  objet  ne  vient  animer  son 
zèle  au  point  de  le  contraindre  à  se  montrer. 

LE   FRANÇOIS. 

Mon  cher  M.  Rousseau ,  vous  m'avez  bien  l'air 
d'être  un  des  habitants  de  ce  monde-là  ! 


24  PREMIER   DIALOGUE. 

ROUSSEAU. 

J'en  reconnois  un  du  moins,  sans  le  moindre 
doute,  dans  l'auteur  d'Emile  et  d'Héloïse. 

LE    FRANÇOIS. 

J'ai  vu  venir  cette  conclusion;  mais  pour  vous 
passer  toutes  ces  fictions  peu  claires ,  il  faudroit 
premièrement  pouvoir  vous  accorder  avec  vous- 
même  :  mais  après  avoir  paru  convaincu  des  abo- 
minations de  cet  homme,  vous  voilà  maintenant 
le  plaçant  dans  les  astres  parcequ'il  a  fait  des  ro- 
mans. Pour  moi  je  n'entends  rien  à  ces  énigmes. 
De  grâce,  dites-moi  donc  une  fois  votre  vrai  sen- 
timent sur  son  compte. 

ROUSSEAU. 

Je  vous  l'ai  dit  sans  mystère ,  et  je  vous  le  répé- 
terai sans  détour.  La  force  de  vos  preuves  ne  me 
laisse  pas  douter  un  moment  des  crimes  qu'elles 
attestent,  et  là-dessus  je  pense  exactement  comme 
vous  ;  mais  vous  unissez  des  choses  que  je  sépare. 
L'auteur  des  livres  et  celui  des  crimes  vous  paroît 
la  même  personne;  je  me  crois  fondé  à  en  faire 
deux.  Voilà,  monsieur,  le  mot  de  l'énigme. 

LE    FRANÇOIS. 

Comment  cela,  je  vous  prie?  Voici  qui  me  pa- 
roît tout  nouveau. 

ROUSSEAU. 

A  tort ,  selon  moi  ;  car  ne  m'avez-vous  pas  dit 
qu'il  n'est  pas  l'auteur  du  Devin  du  village? 


PREMIER   DIALOGUE.  25 

LE    FRANÇOIS. 

Il  est  vrai,  et  c'est  un  fait  dont  personne  ne 
doute  plus:  mais  quant  à  ses  autres  ouvrages,  je 
n'ai  point  encore  ouï  les  lui  disputer. 

ROUSSEAU. 

Le  second  dépouillement  me  paroît  pourtant 
une  conséquence  assez  prochaine  de  l'autre.  Mais , 
pour  mieux  juger  de  leur  liaison,  il  faudroit  con- 
noître  la  preuve  qu'on  a  qu'il  n'est  pas  l'auteur  du 
Devin. 

LE   FRANÇOIS. 

La  preuve!  Il  y  en  a  cent,  toutes  péremptoires. 

ROUSSEAU. 

C'est  beaucoup.  Je  me  contente  d'une  ;  mais  je 
la  veux,  et  pour  cause,  indépendante  du  témoi- 
gnage d'autrui. 

LE   FRANÇOIS. 

Ah  !  très  volontiers.  Sans  vous  parler  donc  des 
pillages  bien  attestés  dont  on  a  prouvé  d'abord 
que  cette  pièce  étoit  composée ,  sans  même  insister 
sur  le  doute  s'il  sait  faire  des  vers,  et  par  consé- 
quent s'il  a  pu  faire  ceux  du  Devin  du  village,  je  me 
tiens  à  une  chose  plus  positive  et  plus  sûre,  c'est 
qu'il  ne  sait  pas  la  musique;  d'où  Ion  peut,  à 
mon  avis,  conclure  avec  certitude  qu'il  n'a  pas  fait 
celle  de  cet  opéra. 

ROUSSEAU. 

Il  ne  sait  pas  la  musique!  Voilà  encore  une  de 


26  PREMIER   DIALOGUE. 

ces  découvertes  auxquelles  je  ne  me  serois  pas 

attendu. 

LE   FRANÇOIS. 

N'en  croyez  là-dessus  ni  moi  ni  personne,  mais 
vérifiez  par  vous-même. 

ROUSSEAU. 

Si  j'avois  à  surmonter  l'horreur  d'approcher  du 
personnage  que  vous  venez  de  peindre,  ce  ne  se- 
roit  assurément  pas  pour  vérifier  s'il  sait  la  mu- 
sique ;  la  question  n'est  pas  assez  intéressante 
lorsqu'il  s'agit  d'un  pareil  scélérat. 

LE   FRANÇOIS. 

Il  faut  qu'elle  ait  paru  moins  indifférente  à  nos 
messieurs  qu'à  vous;  car  les  peines  incroyables 
qu'ils  ont  prises  et  prennent  encore  tous  les  jours 
pour  établir  de  mieux  en  mieux  dans  le  public 
cette  preuve ,  passent  encore  ce  qu'ils  ont  fait  pour 
mettre  en  évidence  celle  de  ses  crimes. 

ROUSSEAU. 

Gela  me  paroît  assez  bizarre;  car  quand  on  a  si 
bien  prouvé  le  plus,  d'ordinaire  on  ne  s'agite  pas 
si  fort  pour  prouver  le  moins. 

LE   FRANÇOIS. 

Oh  !  vis-à-vis  d'un  tel  homme,  on  ne  doit  né- 
gliger ni  le  plus  ni  le  moins.  A  l'horreur  du  vice 
se  joint  l'amour  de  la  vérité,  pour  détruire  dans 
toutes  ses  branches  une  réputation  usurpée:  et 
ceux  qui  se  sont  empressés  de  montrer  en  lui  un 


PREMIER   DIALOGUE.  27 

monstre  exécrable,  ne  doivent  pas  moins  s'empres- 
ser aujourd'hui  d'y  montrer  un  petit  pillard  sans 
talent. 

ROUSSEAU. 

Il  faut  avouer  que  la  destinée  de  cet  homme  a 
des  singularités  bien  frappantes  :  sa  vie  est  cou- 
pée en  deux  parties  qui  semblent  appartenir  à 
deux  individus  différents,  dont  l'époque  qui  les 
sépare ,  c'est-à-dire  le  temps  où  il  a  publié  des  livres, 
marque  la  mort  de  l'un  et  la  naissance  de  l'autre. 

Le  premier,  homme  paisible  et  doux,  fut  bien 
voulu  de  tous  ceux  qui  le  connurent,  et  ses  amis 
lui  restèrent  toujours.  Peu  propre  aux  grandes 
sociétés  par  son  humeur  timide  et  son  naturel 
tranquille,  il  aima  la  retraite,  non  pour  y  vivre 
seul,  mais  pour  y  joindre  les  douceurs  de  l'étude 
aux  charmes  de  l'intimité.  Il  consacra  sa  jeunesse 
à  la  culture  des  belles  connoissances  et  des  talents 
agréables ,  et,  quand  il  se  vit  forcé  de  faire  usage 
de  cet  acquis  pour  subsister,  ce  fut  avec  si  peu 
d'ostentation  et  de  prétention,  que  les  personnes 
auprès  desquelles  il  vivoit  le  plus  n'imaginoient 
pas  même  qu'il  eût  assez  d'esprit  pour  faire  des 
livres.  Son  cœur,  fait  pour  s'attacher,  se  donnoit 
sans  réserve  ;  complaisant  pour  ses  amis  jusqu'à  la 
foiblesse,  il  se  laissoit  subjuguer  par  eux  au  point 
de  ne  pouvoir  plus  secouer  ce  joug  impunément. 
Le  second,  homme  dur,  farouche  et  noir,  se  fait 


28  PREMIER   DIALOGUE. 

abhorrer  de  tout  le  monde,  qu'il  fuit,  et,  clans  son 
affreuse  misanthropie,  ne  se  plaît  qua  marquer 
sa  haine  pour  le  genre  humain.  Le  premier, 
seul,  sans  étude  et  sans  maître,  vainquit  toutes 
les  difficultés  à  force  de  zèle ,  et  consacra  ses 
loisirs,  non  à  l'oisiveté,  encore  moins  à  des  tra 
vaux  nuisibles,  mais  à  remplir  sa  tête  d'idées 
charmantes,  son  cœur  de  sentiments  délicieux,  et 
à  former  des  projets,  chimériques  peut-être  à 
force  d'être  utiles,  mais  dont  l'exécution,  si  elle 
eût  été  possible,  eût  fait  le  bonheur  du  genre 
humain.  Le  second,  tout  occupé  de  ses  odieuses 
trames ,  n'a  rien  su  donner  de  son  temps  et  de  son 
esprit  à  d'agréables  occupations,  encore  moins  à 
des  vues  utiles.  Plongé  dans  les  plus  brutales 
débauches,  il  a  passé  sa  vie  dans  les  tavernes  et 
les  mauvais  lieux ,  chargé  de  tous  les  vices  qu'on 
y  porte  ou  qu'on  y  contracte,  n'ayant  nourri  que 
les  goûts  crapuleux  et  bas  qui  en  sont  insépara- 
bles ;  il  fait  ridiculement  contraster  ses  inclinations 
rampantes  avec  les  altières  productions  qu'il  a 
l'audace  de  s'attribuer.  En  vain  a-t-il  paru  feuille- 
ter des  livres  et  s'occuper  de  recherches  philoso- 
phiques, il  n'a  rien  saisi,  rien  conçu,  que  ses 
horribles  systèmes;  et,  après  de  prétendus  essais 
qui  navoient  pour  but  que  d'en  imposer  au  genre 
humain,  il  a  fini,  comme  il  avoit  commencé,  par 
ne  rien  savoir  que  mal  faire. 


PREMIER  DIALOGUE.  29 

Enfin ,  sans  vouloir  suivre  cette  opposition  clans 
toutes  ses  branches,  et  pour  m'arrèter  à  celle  qui 
m'y  a  conduit,  le  premier,  d'une  timidité  qui  alloit 
jusqu'à  la  bêtise,  osoit  à  peine  montrer  à  ses  amis 
les  productions  de  ses  loisirs  ;  le  second ,  d'une  im- 
pudence encore  plus  bête,  s'approprioit  fièrement 
et  publiquement  les  productions  d'autrui  sur  les 
choses  qu'il  entendoit  le  moins.  Le  premier  aima 
passionnément  la  musique,  en  fit  son  occupation 
favorite,  et  avec  assez  de  succès  pour  y  faire  des 
découvertes,  trouver  les  défauts,  indiquer  les  cor- 
rections :  il  passa  une  grande  partie  de  sa  vie  parmi 
les  artistes  et  les  amateurs ,  tantôt  composant  de  la 
musique  dans  tous  les  genres  en  diverses  occa- 
sions, tantôt  écrivant  sur  cet  art,  proposant  des 
vues  nouvelles,  donnant  des  leçons  de  compo- 
sition, constatant  par  des  épreuves  l'avantage  des 
méthodes  qu'il  proposoit,  et  toujours  se  montrant 
instruit  dans  toutes  les  parties  de  l'art  plus  que 
la  plupart  de  ses  contemporains,  dont  plusieurs 
étoient  à  la  vérité  plus  versés  que  lui  dans  quel- 
que partie,  mais  dont  aucun  n'en  avoit  si  bien 
saisi  l'ensemble  et  suivi  la  liaison.  Le  second, 
inepte  au  point  de  s'être  occupé  de  musique  pen- 
dant quarante  ans  sans  pouvoir  l'apprendre,  s'est 
réduit  à  l'occupation  d'en  copier  faute  d'en  savoir 
faire;  encore  lui-même  ne  se  trouve-t-il  pas  assez 
savant  pour  le  métier  qu'il  a  choisi  :  ce  qui  ne 


3o  PREMIER  DIALOGUE, 

l'empêche  pas  de  se  donner  avec  la  plus  stupide 
effronterie  pour  l'auteur  de  choses  qu'il  ne  peut 
exécuter.  Vous  m'avouerez  que  voilà  des  contra- 
dictions difficiles  à  concilier. 

LE    FRANÇOIS. 

Moins  que  vous  ne  croyez;  et,  si  vos  autres 
énigmes  ne  m'étoient  pas  plus  obscures  que  celle- 
là,  vous  me  tiendriez  moins  en  haleine. 

ROUSSEAU. 

Vous  m  eclaircirez  donc  celle-ci  quand  il  vous 
plaira,  car,  pour  moi,  je  déclare  que  je  n'y  com- 
prends rien. 

LE    FRANÇOIS. 

De  tout  mon  cœur,  et  très  facilement;  mais 
commencez  vous-même  par  m'éclaircir  votre 
question. 

ROUSSEAU. 

Il  n'y  a  plus  de  question  sur  le  fait  que  vous  ve- 
nez d'exposer.  A  cet  égard  nous  sommes  parfaite- 
ment d'accord,  et  j'adopte  pleinement  votre  con- 
séquence, mais  je  la  porte  plus  loin.  Vous  dites 
qu'un  homme  qui  ne  sait  faire  ni  musique  ni  vers 
n'a  pas  fait  le  Devin  du  village,  et  cela  est  incon- 
testable :  moi  j'ajoute  que  celui  qui  se  donne  faus- 
sement pour  l'auteur  de  cet  opéra  n'est  pas  même 
l'auteur  des  autres  écrits  qui  portent  son  nom,  et 
cela  n'est  guère  moins  évident;  car  s'il  n'a  pas  fait 
les  paroles  du  Devin  puisqu'il  ne  sait  pas  faire  des 


PREMIER   DIALOGUE.  3i 

vers,  il  n'a  pas  fait  non  plus  V 'A liée  de  Sylvie,  qui 
difficilement  en  effet  peut  être  l'ouvrage  d'un  scé- 
lérat; et  s'il  n'en  a  pas  fait  la  musique  puisqu'il 
ne  sait  pas  la  musique,  il  n'a  pas  fait  non  plus  la 
Lettre  sur  la  musique  françoise ,  encore  moins  le 
Dictionnaire  de  musique,  qui  ne  peut  être  que  l'ou- 
vrage d'un  homme  versé  dans  cet  art  et  sachant 
la  composition. 

LE   FRANÇOIS. 

Je  ne  suis  pas  là-dessus  de  votre  sentiment  non 
plus  que  le  public,  et  nous  avons  pour  surcroît 
celui  d'un  grand  musicien  étranger  venu  depuis 
peu  dans  ce  pays. 

ROUSSEAU. 

Et  je  vous  prie ,  le  connoissez- vous  bien  ce  grand 
musicien  étranger?  Savez-vous  par  qui  et  pourquoi 
il  a  été  appelé  en  France,  quels  motifs  l'ont  porté 
tout  d'un  coup  à  ne  faire  que  de  la  musique  fran- 
çoise, et  à  venir  s'établir  à  Paris? 

LE   FRANÇOIS. 

Je  soupçonne  quelque  chose  de  tout  cela;  mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Jean-Jacques  étant 
plus  que  personne  son  admirateur,  donne  lui- 
même  du  poids  à  son  suffrage. 

ROUSSEAU. 

Admirateur  de  son  talent,  d'accord,  je  le  suis 
aussi;  mais  quant  à  son  suffrage,  il  faudroit  pre- 
mièrement être  au  fait  de  bien  des  choses  avant 


32  PREMIER   DIALOGUE. 

de  savoir  quelle  autorité  l'on  doit  lui  donner. 

LE    FRANÇOIS. 

Je  veux  bien,  puisqu'il  vous  est  suspect,  ne 
m'en  pas  étayer  ici ,  ni  même  de  celui  d'aucun 
musicien;  mais  je  n'en  dirai  pas  moins  de  moi- 
même  que  pour  composer  de  la  musique  il  faut 
la  savoir  sans  doute;  mais  qu'on  peut  bavarder 
tant  qu'on  veut  sur  cet  art  sans  y  rien  entendre, 
et  que  tel  qui  se  mêle  d'écrire  fort  doctement  sur 
la  musique  seroit  bien  embarrassé  de  faire  une 
bonne  basse  sous  un  menuet,  et  même  de  le 
noter. 

ROUSSEAU. 

Je  me  doute  bien  aussi  de  cela.  Mais  votre  in- 
tention est-elle  d'appliquer  cette  idée  au  Diction- 
naire et  à  son  auteur? 

LE    FRANÇOIS. 

Je  conviens  que  j'y  pensois. 

ROUSSEAU. 

Vous  y  pensiez  !  Gela  étant  permettez-moi ,  de 
grâce,  encore  une  question.  Avez-vous  lu  ce 
livre? 

LE   FRANÇOIS. 

Je  serois  bien  fâché  d'en  avoir  lu  jamais  une 
seule  ligne,  non  plus  que  d'aucun  de  ceux  qui 
portent,  cet  odieux  nom. 

ROUSSEAU. 

En  ce  cas,  je  suis  moins  surpris  que  nous  peu- 


PREMIER   DIALOGUE.  33 

sions,  vous  et  moi,  si  différemment  sur  les  points 
qui  s'y  rapportent.  Ici,  par  exemple,  vous  ne 
confondriez  pas  ce  livre  avec  ceux  dont  vous 
parlez,  et  qui,  ne  roulant  que  sur  des  principes 
généraux,  ne  contiennent  que  des  idées  vagues 
ou  des  notions  élémentaires  tirées  peut-être  d'au- 
tres écrits,  et  qu'ont  tous  ceux  qui  savent  un  peu 
do  musique,  au  lieu  que  le  Dictionnaire  entre  dans 
le  détail  des  régies  pour  en  montrer  la  raison, 
l'application ,  l'exception ,  et  tout  ce  qui  doit  guider 
le  compositeur  dans  leur  emploi.  L'auteur  s'atta- 
che même  à  éclaircir  de  certaines  parties  qui  jus- 
qu  alors  étoient  restées  confuses  dans  la  tête  des 
musiciens,  et  presque  inintelligibles  dans  leurs 
écrits.  L'article  Enharmonique,  par  exemple,  ex- 
plique ce  genre  avec  une  si  grande  clarté,  qu'on 
est  étonné  de  l'obscurité  avec  laquelle  en  avoient 
parlé  tous  ceux  qui  jusqu'alors  avoient  écrit  sur 
cette  matière.  On  ne  me  persuadera  jamais  que 
cet  article,  ceux  d'Expression,  Fugue,  Harmonie , 
Licence,  Mode,  Modulation,  Préparation ,  Récitatif, 
Trio' ,  et  grand  nombre  d'autres  répandus  dans 

'  Tons  les  articles  de  musique  que  j'avois  promis  pour  l'En- 
cyclopédie furent  faits  dès  l'année  ÎJ^Q-,  et  remis  par  M.  Diderot, 
l'année  suivante,  à  M.  d'Alembert,  comme  entrant  dans  la  partie 
Mathématiques,  dont  il  étoit  chargé.  Quelque  temps  après  parurent 
ses  Eléments  de  Musique,  qu'il  n'eut  pas  beaucoup  de  peine 
à  faire.  En  1768  parut  son  Dictionnaire,  et  quelque  temps  après 
une  nouvelle  édition  de  ses  Eléments  avec  des  augmentations.  Dans 

DIALOGUES.  T.  I.  3 


34  PREMIER   DIALOGUE, 

ce  Dictionnaire,  et  qui  sûrement  ne  sont  pillés  de 
personne,  soient  l'ouvrage  d'un  ignorant  en  mu- 
sique qui  parle  de  ce  qu'il  n'entend  point,  ni 
qu'un  livre  dans  lequel  ou  peut  apprendre  la 
composition  soit  l'ouvrage  de  quelqu'un  qui  ne 
la  savoit  pas. 

Il  est  vrai  que  plusieurs  autres  articles  égale- 
ment importants  sont  restés  seulement  indiqués 
pour  ne  pas  laisser  le  vocabulaire  imparfait, 
comme  il  en  avertit  dans  sa  préface;  mais  seroit-il 
raisonnable  de  le  juger  sur  les  articles  qu'il  n'a  pas 
eu  le  temps  de  faire  plutôt  que  sur  ceux  où  il  a 
mis  la  dernière  main  et  qui  demandoient  assuré- 
ment autant  de  savoir  que  les  autres?  L'auteur 
convient,  il  avertit  même  de  ce  qui  manque  à  son 
livre,  et  il  dit  la  raison  de  ce  défaut.  Mais  tel  qu'il 
est,  il  seroit  cent  fois  plus  croyable  encore  qu'un 
homme  qui  ne  sait  pas  la  musique  eût  fait  le  Devin 
que  le  Dictionnaire:  car  combien  ne  voit-on  pas, 
sur-tout  en  Suisse  et  en  Allemagne,  de  gens  qui, 
ne  sachant  pas  une  note  de  musique,  et  guidés 
uniquement  par   leur   oreille  et  leur  goût,  ne 


l'intervalle  avoit  aussi  paru  un  Dictionnaire  des  Beaux-Arts ,  où  je 
reconnus  plusieurs  des  articles  que  j'avois  laits  pour  l' Encyclopédie. 
M.  d'Alcnibert  avoit  des  bontés  si  tendres  pour  mon  Dictionnaire 
encore  manuscrit,  qu'il  offrit  obligeamment  au  sieur  Guy  d'en 
revoiries  épreuves,  faveur  que,  sur  l'avis  que  celui-ci  m'en  donna, 
je  le  priai  de  ne  pas  accepter. 


PREMIER   DIALOGUE.  35 

laissent  pas  de  composer  des  choses  très  agréables 
et  même  très  régulières,  quoiqu'ils  n'aient  nulle 
connoissance  des  règles  et  qu'ils  ne  puissent  dépo- 
ser leurs  compositions  que  dans  leur  mémoire? 
Mais  il  est  absurde  de  penser  qu'un  homme  puisse 
enseigner  et  même  éclaircir  dans  un  livre  une 
science  qu'il  n'entend  point,  et  bien  plus  encore 
dans  un  art  dont  la  seule  langue  exige  une  étude 
de  plusieurs  années  avant  qu'on  puisse  1  entendre 
et  la  parler.  Je  conclus  donc  qu'un  homme  qui 
n'a  pu  faire  le  Devin  du  village,  pareequ'il  ne  sa- 
voitpas  la  musique,  n'a  pu  faire  à  plus  forte  raison 
le  Dictionnaire,  qui  demandoit  beaucoup  plus  de 
savoir. 

LE    FRANÇOIS. 

Ne  connoissant  ni  l'un  ni  l'autre  ouvrage,  je  ne 
puis  par  moi-même  juger  de  votre  raisonnement. 
Je  sais  seulememt  qu'il  y  a  une  différence  extrême 
à  cet  égard  dans  l'estimation  du  public,  que  le  Dic- 
tionnaire passe  pour  un  ramassis  de  phrases  so- 
nores et  inintelligibles,  qu'on  en  cite  un  article 
Génie  que  tout  le  monde  prône  et  qui  ne  dit  rien 
sur  la  musique.  Quant  à  votre  article  Enharmo- 
nique et  aux  autres  qui,  selon  vous,  traitent  per- 
tinemment de  l'art,  je  n'en  ai  jamais  ouï  parler  à 
personne ,  si  ce  n'est  à  quelques  musiciens  ou  ama- 
teurs étrangers  qui  paroissoient  en  faire  cas  avant 
qu'on  les  eût  mieux  instruits;  mais  les  nôtres  disent 


36  PREMIER    DIALOGUE. 

et  ont  toujours  dit  ne  rien  entendre  au  jargon  de 

ce  livre. 

Pour  le  Devin,  vous  avez  vu  les  transports  d'ad- 
miration excités  par  la  dernière  reprise  ;  l'enthou- 
siasme du  public  poussé  jusqu'au  délire  fait  foi 
de  la  sublimité  de  cet  ouvrage.  C'étoit  le  divin 
Jean-Jacques;  c'étoit  le  moderne  Orphée;  cet 
opéra  étoit  le  chef-d'œuvre  de  l'art  et  de  l'esprit 
humain,  et  jamais  cet  enthousiasme  ne  fut  si  vif 
que  lorsqu'on  sut  que  le  divin  Jean-Jacques  ne 
savoit  pas  la  musique.  Or,  quoi  que  vous  en  puis- 
siez dire,  de  ce  qu'un  homme  qui  ne  sait  pas  la 
musique  n'a  pu  faire  un  prodige  de  l'art  univer- 
sellement admiré,  il  ne  s'ensuit  pas,  selon  moi, 
qu'il  n'a  pu  faire  un  livre  peu  lu,  peu  entendu ,  et 
encore  moins  estimé. 

ROUSSEAU. 

Dans  ies  choses  dont  je  peux  juger  par  moi- 
même,  je  ne  prendrai  jamais  pour  règle  de  mes 
jugements  ceux  du  public,  et  sur-tout  quand  il 
s'engoue,  comme  il  a  fait  tout  d'un  coup  pour  le 
Devin  du  village,  après  l'avoir  entendu  pendant 
vingt  ans  avec  un  plaisir  plus  modéré.  Cet  engoue- 
ment subit,  quelle  qu'en  ait  été  la  cause  au  mo- 
ment où  le  soi-disant  auteur  étoit  l'objet  de  la 
dérision  publique,  n'a  rien  eu  d'assez  naturel  pour 
faire  autorité  sur  les  gens  sensés.  Je  vous  ai  dit  ce 
que  je  pensois  du  Dictionnaire,  et  cela  non  pas  sur 


PREMIER   DIALOGUE.  37 

l'opinion  publique,  ni  sur  ce  célèbre  article  Génie, 
qui,  n'ayant  nulle  application  particulière  à  l'art, 
n'est  là  que  pour  la  plaisanterie;  mais  après  avoir 
lu  attentivement  l'ouvrage  entier,  dont  la  plupart 
des  articles  feront  faire  de  meilleure  musique 
quand  les  artistes  en  sauront  profiter. 

Quant  au  Devin,  quoique  je  sois  bien  sûr  que 
personne  ne  sent  mieux  que  moi  les  véritables 
beautés  de  cet  ouvrage,  je  suis  fort  éloigné  de  voir 
ces  beautés  où  le  public  engoué  les  place.  Ce  ne 
sont  point  de  celles  que  l'étude  et  le  savoir  pro- 
duisent, mais  de  celles  qu'inspirent  le  goût  et  la 
sensibilité;  et  l'on  prouveroit  beaucoup  mieux 
qu'un  savant  compositeur  n'a  point  fait  cette 
pièce,  si  la  partie  du  beau  ebant  et  de  l'invention 
lui  manque,  qu'on  ne  prouveroit  qu'un  ignorant 
ne  l'a  pu  faire  pareequ  il  n'a  pas  cet  acquis  qui 
supplée  au  génie  et  ne  fait  rien  qu'à  force  de  tra- 
vail. 11  n'y  a  rien  dans  le  Devin  du  village  qui  passe, 
quant  à  la  partie  scientifique,  les  principes  élé- 
mentaires de  la  composition;  et  non  seulement  il 
n'y  a  point  d'écolier  de  trois  mois  qui,  dans  ce 
sens,  ne  fût  en  état  d'en  faire  autant ,  mais  on  peut 
bien  douter  qu'un  savant  compositeur  pût  se  ré- 
soudre à  être  aussi  simple.  Il  est  vrai  que  l'auteur 
de  cet  ouvrage  y  a  suivi  un  principe  caclié  qui  se 
fait  sentir  sans  qu'on  le  remarque,  et  qui  donne  à 
ses  chants  un  effet  qu'on  ne  sent  dans  aucune 


38  PREMIER   DIALOGUE, 

autre  musique françoise.  Mais  ce  principe,  ignoré 
de  tous  nos  compositeurs,  dédaigné  de  ceux  qui 
en  ont  entendu  parler,  posé  seulement  par  l'au- 
teur de  la  Lettre  sur  la  Musique  françoise ,  qui  en  a 
fait  ensuite  un  article  du  Dictionnaire,  et  suivi  seu- 
lement par  l'auteur  du  Devin,  est  une  grande 
preuve  de  plus  que  ces  deux  auteurs  sont  le  même. 
Mais  tout  cela  montre  l'invention  d'un  amateur 
quia  réfléchi  sur  l'art,  plutôt  que  la  routine  d'un 
professeur  qui  le  possède  supérieurement.  Ce  qui 
peut  faire  honneur  au  musicien  clans  cette  pièce 
est  le  récitatif;  il  est  hien  modulé,  bien  ponctué, 
bien  accentué,  autant  que  du  récitatif  francois 
peut  l'être.  Le  tour  en  est  neuf,  du  moins  il  létoit 
alors  à  tel  point  qu'on  ne  voulut  point  hasarder  ce 
récitatif  à  la  cour,  quoique  adapté  à  la  langue  plus 
qu'aucun  autre.  J'ai  peine  à  concevoir  comment 
du  récitatif  peut  être  pillé,  à  moins  qu'on  ne  pille 
aussi  les  paroles;  et,  quand  il  n'y  auroit  que  cela 
de  la  main  de  l'auteur  de  la  pièce,  j'aimerois  mieux, 
quant  à  moi,  avoir  fait  le  récitatif  sans  les  airs  que 
les  airs  sans  le  récitatif;  mais  je  sens  trop  bien  la 
même  main  dans  le  tout  pour  pouvoir  le  partager 
à  différents  auteurs.  Ce  qui  rend  même  cet  opéra 
prisable  pour  les  gens  de  goût,  c'est  le  parfait  ac- 
cord des  paroles  et  de  la  musique ,  c'est  l'étroite  liai- 
son des  parties  qui  le  composent,  c'est  l'ensemble 
exact  du  tout  qui  en  fait  l'ouvrage  le  plus  un  que 


PREMIER   DIALOGUE.  3g 

je  commisse  en  ce  genre.  Le  musicien  a  par-tout 
pensé,  senti,  parlé  comme  le  poète;  l'expression 
de  l'un  répond  toujours  si  fidèlement  à  celle  de 
l'autre,  qu'on  voit  qu'ils  sont  toujours  animés  du 
même  esprit  ;  et  l'on  me  dit  que  cet  accord  si  juste 
et  si  rare  résulte  d'un  tas  de  pillages  fortuitement 
rassemblés!  Monsieur,  il  y  auroit  cent  fois  plus  d'à  rt 
à  composer  un  pareil  tout  de  morceaux  épars  et  dé- 
cousus qu  a  le  créer  soi-mêmed'un  bouta  l'autre. 

LE   FRANÇOIS. 

Votre  objection  ne  m'est  pas  nouvelle;  elle  pa- 
roît  même  si  solide  à  beaucoup  de  gens,  que, 
revenus  des  vols  partiels,  quoique  tous  si  bien 
prouvés,  ils  sont  maintenant  persuadés  que  la 
pièce  entière,  paroles  et  musique,  est  d'une  autre 
main,  et  que  le  cbarlatan  a  eu  l'adresse  de  s'en 
emparer  et  l'impudence  de  se  l'attribuer.  Cela  pa~ 
roît  même  si  bien  établi,  que  l'on  n'en  doute  plus 
guère;  car  enfin  il  faut  bien  nécessairement  recou- 
rir à  quelque  explication  semblable;  il  faut  bien 
que  cet  ouvrage,  qu'il  est  incontestablement  hors 
d'état  d'avoir  fait,  ait  été  fait  par  quelqu'un.  On 
prétend  même  en  avoir  découvert  le  véritable  au- 
teur. 

rot  SSEAU. 

J'entends:  après  avoir  d'abord  découvert  et 
très  bien  prouvé  les  vois  partiels  dont  le  Devin  dit 
village  étoit  composé,  on  prouve  aujourd'hui  nor 


4o  PREMIER   DIALOGUE, 

moins  victorieusement  qu'il  n'y  a  point  eu  de  vols 
partiels;  que  cette  pièce,  toute  de  la  même  main, 
a  été  volée  en  entier  par  celui  qui  se  l'attribue. 
Soit  donc,  car  l'une  et  l'autre  de  ces  vérités  con- 
tradictoires est  égale  pour  mon  objet.  Mais  enfin 
quel  est-il  donc,  ce  véritable  auteur?  Est- il 
François,  Suisse,  Italien,  Chinois? 

LE    FRANÇOIS. 

C'est  ce  que  j'ignore;  car  on  ne  peut  guère  at- 
tribuer cet  ouvrage  à  Pergolèse,  comme  un  Salve 

Regina 

ROUSSEAU. 

Oui ,  j'en  connois  un  de  cet  auteur,  et  qui  même 
a  été  gravé 

LE    FRANÇOIS. 

Ce  n'est  pas  celui-là.  Le  Salve  dont  vous  parlez, 
Pergolèse  l'a  fait  de  son  vivant,  et  celui  dont  je 
parle  en  est  un  autre  qu'il  a  fait  vingt  ans  après 
sa  mort,  et  que  Jean-Jacques  s'approprioit  en  di- 
sant l'avoir  fait  pour  mademoiselle  Fel,  comme 
beaucoup  d'autres  motets  que  le  même  Jean- 
Jacques  dit  ou  dira  de  même  avoir  faits  depuis  lors , 
et  qui ,  par  autant  de  miracles  de  M.  d'Alembert, 
sont  et  seront  toujours  tous  de  Pergolèse,  dont  il 
évoque  l'ombre  quand  il  lui  plaît. 
ROUSSEAU. 

Voilà  qui  est  vraiment  admirable!  Oh!  je  me 
doutois  depuis  long-temps  que  ce  M.  d'Alembert 


PREMIER   DIALOGUE.  ,, 

devoit  être  un  saint  à  miracles,  et  je  parierois 
bien  qu'il  ne  s'en  tient  pas  à  ceux-là.  Mais ,  connue 
vous  dites,  il  lui  sera  néanmoins  difficile,  tout 
saint  qu'il  est,  d'avoir  aussi  fait  faire  le  Devin  du 
village  à  Pergolèse,  et  il  ne  faudroit  pas  multiplier 
les  auteurs  sans  nécessité. 

LE    FRANÇOIS. 

Pourquoi  non?  Qu'un  pillard  prenne  à  droite  et 
à  gauche,  rien  au  monde  n'est  plus  naturel. 

ROUSSEAU. 

D'accord;  mais  dans  toutes  ces  musiques  ainsi 
pillées  on  sent  les  coutures  et  les  pièces  de  rap- 
port, et  il  me  semble  que  celle  qui  porte  le  nom 
de  Jean-Jacques  n'a  pas  cet  air-là.  On  n'y  trouve 
même  aucune  physionomie  nationale  :  ce  n'est  pas 
plus  de  la  musique  italienne  que  de  la  musique 
françoise.  Elle  a  le  ton  de  la  chose,  et  rien  de  plus. 

LE    FRANÇOIS. 

Tout  le  monde  convient  de  cela.  Comment 
l'auteur  du  Devin  a-t-il  pris  dans  cette  pièce  un 
accent  alors  si  neuf  qu'il  n'ait  employé  que  là? 
et  si  c'est  son  unique  ouvrage,  comment  en  a- 
t-il  tranquillement  cédé  la  gloire  à  un  autre,  sans 
tenter  de  la  revendiquer,  ou  du  moins  de  la  par- 
tager par  un  second  opéra  semblable?  On  m'a 
promis  de  m'expliquer  clairement  tout  cela  ;  car 
j'avoue  de  bonne  foi  y  avoir  trouvé  jusqu'ici 
quelque  obscurité. 


4a  PREMIER    DIALOGUE. 

ROUSSEAU. 
Bon  !  vous  voilà  bien  embarrassé  !  le  pillard 
aura  fait  accointance  avec  l'auteur;  il  se  sera  fait 
confier  sa  pièce,  on  la  lui  aura  volée,  et  puis  il 
l'aura  empoisonné.  Gela  est  tout  simple. 

LE    FRANÇOIS. 

Vraiment,  vous  avez  là  de  jolies  idées! 

ROUSSEAU. 

Ah  !  ne  me  faites  pas  honneur  de  votre  bien. 
Ces  idées  vous  appartiennent  ;  elles  sont  l'effet 
naturel  de  tout  ce  que  vous  m'avez  appris.  Au 
reste ,  et  quoi  qu'il  en  soit  du  véritable  auteur  de 
la  pièce,  il  me  suffit  que  celui  qui  s'est  dit  l'être 
soit,  par  son  ignorance  et  son  incapacité,  hors 
d'état  de  l'avoir  faite ,  pour  que  j'en  conclue,  à 
plus  forte  raison,  qu'il  n'a  fait  ni  le  Dictionnaire 
qu'il  s'attribue  aussi,  ni  la  Lettre  sur  la  musique 
françoise,  ni  aucun  des  autres  livres  qui  portent 
son  nom  et  dans  lesquels  il  est  impossible  de  ne 
pas  sentir  qu'ils  partent  tous  de  la  même  main. 
D'ailleurs,  concevez- vous  qu'un  homme  doué 
d'assez  de  talents  pour  faire  de  pareils  ouvrages 
aille,  au  fort  même  de  son  effervescence,  piller 
et  s'attribuer  ceux  d'autrui  dans  un  genre  qui 
non  seulement  n'est  pas  le  sien,  mais  auquel  il 
n'entend  absolument  rien;  qu'un  homme  qui, 
selon  vous,  eut  assez  de  courage,  d'orgueil,  de 
fierté,  de  force,  pour  résister  à  la  démangeaison 


PREMIER   DIALOGUE.  43 

d'écrire,  si  naturelle  aux  jeunes  gens  qui  se  sen- 
tent quelque  talent,  pour  laisser  mûrir  vingt  ans 
sa  tête  dans  le  silence,  afin  de  donner  plus  de 
profondeur  et  de  poids  à  ses  productions  long- 
temps  méditées;  que  ce  même  homme,  lame 
toute  remplie  de  ses  grandes  et  sublimes  vues, 
aille  en  interrompre  le  développement,  pour  cher- 
cher, par  des  manœuvres  aussi  lâches  que  pué- 
riles, une  réputation  usurpée  et  très  inférieure  à 
celle  qu'il  peut  obtenir  légitimement?  Ce  sont  des 
gens  pourvus  de  bien  petits  talents  par  eux-mêmes 
qui  se  parent  ainsi  de  ceux  d'autrui  ;  et  quiconque 
avec  une  tête  active  et  pensante  a  senti  le  délire 
et  l'attrait  du  travail  d'esprit  ne  va  pas  servile- 
ment sur  la  trace  d'un  autre  pour  se  parer  ainsi 
des  productions  étrangères  par  préférence  à  celles 
qu'il  peut  tirer  de  son  propre  fonds.  Allez,  mon- 
sieur, celui  qui  a  pu  être  assez  vil  et  assez  sot  pour 
s'attribuer  le  Devin  du  village  sans  l'avoir  fait,  et 
même  sans  savoir  la  musique ,  n'a  jamais  fait  une 
ligne  du  Discours  sur  C  inégalité,  ni  de  Y  Emile,  ni 
du  Contrat  social.  Tant  d'audace  et  de  vigueur 
d'un  côté,  tant  d'ineptie  et  de  lâcheté  de  l'autre, 
ne  s'associeront  jamais  dans  la  mêmeame. 

Voilà  une  preuve  qui  parle  à  tout  homme  sensé. 
Que  d'au ti  es  qui  ne  sont  pas  moins  fortes  ne  par- 
lent qu'à  moi,  j'en  suis  fâché  pour  mon  espèce; 
elles  devroient  parler  à  toute  ame  sensible  et 


44  PREMIER    DIALOGUE, 

clouée  de  l'instinct  moral.  Vous  me  dites  que  tous 
ces  écrits  qui  m'échauffent ,  me  touchent,  m'at- 
tendrissent, me  donnent  la  volonté  sincère  d'être 
meilleur,  sont  uniquement  des  productions  d'une 
tête  exaltée  conduite  par  un  cœur  hypocrite  et 
fourbe.  La  figure  de  mes  êtres  surlunaires  vous 
aura  déjà  fait  entendre  que  je  n'étois  pas  là-dessus 
de  votre  avis.  Ce  qui  me  confirme  encore  dans 
le  mien  est  le  nombre  et  l'étendue  de  ces  mêmes 
écrits,  où  je  sens  toujours  et  par-tout  la  même 
véhémence  d'un  cœur  échauffé  des  mêmes  sen- 
timents. Quoi  !  ce  fléau  du  genre  humain ,  cet 
ennemi  de  toute  droiture,  de  toute  justice,  de 
toute  bonté,  s'est  captivé  dix  à  douze  ans  dans  le 
cours  de  quinze  volumes  à  parler  toujours  le 
plus  doux,  le  plus  pur,  le  plus  énergique  lan- 
gage de  la  vertu ,  à  plaindre  les  misères  humaines , 
à  en  montrer  la  source  dans  les  erreurs,  dans  les 
préjugés  des  hommes,  à  leur  tracer  la  route  du 
vrai  bonheur,  à  leur  apprendre  à  rentrer  dans 
leur  propre  cœur  pour  y  retrouver  le  germe  des 
vertus  sociales  qu'ils  étouffent  sous  un  faux  si- 
mulacre dans  le  progrès  mal  entendu  des  socié- 
tés, à  consulter  toujours  leur  conscience  pour 
redresser  les  erreurs  de  la  raison,  et  à  écouter 
dans  le  silence  des  passions  cette  voix  intérieure 
que  tous  nos  philosophes  ont  tant  à  cœur  d'étouf- 
fer, et  qu'ils  traitent  de  chimère  parcequ'elle  ne 


PREMIER   DIALOGUE.  45 

leur  dit  plus  rien  :  il  s'est  fait  siffler  deux  et  de 
tout  son  siècle  pour  avoir  toujours  soutenu  que 
l'homme  étoit  bon  quoique  les  hommes  fussent 
méchants  ,  que  ses  vertus  lui  venoient  de  lui- 
même,  que  ses  vices  lui  venoient  d'ailleurs  :  il  a 
consacré  son  plus  grand  et  meilleur  ouvrage  à 
montrer  comment  s'introduisent  dans  notre  arac 
les  passions  nuisibles,  à  montrer  que  la  bonne 
éducation  doit  être  purement  négative,  qu'elle 
doit  consister,  non  à  guérir  les  vices  du  cœur  hu- 
main ,  puisqu'il  n'y  en  a  point  naturellement , 
mais  à  les  empêcher  de  naître,  et  à  tenir  exac- 
tement fermées  les  portes  par  lesquelles  ils  s'in- 
troduisent: enfin,  il  a  établi  tout  cela  avec  une 
clarté  si  lumineuse,  avec  un  charme  si  touchant, 
avec  une  vérité  si  persuasive,  qu'une  ame  non 
dépravée  ne  peut  résister  à  l'attrait  de  ses  images 
et  à  la  force  de  ses  raisons  ;  et  vous  voulez  que 
cette  longue  suite  d'écrits  où  respirent  toujours 
les  mêmes  maximes,  où  le  même  langage  se  sou- 
tient toujours  avec  la  même  chaleur,  soit  l'ouvrage 
d'un  fourbe  qui  parle  toujours,  non  seulement 
contre  sa  pensée,  mais  aussi  contre  son  intérêt, 
puisque,  mettant  tout  son  bonheur  à  remplir  le 
monde  de  malheurs  et  de  crimes,  il  devoit  con- 
séquemment  chercher  à  multiplier  les  scélérats 
pour  se  donner  des  aides  et  des  complices  dans 
l'exécution  de  ses  horribles  projets  ;  au  lieu  qu'il 


46  PREMIER    DIALOGUE, 

n'a  travaille  réellement  qu'à  se  susciter  des  ob- 
stacles et  des  adversaires  dans  tous  les  prosélytes 
que  ses  livres  feroient  à  la  vertu. 

Autres  raisons  non  moins  fortes  dans  mon 
esprit.  Cet  auteur  putatif,  reconnu,  par  toutes 
les  preuves  que  vous  m'avez  fournies,  le  plus  cra- 
puleux ,  le  plus  vil  débauché  qui  puisse  exister,  a 
passé  sa  vie  avec  les  traînées  des  rues  dans  les 
plus  infâmes  réduits,  il  est  hébété  de  débauche, 
il  est  pourri  de  vérole;  et  vous  voulez  qu'il  ait 
écrit  ces  inimitables  lettres  pleines  de  cet  amour 
si  brûlant  et  si  pur  qui  ne  germa  jamais  que  dans 
des  cœurs  aussi  chastes  que  tendres?  Ignorez-vous 
que  rien  n'est  moins  tendre  qu'un  débauché,  que 
l'amour  n'est  pas  plus  connu  des  libertins  que 
des  femmes  de  mauvaise  vie,  que  la  crapule  en- 
durcit le  cœur,  rend  ceux  qui  s'y  livrent  impru- 
dents, grossiers,  brutaux,  cruels;  que  leur  sang 
appauvri,  dépouillé  de  cet  esprit  de  vie  qui  du 
cœur  porte  au  cerveau  ces  charmantes  images 
d'où  naît  l'ivresse  de  l'amour,  ne  leur  donne  par 
l'habitude  que  les  acres  picotements  du  besoin, 
sans  y  joindre  ces  douces  impressions  qui  rendent 
la  sensualité  aussi  tendre  que  vive?  Qu'on  me 
montre  une  lettre  d'amour  d'une  main  inconnue, 
je  suis  assuré  de  connoître  à  sa  lecture  si  celui  qui 
l'écrit  a  des  mœurs.  Ce  n'est  qu'aux  yeux  de  ceux 
qui  en  ont  que  les  femmes  peuvent  briller  de  ces 


PREMIER    DIALOGUE.  47 

charmes  touchants  et  chastes  qui  seuls  font  le 
délire  des  cœurs  vraiment  amoureux.  Les  débau- 
chés  ne  voient  en  elles  que  des  instruments  de 
plaisir  qui  leur  sont  aussi  méprisables  que  néces- 
saires, comme  ces  vases  dont  on  se  sert  tous  les 
jours  pour  les  plus  indispensables  besoins.  J'aurois 
défié  tous  les  coureurs  de  filles  de  Paris  d'écrire 
jamais  une  seule  des  lettres  de  YHéloïse;  et  le  livre 
entier,  ce  livre  dont  la  lecture  me  jette  dans  les 
plus  angéliques  extases,  seroit  l'ouvrage  d'un  vil 
débauché  !  Comptez,  monsieur,  qu'il  n'en  est  rien  ; 
ce  n'est  pas  avec  de  l'esprit  et  du  jargon  que  ces 
choses-là  se  trouvent.  Vous  voulez  qu'un  hypo- 
crite adroit,  qui  ne  marche  à  ses  fins  qu'à  force 
de  ruse  et  d'astuce,  aille  étourdiment  se  livrer  à 
l'impétuosité  de  l'indignation  contre  tous  les  états, 
contre  tous  les  partis  sans  exception,  et  dire  éga- 
lement les  plus  dures  vérités  aux  uns  et  aux  autres? 
Papistes,  huguenots,  grands,  petits,  hommes, 
femmes,  robins ,  soldats,  moines,  prêtres,  dévots, 
médecins,  philosophes,  Tros  Rutulusve  fuat,  tout 
est  peint,  tout  est  démasqué  sans  jamais  un  mot 
d'aigreur  ni  de  personnalité  contre  qui  que  ce  soit, 
mais  sans  ménagement  pour  aucun  parti.  Vous 
voulez  qu'il  ait  toujours  suivi  sa  fougue  au  point 
d'avoir  tout  soulevé  contre  lui,  tout  réuni  pour 
l'accabler  dans  sa  disgrâce;  et  tout  cela  sans  se 
ménager  ni  défenseur  ni  appui,  sans  s'embarras 


48  PREMIER    DIALOGUE, 

ser  même  du  succès  de  ses  livres,  sans  s'informer 
au  moins  de  l'effet  qu'ils  produisoient  et  de  l'orage 
qu'ils  attiroient  sur  sa  tête,  et  sans  en  concevoir 
le  moindre  souci  quand  le  bruit  commença  d'en 
arriver  jusqu'à  lui?  Cette  intrépidité,  cette  impru- 
dence, cette  incurie,  est-elle  de  l'homme  faux  et 
fin  que  vous  m'avez  peint?  Enfin  vous  voulez  qu'un 
misérable  à  qui  l'on  a  ôté  le  nom  de  scélérat,  qu'on 
ne  trou  voit  pas  encore  assez  abject,  pour  lui  don- 
ner celui  de  coquin,  comme  exprimant  mieux  la 
bassesse  et  l'indignité  de  son  ame;  vous  voulez 
que  ce  reptile  ait  pris  et  soutenu  pendant  quinze 
volumes  le  langage  intrépide  et  fier  d'un  écrivain 
qui,  consacrant  sa  plume  à  la  vérité,  ne  quête 
point  les  suffrages  du  public,  et  que  le  témoignage 
de  son  cœur  met  au-dessus  des  jugements  des 
hommes?  Vous  voulez  que,  parmi  tant  de  si  beaux 
livres  modernes,  les  seuls  qui  pénétrent  jusqu'à 
mon  cœur,  qui  l'enflamment  d'amour  pour  la 
vertu,  qui  l'attendrissent  sur  les  misères  humaines, 
soient  précisément  les  jeux  d'un  détestable  fourbe 
qui  se  moque  de  ses  lecteurs  et  ne  croit  pas  un 
mot  de  ce  qu'il  leur  dit  avec  tant  de  chaleur  et  de 
force;  tandis  que  tous  les  autres,  écrits,  à  ce  que 
vous  m'assurez,  par  devrais  sages  dans  de  si  pures 
intentions,  me  glacent  le  cœur,  le  resserrent,  et 
ne  m'inspirent,  avec  des  sentiments  d'aigreur,  de 
peine,  et  de  haine,  que  le  plus  intolérant  esprit 


PREMIER  DIALOGUE.  4g 

de  parti?  Tenez,  monsieur,  s'il  n'est  pas  impos- 
sible que  tout  cela  soit,  il  lest  du  moins  que  jamais 
je  le  croie,  fût-il  mille  fois  démontré.  Encore  un 
coup,  je  ne  résiste  point  à  vos  preuves  ;  elles  m'ont 
pleinement  convaincu  :  mais  ce  que  je  ne  crois  ni 
ne  croirai  de  ma  vie,  c'est  que  X Emile,  et  sur-tout 
l'article  du  goût  dans  le  quatrième  livre,  soit  l'ou- 
vrage d'un  cœur  dépravé  ;  que  YHéloïse,  et  sur-tout 
la  lettre  sur  la  mort  de  Julie,  ait  été  écrite  par  un 
scélérat;  que  celle  à  M.  d'Alembert  sur  les  spec- 
tacles soit  la  production  d'une  ame  double  ;  que 
le  sommaire  du  Projet  de  paix  perpétuelle  soit  celle 
d'un  ennemi  du  genre  humain;  que  le  recueil 
entier  des  écrits  du  même  auteur  soit  sorti  d'une 
ame  hypocrite  et  d'une  mauvaise  tête ,  non  du  pur 
zèle  d'un  cœur  brûlant  d'amour  pour  la  vertu. 
Non,  monsieur,  non,  monsieur;  le  mien  ne  se 
prêtera  jamais  à  cet  absurde  et  fausse  persuasion. 
Mais  je  dis  et  je  soutiendrai  toujours  qu'il  faut 
qu'il  y  ait  deux  Jean-Jacques,  et  que  l'auteur  des 
livres  et  celui  des  crimes  ne  sont  pas  le  même 
homme.  Voilà  un  sentiment  si  bien  enraciné  dans 
le  fond  de  mon  cœur  que  rien  ne  me  l'ôtera 
jamais. 

LE    FRANÇOIS. 

C'est  pourtant  une  erreur,  sans  le  moindre 
doute,  et  une  autre  preuve  qu'il  a  fait  des  livres , 
et  qu'il  en  fait  encore  tous  les  jours. 

DIALOGUES.  T.  I.  4 


So  PREMIER   DIALOGUE. 

ROUSSEAU. 

Voilà  ce  que  j'ignorois,  et  l'on  m'avoit  dit  au 
contraire   qu'il   s'occupoit    uniquement    depuis 
quelques  années  à  copier  de  la  musique. 
LE    FRANÇOIS. 

Bon,  copier  !  il  en  fait  le  semblant  pour  faire  le 
pauvre ,  quoiqu'il  soit  riche ,  et  couvrir  sa  rage  de 
faire  des  livres  et  de  barbouiller  du  papier.  Mais 
personne  ici  n'en  est  la  dupe,  et  il  faut  que  vous 
veniez  de  bien  loin  pour  l'avoir  été. 

ROUSSEAU. 

Sur  quoi,  je  vous  prie,  roulent  ces  nouveaux 
livres  dont  il  se  cache  si  bien ,  si  à  propos ,  et  avec 
tant  de  succès? 

LE    FRANÇOIS. 

Ce  sont  des  fadaises  de  toute  espèce;  des  leçons 
d'athéisme ,  des  éloges  de  la  philosophie  moderne, 
des  oraisons  funèbres,  des  traductions,  des  sa- 
tires  

ROUSSEAU. 

Contre  ses  ennemis,  sans  doute? 

LE    FRANÇOIS. 

Non ,  contre  les  ennemis  de  ses  ennemis. 

ROUSSEAU. 

Voilà  de  quoi  je  ne  me  serois  pas  douté. 

LE    FRANÇOIS. 

Oh!  vous  ne  connoissez  pas  la  ruse  du  drôle! 
Il  fait  tout  cela  pour  mieux  se  déguiser.  Il  fait  de 


PREMIER   DIALOGUE.  Si 

violentes  sorties  contre  la  présente  administration 
(en  1772  )  dont  il  n'a  point  à  se  plaindre,  en 
faveur  du  parlement  qui  l'a  si  indignement  traité, 
et  de  l'auteur  de  toutes  ses  misères,  qu'il  devroit 
avoir  en  horreur.  Mais  à  chaque  instant  sa  vanité 
se  décèle  par  les  plus  ineptes  louanges  de  lui- 
même.  Par  exemple,  il  a  fait  dernièrement  un 
livre  fort  plat,  intitulé  l'An  deux  mille  deux  cent 
quarante,  dans  lequel  il  consacre  avec  soin  tous  ses 
écrits  à  la  postérité,  sans  même  excepter  Narcisse, 
et  sans  qu'il  en  manque  une  seu  leligne. 

ROUSSEAU. 

C'est  en  effet  une  bien  étonnante  balourdise. 
Dans  les  livres  qui  portent  son  nom  je  ne  vois  pas 
un  orgueil  aussi  bête. 

LE    FRANÇOIS. 

En  se  nommant  il  se  contraignoit;  à  présent 
qu'il  se  croit  bien  caché,  il  ne  se  gêne  plus. 

ROUSSEAU. 
Il  a  raison,  cela  lui  réussit  si  bien!  mais,  mon- 
sieur, quel  est  donc  le  vrai  but  de  ses  livres  que 
cet  homme  si  fin  publie  avec  tant  de  mystère  en 
faveur  des  gens  qu'il  devroit  haïr,  et  de  la  doctrine 
à  laquelle  il  a  paru  si  contraire? 

LE    FRANÇOIS. 

En  doutez-vous!  C'est  de  se  jouer  du  public  et 
de  faire  parade  de  son  éloquence,  en  prouvant 
successivement  le  pour  et  le  contre,  et  promenant 

4- 


52  PREMIER   DIALOGUE. 

ses  lecteurs  du  blanc  au  noir  pour  se  moquer  de 

leur  crédulité. 

ROUSSEAU. 

Par  ma  foi  !  voila ,  pour  la  détresse  où  il  se 
trouve,  un  homme  de  bien  bonne  humeur,  et 
qui,  pour  être  aussi  haineux  que  vous  le  faites, 
n'est  guère  occupé  de  ses  ennemis!  Pour  moi, 
sans  être  vain  ni  vindicatif,  je  vous  déclare  que 
si  j'étois  à  sa  place  et  que  je  voulusse  encore  faire 
des  livres,  ce  ne  seroit  pas  pour  faire  triompher 
mes  persécuteurs  et  leur  doctrine  aux  dépens  de 
ma  réputation  et  de  mes  propres  écrits.  S'il  est 
réellement  l'auteur  de  ceux  qu'il  n'avoue  pas ,  c'est 
une  forte  et  nouvelle  preuve  qu'il  ne  l'est  pas  de 
ceux  qu'il  avoue.  Car  assurément  il  faudroit  le 
supposer  bien  stupide  et  bien  ennemi  de  lui- 
même  pour  chanter  la  palinodie  si  mal-à-propos. 

LE   FRANÇOIS. 

Il  faut  avouer  que  vous  êtes  un  homme  bien 
obstiné,  bien  tenace  dans  vos  opinions;  au  peu 
d'autorité  qu'ont  sur  vous  celles  du  public,  on  voit 
bien  que  vous  n'êtes  pas  François.  Parmi  tous  nos 
sages  si  vertueux,  si  justes,  si  supérieurs  à  toute 
partialité,  parmi  toutes  nos  daines  si  sensibles, 
si  favorables  à  un  auteur  qui  peint  si  bien  l'amour, 
il  ne  s'est  trouvé  personne  qui  ait  fait  la  moindre 
résistance  aux  arguments  triomphants  de  nos 
messieurs;  personne  qui  ne  se  soit  rendu  avec 


PREMIER   DIALOGUE.  53 

empressement,  avec  joie,  aux  preuves  que  ce 
même  auteur  qu'on  disoit  tant  aimer,  que  ce 
môme  Jean- Jacques  si  fêté,  mais  si  rogue  et  si 
haïssable,  étoit  la  honte  et  l'opprobre  du  genre 
humain;  et  maintenant  qu'on  s'est  si  bien  pas- 
sionné pour  cette  idée  qu'on  n'en  voudroit  pas 
changer  quand  la  chose  seroit  possible,  vous  seul, 
plus  difficile  que  tout  le  monde,  venez  ici  nous 
proposer  une  distinction  neuve  et  imprévue,  qui 
ne  le  seroit  pas  si  elle  avoit  la  moindre  solidité. 
Je  conviens  pourtant  qu'à  travers  tout  ce  pathos, 
qui  selon  moi  ne  dit  pas  grand'chose,  vous  ouvrez 
de  nouvelles  vues  qui  pourroient  avoir  leur  usage, 
communiquées  à  nos  messieurs.  11  est  certain  que 
si  l'on  pouvoit  prouver  que  Jean-Jacques  n'a  fait 
aucun  des  livres  qu'il  s'attribue,  comme  on  prouve 
qu'il  n'a  pas  fait  le  Devin,  on  ôteroit  une  difficulté 
qui  ne  laisse  pas  d'arrêter  ou  du  moins  d'embar- 
rasser encore  bien  des  gens,  malgré  les  preuves 
convaincantes  des  forfaits  de  ce  misérable.  Mais 
je  serois  aussi  fort  surpris,  pour  peu  qu'on  pût 
appuyer  cette  idée,  qu'on  se  fût  avisé  si  tard  de  la 
proposer.  Je  vois  qu'en  s'attachant  à  le  couvrir 
de  tout  l'opprobre  qu'il  mérite,  nos  messieurs  ne 
laissent  pas  de  s'inquiéter  quelquefois  de  ces  livres 
qu'ils  détestent,  qu'ils  tournent  même  en  ridicule 
de  toute  leur  force,  mais  qui  leur  attirent  souvent 
des  objections  incommodes,  qu'on  léveroit  tout 


54  PREMIER   DIALOGUE, 

d'un  coup  en  affirmant  qu'il  n'a  pas  écrit  un  seul 
mot  de  tout  cela,  et  qu'il  en  est  incapable  comme 
d'avoir  fait  le  Devin.  Mais  je  vois  qu'on  a  pris  ici 
une  route  contraire  qui  ne  peut  guère  ramener  à 
celle-là;  et  l'on  croit  si  bien  que  ces  écrits  sont 
de  lui,  que  nos  messieurs  s'occupent  depuis  long- 
temps à  les  éplucher  pour  en  extraire  le  poison. 

ROUSSEAU. 

Le  poison  ! 

LE    FRANÇOIS. 

Sans  doute.  Ces  beaux  livres  vous  ont  séduit 
comme  bien  d'autres,  et  je  suis  peu  surpris  qu'à 
travers  toute  cette  ostentation  de  belle  morale 
vous  n'ayez  pas  senti  les  doctrines  pernicieuses 
qu'il  y  répand;  mais  je  le  serois  fort  qu'elles  n'y 
fussent  pas.  Gomment  un  tel  serpent  n'infecte- 
roit-il  pas  de  son  venin  tout  ce  qu'il  touche? 
ROUSSEAU. 

Eh  bien!  monsieur,  ce  venin!  en  a-t-on  déjà 
beaucoup  extrait  de  ces  livres? 

LE   FRANÇOIS. 

Beaucoup,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  et  même  il  s'y 
met  tout  à  découvert  dans  nombre  de  passages 
horribles  que  l'extrême  prévention  qu'on  avoit 
pour  ces  livres  empêcha  d'abord  de  remarquer, 
mais  qui  frappent  maintenant  de  surprise  et 
d'effroi  tous  ceux  qui,  mieux  instruits,  les  lisent 
comme  il  convient. 


PREMIER  DIALOGUE.  55 

ROUSSEAU. 

Des  passages  horribles  !  J'ai  lu  ces  livres  avec 
grand  soin ,  mais  je  n'y  en  ai  point  trouvé  de  tels, 
je  vous  jure.  Vous  m'obligeriez  de  m'en  indiquer 
quelqu'un. 

LE    FRANÇOIS. 

Ne  les  ayant  pas  lus,  c'est  ce  que  je  ne  saurois 
faire ,  mais  j'en  demanderai  la  liste  à  nos  messieurs 
qui  les  ont  recueillis,  et  je  vous  la  communique- 
rai. Je  me  rappelle  seulement  qu'on  cite  une 
note  de  Y  Emile  où  il  enseigne  ouvertement  l'as- 
sassinat. 

ROUSSEAU. 

Gomment,  monsieur,  il  enseigne  ouvertement 
l'assassinat,  et  cela  n'a  pas  été  remarqué  dès  la 
première  lecture  !  il  falloit  qu'il  eût  en  effet  des 
lecteurs  bien  prévenus  ou  bien  distraits.  Et  où 
donc  avoient  les  yeux  les  auteurs  de  ces  sages  et 
graves  réquisitoires  sur  lesquels  on  l'a  si  réguliè- 
rement décrété?  Quelle  trouvaille  pour  eux  !  quel 
regret  de  l'avoir  manquée  ! 

LE    FRANÇOIS. 

Ah!  c'est  que  ces  livres  étoient  trop  pleins  de 
choses  à  reprendre  pour  qu'on  pût  tout  relever. 

ROUSSEAU. 

Il  est  vrai  que  le  bon,  le  judicieux  Joli  de 
Fleuri,  tout  plein  de  l'horreur  que  lui  inspiroit  le 
Système  criminel  de  la  Religion  naturelle,  ne  pouvoit 


56  PREMIER   DIALOGUE, 

guère  s'arrêter  à  des  bagatelles  comme  des  leçons 
d'assassinat;  ou  peut-être,  comme  vous  dites,  son 
extrême  prévention  pour  ie  livre  l'empêchoit-elle 
de  les  remarquer.  Dites,  dites,  monsieur,  que  vos 
chercheurs  de  poison  sont  bien  plutôt  ceux  qui 
l'y  mettent,  et  qu'il  n'y  en  a  point  pour  ceux  qui 
n'en  cherchent  pas.  J'ai  lu  vingt  fois  la  note  dont 
vous  parle/.,  sans  y  voir  autre  chose  qu'une  vive 
indignation  contre  un  préjugé  gothique  non 
moins  extravagant  que  funeste,  et  je  ne  me  serois 
jamais  clouté  du  sens  que  vos  messieurs  lui 
donnent,  si  je  n'avois  vu  par  hasard  une  lettre 
insidieuse  qu'on  a  fait  écrire  à  l'auteur  à  ce  sujet, 
et  la  réponse  qu'il  a  eu  la  foiblesse  d'y  faire,  et  où 
il  explique  le  sens  de  cette  note  qui  navoit  pas 
besoin  d'autre  explication  que  d'être  lue  à  sa  place 
par  d'honnêtes  gens.  Un  auteur  qui  écrit  d'après 
son  cœur  est  sujet,  en  se  passionnant,  à  des  fou- 
gues qui  l'entraînent  au-delà  du  but,  et  à  des 
écarts  où  ne  tombent  jamais  ces  écrivains  subtils 
et  méthodistes  qui,  sans  s'animer  sur  rien  au 
monde  ne  disent  jamais  que  ce  qu'il  leur  est 
avantageux  de  dire  et  qu'ils  savent  tourner  sans 
se  commettre,  pour  produire  l'effet  qui  convient 
à  leur  intérêt.  Ce  sont  les  imprudences  d'un 
homme  confiant  en  lui-même,  et  dont  lame  gé- 
néreuse ne  suppose  pas  même  que  l'on  puisse 
douter  de  lui.  Soyez  sûr  que  jamais  hypocrite  ni 


PREMIER   DIALOGUE.  57 

fourbe  n'ira  s'exposer  à  découvert.  Nos  philoso- 
phes ont  bien  ce  qu'ils  appellent  leur  doctrine 
intérieure,  mais  ils  ne  l'enseignent  au  public 
qu'en  se  cachant,  et  à  leurs  amis  qu'en  secret.  En 
prenant  toujours  tout  à  la  lettre  on  trouveroit 
peut-être  en  effet  moins  à  reprendre  dans  les 
livres  les  plus  dangereux  que  dans  ceux  dont  nous 
parlons  ici,  et  en  général  que  dans  tous  ceux  où 
l'auteur,  sûr  de  lui-même  et  parlant  d'abondance 
de  cœur,  s'abandonne  à  toute  sa  véhémence  sans 
songer  aux  prises  qu'il  peut  laisser  au  méchant 
qui  le  guette  de  sang  froid,  et  qui  ne  cherche 
dans  tout  ce  qu'il  offre  de  bon  et  d'utile  qu'un 
côté  mal  gardé  par  lequel  il  puisse  enfoncer  le 
poignard.  Mais  lisez  tous  ces  passages  dans  le 
sens  qu'ils  présentent  naturellement  à  l'esprit  du 
lecteur  et  qu'ils  a  voient  dans  celui  de  l'auteur  en 
les  écrivant,  lisez -les  à  leur  place  avec  ce  qui 
précède  et  ce  qui  suit,  consultez  la  disposition  de 
cœur  où  ces  lectures  vous  mettent;  c'est  cette 
disposition  qui  vous  éclairera  sur  leur  véritable 
sens.  Pour  toute  réponse  à  ces  sinistres  interpré- 
tateurs  et  pour  leur  juste  peine,  je  ne  voudrais 
que  leur  faire  lire  à  haute  voix  l'ouvrage  entier 
qu'ils  déchirent  ainsi  par  lambeaux  pour  les  tein- 
dre de  leur  venin;  je  doute  qu'en  finissant  cette 
lecture  il  s'en  trouvât  un  seul  assez  impudent  pour 
oser  renouveler  son  accusation. 


58  PREMIER  DIALOGUE. 

LE    FRANÇOIS. 

Je  sais  qu'on  blâme  en  général  cette  manière 
d'isoler  et  défigurer  les  passages  d'un  auteur  pour 
les  interpréter  au  gré  de  la  passion  d'un  censeur 
injuste;  mais,  par  vos  propres  principes,  nos 
messieurs  vous  mettront  ici  loin  de  votre  compte; 
car  c'est  encore  moins  dans  des  traits  épars  que 
dans  toute  la  substance  des  livres  dont  il  s'agit 
qu'ils  trouvent  le  poison  que  l'auteur  a  pris  soin 
d'y  répandre:  mais  il  y  est  fondu  avec  tant  d'art, 
que  ce  n'est  que  par  les  plus  subtiles  analyses 
qu'on  vient  à  bout  de  le  découvrir. 

ROUSSEAU. 

En  ce  cas,  il  étoit  fort  inutile  de  l'y  mettre  :  car, 
encore  un  coup,  s'il  faut  chercher  ce  venin  pour 
le  sentir,  il  n'y  est  que  pour  ceux  qui  l'y  cherchent, 
ou  plutôt  qui  l'y  mettent.  Pour  moi ,  par  exemple, 
qui  ne  me  suis  point  avisé  d'y  en  chercher,  je  puis 
bien  jurer  n'y  en  avoir  point  trouvé. 

LE   FRANÇOIS. 

Eh!  qu'importe,  s'il  fait  son  effet  sans  être 
aperçu?  effet  qui  ne  résulte  pas  d'un  tel  ou  d'un 
tel  passage  en  particulier,  mais  de  la  lecture  en- 
tière du  livre.  Qu'avez-vous  à  dire  à  cela? 

ROUSSEAU. 

Rien,  sinon  qu'ayant  lu  plusieurs  fois  en  entier 
les  écrits  que  Jean-Jacques  s'attribue,  l'effet  total 
qu'il  en  a  résulté  dans  mon  ame  a  toujours  été  de 


PREMIER   DIALOGUE.  59 

me  rendre  plus  humain,  plus  juste,  meilleur  que 
je  n'étois  auparavant  ;  jamais  je  ne  me  suis  occupé 
de  ces  livres  sans  profit  pour  la  vertu. 

LE   FRANÇOIS. 

Oh  !  je  vous  certifie  que  ce  n'est  pas  là  l'effet 
que  leur  lecture  a  produit  sur  nos  messieurs. 

ROUSSEAU. 

Ah!  je  le  crois;  mais  ce  n'est  pas  la  faute  des 
livres:  car,  pour  moi,  plus  j'y  ai  livré  mon  cœur, 
moins  j'y  ai  senti  ce  qu'ils  y  trouvent  de  perni- 
cieux; et  je  suis  sûr  que  cet  effet  qu'ils  ont  produit 
sur  moi  sera  le  même  sur  tout  honnête  homme 
qui  les  lira  avec  la  même  impartialité. 
LE    FRANÇOIS. 

Dites  avec  la  même  prévention;  car  ceux  qui 
ont  senti  l'effet  contraire,  et  qui  s'occupent  pour 
le  bien  public  de  ces  utiles  recherches ,  sont  tous 
des  hommes  de  la  plus  sublime  vertu ,  et  de  grands 
philosophes  qui  ne  se  trompent  jamais. 

ROUSSEAU. 

Je  n'ai  rien  encore  à  dire  à  cela.  Mais  faites  une 
chose  :  imbu  des  principes  de  ces  grands  philo- 
sophes qui  ne  se  trompent  jamais,  mais  sincère 
dans  l'amour  de  la  vérité,  mettez- vous  en  état 
de  prononcer  comme  eux  avec  connoissance  de 
cause,  et  de  décider,  sur  cet  article,  entre  eux, 
d'un  côté,  escortés  de  tous  leurs  disciples  qui  ne 
jurent  que  par  les  maîtres,  et,  de  l'autre,  tout  le 


6o  PREMIER   DIALOGUE. 

public  avant  qu'ils  l'eussent  si  bien  endoctriné. 
Pour  cela,  lisez  vous-même  les  livres  dont  il  s'agit  ; 
et  sur  les  dispositions  où  vous  laissera  leur  lecture, 
jugez  de  celle  où  étoit  l'auteur  en  les  écrivant,  et 
de  l'effet  naturel  qu'ils  doivent  produire  quand 
rien  n'agira  pour  les  détourner.  C'est,  je  crois, 
le  moyen  le  plus  sûr  de  porter  sur  ce  point  un 
jugement  équitable. 

LE    FRANÇOIS. 

Quoi  !  vous  voulez  m'imposer  le  supplice  de  lire 
une  immense  compilation  de  préceptes  de  vertu 
rédigés  par  un  coquin? 

ROUSSEAU. 

Non,  monsieur,  je  veux  que  vous  lisiez  le  vrai 
système  du  cœur  humain  rédigé  par  un  honnête 
homme  et  publié  sous  un  autre  nom.  Je  veux  que 
vous  ne  vous  préveniez  point  contre  des  livres 
bons  et  utiles,  uniquement  parcequ'un  homme 
indigne  de  les  lire  a  l'audace  de  s'en  dire  l'auteur. 

LE    FRANÇOIS. 

Sous  ce  point  de  vue  on  pourroit  se  résoudre 
à  lire  ces  livres,  si  ceux  qui  les  ont  mieux  exa- 
minés ne  s'accordoient  tous,  excepté  vous  seul,  à 
les  trouver  nuisibles  et  dangereux;  ce  qui  prouve 
assez  que  ces  livres  ont  été  composés ,  non ,  comme 
vous  dites ,  par  un  honnête  homme  dans  des  inten- 
tions louables,  mais  par  un  fourbe  adroit,  plein 
de  mauvais  sentiments  masqués  d'un  extérieur 


PREMIER    DIALOGUE.  61 

hypocrite,  à  la  faveur  duquel  ils  surprennent, 
séduisent,  et  trompent  les  gens. 

ROUSSEAU. 

Tant  que  vous  continuerez  de  la  sorte  à  mettre 
en  fait,  sur  l'autorité  d'autrui,  l'opinion  contraire  à 
la  mienne,  nous  ne  saurions  être  d'accord.  Quand 
vous  voudrez  juger  par  vous-même,  nous  pour- 
rons alors  comparer  nos  raisons  et  choisir  l'o- 
pinion la  mieux  fondée;  mais  dans  une  question 
de  fait  comme  celle-ci,  je  ne  vois  point  pourquoi 
je  serois  obligé  de  croire,  sans  aucune  raison  pro- 
bante, que  d'autres  ont  ici  mieux  vu  que  moi. 

LE    FRANÇOIS. 

Comptez-vous  pour  rien  le  calcul  des  voix , 
quand  vous  êtes  seul  à  voir  autrement  que  tout  le 
monde  ? 

ROUSSEAU. 

Pour  faire  ce  calcul  avec  justesse,  il  faudroit 
auparavant  savoir  combien  de  gens  dans  cette  af- 
faire ne  voient,  comme  vous,  que  par  les  yeux 
d'autrui.  Si  du  nombre  de  ces  bruyantes  voix  on 
ôtoit  les  échos  qui  ne  font  que  répéter  celle  des 
autres,  et  que  l'on  comptât  celles  qui  restent  dans 
le  silence,  faute  d'oser  se  faire  entendre,  il  y  au- 
roit  peut-être  moins  de  disproportion  que  vous  ne 
pensez.  En  réduisant  toute  cette  multitude  au  pe- 
tit nombre  de  gens  qui  mènent  les  autres ,  il  me 
resteroit  encore  une  forte  raison  de  ne  pas  préfé- 


62  PREMIER   DIALOGUE, 

rer  leur  avis  au  mien  :  car  je  suis  ici  parfaitement 
sûr  de  ma  bonne  foi,  et  je  n'en  puis  dire  autant, 
avec  la  même  assurance,  d'aucun  de  ceux  qui,  sur 
cet  article,  disent  penser  autrement  que  moi.  En 
un  mot,  je  juge  ici  par  moi-même.  Nous  ne  pou- 
vons donc  raisonner  au  pair,  vous  et  moi,  que 
vous  ne  vous  mettiez  en  état  déjuger  par  vous- 
même  aussi. 

LE  FRANÇOIS. 
J'aime  mieux,  pour  vous  complaire,  faire  plus 
que  vous  ne  demandez,  en  adoptant  votre  opinion 
préférablement  à  l'opinion  publique;  car  je  vous 
avoue  que  le  seul  doute  si  ces  livres  ont  été  faits 
par  ce  misérable  m'empêcheroit  d'en  supporter 
la  lecture  aisément. 

ROUSSEAU. 

Faites  mieux  encore.  Ne  songez  point  à  l'auteur 
en  les  lisant;  et  sans  vous  prévenir  ni  pour  ni 
contre,  livrez  votre  ame  aux  impressions  qu'elle 
en  recevra.  Vous  vous  assurerez  ainsi  par  vous- 
même  de  l'intention  dans  laquelle  ont  été  écrits 
ces  livres,  et  s'ils  peuvent  être  l'ouvrage  d'un  scé- 
lérat qui  couvoit  de  mauvais  desseins. 

LE   FRANÇOIS. 

Si  je  fais  pour  vous  cet  effort,  n'espérez  pas  du 
moins  que  ce  soit  gratuitement.  Pour  m'engager 
à  lire  ces  livres  malgré  ma  répugnance,  il  faut, 
malgré  la  vôtre,  vous  engager  vous-même  à  voir 


PREMIER   DIALOGUE.  63 

l'auteur,  ou  selon  vous  celui  qui  se  donne  pour 
tel,  à  l'examiner  avec  soin ,  et  à  démêler,  à  travers 
son  hypocrisie,  le  fourbe  adroit  quelle  a  masqué 
si  long-temps. 

ROUSSEAU. 

Que  m'osez- vous  proposer!  Moi  que  j'aille  cher- 
cher un  pareil  homme  !  que  je  le  voie  !  que  je  le 
hante!  moi  qui  m'indigne  de  respirer  l'air  qu'il 
respire,  moi  qui  voudrais  mettre  le  diamètre  de  la 
terre  entre  lui  et  moi ,  et  m'en  trouverais  trop  près 
encore!  Rousseau  vous  a-t-il  donc  paru  facile  en 
liaisons  au  point  daller  chercher  la  fréquentation 
des  méchants?  Si  jamais  j'avois  le  malheur  de 
trouver  celui-ci  sur  mes  pas,  je  ne  m'en  console- 
rois  qu'en  le  chargeant  des  noms  qu'il  mérite,  en 
confondant  sa  morgue  hypocrite  par  les  plus 
cruels  reproches,  en  l'accablant  de  l'affreuse  liste 
de  ses  forfaits. 

LE   FRANÇOIS. 

Que  dites-vous  là?  que  vous  m'effrayez!  Avez- 
vous  oublié  l'engagement  sacré  que  vous  avez 
pris  de  garder  avec  lui  le  plus  profond  silence,  et 
de  ne  lui  laisser  jamais  connoître  que  vous  ayez 
même  aucun  soupçon  de  tout  ce  que  je  vous  ai 
dévoilé? 

ROUSSEAU. 

Gomment?  vous  m  étonnez.  Cet  engagement 
regardoit  uniquement,  du  moins  je  l'ai  cru,  le 


G4  PREMIER   DIALOGUE, 

temps  qu'il  a  fallu  mettre  à  m'expliquer  les  secrets 
affreux  que  vous  m'avez  révélés.  De  peur  d'en 
brouiller  le  fil,  il  falloit  ne  pas  l'interrompre  jus- 
qu'au bout,  et  vous  ne  vouliez  pas  que  je  m'ex- 
posasse à  des  discussions  avec  un  fourbe,  avant 
d'avoir  toutes  les  instructions  nécessaires  pour  le 
confondre  pleinement.  Voilà  ce  que  j'ai  compris 
de  vos  motifs  dans  le  silence  que  vous  m'avez  im- 
posé, et  je  n'ai  pu  supposer  que  l'obligation  de  ce 
silence  allât  plus  loin  que  ne  le  permettent  la 
justice  et  la  loi. 

LE   FRANÇOIS. 

Ne  vous  y  trompez  donc  plus.  Votre  engage- 
ment, auquel  vous  ne  pouvez  manquer  sans  vio- 
ler votre  foi,  n'a,  quant  à  sa  durée,  d'autres 
bornes  que  celles  de  la  vie.  Vous  pouvez,  vous 
devez  même  répandre,  publier  par-tout  l'affreux 
détail  de  ses  vices  et  de  ses  crimes,  travailler  avec 
zélé  à  étendre  et  accroître  de  plus  en  plus  sa  dif- 
famation, le  rendre,  autant  qu'il  est  possible, 
odieux,  méprisable,  exécrable  à  tout  le  monde. 
Mais  il  faut  toujours  mettre  à  cette  bonne  œuvre 
un  air  de  mystère  et  de  commisération  qui  en 
augmente  l'effet;  et,  loin  de  lui  donner  jamais 
aucune  explication  qui  le  mette  à  portée  de  ré- 
pondre et  de  se  défendre,  vous  devez  concourir 
avec  tout  le  monde  à  lui  faire  ignorer  toujours  ce 
qu'on  sait,  et  comment  on  le  sait. 


PREMIER   DIALOGUE.  65 

ROUSSEAU. 

Voilà  des  devoirs  que  j'étois  bien  éloigné  de 
comprendre  lorsque  vous  me  les  avez  imposés; 
et,  maintenant  qu'il  vous  plaît  de  me  les  expliquer, 
vous  ne  pouvez  douter  qu'ils  ne  me  surprennent, 
et  que  je  ne  sois  curieux  d'apprendre  sur  quels 
principes  vous  les  fondez.  Expliquez-vous  donc, 
je  vous  prie,  et  comptez  sur  toute  mon  atten- 
tion. 

LE    FRANÇOIS. 

O  mon  bon  ami!  qu'avec  plaisir  votre  cœur, 
navré  du  déshonneur  que  fait  à  l'humanité  cet 
homme  qui  n'auroit  jamais  dû  naître,  va  s'ouvrir 
à  des  sentiments  qui  en  font  la  gloire  dans  les 
nobles  ames  de  ceux  qui  ont  démasqué  ce  malheu- 
reux! Ils  étoient  ses  amis,  ils  faisoient  profession 
de  l'être.  Séduits  par  un  extérieur  honnête  et 
simple ,  par  une  humeur  crue  alors  facile  et  douce, 
par  la  mesure  de  talents  qu'il  falloit  pour  sentir 
les  leurs  sans  prétendre  à  la  concurrence,  ils  le 
recherchèrent,  se  l'attachèrent,  et  l'eurent  bientôt 
subjugué,  car  il  est  certain  que  cela  n'étoit  pas 
difficile.  Mais  quand  ils  virent  que  cet  homme  si 
simple  et  si  doux,  prenant  tout  d'un  coup  l'essor, 
sélevoit  d'un  vol  rapide  à  une  réputation  à  laquelle 
ils  ne  pou  voient  atteindre,  eux  qui  avoient  tant 
de  hautes  prétentions  si  bien  fondées,  ils  se  dou- 
tèrent bientôt  qu'il  y  avoit  là-dessous  quelque 


DIALOGUES.  T.  I. 


66  PREMIER  DIALOGUE. 

chose  qui  n'alloit  pas  bien,  et  que  cet,  esprit 
bouillant  n'avoit  pas  si  long-temps  contenu  son 
ardeur  sans  mystère;  et,  dès-lors,  persuades  que 
cette  apparente  simplicité  n'étoit  qu'un  voile  qui 
cachoit  quelques  projets  dangereux ,  ils  formèrent 
la  ferme  résolution  de  trouver  ce  qu'ils  cher- 
choient,  et  prirent  à  loisir  les  mesures  les  plus 
sûres  pour  ne  pas  perdre  leurs  peines. 

Ils  se  concertèrent  donc  pour  éclairer  toutes  ses 
allures  de  manière  que  rien  ne  leur  pût  échapper. 
Us  les  avoit  mis  lui-même  sur  la  voie  par  la  décla- 
ration d'une  faute  grave  qu'il  avoit  commise  et 
dont  il  leur  confia  le  secret  sans  nécessité,  sans 
utilité,  non,  comme  disoit  l'hypocrite,  pour  ne 
rien  cacher  à  l'amitié  et  ne  pas  paroître  à  leurs 
yeux  meilleur  qu'il  n'étoit,  mais  plutôt,  comme 
ils  disent  très  sensément  eux-mêmes,  pour  leur 
donner  le  change,  occuper  ainsi  leur  attention, 
et  les  détourner  de  vouloir  pénétrer  plus  avant 
dans  le  mystère  obscur  de  son  caractère.  Cette 
étourderie  de  sa  part  fut  sans  doute  un  coup  du 
ciel  qui  voulut  forcer  le  fourbe  à  se  démasquer 
lui-même,  ou  du  moins  à  leur  fournir  la  prise 
dont  ils  avoient  besoin  pour  cela.  Profitant  habile- 
ment de  cette  ouverture  pour  tendre  leurs  pièges 
autour  de  lui,  ils  passèrent  aisément  de  sa  con- 
fidence à  celle  des  complices  de  sa  faute,  desquels 
ilsse  firent  bientôt  autant  d'instruments  pour  l'exé- 


PREMIER  DIALOGUE.  67 

cution  de  leur  projet.  Avec  beaucoup  d'adresse, 
un  peu  d'argent,  et  de  grandes  promesses,  ils 
gagnèrent  tout  ce  qui  l'eutouroit,  et  parvinrent 
ainsi  par  degrés  à  être  instruits  de  ce  qui  le  regar- 
doit  aussi  bien  et  mieux  que  lui-même.  Le  fruit  de 
tous  ces  soins  fut  la  découverte  et  la  preuve  de  ce 
qu'ils  avoient  pressenti  sitôt  que  ses  livres  firent 
du  bruit;  savoir,  que  ce  grand  prêcheur  de  vertu 
n'étoit  qu'un  monstre  chargé  de  crimes  cachés, 
qui,  depuis  quarante  ans,  masquoit  l'âme  d'un 
scélérat  sous  les  dehors  d'un  honnête  homme. 

ROUSSEAU. 

Continuez,  de  grâce.  Voilà  vraiment  des  choses 
surprenantes  que  vous  me  racontez  là. 

LE    FRANÇOIS. 

Vous  avez  vu  en  quoi  consistaient  ces  décou- 
vertes: vous  pouvez  juger  de  l'embarras  de  ceux 
qui  les  avoient  faites.  Elles  n  etoient  pas  de  nature 
à  pouvoir  être  tues ,  et  l'on  n'a  voit  pas  pris  tant  de 
peines  pour  rien;  cependant,  quand  il  n'y  anroit 
eu  à  les  publier  d'autre  inconvénient  que  d'attirer 
au  coupable  les  peines  qu'il  avoit  méritées,  c'en 
étoit  assez  pour  empêcher  ces  hommes  généreux 
de  l'y  vouloir  exposer.  Ils  dévoient,  ils  vouloient 
le  démasquer;  mais  ils  ne  vouloient  pas  le  perdre; 
et  l'un  sembloit  pourtant  suivre  nécessairement 
l'autre.  Gomment  le  confondre  sans  le  punir? 
Gomment  l'épargner  sans  se  rendre  responsable 


68  PREMIER  DIALOGUE, 

de  la  continuation  de  ses  crimes?  car  pour  du  re- 
pentir, ils  savoient  bien  qu'ils  n'en  dévoient  point 
attendre  de  lui.  Ils  savoient  ce  qu'ils  dévoient  à  la 
justice,  à  la  vérité,  à  la  sûreté  publique  ;  mais  ils 
ne  savoient  pas  moins  ce  qu'ils  se  dévoient  à  eux- 
mêmes.  Après  avoir  eu  le  malheur  de  vivre  avec 
ce  scélérat  dans  l'intimité ,  ils  ne  pouvoient  le  livrer 
à  la  vindicte  publique  sans  s'exposer  à  quelque 
blâme;  et  leurs  honnêtes  âmes,  pleines  encore  de 
commisération  pour  lui ,  vouloient  sur-tout  éviter 
le  scandale,  et  faire  qu'aux  yeux  de  toute  la  terre 
il  leur  dût  son  bien-être  et  sa  conservation.  Ils 
concertèrent  donc  soigneusement  leurs  démar- 
ches, et  résolurent  de  graduer  si  bien  le  dévelop- 
pement de  leurs  découvertes ,  que  la  connoissance 
ne  s'en  répandît  dans  le  public  qu'à  mesure  qu'on 
y  reviendrait  des  préjugés  qu'on  avoit  en  sa  fa- 
veur, car  son  hypocrisie  avoit  alors  le  plus  grand 
succès.  La  route  nouvelle  qu'il  s'étoit  frayée,  et 
qu'il  paroissoit  suivre  avec  assez  de  courage  pour 
mettre  sa  conduite  d'accord  avec  ses  principes, 
son  audacieuse  morale  qu'il  sembloit  prêcher  par 
son  exemple  encore  plus  que  par  ses  livres,  et 
sur-tout  son  désintéressement  apparent  dont  tout 
le  monde  alors  étoit  la  dupe;  toutes  ces  singula- 
rités, qui  supposoient  du  moins  une  arae  ferme, 
excitoient  l'admiration  de  ceux  mêmes  qui  les 
désiipprouvoient.  On  applaudissoit  à  ses  maximes 


PREMIER   DIALOGUE.  6g 

sans  les  admettre,  et  à  son  exemple  sans  vouloir  le 
suivre. 

Gomme  ces  dispositions  du  public  auroient  pu 
l'empêcher  de  se  rendre  aisément  a  ce  qu'on  lui 
vouloit  apprendre,  il  fallut  commencer  par  les 
changer.  Ses  fautes,  mises  dans  le  jour  le  plus 
odieux,  commencèrent  l'ouvrage;  son  impru- 
dence à  les  déclarer  auroit  pu  paroître  franchise, 
il  la  fallut  déguiser.  Cela  paroissoit  difficile;  car 
on  m'a  dit  qu'il  en  avoit  fait  dans  X Emile  un  aveu 
presque  formel  avec  des  regrets  qui  dévoient  na- 
turellement lui  épargner  les  reproches  des  hon- 
nêtes gens.  Heureusement  le  public,  qu'on  animoit 
alors  contre  lui,  et  qui  ne  voit  rien  que  ce  qu'on 
veut  qu'il  voie,  n'aperçut  point  tout  cela,  et  bien- 
tôt, avec  les  renseignements  suffisants  pour  l'ac- 
cuser et  le  convaincre  sans  qu'il  parût  que  ce  fût 
lui  qui  les  eût  fournis,  on  eut  la  prise  nécessaire 
pour  commencer  l'œuvre  de  sa  diffamation.  Tout 
se  trouvoit  merveilleusement  disposé  pour  cela. 
Dans  ses  brutales  déclamations,  il  avoit,  comme 
vous  le  remarquez  vous-même,  attaqué  tous  les 
états:  tous  ne  demandoient  pas  mieux  que  de 
concourir  à  cette  œuvre  qu'aucun  n'osoit  entamer 
de  peur  de  paroître  écouter  uniquement  la  ven- 
geance. Mais,  à  la  faveur  de  ce  premier  fait ,  bien 
établi  et  suffisamment  aggravé,  tout  le  reste  de- 
vint facile.  On  put,  sans  soupçon  d'animosité,  se 


7o  PREMIEK  DIALOGUE, 

rendre  lécho  de  ses  amis,  qui  même  ne  le  char- 
geoient  qu'en  le  plaignant,  et  seulement  pour 
l'acquit  de  leur  conscience;  et  voilà  comment, 
dirigé  par  des  gens  instruits  du  caractère  affreux 
de  ce  monstre,  le  public,  revenu  peu-à-peu  des 
jugements  favorables  qu'il  en  avoit  portés  si  long- 
temps, ne  vit  plus  que  du  faste  où  il  avoit  vu  du 
courage,  de  la  bassesse  où  il  avoit  vu  de  la  sim- 
plicité, de  la  forfanterie  où  il  avoit  vu  du  désinté- 
ressement, et  du  ridicule  où  il  avoit  vu  de  la 
singularité. 

Voilà  l'état  où  il  fallut  amener  les  choses  pour 
rendre  croyables,  même  avec  toutes  leurs  preuves, 
les  noirs  mystères  qu'on  avoit  à  révéler,  et  pour  le 
laisser  vivre  dans  une  liberté  du  moins  apparente , 
et  clans  une  absolue  impunité  :  car,  une  fois  bien 
connu,  l'on  n'avoit  plus  à  craindre  qu'il  put  ni 
tromper  ni  séduire  personne;  et,  ne  pouvant  plus 
se  donner  des  complices,  il  étoithors  d'état,  sur- 
veillé comme  il  l'étoit  par  ses  amis  et  par  leurs 
amis,  de  suivre  ses  projets  exécrables,  et  de  faire 
aucun  mal  dans  la  société.  Dans  cette  situation, 
avant  de  révéler  les  découvertes  qu'on  avoit  laites , 
on  capitula  qu'elles  ne  porteraient  aucun  préju- 
dice à  sa  personne,  et  que,  pour  le  laisser  même 
jouir  d'une  parfaite  sécurité,  on  ne  lui  laisserait 
jamais  connoître  qu'on  l'eût  démasqué.  Cet  enga- 
gement, contracté  avec  toute  la  force  possible,  a 


PREMIER  DIALOGUE.  71 

été  rempli  jusqu'ici  avec  une  fidélité  qui  tient  du 
prodige.  Voulez -vous  être  le  premier  à  l'en- 
freindre, tandis  que  le  public  entier,  sans  distinc- 
tion de  rang,  d'âge,  de  sexe,  de  caractère,  et  sans 
aucune  exception,  pénétré  d'admiration  pour  la 
générosité  de  ceux  qui  ont  conduit  cette  affaire, 
s'est  empressé  d'entrer  dans  leurs  nobles  vues,  et 
de  les  favoriser  par  pitié  pour  ce  malheureux  :  car 
vous  devez  sentir  que  là-dessus  sa  sûreté  tient  à 
son  ignorance,  et  que,  s'il  pou  voit  jamais  croire 
que  ses  crimes  sont  connus,  il  se  prévaudroit  in- 
failliblement de  l'indulgence  dont  on  les  couvre 
pour  en  tramer  de  nouveaux  avec  la  même  impu- 
nité; que  cette  impunité  seroit  alors  d'un  trop 
dangereux  exemple,  et  que  ces  crimes  sont  de 
ceux  qu'il  faut  ou  punir  sévèrement  ou  laisser 
dans  l'obscurité. 

ROUSSEAU. 
Tout  ce  que  vous  venez  de  me  dire  m'est  si 
nouveau,  qu'il  faut  que  j'y  rêve  long-temps  pour 
arranger  là-dessus  mes  idées.  Il  y  a  même  quelques 
points  sur  lesquels  j'aurois  besoin  de  plus  grande 
explication.  Vous  dites,  par  exemple,  qu'il  n'est 
pas  à  craindre  que  cet  homme,  une  fois  bien 
connu,  séduise  personne,  qu'il  se  donne  des 
complices,  qu'il  fasse  aucun  complot  dangereux. 
Cela  s'accorde  mal  avec  ce  que  vous  m'avez  raconté 
vous-même  de  la  continuation  de  ses  crimes;  et 


72  PREMIER  DIALOGUE. 

je  craindrois  fort,  au  contraire,  qu'affiché  de  la 
sorte  il  ne  servît  d'enseigne  aux  méchants  pour 
former  leurs  associations  criminelles,  et  pour 
employer  ses  funestes  talents  à  les  affermir.  Le 
plus  grand  mal  et  la  plus  grande  honte  de  l'état 
social  est  que  le  crime  y  fasse  des  liens  plus  indis- 
solubles que  n'en  fait  la  vertu.  Les  méchants  se 
licntentreeux  plus  fortementque  les  bons,  etleurs 
liaisons  sont  bien  plus  durables,  parcequ'ils  ne 
peuvent  les  rompre  impunément,  que  de  la  durée 
de  ces  liaisons  dépend  le  secret  de  leurs  trames, 
l'impunité  de  leurs  crimes,  et  qu'ils  ont  le  plus 
grand  intérêt  à  se  ménager  toujours  réciproque- 
ment: au  lieu  que  les  bons,  unis  seulement  par 
des  affections  libres  qui  peuvent  changer  sans 
conséquence,  rompent  et  se  séparent  sans  crainte 
et  sans  risque  dès  qu'ils  cessent  de  se  convenir. 
Cet  homme,  tel  que  vous  me  l'avez  décrit,  intri- 
gant, actif,  dangereux,  doit  être  le  foyer  des 
complots  de  tous  les  scélérats.  Sa  liberté,  son  im- 
punité, dont  vous  faites  un  si  grand  mérite  aux 
gens  de  bien  qui  le  ménagent,  est  un  très  grand 
malheur  public:  ils  sont  responsables  de  tous  les 
maux  qui  peuvent  en  arriver,  et  qui  même  en 
arrivent  journellement  selon  vos  propres  récits. 
Est- il  donc  louable  à  des  hommes  justes  de 
favoriser  ainsi  les  méchants  aux  dépens  des 
bons? 


PREMIER  DIALOGUE.  73 

LE    FRANÇOIS. 

Votre  objection  pourroit  avoir  de  la  force  s'il 
SiiJjissoit  ici  d'un  méchant  dune  catégorie  or- 
dinaire :  mais  songez  toujours  qu'il  s'agit  d'un 
monstre,  l'horreur  du  genre  humain,  auquel 
personne  au  monde  ne  peut  se  fier  en  aucune 
sorte,  et  qui  n'est  pas  môme  capable  du  pacte  que 
les  scélérats  font  entre  eux.  C'est  sous  cet  aspect 
qu'également  connu  de  tous  il  ne  peut  être  à 
craindre  à  qui  que  ce  soit  par  ses  trames.  Détesté 
des  bons  pour  ses  œuvres,  il  lest  encore  plus  des 
méchants  pour  ses  livres  :  par  un  juste  châtiment 
de  sa  damnablc  hypocrisie,  les  fripons  qu'il  dé- 
masque pour  se  masquer  ont  tous  pour  lui  la  plus 
invincibleantipathie.  S'ils  cherchen ta  l'approcher, 
c'est  seulement  pour  le  surprendre  et  le  trahir; 
mais  comptez  qu'aucun  d'eux  ne  tentera  jamais 
de  l'associer  à  quelque  mauvaise  entreprise. 

ROUSSEAU. 

C'est  en  effet  un  méchant  d'une  espèce  bien 
particulière  que  celui  qui  se  rend  encore  plus 
odieux  aux  méchants  qu'aux  bons,  et  à  qui  per- 
sonne au  monde  n'oseroit  proposer  une  injustice. 

LE    FRANÇOIS. 

Oui,  sans  doute,  d'une  espèce  particulière ,  et  si 
particulière,  que  la  nature  n'en  a  jamais  produit 
et  j'espère  n'en  reproduira  plus  un  semblable.  Ne 
croyez  pourtant  pas  qu'on  se  repose  avec  une 


7Î  PREMIER  DIALOGUE, 

aveugle  confiance  sur  cette  horreur  universelle. 
Elle  est  un  des  principaux  moyens  employés  par 
les  sages  qui  l'ont  excitée,  pour  l'empêcher  d'a- 
buser par  des  pratiques  pernicieuses  de  la  liberté 
qu'on  vouloit  lui  laisser,  mais  elle  n'est  pas  le  seul. 
Us  ont  pris  des  précautions  non  moins  efficaces 
en  le  surveillant  à  tel  point  qu'il  ne  puisse  dire 
un  mot  qui  ne  soit  écrit,  ni  faire  un  pas  qui  ne 
soit  marqué,  ni  former  un  projet  qu'on  ne  pé- 
nétre à  l'instant  qu'il  est  conçu.  Ils  ont  fait  en 
sorte  que ,  libre  en  apparence  au  milieu  des 
hommes,  il  n'eût  avec  eux  aucune  société  réelle; 
qu'il  vécût  seul  dans  la  foule;  qu'il  ne  sût  rien  de 
ce  qui  se  fait,  rien  de  ce  qui  se  dit  autour  de  lui, 
rien  sur-tout  de  ce  qui  le  regarde  et  l'intéresse  le 
plus;  qu'il  se  sentît  par-tout  chargé  de  chaînes 
dont  il  ne  pût  ni  montrer  ni  voir  le  moindre 
vestige.  Us  ont  élevé  autour  de  lui  des  murs  de 
ténèbres  impénétrables  à  ses  regards;  ils  l'ont 
enterré  vif  parmi  les  vivants.  Voilà  peut-être  la 
plus  singulière,  la  plus  étonnante  entreprise  qui 
jamais  ait  été  faite.  Son  plein  succès  atteste  la  force 
du  génie  qui  l'a  conçue  et  de  ceux  qui  en  ont 
dirigé  l'exécution;  et  ce  qui  n'est  pas  moins  éton- 
nant encore  est  le  zèle  avec  lequel  le  public  entier 
s'y  prête,  sans  apercevoir  lui-même  la  grandeur, 
la  beauté  du  plan  dont  il  est  l'aveugle  et  fidèle 
exécuteur. 


PREMIER  DIALOGUE.  ;j 

Vous  sentez  Rien  néanmoins  qu'un  projet  de 
cette  espèce,  quelque  bien  concerté  qu'il  pût 
être,  n'auroit  pu  s'exécuter  sans  le  concours  du 
gouvernement:  mais  on  eut  d'autant  moins  de 
peine  à  l'y  faire  entrer,  qu'il  s'agissoit  d'un  homme 
odieux  à  ceux  qui  en  tenoient  les  rênes,  d'un 
auteur  dont  les  séditieux  écrits  respiraient  l'aus- 
térité républicaine,  et  qui,  dit-on,  haïssoit  le 
visirat,  méprisoit  les  visirs ,  vouloit  qu'un  roi  gou- 
vernât par  lui-même,  que  les  princes  fussent 
justes,  que  les  peuples  fussent  libres,  et  que  tout 
obéit  à  la  loi.  L'administration  se  prêta  donc  aux 
manœuvres  nécessaires  pour  l'enlacer  et  le  sur- 
veiller; entrant  dans  toutes  les  vues  de  l'auteur 
du  projet,  elle  pourvut  à  la  sûreté  du  coupable 
autant  qu'à  son  avilissement,  et,  sous  un  air 
bruyant  de  protection  rendant  sa  diffamation  plus 
solennelle,  parvint  par  degrés  à  lui  ôter  avec  toute 
espèce  de  crédit,  de  considération  ,  d'estime,  tout 
moyen  d'abuser  de  ses  pernicieux  talents  pour  le 
malheur  du  genre  humain. 

Afin  de  le  démasquer  plus  complètement  on 
n'a  épargné  ni  soins,  ni  temps,  ni  dépense,  pour 
éclairer  tous  les  moments  de  sa  vie  depuis  sa 
naissance  jusqu'à  ce  jour.  Tous  ceux  dont  les 
cajoleries  l'ont  attiré  dans  leurs  pièges,  tous  ceux 
qui,  l'ayant  connu  dans  sa  jeunesse,  ont  fourni 
quelque  nouveau  fait  contre  lui ,  quelque  nouveau 


76  PREMIER  DIALOGUE, 

trait  à  sa  charge,  tous  ceux  en  un  mot  qui  ont 
contribué  à  le  peindre  comme  on  voulait,  ont  été 
récompensés  de  manière  ou  d'autre,  et  plusieurs 
ont  été  avancés  eux  ou  leurs  proches,  pour  être 
entrés  de  bonne  grâce  dans  toutes  les  vues  de  nos 
messieurs.  On  a  envoyé  des  gens  de  confiance, 
chargés  de  bonnes  instructions  et  de  beaucoup 
d'argent,  à  Venise,  à  Turin,  en  Savoie,  en  Suisse, 
à  Genève,  par-tout  où  il  a  demeuré.  On  a  large- 
ment récompensé  tous  ceux  qui ,  travaillant  avec 
succès,  ont  laissé  de  lui  dans  ces  pays  les  idées 
qu'on  en  vouloit  donner,  et  en  ont  rapporté  les 
anecdotes  qu'on  vouloit  avoir.  Beaucoup  même  de 
personnes  de  tous  les  états,  pour  faire  de  nou- 
velles découvertes  et  contribuer  à  l'œuvre  com- 
mune, ont  entrepris  à  leurs  propres  frais  et  de 
leur  propre  mouvement  de  grands  voyages  pour 
bien  constater  la  scéléra  tesse  de  Jean-Jacques  avec 
un  zèle 

ROUSSEAU. 

Qu'ils  n'auroient  sûrement  pas  eu  dans  le  cas 
contraire  pour  le  constater  honnête  homme  :  tant 
l'aversion  pour  les  méchants  a  plus  de  force 
dans  les  belles  âmes  que  l'attachement  pour  les 
bons! 

Voilà,  comme  vous  le  dites,  un  projet  non 
moins  admirable  qu'admirablement  exécuté.  Il 
sci oit  bien  curieux,  bien  intéressant,  de  suivre 


PREMIER  DIALOGUE.  77 

clans  leur  détail  toutes  les  manœuvres  qu'il  a  fallu 
mettre  en  usage  pour  en  amener  le  succès  à  ce 
point.  Gomme  c'est  ici  un  cas  unique  depuis  que 
le  monde  existe  et  d'où  naît  une  loi  toute  nouvelle 
dans  le  code  du  genre  humain,  il  importerait 
qu'on  connût  à  fond  toutes  les  circonstances  qui 
s'y  rapportent.  L'interdiction  du  feu  et  de  l'eau 
chez  les  Romains  tombait  sur  les  choses  néces- 
saires à  la  vie;  celle-ci  tombe  sur  tout  ce  qui  peut 
la  rendre  supportable  et  douce,  l'honneur,  la 
justice,  la  vérité,  la  société,  l'attachement,  l'es- 
time. L'interdiction  romaine  menoit  à  la  mort; 
celle-ci,  sans  la  donner,  la  rend  désirable,  et  ne 
laisse  la  vie  que  pour  en  faire  un  supplice  affreux. 
Mais  cette  interdiction  romaine  étoit  décernée 
dans  une  forme  légale  par  laquelle  le  criminel 
étoit  juridiquement  condamné.  Je  ne  vois  rien 
de  pareil  dans  celle-ci.  J'attends  de  savoir  pour- 
quoi cette  omission,  ou  comment  on  y  a  suppléé. 

LE    FRANÇOIS. 

J'avoue  que  dans  les  formes  ordinaires,  l'accu- 
sation formelle  et  l'audition  du  coupable  sont 
nécessaires  pour  lepjnir:  mais  au  fond  qu'im- 
portent ces  formes  quand  le  délit  est  bien  prouvé? 
La  négation  de  l'accusé  (car  il  nie  toujours  pour 
échapper  au  supplice)  ne  fait  rien  contre  les 
preuves  et  n'empêche  point  sa  condamnation. 
Ainsi  cette  formalité,  souvent  inutile,  lest  sur- 


78  PREMIER  DIALOGUE. 

tout  dans  le  cas  présent  où  tous  les  flambeaux 

de  levidence  éclairent  des  forfaits  inouïs. 

Remarquez  d'ailleurs  que,  quand  ces  forma- 
lités seroient  toujours  nécessaires  pour  punir, 
elles  ne  le  sont  pas  du  moins  pour  faire  grâce, 
la  seule  chose  dont  il  s'agit  ici.  Si ,  n'écoutant  que 
la  j  ustice ,  on  eût  voulu  traiter  le  misérable  comme 
il  le  méritoit,  il  ne  falloit  que  le  saisir,  le  punir, 
et  tout  étoit  fait.  On  se  fût  épargné  des  embarras, 
des  soins,  des  frais  immenses,  et  ce  tissu  de  pièges 
et  d'artifices  dont  on  le  tient  enveloppé.  Mais  la 
générosité  de  ceux  qui  l'ont  démasqué,  leur  tendre 
commisération  pour  lui  ne  leur  permettant  aucun 
procédé  violent,  il  a  bien  fallu  s'assurer  de  lui 
sans  attenter  à  sa  liberté,  et  le  rendre  l'horreur  de 
l'univers  afin  qu'il  n'en  fût  pas  le  fléau. 

Quel  tort  lui  fait-on,  et  de  quoi  pourroit-il  se 
plaindre?  Pour  le  laisser  vivre  parmi  les  hommes 
il  a  bien  fallu  le  peindre  à  eux  tel  qu'il  étoit.  Nos 
messieurs  savent  mieux  que  vous  que  les  méchants 
cherchent  et  trouvent  toujours  leurs  semblables 
pour  comploter  avec  eux  leurs  mauvais  desseins; 
mais  on  les  empêche  de  se  lier  avec  celui-ci,  en  le 
leur  rendant  odieux  à  tel  point  qu'ils  n'y  puissent 
prendre  aucune  confiance.  Ne  vous  y  fiez  pas, 
leur  dit-on,  il  vous  trahira  pour  le  seul  plaisir  de 
nuire  ;  n'espérez  pas  le  tenir  par  un  intérêt  com- 
mun. C'est  très  gratuitement  qu'il  se  plaît  au  crime; 


PREMIER  DIALOGUE.  79 

ce  n'est  point  son  intérêt  qu'il  y  cherche;  il  ne 
connoît  d'autre  bien  pour  lui  que  le  mal  d'autrui  : 
il  préférera  toujours  le  mal  plus  grand  ou  plus 
prompt  de  ses  camarades,  au  mal  moindre  ou 
plus  éloigné  qu'il  pourroit  faire  avec  eux.  Pour 
prouver  tout  cela,  il  ne  faut  qu'exposer  sa  vie.  En 
faisant  son  histoire  on  éloigne  de  lui  les  plus 
scélérats  par  la  terreur.  L'effet  de  cette  méthode 
est  si  grand  et  si  sûr  que,  depuis  qu'on  le  surveille 
et  qu'on  éclaire  tous  ses  secrets ,  pas  un  mortel  n'a 
encore  eu  l'audace  de  tenter  sur  lui  l'appât  d'une 
mauvaise  action ,  et  ce  n'est  jamais  qu'au  leurre  de 
quelque  bonne  œuvre  qu'on  parvient  à  le  sur- 
prendre. 

ROUSSEAU. 

Voyez  comme  quelquefois  les  extrêmes  se  tou- 
chent 1  Qui  croiroit  qu'un  excès  de  scélératesse 
pût  ainsi  rapprocher  de  la  vertu  ?  Il  n'y  avoit  que 
vos  messieurs  au  monde  qui  pussent  trouver  un 
si  bel  art. 

LE    FRANÇOIS. 

Ce  qui  rend  l'exécution  de  ce  plan  plus  ad- 
mirable, c'est  le  mystère  dont  il  a  fallu  le  cou- 
vrir. Il  falloit  peindre  le  personnage  à  tout  le 
monde,  sans  que  jamais  ce  portrait  passât  sous 
ses  yeux.  Il  falloit  instruire  l'univers  de  ses  crimes, 
mais  de  telle  façon  que  ce  fût  un  mystère  ignoré 
de  lui  seul.  Il  falloit  que  chacun  le  montrât  au 


8o  PREMIER  DIALOGUE, 

doigt,  sans  qu'il  crût  être  vu  de  personne.  En  un 
mot,  c'étoit  un  secret  dont  le  public  entier  devoit 
être  dépositaire,  sans  qu'il  parvînt  jamais  à  celui 
qui  en  étoit  le  sujet.  Cela  eût  été  difficile,  peut- 
être  impossible  à  exécuter  avec  tout  autre:  mais 
les  projets  fondés  sur  des  principes  généraux 
échouent  souvent.  En  les  appropriant  tellement  à 
l'individu  qu'ils  ne  conviennent  qu'à  lui,  on  en 
rend  l'exécution  bien  plus  sûre.  C'est  ce  qu'on  a 
fait,  aussi  habilement  qu'heureusement,  avec 
notre  homme.  On  savoit  qu'étranger  et  seul  il  étoit 
sans  appui ,  sans  parents,  sans  assistance,  qu'il  ne 
tenoit  à  aucun  parti ,  et  que  son  humeur  sauvage 
tendoit  elle-même  à  l'isoler  :  on  n'a  fait ,  pour  l'iso- 
ler tout-à-fait,  que  suivre  sa  pente  naturelle,  y 
faire  tout  concourir,  et  dès-lors  tout  a  été  facile. 
En  le  séquestrant  tout-à-fait  du  commerce  des 
hommes,  qu'il  fuit,  quel  mal  lui  fait-on?  En  pous- 
sant la  bonté  jusqu'à  lui  laisser  une  liberté,  du 
moins  apparente ,  ne  falloit— il  pas  l'empêcher  d'en 
pouvoir  abuser?  Ne  falloit-il  pas,  en  le  laissant  au 
milieu  des  citoyens,  s'attacher  à  le  leur  bien  faire 
connoître?  Peut-on  voir  un  serpent  se  glisser  dans 
la  place  publique,  sans  crier  à  chacun  de  se  gar- 
der du  serpent?  IN'étoit-ce  pas  sur-tout  une  obli- 
gation particulière  pour  les  sages  qui  ont  eu  l'a- 
dresse d'écarter  le  masque  dont  il  se  couvroit 
depuis  quarante  ans,  et  de  le  voir  les  premier;',  à 


PREMIER  DIALOGUE.  81 

travers  ses  déguisements,  tel  qu'ils  le  inondent 
depuis  lors  à  tout  le  monde  ?  Ce  grand  devoir  de 
le  faire  abhorrer  pour  l'empêcher  de  nuire,  com- 
biné avec  le  tendre  intérêt  qu'il  inspire  à  ces 
hommes  sublimes ,  est  le  vrai  motif  des  soins  infi 
nis  qu'ils  prennent,  des  dépenses  immenses  qu'ils 
font  pour  l'entourer  de  tant  de  pièges,  pour  le  li- 
vrer à  tant  de  mains,  pour  l'enlacer  de  tant  de 
façons,  qu'au  milieu  de  cette  liberté  feinte  il 
nepuisse  ni  dire  un  mot,  ni  faire  un  pas,  ni 
mouvoir  un  doigt,  qu'ils  ne  le  sachent  et  ne  le 
veuillent.  Au  fond ,  tout  ce  qu'on  en  fait  n'est  que 
pour  son  bien  ,  pour  éviter  le  mal  qu'on  seroit 
contraint  de  lui  faire ,  et  dont  on  ne  peut  le  garan- 
tir autrement.  Il  falloit  commencer  par  l'éloigner 
de  ses  anciennes  connoissances  pour  avoir  le 
temps  de  les  bien  endoctriner.  On  l'a  fait  dé- 
créter à  Paris  :  quel  mal  lui  a-t-on  fait  ?  il  falloit , 
par  la  même  raison,  l'empêcher  de  s'établir  à 
Genève.  On  l'y  a  fait  décréter  aussi  :  quel  mal 
lui  a-t-on  fait  ?  On  l'a  fait  lapider  à  Motiers  ; 
mais  les  cailloux  qui  cassoient  ses  fenêtres  et  ses 
portes  ne  l'ont  point  atteint  :  quel  mal  donc  lui 
ont-ils  fait?  On  l'a  fait  chasser,  à  l'entrée  de  l'hi- 
ver, de  l'île  solitaire  où  il  s'étoit  réfugié,  et  de  toute 
la  Suisse  ;  mais  c  etoit  pour  le  forcer  charitable- 
ment d'aller  en  Angleterre  '  chercher  l'asile  qu'on 

1  Choisir  un  Anglois  pour  mon  dépositaire  et  mon  confident 

DIALOGUES.  T.  I.  6 


8a  PREMIER  DIALOGUE, 

lui  préparent  à  son  insu  depuis  long-temps,  et 
bien  meilleur  que  celui  qu'il  s'étoit  obstiné  de 
choisir,  quoiqu'il  ne  pût  de  là  faire  aucun  mal 
à  personne.  Mais  quel  mal  lui  a-t-on  fait  à  lui- 
même?  et  de  quoi  se  plaint-il  aujourd'hui?  ne  le 
laisse-t-on  pas  tranquille  dans  son  opprobre  ?  Il 
peut  se  vautrer  à  son  aise  dans  la  fange  où  l'on 
le  tient  embourbé.  On  l'accable  d'indignités,  il 
est  vrai  ;  mais  qu'importe?  quelles  blessures  lui 
font-elles?  n'est-il  pas  fait  pour  les  souffrir?  Et 
quand  chaque  passant  lui  cracheroit  au  visage, 
quel  mal,  après  tout,  cela  lui  feroit-il  ?  Mais  ce 
monstre  d'ingratitude  ne  sent  rien ,  ne  sait  gré 
de  rien  ;  et  tous  les  ménagements  qu'on  a  pour 
lui,  loin  de  le  toucher,  ne  font  qu'irriter  sa  féro- 
cité. En  prenant  le  plus  grand  soin  de  lui  ôter  tous 
ses  amis,  on  ne  leur  a  rien  tant  recommandé 
que  d'en  garder  toujours  l'apparence  et  le  titre, 
et  de  prendre  pour  le  tromper  le  même  ton  qu'ils 
avoient  auparavant  pour  l'accueillir.  C'est  sa  cou- 
pable défiance  qui  seule  le  rend  misérable.  Sans 
elle  il  seroit  un  peu  plus  dupe ,  mais  il  vivroit 
tout  aussi  content  qu'autrefois.  Devenu  l'objet 
del'borrcur  publique,  il  s'est  vu  par-là  celui  des 

seroit,  ce  me  semble,  réparer  d'une  manière  bien  authentique  le 
mal  que  j'ai  pu  penser  et  dire  de  sa  nation.  On  l'a  trop  abusée  sur 
mon  compte  pour  que  j'aie  pu  ne  pas  m'abuser  quelquefois  sur  le 
sien. 


PREMIER  DIALOGUE.  83 

attentions  de  tout  le  monde.  C'étoit  à  qui  le  fêtc- 
roit,  à  qui  l'auroit  à  dîner,  à  qui  lui  offriroit  des 
retraites,  à  qui  renchériroit  d'empressement  pour 
obtenir  la  préférence.  On  eût  dit,  à  l'ardeur 
qu'on  avoit  pour  l'attirer,  que  rien  n'étoit  plus 
honorable,  plus  glorieux,  que  de  lavoir  pour 
hôte ,  et  cela  dans  tous  les  états ,  sans  en  excepter 
les  grands  et  les  princes  ;  et  mon  ours  n'étoit  pas 
content  ! 

ROUSSEAU. 
Il  avoit  tort;  mais  il  devoit  être  bien  surpris! 
Ces  grands-là  ne  pensoient  pas ,  sans  doute ,  comme 
ce  seigneur  espagnol  dont  vous  savez  la  réponse 
à  Charles-Quint  qui  lui  demandoit  un  de  ses  châ- 
teaux pour  y  loger  le  connétable  de  Bourbon  \ 

LE   FRANÇOIS. 

Le  cas  est  bien  différent  :  vous  oubliez  qu'ici 
c'est  une  bonne  œuvre. 

ROUSSEAU. 

Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  que  l'hospitalité 
envers  le  connétable  fût  une  aussi  bonne  œuvre 
que  l'asile  offert  à  un  scélérat? 

1  On  a,  dit-on,  rendu  inhabitable  le  château  de  Trye  depuis  que 
j'y  ai  logé.  Si  cette  opération  a  rapport  à  moi,  elle  n'est  pas  consé- 
quente à  l'empressement  qui  m'y  avoit  attiré,  ni  à  celui  avec  lequel 
on  engageoit  M.  le  prince  de  Ligne  à  m'offrir  dans  le  même  temps 
un  asile  charmant  dans  ses  terres,  par  une  belle  lettre  qu'on  eut 
même  grand  soin  de  faire  courir  dans  tout  Paris.  (Voyez  le  morceau 
extrait  des  OEuvres  du  prince  de  Ligne,  à  la  tin  de  ce  volume.) 

6. 


84  PREMIER  DIALOGUE. 

LE    FRANÇOIS. 

Eh  !  vous  ne  voulez  pas  m  entendre.  Le  con- 
nétable savoitbien  qu'il  étoit  rebelle  à  son  prince. 

ROUSSEAU. 

Jean-Jacques  ne  sait  donc  pas  qu'il  est  un  scé- 
lérat? 

LE    FRANÇOIS. 

Le  fin  du  projet  est  d'en  user  extérieurement 
avec  lui  comme  s'il  n'en  savoit  rien,  ou  comme 
si  on  l'ignoroit  soi-même.  De  cette  sorte,  on  évite 
avec  lui  le  danger  des  explications  ;  et  feignant  de 
le  prendre  pour  un  honnête  homme,  on  l'obsède 
si  bien,  sous  un  air  d'empressement  pour  son 
mérite ,  que  rien  de  ce  qui  se  rapporte  à  lui ,  ni 
lui-même,  ne  peut  échapper  à  la  vigilance  de 
ceux  qui  l'approchent.  Dès  qu'il  s'établit  quelque 
part,  ce  qu'on  sait  toujours  d'avance,  les  murs, 
les  planchers ,  les  serrures,  tout  est  disposé  autour 
de  lui  pour  la  fin  qu'on  se  propose,  et  l'on  n'ou- 
blie pas  de  l'en  voisiner  convenablement,  c'est- 
à-dire  de  mouches  venimeuses ,  de  fourbes  adroits , 
et  de  filles  accortes  à  qui  l'on  a  bien  fait  leur  leçon. 
C'est  une  chose  assez  plaisante  de  voir  les  barbo- 
teuses de  nos  messieurs  prendre  des  airs  de 
vierges  pour  tâcher  d'aborder  cet  ours.  Mais  ce  ne 
sont  pas  apparemment  des  vierges  qu'il  lui  faut; 
car,  ni  les  lettres  pathétiques  qu'on  dicte  à  celles- 
là,  ni  les  dolentes  histoires  qu'on  leur  fait  ap- 


PREMIER  DIALOGUE.  85 

prendre,  ni  tout  l'étalage  de  leurs  malheurs  et 
de  leurs  vertus,  ni  celui  de  leurs  charmes  flétris, 
n'ont  pu  l'attendrir.  Ce  pourceau  d'Epieure  est 
devenu  tout  d'un  coup  un  Xénocrate  pour  nos 
messieurs. 

ROUSSEAU. 

N'en  fut-il  point  un  pour  vos  dames?  Si  ce  n'é- 
toit  pas  là  le  plus  bruyant  de  ses  forfaits,  c'en  se- 
roit  sûrement  le  plus  irrémissible. 

LE    FRANÇOIS. 

Ah  !  M.  Rousseau,  il  faut  toujours  être  galant; 
et,  de  quelque  façon  qu'en  use  une  femme,  on  ne 
doit  jamais  toucher  cet  article-là. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  toutes  ses 
lettres  sont  ouvertes,  qu'on  retient  soigneusement 
toutes  celles  dont  il  pourroit  tirer  quelque  instruc- 
tion, et  qu'on  lui  en  fait  écrire  de  toutes  les 
façons  par  différentes  mains,  tant  pour  sonder 
ses  dispositions  par  ses  réponses,  que  pour  lui 
supposer,  dans  celles  qu'il  rebute  et  qu'on  garde, 
des  correspondances  dont  on  puisse  un  jour  tirer 
parti  contre  lui.  On  a  trouvé  l'art  de  lui  faire  de 
Paris  une  solitude  plus  affreuse  que  les  cavernes 
et  les  bois,  où  il  ne  trouve  au  milieu  des  hommes 
ni  communication,  ni  consolation,  ni  conseil,  ni 
lumières,  ni  rien  de  tout  ce  qui  pourroit  lui  aider 
à  se  conduire,  un  labyrinthe  immense  où  l'on  ne 
lui  laisse  apercevoir  dans  les   ténèbres   que  de 


86  PREMIER  DIALOGUE. 

fausses  routes  qui  legarent  de  plus  en  plus.  Nul 
ne  l'aborde  qui  n'ait  déjà  sa  leçon  toute  faite  sur 
ce  qu'il  doit  lui  dire,  et  sur  le  ton  qu'il  doit  pren- 
dre en  lui  parlant.  On  tient  note  de  tous  ceux  qui 
demandent  à  le  voir',  et  on  ne  le  leur  permet 
qu'après  avoir  reçu  à  son  égard  les  instructions 
que  j'ai  moi-même  été  chargé  de  vous  donner  au 
premier  désir  que  vous  avez  marqué  de  le  con- 
noître.  S'il  entre  en  quelque  lieu  public,  il  y  est 
regardé  et  traité  comme  un  pestiféré  :  tout  le 
monde  l'entoure  et  le  fixe,  mais  en  s  écartant  de 
lui  et  sans  lui  parler,  seulement  pour  lui  servir  de 
barrière;  et  s'il  ose  parler  lui-même  et  qu'on 
daigne  lui  répondre,  c'est  toujours  ou  par  un 
mensonge  ou  en  éludant  ses  questions  d'un  ton  si 
rude  et  si  méprisant,  qu'il  perde  envie  d'en  faire. 
Au  parterre  on  a  grand  soin  de  le  recommander 
à  ceux  qui  l'entourent,  et  déplacer  toujours  à  ses 
côtés  une  garde  ou  un  sergent  qui  parle  ainsi  fort 
clairement  de  lui  sans  rien  dire.  On  l'a  montré, 
signalé,  recommandé  par-tout  aux  facteurs,  aux 
commis,  aux  gardes,  aux  mouches,  aux  savoyards, 
dans  tous  les  spectacles,  dans  tous  les  cafés,  aux 
barbiers,  aux  marchands,  aux  colporteurs,  aux 

'  On  a  mis  pour  cela  dans  la  rue  un  marchand  de  tableaux  tout 
vis-à-vis  de  ma  porte,  et  à  cette  porte,  qu'on  tient  fermée,  un 
secret,  afin  que  tous  ceux  qui  voudront  entrer  chez  moi  soient  forcés 
de  s'adresser  aux  voisins,  qui  ont  leurs  instructions  et  leurs  ordres. 


PREMIER  DIALOGUE.  87 

libraires.  S'il  cherchoit  un  livre,  un  almanach, 
an  roman,  il  n'y  en  auroit  plus  dans  tout  Paris; 
le  seul  désir  manifesté  de  trouver  une  chose  telle 
quelle  soit  est  pour  lui  l'infaillible  moyen  de  la 
faire  disparoître.  A  son  arrivée  à  Paris  il  cherchoit 
douze  chansonnettes  italiennes  qu'il  y  fit  graver 
il  y  a  une  vingtaine  d'années,  et  qui  étoient  de  lui 
comme  le  Devin  du  villaye  :  mais  le  recueil ,  les  airs , 
les  planches,  tout  disparut,  tout  fut  anéanti  dès 
l'instant,  sans  qu'il  en  ait  pu  recouvrer  jamais  un 
seul  exemplaire.  On  est  parvenu ,  à  force  de  petites 
attentions  multipliées,  à  le  tenir  dans  cette  ville 
immense,  toujours  sous  les  yeux  de  la  populace 
qui  le  voit  avec  horreur.  Veut-il  passer  l'eau  vis- 
à-vis  les  Quatre-Nations ,  on  ne  passera  point  pour 
lui,  même  en  payant  la  voiture  entière.  Veut-il  se 
faire  décrotter,  les  décrotteurs,  sur-tout  ceux  du 
Temple  et  du  Palais-Royal,  lui  refuseront  avec 
mépris  leurs  services.  Entre-t-il  aux  Tuileries  ou 
au  Luxembourg  ,  ceux  qui  distribuent  des  billets 
imprimés  à  la  porte  ont  ordre  de  le  passer  avec  la 
plus  outrageante  affectation,  et  même  de  lui  en 
refuser  net,  s'il  se  présente  pour  en  avoir,  et  tout 
cela,  non  pour  l'importance  de  la  chose,  mais 
pour  le  faire  remarquer,  connoître,  et  abhorrer 
de  plus  en  plus. 

Une  de  leurs  plus  jolies  inventions  est  le  parti 
qu'ils  ont  su  tirer  pour  leur  objet  de  l'usage  an- 


88  PREMIER  DIALOGUE, 

nuel  de  brûler  en  cérémonie  un  Suisse  de  paille 
dans  la  rue  aux  Ours.  Cette  fête  populaire  parois- 
soit  si  barbare  et  si  ridicule  en  ce  siècle  philo- 
sophe, que,  déjà  négligée,  on  alloit  la  supprimer 
tout-à-fait,  si  nos  messieurs  ne  se  fussent  avisés 
de  la  renouveler  bien  précieusement  pour  Jean- 
Jacques.  A  cet  effet,  ils  ont  fait  donner  sa  figure 
et  son  vêtement  à  l'homme  de  paille,  ils  lui  ont 
armé  la  main  d'un  couteau  bien  luisant,  et,  en  le 
faisant  promener  en  pompe  dans  les  rues  de  Paris, 
ils  ont  eu  soin  qu'on  le  mît  en  station  directement 
sous  les  fenêtres  de  Jean-Jacques,  tournant  et  re- 
tournant la  figure  de  tous  côtés  pour  la  bien  mon- 
trer au  peuple,  à  qui  cependant  de  charitables 
interprètes  font  faire  l'application  qu'on  désire, 
et  l'excitent  à  brûler  Jean-Jacques  en  effigie,  en 
attendant  mieux  ' .  Enfin  l'un  de  nos  messieurs  m'a 
même  assuré  avoir  eu  le  sensible  plaisir  de  voir 
des  mendiants  lui  rejeter  nu  nez  son  aumône,  et 

vous  comprenez  bien 

ROUSSEAU. 
Qu'ils  n'y  ont  rien  perdu.  Ah  !  quelle  douceur 

1  II  y  auroit  à  me  brûler  en  personne  deux  grands  inconvénients 
qui  peuvent  forcer  ces  messieurs  à  se  priver  de  ce  plaisir  :  le  premier 
est  qu'étant  une  fois  mort  et  brûlé  je  ne  serois  plus  en  leur  pouvoir, 
et  ils  perdraient  le  plaisir  plus  grand  de  me  tourmenter  vif;  le 
second,  bien  plus  grave,  est  qu'avant  de  me  brûler  il  faudroit  enfin 
m' entendre,  au  moins  pour  la  forme  ;  et  je  doute  que,  malgré  vingt 
ans  de  précautions  et  de  trames,  ils  osent  encore  en  couru  le  risque. 


PREMIER  DIALOGUE.  89 

dame!  quelle  charité!  le  zèle  de  vos  messieurs 
n'oublie  rien. 

LE   FRANÇOIS. 

Outre  toutes  ces  précautions ,  on  a  mis  en 
œuvre  un  moyen  très  ingénieux  pour  découvrir 
s'il  lui  reste  par  malheur  quelque  personne  de 
confiance  qui  n'ait  pas  encore  les  instructions  et 
les  sentiments  nécessaires  pour  suivre  à  son  égard 
le  plan  généralement  admis.  On  lui  fait  écrire 
par  des  gens  qui ,  se  feignant  dans  la  détresse ,  im- 
plorent son  secours  ou  ses  conseils  pour  s'en  tirer. 
Il  cause  avec  eux,  il  les  console,  il  les  recom- 
mande aux  personnes  sur  lesquelles  il  compte. 
De  cette  manière  on  parvient  à  les  connoître,  et 
de  là  facilement  à  les  convertir.  Vous  ne  sauriez 
croire  combien  par  cette  manœuvre  on  a  décou- 
vert de  gens  qui  l'estimoient  encore  et  qu'il  con- 
tinuoit  de  tromper.  Connus  de  nos  messieurs,  ils 
sont  bientôt  détachés  de  lui,  et  l'on  parvient  par 
un  art  tout  particulier,  mais  infaillible,  à  le  leur 
rendre  aussi  odieux  qu'il  leur  fut  cher  auparavant. 
Mais  soit  qu'il  pénétre  enfin  ce  manège ,  soit  qu'en 
effet  il  ne  lui  reste  plus  personne,  ces  tentatives 
sont  sans  succès  depuis  quelque  temps.  Il  refuse 
constamment  de  s'employer  pour  les  gens  qu'il  ne 
connoîtpas,  et  même  de  leur  répondre,  et  cela  va 
toujours  aux  fins  qu'on  se  propose,  en  le  faisant 
passer  pour  un  homme  insensible  et  dur.  Car  en- 


9o  PREMIER  DIALOGUE, 

core  une  fois  rien  n'est  mieux  pour  éluder  ses 
pernicieux  desseins  que  de  le  rendre  tellement 
haïssable  à  tous,  que,  dès  qu'il  désire  une  chose, 
c'en  soit  assez  pour  qu'il  ne  la  puisse  obtenir, 
et  que,  dès  qu'il  s'intéresse  en  faveur  de  quel- 
qu'un, ce  quelqu'un  ne  trouve  plus  ni  patron  ni 
assistance. 

ROUSSEAU. 

En  effet  tous  ces  moyens  que  vous  m'avez  dé- 
taillés me  paroisssent  ne  pouvoir  manquer  de 
faire  de  ce  Jean-Jacques  la  risée,  le  jouet  du 
genre  humain,  et  de  le  rendre  le  plus  abhorré 
des  mortels. 

LE    FRANÇOIS. 

Eh  !  sans  doute.  Voilà  le  grand,  le  vrai  but  des 
soins  généreux  de  nos  messieurs  ;  et,  grâce  à  leur 
plein  succès,  je  puis  vous  assurer  que,  depuis  que 
le  monde  existe,  jamais  mortel  n'a  vécu  dans  une 
pareille  dépression. 

ROUSSEAU. 

Mais  ne  me  disiez-vous  pas  au  contraire  que  le 
tendre  soin  de  son  bien-être  entroit  pour  beau- 
coup dans  ceux  qu'ils  prennent  à  son  égard? 
LE   FRANÇOIS. 

Oui  vraiment,  et  c'est  là  sur-tout  ce  qu'il  y  a 
de  grand,  de  généreux,  d'admirable  dans  le  plan 
de  nos  messieurs,  qu'en  l'empêchant  de  suivre  ses 
volontés  et  d'accomplir  ses  mauvais  desseins,  on 


PREMIER  DIALOGUE.  91 

cherche  cependant  à  lui  procurer  les  douceurs  de 
la  vie ,  de  façon  qu'il  trouve  par-tout  ce  qui  lui  est 
nécessaire,  et  nulle  part  ce  dont  il  peut  abuser. 
On  veut  qu'il  soit  rassasié  du  pain  de  l'ignominie 
et  de  la  coupe  de  l'opprobre.  On  affecte  même 
pour  lui  des  attentions  moqueuses  et  dérisoires1, 
des  respects  comme  ceux  qu'on  prcdiguoit  à 
Sancho  dans  son  île,  et  qui  le  rendent  encore  plus 
ridicule  aux  yeux  de  la  populace.  Enfin ,  puisqu'il 
aime  tant  les  distinctions ,  il  a  lieu  d'être  content  ; 
on  a  soin  qu'elles  ne  lui  manquent  pas,  et  on  le 
sert  de  son  goût  en  le  faisant  par-tout  montrer  au 
doigt.  Oui,  monsieur,  on  veut  qu'il  vive,  et  même 
agréablement,  autant  qu'il  est  possible  à  un  mé- 
chant sans  malfaire  :  on  voudroit  qu'il  ne  manquât 
à  son  bonheur  que  les  moyens  de  troubler  celui 
des  autres.  Mais  c'est  un  ours  qu  il  faut  enchaîner 
de  peur  qu'il  ne  dévore  les  passants.  On  craint 
sur-tout  le  poison  de  sa  plume,  et  l'on  n'épargne 
aucune  précaution  pour  l'empêcher  de  l'exhaler; 
on  ne  lui  laisse  aucun  moyen  de  défendre  son 
honneur,  parceque  cela  lui  seroit  inutile,  que, 
sous  ce  prétexte,  il  ne  manqueroit  pas  d'attaquer 
celui  d'au  trui,  et  qu'il  n'appartient  pas  à  un  homme 

'  Comme  quand  on  vouloit  à  toute  force  m'envoyer  le  vin  d'hon- 
neur à  Amiens,  qu'à  Londres  les  tambours  des  gardes  dévoient 
venir  battre  à  ma  porte,  et  qu'au  Temple  M.  le  prince  de  Conti 
m'envoya  sa  musique  à  mon  lever. 


92  PREMIER  DIALOGUE, 

livré  à  la  diffamation  doser  diffamer  personne. 
Vous  concevez  que,  parmi  les  gens  dont  on  s'est 
assuré,  l'on  n'a  pas  oublié  les  libraires,  sur-tout 
ceux  dont  il  s'est  autrefois  servi.  L'on  en  a  même 
tenu  un  très  long-temps  à  la  Bastille  sous  d'autres 
prétextes,  mais  en  effet  pour  l'endoctriner  plus 
long-temps  à  loisir  sur  le  compte  de  Jean-Jacques  ■ . 
On  a  recommandé  à  tout  ce  qui  l'entoure  de  veil- 
ler particulièrement  à  ce  qu'il  peut  écrire.  On  a 
même  tâcbé  de  lui  en  ôter  les  moyens,  et  l'on  étoit 
parvenu,  dans  la  retraite  où  on  l'avoit  attiré  en 
Dauphiné,  à  écarter  de  lui  toute  encre  lisible,  en 
sorte  qu'il  ne  pût  trouver  sous  ce  nom  que  de  l'eau 
légèrement  teinte,  qui  même  en  peu  de  temps 
perdoit  toute  sa  couleur.  Malgré  toutes  ces  pré- 
cautions, le  drôle  est  encore  parvenu  à  écrire  ses 
Mémoires,  qu'il  appelle  ses  Confessions,  et  que 
nous  appelons  ses  mensonges ,  avec  de  l'encre  de 
la  Chine,  à  laquelle  on  n'avoit  pas  songé  :  mais ,  si 

'  On  y  a  détenu  de  même,  en  même  temps,  et  pour  le  même 
effet,  un  Genevois  de  mes  amis,  lequel,  aigri  par  d'anciens  griefs 
contre  les  magistrats  de  Genève,  excitoit  les  citoyens  contre  eux  à 
mon  occasion.  Je  pensois  bien  différemment,  et  jamais,  en  écrivant 
soit  à  eux  soit  à  lui,  je  ne  cessai  de  les  presser  tous  d'abandonner 
ma  cause,  et  de  remettre  à  de  meilleurs  temps  la  défense  de  leurs 
droits.  Gela  n'empêcha  pas  cpi'on  ne  publiât  avoir  trouvé  tout  le 
contraire  dans  les  lettres  que  je  lui  écrivois,  et  que  c  étoit  moi  qui 
étois  le  boute-feu.  Que  peuvenl  désormais  attendre  des  gens  puis- 
sants  la  justice,  la  vérité,  l'innocence,  quand  une  fois  ils  en  sont 
venus  jusque-là? 


PREMIER   DIALOGUE.  93 

l'on  ne  peut  l'empêcher  de  barbouiller  du  papier 
à  son  aise,  on  l'empêche  au  moins  de  faire  circu- 
ler son  venin:  car  aucun  chiffon,  ni  petit,  ni 
grand,  pas  un  billet  de  deux  lignes  ne  peut  sortir 
de  ses  mains  sans  tomber,  à  l'instant  même,  dans 
celles  des  gens  établis  pour  tout  recueillir.  A  l'é- 
gard desesdiscours,  rien  n'en  est  perdu.  Lepremier 
soin  de  ceux  qui  l'entourent  est  de  s'attacher  à  le 
faire  jaser;  ce  C£tii  n'est  pas  difficile,  ni  même  de 
lui  faire  dire  à-peu-près  ce  qu'on  veut,  ou  du 
moins  comme  on  le  veut  pour  en  tirer  avantage, 
tantôt  en  lui  débitant  de  fausses  nouvelles,  tantôt 
en  l'animant  par  d'adroites  contradictions,  et  tan- 
tôt au  contraire  en  paroissant  acquiescer  à  tout  ce 
qu'il  dit.  C'est  alors  sur-tout  qu'on  tient  un  registre 
exact  des  indiscrètes  vivacités  qui  lui  échappent, 
et  qu'on  amplifie  et  commente  de  sang  froid.  Ils 
prennent  en  même  temps  toutes  les  précautions 
possibles  pour  qu'il  ne  puisse  tirer  d'eux  aucune 
lumière,  ni  par  rapport  à  lui  ni  par  rapport  à 
qui  que  ce  soit.  On  ne  prononce  jamais  devant  lui 
le  nom  de  ses  premiers  délateurs ,  et  l'on  ne  parle 
qu'avec  la  plus  grande  réserve  de  ceux  qui  influent 
sur  son  sort,  de  sorte  qu'il  lui  est  impossible  de  par- 
venir à  savoir  ni  ce  qu'ils  disent  ni  ce  qu'ils  font, 
s'ils  sont  à  Paris  ou  absents ,  ni  même  s'ils  sont 
morts  ou  en  vie.  On  ne  lui  parle  jamais  de  nou- 
velles ,  ou  on  ne  lui  en  dit  que  de  fausses  ou  de 


94  PREMIER  DIALOGUE, 

dangereuses,  qui  seraient  de  sa  part  de  nouveaux 
crimes  s'il  s'avisoit  de  les  répéter.  En  province ,  on 
empêchoit  aisément  qu'il  ne  lût  aucune  gazette. 
A  Paris,  où  il  y  auroit  trop  d'affectation,  l'on 
empêche  au  moins  qu'il  n'en  voie  aucune  dont  il 
puisse  tirer  quelque  instruction  qui  le  regarde,  et 
sur-tout  celles  où  nos  messieurs  font  parler  de 
lui.  S'il  s'enquiert  de  quelque  chose,  personne  n'en 
sait  rien:  s'il  s'informe  de  quelqu'un,  personne 
ne  le  connoît;  s'il  demandoit  avec  un  peu  d'em- 
pressement le  temps  qu'il  fait ,  on  ne  le  lui  diroit 
pas.  Mais  on  s'applique,  en  revanche,  à  lui  faire 
trouver  les  denrées,  sinon  à  meilleur  marché,  du 
moins  de  meilleure  qualité  qu'il  ne  les  auroit  au 
même  prix,  ses  bienfaiteurs  suppléant  généreu- 
sement de  leur  bourse  à  ce  qu'il  en  coûte  de  plus 
pour  satisfaire  la  délicatesse  qu'ils  lui  supposent, 
et  qu'ils  tâchent  même  d'exciter  en  lui  par  l'occa- 
sion et  le  bon  marché,  pour  avoir  le  plaisir  d'en 
tenir  note.  De  cette  manière,  mettant  adroitement 
le  menu  peuple  dans  leur  confidence,  ils  lui  font 
l'aumône  publiquement  malgré  lui,  de  façon  qu'il 
lui  soit  impossible  de  s'y  dérober;  et  cette  charité, 
qu'on  s'attache  à  rendre  bruyante,  a  peut-être 
contribué  plus  que  toute  autre  chose  à  le  déprimer 
autant  que  le  desiroient  ses  amis. 

ROUSSEAU. 

Comment,  ses  amis? 


PREMIER  DIALOGUE.  95 

LE    FRANÇOIS. 

Oui  ;  c'est  un  nom  qu'aiment  à  prendre  toujours 
nos  messieurs,  pour  exprimer  toute  leur  bienveil- 
lance envers  lui,  toute  leur  sollicitude  pour  son 
bonheur,  et,  ce  qui  est  très  bien  trouvé,  pour  le 
faire  accuser  d'ingratitude  en  se  montrant  si  peu 
sensible  à  tant  de  bonté. 

ROUSSEAU. 

Il  y  a  là  quelque  chose  que  je  n'entends  pas 
bien.  Expliquez-moi  mieux  tout  cela,  je  vous  prie. 

LE   FRANÇOIS. 

Ilimportoit,  comme  je  vous  l'ai  dit,  pour  qu'on 
pût  le  laisser  libre  sans  danger,  que  sa  diffamation 
fût  universelle  '.  Il  ne  suffisoit  pas  de  la  répandre 
dans  les  cercles  et  parmi  la  bonne  compagnie, 
ce  qui  n'étoit  pas  difficile  et  fut  bientôt  fait;  il 
falloit  qu'elle  s'étendît  parmi  tout  le  peuple  et  dans 
les  plus  bas  étages  aussi  bien  que  dans  les  plus 

1  Je  n'ai  point  voulu  parler  ici  de  ce  qui  se  fait  au  théâtre  *  et  de 
ce  qui  s'imprime  journellement  en  Hollande  et  ailleurs,  parceque 
cela  passe  toute  croyance,  et  qu'en  le  voyant,  et  en  ressentant  con- 
tinuellement les  tristes  effets ,  j'ai  peine  encore  à  le  croire  moi-même. 
Il  y  a  quinze  ans  que  tout  cela  dure,  toujours  avec  l'approbation 
publique  et  l'aveu  du  gouvernement.  Et  moi  je  vieillis  ainsi  seul 
parmi  tous  ces  forcenés,  sans  aucune  consolation  de  personne,  sans 
néanmoins  perdre  ni  courage  ni  patience,  et,  dans  l'ignorance  où 
l'on  me  tient,  élevant  au  ciel,  pour  toute  défense,  un  cœur  exempt 
de  fraude,  et  des  mains  pures  de  tout  mal. 

'  *  Allusion  à  la  manière  dont  le  traita  l'Académie  royale  de  musique. 

Voyez  le  morceau  extrait  des  mémoires  de  Grétry,  à  la  fin  de  ce 
volume. 


96  PREMIER  DIALOGUE, 

élevés;  et  cela  présentoit  plus  de  difficulté,  non 
seulement  parceque  l'affectation  de  le  tympaniser 
ainsi  à  son  insu  pouvoit  scandaliser  les  simples, 
mais  sur -tout  à  cause  de  l'inviolable  loi  de  lui 
cacher  tout  ce  qui  le  regarde,  pour  éloigner  à 
jamais  de  lui  tout  éclaircissement,  toute  instruc- 
tion, tout  moyen  de  défense  et  de  justification, 
toute  occasion  de  faire  expliquer  personne,  de 
remonter  à  la  source  des  lumières  qu'on  a  sur  son 
compte,  et  qu'il  étoit  moins  sûr  pour  cet  effet  de 
compter  sur  la  discrétion  de  la  populace  que  sur 
celle  des  honnêtes  gens.  Or,  pour  l'intéresser, 
cette  populace,  à  ce  mystère,  sans  paroître  avoir 
cet  objet,  ils  ont  admirablement  tiré  parti  d'une 
ridicule  arrogance  de  notre  homme,  qui  est  de 
faire  le  fier  sur  les  dons ,  et  de  ne  vouloir  pas  qu'on 
lui  fasse  l'aumône. 

ROUSSEAU. 

Mais  je  crois  que  vous  et  moi  serions  assez 
capables  d'une  pareille  arrogance  :  qu'en  pensez- 
vous? 

LE    FRANÇOIS. 

Cette  délicatesse  est  permise  à  d'honnêtes  gens. 
Mais  un  drôle  comme  cela  qui  fait  le  gueux  quoi- 
qu'il soit  riche,  de  quel  droit  ose-t-il  rejeter  les 
menues  charités  de  nos  messieurs? 

ROUSSEAU. 

Du  même  droit,  peut-être,  que  les  mendiants 


PREMIER  DIALOGUE.  97 

rejettent  les  siennes.  Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  fait  le 
gueux,  il  reçoit  donc  ou  demande  l'aumône?  car 
voilà  tout  ce  qui  distingue  le  gueux  du  pauvre,  qui 
n'est  pas  plus  riche  que  lui,  mais  qui  se  contente 
de  ce  qu'il  a ,  et  ne  demande  rien  à  personne. 

LE    FRANÇOIS. 

Eh,  non!  celui-ci  ne  la  demande  pas  directe- 
ment. Au  contraire,  il  la  rejette  insolemment  d'a- 
bord ;  mais  il  cède  à  la  fin  tout  doucement  quand 
on  s'obstine. 

ROUSSEAU. 
Il  n'est  donc  pas  si  arrogant  que  vous  disiez 
d'abord;  et,  retournant  votre  question,  je  de- 
mande à  mon  tour  pourquoi  ils  s'obstinent  à  lui 
faire  l'aumône  comme  à  un  gueux,  puisqu'ils  sa- 
vent si  bien  qu'il  est  riche. 

LE    FRANÇOIS. 

Le  pourquoi,  je  vous  l'ai  déjà  dit.  Ce  seroit, 
j'en  conviens,  outrager  un  honnête  homme  :  mais 
c'est  le  sort  que  mérite  un  pareil  scélérat  d'être 
avili  par  tous  les  moyens  possibles;  et  c'est  une 
occasion  de  mieux  manifester  son  ingratitude,  par 
celle  qu'il  témoigne  à  ses  bienfaiteurs. 

ROUSSEAU. 

Trouvez-vous  que  l'intention  de  l'avilir  mérite 
une  grande  reconnoissance? 

LE    FRANÇOIS. 

Non;  mais  c'est  l'aumône  qui  la  mérite.  Car, 

DIALOGUES^  T.  1.  J 


98  PREMIER  DIALOGUE, 

comme  disent  très  bien  nos  messieurs,  l'argent 
rachète  tout,  et  rien  ne  le  rachète.  Quelle  que  soit 
l'intention  de  celui  qui  donne,  même  par  force, 
il  reste  toujours  bienfaiteur,  et  mérite  toujours 
comme  tel  la  plus  vive  reconnoissance.  Pour  élu- 
der donc  la  brutale  rusticité  de  notre  homme,  on 
a  imaginé  de  lui  faire  en  détail,  à  son  insu,  beau- 
coup de  petits  dons  bruyants  qui  demandent  le 
concours  de  beaucoup  de  gens,  et  sur-tout  du 
menu  peuple,  qu'on  fait  entrer  ainsi  sans  affecta- 
tion dans  la  grande  confidence,  afin  qu'à  l'hor- 
reur pour  ses  forfaits  se  joigne  le  mépris  pour  sa 
misère,  et  le  respect  pour  ses  bienfaiteurs.  On 
s'informe  des  lieux  où  il  se  pourvoit  des  denrées 
nécessaires  à  sa  subsistance,  et  l'on  a  soin  qu'au 
même  prix  on  les  lui  fournisse  de  meilleure  qua- 
lité, et  par  conséquent  plus  chères.  Au  fond  cela  ne 
lui  fait  aucune  économie,  et  il  n'en  a  pas  besoin, 
puisqu'il  est  riche  :  mais  pour  le  même  argent  il 
est  mieux  servi  ;  sa  bassesse  et  la  générosité  de  nos 
messieurs  circulent  ainsi  parmi  le  peuple,  et  l'on 
parvient  de  cette  manière  à  l'y  rendre  abject  et 
méprisable  en  paroissant  ne  songer  qu'à  son  bien- 
être  et  à  le  rendre  heureux  malgré  lui.  Il  est  dif- 
ficile que  le  misérable  ne  s'aperçoive  pas  de  ce 
petit  manège  ;  et  tant  mieux  :  car  s  il  se  fâche,  cela 
prouve  de  plus  en  plus  son  ingratitude;  et  s'il 
change  de  marchands, on  répète  aussitôt  la  même 


PREMIER  DIALOGUE.  99 

manœuvre;  la  réputation  qu'on  veut  lui  donner 
se  répand  encore  plus  rapidement.  Ainsi  plus  il 
se  débat  dans  ses  lacs,  et  plus  il  les  resserre. 

ROUSSEAU. 

Voilà ,  je  vous  l'avoue ,  ce  que  je  ne  comprenois 
pas  bien  d'abord.  Mais,  monsieur,  vous  en  qui  j'ai 
connu  toujours  un  cœur  si  droit,  se  peut-il  (pie 
vous  approuviez  de  pareilles  manœuvres? 

LE    FRANÇOIS. 

Je  les  blâmerois  fort  pour  tout  autre;  mais  ici 
je  les  admire  par  le  motif  de  bonté  qui  les  dicte, 
sans  pourtant  avoir  voulu  jamais  y  tremper.  .Te 
bais  Jean -Jacques,  nos  messieurs  l'aiment;  ils 
veulent  le  conserver  à  tout  prix;  il  est  naturel 
qu'eux  et  moi  ne  nous  accordions  pas  sur  la  con- 
duite à  tenir  avec  un  pareil  homme.  Leur  système, 
injuste  peut-être  en  lui-même,  est  rectifié  par 
l'intention. 

ROUSSEAU. 

Je  crois  qu'il  me  la  rendroit  suspecte  :  car  on 
ne  va  point  au  bien  par  le  mal,  ni  à  la  vertu 
par  la  fraude.  Mais,  puisque  vous  m'assurez  que 
Jean-Jacques  est  riche,  comment  le  public  ac- 
corde-t-il  ces  choses-là?  Car  enfin  rien  ne  doit  lui 
sembler  plus  bizarre  et  moins  méritoire  qu'une 
aumône  faite  par  force  à  un  riche  scélérat. 

LE    FRANÇOIS. 

Oh!  le  public  ne  rapproche  pas  ainsi  les  idées 

7- 


ioo  PREMIER  DIALOGUE, 

qu'on  a  l'adresse  de  lui  montrer  séparément.  Il  le 
voit  riche  pour  lui  reprocher  de  faire  le  pauvre, 
ou  pour  le  frustrer  du  produit  de  son  labeur  en 
se  disant  qu'il  n'en  a  pas  besoin.  Il  le  voit  pauvre 
pour  insulter  à  sa  misère,  et  le  traiter  comme  un 
mendiant.  11  ne  le  voit  jamais  que  par  le  côté  qui 
pour  l'instant  le  montre  plus  odieux  ou  plus  mé- 
prisable, quoique  incompatible  avec  les  autres 
aspects  sous  lesquels  il  le  voit  en  d'autres  temps. 

ROUSSEAU. 

Il  est  certain  qu'à  moins  d'être  de  la  plus  brute 
insensibilité  il  doit  être  aussi  pénétré  que  surpris 
de  cette  association  d'attentions  et  d'outrages  dont 
il  sent  à  chaque  instant  les  effets.  Mais  quand, 
pour  l'unique  plaisir  de  rendre  sa  diffamation 
plus  complète,  on  lui  passe  journellement  tous 
ses  crimes,  qui  peut  être  surpris  s'il  profite  de 
cette  coupable  indulgence  pour  en  commettre 
incessamment  de  nouveaux?  C'est  une  objection 
que  je  vous  ai  déjà  faite,  et  que  je  répète  parce- 
que  vous  l'avez  éludée  sans  y  répondre.  Par  tout 
ce  que  vous  m'avez  raconté,  je  vois  que,  malgré 
toutes  les  mesures  qu'on  a  prises,  il  va  toujours 
son  train  comme  auparavant,  sans  s'embarrasser 
en  aucune  sorte  des  surveillants  dont  il  se  voit 
entouré.  Lui  qui  prit  jadis  là-dessus  tant  de  pré- 
cautions que,  pendant  quarante  ans,  trompant 
exactement  tout  le  monde,  il  passa  pour  un  bon- 


PREMIER  DIALOGUE.  .01 

note  homme,  je  vois  qu'il  n'use  de  la  liberté  qu'on 

lui  laisse  que  pour  assouvir  sans  gêne  sa  méchan- 
ceté, pour  commettre  chaque  jour  de  nouveaux 
forfaits  dont  il  est  hien  sûr  qu'aucun  n'échappe  à 
ses  surveillants,  et  qu'on  lui  laisse  tranquillement 
consommer.  Est-ce  donc  une  vertu  si  méritoire 
à  vos  messieurs  d'abandonner  ainsi  les  honnêtes 
gens  à  la  furie  d'un  scélérat,  pour  l'unique  plaisir 
de  compter  tranquillement  ses  crimes,  qu'il  leur 
seroit  si  aisé  d'empêcher? 

LE    FRANÇOIS. 

Ils  ont  leurs  raisons  pour  cela. 

ROUSSEAU. 

Je  n'en  doute  point  :  mais  ceux  mêmes  qui 
commettent  les  crimes  ont  sans  doute  aussi  leurs 
raisons  :  cela  suffit-il  pour  les  justifier?  singulière 
bonté,  convenez-en,  que  celle  qui,  pour  rendre 
le  coupable  odieux,  refuse  d'empêcher  le  crime,  et 
s'occupe  à  choyer  le  scélérat  aux  dépens  des  in- 
nocents dont  il  fait  sa  proie  !  Laisser  commettre  les 
crimes  qu'on  peut  empêcher  n'est  pas  seulement 
en  être  témoin,  c'est  en  être  complice.  D'ailleurs 
si  on  lui  laisse  toujours  faire  tout  ce  que  vous 
dites  qu'il  fait,  que  sert  donc  de  l'espionner  de  si 
près  avec  tant  de  vigilance  et  d'activité?  Que  sert 
d'avoir  découvert  ses  œuvres,  pour  les  lui  laisser 
continuer  comme  si  l'on  n'en  savoit  rien  ?  que  sert 
de  gêner  si  fort  sa  volonté  dans  les  choses  indif- 


io2  PREMIER  DIALOGUE. 

férentes  pour  la  laisser  en  toute  liberté  dès  qu'il 
s'agit  de  malfaire?  On  diroit  que  vos  messieurs  ne 
eberchent  qu'à  lui  ôter  tout  moyen  défaire  autre 
ebose  que  des  crimes.  Cette  indulgence  vous  pa- 
roît-elle  donc  si  raisonnable,  si  bien  entendue, 
et  digne  de  personnages  si  vertueux? 

LE    FRANÇOIS. 

Il  y  a  dans  tout  cela,  je  dois  l'avouer,  des  choses 
que  je  n'entends  pas  fort  bien  moi-même  ;  mais 
on  m'a  promis  de  m'expliquer  tout  à  mon  entière 
satisfaction.  Peut-être  pour  le  rendre  plus  exé- 
crable a-t-on  cru  devoir  charger  un  peu  le  tableau 
de  ses  crimes,  sans  se  faire  un  grand  scrupule  de 
cette  charge,  qui  dans  le  fond  importe  assez  peu  ; 
car,  puisqu'un  homme  coupable  d'un  crime  est 
capable  décent,  tousceuxdonton  l'accuse  souttout 
auinoinsdanssavolonté,etronpcutàpeinedonner 
le  nom  d'impostures  à  de  pareilles  accusations. 

Je  vois  que  la  base  du  système  que  l'on  suit  à 
son  égard  est  le  devoir  qu'on  s'est  imposé  qu'il  fût 
bien  démasqué,  bien  connu  de  tout  le  monde,  et 
néanmoins  de  n'avoir  jamais  avec  lui  aucune  ex- 
plication, et  de  lui  ôter  toute  connoissanec  de  ses 
accusateurs  et  toute  lumière  certaine  des  choses 
dont  il  est  accusé.  Cette  double  nécessité  est  fon- 
dée sur  la  nature  des  crimes  qui  rendroit  leur 
déclaration  publique  trop  scandaleuse,  et  qui  ne 
souffre  pas  qu'il  soit  convaincu  sans  être  puni.  Or 


PREMIER  DIALOGUE.  i03 

voulez-vous  qu'on  le  punisse  sans  le  convaincre? 
Nos  formes  judiciaires  ne  le  permettraient  pas, 
et  ce  seroit  aller  directement  contre  les  maximes 
d'indulgence  et  de  commisération  qu'on  veut 
suivre  à  son  égard.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  pour 
la  sûreté  publique  est  premièrement  de  le  sur- 
veiller si  bien,  qu'il  n'entreprenne  rien  qu'on  ne 
le  sache,  qu'il  n'exécute  rien  d'important  qu'on 
ne  le  veuille;  et,  sur  le  reste,  d'avertir  tout  le 
monde  du  danger  qu'il  y  a  d'écouter  et  fréquenter 
un  pareil  scélérat.  Il  est  clair  qu'ainsi  bien  avertis 
ceux  qui  s'exposent  à  ses  attentats  ne  doivent, 
s'ils  y  succombent,  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes. 
C'est  un  malheur  qu'il  n'a  tenu  qu'à  eux  d'éviter, 
puisque,  fuyant  comme  il  fait  les  hommes,  ce 
n'est  pas  lui  qui  va  les  chercher. 

ROUSSEAU. 

Autant  en  peut-on  dire  à  ceux  qui  passent 
dans  un  bois  où  l'on  sait  qu'il  y  a  des  voleurs , 
sans  que  cela  fasse  une  raison  valable  pour  laisser 
ceux-ci  en  toute  liberté  daller  leur  train,  sur-tout 
quand ,  pour  les  contenir,  il  suffit  de  le  vouloir. 
Mais  quelle  excuse  peuvent  avoir  vos  messieurs, 
qui  ont  soin  de  fournir  eux-mêmes  des  proies  à 
la  cruauté  du  barbare  par  les  émissaires  dont  vous 
m'avez  dit  qu'ils  l'entourent,  qui  tâchent  à  toute 
force  de  se  familiariser  avec  lui ,  et  dont  sans  doute 
il  a  soin  de  faire  ses  premières  victimes? 


104  PREMIER  DIALOGUE. 

LE    FRANÇOIS. 

Point  du  tout.  Quelque  familièrement  qu'ils 
vivent  chez  lui ,  tâchant  môme  d'y  manger  et  hoire 
sans  s'embarrasser  des  risques ,  il  ne  leur  en  arrive 
aucun  mal.  Les  personnes  sur  lesquelles  il  aime 
assouvir  sa  furie  sont  celles  pour  lesquelles  il  a  de 
l'estime  et  du  penchant,  celles  auxquelles  il  vou- 
droit  donner  sa  confiance  pour  peu  que  leurs 
cœurs  s'ouvrissent  au  sien,  d'anciens  amis  qu'il 
regrette,  et  dans  lesquels  il  semble  encore  cher- 
cher les  consolations  qui  lui  manquent.  C'est  ceux- 
là  qu'il  choisit  pour  les  expédier  par  préférence  ;  le 
lien  de  l'amitié  lui  pèse,  il  ne  voit  avec  plaisir  que 
ses  ennemis. 

ROUSSEAU. 

On  ne  doit  pas  disputer  contre  les  faits  ;  mais 
convenez  que  vous  me  peignez  là  un  bien  singulier 
personnage,  qui  n'empoisonne  que  ses  amis,  qui 
ne  fait  des  livres  qu'en  faveur  de  ses  ennemis,  et 
qui  fuit  les  hommes  pour  leur  faire  du  mal. 

Ce  qui  me  paroît  encore  bien  étonnant  en  tout 
ceci ,  c'est  corn  ment  il  se  trouve  d'honnêtes  gens  qui 
veuillent  rechercher,  hanter  un  pareil  monstre, 
dont  l'abord  seul  devroit  leur  faire  horreur.  Que 
la  canaille  envoyée  par  vos  messieurs  et  faite  pour 
l'espionnage  s'empare  de  lui,  voilà  ce  que  je  com- 
prends sa  us  peine.  Je  comprends  encore  que,  trop 
heureux  de  trouver  quelqu'un  qui  veuille  le  soûl- 


PREMIER  DIALOGUE.  io5 

firir,  il  ne  doit  pas,  lui,  misanthrope  avec  les  hon- 
nêtes gens,  mais  à  charge  à  lui-même,  se  rendre 
difficile  sur  les  liaisons;  qu'il  doit  voir,  accueillir, 
rechercher  avec  grand  empressement  les  coquins 
qui  lui  ressemblent,  pour  les  engager  dans  ses 
damnables  complots.  Eux,  de  leur  côté,  dans  l'es- 
poir de  trouver  en  lui  un  bon  camarade  bien  en- 
durci ,  peuvent,  malgré  l'effroi  qu'on  leur  a  donné 
de  lui,  s'exposer,  par  l'avantage  qu'ils  en  espèrent, 
au  risque  de  le  fréquenter.  Mais  que  des  gens 
d'honneur  cherchent  à  se  faufiler  avec  lui,  voilà, 
monsieur,  ce  qui  me  passe.  Que  lui  disent-ils  donc? 
quel  ton  peuvent-ils  prendre  avec  un  pareil  per- 
sonnage? Un  aussi  grand  scélérat  peut  très  bien 
être  un  homme  vil  qui  pour  aller  à  ses  fins  souffre 
toutes  sortes  d'outrages,  et,  pourvu  qu'on  lui 
donne  à  dîner,  boit  les  affronts  comme  l'eau,  sans 
les  sentir  ou  sans  en  faire  semblant;  mais  vous 
m'avouerez  qu'un  commerce  d'insulte  et  de  mé- 
pris d'une  part,  de  bassesse  et  de  mensonge  de 
l'autre,  ne  doit  pas  être  fort  attrayant  pour  d'hon- 


nêtes gens. 


LE   FRANÇOIS. 

Ils  en  sont  plus  estimables  de  se  sacrifier  ainsi 
pour  le  bien  public.  Approcher  de  ce  misérable 
est  une  œuvre  méritoire ,  quand  elle  mène  à  quel- 
que nouvelle  découverte  sur  son  caractère  affreux. 
Un  tel  caractère  tient  du  prodige,  et  ne  sauroit 


io6  PREMIER  DIALOGUE, 

être  assez  attesté.  Vous  comprenez  que  personne 
ne  l'approche  pour  avoir  avec  lui  quelque  société 
réelle,  mais  seulement  pour  tâcher  de  le  sur- 
prendre, d'en  tirer  quelque  nouveau  trait  pour 
son  portrait ,  quelque  nouveau  fait  pour  son  his- 
toire, quelque  indiscrétion  dont  on  puisse  faire 
usage  pour  le  rendre  toujours  plus  odieux.  D'ail- 
leurs, comptez-vous  pour  rien  le  plaisir  de  le  per- 
sifler, de  lui  donner  à  mots  couverts  les  noms 
injurieux  qu'il  mérite,  sans  qu'il  ose  ou  puisse  ré- 
pondre de  peur  de  déceler  l'application  qu'on  le 
force  à  s'en  faire?  C'est  un|  plaisir  qu'on  peut  sa- 
vourer sans  risque;  car,  s'il  se  fâche,  il  s'accuse 
lui-même;  et,  s'il  ne  se  fâche  pas,  en  lui  disant 
ainsi  ses  vérités  indirectement,  on  se  dédommage 
de  la  contrainte  où  l'on  est  forcé  de  vivre  avec 
lui  en  feignant  de  le  prendre  pour  un  honnête 
homme. 

ROUSSEAU. 

Je  ne  sais  si  ces  plaisirs-là  sont  fort  doux;  pour 
moi,  je  ne  les  trouve  pas  fort  nohles,  et  je  vous 
crois  assez  du  même  avis,  puisque  vous  les  avez 
toujours  dédaignés.  Mais ,  monsieur,  à  ce  compte , 
cet  homme  chargé  de  tant  crimes  n'a  donc  jamais 
été  convaincu  d'aucun? 

LE    FRANÇOIS. 

Eh!  non  vraiment.  C'est  encore  un  acte  de 
L'extrême  bonté  dont  on  use  à  son  égard,  de  lui 


PREMIER  DIALOGUE.  107 

épargner  la  honte  cletre  confondu.  Sur  tant  d'in- 
vincibles preuves,  n'est-il  pas  complètement  jugé 
sans  qu'il  soit  besoin  de  l'entendre?  Où  régne  l'é- 
vidence du  délit,  la  conviction  du  coupable  n'est- 
elle  pas  superflue?  Elle  ne  seroit  pour  lui  qu'une 
peine  de  plus.  En  lui  ôtant  l'inutile  liberté  de  se 
défendre,  on  ne  fait  que  lui  ôter  celle  de  mentir 
et  de  calomnier. 

ROUSSEAU. 

Ah!  grâce  au  ciel,  je  respire!  vous  délivrez 
mon  cœur  d'un  grand  poids. 

LE    FRANÇOIS. 

Qu'a vez-vous  donc?  d'où  vous  naît  cet  épanouis- 
sement subit  après  l'air  morne  et  pensif  qui  ne 
vous  a  point  quitté  durant  tout  cet  entretien,  et 
si  différent  de  l'air  jovial  et  gai  qu'ont  tous  nos 
messieurs  quand  ils  parlent  de  Jean-Jacques  et  de 
ses  crimes? 

ROUSSEAU. 

Je  vous  l'expliquerai,  si  vous  avez  la  patience 
de  m'entendre  ;  car  ceci  demande  encore  des 
digressions. 

Vous  connoissez  assez  ma  destinée  pour  savoir 
qu'elle  ne  m'a  guère  laissé  goûter  les  prospérités 
de  la  vie:  je  n'y  ai  trouvé  ni  les  biens  dont  les 
hommes  font  cas,  ni  ceux  dont  j'aurois  fait  cas 
moi-même-  vous  savez  à  quel  prix  elle  m'a  vendu 
cette  fumée  dont  ils  sont  si  avides,  et  qui,  même 


io8  PREMIER  DIALOGUE. 

eût-elle  été  plus  pure,  nétoit  pas  l'aliment  qu'il 
falloit  à  mon  cœur.  Tant  que  la  fortune  ne  ma  fait 
que  pauvre ,  je  n'ai  pas  vécu  malheureux.  J'ai 
goûté  quelquefois  de  vrais  plaisirs  clans  l'obscu- 
rité: mais  je  n'en  suis  sorti  que  pour  tomber  dans 
un  gouffre  de  calamités,  et  ceux  qui  m'y  ont 
plongé  se  sont  appliqués  à  me  rendre  insuppor- 
tables les  maux  qu'ils  feignoient  de  plaindre,  et 
que  je  n'aurois  pas  connus  sans  eux.  Revenu  de 
cette  douce  chimère  de  l'amitié,  dont  la  vaine  re- 
cherche a  fait  tous  les  malheurs  de  ma  vie,  bien 
plus  revenu  des  erreurs  de  l'opinion  dont  je  suis 
la  victime,  ne  trouvant  plus  parmi  les  hommes 
ni  droiture,  ni  vérité,  ni  aucun  de  ces  sentiments 
que  je  crus  innés  dans  leurs  âmes,  pareequ'ils 
letoient  dans  la  mienne,  et  sans  lesquels  toute 
société  n'est  que  tromperie  et  mensonge,  je  me 
suis  retiré  au-dedans  de  moi  ;  et,  vivant  entre  moi 
et  la  nature,  je  goûtois  une  douceur  infinie  à 
penser  que  jenetois  pas  seul,  que  je  ne  conversois 
pas  avec  un  être  insensible  et  mort,  que  mes 
maux  étoient  comptés ,  que  ma  patience  étoit  me- 
surée, et  que  toutes  les  misères  de  ma  vie  n  etoient 
que  des  provisions  de  dédommagements  et  de 
jouissances  pour  un  meilleur  état.  Je  n'ai  jamais 
adopté  la  philosophie  des  heureux  du  siècle  ;  elle 
n'est  pas  faite  pour  moi;  j'en  cherchois  une  plus 
appropriée  à  mon   cœur,  plus  consolante  dans 


PREMIER  DIALOGUE.  109 

l'adversité,  plus  encourageante  pour  la  vertu,  .le 
la  trouvois  clans  les  livres  de  Jean -Jacques.  J'y 
puisois  des  sentiments  si  conformes  à  ceux  qui 
m'étoient  naturels,  j'y  sentois  tant  de  rapports 
avec  mes  propres  dispositions,  que,  seul  parmi 
tous  les  auteurs  que  j'ai  lus,  il  étoit  pour  moi  le 
peintre  de  la  nature  et  l'historien  du  cœur  hu- 
main. Je  reconnoissois  dans  ses  écrits  l'homme 
que  je  retrouvois  en  moi,  et  leur  méditation  map- 
prenoit  à  tirer  de  moi-même  la  jouissance  et  le 
bonheur  que  tous  les  autres  vont  chercher  si  loin 
d'eux. 

Son  exemple  m'étoit  sur-tout  utile  pour  nourrir 
ma  confiance  dans  les  sentiments  que  j'avois  con- 
servés seul  parmi  mes  contemporains.  J'étois 
croyant,  je  l'ai  toujours  été,  quoique  non  pas 
comme  les  gens  à  symboles  et  à  formules.  Les 
hautes  idées  que  j'avois  de  la  Divinité  me  faisoient 
prendre  en  dégoût  les  institutions  des  hommes  et 
les  religions  factices.  Je  ne  voyois  personne  penser 
comme  moi  ;  je  me  trouvois  seul  au  milieu  de  la 
multitude  autant  par  mes  idées  que  par  mes  sen- 
timents. Cet  état  solitaire  étoit  triste;  Jean-Jacques 
vint  m'en  tirer.  Ses  livres  me  fortifièrent  contre 
la  dérision  des  esprits  forts.  Je  trouvai  ses  prin- 
cipes si  conformes  à  mes  sentiments,  je  les  voyois 
naître  de  méditations  si  profondes,  je  les  voyois 
appuyés  de  si  fortes  raisons,   que  je  cessai  de 


no  PREMIER  DIALOGUE, 

craindre,  comme  on  me  le  crioit  sans  cesse,  qu'ils 
ne  fussent  l'ouvrage  des  préjuges  et  de  l 'éducation. 
Je  vis  que,  dans  ce  siècle  où  la  philosophie  ne  fait 
que  détruire,  cet  auteur  seul  édifioit  avec  solidité. 
Dans  tous  les  autres  livres,  je  démêlois  d'abord  la 
passion  qui  les  avoit  dictés ,  et  le  but  personnel  que 
l'auteur  avoit  eu  en  vue.  Le  seul  Jean-Jacques  me 
parut  chercher  la  vérité  avec  droiture  et  simplicité 
de  cœur.  Lui  seul  me  parut  montrer  aux  hommes 
la  route  du  vrai  bonheur  en  leur  apprenant  à  dis- 
tinguer la  réalité  de  l'apparence,  et  l'homme  de  la 
nature  de  l'homme  factice  et  fantastique  que  nos 
institutions  et  nos  préjugés  lui  ont  substitué:  lui 
seul  en  un  mot  me  parut,  dans  sa  véhémence, 
inspiré  par  le  seul  amour  du  bien  public  sans  vue 
secrète  et  sans  intérêt  personnel.  Je  trouvois  d'ail- 
leurs sa  vie  et  ses  maximes  si  bien  d'accord,  que  je 
me  confirmois  dans  les  miennes,  et  j'y  prenois 
plus  de  confiance  par  l'exemple  d'un  penseur  qui 
les  médita  si  long-temps,  d'un  écrivain  qui,  mé- 
prisant l'esprit  de  parti  et  ne  voulant  former  ni 
suivre  aucune  secte,  ne  pouvoit  avoir  dans  ses  re- 
cherches d'autre  intérêt  que  l'intérêt  public  et 
celui  de  la  vérité.  Sur  toutes  ces  idées,  je  me  fai- 
sois  un  plan  de  vie  dont  son  commerce  auroit  fait 
le  charme;  et  moi,  à  qui  la  société  des  hommes 
n'offre  depuis  long-temps  qu'une  fausse  apparence 
sans  réalité,  sans  vérité,  sans  attachement,  sans 


PREMIER  DIALOGUE.  m 

aucun  véritable  accord  de  sentiments  ni  d'idées, 
et  plus  digne  de  mon  mépris  que  de  mon  empres- 
sement, je  me  livrais  à  l'espoir  de  retrouver  en  lui 
tout  ce  que  j'avois  perdu,  de  goûter  encore  les 
douceurs  d'une  amitié  sincère,  et  de  me  nourrir 
encore  avec  lui  de  ces  grandes  et  ravissantes  con- 
templations qui  font  la  meilleure  jouissance  de 
cette  vie ,  et  la  seule  consolation  solide  qu'on 
trouve  dans  l'adversité. 

J  etois  plein  de  ces  sentiments,  et  vous  l'avez 
pu  connoître ,  quand  avec  vos  cruelles  confidences 
vous  êtes  venu  resserrer  mon  cœur  et  en  chasser 
les  douces  illusions  auxquelles  il  étoitprêt  «à  s'ou- 
vrir encore.  Non,  vous  ne  connoîtrez  jamais  à  quel 
point  vous  l'avez  déchiré;  il  faudrait  pour  cela 
sentir  à  combien  de  célestes  idées  tenoient  celles 
que  vous  avez  détruites.  Je  touchois  au  moment 
d'être  heureux  en  dépit  du  sort  et  des  hommes, 
et  vous  me  replongez  pour  jamais  dans  toute  ma 
misère;  vous  m'ôtez  toutes  les  espérances  qui  me 
la  faisoient  supporter.  Un  seul  homme  pensant 
comme  moi  nourrissait  ma  confiance;  un  seul 
homme  vraiment  vertueux  me  faisoit  croire  à  la 
vertu,  m'animoit  à  la  chérir,  à  l'idolâtrer,  à  tout 
espérer  d'elle;  et  voilà  qu'en  m'ôtant  cet  appui 
vous  me  laissez  seul  sur  la  terre  englouti  dans  un 
gouffre  de  maux,  sans  qu'il  me  reste  la  moindre 
lueur  d'espoir  dans  cette  vie,  et  prêt  à  perdre  en- 


lia  PREMIER  DIALOGUE, 

core  celui  de  retrouver  clans  un  meilleur  ordre  de 
choses  le  dédommagement  de  tout  ce  que  j'ai  souf- 
fert dans  celui-ci. 

Vos  premières  déclarations  me  bouleversèrent. 
L'appui  de  vos  preuves  me  les  rendit  plus  acca- 
blantes, et  vous  navrâtes  mon  ame  des  plus  amères 
douleurs  que  j'aie  jamais  senties.  Lorsqu'entrant 
ensuite  dans  le  détail  des  manœuvres  systéma- 
tiques dont  ce  malheureux  homme  est  l'objet, 
vous  m'avez  développé  le  plan  de  conduite  à  son 
égard,  tracé  par  l'auteur  de  ces  découvertes ,  et 
fidèlement  suivi  partout  le  monde,  mon  attention 
partagée  a  rendu  ma  suprise  plus  grande  et  mon 
affliction  moins  vive.  J'ai  trouvé  toutes  ces  ma- 
nœuvres si  cauteleuses,  si  pleines  de  ruse  et  d'as- 
tuce, que  je  n'ai  pu  prendre  de  ceux  qui  s'en  font 
un  système  la  haute  opinion  que  vous  vouliez 
m'en  donner;  et,  lorsque  vous  les  combliez  d'élo- 
ges, je  sentois  mon  cœur  en  murmurer  malgré 
moi.  ,1'admirois  comment  d'aussi  nobles  motifs 
pouvoient  dicter  des  pratiques  aussi  basses;  com- 
ment la  fausseté,  la  trahison,  le  mensonge,  pou- 
voient être  devenus  des  instruments  de  bien- 
faisance et  de  charité;  comment  enfin  tant  de 
marches  obliques  pouvoient  s'allier  avec  la 
droiture.  Avois-je  tort?  Voyez  vous-même,  et  rap- 
pelez-vous tout  ce  que  vous  m'avez  dit.  Ah!  con- 
venez du  moins  que  tant  d'enveloppes  ténébreuses 


PREMIER  DIALOGUE.  n3 

sont  un  manteau  bien  étrange  pour  la  vertu. 

La  force  de  vos  preuves  l'emportait  néanmoins 
sur  tous  les  soupçons  que  ces  machinations  pou- 
voient  m'inspirer.  Je  voyois  qu'après  tout  cette 
bizarre  conduite,  toute  choquante  qu'elle  me  pa- 
roissoit,  n'en  étoit  pas  moins  une  œuvre  de  misé- 
ricorde, et  que,  voulant  épargner  à  un  scélérat 
les  traitements  qu'il  avoit  mérités,  il  falloit  bien 
prendre  des  précautions  extraordinaires  pour  pré- 
venir le  scandale  de  cette  indulgence,  et  la  mettre 
à  un  prix  qui  ne  tentât  ni  d'autres  d'en  désirer  une 
pareille  ni  lui-même  d'en  abuser.  Voyant  ainsi 
tout  le  monde  s'empresser  à  l'envi  de  le  rassasier 
d'opprobres  et  d'indignités,  loin  de  le  plaindre,  je 
le  méprisois  davantage  d'acheter  si  lâchement  l'im- 
punité au  prix  d'un  pareil  destin. 

Vous  m'avez  répété  tout  cela  bien  des  fois,  et 
je  me  le  disois  après  vous  en  gémissant.  L'angoisse 
de  mon  cœur  n'empêchoit  pas  ma  raison  d'être 
subjuguée,  et  de  cet  assentiment  que  j'étois  forcé 
de  vous  donner  résultait  la  situation  dame  la  plus 
cruelle  pour  un  honnête  homme  infortuné,  au- 
quel on  arrache  impitoyablement  toutes  les  con- 
solations ,  toutes  les  ressources ,  toutes  les  espé- 
rances qui  lui  rendoient  ses  maux  supportables. 

Un  trait  de  lumière  est  venu  me  rendre  tout 
cela  dans  un  instant.  Quand  j'ai  pensé,  quand 
v  ous  m'avez  confirmé  vous-même  que  cet  homme 


DIALOGUES.  T. 


i.4  PREM1EK  DIALOGUE. 

si  indignement  traite  pour  tant  de  crimes  atroces 
n'avoit  été  convaincu  d'aucun  ,  vous  avez  d'un  seul 
mot  renversé  toutes  vos  preuves  ;  et ,  si  je  n'ai  pas 
vu  l'imposture  où  vous  prétendez  voir  l'évidence, 
cette  évidence  au  moins  a  tellement  disparu  à  mes 
yeux ,  que  dans  tout  ce  que  vous  m'aviez  démontré 
je  ne  vois  plus  qu'un  problème  insoluble,  un  mys- 
tère effrayant ,  impénétrable ,  que  la  seule  convic- 
tion du  coupable  peut  éclaircir  à  mes  yeux. 

Nous  pensons  bien  différemment,  monsieur, 
vous  et  moi  sur  cet  article.  Selon  vous,  l'évidence 
des  crimes  supplée  à  cette  conviction;  et,  selon 
moi,  cette  évidence  consiste  si  essentiellement 
dans  cette  conviction  même ,  qu'elle  ne  peut  exis- 
ter sans  elle.  Tant  qu'on  n'a  pas  entendu  l'accusé, 
les  preuves  qui  le  condamnent,  quelque  fortes 
qu'elles  soient,  quelque  convaincantes  qu'elles  pa- 
roissent,  manquent  du  sceau  qui  peut  les  montrer 
telles  même  lorsqu'il  n'a  pas  été  possible  d'en- 
tendre l'accusé,  comme  lorsqu'on  fait  le  procès 
à  la  mémoire  d'un  mort  ;  car,  en  présumant 
qu'il  n'auroit  rien  eu  à  répondre,  on  peut  avoir 
raison,  mais  on  a  tort  de  changer  cette  présomp- 
tion en  certitude  pour  le  condamner,  et  il  n'est 
permis  de  punir  le  crime  que  quand  il  ne  reste 
aucun  moyen  d'en  douter.  Mais  quand  on  vient 
jusqu'à  refuser  d'entendre  l'accusé  vivant  et  pré- 
sent, bien  que  la  chose  soit  possible  et  facile, 


PREMIER  DIALOGUE.  n5 

quand  on  prend  des  mesures  extraordinaires 
pour  l'empêcher  de  parler,  quand  on  lui  cache 
avec  le  plus  grand  soin  l'accusation,  l'accusateur, 
les  preuves,  dès-lors  toutes  ces  preuves  devenues 
suspectes  perdent  toute  leur  force  sur  mon  esprit. 
N'oser  les  soumettre  à  l'épreuve  qui  les  confirme, 
c'est  me  faire  présumer  qu'elles  ne  la  soutien- 
droient  pas.  Ce  grand  principe,  base  et  sceau 
de  toute  justice,  sans  lequel  la  société  humaine 
crouleroit  par  ses  fondements,  est  si  sacré,  si 
inviolable  dans  la  pratique,  que,  quand  toute  la 
ville  auroit  vu  un  homme  en  assassiner  un  autre 
dans  la  place  publique,  encore  ne  puniroit-on 
point  l'assassin  sans  l'avoir  préalablement  en- 
tendu. 

LE    FRANÇOIS. 

Hé  quoi  !  des  formalités  judiciaires  qui  doivent 
être  générales  et  sans  exception  dans  les  tribu- 
naux,  quoique  souvent  superflues,  font-elles  loi 
dans  des  cas  de  grâce  et  de  bénignité  comme  celui- 
ci?  D'ailleurs,  l'omission  de  ces  formalités  peut- 
elle  changer  la  nature  des  choses,  faire  que  ce 
qui  est  démontré  cesse  de  l'être,  rendre  obscur 
ce  qui  est  évident;  et,  dans  l'exemple  que  vous 
venez  de  proposer,  le  délit  seroit-il  moins  avéré, 
le  prévenu  seroit-il  moins  coupable  quand  on 
négligerait  de  l'entendre;  et,  quand  sur  la  seule 
notoriété  du  fait  on  l'auroit  roué  sans  tous  ces  in- 


u6  PREMIER  DIALOGUE, 

terrogatoires  d'usage,  en  seroit-on  moins  sûr 
d'avoir  puni  justement  un  assassin?  Enfin  toutes 
ces  formes  établies  pour  constater  les  délits  ordi- 
naires sont-elles  nécessaires  à  l'égard  d'un  monstre 
dont  la  vie  n'est  qu'un  tissu  de  crimes,  et  reconnu 
de  toute  la  terre  pour  être  la  honte  et  l'opprobre 
de  l'humanité?  Celui  qui  n'a  rien  d'humain  méri- 
te-t-il  qu'on  le  traite  en  homme? 

ROUSSEAU. 

Vous  me  faites  frémir.  Est-ce  vous  qui  parlez 
ainsi  ?  Si  je  le  croyois,  je  fuirois,  au  lieu  de  ré- 
pondre. Mais  non,  je  vous  connois  trop  bien. 
Discutons  de  sang  froid  avec  vos  messieurs  ces 
questions  importantes  d'où  dépend ,  avec  le  main- 
tien de  l'ordre  social,  la  conservation  du  genre 
humain.  D'après  eux,  vous  parlez  toujours  de 
clémence  et  de  grâce;  mais,  avant  d'examiner 
quelle  est  cette  grâce,  il  faudrait  voir  d'abord  si 
c'en  est  ici  le  cas,  et  comment  elle  y  peut  avoir 
lieu.  Le  droit  de  faire  grâce  suppose  celui  de  pu- 
nir, et  par  conséquent  la  préalable  conviction  du 
coupable.  Voilà  premièrement  de  quoi  il  s'agit. 

Vous  prétendez  que  cette  conviction  devient 
superflue  où  régne  l'évidence  ;  et  moi  je  pense  au 
contraire  qu'en  fait  de  délit  l'évidence  ne  peut  ré- 
sulter que  de  la  conviction  du  coupable,  et  qu'on 
ne  peut  prononcer  sur  la  force  des  preuves  qui  le 
condamnent  qu'après  l'avoir  entendu.  La  raison 


PREMIER  DIALOGUE.  n7 

en  est  que ,  pour  faire  sortir  aux  yeux  des  hommes 
la  vérité  du  sein  des  passions,  il  faut  que  ces  pas- 
sions s'entre-clioquent,  se  combattent,  et  que  celle 
qui  accuse  trouve  un  contre-poids  égal  dans  celle 
qui  défend,  afin  que  la  raison  seule  et  la  justice 
rompent  l'équilibre  et  fassent  pencher  la  balance. 
Quand  un  homme  se  fait  le  délateur  d'un  autre, 
il  est  probable,  il  est  presque  sûr  qu'il  est  mu  par 
quelque  passion  secrète  qu'il  a  grand  soin  de  dé- 
guiser. Mais  quelque  raison  qui  le  détermine,  et 
fût-ce  même  un  motif  de  pure  vertu ,  toujours 
est-il  certain  que  du  moment  qu'il  accuse  il  est 
animé  du  vif  désir  de  montrer  l'accusé  coupable, 
ne  fût-ce  qu'afin  de  ne  pas  passer  pour  calomnia- 
teur ;  et  comme  d'ailleurs  il  a  pris  à  loisir  toutes 
ses  mesures,  qu'il  s'est  donné  tout  le  temps  d'ar- 
ranger ses  machines  et  de  concerter  ses  moyens  et 
ses  preuves,  le  moins  qu'on  puisse  faire  pour  se 
garantir  de  surprise  est  de  les  exposer  à  l'examen 
et  aux  réponses  de  l'accusé ,  qui  seul  a  un  intérêt 
suffisant  pour  les  examiner  avec  toute  l'attention 
possible,  et  qui  seul  encore  peut  donner  tous  les 
éclaircissements  nécessaires  pour  en  bien  juger. 
C'est  par  une  semblable  raison  que  la  déposition 
des  témoins,  en  quelque  nombre  qu'ils  puissent 
être,  n'a  de  poids  qu'après  leur  confrontation.  De 
cette  action  et  réaction  et  du  choc  de  ces  intérêts 
opposés  doit  naturellement  sortir  aux  yeux  du 


u8  PREMIER  DIALOGUE. 

juge  la  lumière  de  ia  vérité  :  c'en  est  du  moins  le 
meilleur  moyen  qui  soit  en  sa  puissance.  Mais  si 
l'un  de  ces  intérêts  agit  seul  avec  toute  sa  force,  et 
que  le  contre-poids  de  l'autre  manque,  comment 
l'équilibre  restera-t-il  dans  la  balance?  Le  juge, 
que  je  veux  supposer  tranquille,  impartial,  uni- 
quement animé  de  l'amour  de  la  justice,  qui  com- 
munément n'inspire  pas  de  grands  efforts  pour 
l'intérêt  d'autrui,  comment  s'assurera-t-il  d'avoir 
bien  pesé  le  pour  et  le  contre,  d'avoir  bien  pénétré 
par  lui  seul  tous  les  artifices  de  l'accusateur,  d'avoir 
bien  démêlé  des  faits  exactement  vrais  ceux  qu'il 
controuve ,  qu'il  altère,  qu'il  colore  à  sa  fantaisie, 
d'avoir  même  deviné  ceux  qu'il  tait  et  qui  changent 
l'effet  de  ceux  qu'il  expose  ?  Quel  est  l'homme  au- 
dacieux qui ,  non  moins  sûr  de  sa  pénétration  que 
de  sa  vertu ,  s'ose  donner  pour  ce  juge-là?  Il  faut, 
pour  remplir  avec  tant  de  confiance  un  devoir  si 
téméraire,  qu'il  se  sente  l'infaillibilité  d'un  Dieu. 

Que  seroit-ce  si ,  au  lieu  de  supposer  ici  un  juge 
parfaitement  intégre  et  sans  passion ,  je  le  suppo- 
sois  animé  d'un  désir  secret  de  trouver  l'accusé 
coupable,  et  ne  cherchant  que  des  moyens  plau- 
sibles de  justifier  sa  partialité  à  ses  propres  yeux? 

Cette  seconde  supposition  pourroit  avoir  plus 
d'une  application  dans  le  cas  particulier  qui  nous 
occupe  ;  mais  n'en  cherchons  point  d'autre  que  la 
célébrité  d'un  auteur  dont  les  succès  passés  blés- 


PREMIER  DIALOGUE.  .  ig 

sent  l'amour -propre  tic  ceux  qui  n'en  peuvent 
obtenir  de  pareils.  Tel  applaudit  à  la  gloire  d'un 
homme  qu'il  n'a  nul  espoir  d'offusquer,  qui  tra- 
vailleroit  bien  vite  à  lui  faire  payer  cher  leclat 
qu'il  peut  avoir  de  plus  que  lui,  pour  peu  qu'il 
vît  de  jour  à  y  réussir.  Dès  qu'un  homme  a  eu  le 
malheur  de  se  distinguer  à  certain  point,  à  moins 
qu'il  ne  se  fasse  craindre  ou  qu'il  ne  tienne  à  quel- 
que parti ,  il  ne  doit  plus  compter  sur  l'équité  des 
autres  à  son  égard  ;  et  ce  sera  beaucoup  si  ceux 
mêmes  qui  sont  plus  célèbres  que  lui  pardon- 
nent la  petite  portion  qu'il  a  du  bruit  qu'ils  vou- 
droient  faire  tout  seuls. 

Je  n'ajouterai  rien  de  plus.  Je  ne  veux  parler 
ici  qu'à  votre  raison.  Cherchez  à  ce  que  je  viens  de 
vous  dire  une  réponse  dont  elle  soit  contente,  et 
je  me  tais.  En  attendant  voici  ma  conclusion  :  Il  est 
toujours  injuste  et  téméraire  déjuger  un  accusé, 
tel  qu'il  soit,  sans  vouloir  l'entendre;  mais  qui- 
conque jugeant  un  homme  qui  a  fait  du  bruit 
dans  le  monde,  non  seulement  le  juge  sans  l'en- 
tendre ,  mais  se  cache  de  lui  pour  le  juger ,  quel- 
que prétexte  spécieux  qu'il  allègue ,  et  fût-il  vrai- 
ment juste  et  vertueux,  fût-il  un  ange  sur  la  terre, 
qu'il  rentre  bien  en  lui-même,  l'iniquité,  sans 
qu'il  s'en  doute,  est  cachée  au  fond  de  son  cœur. 

Etranger,  sans  parents,  sans  appui,  seul,  aban- 
donné de  tous,   trahi  du  plus  grand  nombre, 


120  PREMIER  DIALOGUE. 

Jean-Jacques  est  dans  la  pire  position  où  l'on 
puisse  être  pour  être  jugé  équitablement.  Ce- 
pendant, dans  les  jugements  sans  appel  qui  le 
condamnent  à  l'infamie,  qui  est-ce  qui  a  pris  sa 
défense  et  parlé  pour  lui?  qui  est-ce  qui  s'est  donné 
la  peine  d'examiner  l'accusation,  les  accusateurs, 
les  preuves,  avec  ce  zélé  et  ce  soin  que  peut  seul 
inspirer  l'intérêt  de  soi-même  ou  de  son  plus 
intime  ami? 

LE    FRANÇOIS. 

Mais  vous-même,  qui  vouliez  si  fort  être  le 
sien,  n'avez-vous  pas  été  réduit  au  silence  par  les 
preuves  dont  j  etois  armé? 

ROUSSEAU. 

Avois-je  les  lumières  nécessaires  pour  les  ap- 
précier, et  distinguer  à  travers  tant  de  trames 
obscures  les  fausses  couleurs  qu'on  a  pu  leur 
donner?  suis-je  au  fait  des  détails  qu'il  faudrait 
connoître?  puis-je  deviner  les  éclaircissements, 
les  objections,  les  solutions  que  pourroit  donner 
l'accusé  sur  des  faits  dont  lui  seul  est  assez  instruit? 
D'un  mot  peut-être  il  eût  levé  des  voiles  impéné- 
trables aux  yeux  de  tout  autre,  et  jeté  du  jour  sur 
des  manœuvres  que  nul  mortel  ne  débrouillera 
jamais.  Je  me  suis  rendu,  non  pareeque  j  etois 
réduit  au  silence,  mais  pareeque  je  l'y  croyois 
réduit  lui-même.  Je  n'ai  rien,  je  l'avoue,  à  ré- 
pondre à  vos  preuves.   Mais  si  vous  étiez  isolé 


PREMIER  DIALOGUE.  121 

sur  la  terre,  sans  défense  et  sans  défenseur,  et 
depuis  vingt  ans  en  proie  à  vos  ennemis  comme 
Jean-Jacques,  on  pourroit  sans  peine  me  prouver 
de  vous  en  secret  ce  que  vous  m'avez  prouvé  de 
lui,  sans  que  j'eusse  rien  non  plus  à  répondre.  En 
seroit-ce  assez  pour  vous  juger  sans  appel  et  sans 
vouloir  vous  écouter? 

Monsieur,  c'est  ici,  depuis  que  le  monde  existe, 
la  première  fois  qu'on  a  violé  si  ouvertement,  si 
publiquement,  la  première  et  la  plus  sainte  des 
lois  sociales,  celle  sans  laquelle  il  n'y  a  plus  de 
sûreté  pour  l'innocence  parmi  les  hommes.  Quoi 
qu'on  en  puisse  dire,  il  est  faux  qu'une  violation 
si  criminelle  puisse  avoir  jamais  pour  motif  l'in- 
térêt de  l'accusé;  il  n'y  a  que  celui  des  accusateurs, 
et  même  un  intérêt  très  pressant,  qui  puisse  les 
y  déterminer,  et  il  n'y  a  que  la  passion  des  juges 
qui  puisse  les  faire  passer  outre  malgré  l'infraction 
de  cette  loi.  Jamais  ils  ne  souffriroient  cette  in- 
fraction, s'ils  redoutoient  d'être  injustes.  Non,  il 
n'y  a  point,  je  ne  dis  pas  de  juge  éclairé,  mais 
d'homme  de  bon  sens,  qui,  sur  les  mesures  prises 
avec  tant  d'inquiétude  et  de  soin  pour  cacher  à 
l'accusé  l'accusation,  les  témoins,  les  preuves,  ne 
sente  que  tout  cela  ne  peut  dans  aucun  cas  pos- 
sible s'expliquer  raisonnablement  que  par  l'im- 
posture de  l'accusateur. 

Vous  demandez  néanmoins  quel  inconvénient 


raa  PREMIER  DIALOGUE, 

il  y  auroit,  quand  le  crime  est  évident,  à  rouer 
l'accusé  sans  l'entendre.  Et  moi  je  vous  demande 
en  réponse  quel  est  l'homme,  quel  est  le  juge  assez 
hardi  pour  oser  condamner  à  mort  un  accusé 
convaincu  selon  toutes  les  formes  judiciaires, 
après  tant  d'exemples  funestes  d'innocents  bien 
interrogés,  bien  entendus,  bien  confrontés,  bien 
jugés  selon  toutes  les  formes,  et,  sur  une  évidence 
prétendue,  mis  à  mort  avec  la  plus  grande  con- 
fiance pour  des  crimes  qu'ils  n'avoient  point 
commis.  Vous  demandez  quel  inconvénient  il  y 
auroit,  quand  le  crime  est  évident,  à  rouer  l'ac- 
cusé sans  l'entendre.  Je  réponds  que  votre  suppo- 
sition est  impossible  et  contradictoire  dans  les 
termes,  pareeque  l'évidence  du  crime  consiste 
essentiellement  dans  la  conviction  de  l'accusé,  et 
que  toute  autre  évidence  ou  notoriété  peut  être 
fausse,  illusoire,  et  causer  le  supplice  d'un  in- 
nocent. En  faut-il  confirmer  les  raisons  par  des 
exemples?  Par  malheur,  ils  ne  nous  manqueront 
pas.  En  voici  un  tout  récent  tiré  de  la  gazette  de 
Leyde,  et  qui  mérite  d'être  cité.  Un  homme  accusé 
dans  un  tribunal  d'Angleterre  d'un  délit  notoire, 
attesté  par  un  témoignage  public  et  unanime,  se 
défendit  par  un  alibi  bien  singulier.  Il  soutint  et 
prouva  que,  le  même  jour  et  à  la  même  heure  où 
on  fa  voit  vu  commettre  le  crime,  il  étoit  en  per- 
sonne occupé  à  se  défendre  devant  un  autre  tri- 


PREMIER  DIALOGUE.  i23 

bunal,  et  dans  une  autre  ville,  d'une  accusation 
tonte  semblable.  Ce  fait,  non  moins  parfaitement 
attesté,  mit  les  juges  dans  un  étrange  embarras. 
A  force  de  recherches  et  d'enquêtes,  dont  assuré- 
ment on  ne  se  seroit  pas  avisé  sans  cela ,  on  décou- 
vrit enfin  que  les  délits  attribués  à  cet  accusé 
avoient  été  commis  par  un  autre  homme  moins 
connu,  mais  si  semblable  au  premier  de  tadle, 
de  figure,  et  de  traits,  qu'on  avoit  constamment 
pris  l'un  pour  l'autre.  Voilà  ce  qu'on  n'eût  point 
découvert  si,  sur  cette  prétendue  notoriété,  on 
se  fût  pressé  d'expédier  cet  homme  sans  daigner 
l'écouter;  et  vous  voyez  comment,  cet  usage  une 
fois  admis,  il  pourroit  aller  de  la  vie  à  mettre  un 
habit  d'une  couleur  plutôt  que  d'une  autre. 

Autre  article  encore  plus  récent  tiré  de  la  ga- 
zette de  France  du  3i  octobre  1 774*  "Un  mal- 
«  heureux,  disent  les  lettres  de  Londres,  alloit 
«  subir  le  dernier  supplice,  et  il  étoit  déjà  sur 
«l'échafaud,  quand  un  spectateur,  perçant  la 
«foule,  cria  de  suspendre  l'exécution,  et  se  dé- 
«  clara  l'auteur  du  crime  pour  lequel  cet  infortuné 
«  avoit  été  condamné,  ajoutant  que  sa  conscience 
«  troublée  (cet  homme  apparemment  n'étoit  pas 
«  philosophe)  ne  lui  permettoit  pas  en  ce  moment 
<<  de  sauver  sa  vie  aux  dépens  de  l'innocent.  Après 
«une  nouvelle  instruction  de  l'affaire,  le  con- 
«  damné,  continue  l'article,  a  été  renvoyé  absous, 


i24  PREMIER  DIALOGUE. 

«  et  le  roi  a  cru  devoir  faire  grâce  au  coupable  en 
«  faveur  de  sa  générosité.  »  Vous  n'avez  pas  besoin, 
je  crois,  de  mes  réflexions  sur  cette  nouvelle 
instruction  de  l'affaire,  et  sur  la  première,  en 
vertu  de  laquelle  l'innocent  avoit  été  condamné  à 
mort. 

Vous  avez  sans  doute  ouï  parler  de  cet  autre 
jugement  où ,  sur  la  prétendue  évidence  du  crime, 
onze  pairs  ayant  condamné  l'accusé,  le  douzième 
aima  mieux  s'exposer  à  mourir  de  faim  avec  ses 
collègues  que  de  joindre  sa  voix  aux  leurs ,  et  cela , 
comme  il  l'avoua  dans  la  suite,  parcequ'il  avoit 
lui-même  commis  le  crime  dont  l'autre  paroissoit 
évidemment  coupable.  Ces  exemples  sont  plus 
fréquents  en  Angleterre,  où  les  procédures  cri- 
minelles se  font  publiquement,  au  lieu  qu'en 
France,  où  tout  se  passe  dans  le  plus  effrayant 
mystère  ' ,  les  foibles  sont  livrés  sans  scandale  aux 
vengeances  des  puissants;  et  les  procédures,  tou- 
jours ignorées  du  public  ou  falsifiées  pour  le 
tromper,  restent,  ainsi  que  l'erreur  ou  l'iniquité 
des  juges,  dans  un  secret  éternel,  à  moins  que 
quelque  événement  extraordinaire  ne  les  en  tire. 

C'en  est  un  de  cette  espèce  qui  me  rappelle 
chaque  jour  ces  idées  à  mon  réveil.  Tous  les  ma- 
tins avant  le  jour ,  la  messe  de  la  pie ,  que  j'entends 

1  *  Celle  observation  n'est  plus  fonde'e,  grâce  aux  nouvelles  insti- 
tutions. 


PREMIER  DIALOGUE.  ia5 

sonner  à  Saint-Eustache  ' ,  me  semble  un  aver- 
tissement bien  solennel  aux  juges  et  à  tous  les 
hommes  d'avoir  une  confiance  moins  téméraire 
en  leurs  lumières,  d'opprimer  et  mépriser  moins 
la  foiblesse,  de  croire  un  peu  plus  à  l'innocence, 
d'y  prendre  un  peu  plus  d'intérêt,  de  ménager  un 
peu  plus  la  vie  et  l'honneur  de  leurs  semblables, 
et  enfin  de  craindre  quelquefois  que  trop  d'ardeur 
à  punir  les  crimes  ne  leur  en  fasse  commettre  à 
eux-mêmes  de  bien  affreux.  Que  la  singularité  des 
cas  que  je  viens  de  citer  les  rende  uniques  chacun 
dans  son  espèce,  qu'on  les  dispute,  qu'on  les  nie 
enfin  si  l'on  veut,  combien  d'autres  cas  non  moins 
imprévus,  non  moins  possibles,  peuvent  être  aussi 
singuliers  dans  la  leur?  Où  est  celui  qui  sait  déter- 
miner avec  certitude  tous  les  cas  où  les  hommes, 
abusés  par  de  fausses  a  pparences,  peuvent  prendre 
l'imposture  pour  l'évidence,  et  l'erreur  pour  la 
vérité?  Quel  est  l'audacieux  qui,  lorsqu'il  s'agit  de 
juger  capitalement  un  homme,  passe  en  avant, 
et  le  condamne  sans  avoir  pris  toutes  les  précau- 
tions possibles  pour  se  garantir  des  pièges  du 
mensonge  et  des  illusions  de  l'erreur?  Quel  est  le 
j  uge  barbare  qui ,  refusant  à  l'accusé  la  déclaration 
de  son  crime,  le  dépouille  du  droit  sacré  d'être 

'  *  Ce  n'ëtoit  point  à  Saint-Eustache,  mais  à  l'église  du  Saint- 
Esprit,  située  près  de  l'Hôtel-de-Ville ,  et  détruite  depuis,  qu'on 
disoit  tous  les  jours  à  une  heure  la  messe  de  la  pie. 


ia6  PREMIER  DIALOGUE. 

entendu  clans  sa  défense,  droit  qui,  loin  de  le 
garantir  detre  convaincu,  si  l'évidence  est  telle 
qu'on  la  suppose,  très  souvent  ne  suffit  pas  môme 
pour  empêcher  le  juge  de  voir  cette  évidence  dans 
l'imposture,  et  de  verser  le  sang  innocent  même 
après  avoir  entendu  l'accusé?  Osez- vous  croire 
que  les  tribunaux  abondent  en  précautions  su- 
perflues pour  la  sûreté  de  l'innocence?  Eh  !  qui  ne 
sait  au  contraire  que,  loin  de  s'y  soucier  de  savoir 
si  un  accusé  est  innocent  et  de  chercher  à  le  trou- 
ver tel,  on  ne  s'y  occupe  au  contraire  qu'à  tâcher 
de  le  trouver  coupable  à  tout  prix,  et  qu'à  lui  ôter 
pour  sa  défense  tous  les  moyens  qui  ne  lui  sont 
pas  formellement  accordés  par  la  loi;  tellement 
que  si,  dans  quelque  cas  singulier,  il  se  trouve 
une  circonstance  essentielle  qu'elle  n'ait  pas  pré- 
vue, c'est  au  prévenu  d'expier,  quoique  innocent, 
cet  oubli  par  son  supplice?  Ignorez-vous  que  ce 
qui  flatte  le  plus  les  juges  est  d'avoir  des  victimes 
à  tourmenter,  qu'ils  aimeroient  mieux  faire  périr 
cent  innocents  que  de  laisser  échapper  un  cou- 
pable; et  que,  s'ils  pouvoient  trouver  de  quoi 
condamner  un  homme  dans  toutes  les  formes, 
quoique  persuadés  de  son  innocence,  ils  se  hâte- 
roient  de  le  faire  périr  en  l'honneur  de  la  loi?  Ils 
s'affligent  de  la  justification  d'un  accusé  comme 
d'une  perte  réelle;  avides  de  sang  à  répandre,  ils 
voient  à  regret  échapper  de  leurs  mains  la  proie 


PREMIER  DIALOGUE.  127 

qu'ils  s'étoient  promise,  et  n'épargnent  rien  de  ce 
qu'ils  peuvent  faire  impunément  pour  que  ce 
malheur  ne  leur  arrive  pas.  Grandicr,  Calas, 
Langlade,  et  cent  autres  ont  fait  du  bruit  par  des 
circonstances  fortuites;  mais  quelle  foule  d'infor- 
tunés sont  les  victimes  de  l'erreur  ou  de  la  cruauté 
des  juges,  sans  que  l'innocence  étouffée  sous  des 
monceaux  de  procédures  vienne  jamais  au  grand 
jour,  ou  n'y  vienne  que  par  hasard,  long-temps 
après  la  mort  des  accusés,  et  lorsque  personne  ne 
prend  plus  d'intérêt  à  leur  sort?  Tout  nous  montre 
ou  nous  fait  sentir  l'insuffisance  des  lois  et  l'indif- 
férence des  juges  pour  la  protection  des  innocents 
accusés,  déjà  punis  avant  le  jugement  par  les 
rigueurs  du  cachot  et  des  fers,  et  à  qui  souvent  on 
arrache  à  force  de  tourments  l'aveu  des  crimes 
qu'ils  n'ont  pas  commis.  Et  vous,  comme  si  les 
formes  établies  et  trop  souvent  inutiles  étoient 
encore  superflues ,  vous  demandez  quel  inconvé- 
nient il  y  auroit,  quand  le  crime  est  évident,  à 
rouer  l'accusé  sans  l'entendre!  Allez,  monsieur, 
cette  question  n'avoit  besoin  de  ma  part  d'aucune 
réponse;  et  si,  quand  vous  la  faisiez,  elle  eût  été 
sérieuse,  les  murmures  de  votre  cœur  y  auroient 
assez  répondu. 

Mais  si  jamais  cette  forme  si  sacrée  et  si  néces- 
saire pouvoit  être  omise  à  l'égard  de  quelque  scé- 
lérat  reconnu  tel  de  tous  les  temps,  et  jugé  par  la 


128  PREMIER  DIALOGUE, 

voix  publique  avant  qu'on  lui  imputât  aucun  fait 
particulier  dont  il  eût  à  se  défendre,  que  puis-je 
penser  de  la  voir  écarter  avec  tant  de  sollicitude 
et  de  vigilance  du  jugement  du  monde  où  elleétoit 
le  plus  indispensable ,  de  celui  d'un  homme  accusé 
tout  d'un  coup  d'être  un  monstre  abominable, 
après  avoir  joui  quarante  ans  de  l'estime  publique 
et  de  la  bienveillance  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu? 
Est-il  naturel,  est-il  raisonnable,  est-il  juste  de 
choisir  seul,  pour  refuser  de  l'entendre,  celui  qu'il 
faudroit  entendre  par  préférence  quand  on  se 
permettroit  de  négliger  pour  d'autres  une  aussi 
sainte  formalité?  Je  ne  puis  vous  cacher  qu'une 
sécurité  si  cruelle  et  si  téméraire  me  déplaît  et  me 
choque  dans  ceux  qui  s'y  livrent  avec  tant  de  con- 
fiance, pour  ne  pas  dire  avec  tant  de  plaisir.  Si, 
dans  l'année  1 7  5 1 ,  quelqu'un  eût  prédit  cette  lé- 
gère et  dédaigneuse  façon  de  juger  un  homme 
alors  si  universellement  estimé,  personne  ne  l'eût 
pu  croire;  et,  si  le  public  regardoit  de  sang  froid 
le  chemin  qu'on  lui  a  fait  faire  pour  l'amener  par 
degrés  à  cette  étrange  persuasion,  il  seroit  étonné 
lui-même  de  voir  les  sentiers  tortueuxet  ténébreux 
par  lesquels  on  l'a  conduit  insensiblement  jusque- 
là  sans  qu'il  s  en  soit  aperçu. 

Vous  dites  que  les  précautions  prescrites  par  le 
bon  sens  et  l'équité  avec  les  hommes  ordinaires 
sont  superflues  avec  un  pareil  monstre;  qu'ayant 


PREMIER  DIALOGUE.  12g 

foulé  aux  pieds  toute  justice  et  toute  humanité, 
il  est  indigne  qu'on  s'assujettisse  en  sa  faveur  aux 
régies  qu'elles  inspirent;  que  la  multitude  et  1  e- 
normité  de  ses  crimes  est  telle  que  la  conviction 
de  chacun  en  particulier  entraîneroit  dans  des 
discussions  immenses  que  l'évidence  de  tous  rend 
superflues. 

Quoi!  pareeque  vous  me  forgez  un  monstre 
tel  qu'il  n'en  exista  jamais,  vous  voulez  vous  dis- 
penser de  la  preuve  qui  met  le  sceau  à  toutes  les 
autres!  Mais  qui  jamais  a  prétendu  que  l'absur- 
dité d'un  fait  lui  servît  de  preuve  et  qu'il  suffit 
pour  en  établir  la  vérité  de  montrer  qu'il  est 
incroyable  !  Quelle  porte  large  et  facile  vous 
ouvrez  à  la  calomnie  et  à  l'imposture,  si,  pour 
avoir  droit  déjuger  définitivement  un  homme  à 
son  insu  et  en  se  cachant  de  lui ,  il  suffit  de  mul- 
tiplier, de  charger  les  accusations,  de  les  rendre 
noires  jusqu'à  faire  horreur,  en  sorte  que  moins 
elles  seront  vraisemblables,  et  plus  on  devra  leur 
ajouter  foi.  Je  ne  doute  point  qu'un  homme  cou- 
pable d'un  crime  ne  soit  capable  de  cent;  mais  ce 
que  je  sais  mieux  encore,  c'est  qu'un  homme 
accusé  de  cent  crimes  peut  n'être  coupable  d'au- 
cun. Entasser  les  accusations  n'est  pas  convaincre, 
et  n'en  sauroit  dispenser.  La  même  raison  qui , 
selon  vous,  rend  sa  conviction  superflue,  en  est 
une  de  plus,  selon  moi,  pour  la  rendre  indispen- 


DIALOfiUES.  T.  I. 


i3o  PREMIER  DIALOGUE. 

sable.  Pour  sauver  l'embarras  de  tant  de  preuves , 
je  n'en  demande  qu'une  ,  mais  je  la  veux  authen- 
tique, invincible,  et  dans  toutes  les  formes;  c'est 
celle  du  premier  délit  qui  a  rendu  tous  les  autres 
croyables.  Celui-là  bien  prouvé,  je  crois  tous  les 
autres  sans  preuves;  mais  jamais  l'accusation  de 
cent  mille  autres  ne  suppléera  dans  mon  esprit 
à  la  preuve  juridique  de  celui-là. 

LE    FRANÇOIS. 

Vous  avez  raison  :  mais  prenez  mieux  ma 
pensée  et  celle  de  nos  messieurs.  Ce  n'est  pas  tant 
à  la  multitude  des  crimes  de  Jean-Jacques  qu'ils 
ont  fait  attention,  qu'à  son  caractère  affreux 
découvert  enfin,  quoique  tard,  et  maintenant 
généralement  reconnu.  Tous  ceux  qui  font  vu, 
suivi,  examiné  avec  le  plus  de  soin,  s'accordent 
sur  cet  article,  et  le  reconnoissent  unanimement 
pour  être,  comme  disoit  très  bien  son  vertueux 
patron,  M.  Hume,  la  boute  de  l'espèce  humaine 
et  un  monstre  de  méchanceté.  L'exacte  et  régu- 
lière discussion  des  faits  devient  superflue  quand 
il  n'en  résulte  que  ce  qu'on  sait  déjà  sans  eux. 
Quand  Jean -Jacques  n'auroit  commis  aucun 
crime,  il  n'en  seroit  pas  moins  capable  de  tous. 
On  ne  le  punit  ni  d'un  délit  ni  d'un  autre,  mais 
on  l'abhorre  comme  les  couvant  tous  dans  son 
cœur.  Je  ne  vois  rien  là  que  de  juste.  L'horreur 
et  l'aversion  des  hommes  est  due  au  méchant  qu'ils 


PREMIER  DIALOGUE.  i3i 

Laissent  vivre  quand  leur  clémence  les  porte  à  l'é- 
pargner. 

ROUSSEAU. 

Après  nos  précédents  entretiens,  je  ne  m'at- 
tendois  pas  à  cette  distinction  nouvelle.  Pour 
le  juger  par  son  caractère,  indépendamment  des 
faits,  il  faudroit  que  je  comprisse  comment,  in- 
dépendamment de  ces  mêmes  faits,  on  a  si  subite- 
ment et  si  sûrement  reconnu  ce  caractère.  Quand 
je  songe  que  ce  monstre  a  vécu  quarante  ans  gé- 
néralement estimé  et  bien  voulu,  sans  qu'on  se 
soit  douté  de  son  mauvais  naturel,  sans  que  per- 
sonne ait  eu  le  moindre  soupçon  de  ses  crimes, 
je  ne  puis  comprendre  comment  tout-à-coup  ces 
deux  choses  ont  pu  devenir  si  évidentes,  et  je 
comprends  encore  moins  que  l'une  ait  pu  l'être 
sans  l'autre.  Ajoutons  que  ces  découvertes  ayant 
été  faites  conjointement  et  tout  d'un  coup  par  la 
même  personne,  elle  a  dû  nécessairement  com- 
mencer par  articuler  des  faits  pour  fonder  des  ju- 
gements si  nouveaux,  si  contraires  à  ceux  qu'on 
avoit  portés  jusqu'alors;  et  quelle  confiance  pour- 
rois-jeautrementprendreà  des  apparences  vagues, 
incertaines,  souvent  trompeuses,  qui  n'auroient 
rien  de  précis  que  Ion  pût  articuler?  Si  vous 
voyez  la  possibilité  qu'il  ait  passé  quarante  ans 
pour  honnête  homme  sans  l'être,  je  vois  bien 
mieux  encore  celle  qu'il  passe  depuis  dix  ans,  à 

9- 


t32  PREMIER  DIALOGUE. 

tort,  pour  un  scélérat;  car  il  y  a  dans  ces  deux 
opinions  cette  différence  essentielle  que  jadis  on 
le  jugeoit équ*  tablementet sans  partialité, etqu'on 
ne  le  juge  plus  qu'avec  passion  et  prévention. 

LE   FRANÇOIS. 

Et  c'est  pour  cela  justement  qu'on  s'y  trompoit 
jadis,  et  qu'on  ne  s'y  trompe  plus  aujourd'hui, 
qu'on  y  regarde  avec  moins  d'indifférence.  Vous  me 
rappelez  ce  que  j'avois  à  répondre  à  ces  deux  êtres 
si  différents,  si  contradictoires,  dans  lesquels  vous 
l'avez  ci-devant  divisé.  Son  hypocrisie  a  long-temps 
abusé  les  hommes,  parcequils  s'en  tenoient  aux 
apparences  et  n'y  regardoient  pas  de  si  près;  mais, 
depuis  qu'on  s'est  mis  à  l'épier  avec  plus  de  soin 
et  à  le  mieux  examiner,  on  a  bientôt  découvert 
la  forfanterie  :  tout  son  faste  moral  a  disparu  ;  son 
affreux  caractère  a  percé  de  toutes  parts.  Les  gens 
mêmes  qui  l'ont  connu  jadis,  qui  l'aimoient,  qui 
l'estimoicnt,  parcequils  étoient  ses  dupes,  rou- 
gissent aujourd'hui  de  leur  ancienne  bêtise,  et  ne 
comprennent  pas  comment  d'aussi  grossiers  ar- 
tifices ont  pu  les  abuser  si  long-temps.  On  voit 
avec  la  dernière  clarté  que,  différent  de  ce  qu'il 
parut  alors,  parceque  l'illusion  s'est  dissipée,  il  est 
le  même  qu'il  fut  toujours. 

ROUSSEAU. 

Voilà  de  quoi  je  ne  doute  point.  Mais  qu'autre- 
fois on  lut  dans  l'erreur  sur  son  compte  et  qu'on 


PREMIER  DIALOGUE.  j33 

n'y  soit  plus  aujourd'hui,  c'est  ce  qui  ne  nie  pa- 
roît  pas  aussi  clair  qu'à  vous.  Il  est  plus  difficile 
que  vous  ne  serablez  le  croire  de  voir  exactement 
tel  qu'il  est  un  homme  dont  on  a  d'avance  une 
opinion  décidée,  soit  en  bien  soit  en  mal.  On  ap- 
plique à  tout  ce  qu'il  fait,  à  tout  ce  qu'il  dit,  ridée 
qu'on  s'est  formée  de  lui.  Chacun  voit  et  admet 
tout  ce  qui  confirme  son  jugement,  rejette  ou 
explique  à  sa  mode  tout  ce  qui  le  contrarie.  Tous 
ses  mouvements,  ses  regards,  ses  gestes,  sont  in- 
terprétés selon  cette  idée;  on  y  rapporte  ce  qui 
s'y  rapporte  le  moins.  Les  mêmes  choses  que  mille 
autres  disent  ou  font,  et  qu'on  dit  ou  fait  soi- 
même  indifféremment,  prennent  un  sens  mysté- 
rieux dès  qu'elles  viennent  de  lui.  On  veut  deviner, 
on  veut  être  pénétrant;  c'est  le  jeu  naturel  de 
lamour-propre:  on  voit  ce  qu'on  croit  et  non  pas 
ce  qu'on  voit.  On  explique  tout  selon  le  préjugé 
qu'on  a,  et  l'on  ne  se  console  de  l'erreur  où  L'on 
pense  avoir  été,  qu'en  se  persuadant  que  c'est 
faute  d'attention ,  non  de  pénétration,  qu'on  y  est 
tombé.  Tout  cela  est  si  vrai  que,  si  deux  hommes 
ont  d'un  troisième  des  opinions  opposées,  cette 
même  opposition  régnera  dans  les  observations 
qu'ils  feront  sur  lui.  L'un  verra  blanc  et  l'autre 
noir;  l'un  trouvera  des  vertus,  l'autre  des  vices, 
dans  les  actes  les  plus  indifférents  qui  viendront 
de  lui;  et  chacun,  à  force  d'interprétations  sub- 


134  PREMIER  DIALOGUE, 

tiles,  prouvera  que  c'est  lui  quia  bien  vu.  Le  même 
objet,  regardé  en  différents  temps  avec  des  yeux 
différemment  affectés,  nous  fait  des  impressions 
très  différentes,  et  même,  en  convenant  que  l'er- 
reur vient  de  notre  organe,  on  peut  s'abuser 
encore  en  concluant  qu'on  se  trompoit  autrefois, 
tandis  que  c'est  peut-être  aujourd'hui  qu'on  se 
trompe.  Tout  ceci  seroit  vrai  quand  on  n'auroit 
que  l'erreur  des  préjugés  à  craindre.  Que  seroit- 
ce  si  le  prestige  des  passions  s'y  joignoit  encore;  si 
de  charitables  interprètes,  toujours  alertes,  al- 
loient  sans  cesse  au-devant  de  toutes  les  idées  favo- 
rables qu'on  pourroit  tirer  de  ses  propres  obser- 
vations pour  tout  défigurer,  tout  noircir,  tout 
empoisonner  ?  On  sait  à  quel  point  la  haine  fascine 
les  veux.  Qui  est-ce  qui  sait  voir  des  vertus  dans 
l'objet  de  son  aversion?  qui  est-ce  qui  ne  voit  pas 
le  mal  dans  tout  ce  qui  part  d'un  homme  odieux  ? 
On  cherche  toujours  à  se  justifier  ses  propres 
sentiments;  c'est  encore  une  disposition  très  na- 
turelle. On  s'efforce  à  trouver  haïssable  ce  qu'on 
hait:  et,  s'il  est  vrai  que  l'homme  prévenu  voit  ce 
qu'il  croit,  il  l'est  bien  plus  encore  que  l'homme 
passionné  voit  ce  qu'il  désire.  La  différence  est 
donc  ici  que,  voyant  jadis  Jean -Jacques  sans 
intérêt,  on  lejugeoit  sans  partialité,  et  qu'aujour- 
d'hui la  prévention  et  la  haine  ne  permettent  plus 
de  voir  en  lui  que  ce  qu'on  veut  y  trouver.  Aux- 


PREMIER  DIALOGUE.  .  i 5 

quels  donc,  à  votre  avis,  des  anciens  ou  des 
nouveaux  jugements  le  préjugé  de  la  raison  doit- 
il  donner  plus  d'autorité? 

S'il  est  impossible,  comme  je  crois  vous  lavoir 
prouvé,  que  la  connoissance  certaine  de  la  vérité, 
et  beaucoup  moins  l'évidence,  résulte  delà  mé- 
thode qu'on  a  prise  pour  juger  Jean- Jacques;  si 
l'on  a  évité  à  dessein  les  vrais  moyens  de  porter 
sur  son  compte  un  jugement  impartial,  infaillible, 
éclairé,  il  s'ensuit  que  la  condamnation,  si  haute- 
ment, si  fièrement  prononcée,  est  non  seulement 
arrogante  et  téméraire,  mais  violemment  suspecte 
de  la  plus  noire  iniquité;  d'où  je  conclus  que, 
n'ayant  nul  droit  de  le  juger  clandestinement 
comme  on  a  fait,  on  n'a  pas  non  plus  celui  de  lui 
faire  grâce,  puisque  la  grâce  d'un  criminel  n'est 
que  l'exemption  d'une  peine  encourue  et  juri- 
diquement infligée.  Ainsi  la  clémence  dont  vos 
messieurs  se  vantent  à  son  égard,  quand  même 
ils  useroient  envers  lui  d'une  bienfaisance  réelle, 
est  trompeuse  et  fausse  ;  et,  quand  ils  comptent 
pour  un  bienfait  le  mal  mérité  dont  ils  disent 
exempter  sa  personne,  ils  en  imposent  et  mentent, 
puisqu'ils  ne  l'ont  convaincu  d'aucun  acte  punissa- 
ble ;  qu'un  innocent  ne  méritant  aucun  châtiment 
n'a  pas  besoin  de  grâce,  et  qu'un  pareil  mot  n'est 
qu'un  outrage  pour  lui.  Ils  sont  donc  doublement 
injustes,  en  ce  qu'ils  se  font  un  mérite  envers  lui 


i36  PREMIER  DIALOGUE, 

d'une  générosité  qu'ils  n'ont  point,  et  en  ce  qu'ils 
ne  feignent  d'épargner  sa  personne  qu'a  fin  d'ou- 
trager impunément  son  honneur. 

Venons,  pour  le  sentir,  à  cette  grâce  sur  la- 
quelle vous  insistez  si  fort ,  et  voyons  en  quoi  donc 
elle  consiste.  A  traîner  celui  qui  la  reçoit  d'op- 
probre en  opprobre  et  de  misère  en  misère,  sans 
lui  laisser  aucun  moyen  possible  de  s'en  garantir. 
Connoissez-vous,  pour  un  cœur  d'homme,  de 
peine  aussi  cruelle  qu'une  pareille  grâce?  Je  m'en 
rapporte  au  tableau  tracé  par  vous-même.  Quoi  ! 
c'est  par  bonté ,  par  commisération ,  par  bienveil- 
lance, qu'on  rend  cet  infortuné  le  jouet  du  pu- 
bliera risée  de  la  canaille,  l'horreur  de  l'univers; 
qu'on  le  prive  de  toute  société  humaine,  qu'on 
l'étouffé  à  plaisir  dans  la  fange,  qu'on  s'amuse  à 
l'enterrer  tout  vivant  !  S'il  se  pouvoit  que  nous 
eussions  à  subir,  vous  ou  moi,  le  dernier  sup- 
plice, voudrions-nous  l'éviter  au  prix  d'une  pa- 
reille grâce?  voudrions-nous  de  la  vie  à  condition 
de  la  passer  ainsi  ?  Non ,  sans  doute  ;  il  n'y  a  point 
de  tourment,  point  de  supplice  que  nous  ne  pré- 
férassions à  celui-là ,  et  la  plus  douloureuse  fin 
de  nos  maux  nous  paroîtroit  désirable  et  douce 
plutôt  que  de  les  prolonger  dans  de  pareilles  an- 
goisses. Eh  !  quelle  idée  ont  donc  vos  messieurs 
de  l'honneur,  s'ils  ne  comptent  pas  l'infamie  pour 
un  supplice? Non,  non,  quoi  qu'ils  en  puissent 


PREMIER  DIALOGUE.  i37 

dire,  ce  n'est  point  accorder  la  vie  que  de  la  rendre 
pire  que  la  mort. 

LE    FRANÇOIS. 

Vous  voyez  que  notre  homme  n'en  pense  pas 
ainsi,  puisqu'au  milieu  de  tout  son  opprobre  il 
ne  laisse  pas  de  vivre  et  de  se  porter  mieux  qu'il 
n'a  jamais  fait.  Il  ne  faut  pas  juger  des  sentiments 
d'un  scélérat  par  ceux  qu'un  honnête  homme  au- 
rait à  sa  place.  L'infamie  n'est  douloureuse  qu'à 
proportion  de  l'honneur  qu'un  homme  a  dans  le 
cœur.  Les  âmes  viles,  insensibles  à  la  honte,  y 
sont  dans  leur  élément.  Le  mépris  n'affecte  guère 
celui  qui  s'en  sent  digne  :  c'est  un  jugement  au- 
quel son  propre  cœur  l'a  déjà  tout  accoutumé. 
ROUSSEAU. 

L'interprétation  de  cette  tranquillité  stoïque 
au  milieu  des  outrages  dépend  du  jugement  déjà 
porté  sur  celui  qui  les  endure.  Ainsi  ce  n'est  pas 
sur  ce  sang  froid  qu'il  convient  de  juger  l'homme, 
mais  c'est  par  l'homme,  au  contraire,  qu'il  faut 
apprécier  le  sang  froid.  Pour  moi,  je  ne  vois  point 
comment  l'impénétrable  dissimulation ,  la  pro- 
fonde hypocrisie  que  vous  avez  prêtée  à  celui-ci 
s'accorde  avec  cette  abjection  presque  incroyable 
dont  vous  faites  ici  son  élément  naturel.  Comment, 
monsieur,  un  homme  si  haut,  si  fier,  si  orgueil- 
leux ,  qui ,  plein  de  génie  et  de  feu ,  a  pu ,  selon 
vous ,  se  contenir  et  garder  quarante  ans  le  silence 


i38  PREMIER  DIALOGUE, 

pour  étonner  l'Europe  de  la  vigueur  de  su  plume  ; 
un  homme  qui  met  à  un  si  haut  prix  l'opinion 
des  autres,  qu'il  a  tout  sacrifié  à  une  fausse  affec- 
tation de  vertu  ;  un  homme  dont  l'ambitieux 
amour-propre  vouloit  remplir  tout  l'univers  de  sa 
gloire,  éblouir  tous  ses  contemporains  de  l'éclat 
de  ses  talents  et  de  ses  vertus,  fouler  à  ses  pieds 
tous  les  préjugés,  braver  toutes  les  puissances,  et 
se  faire  admirer  par  son  intrépidité  :  ce  même 
homme,  à  présent  insensible  à  tant  d'indignités, 
s'abreuve  à  longs  traits  d'ignominie,  et  se  repose 
mollement  dans  la  fange  comme  dans  son  élément 
naturel  !  De  grâce,  mettez  plus  d'accord  dans  vos 
idées  ,  ou  veuillez  m'expliquer  comment  cette 
brute  insensibilité  peut  exister  dans  une  ame  ca- 
pable d'une  telle  effervescence.  Les  outrages  af- 
fectent tous  les  hommes ,  mais  beaucoup  plus  ceux 
qui  les  méritent  et  qui  n'ont  point  d'asile  en  eux- 
mêmes  pour  s'y  dérober.  Pour  en  être  ému  le 
moins  qu'il  est  possible,  il  faut  les  sentir  injustes, 
et  s'être  fait  de  l'honneur  et  de  l'innocence  un 
rempart  autour  de  son  cœur,  inaccessible  à  l'op- 
probre. Alors  on  peut  se  consoler  de  l'erreur  ou 
de  l'injustice  des  hommes  :  car  dans  le  premier  cas 
les  outrages,  dans  l'intention  de  ceux  qui  les  font, 
ne  sont  pas  pour  celui  qui  les  reçoit  ;  et  dans  le 
second,  ils  ne  les  lui  font  pas  dans  l'opinion  qu'il 
est  vil  et  qu'il  les  mérite,  mais  au  contraire  parce- 


PREMIER  DIALOGUE.  i39 

quêtant  vils  et  méchants  eux-mêmes,  ils  haïssent 
ceux  qui  ne  le  sont  pas. 

Mais  la  force  qu'une  ame  saine  emploie  à  sup- 
porter des  traitements  indignes  d'elle  ne  rend  pas 
ces  traitements  moins  barbares  de  la  part  de  ceux 
qui  les  lui  font  essuyer.  On  auroit  tort  de  leur  te- 
nir compte  des  ressources  qu'ils  n'ont  pu  lui  ôter 
et  qu'ils  n'ont  pas  même  prévues,  pareequ'à  sa 
place  ils  ne  les  trouveroient  pas  en  eux.  Vous  avez 
beau  me  faire  sonner  ces  mots  de  bienveillance  et 
de  grâce  ;  dans  le  ténébreux  système  auquel  vous 
donnez  ces  noms ,  je  ne  vois  qu'un  raffinement  de 
cruauté  pour  accabler  un  infortuné  de  misères 
pires  que  la  mort,  pour  donner  aux  plus  noires 
perfidies  un  air  de  générosité,  et  taxer  encore 
d'ingratitude  celui  qu'on  diffame,  pareequ'il  n'est 
pas  pénétré  de  reconnoissance  des  soins  qu'on 
prend  pour  l'accabler  et  le  livrer  sans  aucune  dé- 
fense aux  lâches  assassins  qui  le  poignardent  sans 
risque,  en  se  cachant  à  ses  regards. 

Voilà  donc  en  quoi  consiste  cette  grâce  préten- 
due dont  vos  messieurs  font  tant  de  bruit.  Cette 
grâce  n'en  seroit  pas  une,  même  pour  un  cou- 
pable ,  à  moins  qu'il  ne  fût  en  même  temps  le  plus 
vil  des  mortels.  Qu'elle  en  soit  une  pour  cet  homme 
audacieux  qui,  malgré  tant  de  résistance  et  d'ef- 
frayantes menaces ,  est  venu  fièrement  à  Paris  pro- 
voquer par  sa  présence  l'inique  tribunal  qui  l'avoit 


■  4o  PREMIER  DIALOGUE, 

décrété  connoissant  parfaitement  son  innocence; 
qu'elle  en  soit  une  pour  cet  homme  dédaigneux 
qui  cache  si  peu  son  mépris  aux  traîtres  cajoleurs 
qui  l'obsèdent  et  tiennent  sa  destinée  en  leurs 
mains  :  voilà ,  monsieur,  ce  que  je  ne  comprendrai 
jamais;  et  quand  il  seroit  tel  qu'ils  le  disent,  en- 
core falloit-il  savoir  de  lui  s'il  corsentoità  conser- 
ver sa  vie  et  sa  liberté  à  cet  indigne  prix  ;  car  uue 
grâce,  ainsi  que  tout  autre  don,  n'est  légitime 
qu'avec  le  consentement,  du  moins  présumé,  de 
celui  qui  la  reçoit;  et  je  vous  demande  si  la  con- 
duite et  les  discours  de  Jean-Jacques  laissent  pré- 
sumer de  lui  ce  consentement.  Or  tout  don  fait 
par  force  n'est  pas  un  don ,  c'est  un  vol  ;  il  n'y  a 
point  de  plus  maligne  tyrannie  que  de  forcer  un 
homme  de  nous  être  obligé  malgré  lui,  et  c'est 
indignement  abuser  du  nom  de  grâce  que  de  le 
donner  à  un  traitement  forcé  plus  cruel  que  le 
châtiment.  Je  suppose  ici  l'accusé  coupable  :  que 
seroit  cette  grâce  si  je  le  supposois  innocent, 
comme  je  le  puis  et  le  dois  tant  qu'on  craint  de  le 
convaincre  ?  Mais,  dites-vous ,  il  est  coupable  ;  on 
en  est  certain  puisqu'il  est  méchant.  Voyez  com- 
ment vous  me  ballottez  1  Vous  m'avez  ci-devant 
donné  ses  crimes  pour  preuve  de  sa  méchanceté, 
et  vous  me  donnez  à  présent  sa  méchanceté  pour 
preuve  de  ses  crimes.  C'est  par  les  faits  qu'on  a 
découvert  son  caractère ,  et  vous  m'alléguez  son 


PREMIER  DIALOGUE.  141 

caractère  pour  éluder  la  régulière  discussion  des 
faits.  Un  tel  monstre,  me  dites-vous,  ne  mérite 
pas  qu'on  respecte  avec  lui  les  formes  établies 
pour  la  conviction  d'un  criminel  ordinaire  :  on  n'a 
pas  besoin  d'entendre  un  scélérat  aussi  détestable; 
ses  œuvres  parlent  pour  lui.  J'accorderai  que  le 
monstre  que  vous  m'avez  peint  ne  mérite,  s'il 
existe ,  aucune  des  précautions  établies  autant 
pour  la  sûreté  des  innocents  que  pour  la  convic- 
tion des  coupables;  mais  il  les  falloit  toutes  et  plus 
encore  pour  bien  constater  son  existence,  pour 
s'assurer  parfaitement  que  ce  que  vous  appelez  ses 
œuvres  sont  bien  ses  œuvres.  G'étoit  par-là  qu'il 
falloit  commencer,  et  c'est  précisément  ce  qu'ont 
oublié  vos  messieurs  :  car  enfin  quand  le  traite- 
ment qu'on  lui  fait  souffrir  seroit  doux  pour  un 
coupable,  il  est  affreux  pour  un  innocent.  Allé- 
guer la  douceur  de  ce  traitement  pour  éluder  la 
conviction  de  celui  qui  le  souffre  est  donc  un  so- 
pbisme  aussi  cruel  qu'insensé.  Convenez  de  plus 
que  ce  monstre,  tel  qu'il  leur  a  plu  de  nous  le 
forger,  est  un  personnage  bien  étrange,  bien  nou- 
veau, bien  contradictoire,  un  être  d'imagination 
tel  qu'en  peut  enfanter  le  délire  de  la  fièvre ,  con- 
fusément formé  de  parties  hétérogènes  qui,  par 
leur  nombre,  leur  disproportion,  leur  incompa- 
tibilité, ne  sauroient  former  un  seul  tout  ;  et  l'ex- 
travagance de  cet  assemblage,  qui  seule  est  une 


142  PREMIER  DIALOGUE, 

raison  d'en  nier  l'existence,  en  est  une  pour  vous 
de  l'admettre  sans  daigner  la  constater.  Cet  ho  mine 
est  trop  coupable  pour  mériter  d'être  entendu  ;  il 
est  trop  hors  de  la  nature  pour  qu'on  puisse  douter 
qu'il  existe.  Que  pensez-  vous  de  ce  raisonnement? 
C'est  pourtant  le  vôtre ,  ou  du  moins  celui  de  vos 
messieurs. 

Vous  m'assurez  que  c'est  parleur  grande  bonté, 
par  leur  excessive  bienveillance,  qu'ils  lui  épar- 
gnent la  honte  de  se  voir  démasqué.  Mais  une  pa- 
reille générosité  ressemble  fort  à  la  bravoure  des 
fanfarons,  qu'ils  ne  montrent  que  loin  du  péril.  Il 
me  semble  qu'à  leur  place,  et  malgré  toute  ma  pi- 
tié, j'aimerois  mieux  encore  être  ouvertement 
juste  et  sévère  que  trompeur  et  fourbe  par  cha- 
rité, et  je  vous  répéterai  toujours  que  c'est  une 
trop  bizarre  bienveillance  que  celle  qui,  faisant 
porter  à  son  malheureux  objet ,  avec  tout  le  poids 
de  la  haine,  tout  l'opprobre  de  la  dérision,  ne 
s'exerce  qu'à  lui  ôter,  innocent  ou  coupable,  tout 
moyen  de  s'y  dérober,  .l'ajouterai  que  toutes  ces 
vertus  que  vous  me  vantez  dans  les  arbitres  de  sa 
destinée  sont  telles ,  que  non  seulement ,  grâce  au 
ciel,  je  m'en  sens  incapable,  mais  que  même  je 
ne  les  conçois  pas.  Comment  peut-on  aimer  un 
monstre  qui  fait  horreur  ?  comment  peut-on  se 
pénétrer  d'une  pitié  si  tendre  pour  un  être  aussi 
malfaisant,  aussi  cruel,  aussi  sanguinaire?  corn- 


PREMIER   DIALOGll  ^3 

ment  peut-on  choyer  avec  tant  de  sollicitude  le 
fléau  du  genre  humain ,  le  ménager  aux  dépens  des 
victimes  de  sa  furie,  et,  de  peur  de  le  chagriner, 
lui  aider  presque  à  faire  du  monde  un  vaste  tom- 
beau ?...  Comment,  monsieur,  un  traître,  un  vo- 
leur, un  empoisonneur,  un  assassin!...  J'ignore  s'il 
peut  exister  un  sentiment  de  bienveillance  pour 
un  tel  être  parmi  les  démons  ;  mais ,  parmi  les 
hommes ,  un  tel  sentiment  me  paroîtroit  un  .^oût 
punissable  et  criminel  bien  plutôt  qu'une  vertu. 
Non  ;  il  n'y  a  que  son  semblable  qui  le  puisse 
aimer. 

LE    FRANÇOIS. 

Ce  seroit,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  une 
vertu  de  l'épargner,  si  dans  cet  acte  de  clémence 
on  se  proposoit  un  devoir  à  remplir  plutôt  qu'un 
penchant  à  suivre. 

ROUSSEAU. 

Vous  changez  encore  ici  l'état  de  la  question,  et 
ce  n'est  pas  là  ce  que  vous  disiez  ci- devant  :  mais 
voyons. 

LE    FRANÇOIS. 

Supposons  que  le  premier  qui  a  découvert  les 
crimes  de  ce  misérable  et  son  caractère  affreux  se 
soit  cru  obligé,  comme  il  l'étoit  sans  contredit, 
non  seulement  à  le  démasquer  a  ux  yeux  du  public , 
mais  à  le  dénoncer  au  gouvernement,  et  que  ce- 
pendant son  respect  pour  d'anciennes  liaisons  ne 


1 44  PREMIER  DIALOGUE, 

lui  ait  pas  permis  de  vouloir  être  l'instrument  de 
sa  perte,  n'a -t- il  pas  dû,  cela  posé,  se  conduire 
exactement  comme  il  la  fait,  mettre  à  sa  dénon- 
ciation la  condition  de  la  grâce  du  scélérat,  et  le 
ménager  tellement,  en  le  démasquant,  qu'en  lui 
donnant  la  réputation  d'un  coquin,  on  lui  conser- 
vât la  liberté  d'un  honnête  homme? 

ROUSSEAU. 

Votre  supposition  renferme  des  choses  contra- 
dictoires sur  lesquelles  j'aurois  beaucoup  à  dire. 
Dans  cette  supposition  même,  je  me  serois  con- 
duit, et  vous  aussi,  j'en  suis  très  sûr,  et  tout  autre 
homme  d'honneur,  d'une  façon  très  différente. 
D'abord,  à  quelque  prix  que  ce  fût  je  n'aurois  ja- 
mais voulu  dénoncer  le  scélérat  sans  me  montrer 
et  le  confondre,  vu  sur-tout  les  liaisons  antérieures 
que  vous  supposez,  et  qui  obligeoient  encore  plus 
étroitement  l'accusateur  de  prévenir  préalable- 
ment le  coupable  de  ce  que  son  devoir  lobligeoit 
à  faire  à  son  égard.  Encore  moins  aurois-je  voulu 
prendre  des  mesures  extraordinaires  pour  empê- 
cher que  mon  nom,  mes  accusations,  mes  preuves, 
ne  parvinssent  à  ses  oreilles,  pareequ'en  tout  état 
de  cause  un  dénonciateur  qui  se  cache  joue  un  rôle 
odieux,  bas,  lâche,  j  ustement  suspect  d'imposture, 
et  qu'il  n'y  a  nulle  raison  suffisante  qui  puisse 
obliger  un  honnête  homme  à  faire  un  acte  injuste 
et  flétrissant.  Dès  que  vous  supposez  l'obligation 


PREMIER  DIALOGUE.  ,4r, 

de  dénoncer  le  malfaiteur,  vous  supposez  aussi 
celle  de  le  convaincre  ,  pareeque  la  première 
de  ces  deux  obligations  emporte  nécessairement 
l'autre,  et  qu'il  faut  ou  se  montrer  et  confondre 
l'accusé,  ou,  si  Ton  veut  se  cacher  de  lui,  se  taire 
avec  tout  le  monde  :  il  n'y  a  point  de  milieu.  Cette 
conviction  de  celui  qu'on  accuse  n'est  pas  seule- 
ment l'épreuve  indispensable  de  la  vérité  qu'on 
se  croit  obligé  de  déclarer,  elle  est  encore  un  de- 
voir du  dénonciateur  envers  lui-même  dont  rien 
ne  peut  le  dispenser,  sur-tout  dans  le  cas  que  vous 
posez  ;  car  il  n'y  a  point  de  contradiction  dans  la 
vertu,  et  jamais,  pour  punir  un  fourbe,  elle  ne 
permettra  de  limiter. 

LE    FRANÇOIS. 

Vous  ne  pensez  pas  là -dessus  comme  Jean- 
Jacques. 

C'est  en  le  trahissant  qu'il  faut  punir  un  traître. 

Voilà  une  de  ses  maximes  :  qu'y  répondez- 
vous? 

ROUSSEAU. 

Ce  que  votre  cœur  y  répond  lui-même.  Il  n'est 
pas  étonnant  qu'un  homme  qui  ne  se  fait  scrupule 
de  rien  ne  s'en  fasse  aucun  de  la  trahison  ;  mais 
il  le  seroit  fort  que  d'honnêtes  gens  se  crussent 
autorisés  par  son  exemple  à  l'imiter. 

DIALOGUES.  T.  I.  IO 


i4f>  PREMIER  DIALOGUE. 

LE    FRANÇOIS. 

Limiter!  non  pas  généralement;  mais  quel  tort 
lui  fait-on  on  suivant  avec  lui  ses  propres  maximes 
pour  l'empêcher  d'en  abuser? 

ROUSSEAU- 

Suivre  avec  lui  ses  propres  maximes  !  Y  pensez- 
vous?  quels  principes  !  quelle  morale  !  Si  l'on  peut , 
si  l'on  doit  suivre  avec  les  gens  leurs  propres  maxi- 
mes, il  faudra  donc  mentir  aux  menteurs,  voler  les 
fripons,  empoisonner  les  empoisonneurs,  assas- 
siner les  assassins,  être  scélérat  à  l'cnvi  avec  ceux 
qui  le  sont;  et,  si  l'on  n'est  plus  obligé  d'être  hon- 
nête homme  qu'avec  les  honnêtes  gens,  ce  devoir 
ne  mettra  personne  en  grands  frais  de  vertu  dans 
le  siècle  où  nous  sommes.  Il  est  digne  du  scélérat 
que  vous  m'avez  peint  de  donner  des  leçons  de 
fourberie  et  de  trahison;  mais  je  suis  fâché  pour 
vos  messieurs  que,  parmi  tant  de  meilleures  le- 
çons qu'il  a  données  et  qu'il  eût  mieux  valu  suivre, 
ils  n'aient  profité  que  de  celle-là. 

Au  reste,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  rien 
trouvé  de  pareil  dans  les  livres  de  Jean-Jacques. 
Où  donc  a-t-il  établi  ce  nouveau  précepte  si 
contraire  à  tous  les  autres? 

LE   FRANÇOIS. 

Dans  un  vers  d'une  comédie. 

ROUSSEAU. 

Quand  est-ce  qu'il  a  fait  jouer  cette  comédie? 


PREMIER  DIALOGUE.  i47 

LE    FRANÇOIS. 

Jamais. 

ROUSSEAU. 

Où  est-ce  qu'il  l'a  fait  imprimer? 

LE   FRANÇOIS. 

Nulle  part. 

ROUSSEAU. 

Ma  foi,  je  ne  vous  entends  point. 

LE   FRANÇOIS. 

C'est  une  espèce  de  farce  qu'il  écrivit  jadis  à  la 
hâte  et  presque  impromptu  à  la  campagne  dans 
un  moment  de  gaieté,  qu'il  n'a  pas  même  daigné 
corriger,  et  que  nos  messieurs  lui  ont  volée  comme 
beaucoup  d'autres  choses  qu'ils  ajustent  ensuite  à 
leur  façon  pour  l'édification  publique. 

ROUSSEAU. 

Mais  comment  ce  vers  est-il  employé  dans  cette 
pièce?  Est-ce  lui-même  qui  le  prononce? 

LE    FRANÇOIS. 

Non  ;  c'est  une  jeune  fille  qui,  se  croyant  trahie 
par  son  amant,  le  dit  dans  un  moment  de  dépit 
pour  s'encourager  à  intercepter,  ouvrir  et  garder 
une  lettre  écrite  par  cet  amant  à  sa  rivale. 

ROUSSEAU. 

Quoi!  monsieur,  un  mot  dit  par  une  jeune 

fille  amoureuse  et  piquée,  dans  l'intrigue  galante 

d'une  farce  écrite  autrefois  à  la  hâte,  et  qui  n'a 

été  ni  corrigée,  ni  imprimée,  ni  représentée;  ce 


148  PREMIER  DIALOGUE. 

mot  en  l'air  dont  clic  appuie,  dans  sa  colère,  un 
acte  qui  de  sa  part  n'est  pas  même  une  trahison; 
ce  mot,  dont  il  vous  plaît  de  faire  une  maxime  de 
Jean-Jacques,  est  Tunique  autorité  sur  laquelle 
vos  messieurs  ont  ourdi  l'affreux  tissu  de  trahi- 
sons dont  il  est  enveloppé?  Voudriez-vous  que  je 
répondisse  à  cela  sérieusement?  Me  lavez-vous  dit 
sérieusement  vous-même?  Non;  votre  air  seul, 
en  le  prononçant,  me  dispensoit  d'y  répondre. 
Eh  !  qu'on  lui  doive  ou  non  de  ne  pas  le  trahir, 
tout  homme  d'honneur  ne  se  doit-il  pas  à  lui- 
même  de  n'être  un  traître  envers  personne?  Nos 
devoirs  envers  les  autres  auroient  heau  varier  se- 
lon les  temps,  les  gens,  les  occasions,  ceux  envers 
nous-mêmes  ne  varient  point;  et  je  ne  puis  penser 
que  celui  qui  ne  se  croit  pas  ohligé  d'être  honnête 
homme  avec  tout  le  monde  le  soit  jamais  avec 
qui  que  ce  soit. 

Mais,  sans  insister  sur  ce  point  davantage, 
allons  plus  loin.  Passons  au  dénonciateur  d'être 
un  lâche  et  un  traître  sans  néanmoins  être  un 
imposteur,  et  aux  juges  d'être  menteurs  et  dissi- 
mulés sans  néanmoins  être  iniques  :  quand  cette 
manière  de  procéder  seroit  aussi  juste  et  permise 
qu'elle  est  insidieuse  et  perfide,  quelle  en  seroit 
l'utilité  dans  cette  occasion  pour  la  fin  que  vous 
alléguez?  Où  donc  est  la  nécessité,  pour  fairegrace 
à  un  criminel ,  de  ne  pas  l'entendre?  Pourquoi  lui 


PREMIElt  DIALOGUE.  ,4,, 

cacher  à  lui  seul,  avec  tant  de  machines  et  d'arti- 
fices, ses  crimes  qu'il  doit  savoir  mieux  que  per- 
sonne, s'il  est  vrai  qu'il  les  ait  commis?  Pourquoi 
fuir,  pourquoi  rejeter  avec  tant  d'effroi  la  manière 
la  plus  sûre,  la  plus  juste,  la  plus  raisonnable  et  la 
plus  naturelle,  de  s'assurer  de  lui  sans  lui  infliger 
d'autre  peine  que  celle  d'un  hypocrite  qui  se  voit 
confondu?  C'est  la  punition  qui  naît  le  mieux  de 
la  chose,  qui  s'accorde  le  mieux  avec  la  grâce 
qu'on  veut  lui  faire,  avec  les  sûretés  qu'on  doit 
prendre  pour  l'avenir,  et  qui  seule  prévient  deux 
grands  scandales;  savoir,  celui  de  la  publication 
des  crimes  et  celui  de  leur  impunité.  Vos  mes- 
sieurs allèguent  néanmoins  pour  raison  de  leurs 
procédés  frauduleux  le  soin  d'éviter  le  scandale. 
Mais  si  le  scandale  consiste  essentiellement  dans 
la  publicité,  je  ne  vois  point  celui  qu'on  évite  en 
cachant  le  crime  au  coupable  qui  ne  peut  l'igno- 
rer, et  en  le  divulguant  parmi  tout  le  reste  des 
hommes  qui  n'en  savoient  rien.  L'air  de  mystère 
et  de  réserve  qu'on  met  à  cette  publication  ne  sert 
qu'à  l'accélérer.  Sans  doute  le  public  est  toujours 
fidèle  aux  secrets  qu'on  lui  confie  :  ils  ne  sortent 
jamais  de  son  sein;  mais  il  est  risible  qu'en  disant 
ce  secret  à  l'oreille  à  tout  le  monde,  et  le  cachant 
très  soigneusement  au  seul  qui,  s'il  est  coupable, 
le  sait  nécessairement  avant  tout  autre,  on  veuille 
éviter  par  là  le  scandale,  et  faire  de  ce  badin 


i5o  PREMIER  DIALOGUE, 

mystère  un  acte  de  bienfaisance  et  de  générosité. 
Pour  moi,  avec  une  si  tendre  bienveillance  pour 
le  coupable,  j'aurois  choisi  de  le  confondre  sans  le 
diffamer,  plutôt  que  de  le  diffamer  sans  le  con- 
fondre; et  il  faut  certainement,  pour  avoir  pris  le 
parti  contraire,  avoir  eu  d'autres  raisons  que  vous 
ne  m'avez  pas  dites,  et  que  cette  bienveillance  ne 
comporte  pas. 

Supposons  qu'au  lieu  d'aller  creusant  sous  ses 
pas  tous  ces  tortueux  souterrains  ,  au  lieu  des 
triples  murs  de  ténèbres  qu'on  élève  avec  tant  d'ef- 
forts autour  de  lui,  au  lieu  de  rendre  le  public  et 
l'Europe  entière  complices  et  témoins  du  scandale 
qu'on  feint  de  vouloir  éviter,  au  lieu  de  lui  lais- 
ser tranquillement  continuer  et  consommer  ses 
crimes ,  en  se  contentant  de  les  voir  et  de  les  comp- 
ter sans  en  empêcher  aucun;  supposons,  dis-je, 
qu'au  lieu  de  tout  ce  tortillage  on  se  fût  ouverte- 
ment et  directement  adressé  à  lui-même  et  à  lui 
seul;  qu'en  lui  présentant  en  face  son  accusateur 
armé  de  toutes  ses  preuves  on  lui  eût  dit  :  «  Misé- 
«  rable,  qui  fais  l'honnête  homme  et  qui  n'es  qu'un 
«  scélérat,  te  voilà  démasqué,  te  voilà  connu;  voilà 
«tes  faits,  en  voilà  les  preuves,  qu'as-tu  à  ré- 
«  pondre?»  Il  eût  nié,  direz-vous.  Et  qu'importe? 
Que  font  les  négations  contre  les  démonstrations? 
11  fût  resté  convaincu  et  confondu.  Alors  on  eût 
ajouté  en  montrant  son  dénonciateur:  «  Remercie 


PREMIER  DIALOGUE.  i5i 

«  cet  homme  généreux  que  ta  conscience  a  forcé 
«  de  t'accuser,  et  que  sa  bonté  porte  à  te  protéger. 
«Par  son  intercession  Ion  veut  bien  te  laisser 
«vivre  et  te  laisser  libre;  tu  ne  seras  même  dé- 
u  masqué  aux  yeux  du  public  qu'autant  que  ta 
«<  conduite  rendra  ce  soin  nécessaire  pour  préve- 
«  nir  la  continuation  de  tes  forfaits.  Songe  que  des 
«  yeux  perçants  sont  sans  cesse  ouverts  sur  toi , 
«  que  le  glaive  punisseur  pend  sur  ta  tête,  et  qu'à 
«  ton  premier  crime  tu  ne  lui  peux  échapper.  » 
Y  avoit-il,  à  votre  avis,  une  conduite  plus  simple, 
plus  sûre  et  plus  droite,  pour  allier  à  son  égard 
la  justice,  la  prudence  et  la  charité?  Pour  moi ,  je 
trouve  qu'en  s'y  prenant  ainsi,  l'on  se  fût  assuré 
de  lui  par  la  crainte  beaucoup  mieux  qu'on  n'a  fait 
par  tout  cet  immense  appareil  de  machines  qui 
ne  l'empêche  pas  d'aller  toujours  son  train.  On 
n'eût  point  eu  besoin  de  le  traîner  si  barbarement, 
ou,  selon  vous,  si  bénignement,  dans  le  bourbier; 
on  n'eût  point  habillé  la  justice  et  la  vertu  des 
honteuses  livrées  de  la  perfidie  et  du  mensonge  ; 
ses  délateurs  et  ses  juges  n'eussent  point  été  ré- 
duits à  se  tenir  sans  cesse  enfoncés  devant  lui  dans 
leurs  tanières,  comme  fuyant  en  coupables  les 
regards  de  leur  victime,  et  redoutant  la  lumière 
du  jour:  enfin  l'on  eût  prévenu,  avec  le  double 
scandale  des  crimes  et  de  leur  impunité,  celui 
d'une  maxime  aussi  funeste  qu'insensée  que  vos 


i5a  PREMIER  DIALOGUE, 

messieurs  semblent  vouloir  établir  par  son  exem- 
ple, savoir  que,  pourvu  qu'on  ait  de  l'esprit  et 
qu'on  fosse  de  beaux  livres,  on  peut  se  livrer  à 
toutes  sortes  de  crimes  impunément. 

Voilà  le  seul  vrai  parti  qu'on  avoit  à  prendre, 
si  l'on  vouloit  absolument  ménager  un  pareil 
misérable.  Mais  pour  moi,  je  vous  déclare  que  je 
suis  aussi  loin  d'approuver  que  de  comprendre 
cette  prétendue  clémence  de  laisser  libre,  nonob- 
stant le  péril,  je  ne  dis  pas  un  monstre  affreux  tel 
qu'on  nous  le  représente,  mais  un  malfaiteur  tel 
qu'il  soit.  Je  ne  trouve  dans  cette  espèce  de  grâce 
ni  raison,  ni  humanité,  ni  sûreté,  et  j'y  trouve 
beaucoup  moins  cette  douceur  et  cette  bienveil- 
lance dont  se  vantent  vos  messieurs  avec  tant  de 
bruit.  Rendre  un  homme  le  jouet  du  public  et  de 
la  canaille,  le  faire  chasser  successivement  de  tous 
les  asiles  les  plus  reculés,  les  plus  solitaires,  où  il 
s'étoit  de  lui-même  emprisonné  et  d'où  certaine- 
ment il  n'étoit  à  portée  de  faire  aucun  mal  ;  le  faire 
lapider  parla  populace;  le  promener  par  dérision 
de  lieu  en  lieu  toujours  chargé  de  nouveaux  ou- 
trages ;  lui  ôter  même  les  ressources  les  plus  indis- 
pensables de  la  société;  lui  voler  sa  subsistance 
pour  lui  faire  l'aumône;  le  dépayser  sur  toute  la 
lace  de  la  terre;  faire  de  tout  ce  qu'il  lui  importe 
le  plus  de  savoir  autan tpour  lui  de  mystères  impé- 
nétrables; le  rendre  tellement  étranger,  odieux, 


PREMIER  DIALOGUE.  i53 

méprisable  aux  hommes ,  qu'au  lieu  des  lumières , 
de  l'assistance  et  des  conseils,  que  chacun  doit 
trouver  au  besoin  parmi  ses  frères,  il  ne  trouve 
par-tout  qu'embûches,  mensonges,  trahisons,  in- 
sultes; le  livrer  en  un  mot  sans  appui,  sans  pro- 
tection, sans  défense,  à  l'adroite  animosité  de  ses 
ennemis:  c'est  le  traiter  beaucoup  plus  cruelle- 
ment que  si  l'on  se  fût  une  bonne  fois  assuré  de 
sa  personne  par  une  détention ,  dans  laquelle ,  avec 
la  sûreté  de  tout  le  monde,  on  lui  eût  fait  trouver 
la  sienne ,  ou  du  moins  la  tranquillité.  Vous  m'a- 
vez appris  qu'il  désira,  qu'il  demanda  lui-même 
cette  détention ,  et  que,  loin  de  la  lui  accorder,  on 
lui  fît  de  cette  demande  un  nouveau  crime  et  un 
nouveau  ridicule.  Je  crois  voir  à-la-fois  la  raison 
de  la  demande  et  celle  du  refus.  Ne  pouvant  trou- 
ver de  refuge  dans  les  plus  solitaires  retraites, 
chassé  successivement  du  sein  des  montagnes  et 
du  milieu  des  lacs ,  forcé  de  fuir  de  lieu  en  lieu 
et  d'errer  sans  cesse  avec  des  peines  et  des  dé- 
penses excessives  au  milieu  des  dangers  et  des 
outrages;  réduit,  à  l'entrée  de  l'hiver,  à  courir 
l'Europe  pour  y  chercher  un  asile  sans  plus  savoir 
où,  et  sûr  d'avance  de  n'être  laissé  tranquille 
nulle  part:  û  étoit  naturel  que,  battu,  fatigué  de 
tant  d'orages ,  il  désirât  de  finir  ses  malheureux 
jours  dans  une  paisible  captivité,  plutôt  que  de 
se  voir  dans  sa  vieillesse  poursuivi,  chassé,  bal- 


■  54  PREMIER  DIALOGUE. 

lotte  sans  relâche  Je  tous  côtés,  privé  dune  pierre 
pour  y  reposer  sa  tête,  et  d'un  asile  où  il  pût 
respirer,  jusqu'à  ce  qu'à  force  de  courses  et  de 
dépenses,  on  l'eût  réduit  à  périr  de  misère,  ou  à 
vivre,  toujours  errant,  des  dures  aumônes  de  ses 
persécuteurs,  ardents  à  en  venir  là  pour  le  rassa- 
sier enfin  d'ignominie  à  leur  aise.  Pourquoi  n'a- 
t-on  pas  consenti  à  cet  expédient  si  sûr,  si  court, 
si  facile,  qu'il  proposoit  lui-môme ,  et  qu'il  deman- 
doit  comme  une  faveur?  N'est-ce  point  qu'on  ne 
vouloit  pas  le  traiter  avec  tant  de  douceur,  ni 
lui  laisser  jamais  trouver  cette  tranquillité  si 
désirée?  N'est-ce  point  qu'on  ne  vouloit  lui  laisser 
aucun  relâche,  ni  le  mettre  dans  un  état  où  l'on 
n'eût  pu  lui  attribuer  chaque  jour  de  nouveaux 
crimes  et  de  nouveaux  livres,  et  où  peut-être,  à 
force  de  douceur  et  de  patience,  eût-il  fait  perdre 
aux  gens  chargés  de  sa  garde  les  fausses  idées 
qu'on  vouloit  donner  de  lui?  N'est-ce  point  enfin 
que  dans  le  projet  si  chéri,  si  suivi,  si  bien 
concerté,  de  l'envoyer  en  Angleterre,  il  entroit 
des  vues  dont  son  séjour  dans  ce  pays-là,  et  les 
effets  qu'il  y  a  produits  semblent  développer  assez 
l'objet?  Si  l'on  peut  donner  à  ce  refus  d'autres 
motifs,  qu'on  me  les  dise,  et  je  promets  d'en 
montrer  la  fausseté. 

Monsieur,  tout  ce  que   vous  m'avez  appris, 
tout  ce  que  vous  m'avez  prouvé,  est  à  mes  yeux 


PREMIER    DIALOGUE.  i  5;> 

plein  de  choses  inconcevables,  contradictoires, 
absurdes,  qui,  pour  être  admises ,  demanderoient 
eucorc  d'autres  genres  de  preuves  que  celles  qui 
suffisent  pour  les  plus  complètes  démonstrations  ; 
et  c'est  précisément  ces  mêmes  choses  absurdes 
que  vous  dépouillez  de  l'épreuve  la  plus  nécessaire 
et  qui  met  le  sceau  à  toutes  les  autres,  Vous  m'a- 
vez fabriqué  tout  à  votre  aise  un  être  tel  qu'il  n'en 
exista  jamais,  un  monstre  hors  de  la  nature,  hors 
de  la  vraisemblance,  hors  de  la  possibilité,  et  formé 
de  parties  inalliables,  incompatibles,  qui  s'excluent 
mutuellement.  Vous  avez  donné  pour  principe  à 
tous  ses  crimes  le  plus  furieux ,  le  plus  intolérant , 
le  plus  extravagant  amour-propre,  quil  n'a  pas 
laissé  de  déguiser  si  bien  depuis  sa  naisssance  jus- 
qu'au déclin  de  ses  ans  qu'il  n'en  a  paru  nulle  trace 
pendant  tant  d'années,  et  qu'encore  aujourd'hui 
depuis  ses  malheurs  il  étouffe  ou  contient  si  bien 
qu'on  n'en  voit  pas  le  moindre  signe.  Malgré  tout 
cet  indomptable  orgueil,  vous  m'avez  fait  voir 
dans  le  même  être  un  petit  menteur,  un  petit  fri- 
pon, un  petit  coureur  de  cabarets  et  de  mauvais 
lieux,  un  vil  et  crapuleux  débauché  pourri  de  vé- 
role, et  qui  passoit  sa  vie  à  aller  escroquant  dans 
les  tavernes  quelques  écus  à  droite  et  à  gauche 
aux  manants  qui  les  fréquentent.  Vous  avez  pré- 
tendu que  ce  même  personnage  étoit  le  même 
homme  qui ,  pendant  quarante  ans,  a  vécu  estimé, 


i56  PREMIER   DIALOGUE, 

bien  voulu  de  tout  le  monde,  l'auteur  des  seuls 
écrits  dans  ce  siècle  qui  portent  dans  lame  des  lec- 
teurs la  persuasion  qui  les  a  dictés,  et  dont  on 
sent  en  les  lisant  que  l'amour  de  la  vertu  et  le 
zèle  de  la  vérité  font  l'inimitable  éloquence.  Vous 
dites  que  ces  livres  qui  m'émeuvent  ainsi  le  cœur 
sont  les  jeux  d'un  scélérat  qui  ne  sentoit  rien  de 
ce  qu'il  disoit  avec  tant  d'ardeur  et  de  véhémence, 
et  qui  cachoit  sous  un  air  de  probité  le  venin  dont 
il  vouloit  infecter  ses  lecteurs.  Vous  me  forcez 
même  de  croire  que  ces  écrits  à-la-fois  si  fiers ,  si 
touchants,  si  modestes,  ont  été  composés  parmi 
les  pots  et  les  pintes,  et  chez  les  filles  de  joie  où 
l'auteur  passoit  sa  vie ,  et  vous  me  transformez  en- 
fin cet  orgueil  irascible  et  diabolique  en  l'abjec- 
tion d'un  cœur  insensible  et  vil  qui  se  rassasie 
sans  peine  de  l'ignominie  dont  l'abreuve  à  plaisir 
la  charité  du  public. 

Vous  m'avez  figuré  vos  messieurs  qui  disposent 
à  leur  gré  de  sa  réputation ,  de  sa  personne,  et  de 
toute  sa  destinée,  comme  des  modèles  de  vertu, 
des  prodiges  de  générosité,  des  anges  pour  lui  de 
douceur  et  de  bienfaisance,  et  vous  m'avez  appris 
en  même  temps  que  l'objet  de  tous  leurs  tendres 
soins  avoit  été  de  le  rendre  l'horreur  de  l'univers, 
le  plus  déprisé  des  êtres ,  de  le  traîner  d'opprobre 
en  opprobre,  et  de  misère  en  misère,  et  de  lui  faire 
sentir  à  loisir  dans  les  calamités  de  la  plus  nialheu- 


PREMIER   DIALOGUE.  167 

rcusc  vie  tous  les  déchirements  que  peut  éprouver 
une  ame  fière  en  se  voyant  le  jouet  et  le  rebut  du 
genre  humain.  Vous  m'avez  appris  que  par  pitié, 
par  grâce,  tous  ces  hommes  vertueux  avoient  bien 
voulu  lui  ôter  tout  moyen  detre  instruit  des  rai- 
sons de  tant  d'outrages t  s'abaisser  en  sa  faveur  au 
rôle  de  cajoleurs  et  de  traîtres,  faire  adroitement  le 
plongeon  à  chaque  éclaircissement  qu'il  cherchoi  t, 
l'environner  de  souterrains  et  de  pièges  tellement 
tendus  que  chacun  de  ses  pas  fût  nécessairement 
une  chute ,  enfin  le  circonvenir  avec  tant  d'adresse 
qu'en  butte  aux  insultes  de  tout  le  monde  il  ne 
pût  jamais  savoir  la  raison  de  rien,  apprendre  un 
seul  mot  de  vérité,  repousser  aucun  outrage,  ob- 
tenir aucune  explication,  trouver,  saisir  aucun 
agresseur,  et  qu'à  chaque  instant,  atteint  des  plus 
cruelles-morsures,  il  sentît  dans  ceux  qui  l'entou- 
rent la  flexibilité  des  serpents  aussi  bien  que  leur 
venin. 

Vous  avez  fondé  le  système  qu'on  suit  à  son 
égard  sur  des  devoirs  dont  je  n'ai  nulle  idée,  sur 
des  vertus  qui  me  font  horreur,  sur  des  principes 
qui  renversent  dans  mon  esprit  tous  ceux  de  la 
justice  et  de  la  morale.  Figurez-vous  des  gens  qui 
commencent  par  se  mettre  chacun  un  bon  masque 
bien  attaché,  qui  s  arment  de  fer  jusqu'aux  dents, 
qui  surprennent  ensuite  leur  ennemi ,  le  saisissent 
par  derrière,  le  mettent  nu,  lui  lient  le  corps, 


i58  PREMIER  DIALOGUE. 

les  bras,  les  mains,  les  pieds,  la  tête,  de  façon 
qu'il  ne  puisse  remuer,  lui  mettent  un  bâillon 
dans  la  bouebe,  lui  crèvent  les  yeux,  l'étendent 
à  terre,  et  passent  enfin  leur  noble  vie  à  le  massa- 
crer doucement  de  peur  que,  mourant  de  ses 
blessures ,  il  ne  cesse  trop  tôt  de  les  sentir.  Voilà 
les  gens  que  vous  voulez  que  j'admire.  Rappelez, 
monsieur,  votre  équité,  votre  droiture,  et  sentez 
en  votre  conscience  quelle  sorte  d'admiration  je 
puis  avoir  pour  eux.  Vous  m'avez  prouvé,  j'en 
conviens,  autant  que  cela  se  pou  voit  par  la  mé- 
thode que  vous  avez  suivie,  que  l'homme  ainsi 
terrassé  est  un  monstre  abominable;  mais,  quand 
cela  seroit  aussi  vrai  que  difficile  à  croire,  l'auteur 
et  les  directeurs  du  projet  qui  s'exécute  à  son  égard 
seroient  à  mes  yeux,  je  le  déclare,  encore  plus 
abominables  que  lui. 

Certainement  vos  preuves  sont  d'une  grande 
force;  mais  il  est  faux  que  cette  force  aille  pour 
moi  jusqu'à  1  évidence,  puisqu'en  fait  de  délits  et 
de  crimes,  cette  évidence  dépend  essentiellement 
d'une  épreuve  qu'on  écarte  ici  avec  trop  de  soin 
pour  qu'il  n'y  ait  pas  à  cette  omission  quelque 
puissant  motif  qu'on  nous  cache  et  qu'il  importe- 
roit  de  savoir.  J'avoue  pourtant,  et  je  ne  puis  trop 
le  répéter,  que  ces  preuves  metonnent,  et  m'é- 
branieroient  peut-être  encore ,  si  je  ne  leur  trouvois 
d'autres  défauts  non  moins  dirimants  selon  moi. 


PREMIER    DIALOGUE.  169 

Le  premier  est  dans  leur  force  même  et  dans 
leur  grand  nombre  de  la  part  dont  elles  viennent. 
Tout  cela  me  paraîtrait  fort  bien  dans  des  procé- 
dures juridiques  faites  par  le  ministère  public: 
mais  pour  que  des  particuliers ,  et  qui  pis  est,  des 
amis,  aient  pris  tant  de  peine,  aient  fait  tant  de 
dépenses,  aient  mis  tant  de  temps  à  faire  tant 
d'informations,  à  rassembler  tant  de  preuves,  à 
leur  donner  tant  de  force,  sans  y  être  obligés  par 
aucun  devoir,  il  faut  qu'ils  aient  été  animés  pour 
cela  par  quelque  passion  bien  vive  qui,  tant  qu'ils 
s'obstineront  à  la  cacber,  me  rendra  suspect  tout 
ce  qu'elle  aura  produit. 

Un  autre  défaut  que  je  trouve  à  ces  invincibles 
preuves,  c'est  qu'elles  prouvent  trop,  c'est  qu'elles 
prouvent  des  eboses  qui  naturellement  ne  sau- 
raient exister.  Autant  vaudroit  me  prouver  des 
miracles,  et  vous  savez  que  je  n'y  crois  pas.  Il  y  a 
dans  tout  cela  des  multitudes  d'absurdités  aux- 
quelles avec  toutes  leurs  preuves  il  ne  dépend  pas 
de  mon  esprit  d'acquiescer.  Les  explications  qu'on 
leur  donne,  et  que  tout  le  monde,  à  ce  que  vous 
m'assurez,  trouve  si  claires,  ne  sont  à  mes  yeux 
guère  moins  absurdes,  et  ont  le  ridicule  de  plus. 
Vos  messieurs  semblent  avoir  chargé  Jean-Jacques 
de  crimes,  comme  vos  théologiens  ont  chargé  leurs 
doctrines  d'articles  de  foi  :  l'avantage  de  persuader 
en  affirmant,  la  facilité  de  faire  tout  croire,  les 


160  PREMIER   DIALOGUE, 

ont  séduits.  Aveuglés  par  leur  passion,  ils  ont 
entassé  faits  sur  faits,  crimes  sur  crimes,  sans 
précaution,  sans  mesure.  Et  quand  enfin  ils  ont 
aperçu  l'incompatibilité  de  tout  cela ,  ils  n'ont  plus 
été  à  temps  d'y  remédier;  le  grand  soin  qu'ils 
avoient  pris  de  tout  prouver  également  les  forçant 
de  tout  admettre  sous  peine  de  tout  rejeter.  Il  a 
donc  fallu  chercher  mille  subtilités  pour  tâcher 
d'accorder  tant  de  contradictions;  et  tout  ce  tra- 
vail a  produit,  sous  le  nom  de  Jean-Jacques,  l'être 
le  plus  chimérique  et  le  plus  extravagant  que  le 
délire  de  la  fièvre  puisse  faire  imaginer. 

Un  troisième  défaut  de  ces  invincibles  preuves 
est  dans  la  manière  de  les  administrer  avec  tant 
de  mystère  et  de  précautions.  Pourquoi  tout  cela? 
La  vérité  ne  cherche  pas  ainsi  les  ténèbres  et  ne 
marche  pas  si  timidement.  C'est  une  maxime  en 
jurisprudence1  qu'on  présume  le  dol  dans  celui 
qui  suit,  au  lieu  de  la  droite  route,  des  voies 
obliques  et  clandestines.  C'en  est  une  autre'  que 
celui  qui  décline  un  jugement  régulier  et  cache  ses 
preuves  est  présumé  soutenir  une  mauvaise  cause. 
Ces  deux  maximes  conviennent  si  bien  au  système 
de  vos  messieurs  qu'on  les  croiroit  faites  exprès 

'  «Dolus  prsesumitur  in  eo  qui  rectâ  via  non  incedit,  secl  per 
«  anfractus  et  divcrlicula.  »  Menoch.  ,  in  Prœsump. 

2  .In.  In  ni  m  subterfugiens  et  probationes  occultans  nialum  cau- 
"  sain  fovere  praesumitur.  »  Ibid. 


PREMIER   DIALOGUE.  161 

pour  lui,  sijcnccitois  pas  mon  auteur.  Si  ce  qu'on 
prouve  d'un  accusé  en  son  absence  n'est  jamais 
régulièrement  prouvé,  ce  qu'on  en  prouve,  en  se 
cachant  si  soigneusement  de  lui,  prouve  plus 
contre  l'accusateur  que  contre  l'accusé,  et,  par 
cela  seul,  l'accusation  revêtue  de  toutes  ses  preuves 
clandestines  doit  être  présumée  une  imposture. 

Enfin  le  grand  vice  de  tout  ce  système  est  que, 
fondé  sur  le  mensonge  ou  sur  la  vérité,  le  succès 
n'en  seroit  pas  moins  assuré  d'une  façon  que  de 
l'autre.  Supposez,  au  lieu  de  votre  Jean-Jacques, 
un  véritablement  honnête  homme,  isolé,  trompé, 
trahi,  seul  sur  la  terre,  entouré  d'ennemis  puis- 
sants, rusés,  masqués,  implacables,  qui,  sans 
obstacles  de  la  part  de  personne ,  dressent  à  loisir 
leurs  machines  autour  de  lui;  et  vous  verrez  que 
tout  ce  qui  lui  arrive,  méchant  et  coupable,  ne 
lui  arriveroit  pas  moins,  innocent  et  vertueux. 
Tant  par  le  fond  que  par  la  forme  des  preuves, 
tout  cela  ne  prouve  donc  rien ,  précisément  parce- 
qu'il  prouve  trop. 

Monsieur,  quand  les  géomètres,  marchant  de 
démonstration  en  démonstration,  parviennent  à 
quelque  absurdité,  au  lieu  de  l'admettre,  quoique 
démontrée,  ils  reviennent  sur  leurs  pas,  et  sûrs 
qu'il  s'est  glissé  dans  leurs  principes  ou  dans  leurs 
raisonnements  quelque  paralogisme  qu'ils  n'ont 
pas  aperçu,  ils  ne  s'arrêtent  pas  qu'ils  ne  le  trou- 


DIALOGIES.  T. 


i6a  PREMIER   DIALOGUE. 

vent;  et,  s'ils  ne  peuvent  le  découvrir,  laissant  là 
leur  démonstration  prétendue,  ils  prennent  une 
autre  route  pour  trouver  la  vérité  qu'ils  cherchent, 
sûrs  qu'elle  n'admet  point  d'absurdités. 

LE    FRANÇOIS. 

N'apercevez -vous  point  que,  pour  éviter  de 
prétendues  absurdités,  vous  tombez  dans  une 
autre,  sinon  plus  forte,  au  moins  plus  choquante? 
Vous  justifiez  un  seul  homme  dont  la  condamna- 
tion vous  déplaît,  aux  dépens  de  toute  une  nation, 
que  dis-je?  de  toute  une  génération  dont  vous 
faites  une  génération  de  fourbes  :  car  enfin  tout  est 
d'accord  ;  tout  le  public ,  tout  le  monde  sans  excep- 
tion a  donné  son  assentiment  au  plan  qui  vous  pa- 
roît  si  répréhensible  ;  tout  se  prête  avec  zélé  à  son 
exécution  :  personne  ne  l'a  désapprouvé,  personne 
n'a  commis  la  moindre  indiscrétion  qui  pût  le  faire 
échouer,  personne  n'a  donné  le  moindre  indice,  la 
moindre  lumière  à  l'accusé  qui  pût  le  mettre  en 
état  de  se  défendre  ;  il  n'a  pu  tirer  d'aucune  bouche 
un  seul  mot  d'éclaircissement  sur  les  charges 
atroces  dont  on  l'accable  à  l'envi  ;  tout  s'empresse 
à  renforcer  les  ténèbres  dont  on  l'environne,  et  l'on 
ne  sait  à  quoi  chacun  se  livre  avec  plus  d'ardeur, 
de  le  diffamer  absent,  ou  de  le  persifler  présent.  Il 
faudroit  donc  conclure  de  vos  raisonnements 
qu'il  ne  se  trouve  pas  dans  toute  la  génération 
présente  un  seul  honnête  homme ,  pas  un  seul  ami 


PREMIER  DIALOGUE.  ,63 

de  la  vérité.  Admettez-vous  cette  conséquence? 

ROUSSEAU. 

A  Dieu  ne  plaise  !  Si  j'étois  tenté  de  l'admettre, 
ce  ne  seroit  pas  auprès  de  vous,  dont  je  connois 
la  droiture  invariable  et  la  sincère  équité.  Mais 
je  connois  aussi  ce  que  peuvent  sur  les  meilleurs 
cœurs  les  préjugés  et  les  passions,  et  combien 
leurs  illusions  sont  quelquefois  inévitables.  Votre 
objection  me  paroît  solide  et  forte.  Elle  s'est  pré- 
sentée à  mon  esprit  long-temps  avant  que  vous  me 
la  rissiez  ;  elle  me  paroît  plus  facile  à  rétorquer 
qu'à  résoudre ,  et  vous  doit  embarrasser  du  moins 
autant  que  moi  :  car  enfin,  si  le  public  n'est  pas 
tout  composé  de  méchants  et  de  fourbes,  tous 
d'accord  pour  trahir  un  seul  homme,  il  est  encore 
moins  composé  sans  exception  d'hommes  bienfai- 
sants, généreux,  francs  de  jalousie,  d'envie,  de 
haine,  de  malignité.  Ces  vices  sont-ils  donc  telle- 
ment éteints  sur  la  terre  qu'il  n'en  reste  pas  le 
moindre  germe  dans  le  cœur  d'aucun  individu? 
C'est  pourtant  ce  qu'il  faudroit  admettre ,  si  ce  sys- 
tème de  secret  et  de  ténèbres ,  qu'on  suit  si  fidèle- 
ment envers  Jean- Jacques ,  n'étoit  qu'une  œuvre 
de  bienfaisance  et  de  charité.  Laissons  à  part  vos 
messieurs,  qui  sont  des  âmes  divines,  et  dont  vous 
admirez  la  tendre  bienveillance  pour  lui.  Il  a  dans 
tous  les  états,  vous  me  l'avez  dit  vous-même,  un 
grand   nombre  d'ennemis  très    ardents  qui   ne 


i64  PREMIER  DIALOGUE, 

cherchent  assurément  pas  à  lui  rendre  la  vie 
agréable  et  douce.  Concevez-vous  que ,  dans  cette 
multitude  de  gens ,  tous  d'accord  pour  épargner  de 
l'inquiétude  à  un  scélérat  qu'ils  abhorrent  et  de 
la  honte  à  un  hypocrite  qu'ils  détestent,  il  ne  s'en 
trouve  pas  un  seul  qui ,  pour  jouir  au  moins  de  sa 
confusion ,  soit  tenté  de  lui  dire  tout  ce  qu'on  sait 
de  lui?Tout  s'accorde  avec  une  patience  plus  qu'an- 
gélique  à  l'entendre  provoquer  au  milieu  de  Paris 
ses  persécuteurs,  donner  des  noms  assez  durs 
à  ceux  qui  l'obsèdent,  leur  dire  insolemment  : 
Parlez  haut,  traîtres  que  vous  êtes;  me  voilà.  Quavez- 
vous  à  dire  ?  A  ces  stimulantes  apostrophes ,  la  plus 
incroyable  patience  n'abandonne  pas  un  instant 
un  seul  homme  dans  toute  cette  multitude. Tous, 
insensibles  à  ses  reproches,  les  endurent  unique- 
ment pour  son  bien;  et,  de  peur  de  lui  faire  la 
moindre  peine,  ils  se  laissent  traiter  par  lui  avec 
un  mépris  que  leur  silence  autorise  de  plus  en  plus. 
Qu'une  douceur  si  grande,  qu'une  si  sublime 
vertu,  anime  généralement  tous  ses  ennemis,  sans 
qu'un  seul  démente  un  moment  cette  universelle 
mansuétude;  convenez  que  dans  une  génération 
qui  naturellement  n'est  pas  trop  aimante  ce  con- 
cours de  patience  et  de  générosité  est  du  moins 
aussi  étonnant  que  celui  de  malignité  dont  vous 
rejetez  la  supposition. 

La  solution  de  ces  difficultés  doit  se  chercher, 


PREMIER  DIALOGUE.  ,65 

selon  moi,  dans  quelque  intermédiaire  qui  ne  sup- 
pose, dans  toute  une  génération,  ni  des  vertus 
angéliques  ni  la  noirceur  des  dénions,  mais  quel- 
que disposition  naturelle  au  cœur  humain,  qui 
produit  un  effet  uniforme  par  des  moyens  adroi- 
tement disposés  à  cette  fin.  Mais  en  attendant  que 
mes  propres  observations  me  fournissent  là-dessus 
quelque  explication  raisonnable,  permettez-moi 
de  vous  faire  une  question  qui  s'y  rapporte.  Sup- 
posant un  moment  qu'après  d'attentives  et  impar- 
tiales recherches  Jean-Jacques ,  au  lieu  d  être  lame 
infernale  et  le  monstre  que  vous  voyez  en  lui,  se 
trouvât  au  contraire  un  homme  simple,  sensible 
et  bon;  que  son  innocence  universellement  re- 
connue par  ceux  mêmes  qui  l'ont  traité  avec  tant 
d'indignité  vous  forçât  de  lui  rendre  votre  estime, 
et  de  vous  reprocher  les  durs  jugements  que  vous 
avez  portés  de  lui;  rentrez  au  fond  de  votre  ame, 
et  dites-moi  comment  vous  seriez  affecté  de  ce 
changement. 

LE    FRANÇOIS. 

Cruellement ,  soyez-en  sûr.  Je  sens  qu'en  l'es- 
timant et  lui  rendant  justice  je  le  haïrois  alors  plus 
peut-être  encore  pour  mes  torts ,  que  je  ne  le  hais 
maintenant  pour  ses  crimes  :  je  ne  lui  pardon- 
nerois  jamais  mon  injustice  envers  lui.  Je  me  re- 
proche cette  disposition,  j'en  rougis;  mais  je  la 
sens  dans  mon  cœur  malgré  moi. 


166  PREMIER   DIALOGUE. 

ROUSSEAU. 

Homme  véridique  et  franc,  je  n'en  veux  pas 
davantage,  et  je  prends  acte  de  cet  aveu  pour 
vous  le  rappeler  en  temps  et  lieu  ;  il  me  suffit 
pour  le  moment  de  vous  y  laisser  réfléchir.  Au 
reste,  consolez-vous  de  cette  disposition  qui  n'est 
qu'un  développement  des  plus  naturelsdel'amour- 
propre.  Elle  vous  est  commune  avec  tous  les  juges 
de  Jean-Jacques,  avec  cette  différence  que  vous 
serez  le  seul  peut-être  qui  ait  le  courage  et  la  fran- 
chise de  l'avouer. 

Quant  à  moi,  pour  lever  tant  de  difficultés  et 
déterminer  mon  propre  jugement,  j'ai  hesoin  d'é- 
claircissements et  d'observations  faites  par  moi- 
même.  Alors  seulement  je  pourrai  vous  proposer 
ma  pensée  avec  confiance.  Il  faut,  avant  tout,  com- 
mencer par  voir  Jean-Jacques,  et  c'est  à  quoi  je 
suis  tout  déterminé. 

LE    FRANÇOIS. 

Ah  !  ah  !  vous  voilà  donc  enfin  revenu  à  ma  pro- 
position que  vous  avez  si  dédaigneusement  rejetée  ? 
Vous  voilà  donc  disposé  à  vous  rapprocher  de  cet 
homme  entre  lequel  et  vous  le  diamètre  de  la  terre 
étoit  encore  une  distance  trop  courte  à  votre  gré? 

ROUSSEAU. 

M'en  rapprocher  !  Non ,  jamais  du  scélérat  que 
vous  m'avez  peint,  mais  bien  de  l'homme  défiguré 
que  j  imagine  à  sa  place.  Que  j'aille  chercher  un 


PREMIER    DIALOGUE.  167 

scélérat  détestable,  pour  le  hanter,  1  épier  et  le 
tromper,  c'est  une  indignité  qui  jamais  n'appro- 
chera de  mon  cœur;  mais  que,  dans  le  doute  si 
ce  prétendu  scélérat  n'est  point  peut-être  un 
honnête  homme  infortuné,  victime  du  plus  noir 
complot,  j'aille  examiner  par  moi-même  ce  qu'il 
faut  que  j'en  pense,  c'est  un  des  plus  beaux  de- 
voirs que  se  puisse  imposer  un  cœur  j  uste  ;  et  je  me 
livre  à  cette  noble  recherche  avec  autant  d'estime 
et  de  contentement  de  moi-même  que  j'aurois  de 
regret  et  de  honte  à  m'y  livrer  avec  un  motif 
opposé. 

LE    FRANÇOIS. 

Fort  bien  ;  mais  avec  le  doute  qu'il  vous  plaît 
de  conserver  au  milieu  de  tant  de  preuves ,  com- 
ment vous  y  prendrez-vous  pour  apprivoiser  cet 
ours  presque  inabordable  ?  Il  faudra  bien  que 
vous  commenciez  par  ces  cajoleries  que  vous  avez 
en  si  grande  aversion.  Encore  sera-ce  un  bonheur 
si  elles  vous  réussissent  mieux  qu'à  beaucoup  de 
gens  qui  les  lui  prodiguent  sans  mesure  et  sans 
scrupule,  et  à  qui  elles  n'attirent  de  sa  part  que 
des  brusqueries  et  des  mépris. 

ROUSSEAU. 

Est-ce  à  tort  ?  Parlons  franchement.  Si  cet 
homme  étoit  facile  à  prendre  de  cette  manière, 
il  seroit  par  cela  seul  à  demi  jugé.  Après  tout  ce 
que  vous  m'avez  appris  du  système  quon  suit 


i68  PREMIER   DIALOGUE, 

avec  lui,  je  suis  peu  surpris  qu'il  repousse  avec 
dédain  la  plupart  de  ceux  qui  l'abordent,  et  qui 
pour  cela  l'accusent  bien  à  tort  d'être  défiant  ;  car 
la  défiance  suppose  du  doute,  et  il  n'en  sauroit 
avoir  à  leur  égard  :  et  que  peut-il  penser  de  ces 
patelins  flagorneurs  dont,  vu  l'œil  dont  il  est 
regardé  dans  le  monde,  et  qui  ne  peut  écbapper 
au  sien ,  il  doit  pénétrer  aisément  les  motifs  dans 
l'empressement  qu'ils  lui  marquent?  Il  doit  voir 
clairement  que  leur  dessein  n'est  ni  de  se  lier  avec 
lui  de  bonne  foi,  ni  même  de  l'étudier  et  de  le 
connoître,  mais  seulement  de  le  circonvenir.  Pour 
moi  qui  n'ai  ni  besoin  ni  dessein  de  le  tromper,  je 
ne  veux  point  prendre  les  allures  cauteleuses  de 
ceux  qui  l'approchent  dans  cette  intention.  Je  ne 
lui  cacherai  point  la  mienne  :  s'il  en  étoit  alarmé, 
ma  recherche  seroit  finie,  et  je  n'aurois  plus  rien 
à  faire  auprès  de  lui. 

LE    FRANÇOIS. 

Il  vous  sera  moins  aisé,  peut-être,  que  vous 
ne  pensez  de  vous  faire  distinguer  de  ceux  qui 
l'abordent  à  mauvaise  intention. Vous  n'avez  point 
la  ressource  de  lui  parler  à  cœur  ouvert ,  et  de  lui 
déclarer  vos  vrais  motifs.  Si  vous  me  gardez  la  foi 
que  vous  m'avez  donnée,  il  doit  ignorer  à  jamais 
ce  que  vous  savez  de  ses  œuvres  criminelles  et  de 
son  caractère  atroce.  C'est  un  secret  inviolable, 
qui,  près  de  lui,  doit  rester  à  jamais  caché  dans 


PREMIER  DIALOGUE.  i69 

votre  cœur.  Il  apercevra  votre  réserve,  il  l'imitera , 
et,  par  cela  seul,  se  tenant  en  garde  contre  vous, 
il  ne  se  laissera  voir  que  comme  il  veut  qu'on  le 
voie,  et  non  comme  il  est  en  effet. 

ROUSSEAU. 

Et  pourquoi  voulez-vous  me  supposer  seul 
aveugle  parmi  tous  ceux  qui  l'abordent  journelle- 
ment, et  qui,  sans  lui  inspirer  plus  de  confiance, 
l'ont  vu  tous,  et  si  clairement  à  ce  qu'ils  vous 
disent,  exactement  tel  que  vous  me  l'avez  peint? 
S'il  est  si  facile  à  connoître  et  à  pénétrer  quand  on 
y  regarde,  malgré  sa  défiance  et  son  hypocrisie, 
malgré  ses  efforts  pour  se  cacher,  pourquoi,  plein 
du  désir  de  l'apprécier,  serai-je  le  seul  à  n'y  pouvoir 
parvenir,  sur-tout  avec  une  disposition  si  favorable 
à  la  vérité,  et  n'ayant  d'autre  intérêt  que  de  la 
connoître?  Est-il  étonnant  que,  l'ayant  si  décidé- 
ment jugé  d'avance,  et  n'apportant  aucun  doute 
à  cet  examen ,  ils  l'aient  vu  tel  qu'ils  le  vouloient 
voir  ?  Mes  doutes  ne  me  rendront  pas  moins 
attentif,  et  me  rendront  plus  circonspect.  Je  ne 
cherche  point  à  le  voir  tel  que  je  me  le  figure ,  je 
cherche  à  le  voir  tel  qu'il  est. 

LE    FRANÇOIS. 

Bon  !  n'avez-vous  pas  aussi  vos  idées  ?  Vous  le 
desirez  innocent,  j'en  suis  très  sûr.  Vous  ferez 
comme  eux  dans  le  sens  contraire  :  vous  verrez  en 
lui  ce  que  vous  y  cherchez. 


i7o  PREMIER   DIALOGUE. 

ROUSSEAU. 

Le  cas  est  fort  différent.  Oui,  je  le  désire  inno- 
cent, et  de  tout  mon  cœur  ;  sans  doute  je  serois 
heureux  de  trouver  en  lui  ce  que  j'y  cherche  : 
niais  ce  seroit  pour  moi  le  plus  grand  des  mal- 
heurs d'y  trouver  ce  qui  n'y  seroit  pas ,  de  le  croire 
honnête  homme  et  de  me  tromper.  Vos  messieurs 
ne  sont  pas  dans  des  dispositions  si  favorables  à  la 
vérité.  Je  vois  que  leur  projet  est  une  ancienne  et 
grande  entreprise  qu'ils  ne  veulent  pas  abandon- 
ner, et  qu  ils  n'abandonneroient  pas  impunément. 
L'ignominie  dont  ils  l'ont  couvert  rejailliroit  sur 
eux  tout  entière,  et  ils  ne  seroient  pas  même  à 
l'abri  de  la  vindicte  publique.  Ainsi,  soit  pour  la 
sûreté  de  leurs  personnes,  soit  pour  le  repos  de 
leurs  consciences,  il  leur  importe  trop  de  ne  voir 
en  lui  qu'un  scélérat,  pour  qu'eux  et  les  leurs  y 
voient  jamais  autre  chose. 

LE   FRANÇOIS. 

Mais  enfin,  pouvez-vous  concevoir,  imaginer 
quelque  solide  réponse  aux  preuves  dont  vous 
avez  été  si  frappé?  Tout  ce  que  vous  verrez  ou 
croirez  voir  pourra-t- il  jamais  les  détruire?  Sup- 
posons que  vous  trouviez  un  honnête  homme 
où  la  raison,  le  bon  sens,  et  tout  le  monde,  vous 
montrent  un  scélérat;  que  s'ensuivra-t-il ?  Que 
vos  yeux  vous  trompent  ;  ou  que  le  genre  humain 
tout  entier,  excepté  vous  seul ,  est  dépourvu  de 


PREMIER    DIALOGUE.  i7i 

sens.  Laquelle  de  ces  deux  suppositions  vous 
paroit  la  plus  naturelle ,  et  à  laquelle  enfin  vous  en 
tiendrez-vous? 

ROUSSEAU. 

A  aucune  des  deux  ;  et  cette  alternative  ne  me 
paroit  pas  si  nécessaire  qua  vous.  Il  est  une  autre 
explication  plus  naturelle,  qui  lève  bien  des  dif- 
ficultés ;  c'est  de  supposer  une  ligue  dont  l'objet 
est  la  diffamation  de  Jean-Jacques ,  qu'elle  a  pris 
soin  d'isoler  pour  cet  effet.  Et  que  dis-je,  sup- 
poser ?  par  quelque  motif  que  cette  ligue  se  soit 
formée ,  elle  existe.  Sur  votre  propre  rapport,  elle 
semblerait  universelle.  Elle  est  du  moins  grande, 
puissante,  nombreuse  ;  elle  agit  de  concert  et  dans 
le  plus  profond  secret  pour  tout  ce  qui  n'y  entre 
pas ,  et  sur-tout  pour  l'infortuné  qui  en  est  l'objet. 
Pour  s'en  défendre  il  n'a  ni  secours,  ni  ami,  ni 
appui ,  ni  conseil,  ni  lumières  ;  tout  n'est  autour  de 
lui  que  pièges,  mensonges,  trahisons,  ténèbres. 
Il  est  absolument  seul,  et  n'a  que  lui  seul  pour 
ressource  ;  il  ne  doit  attendre  ni  aide  ni  assistance 
de  qui  que  ce  soit  sur  la  terre.  Une  position  si 
singulière  est  unique  depuis  l'existence  du  genre 
humain.  Pour  juger  sainement  de  celui  qui  s'y 
trouve  et  de  tout  ce  qui  se  rapporte  à  lui ,  les  formes 
ordinairessur  lesquelles  s  établissent  les  jugements 
humains  ne  peuvent  plus  suffire.  Il  me  faudroit, 
quand  même  l'accusé  pourrait  parler  et  se  dé- 


172  PREMIER  DIALOGUE, 

fendre,  des  sûretés  extraordinaires  pour  croire 
qu'en  lui  rendant  cette  liberté  on  lui  donne  en 
même  temps  les  connoissances,  les  instruments, 
et  les  moyens  nécessaires  pour  pouvoir  se  justifier 
s'il  est  innocent.  Car  enfin,  si,  quoique  fausse- 
ment accusé,  il  ignore  toutes  les  trames  dont  il 
est  enlacé,  tous  les  pièges  dont  on  l'entoure;  si 
les  seuls  défenseurs  qu'ils  pourra  trouver,  et  qui 
feindront  pour  lui  du  zèle,  sont  choisis  pour  le 
trahir  ;  si  les  témoins  qui  pourroient  déposer  pour 
lui  se  taisent,  si  ceux  qui  parlent  sont  gagnés  pour 
le  charger,  si  l'on  fabrique  de  fausses  pièces  pour 
le  noircir,  si  l'on  cache  ou  détruit  celles  qui  le 
justifient,  il  aura  beau  dire  non  contre  cent  faux 
témoignages  à  qui  l'on  fera  dire  oui,  sa  négation 
sera  sans  effet  contre  tant  d'affirmations  unanimes; 
il  n'en  sera  pas  moins  convaincu,  aux  yeux  des 
hommes,,  de  délits  qu'il  n'aura  pas  commis.  Dans 
l'ordre  ordinaire  des  choses,  cette  objection  n'a 
point  la  même  force,  pareequ'on  laisse  à  l'accusé 
tous  les  moyens  possibles  de  se  défendre,  de  con- 
fondre les  faux  témoins,  de  manifester  l'impos- 
ture, et  qu'on  ne  préusme  pas  cette  odieuse  ligue 
de  plusieurs  hommes  pour  en  perdre  un.  Mais  ici 
cette  ligue  existe,  rien  n'est  plus  constant,  vous 
me  l'avez  appris  vous-même  ;  et,  par  cela  seul, 
non  seulement  tous  les  avantages  qu'ont  les  ac- 
cusés pour  leur  défense  sont  ôtés  à  celui-ci,  mais 


PREMIER   DIALOGUE.  i73 

les  accusateurs,  en  les  lui  ôtant,  peuvent  les  tour- 
ner tous  contre  lui-même  ;  il  est  pleinement  à 
leur  discrétion  ;  maîtres  absolus  d  établir  les  faits 
comme  il  leur  plaît,  sans  avoir  aucune  contra- 
diction à  craindre,  ils  sont  seuls  juges  de  la  va- 
lidité de  leurs  propres  pièces  ;  leurs  témoins, 
certains  de  netre  ni  confrontés,  ni  confondus, 
ni  punis,  ne  craignent  rien  de  leurs  mensonges: 
ils  sont  sûrs,  en  le  chargeant,  de  la  protection 
des  grands ,  de  l'appui  des  médecins  ,  de  l'appro- 
bation des  gens  de  lettres,  et  de  la  faveur  pu- 
blique ;  ils  sont  sûrs,  en  le  défendant,  d'être 
perdus.  Voilà,  monsieur,  pourquoi  tous  les  té- 
moignages portés  contre  lui  sous  les  chefs  de  la 
ligue,  c'est-à-dire  depuis  qu'elle  s'est  formée, 
n'ont  aucune  autorité  pour  moi;  et,  s'il  en  est 
d'antérieurs,  de  quoi  je  doute,  je  ne  les  admettrai 
qu'après  avoir  bien  examiné  s'il  n'y  a  ni  fraude, 
ni  antidate,  et  sur-tout  après  avoir  entendu  les 
réponses  de  l'accusé. 

Par  exemple,  pour  juger  de  sa  conduite  à 
Venise,  je  n'irai  pas  consulter  sottement  ce  qu'on 
en  dit,  et,  si  vous  voulez,  ce  qu'on  en  prouve  au- 
jourd'hui, et  puis  m'en  tenir  là;  mais  bien  ce  qui 
a  été  prouvé  et  reconnu  à  Venise,  à  la  cour,  chez 
les  ministres  du  roi,  et  parmi  tous  ceux  qui  ont 
eu  connoissance  de  cette  affaire  avant  le  ministère 
du  duc  de  Choiseul,  avant  l'ambassade  de  l'abbé 


i74  PREMIER   DIALOGUE, 

de  Bernis  à  Venise,  et  avant  le  voyage  du  consul 
Le  Blond  à  Paris.  Plus  ce  qu'on  en  a  pense  depuis 
est  différent  de  ce  qu'on  en  pensoit  alors,  et  mieux 
je  rechercherai  les  causes  d'un  changement  si  tar- 
dif et  si  extraordinaire.  De  même,  pour  me  dé- 
cider sur  ses  pillages  en  musique,  ce  ne  sera  ni  à 
M.  d'Alembert,  ni  à  ses  suppôts,  ni  à  tous  vos 
messieurs ,  que  je  m'adresserai  ;  mais  je  ferai 
chercher  sur  les  lieux,  par  des  personnes  non 
suspectes,  c'est-à-dire  qui  ne  soient  pas  de  leur 
connoiss^nce,  s'il  y  a  des  preuves  authentiques 
que  ces  ouvrages  ont  existé  avant  que  Jean- 
Jacques  les  ait  donnés  pour  être  de  lui. 

Voilà  la  marche  que  le  bon  sens  m'oblige  de 
suivre  pour  vérifier  les  délits,  les  pillages,  et  les 
imputations  de  toute  espèce  dont  on  n'a  cessé  de 
le  charger  depuis  la  formation  du  complot,  et 
dont  je  n'aperçois  pas  auparavant  le  moindre 
vestige.  Tant  que  cette  vérification  ne  me  sera 
pas  possible,  rien  ne  sera  si  aisé  que  de  me  four- 
nir tant  de  preuves  qu'on  voudra  auxquelles  je 
n'aurai  rien  à  répondre,  mais  qui  n'opéreront  sur 
mon  esprit  aucune  persuasion. 

Pour  savoir  exactement  quelle  foi  je  puis  don- 
ner à  votre  prétendue  évidence,  il  faudroit  que  je 
connusse  bien  tout  ce  qu'une  génération  entière, 
liguée  contre  un  seul  homme  totalement  isolé, 
peut  faire  pour  se  prouver  à  elle-même  de  cet 


PREMIER   DIALOGUE.  i75 

homme-là  tout  ce  qu'il  lui  plaît,  et,  par  surcroît 
de  précaution,  en  se  cachant  de  lui  très  soigneu- 
sement. A  force  de  temps,  d'intrigue  et  d'argent, 
de  quoi  la  puissance  et  la  ruse  ne  viennent-elles 
point  à  bout,  quand  personne  ne  s'oppose  à  leurs 
manœuvres,  quand  rien  n'arrête  et  ne  contre- 
mine  leurs  sourdes  opérations!  A  quel  point  no 
pourroit-on  point  tromper  le  public,  si  tous  ceux 
qui  le  dirigent,  soit  par  la  force,  soit  par  l'auto- 
rité, soit  par  l'opinion,  s'accordoient  pour  l'abu- 
ser par  de  sourdes  menées  dont  il  seroit  hors  d'étal 
de  pénétrer  le  secret  !  Qui  est-ce  qui  a  déterminé 
jusqu'où  des  conjurés  puissants,  nombreux  et  bien 
unis,  comme  ils  le  sont  toujours  pour  le  crime, 
peuvent  fasciner  les  yeux,  quand  des  gens  qu'on 
ne  croit  pas  se  connoître  se  concerteront  bien 
entre  eux;  quand,  aux  deux  bouts  de  l'Europe, 
des  imposteurs  d'intelligence  et  dirigés  par  quel- 
que adroit  et  puissant  intrigant  se  conduiront  sur 
le  même  plan,  tiendront  le  même  langage,  présen- 
teront sous  le  même  aspect  un  homme  à  qui  l'on 
a  ôté  la  voix,  les  yeux,  les  mains,  et  qu'on  livre 
pieds  et  poings  liés  à  la  merci  de  ses  ennemis? 
Que  vos  messieurs,  au  lieu  d'être  tels,  soient  ses 
amis  comme  ils  le  crient  à  tout  le  monde;  qu'é- 
touffant leur  protégé  dans  la  fange,  ils  n'agissent 
ainsi  que  par  bonté,  par  générosité,  par  compas- 
sion pour  lui  ;  soit  :  je  n'entends  point  leur  dispu- 


176  PREMIER   DIALOGUE, 

ter  ici  ces  nouvelles  vertus  ;  mais  il  résulte  tou- 
jours de  vos  propres  récits  qu'il  y  a  une  ligue,  et 
de  mon  raisonnement  que,  sitôt  qu'une  ligue 
existe,  on  ne  doit  pas,  pour  juger  des  preuves 
qu'elle  apporte,  s'en  tenir  aux  règles  ordinaires, 
mais  en  établir  de  plus  rigoureuses  pour  s'assurer 
que  cette  ligue  n'abuse  pas  de  l'avantage  immense 
de  se  concerter,  et  par-là  d'en  imposer,  comme 
elle  peut  certainement  le  faire.  Ici  je  vois,  au  con- 
traire ,  que  tout  se  passe  entre  gens  qui  se  prouvent 
entre  eux,  sans  résistance  et  sans  contradiction, 
ce  qu'ils  sont  bien  aises  de  croire;  que,  donnant 
ensuite  leur  unanimité  pour  nouvelle  preuve  à 
ceux  qu'ils  désirent  amener  à  leur  sentiment,  loin 
d'admettre  au  moins  1  épreuve  indispensable  des 
réponses  de  l'accusé,  on  lui  dérobe  avec  le  plus 
grand  soin  la  connoissance  de  l'accusation,  de 
l'accusateur,  des  preuves,  et  môme  de  la  ligue. 
C'est  faire  cent  fois  pis  qu'à  l'inquisition  :  car  si 
l'on  y  force  le  prévenu  de  s'accuser  lui-même,  du 
moins  on  ne  refuse  pas  de  l'entendre,  on  ne  l'em- 
pêche pas  de  parler,  on  ne  lui  cache  pas  qu'il  est 
accusé,  et  on  ne  le  juge  qu'après  l'avoir  entendu. 
L'inquisition  veut  bien  que  l'accusé  se  défende  s'il 
peut,  mais  ici  on  ne  veut  pas  qu'il  le  puisse. 

Cette  explication,  qui  dérive  des  faits  que  vous 
m'avez  exposés  vous-même,  doit  vous  faire  sentir 
commentlepublic,  sans  êtredépourvu  debon  sens, 


PREMIER  DIALOGUE.  ,-- 

mais  séduit  par  mille  prestiges,  peut  tomber  dans 
une  erreur  involontaire  et  presque  excusable  à  IV- 
gard  d'un  homme  auquel  il  prend  dans  le  fond 
très  peu  d'intérêt,  dont  la  singularité  révolte  son 
amour-propre,  et  qu'il  désire  généralement  de 
trouver  coupable  plutôt  qu'innocent,  et  comment 
aussi,  avec  un  intérêt  plus  sincère  à  ce  même 
homme,  et  plus  de  soin  à  l'étudier  soi-même,  on 
pourroit  le  voir  autrement  que  ne  fait  tout  le 
monde,  sans  être  obligé  d'en  conclure  que  le  pu- 
blic est  dans  le  délire,  ou  qu'on  est  trompé  par  ses 
propres  yeux.  Quand  le  pauvre  Lazarille  de 
Tonnes,  attaché  dans  le  fond  d'une  cuve,  la  tête 
seule  hors  de  l'eau,  couronné  de  roseaux  et  d'al- 
gue, étoit  promené  de  ville  en  ville  comme  un 
monstre  marin,  les  spectateurs  extravaguoient-ils 
de  le  prendre  pour  tel,  ignorant  qu'on  lempêchoit 
de  parler,  et  que ,  s'il  vouloit  crier  qu'il  n  etoit  pas 
un  monstre  marin,  une  corde  tirée  en  cachette  le 
forçoit  de  faire  à  l'instant  le  plongeon?  Supposons 
qu'un  d'entre  eux  plus  attentif,  apercevant  cette 
manœuvre,  et  par  là  devinant  le  reste,  leur  eût 
crié ,  L'on  vous  trompe,  ce  prétendu  monstre  est  un 
homme,  n'y  eût-il  pas  eu  plus  que  de  l'humeur  à 
s'offenser  de  cette  exclamation,  comme  d'un  re- 
proche qu'ils  étoient tous  des  insensés?  Le  public , 
qui  ne  voit  des  choses  que  l'apparence,  trompé 
par  elle,  est  excusable-  mais  ceux  qui  se  disent 


DIALOGUES.  T.  I. 


i78  PREMIER   DIALOGUE. 

plus  sages  que  lui  en  adoptant  son  erreur,  ne  le 

sont  pas. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  raisons  que  je  vous  ex- 
pose, je  me  sens  digne,  même  indépendamment 
d'elles,  de  douter  de  ce  qui  n'a  paru  douteux  à 
personne.  J'ai  dans  le  cœur  des  témoignages,  plus 
forts  que  toutes  vos  preuves,  que  l'homme  que 
vous  m'avez  peint  n'existe  point,  ou  n'est  pas  du 
moins  où  vous  le  voyez.  La  seule  patrie  de  Jean- 
Jacques,  qui  est  la  mienne ,  suffiroit  pour  m'assu- 
rer  qu'il  n'est  point  cet  homme-là.  Jamais  elle  n'a 
produit  des  êtres  de  cette  espèce;  ce  n'est  ni  chez 
les  protestants  ni  dans  les  républiques  qu'ils  sont 
connus.  Les  crimes  dont  il  est  accusé  sont  des 
crimes  d'esclaves,  qui  n'approchèrent  jamais  des 
âmes  libres;  dans  nos  contrées  on  n'en  connoît 
point  de  pareils;  et  il  me  faudrait  plus  de  preuves 
encore  que  celles  que  vous  m'avez  fournies  pour 
me  persuader  seulement  que  Genève  a  pu  pro- 
duire un  empoisonneur. 

Après  vous  avoir  dit  pourquoi  vos  preuves, 
tout  évidentes  qu'elles  vous  paraissent,  ne  sau- 
raient être  convaincantes  pour  moi,  qui  n'ai  ni  ne 
puis  avoir  les  instructions  nécessaires  pour  juger 
à  quel  point  ces  preuves  peuvent  être  illusoires  et 
m'en  imposer  par  une  fausse  apparence  de  vérité, 
je  vous  avoue  pourtant  derechef  que,  sans  me 
convaincre,  elles  m'inquiètent,  m'ébranlent,  et 


PREMIER   DIALOGUE.  179 

que  j'ai  quelquefois  peine  à  leur  résister.  Je  dési- 
rerais sans  doute,  et  de  tout  mon  cœur,  quelles 
fussent  fausses ,  et  que  l'homme  dont  elles  me  font 
un  monstre  n'en  fût  pas  un  :  mais  je  désire  beau- 
coup davantage  encore  de  ne  pas  m  égarer  dans 
cette  recherche  et  de  ne  pas  me  laisser  séduire 
par  mon  penchant.  Que  puis-je  faire  dans  une  pa- 
reille situation  '  pour  parvenir,  s'il  est  possible,  à 
démêler  la  vérité?  C'est  de  rejeter  dans  cette  affaire 
toute  autorité  humaine,  toute  preuve  qui  dépend 
du  témoignage  d'autrui ,  et  de  me  déterminer  uni- 
quement sur  ce  que  je  puis  voir  de  mes  yeux  et 
connoître  par  moi-même.  Si  Jean-Jacques  est  tel 
que  l'ont  peint  vos  messieurs,  et  s'il  a  été  si  aisé- 
ment reconnu  tel  par  tous  ceux  qui  l'ont  appro- 
ché, je  ne  serai  pas  plus  malheureux  qu'eux,  car 
je  ne  porterai  pas  à  cet  examen  moins  d'attention , 
de  zèle  et  de  bonne  foi;  et  un  être  aussi  méchant , 
aussi  difforme,  aussi  dépravé,  doit  en  effet  être 
très  facile  à  pénétrer  pour  peu  qu'on  y  regarde. 
Je  m'en  tiens  donc  à  la  résolution  de  l'examiner 
par  moi-même  et  de  le  juger  en  tout  ce  que  je 

1  Pour  excuser  le  public  autant  qu'il  se  peut,  je  suppose  par-tout 
son  erreur  presque  invincible  ;  mais  moi ,  qui  sais  dans  ma  conscience 
qu'aucun  crime  jamais  n'approcha  de  mon  cœur,  je  suis  sur  que  tout 
homme  vraiment  attentif,  vraiment  juste,  découvriroit  l'imposture  à 
travers  tout  l'art  d'un  complot,  pareequ'enhn  je  ne  crois  pas  pos- 
sible que  jamais  le  mensonge  usurpe  et  s'approprie  tous  les  carac- 
tères de  la  vérité. 

12. 


i8o  PREMIER   DIALOGUE. 

verrai  de  lui ,  non  par  les  secrets  désirs  de  mon 
cœur,  encore  moins  par  les  interprétations  d'au- 
trni,  mais  par  la  mesure  de  bon  sens  et  de  juge- 
ment  que  je  puis  avoir  reçue,  sans  me  rapporter 
sur  ce  point  à  l'autorité  de  personne.  Je  pourrai 
me  tromper  sans  doute,  pareeque  je  suis  homme; 
mais  après  avoir  fait  tons  mes  efforts  pour  éviter 
ce  malheur,  je  me  rendrai,  si  néanmoins  il  m'ar- 
rive,  le  consolant  témoignage  que  mes  passions  ni 
ma  volonté  ne  sont  point  complices  de  mon  erreur, 
et  qu'il  n'a  pas  dépendu  de  moi  de  m'en  garantir. 
Voilà  ma  résolution.  Donnez-moi  maintenant  les 
moyens  de  l'accomplir  et  d'arriver  à  notre  homme, 
car,  à  ce  que  vous  m'avez  fait  entendre,  son  accès 
n'est  pas  aisé. 

LE    FRANÇOIS. 

Sur-ton t  pour  vous,  qui  dédaignez  les  seuls  qui 
pourroient  vous  l'ouvrir.  Ces  moyens  sont,  je  le 
répète,  de  s'insinuer  à  force  d'adresse,  de  pateli- 
nage,  d'opiniâtre  importunité,  de  le  cajoler  sans 
cesse,  de  lui  parler  avec  transport  de  ses  talents, 
de  ses  livres,  et  même  de  ses  vertus;  car  ici  le 
mensonge  et  la  fausseté  sont  des  œuvres  pies.  Le 
mot  d'admiration  sur-tout,  d'un  effet  admirable 
auprès  de  lui,  exprime  assez  bien  dans  un  autre 
sens  l'idée  des  sentiments  qu'un  pareil  monstre 
inspire,  et  ces  doubles  ententes  jésuitiques,  si  re- 
cherchées de  nos  messieurs,  leur  rendent  l'usage 


PREMIER   DIALOGUE.  .8i 

de  ce  mot  très  familier  avec  Jean-Jacques,  et  très 
commode  en  lui  parlant  '.  Si  tout  cela  ne  réussit 
pas,  on  ne  se  rebute  point  de  son  froid  accueil, 
on  compte  pour  rien  ses  rebuffades;  passant  tout 
de  suite  à  l'autre  extrémité,  on  le  tance,  on  le 
gourmande,  et,  prenant  le  ton  le  plus  arrogant 
qu'il  est  possible,  on  tâche  de  le  subjuguer  de 
haute  lutte.  S'il  vous  fait  des  grossièretés,  on  les 
endure  comme  venant  d'un  misérable  dont  on 
s'embarrasse  fort  peu  d'être  méprisé.  S'il  vous 
chasse  de  chez  lui,  on  y  revient;  s'il  vous  ferme 
la  porte,  on  y  reste  jusqu'à  ce  qu'elle  se  rouvre, 
on  tâche  de  s'y  fourrer.  Une  fois  entré  dans  son 
repaire  on  s'y  établit,  on  9*y  maintient  bon  gré 
malgré.  S'il  osoit  vous  en  chasser  de  force,  tant 
mieux  :  on  feroit  beau  bruit,  et  l'on  iroit  crier  par 
toute  la  terre  qu'il  assassine  les  gens  qui  lui  font 
l'honneur  de  l'aller  voir.  Il  n'y  a  point,  à  ce  qu'on 
m'assure,  d'autre  voie  pour  s'insinuer  auprès  de 
lui.  Etes-vous  homme  à  prendre  celle-là? 

ROUSSEAU. 

Mais,  vous-même,  pourquoi  ne  l'avez -vous 
jamais  voulu  prendre? 

1  En  m' écrivant,  c'est  la  même  franchise.  «J'ai  l'honneur  d'être, 
«  avec  tous  les  sentiments  qui  vous  sont  dus,  avec  les  sentiments 
«  les  plus  distingués,  avec  une  considération  très  particulière,  avec 
«  autant  d'estime  que  de  respect,  etc.  »  Ces  messieurs  sont-ils  donc 
avec  ces  tournures  amphibologiques  moins  menteurs  que  ceux  qui 
mentent  tout  rondement?  Non.  Ils  sont  seulement  plus  faux  et  plus 
doubles,  ils  mentent  seulement  plus  traîtreusement. 


i82  PREMIER  DIALOGUE. 

LE   FRANÇOIS. 

Oh  !  moi,  je  n'avois  pas  besoin  de  le  voir  pour 
le  connoître.  Je  le  connois  par  ses  œuvres;  c'en 
est  assez  et  même  trop. 

ROUSSEAU. 

Que  pensez-vous  de  ceux  qui,  tout  aussi  décidés 
que  vous  sur  son  compte,  ne  laissent  pas  de  le 
fréquenter,  de  l'obséder,  et  de  vouloir  s'introduire 
à  toute  force  dans  sa  plus  intime  familiarité? 

LE    FRANÇOIS. 

Je  vois  q  ue  vous  n'êtes  pas  content  de  la  réponse 
que  j'ai  déjà  faite  à  cette  question. 

ROUSSEAU. 

Ni  vous  non  plus-,  je  le  vois  aussi.  J'ai  donc 
mes  raisons  pour  y  revenir.  Presque  tout  ce  que 
vous  m'avez  dit  dans  cet  entretien  me  prouve 
que  vous  n'y  parliez  pas  de  vous-même.  Après 
avoir  appris  de  vous  les  sentiments  d'autrui ,  n  ap- 
prendrai-je  jamais  les  vôtres?  Je  le  vois,  vous  fei- 
gnez d'établir  des  maximes  que  vous  seriez  au 
désespoir  d'adopter.  Parlez-moi  donc  enfin  plus 
franchement. 

LE    FRANÇOIS. 

Ecoutez  :  je  n'aime  pas  Jean-Jacques,  mais  je 
hais  encore  plus  l'injustice,  encore  plus  la  trahi- 
son. Vous  m'avez  dit  des  choses  qui  me  frappent, 
et  auxquelles  je  veux  réfléchir.  Vous  refusiez  de 
voir  cet  infortuné;  vous  vous  y  déterminez  main- 


PREMIER  DIALOGUE.  i83 

tenant.  J'ai  refusé  de  lire  ses  livres;  je  me  ravise 
ainsi  que  vous,  et  pour  cause.  Voyez  l'homme,  je 
lirai  les  livres;  après  quoi  nous  nous  reverrons. 


FIN    DU    PREMIER    DIALOGUE. 


ROUSSEAU 

JUGE 

DE  JEAN-JACQUES. 

SECOND  DIALOGUE. 

Du  naturel  de  Jean-Jacques,  et  de  ses  habitudes. 
LE    FRANÇOIS. 

Hé  bien,  monsieur,  vous  l'avez  vu? 

ROUSSEAU. 

Hé  bien ,  monsieur,  vous  lavez  lu? 

LE    FRANÇOIS. 

Allons  par  ordre,  je  vous  prie,  et  permettez 
que  nous  commencions  par  vous,  qui  fûtes  le  plus 
pressé.  Je  vous  ai  laissé  tout  le  temps  de  bien  étu- 
dier notre  homme.  Je  sais  que  vous  lavez  vu  par 
vous-même,  et  tout  à  votre  aise.  Ainsi  vous  êtes 
maintenant  en  état  de  juger,  ou  vous  n'y  serez 
jamais.  Dites-moi  donc  enfin  ce  qu'il  faut  penser 
de  cet  étrange  personnage. 

ROUSSEAU. 
Non;  dire  ce  qu'il  en  faut  penser  n'est  pas  de 
ma  compétence;  mais  vous  dire,  quant  à  moi,  ce 


SECOND  DIALOGUE.  i85 

que  jeu  pense,  e'est  ce  que  je  ferai  volontiers,  si 
cela  vous  suffit. 

LE    FRANÇOIS. 

Je  ne  vous  en  demande  pas  davantage.  Voyons 
donc. 

ROUSSEAU. 

Pour  vous  parler  selon  ma  croyance,  je  vous 
dirai  donc  tout  franchement  que,  selon  moi,  ce 
n'est  pas  un  homme  vertueux. 

LE    FRANÇOIS. 

Ah  !  vous  voilà  donc  enfin  pensant  comme  tout 
le  monde  ! 

ROUSSEAU. 

Pas  tout-à-fait,  peut-être:  car,  toujours  selon 
moi,  c'est  beaucoup  moins  encore  un  détestable 
scélérat. 

LE    FRANÇOIS. 

Mais  enfin  qu'est-ce  donc?  Car  vous  êtes  déso- 
lant avec  vos  éternelles  énigmes. 

ROUSSEAU. 

Il  n'y  a  point  là  d'énigmes  que  celle  que  vous 
y  mettez  vous-même.  C'est  un  homme  sans  malice 
plutôt  que  bon,  une  ame  saine,  mais  foible,  qui 
adore  la  vertu  sans  la  pratiquer,  qui  aime  ardem- 
ment le  bien  et  qui  n'en  fait  guère.  Pour  le  crime, 
je  suis  persuadé  comme  de  mon  existence  qu  il 
n'approcha  jamais  de  son  cœur,  non  plus  que  la 
haine.  Voilà  le  sommaire  de  mes  observations  sur 


186  SECOND  DIALOGUE, 

son  caractère  moral.  Le  reste  ne  peut  se  dire  en 
abrégé  :  car  cet  homme  ne  ressemble  à  nul  autre 
que  je  commisse;  il  demande  une  analyse  à  part 
et  faite  uniquement  pour  lui. 

LE    FRANÇOIS. 

Oh!  faites-la-moi  donc  cette  unique  analyse, 
et  montrez-nous  comment  vous  vous  y  êtes  pris 
pour  trouver  cet  homme  sans  malice,  cet  être  si 
nouveau  pour  tout  le  reste  du  monde,  et  que  per- 
sonne avant  vous  n'a  su  voir  en  lui. 

ROUSSEAU. 

Vous  vous  trompez  ;  c'est  au  contraire  votre 
Jean -Jacques  qui  est  cet  homme  nouveau.  Le 
mien  est  l'ancien ,  celui  que  je  m  etois  figuré  avant 
que  vous  m'eussiez  parlé  de  lui,  celui  que  tout  le 
monde  voyoit  en  lui  avant  qu'il  eût  fait  des  livres , 
c'est-à-dire  jusqu'à  l'âge  de  quarante  ans.  Jusque- 
là  tous  ceux  qui  l'ont  connu,  sans  en  excepter  vos 
messieurs  eux-mêmes,  l'ont  vu  tel  que  je  le  vois 
maintenant.  C'est,  si  vous  voulez,  un  homme  que 
je  ressuscite,  mais  que  je  ne  crée  assurément  pas. 

LE    FRANÇOIS. 

Craignez  de  vous  abuser  encore  en  cela,  et  de 
ressusciter  seulement  une  erreur  trop  tard  dé- 
truite. Cet  homme  a  pu,  comme  je  vous  l'ai  déjà 
dit,  tromper  long-temps  ceux  qui  l'ont  jugé  sur 
les  apparences  ;  et  la  preuve  qu'il  les  trompoit  est 
({lieux- mêmes,  quand  on  le  leur  a  fait  mieux 


SECOND  DIALOGUE.  187 

connoître,  ont  abjuré  leur  ancienne  erreur.  En 
revenant  sur  ce  qu'ils  avaient  vu  jadis,  ils  en  ont 
jugé  tout  différemment. 

ROUSSEAU. 

Ce  changement  d'opinion  me  paroît  très  na- 
turel, sans  fournir  la  preuve  que  vous  en  tirez.  Ils 
le  voyoient  alors  par  leurs  propres  yeux,  ils  l'ont 
vu  depuis  par  ceux  des  autres.  Vous  pensez  qu'ils 
se  trompoient  autrefois  ;  moi  je  crois  que  c'est 
aujourd'hui  qu'ils  se  trompent.  Je  ne  vois  point  à 
votre  opinion  de  raison  solide,  et  j'en  vois  à  la 
mienne  une  d'un  très  grand  poids;  c'est  qu'alors 
il  n'y  avoit  point  de  ligue,  et  qu'il  en  existe  une 
aujourd'hui;  c'est  qu'alors  personne  n'avoit  in- 
térêt a  déguiser  la  vérité,  et  à  voir  ce  qui  netoit 
pas;  qu'aujourd'hui  quiconque  oseroit  dire  hau- 
tement de  Jean-Jacques  le  bien  qu'il  en  pourroit 
savoir  seroitun  homme  perdu  ;  que,  pour  faire  sa 
cour  et  parvenir,  il  n'y  a  point  de  moyen  plus  sûr 
et  plus  prompt  que  de  renchérir  sur  les  charges 
dont  on  l'accable  à  l'envi;  et  qu'enfin  tous  ceux 
qui  l'ont  vu  dans  sa  jeunesse  sont  sûrs  de  s'avan- 
cer eux  et  les  leurs  en  tenant  sur  son  compte  le 
langage  qui  convient  à  vos  messieurs.  D'où  je 
conclus  que  qui  cherche  en  sincérité  de  cœur  la 
vérité  doit  remonter,  pour  la  connoître,  au  temps 
où  personne  n'avoit  intérêt  à  la  déguiser.  Voilà 
pourquoi  les  jugements  qu'on  portoit  jadis  sur 


188  SECOND  DIALOGUE. 

cet  homme  font  autorité  pour  moi,  et  pourquoi 
ceux  que  les  mêmes  gens  en  peuvent  porter  au- 
jourd'hui n'en  font  plus.  Si  vous  avez  à  cela  quel- 
que bonne  réponse,  vous  m'obligerez  de  m'en 
faire  part;  car  je  n'entreprends  point  de  soutenir 
ici  mon  sentiment,  ni  de  vous  le  faire  adopter,  et 
je  serai  toujours  prêt  à  l'abandonner,  quoique  à 
regret,  quand  je  croirai  voir  la  vérité  dans  le  sen- 
timent contraire.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  s'agit 
point  ici  de  ce  que  d'autres  ont  vu ,  mais  de  ce  que 
j'ai  vu  moi-même  ou  cru  voir.  C'est  ce  que  vous 
demandez,  et  c'est  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire; 
sauf  à  vous  d'admettre  ou  rejeter  mon  opinion 
quand  vous  saurez  sur  quoi  je  la  fonde. 

Commençons  par  le  premier  abord.  Je  crus, 
sur  les  difficultés  auxquelles  vous  m'aviez  pré- 
paré, devoir  premièrement  lui  écrire.  Voici  ma 
lettre,  et  voici  sa  réponse. 

LE    FRANÇOIS. 

Comment!  il  vous  a  répondu.' 

ROUSSEAU. 
Dans  l'instant  même. 

LE    FRANÇOIS. 

Voilà  qui  est  particulier!  voyons  donc  cette 
lettre  qui  lui  a  fait  faire  un  si  grand  effort. 

ROUSSEAU. 

Elle  n'est  pas  bien  recherchée,  comme  vous 
allez  voir. 


SECOND  DIALOGUE.  [8g 

(/////.)  J'ai  l)esoin  de  vous  voir,  de  vous  cou - 
«  noître,  et  ce  besoin  est  fondé  sur  lamour  de  la 
«justice  et  de  la  vérité.  On  dit  que  vous  rebutez 
«  les  nouveaux  visages.  Je  ne  dirai  pas  si  vous  avez 
«  tort  ou  raison  ;  mais,  si  vous  êtes  l'homme  de  vos 
«livres,  ouvrez-moi  votre  porte  avec  confiance; 
«je  vous  en  conjure  pour  moi ,  je  vous  le  conseille 
«  pour  vous  :  si  vous  ne  l'êtes  pas,  vous  pouvez 
«  encore  m'admettre  sans  crainte,  je  ne  vous  im- 
«  portunerai  pas  long-temps.  » 

Réponse.  «  Voue  lues  le  premier  que  le  motif  qui 
«  vous  amène  ait  conduit  ici  :  car,  de  tant  de  gens 
«  qui  ont  la  curiosité  de  me  voir,  pas  un  n'a  celle 
«  de  me  connoître  ;  tous  croient  me  connoître  as- 
«  sez.  Venez  donc,  pour  la  rareté  du  fait.  Mais  que 
«  me  voulez-vous,  et  pourquoi  me  parler  de  mes 
«  livres?  si,  les  ayant  lus,  ils  ont  pu  vous  laisser  en 
«  doute  sur  les  sentiments  de  l'auteur,  ne  venez 
«  pas;  en  ce  cas  je  ne  suis  pas  votre  homme,  car 
«  vous  ne  sauriez  être  le  mien.  » 

La  conformité  de  cette  réponse  avec  mes  idées 
ne  ralentit  pas  mon  zèle.  Je  vole  à  lui ,  je  le  vois... 
Je  vous  l'avoue;  avant  même  que  je  l'abordasse, 
en  le  voyant  j'augurai  bien  de  mon  projet. 

Sur  ces  portraits  de  lui,  si  vantés,  qu'on  étale 
de  toutes  parts,  et  qu'on  prônoit  comme  des 
chefs-d'œuvre  de  ressemblance  avant  qu'il  revînt  à 
Paris, je  m'attendois  à  voir  la  figure  d'un  cyclope 


igo  SECOND  DIALOGUE, 

affreux  comme  celui  d'Angleterre,  ou  d'un  petit 
crispin  grimacier  comme  celui  de  Fiquet;  et, 
croyant  trouver  sur  son  visage  les  traits  du  carac- 
tère que  tout  le  monde  lui  donne,  je  m'avertissois 
de  me  tenir  en  garde  contre  une  première  im- 
pression si  puissante  toujours  sur  moi,  et  de  sus- 
pendre, malgré  ma  répugnance,  le  préjugé  qu'elle 
alloit  m'inspirer. 

Je  n'ai  pas  eu  cette  peine:  au  lieu  du  féroce  ou 
doucereux  aspect  auquel  je  m'étois  attendu,  je 
n'ai  vu  qu'une  physionomie  ouverte  et  simple, 
qui  promettoit  et  inspiroit  de  la  confiance  et  de 
la  sensibilité. . 

LE   FRANÇOIS. 
11  faut  donc  qu'il  n'ait  cette  physionomie  que 
pour  vous;  car  généralement  tous  ceux  qui  l'abor- 
dent se  plaignent  de  son  air  froid  et  de  son  accueil 
repoussant,  dont  heureusement  ils  ne  s'embar- 


rassent guère. 


ROUSSEAU. 
Il  est  vrai  que  personne  au  monde  ne  cache 
moins  que  lui  l'éloignemen  t  et  le  dédain  pour  ceux 
qui  lui  en  inspirent;  mais  ce  n'est  point  là  son 
abord  naturel,  quoique  aujourd'hui  très  fréquent  ; 
et  cet  accueil  dédaigneux  que  vous  lui  reprochez 
est  pour  moi  la  preuve  qu'il  ne  se  contrefait  p;is 
comme  ceux  qui  l'abordent,  et  qu'il  n'y  a  point  de 
fausseté  sur  son  visage  non  plus  quedansson  cœur. 


SECOND  DIALOGUE.  191 

Jean -Jacques  n'est  assurément  pas  un  bel 
homme;  il  est  petit,  et  s'apetisse  encore  en  bais- 
sant la  tête.  Il  a  la  vue  courte,  de  petits  yeux  en- 
foncés, des  dents  horribles;  ses  traits,  altérés  par 
l'âge,  n'ont  rien  de  fort  régulier  :  mais  tout  dé- 
ment en  lui  l'idée  que  vous  m'en  aviez  donnée; 
ni  le  regard,  ni  le  son  de  la  voix,  ni  l'accent,  ni  le 
maintien,  ne  sont  du  monstre  que  vous  m'avez 
peint. 

LE    FRANÇOIS. 

Bon  !  n'allez-vous  pas  le  dépouiller  de  ses  traits 
comme  de  ses  livres? 

ROUSSEAU. 

Mais  tout  cela  va  très  bien  ensemble,  et  me 
paroîtroit  assez  appartenir  au  même  homme.  Je  lui 
trouve  aujourd'hui  les  traits  du  mentor  d'Emile; 
peut-être  dans  sa  jeunesse  lui  aurois-je  trouvé 
ceux  de  Saint-Preux.  Enfin,  je  pense  que,  si  sous  I 
sa  physionomie  la  nature  a  caché  l'âme  d'un  scé- 
lérat, elle  ne  pouvoit  en  effet  mieux  la  cacher.      ' 

LE    FRANÇOIS. 

J'entends;  vous  voilà  livré  en  sa  faveur  au 
même  préjugé  contre  lequel  vous  vous  étiez  si 
bien  armé  s'il  eût  été  contraire. 

ROUSSEAU. 

Non;  le  seul  préjugé  auquel  je  me  livre  ici > 
parcequ'il  me  paroît  raisonnable,  est  bien  moins 
pour  lui  que  contre  ses  bruyants  protecteurs.  Ils 


192  SECOND  DIALOGUE. 

ont  eux-mêmes  fait  faire  ces  portraits  avec  beau- 
coup de  dépense  et  de  soin;  ils  le<  ont  annonces 
avec  pompe  dans  les  journaux,  dans  les  gazettes; 
ils  les  ont  prônés  par-  tout:  mais,  s'ils  n'en  peignent 
pas  mieux  l'original  au  moral  qu'au  physique,  on 
le  connoîtra  sûrement  fort  mal  d'après  eux.  Voici 
un  quatrain  que  Jean- Jacques  mit  au-dessous 
d'un  de  ces  portraits  : 

Hommes  savants  dans  l'art  de  feindre, 
Qui  me  prêtez  des  traits  si  doux, 
Vous  aurez  beau  vouloir  me  peindre, 
Vous  ne  peindrez  jamais  que  vous. 

LE    FRANÇOIS. 

Il  faut  que  ce  quatrain  soit  tout  nouveau  :  car 
il  est  assez  joli,  et  je  n'en  avois  point  entendu 
parler. 

ROUSSEAU. 
Il  y  a  plus  de  six  ans  qu'il  est  fait:  l'auteur  l'a 
donné  et  récité  à  plus  de  cinquante  personnes, 
qui  toutes  lui  en  ont  très  fidèlement  gardé  le  se- 
cret, qu'il  ne  leur  demandoit  pas,  et  je  ne  crois 
pas  ([lie  vous  vous  attendiez  à  trouver  ce  quatrain 
dans  le  Mercure.  J'ai  cru  voir,  dans  toute  cette 
histoire  de  portraits,  des  singularités  qui  m'ont 
porté  à  la  suivre,  et  j'y  ai  trouvé,  sur-tout  pour 
celui  d'Angleterre,  des  circonstances  bien  extra- 
ordinaires. David  Hume,  étroitement  lié  à  Paris 


SECOND  DIALOGUE.  ig3 

avec  vos  messieurs,  sans  oublier  les  dames,  de- 
vient, on  ne  sait  comment,  le  patron,  le  zélé 
protecteur,  le  bienfaiteur  à  toute  outrance  de 
Jean-Jacques,  et  fait  tant,  de  concert  avec  eux, 
qu'il  parvient  enfin,  malgré  toute  la  répugnance 
de  celui-ci,  à  l'emmener  en  Angleterre.  Là  le 
premier  et  le  plus  important  de  ses  soins  est  de 
faire  faire  par  Ramsay,  son  ami  particulier,  le 
portrait  de  son  ami  public  Jean- Jacques.  Il  desi- 
roit  ce  portrait  aussi  ardemment  qu'un  amant 
bien  épris  désire  celui  de  sa  maîtresse.  A  force 
d'importunités  il  arrache  le  consentement  de 
Jean-Jacques.  On  lui  fait  mettre  un  bonnet  noir, 
un  vêtement  bien  brun,  on  le  place  dans  un  lieu 
bien  sombre,  et  là,  pour  le  peindre  assis,  on  le 
fait  tenir  debout,  courbé,  appuyé  dune  de  ses 
mains  sur  une  table  bien  basse,  dans  une  attitude 
où  ses  muscles,  fortement  tendus,  altèrent  les 
traits  de  son  visage.  De  toutes  ces  précautions 
devoit  résulter  un  portrait  peu  flatté,  quand  il 
eût  été  fidèle.  Vous  jugerez  de  la  ressemblance  si 
jamais  vous  voyez  l'original.  Pendant  le  séjour  de 
Jean -Jacques  en  Angleterre  ce  portrait  y  a  été 
gravé ,  publié ,  vendu  par-tout ,  sans  qu'il  lui  ait  été 
possible  de  voir  cette  gravure,  il  revient  en  France, 
et  il  y  apprend  que  son  portrait  en  Angleterre  est 
annoncé,  célébré,  vanté  comme  un  chef-d'œuvre 
de  peinture,  de  gravure,  et  sur-tout  de  ressem- 

ni.VLOGUES.  T.  I.  l3 


i94  SECOND  DIALOGUE, 

blance.  11  parvient  enfin,  non  sans  peine,  à  le 
voir;  il  frémit,  et  dit  ce  qu'il  en  pense  :  tout  le 
monde  se  moque  de  lui,  tout  le  détail  qu'il  fait 
paroît  la  chose  la  plus  naturelle;  et,  loin  d'y  voir 
rien  qui  puisse  faire  suspecter  la  droiture  du  gé- 
néreux David  Hume,  on  n'aperçoit  que  les  soins 
de  l'amitié  la  plus  tendre  dans  ceux  qu'il  a  pris 
pour  donner  à  son  ami  Jean-Jacques  la  figure  d'un 
cyclope  affreux.  Pensez-vous  comme  le  public  à 
cet  égard  ? 

LE    FRANÇOIS. 

Le  moyen,  sur  un  pareil  exposé!  .l'avoue,  au 
contraire,  que  ce  fait  seul,  bien  avéré,  me  paroî- 
troit  déceler  bien  des  choses  ;  mais  qui  m'assurera 
qu'il  est  vrai? 

ROUSSEAU. 

La  figure  du  portrait.  Sur  la  question  présente, 
cette  figure  ne  mentira  pas. 

LE    FRANÇOIS. 

Mais  ne  donnez-vous  point  aussi  trop  d'im- 
portance à  des  bagatelles?  Qu'un  portrait  soit 
difforme  ou  peu  ressemblant,  c'est  la  chose  du 
monde  la  moins  extraordinaire:  tous  les  jours  on 
grave,  on  contrefait,  on  défigure  des  hommes 
célèbres,  sans  que  de  ces  grossières  gravures  on 
tire  aucune  conséquence  pareille  à  la  vôtre. 

ROUSSEAU. 

J'en  conviens;  mais  ces  copies  défigurées  sont 


SECOND  DIALOGUE.  19S 

l'ouvrage  de  mauvais  ouvriers  avides,  et  non  les 
productions  d'artistes  distingués,  ni  le  fruit  du 
zèle  et  de  l'amitié.  On  ne  les  prône  pas  avec  bruit 
dans  toute  l'Europe,  on  ne  les  annonce  pas  dans 
les  papiers  publics,  on  ne  les  étale  pas  dans  les 
appartements  ornés  de  glaces  et  de  cadres;  on  les 
laisse  pourrir  sur  les  quais,  ou  parer  les  chambres 
des  cabarets  et  les  boutiques  des  barbiers. 

Je  ne  prétends  pas  vous  donner  pour  des  réa- 
lités toutes  les  idées  inquiétantes  que  fournit  à 
Jean-Jacques  l'obscurité  profonde  dont  on  s'ap- 
plique à  l'entourer.  Les  mystères  qu'on  lui  fait  de 
tout  ont  un  aspect  si  noir,  qu'il  n'est  pas  surpre- 
nant qu'ils  affectent  de  la  même  teinte  son  imagi- 
nation effarouchée.  Mais,  parmi  les  idées  outrées 
et  fantastiques  que  cela  peut  lui  donner,  il  en  est 
qui,  vu  la  manière  extraordinaire  dont  on  procède 
avec  lui,  méritent  un  examen  sérieux  avant  d  être 
rejetées.  11  croit,  par  exemple,  que  tous  les  désas- 
tres de  sa  destinée,  depuis  sa  funeste  célébrité, 
sont  les  fruits  d'un  complot  formé  de  longue  main, 
dans  un  grand  secret,  entre  peu  de  personnes, 
qui  ont  trouvé  le  moyen  d'y  faire  entrer  successi- 
vement toutes  celles  dont  ils  avoient  besoin  pour 
son  exécution;  les  grands,  les  auteurs,  les  méde- 
cins (cela  netoit  pas  difficile),  tous  les  hommes 
puissants,  toutes  les  femmes  galantes,  tous  les  corps 

accrédités,  tous  ceux  qui  disposent  de  l'adminis- 

■  3. 


i96  SECOND  DIALOGUE. 

t ration,  tous  ceux  qui  gouvernent  les  opinions 
publiques.  Il  prétend  que  tous  les  événements 
relatifs  à  lui ,  qui  paroissent  accidentels  et  fortuits, 
ne  sont  que  de  successifs  développements  concer- 
tés d'avance,  et  tellement  ordonnés,  que  tout  ce 
qui  lui  doit  arriver  dans  la  suite  a  déjà  sa  place 
dans  le  tableau,  et  ne  doit  avoir  son  effet  qu'au 
moment  marqué.  Tout  cela  se  rapporte  assez  à  ce 
que  vous  m'avez  dit  vous-même,  et  à  ce  que  j'ai 
cru  voir  sous  des  noms  différents.  Selon  vous,  c'est 
un  système  de  bienfaisance  envers  un  scélérat; 
selon  lui,  c'est  un  complot  d'imposture  contre 
un  innocent  ;  selon  moi ,  c'est  une  ligue  dont  je  ne 
détermine  pas  l'objet,  mais  dont  vous  ne  pouvez 
nier  l'existence ,  puisque  vous-même  y  êtes  entré. 
Il  pense  que  du  moment  qu'on  entreprit  l'œu- 
vre complète  de  sa  diffamation,  pour  faciliter  le 
succès  de  cette  entreprise,  alors  difficile,  on  ré- 
solut de  la  graduer,  de  commencer  par  le  rendre 
odieux  et  noir,  et  de  finir  par  le  rendre  abject, 
ridicule,  et  méprisable.  Vos  messieurs,  qui  n'ou- 
blient rien,  n'oublièrent  pas  sa  figure;  et,  après 
l'avoir  éloigné  de  Paris,  travaillèrent  à  lui  en 
donner  une  aux  yeux  du  public  conforme  au 
caractère  dont  ils  vouloient  le  gratifier.  Il  fallut 
d'abord  faire  disparoître  la  gravure  qui  avoit  été 
faite  sur  le  portrait  fait  par  La  Tour  :  cela  fut 
bientôt  fait.  Après  son  départ  pour  l'Angleterre, 


SECOND  DIALOGUE.  i97 

sur  un  modale  qu'on  avoit  fait  faire  par  Le  Moine, 
on  fit  faire  une  gravure  telle  qu'on  la  desiroit; 
mais  la  figure  en  étoit  hideuse  à  tel  point,  que, 
pour  ne  pas  se  découvrir  trop  ou  trop  tôt,  on 
fut  contraint  de  supprimer  la  gravure.  On  fit 
faire  à  Londres ,  par  les  bons  offices  de  l'ami  Hume, 
le  portrait  dont  je  viens  de  parler,  et,  n'épar- 
gnant aucun  soin  de  l'art  pour  en  faire  valoir  la 
gravure,  on  la  rendit  moins  difforme  que  la 
précédente,  mais  plus  terrible  et  plus  noire  mille 
fois.  Ce  portrait  a  fait  long-temps,  à  l'aide  de  vos 
messieurs,  l'admiration  de  Paris  et  de  Londres, 
jusqu'à  ce  qu'ayant  gagné  pleinement  le  premier 
point,  et  rendu  aux  yeux  du  public  l'original 
aussi  noir  que  la  gravure,  on  en  vint  au  second 
article;  et,  dégradant  habilement  cet  affreux  colo- 
ris, de  l'homme  terrible  et  vigoureux  qu'on  avoit 
d'abord  peint,  on  fit  peu  à  peu  un  petit  fourbe,  un 
petit  menteur,  un  petit  escroc,  un  coureur  de  ta- 
vernes et  de  mauvais  lieux.  C'est  alors  que  parut 
le  portrait  grimacier  de  Fiquet,  qu'on  avoit  tenu 
long-temps  en  réserve,  jusqu'à  ce  que  le  moment 
de  le  publier  fût  venu,  afin  que  la  mine  basse  et 
risible  de  la  figure  répondît  à  l'idée  qu'on  vouloit 
donner  de  l'original.  C'est  alors  que  parut  un  pe- 
tit médaillon  en  plâtre  sur  le  costume  de  la  gra- 
vure angloise,  mais  dont  on  avoit  eu  soin  de 
changer  l'air  terrible  et  fier  en  un  souris  traître  et 


198  SECOND  DIALOGUE, 

sardonique  comme  celui  de  Panurge  achetant  les 
moutons  de  Dindenaut,  ou  comme  celui  des  gens 
qui  rencontrent  Jean-Jacques  dans  les  rues;  et  il 
est  certain  que  depuis  lors  vos  messieurs  se  sont 
moins  attachés  à  faire  de  lui  un  ohjet  d'horreur 
qu'un  objet  de  dérision ,  ce  qui  toutefois  ne  paroît 
pas  aller  à  la  fin  qu'ils  disent  avoir  de  mettre  tout 
le  monde  en  garde  contre  lui;  car  on  se  tient  en 
garde  contre  les  gens  qu'on  redoute,  mais  non 
pas  contre  ceux  qu'on  méprise. 

Voilà  l'idée  que  l'histoire  de  ces  différents  por- 
traits a  fait  naître  à  Jean-Jacques;  mais  toutes  ces 
graduations  préparées  de  si  loin  ont  bien  l'air  d'être 
des  conjectures  chimériques,  fruits  assez  naturels 
d'une  imagination  frappée  par  tant  de  mystères  et 
de  malheurs.  Sans  donc  adopter  ni  rejeter  à  pré- 
sent ces  idées,  laissons  tous  ces  étranges  portraits, 
et  revenons  à  l'original. 

J'avois  percé  jusqu'à  lui;  mais  que  de  difficul- 
tés me  restoient  à  vaincre  dans  la  manière  dont  je 
me  proposois  ae  l'examiner!  Après  avoir  étudié 
l'homme  toute  ma  vie,  j'avois  cru  connoître  les 
hommes;  je  m  etois  trompé.  Je  ne  parvins  jamais 
à  en  connoître  un  seul:  non  qu'en  effet  ils  soient 
difficiles  à  connoître;  mais  je  m'y  prenois  mal;  et, 
toujours  interprétant  d'après  mon  cœur  ce  que  je 
voyois  faire  aux  autres,  je  leur  prêtois  les  motifs 
qui  m'auroient  fait  agir  à  leur  place,  et  je  m'abu- 


SECOND  DIALOGUE.  i99 

sois  toujours.  Donnant  trop  d'attention  à  leurs 
discours,  et  pas  assez  à  leurs  œuvres,  je  les  écou- 
tais parler  plutôt  que  je  ne  les  regardois  agir;  ce 
qui,  dans  ce  siècle  de  philosophie  et  de  beaux 
discours,  nie  les  faisoit  prendre  pour  autant  de 
sages,  et  juger  de  leurs  vertus  par  leurs  sentences. 
Que  si  quelquefois  leurs  actions  attiroient  mes  re- 
gards, c'était  celles  qu'ils  destinoient  à  cette  fin, 
lorsqu'ils  montaient  sur  le  théâtre  pour  y  faire  une 
œuvre  d'éclat  qui  s'y  fit  admirer,  sans  songer, 
dans  ma  bêtise,  que  souvent  ils  mettaient  en  avant 
cette  œuvre  brillante  pour  masquer,  dans  le  cours 
de  leur  vie,  un  tissu  de  bassesses  et  d'iniquités. 
Je  voyois  presque  tous  ceux  qui  se  piquent  de 
finesse  et  de  pénétration  s'abuser  en  sens  contraire 
par  le  même  principe  déjuger  du  cœur  d'autrui 
par  le  sien.  Je  les  voyois  saisir  avidement  en  l'air 
un  trait,  un  geste,  un  mot  inconsidéré,  et,  l'inter- 
prétant à  leur  mode,  s'applaudir  de  leur  sagacité 
en  prêtant  à  chaque  mouvement  fortuit  d'un 
homme  un  sens  subtil  qui  n'existait  souvent  que 
dans  leur  esprit.  Eh  !  quel  est  l'homme  d'esprit 
qui  ne  dit  jamais  de  sottises?  quel  est  l'honnête 
homme  auquel  il  n'échappe  jamais  un  propos  ré- 
préhensible  que  son  cœur  n'a  point  dicté  ?  Si  l'on 
tenoit  un  registre  exact  de  toutes  les  fautes  que 
l'homme  le  plus  parfait  a  commises,  et  qu'on  sup- 
primât soigneusement  tout  le  reste,  quelle  opinion 


aoo  SECOND  DIALOGUE, 

donneroit-on  de  cet  homme-là?  Que  dis-je,  les 
fautes!  non,  les  actions  les  plus  innocentes,  les 
gestes  les  plus  indifférents,  les  discours  les  plus 
sensés,  tout,  dans  un  observateur  qui  se  passionne, 
augmente  et  nourrit  le  préjugé  dans  lequel  il  se 
complaît,  quand  il  détache  chaque  mot  ou  chaque 
fait  de  sa  place  pour  le  mettre  dans  le  jour  qui  lui 
convient. 

Je  voulois  m'y  prendre  autrement  pour  étudier 
à  part  moi  un  homme  si  cruellement ,  si  légè- 
rement, si  universellement  jugé.  Sans  m'arrêter 
à  de  vains  discours,  qui  peuvent  tromper,  ou  à 
des  signes  passagers  plus  incertains  encore,  mais 
si  commodes  à  la  légèreté  et  à  la  malignité,  je 
résolus  de  l'étudier  par  ses  inclinations,  ses  mœurs, 
ses  goûts,  ses  penchants,  ses  habitudes  ;  de  suivre 
les  détails  de  sa  vie,  le  cours  de  son  humeur,  la 
pente  de  ses  affections  ;  de  le  voir  agir  en  l'enten- 
dant parler,  de  le  pénétrer,  s'il  étoit  possible,  en 
dedans  de  lui-même;  en  un  mot,  de  l'observer 
moins  par  des  signes  équivoques  et  rapides  que 
par  sa  constante  manière  d'être;  seule  régie  infail- 
lible de  bien  juger  du  vrai  caractère  d'un  homme, 
et  des  passions  qu'il  peut  cacher  au  fond  de  son 
cœur.  Mon  embarras  étoit  d'écarter  les  obstacles 
que,  prévenu  par  vous,  je  prévoyois  dans  l'exé- 
cution de  ce  projet. 

Je  savois  qu'irrité  des  perfides  empressements 


SECOND  DIALOGUE.  201 

de  ceux  qui  l'abordent,  il  ne  cherchoit  qu'à  re- 
pousser tous  les  nouveaux  venus;  je  savois  qu'il 
jugeoit,  et,  ce  me  semble,  avec  assez  de  raison, 
de  l'intention  des  gens  par  l'air  ouvert  ou  réservé 
qu'ils  prenoient  avec  lui;  et,  mes  engagements 
m'ôtant  le  pouvoir  de  lui  rien  dire,  je  devois 
m'attendre  que  ces  mystères  ne  le  disposeroient 
pas  à  la  familiarité  dont  j'avois  besoin  pour  mon 
dessein.  Je  ne  vis  de  remède  à  cela  que  de  lui 
laisser  voir  mon  projet  autant  que  cela  pou  voit 
s'accorder  avec  le  silence  qui  m'étoit  imposé,  et 
cela  même  pouvoit  me  fournir  un  premier  pré- 
jugé pour  ou  contre  lui:  car  si,  bien  convaincu 
par  ma  conduite  et  par  mon  langage  de  la  droiture 
de  mes  intentions ,  il  s'alarmoit  néanmoins  de  mon 
dessein,  s'inquiétoit  de  mes  regards,  cherchoit  à 
donner  le  change  à  ma  curiosité,  et  commençoit 
par  se  mettre  en  garde,  c'étoit  dans  mon  esprit  un 
homme  à  demi  jugé.  Loin  de  rien  voir  de  sem- 
blable, je  fus  aussi  touché  que  surpris,  non  de 
l'accueil  que  cette  idée  m'attira  de  sa  part,  car  il 
n'y  mit  aucun  empressement  ostensible,  mais  de 
la  joie  qu'elle  me  parut  exciter  dans  son  cœur.  Ses 
regards  attendris  m'en  dirent  plus  que  n'auroient 
fait  des  caresses.  Je  le  vis  à  son  aise  avec  moi  ;  c'é- 
toit le  meilleur  moyen  de  m'y  mettre  avec  lui.  A 
la  manière  dont  il  me  distingua,  dès  le  premier 
abord,  de  tous  ceux  qui  l'obsédoient,  je  compris 


■202  SECOND  DIALOGUE, 

qu'il  n'avoit  pas  un  instant  pris  le  change  sur  mes 
motifs.  Car,  quoique,  cherchant  tous  également 
à  l'observer,  ce  dessein  commun  dût  donner  à  tous 
une  allure  assez  semblable,  nos  recherches  étoient 
trop  différentes  par  leur  objet  pour  que  la  dis- 
tinction n'en  fût  pas  facile  à  faire.  Il  vit  que  tous 
les  autres  ne  cherchoient,  ne  vouloient  voir  que 
le  mal,  que  j  etois  le  seul  qui,  cherchant  le  bien, 
ne  voulût  voir  que  la  vérité,  et  ce  motif,  qu'il  dé- 
mêla sans  peine,  m'attira  sa  confiance. 

Entre  tous  les  exemples  qu'il  m'a  donnés  de 
l'intention  de  ceux  qui  l'approchent,  je  ne  vous 
en  citerai  qu'un.  L'un  d'eux  s'étoit  tellement  dis- 
tingué des  autres  par  de  plus  affectueuses  démon- 
strations et  par  un  attendrissement  poussé  jus- 
qu'aux larmes,  qu'il  crut  pouvoir  s'ouvrir  à  lui 
sans  réserve,  et  lui  lire  ses  Confessions.  Il  lui  per- 
mit même  de  l'arrêter  dans  sa  lecture  pour  prendre 
note  de  tout  ce  qu'il  voudrait  retenir  par  préfé- 
rence. Il  remarqua  durant  cette  longue  lecture 
que,  n'écrivant  presque  jamais  dans  les  endroits 
favorables  et  honorables,  il  ne  manqua  point  d'é- 
crire avec  soin  dans  tous  ceux  où  la  vérité  le  for- 
çoit  à  s'accuser  et  se  charger  lui-même.  Voilà 
comment  se  font  les  remarques  de  ces  messieurs. 
Et  moi  aussi  j'ai  fait  celle-là;  mais  je  n'ai  pas, 
comme  eux,  omis  les  autres;  et  le  tout  m'a  donné 
des  résultats  bien  différents  des  leurs. 


SECOND  DIALOGUE.  203 

Par  l'heureux  effet  de  ma  franchise ,  j'avois  l'oc- 
casion la  plus  rare  et  la  plus  sûre  de  bien  con- 
noître  un  homme,  qui  est  de  1  étudier  à  loisir  dans 
sa  vie  privée,  et  vivant  pour  ainsi  dire  avec  lui- 
même;  car  il  se  livra  sans  réserve,  et  me  rendit 
aussi  maître  chez  lui  que  chez  moi. 

Une  fois  admis  dans  sa  retraite,  mon  premier 
soin  fut  de  m'informer  des  raisons  qui  l'y  tenoient 
confiné.  Je  savois  qu'il  avoit  toujours  fui  le  grand 
inonde  et  aimé  la  solitude;  mais  je  savois  aussi 
que,  dans  les  sociétés  peu  nombreuses,  il  avoit 
jadis  joui  des  douceurs  de  l'intimité  en  homme 
dont  le  cœur  étoit  fait  pour  elle.  Je  voulus  ap- 
prendre pourquoi  maintenant,  détaché  de  tout ,  il 
s'étoit  tellement  concentré  dans  sa  retraite,  que 
ce  n  etoit  plus  que  par  force  qu'on  parvenoit  à  l'a- 
border. 

LE    FRANÇOIS. 

Gela  n  etoit-il  pas  tout  clair?  Il  se  gênoit  autre- 
fois pareequ'on  ne  le  connoissoit  pas  encore.  Au- 
jourd'hui que,  bien  connu  de  tous,  il  ne  gagneroit 
plus  rien  a  se  contraindre,  il  se  livre  tout-à-fait  à  son 
horrible  misanthropie.  Il  fuit  les  hommes  parce- 
qu'il  les  déteste;  il  vit  en  loup-garou  pareequ'il  n'y 
a  rien  d'humain  dans  son  cœur. 

ROUSSEAU. 

Non ,  cela  ne  me  paroît  pas  aussi  clair  qu'à  vous  ; 
et  ce  discours ,  que  j'entends  tenir  à  tout  le  monde, 


ao4  SECOND  DIALOGUE. 

me  prouve  bien  que  les  hommes  le  haïssent,  mais 

non  pas  que  c'est  lui  qui  les  hait. 

LE    FRANÇOIS. 

Quoi!  ne  lavez-vous  pas  vu,  ne  le  voyez-vous 
pas  tous  les  jours,  recherché  de  beaucoup  de 
gens,  se  refuser  durement  à  leurs  avances?  Com- 
ment donc  expliquez-vous  cela? 

ROUSSEAU. 

Beaucoup  plus  naturellement  que  vous,  car  la 
fuite  est  un  effet  bien  plus  naturel  de  la  crainte 
que  de  la  haine.  Il  ne  fuit  point  les  hommes  par- 
cequ'il  les  hait,  mais  pareequ'il  en  a  peur.  Il  ne 
les  fuit  pas  pour  leur  faire  du  mal,  mais  pour  tâ- 
cher d  échapper  à  celui  qu'ils  lui  veulent.  Eux  au 
contraire  ne  le  recherchent  pas  par  amitié,  mais 
par  haine.  Ils  le  cherchent,  et  il  les  fuit;  comme 
dans  les  sables  d'Afrique,  où  sont  peu  d'hommes 
et  beaucoup  de  tigres,  les  hommes  fuient  les  tigres, 
et  les  tigres  cherchent  les  hommes:  s'ensuit-il  de 
là  que  les  hommes  sont  méchants,  farouches,  et 
que  les  tigres  sont  sociables  et  humains?  Même, 
quelque  opinion  que  doive  avoir  Jean-Jacques  de 
ceux  qui,  malgré  celle  qu'on  a  de  lui,  ne  laissent 
pas  de  le  rechercher,  il  ne  ferme  point  sa  porte  à 
tout  le  monde;  il  reçoit  honnêtement  ses  anciennes 
connoissances,  quelquefois  même  les  nouveaux  ve- 
nus, quand  ils  ne  montrent  ni  patelinage  ni  ar- 
rogance. Je  ne  lai  jamais  vu  se  refuser  durement 


SECOND  DIALOGUE.  ao5 

qu'a  des  avances  tyranniques,  insolentes  et  mal- 
honnêtes, qui  déceloient  clairement  l'intention  de 
ceux  qui  les  faisoient.  Cette  manière  ouverte  et 
généreuse  de  repousser  la  perfidie  et  la  trahison 
ne  fut  jamais  l'allure  des  méchants.  S'il  ressem- 
blait à  ceux  qui  le  recherchent,  au  lieu  de  se  dé- 
rober à  leurs  avances,  il  y  répondroit  pour  tâcher 
de  les  payer  en  même  monnoie;  et,  leur  rendant 
fourberie  pour  fourberie,  trahison  pour  trahison, 
il  se  serviroit  de  leurs  propres  armes  pour  se  dé- 
fendre et  se  venger;  deux;  mais,  loin  qu'on  l'ait 
jamais  accusé  d'avoir  tracassé  dans  les  sociétés  où 
il  a  vécu,  ni  brouillé  ses  amis  entre  eux,  ni  des- 
servi personne  avec  qui  il  fût  en  liaison,  le  seul 
reproche  qu'aient  pu  lui  faire  ses  soi-disant  amis 
a  été  de  les  avoir  quittés  ouvertement,  comme  il 
a  dû  faire,  sitôt  que,  les  trouvant  faux  et  perfides, 
il  a  cessé  de  les  estimer. 

Non,  monsieur ,  le  vrai  misanthrope,  si  un  être 
aussi  contradictoire  pouvoit  exister  ' ,  ne  fuiroit 
point  dans  la  solitude:  quel  mal  peut  et  veut  faire 
aux  hommes  celui  qui  vit  seul?  Celui  qui  les  hait 
veut  leur  nuire,  et  pour  leur  nuire  il  ne  faut  pas 
les  fuir.  Les  méchants  ne  sont  point  dans  les  dé- 

'  Timon  n'étoit  point  naturellement  misanthrope,  et  même  ne 
méritoit  pas  ce  nom.  II  y  avoit  dans  son  fait  plus  de  dépit  et  d'en- 
fantillage que  de  véritable  méchanceté  :  c'étoit  un  fou  mécontent 
qui  boudoit  contre  le  genre  humain. 


ao6  SECOND  DIALOGUE. 

serts,  ils  sont  dans  le  monde.  G  est  là  qu'ils  in- 
triguent et  travaillent  pour  satisfaire  leur  passion, 
et  tourmenter  les  objets  de  leur  haine.  De  quel- 
que motif  que  soit  animé  celui  qui  veut  s'engager 
dans  la  foule  et  s'y  faire  jour,  il  doit  s'armer  de 
vigueurpourrepousser  ceux  qui  le  poussent,  pour 
écarter  ceux  qui  sont  devant  lui,  pour  fendre  la 
presse  et  faire  son  chemin.  L'homme  débonnaire 
et  doux,  l'homme  timide  et  foihle  qui  n'a  point  ce 
courage,  et  qui  tâche  de  se  tirer  à  lécart  de  peur 
d'être  abattu  et  foulé  aux  pieds,  est  donc  un  mé- 
chant; à  votre  compte,  les  autres,  plus  forts,  plus 
durs,  plus  ardents  à  percer,  sont  les  bons?  J'ai  vu 
pour  la  première  fois  cette  nouvelle  doctrine  dans 
un  discours  publié  par  le  philosophe  Diderot,  pré- 
cisément dans  le  temps  que  son  ami  Jean-Jacques 
s'étoit  retiré  dans  la  solitude^//  riy  a  que  le  mé- 
chant, dit-il,  qui  soit  seul)  Jusqu'alors  on  avoit  re- 
gardé l'amour  de  la  retraite  comme  un  des  signes 
les  moins  équivoques  d'une  ame  paisible  et  saine, 
exempte  d'ambition,  d'envie,  et  de  toutes  les  ar- 
dentes passions,  filles  de  l'amour-propre ,  qui 
naissent  et  fermentent  dans  la  société.  Au  lieu  de 
cela,  voici,  par  un  coup  de  plume  inattendu,  ce 
goût  paisible  et  doux,  jadis  si  universellement 
admiré,  transformé  tout  d'un  coup  en  une  rage  in- 
fernale; voilà  tant  de  sages  respectés,  et  Descartes 
lui-même,  changés  dans  un  instant  en  autant  de 


SECOND  DIALOGUE.  207 

misanthropes  affreux  et  de  scélérats.  Le  philo- 
sophe Diderot  étoit  seul,  peut-être,  en  écrivant 
cette  sentence;  niais  je  doute  qu'il  eût  été  seul  à  la 
méditer,  et  il  prit  grand  soin  de  la  faire  circuler 
dans  le  monde.  Eh!  plût  à  Dieu  que  le  méchant 
fût  toujours  seul!  il  ne  se  feroit  guère  de  mal. 

Je  crois  bien  que  les  solitaires  qui  le  sont  par 
force  peuvent,  rongés  de  dépit  et  de  regrets  dans 
la  retraite  où  ils  sont  détenus,  devenir  inhumains,, 
féroces,  et  prendre  en  haine  avec  leur  chaîne  toun 
ce  qui  n'en  est  pas  chargé  comme  eux.  Mais  les 
solitaires  par  goût  et  par  choix  sont  naturellement 
humains,  hospitaliers,  caressants.  Ce  n'est  pas 
parcequ'ils  haïssent  les  hommes,  mais  parcequils 
aiment  le  repos  et  la  paix,  qu'ils  fuient  le  tumulte 
et  le  bruit.  La  longue  privation  de  la  société  la 
leur  rend  même  agréable  et  douce,  quand  elle 
s'offre  à  eux  sans  contrainte.  Ils  en  jouissent  alors 
délicieusement,  et  cela  se  voit.  Elle  est  pour  eux 
ce  qu'est  le  commerce  des  femmes  pour  ceux  qui 
ne  passent  pas  leur  vie  avec  elles,  mais  qui  dans 
les  courts  moments  qu'ils  y  passent  y  trouvent  des 
charmes  ignorés  des  galants  de  profession. 

Je  ne  comprends  pas  comment  un  homme  de 
bon  sens  peut  adopter  un  seul  moment  la  sentence 
du  philosophe  Diderot;  elle  a  beau  être  hautaine 
et  tranchante,  elle  n'en  est  pas  moins  absurde  et 
fausse.  Eh  !  qui  ne  voit  au  contraire  qu'il  n'est  pas 


2o8  SECOND  DIALOGUE. 

possible  que  le  méchant  aime  à  vivre  seul  et  vis- 
à-vis  de  lui-même?  Il  s'y  sentiroit  en  trop  mauvaise 
compagnie,  il  y  seroit  trop  mal  à  son  aise,  il  ne 
s'y  supporteroit  pas  long-temps,  ou  bien,  sa  pas- 
sion dominante  y  restant  toujours  oisive,  il  fau- 
droit  quelle  s'éteignît  et  qu'il  y  redevînt  bon. 
L'amour-propre,  principe  de  toute  méchanceté, 
s'avive  et  s'exalte  dans  la  société  qui  l'a  fait  naître, 
et  où  l'on  est  à  chaque  instant  forcé  de  se  com- 
parer; il  languit  et  meurt  faute  d'aliment  dans  la 
solitude.  Quiconque  se  suffit  à  lui-même  ne  veut  nuire 
à  (/ni  que  ce  soit.  Cette  maxime  est  moins  éclatante 
et  moins  arrogante,  mais  plus  sensée  et  plus  juste 
que  celle  du  philosophe  Diderot,  et  préférable  au 
moins,  en  ce  qu'elle  ne  tend  à  outrager  personne. 
Ne  nous  laissons  pas  éblouir  par  l'éclat  senten- 
cieux dont  souvent  l'erreur  et  le  mensonge  se 
couvrent  :  ce  n'est  pas  la  foule  qui  fait  la  société , 
et  c'est  en  vain  que  les  corps  se  rapprochent  lors- 
que les  cœurs  se  repoussent.  L'homme  vraiment 
sociable  est  plus  difficile  en  liaisons  qu'un  autre; 
celles  qui  ne  consistent  qu'en  fausses  apparences 
ne  sauroient  lui  convenir.  Il  aime  mieux  vivre 
loin  des  méchants  sans  penser  à  eux  que  de  les 
voir  et  les  haïr;  il  aime  mieux  fuir  son  ennemi 
que  de  le  rechercher  pour  lui  nuire.  Celui  qui  ne 
connoît  d'autre  société  que  celle  des  cœurs  n  ira 
pas  chercher  la  sienne  dans  vos  cercles.  Voilà 


SECOND  DIALOGUE.  209 

comment  Jean-Jacques  a  dû  penser  et  se  conduire 
avant  la  ligue  dont  il  est  l'objet;  jugez  si,  main- 
tenant qu'elle  existe  et  qu'elle  tend  de  toutes  parts 
ses  pièges  autour  de  lui,  il  doit  trouver  du  plaisir 
à  vivre  avec  ses  persécuteurs,  à  se  voir  l'objet  de 
leur  dérision,  le  jouet  de  leur  haine,  la  dupe  de 
leurs  perfides  caresses,  à  travers  lesquelles  ils  font 
malignement  percer  l'air  insultant  et  moqueur 
qui  doit  les  lui  rendre  odieuses.  Le  mépris,  l'in- 
dignation ,  la  colère ,  ne  sauroient  le  quitter  au  mi- 
lieu de  tous  ces  gens-là.  Il  les  fuit  pour  s'épargner 
des  sentiments  si  pénibles,  il  les  fuit  parcequ'ils 
méritent  sa  haine  et  qu'il  étoit  fait  pour  les  aimer. 

LE    FRANÇOIS. 

Je  ne  puis  apprécier  vos  préjugés  en  sa  faveur, 
avant  d'avoir  appris  sur  quoi  vous  les  fonciez. 
Quant  à  ce  que  vous  dites  à  l'avantage  des  soli- 
taires, cela  peut  être  vrai  de  quelques  hommes 
singuliers  qui  s  etoient  fait  de  fausses  idées  de  la 
sagesse;  mais  au  moins  ils  donnoient  des  signes 
non  équivoques  du  louable  emploi  de  leur  temps, 
Les  méditations  profondes  et  les  immortels  ou- 
vrages dont  les  philosophes  que  vous  citez  ont 
illustré  leur  solitude,  prouvent  assez  qu'ils  s'y 
occupoient  d'une  manière  utile  et  glorieuse,  et 
qu'ils  n'y  passoient  pas  uniquement  leur  temps, 
comme  votre  homme,  à  tramer  des  crimes  et  des 


noirceurs. 

DIALOGUES.  T.  I. 


2io  SECOND  DIALOGUE. 

ROUSSEAU. 

C'est  à  quoi ,  ce  me  semble,  il  n'y  passa  pas  non 
pins  uniquement  le  sien.  hd. Lettre  à  M.  dAlcmhcrt 
sur  les  spectacles,  Héldise,  Emile,  le  Contrat  social, 
les  Essais  sur  la  Paix  perpétuelle  et  sur  limitation 
théâtrale,  et  d'autres  éerits  non  moins  estimables 
qui  n'ont  point  paru,  sont  des  fruits  de  la  retraite 
de  Jean-Jacques.  Je  doute  qu'aucun  philosophe 
ait  médité  plus  profondément,  plus  utilement 
peut-être,  et  plus  écrit  en  si  peu  de  temps.  Ap- 
pelez-vous tout  cela  des  noirceurs  et  des  crimes? 

LE    FRANÇOIS. 

Je  connois  des  gens  aux  yeux  de  qui  c'en  pour- 
roit  bien  être  :  vous  savez  ce  que  pensent  ou  ce 
que  disent  nos  messieurs  de  ces  livres;  mais  avez- 
vous  oublié  qu'ils  ne  sont  pas  de  lui,  et  que  c'est 
vous-même  qui  me  l'avez  persuadé? 

ROUSSEAU. 

Je  vous  ai  dit  ce  que  j'imaginois  pour  expliquer 
des  contradictions  que  je  voyois  alors,  et  que  je 
ne  vois  plus.  Mais,  si  nous  continuons  à  passer 
ainsi  d'un  sujet  à  l'autre,  nous  perdrons  notre 
objet  de  vue,  et  nous  ne  l'atteindrons  jamais.  Re- 
prenons avec  un  peu  plus  de  suite  le  fil  de  mes 
observations,  avant  de  passer  aux  conclusions  que 
j'en  ai  tirées. 

Ma  première  attention,  après  m'être  introduit 
dans  la  familiarité  de  Jean-Jacques,  fut  d'exami- 


SECOND  DIALOGUE.  211 

ncr  si  nos  liaisons  ne  lui  faisoient  rien  changer 
dans  sa  manière  de  vivre;  et  j'eus  bientôt  toute  la 
certitude  possible  que  non  seulement  il  n'y  chan- 
geait rien  pour  moi,  mais  que  de  tout  temps  elle 
avoit  toujours  été  la  même  et  parfaitement  uni- 
forme, quand,  maître  de  la  eboisir,  il  avoit  pu 
suivre  en  liberté  son  penchant.  Il  y  avoit  cinq  ans 
que,  de  retour  à  Paris,  il  avoit  recommencé  d'y 
vivre.  D'abord,  ne  voulant  se  cacher  en  aucune 
manière,  il  avoit  fréquenté  quelques  maisons  dans 
l'intention  d'y  reprendre  ses  plus  anciennes  liai- 
sons, et  même  d'en  former  de  nouvelles.  Mais,  au 
bout  d'un  an,  il  cessa  de  faire  des  visites,  et, 
reprenant  dans  la  capitale  la  vie  solitaire  qu'il 
menoit  depuis  tant  d'années  à  la  campagne,  il 
partagea  son  temps  entre  l'occupation  journalière 
dont  il  s'étoit  fait  une  ressource,  et  les  promenades 
champêtres  dont  il  faisoit  son  unique  amusement. 
Je  lui  demandai  la  raison  de  cette  conduite.  Il  me 
dit  qu'ayant  vu  toute  la  génération  présente  con- 
courir à  l'œuvre  de  ténèbres  dont  il  étoit  l'objet, 
il  avoit  d'abord  mis  tous  ses  soins  à  chercher  quel- 
qu'un qui  ne  partageât  pas  l'iniquité  publique; 
qu'après  de  vaines  recherches  dans  les  provinces 
il  étoit  venu  les  continuer  à  Paris ,  espérant 
qu'au  moins  parmi  ses  anciennes  connoissances  il 
se  trouveroit  quelqu'un  moins  dissimulé,  moins 

faux,  qui  lui  donneroit  les  lumières  dont  il  avoit 

,4. 


2i2  SECOND  DIALOGUE. 

besoin  pour  percer  cette  obscurité;  qu'après  bien 
des  soins  inutiles  il  n'avoit  trouve,  même  parmi 
les  plus  honnêtes  gens,  que  trahisons,  duplicité, 
mensonge,  et  que  tous,  en  s'empressant  à  le  re- 
cevoir, à  le  prévenir,  à  l'attirer,  paroissoient  si 
contents  de  sa  diffamation,  y  contribuoient  de  si 
bon  cœur,  lui  faisoient  des  caresses  si  fardées,  le 
louoient  d'un  ton  si  peu  sensible  à  son  cœur,  lui 
prodiguoient  l'admiration  la  plus  outrée  avec  si 
peu  d'estime  et  de  considération,  qu'ennuyé  de 
ces  démonstrations  moqueuses  et  mensongères, 
et  indigné  d'être  ainsi  le  jouet  de  ses  prétendus 
amis,  il  cessa  de  les  voir,  se  retira  sans  leur  cacher 
son  dédain;  et,  après  avoir  cherché  long-temps 
sans  succès  un  homme,  éteignit  sa  lanterne  et  se 
renferma  tout-à-fait  au-dedans  de  lui. 

C'est  dans  cet  état  de  retraite  absolue  que  je  le 
trouvai,  et  que  j'entrepris  de  le  connoltre.  Attentif 
«à  tout  ce  qui  pouvoit  manifestera  mes  yeux  son  in- 
térieur, en  garde  contre  tout  jugement  précipité, 
résolu  de  le  juger,  non  sur  quelques  mots  épars 
ni  sur  quelques  circonstances  particulières,  mais 
sur  le  concours  de  ses  discours,  de  ses  actions,  de 
ses  habitudes,  etsur  cette  constante  manièred'être, 
qui  seule  décèle  infailliblement  un  caractère,  mais 
qui  demande,  pour  être  aperçue,  plus  de  suite, 
plus  de  persévérance  etmoins  de  confiance  au  pre- 
mier coup  dœil,  <{iie  le  tiède  amour  delà  justice, 


SECOND  DIALOGUE.  ai3 

dépouillé  de  tout  autre  intérêt,  et  combattu  parles 
tranchantes  décisions  de  l'amour-propre,  n'en  in- 
spire au  commun  des  hommes.  Il  fallut,  par  con- 
séquent, commencer  par  tout  voir,  partout  en- 
tendre, par  tenir  note  de  tout ,  avant  de  prononcer 
sur  rien ,  j  usqu  a  ce  que  j'eusse  assemblé  des  maté- 
riaux suffisants  pour  fonder  un  jugement  solide 
qui  ne  fût  l'ouvrage  ni  de  la  passion  ni  du  pré- 
jugé. 

Je  ne  fus  pas  surpris  de  le  voir  tranquille  :  vous 
m'aviez  prévenu  qu'il  l'étoit  ;  mais  vous  attribuiez 
cette  tranquillité  à  bassesse  dame  ;  elle  pouvoit 
venir  d'une  cause  toute  contraire;  j'avois  à  déter- 
miner la  véritable.  Gela  n'étoit  pas  difficile;  car,  à 
moins  que  cette  tranquillité  ne  lût  toujours  inalté- 
rable, il  ne  falloit,  pour  en  découvrir  la*  cause,  que 
remarquer  ce  qui  pouvoit  la  troubler.  Si  c'étoit  la 
crainte,  vous  aviez  raison  ;  si  c'étoit  l'indignation, 
vous  aviez  tort.  Cette  vérification  nefiit  pas  longue, 
et  je  sus  bientôt  à  quoi  m'en  tenir. 

Je  le  trouvai  s'occupant  à  copier  de  la  musique 
à  tant  la  page.  Cette  occupation  m'avoit  paru , 
comme  à  vous ,  ridicule  et  affectée.  Je  m'appliquai 
d'abord  à  connoître  s'il  s'y  livroit  sérieusement  ou 
par  jeu ,  et  puis  à  savoir  au  j  uste  quel  motif  la  lui 
avoit  fait  reprendre,  et  cecidemandoit  plus  de  re- 
cherche et  de  soin.  Il  falloit  connoître  exactement 
ses  ressources  et  l'état  de  sa  fortune,  vérifier  ce 


ai4  SECOND  DIALOGUE, 

que  vous  m'aviez  dit  de  son  aisance,  examiner  sa 
manière  de  vivre,  entrer  dans  le  détail  de  son 
petit  ménage,  comparer  sa  dépense  et  son  revenu , 
en  un  mot  connoître  sa  situation  présente  autre- 
ment que  par  son  dire,  et  le  dire  contradictoire  de 
vos  messieurs.  C'est  à  quoi  je  donnai  la  plus 
grande  attention.  Je  crus  m'a  percevoir  que  cette 
occupation  lui  plaisoit,  quoiqu'il  n'y  réussit  pas 
trop  bien.  Je  cherchai  la  cause  de  ce  bizarre  plai- 
sir, et  je  trouvai  qu'elle  tenoit  au  fond  de  son 
naturel  et  de  son  humeur,  dont  je  n'avois  encore 
aucune  idée,  et  qu'à  cette  occasion  je  commençai 
à  pénétrer.  Il  associoit  ce  travail  à  un  amusement 
dans  lequel  je  le  suivis  avec  une  égale  attention. 
Ses  longs  séjours  à  la  campagne  lui  avoient  donné 
du  goût  pour  l'étude  avec  plus  d'ardeur  que  de 
succès;  soit  que  sa  mémoire  défaillante  commen- 
çât à  lui  refuser  tout  service  ;  soit,  comme  je  crus 
le  remarquer,  qu'il  se  fît  de  cette  occupation  plutôt 
un  jeu  d'enfant  qu'une  étude  véritable.  Il  s'atta- 
choit  plus  à  faire  de  jolis  herbiers  qu'à  classer  et 
caractériser  les  genres  et  les  espèces.  Il  employoit 
un  temps  et  des  soins  incroyables  à  dessécher  et 
aplatir  des  rameaux,  à  étendre  et  déployer  de 
petits  feuillages,  à  conserver  aux  fleurs  leurs  cou- 
leurs naturelles  :  de  sorte  que,  collant  avec  soin 
ces  fragments  sur  des  papiers  qu'il  ornoit  de 
petits  cadres,  à  toute  la  vérité  de  la  nature  il  joi- 


SECOND  DIALOGUE.  2i5 

gnoit  l'éclat  de  la  miniature  et  le  charme  de  l'imi- 
tation. 

Je  l'ai  vu  s'attiédir  enfin  sur  cet  amusement ,  de- 
venu trop  fatigant  pour  son  âge ,  trop  coûteux  pour 
sa  bourse,  et  qui  lui  prenoit  un  temps  néces- 
saire dont  il  ne  le  dédommageoit  pas.  Peut-être 
nos  liaisons  ont-elles  contribué  à  l'en  détacher. 
On  voit  que  la  contemplation  de  la  nature  eut 
toujours  un  grand  attrait  pour  son  cœur:  il  y 
trouvoit  un  supplément  aux  attachements  dont  il 
avoit  besoin  ;  mais  il  eût  laissé  le  supplément  pour 
la  chose ,  s'il  en  avoit  eu  le  choix ,  et  il  ne  se  rédui- 
sit à  converser  avec  les  plantes  qu'après  de  vains 
efforts  pour  converser  avec  les  humains.  Je  quit- 
terai volontiers ,  m  a-t-il  dit ,  la  société  des  végé- 
taux pour  celle  des  hommes,  au  premier  espoir 
d'en  retrouver. 

Mes  premières  recherches  m'ayant  jeté  dans  les 
détails  de  sa  vie  domestique,  je  m'y  suis  particu- 
lièrement attaché,  persuadé  que  j'en  tirerais  pour 
mon  objet  des  lumières  plus  sûres  que  de  tout  ce 
qu'il  pouvoit  avoir  dit  ou  fait  en  public,  et  que 
d'ailleurs  je  n'avois  pas  vu  moi-même.  C'est  dans 
la  familiarité  d'un  commerce  intime,  dans  la  con- 
tinuité delà  vie  privée,  qu'un  homme  à  la  longue 
se  laisse  voir  tel  qu'il  est,  quand  le  ressort  de  l'at- 
tention sur  soi  se  relâche,  et  qu'oubliant  le  reste 
du  monde,  on  se  livre  à  l'impulsion  du  moment. 


2i6  SECOND  DIALOGUE. 

Cette  méthode  est  sûre,  niais  longue  et  pénible: 
elle  demande  une  patience  et  une  assiduité  que 
peut  soutenir  le  seul  vrai  zélé  de  la  justice  et  de  la 
vérité,  et  dont  on  se  dispense  aisément  en  substi- 
tuant quelque  remarque  fortuite  et  rapide  aux 
observations  lentes  mais  solides  que  donne  un 
examen  égal  et  suivi. 

J'ai  donc  regardé  s'il  régnoit  chez  lui  du  dés- 
ordre ou  de  la  régie,  de  la  gêne  ou  de  la  liberté; 
s'il  étoit  sobre  ou  dissolu,  sensuel  ou  grossier;  si 
ses  goûts  étoientdépravésou  sains  ;  s'il  étoit  sombre 
ou  gai  dans  ses  repas,  dominé  par  l'habitude  ou 
sujet  aux  fantaisies,  riche  ou  prodigue  dans  son 
ménage,  entier,  impérieux,  tyran  dans  sa  petite 
sphère  d'autorité,  ou  trop  doux  peut-être  au  con- 
traire et  trop  mou,  craignant  les  dissensions  en- 
core plus  qu'il  n'aime  l'ordre,  et  souffrant  pour  la 
paix  les  choses  les  plus  contraires  à  son  goût  et  à 
sa  volonté;  comment  il  supporte  l'adversité,  le  mé- 
pris, la  haine  publique  ;  quelles  sortes  d'affections 
lui  sont  habituelles;  quels  genres  de  peine  ou  de 
plaisir  altèrent  le  plus  son  humeur.  Je  l'ai  suivi 
dans  sa  plus  constante  manière  d'être,  dans  ces  pe- 
tites inégalités  non  moins  inévitables,  non  moins 
utiles  peut-être  dans  le  calme  de  la  vie  privée, 
que  de  légères  variations  de  l'air  et  du  vent  dans 
celui  des  beaux  jours.  J'ai  voulu  voir  comment  il 
se  lâche  et  comment  il  s'apaise  ;  s'il  exhale  ou 


SECOND  DIALOGUE.  217 

contient  sa  colère  ;  s'il  est  rancunier  ou  emporté , 
facile  ou  difficile  à  apaiser;  s'il  aggrave  ou  répare 
ses  torts  ;  s'il  sait  endurer  et  pardonner  ceux  des 
autres  ;  s'il  est  doux  et  facile  à  vivre,  ou  dur  et  fâ- 
cheux dans  le  commerce  familier;  s'il  aime  à 
s'épancher  au-dehors  ou  à  se  concentrer  en  lui- 
même;  si  son  cœur  s'ouvre  aisément  ou  se  ferme 
aux  caresses;  s'il  est  toujours  prudent,  circon- 
spect, maître  de  lui-même ,  ou  si ,  se  laissant 
dominer  par  ses  mouvements,  il  montre  indis- 
crètement chaque  sentiment  dont  il  est  ému.  Je 
l'ai  pris  dans  les  situations  d'esprit  les  plus  di- 
verses, les  plus  contraires  qu'il  m'a  été  possible 
de  saisir  ;  tantôt  calme  et  tantôt  agité  ;  dans  un 
transport  de  colère,  et  dans  une  effusion  d'atten- 
drissement; dans  la  tristesse  et  l'abattement  de 
cœur;  dans  ses  courts  mais  doux  moments  de 
joie  que  la  nature  lui  fournit  encore,  et  que  les 
hommes  n'ont  pu  lui  ôter;  dans  la  gaieté  d'un 
repas  un  peu  prolongé  ;  dans  ces  circonstances 
imprévues,  où  un  homme  ardent  n'a  pas  le  temps 
de  se  déguiser,  et  où  le  premier  mouvement  de 
la  nature  prévient  toute  réflexion.  En  suivant 
tous  les  détails  de  sa  vie ,  je  n'ai  point  négligé  ses 
discours,  ses  maximes,  ses  opinions  ;  je  n'ai  rien 
omis  pour  bien  connoître  ses  vrais  sentiments 
sur  les  matières  qu'il  traite  dans  ses  écrits.  Je  l'ai 
sondé  sur  la  nature  de  lame,  sur  l'existence  de 


ai8  SECOND  DIALOGUE. 

Dieu,  sur  la  moralité  de  la  vie  humaine,  sur  le 
vrai  bonheur,  sur  ce  qu'il  pense  de  la  doctrine  à 
la  mode  et  de  ses  auteurs,  enfin  sur  tout  ce  qui 
peut  faire  connoître  avec  les  vrais  sentiments  d'un 
homme  sur  l'usage  de  cette  vie  et  sur  sa  destina- 
tion ses  vrais  principes  de  conduite.  J'ai  soigneu- 
sement comparé  tout  ce  qu'il  m'a  dit  avec  ce 
que  j'ai  vu  de  lui  dans  la  pratique,  n'admettant 
jamais  pour  vrai  que  ce  que  cette  épreuve  a  con- 
firmé. 

Je  l'ai  particulièrement  étudié  par  les  côtés  qui 
tiennent  à  lamour-propre ,  bien  sûr  qu'un  or- 
gueil irascible  au  point  d'en  avoir  fait  un  monstre , 
doit  avoir  de  fortes  et  fréquentes  explosions  dif- 
ficiles à  contenir,  et  impossibles  à  déguiser  aux 
yeux  d'un  homme  attentif  à  l'examiner  par  ce 
côté-là,  sur-tout  dans  la  position  où  je  le  trou- 
vois. 

Par  les  idées  dont  un  homme  pétri  d'amour- 
propre  s'occupe  le  plus  souvent,  par  les  sujets  fa- 
voris de  ses  entretiens,  par  l'effet  inopiné  des  nou- 
velles imprévues,  par  la  manière  de  s'affecter  des 
propos  qu'on  lui  tient,  par  les  impressions  qu'il 
reçoit  delà  contenance  et  du  ton  des  gens  qui  l'ap- 
prochent, par  l'air  dont  il  entend  louer  ou  décrier 
ses  ennemis  ou  ses  rivaux,  par  la  façon  dont  il  en 
parle  lui-même,  par  le  degré  de  joie  ou  de  tris- 
tesse dont  l'affectent  leurs  prospérités  ou  leurs  re- 


SECOND  DIALOGUE.  21  g 

vers,  on  peut  à  la  longue  le  pénétrer  et  lire  dans 
son  ame,  sur-tout  lorsqu'un  tempérament  ardent 
lui  ôte  le  pouvoir  de  réprimer  ses  premiers  mou- 
vements, si  tant  est  néanmoins  qu'un  tempérament 
ardent  et  un  violent  amour-propre  puissent  com- 
patir ensemble  dans  un  même  cœur.  Mais  c'est 
sur-tout  en  parlant  des  talents  et  des  livres  que  les 
auteurs  se  contiennent  le  moins  et  se  décèlent  le 
mieux  :  c'est  aussi  par  là  que  je  n'ai  pas  manqué 
d'examiner  celui-ci.  Je  l'ai  mis  souvent  et  vu  mettre 
par  d'autres  sur  ce  chapitre  en  divers  temps  et  à 
diverses  occasions;  j'ai  sondé  ce  qu'il  pensoitde  la 
gloire  littéraire,  quel  prix  il  donnoit  à  sa  jouis- 
sance, et  ce  qu'il  estimoit  le  plus  en  fait  de  répu- 
tation, de  celle  qui  brille  par  les  talents,  ou  de 
celle  moins  éclatante  que  donne  un  caractère  es- 
timable. J'ai  voulu  voir  s'il  étoit  curieux  de  l'his- 
toire des  réputations  naissantes  ou  déclinantes  ;  s'il 
épluchoit  malignement  celles  qui  faisoient  le  plus 
de  bruit  ;  comment  il  saffectoit  des  succès  ou  des 
chutes  des  livres  et  des  auteurs,  et  comment  il 
supportoit  pour  sa  part  les  dures  censures  des  cri- 
tiques, les  malignes  louanges  des  rivaux,  et  le  mé- 
pris affecté  des  brillants  écrivains  de  ce  siècle. 
Enfin  je  l'ai  examiné  par  tous  les  sens  où  mes  re- 
gards ont  pu  pénétrer,  et  sans  chercher  à  rien 
interpréter  selon  mon  désir,  mais  éclairant  mes 
observations  les  unes  par  les  autres  pour  décou- 


5-.20  SECOND  DIALOGUE. 

vrir  la  vérité;  je  n'ai  pas  un  instant  oublié  dans 
nies  recherches  qu'il  y  alloit  du  destin  de  ma  vie 
à  ne  pas  me  tromper  dans  ma  conclusion. 

LE   FRANÇOIS. 
Je  vois  que  vous  avez  regardé  à  beaucoup  de 
choses  :  apprendrai -je  enfin  ce  que  vous  avez 
vu? 

ROUSSEAU. 
Ce  que  j'ai  vu  est  meilleur  à  voir  qu'à  dire.  Ce 
([Lie  j'ai  vu  me  suffit,  à  moi  qui  l'ai  vu,  pour  dé- 
terminer mon  jugement,  mais  non  pas  à  vous 
pour  déterminer  le  vôtre  sur  mon  rapport;  car  il 
a  besoin  d'être  vu  pour  être  cru  ;  et,  après  la  façon 
dont  vous  m'aviez  prévenu,  je  ne  l'aurois  pas  cru 
moi-même  sur  le  rapport  d'autrui.  Ce  que  j'ai  vu 
ne  sont  que  des  choses  bien  communes  en  appa- 
rence, mais  très  rares  en  effet.  Ce  sont  des  récits 
qui  d'ailleurs  conviendroient  mal  dans  ma  bouche; 
et,  pour  les  faire  avec  bienséance,  il  faudroit  être 
un  autre  que  moi. 

LE   FRANÇOIS. 

Gomment,  monsieur!  espérez-vous  me  donner 
ainsi  le  change?  Remplissez-vous  ainsi  vos  enga- 
gements, et  ne  tirerai-je  aucun  fruit  du  conseil 
que  je  vous  ai  donné?  Les  lumières  qu'il  vous  a 
procurées  ne  doivent-elles  pas  nous  être  com- 
munes? et,  après  avoir  ébranlé  la  persuasion  où 
j'étois,  vous  croyez-vous  permis  de  me  laisser  les 


SECOND  DIALOGUE.  221 

doutes  que  vous  avez  fait  naître,  si  vous  ave/,  de 
quoi  m'en  tirer? 

ROUSSEAU. 

Il  vous  est  aisé  d'en  sortir  à  mon  exemple,  en 
prenant  pour  vous-même  ce  conseil  que  vous  dites 
m'a  voir  donné.  Il  est  malheureux  pour  Jean- 
Jacques  que  Rousseau  ne  puisse  dire  tout  ce  qu'il 
sait  de  lui.  Ces  déclarations  sont  désormais  impos- 
sibles, parcequ'elles  seroient  inutiles,  et  que  le 
courage  de  les  faire  ne  m'attirerait  que  l'humilia- 
tion de  n'être  pas  cru. 

Voulez-vous,  par  exemple ,  avoir  une  idée  som- 
maire de  mes  observations?  Prenez  directement 
et  en  tout,  tant  en  bien  qu'en  mal,  le  contre-pied 
du  Jean- Jacques  de  vos  messieurs,  vous  aurez 
très  exactement  celui  que  j'ai  trouvé.  Le  leur  est 
cruel,  féroce  et  dur,  jusqu'à  la  dépravation;  le 
mien  est  doux  et  compatissant  jusqu'à  la  foiblesse. 
Le  leur  est  intraitable,  inflexible,  et  toujours 
repoussant  ;  le  mien  est  facile  et  mou ,  ne  pouvant 
résister  aux  caresses  qu'il  croit  sincères,  et  se  lais- 
sant subjuguer,  quand  on  sait  s'y  prendre,  par  les 
gens  mêmes  qu'il  n'estime  pas.  Le  leur,  misan- 
thrope, farouche,  déteste  les  hommes;  le  mien, 
humain  jusqu'à  l'excès,  est  trop  sensible  à  leurs 
peines,  s'affecte  autant  des  maux  qu'ils  se  font 
entre  eux  que  de  ceux  qu'ils  lui  font  à  lui-même. 
Le  leur  ne  songe  qu'à  faire  du  bruit  dans  le  monde 


222  SECOND  DIALOGUE, 

aux  dépens  du  repos  d'autrui  et  du  sien  ;  le  mien 
préfère  le  repos  à  tout,  et  voudroit  être  ignoré 
de  toute  la  terre ,  pourvu  qu'on  le  laissât  en  paix 
dans  son  coin.  Le  leur,  dévoré  d'orgueil  et  du 
plus  intolérant  amour-propre,  est  tourmenté  de 
l'existence  de  ses  semblables,   et  voudroit  voir 
tout  le  genre  humain  s'anéantir  devant  lui;  le 
mien,  s'aimant  sans  se  comparer,  n'est  pas  plus 
susceptible  de  vanité  que  de  modestie;  content 
de  sentir  ce  qu'il  est,  il  ne  cherche  point  quelle 
est  sa  place  parmi  les  hommes,  et  je  suis  sûr  que 
de  sa  vie  il  ne  lui  entra  dans  l'esprit  de  se  mesurer 
avec  un  autre  pour  savoir  lequel  étoit  le  plus 
grand  ou  le  plus  petit.  Le  leur,  est  plein  de  ruse  et 
d'art  pour  en  imposer,  voile  ses  vices  avec  la  plus 
grande  adresse,  et  cache  sa  méchanceté  sous  une 
candeur  apparente;  le  mien,  emporté,  violent 
même  dans  ses  premiers  moments  plus  rapides 
que  l'éclair,  passe  sa  vie  à  faire  de  grandes  et 
courtes  fautes,  et  à  les  expier  par  de  vifs  et  longs 
repentirs;  au  surplus,  sans  prudence,  sans  pré- 
sence desprit,  et  d'une  balourdise  incroyable,  il 
offense  quand  il  veut  plaire,  et  dans  sa  naïveté, 
plutôt  étourdie  que  franche,  dit  également  ce  qui 
lui  sert  et  qui  lui  nuit,  sans  même  en  sentir  la  dif- 
férence. Enfin,  le  leur  est  un  esprit  diabolique, 
aigu,    pénétrant;   le  mien,  ne   pensant  qu'avec 
beaucoup  de  lenteur  et  d'efforts,  en  craint  la  fa- 


SECOND  DIALOGUE.  2*3 

tiguc,  et,  souvent  n'entendant  les  choses  les  plus 
communes  qu'en  y  rêvant  à  son  aise  et  seul,  peut 
à  peine  passer  pour  un  homme  d'esprit. 

N'est-il  pas  vrai  que,  sijemultipliois  ces  oppo- 
sitions, comme  je  le  pourrois  faire,  vous  les  pren- 
driez pour  des  jeux  d'imagination  qui  n'auroient 
aucune  réalité?  Et  cependant  je  ne  vous  dirois 
rien  qui  ne  fût,  non  comme  à  vous,  affirmé  par 
d'autres,  mais  attesté  par  ma  propre  conscience. 
Cette  manière  simple,  mais  peu  croyable,  de  dé- 
mentir les  assertions  bruyantes  des  gens  passion- 
nés par  les  observations  paisibles,  mais  sûres 
d'un  homme  impartial,  seroit  donc  inutile  et  ne 
produirait  aucun  effet.  D'ailleurs ,  la  situation  de 
Jean-Jacques  à  certains  égards  est  même  trop  in- 
croyable pour  pouvoir  être  dévoilée.  Cependant , 
pour  le  bien  connoître,  il  faudroit  la  connoître 
à  fond;  il  faudroit  connoître  et  ce  qu'il  endure  et 
ce  qui  le  lui  fait  supporter.  Or  tout  cela  ne  peut 
bien  se  dire  :  pour  le  croire,  il  faut  l'avoir  vu. 

Mais  essayons  s'il  n'y  auroit  point  quelque  autre 
route  aussi  droite  et  moins  traversée  pour  arriver 
au  même  but;  s'il  n'y  auroit  point  quelque  moyen 
de  vous  faire  sentir  tout  d'un  coup,  par  une  im- 
pression simple  et  immédiate,  ce  que,  dans  les 
opinions  où  vous  êtes,  je  ne  saurois  vous  persua- 
der en  procédant  graduellement,  sans  attaquer 
sans  cesse,   par  des  négations  dures,  les  tran- 


as4  SECOND  DIALOGUE, 

.chantes  assertions  de  vos  messieurs.  Je  voudrais 
tâcher  pour  cela  de  vous  esquisser  ici  le  portrait 
de  mon  Jean-Jacques,  tel  qu'après  un  long  exa- 
men de  l'original  l'idée  s'en  est  empreinte  dans 
mon  esprit.  D'abord,  vous  pourrez  comparer  ce 
portrait  à  celui  qu'ils  en  ont  tracé;  juger  lequel 
des  deux  est  le  plus  lié  dans  ses  parties,  et  paraît 
former  le  mieux  un  seul  tout;  lequel  explique  le 
plus  naturellement  et  le  plus  clairement  la  con- 
duite de  celui  qu'il  représente,  ses  goûts,  ses  ha- 
bitudes, et  tout  ce  qu'on  connoît  de  lui,  non 
seulement  depuis  qu'il  a  fait  des  livres,  mais  dès 
son  enfance,  et  de  tous  les  temps;  après  quoi  il  ne 
tiendra  qu'à  vous  de  vérifier  par  vous-même  si  j'ai 
bien  ou  mal  vu. 

LE    FRANÇOIS. 

Rien  de  mieux  que  tout  cela.  Parlez  donc;  je 
vous  écoute. 

ROUSSEAU. 

De  tous  les  hommes  que  j'ai  connus,  celui  dont 
le  caractère  dérive  le  plus  pleinement  de  son  seul 
tempérament  est  Jean-Jacques.  Il  est  ce  que  l'a 
fait  la  nature  :  l'éducation  ne  l'a  que  bien  peu  mo- 
difié. Si,  dès  sa  naissance ,  ses  facultés  et  ses  forces 
s'étoient  tout-à-coup  développées ,  dès  lors  on  l'eût 
trouvé  tel  à-peu-près  qu'il  fut  dans  son  Age  mûr; 
et  maintenant,  après  soixante  ans  de  peines  et  de 
misères,  le  temps,  l'adversité,  les  hommes,  l'ont 


SECOND  DIALOGUE.  2a5 

encore  très  peu  changé.  Tandis  que  son  corps 
vieillit  et  se  casse,  son  cœur  reste  jeune  toujours; 
il  garde  encore  les  mêmes  goûts,  les  mêmes  pas- 
sions de  son  jeune  âge,  et  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie 
il  ne  cessera  d  être  un  vieux  enfant. 

Mais  ce  tempérament,  qui  lui  a  donné  sa  forme 
morale,  a  des  singularités  qui,  pour  être  démê- 
lées, demandent  une  attention  plus  suivie  que  le 
coup  d'œil  suffisant  qu'on  jette  sur  un  homme 
qu'on  croit  connoître  et  qu'on  a  déjà  jugé.  Je  puis 
même  dire  que  c'est  par  son  extérieur  vulgaire,  et 
parce  qu'il  a  de  plus  commun,  qu'en  y  regardant 
mieux  je  l'ai  trouvé  le  plus  singulier.  Ce  paradoxe 
seclaircira  de  lui-même  à  mesure  que  vous  m c- 
couterez. 

Si ,  comme  je  vous  l'ai  dit,  je  fus  surpris  au  pre- 
mier abord  de  le  trouver  si  différent  de  ce  que  je 
me  l'étois  figuré  sur  vos  récits,  je  le  fus  bien  plus 
du  peu  d'éclat,  pour  ne  pas  dire  de  la  bêtise,  de 
ses  entretiens  :  moi  qui,  ayant  eu  à  vivre  avec  des 
gens  de  lettres,  les  ai  toujours  trouvés  brillants, 
élancés,  sentencieux  comme  des  oracles,  subju- 
guant tout  par  leur  docte  faconde  et  par  la  hau- 
teur de  leurs  décisions.  Celui-ci,  ne  disant  guère 
que  des  choses  communes,  et  les  disant  sans  pré- 
cision ,  sans  finesse,  et  sans  force,  paroît  toujours 
fatigué  de  parler,  même  en  parlant  peu,  soit  de 
la  peine  d'entendre,  souvent  même  n'entendant 


DIALOGUES.  T. 


226  SECOND  DIALOGUE. 

point,  sitôt  qu'on  dit  des  choses  un  peu  fines,  et 
n'y  répondant  jamais  à  propos.  Que,  s'il  lui  vient 
par  hasard  quelque  mot  heureusement  trouvé,  il 
en  est  si  aise,  que,  pour  avoir  quelque  chose  à 
dire,  il  le  répète  éternellement.  On  le  prendront 
dans  la  conversation,  non  pour  un  penseur  plein 
d'idées  vives  et  neuves,  pensant  avec  force  ets'ex- 
primant  avec  justesse,  mais  pour  un  écolier  em- 
barrassé du  choix  de  ses  termes,  et  subjugué  par 
la  suffisance  des  gens  qui  en  savent  plus  que  lui. 
Je  n'a  vois  jamais  vu  ce  maintien  timide  et  gêné 
dans  nos  moindres  barbouilleurs  de  brochures; 
comment  le  concevoir  dans  un  auteur  qui,  foulant 
aux  pieds  les  opinions  de  son  siècle,  sembloit  en 
toute  chose  moins  disposé  à  recevoir  la  loi  qua  la 
faire?  S'il  n'eût  fait  que  dire  des  choses  triviales 
et  plates,  j'aurois  pu  croire  qu'il  faisoit  l'imbécile 
pour  dépayser  les  espions  dont  il  se  sent  entouré  ; 
mais,  quels  que  soient  les  gens  qui  l'écoutent, 
loin  d'user  avec  eux  de  la  moindre  précaution ,  il 
lâche  étourdiment  cent  propos  inconsidérés,  qui 
donnent  sur  lui  de  grandes  prises  :  non  qu'au  fond 
ces  propos  soient  répréhensiblcs ,  mais  pareequ'il 
est  possible  de  leur  donner  un  mauvais  sens,  qui, 
sans  lui  être  venu  dans  l'esprit,  ne  manque  pas  de 
se  présenter  par  préférence  à  celui  des  gens  qui 
l'écoutent,  et  qui  ne  cherchent  que  cela.  En  un 
mot,  je  l'ai  presque  toujours  trouvé  pesant  à  pen- 


SECOND  DIALOGUE.  22n 

ser,  maladroit  à  dire,  se  fatiguant  sans  cesse  à 
chercher  le  mot  propre  qui  ne  lui  venoit  jamais , 
et  embrouillant  des  idées  déjà  plus  claires  par  une 
mauvaise  manière  de  les  exprimer,  .l'ajoute  en  pas- 
sant que  si,  dans  nos  premiers  entretiens,  j'avois 
pu  deviner  cet  extrême  embarras  de  parler,  j'en 
aurois  tiré,  sur  vos  propres  arguments,  une  preuve 
nouvelle  qu'il  n'avoit  pas  fait  ses  livres  :  car  si,  se- 
lon vous,  déchiffrant  si  mal  la  musique,  il  n'en 
avoit  pu  composer,  à  plus  forte  raison ,  sachant  si 
mal  parler,  il  n'avoit  pu  si  bien  écrire. 

Une  pareille  ineptie  étoit  déjà  fort  étonnante 
dans  un  homme  assez  adroit  pour  avoir  trompé 
quarante  ans,  par  de  fausses  apparences,  tous  ceux 
qui  l'ont  approché;  mais  ce  n'est  pas  tout.  Ce 
même  homme,  dont  l'œil  terne  et  la  physionomie 
effacée  semblent,  dans  les  entretiens  indifférents, 
n'annoncer  que  de  la  stupidité,  change  tout-à- 
coup  d'air  et  de  maintien,  sitôt  qu'une  matière  in- 
téressante pour  lui  le  tire  de  sa  léthargie.  On  voit 
sa  physionomie  éteinte  s  animer,  se  vivifier,  deve- 
nir parlante,  expressive,  et  promettre  de  l'esprit. 
A  juger  par  l'éclat  qu'ont  encore  alors  ses  yeux  a 
son  âge,  dans  sa  jeunesse  ils  ont  dû  lancer  des 
éclairs.  A  son  geste  impétueux,  à  sa  contenance 
agitée,  on  voit  que  son  sang  bouillonne,  on  croi- 
roit  que  des  traits  de  feu  vont  sortir  de  sa  bouche  : 
et  point  du  tout;  toute  cette  effervescence  ne  pro- 


228  SECOND  DIALOGUE. 

cl  11  i t  que  des  propos  communs,  confus,  mal  or- 
donnés, qui,  sans  être  plus  expressifs  qu'à  l'or- 
dinaire, sont  seulement  plus  inconsidérés.  Il  élève 
beaucoup  la  voix;  mais  ce  qu'il  dit  devient  plus 
bruyant  sans  être  plus  vigoureux.  Quelquefois  ce- 
pendant je  lui  ai  trouvé  de  l'énergie  dans  l'expres- 
sion; mais  ce  n'étoit  jamais  au  moment  d'une 
explosion  subite  :  c'étoit  seulement  lorsque  cette 
explosion,  ayant  précédé,  avoit  déjà  produit  son 
premier  effet.  Alors  cette  émotion  prolongée,  agis- 
sant avec  plus  de  régie,  sembloit  agir  avec  plus  de 
force,  et  lui  suggéroit  des  expressions  vigoureuses, 
pleines  du  sentiment  dont  il  étoit  encore  agité. 
J'ai  compris  par-là  comment  cet  homme  pouvoit, 
quand  son  sujet  échauffoit  son  cœur,  écrire  avec 
force,  quoiqu'il  parlât  foiblement,  et  comment  sa 
plume  devoit  mieux  que  sa  langue  parler  le  lan- 
gage des  passions. 

LE    FRANÇOIS. 

Tout  cela  n'est  pas  si  contraire  que  vous  pensez 
aux  idées  qu'on  m'a  données  de  son  caractère.  Cet 
embarras  d'abord  et  cette  timidité  que  vous  lui 
attribuez  sont  reconnus  maintenant  dans  le 
monde  pour  être  les  plus  sûres  enseignes  de  l'a- 
mour-propre  et  de  l'orgueil. 

ROUSSEAU. 

D'où  il  suit  que  nos  petits  pâtres  et  nos  pauvres 
villageoises  regorgent  d'amour-propre,  et  que  nos 


SECOND  DIALOGUE.  229 

brillants  académiciens,  nos  jeunes  abbés  et  nos 
dames  du  grand  air  sont  des  prodiges  de  modestie 
et  d'humilité.  Oh  !  malheureuse  nation,  où  toutes 
les  idées  de  l'aimable  et  du  bon  sont  renversées , 
et  où  l'arrogant  amour-propre  des  gens  du  monde 
transforme  en  orgueil  et  en  vices  les  vertus  qu'ils 
foulent  aux  pieds  ! 

LE   FRANÇOIS. 

Ne  vous  échauffez  pas.  Laissons  ce  nouveau 
paradoxe  sur  lequel  on  peut  disputer,  et  revenons 
à  la  sensibilité  de  notre  homme,  dont  vous  con- 
venez vous-même,  et  qui  se  déduit  de  vos  obser- 
vations. D'une  profonde  indifférence  sur  tout  ce 
qui  ne  touche  pas  son  petit  individu ,  il  ne  s'anime 
jamais  que  pour  son  propre  intérêt;  mais  toutes 
les  fois  qu'il  s'agit  de  lui ,  la  violente  intensité  de 
son  amour-propre  doit  en  effet  l'agiter  jusqu'au 
transport;  et  ce  n'est  que  quand  cette  agitation  se 
modère  qu'il  commence  d'exhaler  sa  bile  et  sa 
rage,  qui,  dans  les  premiers  moments,  se  con- 
centre avec  force  autour  de  son  cœur. 

ROUSSEAU. 

Mes  observations,  dont  vous  tirez  ce  résultat, 
m'en  fournissent  un  tout  contraire.  Il  est  certain 
qu'il  ne  s'affecte  pas  généralement,  comme  tous 
nos  auteurs,  de  toutes  les  questions  un  peu  fines 
qui  se  présentent,  et  qu'il  ne  suffit  pas,  pour 
qu'une  discussion  l'intéresse,  que  l'esprit  puisse  y 


23o  SECOND  DIALOGUE, 

briller.  J'ai  toujours  vu,  j'en  conviens,  que  pour 
vaincre  sa  paresse  à  parler,  et  lemouvoir  dans  la 
conversation,  il  falloit  un  autre  intérêt  que  celui 
Je  la  vanité  du  babil;  mais  je  n'ai  guère  vu  que 
cet  intérêt,  capable  de  l'animer,  fût  son  intérêt 
propre,  celui  de  son  individu.  Au  contraire,  quand 
il  s'agit  de  lui,  soit  qu'on  le  cajole  par  des  flat- 
teries, soit  qu'on  cherche  à  l'outrager  à  mots 
couverts ,  je  lui  ai  toujours  trouvé  un  air  noncha- 
lant et  dédaigneux,  qui  ne  montroit  pas  qu'il  fît 
un  grand  cas  de  tous  ces  discours,  ni  de  ceux  qui 
les  lui  tenoient,  ni  de  leurs  opinions  sur  son 
compte;  mais  l'intérêt  plus  grand ,  plus  noble  qui 
l'anime  et  le  passionne,  est  celui  de  la  justice  et 
de  la  vérité;  et  je  ne  l'ai  jamais  vu  écouter  de  sang 
froid  toute  doctrine  qu'il  crût  nuisible  au  bien 
public.  Son  embarras  de  parler  peut  souvent  l'em- 
pêcher de  se  commettre,  lui  et  la  bonne  cause, 
vis-à-vis  ces  brillants  péroreurs  qui  savent  habiller 
en  termes  séduisants  et  magnifiques  leur  cruelle 
philosophie;  mais  il  est  aisé  de  voir  alors  l'effort 
qu'il  fait  pour  se  taire,  et  combien  son  cœur  souf- 
fre à  laisser  propager  des  erreurs  qu'il  croit  fu- 
nestes au  genre  humain.  Défenseur  indiscret  du 
foible  et  de  l'opprimé  qu'il  ne  connoît  même  pas, 
je  l'ai  vu  souvent  rompre  impétueusement  en 
visière  au  puissant  oppresseur  qui,  sans  paroître 
offense  de  son  audace,  s'apprêtoit,  sous  l'air  de  la 


SECOND  DIALOGUE.  9.3 1 

modération,  à  lui  faire  payer  cher  un  jour  cette 
incartade  :  de  sorte  que ,  tandis  qu'au  zèle  emporté 
de  1  Un  on  le  prend  pour  un  furieux,  l'autre,  en 
méditant  en  secret  des  noirceurs,  paroît  un  sage 
qui  se  possède;  et  voilà  comment,  jugeant  tou- 
jours sur  les  apparences ,  les  hommes ,  le  plus  sou- 
vent, prennent  le  contre-pied  de  la  vérité. 

Je  lai  vu  se  passionner  de  même,  et  souvent 
jusqu'aux  larmes ,  pour  les  choses  bonnes  et  belles 
dont  il  étoit  frappé  dans  les  merveilles  de  la  na- 
ture, dans  les  œuvres  des  hommes,  dans  les  ver- 
tus, dans  les  talents,  dans  les  beaux-arts,  et  géné- 
ralement dans  tout  ce  qui  porte  un  caractère  de 
force,  de  grâce,  ou  de  vérité,  digne  d'émouvoir 
une  ame  sensible.  Mais  sur-tout  ce  que  je  n'ai  vu 
qu'en  lui  seul  au  monde ,  c'est  un  égal  attachement 
pour  les  productions  de  ses  plus  cruels  ennemis, 
et  même  pour  celles  qui  déposoient  contre  ses 
propres  idées ,  lorsqu'il  y  trouvoit  les  beautés  faites 
pour  toucher  son  cœur,  les  goûtant  avec  le  même 
plaisir,  les  louant  avec  le  même  zèle  que  si  son 
amour-propre  n'en  eût  point  reçu  d'atteinte,  que 
si  l'auteur  eût  été  son  meilleur  ami,  et  s 'indignant 
avec  le  même  feu  des  cabales  faites  pour  leur  ôter, 
avec  les  suffrages  du  public ,  le  prix  qui  leur  étoit 
dû.  Son  grand  malheur  est  que  tout  cela  n'est  ja- 
mais réglé  par  la  prudence,  et  qu'il  se  livre  impé- 
tueusement au  mouvement  dont  il  est  agité,  sans 


232  SECOND  DIALOGUE. 

en  prévoir  l'effet  et  les  suites ,  ou  sans  s'en  soucier. 
S'animer  modérément  n'est  pas  une  chose  en  sa 
puissance  ;  il  faut  qu'il  soit  de  flamme  ou  de  glace  : 
quand  il  est  tiède ,  il  est  nul. 

Enfin  j'ai  remarqué  que  l'activité  de  son  ame 
duroit  peu,  qu'elle  étoit  courte  à  proportion  quelle 
étoit  vive,  que  l'ardeur  de  ses  passions  les  consu- 
moit,  les  dévoroit  elles-mêmes,  et  qu'après  de  fortes 
et  rapides  explosions  elles  s'anéantissoient  aus- 
sitôt, et  le  laissoient  retomber  dans  ce  premier 
engourdissement  qui  le  livre  au  seul  empire  de 
l'habitude,  et  me  paroît  être  son  état  permanent 
et  naturel. 

Voila  le  précis  des  observations  d'où  j'ai  tiré  la 
connoissance  de  sa  constitution  physique,  et  par 
des  conséquences  nécessaires,  confirmées  par  sa 
conduite  en  toute  chose,  celles  de  son  vrai  carac- 
tère. Ces  observations,  et  les  autres  qui  s'y  rappor- 
tent, offrent  pour  résultat  un  tempérament  mixte, 
formé  d'éléments  qui  paroissent  contraires;  un 
cœur  sensible,  ardent,  ou  très  inflammable;  un 
cerveau  compact  et  lourd,  dont  les  parties  solides 
et  massives  ne  peuvent  être  ébranlées  que  par  une 
agitation  du  sang  vive  et  prolongée.  Je  ne  cherche 
point  à  lever  en  pbysicien  ces  apparentes  contra- 
dictions; et  que  m'importe?  Ce  qui  m'importoit 
étoit  de  în'assurcr  de  leur  réalité,  et  c'est  aussi 
tout  ce  que  j'ai  fait.  Mais  ce  résultat,  pour  paroître 


SECOND  DIALOGUE.  a33 

à  vos  yeux  dans  tout  son  jour,  a  besoin  des  expli- 
cations que  je  vais  tâcher  d'y  joindre. 

J'ai  souvent  ouï  reprocher  à  Jean- Jacques, 
comme  vous  venez  de  faire,  un  excès  de  sensibilité, 
et  tirer  de  là  1  évidente  conséquence  qu'il  étoit  un 
monstre.  C'est  sur-tout  le  but  d'un  nouveau  livre 
anglois  intitulé  Recherches  sur  Came,  où,  à  la  fa- 
veur de  je  ne  sais  combien  de  beaux  détails  ana- 
tomiques  et  tout-à-fait  concluants,  on  prouve  qu'il 
n'y  a  point  d'âme,  puisque  l'auteur  n'en  a  point 
vu  à  l'origine  des  nerfs;  et  l'on  établit  en  principe 
que  la  sensibilité  dans  l'homme  est  la  seule  cause 
de  ses  vices  et  de  ses  crimes,  et  qu'il  est  méchant 
en  raison  de  cette  sensibilité,  quoique,  par  une 
exception  à  la  régie,  l'auteur  accorde  que  cette 
même  sensibilité  peut  quelquefois  engendrer  des 
vertus.  Sans  disputer  sur  la  doctrine  impartiale  du 
philosophe  chirurgien,  tâchons  de  commencer 
par  bien  entendre  ce  mot  de  sensibilité,  auquel, 
faute  de  notions  exactes,  on  applique  à  chaque 
instant  des  idées  si  vagues  et  souvent  contradic- 
toires. 

La  sensibilité  est  le  principe  de  toute  action.  Un 
être,  quoique  animé,  qui  ne  sentiroit  rien  ,  n'agi- 
roit  point:  car  où  seroit  pour  lui  le  motif  d'agir? 
Dieu  lui-même  est  sensible,  puisqu'il  agit.  Tous 
les  hommes  sont  donc  sensibles,  et  peut-être  au 
même  degré,  mais  non  pas  de  la  même  manière. 


234  SECOND  DIALOGUE. 

Il  y  a  une  sensibilité  physique  et  organique  qui, 
purement  passive,  paroît  n'avoir  pour  fin  que  la 
conservation  de  notre  corps  et  celle  de  notre  es- 
pèce, par  les  directions  du  plaisir  et  de  la  douleur. 
Il  y  a  une  autre  sensibilité,  que  j'appelle  active  et 
morale,  qui  n'est  autre  chose  que  la  faculté  d'atta- 
cher nos  affections  à  des  êtres  qui  nous  sont  étran- 
gers. Celle-ci,  dont  l'étude  des  paires  de  nerfs  ne 
donne  pas  la  connoissance,  semble  offrir  dans  les 
âmes  une  analogie  assez  claire  avec  la  faculté  at- 
tractive des  corps.  Sa  force  est  en  raison  des  rap- 
ports que  nous  sentons  entre  nous  et  les  autres 
êtres;  et,  selon  la  nature  de  ces  rapports,  elle  agit 
tantôt  positivement  par  attraction,  tantôt  néga- 
tivement par  répulsion,  comme  un  aimant  par  ses 
pôles.  L'action  positive  ou  attirante  est  l'œuvre 
simple  de  la  nature  qui  cherche  à  étendre  et  ren- 
forcer le  sentiment  de  notre  être;  la  négative  ou 
repoussante,  qui  comprime  et  rétrécit  celui  d'au- 
trui ,  est  une  combinaison  que  la  réflexion  produit. 
Delà  première  naissent  toutes  les  passions  aiman- 
tes et  douces;  de  la  seconde,  toutes  les  passions 
haineuses  et  cruelles.  Veuillez,  monsieur,  vous 
rappeler  ici,  avec  les  distinctions  faites  dans  nos 
premiers  entretiens  entre  l'amour  de  soi-même  et 
l'amour-propre,  la  manière  dont  l'un  et  l'autre  agis- 
sent sur  le  cœur  humain.  La  sensibilité  positive 
dérive  immédiatement  de  l'amour  de  soi.  Il  est 


SECOND  DIALOGUE.  a35 

très  naturel  que  celui  qui  s'aime  cherche  à  étendre 
son  être  et  ses  jouissances,  et  à  s'approprier  par 
l'attachement  ce  qu'il  sent  devoir  être  un  bien 
pour  lui;  ceci  est  une  pure  affaire  de  sentiment, 
où  la  réflexion  n'entre  pour  rien.  Mais  sitôt  que  cet 
amour  absolu  dégénère  en  amour-propre  et  com- 
paratif, il  produit  la  sensibilité  négative,  parce- 
qu'aussitôt  qu'on  prend  l'habitude  de  se  mesurer 
avec  d'autres,  et  de  se  transporter  hors  de  soi, 
pour  s'assigner  la  première  et  meilleure  place,  il 
est  impossible  de  ne  pas  prendre  en  aversion  tout 
ce  qui  nous  surpasse,  tout  ce  qui  nous  rabaisse, 
tout  ce  qui  nous  comprime,  tout  ce  qui,  étant 
quelque  chose,  nous  empêche  d'être  tout.  L'a- 
mour-propre est  toujours  irrité  ou  mécontent, 
parcequ'il  voudroit  que  chacun  nous  préférât  à 
tout  et  à  lui-même,  ce  qui  ne  se  peut;  il  s'irrite  des 
préférences  qu'il  sent  que  d'autres  méritent, 
quand  même  ils  ne  les  obtiendroient  pas;  il  s'ir- 
rite des  avantages  qu'un  autre  a  sur  nous,  sans 
s'apaiser  par  ceux  dont  il  se  sent  dédommagé.  Le 
sentiment  de  l'infériorité  à  un  seul  égard  empoi- 
sonne alors  celui  de  la  supériorité  à  mille  autres, 
et  l'on  oublie  ce  qu'on  a  de  plus,  pour  s'occuper 
uniquement  de  ce  qu'on  a  de  moins.  Vous  sentez 
qu'il  n'y  a  pas  à  tout  cela  de  quoi  disposer  l'âme  à 
la  bienveillance. 

Si  vous  me  demandez  d'où  naît  cette  disposition 


236  SECOND  DIALOGUE, 

à  se  comparer,  qui  change  une  passion  naturelle 
et  bonne  en  une  autre  passion  factice  et  in  ""'aise, 
je  vous  répondrai  quelle  vient  des  relations  so- 
ciales, du  progrès  des  idées,  et  de  la  culture  de 
l'esprit.  Tant  qu'occupé  des  seuls  besoins  absolus 
on  se  borne  à  rechercher  ce  qui  nous  est  vraiment 
utile,  on  ne  jette  guère  sur  d'autres  un  regard 
oiseux  ;  mais  à  mesure  que  la  société  se  resserre 
par  le  lien  des  besoins  mutuels,  à  mesure  que 
l'esprit  s'étend,  s'exerce  et  s'éclaire,  il  prend  plus 
d'activité,  il  embrasse  plus  d'objets,  saisit  plus 
de  rapports,  examine,  compare;  dans  ces  fré- 
quentes comparaisons,  il  n'oublie  ni  lui-même, 
ni  ses  semblables,  ni  la  place  à  laquelle  il  prétend 
parmi  eux.  Dès  qu'on  a  commencé  de  se  mesurer 
ainsi,  l'on  ne  cesse  plus,  et  le  cœur  ne  sait  plus 
s'occuper  désormais  qu'à  mettre  tout  le  monde 
au-dessous  de  nous.  Aussi  remarque-t-on  géné- 
ralement, en  confirmation  de  cette  théorie,  que 
les  gens  d'esprit,  et  sur-tout  les  gens  de  lettres, 
sont  de  tous  les  hommes  ceux  qui  ont  une  plus 
grande  intensité  d'amour-propre,  les  moins  por- 
tés à  aimer,  les  plus  portés  à  haïr. 

Vous  me  direz  peut-être  que  rien  n'est  plus 
commun  que  des  sots  pétris  d'amour- propre. 
Cela  n'est  vrai  qu'en  distinguant.  Fort  souvent  les 
sots  sont  vains,  mais  rarement  ils  sont  jaloux, 
pareeque,  se  croyant  bonnement  à  la  première 


SECOND  DIALOGUE.  237 

place,  ils  sont  toujours  très  contents  de  leur  lot. 
Un  homme  d'esprit  n'a  guère  le  même  bonheur, 
il  sent  parfaitement  et  ce  qui  lui  manque  et 
l'avantage  qu'en  fait  de  mérite  ou  de  talents  un 
autre  peut  avoir  sur  lui.  Il  n'avoue  cela  qu'à  lui- 
même,  mais  il  le  sent  en  dépit  de  lui,  et  voilà  ce 
que  l'amour-propre  ne  pardonne  point. 

Ces  éclaircissements  m'ont  paru  nécessaires 
pour  jeter  du  jour  sur  ces  imputations  de  sen- 
sibilité, tournées  par  les  uns  en  éloges  et  par  les 
autres  en  reproches,  sans  que  les  uns  ni  les  autres 
sachent  trop  ce  qu'ils  veulent  dire  par-là,  faute 
d'avoir  conçu  qu'il  est  des  genres  de  sensibilité  de 
natures  différentes  et  même  contraires  qui  ne 
sauroieni  s'allier  ensemble  dans  un  même  indi- 
vidu. Passons  maintenant  à  l'application. 

Jean-Jacques  m'a  paru  doué  de  la  sensibilité 
physique  à  un  assez  haut  degré.  Il  dépend  beau- 
coup de  ses  sens ,  et  il  en  dépendroit  bien  davan- 
tage si  la  sensibilité  morale  n'y  faisoit  souvent 
diversion;  et  c'est  même  encore  souvent  par  celle- 
ci  que  l'autre  l'affecte  si  vivement.  De  beaux  sons, 
un  beau  ciel,  un  beau  paysage,  un  beau  lac,  des 
fleurs,  des  parfums,  de  beaux  yeux,  un  doux  re- 
gard, tout  cela  ne  réagit  si  fort  sur  ses  sens  qu'a- 
près avoir  percé  par  quelque  côté  jusqu'à  son 
cœur.  Je  l'ai  vu  faire  deux  lieues  par  jour  durant 
presque  tout  un  printemps  pour  aller  écouter  à 


a38  SECOND  DIALOGUE. 

Berci  le  rossignol  à  son  aise  ;  il  falloit  l'eau ,  la  ver- 
dure, la  solitude,  et  les  bois ,  pour  rendre  le  chant 
de  cet  oiseau  touchant  à  son  oreille,  et  la  cam- 
pagne elle-même  auroit  moins  de  charmes  à  ses 
yeux  s'il  n'y  voyoit  les  soins  de  la  mère  commune 
qui  se  plaît  à  parer  le  séjour  de  ses  enfants.  Ce 
qu'il  y  a  de  mixte  dans  la  plupart  de  ses  sensations 
les  tempère,  et  ôtant  à  celles  qui  sont  purement 
matérielles  l'attrait  séducteur  des  autres,  fait  que 
toutes  agissent  sur  lui  plus  modérément.  Ainsi  sa 
sensualité,  quoique  vive,  n'est  jamais  fougueuse, 
et,  sentant  moins  les  privations  que  les  jouissances, 
il  pourroit  se  dire  en  un  sens  plutôt  tempérant 
que  sobre.  Cependant  l'abstinence  totale  peut  lui 
coûter  quand  l'imagination  le  tourmente,  au  lieu 
que  la  modération  ne  lui  coûte  plus  rien  dans  ce 
qu'il  possède,  parcequ'alors  l'imagination  n'agit 
plus.  S'il  aime  à  jouir,  c'est  seulement  après  avoir 
désiré;  et  il  n'attend  pas  pour  cesser  que  le  désir 
cesse,  il  suffit  qu'il  soit  attiédi.  Ses  goûts  sont  sains, 
délicats  même ,  mais  non  pas  raffinés.  Le  bon  vin , 
les  bons  mets,  lui  plaisent  fort;  mais  il  aime  par 
préférence  ceux  qui  sont  simples,  communs,  sans 
apprêt,  mais  choisis  dans  leur  espèce,  et  ne  fait 
aucun  cas  en  aucune  chose  du  prix  que  donne 
uniquement  la  rareté.  Il  hait  les  mets  fins  et  la 
chère  trop  recherchée.  Il  entre  bien  rarement  chez 
lui  du  gibier,  et  il  n'y  en  entreroit  jamais  s'il  y 


SECOND  DIALOGUE.  z3g 

étoit  mieux  le  maître.  Ses  repas,  ses  festins,  sont 
d'un  plat  unique  et  toujours  le  même  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  achevé.  En  un  mot,  il  est  sensuel  plus 
qu'il  ne  faudroit  peut-être,  mais  pas  assez  pour 
n'être  que  cela.  On  dit  du  mal  de  ceux  qui  le  sont  ; 
cependant  ils  suivent  dans  toute  sa  simplicité  l'ins- 
tinct de  la  nature,  qui  nous  porte  à  rechercher 
ce  qui  nous  flatte  et  à  fuir  ce  qui  nous  répugne: 
je  ne  vois  pas  quel  mal  produit  un  pareil  penchant. 
L'homme  sensuel  est  l'homme  de  la  nature; 
l'homme  réfléchi  est  celui  de  l'opinion  :  c'est  celui 
qui  est  dangereux  ;  l'autre  ne  peut  jamais  l'être, 
quand  même  il  tomberoit  dans  l'excès.  11  est  vrai 
qu'il  faut  borner  ce  mot  de  sensualité  à  l'acception 
que  je  lui  donne,  et  ne  pas  l'étendre  à  ces  volup- 
tueux de  parade  qui  se  font  une  vanité  de  l'être, 
ou  qui,  pour  vouloir  passer  les  limites  du  plaisir, 
tombent  dans  la  dépravation ,  ou  qui ,  dans  les 
raffinements  du  luxe,  cherchant  moins  les  char- 
mes de  la  jouissance  que  ceux  de  l'exclusion, 
dédaignent  les  plaisirs  dont  tout  homme  a  le 
choix ,  et  se  bornent  à  ceux  qui  font  envie  au 
peuple. 

Jean-Jacques,  esclave  de  ses  sens,  ne  s'affecte 
pas  néanmoins  de  toutes  les  sensations;  et  pour 
qu'un  objet  lui  fasse  impression,  il  faut  qu'à  la 
simple  sensation  sejoigneunsentimentdistinctde 
plaisir  ou  de  peine  qui  l'attire  ou  qui  le  repousse 


240  SECOND  DIALOGUE. 

Il  en  est  de  même  des  idées  qui  peuvent  frapper 
son  cerveau  ;  si  l'impression  n'en  pénétre  jusqu'à 
son  cœur,  elle  est  nulle.  Rien  d'indifférent  pour 
lui  ne  peut  rester  dans  sa  mémoire,  et  à  peine 
peut-on  dire  qu'il  aperçoive  ce  qu'il  ne  fait  qu'a- 
percevoir. Tout  cela  fait  qu'il  n'y  eut  jamais  sur  la 
terre  d'homme  moins  curieux  des  affaires  d  autrui , 
et  de  ce  qui  ne  le  touche  en  aucune  sorte,  ni  de 
plus  mauvais  observateur,  quoiqu'il  ait  cru  long- 
temps en  être  un  très  bon,  pareequ'il  croyoit 
toujours  bien  voir  quand  il  ne  faisoit  que  sentir 
vivement.  Mais  celui  qui  ne  sait  voir  que  les  ob- 
jets qui  le  touchent  en  détermine  malles  rapports, 
et  quelque  délicat  que  soit  le  toucher  du  n  aveugle , 
il  ne  lui  tiendra  jamais  lieu  de  deux  bons  yeux.  En 
un  mot,  tout  ce  qui  n'est  que  de  pure  curiosité, 
soit  dans  les  arts,  soit  dans  le  monde,  soit  dans 
la  nature,  ne  tente  ni  ne  flatte  Jean-Jacques  en 
aucune  sorte,  et  jamais  on  ne  le  verra  s'en  occu- 
per volontairement  un  seul  moment.  Tout  cela 
tient  encore  à  cette  paresse  de  penser  qui,  déjà 
trop  contrariée  pour  son  propre  compte,  l'em- 
pêche d'être  affecté  des  objets  indifférents.  C'est 
aussi  par-là  qu'il  faut  expliquer  ces  distractions 
continuelles  qui  ,  dans  les  conversations  ordi- 
naires, l'empêchent  d'entendre  presque  rien  de 
ce  qui  se  dit,  et  vont  quelquefois  jusqu'à  la  stu- 
pidité. Ces  distractions  ne  viennent  pas  de  ce  qu'il 


SECOND  DIALOGUE.  241 

pense  à  autre  chose,  mais  de  ce  qu'il  ne  pense  à 
rien,  et  qu'il  ne  peut  supporter  la  fatigue  d'é- 
couter ce  qu'il  lui  importe  peu  de  savoir  :  il  paroît 
distrait  sans  l'être,  et  n'est  exactement  qu'en- 
gourdi. 

De  là  les  imprudences  et  les  balourdises  qui  lui 
échappent  à  tout  moment,  et  qui  lui  ont  fait  plus 
de  mal  que  ne  lui  en  auroient  fait  les  vices  les 
plus  odieux  :  car  ces  vices  l'auroient  forcé  d'être 
attentif  sur  lui-même  pour  les  déguiser  aux  yeux 
d'autrui.  Les  gens  adroits, faux ,  malfaisants,  sont 
toujours  en  garde  et  ne  donnent  aucune  prise  sur 
eux  par  leurs  discours.  On  est  bien  moins  soi- 
gneux de  cacher  le  mal  quand  on  sent  le  bien  qui 
le  rachète,  et  qu'on  ne  risque  rien  à  se  montrer 
tel  qu'on  est.  Quel  est  l'honnête  homme  qui  n'ait 
ni  vice  ni  défaut,  et  qui,  se  mettant  toujours  à 
découvert,  ne  dise  et  ne  fasse  jamais  des  choses 
répréhensibles  ?  L'homme  rusé  qui  ne  se  montre 
que  tel  qu'il  veut  qu'on  le  voie  n'en  paroît  point 
faire  et  n'en  dit  jamais,  du  moins  en  public;  mais 
défions-nous  des  gens  parfaits.  Même  indépen- 
damment des  imposteurs  qui  le  défigurent,  Jean- 
Jacques  eût  toujours  difficilement  paru  ce  qu'il 
vaut,  parcequ'il  ne  sait  pas  mettre  son  prix  en 
montre,  et  que  sa  maladresse  y  met  incessam- 
ment ses  défauts.  Tels  sont  en  lui  les  effets  bons 
et  mauvais  de  la  sensibilité  physique. 

DIALOGUES.  T.  I.  ,6 


242  SECOND  DIALOGUE. 

Quant  à  la  sensibilité  morale,  je  n'ai  eonnu  au- 
cun homme  qui  en  fût  autant  subjugué  ;  mais  c'est 
ici  qu'il  faut  s'entendre  :  car  je  n'ai  trouvé  en  lui 
que  celle  qui  agit  positivement,  qui  vient  de  la 
nature  et  que  j'ai  ci-devant  décrite.  Le  besoin  d'at- 
tacher son  cœur,  satisfait  avec  plus  d'empresse- 
ment que  de  choix ,  a  causé  tous  les  malheurs  de 
sa  vie;  mais  quoiqu'il  s'anime  assez  fréquemment 
et  souvent  très  vivement,  je  ne  lui  ai  jamais  vu 
de  ces  démonstrations  affectées  et  convulsives,  de 
ces  singeries  à  la  mode  dont  on  nous  fait  des  ma- 
ladies de  nerfs.  Ses  émotions  s'aperçoivent,  quoi- 
qu'il ne  s'agite  pas  :  elles  sont  naturelles  et  simples 
comme  son  caractère  ;  il  est,  parmi  tous  ces  éner- 
guménes  de  sensibilité,  comme  une  belle  femme 
sans  rouge,  qui,  n'ayant  que  les  couleurs  de  la 
nature,  paroît  pâle  au  milieu  des  visages  fardés. 
Pour  la  sensibilité  répulsive  qui  s'exalte  dans  la 
société,  et  dont  je  distingue  l'impression  vive  et 
rapide  du  premier  moment  qui  produit  la  colère 
et  non  pas  la  haine,  je  ne  lui  en  ai  trouvé  des 
vestiges  que  par  le  côté  qui  tient  à  l'instinct  moral, 
c'est-à-dire  que  la  haine  de  l'injustice  et  de  la  mé- 
chanceté peut  bien  lui  rendre  odieux  l'homme 
injuste  et  le  méchant,  mais  sans  qu'il  se  mêle  à 
cette  aversion  rien  de  personnel  qui  tienne  à 
l'amour-propre.  Rien  de  celui  d'auteur  et  d'homme 
de  lettres  ne  se  fait  sentir  en  lui.  Jamais  senti- 


SECOND  DIALOGUE.  243 

ment  de  haine  et  de  jalousie  contre  aucun  homme 
ne  prit  racine  au  fond  de  son  cœur  ;  jamais  on  ne 
l'ouït  dépriser  ni  rabaisser  les  hommes  célèbres 
pour  nuire  à  leur  réputation.  De  sa  vie  il  n'a  tenté, 
même  dans  ses  courts  succès,  de  se  faire  ni  parti, 
ni  prosélytes ,  ni  de  primer  nulle  part.  Dans  toutes 
les  sociétés  où  il  a  vécu ,  il  a  toujours  laissé  donner 
le  ton  par  d'autres ,  s'attachant  lui-même  des  pre- 
miers à  leur  char,  parcequ'il  leur  trouvoit  du 
mérite,  et  que  leur  esprit  épargnoit  de  la  peine 
au  sien  ;  tellement  que  dans  aucune  de  ces  sociétés 
on  ne  s'est  jamais  douté  des  talents  prodigieux 
dont  le  public  le  gratifie  aujourd'hui  pour  en 
faire  les  instruments  de  ses  crimes  ;  et  maintenant 
encore  s'il  vivoit  parmi  des  gens  non  prévenus , 
qui  ne  sussent  point  qu'il  a  fait  des  livres,  je  suis 
sûr  que,  loin  de  l'en  croire  capable,  tous  s'accor- 
deroient  à  ne  lui  trouver  ni  goût  ni  vocation  pour 
ce  métier. 

Ce  même  naturel  ardent  et  doux  se  fait  cons- 
tamment sentir  dans  tous  ses  écrits  comme  dans 
ses  discours.  Il  ne  cherche  ni  n'évite  de  parler  de 
ses  ennemis.  Quand  il  en  parle,  c'est  avec  une 
fierté  sans  dédain,  avec  une  plaisanterie  sans  fiel, 
avec  des  reproches  sans  amertume ,  avec  une  fran- 
chise sans  malignité.  Et  de  même  il  ne  parle  de 
ses  rivaux  de  gloire  qu'avec  des  éloges  mérités 
sous  lesquels  aucun  venin  ne  se  cache  ;  ce  qu'on 

16. 


244  SECOND  DIALOGUE. 

ne  dira  sûrement  pas  de  ceux  qu'ils  font  quelque- 
fois de  lui.  Mais  ce  que  j'ai  trouvé  en  lui  de  plus 
rare  pour  un  auteur,  et  même  pour  tout  homme 
sensible ,  c'est  la  tolérance  la  plus  parfaite  en  fait 
de  sentiments  et  d'opinions,  et  l'éloignement  de 
tout  esprit  de  parti,  même  en  sa  faveur;  voulant 
dire  en  liberté  son  avis  et  ses  raisons  quand  la 
chose  le  demande,  et  même,  quand  son  cœur  s'é- 
chauffe ,  y  mettant  de  la  passion  ;  mais  ne  blâmant 
pas  plus  qu'on  n'adopte  pas  son  sentiment  qu'il 
ne  souffre  qu'on  le  lui  veuille  ôter,  et  laissant  à 
chacun  la  même  liberté  de  penser  qu'il  réclame 
pour  lui-même.  J'entends  tout  le  monde  parler  de 
tolérance,  mais  je  n'ai  connu  devrai  tolérant  que 
lui  seul. 

Enfin  l'espèce  de  sensibilité  que  j'ai  trouvée  en 
lui  peut  rendre  peu  sages  et  très  malheureux  ceux 
qu'elle  gouverne,  mais  elle  n'en  fait  ni  des  cer- 
veaux brûlés  ni  des  monstres  :  elle  en  fait  seule- 
ment des  hommes  inconséquents  et  souvent  en 
contradiction  avec  eux-mêmes,  quand,  unissant 
comme  celui-ci  un  cœur  vif  et  un  esprit  lent,  ils 
commencent  par  ne  suivre  que  leurs  penchants  et 
finissent  par  vouloir  rétrogader,  mais  trop  tard, 
quand  leur  raison  plus  tardive  les  avertit  enfin 
qu'ils  s'égarent. 

Cette  opposition  entre  les  premiers  éléments 
de  sa  constitution  se  fait  sentir  dans  la  plupart 


SECOND  DIALOGUE.  245 

des  qualités  qui  en  dérivent  et  dans  toute  sa  con- 
duite. Il  y  a  peu  de  suite  dans  ses  actions,  parce- 
que  ses  mouvements  naturels  et  ses  projets  réflé- 
chis ne  le  menant  jamais  sur  la  même  ligne,  les 
premiers  le  détournent  à  chaque  instant  de  la 
route  qu'il  s'est  tracée,  et  qu'en  agissant  beaucoup 
il  n'avance  point.  Il  n'y  a  rien  de  grand,  de  beau , 
de  généreux  dont  par  élans  il  ne  soit  capable; 
mais  il  se  lasse  bien  vite,  et  retombe  aussitôt  dans 
son  inertie  :  c'est  en  vain  que  les  actions  nobles  et 
belles  sont  quelques  instants  dans  son  courage, 
la  paresse  et  la  timidité  qui  succèdent  bientôt  le 
retiennent,  l'anéantissent;  et  voilà  comment,  avec 
des  sentiments  quelquefois  élevés  et  grands,  il  fut 
toujours  petit  et  nul  par  sa  conduite. 

Voulez-vous  donc  connoître  à  fond  sa  conduite 
et  ses  mœurs,  étudiez  bien  ses  inclinations  et  ses 
goûts;  cette  connoissance  vous  donnera  l'autre 
parfaitement;  car  jamais  homme  ne  se  conduisit 
moins  sur  des  principes  et  des  régies,  et  ne  suivit 
plus  aveuglément  ses  penchants.  Prudence,  rai- 
son, précaution,  prévoyance,  tout  cela  ne  sont 
pour  lui  que  des  mots  sans  effet.  Quand  il  est 
tenté,  il  succombe;  quand  il  ne  l'est  pas,  il  reste 
dans  sa  langueur.  Par-là  vous  voyez  que  sa  conduite 
doit  être  inégale  et  sautillante,  quelques  instants 
impétueuse,  et  presque  toujours  molle  ou  nulle. 
Il  ne  marche  pas  ;  il  fait  des  bonds ,  et  retombe  à  la 


246  SECOND  DIALOGUE, 

même  place  ;  son  activité  même  ne  tend  qu'à  le 
ramener  à  celle  dont  la  force  des  choses  le  tire  ;  et, 
s'il  n  etoit  poussé  que  par  son  plus  constant  désir, 
il  resteroit  toujours  immobile.  Enfin  jamais  il 
n'exista  d'être  plus  sensible  à  1  émotion  et  moins 
formé  pour  l'action. 

Jean-Jacques  n'a  pas  toujours  fui  les  hommes; 
mais  il  a  toujours  aimé  la  solitude.  Il  se  plaisoit 
avec  les  amis  qu'il  croyoit  avoir,  mais  il  se  plaisoit 
encore  plus  avec  lui-même.  Il  chérissoit  leur  so- 
ciété; mais  il  avoit  quelquefois  besoin  de  se  re- 
cueillir, et  peut-être  eût-il  encore  mieux  aimé  vivre 
toujours  seul  que  toujours  avec  eux.  Son  affec- 
tion pour  le  roman  de  Robinson  m'a  fait  juger  qu'il 
ne  se  fût  pas  cru  si  malheureux  que  lui,  confiné 
dans  son  île  déserte.  Pour  un  homme  sensible, 
sans  ambition  et  sans  vanité,  il  est  moins  cruel  et 
moins  difficile  de  vivre  seul  dans  un  désert  que 
seul  parmi  ses  semblables.  Du  reste ,  quoique  cette 
inclination  pour  la  vie  retirée  et  solitaire  n'ait  cer- 
tainement rien  de  méchant  et  de  misanthrope, 
elle  est  néanmoins  si  singulière,  que  je  ne  l'ai  ja- 
mais trouvée  à  ce  point  qu'en  lui  seul,  et  qu'il  en 
falloit  absolument  démêler  la  cause  précise,  ou 
renoncer  à  bien  connoître  l'homme  dans  lequel  je 
la  rcmarquois. 

J'ai  bien  vu  d'abord  que  la  mesure  des  sociétés 
ordinaires  où  régne  une  familiarité  apparente  et 


SECOND  DIALOGUE.  i^ 

une  réserve  réelle  ne  pouvoit  lui  convenir.  L'im- 
possibilité de  flatter  son  langage  et  de  cacher  les 
mouvements  de  son  cœur  mcttoit  de  son  côté  un 
désavantage  énorme  vis-à-vis  du  reste  des  hommes, 
qui,  sachant  cacher  ce  qu'ils  sentent  et  ce  qu'ils 
sont,  se  montrent  uniquement  comme  il  leur  con- 
vient qu'on  les  voie.  Il  n'y  avoit  qu'une  intimité 
parfaite  qui  pût  entre  eux  et  lui  rétablir  l'égalité. 
Mais  quand  il  l'y  a  mise,  ils  n'en  ont  mis  eux  que 
l'apparence;  elle  étoit  de  sa  part  une  imprudence, 
et  de  la  leur  une  embûche;  et  cette  tromperie, 
dont  il  fut  la  victime,  une  fois  sentie,  a  dû  pour 
jamais  le  tenir  éloigné  deux. 

Mais  enfin, perdant  les  douceurs  de  la  société 
humaine,  qu'a-t-il  substitué  qui  pût  l'en  dédom- 
mager et  lui  faire  préférer  ce  nouvel  état  à  l'autre 
malgré  ses  inconvénients?  Je  sais  que  le  bruit  du 
monde  effarouche  les  cœurs  aimants  et  tendres , 
qu'ils  se  resserrent  et  se  compriment  dans  la  foule, 
qu'ils  se  dilatent  et  s'épanchent  entre  eux,  qu'il 
n'y  a  de  véritable  effusion  que  dans  le  tête-à-tête, 
qu'enfin  cette  intimité  délicieuse  qui  fait  la  véri- 
table jouissance  de  l'amitié  ne  peut  guère  se  for- 
mer et  se  nourrir  que  dans  la  retraite  ;  mais  je  sais 
aussi  qu'une  solitude  absolue  est  un  état  triste  et 
contraire  à  la  nature;  les  sentiments  affectueux 
nourrissent  lame,  la  communication  des  idées 
avive  l'esprit.  Notre  plus  douce  existence  est  rela- 


248  SECOND  DIALOGUE, 

tive  et  collective,  et  notre  vrai  moi  n'est  pas  tout 
entier  en  nous.  Enfin  telle  est  la  constitution  de 
l'homme  en  cette  vie  qu'on  n'y  parvient  jamais  à 
bien  jouir  de  soi  sans  le  concours  d'autrui.  Le  so- 
litaire Jean-Jacques  dcvroit  donc  être  sombre ,  ta- 
citurne, et  vivre  toujours  mécontent.  C'est  en  ef- 
fet ainsi  qu'il  paroît  dans  tous  ses  portraits ,  et  c'est 
ainsi  qu'on  me  l'a  toujours  dépeint  depuis  ses 
malheurs;  même  on  lui  fait  dire  dans  une  lettre 
imprimée  qu'il  n'a  ri  dans  toute  sa  vie  que  deux 
fois  qu'il  cite,  et  toutes  d'eux  d'un  rire  de  méchan- 
ceté. Mais  on  me  parloit  jadis  de  lui  tout  autre- 
ment, et  je  l'ai  vu  tout  autre  lui-même  sitôt  qu'il 
s'est  mis  à  son  aise  avec  moi.  J'ai  sur-tout  été 
frappé  de  ne  lui  trouver  jamais  l'esprit  si  gai,  si 
serein,  que  quand  on  l'avoit  laissé  seul  et  tran- 
quille, ou  au  retour  de  sa  promenade  solitaire, 
pourvu  que  ce  ne  fût  pas  un  flagorneur  qui  l'ac- 
costât. Sa  conversation  étoit  alors  encore  plus  ou- 
verte et  douce  qu'à  l'ordinaire,  comme  seroit  celle 
d'un  homme  qui  sort  d'avoir  du  plaisir.  De  quoi 
s'occupoit-il  donc  ainsi  seul,  lui  qui,  devenu  la 
risée  et  l'horreur  de  ses  contemporains ,  ne  voit 
dans  sa  triste  destinée  que  des  sujets  de  larmes  et 
de  désespoir? 

O  Providence  !  ô  nature  !  trésor  du  pauvre,  res- 
source de  l'infortuné;  celui  qui  sent,  qui  connoît 
vos  saintes  lois  et  s'y  confie,  celui  dont  le  cœur  est 


SECOND  DIALOGUE.  249 

en  paix  et  dont  le  corps  ne  souffre  pas,  grâce  à 
vous,  n'est  point  tout  entier  en  proie  à  l'adversité. 
Malgré  tous  les  complots  des  hommes,  tous  les 
succès  des  méchants,  il  ne  peut  être  absolument 
misérable.  Dépouillé  par  des  mains  cruelles  de 
tous  les  biens  de  cette  vie,  lespérance  l'en  dédom- 
mage dans  l'avenir,  l'imagination  les  lui  rend  dans 
l'instant  même;  d'heureuses  fictions  lui  tiennent 
lieu  d'un  bonheur  réel;  et  que  dis-je?  lui  seul  est 
solidement  heureux ,  puisque  les  biens  terrestres 
peuvent  à  chaque  instant  échapper  en  mille  ma- 
nières à  celui  qui  croit  les  tenir;  mais  rien  ne  peut 
ôter  ceux  de  l'imagination  à  quiconque  sait  en 
jouir.  Il  les  possède  sans  risque  et  sans  crainte;  la 
fortune  et  les  hommes  ne  sauroient  l'en  dépouiller. 

Foible  ressource,  allez-vous  dire,  que  des  visions 
contre  une  grande  adversité  !  Eh  !  monsieur,  ces 
visions  ont  plus  de  réalité  peut-être  que  tous  les 
biens  apparents  dont  les  hommes  font  tant  de  cas , 
puisqu'ils  ne  portent  jamais  dans  lame  un  vrai 
sentiment  de  bonheur,  et  que  ceux  qui  les  pos- 
sèdent sont  également  forcés  de  se  jeter  dans 
l'avenir,  faute  de  trouver  dans  le  présent  des 
jouissances  qui  les  satisfassent. 

Si  Ton  vous  disoit  qu'un  mortel,  d'ailleurs  très 
infortuné,  passe  régulièrement  cinq  ou  six  heures 
par  jour  dans  des  sociétés  délicieuses,  composées 
d'hommes  justes,  vrais,  gais,  aimables,  simples 


?.5o  SECOND  DIALOGUE, 

avec  de  grandes  lumières,  doux  avec  de  grandes 
vertus;  de  femmes  charmantes  et  sages,  pleines 
de  sentiments  et  de  grâces,  modestes  sans  grimace, 
badines  sans  étourderie,  n'usant  de  l'ascendant  de 
leur  sexe  et  de  l'empire  de  leurs  charmes  que  pour 
nourrir  entre  les  hommes  l'émulation  des  grandes 
choses  et  le  zèle  de  la  vertu  ;  que  ce  mortel,  connu , 
estimé,  chéri  dans  ces  sociétés  d'élite,  y  vit,  avec 
tout  ce  qui  les  compose,  dans  un  commerce  de 
confiance,  d'attachement,  de  familiarité;  qu'il  y 
trouve  à  son  choix  des  amis  sûrs,  des  maîtresses 
fidèles,  de  tendres  et  solides  amies,  qui  valent 
peut-être  encore  mieux  :  pensez-vous  que  la  moitié 
de  chaque  jour  ainsi  passée  ne  rachèteroit  pas  bien 
les  peines  de  l'autre  moitié?  Le  souvenir  toujours 
présent  d'une  si  douce  vie  et  l'espoir  assuré  de  son 
retour  prochain  n'adouciroient-ils  pas  bien  encore 
l'amertume  du  reste  du  temps?  et  croyez-vous  qu'à 
tout  prendre  l'homme  le  plus  heureux  de  la  terre 
compte  dans  le  même  espace  plus  de  moments 
aussi  doux  ?  Pour  moi ,  je  pense ,  et  vous  penserez, 
je  m'assure,  que  cet  homme  pourroit  se  flatter, 
malgré  ses  peines ,  de  passer  de  cette  manière  une 
vie  aussi  pleine  de  bonheur  et  de  jouissance  que 
tel  autre  mortel  que  ce  soit.  lié  bien!  monsieur, 
tel  est  l'état  de  Jean-Jacques  au  milieu  de  ses  afflic- 
tions et  deses  fictions,  decc  Jean-Jacques,  si  cruelle- 
ment ,  si  obstinément ,  si  indigncmcntnoirci ,  flétri , 


SECOND  DIALOGUE.  25i 

diffamé,  et  qu'avec  des  soucis,  des  soins,  des  frais 
énormes,  sesadroits,  ses  puissants  persécuteurs  tra- 
vaillent depuis  si  long-temps  sans  relâche  à  rendre 
le  plus  malheureux  des  êtres.  Au  milieu  de  tous 
leurs  succès,  il  leur  échappe;  et,  se  réfugiant  dans 
les  régions  éthérées ,  il  y  vit  heureux  en  dépit  d'eux  : 
jamais ,  avec  toutes  leurs  machines ,  ils  ne  le  pour- 
suivront j  usque-là. 

Les  hommes,  livrés  à  l'amour-propre  et  à  son 
triste  cortège,  ne  connoissent  plus  le  charme  et 
l'effet  de  l'imagination.  Ils  pervertissent  l'usage  de 
cette  faculté  consolatrice:  au  lieu  de  s'en  servir 
pour  adoucir  le  sentiment  de  leurs  maux ,  ils  ne 
s'en  servent  que  pour  l'irriter.  Plus  occupes  des 
objets  qui  les  blessent  que  de  ceux  qui  les  flattent, 
ils  voient  par-tout  quelque  sujet  de  peine,  ils  gar- 
dent toujours  quelque  souvenir  attristant;  et, 
quand  ensuite  ils  méditent  dans  la  solitude  sur  ce 
qui  les  a  le  plus  affectés,  leurs  cœurs  ulcérés  rem- 
plissent leur  imagination  de  mille  objets  funestes. 
Les  concurrences,  les  préférences,  les  jalousies, 
les  rivalités,  les  offenses,  les  vengeances,  les  mé- 
contentements de  toute  espèce,  l'ami  ;tion,  les 
désirs,  jes  projets,  les  moyens,  les  >bstacles, 
remplissent  de  pensées  inquiétantes  is  heures 
de  leurs  courts  loisirs  ;  et  si  quelque  im,  ge  agréa- 
ble ose  y  paroître  avec  l'espérance,  elle  en  est 
effacée  ou  obscurcie  par  cent  images  pénibles  que 


25a  SECOND  DIALOGUE. 

le  doute  du  succès  vient  bientôt  y  substituer. 

Mais  celui  qui ,  franchissant  letroite  prison  de 
l'intérêt  personnel  et  des  petites  passions  terres- 
tres, s'élève  sur  les  ailes  de  l'imagination  au-dessus 
des  vapeurs  de  notre  atmosphère;  celui  qui,  sans 
épuiser  sa  force  et  ses  facultés  à  lutter  contre  la 
fortune  et  la  destinée,  sait  s'élancer  dans  les  ré- 
gions éthérées,  y  planer,  et  s'y  soutenir  par  de 
sublimes  contemplations,  peut  de  là  braver  les 
coups  du  sort  et  des  insensés  jugements  des 
hommes.  Il  est  au-dessus  de  leurs  atteintes;  il 
n'a  pas  besoin  de  leur  suffrage  pour  être  sage, 
ni  de  leur  faveur  pour  être  heureux.  Enfin  tel  est 
en  nous  l'empire  de  l'imagination,  et  telle  en  est 
l'influence,  que  d'elle  naissent  non  seulement 
les  vertus  et  les  vices ,  mais  les  biens  et  les  maux 
de  la  vie  humaine,  et  que  c'est  principalement  la 
manière  dont  on  s'y  livre  qui  rend  les  hommes 
bons  ou  méchants,  heureux  ou  malheureux  ici- 
bas. 

Un  cœur  actif  et  un  naturel  paresseux  doivent 
inspirer  le  goût  de  la  rêverie.  Ce  goût  perce  et 
devient  une  passion  très  vive,  pour  peu  qu'il  soit 
secondé  par  l'imagination.  C'est  ce  qui  arrive  très 
fréquemment  aux  Orientaux  ;  c'est  ce  qui  est  ar- 
rivé à  Jean-Jacques,  qui  leur  ressemble  à  bien 
des  égards.  Trop  soumis  à  ses  sens  pour  pouvoir, 
dans  les  jeux  de  la  sienne,  en  secouer  le  joug,  il 


SECOND  DIALOGUE.  253 

ne  selèveroit  pas  sans  peine  à  des  méditations 
purement  abstraites,  et  ne  s'y  soutiendroit  pas 
long-temps.  Mais  cette  foiblesse  d'entendement 
lui  est  peut-être  plus  avantageuse  que  ne  seroit 
une  tête  plus  philosophique.  Le  concours  des  ob- 
jets sensibles  rend  ses  méditations  moins  sèches, 
plus  douces,  plus  illusoires,  plus  appropriées  à 
lui  tout  entier.  La  nature  s'habille  pour  lui  des 
formes  les  plus  charmantes ,  se  peint  à  ses  yeux 
des  couleurs  les  plus  vives,  se  peuple  pour  son 
usage  d'êtres  selon  son  cœur  ;  et  lequel  est  le  plus 
consolant,  dans  l'infortune,  de  profondes  concep- 
tions qui  fatiguent,  ou  de  riantes  fictions  qui  ra- 
vissent ,  et  transportent  celui  qui  s'y  livre  au  sein 
de  la  félicité?  Il  raisonne  moins,  il  est  vrai;  mais 
il  jouit  davantage:  il  ne  perd  pas  un  moment 
pour  la  jouissance;  et,  sitôt  qu'il  est  seul,  il  est 
heureux. 

La  rêverie,  quelque  douce  qu'elle  soit,  épuise 
et  fatigue  à  la  longue ,  elle  a  besoin  de  délassement. 
On  le  trouve  en  laissant  reposer  sa  tête  et  livrant 
uniquement  ses  sens  à  l'impression  des  objets  ex- 
térieurs. Le  plus  indifférent  spectacle  a  sa  douceur 
parle  relâche  qu'il  nous  procure;  et,  pour  peu  que 
l'impression  ne  soit  pas  tout-à-fait  nulle ,  le  mou- 
vement léger  dont  elle  nous  agite  suffit  pour  nous 
préserver  d'un  engourdissement  léthargique,  et 
nourrir  en  nous  le  plaisir  d'exister,  sans  donner 


a54  SECOND  DIALOGUE, 

de  l'exercice  à  nos  facultés.  Le  contemplatif  Jean- 
Jacques,  en  tout  autre  temps  si  peu  attentif  aux 
objets  qui  l'entourent,  a  souvent  grand  besoin  de 
ce  repos ,  et  le  goûte  alors  avec  une  sensualité  d'en- 
fant dont  nos  sages  ne  se  doutent  guère.  Il  n'a- 
perçoit rien,  sinon  quelque  mouvement  à  son 
oreille  ou  devant  ses  yeux;  mais  c'en  est  assez 
pour  lui.  Non  seulement  une  parade  de  foire,  une 
revue,  un  exercice,  une  procession,  l'amusent;  mais 
la  grue,  le  cabestan,  le  mouton,  le  jeu  d'une  ma- 
chine quelconque,  un  bateau  qui  passe,  un  moulin 
qui  tourne,  un  bouvier  qui  laboure,  des  joueurs 
de  boule  ou  de  battoir,  la  rivière  qui  court,  l'oi- 
seau qui  vole,  attachent  ses  regards.  Il  s'arrête 
même  à  des  spectacles  sans  mouvement ,  pour  peu 
que  la  variété  y  supplée.  Des  colifichets  en  étalage, 
des  bouquins  ouverts  sur  les  quais,  et  dont  il  ne 
lit  que  les  titres,  des  images  contre  les  murs,  qu'il 
parcourt  d'un  œil  stupide,  tout  cela  l'arrête  et 
l'amuse  quand  son  imagination  fatiguée  a  besoin 
de  repos.  Mais  nos  modernes  sages,  qui  le  suivent 
et  l'épient  dans  tout  ce  badaudage,  en  tirent  des 
conséquences  à  leur  mode  sur  les  motifs  de  son 
attention,  et  toujours  dans  l'aimable  caractère  dont 
ils  l'ont  obligeamment  gratifié.  Je  le  vis  un  jour 
assez  long-temps  arrêté  devant  une  gravure.  De 
jeunes  gens  inquiets  de  savoir  ce  qui  l'occupoit  si 
fort,  mais  assez  polis,  contre  l'ordinaire,  pour  ne 


SECOND  DIALOGUE.  a55 

pas  s'aller  interposer  entre  l'objet  et  lui,  atten- 
dirent avee  une  risible  impatience.  Sitôt  qu'il  par- 
tit, ils  coururent  à  la  gravure,  et  trouvèrent  que 
c  etoit  le  plan  des  attaques  du  fort  de  Kehl.  Je  les 
vis  ensuite  long-temps  et  vivement  occupés  d'un 
entretien  fort  animé,  dans  lequel  je  compris  qu'ils 
fatiguoient  leur  Minerve  à  chercher  quel  crime  on 
pouvoit  méditer  en  regardant  le  plan  des  attaques 
du  fort  de  Kehl. 

Voilà,  monsieur,  une  grande  découverte,  et 
dont  je  me  suis  beaucoup  félicité,  car  je  la  regarde 
commela  clef  desautres  singularités  de  cet  homme. 
De  cette  pente  aux  douces  rêveries  j'ai  vu  dériver 
tous  les  goûts,  tous  les  penchants,  toutes  les  ha- 
bitudes de  Jean  -  Jacques ,  ses  vices  même  et  les 
vertus  qu'il  peut  avoir.  Il  n'a  guère  assez  de  suite 
dans  ses  idées  pour  former  de  vrais  projets  ;  mais , 
enflammé  par  la  longue  contemplation  d'un  ob- 
jet, il  fait  parfois  dans  sa  chambre  de  fortes  et 
promptes  résolutions  qu'il  oublie  ou  qu'il  aban- 
donne avant  d'être  arrivé  dans  la  rue.  Toute  la 
vigueur  de  sa  volonté  s'épuise  à  résoudre;  il  n'en 
a  plus  pour  exécuter.  Tout  suit  en  lui  d'une 
première  inconséquence.  La  même  opposition 
qu'offrent  les  éléments  de  sa  constitution  se  re- 
trouve dans  ses  inclinations,  dans  ses  mœurs, 
et  dans  sa  conduite.  Il  est  actif,  ardent,  laborieux, 
infatigable  ;  il  est  indolent,  paresseux,  sans  vigueur: 


?.56  SECOND  DIALOGUE, 

il  est  fier,  audacieux,  téméraire;  il  est  craintif, 
timide,  embarrassé  :  il  est  froid,  dédaigneux,  re- 
butant jusqu'à  la  dureté;  il  est  doux,  caressant, 
facile  jusqu'à  la  foiblesse,  et  ne  sait  pas  se  dé- 
fendre de  faire  ou  souffrir  ce  qui  lui  plaît  le  moins. 
En  un  mot,  il  passe  d'une  extrémité  à  l'autre  avec 
une  incroyable  rapidité,  sans  môme  remarquer 
ce  passage,  ni  se  souvenir  de  ce  qu'il  étoit  l'instant 
auparavant  ;  et,  pour  rapporter  ces  effets  divers  à 
leurs  causes  primitives,  il  est  lâcbe  et  mou  tant 
que  la  seule  raison  l'excite,  il  devient  tout  de  feu 
sitôt  qu'il  est  animé  par  quelque  passion.  Vous 
me  direz  que  c'est  comme  cela  que  sont  tous  les 
hommes.  Je  pense  tout  le  contraire,  et  vous  ne 
penseriez  pas  ainsi  vous-même  si  j'avois  mis  le 
mot  intérêt  à  la  place  du  mot  raison,  qui  dans  le 
fond  signifie  ici  la  même  chose;  car  qu'est-ce  que 
la  raison  pratique,  si  ce  n'est  le  sacrifice  d'un  bien 
présent  et  passager  aux  moyens  de  s'en  procurer 
un  jour  de  plus  grands  ou  de  plus  solides?  et 
qu'est-ce  que  l'intérêt,  si  ce  n'est  l'augmentation 
et  l'extension  continuelle  de  ces  mêmes  moyens? 
L'homme  intéressé  songe  moins  à  jouir  qu'à  mul- 
tiplier pour  lui  l'instrument  des  jouissances.  Il 
n'a  point  proprement  de  passions,  non  plus  que 
l'avare,  ou  il  les  surmonte,  et  travaille  unique- 
ment par  un  excès  de  prévoyance  à  se  mettre  en 
état  de  satisfaire  à  son  aise  celles  qui  pourront  lui 


SECOND  DIALOGUE.  ri-j 

venir  un  jour.  lies  véritables  passions,  plus  rares 
qu'on  ne  pense  parmi  les  hommes,  le  deviennent 
de  jour  en  jour  davantage  ;  l'intérêt  les  élime,  les 
atténue,  les  engloutit  toutes,  et  la  vanité,  qui  n'est 
qu'une  bêtise  de  l'amour-propre,  aide  encore  à  les 
étouffer.  La  devise  du  baron  de  Feneste  se  lit  en 
gros  caractères  sur  toutes  les  actions  des  hommes 
de  nos  jours  :  C'est  pour  paroître.  Ces  dispositions 
habituelles  ne  sont  guère  propres  à  laisser  agir 
les  vrais  mouvements  du  cœur. 

Pour  Jean-Jacques,  incapable  d'une  prévoyance 
un  peu  suivie,  et  tout  entier  à  chaque  sentiment 
qui  l'agite,  il  ne  connoît  pas  même  pendant  sa 
durée  qu'il  puisse  jamais  cesser  d'en  être  affecté. 
Il  ne  pense  à  son  intérêt,  c'est-à-dire  à  l'avenir, 
que  dans  un  calme  absolu;  mais  il  tombe  alors 
dans  un  tel  engourdissement,  qu'autant  vaudroit 
qu'il  n'y  pensât  point  du  tout.  Il  peut  bien  dire, 
au  contraire  de  ces  gens  de  l'Evangile  et  de  ceux 
de  nos  jours,  qu'où  est  le  cœur  là  est  aussi  son 
trésor.  En  un  mot,  son  a  me  est  forte  ou  foible  à 
l'excès,  selon  les  rapports  sous  lesquels  on  l'envi- 
sage. Sa  force  n'est  pas  dans  l'action ,  mais  dans  la 
résistance;  toutes  les  puissances  de  l'univers  ne 
feroient  pas  fléchir  un  instant  les  directions  de  sa 
volonté.  L'amitié  seule  eût  eu  le  pouvoir  de  l'éga- 
rer, il  est  à  l'épreuve  de  tout  le  reste.  Sa  foiblesse 
ne  consiste  pas  à  se  laisser  détourner  de  son  but, 

DIALOOL'ES    T.  I.  I  " 


a58  SECOND  DIALOGUE, 

mais  à  manquer  de  vigueur  pour  l'atteindre,  et  à 
se  laisser  arrêter  tout  court  par  le  premier  obstacle 
qu'elle  rencontre,  quoique  facile  à  surmonter. 
Jugez  si  ces  dispositions  le  rendroient  propre  à 
faire  son  chemin  dans  le  monde,  où  l'on  ne  marche 
que  par  zig-zag. 

Tout  a  concouru  dès  ses  premières  années  à 
détacher  son  ame  des  lieux  qu'habitoit  son  corps, 
pour  l'élever  et  la  fixer  dans  ces  régions  éthérées 
dont  je  vous  parlois  ci-devant.  Les  hommes  illus- 
tres de  Plutarque  furent  sa  première  lecture  dans 
un  âge  où  rarement  les  enfants  savent  lire.  Les 
traces  de  ces  hommes  antiques  firent  en  'ui  des 
impressions  qui  jamais  n'ont  pu  s'effacer.  A  ces 
lectures  succéda  celle  de  Cassandre  et  des  vieux 
romans,  qui,  tempérant  sa  fierté  romaine,  ou- 
vrirent ce  cœur  naissant  à  tous  les  sentiments 
expansifs  et  tendres  auxquels  il  n'étoit  déjà  que 
trop  disposé.  Dès-lors  il  se  fit,  des  hommes  et  de 
la  société,  des  idées  romanesques  et  fausses,  dont 
tant  d'expériences  funestes  n'ont  jamais  bien  pu  le 
guérir.  Ne  trouvant  rien  autour  de  lui  qui  réalisât 
ses  idées,  il  quitta  sa  patrie  encore  jeune  adoles- 
cent, et  se  lança  dans  le  monde  avec  confiance, 
y  cherchant  les  Aristides,  les  Lycurgues,  et  les 
Astrées,  dont  il  le  croyoit  rempli.  Il  passa  sa  vie  à 
jeter  son  cœur  dans  ceux  qu'il  crut  s'ouvrir  pour 
le  recevoir,  à  croire  avoir  trouvé  ce  qu'il  cherchoit, 


SECOND  DIALOGUE.  259 

et  à  se  désabuser.  Durant  sa  jeunesse,  il  trouva  des 
âmes  bonnes  et  simples,  mais  sans  chaleur  et 
sans  énergie.  Dans  son  âge  mûr,  il  trouva  des 
esprits  vifs,  éclairés  et  fins,  mais  faux,  doubles  et 
méchants ,  qui  parurent  l'aimer  tant  qu'ils  eurent 
la  première  place  ;  mais  qui,  dès  qu'ils  s'en  crurent 
offusqués,  n'usèrent  de  sa  confiance  que  pour 
l'accabler  d'opprobres  et  de  malheurs.  Enfin,  se 
voyant  devenu  la  risée  et  le  jouet  de  son  siècle, 
sans  savoir  comment  ni  pourquoi,  il  comprit  que, 
vieillissant  dans  la  haine  publique,  il  n'avoitplus 
rien  à  espérer  des  hommes;  et,  se  détrompant 
trop  tard  des  illusions  qui  l'avoient  abusé  si  long- 
temps, il  se  livra  tout  entier  à  celles  qu'il  pou  voit 
réaliser  tous  les  jours,  et  finit  par  nourrir  de  ses 
seules  chimères  son  cœur,  que  le  besoin  d'aimer 
avoit  toujours  dévoré.  Tous  ses  goûts,  toutes  ses 
passions  ont  ainsi  leurs  objets  dans  une  autre 
sphère.  Cet  homme  tient  moins  à  celle-ci  qu'aucun 
autre  mortel  qui  me  soit  connu.  Ce  n'est  pas  de 
quoi  se  faire  aimer  de  ceux  qui  l'habitent,  et  qui, 
se  sentant  dépendre  de  tout  le  monde,  veulent 
aussi  que  tout  le  monde  dépende  d'eux. 

Ces  causes,  tirées  des  événements  de  sa  vie, 
auroient  pu  seules  lui  faire  fuir  la  foule  et  re- 
chercher la  solitude.  Les  causes  naturelles,  tirées 
de  sa  constitution,  auroient  dû  seules  produire 
aussi  le  même  effet.  Jugez  s'il  pouvoit  échapper  au 


26o  SECOND  DIALOGUE. 

concours  de  ces  différentes  causes,  pour  le  rendre 
ce  qu'il  est  aujourd'hui.  Pour  mieux  sentir  cette 
nécessité,  écartons  un  moment  tous  les  faits,  ne 
supposons  connu  que  le  tempérament  que  je  vous 
ai  décrit,  et  voyons  ce  qui  devroit  naturellement 
en  résulter  dans  un  être  fictif  dont  nous  n'aurions 
aucune  autre  idée. 

Doué  d'un  cœur  très  sensible,  et  d'une  imagi- 
nation très  vive,  mais  lent  à  penser,  arrangeant 
difficilement  ses  pensées,  et  plus  difficilement  ses 
paroles,  il  fuira  les  situations  qui  lui  sont  pénibles, 
et  recherchera  celles  qui  lui  sont  commodes  ;  il  se 
complaira  dans  le  sentiment  de  ses  avantages,  il 
en  jouira  tout  à  son  aise  dans  des  rêveries  déli- 
cieuses; mais  il  aura  la  plus  forte  répugnance  à 
étaler  sa  gaucherie  dans  les  assemblées;  et  lin- 
utile  effort  d'être  toujours  attentif  à  ce  qui  se  dit, 
et  d'avoir  toujours  l'esprit  présent  et  tendu  pour 
y  répondre,  lui  rendra  les  sociétés  indifférentes 
aussi  fatigantes  que  déplaisantes.  La  mémoire  et 
la  réflexion  renforceront  encore  cette  répugnance, 
en  lui  faisant  entendre,  après  coup,  des  multi- 
tudes de  choses  qu'il  n'a  pu  d'abord  entendre,  et 
auxquelles,  forcé  de  répondre  à  l'instant,  il  a  ré- 
pondu de  travers,  fau  te  d'avoir  le  temps  d'y  penser. 
Mais,  né  pour  de  vrais  attachements,  la  société 
des  cœurs  et  l'intimité  lui  seront  très  précieuses; 
et  il  se  sentira  d'autant  plus  à  son  aise  avec  ses 


SECOND  DIALOGUE.  ^Gr 

amis,  que,  bien  connu  d'eux  ou  croyant  l'être,  il 
n'aura  pas  peur  qu'ils  le  jugent  sur  les  sottises  qui 
peuvent  lui  échapper  dans  le  rapide  bavardage 
de  la  conversation.  Aussi  le  plaisir  de  vivre  avec 
eux  exclusivement  se  marquera-t-il  sensiblement 
dans  ses  yeux  et  dans  ses  manières  ;  mais  l'arrivée 
d'un  survenant  fera  disparaître  à  l'instant  sa  con- 
fiance et  sa  gaieté. 

Sentant  ce  qu'il  vaut  en  dedans,  le  sentiment 
de  son  invincible  ineptie  au -dehors  pourra  lui 
donner  souvent  du  dépit  contre  lui-même  et 
quelquefois  contre  ceux  qui  le  forceront  de  la 
montrer.  Il  devra  prendre  en  aversion  tout  ce 
flux  de  compliments,  qui  ne  sont  qu'un  art  de 
s'en  attirer  à  soi-même,  et  de  provoquer  un  es- 
crime en  paroles;  art  sur-tout  employé  par  les 
femmes  et  chéri  d'elles,  sûres  de  l'avantage  qui 
doit  leur  en  revenir.  Par  conséquent,  quelque 
penchant  qu'ait  notre  homme  à  la  tendresse, 
quelque  goût  qu'il  ait  naturellement  pour  les 
femmes,  il  n'en  pourra  souffrir  le  commerce  or- 
dinaire, où  il  faut  fournir  un  perpétuel  tribut  de 
gentillesses  qu'il  se  sent  hors  d'état  de  payer.  Il 
parlera  peut-être  aussi  bien  qu'un  autre  le  langage 
de  l'amour  dans  le  tête-à-tête,  mais  plus  mal  que 
qui  que  ce  soit  celui  de  la  galanterie  dans  un  cercle. 

Les  hommes,  qui  ne  peuvent  juger  d'autruique 
par  ce  qu'ils  en  aperçoivent,  ne  trouvant  rien  en 


262  SECOND  DIALOGUE, 

lui  que  de  médiocre  et  de  commun  tout  au  plus, 
l'estimeront  au-dessous  de  son  prix.  Ses  yeux, 
animés  par  intervalles,  promettroient  en  vain  ce 
qu'il  seroit  hors  d'état  de  tenir.  Ils  brilleroient  en 
vain  quelquefois  d'un  feu  bien  différent  de  celui 
de  l'esprit:  ceux  qui  ne  commissent  que  celui-ci, 
ne  le  trouvant  point  en  lui,  n'iroient  pas  plus  loin  ; 
et,  jugeant  de  lui  sur  cette  apparence,  ils  diroient: 
C'est  un  homme  d'esprit  en  peinture,  c'est  un  sot 
en  original.  Ses  amis  mêmes  pourroient  se  tromper 
comme  les  autres  sur  sa  mesure;  et,  si  quelque 
événement  imprévu  les  forçpit  enfin  de  recon- 
noître  en  lui  plus  de  talent  et  d'esprit  qu'ils  ne  lui  en 
a  voient  d'abord  accordé,  leur  amour-propre  ne  lui 
pardonneroit  point  leur  première  erreur  sur  son 
compte,  et  ils  pourroient  le  haïr  toute  leur  vie,  uni- 
quement pour  n'avoir  pas  su  d'abord  l'apprécier. 
Cet  homme,  enivré  par  ses  contemplations  des 
charmes  de  la  nature,  l'imagination  pleine  de 
types  de  vertus,  de  beautés,  de  perfections  de 
toute  espèce,  chercheroit  long -temps  dans  le 
monde  des  sujets  où  il  trouvât  tout  cela.  A  force 
de  désirer,  il  croiroit  souvent  trouver  ce  qu'il 
cherche;  les  moindres  apparences  lui  paroîtroient 
des  qualités  réelles;  les  moindres  protestations  lui 
tiendroient  lieu  de  preuves;  dans  tous  ses  atta- 
chements il  croiroit  toujours  trouver  le  sentiment 
qu'il  y  porteroit  lui-même;  toujours  trompé  dans 


SECOND  DIALOGUE.  263 

son  attente,  et  toujours  caressant  son  erreur,  il 
passeroit  sa  jeunesse  à  croire  avoir  réalisé  ses  fic- 
tions; à  peine  l'âge  mûr  et  l'expérience  les  lui 
montreroient  enfin  pour  ce  qu'elles  sont,  et,  mal- 
gré les  erreurs,  les  fautes,  et  les  expiations  dune 
longue  vie,  il  n'y  auroit  peut-être  que  le  concours 
des  plus  cruels  malheurs  qui  pût  détruire  son 
illusion  chérie,  et  lui  faire  sentir  que  ce  qu'il 
cherche  ne  se  trouve  point  sur  la  terre,  ou  ne  s'y 
trouve  que  dans  un  ordre  de  choses  bien  différent 
de  celui  où  il  l'a  cherché. 

La  vie  contemplative  dégoûte  de  Faction.  Il  n'y 
a  point  d'attrait  plus  séducteur  que  celui  des  fic- 
tions d'un  cœur  aimant  et  tendre,  qui,  dans  l'uni- 
vers qu'il  se  crée  à  son  gré,  se  dilate,  s'étend  à  son 
aise,  délivré  des  dures  entraves  qui  le  compriment 
dans  celui-ci.  La  réflexion,  la  prévoyance,  mère 
des  soucis  et  des  peines,  n'approchent  guère  d'une 
ame  enivrée  des  charmes  de  la  contemplation. 
Tous  les  soins  fatigants  de  la  vie  active  lui  de- 
viennent insupportables,  et  lui  semblent  super- 
flus; et  pourquoi  se  donner  tant  de  peines,  dans 
l'espoir  éloigné  d'un  succès  si  pauvre,  si  incertain, 
tandis  qu'on  peut  dès  l'instant  même,  dans  une 
délicieuse  rêverie,  jouir  à  son  aise  de  toute  la  fé- 
licité dont  on  sent  en  soi  la  puissance  et  le  besoin? 
Il  deviendroit  donc  indolent,  paresseux  par  goût, 
par  raison  même,  quand  il  ne  le  seroit  pas  par 


264  SECOND  DIALOGUE, 

tempérament.  Que  si,  par  intervalle,  quelque 
projet  de  gloire  ou  d'ambition  pouvoit  l'émouvoir, 
il  le  suivroit  d'abord  avec  ardeur,  avec  impétuo- 
sité; mais  la  moindre  difficulté,  le  moindre  obsta- 
cle l'arrêteroit,  le  rebuteroit,  le  rejetteroit  dans 
l'inaction.  La  seule  incertitude  du  succès  le  déta- 
cherait de  toute  entreprise  douteuse.  Sa  non- 
chalance lui  montreroit  de  la  folie  à  compter  sur 
quelque  chose  ici-bas,  à  se  tourmenter  pour  un 
avenir  si  précaire,  et  de  la  sagesse  à  renoncer  à  la 
prévoyance,  pour  s'attacher  uniquement  au  pré- 
sent, qui  seul  est  en  notre  pouvoir. 

Ainsi  livré  par  système  à  sa  douce  oisiveté,  il 
rempliroit  ses  loisirs  de  jouissances  à  sa  mode,  et, 
négligeant  ces  foules  de  prétendus  devoirs  que  la 
sagesse  humaine  prescrit  comme  indispensables, 
il  passeroit  pour  fouler  aux  pieds  les  bienséances , 
pareequ'il  dédaigneroit  les  simagrées.  Enfin,  loin 
de  cultiver  sa  raison ,  pour  apprendre  à  se  con- 
duire prudemment  parmi  les  hommes ,  il  n'y  cher- 
cherait en  effet  que  de  nouveaux  motifs  de  vivre 
éloigné  d'eux,  et  de  se  livrer  tout  entier  à  ses 
fictions. 

Cette  humeur  indolente  et  voluptueuse,  se  fixant 
toujours  sur  des  objets  riants,  le  détournerait  par 
conséquent  des  idées  pénibles  et  déplaisantes.  Les 
souvenirs  douloureux  s'effaceraient  très  prompte- 
inent  de  son  esprit;  les  auteurs  de  ses  maux  n'y 


SECOND  DIALOGUE.  a65 

tiendraient  pas  plus  de  place  que  ces  maux  mêmes; 
et  tout  cela,  parfaitement  oublié  dans  très  peu 
de  temps,  serait  bientôt  pour  lui  comme  nul,  à 
moins  que  le  mal  ou  l'ennemi  qu'il  aurait  encore 
à  craindre  ne  lui  rappelât  ce  qu'il  en  auroit  déjà 
souffert.  Alors  il  pourrait  être  extrêmement  effa- 
rouché des  maux  à  venir,  moins  précisément  à 
cause  de  ces  maux  que  par  le  trouble  du  repos ,  la 
privation  du  loisir,  la  nécessité  d'agir  de  manière 
ou  d'autre,  qui  s'ensuivraient  inévitablement,  et 
qui  alarmeraient  plus  sa  paresse  que  la  crainte  du 
mal  n'épouvanterait  son  courage.  Mais  tout  cet  ef- 
froi subit  et  momentané  seroit  sans  suite  et  sté- 
rile en  effet.  Il  craindrait  moins  la  souffrance  que 
l'action.  Il  aimerait  mieux  voir  augmenter  ses 
maux  et  rester  tranquille,  que  de  se  tourmenter 
pour  les  adoucir;  disposition  qui  donneroit  beau 
jeu  aux  ennemis  qu'il  pourrait  avoir. 

J'ai  dit  que  Jean-Jacques  n'étoit  pas  vertueux: 
notre  homme  ne  le  seroit  pas  non  plus  ;  et  com- 
ment, foible  et  subjugué  par  ses  penchants,  pour- 
roi  t-il  l'être,  n'ayant  toujours  pour  guide  que  son 
propre  cœur,  jamais  son  devoir  ni  sa  raison  ?  Com- 
ment la  vertu,  qui  n'est  que  travail  et  combat, 
régneroit-elle  au  sein  de  la  mollesse  et  des  doux 
loisirs?  Il  seroit  bon,  pareeque  la  nature  l'aurait 
fait  tel  ;  il  ferait  du  bien ,  pai  cequ'il  lui  seroit  doux 
d'en  faire:  mais  s'il  s'agissoitde  combattre  ses  plus 


a66  SECOND  DIALOGUE, 

chers  désirs  et  de  déchirer  son  cœur  pour  remplir 
son  devoir,  le  feroit-il  aussi?  J'en  doute.  La  loi  de 
la  nature,  sa  voix  du  moins,  ne  s'étend  pas  jusque- 
là.  Il  en  faut  une  autre  alors  qui  commande,  et 
que  la  nature  se  taise. 

Mais  se  mettroit-il  aussi  dans  ces  situations  vio- 
lentes d'où  naissent  des  devoirs  si  cruels?  Jeu 
doute  encore  plus.  Du  tumulte  des  sociétés  nais- 
sent des  multitudes  de  rapports  nouveaux  et  sou- 
vent opposés,  qui  tiraillent  en  sens  contraire  ceux 
qui  marchent  avec  ardeur  dans  la  route  sociale.  A 
peine  ont-ils  alors  d'autre  bonne  régie  de  justice, 
que  de  résister  à  tous  leurs  penchants,  et  de  faire 
toujours  le  contraire  de  ce  qu'ils  désirent,  par  cela 
seul  qu'ils  le  désirent.  Mais  celui  qui  se  tient  à  l'é- 
cart ,  et  fuit  ces  dangereux  combats ,  n'a  pas  besoin 
d'adopter  cette  morale  cruelle ,  n'étant  point  en- 
traîné par  le  torrent,  ni  forcé  de  céder  à  sa  fougue 
impétueuse,  ou  de  se  roidir  pour  y  résister:  il  se 
trouve  naturellement  soumis  à  ce  grand  précepte 
de  morale,  mais  destructif  de  tout  l'ordre  social, 
de  ne  se  mettre  jamais  en  situation  à  pouvoir  trou- 
ver son  avantage  dans  le  mal  d'autrui.  Celui  qui 
veut  suivre  ce  précepte  à  la  rigueur  n'a  point 
d'autre  moyen  pour  cela  que  de  se  retirer  tout-à- 
fait  de  la  société,  et  celui  qui  en  vit  séparé  suit 
par  cela  seul  ce  précepte  sans  avoir  besoin  d'y 
songer. 


SECOND  DIALOGUE.  267 

Notre  homme  ne  sera  donc  pas  vertueux,  par- 
cequ'il  n'aura  pas  besoin  de  l'être;  et,  par  la  même 
raison,  il  ne  sera  ni  vicieux,  ni  méchant;  car  l'in- 
dolence et  l'oisiveté,  qui  dans  la  société  sont  un 
si  grand  vice,  n'en  sont  plus  un  dans  quiconque  a 
su  renoncer  à  ses  avantages  pour  n'en  pas  suppor- 
ter les  travaux.  Le  méchant  n'est  méchant  qu'à 
cause  du  besoin  qu'il  a  des  autres,  que  ceux-ci  ne 
le  favorisent  pas  assez ,  que  ceux-là  lui  font  obstacle, 
et  qu'il  ne  peut  ni  les  employer  ni  les  écarter  à 
son  gré.  Le  solitaire  n'a  besoin  que  de  sa  subsis- 
tance, qu'il  aime  mieux  se  procurer  par  son  tra- 
vail dans  la  retraite,  que  par  ses  intrigues  dans  le 
monde,  qui  seroient  un  bien  plus  grand  travail 
pour  lui.  Du  reste,  il  n'a  besoin  d'autrui  que  par- 
ceque  son  cœur  a  besoin  d'attachement;  il  se 
donne  des  amis  imaginaires ,  pour  n'en  avoir  pu 
trouver  de  réels;  il  ne  fuit  les  hommes  qu'après 
avoir  vainement  cherché  parmi  eux  ce  qu'il  doit 
aimer. 

Notre  homme  ne  sera  pas  vertueux,  parcequ'il 
sera  foible,  et  que  la  vertu  n'appartient  qu'aux 
âmes  fortes.  Mais  cette  vertu  à  laquelle  il  ne  peut 
atteindre,  qui  est-ce  qui  l'admirera,  la  chérira, 
l'adorera  plus  que  lui?  qui  est-ce  qui,  avec  une 
imagination  plus  vive,  s'en  peindra  mieux  le  di- 
vin simulacre?  qui  est-ce  qui,  avec  un  cœur  plus 
tendre,  s'enivrera  plus  d'amour  pour  elle  !  Ordre, 


268  SECOND  DIALOGUE, 

harmonie,  beauté,  perfection,  sont  les  objets  de 
ses  plus  douces  méditations.  Idolâtre  du  beau  dans 
tous  les  genres,  resteroit-il  froid  uniquement  pour 
la  suprême  beau  té?  Non;  elle  ornera  de  ses  charmes 
immortels  toutes  ces  images  chéries  qui  remplis- 
sent son  a  me,  qui  repaissent  son  cœur.  Tous  ses 
premiers  mouvements  seront  vifs  et  purs  ;  les 
seconds  auront  sur  lui  peu  d'empire.  Il  voudra 
toujours  ce  qui  est  bien,  il  le  fera  quelquefois;  et 
si  souvent  il  laisse  éteindre  sa  volonté  par  sa  foi- 
blesse,  ce  sera  pour  retomber  dans  sa  langueur. 
Il  cessera  de  bien  faire,  il  ne  commencera  pas 
même  lorsque  la  grandeur  de  l'effort  épouvantera 
sa  paresse;  mais  jamais  il  ne  fera  volontairement 
ce  qui  est  mal.  En  un  mot,  s'il  agit  rarement 
comme  il  doit,  plus  rarement  encore  il  agira 
comme  il  ne  doit  pas,  et  toutes  ses  fautes,  même 
les  plus  graves ,  ne  seront  que  des  péchés  d'omis- 
sion :  mais  c'est  par- là  précisément  qu'il  sera  le 
plus  en  scandale  aux  hommes,  qui,  ayant  mis 
toute  la  morale  en  petites  formules,  comptent 
pour  rien  le  mal  dont  on  s'abstient,  pour  tout  l'éti- 
quette des  petits  procédés ,  et  sont  bien  plus  atten- 
tifs à  remarquer  les  devoirs  auxquels  on  manque, 
qu'à  tenir  compte  de  ceux  qu'on  remplit. 

Tel  sera  l'homme  doué  du  tempérament  dont 
j'ai  parlé,  tel  j'ai  trouvé  celui  que  je  viens  d'étu- 
dier. Son  ame,  forte  en  ce  qu'elle  ne  se  laisse  point 


SECOND  DIALOGUE.  269 

détourner  de  son  objet ,  mais  foible  pour  surmon- 
ter les  obstacles,  ne  prend  guère  de  mauvaises 
directions,  mais  suit  lâchement  la  bonne.  Quand 
il  est  quelque  chose,  il  est  bon,  mais  plus  sou- 
vent il  est  nul  :  et  c'est  pour  cela  même  que,  sans 
être  persévérant,  il  est  ferme  ;  que  les  traits  de 
l'adversité  ont  moins  de  prise  sur  lui  qu'ils  n  au- 
roient  sur  tout  autre  homme:  et  que,  malgré 
tous  ses  malheurs,  ses  sentiments  sont  encore 
plus  affectueux  que  douloureux.  Son  cœur,  avide 
de  bonheur  et  de  joie,  ne  peut  garder  nulle  im- 
pression pénible.  La  douleur  peut  le  déchirer  un 
moment  sans  pouvoir  y  prendre  racine.  Jamais 
idée  affligeante  n'a  pu  long-temps  l'occuper.  Je 
l'ai  vu,  dans  les  plus  grandes  calamités  de  sa 
malheureuse  vie,  passer  rapidement  de  la  plus 
profonde  affliction  à  la  plus  pure  joie,  et  cela  sans 
qu'il  restât  pour  le  moment  dans  son  ame  aucune 
trace  des  douleurs  qui  venoient  de  la  déchirer, 
qui  l'alloient  déchirer  encore,  et  qui  constituoient 
pour  lors  son  état  habituel. 

Les  affections  auxquelles  il  a  le  plus  de  pente  se 
distinguent  même  par  des  signes  physiques.  Pour 
peu  qu'il  soit  ému ,  ses  yeux  se  mouillent  à  l'instant. 
Cependant  jamais  la  seule  douleur  ne  lui  fit  verser 
une  larme;  mais  tout  sentiment  tendre  et  doux, 
ou  grand  et  noble,  dont  la  vérité  passe  à  son 
cœur,  lui  en  arrache  infailliblement.  11  ne  sau- 


270  SECOND  DIALOGUE, 

roit  pleurer  que  d'attendrissement  ou  d'admira- 
tion ;  la  tendresse  et  la  générosité  sont  les  deux 
seules  cordes  sensibles  par  lesquelles  on  peut 
vraiment  l'affecter.  Il  peut  voir  ses  malheurs  d'un 
œil  sec ,  mais  il  pleure  en  pensant  à  son  innocence 
et  au  prix  qu'avoit  mérité  son  cœur. 

Il  est  des  malheurs  auxquels  il  n'est  pas  même 
permis  à  un  honnête  homme  d'être  préparé.  Tels 
sont  ceux  qu'on  lui  destinoit.  En  le  prenant  au 
dépourvu ,  ils  ont  commencé  par  l'abattre  :  cela 
devoit  être;  mais  ils  n'ont  pu  le  changer.  Il  a  pu 
quelques  instants  se  laisser  dégrader  jusqu'à  la 
bassesse,  jusqu'à  la  lâcheté,  jamais  jusqu'à  l'in- 
justice, jusqu'à  la  fausseté,  jusqu'à  la  trahison. 
Revenu  de  cette  première  surprise,  il  s'est  relevé 
et  vraisemblablement  ne  se  laissera  plus  abattre , 
pareeque  son  naturel  a  repris  le  dessus ,  que  con- 
noissant  enfin  les  gens  auxquels  il  a  affaire,  il  est 
préparé  à  tout,  et  qu'après  avoir  épuisé  sur  lui 
tous  les  traits  de  leur  rage,  ils  se  sont  mis  hors 
d'état  de  lui  faire  pis. 

Je  l'ai  vu  dans  une  position  unique  et  presque 
incroyable ,  plus  seul  au  milieu  de  Paris  que 
Robinson  dans  son  île,  et  séquestré  du  commerce 
des  hommes  par  la  foule  même  empressée  à  l'en- 
tourer, pour  empêcher  qu'il  ne  se  lie  avec  per- 
sonne. Je  l'ai  vu  concourir  volontairement  avec 
ses  persécuteurs  à  se  rendre  sans  cesse  plus  isolé; 


SECOND  DIALOGUE.  271 

et,  tandis  qu'ils  travailloient  sans  relâche  à  le 
tenir  séparé  des  autres  hommes,  s'éloigner  des 
autres  et  d'eux-mêmes  de  plus  en  plus.  Us  veulent 
rester  pour  lui  servir  de  harrière,  pour  veiller  à 
tous  ceux  qui  pourraient  l'approcher,  pour  les 
tromper ,  les  gagner  ou  les  écarter,  pour  observer 
ses  discours,  sa  contenance,  pour  jouir  à  longs 
traits  du  doux  aspect  de  sa  misère,  pour  chercher 
d'un  œil  curieux  s'il  reste  quelque  place  en  son 
cœur  déchiré  où  ils  puissent  porter  encore  quel- 
que atteinte.  De  son  côté,  il  voudroit  les  éloigner, 
ou  plutôt  s'en  éloigner,  parceque  leur  malignité, 
leur  duplicité,  leurs  vues  cruelles  blessent  ses 
yeux  de  toutes  parts,  et  que  le  spectacle  de  la 
haine  l'afflige  et  le  déchire  encore  plus  que  ses 
effets.  Ses  sens  le  subjuguent  alors;  et,  sitôt  qu'ils 
sont  frappés  d'un  objet  de  peine,  il  n'est  plus 
maître  de  lui.  La  présence  d'un  malveillant  le 
trouble  au  point  de  ne  pouvoir  déguiser  son  an- 
goisse. S'il  voit  un  traître  le  cajoler  pour  le  sur- 
prendre, l'indignation  le  saisit,  perce  de  toutes 
parts  dans  son  accent,  dans  son  regard,  dans  son 
geste.  Que  le  traître  disparoisse,  à  l'instant  il  est 
oublié;  et  l'idée  des  noirceurs  que  l'un  va  brasser 
ne  sauroit  occuper  l'autre  une  minute  à  chercher 
les  moyens  de  s'en  défendre.  C'est  pour  écarter  de 
lui  cet  objet  de  peine,  dont  l'aspect  le  tourmente, 
qu'il  voudroit  être  seul  :  il  voudroit  être  seul  pour 


272  SECOND  DIALOGUE, 

vivre  à  son  aise  avec  les  amis  qu'il  s'est  créés;  mais 
tout  cela  n'est  qu'une  raison  de  plus  à  ceux  qui 
en  prennent  le  masque  pour  l'obséder  plus  étroi- 
tement. Ils  ne  voudroientpas  même,  s'il  leur  étoit 
possible,  lui  laisser  dans  cette  vie  la  ressource  des 
fictions. 

Je  l'ai  vu ,  serré  dans  leurs  lacs,  se  débattre  très 
peu  pour  en  sortir,  entouré  de  mensonges  et  de 
ténèbres,  attendre  sans  murmure  la  lumière  et 
la  vérité;  enfermé  vif  dans  un  cercueil,  s'y  tenir 
assez  tranquille,  sans  même  invoquer  la  mort.  Je 
l'ai  vu  pauvre,  passant  pour  riche;  vieux,  passant 
pour  jeune;  doux,  passant  pour  féroce;  complai- 
sant etfoible,  passant  pour  inflexible  et  dur;  gai, 
passant  pour  sombre;  simple  enfin  jusqu'à  la  bê- 
tise, passant  pour  rusé  jusqu'à  la  noirceur.  Je  l'ai 
vu  livré  par  vos  messieurs  à  la  dérision  publique, 
flagorné,  persiflé,  moqué  des  honnêtes  gens, 
servir  de  jouet  à  la  canaille;  le  voir,  le  sentir,  en 
gémir,  déplorer  la  misère  humaine,  et  supporter 
patiemment  son  état. 

Dans  cet  état,  devoit-il  se  manquer  à  lui-même , 
au  point  d'aller  chercher  dans  la  société  des  indi- 
gnités peu  déguisées  dont  on  se  plaisoit  à  l'y  char- 
ger? devoit-il  s'aller  donner  en  spectacle  à  ces 
barbares,  qui,  se  faisant  de  ses  peines  un  objet 
d'amusement,  ne  cherchoient  qu'à  lui  serrer  le 
cœur  par  toutes  les  étreintes  de  la  détresse  et  de 


SECOND  DIALOGUE.  a73 

la  douleur  qui  pou  voient  lui  être  les  plus  sensibles? 
Voilà  ce  qui  lui  rendit  indispensable  la  manière 
de  vivre  à  laquelle  il  s'est  réduit,  ou,  pour  mieux 
dire,  à  laquelle  on  l'a  réduit;  car  c'est  à  quoi  l'on 
en  vouloit  venir,  et  l'on  s'est  attaché  à  lui  rendre 
si  cruelle  et  si  déchirante  la  fréquentation  des 
hommes,  qu'il  fut  forcé  d'y  renoncer  enfin  tout- 
à-fait.  Vous  me  demandez,  disait-'û^pourquoijefuis 
les  hommes;  demandez-le  à  eux-mêmes,  ils  le  savent 
encore  mieux  que  moi.  Mais  une  ame  expansive 
change-t-el!e  ainsi  de  nature,  et  se  détache-t-elle 
ainsi  de  tout?  Tous  ses  malheurs  ne  viennent  que 
de  ce  besoin  d'aimer  qui  dévora  son  cœur  dès  son 
enfance,  et  qui  l'inquiète  et  le  trouble  encore  au 
point  que,  resté  seul  sur  la  terre,  il  attend  le 
moment  d'en  sortir  pour  voir  réaliser  enfin  ses 
visions  favorites,  et  retrouver,  dans  un  meilleur 
ordre  de  choses,  une  patrie  et  des  amis. 

Il  atteignit  et  passa  l'âge  mur,  sans  songer  à 
faire  des  livres,  et  sans  sentir  un  instant  le  besoin 
de  cette  célébrité  fatale  qui  n'étoit  pas  faite  pour 
lui,  dont  il  n'a  goûté  que  les  amertumes,  et  qu'on 
lui  a  fait  payer  si  cher.  Ses  visions  chéries  lui  te- 
noient  lieu  de  tout,  et,  dans  le  feu  de  la  jeunesse, 
sa  vive  imagination,  surchargée,  accablée  d'objets 
charmants  qui  venoient  incessamment  la  remplir, 
tenoit  son  cœur  dans  une  ivresse  continuelle  qui 
ne  lui  laissoit  ni  le  pouvoir  d'arranger  ses  idées, 


DIALOGUES.  T.  I. 


a74  SECOND  DIALOGUE, 

ni  celui  de  les  fixer,  ni  le  temps  de  les  écrire,  ni 
le  désir  de  les  communiquer.  Ce  ne  fut  que  quand 
ces  grands  mouvements  commencèrent  à  s'apai- 
ser, quand  ses  idées  prenant  une  marche  plus 
réglée  et  plus  lente,  il  en  put  suivre  assez  la  trace 
pour  la  marquer;  ce  fut,  dis-je,  alors  seulement 
que  l'usage  de  la  plume  lui  devint  possible,  et  qu'à 
l'exemple  et  à  l'instigation  des  gens  de  lettres  avec 
lesquels  il  vivoit  alors,  il  lui  vint  en  fantaisie  de 
communiquer  au  public  ces  mêmes  idées  dont  il 
s'étoit  long-temps  nourri  lui-même,  et  qu'il  crut 
être  utiles  au  genre  humain.  Ce  fut  même  en  quel- 
que façon  par  surprise,  et  sans  en  avoir  formé  le 
projet,  qu'il  se  trouva  jeté  clans  cette  funeste  car- 
rière, où  dès-lors  peut-être  on  creusoit  déjà  sous 
ses  pas  ces  gouffres  de  malheurs  dans  lesquels  on 
l'a  précipité. 

Dès  sa  jeunesse ,  il  s'étoit  souvent  demandé 
pourquoi  il  ne  trouvoit  pas  tous  les  hommes  bons , 
sages,  heureux,  comme  ils  lui  sembloient  faits 
pour  l'être  ;  il  cherchoit  dans  son  cœur  l'obstacle 
qui  les  en  empêchoit,  et  ne  le  trouvoit  pas.  Si  tous 
les  hommes,  se  disoit-il,  me  ressembloient,  il  ré- 
gneroitsans  doute  une  extrême  langueur  dans  leur 
industrie,  ils  auroient  peu  d'activité,  et  n'en  au- 
roient  que  par  brusques  et  rares  secousses  :  mais 
ils  vivroicnt  entre  eux  dans  une  très  douce  so- 
ciété. Pourquoi  n'y  vivent-ils  pas  ainsi?  pourquoi, 


SECOND  DIALOGUE.  a75 

toujours  accusant  le  ciel  de  leurs  misères,  tra- 
vaillent-ils sans  cesse  à  les  augmenter?  En  admi- 
rant les  progrès  de  l'esprit  humain,  il  setonnoil 
de  voir  croître  en  même  proportion  les  calamités 
publiques.  11  entrevoyoit  une  secrète  opposition 
entre  la  constitution  de  l'homme  et  celle  de  nos 
sociétés;  mais  c'étoit  plutôt  un  sentiment  sourd, 
une  notion  confuse,  qu'un  jugement  clair  et  dé- 
veloppé. L'opinion  publique  l'a  voit  trop  subjugué 
lui-même  pour  qu'il  osât  réclamer  contre  de  si 
unanimes  décisions. 

Une  malheureuse  question  d'académie,  qu'il 
lut  dans  un  Mercure,  vint  tout-à-coup  dessiller  ses 
yeux,  débrouiller  ce  chaos  dans  sa  tête,  lui  mon- 
trer un  autre  univers,  un  véritable  âge  d'or,  des 
sociétés  d'hommes  simples,  sages,  vertueux,  et 
réaliser  en  espérance  toutes  ses  visions  par  la  des- 
truction des  préjugés  qui  l'avoient  subjugué  lui- 
même,  mais  dont  il  crut  en  ce  moment  voir 
découler  les  vices  et  les  misères  du  genre  humain. 
De  la  vive  effervescence  qui  se  fit  alors  dans  son 
ame  sortirent  des  étincelles  de  génie  qu'on  a  vues 
briller  dans  ses  écrits  durant  dix  ans  de  délire  et 
de  fièvre,  mais  dont  aucun  vestige  n'avoit  paru 
jusqu'alors,  et  qui  vraisemblablement  n'auroient 
plus  brillé  dans  la  suite,  si,  cet  accès  passé,  il  eût 
voulu  continuer  d'écrire.  Enflammé  par  la  con- 
templation de  ces  grands  objets,  il  les  avoit  tou- 


276  SECOND  DIALOGUE. 

jours  présents  à  sa  pensée;  et,  les  comparant  à 
l'état  réel  des  choses,  il  les  voyoit  charpie  jour 
sous  des  rapports  tout  nouveaux  pour  lui.  Bercé 
du  ridicule  espoir  de  faire  enfin  triompher  des 
préjugés  et  du  mensonge  la  raison,  la  vérité,  et 
de  rendre  les  hommes  sages  en  leur  montrant 
leur  véritable  intérêt,  son  cœur  échauffé  par 
l'idée  du  bonheur  futur  du  genre  humain  et  par 
l'honneur  d'y  contribuer,  lui  dictoit  un  langage 
digne  d'une  si  grande  entreprise.  Contraint  par  là 
de  s'occuper  fortement  et  long-temps  du  même 
sujet ,  il  assujettit  sa  tête  à  la  fatigue  delà  réflexion  : 
il  apprit  à  méditer  profondément;  et,  pour  un 
moment ,  il  étonna  l'Europe  par  des  productions 
dans  lesquelles  les  âmes  vulgaires  ne  virent  que 
de  l'éloquence  et  de  l'esprit,  mais  où  celles  qui 
habitent  nos  régions  éthérées  reconnurent  avec 
joie  une  des  leurs. 

LE    FRANÇOIS. 

Je  vous  ai  laissé  parler  sans  vous  interrompre; 
mais  permettez  qu'ici  je  vous  arrête  un  mo- 
ment... 

ROUSSEAU. 

Je  devine...  une  contradiction,  n'est-ce  pas? 

LE    FRANÇOIS. 

Non,  j'en  ai  vu  l'apparence.  On  dit  que  cette 
apparence  est  un  piège  que  Jean-Jacques  s'amuse 
à  tendre  aux  lecteurs  étourdis. 


SECOND  DIALOGUE.  277 

ROUSSEAU. 

Si  cela  est,  il  en  est  bien  puni  par  les  lecteurs 
de  mauvaise  foi  qui  font  semblant  de  s'y  prendre, 
pour  l'accuser  de  ne  savoir  ce  qu'il  dit. 

LE    FRANÇOIS. 

Je  ne  suis  point  de  cette  dernière  classe,  et  je 
tâcbe  de  ne  pas  être  de  l'autre.  Ce  n'est  donc  point 
une  contradiction  qu'ici  je  vous  reproche,  mais 
c'est  un  éclaircissement  que  je  vous  demande. 
Vous  étiez  ci-devant  persuadé  que  les  livres  qui 
portent  le  nom  de  Jean-Jacques  n  etoient  pas  plus 
de  lui  que  cette  traduction  du  Tasse  si  fidèle  et 
si  coulante  qu'on  répand  avec  tant  d'affectation 
sous  son  nom  '  ;  maintenant  vous  paroissez  croire 
le  contraire.  Si  vous  avez  en  effet  changé  d'opinion, 
veuillez  m'apprendre  sur  quoi  ce  changement  est 
fondé. 

ROUSSEAU. 

Cette  recherche  fut  le  premier  objet  de  mes 
soins.  Certain  que  l'auteur  de  ces  livres  et  le 
monstre  que  vous  m'avez  peint  ne  pouvoient  être 
le  même  homme,  je  me  bornois,  pour  lever  mes 
doutes,  à  résoudre  cette  question.  Cependant  je 
suis,  sans  y  songer,  parvenu  à  la  résoudre  par  la 
méthode  contraire.  Je  voulois  premièrement  con- 

1  *  Cette  traduction,  qui  parut  en  1774  saus  nonl  de  traducteur, 
et  qui  en  effet  fut  pendant  quelque  temps  attribuée  à  Rousseau,  est 
de  feu  M.  Lebrun.  Elle  a  été  réimprimée  en  1 8 1 3. 


278  SECOND  DIALOGUE. 

noître  l'auteur  pour  me  décider  sur  l'homme,  et 
c'est  par  la  connoissance  de  l'homme  que  je  me 
suis  décidé  sur  l'auteur. 

Pour  vous  faire  sentir  comment  une  de  ces  deux 
recherches  m'a  dispensé  de  l'autre,  il  faut  re- 
prendre les  détails  dans  lesquels  je  suis  entré 
pour  cet  effet  :  vous  déduirez  de  vous-même  et 
très  aisément  les  conséquences  que  j'en  ai  tirées. 

Je  vous  ai  dit  que  je  l'avois  trouvé  copiant  de 
la  musique  à  dix  sous  la  page  :  occupation  peu 
sortahle  à  la  dignité  d'auteur,  et  qui  ne  ressem- 
bloit  guère  à  celles  qui  lui  ont  acquis  tant  de  répu- 
tation ,  tant  en  bien  qu'en  mal.  Ce  premier  article 
m'offroit  déjà  deux  recherches  à  faire  :  l'une,  s'il 
se  livroit  à  ce  travail  tout  de  bon  ou  seulement 
pour  donner  le  change  au  public  sur  ses  véri- 
tables occupations;  l'autre,  s'il  avoit  réellement 
besoin  de  ce  métier  pour  vivre,  ou  si  c'étoit  une 
affectation  de  simplicité  ou  de  pauvreté  pour  faire 
l'Épictéte  et  le  Diogène,  comme  l'assurent  vos 
messieurs. 

J'ai  commencé  par  examiner  son  ouvrage,  bien 
sûr  que,  s'il  n'y  vaquoit  que  par  manière  d'acquit, 
j'y  verrois  des  traces  de  l'ennui  qu'il  doit  lui  don- 
ner depuis  si  long-temps.  Sa  note  mal  formée  m'a 
paru  faite  pesamment,  lentement,  sans  facilité, 
sans  grâce,  mais  avec  exactitude.  On  voit  qu'il 
lâche  de  suppléer  aux  dispositions  qui  lui  man- 


SECOND  DIALOGUE.  279 

quent  à  force  de  travail  et  de  soins.  Mais  ceux 
qu'il  y  met,  ne  s'apercevant  que  par  l'examen.,  et 
n'ayant  leur  effet  que  clans  l'exécution,  sur  quoi 
les  musiciens,  qui  ne  l'aiment  pas,  ne  sont  pas 
toujours  sincères,  ne  compensent  pas  aux  yeux 
du  public  les  défauts  qui  d'abord  sautent  à  la  vue. 
N'ayant  l'esprit  présent  à  rien ,  il  ne  l'a  pas  non 
plus  à  son  travail,  sur-tout  forcé,  par  l'affluence 
des  survenants,  de  l'associer  avec  le  babil.  11  fait 
beaucoup  de  fautes,  et  il  les  corrige  ensuite  en 
grattant  son  papier  avec  une  perte  de  temps  et 
des  peines  incroyables.  J'ai  vu  des  pages  presque 
entières  qu'il  avoit  mieux  aimé  gratter  ainsi  que 
de  recommencer  la  feuille,  ce  qui  auroit  été  bien 
plus  tôt  fait;  mais  il  entre  dans  son  tour  d'esprit, 
laborieusement  paresseux ,  de  ne  pouvoir  se  ré- 
soudre à  refaire  à  neuf  ce  qu'il  a  fait  une  fois 
quoique  mal.  Il  met  à  le  corriger  une  opiniâ- 
treté qu'il  ne  peut  satisfaire  qu'à  force  de  peine 
et  de  temps.  Du  reste  le  plus  long,  le  plus  en- 
nuyeux de  son  travail  ne  sauroit  lasser  sa  pa- 
tience ;  et  souvent,  faisant  faute  sur  faute,  je 
lai  vu  gratter  et  regratter  jusqu'à  percer  le  pa- 
pier, sur  lequel  ensuite  il  colloit  des  pièces.  Rien 
ne  m'a  fait  juger  que  ce  travail  l'ennuyât  ;  et  il 
paroît,  au  bout  de  six  ans,  s'y  livrer  avec  le  même 
goût  et  le  même  zèle  que  s  il  ne  faisoit  que  de  com- 
mencer. 


280  SECOND  DIALOGUE. 

J'ai  su  qu'il  tenoit  registre  de  sou  travail,  j'ai 
désiré  de  voir  ce  registre  ;  il  me  l'a  communiqué. 
J'y  ai  vu  que  dans  ces  six  ans  il  avoit  écrit  en 
simple  copie  plus  de  six  mille  pages  de  musique, 
dont  une  partie,  musique  de  harpe  et  de  clavecin, 
ou  solo  et  concerto  de  violon,  très  chargés  et  en 
plus  grand  papier,  demande  une  grande  attention 
et  prend  un  temps  considérable.  Il  a  inventé,  outre 
sa  note  par  chiffres,  une  nouvelle  manière  de  co- 
pier la  musique  ordinaire  qui  la  rend  plus  com- 
mode à  lire  ;  et,  pour  prévenir  et  résoudre  toutes 
les  difficultés ,  il  a  écrit  de  cette  manière  une 
grande  quantité  de  pièces  de  toute  espèce,  tant 
en  partition  qu'en  parties  séparées  '. 

Outre  ce  travail etsonopérade  DapfmisetCliloé, 
dont  un  acte  entier  est  fait  et  une  bonne  partie 
du  reste  bien  avancée,  et  le  Devin  du  village,  sur 
lequel  il  a  refait  à  neuf  une  seconde  musique 
presque  en  entier,  il  a  ,  dans  le  même  intervalle, 
composé  plus  décent  morceaux  de  musique  en 
divers  genres,  la  plupart  vocale  avec  des  accom- 
pagnements, tant  pour  obliger  les  personnes  qui 
lui  ont  fourni  les  paroles  que  pour  son  propre 


1  *  Cette  nouvelle  manière  de  copier  la  musique  est  exposée  assez 
en  d(:tail  dans  sa  Lettre  au  docteur  Burney.  D'ailleurs,  quoiqu'il 
annonce  avoir  écrit  de  cette  manière  une  grande  (juantité  de  pièces, 
mi  n'en  trouve  point  dans  le  recueil  de  sa  musique  manuscrite  de- 
posée  à  la  Bibliothèque  royale. 


SECOND  DIALOGUE.  281 

amusement.  Il  a  fait  et  distribué  des  copies  de  cette 
musique  tant  en  partition  qu'en  parties  séparées 
transcrite  sur  les  originaux  qu'il  a  gardés.  Qu'il 
ait  composé  ou  pillé  toute  cette  musique,  ce  n'est 
pas  de  quoi  il  s'agit  ici.  S'il  ne  l'a  pas  composée, 
toujours  est-il  certain  qu'il  l'a  écrite  et  notée  plu- 
sieurs fois  de  sa  main.  S'il  ne  l'a  pas  composée, 
quede  temps  ne  lui  a-t-il  pas  fallu,  pour  chercher, 
pour  choisir  dans  les  musiques  déjà  toutes  faites 
celles  qui  convenoient  aux  paroles  qu'on  lui  four- 
nissoit,  ou  pour  l'y  ajuster  si  bien  qu'elle  y  fût 
parfaitement  appropriée ,  mérite  qu'a  particulière- 
ment la  musique  qu'il  donne  pour  sienne  !  Dans 
un  pareil  pillage  il  y  a  moins  d'invention  sans 
doute,  mais  il  y  a  plus  d'art,  de  travail,  sur-tout 
de  consommation  de  temps,  etc'étoitlà  pour  lors 
l'unique  objet  de  ma  recherche. 

Tout  ce  travail  qu'il  a  mis  sous  mes  yeux,  soit 
en  nature,  soit  par  articles  exactement  détaillés, 
fait  ensemble  plus  de  huit  mille  pages  de  mu- 
sique, tout  écrite  de  sa  main  depuis  son  retour 
à  Paris. 

Ces  occupations  ne  l'ont  pas  empêché  de  se  li- 
vrer à  l'amusement  de  la  botanique,  à  laquelle  il 
a  donné  pendant  plusieurs  années  la  meilleure 
partie  de  son  temps.  Dans  de  grandes  et  fréquentes 
herborisations  il  a  fait  une  immense  collection  de 
plantes  ;  il  les  a  desséchées  avec  des  soins  infinis; 


282  SECOND  DIALOGUE. 

il  les  a  collées  avec  une  grande  propreté  sur  des 
papiers  qu'il  ornoit  de  cadres  rouges.  11  s'est  appli- 
qué à  conserver  la  figure  et  la  couleur  des  fleurs 
et  des  feuilles,  au  point  de  faire  de  ces  herbiers 
ainsi  préparés  des  recueils  de  miniatures.  Il  en  a 
donné,  envoyé  à  diverses  personnes,  et  ce  qui  lui 
reste  '  suffiroit  pour  persuader,  à  ceux  qui  savent 
combien  ce  travail  exige  de  temps  et  de  patience, 
qu'il  en  fait  son  unique  occupation. 

LE    FRANÇOIS. 

Ajoutez  le  temps  qu'il  lui  a  fallu  pour  étudier 
à  fond  les  propriétés  de  toutes  ces  plantes,  pour 
les  piler,  les  extraire,  les  distiller,  les  préparer  de 
manière  à  en  tirer  les  usages  auxquels  il  les  des- 
tine; car  enfin,  quelque  prévenu  pour  lui  que 
vous  puissiez  être,  vous  comprenez  bien,  je  pense, 
qu'on  n'étudie  pas  la  botanique  pour  rien. 
ROUSSEAU. 

Sans  doute  je  comprends  que  le  charme  de 
l'étude  de  la  nature  est  quelque  chose  pour  toute 
ame  sensible,  et  beaucoup  pour  un  solitaire.  Quant 
aux  préparations  dont  vous  parlez,  et  qui  n'ont 
nul  rapport  à  la  botanique,  je  n'en  ai  pas  vu  chez 
lui  le  moindre  vestige  ;  je  ne  me  suis  point  aperçu 
qu'il  eût  fait  aucune  étude  des  propriétés  des 
plantes,  ni  même  qu'il  y  crût  beaucoup.   «Je 

'   Ce  reste  a  été  donné  presque  eit  entier  à  M.  Malthus,  qui  a 
ulicté  mes  livres  de  botanique. 


SECOND  DIALOGUE.  283 

«  connois,  ma-t-il  dit,  l'organisation  végétale  et 
«  la  structure  des  plantes  sur  le  rapport  de  mes 
«  yeux,  sur  la  foi  de  la  nature,  qui  me  la  montre 
«  et  qui  ne  ment  point  ;  mais  je  ne  connois  leurs 
«  vertus  que  sur  la  foi  des  hommes,  qui  sont  igno- 
«  rants  et  menteurs  :  leur  autorité  a  généralement 
«  sur  moi  trop  peu  d'empire  pour  que  je  lui  en 
«  donne  beaucoup  en  cela.  D'ailleurs  cette  étude, 
«vraie  ou  fausse,  ne  se  fait  pas  en  plein  champ 
«comme  celle  de  la  botanique,  mais  dans  des 
«laboratoires  et  chez  les  malades;  elle  demande 
«  une  vie  appliquée  et  sédentaire  qui  ne  me  plaît 
«ni  ne  me  convient.»  En  effet,  je  n'ai  rien  vu 
chez  lui  qui  montrât  ce  goût  de  pharmacie.  J'y  ai 
vu  seulement  des  cartons  remplis  des  rameaux  de 
plantes  dont  je  viens  de  vous  parler,  et  des  graines 
distribuées  dans  de  petites  boîtes  classées  comme 
les  plantes  qui  les  fournissent,  selon  le  système 
de  Linnaeus. 

LE    FRANÇOIS. 

Ah!  de  petites  boîtes  1  Eh  bien!  monsieur,  ces 
petites  boîtes,  à  quoi  servent-elles?  qu'en  dites- 
vous? 

ROUSSEAU. 

Belle  demande!  A  empoisonner  les  gens  à  qui 
il  fait  avaler  en  bol  toutes  ces  graines.  Par  exem  pie, 
vous  avalerez  par  mégarde  une  once  ou  deux  de 
graines  de  pavots,  qui  vous  endormira  pour  tou- 


284  SECOND  DIALOGUE, 

jours,  et  du  reste  comme  cela.  C'est  encore  la 
môme  chose  à-peu-près  dans  les  plantes;  il  vous 
les  fait  brouter  comme  du  fourrage,  ou  bien  il 
vous  en  fait  boire  le  jus  dans  des  sauces. 

LE    FRANÇOIS. 

Eh!  non,  monsieur;  on  sait  bien  que  ce  n'est 
pas  de  la  sorte  que  la  chose  peut  se  faire,  et  nos 
médecins  qui  l'ont  voulu  décider  ainsi  se  sont  fait 
tort  chez  les  gens  instruits.  Une  écuellée  de  jus  de 
ciguë  ne  suffit  pas  à  Socrate,  il  en  fallut  une  se- 
conde; il  faudroit  donc  que  Jean- Jacques  fît  boire 
à  son  monde  des  bassins  de  jus  d'herbes  ou  man- 
ger des  litrons  de  graines.  Oh  !  que  ce  n'est  pas 
ainsi  qu'il  s'y  prend!  Il  sait,  à  force  d'opérations, 
de  manipulations,  concentrer  tellement  les  poi- 
sons des  plantes,  qu'ils  agissent  plus  fortement 
que  ceux  mêmes  des  minéraux.  Il  les  escamote,  et 
vous  les  fait  avaler  sans  qu'on  s'en  aperçoive;  il 
les  fait  même  agir  de  loin  comme  la  poudre  de 
sympathie;  et,  comme  le  basilic,  il  sait  empoi- 
sonner les  gens  en  les  regardant.  Il  a  suivi  jadis 
un  cours  de  chimie,  rien  n'est  plus  certain.  Or  vous 
comprenez  bien  ce  que  c'est,  ce  que  ce  peut  être, 
qu'un  homme  qui  n'est  ni  médecin  ni  apothicaire, 
et  qui  néanmoins  suit  des  cours  de  chimie  et  cul- 
tive la  botanique.  Vous  dites  cependant  n'avoir  vu 
chez  lui  nuls  vestiges  de  préparations  chimiques. 
Quoi!  point  d'alambics,  de  fourneaux,  de  cha- 


SECOND  DIALOGUE.  a85 

pitcaux,  de  cornues?  rien  qui  ait  rapporta  un 
laboratoire  ! 

ROUSSEAU. 

Pardonnez-moi,  vraiment;  j'ai  vu  dans  sa  petite 
cuisine  un  réchaud,  des  cafetières  de  fer-blanc, 
des  plats,  des  pots,  des  écuelles  de  terre. 

LE    FRANÇOIS. 

Des  plats,  des  pots ,  des  écuelles  !  Eh  !  mais  vrai- 
ment !  voilà  l'affaire.  Il  n'en  faut  pas  davantage 
pour  empoisonner  tout  le  genre  humain 

ROUSSEAU. 

Témoin  Mignot  et  ses  successeurs. 

LE    FRANÇOIS. 
Vous  me  direz  que  les  poisons  qu'on  préparc 
dans  des  écuelles  doivent  se  manger  à  la  cuillère , 
et  que  les  potages  ne  s'escamotent  pas 

ROUSSEAU. 

Oh  !  non,  je  ne  vous  dirai  point  tout  cela,  je 
vous  jure,  ni  rien  de  semblable:  je  me  contente- 
rai d'admirer.  O  la  savante,  la  méthodique  mar- 
che que  d'apprendre  la  botanique  pour  se  faire 
empoisonneur!  C'est  comme  si  l'on  apprenoit  la 
géométrie  pour  se  faire  assassin. 

LE    FRANÇOIS. 

Je  vous  vois  sourire  bien  dédaigneusement.  Vous 
passionneriez-vous  toujours  pour  cet  homme-là? 
ROUSSEAU. 

Me  passionner!  moi!  Rendez-moi  plus  de  jus- 


286  SECOND  DIALOGUE, 

tice,  et  soyez  même  assuré  que  jamais  Rousseau 
ne  défendra  Jean-Jacques  accusé  d'être  un  empoi- 
sonneur. 

LE    FRANÇOIS. 

Laissons  donc  tous  ces  persiflages,  et  reprenez 
vos  récits.  J'y  prête  une  oreille  attentive  :  ils  m'in- 
téressent de  plus  en  plus. 

ROUSSEAU. 

Ils  vous  intéresseroîent  davantage  encore,  j'en 
suis  très  sûr,  s'il  m'étoit  possible  ou  permis  ici  de 
tout  dire.  Ce  seroit  abuser  de  votre  attention  que 
de  l'occuper  à  tous  les  soins  que  j'ai  pris  pour 
m'assurer  du  véritable  emploi  de  son  temps,  de 
la  nature  de  ses  occupations,  et  de  l'esprit  dans 
lequel  il  s'y  livre.  Il  vaut  mieux  me  borner  à  des 
résultats,  et  vous  laisser  le  soin  de  tout  vérifier 
par  vous-même ,  si  ces  recherches  vous  intéressent 
assez  pour  cela. 

Je  dois  pourtant  ajouter  aux  détails  dans  les- 
quels je  viens  d'entrer  que  Jean-Jacques,  au  milieu 
de  tout  ce  travail  manuel,  a  encore  employé  six 
mois  dans  le  même  intervalle  tant  à  l'examen  de 
la  constitution  d'une  nation  malheureuse,  qu'à 
proposer  ses  idées  sur  les  corrections  à  faire  à 
cette  constitution,  et  cela  sur  les  instances  réité- 
rées jusqu'à  l'opiniâtreté  d'un  des  premiers  pa- 
triotes de  cette  nation,  qui  lui  faisoit  un  devoir 
d'humanité  des  soins  qu'il  lui  imposoit. 


SECOND  DIALOGUE.  287 

Enfin,  malgré  la  résolution  qu'il  avoit  prise  on 
arrivant  à  Paris  de  ne  plus  s'occuper  de  ses  mal- 
heurs, ni  de  reprendre  la  plume  à  ce  sujet,  les 
indignités  continuelles  qu'il  y  a  souffertes ,  les  har- 
cèlements sans  relâche  que  la  crainte  qu'il  n'écri- 
vît lui  a  fait  essuyer,  l'impudence  avec  laquelle  on 
lui  attribuoit  incessamment  de  nouveaux  livres, 
et  la  stupide  ou  maligne  crédulité  du  public  à  cet 
égard ,  ayant  lassé  sa  patience,  et  lui  faisant  sentir 
qu'il  ne  gagneroit  rien  pour  son  repos  à  se  taire, 
il  a  fait  encore  un  effort;  et,  s'occupant  de  rechef, 
malgré  lui,  de  sa  destinée  et  de  ses  persécuteurs, 
il  a  écrit  en  forme  de  dialogue  une  espèce  de  ju- 
gement d'eux  et  de  lui  assez  semblable  à  celui  qui 
pourra  résulter  de  nos  entretiens.  Il  m'a  souvent, 
protesté  que  cet  écrit  étoit  de  tous  ceux  qu'il  a  faits 
en  sa  vie  celui  qu'il  avoit  entrepris  avec  le  plus 
de  répugnance  et  exécuté  avec  le  plus  d'ennui.  Il 
l'eût  cent  fois  abandonné  si  les  outrages  augmen- 
tant sans  cesse  et  poussés  enfin  aux  derniers  ex- 
cès ne  l'avoient  forcé,  malgré  lui,  de  le  pour- 
suivre. Mais  loin  qu'il  ait  jamais  pu  s'en  occuper 
long-temps  de  suite,  il  n'en  eût  pas  même  enduré 
l'angoisse,  si  son  travail  journalier  ne  fût  venu 
l'interrompre  et  la  lui  faire  oublier  :  de  sorte  qu'il 
y  a  rarement  donné  plus  d'un  quart  d'heure  par 
jour,  et  cette  manière  d'écrire  coupée  et  inter- 
rompue est  une  des  causes  du  peu  de  suite  et  des 


288  SECOND  DIALOGUE. 

répétitions  continuelles  qui  régnent  dans  cet  écrit. 

Après  m'être  assuré  que  cette  copie  de  musique 
n'étoit  point  un  jeu,  il  me  restoit  à  savoir  si  en  ef- 
fet elle  étoit  nécessaire  à  sa  subsistance,  et  pour- 
quoi, ayant  d'autres  talents  qu'il  pouvoit  employer 
plus  utilement  pour  lui-même  et  pour  le  public, 
il  s'étoit  attaché  de  préférence  à  celui-là.  Pour 
abréger  ces  recherches  sans  manquer  à  mes  enga- 
gements envers  vous,  je  lui  marquai  naturellement 
ma  curiosité,  et,  sans  lui  dire  tout  ce  que  vous 
m'aviez  appris  de  son  opulence,  je  me  contentai 
de  lui  répéter  ce  que  j'avois  ouï  dire  mille  fois, 
que  du  seul  produit  de  ses  livres,  et  sans  avoir 
rançonné  ses  libraires ,  il  devoit  être  assez  riche 
pour  vivre  à  son  aise  de  son  revenu. 

Vous  avez  raison,  me  dit-il,  si  vous  ne  voulez  dire 
en  cela  que  ce  qui  pouvoit  être;  mais  si  vous  prétendez 
en  conclure  que  la  chose  est  réellement  ainsi,  et  que  je 
suis  richeen  effet,  vousavez  tort,  toutau  moins;  car  un 
sophisme  bien  cruel pourroit  se  cacher  sous  cette  erreur. 

Alors  il  entra  dans  le  détail  articulé  de  ce  qu'il 
avoit  reçu  de  ses  libraires  pour  chacun  de  ses 
livres,  de  toutes  les  ressources  qu'il  avoit  pu  avoir 
d'ailleurs,  des  dépenses  auxquelles  il  avoit  été 
forcé,  pendant  huit  ans  qu'on  s'est  amusé  à  le  faire 
voyager  à  grands  frais,  lui  et  sa  compagne,  au- 
jourd'hui sa  femme;  et,  de  tout  cela  bien  calculé 
et  bien  prouvé,  il  résulta  qu'avec  quelque  argent 


SECOND  DIALOGUE.  289 

comptant ,  provenant  tant  de  son  accord  avec  l'O- 
péra, que  de  la  vente  de  ses  livres  de  botanique, 
et  du  reste  d'un  fonds  de  mille  écus  qu'il  avoit  à 
Lyon,  et  qu'il  retira  pour  s'établir  à  Paris,  toute 
sa  fortune  présente  consiste  en  huit  cents  francs 
de  rente  viagère  incertaine,  et  dont  il  n'a  aucun 
titre,  et  trois  cents  francs  de  rente  aussi  viagère, 
mais  assurée,  du  moins  autant  que  la  personne 
qui  doit  la  payer  sera  solvable.  «  Voilà  très  fidéle- 
«  nient,  me  dit-il,  à  quoi  se  borne  toute  mon 
«  opulence.  Si  quelqu'un  dit  me  savoir  aucun 
«  autre  fonds  ou  revenu,  de  quelque  espèce  que  ce 
«puisse  être,  je  dis  qu  il  ment,  et  je  nie  montre;  et 
«  si  quelqu'un  dit  en  avoir  à  moi ,  qu'il  m'en  donne 
«  le  quart ,  et  je  lui  fais  quittance  du  tout. 

«Vous  pourriez,  continua-t-il,  dire  comme  tant 
«d'autres,  que,  pour  un  philosophe  austère, 
«  onze  cents  francs  de  rente  devroient,  au  moins 
«tandis  que  je  les  ai,  suffire  à  ma  subsistance, 
<  sans  avoir  besoin  d'y  joindre  un  travail  auquel 
«je  suis  peu  propre,  et  que  je  fais  avec  plus 
«  d'ostentation  que  de  nécessité.  A  cela  je  réponds, 
«  premièrement,  que  je  ne  suis  ni  philosophe,  ni 
«  austère ,  et  que  cette  vie  dure,  dont  il  plaît  à  vos 
«  messieurs  de  me  faire  un  devoir,  n'a  jamais  été 
«ni  de  mon  goût,  ni  dans  mes  principes,  tant 
«  que,  par  des  moyens  justes  et  honnêtes,  j'ai  pu 
«  éviter  de  m'y  réduire.  En  me  faisant  copiste  de 


niALOGVES.  T.  T. 


290  SECOND  DIALOGUE. 

«  musique,  je  n'ai  point  prétendu  prendre  un  état 
«  austère  et  de  mortification,  mais  choisir  au  con- 
«  traire  une  occupation  de  mon  goût,  qui  ne  fa- 
it tiguât  pas  mon  esprit  paresseux,  et  qui  pût  me 
«  fournir  les  commodités  de  la  vie  que  mon  mince 
«  revenu  ne  pouvoit  me  procurer  sans  ce  supplé- 
«  ment.  En  renonçant,  et  de  grand  cœur  à  tout 
«  ce  qui  est  de  luxe  et  de  vanité,  je  n'ai  point  re- 
«  nonce  aux  plaisirs  réels;  et  c'est  même  pour  les 
«  goûter  dans  toute  leur  pureté  que  j'en  ai  détaché 
«  tout  ce  qui  ne  tient  qu'à  l'opinion.  Les  dissolu- 
«  tions  ni  les  excès  n'ont  jamais  été  de  mon  goût  ; 
«mais,  sans  avoir  jamais  été  riche,  j'ai  toujours 
«  vécu  commodément  ;  et  il  m'est  de  toute  iinpossi- 
«  bilité  de  vivre  commodément  dans  mon  petit 
«  ménage  avec  onze  cents  francs  de  rente,  quand 
«même  ils  seroient  assurés,  bien  moins  encore 
«  avec  trois  cents,  auxquels  d'un  jour  à  l'autre  je 
«  puis  être  réduit.  Mais  écartons  cette  prévoyance. 
«  Pourquoi  voulez-vous  que,  sur  mes  vieux  jours , 
«je  fasse  sans  nécessité  le  dur  apprentissage  d'une 
«  vie  plus  que  frugale,  à  laquelle  mon  corps  n'est 
«  point  accoutumé;  tandis  qu'un  travail  qui  n'est 
«  pour  moi  qu'un  plaisir  me  procure  la  continua- 
«  tion  de  ces  mêmes  commodités,  dont  l'habitude 
«  m'a  fait  un  besoin,  et  qui,  de  toute  autre  manière , 
«  seroient  moins  à  ma  portée  ou  me  coûteroient 
«  beaucoup  plus  cher?  Vos  messieurs,  qui  n'ont 


SECOND  DIALOGUE.  291 

«  pas  pris  pour  eux  cette  austérité  qu'ils  me  pres- 
crivent,  font  bien  d'intriguer  ou  emprunter, 
«  plutôt  que  de  s'assujettir  à  un  travail  manuel  qui 
«leur  paroît  ignoble,  usurier,  insupportable,  et 
«  ne  procure  pas  tout  d'un  coup  des  rafles  de  cin- 
«  quante  mille  francs.  Mais  moi  qui  ne  pense  pas 
«  comme  eux  sur  la  véritable  dignité;  moi  qui 
.<  trouve  une  jouissance  très  douce  dans  le  passage 
«  alternatif  du  travail  à  la  récréation,  par  une  oc- 
«  cupation  de  mon  goût,  que  je  mesure  à  ma  vo- 
lonté, j'ajoute  ce  qui  manque  à  ma  petite  for- 
«  tune,  pour  me  procurer  une  subsistance  aisée, 
«  et  je  jouis  des  douceurs  d'une  vie  égale  et  simple 
«  autant  qu'il  dépend  de  moi.  Un  désœuvrement 
«absolu  m'assujettiroit  à  l'ennui,   me  forceroit 
«  peut-être  à  chercher  des  amusements  toujours 
«  coûteux ,  souvent  pénibles ,  rarement  innocents  ; 
«  au  lieu  qu'après  le  travail  le  simple  repos  a  son 
«  charme,  et  suffit,  avec  la  promenade,  pour  l'a- 
«  musement  dont  j'ai  besoin.  Enfin ,  c'est  peut-être 
«  un  soin  que  je  me  dois  dans  une  situation  aussi 
•<  triste,  d'y  jeter  du  moins  tous  les  agréments  qui 
«restent  à  ma  portée,  pour  tâcher  d'en  adoucir 
«l'amertume,  de  peur  que  le  sentiment  de  mes 
«  peines,  aigri  par  une  vie  austère,  ne  fermentât 
«  dans  mon  ame,  et  n'y  produisît  des  dispositions 
«  haineuses  et  vindicatives,  propres  à  me  rendre 
«  méchant  et  plus  malheureux.  Je  me  suis  tou- 

'9- 


29a  SECOND  DIALOGUE. 

«  jours  bien  trouve  d'armer  mon  cœur  contre  la 
«  haine  par  toutes  les  jouissances  que  j'ai  pu  me 
«  procurer.  Le  succès  de  cette  méthode  me  la 
«  rendra  toujours  chère;  et  plus  ma  destinée  est 
«déplorable,  plus  je  m'efforce  à  la  parsemer  de 
«  douceurs,  pour  me  maintenir  toujours  bon. 

«  Mais ,  disent-ils,  parmi  tant  d'occupations  dont 
«  il  a  le  choix,  pourquoi  choisir  par  préférence 
«  celle  à  laquelle  il  paroît  le  moins  propre,  et  qui 
«  doit  lui  rendre  le  moins?  Pourquoi  copier  de 
«  la  musique  au  lieu  de  faire  des  livres  ?  Il  y  ga- 
«  gneroit  davantage  et  ne  se  dégraderoit  pas.  Je 
«  répondrois  volontiers  à  cette  question  en  la  ren- 
«  versant.  Pourquoi  faire  des  livres  au  lieu  de  co- 
«  pier  de  la  musique,  puisque  ce  travail  me  plaît 
«  et  me  convient  plus  que  tout  autre,  et  que  son 
^produit  est  un  gain  juste,  honnête  et  qui  me 
«suffit?  Penser  est  un  travail  pour  moi  très  pé- 
«nible,  qui  me  fatigue,  me  tourmente  et  me 
«  déplaît  ;  travailler  de  la  main  et  laisser  ma  tète 
«  en  repos  me  récrée  et  m'amuse.  Si  j'aime  quel- 
«  quefois  à  penser,  c'est  librement  et  sans  gêne, 
<  en  laissant  aller  à  leur  gré  mes  idées,  sans  les 
«  assujettir  à  rien.  Mais  penser  à  ceci  ou  à  cela  par 
«  devoir,  par  métier,  mettre  à  mes  productions 
«de  la  correction,  de  la  méthode,  est  pour  moi 
«le  travail  d'un  galérien;  et  penser  pour  vivre, 
«  me  paroît  la  plus  pénible  ainsi  que  la  plus  ridi- 


SECOND  DIALOGUE!  a93 

«  cule  de  toutes  les  occupations.  Que  d'autres 
«  usent  de  leurs  talents  comme  il  leur  plaît,  je  ne 
«  les  en  blâme  pas  ;  mais  pour  moi  je  n'ai  jamais 
«  voulu  prostituer  les  miens  tels  quels ,  en  les 
«  mettant  à  prix ,  sûr  que  cette  vénalité  même  les 
«  auroit  anéantis.  Je  vends  le  travail  de  mes  mains , 
«  mais  les  productions  de  mon  ame  ne  sont  point 
«à  vendre;  c'est  leur  désintéressement  qui  peut 
«seul  leur  donner  de  la  force  et  de  1  élévation. 
«  Celles  que  je  ferois  pour  de  l'argent  n'en  vau- 
«  droient  guère,  et  m'en  rendroient  encore  moins. 
«  Pourquoi  vouloirque  je  fasse  encore  des  livres , 
«  quand  j'ai  dit  tout  ce  que  j'avois  à  dire,  et  qu'il 
«ne  me  resteroit  que  la  ressource,  trop  chétive 
«  à  mes  yeux,  de  retourner  et  répéter  les  mêmes 
«  idées  ?  A  quoi  bon  redire  une  seconde  fois  et 
«  mal  ce  que  j'ai  dit  une  fois  de  mon  mieux?  Ceux 
«  qui  ont  la  démangeaison  de  parler  toujours 
«trouvent  toujours  quelque  ebose  à  dire;  cela 
«  est  aisé  pour  qui  ne  veut  qu'agencer  des  mots, 
«  mais  je  n'ai  jamais  été  tenté  de  prendre  la  plume 
«que  pour  dire  des  choses  grandes,  neuves  et 
«nécessaires,  et  non  pas  pour  rabâcher.  J'ai  fait 
«des  livres,  il  est  vrai,  mais  jamais  je  ne  fus  un 
«  livrier.  Pourquoi  faire  semblant  de  vouloir  que 
«  je  fasse  encore  des  livres ,  quand  en  effet  on  craint 
«  tant  que  je  n'en  fasse,  et  qu'on  met  tant  de  vigi- 
«  lance  à  m'en  ôter  tous  les  moyens  ?  On  me  ferme 


■294  SECOND  DIALOGUE. 

«  l'abord  de  toutes  les  maisons ,  hors  celles  des 
«  fauteurs  de  la  ligue.  On  me  cache  avec  le  plus 
«  grand  soin  la  demeure  et  l'adresse  de  tout  le 
«  monde.  Les  suisses  et  les  portiers  ont  tous  pour 
«  moi  des  ordres  secrets,  autres  que  ceux  de  leurs 
«  maîtres  ;  on  ne  me  laisse  plus  de  communication 
«  avec  les  humains,  même  pour  parler  :  me  per- 
«  mettroit-on  d  écrire  ?  On  me  laisseroit  peut-être 
«  exprimer  ma  pensée  afin  de  la  savoir,  mais  très 
«  certainement  on  m'empêcheroit  bien  de  la  dire 
«  au  public. 

«Dans  la  position  où  je  suis,  si  j'avois  à  faire 
«  des  livres,  je  n'en  devrois  et  n'en  voudrois  faire 
«  que  pour  la  défense  de  mon  honneur,  pour  con- 
«  fondre  et  démasquer  les  imposteurs  qui  le  dif- 
«  fament  :  il  ne  m'est  plus  permis,  sans  me  man- 
«  quer  à  moi-même,  de  traiter  aucun  autre  sujet. 
«Quand  j'aurois  les  lumières  nécessaires  pour 
«  percer  cet  abyme  de  ténèbres  où  Ton  m'a  plongé, 
«<  et  pour  éclairer  toutes  ces  trames  souterraines, 
«  y  a-t-il  du  bon  sens  à  supposer  qu'on  melaisse- 
«  roit  faire,  et  que  les  gens  qui  disposent  de  moi 
«  souffriroient  que  j'instruisisse  le  public  de  leurs 
«  manœuvres  et  de  mon  sort  ?  A  qui  m'adresse- 
«  rois-je  pour  me  faire  imprimer,  qui  ne  fût  un 
«  de  leurs  émissaires,  ou  qui  ne  le  devînt  aussitôt? 
«  m'ont-ils  laissé  quelqu'un  à  qui  je  pusse  me  con- 
«  fier? Ne  sait-on  pas  tous  les  jours,  à  toutes  les 


SECOND  DIALOGUE.  2<j5 

«  heures,  à  qui  j'ai  parlé,  ce  que  j'ai  dit?  et  dou- 
«  tez- vous  que,  depuis  nos  entrevues,  vous-même 
«  ne  soyez  aussi  surveillé  que  moi?  Quelqu'un  peut- 
*il  ne  pas  voir  qu'investi  de  toutes  parts,  garde 
«  à  vue  comme  je  le  suis,  il  m'est  impossible  de 
«  faire  entendre  nulle  part  la  voix  de  la  justice  et 
«  de  la  vérité  ?  Si  l'on  paroissoit  m'en  laisser  le 
«moyen,  ce  seroit  un  piège.  Quand  j'aurois  dit 
«  blanc,  on  me  feroit  dire  noir,  sans  même  que 
«j'en  susse  rien  '  ;  et  puisqu'on  falsifie  tout  ouver- 
«  tement  mes  anciens  écrits  qui  sont  dans  les  mains 
«de  tout  le  monde,  manqueroit-on  de  falsifier 
«  ceux  qui  n'auroient  point  encore  paru,  et  dont 
«  riennepourroitconstaterlafalsification, puisque 
«  mes  protestations  sont  comptées  pour  rien?  Eh  ! 
«  monsieur,  pouvez-vous  ne  pas  voir  que  le  grand , 
«ie  seul  crime  qu'ils  redoutent  de  moi,  crime 
«  affreux  dont  l'effroi  les  tient  dans  des  transes 
«  continuelles,  est  ma  justification? 

«  Faire  des  livres  pour  subsister  eût  été  me  mettre 
«  dans  la  dépendance  du  public.  Il  eût  été  dès-lors 
«  question ,  non  d'instruire  et  de  corriger,  mais 
«  de  plaire  et  de  réussir.  Cela  ne  pouvoit  plus  se 
«  faire  en  suivant  la  route  que  j'avois  prise  ;  les 
«temps  étoient  trop  changés,  et  le  public  a  voit 

'  Comme  on  fera  certainement  du  contenu  de  cet  dent,  si  son 
existence  est  connue  du  public ,  et  qu'il  tombe  entre  les  mains  de 
ces  messieurs  ;  ce  qui  paroît  naturellement  inévitable. 


a96  SECOND  DIALOGUE, 

«trop  changé  pour  moi.  Quand  je  publiai  mes 
«premiers  écrits,  encore  livré  à  lui-même,  il 
«  n'avoit  point  en  total  adopté  de  secte,  et  pou- 
«  voit  écouter  la  voix  de  la  vérité  et  de  la  raison. 
«Mais  aujourd'hui  subjugué  tout  entier,  il  ne 
«  raisonne  plus ,  il  n'est  plus  rien  par  lui-même,  et 
«  ne  suit  plus  que  les  impressions  que  lui  donnent 
«  ses  guides.  L'unique  doctrine  qu'il  peut  goûter 
«  désormais  est  celle  qui  met  ses  passions  à  leur 
«  aise ,  et  couvre  d  un  vernis  de  sagesse  le  dérègle- 
«  ment  de  ses  mœurs.  Il  ne  reste  plus  qu'une  route 
«  pour  quiconque  aspire  à  lui  plaire  :  c'est  de 
«  suivre  à  la  piste  les  brillants  auteurs  de  ce  siècle, 
«  et  de  prêcher  comme  eux,  dans  une  morale  hy- 
«  pocrite,  l'amour  des  vertus  et  la  haine  du  vice, 
«  mais  après  avoir  commencé  par  prononcer 
«  comme  eux  que  tout  cela  sont  des  mots  vides 
«  de  sens,  faits  pour  amuser  le  peuple;  qu'il  n'y  a 
«  ni  vice  ni  vertu  dans  le  cœur  de  l'homme,  puis- 
«  qu'il  n'y  a  ni  liberté  dans  sa  volonté  ni  moralité 
«  dans  ses  actions;  que  tout,  jusqu'à  cette  volonté 
«même,  est  l'ouvrage  d'une  aveugle  nécessité; 
«  qu'enfin  la  conscience  et  les  remords  ne  sont  que 
«préjugés  et  chimères,  puisqu'on  ne  peut,  ni 
«  s'applaudir  d'une  bonne  action  qu'on  a  été  forcé 
«  de  faire  ni  se  reprocher  un  crime  dont  on  n'a 
«  pas  eu  le  pouvoir  de  s'abstenir  ' .  Et  quelle  cha- 

1  Voilà  ce  qu'ils  ont  ouvertement   enseigné  et  publié  jusqu'ici, 


SECOND  DIALOGUE.  297 

«leur,  quelle  véhémence,  quel  ton  de  persua- 
«  sion  et  de  vérité  pourrois-je  mettre,  quand  je  le 
«  voudrois,  dans  ces  cruelles  doctrines  qui ,  flat- 
«  tant  les  heureux  et  les  riches,  accablent  les  in- 
«  fortunés  et  les  pauvres,  en  ôtant  aux  uns  tout 
«  frein,  toute  crainte,  toute  retenue  ;  aux  autres 
«  toute  espérance,  toute  consolation?  et  comment 
«  enfin  les  accorderois-je  avec  mes  propres  écrits, 
«pleins  de  la  réfutation  de  tous  ces  sophismes? 
«  Non,  j'ai  dit  ce  que  je  savois,  ce  que  je  croyois 
«  du  moins  être  vrai ,  bon  ,  consolant,  utile.  J'en 
«  ai  dit  assez  pour  qui  voudra  m 'écouter  en  sin- 
«  cérité  de  cœur,  et  beaucoup  trop  pour  le  siècle 
«  où  j'ai  eu  le  malheur  de  vivre.  Ce  que  je  dirois 
«  de  plus  ne  feroit  aucun  effet,  et  je  le  dirois  mal, 
«  n'étant  animé  ni  par  l'espoir  du  succès,  comme 
«les  auteurs  à  la  mode,  ni  comme  autrefois  par 
«  cette  hauteur  de  courage  qui  met  au-dessus,  et 
«qu'inspire  le  seul  amour  de  la  vérité,  sans  mé- 
«  lange  d'aucun  intérêt  personnel.  » 

Voyant  l'indignation  dont  il  s'enflammoit  à  ces 
idées,  je  me  gardai  de  lui  parler  de  tous  ces  fa- 
tras de  livres  et  de  brochures  qu'on  lui  fait  bar- 
bouiller et  publier  tous  les  jours  avec  autant  de 

sans  qu'on  ait  songé  à  les  décréter  pour  cette  doctrine.  Cette  peine 
étoit  réservée  au  système  impie  de  la  religion  naturelle.  A  présent 
c'est  à  Jean-Jacques  qu'ils  font  dire  tout  cela;  eux  se  taisent,  ou 
crient  à  l'impie,  et  le  public  avec  eux.  Risum  teneatis,  amici! 


ucpS  SECOND  DIALOGUE, 

secret  que  de  bon  sens.  Par  quelle  inconcevable 
bêtise  pourroit-il  espérer,  surveillé  comme  il  est, 
de  pouvoir  garder  un  seul  moment  l'anonyme; 
et  lui  à  qui  l'on  reproche  tant  de  se  défier  à  tort 
de  tout  le  monde,  comment  auroit-il  une  con- 
fiance aussi  stupide  en  ceux  qu'il  chargeroit  de 
la  publication  de  ses  manuscrits  ?  et  s'il  avoit  en 
quelqu'un  cette  inepte  confiance,  est-il  croyable 
qu'il  ne  s'en  serviroit,  dans  la  position  où  il  est, 
que  pour  publier  d'arides  traductions  et  de  fri- 
voles brochures  '  ?  Enfin  peut-on  penser  que,  se 
voyant  ainsi  journellement  découvert,  il  ne  laissât 
pas  d'aller  toujours  son  train  avec  le  même  mys- 
tère, avec  le  même  secret  si  bien  gardé,  soit  en 
continuant  de  se  confier  aux  mêmes  traîtres,  soit 
en  choisissant  de  nouveaux  confidents  tout  aussi 
fidéies? 

J'entends  insister.  Pourquoi,  sans  reprendre  ce 
métier  d'auteur  qui  lui  déplaît  tant,  ne  pas  choisir 
au  moins  pour  ressource  quelque  talent  plus  ho- 
norable ou  plus  lucratif?  Au  lieu  de  copier  de  la 
musique,  s'il  étoit  vrai  qu'il  la  sût,  que  n'en  fai- 
soit-il  ou  que  ne  l'enseignoit-il?  S'il  ne  la  savoit 
pas,  il  avoit  ou  passoit  pour  avoir  d'autres  con- 
noissances  dont  il  pouvoit  donner  leçon  :  l'italien, 
la  géographie,  l'arithmétique;  que  sais-je,  moi? 

1  Aujourd'hui  ce  sont  des  livres  en  forme;  mais  il  y  a  dans  l'œuvre 
qui  me  regarde  uu  progrès  qu'il  n'étoit  pas  aise'  de  prévoir. 


SECOND  DIALOGUE.  299 

tout ,  puisqu'on  a  tant  de  facilités  à  Paris  pour  en- 
seigner ce  qu'on  ne  sait  pas  soi-même.  Les  plus 
médiocres  talents  valoient  mieux  à  cultiver  pour 
s'aider  à  vivre  que  le  moindre  de  tous,  qu'il  pos- 
sédoitmal  et  dont  il  tiroit  si  peu  de  profit,  même 
en  taxant  si  haut  son  ouvrage.  11  ne  se  fût  point 
mis,  comme  il  a  fait,  dans  la  dépendance  de  qui- 
conque vient,  armé  d'un  chiffon  de  musique,  lui 
débiter  son  amphigouri,  ni  des  valets  insolents  qui 
viennent,  dans  leur  arrogant  maintien ,  lui  déceler 
les  sentiments  cachés  des  maîtres.  Il  n'eût  point 
perdu  si  souvent  le  salaire  de  son  travail ,  ne  se  fût 
point  fait  mépriser  du  peuple,  et  traiter  de  juif  par 
le  philosophe  Diderot,  pour  ce  travail  même.  Tous 
ces  profits  mesquins  sont  méprisés  des  grandes 
âmes.  L'illustre  Diderot,  qui  ne  souille  point  ses 
mains  d'un  travail  mercenaire,  et  dédaigne  les  pe- 
tits gains  usuriers,  est  aux  yeux  de  l'Europe  en- 
tière un  sage  aussi  vertueux  que  désintéressé;  et 
le  copiste  Jean-Jacques ,  prenant  dix  sous  par  page 
de  son  travail  pour  s'aider  à  vivre ,  est  un  juif  que 
son  avidité  fait  universellement  mépriser.  Mais 
en  dépit  de  son  âpreté,  la  fortune  paroît  avoir  ici 
tout  remis  dans  l'ordre,  et  je  ne  vois  point  que  les 
usures  du  juif  Jean-Jacques  l'aient  rendu  fort 
riche,  ni  que  le  désintéressement  du  philosophe 
Diderot  l'ait  appauvri.  Eh  !  comment  ne  peut-on 
pas  sentir  que  si  Jean-Jacques  eût  pris  cette  oc- 


3oo  SECOND  DIALOGUE, 

cupation  de  copier  de  la  musique  uniquement 
pour  donner  le  change  au  public,  ou  par  affecta- 
tion, il  n'eût  pas  manqué,  pour  ôter  cette  arme 
à  ses  ennemis  et  se  faire  un  mérite  de  son  métier, 
de  le  faire  au  prix  des  autres,  ou  même  au-des- 
sous? 

LE   FRANÇOIS. 

L'avidité  ne  raisonne  pas  toujours  bien. 

ROUSSEAU. 

L'animosité  raisonne  souvent  plus  mal  encore. 
Cela  se  sent  à  merveille  quand  on  examine  les  al- 
lures de  vos  messieurs,  et  leurs  singuliers  raison- 
nements qui  les  décéleroient  bien  vite  aux  yeux  de 
quiconque  y  voudroit  regarder  et  ne  partageroit 
pas  leur  passion. 

Toutes  ces  objections  m  etoient  présentes  quand 
j'ai  commencé  d'observer  notre  homme;  mais  en  le 
voyant  familièrement,  j'ai  senti  bientôt  et  je  sens 
mieux  chaque  jour  que  les  vrais  motifs  qui  le  dé- 
terminent dans  toute  sa  conduite  se  trouvent 
rarement  dans  son  plus  grand  intérêt,  et  jamais 
dans  les  opinions  de  la  multitude.  Il  les  faut  cher- 
cher plus  près  de  lui  si  l'on  ne  veut  s'abuser  sans 
cesse. 

D'abord,  comment  ne  sent-on  pas  que  pour 
tirer  parti  de  tous  ces  petits  talents  dont  on  parle, 
il  en  faudroit  un  qui  lui  manque,  savoir  celui  de 
les  faire  valoir.  Il  faudroit  intriguer,  courir  à  son 


SECOND  DIALOGUE.  3oi 

Age  de  maison  en  maison ,  faire  sa  cour  aux  grands , 
aux  riches,  aux  femmes,  aux  artistes,  à  tous  ceux 
dont  on  le  laisserait  approcher;  car  on  mettroit  le 
même  choix  aux  gens  dont  on  lui  permettrait 
l'accès  qu'on  met  à  ceux  à  qui  Ton  permet  le  sien , 
et  parmi  lesquels  je  ne  serois  pas  sans  vous. 

Il  a  fait  assez  d'expériences  de  la  façon  dont  le 
traiteroient  les  musiciens,  s'il  se  mettoit  à  leur 
merci  pour  l'exécution  de  ses  ouvrages,  comme  il 
y  seroit  forcé  pour  en  pouvoir  tirer  parti.  J'ajoute 
que  quand  même,  à  force  de  manège,  il  pourrait 
réussir,  il  devrait  toujours  trouver  trop  chers  des 
succès  achetés  à  ce  prix.  Pour  moi,  du  moins, 
pensant  autrement  que  le  public  sur  le  véritable 
honneur,  j'en  trouve  beaucoup  plus  à  copier  chez 
soi  de  la  musique  à  tant  la  page,  qu'à  courir  de 
porte  en  porte  pour  y  souffrir  les  rebuffades  des 
valets,  les  caprices  des  maîtres,  et  faire  par-tout  le 
métier  de  cajoleur  et  de  complaisant.  Voilà  ce  que 
tout  esprit  judicieux  devrait  sentir  lui-même  ;  mais 
l'étude  particulière  de  l'homme  ajoute  un  nouveau 
poids  à  tout  cela. 

Jean-Jacques  est  indolent,  paresseux,  comme 
tous  les  contemplatifs  :  mais  cette  paresse  n'est  que 
dans  sa  tête.  Il  ne  pense  qu'avec  effort,  il  se  fatigue 
à  penser,  il  s'effraie  de  tout  ce  qui  l'y  force,  à  quel- 
que foible  degré  que  ce  soit,  et  s'il  faut  qu'il  ré- 
ponde à  un  bonjour  dit  avec  quelque  tournure, 


:k>2  SECOND  DIALOGUE, 

il  en  sera  tourmenté.  Cependant  il  est  vif,  laborieux 
à  sa  manière.  Il  ne  peut  souffrir  une  oisiveté  ab- 
solue: il  faut  que  ses  mains,  que  ses  pieds,  que 
ses  doigts  agissent,  que  son  corps  soit  en  exercice, 
et  que  sa  tête  reste  en  repos.  Voilà  d'où  vient  sa 
passion  pour  la  promenade;  il  y  est  en  mouvement 
sans  être  obligé  de  penser.  Dans  la  rêverie  on  n'est 
point  actif.  Les  images  se  tracent  dans  le  cerveau, 
s'y  combinent  comme  dans  le  sommeil,  sans  le  con- 
cours de  la  volonté;  on  laisse  à  tout  cela  suivre  sa 
marebe,  et  l'on  jouit  sans  agir.  Mais  quand  on 
veut  arrêter,  fixer  les  objets,  les  ordonner,  les 
arranger,  c'est  autre  chose;  on  y  met  du  sien. 
Sitôt  que  le  raisonnement  et  la  réflexion  s'en 
mêlent,  la  méditation  n'est  plus  un  repos,  elle  est 
une  action  très  pénible;  et  voilà  la  peine  qui  fait 
l'effroi  de  Jean-Jacques,  et  dont  la  seule  idée 
l'accable  et  le  rend  paresseux.  Je  ne  l'ai  jamais 
trouvé  tel,  que  dans  toute  œuvre  où  il  faut  que 
l'esprit  agisse ,  quelque  peu  que  ce  puisse  être.  Il 
n'est  avare  ni  de  son  temps  ni  de  sa  peine;  il  ne 
peut  rester  oisif  sans  souffrir;  il  passeront  volon- 
tiers sa  vie  à  bêcher  dans  un  jardin  pour  y  rêver 
à  son  aise;  mais  ce  seroit  pour  lui  le  plus  cruel 
supplice  de  la  passer  dans  un  fauteuil,  en  fatiguant 
sa  cervelle  à  chercher  des  riens  pour  amuser  des 
femmes. 

De  plus,  il  déteste  la  gêne  autant  qu'il  aime  l'oc- 


SECOND  DIALOGUE.  3o3 

cupation.  Le  travail  ne  lui  coûte  rien,  pourvu 
qu'il  le  fasse  à  son  heure,  et  non  pas  à  celle  d'au- 
trui.  Il  porte  sans  gêne  le  joug  de  la  nécessité  des 
choses,  mais  non  celui  de  la  volonté  des  hommes. 
Il  aimera  mieux  faire  une  tâche  double  en  prenant 
son  temps,  qu'une  simple  au  moment  prescrit. 

A-t-il  une  affaire,  une  visite,  un  voyage  à  faire? 
il  ira  sur-le-champ,  si  rien  ne  le  presse;  s'il  faut 
aller  à  l'instant,  il  regimbera.  Le  moment  où,  re- 
nonçant à  tout  projet  de  fortune  pour  vivre  au 
jour  la  journée,  il  se  défit  de  sa  montre,  fut  un 
des  plus  doux  de  sa  vie.  Grâces  au  ciel,  s'écria-t-il 
dans  un  transport  de  joie,  je  n'aurai  plus  besoin 
de  savoir  l'heure  qu'il  est  ! 

S'il  se  plie  avec  peine  aux  fantaisies  des  autres , 
ce  n'est  pas  qu'il  en  ait  beaucoup  de  son  chef.  Ja- 
mais homme  ne  fut  moins  imitateur,  et  cependant 
moins  capricieux.  Ce  n'est  pas  sa  raison  qui  l'em- 
pêche de  l'être,  c'est  sa  paresse;  car  les  caprices 
sont  des  secousses  de  la  volonté  dont  il  craindroit 
la  fatigue.  Rebelle  à  toute  autre  volonté,  il  ne  sait 
pas  même  obéir  à  la  sienne,  ou  plutôt  il  trouve  si 
fatigant  même  de  vouloir,  qu'il  aime  mieux,  dans 
le  courant  de  la  vie,  suivre  une  impression  pure- 
mentmachinale  qui  l'entraînesans  qu'il  ait  lapeine 
de  la  diriger.  Jamais  homme  ne  porta  plus  pleine- 
ment, et  dès  sa  jeunesse,  le  joug  propre  des  âmes 
foibles  et  des  vieillards,  savoir  celui  de  l'habitude. 


3o4  SECOND  DIALOGUE. 

C'est  par  elle  qu'il  aime  à  faire  encore  aujour- 
d'hui ce  qu'il  fit  hier,  sans  autre  motif,  si  ce  n'est 
qu'il  le  fit  hier.  La  route  étant  déjà  frayée,  il  a 
moins  de  peine  à  la  suivre,  qu'à  l'effort  d'une 
nouvelle  direction.  Il  est  incroyable  à  quel  point 
cette  paresse  de  vouloir  le  subjugue.  Cela  se  voit 
jusque  dans  ses  promenades.  Il  répétera  toujours 
la  même  jusqu'à  ce  que  quelque  motif  le  force  ab- 
solument d'en  changer:  ses  pieds  le  reportent 
d'eux-mêmes  où  ils  l'ont  déjà  porté.  Il  aime  à  mar- 
cher toujours  devant  lui,  pareeque  cela  se  fait 
sans  avoir  besoin  d'y  penser.  11  iroit  de  cette  façon 
toujours  rêvant  jusqu'à  la  Chine,  sans  s'en  aper- 
cevoir ou  sans  s'ennuyer.  Voilà  pourquoi  les  lon- 
gues promenades  lui  plaisent  ;  mais  il  n'aime  pas 
les  jardins  où  à  chaque  bout  d'allée  une  petite  di- 
rection est  nécessaire  pour  tourner  et  revenir  sur 
ses  pas  ;  et  en  compagnie  il  se  met ,  sans  y  penser, 
à  la  suite  des  autres  pour  n'avoir  pas  besoin  de 
penser  à  son  chemin;  aussi  n'en  a-t-il  jamais  re- 
tenu aucun  qu'il  ne  l'eût  fait  seul. 

Tous  les  hommes  sont  naturellement  paresseux, 
leur  intérêt  même  ne  les  anime  pas,  et  les  plus 
pressants  besoins  ne  les  font  agir  que  par  secousses  ; 
mais  à  mesure  que  l'amour-propre  s'éveille,  il  les 
excite ,  les  pousse ,  les  tient  sans  cesse  en  haleine , 
pareequ'il  est  la  seule  passion  qui  leur  parle  tou- 
jours :  c'est  ainsi  qu'on  les  voit  tous  dans  le  monde. 


SECOND  DIALOGUE.  3o5 

L'homme  en  qui  l'amour-proprc  ne  domine  pas, 
et  qui  ne  va  point  chercher  son  bonheur  loin  de 
lui,  est  le  seul  qui  connoisse  l'incurie  et  les  doux 
loisirs;  et  Jean-Jacques  est  cet  homme-là,  autant 
que  je  puis  m'y  connoître.  Rien  n'est  plus  uniforme 
que  sa  manière  de  vivre  ;  il  se  lève,  se  couche, 
niante ,  travaille,  sort  et  rentre  aux  mêmes  heures , 
sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir.  Tous  les  jours 
sont  jetés  au  même  moule,  c'est  le  même  jour 
toujours  répété;  sa  routine  lui  tient  lieu  de  toute 
autre  règle;  il  la  suit  très  exactement,  sans  y  man- 
quer et  sans  y  songer.  Cette  molle  inertie  n'in- 
flue pas  seulement  sur  ses  actions  indifférentes, 
mais  sur  toute  sa  conduite,  sur  les  affections  même 
de  son  cœur;  et  lorsqu'il  cherchoit  si  passionné- 
ment des  lkisons  qui  lui  convinssent,  il  n'en  forma 
réellement  jamais  d'autres  que  celles  que  le  hasard 
lui  présenta.  L'indolence  et  le  besoin  d'aimer  ont 
donné  sur  lui  un  ascendant  aveugle  à  tout  ce  qui 
l'approchoit.  Une  rencontre  fortuite,  l'occasion ,  le 
besoin  du  moment,  l'habitude  trop  rapidement 
prise,  ont  déterminé  tous  ses  attachements,  et  par 
eux  toute  sa  destinée.  En  vain  son  cœur  lui  de- 
mandoit  un  choix,  son  humeur  trop  facile  ne  lui 
en  laissa  point  faire.  Il  est  peut-être  le  seul  homme 
au  monde  des  liaisons  duquel  on  ne  peut  rien 
conclure,  parceque  son  propre  goût  n'en  forma 
jamais  aucune,  et  qu'il  se  trouva  toujours  subju- 

DIALOGDES.  T.  I.  20 


3o6  SECOND  DIALOGUE, 

gué  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  choisir.  Du  reste, 
l'habitude  ne  finit  point  en  lui  par  l'ennui.  Il  vi- 
vroit  éternellement  du  même  mets ,  répéteroit 
sans  cesse  le  même  air,  reliroit  toujours  le  même 
livre,  ne  verroit  toujours  que  la  même  personne. 
Enfin  je  ne  l'ai  jamais  vu  se  dégoûter  d'aucune 
chose  qui  une  fois  lui  eût  fait  plaisir. 

C'est  par  ces  observations  et  d'autres  qui  s'y 
rapportent,  c'est  par  l'étude  attentive  du  naturel 
et  des  goûts  de  l'individu,  qu'on  apprend  à  expli- 
quer les  singularités  de  sa  conduite,  et  non  par 
des  fureurs  d'amour -propre,  qui  rongent  les 
cœurs  de  ceux  qui  le  jugent  sans  avoir  jamais 
approché  du  sien.  C'est  par  paresse,  par  noncha- 
lance, par  aversion  de  la  dépendance  et  de  la 
gêne,  que  Jean-Jacques  copie  de  la  musique.  Il 
fait  sa  tâche  quand  et  comment  il  lui  plaît;  il  ne 
doit  compte  de  sa  journée,  de  son  temps,  de  son 
travail,  de  son  loisir  à  personne.  Il  n'a  besoin  de 
rien  arranger,  de  rien  prévoir,  de  prendre  aucun 
souci  de  rien  ;  il  n'a  nulle  dépense  d'esprit  à  faire, 
il  est  lui  et  à  lui  tous  les  jours,  tout  le  jour  ;  et  le 
soir,  quand  il  se  délasse  et  se  promène,  son  ame 
ne  sort  du  calme  que  pour  se  livrer  a  des  émotions 
délicieuses,  sans  qu'il  ait  à  payer  de  sa  personne, 
et  à  soutenir  le  faix  de  sa  célébrité  par  de  bril- 
lantes ou  savantes  conversations,  qui  feroient  le 
tourment  de  sa  vie  sans  flatter  sa  vanité. 


SECOND  DIALOGUE.  3o7 

Il  travaille  lentement,  pesamment,  fait  beau- 
coup de  fautes,  efface  ou  recommence  sans  cesse  ; 
cela  l'a  forcé  de  taxer  haut  son  ouvrage,  quoi- 
qu'il en  sente  mieux  que  personne  l'imperfection. 
Il  n'épargne  cependant  ni  frais  ni  soins  pour  lui 
faire  valoir  son  prix,  et  il  y  met  des  attentions 
qui  ne  sont  pas  sans  effet,  et  qu'on  attendroit  en 
vain  des  autres  copistes.  Ce  prix  même,  quelque 
fort  qu'il  soit,  seroit  peut-être  au-dessous  du  leur, 
si  l'on  en  déduisoit  ce  qu'on  s'amuse  à  lui  faire 
perdre,  soit  en  ne  retirant  ou  en  ne  payant  point 
l'ouvrage  qu'on  lui  fait  faire,  soit  en  le  détournant 
de  son  travail  en  mille  manières  dont  les  autres 
copistes  sont  exempts.  S'il  abuse  en  cela  de  sa  cé- 
lébrité, il  le  sent  et  s'en  afflige  ;  mais  c'est  un  bien 
petit  avantage  contre  tant  de  maux  qu'elle  lui  at- 
tire, et  il  ne  sauroit  faire  autrement  sans  s'exposer 
à  des  inconvénients  qu'il  n'a  pas  le  courage  de 
supporter;  au  lieu  qu'avec  ce  modique  supplé- 
ment, acheté  par  son  travail,  sa  situation  présente 
est,  du  côté  de  l'aisance,  telle  précisément  qu'il  la 
faut  à  son  humeur.  Libre  des  chaînes  de  la  fortune, 
il  jouit  avec  modération  de  tous  les  biens  réels 
qu'elle  donne  ;  il  a  retranché  ceux  de  l'opinion , 
qui  ne  sont  qu'apparents,  et  qui  sont  les  plus 
coûteux.  Plus  pauvre,  il  sentirait  des  privations, 
des  souffrances;  plus  riche,  il  auroit  l'embarras 
des  richesses,  des  soucis,  des  affaires;  il  faudrait 


3o8  SECOND  DIALOGUE, 

renoncer  à  l'incurie,  pour  lui  la  plus  douce  des 
voluptés  :  en  possédant  davantage,  il  jouiroit 
beaucoup  moins. 

Il  est  vrai  qu'avancé  déjà  dans  la  vieillesse  il  ne 
peut  espérer  de  vaquer  long-temps  encore  à  son 
travail;  sa  main  déjà  tremblotante  lui  refuse  un 
service  aisé,  sa  note  se  déforme,  son  activité  di- 
minue ;  il  fait  moins  d'ouvrage  et  moins  bien  dans 
plus  de  temps:  un  moment  viendra  !,  s'il  vieillit 
beaucoup,  qui,  lui  ôtant  les  ressources  qu'il  s'est 
ménagées,  le  forcera  de  faire  un  tardif  et  dur 
apprentissage  d'une  frugalité  bien  austère.  Il  ne 
doute  pas  même  que  vos  messieurs  n'aient  déjà 
pour  ce  temps  qui  s'approche,  et  qu'ils  sauront 
peut-être  accélérer,  un  nouveau  plan  de  bénéfice, 
c'est-à-dire  de  nouveaux  moyens  de  lui  faire  man- 
ger le  pain  d'amertume  et  boire  la  coupe  d'humi- 
liation. Il  sent  et  prévoit  très  bien  tout  cela  ;  mais, 
si  près  du  terme  de  la  vie,  il  n'y  voit  plus  un  fort 
grand  inconvénient.  D'ailleurs,  comme  cet  in- 
convénient est  inévitable,  c'est  folie  de  s'en  tour- 
menter, et  ce  seroit  s'y  précipiter  d'avance  que  de 
chercher  à  le  prévenir.  Il  pourvoit  au  présent  en 

'  Un  autre  inconvénient  très  grave  nie  forcera  d'abandonner  enfin 
ce  travail,  que  d'ailleurs  la  mauvaise  volonté  du  public  me  rend 
plus  onéreux  qu'utile;  c'est  l'abord  fréquent  de  quidtims  étrangers 
ou  inconnus  qui  s'introduisent  chez  moi  sous  ce  prétexte,  et  qui 
savent  ensuite  s'y  cramponner  malgré  moi,  sans  que  je  puisse  pé- 
nétrer leur  dessein. 


SECOND  DIALOGUE.  3o9 

ce  qui  dépend  de  Lui,  et  laisse  le  soin  de  l'avenir 
à  la  Providence. 

J'ai  donc  vu  Jean-Jacques  livré  tout  entier  aux 
occupations  que  je  viens  de  vous  décrire,  se  pro- 
menant toujours  seul,  pensant  peu,  rêvant  beau- 
coup, travaillant  presque  machinalement,  sans 
cesse  occupé  des  mêmes  choses  sans  s'en  rebuter 
jamais;  enfin  plus  gai,  plus  content,  se  portant 
mieux,  en  menant  cette  vie  presque  automate, 
qu'il  ne  fit  tout  le  temps  qu'il  consacra  si  cruelle- 
ment pour  lui ,  et  si  peu  utilement  pour  les  autres, 
au  triste  métier  d'auteur. 

Mais  n'apprécions  pas  cette  conduite  au-dessus 
de  sa  valeur.  Dès  que  cette  vie  simple  et  laborieuse 
n'est  pas  jouée,  elle  seroit  sublime  clans  un  cé- 
lèbre écrivain  qui  pourroit  s'y  réduire.  Dans  Jean- 
Jacques  elle  n'est  que  naturelle,  parcequ'elle  n'est 
l'ouvrage  d'aucun  effort,  niceluidela  raison,  mais 
une  simple  impulsion  du  tempérament  déterminé 
par  la  nécessité.  Le  seul  mérite  de  celui  qui  s'y 
livre  est  d'avoir  cédé  sans  résistance  au  penchant 
de  la  nature,  et  de  ne  s'être  pas  laissé  détourner 
par  une  mauvaise  honte,  ni  par  une  sotte  vanité. 
Plus  j'examine  cet  homme  dans  le  détail  de  l'em- 
ploi de  ses  journées,  dans  l'uniformité  de  cette 
vie  machinale,  dans  le  goût  qu'il  paroît  y  prendre, 
dans  le  contentement  qu'il  y  trouve,  dans  l'avan- 
tage qu'il  en  tire  pour  son  humeur  et  pour  sa 


3.o  SECOND  DIALOGUE, 

santé  ;  plus  je  vois  que  cette  manière  de  vivre  étoit 
celle  pour  laquelle  il  étoit  né.  Les  hommes  le  figu- 
rant toujours  à  leur  mode,  en  ont  fait,  tantôt  un 
profond  génie,  tantôt  un  petit  charlatan;  d'abord 
un  prodige  de  vertu ,  puis  un  monstre  de  scéléra- 
tesse ;  toujours  l'être  du  monde  le  plus  étrange  et 
le  plus  bizarre.  La  nature  n'en  a  fait  qu'un  bon 
artisan,  sensible,  il  est  vrai,  jusqu'au  transport, 
idolâtre  du  beau,  passionné  pour  la  justice,  dans 
de  courts  moments  d'effervescence  capable  de 
vigueur  et  d'élévation,  mais  dont  l'état  habituel 
fut  et  sera  toujours  l'inertie  d'esprit  et  l'activité 
machinale,  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  qui 
n'est  rare  que  pareequ'il  est  simple.  Une  des 
choses  dont  il  se  félicite  est  de  se  retrouver  dans  sa 
vieillesse  à-peu-près  au  même  rang  où  il  est  né, 
sans  avoir  jamais  beaucoup  ni  monté  ni  descendu 
dans  le  cours  de  sa  vie.  Le  sort  la  remis  où  l'avoit 
placé  la  nature;  il  s'applaudit  chaque  jour  de  ce 
concours. 

Ces  solutions  si  simples ,  et  pour  moi  si  claires , 
de  mes  premiers  doutes,  m  ont  fait  sentir  de  plus 
en  plus  que  j'avois  pris  la  seule  bonne  route  pour 
aller  à  la  source  des  singularités  de  cet  homme 
tant  jugé  et  si  peu  connu.  Le  grand  tort  de  ceux 
qui  le  jugent  n'est  pas  de  n'avoir  point  deviné  les 
vrais  motifs  de  sa  conduite;  des  gens  si  fins  ne 


SECOND  DIALOGUE.  3u 

s'en  douteront  jamais  '  ;  mais,  c'est  de  n'avoir  pas 
voulu  les  apprendre,  d'avoir  concouru  de  tout 
leur  cœur  aux  moyens  pris  pour  empêcher,  lui 
de  les  dire,  et  eux  de  les  savoir.  Les  gens  même 
les  plus  équitables  sont  portés  à  chercher  des 
causes  bizarres  à  une  conduite  extraordinaire;  et 
au  contraire,  c'est  à  force  d'être  naturelle  que  celle 
de  Jean-Jacques  est  peu  commune,  mais  c'est  ce 
qu'on  ne  peut  sentir  qu'après  avoir  fait  une  étude 
attentive  de  son  tempérament,  de  son  humeur, 
de  ses  goûts ,  de  toute  sa  constitution.  Les  hommes 
n'y  font  pas  tant  de  façon  pour  se  juger  entre  eux. 
Ils  s'attribuent  réciproquement  les  motifs  qui 
pourroient  faire  agir  le  jugeant,  comme  fait  le 
jugé,  s'il  étoit  à  sa  place,  et  souvent  ils  rencon- 
trent juste,  pareequ'ils  sont  tous  conduits  par 
l'opinion,  parles  préjugés,  par  l'amour-propre, 
par  toutes  les  passions  factices  qui  en  sont  le 

1  Les  gens  si  fins,  totalement  transformés  par  l'amour-propre, 
n'ont  plus  la  moindre  idée  des  vrais  mouvements  delà  nature,  et 
ne  connoîtront  jamais  rien  aux  aines  honnêtes,  pareequ'ils  ne  voient 
par-tout  que  le  mal,  excepté  dans  ceux  qu'ils  ont  intérêt  de  flatter. 
Aussi  les  observations  des  gens  fins,  ne  s'accordant  avec  la  vérité 
que  par  hasard,  ne  font  point  autorité  chez  les  sages. 

Je  ne  connois  pas  deux  François  qui  pussent  parvenir  à  me  con- 
noitre,  quand  même  ils  le  desireroient  de  tout  leur  cœur  :  la  nature 
primitive  de  l'homme  est  trop  loin  de  toutes  leurs  idées.  Je  ne  dis 
pas  néanmoins  qu'il  n'y  en  a  point,  je  dis  seulement  que  je  n'en 
connois  pas  deux. 


3ia  SECOND  DIALOGUE. 

cortège,  et  sur-tout  par  ce  vif  intérêt,  prévoyant 

et  pourvoyant,   qui  les   jette   toujours  loin   du 

présent,  et  qui  n'est  rien  pour   l'homme  de  la 

nature. 

Mais  ils  sont  si  loin  de  remonter  aux  pures  im- 
pulsions de  cette  nature  et  de  les  connoître,  que, 
s'ils  parvenoient  à  comprendre  enfin  que  ce  n'est 
point  par  ostentation  que  Jean-Jacques  se  conduit 
si  différemment  qu'ils  ne  font,  le  plus  grand 
nombre  en  concluroit  aussitôt  que  c'est  donc  par 
bassesse  dame,  quelques-uns  peut-être,  que  c'est 
par  une  héroïque  vertu,  et  tous  se  tromperaient 
également.  Il  y  a  de  la  bassesse  à  choisir  volon- 
tairement un  emploi  digne  de  mépris,  ou  à  rece- 
voir par  aumône  ce  qu'on  peut  gagner  par  son 
travail  ;  mais  il  n'y  en  a  point  à  vivre  d'un  travail 
honnête  plutôt  que  d'aumônes,  ou  plutôt  que  d'in- 
triguer pour  parvenir.  Il  y  a  de  la  vertu  à  vaincre 
ses  penchants  pour  faire  son  devoir,  mais  il  n'y 
en  a  point  à  les  suivie  pour  se  livrer  à  des  occu- 
pations de  son  goût,  quoique  ignobles  aux  yeux 
des  hommes. 

La  cause  des  faux  jugements  portés  sur  Jean- 
Jacques  est  qu'on  suppose  toujours  qu'il  lui  a  fallu 
de  grands  efforts  pour  être  autrement  que  les 
autres  hommes;  au  lieu  que,  constitué  comme 
il  est,  il  lui  en  eût  fallu  de  très  grands  pour  être 
comme  eux.  Une  de  mes  observations  les  plus  cer- 


SECOND  DIALOGUE.  3i3 

taines,  et  dont  le  public  se  doute  le  moins,  est, 
qu'impatient,  emporté,  sujet  aux  plus  vives  colères, 
il  ne  connoît  pas  néanmoins  la  haine,  et  que  jamais 
désir  de  vengeance  n'entra  dans  son  cœur.  Si  quel- 
qu'un pouvoit  admettre  un  fait  si  contraire  aux 
idées  qu'on  a  de  l'homme,  on  lui  donneroit  aussi- 
tôt pour  cause  un  effort  sublime,  la  pénible  vic- 
toire sur  l'amour-propre,  la  grande  mais  difficile 
vertu  du  pardon  des  ennemis,  et  c'est  simplement 
un  effet  naturel  du  tempérament  que  je  vous  ai 
décrit.  Toujours  occupé  de  lui-même  ou  pour  lui- 
même,  et  trop  avide  de  son  propre  bien  pour  avoir 
le  temps  de  songer  au  mal  d'un  autre,  il  ne  s'avise 
point  de  ces  jalouses  comparaisons  d'amour- 
propre,  d'où  naissent  les  passions  haineuses  dont 
j'ai  parlé.  J'ose  même  dire  qu'il  n'y  a  point  de 
constitution  plus  éloignée  que  la  sienne  de  la  mé- 
chanceté ;  car  son  vice  dominant  est  de  s'occuper 
de  lui  plus  que  des  autres,  et  celui  des  méchants, 
au  contraire,  est  de  s'occuper  plus  des  autres  que 
d'eux,  et  c'est  précisément  pour  cela  qu'à  prendre 
le  mot  à'écjoisme  dans  son  vrai  sens  ils  sont  tous 
égoïstes,  et  qu'il  ne  l'est  point  parce  qu'il  ne  se  met 
ni  à  côté ,  ni  au-dessus ,  ni  au-dessous  de  personne , 
et  que  le  déplacement  de  personne  n'est  nécessaire 
à  son  bonheur. Toutes  ces  méditations  sontdouces , 
parcequilaimeàjouir.Danslessituationspénibles, 
il  n'y  pense  que  quand  elles  l'y  forcent  ;  tous  les 


3x4  SECOND  DIALOGUE, 

moments  qu'il  peut  leur  dérober  sont  donnés  à 
ses  rêveries  ;  il  sait  se  soustraire  aux  idées  déplai- 
santes, et  se  transporter  ailleurs  qu'où  il  est  mal. 
Occupé  si  peu  de  ses  peines,  comment  le  seroit-il 
beaucoup  de  ceux  qui  les  lui  font  souffrir?  Il  s'en 
venge  en  n'y  pensant  point,  non  par  esprit  de 
vengeance,  mais  pour  se  délivrer  d'un  tourment. 
Paresseux,  et  voluptueux,  comment  seroit-il  hai- 
neux et  vindicatif?  Voudroit-il  changer  en  sup- 
plices ses  consolations,  ses  jouissances,  et  les  seuls 
plaisirs  qu'on  lui  laisse  ici-bas?  Les  hommes  bi- 
lieux et  méchants  ne  cherchent  la  retraite  que 
quand  ils  sont  tristes  ;  et  la  retraite  les  attriste  en- 
core plus.  Le  levain  de  la  vengeance  fermente 
dans  la  solitude,  par  le  plaisir  qu'on  prend  à  s'y 
livrer;  mais  ce  triste  et  cruel  plaisir  dévore  et  con- 
sume celui  qui  s'y  livre  ;  il  le  rend  inquiet,  actif, 
intrigant  :  la  solitude  qu'il  cherchoit  fait  bientôt 
le  supplice  de  son  cœur  haineux  et  tourmenté; 
il  n'y  goûte  point  cette  aimable  incurie,  cettedouce 
nonchalance  qui  fait  le  charme  des  vrais  solitaires  ; 
sa  passion ,  animée  par  ses  chagrines  réflexions , 
cherche  à  se  satisfaire;  et,  bientôt  quittant  sa 
sombre  retraite,  il  court  attiser  dans  le  monde  le 
feu  dont  il  veut  consumer  son  ennemi.  S'il  sort 
des  écrits  de  la  main  d'un  tel  solitaire,  ils  ne  res- 
sembleront sûrement  ni  à  Y  Emile,  ni  à  ÏHéloise; 
ils  porteront,  quelque  art  qu'emploie  l'auteur  à 


SECOND  DIALOGUE.  3i$ 

se  déguiser,  la  teinte  de  la  bile  a  m  ère  qui  les  dicta. 
Pour  Jean- Jacques,  les  fruits  de  sa  solitude  at- 
testent les  sentiments  dont  il  s'y  nourrit  ;  il  eut  de 
l'humeur  tant  qu'il  vécut  dans  le  monde,  il  n'en 
eut  plus  aussitôt  qu'il  vécut  seul. 

Cette  répugnance  à  se  nourrir  d'idées  noires  et 
déplaisantes  se  fait  sentir  dans  ses  écrits  comme 
dans  sa  conversation ,  et  sur-tout  dans  ceux  de 
longue  haleine,  où  l'auteur  avoit  plus  le  temps 
d'être  lui,  et  où  son  cœur  s'est  mis,  pour  ainsi 
dire,  plus  à  son  aise.  Dans  ses  premiers  ouvrages, 
entraîné  par  son  sujet,  indigné  par  le  spectacle  des 
mœurs  publiques,  excité  par  les  gens  qui  vivoient 
avec  lui,  et  qui  dès-lors  peut-être  avoient  déjà 
leurs  vues,  il  s'est  permis  quelquefois  de  peindre 
les  méchants  et  les  vices  en  traits  vifs  et  poignants , 
mais  toujours  prompts  et  rapides;  et  l'on  voit  qu'il 
ne  se  complaisoitque  dans  les  images  riantes,  dont 
il  aima  de  tout  temps  à  s'occuper.  Il  se  félicite  à  la 
fin  de  YHéloïse  d'en  avoir  soutenu  l'intérêt  durant 
six  volumes ,  sans  le  concours  d'aucun  personnage 
méchant,  ni  d'aucune  mauvaise  action.  C'est  là, 
ce  nie  semble,  le  témoignage  le  moins  équivoque 
des  véritables  goûts  d'un  auteur. 

LE    FRANÇOIS. 

Eh '.comme  vous  vousabusez!  Les  bonspeignent 
les  méchants  sans  crainte  ;  ils  n'ont  pas  peur  d'être 
reconnus  dans  leurs  portraits  ;  mais  un  méchant 


3i6  SECOND  DIALOGUE. 

n'ose  peindre  son  semblable  ;  il  redoute  l'appli- 
cation. 

ROUSSEAU. 

Monsieur,  cette  interprétation  si  naturelle  est- 
elle  de  votre  façon  ? 

LE    FRANÇOIS. 

Non,  elle  est  de  nos  messieurs.  Oh  !  moi,  je 
n'aurois  jamais  eu  l'esprit  de  la  trouver. 

ROUSSEAU. 

Du  moins  ladmettez-vous  sérieusement  pour 
bonne? 

LE   FRANÇOIS. 

Mais  je  vous  avoue  que  je  n'aime  point  à  vivre 
avec  les  méchants ,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  s'ensuive 
de  là  que  je  sois  un  méchant  moi-même. 

ROUSSEAU. 

Il  s'ensuit  tout  le  contraire;  et  non  seulement 
les  méchants  aiment  à  vivre  entre  eux,  mais  leurs 
écrits  comme  leurs  discours  sont  remplis  de  pein- 
tures effroyables  de  toutes  sortes  de  méchancetés. 
Quelquefois  les  bons  s'attachent  de  même  à  les 
peindre,  mais  seulementpour  les  rendre  odieuses: 
au  lieu  que  les  méchants  ne  se  servent  des  mêmes 
peintures  que  pour  rendre  odieux  moins  les  vices 
que  les  personnages  qu'ils  ont  en  vue.  Ces  diffé- 
rences se  font  bien  sentir  à  la  lecture,  et  les  cen- 
sures vives  mais  générales  des  uns  s'y  distinguent 
facilement  des  satires  personnelles  des  autres. 


SECOND  DIALOGUE.  3i7 

Rien  n'est  plus  naturel  à  un  auteur  que  de  s  occu- 
per par  préférence  des  matières  qui  sont  le  plus 
de  son  goût.  Celui  de  Jean-Jacques,  en  l'attachant 
à  la  solitude,  atteste,  par  les  productions  dont  il 
s'y  est  occupé,  quelle  espèce  de  charme  a  pu  l'y 
attirer  et  l'y  retenir.  Dans  sa  jeunesse,  et  du- 
rant ses  courtes  prospérités,  n'ayant  encore  à  se 
plaindre  de  personne,  il  n'aima  pas  moins  la  re- 
traite qu'il  l'aime  dans  sa  misère.  Il  se  partageoit 
alors  avec  délices  entre  les  amis  qu'il  croyoit  avoir 
et  la  douceur  du  recueillement.  Maintenant  si 
cruellement  désabusé ,  il  se  livre  à  son  goût  do- 
minant sans  partage.  Ce  goût  ne  le  tourmente  ni 
ne  le  ronge  ;  il  ne  le  rend  ni  triste  ni  sombre  ; 
jamais  il  ne  fut  plus  satisfait  de  lui-même,  moins 
soucieux  des  affaires  d'autrui,  moins  occupé  de 
ses  persécuteurs,  plus  content,  ni  plus  heureux, 
autant  qu'on  peut  l'être  de  son  propre  fait,  vivant 
dans  l'adversité.  S'il  étoit  tel  qu'on  nous  le  repré- 
sente, la  prospérité  de  ses  ennemis,  l'opprobre 
dont  ils  l'accablent,  l'impuissance  de  s'en  venger, 
l'auroient  déjà  fait  périr  de  rage.  Il  n'eût  trouvé, 
dans  la  solitude  qu'il  cherche,  que  le  désespoir  et 
la  mort.  Il  y  trouve  le  repos  d'esprit,  la  douceur 
dame,  la  santé,  la  vie.  Tous  les  mystérieux  argu- 
ments de  vos  messieurs  n'ébranleront  jamais  la 
certitude  qu'opère  celui-là  dans  mon  esprit. 
Mais  y  a-t-il  quelque  vertu  dans  cette  douceur? 


3i8  SECOND  DIALOGUE, 

aucune.  Il  n'y  a  que  la  pente  d'un  naturel  aimant 
et  tendre,  qui,  nourri  de  visions  délicieuses,  ne 
peut  s'en  détacher  pour  s'occuper  d'idées  funestes 
et  de  sentiments  déchirants.  Pourquoi  s'affliger 
quand  on  peut  jouir?  pourquoi  noyer  son  cœur 
de  fiel  et  de  bile,  quand  on  peut  l'abreuver  de 
bienveillance  et  d'amour  ?  Ce  choix  si  raisonnable 
n'est  pourtant  fait,  ni  par  la  raison ,  ni  par  la  vo- 
lonté ;  il  est  l'ouvrage  d'un  pur  instinct.  Il  n'a  pas 
le  mérite  de  la  vertu,  sans  doute,  mais  il  n'en  a  pas 
non  plus  l'instabilité.  Celui  qui  durant  soixante 
ans  s'est  livré  aux  seules  impressions  de  la  nature, 
est  bien  sûr  de  n'y  résister  jamais. 

Si  ces  impulsions  ne  le  mènent  pas  toujours 
dans  la  bonne  route,  rarement  elles  le  mènent 
dans  la  mauvaise.  Le  peu  de  vertus  qu'il  a  n'ont 
jamais  fait  de  grands  biens  aux  autres,  mais  ses 
vices  bien  plus  nombreux  ne  font  de  mal  qu'à  lui 
seul.  Sa  morale  est  moins  une  morale  d'action  que 
d'abstinence  :  sa  paresse  la  lui  a  donnée,  et  sa 
raison  l'y  a  souvent  confirmée  :  ne  jamais  faire  de 
mal  lui  paroît  une  maxime  plus  utile,  plus  sublime, 
et  beaucoup  plus  difficile  que  celle  même  de  faire 
du  bien:  car  souvent  le  bien  qu'on  fait  sous  un 
rapport  devient  un  mal  sous  mille  autres;  mais, 
dans  l'ordre  de  la  nature,  il  n'y  a  de  vrai  mal  que 
le  mal  positif.  Souvent  il  n'y  a  d'autre  moyen  de 
s'abstenir  de  nuire  que  de  s'abstenir  tout-à-fait 


SECOND  DIALOGUE.  3i9 

d'agir  ;  et,  selon  lui,  le  meilleur  régime,  tant  mo- 
ral que  physique,  est  un  régime  purement  néga- 
tif. Mais  ce  n'est  pas  celui  qui  convient  à  une 
philosophie  ostcntatrice ,  qui  ne  veut  que  des 
œuvres  d'éclat,  et  n'apprend  rien  tant  à  ses  sec- 
tateurs qu'à  beaucoup  se  montrer.  Cette  maxime 
de  ne  point  faire  de  mal  tient  de  bien  près  à  une 
autre  qu'il  doit  encore  à  sa  paresse,  mais  qui  se 
change  en  vertu  pour  quiconque  s'en  fait  un  devoir. 
C'est  de  ne  se  mettre  jamais  dans  une  situation 
qui  lui  fasse  trouver  son  avantage  dans  le  préju- 
dice d'autrui.  Nul  homme  ne  redoute  une  situa- 
tion pareille.  Ils  sont  tous  trop  forts,  trop  ver- 
tueux pour  craindre  jamais  que  leur  intérêt  ne  les 
tente  contre  leur  devoir  ;  et  dans  leur  fière  con- 
fiance, ils  provoquent  sans  crainte  les  tentations 
auxquelles  ils  se  sentent  si  supérieurs.  Félicitons- 
les  de  leurs  forces,  mais  ne  blâmons  pas  le  foible 
Jean- Jacques  de  n'oser  se  fier  à  la  sienne,  et 
d'aimer  mieux  fuir  les  tentations  que  d'avoir  à 
les  vaincre,  trop  peu  sûr  du  succès  d'un  pareil 
combat. 

Cette  seule  indolence  l'eût  perdu  dans  la  société, 
quand  il  n'y  eût  pas  apporté  d'autres  vices.  Les 
petits  devoirs  à  remplir  la  lui  ont  rendue  insup- 
portable; et  ces  petits  devoirs  négligés  lui  ont  fait 
cent  fois  plus  de  tort  que  des  actions  injustes  ne 
lui  en  auroient  pu  faire.  La  morale  du  monde  à 


3ao  SECOND  DIALOGUE, 

été  mise  comme  celle  des  dévots  en  menues  pra- 
tiques, en  petites  formules,  en  étiquettes  de  pro- 
cédés qui  dispensent,  du  reste.  Quiconque  s'at- 
tache avec  scrupule  à  tous  ces  petits  détails,  peut 
au  surplus  être  noir,  faux,  fourbe,  traître  et  mé- 
chant, peu  importe;  pourvu  qu'il  soit  exact  aux 
règles  des  procédés,  il  est  toujours  assez  honnête 
homme.  L'amour-propre  de  ceux  qu'on  néglige  en 
pareil  cas  leur  peint  cette  omission  comme  un 
cruel  outrage,  ou  comme  une  monstrueuse  ingra- 
titude ;  et  tel  qui  donnerait  pour  un  autre  sa 
bourse  et  son  sang,  n'en  sera  jamais  pardonné 
pour  avoir  omis  dans  quelque  rencontre  une  at- 
tention de  civilité.  Jean-Jacques,  en  dédaignant 
tout  ce  qui  est  de  pure  formule ,  et  que  font  éga- 
lement bons  et  mauvais,  amis  et  indifférents, 
pour  ne  s'attacher  qu'aux  solides  devoirs ,  qui 
n'ont  rien  de  l'usage  ordinaire,  et  font  peu  de 
sensation,  a  fourni  les  prétextes  que  vos  messieurs 
ont  si  habilement  employés.  Il  eût  pu  remplir 
sansbruitde  grands  devoirs  dont  jamais  personne 
n'auroit  rien  dit:  mais  la  négligence  des  petits 
soins  inutiles  a  caucé  sa  perte.  Ces  petits  soins  sont 
aussi  quelquefois  des  devoirs  qu'il  n'est  pas  permis 
d'enfreindre,  et  je  ne  prétends  pas  en  cela  l'excu- 
ser. Je  dis  seulement  que  ce  mal  même,  qui  n'en 
est  pas  un  dans  sa  source,  et  qui  n'est  tombé  que 
sur  lui,  vient  encore  de  cette  indolence  de  carac- 


SECOND  DIALOGUE.  32i 

tère  qui  le  domine,  et  ne  lui  fait  pas  moins  négli- 
ger ses  intérêts  que  ses  devoirs. 

Jean-Jacques  paroit  n'avoir  jamais  convoité  fort 
ardemment  les  biens  de  la  fortune,  non  par  une 
modération  dont  on  puisse  lui  faire  honneur,  mais 
parceque  ces  biens,  loin  de  procurer  ceux  dont 
il  est  avide,  en  ôtent  la  jouissance  et  le  goût.  Les 
pertes  réelles,  ni  les  espérances  frustrées,  ne  l'ont 
jamais  fort  affecté.  Il  a  trop  désiré  le  bonheur 
pour  désirer  beaucoup  la  richesse;  et,  s'il  eut 
quelques  moments  d'ambition,  ses  désirs  comme 
ses  efforts  ont  été  vifs  et  courts.  Au  premier  ob- 
stacle qu'il  n'a  pu  vaincre  du  premier  choc,  il  s'est 
rebuté;  et,  retombant  aussitôt  dans  sa  langueur, 
il  a  oublié  ce  qu'il  ne  pouvoit  attendre.  Il  fut 
toujours  si  peu  agissant,  si  peu  propre  au  manège 
nécessaire  pour  réussir  en  toute  entreprise,  que, 
les  choses  les  plus  faciles  pour  d'autres  devenant 
toujours  difficiles  pour  lui ,  sa  paresse  les  lui  ren- 
doit  impossibles  pour  lui  épargner  les  efforts  in- 
dispensables pour  les  obtenir.  Un  autre  oreiller  de 
paresse ,  dans  toute  affaire  un  peu  longue  quoique 
aisée,  étoit  pour  lui  l'incertitude  que  le  temps  jette 
sur  les  succès  qui ,  dans  l'avenir,  semblent  les  plus 
assurés;  mille  empêchements  imprévus  pouvant 
à  chaque  instant  faire  avorter  les  desseins  les  mieux 
concertés.  La  seule  instabilité  de  la  vie  réduit  pour 
nous  tous  les  événements  futurs  à  de  simples  pro- 


DIALOGTJE9.  T.  I. 


322  SECOND  DIALOGUE. 

babilités.  La  peine  quil  faut  prendre  est  certaine, 
le  prix  en  est  toujours  douteux ,  et  les  projets  éloi- 
gnés ne  peuvent  paroître  que  des  leurres  de  dupes 
à  quiconque  a  plus  d'indolence  que  d'ambition. 
Tel  est  et  fut  toujours  Jean-Jacques  :  ardent  et  vif 
par  tempérament,  il  n'a  pu  dans  sa  jeunesse  être 
exempt  de  toute  espèce  de  convoitise;  et  c'est  beau- 
coup s'il  l'est  toujours,  même  aujourd'hui.  Mais 
quelque  désir  qu'il  ait  pu  former,  et  quel  qu'en 
ait  pu  être  l'objet,  si  du  premier  effort  il  n'a  pu 
l'atteindre,  il  fut  toujours  incapable  d'une  longue 
persévérance  à  y  aspirer. 

Maintenant  il  paroît  ne  plus  rien  désirer.  Indif- 
férent sur  le  reste  de  sa  carrière,  il  en  voit  avec 
plaisir  approcher  le  terme,  mais  sans  l'accélérer 
même  par  ses  souhaits.  Je  doute  que  jamais  mor- 
tel ait  mieux  et  plus  sincèrement  dit  à  Dieu,  Que 
ta  volonté  soit  faite  ;  et  ce  n'est  pas ,  sans  doute ,  une 
résignation  fort  méritoire  à  qui  ne  voit  plus  rien 
sur  la  terre  qui  puisse  flatter  son  cœur.  Mais  dans 
sa  jeunesse,  où  le  feu  du  tempérament  et  de  l'âge 
dut  souvent  enflammer  ses  désirs ,  il  en  put  former 
d'assez  vifs,  mais  rarement  d'assez  durables  pour 
vaincre  les  obstacles,  quelquefois  très  surmon- 
tables,  qui  larrêtoient.  En  désirant  beaucoup ,  il 
dut  obtenir  fort  peu,  parceque  ce  ne  sont  pas  les 
seuls  élans  du  cœur  qui  font  atteindre  à  l'objet, 
et  qu'il  y  faut  d'autres  moyens  qu'il  n'a  jamais  su 


SECOND  DIALOGUE.  3*3 

mettre  en  œuvre.  La  plus  incroyable  timidité,  la 
plus  excessive  indolence,  auroient  cédé  quelque- 
fois peut-être  à  la  force  du  désir,  s'il  n'eût  trouvé 
dans  cette  force  même  fart  d'éluder  les  soins 
qu'elle  sembloit  exiger,  et  c'est  encore  ici  des  clefs 
de  son  caractère  celle  qui  en  découvre  le  mieux 
les  ressorts.  A  force  de  s'occuper  de  l'objet  qu'il 
convoite,  à  force  d'y  tendre  par  ses  désirs,  sa  bien- 
faisante imagination  arrive  au  terme,  en  sautant 
par -dessus  les  obstacles  qui  l'arrêtent  ou  l'effa- 
rouchent. Elle  fait  plus;  écartant  de  l'objet  tout 
ce  qu'il  a  d'étranger  à  sa  convoitise,  elle  ne  le  lui 
présente  qu'approprié  de  tout  point  à  son  désir. 
Par-là  ses  fictions  lui  deviennent  plus  douces  que 
des  réalités  mêmes  ;  elles  en  écartent  les  défauts 
avec  les  difficultés,  elles  les  lui  livrent  préparées 
tout  exprès  pour  lui ,  et  font  que  désirer  et  jouir  ne 
sont  pour  lui  qu'une  même  chose.  Est-il  étonnant 
qu'un  homme  ainsi  constitué  soit  sans  goût  pour 
la  vie  active?  Pour  lui  pourchasser  au  loin  quel- 
ques jouissances  imparfaites  et  -douteuses  ,  elle 
lui  ôteroit  celles  qui  valent  cent  fois  mieux,  et 
sont  toujours  en  son  pouvoir.  Il  est  plus  heureux 
et  plus  riche  par  la  possession  des  biens  imagi- 
naires qu'il  crée  qu'il  ne  le  seroit  par  celle  des 
biens,  plus  réels  si  l'on  veut,  mais  moins  dési- 
rables ,  qui  existent  réellement. 

Mais  cette  même  imagination,  si  riche  en  ta- 


3a4  SECOND  DIALOGUE, 

bleaux  riants  et  remplis  de  charmes ,  rejette  ob- 
stinément les  objets  de  douleur  et  de  peine,  ou  du 
moins  elle  ne  les  lui  peint  jamais  si  vivement  que 
sa  volonté  ne  les  puisse  effacer.  L'incertitude  de 
l'avenir,  et  l'expérience  de  tant  de  malheurs ,  peu- 
vent l'effaroucher  à  l'excès  des  maux  qui  le  me- 
nacent, en  occupant  son  esprit  des  moyens  de 
les  éviter.  Mais  ces  maux  sont-ils  arrivés ,  il  les  sent 
vivement  un  moment,  et  puis  les  oublie.  En  met- 
tant tout  au  pis  dans  l'avenir,  il  se  soulage  et  se 
tranquillise.  Quand  une  fois  le  malheur  est  ar- 
rivé, il  faut  le  souffrir  sans  doute,  mais  on  n'est 
plus  forcé  d'y  penser  pour  s'en  garantir;  c'est  un 
grand  tourment  de  moins  dans  son  ame.  En  comp- 
tant d'avance  sur  le  mal  qu'il  craint,  il  en  ôte  la 
plus  grande  amertume;  ce  mal  arrivant  le  trouve 
tout  prêt  à  le  supporter;  et  s'il  n'arrive  pas,  c'est 
un  bien  qu'il  goûte  avec  d'autant  plus  de  joie 
qu'il  n'y  comptoit  point  du  tout.  Comme  il  aime 
mieux  jouir  que  souffrir,  il  se  refuse  aux  souve- 
nirs tristes  et  déplaisants,  qui  sont  inutiles,  pour 
livrer  son  cœur  tout  entier  à  ceux  qui  le  flattent; 
quand  sa  destinée  s'est  trouvée  telle  qu'il  n'y  voyoit 
plus  rien  d'agréable  à  se  rappeler,  il  en  a  perdu 
toute  la  mémoire,  et  rétrogradant  vers  les  temps 
heureux  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse,  il  les  a 
souvent  recommencés  dans  ses  souvenirs.  Quel- 
quefois s'élançant  dans  l'avenir  qu'il  espère  et 


SECOND  DIALOGUE.  3a5 

qu'il  sent  lui  être  dû  ,  il  tâche  de  s'en  figurer  les 
douceurs  en  les  proportionnant  aux  maux  qu'on 
lui  fait  souffrir  injustement  en  ce  monde.  Plus 
souvent,  laissant  concourir  ses  sens  à  ses  fictions, 
il  se  forme  des  êtres  selon  son  cœur;  et  vivant 
avec  eux  dans  une  société  dont  il  se  sent  digne, 
il  plane  dans  l'empyrée,  au  milieu  des  objets  char- 
mants et  presque  angéliques  dont  il  s'est  entouré. 
Concevez-vous  que  dans  une  ame  tendre  ainsi  dis- 
posée les  levains  haineux  fermentent  facilement? 
Non,  non,  monsieur;  comptez  que  celui  qui  put 
sentir  un  moment  les  délices  habituelles  de  Jean- 
Jacques  ne  méditera  jamais  de  noirceurs. 

La  plus  sublime  des  vertus,  celle  qui  demande 
le  plus  de  grandeur,  de  courage  et  de  force  dame, 
est  le  pardon  des  injures,  et  l'amour  de  ses  enne- 
mis. Le  foible  Jean-Jacques,  qui  n'atteint  pas  même 
aux  vertus  médiocres,  iroit-il  jusqu'à  celle-là?  Je 
suis  aussi  loin  de  le  croire  que  de  l'affirmer.  Mais 
qu'importe,  si  son  naturel  aimant  et  paisible  le 
mène  où  l'auroit  mené  la  vertu?  Qu'eût  pu  faire 
en  lui  la  haine  s'il  l'a  voit  connue?  Je  l'ignore;  il 
l'ignore  lui-même.  Gomment  sauroit-il  où  l'eût 
conduit  un  sentiment  qui  jamais  n'approcha  de 
son  cœur?  Il  n'a  point  eu  là-dessus  de  combat  à 
rendre,  parcequ'il  n'a  point  eu  de  tentation.  Celle 
d'ôter  ses  facultés  à  ses  jouissances ,  pour  les  livrer 
aux  passions  irascibles  et  déchirantes,  n'en  est  pas 


326  SECOND  DIALOGUE, 

même  une  pour  lui.  C'est  le  tourment  des  cœurs 
dévorés  d'amour-propre,  et  qui  ne  connoissent 
point  d'autre  amour.  Ils  n'ont  pas  cette  passion 
par  choix,  elle  les  tyrannise,  et  n'en  laisse  point 
d'autre  en  leur  pouvoir. 

Lorsqu'il  entreprit  ses  Confessions,  cette  œuvre 
unique  parmi  les  hommes,  dont  il  a  profané  la 
lecture  en  la  prodiguant  aux  oreilles  les  moins 
faites  pour  l'entendre,  il  avoit  déjà  passé  la  matu- 
rité de  l'âge,  et  ignoroit  encore  l'adversité.  Il  a 
dignement  exécuté  ce  projet  jusqu'au  temps  des 
malheurs  de  sa  vie  ;  dès-lors  il  s'est  vu  forcé  d'y 
renoncer.  Accoutumé  à  ses  douces  rêveries,  il  ne 
trouva  ni  courage  ni  force  pour  soutenir  la  médi- 
tation de  tant  d'horreurs;  il  n'auroit  même  pu 
s'en  rappeler  l'effroyable  tissu ,  quand  il  s'y  seroit 
obstiné.  Sa  mémoire  a  refusé  de  se  souiller  de  ces 
affreux  souvenirs;  il  ne  peut  se  rappeler  l'image 
que  des  temps  qu'il  verroit  renaître  avec  plaisir  : 
ceux  où  il  fut  la  proie  des  méchants  en  seroient 
pour  jamais  effacés  avec  les  cruels  qui  les  ont  ren- 
dus si  funestes,  si  les  maux  qu'ils  continuent  à  lui 
faire  ne  réveilloient  quelquefois ,  malgré  lui,  l'idée 
de  ceux  qu'ils  lui  ont  déjà  fait  souffrir.  En  un  mot, 
un  naturel  aimant  et  tendre,  une  langueur  d'amc 
qui  le  porte  aux  plus  douces  voluptés,  lui  faisant 
rejeter  tout  sentiment  douloureux,  écarte  de  son 
souvenir  tout  objet  désagréable.  Il  n'a  pas  le  nié- 


SECOND  DIALOGUE.  3a7 

rite  de  pardonner  les  offenses,  parcequ'il  les  ou- 
blie; il  n'aime  pas  ses  ennemis,  mais  il  ne  pense 
point  à  eux.  Gela  met  tout  l'avantage  de  leur  côté, 
en  ce  que  ne  le  perdant  jamais  de  vue,  sans  cesse 
occupés  de  lui ,  pour  l'enlacer  de  plus  en  plus  dans 
leurs  pièges,  et  ne  le  trouvant  ni  assez  attentif 
pour  les  voir,  ni  assez  actif  pour  s'en  défendre,  ils 
sont  toujours  sûrs  de  le  prendre  au  dépourvu, 
quand  et  comme  il  leur  plaît,  sans  crainte  de  re- 
présailles. Tandis  qu'il  s'occupe  avec  lui-même, 
eux  s'occupent  aussi  de  lui.  Il  s'aime,  et  ils  le  haïs- 
sent; voilà  l'occupation  des  uns  et  des  autres;  il 
est  tout  pour  lui-même  ;  il  est  aussi  tout  pour  eux  : 
car,  quant  à  eux,  ils  ne  sont  rien,  ni  pour  lui,  ni 
pour  eux-mêmes;  et  pourvu  que  Jean- Jacques  soit 
misérable,  ils  n'ont  pas  besoin  d'autre  bonheur. 
Ainsi  ils  ont,  eux  et  lui,  chacun  de  leur  côté, 
deux  grandes  expériences  à  faire  ;  eux ,  de  toutes 
les  peines  qu'il  est  possible  aux  hommes  d'accu- 
muler dans  lame  d'un  innocent,  et  lui,  de  toutes 
les  ressources  que  l'innocence  peut  tirer  d'elle 
seule  pour  les  supporter.  Ce  qu'il  y  a  d'impayable 
dans.tout  cela  est  d'entendre  vos  bénins  messieurs 
se  lamenter,  au  milieu  de  leurs  horribles  trames, 
du  mal  que  fait  la  haine  à  celui  qui  s'y  livre,  et 
plaindre  tendrement  leur  ami  Jean-Jacques  d'être 
la  proie  d'un  sentiment  aussi  tourmentant. 

Il  faudroit  qu'il  fût  insensible  ou  stupide  pour 


328  SECOND  DIALOGUE, 

ne  pas  voir  et  sentir  son  état;  mais  il  s'occupe  trop 
peu  de  ses  peines  pour  s'en  affecter  beaucoup. 
Il  se  console  avec  lui-même  des  injustices  des 
hommes  ;  en  rentrant  dans  son  cœur ,  il  y  trouve 
des  dédommagements  bien  doux.  Tant  qu'il  est 
seul,  il  est  heureux;  et  quand  le  spectacle  de  la 
haine  le  navre,  ou  quand  le  mépris  et  la  dérision 
l'indignent,  c'est   un  mouvement  passager  qui 
cesse  aussitôt  que  l'objet  qui  l'excite  a  disparu.  Ses 
émotions  sont  promptes  et  vives,  mais  rapides  et 
peu  durables,  et  cela  se  voit.  Son  cœur,  transpa- 
rent comme  le  cristal,  ne  peut  rien  cacher  de  ce 
qui  s'y  passe;  chaque  mouvement  qu'il  éprouve 
se  transmet  à  ses  yeux  et  sur  son  visage.  On  voit 
quand  et  comment  il  s'agite  ou  se  calme,  quand 
et  comment  il  s'irrite  ou  s'attendrit;  et,  sitôt  que 
ce  qu'il  voit  ou  ce  qu'il  entend  l'affecte,  il  lui  est 
impossible  d'en  retenir  ou  dissimuler  un  moment 
l'impression.  J'ignore  comment  il  put  s'y  prendre 
pour  tromper  quarante  ans  tout  le  monde  sur 
son  caractère  ;  mais  pour  peu  qu'on  le  tire  de  sa 
chèrt  inertie,  ce  qui  par  malheur  n'est  que  trop 
aisé,  je  le  défie  de  cacher  à  personne  ce  qui  se 
passe  au  fond  de  son  cœur,  et  c'est  néanmoins  de 
ce  même  naturel  aussi  ardent  qu'indiscret  qu'on 
a  tiré,  par  un  prestige  admirable,  le  plus  habile 
hypocrite  et  le  plus  rusé  fourbe  qui  puisse  exister. 
Cette  remarque  étoit  importante,  et  j'y  ai  porté 


SECOND  DIALOGUE.  329 

la  plus  grande  attention.  Le  premier  art  de  tous 
les  méchants  est  la  prudence,  c'est-à-dire  la  dissi- 
mulation. Ayant  tant  de  desseins  et  de  sentiments 
à  cacher,  ils  savent  composer  leur  extérieur,  gou- 
verner leurs  regards,  leur  air,  leur  maintien,  se 
rendre  maîtres  des  apparences.  Ils  savent  prendre 
leurs  avantages  et  couvrir  d'un  vernis  de  sagesse 
les  noires  passions  dont  ils  sont  rongés.  Les  cœurs 
vifs  sont  bouillants,  emportés;  mais  tout  s'évapore 
au-dehors;  les  méchants  sont  froids,  posés,  le 
venin  se  dépose  et  se  cache  au  fond  de  leurs  cœurs 
pour  n'agir  qu'en  temps  et  lieu  :  jusqu'alors  rien 
ne  s'exhale;  et  pour  rendre  l'effet  plus  grand  ou 
plus  sûr,  ils  le  retardent  à  leur  volonté.  Ces  diffé- 
rences ne  viennent  pas  seulement  des  tempéra- 
ments, mais  aussi  de  la  nature  des  passions.  Celles 
des  cœurs  ardents  et  sensibles ,  étant  l'ouvrage  de 
la  nature,  se  montrent  en  dépit  de  celui  qui  les  a  ; 
leur  première  explosion,  purement  machinale, 
est  indépendante  de  sa  volonté.  Tout  ce  qu'il  peut 
faire  à  force  de  résistance  est  d'en  arrêter  le  cours 
avant  qu'elle  ait  produit  son  effet,  mais  non  pas 
avant  qu'elle  se  soit  manifestée  ou  dans  ses  yeux, 
ou  par  sa  rougeur,  ou  par  sa  voix,  ou  par  son 
maintien,  ou  par  quelque  autre  signe  sensible. 

Mais  l'amour-propre  et  les  mouvements  qui  en 
dérivent,  n'étant  que  des  passions  secondaires 
produites  par  la  réflexion,  n'agissent  pas  si  sen- 


33o  SECOND  DIALOGUE, 

siblement  sur  la  machine.  Voilà  pourquoi  ceux 
que  ces  sortes  de  passions  gouvernent  sont  plus 
maîtres  des  apparences  que  ceux  qui  se  livrent  aux 
impulsions  directes  de  la  nature.  En  général,  si 
les  naturels  ardents  et  vifs  sont  plus  aimants,  ils 
sont  aussi  plus  emportés,  moins  endurants,  plus 
colères,  mais  ces  emportements  bruyants  sont 
sans  conséquence  ;  et ,  sitôt  que  le  signe  de  la 
colère  s'efface  sur  le  visage,  elle  est  éteinte  aussi 
dans  le  cœur.  Au  contraire  les  gens  flegmatiques 
et  froids,  si  doux,  si  patients,  si  modérés  à  l'exté- 
rieur, en  dedans  sont  haineux,  vindicatifs,  im- 
placables; ils  savent  conserver,  déguiser,  nourrir 
leur  rancune  jusqu'à  ce  que  le  moment  de  l'assou- 
vir se  présente.  En  général,  les  premiers  aiment 
plus  qu'ils  ne  haïssent;  les  seconds  haïssent  beau- 
coup plus  qu'ils  n'aiment,  si  tant  est  qu'ils  sachent 
aimer.  Les  âmes  d'une  haute  trempe  sont  néan- 
moins très  souvent  de  celle-ci,  comme  supérieures 
aux  passions.  Les  vrais  sages  sont  des  hommes 
froids,  je  n'en  doute  pas;  mais  dans  la  classe  des 
hommes  vulgaires,  sans  le  contre-poids  de  la 
sensibilité,  l'amour- propre  emportera  toujours 
la  balance;  et,  s'ils  ne  restent  nuls,  il  les  rendra 
méchants. 

Vous  me  direz  qu'il  y  a  des  hommes  vifs  et 
sensible  qui  ne  laissent  pas  d'être  méchants, 
haineu   ,  et  rancuniers.  Je  n'en  crois  rien;  mais 


SECOND  DIALOGUE.  33i 

il  faut  s'entendre.  Il  y  a  deux  sortes  de  vivacité; 
celle  des  sentiments  et  celle  des  idées.  Les  âmes 
sensibles  s'affectent  fortement  et  rapidement.  Le 
sang  enflammé  par  une  agitation  subite  porte  à 
l'œil,  à  la  voix,  au  visage,  ces  mouvements  impé- 
tueux qui  marquent  la  passion.  Il  est  au  contraire 
des  esprits  vifs  qui  s'associent  avec  des  cœurs 
glacés,  et  qui  ne  tirent  que  du  cerveau  l'agitation 
qui  paroît  aussi  dans  les  yeux,  dans  le  geste,  et 
accompagne  la  parole,  mais  par  des  signes  tout 
différents,  pantomimes  et  comédiens  plutôt  qu'a- 
nimés et  passionnés.  Ceux-ci,  riches  d'idées,  les 
produisent  avec  une  facilité  extrême  :  ils  ont  la 
parole  à  commandement;  leur  esprit,  toujours 
présent  et  pénétrant,  leur  fournit  sans  cesse  des 
pensées  neuves,  des  saillies,  des  réponses  heu- 
reuses; quelque  force  et  quelque  finesse  qu'on 
mette  à  ce  qu'on  peut  leur  dire,  ils  étonnent  par 
la  promptitude  et  le  sel  de  leurs  reparties,  et  ne 
restent  jamais  court.  Dans  les  choses  même  de 
sentiment,  ils  ont  un  petit  babil  si  bien  agencé, 
qu'on  les  croiroit  émus  jusqu'au  fond  du  cœur, 
si  cette  justesse  même  d'expression  n'attestoit  que 
c'est  leur  esprit  seul  qui  travaille.  Les  autres,  tout 
occupés  de  ce  qu'ils  sentent,  soignent  trop  peu 
leurs  paroles  pour  les  arranger  avec  tant  d'art. 
La  pesante  succession  du  discours  leur  est  insup- 
portable; ils  se  dépitent  contre  la  lenteur  de  sa 


332  SECOND  DIALOGUE, 

marche;  il  leur  semble,  dans  la  rapidité  des  mou- 
vements qu'ils  éprouvent,  que  ce  qu'ils  sentent 
devroit  se  faire  j  our  et  pénétrer  d'un  cœur  à  l'autre 
sans  le  froid  ministère  de  la  parole.  Les  idées  se 
présentent  d'ordinaire  aux  gens  d'esprit  en  ph  rases 
tout  arrangées.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  sentiments; 
il  faut  chercher ,  combiner ,  choisir  un  langage 
propre  à  rendre  ceux  qu'on  éprouve  ;  et  quel  est 
l'homme  sensible  qui  aura  la  patience  de  suspendre 
le  cours  des  affections  qui  l'agitent  pour  s'occu- 
per à  chaque  instant  de  ce  triage?  Une  violente 
émotion  peut  suggérerquelquefois  des  expressions 
énergiques  et  vigoureuses  ;  mais  ce  sont  d'heureux 
hasards  que  les  mêmes  situations  ne  fournissent 
pas  toujours.  D'ailleurs ,  un  homme  vivement  ému 
est-il  en  état  de  prêter  une  attention  minutieuse 
à  tout  ce  qu'on  peut  lui  dire',  à  tout  ce  qui  se 
passe  autour  de  lui ,  pour  y  approprier  sa  réponse 
ou  son  propos?  Je  ne  dis  pas  que  tous  seront 
aussi  distraits,  aussi  étourdis,  aussi  stupidcs  que 
Jean-Jacques;  mais  je  doute  que  quiconque  a  reçu 
du  ciel  un  naturel  vraiment  ardent,  vif,  sensible 
et  tendre,  soit  jamais  un  homme  bien  preste  à  la 
riposte. 

N'allons  donc  pas  prendre,  comme  on  fait  dans 
le  monde,  pour  des  cœurs  sensibles  des  cerveaux 
brûlés  dont  le  seul  désir  de  briller  anime  les 
discours,  les  actions,  les  écrits,  et  qui,  pour  être 


SECOND  DIALOGUE.  333 

applaudis  des  jeunes  gens  et  des  femmes,  jouent 
de  leur  mieux  la  sensibilité  qu'ils  n'ont  point. 
Tout  entiers  à  leur  unique  objet,  c'est-à-dire  à  la 
célébrité,  ils  ne  s'échauffent  sur  rien  au  monde, 
ne  prennent  un  véritable  intérêt  à  rien  ;  leurs  têtes , 
agitées  d'idées  rapides,  laissent  leurs  cœurs  vides 
de  tout  sentiment,  excepté  celui  de  l'amour-propre, 
qui,  leur  étant  habituel,  ne  leur  donne  aucun 
mouvement  sensible  et  remarquable  au- dehors. 
Ainsi,  tranquilles  et  de  sang-froid  sur  toutes 
choses,  ils  ne  songent  qu'aux  avantages  relatifs  à 
leur  petit  individu ,  et,  ne  laissant  jamais  échapper 
aucune  occasion,  s'occupent  sans  cesse,  avec  un 
succès  qui  n'a  rien  d'étonnant,  à  rabaisser  leurs 
rivaux,  à  écarter  leurs  concurrents,  à  briller  dans 
le  monde,  à  primer  dans  les  lettres ,  et  à  déprimer 
tout  ce  qui  n'est  pas  attaché  à  leur  char.  Que  de 
tels  hommes  soient  méchants  ou  malfaisants,  ce 
n'est  pas  une  merveille;  mais  qu'ils  éprouvent 
d'autre  passion  que  légoïsme  qui  les  domine, 
qu'ils  aient  une  véritable  sensibilité,  qu'ils  soient 
capables  d'attachement,  d'amitié,  même  d'amour, 
cest  ce  que  je  nie.  Ils  ne  savent  pas  seulement 
s'aimer  eux-mêmes;  ils  ne  savent  que  haïr  ce  qui 
n'est  pas  eux. 

Celui  qui  sait  régner  sur  son  propre  cœur, 
tenir  toutes  ses  passions  sous  le  joug,  sur  qui  l'in- 
térêt personnel  et  les  désirs  sensuels  n'ont  aucune 


334  SECOND  DIALOGUE, 

puissance,  et  qui,  soit  en  public,  soit  tout  seul  et 
sans  témoin ,  ne  fait  en  toute  occasion  que  ce  qui 
est  juste  et  honnête,  sans  égard  aux  vœux  secrets 
de  son  cœur;  celui-là  seul  est  homme  vertueux. 
S'il  existe,  je  m'en  réjouis  pour  l'honneur  de  l'es- 
pèce humaine.  Je  sais  que  des  foules  d'hommes 
vertueux  ont  jadis  existé  sur  la  terre;  je  sais  que 
Fénélon,  Catinat,  d'autres  moins  connus,  ont  ho- 
noré les  siècles  modernes,  et  parmi  nous  j'ai  vu 
George  Reith  suivre  encore  leurs  sublimes  ves- 
tiges. A  cela  près,  je  n'ai  vu  dans  les  apparentes 
vertus  des  hommes  que  forfanterie,  hypocrisie, 
et  vanité.  Mais  ce  qui  se  rapproche  un  peu  plus 
de  nous,  ce  qui  est  du  moins  beaucoup  plus  dans 
l'ordre  de  la  nature,  c'est  un  mortel  bien  né  qui 
n'a  reçu  du  ciel  que  des  passions  expansives  et 
douces,  que  des  penchants  aimants  et  aimables, 
qu'un  cœur  ardent  à  désirer,  mais  sensible,  af- 
fectueux dans  ses  désirs,  qui  n'a  que  faire  de  gloire 
ni  de  trésors,  mais  dejouissances  réelles,  de  véri- 
tables attachements,  et  qui,  comptant  pour  rien 
l'apparence  des  choses  et  pour  peu  l'opinion  des 
hommes,  cherche  son  bonheur  en  dedans  sans 
égard  aux  usages  suivis  et  aux  préjugés  reçus.  Cet 
homme  ne  sera  pas  vertueux ,  puisqu'il  ne  vaincra 
pas  ses  penchants;  mais,  en  les  suivant,  il  ne  fera 
rien  de  contraire  à  ce  que  feroit,  en  surmontant 
les  siens ,  celui  qui  n'écou  te  que  la  vertu .  La  bonté, 


SECOND  DIALOGUE.  335 

la  commisération ,  la  générosité,  ces  premières  in- 
clinations de  la  nature,  qui  ne  sont  que  des  éma- 
nations de  l'amour  de  soi,  ne  s'érigeront  point 
dans  sa  tête  en  d'austères  devoirs ,  mais  elles  seront 
des  besoins  de  son  cœur  qu'il  satisfera  plus  pour 
son  propre  bonheur  que  par  un  principe  d'hu- 
manité qu'il  ne  songera  guère  à  réduire  en  régies. 
L'instinct  de  la  nature  est  moins  pur  peut-être, 
mais  certainement  plus  sûr  que  la  loi  de  la  vertu; 
car  on  se  met  souvent  en  contradiction  avec  son 
devoir,  jamais  avec  son  penchant,  pour  malfaire. 
L'homme  de  la  nature  éclairé  par  la  raison  a 
des  appétits  plus  délicats ,  mais  non  moins  simples 
que  dans  sa  première  grossièreté.  Les  fantaisies 
d'autorité,  de  célébrité,  de  prééminence,  ne  sont 
rien  pour  lui;  il  ne  veut  être  connu  que  pour 
être  aimé;  il  ne  veut  être  loué  que  de  ce  qui  est 
vraiment  louable  et  qu'il  possède  en  effet.  L'esprit, 
les  talents,  ne  sont  pour  lui  que  des  ornements 
du  mérite,  et  ne  le  constituent  pas.  Ils  sont  des 
développements  nécessaires  dans  le  progrès  des 
choses,  et  qui  ont  leurs  avantages  pour  les  agré- 
ments de  la  vie,  mais  subordonnés  aux  facultés 
plus  précieuses  qui  rendent  l'homme  vraiment 
sociable  et  bon,  et  qui  lui  font  priser  l'ordre,  la 
justice,  la  droiture  et  l'innocence  au-dessus  de 
tous  les  autres  biens.  L'homme  de  la  nature  ap- 
prend à  porter  en  toute  chose  le  joug  de  la  né- 


336  SECOND  DIALOGUE. 

cessitéet  à  s'y  soumettre,  à  ne  murmurer  jamais 
contre  la  Providence,  qui  commença  par  le  com- 
bler de  dons  précieux,  qui  promet  à  son  cœur 
des  biens  plus  précieux  encore,  mais  qui,  pour 
réparer  les  injustices  delà  fortune  et  des  hommes, 
choisit  son  heure  et  non  pas  la  nôtre,  et  dont  les 
vues  sont  trop  au-dessus  de  nous  pour  qu'elle 
nous  doive  compte  de  ses  moyens.  L'homme  de 
la  nature  est  assujetti  par  elle  et  pour  sa  propre 
conservation  à  des  transports  irascibles  et  mo- 
mentanés, à  la  colère,  à  l'emportement,  à  l'indi- 
gnation, jamais  à  des  sentiments  haineux  et 
durables,  nuisibles  à  celui  qui  en  est  la  proie  et  à 
celui  qui  en  est  l'objet,  et  qui  ne  mènent  qu'au 
mal  et  à  la  destruction  sans  servir  au  bien  ni  à  la 
conservation  de  personne.  Enfin  l'homme  de  la 
nature,  sans  épuiser  ses  débiles  forces  à  se  con- 
struire ici -bas  des  tabernacles,  des  machines 
énormes  de  bonheur  ou  de  plaisir,  jouit  de  lui- 
même  et  de  son  existence,  sans  grand  souci  de  ce 
qu'en  pensent  les  hommes,  et  sans  grand  soin  de 
l'avenir. 

Tel  j'ai  vu  l'indolent  Jean-Jacques,  sans  affec- 
tation ,  sans  apprêt,  livré  par  goût  à  ses  douces  rê- 
veries, pensant  profondément  quelquefois ,  mais 
toujours  avec  plus  de  fatigue  que  de  plaisir,  et 
aimant  mieux  se  laisser  gouverner  par  une  ima- 
gination riante  que  de  gouverner  avec  effort  sa 


SECOND  DIALOGUE.  337 

tête  par  la  raison.  Je  l'ai  vu  mener  par  goût  une 
vie  égale,  simple,  et  routinière,  sans  s'en  rebuter 
jamais.  L'uniformité  de  cette  vie  et  la  douceur 
qu'il  y  trouve  montrent  que  son  ame  est  en  paix. 
S'il  étoit  mal  avec  lui-même,  il  se  lasseroit  enfin 
d'y  vivre;  il  lui  faudrait  des  diversions  que  je  ne 
lui  vois  point  chercher  ;  et  si ,  par  un  tour  d'esprit 
difficile  à  concevoir,  il  s'obstinoit  à  s'imposer  ce 
genre  de  supplice,  on  verroit  à  la  longue  l'effet 
de  cette  contrainte  sur  son  humeur,  sur  son  teint, 
sur  sa  santé.  11  jauniroit,  il  languirait,  il  devien- 
drait triste  et  sombre,  il  dépérirait.  Au  contraire, 
il  se  porte  mieux  qu'il  ne  fit  jamais  '.  Il  n'a  plus 
ces  souffrances  habituelles,  cette  maigreur,  ce 
teint  pâle,  cet  air  mourant  qu'il  eut  constamment 
dix  ans  de  sa  vie,  c'est- à- dire  pendant  tout  le 
temps  qu'il  se  mêla  d'écrire,  métier  aussi  funeste 
à  sa  constitution  que  contraire  à  son  goût,  et  qui 
l'eût  enfin  mis  au  tombeau  s'il  l'eût  continué  plus 
long-temps.  Depuis  qu'il  a  repris  les  doux  loisirs 
de  sa  jeunesse  il  en  a  repris  la  sérénité;  il  occupe 
son  corps  et  repose  sa  tête  ;  il  s'en  trouve  bien  à 
tous  égards.  En  un  mot,  comme  j'ai  trouvé  dans 
ses  livres  l'homme  de  la  nature,  j'ai  trouvé  dans 
lui  l'homme  de  ses  livres,  sans  avoir  eu  besoin 

'  Tout  a  son  terme  ici-bas.  Si  ma  santé  décline,  et  succombe 
enfin  sous  tant  d'afflictions  sans  relâche,  il  restera  toujours  étonnant 
qu'elle  ait  résisté  si  long-temps. 

!)I\LOGUES.  T.  I.  23 


338  SECOND  DIALOGUE. 

de  chercher  expressément  s'il  est  vrai  qu'il  en  fût 

l'auteur. 

Je  n'ai  eu  qu'une  seule  curiosité  que  j'ai  voulu 
satisfaire;  c'est  au  sujet  du  Devin  du  village.  Ce 
que  vous  m'aviez  dit  là-dessus  m'avoit  tellement 
frappé,  que  je  n'aurois  pas  été  tranquille,  si  je  ne 
m'en  fusse  particulièrement  éclairci.  On  ne  con- 
çoit guère  comment  un  homme  doué  de  quelque 
génie  et  de  talents ,  par  lesquels  il  pourroit  aspirer 
à  une  gloire  méritée,  pour  se  parer  effrontément 
d'un  talent  qu'il  n'auroit  pas,  iroit  se  fourrer  sans 
nécessité  dans  toutes  les  occasions  de  montrer  là- 
dessus  son  ineptie.  Mais  qu'au  milieu  de  Paris  et 
des  artistes  les  moins  disposés  pour  lui  à  l'indul- 
gence, un  tel  homme  se  donne  sans  façon  pour 
l'auteur  d'un  ouvrage  qu'il  est  incapable  de  faire; 
qu'un  homme  aussi  timide,  aussi  peu  suffisant, 
s'érige  parmi  les  maîtres  en  précepteur  d'un  art 
auquel  il  n'entend  rien,  et  qu'il  les  accuse  de  ne 
pas  entendre,  c'est  assurément  une  chose  des  plus 
incroyables  que  l'on  puisse  avancer.  D'ailleurs  il  y 
a  tant  de  bassesses  à  se  parer  ainsi  des  dépouilles 
d'autrui;  cette  manœuvre  suppose  tant  de  pau- 
vreté desprit,  une  vanité  si  puérile,  un  jugement 
si  borné,  que  quiconque  peut  s'y  résoudre  ne  fera 
jamais  rien  de  grand,  d'élevé,  de  beau  dans  aucun 
genre,  et  que,  malgré  toutes  mes  observations, 
il  seroit  toujours  resté  impossible  à  mes  yeux  que 


SECOND  DIALOGUE.  33y 

Jean -Jacques  se  donnant  faussement  pour  l'au- 
teur du  Devin  du  village,  eût  fait  aucun  des  autres 
écrits  qu'il  s'attribue,  et  qui  certainement  ont 
trop  de  force  et  d'élévation  pour  avoir  pu  sortir 
de  la  petite  tête  d'un  petit  pillard  impudent.  Tout 
cela  me  sembloit  tellement  incompatible  que  j'en 
revenois  toujours  à  ma  première  conséquence  de 
tout  ou  rien. 

Une  chose  encore  animoit  le  zèle  de  mes  re- 
cherches. L'auteur  du  Devin  du  village  n'est  pas, 
quel  qu'il  soit,  un  auteur  ordinaire,  non  plus  que 
celui  des  autres  ouvrages  qui  portent  le  même 
nom.  Il  y  a  dans  cette  pièce  une  douceur,  un 
charme,  une  simplicité  sur-tout,  qui  la  distinguent 
sensiblement  de  toute  autre  production  du  même 
genre.  Il  n'y  a  dans  les  paroles  ni  situations  vives, 
ni  belles  sentences,  ni  pompeuse  morale  :  il  n'y  a 
dans  la  musique  ni  traits  savants,  ni  morceaux 
de  travail,  ni  chants  tournés,  ni  harmonie  pa- 
thétique. Le  sujet  en  est  plus  comique  qu'atten- 
drissant, et  cependant  la  pièce  touche,  remue, 
attendrit  jusqu'aux  larmes:  on  se  sent  ému  sans 
savoir  pourquoi.  D'où  ce  charme  secret  qui  coule 
ainsi  dans  les  cœurs  tire -t- il  sa  source?  Cette 
source  unique  où  nul  autre  n'a  puisé  n'est  pas  celle 
de  l'Hippocrène  :  elle  vient  d'ailleurs.  L'auteur 
doit  être  aussi  singulier  que  la  pièce  est  originale. 
Si,  connoissant  déjà  Jean-  Jacques,  j'avois  vu  pour 


34o  SECOND  DIALOGUE. 

la  première  fois  le  Devin  du  village  sans  qu'on  m'en 
nommât  l'auteur,  j'aurois  dit  sans  balancer,  c'est 
celui  de  la  Nouvelle  Héloïse,  c'est  Jean-Jacques,  et 
ce  ne  peut  être  que  lui.  Colette  intéresse  et  touche 
comme  Julie,  sans  magie  de  situations,  sans  ap- 
prêts d'événements  romanesques  ;  même  naturel, 
même  douceur,  même  accent:  elles  sont  sœurs, 
ou  je  serois  bien  trompé.  Voilà  ce  que  j'aurois  dit 
ou  pensé.  Maintenant  on  m'assure  au  contraire 
que  Jean-Jacques  se  donne  faussement  pour  l'au- 
teur de  cette  pièce,  et  qu'elle  est  d'un  autre  :  qu'on 
me  le  montre  donc  cet  autre-là,  que  je  voie  com- 
ment il  est  fait.  Si  ce  n'est  pas  Jean-Jacques,  il 
doit  du  moins  lui  ressembler  beaucoup,  puisque 
leurs  productions,  si  originales,  si  caractérisées, 
se  ressemblent  si  fort.  Il  est  vrai  que  je  ne  puis  avoir 
vu  des  productions  de  Jean- Jacques  en  musique, 
puisqu'il  n'en  sait  pas  faire;  mais  je  suis  sûr  que, 
s'il  en  savoit  faire,  elles  auroient  un  caractère  très 
approchant  de  celui-là.  A  m'en  rapporter  à  mon 
propre  jugement,  cette  musique  est  de  lui;  par  les 
preuves  que  l'on  me  donne,  elle  n'en  est  pas:  que 
dois-je  croire?  Je  résolus  de  m  eclaircir  si  bien  par 
moi-même  sur  cet  article  qu'il  ne  me  pût  rester 
là-dessus  aucun  doute,  et  je  m'y  suis  pris  de  la 
façon  la  plus  courte ,  la  plus  sûre  pour  y  parvenir. 

LE    FRANÇOIS. 

Rien  n'est  plus  simple.  Vous  avez  fait  comme 


SECOND  DIALOGUE.  34i 

tout  le  inonde;  vous  lui  avez  présenté  de  la  mu- 
sique à  lire;  et  voyant  qu'il  ne  faisoit  que  bar- 
bouiller, vous  avez  tiré  la  conséquence,  et  vous 
vous  en  êtes  tenu  là. 

ROUSSEAU. 
Ce  n'est  point  là  ce  que  j'ai  fait,  et  ce  n'étoit 
point  de  cela  non  plus  qu'il  s'agissoit;  car  il  ne 
s'est  pas  donné,  que  je  sacbe,  pour  un  croquesol 
ni  pour  un  chantre  de  cathédrale.  Mais  en  don- 
nant delà  musique  pour  être  de  lui,  il  s'est  donné 
pour  en  savoir  faire.  Voilà  ce  que  j'avois  à  vérifier. 
Je  lui  ai  donc  proposé  de  la  musique,  non  à  lire, 
mais  à  faire.  Getoit  aller,  ce  me  semble,  aussi  di- 
rectement qu'il  étoit  possible  au  vrai  point  de  la 
question.  Je  l'ai  prié  de  composer  cette  musique 
en  ma  présence  sur  des  paroles  qui  lui  étoient 
inconnues  et  que  je  lui  ai  fournies  sur-le-champ. 

LE    FRANÇOIS. 

Vous  avez  bien  de  la  bonté  ;  car  enfin  vous 
assurer  qu'il  ne  savoit  pas  lire  la  musique,  n'étoit- 
ce  pas  vous  assurer  de  reste  qu'il  n'en  savoit  pas 
composer  ? 

ROUSSEAU. 

Je  n'en  sais  rien  ;  je  ne  vois  nulle  impossibilité 
qu'un  homme  trop  plein  de  ses  propres  idées  ne 
sache  ni  saisir  ni  rendre  celles  des  autres,  et  puis- 
que ce  n'est  pas  faute  d'esprit  qu'il  sait  si  mal 
parler,  ce  peut  aussi  n'être  pas  par  ignorance 


34a  SECOND  DIALOGUE. 

qu'il  lit  si  mal  la  musique.  Mais  ce  que  je  sais 
bien,  c'est  que,  si  de  l'acte  au  possible  la  consé- 
quence est  valable ,  lui  voir  sous  mes  yeux  com- 
poser de  la  musique  étoit  m'assurer  qu'il  en  savoit 
composer. 

LE    FRANÇOIS. 

D'honneur,  voici  qui  est  curieux  !  Eh  bien  ! 
monsieur,  de  quelle  défaite  vous  paya-t-il?  Il  fit 
le  fier,  sans  doute,  et  rejeta  la  proposition  avec 
hauteur? 

ROUSSEAU. 

Non,  il  voyoit  trop  bien  mon  motif  pour  pou- 
voir s'en  offenser,  et  me  parut  même  plus  recon- 
noissant  qu'humilié  de  ma  proposition.  Mais  il 
me  pria  de  comparer  les  situations  et  les  âges. 
«Considérez,  me  dit-il,  quelle  différence  vingt- 
«  cinq  ans  d'intervalle,  de  longs  serrements  de 
«  cœur,  les  ennuis ,  le  découragement ,  la  vieillesse, 
«  doivent  mettre  dans  les  productions  du  même 
«  homme.  Ajoutez  à  cela  la  contrainte  que  vous 
«  m'imposez,  et  qui  me  plaît  pareeque  j'en  vois  la 
«  raison ,  mais  qui  n'en  met  pas  moins  des  entraves 
«  aux  idées  d'un  homme  qui  n'a  jamais  su  les  as- 
•<  sujettir,  ni  rien  produire  qu'à  son  heure,  à  son 
«  aise,  et  à  sa  volonté.  » 

LE   FRANÇOIS. 

Somme  toute,  avec  de  belles  paroles  il  refusa 
l'épreuve  proposée? 


SECOND  DIALOGUE.  3/43 

ROUSSEAU. 

Au  contraire,  après  ce  petit  préambule  il  s'y 
soumit  de  tout  son  cœur,  et  s'en  tira  mieux  qu'il 
n'avoit  espéré  lui-même.  Il  me  fit,  avec  un  peu 
de  lenteur,  mais  moi  toujours  présent,  de  la  mu- 
sique aussi  fraîche,  aussi  chantante,  aussi  bien 
traitée  que  celle  du  Devin,  et  dont  le  style,  assez 
semblable  à  celui  de  cette  pièce ,  mais  moins  nou- 
veau qu'il  n'étoit alors,  est  tout  aussi  naturel,  tout 
aussi  expressif,  et  tout  aussi  agréable.  Il  fut  sur- 
pris lui-même  de  son  succès.  «  Le  désir,  me  dit- 
«  il,  que  je  vous  ai  vu  de  me  voir  réussir  m'a  fait 
«  réussir  davantage.  La  défiance  m'étourdit,  ra'ap- 
«  pesantit  et  me  resserre  le  cerveau  comme  le 
«  cœur  ;  la  confiance  m'anime,  m'épanouit,  et  me 
«  fait  planer  sur  des  ailes.  Le  ciel  m'avoit  fait  pour 
«l'amitié:  elle  eût  donné  un  nouveau  ressort  à 
«  mes  facultés,  et  jaurois  doublé  de  prix  par  elle.  » 

Voilà,  monsieur,  ce  que  j'ai  voulu  vérifier  par 
moi-même.  Si  cette  expérience  ne  suffît  pas  pour 
prouver  qu'il  a  fait  le  Devin  du  village,  elle  suffit 
au  moins  pour  détruire  celle  des  preuves  qu'il  • 
ne  l'a  pas  fait  à  laquelle  vous  vous  en  êtes  tenu. 
Vous  savez  pourquoi  toutes  les  autres  ne  font 
point  autorité  pour  moi  :  mais  voici  une  autre 
observation  qui  achève  de  détruire  mes  doutes, 
et  me  confirme  ou  me  ramène  dans  mon  ancienne 
persuasion. 


344  SECOND  DIALOGUE. 

Après  cette  épreuve,  j'ai  examiné  toute  la  mu- 
sique qu'il  a  composée  depuis  son  retour  à  Paris , 
et  qui  ne  laisse  pas  de  faire  un  recueil  considé- 
rable, et  j'y  ai  trouvé  une  uniformité  de  style  et 
de  faire  qui  tomberait  quelquefois  dans  la  mono- 
tonie si  elle  n  etoit  a  u  torisée  ou  excuséepar  le  grand 
rapport  des  paroles  dont  il  a  fait  choix  le  plus  sou- 
vent. Jean-Jacques ,  avec  un  cœur  trop  porté  à  la 
tendresse,  eut  toujours  un  goût  vif  pour  la  vie 
champêtre.  Toute  sa  musique,  quoique  variée  se- 
lon les  sujets,  porte  une  empreinte  de  ce  goût.  On 
croit  entendre  l'accent  pastoral  des  pipeaux,  et 
cet  accent  se  fait  par-tout  sentir  le  même  que  dans 
le  Devin  da  village.  Un  connoisseur  ne  peut  pas 
plus  s'y  tromper  qu'on  ne  se  trompe  au  faire  des 
peintres.  Toute  cette  musique  a  d'ailleurs  une  sim- 
plicité, j'oserois  dire  une  vérité,  que  n'a  parmi 
nous  nulle  autre  musique  moderne.  Non  seule- 
ment elle  n'a  besoin  ni  de  trilles,  ni  de  petites 
notes,  ni  d'agréments  ou  de  fleurtis  '  d'aucune 
espèce,  mais  elle  ne  peut  même  rien  supporter  de 
tout  cela.  Toute  son  expression  est  dans  les  seules 
nuances  du  fort  et  du  doux,  vrai  caractère  d'une 
bonne  mélodie  ;  cette  mélodie  y  est  toujours  une 
et  bien  marquée,  les  accompagnements  l'animent 

Il  donne  dans  son  Dictionnaire  l'explication  de  ce  mot  qui  a 
deux  significations  en  musique,  en  ajoutant  qu'i/  n  vieilli  en  toul 
feus. 


SECOND  DIALOGUE.  345 

sans  l'offusquer.  On  n'a  pas  besoin  de  crier  sans 
cesse  auxaccompagnateurs  :  Doux, plus  doux.  Tout 
cela  ne  convient  encore  qu'au  seul  Devin  du  vil- 
lage. S'il  n'a  pas  fait  cette  pièce,  il  faut  donc  qu'il  en 
ait  l'auteur  toujours  à  ses  ordres  pour  lui  compo- 
ser de  nouvelle  musique  toutes  les  fois  qu'il  lui 
plaît  d'en  produire  sous  son  nom ,  car  il  n'y  a  que 
lui  seul  qui  en  fasse  comme  celle-là.  Je  ne  dis  pas 
qu'en  épluchant  bien  toute  cette  musique  on  n'y 
trouvera  ni  ressemblances  ni  réminiscences,  ni 
traits  pris  ou  imités  d'autres  auteurs  ;  cela  n'est 
vrai  d'aucune  musique  que  je  connoisse.  Mais, 
soit  que  ces  imitations  soient  des  rencontres  for- 
tuites ou  de  vrais  pillages,  je  dis  que  la  manière 
dont  l'auteur  les  emploie  les  lui  approprie  ;  je  dis 
que  l'abondance  des  idées  dont  il  est  plein ,  et  qu'il 
associe  à  celles-là ,  ne  peut  laisser  supposer  que 
ce  soit  par  stérilité  de  son  propre  fonds  qu'il  se 
les  attribue;  c'est  paresse  ou  précipitation,  mais 
ce  n'est  pas  pauvreté:  il  lui  est  trop  aisé  de  pro- 
duire pour  avoir  jamais  besoin  de  piller  '. 

1  H  y  a  trois  seuls  morceaux  dans  le  Devin  du  village  qui  ne  sont 
pas  uniquement  de  moi,  comme,  dès  le  commencement,  je  l'ai  dit 
sans  cesse  à  tout  le  monde  ;  tous  trois  dans  le  divertissement  : 
1°  les  paroles  de  la  chanson,  qui  sont  en  partie,  ou  du  moins  l'idée 
et  le  refrain,  de  M.  Colle';  2°  les  paroles  de  l'ariette,  qui  sont  de 
M.  Cahusac,  lequel  m'engagea  à  faire,  après  coup,  cette  ariette, 
pour  complaire  à  mademoiselle  Fel,  qui  se  plaignoit  qu'il  n'y  avoit 
rien  de  brillant  pour  sa  voix  dans  son  rôle  ;  3°  et  l'entrée  des  ber- 


346  SECOND  DIALOGUE. 

Je  lui  ai  conseillé  de  rassembler  toute  cette 
musique  et  de  chercher  à  s'en  défaire  pour  s'aider 
à  vivre  quand  il  ne  pourra  plus  continuer  son  tra- 
vail, mais  de  tâcher  sur  toute  chose  que  ce  recueil 
ne  tombe  qu'en  des  mains  fidèles  et  sûres  qui  ne 
le  laissent  ni  détruire  ni  diviser  :  car  quand  la 
passion  cessera  de  dicter  les  jugements  qui  le  re- 
gardent, ce  recueil  fournira,  ce  me  semble,  une 
forte  preuve  que  toute  la  musique  qui  le  compose 
est  d'un  seul  et  même  auteur  '. 

gères,  que,  sur  les  vives  instances  de  M.  d'Holbach ,  j'arrangeai  sur 
une  pièce  de  clavecin  d'un  recueil  qu'il  me  présenta.  Je  ne  dirai  pas 
quelle  étoit  l'intention  de  M.  d'Holbach  ;  mais  il  me  pressa  si  fort 
d'employer  quelque  chose  de  ce  recueil,  que  je  ne  pus,  dans  cette 
bagatelle,  résister  obstinément  à  son  désir.  Pour  la  romance,  qu'on 
m'a  fait  tirer,  tantôt  de  Suisse,  tantôt  de  Languedoc,  tantôt  de  nos 
psaumes,  et  tantôt  de  je  ne  sais  où,  je  ne  l'ai  tirée  que  de  ma  tête, 
ainsi  «pie  toute  la  pièce.  Je  la  composai,  revenu  depuis  peu  d'Italie, 
passionné  pour  la  musique  que  j'y  avois  entendue,  et  dont  on  n'a- 
voit  encore  aucune  connoissance  à  Paris.  Quand  cette  connoissance 
commença  de  s'y  répandre,  on  auroit  bientôt  découvert  mes  pil- 
lages, si  j'avois  fait  comme  font  les  compositeurs  françois,  parce- 
qu'ils  sont  pauvres  d'idées,  qu'ils  ne  connoissent  pas  même  le  vrai 
chant,  et  que  leurs  accompagnements  ne  sont  que  du  barbouillage. 
On  a  eu  l'impudence  de  mettre  en  grande  pompe,  dans  le  recueil 
de  mes  écrits,  la  romance  de  M.  Vernes,  pour  faire  croire  au  puhlic 
que  je  me  l'attribuois.  Toute  ma  réponse  a  été  de  faire  à  cette  ro- 
mance deux  autres  airs  meilleurs  que  celui-là.  Mon  argument  est 
simple  :  celui  qui  a  fait  les  deux  meilleurs  airs  n'avoit  pas  besoin  de 
s'attribuer  faussement  le  moindre. 

1  J'ai  mis  fidèlement  dans  ce  recueil  toute  la  musique  de  toute 
espèce  que  j'ai  composée  depuis  mon  retour  à  Paris,  et  dont  j'aurois 
beaucoup  retranché  si  je  n'y  avois  laissé  que  ce  qui  me  paraît  bon  ; 


SECOND  DIALOGUE.  347 

Tout  ce  qui  est  sorti  de  la  plume  de  Jean-Jacques 
durant  son  effervescence  porte  une  empreinte 
impossible  à  méconnoître,  et  plus  impossible  à 
imiter.  Sa  musique,  sa  prose,  ses  vers,  tout,  dans 
ces  dix  ans,  est  d'un  coloris,  d'une  teinte,  qu'un 
autre  ne  trouvera  jamais.  Oui,  je  le  répète,  si  j'i- 
gnorois  quel  est  Fauteur  du  Devin  du  village,  je  le 
sentirois  à  cette  conformité.  Mon  doute  levé  sur 
cette  pièce  achève  de  lever  ceux  qui  pouvoient  me 
rester  sur  son  auteur.  La  force  des  preuves  qu'on 
a  qu  elle  n'est  pas  de  lui  ne  sert  plus  qu'à  détruire 
dans  mon  esprit  celles  des  crimes  dont  on  l'accuse  ; 
et  tout  cela  ne  me  laisse  plus  qu'une  surprise,  c'est 
comment  tant  de  mensonges  peuvent  être  si  bien 
prouvés. 

Jean- Jacques  étoit  né  pour  la  musique,  non 
pour  y  payer  de  sa  personne  dans  l'exécution, 
mais  pour  en  hâter  les  progrès  et  y  faire  des  décou- 

mais  j'ai  voulu  ne  rien  omettre  de  ce  que  j'ai  réellement  fait,  afin 
qu'on  pût  discerner  tout  ce  qu'on  m'attribue,  aussi  faussement 
qu'impudemment  même,  en  ce  genre,  dans  le  public,  dans  les 
journaux,  et  jusque  dans  le  recueil  de  mes  propres  écrits.  Pourvu 
que  les  paroles  soient  grossières  et  malhonnêtes,  pourvu  que  les  airs 
soient  maussades  et  plats,  on  m'accordera  volontiers  le  talent  de 
composer  de  cette  musique-là.  On  affectera  même  de  m'attribuer 
des  airs  d'un  bon  chant  faits  par  d'autres,  pour  faire  croire  que  je 
me  les  attribue  moi-même,  et  que  je  m'approprie  les  ouvrages  d  au- 
trui. M'ôter  mes  productions  et  m'attribuer  les  leurs  a  été,  depuis 
vingt  ans,  la  manœuvre  la  plus  constante  de  ces  messieurs,  et  la 
plus  sûre  pour  me  décrier. 


348  SECOND  DIALOGUE, 

vertes.  Ses  idées  dans  l'artet  sur  l'art  sont  fécondes, 
intarissables.  Il  a  trouvé  des  méthodes  plus  claires, 
plus  commodes,  plus  simples,  qui  facilitent,  les 
unes  la  composition,  les  autres  l'exécution,  et 
auxquelles  il  ne  manque,  pour  être  admises,  que 
d'être  proposées  par  un  autre  que  lui.  Ilafaitdans 
l'harmonie  une  découverte  qu'il  ne  daigne  pas 
même  annoncer,  sûr  d'avance  qu'elle  seroit  rebu- 
tée, ou  ne  lui  attireroit,  comme  le  Devin  du  vil- 
lage, que  l'imputation  de  s'emparer  du  bien  d'au- 
trui.  Il  fera  dix  airs  sur  les  mêmes  paroles  sans 
que  cette  abondance  lui  coûte  ou  l'épuisé.  Je  l'ai 
vu  lire  aussi  fort  bien  la  musique,  mieux  que 
plusieurs  de  ceux  qui  la  professent.  Il  aura  même 
en  cet  art  X  impromptu  del'exécution  qui  lui  manque 
en  toute  autre  chose,  quand  rien  ne  l'intimidera, 
quand  rien  ne  troublera  cette  présence  d'esprit 
qu'il  a  si  rarement,  qu'il  perd  si  aisément,  et 
qu'il  ne  peut  plus  rappeler  dès  qu'il  Fa  perdue. 
Il  y  a  trente  ans  qu'on  l'a  vu  dans  Paris  chanter 
tout  à  livre  ouvert.  Pourquoi  ne  le  peut-il  plus  au- 
jourd'hui ?  C'est  qu'alors  personne  ne  cloutoit  du 
talent  qu'aujourd'hui  tout  le  monde  lui  refuse, 
et  qu'un  seul  spectateur  malveillant  suffit  pour 
troubler  sa  tête  et  ses  yeux.  Qu'un  homme  au- 
quel il  aura  confiance  lui  présente  de  la  musique 
qu'il  ne  connoisse  point ,  je  parie ,  à  moins  qu'elle 
ne  soit  baroque  ou  qu'elle  ne  dise  rien,  qu'il  la 


SECOND  DIALOGUE.  34g 

déchiffre  encore  à  la  première  vue  et  la  chante 
passablement.  Mais  si,  lisant  clans  le  cœur  de  cet 
homme,  il  le  voit  malintentionné,  il  n'en  dira  pas 
une  note  ;  et  voilà  parmi  les  spectateurs  la  conclu- 
sion tirée  sans  autre  examen.  Jean-Jacques  est  sur 
la  musique  et  sur  les  choses  qu'il  sait  le  mieux 
comme  il  étoit  jadis  aux  échecs.  Jouoit-il  avec  un 
plus  fort  que  lui  qu'il  croyoit  plus  foible,  il  le 
battoit  le  plus  souvent;  avec  un  plus  foible  qu'il 
croyoit  plus  fort,  il  étoit  battu  :  la  suffisance  des 
autres  l'intimide  et  le  démonte  infailliblement.  En 
ceci  l'opinion  l'a  toujours  subjugué,  ou  plutôt, 
en  toute  chose,  comme  il  le  dit  lui-même,  c'est  au 
degré  de  sa  confiance  que  se  montre  celui  de  ses 
facultés.  Le  plus  grand  mal  est  ici  que,  sentant 
en  lui  sa  capacité,  pour  désabuser  ceux  qui  en 
doutent ,  il  se  livre  sans  crainte  aux  occasions  de 
la  montrer,  comptant  toujours  pour  cette  fois 
rester  maître  de  lui-même,  et,  toujours  intimidé, 
quoi  qu'il  fasse,  il  ne  montre  que  son  ineptie. 
L'expérience  là-dessus  a  beau  l'instruire ,  elle  ne 
l'a  jamais  corrigé. 

Les  dispositions  d'ordinaire  annoncent  l'inclina- 
tion, et  réciproquement.  Gela  est  encore  vrai  chez 
Jean-Jacques.  Je  n'ai  vu  nulhommeaussipassionné 
que  lui  pour  la  m  usique ,  mais  seulement  pour  celle 
qui  parle  à  son  cœur  ;  c'est  pourquoi  il  aime  mieux 
en  faire  qu'en  entendre ,  sur-tout  à  Paris ,  parecqu'il 


35o  SECOND  DIALOGUE, 

n'y  en  a  point  d'aussi  bien  appropriée  à  lui  que  la 
sienne.  Il  la  chante  avec  une  voix  foible  et  cassée, 
mais  encore  animée  et  douce;  il  l'accompagne, 
non  sans  peine ,  avec  des  doigts  tremblants ,  moins 
par  l'effet  des  ans  que  d'une  invincible  timidité. 
Il  se  livre  à  cet  amusement  depuis  quelques  années 
avec  plus  d'ardeur  que  jamais,  et  il  est  aisé  de  voir 
qu'il  s'en  fait  une  aimable  diversion  à  ses  peines. 
Quand  des  sentiments  douloureux  affligent  son 
cœur,  il  cherche  sur  son  clavier  les  consolations 
que  les  hommes  lui  refusent.  Sa  douleur  perd 
ainsi  sa  sécheresse,  et  lui  fournit  à-la-fois  des 
chants  et  des  larmes.  Dans  les  rues,  il  se  distrait 
des  regards  insultants  des  passants  en  cherchant 
des  airs  dans  sa  tête  ;  plusieurs  romances  de  sa  façon 
d'un  chant  triste  et  languissant,  mais  tendre  et 
doux,  n'ont  point  eu  d'autre  origine.  Tout  ce  qui 
porte  le  même  caractère  lui  plaît  et  le  charme. 
Il  est  passionné  pour  le  chant  du  rossignol;  il 
aime  les  gémissements  de  la  tourterelle,  et  les  a 
parfaitement  imités  dans  l'accompagnement  d'un 
de  ses  airs  :  les  regrets  qui  tiennent  à  l'attachement 
l'intéressent.  Sa  passion  la  plus  vive  et  la  plus  vaine 
étoit  d'être  aimé  ;  il  croyoit  se  sentir  fait  pour  l'être  ; 
il  satisfait  du  moins  cette  fantaisie  avec  les  ani- 
maux. Toujours  il  prodigua  son  temps  et  ses  soins 
à  les  attirer,  à  les  caresser;  il  étoit  l'ami,  presque 
l'esclave  de  son  chien,  de  sa  chatte,  et  de  ses 


SECOND  DIALOGUE.  35i 

serins  :  il  avoit  des  pigeons  qui  le  suivoient  par- 
tout, qui  lui  voloient  sur  les  bras,  sur  la  tête, 
jusqu'à  l'importunité  :  il  apprivoisoit  les  oi- 
seaux, les  poissons,  avec  une  patience  incroya- 
ble, et  il  est  parvenu  à  Monquin  à  faire  nicher 
des  hirondelles  dans  sa  chambre  avec  tant  de  con- 
fiance qu'elles  s'y  laissoient  même  enfermer  sans 
s'effaroucher.  En  un  mot,  ses  amusements,  ses 
plaisirs ,  sont  innocents  et  doux  comme  ses  tra- 
vaux, comme  ses  penchants;  il  n'y  a  pas  dans  son 
ame  un  goût  qui  soit  hors  de  la  nature ,  ni  coûteux 
ou  criminel  à  satisfaire;  et,  pour  être  heureux 
autant  qu'il  est  possible  ici  bas,  la  fortune  lui  eût 
été  inutile,  encore  plus  la  célébrité;  il  ne  lui  fal- 
loit  que  la  santé,  le  nécessaire,  le  repos  et  l'a- 
mitié. 

J  e  vous  ai  décrit  les  principaux  traits  de  l'homme 
que  j'ai  vu,  et  je  me  suis  borné  dans  mes  descrip- 
tions non  seulement  à  ce  qui  peut  de  même  être 
vu  de  tout  autre,  s'il  porte  à  cet  examen  un  œil 
attentif  et  non  prévenu ,  mais  à  ce  qui  n'étant  ni 
bien  ni  mal  en  soi ,  ne  peut  être  affecté  long-temps 
par  hypocrisie.  Quant  à  ce  qui,  quoique  vrai,  n'est 
pas  vraisemblable,  tout  ce  qui  n'est  connu  que  du 
ciel  et  de  moi ,  mais  eût  pu  mériter  de  l'être  des 
hommes ,  ou  ce  qui ,  même  connu  d'autrui ,  ne  peut 
être  dit  de  soi-même  avec  bienséance,  n'espérez 
pas  que  je  vous  en  parle,  non  plus  que  ceux  dont 


352  SECOND  DIALOGUE, 

il  est  connu  :  si  tout  son  prix  est  dans  les  suffrages 
des  hommes,  c'est  à  jamais  autant  de  perdu,  ,1e  ne 
vous  parlerai  pas  non  plus  de  ses  vices ,  non  qu'il 
n'en  ait  de  très  grands,  mais  parcequ'ils  n'ont  ja- 
mais fait  de  mal  qu'à  lui ,  et  qu'il  n'en  doit  aucun 
compte  aux  autres  :  le  mal  qui  ne  nuit  point  à  au- 
trui peut  se  taire  quand  on  tait  le  bien  qui  le  ra- 
chète. Il  n'a  pas  été  si  discret  dans  ses  Confessions, 
et  peut-être  n'en  a-t-il  pas  mieux  fait.  A  cela  près, 
tous  les  détails  que  je  pourrois  ajouter  aux  précé- 
dents n'en  sont  que  des  conséquences  qu'en  rai- 
sonnant bien  chacun  peut  aisément  suppléer.  Ils 
suffisent  pour  connoître  à  fond  le  naturel  de 
l'homme  et  son  caractère.  Je  ne  saurois  aller  plus 
loin  sans  manquer  aux  engagements  par  lesquels 
vous  m'avez  lié.  Tant  qu'ils  dureront,  tout  ce  que 
je  puis  exiger  et  attendre  de  Jean-Jacques  est  qu'il 
me  donne,  comme  il  a  fait,  une  explication  natu- 
relle et  raisonnée  de  sa  conduite  en  toute  occasion  ; 
car  il  seroit  injuste  et  absurde  d'exiger  qu'il  ré- 
pondît aux  charges  qu'il  ignore,  et  qu'on  ne  per- 
met pas  de  lui  déclarer;  et  tout  ce  que  je  puis 
ajouter  du  mien  à  cela  est  de  m'assurer  que  cette 
explication  qu'il  me  donne  s'accorde  avec  tout  ce 
que  j'ai  vu  de  lui  par  moi-même,  en  y  donnant 
toute  mon  attention.  Voilà  ce  que  j'ai  fait:  ainsi  je 
m'arrête.  Ou  faites-moi  sentir  en  quoi  je  m'abuse, 
ou  montrez-moi  comment  mon  Jean-Jacques  peut 


SECOND  DIALOGUE.  353 

s'accorder  avec  celui  de  vos  messieurs,  ou  conve- 
nez enfin  que  deux  êtres  si  différents  ne  furent 
jamais  le  même  homme. 

LE   FRANÇOIS. 

Je  vous  ai  écouté  avec  une  attention  dont  vous 
devez  être  content.  Au  lieu  de  vous  croiser  par 
mes  idées  je  vous  ai  suivi  dans  les  vôtres,  et  si 
quelquefois  je  vous  ai  machinalement  inter- 
rompu, c'était  lorsquetant  moi-même  de  votre 
avisjevoulois  avoir  votre  réponse  à  des  objections 
souvent  rebattues  que  je  craignois  d'oublier. 
Maintenant  je  vous  demande  en  retour  un  peu 
de  l'attention  que  je  vous  ai  donnée.  J'éviterai 
d'être  diffus  ;  évitez,  si  vous  pouvez,  d'être  impa- 
tient. 

Je  commence  par  vous  accorder  pleinement 
votre  conséquence,  et  je  conviens  franchement 
que  votre  Jean-Jacques  et  celui  de  nos  messieurs 
ne  sauroient  être  le  même  homme.  L'un ,  j'en  con- 
viens encore,  semble  avoir  été  fait  à  plaisir,  pour 
le  mettre  en  opposition  avec  l'autre.  Je  vois 
même  entre  eux  des  incompatibilités  qui  ne  frap- 
peroient  peut-être  nul  autre  que  moi.  L'empire  de 
l'habitude  et  le  goût  du  travail  manuel  sont,  par 
exemple,  à  mes  yeux  des  choses  inalliables  avec 
les  noires  et  fougueuses  passions  des  méchants;  et 
je  réponds  que  jamais  un  déterminé  scélérat  ne 
fera  de  jolis  herbiers  en  miniatures,  et  n'écrira 

DIALOGUES.  T.  I.  23 


354  SECOND  DIALOGUE. 

dans  six  ans  huit  mille  pages  de  musique'.  Ainsi, 
dès  la  première  esquisse,  nos  messieurs  et  vous 
ne  pouvez  vous  accorder.  Il  y  a  certainement  er- 
reur ou  mensonge  d'une  des  deux  parts  :  le  men- 
songe n'est  pas  de  la  vôtre,  j'en  suis  très  sûr,  mais 
l'erreur  y  peut  être.  Qui  m'assurera  qu'elle  n'y  est 
pas  en  effet?  Vous  accusez  nos  messieurs  d'être 
prévenus  quand  ils  le  décrient,  n'est-ce  point 
vous  qui  l'êtes  quand  vous  l'honorez!  Votre  pen- 
chant pour  lui  rend  ce  doute  très  raisonnable.  Il 
faudroit,  pour  démêler  sûrement  la  vérité,  des 
observations  impartiales  ;  et,  quelques  précautions 
que  vous  ayez  prises,  les  vôtres  ne  le  sont  pas  plus 
que  les  leurs.  Tout  le  monde,  quoi  que  vous  en 
puissiez  dire,  n'est  pas  entré  dans  le  complot.  Je 
connois  d'honnêtes  gens  qui  ne  haïssent  point 
Jean-Jacques,  c'est-à-dire  qui  ne  professent  point 
pour  lui  cette  bienveillance  traîtresse  qui ,  selon 
vous,  n'est  qu'une  haine  plus  meurtrière.  Ils  es- 
timent ses  talents  sans  aimer  ni  haïr  sa  personne, 
et  n'ont  pas  une  grande  confiance  en  toute  cette 
générosité  si  bruyante  qu'on  admire  dans  nos  mes- 
sieurs. Cependant,  sur  bien  des  points,  ces  per- 


1  Ayant  fait  une  partie  de  ce  calcul  d'avance,  et  seulement  par 
comparaison,  j'ai  mis  tout  trop  au  rabais;  et  c'est  ce  que  je  découvre 
bien  sensiblement  à  mesure  ijue  j'avance  dans  mon  registre,  puis- 
qu'au  bout  «le  <  inq  ans  et  demi  seulement  j'ai  déjà  plus  de  unit 
mille  pages  bien  articulées,  ''t  sur  lesquelles  on  ne  peut  contester. 


SECOND  DIALOGUE.  355 

sonnes  équitables  s'accordent  à  penser  comme  le 
public  à  son  égard.  Ce  qu'elles  ont  vu  par  elles- 
mêmes,  ce  qu  elles  ont  appris  les  unes  des  autres 
donne  une  idée  peu  favorable  de  ses  mœurs,  de  sa 
droiture,  de  sa  douceur,  de  son  humanité,  de  son 
désintéressement,  de  toutes  les  vertus  qu'il  ctaloit 
avec  tant  de  faste.  Il  faut  lui  passer  des  défauts, 
même  des  vices,  puisqu'il  est  homme;  mais  il  en 
est  de  trop  bas  pour  pouvoir  germer  dans  un  cœur 
honnête.  Je  ne  cherche  point  un  homme  parfait, 
mais  je  méprise  un  homme  abject,  et  ne  croirai 
jamais  que  les  heureux  penchants  que  vous  trou- 
vez dans  Jean-Jacques  puissent  compatir  avec  des 
vices  tels  que  ceux  dont  il  est  chargé.  Vous  voyez 
que  je  n'insiste  pas  sur  des  faits  aussi  prouvés  qu'il 
yen  ait  au  monde,  mais  dont  l'omission  affectée 
d'une  seule  formalité  énerve,  selon  vous,  toutes 
les  preuves.  Je  ne  dis  rien  des  créatures  qu'il  s'a- 
muse à  violer,  quoique  rien  ne  soit  moins  néces- 
saire, des  écus  qu'il  escroque  aux  passants  dans 
les  tavernes,  et  qu'il  nie  ensuite  d'avoir  empruntés, 
des  copies  qu'il  fait  payer  deux  fois,  de  celles  où 
il  fait  de  faux  comptes,  de  l'argent  qu'il  escamote 
dans  les  paiements  qu'on  lui  fait,  de  mille  autres 
imputations  pareilles.  Je  veux  que  tous  ces  faits, 
quoique  prouvés,  soient  sujets  à  chicane  comme 
les  autres;  mais  ce  qui  est  généralement  vu  par 
tout  le  monde  ne  sauroit  l'être.  Cet  homme,  en 

a3. 


35f)  SECOND  DIALOGUE, 

qui  vous  trouvez  une  modestie,  une  timidité  de 
vierge,  est  si  bien  connu  pour  un  satyre  plein 
d'impudence,  que,  dans  les  maisons  mêmes  où 
l'on  tâchoit  de  l'attirer  à  son  arrivée  à  Paris,  on 
faisoit,  dès  qu'il  paroissoit,  retirer  la  fille  de  la 
maison ,  pour  ne  pas  l'exposer  à  la  brutalité  de  ses 
propos  et  de  ses  manières.  Cet  homme,  qui  vous 
paroît  si  doux,  si  sociable,  fuit  tout  le  monde  sans 
distinction,  dédaigne  toutes  les  caresses,  rebute 
toutes  les  avances,  et  vit  seul  comme  un  loup- 
garou.  Il  se  nourrit  de  visions,  selon  vous,  et 
s'extasie  avec  des  chimères.  Mais  s'il  méprise  et 
repousse  les  humains,  si  son  cœur  se  ferme  à  leur 
société,  que  leur  importe  celle  que  vous  lui  prêtez 
avec  des  êtres  imaginaires?  Depuis  qu'on  s'est 
avisé  de  l'éplucher  avec  plus  de  soin ,  on  l'a  trouvé, 
non  seulement  différent  de  ce  qu'on  le  croyoit, 
mais  contraire  à  tout  ce  qu'il  prétendoit  être.  Il 
se  disoit  honnête,  modeste  ;  on  la  trouvé  cynique 
et  débauché;  il  se  vantoit  de  bonnes  mœurs,  et  il 
est  pourri  de  vérole;  il  se  disoit  désintéressé,  et  il 
est  de  la  plus  basse  avidité;  il  se  disoit  humain, 
compatissant,  il  repousse  durement  tout  ce  qui 
lui  demande  assistance;  il  se  disoit  pitoyable  et 
doux,  il  est  cruel  et  sanguinaire;  il  se  disoit  cha- 
ritable, et  il  ne  donne  rien  à  personne;  il  se  disoit 
liant ,  facile  à  subjuguer,  ctil  rejette arrogamment 
toutes  les  honnêtetés  dont  on  le  comble.  Plus  on 


SECOND  DIALOGUE.  357 

le  recherche,  plus  on  en  est  dédaigné.  On  a  beau 
prendre  en  l'accostant  un  air  béat,  un  ton  patelin , 
dolent,  lamentable,  lui  écrire  des  lettres  à  faire 
pleurer,  lui  signifier  net  qu'on  va  se  tuer  à  l'ins- 
tant si  l'on  n'est  admis,  il  n'est  ému  de  rien;  il 
seroit  homme  à  laisser  faire  ceux  qui  seroient 
assez  sots  pour  cela;  et  les  plaignants,  qui  affluent 
à  sa  porte,  s'en  retournent  tous  sans  consolation. 
Dans  une  situation  pareille  à  la  sienne,  se  voyant 
observé  de  si  près,  ne  devroit-il  pas  s'attacher  à 
rendre  contents  de  lui  tous  ceux  qui  l'abordent,  à 
leur  faire  perdre ,  à  force  de  douceur  et  de  bonnes 
manières,  les  noires  impressions  qu'ils  ont  sur  son 
compte,  à  substituer  dans  leurs  âmes  la  bienveil- 
lance à  l'estime  qu'il  a  perdue,  et  à  les  forcer  au 
moins  à  le  plaindre,  ne  pouvant  plus  l'honorer? 
Au  lieu  de  cela ,  il  concourt,  par  son  humeur  sau- 
vage et  par  ses  rudes  manières ,  à  nourrir,  comme 
à  plaisir,  la  mauvaise  opinion  qu'ils  ont  de  lui. 
En  le  trouvant  si  dur,  si  repoussant,  si  peu  trai- 
table,  ils  reconnoissent  aisément  l'homme  féroce 
qu'on  leur  a  peint;  et  ils  s'en  retournent  convain- 
cus par  eux-mêmes  qu'on  n'a  point  exagéré  sou 
caractère,  et  qu'il  est  aussi  noir  que  son  portrait. 
Vous  me  répéterez  sans  doute  que  ce  n'est  point 
là  l'homme  que  vous  avez  vu  :  mais  c'est  l'homme 
qu'a  vu  tout  le  monde,  excepté  vous  seul.  Vous 
ne  parlez,  dites-vous,  que  d'après  vos  propres  ob- 


358  SECOND  DIALOGUE. 

servations.  La  plupart  de  ceux  que  vous  démentez 
ne  parlent  non  plus  que  d'après  les  leurs.  Ils  ont 
vu  noir  où  vous  voyez  blanc;  mais  ils  sont  tous 
d'accord  sur  cette  couleur  noire;  la  blanche  ne 
frappe  nuls  autres  yeux  que  les  vôtres;  vous  êtes 
seul  contre  tous  :  la  vraisemblance  est-elle  pour 
vous?  La  raison  permet-elle  de  donner  plus  de 
forée  à  votre  unique  suffrage  qu'aux  suffrages  una- 
nimes de  tout  le  public?  Tout  est  d'accord  sur  le 
compte  de  cet  homme  que  vous  vous  obstinez  seul 
à  croire  innocent,  malgré  tant  de  preuves  aux- 
quelles vous-même  ne  trouvez  rien  à  répondre. 
Si  ces  preuves  sont  autant  d'impostures  et  de  so- 
phism.es,  que  faut-il  donc  penser  du  genre  hu- 
main? Quoi!  toute  une  génération  s'accorde  à 
calomnier  un  innocent,  à  le  couvrir  de  fange,  à 
le  suffoquer,  pour  ainsi  dire,  dans  le  bourbier  de 
la  diffamation,  tandis  qu'il  ne  faut,  selon  vous, 
qu'ouvrir  les  yeux  sur  lui  pour  se  convaincre  de 
son  innocence,  et  de  la  noirceur  de  ses  ennemis! 
Prenez  garde,  monsieur  Rousseau;  c'est  vous-même 
qui  prouvez  trop.  Si  Jean-Jacques  étoit  tel  que  vous 
lavez  vu ,  sei  oit-il  possible  que  vous  fussiez  le  pre- 
mier et  le  seul  «à  l'avoir  vu  sous  cet  aspect?  Ne 
reste-t-il  donc  que  vous  seul  d'homme  juste  et 
sensé  sur  la  terre?  S'il  en  reste  un  autre  qui  ne 
pense  pas  ici  comme  vous,  toutes  vos  observations 
sont  anéanties,  et  vous  restez   seul  chargé   d< 


SECOND  DIALOGUE.  35«> 

l'accusation  que  vous  intentez  à  tout  le  monde, 
d'avoir  vu  ce  que  vous  desiriez  de  voir,  et  non  ce 
qui  étoit  en  effet.  Répondez  à  cette  seule  objec- 
tion, mais  répondez  juste,  et  je  me  rends  sur  tout 
le  reste. 

ROUSSEAU. 

Pour  vous  rendre  ici  franchise  pour  franchise, 
je  commence  par  vous  déclarer  que  cette  seule  ob- 
jection, à  laquelle  vous  me  sommez  de  répondre, 
est  à  mes  yeux  un  abyme  de  ténèbres  où  mon 
entendement  se  perd.  Jean-Jacques  lui-môme  n'y 
comprend  rien  non  plus  que  moi.  Il  s'avoue  in- 
capable d'expliquer,  d'entendre  la  conduite  pu- 
blique à  son  égard.  Ce  concert,  avec  lequel  toute 
une  génération  s'empresse  d'adopter  un  plan  si 
exécrable,  la  lui  rend  incompréhensible.  Il  n'y  voit 
ni  des  bons,  ni  des  méchants,  ni  des  hommes:  il 
y  voit  des  êtres  dont  il  n'a  nulle  idée.  Il  ne  les  ho- 
nore, ni  ne  les  méprise,  ni  ne  les  conçoit;  il  ne  sait 
pas  ce  que  c'est.  Son  ame  incapable  de  haine  aime 
mieux  se  reposer  dans  cette  entière  ignorance  que 
de  se  livrer,  par  des  interprétations  cruelles,  à 
des  sentiments  toujours  pénibles  à  celui  qui  les 
éprouve,  quand  ils  ont  pour  objet  des  êtres  qu'il 
ne  peut  estimer.  J'approuve  cette  disposition ,  et 
je  l'adopte  autant  que  je  puis,  pour  m  épargner 
un  sentiment  de  mépris  pour  mes  contemporains. 
Mais  au  fond  je  me  surprends  souvent  aies  juger 


36o  SECOND  DIALOGUE. 

malgré  moi  :  ma  raison  fait  son  office  en  dépit  de 
ma  volonté,  et  je  prends  le  ciel  à  témoin  que  ce 
n'est  pas  ma  faute  si  ce  jugement  leur  est  si  dés- 
avantageux. 

Si  donc  vous  faites  dépendre  votre  assentiment 
au  résultat  de  mes  recherches  de  la  solution  de 
votre  objection,  il  y  a  grande  apparence  que,  me 
laissant  dans  mon  opinion,  vous  resterez  dans  la 
vôtre:  car  j'avoue  que  cette  solution  m'est  impos- 
sible, sans  néanmoins  que  cette  impossibi  li  té  puisse 
détruire  en  moi  la  persuasion  commencée  par  la 
marche  clandestine  et  tortueuse  de  vos  messieurs, 
et  confirmée  ensuite  par  la  connoissance  immé- 
diate de  l'homme.  Toutes  vos  preuves  contraires 
tirées  de  plus  loin  se  brisent  contre  cet  axiome  qui 
m'entraîne  irrésistiblement,  que  la  même  chose 
ne  sauroit  être  et  n'être  pas;  et  tout  ce  que  disent 
avoir  vu  vos  messieurs  est,  de  votre  propre  aveu, 
entièrement  incompatible  avec  ce  que  je  suis  cer- 
tain d'avoir  vu  moi-même. 

J'en  use  dans  mon  jugement  sur  cet  homme 
comme  dans  ma  croyance  en  matière  de  foi.  Je 
cède  à  la  conviction  directe  sans  m'arrêter  aux 
objections  que  je  ne  puis  résoudre,  tant  pareeque 
ces  objections  sont  fondées  sur  des  principes  moins 
clairs,  moins  solides  dans  mon  esprit,  que  ceux 
qui  opèrent  ma  persuasion,  que  pareequ'en  cé- 
dant à  ces  objections,  je  tomberois  dans  d'autres 


SECOND  DIALOGUE.  36i 

encore  plus  invincibles.  Je  perdrois  donc  à  ce 
changement  la  force  de  levidence,  sans  éviter 
l'embaiTas  des  difficultés.  Vous  dites  que  ma  rai- 
son choisit  le  sentiment  que  mon  cœur  préfère, 
et  je  ne  m'en  défends  pas.  C'est  ce  qui  arrive  dans 
toute  délibération  où  le  jugement  n'a  pas  assez  de 
lumières  pour  se  décider  sans  le  concours  de  la 
volonté.  Croyez-vous  qu'en  prenant  avec  tant 
d'ardeur  le  parti  contraire  vos  messieurs  soient 
déterminés  par  un  motif  plus  impartial? 

Ne  cherchant  pas  à  vous  surprendre,  je  vous 
devois  d'abord  cette  déclaration.  A  présent,  jetons 
un  coup  d'œil  sur  vos  difficultés,  si  ce  n'est  pour 
les  résoudre,  au  moins  pour  y  chercher,  s'il  est 
possible,  quelque  sorte  d'explication. 

La  principale,  et  qui  fait  la  base  de  toutes  les 
autres,  est  celle  que  vous  m'avez  ci-devant  pro- 
posée sur  le  concours  unanime  de  toute  la  géné- 
ration présente  à  un  complot  d'impostures  et 
d'iniquité,  contre  lequel  il  seroit,  ou  trop  inju- 
rieux au  genre  humain  de  supposer  qu'aucun 
mortel  ne  réclame  s'il  en  voyoit  l'injustice,  ou, 
cette  injustice  étant  aussi  évidente  qu'elle  me  pa- 
roît,  trop  orgueilleux  à  moi,  trop  humiliant  pour 
le  sens  commun,  de  croire  qu'elle  n'est  aperçue 
par  personne  autre. 

Faisons  pour  un  moment  cette  supposition 
triviale,  que  tous  les  hommes  ont  la  jaunisse,  et 


36a  SECOND  DIALOGUE, 

que  vous  seul  ne  lavez  pas....  Je  préviens  l'inter- 
ruption que  vous  me  préparez....  Quelle  plate  com- 
paraison! Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  jaunisse?.... 
Comment  tous  les  hommes  l'ont-ils  gagnée  excepté 
vous  seul?  Cest  poser  la  même  question  en  d'autres 
termes,  mais  ce  n'est  pas  la  résoudre;  ce  nest  pas 
même  l'éclaircir.  Vouliez-vous  dire  autre  chose  en 
m'interrompant? 

LE    FRANÇOIS. 

Non,  poursuivez. 

ROUSSEAU. 

Je  réponds  donc.  Je  crois  leclaircir,  quoi  que 
vous  en  puissiez  dire,  lorsque  je  fais  entendre 
qu'il  est,  pour  ainsi  dire,  des  épidémies  d'esprit 
qui  gagnent  les  hommes  de  proche  en  proche, 
comme  une  espèce  de  contagion;  pareeque  l'es- 
prit humain,  naturellement  paresseux,  aime  à  s'é- 
pargner de  la  peine  en  pensant  d'après  les  autres, 
sur-tout  eu  ce  qui  flatte  ses  propres  penchants. 
Cette  pente  à  se  laisser  entraîner  ainsi  s'étend 
encore  aux  inclinations,  aux  goûts,  aux  passions 
des  hommes;  l'engouement  général,  maladie  si 
commune  dans  votre  nation,  n'a  point  d'autre 
source,  et  vous  ne  m'en  dédirez  pas  quand  je  vous 
citerai  pour  exemple  à  vous-même.  Rappelez-vous 
l'aveu  que  vous  m'avez  fait  ci-devant,  dans  la 
supposition  de  l'innocence  de  Jean-Jacques,  que 
vous  ne  lui  pardonneriez  point  votre  injustice  en- 


SECOND  DIALOGUE.  363 

vers  lui.  Ainsi,  par  la  peine  que  vous  donncroit 
son  souvenir,  vous  aimeriez  mieux  l'aggraver  que 
la  réparer.  Ce  sentiment,  naturel  aux  cœurs  dé- 
vorés d'amour-propre,  peut-il  l'être  au  vôtre, "où 
régne  l'amour  de  la  justice  et  de  la  raison?  Si  vous 
eussiez  réfléchi  là-dessus,  pour  chercher  en  vous- 
même  la  cause  d'un  sentiment  si  injuste,  et  qui 
vous  est  si  étranger,  vous  auriez  bientôt  trouvé 
<iue  vous  haïssiez  dans  Jean-Jacques,  non  seule- 
ment le  scélérat  qu'on  vous  a  voit  peint,  mais 
Jean-Jacques  lui-même;  que  cette  haine  excitée 
d'abord  par  ses  vices,  en  étoit  devenue  indépen- 
dante, s'étoit  attachée  à  sa  personne,  et  qu'inno- 
cent ou  coupable  il  étoit  devenu,  sans  que  vous 
vous  en  aperçussiez  vous-même,  l'objet  de  votre 
aversion.  Aujourd'hui,  que  vous  me  prêtez  une 
attention  plus  impartiale,  si  je  vous  rappelois  vos 
raisonnements  dans  nos  premiers  entretiens,  vous 
sentiriez  qu'ils  n  etoient  point  en  vous  l'ouvrage 
du  jugement,  mais  celui  d'une  passion  fougueuse 
qui  vous  dominoit  à  votre  insu.  Voilà,  monsieur, 
cette  cause  étrangère  qui  séduisoit  votre  cœur  si 
juste,  et  fascinoit  votre  jugement  si  sain  dans  leur 
état  naturel.  Vous  trouviez  une  mauvaise  face  à 
tout  ce  qui  venoit  de  cet  infortuné,  et  une  bonne 
à  tout  ce  qui  tendoit  à  le  diffamer;  les  perfidies, 
les  trahisons,  les  mensonges,  perdaient  à  vos  yeux 
toute  leur  noirceur,  lorsqu'il  en  étoit  l'objet,  et, 


364  SECOND  DIALOGUE. 

pourvu  que  vous  n'y  trempassiez  pas  vous-même, 
vous  vous  étiez  accoutumé  à  les  voir  sans  horreur 
dans  autrui:  mais  ce  qui  n'étoit  en  vous  qu'un 
égarement  passager  est  devenu  pour  le  public  un 
délire  habituel,  un  principe  constant  de  conduite, 
une  jaunisse  universelle,  fruit  d'une  bile  acre  et 
répandue,  qui  n'altère  pas  seulement  le  sens  de 
la  vue,  mais  corrompt  toutes  les  humeurs,  et  tue 
enfin  tout-à-fait  l'homme  moral  qui  seroit  demeuré 
bien  constitué  sans  elle.  Si  Jean -Jacques  n'eût 
point  existé,  peut-être  la  plupart  d'entre  eux 
n'ait roient- ils  rien  à  se  reprocher.  Otez  ce  seul 
objet  d'une  passion  qui  les  transporte,  à  tout 
autre  égard  ils  sont  honnêtes  gens  comme  tout  le 
monde. 

Cette  anîmosité,  plus  vive,  plus  agissante  que 
la  simple  aversion,  me  paroît,  à  l'égard  de  Jean- 
Jacques,  la  disposition  générale  de  toute  la  généra- 
tion présente.  L'air  seul  dont  il  est  regardé  passant 
dans  les  rues  montre  évidemment  cette  disposi- 
tion qui  se  gêne  et  se  contraint  quelquefois  dans 
ceux  qui  le  rencontrent,  mais  qui  perce  et  se  laisse 
apercevoir  malgré  eux.  A  l'empressement  grossier 
et  badaud  de  s'arrêter,  de  se  retourner,  de  le  fixer, 
de  le  suivre ,  au  chuchotement  ricaneur  qui  dirige 
sur  lui  le  concours  de  leurs  impudents  regards, 
on  les  prendroit  moins  pour  d  honnêtes  gens  qui 
ont  le  malheur  de  rencontrer  un   monstre  cl- 


SECOND  DIALOGUE.  365 

frayant,  que  pour  des  tas  de  bandits,  tout  joyeux 
de  tenir  leur  proie,  et  qui  se  font  un  amusement 
digne  d'eux  d'insulter  à  son  malheur.  Voyez-le 
entrant  au  spectacle,  entouré  dans  l'instant  d'une 
étroite  enceinte  de  bras  tendus  et  de  cannes,  dans 
laquelle  vous  pouvez  penser  comme  il  est  à  son 
aise!  A  quoi  sert  cette  barrière?  S'il  veut  la  forcer, 
résistera-t-elle?  Non,  sans  doute.  A  quoi  sert-elle 
donc?  Uniquement  à  se  donner  l'amusement  de 
le  voir  enfermé  dans  cette  cage,  et  à  lui  bien  faire 
sentir  que  tous  ceux  qui  l'entourent  se  font  un 
plaisir  d'être,  à  son  égard,  autant  d'argousins  et 
d'archers.  Est-ce  aussi  par  bonté  qu'on  ne  manque 
pas  de  cracher  sur  lui,  toutes  les  fois  qu'il  passe 
à  portée,  et  qu'on  le  peut  sans  être  aperçu  de  lui? 
Envoyer  le  vin  d'honneur  au  même  homme  sur 
qui  l'on  crache,  c'est  rendre  l'honneur  encore 
plus  cruel  que  l'outrage.  Tous  les  signes  de  haine, 
de  mépris,  de  fureur  même,  qu'on  peut  tacite- 
ment donner  à  un  homme,  sans  y  joindre  une 
insulte  ouverte  et  directe,  lui  sont  prodigués  de 
toutes  parts;  et  tout  en  l'accablant  des  plus  fades 
compliments,  en  affectant  pour  lui  les  petits  soins 
mielleux  qu'on  rend  aux  jolies  femmes,  s'il  avoit 
besoin  d'une  assistance  réelle,  on  le  verroit  périr 
avec  joie,  sans  lui  donner  le  moindre  secours.  Je 
l'ai  vu,  dans  la  rue  Saint-Honoré ,  faire  presque 
sous  un  carrosse  une  chute  très  périlleuse;  on 


366  SECOND  DIALOGUE, 

court  à  lui  ;  mais  sitôt  qu'on  reconnoît  Jean- 
Jacques  tout  se  disperse,  les  passants  reprennent 
leur  cbemin,  les  marchands  rentrent  dans  leurs 
boutiques,  et  il  scroit  reste  seul  dans  cet  état,  si 
un  pauvre  mercier,  rustre  et  mal  instruit,  ne  l'eût 
fait  asseoir  sur  son  petit  banc,  et  si  une  servante, 
tout  aussi  peu  philosophe,  ne  lui  eût  apporté  un 
verre  d'eau.  Tel  est  en  réalité  l'intérêt  si  vif  et  si 
tendre  dont  l'heureux  Jean- Jacques  est  l'objet. 
Une  animosité  de  cette  espèce  ne  suit  pas,  quand 
elle  est  forte  et  durable,  la  route  la  plus  courte, 
mais  la  plus  sûre  pour  s'assouvir.  Or,  cette  route 
étant  déjà  toute  tracée  dans  le  plan  de  vos  mes- 
sieurs, le  public,  qu'ils  ont  mis  avec  art  dans  leur 
confidence,  n'a  plus  eu  qu'à  suivre  cette  route;  et 
tous,  avec  le  même  secret  entre  eux,  ont  con- 
couru de  concert  à  l'Exécution  de  ce  plan.  C'est  là 
ce  qui  s'est  fait;  mais  comment  cela  sest-il  pu  faire? 
Voilà  votre  difficulté  qui  revient  toujours.  Que 
cette  animosité,  une  fois  excitée,  ait  altéré  les 
facultés  de  ceux  qui  s'y  sont  livrés,  au  point  de 
leur  faire  voir  la  bonté,  la  générosité,  la  clémence 
dans  toutes  les  manœuvres  de  la  plus  noire  per- 
fidie, rien  n'est  plus  facile  à  concevoir.  Chacun 
sait  trop  que  les  passions  violentes,  commençant 
toujours  par  égarer  la  raison,  peuvent  rendre 
l'homme  injuste  et  méchant  dans  le  fait,  et,  pour 
ainsi  dire,  à  l'insu  de  lui-même,  sans  avoir  cessé 


SECOND  DIALOGUE.  367 

d'être  juste  et  bon  dans  lame,  ou  du  moins  d'ai- 
mer la  justice  et  la  vertu. 

Mais  cette  haine  envenimée,  comment  est-on 
venu  à  bout  de  l'allumer?  comment  a-t-on  pu 
rendre  odieux  à  ce  point  l'homme  du  monde  le 
moins  fait  pour  la  haine,  qui  n'eut  jamais  ni  inté- 
rêt, ni  désir  de  nuire  à  autrui;  qui  ne  fit,  ne 
voulut,  ne  rendit  jamais  de  mal  à  personne;  qui, 
sans  jalousie,  sans  concurrence,  n'aspirant  à  rien , 
et  marchant  toujours  seul  dans  sa  route,  ne  fut 
un  obstacle  à  nul  autre;  et  qui,  au  lieu  des  avan- 
tages attachés  à  la  célébrité,  n'a  trouvé  dans  la 
sienne  qu'outrages,  insultes,  misère,  et  diffama- 
tion? J'entrevois  bien  dans  tout  cela  la  cause  se- 
crète qui  a  mis  en  fureur  les  auteurs  du  complot. 
La  route  que  Jean-Jacques  avoit  prise  étoit  trop 
contraire  à  la  leur,  pour  qu'ils  lui  pardonnassent 
de  donner  un  exemple  qu'ils  ne  vouloient  pas 
suivre,  et  d'occasioner  des  comparaisons  qu'il  ne 
leur  convenoit  pas  de  souffrir.  Outre  ces  causes 
générales ,  et  celles  que  vous-même  avez  assignées , 
cette  haine  primitive  et  radicale  de  vos  dames  et 
de  vos  messieurs  en  a  d'autres  particulières  et  re- 
latives à  chaque  individu ,  qu'il  n'est  ni  convenable 
de  dire ,  ni  facile  à  croire ,  et  dont  je  m'abstiendrai 
de  parler,  mais  que  la  force  de  leurs  effets  rend 
trop  sensibles  pour  qu'on  puisse  douter  de  leur 
réalité;  et  l'on  peut  juger  de  la  violence  de  cette 


368  SECOND  DIALOGUE, 

même  haine  par  l'art  qu'on  met  à  la  cacher  en 
l'assouvissant.  Mais  plus  cette  haine  individuelle 
se  décèle,  moins  on  comprend  comment  on  est 
parvenu  à  y  faire  participer  tout  le  monde,  et 
ceux  même  sur  qui  nul  des  motifs  qui  l'ont  fait 
naître  ne  pouvoit  agir.  Malgré  l'adresse  des  chefs 
du  complot,  la  passion  qui  les  dirigeoit  étoit  trop 
Visible  pour  ne  pas  mettre  à  cet  égard  le  public 
en  garde  contre  tout  ce  qui  venoit  de  leur  part. 
Comment,  écartant  des  soupçons  si  légitimes, 
l'ont-ils  fait  entrer  si  aisément,  si  pleinement  dans 
toutes  leurs  vues,  jusqu'à  le  rendre  aussi  ardent 
qu'eux-mêmes  à  les  remplir?  Voilà  ce  qui  n'est  pas 
facile  à  comprendre  et  à  expliquer. 

Leurs  marches  souterraines  sont  trop  téné- 
breuses pour  qu'il  soit  possible  de  les  y  suivre.  Je 
crois  seulement  apercevoir,  d'espace  en  espace, 
au-dessus  de  ces  gouffres,  quelques  soupiraux  qui 
peuvent  en  indiquer  les  détours.  Vous  m'avez 
décrit  vous-même,  dans  notre  premier  entretien  , 
plusieurs  de  ces  manœuvres  que  vous  supposiez 
légitimes,  comme  ayant  pour  objet  de  démasquer 
un  méchant;  destinées  au  contraire  à  faire paroître 
tel  un  homme  qui  n'est  rien  moins,  elles  auront 
également  leur  effet.  Il  sera  nécessairement  haï, 
soit  qu'il  mérite  ou  non  de  l'être,  pareequ'on  aura 
pris  des  mesures  certaines  pour  parvenir  à  le 
rendre  odieux.  Jusque-là  ceci  se  comprend  en- 


SECOND  DIALOGUE.  369 

core;  mais  ici  l'effet  va  plus  loin  :  il  ne  s'agit  pas 
seulement  de  haine,  il  s'agit  d'animosité;  il  s'agit 
d'un  concours  très  actif  de  tous  à  l'exécution  du 
projet  concerté  par  un  petit  nombre,  qui  seul 
doit  y  prendre  assez  d'intérêt  pour  agir  aussi  vi- 
vement. 

L'idée  de  la  méchanceté  est  effrayante  par  elle- 
même.  L'impression  naturelle  qu'on  reçoit  d'un 
méchant  dont  on  n'a  pas  personnellement  à  se 
plaindre  est  de  le  craindre  et  de  le  fuir.  Content  de 
n'être  pas  sa  victime,  personne  ne  s'avise  de  vou- 
loir être  son  bourreau.  Un  méchant  en  place,  qui 
peut  et  veut  faire  beaucoup  de  mal,  peut  exciter 
l'animosité  par  la  crainte,  et  le  mal  qu'on  en  re- 
doute peut  inspirer  des  efforts  pour  le  prévenir; 
mais  l'impuissance  jointe  à  la  méchanceté  ne  peut 
produire  que  le  mépris  et  leioignement;  un  mé- 
chant sans  pouvoir  peut  donner  de  l'horreur,  mais 
point  d'animosité.  On  frémit  à  sa  vue  ;  loin  de  le 
poursuivre,  on  le  fuit;  et  rien  n'est  plus  éloigné  de 
l'effet  que  produit  sa  rencontre  qu'un  souris  insul- 
tant et  moqueur.  Laissant  au  ministère  public  le 
soin  du  châtiment  qu'il  mérite,  un  honnête  homme 
ne  s'avilit  pas  jusqu'à  vouloir  y  concourir.  Quand 
il  n'y  auroit  même  dans  ce  châtiment  d'autre  peine 
afflictive  que  l'ignominie,  et  d'être  exposé  à  la  ri- 
sée publique,  quel  est  l'homme  d'honneur  qui 
voudroit  prêter  la  main  à  cette  œuvre  de  justice, 

DIALOGUES.  T.  I.  2^ 


37o  SECOND  DIALOGUE, 

et  attacher  le  coupable  au  carcan?  Il  est  si  vrai 
qu'on  n'a  point  généralement  d'animosité  contre 
les  malfaiteurs,  que,  si  l'on  en  voit  un  poursuivi 
par  la  justice  et  près  d'être  pris,  le  plus  grand 
nombre,  loin  de  le  livrer,  le  fera  sauver  s'il  peut, 
son  péril  faisant  oublier  qu'il  est  criminel,  pour 
se  souvenir  qu'il  est  homme. 

Voilà  tout  ce  qu'opère  la  haine  que  les  bons  ont 
pour  les  méchants;  c'est  une  haine  de  répugnance 
et  d'éloignement,  d'horreur  même  et  d'effroi,  mais 
non  pas  d'animosité.  Elle  fuit  son  objet,  en  dé- 
tourne les  yeux ,  dédaigne  de  s'en  occuper  :  mais  la 
haine  contre  Jean-Jacques  est  active,  ardente,  in- 
fatigable; loin  de  fuir  son  objet,  elle  le  cherche 
avec  empressement  pour  en  faire  à  son  plaisir.  Le 
tissu  de  ses  malheurs ,  l'œuvre  combinée  de  sa  dif- 
famation, montre  une  ligue  très  étroite  et  très 
agissante,  où  tout  le  monde  s'empresse  d'entrer. 
Chacun  concourt  avec  la  plus  vive  émulation  à  le 
circonvenir,  à  l'environner  de  trahisons  et  de 
pièges,  à  empêcher  qu'aucun  avis  utile  ne  lui  par- 
vienne, à  lui  ôter  tout  moyen  de  justification, 
toute  possibilité  de  repousser  les  atteintes  qu'on  lui 
porte,  de  défendre  son  honneur  et  sa  réputation  ; 
à  lui  cacher  tous  ses  ennemis ,  tous  ses  accusateurs , 
tous  leurs  complices.  On  tremble  qu'il  n'écrive 
pour  sa  défense;  on  s'inquiète  de  tout  ce  qu'il  dit, 
de  tout  ce  qu'il  fait,  de  tout  ce  qu'il  peut  faire; 


SECOND  DIALOGUE.  37i 

chacun  paroît  agité  de  l'effroi  de  voir  paraître  de 
lui  quelque  apologie.  On  l'observe,  on  l'épie  avec 
le  plus  grand  soin  pour  tâcherd  (éviter  ce  malheur. 
On  veille  exactement  à  tout  ce  qui  l'entoure ,  à  tout 
ce  qui  l'approche,  à  quiconque  lui  dit  un  seul  mot. 
Sa  santé,  sa  vie,  sont  de  nouveaux  sujets  d'inquié- 
tude pour  le  public:  on  craint  qu'une  vieillesse 
aussi  fraîche  ne  démente  l'idée  des  maux  honteux 
dont  on  se  flattoit  de  le  voir  périr;  on  craint  qu'à 
la  longue  les  précautions  qu'on  entasse  ne  suf- 
fisent plus  pour  l'empêcher  de  parler.  Si  la  voix 
de  l'innocence  alloit  enfin  se  faire  entendre  à  tra- 
vers les  huées,  quel  malheur  affreux  ne  serait-ce 
point  pour  le  corps  des  gens  de  lettres ,  pour  celui 
des  médecins,  pour  les  grands,  pour  les  magis- 
trats, pour  tout  le  monde?  Oui,  si,  forçant  ses 
contemporains  à  le  reconnoître  honnête  homme, 
il  parvenoit  à  confondre  enfin  ses  accusateurs,  sa 
pleine  justification  seroit  la  désolation  publique. 

Tout  cela  prouve  invinciblement  que  la  haine 
dont  Jean-Jacques  est  l'objet  n'est  point  la  haine 
du  vice  et  de  la  méchanceté ,  mais  celle  de  l'indi- 
vidu. Méchant  ou  bon,  il  n'importe;  consacré  à 
la  haine  publique,  il  ne  lui  peut  plus  échapper; 
et,  pour  peu  qu'on  connoisse  les  routes  du  cœur 
humain,  l'on  voit  que  son  innocence  reconnue  ne 
servirait  qu'à  le  rendre  plus  odieux  encore,  et  à 
transformer  en  rage  l'animosité  dont  il  est  l'objet. 

24. 


■^ï  SECOND  DIALOGUE. 

On  ne  lui  pardonne  pas  maintenant  de  secouer 
le  pesant  joug  dont  chacun  voudroit  l'accabler  ;  on 
lui  pardonneroit  bien  moins  les  torts  qu'on  se  re- 
procheroit  envers  lui;  et,  puisque  vous-même 
avez  un  moment  éprouvé  un  sentiment  si  injuste , 
ces  gens  si  pétris  d'amour-propre  supporteroient- 
ils  sans  aigreur  l'idée  de  leur  propre  bassesse, 
comparée  à  sa  patience  et  à  sa  douceur?  Eh  !  soyez 
certain  que  sic'étoit  en  effet  un  monstre ,  on  le  fui- 
roit  davantage ,  mais  on  le  haïroit  beaucoup  moins. 
Quant  à  moi,  pour  expliquer  de  pareilles  dis- 
positions, je  ne  puis  penser  autre  chose,  sinon 
qu'on  s'est  servi,  pour  exciter  dans  le  public  cette 
violente  animosité,  de  motifs  semblables  à  ceux 
qui  l'avoient  fait  naître  dans  l'âme  des  auteurs  du 
complot.  Ils  avoient  vu  cet  homme,  adoptant  des 
principes  tout  contraires  aux  leurs ,  ne  vouloir, 
ne  suivre  ni  parti  ni  secte  ;  ne  dire  que  ce  qui  lui 
sembloit  vrai,  bon,  utile  aux  hommes,  sans  con- 
sulter en  cela  son  propre  avantage,  ni  celui  de 
personne  en  particulier.  Cette  marche,  et  la  su- 
périorité quelle  lui  donnoit  sur  eux,  fut  la  grande 
source  de  leur  haine.  Ils  ne  purent  lui  pardonner 
de  ne  pas  plier,  comme  eux,  sa  morale  à  son  pro- 
fit, de  tenir  si  peu  à  son  intérêt  et  au  leur,  et  de 
montrer  tout  franchement  l'abus  des  lettres  et  la 
forfanterie  du  métier  d'auteur,  sans  se  soucier  de 
l'application  qu'on  ne  manqueroit  pas  de  lui  faire 


SECOND  DIALOGUE.  373 

à  lui-même  des  maximes  qu'il  établissoit;  ni  de  la 
fureur  qu'il  alloit  inspirer  à  ceux  qui  se  vantent 
d'être  les  arbitres  de  la  renommée,  les  distribu- 
teurs de  la  gloire  et  de  la  réputation  des  actions 
des  hommes,  mais  qui  ne  se  vantent  pas,  que  je 
sache,  de  faire  cette  distribution  avec  justice  et 
désintéressement.  Abhorrant  la  satire  autant  qu'il 
aimoit  la  vérité,  on  le  vit  toujours  distinguer  ho- 
norablement les  particuliers  et  les  combler  de  sin- 
cères éloges,  lorsqu'il  a  vaneoit  des  vérités  générales 
dont  ils  auroient  pu  s'offenser.  Il  faisoit  sentir  que 
le  mal  tenoit  à  la  nature  des  choses ,  et  le  bien  aux 
vertus  des  individus.  Il  faisoit,  et  pour  ses  amis  et 
pour  les  auteurs  qu'il  jugeoit  estimables,  les 
mêmes  exceptions  qu'il  croyoit  mériter;  et  l'on 
sent ,  en  lisant  ses  ouvrages ,  le  plaisir  que  prenoit 
son  cœur  à  ces  honorables  exceptions.  Mais  ceux 
qui  s'en  sentoient  moins  dignes  qu'il  ne  les  a  voit 
crus,  et  dont  la  conscience  repoussoit  en  secret 
ces  éloges,  s'en  irritant  à  mesure  qu'ils  les  méri- 
toient  moins,  ne  lui  pardonnèrent  jamais  d'avoir 
si  bien  démêlé  les  abus  d'un  métier  qu'ils  tâchoient 
de  faire  admirer  au  vulgaire,  ni  d'avoir,  par  sa 
conduite,  déprisé  tacitement,  quoique  involon- 
tairement, la  leur.  La  haine  envenimée  que  ces 
réflexions  firent  naître  dans  leurs  cœurs  leur  sug- 
géra le  moyen  d'en  exciter  une  semblable  dans  les 
cœurs  des  autres  hommes. 


37i  SECOND  DIALOGUE. 

Us  commencèrent  par  dénaturer  tous  ses  prin- 
cipes, par  travestir  un  républicain  sévère  en  un 
brouillon  séditieux,  son  amour  pour  la  liberté  lé- 
gale en  une  licence  effrénée,  et  son  respect  pour 
les  lois  en  aversion  pour  les  princes.  Us  l'accusèrent 
de  vouloir  renverser  en  tout  l'ordre  de  la  société, 
parcequ'il  s'indignoit  qu'osant  consacrer  sous  ce 
nom  les  plus  funestes  désordres  on  insultât  aux 
misères  du  genre  humain  en  donnant  les  plus  cri- 
minels abus  pour  les  lois  dont  ils  sont  la  ruine.  Sa 
colère  contre  les  brigandages  publics,  sa  haine 
contre  les  puissants  fripons  qui  les  soutiennent, 
son  intrépide  audace  à  dire  des  vérités  dures  à  tous 
les  états ,  furent  autant  de  moyens  employés  à  les 
irriter  tous  contre  lui.  Pour  le  rendre  odieux  à 
ceux  qui  les  remplissent,  on  l'accusa  de  les  mé- 
priser personnellement.  Les  reproches  durs,  mais 
généraux,  qu'il  faisoit  à  tous  furent  tournés  en 
autant  de  satires  particulières  dont  on  fit  avec  art 
les  plus  malignes  applications. 

Rien  n'inspire  tant  de  courage  que  le  témoi- 
gnage d'un  cœur  droit,  qui  tire  de  la  pureté  de  ses 
intentions  l'audace  de  prononcer  hautement  et 
sans  crainte  des  j  ugements  dictés  parle  seul  amour 
de  la  justice  et  de  la  vérité  :  mais  rien  n'expose  en 
même  temps  à  tant  de  dangers  et  de  risques  de  la 
part  d'ennemis  adroits  que  cette  même  audace, 
qui  précipite  un  homme  ardent  dans  tous  ics 


SECOND  DIALOGUE.  ,73 

pièges  qu'ils  lui  tendent;  et,  le  livrant  à  une 
impétuosité  sans  règle,  lui  fait  faire  contre  la 
prudence  mille  fautes  où  ne  tomba  qu'une  ame 
franche  et  généreuse,  mais  qu'ils  savent  transfor- 
mer en  autant  de  crimes  affreux.  Les  hommes 
vulgaires,  incapables  de  sentiments  élevés  et  no- 
bles, n'en  supposent  jamais  que  d'intéressés  dans 
ceux  qui  se  passionnent  ;  et ,  ne  pouvant  croire  que 
l'amour  de  la  justice  et  du  bien  public  puisse 
exciter  un  pareil  zèle,  ils  leur  controuvent  tou- 
jours des  motifs  personnels,  semblables  à  ceux 
qu'ils  cachent  eux-mêmes  sous  des  noms  pompeux, 
et  sans  lesquels  on  ne  les  verroit  jamais  s'échauffer 
sur  rien. 

La  chose  qui  se  pardonne  le  moins  est  un  mé- 
pris mérité.  Celui  que  Jean-Jacques  avoit  marqué 
pour  tout  cet  ordre  social  prétendu,  qui  couvre 
en  effet  les  plus  cruels  désordres,  tomboit  bien 
plus  sur  la  constitution  des  différents  états  que  sur 
les  sujets  qui  les  remplissent,  et  qui,  par  cette 
constitution  même,  sont  nécessités  à  être  ce  qu'ils 
sont.  Il  avoit  toujours  fait  une  distinction  très 
judicieuse  entre  les  personnes  et  les  conditions, 
estimant  souvent  les  premières,  quoique  livrées  à 
l'esprit  de  leur  état,  lorsque  le  naturel  reprenoit 
de  temps  à  autre  quelque  ascendant  sur  leur  inté- 
rêt, comme  il  arrive  assez  fréquemment  à  ceux 
qui  sont  bien  nés.  L'art  de  vos  messieurs  fut  de 


376  SECOND  DIALOGUE, 

présenter  les  choses  sous  un  tout  autre  point  de 
vue,  et  de  montrer  en  lui  comme  haine  des 
hommes  celle  que,  pour  l'amour  d'eux,  il  porte 
aux  maux  qu'ils  se  font.  Il  paroît  qu'ils  ne  s'en 
sont  pas  tenus  à  ces  imputations  générales,  mais 
que,  lui  prêtant  des  discours,  des  écrits,  des 
œuvres  conformes  à  leurs  vues,  ils  n'ont  épargné 
ni  fictions  ni  mensonges  pour  irriter  contre  lui 
l'amour-propre,  et  dans  tous  les  états  et  chez  tous 
les  individus. 

Jean-Jacques  a  même  une  opinion  qui,  si  elle 
est  juste,  peut  aider  à  expliquer  cette  animosité 
générale.  Il  est  persuadé  que ,  dans  les  écrits  qu'on 
fait  passer  sous  son  nom ,  l'on  a  pris  un  soin  par- 
ticulier de  lui  faire  insulter  brutalement  tous  les 
états  de  la  société,  et  de  changer  en  odieuses  per- 
sonnalités les  reproches  francs  et  forts  qu'il  leur 
fait  quelquefois.  Ce  soupçon  lui  est  venu  '  sur  ce 
que,  dans  plusieurs  lettres  anonymes  et  autres, 
on  lui  rappelle  des  choses,  comme  étant  de  ses 
écrits,  qu'il  n'a  jamais  songé  à  y  mettre.  Dans 
l'une,  il  a,  dit-on,  mis  fort  plaisamment  en  ques- 
tion si  les  marins  étoient  des  hommes.  Dans  une 
autre,  un  officier  lui  avoue  modestement  que, 
selon  l'expression  de  lui  Jean-Jacques,  lui  mi- 

1  C'est  ce  qu'il  m'est  impossible  de  vérifier,  parceque  ces  mes- 
sieurs ne  laissent  parvenir  jusqu'à  moi  aucun  exemplaire  des  écrits 
qu'ils  fabriquent  ou  fout  fabriquer  sous  mon  nom. 


SECOND  DIALOGUE.  377 

litaire,  radote  de  bonne  foi  comme  la  plupart  de  ses 
camarades.  Tous  les  jours  il  reçoit  ainsi  des  cita- 
tions de  passages  qu'on  lui  attribue  faussement, 
avec  la  plus  grande  confiance,  et  qui  sont  toujours 
outrageants  pour  quelqu'un.  Il  apprit  il  y  a  peu 
de  temps  qu'un  homme  de  lettres  de  sa  plus  an- 
cienne connoissance,  et  pour  lequel  il  avoit  con- 
servé de  l'estime,  ayant  trop  marqué  peut-être  un 
reste  d'affection  pour  lui,  on  l'en  guérit  en  lui 
persuadant  que  Jean -Jacques  travailloit  à  une 
critique  amère  de  ses  écrits. 

Tels  sont  à-peu-près  les  ressorts  qu'on  a  pu 
mettre  en  jeu  pour  allumer  et  fomenter  cette  ani- 
mosité  si  vive  et  si  générale  dont  il  est  l'objet,  et 
qui,  s'attachant  particulièrement  à  sa  diffamation, 
couvre  d'un  faux  intérêt  pour  sa  personne  le  soin 
de  l'avilir  encore  par  cet  air  de  faveur  et  de  com- 
misération. Pour  moi ,  je  n'imagine  que  ce  moyen 
d'expliquer  les  différents  degrés  de  la  haine  qu'on 
lui  porte ,  à  proportion  que  ceux  qui  s'y  livrent 
sont  plus  dans  le  cas  de  s'appliquer  les  reproches 
qu'il  fait  à  son  siècle  et  à  6es  contemporains.  Les 
fripons  publics ,  les  intrigants ,  les  ambitieux,  dont 
il  dévoile  les  manœuvres  ;  les  passionnés  destruc- 
teurs de  toute  religion ,  de  toute  conscience,  de 
toute  liberté,  de  toute  morale ,  atteints  plus  au  vif 
par  ses  censures ,  doivent  le  haïr  et  le  haïssent  en 
effet  encore  plus  que  ne  font  les  honnêtes  gens 


378  SECOND  DIALOGUE, 

trompés.  En  l'entendant  seulement  nommer,  les 
premiers  ont  peine  à  se  contenir  ;  et  la  modération 
qu'ils  tâchent  d'affecter  se  dément  bien  vite,  s'ils 
n'ont  pas  besoin  de  masque  pour  assouvir  leur 
passion.  Si  la  haine  de  l'homme  n  etoit  que  celle 
du  vice,  la  proportion  se  renverseroit  ;  la  haine 
des  gens  de  bien  seroit  plus  marquée ,  les  méchants 
seroient  plus  indifférents.  L'observation  contraire 
est  générale,  frappante,  incontestable,  et  pour- 
roit  fournir  bien  des  conséquences  :  contentons- 
nous  ici  de  la  confirmation  que  j'en  tire  de  la  jus- 
tesse de  mon  explication. 

Cette  aversion  une  fois  inspirée  s'étend ,  se  com- 
munique de  proche  en  proche  dans  les  familles, 
dans  les  sociétés,  et  devient  en  quelque  sorte  un 
sentiment  inné  qui  s'affermit  dans  les  enfants  par 
l'éducation ,  et  dans  les  jeunes  gens  par  l'opinion 
publique.  C'est  encore  une  remarque  à  faire, 
qu'excepté  la  confédération  secrète  de  vos  dames 
et  de  vos  messieurs,  ce  qui  reste  de  la  génération 
dans  laquelle  il  a  vécu  n'a  pas  pour  lui  une  haine 
aussi  envenimée  que  celle  qui  se  propage  dans  la 
génération  qui  suit.  Toute  la  jeunesse  est  nourrie 
dans  ce  sentiment  par  un  soin  particulier  de  vos 
messieurs,  dont  les  plus  adroits  se  sont  chargés  de 
ce  département.  C'est  d'eux  que  tous  les  apprentis 
philosophes  prennent  l'attache  ;  c'est  de  leurs 
mains  que  son  t  placés  les  gouverneurs  des  enfants , 


SECOND  DIALOGUE.  379 

les  secrétaires  des  pères,  les  confidents  des  mères; 
rien  dans  l'intérieur  des  familles  ne  se  fait  que 
par  leur  direction,  sans  qu'ils  paroissent  se  mêler 
de  rien;  ils  ont  trouvé  l'art  de  faire  circuler  leur 
doctrine  et  leur  animosité  dans  les  séminaires, 
dans  les  collèges,  et  toute  la  génération  naissante 
leur  est  dévouée  dès  le  berceau.  Grands  imitateurs 
de  la  marche  des  jésuites,  ils  furent  leurs  plus  ar- 
dents ennemis,  sans  doute  par  jalousie  de  métier; 
et  maintenant,  gouvernant  les  espritsaveclemême 
empire,  avec  la  même  dextérité  que  les  autres 
gouvernoient  les  consciences;  plus  fins  qu'eux  en 
ce  qu'ils  savent  mieux  se  cacher  en  agissant,  et 
substituant  peu  à  peu  l'intolérance  philosophique 
à  l'autre,  ils  deviennent,  sans  qu'on  s'en  aper- 
çoive, aussi  dangereux  que  leurs  prédécesseurs. 
C'est  par  eux  que  cette  génération  nouvelle ,  qui 
doit  certainement  à  Jean -Jacques  d'être  moins 
tourmentée  dans  son  enfance,  plus  saine  et  mieux 
constituée  dans  tous  les  âges,  loin  de  lui  en  savoir 
gré,  est  nourrie  dans  les  plus  odieux  préjugés  et 
dans  les  plus  cruels  sentiments  à  son  égard.  Le 
venin  d'animosité  qu'elle  a  sucé  presque  avec  le  lait 
lui  fait  chercher  à  l'avilir  et  le  déprimer  avec  plus 
de  zèle  encore  que  ceux  mêmes  qui  l'ont  élevée 
dans  ces  dispositions  haineuses.  Voyez  dans  les 
rues  et  aux  promenades  l'infortuné  Jean-Jacques 
entouré  de  gens  qui,  moins  par  curiosité  que  par 


38o  SECOND  DIALOGUE, 

dérision,  puisque  la  plupart  l'ont  déjà  vu  cent  fois, 
se  détournent,  s'arrêtent  pour  le  fixer  d'un  œil  qui 
n'a  rien  assurément  de  l'urbanité  franeoise  :  vous 
trouverez  toujours  que  les  plus  insultants,  les  plus 
moqueurs,  les  plus  acharnés  sont  des  jeunes  gens 
qui,  d'un  air  ironiquement  poli,  s'amusent  à  lui 
donner  tous  les  signes  d'outrages  et  de  haine  qui 
peuvent  l'affliger,  sans  les  compromettre. 

Tout  cela  eût  été  moins  facile  à  faire  dans  tout 
autre  siècle  :  mais  celui-ci  est  particulièrement  un 
siècle  haineux  et  malveillant  par  caractère  '.  Cet 
esprit  cruel  et  méchant  se  fait  sentir  dans  toutes 
les  sociétés,  dans  toutes  les  affaires  publiques  ;  il 
suffit  seul  pour  mettre  à  la  mode  et  faire  briller 
dans  le  monde  ceux  qui  se  distinguent  par-là.  L'or- 
gueilleux despotisme  de  la  philosophie  moderne  a 
porté  l'égoïsme  de  l'amour-propre  à  son  dernier 
terme.  Le  goût  qu'a  pris  toute  la  jeunesse  pour 
une  doctrine  si  commode  la  lui  a  fait  adopter  avec 
fureur  et  prêcher  avec  la  plus  vive  intolérance.  Ils 
se  sont  accoutumés  à  porter  dans  la  société  ce 
même  ton  de  maître  sur  lequel  ils  prononcent  les 

1  Fréron  vient  de  mourir  '.  On  demandent  qui  feroit  son  épi- 
taphe.  «Le  premier  qui  crachera  sur  sa  tombe,  »  rc'pondit  à  l'instant 
M.  M*'*.  Quand  on  ne  m'auroit  pas  nomme  l'auteur  de  ce  mot, 
j'aurois  devine  qu'il  partoit  d'une  bouche  philosophe,  et  qu'il  étoit 
de  ce  siècle-ci. 

'  *  Le  io  mars  1776. 


SECOND  DIALOGUE.  38i 

oracles  de  leur  secte,  et  à  traiter  avec  un  mépris 
apparent,  qui  n'est  qu'une  haine  plus  insolente, 
tout  ce  qui  ose  hésiter  à  se  soumettre  à  leurs  dé- 
cisions. Ce  goût  de  domination  n'a  pu  manquer 
d'animer  toutes  les  passions  irascibles  qui  tiennent 
à  l'amour-propre.  Le  même  fiel  qui  coule  avec 
l'encre  dans  les  écrits  des  maîtres  abreuve  les  cœurs 
des  disciples.  Devenus  esclaves  pour  être  tyrans, 
ils  ont  fini  par  prescrire,  en  leur  propre  nom,  les 
lois  que  ceux-là  leur  avoient  dictées ,  et  à  voir  dans 
toute  résistance  la  plus  coupable  rébellion.  Une 
génération  de  despotes  ne  peut  être  ni  fort  douce 
ni  fort  paisible,  et  une  doctrine  si  hautaine,  qui 
d'ailleurs  n'admet  ni  vice  ni  vertu  dans  le  cœur 
de  l'homme,  n'est  pas  propre  à  contenir,  par  une 
morale  indulgente  pour  les  autres  et  réprimante 
pour  soi ,  l'orgueil  de  ses  sectateurs.  De  là  les  incli- 
nations haineuses  qui  distinguent  cette  génération. 
Il  n'y  a  plus  ni  modération  dans  les  âmes  ni  vé- 
rité dans  les  attachements.  Chacun  hait  tout  ce 
qui  n'est  pas  lui  plutôt  qu'il  ne  s'aime  lui-même. 
On  s'occupe  trop  d'autrui  pour  savoir  s'occuper 
de  soi  ;  on  ne  sait  plus  que  haïr,  et  l'on  ne  tient 
point  à  son  propre  parti  par  attachement,  encore 
moins  par  estime,  mais  uniquement  par  haine 
du  parti  contraire.  Voilà  les  dispositions  générales 
dans  lesquelles  vos  messieurs  ont  trouvé  ou  mis 
leurs  contemporains,  et  qu'ils  n'ont  eu  qu'à  tour- 


382  SECOND  DIALOGUE, 

ner  ensuite  contre  Jean- Jacques  ' ,  qui ,  tout  aussi 
peu  propre  à  recevoir  la  loi  qu'à  la  faire,  ne  pou- 
voit  par  cela  seul  manquer  dans  ce  nouveau  sys- 
tème detre  l'objet  de  la  haine  des  chefs  et  du  dépit 
des  disciples  :  la  foule,  empressée  à  suivre  une 
route  qui  1  égare ,  ne  voit  pas  avec  plaisir  ceux  qui , 
prenant  une  route  contraire,  semblent  par-là  lui 
reprocher  son  erreur2? 

Qui  connoîtroit  bien  toutes  les  causes  concou- 
rantes, tous  les  différents  ressorts  mis  en  œuvre 
pour  exciter  dans  tous  les  états  cet  engouement 
haineux ,  seroit  moi  ns  surpris  de  le  voir  de  proche 
en  proche  devenir  une  contagion  générale.  Quand 
une  fois  le  branle  est  donné,  chacun  suivant  le 


1  Dans  cette  génération,  nourrie  de  philosophie  et  de  fiel,  rien 
n'est  si  facile  aux  intrigants  que  de  faire  tomher  sur  qui  il  leur  plaît 
cet  appétit  général  de  haïr.  Leurs  succès  prodigieux  en  ce  point 
prouvent  encore  moins  leurs  talents  que  la  disposition  du  public, 
dont  les  apparents  témoignages  d'estime  et  d'attachement  pour  les 
uns  ne  sont  en  effet  que  des  actes  de  haine  pour  d'autres. 

2  J'aurois  dû  peut-être  insister  ici  sur  la  ruse  favorite  de  mes 
persécuteurs,  qui  est  de  satisfaire  à  mes  dépens  leurs  passions 
haineuses,  de  faire  le  mal  par  leurs  satellites,  et  de  faire  en  sorte 
qu'il  me  soit  imputé.  C'est  ainsi  qu'ils  m'ont  successivement  attribué 
le  Système  de  la  Nature,  la  Philosophie  de  la  Nature,  la  note  du 
roman  de  madame  d'Ormoy  l ,  etc.  C'est  ainsi  qu'ils  tàchoient  de 
faire  croire  au  peuple  que  c'étoit  moi  qui  ameutois  les  bandits 
qu'ils  tenoient  à  leur  solde  lors  de  la  cherté  du  pain. 

'  *  Il  est  parlé  de  cette  dame  et  de  sou  roman  dans  les  Rêveries.  Voyez  la 
deuxième  Promenade. 


SECOND  DIALOGUE.  383 

torrent  en  augmente  l'impulsion.  Comment  se  dé- 
fier de  son  sentiment  quand  on  le  voit  être  celui 
de  tout  le  monde?  Gomment  douter  que  l'objet 
d'une  haine  aussi  universelle  soit  réellement  un 
homme  odieux?  Alors  plus  les  choses  qu'on  lui 
attribue  sont  absurdes  et  incroyables,  plus  on  est 
prêt  à  les  admettre.  Tout  fait  qui  le  rend  odieux 
ou  ridicule  est  par  cela  seul  assez  prouvé.  S'il  s'a- 
gissoit  d'une  bonne  action  qu'il  eût  faite,  nul  n'en 
croiroit  à  ses  propres  yeux,  ou  bientôt  une  inter- 
prétation subite  la  changeroit  du  blanc  au  noir. 
Les  méchants  ne  croient  ni  à  la  vertu  ni  même  à 
la  bonté;  il  faut  être  déjà  bon  soi-même  pour 
croire  d'autres  hommes  meilleurs  que  soi,  et  il  est 
presque  impossible  qu'un  homme  réellement  bon 
demeure  ou  soit  reconnu  tel  dans  une  génération 
méchante. 

Les  cœurs  ainsi  disposés ,  tout  le  reste  devint  fa- 
cile. Dès-lors  vos  messieurs  auroient  pu ,  sans  au- 
cun détour,  persécuter  ouvertement  Jean-Jacques 
avec  l'approbation  publique;  mais  ils  n'auroient 
assouvi  qu'à  demi  leur  vengeance,  et  se  compro- 
mettre vis-à-vis  de  lui  étoit  risquer  d'être  décou- 
verts. Le  système  qu'ils  ont  adopté  remplit  mieux 
toutes  leurs  vues ,  et  prévient  tous  les  inconvé- 
nients. Le  chef-d'œuvre  de  leur  art  a  été  de  trans- 
former en  ménagements  pour  leur  victime  les 
précautions  qu'ils  ont  prises  pour  leur  sûreté.  Un 


384  SECOND  DIALOGUE, 

vernis  d'humanité,  couvrant  la  noirceur  du  com- 
plot, acheva  de  séduire  le  public,  et  chacun  s'em- 
pressa de  concourir  à  cette  bonne  œuvre:  il  est  si 
doux  d'assouvir  saintement  une  passion  et  de 
joindre  au  venin  de  l'animosité  le  mérite  de  la 
vertu  !  Chacun,  se  glorifiant  en  lui-même  de  trahir 
un  infortuné ,  se  disoit  avec  complaisance  :  «  Ah  ! 
«  que  je  suis  généreux  !  c'est  pour  son  bien  que  je 
«  le  diffame,  c'est  pour  le  protéger  que  je  l'avilis; 
«  et  l'ingrat,  loin  de  sentir  mon  bienfait,  s'en  of- 
«  fense  !  mais  cela  ne  m'empêchera  pas  d'aller  mon 
«  train  et  de  le  servir  de  la  sorte  en  dépit  de  lui.  » 
Voilà  comment,  sous  le  prétexte  de  pourvoir  à  sa 
sûreté,  tous,  en  s'admirant  eux-mêmes,  se  font 
contre  lui  les  satellites  de  vos  messieurs,  et,  comme 
écrivoit  Jean-Jacques  à  M***,  sont  si  fiers  d'être  des 
traîtres.  Concevez-vous  qu'avec  une  pareille  dis- 
position d'esprit  on  puisse  être  équitable  et  voir 
les  choses  comme  elles  sont?  On  verroit  Socrate, 
Aristide,  on  verroit  un  ange,  on  verroit  Dieu  même 
avec  des  yeux  ainsi  fascinés,  qu'on  croiroit  tou- 
jours voir  un  monstre  infernal. 

Mais  quelque  facile  que  soit  cette  pente,  il  est 
toujours  bien  étonnant,  dites-vous,  qu'elle  soit 
universelle,  que  tous  la  suivent  sans  exception, 
que  pas  un  seul  n'y  résiste  et  ne  proteste,  que  la 
même  passion  entraîne  en  aveugle  une  génération 
tout  entière,  et  que  le  consentement  soit  unanime 


SECOND  DIALOGUE.  385 

dans  un  tel  renversement  du  droit  de  la  nature  et 
des  gens. 

Je  conviens  que  le  fait  est  très  extraordinaire  ; 
mais,  en  le  supposant  très  certain ,  je  le  trouverois 
bien  plus  extraordinaire  encore,  s'il  avoit  la  vertu 
pour  principe,  car  il  faudroit  que  toute  la  géné- 
ration présente  se  fût  élevée  par  cette  unique  vertu 
à  une  sublimité  quelle  ne  montre  assurément  en 
nulle  autre  chose,  et  que,  parmi  tant  d'ennemis 
qu'a  Jean-Jacques ,  il  ne  s'en  trouvât  pas  un  seul 
qui  eût  la  maligne  franchise  de  gâter  la  merveil- 
leuse œuvre  de  tous  les  autres.  Dans  mon  explica- 
tion ,  un  petit  nombre  de  gens  adroits,  puissants, 
intrigants,  concertés  de  longue  main,  abusant  les 
uns  par  de  fausses  apparences,  et  animant  les  au- 
tres par  des  passions  auxquelles  ils  n'ont  déjà  que 
trop  de  pente,  fait  tout  concourir  contre  un  in- 
nocent qu'on  a  pris  soin  de  charger  de  crimes ,  en 
lui  ôtant  tout  moyen  de  s'en  laver.  Dans  l'autre 
explication ,  il  faut  que  de  toutes  les  générations 
la  plus  haineuse  se  transforme  tout  d'un  coup 
tout  entière,  et  sans  aucune  exception,  en  autant 
d'anges  célestes  en  faveur  du  dernier  des  scélérats 
qu'on  s'obstine  à  protéger  et  à  laisser  libre,  mal- 
gré les  attentats  et  les  crimes  qu'il  continue  de 
commettre  tout  à  son  aise,  sans  que  personne  au 
monde  ose,  tant  on  craint  de  lui  déplaire,  songer 
à  l'en  empêcher,  ni  même  à  les  lui  reprocher.  La- 

dialogvçs.  t.  i.  25 


386  SECOND  DIALOGUE. 

quelle  de  ces  deux  suppositions  vous  paroît  la  plus 

raisonnable  et  la  plus  admissible? 

Au  reste,  cette  objection,  tirée  du  concours 
unanime  de  tout  le  monde  à  l'exécution  d'un  com- 
plot abominable,  a  peut-être  plus  d'apparence  que 
de  réalité.  Premièrement,  l'art  des  moteurs  de 
toute  la  trame  a  été  de  ne  la  pas  dévoiler  égale- 
ment à  tous  les  yeux.  Ils  en  ont  gardé  le  principal 
secret  entre  un  petit  nombre  de  conjurés  ;  ils  n'ont 
laissé  voir  au  reste  des  bommes  que  ce  qu'il  falloit 
pour  les  y  faire  concourir.  Chacun  n'a  vu  l'objet 
que  par  le  côté  qui  pouvoit  l'émouvoir,  et  n'a  été 
initié  dans  le  complot  qu'autant  que  l'exigeoit  la 
partie  de  l'exécution  qui  lui  étoit  confiée.  Il  n'y  a 
peut-être  pas  dix  personnes  qui  sachent  à  quoi 
tient  le  fond  de  la  trame;  et,  de  ces  dix,  il  n'y  en 
a  peut-être  pas  trois  qui  connoissent  assez  leur  vic- 
time pour  être  sûrs  qu'ils  noircissent  un  innocent. 
Le  secret  du  premier  complot  est  concentré  entre 
deux  hommes  qui  n'iront  pas  le  révéler.  Tout  le 
reste  des  complices,  plus  ou  moins  coupables,  se 
fait  illusion  sur  des  manœuvres  qui,  selon  eux, 
tendent  moins  à  persécuter  l'innocence  qu'à  s'as- 
surer d'un  méchant.  On  a  pris  chacun  par  son  ca- 
ractère particulier,  par  sa  passion  favorite.  S'il  étoit 
possible  que  cette  multitude  de  coopérateurs  se 
rassemblât  et  s'éclairât  par  des  confidences  réci- 
proques, ils  seroient  frappés  eux-mêmes  des  con- 


SECOND  DIALOGUE.  387 

tradictions  absurdes  qu'ils  trouveraient  dans  les 
faits  qu'on  a  prouvés  à  chacun  d'eux ,  et  des  mo- 
tifs non  seulement  différents,  mais  souvent  con- 
traires, par  lesquels  on  les  a  fait  concourir  tous  à 
l'œuvre  commune,  sans  qu'aucun  d'eux  en  vît  le 
vrai  but.  Jean-Jacques  lui-même  sait  bien  distin- 
guer d'avec  la  canaille  à  laquelle  il  a  été  livré  à 
Motiers,  à  Trye,  à  Monquin,  des  personnes  d'un 
vrai  mérite,  qui,  trompées  plutôt  que  séduites, 
et,  sans  être  exemptes  de  blâme,  à  plaindre  dans 
leur  erreur,  n'ont  pas  laissé,  malgré  l'opinion 
qu'elles  avoient  de  lui,  de  le  rechercher  avec  le 
même  empressement  que  les  autres,  quoique  dans 
de  moins  cruelles  intentions.  Les  trois  quarts  peut- 
être  de  ceux  qu'on  a  fait  entrer  dans  le  complot  n'y 
restent  que  pareequ'ils  n'en  ont  pas  vu  toute  la 
noirceur.  Il  y  a  même  plus  de  bassesse  que  de  ma- 
lice dans  les  indignités  dont  le  grand  nombre 
l'accable;  et  l'on  voit  à  leur  air,  à  leur  ton,  dans 
leurs  manières,  qu'ils  l'ont  bien  moins  en  horreur 
comme  objet  de  haine,  qu'en  dérision  comme  in- 
fortuné. 

De  plus ,  quoique  personne  ne  combatte  ouver- 
tement l'opinion  générale,  ce  qui  seroit  se  com- 
promettre à  pure  perte,  pensez-vous  que  tout  le 
monde  y  acquiesce  réellement?  Combien  de  par- 
ticuliers peut-être,  voyant  tant  de  manœuvres  et 
de  mines  souterraines,  s'en  indignent,  refusent 

25. 


388  SECOND  DIALOGUE, 

d'y  concourir,  et  gémissent  en  secret  sur  l'inno- 
cence opprimée!  combien  d'autres,  ne  sachant  à 
quoi  s'en  tenir  sur  le  compte  d'un  homme  enlacé 
dans  tant  de  pièges,  refusent  de  le  juger  sans  l'a- 
voir entendu;  et,  jugeant  seulement  ses  adroits 
persécuteurs,  pensent  que  des  gens  à  qui  la  ruse, 
la  fausseté,  la  trahison,  coûtent  si  peu,  pourroicnt 
bien  n'être  pas  plus  scrupuleux  sur  l'imposture! 
Suspendus  entre  la  force  des  preuves  qu'on  leur 
allègue,  et  celles  de  la  malignité  des  accusateurs , 
ils  ne  peuvent  accorder  tant  de  zèle  pour  la  vé- 
rité, avec  tant  d'aversion  pour  la  justice,  ni  tant 
de  générosité  pour  celui  qu'ils  accusent,  avec  tant 
d'art  à  gauchir  devant  lui  et  se  soustraire  à  ses 
défenses.  On  peut  s'abstenir  de  l'iniquité,  sans 
avoir  le  courage  de  la  combattre.  On  peut  refuser 
d'être  complice  d'une  trahison,  sans  oser  démas- 
quer les  traîtres.  Un  homme  juste,  mais  foible,  se 
retire  alors  de  la  foule ,  reste  dans  son  coin  ;  et ,  n'o- 
sant s'exposer,  plaint  tout  bas  l'opprimé,  craint 
l'oppresseur,  et  se  tait.  Qui  peut  savoir  combien 
d'honnêtes  gens  sont  dans  ce  cas?  ils  ne  se  font  ni 
voir  ni  sentir:  ils  laissent  le  champ  libre  à  vos 
messieurs  jusqu'à  ce  que  le  moment  de  parler 
sans  danger  arrive.  Fondé  sur  l'opinion  que  j'eus 
toujours  de  la  droiture  naturelledu  cœur  humain, 
je  crois  que  cela  doit  être.  Sur  quel  fondement 
raisonnable  peut-on  soutenir  que  cela  n'est  pas? 


SECOND  DIALOGUE.  389 

Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  je  puis  répondre  à 
Tunique  objection  à  laquelle  vous  vous  réduisez, 
et  qu'au  reste  je  ne  nie  charge  pas  de  résoudre  à 
votre  gré,  ni  même  au  mien ,  quoiqu'elle  ne  puisse 
ébranler  la  persuasion  directe  qu'ont  produite  en 
moi  mes  recherches. 

Je  vous  ai  vu  prêt  à  m'interrompre,  et  j'ai 
compris  que  c'étoit  pour  me  reprocher  le  soin 
superflu  de  vous  établir  un  fait  dont  vous  con- 
venez si  bien  vous-même  que  vous  le  tournez  en 
objection  contre  moi,  savoir  qu'il  n'est  pas  vrai 
que  tout  le  inonde  soit  entré  dans  le  complot. 
Mais  remarquez  qu'en  paroissant  nous  accorder 
sur  ce  point  nous  sommes  néanmoins  de  senti- 
ments tout  contraires,  en  ce  que,  selon  vous,  ceux 
qui  ne  sont  pas  du  complot  pensent  sur  Jean- 
Jacques  tout  comme  ceux  qui  en  sont,  et  que  selon 
moi,  ils  doivent  penser  tout  autrement.  Ainsi  votre 
exception ,  que  je  n'admets  pas,  et  la  mienne,  que 
vous  n'admettez  pas  non  plus,  tombant  sur  des 
personnes  différentes,  s'excluent  mutuellement, 
ou  du  moins  ne  s'accordent  pas.  Je  viens  de  vous 
dire  sur  quoi  je  fonde  la  mienne;  examinons  la 
vôtre  à  présent. 

D'honnêtes  gens,  que  vous  dites  ne  pas  entrer 
dans  le  complot  et  ne  pas  haïr  Jean -Jacques, 
voient  cependant  en  lui  tout  ce  que  disent  y  voir 
ses  plus  mortels  ennemis  ;  comme  s'il  en  avoit  qui 


39o  SECOND  DIALOGUE, 

convinssent  de  letre  et  ne  se  vantassent  pas  de  l'ai- 
mer? En  me  faisant  cette  objection,  vous  ne  vous 
êtes  pas  rappelé  celle-ci  qui  la  prévient  et  la  dé- 
truit. S'il  y  a  complot,  tout  par  son  effet  devient 
facile  à  prouver  à  ceux  mêmes  qui  ne  sont  pas  du 
complot  ;  et ,  quand  ils  croient  voir  par  leurs  yeux , 
ils  voient,  sans  s'en  douter,  par  les  yeux  d'autrui. 
Si  ces  personnes  dont  vous  parlez  ne  sont  pas 
de  mauvaise  foi ,  du  moins  elles  sont  certainement 
prévenues  comme  tout  le  public,  et  doivent  par 
cela  seul  voir  et  juger  comme  lui.  Et  comment  vos 
messieurs,  ayant  une  fois  la  facilité  de  faire  tout 
croire,  auroient-ils  négligé  de  porter  cet  avantage 
aussi  loin  qu'il  pou  voit  aller?  Ceux  qui,  dans 
cette  persuasion  générale,  ont  écarté  la  plus  sûre 
épreuve  pour  distinguer  le  vrai  du  faux,  ont  beau 
n'être  pas  à  vos  yeux  du  complot,  par  cela  seul  ils 
en  sont  aux  miens  ;  et  moi ,  qui  sens  dans  ma  con- 
science qu'où  ils  croient  voir  la  certitude  et  la 
vérité,  il  n'y  a  qu'erreur,  mensonge,  imposture, 
puis-je  douter  qu'il  n'y  ait  de  leur  faute  dans  leur 
persuasion,  et  que,  s'ils  a  voient  aimé  sincèrement 
la  vérité,  ils  ne  l'eussent  bientôt  démêlée  à  travers 
les  artifices  des  fourbes  qui  les  ont  abusés?  Mais 
ceux  qui  ont  d'avance  irrévocablement  jugé  l'objet 
de  leur  haine,  et  qui  n'en  veulent  pas  démordre, 
ne  voyant  en  lui  que  ce  qu'ils  veulent  voir,  tordent 
et  détournent  tout  au  gré  de  leur  passion;  et,  à 


SECOND  DIALOGUE.  39i 

force  de  subtilités,  donnent  aux  choses  les  plus 
contraires  à  leurs  idées  l'interprétation  qui  les  y 
peut  ramener.  Les  personnes  que  vous  croyez  im- 
partiales ont-elles  pris  les  précautions  nécessaires 
pour  surmonter  ces  illusions? 

LE   FRANÇOIS. 

Mais,  monsieur  Rousseau,  y  pensez-vous,  et 
qu'exigez- vous  là  du  public?  Avez-vous  pu  croire 
qu'il  examineroit  la  chose  aussi  scrupuleusement 
que  vous? 

ROUSSEAU. 

11  en  eût  été  dispensé  sans  doute,  s'il  se  fût 
abstenu  d'une  décision  si  cruelle.  Mais  en  pro- 
nonçant souverainement  sur  l'honneur  et  sur  la 
destinée  d'un  homme,  il  n'a  pu  sans  crime  négli- 
ger aucun  des  moyens  essentiels  et  possibles  de 
s'assurer  qu'il  prononçoit  justement. 

Vous  méprisez,  dites-vous,  un  homme  abject, 
et  ne  croirez  jamais  que  les  heureux  penchants 
que  j'ai  cru  voir  dans  Jean-Jacques  puissent  com- 
patir avec  des  vices  aussi  bas  que  ceux  dont  il  est 
accusé.  Je  pense  exactement  comme  vous  sur  cet 
article;  mais  je  suis  aussi  certain  que  d'aucune 
vérité  qui  me  soit  connue  que  cette  abjection,  que 
vous  lui  reprochez,  est  de  tous  les  vices  le  plus 
éloigné  de  son  naturel.  Bien  plus  près  de  l'extré- 
mité contraire,  il  a  trop  de  hauteur  dans  lame 
pour  pouvoir  tendre  à  l'abjection.  Jean-Jacques 


39a  SECOND  DIALOGUE, 

estfoible,  sans  doute,  et  peu  capable  de  vaincre 
ses  passions  ;  mais  il  ne  peut  avoir  que  les  passions 
relatives  à  son  caractère,  et  des  tentations  basses 
ne  sauroient  approcher  de  son  cœur.  La  source 
de  toutes  ses  consolations  est  dans  l'estime  de  lui- 
même.  Il  seroit  le  plus  vertueux  des  hommes  si  sa 
force  répondoit  à  sa  volonté.  Mais  avec  toute  sa 
foiblesse  il  ne  peut  être  un  homme  vil,  parcequ'il 
n'y  a  pas  dans  son  ame  un  penchant  ignoble  au- 
quel il  fût  honteux  de  céder.  Le  seul  qui  l'eût  pu 
mener  au  mal  est  la  mauvaise  honte,  contre  la- 
quelle il  a  lutté  toute  sa  vie  avec  des  efforts  aussi 
grands  qu'inutiles,  parcequ'ellc  tient  à  son  hu- 
meur timide  qui  présente  un  obstacle  invincible 
aux  ardents  désirs  de  son  cœur,  et  le  force  à  leur 
donner  le  change  en  mille  façons  souvent  blâ- 
mables. Voilà  l'unique  source  de  tout  le  mai  qu'il 
a  pu  faire,  mais  dont  rien  ne  peut  sortir  de  sem- 
blable aux  indignités  dont  vous  l'accusez.  Eh  ! 
comment  ne  voyez -vous  pas  combien  vos  mes- 
sieurs eux-mêmes  sont  éloignés  de  ce  mépris  qu'ils 
veulent  vous  inspirer  pour  lui?  Comment  ne  voyez- 
vous  pas  que  ce  mépris  qu'ils  affectent  n'est  point 
réel ,  qu'il  n'est  que  le  voile  bien  transparent  d'une 
estime  qui  les  déchire,  et  dune  rage  qu'ils  cachent 
très  mal?  La  preuve  en  est  manifeste.  On  ne  s'in- 
quiète point  ainsi  des  gens  qu'on  méprise.  On  en 
détourne  les  yeux,  on  les  laisse  pour  ce  qu'ils 


SECOND  DIALOGUE.  393 

sont;  on  fait  à  leur  égard,  non  pas  ce  que  font 
vos  messieurs  à  l'égard  de  Jean- Jacques,  mais  ce 
que  lui-même  fait  au  leur.  Il  n'est  pas  étonnant 
qu'après  l'avoir  chargé  de  pierres  ils  le  couvrent 
aussi  de  boue  :  tous  ces  procédés  sont  très  concor- 
dants de  leur  part;  mais  ceux  qu'ils  lui  imputent 
ne  le  sont  guère  de  la  sienne;  et  ces  indignités 
auxquelles  vous  revenez  sont-elles  mieux  prouvées 
que  les  crimes  sur  lesquels  vous  n'insistez  plus? 
Non,  monsieur;  après  nos  discussions  précédentes 
je  ne  vois  plus  de  milieu  possible  entre  tout  ad- 
mettre et  tout  rejeter. 

Des  témoignages  que  vous  supposez  impar- 
tiaux, les  uns  portent  sur  des  faits  absurdes  et 
faux,  mais  rendus  croyables  à  force  de  préven- 
tion, tels  que  le  viol,  la  brutalité,  la  débauche, 
la  cynique  impudence,  les  basses  friponneries; 
les  autres,  sur  des  faits  vrais,  mais  faussement 
interprétés,  tels  que  sa  dureté,  son  dédain,  son 
humeur  colère  et  repoussante,  l'obstination  de 
fermer  sa  porte  aux  nouveaux  visages,  sur-tout 
aux  quidams  cajoleurs  et  pleureux,  et  aux  arro- 
gants mal  appris. 

Comme  je  ne  défendrai  jamais  Jean-Jacques 
accusé  d'assassinat  et  d'empoisonnement,  je  n'en- 
tends pas  non  plus  le  justifier  d'être  un  violateur 
de  filles,  un  monstre  de  débauche,  un  petit  filou. 
Si  vous  pouvez  adopter  sérieusement  de  pareilles 


394  SECOND  DIALOGUE, 

opinions  sur  son  compte,  je  ne  puis  que  le  plain- 
dre, et  vous  plaindre  aussi,  vous  qui  caressez  des 
idées  dont  vous  rougiriez  comme  ami  de  la  justice, 
en  y  regardant  de  plus  près,  et  faisant  ce  que  j'ai 
fait.  Lui  débauché,  brutal,  impudent,  cynique 
auprès  du  sexe  !  Eh  !  j'ai  grand'peur  que  ce  ne  soit 
l'excès  contraire  qui  l'a  perdu,  et  que,  s'il  eût  été 
ce  que  vous  dites,  il  ne  fût  aujourd'hui  bien  moins 
malheureux.  Il  est  bien  aisé  de  faire,  à  son  arri- 
vée, retirer  les  filles  delà  maison;  mais  qu'est-ce 
que  cela  prouve,  sinon  la  maligne  disposition  des 
parents  envers  lui? 

A-t-on  l'exemple  de  quelque  fait  qui  ait  rendu 
nécessaire  une  précaution  si  bizarre  et  si  affectée? 
et  qu'en  dut-il  penser  à  son  arrivée  à  Paris ,  lui  qui 
venoit  de  vivre  à  Lyon  très  familièrement  dans 
une  maison  très  estimable,  où  la  mère  et  trois 
filles  charmantes,  toutes  trois  dans  la  fleur  de 
l'âge  et  de  la  beauté,  l'accabloicnt  à  l'envi  d'amitiés 
et  de  caresses?  Est-ce  en  abusant  de  cette  fami- 
liarité près  de  ces  jeunes  personnes,  est-ce  par 
des  manières  ou  des  propos  libres  avec  elles  qu'il 
mérita  l'indigne  et  nouvel  accueil  qui  l'attendoit 
à  Paris  en  les  quittant?  et  même  encore  aujour- 
d'hui, des  mères  très  sages  craignent- elles  de 
mener  leurs  filles  chez  ce  terrible  satyre,  devant 
lequel  ces  autres-là  n'osent  laisser  un  moment  les 
leurs,  chez  elles,  et  en  leur  présence?  En  vérité, 


SECOND  DIALOGUE.  395 

que  des  farces  aussi  grossières  puissent  abuser  un 
moment  des  gens  sensés,  il  faut  en  être  témoin 
pour  le  croire. 

Supposons  un  moment  qu'on  eût  osé  publier 
tout  cela  dix  ans  plus  tôt,  et  lorsque  l'estime  des 
honnêtes  gens,  qu'il  eut  toujours  dès  sa  jeunesse, 
étoit  montée  au  plus  haut  degré  :  ces  opinions, 
quoique  soutenues  des  mêmes  preuves,  auroient- 
elles  acquis  le  même  crédit  chez  ceux  qui  main- 
tenant s'empressent  de  les  adopter?  Non,  sans 
doute;  ils  les  auroient  rejetées  avec  indignation. 
Ils  auroient  tous  dit  :  «  Quand  un  homme  est 
«  parvenu  jusqu'à  cet  âge  avec  l'estime  publique; 
«  quand,  sans  patrie,  sans  fortune,  et  sans  asile, 
«dans  une  situation  gênée,  et  forcé,  pour  sub- 
«  sister,  de  recourir  sans  cesse  aux  expédients,  on 
«n'en  a  jamais  employé  que  d'honorables,  et 
«  qu'on  s'est  fait  toujours  considérer  et  bien  vou- 
«  loir  dans  sa  détresse;  on  ne  commence  pas  après 
«  l'âge  mûr,  et  quand  tous  les  yeux  sont  ouverts 
«  sur  nous,  à  se  dévoyer  de  la  droite  route  pour 
«  s'enfoncer  dans  les  sentiers  bourbeux  du  vice; 
«  on  n'associe  point  la  bassesse  des  plus  vils  fri- 
«  pons  avec  le  courage  et  l'élévation  des  âmes 
«  fières,  ni  l'amour  de  la  gloire  aux  manœuvres 
«  des  filous  ;  et  si  quarante  ans  d'honneur  per- 
«  mettoient  à  quelqu'un  de  se  démentir  si  tard  à 
«ce  point,  il  perdroit  bientôt  cette  vigueur  de 


396  SECOND  DIALOGUE. 

«  sentiment,  ce  ressort,  cette  franchise  intrépide 
«qu'on  n'a  point  avec  des  passions  basses,  et  qui 
«jamais  ne  survit  à  l'honneur.  Un  fripon  peut 
«  être  lâche,  un  méchant  peut  être  arrogant;  mais 
«  la  douceur  de  l'innocence  et  la  fierté  de  la  vertu 
«  ne  peuvent  s'unir  que  dans  une  belle  ame.  » 

Voilà  ce  qu'ils  auroicnt  tous  dit  ou  pensé,  et  ils 
auroient  certainement  refusé  de  le  croire  atteint 
de  vices  aussi  bas,  à  moins  qu'il  n'en  eût  été  con- 
vaincu sous  leurs  yeux.  Ils  auroient  du  moins 
voulu  l'étudier  eux-mêmes  avant  de  le  juger  si 
décidément  et  si  cruellement.  Ils  auroient  fait  ce 
que  j'ai  fait;  et,  avec  l'impartialité  que  vous  leur 
supposez,  ils  auroient  tiré  de  leurs  recherches  la 
même  conclusion  que  je  tire  des  miennes.  Ils 
n'ont  rien  fait  de  tout  cela  ;  les  preuves  les  plus 
ténébreuses,  les  témoignages  les  plus  suspects, 
leur  ont  suffi  pour  se  décider  en  mal  sans  autre 
vérification,  et  ils  ont  soigneusement  évité  tout 
éclaircissement  qui  pou  voit  leur  montrer  leur 
erreur.  Donc,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  ils 
sont  du  complot;  car  ce  que  j'appelle  en  être  n'est 
pas  seulement  être  dans  le  secret  de  vos  messieurs , 
je  présume  que  peu  de  gens  y  sont  admis  ;  mais 
c'est  adopter  leur  unique  principe,  c'est  se  faire, 
comme  eux,  une  loi  de  dire  à  tout  le  monde  et 
de  cacher  au  seul  accusé  le  mal  qu'on  pense  ou 
qu'on  feint  de  penser  de  lui ,  et  les  raisons  sur  les- 


SECOND  DIALOGUE.  397 

quelles  on  fonde  ce  jugement,  afin  de  le  mettre 
hors  detat  d'y  répondre,  et  défaire  entendre  les 
siennes  ;  car,  sitôt  qu'on  s'est  laissé  persuader  qu'il 
faut  le  juger,  non  seulement  sans  l'entendre,  mais 
sans  en  être  entendu,  tout  le  reste  est  forcé,  et  il 
n'est  pas  possible  qu'on  résiste  à  tant  de  témoi- 
gnages si  bien  arrangés,  et  mis  à  l'abri  de  l'inquié- 
tante épreuve  des  réponses  de  l'accusé.  Comme 
tout  le  succès  de  la  trame  dépendoit  de  cette  im- 
portante précaution  ,  son  auteur  aura  mis  toute 
la  sagacité  de  son  esprit  à  donner  à  cette  injustice 
le  tour  le  plus  spécieux ,  et  à  la  couvrir  même  d'un 
vernis  de  bénéficence  et  de  générosité,  qui  n'eût 
ébloui  nul  esprit  impartial,  mais  qu'on  s'est  em- 
pressé d'admirer,  à  l'égard  d'un  homme  qu'on 
n'estimoit  que  par  force ,  et  dont  les  singularités 
n  étaient  vues  de  bon  œil  par  qui  que  ce  fût. 

Tout  tient  à  la  première  accusation  qui  l'a  fait 
déchoir,  tout  d'un  coup,  du  titre  d'honnête  homme 
qu'il  a  voit  porté  jusqu'alors,  pour  y  substituer  ce- 
lui du  plus  affreux  scélérat.  Quiconque  a  lame 
saine  et  croit  vraiment  à  la  probité,  ne  se  départ 
pas  aisément  de  l'estime  fondée  qu'il  a  conçue 
pour  un  homme  de  bien.  Je  verrois  commettre  un 
crime,  s'il  étoit  possible,  ou  faire  une  action  basse 
à  Milord  Maréchal  '  que  je  n'en  croirais  pas  à  mes 

'    11  est  vrai  que  Mil  oui  Maréchal  est  d'une  illustre  naissance, 


398  SECOND  DIALOGUE, 

yeux.  Quand  j'ai  cru  de  Jean-Jacques  tout  ce  que 
vous  m'avez  prouvé,  c'étoiten  le  supposant  con- 
vaincu. Changer  à  ce  point  sur  le  compte  d'un 
homme  estimé  durant  toute  sa  vie,  n'est  pas  une 
chose  facile.  Mais  aussi  ce  premier  pas  fait,  tout 
le  reste  va  de  lui-même.  De  crime  en  crime,  un 
homme  coupable  d'un  seul  devient,  comme  vous 
l'avez  dit,  capable  de  tous.  Rien  n'est  moins  sur- 
prenant que  le  passage  de  la  méchanceté  à  l'ab- 
jection, et  ce  n'est  pas  la  peine  de  mesurer  si 
soigneusement  l'intervalle  qui  peut  quelquefois 
séparer  un  scélérat  d'un  fripon.  On  peut  donc 
avilir  tout  à  son  aise  l'homme  qu'on  a  commencé 
par  noircir.  Quand  on  croit  qu'il  n'y  a  dans  lui  que 
du  mal ,  on  n'y  voit  plus  que  cela  ;  ses  actions 
bonnes  ou  indifférentes  changent  bientôt  d'ap- 
parence avec  beaucoup  de  préjugés  et  un  peu 
d'interprétation,  et  l'on  rétracte  alors  ses  juge- 
ments avec  autant  d'assurance  que  si  ceux  qu'on 
leur  substitue  étoient  mieux  fondés.  L'amour- 
propre  fait  qu'on  veut  toujours  avoir  vu  soi-même 
ce  qu'on  sait,  ou  qu'on  croit  savoir  d'ailleurs.  Rien 
n'est  si  manifeste  aussitôt  qu'on  y  regarde  ;  on  a 
honte  de  ne  l'avoir  pas  aperçu  plus  tôt  ;  mais  c'est 

et  Jean-Jacques  un  homme  du  peuple  ;  mais  il  faut  penser  que 
Rousseau,  qui  parloit  ici,  n'a  pas,  en  général,  une  opinion  bien 
sublime  de  la  haute  vertu  des  gens  de  qualité,  et  que  l'histoire  de 
Jean-Jacques  ne  doit  pas  naturellement  agrandir  cette  opinion. 


SECOND  DIALOGUE.  399 

qu'on  étoit  si  distrait  ou  si  prévenu ,  qu'on  ne  por- 
tait pas  son  attention  de  ce  côté  ;  c'est  qu'on  est  si 
bon  soi-même  qu'on  ne  peut  supposer  la  méchan- 
ceté dans  autrui. 

Quand  enfin  l'engouement,  devenu  général, 
parvient  à  l'excès,  on  ne  se  contente  plus  de  tout 
croire;  chacun,  pour  prendre  partà  la  fête,  cherche 
à  renchérir;  et  tout  le  inonde  s'afïectionnant  à 
ce  système,  se  pique  d'y  apporter  du  sien  pour 
l'orner  ou  pour  l'affermir.  Les  uns  ne  sont  pas 
plus  empressés  d'inventer  que  les  autres  de  croire. 
Toute  imputation  passe  en  preuve  invincible;  et 
si  l'on  apprenoit  aujourd'hui  qu'il  s'est  commis  un 
crime  dans  la  lune,  il  seroit  prouvé  demain,  plus 
clair  que  le  jour,  à  tout  le  monde,  que  c'est  Jean- 
Jacques  qui  en  est  l'auteur. 

La  réputation  qu'on  lui  a  donnée  une  fois  bien 
établie,  il  est  donc  très  naturel  qu'il  en  résulte, 
même  chez  les  gens  de  bonne  foi,  les  effets  que 
vous  m'avez  détaillés.  S'il  fait  une  erreur  de  compte, 
ce  sera  toujours  à  dessein  :  est-elle  à  son  avantage , 
c'est  une  friponnerie  ;  est-elle  a  son  préjudice,  c'est 
une  ruse.  Un  homme  ainsi  vu,  quelque  sujet  qu'il 
soit  aux  oublis,  aux  distractions,  aux  balourdises, 
ne  peut  plus  rien  avoir  de  tout  cela  :  tout  ce  qu'il 
fait  par  inadvertance  est  toujours  vu  comme  fait 
exprès.  Au  contraire,  les  oublis,  les  omissions,  les 
bévues  des  autres  à  son  égard ,  ne  trouvent  plus 


4oo  SECOND  DIALOGUE. 

créance  dans  l'esprit  de  personne;  s'il  les  relève, 
il  ment;  s'il  les  endure,  c'est  à  pure  perte.  Des 
femmes  étourdies,  des  jeunes  gens  évaporés,  fe- 
ront des  quiproquo  dont  il  restera  chargé;  et  ce 
sera  beaucoup  si  des  laquais  gagnés  ou  peu  fidèles , 
trop  instruits  des  sentiments  des  maîtres  à  son 
égard,  ne  sont  pas  quelquefois  tentés  d'en  tirer 
avantage  à  ses  dépens,  bien  sûrs  que  l'affaire  ne 
seclaircira  pas  en  sa  présence,  et  que,  quand  cela 
arriveroit,  un  peu  d'effronterie,  aidée  des  préju- 
gés des  maîtres,  les  tireroit  d'affaire  aisément. 

J'ai  supposé,  comme  vous,  ceux  qui  traitent 
avec  lui  tous  sincères  et  de  bonne  foi  ;  mais  si  l'on 
cherchoit  à  le  tromper  pour  le  prendre  en  faute, 
quelle  facilité  sa  vivacité,  son  étourderie,  ses  dis- 
tractions, sa  mauvaise  mémoire  ne  donneroient- 
elles  pas  pour  cela? 

D'autres  causes  encore  ont  pu  concourir  à  ces 
faux  jugements.  Cet  homme  a  donné  à  vos  mes- 
sieurs, par  ses  Confessions,  qu'ils  appellent  ses 
Mémoires,  une  prise  sur  lui  qu'ils  n'ont  eu  garde 
de  négliger.  Cette  lecture  qu'il  a  prodiguée  à  tant 
de  gens,  mais  dont  si  peu  d'hommes  étoient  ca- 
pables, et  dont  bien  moins  encore  étoient  dignes, 
a  initié  le  public  dans  toutes  ses  foiblesses ,  dans 
toutes  ses  fautes  Jes  plus  secrètes.  L'espoir  que  ces 
Confessions  ne  seroient  vues  qu'après  sa  mort  lui 
a  voit  donné  le  courage  de  tout  dire,  et  de  se  traiter 


SECOND  DIALOGUE.  401 

avec  une  justice  souvent  même  trop  rigoureuse. 
Quand  il  se  vit  défiguré  parmi  les  hommes,  au 
point  d'y  passer  pour  un  monstre ,  la  conscience, 
qui  lui  faisoit  sentir  en  lui  plus  de  bien  que  de  mal, 
lui  donna  le  courage  que  lui  seul  peut-être  eut,  et 
aura  jamais,  de  se  montrer  tel  qu'il  étoit;  il  crut 
qu'en  manifestant  à  plein  1  intérieur  de  son  ame, 
et  révélant  ses  Confessions,  l'explication  si  franche, 
si  simple,  si  naturelle,  de  tout  ce  qu'on  a  pu 
trouver  de  bizarre  dans  sa  conduite,  portant  avec 
elle  son  propre  témoignage,  feroit  sentir  la  vérité 
de  ses  déclarations,  et  la  fausseté  des  idées  hor- 
ribles et  fantastiques  qu'il  voyoit  répandre  de  lui, 
sans  en  pouvoir  découvrir  la  source.  Bien  loin  de 
soupçonner  alors  vos  messieurs,  la  confiance  en 
eux  de  cet  homme  si  défiant  alla,  non  seulement 
jusqu'à  leur  lire  cette  histoire  de  son  ame,  mais 
jusqu'à  leur  en  laisser  le  dépôt  assez  long-temps. 
L'usage  qu'ils  ont  fait  de  cette  imprudence  a  été 
d'en  tirer  parti  pour  diffamer  celui  qui  l'avoit  com- 
mise ;  et  le  plus  sacré  dépôt  de  l'amitié  est  devenu , 
dans  leurs  mains,  l'instrument  de  la  trahison.  Ils 
ont  travesti  ses  défauts  en  vices,  ses  fautes  en 
crimes,  les  foiblesses  de  sa  jeunesse  en  noirceurs 
de  son  âge  mûr  ■  ils  ont  dénaturé  les  effets,  quel- 
quefois ridicules,  de  tout  ce  que  la  nature  a  mis 
d'aimable  et  de  bon  dans  son  ame  ;  et  ce  qui  n'est 
que  des  singularités  d'un  tempérament  ardent, 

DIALOGUES.  T.  I.  26 


4o2  SECOND  DIALOGUE, 

retenu  par  un  naturel  timide,  est  devenu  par 
leurs  soins  une  horrible  dépravation  de  cœur  et 
de  goût.  Enfin ,  toutes  leurs  manières  de  procéder 
à  son  égard ,  et  des  allures  dont  le  vent  m'est  par- 
venu ,  me  portent  à  croire  que  pour  décrier  ses 
Confessions ,  après  en  avoir  tiré  contre  lui  tous  les 
avantages  possibles,  ils  ont  intrigué,  manœuvré, 
dans  tous  les  lieux  où  il  a  vécu ,  et  dont  il  leur 
a  fourni  les  renseignements,  pour  défigurer  toute 
sa  vie,  pour  fabriquer  avec  art  des  mensonges, 
qui  en  donnent  l'air  à  ses  Confessions,  et  pour  lui 
ôter  le  mérite  de  la  franchise,  même  dans  les 
aveux  qu'il  fait  contre  lui.  Eh  !  puisqu'ils  savent 
empoisonner  ses  écrits,  qui  sont  sous  les  yeux  de 
tout  le  monde,  comment  n'empoisonneroient-ils 
pas  sa  vie,  que  le  public  ne  connoît  que  sur  leur 
rapport? 

liHéloïse,  avoit  tourné  sur  lui  les  regards  des 
femmes  :  elles  avoient  des  droits  assez  naturels  sur 
un  homme  qui  décrivoit  ainsi  l'amour  ;  mais  n'en 
connoissant  guère  que  le  physique,  elles  crurent 
qu'il  n'y  avoit  que  des  sens  très  vifs  qui  pussent 
inspirer  des  sentiments  si  tendres ,  et  cela  put  leur 
donner  de  celui  qui  les  exprimoit  plus  grande 
opinion  qu'il  ne  la  méritoit  peut-être.  Supposez 
cette  opinion  portée  chez  quelques  unes  jusqu'à 
la  curiosité,  et  que  cette  curiosité  ne  fût  pas  assez 
tôt  devinée  ou  satisfaite  par  celui  qui  en  étoit  lob- 


SECOND  DIALOGUE.  4o3 

jet,  vous  concevrez  aisément  dans  sa  destinée  les 
conséquences  de  cette  balourdise. 

Quant  à  l'accueil  sec  et  dur  qu'il  fait  aux  qui- 
dams arrogants  ou  pleureux  qui  viennent  à  lui , 
j'en  ai  souvent  été  le  témoin  moi-même,  et  je  con- 
viens qu'en  pareille  situation  cette  conduite  seroit 
fort  imprudente  dans  un  hypocrite  démasqué , 
qui,  trop  heureux  qu'on  voulût  bien  feindre  de 
prendre  le  change,  devroit  se  prêter,  avec  une 
dissimulation  pareille,  à  cette  feinte,  et  aux  appa- 
rents ménagements  qu'on  feroit  semblant  d'avoir 
pour  lui.  Mais  osez-vous  reprocher  à  un  homme 
d'honneur  outragé  de  ne  pas  se  conduire  en  cou- 
pable, et  de  n'avoir  pas,  dans  ses  infortunes,  la 
lâcheté  d'un  vil  scélérat?  De  quel  œil  voulez- vous 
qu'il  envisage  les  perfides  empressements  des 
traîtres  qui  l'obsèdent,  et  qui,  tout  en  affectant  le 
plus  pur  zèle,  n'ont  en  effet  d'autre  but  que  de 
l'enlacer  de  plus  en  plus  dans  les  pièges  de  ceux 
qui  les  emploient?  11  faudroit,  pour  les  accueillir, 
qu'il  fût  en  effet  tel  qu'ils  le  supposent ,  il  faudroit 
qu'aussi  fourbe  qu'eux,  et  feignant  de  ne  les  pas 
pénétrer,  il  leur  rendît  trahison  pour  trahison. 
Tout  son  crime  est  d'être  aussi  franc  qu'ils  sont 
faux  :  mais  après  tout  que  leur  importe  qu'il  les 
reçoive  bien  ou  mal  ?  Les  signes  les  plus  manifestes 
de  son  impatience  ou  de  son  dédain  n'ont  rien  qui 
les  rebute.  Il  les  outrageroit  ouvertement,  qu'ils 


2<>. 


^  SECOND  DIALOGUE, 

ne  s'en  iroient  pas  pour  cela.  Tous  de  concert, 
laissant  à  sa  porte  les  sentiments  d'honneur  qu'ils 
peuvent  avoir,  ne  lui  montrent  qu'insensibilité, 
duplicité,  lâcheté,  perfidie,  et  sont  auprès  de  lui 
comme  il  devroit  être  auprès  d'eux,  s'il  étoit  tel 
qu'ils  le  représentent;  et  comment  voulez-vous 
qu'il  leur  montre  une  estime  qu'ils  ont  pris  si 
grand  soin  de  ne  lui  pas  laisser?  Je  conviens  que 
le  mépris  d'un  homme  qu'on  méprise  soi-même 
est  facile  à  supporter;  mais  encore  n'est-ce  pas 
chez  lui  qu'il  faut  aller  en  chercher  les  marques. 
Malgré  tout  ce  patelinage  insidieux,  pour  peu 
qu'il  croie  apercevoir,  au  fond  des  âmes,  des 
sentiments  naturellement  honnêtes  et  quelques 
bonnes  dispositions,  il  se  laisse  encore  subjuguer. 
Je  ris  de  sa  simplicité ,  et  je  l'en  fais  rire  lui-même. 
Il  espère  toujours  qu'en  le  voyant  tel  qu'il  est 
quelques  uns  du  moins  n'auront  plus  le  courage 
de  le  haïr,  et  croit,  à  force  de  franchise,  toucher 
enfin  ces  cœurs  de  bronze.  Vous  concevez  com- 
ment cela  lui  réussit;  il  le  voit  lui-même ,  et,  après 
tant  de  tristes  expériences,  il  doit  enfin  savoir  à 
quoi  s'en  tenir. 

Si  vous  eussiez  fait  une  fois  les  réflexions  que  la 
raison  suggère,  et  les  perquisitions  que  la  justice 
exige,  avant  déjuger  si  sévèrement  un  infortuné, 
vous  auriez  senti  que  dans  une  situation  pareille  à 
la  sienne,  et  victime  d'aussi  détestables  complots, 


SECOND  DIALOGUE.  406 

il  ne  peut  plus,  il  ne  doit  plus  du  moins  se  livrer, 
pour  ce  qui  l'entoure,  à  ses  penchants  naturels, 
dont  vos  messieurs  se  sont  servis  si  long-temps  et 
avec  tant  de  succès  pour  le  prendre  dans  leurs 
filets.  Il  ne  peut  plus,  sans  s'y  précipiter  lui-même, 
agir  en  rien  dans  la  simplicité  de  son  cœur.  Ainsi 
ce  n'est  plus  sur  ses  œuvres  présentes  qu'il  faut  le 
juger,  même  quand  on  pourroit  en  avoir  le  narré 
fidèle.  Il  faut  rétrograder  vers  les  temps  où  rien  ne 
l'empêchoit  d'être  lui-même,  ou  bien  le  pénétrer 
plus  intimement,  intùs  et  in  cute,  pour  y  lire  im- 
médiatement les  véritables  dispositions  de  son 
aine,  que  tant  de  malheurs  n'ont  pu  aigrir.  En  le 
suivant  dans  les  temps  heureux  de  sa  vie ,  et  dans 
ceux  même  où,  déjà  la  proie  de  vos  messieurs,  il 
ne  s'en  doutoit  pas  encore,  vous  eussiez  trouvé 
l'homme  bienfaisant  et  doux  qu'il  étoit  et  passoit 
pour  être  avant  qu'on  l'eût  défiguré.  Dans  tous  les 
lieux  où  il  a  vécu  jadis,  dans  les  habitations  où  on 
lui  a  laissé  faire  assez  de  séjour  pour  y  laisser  des 
traces  de  son  caractère,  les  regrets  des  habitants 
l'ont  toujours  suivi  dans  sa  retraite;  et  seul  peut- 
être  de  tous  les  étrangers  qui  jamais  vécurent  en 
Angleterre,  il  a  vu  le  peuple  de  Wootton  pleurer 
à  son  départ.  Mais  vos  dames  et  vos  messieurs  ont 
pris  un  tel  soin  d'effacer  toutes  ces  traces,  que 
c'est  seulement  tandis  qu'elles  étoient  encore 
fraîches  qu'on  a  pu  les  distinguer.  Montmorency, 


4o6  SECOND  DIALOGUE, 

plus  près  de  nous,  offre  un  exemple  frappant  de 
ces  différences.  Grâce  à  des  personnes  que  je  ne 
veux  pas  nommer,  et  aux  oratoriens  devenus,  je 
ne  sais  comment,  les  plus  ardents  satellites  de  la 
ligue,  vous  n'y  retrouverez  plus  aucun  vestige  de 
l'attachement,  et  j'ose  dire  de  la  vénération  qu'on 
y  eut  jadis  pour  Jean-Jacques,  et  tant  qu'il  y 
vécut ,  et  après  qu'il  en  fut  parti  :  mais  les  tra- 
ditions du  moins  en  restent  encore  dans  la  mé- 
moire des  honnêtes  gens  qui  fréquentoient  alors  ce 
pays-là. 

Dans  ces  épanchements  auxquels  il  aime  encore 
à  se  livrer,  et  souvent  avec  plus  de  plaisir  que  de 
prudence,  il  m'a  quelquefois  confié  ses  peines,  et 
j'ai  vu  que  la  patience  avec  laquelle  il  les  supporte 
n'ôtoit  rien  à  l'impression  qu'elles  font  sur  son 
cœur.  Celles  que  le  temps  -adoucit  le  moins  se 
réduisent  à  deux  principales ,  qu'il  compte  pour 
les  seuls  vrais  maux  que  lui  aient  fait  ses  ennemis. 
La  première  est  de  lui  avoir  ôté  la  douceur  d'être 
utile  aux  hommes,  et  secourableaux  malheureux, 
soit  en  lui  en  ôtant  les  moyens,  soit  en  ne  laissant 
plus  approcher  de  lui,  sous  ce  passe-port,  que  des 
fourbes  qui  ne  cherchent  à  l'intéresser  pour  eux 
qu'afin  de  s'insinuer  dans  sa  confiance,  l'épier,  et 
le  trahir.  La  façon  dont  ils  se  présentent,  le  ton 
qu'ils  prennent  en  lui  parlant,  les  fades  louanges 
qu'ils  lui  donnent,  le  patclinage  qu'ils  y  joignent. 


SECOND  DIALOGUE.  407 

le  Hel  qu'ils  ne  peuvent  s'abstenir  d'y  mêler,  tout 
décèle  en  eux  de  petits  histrions  grimaciers,  qui 
ne  savent  ou  ne  daignent  pas  mieux  jouer  leur 
rôle.  Les  lettres  qu'il  reçoit  ne  sont,  avec  des  lieux 
communs  de  collège ,  et  des  leçons  bien  magistra- 
les sur  ses  devoirs  envers  ceux  qui  les  écrivent , 
que  de  sottes  déclamations  contre  les  grands  et  les 
riches,  par  lesquelles  on  croit  bien  le  leurrer; 
d'amers  sarcasmes  sur  tous  les  états  ;  d'aigres  re- 
proches à  la  fortune,  de  priver  un  grand  homme 
comme  l'auteur  de  la  lettre,  et,  par  compagnie,  l'au- 
tre grand  hommeà  qui  elle  s'adresse,  des  honneurs 
et  des  biens  qui  leur  étoient  dus,  pour  les  prodi- 
guer aux  indignes  ;  des  preuves  tirées  de  là,  qu'il 
n'existe  point  de  Providence  ;  de  pathétiques  décla- 
rations  de  la  prompte  assistance  dont  on  a  besoin, 
suivies  de  fières  protestations  de  n'en  vouloir 
néanmoins  aucune.  Le  tout  finit  d'ordinaire  par 
la  confidence  de  la  ferme  résolution  où  l'on  est  de 
se  tuer,  et  par  l'avis  que  cette  résolution  sera  mise 
en  exécution  sonica,  si  l'on  ne  reçoit  bien  vite  une 
réponse  satisfaisante  à  la  lettre. 

Après  avoir  été  plusieurs  fois  très  sottement  la 
dupe  de  ces  menaçants  suicides,  il  a  fini  par  se  mo- 
quer et  d'eux  et  de  sa  propre  bêtise.  Mais  quand 
ils  n'ont  plus  trouvé  la  facilité  de  s'introduire  avec 
ce  pathos ,  ils  ont  bientôt  repris  leur  allure  natu- 
relle, et  substitué,  pour  forcer  sa  porte,  la  férocité 


4o8  SECOND  DIALOGUE, 

des  tigres  à  la  flexibilité  des  serpents.  Il  faut  avoir 
vu  les  assauts  que  sa  femme  est  forcée  de  soutenir 
sans  cesse,  les  injures  et  les  outrages  qu'elle  essuie 
journellement  de  tous  ces  humbles  admirateurs, 
de  tous  ces  vertueux  infortunés,  à  la  moindre  ré- 
sistance qu'ils  trouvent,  pour  juger  du  motif  qui 
les  amène,  et  des  gens  qui  les  envoient.  Croyez-vous 
qu'il  ait  tort  deconduire  toute  cette  canaille,  et  de 
ne  vouloir  pas  s'en  laisser  subjuguer?  Il  lui  fau- 
droit  vingt  ans  d'application  pour  lire  seulement 
tous  les  manuscrits  qu'on  le  vient  prier  de  revoir, 
de  corriger,  de  refondre;  car  son  temps  et  sa  peine 
ne  coûtent  rien  à  vos  messieurs  '  ;  il  lui  faudroit 
dix  mains  et  dix  sécrétai  res  pour  écrire  les  requêtes, 
placets,  lettres,  mémoires,  compliments,  vers, 
bouquets,  dont  on  vient  à  l'envi  le  charger,  vu  la 
grande  éloquence  de  sa  plume,  et  la  grande  bonté 
de  son  cœur;  car  c'est  toujours  là  l'ordinaire  re- 
frain de  ces  personnages  sincères.  Au  mot  d'hu- 
manité, qu'ont  appris  à  bourdonner  autour  de 
lui  des  essaims  de  guêpes,  elles  prétendent  le  cri- 

'  Je  dois  pourtant  rendre  justice  à  ceux  qui  m'offrent  de  payer 
mes  peines,  et  qui  sont  en  assez  grand  nombre.  Au  moment  même 
où  j'écris  ceci,  une  dame  de  province  vient  de  me  proposer  douze 
francs,  en  attendant  mieux,  pour  lui  écrire  une  belle  lettre  à  un 
prince.  C'est  dommage  que  je  ne  me  sois  pas  avisé  de  lever  bou- 
tique sous  les  charniers  des  Innocents  ;  j'y  nui  ois  pu  faire  assez  bien 
mes  affaires. 


SECOND  DIALOGUE.  409 

bler  de  leurs  aiguillons  bien  à  leur  aise,  sans  qu'il 
ose  s'y  dérober,  et  tout  ce  qui  lui  peut  arriver  de 
plus  heureux  est  de  s'en  délivrer  avec  de  l'argent, 
dont  ils  le  remercient  ensuite  par  des  injures. 

Après  avoir  tant  réchauffé  de  serpents  dans  son 
sein,  il  s'est  enfin  déterminé,  par  une  réflexion 
très  simple,  à  se  conduire  comme  il  fait  avec  tous 
ces  nouveaux  venus.  A  force  de  bontés  et  de  soins 
généreux,  vos  messieurs,  parvenus  à  le  rendre 
exécrable  à  tout  le  monde,  ne  lui  ont  plus  laissé 
l'estime  de  personne.  Tout  homme  ayant  de  la 
droiture  et  de  l'honneur  ne  peut  plus  qu'abhorrer 
et  fuir  un  être  ainsi  défiguré;  nul  homme  sensé 
n'en  peut  rien  espérer  de  bon.  Dans  cet  état,  que 
peut-il  donc  penser  de  ceux  qui  s'adressent  à  lui 
par  préférence,  le  recherchent,  le  comblent  d'é- 
loges ,  lui  demandent  ou  des  services  ou  son  amitié  ; 
qui,  dans  l'opinion  qu'ils  ont  de  lui,  désirent 
néanmoins  d'être  liés  ou  redevables  au  dernier 
des  scélérats?  Peuvent-ils  même  ignorer  que,  loin 
qu'il  ait  ni  crédit  ni  pouvoir,  ni  faveur  auprès  de 
personne,  l'intérêt  qu'il  pourroit  prendre  à  eux 
ne  feroit  que  leur  nuire  aussi  bien  qu'à  lui;  que 
tout  l'effet  de  sa  recommandation  seroit,  ou  de  les 
perdre  s'ils  avoient  eu  recours  à  lui  de  bonne  foi, 
ou  d'en  faire  de  nouveaux  traîtres  destinés  à  l'en- 
lacer par  ses  propres  bienfaits?  En  toute  suppo- 


4io  SECOND  DIALOGUE. 

sition  possible,  avec  les  jugements  portés  de  lui 
dans  le  monde,  quiconque  ne  laisse  pas  de  recou- 
rir à  lui  n'est-il  pas  lui-même  un  homme  jugé?  et 
quel  honnête  homme  peut  prendre  intérêt  à  de 
pareils  misérables?  S'ils  n'étoient  pas  des  fourbes, 
ne  scroient-ils  pas  toujours  des  infâmes?  et  qui 
peut  implorer  des  bienfaits  d'un  homme  qu'il  mé- 
prise n'est-il  pas  lui-même  encore  plus  méprisable 
que  lui? 

Si  tous  ces  empressés  ne  venoient  que  pour  voir 
et  chercher  ce  qui  est,  sans  doute  il  auroit  tort  de 
les  éconduire;  mais  pas  un  seul  n'a  cet  objet,  et 
il  faudroit  bien  peu  connoître  les  hommes  et  la 
situation  de  Jean-Jacques  pour  espérer  de  tous 
ces  gens-là  ni  vérité  ni  fidélité.  Ceux  qui  sont 
payés  veulent  gagner  leur  argent,  et  ils  savent 
bien  qu'ils  n'ont  qu'un  seul  moyen  pour  cela ,  qui 
est  de  dire,  non  ce  qui  est,  mais  ce  qui  plaît,  et 
qu'ils  seroient  mal  venus  à  dire  du  bien  de  lui. 
Ceux  qui  l'épient  de  leur  propre  mouvement,  mus 
par  leur  passion,  ne  verront  jamais  que  ce  qui  la 
flatte;  aucun  ne  vient  pourvoir  ce  qu'il  voit ,  mais 
pour  l'interpréter  à  sa  mode.  Le  blanc  et  le  noir, 
le  pour  et  le  contre,  leur  servent  également. 
Donne-t-il  l'aumône ,  Ah  !  le  cafard  !  la  refuse-t-il , 
Voilà  cet  homme  si  charitable  !  S'il  s'enflamme  en 
parlant  de  la  vertu,  c'est  un  tartufe;  s'il  s'anime 
en  parlant  de  l'amour,  c'est  un  satyre;  s'il  lit  la 


SECOND  DIALOGUE.  4n 

gazette1,  il  médite  une  conspiration;  s'il  cueille 
une  rose,  on  cherche  quel  poison  la  rose  contient. 
Trouvez  à  un  homme  ainsi  vu  quelque  propos  qui 
soit  innocent,  quelque  action  qui  ne  soit  pas  un 
crime,  je  vous  en  défie. 

Si  l'administration  publique  elle-même  eût  été 
moins  prévenue  ou  de  bonne  foi ,  la  constante  uni- 
formité de  sa  vie,  égale  et  simple,  l'eût  bientôt 
désabusée;  elle  auroit  compris  quelle  ne  verroit 
jamais  que  les  mêmes  choses,  et  que  c'était  bien 
perdre  son  argent,  son  temps  et  ses  peines,  que 
d'espionner  un  homme  qui  vivoit  ainsi.  Mais 
comme  ce  n'est  pas  la  vérité  qu'on  cherche ,  qu'on 
ne  veut  que  noircir  la  victime,  et  qu'au  lieu  d'étu- 
dier son  caractère  on  ne  veut  que  le  diffamer,  peu 
importe  qu'il  se  conduise  bien  ou  mal,  et  qu  il 
soit  innocent  ou  coupable.  Tout  ce  qui  importe 
est  d'être  assez  au  fait  de  sa  conduite  pour  avoir 
des  points  fixes  sur  lesquels  on  puisse  appuyer  le 
système  d'imposture  dont  il  est  l'objet,  sans  s'ex- 
poser à  être  convaincu  de  mensonge;  et  voilà  à 
quoi  l'espionnage  est  uniquement  destiné.  Si  vous 

1  A  la  grande  satisfaction  de  mes  très  inquiets  patrons,  je  re- 
nonce à  cette  triste  lecture,  devenue  indifférente  à  un  homme 
qu'on  a  rendu  tout-à-fait  étranger  sur  la  terre.  Je  n'y  ai  plus  ni 
patrie  ni  frères.  Habitée  par  des  êtres  qui  ne  me  sont  rien,  elle  est 
pour  moi  comme  une  autre  sphère;  et  je  suis  aussi  peu  curieux 
désormais  d'apprendre  ce  qui  se  fait  dans  le  monde  que  ce  qui  se 
passe  à  Bicêtic  ou  aux  Petites-Maisons. 


4ia  SECOND  DIALOGUE, 

me  reprochez  ici  de  rendre  à  ses  accusateurs  les 
imputations  dont  ils  le  chargent,  j'en  conviendrai 
sans  peine,  mais  avec  cette  différence  qu'en  par- 
lant d'eux  Rousseau  ne  s'en  cache  pas.  Je  ne  pense 
même  et  ne  dis  tout  ceci  qu'avec  la  plus  grande 
répugnance.  Je  voudrois  de  tout  mon  cœur  pou- 
voir croire  que  le  gouvernement  est  à  son  égard 
dans  l'erreur  de  bonne  foi ,  mais  c'est  ce  qui  m'est 
impossible.  Quand  je  n'aurois  nulle  autre  preuve 
du  contraire,  la  méthode  qu'on  suit  avec  lui  m'en 
fourniroit  une  invincible.  Ce  n'est  point  aux  mé- 
chants qu'on  fait  toutes  ces  choses-là,  ce  sont  eux 
qui  les  font  aux  autres. 

Pesez  la  conséquence  qui  suit  de  là.  Si  l'admi- 
nistration, si  la  police  elle-même  trempe  dans  le 
complot  pour  abuser  le  public  sur  le  compte  de 
Jean-Jacques,  quel  homme  au  monde,  quelque 
sage  qu'il  puisse  être,  pourra  se  garantir  de  l'er- 
reur à  son  égard? 

Que  de  raisons  nous  font  sentir  que,  dans  l'é- 
trange position  de  cet  homme  infortuné,  personne 
ne  peut  plus  juger  de  lui  avec  certitude,  ni  sur 
le  rapport  d  autrui  ni  sur  aucune  espèce  de 
preuve!  il  ne  suffît  pas  même  de  voir,  il  faut  vé- 
rifier, comparer,  approfondir  tout  par  soi-même, 
ou  s'abstenir  de  juger.  Ici,  par  exemple,  il  est 
clair  comme  le  jour  qu'à  s'en  tenir  au  témoignage 
des  autres  le  reproche  de  dureté  et  dincomiiiisc- 


SECOND  DIALOGUE.  4i3 

ration,  mérite  ou  non,  lui  seroit  toujours  égale- 
ment inévitable  :  car,  supposé  un  moment  qu'il 
remplît  de  toutes  ses  forces  les  devoirs  d'huma- 
nité, de  charité,  de  bienfaisance,  dont  tout  homme 
est  sans  cesse  entouré,  qui  est-ce  qui  lui  rendroit 
dans  le  public  la  justice  de  les  avoir  remplis?  Ce 
ne  seroit  pas  lui-même,  à  moins  qu'il  n'y  mît  cette 
ostentation  philosophique  qui  gâte  l'œuvre  par 
le  motif;  ce  ne  seroit  pas  ceux  envers  qui  il  les 
auroit  remplis,  qui  deviennent,  sitôt  qu'ils  l'ap- 
prochent, ministres  et  créatures  de  vos  messieurs  ; 
ce  seroit  encore  moins  vos  messieurs  eux-mêmes, 
non  moins  zélés  à  cacher  le  bien  qu'il  pourroit 
chercher  à  faire  qu'à  publier  à  grand  bruit  celui 
qu'ils  disent  lui  faire  en  secret.  En  lui  faisant  des 
devoirs  à  leur  mode  pour  le  blâmer  de  ne  les  pas 
remplir,  ils  tairoient  les  véritables  qu'il  auroit 
remplis  de  tout  son  cœur,  et  lui  feroient  le  même 
reproche  avec  le  même  succès;  ce  reproche  ne 
prouve  donc  rien.  Je  remarque  seulement  qu'il 
étoit  bienfaisant  et  bon,  quand,  livré  sans  gêne  à 
son  naturel,  il  suivoit  en  toute  liberté  ses  pen- 
chants; et  maintenant  qu'il  se  sent  entravé  de 
mille  pièges,  entouré  d'espions,  de  mouches,  de 
surveillants;  maintenant  qu'il  sait  ne  pas  dire  un 
mot  qui  ne  soit  recueilli,  ne  pas  faire  un  mouve- 
ment qui  ne  soit  noté,  c'est  ce  temps  qu'il  choisit 
pour  lever  le  masque  de  l'hypocrisie,  et  se  Livrer 


4*4  SECOND  DIALOGUE, 

à  cette  dureté  tardive,  à  tous  ces  petits  larcins  de 
bandits  dont  l'accuse  aujourd'hui  le  public  !  Con- 
venez que  voilà  un  hypocrite  bien  bête,  et  un 
trompeur  bien  maladroit.  Quand  je  n'aurois  rien 
vu  par  moi-même,  cette  seule  réflexion  me  ren- 
droit  suspecte  la  réputation  qu'on  lui  donne  à 
présent.  11  en  est  de  tout  ceci  comme  des  revenus 
qu'on  lui  prodigue  avec  tant  de  magnificence.  Ne 
faudroit-il  pas  dans  sa  position  qu'il  fût  plus 
qu'imbécile  pour  tenter,  s'ils  étoient  réels,  d'en 
dérober  un  moment  la  connoissance  au  public. 

Ces  réflexions  sur  les  friponneries  qu'il  s'est 
mis  à  faire,  et  sur  les  bonnes  œuvres  qu'il  ne  fait 
plus  peuvent  s'étendre  aux  livres  qu'il  fait  et  pu- 
blie encore,  et  dont  il  se  cache  si  heureusement, 
que  tout  le  monde,  aussitôt  qu'ils  paroissent,  est 
instruit  qu'il  en  est  l'auteur.  Quoi!  monsieur,  ce 
mortel  si  ombrageux,  si  farouche,  qui  voit  à  peine 
approcher  de  lui  un  seul  homme  qu'il  ne  sache 
ou  ne  croie  être  un  traître;  qui  sait  ou  qui  croit 
que  le  vigilant  magistrat  chargé  des  deux  dépar- 
tements de  la  police  et  de  la  librairie  le  tient  en- 
lacédans  d'inextricables  filets,  ne  laisse  pas  d'aller 
barbouillant  éternellement  des  livres  à  la  douzaine, 
et  de  les  confier  sans  crainte  au  tiers  et  au  quart 
pour  les  faire  imprimer  en  grand  secretPCes  livres 
s'impriment,  se  publient,  se  débitent  hautement 
sous  son  nom,  même  avec  une  affectation  ridi- 


SECOND  DIALOGUE.  4i5 

cule,  comme  s'il  avoit  peur  de  n'être  pas  connu  ; 
et  mon  butor,  sans  voir,  sans  soupçonner  même 
cette  manœuvre  si  publique,  sans  jamais  croire 
être  découvert,  va  toujours  prudemment  son 
train ,  toujours  barbouillant,  toujours  imprimant, 
toujours  se  confiant  à  des  confidents  si  discrets,  et 
toujours  ignorant  qu'ils  se  moquent  de  lui?  Que  de 
stupidité  pour  tant  de  finesse  !  que  de  confiance 
pour  un  homme  aussi  soupçonneux  !  Tout  cela 
vous  paroît-il  donc  si  bien  arrangé,  si  naturel,  si 
croyable?  Pour  moi,  je  n'ai  vu  dans  Jean- Jacques 
aucun  de  ces  deux  extrêmes.  Il  n'est  pas  aussi  fin 
que  vos  messieurs,  mais  il  n'est  pas  non  plus  aussi 
bête  que  le  public ,  et  ne  se  paieroit  pas  comme  lui 
de  pareilles  bourdes.  Quand  un  libraire  vient  en 
grand  appareil  s'établir  à  sa  porte,  que  d'autres  lui 
écrivent  des  lettres  bien  amicales ,  lui  proposent  de 
belles  éditions,  affectent  d'avoir  avec  lui  des  rela- 
tions bien  étroites,  il  n'ignore  pas  que  ce  voisinage, 
ces  visites,  ces  lettres,  lui  viennent  de  plus  loin  ; 
et  tandis  que  tant  de  gens  se  tourmententà  lui  faire 
faire  des  livres  dont  Je  dernier  cuistre  rougiroit 
d'être  l'auteur,  il  pleure  amèrement  les  dix  ans  de 
sa  vie  employés  à  en  faire  d'un  peu  moins  plats. 

Voilà,  monsieur,  les  raisons  qui  l'ont  forcé  de 
changer  de  conduite  avec  ceux  qui  l'approchent, 
et  de  résister  aux  penchants  de  son  cœur,  pour 
ne  pas  s'enlacer  lui-même  dans  les  pièges  tendus 


416  SECOND  DIALOGUE, 

autour  de  lui.  J'ajoute  à  cela  que  son  naturel  ti- 
mide et  son  goût  éloigné  de  toute  ostentation  ne 
sont  pas  propres  à  mettre  en  évidence  son  pen- 
chant à  faire  du  bien,  et  peuvent  même,  dans  une 
situation  si  triste ,  l'arrêter  quand  il  auroit  l'air  de 
se  mettre  en  scène.  Je  l'ai  vu,  dans  un  quartier 
très  vivant  de  Paris,  s'abstenir  malgré  lui  d'une 
bonne  œuvre  qui  se  présentait,  ne  pouvant  se  ré- 
soudre à  fixer  sur  lui  les  regards  malveillants  de 
deux  cents  personnes  ;  et,  dans  un  quartier  peu 
éloigné,  mais  moins  fréquenté,  je  l'ai  vu  se  con- 
duire différemment  dans  une  occasion  pareille. 
Cette  mauvaise  honte  ou  cette  blâmable  fierté 
me  semble  bien  naturelle  à  un  infortuné;  sûr 
d'avance  que  tout  ce  qu'il  pourra  faire  de  bien 
sera  mal  interprété.  Il  vaudroit  mieux  sans  doute 
braver  l'injustice  du  public;  mais  avec  une  ame 
haute  et  un  naturel  timide,  qui  peut  se  résoudre, 
en  faisant  une  bonne  action  qu'on  accusera  d'hy- 
pocrisie, de  lire  dans  les  yeux  des  spectateurs 
l'indigne  jugement  qu'ils  en  portent?  Dans  une 
pareille  situation,  celui  qui  voudroit  faire  encore 
du  bien  s'en  cacheroit  comme  d'une  mauvaise 
œuvre,  et  ce  ne  seroit  pas  ce  secret-là  qu'on  iroit 
épiant  pour  le  publier. 

Quant  à  la  seconde  et  à  la  plus  sensible  des 
peines  que  lui  ont  faites  les  barbares  qui  le  tour- 
mentent, il  la  dévore  en  secret,  elle  reste  en  ré- 


SECOND  DIALOGUE.  417 

serve  au  fond  de  son  cœur,  il  ne  s'en  est  ouvert  à 
personne,  et  je  ne  la  saurois  pas  moi-même  s'il 
eût  pu  me  la  cacher.  C'est  par  elle  que,  lui  ôtant 
toutes  les  consolations  qui  restoicnt  à  sa  portée, 
ils  lui  ont  rendu  la  vie  à  charge,  autant  qu'elle 
peut  1  être  à  un  innocent.  A  juger  du  vrai  but  de 
vos  messieurs  par  toute  leur  conduite  à  son  égard, 
ce  but  paroît  être  de  l'amener  par  degrés,  et  tou- 
jours sans  qu'il  y  paroisse,  jusqu'au  plus  violent 
désespoir,  et,  sous  l'air  de  l'intérêt  et  de  la  com- 
misération ,  de  le  contraindre,  à  force  de  secrètes 
angoisses,  à  finir  par  les  délivrer  de  lui.  Jamais, 
tant  qu'il  vivra,  ils  ne  seront,  malgré  toute  leur 
vigilance,  sans  inquiétude  de  se  voir  découverts. 
Malgré  la  triple  enceinte  de  ténèbres  qu'ils  ren- 
forcent sans  cesse  autour  de  lui,  toujours  ils 
trembleront  qu'un  trait  de  lumière  ne  perce  par 
quelque  fissure,  et  n'éclaire  leurs  travaux  souter- 
rains. Ils  espèrent,  quand  il  n'y  sera  plus,  jouir 
plus  tranquillement  de  leur  œuvre;  mais  ils  se 
sont  abstenus  jusqu'ici  de  disposer  tout-à-fait 
de  lui,  soit  qu'ils  craignent  de  ne  pouvoir  tenir 
cet  attentat  aussi  caché  que  les  autres,  soit  qu'ils 
se  fassent  encore  un  scrupule  d'opérer  par  eux- 
mêmes  l'acte  auquel  ils  ne  s'en  font  aucun  de  le 
forcer,  soit  enfin  qu'attachés  au  plaisir  de  le  tour- 
menter encore  ils  aiment  mieux  attendre  de  sa 
main  la  preuve  complète  de  sa  misère.  Quel  que 

T)iM.or,i-ES.  t.  1.  27 


4i8  SECOND  DIALOGUE. 

soit  leur  vrai  motif,  ils  ont  pris  tous  les  moyens 
possibles  pour  le  rendre,  à  force  de  déchirements, 
le  ministre  de  la  haine  dont  il  est  l'objet.  Ils  se  sont 
singulièrement  appliqués  à  le  navrer  de  profondes 
et  continuelles  blessures,  par  tous  les  endroits 
sensibles  de  son  cœur.  Ils  savoient  combien  il  étoit 
ardent  et  sincère  dans  tous  ses  attachements;  ils 
se  sont  appliqués  sans  relâche  à  ne  lui  pas  laisser 
un  seul  ami.  Ils  savoient  que,  sensible  à  l'honneur 
et  à  l'estime  des  honnêtes  gens,  il  faisoit  un  cas 
très  médiocre  de  la  réputation  qu'on  n'acquiert 
que  par  des  talents  ;  ils  ont  affecté  de  prôner  les 
siens,  en  couvrant  d'opprobre  son  caractère.  Ils 
ont  vanté  son  esprit  pour  déshonorer  son  cœur. 
Ils  le  connoissoient  ouvert  et  franc  jusqua  l'im- 
prudence, détestant  le  mystère  et  la  fausseté;  ils 
l'ont  entouré  de  trahisons,  de  mensonges,  de 
ténèbres,  de  duplicité.  Ils  savoient  combien  il 
chérissoit  sa  patrie;  ils  n'ont  rien  épargné  pour 
la  rendre  méprisable,  et  pour  l'y  faire  haïr.  Ils 
connoissoient  son  dédain  pour  le  métier  d'auteur, 
combien  il  déploroit  le  court  temps  de  sa  vie  qu'il 
perdit  à  ce  triste  métier,  et  parmi  les  brigands  qui 
l'exercent;  ils  lui  font  incessamment  barbouiller 
des  livres ,  et  ils  ont  grand  soin  que  ces  livres , 
très  dignes  des  plumes  dont  ils  sortent,  désho- 
norent le  nom  qu'ils  leur  font  porter.  Ils  l'ont  fait 
abhorrer  du  peuple  dont  il  déplore  la  misère,  des 


SECOND  DIALOGUE.  4.9 

bons  dont  il  honora  les  vertus,  des  femmes  dont 
il  fut  idolâtre,  de  tous  ceux  dont  la  haine  pou  voit 
le  plus  l'affliger.  A  force  d'outrages  sanglants , 
mais  tacites,  à  force  d'attroupements,  de  chucho- 
tements, de  ricanements,  de  regards  cruels  et 
farouches,  ou  insultants  et  moqueurs,  ils  sont 
parvenus  à  le  chasser  de  toute  assemblée,  de  tout 
spectacle,  des  cafés,  des  promenades  publiques; 
leur  projet  est  de  le  chasser  enfin  des  rues,  de  le 
renfermer  chez  lui,  de  l'y  tenir  investi  par  leurs 
satellites,  et  de  lui  rendre  enfin  la  vie  si  doulou- 
reuse qu'il  ne  la  puisse  plus  endurer.  En  un  mot , 
en  lui  portant  à-la-fois  toutes  les  atteintes  qu'ils 
savoient  lui  être  les  plus  sensibles,  sans  qu'il 
puisse  en  parer  aucune,  et  ne  lui  laissant  qu'un 
seul  moyen  de  s'y  dérober,  il  est  clair  qu'ils  l'ont 
voulu  forcer  à  le  prendre.  Mais  ils  ont  tout  calculé 
sans  doute,  hors  la  ressource  de  l'innocence  et  de 
la  résignation.  Malgré  l'âge  et  l'adversité,  sa  santé 
s'est  raffermie  et  se  maintient  :  le  calme  de  son 
ame  semble  le  rajeunir;  et,  quoiqu'il  ne  lui  reste 
plus  d'espérance  parmi  les  hommes ,  il  ne  fut  ja- 
mais plus  loin  du  désespoir. 

J'ai  jeté  sur  vos  objections  et  vos  doutes 
l'éclaircissement  qui  dépendoit  de  moi.  Cet  éclair- 
cissement, je  le  répète,  n'en  peut  dissiper  l'obscu- 
rité, même  âmes  yeux;  car  la  réunion  de  toutes 
ces  causes  est  trop  au-dessous  de  l'effet,  pour 


420  SECOND  DIALOGUE, 

qu'il  n'ait  pas  quelque  autre  cause  encore  plus 
puissante,  qu'il  m'est  impossible  d'imaginer.  Mais 
je  ne  trouverois  rien  du  tout  à  vous  répondre,  que 
je  n'en  resterois  pas  moins  dans  mon  sentiment, 
non  par  un  entêtement  ridicule,  mais  pareeque 
j'y  vois  moins  d'intermédiaires  entre  moi  et  le  per- 
sonnage jugé,  et  que,  de  tous  les  yeux  auxquels  il 
faut  que  je  m'en  rapporte,  ceux  dont  j'ai  le  moins 
à  me  défier  sont  les  miens.  On  nous  prouve,  j'en 
conviens,  des  choses  que  je  n'ai  pu  vérifier,  et  qui 
me  tiendraient  peut-être  encore  en  doute,  si  l'on 
ne  prouvoit,  tout  aussi  bien,  beaucoup  d'autres 
choses  que  je  sais  très  certainement  être  fausses; 
et  quelle  autorité  peut  rester  pour  être  crus  en 
aucune  chose  à  ceux  qui  savent  donner  au  men- 
songe tous  les  signes  de  la  vérité?  Au  reste,  sou- 
venez-vous que  je  ne  prétends  point  ici  que  mon 
jugement  fasse  autorité  pour  vous;  mais,  après 
les  détails  dans  lesquels  je  viens  d'entrer,  vous  ne 
sauriez  blâmer  qu'il  la  fasse  pour  moi  ;  et  quelque 
appareil  de  preuves  qu'on  m  étale  en  se  cachant 
de  l'accusé,  tant  qu'il  ne  sera  pas  convaincu  en 
personne,  et  moi  présent,  d'être  tel  que  l'ont  peint 
vos  messieurs,  je  me  croirai  bien  fondé  à  le  juger 
tel  que  je  L'ai  vu  moi-même. 

A  présent  que  j'ai  fait  ce  que  vous  avez  désiré, 
il  est  temps  de  vous  expliquer  à  votre  tour,  et  de 


SECOND  DIALOGUE.  \xi 

m'apprendre ,  d'après  vos  lectures ,  com  ment  vous 
l'avez  vu  dans  ses  écrits. 

LE   FRANÇOIS. 

Il  est  tard  pour  aujourd'hui;  je  pars  demain 
pour  la  campagne;  nous  nous  verrons  a  mon 
retour. 


FIN    DU   SECOND   DIALOGUE. 


MES  CONVERSATIONS 

AVEC 

JEAN-JACQUES, 

PAR  LE  PRINCE  DE  LIGNE. 


Je  ne  me  souviens  pas  trop  de  ce  qui  se  passa 
entre  Rousseau  et  moi.  En  voici  une  partie  que  je 
me  rappelle.  A  peine  étoit-il  venu,  après  ses  mal- 
heurs vrais,  et  quelquefois  imaginaires,  chercher 
la  liberté  dans  le  pays  qu'on  appeloitsi  mal-à-pro- 
pos du  despotisme;  à  peine  avoit-il  quitté  ceux 
qu'on  appelle  si  mal-à-propos  de  la  liberté,  que 
j'allai  le  relancer  dans  son  grenier,  rue  Plâtrière. 
Je  ne  savois  pas  encore ,  en  montant  l'escalier, 
comment  je  m'y  prendrois;  mais  accoutumé  à  me 
laisser  aller  à  mon  instinct,  qui  m'a  toujours  mieux 
servi  que  la  réflexion,  j'entrai,  et  parus  me  trom- 
per. Qu'est-ce  que  c'est?  me  dit  Jean-Jacques.  Je 
lui  dis  :  Monsieur,  pardonnez,  je  cherchois 
M.  Rousseau  de  Toulouse.  Je  ne  suis,  me  dit-il, 
(juc  Rousseau  de  Genève.  Ah  oui!  lui  dis-je,  ce 
grand  herboriseur;  je  le  vois  bien  :  ah  !  mon  Dieu , 
que  d'herbes  et  de  gros  livres!  ils  valent  mieux 
que  tous  ceux  qu'on  écrit.  Rousseau  sourit  près- 


EXT.  DES  ŒUVRES  DU  P.  DE  LIGNE.  4^3 
que,  et  me  fit  voir  peut-être  sa  chère  pervenche, 
que  je  n'ai  pas  l'honneur  de  connoître,  et  tout  ce 
qu'il  y  avoit  entre  chaque  feuillet  de  ses  in-folio. 
Je  fis  semblant  d'admirer  ce  recueil  très  peu  in- 
téressant, et  le  plus  commun.  Il  continuoit  son 
travail  important,  sur  lequel  il  avoit  le  nez  et 
les  lunettes,  sans  me  regarder.  Je  lui  demandai 
pardon  de  mon  étourderie,  et  la  demeure  de 
M.  Rousseau  de  Toulouse;  et,  de  peur  qu'il  me 
l'apprît,  je  lui  dis  :  Est-il  vrai  que  vous  soyez  si 
habile  pour  copier  la  musique  comme  on  le  dit?  Il 
alla  me  chercher  des  petits  livres,  en  long,  et  me 
dit:  Voyez  comme  cela  est  propre,  et  il  se  mit  à 
me  parler  de  la  difficulté  de  ce  travail,  et  de  son 
talent,  précisément  comme  Sganarelle  de  celui  de 
faire  des  fagots.  Le  respect  que  m'inspiroit  un 
homme  comme  celui-là,  qui  m  avoit  fait  sentir 
une  sorte  de  tremblement  en  ouvrant  sa  porte, 
m'empêcha  de  me  livrer  davantage  à  une  conver- 
sation qui  auroit  eu  l'air  d'une  mystification,  si 
elle  avoit  duré  plus  long-temps.  Je  n'en  voulois 
que  ce  qu'il  me  falloit  pour  une  espèce  de  passe- 
port, ou  billet  d'entrée,  et  je  lui  disque  je  croyois 
pourtant  qu'il  n'avoit  pris  ces  deux  genres  d'opé- 
ration servile  que  pour  éteindre  le  feu  de  sa 
brûlante  imagination.  Hélas!  me  dit-il,  les  autres 
occupations  que  je  me  donnois  pour  m'instruire, 
et  instruire  les  autres ,  ne  me  font  que  trop  de  mal  ; 


4»4  EXTRAIT  DES  OEUVRES 

et  alors,  sans  vouloir  jouer  la  pièce  de  l'Homme 
singulier,  comédie  que  je  trouvois  indigne  de  nous 
deux,  je  lui  dis  la  seule  chose  sur  laquelle  je  suis 
de  son  avis  dans  tous  ses  ouvrages ,  que  je  croyois 
comme  lui  au  danger  des  sciences,  et  sur- tout  des 
lettres.  Il  quitta  dans  l'instant  ses  re  mi  fa  sol ,  sa 
pervenche,  et  ses  lunettes,  entra  dans  des  détails 
supérieurs  peut-être  à  ce  qu'il  en  avoit  écrit,  dé- 
finit, et  en  parcourut  toutes  les  nuances  avec 
une  justesse  que  son  génie  lui  présentoit,  et  que 
son  esprit  diminuoit,  ou  dénaturoit  quelquefois, 
en  méditant,  et  écrivant  ensuite  :  il  s  écria  plusieurs 
fois:  Les  hommes!  les  hommes!  J'a vois  assez  bien 
pris  pour  oser  déjà  le  contredire;  je  lui  dis:  Ceux 
qui  s'en  plaignent  sont  des  hommes  aussi ,  et  peu- 
vent se  tromper  sur  le  compte  des  autres  hom- 
mes. Gela  lui  fit  faire  un  moment  de  réflexion. 
Je  lui  dis  que  j'étois  bien  de  son  avis  encore 
sur  la  manière  d'accorder  et  de  recevoir  des  bien- 
faits, et  sur  le  poids  de  la  reconnoissance  vis-à- 
vis  des  gens  qu'on  n'a  pas  envie  d'aimer,  ou  d'esti- 
mer. Gela  parut  lui  faire  plaisir.  Je  me  rabattis 
ensuite  sur  l'autre  extrémité  à  craindre,  la  peur 
de  l'ingratitude.  Il  partit  comme  un  trait,  me  fit 
les  plus  beaux  manifestes  du  monde,  avec  quel- 
ques petites  maximes  sophistiques,  que  je  m'atti- 
rai en  lui  disant  :  Si  cependant  M.  Hume  a  été  de 
bonne  foi....  Il  me  demanda  si  je  le  connoissois. 


DU  PRINCE  DE  LIGNE.  4a5 

Je  lui  dis  que  j'avois  eu  une  conversation  très  vive 
avec  lui,  à  son  sujet  ;  et  que  la  crainte  d être  in- 
juste m  arrêtait  presque  toujours  dans  mes  juge- 
ments. 

Sa  vilaine  femme,  ou  servante,  nous  interrom- 
poit  quelquefois  par  des  questions  saugrenues 
qu'elle  faisoit  sur  son  linge,  ou  sa  soupe.  Il  lui  ré- 
pondoit  avec  douceur,  et  auroit  ennobli  un  mor- 
ceau de  fromage,  s'il  avoit  eu  à  le  prononcer.  Je 
ne  m'aperçus  pas  qu'il  se  méfiât  de  moi  le  moins 
du  monde.  A  la  vérité  je  l'avois  tenu  bien  en  ha- 
leine depuis  que  j'entrai  chez  lui ,  pour  ne  pas  lui 
donner  le  temps  de  la  réflexion  sur  ma  visite.  J'y 
mis  fin,  malgré  moi,  et  après  un  silence  de  véné- 
ration, en  regardant  encore  entre  les  deux  yeux 
l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse ,  je  quittai  le  galetas, 
séjour  des  rats,  mais  sanctuaire  de  la  vertu  et  du 
génie.  Il  se  leva,  me  reconduisit  avec  une  sorte 
d'intérêt,  et  ne  me  demanda  pas  mon  nom. 

Il  ne  l'auroit  jamais  su ,  car  il  ne  pouvoit  y  avoir 
que  celui  de  Tacite,  de  Salluste,  ou  de  Pline,  qui 
eût  pu  l'intéresser  ;  mais  dans  la  société  intime  de 
M.  le  prince  de  Conti,  dont  j'étais  avec  l'arche- 
vêque de  Toulouse ,  le  président  d'Aligre ,  et  autres 
prélats  et  parlementaires,  j'appris  que  ces  deux 
classes  de  gens  corrompus  vouloient  inquiéter 
l'homme  qui  l'était  le  moins.  J'écrivis  à  Jean- 
Jacques  la  lettre  qu'il  donna  à  lire,  ou  à  copier, 


426  EXTRAIT  DES  OEUVRES 

assez  mal-à-propos,  et  qui  se  trouva  enfin,  je  ne 
sais  comment,  imprimée  dans  toutes  les  gazettes. 
On  peut  la  voir  dans  l'édition  des  ouvrages  de 
Rousseau,  et  dans  son  Dialogue  avec  lui-même, 
qui  est  aussi  dans  ses  œuvres  ;  il  a  la  bonté  de 
croire,  à  sa  façon  ordinaire,  que  les  offres  d'asile 
que  je  lui  faisois  étoient  un  piège  où  ses  ennemis 
mavoient  engagé  à  l'attirer:  tant  ce  point  de  folie 
avoit  attaqué  le  cerveau  de  ce  malheureux  grand 
homme  ravissant  et  impatientant!  Sans  doute  son 
premier  mouvement  étoit  bon,  car,  le  lendemain 
de  ma  lettre,  où  il  reconnut  l'élan  de  l'enthou- 
siasme et  de  la  sensibilité,  il  vint  me  témoigner  la 
sienne.  On  m'annonce  M.  Rousseau  :  je  n'en  crois 
pas  mes  oreilles;  il  ouvre  ma  porte,  je  n'en  croyois 
pas  mes  yeux.  Louis  XIV  n'éprouva  pas  un  sen- 
timent pareil  de  vanité  en  recevant  l'ambassade 
de  Siam.  Ce  fut  alors  que  je  fus  bien  convaincu 
du  mensonge  qu'il  fait  dans  ses  Confessions:  la  des- 
cription de  ses  malheurs,  le  portrait  de  ses  pré- 
tendus ennemis,  la  conjuration  de  toute  l'Europe 
contre  lui,  m'auroient  fait  de  la  peine,  s'il  n'y  avoit 
pas  mis  tout  le  chorus  de  son  éloquence.  Je  tâchai 
de  le  tirer  de  là  pour  le  jeter  à  la  prairie  et  au  po- 
tager. Je  lui  demandai  comment,  lui  qui  aimoit 
la  campagne,  étoit  allé  se  loger  au  milieu  de  Paris. 
11  me  fit  alors  ses  charmants  paradoxes  sur  l'a- 
vantage qu'on  a  à  écrire  sur  la  liberté,  lorsqu'on 


DU  PRINCE  DE  LIGNE.  4a7 

est  enferme,  et  sur  le  printemps,  lorsqu'il  neige. 
Je  le  menai  en  Suisse,  et  je  lui  prouvai,  sans  en 
avoir  l'air,  que  je  savois  Julie  et  Saint-Preux  par 
cœur  :  il  en  parut  étonné  et  flatté.  Ce  n'étoit  point 
en  manière  de  citation;  mais  si  je  lui  disois,  par 
exemple  :  11  me  semble  voir  le  Meillerie  trans- 
formé en  rocher  de  Leucade;  la  roche  escarpée, 
l'eau  profonde,  etc.;  de  même,  en  parlant  des 
vendanges  et  des  moissons,  je  me  servois  des 
mêmes  termes  que  lui.  Il  s'aperçut  bien  que  sa 
Souvelle  Héloïse  étoit  le  seul  de  ses  ouvrages  qui 
me  convînt,  et  que  quand  même  jepourrois  être 
profond ,  je  ne  me  donnerais  pas  la  peine  de  l'être. 
Je  n'ai  jamais  eu  tant  d'esprit  (et  ce  fut,  je  crois, 
la  première  et  la  dernière  fois  de  ma  vie)  que  les 
huit  heures  que  je  passai  avec  Jean  -Jacques  dans 
mes  deux  conversations.  Quand  il  me  dit  définiti- 
vement qu'il  vouloit  attendre  dans  Paris  tous  les 
décrets  de  prise  de  corps  dont  le  clergé  et  le  par- 
lement le  menaçoient,  je  lui  dis  quelques  vérités 
un  peu  sévères  sur  la  manière  d'entendre  la  célé- 
brité. Je  me  souviens  que  je  lui  dis  :  M.  Rousseau , 
plus  vous  vous  cachez,  et  plus  vous  êtes  en  évi- 
dence; plus  vous  êtes  sauvage,  et  plus  vous  deve- 
nez un  homme  public  que  l'Europe  déterrera, 
même  dans  les  entrailles  de  la  terre. 

Ses  yeux  étoient  comme  deux  astres;  le  génie 
passoitses  ramifications  dans  ses  regards,  et  me- 


428  EXT.  DES  OEUVRES  DU  P.  DE  LIGNE, 
lectrisoit.  Je  me  rappelle  que  je  finis  par  lui  dire, 
les  larmes  aux  yeux,  deux  ou  trois  fois:  Soyez 
heureux,  monsieur,  soyez  heureux!  Si  vous  ne 
voulez  pas  habiter  le  temple  que  je  ferai  bâtir  à  la 
Vertu  dans  cette  petite  terre  que  j'ai  en  Empire, 
et  si  l'on  vous  laisse  en  repos  en  France ,  vendez 
vos  ouvrages,  et  achetez  une  jolie  petite  maison 
de  campagne,  près  de  Paris,  ou  bâtissez-vous-en 
une  dans  quelque  île  de  la  Seine;  entrouvrez  votre 
port  à  quelques  uns  de  vos  admirateurs ,  bientôt 
on  ne  parlera  plus  de  vous. 

Je  crois  que  ce  n'étoit  pas  son  compte;  car  il 
ne  seroit  pas  même  demeuré  à  Ermenonville,  si 
la  mort  ne  l'y  avoit  pas  surpris.  Enfin,  pénétré  de 
l'effet  qu'il  voyoit  bien  qu'il  produisoit  sur  moi , 
en  enthousiasme  et  en  sensibilité,  il  me  témoigna 
plus  d'intérêt  et  de  reconnoissance  qu'il  n'y  étoit 
accoutumé  à  l'égard  de  qui  que  ce  soit;  et  il  me 
laissa ,  en  me  quittant ,  le  même  vide  qu'on  sent  à 
son  réveil  après  avoir  fait  un  beau  rêve. 


(w\i^aw\w\w\-vv\'i 


EXTRAIT 

DE  L'OUVRAGE  DE  GRÉTRY, 


INTITULE 


MÉMOIRE  OU  ESSAI  SUR  LA  MUSIQUE. 


J'aime  aussi  à  me  rappeler  que  ce  fut  à  une  repré- 
sentation de  la  Fausse  Magie  que  l'on  me  présenta  à 
J.  .T.  Rousseau.  J'entendis  quelqu'un  qui  disoit  : 
Monsieur  Rousseau,  voilà  Grétry,  que  vous  nous 
demandiez  tout-à-1'heure.  Je  volai  auprès  de  lui, 
le  considérai  avec  attendrissement.  Que  je  suis 
aise  de  vous  voir!  me  dit-il;  depuis  long-temps  je 
croyois  que  mon  cœur  s'étoit  fermé  aux  douces 
sensations  que  votre  musique  me  fait  encore 
éprouver.  Je  veux  vous  connoître,  monsieur,  ou 
pour  mieux  dire  je  vous  connois  déjà  par  vos  ou- 
vrages; mais  je  veux  être  votre  ami.  Ah  !  mon- 
sieur, lui  dis-je,  ma  plus  douce  récompense  est 
de  vous  plaire  par  mes  talents. — Êtes-vous  ma- 
rié?—  Oui. — Avez-vous  épousé  ce  qu'on  appelle 
une  femme  d'esprit?  —  Non.  —  Je  m'en  doutois! 
—  Elle  ne  dit  jamais  que  ce  qu'elle  sent,  et  la 
simple  nature  est  son  guide. — Je  m'en  doutois: 
oh  !  j'aime  les  artistes ,  ils  sont  enfants  de  la  nature. 


43o  EXTRAIT  DES  MÉMOIRES 

Je  veux  connoître  votre  femme,  et  je  veux  vous 
voir  souvent.  Je  ne  quittai  pas  Rousseau  pendant 
le  spectacle  :  il  me  serra  deux  ou  trois  lois  la  main 
pendant  la  Fausse  Mayîe  ;  nous  sortîmes  ensemble  : 
j'ctois  loin  de  penser  que  c'étoit  la  première  et  la 
dernière  fois  que  je  lui  parlois  !  En  passant  par 
la  rue  Françoise  il  voulut  franchir  des  pierres  que 
les  paveurs  avoient  laissées  dans  la  rue;  je  pris 
son  bras ,  et  lui  dis  :  Prenez  garde,  monsieur  Rous- 
seau ;  il  le  retira  brusquement  en  disant  :  Laissez- 
moi  me  servir  de  mes  propres  forces.  Je  fus  anéanti 
par  ces  paroles;  les  voitures  nous  séparèrent;  il 
prit  son  chemin,  moi  le  mien,  et  jamais  depuis 
je  ne  lui  ai  parlé. 

Si  j'avois  moins  aimé  Rousseau ,  dès  le  lende- 
main je  l'aurois  visité  ;  mais  la  timidité,  compagne 
fidèle  de  mes  désirs  les  plus  vifs,  m'en  empêcha. 
Toujours  la  crainte  d'être  trompé  dans  mes  espé- 
rances m'a  fait  renoncer  à  ce  que  je  souhaite  le 
plus  :  si  cette  manière  d'être  expose  à  moins  de 
regrets,  elle  contrarie  sans  cesse  l'espérance,  cette 
douce  illusion  des  mortels. 

J'étois  un  jour  dans  la  voiture  de  l'ambassa- 
deur de  Suéde,  avec  un  homme  de  lettres;  je  vis 
Rousseau,  qui  cheminoit  avec  sa  grosse  canne, 
sur  les  trottoirs  du  pont  Royal,  résistant  avec 
peine  aux  secousses  du  vent  et  de  la  pluie;  je  fis 
un  mouvement  involontaire,  en  m'enfoncant  dans 


DE  GRÉTRY.  43 1 

la  voiture  comme  pour  me  cacher  :  Qu'avez-vous? 
me  ditmon  compagnon.  — Voilà  Jean-Jacques!  lui 
(lis-je.  — Bon ,  me  dit  le  philosophe,  il  est  plus  fier 
que  nous.  Il  disoit  vrai  ;  mais  il  avoit  la  fierté  que 
donne  le  talent  naturel,  et  non  cette  morgue  in- 
solente que  l'on  remarque  dans  ceux  qui,  par 
leur  travail  pénible,  ou  un  hasard  heureux,  ont 
su  prendre  une  place  que  la  nature  ne  leur  des- 
tinoit  pas.  Un  enfant,  le  plus  petit  insecte,  la 
feuille  d'un  arbre  auroit  suffi  pour  amuser  et 
arrêter  les  idées  de  Rousseau,  pareeque  toutes 
ces  choses  sont  vraies  ;  mais  tout  ce  qui  tenoit  aux 
conventions  morales,  ce  qui  avoit  l'empreinte  de 
la  main  des  hommes,  lui  étoit  suspect;  il  se  cha- 
grinoit  du  bien  qu'on  lui  vouloit  faire,  pareeque, 
né  libre  et  sensible ,  il  devoit  s'élever  en  lui  un 
combat  entre  l'homme  naturel  et  l'homme  social, 
dont  le  premier  sortoit  toujours  vainqueur.  Un  tel 
être  sans  doute  devoit  exciter  l'envie  des  hommes 
riches  et  puissants;  l'on  couroit  après  la  recon- 
noissance  de  Rousseau  avec  la  même  ardeur  que 
l'on  veut  moissonner  la  fleur  qui  se  cache  sous  le 
voile  de  la  pudeur  ;  mais  son  unique  but  étoit 
l'indépendance  :  si  elle  eût  été  l'effet  de  la  vanité, 
on  la  lui  eût  ravie,  et  nous  l'eussions  vu  esclave; 
mais  c  étoit  par  sentiment  qu'il  étoit  libre  :  toutes 
les  ruses  des  hommes  ont  échoué. 

D'ailleurs   Rousseau   repoussoit  peut-être    le 


43a  EXTRAIT  DES  MÉMOIRES 

bien  qu'on  vouloit  lui  faire  clans  la  crainte  d'être 
ingrat;  et  il  auroit  dû  l'être  par  la  faute  même  de 
ceux  qui  clierchoient  à  l'obliger  avec  trop  de  cha- 
leur. Pour  ne  pas  courir  les  risques  de  l'ingrati- 
tude il  faudroit  apprendre  à  obliger  noblement, 
mais  froidement,  et  ne  jamais  trop  se  lier  avec 
ceux  qu'on  oblige.  J'ai  toujours  remarqué  que 
j'avois  obtenu  la  reconnoissance  de  ceux  que  je 
n'avois  obliges  qu'indirectement,  et  que  tous  ceux 
qui  ont  été  àportée  devoir  combien  j'avois  de  joie 
à  leur  rendre  quelques  services  se  sont  presque 
toujours  dispensés  d'être  reconnoissants  ;  sans 
doute  pareequils  jugeoient  trop  clairement  que 
j  etois  assez  récompensé  par  la  jouissance  même 
du  bien  que  je  leur  avois  fait. 

J'entends  souvent  dire  que  le  cœur  de  l'homme 
est  un  labyrinthe  impénétrable.  C'est  peut-être  à 
la  faveur  de  mon  ignorance  que  je  ne  suis  pas  de 
cet  avis.  Je  n'ai  jamais  vu  que  deux  hommes  ; 
celui  qui  se  conduit  d'après  ses  sensations,  et  celui 
qui  n'agit  que  d'après  les  autres  :  le  premier  est 
toujours  vrai ,  même  dans  ses  erreurs  ;  l'autre  n'est 
que  le  miroir  où  se  réfléchissent  les  objets  de  la 
scène  du  monde.  Voilà  l'homme  de  la  nature, 
l'homme  estimable,  et  l'homme  de  la  société. 

Lorsque  Rousseau  eut  écarté  la  foule  qui  cher- 
choit  à  l'obliger,  et  qui,  selon  lui,  cherchoit  à  lui 
nuire,  pareequ'on  vouloit  le  forcer  à  renoncera 


DE  GRÉTRY.  433 

son  indépendance  (car  un  bienfait  oblige  celui 
qui  le  reçoit,  quoique  le  donateur  ne  l'exige  pas); 
lorsque  Rousseau,  dis-je,  eut  lui-même  élevé  la 
barrière  qui  le  séparoit  du  reste  des  hommes,  il 
dut  se  trouver  encore  plus  malheureux  que  lors- 
qu'il combattoit,  car  alors  il  vivoit  de  ses  triom- 
phes; mais  livré  à  lui-même,  accablé  d'infirmités 
et  de  vieillesse,  ayant  usé  les  ressorts  puissants 
de  son  ame  altière,  il  redevint  homme  ordinaire  : 
il  reçut  enfin  l'asile  que  lui  offrit  M.  de  Girardin, 
et  mourut  peut-être  de  regret  de  l'avoir  accepté. 
Un  tel  homme  est  rare,  mais  il  est  dans  la  nature. 
On  dit  qu'il  se  contredit  sans  cesse  dans  ses  écrits  : 
je  croirai  à  cette  accusation  lorsqu'on  m'aura 
prouvé  qu'une  même  cause,  sur-tout  au  moral, 
peut  se  montrer  deux  fois  sans  être  accompagnée 
de  circonstances  et  d'effets  différents. 

On  n'a  pu  ravir  à  Rousseau  ni  sa  liberté  ni 
ses  ouvrages  littéraires  ;  la  première  étoit  son  apa- 
nage :  Vitam  impendere  vero  ;  ses  ouvrages  étoient 
à  lui  parceque  nul  homme  n'a  pu  être  mis  à  sa 
place  :  mais  on  voulut  lui  contester  son  Devin  du 
village;  s'il  eût  menti  une  seule  fois  en  face  du 
public,  l'apôtre  de  la  vérité  n'étoit  en  tout  qu'un 
imposteur,  et  il  perd  oit  son  premier  droit  à  l'im- 
mortalité. Gomment  un  tel  homme  eût-il  pu  for- 
ger et  soutenir  un  tel  mensonge  ?  J'ai  examiné  le 
Devin  du  village  avec  la  plus  scrupuleuse  atten- 

DIALOGUES.  T.  I.  28 


434  EXTRAIT  DES  MÉMOIRES 

tion  ;   par-tout  j'ai  vu  l'artiste  peu  expérimenté 

auquel  le  sentimeut  révèle  les  régies  de  l'art. 

Si  Rousseau  eût  choisi  un  sujet  plus  compliqué , 
avec  des  caractères  passionnés  et  moraux ,  ce  qu'il 
n'a  voit  garde  de  faire,  il  n'auroit  pu  le  mettre  en 
musique  ;  car  en  ce  cas  toutes  les  ressources  de 
l'art  suffisent  à  peine  pour  rendre  ce  qu'on  sent; 
mais  en  homme  d'esprit ,  il  a  voulu  assimiler  à  sa 
muse  novice  de  jeunes  amants  qui  cherchent  à 
développer  le  sentiment  de  l'amour.  Souvent 
gêné  par  la  prosodie,  il  l'a  sacrifiée  au  chant, 
comme: 

J'ai  per-du  mon  ser-vi  —  teur; 

l'avant-dernière  syllabe  du  vers  est  brève ,  et 
il  est  impossible  de  la  faire  telle  sans  nuire  au 
chant: 

J'y  son — ge  sans  ces  —  se-, 

l'e  muet  du  mot  songe  tombe  d'à  plomb  sur  la 
meilleure  note  de  la  phrase  musicale;  il  auroit  pu 
dire  : 

J'y  son -ge  sans  ces  —  se; 

mais  il  aimoit  mieux  le  premier  chant.  C'est 
sans  doute  après  avoir  éprouvé  les  difficultés  in- 


DE  GRÈTIIY.  435 

finies  que  présente  la  langue  françoise,  et  avoir 
bien  senti  qu'il  ne  les  avoit  pas  toutes  vaincues, 
qu'il  a  dit:  Les  François  n'auront  jamais  de  mu- 
sique. Si  j'eusse  pu  devenir  l'ami  de  Rousseau,  si 
nous  n'eussions  pas  trouvé  des  pierres  sur  notre 
chemin;  si  Rousseau  en  me  voyant  au  travail, 
voyant  avec  quelle  promptitude  j'essaie  tour-à- 
tour  la  mélodie,  l'harmonie  et  la  déclamation, 
pour  rendre  ce  que  je  sens  (je  dis  avec  prompti- 
tude, car  il  ne  faut  qu'un  instant  pour  perdre 
l'unité  en  s'appesantissant  sur  un  détail),  peut- 
être  il  eût  dit  alors  :  Je  vois  qu'il  faut  être  nourri 
d'harmonie  et  de  chants  musicaux,  autant  que 
je  le  suis  des  écrits  des  anciens,  pour  peindre  en 
grand  et  avec  facilité. 

Homme  sublime,  ne  dédaigne  pas  l'hommage 
d'un  artiste  qui,  comme  toi,  occupe  ses  loisirs  en 
s'essayant,  par  cet  ouvrage,  dans  une  carrière 
étrangère  à  ses  vrais  talents  !  Tu  fus  bien  malheu- 
reux, mais  ton  ame  sensible  ne  devoit-elle  pas 
pressentir,  à  l'instant  même  de  tes  malheurs,  que 
des  larmes  éternelles  couleroient  de  tous  les  yeux 
pour  te  plaindre  ?  Que  ne  m'est-il  permis  de  te 
dire:  O  mon  illustre  confrère!  tu  reçus  jadis  un 
outrage  des  musiciens  que  tu  honorois ,  outrage 
que  leurs  successeurs  désavouent  avec  indigna- 
tion ;  puissent  mon  respect  et  mon  admiration 


436  EXTRAIT  DES  MÉMOIRES  DE  GRÈTRY. 
pour  tes  vertus  et  tes  talents  expier  un  crime  qui 
n'étoit  que  celui  du  temps  '  ! 


1  Lorsque  Rousseau  fit  répéter  soiiq  e.vin  du  village,  il  témoigna 
son  mécontentement  aux  exécutants  :  ceux-ci,  pour  se  venger,  le 
pendirent  en  effigie.  Rousseau  en  fut  instruit,  et  dit  à  ce  sujet  :  Je  ne 
suis  pas  surpris  qu'on  me  pende,  après  m'avoir  mis  si  long-temps  à 
la  question. 

L'on  ne  peut  imaginer  quel  esprit  de  travers  régnoit  alors  parmi 
les  sujets  de  l'Opéra  ;  il  subsistoit  encore  lorsque  je  donnai  Céphale 
et  Procris.  Fiers  d'être  applaudis  par  les  partisans  de  l'ancienne 
musique  ;  humiliés  par  la  critique  continuelle  des  gens  de  goût;  ne 
sachant  plus  s'il  falloit  révérer  ou  abandonner  leur  antique  idole,  la 
fierté  de  l'ignorance  et  la  dissimulation  occupoient  la  place  des 
talents  et  du  zèle. 


TABLE  SOMMAIRE 

DES  PIÈGES 

CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


ROUSSEAU  JUGE  DE  JEAN-JACQUES. 
DIALOGUES. 

Avant-propos.  PaGc 

Du  sujet  et  de  la  forme  de  cet  Écrit.  3 

Premier  Dialogue.  —  Du  système  de  conduite,  envers  Jean- 
Jacques,  adopté  par  l'administration,  avec  l'approbation 
du  public.  i3 

Sscokd  Dialogue. — Du  naturel  de  Jean-Jacques  et  de  ses 

habitudes.  1 84 

Extrait  des  Œuvres  du  prince  de  Ligne.  422 

Extrait  des  Mémoires  de  Grctry.  429 


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