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Full text of "Oeuvres complètes. Précedées d'une notice historique"

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OEUVRES 

COMPLÈTES 


DE  J.  RACINE. 


TOME  II. 


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BRUXELLLES.  -IMPRIMERIE  HE  LADÉENT  FRÈRES; 


OEUVRES 

COMPLÈTES 


DE  J.  RACINE, 


PRECEDEES 


D'UNE  NOTICE  HISTORIQUE. 

TOME  II. 


BRUXELLES. 

ODE  ET  WODON,  IMPRIMEURS-LIBRAIRES, 

RDE  DES  PIERRES,  KP    1  l37    J 

ET   L.-J.  BROHEZ,  LIBRAIRE-ÉDITEUR  , 

LOXCCE    RIE    DES     DOMIXICUXS  ,    Kc   74-4- 


M  DCCC  XXVI r 


V 


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LES  PLAIDEURS, 

COMÉDIE. 
%  1668. 


TOME    II. 


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PREFACE. 


Quand  je  lus  les  Guêpes  d'Aristophane,  je  ne 
songeois  guère  que  j'en  dusse  faire  les  Plaideurs. 
J'avoue  qu'elles  me  divertirent  beaucoup,  et 
que  j'y  trouvai  quantité  de  plaisanteries  qui  me 
tentèrent  d'en  faire  part  au  public  ;  mais  c'étoit 
en  les  mettant  dans  la  bouche  des  Italiens,  à  qui 
je  les  avois  %stinées  comme  une  chose  qui  leur 
appartenoit  de  plein  droit.  Le  juge  qui  saute  par 
les  fenêtres,  le  chien  criminel  et  les  larmes  de 
sa  famille  me  sembloient  autant  d'incidens  di- 
gnes de  la  gravité  de  Scaramouche.  Le  départ 
de  cet  acteur  interrompit  mon  dessein,  et  fit  naî- 
tre l'envie  à  quelques  uns  de  mes  amis  de  voir 
sur  notre  théâtre  un  échantillon  d'Aristophane. 
Je  ne  me  rendis  pas  à  la  première  proposition 
qu'ils  m'en  firent  :  je  leur  dis  que,  quelque  es- 
prit que  je  trouvasse  dans  cet  auteur,  mon  in- 


4  PRÉFACE, 

clination  ne  me  porteroit  pas  à  le  prendre  pour 
modèle  si  j'avois  à  faire  une  comédie  ;  et  que 
j'ahnerois  beaucoup  mieux  imiter  la  régularité 
de  Ménandre  et  de  Térence  que  la  liberté  de 
Plaute  et  d'Aristophane.  On  me  répondit  que  ce 
n'étoit  pas  une  comédie  qu'on  me  demandoit, 
et  qu'on  vouloit  seulement  voir  si  les  bons  mots 
d'Aristophane auroientquelque  grâce  dans  notre 
langue.  Ainsi,  moitié  en  m'encourageant,  moi- 
tié en  mettant  eux-mêmes  la  main  à  l'œuvre, 
mes  amis  me  firent  commencer  une  pièce  qui 
ne  tarda  guère  à  être  achevée. 

Cependant  la  plupart  du  monde  ne  se  soucie 
point  de  l'intention  ni  de  la  diligence  des  au- 
teurs. On  examina  d'abord  mon  amusement 
comme  on  auroitfait  une  tragédie.  Ceux  même 
qui  s'y  étoient  le  plus  divertis  eurent  peur  de 
n'avoir  pas  ri  dans  les  règles,  et  trouvèrent 
mauvais  que  je  n'eusse  pas  songé  plus  sérieuse- 
ment à  les  faire  rire.  Quelques  autres  s'imagi- 
nèrent qu'il  étoit  bienséant  à  eux  de  s'y  en- 
nuyer,et  quelesmatièresdepalais  ne  pouvoicut 
pas  être  un  sujet  dedivertissement  pourles  gens 


PRÉFACE.  5 

de  cour.  La  pièce  fut  bientôt  après  jouée  à  Ver- 
sailles. On  ne  fit  point  de  scrupule  de  s'y  ré- 
jouir; et  ceux  qui  avoient  cru  se  déshonorer  de 
rire  à  Paris  furent  peut-être  obligés  de  rire  à 
Versailles  pour  se  faire  honneur. 

Ils  auroient tort,  à  la  vérité,  s'ils  nie  repro- 
choient  d'avoir  fatigué  leurs  oreilles  de  trop  de 
chicane.  C'est  une  langue  qui  m'est  plus  étran- 
gère qu'à  personne  ;  et  je  n'en  ai  employé  que 
quelques  mots  barbares  que  je  puis  avoir  appris 
dans  le  cours  d'un  procès  que  ni  mes  juges  ni 
moi  n'avons  jamais  bien  entendu. 

Si  j'appréhende  quelque  chose ,  c'est  que  des 
personnes  un  peu  sérieuses  ne  traitent  de  ba- 
dineries  le  procès  du  chien  et  les  extravagances 
du  juge.  Mais  enfin  je  traduis  Aristophane  ;  et 
l'on  doit  se  souvenir  qu'il  avoit  affaire  à  des 
spectateurs  assez  difficiles  :  les  Athéniens  sa- 
voient  apparemment  ce  que  c'étoit  que  le  sel 
attique;  et  ils  étoient  bien  sûrs,  quand  ils  avoient 
ri  d'une  chose,  qu'ils  n 'avoient  pas  ri  d'une 
sottise. 

Pour  moi,  je  trouve  qu'Aristophane  a  eu  rai- 


6  PRÉFACE, 

son  de  pousser  les  choses  au  delà  du  vraisem- 
blable. Les  juges  de  l'Aréopage  n'auroient  pas 
peut-être  trouvé  bon  qu'il  eût  marqué  au  natu- 
rel leur  avidité  de  gagner,  les  bons  tours  de 
leurs  secrétaires  et  les  forfanteries  de  leurs  avo- 
cats. Il  étoit  à  propos  d'outrer  un  peu  les  per- 
sonnages, pour  les  empêcher  de  sereconnoître; 
le  public  ne  laissoit  pas  de  discerner  le  vrai  au 
travers  du  ridicule  :  et  je  m'assure  qu'il  vaut 
mieux  avoir  occupé  l'impertinente  éloquence 
de  deux  orateurs  autour  d'un  chien  accusé  que 
si  l'on  avait  mis  sur  la  sellette  un  véritable  cri- 
minel, et  qu'on  eût  intéressé  les  spectateurs  à 
la  vie  d'un  homme. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  je  puis  dire  que  notre  siè- 
cle n'a  pas  été  tle  plus  mauvaise  humeur  que  le 
sien,  et  que,  si  le  but  de  ma  comédie  étoit  de 
faire  rire,  jamais  comédie  n'a  mieux  attrapé 
son  but.  Ce  n'est  pas  que  j'attende  un  grand 
honneur  d'avoir  assez  long-temps  réjoui  le 
monde;  mais  je  me  sais  quelque  gré  de  l'avoir, 
fait  sans  qu'il  m'en  ait  coûté  une  seule  de  ces 
sales  équivoques  et  de  ces  malhonnêtes  plaisan- 


PRÉFACE.  7 

teries  qui  coûtent  maintenant  si  peu  à  la  plu- 
part de  nos  écrivains,  et  qui  font  retomber  le 
théâtre  dans  la  turpitude  d'où  quelques  auteurs 
plus  modestes  Pavoient  tiré. 


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PERSONNAGES. 


DANDIN ,  juge. 
LÉA3SDRE ,  fils  de  Dandin. 
CHICANEAU ,  bourgeois. 
ISABELLE  ,  fille  de  Chieoneau 
LA  COMTESSE. 
PETIT-JEAJS1 ,  portier. 
L'INTIMÉ ,  secrétaire. 
LE  SOUFFLEUR. 


La  scène  est  dans  une  ville  de  Basse-Normandie. 


LES  PLAIDEURS. 


ACTE  PREMIER. 


SCENE  I. 

PETIT- JEAN ,  traînant  un  gros  sac  de  procès. 

Ma  foi ,  sur  l'avenir  bien  fou  qui  se  fiera  : 
Tel  qui  rit  vendredi ,  dimanche  pleurera. 
Un  juge,  l'an  passé,  me  prit  à  son  service; 
Il  m'avoit  fait  venir  d'Amiens  pour  être  suisse. 
Tous  ces  Normands  vouloient  se  divertir  de  nous  : 
On  apprend  à  hurler,  dit  l'autre,  avec  les  loups. 
Tout  Picard  que  j'étois  ,  j'étois  un  bon  apôtre , 
Et  je  faisois  claquer  mon  fouet  tout  comme  un  autre. 
Tous  les  plus  gros  monsieurs  me  parloient  chapeau  bas; 
Monsieur  de  Petit-Jean  ,  ah  !  gros  comme  le  bras. 
Mais  sans  argent  l'honneur  n'est  qu'une  maladie. 
Ma  foi,  j'étois  un  franc  portier  de  comédie  : 
On  avoit  beau  heurter  et  m'ôter  son  chapeau , 
On  n'entroit  point  chez  nous  sans  graisser  le  marteau 
Point  d'argent,  point  de  suisse;  et  ma  porte  étoit  close. 
Il  est  vrai  qu'à  monsieur  j'en  rendois  quelque  chose. 
Nous  comptions  quelquefois.  On  me  donnoit  le  soin 
De  fournir  la  maison  de  chandelle  et  de  foin  ; 
Mais  je  n'y  perdois  rien.  Enfin,  vaille  que  vaille  , 

TOME    II.  2 


io  LES   PLAIDEURS. 

J'aurois  sur  le  marché  fort  bien  fourni  la  paille. 

C'est  dommage  :  il  avoit  le  cœur  trop  au  métier; 

Tous  les  jours  le  premier  aux  plaids,  et  le  dernier; 

Et  bien  souvent  tout  seul,  si  l'on  l'eût  voulu  croire  , 

Il  s'y  seroit  couché  sans  manger  et  sans  boire. 

Te  lui  disois  parfois  :  «  Monsieur  Perrin  Dandin  , 

Tout  franc,  vous  vous  levez  tous  les  jours  trop  matin. 

Qui  veut  vovager  loin  ménage  sa  monture  : 

Buvez,  mangez,  dormez;  et  faisons  feu  qui  dure.  » 

Tl  n'en  a  tenu  compte.  Il  a  si  bien  veillé 

Et  si  bien  fait,  qu'on  dit  que  son  timbre  est  brouillé. 

Il  nous  veut  tous  juger  les  uns  après  les  autres. 

Il  marmotte  toujours  certaines  patenôtres 

Où  je  ne  comprends  rien.  Il  veut,  bon  gré,  mal  gré, 

Ne  se  coucher  qu'en  robe  et  qu'en  bonnet  carré. 

Il  fit  couper  la  tête  à  son  coq,  de  colère, 

Pour  l'avoir  éveillé  plus  tard  qu'à  l'ordinaire; 

Il  disoit  qu'un  plaideur  dont  l'affaire  alloit  mal 

Avoit  graissé  la  pâte  à  ce  pauvre  animal. 

Depuis  ce  bel  arrêt,  le  pauvre  homme  a  beau  faire, 

Son  fils  ne  souffre  plus  qu'on  lui  parle  d'affaire. 

Il  nous  le  fait  garder  jour  et  nuit,  et  de  près  : 

Autrement,  serviteur,  et  mon  homme  est  aux  plaids. 

Pour  s'échapper  de  nous,  Dieu  sait  s'il  est  alègre. 

Pour  moi ,  je  ne  dors  plus  :  aussi  je  deviens  maigre , 

C'est  pitié.  Je  m'étends ,  et  ne  fais  que  bâiller. 

Mais,  veille  qui  voudra,  voici  mon  oreiller. 

Ma  foi,  pour  cette  nuit  il  faut  que  je  m'en  donne. 

Pour  dormir  dans  la  rue,  on  n'offense  personne. 

Dormons.  (  Il  se  couche  par  terre.  ) 


ACTE  I,  SCENE  II. 

SCÈNE   IL 

L'INTIMÉ ,  PETIT- JEAN. 

l'intimé. 

Hé!  Petit- Jean!  Petit-Jean! 

PETIT-JEAN. 


(  à  part.  ) 
Il  a  déjà  bien  peur  de  me  voir  enrhumé. 


L'Intimé1 


L  IN'TIME. 


Que  diable!  si  matin  que  fais-tu  dans  la  rue? 


PETIT-JEAN. 


Est-ce  qu'il  faut  toujours  faire  le  pied  de  grue  , 
Garder  toujours  un  homme,  et  l'entendre  crier? 
Quelle  gueule!  Pour  moi,  je  crois  qu'il  est  sorcier. 

L  INTIMl':. 

Bon! 

PETIT-JEAN. 

Je  lui  disois  donc,  en  me  grattant  la  tête, 
Que  je  voulois  dormir.  «  Présente  ta  requête 
»  Comme  tu  veux  dormir,  »  m'a-t-il  dit  gravement. 
Je  dors  en  te  contant  la  chose  seulement. 
Bonsoir. 

l'intimé. 
Comment,  bonsoir?  Que  le  diable  m'emporte 
Si...  Mais  j'entends  du  bruit  au-dessus  de  la  porte. 


i2  LES   PLAIDEURS. 

SCÈNE  III. 

DANDIN,   LTNTIMÉ,  PETIT-JEAN. 

daxdin  ,  à  la  fenêtre. 
Petit-Jean!  l'Intimé  ! 

l'intimé  ,  à  Petit-Jean. 
Paix. 

DANDIN. 

Je  suis  seul  ici. 
Voilà  mes  guichetiers  en  défaut ,  Dieu  merci. 
Si  je  leur  donne  temps,  ils  pourront  comparoître  : 
Çà,  pour  nous  élargir,  sautons  par  la  fenêtre. 
Hors  de  cour. 

l'intimé. 
Comme  il  saute  ! 

PETIT-JEAN. 

Oh,  monsieur  !  je  vous  tien. 

DANDIN. 

Au  voleur  !  au  voleur! 

FETIT-JEAN. 

Oh  !  nous  vous  tenons  hien. 

L  INTIMÉ. 

Vous  avez  heau  crier. 

DANDIN. 

Main-forte!  l'on  me  tue! 


ACTE   I,    SCÈNE   IV.  i5 

SCÈNE   IV. 

LÉANDRE,  DANDIN,  L'INTIMÉ,  PETIT-JEAN. 

LÉANDRE. 

Vite  un  flambeau,  j'entends  mon  père  dans  la  ruqr 
Mon  père,  si  matin  qui  vous  fait  déloger? 
Où  courez-vous  la  nuit  ? 

DANDIN. 

Je  veux  aller  juger. 

LÉANDRE. 

Et  qui  juger?  tout  dort. 

PETIT-JEAN. 

Ma  foi  !  je  ne  dors  guères. 

LÉANDRE. 

Que  de  sacs!  il  en  a  jusques  aux  jarretières. 

DAKDIN. 

Je  ne  veux  de  trois  mois  rentrer  dans  la  maison  : 
De  sacs  et  de  procès  j'ai  fait  provision. 

LÉANDRL. 

Et  qui  vous  nourrira  ? 

DANDIN, 

Le  buvetier,  je  pense. 

LÉANDRE. 

Mais  où  dormirez- vous,  mon  père? 

DANDIN. 

A  l'audience. 

L1ANDRE. 

Non,  mon  père,  i!  vaut  mieux  que  vous  ne  sortiez  pas. 
Dormez  chez  vous;  chez  vous  faites  tous  vos  repas. 


i4  LES  PLACEURS. 

Souffrez  que  la  raison  enfin  vous  persuade; 
Et  pour  votre  santé... 

DANDIN. 

Je  veux  être  malade. 

LÉAKDRE. 

Vous  ne  l'êtes  que  trop.  Donnez-vous  du  repos: 
Vous  n'avez  tantôt  plus  que  la  peau  sur  les  os. 

DANDIN. 

Du  repos?  Ah!  sur  toi  tu  veux  régler  ton  père? 
Crois-tu  qu'un  juge  n'ait  qu'à  faire  bonne  clière, 
Qu'à  battre  le  pavé  comme  un  tas  de  gai  ans, 
Courir  le  bal  la  nuit,  et  le  jour  les  brelans? 
L'argent  ne  nous  vient  pas  si  vite  que  l'on  pense. 
Chacun  de  tes  rubans  me  coûte  une  sentence. 
Ma  robe  vous  fait  honte.  Un  fils  de  juge  !  Ah  ,  fi  ! 
Tu  fais  le  gentilhomme  :  hé!  Dandin,  mon  ami, 
Regarde  dans  ma  chambre  et  dans  ma  garde-robe 
Les  portraits  des  Dandins  :  tous  ont  porté  la  robe. 
Et  c'est  le  bon  parti.  Compare  prix  pour  prix 
Les  étrennes  d'un  juge  à  celles  d'un  marquis  : 
Attends  que  nous  soyons  à  la  fin  de  décembre. 
Qu'est-cequ'ungentilhomme?un  pilier  d'antichambre. 
Combien  en  as-tu  vu,  je  dis  des  plus  huppés, 
A  souffler  dans  leurs  doigts  dans  ma  cour  occupés , 
Le  manteau  sur  le  nez,  ou  la  main  dans  la  poche; 
Enfin,  pour  se  chauffer,  venir  tourner  ma  broche! 
Voilà  comme  on  les  traite.  Hé!  mon  pauvre  garçon  , 
De  ta  défunte  mère  est-ce  là  la  leçon? 
La  pauvre  Babonnette  !  Hélas!  lorsque  j'y  pense, 
Elle  ne  manquoit  pas  une  seule  audience. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  i- 

Jamais,  au  grand  jamais ,  elle  ne  me  quitta  ; 
Et  Dieu  sait  bien  souvent  ce  qu'elle  en  rapporta  : 
Elle  eût  du  buvetier  emporté  les  serviettes, 
Plutôt  que  de  rentrer  au  logis  les  mains  nettes. 
Et  voilà  comme  on  fait  les  bonnes  maisons.  Va, 
Tu  ne  seras  qu'un  sot. 

LÉANDRE. 

Vous  vous  morfondez  là, 
Mon  père.  Petit-Jean  ,  ramenez  votre  maître, 
Couchez-le  dans  soo  lit;  fermez  porte,  fenêtre; 
Qu'on  barricade  tout,  afin  qu'il  ait  plus  chaud. 

PETIT-JEAN. 

Faites  donc  mettre  au  moins  des  garde-fous  là-haut. 

DANDIN. 

Quoi  !  l'on  me  mènera  coucher  sans  autre  forme? 
Obtenez  un  arrêt  comme  il  faut  que  je  dorme. 

LÉANDRE. 

Hé!  par  provision  ,  mon  père,  couchez-vous. 

DAN  DIX. 

J'irai;  mais  je  m'en  vais  vous  faire  enrager  tous  : 
Je  ne  dormirai  point. 

LÉANDRE. 

Hé  bien  ,  à  la  bonne  heure  ? 
Qu'on  ne  le  quitte  pas.  Toi,  l'Intimé ,  demeure. 

SGÈ^E   V.- 

LÉANDRE ,  L'INTIMÉ. 

LÉANDRE. 

Je  m  u.\  t 'entretenir  un  moment  sans  témoin. 


i6  LES   PLAIDEURS. 

lYvTIMÉ. 

Quoi  !  vous  faut-il  garder? 

LÉANDRE. 

J'en  aurois  bon  besoin. 
J'ai  ma  folie ,  hélas  !  aussi-bien  que  mon  père. 

l'intimé. 
Oh  !  vous  voulez  juger? 

léandre  ,  montrant  le  logis  d'Isabelle. 

Laissons  là  le  mystère. 
Tu  connois  ce  logis. 

l'intimé. 
Je  vous  entends  enfin  : 
Diantre  !  l'amour  vous  tient  au  cœur  de  bon  matin. 
Vous  me  voulez  parler  sans  doute  d'Isabelle. 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois  :  elle  est  sage,  elle  est  belle  ; 
Mais  vous  devez  songer  que  monsieur  Chicaneau 
De  son  bien  en  procès  consume  le  plus  beau. 
Qui  ne  plaide-t-il  point?  Je  crois  qu'à  l'audience 
Il  fera ,  s'il  ne  meurt,  venir  toute  la  France. 
Tout  auprès  de  son  juge  il  s'est  venu  loger  : 
L'un  veut  plaider  toujours,  l'autre  toujours  juger. 
Et  c'est  un  grand  hasard  s'il  conclut  votre  affaire 
Sans  plaider  le  curé ,  le  gendre  et  le  notaire. 

LÉANDRE. 

Je  le  sais  comme  toi.  Mais,  malgré  tout  cela, 
Je  meurs  pour  Isabelle. 

l'intimé. 
Hé  bien,  épousez-la. 
\  ous  n'avez  qu'à  parler  ,  c'est  une  affaire  prête. 

LÉANDRE. 

Hc  !  cela  ne  va  pas  si  vite  que  ta  tête. 


ACTE  I,  SCENE  V.  i7 

Son  père  est  un  sauvage  à  qui  je  ferois  peur. 
A  moins  que  d'être  huissier,  sergent  ou  procureur, 
On  ne  voit  point  sa  fille;  et  la  pauvre  Isabelle  , 
Invisible  et  dolente,  est  en  prison  chez  elle. 
Elle  voit  dissiper  sa  jeunesse  en  regrets, 
Mon  amour  en  fumée,  et  son  bien  en  procès. 
Il  la  ruinera  si  l'on  le  laisse  faire. 
Ne  connoîtrois-tu  pas  quelque  honnête  faussaire 
Qui  servît  ses  amis,  en  le  payant,  s'entend, 
Quelque  sergent  zélé? 

l'iNTIMÉ. 

Bon!  l'on  en  trouve  tant! 

LÉANDRE. 

Mais  encore? 

l'intimé. 
Ah  ,  monsieur!  si  feu  mon  pauvre  père 
Etoit  encor  vivant ,  c'étoit  bien  votre  affaire. 
Il  gagnoit  en  un  jour  plus  qu'un  autre  en  six  mois  : 
Ses  rides  sur  son  front  gravoient  tous  ses  exploits. 
Il  vous  eût  arrêté  le  carrosse  d'un  prince; 
Il  vous  l'eût  pris  lui-même  :  et,  si  dans  la  province 
Il  se  donnoit  en  tout  vingt  coups  de  nerf  de  bœuf, 
Mon  père  pour  sa  part  en  emboursoit  dix-neuf. 
Mais  de  quoi  s'agit-il?  «uis-je  pas  fils  de  maître? 
Je  vous  servirai. 

LÉANDRE. 

Toi? 

l'intimé. 

Mieux  qu'un  sergent  peut-être. 

LÉASIIRE. 

Tu  porterois  au  père  un  faux  exploit  ? 


iS  LES   PLAIDEURS. 

l'intimé. 

Hon  ,  bon. 

LÉANDRE. 

Tu  rendrois  à  la  fille  un  billet  ? 

I.'lNTIMÉ. 

Pourquoi  non? 
Je  suis  des  deux  métiers. 

LÉANDRE. 

Viens,  je  l'entends  qui  crie  : 
Allons  à  ce  dessein  rêver  ailleurs. 

SCÈNE   VI. 

CHICANEAU,  PETIT-JEAN. 

chicaneau  ,  allant  et  revenant. 
La  Brie, 
Qu'on  garde  la  maison,  je  reviendrai  bientôt. 
Qu'on  ne  laisse  monter  aucune  ame  là-baut. 
Fais  porter  cette  lettre  à  la  poste  du  Maine. 
Prends-moi  dans  mon  clapier  trois  lapins  de  garenne, 
Et  chez  mon  procureur  porte-les  ce  matin. 
Si  son  clerc  vient  céans  ,  fais-lui  goûter  mon  vin. 
Ah!  donne-lui  ce  sac  qui  pend  à  ma  fenêtre. 
Est-ce  tout?  Il  viendra  me  demander  peut-être 
Un  grand  homme  sec,  là,  qui  me  sert  de  témoin  , 
Et  qui  jure  pour  moi  lorsque  j'en  ai  besoin  : 
Qu'il  m'attende.  Je  crains  que  mon  juge  ne  sorte  : 
Quatre  heures  vont  sonner.  Mais  frappons  à  sa  porte. 

petit-jean  ,  entr  'ouvrant  la  porte. 
Qui  va  là  ? 


ACTE  I,    SCENE  VI.  i9 

CHICAXEAU. 

Peut-on  voir  monsieur  ? 

FETrr-jEAx  j  fermant  la  porte. 
Non. 
ciucAXEAu  ,  frappant  à  la  porte. 

Pourroit-on 
Dire  un  mot  à  monsieur  son  secrétaire? 
PETiT-jtAx ,  fermant  la  porte. 

Non. 
chicaneau,  frappant  à  la  porte. 
Et  monsieur  son  portier  ? 

PETIT-JEAN. 

C'est  moi-même. 

CHICAXEAU. 

De  grâce, 
Bivez  à  ma  santé,  monsieur. 

petit-jeax,  prenant  F  argent. 

Grand  bien  vous  fasse  ! 
(  fermant  la  porte.  ) 
Mais  revenez  demain. 

CHICAXEAU. 

Hé!  rendez  donc  l'argent. 
Le  monde  est  devenu,  sans  mentir,  bien  méchant. 
J'ai  vu  que  les  procès  ne  donnoient  point  de  peine; 
Six  écus  en  gagnoient  une  demi-douzaine. 
Mais  aujourd'hui,  je  crois  que  tout  mon  bien  entier 
Ne  me  suffiroit  pas  pour  gagner  un  portier. 
Mais  j'aperçois  venir  madame  la  comtesse 
De  Pimbesche.  Elle  vient  pour  affaire  qui  presse. 


LES   PLAIDEURS. 

SCÈNE    VII. 
LA  COMTESSE,  CHICANEAU. 


CHICAXEAU. 


Madame,  on  n'entre  plus. 


LA    COMTESSE. 


Hé  bien!  l'ai-je  pas  dit? 
Sans  mentir ,  mes  valets  me  font  perdre  l'esprit. 
Pour  les  faire  lever  c'est  en  vain  que  je  gronde; 
Il  faut  que  tous  les  jours  j'éveille  tout  mon  monde. 


CHICANE  AH. 


Il  faut  absolument  qu'il  se  fasse  celer. 

LA    COMTESSE. 

Pour  moi,  depuis  deux  jours  je  ne  lui  puis  parler. 

CHICANEAU. 

Ma  partie  est  puissante,  et  j'ai  lieu  de  tout  craindre. 

LA    COMTESSE. 

Après  ce  qu'on  m'a  fait,  il  ne  faut  plus  se  plaindre. 

CHIC 

Si  pourtant  j'ai  bon  droit. 


CHICANEAU. 


LA  COMTESSE. 

Ah,  monsieur,  quel  arrêt! 

CniCANEAU. 

Je  m'en  rapporte  à  vous.  Ecoutez,  s'il  vous  plaît. 

LA    COMTESSE. 

Il  faut  que  vous  sachiez,  monsieur,  la  perfidie... 

CHICANEAU. 

Ce  n'est  rien  dans  le  fond. 


ACTE  I,  SCENE  VII.  21 

LA    COMTESSE. 

Monsieur,  que  je  vous  die... 

CHICANEAU. 

Voici  le  fait.  Depuis  quinze  ou  vingt  ans  en  çà, 
Au  travers  d'un  mien  pré  certain  ânon  passa, 
S'y  vautra,  non  sans  faire  un  notable  dommage, 
Dont  je  formai  ma  plainte  au  juge  du  village. 
Je  fais  saisir  Fanon.  Un  expert  est  nommé; 
A  deux  bottes  de  foin  le  dégât  estimé. 
Enfin,  au  bout  d'un  an,  sentence  par  laquelle 
Nous  sommes  renvovés  hors  de  cour.  J'en  appelle. 
Pendant  qu'à  l'audience  on  poursuit  un  arrêt, 
Remarquez  bien  ceci,  madame,  s'il  vous  plait, 
Notre  ami  Drolichon,  qui  n'est  pas  une  bête, 
Obtient  pour  quelque  argent  un  arrêt  sur  requête. 
Et  je  gagne  ma  cause.  A  cela  que  fait-on  ? 
Mon  chicaneur  s'oppose  à  l'exécution. 
Autre  incident  :  tandis  qu'au  procès  on  travaille, 
Ma  partie  en  mon  pré  laisse  aller  sa  volaille. 
Ordonné  qu'il  sera  fait  rapport  à  la  cour 
Du  foin  que  peut  manger  une  poule  en  un  jour  : 
Le  tout  joint  au  procès.  Enfin,  et  toute  chose 
Demeurant  en  état,  on  appointe  la  cause 
Le  cinquième  ou  sixième  avril  cinquante-six. 
J'écris  sur  nouveaux  frais.  Je  produis,  je  fournis 
De  dits,  de  contredits,  enquêtes,  compulsoires , 
Rapports  d'experts,  transports,  trois  interlocutoires, 
Griefs  et  faits  nouveaux,  baux  et  procès-verbaux. 
J'obtiens  lettres  royaux,  et  je  m'inscris  en  faux. 
Quatorze  appointemens,  trente  exploits,  six  instances, 
tome  11.  3 


22  LES  PLAIDEURS. 

Six-vingts  productions,  vingt  arrêts  de  défenses, 
Arrêt  enfin.  Je  perds  ma  cau^e  avec  dépens , 
Estimés  environ  cinq  à  six  mille  francs. 
Est-ce  là  faire  droit?  est-ce  là  comme  on  juge? 
Après  quinze  ou  vingt  ans!  Il  me  reste  un  refuge 
La  requête  civile  est  ouverte  pour  moi  ; 
Je  ne  suis  pas  rendu.  Mais  vous,  comme  je  voi, 
A  (jus  plaidez? 

LA    COMTESSE. 

Plût  à  Dieu! 


CHICANEAU. 

J'y  brûlerai  mes  livres. 

LA    COMTESSE. 

Je... 

CHICANEAU. 

Deux  bottes  de  foin  cinq  à  six  mille  livres! 

LA    COMTESSE. 

Monsieur,  tous  mes  procès  alloient  être  finis  : 
Il  ne  m'en  restoit  plus  que  quatre  ou  cinq  petits  , 
L'un  contre  mon  mari,  l'autre  contre  mon  père, 
Et  contre  mes  enfans  :  ah,  monsieur!  la  misère! 
Je  ne  sais  quel  biais  ils  ont  imaginé, 
Ni  tout  ce  qu'ils  ont  fait  ;  mais  on  leur  a  donné 
Un  arrêt  par  lequel,  moi  vêtue  et  nourrie, 
On  me  défend,  monsieur,  de  plaider  de  ma  vie. 

CHICANEAU. 

De  plaider? 

LA    «OMTES5E. 

De  plaider. 


ACTE  I,   SCÈNE  VII.  q3 

CHICANEAU. 

Certes,  le  trait  est  noir. 
J'en  suis  surpris. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur ,  j'en  suis  au  désespoir. 

CHICANEAU. 

Comment  !  lier  les  mains  aux  gens  de  votre  sorte  ? 
Mais  cette  pension,  madame,  est-elle  forte? 

EA    COMTESSE. 

Je  n'en  vivrois,  monsieur,  que  trop  honnêtement. 
Mais  vivre  sans  plaider,  est-ce  contentement? 

CHICANEAU. 

Des  chicaneurs  viendront  nous  manger  jusqu'à  l'ame, 
Et  nous  ne  dirons  mot  !  Mais ,  s'il  vous  plait,  madame, 
Depuis  quand  plaidez-vous? 

LA    COMTESSE. 

Il  ne  m'en  souvient  pas. 
Depuis  trente  ans  au  plus. 

CHICA.NE.VU. 

Ce  n'est  pas  trop. 

LA    COMTESSE. 

Hélas! 

CHICANEAU. 

Et  quel  âge  avez-vous?  Vous  avez  hon  visage. 

LA    COMTESSE. 

Hé!  quelque  soixante  ans. 

CHICANEAU. 

Comment!  c'est  le  hel  âge 
Pour  plaider. 

LA    COMTESSE. 

Laissez  faire,  ils  ne  sont  pas  au  hout. 


q4  les  plaideurs. 

J'y  vendrai  ma  chemise;  et  je  veux  rien,  ou  tout. 


CHIC  AN  EAU. 


Madame,  écoutez-moi.  Voici  ce  qu'il  faut  faire. 

LA    COMTESSE. 

Oui ,  monsieur ,  je  vous  crois  comme  mon  propre  père. 

chic 
J'irois  trouver  mon  juge. 


CHICANEAU. 


LA    COMTESSE. 

Oh!  oui,  monsieur,  j'irai. 

CHICANEAU. 

Me  jeter  à  ses  pieds. 

LA  COMTESSE. 

Oui,  je  m'y  jetterai. 
Je  l'ai  bien  résolu. 

CHICANEAU. 

Mais  daignez  donc  m'entendre. 

LA    COMTESSE. 

Oui,  vous  prenez  la  chose  ainsi  qu'il  la  faut  prendre. 

CHICANE-VU. 

Avez-vous  dit,  madame? 

LA    COMTESSE. 

Oui. 

chicaneau. 

J'irois  sans  façon 
Trouver  mon  juge. 

LA     COMTESSE. 

Hélas  !  que  ce  monsieur  est  bon  ! 

CHICANI  VI'. 

Si  vous  parlez  toujours  ,  il  faut  que  je  me  taise. 

LA     COMTESSE. 

Ah,  que  vous  m'obligez  !  Je  ne  me  sens  pas  d'aise. 


ACTE  I,   SCENE  VII.  ib 

CHICAXEAU. 

J'irois  trouver  mon  juge,  et  lui  diroi-... 

LA    COMTESSE. 

Oui. 

CHICAXEAU. 

Voi! 
Et  lui  dirois  :  Monsieur... 

LA     COMTESSE. 

Oui,  monsieur. 

CHICAXEAU. 

Liez-moi. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur,  je  ne  veux  point  être  liée. 

CHICAXEAU. 

A  l'autre  ! 

LA    COMTESSE. 

Je  ne  la  serai  point. 

CHICAXEAU. 

Quelle  humeur  est  la  vôtre  ! 

LA    COMTESSE. 

Non. 

CHICAXEAU. 

Vous  ne  savez  pas,  madame,  où  je  viendrai. 

LA    COMTESSE. 

Je  plaiderai,  monsieur,  ou  bien  je  ne  pourrai. 

CHICAXEAU. 

Mais... 

LA    COMTESSE. 

Mais  je  ne  veux  point,  monsieur,  que  l'on  me  lie. 

CHICAXEAU. 

Enfin  quand  une  femme  en  tête  a  sa  folie... 

3. 


36  LES   PLAIDEURS. 

LA    COMTESSE. 

Fou  vous-même. 

CHICANEAU. 

Madame! 

LA    COMTESSE. 

Et  pourquoi  me  lier? 

CHICANEAU. 

Madame... 

LA    COMTESSE. 

Voyez-vous!  il  se  rend  familier. 

CHICANEAU. 

Mais,  madame. 

LA     COMTESSE. 

Un  crasseux,  qui  n'a  que  sa  chicane, 
Veut  donner  des  avis! 

CHICANEAU. 

Madame! 

LA     COMTESSE. 

Avec  son  âne! 

CHICANEAU. 

Vous  me  poussez. 

LA     COMTESSE. 

Bon  homme,  allez  garder  vos  foins. 

CHICANEAU. 

Vous  m'excédez. 

LA    COMTESSE. 

Le  sot! 

CHICANEAU. 

Que  n'ai-je  des  témoins  ! 


ACTE  I,  SCÈNE   VIII.  27 

SCÈNE  VIII. 

PETIT-JEAN,  LA  COMTESSE,  CHICANEAU, 

PETIT-JEAN. 

Voyez  le  beau  sabbat  qu'ils  font  à  notre  porte. 
Messieurs,  allez  plus  loin  tempêter  de  la  sorte. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  soyez  témoin... 

LA     COMTESSE. 

Que  monsieur  est  un  sot. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  vous  l'entendez,  retenez  bien  ce  mot. 

petit-jean  ,  à  la  comtesse. 
Ah  !  vous  ne  deviez  pas  lâcher  cette  parole. 

EA  COMTESSE. 

Vraiment,  c'est  bien  à  lui  de  me  traiter  de  folle! 

fetit-jeax  ,  à  Chicaneau. 
Folle!  Vous  avez  tort.  Pourquoi  l'injurier? 

CHICANEAU. 

On  la  conseille. 

PETIT-JEAN. 

Oh! 

EA  COMTESSE. 

Oui,  de  me  faire  lier. 

PETH-JEAN. 

Oh!  monsieur! 

CHICANEAU. 

Jusqu'au  bout  que  ne  m'écoute-t-elle  ? 

PETIT-JEAN. 

Oh ,  madame  ! 


q8  LES  PLAIDEURS. 

LA  COMTESSE. 

Qui?  moi,  souffrir  qu'on  me  querelle  ! 

CHICANEAU. 

Une  crieuse. 

PETIT-JEAN. 

Hé ,  paix  I 

LA  COMTESSE. 

Un  chicaneur. 

PETIT-JEAN. 

Holà, 

CHICANEAU. 

Qui  n'ose  plus  plaider! 

LA  COMTESSE. 

Que  t'importe  cela? 
Qu'est-ce  qui  t'en  revient,  faussaire  abominable, 
Brouillon ,  voleur? 

CHICANEAU. 

Et  bon,  et  bon,  de  par  le  diable: 
Un  sergent!  un  sergent! 

LA  COMTESSE. 

Un  huissier!  un  huissier! 

PETIT-JEAN  ,  Seill. 

Ma  foi,  juge  et  plaideurs,  il  faudroit  tout  lier. 


FIN    DU    TRESIIER    ACTE. 


ACTE  II,   SCENE  I.  3g 


ACTE   SECOND. 


SCENE  I. 

LÉANDRE,  L'INTIMÉ. 

l'intimé. 
Monsieur,  encore  un  coup,  je  ne  puis  pas  tout  faire: 
Puisque  je  fais  l'huissier  ,  faites  le  commissaire. 
En  robe,  sur  mes  pas,  il  ne  faut  que  venir  ; 
Vous  aurez  tout  moyen  de  vous  entretenir. 
Changez  en  cheveux  noirs  votre  perruque  blonde. 
Ces  plaideurs  songent-ils  que  vous  sovez  au  monde? 
Hé!  lorsqu'à  votre  père  ils  vont  faire  leur  cour, 
A  peine  seulement  savez-vous  s'il  est  jour. 
Mais  n'admirez-vous  pas  cette  bonne  comtesse 
Qu'avec  tant  de  bonheur  la  fortune  m'adresse; 
Qui,  dès  qu'elle  me  voit,  donnant  dans  le  panneau, 
Me  charge  d'un  exploit  pour  monsieur  Chicaneau , 
Et  le  fait  assigner  pour  certaine  parole, 
Disant  qu'il  la  voudroit  faire  passer  pour  folle , 
Je  dis  folle  à  lier  ,  et  pour  d'autres  excès 
Et  blasphèmes,  toujours  l'ornement  des  procès? 
Mais  vous  ne  dites  rien  de  tout  mon  équipage? 
Ai-je  bien  d'un  sergent  le  port  et  le  visage  ? 


3o  LES   PLAIDEURS. 

LÉANDRE. 

Ah  !  fort  bien  ! 

l'intimé. 
Je  ne  sais  ;  mais  je  me  sens  enfin 
L'ame  et  le  dos  six  fois  plus  durs  que  ce  matin. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voici  l'exploit  et  votre  lettre; 
Isabelle  l'aura  ,  j'ose  vous  le  promettre. 
Mais  ,  pour  faire  signer  le  contrat  que  voici , 
Il  faut  que  sur  mes  pas  vous  vous  rendiez  ici. 
Vous  feindrez  d'informer  sur  toute  cette  affaire  , 
Et  vous  ferez  l'amour  en  présence  du  père. 

LÉANDRE. 

Mais  ne  va  pas  donner  l'exploit  pour  le  billet. 

l'intimé. 

Le  père  ^ura  l'exploit,  la  fille  le  poulet. 
Rentrez. 

{L'Intimé  va  frapper  à  la  porte  d'Isabelle.  ) 

SCÈNE  II. 

ISABELLE,  L'INTIMÉ. 

ISABELLE. 

Qui  frappe? 

L  INTIMÉ. 

(  à  part.  ) 
Ami.  C'est  la  voix  d'Isabelle. 

ISAEELLE. 

Demandez-vous  quelqu'un,  monsieur? 

L  INTIMÉ. 

Mademoiselle , 


ACTE  II,   SCENE  II.  5i 

C'est  un  petit  exploit  que  j'ose  vous  prier 
De  m'accorder  l'honneur  de  vous  signifier. 

ISABELLE. 

Monsieur,  excusez-moi,  je  n'y  puis  rien  comprendre: 
Mon  père  va  venir,  qui  pourra  vous  entendre. 

l'intimé. 
Il  n'est  donc  pas  ici,  mademoiselle? 

ISABELLE. 

Non. 

L INTIMÉ. 

L'exploit,  mademoiselle,  est  mis  sous  votre  nom. 

ISAEELLE. 

Monsieur ,  vous  me  prenez  pour  une  autre,  sans  doute  : 
Sans  avoir  de  procès,  je  sais  ce  qu'il  en  coûte; 
Et,  si  l'on  n'aimoit  pas  à  plaider  plus  que  moi, 
Vos  pareils  pourroient  bien  chercher  un  autre  emploi. 
Adieu. 

l'intimé. 
Mais  permettez... 

ISABELLE. 

Je  ne  veux  rien  permettre*. 
l'intimé. 
Ce  n'est  pas  un  exploit. 

ISABELLE. 

Chanson! 


C'est  une  lettre. 


Encor  moins. 


L  13X1X1  . 

Mais  lisez. 


52  LES   PLAIDEURS 

ISABELLE. 

Vous  ne  m'y  tenez  pas. 
l'intima. 
C'est  de  monsieur... 

ISABELLE. 

Adieu. 

L  INTIMÉ. 

Léandre. 

ISABELLE. 

Parlez  bas. 
C'est  de  monsieur... 

L  INTIMÉ. 

Que  diahle!  on  a  bien  de  la  peine 
A  se  faire  écouter  :  je  suis  tout  hors  d'haleine. 

ISABELLE. 

Ab,  l'Intimé!  Pardonne  à  mes  sens  étonnés  : 
Donne. 

l'intimé. 
Vous  me  deviez  fermer  la  porte  au  nez. 

ISABELLE. 

Et  qui  t'auroit  connu,  déguisé  de  la  sorte? 
Mais  donne. 

L  INTIMÉ. 

Aux  gens  de  bien  ouvre-t-on  votre  porte? 

ISABELLE. 

Hé  !  donne  donc. 

l'intimé. 

La  peste... 

ISABELLE. 

Oh!  ne  donnez  donc  pas: 
Avec  votre  billet  retournez  sur  vos  pas. 


ACTE  II,  SCENE  III.  33 

l'intimé. 
Tenez.  Une  autre  fois  ne  soyez  pas  si  prompte. 

SCÈNE  III. 

CHICANEAU,  ISABELLE,  L'IXTIMÉ. 

CHICANEATT. 

Oui ,  je  suis  donc  un  sot ,  un  voleur ,  à  son  compte? 
Un  sergent  s'est  chargé  de  la  remercier; 
Et  je  lui  vais  servir  un  plat  de  mon  métier. 
Je  serois  bien  fâché  que  ce  fût  à  refaire, 
Ni  qu'elle  m'envoyât  assigner  la  première. 
Mais  un  homme  ici  parle  à  ma  fille!  Comment! 
Elle  lit  un  billet!  Ah,  c'est  de  quelque  amant! 
Approchons. 

ISABELLE. 

Tout  de  bon  ,  ton  maître  est-il  sincère? 
Le  croirai-je? 

l'intimé. 
Il  ne  dort  non  plus  que  votre  père. 
(  apercevant  Cliicaneau.  ) 
Il  se  tourmente  :  il  vous...  fera  voir  aujourd'hui 
Que  l'on  ne  gagne  rien  à  plaider  contre  lui. 
Isabelle  ,  apercevant  Chicaneau. 
(à  V Intimé.  ) 
C'est  mon  père!  Vraiment,  vous  leur  pouvez  apprendre 
Que,  si  l'on  nous  poursuit,  nous  saurons  nous  défendre  . 

(déchirant  le  billet.  ) 
Tenez,  voilà  le  cas  qu'on  fait  de  votre  exploit. 

TOME    II.  4 


ai  LES   PLAIDEURS. 

CHICANEAU. 

Comment!  c'est  un  exploit  que  ma  fille  lisoit! 

Ah!  tu  seras  un  jour  l'honneur  de  ta  famille  : 

Tu  défendras  ton  bien.  Viens,  mon  sang,  viens,  ma  fille. 

Va  ,  je  t'achèterai  le  Praticien  français. 

Mais,  diantre!  il  ne  faut  pas  déchirer  les  exploits. 

gabelle  ,  à  l'Intimé. 
Au  moins,  dites-leur  bien  que  je  ne  les  crains  guère: 
Ils  me  feront  plaisir  :  je  les  mets  à  pis  faire. 

CHICANEAU. 

Hé!  ne  te  fâche  point. 

Isabelle  ,  a  l  Intimé. 

Adieu  ,  monsieur. 

SCÈNE   IV. 

CHICANEAU  ,  L'INTIMÉ. 

l'intimé  ,  se  mettant  en  état  décrire. 

Or  çà , 
Verbalisons. 

CHICANEAU 

Monsieur,  de  grâce,  excusez-la; 
Elle  n'est  pas  instruite  :  et  puis ,  si  lion  vous  semble., 
En  voici  les  morceaux  que  je  vais  mettre  ensemble. 
l'intimé. 

Non. 

CHICANEAU. 

Je  le  lirai  bien. 

l'intimé. 
Je  ne  suis  pas  méchant. 
J'en  ai  sur  moi  copie. 


ACTE  II,  SCENE  IV.  35 

CHICANEAU. 

Ah,  le  trait  est  touchant  ! 
Mais  je  ne  sais  pourquoi ,  plus  je  vous  envisage, 
Et  moins  je  me  remets,  monsieur,  votre  visage. 
Je  connois  force  huissiers. 

l'intimé. 

Informez-vous  de  moi. 
Je  m'acquitte  assez  bien  de  mon  petit  emploi. 

CHICANEAU. 

Soit    Pour  qui  venez-vous? 

L  INTIMÉ. 

•Pour  une  brave  daine, 
Monsieur,  qui  vous  honore,  et  de  toute  son  aine 
Voudroit  que  vous  vinssiez  à  ma  sommation 
Lui  faire  un  petit  mot  de  réparation. 

CHICANEAU. 

De  réparation?  Je  n'ai  blessé  personue. 

L  INTIMÉ. 

Je  le  crois;  vous  avez,  monsieur,  Faine  trop  bonn<  . 

CHICANEAU. 

Que  demandez-vous  donc? 

e'intiMi;. 

Elle  voudroit,  monsieur, 
Que  devant  des  témoius  vous  lui  fissiez  l'honneur 
De  l'avouer  pour  sage,  et  point  extravagante. 

CHICANEAU. 

Parbleu  !  c'est  ma  comtesse. 

L  INTIMl  . 

Elle  est  votre  servante. 

CHICANEAU. 

Je  suis  son  serviteur. 


d(y  LES  PLAIDEURS. 

x.  intimé. 
Vous  êtes  obligeant, 
Monsieur. 

CHICANEAU. 

Oui,  vous  pouvez  l'assurer  qu'un  sergent 
Lui  doit  porter  pour  moi  tout  ce  qu'elle  demande. 
Hé  quoi  donc!  les  battus,  ma  foi,  pairont  l'amende! 
"Voyons  ce  qu'elle  chante.  Hon...  «  Sixième  janvier, 
»  Pour  avoir  faussement  dit  qu'il  falloit  lier, 
»  Etant  à  ce  porté  par  esprit  de  chicane, 
»  Haute  et  puissante  dame  Yolande  Cudasne, 
»  Comtesse  de  Pimbesche,  Orbesche,  et  csetera  , 
»  Il  soit  dit  que  sur  l'heure  il  se  tranportera 
»  Au  logis  de  la  dame;  et  là,  d'une  voix  claire  r 
»  Devant  quatre  témoins  assistés  d'un  notaire, 
»  Zeste!  ledit  Hiérôme  avoûra  hautement 
»  Qu'il  la  tient  pour  sensée  et  de  bon  jugement. 
»  Le  Bon.  »  C'est  donc  le  nom  de  votre  seigneurie? 
l'intimé. 
(  à  part.  ) 
Pour  vous  servir.  Il  faut  payer  d'effronterie. 

CHICANEAU. 

Le  Bon  !  jamais  exploit  ne  fut  signé  Le  Bon. 
Monsieur  Le  Bon... 

L  INTr.Wl'. 

Monsieur. 

CHICANEAU. 

Vous  êtes  un  fripon. 

l'intima. 
Monsieur,  pardonnez-moi,  je  suis  fort  honnête  homme. 


ACTE  II,  SCENE  IV.  37 

CHICANEAU. 

Maïs  fripon  le  plus  franc  qui  soit  de  Caen  à  Rome. 

l' INTIMÉ. 

Monsieur,  je  ne  suis  pas  pour  vous  désavouer  ; 
Vous  aurez  la  bonté  de  me  le  bien  payer. 

CHICANEAIT. 

Moi ,  payer?  en  soufflets. 

l'intimé. 

Vous  êtes  trop  honnête. 
Vous  me  le  paîrez  bien. 

CHICAKEAU. 

Oh  !  tu  me  romps  la  tête. 
Tiens  ,  voilà  ton  paîment. 

l'intimé. 

Un  soufflet!  Ecrivons. 
«  Lequel  Hiérôme,  après  plusieurs  rébellions, 
»  Auroit  atteint  ,  frappé,  moi  sergent  à  la  joue, 
»  Et  fait  tomber,  du  coup,  mon  chapeau  dans  la  boue.  » 

chica5eau,  lui  donnant  un  coup  de  pied. 
Ajoute  cela. 

l'intimé. 
Bon,  c'est  de  l'argent  comptant; 
J'en  avois  bien  besoin.  «  Et,  de  ce  non  content, 
»  Auroit  avec  le  pied  réitéré.  »  Courage  ! 
«  Outre,  plus,  le  susdit  seruît  venu  ,  de  rage, 
»  Pour  lacérer  ledit  présent  procès-verbal.  » 
Allons,  mon  cher  monsieur,  cela  ne  va  pas  mal. 
Ne  vous  relâchez  point. 

CHICANEAir. 

Coquin  ! 


58  LES  PLAIDEURS. 

l'intimé. 

Ne  vous  déplaise , 
Quelques  coups  de  bâton,  et  je  suis  à  mou  aise. 

cHicANEAu,  tenant  tin  bâton. 
Oui-dà.  Je  verrai  bien  s'il  est  sergent. 
l'intimé,  en  posture  d'écrire. 

Tôt  donc, 
Frappez.  J'ai  quatre  enfans  à  nourrir. 

CHICANEAIT. 

Ali,  pardon  ! 
Monsieur, pour  un  sergent  je  ne  pouvois  vous  prendre; 
Mais  le  plus  babile  homme  enfin  peut  se  méprendre. 
Je  saurai  réparer  ce  soupçon  outrageant. 
Oui,  vous  êtes  sergent,  monsieur,  et  très-sergent. 
Touchez  là  :  vos  pareils  sont  gens  que  je  révère; 
Et  j'ai  toujours  été  nourri  par  feu  mon  père 
Dans  la  crainte  de  Dieu,  monsieur,  et  des  sergens. 

l'intimé. 
Non ,  à  si  bon  marché  l'on  ne  bat  point  les  gens. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  point  de  procès. 

l'intimé. 

Serviteur.  Contumace, 
Bâton  levé,  soufflet,  coup  de  pied.  Ah! 

CHICANEAU. 

De  grâce, 
Rendez-les-moi  plutôt. 

L  INTIMÉ. 

Suffit  qu'ils  soient  reçus, 
Je  ne  les  voudrois  pas  donner  pour  mille  écus. 


ACTE  II,   SCENE   V.  39 

SCÈNE  V. 

LÉANDRE,  es  roee  de  commissaire  ;  CHICANEAU ,  L'INTIMÉ. 

l'  intimé. 
Voici  fort  à  propos  monsieur  le  commissaire. 
Monsieur,  votre  présence  est  ici  nécessaire. 
Tel  que  vous  me  voyez,  monsieur  ici  présent 
M'a  d'un  fort  grand  soufflet  fait  un  petit  présent. 

LÉANDRE. 

A  vous,  monsieur? 

l'intimé. 
A  moi,  parlant  à  ma  personne. 
Item,  un  coup  de  pied  ;  plus,  les  noms  qu'il  me  donne. 

LÉANDRE. 

Avez-vous  des  témoins? 

l'  INTIMÉ. 

Monsieur,  tàtez  plutôt; 
Le  soufflet  sur  ma  joue  est  encore  tout  chaud. 

LÉANDRE. 

Pris  en  flagrant  délit,  affaire  criminelle. 

CHICANEAU. 

Foin  de  moi! 

l'intimé. 
Plus,  sa  fille,  au  moins  soi-disant  telle, 
A  mis  un  mien  papier  en  morceaux ,  protestant 
Qu'on  lui  feroit  plaisir,  et  ^ue  d'un  œil  content 
Elle  nous  defioit. 

léandre  ,  à  l  Intimé. 
Faites  venir  la  fille. 


4o  LES  PLAIDEURS, 

L'esprit  de  contumace  est  clans  cette  famille. 

CHicANiAir  3  à  part. 
Il  faut  absolument  qu'on  m'ait  ensorcelé. 
Si  j'en  connois  pas  un,  je  veux  être  étranglé. 

LÉANDRE. 

Comment!  Lattre  un  huissier!  Mais  voici  la  rebelle. 

SCÈNE  VI. 

ISABELLE,  LÉANDRE,  CHICANEAU ,  L'INTIMÉ. 

l'intimé  ,  à  Isabelle. 
Vous  le  reconnoissez? 

LÉANDRE. 

Hé  bien,  mademoiselle, 
C'est  donc  vous  qui  tantôt  braviez  notre  officier  f 
Et  qui  si  hautement  osiez  nous  défier? 
Votre  nom? 

ISABELLE. 

Isabelle. 

LÉANDRE. 

Ecrivez.  Et  votre  âge  ? 

ISABELLE. 

Dix-huit  ans. 

CHICANEAtT. 

Elle  en  a  quelque  peu  davantage; 
Mais  n'importe. 

LÉANDRE. 

A 

Etes-vous  en  pouvoir  de  mari? 

ISABELLE. 

Non ,  monsieur. 


ACTE  II,   SCÈNE  VI.  4i 

LTANDRE. 

Vous  riez?  Ecrivez  qu'elle  a  ri. 

CHICAN'EAU. 

Monsieur,  ne  parlons  point  de  maris  à  des  filles  ; 
Voyez-vous ,  ce  sont  là  des  secrets  de  familles. 

LLAXDRE. 

Mettez  qu'il  interrompt. 

CHICAXEAU. 

Hé!  je  n'y  pensois  pas. 
Prends  bien  garde,  ma  fille ,  à  ce  que  tu  diras. 

LÉANDRE. 

Là,  ne  vous  troublez  point.  Répondez  à  votre  aise. 
On  ne  veut  pas  rien  faire  ici  qui  vous  déplaise. 
N'avez-vous  pas  reçu  de  l'huissier  que  voilà 
Certain  papier  t?ntot? 

ISABELLE. 

Oui,  monsieur. 

CHICAXEAU. 

Bon  cela. 

L1AXDRE. 

Avez-vous  déchiré  ce  papier  sans  le  lire? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  l'ai  lu. 

CHICANEAU. 

Bon. 

LEANDRE,    Ù  VltlUmè. 

Continuez  d'écrire. 

[à  Isabelle.) 
Et  pourquoi  i'avez-vous  déchiré  ? 

ISABELLE. 

J'avois  peur 


42  LES  PLAIDEURS. 

Que  mon  père  ne  prît  l'affaire  trop  à  cœur  , 

Et  qu'il  ne  s'échauffât  le  sang  à  sa  lecture. 

CEICANEAU. 

Et  tu  fuis  les  procès?  C'est  méchanceté  pure. 

LÉANDRE. 

Vous  ne  l'avez  donc  pas  déchiré  par  dépit, 

Ou  par  mépris  de  ceux  qui  vous  Favoient  écrit  ? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  n'ai  pour  eux  ni  mépris  ni  colère. 

léandre,  à  l'Intimé. 
Écrivez. 

CHICANEAir. 

Je  vous  dis  qu'elle  tient  de  son  père  ; 
Elle  répond  fort  bien. 

LÉANDRE. 

Vous  montrez  cependant 
Pour  tous  les  gens  de  robe  un  mépris  évident. 

ISABELLE. 

Une  robe  toujours  m'avoit  choqué  la  vue; 
Mais  cette  aversion  à  présent  diminue. 

CHICANEAU. 

La  pauvre  enfant  !  Va,  va  ,  je  te  marierai  bien  , 
Dès  que  je  le  pourrai,  s'il  ne  m'en  coûte  rien. 

Ll  ANDRE. 

A  la  justice  donc  vous  voulez  satisfaire? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  ferai  tout  pour  ne  vous  pas  déplaire? 
l'lntim  i  . 

Monsieur,  faites  signer. 

LÉANDRE. 

Dans  les  occasions 


ACTE  II,   SCENE  VI.  43 

Souliendrez-vous  au  moins  vos  dépositions? 

ISABELLE. 

Monsieur,  assurez-vous  qu'Isabelle  est  constante. 

li':a.\dri:. 

Signez.  Cela  va  bien ,  la  justice  est  contente. 
Cà,  ne  signez-vous  pas,  monsieur? 

CHICANEAU. 

Oui-dà,  gaîment, 
A  tout  ce  qu'elle  a  dit  je  signe  aveuglément. 

liaxdre  ,  bas  à  Isabelle. 
Tout  va  bien.  A  mes  vœux  le  succès  est  conforme: 
Il  signe  un  bon  contrat  écrit  en  bonne  forme, 
Et  sera  condamné  tantôt  sur  son  écrit. 

chicaneatj  ,  a  part. 
Que  lui  dit-il  ?  Il  est  charmé  de  son  esprit. 

LÉANDRE. 

Adieu.  Soyez  toujours  aussi  sage  que  belle, 
Tout  ira  bien.  Huissier,  ramenez-la  chez  elle; 
Et  vous,  monsieur,  marchez. 

(  HHANEAU. 

Où,  monsieur? 

I.TANDRE. 

Suivez-moi. 

CHICANEAU. 

Où  donc? 

LKANDRE. 

Vous  le  saurez.  Marchez,  de  par  le  roi. 

CHICANEAIf. 

dominent  ! 


44  LES   PLAIDEURS. 

SCÈNE  VIL 

LÉANDRE,  CHICANEAU,  PETIT-JEAN. 

PETIT-JEAN. 

Holà  !  quelqu'un  n'a-t-il  point  vu  mon  maître? 
Quel  chemin  a-t-il  pris,  la  porte  ou  ia  fenêtre? 

LÉANDRE. 

A  l'autre! 

PETIT-JEAN. 

Je  ne  sais  qu'est  devenu  son  fils; 
Et  pour  le  père,  il  est  où  le  diable  l'a  mis. 
II  me  redemandoit  sans  cesse  ses  épices  ; 
Et  j'ai  tout  bonnement  couru  dans  les  offices 
Chercher  la  boîte  au  poivre  :  et  lui,  pendant  cela  , 
Est  disparu. 

SCÈNE   VIII. 

DANDIN ,  a  une  lucarne  du  toit  ;  LÉANDRE ,  CHICANEAU , 
L'INTIMÉ,  PETIT-JEAN. 

D  AND  IN. 

Paix!  paix  !  que  l'on  se  taise  là. 
Hé!  grand  dieu  ! 


L1ANDRE. 


PETIT-JEAN. 

Le  voilà,  ma  foi,  dans  les  gouttières. 

DANDIN. 

Quelles  gens  êtes-vous?  Quelles  sont  vos  affaires? 
Qui  sont  ces  gens  en  robe?  Etes-vous  avocats? 
Çà ,  parlez. 


ACTE  II,  SCENE  IX.  45 

PET1T-JEA.V. 

Vous  verrez  qu'il  va  juger  les  chats. 

DAVDIX. 

Avez-vous  eu  le  soin  de  voir  mon  secrétaire? 
Allez  lui  demander  si  je  sais  votre  affaire. 

LKANDRE. 

Il  faut  bien  que  je  l'aille  arracher  de  ces  lieux. 
Sur  votre  prisonnier,  huissier,  ayez  les  yeux. 

PETIT-JEAN. 

Ho,  ho,  monsieur! 

LÉANDRE. 

Tais-toi ,  sur  les  yeux  de  ta  tête , 
Et  suis-moi. 

SCÈNE   IX. 

LA  COMTESSE,  DANDIN,  CHICAXEAU,  L'INTIMÉ. 

DANDIN. 

Dépêchez,  donnez  votre  requête. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  sans  votre  aveu  l'on  me  fait  prisonnier. 

1A.    COMTESSE. 

Hé,  mon  dieu!  j'aperçois  monsieur  dans  son  grenier. 

Que  fait-il  là? 

l'intimé. 

Madame ,  il  y  donne  audience. 

Le  champ  vous  est  ouvert. 

CHICANEACT. 

On  me  fait  violence, 
Monsieur,  on  m'injurie;  et  je  venois  ici 
Me  plaindre  à  vous. 

TOIUE   ir.  5 


iG  LES   PLAIDEURS. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur ,  je  viens  me  plaindre  aussi. 


CHICANEAU  ET  LA  COMTESSE. 


Vous  voyez  devant  vous  mon  adverse  partie. 

l'intimé. 
Parbleu!  je  me  veux  mettre  aussi  de  la  partie. 

CHICANEAU,   LA    COMTESSE,    l' INTIMÉ. 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  un  petit  exploit. 

CHICANEAU. 

Hé,  messieurs!  tour  à  tour  exposons  notre  droit. 

LA   COMTESSE. 

Son  droit?  Tout  ce  qu'il  dit  sont  autant  d'impostures. 

DANDIN. 

Qu'est-ce  qu'on  vous  a  fait? 

CHICANEAU  ,   LA  COMTESSE  ,   l' INTIMÉ. 

On  m'a  dit  des  injures. 
l'intimé,  continuant. 
Outre  un  soufflet,  monsieur,  que  j'ai  reçu  plus  qu'eux. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  je  suis  cousin  de  l'un  de  vos  neveux. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur,  père  Cordon  vous  dira  mon  affaire. 

l'intimé. 
Monsieur ,  je  suis  bâtard  de  votre  apotbicaire. 

DANDIN. 

Vos  qualités? 

LA  COMTESSE. 

Je  suis  comtesse. 
l'intimé. 

Huissier. 


ACTE  II,  SCENE  X.  47 

CHICAXEAU. 

Bourgeois. 
Messieurs... 

dandin  ,  se  retirant  de  la  lucarne. 

Parlez  toujours  ,  je  vous  entends  tous, 

CHICANEAU. 

Monsieur... 

l'intima. 
Bon  !  le  voilà  qui  fausse  compagnie. 

LA    COMTESSE. 

Hélas! 

CHICAXEAU  . 

Eh  quoi!  déjà  l'audience  est  finie? 
Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  lui  dire  deux  mot->. 

SCÈNE    X. 

LÉANBRE,  sans  robe;   CHICAXEAU,    LA  C0MTESS1 
L'INTIMÉ. 


Messieurs,  voulez-vous  bien  nous  laisser  en  repos  ? 

CUICAN'; 

Monsieur,  peut-on  entrer? 


CHICAN'EAU. 


LKANDRE. 

Non,  monsieur,  ou  je  meure. 

CHICAXEAU. 

Et  pourquoi?  j'aurai  fait  en  une  petite  heure, 
En  deux  heures  au  plus. 

LÉAXDRE. 

On  n'entre  point,  monsieur. 


48  LES   PLAIDEURS. 

LA     COMTESSE. 

C'est  bien  fait  de  fermer  la  porte  à  ce  erieur. 
Mais  moi... 

LÉANDRE. 

L'on  n'entre  point,  madame  ,  je  vous  jure. 

LA    COMTESSE. 

Ho ,  monsieur,  j'entrerai. 

LÉANDRE. 

Peut-être. 

LA    COMTESSE. 


J'en  suis  sûre. 


LEANDRE. 

Par  la  fenêtre  donc? 


LA     COMTESSE. 

Par  la  porte. 

LÉANDRE. 

Il  faut  voir. 

CHICAXEAU. 

Quand  je  devrois  ici  demeurer  jusqu'au  soir. 

SCÈNE  XL 

LÉANDRE  ,  CHICANEAU  ,  LA  COMTESSE  ,   L'INTIMÉ  , 
PETIT-JEAN. 

petit-Jean  ,  à  Léandrc. 
On  ne  l'entendra  pas,  quelque  chose  qu'il  fasse. 
Parbleu  !  je  l'ai  fourré  dans  notre  salle  basse, 
Tout  auprès  de  la  cave. 

LÉANDRE. 

En  un  mot  comme  en  cent , 
On  ne  voit  point  mon  père. 


ACTE  II,  SCÈNE  XL  4g 

CHICANEAU. 

Hé  bien  donc!  si  pourtant 
Sur[toute  cette  affaire  il  faut  que  je  le  voie... 

(  Dcuidiii  paroît  pur  le  soupirail.  ) 
Mais  que  vois-je?Ah!  c'est  lui  que  le  ciel  nous  renvoie! 

LEANDKE. 

Quoi!  par  le  soupirail  ! 

PETIT-JEAN. 

Il  a  le  diable  au  corps. 

CHICANEAU. 

Monsieur... 

DANDIN. 

L'impertinent!  Sans  lui  j'étois  dehors. 

CHICANE.'  U. 

Monsieur... 

DANDI.V. 

Retirez-vous ,  vous  êtes  une  bète. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  voulez-vous  bien... 

DANDIN. 

Vous  me  rompez  la  tête. 

CHICANEAU. 

Monsieur ,  j'ai  commandé... 

DANDIN. 

Taisez-vous,  vous  dit-on. 

CHICANEAU. 

Que  l'on  portât  chez  vous... 

DANDIN. 

Qu'on  le  mène  en  prison. 

CHICANEAU. 

Certain  quartaut  de  vin. 

5. 


5o  LES   PLAIDEURS. 

DANDIN. 

Hé!  je  n'en  ai  que  faire, 

CHICANEAU. 

C'est  de  très-bon  muscat. 

DANDIN. 

Redites  votre  affaire. 
léandre ,  à  F  Intimé. 
11  faut  les  entourer  ici  de  tous  côtés. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur,  il  va  vous  dire  autant  de  faussetés. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  je  vous  dis  vrai. 

DANDIN. 

Mon  dieu!  laissez-la  dire. 

LA     COMTESSE. 

Monsieur,  écoutez-moi. 

DANDIN. 

Souffrez  que  je  respire. 

CHICANEAU. 

Monsieur... 

DANDIN. 

Vous  m'étranglez. 

LA    COMTESSE. 

Tournez  les  yeux  vers  moi. 

DANDIN. 

Elle  m'étrangle.  Ay!  ay! 

CHICANEAU. 

Vous  m'entraînez,  ma  foi! 
Prenez  garde ,  je  tombe. 

PETIT- J  LAN. 

Ils  sont,  sur  ma  parole, 
L'un  et  l'autre  encavés. 


ACTE  II,   SCÈNE  XII.  5* 

LEAXDRE. 

Vite,  que  l'on  y  vole; 
Courez  à  leur  secours.  Mais  au  moins  je  prétends 
Que  monsieur  Chicaneau  ,  puisqu'il  est  la-dedans, 
N'en  sorte  d'aujourd'hui.  L'Intimé,  preuds-y  garde. 

l'intimé. 
Gardez  le  soupirail. 

LLANDRE. 

Va  vite,  je  le  garde. 

SCÈNE  XII. 

LA  COMTESSE  ,   LÉANDRE. 

LA    COMTESSE. 

Misérable!  il  s'en  va  lui  prévenir  l'esprit. 

(par  le  soupirail.  ) 
Monsieur ,  ne  croyez  rien  de  tout  ce  qu'il  vous  dit  . 
Il  n'a  point  de  témoins  :  c'est  un  menteur. 

LEAXDRE. 

Madame. 
Que  leur  contez-vous  là?  Peut-être  ils  rendent  l'ame. 

LA    COMTESSE. 

Il  lui  fera,  monsieur,  croire  ce  qu'il  voudra. 
Souffrez  que  j'entre. 

LLANDUE. 

Oh  non!  personne  n'entrera. 

LA     COMTESSE. 

Je  le  vois  bien,  monsieur,  le  vin  muscat  opère 
Aussi  bien  sur  le  fils  que  sur  l'esprit  du  père. 
Patience,  je  vais  protester  comme  il  faut 


52  LES   PLAIDEURS. 

Contre  monsieur  le  juge  et  contre  le  quartnut. 


LEANDRE. 


Allez  donc,  et  cessez  de  nous  rompre  la  tête. 
Que  de  fous!  Je  ne  fus  jamais  à  telle  fête. 

SCÈNE  XIII. 

DANDIN,   LÉ  ANDRE,    L'INTIMÉ. 

l'intimé. 
Monsieur,  où  courez-vous?  C'est  vous  mettre  en  danger, 
Et  vous  boitez  tout  bas. 

DANDIN. 

Je  veux  aller  juger. 

Ï.ÉANDRE. 

Comment,  mon  père!  Allons,  permettez  qu'on  vous  panse. 
Vite,  un  chirurgien. 

DANDIN. 

Qu'il  vienne  à  l'audience. 

LÉANDRE. 

Hé,  mon  père!  arrêtez... 

DANDIN. 

Oh  !  je  vois  ce  que  c'est  : 
Tu  prétends  faire  ici  de  moi  ce  qui  te  plaît  ; 
Tu  ne  gardes  pour  moi  respect  ni  complaisance  : 
Je  ne  puis  prononcer  une  seule  sentence. 
Achève,  prends  ce  sac,  prends  vite. 

LÎANDRE. 

Hé ,  doucement , 
Mon  père!  II  faut  trouver  quelque  accommodement. 
Si  pour  vous,  sans  juger,  la  vie  est  un  supplice, 


ACTE   II,   SCENE  XIY.  53 

Si  vous  êtes  pressé  de  rendre  la  justice, 
Ii  ne  faut  point  sortir  pour  cela  de  chez  vous  : 
Exercez  le  talent ,  et  jugez  parmi  nous. 

DANDIN. 

Ne  raillons  point  ici  de  la  magistrature. 

\  ois-tu  ,  je  ne  veux  point  être  juge  en  peinture. 

EÉANDRE. 

Vous  serez,  au  contraire,  un  juge  sans  appel, 
Et  juge  du  civil  comme  du  criminel. 
Vous  pourrez  tous  les  jours  tenir  deux  audiences  : 
Tout  vous  sera  chez  vous  matière  de  sentences. 
Lu  valet  manque-t-11  de  rendre  un  verre  net, 
Condamnez-le  à  l'amende ,  ou ,  s'il  le  casse  ,  au  fouet. 

DANDIN'. 

C'est  quelque  chose.  Encor  passe  quand  on  raisonne. 
Et  mes  vacations ,  qui  les  paîra?  personne? 

li'andre. 

Leurs  gages  vous  tiendront  lieu  de  nantissement. 

DANDIN. 

Il  parle  ,  ce  me  semble,  assez  pertinemment. 

LI'ANDRE. 

Contre  un  de  vos  voisins... 

SCÈNE   XIV. 

DANDIN,  LÉANDRE,  LTNTIMÉ,  PETIT-JEAN. 

PETIT-JEAN. 

Arrête!  arrête!  attrape! 
léandre,  à  l'Intimé. 
Ah!  c'est  mon  prisonnier,  sans  doute,  qui  s'échappe  ! 


54  LES    PLAIDEURS. 

l'intimé. 
Non ,  non,  ne  craignez  rien. 

PETIT-JEAN. 

Tout  est  perdu...  Citron... 
Votre  chien...  vient  là-bas  de  manger  un  chapon. 
Rien  n'est  sûr  devant  lui;  ce  qu'il  trouve  il  l'emporte. 

LïAXDRE. 

Bon,  voilà  pour  mon  père  une  cause.  Main-forte. 
Qu'on  se  mette  après  lui.  Courez  tous. 

DANDIN. 

Point  de  bruit , 
Tout  doux.  Un  amené  sans  scandale  suffît. 

EEANDRE. 

Çà,  mon  père,  il  faut  faire  un  exemple  authentique  : 
Jugez  sévèrement  ce  voleur  domestique. 

DAVDIN. 

Mais  je  veux  faire  au  moins  la  cho-;e  avec  éclat. 
Il  faut  de  part  et  d'autre  avoir  un  avocat. 
Nous  n'en  avons  pas  un. 

LEANDRE. 

Hé  bien ,  il  en  faut  faire. 
Voilà  votre  portier  et  votre  secrétaire; 
Vous  en  ferez,  je  crois,  d'excellens  avocats: 
Ils  sont  fort  ignorans. 

L  INTIMÉ. 

Non  pas,  monsieur,  non  pas. 
J'endormirai  monsieur  tout  aussi  bien  qu'un  autre. 

PETIT-JEAN. 

Pour  moi ,  je  ne  sais  rien  ;  n'attendez  rien  du  nôtre. 

JLEANDRE. 

C'est  ta  première  cause,  et  l'on  te  la  fera. 


ACTE  II,   SCENE  XIV.  55 

FETIT-JEAN. 

Mais  je  ne  sais  pas  lire. 

LEANDRE. 

Hé  !  l'on  te  soufflera. 

DAKDIN. 

Allons  nous  préparer.  Çà,  messieurs,  point  d'intrigue, 
Fermons  l'œil  aux  présens,  et  l'oreille  à  la  brigue. 
Vous,  maître  Petit-Jean,  serez  le  demandeur; 
Vous,  maître  l'Intimé,  soyez  le  défendeur. 


FI\  DO  SECOND  ACTE. 


56  LES   PLAIDEURS. 


ACTE   TROISIEME. 
SCÈNE  I. 

CHICANEAU,  LÉANDRE,  LE  SOUFFLEUR. 

CHICAXEAV. 

Oui,  monsieur,  c'est  ainsi  qu'ils  ont  conduit  l'affaire; 
L'huissier  m'est  inconnu,  comme  le  commissaire. 
Je  ne  mens  pas  d'un  mot. 

LÉANDRE. 

Oui.  je  crois  tout  cela, 
Mais,  si  vous  m'en  croyez,  vous  les  laisserez  là. 
En  vain  vous  prétendez  le*  pousser  l'un  et  l'autre; 
Vous  troublerez  bien  moins  leur  repos  que  le  votre. 
Les  trois  quarts  de  vos  biens  sont  déjà  dépensés 
A  faire  enfler  des  sacs  l'un  sur  l'autre  entassés; 
Et  dans  une  poursuite  à  vous-même  contraire... 

CHICAN'EAU. 

Vraiment ,  vous  me  donnez  un  conseil  salutaire; 
Et  devant  qu'il  soit  peu  je  veux  en  profiter  : 
Mais  je  vous  prie  au  moins  de  bien  solliciter. 
Puisque  monsieur  Dandin  va  donner  audience, 
Je  vais  faire  venir  ma  fille  en  diligence. 
On  peut  l'interroger,  elle  est  de  bonne  foi; 
Et  même  elle  saura  mieux  répondre  que  moi 


ACTE  III,  SCENE  III.  57 

Allez  et  revenez;  l'on  vous  fera  justice. 

LE   SOUFFLEUR. 

Quel  homme! 

SCÈNE   IL 

LÉ  ANDRE,  LE  SOUFFLEUR. 

LF.ANDRE. 

Je  me  sers  d'un  étrange  artifice  : 
Mais  mon  père  est  un  homme  à  se  désespérer; 
Et  d'une  cause  en  l'air  il  le  faut  bien  leurrer. 
D'ailleurs,  j'ai  mon  dessein;  et  je  veux  qu'il  condamne 
Ce  fou  qui  réduit  tout  au  pied  de  la  chicane. 
Mais  voici  tous  nos  gens  qui  marchent  sur  nos  pas. 

SCÈXE  III. 

DANDIN,  LÉANDRE;  L'INTIMÉ  m  PETIT-JEAN",  en  robe; 
LE  SOUFFLEUR. 

DANDIN. 

Ça,  qu'êtes-vous  ici? 

LÉANDRE. 

Ce  sont  les  avocats. 
DANDiN,  au  Souffleur. 
Vous? 

LE  SOOFrLEUR. 

Je  viens  secourir  leur  mémoire  troublée. 

DANDIN. 

Je  vous  entends.  Et  vous? 

TOME    II.  6 


58  LES    PLAIDEURS. 


Commencez  donc. 


LIAXDRI. 

Moi?  je  suis  l'assemblée. 

DAN'DIN. 


EE  SOITFFLEBR. 

Messieurs... 


PETIT-JEAN 

Ho!  prenez-le  plus  bas 
Si  vous  souffiez  si  haut ,  l'on  ne  m'entendra  pas. 
Messieurs... 

DANDIN. 

Couvrez-vous. 

PETIT- JEAN. 

Ho  !  Mes... 

DANDIN. 

Couvrez-vous,  vous  dis-je. 

PETIT-JEAN. 

Oh,  monsieur!  je  sais  bien  à  quoi  l'honneur  m'oblige, 

TANDIN. 

Ne  te  couvre  donc  pas. 

petit-jeax  ,  se  couvrant. 

(om  Souffleur.  ) 
Messieurs...  Vous ,  doucement  ; 
Ce  que  je  sais  le  mieux,  c'est  mon  commencement. 
Messieurs,  quand  je  regarde  avec  exactitude 
L'inconstance  du  monde  et  sa  vicissitude; 
Lorsque  je  vois ,  parmi  tant  d'hommes  différens , 
Pas  une  étoile  fixe,  et  tant  d'astres  errans; 
Quand  je  vois  les  Césars,  quand  je  vois  leur  fortune; 
Quand  je  vois  le  soleil,  et  quand  je  vois  la  lune; 


ACTE  III,  SCENE  III. 

Babyloniens 
Quand  je  vois  les  états  des  Babihoniens 
Persans  Macédoniens 

Transférés  des  Serpens  aux  Nacédoniens; 

Romains  despotique 

Quand  je  vois  les  Lorrains,  de  l'état  dépotique, 

démocratique 
Passer  au  démocrite,  et  puis  au  monarchique; 
Quand  je  vois  le  Japon... 

l'intimé. 

Quand  aura-t-il  tout  vu? 

PETIT-JEAN. 

Ho!  pourquoi  celui-là  m'a-t-il  interrompu? 
Je  ne  dirai  plus  rien. 

DANDIN. 

Avocat  incommode  , 
Que  ne  lui  laissiez-vous  finir  sa  période? 
Je  suois  sang  et  eau,  pour  voir  si  du  Japon 
Il  viendroil  à  bon  pcnt  au  fait  de  son  chapon  ; 
Et  vous  l'interrompez  par  un  discours  frivole. 
Parlez  donc  avocat. 

PETIT-JEAN. 

J'ai  perdu  la  parole. 

LLASDRE. 

Achève,  Petit-Jean  :  c'est  fort  bien  débuté. 
Mais  que  funt  la  tes  bras  pendans  à  ton  côté? 
Te  voilà  sur  tes  pieds  droit  comme  une  statue. 
Dégourdis-toi.  Courage;  allons,  qu'on  s'évertue. 

petit-jean- ?  remuant  les  bras. 
Quand...  je  vois.  .  Quand...  je  >ois... 


6o  LES  PLAIDEURS. 

LjlANDRE. 

Dis  donc  ce  que  tu  V(  is 

PETIT-JEAN. 

Ho  clame!  on  ne  court  pas  d'eux  lièvres  à  la  fois. 

LE  SOUFFLEUR. 

On  lit... 

PETIT-JEAN. 

On  lit... 

LE  SOUFFLEUR. 

Dans  la... 

PETIT-JEAN'. 

Dans  la... 

LE  SOUFFLEUR. 

Métamorphose... 

PETIT-JEAN. 

Comment? 

LE  SOUFFLEUR. 

Que  la  métem... 

PETIT-JEAN. 

Que  la  métem... 

LE  SOUFFLEUR. 

Psvcose... 

PETIT-JEAN. 

Psycose... 

LE  SOUFFLEUR. 

Hé,  le  cheval.' 

PETIT-JEAN. 

Et  le  cheval... 

LE  SOUFFLEUR. 

En  cor  ! 


ACTE  III,   SCENE  III.  61 

PETIT-JEAN. 


Encor... 

LB  SOUFFLEUR. 

Le  chien  ! 

PETIT-JEAN. 

Le  chien... 

LE  SOUFFLEUR. 

Le  butor! 

PETIT-JEAN. 

Le  butor... 

LE  SOUFFLEUR. 

Peste  de  l'avocat  ! 

PETIT-JEAN. 

Ah,  peste  de  toi-même! 
Voyez  cet  autre  avec  sa  face  de  carême! 
Va-t'en  au  diable. 

DANDIN. 

Et  vous ,  venez  au  fait.  Un  mot 
Du  fait. 

PBTIT-JEAN. 

Hé!  faut-il  tant  tourner  autour  du  pot? 
Ils  me  font  dire  aussi  des  mots  longs  d'une  toise, 
De  grands  mots  qui  tiendroient  d'ici  jusqu'à  Pontoise. 
Pour  moi,  je  ne  sais  point  tant  faire  de  façon 
Pour  dire  qu'un  matin  vient  de  prendre  un  chapon. 
Tant  y  a  qu'il  n'est  rien  que  votre  chien  ne  prenne; 
Qu'il  a  mangé  là-bas  un  bon  chapon  du  Maine; 
Que  la  première  fois  que  je  l'y  trouverai , 
Son  procès  est  tout  fait ,  et  je  l'assommerai. 

LLANDRE. 

Belle  conclusion  ,  et  digne  de  l'exorde! 

6. 


6a  LES   PLAIDEURS. 

PETIT-JrAN. 

Ou  l'entend  bien  toujours.  Qui  voudra  mordre  y  morde, 

DANDIN. 

Appelez  les  témoins. 

LÉANDRE. 

C'est  Lien  dit,  s'il  le  peut  : 
Les  témoins  sont  fort  cbers,  et  n'en  a  pas  qui  veut. 

PETIT-JEAN. 

Nous  en  avons  pourtant,  et  qui  sont  sans  reproche. 

DANDIN. 

Faites-les  donc  venir. 

PETIT-JEAN. 

Je  les  ai  dans  ma  poche. 
Tenez,  voilà  la  tête  et  les  pieds  du  chapon; 
Voyez-les  ,  et  jugez. 

l'intimé. 
Je  les  récuse. 

DANDIN. 

Bon! 
Pourquoi  les  récuser? 

l'intimé. 
Monsieur,  ils  sont  du  Maine. 

DANDIN. 

Il  est  vrai  que  du  Mans  il  en  vient  par  douzaine. 

L  INTIMÉ. 

Messieurs... 

DANDIN. 

Serez-vous  long,  avocat,  dites-moi? 
l'intimi  . 
Je  ne  réponds  de  rien. 


ACTE   HI,   SCENE  III,  63 

DANDIN. 

Il  est  de  bonne  foi. 
l'intima  ,  d'un  ton  finissant  en  fausset. 
Messieurs,  tout  ce  qui  peut  étonner  un  coupable, 
Tout  ce  que  les  mortels  ont  de  plus  redoutable, 
Semble  s'être  assemblé  contre  nous  par  hasard, 
Je  veux  dire  la  brigue  de  l'éloquence.  Car, 
D'un  côté,  le  crédit  du  défunt  m'épouvante; 
Et  de  l'autre  côté,  l'éloquence  éclatante 
De  maître  Petit-Jean  m'éblouit. 

DANDIN. 

Avocat, 
De  votre  ton  vous-même  adoucissez  l'éclat. 

l'intimé. 

(  d'un  ton  ordinaire.  )  (  du  heau  ton.  ) 

Oui-dà,  j'en  ai  plusieurs.  Mais,  quelque  déiiance 
Que  nous  doive  donner  la  susdite  éloquence  , 
Et  le  susdit  crédit,  ce  néanmoins,  messieurs, 
L'ancre  de  vos  bontés  nous  rassure.  D'ailleurs, 
Devant  le  grand  Dandiu  l'innocence  est  hardie; 
Oui,  devant  ce  Caton  de  Basse-Normandie, 
Ce  soleil  d'équité  qui  n'est  jamais  terni  : 

VlCTRIX  CAUSA   DUS   PLACUIT,  SED  VICTA.  CaTONI. 

DANDIN. 

Vraiment,  il  plaide  bien. 

i. 'intimé. 
Sans  craindre  aucune  chose 
Je  prends  donc  la  parole,  et  je  viens  à  ma  cause. 
Aristote,  primo,  péri  PoLincoN, 
Dit  fort  bien... 


64  L£S   PLAIDEURS. 

DANDIN. 

Avocat,  il  s'agit  d'un  chapon, 
Et  non  point  d'Aristote  et  de  sa  politique. 

L  INTIMÉ. 

Oui  ;  mais  l'autorité  du  péripatétique 
Prouveroit  que  le  bien  et  le  mal... 

DAXDLV. 

Je  prétends 
Qu'Aristote  n'a  point  d'autorité  céans. 
Au  fait. 

l'intimé. 
Pausanias,  en  ses  Corinthiaques,.. 

DAXDLV. 

Au  fait. 

l'intimé. 
Rebuffe... 

DAXDIX. 

Au  fait ,  vous  dis-je. 

l'intimé. 

Le  grand  Jacques... 

DANDIN. 

Au  fait,  au  fait,  au  fait. 

l'ixtimé. 
Harmeuopul ,  in  prompt... 

DAXDIX. 

Oh  !  je  te  vais  juger. 

L  INTIMÉ. 

Oh,  vous  êtes  si  prompt  ! 
[vite.} 
Voici  le  fait.  Un  chien  vient  dans  une  cuisine  ; 
Il  y  trouve  un  chapon,  lequel  a  bonne  mine. 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  65 

Or  celui  pour  lequel  je  parle  est  affamé, 
Celui  contre  lequel  je  parle  aute.ve  plumé; 
Et  celui  pour  lequel  je  suis  prend  en  cachette 
Celui  contre  lequel  je  parle.  L'on  décrète; 
On  le  prend.  Avocat  pour  et  contre  appelé  : 
Jour  pris.  Je  dois  parler,  je  parle,  j'ai  parlé. 

DANDIN. 

Ta  ,  ta  ,  ta,  ta.  Voilà  bien  instruire  une  affaire! 
Il  dit  fort  posément  ce  dont  on  n'a  que  faire, 
Et  court  le  grand  galop  quand  il  est  à  son  fait. 

L  INTIMÉ. 

Mais  le  premier,  monsieur,  c'est  le  beau. 

D  AND  IX. 

C'est  le  laid. 
A-t-on  jamais  plaidé  d'une  telle  méthode? 
Mais  qu'en  dit  l'assemblée? 

léandre. 

Il  est  fort  à  la  mode. 
l'Intimé  ,  dun  ton  véhément. 
Qu'arrive-t-il,  messieurs  ?  On  vient.  Comment  vient-on  ? 
On  poursuit  ma  partie;  on  force  une  maison  ; 
Quelle  maison?  maison  de  notre  propre  juge. 
On  brise  le  cellier  qui  nous  sert  de  refuge. 
De  vol,  de  brigandage  on  nous  déclare  auteurs. 
Ou  nous  traîne,  on  nous  livre  à  nos  accusateurs, 
A  maître  Petit-Jean  ,  messieurs.  Je  vous  atteste  : 
Qui  ne  sait  que  la  loi ,  si  quis  canis,  Digeste , 
De  vi,  paragrapho,  messieurs...  capo>ibus, 
Est  manifestement  contraire  à  cet  abus? 
Et  quand  il  seroit  vrai  que  Citron  ma  partie 


66  LES   PLAIDEURS. 

Auroit  mangé,  messieurs,  le  tout,  ou  Lien  partie 
Dudit  chapon,  qu'on  mette  en  compensation 
Ce  que  nous  avons  fait  avant  cette  action. 
Quand  ma  partie  a-t-elle  été  réprimandée? 
Par  qui  votre  maison  a-t-elle  été  gardée? 
Quand  avons-nous  manqué  d'aboyer  au  larron? 
Témoin  trois  procureurs,  dont  icelui  Citron 
A  déchiré  la  robe  :  on  en  verra  les  pièces. 
Pour  nous  justifier,  voulez-vous  d'autres  pièces? 


Maître  Adam... 


PETIT-JEAN. 
L  INTIMÉ. 

Laissez-nous. 

PETIT-JEAN. 

L'Intimé... 

l'intimé. 

Laissez-nous. 

TETIT-JEAN. 


enToue. 


E  INTIMÉ. 

Hé!  laissez-nous.  Euh  !  euh  ! 

DANDIN. 

Reposez-vous , 
Et  concluez. 

l'intimé  ,  d'un  ton  pesant. 
Puis  dune  qu'un  nous  permet  de  prendre 
Haleine ,  et  que  l'on  nous  défend  de  nous  étendre, 
Je  vais,  sans  rien  omettre,  et  sans  prévariquer, 
Compendieusement  énoncer,  expliquer, 
Exposer  à  vos  yeux  l'idée  universelle 
De  ma  cause ,  et  des  faits  renfermés  en  icelle. 


ACTE  III,   SCENE  III.  67 

DANDIN. 

Il  auroit  plus  tôt  fait  de  dire  tout  vingt  fois 

Que  de  l'abréger  une.  Homme,  ou,  qui  que  tu  sois, 

Diable,  conclus;  ou  bien  que  le  ciel  te  confonde! 

l'intimé. 
Je  finis. 

DANDIN. 

Ah! 

l'intimé. 
Avant  la  naissance  du  monde... 
dandin  ,  bâillant. 
Avocat ,  ah  !  passons  au  déluge. 

l'intimé. 

Avant  donc 
La  naissance  du  inonde  et  sa  création , 
Le  monde,  l'univers,  tout,  la  nature  entière 
Étoit  ensevelie  au  fond  de  la  matière. 
Les  élémens,  le  feu,  l'air,  et  la  terre,  et  l'eau, 
Enfoncés,  entassés,  ne  faisoient  qu'un  monceau, 
Une  confusion,  une  masse  sans  forme, 
Un  désordre,  un  chaos,  une  cohue  énorme. 

UîfUS  ERAT  TOTO   NATURiE  VULTUS  IN   OBBE  , 

QUEM  GRiECIDIXERE  CHAOS,  RUDISIIVOIGESTAQUE  MOLES. 

(  Dandin  endormi  se  laisse  tomber.  ) 

LÉANDRE. 

Quelle  chute,  mon  père  ! 

PETIT- JEAN. 

Ay ,  monsieur  !  comme  il  dort! 

LÉANDRE. 

Mon  père!  éveillez-vous. 


68  LES   PLAIDEURS. 

TETIT-JEAN. 

Monsieur,  êtes-vous  mort? 

LÉANDRE. 

Mon  père! 

DAXDI.V. 

Hé  bien,  hé  bien?  quoi?  qu'est-ce?  Ah!  ah!  quel  homme! 

Certes,  je  n'ai  jamais  dormi  d'un  si  bon  somme. 

1ÉAXDRE. 

Mon  père,  il  faut  juger. 

DAXDIX. 

Aux  galères. 

LXAXDRE. 

Un  chien 
Aux  galères  ! 

DAXDIX. 

Ma  foi!  je  n'y  conçois  plus  rien. 
De  monde,  de  chaos,  j'ai  la  tète  troublée. 
Hé!  concluez. 

l'intimé,  lia ;  présentant  de  petits  chiens. 

Venez,  famille  désolée; 
Venez,  pauvres  enfans  qu'on  veut  rendre  orphelins, 
Venez  faire  parler  vos  esprits  enfantins. 
Oui,  messieurs,  vous  voyez  ici  notre  misère  : 
Nous  sommes  orphelins;  rendez-nous  notre  père, 
Notre  père,  par  qui  nous  fûmes  engendrés, 
Notre  père,  qui  nous... 

DAXDIX. 

Tirez ,  tirez ,  tirez. 

L  ixtimi':. 

Notre  père,  messieurs... 


ACTE  III,  SCENE  IV.  69 

DANDIN. 

Tirez  donc.  Quels  vacarmes  ! 
Ils  ont  pissé  partout. 

l'intime. 
Monsieur ,  voyez  nos  larmes. 

D  AND  IV. 

Ouf!  Je  me  sens  déjà  pris  de  compassion. 
Ce  que  c'est  qu'à  propos  toucher  la  passion! 
Je  suis  bien  empêché.  La  vérité  me  presse  ; 
Le  crime  est  avéré;  lui-même  il  le  confesse. 
Mais,  s'il  est  condamné,  l'embarras  est  égal; 
Voilà  bien  des  enfans  réduits  à  l'hôpital. 
Mais  je  suis  occupé,  je  ne  veux  voir  personne. 

SCÈNE   IV. 

DANDIN,  LÉANDRE,  CHICANEAU,  ISABELLE,  L'INTIMÉ, 
PETIT-JLAN. 

CHICANEAU. 

Monsieur... 

dandin  ,  à  Pctit-Jcan  et  à  l'Intimé. 
Oui,  pour  vous  seuls  l'audience  se  donne. 
[A  Cliicaneau.) 
Adieu...  Mais,  s'il  vous  plaît,  quelle  est  cette  enfant-là? 

CHICANEAU. 

C'est  ma  fille,  monsieur. 

DANDIN. 

Hé!  tôt ,  rappelez-hï. 

ISABELLE. 

Vous  êtes  occupé. 

tome  11.  7 


7o  LES  PLAIDEURS. 

DANDIN. 

Moi!  je  n'ai  point  d'affaire. 
(à  Chicaneau.) 
Que  ne  me  disiez-vous  que  vous  étiez  son  père? 

CHICANEATf. 

Monsieur... 

DANDIN. 

Elle  sait  mieux  votre  affaire  que  vous. 
Dites...  Qu'elle  est  jolie,  et  qu'elle  a  les  yeux  doux! 
Ce  n'est  pas  tout,  ma  fille,  il  faut  de  la  sagesse. 
Je  suis  tout  réjoui  devoir  cette  jeunesse. 
Savez-vous  que  j'étois  un  compère  autrefois? 
On  a  parlé  de  nous. 

ISABELLE. 

Ah,  monsieur!  je  vous  crois. 

DANDTN. 

Dis-nous  :  à  qui  veux-tu  faire  perdre  la  cause? 

ISABELLE. 

A  personne. 

DANDIN. 

Pour  toi  je  ferai  toute  chose. 
Parle  donc. 

ISABELLE. 

Je  vous  ai  trop  d'obligation. 

DANDIN. 

N'avez-vous  jamais  vu  donner  la  question? 

ISABELLE. 

Non;  et  ne  le  verrai,  que  je  crois,  de  ma  vie. 

DANDIN. 

Venez  ,  je  vous  en  veux  faire  passer  l'envie. 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  71 

ISABELLE. 

Hé,  monsieur!  peut-on  voir  souffrir  des  malheureux? 

DANOIS. 

Bun!  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 

CHICAXEAU. 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  vous  dire... 

LEANDRE. 

Mou  père, 
Je  vous  vais  en  deux  mots  dire  toute  l'affaire. 
C'est  pour  un  mariage.  Et  vous  saurez  d'abord 
Qu'il  ne  tient  plus  qu'à  vous,  et  que  tout  est  d'accord. 
La  fille  le  veut  bien;  son  amant  le  respire  : 
Ce  que  la  fille  veut,  le  père  le  désire. 
C'est  à  vous  de  juger. 

d  and  in,  se  rasseyant. 

Mariez  au  plus  tôt  : 
Dès  demain,  si  l'on  veut;  aujourd'hui,  s'il  le  faut. 

LLANDRE. 

Mademoiselle,  allons,  voilà  votre  beau-père; 
Saluez-le. 

CUICANEAU. 

Comment  ! 

DANDIN. 

Quel  est  donc  ce  mystère? 

LÉANDRE. 

Ce  que  vous  avez  dit  se  fait  de  point  en  point. 

DANDIN. 

Puisque  je  l'ai  jugé,  je  n'en  reviendrai  point. 

CHICANEAU. 

Mais  on  ne  donne  pas  une  fille  sans  elle. 


72  LES  PLAIDEURS. 

I.ÉANDRE. 

Sans  doute;  et  j'en  croirai  la  charmante  Isabelle. 

CHICANEAtJ. 

Es-tu  muette?  Allons,  c'est  à  toi  de  parler. 
Parle. 

ISABELLE. 

Je  n'ose  pas,  mon  père,  en  appeler. 

CHICAXEAU. 

Mais  j'en  appelle,  moi. 

leandre  ,  lui  montrant  un  papier. 

Voyez  cette  écriture. 
Vous  n'appellerez  pas  de  votre  signature. 

CHICANEAU. 

Plaît-il  ? 

DANDIN. 

C'est  un  contrat  en  fort  bonne  façon. 

CHICANEAU. 

Je  vois  qu'on  m'a  surpris;  mais  j'en  aurai  raison  : 
De  plus  de  vingt  procès  ceci  sera  la  source. 
On  a  la  fille;  soit  :  on  n'aura  pas  la  bourse. 

LÉÀNDRE. 

Hé,  monsieur!  qui  vous  dit  qu'on  vous  demande  rien 
Laissez-nous  votre  fille,  et  gardez  votre  bien. 

CU IC  AN  EAU. 

Ah! 

LÉANDJIE. 

Mon  père,  êtes-vous  content  de  l'audience? 

DANDIN. 

Oui-dà.  Que  les  procès  viennent  en  abondance, 
Et  je  passe  avec  vous  le  reste  de  mes  jours. 


ACTE  III,   SCENE   IV.  73 

Mais  que  les  avocats  soient  désormais  plus  courts. 
Et  notre  criminel? 

LÉANDRE. 

Ne  parlons  que  de  joie  ; 
Grâce  !  grâce  !  mon  père. 

DANDIN. 

Hé  bien  !  qu'on  le  renvoi 
C'est  en  votre  faveur,  ma  bru,  ce  que  j'en  fais. 
Allons  nous  délasser  à  voir  d'autres  procès. 


FIS    DLi     fL.VlDLUUi. 


BRITANNICUS, 

TRAGÉDIE. 

1669. 


PREFACE. 


Voici  celle  de  mes  tragédies  que  je  puis  dire 
que  j'ai  le  plus  travaillée.  Cependant  j'avoue 
que  le  succès  ne  répondit  pas  d'abord  à  mes 
espérances  :  à  peine  elle  parut  sur  le  théâtre, 
qu'il  s'éleva  quantité  de  critiques  qui  sembloient 
la  devoir  détruire.  Je  crus  moi-même  que  sa 
destinée  seroit  à  l'avenir  moins  heureuse  que 
celle  de  mes  autres  tragédies.  Mais  enfin  il  est 
arrivé  de  cette  pièce  ce  qui  arrivera  toujours 
des  ouvrages  qui  auront  quelque  bonté  :  les 
critiques  se  sont  évanouies;  la  pièce  est  de- 
meurée. C'est  maintenant  celle  des  mienno 
que  la  cour  et  le  public  revoient  le  plus  volon- 
tiers :  et,  si  j'ai  fait  quelque  chose  de  solide  et 
qui  mérite  quelque  louange  ,  la  plupart  des 
connoisseurs  demeurent  d'accord  que  c'est  ce 
même  Britannicas. 


78  PRÉFACE. 

A  la  vérité ,  j'avois  travaillé  sur  des  modèles 
qui  m'avoient  extrêmement  soutenu  dans  la 
peinture  que  je  voulois  faire  de  la  cour  d'A- 
grippine  et  de  Néron.  J'avois  copié  mes  per- 
sonnages d'après  le  plus  grand  peintre  de  l'an- 
tiquité, je  veux  dire  d'après  Tacite;  et  j'étois 
alors  si  rempli  de  la  lecture  de  cet  excellent 
historien,  qu'il  n'y  a  presque  pas  un  trait  éclatant 
dans  ma  tragédie  dont  il  ne  m'ait  donné  l'idée. 
J'avois  voulu  mettre  dans  ce  recueil  un  extrait 
des  plus  beaux  endroits  que  j'ai  tâché  d'imiter; 
mais  j'ai  trouvé  que  cet  extrait  tiendroit  pres- 
que autant  de  place  que  la  tragédie.  Ainsi  le 
lecteur  trouvera  bon  que  je  le  renvoie  à  cet  au- 
teur, qui  aussi  bien  est  entre  les  mains  de  tout 
le  monde,  et  je  me  contenterai  de  rapporter 
ici  quelque  uns  de  ses  passages  sur  chacun  des 
personnages  que  j'introduis  sur  la  scène. 

Pour  commencer  par  Néron  ,  il  faut  se  sou- 
venir qu'il  est  ici  dans  les  premières  années  de 
son  règne,  qui  ont  été  heureuses,  comme  l'on 
sait.  Ainsi  il  ne  m'a  pas  été  permis  de  le  repré- 
senter aussi  méchant  qu'il  a  été  depuis.  Je  ne 


PRÉFACE.  79 

le  représente  pas  non  plus  comme  un  homme 
vertueux;  car  il  ne  l'a  jamais  été.  Il  n'a  pas  en- 
core tué  sa  mère  ,  sa  femme  ,  ses  gouverneurs; 
mais  il  a  en  lui  les  semences  de  tous  ces  crimes: 
il  commence  à  vouloir  secouer  le  joug.  Il  les 
hait  les  uns  et  les  autres  ,  il  leur  cache  sa  haine 
sous  de  fausses  caresses ,  facttis  natura  velare 
odium  fallacibus  blanditiis.  En  un  mot,  c'est  ici 
un  monstre  naissant ,  niais  qui  n'ose  encore  se 
déclarer,  et  qui  cherche  des  couleurs  à  ses  mé- 
chantes actions,  hactenus  Nero  flagitiis  et  scele- 
ribus  ve lamenta  quœsivit.  Il  ne  pouvoit  souffrir 
Octavie,  princesse  d'une  bonté  et  d'une  vertu 
exemplaires,  faio  quodam,  anquia  prœs'alent  ill'i- 
cita;  meluebaiurque  ne  in  stupra  fœminarum 
Ulustrium  prorumpevet. 

Je  lui  donne  Narcisse  pour  confident.  J'ai 
suivi  en  cela  Tacite,  qui  dit  que  Néron  porta 
impatiemment  la  mort  de  Narcisse,  parce  que 
cet  affranchi  avoit  une  conformité  merveilleuse 
avec  les  vices  du  prince  encore  cachés  eu  jus 
abditis  adhuc  vitiïs  mire  congruebat.  Ce  passage 
prouve  deux  choses  :  il  prouve  et  que  Néron 


80  PRÉFACÉ. 

étoit  déjà  vicieux ,  mais  qu'il  dissimuloit  se» 
vices;  et  que  Narcisse  l'entretenoit  dans  ses 
mauvaises  inclinations. 

J'ai  choisi  Burrhus  pour  opposer  un  honnête 
homme  à  cette  peste  de  cour  :  et  je  l'ai  choisi 
plutôt  que  Sénèque  :  en  voici  la  raison  :  Ils 
étoient  tous  deux  gouverneurs  de  la  jeunesse 
de  Néron ,  l'un  pour  les  armes,  l'autre  pour 
les  lettres;  et  ils  étoient  fameux,  Burrhus  pour 
son  expérience  dans  les  armes  et  pour  la  sévé- 
rité de  ses  mœurs,  militaribus  curis  et  severitate 
mortim;  Sénèque  pour  son  éloquence  et  le  tour 
agréable  de  son  esprit,  Seneca  prœceptis  elo- 
(juentiœ  et  comitate  konesta.  Burrhus  ,  après  sa 
mort,  l'ut  extrêmement  regretté  à  cause  de  sa 
vertu,  civitati  grande  desiderium  ejus  mansit  per 
memoriam  virtutis. 

Toute  leur  peine  étoit  de  résister  à  l'orgueil 
et  à  la  férocité  d'Agrippine,  qu<z\  candis  makc 
dominationis  cupidinibus  flagrans,  kabebat  in  par- 
tie us  Pallantcm.  Je  ne  dis  que  ce  mot  d'Agrip- 
pine ;  car  il  y  auroit  trop  de  choses  à  en  dire. 
C'est  elle  que  je  me  suis  surtout  efforcé  de  bien 


PRÉFACE.  81 

exprimer;  et  ma  tragédie  n'est  pas  moins  la 
disgrâce  d'Agrippine  que  la  mort  de  Britanni- 
cus.  «  Cette  mort  fut  un  coup  de  foudre  pour 
a  elle  ;  et  il  parut,  dit  Tacite,  par  sa  frayeur  et 
»  par  sa  consternation  ,  qu'elle  étoit  aussi  inno- 
»  cente  de  cette  mort  qu'Octavie.  Agrippine 
»  perdoit  en  lui  sa  dernière  espérance,  et  ce 
a  crime  lui  en  faisoit  craindre  un  plus  grand,  » 
sibi  supremum  auailium  ereptinn,  et  parricldli 
cxemplum  mteltigebat. 

L'âge  de  Britannicus  étoit  si  connu  qu'il  ne 
m'a  pas  été  permis  de  le  représenter  autrement 
que  comme  un  jeune  prince  qui  avoit  beaucoup 
de  cœur,  beaucoup  d'amour  et  beaucoup  de 
franchise,  qualités  ordinaires  d'un  jeune  hom- 
me. Il  avoit  quinze  ans  ;  et  on  dit  qu'il  avoit 
beaucoup  d'esprit ,  soit  qu'on  dise  vrai,  ou  que 
ses  malheurs  aient  fait  croire  cela  de  lui,  sans 
qu'il  ait  pu  en  donner  des  marques,  neque  se- 
gnem  ei  fuisse  indolent  ferunt  ,.sive  verum  ,  seu 
perieutk  commendaius  retinuit  faniam  sine  expéri- 
mente). 

Il    ne   faut  pas  s'étonner  s'il  n'a  auprès  de 

TOME    II.  8 


82  PRÉFACE, 

lui  qu'un  aussi  méchant  homme  que  Narcisse  ; 
car  il  y  avoit  long-temps  qu'on  avoit  donné  or- 
dre qu'il  n'y  eût  auprès  de  Britannicus  que  des 
gens  qui  n'eussent  ni  foi  ni  honneur,  nam  ut 
proximus  quisque  Britannico  neque  fas  nequc  fi- 
dern  pensi  haberet ,  ollm  provisum  erat. 

11  me  reste  à  parler  de  Junie.  Il  ne  la  faut 
pas  confondre  avec  une  vieille  coquette  qui 
s'appeloit  Jou  Silaxa.  C'est  ici  une  autre 
Junie,  que  Tacite  appelle  Junia  Calvina,  delà 
famille  d'Auguste,  sœur  de  Silanus,  à  qui  Clau- 
dius  avoit  promis  Octavie.  Cette  Junie  étoit 
jeune,  belle,  et,  comme  dit  Sénèque,  festi- 
vissima  omnium  puellarum.  Son  frère  et  elle 
s'aimoient  tendrement  ;  et  leurs  ennemis,  dit 
Tacite,  les  accusèrent  tous  deux  d'inceste, 
quoiqu'ils  ne  fussent  coupables  que  d'un  peu 
d'indiscrétion.  Elle  vécut  jusqu'au  règne  de 
Yespasien. 

Je  la  fais  entrer  dans  les  vestales,  quoique  , 
selon  Aulu-Gelle,  on  n'y  reçût  jamais  personne 
au-dessous  de  six  ans  ni  au-dessus  de  dix.  Biais 
Je  peuple  prend  ici  Junie  sous  sa  protection; 


PREFACE.  83 

et  j'ai  cru  qu'en  considération  de  sa  naissance, 
de  sa  vertu  et  de  son  malheur,  il  pouvoit  la 
dispenser  de  l'âge  prescrit  par  les  lois,  comme 
il  a  dispensé  de  l'âge  pour  le  consulat  tant  de 
grands  hommes  qui  avoient  mérité  ce  privi- 
lège. 


^*€#0 


PERSONNAGES. 

NÉRON  ,  empereur,  fils  d'Agrippine. 

BRITANNICUS  ,  fils  de  Messaline  et  de  l'empereur  Claudius. 

AGRIPPINE,  veuve  de  Domitien  Enobarbus ,  père  de  Néron  ,  et 

en  secondes  noces  veuve  de  l'empereur  Claudius. 
JUNIE  ,  amante  de  Britannicus. 
BURRHUS,  gouverneur  de  Néron. 
NARCISSE,  gouverneur  de  Britannicus. 
ALBINE ,  confidente  d'Agrippine. 


La  scène  est  à  Rome ,  dans  une  chambre  du  palais  de    ■ 


BÎUTANNXCUS. 


ACTE  PREMIER. 
SCÈNE  I. 

AGRIPPINE,   ALBINE. 

ALBINE. 

Quoi!  tandis  que  Néron  s'abandonne  au  sommeil, 
Faut-il  que  vous  veniez  attendre  son  réveil  ? 
Qu'errant  dans  le  palais,  sans  suite  et  sans  escorte  , 
La  mère  de  César  veille  seule  à  sa  porte  ? 
Madame,  retournez  dans  votre  appartement. 

AGRirPIM'.. 

Albine,il  ne  faut  pas  s'éloigner  un  moment. 
Je  veux  l'attendre  ici  :  les  chagrins  qu'il  me  cause 
M'occuperont  assez  tout  le  temps  qu'il  repose. 
Tout  ce  que  j'ai  prédit  n'est  que  trop  assuré; 
Contre  Britannicus  Néron  s'est  déclaré. 
L'impatient  Néron  cesse  de  se  contraindre; 
Las  de  se  faire  aimer  ,  il  veut  se  faire  craindre, 
Britannicus  le  gène,  Albine;  et  chaque  jour 
Je  sens  que  je  deviens  importune  à  mon  tour. 

ALBINE. 

Quoi  !  vous  à  qui  Néron  doit  le  jour  qu'il  respire, 
Qui  l'avez  appelé  de  si  loin  à  l'empire? 

S. 


86  BR1TANNICUS. 

Nous  qui ,  déshéritant  le  fils  de  Claudius , 
Avez  nommé  césar  l'heureux  Domitius? 
Tout  lui  parle,  madame,  en  faveur  d'Agrippine  : 
11  vous  doit  son  amour. 

AGRIPPINE. 

Il  me  le  doit,  Albine  : 
Tout,  s'il  est  généreux,  lui  prescrit  cette  loi; 
Mais  tout,  s'il  est  ingrat ,  lui  parle  contre  moi. 

ALBINE. 

S'il  est  ingrat ,  madame?  Ah!  toute  sa  conduite 
Marque  dans  son^devoir  une  ame  trop  instruite. 
Depuis  trois  ans  entiers  ,  qu'a-t-il  dit ,  qu'a-t-il  fait 
Qui  ne  promette  à  Rome  un  empereur  parfait? 
Rome,  depuis  trois  ans  par  ses  soins  gouvernée  , 
Au  temps  de  ses  consuls  croit  être  retournée  : 
11  la  gouverne  en  père.  Enfin  ,  Néron  naissant 
A  toutes  les  vertus  d'Auguste  vieillissant. 

AGRIPPINE. 

Non  ,  non,  mon  intérêt  ne  me  rend  point  injuste. 
Il  commence,  il  est  vrai ,  par  où  finit  Auguste  ; 
Mais  crains  que  ,  l'avenir  détruisant  le  passé  , 
Il  ne  finisse  ainsi  qu'Auguste  a  commencé. 
11  se  déguise  en  vain  ;  je  lis  sur  son  visage 
Des  fiers  Domitius  l'humeur  triste  et  sauvage  : 
11  mêle  avec  l'orgueil  qu'il  a  pris  dans  leur  sang 
La  fierté  des  Nérons  qu'il  puisa  dans  mon  flanc. 
Toujours  la  tyrannie  a  d'heureuses  prémices  : 
De  Rome,  pour  un  temps,  Caïus  fut  les  délices; 
Mais,  sa  feinte  bonté  se  tournant  en  fureur, 
I  es  délices  de  Rome  en  devinrent  l'horreur. 


ACTE  I,   SCENE  I.  87 

Que  m'importe  ,  après  tout,  que  Néron  plus  fidèle 
D'une  longue  vertu  laisse  un  jour  le  modèle? 
Ai-je  mis  dans  sa  main  le  timon  de  l'état 
Pour  le  conduire  au  gré  du  peuple  et  du  sénat? 
Ah!  que  de  la  patrie  il  soit,  s'il  veut,  le  père  ; 
Mais  qu'il  songe  un  peu  plus  qu'Agrippine  est  sa  mère. 
De  quel  nom  cependant  pouvons-nous  appeler 
L'attentat  que  le  jour  vient  de  nous  révéler? 
Il  sait,  car  leur  amour  ne  peut  être  ignorée, 
Que  de  Britannicus  Junie  est  adorée  : 
Et  ce  même  Néron  ,  que  la  vertu  conduit  , 
Fait  enlever  Junie  au  milieu  de  la  nuit! 
Que  veut-il?  Est-ce  haine,  est-ce  amour  qui  l'inspire  ? 
Cherche-t-il  seulement  le  plaisir  de  leur  nuire  ? 
Ou  plutôt  n'est-ce  point  que  sa  malignité 
Punit  sur  eux  l'appui  que  je  leur  ai  prêté  ? 

ALBIXE. 

Vous  leur  appui,  madame? 

AGRIFPINE. 

Arrête,  chère  Albine. 
Je  sais  que  j'ai  moi  seule  avancé  leur  ruine; 
Que  du  trône ,  où  le  sang  l'a  dû  faire  monter , 
Britannicus  par  moi  s'est  vu  précipiter. 
Par  moi  seule  éloigné  de  l'hymen  d'Octavie, 
Le  frère  de  Junie  abandonna  la  vie, 
Silanus,  sur  qui  Claude  avoit  jeté  les  yeux, 
Et  qui  comptoit  Auguste  au  rang  de  ses  aïeux. 
Néron  jouit  de  tout;  et  moi,  pour  récompense, 
Il  faut  qu'entre  eux  et  lui  je  tienne  la  balance, 
Afin  que  quelque  jour,  par  une  même  loi, 


88  BRITANNICUS. 

Rritannicus  la  tienne  entre  mon  fils  et  moi. 

ALBINE. 

Quel  dessein  ! 

AGRIPPINE. 

Je  m'assure  un  port  dans  la  tempête. 
Néron  m'échappera,  si  ce  frein  ne  l'arrête. 

ALBINE. 

Mais  prendre  contre  un  fils  tant  de  soins  superflus? 

AGRIPPINE. 

Je  le  craindrois  bientôt,  s'il  ne  me  craignoit  plus. 

ALBINE. 

Une  injuste  frayeur  vous  alarme  peut-être. 

Mais  si  Néron  pour  vous  n'est  plus  ce  qu'il  doit  être, 

Du  moins  son  changement  ne  vient  pas  jusqu'à  nous  ; 

Et  ce  sont  des  secrets  entre  César  et  vous. 

Quelques  titres  nouveaux  que  Rome  lui  défère, 

Néron  n'en  reçoit  point  qu'il  ne  donne  à  sa  mère. 

Sa  prodigue  amitié  ne  se  réserve  rien  : 

Votre  nom  est  dans  Rome  aussi  saint  que  le  sien  ; 

A  peine  parle-t-on  de  la  triste  Octavie. 

Auguste  votre  aïeul  honora  moins  Livie  : 

Néron  devant  sa  mère  a  permis  le  premier 

Qu'on  portât  des  faisceaux  couronnés  de  laurier. 

Quels  effets  voulez- vous  de  sa  recoimoissance  ? 

AGRIPPINE. 

Un  peu  moins  de  respect,  et  plus  de  confiance. 
Tous  ces  présens  ,  Alhine,  irritent  mon  dépit  : 
Je  vois  mes  honneurs  croître,  et  tomber  mon  crédit 
Non,  non,  le  temps  n'est  plus  que  Néron ,  jeune  encore, 
Me  renvoyoit  les  vœux  d'une  cour  qui  l'adore; 


ACTE  I,   SCENE  I.  a9 

Lorsqu'il  se  reposoit  sur  moi  de  tout  l'état  ; 
Que  mon  ordre  au  palais  assembloit  le  sénat; 
Et  que  derrière  un  voile,  invisible  et  présente  , 
J'étois  de  ce  grand  corps  Famé  tuute-puissante. 
Des  volontés  de  Rome  alors  mal  assuré  , 
Néron  de  sa  grandeur  n'étoit  point  enivré. 
Ce  jour,  ce  triste  jour  frappe  encor  ma  mémoire  , 
Où  Néron  fut  lui-même  ébloui  de  sa  gloire, 
Quand  les  ambassadeurs  de  tant  de  rois  divers 
Vinrent  le  reconnoître  au  nom  de  l'univers. 
Sur  son  trône  avec  lui  j'allois  prendre  ma  place  : 
J'ignore  quel  conseil  prépara  ma  disgrâce; 
Quoi  qu'il  en  soit ,  Néron ,  d'aussi  loin  qu'il  me  vit  , 
Laissa  sur  son  visage  éclater  son  dépit. 
Mon  cœur  même  en  conçut  un  inalbeureux  augure. 
L'ingrat,  d'un  faux  respect  colorant  son  injure  , 
Se  leva  par  avance;  et,  courant  m'embrasser  , 
Il  m'écarta  du  trône  où  je  m'allois  placer. 
Depuis  ce  coup  fatal ,  le  pouvoir  d'Agrippine 
Vers  sa  cbute  à  grands  pas  chaque  jour  s'achemine. 
L'ombre  seule  m'en  reste;  et  l'on  n'implore  plus 
Que  le  nom  de  Sénèque  et  l'appui  de  Burrhus. 

ALBINE. 

Ah  !  si  de  ce  soupçon  votre  ame  est  prévenue, 
Pourquoi  nourrissez-vous  le  venin  qui  vous  tue? 
Daignez  avec  César  vous  éclaircir  du  moins. 

AGRIFPINE. 

César  ne  me  voit  plus ,  Albine,  sans  témoins  : 
En  public,  à  mon  heure,  on  me  donne  audience. 
Sa  réponse  est  dictée,  et  même  son  silence. 


9o  BRITANN1CUS. 

Je  vois  deux  surveillans,  ses  maîtres  et  les  miens  , 
Présider  l'un  ou  l'autre  à  tous  nos  entretiens. 
Mais  je  le  poursuivrai  d'autant  plus  qu'il  m'évite  : 
De  son  désordre,  Albine  ,  il  faut  que  je  profite. 
J'entends  du  bruit;  on  ouvre.  Allons  subitement 
Lui  demander  raison  de  cet  enlèvement  : 
Surprenons,  s'il  se  peut,  les  secrets  de  son  aine. 
Mais  quoi  !  déjà  Burrlius  sort  de  chez  lui! 

SCÈNE  IL 

AGRIPPINE ,  BURRHUS  ,   ALBINE. 

BURRHUS. 

Madame, 
Au  nom  de  l'empereur  j'allois  vous  informer 
D'un  ordre  qui  d'abord  a  pu  vous  alarmer, 
Mais  qui  n'est  que  l'effet  d'une  sage  conduite, 
Dont  César  a  voulu  que  vous  soyez  instruite. 

AGRirri.VE. 

Puisqu'il  le  veut,  entrons;  il  m'en  instruira  mieux. 

BURRHUS. 

César  pour  quelque  temps  s'est  soustrait  à  nos  yeux. 
Déjà  par  une  porte  au  public  moins  connue 
L'un  et  l'autre  consul  vous  avoient  prévenue, 
Madame.  Mais  souffrez  que  je  retourne  exprès.... 

AGltlI'PINE. 

Non,  je  ne  trouble  point  ses  augustes  secrets. 
Cependant  voulez-vous  qu'avec  moins  de  contrainte 
L'un  et  l'autre  une  fois  nous  nous  parlions  sa  us  feinte? 


ACTE  I,  SCENE  II.  91 

BURRHRS. 

Burrrhus  pour  le  mensonge  eut  toujours  trop  d'horreur. 

AGRIPPINE. 

Prétendez-vous  long-temps  me  cacher  l'empereur? 

Ne  le  verrai-je  plus  qu'à  titre  d'importune? 

Ai-je  donc  élevé  si  haut  votre  fortune 

Pour  mettre  une  barrière  entre  mon  fils  et  moi? 

Ne  l'osez-vous  laisser  un  moment  sur  ma  foi? 

Entre  Sénèque  et  vous  disputez-vous  la  gloire 

A  qui  m'effacera  plus  tôt  de  sa  mémoire  ? 

Vous  l'ai-je  confié  pour  en  faire  un  ingrat, 

Pour  être,  sous  son  nom,  les  maîtres  de  l'état? 

Certes,  plus  je  médite,  et  moins  je  me  figure 

Que  vous  m'osiez  compter  pour  votre  créature; 

Vous,  dont  j'ai  pu  laisser  vieillir  l'ambition 

Dans  les  honneurs  obscurs  de  quelque  légion; 

Et  moi ,  qui  sur  le  trône  ai  suivi  mes  ancêtres, 

Moi  fille,  femme ,  sœur  et  mère  de  vos  maîtres  ! 

Que  prétendez-vous  donc?  Pensez-vous  que  ma  voi\ 

Ait  fait  un  empereur  pour  m'en  imposer  trois? 

Néron  n'est  plus  enfant  :  n'est-il  pas  temps  qu'il  règne? 

Jusqu'à  quand  voulez-vous  que  l'empereur  vous  craigne? 

Ne-sauroit-il  rien  voir  qu'il  n'emprunte  vos  veux  ? 

Pour  se  conduire  enfin  n'a-t-il  pas  ses  aïeux  ? 

Qu'il  choisisse ,  s'il  veut ,  d'Auguste  ou  de  Tibère  ; 

Qu'il  imite,  s'il  peut,  Germanicus  mon  père. 

Parmi  tant  de  héros  je  n'ose  me  placer; 

Mais  il  est  des  vertus  que  je  lui  puis  tracer  : 

Je  puis  l'instruire  au  moins  combien  sa  confidence 

Entre  un  sujet  et  lui  doit  laisser  de  distance. 


92  BRITANNICUS. 

BURRHUS. 

Je  ne  m'étois  chargé  dans  cette  occasion 
Que  d'excuser  César  d'une  seule  action  ; 
Mais  puisque,  sans  vouloir  que  je  le  justifie , 
Vous  me  rendez  garant  du  reste  de  sa  vie, 
Je  répondrai,  madame,  avec  la  liberté 
D'un  soldat  qui  sait  mal  farder  la  vérité. 
Vous  m'avez  de  César  confié  la  jeunesse, 
Je  l'avoue,  et  je  dois  m'en  souvenir  sans  cesse. 
Mais  vous  avois-je  fait  serment  de  le  trahir, 
D'en  faire  un  empereur  qui  ne  sût  qu'obéir? 
?NTon.  Ce  n'est  plus  à  vous  qu'il  faut  que  j'en  réponde; 
Ce  n'est  plus  votre  fils,  c'est  le  maître  du  monde. 
J'en  dois  compte,  madame,  à  l'empire  romain, 
Qui  croit  voir  son  salut  ou  sa  perte  en  ma  main. 
Ah!  si  dans  l'ignorance  il  le  falloit  instruire, 
N'avoit-on  que  Sénèque  et  moi  pour  le  séduire? 
Pourquoi  de  sa  conduite  éloigner  les  flatteurs? 
Falloit-il  dans  l'exil  chercher  des  corrupteurs? 
La  cour  de  Claudius,en  esclaves  fertile, 
Pour  deux  que  l'on  cherchoit  en  eût  présenté  mille, 
Qui  tous  auroient  brigué  l'honneur  de  l'avilir  : 
Dans  une  longue  enfance  ils  l'auroient  fait  vieillir. 
De  quoi  vous  plaignez-vous,  madame?  On  vous  révère: 
Ainsi  que  par  César,  on  jure  par  sa  mère. 
L'empereur,  il  est  vrai,  ne  vient  plus  chaque  jour 
Mettre  à  vos  pieds  l'empire,  et  grossir  votre  cour  : 
Mais  le  doit-il,  madame?  et  sa  reconnoissance 
Ne  peut-elle  éclater  que  dans  sa  dépendance? 
Toujours  humble,  toujours  le  timide  Néron 


ACTE  I,   SCÈNE  II.  93 

N'ose-t-il  être  Auguste  et  César  que  de  nom? 
Vous  le  dirai-je  enfin?  Rome  le  justifie. 
Rome,  à  trois  affranchis  si  long-temps  asservie, 
A  peine  respirant  du  joug  qu'elle  a  porté, 
Du  règne  de  Néron  compte  sa  liberté. 
Que  dis-je!  la  vertu  semble  même  renaître. 
Tout  l'empire  n'est  plus  la  dépouille  d'un  maître: 
Le  peuple  au  champ  de  Mars  nomme  ses  magistrats; 
César  nomme  les  chefs  sur  la  foi  des  soldats; 
Thraséas  au  sénat,  Corbulon  dans  l'armée. 
Sont  encore  innocens,  malgré  leur  renommée; 
Les  déserts,  autrefois  peuplés  de  sénateurs, 
Ne  sont  plus  habités  que  par  leurs  délateurs. 
Qu'importe  que  César  continue  à  nous  croire, 
Pourvu  que  nos  conseils  ne  tendent  qu'à  sa  gloire; 
Pourvu  que,  dans  le  cours  d'un  règne  florissant, 
Rome  soit  toujours  libre,  et  César  t ont-puissant? 
Mais,  madame,  Néron  suffit  pour  se  conduire. 
J'obéis,  sans  prétendre  à  l'honneur  de  l'instruire. 
Sur  ses  aïeux,  sans  doute,  il  n'a  qu'à  se  régler  : 
Pour  bien  faire,  Néron  n'a  qu'à  se  ressembler. 
Heureux  si  ses  vertus,  l'une  à  l'autre  en  chaînées, 
Ramènent  tous  les  ans  ses  premières  années  ! 


AGUITPIXE. 


Ainsi,  sur  l'avenir  n'osant  vous  assurer, 
Vous  croyez  que  sans  vous  Néron  va  s'égarer. 
Mais  vous,  qui  ,  jusqu'ici  content  de  votre  ouvrage 
"Venez  de  ses  vertus  nous  rendre  témoignage  , 
Expliquez-nous  pourquoi,  devenu  ravisseur, 
Néron  deSilanus  fait  enlever  la  sœur. 

TOME    II.  9- 


94  BRITANNICUS. 

Ne  tient-il  qu'à  marquer  de  cette  ignominie 
Le  sang  de  mes  aïeux  qui  brille  dans  Junie? 
De  quoi  l'accuse-t-il?  et  par  quel  attentat 
Devient-elle  en  un  jour  criminelle  d'état  ; 
Elle  qui,  sans  orgueil  jusqu'alors  élevée, 
N'auroit  point  vu  Néron,  s'il  ne  l'eût  enlevée, 
Et  qui  même  auroit  mis  au  rang  de  ses  bienfaits 
L'heureuse  liberté  de  ne  le  voir  jamais? 

EURRHUS. 

Je  sais  que  d'aucun  crime  elle  n'est  soupçonnée. 
Mais  jusqu'ici  César  ne  l'a  point  condamnée, 
Madame  :  aucun  objet  ne  blesse  ici  ses  yeux; 
Elle  est  dans  un  palais  tout  plein  de  ses  aïeux. 
Vous  savez  que  les  droits  qu'elle  porte  avec  elle 
Peuvent  de  son  époux  faire  un  prince  rebelle  ; 
Que  le  sang  de  César  ne  se  doit  allier 
Qu'à  ceux  à  qui  César  le  veut  bien  confier  : 
Et  vous-même  avoûrez  qu'il  ne  seroit  pas  juste 
Qu'on  disposât  sans  lui  de  la  nièce  d'Auguste. 

AGRIPPINE. 

Je  vous  entends  :  Néron  m'apprend  par  votre  voix 
Qu'en  vain  Britannicus  s'assure  sur  mon  choix. 
En  vain,  pour  détourner  ses  yeux  de  sa  misère, 
J'ai  flatté  son  amour  d'un  hymen  qu'il  espère  : 
A  ma  confusion  ,  Néron  veut  faire  voir 
Qu'Agrippine  promet  par-delà  son  pouvoir. 
Home  de  ma  faveur  est  trop  préoccupée  ; 
îl  veut  par  cet  affront  qu'elle  soit  détrompée, 
Et  que  tout  l'univers  apprenne  avec  terreur 
A  ne  confondre  plus  mon  fils  et  l'empereur. 


ACTE  I,    SCÈNE  II.  95 

Il  le  peut.  Toutefois  j'ose  encore  lui  dire 
Qu'il  doit  avant  ce  coup  affermir  son  empire; 
Et  qu'en  me  réduisant  à  la  nécessité 
D'éprouver  contre  lui  ma  foible  autorité  , 
Il  expose  la  sienne;  et  que  dans  la  balance 
Mon  nom  peut-être  aura  plus  de  poids  qu'il  ne  pense. 

BURR.BU3. 

Quoi, madame!  toujours  soupçonner  son  respect! 
Ne  peut-il  faire  un  pas  qu'il  ne  vous  soit  suspect? 
L'empereur  vous  croit-il  du  parti  de  Junie? 
Avec  Britannicus  vous  croit-il  réunie? 
Quoi  !  de  vos  ennemis  devenez-vous  l'appui 
Pour  trouver  un  prétexte  à  vous  plaindre  de  lui  ? 
Sur  le  moindre  discours  qu'on  pourra  vous  redire 
Serez-vous  toujours  prête  à  partager  l'empire? 
Vous  craindrez-vous  sans  cesse?  et  vos  embrassemens 
Ne  se  passeront-ils  qu'en  éclaircissemens  ? 
Ah!  quittez  d'un  censeur  la  triste  diligence; 
D'une  mère  facile  affectez  l'indulgence  : 
Souffrez  quelques  froideurs  sans  les  faire  éclater; 
Et  n'avertissez  point  la  cour  de  vous  quitter. 

AGRIPP1NE. 

Et  qui  s'honoreroit  de  l'appui  d'Agrippine, 
Lorsque  Néron  lui-même  annonce  ma  ruine; 
Lorsque  de  sa  présence  il  semble  me  bannir  ; 
Quand  Burrbus  à  sa  porte  ose  me  retenir  ? 


B'JllUHUS. 


Madame,  je  vois  bien  qu'il  est  temps  de  me  taire, 
Et  que  ma  liberté  commence  à  vous  déplaire. 
La  douleur  est  injuste;  et  toutes  les  raisons 


y6  BRITANNICUS. 

Qui  ne  la  flattent  point  aigrissent  ses  soupçons. 

Voici  Britannicus.  Je  lui  cède  ma  place. 

Je  vous  laisse  écouter  et  plaindre  sa  disgrâce  , 

Et  peut-être,  madame,  en  accuser  les  soins 

De  ceux  que  l'empereur  a  consultés  le  moins. 

SCÈNE  III. 

AGRIPPINE,  BRITANNICUS,  NARCISSE,  ALBINE. 

AGIUPPINE. 

Ah,  prince!  où  courez-vous?  Quelle  ardeur  inquiète 
Parmi  vos  ennemis  en  aveugle  vous  jette? 
Que  venez-vous  chercher? 

BRITANNICUS. 

Ce  que  je  cherche!  Ah,  dieux  ! 
Tout  ce  que  j'ai  perdu,  madame,  est  en  ces  lieux. 
De  mille  affreux  soldats  Junie  environnée 
S'est  vue  en  ce  palais  indignement  traînée. 
Hélas  !  de  quelle  horreur  ses  timides  esprits 
A  ce  nouveau  spectacle  auront  été  surpris  ! 
Enfin  on  me  l'enlève.  Une  loi  trop  sévère 
Va  séparer  deux  cœurs  qu'assembloit  leur  misère  : 
Sans  doute  on  ne  veut  pas  que  ,  mêlant  nos  douleurs  , 
Nous  nous  aidions  l'un  l'autre  à  porter  nos  malheurs. 

AGiurriNE. 

Il  suffit.  Comme  vous  je  ressens  vos  injures  ; 
Mes  plaintes  ont  déjà  précédé  vos  murmures. 
Mais  je  ne  prétends  pas  qu'un  impuissant  courroux 
Dégage  ma  parole  et  m'acquitte  envers  vous. 


ACTE  I,    SCÈNE   IV.  97 

Je  ne  m'explique  point.  Si  vous  voulez  m'entendre, 
Suivez-moi  chez  Pallas,  où  je  vais  vous  attendre. 

SCÈNE   IV. 

BRITANNICUS ,  NARCISSE. 

BRITANXICITS. 

La  croirai-je,  Narcisse?  et  dois-je  sur  sa  foi 
La  prendre  pour  arbitre  entre  son  fils  et  moi  ? 
Qu'en  dis-tu?  N'est-ce  pas  cette  même  Agrippine 
Que  mon  père  épousa  jadis  pour  ma  ruine  , 
Et  qui,  si  je  t'en  crois,  a  de  ses  derniers  jours, 
Trop  lents  pour  ses  desseins ,  précipité  le  cours? 

NARCISSE. 

N'importe  :  elle  se  sent  comme  vous  outragée  ; 

A  vous  donner  Junie  elle  s'est  engagée  : 

Unissez  vos  chagrins,  liez  vos  intérêts. 

Ce  palais  retentit  en  vain  de  vos  regrets  : 

Tandis  qu'on  vous  verra  d'une  voix  suppliante 

Semer  ici  la  plainte  et  non  pas  l'épouvante, 

Que  vos  ressentimens  se  perdront  en  discours  , 

Il  n'en  faut  pas  douter,  vous  vous  plaindrez  toujours. 

BRITANNICTIS. 

Ah,  Narcisse!  tu  sais  si  de  la  servitude 

Je  prétends  faire  encore  une  longue  habitude; 

Tu  sais  si  pour  jamais,  de  ma  chute  étonné, 

Je  renonce  à  l'empire  oùj'étois  destiné. 

Mais  je  suis  seul  encor  :  les  amis  de  mon  père 

Sont  autant  d'inconnus  que  glace  ma  misère  ; 

Et  ma  jeunesse  même  écarte  loin  de  moi 

y- 


98  BRITANNICUS. 

Tous  ceux  qui  dans  le  cœur  me  réservent  leur  foi. 
Pour  moi,  depuis  un  an  qu'un  peu  d'expérience 
M'a  donné  de  mon  sort  la  triste  connoissance, 
Que  vois-je  autour  de  moi,  que  des  amis  vendus 
Qui  sont  de  tous  mes  pas  les  témoins  assidus, 
Qui,  choisis  par  Néron  pour  ce  commerce  infâme, 
Trafiquent  avec  lui  des  secrets  de  mon  ame? 
Quoi  qu'il  en  soit,  Narcisse,  on  me  vend  tous  les  jours 
Il  prévoit  mes  desseins,  il  entend  mes  discours; 
Comme  toi,  dans  mon  cœur  il  sait  ce  qui  se  passe. 
Que  t'en  semble,  Narcisse? 

NARCISSE. 

Ah!  quelle  ame  assez  basse.. 
C'est  à  vous  de  choisir  des  confidens  discrets, 
Seigneur,  et  de  ne  pas  prodiguer  vos  secrets. 

BRITANNICUS. 

Narcisse,  tu  dis  vrai;  mais  cette  défiance 
Est  toujours  d'un  grand  cœur  la  dernière  science: 
On  le  trompe  long-temps.  Mais  enfin  je  te  croi, 
Ou  plutôt  je  fais  vœu  de  ne  croire  que  toi. 
Mon  père,  il  m'en  souvient,  m'assura  de  ton  zèle  : 
Seul  de  ses  affranchis  tu  m'es  toujours  fidèle  ; 
Tes  yeux,  sur  ma  conduite  incessamment  ouverts  , 
M'ont  sauvé  jusqu'ici  de  mille  écueils  couverts. 
Va  donc  voir. si  le  bruit  de  ce  nouvel  orage 
Aura  de  nos  amis  excité  le  courage. 
Examine  leurs  yeux,  observe  leurs  discours; 
Vois  si  j'en  puis  attendre  un  fidèle  secours. 
Surtout  dans  ce  palais  remarque  avec  adresse 
Avec  quel  soin  Néron  fait  garder  la  princesse; 


ACTE  I,   SCENE  IV.  99 

Sache  si  du  péril  ses  beaux  yeux  sont  remis, 
Et  si  sou  entretien  m'est  encore  permis. 
Cependant  de  Néron  je  vais  trouver  la  mère 
Chez  Pallas,  comme  toi  l'affranchi  de  mon  père  : 
Je  vais  la  voir,  l'aigrir,  la  suivre,  et,  s'il  se  peut, 
M'engager  sous  son  nom  plus  loin  qu'elle  ne  veut. 


FIN     DU     rHtMlïIl     Al  IL. 


BRITANNICUS. 


ACTE   SECOjND. 

SCÈNE  I. 

NÉRON,  BURRHUS,  NARCISSE;  gardes. 


N'en  doutez  point ,  Burrhus  :  malgré  ses  injustices  , 
C'est  ma  mère;  et  je  veux  ignorer  ses  caprices  : 
Mais  je  ne  prétends  plus  ignorer  et  souffrir 
Le  ministre  insolent  qui  les  ose  nourrir. 
Pallas  de  ses  conseils  empoisonne  ma  mère; 
Il  séduit  chaque  jour  Britannicus  mon  frère  : 
Ils  l'écoutent  lui  seul  ;  et  qui  suivrait  leurs  pas 
Les  trouveroit  peut-être  assemblés  chez  Palias. 
C'en  est  trop.  De  tous  deux  il  faut  que  je  l'écarté. 
Pour  la  dernière  fois,  qu'il  s'éloigne,  qu'il  parte; 
Je  le  veux,  je  l'ordonne  :  et  que  la  fin  du  jour 
Ne  le  retrouve  pas  dans  Rome  ou  dans  ma  cour. 
Allez  :  cet  ordre  importe  au  salut  de  l'empire. 

(  aux  gardes.  ) 
Vous,  Narcisse,  approchez.  Et  vous,  qu'on  se  relire. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  101 

SCÈNE  IL 

NÉRON ,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Grâces  aux  dieux,  seigneur,  Junie  entre  vos  mains 
Vous  assure  aujourd'hui  du  reste  des  Romains. 
Vos  ennemis,  déchus  de  leur  vaine  espérance , 
Sont  allés  chez  Pallas  pleurer  leur  impuissance. 
Mais  que  vois-je!  vous-même,  inquiet,  étonné, 
Plus  que  Britannicus  paroissez  consterné. 
Que  présage  à  mes  yeux  cette  tristesse  obscure, 
Et  ces  sombres  regards  errans  à  l'aventure? 
Tout  vous  rit  :  la  fortune  obéit  à  vos  vœux. 

\l:  Il  ON. 

Narcisse,  c'en  est  fait,  Néron  est  amoureux. 

NARCISSE. 

Vous? 

NERON. 

Depuis  un  moment,  mais  pour  toute  ma  vie« 
J'aime  :  que  dis-je,  aimer?  j'idolâtre  Junie. 

NARCISSE. 

Vous  l'aimez? 

NERON. 

Excité  d'un  désir  curieux, 
Cette  nuit  je  l'ai  vue  arriver  en  ces  lieux  , 
Triste ,  levant  au  ciel  ses  yeux  mouillés  de  larmes, 
Qui  brilloient  au  travers  des  flambeaux  et  des  armes  ; 
Belle  sans  ornement,  dans  le  simple  appareil 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'arracher  au  sommeil. 
Que  veux-tu?  Je  ne  sais  si  cette  négligence , 


loa  BRITANNICUS. 

Les  ombres,  les  flambeaux,  les  cris  et  le  silence, 
Et  le  farouche  aspect  de  ses  fiers  ravisseurs , 
Relevoient  de  ses  yeux  les  timides  douceurs  : 
Quoi  qu'il  en  soit,  ravi  d'une  si  belle  vue, 
J'ai  voulu  lui  parler,  et  ma  voix  s'est  perdue; 
Immobile,  saisi  d'un  long  étonnement, 
Je  l'ai  laissé  passer  dans  son  appartement. 
J'ai  passé  dans  le  mien.  C'est  là  que,  solitaire, 
De  son  image  en  vain  j'ai  voulu  me  distraire. 
Trop  présente  à  mes  yeux,  je  croyois  lui  parler  : 
J'aimois  jusqu'à  ses  pleurs  que  je  faisois  couler. 
Quelquefois,  mais  trop  tard,  je  lui  demandois  grâce  : 
J'employois  les  soupirs,  et  même  la  menace. 
Voilà  comme,  occupé  de  mon  nouvel  amour, 
Mes  yeux  sans  se  fermer  ont  attendu  le  jour. 
Mais  je  m'en  fais  peut-être  une  trop  beile  image; 
Elle  m'est  apparue  avec  trop  d'avantage  : 
Narcisse,  qu'en  dis-tu? 

NARCISSE. 

Quoi,  seigneur!  croira-t-on 
Qu'elle  ait  pu  si  long-temps  se  cacher  à  Néron? 

NLHON. 

Tu  le  sais  bien  ,  Narcisse.  Et  soit  que  sa  colère 
M'imputât  le  malheur  qui  lui  ravit  son  frère; 
Soit  que  son  cœur,  jaloux  d'une  austère  fierté, 
Enviât  à  nos  yeux  sa  naissante  beauté, 
Fidèle  à  sa  douleur,  et  dans  l'ombre  enfermée, 
Elle  se  déroboit  même  à  sa  renommée. 
Et  c'est  cette  vertu,  si  nouvelle  à  la  cour, 
Dont  la  persévérance  irrite  mon  amour. 


ACTE  II,   SCENE  II.  io5 

Quoi,  Narcisse!  tandis  qu'il  n'est  point  de  Romaine 
Que  mon  amour  n'honore  et  ne  rende  plus  vaine, 
Qui ,  dès  qu'à  ses  regards  elle  ose  se  fier, 
Sur  le  cœur  de  César  ne  les  vienne  essayer, 
Seule,  dans  son  palais,  la  modeste  Junie 
Regarde  leurs  honneurs  comme  une  ignominie, 
Fuit,  et  ne  daigne  pas  peut-être  s'informer 
Si  César  est  aimable,  ou  bien  s'il  sait  aimer! 
Dis-moi ,  Britannicus  l'aime-t-il? 

NARCISSE. 

Quoi!  s'il  l'aime, 
Seigneur? 

J.ERON. 

Si  jeune  encor,  se  connoît-il  lui-même? 
D'un  regard  enchanteur  connoit-il  le  poison? 

NARCISSE. 

Seigneur,  l'amour  toujours  n'attend  pas  la  raison. 
N'en  doutez  point,  il  L'aime.  Instruits  par  tant  de  charmes, 
Ses  yeux  sont  déjà  faits  à  l'usage  des  larmes. 
A  ses  moindres  désirs  il  sait  s'accommoder; 
Et  peut-être  déjà  sait-il  persuader. 

NÉRON. 

Que  dis-tu?  Sur  son  cœur  il  auroit  quelque  empire? 

NARCISSE. 

Je  ne  sais.  Mais,  seigneur,  ce  que  je  puis  vous  dire, 

Je  l'ai  vu  quelquefois  s'arracher  de  ces  lieux, 

Le  cœur  plein  d'un  courroux  qu  il  cachoit  à  vos  yeux; 

D'une  cour  qui  le  fuit  pleurant  l'ingratitude, 

Las  de  votre  grandeur  et  de  sa  servitude, 

Entre  l'impatience  et  la  crainte  flottant, 


io4  BRITANNICUS. 

Il  alîoit  voir  Junie,  et  revenoit  content. 

NERON. 

D'autant  plus  malheureux  qu'il  aura  su  lui  plaire, 
Narcisse,  il  doit  plutôt  souhaiter  sa  colère  : 
Néron  impunément  ne  sera  pas  jaloux. 

NARCISSE. 

Vous?  Et  de  quoi,  seigneur,  vous  inquiétez-vous? 
Junie  a  pu  le  plaindre  et  partager  ses  peines; 
Elle  n'a  vu  couler  de  larmes  que  les  siennes  : 
Mais  ,  aujourd'hui,  seigneur,  que  ses  yeux  dessillés  , 
Regardant  de  plus  près  l'éclat  dont  vous  brillez, 
Verront  autour  de  vous  les  rois  sans  diadème, 
Inconnus  dans  la  foule,  et  son  amant  lui-même, 
Attachés  sur  vos  veux,  s'honorer  d'un  regard 
Que  vous  aurez  sur  eux  fait  tomber  au  hasard  ; 
Quand  elle  vous  verra,  de  ce  degré  de  gloire, 
Venir  en  soupirant  avouer  sa  victoire; 
Maître,  n'en  doutez  point,  d'un  cœur  déjà  charmé, 
Commandez  qu'on  vous  aime,  et  vous  serez  aimé. 

NERON. 

A  combien  de  chagrins  il  faut  que  je  m'apprête! 
Que  d'importunités! 

NARCISSE. 

Quoi  donc  !  qui  vous  arrête, 
Seigneur? 

NERON. 

Tout:  Octavie,  Agrippine,  Burrhus, 
Sénèque,  Rome  entière,  et  trois  ans  de  vertus. 
Non  que  pour  Octavie  un  reste  de  tendresse 
M'attache  à  son  hymen,  et  plaigne  sa  jeunesse. 


ACTE   II,   SCENE  II.  io5 

Mes  yeux,  depuis  long-temps  fatigués  de  ses  soins, 
Rarement  de  ses  pleurs  daignent  être  témoins. 
Trop  heureux  si  bientôt  la  faveur  d'un  divorce 
Me  soulageoit  d'un  joug  qu'on  m'imposa  par  force  ! 
Le  ciel  même  en  secret  semble  la  condamner  : 
Ses  vœux  depuis  quatre  ans  ont  beau  l'importuner, 
Les  dieux  ne  montrent  point  que  sa  vertu  les  touche  : 
D'aucun  gage,  Narcisse,  ils  n'honorent  sa  couche j 
L'empire  vainement  demande  un  héritier. 

NARCISSE. 

Que  tardez-vous,  seigneur,  à  la  répudier? 
L'empire,  votre  cœur  ,  tout  condamne  Octavie. 
Auguste  votre  aïeul  soupiroit  pour  Livie  : 
Par  un  double  divorce  ils  s'unirent  tous  deux; 
Et  vous  devez  l'empire  à  ce  divorce  heureux. 
Tibère,  que  l'hymen  plaça  dans  sa  famille, 
Osa  bien  à  ses  yeux  répudier  sa  fille. 
Vous  seul,  jusques  ici  contraire  à  vos  désirs, 
N'osez  par  un  divorce  assurer  vos  plaisirs. 

NERON. 

Hé  ,  ne  connois-tu  pas  l'implacable  Agrippine? 

Mon  amour  inquiet  déjà  se  l'imagine 

Qui  m'amène  Octavie,  et  d'un  œil  enflammé 

Attes*e  les  saints  droits  d'un  nœud  qu'elle  a  formé, 

Et,  portant  à  mon  cœur  des  atteintes  plus  rudes, 

Me  fait  un  long  récit  de  mes  ingratitudes. 

De  quel  front  soutenir  ce  fâcheux  entretien? 

NARCISSE. 

N'êtes-vous  pas,  seigneur,  votre  maître  et  le  sien? 
Vous  verrons-nous  toujours  trembler  sous  sa  tutelle? 
Vivez,  régnez  pour  nous  :  c'est  trop  régner  pour  elle. 
TOME   ir.  lu 


io6  BRITANNICUS. 

Craignez-vous?..  Mais,seigneur,vous  ne  la  craignez  pas: 
Vous  venez  de  bannir  le  superbe  Pallas, 
Pallas  dont  vous  savez  qu'elle  soutient  l'audace. 

r  NÉHON. 

Eloigné  de  ses  yeux,  j'ordonne,  je  menace, 
J'écoute  vos  conseils,  j'ose  les  approuver, 
Je  m'excite  contre  elle,  et  tâche  à  la  braver: 
Mais,  je  t'expose  ici  mon  ame  toute  nue, 
Sitôt  que  mon  malheur  me  ramène  à  sa  vue, 
Soit  que  je  n'ose  encor  démentir  le  pouvoir 
De  ces  yeux  où  j'ai  lu  si  long-temps  mon  devoir, 
Soit  qu'à  tant  de  bienfaits  ma  mémoire  fidèle 
Lui  soumette  en  secret  tout  ce  que  je  tiens  d'elle  ; 
Mais  enfin  mes  efforts  ne  me  servent  de  rien  : 
Mon  génie  étonné  tremble  devant  le  sien. 
Et  c'est  pour  m'affranchir  de  cette  dépendance 
Que  je  la  fuis  partout,  que  même  je  l'offense, 
Et  que  de  temps  en  temps  j'irrite  ses  ennuis, 
Afin  qu'elle  m'évite  autant  que  je  la  fuis. 
Mais  je  t'arrête  trop  :  retire-toi,  Narcisse; 
Britannicus  pourroit  t'accuser  d'artifice. 

NARCISSE. 

Non,  non;  Britannicus  s'abandonne  à  ma  foi. 
Par  son  ordre,  seigneur,  il  croit  que  je  vous  voi , 
Que  je  m'informe  ici  de  tout  ce  qui  le  touche, 
Et  veut  de  vos  secrets  être  instruit  par  ma  bouche. 
Impatient  surtout  de  revoir  ses  amours, 
Il  attend  de  mes  soins  ce  fidèle  secours. 

NÉRON. 

J'y  consens;  porte-lui  cette  douce  nouvelle  : 
Il  la  verra. 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  107 

NARCISSE. 

Seigneur,  bannissez-le  loin  d'elle. 

NÉRON. 

J'ai  mes  raisons,  Narcisse;  et  tu  peux  concevoir 
Que  je  lui  vendrai  cher  le  plaisir  de  la  voir. 
Cependant  vante-lui  ton  heureux  stratagème; 
Dis-lui  qu'en  sa  faveur  on  me  trompe  moi-même, 
Qu'il  la  voit  sans  mon  ordre.  On  ouvre;  la  voici. 
Va  retrouver  ton  maître ,  et  l'amener  ici. 

SCÈNE  III. 

NÉROX,  JUNIE. 

NÉRON. 

Vous  vous  troublez,  madame,  et  changez  de  vidage  : 
Lisez-vous  dans  mes  yeux  quelque  triste  présage  ? 

JUNIE. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  déguiser  mon  erreur; 
J'allois  voir  Octavie,  et  non  pas  l'empereur. 

NÉRON. 

Je  le  sais  bien,  madame,  et  n'ai  pu  sans  envie 
Apprendre  vos  bontés  pour  l'heureuse  Octavie. 

JUNIE. 

Vous,  seigneur? 

NÉRON. 

Pensez-vous,  madame,  qu'en  ces  lieux 
Seule  pour  vous  connoître  Octavie  ait  des  yeux  ? 

JUNIE. 

Et  quel  autre,  seigneur,  voulez-vous  que  j'implore? 
A  qui  demanderois-je  un  crime  que  j'ignore? 


io8  BKITANMCUS. 

Vous  qui  le  punissez  ,  vous  ne  l'ignorez  pas  : 

Ue  grâce,  apprenez-moi ,  seigneur,  mes  attentats. 

NÉRON. 

Quoi,  madame!  est-ce  donc  une  légère  offense 
De  m'avoir  si  long-temps  caché  votre  présence? 
Ces  trésors  dont  le  ciel  voulut  vous  embellir, 
Les  avez-vous  reçus  pour  les  ensevelir  ? 
L'heureux  Britannicus  verra-t-il  sans  alarmes 
Croître ,  loin  de  nos  yeux ,  son  amour  et  vos  charmes? 
Pourquoi,  de  cette  gloire  exclus  jusqu'à  ce  jour, 
M'avez-vous  ,  sans  pitié,  relégué  dans  ma  cour? 
On  dit  plus  :  vous  souffrez,  sans  en  être  offensée, 
Qu'il  vous  ose,  madame,  expliquer  sa  pensée; 
Car  je  ne  croirai  point  que,  sans  me  consulter, 
La  sévère  Junie  ait  voulu  le  flatter, 
Ni  qu'elle  ait  consenti  d'aimer  et  d'être  aimée, 
Sans  que  j'en  sois  instruit  que  par  la  renommée. 

IDNII. 

Je  ne  vous  nierai  point ,  seigneur,  que  ses  soupirs 
M'ont  daigné  quelquefois  expliquer  ses  désirs. 
Il  n'a  point  détourné  ses  regards  d'une  fille 
Seul  reste  du  débris  d'une  illustre  famille  : 
Peut-être  il  se  souvient  qu'en  un  temps  plus  heureux 
Son  père  me  nomma  pour  l'objet  de  ses  vœux. 
Il  m'aime;  il  obéit  à  l'empereur  son  père, 
Et  j'ose  dire  encore,  à  vous ,  à  votre  mère  : 
Vos  désirs  sont  toujours  si  conformes  aux  siens... 

Nl'.llON. 

Ma  mère  a  ses  desseins,  madame,  et  j'ai  les  mien- 
Ne  parlons  plus  ici  de  Claude  et  d'Agrippiue; 


ACTE   II,   SCENE   III.  109 

Ce  n'est  point  par  leur  choix  que  je  me  détermine. 
C'est  à  moi  seul,  madame,  à  répondre  de  vous; 
Et  je  veux  de  ma  main  vous  choisir  un  époux. 

JUNTE. 

Ah,  seigneur!  songez-vous  que  toute  autre  alliance 
Fera  honte  aux  Césars,  auteurs  de  ma  naissance? 

-Nl.UON. 

Non,  madame;  l'époux  dont  je  vous  entretiens 
Peut  sans  honte  assemhler  vos  aïeux  et  les  siens  : 
Vous  pouvez,  sans  rougir,  consentir  à  sa  flamme. 

JUNIE. 

Et  quel  est  donc,  seigneur,  cet  époux? 

NÉRON. 

Moi,  madame. 

JUME. 

Vous  ! 

NÉRON. 

Je  vous  nommerois,  madame,  un  autre  nom  , 
Si  j'en  savois  quelque  autre  au-dessus  de  Néron. 
(  )ni,  pour  vous  faire  un  choix  où  vous  puissiez  souscrire, 
J'ai  parcouru  des  veux  la  cour,  Rome  et  l'empire. 
Plus  j'ai  cherché,  madame,  et  plus  je  cherche  encor 
En  quelles  mains  je  dois  confier  ce  trésor; 
Plus  je  vois  que  César,  digne  seul  de  vous  plaire, 
En  doit  être  lui  seul  l'heureux  dépositaire, 
Et  ne  peut  dignement  vous  confier  qu'aux  mains 
A  qui  Rome  a  commis  l'empire  des  humains. 
Vous-même,  consultez  vos  premières  années  : 
Cluudius  à  son  fils  les  avoil  destinées; 
Mais  c'étoit  en  un  temps  où  de  l'empire  entier 
Il  croyoit  quelque  jour  le  nommer  L'héritier. 


no  BRITàNNICUS. 

Les  dieux  ont  prononcé.  Loin  de  leur  contredire  , 

C'est  à  vous  de  passer  du  côté  de  l'empire. 

En  vain  de  ce  présent  ils  m'auroient  honoré  , 

Si  votre  cœur  devoit  en  être  séparé  ; 

Si  tant  de  soins  ne  sont  adoucis  par  vos  charmes; 

Si,  tandis  que  je  donne  aux  veilles,  aux  alarmes, 

Des  jours  toujours  à  plaindre  et  toujours  enviés , 

Je  ne  vais  quelquefois  respirer  à  vos  pieds. 

Qu'Octavie  à  vos  yeux  ne  fasse  point  d'ombrage; 

Rome,  aussi-bien  que  moi,  vous  donne  son  suffrage, 

Répudie  Octavie  ,  et  me  fait  dénouer 

Un  hymen  que  le  ciel  ne  veut  point  avouer. 

Songez-y  donc,  madame  ,  et  pesez  en  vous-même 

Ce  choix  digne  des  soins  d'un  prince  qui  vous  aime, 

Digne  de  vos  beaux  yeux  trop  long-temps  captivés  , 

Digne  de  l'univers,  à  qui  vous  vous  devez. 

JUNIE. 

Seigneur,  avec  raison  je  demeure  étonnée. 

Je  me  vois,  dans  le  cours  d'une  même  journée, 

Comme  une  criminelle  amenée  en  ces  lieux  ; 

Et  lorsqu'avec  fraveur  je  parois  à  vos  veux  , 

Que  sur  mon  innocence  à  peine  je  me  fie, 

Vous  m'offrez  tout  d'un  coup  la  place  d'Octavie. 

J'ose  dire  pourtant  que  je  n'ai  mérité 

Ni  cet  excès  d'honneur,  ni  cette  indignité. 

Et  pouvez-vous,  seigneur,  souhaiter  qu'une  fille 

Qui  vit  presque  en  naissant  éteindre  sa  famille, 

Qui,  dans  l'obscurité  nourrissant  sa  douleur, 

S'est  fait  une  vertu  conforme  à  son  malheur, 

Passe  subitement  de  cette  nuit  profonde 


ACTE  II,   SCENE  III.  m 

Dans  un  rang  qui  l'expose  aux  yeux  de  tout  le  monde» 
Dont  je  n'ai  pu  de  loin  soutenir  la  clarté, 
Et  dont  une  autre  enfin  remplit  la  majesté? 

NLRON. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  la  répudie  : 

Ayez  moins  de  frayeur,  ou  moins  de  modestie. 

N'accusez  point  ici  mon  choix  d'aveuglement  : 

Je  vous  réponds  de  vous;  consentez  seulement. 

Du  sang  dont  vous  sortez  rappelez  la  mémoire  ; 

Et  ne  prrfvrez  point  à  la  solide  gloire 

Des  honneurs  dont  César  prétend  vous  revêtir 

La  gloire  d'un  refus  sujet  au  repentir. 

JUNIE. 

Le  ciel  connoît,  seigneur  ,  le  fond  de  ma  pensée. 
Je  ne  me  flatte  point  d'une  gloire  insensée  : 
Je  sais  de  vos  pré^ens  mesurer  la  grandeur; 
Mais  plus  ce  rang  sur  moi  répandroit  de  splendeur, 
Plus  il  me  feroit  honte,  et  mettroit  en  lumière 
Le  crime  d'en  avoir  dépouillé  l'héritière. 

NÉRON. 

C'est  de  ses  intérêts  prendre  beaucoup  de  soin  , 
Madame  ;  et  l'amitié  ne  peut  aller  plus  loin. 
Mais  ne  nous  flattons  point ,  et  laissons  le  mystère. 
La  sœur  vous  touche  ici  beaucoup  moins  que  le  frère  ; 
Et  pour  Britannicus... 

JUNIE. 

Il  a  su  me  toucher , 
Seigneur;  et  je  n'ai  point  prétendu  m'en  cacher. 
Cette  sincérité  sans  doute  est  peu  discrète; 
Mais  toujours  de  mon  cœur  ma  bouche  est  l'interprète  : 


na  BRITANNICUS. 

Absente  de  la  cour,  je  n'ai  pas  dû  penser  , 
Seigneur,  qu'en  l'art  de  feindre  il  fallût  m'exercer. 
J'aime  Britannicus.  Je  lui  fus  destinée. 
Quand  l'empire  devoit  suivre  son  hyménée  : 
Mais  ces  mêmes  malheurs  qui  l'en  ont  écarté, 
Ses  honneurs  abolis,  son  palais  déserté, 
La  fuite  d'une  cour  que  sa  chute  a  bannie, 
Sont  autant  de  liens  qui  retiennent  Junie. 
Tout  ce  que  vous  voyez  conspire  à  vos  désirs  ; 
Vos  jours  toujours  sereins  coulent  dans  les  plaisirs; 
L'empire  en  est  pour  vous  l'inépuisable  source  : 
Ou,  si  quelque  chagrin  en  interrompt  la  course, 
Tout  l'univers,  soigneux  de  les  entretenir, 
S'empresse  à  l'effacer  de  votre  souvenir. 
Britannicus  est  seul  :  quelque  ennui  qui  le  presse  , 
Il  ne  voit  dans  son  sort  que  moi  qui  s'intéresse, 
Et  n'apour  tous  plaisirs, seigneur,  que  quelques  pleurs 
Qui  lui  font  quelquefois  oublier  ses  malheurs. 

HÉRON. 

Et  ce  sont  ces  plaisir;  et  ces  pleurs  que  j'envie  , 
Que  tout  autre  que  lui  me  paieroit  de  sa  vie. 
Mais  je  garde  à  ce  prince  un  traitement  plus  doux  : 
Madame,  il  va  bientôt  paroitre  devant  vous. 

JUNIE. 

Ah,  seigneur!  vos  vertus  m'ont  toujours  rassurée. 

fflÉRON. 

Je  pouvois  de  ces  lieux  lui  défendre  l'entrée; 

."riais,  madame,  je  veux  prévenir  le  danger 

Où  son  ressentiment  le  pourroit  engager. 

Je  ne  veux  point  le  perdre;  il  vaut  mieux  quelui-méu;;. 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  11 

Entende  son  arrêt  d?  la  bouche  qu'il  aime. 
Si  ses  jours  vous  sont  ehers,  éloignez-le  de  vous 
Sans  qu'il  ait  aucun  lieu  de  me  croire  jaloux. 
De  son  bannissement  prenez  sur  vous  l'offense; 
Et,  soit  par  vos  discours,  soit  par  votre  silence, 
Du  moins  par  vos  froideurs,  faites-lui  concevoir 
Qu'il  doit  porter  ailleurs  ses  vœux  et  son  espoir. 

JUNIE. 

Moi  !  que  je  lui  prononce  un  arrêt  si  sévère  ! 
Ma  bouche  mille  fois  lui  jura  le  contraire. 
Quand  même  jusque-la  je  pourrois  me  trahir  , 
Mes  yeux  lui  défendront,  seigneur,  de  m'obéir. 

NÉRON. 

Caché  près  de  ces  lieux,  je  vous  verrai,  madame. 
Renfermez  votre  amour  dans  le  fond  de  votre  ame  : 
Vous  n'aurez  point  pour  moi  de  langages  secrets  ; 
J'entendrai  des  regards  que  vous  croirez  muets; 
Et  sa  perte  sera  l'infaillible  salaire 
D'un  geste  ou  d'un  soupir  échappé  pour  lui  plaire. 

IUNLE. 

Hélas!  si  j'ose  encor  former  quelques  souhaits  , 
Seigneur,  permettez-moi  de  ne  le  voir  jamais. 

SCÈNE    IV. 

NÉRON,  JUNIE,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Britannicus,  seigneur,  demande  la  princesse  ; 
11  approche. 


n4  BRITANNICUS. 

NÉRON. 

Qu'il  vienne. 

JUNLE. 

Ah,  seigneur! 

NÉRON. 

Je  vous  laisse. 
Sa  fortune  dépend  de  vous  plus  que  de  moi: 
Madame  ,  en  le  voyant,  songez  que  je  vous  voi. 

SCÈNE  V. 

JUNIE,  NARCISSE. 

JUNIE. 

Ah,  cher  Narcisse!  cours  au-devant  de  ton  maître; 
Dis-lui...  Je  suis  perdue  !  et  je  le  vois  paroitre. 

SCÈNE   VI. 

JUNIE  ,   BRITANNICUS  ,  NARCISSE. 

BRITANNICUS. 

Madame,  quel  bonheur  me  rapproche  de  vous  ? 
Quoi  !  je  puis  donc  jouir  d'un  entretien  si  doux  ? 
Mais,  parmi  ce  plaisir,  quel  chagrin  me  dévore? 
Hélas!  puis-je  espérer  de  vous  revoir  encore? 
Faut-il  que  je  dérobe,  avec  mille  détours , 
Un  bonheur  que  vos  yeux  m'a ccordoient  tous  les  jours? 
Quelle  nuit  !  quel  réveil  !  Vos  pleurs,  votre  présence  , 
N'ont  point  de  ces  cruels  désarmé  l'insolence? 
Que  faisolt  votre  amant?  Quel  démon  envieux 
M'a  refusé  l'honneur  de  mourir  à  vos  yeux  ? 


ACTE  II,   SCÈNE  VI.  i,5 

Hélas  !  dans  la  frayeur  dont  vous  étiez  atteinte  , 
M'avez-vous  en  secret  adressé  quelque  plainte? 
Ma  princesse,  avez-vous  daigné  me  souhaiter? 
Songiez-vous  aux  douleurs  que  vous  m'alliez  coûter...? 
Vous  ne  me  dites  rien  !  Quel  accueil  !  quelle  glace! 
Est-ce  ainsi  que  vos  yeux  consolent  ma  disgrâce? 
Parlez  :  nous  sommes  seuls.  Notre  ennemi,  trompé, 
Tandis  que  je  vous  parle  est  ailleurs  occupé  : 
Ménageons  les  momens  de  cette  heureuse  absence. 

JTJNIE. 

Vous  êtes  en  des  lieux  tout  pleins  de  sa  puissance  : 
Ces  murs  même,  seigneur,  peuvent  avoir  des  yeux  ; 
Et  jamais  l'empereur  n'est  absent  de  ces  lieux. 

BRITANNICUS. 

Et  depuis  quand,  madame,  êtes-vous  si  craintive? 
Quoi  !  déjà  votre  amour  souffre  qu'on  le  captive? 
Qu'est  devenu  ce  cœur  qui  me  juroit  toujours 
De  faire  à  Néron  même  envier  nos  amours  ? 
Mais  bannissez,  madame,  une  inutile  crainte  : 
La  foi  dans  tous  les  cœurs  n'est  pas  encore  éteinte; 
Chacun  semble  des  yeux  approuver  mon  courroux; 
La  mère  de  Néron  se  déclare  pour  nous. 
Rome ,  de  sa  conduite  elle-même  offensée... 

JÏÏNIE. 

Ah,  seigneur!  vous  parlez  contre  votre  pensée. 
Vous-même,  vous  m'avez  avoué  mille  fois 
Que  Rome  le  louoit  d'une  commune  voix  : 
Toujours  à  sa  vertu  vous  rendiez  quelque  hommage. 
Sans  doute  la  douleur  vous  dicte  ce  langage. 

BRITANNICDS. 

Ce  discours  me  surprend,  il  le  faut  avouer  : 


n6  BRITANNICUS. 

Je  ne  vous  cherchois  pas  pour  l'entendre  louer. 

Quoi!  pour  vous  confier  la  douleur  qui  m'accable  , 

A  peine  je  dérobe  un  moment  favorable  ; 

Et  ce  moment  si  cher,  madame ,  est  consumé 

A  louer  l'ennemi  dont  je  suis  opprimé! 

Qui  vous  rend  à  vous-même,  en  un  jour,  si  contraire? 

Quoi!  même  vos  regards  ont  appris  à  se  taire? 

Que  vois-je  !  vous  craignez  de  rencontrer  mes  yeux  ! 

Néron  vous  plairoit-il?  Vous  serois-je  odieux  ? 

Ah!  si  je  lecroyois...  Au  nom  des  dieux,  madame, 

Eclaircissez  le  trouble  où  vous  jetez  mon  ame. 

Parlez.  Ne  suis-je  plus  dans  votre  souvenir? 


JUNIE. 


Retirez-vous,  seigneur;  l'empereur  va  venir. 

BRITANNICUS. 

Après  ce  coup,  Narcisse ,  à  quoi  dois-je  m'attendre? 

SCÈNE   VIL 

NÉRON  ,  JUNIE  ,   NARCISSE. 

néron. 
Madame... 

JUNIE. 

Non,  seigneur,  je  ne  puis  rien  entendre. 
Vous  êtes  obéi.  Laissez  couler  du  moins 
Des  larmes  dont  ses  yeux  ne  seront  pas  témoins. 


ACTE  II,   SCÈNE  VIII.  ..- 

SCÈNE  VIII. 

NÉRON,  NARCISSE. 

NÉRON. 

Hé  bien,  de  leur  amour  tu  vois  la  violence  , 

Narcisse!  elle  a  paru  jusque  clans  son  silence. 

Elle  aime  mon  rival,  je  ne  puis  l'ignorer; 

Mais  je  mettrai  ma  joie  à  le  désespérer. 

Je  me  fais  de  sa  peine  une  image  charmante; 

Et  je  l'ai  vu  douter  du  cœur  de  son  amante. 

Je  la  suis.  Mon  rival  t'attend  pour  éclater  : 

Par  de  nouveaux  soupçons,  va  ,  cours  le  tourmenter; 

Et,  tandis  qu'à  mes  yeux  on  le  pleure,  on  l'adore, 

Fais-lui  payer  bien  cher  un  bonheur  qu'il  ignore. 

NARCISSE  ,     SPAll. 

La  fortune  t'appelle  une  seconde  fois, 

Narcisse;  voudrois-tu  résister  à  sa  voix  ? 

Suivons  jusques  au  bout  ses  ordres  favorables; 

Et,  pour  nous  rendre  heureux,  perdons  les  misérables. 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


TOME    II.  fi 


n8  BKITANNICUS. 


ACTE   TROISIÈME. 
SCÈNE  I. 

NÉRON  ,  BURRHUS. 

BURRHUS. 

Pallas  obéira ,  seigneur. 

NÉRON. 

Et  de  quel  œil 
Ma  mère  a-t-elle  vu  confondre  son  orgueil? 

BURRHUS. 

Ne  doutez  point,  seigneur ,  que  ce  coup  ne  la  frappe, 
Qu'en  reproches  bientôt  sa  douleur  ne  s'échappe. 
Ses  transports  dès  long-temps  commencent  d'éclater  : 
A  d'inutiles  cris  puissent-ils  s'arrêter  1 

NÉRON. 

Quoi  !  de  quelque  dessein  la  croyez-vous  capable? 

BURRHUS. 

Agrippine,  seigneur,  est  toujours  redoutable. 
Rome  et  tous  vos  soldats  révèrent  ses  aïeux; 
Germanicus  son  père  est  présent  à  leurs  yeux. 
Elle  sait  son  pouvoir;  vous  savez  son  courage  : 
Et  ce  qui  me  la  fait  redouter  davantage, 
C'est  que  vous  appuyez  vous-même  son  courroux  , 
Et  que  vous  lui  donnez  des  armes  contre  vous. 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  ng 

NÉRON. 

Moi ,  Burrhus  ? 

BURRHUS. 

Cet  amour,  seigneur,  qui  vous  possède... 

NÉRON. 

Je  vous  entends  ,  Burrhus.  Le  mal  est  sans  remède  : 
Mon  cœur  s'en  est  plus  dit  que  vous  ne  m'en  direz  ; 
Il  faut  que  j'aime  enfin. 

EURRHUS. 

Vous  vous  le  figiîrez, 
Seigneur;  et  ,  satisfait  de  quelque  résistance, 
Vous  redoutez  un  mal  foible  dans  sa  naissance. 
Mais  si  dans  son  devoir  votre  cœur  affermi 
Vouloit  ne  point  s'entendre  avec  son  ennemi; 
Si  de  vos  premiers  ans  vous  consultiez  la  gloire; 
Si  vous  daigniez,  seigneur,  rappeler  la  mémoire 
Des  vertus  drOctavie  indignes  de  ce  prix  , 
Et  de  son  chaste  amour  vainqueur  de  vos  mépris  ; 
Surtout  si,  de  Junie  évitant  la  présence  , 
Vous  condamniez  vos  yeux  à  quelques  jours  d'absence; 
Croyez-moi,  quelque  amour  qui  semble  vous  charmer, 
On  n'aime  point,  seigneur,  si  l'on  ne  veut  aimer. 

NÉRON. 

Je  vous  croirai ,  Burrhus ,  lorsque  dans  les  alarmes 

Il  faudra  soutenir  la  gloire  de  nos  armes  , 

Ou  lorsque,  plus  tranquille,  assis  dans  le  sénat , 

Il  faudra  décider  du  destin  de  l'état  : 

Je  m'en  reposerai  sur  votre  expérience. 

Mais,  croyez-moi,  l'amour  est  une  autre  science  , 

Burrhus  ;  et  je  ferois  quelque  difficulté 


i2o  BRïTANNICUS. 

D'abaisser  jusque-là  votre  sévérité. 
Adieu.  Je  souffre  trop,  éloigné  de  Junie. 

SCÈNE   IL 

BURRHUS. 

Enfin,  Burrhus,  Néron  découvre  son  génie  : 

Cette  férocité  que  tu  croyois  fléchir 

De  tes  foibles  liens  est  prête  à  s'affranchir. 

En  quels  excès  peut-être  elle  va  se  répandre  ! 

O  dieux!  en  ce  malheur  quel  conseil  dois-je  prendre  ? 

Sénèque,  dont  les  soins  me  devroient  soulager, 

Occupé  loin  de  Rome,  ignore  ce  danger. 

Mais  quoi!  si,  d'Agrippine  excitant  la  tendresse, 

Je  pouvois...  La  voici  :  mon  bonheur  me  l'adresse. 

SCÈNE  III. 

AGRIPPINE,  BURRHUS ,  ALBINE. 

AGRIPPINE. 

Hé  bien!  je  me  trompois,  Burrhus  ,dansmes  soupçons? 

Et  vous  vous  signalez  par  d'illustres  leçons  ! 

On  exile  Pallas ,  dont  le  crime  peut-être 

Est  d'avoir  à  l'empire  élevé  votre  maître. 

Vous  le  savez  trop  bien;  jamais,  sans  ses  avis  , 

Claude  qu'il  gouvernoit  n'eût  adopté  mon  fils. 

Que  dis-je!  à  son  épouse  on  donne  une  rivale  ; 

On  affranchit  Néron  de  la  foi  conjugale  : 

Digne  emploi  d'un  ministre  ennemi  des  flatteurs 


ACTE  III,  SCENE  III.  121 

Choisi  pour  mettre  un  frein  à  ses  jeunes  ardeurs  , 
De  les  flatter  lui-même,  et  nourrir  dans  son  ame 
Le  mépris  de  sa  mère  et  l'oubli  de  sa  femme  ! 

BU&RHDS. 

Madame,  jusqu'ici  c'est  trop  tôt  m'accuser. 

L'empereur  n'a  rien  fait  qu'on  ne  puisse  excuser. 

N'imputez  qu'à  Pallas  un  exil  nécessaire  : 

Son  orgueil  dès  long-temps  exigeoit  ce  salaire; 

Et  l'empereur  ne  fait  qu'accomplir  à  regret 

Ce  que  toute  la  cour  demandoit  en  secret. 

Le  reste  est  un  malheur  qui  n'est  point  sans  ressource  : 

Des  larmes  d'Octavie  on  peut  tarir  la  source. 

Mais  calmez  vos  transports.  Par  un  chemin  plus  doux 

Vous  lui  pourrez  plus  tôt  ramener  son  époux  : 

Les  menaces,  les  cris,  le  rendront  plus  farouche. 

AGRippiNE. 
Ah!  l'on  s'efforce  en  vain  de  me  fermer  la  bouche. 
Je  vois  que  mon  silence  irrite  vos  dédains. 
Et  c'est  trop  respecter  l'ouvrage  de  mes  mains. 
Pallas  n'emporte  pas  tout  l'appui  d'Agrippine; 
Le  ciel  m'en  laisse  assez  pour  venger  ma  ruine. 
Le  fils  de  Claudius  commence  à  ressentir 
Des  crimes  dont  je  n'ai  que  le  seul  repentir. 
J'irai,  n'en  doutez  point,  le  montrer  à  l'armée, 
Plaindre  aux  yeux  des  soldats  son  enfance  opprimée, 
Leur  faire,  à  mon  exemple,  expier  leur  erreur. 
On  verra  d'un  côté  le  fils  d'un  empereur 
Redemandant  la  foi  jurée  à  sa  famille, 
Et  de  Germanicus  on  entendra  la  fille; 
De  l'autre,  l'on  verra  le  fils  d'Enobarbus, 

1  (■ 


ii2  BRITANNICUS. 

Appuyé  de  Sénèque  et  du  tribun  Burrhus, 
Qui,  tous  deux  de  l'exil  rappelés  par  moi-même, 
Partagent  à  mes  yeux  l'autorité  suprême. 
De  nos  crimes  communs  je  veux  qu'on  soit  instruit; 
On  saura  les  chemins  par  où  je  l'ai  conduit. 
Pour  rendre  sa  puissance  et  la  vôtre  odieuses, 
J'avoùrai  les  rumeurs  les  plus  injurieuses; 
Je  confesserai  tout,  exils,  assassinats  , 
Poison  même... 

BURRHUS. 

Madame,  ils  ne  vous  croiront  pas  ; 
Ils  sauront  récuser  l'injuste  stratagème 
D'un  témoin  irrité  qui  s'accuse  lui-même. 
Pour  moi,  qui  le  premier  secondai  vos  desseins, 
Qni  fis  même  jurer  l'armée  entre  ses  mains, 
Je  ne  me  repens  point  de  ce  zèle  sincère. 
Madame,  c'est  un  fils  qui  succède  à  son  père. 
En  rdoptant  Néron,  Claudius  par  son  choix 
De  son  fils  et  du  vôtre  a  confondu  les  droits. 
Ronle  l'a  pu  choisir.  Ainsi,  sans  être  injuste, 
Elle  choisit  Tibère  adopté  par  Auguste; 
Et  le  jeune  Agrippa,  de  son  sang  descendu, 
Se  vit  exclus  du  rang  vainement  prétendu. 
Sur  tant  de  fondemens  sa  puissance  établie 
Par  vous-même  aujourd'hui  ne  peut  être  affaiblie; 
Et,  s'il  m'écoute"  encor,  madame,  sa  bonté 
Vous  en  fera  bientôt  perdre  la  volonté. 
J'ai  commencé,  je  vais  poursuivre  mon  ouvrage. 


ACTE  III,  SCENE  IV.  12 

SCÈNE  IV. 

AGRIPPINE,  ALBINE. 

ALBINE. 

Daus  quel  emportement  la  donleur  vous  engage. 
Madame!  L'empereur  puisse-t-il  l'ignorer! 

AGRIPPINE. 

Àh  !  lui-même  à  mes  yeux  puisse-t-il  se  montrer  ! 

ALBINE. 

Madame,  au  nom  des  dieux,  cachez  votre  colère. 
Quoi,  pour  les  intérêts  de  la  sœur  ou  du  frère, 
Faut-il  sacrifier  le  repos  de  vos  jours? 
Contraindrez-vous  César  jusque  dans  ses  amours? 

AGRIPPINE, 

Quoi  !  tu  ne  vois  donc  pas  jusqu'où  l'on  me  ravale,. 
Albine?  C'est  à  moi  qu'on  donne  une  rivale. 
Bientôt,  si  je  ne  romps  ce  funeste  lien, 
Ma  place  est  occupée,  et  je  ne  suis  plus  rien. 
Jusqn'ici  d'un  vain  titre  Octavie  honorée , 
Inutile  à  la  cour,  en  étoit  ignorée  : 
Les  grâces,  les  honneurs,  par  moi  seule  versé», 
M'attiroient  des  mortels  les  vœux  intéressés. 
Une  autre  de  César  a  surpris  la  tendresse; 
Elle  aura  le  pouvoir  d'épouse  et  de  maîtresse: 
Le  fruit  de  tant  de  soins,  la  pompe  des  Césars, 
Tout  deviendra  le  prix  d'un  seul  de  ses  regards. 
Que  dis-je?  l'on  m'évite,  et  déjà  délaissée... 
Ah!  je  ne  puis,  Albine,  en  souffrir  la  pensée. 
Quand  je  devrois  du  ciel  hâter  l'arrêt  fatal, 
Néron,  l'ingrat  Néron...  Mais  voici  son  rival 


i2*  BRITANNICUS. 

SCÈNE  V. 

BRITANN1CUS,  AGRIPPINE,  NARCISSE,  ALBINE. 

BRITANNICrrS. 

Nos  ennemis  communs  ne  sont  pas  invincibles, 
Madame;  nos  malheurs  trouvent  des  cœurs  sensibles 
Vos  amis  et  les  miens,  jusqu'alors  si  secrets, 
Tandis  que  nous  perdions  le  temps  en  vains  regrets, 
Animés  du  courroux  qu'allume  l'injustice, 
Viennent  de  confier  leur  douleur  à  Narcisse. 
Néron  n'est  pas  encor  tranquille  possesseur 
De  l'ingrate  qu'il  aime  au  mépris  de  ma  sœur. 
Si  vous  êtes  toujours  sensible  à  son  injure, 
On  peut  dans  son  devoir  ramener  le  parjure. 
La  moitié  du  sénat  s'intéresse  pour  nous; 
Syila ,  Pison  ,  Plautus... 

AGRIPFINR. 

Prince,  que  dites-vous? 
Sylla,  Pison,  Plauius,  les  chefs  de  la  noblesse! 

BRITANN1CUS. 

Madame,  je  vois  bien  que  ce  discours  vous  blesse  , 
Et  que  votre  courroux,  tremblant,  irrésolu, 
Craint  déjà  d'obtenir  tout  ce  qu'jl  a  voulu. 
Non,  vous  avez  trop  bien  établi  ma  disgrâce, 
D'aucun  ami  pour  moi  ne  redoutez  l'audace: 
Il  ne  m'en  reste  plus;  et  vos  soins  trop  prudens 
Les  ont  tous  écartés  ou  séduits  dès  long-temps. 

AGRIPPINE. 

Seigneur,  à  vos  soupçons  donnez  moins  de  créance  ; 


ACTE  III,  SCENE  VI.  i25 

Notre  salut  dépend  de  notre  intelligence. 
J'ai  promis,  il  suffit  :  malgré  vos  ennemis  , 
Je  ne  révoque  rien  de  ce  que  j'ai  promis. 
Le  coupable  Néron  fuit  en  vain  ma  colère  ; 
Tôt  ou  tard  il  faudra  qu'il  entende  sa  mère. 
J'essaierai  tour  à  tour  la  force  et  la  douceur; 
Ou  moi-même,  avec  moi  conduisant  votre  sœur  , 
J'irai  semer  partout  ma  crainte  et  ses  alarmes, 
Et  ranger  tous  les  cœurs  du  parti  de  ses  larmes. 
Adieu.  J'assiégerai  Néron  de  toutes  parts. 
Vous,  si  vous  m'en  croyez,  évitez  ses  regards. 

SCÈNE   VI. 

BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITANNICUS. 

Ne  m'as-tu  point  flatté  d'une  fausse  espérance? 
Puis-je  sur  ton  récit  fonder  quelque  assurance, 
Narcisse? 

NARCISSE. 

Oui.  Mais,  seigneur,  ce  n'est  pas  en  ces  lieux 
Qu'il  faut  développer  ce  mystère  à  vos  yeux. 
Sortons.  Qu'attendez-vous? 

BRITANNICUS. 

Ce  que  j'attends,  Narcisse? 
Hélas  ! 

NARCISSE. 

Expliquez-vous. 

BRITANNICUS. 

Si  par  ton  artifice 
Je  pouvois  revoir... 


ia6  BRITANNICUS. 

NARCISSE. 

Qui? 

BRITANNICUS. 

J'en  rougis.  Mais  enfin 
D'un  cœur  moins  agité  j'attendrois  mon  destin. 

NARCISSE. 

Après  tous  mes  discours,  vous  la  croyez  fidèle? 

BRITANNICUS» 

Non  ,  je  la  crois,  Narcisse,  ingrate,  criminelle, 

Digne  de  mon  courroux  :  mais  je  sens,  malgré  moi. 

Que  je  ne  le  crois  pas  autant  que  je  le  doi. 

Dans  ses  égaremens  mon  cœur  opiniâtre 

Lui  prête  des  raisons,  l'excuse,  l'idolâtre. 

Je  voudrois  vaincre  enfin  mon  incrédulité  ; 

Je  la  voudrois  haïr  avec  tranquillité. 

Et  qui  croira  qu'un  cœur  si  grand  en  apparence, 

D'une  infidèle  cour  ennemi  dès  l'enfance, 

Renonce  à  tant  de  gloire,  et  dès  le  premier  jour 

Trame  une  perfidie  inouïe  à  la  cour? 

NARCISSE. 

Et  qui  sait  si  l'ingrate,  en  sa  longue  retraite, 
N'a  point  de  l'empereur  médité  la  défaite? 
Trop  sûre  que  ses  yeux  ne  pouvoient  se  cacher , 
Peut-être  elle  fuvoit  pour  se  faire  chercher, 
Pour  exciter  Néron  par  la  gloire  pénible 
De  vaincre  une  fierté  jusqu'alors  invincible. 

BRITANNICUS. 

Je  ne  la  puis  donc  voir? 

NARCISSE. 

Seigneur,  en  ce  moment 
Elle  reçoit  les  vœux  de  son  nouvel  amant. 


ACTE  III,   SCÈNE  VIL  i37 


BRITANNICUS. 


Hé  bien,  Narcisse,  allons.  Mais  que  vois-je?  C'est  elle! 

narcisse  ,  à  part. 
Ah,  dieux!  A  l'empereur  portons  cette  nouvelle. 

SCÈNE  VIL 

JUXIE,  BRITANNICUS. 

JUNIE. 

Retirez-vous,  seigneur,  et  fuyez  un  courroux 
Que  ma  persévérance  allume  contre  vous. 
Néron  est  irrité.  Je  me  suis  échappée , 
Tandis  qu'à  l'arrêter  sa  mère  est  occupée. 
Adieu  ;  réservez-vous,  sans  blesser  mon  amour, 
Au  plaisir  de  me  voir  justifier  un  jour. 
Votre  image  sans  cesse  est  présente  à  mon  ame; 
Rien  ne  l'en  peut  bannir. 

BRITANNICBS. 

Je  vous  entends ,  madame; 
Vous  voulez  que  ma  fuite  assure  vos  désirs, 
Que  je  laisse  un  champ  libre  à  vos  nouveaux  soupirs. 
Sans  doute,  en  me  voyant,  une  pudeur  secrète 
Ne  vous  laisse  goûter  qu'une  joie  inquiète. 
Hé  bien ,  il  faut  partir  ! 

JDNtE. 

Seigneur,  sans  m'imputer... 

BRITANNICUS. 

Ah!  vous  deviez  du  moins  plus  long-temps  disputer. 
Je  ne  murmure  point  qu'une  amitié  commune 


i*8  BRITAKNICUS. 

Se  range  du  parti  que  flatte  la  fortune; 

Que  l'éclat  d'un  empire  ait  pu  vous  éblouir  ; 

Qu'aux  dépens  de  ma  sœur  vous  en  vouliez  jouir  ; 

Mais  que,  de  ces  grandeurs  comme  une  autre  occupée, 

Vous  m'en  ayez  paru  si  long-temps  détrompée  ; 

Non,  je  l'avoue  encor,  mon  cœur  désespéré 

Contre  ce  seul  malheur  n'étoit  point  préparé. 

J'ai  vu  sur  ma  ruine  élever  l'injustice; 

De  mes  persécuteurs  j'ai  vu  le  ciel  complice  : 

Tant  d'horreurs  n'avoient  point  épuisé  son  courroux , 

Madame;  il  me  restoit  d'être  oublié  de  vous. 

JTJNIE. 

Dans  un  temps  plus  heureux  ,  ma  juste  impatience 
Vous  feroit  repentir  de  votre  défiance  : 
Mais  Néron  vous  menace;  en  ce  pressant  danger, 
Seigneur  ,  j'ai  d'autres  soins  que  de  vous  affliger. 
Allez,  rassurez-vous,  et  cessez  de  vous  plaindre; 
Néron  nous  écoutoit,  et  m'ordonnoit  de  feindre. 

ERITANNICDS. 

Quoi  !  le  cruel... 

JDNIE. 

Témoin  de  tout  notre  entretien  , 
D'un  visage  sévère  examinoit  le  mien , 
Prêt  à  faire  sur  vous  éclater  la  vengeance 
D'un  geste  confident  de  notre  intelligence. 

BRITANNICUS. 

Néron  nous  écoutoit,  madame!  Mais,  hélas! 
Vos  yeux  auroient  pu  feindre  et  ne  m' abuser  pas  : 
Ils  pouvoient  me  nommer  l'auteur  de  cet  outrage. 
L'amour  est-il  muet,  ou  n'a-t-il  qu'un  langage  ? 


ACTE  ni,   SCENE  VIL  i*9 

De  quel  trouble  un  regard  pouvoit  me  préserver! 
Il  falloit... 

JUNLE. 

Il  falloit  me  taire  et  vous  sauver. 
Combien  de  fois,  liélas  !  puisqu'il  faut  vous  le  dire, 
Mon  cœur  de  son  désordre  alloit-il  vous  instruire! 
De  combien  de  soupirs  interrompant  le  cours, 
Ai-je  évité  vos  yeux  que  je  cherchois  toujours! 
Quel  tourment  de  se  taire  en  voyant  ce  qu'on  aime, 
De  l'entendre  gémir,  de  l'affliger  soi-même, 
Lorsque  par  un  regard  on  peut  le  consoler! 
Mais  quels  pleurs  ce  regard  auroit-il  fait  couler! 
Ah!  dans  ce  souvenir,  inquiète,  troublée, 
Je  ne  me  sentois  pas  assez  dissimulée  : 
De  mon  front  effrayé  je  craignois  la  pâleur; 
Je  trouvois  mes  regards  trop  pleins  de  ma  douleur  : 
Sans  cesse  il  me  semblok  que  Néron  en  colère 
Me  venoit  reprocher  trop  de  soin  de  vous  plaire  : 
Je  craignois  mon  amour  vainement  renfermé; 
Enfin,  j'aurois  voulu  n'avoir  jamais  aimé. 
Hélas!  pour  son  bonheur,  seigneur,  et  pour  le  nôtre, 
Il  n'est  que  trop  instruit  de  mon  cœur  et  du  vôtre  ! 
Allez,  encore  un  coup ,  cachez-vous  à  ses  yeux  : 
Mon  cœur  plus  à  loisir  vous  éclaircira  mieux. 
De  mille  autres  secrets  j'aurois  compte  à  vous  rendre. 

BRITAXNICUS. 

Ah  !  n'en  voilà  que  trop  :  c'est  trop  me  faire  entendre, 
Madame,  mon  bonheur,  mon  crime,  vos  bontés. 
Et  savez-vous  pour  moi  tout  ce  que  vous  quittez? 

(  se  jetant  aux  jrieds  de  Junie.') 
Quand  pourrai-je  à  vos  pieds  expier  ce  reproche? 

TO.VIF.    II.  12 


i3o  BRITANNICUS. 

JUNIE. 

Que  faites-vous?  Hélas!  votre  rival  s'approche. 

SCÈNE   VIII. 

NÉRON  ,  BRITANNICUS ,  JUNIE. 

NÉRON. 

Prince,  continuez  des  transports  si  charmans. 
Je  conçois  vos  bontés  par  ses  remercîmens, 
Madame;  à  vos  genoux  je  viens  de  le  surprendre. 
Mais  il  auroit  aussi  quelque  grâce  à  me  rendre  ; 
Ce  lieu  le  favorise,  et  je  vous  y  retiens 
Pour  lui  faciliter  de  si  doux  entretiens. 

BRITANNICUS. 

Je  puis  mettre  à  ses  pieds  ma  douleur  ou  ma  joie 
Partout  où  sa  bonté  consent  que  je  la  voie; 
Et  l'aspect  de  ces  lieux  où  vous  la  retenez 
N'a  rien  dont  mes  regards  doivent  être  étonnés. 

NÉRON. 

Et  que  vous  montrent-ils  qui  ne  vous  avertisse 
Qu'il  faut  qu'on  me  respecte  et  que  l'on  m'obéisse? 

BRITANNICUS. 

Ils  ne  nous  ont  pas  vu  l'un  et  l'autre  élever, 
Moi  pour  vous  obéir,  et  vous  pour  me  braver; 
Et  ne  s'attendoient  pas,  lorsqu'ils  nous  virent  naître, 
Qu'un  jour  Domitius  me  dût  parler  en  maître. 

NÉRON. 

Ainsi  par  le  destin  nos  vœux  sont  traversés  ; 
J'obéissois  alors  ,  et  vous  obéissez  : 


ACTE  ÏII,   SCÈNE  VIII.  i3i 

Si  vous  n'avez  appris  à  vous  laisser  conduire, 
Vous  êtes  jeune  encore,  et  l'on  peut  vous  instruire. 

BRITANNICUS. 

Et  qui  m'en  instruira  ? 

NÉRON. 

Tout  l'empire  à  la  fois , 
Rome. 

BRITANNICUS. 

Rome  met-elle  au  nombre  de  vos  droits 
Tout  ce  qu'a  de  cruel  l'injustice  et  la  force  , 
Les  emprisonnemens,  le  rapt  et  le  divorce? 

NÉRON. 

Rome  ne  porte  point  ses  regards  curieux 
Jusque  dans  des  secrets  que  je  cache  à  ses  yeux. 
Imitez  son  respect. 

BRITANNICUS. 

On  sait  ce  qu'elle  en  pense. 

NÉRON. 

Elle  se  tait  du  moins  :  imitez  son  silence. 

BRITANNICUS. 

Ainsi  Néron  commence  à  ne  se  plus  forcer. 

NÉRON. 

Néron  de  vos  discours  commence  à  se  lasser. 

BRITANNICUS. 

Chacun  devoit  bénir  le  bonheur  de  son  règne. 

NÉRON. 

Heureux  ou  malheureux  ,  il  suffit  qu'on  me  craigne. 

BRITANNICUS. 

Je  connois  mal  Junie,  ou  de  tels  sentimens 
Ne  mériteront  pas  ses  applaudissemens. 


i3a  BRITANNICUS. 

NÉRON. 

Du  moins,  si  je  ne  sais  le  secret  de  lui  plaire, 
Je  sais  l'art  de  punir  un  rival  téméraire. 

BRITANNICUS. 

Pour  moi ,  quelque  péril  qui  me  puisse  accabler, 
Sa  seule  inimitié  peut  me  faire  trembler. 

NÉRON. 

Souhaitez-la;  c'est  tout  ce  que  je  vous  puis  dire. 

BRITANNICUS. 

Le  bonheur  de  lui  plaire  est  le  seul  où  j'a  pire. 

NÉRON. 

Elle  vous  l'a  promis,  vous  lui  plairez  toujours. 

BRITANNICUS. 

Je  ne  .^ais  pas  du  moins  épier  ses  discours  : 

Je  la  laisse  expliquer  sur  tout  ce  qui  me  touche; 

Et  ne  me  cache  point  pour  lui  fermer  la  bouche. 

NÉRON. 

Je  vous  entends.  Hé  bien ,  gardes  ! 

IUNIE. 

Que  faites-vous  ? 
C'est  votre  frère.  Hélas  !  c'est  un  amant  jaloux. 
Seigneur,  mille  malheurs  persécutent  sa  vie  : 
Ah!  son  bonheur  peut-il  exciter  votre  envie? 
Souffrez  que,  de  vos  cœurs  rapprochant  les  liens, 
Je  me  cache  à  vos  yeux  et  me  dérobe  aux  siens. 
Ma  fuite  arrêtera  vos  discordes  fatales; 
Seigneur,  j'irai  remplir  le  nombre  des  vestales. 
Ne  lui  disputez  plus  mes  vœux  infortunés; 
Souffrez  que  les  dieux  seuls  en  soient  importunés. 


ACTE   III,    SCÈNE   IX.  i33 

NÉRON. 

L'entreprise,  madame  ,  est  étrange  et  soudaine. 
Dans  son  appartement,  gardes,  qu'on  la  remène. 
Gardez  Britannicus  dans  celui  de  sa  sœur. 

BRITANXICUS. 

C'est  ainsi  que  Néron  sait  disputer  un  cœur  ! 

JUXLE. 

Prince,  sans  l'irriter,  cédons  à  cet  orage. 

NEROX. 

Gardes,  obéissez    ans  tarder  davantage. 

SCÈNE   IX. 

NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHU3. 

Que  vois-je?  O  ciel  ! 

kérox,  sans  voir  Bitrrhus. 

Ainsi  leurs  feux  sont  redoublés 
Je  reconnois  la  main  qui  les  a  rassemblés. 
Agrippiue  ne  s'est  présentée  à  ma  vue, 
Ne  s'est  dans  ses  discours  si  long-temps  étendue, 
Que  pour  faire  jouer  ce  ressort  odieux. 

[apercevant  Burriuis.) 
Qu'on  sache  si  ma  mère  est  encore  en  ces  lieux. 
Burrhus,  dans  ce  palais  je  veux  qu'on  la  retienne, 
Et  qu'au  lieu  de  sa  garde  on  lui  donne  la  mienne. 

BURRHUS. 

Quoi ,  seigneur  !  sans  l'ouïr  ?  une  mère! 

NBROX. 

Arrêtez. 

I  2. 


i5*  BRITANKICUS. 

J'ignore  quel  projet,  Burrhus,  vous  méditez  : 
Mais,  depuis  quelques  jours,  tout  ce  que  je  désire 
Trouve  en  vous  un  censeur  prêt  à  me  contredire. 
Répondez-m'en,  vous  dis-je;  ou,  sur  votre  refus, 
D'autres  me  répondront  et  d'elle  et  de  Burrhus. 


FIN    DU    TROISIEME    ACT£. 


ACTE  IV,   SCÈNE   I.  i3. 


ACTE  QUATRIEME. 
SCÈNE  I. 

AGRIPPINE ,  BURRHUS. 

BDRRHOS. 

Oui,  madame,  à  loisir  vous  pourrez  vous  défendre  : 
César  lui-même  ici  consent  de  vous  entendre. 
Si  son  ordre  au  palais  vous  a  fait  retenir, 
C'est  peut-être  à  dessein  de  vous  entretenir. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  si  j'ose  expliquer  ma  pensée , 
Ne  vous  souvenez  plus  qu'il  vous  ait  offensée; 
Préparez-vous  plutôt  à  lui  tendre  les  bras  : 
Défendez-vous,  madame,  et  ne  l'accusez  pas. 
Vous  voyez,  c'est  lui  seul  que  la  cour  envisage. 
Quoiqu'il  soit  votre  fils,  et  même  votre  ouvrage. 
Il  est  votre  empereur  :  vous  êtes,  comme  nous, 
Sujette  à  ce  pouvoir  qu'il  a  reçu  de  vous. 
Selon  qu'il  vous  menace  ou  bien  qu'il  vous  caresse, 
La  cour  autour  de  vous  ou  s'écarte  ou  s'empresse. 
C'est  son  appui  qu'on  cherche  en  cherchantvotre  appui . 
Mais  voici  l'empereur. 

AGRIPI'INE. 

Qu'on  me  laisse  avec  lui. 


i36  BRITANNICUS. 

SCÈNE   II. 

NÉRON,  AGRIPPINE. 

AoRirpiNE ,  s' asseyant. 
Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place. 
Ou  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 
J'ignore  de  quel  crime  on  a  pu  me  noircir  : 
De  tous  ceux  que  j'ai  faits  je  vais  vous  éclaircir. 
Vous  régnez  :  vous  savez  combien  votre  naissance 
Entre  l'empire  et  vous  avoit  mis  de  distance. 
Les  droits  de  mes  aïeux,  que  Rome  a  consacrés, 
Etoient  même  sans  moi  d'inutiles  degrés. 
Quand  de  Britannicus  la  mère  condamnée 
Laissa  de  Claudius  disputer  l'hyménée, 
Parmi  tant  de  beautés  qui  briguèrent  son  choix, 
Qui  de  ses  affranchis  mendièrent  les  voix, 
Je  souhaitai  son  lit,  dans  la  seule  pensée 
De  vous  laisser  au  trône  où  je  serois  placée. 
Je  fléchis  mon  orgueil;  j'allai  prier  Pallas. 
Son  maître,  chaque  jour  caressé  dans  mes  bras, 
Prit  insensiblement  dans  les  yeux  de  sa  nièce 
L'amour  où  je  voulois  amener  sa  tendresse. 
Mais  ce  lien  du  sang  qui  nous  joignoit  tous  deux 
Écartoit  Claudius  d'un  lit  incestueux  : 
Il  n'osoit  épouser  la  fille  de  son  frère. 
Le  séiiat  fut  séduit  :  une  loi  moins  sévère 
Mit  Claude  dans  mon  lit,  et  Rome  à  mes  genoux. 
Cet  oit  beaucoup  pour  moi  :  ce  n'étoit  rien  pour  vous. 


ACTE  IV,   SCÈNE  II.  ià7 

Je  vous  fis  sur  mes  pas  entrer  dans  ma  famille: 
Je  vous  nommai  son  gendre,  et  vous  donnai  sa  fille  : 
Silanus,  qui  l'aimoit ,  s'eu  vit  abandonné, 
Et  marqua  de  son  sang  ce  jour  infortuné. 
Ce  n'étoit  rien  encore.  Eussiez-vous  pu  prétendre 
Qu'un  jour  Claude  à  son  fils  dût  préférer  son  gendre? 
De  ce  même  Pallas  j'implorai  le  secours  : 
Claude  vous  adopta,  vaincu  par  ses  discours, 
Vous  appela  Néron,  et  du  pouvoir  suprême 
Voulut  avant  le  temps  vous  faire  part  lui-mé 
C'est  alors  que  chacun,  rappelant  le  passé, 
Découvrir  mon  dessein  déjà  trop  avancé; 
Que  de  Britannicus  la  disgrâce  future 
Des  amis  de  son  père  excita  le  murmure. 
^Vïes  promesses  aux  uns  éblouirent  les  yeux; 
L'exil  me  délivra  des  plus  séditieux  ; 
Claude  même,  lassé  de  ma  plainte  éternelle, 
Eloigna  de  son  fils  tous  ceux  de  qui  le  zèle, 
Engagé  dès  long-temps  à  suivre  son  destin  , 
Pouvoit  du  trône  encor  lui  rouvrir  le  chemin. 
Je  fis  plus  :  je  choisis  moi-même  dans  ma  suite 
Ceux  à  qui  je  voulois  qu'on  livrât  sa  conduite. 
J'eus  soin  de  vous  nommer,  par  un  contraire  choix  , 
Des  gouverneurs  que  Rome  honoroit  de  sa  voix  : 
Je  fus  sourde  à  la  brigue,  et  crus  la  renommée; 
J'appelai  de  l'exil,  je  tirai  de  l'armée, 
Et  ce  même  Sénèque,  et  ce  même  Burrhus, 
Qui  depuis...  Rome  alors  estimoit  leurs  vertus. 
De  Claude  en  même  temps  épuisant  les  richesses  , 
Ma  main  sous  votre  nom  répandoit  ses  largesses. 


i38  BRITANNICUS. 

Les  spectacles ,  les  dons,  invincibles  appas , 

Vous  attiroient  ies  cœurs  du  peuple  et  des  soldats , 

Qui  d'ailleurs,  réveillant  leur  tendresse  première, 

Favorisoient  en  vous  Germanicus  mon  père. 

Cependant  Claudius  penchoit  vers  son  déclin. 

Ses  yeux,  long-temps  fermés,  s'ouvrirent  à  la  fin  : 

Il  connut  son  erreur.  Occupé  de  sa  crainte , 

Il  laissa  pour  son  fils  échapper  quelque  plainte, 

Et  voulut ,  mais  trop  tard ,  assembler  ses  amis  : 

Ses  gardes,  son  palais,  son  lit,  m'étoient  soumis. 

Je  lui  laissai  sans  fruit  consumer  sa  tendresse; 

De  ses  derniers  soupirs  je  me  rendis  maîtresse  : 

Mes  soins ,  en  apparence  épargnant  ses  douleurs , 

De  son  fils  ,  en  mourant,  lui  cachèrent  les  pleurs. 

Il  mourut.  Mille  bruits  en  courent  à  ma  honte. 

J'arrêtai  de  sa  mort  la  nouvelle  trop  prompte; 

Et ,  tandis  que  Burrhus  alloit  secrètement 

De  l'armée  en  vos  mains  exiger  le  serment , 

Que  vous  marchiez  au  camp,  conduit  sous  mes  auspices. 

Dans  Rome  les  autels  fumoient  de  sacrifices  ; 

Par  mes  ordres  trompeurs  tout  le  peuple  excité 

Du  prince  déjà  mort  demandoit  la  santé. 

Enfin,  des  légions  l'entière  obéissance 

Ayant  de  votre  empire  affermi  la  puissance , 

On  vit  Claude;  et  le  peuple,  étonné  de  son  sort, 

Apprit  en  même  temps  votre  règne  et  sa  mort. 

C'est  le  sincère  aveu  que  je  voulois  vous  faire  : 

Voilà  tous  mes  forfaits.  En  voici  le  salaire  : 

Du  fruit  de  tant  de  soins  à  peine  jouissant 

En  avez-vous  six  mois  paru  reconnoissant , 


ACTE  IV,   SCÈNE  IL  i39 

Que,  lassé  d'un  respect  qui  vous  gênoit  peut-être, 
Vous  avez  affecté  de  ne  me  plus  connoître. 
J'ai  vu  Burrhus,  Sénèque,  aigrissant  vos  soupçons, 
De  l'infidélité  vous  tracer  des  leçons, 
Ravis  d'être  vaincus  dans  leur  propre  science. 
J'ai  vu  favorisés  de  votre  confiance 
Othon,  Sénécion,  jeunes  voluptueux, 
Et  de  tous  vos  plaisirs  flatteurs  respectueux. 
Et  lorsque,  vos  mépris  excitant  mes  murmures, 
Je  vous  ai  demandé  raison  de  tant  d'injures, 
(Seul  recours  d'un  ingrat  qui  se  voit  confondu) 
Par  de  nouveaux  affronts  vous  m'avez  répondu. 
Aujourd'hui  je  promets  Junie  à  votre  frère; 
Ils  se  flattent  tous  deux  du  choix  de  votre  mère  : 
Que  faites-vous?  Junie,  enlevée  à  la  cour, 
Devient  en  une  nuit  l'objet  de  votre  amour  : 
Je  vois  de  votre  cœur  Octavie  effacée 
Prête  à  sortir  du  lit  où  je  l'avois  placée; 
Je  vois  Pallas  banni,  votre  frère  arrêté  : 
Vous  attentez  enfin  jusqu'à  ma  liberté; 
Burrhus  ose  sur  moi  porter  ses  mains  hardies. 
Et  lorsque,  convaincu  de  tant  de  perfidies , 
Vous  deviez  ne  me  voir  que  pour  les  expier, 
C'est  vous  qui  m'ordonnez  de  me  justifier. 


K1.RON. 


Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  dois  l'empire; 
Et  sans  vous  fatiguer  du  soin  de  le  redire, 
Votre  bonté,  madame,  avec  tranquillité 
Pouvoit  se  reposer  sur  ma  fidélité. 
Aussi  bien  ces  soupçons,  ces  plaintes  assidues, 


j4o  BRITANN1CUS. 

Ont  fait  croire  à  tous  ceux  qui  les  ont  entendues 

Que  jadis,  j'ose  ici  vous  le  dire  entre  nous, 

Vous  n'aviez  sous  mon  nom  travaillé  que  pour  vous. 

«  Tant  d'honneurs,  disoient-ils,  et  tant  de  déférences, 

»  Sont-ce  de  ses  bienfaits  de  foibies  récompenses? 

»  Quel  crime  a  donc  commis  ce  fils  tant  condamné? 

»  Est-ce  pour  obéir  qu'elle  l'a  couronné! 

»  N'est-il  de  son  pouvoir  que  le  dépositaire?  » 

Non  que,  si  jusque-là  j'avois  pu  vous  complaire  , 

Je  n'eusse  pris  plaisir,  madame,  à  vous  céder 

Ce  pouvoir  que  vos  cris  sembloient  redemander  ; 

Mais  Rome  veut  un  maître,  et  non  une  maîtresse. 

Vous  entendiez  les  bruits  qu'exciloient  ma  fuiblesse  : 

Le  sénat  chaque  jour  et  le  peuple ,  irrités 

De  s'ouïr  par  ma  voix  dicter  vos  volontés, 

Publioient  qu'en  mourant  Claude  avec  sa  puissance 

M'avoit  encor  laissé  sa  simple  obéissance. 

Vous  avez  vu  cent  fois  nos  soldats  en  courroux 

Porter  en  murmurant  leurs  aigles  devant  vous; 

Honteux  de  rabaisser  par  cet  indigne  usage 

Les  héros  dont  encore  elles  portent  l'image. 

Toute  autre  se  seroit  rendue  à  leurs  discours  : 

Mais  ,  si  vous  ne  régnez,  vous  vous  plaignez  touj  nrs. 

Avec  Britannicus  contre  moi  réunie  , 

Vous  le  fortifiez  du  parti  de  Junie; 

Et  la  main  de  Pallas  trame  tous  ces  complots. 

Et,  lorsque  malgré  moi  j'assure  mon  repos, 

On  vous  voit  de  colère  et  de  haine  animée  : 

Vous  voulez  présenter  mon  rival  à  l'armée  ; 

Déjà  jusques  au  camp  le  bruit  en  a  couru. 


ACTE  IV,   SCENE  II.  i4i 

AGRirPINE. 

Moi ,  le  faire  empereur?  Ingrat  !  l'avez-vous  cru? 

Quel  seroit  mon  dessein?  qu'aurois-je  pu  prétendre? 

Quels  honneurs  dans  sa  cour,quel  rang  pourrois-je  attendre? 

Ah!  si  sous  votre  empire  on  ne  m'épargne  pas, 

Si  mes  accusateurs  observent  tous  mes  pas, 

Si  de  leur  empereur  ils  poursuivent  la  mère , 

Que  ferois-je  au  milieu  d'une  cour  étrangère? 

Ils  me  reprocheroient ,  non  des  cris  impuissans, 

Des  desseins  étouffés  aussitôt  que  naissans, 

Mais  des  crimes  pour  vous  commis  à  votre  vue, 

Et  dont  je  ne  serois  que  trop  tôt  convaincue. 

Vous  ne  me  trompez  point ,  je  vois  tous  vos  détours; 

Vous  êtes  un  ingrat,  vous  le  fûtes  toujours  : 

Dès  vos  plus  jeunes  ans  mes  soins  et  mes  tendresses 

N'ont  arraché  de  vous  que  de  feintes  caresses. 

Rien  ne  vous  a  pu  vaincre;  et  votre  dureté 

Auroit  dû  dans  son  cours  arrêter  ma  bonté. 

Que  je  suis  malheureuse!  Et  par  quelle  infortune 

Faut-il  que  tous  mes  soins  me  rendent  importune  ! 

Je  n'ai  qu'un  fils  :  ô  ciel,  qui  m'entends  aujourd'hui, 

T'ai-je  fait  quelques  vœux  qui  ne  fussent  pour  lui  ? 

Remords ,  crainte ,  périls ,  rien  ne  m'a  retenue. 

J'ai  vaincu  ses  mépris;  j'ai  détourné  ma  vue 

Des  malheurs  qui  dès  lors  me  furent  annoncés; 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  :  vous  régnez,  c'est  assez. 

Avec  ma  liberté,  que  vous  m'avez  ravie, 

Si  vous  le  souhaitez,  prenez  encor  ma  vie, 

Pourvu  que  par  ma  mort  tout  le  peuple  irrité 

Ne  vous  ravisse  pas  ce  qui  m'a  tant  coûté. 

IOMK   ir.  ï3 


,&a  BRITÀNNICUS. 

NERON'. 

Hé  bien  donc,  prononcez.  Que  voulez-vous  qu'on  fasse? 

AGRIPPINE. 

De  mes  accusateurs  qu'on  punisse  l'audace; 

Que  de  Britannicus  on  calme  le  courroux; 

Que  Junie  à  son  choix  puisse  prendre  un  époux; 

Qu'ils  soient  libres  tous  deux  ;  et  que  Pallas  demeure; 

Que  vous  me  permettiez  de  vous  voir  à  toute  heure; 

(apercevcuit  Burrlius  dans  le  fond  du  théâtre.] 
Que  ce  même  Burrhus,  qui  nous  vient  écouter, 
A  votre  porte  enfin  n'ose  plus  m'arrêter. 

TiÉRON. 

Oui,  madame,  je  veux  que  ma  reconnoissance 

Désormais  dans  les  cœurs  grave  votre  puissance; 

Et  je  bénis  déjà  cette  heureuse  froideur 

Qui  de  notre  amitié  va  rallumer  l'ardeur. 

Quoi  que  Pallas  ait  fait,  il  suffît,  je  l'oublie  : 

Avec  Britannicus  je  me  réconcilie  ; 

Et,  quant  à  cet  amour  qui  nous  a  séparés, 

Je  vous  fais  notre  arbitre,  et  vous  nous  jugerez. 

Allez  donc,  et  portez  cette  joie  à  mon  frère. 

Gardes,  qu'on  obéisse  aux  ordres  de  ma  mère. 

SCÈNE  III. 

NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHCTS. 

Que  cette  paix,  seigneur,  et  ces  embrassemens 
Vont  offrir  à  mes  yeux  de  spectacles  charmans  ! 
"Vous  savez  si  jamais  ma  voix  lui  fut  contraire, 


ACTE  IV,    SCENE   III. 
Si  de  son  amitié  j'ai  voulu  vous  distraire, 
Et  si  j'ai  mérité  cet  injuste  courroux. 

NÉRON. 

Je  ne  vous  flatte  point,  je  me  plaiguois  de  vous  , 
Burrhus;  je  vous  ai  crus  tous  deux  d'intelligence 
Mais  son  inimitié  vous  rend  ma  confiance. 
Elle  se  hâte  trop,  Burrhus,  de  triompher  : 
J'embrasse  mon  rival,  mais  c'est  pour  l'étouffer. 

BURRHUS. 

Quoi  !  seigneur  ! 

NÉRON. 

C'en  est  trop;  il  faut  que  sa  ruine 
Me  délivre  à  jamais  des  fureurs  d'Agrippine  : 
Tant  qu'il  respirera,  je  ne  vis  qu'à  demi. 
Elle  m'a  fatigué  de  ce  nom  ennemi  : 
Et  je  ne  prétends  pas  que  sa  coupable  audace 
Une  seconde  fois  lui  promette  ma  place. 

BURRnUS. 

Elle  va  donc  bientôt  pleurer  Britannicus? 

NÉRON. 

Avant  la  fin  du  jour  je  ne  le  craindrai  plus. 

BURRHUS. 

Et  qui  de  ce  dessein  vous  inspire  l'envie? 

NÉRON". 

Ma  gloire ,  mon  amour,  ma  sûreté,  ma  vie. 

BURRHUS. 

Non  ,  quoi  que  vous  disiez,  cet  horrible  dessein 
Ne  fut  jamais  ,  seigneur,  conçu  dans  votre  sein. 

NÉRON. 

Burrhus! 


i44  BRITANNICUS. 

BURRHirs. 

De  votre  bouche,  ô  ciel!  puis-je  l'apprendre? 
Vous-même  sans  frémir  avez-vous  pu  l'entendre? 
Songez-vous  dans  quel  sang  vous  allez  vous  baigner? 
Néron  dans  tous  les  cœurs  est-il  las  de  régner? 
Que  dira-t-on  de  vous?  Quelle  est  votre  pensée? 

NÉRO.V. 

Quoi!  toujours  enchaîné  de  ma  gloire  passée, 
J'aurai  devant  les  veux  je  ne  sais  quel  amour 
Que  le  hasard  nous  donne  et  nous  ôte  en  un  jour? 
Soumis  à  tous  leurs  vœux,  à  mes  désirs  contraire, 
Suis-je  leur  empereur  seulement  pour  leur  plaire? 

BURRHUS. 

Et  ne  sufût-il  pas,  seigneur,  à  vos  souhaits 
Que  le  bonheur  public  soit  un  de  vos  bienfaits? 
C'est  à  vous  à  choisir ,  vous  êtes  encor  maître. 
v  ertueux  jusqu'ici ,  vous  pouvez  toujours  l'être: 
Le  chemin  est  tracé,  rien  ne  vous  retient  plus; 
Vous  n'avez  qu'à  marcher  de  vertus  en  vertus. 
Mais  ,  si  de  vos  flatteurs  vous  suivez  la  maxime, 
Il  vous  faudra  ,  seigneur,  courir  de  crime  en  crime, 
Soutenir  vos  rigueurs  par  d'autres  cruautés, 
Et  laver  dans  le  sang  vos  bras  ensanglantés, 
Britannicus  mourant  excitera  le  zèle 
De  ses  amis,  tout  prêts  à  prendre  sa  querelle. 
Ces  vengeurs  trouveront  de  nouveaux  défenseurs, 
Qui ,  même  après  leur  mort,  auront  des  successeurs  : 
Vous  allumez  un  feu  qui  ne  pourra  s'éteindre. 
Craint  de  tout  l'univers,  il  vous  faudra  tout  craindre  , 
Toujours  punir,  toujours  trembler  dans  vos  projets  , 


ACTE  IV,   SCENE  III.  i45 

Et  pour  vos  ennemis  compter  tous  vos  sujets. 
Ah!  de  vos  premiers  ans  l'heureuse  expérience 
Vous  fait-elle,  seigneur,  haïr  votre  innocence? 
Songez-vous  au  bonheur  qui  les  a  signalés? 
Dans  quel  repos,  ô  ciel!  les  avez-vous  coulés! 
Quel  plaisir  de  penser  et  de  dire  en  vous-même: 
«  Partout  en  ce  moment  on  me  bénit ,  on  m'aime  ; 
»  On  ne  voit  point  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer; 
»  Lecieldanstousleurspleursnem'entend  point  nomme)  ; 
»  Leur  sombre  inimitié  ne  fuit  point  mon  visage  ; 
»  Je  vois  voler  partout  les  cœurs  à  mon  passage!  » 
Tels  étoient  vos  plaisirs.  Quel  changement,  odieux! 
Le  sang  le  plus  abject  vous  étoit  précieux  : 
Un  jour,  il  m'en  souvient,  le  sénat  équitable 
Vous  pressoit  de  souscrire  à  la  mort  d'un  coupable; 
Vous  résistiez,  seigneur  ,  à  leur  sévérité; 
Votre  cœur  s'accusoit  de  trop  de  cruauté; 
Et,  plaignant  les  malheurs  attachés  à  l'empire, 
«  Je  voudrois,  disiez-vous,  ne  savoir  pas  écrire.  » 
Non;  ou  vous  me  croirez,  ou  bien  de  ce  malheur 
Ma  mort  m'épargnera  la  vue  et  la  douleur  : 
On  ne  me  verra  point  survivre  à  votre  gloire  , 
Si  vous  allez  commettre  une  action  si  noire, 

(  se  jetant  aux  pieds  de  Néron.  ) 
IVIe  voila  prêt,  seigneur;  avant  que  de  partir, 
Faites  percer  ce  cœur  qui  n'y  peut  consentir  : 
Appelez  les  cruels  qui  vous  l'ont  inspirée; 
Qu'ils  viennent  essaver  leur  main  mal  assurée... 
Mais  je  vois  que  mes  pleurs  touchent  mon  empereur  : 
Je  vois  que  sa  vertu  frémit  de  leur  fureur. 

i3. 


i46  BRITANNICUS. 

Ne  perdez  point  de  temps,  nommez-moi  les  perfides 
Qui  vous  osent  donner  ces  conseils  parricides; 
Appelez  votre  frère  ,  oubliez  dans  ses  bras... 

NÉRON. 

Ali!  que  demandez-vous? 

BURRH0S. 

Non ,  il  ne  vous  hait  pas  , 
Seigneur;  on  le  trahit  ;  je  sais  son  innocence; 
Je  vous  réponds  pour  lui  de  son  obéissance. 
J'y  cours.  Je  vais  presser  un  entretien  si  doux. 

NÉRON. 

Dans  mon  appartement  qu'il  m'attende  avec  vous. 

SCÈNE  IV. 

NÉRON,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Seigneur,  j'ai  tout  prévu  pour  une  mort  si  juste; 

Le  poison  est  tout  prêt.  La  fameuse  Locuste 

A  redoublé  pour  moi  ses  soins  officieux  : 

Elle  a  fait  expirer  un  esclave  à  mes  yeux  ; 

Et  le  fer  est  moins  prompt,  pour  trancher  une  vie, 

Que  le  nouveau  poison  que  sa  main  me  confie. 

NÉRON. 

Narcisse,  c'est  assez  :  je  reconnois  ce  soin , 
Et  ne  souhaite  pas  que  vous  alliez  plus  loin. 

NARCISSE. 

Quoi    pour  Britannicus  votre  haine  affoiblie 
Me  défend... 


ACTE  IV,  SCENE  IV.  i47 

NÉRON. 

Oui,  Narcisse,  on  nous  réconcilie. 

NARCISSE. 

Je  me  garderai  bien  de  vous  en  détourner, 
Seigneur.  Mais  il  s'est  vu  tantôt  emprisonner  : 
Cette  offense  en  son  cœur  sera  long-temps  nouvelle. 
Il  n'est  point  de  secrets  que  le  temps  me  révèle  : 
Il  saura  que  ma  main  lui  devoit  présenter 
Un  poison  que  votre  ordre  avoit  fait  apprêter. 
Les  dieux  de  ce  dessein  puissent-ils  Je  distraire! 
Mais  peut-être  il  fera  ce  que  vous  n'osez  faire. 

NERON. 

On  répond  de  son  cœur  ;  et  je  vaincrai  le  mien. 

NARCISSE. 

Et  l'hymen  de  Junie  en  est-il  le  lien? 
Seigneur,  lui  faites-vous  encor  ce  sacrifice? 

NÉRON'. 

C'est  prendre  trop  de  soin.  Quoi  qu'il  en  soit ,  Narcisse , 
Je  ne  le  compte  plus  parmi  mes  ennemis. 

NARCISSE. 

Agrippine,  seigneur,  se  l'étoit  bien  promis  : 
Elle  a  repris  sur  vous  son  souverain  empire. 

NÉRON. 

Quoi  donc?  Qu'a-t-eîle  dit?  Et  que  voulez-vous  dire? 

NARCISSE. 

Elle  s'en  est  vantée  assez  publiquement. 

NÉRON. 

Ue  quoi? 

NARCISSE. 

Qu'elle  n'avoit  qu'à  vous  voir  un  moment; 
Qu'à  tout  ce  grand  éclat,  à  ce  courroux  funeste , 


i48  BRITANNICUS. 

On  verroit  succéder  un  silence  modeste  ; 

Que  vous-même  à  la  paix  souscririez  le  premier. 

Heureux  que  sa  bouté  daignât  tout  oublier. 

NÉRON. 

Mais,  Narcisse,  dis-moi,  que  veux-tu  que  je  fasse? 
Je  n'ai  que  trop  de  pente  à  punir  son  audace; 
Et,  si  je  m'en  croyois,  ce  triomphe  indiscret 
Seroit  bientôt  suivi  d'un  éternel  regret. 
Mais  de  tout  l'univers  quel  sera  le  langage? 
Sur  les  pas  des  tyrans  veux-tu  que  je  m'engage, 
Et  que  Rome  ,  effaçant  tant  de  titres  d'honneur, 
Me  laisse  pour  tous  noms  celui  d'empoisonneur? 
Ils  mettront  ma  vengeance  au  rang  des  parricides. 

NARCISSE. 

Hé!  prenez-vous,  seigneur,  leurs  caprices  pour  guides? 
Avez-vous  prétendu  qu'ils  se  tairoient  toujours? 
Est-ce  à  vous  de  prêter  l'oreille  à  leurs  discours? 
De  vos  propres  désirs  perdrez-vous  la  mémoire? 
Et  serez-vous  le  seul  que  vous  n'oserez  croire? 
Mais,  seigneur,  les  Romains  ne  vous  sont  pas  connus; 
Non,  non  :  dans  leurs  discours  ils  sont  plus  retenus. 
Tant  de  précaution  affoiblit  votre  règne  : 
Ils  croiront,  en  effet,  mériter  qu'on  les  craigne. 
Au  joug,  depuis  long  temps,  ils  se  sont  façonnés; 
Ils  adorent  la  main  qui  les  tient  enchaînés. 
Vous  les  verrez  toujours  ardens  à  vous  complaire  : 
Leur  prompte  servitude  a  fatigué  Tibère. 
Moi-même  ,  revêtu  d'un  pouvoir  emprunté 
Que  je  reçus  de  Claude  avec  la  liberté, 
J'ai  cent  fois,  dans  le  cours  de  ma  gloire  passée, 


ACTE  IV,   SCÈNE  IV.  i4g 

Tenté  leur  patience,  et  ne  l'ai  point  lassée. 
D'un  empoisonnement  vous  craignez  la  noirceur? 
Faites  périr  le  frère,  abandonnez  la  sœur  : 
Rome  sur  ses  autels  prodiguant  les  victimes  , 
Fussent-ils  innocens,  leur  trouvera  des  crimes; 
Vous  verrez  mettre  au  rang  des  jours  infortunés 
Ceux  où  jadis  la  sœur  et  le  frère  sont  nés. 

Nl-ROV. 

Narcisse,  encore  un  coup,  je  ne  puis  l'entreprendre. 

J'ai  promis  à  Burrhus,  il  a  fallu  me  rendre. 

Je  ne  veux  point  encore,  en  lui  manquant  de  foi, 

Donner  à  sa  vertu  des  armes  contre  moi. 

J'oppose  à  ses  raisons  un  courage  inutile; 

Je  ne  l'écoute  point  avec  un  cœur  tranquille. 

NARCISSE. 

Burrhus  ne  pense  pas,  seigneur,  tout  ce  qu'il  dit  : 

Son  adroite  vertu  ménage  sou  crédit. 

Ou  plutôt  ils  n'ont  tous  qu'une  même  pensée; 

Ils  verroient  par  ce  coup  leur  puissance  abaissée  : 

Vous  seriez  libre  alors  ,  seigneur;  et,  devant  vous, 

Ces  maîtres  orgueilleux  fléchiroient  comme  nous. 

Quoi  donc!  ignorez-vous  tout  ce  qu'ils  osent  dire? 

-  Néron,  s'ils  en  sont  crus,  n'est  point  né  pour  l'empire. 

»  Il  ne  dit,  il  ne  fait  que  ce  qu'on  lui  prescrit  : 

»  Burrhus  conduit  son  cœur,  Sénèque  son  esprit. 

»  Pour  toute  ambition  ,  pour  vertu  singulière  , 

»  Il  excelle  à  conduire  un  char  dans  la  carrière; 

»  A  disputer  des  prix  indignes  de  ses  mains; 

»  A  se  donner  lui-même  en  spectacle  aux  Romains  ; 

»  A  venir  prodiguer  sa  voix  sur  un  théâtre; 


i5o  BRITANNICUS. 

»  A  réciter  des  chants  qu'il  veut  qu'on  indolâtre  ; 
»  Tandis  que  des  soldats  ,  de  momens  en  momens, 
«  Vont  arracher  pour  lui  les  applaudissemens.  » 
Ah  !  ne  voulez-vous  pas  les  forcer  à  se  taire? 

NÉRON. 

V  iens,  Narcisse  :  allons  voir  ce  que  nous  devons  faire. 


FIN     DU     QUATRIEME    ACf£. 


ACTE  V.  SCENE  I.  i5i 


ACTE   CINQUIÈME. 

SCÈNE  I. 

BRITANNICUS  ,  JUNIE. 

BRITANNICUS. 

Oui,  madame,  Néron,  qui  l'auroit  pu  penser! 

Dans  son  appartement  m'attend  pour  m'embrasser. 

Il  y  fait  de  sa  cour  inviter  la  jeunesse; 

Il  veut  que  d'un  festin  la  pompe  et  l'allégresse 

Confirment  à  leurs  yeux  la  foi  de  nos  sermens, 

Et  réchauffent  l'ardeur  de  nos  embrassemens. 

Il  éteint  cet  amour  source  de  tant  de  haine; 

Il  vous  fait  de  mon  sort  arbitre  souveraine. 

Pour  moi,  quoique  banni  du  rang  de  mes  aïeux, 

Quoique  de  leur  dépouille  il  se  pare  à  mes  yeux; 

Depuis  qu'à  mon  amour  cessant  d'être  contraire 

Il  semble  me  céder  la  gloire  de  vous  plaire , 

Mon  cœur,  je  l'avouerai ,  lui  pardonne  en  secret, 

Et  lui  laisse  le  reste  avec  moins  de  regret. 

Quoi  !  je  ne  serai  plus  séparé  de  vos  charmes! 

Quoi!  même  en  ce  moment,  je  puis  voir  sans  alarmes 

Ces  yeux  que  n'ont  émus  ni  soupirs  ni  terreur, 

Qui  m'ont  sacrifié  l'empire  et  l'empereur  ! 

Ah,  madame...  Mais  quoi  !  quelle  nouvelle  crainte 


i5a  BRITANNICUS. 

Tient  parmi  mes  transports  votre  joie  en  contrainte? 
D'où  vient  qu'en  m'écoutant  vos  yeux,  vos  tristes  yeux, 
Avec  de  longs  regards  se  tournent  vers  les  cieux  ? 


Qu'est-i 

ce  qi 

je  vous  craignez  ? 

JUMLE. 

Jel' 

'g 

nore  moi-même  : 

Mais 

je 

cra 

ins. 
Vous 

BRITANNICUS. 

m'aimez? 

JUNIE. 

Héla 

s! 

si 

je  vous 

aime! 

BRITANNICTrS. 

Néron  ne  trouble  plus  notre  félicité. 

JU-VÎE. 

Mais  me  répondez-vous  de  sa  sincérité? 

BRITANNICITS. 

Quoi!  vous  le  soupçonnez  d'une  haine  couverte? 

JUNIE. 

Néron  m'aimolt  tantôt,  il  juroit  votre  perle; 

Il  me  fuit,  il  vous  cherche  :  un  si  grand  changement 

Peut- il  être  ,  seigneur,  l'ouvrage  d'un  moment? 

BRITANVICnS. 

Cet  ouvrage  ,  madame,  est  un  coup  d'Agrippine  : 
Elle  a  cru  que  ma  perte  entraînoit  sa  ruine. 
Grâce  aux  préventions  de  son  esprit  jaloux, 
Nos  plus  grands  ennemis  ont  combattu  pour  nous. 
Je  m'en  fie  aux  transports  qu'elle  m'a  fait  paroître; 
Je  m'en  fie  à  Burrhus  :  j'en  crois  même  son  maître; 
Je  crois  qu'à  mon  exemple,  impuissant  à  trahir, 
Il  hait  à  coeur  ouvert ,  ou  cesse  de  haïr. 


ACTE  Y,    SCENE  I.  i53 

JUNIE. 

Seigneur,  ne  jugez  pas  de  son  cœur  par  le  vôtre? 
Sur  des  pas  différens  vous  marchez  l'un  et  l'autre. 
Je  ne  connois  Néron  et  la  cour  que  d'un  jour  : 
Mais,  si  je  l'ose  dire  ,  hélas  !  dans  cette  cour 
Combien  tout  ce  qu'on  dit  est  loin  de  ce  qu'on  pense  : 
Que  la  bouche  et  le  cœur  sont  peu  d'intelligence! 
Avec  combien  de  joie  on  y  trahit  sa  foi! 
Quel  séjour  étranger  et  pour  vous  et  pour  moi  ! 

BRITANNICUS. 

Mais  que  son  amitié  soit  véritable  ou  feinte, 

Si  vous  craignez  Néron,  lui-même  est-il  sans  crainte? 

Non  ,  non,  il  n'ira  point,  par  un  lâche  attentat , 

Soulever  contre  lui  le  peuple  et  le  sénat. 

Que  dis-je!  il  reconnoît  sa  dernière  injustice; 

Ses  remords  ont  paru,  même  aux  yeux  de  Narcisse. 

Ah!  s'il  vous  avoit  dit,  ma  princesse,  à  quel  point... 

JUNIE. 

Mais  Narcisse,  seigneur,  ne  vous  trahit-il  point? 

BRITANNICUS. 

Et  pourquoi  voulez-vous  que  mon  coeur  s'en  défie? 

juxir. 
Hé!  que  sais-je?  il  y  va,  seigneur,  de  votre  vie  : 
Tout  m'est  suspect  :  je  crains  que  tout  ne  soit  séduit  ; 
Je  crains  Néron;  je  crains  le  malheur  qui  me  suit. 
D'un  noir  pressentiment  malgré  moi  prévenue, 
Je  vous  laisse  à  regret  éloigner  de  ma  vue. 
Hélas  !  si  cette  paix  dont  vous  vous  repaissez 
Couvroit  contre  vos  jours  quelques  pièges  dressés; 
Si  Néron ,  irrité  de  notre  intelligence , 

TOME    II.  i^ 


i54  BRITANNICUS. 

Avoit  choisi  la  nuit  pour  cacher  sa  vengeance; 
S'il  préparoit  ses  coups  tandis  que  je  vous  vois; 
Et  si  je  vous  parlois  pour  la  dernière  l'ois! 
Ah  ,  prince  ! 

BRITANXICUS. 

Vous  pleurez  !  ah,  ma  chère  princesse  ! 
Et  pour  moi  jusque  là  votre  cœur  s'intéresse! 
Quoi,  madame!  en  un  jour  où  plein  de  sa  grandeur 
Néron  croit  éblouir  vos  yeux  de  sa  splendeur, 
Dans  des  lieux  où  chacun  me  fuit  et  le  révère, 
Aux  pompes  de  sa  cour  préférer  ma  misère! 
Quoi,  dans  ce  même  jour  et  dans  ces  mêmes  lieux, 
Refuser  un  empire  ,  et  pleurer  à  mes  yeux  ! 
Mais,  madame,  arrêtez  ces  précieuses  larmes; 
Mon  retour  va  bientôt  dissiper  vos  alarmes. 
Je  me  rendrois  suspect  par  un  plus  long  séjour  : 
Adieu.  Je  vais,  le  cœur  tout  plein  de  mon  amour, 
Au  milieu  des  transports  d'une  aveugle  jeunesse, 
Ne  voir,  n'entretenir  que  ma  belle  princesse. 
Adieu. 

JU-NIE. 

Prince... 


ERITAJîXICCS. 


On  m'attend,  madame,  il  faut  partir. 

JUNIE. 

Mais  du  moins  attendez  qu'on  vous  vienne  avertir. 


ACTE  V,  SCENE  III.  i5ô 

SCÈNE  IL 

AGRIPPINE  ,  RRITANNICUS  ,  JUNIE. 


AGRIPPINE. 


Prince,  que  tardez-vous?  Partez  en  diligence. 
Néron  impatient  se  plaint  de  votre  absence. 
La  joie  et  le  plaisir  de  tous  les  conviés 
Attend  ,  pour  éclater ,  que  vous  vous  embrassiez. 
Ne  faites  point  languir  une  si  juste  envie; 
Allez.  Et  nous,  madame,  allons  chez  Octavie. 


BRITAXXICOS. 


Allez,  belle  Junie,  et  d'un  esprit  content, 
Hâtez-vous  d'embrasser  ma  sœur  qui  vous  attend. 
Dès  que  je  le  pourrai,  je  reviens  sur  vos  traces, 
Madame,  et  de  vos  soins  j'irai  vous  rendre  grâces. 

SCÈNE  III. 

AGRIPPINE,  JUNIE. 

AGRIPPINE. 

Madame,  ou  je  me  trompe,  ou  durant  vos  adieux 
Quelques  pleurs  répandus  ont  obscurci  vos  yeux. 
Puis-je  savoir  quel  trouble  a  formé  ce  nuage? 
Doutez-vous  d'une  paix  dont  je  fais  mon  ouvrage? 

JUNIE. 

Après  tous  les  ennuis  que  ce  jour  m'a  coûtés , 

Ai-je  pu  rassurer  mes  esprits  agités? 

Hélas  !  à  peine  encor  je  conçois  ce  miracle. 


i56  BRITANNICUS. 

Quand  même  à  vos  bontés  je  craindrais  quelque  obstacle, 
Le  cbangement,  madame  r  est  commun  à  la  cour  , 
Et  toujours  quelque  crainte  accompagne  l'amour. 

AGRIPPINE. 

Il  suffît ,  j'ai  parlé  ,  tout  a  changé  de  face  : 

Mes  soins  à  vos  soupçons  ne  laissent  point  de  place. 

Je  réponds  d'une  paix  jurée  entre  mes  mains; 

Néron  m'en  a  donné  des  gages  trop  certains. 

Ab  !  si  vous  aviez  vu  par  combien  de  caresses 

Il  m'a  renouvelé  la  foi  de  ses  promesses  ! 

Par  quels  embrassemens  il  vient  de  m'arrêter  ! 

Ses  bras  dans  nos  adieux  ne  pouvoient  me  quitter. 

Sa  facile  bonté,  sur  son  front  répandue, 

Jusqu'aux  moindres  secrets  est  d'abord  descendue. 

Il  s  épancboit  en  fils  qui  vient  en  liberté 

Dans  le  sein  de  sa  mère  oublier  sa  fierté. 

Mais  bientôt  ,  reprenant  un  visage  sévère, 

Tel  que  d'un  empereur  qui  consulte  sa  mère, 

Sa  confidence  auguste  a  mis  entre  mes  mains 

Des  secrets  d'où  dépend  le  destin  des  bumains. 

Non,  il  le  faut  ici  confesser  à  sa  gloire, 

Son  cœur  n'enferme  point  une  malice  noire  ; 

Et  nos  seuls  ennemis,  altérant  sa  bonté, 

Abusoient  contre  nous  de  sa  facilité. 

Mais  enfin  à  son  tour  leur  puissance  décline; 

Rome  encore  une  fois  va  connoîlre  Agrippine  : 

Déjà  de  ma  faveur  on  adore  le  bruit. 

Cependant  en  ces  lieux  n'attendons  pas  la  nuit  : 

Passons  cbez  Octavie,  et  donnons-lui  le  reste 

D'un  jour  autant  beureux  que  je  l'ai  cru  funeste. 


ACTE  Y,   SCENE   V.  i57 

Mais  qu'est-ce  que  j'entends  ?  quel  tumulte  confus? 
Que  peut-on  faire? 

JUNIE. 

O  ciel ,  sauvez  Britannicus  ! 

SCÈNE  IV. 

AGRIPPINE  ,  JUNIE  ,  BURRHUS. 

AGRIPPINE. 

Burrhus,où  courez-vous?  arrêtez.  Que  veut  dire... 

BURRHUS. 

Madame,  c'en  est  fait,  Britannicus  expire. 

ju.nie. 
Ah  ,  mon  prince! 

AGRIPPINE. 

Il  expire! 

BURRHUS. 

Ou  plutôt  il  est  mort , 
Madame. 

JUNIE. 

Pardonnez,  madame,  à  ce  transport. 
Je  vais  le  secourir,  si  je  puis,  ou  le  suivre. 

SCÈNE  V. 

AGRIPPINE ,  BURRHUS. 

AGRIPPINE. 

Quel  attentat,  Burrhus! 

BURRHUS. 

Je  n'y  pourrai  survivre, 
Madame;  il  faut  quitter  la  cour  et  l'empereur. 

14. 


i58  BRITANNICUS. 

AGRIPPIKE. 

Quoi  !  du  sang  de  son  frère  il  n'a  point  eu  d'horreur  ! 

BURRHUS. 

Ce  dessein  s'est  conduit  avec  plus  de  mystère. 

A  peine  l'empereur  a  vu  venir  son  frère , 

Il  se  lève,  il  l'embrasse,  on  se  tait;  et  soudain 

César  prend  le  premier  une  coupe  à  la  main  : 

«  Pour  achever  ce  jour  sous  de  meilleurs  auspices , 

»  Ma  main  de  cette  coupe  épanche  les  prémices  , 

»  Dit-il  :  Dieux  ,  que  j'appelle  à  cette  effusion  , 

»  Venez  favoriser  notre  réunion.  » 

Par  les  mêmes  sermens  Britannicus  se  lie. 

La  coupe  dans  ses  mains  par  Narcisse  et  remplie  : 

Mais  ses  lèvres  a  peine  en  ont  touché  les  bords , 

Le  fer  ne  produit  point  de  si  puissans  efforts, 

Madame  ;  la  lumière  à  ses  yeux  est  ravie, 

Il  tombe  sur  son  lit  saus  chaleur  et  sans  vie. 

Jugez  combien  ce  coup  frappe  tous  les  esprits  : 

La  moitié  s'épouvante  et  sort  avec  des  cris; 

Mais  ceux  qui  de  la  cour  ont  un  plus  long  usage 

Sur  les  yeux  de  César  composent  leur  visage. 

Cependant  sur  son  lit  il  demeure  penché, 

D'aucun  étonnement  il  ne  paroît  touché  : 

«  Ce  mal  dont  vous  craignez,  dit-il,  la  violence 

»  A  souvent  sans  péril  attaqué  son  enfance.  » 

Narcisse  veut  en  vain  affecter  quelque  ennui , 

Et  sa  perfide  joie  éclate  malgré  lui. 

Pour  moi,  dût  l'empereur  punir  ma  hardiesse, 

D'une  odieuse  cour  j'ai  traversé  la  presse  ; 

Et  j'allois,  accablé  de  cet  assassinat, 


ACTE  V,   SCÈNE  11.  i59 

Pleurer  Britannicus,  César,  et  tout  l'état. 

AGRIPPINE. 

Le  voici.  Vous  verrez  si  c'est  moi  qui  l'inspire. 

SCÈNE  VI. 

AGRIPPINE  ,  NÉRON  ,  BURRHUS  ,  NARCISSE. 

néron  ,  voyant  Agrippiae. 
Dieux  ! 

AGRIPPINE. 

Arrêtez,  Néron;  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 
Britannicus  est  mort  :  je  reconnois  les  coups  ; 
Je  connois  l'assassin. 

NÉRON. 

Et  qui,  madame? 

AGRIPPINE. 

Vous. 

NÉRON. 

Moi ,  voilà  les  soupçons  doht  vous  êtes  capable. 
11  n'est  point  de  malheurs  dont  je  ne  sois  coupable; 
Et,  si  i'on  veut,  madame,  écouter  vos  discours, 
Ma  main  de  Claude  même  aura  tranché  les  jours. 
Son  fils  vous  étoit  cher,  sa  mort  peut  vous  confondre: 
Mais  des  coups  du  destin  je  ne  puis  pas  répondre. 

AGRIPPINE. 

Non,  non  :  Britannicus  est  mort  empoisonné  : 
Narcisse  a  fait  le  coup;  vous  l'avez  ordonné. 

NÉRON. 

Madame...  Mais  qui  peut  vous  tenir  ce  langage? 

NARCISSE. 

Hé  ,  seigneur!  ce  soupçon  vous  fait-il  tant  d'outrage? 


i6o  BRITANNICUS. 

Britannicus,  madame,  eut  des  dessins  secrets 

Qui  vous  auroient  coûté  de  plus  justes  regrets  : 

Il  aspiroit  plus  loin  qu'à  l'hymen  de  Junie  ; 

De  vos  propres  bontés  il  vous  auroit  punie. 

Il  vous  trompoit  vous*même,  et  son  cœur  offensé 

Prétendoit  tôt  ou  tard  rappeler  le  passé. 

Soit  donc  que  malgré  vous  le  sort  vous  ait  servie, 

Soit  qu'instruit  des  complots  qui  menaçaient  sa  vie 

Sur  ma  fidélité  César  s'en  soit  remis, 

Laissez  les  pleurs,  madame,  à  vos  seuls  ennemis  ; 

Qu'ils  mettent  ce  malheur  au  rang  des  plus  sinistres  : 

Mais  vous... 

AGRIPPIXE. 

Poursuis,  Néron;  avec  de  tels  ministres, 
Par  des  faits  glorieux  tu  te  vas  signaler  : 
Poursuis.  Tu  n'as  pas  fait  ce  pas  pour  reculer  : 
Ta  main  a  commencé  par  le  sang  de  ton  frère; 
Je  prévois  que  tes  coups  viendront  jusqu'à  ta  mère  : 
Dans  le  fond  de  ton  cœur  je  sais  que  tu  me  hais; 
Tu  voudras  t'affranchir  du  joug  de  mes  bienfaits. 
Mais  je  veux  que  ma  mort  te  soit  même  inutile  : 
Ne  crois  pas  qu'en  mourant  je  te  laisse  tranquille; 
Rome,  ce  ciel,  ce  jour  que  tu  reçus  de  moi, 
Partout,  à  tout  moment  ,  m'offriront  devant  toi. 
Tes  remords  te  suivront  comme  autant  de  furies  : 
Tu  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbaries: 
Ta  fureur,  s'irritant  soi-même  dans  son  cours, 
D'un  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tes  jours. 
Mais  j'espère  qu'enfin  le  ciel,  las  de  tes  crimes  , 
Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  victimes; 


ACTE  V,  SCENE  VII.  161 

Qu'après  t'être  couvert  de  leur  sang  et  du  mien 
Tu  te  verras  forcé  de  répandre  le  tien; 
Et  ton  nom  paroîtra  dans  la  race  future  , 
Aux  plus  cruels  tyrans  une  cruelle  injure. 
Voilà  ce  que  mon  cœur  se  présage  de  toi. 
Adieu  :  tu  peux  sortir. 

NÉRON. 

Narcisse,  suivez-moi. 

SCÈNE  VIL 

AG-RIPPINE ,  BURRHUS. 

AGRIPPINE. 

Ah,  ciel!  de  mes  soupçons  quelle  étoit  l'injustice! 
Je  condamnois  Burrhus  pour  écouter  Narcisse  ! 
Burrhus,  avez-vous  vu  quels  regards  furieux 
Néron  en  me  quittant  m'a  laisses  pour  adieux? 
C'en  est  fait,  le  cruel  n'a  plus  rien  qui  l'arrête  ; 
Le  coup  qu'on  m'a  prédit  va  tomber  sur  ma  tète. 
Il  vous  accablera  vous-même  à  votre  tour. 

BURRHUS. 

Ah,  madame!  pour  moi,  j'ai  vécu  trop  d'un  jour. 
Plût  au  ciel  que  sa  main,  heureusement  cruelle, 
Eût  fait  sur  moi  l'essai  de  sa  fureur  nouvelle  ! 
Qu'il  ne  m'eût  pas  donné,  par  ce  triste  attentat , 
Un  gage  trop  certain  des  malheurs  de  l'état  ! 
Son  crime  seul  n'est  pas  ce  qui  me  désespère  ; 
Sa  jalousie  a  pu  l'armer  contre  son  frère  : 
Mais,  s'il  vous  faut,  madame,  expliquer  ma  douleur  , 
Néron  l'a  vu  mourir  sans  changer  de  couleur. 


162  BRITAXN'ICUS. 

Ses  yeux  indifïérens  ont  déjà  la  constance 

D'un  tyran  dans  le  crime  endurci  dès  l'enfance. 

Qu'il  achève,  madame,  et  qu'il  fasse  périr 

Un  ministre  importun  qui  ue  le  peut  souffrir. 

Hélas  !  loin  de  vouloir  éviter  sa  colère  , 

La  plus  soudaine  mort  me  sera  la  plus  chère. 

S€ÈNE  VIII. 

AGRIPPENT.  BURRHUS,  ALBINE. 


Ah  ,  madame!  ah  ,  seigneur  !  courez  vers  l'empereur; 
\-  enez  sauver  César  de  sa  propre  fureur  ; 
Il  se  voit  pour  jamais  séparé  de  Junie. 

AG  RUPINE. 

Quoi  !  Junie  elle-même  a  terminé  sa  vie  ? 

ALBIXE. 

Pour  accabler  César  d'un  éternel  ennui, 

Madame,  sans  mourir  elle  est  morte  pour  lui. 

Vous  savez  de  ces  lieux  comme  elle  s'est  ravie  : 

Elle  a  feint  de  passer  chez  la  triste  Octavie; 

Mais  bientôt  elle  a  pris  des  chemins  écartés, 

Où  mes  yeux  ont  suivi  ses  pas  précipités. 

Des  portes  du  palais  elle  sort  éperdue. 

D'abord  elle  a  d'Auguste  aperçu  la  statue; 

Et  mouillant  de  ses  pleurs  le  marbre  de  ses  pieds  , 

Que  de  ses  bras  pressans  elle  tenoit  liés  : 

«  Prince,  par  ces  genoux  ,  dit-elle ,  que  j'embrasse , 

»  Protège  en  ce  moment  le  reste  de  ta  race  : 


ACTE  Y,   SCÈNE  VIII.  i63 

»  Rome,  clans  ton  palais  ,  vient  de  voir  immoler 
»  Le  seul  de  tes  neveux  qui  te  put  ressembler. 
»  On  veut  après  sa  mort  que  je  lui  sois  parjure. 
»  Mai?  pour  lui  conserver  une  foi  toujours  pure, 
»  Prince,  je  me  dévoue  à  ces  dieux  immortels 
»  Dont  ta  vertu  t'a  fait  partager  les  autels.  » 
Le  peuple  cependant ,  que  ce  spectacle  étonne , 
Vole  de  toutes  parts,  se  presse,  l'environne, 
S'attendrit  à  ses  pleurs,  et ,  plaignant  son  ennui, 
D'une  commune  voix  la  prend  sous  son  appui. 
Ils  la  mènent  au  temple,  où  depuis  tant  d'années 
Au  culte  des  autels  nos  vierges  destinées 
Gardent  fidèlement  le  dépôt  précieux 
Du  feu  toujours  ardent  qui  brûle  pour  nos  dieux. 
César  les  voit  partir  sans  oser  les  distraire. 
Narcisse  ,  plus  hardi ,  s'empresse  pour  lui  plaire  : 
Il  vole  vers  Junie ,  et ,  sans  s'épouvanter , 
D'une  profane  main  commence  à  l'arrêter. 
De  mille  coups  mortels  son  audace  est  punie; 
Son  infidèle  sang  rejaillit  sur  Junie. 
César,  de  tant  d'objets  en  même  temps  frappé, 
Le  laisse  entre  les  mains  qui  l'ont  enveloppé. 
Il  rentre.  Chacun  fuit  son  silence  farouche  : 
Le  seul  nom  de  Junie  échappe  de  sa  bouche. 
Il  marche  sans  dessein  :  ses  yeux  mal  assurés 
N'osent  lever  au  ciel  leurs  regards  égarés  : 
Et  l'on  craint,  si  la  nuit  jointe  à  la  solitude 
Vient  de  son  désespoir  aigrir  l'inquiétude. 
Si  vous  l'abandonnez  plus  long-temps  sans  secours, 
Que  sa  douleur  bientôt  n'attente  sur  ses  jours. 


i64  BRITANMCDS. 

Le  temps  presse  :  courez.  Il  ne  faut  qu'un  caprice; 

Il  seperdroit,  madame. 

AGRIPPIXE. 

Il  se  feroit  justice. 
Mais,  Burrhus,  allons  voir  jusqu'où  vont  ses  transports. 
Voyons  quel  changement  produiront  ses  remords; 
S'il  voudra  désormais  suivre  d'autres  maximes. 

BDRRHPS. 

Plût  aux  dieux  que  ce  fût  le  dernier  de  ses  crimes! 


FI*    DE    BIUTANN1CUS 


PREFACE 

IJE  LA  PREMIÈRE  ÉDITION  DE  BRITANNICUS. 


De  tous  les  ouvrages  que  j'ai  donnés  au  pu- 
blic, il  n'y  en  a  point  qui  m'ait  attiré  plus  d'ap- 
plaudisseinens  ni  plus  de  censeurs  que  celui- 
ci.  Quelque  soin  que  j'aie  pris  pour  travailler 
cette  tragédie,  il  semble  qu'autant  que  je  me 
suis  efforcé  de  la  rendre  bonne,  autant  de  cer- 
taines gens  se  sont  efforcés  de  la  décrier.  Il  n'y 
a  point  de  cabale  qu'ils  n'aient  faite,  point  de  cri- 
tique dont  ils  ne  se  soient  avisés.  Il  y  en  a  qui 
ont  pris  même  le  parti  de  Néron  contre  moi  : 
ils  ont  dit  que  je  le  faisois  trop  cruel.  Pour  moi, 
je  croyois  que  le  nom  seul  de  Néron  faisoit  en- 
tendre quelque  chose  de  plus  que  cruel.  Mais 
peut-être  qu'ils  raffinent  sur  son  histoire,  et 
veulent  dire  qu'il  étoit  honnête  homme  dans 
ses  premières  années.  Il  ne  faut  qu'avoir  lu 
Tacite  pour  savoir  que,  s'il  a  été  quelque  temps 
un  bon  empereur,  il  a  toujours  été  un  très-mé- 
chant homme.  Il  ne  s'agit  point  dans  ma  tra- 
gédie des  affaires  du  dehors  :  Néron  est  ici  dans 

TOME   II.  i5 


166  PREMIÈRE  PRÉFACE 

son  particulier  et  dans  sa  famille  :  et  ils  me  dis- 
penseront de  leur  rapporter  tous  les  passages 
qui  pourroient  aisément  leur  prouver  que  je 
n'ai  point  de  réparation  à  lui  faire. 

D'autres  ont  dit.,  au  contraire,  que  je  1'avois 
fait  trop  bon.  J'avoue  que  je  ne  m'étois  pas 
formé  l'idée  d'un  bon  homme  en  la  personne 
de  Néron  :  je  l'ai  toujours  regardé  comme  un 
monstre.  Mais  c'est  ici  un  monstre  naissant  :  il 
n'a  pas  encore  mis  le  feu  à  Rome;  il  n'a  pas 
encore  tué  sa  mère,  sa  femme,  ses  gouverneurs  : 
à  cela  près,  il  me  semble  qu'il  lui  échappe  assez 
de  cruautés  pour  empêcher  que  personne  ne  le 
méconnoisse. 

Quelques  uns  ont  pris  l'intérêt  de  Narcisse, 
et  se  sont  plaints  que  j'en  eusse  fait  un  très-mé- 
chant homme  et  le  confident  de  Néron.  Il  suf- 
fit d'un  passage  pour  leur  répondre.  Néron,  dit 
Tacite  ,  porta  impatiemment  la  mort  de  Nar- 
cisse, parce  que  cet  affranchi  avoit  une  con- 
formité merveilleuse  avec  les  vices  du  prince 
encore  cachés  :  Cujus  abditls  adliuc  vitiis  mire 
congruebat. 

Les  autres  se  sont  scandalisés  que  j'eusse 
choisi  un  homme  aussi  jeune  que  Britannicus 
pour  le  héros  d'une  tragédie.  Je  leur  ai  déclaré 
dans  la  préface  d'Androînaque  le  sentiment  d'A- 


DE  BRITANNICUS.  167 

ristote  sur  le  héros  de  la  tragédie;  et  que,  bien 
loin  d'être  parfait,  il  faut  toujours  qu'il  ait  quel- 
que imperfection.  Mais  je  leur  dirai  encore  ici 
qu'un  jeune  prince  de  dix-sept  ans  ,  qui  a  beau- 
coup de  cœur,  beaucoup  d'amour,  beaucoup 
de  franchise  et  beaucoup  de  crédulité,  qualités 
ordinaires  d'un  jeune  homme,  m'a  semblé  très- 
capable  d'exciter  la  compassion.  Je  n'en  veux 
pas  davantage. 

Mais,  disent-ils,  ce  prince  n'entroit  que  dans 
sa  quinzième  année  lorsqu'il  mourut  :  on  le  fait 
vivre,  lui  et  Narcisse,  deux  ans  plus  qu'ils 
n'ont  vécu.  Je  n'aurois  point  parlé  de  cette  ob- 
jection, si  elle  n'avoit  été  faite  avec  chaleur 
par  un  homme  qui  s'est  donné  la  liberté  de 
faire  régner  vingt  ans  un  empereur  qui  n'en  a 
régné  que  huit,  quoique  ce  changement  soit 
bien  plus  considérable  dans  la  chronologie,  où 
Ton  suppute  les  temps  par  les  années  des  em- 
pereurs. 

Junie  ne  manque  pas  non  plus  de  censeurs  : 
ils  disent  que  d'une  vieille  coquette  ,  nommée 
JtîkiaSilàxa,  j'en  ai  fait  une  jeune  fille  très-sage. 
Qu'auroient-ils  à  me  répondre,  si  je  leur  di- 
sois  que  cette  Junie  est  un  personnage  inventé, 
comme  l'Emilie  de  Cinna,  comme  la  Sabine 
d'Horace?  Mais  j'ai  à  leur  dire  que,  s'ils  avoient 


168  PREMIÈRE  PRÉFACE 

bien  lu  l'histoire,  ils  y  auraient  trouvé  une 
Junia  Calvina,  de  la  famille  d'Auguste,  sœur 
de  Silanus  à  qui  Claudius  avoit  promis  Octavie. 
Cette  Junie  étoit  jeune,  belle,  et.  comme  dit 
Sénèque,  fesiirissima  omnium  puetlarum.  Elle 
aimoit  tendrement  son  frère;  et  leurs  ennemis, 
•dit  Tacite ?  les  accusèrent  tous  deux  d'inceste, 
quoiqu'ils  ne  fussent  coupables  que  d'un  peu 
d'indiscrétion.  Si  je  la  présente  plus  retenue 
qu'elle  n'éloit,  je  n'ai  pas  ouï  dire  qu'il  nous 
fût  défendu  de  rectifier  les  mœurs  d'un  person- 
nage, surtout  lorsqu'il  n'est  pas  connu. 

L'on  trouve  étrange  qu'elle  paroisse  sur  le 
théâtre  après  la  mort  de  Britannicus.  Certaine- 
ment la  délicatesse  est  grande  de  ne  pas  vou- 
loir qu'elle  dise  en  quatre  vers  assez  touchans* 
qu'elle  passe  chez  Octavie.  Mais,  disent-ils, cela 
ne  valoit  pas  la  peine  de  la  faire  revenir;  un  au- 
tre Pauroit  pu  raconter  pour  elle.  Ils  ne  savent 
pas  qu'une  des  règles  du  théâtre  est  de  ne  met- 

*  Racine  a  depuis  changé  son  rlénoûinent  :  Junie  ne  reparoi! 
plus  après  la  mort  de  Britannicus.  Voici  les  quatre  vers  que 
Junie  adressoit  à  Néron,  et  qui  se  trouvent  supprimés  : 

J';iimois  Brilannicus,  scipneur,  je  tous  l'ai  dit. 
Si  de  quelque  pitié  ma  misère  est  suivie  , 
Ou'on  me  laisse  chercher  dans  le  sein  d'Octavie 
Uu  entretien  conforme  à  l'état  où  je  suis. 


DE  BRITANNICUS.  iS^ 

tre  en  récit  que  les  choses  qui  ne  se  peuvent 
passer  en  action;  et  que  tous  les  anciens  font 
venir  souvent  sur  la  scène  des  acteurs  qui  n'ont 
autre  chose  à  dire,  sinon  qu'ils  viennent  d'un 
endroit,  et  qu'ils  s'en   retournent  en  un  autre. 

Tout  cela  est  inutile,  disent  mes  censeurs. 
La  pièce  est  finie  au  récit  de  la  mort  de  Britan- 
nicus ,  et  l'on  ne  devroit  point  écouter  le  reste. 
On  l'écoute  pourtant,  et  même  avec  autant 
d'attention  qu'aucune  fin  de  tragédie.  Pour 
moi ,  j'ai  toujours  compris  que  la  tragédie  étant 
l'imitation  d'une  action  complète  ,  où  plusieurs 
personnes  concourent,  cette  action  n'est  point 
finie  que  l'on  ne  sache  en  quelle  situation  elle 
laisse  ces  mêmes  personnes.  C'est  ainsi  que 
Sophocle  en  use  presque  partout  :  c'est  ainsi 
que  dans  X Antigone  il  emploie  autant  de  vers  à 
représenter  la  fureur  d'Hémon  et  la  punition 
de  Créon  après  la  mort  de  cette  princesse,  que 
j'en  ai  employé  aux  imprécations  d'x\grippine,. 
à  la  retraite  de  Junie,  à  la  punition  de  Narcisse 
et  au  désespoir  de  Néron  après  la  mort  de  Bri- 
taunicus. 

Que  faudroit-il  faire  pour  contenter  des  juges 
si  difficiles  ?  la  chose  seroit  aisée,  pour  peu 
qu'on  voulût  trahir  le  bon  sens.  II  ne  faudroit 
que    s'écarter  du  naturel,  pour  se  jeter  dans 


u. 


i7o  PREMIÈRE   PRÉFACE 

l'extraordinaire.  Au  lieu  d'une  action  simple  , 
chargée  de  peu  de  matière,  telle  que  doit  être 
une  action  qui  se  passe  en  un  seul  jour,  et  qui, 
s'avançant  par  degrés  vers  sa  fin,  n'est  sou- 
tenue que  par  les  intérêts,  les  sentimens  et  les 
passions  des  personnages,  il  faudroit  remplir 
cette  même  action  de  quantité  d'incidens  qui 
ne  se  pourroient  passer  qu'en  un  mois,  d'un 
grand  nombre  de  jeux  de  théâtre  d'autant  plus 
surprenans  qu'ils  seroient  moins  vraisembla- 
bles, d'une  infinité  de  déclamations  où  l'on  fe- 
roit  dire  aux  acteurs  tout  le  contraire  de  ce 
qu'ils  devroient  dire.  Il  faudroit,  par  exemple, 
représenter  quelque  héros  ivre,  qui  se  vou- 
droit  faire  haïr  de  sa  maîtresse  de  gaieté  de 
cœur,  un  Lacédémonien  grand  parleur*,  un 
conquérant  qui  ne  débiteroit  que  des  maximes 
d'amour**,  une  femme  qui  donneroit  des  leçons 
de  fierté  à  des  conquérans***.  Voilà  sans  doute 
de  quoi  faire  récrier  tous  ces  messieurs.  Mais 
que  diroit  cependant  le  petit  nombre  de  gens 

*  Lysander ,  dans  VAgèsilas  de  Corneille ,  et  Agésilas  lui- 
même. 

**  César,  dans  la  Mort  de  Pompée  ;  et  Pompée,  dans  Ser- 
torius. 

***  Viriate,  dans  Sertorius  ;  etCornélie,  dans  la  Mort  de 
Pompée. 


DE   BRITANNICUS.  x7i 

sages  auxquels  je  m'efforce  de  plaire  ?  De  quel 
front  oserois-je  me  montrer,  pour  ainsi  dire, 
aux  yeux  de  ces  grands  hommes  de  l'antiquité 
que  j'ai  choisis  pour  modèles?  Car,  pour  me 
servir  de  la  pensée  d'un  ancien  ,  voilà  les  vé- 
ritables spectateurs  que  nous  devons  nous  pro- 
poser; et  nous  devons  sans  cesse  nous  deman- 
der :  Que  diraient  Homère  et  Virgile,  s'ils  li- 
soient  ces  vers?  Que  diroit  Sophocle,  s'il 
voyoit  représenter  cette  scène  ?  Quoi  qu'il  en 
soit,  je  n'ai  point  prétendu  empêcher  qu'on  ne 
parlât  contre  mes  ouvrages  :  je  l'aurois  pré- 
tendu inutilement  :  Quid  de  te  alu  loquantur 
ipsi  videant ,  dit  Cicéron,  scd  loqucntar  tamen. 

Je  prie  seulement  le  lecteur  de  me  pardonner 
cette  petite  préface  que  j'ai  faite  pour  lui  ren- 
dre raison  de  ma  tragédie.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
naturel  que  de  se  défendre  quand  on  se  croit 
injustement  attaqué.  Je  vois  que  Térence  même 
semble  n'avoir  fait  des  prologues  que  pour  se 
justifier  contre  les  critiques  d'un  vieux  poêle 
mal  intentionné,  malevoli  veteris  poetœ ,  et  qui 
venoit  briguer  des  voix  contre  lui  jusqu'aux 
heures  où  l'on  représentoit  ses  comédies  : 

Occepta  est  agi  : 
Exclamât,  etc. 

On  pouvoit  me  l'aire  une  difficulté  qu'on  ne 


i7?  PREMIÈRE  PRÉFACE 

m'a  point  faite  :  mais  ce  qui  est  échappé  aux 
spectateurs  pourra  être  remarqué  par  les  lec- 
teurs. C'est  que  je  fais  entier  Junie  dans  les 
vestales,  où,  selon  Aulu-Gelle ,  on  ne  recevoit 
personne  au-dessous  de  six  ans,  ni  au-dessus 
de  dix.  Mais  le  peuple  prend  ici  Junie  sous  sa 
protection  :  et  j'ai  cru  qu'en  considération  de  sa 
naissance,  de  sa  vertu  et  de  son  malheur,  ii 
pouvoit  la  dispenser  de  l'âge  prescrit  par  les 
lois,  comme  il  a  dispensé  de  l'âge  pour  le  con- 
sulat tant  de  grands  hommes  qui  avoient  mé- 
rité ce  privilège. 

Enfin,  je  suis  très-persuadé  qu'on  peut  me 
faire  bien  d'autres  critiques,  sur  lesquelles  je 
n'aurois  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  d'en 
profiter  à  l'avenir.  Mais  je  plains  fort  le  mal- 
heur d'un  homme  qui  travaille  pour  le  public. 
Ceux  qui  voient  le  mieux  nos  défauts  sont  ceux 
qui  les  dissimulent  le  plus  volontiers  :  ils 
nous  pardonnent  les  endroits  qui  leur  ont  dé- 
plu, en  laveur  de  ceux  qui  leur  ont  donné  du 
plaisir.  Il  n'y  a  rien  au  contraire  déplus  injuste 
qu'un  ignorant  :  il  croit  toujours  que  l'admi- 
ration est  le  partage  des  gens  qui  ne  savent 
rien;  il  condamne  toute  une  pièce  pour  une 
scène  qu'il  n'approuve  pas  ;  il  s'attaque  même 
aux  endroits  les  plus  eclalans,  pour  faire  croire 


DE  BRITANNICUS.  i73 

qu'il  a  de  l'esprit;  et  pour  peu  que  nous  résis- 
tions à  ses  sentimens,  il  nous  traite  de  pré- 
somptueux, qui  ne  veulent  croire  personne, 
et  ne  songe  pas  qu'il  tire  quelquefois  plus  de 
vanité  d'une  critique  fort  mauvaise,  que  nous 
n'en  tirons  d'une  assez  bonne  pièce  de  théâtre. 

Homine  imperito  nunquam  quidquam  injustius. 


r  r 


BERENICE, 

TRAGÉDIE. 
1670. 


PREFACE. 


Titus,  reginam  Berenlcen...  cul  etiam  nuptias 
poUicitus  ferebaiur....  staiim  ab  urbe  dimisit  invi- 
tas iiuitam. 

C'est-à-dire  que  «Titus,  qui  aimoit  passion- 
nément Bérénice,  et  qui  même,  à  ce  qu'on 
croyoit,  lui  avoit  promis  de  l'épouser,  la  ren- 
voya de  Rome,  malgré  lui  et  malgré  elle,  dès 
les  premiers  jours  de  son  empire.  » 

Cette  action  est  très-fameuse  dans  l'histoire; 
et  je  l'ai  trouvée  très-propre  pour  le  théâtre, 
par  la  violence  des  passions  qu'elle  y  pouvoit 
exciter.  En  effet,  nous  n'avons  rien  de  plus 
touchant  dans  tous  les  poêles  que  la  séparation 
d'Enée  et  de  Didon  dans  Virgile.  Et  qui  doute 
que  ce  qui  a  pu  fournir  assez  de  matière  pour 
tout  un  chant  d'un  poëme  héroïque,  où  l'ac- 
tion dure  plusieurs  jours,  ne  puisse  suffire 
pour  le  sujet  d'une  tragédie,  dont  la  durée  ne 
doit  être  que  de  quelques  heures  ?  Il  est  vrai 
que  je  n'ai  point  poussé  Bérénice  jusqu'à  se 
Hier  comme  Didon,  parce  que  Bérénice  n'ayant 

TOME    II.  \(\ 


i78  PRÉFACE, 

pas  ici  avec  Titus  les  derniers  engagtmens  que 
Didon  avoit  avec  Enée ,  elle  n'est  pas  obligée, 
comme  elle,  de  renoncer  à  la  vie.  A  cela  près, 
le  dernier  adieu  qu'elle  dit  à  Titus,  et  l'effort 
qu'elle  se  fait  pour  s'en  séparer,   n'est  pas  le 
moins  tragique  de  la  pièce;  et  j'ose  dire  qu'il 
renouvelle  assez  bien  dans  le  cœur  des  specta- 
teurs l'émotion  que  le  reste  y  avoit  pu  exciter. 
Ce  n'est  point  une  nécessité  qu'il  y  ait  du  sang 
et  des  morts  dans  une  tragédie;  il  suffit  que 
l'action  en  soit  grande,  que  les  acteurs  en  soient 
héroïques  ,  que  les  passions  y  soient  excitées  , 
et  que  tout  s'y  ressente  de  cette  tristesse  ma- 
jestueuse qui  fait  tout  le  plaisir  de  la  tragédie. 
Je  crus  que  je  pourrois  rencontrer  toutes  ces 
parties  dans  mon  sujet.  Mais  ce  qui  m'en  plut 
davantage,  c'est  que  je  le  trouvai  extrêmement 
simple.   Il  y  avoit  long-temps  que  je  voulois 
essayer  si  je  pourrois  faire  une  tragédie  avec 
cette  simplicité    d'action  qui  a   été  si  fort  du 
goût  des  anciens  :   car  c'est  un  des  premiers 
préceptes  qu'il  nous  ont  laissés.    «  Que  ce  que 
vous  ferez,  dit  Horace,   soit  toujours  simple  , 
et  ne  soit  qu'un.   Us  ont  admiré  YAjaœ  de  So- 
phocle, qui  n'est  autre  chose  qu'Ajax  qui  se  tue 
de  regret  à  cause  de  la  fureur  où  il  étoit  tombé 
après  le  refus  qu'on   lui  avoit  fait   des  armes 


PRÉFACE.  wfi 

d'Achille.  Ils  ont  admiré  le  Philoctètc,  dont 
tout  le  sujet  est  Ulysse  qui  vient  pour  surpren- 
dre les  flèches  d'Hercule.  L'Œdipe  même  , 
quoique  tout  plein  de  reconnoissances ,  est 
moins  chargé  de  matière  que  la  plus  simple 
tragédie  de  nos  jours.  Nous  "voyons  enfin  que 
les  partisans  de  Térence,  qui  Pélèvent  avec 
raison  au-dessus  de  tous  les  poètes  comiques, 
pour  l'élégance  de  sa  diction  et  pour  la  vrai- 
semblance de  ses  mœurs,  ne  laissent  pas  de 
confesser  que  Plaute  a  un  grand  avantage  sur 
lui  par  la  simplicité  qui  est  dans  la  plupart  des 
sujets  de  Plaute.  Et  c'est  sans  doute  cette  sim- 
plicité merveilleuse  qui  a  attiré  à  ce  dernier 
toutes  les  louanges  que  les  anciens  lui  ont  don- 
nées. Combien  Ménandre  étoit-il  encore  plus 
simple,  puisque  Térence  est  obligé  de  prendre 
deux  comédies  de  ce  poëte  pour  en  faire  une 
des  siennes. 

Et  il  ne  faut  point  croire  que  cette  règle  ne 
soit  fondée  que  sur  la  fantaisie  de  ceux  qui  l'ont 
faite.  Il  n'y  a  que  le  vraisemblable  qui  touche 
dans  la  tragédie.  Et  quelle  vraisemblance  y  a- 
t-il  qu'il  arrive  en  un  jour  une  multitude  de 
choses  qui  pourroient  à  peine  arriver  en  plu- 
sieurs semaines?  Il  y  en  a  qui  pensent  que 
celte  simplicité  est  une  marque  de  peu  d'in- 


i8o  PREFACE, 

venlion.  Ils  ne  songent  pas  qu'au  contraire 
toute  l'invention  consiste  à  faire  quelque  chose 
de  rien,  et  que  tout  ce  grand  nombre  d'incidens 
a  toujours  été  le  refuge  des  poètes  qui  ne  sen- 
toient  dans  leur  génie  ni  assez  d'abondance  ni 
assez  de  force  pour  attacher  durant  cinq  actes 
leurs  spectateurs  par  une  action  simple,  sou- 
tenue de  la  violence  des  passions,  de  la  beauté 
des  sentimens  et  de  l'élégance  de  l'expression. 
Je  suis  bien  éloigné  de  croire  que  toutes  ces 
choses  se  rencontrent  dans  mon  ouvrage  ;  mais 
aussi  je  ne  puis  croire  que  le  public  me  sache 
mauvais  gré  de  lui  avoir  donné  une  tragédie 
qui  a  été  honorée  de  tant  de  larmes,  et  dont  la 
trentième  représentation  a  été  aussi  suivie  que 
la  première. 

Ce  n'est  pas  que  quelques  personnes  ne 
m'aient  reproché  cette  môme  simplicité  que 
j'avois  recherchée  avec  tant  de  soin.  Ils  ont 
cru  qu'une  tragédie  qui  étoit  si  peu  chargée 
d'intrigues  ne  pouvoit  être  selon  les  règles  du 
théâtre.  Je  m'informai  s'ils  se  plaignoient  qu'elle 
les  eût  ennuyés.  On  me  dit  qu'ils  avouoient  tous 
qu'elle  n'ennuyoit  point,  qu'elle  les  touchoit 
même  en  plusieurs  endroits,  et  qu'ils  la  ver- 
roient  encore  avec  plaisir.  Que  veulent-ils  da- 
vantage? Je   les  conjure  d'avoir  assez  bonne 


PRÉFACE.  181 

opinion  d'eux-mêmes  pour  ne  pas  croire  qu'une 
pièce  qui  les  touche  et  qui  leur  donne  du  plaisir 
puisse  être  absolument  contre  les  règles.  La 
principale  règle  est  de  plaire  et  de  toucher  1 
toutes  les  autres  ne  sont  faites  que  pour  parve- 
nir à  cette  première.  Mais  toutes  ces  règles  sont 
d'un  long  détail,  dont  je  ne  leur  conseille  pas 
de  s'embarrasser  :  ils  ont  des  occupations  plus 
importantes.  Qu'ils  se  reposent  sur  nous  de  la 
fatigue  d'éclaircir  les  difficultés  de  la  poétique 
d'Aristote  ;  qu'ils  se  réservent  le  plaisir  de 
pleurer  et  d'être  attendris;  et  qu'ils  me  per- 
mettent de  leur  dire  ce  qu'un  musicien  disoit  à 
Philippe,  roi  de  Macédoine,  qui  prétendoit 
qu'une  chanson  n'étoit  pas  selon  les  règles  : 
«A  Dieu  ne  plaise,  seigneur,  que  vous  soyez 
»  jamais  si  malheureux  que  de  savoir  ces  choses- 
»  là  mieux  que  moi  !  a 

Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  dire  à  ces  personnes, 
à  qui  je  ferai  toujours  gloire  de  plaire  :  car. 
pour  le  libelle  que  l'on  a  fait  contre  moi,  je 
crois  que  les  lecteurs  me  dispenseront  volon- 
tiers d'y  répondre.  Et  que  répondrois-je  à  un 
homme  qui  ne  pense  rien,  et  qui  ne  sait  pas 
même  construire  ce  qu'il  pense?  il  parle  de  pro- 
tase  comme  s'il  entendoit  ce  mot,  et  veut  que 
cette  première  des  quatre  parties  de  la  tragédie 

16. 


)8a  PRÉFACÉ, 

soit  toujours  la  plus  proche  de  la  dernière  ,  qui 
est  la  catastrophe.  Il  se  plaint  que  la  trop  grande 
connoissance  des  règles  l'empêche  de  se  diver- 
tir à  la  comédie.  Certainement,  si  l'on  en  juge 
par  sa  dissertation,  il  n'y  eut  jamais  de  plainte 
plus  mal  fondée.  Il  paroît  bien  qu'il  n'a  jamais 
lu  Sophocle,  qu'il  loue  très-injustement  d'une 
grande  multiplicité  d'incidens  ;  et  qu'il  n'a  même 
jamais  rien  lu  de  la  poétique,  que  dans  quelques 
préfaces  de  tragédies.  Mais  je  lui  pardonne  de 
ne  pas  savoir  les  règles  du  théâtre ,  puisque 
heureusement  pour  le  public  il  ne  s'applique 
pas  à  ce  genre  d'écrire.  Ce  que  je  ne  lui  par- 
donne pas,  c'est  de  savoir  si  peu  les  règles  de 
la  bonne  plaisanterie,  lui  qui  ne  veut  pas  dire 
un  mot  sans  plaisanter.  Croit-il  réjouir  beau- 
coup les  honnêtes  gens  par  ces  hélas  de  poche, 
ces  mesdemoiselles  mes  règles  ,  et  quantité  d'au- 
tres basses  affectations  qu'il  trouvera  condam- 
nées dans  tous  les  auteurs,  s'il  se  mêle  jamai? 
de  les  lire? 

Toutes  ces  critiques  sont  le  partage  de  quatre 
ou  cinq  petits  auteurs  infortunés,  qui  n'ont  ja- 
mais pu  par  eux-mêmes  exciter  la  curiosité  du 
public.  Us  attendent  toujours  l'occasion  de 
quelque  ouvrage  qui  réussisse  pour  l'attaquer, 
non  point  par  jalousie,  car  sur  quel  fondement 


PRÉFACE.  i83 

seroient-ils  jaloux  ?  mais  dans  l'espérance  qu'on 
se  donnera  la  peine  de  leur  répondre,  et  qu'on 
les  tirera  de  l'obscurité  où  leurs  propres  ou- 
vrages les  auroient  laissés  toute  leur  vie. 


<.-€>£-> 


PERSONNAGES. 


TITUS ,  empereur  de  Rome. 
BÉRÉNICE ,  reine  de  Palestine. 
ANTIOCHUS  ,  roi  de  Comagène. 
PAULIN  j  confident  de  Titus. 
ARSACE ,  confident  d'Antiochus. 
PHÉNICE ,  confidente  de  Bérénice. 
RUTILE,  Romain. 

SUITE    DE    TITUS. 


La  scène  est  à  Rome ,  dans  un  cabinet  qui  est  entre  l'appartement 
de  Titus  et  celui  de  Bérénice. 


BERENICE. 


ACTE  PREMIER. 
SCÈNE   I. 

ANTIOCHUS ,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Arrêtons  un  moment  :  la  pompe  de  ces  lieux, 
Je  le  vois  bien,  Arsace,  est  nouvelle  à  tes  yeux. 
Souvent  ce  cabinet ,  superbe  et  solitaire, 
Des  secrets  de  Titus  est  le  dépositaire  : 
C'est  ici  quelquefois  qu'il  se  cache  à  sa  cour, 
Lorsqu'il  vient  à  la  reine  expliquer  son  amour. 
De  son  appartement  cette  porte  est  prochaine, 
Et  cette  autre  conduit  dans  celui  de  la  reine. 
Va  chez  elle  :  dis-lui  qu'importun  à  regret 
J'ose  lui  demander  un  entretien  secret. 

ARSACE. 

"Vous,  seigneur,  importun?  vous,  cet  ami  fidèle 

Qu'un  soin  si  généreux  intéresse  pour  elle? 

Vous,  cet  Antiochus,  son  amant  autrefois? 

Vous,  que  l'Orient  compte  entre  ses  plus  grands  rois? 

Quoi!  déjà  de  Titus  épouse  en  espérance, 

Ce  rang  entre  elle  et  vous  met-il  tant  de  distance? 


186  BÉRÉNICE. 

ANTIOCHUS. 

Va,  dis-je;  et,  sans  vouloir  te  charger  d'autres  soins  , 
Vois  si  je  puis  bientôt  lui  parler  sans  témoins. 

SCÈNE   II. 

ÀNTIOCHUS. 

Hé  bien,  Antiochus,  es-tu  toujours  le  même? 

Pourrai-je,  sans  trembler,  lui  dire  :  Je  vous  aime? 

Mais  quoi!  déjà  je  tremble;  et  mon  cœur  agité 

Craint  autant  ce  moment  que  je  l'ai  souhaité. 

Bérénice  autrefois  m'ôta  toute  espérance; 

Elle  m'imposa  même  un  éternel  silence. 

Je  me  suis  tu  cinq  ans;  et  jusques  à  ce  jour 

D'un  voile  d'amitié  j'ai  couvert  mon  amour. 

Dois-je  croire  qu'au  rang  où  Titus  la  destine 

Elle  m'écoute  mieux  que  dans  la  Palestine? 

Il  l'épouse.  Ai-je  donc  attendu  ce  moment 

Pour  me  venir  encor  déclarer  son  amant? 

Quel  fruit  me  reviendra  d'un  aveu  téméraire? 

Ah!  puisqu'il  faut  partir,  partons  sans  lui  déplaire. 

Retirons-nous,  sortons;  et,  sans  nous  découvrir, 

Allons  loin  de  ses  yeux  l'oublier,  ou  mourir. 

Eh  quoi  !  souffrir  toujours  un  tourment  qu'elle  ignore  ! 

Toujours  verser  des  pleurs  qu'il  faut  que  je  dévore! 

Quoi!  même  en  la  perdant  redouter  son  courroux! 

Belle  reine,  et  pourquoi  vous  offenseriez-vous? 

Viens-je  vous  demander  que  vous  quittiez  l'empire? 

Que  vous  m'aimiez?  Hélas!  je  ne  viens  que  vous  dire 

Qu'après  m'être  long-temps  flatté  que  mon  rival 


ACTE  I,   SCÈNE  III.  i87 

Trouvèrent  à  ses  vœux  quelque  obstacle  fatal, 
Aujourd'hui  qu'ilpeut  tout,que  votre  hymen  s'avance, 
Exemple  infortuné  d'une  longue  constance, 
Après  cinq  ans  d'amour  et  d'espoir  superflus, 
Je  pars,  fidèle  encor  quand  je  n'espère  plus. 
Au  lieu  de  s'offenser,  elle  pourra  me  plaindre. 
Quoi  qu'il  en  soit, parlons;c'est  assez  nous  contraindre. 
Et  que  peut  craindre,  hélas!  un  amant  sans  espoir 
Qui  peut  bien  se  résoudre  à  ne  la  jamais  voir? 

SCÈNE  III. 

ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Arsace ,  entrerons-nous? 

ARSACE. 

Seigneur,  j'ai  vu  la  reine; 
Mais,  pour  me  faire  voir,  je  n'ai  percé  qu'à  peine 
Les  flots  toujours  nouveaux  d'un  peuple  adorateur 
Qu'attire  sur  ses  pas  sa  prochaine  grandeur. 
Titus,  après  huit  jours  d'une  retraite  austère, 
Cesse  eiifîu  de  pleurer  Vespasien  son  père  : 
Cet  amant  se  redonne  aux  soins  de  son  amour; 
Et ,  si  j'en  crois,  seigneur,  l'entretien  de  la  cour  , 
Peut-être  avant  la  nuit  l'heureuse  Bérénice 
Change  le  nom  de  reine  au  nom  d'impératrice. 

AXTIOCHTJS. 

Helas! 

ARSACE. 

Quoi  !  ce  discours  pourroit-il  vous  troubler  ? 


i88  BÉRÉNICE. 

ANTIOCHUS. 

Ainsi  donc  sans  témoins  je  ne  lui  puis  parler? 

ARSACE. 

Vous  la  verrez,  seigneur  :  Bérénice  est  instruite 
Que  vous  voulez  ici  la  voir  seule  et  sans  suite. 
La  reine  d'un  regard  a  daigné  m'avertir 
Qu'à  votre  empressement  elle  alloit  consentir; 
Et  sans  doute  elle  attend  le  moment  favorable 
Pour  disparoître  aux  yeux,  d'une  cour  qui  l'accable. 

AXTIOCHUS. 

Il  suffît.  Cependant  n'as-tu  rien  négligé 
Des  ordres  importans  dont  je  t'avois  chargé? 

ARSACE. 

Seigneur,  vous  connoissez  ma  prompte  obéissance. 
Des  vaisseaux  dans  Ostie  armés  en  diligence, 
Prêts  à  quitter  le  port  de  momens  en  momens, 
N'attendent  pour  partir  que  vos  commandemens. 
Mais  qui  renvoyez-vous  dans  voire  Comagène? 

ANTIOCHUS. 

Arsace,  il  faut  partir  quand  j'aurai  vu  la  reine. 

ARSACE. 

Qui  doit  partir? 

AXTIOCHUS. 

Moi. 

ARSACE. 
\  OUS  ? 
ANTIOCHUS. 

En  sortant  du  palais  , 
Je  sors  de  Rome,  Arsace,  et  j'en  sors  pour  jamais. 

ARSACE. 

Je  suis  surpris,  sans  doute,  et  c'e.-t  avec  justice. 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  189 

Quoi  !  depuis  si  long-temps  la  reine  Bérénice 
Vous  arrache,  seigneur,  du  sein  de  vos  états; 
Depuis  trois  ans  dans  Rome  elle  arrête  vos  pas  : 
Et  lorsque  cette  reine,  assurant  sa  conquête, 
Vous  attend  pour  témoin  de  cette  illustre  fête; 
Quand  l'amoureux  Titus,  devenant  son  époux, 
Lui  prépare  un  éclat  qui  rejaillit  sur  vous... 

ANTIOCHUS. 

Arsace,  laisse-la  jouir  de  sa  fortune, 

Et  quitte  un  entretien  dont  le  cours  m'importune. 

ARSACE. 

Je  vous  entends,  seigneur  :  ces  mêmes  dignités 
Ont  rendu  Bérénice  ingrate  à  vos  bontés; 
L'inimitié  succède  à  l'amitié  trahie. 

ANTIOCHUS. 

Non  ,  Arsace,  jamais  je  ne  l'ai  moins  haïe. 

ARSACE. 

Quoi  donc!  de  sa  grandeur  déjà  trop  prévenu, 
Le  nouvel  empereur  vous  a-t-il  méconnu? 
Quelque  pressentiment  de  son  indifférence 
Vous  fait-il  loin  de  Rome  éviter  sa  présence? 

ANTIOCHUS. 

Titus  n'a  point  pour  moi  paru  se  démentir; 
J'aurois  tort  de  me  plaindre. 

ARSACE. 

Et  pourquoi  donc  partir? 
Quel  caprice  vous  rend  ennemi  de  vous-même? 
Le  ciel  met  sur  le  trône  un  prince  qui  vous  aime, 
Un  prince  qui,  jadis  témoin  de  vos  combats, 
Vous  vit  chercher  la  gloire  et  la  mort  sur  ses  pas, 
tome  ir.  17 


i9o  BÉRÉNICE. 

Et  de  qui  la  valeur,  par  vos  soius  secondée  , 
]\lit  enfin  sous  le  joug  la  rebelle  Judée. 
Il  se  souvient  du  jour  illustre  et  douloureux 
Qui  décida  du  sort  d'un  long  siège  douteux. 
Sur  leur  triple  rempart  les  ennemis  tranquilles 
Contemploient  sans  périls  nos  assauts  inutiles; 
Le  bélier  impuissant  les  menaçoit  en  vain  : 
Vous  seul,  seigneur,  vous  seul,  une  échelle  à  la  main  , 
Vous  portâtes  la  mort  jusque  sur  leurs  murailles. 
Ce  jour  presque  éclaira  vos  propres  funérailles  : 
Titus  vous  embrassa  mourant  entre  mes  bras; 
Et  tout  le  camp  vainqueur  pleura  votre  trépas. 
Voici  le  temps,  seigneur,  où  vous  devez  attendre 
Le  fruit  de  tant  de  sang  qu'ils  vous  ont  vu  répandre. 
Si,  pressé  du  désir  de  revoir  vos  états, 
Vous  vous  lassez  de  vivre  où  vous  ne  régnez  pas, 
Faut-il  que  sans  honneur  l'Euphrate  vous  revoie? 
Attendez  pour  partir  que  César  vous  renvoie 
Triomphant  et  chargé  des  titres  souverains 
Qu'ajoute  encore  aux  rois  l'amitié  des  Romains. 
Rien  ne  peut-il,  seigneur,  changer  votre  entreprise? 
Vous  ne  répondez  point! 

ANTIOCHUS. 

Que  veux-tu  que  je  dise? 
J'attends  de  Bérénice  un  moment  d'entretien. 

ARSACE. 

Hé  bien,  seigneur? 

ANTIOCHUS. 

Son  sort  décidera  du  mien, 

ARSACE. 

Comment? 


ACTE  I,   SCENE  IV.  191 

ANTIOCHTÎS. 

Sur  son  hymen  j'attends  qu'elle  s'explique  : 
Si  sa  bcuche  s'accorde  avec  la  voix  publique  , 
S'il  est  vrai  qu'on  l'élève  au  trône  des  Césars  , 
Si  Titus  a  parlé,  s'il  l'épouse,  je  pars. 

ARSACE. 

Mais  qui  rend  à  vos  yeux  cet  hymen  si  funeste  ? 

ANTIOCHDS. 

Quand  nous  serons  partis ,  je  te  dirai  le  reste 

ARSACE. 

Dans  quel  trouble,  seigneur,  jetez-vous  mon  esprit  ! 

ANTIOCHUS. 

La  reine  vient.  Adieu.  Fais  tout  ce  que  j'ai  dit. 

SCÈNE  IV. 

BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS,  PHÉNICE. 

BKRLNICE. 

Enfin  je  me  dérobe  à  la  joie  importune 

De  tant  d'amis  nouveaux  que  me  fait  la  fortune  : 

Je  fuis  de  leurs  respects  l'inutile  longueur, 

Pour  cheicher  un  ami  qui  me  parle  du  cœur. 

11  ne  faut  point  mentir,  ma  juste  impatience 

Vous  accusoit  déjà  de  quelque  négligence. 

Quoi!  cet  Antiochus,  disois-je,  dont  les  soins 

Ont  eu  tout  l'Orient  et  Rome  pour  témoins  ; 

Lui  que  j'ai  vu  toujours,  constant  dans  mes  traverse-, 

Suivre  d'un  pas  égal  mes  fortunes  diverses; 

Aujourd'hui  que  le  ciel  semble  me  présager 

Un  honneur  qu'avec  vous  je  prétends  partager  , 


iga  BÉRÉNICE. 

Ce  même  Antiochus,  se  cachant  à  ma  vue, 

]\Ie  laisse  à  la  merci  d'une  foule  inconnue  ! 

ANTIOCHUS. 

Il  est  donc  vrai,  madame?  et,  selon  ce  discours, 
L'hymen  va  succéder  à  vos  longues  amours? 

BÉRÉNICE. 

Seigneur ,  je  vous  veux  bien  confier  mes  alarmes. 
Cesjours  ont  vu  mes  veux  baignés  de  quelques  larmes; 
Ce  long  deuil  que  Titus  imposoit  à  sa  cour 
Avoit,  même  en  secret,  suspendu  son  amour; 
Il  n'avoit  plus  pour  moi  cette  ardeur  assidue 
Lorsqu'il  passoit  les  jours  attaché  sur  ma  vue; 
Muet ,  chargé  de  soins,  et  les  larmes  aux  yeux, 
Il  ne  me  laissoit  plus  que  de  tristes  adieux. 
Jugez  de  ma  douleur,  moi  dont  l'ardeur  extrême, 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  n'aime  en  lui  que  lui-même  ; 
Moi  qui ,  loin  des  grandeurs  dont  il  est  revêtu  , 
Aurois  choisi  son  cœur  et  cherché  sa  vertu. 

ANTIOCHUS. 

Il  a  repris  pour  vous  sa  tendresse  première? 

BÉRÉNICE. 

Vous  fûtes  spectateur  de  cette  nuit  dernière, 

Lorsque,  pour  seconder  ses  soins  religieux, 

Le  sénat  a  placé  son  père  entre  les  dieux. 

De  ce  juste  devoir  sa  piété  contente 

A  fait  place,  seigneur  ,  aux  soins  de  son  amante; 

Et  même  en  ce  moment,  sans  qu'il  m'en  ait  parlé,. 

Il  est  dans  le  sénat  par  son  ordre  assemblé. 

Ijà,  de  la  Palestine  il  étend  la  frontière; 

Il  v  joint  l'Arabie  et  la  Svrie  entière  : 


ACTE  1,    SCENE   IV.  '     l93 

Et ,  si  de  ses  amis  j'en  dois  croire  la  voix  , 
Si  j'en  crois  ses  sermens  redoublés  mille  fois  , 
Il  va  sur  tant  d'états  couronner  Bérénice, 
Pour  joindre  à  plus  de  noms  le  nom  d'impératrice. 
Il  m'en  viendra  lui-même  assurer  en  ce  lieu. 

ANTIOCHU3. 

Et  je  viens  donc  vous  dire  un  éternel  adieu. 

BÉRÉNICE. 

Que  dites-vous?  Ah,  ciel!  quel  adieu!  quel  langage  T 
Prince,  vous  vous  troublez  et  changez  de  visage! 

ANTIOCHUS. 

Madame,  il  faut  partir. 

BÉRÉNICE. 

Quoi!  ne  puis-je  savoir 
Quel  sujet... 

antiochus  ,  à  part. 

Il  falloit  partir  sans  la  revoir. 

BÉRÉNICE. 

Que  craignez-vous?Parlez;c'est  trop  long-temps  se  taire. 
Seigneur,  de  ce  départ  quel  est  donc  le  mystère? 

ANTIOCHUS. 

Au  moins  souvenez-vous  que  je  cède  à  vos  lois, 
Et  que  vous  m' écoutez  pour  la  dernière  fois. 
Si ,  dans  ce  haut  degré  de  gloire  et  de  puissance, 
Il  vous  souvient  des  lieux  où  vous  prîtes  naissance, 
Madame,  il  vous  souvient  que  mon  cœur  en  ces  lieux 
Reçut  le  premier  trait  qui  partit  de  vos  yeux  : 
J'aimai.  J'obtins  l'aveu  d'Agrippa  votre  frère  : 
11  vou*  parla  pour  moi.  Peut-être  sans  colère 

"7- 


,9i  BÉRÉNICE. 

Alliez-vous  de  mon  cœur  recevoir  le  tribut  ; 

Titus,  pour  mou  malheur,  vint,  vous  vit,  et  vous  plut. 

Il  parut  devant  vous  dans  tout  l'éclat  d'un  homme 

Qui  porte  entre  ses  mains  la  vengeance  de  Rome. 

La  Judée  en  pâlit  :  le  triste  Antiochus 

Se  compta  le  premier  au  nombre  des  vaincus. 

Bientôt,  de  mon  malheur  interprète  sévère, 

Votre  bouche  à  la  mienne  ordonna  de  se  taire. 

Je  disputai  long-temps  ;  je  fis  parler  mes  yeux  : 

Mes  pleurs  et  mes  soupirs  vous  suivoient  en  tous  lieux. 

Enfin  votre  rigueur  emporta  la  balance; 

Vous  sûtes  m'imposer  l'exil  ou  le  silence. 

Il  fallut  le  promettre,  et  même  le  jurer  : 

Mais,  puisqu'en  ce  moment  j'ose  me  déclarer, 

Lorsque  vous  m'arrachiez  cette  injuste  promesse, 

Mon  cœur  faisoit  serment  de  vous  aimer  sans  cesse. 

BÉRÉNICE. 

Ah!  que  me  dites-vous? 

ANTIOCHDS. 

Je  me  suis  tu  cinq  ans, 
Madame;  et  vais  encor  me  taire  plus  long-temps. 
De  mon  heureux  rival  j'accompagnai  les  armes; 
J'espérai  de  verser  mon  sang  après  mes  larmes, 
Ou  qu'au  moins,  jusqu'à  vous  porté  par  mille  exploits, 
Mon  nom  pourroit  parler,  au  défaut  de  ma  voix. 
Le  ciel  sembla  promettre  une  fin  à  ma  peine  : 
Vous  pleurâtes  ma  mort ,  hélas  !  trop  peu  certaine. 
Inutiles  périls!  Quelle  étoit  mon  erreur  ! 
La  valeur  de  Titus  surpassoit  ma  fureur  : 
Il  faut  qu'à  sa  vertu  mou  estime  réponde. 


ACTE  I,   SCÈNE   IV.  i<> 

Quoique  attendu,  madame,  à  l'empire  du  monde, 
Chéri  de  l'univers,  enfin  aimé  de  vous, 
Il  sembloit  à  lui  seul  appeler  tous  les  coups; 
Tandis  que,  sans  espoir,  haï,  lassé  de  vivre, 
Son  malheureux  rival  ne  sembloit  que  le  suivre. 
Je  vois  que  votre  cœur  m'applaudit  en  secret  ; 
Je  vois  que  l'on  m'écoute  avec  moins  de  regret , 
Et  que,  trop  attentive  à  ce  récit  funeste, 
En  faveur  de  Titus  vous  pardonnez  le  reste. 
Enfin,  après  un  siège  aussi  cruel  que  lent, 
Il  dompta  les  mutins,  reste  pâle  et  sanglant 
Des  flammes,  de  la  faim  ,  des  fureurs  intestines, 
Et  laissa  leurs  remparts  cachés  sous  leurs  ruines  : 
Rome  vous  vit,  madame,  arriver  avec  lui. 
Dans  l'Orient  désert  quel  devint  mon  ennui  ! 
Je  demeurai  long-temps  errant  dans  Césarée, 
Lieux  charmans,  où  mon  cœur  vous  avoit  adorée  . 
Je  vous  redemandons  à  vos  tristes  états; 
Je  cherchois,  en  pleurant,  les  traces  de  vos  pas. 
Mais  enfin ,  succombant  à  ma  mélancolie  , 
Mon  désespoir  tourna  mes  pas  vers  l'Italie  : 
Le  sort  m'y  réservoit  le  dernier  de  ses  coups. 
Titus  en  m'embrassant  m'amena  devant  vous  : 
Un  voile  d'amitié  vous  trompa  l'un  et  l'autre, 
Et  mon  amour  devint  le  confident  du  votre. 
Mais  toujours  quelque  espoir  flattoit  mes  déplaisirs  : 
Rome,  Vespasien,  traversoient  vos  soupirs; 
Après  tant  de  combats  Titus  cédoit  peut-être. 
Vespasien  est  mort,  et  Titus  est  le  maître. 
Que  ne  fuyois-je  alors!  J'ai  voulu  quelques  jours 


196  BÉRÉNICE. 

De  son  nouvel  empire  examiner  le  cours. 

Mon  sort  est  accompli  :  votre  gloire  s'apprête. 

Assez  d'autres,  sans  moi,  témoins  de  cette  fête, 

A  vos  heureux  transports  viendront  joindre  les  leurs, 

Pour  moi ,  qui  ne  pourrois  y  mêler  que  des  pleurs, 

D'un  inutile  amour  trop  constante  victime  , 

Heureux  dans  mes  malheurs  d'en  avoir  pu  sans  crime 

Conter  toute  l'histoire  aux  yeux  qui  les  ont  faits  , 

Je  pars  plus  amoureux  que  je  ne  fus  jamais. 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  je  n'ai  pas  cru  que ,  dans  une  journée 

Qui  doit  avec  César  unir  ma  destinée, 

Il  fût  quelque  mortel  qui  pût  impunément 

Se  venir  à  mes  yeux  déclarer  mon  amant. 

Mais  de  mon  amitié  mon  silence  est  un  gage  : 

J'oublie  en  sa  faveur  un  discours  qui  m'outrage. 

Je  n'en  ai  point  troublé  le  cours  injurieux; 

Je  fais  plus,  à  regret  je  reçois  vos  adieux. 

Le  ciel  sait  qu'au  milieu  des  honneurs  qu'il  m'envoie 

Je  n'attendois  que  vous  pour  témoin  de  ma  joie  : 

Avec  tout  l'univers  j'honorois  vos  vertus  ; 

Titus  vous  chérissoit,  vous  admiriez  Titus. 

Cent  fois  je  me  suis  fait  une  douceur  extrême 

D'entretenir  Titus  dans  un  autre  lui-ruême". 

ANTIOCHUS. 

Et  c'est  ce  que  fuis.  J'évite,  mais  trop  tard , 
Ces  cruels  entretiens  où  je  n'ai  point  de  part. 
Je  fuis  Titus;  je  fuis  ce  nom  qui  m'inquiète, 
Ce  nom  qu'à  tous  moinens  votre  bouche  répète  : 
Que  vous  dirai-je  enfin  ?  je  fuis  des  yeux  distraits, 


ACTE  I,   SCÈNE  V.  i97 

Qui ,  me  voyant  toujours  ,  ne  me  voyoient  jamais. 
Adieu.  Je  vais ,  le  cœur  trop  plein  de  votre  image, 
Attendre ,  en  vous  aimant ,  la  mort  pour  mon  partage. 
Surtout  ne  craignez  point  qu'une  aveugle  douleur 
Remplisse  l'univers  du  bruit  de  mon  malheur  ; 
Madame,  le  seul  bruit  d'une  mort  que  j'implore 
Vous  fera  souvenir  que  je  vivois  encore. 
Adieu. 

SCÈNE  V. 

BÉRÉNICE,  PHÉN1CE. 

PHÉNICE. 

Que  je  le  plains  !  Tant  de  fidélité, 
Madame,  méritoit  plus  de  prospérité. 
Ne  le  plaignez-vous  pas? 

BÉRÉNICE. 

Cette  prompte  retraite 
Me  laisse ,  je  l'avoue  ,  une  douleur  secrète. 

PHÉNICE. 

Je  l'aurois  retenu. 

BÉRÉNICE. 

Qui?  moi ,  le  retenir  ! 
J'en  dois  perdre  plutôt  jusques  au  souvenir 
Tu  veux  donc  que  je  flatte  une  ardeur  insensée/ 

PHÉNICB. 

Titus  n'a  point  encore  expliqué  sa  pensée. 
Rome  vous  voit,  madame,  avec  des  yeux  jaloux  : 


i98  BÉRÉNICE. 

La  rigueur  de  ses  lois  m'épouvante  pour  vous. 
L'hymen  chez  les  Romains  n'admet  qu'une  Romaine  : 
Rome  hait  tous  les  rois  ,  et  Bérénice  est  reine. 

BÉRÉNICE. 

Le  temps  n'est  plus,  Phénice,  où  je  pouvois  trembler. 
Titus  m'aime;  il  peut  tout  :  il  n'a  plus  qu'à  parler, 
Il  verra  le  sénat  m'apporter  ses  hommages  , 
Et  le  peuple  de  fleurs  couronner  nos  images. 
De  cette  nuit,  Phénice,  as-tu  vu  la  splendeur? 
Tes  yeux  ne  sont-ils  pas  tout  pleins  de  sa  grandeur? 
Ces  flambeaux,  ce  bûcher,  cette  nuit  enflammée, 
Ces  aigles,  ces  faisceaux,  ce  peuple,  cette  armée, 
Cette  fuule  de  rois,  ces  consuls,  ce  sénat, 
Qui  tous  de  mon  amant  empruntoient  leur  éclat; 
Cette  pourpre,  cet  or,  que  rehaussoit  sa  gloire, 
Et  ces  lauriers  encor  témoins  de  «a  victoire  ; 
Tous  ces  yeux  qu'on  vovoit  venir  de  toutes  parts 
Confondre  sur  lui  seul  leurs  avides  regards  ; 
Ce  port  majestueux,  cette  douce  présence... 
Ciel  !  avec  quel  respect  et  quelle  complaisance 
Tous  les  cœurs  en  secret  l'assuroient  de  leur  foi  J 
Parle  :  peut-on  le  voir  sans  penser  comme  moi 
Qu'en  quelque  obscurité  que  le  sort  l'eût  fait  naître 
Le  monde  en  le  voyant  eût  reconnu  son  maître? 
.Mais,  Phénice,  où  m'emporte  un  souvenir  charmant? 
Cependant  Rome  entière,  en  ce  même  moment, 
Fait  des  vœux  pour  Titus,  et,  par  des  sacrifices, 
De  son  règne  naissant  célèbre  les  prémices. 
Que  tardons-nous?  allons,  pour  son  empire  heureux, 
Au  ciel  qui  le  protège  offrir  aussi  nos  vœux. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  199 

Aussitôt,  sans  l'attendre,  et  sans  être  attendue, 
Je  reviens  le  chercher,  et  dans  cette  entrevue 
Dire  tout  ce  qu'aux  cœurs  l'un  de  l'autre  contens 
Inspirent  des  transports  retenus  si  long-temps. 


FIN    DU    PREMIER     ACTE. 


BERENICE. 


ACTE   SECOND. 
SCÈNE  I. 

TITUS,  PAULIN;  suite. 


A-t-on  vu  de  ma  part  le  roi  de  Coma  gène  ? 
Sait-il  que  je  l'attends? 

PAULIN. 

J'ai  couru  chez  la  reine  : 
Dans  son  appartement  ce  prince  avoit  paru; 
Il  en  étoit  sorti  lorsque  j'y  suis  couru. 
De  vos  ordres,  seigneur,  j'ai  dit  qu'on  l'avertisse. 

TITUS. 

Il  suffit.  Et  que  fait  la  reine  Bérénice? 

PAULIN. 

La  reine,  en  ce  moment,  sensible  à  vos  bontés, 
Charge  le  ciel  de  vœux  pour  vos  prospérités. 
Elle  sortoit,  seigneur. 

TITUS. 

Trop  aimable  princesse! 
Hélas! 

PAULIN. 

En  sa  faveur  d'où  naît  cette  tristesse? 


ACTE  II,   SCÈNE  II.  aoi 

L'Orient  presque  entier  va  fléchir  sous  sa  loi  : 
Vous  la  plaignez? 

TITUS. 

Paulin ,  qu'on  vous  laisse  avec  moi. 

SCÈNE  IL 

TITUS ,  PAULIN. 

Trnrs. 
Hé  bien!  de  mes  desseins  Rome  encore  incertaine 
Attend  que  deviendra  le  destin  de  la  reine, 
Paulin  ;  et  les  secrets  de  son  cœur  et  du  mien 
Sont  de  tout  l'univers  devenus  l'entretien. 
Voici  le  temps  enfin  qu'il  faut  que  je  m'explique. 
De  la  reine  et  de  moi  que  dit  la  voix  publique  ? 
Parlez  :  qu'entendez-vous  ? 

PAULIN. 

J'entends  de  tous  côtés 
Publier  vos  vertus,  seigneur,  et  ses  beautés. 

TITUS. 

Que  dit-on  des  soupirs  que  je  pousse  pour  elle  ? 
Quel  succès  attend-on  d'un  amour  si  fidèle? 

PAULIN. 

Vous  pouvez  tout  :  aimez,  cessez  d'être  amoureux; 
La  cour  sera  toujours  du  parti  de  vos  vœux. 

TITUS. 

Hé,  je  l'ai  vue  aussi,  cette  cour  peu  sincère , 
A  ses  maîtres  toujours  trop  soigneuse  de  plaire, 
Des  crimes  de  Néron  approuver  les  horreurs; 
Je  l'ai  vue  à  genoux  consacrer  ses  fureurs. 

tome  ii.  18 


ao2  BÉRÉNICE. 

Te  ne  prends  point  pour  juge  une  cour  idolâtre , 

Paulin  :  je  rue  propose  un  plus  ample  théâtre; 

Et ,  sans  prêter  l'oreille  à  la  voix  des  flatteurs  , 

Je  veux  par  votre  bouche  entendre  tous  les  cœurs  : 

Vous  me  l'avez  promis.  Le  respect  et  la  crainte 

Ferment  autour  de  moi  le  passage  à  la  plainte  : 

Pour  mieux  voir ,  cher  Paulin ,  et  pour  entendre  mieux , 

Te  vous  ai  demandé  des  oreilles,  des  yeux; 

T'ai  mis  même  à  ce  prix  mon  amitié  secrète  : 

T'ai  voulu  que  des  cœurs  vous  fussiez  l'interprète; 

Qu'au  travers  des  flatteurs  votre  sincérité 

Fît  toujours  jusqu'à  moi  passer  la  vérité. 

Parlez  donc.  Que  faut-il  que  Bérénice  espère? 

Borne  lui  sera-t-elle  indulgente  ou  sévère? 

Dois-je  croire  qu'assise  au  trône  des  Césars 

Une  si  belle  reine  offensât  ses  regards  ? 

PAULIN. 

N'en  doutez  point,  seigneur  :  soit  raison, soit  caprice, 
Rome  ne  l'attend  point  pour  son  impératrice. 
On  sait  qu'elle  est  charmante,  et  de  si  belles  mains 
Semblent  vous  demander  l'empire  des  humains  : 
Elle  a  même,  dit-on,  le  cœur  d'une  Romaine; 
Elle  a  mille  vertus  :  mais  ,  seigneur,  elle  est  reine. 
Rome,  par  une  loi  qui  ne  se  peut  changer, 
N'admet  avec  son  sang  aucun  sang  étranger, 
Et  ne  reconnoît  point  les  fruits  illégitimes 
Qui  naissent  d'un  hymen  contraire  à  ses  maximes. 
D'ailleurs,  vous  le  savez,  en  bannissant  ses  rois, 
Rome  à  ce  nom,  si  noble  et  si  saint  autrefois, 
Attacha  pour  jamais  une  haine  puissante; 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  »o 

Et  quoiqu'à  ses  Césars  fidèle,  obéissante, 
Cette  haine,  seigneur,  reste  de  sa  fierté, 
Survit  dans  tous  les  cœurs  après  la  liberté. 
J  ules ,  qui  le  premier  la  soumit  à  ses  armes, 
Qui  fit  taire  les  lois  dans  le  bruit  des  alarmes. 
Brûla  pour  Cléopâtre;  et,  sans  se  déclarer, 
Seule  dans  l'Orient  la  laissa  soupirer. 
Antoine,  qui  l'aima  jusqu'à  l'idolâtrie, 
Oublia  dans  son  sein  sa  gloire  et  sa  patrie, 
Sans  oser  toutefois  se  nommer  son  époux  : 
Rome  l'alla  chercher  jusques  à  ses  genoux, 
Et  ne  dé  arma  point  sa  fureur  vengeresse 
Qu'elle  n'eût  accablé  l'amant  et  la  maîtresse. 
Depuis  ce  temps,  seigneur,  Caligula,  Néron, 
Monstres,  dont  à  regret  je  cite  ici  le  nom, 
Et  qui  ne  conservant  que  la  figure  d'homme , 
Foulèrent  à  leurs  pieds  toutes  les  lois  de  Rome, 
Ont  craint  cette  loi  seule,  et  n'ont  point  à  nos  yeux 
Allumé  le  flambeau  d'un  hymen  odieux. 
Vous  m'avez  commandé  surtout  d'être  sincère. 
De  l'affranchi  Pallas  nous  avons  vu  le  frère, 
Des  fers  de  Claudius  Félix  encor  flétri, 
De  deux  reines,  seigneur,  devenir  le  mari; 
Et ,  s'il  faut  jusqu'au  bout  que  je  vous  obéisse , 
Ces  deux  reines  étoient  du  sang  de  Bérénice. 
Et  vous  croiriez  pouvoir,  sans  blesser  nos  regards, 
Faire  entrer  une  reine  au  lit  de  nos  Césars, 
Tandis  que  l'Orient  dans  le  lit  de  ses  reines 
Voit  passer  un  esclave  au  sortir  de  nos  chaînes  ! 
C'est  ce  que  les  Romains  pensent  de  votre  amour  : 


3o*  BÉRÉNICE. 

Et  je  ne  réponds  pas,  avant  la  fin  du  jour, 

Que  le  sénat,  chargé  des  vœux  de  tout  l'empire, 

Ne  vous  redise  ici  ce  que  je  viens  de  dire  ; 

Et  que  Rome,  avec  lui  tombant  à  vos  genoux, 

Ne  vous  demande  un  choix  digne  d'elle  et  de  vous. 

\  ous  pouvez  préparer ,  seigneur,  votre  réponse. 

TITUS. 

Hélas  !  à  quel  amour  on  veut  que  je  renonce! 

Cet  amour  est  ardent,  il  le  faut  confesser. 

xm 
Plus  ardent  mille  fois  que  tu  ne  peux  penser, 
Paulin.  Je  me  suis  fait  un  plaisir  nécessaire 
De  la  voir  chaque  jour,  de  l'aimer,  de  lui  plaire. 
J'ai  fait  plus,  je  n'ai  rien  de  secret  à  tes  yeux, 
J'ai  pour  elle  cent  fois  rendu  grâces  aux  dieux 
D'avoir  choisi  mon  père  au  fond  de  lTdumée, 
D'avoir  rangé  sous  lui  l'Orient  et  l'armée, 
Et,  soulevant  encor  le  reste  des  humains, 
Remis  Rome  sanglante  en  ses  paisibles  mains  : 
J'ai  même  souhaité  la  place  de  mon  père, 
Moi,  Paulin,  qui,  cent  fois,  si  le  sort  moins  sévère 
Eût  voulu  de  sa  vie  étendre  les  liens , 
Aurois  donné  mes  jours  pour  prolonger  les  siens  : 
Tout  cela  (qu'un  amant  sait  mal  ce  qu'il  désire!) 
Dans  l'espoir  d'élever  Bérénice  à  l'empire , 
De  reconnoître  un  jour  son  amour  et  sa  foi, 
Et  de  voir  à  ses  pieds  tout  le  monde  avec  moi. 
Malgré  tout  mon  amour,  Paulin,  et  tout  ses  charmes  , 
Après  mille  sermens  appuyés  de  mes  larmes  , 


ACTE  II,    SCENE   II.  2o5 

Maintenant  que  je  puis  couronner  tant  d'attraits, 
Maintenant  que  je  l'aime  encor  plus  que  jamais, 
Lorsqu'un  heureux  hymen  joignant  nos  destinées 
Peut  paver  en  un  jour  les  vœux  de  cinq  années , 
Je  vais,  Paulin...  ô  ciel!  puis-je  le  déclarer? 

PAULIN. 

Quoi,  seigneur? 

TITUS. 

Pour  jamais  je  vais  m'en  séparer. 
Mon  cœur  en  ce  moment  ne  vient  pas  de  «e  rendre  : 
Si  je  t'ai  fait  parler,  si  j'ai  voulu  t'enlendre, 
Je  voulois  que  ton  zèle  achevât  en  secret 
De  confondre  un  amour  qui  se  tait  à  regret. 
Bérénice  a  long-temps  balancé  la  victoire; 
Et,  si  je  penche  enfin  du  côté  de  ma  gloire  , 
Crois  qu'il  m'en  a  coûté,  pour  vaincre  tant  d'amour, 
Des  combats  dont  mon  cœur  saignera  plus  d'un  jour, 
l'aimois,  je  soupirois  dans  une  paix  profonde; 
Un  autre  étoit  chargé  de  l'empire  du  monde  : 
Maître  de  mon  destin,  libre  dans  mes  soupirs, 
Je  ne  rendois  qu'à  moi  compte  de  mes  désirs. 
Mais  à  peine  le  ciel  eut  rappelé  mon  père, 
Dès  que  ma  triste  main  eut  fermé  sa  paupière, 
De  mon  aimable  erreur  je  fus  désabusé  : 
Je  sentis  le  fardeau  qui  m'étoit  imposé; 
Je  connus  que  bientôt,  loin  d'être  à  ce  que  j'aime, 
Il  falloit.  cher  Paulin,  renoncer  à  moi-même; 
Et  que  le  choix  des  dieux,  contraire  à  mes  amours  , 
Livroit  à  l'univers  le  reste  de  mes  jours. 
Rome  observe  aujourd'hui  ma  conduite  nouvelle  : 

18. 


3o6  BÉRÉNICE. 

Quelle  honte  pour  moi,  quel  présage  pour  elle, 
Si,  dès  le  premier  pas,  renversant  tous  ses  droits, 
Je  fondois  mon  bonheur  sur  le  débris  des  lois! 
Résolu  d'accomplir  ce  cruel  sacrifice, 
J'y  voulus  préparer  la  triste  Bérénice  : 
Mais  par  où  commencer?  Vingt  fois,  depuis  huit  jours, 
J'ai  voulu  devant  elle  en  ouvrir  le  discours; 
Et,  dès  le  premier  mot,  ma  langue  embarrassée 
Dans  ma  bouche  vingt  fois  a  demeuré  glacée. 
J'espérois  que  du  moins  mon  trouble  et  ma  douleur 
Lui  feroient  pressentir  notre  commun  malheur  : 
Mais,  sans  me  soupçonner,  sensible  à  mes  alarmes, 
Elle  m'offre  sa  main  pour  essuyer  mes  larmes, 
Et  ne  prévoit  rien  moins,  dans  cette  obscurité , 
Que  la  fin  d'un  amour  qu'elle  a  trop  mérité. 
Enfin ,  j'ai  ce  matin  rappelé  ma  constance  : 
Il  faut  la  voir,  Paulin,  et  rompre  le  silence. 
J'attends  Antiochus  pour  lui  recommander 
Ce  dépôt  précieux  que  je  ne  puis  garder  : 
Jusque  dans  l'Orient  je  veux  qu'il  la  remène. 
Demain  Rome  avec  lui  verra  partir  la  reine. 
Elle  en  sera  bientôt  instruite  par  ma  voix; 
Et  je  vais  lui  parler  pour  la  dernière  fois. 

PAULIN. 

Je  n'attendois  pas  moins  de  cet  amour  de  gloire 
Qui  partout  après  vous  attacha  la  victoire. 
La  Judée  asservie,  et  ses  remparts  fumans, 
De  cette  noble  ardeur  éternels  monumens, 
Me  répor.doient  assez  que  votre  grand  courage 
Ne  voudroit  pas,  seigneur,  détruire  son  ouvrage, 


ACTE  II,  SCENE  IL  307 

Et  qu'un  héros  vainqueur  de  tant  de  nations 
Sauroit  bien  tôt  ou  tard  vaincre  ses  passions. 

TITUS. 

Ah  !  que  sous  de  beaux  noms  cette  gloire  est  cruelle  ! 
Combien  mes  tristes  yeux  la  trouveroient  plus  belle, 
S'il  ne  falloit  encor  qu'affronter  le  trépas! 
Que  dis-je?  cette  ardeur  que  j'ai  pour  ses  appas  , 
Bérénice  en  mon  sein  l'a  jadis  allumée. 
Tu  ne  l'ignores  pas  :  toujours  la  renommée 
Avec  le  même  éclat  n'a  pas  semé  mon  nom  ; 
Ma  jeunesse,  nourrie  à  la  cour  de  Néron, 
S'égaroit ,  cher  Paulin,  par  l'exemple  abusée, 
Et  suivoit  du  plaisir  la  pente  trop  aisée. 
Bérénice  me  plut.  Que  ne  fait  point  un  cœur 
Pour  plaire  à  ce  qu'il  aime,  et  gagner  son  vainqueur? 
Je  prodiguai  mon  sang  :  tout  fit  place  à  mes  armes  : 
Je  revins  triomphant.  Mais  le  sang  et  les  larmes 
Ne  me  suffisoient  pas  pour  mériter  ses  vœux  : 
J'entrepris  le  bonheur  de  mille  malheureux. 
On  vit  de  toutes  parts  mes  bontés  se   répandre; 
Heureux,  et  plus  heureux  que  tune  peux  comprendre, 
Quand  je  pouvois  paroître  à  ses  yeux  satisfaits 
Chargé  de  mille  cœurs  conquis  par  mes  bienfaits  ! 
Je  lui  dois  tout,  Paulin.  Récompense  cruelle! 
Tout  ce  que  je  lui  dois  va  retomber  sur  elle  : 
Pour  prix  de  tant  de  gloire  et  de  tant  de  vertus, 
Je  lui  dirai  :  Partez,  et  ne  me  voyez  plus. 

PATJLUJ. 

Eh  quoi ,  seigneur!  eh  quoi  !  cette  magnificence 
Qui  va  jusqu'à  l'Euphrate  étendre  sa  puissance, 


3o8  BÉRÉNICE. 

Tant  d'honneurs  dont  l'excès  a  surpris  le  sénat, 
Vous  laissent-ils  encor  craindre  le  nom  d'ingrat? 
Sur  cent  peuples  nouveaux  Bérénice  commande. 

TITUS. 

Foibles  amusemens  d'une  douleur  si  grande! 
Je  connois  Bérénice,  et  ne  sais  que  trop  bien 
Que  son  cœur  n'a  jamais  demandé  que  le  mien. 
Je  l'aimai;  je  lui  plus.  Depuis  cette  journée, 
(  Dois-je  dire  funeste,  hélas  !  ou  fortunée?) 
Sans  avoir,  en  aimant,  d'objet  que  son  amour, 
Etrangère  dans  Rome,  inconnue  à  la  cour, 
Elle  passe  ses  jours,  Paulin,  sans  rien  prétendre 
Que  quelque  heure  à  me  voir,  et  le  reste  à  m'attendre. 
Encor,  si  quelquefois  un  peu  moins  assidu 
Je  passe  le  moment  où  je  suis  attendu  , 
Je  la  revois  bientôt  de  pleurs  toute  trempée  : 
Ma  main  à  les  sécher  est  long-temps  occupée. 
Enfin  ,  tout  ce  qu'amour  a  de  nœuds  plus  puissans , 
Doux  reproches,  transports  sans  cesse  renaissans, 
Soin  de  plaire  sans  art,  crainte  toujours  nouvelle, 
Beauté,  gloire,  vertu,  je  trouve  tout  en  elle. 
Depuis  cinq  ans  entiers  chaque  jour  je  la  vois, 
Et  crois  toujours  la  voir  pour  la  première  fois. 
N'y  songeons  plus.  Allons,  cher  Paulin:  plus  j'y  pense, 
Plus  je  sens  chanceler  ma  cruelle  constance. 
Quelle  nouvelle,  ô  ciel!  je  lui  vais  annoncer! 
Encore  un  coup,  allons,  il  n'y  faut  plus  penser. 
Je  connois  mon  devoir,  c'est  à  moi  de  le  suivie  : 
Je  n'examine  point  si  j'y  pourrai  survivre. 


ACTE  II,   SCÈNE  IY.  qo9 

SCÈNE  III. 

TITUS  ,  PAULIN  ,  RUTILE. 

RUTU-E. 

Bérénice,  seigneur,  demande  à  vous  parler. 

TITUS. 

Ah ,  Paulin  ! 

PAULIN. 

Quoi!  déjà  vous  semblez  reculer! 
De  vos  nobles  projets, seigneur,  qu'il  vous  souvienne: 
Voici  le  temps. 

TITUS. 

Hé  bien,  voyons-la.  Qu'elle  vienne. 

SCÈNE  IV. 

BÉRÉNICE,  TITUS,  PAULIN,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Ne  vous  offensez  pas  si  mon  zèle  indiscret 
De  votre  solitude  interrompt  le  secret. 
Tandis  qu'autour  de  moi  votre  cour  assemblée 
Retentit  des  bienfaits  dont  vous  m'avez  comblée. 
Est-il  juste,  seigneur,  que  seule  en  ce  moment 
Je  demeure  sans  voix  et  sans  ressentiment? 
Mais,  seigneur,  (car  je  sais  que  cet  ami  sincère 
Du  secret  de  nos  cœurs  connoit  tout  le  mystère) 
Votre  deuil  est  fini ,  rien  n'arrête  vos  pas  , 
"S  ons  êtes  seul  enfin,  et  ne  me  cherchez  pas. 


,io  BÉRÉNICE. 

J'entends  que  vous  m'offrez  un  nouveau  diadème  , 
Et  ne  puis  cependant  vous  entendre  vous-même. 
Hélas!  plus  de  repos,  seigneur,  et  moins  d'éclat: 
Votre  amour  ne  peut-il  paroître  qu'au  sénat? 
Ah,  Titus!  (car  enfin  l'amour  fuit  la  contrainte 
De  tous  ces  noms  que  suit  le  respect  et  la  crainte) 
De  quel  soin  votre  amour  va-t-il  s'importuner? 
N'a-t-il  que  des  états  qu'il  me  puisse  donner? 
Depuis  quand  croyez-vous  que  ma  grandeur  me  touche? 
Un  soupir,  un  regard ,  un  mot  de  votre  bouche  , 
Voilà  l'ambition  d'un  cœur  comme  le  mien  : 

Voyez-moi  plus  souvent,  et  ne  me  donnez  rien. 
Tous  vos  momens  sont-ils  dévoués  à  l'empire? 

Ce  cœur,  après  huit  jours,  n'a-t-il  rien  à  me  dire? 

Qu'un  mot  va  rassurer  mes  timides  esprits! 

Mais  parliez-vous  de  moi  quand  je  vous  ai  surpris  ? 

Dans  vos  secrets  discours  étois-je  intéressée, 

Seigneur?  étois-je  au  moins  présente  à  la  pensée? 

TITUS. 

N'en  doutez  point,  madame;  et  j'atteste  les  dieux 
Que  toujours  Bérénice  est  présente  à  mes  yeux. 
L'absence  ni  le  temps  ,  je  vous  le  jure  encore  , 
Ne  vous  peuvent  ravir  ce  cœur  qui  vous  adore. 

BÉRÉNICE. 

Eh  quoi!  vous  me  jurez  une  éternelle  ardeur, 
Et  vous  me  la  jurez  avec  cette  froideur! 
Pourquoi  même  du  ciel  attester  la  puissance? 
Faut-il  par  des  sermens  vaincre  ma  défiance  ? 
Mon  cœur  ne  prétend  point,  seigneur,  vous  démentir; 
Et  je  vous  en  croirai  sur  un  simple  soupir. 


ACTE  IT,   SCÈNE  IV.  m 

Trrtrs. 
Madame... 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien,  seigneur?  Mais  quoi  !  sans  me  repondre, 
Vous  détournez  les  yeux ,  et  semblez  vous  confondre! 
Ne  m'offrirez-vous  plus  qu'un  visage  interdit? 
Toujours  la  mort  d'un  père  occupe  votre  esprit  : 
Rien  ne  peut-il  charmer  l'ennui  qui  vous  dévore? 

TITUS. 

Plût  aux  dieux  que  mon  père,  hélas  !  vécût  encore! 
Que  je  vivois  heureux! 

BÉRÉNICE. 

Seigneur ,  tous  ces  regrets 
De  votre  piété  sont  de  justes  effets. 
Mais  vos  pleurs  ont  assez  honoré  sa  mémoire  ; 
Vous  devez  d'autres  soins  à  Rome,  à  votre  gloire  : 
De  mon  propre  intérêt  je  n'ose  vous  parler. 
Bérénice  autrefois  pouvoit  vous  consoler  : 
Avec  plus  de  plaisir  vous  m'avez  écoutée. 
De  combien  de  malheurs  pour  vous  persécutée 
Vous  ai-je,  pour  un  mot ,  sacrifié  mes  pleurs  ! 
Vous  regrettez  un  père  :  hélas!  foibles  douleurs! 
Et  moi  (ce  souvenir  me  fait  frémir  encore)  , 
On  vouloit  m'arracher  de  tout  ce  que  j'adore , 
Moi ,  dont  vous  connoissez  le  trouble  et  le  tourment 
Quand  vous  ne  me  quittez  que  pour  quelque  moment. 
Moi,  qui  mourrois  le  jour  qu'on  voudroit  m'interdire 
De  vous... 

TITUS. 

Madame,  hélas!  que  me  venez-vous  dire? 


Qia  BERENICE. 

Quel  temps  choisissez-vous?  Ah!  de  grâce,  arrêtez  : 

C'est  trop  pour  un  ingrat  prodiguer  vos  bontés. 

BÉRÉNICE. 

Pour  un  ingrat,  seigneur!  Et  le  pouvez-vous  être? 
Ainsi  donc  mes  bontés  vous  fatiguent  peut-être? 

TITUS. 

Non,  madame  :  jamais,  puisqu'il  faut  vous  parler, 
Mon  cœur  de  plus  de  feux  ne  se  sentit  brûler. 
Mais... 

BÉRÉNICE. 

Achevez. 

TITUS. 

Hélas! 

BÉRÉNICE. 

Parlez. 

TITUS. 

Rome...  L'empire... 

BÉRÉNICE. 
TITUS. 

Sortons,  Paulin;  je  ne  lui  puis  rien  dire. 


Hé  bien? 


SCENE  V. 

BÉRÉNICE,    PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Quoi!  me  quitter  si  tôt  !  et  ne  me  dire  rien  ! 
Chère  Phénice,  hélas!  quel  funeste  entretien! 
Qu'ai-je  fait?  Que  veut-il?  Et  que  dit  ce  silence? 

PHÉNICE. 

Comme  vous,  je  me  perds  d'autant  plus  que  j'y  pense. 


ACTE  II,   SCENE  V.  2i3 

Mais  ne  s'offre-t-il  rien  à  votre  souvenir 
Qui  contre  vous  ,  madame,  ait  pu  le  prévenir? 
Voyez ,  examinez. 

BÉRÉNICE. 

Hélas!  tu  peux  m'en  croire; 
Plus  je  veux  du  passé  rappeler  la  mémoire', 
Du  jour  que  je  le  vis,  jusqu'à  ce  triste  jour, 
Plus  je  vois  qu'on  me  peut  reprocher  trop  d'amour. 
Mais  tu  nous  entendois.  Il  ne  faut  rien   me  taire; 
Parle.  N'ai-je  rien  dit  qui  lui  puisse  déplaire? 
Que  sais-je?  j'ai  peut-être  avec  trop  de  chaleur 
Rabaissé  ses  préser.s,  ou  blâmé  sa  douleur. 
N'est-ce  point  que  de  Rome  il  redoute  la  haine? 
Il  craint  peut-être,  il  craint  d'épouser  une  reine. 
Hélas!  s'il  étoit  vrai...  Mais  non,  il  a  cent  fois 
Rassuré  mon  amour  contre  leurs  dures  lois  ; 
Cent  fois...  Ah!  qu'il  m'explique  un  silence  si  rude  : 
Je  ne  respire  pas  dans  cette  incertitude. 
Moi,  je  vivrois,  Phénice,  et  je  pourrois  penser 
Qu'il  me  néglige,  ou  bien  que  j'ai  pu  l'offenser? 
Retournons  sur  ses  pas.  Mais  ,  quand  je  m'examine, 
Je  crois  de  ce  désordre  entrevoir  l'origine. 
Phénice,  il  aura  su  tout  ce  qui  s'est  passé  : 
L'amour  d'Antiochus  l'a  peut-être  offensé. 
Il  attend,  m'a-t-on  dit,  le  roi  de  Comagène. 
Ne  cherchons  point  ailleurs  le  sujet  de  ma  peine. 
Sans  doute,  ce  chagrin  qui  vient  de  m'alarmer 
N'est  qu'un  léger  soupçon  facile  à  désarmer. 
Je  ne  te  vante  point  cette  foible  victoire  , 
Titus:  ah!  plût  au  ciel  que,  sans  blesser  la  gloire, 

TOME    II.  IG 


ii4.  BÉRÉNICE. 

Un  rival  plus  puissant  voulût  tenter  ma  foi, 

Et  pût  mettre  à  mes  pieds  plus  d'empires  que  toi  ; 

T^ue  de  sceptres  sans  nombre  il  pût  paver  ma  flamme, 

Que  ton  amour  n'eût  rien  à  donner  que  ton  ame  ! 

C'est  alors,  cher  Titus,  qu'aimé,  victorieux, 

Tu  verrois  de  quel  prix  ton  cœur  est  à  mes  yeux. 

Allons,  Phénice,  un  mot  pourra  le  satisfaire. 

Rassurons-nous,  mon  cœur,  je  puis  encor  lui  plaire; 

Je  me  comptois  trop  tôt  au  rang  des  malheureux  r 

Si  Titus  est  jaloux,  Titus  est  amoureux. 


TIN  DU  SECOND   ACTP. 


ACTE  III,  SCÈNE  I. 


ACTE  TROISIEME. 


SCENE  I. 

TITUS ,  ÀNTIOCHUS  ,  ARSACE, 

TIT0S. 

Quoi!  prince,  vous  partiez!  quelle  raison  subite 
Presse  votre  départ,  ou  plutôt  votre  fuite? 
Vouliez-vous  me  cacher  jusques  à  vos  adieux  ? 
Est-ce  comme  ennemi  que  vou^  quittez  ces  lieux? 
Que  diront,  avec  moi,  la  cour,  Rome,  l'empire? 
Mais,  comme  votre  ami,  que  ne  puis-je  point  dire? 
De  quoi  m'accusez-vous?  Vous  avois-je  sans  choix 
Confondu  jusqu'ici  dans  la  foule  des  rois? 
Mon  coeur  vous  fut  ouvert  tant  qu'a  vécu  mon  père; 
C'étoit  le  seul  présent  que  je  pouvois  vous  faire  : 
Et  lorsque  avec  mon  cœur  ma  main  peut  s'épancher, 
Vous  fuyez  mes  bienfaits  tout  prêts  à  vous  chercher  ! 
Pensez-vous  qu'oubliant  ma  fortune  passée 
Sur  ma  seule  grandeur  j'arrête  ma  pensée, 
Et  que  tous  mes  amis  s'y  présentent  de  loin 
Comme  autant  d'inconnus  dont  je  n'ai  plus  besoin? 
Vous-même,  à  mes  regards  qui  vouliez  vous  soustraire, 
Prince,  plus  que  jamais  vous  m'êtes  nécessaire. 

AN'TIOCHUS, 

Moi ,  seigneur? 


*i6  BÉRÉNICE. 

TITUS. 

Vous. 

ANTIOCHUS. 

Hélas!  d'un  prince  malheureux 
Que  pouvez-vous,  seigneur,  attendre  que  des  vœux? 

TITUS. 

Je  n'ai  pas  oublié,  prince,  que  ma  victoire 

Devoit  à  vos  exploits  la  moitié  de  sa  gloire; 

Que  Rome  vit  passer  au  nombre  des  vaincus 

Plus  d'un  captif  chargé  des  fers  d'Antiochus; 

Que  dans  le  Capitole  elle  voit  attachées 

Les  dépouilles  des  Juifs  par  vos  mains  arrachées. 

Je  n'attends  pas  de  vous  de  ces  sanglans  exploits; 

Et  je  veux  seulement  emprunter  votre  voix. 

Je  sais  que  Bérénice,  à  vos  soins  redevable, 

Croit  posséder  en  vous  un  ami  véritable  : 

Elle  ne  voit  dans  Rome  et  n'écoute  que  vous; 

Vous  ne  faites  qu'un  cœur  et  qu'une  ame  avec  nous. 

Au  nom  d'une  amitié  si  constante  et  si  belle, 

Emplovez  le  pouvoir  que  vous  avez  sur  elle  : 

Voyez-la  de  ma  part. 

ANTIOCHUS. 

Moi?  paroître  à  ses  yeux? 
La  reine  pour  jamais  a  reçu  mes  adieux. 

TITUS. 

Prince,  il  faut  que  pour  moi  vous  lui  parliez  encore. 

ANTIOCHUS. 

Ah  !  parlez-lui,  seigneur.  La  reine  vous  adore  : 
Pourquoi  vous  dérober  vous-même  en  ce  moment 
Le  plaisir  de  lui  faire  un  aveu  si  charmant? 


ACTE   III,   SCENE  I.  217 

Elle  l'attend,  seigneur,  avec  impatience. 
Je  réponds ,  en  partant ,  de  son  obéissance  ; 
Et  même  elle  m'a  dit  que,  prêt  à  l'épouser, 
Vous  ne  la  verrez  plus  que  pour  l'y  disposer. 

TITUS. 

Ah  !  qu'un  aveu  si  doux  auroit  lieu  de  me  plaire! 
Que  je  serois  heureux  si  j'avois  à  le  faire! 
Mes  transports  aujourd'hui  s'attendoient  d'éclater; 
Cependant  aujourd'hui,  prince,  il  faut  la  quitter. 

ANTIOCHUS. 

La  quitter!  Vous,  seigneur? 

TITUS  . 

Telle  est  ma  destinée  : 
Pour  elle  et  pour  Titus  il  n'est  plus  d'hyménée. 
D'un  espoir  si  charmant  je  me  flattois  en  vain  : 
Prince,  il  faut  avec  vous  qu'elle  parte  demain. 

ANTIOCHUS. 

Qu'entends-je?  O  ciel! 

TITUS. 

Plaignez  ma  grandeur  importune: 
Maître  de  l'univers,  je  règle  sa  fortune; 
Je  puis  faire  les  rois,  je  puis  les  déposer; 
Cependant  de  mon  cœur  je  ne  puis  disposer. 
Rome,  contre  les  rois  de  tout  temps  soulevée, 
Dédaigne  une  beauté  dans  la  pourpre  élevée: 
L'éclat  du  diadème,  et  cent  rois  pour  aïeux, 
Déshonorent  ma  flamme  et  blessent  tous  les  yeux. 
Mon  cœur,libre  d'ailleurs, isans  craindre  les  murmures, 
Peut  brûler  à  son  choix  dans  des  flammes  obscures  : 
Et,  Rome  avec  plaisir  recevroit  de  ma  main 

'9- 


2i8  BÉRÉNICE. 

La  moins  digne  beauté  qu'elle  cache  en  son  sein 
Jules  céda  lui-même  au  torrent  qui  m'entraîne. 
Si  le  peuple  demain  ne  voit  partir  la  reine, 
Demain  elle  entendra  ce  peuple  furieux 
Me  venir  demander  son  départ  à  ses  yeux. 
Sauvons  de  cet  affront  mon  nom  et  sa  mémoire; 
Et  puisqu'il  faut  céder,  cédons  à  notre  gloire. 
Ma  bouche  et  mes  regards,  muets  depuis  huit  jours, 
L'auront  pu  préparer  à  ce  triste  discours  : 
Et  même  en  ce  moment ,  inquiète ,  empressée  , 
Elle  veut  qu'à  ses  yeux  j'explique  ma  pensée. 
D'un  amant  interdit  soulagez  le  tourment; 
Epargnez  à  mon  cœur  cet  éclaircissement. 
Allez,  expliquez-lui  mon  trouble  et  mon  silence; 
Surtout,  qu'elle  me  laisse  éviter  sa  présence  : 
Sovez  le  seul  témoin  de  ses  pleurs  et  ,des  miens; 
Portez-lui  mes  adieux ,  et  recevez  les  siens. 
Fuyons  tous  deux,  fuyons  un  spectacle  funeste 
Qui  de  notre  constance  accableroit  le  reste. 
Si  l'espoir  de  régner  et  de  vivre  en  mon  cœur 
Peut  de  son  infortune  adoucir  la  rigueur  , 
Ah,  prince!  jurez-lui  que,  toujours  trop  fidèle, 
Gémissant  dans  ma  cour,  et  plus  exilé  qu'elle, 
Portant  jusqu'au  tombeau  le  nom  de  son  amant, 
Mon  règne  ne  sera  qu'un  long  bannissement, 
Si  le  ciel ,  non  content  de  me  l'avoir  ravie, 
Veut  encor  m'aftliger  par  une  longue  vie. 
Vous,  que  l'amitié  seule  attache  sur  ses  pas, 
Prince,  dans  son  malheur  ne  l'abandonnez  pas  : 
Que  l'Orient  vous  voie  arriver  à  sa  suite; 


ACTE  III,  SCENE  II.  -219 

Que  ce  soit  un  triomphe,  et  non  pas  une  fuite. 
Qu'une  amitié  si  belle  ait  d'éternels  liens; 
Que  mon  nom  soit  toujours  clans  tous  vos  entretiens. 
Pour  rendre  vos  états  plus  voisins  l'un  de  l'autre, 
L'Euphrate  bornera  son  empire  et  le  vôtre. 
Je  sais  que  le  sénat,  tout  plein  de  votre  nom, 
D'une  commune  voix  confirmera  ce  don. 
Je  joins  la  Cilicie  à  votre  Comagène. 
Adieu.  Ne  quittez  point  ma  princesse,  ma  reine, 
Tout  ce  qui  de  mon  coeur  fut  l'unique  désir, 
Tout  ce  que  j'aimerai  jusqu'au  dernier  soupir. 

SCÈNE   IL 

AXTIOCHUS,  AJASACE. 

ARSACE. 

Ainsi  le  ciel  s'apprête  à  vous  rendre  justice. 
Vous  partirez,  seigneur,  mais  avec  Bérénice  : 
Loin  de  vous  la  ravir,  on  va  vous  la  livrer. 

AXTIOCHUS. 

Arsace,  laisse-moi  le  temps  de  respirer. 
Ce  changement  est  grand,  ma  surprise  est  extrême  : 
Titus  entre  mes  mains  remet  tout  ce  qu'il  aime! 
Dois-je  croire,  grands  dieux  !  ce  que  je  viens  d'ouïr? 
Et,  quand  je  le  croirois,  dois-je  m'en  réjouir? 

ARSACE. 

Mais,  moi-même,  seigneur,  que  faut-il  que  je  croie? 
Quel  obstacle  nouveau  s'oppose  à  votre  joie? 
I>le  trompiez-vous  tantôt  au  sortir  de  ces  lieux, 
Lorsque  encor  tout  ému  de  vos  derniers  adieux  , 


2qo  BERENICE. 

Tremblant  d'avoir  osé  s'expliquer  devant  elle, 

Votre  cœur  me  contoit  son  audace  nouvelle? 

\  ous  fuyiez  un  hymen  qui  vous  faisoit  trembler. 

Cet  hymen  est  rompu  :  quel  soin  peut  vous  troubler  ? 

Suivez  les  doux  transports  où  l'amour  vous  invite. 


ANTIOCHUS. 


Arsace,  je  me  vois  chargé  de  sa  conduite  : 
Je  jouirai  long-temps  de  ses  chers  entretiens; 
Ses  yeux  même  pourront  s'accoutumer  aux  miens, 
Et  peut-être  son  cœur  fera  la  différence 
Des  froideurs  de  Titus  à  ma  persévérance. 
Titus  m'accable  ici  du  poids  de  sa  grandeur; 
Tout  disparoît  dans  Rome  auprès  de  sa  splendeur  : 
Mais,  quoique  l'Orient  soit  plein  de  sa  mémoire, 
Bérénice  y  verra  des  traces  de  ma  gloire. 

ARSACE. 

N'en  doutez  point,  seigneur,  tout  succède  à  vos  vœux. 

ANTIOCHUS. 

Ah,  que  nous  nous  plaisons  à  nous  tromper  tous  deux! 

ARSACE. 

Et  pourquoi  nous  tromper? 

ANTIOCHUS. 

Quoi!  je  lui  pourrois  plaire? 
Bérénice  à  mes  vœux  ne  seroit  plus  contraire? 
Bérénice  d'un  mot  flatteroit  mes  douleurs? 
Penses-tu  seulement  que  parmi  ses  malheurs, 
Quand  l'univers  entier  négligeroit  ses  charmes , 
L'ingrate  me  permît  de  lui  donner  des  larmes  , 
Ou  qu'elle  s'abaissât  jusques  à  recevoir 
Des  soins  qu'à  mon  amour  elle  croiroit  devoir? 


ACTE  III,   SCENE  II.  an 

ARSACE. 

Et  qui  peut  mieux  que  vous  consoler  sa  disgrâce? 
Sa  fortune,  seigneur,  va  prendre  une  autre  face  : 
Titus  la  quitte. 

ANTIOCHTTS. 

Hélas!  de  ce  grand  changement 
Il  ne  me  reviendra  que  le  nouveau  tourment 
D'apprendre  par  ses  pleurs  à  quel  point  elle  l'aime  : 
Je  la  verrai  gémir  ;  je  la  plaindrai  moi-même. 
Pour  fruit  de  tant  d'amour,  j'aurai  le  triste  emploi 
De  recueillir  des  pleurs  qui  ne  sont  pas  pour  moi. 

ARSACE. 

Quoi!  ne  vous  plairez-vous  qu'à  vous  gêner  sans  cesse? 
Jamais  dans  un  grand  cœur  vit-on  plus  de  foiblesse? 
Ouvrez  les  veux  ,  seigneur,  et  songeons  entre  nous 
Par  combien  de  raisons  Bérénice  est  à  vous. 
Puisque  aujourd'hui  Titus  ne  prétend  plus  lui  plaire, 
Songez  que  votre  hymen  lui  devient  nécessaire. 

ANTIOCHUS. 

Nécessaire? 

ARSACE. 

A  ses  pleurs  accordez  quelques  jours; 
De  ses  premiers  sanglots  laissez  passer  le  cours  : 
Tout  parlera  pour  vous,  le  dépit,  la  vengeance, 
L'absence  de  Titus,  le  temps,  votre  présence  , 
Trois  sceptres  que  son  bras  ne  peut  seul  soutenir , 
\  os  deux  états  voisins  qui  cherchent  à  s'unir  ; 
L'intérêt,  la  raison,  l'amitié,  tout  vous  lie. 

ANTIOCHUS. 

Ah  !  je  respire  ,  Arsace  ;  et  tu  me  rends  la  vie  : 


*22  BÉRÉNICE. 

J'accepte  avec  plaisir  un  présage  si  doux. 

Que  tardons-nous?  faisons  ce  qu'on  attend  de  nous. 

Entrons  chez  Bérénice;  et,  puisqu'on  nous  l'ordonne, 

Allons  lui  déclarer  que  Titus  l'abandonne... 

Mais  plutôt  demeurons.  Que  faisois-je?  Est-ce  à  moi, 

Arsace,  à  me  charger  de  ce  cruel  emploi? 

Soit  vertu,  soit  amour,  mon  cœur  s'en  effarouche. 

L'aimable  Bérénice  entendroit  de  ma  bouche 

Qu'on  l'abandonne  !  Ah,  reine!  et  qui  l'auroit  pens* 

Que  ce  mot  dût  jamais  vous  être  prononcé  ! 

ARSACE. 

La  haine  sur  Titus  tombera  tout  entière. 
Seigneur,  si  vous  parlez,  ce  n'est  qu'à  sa  prière. 

ANTIOCHUS. 

Non,  ne  la  voyons  point,  respectons  sa  douleur  : 
Assez  d'autres  viendront  lui  conter  son  malheur. 
Et  ne  la  crois-tu  pas  assez  infortunée 
D'apprendre  à  quel  mépris  Titus  l'a  condamnée, 
Sans  lui  donner  encor  le  déplaisir  fatal 
D'apprendre  ce  mépris  par  son  propre  rival? 
Encore  un  coup,  fuyons;  et,  par  cette  nouvelle , 
N'allons  point  nous  charger  d'une  haine  immortelle. 

ARSACE. 

Ah  !  la  voici ,  seigneur  ;  prenez  votre  parti. 

ANTIOCHUS. 

Oh  ciel! 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  223 

SCÈNE  III. 

BÉRÉNICE  ,  ANTIOCHUS  ,  ARSACE  ,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Eh  quoi,  seigneur  !  vous  n'êtes  point  parti  ? 

ANTIOCHUS. 

Madame,  je  vois  Lien  que  vous  êtes  déçue, 
Et  que  c'étoit  César  que  cherchoit  votre  vue. 
Mais  n'accusez  que  lui  si ,  malgré  mes  adieux, 
De  ma  présence  encor  j'importune  vos  yeux. 
Peut-être  en  ce  moment  je  serois  dans  Ostie, 
S'il  ne  m'eût  de  sa  cour  défendu  la  sortie. 

BÉRÉNICE. 

H  vous  cherche  vous  seul.  Il  nous  évite  tous. 

ANTIOCHUS. 

Il  ne  m'a  retenu  que  pour  parler  de  vous. 

BÉRÉNICE. 

De  moi ,  prince? 

ANTIOCHUS. 

Oui ,  madpme. 

BÉRÉNICE. 

Et  qu'a-t-il  pu  vous  dire? 

ANTIOCHUS. 

Mille  autres  mieux  que  moi  pourront  vous  en  instruire. 

BÉRÉNICE. 

Quoi,  seigneur!... 

ANTIOCHUS. 

Suspendez  votre  ressentiment. 
D'autres,  loin  de  se  taire  en  ce  même  moment, 
Triompheroient  peut-être,  et ,  pleins  de  confiance, 


•22*  BÉRÉNICE. 

Cèderoient  avec  joie  à  votre  impatience  : 
Mais  moi,  toujours  tremblant,  moi,  vous  le  savez  bien, 
A  qui  votre  repos  est  plus  cher  que  le  mien, 
Pour  ne  le  point  troubler  j'aime  mieux  vous  déplaire, 
Et  crains  votre  douleur  plus  que  votre  colère. 
.    Avant  la  fin  du  jour  vous  me  justifierez. 
Adieu,  madame. 

BÉRÉNICE. 

Oh  ciel!  quel  discours!  Demeurez. 
Prince,  c'est  trop  cacher  mon  trouble  à  votre  vue. 
Vous  voyez  devant  vous  une  reine  éperdue , 
Qui,  la  mort  dans  le  sein,  vous  demande  deux  mots  : 
Vous  craignez,  dites-vous,  de  troubler  mon  repos; 
Et  vos  refus  cruels  ,  loin  d'épargner  ma  peine, 
Excitent  ma  douleur,  ma  colère,  ma  haine. 
Seigneur  ,  si  mon  repos  vous  est  si  précieux  , 
Si  moi-même  jamais  je  fus  chère  à  vos  yeux  , 
Eclaircissez  le  trouble  où  vous  voyez  mon  ame. 
Que  vous  a  dit  Titus  ? 

ANTIOCHOS. 

Au  nom  des  dieux,  madame... 

BÉRÉNICE. 

Quoi  !  vous  craignez  si  peu  de  me  désobéir? 

ANTIOCHUS. 

Je  n'ai  qu'à  vous  parler  pour  me  faire  haïr. 

BÉRÉNICE. 

Je  veux  que  vous  parliez. 

ANTIOCHUS. 

Dieux  !  quelle  violence! 
Madame,  encore  un  coup,  vous  louerez  mon  silence. 


ACTE  III,  SCENE  III.  2 

BÉRÉNICE. 

Prince,  dès  ce  moment  contentez  mes  souhaits, 
Ou  soyez  de  ma  haine  assuré  pour  jamais. 

ANTIOCHUS. 

Madame ,  après  cela  je  ne  puis  plus  me  taire. 
Hé  bien ,  vous  le  voulez ,  il  faut  vous  satisfaire. 
Mais  ne  vous  flattez  point  :  je  vais  vous  annoncer 
Peut-être  des  malheurs  où  vous  n'osez  penser. 
Je  connois  votre  cœur  :  vous  devez  vous  attendre 
Que  je  le  vais  frapper  par  l'endroit  le  plus  tendre. 
Titus  m'a  commandé... 

BÉRÉNICE. 

Quoi  ? 

ANTIOCHUS . 

De  vous  déclarer 
Qu'à  jamais  l'un  de  l'autre  il  faut  vous  séparer. 

BÉRÉNICE. 

Nous  séparer!  Qui?  moi?  Titus  de  Bérénice? 

AXTIOCHirS. 

Il  faut  que  devant  vous  je  lui  rende  justice  : 
Tout  ce  que,  dans  un  cœur  sensible  et  généreux  , 
L'amour  au  désespoir  peut  rassembler  d'affreux, 
Je  l'ai  vu  dans  le  sien.  Il  pleure ,  il  vous  adore. 
Mais  enfin  que  lui  sert  de  vous  aimer  encore? 
Une  reine  est  suspecte  à  l'empire  romain. 
Il  faut  vous  séparer;  et  vous  partez  demain. 

BÉRÉNICE. 

Nous  séparer!  Hélas,  Phénice  ! 

PHÉNICE. 

Hé  bien ,  madame, 
tome  11.  20 


226  BÉRÉNICE. 

Il  faut  ici  montrer  la  grandeur  cîe  votre  aroe. 

Ce  coup  sans  doute  est  rude;  il  doit  vous  étonner. 

BÉRÉNICE. 

Après  tant  de  sermens,  Titus  m'ahan donner! 
Titus  qui  me  juroit...  Non  ,  je  ne  le  puis  croire; 
Il  ne  me  quitte  point,  il  y  va  de  sa  gloire. 
Contre  son  innocence -on  veut  me  prévenir. 
Ce  piège  n'est  tendu  que  pour  nous  désunir. 
Titus  m'aime,  Titus  ne  veut  point  que  je  meure. 
Allons  le  voir  :  je  veux  lui  parler  tout  à  l'heure. 
Allons. 

ANTIOCHOS. 

Quoi  !  vous  pourriez  ici  me  regarder... 

BÉRÉNICE. 

Vous  le  souhaitez  trop  pour  me  persuader. 

Non,  je  ne  vous  crois  point.  Mais,  quoi  qu'il  en  puisse  être, 

Pour  jamais  à  mes  yeux  gardez-vous  de  paroître. 

(  à  Phénice.  ) 
Ne  m'abandonne  pas  dans  l'état  où  je  suis. 
Hélas  !  pour  me  tromper  je  fais  ce  que  je  puis. 

SCÈNE  IV. 

AXTIOCHUS  ,  ARSACE. 

AVfiocnus. 
Ne  me  trompé-je  point?  l'ai-je  bien  entendue  ? 
Que  je  me  garde,  moi,  de  paroître  à  sa  vue! 
Je  m'en  garderai  bien.  Et  ne  partois-je  pas, 
Si  Titus  malgré  moi  n'eût  arrêté  mes  pas? 
Sans  doute  il  faut  partir.  Continuons,  Arsace. 


ACTE  III,  SCENE  IV.  117 

Elle  croit  m'affliger  ;  sa  haine  me  fait  gTâce. 
Tu  me  voyois  tantôt  inquiet,  égaré; 
Je  partois  amoureux,  jaloux  ,  désespéré; 
Et  maintenant,  Arsace,  après  cette  défense, 
Je  partirai  peut-être  avec  indifférence. 

ARSACE. 

.Moins  que  jamais,  seigneur,  il  faut  vous  éloigner, 

ANTIOCHUS. 

Moi ,  je  demeurerai  pour  me  voir  dédaigner? 

Des  froideurs  de  Titus  je  serai  responsable? 

Je  me  verrai  puni  parce  qu'il  est  coupable? 

Avec  quelle  injustice  et  quelle  indignité 

Elle  doute,  à  mes  yeux,  de  ma  sincérité! 

Titus  l'aime,  dit-elle,  et  moi,  je  l'ai  trahie. 

L'ingrate!  m'accuser  de  cette  perfidie! 

Et  dans  quel  temps  encor?  dans  le  moment  fatal 

Que  j'étale  à  ses  yeux  les  pleurs  de  mon  rival; 

Que  pour  la  consoler  je  le  faisois  paroitre 

Amoureux  et  constant,  plus  qu'il  ne  l'est  peut-être, 

ARSACE. 

Et  de  quel  soin  ,  seigneur,  vous  allez-vous  troubler? 
Laissez  à  ce  torrent  le  temps  de  s'écouler  : 
Dans  huit  jours, dans  un  mois,n'importe,il  faut  qu'il  passe. 
Demeurez  seulement. 

ANTIOCHUS. 

Non;  je  la  quitte  ,  Arsace. 
Je  sens  qu'à  sa  douleur  je  pourrois  compatir  : 
Ma  gloire ,  mon  repos ,  tout  m'excite  à  partir. 
Allons;  et  de  si  loin  évitons  la  cruelle  , 


228  BÉRÉNICE. 

Que  de  long-temps,  Arsace,  on  ne  nous  parle  d'elle. 

Toutefois  il  nous  reste  encore  assez  de  jour  : 

Je  vais  dans  mon  palais  attendre  ton  retour; 

Va  voir  si  la  douleur  ne  l'a  point  trop  saisie. 

Cours,  et  partons  du  moins  assurés  de  sa  vie. 


FIN    DU     TROISIEME    ACTE. 


ACTE  IV,  SCENE  II.  aag 


ACTE  QUATRIEME. 
SCÈNE  I. 

EÉRÉNICE. 

Phénice  ne  vient  point  !  Momens  trop  rigoureux  , 
Que  vous  paraissez  lents  à  mes  rapides  vœux  ! 
Je  m'agite,  je  cours;  languissante,  abattue, 
La  force  m'abandonne;  et  le  repos  me  tue. 
Phénice  ne  vient  point  !  Ah!  que  cette  longueur 
D'un  présage  funeste  épouvante  mon  cœur  ! 
Phénice  n'aura  point  de  réponse  à  me  rendre  : 
Titus,  l'ingrat  Titus  n'a  point  voulu  l'entendre; 
Il  fuit ,  il  se  dérobe  à  ma  juste  fureur. 

SCÈNE  IL 

BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Chère  Phénice,  hé  bien  !  as-tu  vu  l'empereur? 
Qu'a-t-il  dit?  viendra-t-il? 

PHÉNICE. 

Oui ,  je  l'ai  vu,  madame, 
Et  j'ai  peint  à  ses  yeux  le  trouble  de  votre  ame. 
J'ai  vu  couler  des  pleurs  qu'il  vouloit  retenir. 

20. 


23o  BÉRÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Vient-il? 

THÉNICE. 

N'en  doutez  point,  madame,  il  va  venir. 
Mais  voulez-vous  paroître  en  ce  désordre  extrême? 
Remettez-vous ,  madame,  et  rentrez  en  vous-même. 
Laissez-moi  relever  ces  voiles  détachés  , 
Et  ces  cheveux  épars  dont  vos  yeux  sont  cachés. 
•Souffrez  que  de  vos  pleurs  je  répare  l'outrage. 

BÉRÉNICE. 

Laisse,  laisse,  Phénice,  il  verra  son  ouvrage. 
Hé!  que  m'importe,  hélas!  de  ces  vains  ornemens? 
Si  ma  foi,  si  mes  pleurs ,  si  mes  gémissemens , 
Mais  que  dis-je?  mes  pleurs!  si  ma  perte  certaine, 
Si  ma  mort  toute  prête  enfin  ne  le  ramène, 
Dis-moi,  que  produiront  tes  secours  superflus  , 
Et  tout  ce  foible  éclat  qui  ne  le  touche  plus? 

PHÉNICE. 

Pourquoi  lui  faites-vous  cet  injuste  reproche? 
J'entends  du  bruit,  madame,  et  l'empereur  s'approche. 
Venez,  fuyez  la  foule,  et  rentrons  promptement. 
Vous  l'entretiendrez  seul  dans  votre  appartement. 

SCÈNE  III. 

TITUS,  PAULIN;  suite. 

TITUS. 

De  la  reine ,  Paulin,  flattez  l'inquiétude  : 
Te  vais  la  voir.  Je  veux  un  peu  de  solitude: 
Que  l'on  me  laisse. 


ACTE  IY,  SCENE  IV.  ïbx 

PAULIN ,  à  part. 

O  ciel  !  que  je  crains  ce  combat  ! 
Grands  dieux,  sauvez  sa  gloire  et  l'honneur  de  l'état  ! 
Voyons  la  reine. 

SCÈNE   IV. 

TITUS. 

Hé  bien ,  Titus  ,  que  viens-tu  faire  ? 
Bérénice  t'attend.  Où  viens-tu ,  téméraire? 
Tes  adieux  sont-ils  prêts?  T'es-tu  bien  consulté? 
Ton  cœur  te  promet -il  assez  de  cruauté? 
Car  enfin  au  combat  qui  pour  toi  se  prépare 
C'est  peu  d'être  constant,  il  faut  être  barbare. 
Soutiendrai-je  ces  yeux  dont  la  douce  langueur 
Sait  si  bien  découvrir  les  chemins  de  mon  cœur? 
Quand  je  verrai  ces  yeux  armés  de  tous  leurs  charmes , 
Attachés  sur  les  miens,  m'accabler  de  leurs  larmes, 
Me  souviendrai-je  alors  de  mon  triste  devoir  ? 
Pourrai-je  dire  enfin  :  Je  ne  veux  plus  vous  voir? 
Je  viens  percer  un  cœur  que  j'adore,  qui  m'aime. 
Et  pourquoi  le  percer?  Qui  l'ordonne?  Moi-même. 
Car  enfin  Rome  a-t-elle  expliqué  ses  souhaits? 
L'entendons-nous  crier  autour  de  ce  palais? 
Vois-je  l'état  penchant  au  bord  du  précipice? 
Ne  le  puis-je  sauver  que  par  ce  sacrifice? 
Tout  se  tait  ;  et  moi  seul,  trop  prompt  à  me  troubler, 
J'avance  des  malheurs  que  je  puis  reculer. 
Et  qui  sait  si ,  sensible  aux  vertus  de  la  reine, 
Rome  ne  voudra  point  l'avouer  pour  Romaine  ? 


j32  BÉRÉNICE. 

Rome  peut  par  son  choix  justifier  le  mien  : 

Non,  non,  encore  un  coup,  ne  précipitons  rien. 

Que  Rome  avec  ses  lois  mette  dans  la  balance 

Tant  de  pleurs,  tant  d'amour,  tant  de  persévérance  ; 

Rome  sera  pour  nous...  Titus,  ouvre  les  yeux  : 

Quel  air  respires-tu?  N'es-tu  pas  dans  ces  lieux 

Où  la  haine  des  rois  ,  avec  le  lait  sucée, 

Par  crainte  ou  par  amour  ne  peut  être  effacée  ? 

Rome  jugea  ta  reine  en  condamnant  ses  rois. 

N'as-tu  pas  en  naissant  reconnu  cette  voix  ? 

Et  n'as-tu  pas  encore  ouï  la  renommée 

T'annoncer  ton  devoir  jusque  dans  ton  armée? 

Et ,  lorsque  Bérénice  arriva  sur  tes  pas , 

Ce  que  Rome  en  jugeoit  ne  l'entendis-tu  pas? 

Faut-il  donc  tant  de  fois  te  le  faire  redire? 

Ah ,  lâche!  fais  l'amour,  et  renonce  à  l'empire  ; 

Au  bout  de  l'univers  va,  cours  te  confiner, 

Et  fais  place  à  des  cœurs  plus  dignes  de  régner. 

Sont-ce  là  ces  projets  de  grandeur  et  de  gloire 

Qui  dévoient  dans  les  coeurs  consacrer  ma  mémoire? 

Depuis  huit  jours  je  règne,  et  jusques  à  ce  jour 

Qu'ai-je  fait  pour  l'honneur?J'ai  tout  fait  pour  l'amour. 

D'un  temps  si  précieux  quel  compte  puis-je  rendre? 

Où  sont  ces  heureux  jours  que  je  faisois  attendre? 

Quels  pleurs  ai-je  séchés?  dans  quels  yeux  satisfaits 

Ai-je  déjà  goûté  le  fruit  de  mes  bienfaits? 

L'univers  a-t-il  vu  changer  ses  destinées? 

Sais-je  combien  le  ciel  m'a  compté  de  journées? 

Et  de  ce  peu  de  jours,  si  long-temps  attendus, 

Ah,  malheureux  !  combien  j'en  ai  déjà  perdus; 


ACTE  IT,   SCENE  V.  j33 

Ne  tardons  plus  :  faisons  ce  que  l'honneur  exige  ; 
Rompons  le  seul  lien... 

SCÈNE  V. 

BÉRÉNICE,  TITUS. 

Bérénice ,  en  sortant  de  son  appartement. 

Non ,  laissez-moi ,  vous  dis-je. 
En  vain  tous  vos  conseils  me  retiennent  ici; 
Il  faut  que  je  le  voie...  Ah,  seigneur,  vous  voici! 
Hé  bien,  il  est  donc  vrai  que  Titus  m'abandonne  ! 
Il  faut  nous  séparer!  et  c'est  lui  qui  l'ordonne! 

TITUS. 

N'accablez  point,  madame,  un  prince  malheureux. 
Il  ne  faut  point  ici  nous  attendrir  tous  deux. 
Un  trouble  assez  cruel  m'agite  et  me  dévore, 
Sans  que  des  pleurs  si  chers  me  déchirent  encore. 
Rappelez  bien  plutôt  ce  cœur  qui  tant  de  fois 
M'a  fait  de  mon  devoir  reconnoître  la  voix  : 
Il  en  est  temps.  Forcez  votre  amour  à  se  taire  ; 
Et  d'un  oeil  que  la  gloire  et  la  raison  éclaire 
Contemplez  mon  devoir  dans  toute  sa  rigueur. 
Vous-même  contre  vous  fortifiez  mon  cœur; 
Aidez-moi,  s'il  se  peut,  à  vaincre  ma  foiblesse, 
A  retenir  des  pleurs  qui  m'échappent  sans  cesse  : 
Ou,  si  nous  ne  pouvons  commander  à  nos  pleurs  , 
Que  la  gloire  du  moins  soutienne  nos  douleurs; 
Et  que  tout  l'univers  reconnoisse  sans  peine 
Les  pleurs  d'un  empereur  et  les  pleurs  d'une  reine. 
Car  enfin,  ma  princesse,  il  faut  nous  séparer. 


23*  BÉRÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Ah ,  cruel  !  est-il  temps  de  me  le  déclarer  ? 
Qu'avez-vous  fait?  Hélas!  je  me  suis  crue  aimée; 
Au  plaisir  de  vous  voir  mon  ame  accoutumée 
Ne  vit  plus  que  pour  vous  :  ignoriez-vous  vos  lois 
Quand  je  vous  l'avouai  pour  la  première  fois? 
A  quel  excès  d'amour  m'avez-vous  amenée! 
Que  ne  me  disiez-vous  :  «  Princesse  infortunée, 
»  Où  vas-tu  t'engager,  et  quel  est  ton  espoir? 
»  Ne  donne  point  un  cœur  qu'on  ne  peut  recevoir.  » 
Ne  l'avez-vous  reçu,  cruel,  que  pour  le  rendre 
Quand  de  vos  seules  mains  ce  cœur  voudroit  dépendre? 
Tout  l'empire  a  vingt  fois  conspiré  contre  nous  : 
Il  étoit  temps  encor;  que  ne  me  quittiez-vous? 
Mille  raisons  alors  consoloient  ma  misère  : 
Je  pouvois  de  ma  mort  accuser  votre  père, 
Le  peuple,  le  sénat,  tout  l'empire  romain, 
Tout  l'univers,  plutôt  qu'une  si  chère  main. 
Leur  haine,  dès  long-temps  contre  moi  déclarée, 
M'avoit  à  mon  malheur  dès  long-temps  préparée. 
Je  n'aurois  pas,  seigneur,  reçu  ce  coup  cruel 
Dans  le  temps  que  j'espère  un  bonheur  immortel , 
Quand  votre  heureux  amour  peut  tout  ce  qu'il  désire, 
Lorsque  Rome  se  tait,  quand  votre  père  expire, 
Lorsque  tout  l'univers  fléchit  à  vos  genoux, 
Enfin  quand  je  n'ai  plus  à  redouter  que  vous. 

TITUS. 

Et  c'est  moi  seul  aussi  qui  pouvois  me  détruire. 
Je  pouvois  vivre  alors  et  me  laisser  séduire; 
Mon  cœur  se  gardoit  bien  d'aller  dans  l'avenir 


ACTE  IV,    SCÈNE   V.  235 

Chercher  ce  qui  pouvoit  un  jour  nous  désunir. 
Je  voulois  qu'à  mes  vœux  rien  ne  fut  invincible; 
Je  n'examinois  rien  ,  j'espérois  l'impossible. 
Que  sais-je?  j'espérois  de  mourir  à  vos  yeux 
Avant  que  d'en  venir  à  ces  cruels  adieux. 
Les  obstacles  sembloient  renouveler  ma  flamme. 
Tout  l'empire  parloit  :  mais  la  gloire,  madame, 
Ne  s'étoit  point  encor  fait  entendre  à  mon  cœur 
Du  ton  dont  elle  parle  au  cœur  d'un  empereur. 
Je  sais  tous  les  tourmens  où  ce  dessein  me  livre  : 
Je  sens  bien  que  sans  vous  je  ne  saurois  plus  vivre, 
Que  mon  coeur  de  moi-même  est  prêt  à  s'éloigner  ; 
Mais  il  ne  s'agit  plus  de  vivre,  il  faut  régner. 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien!  régnez,  cruel;  contentez  votre  gloire  : 
Je  ne  dispute  plus.  J'attendoi^,  pour  vous  croire, 
Que  cette  même  bouche,  après  mille  sermens 
D'un  amour  qui  devoit  unir  tous  nos  momens, 
Cette  bouche,  à  mes  yeux  s'avouant  infidèle, 
M'ordonnât  elle-même  une  absence  éternelle. 
Moi-même  j'ai  voulu  vous  entendre  en  ce  lieu. 
Je  n'écoute  plus  rien  ;  et,  pour  jamais,  adieu... 
Pour  jamais  !  Ah ,  seigneur  !  songez-vous  en  vous-même 
Combien  ce  mot  cruel  est  affreux  quand  on  aime? 
Dans  un  mois,  dans  un  an,  comment  souffrirons-nous, 
Seigneur,  que  tant  de  mers  me  séparent  de  vous; 
Que  le  jour  recommence  et  que  le  jour  finisse 
Sans  que  jamais  Titus  puisse  voir  Bérénice, 
Sans  que ,  de  tout  le  jour,  je  puisse  voir  Titu>  ? 
Mais  quelle  est  mon  erreur,  et  que  de  soins  perdus  ! 


a36  BERENICE. 

L'ingrat,  de  mon  départ  consolé  par  avance, 
Daignera-t-il  compter  les  jours  de  mon  absence? 
Ces  jours,si  longs  pour  moi, lui  sembleront  trop  courts. 

TITUS. 

Je  n'aurai  pas,  madame,  à  compter  tant  de  jours  : 
J'espère  que  bientôt  la  triste  renommée 
\  ous  fera  confesser  que  vous  étiez  aimée. 
Vous  verrez  que  Titus  n'a  pu ,  sans  expirer... 

BÉRÉNICE. 

Ah ,  seigneur  !  s'il  est  vrai,  pourquoi  nous  séparer  ! 
Je  ne  vous  parle  point  d'un  heureux  hyménée  : 
Rome  à  ne  vous  plus  voir  m'a-t-elle  condamnée? 
Pourquoi  m'enviez-vous  l'air  que  vous  respirez  ? 

TITUS. 

Hélas  !  vous  pouvez  tout,  madame.  Demeurez  : 

Je  n'y  résiste  point.  Mais  je  sens  ma  foiblesse  : 

Il  faudra  vous  combattre  et  vous  craindre  sans  cesse  » 

Et  sans  cesse  veiller  à  retenir  mes  pas, 

Que  vers  vous  à  toute  heure  entraînent  vos  appas. 

Que  dis-je!  En  ce  moment,  mon  cœur  hors  de  lui-même 

S'oublie,  et  se  souvient  seulement  qu'il  vous  aime. 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien,  seigneur,  hé  bien,  qu'en  peut-il  arriver? 
Voyez-vous  les  Romains  prêts  à  se  soulever? 

TITUS. 

Et  qui  sait  de  quel  œil  ils  prendront  cette  injure? 
S'ils  parlent,  si  les  cris  succèdent  au  murmure, 
Faudra-t-il  par  le  sang  justifier  mon  choix  ? 
S'ils  se  taisent,  madame  ,  et  me  vendent  leurs  lois, 
A  quoi  m'exposez-vous?  par  quelle  complaisance 


ACTE   IV,   SCÈNE  V.  q37 

Faudra-t-il  quelque  jour  payer  leur  patience? 
Que  n'oseront-ils  point  alors  me  demander? 
Maintiendrai-je  des  lois  que  je  ne  puis  garder? 

BÉRÉNICE. 

Vous  ne  comptez  pour  rien  les  pleurs  de  Bérénice  ! 

TITUS.  ' 

Je  les  compte  pour  rien!  Ah  ciel!  quelle  injustice! 

BÉRÉNICE. 

Quoi  !  pour  d'injustes  lois  que  vous  pouvez  changer, 
En  d'éternels  chagrins  vous-même  vous  plonger! 
Rome  a  ses  droits,  seigneur:  n'a  vez-vous  pas  les  vôtres? 
Ses  intérêts  sont-ils  plus  sacrés  que  les  nôtres? 
Dites ,  parlez. 

TITUS. 

Hélas!  que  vous  me  déchirez! 

BÉRÉNICE. 

Vous  êtes  empereur,  seigneur,  et  vous  pleurez! 

TITUS. 

Oui,  madame,  il  est  vrai,  je  pleure,  je  soupire, 
Je  frémis.  Mais  enfin,  quand  j'acceptai  l'empire, 
Rome  me  fit  jurer  de  maintenir  ses  droits  : 
Il  les  faut  maintenir.  Déjà  plus  d'une  fois 
Rome  a  de  mes  pareils  exercé  la  constance. 
Ah  !  si  vous  remontiez  jusques  à  sa  naissance, 
Vous  les  verriez  toujours  à  ses  ordres  soumis  : 
L'un,  jaloux  de  sa  foi,  va  chez  les  ennemis 
Chercher,  avec  la  mort,  la  peine  toute  prête; 
D'un  fils  victorieux  l'autre  proscrit  la  tète; 
L'autre ,  avec  des  yeux  secs  et  presque  indifférens , 
Voit  mourir  ses  deux  fils  par  son  ordre  expirans. 

TOME    II.  'X  l 


238  BÉRÉNICE. 

Malheureux!  Mais  toujours  la  patrie  et  la  gloire 

Ont  parmi  les  Romains  remporté  la  victoire. 

Je  sais  qu'en  vous  quittant  le  malheureux  Titus 

Passe  l'austérité  de  toutes  leurs  vertus; 

Qu'elle  n'approche  point  de  cet  effort  insigne: 

Mais,  madame,  après  tout,  me  croyez-vous  indigne 

De  laisser  un  exemple  à  la  postérité , 

Qui  sans  de  grands  efforts  ne  puisse  être  imité  ? 

BÉRÉNICE. 

Non ,  je  crois  tout  facile  à  votre  barbarie  : 

Je  vous  crois  digne,  ingrat ,  de  m'arracher  la  vie. 

De  tous  vos  sentimens  mon  cœur  est  éclairci. 

Je  ne  vous  parle  plus  de  me  laisser  ici  : 

Qui  ?  moi,  j'aurois  voulu,  honteuse  et  méprisée, 

D'un  peuple  qui  me  hait  soutenir  la  risée? 

J'ai  voulu  vous  pousser  jusques  à  ce  refus. 

C'en  est  fait ,  et  bientôt  vous  ne  me  craindrez  plus. 

N'attendez  pas  ici  que  j'éclate  en  injures  , 

Que  j'atteste  le  ciel,  ennemi  des  parjures  ; 

Non  :  si  le  ciel  encore  est  touché  de  mes  pleurs, 

Je  le  prie,  en  mourant,  d'oublier  mes  douleurs. 

Si  je  forme  des  vœux  contre  votre  injustice  , 

Si,  devant  que  mourir,  la  triste  Bérénice 

Vous  veut  de  son  trépas  laisser  quelque  vengeur  , 

Je  ne  le  cherche,  ingrat,  qu'au  fond  de  votre  cœur. 

Je  sais  que  tant  d'amour  n'en  peut  être  effacée; 

Que  ma  douleur  présente,  et  ma  bonté  passée, 

Mou  sang  qu'en  ce  palais  je  veux  même  verser, 

Sont  autant  d'ennemis  que  je  vais  vous  laisser  ; 

Et,  sans  me  repentir  de  ma  persévérance, 


ACTE  IV,    SCENE  VI.  a3<> 

Je  me  remets  sur  eux  de  toute  ma  vengeance. 
Adieu. 

SCÈNE  VI. 

TITUS  ,  PAULIN. 

PADI4.V. 

Dans  quel  dessein  vient-elle  de  sortir, 
Seigneur?  Est-elle  enfin  disposée  à  partir? 

TITUS. 

Paulin  ,  je  suis  perdu  !  je  n'y  pourrai  survivre; 
La  reine  veut  mourir.  Allons,  il  faut  la  suivre. 
Courons  à  son  secours. 

PAULIN. 

Eh  quoi!  n'avez-vous  pas 
Ordonné  dès  tantôt  qu'on  observe  ses  pas? 
Ses  femmes,  à  toute  heure  autour  d'elle  empressées, 
Sauront  la  détourner  de  ces  tristes  pensées. 
Non, non,  ne  craignez  rien.  Voilà  les  plus  grands  coups , 
Seigneur;  continuez,  la  victoire  est  à  vous. 
Je  sais  que  sans  pitié  vous  n'avez  pu  l'entendre  ; 
Moi-même,  en  la  voyant,  je  n'ai  pu  m'en  défendre. 
Mais  regardez  plus  loin  :  songez,  en  ce  malheur, 
Quelle  gloire  va  suivre  un  moment  de  douleur  , 
Quels  applaudissemens  l'univers  Vous  prépare, 
Quel  rang  dans  l'avenir... 

TITUS. 

Non  ;  je  suis  un  barbare  : 
Moi-même  je  me  hais.  Néron  ,  tant  détesté, 
N'a  point  à  cet  excès  poussé  sa  cruauté. 


24o  BÉRÉNICE. 

Je  ne  souffrirai  point  que  Bérénice  expire. 

Allons,  Rome  en  dira  ce  qu'elle  en  voudra  dire. 

PAULIN. 

Quoi,  seigneur  ! 

TITDS. 

Je  ne  sais,  Paulin,  ce  que  je  dis  : 
L'excès  de  ma  douleur  accable  mes  esprits. 

PAULIN. 

Ne  troublez  point  le  cours  de  votre  renommée  : 
Déjà  de  vos  adieux  la  nouvelle  est  semée  : 
Rome,  qui  gémissoit,  triomphe  avec  raison; 
Tous  les  temples  ouverts  fument  en  votre  nom; 
Et  le  peuple ,  élevant  vos  vertus  jusqu'aux  nues , 
Va  partout  de  lauriers  couronner  vos  statues. 

TITUS. 

Ah  ,  Rome!  ah,  Bérénice!  ah ,  prince  malheureux  ! 
Pourquoi  suis- je  empereur?pourquoi  suis-je  amoureux? 

SCÈNE   VIL 

TITUS  ,  ANTIOCHUS  ,  PAULIN  ,  ARSACE. 

antiochttç. 
Qu'avez-vous  fait,  seigneur?  l'aimable  Bérénice 
Va  peut-être  expirer  dans  les  bras  de  Phénice. 
Elle  n'entend  ni  pleurs,  ni  conseils,  ni  raison; 
Elle  implore  à  grands  cris  le  fer  et  le  poison. 
Vous  seul  vous  lui  pouvez  arracher  cette  envie  : 
On  vous  nomme,  et  ce  nom  la  rappelle  à  la  vie  ; 
Ses  yeux  ,  toujours  tournés  vers  votre  appartement , 
Semblent  vous  demander  de  moment  en  moment. 


ACTE  IV,    SCENE   VIII.  24i 

Je  n'y  puis  résister  ;  ce  spectacle  me  tue. 
Que  tardez-vous?  allez  vous  montrer  à  sa  vue. 
Sauvez  tant  de  vertus ,  de  grâces ,.  de  beauté , 
Ou  renoncez,  seigneur,  à  toute  humanité. 
Dites  un  mot. 

TITUS. 

Hélas  !  quel  mot  puis-je  lui  dire? 
Moi-même  en  ce  moment  sais-je  si  je  respire! 

SCÈNE   VIII. 

TITUS  ,  ANTIOCHUS  ,  PAULIN  ,  ARSACE  ,  RUTILE. 

RUTILE. 

Seigneur ,  tous  les  tribuns  ,  les  consuls  ,  le  sénat, 
Viennent  vous  demander  au  nom  de  tout  l'état  :■ 
Un  grand  peuple  les  suit,  qui,  plein  d'impatience, 
Dans  votre  appartement  attend  votre  présence. 

TITUS. 

Je  vous  entends,  grands  dieux  !  vous  voulez  rassurer 
Ce  cœur  que  vous  voyez  tout  prêt  à  s'égarer. 

PAULIN. 

Venez,  seigneur  .'passons dans  la  chambre  prochaine  : 
Allons  voir  le  sénat. 

ANTIOCHUS. 

Ah  !  courez  chez  la  reine. 

PAULIN. 

Quoi!  vous  pourriez,  seigneur,  par  cette  indignité, 
De  l'empire  à  vos  pieds  fouler  la  majesté  ? 
Rome... 

ai. 


242  BÉRÉNICE. 

TITDS. 

-  Il  suffit,  Paulin,  nous  allons  les  entendre, 
(  à  Antiochus.  ) 
Prince ,  de  ce  devoir  je  ne  puis  me  défendre. 
Voyez  la  reine.  Allez.  J'espère,  à  mon  retour, 
Qu'elle  ne  pourra  plus  douter  de  mon  amour. 


riN    DO    QDATUI£ME    ACTE. 


ACTE   V,   SCÈNE   IL  a45 


VV\Vt'*'\\'*1 


ACTE   CINQUIEME. 


SCENE  I. 

ARSACE. 

Où  pourrai-je  trouver  ce  prince  trop  fidèle  ? 
Ciel,  conduisez  mes  pas,  et  secondez  mon  zèle  : 
Faites  qu'en  ce  moment  je  lui  puisse  annoncer 
Un  bonheur  où  peut-être  il  n'ose  plus  penser  ! 

SCÈNE    IL 

ANTIOCHUS  ,  ARSACE. 

ARSACE. 

Ah!  quel  heurenx  destin  en  ces  lieux  nous  renvoie. 
Seigneur  ! 

ANTIOCHUS. 

Si  mon  retour  t'apporte  quelque  joie, 
Arsace,  rends-en  grâce  à  mon  seul  désespoir. 

ARSACE. 

La  reine  part ,  seigneur. 

ANTIOCHUS. 

Elle  part  ? 

ARSACE. 

Dès  ce  soir  : 


24*  BÉRÉNICE. 

Ses  ordres  sont  donnés.  Elle  s'est  offensée 
Que  Titus  à  ses  pleurs  l'ait  si  long-temps  laissée. 
Un  généreux  dépit  succède  à  sa  fureur  : 
Bérénice  renonce  à  Rome  ,  à  l'empereur  , 
Et  même  veut  partir  avant  que  Rome  instruite 
Puisse  voir  son  désordre  et  jouir  de  sa  fuite. 
Elle  écrit  à  César. 

ANTIOCHUS. 

O  ciel!  qui  l'auroit  cru? 
Et  Titus? 

ARSACE. 

A  ses  yeux  Titus  n'a  point  paru. 
Le  peuple  avec  transport  l'arrête  et  l'environne, 
Applaudissant  aux  noms  que  le  sénat  lui  donne  ; 
Et  ces  noms,  ces  respects,  ces  applaudissemens, 
Deviennent  pour  Titus  autant  d'engagemens, 
Qui,  le  liant,  seigneur,  d'une  honorable  chaîne, 
Malgré  tous  ses  soupirs,  et  les  pleurs  de  la  reine, 
Fixent  dans  son  devoir  ses  vœux  irrésolus. 
C'en  est  fait;  et  peut-être  il  ne  la  verra  plus. 

ANTIOCHUS. 

Que  de  sujets  d'espoir,  Arsace!  je  l'avoue  : 
Mais  d'un  soin  si  cruel  la  fortune  me  joue, 
J'ai  vu  tous  mes  projets  tant  de  fois  démentis , 
Que  j'écoute  en  tremblant  tout  ce  que  tu  me  dis; 
Et  mon  cœur,  prévenu  d'une  crainte  importune, 
Croit,  même  en  espérant,  irriter  la  fortune. 
Mais  que  vois-je?  Titus  porte  vers  nous  ses  pas! 
Que  veut-il? 


ACTE  V,  SCENE  IV.  n3 

SCÈNE  III. 

TITUS  ,  ANTIOCHUS ,  ARSACE. 

tit0s,  à  sa  suite. 
Demeurez  :  qu'on  ne  me  suive  pas. 
(à  Antiochus.) 
Enfin ,  prince ,  je  viens  dégager  ma  promesse. 
Bérénice  m'occupe  et  m'afflige  sans  cesse  : 
Je  viens,  le  cœur  percé  de  vos  pleurs  et  des  siens, 
Calmer  des  déplaisirs  moins  cruels  que  les  miens. 
Venez,  prince,  venez  :  je  veux  bien  que  vous-même 
Pour  la  dernière  fois  vous  voyiez  si  je  l'aime. 

SCÈNE  IV. 

ANTIOCHUS ,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Hé  bien!  voilà  l'espoir  que  tu  m'avois  rendu! 

Et  tu  vois  le  triomphe  où  j'étois  attendu  ! 

Bérénice  partoit  justement  irritée  ! 

Pour  ne  la  plus  revoir,  Titus  l'avoît  quittée  ! 

Qu'ai-je  donc  fait,  grands  dieux?  quel  cours  infortune 

A  ma  funeste  vie  aviez-vous  destiné? 

Tous  mes  momens  ne  sont  qu'un  éternel  passage 

De  la  crainte  à  l'espoir,  de  l'espoir  à  la  rage. 

Et  je  respire  encor!  Bérénice!  Titus! 

Dieux  cruels  !  de  mes  pleurs  vous  ne  vous  rirez  plus. 


2,6  BÉRÉNICE. 

SCÈNE  V. 

TITUS ,  BÉRÉNICE ,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Non  ,  je  n'écoute  rien.  Me  voilà  résolue; 
Je  veux  partir.  Pourquoi  vous  montrer  à  ma  vue3 
Pourquoi  venir  encore  aigrir  mon  désespoir? 
N'êtes-vous  pas  content?  Je  ne  veux  plus  vous  voir. 

TITUS. 

Mais,  de  grâce,  écoutez. 

BÉRÉNICE. 

Il  n'est  plus  temps. 

TITUS. 

Madame, 

BÉRÉNICE. 


Un  mot. 

Non. 


TITUS. 

Dans  quel  trouble  elle  jette  mon  ameî 
Ma  princesse,  d'où  vient  ce  changement  soudain? 

BÉRÉNICE. 

C'en  est  fait.  Vous  voulez  que  je  parte  de  main  ; 
Et  moi,  j'ai  résolu  de  partir  tout  à  l'heure  : 
Et  je  pars. 

TITUS. 

Demeurez. 

BÉRÉNICE. 

Ingrat!  que  je  demeure? 
Et  pourquoi?  pour  entendre  un  peuple  injurieux 


ACTE.  V,   SCENE   V.  247 

Qui  fait  de  mon  malheur  retentir  tous  ces  lieux? 
Ne  l'entendez-vous  pas  cette  cruelle  joie, 
Tandis  que  dans  les  pleurs  moi  seule  je  me  noie? 
Quel  crime,  quelle  offense  a  pu  les  animer? 
Hélas!  et  qu'ai-je  fait  que  de  vous  trop  aimer? 

TITHS. 

Écoutez-vous,  madame,  une  foule  insensée? 

Biinixicc. 

Je  ne  vois  rien  ici  dont  je  ne  sois  blessée. 
Tout  cet  appartement  préparé  par  vos  soins, 
Ces  lieux,  de  mon  amour  si  long-temps  les  témoins, 
Qui  sembloient  pour  jamais  me  répondre  du  vôtre, 
Ces  festons,  où  nos  noms  enlacés  l'un  dans  l'autre 
A  mes  tristes  regards  viennent  partout  s'offrir, 
Sont  autant  d'imposteurs  que  je  ne  puis  souffrir. 
Allons,  Pliénice. 

TITUS. 

O  ciel!  que  vous  êtes  injuste! 

BKKXNICE. 

Retournez,  retournez  vers  ce  sénat  auguste 
Qui  vient  vous  applaudir  de  votre  cruauté. 
Hé  bien!  avec  plaisir  l'avez-vous  écouté? 
Etes-vous  pleinement  content  de  votre  gloire? 
Avez-vous  bien  promis  d'oublier  ma  mémoire? 
Mais  ce  n'est  pas  assez  expier  vos  amours  : 
Avez-vous  bien  promis  de  me  haïr  toujours? 

TITUS. 

Non,  je  n'ai  rien  promis.  Moi ,  que  je  vous  haïsse? 

Que  je  puisse  jamais  oublier  Bérénice? 

Ah,  dieux!  dans  quel  moment  son  injuste  rigueur 


24&  BÉRÉNICE. 

De  ce  cruel  soupçon  vient  affliger  non  cœur! 
Connoissez-moi,  madame,  et  depuis  cinq  années 
Comptez  tous  les  mornens  et  toutes  les  journées 
Où,  par  plus  de  transports  et  par  plus  de  soupir-. 
Je  tous  ai  de  mon  cœur  exprimé  les  désirs  : 
Ce  jour  surpasse  tout.  Jamais,  je  ie  confesse, 
"N  ous  ne  fûtes  aimée  avec  tant  de  tendresse  ; 
Et  jamais... 

BrBXXICE. 

Vous  m'aimez,  tous  me  le  soutenez; 
Et  cependant  je  pars;  et  tous  me  l'ordonnez! 
Quoiîdansmon  désespoir  trouvez-vous  tant  de  charmes? 
Craignez-vous  que  mes  veux  Tersent  trop  peu  de  larmes? 
Que  me  sert  de  ce  coeur  l'inutile  retour? 
Ah,  cruel!  par  pitié,  montrez-moi  moins  d'amour; 
Ne  me  rappelez  point  une  trop  chère  idée; 
Et  lais-ez-moi  du  moins  partir  per-uadee 
Que,  déjà  de  Totre  ame  exilée  en  secret, 
J'abandonne  un  ingrat  qui  me  perd  sans  regret. 

(  Titus  lit  une  lettre.) 
Vous  m'avez  arraché  ce  que  je  viens  d'écrire. 
Voilà  de  votre  amour  tout  ce  que  je  désire  : 
Lisez,  ingrat,  lisez,  et  me  laissez  sortir. 

TITUS. 

Vous  ne  sortirez  point ,  je  n'y  puis  consentir. 
Quoi!  ce  départ  n'est  donc  qu'un  cruel  stratagème! 
Vous  cherchez  à  mourir!  et  de  tout  ce  que  j'aime 
Il  ne  restera  plus  qu'un  triïte  souvenir! 
Qu'on  cherche  Antiochus;  qu'on  le  fasse  venir. 
(  Bérénice  se  laisse  tomber  sur  un  siège.  ) 


ACTE  V,   SCÈNE  VI.  349 

SCÈNE  VI. 

TITUS,  BÉRÉNICE. 

Trrirs. 
Madame ,  il  faut  vous  faire  un  aveu  véritable. 
Lorsque  j'envisageai  le  moment  redoutable 
Où,  pressé  par  les  lois  d'un  austère  devoir, 
Il  falloit  pour  jamais  renoncer  à  vous  voir; 
Quand  de  ce  triste  adieu  je  prévis  les  approches, 
Mes  craintes,  mes  combats,  vos  larmes,  vos  reproches , 
Je  préparai  mon  ame  à  toutes  les  douleurs 
Que  peut  faire  sentir  le  plus  grand  des  malheurs  : 
Mais,  quoi  que  je  craignisse,  il  faut  que  je  le  die, 
Je  n'en  avois  prévu  que  la  moindre  partie; 
Je  crovois  ma  vertu  moins  prête  à  succomber, 
Et  j'ai  honte  du  trouble  où  je  la  vois  tomber. 
J'ai  vu  devant  mes  yeux  Rome  entière  assemblée, 
Le  sénat  m'a  parlé  :  mais  mon  ame  accablée 
Écoutoitsans  entendre,  et  ne  leur  a  laissé, 
Pour  prix  de  leurs  transports,  qu'un  silence  glacé. 
Rome  de  votre  sort  est  encore  incertaine  : 
Moi-même  à  tous  momens  je  me  souviens  à  peine 
Si  je  suis  empereur,  ou  si  je  suis  Romain. 
Je  suis  venu  vers  vous  sans  savoir  mon  dessein  : 
Mon  amour  m'entraxuoit,  et  je  venois  peut-être 
Pour  me  chercher  moi-même, et  pour  me  reconnoître. 
Qu'ai-je  trouvé?  Je  vois  la  mort  peinte  en  vos  yeux; 
Je  vois  pour  la  chercher  que  vous  quittez  ces  lieux. 
C'en  est  trop.  Ma  douleur,  à  cette  triste  vue, 

TOME    II.  2  2 


25o  BÉRÉNICE. 

A  son  dernier  excès  est  enfin  parvenue  : 

Je  ressens  tous  les  maux  que  je  puis  ressentir. 

Mais  je  vois  le  chemin  par  où  j'en  puis  sortir. 

Ne  vous  attendez  point  que,  las  de  tant  d'alarmes, 

Par  un  heureux  hymen  je  tarisse  vos  larmes  : 

En  quelque  extrémité  que  vous  m'ayez  réduit, 

Ma  gloire  inexorable  à  toute  heure  me  suit; 

Sans  cesse  elle  présente  à  mon  ame  étonnée 

L'empire  incompatible  avec  votre  hyménée, 

Me  dit  qu'après  l'éclat  et  les  pas  que  j'ai  faits 

Je  dois  vous  épouser  encor  moins  que  jamais. 

Oui,  madame,  et  je  dois  moins  encore  vous  dire 

Que  je  suis  prêt  pour  vous  d'abandonner  l'empire  , 

De  vous  suivre,  et  d'aller,  trop  content  de  mes  fers, 

Soupirer  avec  vous  au  bout  de  l'univers  : 

Vous-même  rougiriez  de  ma  lâche  cc.iduite  : 

Vous  verriez  à  regret  marcher  à  votre  suite 

Un  indigne  empereur  sans  empire ,  sans  cour , 

Vil  spectacle  aux  humains  des  foiblesses  d'amour. 

Pour  sortir  des  tourmens  dont  mon  ame  est  la  proie, 

Il  est ,  vous  le  savez,  une  plus  noble  voie  ; 

Je  me  suis  vu  ,  madame ,  enseigner  ce  chemin 

Et  par  plus  d'un  héros  et  par  plus  d'un  Romain  : 

Lorsque  trop  de  malheurs  ont  lassé  leur  constance, 

Ils  ont  tous  expliqué  cette  persévérance 

Dont  le  sort  s'attachoit  à  les  persécuter 

Comme  un  ordre  secret  de  n'y  plus  résister. 

Si  vos  pleurs  plus  long-temps  viennent  frapper  ma  vue , 

Si  toujours  à  mourir  je  vous  vois  résolue, 

S'il  faut  qu'à  tous  momens  je  tremble  pour  vos  jours, 


ACTE  V,   SCENE  VII.  2Ôt 

Si  vous  ne  me  jurez  d'en  respecter  le  cours, 
Madame,  à  d'autres  pleurs  vous  devez  vous  attendre; 
En  l'état  où  je  suis  je  puis  tout  entreprendre, 
Et  je  ne  réponds  pas  que  ma  main  à  vos  yeux 
N'ensanglante  à  la  fin  nos  funestes  adieux. 

BÉRÉNICE. 

Hélas  ! 

TITUS. 

Non ,  il  n'est  rien  dont  je  ne  sois  capable. 
\  ous  voilà  de  mes  jours  maintenant  responsable  : 
Songez-y  bien,  madame;  et  si  je  vous  suis  cher... 

SCÈNE  VIL 

TITUS ,  BÉRÉNICE ,  ANTIOCHUS. 

TITUS. 

Venez ,  prince,  venez,  je  vous  ai  fait  chercher. 
Soyez  ici  témoin  de  toute  ma  foiblesse  : 
Voyez  si  c'est  aimer  avec  peu  de  tendresse. 
Jugez-nous. 

ANTIOCHUS. 

Je  crois  tout  :  je  vous  connois  tous  deux. 
Mais  connoissez  vous-même  un  prince  malheureux. 
Vous  m'avez  honoré,  seigneur,  de  votre  estime  : 
Et  moi ,  je  puis  ici  vous  le  jurer  sans  crime, 
A  vos  plus  chers  amis  j'ai  disputé  ce  rang  ; 
Je  l'ai  disputé  même  aux  dépens  de  mon  sang. 
Vous  m'avez  malgré  moi  confié,  l'un  et  l'autre , 
La  reine,  son  amour,  et  vous,  seigneur,  le  vôtre. 
La  reine,  qui  m'entend,  peut  me  désavouer; 


25?  BÉRÉNICE. 

Elle  m'a  vu  toujours,  ardent  à  vous  louer, 
Répondre  par  mes  soins  à  votre  confidence. 
Vous  croyez  m'en  devoir  quelque  reconnoissance  : 
Mais  le  pourriez-vous  croire,  en  ce  moment  fatal, 
Qu'un  ami  si  fidèle  étoit  votre  rival  ? 

TITUS. 

Mon  rival! 

ANTIOCHUS. 

Il  est  temps  que  je  vous  éclaircisse. 
Oui,  seigneur,  j'ai  toujours  adoré  Bérénice. 
Pour  ne  la  plus  aimer  j'ai  cent  fois  combattu  : 
Je  n'ai  pu  l'oublier;  au  moins  je  me  suis  tu. 
De  votre  changement  la  flatteuse  apparence 
M'avoit  rendu  tantôt  quelque  foible  espérance  : 
Les  larmes  de  la  reine  ont  éteint  cet  espoir. 
Ses  yeux,  baignés  de  pleurs,  demandoient  à  vous  voir  : 
Je  suis  venu,  seigneur,  vous  appeler  moi-même. 
Vous  êtes  revenu.  Vous  aimez ,  on  vous  aime  ; 
Vous  vous  êtes  rendu  :  je  n'en  ai  point  douté. 
Pour  la  dernière  fois  je  me  suis  consulté; 
J'ai  fait  de  mon  courage  une  épreuve  dernière  ; 
Je  viens  de  rappeler  ma  raison  tout  entière  : 
Jamais  je  ne  me  suis  senti  plus  amoureux. 
Il  faut  d'autres  efforts  pour  rompre  tant  de  nœuds  : 
Ce  n'est  qu'en  expirant  que  je  puis  les  détruire; 
J'y  cours.  Voilà  de  quoi  j'ai  voulu  vous  instruire. 
Oui ,  madame ,  vers  vous  j'ai  rappelé  ses  pas  : 
Mes  soins  ont  réussi  ;  je  ne  m'en  repens  pas. 
Puisse  le  ciel  verser  sur  toutes  vos  années 
Mille  prospérités  l'une  à  l'autre  enchaînées! 


ACTE  V,  SCENE  VII.  260 

Ou,  s'il  vous  garde  encore  un  reste  de  courroux  , 
Je  conjure  les  dieux  d'épuiser  tous  les  coups 
Qui  pourroient  menacer  une  si  belle  vie 
Sur  ces  jours  malheureux  que  je  vous  sacrifie. 

BÉRÉNICE  }  se  levant. 
Arrêtez  ,  arrêtez!  Princes  trop  généreux, 
En  quelle  extrémité  me  jetez-vous  tous  deux  ! 
Soit  que  je  vous  regarde ,  ou  que  je  l'envisage, 
Partout  du  désespoir  je  rencontre  l'image; 
Je  ne  vois  que  des  pleurs ,  et  je  n'entends  parler 
Que  de  trouble,  d'horreurs,  de  sang  prêt  à  cuuler. 

(«  Titus.} 
Mon  cœur  vous  est  connu ,  seigneur ,  et  je  puis  dire 
Qu'on  ne  l'a  jamais  vu  soupirer  pour  l'empire  : 
La  grandeur  des  Romains ,  la  pourpre  des  Césars 
N'a  point ,  vous  le  savez  ,  attiré  mes  regards. 
J'aimois,  seigneur,  j'aimois;  je  voulois  être  aimée. 
Ce  jour ,  je  l'avouerai ,  je  me  suis  alarmée  ; 
J'ai  cru  que  votre  amour  alloit  finir  son  cours  : 
Je  connois  mon  erreur,  et  vous  m'aimez  toujours. 
Votre  coeur  s'est  troublé  ;  j'ai  vu  couler  vos  larmes. 
Bérénice  ,  seigneur  ,  ne  vaut  point  tant  d'alarmes  , 
Ni  que  par  votre  amour  l'univers  malheureux  , 
Dans  le  temps  que  Titus  attire  tous  ses  vœux , 
Et  que  de  vos  vertus  il  goûte  les  prémices, 
Se  voie  en  un  moment  enlever  ses  délices. 
Je  crois,  depuis  cinq  ans  jusqu'à  ce  dernier  jour, 
Vous  avoir  assuré  d'un  véritable  amour  : 
Ce  n'est  pas  tout;  je  veux,  en  ce  moment  funeste , 
Par  un  dernier  effort  couronner  tout  le  reste  : 


*5*  BERÉMCE. 

Je  vivrai ,  je  suivrai  vos  ordres  absolus. 

Adieu ,  seigneur.  Régnez  :  je  ne  vous  verrai  plus. 

(à  A?itioclms.) 
Prince,  après  cet  adieu,  vous  jugez  bien  vous-même 
Que  je  ne  consens  pas  de  quitter  ce  que  j'aime 
Pour  aller  loin  de  Rome  écouter  d'autres  vœux. 
Vivez,  et  faites-vous  un  effort  généreux. 
Sur  Titus  et  sur  moi  réglez  votre  conduite  : 
Je  l'aime,  je  le  fuis;  Titus  m'aime,  il  me  quitte  : 
Portez  loin  de  mes  yeux  vos  soupirs  et  vos  fers. 
Adieu.  Servons  tous  trois  d'exemple  à  l'univers 
De  l'amour  la  plus  tendre  et  la  plus  malheureuse 
Dont  il  puisse  garder  l'histoire  douloureuse. 
Tout  est  prêt.  On  m'attend.  Ne  suivez  point  mes  pas. 

(à  Titus.) 
Pour  la  dernière  fois  ,  adieu  ,  seigneur. 

ANTIOCHI1S. 

Hélas! 


PIN     DU    TOMB    DïUXtÈME. 


TABLE 

DES  PIÈCES  CONTENUES  DANS    CE  VOLUME. 


Les  Plaideurs,  comédie.  Pflge       1 

Britannicus,  tragédie.  j5 

Bérénice,  tragédie.  175 


FIN     DE     LA    TABLE     DU    TOME     DEUXIEME. 


PQ  Racine,  Jean  Baptiste 

1885  Oeuvres  complètes 

1827 
t. 2 


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